B98735210105_245.pdf
- Texte
-
BULLETIN
DE M
SOCIETE
DES ETUDES
OCEKNIENNES
N" 245
TOME XX
—
N° 10 / Décembre 1988
Société des
Études
Océaniennes
Société des
Études Océaniennes
Fondée
ORSTOM
-
1917.
en
A rue
-
Tahiti.
Polynésie Française.
B.P. 110
-
Tél. 43.98.87
Banque Indosuez 012022 T 21
—
C.C.P. 834-85-08 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Paul MOORTGAT
Président
Me Eric LEQUERRE
Mlle Jeanine LAGUESSE
Vice-Président
M.
Trésorier
Secrétaire
Raymond PIETRI
assesseurs
M. Yvonnic ALLAIN
M. Robert KOENIG
Mme Flora DEVATINE
M. Roland SUE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
Société des
Études
Océaniennes
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ
DES
ÉTUDES OCÉANIENNES
(POLYNÉSIE ORIENTALE)
N° 245
-
TOME XX
-
N° 10
DÉCEMBRE 1988
SOMMAIRE
De la chute de Pouvanaa
au
retour
en
arrière des Institutions
:
M.
Lextreyt
1
Loti, Gauguin et Segalen en Polynésie,
ou
la maisonnée du
Les atolls et le
jouir
:
Ph. Draperi
risque cyclonique : J.-F. Dupon
Société des
Études
Océaniennes
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42
Société des
Études Océaniennes
DE LA CHUTE DE POUVANAA
AU
RETOUR EN ARRIÈRE
DES INSTITUTIONS
L'AFFAIRE POUVANAA
:
Dimanche 28
septembre 1958. Les résultats du référendum ne
plus de doute : Pouvanaa est battu ; les partisans du "oui"
l'emportent largement. Quelques jours plus tard, lorsque les
résultats de toutes les îles seront connus, on comptabilisera 16 279
font
"oui" contre 8 988 "non".
Pour l'heure, en ce
dimanche soir, c'est la liesse dans Papeete,
population a largement voté pour le maintien de la
présence française en Polynésie. Le soulagement est d'autant plus
grand que, jusqu'au dernier moment on a pu douter du résultat,
tant la popularité de Pouvanaa était grande auprès des popula¬
tions polynésiennes.
dont la
La foule afflue,
cheffesse d'Arue, qui
place de la Mairie. Avec Rosa Raoulx, la
s'est beaucoup impliquée dans la propagande
le "oui", elle entonne la "Marseillaise", puis le "la riro mau ei
pour
Hau Farani".
A peu
de distance de là, règne une toute autre atmosphère.
poignée de fidèles s'est regroupée autour de la maison de
Pouvanaa, dans le quartier de Manuhoe. Quoique son échec ne
faisait guère de doute pour tous les observateurs, le metua avait
sans doute espéré un retournement de situation, comptant sur son
emprise sur la population. Cruelle désillusion. Le poids de sa
personne n'aura pas suffi pour l'emporter dans la lutte pour une
cause que d'aucuns disaient perdue d'avance. Ainsi, en une
journée, c'est le rêve qui s'écroule. Un rêve vieux de 10 ans, les
10 années de domination du R.D.P.T. Profondément marqué, le
Une
Société des
Études
Océaniennes
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"Vieux", comme on l'appelle, se joint à ses compagnons et dans un
grand élan mystique, se met à prier et à lire la Bible jusqu'à une
heure avancée de la nuit, alors qu'au loin la fête bat son plein. Sans
doute à cet instant Pouvanaa et les siens
ne sont-ils pas tranquilles.
le référendum a été dure, on y a accumulé les
rancœurs pour ne pas dire les haines. Grisés par leur victoire,
certains partisans du "oui" ne vont-ils pas vouloir lancer un raid de
de représailles sur le repère des R.D.P.T. ?
La campagne pour
La nuit, en fait, sera calme. Mais le
danger est réel. On en veut
lettre ouverte de Franck Richmond, dans
laquelle l'auteur, le lendemain du référendum, s'en prend
violemment aux partisans de Pouvanaa : "la police est trop
complaisante à leur égard... il faut les chasser ou LES
ABATTRE". Jacques Gervais, dans son journal "les Débats", est à
peine moins expéditif : "il ne pourra exister aucune politique
constructive dans le Territoire tant que Pouvanaa y vivra...
Pouvanaa doit être jeté hors de la Polynésie, interdit de séjour et
déchu de la nationalité française" (1).
pour preuve cette
Un
peu partout, on crie à la vengeance, au règlement de
compte. Les bruits les plus fous commencent à courir : on parle
d'une "descente" des Volontaires du Bataillon du Pacifique,
d'attentats à la
G. Lévy qui va
grenade ou à la mitraillette, du bull-dozer de
venir raser la maison de Pouvanaa. On affirme
également que le gouverneur a pris des mesures pour faire
embarquer le député sur le bateau militaire "la Confiance" qui
croise dans les eaux polynésiennes.
Le mardi 30 septembre, le gouverneur, entouré des principaux
hommes politiques ayant milité en faveur du "oui", entreprend un
pèlerinage rassemblant environ 3 000
personnes au mausolée des
Pomare, à Arue. Chants et discours se succèdent. On parle
beaucoup de patriotisme... Par là-même, ne doit-on pas considérer
les partisans du "non" comme des traitres ?
Les "R.D.P.T.", du moins la frange la plus extrémiste, la seule
à être restée autour de Pouvanaa, dans ces heures difficiles,
décident alors de s'organiser. Déjà, les premières armes ont
probablement été acheminées
vers
la maison de Pouvanaa. "Puru",
des
principaux inculpés, bras droit du metua en ces heures
difficiles, déclarera peu après son arrestation s'être procuré un fusil
un
"Winchester"
(I) Les Débats
et
n° 35
un
révolver "Colt" dès le dimanche soir 28
(6-12/10/58).
Société des
Études
Océaniennes
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septembre. Le mercredi 1er octobre, l'allée qui mène à la demeure
du metua est barrée de drums. Des gardes habillés en militaires en
contrôlent l'accès et procèdent à des vérifications d'identité. Des
plaintes sont déposées auprès du commissariat de police, mais ne
sont pas
suivies d'effet.
A l'intérieur de la maison, la vie s'organise. Des collectes
réalisées auprès des sympathisants permettent d'assurer le vivre et
le couvert des quelques irréductibles qui se sont mis en tête
d'assurer la protection de Pouvanaa. Ce dernier doit mesurer de
plus en plus l'étendue de sa solitude. Autour de lui ne se trouvent
guère que quelques hommes de main, prêts à faire le coup de poing,
mais sur les conseils desquels il ne peut raisonnablement s'appuyer.
La plupart des demis de son entourage l'ont abandonné, ou du
moins ont pris du recul, ce qui revient au même. La plupart des
pasteurs de l'Église Évangélique, qui avaient représenté un appui
de premier ordre dans le passé, avaient fait voter "oui" et lui, pour
qui la religion était base de tout, ne pouvait comprendre cette
attitude. Le 6 octobre, il demande aux siens de ne rien donner à la
quête de mai... Par contre, il semble qu'il ait pu davantage compter
sur l'appui des Mormons, que le conseiller Tahuhuterani remercie
pour l'aide apportée au comité Pouvanaa.
En
fait, on peut supposer que les choses en seraient restées là
la situation se serait progressivement assainie s'il n'y avait eu
journées des 8 et 9 octobre...
et que
les
Bailly décide de suspendre le Conseil de
s'explique fort bien, du fait que ce
conseil vient d'être désavoué par la consultation populaire et ne
peut plus prétendre gouverner dans la mesure où, sur un point
aussi grave que le thème du référendum il s'est trouvé dans le camp
de la minorité. Ceci dit, Pouvanaa perd officiellement son poste de
Vice-Président, s'enfonçant un peu plus dans cette impression de
déchéance qui le poursuit depuis le 28 septembre. Il se sent plus
vulnérable, d'autant que circulent alors des bruits d'assassinat.
Face à ces menaces, il aurait affirmé (déposition de Atera
Temapu) : "si les Français veulent venir nous abattre, qu'ils
viennent, nous ne craignons rien, nous mettrons le feu au pays
jusqu'à ce qu'il soit réduit comme un désert ; nous ne nous
laisserons pas intimider". De fait, 4 touques d'essence auraient été
déposées au premier étage de la maison du député le jour même et
l'on aurait commencé à remplir des bouteilles.
Le 8, le gouverneur
gouvernement, mesure qui
La rupture est
irrémédiablement consommée avec L'opération
par le capitaine de gendarmerie
Chambord", rondement menée
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Études
Océaniennes
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Bouvet, le jeudi 9 octobre à 7 heures du matin. 11 s'agit de venir
saisir la voiture officielle que Pouvanaa se refuse à rendre.
L'opération ne dure en fait que quelques minutes, malgré l'inter¬
vention du cuisinier de Pouvanaa, Lionel Garbutt, qui tente de
s'emparer du fusil d'un des gendarmes, puis menace de lancer des
cailloux
mais elle est lourde de conséquences. Pouvanaa se sent
baffoué... "Voyez ce qu'ils m'ont fait", dit-il à ses gens. En milieu
d'après-midi, il se serait encore adressé à ses fidèles (suivant les
moments, leur nombre varie de quelques dizaines à 300) :
"maintenant, on va aller de l'avant. Il faut que Papeete devienne un
désert". Il aurait précisé également que des bateaux et un sousmarin américains étaient prêts à venir les soutenir en cas de
problème. Dans la journée, Pouvanaa reçoit successivement les
visites de W. Grand et de J. Drollet, visites d'apaisement semble-til, mais qui n'ébranlent pas la volonté de Pouvanaa de se faire
justice lui-même. Le soir, des jeunes sont lâchés dans la ville, armés
de bouteilles remplies d'essence. Ils sont rattrapés in-extrémis par
Maruhi, un des chefs pouvanistes, peut-être pour pallier à un
manque de coordination.
,
Ce n'est que partie remise. Le 10, les esprits s'échauffent : la
crainte et la colère mêlées à l'influence néfaste d'un entourage porté
sur la violence, rendent Pouvanaa de
plus en plus nerveux.
Craignant d'être embarqué sur la "Confiance", qui doit appareiller
17 h, il s'éclipse pour ne ré-apparaître qu'à 19 h, en compagnie
de Jacques Drollet et de Jacques Tauraa.
vers
Les témoignages concordent alors tous pour affirmer que
Pouvanaa est plus remonté que jamais contre la métropole. Dans
un discours enflammé contre le colonialisme, il
évoque un verset
biblique : "la ville de Jérusalem sera détruite et je la reconstruirai
3 jours" (dans son idée, dira Pouvanaa lors de son procès, la
ville de Jérusalem représente l'administration coloniale). Un peu
plus tard, devant 300 personnes rassemblées, le metua se serait
écrié : "j'ai attendu hier soir et la ville n'a pas été incendiée. Il faut
incendier la ville ce soir au plus tard" - "il y a un bateau de guerre
au large,
attendez-vous que l'on vienne me prendre et m'embaren
quer
?"
-
"Inutile d'attendre
encore, vous
devez incendier la ville
entière"... Pouvanaa est-il encore lui-même ? On peut en
douter... J. Tauraa et J. Drollet diront qu'il était "prisonnier de
fous qui, passant outre à ses appels à la modération, voulaient à
toute
prix faire de l'action et par là-même incendier les maisons".
Fatigué, les nerfs à fleur de peau, le metua aurait fini par craquer et
se laisser aller à des
paroles de désespoir... Toujours est-il que vers
23 h 30, il n'y a plus personne autour de la maison de Pouvanaa.
tout
Société des
Études
Océaniennes
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Tout le monde s'est dispersé et une quinzaine d'exécutants sont
allés se poster dans différents endroits de la ville en attendant de
passer à l'action. Peu de temps auparavant, un des proches les plus
actifs de Pouvanaa, Mau Maruhi, peut-être pris d'un remors
soudain, s'est rendu chez la cheffesse d'Arue, puis chez le Maire
Poroi. Ensemble, ils vont trouver le gouverneur. Celui-ci convoque
le commissaire de police Vacksmouth et rapidement,
pompiers,
agents communaux, gendarmes et policiers sont en état d'alerte.
Dans ces circonstances, la tentative des "R.D.P.T." est vouée
à l'échec. C'est ainsi que, lorsqu'à 2 heures du matin deux débuts
d'incendie se déclavent chez Hervé (à Patutoa) et chez Lou
Kwanchou (magasin Arupa), les autorités prévenues interviennent
rapidement, jugulant les premières flammes et interpellant les
coupables. L'arrestation de ces derniers fut parfois mouvementée,
comme pour Papati Vaitu, qui tenta de trucider un de ses
poursuivants, Pierre Taura, à l'aide d'un couteau qu'il portait sur
lui.
A 8 h, le lendemain, le procureur réquisitionne la police, la
gendarmerie et la troupe et décide l'arrestation de Pouvanaa. C'est
ainsi qu'à 8 h 30 le Pont de l'Est est barré par deux camions
militaires placés en chicane, alors qu'un deuxième barrage est
établi avenue Clémenceau, une cinquantaine de mètres plus loin,
après le garage Lasserre. Le quartier de Manuhoe est alors encerclé
par les forces de l'ordre dirigées par le Commandant Georges, le
Capitaine Brouin (C.A.I.C.T.), le Capitaine Bouvet (Gendarmerie)
et le Chef de la Sûreté. Les hommes de main du "metua"... qui
tentent de s'enfuir sont rapidement appréhendés et à 9 h 20, le juge
Berlamont se retrouve devant la maison de Pouvanaa, accompagné
d'une douzaine de gendarmes, la mitraillette au poing et fait les
sommations d'usage. Pouvanaa se rend alors, ainsi que la vingtaine
de garde du corps et une cinquantaine de sympathisants qui se
trouvaient alors auprès de lui.
Au total, sur
les 104 personnes conduites à la gendarmerie ; 16
placées sous mandat de dépôt : Pouvanaa, Lionel Garbutt,
Clément Faatuarai, Tehaamoana Teata, Taumihau (Puru), Manu,
Tapati, Teraitua, Maui (dit Pépé), Renaud Tumahai, Teto
Tuteamaru, Tetuanui, Temaurioraa (Lapin) et trois mineurs de 17,
sont
18 et 20
ans.
La
perquisition dans la maison de Pouvanaa, transformée en
avec parpaings, galets et cailloux amène la découverte
véritable arsenal comprenant entre autre, selon le rapport du
blockhaus,
d'un
Société des
Études
Océaniennes
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Capitaine Brouin (1), 5 carabines, toutes armées, avec une balle
dans le canon... 1 pistolet automatique... 19 bouteilles à essence...
2 fûts d'essence...". Les Nouvelles de
Tahiti, dans leur édition du
13 octobre 1958, parlent également d'"une demi-douzaine
couteaux à débrousser fraîchement aiguisés, une vingtaine
de
de
casse-têtes et matraques en bois armés pour la plupart en leur bout
de gros hameçons, des barres à mine et autres morceaux de fer
en petite longueur pour servir également de matraque, une
pleine de bouteilles d'essence dont les goulots ont été
entourés de coton pour servir de grenades incendiaires...".
coupés
caisse
Pouvanaa est d'abord détenu dans
une
cellule de la
caserne
de
transféré à la Gendarmerie. Il ne reste
plus qu'à attendre l'instruction du procès et le jugement des
inculpés qui aura lieu un an plus tard. L'enquête est menée par la
Gendarmerie, sur commission rogatoire du juge d'instruction
Berlamont. Les accusés, dans la mesure où ils sont convaincus
d'incendie volontaire de maisons habitées, risquent la peine de
mort. Pouvanaa s'élève contre le non-respect de l'immunité
la C.A.I.C.T., avant d'être
parlementaire (qui ne joue pas en cas de flagrant délit), il se
pourvoit en cassation mais la chambre criminelle de la cour de
cassation déclarera irrecevables les
compagnons.
jugé à Tahiti
apprend qu'il
recours
de Pouvanaa et de
ses
Longtemps également, on ne sait si Pouvanaa sera
ou en Métropole. Ce n'est que le 12 août que l'on
sera effectivement jugé à Tahiti.
L'arrestation de Pouvanaa n'est pas sans rappeler à beaucoup
les incidents du "Ville d'Amiens", en 1947, à l'issue desquels
Pouvanistes et Volontaires avaient été relâchés sur non-lieu.
D'autre part, en le condamnant, ne va-t-on pas faire du "metua" un
martyr autour duquel risque de se
nationaliste qui pourrait trouver là un
relancer dans la bataille ?
cristalliser l'opposition
véritable tremplin pour se
Pourtant, tout semble indiquer que l'Administration, et avec
elle les coteries influentes de Papeete, ait fait ce qu'il fallait pour
éliminer Pouvanaa de la vie politique locale. La défaite au
référendum ne suffisait pas pour écarter le "metua" du pouvoir
politique. Battu
sur une option, il pouvait encore prétendre
reconstituer son électorat sur d'autres projets. Il gardait encore la
confiance de beaucoup de Polynésiens qui continuaient à voir en
lui leur plus fidèle représentant, face à un monde politique
largement dominé
par
les demis et les popa'as. Le spectre d'une
(1) Rapport du Capitaine Brouin
-
Archives
Société des
Études
caserne
Broche.
Océaniennes
7
dictature
aux allures de théocratie, la
perspective de la mise en
place d'un gouvernement intolérant et obscurantiste n'était point
encore totalement écartée. La lutte
qui se continuait était bien plus
qu'une joute politique ou une lutte de classe... c'était la lutte entre
deux mondes qui ne pouvaient co-exister que dans un système de
rapports de dominants à dominés. L'enjeu était à la fois politique,
économique, social et, pourquoi ne pas le dire, racial...
radicalisant son attitude, n'a fait que favoriser
qui voulaient sa perte. Il est évident que les
moindres faits et gestes des "R.D.P.T." étaient parfaitement
connus des autorités. N'oublions
pas qu'avoir milité pour le "non"
au référendum est considéré comme une véritable
traitrise, à une
époque où le pouvoir, quoique chancelant, demeure une réalité (1).
Ainsi donc, les "R.D.P.T." sont placés sous haute surveillance ; il
ne peut en être autrement. Restait
pour les autorités à choisir le
bon moment pour agir. Intervenir trop tôt aurait brisé dans l'œuf
les velléités de Pouvanaa et de ses séides. Au mieux,
quelques uns
d'entre eux auraient été arrêtés pour détention illégale d'arme à feu
ou troubles sur la voie
publique. De plus, ce genre d'initiative
aurait pu paraître à certains comme un excès d'autoritarisme de
l'Administration. Par contre, attendre que la situation se pourrisse
en n'intervenant
pas pour calmer les esprits (rappelons-nous de
certaines rumeurs évoquées ci-dessus) et au besoin en n'hésitant
pas à faire perdre la face à Pouvanaa (confiscation de sa voiture de
fonction) pouvait mener à des résultats beaucoup plus specta¬
culaires. En particulier, on pourrait alors espérer le flagrant délit
vis-à-vis du député. Naturellement, il n'est pas question ici de
porter un quelconque jugement sur l'attitude de l'Administration,
mais du moins des interrogations peuvent-elles être soulevées.
Pouvanaa,
les menées de
en
ceux
LE RETOUR EN
C'est dans
devoir statuer
ARRIÈRE DES INSTITUTIONS
ce
sur
contexte
:
pesant que l'Assemblée Territoriale
va
l'avenir institutionnel du Territoire. Décision
majeure, lourde de conséquences, qui doit à la fois tenir compte de
l'expérience passée et des aspirations à venir, sans oublier de
prendre en considération le contexte économique et social du
moment.
(1) Dans les mois qui suivent, d'ailleurs, le Chef du Territoire ne manquera pas une
occasion pour rappeler aux brebis égarées où se trouve leur devoir. Ainsi, lors de sa
tournée dans les districts de Tahiti, en novembre 1958, le Gouverneur Sicaud
rappelle
que "ceux qui s'entêteraient et resteraient sur le chemin de la discorde n'auraient plus
droit ni
au
pardon ni à la pitié".
Société des
Études
Océaniennes
8
Situons les faits.
Répondre "oui" au référendum implique, pour les populations
des Territoires d'Outre-Mer, le maintien dans l'ensemble français,
mais selon des liens qu'elles peuvent choisir librement. L'article 76
de la constitution de la Ve
République stipule
en
effet
que :
"Les Territoires d'Outre-Mer peuvent garder leur statut au
sein de la République. S'ils en manifestent la volonté par
délibération de leur assemblée territoriale... ils deviennent soit
Départements d'Outre-Mer de la République, soit
...
États
membres de la Communauté".
L'article 91 précise que les délais de mise en place de ces
institutions sont de 4 mois à compter de la promulgation de la
constitution (6 mois si c'est la solution de la Communauté qui est
retenue).
Cela revient à dire que
l'Assemblée Territoriale a 4 (ou 6) mois
décider de l'avenir de la Polynésie Française. Tenir ce délai en
cernant au mieux le problème n'est pas chose aisée. Si l'on y ajoute
le contexte de l'Affaire Pouvanaa, voilà que l'exercice se
transforme en gageure. Reconnaissons cependant que, face à cette
échéance, le monde politique local a su faire face, en oubliant les
vieilles querelles et en adoptant, toutes tendances confondues, une
attitude constructive. Une semaine après son arrestation,
Pouvanaa semble déjà bien loin des préoccupations de chacun...
Alors qu'au dehors les attaques contre le "metua" déchu
redoublent de vigueur (1), on ne peut être que surpris de
l'atmosphère feutrée qui règne au sein de l'Assemblée, où les
marques de bonne volonté fleurissent à chaque coin de pupitre.
pour
Trois solutions s'offrent donc
aux
membres de l'Assemblée
Territoriale, seule compétente, d'après la constitution de la Ve
République, pour en discuter.
La
première est l'autonomie dans le cadre de la Communauté.
Territoire, alors, s'administre lui-même, mais sa population
conserve la citoyenneté française. Le chef du gouvernement local
Le
est membre du
Conseil exécutif de la Communauté. Ce Conseil
rassemble les Présidents de gouvernement de chacun des divers
(1) "Démagogie idiote, incapacité... haine, voilà les moteurs de celui qui se comparait au
Christ et qui n'est, en réalité, qu'un vulgaire démagogue devenant un criminel à la suite
d'une cinglante défaite... Incendier la ville, faire périr des innocents, se prendre pour une
divinité et décider un sacrifice païen et cruel renouvelé des temps barbares pour apaiser
la colère de quelque divinité inhumaine... mais
pouvaniste", écrit J. Gervais dans
"les Débats"
(n» 37
-
20-26/10/58).
Société des
Études
Océaniennes
9
Territoires autour du Président de la République. Au
le gouvernement n'a pas compétence sur la politique
niveau local,
étrangère, la
défense, la monnaie, la justice, l'enseignement supérieur, l'organi¬
sation des transports extérieurs, les télécommunications...
La deuxième solution consiste à maintenir le statut de
Territoire d'Outre-Mer, dans le prolongement de la loi-cadre, mais
d'éventuels aménagements proposés par l'Assemblée Territo¬
riale. La population est associée à la gestion de ses intérêts propres,
avec une Assemblée Territoriale au
pouvoir délibérant élargi et un
Conseil de gouvernement chargé de l'exécutif local. Le T.O.M. est
une collectivité territoriale, au même titre
que la commune ou le
avec
département. Le Gouverneur et les administrateurs
représentants des intérêts de l'État (voir loi-cadre).
y sont
les
La troisième solution est la départementalisation. La
Polynésie Française devient alors partie intégrante de la Répu¬
blique. A sa tête, un préfet (à la fois délégué et représentant du
gouvernement) est responsable des fonctionnaires de l'État, et
assure
le contrôle administratif des collectivités territoriales.
Simple agent du pouvoir central, placé sous l'étroite dépendance de
tous les ministres, il n'a aucun pouvoir de décision. Un Conseil
général, élu au suffrage universel, siège deux fois par an et vote une
faible partie des recettes et des dépenses... La constitution prévoit
cependant que "le régime législatif et l'organisation administrative
des D.O.M. peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation
nécessitées par leur situation particulière".
Le choix des conseillers
pations majeures
sera en
fait
guidé
par
deux préoccu¬
:
la situation économique et sociale du Territoire, fort préoccu¬
pante, avec une démographie galopante et de sérieux problèmes de
-
ressources
qui
ne
font qu'accentuer
sa
dépendance vis-à-vis de la
Métropole,
la hantise de voir
réapparaître un pouvoir exécutif fort,
préoccupation résumée dans cette "Lettre d'Uturoa" parue dans la
presse locale et qui dit en substance : "nous ne voulons pas que le
succès du référendum ne profite à l'ambition de quelques
politiciens. Avant de se partager les postes de ministres, que l'on
pense au pays, rien qu'à lui" (1).
-
C'est donc l'Assemblée Territoriale, réunie en session
extraordinaire, qui doit se pencher sur le nouveau statut. Elle le
(1) Cité dans "les Débats" n° 40 (10-16/11/58).
Société des
Études
Océaniennes
10
fera
au cours
de quatre séances échelonnées entre le 18 octobre et le
En fait, parmi les Conseillers, les avis sont
14 novembre 1958.
partagés.
J.-B. Céran-Jérusalemy et le R.D.P.T.-Te Aratai se disent plutôt
favorables à l'autonomie dans le cadre de la Communauté.
-
Une
partie de l'U.T.D. (dont le maire de Papeete, A. Poroi) et le
Drollet prônent quant à eux la
départementalisation.
Les autres Conseillers préfèrent la continuation de la loi-cadre,
avec des aménagements à définir.
-
R.D.P.T.-Pouvanaa derrière J.
-
au
Le premier acte de l'Assemblée, lors de la séance d'ouverture,
matin du 18 octobre, est de demander, par la voix de Rudy
Bambridge, la dissolution du Conseil de gouvernement, dont les
activités ont été suspendues le 8 par le Gouverneur Bailly. Les
Nouvelles du 20 octobre 1958 donnent la teneur de l'avis circons¬
tancié présenté par le leader de l'U.T.D. : "considérant la position
antinationale adoptée par le vice-président
manœuvres criminelles auxquelles il s'est livré ;
du Conseil, et les
considérant que les
citoyens et citoyennes de la Polynésie Française lui ont infligé un
désavœu formel en se prononçant en faveur du "oui" et de la
France ; considérant que le décret n° 57-872 a conféré un rôle trop
important au sein du Conseil de gouvernement à la fonction de
Vice-Président... (M. Bambridge) émet l'avis que le gouvernement
de la République Française prononce la dissolution du Conseil de
gouvernement". Cet avis, pourtant fort critique à l'égard de
Pouvanaa, est adopté à l'unanimité et six abstentions. Les
abstentions viennent du R.D.P.T., mais uniquement, comme le
souligne J. Drollet, parce que les questions préalables présentées
par certains membres de son groupe, ont été renvoyées en fin de
séance... La dissolution du Conseil de gouvernement sera
effectivement prononcée le 28 octobre par un décret du ministère
de la F.O.M.
Une mission
puisse
se
d'enquête est ensuite créée,
constituer
une
en
attendant
que
commission des statuts qui voit le jour lors
de la séance du 27 octobre. Cette commission est composée de
13 membres. Gérald Coppenrath (U.T.D.) en est le rapporteur,
G. Leboucher le président, J.-B. Céran-Jérusalemy et J. Tauraa les
vice-présidents et A. Porlier le secrétaire. Ses membres sont
MM. Poroi, Vanizette, Jouette, Atger, Colombel, Lagarde, Drollet
et
Hunter.
C'est lors de la séance du 14 novembre que
Société des
Études
Océaniennes
G. Coppenrath
11
présente les conclusions de la commission des statuts devant
l'Assemblée. Ainsi que tient à le rappeler le rapporteur, les
propositions formulées ont tenu compte des divers avis émis par
l'ensemble des conseillers territoriaux ou divers groupes de
pression. Elles se sont beaucoup inspirées également des travaux
effectués par un groupe d'étude ayant travaillé durant le mois de
juillet sur le projet de constitution. Les conclusions de ce travail
aboutissaient à rejeter autonomie et départementalisation et à
s'orienter par conséquent vers une adaptation de la loi-cadre. C'est
cette option que reprend G. Coppenrath dans son rapport.
L'argumentation repose sur le fait que la Polynésie ne se sent pas
capable d'organiser elle-même ses institutions et sa vie économique
et ne dispose pas "de finances assez saines pour équilibrer son
budget avec ses seules ressources" (1), pour prétendre accéder au
rang d'État associé ; d'autre part, la solution de la départemen¬
talisation, très centralisatrice, essayée sans résultats probants aux
Antilles, à la Réunion et en Guyane, ne peut s'envisager qu'avec de
sérieux aménagements que l'on n'est pas du tout sûr d'obtenir, dès
l'instant où le Parlement métropolitain aura "à connaître de
problèmes infiniment plus importants" (1)... "Il résulte de la loi que
de véritables réformes sont possibles, non seulement maintenant,
mais plus tard, si nous conservons le cadre territorial" (1).
Quelles sont donc ces réformes auxquelles tiennent tant les
membres de la commission ? Elles ne touchent pas au législatif,
l'Assemblée territoriale ayant correctement rempli son rôle lors de
l'expérience de la loi-cadre. Il s'agit en fait de réorganiser l'exécutif
en réduisant les pouvoirs du Conseil de gouvernement et en
redonnant plus de poids au Chef du Territoire. Le Conseil de
gouvernement, dont les membres seraient réduits à 5, perdrait les
attributions individuelles des ministres pour un pouvoir collégial.
Les membres du conseil pourraient toutefois se voir confier "des
pouvoirs de contrôle ou de recherche sur des points déterminés".
Ils seraient responsables devant l'Assemblée qui pourrait mettre fin
à leur fonction en votant une motion de censure (recueillant au
moins les 3/5èmes de ses membres). La fonction de vice-président
serait supprimée. Le représentant du gouvernement de la
République Française demeure Chef du Territoire et Président du
Conseil de gouvernement mais avec des pouvoirs renforcés... Ces
dispositions seraient mises en application et expérimentées durant
quatre années à l'issue desquelles des réaménagements pourraient
être envisagés dans le sens d'une plus large autonomie.
(1) P.V. de la 4e séance du 14-11-58 de la session extraordinaire de l'Assemblée Territoriale.
Société des
Études
Océaniennes
12
Rapport et projet de vœux sont acceptés à l'unanimité des
présents, soit 23 "pour" et 2 abstentions (E. Atger et
Ch. Lehartel). Mais l'unanimité est-elle aussi réelle que ne. veut
bien l'indiquer le vote ? Rien n'est moins sûr.
25 conseillers
Ainsi, A. Poroi ne s'est rallié au maintien du statut de T.O.M.
que dans la mesure où il n'a pu obtenir des assurances "quant aux
conditions réelles d'adaptation de la départementalisation de la
Polynésie Française". De son côté, J. Drollet déclare rester pour la
solution de la départementalisation qui, à son avis, permettait de
mieux résoudre les problèmes économiques auxquels va devoir
faire face le Territoire et éviterait la politisation de l'exécutif. Le
R.D.P.T.-Pouvanaa ne votera ainsi pour la solution proposée que
par souci d'efficacité, et non par conviction. De son côté,
J.-B. Céran-Jérusalemy est plus critique encore. Il est le seul à
véritablement dénoncer le retour
en
arrière des institutions. Il
s'interroge sur le bien fondé de certaines options, en particulier de
la suppression des attributions individuelles des membres du
Conseil de gouvernement. En effet, souligne-t-il, l'échec de
l'expérience Pouvanaa est "imputable à une seule personne" (1) et
ne doit pas pour autant mettre en cause le système. D'autant que
"l'évolution normale dans tous les pays sous tutelle tend vers une
auto-gestion croissante" (1). Il juge enfin la présence des ministres,
véritables observateurs des services administratifs, tout à fait
indispensable. Les attributions collégiales enlèvent
en
fait
sa
substance même au Conseil de gouvernement, devenu impuissant
et inutile (c'est d'ailleurs bien ce que souhaite, dans un premier
temps, l'U.T.D.). Toutefois, là-aussi, dans un souci d'apaisement,
J.-B. Céran-Jérusalemy accepte de voter pour le statut proposé, à
la condition expresse que soit prévu de charger tel ou tel membre
du Conseil de gouvernement "de missions auprès d'un ou plusieurs
services de l'administration du Territoire". Il insiste également sur
le fait que les conseillers de gouvernement en mission puissent
disposer de leur propre secrétariat, et non faire appel au secrétariat
du Gouverneur, comme prévu dans le projet initial.
Demeure enfin le problème de la réelle représentativité de
l'Assemblée Territoriale. Si la constitution lui donnait effecti¬
vement pour
tâche de choisir les nouvelles institutions du
Territoire, pouvait-elle se prétendre porteuse de la volonté
populaire ? N'oublions pas en effet que les hommes réunis en
session extraordinaire en cette fin de l'année 1958 ont été élus, le
(1) P.V. de la session extraordinaire
du 14-11-58.
Société des
Études
Océaniennes
13
3
novembre
1957 pour
appliquer la loi-cadre. N'oublions pas
la consultation de 1957 a donné la majorité absolue au
R.D.P.T., (17 sièges sur 30) qui proposait un programme de large
autonomie interne et parlait d'océanisation des cadres, de
drapeau
tahitien, de langue tahitienne officielle... En quoi les conseillers
issus du R.D.P.T. peuvent-ils, en 1958, se dire porteurs de la
volonté populaire, eux qui, pour la plupart, se rangent du côté de
l'intégration à la Métropole ? La surprise est grande de voir les
"R.D.P.T.-Pouvanaa" militer pour la départementalisation, donc
la solution la plus centralisatrice, alors que la plupart ont
fait
campagne pour le "non" au référendum et qu'ils sont, ne l'oublions
pas, les porte-parole de 32 % de l'électorat du 28 septembre !
surtout que
Le
problème a parfaitement été compris par le conseiller
Atger qui, lors de la séance du 14 novembre, dépose une
question préalable sur la dissolution de l'Assemblée. Un choix de
cette importance, souligne-t-il, ne peut être
pris sans une
consultation populaire... En fait, il ne s'agit là que d'une question
de principe. G. Coppenrath montre qu'une telle consultation serait
anti-constitutionnelle. D'autre part, la Métropole laisse-t-elle le
temps aux élus locaux de se présenter devant leurs électeurs ? A
plusieurs reprises, il est précisé que les conclusions sur les
propositions de statut doivent être arrêtées avant le 6 février 1959,
ce qui laisse peu de
temps pour envisager d'éventuelles joutes
électorales. D'autre part, une autre échéance est imminente : il
s'agit de voter le budget 1959, un budget difficile à équilibrer au
demeurant... Enfin, des élections ne risqueraient-elles pas de
raviver certaines blessures, alors que chacun souhaite maintenir le
calme retrouvé. Ces élections auraient cependant permis de mieux
mesurer la cote de chacun des
groupes politiques, et en particulier
des Pouvanistes après les événements du 10 octobre.
Quoiqu'il en soit, la question préalable d'E. Atger est
repoussée par 10 voix (Poroi, Tixier, Jouette, B. Lehartel,
Coppenrath, Hopuare, E. Salmon, Grelet, Vanizette et Leboucher)
contre 7 (E. Atger, Porlier et les R.D.P.T.-Te Aratai J.-B. CéranJérusalemy, Frébault, Bouzer, Colombel et Lagarde). A noter que
J.-B. Céran-Jérusalemy et les R.D.P.T.-Pouvanaa (Deane,
Mooroa, Tahuhuterani, Ch. Lehartel, Drollet, Teariki et Hunter)
E.
se
sont
abstenus...
Dès lors, on peut dire que le retour en arrière des institutions
n'a pas forcément reflété la volonté générale, mais simplement les
aspirations d'une Assemblée qui ne représentait guère plus qu'elle
même et quelques groupes de pression liés aux milieux influents de
la bourgeoisie de Papeete.
Société des
Études
Océaniennes
14
La
population polynésienne est curieusement absente des
débats...
Il convient dès lors de s'interroger sur les motivations qiii ont
amené l'unanimité des conseillers territoriaux à demander une
restriction des
pouvoirs de l'exécutif, allant ainsi à contre-courant
plus d'un demi-siècle de lutte pour plus d'autonomie vis-à-vis de
la Métropole. Car enfin la décision prise le 14 novembre 1958 vient
saper la marche en avant, accélérée depuis 1945, d'un territoire
ayant soif de se gérer lui-même, et il faudra attendre 18 longues
années avant que les autorités métropolitains n'accordent
l'autonomie de gestion (statut de 1977) et 7 années supplémentaires
pour que, en 1984, on revienne à une situation statutaire proche de
celle que connaissait la Polynésie en 1957.
de
n'y a rien à dire du côté de l'U.T.D., dont les conseillers ont
toujours proclamé leur profond attachement à la France et qui
n'ont par conséquent pas dupé leurs électeurs. Comment par
contre expliquer le revirement du R.D.P.T., et en particulier du
R.D.P.T.-Pouvanaa ? Il semble bien qu'après les graves évé¬
nements du 10 octobre, la plupart des conseillers pouvanistes,
n'ayant plus l'écoute du metua, se soient désolidarisés de lui et de la
frange extrémiste qui l'entourait. Tout se passe ensuite comme s'ils
avaient voulu se dédouaner auprès de l'opinion publique et des
autorités, en faisant de la surenchère et en militant pour la
départementalisation, solution qui liait plus étroitement et plus
durablement le Territoire à la France métropolitaine (1). Dès lors,
faisant fi de leur électorat, ils ont tracé une voie royale à l'U.T.D.
qui, quoique minoritaire, va être en mesure de faire triompher ses
idées. L'attachement à la France apparaît'alors comme une
nécessité pour ces hommes qui, pour la plupart, n'ont pas, ou bien
peu de sang polynésien dans les veines et pour qui l'idée de
nationalisme polynésien ne peut qu'apparaître bien abstraite, pour
ne pas dire
dangereuse.
Il
La réponse de l'État aux propositions de l'Assemblée
Territoriale paraît quelques semaines plus tard, sous la forme d'une
ordonnance en date du 23 décembre 1958 (parue au J.O.P.F. du
(1) On
verra même J. Drollet proposer à G. Coppenrath une modification au vœu formulé
par la commission. Au texte stipulant que l'Assemblée Territoriale "adopte le vœu que
la Polynésie Française, restant partie intégrante de la République Française, conserve
son statut de T.O.M. ...", le conseiller
R.D.P.T., souhaite inserrer : "adopte le vœu que
la P.F. reste à jamais partie intégrante... "les réserves
posées par Céran feront échouer
cette
initiative.
Société des
Études
Océaniennes
15
27). J. Gervais, dans les débats, porte à
suivant
son
sujet le jugement
:
"l'idée directrice du nouveau texte est... la même que celle qui
inspira les légistes... Il est tenu compte aussi de l'absence d'une élite
locale digne de ce nom... Cette ordonnance est favorable à une
centralisation des pouvoirs
Le travail trop rapide de notre
Assemblée Territoriale a été jugé aussi peu sérieux que nous
l'avions jugé localement nous-mêmes". Hormis le fait que
J. Gervais règle là quelques comptes personnels, force est bien de
constater que l'État est allé au-delà des "espérances" des partisans
...
de la centralisation.
Cette ordonnance (n° 58-1337) porte essentiellement sur les
attributions du Conseil de gouvernement, (la loi-cadre, pour le
reste, étant maintenue). C'est le gouverneur qui en assure effecti¬
la présidence, tout comme il est responsable de l'admi¬
nistration générale des matières de compétence territoriale. "Les
conseillers de gouvernement perdent comme prévu leurs attribu¬
tions individuelles et ils peuvent être censurés par l'Assemblée
Territoriale. Mais de plus : "un conseiller de gouvernement peut
être démis de ses fonctions par le chef du territoire" et "les
vement
conseillers de gouvernement... peuvent être collectivement démis
de leurs fonctions... par décret pris en conseil des ministres"
(article 14). Par ailleurs, "les conseillers de gouvernement peuvent
être collectivement suspendus de l'exercice de leurs fonctions par
arrêté du gouverneur de la Polynésie Française" (art. 15). Comme
le craignait Céran, le Conseil de gouvernement se retrouve bel et
bien à la botte du pouvoir central, sans qu'il soit explicitement
question, comme chacun le souhaitait, de réviser ses attributions
après quelques années d'expérience. Les tentatives de remise en
cause du statut, comme la question préalable posée par
Céran,
Drollet et Porlier (et soutenue par le R.D.P.T. et E. Atger), lors de
la 2ème séance de la session extraordinaire de février 1959,
resteront lettre morte (1). Après avoir permis l'ouverture, le régime
gaullien n'est plus disposé à revenir sur ce qui a été dit.
(1) A cette occasion, le conseiller E. Atger réclame un référendum sur le statut, arguant du
fait que "à tous les coins de rue, les conseillers sont pris à partie par la population et
traités de "ballots" "... Ce à quoi Vanizette répond : M. Atger "voudrait que ce soit la
population qui se prononce et il est
a-t-elle voté "oui" au référendum
poussé
ou
Société des
par
l'opinion publique. Mais cette population
"non" ?"...
Études
Océaniennes
16
LA VIE
POLITIQUE CONTINUE
:
L'affaire Pouvanaa et les discussions
sur
le
nouveau statut ont
à remodeler le paysage politique polynésien.
Les marques réciproques de bonne volonté lors de la session
contribué,
on
l'a
vu,
extraordinaire d'octobre-novembre 1958 doivent être considérées
comme une trêve acceptée tacitement par les différents groupes du
fait de la gravité des décisions à prendre. Que l'on ne s'y trompe
donc pas : si les tentations indépendantistes sont devenues "tabou",
le débat politique demeure largement ouvert, que ce soit sur le plan
institutionnel,
sur
le plan social ou sur le plan économique.
Le 25 novembre,
l'Assemblée Territoriale, réunie
en
session
budgétaire, élit
un Conseil de gouvernement provisoire, selon
l'ancien statut et dans lequel les trois tendances politiques sont
également représentées. On y trouve les U.T.D. Jean Tumahai et
Émile Le Caill, les R.D.P.T.-Te Aratai René-Raphaël Lagarde et
Jehan de Rogier et les R.D.P.T.-Pouvanaa Jacques Tauraa et
Pierre Hunter. Le vice-président est Tumahai. On peut alors
estimer que l'état de grâce de la réconciliation continue. Les acteurs
de la vie politique locale se retrouveront également unis lors des
élections présidentielles de janvier 1959 puisque les 54 "grands
électeurs" qui ont pris part au vote se sont tous prononcés pour le
général De Gaulle. Pourtant les dissensions ne vont pas tarder à ré¬
apparaître dans le courant de l'année 1959. Ainsi, lors de la session
extraordinaire de janvier-février 1959, nous avons vu que la
question du statut était remise au goût du jour. Par ailleurs, la
nomination du nouveau Conseil de gouvernement (objet de la
session) place les conseillers territoriaux devant certaines
difficultés, entre autre du fait de la réduction de 6 à 5 du nombre de
conseillers de gouvernement, ainsi que le prévoit l'ordonnance du
23 décembre 1958. Sont finalement élus E. Le Caill et J. Tumahai
(U.T.D.), P. Hunter et G. Tauru (R.D.P.T.-Pouvanaa) et P.
Dilhan, apparenté au R.D.P.T.-Te Aratai.
De
fait, Rudy Bambridge crée un incident par une déclaration
préalable dans laquelle il dit qu'il ne votera pas pour la liste
présentée, car figure dans cette liste M. Gabriel Tauru, "ennemi
farouche de la France et des Français depuis toujours". Les
clivages sont loin d'être oubliés, même si le conseiller-sénateur
Coppenrath tient à préciser que l'U.T.D. votera pour cette liste
(malgré donc son président...) par souci d'efficacité. Deuxième
pomme de discorde, directement due à la compression des
conseillers : c'est J.-B. Céran-Jérusalemy et le Te Aratai qui font les
frais de l'opération en n'obtenant qu'un seul siège au lieu de deux.
Société des
Études
Océaniennes
17
En
fait, le R.D.P.T.-Te Aratai semble s'effriter
et ne tenir
guère
l'a vu, se
du statut,
mais il est peu suivi et son combat est perdu d'avance... Son autori¬
tarisme, lorsqu'il était le bras droit de Pouvanaa, du temps de la
splendeur du R.D.P.T., n'a pas été oublié et l'on se méfie toujours
de lui, même si ses interventions sont souvent marquées au coin du
bon sens. Aux municipales de mars 1959, la liste Céran, emmenée
par Bodin, essuie un cinglant échec face à la liste Poroi, mais le
R.D.P.T.-Te Aratai n'est pas mort pour autant et son leader
compte bien lui faire jouer les arbitres dans le duel entre
pouvanistes et U.T.D.
que par la personnalité de son leader. Ce dernier, on
démène sans compter pour obtenir la révision immédiate
En mai 1959, le R.D.P.T.-Te Aratai ne compte
5 conseillers à l'Assemblée Territoriale (au lieu de 7), du
plus que
fait de la
brouille entre Céran et Lagarde et du décès de Tautu Oopa, dont le
suppléant, Marcel Oopa a adhéré au R.D.P.T.-Pouvanaa.
L'U.T.D. craint alors que Céran, diminué, ne tente un rappro¬
chement avec le groupe Tauraa-Drollet, reconstituant ainsi une
majorité R.D.P.T. à l'Assemblée. Effectivement, le 26 avril, lors
des sénatoriales, on peut voir Céran faire voter pour Pouvanaa,
représenté par J. Tauraa (G. Coppenrath l'a cependant emporté
largement). Cet échec aux sénatoriales n'écarte en rien la
perspective de voir élire Pouvanaa à la présidence de la prochaine
session administrative de l'Assemblée... Certains milieux n'en
regrettent que davantage la départementalisation : "que nous
tranquilles avec un statut départemental aménagé qui
aurions été
aurait
permis à chacun de travailler, au lieu de douter d'un avenir
qui risque à chaque instant d'être remis en question".
En
fait, lorsque s'ouvre la session administrative de l'A.T., le
doigts de l'incident. Florisson et le
groupe Céran en effet annoncent leur intention de proposer
Pouvanaa à la présidence de l'Assemblée et invitent les deux
branches du R.D.P.T. à les suivre dans voter pour le "metua",
toujours en prison et en attente d'être jugé. Une telle élection
provoquerait sans doute possible la rupture entre l'Assemblée et le
Gouverneur qui serait amené à en demander l'annulation ...
Finalement, la manoeuvre amène à un rapprochement entre
l'U.T.D. et les partisans de Tauraa et Drollet, qui souhaitent
l'apaisement. C'est ainsi que J. Tauraa est élu Président de
l'Assemblée Territoriale à la majorité absolue et au premier tour,
devant... Pouvanaa, qui obtient 9 suffrages. L'imbroglio politique
continue donc, alimenté par des manoeuvres politiciennes
dénoncées par le Gouverneur qui s'efforce de calmer les esprits et
20 mai 1959, on se trouve à deux
Société des
Études
Océaniennes
18
affirme vouloir "travailler à réunir les coeurs". Notons que si
G. Leboucher a fait les frais de l'opération, l'U.T.D. conserve, avec
F. Vanizette, la présidence de la commission permanente. Obligé
de composer avec d'autres forces politiques, le parti de Rudy
Bambridge présente plusieurs tendances qui laissent mal augurer
a d'ailleurs dû enregistrer le départ de deux
conseillers territoriaux, E. Atger et A. Porlier et la démission de
son trésorier général, F. Sanford. Il connaît également de sérieux
tiraillements sur la question du statut, ainsi que vis-à-vis de
l'affiliation à l'U.N.R., dont ne veut plus entendre parler
R. Bambridge qui estime que le parti gaulliste n'a pas tenu ses
engagements envers la Polynésie.
de l'avenir. Il
En fait, le débat politique ne cesse de tourner autour du
problème du statut, tout le monde se sentant floué et chacun
essayant de faire porter le chapeau aux autres...
Ainsi, en septembre 1959, "les Débats", pourtant proches de
l'U.T.D., mais favorables à la départementalisation, s'en prennent
violemment
au sénateur Coppenrath et au conseiller Vanizette qui,
"pour des raisons personnelles, se sont opposés à la solution de bon
sens, la départementalisation". "Le premier
a présenté un
rapport orienté vers une loi-cadre aménagée, parce que le
groupement confessionnel auquel il appartient avait peur de voir
supprimées les subventions à l'école libre". Le deuxième parce qu'il
avait peur que des fonctionnaires métropolitains viennent prendre
la place des personnes employées localement.
...
D'autre part,
lors de
sa
visite à Tahiti,
en
octobre 59, le
ministre-délégué Jacques Soustelle est souvent interpellé au sujet
de l'évolution du statut du Territoire, en particulier dans le sens de
la
départementalisation. Le ministre, qui se dit étonné par le
en ce sens, précise que les institutions ne
sont pas figées, et que le statut peut évoluer.
nombre d'interventions
Mais les
partisans de la départementalisation sont-ils
majoritaires ? Le tiers des conseillers territoriaux continue à la
demander, les syndicats (regroupés en cartel des organisations
syndicales) y sont également favorables, tout comme la plupart des
habitants des I.S.L.V. Cependant, les partisans de la loi-cadre sont
largement aussi nombreux, quoique divisés sur le rôle à accorder à
l'exécutif local et F. Vanizette, lors d'un voyage à Nouméa, en
novembre 1959, affirme même que les Tahitiens ne veulent
pas de
la départementalisation... et pense
"pouvoir rétablir les institutions
attachées à la loi-cadre, notamment les attributions individuelles
des ministres, aujourd'hui retirées"...
Société des
Études
Océaniennes
19
En
fait, le débat politique et institutionnel ne peut être séparé
économique et social. Or, dans ces domaines, on
s'apprête à affronter des mutations capitales dans un contexte qui
du contexte
demeure difficile.
LES ÉCHÉANCES DE L'ÉCONOMIE
:
L'économie de la
Polynésie Française repose sur des bases
fragiles. Les productions locales qui fournissent le
marché à l'exportation (phosphate, coprah, vanille, nacre...) sont
toutes menacées de récession (voir article sur la loi-cadre, Bulletin
n° 237
déc. 1986), phénomène d'autant plus inquiétant que la
balance commerciale affiche déjà un déficit chronique depuis 1949,
déficit qui ne peut donc que s'aggraver dans les années à venir.
Ainsi, en 1957, le taux de couverture des exportations sur les
importations était de 88 % seulement. En 1958, il tombe à 83 %
(955 millions de F.CFP à l'importation, contre 795 millions de
F.CFP à l'exportation).
extrêmement
-
Or, dans le même temps, l'accroissement démographique est
considérable. En 10 ans, la population du Territoire est passée de
60 000 à 80 000 habitants (1949-1959), soit une augmentation de
25 % (2,5 % par an). Pour cette population jeune (50 % a moins de
20 ans), il va falloir trouver des emplois (de 1 000 à 2 000 chaque
la masse salariale de la Polynésie Française n'atteint en
7 300 personnes, dont 1 000 sont employées à Makatea.
Déjà, la solution de l'émigration a été adoptée par 800 Tahitiens,
partis travailler dans les mines de nickel de Nouvelle-Calédonie...
année),
or
1958 que
accroissement rapide affiche également
une augmentation des impor¬
qui risquent de plonger le Territoire dans une dépendance
si les exportations ne suivent pas le même rythme.
Cette
population
des besoins
tations
accrue
en
croissants, entraînant
Lorsque s'ouvre la session budgétaire de 1958 (nov. 58 janv. 59), le président Leboucher évoque le déficit commercial,
qu'il évalue à 200 millions de F.CFP (en fait : 160 millions). Ce
déficit n'est comblé que par les apports du FIDES, les investisse¬
ments métropolitains et le tourisme naissant, auxquels il faut
ajouter des ponctions dans la Caisse de réserve. Le budget du
Territoire s'avère donc difficile à équilibrer. Lorsqu'il est
finalement voté, le 17 janvier 1959, il s'élève à 526 millions de
F.CFP et l'on s'est trouvé dans l'obligation, au niveau des recettes,
de créer un nouvel impôt sur les sociétés et, toujours, de faire appel
à la Caisse de réserve.
Société des
Études
Océaniennes
20
cette
en
Ce que ne savent pas alors les conseillers territoriaux, c'est
que
année 1959 va se révéler faste sur le plan économique, du fait
particulier des
cours
très élevés atteints
sur
le marché mondial
par le coprah et la vanille, alors que les phosphates et la nacre vont
se maintenir à des taux satisfaisants. Il s'en suivra une
augmenta¬
tion sensible de la valeur des exportations ainsi que, en retour, des
importations, d'où
accroissement général des activités
équilibrée.
un
balance commerciale
et une
En attendant, la situation économique apparaît fort précaire
Gouverneur Sicaud à envisager l'élaboration d'un plan
et amène le
de développement économique et social à long terme. Pour ce
faire, une commission du plan et des affaires économiques est
créée. Cette commission doit se pencher sur les possibilités de
développement des ressources en place et de création de richesses
nouvelles. Elle a également pour charge d'étudier et de planifier les
modes de financement. En particulier, elle devra élaborer les
programmes des tranches annuelles du FIDES et présenter des
projets à soumettre au FED. Elle sera enfin chargée de suivre
l'exécution de ces plans et programmes. Cette commission vient
combler une grave lacune. En effet, les plans quadriennaux,
jusqu'alors (on en est au 3e en 1959) n'ont guère envisagé que des
séries de projets annuels, sans qu'une vue d'ensemble ne soit
dégagée. Dans une interview accordée à la presse, le 17 juin 1959, le
Gouverneur Sicaud parle d'incohérence et de projets fantaisistes et
cite l'exemple du projet de construction du nouvel hôpital général
pour lequel aucun moyen de financement n'a été prévu pour les
aménagements intérieurs.
Mais sans attendre la sortie de ce plan à long terme (qui doit
voir le jour dans le courant de l'année 1960), les actions
pro¬
grammées pour 1959 devraient déjà contribuer à la relance de la
machine économique et à l'amélioration de la qualité de la vie.
Un des secteurs de base de l'économie du Territoire demeure
l'agriculture. Or, dans ce domaine les problèmes sont nombreux et
le dynamisme n'est pas au rendez-vous. Un article
publié dans le
mensuel catholique "Le Semeur" fait
parfaitement le tour de la
question
:
"On assiste depuis
quelques temps à une pénurie inquiétante
produits de Tahiti destinés à l'alimentation. Notre bétail... est
maintenant tout à fait insuffisant... Sur le marché, les fruits et
légumes sont en nombre insuffisant et leur prix s'est accru ces
derniers mois dans des proportions
parfois ahurissantes. De plus
en plus,
les bateaux de la maison Matson Line déversent chez nos
de
Société des
Études
Océaniennes
21
épiciers des tonnes
et des tonnes de fruits et
légumes américains...
plus capables de nous nourrir nous-mêmes,
comment allons-nous faire pour faire face aux demandes des hôtels
et des restaurants ?" Plus loin, le journal
propose le développement
des vallées dont les terres, pourtant riches sont négligées.
Si
nous
ne
sommes
En fait, le développement de l'agriculture passe
par le
règlement du problème de l'indivision, qui gène grandement la
mise en valeur du sol. Or, en 1959, 30 % des terres seulement sont
cadastrées. Le Gouverneur annonce qu'il va renforcer les
équipes
de géomètres, afin d'accélérer le cadastrage qui devrait être terminé
pour 1970...
Si la vanille se porte bien (mais plus pour longtemps), la
cocoteraie connaît des problèmes qui ont amené la création, à
Tiputa (Rangiroa) d'une station expérimentale du cocotier. Cette
station, dirigée par un ingénieur d'agronomie tropicale de
l'I.R.H.O. (Institut de Recherches sur les Huiles et Oléagineux)
assisté de 5 employés, travaille à la bonification des sols, à la lutte
contre les maladies et à la sélection des
espèces.
Mais ce n'est pas l'agriculture
la scène dans l'esprit des hommes
qui, en 1959, tient le devant de
politiques et des décideurs. En
effet, un énorme chantier mobilise l'attention et suscite les plus
grands espoirs : ce sont les travaux d'aménagement du futur
aérodrome international de Tahiti-Faaa, qui ont débuté au mois de
février. Cette vaste opération, qui emploie plus de 200 travailleurs
tahitiens encadrés par 33 techniciens doit s'achever en 1961 et
ouvrir ainsi plus largement la Polynésie au monde extérieur.
Certes, cette construction ne fait pas l'unanimité auprès de la
population, du fait des contraintes qu'elle impose (destruction d'un
site naturel, routes endommagées et trafic perturbé) ainsi que des
changements qu'elle va entraîner (disparition du Tahiti
d'autrefois), mais la plupart des observateurs s'accordent pour
considérer qu'il s'agit là d'une chance inespérée pour la Polynésie.
En effet, l'aéroport de Faaa va faire de Tahiti une plaque tournante
dans le Pacifique, placera Papeete à une trentaine d'heures de vol
de Paris, favorisera l'afflux de capitaux et donnera un coup de
fouet
au
tourisme.
Car là est bien le deuxième grand sujet de préoccupation. Il
apparaît à chacun que lorsque s'arrêtera l'exploitation des
phosphates de Makatea, le seul relais raisonnable pour l'économie
du Territoire sera le développement touristique. Déjà, en 1958,
dans des conditions difficiles, cette activité a rapporté 120 millions
Société des
Études
Océaniennes
22
Polynésie (contre 97 millions de F.CFP pour
l'exportation des produits agricoles) pour 3 000 touristes y ayant
séjourné. Des études ont montré que le marché touristique du
Pacifique s'élevait à environ 600 000 personnes. La Polynésie
Française pense pouvoir profiter d'un tel potentiel. Le directeur du
tourisme de la F.O.M., M. Charles Duvelle, en voyage d'étude à
Tahiti en février 1959 insiste sur le fait que "le tourisme devrait
devenir l'activité essentielle de la Polynésie... une véritable
de F.CFP à la
industrie".
Mais si l'on veut être réaliste, il faut bien admettre que les
infrastructures font cruellement défaut. On manque de personnel
qualifié et de chambres d'hôtels, les richesses naturelles du
Territoire ne sont pas mises en valeur et tout reste à faire en
matière de promotion touristique. On ne peut surmonter ces
multiples handicaps qu'en créant une structure adaptée et c'est
ainsi que naît l'Office de Tourisme, dont le Conseil d'adminis¬
tration est. présidé par le secrétaire général du gouvernement et
dont le directeur sera un spécialiste que l'on attend pour la fin de
l'année. En aval, des syndicats d'initiatives sont créés à Moorea,
Bora-Bora et Raiatea ; en amont, l'Office territorial sera rattaché à
l'Office du Tourisme de la F.O.M. qui donnera les grands axes du
développement du tourisme en Polynésie. Demeure le problème
des chambres d'hôtels... Afin de susciter des
sens,
le gouverneur rappelle, le 19 août
investissements
en ce
1959, qu'il envisage des
aménagements fiscaux qui permettraient d'attirer les capitaux et
les sociétés intéressés par la promotion touristique et hôtelière. En
fait, le retard est considérable dans ce domaine, puisque le
Territoire ne dispose que d'une soixantaine de chambres, souvent
d'un standing médiocre. Or, il n'est guère prévu, pour 1961, à
l'ouverture de l'aéroport, que 50 chambres supplémentaires (projet
Spencer-Weaver à Auae et projet Jay au Taharaa). Certes,
d'autres projets de grande envergure sont à l'étude (projet T.A.I. à
Pirae, Toogood à Auae), mais on est loin du compte et des 650
chambres programmées pour 1965 !
Les autres activités
économiques viennent
au
second plan. On
parle du développement de la pêche artisanale, d'installations
frigorifiques, de conserverie... On parle aussi de l'industrie du
cinéma qui a rapporté 25 millions de F.CFP en 1958 autour de Sud
Pacifique Film, et l'on espère surtout beaucoup du tournage des
"Mutinés de la Bounty", qui doit être réalisé en 1960.
Pour le reste, les problèmes sont encore nombreux. Les
liaisons inter-insulaires sont largement insuffisantes. Certaines
Société des
Études Océaniennes
23
tombées entre les mains d'un
pool d'armateurs qui s'est assuré
quasi-monopole de la desserte des Tuamotu et des I.S.L.V. Les
Marquises et les Australes quant à elles demeurent très isolées. On
parle cependant d'un programme d'infrastructure aérienne dans les
îles qui devrait débuter en 1960 et s'achever vers 1965...
sont
le
Enfin, demeure le problème de l'hôpital de Papeete. La
hôpital général à Mamao en remplace¬
construction d'un nouvel
ment des
de
installations vétustés de Vaiami entraîne la mobilisation
capitaux très importants (environ 250 millions F.CFP) et
nécessitera
débloqués
un
par
étalement
en
3
ou
4 tranches, en fonction des crédit
le FIDES.
L'utilisation des crédits FIDES, pour la tranche 1959-60 est
révélatrice des priorités du Territoire en matière d'équi¬
assez
pement. A l'issue de sa session extraordinaire, l'Assemblée
Territoriale a réparti les 115 millions de F.CFP du FIDES de la
façon suivante
•
•
•
•
•
•
:
55 millions pour
10 millions pour
l'aéroport de Faaa.
l'aménagement du port de Papeete.
18,5 millions pour l'agriculture.
9,5 millions pour les adductions d'eau.
7,5 millions pour la construction d'écoles.
...
18,5 millions sont encore
tranches antérieures.
disponibles
"Les années 59, 60 et 61,
pour
l'hôpital, à partir des
affirme le Gouverneur Sicaud
en
août
1959, sont et
seront capitales dans la vie de ce Territoire ; ce sont
celles de la transition... accélérée entre un mode de vie encore tout
imprégné du passé et celui qui portera la
marque
de l'avenir".
Le gouverneur ne
croit pas si bien dire, mais l'ampleur des
changements dépassera largement tout ce que chacun pouvait
imaginer. On ne parle pas encore du transfert du C.E.P. en
Polynésie...
LE
PROCÈS
DE POUVANAA
A la charnière entre
ce
:
monde
encore
ancien et le monde
moderne tel
qu'on commence à l'entrevoir se trouve un homme,
Pouvanaa que beaucoup ont oublié au fond de sa cellule.
Pouvanaa abandonné par la plupart de ses disciples... Malheur aux
vaincus, pourrait-on dire. Le retour triomphal de novembre 1968
est
encore
loin...
Société des
Études
Océaniennes
24
Pour l'heure, Pouvanaa
s'apprête à être jugé.
La
requête en suspicion légitime présentée par Maître
Martin-Martinière a été rejetée par la Cour de cassation dans un
arrêt rendu le 8 août 1959. Cette demande avait pour objet de faire
juger Pouvanaa en-dehors de Papeete, ville réputée hostile à
l'accusé.
C'est donc bien à
Papeete, avenue Bruat, que s'ouvre ce que la
"le procès des incendiaires", le 19 octobre
se presse autour du Palais de Justice durant
les trois journées d'audience. 150 à 200 privilégiés seulement
pourront se glisser dans la salle des débats...
presse locale appelle
1959. Une foule dense
Aux côtés de Pouvanaa
comparaissent 14 de ses compagnons.
déposeront parfois de façon contradictoire, reniant
souvent ce qu'ils avaient dit lors de l'instruction et affirmant avoir
été battus. La plupart cependant avouent avoir entendu Pouvanaa
Ces derniers
les inciter à aller incendier la ville...
Pouvanaa quant à lui,
d'incendie à son entourage,
ne
pas
avoir
vu
affaibli et désabusé, avoue avoir parlé
mais en citant la Bible. Il dit également
d'armes chez lui...
Jacques Tauraa, puis Jacques Drollet insistent sur le fait que
jours qui ont précédé les événements du 10 octobre,
Pouvanaa n'était plus lui-même. L'un et l'autre ont essayé de le
soustraire à la mauvaise influence de son entourage, mais sans
succès. Ils précisent également que Pouvanaa a passé la journée du
10 octobre en-dehors de chez lui, donc n'a pu prendre part aux
préparatifs des attentats. Un autre témoin nie absolument que le
"metua" ait prononcé ce soir-là des paroles de violence... "il était
foncièrement bon"... Ce que récuse R. Bambridge, qui affirme
avoir souvent vu Pouvanaa entrer dans de grandes colères.
dans les
Finalement, le verdict tombe. Pouvanaa est condamné à 8 ans
réclusion, 36 000 F.CFP d'amende et 15 ans d'interdiction de
séjour. Ses compagnons écopent de peines diverses que l'on
de
trouvera
en
annexe.
Les
peines prononcées seront différemment commentées. Les
généralement que le verdict rendu est
juste, opinion que ne partagent pas des hommes comme J. Tauraa,
J.-B. Céran-Jérusalemy ou N. Ilari (voir "Secrets Tahitiens").
membres de l'U.T.D. pensent
Parmi la
population, c'est soit la stupeur (on s'attendait à un
acquittement et l'on ne peut admettre que Pouvanaa soit ainsi
Société des
Études
Océaniennes
25
retenu
prisonnier) soit le regret
que
les peines n'aient
pas
été plus
lourdes.
Le 24 octobre, Pouvanaa demande le
pour
mars
pourvoi en cassation
vice de forme. Ce pourvoi est rejeté en février 1960 et, le 15
suivant, le metua est embarqué sur le Calédonien pour être
incarcéré
en
France.
Rares sont les
périodes aussi riches en événements que l'année
qui s'est écoulée en Polynésie entre octobre 1958 et octobre 1959...
Vie politique, institutions, économie y ont subi de profonds
bouleversements qui ont marqué de façon durable le pays avant
même que ne s'installe le C.E.P. Lorsque Pouvanaa reviendra au
fenua après un exil de 8 ans et après avoir été grâcié par le général
De Gaulle en 1968, il retrouvera un monde transformé qu'il aura
bien du mal à comprendre et à admettre. Si on le couvre alors
d'honneur, c'est parfois pour se donner bonne conscience, c'est
parfois aussi pour lui faire oublier que cette Polynésie là n'était pas
celle à laquelle, dans sa terre d'exil, il avait pu rêver.
Michel Lextreyt
Société des
Études
Océaniennes
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CHRONLGIQUES
Gouvern
BAIL Y
27
BIBLIOGRAPHIE
•
P.V. des séances de l'Assemblée Territoriale :
session extraordinaire d'octobre 1958
session budgétaire de décembre 1958
session extraordinaire de janvier-février
—
—
—
—
session extraordinaire d'octobre 1959
—
•
Presse de
—
l'époque
les Nouvelles
les Débats
—
A.R. GRAND
—
Pouvanaa
a
:
quotidien (sept. 58
mensuel
:
"Te Aratai"
—
:
hebdomadaire
:
le Semeur
—
•
1959
session administrative de mai à juillet 1959
session extraordinaire de juillet-août 1959
—
:
-
n°
-
janv. 60)
34 à 92
(1959-60)
hebdomadaire.
:
Oopa et le nationalisme à Tahiti.
cycle-Paris I, 1981.
Thèse de Doctorat de 3è
•
N. ILARI
:
"Secrets tahitiens".
—
Ed. Debresse,
•
H. BAZIN
—
"La
Paris, 1978.
:
Polynésie Française en 1959-60. Situation et perspectives d'avenir".
économiques et du Plan, Archives de Papeete.
Service des Affaires
On peut
—
—
—
—
—
consulter les
ouvrages
généraux suivants
:
le Mémorial
Polynésien, Tome 6.
l'Encyclopédie de la Polynésie, Tome 7.
-
C. Gleizal, Multipress, 1986.
le D.I.P.
Terres et civilisations polynésiennes.
Tahitiens (R.P. O'Reilly). - Sté des
Société des
Océanistes, n° 36, Paris, 1975.
Études
Océaniennes
28
LOTI, GAUGUIN ET SEGALEN
EN POLYNÉSIE
OU LA MAISONNÉE DU JOUIR
La mer c'est déjà Tailleurs qui inspire nos rivages. Ce là-bas
initiatique qui appelle une âme encore engourdie, ce fut tout
d'abord pour les marins Loti, Gauguin et Segalen, l'univers poly¬
nésien. Nous pourrions, à l'ordinaire, comptabiliser avec force
détails, les points communs qui se tissent entre ces trois exotes aux
destins croisés. Mais notre simple propos n'est point ce cumul
anecdotique, il s'agira plutôt de montrer quelques étincelles, nées
du choc entre cette triade de créateurs et
un
lieu. Trois hommes,
passionnés d'exotisme, qui conjuguent voyage et esthétique. Des
êtres, en mal d'être, pour lesquels tout commence à l'approche des
îles du Pacifique, de Tahiti, sésame féminin du Royaume intérieur.
La Nouvelle-Cythère, lune fardée, rêve bicentenaire d'occi¬
dental, ailleurs clos par excellence, nous a permis de mieux cerner
ce
concept obscur d'exotisme (1), maître mot du siècle passé et
agonie superbe de notre époque.
Cette île du
Pacifique, archétype de notre Imaginaire, a vu
précisément s'affronter deux conceptions de l'Autre et de TAilleurs,
du moins ne cesse-t-on de le dire et de le croire : celle coloniale et
fleur bleue de Pierre Loti et celle noble et cérébrale de Victor
Segalen fils spirituel de Gauguin. Mais le découpage du réel n'est
pas si simple. Au delà des manières différentes, nous voulons
montrer que ces
créer
hommes ont
en commun
la même valeur
seul
:
l'acte de
susceptible du dévoilement de l'Être. Nous
sommes, de fait, plus près d'une esthétique ontologique que de la
philosophie moderne de l'Autre (2).
comme
Société des
Études
Océaniennes
29
Lorsque Julien Viaud, en janvier de l'année 1872, arrive à
Tahiti, il aborde un rêve qui le hante depuis son enfance. Au
travers des lettres passées de son frère Gustave (3), il avoue que
cette île lui a lancé un véritable sortilège et même qu'il est devenu
marin à cause d'elle : "un désir immodéré de la voir, n'a pas peu
contribué à me pousser vers ce métier". En 1872, Julien Viaud n'est
si ce n'est un jeune officier de marine, un peu loufoque et
qui tient un minutieux journal. La Polynésie va lui apporter un
nom (4), la gloire, la confirmation de sa vocation d'écrivain et la
découverte des joies du corps :
personne,
"L'air était
tout
je
Le
marqua
chargé de senteurs énervantes et inconnues :
m'abandonnais à cette molle existence,
laissais aller aux charmes de l'Océanie".
doucement je
me
Mariage de Loti paru en 1880 eut un immense succès et
le début d'une brillante carrière (5).
Pierre Loti, n'en
déplaise à certains, n'est pas cet adepte "d'un
niais de fin de siècle" que nous présente la
critique. Une fois le premier émerveillement passé, celui des yeux et
du ventre, il se retrouve devant une réalité polynésienne qui le
déçoit et le révolte : "ce pays des rêves, pour lui garder son prestige,
j'aurais dû ne jamais le toucher du doigt". "J'y arrive après de
longues années et n'y trouve qu'une amère tristesse". Mais surtout
il constate la mort d'un peuple : "La civilisation y est trop venue
exotisme
un
peu
aussi, notre sotte civilisation coloniale, toutes nos conventions,
toutes nos habitudes, tous nos vices, et la sauvage poésie s'en va,
avec les coutumes et les traditions..."
"Notre sotte civilisation occidentale" courageuses paroles
dans un XIXème siècle expansionniste. D'ailleurs, le militaire
Viaud aura souvent des ennuis avec les autorités françaises pour
ses
prises de positions sévères (Tonkin et autres) vis-à-vis de ce
flamboyant.
colonialisme
Devant ce monde océanien, son fameux regard est d'une
grande lucidité et même si le Mariage est bien une histoire d'amour
romancée, le décor où se déroule cette funeste idylle est décrit et
compris avec justesse. Cet homme à la sensibilité exacerbée (et on
pourra dire la même chose de Segalen) perçoit aussitôt l'agonie du
peuple maohi dont la Reine Pomare symbolise les derniers feux.
C'est justement dans cette capacité réelle de Loti pour sentir,
palper la mort, que le Mariage est aussi incontournable que les
Immémoriaux pour comprendre ce pays à forte teneur létale. Dire
Société des
Études
Océaniennes
30
la mort
qui précisément n'est pas un concept, est un des tours de
coins de Tailleurs :
force de l'écriture lotienne aux quatre
toujours ce silence des bois de Polynésie, sombre
enchanté, auquel il semble qu'il manque la vie".
"c'était
pays
Le
critique du moment, Jules Lemaître, le confirmera :
langueur mortelle, s'exhale de chaque page du
Mariage..."
"une
Lire le Mariage de Loti tient de l'intoxication, comme si ce
récit sauvage et morbide enfumait lentement nos esprits (6).
L'autre,
Pierre Loti
ce
moribond qui danse ses derniers soubresauts,
avoue
son
impossibilité de le connaître
:
"Il ne nous est pas possible à nous qui sommes nés sur
l'autre face du monde, de juger ou seulement de
comprendre ces natures incomplètes, si différentes des
nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage et
où l'on trouve pourtant à certaines heures tant de charme,
d'amour
et
d'exquise sensibilité".
Au lieu de le réanimer, de le secouer,
il
ne
peut que constater
dont l'approche chez Loti est toute physique
et permanente. Alors cet homme écrit une histoire crépusculaire,
un chant d'adieu. Son écriture est bien "cetteplus délicate machine
à sensation que l'on puisse imaginer". Pierre Loti c'est l'application
de l'impressionnisme en littérature (7). De son œil à sa main
emplumée, aucun intermédiaire intellectuel. L'instant est précipité
dans le mot. Loti qui détestait revenir sur les termes, invente une
écriture automatique qui piège le perçu. Il écrit plus vite que son
ombre, celle fuyante qu'il poursuit. C'est ce subjectivisme, souvent
reproché qui justement dans le cas de ces îles, lui permet
d'appréhender quelque chose de l'âme polynésienne. Son écriture
faite de mots simples, de phrases courtes, de points de suspension
nombreux comme le souffle léger des Tropiques, cette phrase
alanguie et épuisée, a permis à cet écrivain de fixer mieux qu'on le
dit, l'être même de ces peuples enlisés dans le silence et la mort dont
Gauguin nous fera plus tard le portrait.
cette mort, ce passage
Très conscient de son travail d'écrivain, de la demande du
public (8) Pierre Loti reconnaîtra clairement qu'il est le principal
personnage de ses livres (9). Au tournant du siècle, quand la
machine à vapeur s'impose, que l'homme (mais non en masse
comme aujourd'hui) piétine difinitivement tous les sables du
Société des
Études Océaniennes
31
monde, Pierre Loti renouvelle et démocratise l'écriture de Tail¬
(10). Lui qui appréciait tant l'amitié des reines et des rois, ne
leurs
aristocratique, mais suggère
des générations laborieuses
et non encore pérégrines vont goûter "jusqu'à l'ivresse, jusqu'au
délire, jusqu'à la stupeur" nous précise Alphonse Daudet.
propose
une
Le
un verbe au détachement
d'intimité sentimentale, que
plus
sorte
profond de Loti c'est le nez. Ce fameux appendice
sujet de toutes les moqueries, permettra à notre auteur d'avoir le
génie du lieu. En trois mots, il sait rendre compte de l'essence d'un
espace. Autrement dit, si nous sommes bien dans une recherche
narcissique, le paysage et l'autre nous sont offerts aussi. Pierre Loti
est ce premier grand reporter sentimental et désenchanté qui à
l'instant où il recherche désespérément son être n'en n'est pas
moins capable de nous révéler l'être du monde alentour. Le
Mariage est rédigé dans cette spontanéité qui tient donc du geste
pictural, mais également cinématographique. Bien des scènes de cet
amour sauvage sont du Gauguin avant la palette, tandis que le
découpage de ce livre tient du scénario.
sens
Enfin, le Mariage de Loti est encore une histoire d'amour
un Occidental et la Nature,
belle et mystérieuse de la
Polynésie, où l'être trop policé, espère retrouver l'unité "panique"
de l'Age d'Or. Ce spectacle grandiose nous intrigue, nous agace
l'esprit, "quelque chose" nous parle que portent toujours le silence
signifiant et le vide infini du ciel et de la mer :
entre
"Il y a dans le charme tahitien beaucoup de cette tristesse
étrange qui pèse sur toutes ces îles d'Océanie... On
s'épuise à chercher, à saisir, à exprimer... effort inutile Ce quelque chose s'échappe et reste incompris" (11).
Voyager ou écrire, c'est partir à la recherche de cet Être
pudique, une quête douloureuse chez Loti, car le Même et l'Autre
ne laissent que
peu d'empreintes sur la pâte à modeler des mots.
Avec Pierre Loti dans une esthétique des Ruines et de la Cendre,
sur le mode du décousu, à fleur de peau, le voyage dans l'écriture
offre comme une possibilité de transfigurer la douleur, comme la
sublime occasion de "par'être" :
"Toute ma vie a passé à celà :
Souffrir de partir et cependant l'avoir voulu."
Ce grand voyageur
masqué ajoutait
"Mon mal,
:
j'enchante".
Société des
Études
Océaniennes
32
Lorsqu'en 1891 Paul Gauguin arrive à Tahiti, ce n'est plus un
jeune homme et ce n'est pas encore un des peintres majeurs de la
modernité. Visiblement, cet homme, jusqu'à 43 ans, n'avait pas
trouvé son arbre. Pourtant ce marin aguerri connaissait Tailleurs
multiple : Pérou, Martinique, Panama... Dans le choix décisif de la
Polynésie, le Mariage de Loti joua son rôle (12). A la lecture de
l'académicien et du guide officiel de l'exposition coloniale de 1889,
Gauguin croit enfin avoir trouvé le lieu idéal où satisfaire ses deux
obsessions : la peinture et l'argent. Voici donc, selon les livres, une
île "primitive et sauvage" comme lui et son esthétique où "la vie
matérielle peut se passer d'argent" claironne-t-il.
Gauguin se laisse comme tout un chacun abuser par
polynésien déjà séculaire : mythe du "Bon sauvage" et du
perdu" qu'en disciple de Rousseau il affectionne et dans
lequel il va se glisser avec aisance pour aujourd'hui se confondre
avec lui. Après avoir échappé à la plupart de ses contemporains, il
se joue actuellement encore de notre imaginaire et de notre savoir,
dissimulé par un discours mythique. Toujours est-il, que si la vie
était, en effet, déjà onéreuse dans ce territoire, si l'Occident y avait
de fait concentré les plus mesquins de ses fils et ses idées les plus
basses
Paul Gauguin va pouvoir en ce point perdu, épanouir son
art, réaliser sa forte sexualité, en un mot, accomplir son être.
Bien sûr,
le mythe
"Paradis
,
Là et seulement là, il devient Gauguin. Même son caractère
anarchiste va se donner libre cours, ses mensonges sur sa véritable
situation se multiplier (finances, santé...) son agressivité parfois
injuste s'exacerber (Ses articles de journaliste à Tahiti ne sont pas
toujours d'un haut niveau). Mais peu importent le quotidien et le
passé de cet homme, son génie créateur nous suffit. L'univers qu'il
offre vaut bien plus que celui qu'il bafoue.
La
comme
Polynésie permet également à Gauguin de s'affirmer
un
écrivain. Au-delà du célèbre texte Noa-Noa, nous
non sans quelques surprises, que ce
grand peintre savait aussi écrire. Par les sujets qu'il aborde en cette
fin de siècle (antimilitarisme, anticolonialisme, opposition au
christianisme, libération de la femme et des mœurs...) par son style
sans style il fait preuve d'une grande modernité. Savoir tout faire
avec talent (Gauguin fut de même céramiste, sculpteur, graveur...)
a de quoi vous rendre insupportable aux yeux des autres, surtout
que Gauguin ne manqua pas de le faire savoir ! Chaque fois que ce
peintre ne peut plus étaler des couleurs (elles furent nombreuses :
ennuis de santé, problèmes matériels, mesquineries...) il prend sa
plume et répand sa haine du monde occidental. Alors que ses
découvrons actuellement,
Société des
Études Océaniennes
33
dévoilent une âme polynésienne toute en sérénité,
lenteur,
immobilisme,
pavane chromatique, inquiétude muette ; ses
écrits nous jettent à la face son être à lui, de provocateur, de
révolté, de mystique râté, de volonté furieuse (13) irradiée
d'angoisses abyssales. Gauguin est un de ces hommes que l'on ne
peut pas faire taire. Il est bien ce Don Quichotte moderne qui
tableaux
nous
pourfend sans relâche le vieux monde déclinant des collines de
Montparnasse à celles de Tahiti. Mais dans l'instant où il détruit
une maison vide d'être, au moment où il découvre cet autre qu'il
respecte, il s'assume dans son essence. Dans une lettre à Émile
Bernard il nous confirme ce programme, mieux, cette espérance :
"ce que je désire c'est un coin de moi-même encore inconnu".
Lors de
France
1893, Gauguin décide d'écrire
vie polynésienne : Noa Noa. Ce livre aux
multiples rebondissements (14) nous ramène à Pierre Loti. Cette
année décisive pour le destin du peintre voyait paraître la 46ème
édition du Mariage ! Tout naturellement Gauguin veut écrire une
histoire polynésienne à la manière du nouvel homme en vert. Il
espère ainsi acquérir les mêmes succès et bénéfices trébuchants.
Après tout, ne connaît-il pas mieux le monde maori que cet officier
au mince
séjour ? Mais au-delà des préoccupations matérielles
toujours aussi présentes, Gauguin souhaite expliquer sa peinture
par trop révolutionnaire et qu'un public effaré n'achète pas.
L'écriture au secours de la peinture, voilà qui n'est pas toujours
bien vu. Depuis fort longtemps on part du principe que le
spectateur admire en silence et que le créateur, au travers duquel
s'exprime l'inéffable, doit s'effacer devant le tableau. Pourtant il est
à noter combien les grands peintres (15) dissertent avec talent sur
leur travail. En 1893 paraît précisément le journal de Delacroix le
peintre-poète.
un
ouvrage
son
retour
en
en
sur sa
Gauguin, Tailleurs rejoint l'ici, le "primitif de
le "sauvage du Pérou". Pour se faire, il aura fallu
répudier un "occident pourri" et retrouver la spontanéité d'un
enfant devant la nature vierge. La Polynésie avec sa lumière, sa
magnificence, sa mythologie et sa féminité fit dire à Gauguin :
Pour Paul
Tahiti" rattrape
"Quelle merveille ! mon cerveau en claque..." (16).
hasard d'une affectation en Océanie, le jeune
Victor Segalen, va garder toute sa vie, comme
un coup de soleil au cœur. Ce carabin qui s'offre une typhoïde dès
l'escale de San Francisco, ne verra jamais Gauguin vivant, alors
En
1903,
au
médecin de Navale,
Société des
Études
Océaniennes
34
qu'il était prévenu de son importance (17). Arrivé en janvier à
Tahiti, il repart aux Tuamotu sinistrées par un cyclone, puis en
Nouvelle-Calédonie. Plus il veut se rapprocher et plus on l'éloigné
de son "maître en exotisme" qui pendant ce temps s'éteint aux
Marquises. Le 4 Août 1903 il est enfin à Noku-Hiva, penché tel un
sur les reliques du peintre :
frère attentionné
"J'ai
"il
pérégriné pieusement vers l'atelier de Gauguin" ou
plaît de dépouiller pieusement ses manuscrits".
me
aux Marquises Segalen découvre d'abord et surtout
écrivain,
Gauguin
comme en attestent les nombreux extraits
cités dans son Journal (18). Son témoignage "Gauguin dans son
dernier décor" pour simple, émouvant et lucide qu'il soit, participe
de même au mythe du peintre sauvage. "Gauguin fut un monstre"
nous dit Segalen et un monstre c'est celui que "l'on montre", mieux
ici, celui qui "nous montre" le chemin à suivre.
De retour à Brest, Victor Segalen va rédiger la plupart des
Immémoriaux, qui se veulent la partie écrite des tableaux de
Gauguin :
De
fait,
un
"d'écrire les gens tahitiens d'une façon adéquate à celle
dont Gauguin les vit pour les peindre : - en eux-mêmes et
du dedans en dehors. Et ce n'est pas ma moindre
admiration vers lui, que cette illumination de toute une
race
répandue dans
son
œuvre".
1903, Victor Segalen est un jeune homme de 25 ans,
plein de promesses, passionné de littérature,
avec certes quelques relations parisiennes, mais il n'est pas encore
un écrivain. La Polynésie, sans être aussi généreuse qu'avec Loti,
En
médecin de Navale,
va
tout d'abord
éveiller
ce
moi à la sensualité et dans l'instant où
comprend il sent la présence féconde de l'Autre. Déjà ce
au loin n'est rien de plus qu'un périple au fond de soi :
cet être se
voyage
"Je t'ai dit avoir été heureux sous les
Tropiques. C'est
violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j'ai mal
dormi de joie. J'ai eu des réveils à pleurer d'ivresse du
jour qui montait. Les dieux-du-jouir savent seuls
combien le réveil est annonciateur du jour et révélateur
du bonheur continu que ne
dose pas le jour. J'ai senti de
l'allégresse couler dans mes muscles. J'ai pensé avec jouis¬
sance ; j'ai découvert Nietzsche ; je tenais mon œuvre,
j'étais libre, convalescent, frais et sensuellement assez
Société des
Études
Océaniennes
35
bien entraîné. J'avais de
petits départs, de petits déchire¬
ments,
de grandes retrouvées fondantes.
à moi
comme
une
Toute l'île venait
femme. Et j'avais précisément, de la
femme, là-bas, des dons que les pays complets ne donnent
plus. Outre la classique épouse maorie, dont la peau est
douce et fraîche, les cheveux lisses, la bouche musclée, j'ai
connu des caresses et des rendez-vous, et des libertés qui
ne demandaient pas autre chose que la voix, les yeux, la
bouche et de jolis mots d'enfants" (19).
Comme son illustre prédécesseur, après ce premier instant de
sensualisme béat, Tahiti lui offre la triste vision d'un peuple
glissant
vers
la mort
:
les hématies des autres
espèces. Ainsi toute civilisation (et la religion en est une
forte quintessence) est meurtrière pour les autres races.
Le Jésus sémite transformé par les Latins qui naviguent
sur la mer intérieure fut mortel aux A tuas maoris et à
"Tout sérum est
globulicide
pour
leurs sectateurs" (20).
Mais l'ivresse est à jamais entrée en lui. Puisant aux sources de
la sexualité et de la volonté, elle le prédispose à l'art. En Polynésie
Victor Segalen se découvrant fait pour la joie, se découvre un
destin de créateur.
qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait d'une façon
quelconque une activité et une vision esthétiques, une
condition physiologique est inéluctable : l'ivresse. Ilfaut
d'abord que l'ivresse ait intensifié l'excitabilité de toute la
machine : point d'art sans cela. Toutes les formes
d'ivresse, si diversement conditionnées soient-elles, ont
pareille vertu : avant tout l'ivresse de l'excitation sexuelle,
cette forme la plus ancienne et la plus originelle de
"Pour
l'ivresse. De même l'ivresse
qui accompagne toutes les
grandes convoitises, tous les puissants affects... enfin
l'ivresse de la volonté, l'ivresse d'une volonté débordante
d'énergie accumulée" (21).
Mais il
ne sera
pas
n'importe quel écrivain. Son attitude aris¬
le poussent d'emblée à récuser
même de Farrère son ami. Son
tocratique, sa prestance d'esprit,
l'exotisme d'un Loti, Claudel et
se porte sur un exotisme au deuxième degré, ce qu'il appelle
"Esthétique du Divers". "L'Essai sur l'Exotisme", se veut un
nouveau discours sur la méthode de l'Ailleurs. A ce titre, le
désir
une
Société des
Études
Océaniennes
36
vocabulaire
employé est significatif : "contre-pied", "contrevéritable révolution copernicienne d'un exotisme fin
de siècle entâché de colonialisme. Ce regard différent qui se
cristallise d'une manière consciente Chez Ségalen, était déjà dans
l'air du temps comme le confirme Saint-Pol-Roux :
épreuve"
une
"J'ai
une
d'ériger
foi géante, absolue en votre destinée. Il vous sied
une sorte d'Homère ingénue et tragique avec
Maori. Loti
votre
a
conté le charme évidemment super¬
ficiel, peut-être même faux de là-bas, à vous de nous en
apporter l'épopée, la légendaire et philosophique vérité,
l'âme simple et monstrueuse, le bêlement rugi : les
derniers jours du Jardin !... Un faible peut hésiter vous
non pas !"
et comme
exotes
ne
cesseront de
tels que
Bouillier
le redire la modernité et
ou
ses
critiques
Kenneth White (22).
Donc Victor
Segalen a le projet de "faire tout simplement"
qui exprimera ce que le maori ressent face à l'étranger et
son monde et qui ne sera plus une vision réductionniste du
voyageur à l'autre. "Faire simplement" voilà qui prouve la noble
volonté de Segalen pour réaliser un programme séduisant mais qui
paraît difficile, voire impossible, pour certains dont Loti justement
et toute une anthropologie moderne.
une œuvre
Dans cet exotisme renversé, le
subjectivisme reste nécessaire.
compris qu'il faut "être" et non pas "disparaître" pour
accueillir l'autre ou pour être investi par lui. Sa grande modernité
est là avec Holderlin, Heidegger, Levinas dans le refus d'un "moi
mourant" sous prétexte de saisir l'Autre. La reconnaissance
d'Autrui passe par un je "ramassé dans son ipséité de je" (23),
autrement dit par l'éloge de l'égoïsme.
Segalen
a
De
plus, dire cet autre exige une écriture, une forme
appropriée, de la même manière que Gauguin proposait des
tonalités nouvelles pour dépeindre l'être polynésien. C'est
pourquoi nous dit H. Bouillier : "On comprend dans ces conditions
que les Immémoriaux aient surpris autant que les Vahinés de
Gauguin".
Si avec Segalen nous sommes loin en effet des "souvenirs de
voyages", d'une parole vouée à mourir dans "l'universel reportage"
(Loti est ici directement visé) nous ne sommes pas si éloignés d'une
recherche ontologique inquiète. Pour ce marin, la Chine, après et
mieux que la Polynésie, sera la prochaine étape d'un voyage au
Société des
Études
Océaniennes
37
ce biais, qui n'est autre qu'un centre, Segalen
rejoint d'après nous et malgré lui l'univers de Loti et de toute
écriture vraie (24). C'est donc la finalité qu'il faut mettre en avant
et non point les modalités sur lesquelles en fait Loti et Segalen
s'opposent avec constance comme essaye de le montrer le tableau
bout de
son
suivant
:
moi. Par
RÉEL RÉEL
LOTI
ÉCRITURE
DÉSENCHANTE
IMPRESSIONNISTE
SEGALEN
LOTI
SEGALEN
IMAGINAIRE
ÉCRITURE
TRAVAILLÉE
ETHNOLOGIE
INDIVIDUEL
ANECDOTIQUE
(Roman d'amour)
ETHNOLOGIE
COLLECTIF
TRÈS
DOCUMENTÉE
(Histoire d'un groupe)
RÉEL
LOTI
THANATOS
SEGALEN
ÉROS
JOUIR DU
PÂTIR
JOUIR DU JOUIR
VOLONTAIRE
MOI
AUTRE
AUTRE
MOI
MOI
STATIQUE
MOI
EN
MOUVEMENT
Segalen sont bien partis à la recherche du moi labyrinthique par des entrées différentes. Tournant comme il se doit
toujours à gauche, ils parviennent à la lumière du Même et de
l'Autre, de l'Être dans l'Éden perdu (25) que l'écriture souveraine,
dévoile. Cette affirmation de Victor Segalen par exemple :
Loti et
"Il y a toujours le mystique orgueilleux qui sommeille en
moi... moi si anticatholique pur, mais resté, d'essence,
amoureux
des châteaux dans les âmes et des secrets
vers la lumière".
corridors menant
ne s'applique-t-elle pas à Loti lui-même, sans parler de Gauguin ?
Jouir de son corps et poursuivre cette jouissance dans l'écriture,
associer le PÂTIR (PARTIR) au JOUIR ou conjuguer le JOUIR
au
JOUIR, c'est dans les deux cas
souhaiter l'épiphanie de l'égo.
Quand on regarde en cette fin de XXème siècle les jeux
complexes de l'écriture et de l'exotisme depuis Homère, on a
l'impression qu'avec Segalen, la boucle est bouclée. En effet, après
Société des
Études
Océaniennes
38
le refus brutal de l'autre, l'amour d'un autrui mystérieux, nous
en ses lieu et place. Du plus grand éloignement
voici maintenant
nous
arrivés enfin à sa plus précise intimité, après avoir
littérature et en politique toutes les inter-relations
sommes
connu
en
possibles. Du regard qui tue, en passant par celui qui aime sans
espoir, nous voici rendu à être celui qui nous regarde. Nous
pourrions avec les modernes (26) après Flaubert, Chateaubriand,
Segalen... parler de la dernière tentation, "coquetterie" d'un moi
occidental, qui, en fait, avant tout et toujours n'a fait que se
chercher et pour cela, à utiliser l'autre à tous les modes. Toutes ces
non-reconnaissances
ou
reconnaissances affectives
ou
cérébrales
confirment, semble-t-il, une glaciale réalité : le désir désespéré d'un
moi qui malgré (ou à cause de sa !) toute sa puissance technique, sa
soif d'avoir, est d'une essence si incertaine, d'un vécu si doulou¬
reux, et d'un manque d'être si patent, qu'inlassablement il est à luimême
son
propre
projet.
Les Immémoriaux
publiés à compte-d'auteur en 1907 et signés
Aleny, n'apportent pas à l'auteur le succès. Segalen se
contente de l'estime de certains, comme Gauguin d'ailleurs. Pierre
Loti parmi les premiers, lui apporte son affection. Dans cette
"lettre chaleureuse" on peut lire la preuve que Loti, loin de réfuter
l'exotisme de Segalen, a perçu l'importance du fond. A l'évidence,
la Polynésie n'accorde à Segalen, ni un nom dans l'écriture, ni la
gloire, mais l'important n'est pas là. Le médecin de Navale après les
Immémoriaux, constat tragique d'une joie perdue, voulait
parachever son oeuvre polynésienne par "le Maître du Jouir". Dans
cet écrit ébauché il souhaitait au travers du personnage "Gauguin"
soi-même, faire renaître le bonheur ancien, ressusciter les dieux
oubliés, créer une sorte de "dynamythe" ma'ohi.
Max
Alors que Pierre Loti se prosterne immobile et douloureux sur
les cendres d'un être au monde polynésien, Victor Segalen souffle
avec vivacité sur les derniers tisons du feu,
pour faire s'illuminer à
nouveau
la vie exubérante
sur
les îles du Grand Océan.
En Polynésie l'écriture et la peinture ne cessent de
faisant la preuve que l'essence des choses et des êtres
s'interpeller,
dépasse nos
simples perceptions. La capture de l'Être nécessite les plus fines
nuances, la volonté la plus patiente, le cœur le plus pur. Alors sur
le blanc de ces pages et de ces toiles s'inscrit comme un "je ne sais
quoi et presque rien", subtil comme une trace d'or dans un univers
de sable, mais plus lourd de sens que
tous les poids de l'apparence.
La Polynésie affleure toute entière, avec
pudeur, sous les plumes de
Société des
Études
Océaniennes
39
Loti,Segalen, sous le pinceau de Gauguin (27). Ce ne sont pas les
navigateurs et autres conquistadors qui découvrent vraiment les
terres et les hommes de Tailleurs, c'est l'artiste et lui seul, qui rend
visible, qui invente un jour la vraie figure de l'autre (28). Co-naître
au travers de la création n'est pas toujours aisé, c'est pourquoi,
entre autres, la Polynésie reste un mythe pour la plupart.
l'Être
a
Que penser alors de l'Être aujourd'hui ? On dirait que
fui le monde, mieux qu'il est toujours là, mais que nous sommes
incapables de le sentir. Terribles formes vides que nos sociétés
occidentales, toujours plus marchandes, communicantes, abs¬
traites et dont la Science dominatrice étend
sa
toile féroce et
sur le Réel. Tout devient insensé par trop de sens,
uniforme, sans âme. L'Être est réparti dans les profondeurs de
l'apparence et le paraître se pavane dans un élan de mort. Après
des millénaires où parfois l'Être était trop présent, trop parlant,
radioactif et pathogène, nous voici en un temps d'exil de l'être, à
une époque de résidus. Même l'art, habituellement maison
privilégiée, de l'Être, ne nous questionne plus. Un monde
abandonné à nos délires, à nos peurs, que la véritable richesse
boude, un univers sans épaisseur, plat comme un miroir, alors que
simpliste
le Réel est un cristal. On ne peut pas garder l'esprit du sable avec
seulement les 5 chiffres de nos mains. A nous de redécouvrir dans
la forêt symbolique les sentiers qui conduisent à l'Être. L'art et la
Polynésie
mieux
sans apporter toutes les réponses, nous
orienter dans cet unique voyage.
nous
permettent de
Pourquoi la
Polynésie ? Parce qu'en ce lieu, rien n'est ordinaire. Ces îles, qui
déjà un outrage verdoyant au règne océanique, ont vu
agoniser et mourir un être au monde maori, qui telle une étoile
noire nous lance encore d'insupportables clins d'œil. De plus,
l'Occidental arraché de ses terres connaît ici une remise en cause
profonde de son être, une sorte d'expérience de type esthétique
justement, offerte au commun des mortels. Non-être ou être en
crise, c'est être plus que jamais...
sont
Philippe Draperi
Société des
Études Océaniennes
40
NOTES
nous met lui-même en garde : "Il eût été habile d'éviter un vocable si dangereux,
chargé, si équivoque". Essai sur l'exotisme - Fata Morgana p. 55. Conserver ce mot,
Re-chercher "sa valeur première" c'est déjà, dit l'auteur, commencer l'aventure !
( 1 ) Segalen
si
son apologie récente de l'Autre, la philosophie occidentale reste suspecte.
Hegel à Sartre en passant par Husserl si l'Autre devient en effet indispensable à la
structuration du moi, il se confirme aussi comme le lieu du conflit inévitable voire de
(2) Même dans
De
l'enfer !
(3) Gustave Viaud, médecin de Navale, est affecté à Papeete en 1859. Ce Frère admiré et
polynésien. 11 meurt en mer en 1865. D'une certaine
Mariage de Loti.
(4) A partir de 1881, Julien Viaud signera Pierre Loti (Le Roman d'un Spahi). Ce pseudo¬
nyme il le doit aux filles de la Fautaua qui le surnommèrent Roti qui veut dire Rose ou
laurier Rose, probablement à cause de la fraîcheur de son teint. Le L n'existant pas dans
l'alphabet tahitien, Viaud transformera Roti et Loti afin d'éviter une consonnance par
trop culinaire.
(5) En 1879 avait pourtant paru : Aziyade. Un roman qui racontait ses amours à Stamboul,
aimé
va
initier Loti à l'exotisme
manière il hante le
un
autre
ailleurs.
"Loti, lui, ne s interromp pas pendant quarante ans de
n'est qu'une plainte monotone, déchirante".
(7) Pour être précis, il faudrait dire "impressionnisme morbide" tant il est vrai que l'impres¬
sionnisme pictural est plutôt source de sérénité, de joie.
(8) "on attend de moi, je le sais, que l'illusion du voyage le rejlet des mille choses sur
lesquelles j'ai promené mes yeux".
(9) Parlant de Madame Chrysanthème Loti disait et cela vaut pour tous ses ouvrages : "... il
est bien certain que les 3 principaux personnages sont Moi, le Japon et l'Effet que ce
pays m'a produit..."
(10) Dans la collection littéraire Lagarde et Michard on peut lire : "Il reste te plus grand
romancier exotique du XIXème". C'est pourquoi ces 2 chirurgiens de l'écrit lui consa¬
crent quelques lignes hâtives !
(11) Julien Green a lu également cette métaphysique chez Loti : "Ily a derrière ses livres le
vide qu'il y a dans le ciel, mais c'est par là qu'il est unique".
(12) Voir Bengt Danielsson : Gauguin à Tahiti. Éd. du Pacifique, page 30.
(13) "j'ai voulu vouloir" disait-il !.
(14) Pour une fois Gauguin est si peu sûr de lui qu'il propose à Charles Morice une colla¬
boration. L'apport de ce professionnel sera du plus mauvais effet. Voir l'historique
complet par Pierre Petit chez Jean-Jacques Pauvert P. Gauguin Noa Noa. 1988.
(15) Léonard de Vinci, Van Gogh, Matisse, Kandinski, Klee...
(16) Lettre à Paul Sérusier 25 mars 1892.
(17) "Essayez donc là-bas de voir Gauguin" disait Rémy de Gourmont.
(18) Gauguin venait d'envoyer la plupart de ses dernières toiles en France.
(6) François Mauriac le disait aussi
hurler à la
mort.
Toute
son
:
œuvre
(19) Cette magnifique phrase est tirée de VEssai sur l'exotisme p. 53.
(20) Essai sur l'exotisme.
(21) Le Crépuscule des Idoles. Nietzsche.
(22) Parlant du rapport inévitable entre Loti/Segalen, H. Bouillier dit : "Dijférence de
tempérament qui se double d'une dijférence d'esprit... L'exotisme de Segalen a une
toute autre
envergure..."
Quant à K. White
encore
plus cérébral,
non
seulement il récuse le fond mais également
dégoûtent". Pour beaucoup,
rien compris mais mal écrit.
la forme même des écrits passés : "Les lectures faciles me
les écrivains exotiques avant Segalen ont non seulement
(23) Levinas
-
Totalité
et
infini. 1971.
Société des
Études
Océaniennes
41
nous rapporte qu'en Chine lorsque Segalen veut se souvenir des joies polyné¬
passées et initiatiques, il relit le Mariage de Loti !!
(25) "Le Paradis est à refaire pour chacun de nous". Baudelaire.
(26) Pour Le Clézio par exemple dans Le rêve mexicain (Gallimard) Tailleurs lui permet :
"d'essayer de se déchiffrer dans te déplacement".
(24) Bouillier
siennes
(27) Ils ne sont pas les seuls, la Polynésie apparaît dans
"espace esthétique" est d'importance.
(28) "je puis dire n'avoir rien vu du pays et de ses
vécu les croquis de Gauguin". Segalen.
Société des
bien d'autres oeuvres d'art. Son
Maoris avant d'avoir parcouru et presque
Études Océaniennes
42
LES ATOLLS
ET LE
RISQUE CYCLONIQUE
Le
cas
des Tuamotu
L'ENVIRONNEMENT DES ATOLLS
Parmi les îles du domaine intertropical de l'océan Pacifique, la
plupart des terres peu émergées sont des atolls, et c'est dans cette
partie du monde que se rencontre le plus grand nombre d'entre
eux, près de 300 pour à peine plus de 100 dans les autres océans de
la planète. Sans revenir sur les théories relatives à leur formation,
on se bornera à
rappeler que la plupart des atolls vrais se
caractérisent par un chapelet circulaire d'îlots étroits (quelques
dizaines à quelques centaines de mètre en général) dominant
seulement de quelques mètres (3 à 10) le niveau moyen de l'Océan.
Cet anneau de motu, dans la terminologie Polynésienne, entoure
un
espace de faible profondeur, le lagon.
La communication du lagon avec les grands fonds de la haute
mer, qui se fait par des passes et des chenaux (hoa) plus ou moins
profonds, est parfois interrompue lorsque l'évolution de l'atoll
amène la disparition des solutions de continuité entre les motu. Les
terres émergées ne représentent ainsi qu'une faible
part de la
superficie de l'anneau périphérique, parfois moins de 10 %, souvent
30 à 35 % seulement. Cette superficie ne constitue
qu'une fraction
encore plus réduite de la surface d'ensemble de
l'atoll, si l'on y
inclut le lagon. Ainsi l'atoll de Rangiroa dans
l'archipel des
Tuamotu, au centre du Pacifique Sud, et le plus grand de cette
région, ne comporte-t-il que 79 km2 de terres émergées réparties en
240 îlots pour une superficie d'ensemble
proche de 1 640 km2
(Stoddart, 1969) (1).
Société des
Études
Océaniennes
43
Or le matériel constituant
majeure partie fait
d'apports détritiques surtout coralliens et de sables accumulés par
les vagues qui peuvent les submerger lors de tempêtes exception¬
nelles et notamment lors des cyclones tropicaux d'été (Tracey et
al., 1961). Ces apports se superposent ou se juxtaposent aux restes
d'édifices coralliens anciens dont l'émersion est généralement due à
la dernière chute du niveau de base marin et plus rarement à des
mouvements tectoniques localisés (SMCB, 1972). Avec eux, ils
constituent le milieu précaire qu'ont colonisé les êtres vivants du
domaine terrestre et parmi eux, l'homme. Des épisodes catastro¬
phiques, cyclones, sécheresses, tsunamis, interrompent et compro¬
mettent
périodiquement la continuité de ce processus
d'occupation.
Celui-ci est favorisé par
ces
îlots est
en
la proximité des îles hautes ou des
diversifiés d'espèces voire
la régularité du climat et
l'abondance des précipitations, toutes choses égales d'ailleurs, ainsi
que par la position de l'atoll, son orientation par rapport aux
espaces continentaux, foyers de diffusion
de matériaux (ponces). Il l'est aussi par
qui rendent
possibles les transports. La taille et l'altitude absolue des îlots qui
composent l'atoll sont également des paramètres influents.
De ces derniers sont responsables non seulement la différen¬
ciation des biotopes mais d'abord l'importance de la lentille d'eau
courants
marins facilitant les dérives, aux vents
douce d'infiltration reposant en équilibre dynamique dans le
substratum perméable sur l'eau salée plus dense qui imbibe
l'ensemble de l'édifice. A l'inverse, l'isolement, l'irrégularité des
précipitations, le risque et la fréquence plus grande des cyclones
tropicaux, la situation à l'écart des courants marins majeurs
baignant les espaces continentaux et les îles hautes, la taille réduite,
sont des facteurs qui accentuent la lenteur de la colonisation d'un
écosystème homogène, renforcent sa fragilité, permettent de définir
des seuils.
Ainsi, la superficie minimum (dans les
conditions optimales
d'une forme ramassée, proche du cercle ou du carré) pour qu'une
lentille d'eau douce puisse exister serait légèrement supérieure
1 ha (Tracey et al., 1961). Des sécheresses périodiques associées à
des précipitations moyennes annuelles supérieures à 2 000 mm sont
un facteur suffisant pour éliminer certaines plantes, alors que la
à
régularité des précipitations de cet ordre, dans les atolls de l'océan
Pacifique Occidental proches de l'Équateur, autorise une
diversification maximum de la flore. Au-dessous de 750 mm de
pluies moyennes annuelles, 15 à 20 espèces seulement ont des
chances de survivre, les limites extrêmes de l'échelle des flores
Société des
Études Océaniennes
44
naturelles d'atolls allant de 3 à 150
espèces (FoSBERG, 1953). Les
cyclones tropicaux, dont les vents font sentir leur atteintes à la
végétation des îles basses dès que des vitesses de l'ordre de 75 à
80 km/h sont enregistrées, agissant sur celle-ci par les contraintes
mécaniques, le dessèchement qu'ils provoquent, les embruns et les
vagues qu'ils soulèvent. Celles-ci s'ajoutent à l'élévation moyenne
du niveau de l'Océan consécutive à la baisse de pression atmosphé¬
rique qui accompagne les cyclones pour créer la marée de tempête,
responsable de l'inondation des parties basses en général jusqu'à
une altitude de 4 à 6 m au-dessus du niveau
moyen de l'Océan
(slmpson-rlehl, 1981). L'érosion des sols, l'accumulation des
débris, le déplacement de la lentille d'eau douce peuvent avoir sur
la végétation des atolls des conséquences très néfastes. Seules les
espèces très résistantes au vent et au sel peuvent survivre si la
fréquence des cyclones devient supérieure à 1 sur 5 ans, période
minimum de reconstitution de la végétation dans des conditions
optimales de pluviosité (Alkire, 1978). (tabl. I)
Tableau I
Quelques valeurs limites du milieu local déterminant la colonisation végétale
et l'implantation humaine permanente sur un îlot corallien
(d'après Alkire, 1978)
Étendue
6
Conditions
ou
marginales
inadéquates
au-dessus de 0^
m.
Conditions suffisantes
Précipitations
moyennes
<
à
annuelles
900 à 2 000
mm
^
Fréquence des
sécheresses
>1/5 à 10
ans ^
Fréquence des
cylones
>1/5 à 10
Société des
ans >
Études Océaniennes
optimales
45
Le contenu minéral et
organique du sol est à la fois reflet de la
végétation qu'il porte et condition de celle qu'il est en mesure de
porter (2). A cet égard, la précarité fréquente des conditions de vie
et la pauvreté floristique des atolls contrastent avec la richesse de la
faune marine qui prolifèrent autour d'eux et parfois dans leurs
lagons, par opposition au caractère semi-désertique de certaines
des étendues océaniques qui les séparent.
L'équilibre relatif lentement réalisé des sols et de la végétation
est toujours susceptible d'une remise en question radicale dans les
atolls les plus exposés aux risques naturels majeurs. Cette
hypothèque existe a fortiori dans un milieu modifié et adapté, par
les cultures pratiquées et la nature des installations, au maintien
optimal des groupes humains. Les changements ont été profonds
depuis que l'intégration de la plupart des atolls du Pacifique au
courant des échanges internationaux a substitué dans ces îles aux
frontières de l'œkoumène, de nouvelles sujétions aux anciennes.
LES TUAMOTU
:
MILIEU ET
RISQUE CYCLONIQUE
Le cas des Tuamotu, un des ensembles d'atolls les plus étendus
Pacifique Tropical, sera étudié sous l'angle de la réponse du
milieu qui vient d'être défini, mais aussi de l'homme occupant ce
milieu, au risque cyclonique. Les 75 atolls du groupe se dispersent
dans une orientation nord-ouest-sud-est sur près de 1 500 km entre
14 et 23° sud, 135 à 148° ouest, (fig. 1). Si l'on excepte certains
atolls faisant partie des îles de la Société, les atolls les plus proches
des îles hautes de cet archipel (Tahiti) en sont séparés de 300 km
environ. Moins dispersés à l'ouest qu'à l'est, où leurs chances d'être
touchés lors du passage des cyclones se trouvent de ce fait réduites,
les atolls des Tuamotu n'enregistrent que des précipitations
moyennes (1 000 à 1 900 mm de pluies annuelles) comparativement
à ceux situés entre 5 et 10° nord et sud de part et d'autre de
l'Équateur (Marshall du Sud et Carolines [FSM], Gilbert
[Kiribati], Tuvalu, Tokelau) où les pluies annuelles dépassent 2 000
voire 3 000 mm. Ces précipitations moyennes augmentent du nordest vers le sud-ouest. Leurs variations saisonnières peuvent
dépasser 50 %, leurs variations interannuelles atteignent ce taux.
La majeure partie du total des pluies tombe souvent en une
trentaine de jours, ménageant des périodes sèches pouvant se
prolonger pendant plusieurs semaines. L'ensoleillement est
important, l'évapotranspiration potentielle varie entre 1 500 et
du
1 900
mm.
Société des
Études
Océaniennes
46
L'ensemble de l'archipel
forte fréquence cyclonique.
n'est pas compris dans une zone à
Les observations faites depuis le
premier tiers du siècle dernier permettent de différencier très
approximativement la zone allant des Cook aux Australes où le
risque est d'un cyclone tous les deux ou trois ans, de celle
englobant l'ensemble des Tuamotu où il n'est plus compris qu'entre
1/10 et 1/25 ans, au-delà d'une zone de transition, incorporant
l'archipel de la Société, (fig. 1)
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Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 245