Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 335
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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N°335 - MAI /AOÛT 2015
Sommaire
Avant-Propos .............................................................................................p.
L’aventure chaotique du chemin de fer en Polynésie
2
Introduction................................................................................................p. 17
Avènement du chemin de fer
Le chemin de fer à Tahiti
ou le rendez-vous manqué avec la modernité technique.......................p.
Auguste Goupil, promoteur du chemin de fer en Polynésie française ...p.
La situation du réseau routier à Tahiti .....................................................p.
Les transports terrestres à Tahiti..............................................................p.
Le projet de chemin de fer à Tahiti soumis au Gouverneur ....................p.
Le projet de chemin de fer soumis par le Gouverneur au Conseil
d’administration de la Colonie .............................................................p.
Cahier des charges du tramway projeté entre Papeete et Papeuriri ........p.
Avis de la Chambre d’Agriculture ..........................................................p.
Avis de la Chambre de Commerce..........................................................p.
Rapport de la Commission d’enquête .....................................................p.
Rédaction d’un Questionnaire .................................................................p.
Examen des réponses faites au Questionnaire ........................................p.
Conclusions de la Commission d’enquête ..............................................p.
Le chemin de fer industriel à Tahiti ........................................................p.
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Le chemin de fer industriel de Makatea .................................................p. 102
Le réseau ferré .........................................................................................p. 114
Le matériel roulant ..................................................................................p. 118
Les installations ferroviaires ...................................................................p. 128
L’exploitation du réseau ferré..................................................................p. 130
Photo couverture © Tahiti Héritage
Avant-Propos
L’aventure chaotique du chemin de fer en Polynésie
Entre projets, réalités et imaginaire
Une capitale océanienne privée de chemin de fer
Le royaume de la reine Pomare IV, étendu à quelques îles
et archipels complémentaires, s’est appelé Etablissements Français d’Océanie durant l’époque coloniale, et depuis la fin des
années cinquante Polynésie française. Certains esprits, dessinant les contours d’un possible avenir, ont déjà rebaptisé le
futur Etat Tahiti Nui voire Maohi Nui1. Ce territoire français,
grand comme l’Europe, qui a failli devenir un pays en 2004 à
la faveur d’une réforme institutionnelle, est composé de 118
îles. Il possède sa capitale, fondée en 1818 par le missionnaire
anglais William Pascoe Crook, qui l’avait nommée Wilks Harbour. Les Polynésiens appelaient ce lieu Vaiete, mais c’est le
nom Papeete qui lui fut préféré, sans grande différence sémantique. Papeete est donc depuis les années 1820 un port où arrivent et transitent fret et passagers du monde. La baie est
accueillante et protégée de la plupart des mauvais vents, la
plaine côtière est relativement étroite, la passe assez large pour
permettre l’entrée des paquebots modernes. À l’époque où à
Fare Ute se trouvait le dépôt de charbon, un Decauville, composé de wagonnets à bascule roulant sur des rails à l’écartement
de 60 cm permettait la manutention de cette source d’énergie
jusqu’aux navires à vapeur. On a joliment surnommé ce type de
petits trains : le chemin de fer portatif, car on pouvait déplacer
les voies à mesure des besoins. Avec le temps, le port de
1
Nui signifie grand.
2
Makatea 1978 © Daniel Margueron
Makatea 1978 © Daniel Margueron
Papeete devint progressivement une ville, puis le chef lieu de la
colonie, la cité s’agrandit débordant de ses remparts protecteurs ; quant à son lagon il reçut dans les années trente les premiers hydravions.
Papeete, la capitale de la Polynésie française, possède en
son centre un marché aussi animé que bigarré, un large et chic
front de mer, devenu paysagé, un hôtel de ville beau comme le
palais d’une royauté défunte, une récente gare maritime qui
trône à la manière d’une mère matrone sur les quais du port, des
églises rutilantes qui alignent dans le ciel bleu du matin leur
clocher voire leur ange doré, de longues avenues qui se précipitent à l’Est vers la rivière de la lotienne2 Fautaua, en traversant au passage des quartiers populaires de la ville, tandis que
vers l’Ouest, la route de ceinture débouche, peu après le pont
qui enjambe la rivière Tipaerui, sur la vivante commune de
Faaa, s’étalant le long de son aéroport international. Capitale
oblige, Papeete abrite également un nombre important de bâtiments officiels et administratifs, où flottent les drapeaux du
pays et des archipels, d’écoles aussi, de nombreux bars, commerces et lieux de plaisirs.
Mais la ville, devenue presque une métropole avec le
temps, n’a malheureusement jamais pu offrir à ses habitants le
monument central qui l’aurait rendu digne d’une vraie capitale,
à savoir une gare ferroviaire : un bel édifice de style néo polynésien flanqué de sa marquise, haute construction en acier et
vitré. Quoique…
…En effet, dans la grande rue qui traverse la ville, du pont
de l’Est aux quartiers de Vaiami et de Paofai, existe un café de la
Gare, peint de la traditionnelle couleur vert wagon, d’où partent,
à heures fixes, des trains sur des voies virtuelles. Ils atteignent,
2
Néologisme formé sur le nom de l’écrivain Pierre Loti, qui imagina la rencontre
de l’officier Harry Grant avec la très jeune Rarahu dans la moyenne vallée de la
Fautaua, lieu appelé aujourd’hui Bain Loti.
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N°335- Mai / Août 2015
par les côtes Ouest et Est, la presqu’île de Tahiti non sans s’être
croisés à Taravao. Ce qui a fait écrire au prolixe romancier Bernard Villaret3 que la configuration de l’île de Tahiti ressemble à
un réseau de train miniature dont les voies se rejoignent dans
l’isthme ! Quant aux grandes lignes, elles relient l’île principale
à Tahaa, Huahine, Ua Huka et Rangiroa. Les horaires des trains
sont indiqués sur un tableau en ardoise, savamment mis à jour
selon les heures de départ qui sont toutefois fournies à titre indicatif. Et l’on se plaît encore à imaginer la reine Pomare IV,
accompagnée de sa cour et de quelques amiraux nostalgiques,
monter à la gare centrale de Papeete, dans le wagon privé de la
souveraine frappé aux armoiries royales, et en descendre,
quelque temps plus tard, sur ses terres ancestrales à Papaoa…
Du café de la gare à la gare centrale Pouvana‘a a Oopa
Le café de la gare situé le long de la rue du général de
Gaulle permet forcément l’accès direct aux quais. Les gares, on
le sait, sont des lieux de passage d’une foule souvent pressée
d’arriver le matin au travail et de repartir aussi rapidement le
soir, des lieux de vie où travaillent quantité d’employés, où le
passager attend parfois son rapide, où l’on se rencontre, où l’on
échange les dernières rumeurs, où l’on regarde, scrute et détaille
aussi les voyageurs, disons surtout lorsqu’on est un homme, les
voyageuses. Car la gare, et celle de Tahiti ne fait pas exception,
confine à un spectacle de rue. Elle montre, entre autres manifestations visibles, un permanent défilé de modes où la tradition
des robes mission et des pareu de femmes venant de lointains
et ruraux districts, rivalisent avec les excentriques et courtes
parures des jeunes filles montées dans la voiture de tête à la
gare de Manotahi.
3
Bernard Villaret, Seul le corail reste…, éditions Albin Michel, 1950.
5
Ce nom de Manotahi n’évoque peut-être rien au jeune
lecteur. C’est ici qu’il faut préciser que l’ingénieur en chef de
la compagnie ferroviaire, féru d’histoire et de culture polynésiennes, a réussi à faire admettre par les investisseurs et
actionnaires du chemin de fer, de donner à certaines gares leur
nom ancien, antérieur même à l’érection des districts et des
communes. Une manière sans doute de faire revivre le passé
et d’inciter le curieux à s’en rapprocher. Le chemin de fer
mène et conduit ainsi, grâce à ses rails d’acier, à la culture
polynésienne…
Ce matin-là, l’express de la ville nouvelle de Taravao est
reçu au quai 8. L’exactitude n’est jamais son fort, il a encore
quinze minutes de retard. Les voyageurs sont habitués à la nonchalance de l’autorail polynésien, surnommé Mareva, et nouvellement pelliculé avec un motif de pirogue traditionnelle. Ce
train ne se trouve pourtant jamais en détresse en pleine voie,
pour des raisons techniques ou d’entretien défectueux, non il
s’arrête tout simplement de temps à autre, comme le fait un
admirateur, charmé par un paysage qu’il souhaite adopter. L’important n’est-il pas d’arriver à destination, sain et sauf ? C’est
finalement l’essentiel pour un moyen de transport. Quant aux
voyageurs, ils restent, comme à leur habitude, goguenards, suspectant que le retard du convoi est dû à une idylle entre un cheminot de la Compagnie Polynésienne des Chemins de Fer
(COPOCHEF) et une aussi jolie que chimérique garde-barrière.
D’ailleurs le train s’était immobilisé, en pleine voie et sans raison apparente, vers le PK 18, entre les gares de Mano Rua et
Manotahi, là où la plage et le lagon turquoise se prêtent si bien
à la douce et enivrante rêverie.
Marc Fremy, l’homme qui ne quitte jamais son chapeau
des Australes en pandanus tressé – on le connaît et le reconnaît
ainsi dans toute la ville –, se rend, ce matin-là, à la gare centrale de Papeete, qu’on a rebaptisée du nom du leader tahitien
6
Makatea 1978 © Daniel Margueron
Makatea 1978 © Daniel Margueron
Pouvana‘a a Oopa4, victime en son temps, de la terrible raison
d’Etat. Elle est située cette gare à la place de l’ancien bain de la
reine, en plein cœur de la capitale.
Mi-journaliste, mi-écrivain, ex-imprimeur dans une précédente et lointaine existence, sympathique touche à tout,
l’homme aime flâner en ces lieux et se fondre dans la foule
colorée, d’où émergent continuellement des histoires de gare,
c’est-à-dire, pour une bonne part, des histoires d’amour, souvent contrariées, il faut bien le dire. Pas besoin d’acheter des
romans éponymes, ici on peut les entendre, les voir souvent, ou
encore les vivre ! C’est sans doute ce qui intéresse et inspire
notre homme, fatigué des luttes politiques qu’il est amené à rapporter quotidiennement pour son journal. Plusieurs décennies
en arrière, il avait assidûment fréquenté le marché chinois de
Papeete, où il avait rencontré l’enseigne de vaisseau Rémy Gravières. Ce dernier avait découvert derrière le comptoir encombré et d’un autre âge, une superbe jeune fille, répondant au
suave nom de Marianne Mi Yong, avec laquelle il souhaitait lier
sa vie. Et leur amour était partagé. Le prénom de la promise,
Marianne, sonnait comme la prédestination de sa vie à venir.
C’était, hélas, sans connaître les us et coutumes de cette communauté, à l’époque assez repliée sur elle-même et ses traditions. Le roman Trois papiers aux clous, un amour chinois5 était
né des méandres et tergiversations de cette heureuse aventure.
La gare centrale de Papeete se trouve à moins de deux cents
mètres du quartier chinois de la capitale.
4
Pouvana’a a Oopa (1895-1977) est le leader politique polynésien dominant de
l’après-guerre, période où se préparent les décolonisations. Le gouvernement
français du général de Gaulle a souhaité l’éliminer, à l’issue d’un procès rapide,
parce qu’il s’était opposé au référendum de 1958, à une époque où la France pensait déjà faire de la Polynésie son nouveau centre nucléaire.
5
Marc Frémy, Trois papiers aux clous, un amour chinois, éditions Au vent des îles,
Papeete 2000.
8
N°335- Mai / Août 2015
E aha te parau api6 ? C’est la question que tout un chacun
se pose, en tous lieux, dès l’apparition du soleil. Les nouvelles
donnent la température du jour qui commence. Ce matin-là, la
gare bruit de l’histoire dramatique qui vient d’arriver à Tamarii,
débarqué la veille du quai 87 dont il était responsable par son chef,
suite à une incartade avec une voyageuse : au petit matin on a
retrouvé son corps écrasé sur la voie après le passage du train de
nuit. À la manière d’un tifaifai8, savamment composé, chacun se
plaît à raconter l’histoire et y apporte sa touche en brodant, en la
colorant, en l’enjolivant au besoin, et en émettant des jugements
sur les événements et les personnes. Les faits tragiques se transforment rapidement en un roman choral. Il y a toujours là, entre le
hall et la salle d’attente, de quoi glaner des histoires à écrire.
Tamarii est un Tahitien, au caractère ombrageux, aux relations sociales difficiles comme s’il souffrait d’un manque évident
de reconnaissance. Il est responsable du quai 8. Il contrôle l’arrivée et le départ des convois, aide les voyageurs âgés, maintient
l’ordre et la propreté au sein de l’espace qui lui est affecté. Un
jour, il tombe littéralement amoureux de la belle Hinano, une
riche métisse qu’il voit régulièrement descendre du train. Plus
rien ne compte désormais pour lui que de la voir, que de chercher
à être remarqué par elle, en espérant, enfin, être désiré et peut-être
un jour aimé de cette vestale. L’homme du peuple aux modestes
émoluments saura-t-il séduire la jeune bourgeoise oisive ? Voulant trop bien faire pour la conquérir, il en devient comique, risible et ridicule, si bien que ses copains de travail décident de lui
faire une farce en lui envoyant une lettre, prétendument signée de
la belle Hinano, dans laquelle elle déclare ne pas être libre, éprouver néanmoins de l’amitié pour lui et le prie surtout de cesser ses
avances. Tamarii tombe dans le piège. Le jour suivant, il attend
6
Traduction : Quelles sont les dernières nouvelles ?
Marc Fremy, Drame à la gare centrale dans Affaires de terres, autoédition, Papeete 1995.
8
Patchwork.
7
9
dans sa plus élégante toilette professionnelle la belle à la porte du
wagon ; celle-ci, apparemment choquée, l’éconduit rudement.
Son patron, le chef de gare en titre, profite de cet incident pour se
débarrasser de cet indocile employé.
Le lendemain, au petit matin, les corps enlacés de Tamarii
et de Hinano furent retrouvés sur le ballast de la voie ferrée,
après avoir été écrasés par la roue impitoyable de l’express de
nuit. La Bête humaine de Zola rôde encore souvent autour des
voies ferrées. Faut-il imaginer que la belle Hinano ait finalement cédé à l’appel de ses sens et qu’en s’offrant, à la sauvage,
à Tamarii, elle ait renoué avec les transes amoureuses de ses
ancêtres ? Pour la vindicte populaire, elle devint la « sainte martyre » du vilain employé des chemins de fer. Les amours ferroviaires recèlent un goût bien particulier. Elles sont situées hors
du temps et hors de la vie réelle, c’est ce qu’avait découvert et
raconté Colette dans le roman l’Entrave (1913). Mais rapidement, l’histoire tragique de Temarii et de Hinano sortit des
mémoires. Et de loin en loin, du hall intérieur de la gare aux
abords venteux du Front de mer, on peut fréquemment entendre, diffusée par haut-parleurs, la voix de Gabilou9 interpréter
Ticket de quai la chanson qui commence ainsi : « Ce train qui
roule dans la nuit/ Combien de rêves il porte en lui10 … ».
De l’océan Pacifique à la Pacific 231
Chacun sait, et Magellan11 l’inventeur de l’appellation
océan Pacifique –qui a succédé à celle de la Mer du Sud, en
usage depuis la fin du XVème siècle, s’en est peut-être quand
même douté un jour, que cet immense océan qui couvre un tiers
9
Lewis Laughlin dit John Gabilou (né en 1944) est un chanteur populaire tahitien, qui
a notamment représenté la France au concours Eurovision de la chanson en 1981.
10
Ticket de quai chanson écrite par A. Pascal et Ch. Sarrel, dont la première interprète fut Annie Philippe en 1966.
11
Magellan (1480?-1521), le navigateur portugais qui a effectué le premier tour du
monde fin 1520 début 1521.
10
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de la surface de la terre, qui signifie littéralement océan qui
aime la paix, n’a de pacifique que le nom. Dépressions dites des
quarantièmes rugissants et cinquantièmes hurlants plantent le
décor de la mer et des vents propres aux océans de l’hémisphère
Sud. De plus, les colères du Pacifique sont terribles : tempêtes,
cyclones, typhons et tsunamis masquent mal la transparence
éphémère du lagon de Bora-Bora ou la couleur bleue des mers
du Sud, chère au stylo Waterman. Defoe, Melville, Loti,
Conrad, Tournier et bien d’autres écrivains ont mis en récit la
folie de la mer des antipodes. Appeler cette étendue maritime,
apparemment doucereuse, Pacifique, c’était certainement déjà
jeter un défi, ou alors un acte malheureux d’appropriation et de
domination, effectué au mépris de ses réalités changeantes.
Mais le terme s’est étrangement élargi. Il n’y a pas que
l’océan qui se nomme Pacifique. Pourquoi diable a-t-on appelé
Pacific ces locomotives à vapeur, monstres de puissance qui
avalaient le charbon de leur tender comme d’autres, dans la
mythologie, leurs propres enfants ? Si l’appellation Pacific
« vient du fait que la première locomotive de ce type, livrée par
le constructeur américain Baldwin en 1901 pour les New Zealand Railways, fut acheminée à travers l’océan Pacifique12 »,
on doit se rappeler aussi qu’en 1900 les ingénieurs français
avaient nommé d’autres locomotives très performantes Atlantic
Nord (prévues et adaptées au réseau nord de la France). Complémentaire du bateau, qu’il a bien souvent détrôné sur des parcours de cabotage, le chemin de fer lui a emprunté ainsi le nom
de ses voies navigables. Un hommage peut-être, mais sûrement
aussi une forme de trahison voire de spoliation. Et si les
bateaux ont possédé de tous temps un nom bien souvent à
consonance féminine voire religieuse, on a également pris l’habitude d’affubler les locomotives, en général avec des prénoms
12
Selon Wikipedia.
11
ou surnoms féminins : la Lison, la Divine, Biquette, Zézette ou
encore Brigitte13 etc.
Le poète Guillaume Apollinaire qui avait représenté la
guerre au sein du célèbre calligramme La colombe poignardée
et le jet d’eau, a pensé dans l’Esprit nouveau et les poètes
(1918) qu’une musique pouvait reproduire des bruits provenant
de la mécanique moderne. Il envisageait ainsi une poésie reflétant l’univers industriel. C’est justement ce qu’a tenté et réalisé,
en 1923, le musicien suisse Arthur Honegger, suite à un voyage
effectué entre Paris et le Havre, à bord d’une locomotive à
vapeur appelée Pacific. Devant proposer une illustration sonore
du film muet, il intitula sa symphonie orchestrale Pacific 23114.
La locomotive devient alors un personnage musical, après
l’avoir été, souvent au prix d’une personnification et d’une
féminisation, dans la littérature. La musique d’Honegger entend
illustrer les différents bruits et mélodies que cette locomotive
produit, selon la formule littéraire de l’harmonie imitative, mais
davantage encore. Honegger, ce défricheur de sons, privilégie
dans ce morceau le rythme et l’émotion : « J’ai toujours aimé
passionnément les locomotives. Pour moi, ce sont des êtres
vivants… Ce que j’ai cherché dans “Pacific”… c’est la traduction d’une impression visuelle et d’une jouissance physique par
une construction musicale ». Pacific 231 sera joué dans les
13
Surnom de la BB 9004 qui battit – conjointement à la CC 7107- le 29 mars 1955
la record du monde de vitesse sur rail (331km/h) ; ce surnom reprend le prénom
de la star de l’époque Brigitte Bardot dont les initiales sont les mêmes que celle
de la locomotive (BB –deux bogies comprenant deux essieux). L’homonymie
permet des rapprochements étonnants !
14
Le chiffre 231 indique le nombre ainsi que la position des essieux de la locomotive : deux roues devant, trois grandes roues motrices au centre et une roue en
arrière de la locomotive. Cette locomotive portait également le nom de l’ingénieur en chef qui a grandement amélioré les performances de la vapeur, André
Chapelon (1892-1978). La 231 E 41 est conservée au musée du chemin de fer de
Mûlhouse.
12
N°335- Mai / Août 2015
grandes salles de concert du monde entier et, indirectement, le
musicien rendra ce terme polysémique courant. La symphonie
célèbre, bien entendu, cette locomotive parmi d’autres types à
vapeur, mais ce nom, lui, reste également attaché au plus grand
océan du monde, celui qui relie et entoure Tahiti et Makatea, cet
océan où les distances à parcourir sont immenses, comme il
était prévu que les avalent, ces locomotives, dévoreuses de kilomètres, d’eau et de charbon. Preuve qu’Honegger n’est pas
oublié aujourd’hui : en 2010, le chanteur Raphael sortait son 5°
album, intitulé, précisément, Pacific 231, et entamait une tournée intitulée Pacific Tour. Encore et toujours elle, la mythique
locomotive, avec en prime un cadre géographique rappelant
l’océan enlaçant la Polynésie…
Un océan, une locomotive à vapeur typée, une analogie
entre le roulement infini des vagues le long du récif et le grondement d’un train fendant la nuit étoilée vers une destination de
rêve, de soleil et d’amour, une symphonie mémorable, enfin un
fantasme littéraire, l’espace qui circule du réel à l’imaginaire,
entre océan et rails, et qui nous lie à eux, est fort vaste et
divers…
Un 335è bulletin centré sur le chemin de fer
en Polynésie
Après ces fantaisies ferroviaires, descendons maintenant
sur le quai du réel et venons-en au contenu de ce 335è bulletin
de la SEO. Ce numéro nous invite à lire une étude inédite,
consacrée à la question du chemin de fer en Polynésie. Son
auteur, Marcel Vigouroux, né en 1946 est originaire du Massif
central ; il a reçu une formation en droit qui l’a conduit à effectuer une belle carrière dans la Police nationale et plus spécialement comme commissaire divisionnaire à l’Office Central de
Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication. C’est à la retraite qu’il a pu réaliser son rêve de vivre en Polynésie.
13
Marcel Vigouroux nourrit deux passions, d’abord l’histoire
(il a écrit deux monographies sur des villages de l’Aubrac,
situés sur le chemin de pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle), puis les chemins de fer. Cette dernière lui vient des
voyages en train qu’enfant il a effectués dans les années cinquante, pour se rendre en vacances dans le berceau familial. Il
empruntait d’abord la ligne du Bourbonnais (Paris ClermontFerrand) longtemps dédiée à la vapeur, puis la ligne des
Causses qui relie, par le chemin des écoliers, Clermont-Ferrand
à Béziers (dont la fermeture partielle est malheureusement programmée à très brève échéance).
L’auteur nous fait partager dans ce bulletin sa recherche
érudite, minutieuse et approfondie sur les deux grands projets
de construction de voies ferrées qui virent le jour en Polynésie.
Le lecteur va d’abord découvrir le projet avorté d’un train entre
Papeete et Mataiea initié par le mercantile Auguste Goupil, puis
celui qui débouchera sur une réalisation effective dans l’île de
Makatea, et dont on peut voir encore des traces dans l’île aux
phosphates, dont l’exploitation a été brutalement abandonnée
en 1966. On retrouve dans ce texte l’esprit comme l’atmosphère
propre à la vie économique à l’époque coloniale où, déjà, la primauté des intérêts privés dominait sur ceux de la collectivité15.
On mesure les tensions existant entre le gouverneur et les aventuriers et la forte résistance à ce type de projets d’envergure.
Marcel Vigouroux, à travers son texte et les illustrations qu’il a
découvertes et choisies, relate cette passionnante aventure qui
devait être écrite. On sait que le chemin de fer, au cours du
15
Le lecteur découvrira avec intérêt le roman « colonial » d’Henry Daguerches intitulé Le kilomètre 83, datant de 1913, qui relate la construction d’un kilomètre de
voie ferrée en Cochinchine. Ce récit met en lumière la collusion existant entre
l’Administration et les tenants de l’investissement spéculatif, et le peu de cas fait
des travailleurs autochtones, car la construction de ce kilomètre de voie ferrée
sera particulièrement meurtrière.
14
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XIXe et de la première moitié du XXe a été le symbole de la
civilisation du fer et de l’acier qui, en joignant les villes aux
campagnes a vidé ces dernières de leurs habitants et a montré
au monde la puissance de la civilisation industrielle.
Après le regrettable abandon d’un projet de voie ferrée de
type économique, entre Papeete et Mataiea16, la Polynésie ne
connaîtra pas le transport ferroviaire des voyageurs. Quoique…
Le personnel de la compagnie qui se rendait tous les matins sur
les lieux d’extraction du phosphate sur l’île de Makatea, pouvait
bénéficier d’un convoi rudimentaire tracté par un petit locotracteur diesel. Ce petit train fonctionnait encore sur quelques centaines de mètres, en 1978. Marcel Vigouroux nous permet
maintenant, à travers les lignes d’acier de son étude, de nous rendre à Makatea et d’admirer l’antique panache de fumée qui s’est
élevé longtemps au-dessus de la poussière de phosphate extraite
de l’île, grâce au tacot qui la traversait. En attendant que le
récent projet de tramway aérien, récemment présenté à la population polynésienne, voie le jour en zone urbaine de Tahiti…
Daniel Margueron17
16
Outre des trains de mine de type Decauville, la Nouvelle-Calédonie connaîtra
son aventure ferroviaire, avec une ligne reliant Nouméa à Païta (à défaut d’être
construite jusqu’à Bourail) dont les trains ont roulé de 1914 à 1939. Le Decauville
sera utilisé également dans les champs de canne à sucre de Fidji.
17
Membre de l’Association Française des Amis des Chemins de Fer depuis 1963
(AFAC, gare de l’Est, cour souterraine, 75010 Paris). Cette association publie un
bimestriel Chemins de Fer (552 numéros parus à ce jour) et possède deux impressionnants réseaux miniatures (aux formats O et HO), situés sous la dalle de la
salle des départs (www.afac.asso.fr).
15
Makatea 1978 © Daniel Margueron
Introduction
Passionné d’histoire locale et de chemin de fer, j’ai résolu
de consacrer une étude à ce moyen de transport en Polynésie
française, à travers le destin d’un homme Auguste Goupil
(1847-1921), avocat-défenseur, homme politique et homme
d’affaires de Tahiti. Charentais d’origine, installé à Tahiti où il
a épousé une riche héritière anglo-tahitienne, Auguste Goupil
n’a eu de cesse de promouvoir le chemin de fer en Polynésie
française. Cette histoire est assez méconnue du fait de l’échec
de l’implantation de ce moyen de transport à Tahiti, malgré les
efforts déployés par cet homme d’affaires entre 1885 et 1901.
Ce réseau ferré tahitien aurait pourtant permis de développer
l’agriculture et le commerce sur l’île en facilitant les transports
de marchandises et les déplacements des habitants.
La découverte d’un gisement de phosphate tricalcique dans
l’île de Makatea, va enfin permettre à Auguste Goupil de voir
la réalisation de son rêve de modernité, avec l’installation d’un
réseau ferroviaire industriel à voie étroite permettant l’exploitation du minerai.
C’est l’histoire de cette aventure industrielle que je vous
invite à découvrir.
Marcel Vigouroux
Avènement du chemin de fer
En Europe, la révolution industrielle du XIXe siècle voit
l’avènement d’un nouveau moyen de transport, le chemin de fer
à vapeur qui permet de déplacer de lourdes charges, sur de
longues distances, à des vitesses jamais atteintes depuis les
débuts de l’humanité. Dès les années 1850, les locomotives sont
en effet capables d’atteindre une vitesse de 100 km/heure et de
transporter non seulement des marchandises, mais également de
véhiculer des passagers dans des conditions de rapidité et de
confort inconnues jusque là. Née en Angleterre, la voie ferrée
tisse rapidement sa toile à travers toute l’Europe et malgré le
retard subi par la France en raison des conséquences financières
des guerres napoléoniennes, le réseau national compte
17 000 km de voies ferrées en 1870, pour atteindre 26 000 km
en 1882. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le progrès arrive jusqu’à Tahiti devenu membre de la République
française depuis 1880. D’autant que la loi Freycinet du 17 juillet 1879, incite à la création de chemins de fer d’intérêt local
afin de favoriser le développement économique du pays. La loi
du 11 juin 1880 précise les dispositions concernant l’établissement et le financement des chemins de fer d’intérêt local, mais
également des tramways, ces derniers étant établis en totalité ou
en partie sur le sol des routes dépendant du domaine public.
C’est dans ce contexte historique de progrès technique et d’encouragement de ce moyen de transport par l’Etat qu’intervient
le projet d’une voie ferrée à Tahiti.
18
Le chemin de fer à Tahiti
ou le rendez-vous manqué
avec la modernité technique
La première évocation d’un tel projet figure dans le journal
L’Océanie Française. Le 10 juillet 1883, dans un article intitulé
“Les transports à Tahiti”, on peut lire que les difficultés des
transports à l’intérieur de l’île, aggravées par le mauvais état
des routes et des chemins, sont un obstacle au développement
de l’agriculture. “Ces transports se font actuellement par des
charrettes, c’est-à-dire avec des moyens tellement insuffisants
que la plupart des affaires nécessitant un déplacement d’objets
ou de matières lourdes ou encombrantes sont impossibles avec
les districts éloignés et que la plus grande partie de la production agricole dans ces districts pourrit sur place. Pour le coton
et le coprah dont le transport est matériellement praticable, le
prix de ce transport est tel qu’il décourage le producteur”.
L’auteur de l’article précise que la voie de mer n’est pas utilisable à Tahiti car l’île est entourée d’une barrière de récifs qui
interdit l’accès du littoral en de nombreux points. L’entrepreneur de transport doit donc utiliser la route de ceinture pour collecter ces marchandises afin de les mener à Papeete où toute
l’activité commerciale de l’île se trouve concentrée, autour du
port et du marché.
La solution semble donc consister à “établir au plus tôt, une
voie ferrée entre le pied de la montagne de Haapape et Papeari.
Les conséquences évidemment utiles de l’établissement d’un
chemin de fer desservant Arue, Pare, Faaa, Punaauia, Paea,
Papara, Atimaono, Mataiea et Papeari, c’est-à-dire les districts
les plus riches et les plus accessibles de l’île, n’ont pas besoin
d’être exposés plus avant”.
En raison de la topographie montagneuse de l’île rendant difficile la création d’une nouvelle voie de communication, et pour
éviter des dépenses excessives, le projet prévoit d’utiliser la route
de ceinture existante pour l’établissement de la voie ferrée.
“Le chemin de fer aurait une longueur de soixante et un kilomètres d’Arue à Papeari, et ne rencontrerait en son parcours aucun
obstacle de nature à entraver sa marche”. Le projet préconise
donc un chemin de fer léger, de type tramway, à voie étroite de
60 cm d’écartement, dont les locomotives auraient une force de
traction d’une cinquantaine de tonnes. L’auteur de l’article procède à un chiffrage très détaillé des dépenses à engager :
– 61 kilomètres de rails pesant dix kilos au mètre,
avec tous les accessoires, y compris les traverses,
à 6 800 francs ............................................414 800 francs
– 4 locomotives à 15 000 francs ....................60 000 francs
– 4 voitures à 7 500 francs .............................30 000 francs
– 30 wagons à 2 000 francs............................60 000 francs
– Fret d’Europe pour 1 100 tonnes ..............100 000 francs
– Main d’œuvre, travaux d’art et matériaux pour
ces travaux à 10 000 F par kilomètre........610 000 francs
– Appointement des ingénieurs....................100 000 francs
– Dépôts et gares ..........................................200 000 francs
– Soit un total de .......................................1 574 800 francs
Pour appuyer sa démonstration sur la faisabilité du projet,
l’auteur de l’article précise la manière de le financer, en évaluant
le montant de la garantie de l’intérêt des fonds engagés dans
20
N°335- Mai / Août 2015
cette exploitation à 80 000 francs par an. L’article est signé de
deux initiales A.G. que les lecteurs du journal n’ont aucun mal
à identifier comme étant Auguste Goupil, un notable de Tahiti.
Auguste Goupil, promoteur du chemin de fer
en Polynésie française
Auguste Goupil nait le 23 février 1847 à Rochefort sur
Mer, en Charente-Maritime. Il est issu d’une famille modeste
dont le père Jacques Thomas est laboureur, et la mère Angélique Chollet, ménagère, quand il vient au monde au 65 rue du
Faubourg, sur la route menant à La Rochelle. Embarqué dans la
marine, Auguste Goupil fait un séjour à Tahiti en 1867, avant
de revenir pour s’y installer en 1869.
Dans un rapport établi en 1903 par Firmin-André Salles,
Inspecteur des Colonies, on peut lire ce témoignage : “Maître
Goupil raconte lui-même qu’il débarqua à Papeete il y a 36 ans,
pieds nus et avec 2,50 francs dans la poche. Il est aujourd’hui
propriétaire terrien important, avocat-défenseur tout à fait
influent, Consul du Chili, président de la Chambre d’Agriculture, président du Conseil Général, en somme le personnage le
plus en vue de la colonie”. D’autres ajoutent, le plus fortuné de
Tahiti.
Le 2 octobre 1873, Auguste Goupil épouse Sarah Gibson,
âgée de 19 ans, fille d’Andrew Gibson, un riche commerçant de
Papeete originaire de Grande-Bretagne, (décédé en 1869), et de
Vahinerii Moehauti Pupa, native de Mataiea. De leur union,
naissent neuf enfants, quatre garçons (dont trois décédés en bas
âge), et cinq filles, dont Jeanne Vaïte, rendue célèbre par le portrait qu’en fait Paul Gauguin en 1896.
Nommé avocat-défenseur par arrêté du 10 mai 1873, Maître Goupil installe son cabinet rue de Rivoli à Papeete et devient
bientôt le défenseur des maisons de commerce les plus importantes de Tahiti, en particulier, la Société Commerciale d’Océanie, fondée par des commerçants allemands de Hambourg.
21
En 1888, Auguste Goupil est chargé de rédiger le mémoire préludant au divorce du roi Pomare V et de la reine Marau Salmon.
En 1893, Maître Goupil est à Brest pour participer au jugement
des frères Rorique qui lors d’un acte de piraterie dans l’archipel
des Tuamotu, ont assassiné son beau-frère William Gibson,
subrécargue de la goélette “Niuroahiti”, propriété du prince
Hinoï, neveu du roi Pomare V. Enfin en 1889, Maître Goupil
défend la communauté des commerçants chinois de Tahiti que
le gouvernement veut soumettre à une taxe d’immatriculation
supplémentaire en tant qu’étrangers, en vertu d’une mesure
votée par le Conseil général.
Grace au développement de son cabinet d’avocat et à la fortune de son épouse, Auguste Goupil est rapidement devenu un
membre influent de la bourgeoisie locale. Homme d’affaires, il
acquiert en 1873 un domaine de cent hectares situé dans le district de Punaauia. Dans son ouvrage sur Tahiti, Jules Agostini
fait ainsi la description de cette belle propriété : “De la descente
qui part du col d’Atoumoru (Outumaoro), sur la gauche du chemin, un mur en maçonnerie surmonté d’une grille en fer défend
l’accès d’un jardin peuplé de statues et de massifs ombreux,
derrière lesquels s’élèvent des pavillons et une coquette habitation de maître appartenant à un de nos nationaux auquel tout a
souri, que la Fortune a récompensé d’un labeur opiniâtre et honnête. En face du “home”, à droite de la voie publique, des plantations soignées, du bétail en quantité, une usine à râper les
cocos, une écurie admirablement garnie, une remise abritant
victoria, phaéton et autres véhicules, attestent que, sur ce point
de l’île, l’activité a chassé et remplacé l’indolence si funeste à
l’essor de tout progrès”.
Auguste Goupil est un acteur important de la vie économique et politique de l’Océanie française, même s’il est diversement apprécié par ses contemporains. Pour certains, dont Paul
Gauguin, Auguste Goupil est un arriviste, uniquement préoccupé par ses intérêts financiers. C’est ce qui ressort également
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N°335- Mai / Août 2015
du rapport de Firmin-André Salles lorsqu’il écrit : “La carrière
de la politique locale est pour M. Goupil, aussi bien une affaire
d’intérêt qu’une question d’amour propre. Président du Conseil
général, il donne plus de relief à son étude ; il est côté plus haut
par la Caisse Agricole dont il obtient de plus gros prêts ; il a la
chance d’écarter le vote des impôts qui pèseraient sur ses revenus”. Et d’ajouter “Il est intéressé dans certaines affaires dirigées de San Francisco, notamment dans l’Oceanic Steam Ship Co,
à tel point que des adversaires l’ont vivement accusé d’avoir
des tendances américaines. Je ne crois pas qu’il en soit ainsi,
mais il est très particulariste. Le développement du pays le
préoccupe par-dessus tout ; il y voit son avantage personnel
grâce à ses relations avec les financiers des Etats-Unis et il
sacrifierait sans trop de remords, je crois, les finances locales
aux siennes propres”.
Sur le plan politique, Auguste Goupil est un républicain,
anticlérical à l’encontre des catholiques, mais soutenant les intérêts de la mission évangélique et les actions souvent politiques
des pasteurs français comme Charles Vienot. Aux diverses
assemblées, il est le délégué du parti protestant opposé au parti
catholique représenté par François Cardella, le maire de Papeete.
Voilà donc l’homme qui compte promouvoir le chemin de
fer à Tahiti, une petite île dont la population doit être d’environ
8000 personnes à l’époque considérée.
La situation du réseau routier à Tahiti
Pour justifier l’installation d’une voie ferrée à Tahiti,
Auguste Goupil signale à diverses reprises le mauvais état des
routes qui interdit un trafic commercial entre Papeete et les districts à vocation agricole de la cote occidentale de l’île. Pour
aller de Papeete à Taravao dans la presqu’île, où un fort militaire
est établi, il n’existe effectivement qu’une route côtière à peu
près carrossable, mais semée d’ornières et de gués pour franchir
les rivières. Selon Emmanuel Ruault, officier d’Artillerie de
23
Marine en mission à Tahiti en 1879, la route littorale circulaire
de l’île, appelée “la route coloniale”, est due à Emile de la Roncière, Commissaire impérial et gouverneur de Tahiti de 1864
à 1869 : “La Roncière était un homme intelligent. C’est grâce à
lui que l’on doit la route qui fait le tour de l’île. Il réussit à la
faire construire par les indigènes. Pour y arriver, il ne les paya
pas en espèces ; chaque fois qu’on avait fait une certaine longueur de route, il donnait un baril de tafia aux travailleurs”. A
l’époque, les Tahitiens sont en effet assujettis à des corvées
mentionnées lors de l’assemblée législative de mars 1866 où la
suppression de ces travaux publics est envisagée, car ils sont
une entrave au développement du travail agricole dans le pays.
Selon le gouverneur, “le dégoût et l’abandon des cultures
devaient en être la conséquence”.
Plus tard, Jules Agostini, Directeur des Travaux publics à
Tahiti, présente ainsi la situation du réseau routier en 1903 :
“C’est à Taravao que se croisent les deux routes qui de
Papeete vont vers les extrémités de l’île, par la côte orientale et
la côte opposée… Le bourg de Taravao est éloigné du chef-lieu
de 60 ou de 52 kilomètres, selon que l’on prend la direction de
la côte ouest ou celle de l’est.
La route du couchant serait irréprochable si elle était pourvue de passerelles pour permettre de franchir les 140 cours d’eau
qui la traversent. Malheureusement la plupart des ouvrages sont
en bois, provisoires, une douzaine sont encore à construire, et les
passages à gué présentent, pour les véhicules surtout, de
sérieuses difficultés par les jours de pluie. Une excursion par la
côte orientale est souvent impossible. Le chemin mal tracé, mal
indiqué, parfois très étroit, manque entièrement des moyens
nécessaires au passage des nombreuses rivières que l’on rencontre entre Taravao et Papenoo, sur un parcours de 30 kilomètres
environ. Ce n’est qu’à partir de cette localité, pour arriver à
Papeete, sur une distance de 20 kilomètres, que la circulation
devient meilleure, sans être toujours assurée”.
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N°335- Mai / Août 2015
La création d’une voie ferrée de type tramway en accotement de la route de la cote occidentale, semble constituer une
bonne solution technique pour relier Papeete à Mataeia, sur le
chemin de Taravao. Dans le journal L’Océanie Française du
11 décembre 1883, on peut lire une suite au précédent article
d’Auguste Goupil, qui permet d’apprendre que le devis antérieurement présenté émanait en fait des Etablissements Paul
Decauville Ainé, constructeur de matériel ferroviaire à PetitBourg près de Corbeil, dans l’actuel département de l’Essonne.
Dans un courrier adressé au journal, M. l’ingénieur Decauville aîné donne les précisions techniques suivantes : “Les voies
de mon système coûtent un peu plus cher que celles que l’on établit sur place avec des rails seuls. Il y aurait une différence de
2 500 francs par kilomètre, en plus de 415 000 francs prévus au
devis de L’Océanie Française pour la ligne de 61 kilomètres,
mais la main d’œuvre serait tellement simplifiée qu’il en résulterait bien certainement une économie de moitié sur le chiffre de
610 000 francs qui est indiqué. Il y aurait lieu de diminuer également la moitié des dépenses d’appointements d’ingénieurs car
l’installation serait faite en beaucoup moins de temps et n’aurait
plus besoin ensuite que d’un personnel de 3 ou 4 cantonniers”.
Sur le plan technique, la voie Decauville est constituée de
“rails rivetés sur des traverses métalliques débordantes, fermées
au marteau pilon”. Le coupon de voie mesure cinq mètres et
repose sur huit traverses. La pose de ce type de voie est donc
facile et rapide.
Toujours selon les Etablissements Decauville, “ce matériel
permettrait de former quatre trains qui assureraient le service
dans les deux sens. L’exploitation serait faite par le “staf system”, ou pilotage au moyen d’un bâton ; chaque section entre
deux stations aurait un bâton d’une couleur spéciale et la locomotive possédant le bâton de cette section pourrait seule s’y
aventurer, ce qui éviterait tout danger de rencontre de trains”,
s’agissant d’une voie unique.
25
Ce projet de chemin de fer à vapeur présenté dans les
colonnes du journal, suscite bientôt quelques réactions. Dans
l’édition du 24 juillet 1883 du journal de L’Océanie Française,
un lecteur désirant conserver l’anonymat, semble favorable à la
construction d’une voie ferrée, “pour établir des services accélérés, plus rapides et plus économiques que les routes ellesmêmes”, mais trouve le projet de traction à vapeur bien trop
onéreux et signale que “dans l’état actuel de la colonie, nulle
compagnie ne s’engagerait dans une entreprise aussi aventureuse” ! Pour ce lecteur : “Toute l’idée financière des voies ferrées économiques, consiste dans le bon marché relatif des
travaux à exécuter et dans le faible revenu nécessaire par kilomètre, pour que le capital engagé soit placé à un intérêt très
élevé, soit à 10 ou à 15 pour cent”.
“Dans le cas où la voie ferrée serait établie sur une partie
de la route dont elle utiliserait les terrassements, on ne pourrait
y admettre de locomotives, sans créer un danger constant, ou
pour le moins, on ne pourra admettre qu’une vitesse ne dépassant pas 15 kilomètres à l’heure. Dans ce dernier cas même, il
sera nécessaire d’établir un service de signaux sur la voie. Pour
des vitesses plus grandes il faudrait se conformer aux prescriptions des règlements ordinaires. Il faudrait nécessairement un
télégraphe électrique, des gardiens pour les passages à niveau,
etc. Il est évident que notre route de ceinture qui ne présente
que de rares alignements droits et beaucoup de courbes à faible
rayon, est dans des conditions des plus défavorables pour l’établissement d’une voie ferrée à traction de locomotives. Ces préliminaires nous conduisent à penser que l’établissement d’une
voie ferrée à traction de locomotives, ne serait pas pratique
actuellement, et que les idées doivent se porter sur un système
de tramways à traction de chevaux”. Le lecteur préconise l’établissement d’une voie ferrée longue de 13 kilomètres entre
Papeete et la vallée de la Punaruu, pour effectuer un service de
tramway à traction hippomobile, dont la vitesse serait de
26
15 km/heure environ, avec des voitures pouvant recevoir de 70
à 80 passagers, pour un coût total de construction d’environ
300 000 francs, matériel compris. “Ces voies ferrées ne coûteraient à Tahiti que 20 000 à 25 000 francs par kilomètre et n’auraient besoin que d’une recette kilométrique de 5000 à
6 000 francs par an, pour rapporter un intérêt net de 10 à 15%
(déduction faite des 40% de frais de roulement et d’amortissement du capital) tandis qu’un chemin de fer à grande vitesse
coûterait de 150 000 à 200 000 francs par kilomètre. Les points
d’arrêt sur les voies à traction de chevaux peuvent être très rapprochés sans nuire à l’économie, chaque exploitation de
quelque importance pourra avoir sa gare particulière.
Enfin, au point de vue agricole, elles stimuleront l’élevage de
chevaux vigoureux appropriés au service de vitesse accélérée”.
En définitive, ce lecteur serait assez favorable à l’établissement d’une voie ferrée, “dont l’entretien serait moindre que
l’entretien d’une route ordinaire”, mais pour un projet plus réaliste et plus modeste que celui présenté par Auguste Goupil,
jugé trop onéreux pour les finances locales.
Les transports terrestres à Tahiti
Il faut préciser qu’à l’époque considérée, tous les transports
terrestres s’effectuent dans l’île sur des routes et des chemins
chaotiques et mal entretenus, à l’aide de charrettes ou de chariots
tirés par des chevaux. Mais seuls les habitants les plus aisés peuvent avoir leurs propres attelages. Pour les autres, c’est-à-dire la
majorité des insulaires, il existe des transports en commun, en
particulier un service régulier de véhicules publics entre Papeete
et Taravao, inauguré le 1er mars 1887 par l’entreprise AdolpheMoroua Poroi et Cie. Ce service effectué par des voitures tirées
par des chevaux fonctionne tous les jours de la semaine par la
route de l’ouest et par la route de l’est jusqu’à la Papenoo, avec
un terminus à Taravao trois jours par semaine. A Papeete, le
départ de la voiture se fait à 6 heures du matin, devant le magasin
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N°335- Mai / Août 2015
Poroi, quai de l’Uranie. Par la route de l’ouest, le prix des places
est de 2,50 francs pour Punaauia, 4 francs pour Paea, 6 francs
pour Papara, 9 francs pour Mataiea et enfin 16 francs pour Taravao, terminus de la ligne. Par la route orientale, le prix du parcours est un peu plus élevé, fixé à 20 francs pour Taravao, sans
doute en raison du mauvais état de la chaussée, bien que la distance soit plus courte ! Il est accordé 5 kg de bagages par voyageur. Une publicité précise : “Des voitures particulières sont à la
disposition des touristes au prix de 25 francs par jour. La nourriture du conducteur est à la charge du voyageur”.
Mais il existe une concurrence militaire, puisque pour le
transport à la demande de marchandises, voire de personnel, le
régiment d’Artillerie de Papeete peut mettre à la disposition des
requérants des animaux de trait et du personnel pour effectuer
les charrois.
Chaque année, le gouverneur de Tahiti prend un arrêté
fixant “le prix des cessions à effectuer par le service des transports”, conformément à un règlement de 1877 sur les directions
d’artillerie aux colonies. L’administration civile locale, de
même que les entrepreneurs privés ou les particuliers, peuvent
recourir ponctuellement à l’armée pour effectuer des missions
de transport de marchandises. Le Service des Transports de
l’Artillerie peut fournir indifféremment une voiture, un conducteur, un cheval de selle ou de trait, ainsi que des voitures de un
à quatre colliers, avec conducteur. A titre d’exemple, en 1883,
la cession d’un conducteur et d’un cheval de trait est facturée
3,15 francs par demi-journée (moins de 4 heures) ou 6,25 francs
pour la journée (plus de quatre heures). Le travail effectué audelà de 8 heures dans les 24 heures est considéré comme cession de nuit, dont le tarif est majoré de 50%. Les prix des
cessions de jour comme de nuit faites à des particuliers sont en
outre augmentés de 25%... Si le conducteur doit prendre un
repas en route, il a droit en plus de sa solde, à une prime de
1 franc par jour, et de 2 francs pour deux repas.
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Au fil du temps, les conditions d’emploi de ces transports
militaires vont évoluer sans doute pour remédier à des litiges
survenus précédemment. Ainsi en 1896, en reprenant l’exemple
précédent, le tarif des prix de cessions de transports par terre
effectués par le service de l’Artillerie, s’établit à 2,26 francs par
demi journée, pour un cheval de trait (ou un mulet) avec un
conducteur. Cette fois, la somme se répartit à raison de
1,33 francs pour le Trésor et 0,93 francs pour la Direction de
l’Artillerie. Quand les attelages sont dans l’obligation de s’absenter hors de Papeete, le concessionnaire supporte s’il y a lieu,
les frais de logement. Il est précisé par ailleurs que le chargement et le déchargement des objets transportés doivent être opérés par les soins des cessionnaires. Enfin, contrairement à ce qui
se passait auparavant, il n’est pas donné de cheval sans conducteur, ni de voitures sans animaux.
Le projet de chemin de fer à Tahiti soumis
au Gouverneur
Le 16 décembre 1884, dans le journal de L’Océanie Française parait un article signé d’Auguste Goupil, intitulé “Une
voie ferrée à Tahiti”, informant que l’intéressé vient d’adresser
une lettre à M. le Gouverneur, relative à la concession d’une
voie ferrée entre Papeete et Papeuriri (District de Mataiea). A
cette lettre sont joints, un projet de convention, un cahier des
charges, un devis estimatif s’élevant à 900 000 francs et des
plans du tracé.
Le courrier dont le contenu est reproduit dans l’article du
journal, insiste sur les motifs ayant conduits Auguste Goupil à
proposer l’établissement d’une voie ferrée à Tahiti.
“Depuis longtemps déjà, Monsieur le Gouverneur, le trafic
qui se fait par voitures sur la côte Ouest de Tahiti avait attiré
mon attention. Je m’étais demandé si, en l’état de ce mouvement de voyageurs, marchandises et produits de toute nature, le
moyen de communication plus rapide, plus commode, plus sûr,
30
Attelages et routes à Tahiti
Tahiti, pont de Tipaerui
plus économique, mieux approprié aux besoins de la colonisation, d’un chemin de fer, ne pourrait pas trouver place avec
chances de vivre, et si même l’emploi de ce mode de communication substitué au système trop lent, trop dispendieux et trop
aléatoire des transports par voitures ordinaires, n’aurait pas une
influence immédiate sur le mouvement lui-même dans le sens
d’un accroissement rapide et peut-être considérable. Les
réflexions et les recherches que j’ai faites sur cette question
d’un intérêt facile à saisir pour le développement de notre colonie, m’ont conduit à cette conclusion que le moment est venu
où les moyens primitifs et insuffisants de transport actuellement
en usage doivent faire place au système de locomotion moderne
qui répond mieux à tous les besoins”.
Après avoir évoqué les difficultés réelles rencontrées par
les transports terrestres à Tahiti, Auguste Goupil aborde le problème du financement de son projet. “Ce n’est pas, Monsieur le
Gouverneur, que je n’aie une foi très grande dans le succès à
courte échéance de l’entreprise dont je viens solliciter la
concession, cependant, en vue des difficultés qu’elle pourra rencontrer dans ses débuts, plus encore dans le but d’appeler la
confiance sur l’opération, je suis forcé de demander au gouvernement local une garantie d’intérêts du capital qui sera engagé
dans la construction et l’exploitation du réseau concédé. J’ai la
conviction profonde que cette garantie, justifiée d’ailleurs par
le caractère d’intérêt général de l’entreprise, sera très légère
pour les finances locales si dans un très court laps de temps elle
ne devient purement morale”. Pourtant, c’est bien sur cette
question de garantie financière que le projet va échouer…
Et de poursuivre : “La question de l’utilité et de l’intérêt
public de la création d’une voie ferrée dans la partie indiquée
du périmètre de Tahiti, me semble hors de toute discussion. En
l’état présent des moyens de communication, le transport des
voyageurs de Papeete et vice versa ne prend pas moins de quatre heures dans les meilleures conditions. Pour peu que les
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N°335- Mai / Août 2015
voitures soient chargées ou la route mauvaise, il faut deux
heures de plus. Et ce résultat ne peut s’obtenir encore qu’avec
des voitures très incommodes et à un prix assez élevé. Pour les
transports de marchandises ou de fret encombrant, il n’y faut
pas sérieusement songer à la distance de plus de quinze à vingt
kilomètres. La conséquence de cet état de choses quant aux
voyageurs, ne peut être qu’une réduction importante dans le
mouvement. On comprend facilement que celui qui ne dispose
pas de moyens de locomotion personnels, ne s’exposera pas
volontiers et sans besoin pressant à un trajet de six heures sous
le soleil ou la pluie dans une voilure où le confortable fait absolument défaut. Quant aux marchandises ou produits, ainsi que
je l’ai déjà fait remarquer, on peut dire que tout, ou à peu près
tout ce qui nécessite un parcours de plus de vingt kilomètres
pour arriver sur le marché de Papeete est perdu pour lui”.
Pour Maître Goupil, le seul remède réside dans la
construction rapide d’un chemin de fer économique de type
tramway dont il demande la concession. “L’établissement
d’une voie ferrée fera nécessairement disparaître tous ces
inconvénients. Le transport des produits et du fret encombrant
devenant facile, rapide et relativement peu coûteux, toute la
partie de l’île traversée par le réseau se trouvera immédiatement appelée à participer tant il l’alimentation publique qu’au
mouvement commercial et il n’est pas douteux que, dans un
temps restreint, le nouveau mode de communication n’ait un
effet considérable sur la production et par voie de conséquence
sur le commerce, comme il en aura un immédiat sur le mouvement des voyageurs”.
Pour motiver le choix du chemin de fer au détriment de la
route, M. Goupil chiffre à 50 000 francs par an le coût d’entretien de cette dernière “car la plus grande partie de la route de
ceinture n’étant pas ferrée, se dégrade promptement sous les
moindres charges au point de rendre parfois les communications très difficiles, voire impossibles”.
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Précision intéressante, en deuxième page de cette même
édition du journal figure une étude technique sur les chemins de
fer à voie étroite de l’Angleterre, dont le premier chapitre
consacré au célèbre Ffestiniog Railway du Pays de Galles, traite
de l’acte d’incorporation de 1832, du capital de la compagnie
et des dépenses d’établissement. Cet article montre que M.
Goupil s’est sérieusement documenté avant de proposer son
projet de chemin de fer au Gouverneur de Tahiti.
Le projet de chemin de fer soumis par le Gouverneur
au Conseil d’administration de la Colonie
Le 2 mars 1885, “Vu la demande adressée à l’Administration et tendant à la concession de l’établissement ainsi que de
l’exploitation d’une voie ferrée à traction de chevaux ou de
moteur mécanique entre Papeete et Papeuriri ; considérant qu’il
n’existe aucune règle dans la Colonie pour l’instruction des
demandes de l’espèce”, le Gouverneur Moreau prend un arrêté
établissant une commission technique d’enquête pour examiner
le projet présenté par Auguste Goupil, et lui donne un délai d’un
mois pour se prononcer sur l’opportunité et sur l’utilité de l’entreprise. “Cette enquête doit servir pour déclarer l’utilité
publique de l’entreprise et en autoriser l’exécution, tant sur le
sol des route et chemins, qu’en dehors des voies publiques”,
conformément aux dispositions de la loi du 11 juin 1880 régissant les chemins de fer d’intérêt local.
Le 2 mars, la commission technique se réunit pour examiner
le projet présenté par M. Goupil, propriétaire à Punaauia. Cette
commission est composée de Mr Bonet, Président, M. Lagarde
chef du bureau des finances et approvisionnements, M. Robert,
chef du service des Ponts et Chaussées, M. Mallié capitaine d’artillerie faisant fonction de directeur et M. Frogier, conducteur
des Ponts et Chaussées. Le président soumet aux membres de la
commission les plans, devis, cahier des charges et rapports déposés au dossier qui se compose des documents suivants :
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1° La carte du littoral entre Papeete et Mataiea à l’échelle
de 1/25000ème avec indication de la route de ceinture et
des villages traversés ;
2° Le plan d’une partie de la ville de Papeete au 1/2000ème
avec indication du tracé de la voie projetée, profils,
types, etc.
3° Quarante-cinq feuilles de dessin, chaque feuille se rapportant au lever de 1 kilomètre de la route actuelle, à
l’échelle de 1/2000ème avec profils eu long et profils en
travers ;
4° Un plan-type pour la construction d’un pont sur la
rivière Taharuu ;
5° Un devis descriptif et un état estimatif de dépenses à
faire ;
6° Un projet de cahier des charges, avec lettre et projet de
convention à l’appui ;
7° Un rapport du chef du service des Ponts et chaussées à
Monsieur le Directeur de l’Intérieur.
Le président, après avoir pris connaissance des pièces
décrites ci-dessus, invite les membres de la Commission qui ne
seraient pas au courant du projet présenté par M. Goupil de
vouloir bien en prendre connaissance, et ajourne la continuation
des travaux de la commission au 14 mars courant. M. Frogier,
avant que la séance soit levée, prie M. le président de vouloir
bien annexer au dossier quelques notes complémentaires se rattachant au rapport de M. le Chef du Service des ponts et chaussées, ainsi que quelques autres documents écrits, et notamment
un devis préparé par M. Decauville pour la fourniture du matériel nécessaire à la construction de 61 kilomètres de voie ferrée.
Le 14 mars, à 8 heures du matin, la Commission est réunie
à nouveau dans le bureau du directeur d’artillerie. M. Mallié
expose qu’après vérification des plans annexés au dossier, il
résulte qu’aux abords du Punaruu, le profil en long indique des
35
rampes allant jusqu’à 27 millimètres par mètre, et que d’après
les calculs auxquels il s’est livré, il résulte que les locomotives
prévues au devis remorquant un poids brut de 9 à 10 tonnes, ne
pourraient franchir d’aussi fortes rampes ; que, par conséquent,
il conviendrait de réduire les déclivités dans certaines proportions, ou d’augmenter la force de la locomotive.
Ce sujet engage une discussion ayant pour but de fixer la
composition des trains, puis la Commission s’ajourne au lendemain 15 mars. Mais plusieurs membres n’ayant pu assister à
cette réunion pour cause de maladie, les travaux n’ont pu être
repris à nouveau que le 6 mai suivant.
Au début de la séance, M. Eugène Frogier, qui a été chargé
d’établir les plans et devis de l’avant-projet, reconnaît qu’en
effet le train tel qu’il avait été composé à la séance précédente,
ne pourrait être remorqué sur une rampe de 27 millimètres,
mais il prie la commission de vouloir bien constater qu’il est dit
à l’avant-projet, que les rampes seront toutes ramenées à un
maximum de 20 millimètres par mètre, et que, par conséquent,
c’est par omission qu’une rampe avoisinant le pont du Punaruu,
supérieure à ce maximum de déclivité, n’a pas été rectifiée sur
la feuille de dessin. Il précise que les dépenses nécessaires à
cette rectification sont prévues au détail estimatif de la borne
n°14 à la borne n°15, et qu’il n’y a pas lieu de faire entrer dans
les calculs des déclivités supérieures à 2%. Il fait remarquer, en
outre, que le tender du prospectus Decauville pesant 2 100 kg
pour recevoir un chargement de 2 150 kg en eau et combustible,
serait au moins inutile, puisque, malgré cet excès de poids, il ne
pourrait franchir tout le trajet sans renouveler son approvisionnement d’eau. En effet, l’eau portée dans les soutes de la locomotive, plus celle portée par le tender, ne peut alimenter la
machine que pour un parcours de 10 + 32 kilomètres. La ligne
ayant 45 kilomètres de développement, on voit que, nécessairement, il faudra faire de l’eau en route. La moitié du trajet étant
de 22 kilomètres 1/2, il n’est pas nécessaire de charger le tender
36
Projet du tramway Decauville à Tahiti
Carte de Tahiti – Projet de voie ferrée de 1885
pour plus de 30 kilomètres, moins 10 kilomètres, pendant le
parcours desquels l’alimentation sera assurée par l’approvisionnement en eau que la machine peut recevoir dans ses soutes.
Donc, le tender n’étant chargé que pour 20 kilomètres au lieu
de 32, il pourra être plus petit et peser moins.
Le chargement du tender devra par conséquent, être de
1 400 kg au lieu de 2150 kg.
Les membres de la Commission ayant admis ces explications, M. le président, faisant remarquer que la commission ne
doit s’occuper que des détails techniques du projet, propose
d’arrêter le programme des questions à traiter comme il suit :
1° question. — Le chemin de fer dans son tracé, tel qu’il
est présenté, avec des pentes de 8% (sic), peut-il être
exécuté ?
2° question. — Quelle est la charge que l’on pourra pratiquement remorquer avec des locomotives de 4 tonnes ?
3° question. — Dans l’hypothèse de la négative de la première question, quelle est la réduction des pentes jugée
indispensable ?
4° question. — Avec cette réduction, quelle sera la charge
maximum qui pourra être remorquée ?
5° question. — Quel doit être le coût de l’exécution ?
6° question. — Déterminer le mode d’exploitation, et dire
à quel chiffre la commission estime les frais annuels
d’exploitation.
A la première question posée, la Commission répond affirmativement à l’unanimité.
A la deuxième question, la Commission reconnaît qu’étant
donné un maximum de déclivité de 2% et une machine de 4
tonnes à vide, le poids brut remorqué à une vitesse de 10 kilomètres à l’heure sur ces rampes, et de 20 kilomètres en
moyenne, sera de 9 tonnes. D’où il résulte qu’un convoi pourra
être composé comme il suit :
38
N°335- Mai / Août 2015
- Un tender .............................................................2 000 kg
- Son chargement en eau et combustible ...............1 400 kg
- Un fourgon mixte pouvant contenir 6 voyageurs
et 2 tonnes de marchandises................................1 200 kg
- Une voiture à voyageurs......................................1 200 kg
- 18 voyageurs à 73 kg ...........................................1 350 kg
- Bagages et messageries .......................................1 850 kg
Soit un total de 9 tonnes.
Le minimum des trains aller et retour ne pouvant être inférieur à deux, il résulte que composés comme ci-dessus, ils assureront le transport de 36 voyageurs par jour (aller et retour), et
de 4 tonnes de marchandises. Le même convoi affecté spécialement au transport des voyageurs pourrait en recevoir de 24 à
28 par voyage.
Ce résultat semble suffisant à la majorité de la Commission, pour assurer le service des voyageurs et des marchandises,
étant admis que les transports des produits agricoles pourront
être assurés en dehors des trains réguliers dont il vient d’être
parlé. La minorité de la Commission pense, au contraire, que le
convoi ci-dessus ne répondrait pas suffisamment aux besoins
qu’on doit prévoir pour l’avenir, tant sous le rapport du poids
remorqué, que sous celui de la composition utile du train.
Répondant aux troisième et quatrième questions, elle est d’avis
de ramener les pentes à un maximum de 15 millimètres par
mètre, ou d’employer des locomotives de 5 tonnes à vide : dans
l’une on l’autre de ces deux hypothèses, le poids brut remorqué
serait de 12 tonnes.
Le convoi serait alors composé comme suit :
- Un tender...............................................................2 150 kg
- Son chargement, eau et combustible....................2 000 kg
- 2 voitures mixtes à 12 places................................2 400 kg
- 1 voiture à marchandises......................................1 100 kg
- 24 voyageurs.........................................................1 100 kg
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- Bagages.....................................................................720 kg
- Marchandises.........................................................1 830 kg
Soit un total de 12 tonnes.
Passant ensuite à la troisième question (Coût de l’exécution).
Les membres de la Commission, après examen des devis,
adoptent à l’unanimité les chiffres prévus au détail estimatif
pour l’achat du matériel fixe.
Le fret est porté de 60 francs à 70 francs par tonne, mais en
incluant alors les frais d’assurances, de statistiques, etc. ce qui
produit une augmentation de 12 000 francs.
En second lieu, la Commission est d’avis que pour le pont
de Tipaerui, il serait nécessaire, eu égard au mouvement de la
circulation, d’établir un pont spécial pour le chemin de fer à
côté du pont actuel, tout en utilisant une des armatures de ce
dernier, de sorte que la dépense nécessitée par cette nouvelle
construction ne serait que d’environ 7 000 francs.
La majorité de la Commission estime que pour l’amélioration et la construction des travaux d’art, les prévisions doivent
être augmentées de 20 000 francs en raison de l’importance
apportée au projet par le fait de l’adoption de locomotives de 4
tonnes à 20 000 francs.
Pour le pont du Taharuu, M. Robert pense qu’il y aurait lieu
de porter sa largeur à 5 mètres au lieu de 4 mètres, comme il est
prévu à l’avant-projet. La majorité de la Commission estime qu’eu
égard au mouvement de la localité, cet élargissement est inutile.
M. Mallié fait toutefois observer qu’il est indispensable qu’il y ait
de chaque côté du pont un alignement droit de 500 mètres au
moins : la majorité de la Commission se rallie à cette opinion.
Le Président fait observer que l’élargissement demandé
serait plus dangereux qu’utile ; les voitures n’ayant que la place
strictement nécessaire pour laisser passer les trains, il est de
beaucoup préférable que l’on sache que le pont n’est pas accessible aux voitures pendant le passage des trains.
40
N°335- Mai / Août 2015
Avertis par la cloche, elles auront tout le temps nécessaire pour se garer. Ou bien il faudrait donner au pont une beaucoup plus grande largeur, et le mouvement de la localité ne le
comporte pas. M. Robert maintient son observation au sujet de
la faible largeur de 4 mètres ; il ajoute : “une voiture engagée
maladroitement au passage d’un train sur ce pont de 72 mètres
de long, n’aurait pas l’espace suffisant pour se garer, tandis
qu’avec 5 mètres, elle pourra à la rigueur ne pas être heurtée par
le train ; il propose en outre un garage (un refuge) au milieu”.
En ce qui concerne les travaux de terrassements pour la rectification des pentes et l’élargissement de la voie dans les passages rétrécis, la Commission, après examen des profils et la
vérification des calculs, porte les mouvements de terre à 2 300
mètres cubes, au prix de 2 francs par mètre cube, ce qui donne
46 030 francs, soit une augmentation de 1 253 francs sur les
dépenses au devis.
En dernier lieu, la Commission estime qu’en raison des
soins qu’il convient d’apporter à la construction d’une voie destinée à des transports de voyageurs au moyen de moteurs mécaniques, il convient de porter les dépenses pour l’établissement
de la forme et la pose de la voie à 4 francs en moyenne par
mètre. Le chiffre porté à l’avant-projet n’est que de 2,90 francs
par mètre courant pour ce même travail, la traction ayant été
supposée effectuée par des chevaux ou par des locomotives d’un
poids moindre que celles adoptées en dernier lieu par la Commission ; d’où une augmentation de dépense de 53 000 francs.
Au matériel roulant prévu au devis, la Commission propose
d’ajouter :
- 2 grues roulantes..............................................6 000 francs
- 6 balances bascules..........................................6 000 francs
- Le matériel de traction consistera en 4 locomotives de 4
tonnes à vide avec leurs accessoires, et “particulièrement
munies de cloches et de chasse-bêtes” ........75 000 francs
41
- Les constructions de 6 hangars-stations, avec une chambre pouvant servir de logement ou d’abri pour les cantonniers ou autres, 6 000 à 2 000 francs..............12 000 francs
- Trois remises pour le matériel, aux stations de Papeete,
Paea, Mataiea, 3 000 à 4 000 francs.............12 000 francs
- Acquisition de terrain pour les stations, etc..6 000 francs.
- Installation de cinq prises d’eau pour l’alimentation des
machines, 5 000 à 2 000 francs....................10 000 francs
“Bien que la Commission pense avoir largement tenu
compte de toutes les dépenses, elle estime qu’eu égard aux
conditions spéciales du pays, il y a lieu d’allouer des frais imprévus, dont elle estime le chiffre maximum à 36 118,24 francs
pour faire une somme ronde.
Et arrête le total général des dépenses à un million soixante
mille francs, (au lieu des 900 000 francs du budget initial).
La Commission est d’avis que la ligne ne devrait pas s’arrêter vis-à-vis la chefferie de Mataiea, mais plutôt à l’endroit où
se trouve la bifurcation de l’ancienne route avec la nouvelle.
Dans le projet actuel, la partie la plus habitée et la plus productive du district de Mataiea ne sera pas directement desservie par
le chemin de fer.
Passant ensuite à l’examen des dépenses annuelles d’exploitation, la Commission, après discussion, les arrête comme il suit :
- Un directeur .................................................12 000 francs
- Un caissier comptable....................................6 000 francs
- Cinq cantonniers à 3 000 francs l’un...........15 000 francs
- Deux mécaniciens à 6 000 francs l’un.........12 000 francs
- Deux aides-mécaniciens à 3 660 francs l’un..7 200 francs
- Deux facteurs à 1 500 francs..........................3 000 francs
- Deux gardiens de gare, l’un à Papeuriri, l’autre à Paea,
à 600 francs l’un.............................................1 200 francs
- Acquisition et main d’œuvre accessoire pour l’entretien
de la voie ........................................................5 000 francs
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N°335- Mai / Août 2015
- Usure du matériel fixe ...................................6 000 francs
- Entretien et usure du matériel roulant ...........6 000 francs
- Combustible, graisse, etc. ...............................6 000 francs
Soit un total de ...............................................78 900 francs
Soit soixante-dix-huit mille francs en chiffres ronds.
Les frais d’exploitation ont été calculés pour un service
minimal. Mais, sans faire de service de nuit, on pourra répondre
à un trafic relativement sérieux, et pouvant atteindre, par jour,
un chiffre de 40 voyageurs transportés aller et retour, et 15
tonnes de marchandises, ou 70 voyageurs aller et retour. Il n’y
aurait d’augmentation de dépenses que pour le combustible.
Sans s’arrêter davantage sur la question financière, la Commission constate que l’intérêt du capital engagé serait aux taux
de 7%.....................................................................74 200 francs
Les frais d’exploitation étant de.....................79 000 francs
Soit un total de dépenses annuelles de.........153 200 francs
Le trafic pour couvrir ces dépenses devrait être, en faisant
deux trains par jour (aller et retour), de 9 voyageurs par train et
1 tonne 1/2 de marchandises en moyenne”.
Les recherches entreprises aux Archives territoriales n’ont
pas permis de retrouver les documents annexes présentés au
conseil d’administration de la Colonie, à savoir les divers plans
dressés par M. Eugène Frogier, les devis de l’établissement
Decauville, le rapport de l’administration des Ponts et chaussées. Par chance, le journal L’Océanie Française des
années 1884 et 1885 publie dans ses colonnes, le cahier des
charges présenté par Maître Goupil. C’est un document très
complet et précis qui constitue un témoignage précieux sur les
conditions d’établissement et d’exploitation d’un chemin de fer
économique dans les colonies. Rien n’a été oublié, ni les
aspects techniques, ni les aspects financiers et légaux d’une telle
entreprise. Du fait de sa valeur historique, il convient de citer
ce document in extenso, d’autant que le tracé de la voie ferrée
43
est assez précisément indiqué et permet de le visualiser sur le
terrain. Ce projet était vraiment ambitieux au regard de sa
modernité et du développement économique escompté.
Cahier des charges du tramway projeté
entre Papeete et Papeuriri
TITRE I
Tracé et construction.
• Art. 1er
Objet de la concession. Le tramway objet du présent cahier
des charges est destiné au transport des voyageurs et des marchandises de Papeete à Papeuriri. Le réseau pourra toutefois
être prolongé par le concessionnaire et étendu à d’autres localités du périmètre de l’île Tahiti (presqu’île comprise), d’accord
avec l’administration locale et sur les mêmes bases qui seront
ci-après déterminées.
La traction aura lieu par chevaux et par locomotives à
vapeur.
Toutefois et à toute époque de la concession, l’administration pourra exiger que la traction mécanique soit remplacée en
tout ou en partie par une traction au moyen de chevaux, si elle
juge que le premier mode de locomotion n’assure pas convenablement la sécurité et la régularité du service ou qu’il présente
des inconvénients graves pour le public.
Ce changement ne pourra être requis que par le Conseil
général, sur enquête et le concessionnaire entendu.
• Art. 2
Tracé de la voie.
Le réseau empruntera la route de ceinture sur la totalité de
son parcours. Il pourra toutefois s’en écarter soit pour adoucissement des pentes, soit pour augmentation nécessaire du rayon
des courbes. Dans ce cas, l’Administration, le concessionnaire
entendu dans ses explications, fera prononcer l’expropriation
44
N°335- Mai / Août 2015
pour cause d’utilité publique des terrains reconnus nécessaires
pour l’établissement de la voie dans des conditions normales de
viabilité et les mettra à la disposition du concessionnaire.
La ligne partira à Papeete des derniers wharfs de Fare-Ute,
prolongera les quais sur toute la longueur de la ville jusqu’à la
rue Wallis par laquelle elle rejoindra la rue de l’Ouest pour sortir de la ville par le pont dit de l’Uranie. Les terrains nécessaires
aux stations et gares seront mis gratuitement par l’Administration, à la disposition du concessionnaire qui en aura la jouissance exclusive pendant toute la durée de la concession. Ces
terrains devront mesurer une superficie minimum de 10 ares par
chaque station ou gare, et se trouver dans le voisinage immédiat
de la voie ferrée et autant que possible du coté de la route
qu’elle occupera.
Dans les districts où il existe ou dans lesquels viendraient
à être établis des quais ou des wharfs, l’Administration devra
au concessionnaire un passage sur ces quais et la jouissance
d’une parcelle de terrain pour l’érection dans leur voisinage
d’une gare de dépôt ou station.
Le point extrême de la ligne du côté de Papeuriri sera provisoirement situé devant la chefferie de ce district, le réseau ne
devant présentement embrasser qu’un parcours de 44 605,60
mètres, ainsi qu’il appert du tracé d’ensemble joint au présent
cahier des charges.
• Art. 3
Délais d’exécution.
Les travaux devront être commencés dans le délai de 18
mois de la date de la concession. Ils seront poursuivis et terminés de façon que la section de Papeete à Paea soit livrée à l’exploitation un an après l’expiration de ce premier délai, la section
de Paea à Papara, deux ans, et la section de Papara à Papeuriri,
trois ans, toujours à compter de l’expiration du délai ci-dessus
accordé pour le commencement des travaux. Ces délais sont des
maxima.
45
• Art. 4
Largeur de la voie.
Gabarit du matériel roulant. La largeur de la voie entre les
bords intérieurs des rails sera de soixante centimètres.
Le réseau sera fait en rails d’acier doubles ou rails de tramways noyés et en rails simples de 9,500 kg au mètre courant,
pouvant donner passage à des locomotives de cinq à six tonneaux.
La largeur des locomotives et du matériel roulant ne devra
pas excéder un mètre cinquante centimètres de chaque côté de
l’axe de la voie.
• Art. 5
Alignements et courbes, pentes et rampes.
Les alignements seront raccordés entre eux par des courbes
dont le rayon ne pourra être inférieur à vingt mètres. Le maximum des déclivités est fixé à six pour cent.
• Art. 6
Etablissement de la voie.
La voie sera établie à rails de tramways noyés dans toute la
partie de la ville comprise entre Fare-Ute et la rue Bougainville.
Il en sera de même sur les ponts et ponceaux traversés par le
réseau. Dans toutes ces parties, la voie sera posée au niveau du
sol, sans saillie ni dépression et suivant le profil normal de la
voie publique, sans aucune altération de ce profil.
Les rails y seront compris dans un empierrement de quinze
à vingt centimètres d’épaisseur qui régnera dans l’entre rails et
à trente centimètres au moins de chaque côté. A partir de la rue
Bougainville et sur tout son parcours, à l’exception des ponts
on ponceaux, la voie sera construite en saillie dans la forme
ordinaire et avec l’empierrement nécessaire entre rails.
La voie, dans tout son parcours sur la voie publique en
occupera un même côté, le reste demeurant ouvert à la circulation des voitures ordinaires et des piétons et sans qu’il puisse
être établi sans autorisation spéciale de l’Administration aucune
46
N°335- Mai / Août 2015
barrière ou clôture quelconque entre la voie ferrée et la route.
L’espace laissé libre à la circulation entre la voie ferrée et l’arête
opposée de la route ne devra jamais être inférieur à quatre
mètres.
• Art. 7
Traversée des villages.
Dans le cas où les centres de population situés sur le parcours du réseau ferré viendraient à prendre une extension qui
rendit l’existence de la voie en saillie nuisible ou dangereuse à
la circulation, il sera loisible à l’Administration, moyennant
juste et préalable indemnité de requérir le remplacement de la
voie en saillie par une voie à rails noyés dans les localités
qu’elle désignera.
• Art. 8
Exécution des travaux.
Le déchet provenant de la démolition et du rétablissement
de la voie publique pour la pose du réseau ferré sera couvert par
des matériaux neufs de même nature et qualité que ceux
employés pour la construction de cette voie.
Les fers, bois et autres éléments constitutifs du réseau ferré
devront être de bonne qualité et en tout propres à leur destination. La voie ferrée devra être solidement établie.
• Art. 9
Gares et stations.
Les voitures pourront s’arrêter en pleine voie pour prendre
et déposer les voyageurs sur tous les points du parcours. A cet
effet les trains devront être munis d’un frein.
Il pourra être établi à l’intérieur de la ville de Papeete autant
de stations ou gares qu’il sera nécessaire. Provisoirement il n’en
sera formé qu’une seule, sur la partie des quais située en face
de la rue de la Petite-Pologne.
A l’extérieur de la ville de Papeete et entre cette localité et
Papeuriri où est provisoirement fixée l’extrémité de la ligne, le
concessionnaire sera tenu d’avoir une station par district.
47
Ces stations devront occuper le point le plus central de
chaque village. Toutefois, dans ceux où il existe des mouillages,
l’Administration et le concessionnaire auront, l’un et l’autre, et
à toute époque de la concession, le droit d’exiger que la station
soit transportée à proximité du mouillage principal. Les frais de
déplacement seront à la charge de celui qui l’aura requis.
En outre des stations ci-dessus prévues, le concessionnaire
aura le droit d’établir deux stations spéciales à son choix sur le
parcours du réseau ferré.
TITRE II
Entretien et Exploitation.
• Art.10
Entretien.
L’entretien à la charge du concessionnaire sur tout le parcours du réseau, comprendra l’empierrement des entre rails et
des zones de trente centimètres servant d’accotements extérieurs à la voie ferrée.
• Art. 11
Nombre de voyages.
Limitation de la vitesse et de la longueur des trains. Le
nombre obligatoire des voyages qui devront être faits tous les
jours, est fixé à un dans chaque sens. La longueur des trains ne
pourra dépasser cinquante mètres et leur vitesse trente kilomètres à l’heure.
TITRE III
Durée et déchéance de la concession.
• Art. 12
Durée et expiration de la concession.
La durée de la concession du réseau ferré dont il s’agit au
présent cahier des charges, sera de soixante-quinze années
comptant de la date de l’acte de concession. Les concessions de
prolongements de la voie ferrée à d’autres localités que celles
48
N°335- Mai / Août 2015
embrassées par le présent acte donneront lieu aux mêmes avantages et obligations qui y sont stipulés, mais elles s’éteindront
avec la concession originaire objet des présentes.
A l’époque fixée pour l’expiration de la concession, ainsi
qu’il vient d’être dit et par le seul fait de cette expiration, l’Administration de la Colonie sera subrogée à tous les droits du
concessionnaire sur la voie ferrée et ses dépendances.
Le concessionnaire sera tenu de lui remettre en bon état d’entretien la voie ferrée et tous les immeubles faisant partie du
domaine public qui en dépendent ainsi que tous objets immobiliers, accessoires de ladite voie tels que gares, plaques tournantes,
changements de voie, bureaux d’attente et de contrôle, etc.
Pour assurer l’exécution de la clause qui précède et dans le
cas où le concessionnaire laisserait déprécier la voie et ses
dépendances, l’Administration pourra dans les cinq dernières
années de l’exploitation saisir les revenus du tramway et les
employer à la réfection de la voie ferrée et des immeubles ou
objets immobiliers qui lui doivent faire retour.
En ce qui concerne les objets mobiliers dépendant de l’exploitation, tels que le matériel roulant, le mobilier des stations,
l’outillage des ateliers et des gares, l’Administration aura le
droit de les reprendre en totalité et à dire d’experts dans le mois
qui suivra l’expiration de la concession. Le prix en sera payé au
concessionnaire dans les trois mois qui suivront la remise dudit
matériel à l’Administration. L’Administration sera tenue de
reprendre à dire d’experts et le concessionnaire de céder dans
les mêmes conditions, si l’un ou l’autre le requiert, les matériaux, combustible et approvisionnements de tout genre, nécessaires au tramway pour une période de six mois.
Les dispositions ci-dessus n’auront d’effet qu’autant que la
voie ferrée serait maintenue en tout ou partie. Au cas où la voie
serait supprimée, les lieux devront être remis dans leur état primitif par les soins et aux frais du concessionnaire sans qu’il
puisse prétendre à aucune indemnité.
49
• Art. 13
Rachat de la concession.
L’Administration aura à toute époque après l’expiration
des vingt-cinq premières années d’exploitation comptées de
l’expiration du délai total fixé en l’article 3 ci-dessus, le
droit de racheter la concession ; mais le rachat ne pourra porter que sur le réseau entier avec tous ses accessoires immobiliers et autres et tel qu’il se comportera au moment où il aura
lieu.
A défaut d’accord entre le concessionnaire et l’Administration sur les termes du rachat, il y sera procédé dans les conditions suivantes : Les produits nets obtenus pendant les sept
dernières années de l’exploitation non compris celle où le rachat
aura lieu seront relevés. De la somme de ces produits on retranchera celle des produits nets des deux plus faibles années et l’on
établira le produit net moyen des cinq autres années. Ce produit
formera le montant d’une annuité qui sera due et payée au
concessionnaire pendant chacune des années restant à courir sur
la durée de la concession.
Dans aucun cas le montant de l’indemnité ne pourra être
inférieur au produit net de la dernière des sept années prise pour
terme de comparaison. Le concessionnaire recevra en outre
dans les trois mois qui suivront le rachat, les remboursements
auxquels il avait droit à l’expiration de la concession d’après
l’article 12, ci-dessus.
• Art. 14
Déchéance.
Dans le cas où le concessionnaire n’aurait pas commencé
les travaux ou ne les aurait pas terminés dans les délais fixés en
l’article 3 ci-dessus, comme aussi dans le cas où il ne remplirait
pas les obligations qui lui sont imposées par le présent cahier
des charges, il encourra la déchéance de sa concession dans le
mois qui suivra la mise en demeure qui devra lui être adressée
par l’Administration.
50
N°335- Mai / Août 2015
La déchéance sera prononcée par le Gouverneur sauf recours
du concessionnaire au contentieux administratif de la Colonie
avec faculté d’appel en Conseil d’Etat. Au cas de déchéance
avant l’achèvement des travaux, le cautionnement ou la partie
d’icelui non encore remboursée seront acquis au Trésor local.
• Art. 15
Achèvement des travaux au cas de déchéance.
Dans le cas où la déchéance serait prononcée faute par le
concessionnaire d’avoir terminé les travaux dans le délai fixé
en l’article 3 ci-dessus ou faute aussi par lui d’avoir rempli les
obligations qui lui sont imposées par le présent cahier des
charges, il sera pourvu tant à la continuation et à l’achèvement
des travaux, qu’à l’exécution des autres engagements contractés
par lui au moyen d’une adjudication qui sera ouverte sur une
mise à prix des ouvrages exécutés, des matériaux approvisionnés et des parties du chemin de fer déjà livrées à l’exploitation.
Nul ne sera admis à concourir à cette adjudication s’il n’a
été préalablement agréé par l’Administration. A cet effet, les
personnes qui voudraient concourir seront tenues de le notifier
par écrit à l’Administration dans le délai qu’elle fixera en
accompagnant ledit écrit des pièces propres à justifier des ressources nécessaires pour remplir les engagements à contracter.
Ces pièces seront examinées par le Gouverneur en Conseil
et chaque soumissionnaire sera informé de la décision prise à
son égard et, s’il y a lieu, du jour de l’adjudication. Les personnes admises à concourir devront faire à la Caisse des Dépôts
et Consignations un dépôt de garantie du vingtième de la
dépense à faire par le nouveau concessionnaire. L’adjudication
aura lieu sur soumissions cachetées ; les soumissions pourront
être inférieures à la mise à prix.
Si l’adjudication ouverte n’amène aucun résultat, une
seconde adjudication sera tentée sur les mêmes bases après un
délai de six mois. Cette seconde tentative venant à échouer, le
concessionnaire aura six mois pour enlever ses matériaux et
51
rétablir les lieux dans leur état primitif à charge par lui de consigner la somme nécessaire suivant l’estimation qui en sera faite
par l’Administration ou de fournir caution solvable du montant
de ladite somme, faute de quoi il sera déchu de tous droits et
alors les matériaux approvisionnés et les parties du réseau ferré
déjà livrées à l’exploitation seront définitivement acquises à
l’Administration locale.
• Art. 16
Interruption de l’exploitation.
Au cas où l’exploitation viendrait à être interrompue en
totalité ou en partie, l’Administration pourra prendre aux droits
du concessionnaire les mesures nécessaires pour assurer provisoirement le service après sommation faite à celui-ci de procéder à cette fin.
Si dans les trois mois de l’organisation du service provisoire, le concessionnaire n’a pas repris l’exploitation et justifié
qu’il est en état de continuer, il encourra déchéance de sa
concession et alors le réseau ferré et ses dépendances seront mis
en adjudication et il sera procédé comme il est dit en l’article
précédent.
• Art. 17
Cas de force majeure.
Les dispositions des trois articles qui précèdent ne seraient
pas applicables et aucune déchéance ne serait encourue dans le
cas où le concessionnaire n’aurait pu remplir ses obligations par
suite de circonstances de force majeure dûment constatées.
TITRE IV
Taxes et conditions relatives au transport des voyageurs,
animaux, denrées et marchandises.
• Art. 18
Tarif des prix à percevoir.
Pour indemniser le concessionnaire des travaux et dépenses
qu’il s’engage à faire par le présent cahier des charges et sous
52
N°335- Mai / Août 2015
les conditions qu’il en remplira exactement toutes les obligations, l’Administration l’autorise à percevoir pour le transport
des voyageurs, animaux, denrées et marchandises, les prix ciaprès fixés :
Transport de voyageurs (Les prix s’entendent par tête et par
kilomètre).
- Passagers en voitures de 1re classe couvertes,
garnies et fermées ..............................................0,20 franc
- Passagers en voitures de 2e classe couvertes.....0,15 franc
- Pour les enfants au-dessous de 3 ans sur les genoux
des personnes qui les accompagnent ........................gratis
- Enfants de 3 à 7 ans .........................................demi-place
- Enfants au-dessus de 7 ans............................place entière
Transport de petite vitesse (prix par tête et par kilomètre)
Animaux.
- Bœufs, vaches, taureaux, chevaux, mulets et
bêtes de trait en général ou de charge................0,20 franc
- Veaux et porcs....................................................0,10 franc
- Moutons, brebis, agneaux, chèvres ...................0,05 franc
- Chiens ................................................................0,25 franc
Denrées et marchandises.
- 1re Classe. Spiritueux, huiles, produits chimiques, œufs,
viande fraîche, poisson, huîtres, gibier, fruits, drogues,
épicerie, tissus, objets manufacturés, armes, excédents de
bagages : 1 franc par tonne et par kilomètre.
- 2e classe. Grains, farines, légumes farineux, denrées alimentaires non dénommées, chaux, charbon de bois, bois
à brûler, bois de construction en madriers, chevrons et
planches, cotons, laines, vins, sucres, café, vinaigres, boissons, bière, métaux ouvrés et non ouvrés : 0,75 franc.
- 3 e classe. Minerais, pierres, argile, briques, tuiles, sel,
houille, coke, engrais, matériaux de construction et entretien
des routes, cocos, coprah, foins, cailloux, sables : 0,50 franc.
53
Tarif spécial (wagon).
- Pour location d’un wagon entier et par kilomètre : 0,60
franc.
NOTA. Lorsque les animaux et articles ci-dessus ou articles
similaires seront sur la demande des expéditeurs, transportés sur
les trains de voyageurs ou à la vitesse de ces trains, les prix cidessus seront doublés.
La perception se fera d’après le nombre de kilomètres parcourus. Tout kilomètre entamé sera payé comme s’il avait été
parcouru en entier. Le tableau des distances entre les diverses
stations sera arrêté par l’Administration, contradictoirement
avec le concessionnaire. Dans aucun cas, il ne pourra être perçu
pour un voyageur, des animaux, des denrées ou marchandises,
pris ou laissés en route, un prix supérieur à celui qui a été prévu
pour la distance complète qui sépare les deux stations entre lesquelles le parcours a été effectué. Le poids de la tonne est de
1000 kilogrammes ; la tonne d’encombrement, d’un mètre
cube. Les fractions de poids ou d’encombrement ne seront
comptées que par centième de tonne. Quelle que soit la distance
parcourue, le prix ne pourra être inférieur à cinquante centimes.
• Art. 19
Bagages.
Tout voyageur dont le bagage n’excédera pas trente kilogrammes de poids ou deux cent cinquante décimètres cubes de
volume n’aura à payer pour le port de ce bagage aucun supplément du prix de sa place. Cette franchise ne s’appliquera pas
aux enfants transportés gratuitement et elle sera réduite à moitié
pour les enfants payant demi-place.
• Art. 20
Assimilation des classes de marchandise. Les animaux,
denrées et marchandises, effets et autres objets non désignés
dans le tarif ci-dessus seront rangés pour le prix de transport à
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N°335- Mai / Août 2015
percevoir dans les classes avec lesquelles ils auront le plus
d’analogie sans que jamais, sauf les exceptions ci-après, aucune
marchandise non dénommée ne puisse être soumise à une taxe
supérieure à celle de la 1re classe du tarif.
• Art. 21
Transport de masses indivisibles.
Les prix de transport fixés au tarif ci-dessus ne sont point
applicables à toute masse indivisible pesant plus de trois mille
kilogrammes.
Le prix de transport des masses indivisibles au-delà de ce
poids sera fait à prix convenu entre le chargeur et le concessionnaire sans que celui-ci puisse être contraint à transporter des
masses pesant plus de cinq mille kilogrammes. Il en sera de
même :
1° Des denrées et autres objets non compris au tarif qui
n’atteindraient pas le poids de deux cents kilogrammes
par mètre cube de volume ;
2° Des matières inflammables ou explosibles, des animaux,
ou objets dangereux pour lesquels les règlements de
police prescriraient des précautions spéciales ;
3° Des animaux dont la valeur déclarée excéderait cinq
mille francs ;
4° De l’or, de l’argent et métaux précieux, soit en lingots,
soit monnayés ou travaillés, du plaqué d’or ou d’argent,
du platine, des bijoux et pierres précieuses, des objets
d’art et autres valeurs ;
5° Et en général de tous paquets ou colis pesant isolément
quarante kilogrammes et au-dessous.
Toutefois le tarif sera applicable à tous paquets ou colis
d’objets pesant ensemble plus de quarante kilogrammes,
s’ils font partie d’un envoi par une même personne à une
même personne.
La disposition qui précède ne pourra être invoquée par
les entrepreneurs de transports, messageries ou roulages
55
et autres intermédiaires de transports à moins que les
articles par eux envoyés ne soient réunis en un seul colis.
En aucun cas les prix de transport des paquets ou colis
mentionnés du paragraphe cinq du présent article ne
pourront excéder celui d’un article de même nature
pesant plus de quarante kilogrammes.
• Art. 22
Abaissement des tarifs, traités particuliers.
Le concessionnaire, avec l’assentiment de l’Administration,
aura la faculté d’abaisser les tarifs contenus au présent cahier
des charges, mais ces tarifs une fois baissés ne pourront être
relevés avant le délai d’un an. Tout abaissement de tarif devra
être annoncé un mois à l’avance tant par affiches que par insertion dans un des journaux de la localité.
Tous traités particuliers ayant pour objet d’accorder à un ou
plusieurs expéditeurs ou à une ou plusieurs entreprises de transports une réduction sur les tarifs en vigueur, sont formellement
interdits au concessionnaire. Toutefois cette disposition n’est
pas applicable aux traités qui pourraient intervenir entre l’Administration locale et le concessionnaire dans l’intérêt des services publics, ni aux réductions qui seraient accordées par le
concessionnaire aux indigents ou pour trains spéciaux dits de
plaisir.
• Art. 23
Délais d’expédition et de livraison. Magasinage dans les
gares.
Le concessionnaire sera tenu d’effectuer constamment avec
exactitude et célérité et sans tour de faveur, le transport des
voyageurs, bestiaux, denrées, marchandises et objets quelconques qui lui seront confiés. Pour assurer l’exécution de cette
disposition quant aux bestiaux, denrées et marchandises le
concessionnaire sera tenu, si l’expéditeur le requiert, de lui délivrer un récépissé constatant la nature et la quantité de la marchandise reçue, la date et l’heure de la remise, le prix du
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N°335- Mai / Août 2015
transport et le délai dans lequel il doit être effectué. Aucune
réclamation ne sera admise contre le concessionnaire si le destinataire n’a fait constater que la marchandise n’a pas été à sa
disposition dans le délai fixé au récépissé.
Tout colis non retiré dans les 24 heures de son arrivée à
destination sera soumis à un droit de magasinage de deux francs
cinquante centimes par tonneau d’encombrement et par jour ou
fraction de jour. Les animaux non réclamés dans ledit délai
pourront être remis à la fourrière et cette remise déchargera le
concessionnaire.
• Art. 24
Concessions concurrentes.
Exemption de taxes.
Pendant toute la durée de la concession, l’Administration
locale s’interdit expressément l’établissement ou la concession
d’aucune ligne concurrente. Pendant la même durée, aucune
taxe sous quelque dénomination que ce soit ne pourra être frappée directement ou indirectement sur l’exploitation de la ligne
concédée.
• Art. 25
Embranchements industriels. Matériel prêté.
Le concessionnaire, à la demande des propriétaires de
mines ou carrières et d’établissements industriels ou agricoles,
pourra établir des embranchements destinés à desservir ces
mines, carrières ou établissements. Au cas de refus du concessionnaire, les propriétaires auront le même droit.
Dans tous les cas l’établissement et l’entretien de ces
embranchements sont à la charge des propriétaires, mais le
concessionnaire en aura la surveillance.
Ils devront être établis de façon qu’il ne résulte de leur
création aucune entrave à la circulation ni aucuns frais particuliers pour le concessionnaire. Ce dernier sera tenu de
fournir son matériel sur les embranchements, si les propriétaires le requièrent et, dans ce cas, l’indemnité à lui due sera
57
réglée amiablement entre les intéressés. A défaut d’entente,
il sera statué par experts convenus sur le montant de cette
indemnité.
Le concessionnaire amènera les wagons à l’entrée des
embranchements où les propriétaires seront tenus de les faire
prendre et de les ramener.
Au cas où les propriétaires préféreraient exploiter leurs
embranchements avec leur propre matériel, le trajet de ce matériel sur le réseau concédé ne donnera lieu à aucune réduction du
tarif de transports contenu au présent cahier des charges.
TITRE V
Stipulations relatives aux services publics.
• Art. 26
Circulation des agents du contrôle.
Les fonctionnaires ou agents chargés de l’inspection du
contrôle et de la surveillance de la voie ferrée, seront transportés gratuitement dans les voitures de voyageurs, pour l’accomplissement de leur service.
• Art. 27
Service des postes.
Le concessionnaire sera tenu de recevoir gratuitement dans
ses voitures à chaque gare, les sacs de dépêches de la poste et
de les déposer à la gare du district destinataire.
L’administration des postes aura en outre le droit de fixer
aux voitures de l’entreprise des boites aux lettres dont elle fera
opérer la pose et la levée par ses agents. Le transport des agents
des postes en service sera gratuit.
• Art. 28
Lignes télégraphiques ou téléphoniques. Gardiens et
signaux.
Le concessionnaire aura privilège et préférence sur tous
autres pour l’établissement et l’exploitation d’une ligne télégraphique ou téléphonique sur le parcours du réseau ferré et des
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N°335- Mai / Août 2015
constructions qui en dépendent. Cette ligne devra occuper le
même côté de la route que le réseau. Les conditions de l’exploitation et le prix des dépêches feront l’objet d’une convention
spéciale entre le concessionnaire et l’Administration locale.
Il sera dans tous les cas tenu d’établir à ses frais partout où
il sera reconnu nécessaire, des gardiens et des signaux pour
annoncer la sécurité du passage des trains sur la voie et celle de
la circulation sur les points où la ligne sera traversée par des
routes ou chemins publics.
TITRE VI
Clauses diverses.
• Art. 29
Cautionnement.
Le concessionnaire, sur la signature de l’acte de concession
et, à peine de nullité dudit acte, devra fournir à l’Administration
locale caution de la somme de (laissé en blanc) …
Cette caution pourra être fournie en numéraire ou en
immeubles. Elle sera restituée par sixième au fur et à mesure,
et proportionnellement à l’avancement des travaux.
• Art. 30
Garantie d’intérêts.
En considération de l’intérêt public qui s’attache à l’établissement de la voie ferrée, objet du présent cahier des charges,
l’Administration garantit au concessionnaire sur les fonds du
budget de la Colonie l’intérêt de sept pour cent du capital
engagé tant dans la construction que dans l’exploitation de
ladite voie ferrée. Le paiement de la balance d’intérêts, s’il y
échet, aura lieu au cours du mois de janvier de chaque année à
compter du jour de la mise en exploitation régulière de la ligne
entière. A cet effet, notification sera faite par le concessionnaire
à l’Administration locale, du jour de la mise en exploitation
définitive et celle-ci aura la faculté de faire vérifier l’achèvement des travaux de la voie et des gares du parcours.
59
• Art. 31
Frais d’enregistrement.
L’enregistrement du présent cahier des charges et de la
convention annexée ainsi que de toutes les conventions ultérieures qui pourraient intervenir au sujet de la présente concession, ne seront passibles que du droit fixe de un franc à la
charge du concessionnaire.
• Art. 32
Election de domicile. Contestations.
Le concessionnaire fera élection de domicile à Papeete.
Dans le cas où il y manquerait, toutes significations ou notifications à lui faites au Parquet de Papeete, seront valables. Les
contestations qui pourraient s’élever entre l’Administration
locale et le concessionnaire sur l’exécution ou l’interprétation
des clauses du présent cahier des charges, seront portées devant
le contentieux administratif de la Colonie.
Fait à Papeete, île de Tahiti, le…”
Comme on peut le constater, ce cahier des charges est très
complet puisqu’il envisage tous les aspects techniques et financiers de la construction de la ligne et de son exploitation. Il est
inspiré du cahier des charges-type arrêté par décret du 6 août
1881, mais en diffère quant aux garanties d’intérêts octroyées
au concessionnaire.
En l’absence du devis des Etablissements Decauville, il est
difficile de préciser le type de matériel roulant que cette entreprise est alors susceptible de fournir pour le tramway de Tahiti.
Concernant le matériel de traction à vapeur à tender séparé,
Decauville commercialise alors sous son nom des locomotives
fabriquées en fait par la Société Anonyme des Usines Métallurgiques du Hainaut, à Couillet (Belgique).
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Decauville ne commence en effet la construction de ses
propres locomotives à vapeur dans son usine de Petit-Bourg
(ancienne Seine-et-Oise) qu’à compter des années 1887-1888.
Le matériel remorqué est inspiré de celui du Ffestiniog Railway
au Pays de Galles.
A l’origine, Decauville est spécialisé dans la production
de matériel roulant à voie étroite pour l’industrie et l’agriculture, et l’établissement fabrique des wagonnets porteurs à
deux essieux inventés en 1876. Mais ce qui fait le succès de
Decauville, c’est son système de voie portative. Selon la
publicité : “La voie Decauville se distingue de tous les autres
systèmes de voie par sa jonction hybride qui permet un montage rapide et assure une cohésion parfaite entre les éléments
de voie, offrant toutes les garanties de solidité, de stabilité et
de durée”.
La commission technique clôt ses travaux le 15 mai 1885.
Dès le 6 juin 1885, le Gouverneur de Tahiti prend un nouvel
arrêté ouvrant une enquête publique prévue du 15 juin au
15 juillet, sur l’utilité d’une voie ferrée entre Papeete et
Mataiea. Un registre destiné à recevoir les observations soulevées par le projet présenté est mis à la disposition du public.
Avis de la Chambre d’Agriculture
Le 12 juin 1885, sous la présidence de M. Bonet, la Chambre d’Agriculture se prononce sur “l’utilité et la convenance de
l’entreprise” concernant l’établissement de la voie ferrée dont
le projet est présenté par Maître Goupil. Le Président doit
apporter des précisions sur la question sensible de la garantie
d’intérêt, point d’achoppement du projet et explique de quelle
manière on opère : “Il donne pour exemple que si la Compagnie (concessionnaire) ne produisait la première année que 5%
d’intérêt du capital émis, l’Administration serait appelée à parfaire la différence, soit 2%. Mais que si l’année suivante, les
bénéfices de la Compagnie s’élevait à 9%, non seulement
61
l’Administration n’aurait pas de sacrifice à faire, mais elle rentrerait dans ses avances, puisque la compagnie pourrait lui rendre les 2% qu’elle avait avancée l’année précédente”. M.
Langomazino déclare que “l’opinion publique devient chaque
jour plus favorable au projet et que malgré l’opposition de
quelques mécontents, il est selon lui, de l’intérêt de la colonie
de faire même un sacrifice pour hâter l’exécution d’une œuvre
aussi éminemment utile. A son avis d’ailleurs, il n’y aura pour
l’Administration aucun sacrifice à craindre, étant donné le trafic
auquel elle est appelée à répondre”.
A l’issue de la séance, les membres de la Chambre d’Agriculture se prononcent à l’unanimité en faveur de “l’opportunité,
l’utilité et l’avantage du projet”. Seul Jean Rey fait des réserves,
en souhaitant que l’exécution de ce projet soit une œuvre purement privée et qu’à son avis, “la Colonie ne doit pas engager
ses finances dans cette opération”.
Avis de la Chambre de Commerce
Dans sa séance extraordinaire du 9 juillet 1885, la Chambre
de Commerce présidée par L. Martin est également appelée à
se prononcer sur le projet. M. Cognet se déclare favorable au
projet, soulignant que les districts où passerait la ligne, Faa’a,
Punaauia, Papara, Mataiea, sont les points les plus cultivés de
l’île : “Ils fournissent le foin, le coprah, les oranges, les cocos,
le bois à brûler, etc. et la culture ira en se développant avec les
moyens de transport des produits”.
M. Poroi se déclare également favorable au projet, y voyant
de sérieux avantages pour le pays : “La presqu’île qui fait face à
Papeari, n’a aucun moyen de transport ; l’envoi des produits à
Papeete coûte aux habitants le prix de la vente. Ceux-ci mettent
quelques fois trois ou quatre jours pour se rendre ici (à Papeete) :
ce transport onéreux et dangereux deviendra moindre pour se
rendre à Mataeia. Actuellement, ces gens laissent perdre une
quantité énorme de cocos ; ils ont le dégoût du travail inutile, ne
62
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cultivent pas et vivent dans la misère… Quand le chemin de fer
sera établi, les Tahitiens se mettront plus courageusement à l’œuvre”. Si M. Laharrague est d’avis qu’une voie ferrée est utile à
la prospérité de Tahiti, il croit “devoir s’abstenir au sujet de celle
proposée”. Il n’échappe en effet à personne que ce terminus de
Mataeia répond surtout aux intérêts privés de Maître Goupil qui
y dispose d’importantes plantations de vanille et de coprah sur
les terres héritées de la famille Pupa, branche maternelle de son
épouse. Un terminus fixé à Taravao semblerait plus logique à
beaucoup de contemporains.
En définitive, la Chambre de Commerce est d’avis que
l’établissement d’une voix ferrée est utile entre Papeete et
Mataiea par quatre voix (MM. Poroi, Martin, Cognet et Chapman) contre deux abstentions (MM. Laharrague et Coppenrath).
Rapport de la Commission d’enquête
Enfin, le 15 août 1885, la commission d’enquête sur le projet de voie ferrée entre Papeete et Papeuriri, remet son rapport
ainsi rédigé : “Sur la convocation de M. le Directeur de l’intérieur, la commission nommée par décision de M. le Gouverneur
en date du 7 juillet dernier, à l’effet de procéder â une enquête
sur le projet de voie ferrée entre Papeete et Papeuriri, présenté
à l’Administration par M. Goupil, s’est réunie, le 16 du même
mois, salle des Conseils, bâtiment de l’état civil.
Après avoir nommé son bureau, et reçu de M. le Directeur
de l’intérieur les divers documents composant le dossier du projet, ainsi qu’une lettre de ce haut fonctionnaire contenant les
observations et questions que l’Administration soumettait à ses
délibérations, l’assemblée s’est ajournée au 18 pour commencer
ses travaux.
S’inspirant des prescriptions de l’article 7 de l’arrêté du
2 mars dernier, elle s’est d’abord préoccupée d’examiner les
déclarations consignées au registre de l’enquête ouverte au
secrétariat de la Direction de l’intérieur, du 15 juin au 15 juillet
63
inclus. Aucune observation favorable ou défavorable au projet
ne s’y trouvait inscrite.
Cette marque d’indifférence publique pour l’entreprise projetée, que la commission constatait au début de ses opérations,
devait s’accentuer encore par la connaissance qu’elle prenait
ensuite des opinions manifestées par les conseils des districts
riverains : Faa’a, Punaauia, Paea, Papara et Mataiea.
Toutes ces assemblées, sauf celle de Faa’a, qui rejette purement et simplement comme une chose mauvaise en elle-même,
l’établissement de la voie de fer, font la même réponse laconique
et désintéressée : l’Administration, dans sa sagesse, sait mieux
qu’elles ne le savent elles-mêmes ce qu’il est bon de faire ou de
ne pas faire ; l’Administration ne saurait rien entreprendre de
contraire aux intérêts du pays ; elle doit donc être laissée libre
d’agir, en cette circonstance, comme elle le jugera nécessaire.
Ainsi il était déjà démontré aux membres de la commission
d’enquête que si les populations indigènes riveraines, principales intéressées dans la question, ne s’opposaient pas d’une
manière absolue à la construction de la voie, du moins, le peu
d’enthousiasme décelé par les consultations recueillies permettait de supposer que les districts ne seraient guère disposés à
accorder autre chose aux entrepreneurs qu’un concours purement moral, lequel même devait surtout dépendre des instructions administratives.
Rédaction d’un Questionnaire
Bien qu’un tel commencement d’enquête eût pu lui paraître
assez significatif pour la dispenser de pousser plus loin ses
recherches, se pénétrant avant tout des dispositions de l’arrêté
susvisé, qui lui prescrivaient de recueillir, auprès de toutes les
personnes qu’elle jugerait utile de consulter, les renseignements
dont elle croirait avoir besoin, la commission, afin d’étendre le
plus possible le cercle de ses informations, arrêta, dans sa
séance du 21 juin, la rédaction d’un Questionnaire.
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N°335- Mai / Août 2015
Livré à l’impression, ce document était ensuite, à de nombreux exemplaires, distribué aux habitants du chef-lieu, en
même temps qu’envoyé dans les districts de l’Ouest.
Vu le peu de durée de ses pouvoirs, limités à un mois, l’assemblée a consacré l’intervalle qui, nécessairement, devait
s’écouler entre la mise en circulation du Questionnaire et les
réponses qui pouvaient y être faites, à l’étude de diverses questions soumises particulièrement à son examen par M. le Directeur de l’Intérieur.
Entre temps, après un rapide coup d’œil jeté sur les divers
documents du dossier, et particulièrement sur l’article 30 du
cahier des charges, dont les clauses étranges ont spécialement
retenu son attention, l’assemblée a cru devoir entendre, pour
des explications techniques, M. le conducteur des Ponts et
Chaussées Eugène Frogier. Les plans avaient été signés par ce
fonctionnaire et il devait être par conséquent, mieux que personne, en situation de fournir à leur sujet les éclaircissements
utiles. Autorisé par ses chefs, M. Frogier s’est très gracieusement mis à la disposition de la commission. Il a affirmé la parfaite étude des plans, expliqué, parlant du reste en son nom
personnel, de quelle façon le futur concessionnaire entendait la
garantie d’intérêts demandée à l’article 30 du cahier des
charges, et dissipé ainsi les doutes qu’avaient eu jusqu’alors, sur
l’interprétation à donner à cette clause, quelques-uns des membres de l’assemblée.
L’affirmation autorisée de M. Frogier, venant corroborer la
déclaration de M. Goupil lui-même, telle qu’elle résulte de l’article paru sous sa plume dans L’Océanie Française du 6 janvier
1885, levait désormais toute hésitation. Il demeurait acquis
qu’indépendamment de l’intérêt du capital engagé pour la
construction de la voie, la colonie aurait à garantir, dans leur
intégralité, les fonds employés aux dépenses de l’exploitation.
D’accord sur ce point avec la commission, M. le Conducteur Frogier est séparé en ce qui regarde l’élévation des tarifs
65
du cahier des charges, l’insuffisance du matériel roulant, le peu
de largeur donné à la voiture, les inconvénients du défaut de
séparation de celle-ci d’avec la route de ceinture et les dangers,
sur une chaussée aussi étroite, de la traction par moyens mécaniques.
L’examen comparatif du cahier des charges de l’entrepreneur et du cahier des charges-type pour les concessions de l’espèce, arrêté par décret du 6 août 1881, a amené une nouvelle
divergence d’opinions entre M. Frogier et la commission. Mais
il devait avoir un autre résultat, en démontrant surabondamment à l’assemblée que les clauses du premier cahier sont, sur
la plupart des points, en complet désaccord avec celles du
second.
L’énorme disproportion des tarifs, qui atteignent en certains
cas le décuple de ceux de la métropole, principalement en ce
qui concerne le port des denrées ou marchandises, a conduit M.
Martiny à faire ressortir à l’aide d’un tableau comparatif
qu’avec des prix aussi élevés l’accès de la ligne serait quasiment interdit aux produits de l’intérieur de l’île. La commission
a pu aisément se rendre compte que ces produits, pour pouvoir
profiter de la voie de fer jusqu’à Papeete, devraient être livrés
aux lieux de production à des prix tellement dérisoires qu’ils ne
pourraient en rien rémunérer le colon.
L’application de pareils tarifs porterait évidemment un coup
sérieux à l’agriculture du pays en rendant impossible l’écoulement des produits du sol.
Réponses de la Commission aux questions et observations
de l’Administration sur le projet de cahier des charges.
Dans la deuxième partie de sa séance du 27 juillet 1885, la
commission fait connaître son opinion sur les questions ou
observations présentées par l’Administration sur la teneur du
projet de cahier des charges et se range sur tous les points, à
l’avis de M. le Directeur de l’Intérieur.
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N°335- Mai / Août 2015
Comme le représentant de l’Administration locale :
1° Elle n’admet pas que le chemin de fer puisse être
construit sur la piste actuellement suivie par les voitures,
partout où la route est utilisée par celles-ci ;
2° Elle ne croit pas que le concessionnaire puisse céder tout
ou partie de son entreprise sans l’autorisation des pouvoirs publics. C’est une clause indispensable à introduire
au projet dans le cas où il y serait donné suite ;
3° La garantie d’intérêts de 7 % demandée lui parait excessive ;
4° Les terrains nécessaires devront, selon elle, être achetés
par le concessionnaire, conformément à ce qui a lieu
pour les concessions de ce genre ;
5° Les tarifs, principalement ceux concernant les denrées et
les marchandises, lui semblent excessifs ainsi qu’il est
dit plus haut ;
6° Enfin, le chiffre de 79 000 francs donné par la commission technique pour les frais d’exploitation, est à son avis,
bien au-dessous de la somme à prévoir pour ces dépenses.
La commission, sur ce dernier point, a calculé que les
dépenses annuelles de l’exploitation ne pourront guère
être inférieures à 163 400 francs environ.
Examen des réponses faites au Questionnaire
Après avoir pris connaissance des procès-verbaux des
séances dans lesquelles les Chambres de commerce et d’agriculture ont émis leur opinion sur le projet de voie ferrée, la
commission a consacré ses réunions des 3 et 10 août 1885 au
dépouillement des réponses faites au Questionnaire.
Elle en a relevé 42 favorables et 28 défavorables au projet,
ces dernières isolées, les autres collectives. Mais il a été fait
remarquer, à juste titre, que des 42 premières signatures collectivement recrutées, il convenait de défalquer celles des membres des Chambres de commerce et d’agriculture qui, au sein de
67
ces assemblées, avaient déjà donné leur avis, et, par suite, ne
pouvaient être admis à le produire une deuxième fois ; ce qui
ramènerait à 33 le nombre des signataires favorables dont les
opinions peuvent être recueillies.
Il a été constaté, en outre que parmi ces mêmes signataires,
se trouvaient, à côté de personnes intéressées spécialement à
l’exécution de la voie ferrée (amis du concessionnaire, entrepreneurs de travaux publics), et de touristes, qui ne peuvent évidemment voir dans le chemin de fer qu’un nouvel élément de
plaisir, 14 étrangers ; tandis que, du côté opposé, le dépouillement n’en accusait que 4.
La commission croit utile de consigner ici ces observations,
comme lui paraissant de nature à éclairer l’opinion sur la valeur
qu’il convient d’attacher à des avis d’origines aussi diverses,
dus la plupart à des considérations particulières témoignant
d’un bien faible souci de l’intérêt général du pays.
Conclusions de la Commission d’enquête
En résumé, après avoir pris une complète connaissance des
divers documents mis à sa disposition et s’être entourée de tous
les renseignements susceptibles de former son opinion, la commission, conformément à l’article 7 de l’arrêté du 2 mars 1885,
se prononce ainsi qu’il suit sur :
1° L’utilité,
2° L’opportunité,
3° La convenance du projet de voie ferrée.
A l’unanimité, favorable en principe, à l’établissement
d’une voie ferrée, qui serait ici, comme partout, certainement
utile, la commission regrette d’avoir à reconnaître (séance du
3 août) que, dans les conditions mentionnées au cahier des
charges de l’entrepreneur, une pareille ligne ne peut être pour la
colonie d’aucune utilité, les tarifs étant de beaucoup trop élevés
et les dépenses de l’exploitation trop considérables pour le peu
d’importance du trafic actuel.
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N°335- Mai / Août 2015
Comme conséquence de cette première opinion, la ligne ne
pouvait lui paraître davantage opportune, puisqu’elle ne la
reconnaissait pas utile.
Cependant elle est revenue, dans une séance ultérieure, sur
cette question, en même temps que sur la question financière et
la question de convenance. Sur ces divers points, elle se range
entièrement à l’avis de M. le Chef du service des Ponts et
Chaussées, tel qu’il ressort du remarquable rapport daté du
29 janvier 1885.
1° En ce qui regarde le mode de garantie financière
demandé par l’entrepreneur, qui mettrait, de la sorte, de son
coté, toutes les chances de gain ne laissant à la colonie que les
pertes, les conditions sont absolument inadmissibles.
Le taux de cette garantie 7%, est d’ailleurs trop élevé et la
commission doit, à ce sujet, faire connaître qu’elle a reçu des
offres ayant pour bases intérêt de 5,60% seulement. N’ayant
aucune qualité pour les discuter, elle s’est bornée à les enregistrer, en les renvoyant à qui de droit.
2° En ce qui concerne l’opportunité :
Le chemin de fer ne saurait être considéré comme opportun
dans un pays qui est dépourvu de moyens de communication les
plus urgents ; qui possède peu de routes praticables ; qui n’a ni
ponts, ni quais, ni écoles, ni hospices, ni lazaret, ni bâtiments
communaux ; qui réclame à grands cris, avant toute autre
construction, celle d’un bassin de radoub que lui impose le percement prochain de l’isthme de Panama ; qui manque de ligne
à vapeur pour le relier rapidement avec l’extérieur ; qui, pour
tout dire, en un mot, en est au début dans la voie du progrès et
ne saurait y être poussé brusquement, d’un jet, sans danger pour
son existence et sa vitalité.
En résumé, dans un tel pays, qui pourra plus tard, sans
doute, recevoir avec reconnaissance les bienfaits que lui apportera une voie ferrée, il serait imprudent de songer à l’établir
aujourd’hui, sans courir le risque de détourner le peu de
69
ressources dont il dispose pour le seul profit d’une entreprise
pleine d’aléas.
Enfin, de même que l’opportunité, la convenance de la
ligne ne saurait être établie.
Les inconvénients des déblais et remblais, au point de vue
de l’accumulation des eaux, sur un sol accidenté ; les dangers
de la circulation en voiture sur une voie non isolée de la route
commune et sans rails noyés ; la très grande probabilité de destruction de la chaussée, à chaque inondation, font écarter l’idée
de l’adoption du chemin de fer et ont conduit de vieux colons
du pays (voir les questionnaires) à proposer à sa place la route
de mer, laquelle donnerait accès un canal ouvert entre le récif et
la côte. Le transport des produits agricoles se ferait de cette
façon plus sûrement et à moins de frais sinon plus rapidement,
et l’économie de ce dernier projet sur l’autre est tellement évidente, qu’aux yeux de la commission, il ne saurait y avoir d’hésitation possible entre le canal côtier et une voie de
communication qui ne rendra que des services très problématiques, tout en étant fort dispendieuse. Néanmoins, et dans le
cas où, contre toutes prévisions, malgré les considérations qui
précèdent, l’autorité locale se déciderait à passer outre aux
conclusions du présent rapport, la commission, s’inspirant pardessus tout de l’intérêt général, et ayant surtout en vue de mettre les finances du pays à l’abri des hasards, la commission
adjurerait les pouvoirs publics de s’arrêter à la combinaison
suivante :
1° Soumettre le projet à une adjudication sur soumissions ;
2° Exiger de l’entrepreneur une voie distincte de la route de
ceinture à mi-côte ;
3° Remplacer la garantie d’intérêts dont il est question au
projet de cahier des charges, par une subvention fixe,
annuelle, qui serait accordée pour un nombre d’années
déterminé.
Fait et clos à Papeete, le 15 août 1885.
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N°335- Mai / Août 2015
Le président, M. Martiny – Le secrétaire, M. Huet.
Les membres : Mahukanuu, S. Drollet, C. Coulon,
V-L Raoulx, F. Pater”.
Ainsi se trouve enterré le projet de chemin de fer présenté
par Maître Goupil, car sur le plan technique, un passage à micôte nécessiterait la construction de nombreux ouvrages d’art,
d’où un surcoût très important pour l’établissement de la voie
ferrée. Sur le plan financier, l’absence de garantie d’intérêts
rend l’opération très aléatoire. Mais c’est mal connaître l’opiniâtreté de Maître Goupil. En août 1889, un document du
Conseil général mentionne que l’avocat est en France et il en
profite sans aucun doute pour promouvoir son projet de chemin
de fer auprès du Ministère des Colonies…
En effet, le 8 mai 1890, le Conseil Général est invité à procéder à “la nomination d’une commission chargée d’examiner
à nouveau le projet de voie ferrée Goupil”, sur proposition
déposée par M. Drapeau, membre du Conseil :
“Vu la connexité existant entre la question du service postal
autour de l’île et celle du projet de voie ferrée proposée par M.
Auguste Goupil ;
Vu encore la nécessité de faciliter le transport sur le quai
d’embarquement des produits destinés aux échanges avec l’extérieur, échanges que le service à vapeur qui vient d’être voté
va augmenter dans des proportions notables,
Le Conseil décide :
“Une commission est nommée à l’effet d’examiner et de
faire un rapport sur le projet de voie ferrée dont il s’agit, tant au
point de vue de son influence sur la prospérité générale de la
colonie qu’au point de vue de la garantie d’intérêts demandée
par l’aspirant concessionnaire. Elle fera au besoin, toutes propositions qu’elle croira être dans l’intérêt de la colonie relativement à l’établissement de cette voie ferrée.
Le rapport de cette commission devra être présenté à la session d’août”.
71
Dans sa séance du 12 mai 1890, le Conseil général met
cette question à l’ordre du jour. M. Drapeau prend donc la
parole pour développer sa proposition.
“Messieurs, la proposition que j’ai l’honneur de vous soumettre a pour but de faire trancher, une fois pour toutes, la
question du tramway à vapeur proposé par M. Goupil,
question qui, à plusieurs reprises, a été, sans résultat, débattue par cette assemblée. J’estime avec beaucoup d’entre
vous, Messieurs, qu’elle est le complément de nos précédents votes touchant la création d’une ligne maritime à
vapeur entre San Francisco et Tahiti. On m’objectera, sans
doute, que le Conseil s’est déjà prononcé sur le rapport de
diverses commissions, contre le projet de M. Goupil. Je
répondrai à cela que la situation n’est plus la même, et que,
d’ailleurs, l’étude à laquelle se sont livrées ces commissions offre des lacunes qu’il importe de combler. C’est dans
ce dernier but que je vous demande d’en nommer une qui,
tout en étant composée, autant que possible, de membres
favorables à la voie de fer, ne soit cependant pas portée à
en exagérer les avantages.
Cette commission aurait à examiner à la fois : l’influence
que pourra avoir la ligne sur l’avenir agricole, industriel et
commercial du pays ; les inconvénients qu’elle sera susceptible d’offrir ; la part contributive de dépenses qui devra
incomber du fait de sa construction, au budget local, ainsi
que les compensations qu’en retour ce budget y trouverait.
En un mot, cette commission étudierait le projet sous toutes
ses faces, et pourrait, en outre, faire toutes propositions
qu’elle jugerait utiles à l’intérêt du pays.
Enfin, elle déposerait son rapport à la session d’août,
époque à laquelle le Conseil n’aurait plus qu’à statuer. Je
ne crois pas, Messieurs, que l’acceptation d’une proposition
pareille puisse faire l’objet de grandes difficultés”.
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N°335- Mai / Août 2015
M. Texier s’associe à la proposition de M. Drapeau, ajoutant
que c’est de concert avec lui, que son collègue en a jeté les bases.
Après consultation prise auprès de personnes compétentes, M.
Texier a acquis la certitude que le cahier des charges, principal
obstacle à l’adoption du projet, pouvait être facilement remanié
quant aux tarifs. “Comment ? La commission le dira. Ce sera
l’objet de ses travaux préliminaires. Quand on sera parvenu à
s’entendre sur ce point capital, on s’apercevra bien vite que le
chemin de fer tant critiqué serait encore un moyen de locomotion
beaucoup moins onéreux que les voitures publiques”.
M. Georget s’oppose vivement, au contraire, à la prise en
considération de la motion de M. Drapeau : “A quoi servira ce
chemin de fer, Messieurs ?” s’écrie M. Georget. A quoi ? Quand
les voitures publiques font ici des voyages à vide, que ferezvous de votre voie ferrée ? Non, tenez, ne m’en parlez pas, cela
vaudra mieux : vous me feriez sortir de mon caractère. Un chemin de fer à Tahiti ? Une farce, Messieurs, une vraie farce ! “
M. Lévy déclare qu’il est inutile de se prononcer sur la
question d’opportunité d’une voie ferrée puisque ce sera le travail de la commission que l’on propose de nommer. Pour l’instant, le Conseil doit seulement se prononcer sur la nomination
de cette commission, qui ne serait officiellement en fonction
qu’au début de la prochaine session d’août.
Le Conseil décide qu’il y a lieu de nommer la commission
demandée par M. Drapeau et procède à l’élection de cinq membres devant la composer, en élisant MM. Viénot, Langomazino,
Simonin, Drapeau et Texier. Le Directeur de l’Intérieur propose
d’adjoindre à cette commission, à titre consultatif, M. le Chef
du service des Travaux publics, ce qui est accepté.
Ainsi, après cinq ans de sommeil, le projet de chemin de fer
à Tahiti se trouve relancé. Et cette fois, les chances d’aboutir
sont plus grandes que précédemment puisque le Gouverneur
Lacascade s’implique personnellement dans cette nouvelle
aventure. Pour la bonne compréhension de cette situation
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nouvelle, il faut préciser que Maître Goupil fait partie de son
conseil privé…
Dans la session du Conseil Général du 17 août 1891 présidée par M. Cardella et consacrée au budget, le Gouverneur
Lacascade surprend son auditoire en abordant la question d’un
chemin de fer à voie étroite lorsqu’il évoque les difficultés des
transports terrestres à Tahiti.
“J’arrive, enfin, à la dotation qui figure au projet de budget
pour les travaux publics. Elle a pu être inscrite pour une somme
supérieure de 26 000 francs au crédit affecté à l’année courante,
ce qui assurera la construction, en 1892, de trois grands ponts
nouveaux sur des cours d’eau dont le passage à gué est des plus
dangereux : je veux parler des rivières de Tuauru et Ahonu à
Mahina et de la rivière de Papeari. Telle sera, Messieurs, la part
faite aux travaux neufs, l’an prochain. Avec la construction qui
sera jetée sur la rivière Vairei (Papeari), la route de Papeete à
Taravao sera entièrement débarrassée des difficultés qui rendaient ce trajet parfois périlleux et notre chemin de ceinture sur
la côte ouest sera désormais accessible aux équipages les plus
délicats, sur un parcours de 65 kilomètres.
Nos efforts pourront, dès lors, se porter sur la côte Est dont
le trafic est, sans doute, moins important mais dont la population a droit à une égale sollicitude de notre part. Déjà les deux
ponts que je vous propose d’établir à Mahina amélioreront
considérablement cette partie de la route de ceinture. La rectification de la montagne de Haapape et l’établissement d’un mur
de soutènement pour le morne de Tapahi seront, je l’espère,
l’œuvre de l’année suivante.
Voilà pour le budget normal, pour le budget ordinaire de la
colonie. Mais vous attendez, je le sais, mieux que cela. Les vues
que nous avons échangées, il y a quelques mois, à l’inauguration du gigantesque pont du Taharuu, ont laissé en chacun de
nous une impression sur laquelle il importe de revenir. Presque
tous, en ce moment-là, nous avions pensé que l’heure était
74
N°335- Mai / Août 2015
venue de reprendre le programme dont nos devanciers ont jeté
les bases. Presque tous, nous nous sommes dit alors, que tous
les travaux dont le pays s’impose le sacrifice ne serviront en
rien son développement économique tant qu’il sera dépourvu
d’un moyen de transport pour ses denrées, facile, prompt et à la
portée de la bourse des plus petits agriculteurs.
Cette considération emprunte, Messieurs, à l’heure présente
un caractère d’urgence plus grande encore que dans le passé,
car – et c’est là un aveu qui m’est bien pénible de faire – si les
négociations que j’ai entreprises, ces temps derniers, en vue de
l’établissement d’une ligne de bateaux à vapeur sur San Francisco ont subi l’échec que vous connaissez, la raison en est à
l’insuffisance de nos produits d’exportation : nous n’avons pas
de fret pour rendre assez rémunératrice une entreprise de cette
importance. Or, vous savez tous, Messieurs, que l’agriculture et
l’industrie ne se développeront jamais dans ce pays tant que le
transport au chef-lieu d’une tonne de denrées exigera le déboursement d’une somme presque égale à la valeur de cette denrée.
Le bas prix, la rapidité et la sécurité des transports voilà donc
ce qu’il importe d’assurer avant tout, si nous voulons voir
l’agriculture se développer, si nous voulons que la désertion
actuelle des champs, l’un des plus grands fléaux de notre temps,
fasse place à une activité laborieuse et féconde au sein de la
population des districts. Et ce moyen, quel est-il ? C’est la création d’une voie ferrée sur notre route de ceinture. Je parle, bien
entendu d’un chemin de fer à voie étroite.
Mais ce moyen est-il à notre portée ? Un chemin de fer,
même à voie étroite, de 65 kilomètres n’est-il pas, dira-t-on, au
dessus des ressources de la colonie ! Je ne le crois pas et je suis
intimement convaincu, après une étude attentive de la question,
que la colonie peut et doit, sous peine de perdre tous les fruits
de ses sacrifices antérieurs, entreprendre un pareil travail le
seul, peut être, qui décidera de son avenir, celui, dans tous les
cas, qui doit occuper la première place dans ses préoccupations.
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C’est pour cela que je vous demande instamment de reprendre cette question que le Conseil général n’a fait qu’effleurer il
y a cinq ans. Après que vous aurez arrêté le principe, l’utilité de
la construction, il vous appartiendra d’examiner si elle doit faire
l’objet d’une concession à longue échéance. A cet égard, un
cahier des charges type a déjà été dressé. J’attends, d’autre part,
par le courrier prochain, une réponse de la maison Decauville
aîné à des propositions qui lui ont été soumises : si, comme le
fait espérer la dépêche télégraphique qui m’est parvenue ce
mois-ci, cette réponse est satisfaisante, rien ne saurait s’opposer,
non plus, à ce que la Représentation locale examine la possibilité de construire, aux frais de la colonie, cette voie ferrée qui
emprunterait son parcours à la route actuelle.
Sans doute, il ne s’agit pas de construire, à la fois, 65 kilomètres de voie de fer. L’entreprise devrait, à mon avis, se borner, la première et la deuxième année, à la pose et à
l’exploitation (en régie ou à ferme) d’un premier tronçon de 15
kilomètres, allant de Papeete au pont du Punaruu. Il y a dans
cette zone de vastes et fertiles terrains dont la majeure partie est
déjà cultivée et peut alimenter le trafic de la voie. Les calculs
auxquels je me suis livré d’après l’avant-projet établi en 1885,
portent à 205 588 francs l’établissement de ce tronçon, soit
119 555 francs pour prix du matériel fixe, 22 955 francs pour
son transport à Papeete et 63 078 francs pour la pose et les travaux d’art ou de rectification de la route.
Mais à l’aide de quelles ressources pourrait-on faire face à
cette dépense ? Prenons d’abord la dépense du matériel fixe,
qui, avec le prix du modeste matériel roulant, à traction d’animaux, sans doute, que nécessiterait une exploitation aussi restreinte (le détail et le devis vous en seront fournis) s’élève à
130 000 francs. Cette somme pourrait être remboursée en trois
annuités à partir du 31 décembre 1892. Le télégramme que j’ai
reçu de la maison Decauville me permet d’espérer que cette
combinaison sera acceptée.
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N°335- Mai / Août 2015
C’est donc, avec les intérêts, un crédit de 49 833,53 francs
pour la première année, de 47 666,63 francs pour la deuxième
et de 45 499,98 francs pour la troisième année à trouver. Bien
qu’il ne soit pas admissible que le budget local ne puisse faire
face à des exigences aussi restreintes, surtout quand l’exploitation du tronçon viendra défrayer la colonie d’une partie de sa
dette, je proposerais de liquider le montant de chacune de ces
annuités, comme, du reste, tout ce qui se rapporte à ces travaux
d’une nature toute particulière, par des ressources spéciales
demandées à une majoration de l’impôt sur les patentes, les
licences, la consommation des alcools et la sortie des nacres.
Il ne s’agit là que d’une taxe transitoire et qui disparaîtra avec
notre dette. Il en serait de même pour le fret du matériel, de
France à Tahiti, comme pour la pose de la voie. Ces deux
dépenses sont évaluées à 86 133 francs. L’on pourrait, pour ne
pas toucher à l’équilibre du budget de l’exercice 1892, les
régler à l’aide d’un emprunt à la Caisse agricole, remboursable
sur les mêmes ressources extraordinaires que celles à affecter
à la dépense du matériel. Ce serait donc un budget extraordinaire à dresser à la suite du budget ordinaire de la colonie,
lequel – vous voudrez bien ne pas le perdre de vue – se
balance, pour l’exercice prochain par un excédent de recettes
de 60 000 francs.
Sans doute, ce premier travail accompli, nous ne serions
encore qu’au quart de la construction projetée si nous voulons
donner à notre voie ferrée Taravao pour point terminus. Mais ce
premier effort aurait un double avantage : celui, d’abord, de
constituer un petit tronçon qui, les trois années de sacrifices
écoulées, rapporterait annuellement une vingtaine de mille
francs de recettes à la colonie ; il vous permettrait, enfin, ses
résultats une fois connus, de décider de l’achèvement de la voie
ou de l’arrêt des travaux. Telles sont aussi les raisons, Messieurs, pour lesquelles je pencherais pour la construction du
chemin de fer par la colonie elle-même. Mais, quelque soit le
77
mode auquel l’on doive s’arrêter pour la réalisation de cette
entreprise, laissez-moi vous prier encore de ne pas perdre de
vue la nécessité, l’urgence de ce travail. Il y va je le répète, de
l’avenir de Tahiti”.
La nouvelle proposition du gouverneur Lacascade est très
habile. Puisque le projet d’établissement d’une voie ferrée à
Tahiti a été rejeté sous prétexte qu’il s’agissait d’une initiative
privée, favorisant les intérêts personnels de Maître Goupil, le
Gouverneur préconise que la colonie reprenne à son compte ce
projet mais dans un but d’intérêt public. Pour vaincre les oppositions du Conseil Général, le Gouverneur propose un projet largement revu à la baisse, une voie ferrée allant de Papeete à la
Punaruu, parcourue par un tramway à traction hippomobile.
La bonne disposition du Gouverneur à l’égard du projet de
chemin de fer à Tahiti, combattu par ses prédécesseurs, vient
peut-être de directives émanant du gouvernement national. A
l’époque, beaucoup d’hommes politiques pensent que l’établissement d’un chemin de fer dans les colonies est susceptible de
renforcer l’œuvre civilisatrice. C’est ce qui ressort d’un ouvrage
intitulé “Principes de colonisation et de législation coloniale”
paru en 1895 sous la plume d’Arthur Girault.
“Routes ou chemins de fer ? Les pays neufs, qui naissent
aujourd’hui à la civilisation et qui ont ce privilège d’user immédiatement de capitaux et de connaissances scientifiques que
notre vieille Europe a mis des siècles à accumuler, peuvent brûler les étapes. Ils peuvent dès le début faire des chemins de fer
sans perdre leur temps à construire pour les transports à longue
distance des routes qui feraient ensuite double emploi. Mais
pourquoi cette hâte ? La route ne suffirait-elle pas à assurer des
transports encore peu importants ? L’expérience a montré la
fausseté de ce point de vue. Ou bien ces routes ont une infrastructure solidement établie comme les voies ferrées, et leur établissement est presque aussi coûteux ; ou bien elles sont trop
légèrement construites, et les pluies tropicales ont vite fait de
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N°335- Mai / Août 2015
les mettre hors d’emploi. Si l’on ajoute la rareté des animaux de
trait en ces pays, la cherté de la main-d’œuvre et la lenteur des
charrois, on s’aperçoit que tout l’avantage est aux voies ferrées
économiques.
Faites des chemins de fer ! Tel est le cri que dans tous les
pays les coloniaux ne cessent avec raison de répéter. Au point
de vue politique, la construction d’un chemin de fer est pour le
peuple colonisateur le moyen le plus efficace d’asseoir sa domination. C’est par le chemin de fer que l’on prend véritablement
possession d’un pays.”
Et de poursuivre : “La construction d’un chemin de fer
frappe vivement l’imagination des indigènes. La voie ferrée est
le meilleur instrument de pacification. Au point de vue économique, les avantages ne sont pas moins frappants. Les pays que
le rail traverse naissent de proche en proche à la vie économique. Sur tout le parcours de la voie ferrée, les indigènes
apportent leurs produits. Ils développent leurs cultures, en présence des débouchés jusque-là insoupçonnés. Le chemin de fer
colonial, suivant le mot du colonel Thys, nous apparaît non plus
seulement comme un collecteur, mais comme un créateur de
transports : “La civilisation suit la locomotive”…
La construction d’un chemin de fer est le premier devoir
d’un Gouvernement colonial, et cela permet de résoudre par
l’affirmative la question de savoir si l’Etat doit prêter son
appui à la construction des chemins de fer dans les colonies.
“S’il y avait au monde un chemin de fer, dit le colonel Thys,
qui pût être construit dans les colonies sans l’intervention de
la métropole ou du gouvernement colonial, en ce qui me
concerne, au risque d’émettre un paradoxe, je n’hésiterais pas
à déclarer qu’on a construit le chemin de fer trop tard, qu’on
a attendu trop longtemps, que la preuve faite de la vitalité de
l’entreprise de transports montre qu’on ne s’est pas suffisamment préoccupé à temps de la nécessité de créer cette voie de
transports.”
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“On ne saurait trop le répéter, la question coloniale est
devenue une question de travaux publics. Les avantages matériels qu’en retirent les indigènes sont à leurs yeux l’excuse de
notre domination. Ils constituent en même temps le meilleur
moyen d’assimilation. Le progrès matériel doit précéder et préparer le progrès moral. A ce point de vue, nous sommes déplorablement en retard. Alors que, dans la mère-patrie, les
moindres chefs-lieux de canton ont obtenu leur chemin de fer,
les grandes artères sont encore à établir dans nos colonies. Il n’y
a pas mille kilomètres de voies ferrées en exploitation dans
l’ensemble des colonies françaises. C’est une honte et une dérision ! Ce serait à désespérer de notre avenir colonial et de l’esprit d’entreprise dans notre pays si, d’ici la fin de ce siècle, nous
ne nous hâtions de rattraper le temps perdu.”
Mais la proposition du Gouverneur Lacascade soulève l’ire
des membres du Conseil Général qui décident de former une
commission de réponse au Gouverneur. Voici la réponse ironique apportée par Jules Texier, le rapporteur.
“Si l’on considère, en dehors de cela, que rien que dans le
premier semestre de l’année courante il y a eu 93 305,22 francs
de déficit sur la rentrée de l’impôt, sur laquelle somme
46 631,94 francs représentent des droits payables d’avance et
non recouvrés, nous sommes en mesure de constater que la
situation est des plus prospères et que le moment est heureusement choisi pour nous demander un premier crédit supplémentaire de 26 000 francs pour les travaux publics, et un de
205 588 francs pour l’établissement de ce chemin de fer dont
on parle toujours et qui ne part jamais, et dont on nous engage
à faire les frais.
Sur la question des travaux, tout en reconnaissant qu’il serait
plus logique d’employer nos fonds en dépenses productives
qu’en paiement de frais de voyage aux familles de Messieurs
nos administrateurs, nous refuserons le crédit de 26 000 francs
parce que, dans le passé, on s’est abstenu d’employer les fonds
80
N°335- Mai / Août 2015
des travaux suivant la destination qui leur avait été assignée par
le Conseil.
On pourrait croire à la longue que nous votons le Plan de
campagne dans le but unique de ne pas le voir observer, et c’est
pour cette excellente raison que nous refuserons les
26 000 francs demandés par le Chef de la Colonie.
Mais, s’empresse d’ajouter M. le Gouverneur, “après cette
demande de 26 000 francs je sais, Messieurs, que vous attendez
mieux que ça de moi”, et, en effet, ce mieux est l’inscription du
crédit de 205 588 francs dont je viens de parler au sujet du chemin de fer Decauville.
Cette dépense serait couverte par un troisième emprunt à la
Caisse agricole, remboursable au moyen d’une augmentation de
l’impôt sur les patentes, les licences, la consommation des
alcools et la sortie des nacres.
Vous comprendrez sans peine qu’à l’unanimité votre commission ait rejeté absolument l’idée de toute augmentation de
ces divers impôts.
On vous déclare qu’il ne s’agirait que d’une taxe transitoire
qui disparaîtrait avec notre dette. Mais comme cette première
dette (dont le chiffre est du reste notoirement erroné) ne conduirait la voie ferrée que jusqu’au Punaruu, il est évident qu’il faudrait de nouveau imposer les mêmes taxes pour la continuation
du travail.
Au surplus, de deux choses l’une : ou l’opération est bonne
et alors l’initiative privée saura trouver des fonds pour l’entreprise ; ou elle est mauvaise, et dans ce cas il nous semble absolument incompatible avec nos fonctions d’administrateurs de la
fortune publique d’en faire la colonie entrepreneur.
Qu’une compagnie se forme et demande le concours de la
colonie, nous serons tout disposés à la favoriser dans les limites
du possible par la concession gratuite des routes et le dégrèvement des droits d’octroi de mer, mais nous n’accepterons
jamais, au compte des contribuables, une entreprise que les
81
intéressés ne paraissent pas soucieux de prendre pour leur
compte personnel.
Votre commission a exprimé la volonté formelle de voir
son rapporteur insister énergiquement sur ce point et déclarer
qu’à aucun prix nous ne voterons un impôt nouveau.”
Le texte est signé du rapporteur Jules Texier. On remarque
que ce dernier était pourtant favorable à l’établissement d’un
chemin de fer en 1890 !
Le projet présenté par le Gouverneur Lacascade est pourtant plus modeste que le projet initial d’Auguste Goupil,
puisqu’il consiste à créer une ligne de tramway à traction hippomobile reliant Papeete à la vallée de la Punaruu dans le district de Punaauia. Mais l’opposition farouche des membres du
Conseil général au financement de l’établissement et de l’exploitation du chemin de fer va compromettre ce projet.
Cette fois, le devis des Etablissements Decauville établi le
13 juillet 1891, est parvenu jusqu’à nous et laisse augurer qu’en
réalité, le Gouverneur avait un projet plus ambitieux que celui
présenté officiellement au Conseil général ! Si ce devis mentionne en effet une quantité de rails nécessaire à la construction
d’une voie ferrée d’une quinzaine de kilomètres de long, soit la
distance de Papeete à la vallée de la Punaruu, le matériel roulant
suppose une exploitation par locomotive à vapeur, et non par
des chevaux…
Le modèle de locomotive proposé par Decauville est une
machine articulée, à disposition d’essieux 020 + 020 T, compound mixte, système Mallet, de type “l’Avenir”, construite par
les Ateliers Métallurgiques de Tubize (Belgique) d’une puissance d’environ 60 chevaux et d’un poids de 9 tonnes à vide
(12 tonnes en charge), capable de passer dans des courbes de 20
mètres de rayon.
Cette locomotive est semblable à celle que Decauville
exploitait lors de l’Exposition Universelle tenue à Paris en
1889, pour le centenaire de la Révolution française. A cette
82
Train Decauville à l’Exposition Universelle de 1889
occasion, Decauville avait installé en une dizaine de jours, un
chemin de fer portatif d’une longueur de trois kilomètres, desservant cinq stations entre la Tour Eiffel et l’Hôtel des Invalides. Entre le 6 mai et le 6 novembre 1889, près de 5400 000
visiteurs ont emprunté ces rames circulant dans les deux sens,
sans aucun accident. Ce type de locomotive a été par la suite
utilisé sur les Chemins de fer du Calvados, un réseau d’intérêt
local à voie de 60 cm, dont Paul Decauville est devenu le
concessionnaire à partir de 1891.
Le modèle de locomotive à vapeur proposé par l’entreprise
Decauville est tout à fait adapté au service pour lequel on le
destine à Tahiti. Son prix d’achat est de 26500 francs, non compris les pièces de rechange.
Le matériel roulant destiné aux voyageurs comprenait une
voiture fermée type IK à deux essieux, une voiture mixte fermée type E à deux essieux, une voiture découverte type KE de
2è classe à boggies américains (sic) montés sur ressorts, un type
de baladeuse ayant circulé à l’Exposition Universelle de 1889.
Cette baladeuse complètement ouverte sur les cotés, était idéale
pour une exploitation sous un climat tropical. Un modèle similaire a circulé à Makatea.
Coté marchandises, le devis mentionnait un wagon tombereau de type PBA à deux essieux, un wagon à hauts bords de
type SB à boggies américains, un wagon fermé type SC à boggies et un wagon couvert de type R également à boggies, spécialement conçu pour le transport du bétail, pouvant “recevoir
quatre chevaux ou quatre bœufs”.
Le projet de chemin de fer est à nouveau évoqué lors du
voyage d’Henri Mager, un délégué du Conseil Supérieur des
Colonies qui débarque à Tahiti en février 1894, à l’occasion
d’une tournée des possessions françaises d’Asie et d’Océanie. Il
rend compte de la situation économique à Tahiti dans son
ouvrage Le monde polynésien. “Après avoir montré la triste situation de nos Etablissements, 510 hectares cultivés sur 117 000,
84
Locomotive Decauville Avenir
pas un centime d’exportation sur la France pendant certaines
années, la France ne fournissant qu’un dixième des importations, je proposais diverses solutions dans mon rapport de 1894.
J’écrivais qu’il importait de ne pas laisser inculte le sol de nos
Etablissements, tout au moins de Tahiti, de Moorea, et des Marquises. La richesse d’un pays ne peut sortir que de son sol.
Revenons donc au système des primes inaugurées en 1863 et ne
craignons pas de consacrer des sommes considérables à la mise
en valeur des terres, sans oublier que cet effort ne pourra porter
des fruits que s’il est continu. Dès que, grâce à d’habiles encouragements, les terres auront été mises en valeur par leurs propriétaires aidés d’émigrants, il faut qu’un chemin de fer puisse
prendre les produits et les transporter, que des vapeurs réguliers
recueillent le coton, le café et les autres produits, tels que les
nacres et le coprah, que ces vapeurs monopolisent l’exportation
au profit de Nouméa et Marseille, afin que Nouméa et Marseille
monopolisent l’importation”.
Dans son rapport, Mager précise : “Un chemin de fer, ou
plutôt une voie ferrée sur route est donc indispensable. Ce chemin de fer devrait traverser tous les districts pour drainer les
produits de chacun d’eux et il peut être commencé par la côte
ouest qui est la plus fertile : une section de Papeete à Mataiea
(45 kilomètres) a déjà été étudiée il y a dix ans et sa concession
a été demandée au Conseil général dès sa création, il y a huit
ans. Le Conseil général, pour des motifs d’ordre personnel,
ajourne depuis huit ans sa décision. Bien que le projet de la section Papeete à Mataiea soit entièrement avantageux pour la
colonie et que sa concession n’imposerait aucune charge nouvelle au pays, le Conseil général s’est jusqu’ici obstinément
refusé à en accorder la concession parce qu’elle était demandée
par un homme qui s’est toujours tenu à l’écart de la coterie
régnante”…
Le 15 février 1894, Henri Mager présente au Conseil sa
proposition concernant l’établissement d’un chemin de fer à
86
Extrait de la revue
“Mémoires et comptes rendus de la Société des Ingénieurs Civils” (1888)
voie étroite de Papeete à Mataiea, mais en remplaçant la garantie d’intérêt demandée par le concessionnaire par une subvention annuelle, d’un montant fixe. Cette motion est adoptée le
10 mars 1894 par la Commission coloniale.
Le 19 novembre 1894, bien après le départ d’Henri Mager
de Tahiti, le rapport de la Commission coloniale au sujet de
l’établissement d’un chemin de fer à voie étroite, est fait au
Conseil général. “Vous connaissez ces propositions, Messieurs.
Il vous en a été donné lecture dans votre séance du 15 février
dernier, et vous nous les aviez transmises pour examen et avis.
M. Henri Mager y reprend, vous l’avez vu, sous une autre
forme, le projet déposé par M. Goupil le 10 décembre 1884, et
qui, depuis, a fait l’objet, de votre part, de si nombreuses délibérations.
Au système qui consistait à garantir, pendant 75 ans, au
concessionnaire, un intérêt de 7 % pour un capital dont le chiffre demeurait indéterminé, M. Henri Mager substitue le suivant
qui, d’après lui, serait de beaucoup préférable, pour la colonie :
une subvention fixe, annuelle, de 76 666 francs lui serait
comptée.
Cette subvention se décomposerait ainsi :
1° En une somme de 26 666 francs représentant, en 75 ans,
dans sa pensée, le remboursement des 2 millions à
employer pour la construction de la ligne ;
2° En une somme de 50 000 francs représentant, dans sa
pensée encore, l’intérêt à 2,5 % du capital nominal minimum.
Moyennant le versement intégral de cette subvention, et,
quelles que fussent les sommes qui auraient été engagées dans
l’établissement de la voie, la colonie, ajoute M. Mager, ne
devrait plus rien à l’entrepreneur, et n’aurait à se préoccuper ni
de l’entretien de la route, ni d’aucun frais d’exploitation.
Nous ne vous étonnerons point en vous disant que ces
offres, à première vue si séduisantes, ne nous ont pas séduits.
88
Le devis du chemin de fer de Tahiti
Archives Territoriales
Et voici pourquoi. Les circonstances qui ont fait autrefois, et si
souvent, vous devez vous en souvenir, rejeter les propositions
de M. Goupil, n’ont point changé. La situation du pays est toujours la même, et bien que le projet de M. Mager constitue, à la
vérité, un progrès sur celui qu’il remplace, il n’est pas plus que
ce dernier, conciliable avec cette situation.
Nous estimons que, dans l’état actuel d’isolement où elle se
trouve, notre colonie ne tirerait aucun profit de la dépense
énorme à laquelle son budget aurait à faire face pendant 75 ans,
au cas où elle se lancerait dans la voie où on l’incite à entrer, et
à notre avis, il ne sera possible de songer sérieusement à l’établissement du chemin de fer en question que lorsqu’une ligne à
vapeur directe sur l’Amérique et l’Australie, dont ce chemin de
fer sera alors le complément, aura donné à Tahiti les facilités de
transport et les débouchés qui lui manquent encore pour ses
produits. Nous vous demanderons donc, comme conclusion, de
vouloir bien réserver pour une époque où elles pourront être
mises à exécution avec quelque avantage pour le pays, les propositions qui vous sont de nouveau soumises”.
La préoccupation première des membres du Conseil Général a toujours été de rompre l’isolement de la Polynésie en établissant des liaisons maritimes avec les Etats-Unis et
l’Australie, les plus proches voisins, même si ces dessertes
avaient l’inconvénient de mettre Tahiti à la merci des compagnies maritimes anglo-saxonnes assurant ce service. En 1899,
Auguste Goupil fait une dernière tentative pour voir établir la
voie ferrée sur la cote ouest de Tahiti. Outre la traditionnelle
opposition du Conseil général, il se trouve cette fois en butte à
Paul Gauguin qui s’est provisoirement reconverti dans le journalisme, à une époque où ses tableaux ne se vendent pas. On
s’étonne de voir Paul Gauguin délaisser ses peintures pour le
journalisme, mais le militantisme est inscrit dans la tradition
familiale. Petit-fils par sa mère de la célèbre Flora Tristan, syndicaliste et féministe socialiste, Paul est le fils de Clovis, un
90
Devis Decauville concernant la locomotive
journaliste du National, organe de presse du Parti Radical, une
organisation d’extrême gauche. Doté d’une forte personnalité,
Clovis Gauguin (1814-1849) est un journaliste contestataire aux
talents avérés de polémiste, dispositions que l’on retrouve chez
Paul Gauguin, dans ses œuvres d’écrivain et de journaliste.
Après avoir collaboré au journal les Guêpes, organe de
presse du parti catholique de MM. Raoulx et Cardella, Paul
Gauguin s’en prend à Auguste Goupil, du parti protestant.
“Goupil annonce atout sur atout : courrier à vapeur, chemin de
fer, farine de coco, puis pas d’impôt foncier qu’il a avec sa
minorité, empêché autrefois de voter. C’est à croire qu’on joue
avec les Grecs, mais les maîtres comme Goupil ne connaissent
pas le latin. Timeo Danaos et dona ferentes”. (Je crains les
Grecs, même quand ils apportent des cadeaux - Enéide de Virgile, faisant allusion au cheval de Troie).
Dans le premier numéro de son journal satirique Le Sourire,
paru en août 1899, Paul Gauguin imagine de façon ironique
l’inauguration du chemin de fer de Maître Goupil.
“Dimanche s’annonce un grand jour : il s’agit de l’inauguration du chemin de fer Papeete-Mataiea créé par un homme
bienfaisant. Seuls les gens de la Haute inaugureront… N’importe, je vais réclamer ma carte de reporter et, chose extraordinaire, je l’obtiens. Dès le matin de ce jour fameux, la journée se
devine toute belle. Or donc, par conséquent, subséquemment
comme dirait la sardine, tout le monde en convient, il faut toujours être bien habillé pour être un homme intelligent. Or donc,
par conséquent, subséquemment, le train se mit en marche, s’arrêta à toutes les stations. Farine de Coco N°1. Tiens ! Moi qui
croyais que c’était Faaa. Très peu de temps après un nouvel
arrêt, cette fois c’est Farine de Coco N°2. Les voyageurs pour la
ligne de Nouméa changent de train, s’écrient les employés qui
sont Chinois. Cela devient inquiétant pour mon pauvre intellect
et pour changer le cours de mes idées, je me mets à examiner
cheminant, une superbe propriété d’un richard sans doute.
92
N°335- Mai / Août 2015
Au détour du chemin, quelques boîtes à sardines adroitement
étagées par un charpentier simulent un château : tout comme à
Versailles, les statues civilisent le jardin, des grilles aussi, puis
sur colonnes d’admirables vases de faux métal donnent l’hospitalité à de maigres aloès en zinc. Regardant par la portière,
j’ai cru voir au fond de tout cela des mains s’agiter sur une guitare, j’ai cru aussi entendre un doux refrain : “I love this
money”…
Le train se remit en marche, s’arrêtant à toutes les stations
Farine de Coco jusqu’au N°5. A notre gauche, le charme, la
majesté, la luxuriance, l’enivrement de la forêt accueille, attire,
enlace de ses fortes et dangereuses caresses le pèlerin en route
vers Taravao. A notre droite, tantôt loin, tantôt près, la mer…
Le sifflet de la locomotive nous rappelle à la réalité, puis aussi
le canon qui devrait saluer l’arrivée. Mais rien. Tout simplement, un oubli du chef de train, du chef de pièce. (La trajectoire
est restée à Papeete). En revanche, un grand déjeuner a été préparé pour les gens de la Haute, mais moi qui suis un petit reporter à 4 sols, je suis obligé d’aller déjeuner au buffet de la station
tenue par le Chinois, farine de coco à discrétion…
Le train sans arrêt cette fois, nous reconduit à Papeete, sans
accident. J’arrivai chez moi le cœur content, l’estomac mal à
l’aise, ne pouvant digérer farine de coco”.
Dans ce même journal, Gauguin évoque la fin annoncée de
cette aventure ferroviaire dans une présumée lettre adressée à
Rothschild : “Dans un an tout au plus, quand le chemin de fer
Farine de Coco aura fait faillite”…
En réalité, ce chemin de fer ne connaîtra même pas un
début de réalisation. Pourtant le 21 avril 1901, la Commission
coloniale a émis le vœu que l’étude du projet de voie ferrée soit
examinée par l’Administration, mais le Gouverneur Edouard
Petit va définitivement enterrer le projet en recourant à un procédé classique, l’envoi du projet aux services de l’administration centrale pour un supplément d’information…
93
Pour le Gouverneur Petit, le projet de voie ferrée entre
Papeete et Taravao qui est surtout l’œuvre de M. Goupil, viceprésident du Conseil général, dont les propriétés seraient desservies par ce chemin de fer, achoppe toujours sur la garantie
d’intérêts (Article 38 du nouveau Cahier des Charges). “La
base de cette opération repose sur cette garantie accordée par
la Colonie, alors que les ressources budgétaires de Tahiti sont
réellement trop réduites pour se lancer dans pareille aventure”. En l’occurrence, M. Goupil représente surtout des intérêts étrangers, puisque les financiers de l’opération sont
américains et que leur société ne veut s’engager qu’à la condition expresse d’obtenir l’engagement de la Colonie dans la
garantie des intérêts des capitaux engagés. Le Gouverneur
demande donc in fine au Ministre des Colonies de vouloir
bien soumettre le cahier des charges aux services compétents
du Ministère.
Ainsi s’achève l’aventure du rail à Tahiti, car le projet viable lors de son annonce en 1884, ne l’était plus du fait de la
concurrence de l’automobile en ce début de XXe siècle. La
société Decauville l’avait d’ailleurs déjà bien compris en
construisant parallèlement aux matériels ferroviaires, des
camions et des voitures automobiles dès 1904.
Le 4 juillet 1900, Monsieur Poroi, entrepreneur du service
postal autour de l’île de Tahiti, soumet au Gouverneur des Etablissements français d’Océanie un projet de desserte des districts par automobiles. Il s’agit de véhicules à huit places, très
confortables, pouvant réaliser une vitesse maximale de 25 kilomètres à l’heure. En raison de l’état des routes et des arrêts
nécessaires, la moyenne commerciale serait moindre, mais
M. Poroi estime qu’il pourrait effectuer le trajet de Papeete à
Taravao en cinq heures, et autant pour le retour. Bien sur, il
serait nécessaire d’améliorer l’état de la chaussée et de
construire des ponts pour le franchissement de la rivière de Vairaharaha et des trois ruisseaux de Papara.
94
Locomobile à vapeur Fowler pour le labourage
Types de locomobiles
La proposition est repoussée par le Conseil général car à
l’époque considérée, seule la portion de route entre Papeete et
Mataiea était carrossable. Selon le Secrétaire général, “il y a
des endroits où la route n’a que la largeur d’une voiture et il
faudrait des travaux considérables pour la rendre praticable à
des automobiles”.
Le chemin de fer industriel à Tahiti
Si comme on a pu le voir, la création d’une voie ferrée
ouverte au trafic des voyageurs n’a pas pu se faire à Tahiti, il a
néanmoins existé dans l’île des voies ferrées à usage agricole
ou industriel, en particulier dans le domaine des travaux
publics. Le témoignage le plus ancien d’une voie ferrée à Tahiti
remonte au 18 avril 1868 quand un article de journal le Messager
de Tahiti, signale l’existence d’une voie ferrée que MM. Guillasse et Darling font construire dans leurs champs de cannes à
sucre de Taapuna, pour relier leur plantation au moulin de MM.
Ruet, Agaisse et Cie.
Dans son édition du 2 décembre 1886, le Journal Officiel
des Etablissements Français de l’Océanie rend compte de la
construction du réservoir du Faiere, d’une contenance de
150 000 litres, permettant l’alimentation en eau de la ville de
Papeete. Pour mener à bien cet ouvrage, l’administration des
Ponts et Chaussée a mis à disposition du service de l’Artillerie
chargé de l’exécution des travaux, une locomobile d’une force
de 12 chevaux, et un matériel de voies Decauville avec des
wagonnets. En fait, la voie d’une longueur de 220 mètres est
installée sur un plan incliné dont la pente moyenne est de 21°,
mais atteint 30° par endroits. La locomobile à vapeur située au
point haut et équipée d’un treuil, tire les wagonnets chargés de
matériaux de construction à l’aide d’un câble en corde de 4 cm
de diamètre et de 230 mètres de long. La voie unique se termine
à chaque extrémité par un aiguillage pour faciliter les chargements et les déchargements des wagonnets.
96
Déplacement du bureau de poste de Papeete 1902
Photo © Lemasson
Carte postale ancienne de Tahiti, vue de Papeete prise de Fare-Ute
Trois wagonnets, pouvant emporter chacun 1,25 mètre cube
de matériaux, sont simultanément en service, l’un étant en circulation pendant que les deux autres sont chargés ou déchargés. Ce
système permet d’atteindre un débit journalier de 345 mètres
cubes de matériaux. La locomobile consomme 200 kg de charbon
pour réaliser jusqu’à 60 voyages par jour.
La dépense totale des travaux d’un montant de 33 400 francs,
est supportée moitié par le service Colonial représenté par le service de l’Artillerie, et moitié par le service Local.
Cette première utilisation d’une voie ferrée par le service
Colonial permettait à l’Administration de constater l’utilité et
l’efficacité d’une machine à vapeur dans l’exécution de certains
travaux. “On avait songé à monter tous ces matériaux par des voitures qui auraient suivi la route du fort Faiere ; mais après essai,
on a du renoncer à ce mode de procéder long, lent, très fatiguant
pour les chevaux et les voitures, et par suite dispendieux” (JOEFO
du 2 décembre 1886).
La voie ferrée du matériel Decauville utilisé pour la construction du réservoir d’eau du Faiere a été posée ultérieurement sous
les hangars des quais de Papeete, pour faciliter les chargements et
déchargements des navires. Le 12 septembre 1890, le Conseil
Général a ainsi voté “un droit sur les marchandises transportées
par le Decauville”, d’un montant de 0,15 franc par tonneau ou portion de tonneau. (Bulletin Officiel du 23 décembre 1893). Le montant de ce droit ne semble pas varier au fil du temps, puisqu’en
1902 ce droit est du même montant, mais cette fois il est fait référence à un décret du 30 mai 1892 (BOEF de décembre 1902).
Selon le Bulletin Officiel des Etablissements français d’Océanie,
le Directeur de l’Intérieur expose dans un rapport adressé le
21 mars 1898 au Conseil Général que l’Administration a l’intention de faire venir de France un kilomètre de rails et 20 wagonnets
système Decauville, pour les travaux de terrassements, d’empierrements et autres à entreprendre sur les routes, et demande “si les
conseillers sont d’avis, ainsi qu’en laisse la faculté une des clauses
98
Réseau ferré du port de Papeete en 1919
Photo NAA (National Archives of Australia)
particulières du catalogue de la maison, de faire venir ce matériel,
à titre d’essai, par l’intermédiaire du Département. Ce système
aurait l’avantage de laisser l’Administration libre d’effectuer le
paiement du matériel un mois après la réception, si toutefois il lui
convient, ce qui n’est pas douteux. Dans le cas contraire, il serait
nécessaire de constituer immédiatement une provision de
6 000 francs au minimum pour l’achat et le transport des rails et
des wagons”. Le Conseil Général donne son accord pour cet achat
de matériel Decauville, avec la dépense de 6 000 francs qu’il
nécessite, mais refuse l’achat d’un concasseur et d’une locomobile, proposé par un Conseiller, M. Lévy.
Le Journal Officiel des Etablissements français d’Océanie
du 1er janvier 1914, faisant référence à une décision du Gouverneur du 24 novembre 1905, indique que le matériel Decauville
des Travaux Publics peut être loué au tarif suivant :
- Par mètre de voie et par jour, les aiguillages étant comptés
pour le double de leur longueur.........................0,02 franc
- Par plaque tournante et par jour ........................0,20 franc
- Par wagonnet et par jour.........................................1 franc
L’Administration a donc enfin reconnu, mais trop tardivement et timidement, l’intérêt du chemin de fer pour la Colonie.
C’est sans doute ce matériel Decauville des Travaux Publics qui
a servi au déplacement du bureau de poste de Papeete en 1902.
Par la suite, le matériel a été plus ou moins utilisé pour la manutention des marchandises vers les bateaux, comme on peut le
voir sur une carte postale des années 1920 prise à Fare-Ute, le
port de commerce de Papeete, où des rails et un wagonnet
Decauville de type porteur, figurent sur la grève. Sur le port de
Papeete, un véritable réseau ferré avec rails et aiguillages avait
été constitué pour approvisionner les bateaux en charbon. Le
combustible était placé dans des gros paniers ronds, transportés
sur des chariots porteurs Decauville, manœuvrés manuellement.
De temps à autre, l’Administration organise des ventes de
matériel militaire. Ainsi, le jeudi 5 juillet 1906, il est procédé dans
100
N°335- Mai / Août 2015
la cour et les magasins de l’Annexe de l’Artillerie à la vente aux
enchères publiques d’un matériel provenant du Service de l’ancienne Direction d’Artillerie et comprenant entre autres objets,
une machine à vapeur (locomobile ?), 110 mètres environ de voie
Decauville, quatre wagonnets et deux plaques tournantes.
Si l’Administration coloniale a tardé à reconnaître les
mérites des voies ferrées, on relève leur utilisation par des
entreprises privées, comme on a pu le constater dès 1868 dans
les plantations de cannes à sucre d’Atimaono.
En mai 1889, Eugène Brunschwig, entrepreneur, sollicite
l’exonération des droits d’octroi de mer d’un matériel de rails commandés en France à l’usine Decauville. L’intéressé a passé avec
l’Administration un contrat valable de janvier 1890 à janvier 1894,
pour le déchargement des vivres, du matériel et du charbon destinés à la marine. Pour l’exécution du contrat, il a commandé à
Decauville, un kilomètre de rails avec vingt-deux wagons. Le prix
de ce matériel est de 12 000 francs. Dans sa demande, M. Brunschwig précise que la voie sera de même largeur que celle du dock
du commerce sur laquelle elle aura un embranchement et que dans
ces conditions, le matériel pourra servir non seulement pour son
entreprise, mais également pour le commerce local en général, en
facilitant le chargement et le déchargement des navires. Pour fonder sa demande d’exonération de taxe, l’entrepreneur s’appuie sur
un vote du Conseil de 1883 ayant remboursé les droits d’entrée
perçus pour une chaudière neuve destinée au remorqueur Eva de
la Société Commerciale de l’Océanie. Mais le décret du 6 février
1888 concernant “les machines industrielles” et non les rails et
wagonnets, ne permet pas au Conseil de se prononcer sur cette
demande de M. Brunschwig.
En novembre 1894, ce même entrepreneur propose de vendre à l’Administration une partie de son matériel Decauville, à
savoir 450 mètres de voies pour la somme de 8 000 francs.
Mais même revue à la baisse, avec 390 mètres de voies pour
6 000 francs, cette offre est rejetée par le Conseil Général.
101
Le chemin de fer industriel
de Makatea
Si Auguste Goupil n’a jamais pu réaliser à Tahiti le projet
de construction d’un réseau de chemin de fer en raison de l’opposition du Conseil Général et de l’Administration, il va pouvoir accomplir son dessein dans une petite île de Polynésie
française, Makatea, située à environ 200 kilomètres au nord-est
de Tahiti, dans l’archipel des Tuamotu.
L’île de Makatea (Rocher blanc ou Papa Tea) découverte
en 1722 par le navigateur hollandais Jakob Roggeveen, est un
atoll surélevé par un mouvement tectonique ancien intervenu
entre les îles de Tahiti et de Rangiroa. D’une longueur de
7,5 km du nord au sud pour une largeur de 6 km d’est en ouest,
Makatea présente la forme d’un croissant dissymétrique d’une
superficie d’environ 2 800 hectares. Cette petite île corallienne,
à récif frangeant, est entourée de falaises dont les hauteurs
varient de 50 à 80 mètres environ. L’île possède deux plaines
littorales étroites à l’ouest et à l’est, tandis que les falaises
abruptes tombent directement dans la mer, au nord et au sud-est
de l’île. Le point culminant de Makatea, situé à Puutiare au nord
de l’île, appelé autrefois Mont Fallières, s’élève à 110 mètres
d’altitude.
N°335- Mai / Août 2015
L’ancien lagon de Makatea surélevé ou exondé d’environ
80 mètres au dessus du niveau de la mer, est un plateau de calcaire corallien où durant des millénaires, les déjections de colonies d’oiseaux se sont mélangés au calcaire de restes fossiles
d’organismes marins pour former des sables phosphatés tricalciques, à la suite d’un processus chimique.
La présence de phosphate sur Makatea est évoquée dans les
années 1880, mais la première mention officielle en est faite en
1890 par Frédéric Bonet, ancien Lieutenant de Vaisseau, directeur de l’Arsenal de Papeete, devenu avocat-défenseur et politicien, un ami d’Auguste Goupil au mariage duquel il a assisté
le 2 octobre 1873.
En 1904, le professeur américain Alexander Agassiz prélève des échantillons de sable phosphaté de Makatea pour effectuer des analyses qui révèlent une teneur de 80% à 85% de
minerai pur, l’une des plus élevée au monde. Ces analyses
confirment l’intérêt d’une exploitation industrielle de ce phosphate tricalcique.
En 1905, Etienne Touzé (1871-1951) arrive à Tahiti où il
vient d’être affecté au poste de chef des Travaux Publics. Ingénieur diplômé de l’école des Arts et Métiers d’Angers (1887),
l’intéressé a rejoint le Service des travaux publics des Colonies, après avoir travaillé en France dans les Services d’études
et de constructions d’une compagnie de chemins de fer, puis
dans une entreprise d’engrais et de produits chimiques dont les
usines sont situées à La Pallice près de La Rochelle. Intéressé
par le problème des engrais, il apprend vraisemblablement de
MM. Bonet et Goupil, que l’île de Makatea recèle du phosphate et décide de faire des prospections pour évaluer les possibilités d’une potentielle exploitation industrielle. Les
relations deviennent si proches entre la famille Goupil et
Etienne Touzé que le 6 juillet 1907, ce dernier épouse Sarah
Teipoitemarama, née le 10 mars 1885 à Papeete, l’une des
filles de l’avocat.
103
En collaboration avec son beau-père Auguste Goupil,
homme d’affaires et politicien influent de l’époque, Touzé entre
en contact avec la Pacific Phosphate Company qui exploite les
gisements de Nauru et de Banaba (ou Ocean Island). Cette
entreprise est un consortium germano-britannique résultant de
la fusion de la Pacific Island Company de John Arundel et
Albert Ellis avec la Jaluit Gesellschaft de Hambourg, Nauru
étant alors depuis 1888, une colonie allemande. Le rapprochement entre la Pacific Phosphate Company et la famille Goupil
amène la création de la Société Française des Îles du Pacifique
en 1907. Enfin le 4 décembre 1908, est créée la Compagnie
Française des Phosphate d’Océanie (CFPO), qui reprend les
actifs de la Société Française des Îles du Pacifique. Ayant
démissionné de ses fonctions dans l’Administration des Ponts
et Chaussées, Touzé est nommé directeur en Océanie de la
société nouvellement créée.
Cette société qui compte 52 actionnaires à sa création, dont
John Arundel et un groupe d’investisseurs britanniques, nomme
à la présidence M. Jules Mesnier, déjà président de la Société
commerciale d’Affrètements et de Commission installée
au Havre depuis 1892, à la Vice-présidence M. Georges Hersent, entrepreneur de travaux publics, et pour AdministrateurDélégué M. Léon Bertrand, ingénieur en chef des Ponts et
Chaussées. La direction de la société est donc confiée à des
entrepreneurs réputés, possédant une importante assise financière. Par exemple, la Société commerciale d’Affrètements et de
Commission (SCAC) exerce de multiples activités concernant
aussi bien l’importation, le transit et la manutention des marchandises, que les appontements, voies ferrées et les travaux
portuaires, ce qui n’est pas sans intérêt sur le plan technique
pour la future exploitation de Makatea.
Les Etablissements français d’Océanie n’étant pas à
l’époque dotés d’un régime minier, il n’était pas possible d’obtenir une concession d’exploitation. Il a donc fallu appliquer la
104
Plan de l’île et port de Temao
législation relative aux carrières et acheter le phosphate aux
nombreux propriétaires des terrains. C’est Albert Goupil, le fils
aîné de l’avocat, qui a été chargé de cette tâche en faisant signer
plus d’un millier de contrats d’achat de phosphate. Ce travail
était compliqué du fait de situations d’indivisions inextricables
concernant la propriété foncière de l’île. Il faut attendre 1918
pour que la CFPO obtienne enfin une concession des gisements
phosphatés de 2000 hectares sur le site de Makatea, suivie
d’une seconde concession de 900 hectares en 1922.
L’exploitation ne commence officiellement qu’en 1910 et
pour ce faire, la Compagnie Française des Phosphates d’Océanie doit trouver de la main d’œuvre qu’elle va chercher au
Japon, car les Polynésiens ne sont pas préparés à ce travail de
type industriel. En avril 1909, un premier contingent de 25
ouvriers japonais arrive à Makatea pour le montage et la mise
en marche des machines nécessaires à l’exploitation.
L’entreprise doit créer toutes les infrastructures permettant
d’établir, de loger et faire vivre une population de plus en plus
nombreuse sur l’île. La CFPO va construire des logements pour
les employés et les ouvriers, une infirmerie, un magasin d’épicerie, etc. En 1909, on note l’arrivée en Océanie de quatre
navires américains chargés de bois et du voilier le Versailles en
provenance de Dunkerque, pour approvisionner les installations
de Makatea. La Question diplomatique et coloniale précise :
“indépendamment des apports de matériel, qu’ont nécessité ses
constructions à Makatea, (la CFPO) a également introduit dans
la Colonie un stock assez considérable de denrées diverses à
l’usage de son personnel”.
L’exploitation du minerai nécessite des installations techniques particulières et importantes avec des broyeurs, des fours
de séchage du minerai, une jetée pour transférer le phosphate sur
les bateaux, et surtout l’établissement d’un réseau de chemin de
fer d’environ huit à dix kilomètres de long pour relier les chantiers d’extraction aux installations terminales de traitement du
106
Coll. de Balmann
Carte postale ancienne de Makatea, Port Temao
minerai. En 1909, les statistiques des Etablissements Français
d’Océanie mentionnent pour la première fois une expédition
faite à titre d’échantillon, de 70 tonnes de phosphate à destination de l’Angleterre.
Grace aux informations et aux documents fournis par M. Paul
Naea Bourgeois, natif de Makatea, dont le grand-père et le père ont
été ingénieurs à la CFPO, on peut mieux connaître la vie sur l’île
dans les premières années de son exploitation, en 1914.
Un rapport fait au Conseil d’Administration sur les opérations de la Compagnie en Océanie pendant l’année 1914 permet
d’apprendre que la production totale annuelle a été de 74 647
tonnes de 1000 kg (Précision pour la distinguer de la tonne
anglo-saxonne).
“La production aurait pu être doublée si cela avait été
nécessaire. Au 1er janvier, le stock était de 40 479 tonnes et au
31 décembre, de 36 847 tonnes.
Les sécheurs ont continué à nous donner satisfaction. L’appareil n°1 en service depuis déjà presque 3 années a du subir de
grosses réparations d’entretien qui sont maintenant presque terminées. L’appareil n°2 a eu également son fonctionnement suspendu pendant quelques temps par suite d’un accident ayant
occasionné la rupture d’une pièce de transmission. Nous confirmons notre observation de l’an dernier au sujet de l’intérêt à
établir dans un délai rapproché un troisième sécheur pourvu
d’un nouvel accumulateur de minerai pouvant être desservi
indifféremment par les trois sécheurs. Les circonstances exceptionnelles de l’heure présente n’étant pas favorables à l’entreprise de nouveaux travaux, nous ne renouvelons cette
observation que pour montrer l’importance qui s’y attache pour
l’avenir.
Le matériel de transport a donné satisfaction. Les trains formés par 5 wagons auto-déchargeurs et une locomotive de 80 HP
sont très homogènes ; chacun d’eux porte de 50 à 53 tonnes de
minerai, ce qui constitue un résultat appréciable.
108
N°335- Mai / Août 2015
Les freins à air comprimé ont donné des mécomptes ; une
étude entreprise a été interrompue par la guerre ; les freins à vis
ont continué à être utilisés d’une façon permanente alors que
sur une ligne accidentée comme la nôtre, ils ne devraient être
employés que comme secours.
Le fonctionnement des deux locomotives à vapeur de
80 HP a été satisfaisant. L’une d’elle, à la suite d’un déraillement, a subi des avaries importantes sans qu’elles soient
cependant de nature essentielle. Par suite de la difficulté des
approvisionnements et la rareté des communications, il ne
nous a pas été permis de recevoir jusqu’à maintenant, les
pièces ou matériaux nécessaires à la remise en état de cette
machine. Nous ne disposons donc en ce moment que d’une
seule locomotive et nous ne sommes pas à l’abri d’un nouvel
accident. Ceci montre surabondamment que l’achat d’une
troisième machine s’imposera quand les circonstances le permettront.
Notre atelier de réparations, bien outillé, a rendu les plus
précieux services et a permis de faire les réparations nécessaires. Il serait cependant très utile d’augmenter le nombre
d’ouvriers spéciaux. Un ouvrier fondeur ou ayant de bonnes
notions de fonderie, apporterait un concours intéressant.
Le prix de revient du minerai séché mis en magasin a varié
de 9,77 francs à 3,88 francs pour la période du 1er janvier au
31 octobre (Par suite des circonstances découlant de la guerre,
la comptabilité n’est pas achevée au moment de la rédaction du
rapport). La moyenne des 10 premiers mois s’établit à
4,99 francs contre 5,34 francs pour 1913, soit une différence de
0,353 franc en faveur de 1914.
Le minerai a été extrait pour partie dans la région déjà
exploitée de Pehunia et le reste dans celle de Puutiare.
La teneur des cargaisons pour les résultats qui nous sont
connus, a varié de 82,35 à 83,44 en phosphate tribasique, et de
0,60 à 0,84 en fer et alumine réunis.
109
L’augmentation de la consommation de force a montré que
notre station centrale (électrique) deviendra très rapidement
insuffisante. La question de l’adjonction d’un troisième moteur
a été mise à l’étude, mais la guerre n’a pas permis de la solutionner”.
La suite du rapport permet d’apprendre que les 74 903
tonnes de minerai ont été chargées sur 18 bateaux dont quatre à
destination de l’Europe (Danemark, Belgique, Russie et Allemagne), onze à destination du Pacifique (USA, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon) et deux à destination de Tahiti, dont le
navire allemand Walküre, capturé à Makatea en août 1914 et
coulé à Papeete avec 1 975 tonnes de minerai dans ses cales. La
plus grosse quantité de minerai a été expédiée vers l’Australie
avec 33 872 tonnes.
Le rapporteur poursuit : “Les expéditions qui s’annonçaient comme devant dépasser d’environ 60% celles de 1913
ont été réduites par suite d’un accident survenu à une des jetées
en janvier 1914 (Raz de marée) et surtout par suite de la situation créée par la guerre. Le point de chargement n°2 alimenté
par des courroies transporteuses aurait pu être mis en service
fin décembre. Des essais de chargement intensif avec deux
équipes se remplaçant, ont permis de charger avec une même
jetée et un seul navire, jusqu’à 1380 tonnes dans la même journée. Avec une seule équipe, on a pu dépasser 850 tonnes et en
se servant de deux points de chargement, on pourrait par temps
convenable, charger d’une façon suivie de 1300 à 1600 tonnes
par journée de neuf heures, si l’importance des stocks était suffisante.
La traction des embarcations transportant le minerai des
jetées au navire ont continué à être faites par chaloupes à
moteur et cette méthode donne satisfaction. Deux nouvelles
chaloupe avec moteur semi-diesel Grey ont été mises en service
mais les moteurs fournis comme étant de 10 HP, ont paru d’une
force un peu faible”
110
Plan des travaux de Makatea en 1920
Coll. Paul Bourgeois
Le signataire du rapport Etienne Touzé, Directeur de la
CFPO en Océanie, demande l’installation d’une jetée en fer,
“dès que les circonstances le permettront”. Mais il faudra attendre 1927 pour que cette installation soit réalisée.
Au chapitre des travaux, il est indiqué : “Une partie de la
jetée n°1 détruite par un raz de marée le 10 janvier 1914 a été
rétablie. Une partie de jetée, constituant par rapport à la précédente la seconde branche d’un Y a été construite afin d’être
affectée plus spécialement aux déchargements de marchandises
et de charbon. Les chargements de minerai peuvent également
s’effectuer par cet ouvrage.
Une grue électrique d’une force de 5000 kg a été montée
pour être affectée au déchargement des marchandises. Le
sécheur n°2 a été mis en service. L’effort principal a porté en
1914 sur l’exécution du point de chargement n°2 et sa liaison
au magasin annexe au magasin n°2 (Cette annexe constitue un
accumulateur de minerai) au moyen de transporteurs à courroie
traversant obliquement toute la place.
L’allongement du silo de minerai humide alimentant les
sécheurs a été autorisé et le déroctage commencé. Le deuxième
concasseur a été monté pour alimenter cet allongement de trémies.
Des trémies de reprise permettant d’envoyer indifféremment le minerai sec au point de chargement n°1 ou aux transporteurs qui alimentent le point de chargement n°2, ont été
établies.
Le viaduc n°5 du chemin de fer a été remblayé et sa charpente démontée.
Un abri pour locomotive électrique a été construit.
Une remise pour quatre locomotives, et avec une fosse à
piquer le feu a été mise en chantiers, les deux tiers du travail
étaient exécutés au 31 décembre.
Des transporteurs permettant d’évacuer mécaniquement le
minerai du magasin n°2 ont été établis, mais les organes de
transmission n’ayant pu encore être envoyés de France par suite
112
Carte postale ancienne de Makatea, expoitation d’un champ de phosphate
Coll. C. de Balmann
Carte postale ancienne de Makatea,
champ d’exploitation de Pehunia, Pinacles et Potholes
Coll. C. de Balmann
du manque de communications, ces transporteurs ne pourront
momentanément être mis en service”.
Un état de l’effectif global du personnel fait état de huit
personnes à la direction de la CFPO à Papeete et quinze marins
pour le navire de la compagnie le Cholita assurant la navette
entre Tahiti et Makatea. L’équipage est composé de trois officiers et du personnel de pont et machine au nombre de douze.
A Makatea, l’effectif est alors de 456 personnes dont 23 agents,
7 surveillants, 20 ouvriers d’art Européens et Tahitiens, 316
Japonais et 90 Indigènes.
Trois agents MM. Gérard, Genno et Sicard ont demandé à
rentrer en France pour faire leur devoir contre l’Allemagne et
l’Autriche.
Enfin, pendant l’année 1914, notre avocat conseil Maître
Goupil a pris sa retraite ; les labeurs et inquiétudes provoqués
par les difficultés qui ont entouré les débuts de notre Compagnie en Océanie, n’ont pas été étrangers à l’ébranlement de sa
santé, raison qui a motivé cette détermination. Son gendre et
successeur Maître Sigogne, qui depuis plusieurs années collaborait avec lui, est devenu notre avocat conseil et continue à
s’occuper de nos affaires”.
Le réseau ferré
Comme on a pu le constater dans le rapport précité, le
réseau de chemin de fer tient une place importante dans le processus d’exploitation du phosphate sur l’île de Makatea. L’extraction du sable phosphaté situé dans les trous du plateau
calcaire se fait manuellement, à l’aide de pelles et de seaux. Le
sable est ensuite brouetté vers le transporteur à courroie qui
mène le minerai dans des trémies. Le sable est ensuite déversé
dans les wagons auto-déchargeurs des convois tirés par les locomotives à vapeur et plus tard, par des locotracteurs à moteur
diesel. Les convois traversent le plateau corallien pour aller
décharger leur cargaison dans des concasseurs mécaniques.
114
Carte postale ancienne de Makatea, Gare de la Falaise Ouest - Coll. C. de Balmann
Le phosphate est ensuite dessiqué dans des cylindres sécheurs
pour ramener le taux d’humidité à 5 % environ, avant d’être
entreposé dans l’attente du chargement sur les bateaux, au port
de Temao.
La voie ferrée est constituée de rails à l’écartement de
60 cm. Il s’agit de rails d’acier de type Vignoles, dont le poids
est de 20/25 kilogrammes par mètre, pour permettre une exploitation par locomotives lourdes. Les rails sont montés sur des
traverses métalliques ou en bois, en particulier lors de la pénurie
de fer durant la Grande Guerre. Au fil du temps, le réseau à voie
étroite a été prolongé en fonction de l’extension des zones d’extraction du minerai. Sur la carte la plus ancienne de la CFPO
datée de 1920, les gisements se trouvent au nord de l’île, à Puutiare et Peunia où des trémies sont installées pour transvaser le
minerai dans les wagons. Par la suite, le réseau va se développer vers le sud de l’île.
Makatea dispose en réalité de deux réseaux ferrés. Le réseau
du haut de la falaise, décrit précédemment, permet le transport
du minerai brut depuis les lieux d’extraction jusqu’aux installations terminales de traitement dominant le port de Temao.
Le second réseau ferré qui est électrifié en 600 volts, est
situé en bas de cette falaise, dans la zone côtière où est établie
la passe artificielle du port de Temao. Ce réseau intervient
directement dans l’exploitation du minerai traité et sec qu’il
transporte des cuves de stockage vers la jetée où le minerai est
versé dans les chaloupes à moteur, pour être ensuite transbordé
vers les bateaux. Ce réseau permet aussi la mise à l’eau des chaloupes et assure l’approvisionnement en charbon et en marchandises diverses des installations industrielles de la
Compagnie et du village de Vaitepaua.
Pour relier les deux réseaux ferrés et permettre ainsi la circulation du personnel et le transport des marchandises destinées au
village, la Compagnie construit dès 1909 un plan incliné d’une
longueur d’environ 150 mètres. Le funiculaire actionné par un
116
Le funiculaire du plan incliné
Photo © Léon Bourgeois
treuil électrique est à double voie permettant la montée d’un chariot pendant que l’autre descend. Il existe un autre plan incliné
mais à voie unique, établi un peu au nord du précédent, qui dessert des installations techniques situées à mi-pente de la falaise.
Le matériel roulant
Concernant les locomotives à vapeur, la CFPO s’est fournie
auprès du fabricant allemand Orenstein & Koppel. Ce choix
peut paraître surprenant quand on connaît les contacts établis
par Me Goupil avec la compagnie Decauville, lors des études
du projet de la ligne de chemin de fer de Papeete à Mataiea.
Mais à l’île de Nauru, la Pacific Phosphates Company utilise
déjà du matériel allemand Krauss et Orenstein & Koppel.
La première locomotive à vapeur achetée par la CFPO en
décembre 1910 est une locomotive-tender, à disposition d’essieux 040, d’une puissance de 80 HP, portant le numéro 4028
du constructeur et le numéro 1 du réseau de Makatea. En
juin 1910, cette machine est confiée à l’Ecole du Génie Ferroviaire (Eisenbahnpionerschule) des chemins de fer de campagne
(Heeresfeldbahn) à Rehagen-Clausdorf, où l’armée prussienne
dispose d’une voie à écartement de 60 cm, de 40 km de long,
pour effectuer des essais. Cette locomotive immatriculée
HF 301 n’est pas retenue par les militaires à l’issue des tests
techniques. La machine part en révision chez Orenstein & Koppel en Hongrie, où l’entreprise possède une usine à St. Löricz
près de Budapest, puis est vendue à la CFPO. Cette locomotive
a été vraisemblablement livrée à Makatea dans le courant du
premier trimestre 1911, dès le début de l’exploitation industrielle du phosphate par la CFPO. Plus tard, en 1926, cette locomotive recevra une chaudière neuve portant le numéro 11176,
avant d’être ferraillée en 1937.
Cette locomotive de Makatea est du même modèle que la
machine n°5020 d’Orenstein & Koppel, en voie de 60 cm, à disposition d’essieux 040 (Dt selon la nomenclature allemande),
118
Carte postale ancienne de Makatea, un train de phosphates
Coll. C. de Balmann
Carte postale ancienne de Makatea, réseau du port Temao,
chargement d’un vapeur
Coll. C. de Balmann
fabriquée en septembre 1911, qui est préservée au Wenecja
Museum, près de Znin en Pologne. Cette locomotive prototype
a été proposée à l’armée allemande des Verkehrstruppen à
Hanau sur le Main, d’où son immatriculation HF 302 des
Heeresfeldbahn. On ignore les affectations de cette locomotive
pendant le premier conflit mondial, mais en 1919 elle se
retrouve en Pologne où elle est immatriculée TX 2-355 aux
PKP (Société des Chemins de Fer Polonais).
La seconde locomotive-tender 040 t immatriculée 2 à
Makatea a été acquise en décembre 1912 auprès du même fournisseur. De même type et de même puissance que la précédente,
cette machine porte le numéro constructeur 5898. Livrée en
1913, cette machine est équipée d’un tender séparé permettant
d’emporter 1500 litres de combustible et 2000 litres d’eau,
selon le catalogue constructeur de l’époque. La locomotive disposant de deux caisses à eau latérales possède sa propre réserve,
mais cette configuration assez inhabituelle s’explique par le
manque d’eau sur l’île de Makatea. Cette ressource est rare car
l’approvisionnement se fait en recueillant l’eau de pluie dans
des réservoirs permettant d’en stocker jusqu’à 5 000 m3, et parfois même, le ravitaillement en eau doit se faire par bateau
depuis Tahiti. En 1933, un puits de 50 mètres de profondeur (le
pot-hole) permet enfin d’atteindre la nappe phréatique de l’île
et fournit 150 m3 d’eau par jour. En raison de la configuration
des lieux, l’approvisionnement en eau des locomotives ne peut
se faire qu’en un seul point du réseau. Le château d’eau se
trouve près de la remise aux locomotives, à la gare de la Falaise
où sont regroupées les installations techniques. C’est pour abriter ces machines à vapeur qu’est entreprise la construction de la
remise signalée dans le rapport de 1914.
Une fois la Grande Guerre achevée, les livraisons de locomotives de la firme allemande Orenstein & Koppel peuvent
reprendre. En 1922, la locomotive n°3, portant le numéro
constructeur 9855, d’un modèle identique à la locomotive n°2
120
1
M. Guilloux Fleury, mécanicien, 2è à partir de la droite (témoignage d’un descendant : note SEO).
Coll. M. Fayadat1
Billard T 100 avant “tropicalisation”
et également pourvue d’un tender séparé, entre en service à
Makatea. Compte tenu de l’augmentation du minerai exploité,
qui passe de 12 000 tonnes en 1911 à 82 056 tonnes en 1913,
pour atteindre en moyenne 200 000 tonnes dans les années
1920, l’achat de deux autres locomotives s’avère nécessaire,
d’autant que la CFPO a obtenu la concession de près de 3 000
hectares supplémentaire en 1918 et 1922.
En 1927, la CFPO entreprend d’importants travaux au port
de Temao avec la construction d’une jetée métallique construite
par la société Fives-Lille en remplacement de l’ancienne jetée
en bois. Cette nouvelle jetée longue de 50 mètres mène au-delà
du récif et facilite le chargement du minerai sur les cargos. Ces
aménagements favorisent une augmentation de la production de
phosphate, si bien que la CFPO acquiert la même année la locomotive à vapeur portant le n°4 (Numéro constructeur 11 406),
suivie dès 1929 d’une nouvelle machine n°5 (Numéro de
constructeur 11788) pour accompagner l’accroissement régulier
de la production.
En 1929, la production atteint son plus haut niveau avec
251 000 tonnes, pour un chiffre d’affaires de 11 millions de
francs, mais cette progression est stoppée brutalement par les
effets de la crise économique mondiale qui entraine la chute des
cours du phosphate. Durant les années 1933 et 1934, la production descend même en dessous de 80 000 tonnes par an. Les
achats de matériel moteur sont donc interrompus, mais ces
locomotives à vapeur ont donné un excellent service sur le
réseau industriel de Makatea où elles sont restées en exploitation jusqu’en 1958.
Après la seconde guerre mondiale, les achats de matériel de
traction par la CFPO portent uniquement sur des locotracteurs
équipés de moteurs thermiques. En 1945, la compagnie achète
un locotracteur à deux essieux moteurs, des établissements
Boilot-Pétolat de Dijon, qui fabrique des matériels de traction
à voie étroite sous licence Deutz.
122
Locotracteur O & K
Photo de presse “Les Nouvelles de Tahiti”
En 1946, la compagnie acquiert auprès de l’entreprise
Bergerat-Monnoyeur, deux locotracteurs d’occasion Billard
030 T100 D (Numéros de constructeur 3 106 et 3 108), ainsi
qu’un troisième exemplaire portant le numéro constructeur
3101 livré en 1950. Etudiés à l’origine pour la ligne Maginot
par la firme tourangelle Billard, mais livrés seulement en 1941,
ces locotracteurs sont équipés d’un moteur diesel de 100 chevaux, de type CLM 85 LC4 produit par la Compagnie Lilloise
de Moteurs, selon un brevet Peugeot-Junkers. Ces locotracteurs auraient été utilisés par l’organisation Todt pour la
construction du Mur de l’Atlantique durant la Seconde Guerre
mondiale.
Les documents photographiques permettent de constater
qu’en cours de son exploitation, le locotracteur Billard immatriculé “B” sur le réseau de Makatea, a subi une importante
modification technique de “tropicalisation” par l’installation
d’un radiateur de plus grande dimension que celui monté d’origine. Le pot d’échappement installé à gauche de la cabine de
conduite en sortie d’usine, est transféré à droite. Enfin, une dernière modification concerne la rehausse de la cabine prévue à
l’origine pour une circulation en tunnel.
En 1954, la société Ernest Campagne de Juvisy fournit
deux locotracteurs à disposition d’essieux 020, portant les
numéros de constructeur 5 257 et 5 258, équipés de moteurs
Berliet à 6 cylindres de type MDZ, d’une puissance de 150 ch.
Enfin en 1958, lorsque les locomotives à vapeur sont retirées du service, la CFPO achète deux locotracteurs Orenstein &
Koppel, de type MV1, à deux essieux, équipés de moteurs diesel d’une puissance de 15 chevaux. Portant les numéros de
constructeur 25719 de 1957 et 25837 de 1958, ces engins sont
immatriculés “K” et “L” sur le réseau de Makatea. D’un poids
de 3,5 tonnes en service, ces petits locotracteurs disposent d’une
boite de vitesses mécanique à trois rapports, permettant d’atteindre les vitesses de 4, 8 et 12,5 km/h.
124
Motrice électrique Hillairet-Huguet
Coll. Philippe Ravé
Document Oberursel A.G.
Pour le réseau inférieur du port de Temao, la CFPO utilise
trois locotracteurs électriques à deux essieux, d’une puissance
de 20 chevaux, d’un poids de 3 tonnes, fournis par la société
parisienne de Constructions Electriques et Mécaniques HillairetHuguet, dont les usines sont situées à Persan (Ex Seine-etOise). Ces locomotives électriques équipées d’un archer puis
d’un pantographe, sont alimentées par caténaires en courant
continu de 600 volts. Elles sont utilisées entre les bacs de
stockage du minerai sec et les jetées, sans doute pour des raisons de sécurité car les escarbilles rejetées par les locomotives
à vapeur pourraient enflammer le phosphore contenu dans le
minerai sec.
Des auteurs signalent l’existence à la CFPO de deux petits
locotracteurs à moteur thermique produits par la firme allemande Motoren Fabrik Oberursel A.G datant de 1908, dont il
n’est pas trouvé trace par la suite. Ces locotracteurs à deux
essieux moteurs, sont mus par un moteur à cylindre unique disposé horizontalement, comportant deux volants d’inertie latéraux, d’une puissance de 15 chevaux. Ce moteur a pour
caractéristique de fonctionner au benzol, un carburant provenant de la distillation de la houille. Ces locotracteurs ont servi
à Makatea vraisemblablement pour la pose des voies et pour le
transport du minerai au début de l’exploitation, puisque la première locomotive à vapeur n’est livrée à la CFPO qu’en 1911.
Un exemplaire de ce type de locotracteur est conservé au
Musée du chemin de fer de campagne à Francfort sur le Main
(Allemagne).
En l’absence de documents spécifiques concernant le matériel roulant remorqué, seule l’observation des clichés permet de
se faire une idée des wagons utilisés sur le site de Makatea. Au
début de l’exploitation, la CFPO emploie des berlines à bennes
basculantes, à deux essieux, d’une capacité allant de un à deux
mètres cubes, provenant de différents constructeurs, principalement Decauville et Orenstein & Koppel.
126
Le locotracteur Campagne
Photo Léon Bourgeois
Le locotracteur Billard T100
Photo Léon Bourgeois
Mais dès 1914, le rapport d’exploitation de Makatea mentionne l’utilisation de wagons auto-déchargeurs de dix tonnes
qui ne peuvent être que des wagons à bogies, semblables à ce
modèle figurant au catalogue Orenstein & Koppel de l’époque.
Lors de son voyage sur l’île de Makatea en 1993, Philippe
Ravé relève la présence de wagons trémies à bogies plus
modernes, fabriqués par Kelly & Lewis Ltd à Melbourne en
1952. Lorsque l’activité industrielle de Makatea cesse en 1966,
c’est un total de 11 279 436 tonnes de phosphate qui ont été
extraites de 1908 à 1966 et donc remorquées par le chemin de
fer à voie étroite. Pour le transport des chalands depuis leur
hangar de parcage jusqu’à la mise à l’eau, des trucks porteurs
du genre Decauville sont utilisés.
Dans les années 1950, il n’y a que trois véhicules automobiles à Makatea selon le témoignage d’un habitant de l’île, Paul
Naea Bourgeois. Tous les déplacements de personnel et les
transports de marchandises se font en effet à l’aide du chemin
de fer. Pour le transport du personnel, la CFPO dispose de baladeuses à cotés ouverts, semblables à celles utilisées par Decauville lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1889, un
modèle d’ailleurs repris plus tard par Orenstein & Koppel à
quelques variantes près.
Les installations ferroviaires
Pour le réseau supérieur, les installations ferroviaires sont
regroupées autour de la gare de la Falaise Ouest, ainsi dénommée car elle est située sur la partie supérieure du plateau calcaire, en surplomb du port de Temao.
L’installation liée directement à l’exploitation minière est
le déversoir où les wagons trémies déchargent le minerai à destination des concasseurs mécaniques. Une bascule pour peser
les wagons est située à proximité immédiate du déversoir. Pour
mettre à l’abri le matériel roulant, la Compagnie a construit
durant l’entre-deux guerres une rotonde à six stalles, desservie
128
Fig. 14294.
Wagonnet basculant sur les 2 côtés
de 1 à 11/2m3 de contenance pour traction
par locomotives légères,
les arcades renforcées.
Fig. 11983.
Wagonnet basculant sur
les 2 côtés de 1 à 2m3 de
contenance pour traction
par locomotives lourdes,
les arcades renforcées.
Wagonnets basculants
Wagon à caisse basculante
par un pont tournant, où sont remisés les locomotives à vapeur
et les locotracteurs les plus puissants. Un hangar abrite le reste
du matériel en maintenance. Les ateliers d’entretien et de réparation du matériel comprennent tours, fraiseuses, perceuses sensitives, étaux limeurs, rectifieuses, tourins à meuler, aléseuses,
et disposent également d’une forge avec four de traitement thermique et marteau pilon, sans compter des groupes de soudure
et un électro-braseur, ainsi qu’une machine à rectifier les soupapes. Du fait de l’isolement de Makatea, de nombreuses réparations mécaniques doivent s’effectuer sur place. Les ateliers
des locomotives sont situés en face de la centrale électrique où
des groupes électrogènes actionnant des dynamos Hillairet et
des alternateurs alimentent toutes les installations en courant
électrique, en particulier les treuils du funiculaire et les motrices
électriques du réseau ferré desservant le port de Temao.
L’exploitation du réseau ferré
Le rapport de la Compagnie Française des Phosphates de
l’Océanie pour l’année 1914 donne quelques précisions sur le
personnel et les conditions d’exploitation du réseau ferré de
Makatea. Le personnel de l’exploitation technique se compose
d’une vingtaine d’ouvriers comportant des Européens et des
Tahitiens. A cette époque, le chef-mécanicien est M. Sanne.
Parmi les mécaniciens M. Genno rejoint la France en compagnie de M. Gérard, électricien, pour s’engager dans la guerre
contre l’Allemagne. Les mécaniciens de la “station centrale”
disposent d’une maison qui leur est particulièrement affectée et
a fait l’objet de transformation au cours de l’année 1914. Si le
fonctionnement des deux locomotives à vapeur donne satisfaction, le début de l’exploitation est marqué par le déraillement
d’une des deux locomotives, accident qui a provoqué d’importantes avaries. Par suite des difficultés de communications et
des circonstances de la guerre, le manque de pièces de rechange
ne permet pas de remettre la machine en état. Fin 1914, il n’y a
130
Le plan des installations terminales de Temao
avec indication par M. Vigouroux des différents éléments
donc qu’une seule locomotive en service et le directeur de la
CFPO à Papeete demande instamment l’achat d’une troisième
locomotive, dès que les circonstances le permettront.
Les trains sont généralement formés d’une locomotive et de
cinq wagons auto-déchargeurs. Chaque rame ainsi constituée
permet le transport d’une cinquantaine de tonnes de minerai.
L’utilisation du frein à air comprimé ne se révèle pas satisfaisante. Une étude a bien été entreprise pour remédier à ce problème technique, mais a été interrompue par la guerre. “Les
freins à vis ont continué à être utilisés d’une façon permanente
alors que sur une ligne à profil accidenté comme la nôtre, ils ne
devraient être employés que comme secours”.
Le personnel roulant composé de mécaniciens et de chauffeurs travaillant sur les locomotives, est complété par des
ouvriers spécialisés assurant la maintenance et les réparations
du matériel roulant, ainsi que l’entretien de la voie. En 1914, le
chef d’atelier est M. Doublier. Le rapport d’activité mentionne
qu’un forgeron mécanicien Louis Fradet, a été engagé au cours
de l’année. Sur le plan du matériel, “un four à bronze modèle
Rousseau a été reçu et monté, et donne satisfaction”. Toutes les
réparations concernant le matériel sont effectuées sur place à
Makatea, dans les ateliers de la CFPO. Sur les photos, on relève
en particulier la présence d’un tour de grandes dimensions permettant de rectifier les bandages de roues des divers matériels
roulants. Le roulement du fer sur le rail provoque en effet
l’usure de la bande de roulement de la roue. Périodiquement, il
faut donc redonner ses caractéristiques initiales à la roue en procédant à un reprofilage, à l’aide d’un tour à roue qui rectifie la
circonférence et le profil transversal des roues. Les deux roues
d’un même essieu sont tournées simultanément après démontage de l’essieu. Ce tour est toujours visible à Makatea parmi la
végétation…
Les photos prises à Makatea par Léon Bourgeois dans les
années 1960 permettent de retrouver l’activité d’antan.
132
Photos © Léon Bourgeois
Le déversoir du minerai
Photos ©Léon Bourgeois
Rotonde des locomotives et pont tournant
Vue de la centrale électrique et de la remise double
Photos ©Léon Bourgeois
Vue des remises et des ateliers.
Vue intérieure des ateliers
Photos ©Léon Bourgeois
La forge et l’atelier de maintenance des roues
Photos ©Léon Bourgeois
La centrale électrique
Après la fin de l’exploitation du phosphate en 1966, la
CFPO abandonne l’ensemble des installations de Makatea au
Territoire. En octobre 1966, une mission du Service des Travaux Publics dirigée par Michel Bonnard, ingénieur des Arts et
Métiers, est envoyée sur l’île pour procéder à la récupération de
matériels. Un détachement militaire d’une trentaine d’hommes
du Bataillon d’Infanterie de Marine, commandé par le lieutenant Michel Rey, est chargé des travaux de récupération. Parmi
le matériel ferroviaire signalé comme récupérable, figurent les
deux locotracteurs à moteur diesel de 15 chevaux, Orenstein &
Koppel livrés en 1958, évalués à 600 000 francs Pacifique, d’un
poids de 5 tonnes ; 10 wagons à benne d’un mètre cube, évalués
à 300 000 francs Pacifique, d’un poids total de dix tonnes ; et
500 mètres de rails et accessoires (traverses, éclisses, aiguillages, etc.) d’une valeur de 400 000 francs Pacifique, pour un
poids de 15 tonnes. En définitive, les locotracteurs sont restés
sur place puisque des photos de presse prises en juillet 1969
représentent le locotracteur Orenstein & Koppel immatriculé
“L”, abandonné sur l’ancien réseau de la CFPO. Les moteurs
diesel de 100 chevaux des locotracteurs Billard ont été récupérés pour être montés sur des groupes électrogènes.
A l’issue de cette mission de récupération qui s’est terminée
en décembre 1966, l’essentiel du matériel roulant est donc resté
à l’abandon sur l’île de Makatea, sans qu’aucune mesure de
conservation n’ait été prise par le Territoire. Les conditions climatiques ont peu à peu achevé le travail de démolition entrepris
par les hommes et privé Makatea d’une ouverture vers le tourisme ferroviaire, une éventualité qui n’a même pas été envisagée pour relancer l’intérêt du public et surtout des touristes,
pour cette île abandonnée.
Une partie du matériel rapatrié de Makatea a été revendue à
des entreprises de Tahiti. Le chantier naval Ellacott a ainsi récupéré des rails et le pont tournant de la CFPO pour équiper son établissement situé à Motu Uta, dans le port de Papeete.
138
Photos © Léon Bourgeois
Wagons trémies
Berlines à bennes basculantes
Le dernier exploitant Warren Ellacott a eu l’idée ingénieuse
de réutiliser les rails et le pont tournant pour établir un petit
réseau ferré permettant de sortir les bateaux de plaisance de
l’eau et de les stocker en cale sèche pour leur faire subir les
réparations nécessaires.
Cette voie ferrée comportait quatre files de rails à écartement d’un mètre de chaque côté. La partie immergée du réseau
se composait d’une double voie, d’une longueur de 28 mètres,
plongeant dans la mer, jusqu’à une profondeur de 3,50 mètres
environ. Les neuf voies terrestres pouvaient accueillir jusqu’à
15 bateaux de plaisance. Le pont tournant placé dans une fosse
en béton, permettait d’orienter les bateaux vers les différentes
cales sèches. Ce pont tournant récupéré à Makatea semble avoir
été fabriqué sur place par le personnel de la CFPO. Il s’agit
d’un pont non motorisé, se manœuvrant à main d’homme.
Une petite plaque tournante de wagonnets, vraisemblablement de fabrication Decauville, provenant de Makatea, est scellée dans un mur de soutènement.
Certains rails, d’une longueur unitaire de neuf mètres, proviennent de l’ancien chemin de fer colonial de Nouvelle-Calédonie et ont été récupérés par Warren Ellacott, sur place à Païta !
Le matériel roulant du chantier naval se résume à un chariot
permettant le remorquage des bateaux sur la terre ferme. Ce
matériel est composé de quatre essieux de wagon à voie métrique
provenant de Makatea, et d’un châssis de fabrication artisanale
soutenant la carène des bateaux pour le transport hors d’eau. Un
treuil actionné par un moteur Bernard, situé sur le quai à droite
de la voie ferrée, permettait de tirer les bateaux sur la terre ferme.
Il est possible que l’armée ait conservé quelques rails et
wagons pour le Centre d’Expérimentation du Pacifique, car un
tel matériel a été utilisé pour l’édification du blockhaus du motu
(îlot) de la zone militaire “Hortensia” à Mururoa comme l’a
signalé Cyril Ducrocq, qui a travaillé sur ce site. Dans la vie
économique de la Polynésie française, l’épopée nucléaire
140
Photos © Gérard Poillot
Chantier naval Ellacott en 1999
succède ainsi à celle de l’exploitation industrielle du phosphate
de Makatea, mais c’est une autre histoire qui commence…
Ainsi s’achève l’aventure du chemin de fer en Polynésie
française, à travers le destin d’un homme, Auguste Goupil.
Ce nouveau mode de transport a connu un important échec à
Tahiti, avant de concourir à la richesse des Etablissements Français d’Océanie en participant à l’exploitation industrielle du
phosphate à Makatea pendant une cinquantaine d’années. Il est
certain que l’établissement d’une voie ferrée sur la cote ouest de
Tahiti aurait permis un développement plus important de l’agriculture, mais les querelles personnelles et politiques ont eu raison
du projet de Maître Goupil. Ce dernier n’est pas sans responsabilité dans l’échec de son projet, dans la mesure où ses intérêts
personnels ont prévalu trop ouvertement sur l’intérêt général,
mais aussi en raison de ses exigences, pour ne pas dire son intransigeance, concernant la garantie du financement de la construction et de l’exploitation du chemin de fer. Certes, la Colonie avait
des moyens financiers limités mais comme les notables formant
le Conseil Colonial ou Général de l’époque étaient les premiers
contributeurs de la Colonie, ils refusaient d’accorder un budget
suffisant pour assurer le développement économique du pays.
Comme l’a fait très justement remarquer Paul Gauguin, Maître Goupil s’était opposé au vote d’un impôt foncier à Tahiti car
il aurait affecté ses vastes propriétés agricoles ! C’est tout dire.
L’épopée du chemin de fer ayant servi de fil rouge à cette
petite histoire de la Polynésie, permet aussi d’étudier l’évolution des transports terrestres sur le Territoire et les vicissitudes
de la vie politique du Fenua (Pays), pour constater qu’au fil du
temps les mœurs des dirigeants et des financiers n’ont pas tellement changé, et que l’intérêt public est souvent sacrifié au
profit des ambitions et des rivalités personnelles.
Marcel Vigouroux
142
N°335- Mai / Août 2015
Remerciements
La réalisation de cette étude a été facilitée par l’aide que nous ont apportée les
organismes publics et les personnes suivantes, en mettant à notre disposition leur
documentation, leurs archives ou leurs photographies. Nous tenons à les remercier très vivement :
En Polynésie française :
Le Service archivistique et audiovisuel de Polynésie française,
La Société des Etudes Océaniennes,
Le Journal Les Nouvelles de Tahiti,
Le Site Tahiti Héritage,
M. Olivier Babin,
M. Paul Naea Bourgeois,
M. Michel Bonnard,
M. Yann Gonzales,
M. Michel Fayadat,
MM. Alban et Warren Ellacott .
En France :
M. Eric Fresné,
M. Philippe Ravé,
M. Jean-Michel Bellières,
M. Cyril Ducrocq,
Archives Nationales d’Outre-Mer.
En Australie :
National Archives of Australia.
Sources bibliographiques
- Bulletin Officiel des Etablissements Français d’Océanie.
- Archives territoriales du Service du patrimoine archivistique et audiovisuel de
Polynésie française.
- Journaux :
L’Océanie Française,
Le Messager de Tahiti,
Les Guêpes,
Le Sourire,
La Dépêche de Tahiti.
- Principes de colonisation et de législation coloniale d’Arthur Girault (1895),
- Tahiti de Jules Agostini (1905),
- Le Mémorial Polynésien ouvrage collectif de Philippe Mazellier et d’un groupe
d’auteurs (1977),
- Etienne Touzé de Patrick O’Reilly in J.S.O (1952),
- Makatea de Hervé Danton in B.S.E.O (1993),
- Makatea de Philippe Ravé in Revue Voie Etroite (1993),
- Un officier et la conquête coloniale, Emmanuel Rouault édité par Paul Butel (2008).
143
PUBLICATIONS DE LA SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
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N° ISSN : 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 335