Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 332
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Les vertus des plantes
BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N°332 - MAI / AOÛT 2014
Sommaire
Avant-propos ................................................................................................................... p. 2
Fasan Chong dit Jean Kape
Le Nono (Morinda citrifolia)........................................................................................p. 4
Jean Paul Ehrhardt
Usages actuels des plantes médicinales aux îles Marquises ............................. p. 14
Jean-François Butaud, Cynthia Girardi, Corinne Ollier, Nicolas Ingert,
Phila Raharivelomanana, Bernard Weniger, Christian Moretti
Récit du séjour de la Frégate HMS Briton à Nukuhiva
en août 1814 ..................................................................................................................... p. 66
Denise et Robert Koenig
A propos de « collection » ! ......................................................................................... p. 104
Christian Beslu
Ile de Tahiti, regard espagnol (1772) ....................................................................... p. 106
Texte présenté et traduit par Liou Tumahai
A propos de navigation ancestrale tahitienne,
un témoignage espagnol en 1774 ............................................................................ p. 119
Témoignage présenté et traduit par Liou Tumahai
COMPTE RENDU, Papeete 1914....................................................................................p.126
Robert Koenig
Photo de couverture : Jean Kape
Carte de couverture : Musée naval de Madrid
Avant-Propos
Chers membres de la Société des Etudes Océaniennes,
Chers lecteurs du BSEO,
Ce second Bulletin de l’année rend d’abord hommage aux
plantes, particulièrement celles ayant des vertus thérapeutiques
comme nous le révèle une équipe de chercheurs qui s’est rendue aux Marquises ou encore un médecin qui s’est intéressé au
Nono (Morinda citrifolia).
Ces travaux tentent de décrypter quelque peu les propriétés
des espèces étudiées, mais aussi les savoirs et les savoir-faire
autochtones qui ont réussi à traverser des décennies voire des
siècles. On ne peut donc qu’être reconnaissant envers tous ceux
qui se sont mis ensemble pour travailler et nous faire partager
le résultat de leurs échanges. Toutefois, la publication de leurs
articles ici ne doit pas être pris pour une prescription ; en effet,
« décrire n’est pas prescrire… ».
Le deuxième grand sujet traité dans ce numéro, nous le
devons à une enseignante, maître de conférence en langue espagnole de l’Université de Polynésie française, qui a rassemblé et
traduit quelques témoignages rapportés par les tout premiers
Espagnols ayant séjourné à Tahiti. Les amateurs du passé polynésien trouveront sans nul doute du plaisir à découvrir ces
textes méconnus qui nous renseignent sur les us et coutumes de
Tahiti d’antan.
La SEO a souhaité participer au Centenaire de la Première
Guerre Mondiale en faisant un clin d’œil à l’histoire par un
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compte rendu sur le bombardement de Papeete. Elle envisage en
outre de publier un ouvrage sur ce premier conflit mondial.
Comme dans la plupart des BSEO, vous trouverez bien
entendu d’autres sujets tout aussi passionnants les uns que les
autres. Remercions par conséquent tous nos contributeurs pour
leur partage, mais aussi leur fidélité.
Par ailleurs, le Salon du livre de Papeete « Lire en Polynésie » qui a eu lieu cette année en juin n’a pas pour ainsi dire
tenu toutes ses promesses, notamment celles qui découlent du
changement de période de sa tenue. Il convient cependant de
remercier les quelques membres de notre Société qui ont bien
voulu aider à tenir notre stand. Le Salon du livre de Papara est
confirmé du 20 au 22 novembre et celui de Taiarapu est également confirmé du 4 au 6 décembre. La Foire aux livres à l’occasion du Marché de Noël clôturerait les rencontres de l’année
autour du livre.
Enfin, l’Assemblée générale extraordinaire qui devait être
organisée en cours d’année à propos du projet d’arrêté sur notre
bibliothèque reste à voir, suite aux changements intervenus à la
Direction du SPAA.
Bonne lecture !
’Ia ora na !
Le président
Fasan Chong dit Jean Kape
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Le Nono (Morinda citrifolia)
Les différentes dénominations polynésiennes :
nono (Tahiti, Tuamotu, Australes),
noni (Hawai’i, Marquises, Gambier),
hora (Tuamotu)
Classification, écologie et description
De la classe des Dicotylédones, de l’ordre des Dialypétales
et de la famille des Rubiacées, le Nono est un arbre de petite
taille (dépassant rarement 5 m) qui pousse sur « l’étage des
pentes basses » comprenant les premières pentes de l’île jusqu’à
l’altitude 200. Ses feuilles sont « obovales aigües » ; les stipules
(points d’insertion des feuilles) sont en forme de collerette, à
bords retournés, situés dans un plan perpendiculaire à celui des
feuilles. Les tiges sont tétragones dans les entre-nœuds supérieurs, épaisses et fragiles. Les fleurs blanches sont très petites,
réunies en capitules et soudées par leur calice. Le bois du tronc
et des tiges est mou, cassant, légèrement coloré en jaune. La
racine, pivotante, non ramifiée chez le jeune arbre, a une teinte
jaune prononcée.
Complètement développé, le fruit du Nono est de la grosseur d’un œuf de poule. Sa surface inégale rappelle celle d’une
pomme de pin. Il s’agit d’un fruit formé par la soudure d’un
grand nombre de baies ; sa couleur est verte avant maturité et il
laisse exsuder un suc astringent. Une fois mûr, il devient jaune
et mou.
Photos © Jean Kape
Les différents stades du fruit
Le fruit, tantôt arrondi, tantôt allongé a la forme et les
dimensions d’une pomme de terre lorsqu’il atteint sa taille définitive. Il passe par les stades suivants :
a) Nono pī : épiderme vert foncé, fruit très dur,
b) Nono pu’u : épiderme vert jaune, fruit très dur,
c) Nono ‘ōmoto : épiderme jaune pâle, fruit très dur,
d) Nono tōhe’a : épiderme jaune pâle, fruit assez dur,
e) Nono pē : épiderme blanc, fruit mou.
Le passage du stade 4 au stade 5 se fait en quelques heures.
En même temps que la pulpe se ramollit et passe du vert au
blanc, une odeur nauséabonde se dégage. Elle est liée à l’apparition d’acides butyrique et caprylique. Le fruit tombe et en
s’écrasant libère les graines.
Les stades 1 à 3 servaient autrefois aux Tahitiens comme
projectiles dans l’exercice de la fronde. D’après M. de Bovis,
cité par Paul Petard (1986), on l’employait aussi à un autre
usage. « Quand les jeunes gens de Tahiti se baignaient sous des
berceaux de verdure qui ombragent certains ruisseaux, tout à
coup un fruit venait frapper l’un des baigneurs à l’épaule. Celui
qui venait d’être frappé par un Nono s’élançait hors de l’eau
dans la direction d’où était parti le projectile pour courir à la
recherche d’une personne du sexe féminin qui ne se laisserait
pas longtemps poursuivre ». C’est à cause de cet usage qu’on
désignait autrefois un enfant adultérin par l’épithète de tāora
nono (tāora : lancer).
Le Nono, une plante médicinale
Il figure dans un grand nombre de recettes, aussi bien dans
les soins externes qu’en médecine interne.
L’usage externe
Son suc astringent associé à celui du pātoa (Rorippa
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sarmentosa) et du ’ahi’a (Syzygium malaccense) sert de gargarisme pour calmer les angines.
Pour faire mûrir les abcès, on écrase quatre fruits de Nono
en voie de maturation avec 2 poignées de feuilles de Nono. On
applique cette pâte sur l’abcès au moyen d’un bandage en
feuilles de ’auti (Cordyline fruticosa).
Pour traiter les panaris, on prend la moitié d’un fruit avant
maturité complète et 40 fleurs de ’aretu (Cymbopogon refractus). On fait la même préparation que ci-dessus. On recouvre
l’emplâtre d’une feuille de bananier passée sur une flamme.
Mais il est surtout utilisé pour soigner les piqûres très douloureuses du nohu (Synanceia verrucosa, poisson-pierre) qui
fréquente les fonds vaseux et peu profonds des lagons. Dans ce
but, deux fruits encore verts sont coupés en deux : la moitié
supérieure de l’un est frottée contre la moitié inférieure de l’autre pour faire exsuder le jus et on frotte la piqûre avec chacune
des 2 sections. Un autre remède consiste à mélanger le lait de
coco avec une racine râpée de Nono. Le mélange, d’une couleur
jaunâtre, est mis dans un linge, puis pressé sur la blessure.
Les abcès du sein peuvent être soignés avec le broyat de 2
fruits mûrs, de 2 fruits verts et de 4 feuilles vertes de Nono. Il
faudra renouveler les ingrédients dès que l’emplâtre commence
à se dessécher.
Les orchites sont soulagées par la pulpe de fruits verts de
Nono râpés, enveloppée dans un linge et appliquée sur le testicule.
L’usage interne
La grenouillette, cette tumeur liquide qui se forme sous la
langue aux dépends des glandes salivaires, se soigne avec la
pulpe provenant d’un fruit vert et d’un fruit mûr. Cette pulpe est
placée dans une étoffe. On fait couler le jus sous la langue de
l’enfant plusieurs fois par jour jusqu’à la guérison.
Le diabète sucré était soigné par les guérisseurs tahitiens à
l’aide d’une écorce de Nono de 8 pouces de long et de 4 pouces
7
de large, d’une écorce de ’ati (tamanu) de même mensuration
et de l’eau de 2 ou 3 cocos ’ōviri. On écrase les écorces, on en
extrait le jus que l’on mélange à l’eau de coco. Ce mélange est
versé dans une bouteille. Le malade boira par petites quantités
de sorte que le traitement dure trois jours.
Les fibromes et autres tumeurs abdominales étaient soignées par 20 fruits de piment tahitien (Capsicum frutescens,
famille des Solanacées, ’ōporo), 4 fruits verts de miro (bois de
rose d’Océanie) et 4 fruits verts de Nono. Râper les fruits de
miro et Nono, ajouter les piments. Broyer le tout, exprimer le
jus dans un verre, boire une quantité correspondant à la hauteur
d’un pouce (25 mm) trois fois par jour.
L’empoisonnement par poisson toxique (Ichtyosarcotoxisme ou Ciguatera) était soigné par le jus provenant de
l’écrasement de trois fruits verts et de trois fruits mûrs de Nono,
mélangés à l’eau de coco. Aux Tuamotu, la peau de pastèque,
coupée en dés et bouillie dans l’eau de mer est utilisée dans ce
cas (Ehrhardt J.P., 1995).
Le point de vue de la médecine moderne
Le secret du Nono reposerait sur une molécule, la xéronine.
Cette molécule est physiologiquement très active et importante
pour le bon fonctionnement de toutes les cellules de l’organisme. Elle stimule le métabolisme, le travail des enzymes, la
production de certaines protéines. Au niveau moléculaire, elle
participe à la réparation des cellules endommagées.
Un précurseur de la xéronine et une enzyme nécessaire à sa
fabrication sont présents dans le Nono. Le Nono agit sur plusieurs fonctions de notre organisme. Parmi les pathologies sur
lesquelles le Nono aurait des effets positifs : l’hypertension artérielle, les douleurs menstruelles, l’arthrite, les ulcères gastriques, les entorses, les blessures, les dépressions, la sensibilité,
les inflammations et les problèmes digestifs.
Le Nono stimulerait le système immunitaire et participe
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ainsi à la lutte contre les infections. En influant sur le bon fonctionnement cellulaire et la régénération des cellules, il inhiberait
la croissance de certaines tumeurs.
Le laboratoire de pharmacologie de Metz a mis en évidence
un effet analgésique du Nono. En agissant directement sur le
système nerveux central, le cerveau, le Nono serait à 75% aussi
efficace que la morphine sans en provoquer la dépendance. A
l’instar de la nicotine, la caféine, l’héroïne, la cocaïne et de
nombreuses drogues, la xéronine est un alcaloïde.
Lorsque l’organisme absorbe ces substances, il les assimile
à la xéronine dont il a naturellement besoin. A terme, ces substances (telles que la nicotine) finissent par supplanter la xéronine. Ce sont les bases de la dépendance. L’apport de la xéronine
aiderait par conséquent à lutter contre les dépendances.
La peau est un réservoir important du précurseur de la xéronine. Une consommation régulière de ce précurseur contenu
dans le fruit du Nono facilite la régénération de la peau et des
phanères (cheveux et ongles). L’industrie de la cosmétique et de
la beauté ont intégré l’utilisation du Nono dans les savons et
crèmes diverses pour le corps et le visage.
Le jus de Nono
Compte tenu des vertus médicinales et des propriétés médicales du fruit, une partie de la récolte sert à la confection du jus
de fruit en vente dans les grandes surfaces.
L’analyse de ce jus révèle :
- 0,09 g de protéines,
- 0,01 g de glucides,
- 4 g de lipides
dans 100 ml, ce qui explique sa faible valeur énergétique :
de 18 à 19 kcal pour 100 ml. En revanche, ce jus est minéralisé
car il contient par litre :
c) 105 mg de sodium,
a) 250 mg de calcium,
d) et 350 mg de potassium.
b) 48 mg de magnésium,
9
Le calcium est un minéral essentiel au bon fonctionnement
de l’organisme. Il contribue aux besoins journaliers de l’organisme (en moyenne 300 mg).
Le magnésium est nécessaire à la préservation de l’équilibre nerveux et musculaire. Pour éviter la fatigue et le stress,
mieux vaut ne pas en manquer.
Le sodium est le principal cation des liquides extracellulaires alors que K+ (le potassium) et Mg+ (le magnésium) sont
les principaux cations intracellulaires. Toute déplétion du Ca2+
est suivie d’une réduction du liquide extracellulaire, donc du
volume sanguin entraînant l’hypotension artérielle, un pouls
rapide, des crampes musculaires…
Quant au potassium, sa pénurie entraîne la faiblesse musculaire, l’hypotension, la tachycardie, l’hyperfonctionnement
des glandes séminales, des vomissements.
Ce jus, outre sa qualité de vecteur de xéronine, est donc un
reconstituant. Il est recommandé d’en boire un minimum de 30
ml par jour. On peut le diluer dans un peu d’eau. C’est le matin
que son absorption est conseillée.
Pur, son goût laisse à désirer. Aussi l’aromatisation avec
d’autres jus de fruits (raisin, aloe vera, ananas) et même du miel
est pratiquée. Cette dilution peut être prise avant chaque repas.
La production et l’exportation du Nono
Le Nono a bénéficié des efforts de recherche et de promotion d’une société américaine, la Tahitian Noni International
qui a su valoriser ses vertus médicinales auprès du public, non
seulement aux Etats-Unis mais aussi au Japon et en Europe.
Morinda, sa filiale polynésienne, se chargeait d’organiser
la récolte des fruits auprès des producteurs locaux et la première
transformation dans son usine de Papara. Son développement,
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quoique récent, a été rapide : les exportations ont augmenté de
14% en moyenne annuelle entre 1998 et 2005. En 2005, la
récolte a atteint 8200 tonnes, en hausse de 10% en rythme
annuel (7430 tonnes en 2004). Depuis, la production a rapidement décliné : -22% en 2006 et -67% en 2007 (2089 tonnes).
Les Marquises qui ne produisaient que 30% du total en
2003 sont devenues le fer de lance les années suivantes avec
53% du total en 2004 et 59% du total en 2005 devant l’archipel
de la Société qui produisait 64% du total en 2003 puis 39% du
total en 2004 et 35% du total en 2005.
Tahitian Noni International, son principal acquéreur, s’approvisionne chez des pays meilleurs marchés comme le
Mexique et le Costa Rica et garde une activité résiduelle en
Polynésie française pour conserver le droit à l’appellation
« Tahitian Noni ».
Exportations de Nono en tonnes
(purée en gris ; jus de fruits en noir)
9000
6750
4500
2250
0
1999
2000 2001
2002
2003 2004
2005
2006 2007
2008
Depuis quelques années, les exportations sont en baisse. En
2008, elles ont enregistrées -25% en volume, soit 1924 tonnes
contre 2758 tonnes en 2007.
11
Les propriétés tinctoriales
Les propriétés tinctoriales de la racine de cet arbuste étaient
connues des anciens Tahitiens qui l’employait au même titre
que celles de Curcuma longa (Zingibéracée) pour teindre en
jaune leur tapa.
Les racines de Nono renferment plusieurs colorants anthraquinoniques libres ou estérifiées dont le plus abondant est le
morindone (1-7-8 tri-oxy-2 méthyle anthraquinone). Ces colorants se trouvent en plus grande quantité dans les assises
externes : ils peuvent être mis en évidence à l’aide des oxyméthyles anthraquinones (réaction de Borntrager et de
Lestage).
Avant l’introduction des étoffes européennes, les Polynésiens utilisaient la racine de Nono pour la teinture des tapa. Ils
s’en servaient pour teindre les more (jupes de danse en fibres de
pūrau (Hibiscus tiliaceus). Les racines sont recouvertes d’un
épiderme très fin qu’ils enlevaient avec soin. Ils raclaient les tissus externes, les délayaient dans du jus de citron qui dissout la
matière colorante et passaient le liquide à travers un linge grossier : les tapa et les more étaient trempés à froid dans le bain de
teinture ainsi préparé. On obtenait ainsi une belle couleur jaune
citron résistant aux lavages.
Actuellement, c’est la racine de re’a tahiti (Curcuma longa)
ou safran d’Océanie qui est préférée pour teindre en jaune les
more et les jupes en fibres de piripiri (Urena lobata), arbrisseau
de plus en plus rare aux fruits adhérant sur le pelage des animaux (Petard Paul, 1986).
Conclusion
Sur proposition du ministre de la Reconversion économique, le conseil des ministres a décidé d’étendre le champ
d’application de la prise en charge du fret aux produits agricoles
du Nono en soutien aux cultivateurs des îles et de coco, dont la
valorisation tend à se diversifier.
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« Le dispositif de prise en charge du fret, en vigueur, vise à
soutenir certains produits, contribuant et/ou favorisant le développement économique et social des îles autres que Tahiti, tels
que les productions primaires issues des îles et à destination des
zones de commercialisation de Tahiti, des produits alimentaires
et non-alimentaires, fabriqués ou transformés dans les îles ainsi
que des produits nécessaires au développement des îles (comme
les matériaux de construction), en provenance de Tahiti et à destination des îles éloignées. »
« Soucieux des difficultés rencontrées par le secteur primaire, le gouvernement entend ainsi renforcer son soutien à ces
deux filières (Nono et coco) qui participent activement au développement des archipels éloignés et qui constituent par ailleurs
une source de revenus non-négligeable pour leur population ».
(Dépêche du 1/12/2010).
Jean Paul Ehrhardt
BIBLIOGRAPHIE
La Dépêche de Tahiti (1/12/2010) : Prise en charge du fret dans les îles pour le
Noni et le Coco, p.15.
I.E.O.M. : La Polynésie française en 2006. Editions 2007, p. 49-50.
I.E.O.M. : La Polynésie française en 2008. Editions 2009, p. 86.
Pétard Paul : Quelques plantes utiles de Polynésie française et RAAU Tahiti. Editions Haere Pō No Tahiti, p.354. 2ème trimestre 1986, pp. 30, 164, 280.
Ehrhardt J.P., 1995 “Les Dangers naturels de Tahiti”(pp. 25-27) Pacific Promotion
éditeur.
13
Usages actuels des plantes médicinales
aux îles Marquises
Introduction
Dans l’outremer tropical français, les populations continuent à utiliser pour se soigner de nombreuses plantes médicinales. Les pharmacopées traditionnelles de ces pays ont fait
l’objet de nombreuses études et de publications relatant les
usages et les propriétés biologiques des plantes médicinales utilisées localement. La plupart de ces espèces sont partagées par
ces territoires où elles y sont généralement communes. Leurs
multiples usages thérapeutiques semblent parfois contradictoires et il s’avère parfois difficile de les relier à des affections
ou catégories thérapeutiques précises.
En Polynésie française, force est de constater l’absence de
travaux récents sur les usages actuels des plantes selon les
méthodes et les principes de l’ethnobotanique moderne, en
dehors de quelques études, comme celle de Dunn (2005) de
l’Université de Hawai’i ayant recueilli les pratiques thérapeutiques aux Marquises dans l’île de Hiva Oa. En effet, les interactions homme-plantes s’appréhendent à travers une approche
interdisciplinaire, associant simultanément sur le terrain la collecte systématique d’herbiers garantissant l’identification botanique, le relevé précis du nom local de la plante et une mise en
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perspective ethno-historique des usages relevés1. Pour combler
cette lacune, un programme de recherche sur les savoirs traditionnels des Iles Marquises, dénommé Marquesas2, soutenu par l’Etat
et la Polynésie française a été mené par des équipes de
recherches pluridisciplinaires de l’IRD, de l’UPF, du CNRS en
partenariat avec l’Académie Marquisienne. Une équipe des SHS
(Sciences Humaines et Sociales) du programme GOPS3 est
Carte 1
1
Sur les principes et méthodes de l’ethnobotanique, lire le chapitre « Principe et
méthodes in Grenand et al, 2004».
2
Les îles Marquises étaient appelées Las Islas Marquesas de Mendoza, nom que
leur avait assigné le découvreur espagnol Mendaña.
3
GOPS : Grand Observatoire du Pacifique Sud.
15
venue renforcer le projet Marquesas4, en participant à plusieurs
enquêtes.
L’objectif de ce programme était de répertorier, sur l’ensemble de l’archipel des Marquises (Carte 1), les pratiques thérapeutiques traditionnelles actuelles, en recueillant de façon
précise le nom des plantes, leurs usages, les modes de préparation des remèdes et la terminologie médicale marquisienne
associée aux préparations. Dans cet archipel, les savoirs traditionnels sont en grande partie préservés du fait de l’extrême
éloignement des îles et l’isolement des vallées. Par ailleurs, leur
vivacité en fait un des attributs mis en avant dans la démarche
d’inscription de cet archipel au patrimoine mondial de
l’UNESCO.
Après un bref aperçu des sources bibliograhiques traitant
de l’usage des plantes aux Marquises, nous présenterons dans
cet article les méthodes ethnopharmacologiques mises en
œuvre, à savoir les méthodes d’enquêtes sur le terrain ainsi que
les analyses statistiques conduisant à des indicateurs portant sur
la valeur culturelle et la valeur d’usage des plantes.
Les résultats de cette étude sont présentés dans la dernière
partie où nous tentons de répondre aux deux principales
attentes du programme Marquesas, à savoir :
- Identifier les plantes médicinales les plus couramment utilisées. Ces résultats permettront d’orienter les recherches
sur les propriétés chimiques et biologiques des plantes
afin de contribuer à l’élaboration d’une « pharmacopée
marquisienne » pouvant permettre aux services de santé
de disposer d’informations fiables sur l’efficacité et l’innocuité des principales plantes utilisées.
4
GOPS 2011, « Recueil des savoirs sur la biodiversité et l’environnement aux îles
Marquises » Nouméa, Nouvelle Calédonie.
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- Préciser leurs valeurs patrimoniales en tenant compte en
particulier de leur origine biogéographique et de leur
importance dans la culture des Marquisiens, contribuant
ainsi au dossier d’inscription des Marquises au patrimoine
mondial de l’UNESCO.
D’autres questions sont aussi débattues comme la perte de
savoir sur la biodiversité, à laquelle nous opposons le concept
de recomposition des savoirs et des pratiques. Les modalités de
transmission des savoirs traditionnels à l’intérieur mais aussi
vers l’extérieur de la communauté sont aussi abordées dans la
perspective de préservation des droits de propriété intellectuelle : droits d’auteur en cas de publication, partage des avantages en cas de valorisation économique.
Bref rappel des sources historiques
concernant la flore utile des Marquises
Les sources historiques occidentales faisant état des traditions locales remontent à la fin du XVIIIe siècle. On les trouve
dans les récits des premiers voyageurs et notamment les observations des botanistes accompagnant Cook dans sa première
expédition. Dans son Journal of a Voyage to the South Seas,
publié en 1773, le brillant dessinateur et artiste S. Parkinson
décrit 83 plantes, illustrées et listées par leurs noms tahitiens et
leurs usages. Les noms latins ont probablement été fournis par
le botaniste de l’expédition, Joseph Banks, même si son nom
n’est pas cité5.
En ce qui concerne l’archipel des Marquises, W. Crook,
premier missionnaire évangéliste aux Marquises (1797-1799)
livre quelques indications sur les usages des plantes par les Marquisiens. E. Jardin, inspecteur de Marine passionné de botanique,
5
Pour une revue détaillée des ouvrages ou publications sur les plantes médicinales de la Polynésie française, voir Moretti & Ollier (2011).
17
correspondant du Muséum de Paris, qui séjourna dans les Marquises et à Tahiti entre 1852 et 1857, fournit des observations
sur les usages des plantes dans son « Essai d’une flore de
l’Archipel des Marquises » (1858).
On doit à H. Jouan, officier de marine et fin observateur qui
séjourna à plusieurs reprises aux Marquises entre 1850 et 1856,
une revue des « Plantes industrielles d’Océanie ». E. Drake del
Castillo décrit dans un ouvrage publié à Paris en 1893 les
plantes des îles de Polynésie qui y sont généralement cultivées.
Au cours du XXe siècle, plusieurs expéditions du Bishop
Museum d’Hawai’i dans les îles de la Polynésie française (Marquises, Société, Australes, Tuamotu, Gambier), ont conduit à
plusieurs monographies ou révisions botaniques. Les espèces
décrites par F.B.H. Brown (1931, 1935) sont souvent accompagnées de nombreuses indications sur leurs usages.
Pierre Cabalion, dans sa contribution à « l’Expertise collégiale » réalisée en 2006 sur les substances naturelles de la Polynésie (Cabalion P., in Guezennec & Moretti 2006), cite deux
ouvrages peu connus : celui de B. Zepernick rédigé en allemand, publié en 1972, sur les plantes médicinales de l’espace
polynésien en général, et la thèse de médecine présentée à
Montpellier par un chirurgien de la Marine, J. de Comeiras, en
1845.
Plusieurs ouvrages plus récents traitent de la médecine traditionnelle polynésienne, majoritairement à base de plantes
(Grépin F & Grépin M., 1980 ; Grand, 2007 ; Lemaître, 1985
& 1989). Ces travaux sont généralement centrés sur les
connaissances d’un ou plusieurs tahu’a ou guérisseur des îles
de la Société, et les noms des plantes citées sont souvent difficilement vérifiables. Les résultats de ces enquêtes sont restés
18
N°332 • Mai / Août 2014
hélas confidentiels et peu exploités hormis les travaux de S.
Grand (2007).
Butaud et al. (2008), dans son ouvrage sur les arbres de
Polynésie, fournit de nombreuses indications sur leurs usages
dans l’ensemble des archipels, sans que l’on puisse distinguer,
ce qui relève de ses propres observations, des usages cités dans
la littérature polynésienne. Ce livre représente cependant une
source d’informations précieuse, avec peu de risques de confusion botanique dans les usages cités.
Enfin, parmi les sources disponibles, il ressort que l’ouvrage de Pétard (1986) demeure la principale référence en ethnobotanique sur la flore médicinale de la Polynésie française.
De 120 à 130 taxons sont décrits avec leurs usages traditionnels
relevés essentiellement dans l’archipel de la Société et l’analyse
de leurs propriétés au vu des connaissances chimiques et pharmacologiques de l’époque.
L’exploitation scientifique de ces ouvrages anciens ou
modernes soulève cependant plusieurs difficultés : certains
auteurs n’étaient pas familiers de la botanique, et on doit être
prudent sur les noms de plantes qu’ils indiquent ; les noms des
plantes peuvent aussi changer, ce qui oblige à se pencher tout
particulièrement sur les problèmes de synonymie afin d’établir
le binôme scientifique valide actuel. On est alors en mesure de
relier les différents noms trouvés dans la littérature ancienne ou
moderne et donc de répertorier les usages traditionnels décrits
ainsi que les qualités scientifiquement reconnues de la plante à
la suite de travaux, sans omission involontaire. C’est ainsi
qu’ont procédé Fosberg & Sachet (1983) pour actualiser les
noms des plantes de l’ouvrage de S. Parkinson cité plus haut ou
Jacques Florence pour la réédition de l’ouvrage de G. Cuzent
en 1983.
19
L’intérêt de ces ouvrages n’est pas le même selon qu’il
s’agisse de compilations d’usages déjà cités dans d’autres travaux, sans véritables enquêtes de terrain (c’est le cas de l’ouvrage de Zepernick, 1972), ou qu’il s’agisse d’un recueil
d’observations de terrain. De ce point de vue, il convient de
souligner l’intérêt des travaux du Père Chaulet, médecin, qui
vécut aux Marquises de 1858 à 1912, et qui a rassemblé de
nombreuses observations relevées in situ sur les pratiques thérapeutiques des Marquisiens à base de plantes.
Méthodes mises en oeuvre
La démarche ethnopharmacologique consiste pour l’essentiel à fournir les éléments de compréhension permettant d’établir des ponts entre les systèmes de soins traditionnels et ceux
dits « modernes ». Cependant, lors des enquêtes sur le terrain,
plusieurs difficultés sont rapidement apparues : en effet, si l’on
peut établir assez facilement les correspondances entre les noms
vernaculaires marquisiens et les noms scientifiques des espèces,
il s’avère en revanche particulièrement difficile de traduire les
nosologies ou les affections traitées par les guérisseurs marquisiens en termes de médecine occidentale. Cette difficulté a déjà
été relevée par plusieurs chercheurs (Cox, 1991 ; Lemaître,
1989) pour d’autres médecines et pharmacopées traditionnelles
polynésiennes, certains d’entre eux allant jusqu’à suggérer que
la phytothérapie polynésienne n’aurait que peu, voire aucune
valeur pharmaceutique6. Cette difficulté est particulièrement
frustrante pour l’ethnopharmacologue, pour qui la recherche des
propriétés chimiques et thérapeutiques des espèces utilisées
dans l’élaboration de remèdes traditionnels, implique une
connaissance la plus précise possible des pathologies traitées.
6
Voir à ce sujet la revue bibliographique de Etkin & Meilleur (1993) sur l’ethnomédecine polynésienne.
20
N°332 • Mai / Août 2014
La complexité des préparations rend également singulièrement
difficile l’identification du ou des principes actifs dans la
mesure où le même remède comprend rarement moins de 4
ingrédients végétaux différents, parfois beaucoup plus, et est
souvent employé pour traiter plusieurs maladies. Cette complexité des remèdes a aussi été relevée dans les autres îles de
Polynésie ; Heremoana Maamaatuaiahutapu (CPSH 1992, rapport non publié) mentionne notamment le fameux rā’au va’a
dont la préparation comprendrait plus de 80 plantes !
Face à ces difficultés, nous avons développé des méthodes
permettant de passer du recueil des usages/symptômes habituel en
ethnopharmacologie, à une analyse plus fine des usages actuels.
Cette analyse fournit des indicateurs sur la valeur culturelle et la
valeur d’usage des plantes, ainsi que sur la validité de l’interprétation des usages relevés, cela dans le but de limiter le caractère
subjectif et parfois ambigu des enquêtes ethnopharmacologiques.
Compte tenu de la complexité des remèdes traditionnels et
des nosologies marquisiennes déjà évoqués, nous avons développé une méthode d’analyse statistique inspirée des méthodes
de l’ethnobotanique quantitative permettant, à partir du grand
nombre d’indications et de données recueillies sur le terrain, de
préciser quelles sont les plantes les plus utilisées et dont les
usages font consensus auprès des Marquisiens.
Méthodes d’enquêtes sur le terrain
Deux méthodes de terrain ont été appliquées : des ateliers
participatifs par groupe (APG) et des enquêtes individuelles
semi-directives (EIS).
Les APG réunissaient l’équipe scientifique (4 à 8 botanistes, ethnobotanistes, pharmaciens) et une vingtaine de membres de l’Académie Marquisienne et autres spécialistes de la
21
culture marquisienne. Véritable espace de dialogue sur la biodiversité entre les scientifiques et les communautés locales, ils
permettent de vérifier/valider collectivement les données
recueillies. Pour chacun des remèdes végétaux, une photo et/ou
la plante fraîche est montrée, les participants étant invités à
répondre à un questionnaire simple : comment nomment-ils la
plante, quel usage en font-ils actuellement (date de la dernière
utilisation), pour quelle maladie, et le nom de la maladie en
marquisien. Le questionnaire est suivi d’un échange permettant
la libre expression des personnes présentes.
Lors des EIS, l’équipe se déplaçait dans les îles auprès des
personnes réputées pour leur connaissance des plantes et les
informait des objectifs du projet. Le questionnaire employé ici
est similaire à celui employé pour les APG, complété par des
questions sur la préparation du remède, le mode et la fréquence
d’administration, les tabous et précautions à prendre, les maladies traitées, leurs noms marquisiens et les symptômes associés.
Une série de questions permettait de préciser la date de la dernière préparation de ces remèdes par les soignants afin d’évaluer l’état actuel de ces pratiques traditionnelles et leurs
fréquences. Une attention particulière a été portée aux variantes
des noms des maladies entre Tahiti et les Marquises, entre les
Marquises du nord et les Marquises du sud, voire entre les îles
(’epa/he’a, hati /fati…).
Des échantillons d’herbiers ont été réalisés systématiquement pour chaque plante indiquée par les informateurs (à l’exception des plantes cultivées communes), même si l’espèce
avait été déjà récoltée dans une autre île, afin de garantir leur
identification et la relation entre le nom local variable d’une île
à l’autre, voire d’une vallée à l’autre, et le nom scientifique de
la plante. Les noms scientifiques indiqués tiennent compte des
révisions botaniques récentes (Lorence & Wagner, 2011).
22
Participants au séminaire Marquesas qui s’est tenu à Hiva Oa en octobre 2010
Enquête individuelle semi-directive à Fatuiva en octobre 2010
Photos © Denis Moretti
Les membres de l’Académie Marquisienne ont joué un rôle
essentiel de médiateurs et de traducteurs au cours des entretiens
qui se déroulaient en langue marquisienne, et leurs connaissances en ont fait des personnes ressources importantes.
Méthodes d’ethnobotanique quantitative
De nombreuses méthodes d’ethnobotanique quantitatives
ont été développées et publiées ces dernières années (Hoffman
& Gallaher, 2007 ; Phillips & Gentry, 1993). Plusieurs d’entre
elles ont été testées et développées pour tenter de dégager les
plantes les plus significatives parmi les nombreux remèdes
recueillis à la composition souvent complexe.
Deux méthodes ont été retenues :
- l’analyse des citations d’usage permettant en particulier
de calculer la fréquence relative de citation pour un usage
donné, et
- l’analyse du consensus des informateurs (ICF).
L’analyse des citations d’usages
Dans notre étude, les 4 variables de base suivantes ont été
prises en compte et définissent une « Citation d’usage », adaptée du concept de « Use report » de Tardio (2008) : un informateur / une espèce /une partie de plante /un usage médicinal. Les
informations enregistrées (notes manuscrites et audio) ont été
regroupées dans un tableau des usages médicinaux dont chaque
ligne est une « citation d’usage». D’autres informations complémentaires ont aussi été recueillies : recueils de recettes complexes auxquelles on attribue un numéro, noms vernaculaires,
interdits associés (tapu) comme dans l’exemple suivant :
Le guérisseur X de l’île de Ua Pou (informateur N°48)
soigne le vi’ihoa tu (nom marquisien de l’affection associée aux
symptômes : respiration difficile, douleurs gastriques, difficultés
à manger), par un remède complexe (recette N°454) administré
24
N°332 • Mai / Août 2014
par voie orale, à base de 6 feuilles vertes et 6 feuilles jaunes de
tou (Cordia subcordata), 6 feuilles avec galles de kehika (Syzygium malaccense), 6 boutons de tia’e (Gardenia taitensis), du
patoa ’ava’ava7 (Oxalis corniculata) et des rhizomes de papamoko (Microsorum grossum), le tout mélangé à l’eau de coco
puis filtré et bu dans la noix de coco.
La modification d’une des variables incrémente d’une ligne
le tableau. L’interrogation du même informateur peut ainsi
conduire à plusieurs lignes de citations d’usages si plusieurs
espèces et/ou plusieurs parties d’une même plante sont utilisées,
ou bien si le soignant prépare plusieurs remèdes avec la même
espèce. Le remède ci-dessus conduit à 6 lignes de citations
d’usages (remède avec 6 espèces différentes).
Fréquence de citation d’une espèce
L’importance de l’espèce dans la culture d’une communauté (ou sa valeur d’usage) peut être simplement appréciée par
son nombre de citations (NUE), ou sa fréquence de citation par
les informateurs.
Fréquence relative de citation de l’espèce
pour un usage (FRCU)
La FRCU est un des indices les plus utilisés en ethnopharmacologie car il indique le niveau de confiance8 attribué par une
communauté à une plante pour traiter une affection précise. Il
est calculé en appliquant la formule suivante : FRCU = 100
NIUE/ NIA ; avec NIUE=Nombre d’informateurs citant l’espèce pour traiter une affection donnée & NIA=Nombre total
d’informateurs traitant cette affection.
7
Cette plante a été désignée sous son nom tahitien, le nom marquisien pakihi
étant aujourd’hui connu de très peu d’informateurs.
8
Fidelity level de Friedman et al. (1986)
25
Analyse du consensus des informateurs
pour les maladies et affections traitées
Les affections décrites par les informateurs se sont avérées le
plus souvent difficiles à traduire en termes biomédicaux. Nous
avons calculé l’indice de consensus des informateurs (ICF pour
Informant consensus factor) qui indique le degré de consensus
des informateurs dans le choix des plantes pour le traitement
d’une affection (Neves et al., 2009 ; Vandebroek, 2010). Il est calculé en appliquant la formule suivante : ICF=(NUr-NEU)/(NUr-l) ;
NUr=Nombre de citations traitant cette affection ; NEU=nombre
d’espèces utilisées pour traiter cette affection.
Un ICF proche de 0 indique une faible cohérence des traitements des affections. Il est possible que pour ces affections à
faible ICF, leur traitement par la médecine moderne soit préféré.
Un nombre élevé de plantes utilisées réduit aussi la valeur de
l’ICF. Un ICF élevé (>0,5) traduit quant à lui un consensus plus
ou moins important, au sein de la population, de l’usage d’une
plante pour une pathologie particulière, et peut éventuellement
signifier la présence possible dans les plantes de principes actifs
sur les affections ciblées.
Les catégories d’usages
Les usages relevés (que nous appelons « citations d’usage »)
sont classés selon une liste de catégories d’usage qui varient peu
d’une publication à l’autre afin de permettre les comparaisons
avec les enquêtes similaires publiées. Ces catégories sont souvent arbitraires et leurs limites sont souvent incertaines et subjectives (exemples : artisanat/construction, médicinal/médicomagique) ; cette incertitude introduit un biais important dans les
calculs prenant en compte ces catégories artificielles qui peuvent
être éloignées des catégories traditionnelles.
Dans le projet Marquesas, nous avons subdivisé les usages
en 2 groupes :
26
N°332 • Mai / Août 2014
- Les plantes utilisées dans l’artisanat, qui sont traitées dans
un chapitre d’ouvrage sur le patrimoine biologique des Marquises à paraître aux éditions de l’IRD.
- Les plantes médicinales, comprises dans le sens large de
« produits de santé » incluant les massages, les plantes
toxiques, les usages médico-magiques et les préparations
dermo-cosmétiques : mono’i (pani aux Marquises) et huiles
végétales médicinales.
Le « consentement préalable » des informateurs
La Convention sur la Diversité Biologique (CDB) prévoit
la mise en œuvre d’une procédure formalisée dite de consentement préalable des communautés locales, lorsqu’il s’agit de
recueillir des savoirs traditionnels associés aux ressources biologiques. Or il n’y a pas actuellement de texte applicable en
Polynésie concernant les règles d’accès aux ressources et
savoirs traditionnels associés, communément appelées « APA »
pour « Accès aux ressources et Partage équitable des Avantages »9. Aussi, en l’absence de tels textes réglementaires, nous
avons établi et appliqué nos propres règles déontologiques qui
consistent à présenter à chaque personne interrogée les objectifs
du projet, et nous lui avons demandé si elle consentait à ce que
les usages qu’elle nous indiquait soient rendus publics sous
forme de rapports et/ou publications mentionnant ou non son
nom. En cas de réponse négative, les usages recueillis ont été
consignés et conservés à l’Académie Marquisienne. Dans
chaque île, aux moins deux membres de l’Académie Marquisienne participaient avec l’équipe de scientifiques aux enquêtes
et entretiens. Plusieurs séminaires et réunions avec l’Académie,
partenaire du projet, ont eu lieu tout au long du programme.
9
Néanmoins une loi de Pays relativement à l’APA a été récemment publiée au
Journal officiel de la Polynésie française (loi du Pays n°2012-5 du 23 janvier 2012)
mais ses arrêtés d’application n’ont pas encore été promulgués.
27
Principaux résultats :
les plantes médicinales et les usages actuels
Les espèces médicinales d’usage actuel significatif
Au total, 96 espèces nous ont été signalées comme médicinales par les 104 “soigneurs-guérisseurs” interrogés dans les 6
îles habitées ; espèces pour lesquelles nous avons recueilli 1859
lignes ou citations d’usages. Le tableau 1 liste les plantes médicinales par ordre croissant du nombre d’informateurs qui les
citent (77 espèces pour un nombre d’informateurs >1), avec
notamment leurs noms vernaculaires et leurs statuts biogéographiques.
Trois espèces regroupent à elles seules le tiers des citations
d’usages : Cocos nucifera (ha’ari, ’ehi, e’ehi, cocotier), Gardenia
taitensis (tiare tahiti, tia’e), Microsorum grossum (metuapua’a,
papamoko, papamo’o).
L’huile ou l’eau de coco sont les principaux excipients utilisés pour préparer les remèdes. L’huile est aussi l’ingrédient
indispensable à la préparation traditionnelle appelée pani
(mono’i en tahitien ou monoï en français), employée comme
adjuvant huileux des remèdes, ce qui accroît considérablement
le nombre de citations. La base des pani marquisiens est principalement confectionnée avec le mine (basilic – Ocimum basilicum) et non le tiare (Gardenia taitensis) comme à Tahiti. La
fréquence de citation élevée de Gardenia taitensis et Microsorum grossum est liée à leur association fréquente dans les
remèdes du fati, affection pour laquelle nous avons relevé un
grand nombre de citations d’usage (voir plus loin).
A l’opposé, le kava (Piper methysticum) est connu de tous
pour sa boisson traditionnelle, mais aucun usage médicinal n’a
été signalé et sa consommation comme boisson rituelle semble
28
N°332 • Mai / Août 2014
limitée, même si l’on note une nette volonté (surtout à Tahiti)
pour réintroduire la consommation de cette boisson à des fins
de relaxation physique et mentale dans les manifestations culturelles.
Les préparations consistent principalement en l’expression
du végétal frais, le plus souvent dilué dans un excipient.
L’usage interne est clairement majoritaire mais très fréquemment accompagné de massages.
La majorité des espèces relevées dans le tableau 1 sont
employées mélangées à d’autres espèces. La même espèce peut
entrer dans plusieurs remèdes utilisés pour traiter des affections
différentes sans que le guérisseur soit capable de préciser son
rôle ou sa propriété. Nous avons calculé la fréquence relative
de citation d’une espèce pour un usage donné (FRCU) qui permet de sélectionner les espèces les plus utilisées pour traiter une
affection donnée. Nous avons retenu comme dans le programme TRAMIL10 le seuil de 20%. Le tableau 2 liste les 41
espèces (soit près de la moitié des espèces médicinales signalées) présentant une fréquence relative de citation significative
pour une affection donnée (FRCU>20% ; usages cités par plus
de 2 informateurs), avec la valeur d’ICF pour ces affections.
Il est intéressant d’observer que les fréquences les plus élevées concernent des espèces à usages particuliers ou quasi
exclusifs : 12 informateurs sur les 14 traitant l’otite et les maux
d’oreille utilisent Phyllanthus amarus tandis que 6 personnes
sur les 8 qui ont indiqué un traitement de la double langue utilisent Rorippa sarmentosa. Nous avons déjà évoqué le cas de
Microsorum grossum qui est l’espèce la plus citée, tout usage
confondu, pour le traitement des fati ou hati.
10
www.tramil.net : Program of Applied Research to Popular Medicine in the
Caribbean
29
Si Premna serratifolia est l’une des espèces les plus citées
comme plante médicinale par les informateurs avec de nombreux usages (58 citations), seuls 3 d’entre eux ont des fréquences d’usages significatives (FRCU > 20%).
L’ICF traduit la cohérence de la communauté dans le choix
des plantes pour traiter une affection. Il indique indirectement
le niveau de cohérence des nosologies marquisiennes au sein
des informateurs interrogés. Les nosologies correspondant à des
catégories médicales traditionnelles ont une valeur d’ICF généralement élevée (>0,5, tableau 3), ce qui démontre d’une part
une forte cohérence de leur traitement mais aussi indirectement
l’homogénéité des concepts médicaux marquisiens traditionnels. Les ICF élevés obtenus confortent aussi les rapprochements que nous avons proposés entre les noms de maladie
différents mais correspondant à des descripteurs et/ou des
symptômes proches.
Les écorces de tronc et plus encore les galles des feuilles de
Syzygium malaccense entrent dans la composition des principaux
remèdes indiqués pour soigner les différentes formes de vi’ihoa
et de ’epa. Les ICF calculés (tous supérieurs à 0,5) pour ces
affections témoignent du consensus des Marquisiens sur ces
maladies et leur traitement, même si elles sont difficiles à cerner
en termes biomédicaux (vi’ihoa désigne ainsi un ensemble de
pathologies internes : ulcères, hémorroïdes, troubles de l’appareil
digestif…). Les galles de cette espèce entrent dans la moitié des
remèdes cités (11 citations) pour traiter la forme buccale du ’epa,
correspondant aux aphtes, à la mauvaise haleine ou au muguet.
Pour les 35 espèces qui ont au moins un usage médicinal
significatif (FRCU>20%,) avec un ICF élevé (>0,5), les fortes
convergences d’usages thérapeutiques suggèrent la présence
dans ces espèces de molécules actives sur les affections traitées.
30
Fronde de Microsorum grossum
(papamoko, papamo’o)
Pied de Rorippa sarmentosa
(mahimahi)
Inflorescence de Premna serratifolia
(va’ova’o)
photos © J-F. Butaud
L’hygiène intime féminine :
à la frontière de la physiologie et de la pathologie
Certains haika (remèdes en langue marquisienne des îles du
Nord, apau au Sud) ont été relevés pour traiter des états qui sont
à la frontière de la physiologie et de la pathologie et que l’on
pourrait qualifier de maladies « culturelles ». Aux Marquises,
les sécrétions vaginales physiologiques de la femme font l’objet
de soins particuliers. Même s’il ne s’agit pas d’une pathologie
à proprement parler - nous n’avons d’ailleurs pas relevé de nom
spécifique pour la désigner (elle est décrite comme une forme
de ’epa) - les Marquisiens considèrent qu’il faut traiter cet excès
de sécrétions et les odeurs associées et ceci dès la petite
enfance, de façon préventive. La médecine traditionnelle est
donc toujours très sollicitée dans le cadre de cette pratique. Il
est alors courant de « traiter » les fillettes dès leur plus jeune
âge en appliquant, directement dans le vagin et au niveau de la
vulve, une préparation appropriée et qui varie selon l’île et/ou
la plante utilisée : mokio (Achyranthes aspera var. aspera) à Ua
Pou, tu’eiao (Rauvolfia nukuhivensis) à Nuku Hiva ou koi’e
(terme désignant la toute jeune noix de coco) dans la plupart
des îles. Ce processus, long, se fait sur plusieurs mois ou années
et peut aussi s’interrompre pour reprendre à l’âge adulte si les
symptômes réapparaissent. Cette pratique traditionnelle est
encore très répandue aux Marquises et montre un ICF parmi les
plus élevés (0,77). Il est possible que ces préparations inhibent
les glandes responsables de cette lubrification, un traitement de
longue durée pouvant conduire à leur atrophie, mais cela reste
à démontrer.
Plantes à mono’i ou pani et massage
Les massages entrent fréquemment dans l’itinéraire thérapeutique et sont prodigués aussi bien aux enfants qu’aux
adultes, avec des huiles végétales : mono’i (nom tahitien) ou
pani (nom marquisien). Les plantes à mono’i ou pani sont
32
Galles des feuilles de
Syzygium malaccense
(kehika, kehi’a)
Tronc écorcé de
Rauvolfia nukuhivensis
(tu’eiao)
Bois de cœur de santal (puahi) en cours de râpage
pour le pani ou mono’i
photos © J-F. Butaud
retenues pour leurs qualités olfactives et sont les mêmes que
celles entrant dans la composition des couronnes, colliers ou
bouquets odoriférants (’umuhei/kumuhei).
Les pani sont employés en application sur le corps ou les
cheveux et varient selon la note florale dominante. On utilise des
plantes fraîches (à l’exception du vétiver dont les racines sont
séchées). La base d’un pani est généralement le mine ou basilic.
Qu’il soit préparé avec le coco local ou avec l’huile de coco raffinée venant de Tahiti, appelée « coco fine », la composition florale comprend généralement le mine, qui atténue l’odeur de
l’huile de coco locale ; le mine est mélangé au va’ova’o (Premna
serratifolia), moto’i (Cananga odorata), taretare (Anethum graveolens), pitate (Jasminum grandiflorum), mati (Mentha spp.),
pa’ahei (Angiopteris evecta), fa’a hoka (Ananas comosus),
puahi (Santalum insulare var. marchionense), mou’u (vétiver),
’ena (Curcuma longa), pua ho’ovai (Fagraea berteroana), tia’e
(Gardenia taitensis), hinano (l’inflorescence mâle de Pandanus
tectorius), fa’a (le fruit du pandanus), nio’u (Sigesbeckia orientalis), mei’e (Ageratum conyzoides).
L’huile de coco locale est préférée pour les pani médicinaux ou utilisés en massage à des fins médicinales pour les
enfants comme pour les adultes. Il existe par ailleurs des pani
spécifiques pour le traitement de certaines affections, comme le
pani temanu qui est confectionné à partir de l’amande séchée
de Calophyllum inophyllum.
Importance des purges (tiheke) et des interdits (tapu)
La purge tient une place importante dans les remèdes traditionnels. Elle intervient en général suite à la prise du remède,
après une période plus ou moins longue, lorsque celui-ci est
d’usage interne. Il y a des purgatifs généraux, des purgatifs
spécifiques à un remède tandis que d’autres constituent le
34
N°332 • Mai / Août 2014
remède à part entière. Pour les enfants, les tiheke sont souvent
intégrés dans la recette initiale. Les purgatifs ont pour but de
nettoyer le corps définitivement de la maladie et du remède. Ils
marquent la fin du traitement.
Les purges sont culturellement très populaires. La pratique
courante de la purge est ancienne si l’on en croit Chaulet (1895).
Selon Comeiras (1845) « Ils se purgent lorsqu’ils ont perdu l’appétit, et toutes les fois que l’estomac est réfractaire à l’ingestion
ou à la digestion des aliments… La purge pouvait-être sévère ».
Les purges relevées sont souvent drastiques et prennent une
place importante dans les protocoles de prescription des remèdes
traditionnels : « La cuisson du tiheke haika est importante car
c’est elle qui donne l’efficacité au remède. Si le fond de la préparation reste trouble pendant la cuisson, c’est un signe de gravité de la maladie, mais s’il reste clair, cela signifie que
l’affection est bénigne ». Si la préparation est de couleur foncée,
c’est le signe que le malade est gravement atteint ou d’une transgression des interdits par le patient. La pratique fréquente de la
purge est probablement la cause de la faible prévalence des parasitoses aux Marquises comme du faible nombre de remèdes antiparasitaires ou anti-diarrhéiques relevés.
La prise du médicament marquisien est également entourée
de nombreux « tapu » sur une période plus ou moins longue
(3 jours à 3 mois). Les restrictions sont d’ordre alimentaire
(tapu kaikai) :
- tout ce qui est cru : fruits, légumes, poissons du large (ika
tua), les poissons rouges, bonite, thon, sauf le thazard, crustacés, pieuvres… .
- tout ce qui est gras (cochon..) ; la cuisson se fait sans
huile, à l’eau, ou en grillade ;
- tout ce qui est sucré, notamment les bonbons et les boissons gazeuses du type soda.
35
Les tapu sont aussi sexuels : pas de rapports sexuels pendant
le traitement, ni d’alcool. Pour l’homme qui boit, cet interdit doit
durer 2 semaines. Les nombreux tapu qui nous ont été relatés
sont considérés par les informateurs eux mêmes comme particulièrement difficiles à respecter. Ainsi, selon certains informateurs, il n’est plus nécessaire de s’astreindre aujourd’hui au
respect de certains tapu, notamment ceux qui interdisaient les
relations sexuelles pendant 15 jours après la prise de remède.
Au delà d’une certaine variabilité selon les soignants, les
traitements se déroulent selon une séquence qu’il convient de
respecter scrupuleusement. Cette séquence est souvent la suivante : 3 jours de traitement puis une purge, le traitement est
répété si nécessaire lors de la nouvelle lune qui suit le 6ème
jour après la fin de la première prise du remède.
Origine biogéographique des plantes médicinales
Le tableau 1 récapitule l’origine des 77 plantes médicinales
principales de l’archipel tandis que la figure 1 en fait la synthèse.
Il en ressort que les espèces indigènes et endémiques sont
largement minoritaires car ne comptant que pour environ ¼ des
plantes médicinales marquisiennes (20 espèces sur 77), toutes
les autres étant introduites. Encore plus marquant est le très faible nombre des espèces endémiques des Marquises car seuls 3
taxons ont été recensés dont 2 ne sont que des variétés botaniques d’espèces endémiques de Polynésie orientale.
Au sein des espèces introduites, il faut distinguer les plantes
introduites lors des migrations polynésiennes, appelées “introductions polynésiennes” et les plantes introduites plus récemment avec l’arrivée des Occidentaux depuis la fin du 18ème
siècle, les introductions modernes.
36
N°332 • Mai / Août 2014
Ainsi, 42% (soit 32 espèces) des plantes médicinales marquisiennes sont des introductions polynésiennes, ce qui démontre l’importance et l’utilité de cette flore introduite et cultivée par
les premiers Marquisiens, probablement plus de 1000 ans auparavant. Ces plantes considérées aujourd’hui comme des espèces
“locales” contribuent pour les Marquisiens au patrimoine biologique de l’archipel au même titre que les espèces endémiques.
Figure 1 : Statut biogéographique des 77 plantes médicinales principales
Indigène
Endémique
Introduction polynésienne
Introduction moderne
22%
32%
4%
42%
Enfin, un tiers des espèces médicinales (soit 25 espèces) ont
été introduites relativement récemment, depuis moins de 200
ans pour la plupart. Leur intégration dans la médecine traditionnelle marquisienne témoigne des capacités d’innovation et
d’adaptation à de nouvelles plantes et à de nouvelles maladies.
Entre flore sauvage et flore exotique
Peu d’espèces indigènes et endémiques sont utilisées (un
quart) contrairement aux introductions modernes (un tiers) et aux
introductions polynésiennes (plus de 40%). L’usage de plantes
d’introduction récente témoigne à la fois d’un récent apport exogène à la culture marquisienne et d’une diversification des savoirs.
On observe également un fort repli sur l’espace villageois et les
37
jardins domestiques dans l’usage des plantes et, outre un biais
« utilitariste » possible de l’enquête, plusieurs hypothèses relatives
aux ruptures démographiques et à l’emprise du christianisme peuvent être avancées11. Conséquence de ce repli sur l’espace villageois et les jardins, la flore médicinale est peu vulnérable, 94%
des plantes médicinales sont peu communes à très communes ; les
plantes introduites des chemins et jardins sont plus accessibles que
les indigènes et endémiques et sont donc préférées.
Néanmoins, les 3 endémiques utilisées sont considérées
comme rares à très rares :
- Puahi – Santalum insulare var. marchionense – santal des
Marquises
- Ma’i’i, koua’i’i, koua’iki, tai’e – Terminalia glabrata var.
brownii – badamier marquisien
- Tu’eiao – Rauvolfia nukuhivensis
Ce dernier taxon résulte d’une révision taxonomique
récente (Lorence & Butaud, 2011).
Les autres espèces rares sont des introductions polynésiennes se raréfiant faute de culture (Sigesbeckia orientalis et
Tephrosia purpurea).
Un grand nombre de plantes entrant dans la pharmacopée
marquisienne actuelle ont été introduites lors des migrations
polynésiennes dans le Pacifique (40%) : introductions volontaires pour les plantes utiles majeures cultivées comme les
plantes alimentaires ou introductions involontaires pour les
adventices ou les espèces naturalisées parfois inutilisées. La
présence importante de “mauvaises herbes polynésiennes” dans
11
Ces questions sont abordées en détail dans le rapport « Recueil des savoirs sur
la biodiversité et l’environnement aux îles Marquises » réalisé par l’équipe de Le
Meur & Bambridge sous l’égide du GOPS ; http://www.observatoire-gops.org/
38
N°332 • Mai / Août 2014
la pharmacopée actuelle laisse néanmoins penser que beaucoup
de ces plantes ne seraient pas des introductions accidentelles,
involontaires, mais plutôt des introductions à des fins médicinales. C’est notamment le cas de Achyranthes aspera var.
aspera, Centotheca latifolia, Cyathula prostrata, Kyllinga
nemoralis, Sigesbeckia orientalis et Vigna adenantha qui figurent parmi les plantes médicinales principales, mais également
Laportea interrupta et Oxalis corniculata qui sont actuellement
des plantes médicinales mineures.
Comme partout dans le monde, la déperdition du savoir traditionnel est une réalité ; elle entraîne l’oubli de certains usages
et de certaines plantes, notamment les plantes indigènes ou peu
communes difficiles à collecter, de la part de la plus grande partie des guérisseurs. Le traumatisme culturel et démographique
qu’ont vécu les Marquisiens au cours de leur histoire récente,
associé à la perte de la fonction économique et sociale des
usages médicinaux des plantes, ont accéléré le processus de
déperdition des savoirs.
Les analyses quantitatives que nous avons utilisées mettent
l’accent sur les espèces les plus citées et dont l’usage est le plus
partagé par une communauté. Cependant, comme le suggère
Vandebroek (2010), les espèces les moins citées n’en sont pas
moins intéressantes car les guérisseurs qui les utilisent se distinguent des autres par une démarche innovante et leur haut
degré de connaissances idiosyncratiques.
La préférence accordée aux plantes d’introduction moderne
peut aussi témoigner d’une démarche innovante des tradipraticiens. Comme nous avons pu le constater, les pratiques thérapeutiques des tuhuka haika ou tuhuna apau et leurs fonctions
sociales sont restées très vivaces malgré le choc culturel subi.
Ils ont poursuivi leurs activités thérapeutiques en se tournant
39
vers les nombreuses plantes introduites bien présentes dans leur
environnement proche et facilement accessibles. De nouvelles
plantes ont ainsi été intégrées dans la pharmacopée pour soigner
de nouvelles maladies, elles aussi introduites depuis le contact
avec les navigateurs européens. Plusieurs espèces médicinales
indigènes ou d’introduction polynésienne à Tahiti ont récemment été introduites aux Marquises pour leurs vertus médicinales ; il s’agit de la fougère indigène à Tahiti Davallia solida
var. solida et des herbacées polynésiennes Leucas decemdentata
et Lindernia crustacea. Elles démontrent aussi la volonté d’innovation des tradipraticiens marquisiens et leur capacité à intégrer de nouvelles plantes dans la pharmacopée marquisienne.
La proportion élevée des plantes introduites depuis les premiers contacts conforterait l’hypothèse émise par certains chercheurs qui considèrent la phytothérapie polynésienne
pré-européenne comme relativement pauvre12, allant de pair
avec des conceptions de la guérison qui ne s’appuieraient pas
sur des observations empiriques du fonctionnement du corps
humain, à l’exception des accidents traumatiques. Une phytomédecine assez réduite convenait il est vrai à une population
non encore touchée par les maladies infectieuses apportées par
les premiers voyageurs. Cependant, comme indiqué précédemment plusieurs plantes semblent avoir été introduites volontairement pour leur usage médicinal, ce qui suggère l’existence
d’un corpus de plantes d’usages thérapeutiques pré-européen
dont l’efficacité était jugée suffisamment importante pour être
transporté lors des longs déplacements dans le Pacifique. Une
revue de la littérature réalisée par Zepernick (1972) montre que
66% des 427 plantes utilisées dans la médecine polynésienne
sont médicinales uniquement en Polynésie.
12
Cette hypothèse est débattue par Etkin & Meilleur (1993) dans leur revue bibliographique sur l’ethnomédecine polynésienne et dans les écrits de Cox (1991)
40
photos © J-F. Butaud
Rameau et gousse de Tephrosia purpurea (kohuhu)
Inflorescence de Sigesbeckia orientalis (ino’u, nio’u, rio’u)
Les Guérisseurs,
transmission des savoirs et pratiques actuelles
L’analyse qui suit fait largement référence aux travaux
menés par l’équipe de sociologues et anthropologues du GOPS
animée par Tamatoa Bambridge et Pierre-Yves Le Meur. Cette
équipe a participé aux enquêtes que nous avons réalisées à Hiva
Oa, Tahuata et Fatuiva (cf. note 11).
Nous avons interrogé 124 personnes dont 102 soignants-guérisseurs et 22 artisans. Le nombre de soignants-guérisseurs est
relativement élevé. Dans la petite commune de Fatuiva, il nous a
été indiqué pas moins d’une dizaine de personnes réputées pour
leurs connaissances thérapeutiques, ce qui fait beaucoup pour
cette petite commune comptant moins de 600 habitants.
Ces guérisseurs ne sont pas des spécialistes professionnels
dans la mesure où ils ne sont pas rétribués pour leur talent et
où ils tirent leurs moyens de subsistance d’autres activités.
Whistler (1985) qualifie les guérisseurs des Iles Cook de
«semi-specialists » pour les mêmes raisons. Ils sont considérés
comme tel par leur clan, leur famille ou leur communauté villageoise parce qu’ils possèdent le « mana », c’est à dire le pouvoir de guérison.
La réputation de ces personnes semble résulter d’une combinaison entre l’appartenance familiale (transmission intrafamiliale) et la motivation individuelle. A Fatuiva, il nous a été
indiqué qu’au sein d’un lignage, certains sont prédestinés à
avoir le don. L’individu est un élément d’une descendance, d’un
clan familial, et certains d’entre eux héritent en quelques sortes
au sein du lignage du pouvoir de guérison. Ces guérisseurs ou
guérisseuses ont appris leurs savoirs thérapeutiques auprès d’un
proche qui leur a transmis, et le savoir, et la puissance de guérison, ce qui ne les empêche pas de soigner les personnes
42
N°332 • Mai / Août 2014
d’autres lignages, qui viennent les consulter en raison de leur
réputation pour soigner telle ou telle maladie.
L’importance des supports écrits dans la transmission des
savoirs traditionnels a déjà été soulignée par plusieurs auteurs
(Lemaître et al., 1986) ; les cahiers de recettes médicinales permettent de respecter scrupuleusement la composition parfois
complexe du remède, les tapu à respecter (voire les craintes
soulevées par le non respect des règles évoquées ailleurs), la
séquence thérapeutique à suivre qui peut s’étaler sur plusieurs
semaines et qui se termine le plus souvent par des purges. Le
cahier d’Antoinette Heitaa à Puamau (Hiva Oa) recèle ainsi
plus de 200 préparations médicinales.
En les questionnant sur la nature « secrète » ou non de leurs
connaissances thérapeutiques, la plus grande partie des guérisseurs n’a manifesté aucune réticence à transmettre les remèdes,
cette diffusion n’avait à leurs yeux aucune importance puisque
« la recette ne suffit pas, il faut aussi le don » (Antoinette Heitaa,
Puamau). Dans les sociétés polynésiennes, en l’absence de transmission volontaire et assumée du « mana », le remède perd toute
efficacité (Lemaître et al., 1986 ; Cox, 1991). Pour Antoinette
comme pour beaucoup d’autres soignants, la transmission du
don exige des garanties sur le respect des règles et tabous qui
accompagnent chaque traitement car leur responsabilité est
engagée en cas de transgression des tabous. La question de la
protection des savoirs locaux a été en général retraduite en
termes de déperdition et d’angoisse de la non-transmission, mais
non pas en termes juridiques destinés à les protéger vis-à-vis de
l’extérieur. Pour Cox (1991), « tout se passe comme si les lois
occidentales cherchent à protéger les avantages financiers dérivés des droits de propriété intellectuelle liés aux savoirs traditionnels (cf le débat actuel sur les règles d’APA, voir plus haut
dans cet article), alors que les guérisseurs polynésiens veulent
avant tout préserver l’efficacité de leurs remèdes ».
43
Les nosologies marquisiennes
Les classifications thérapeutiques des maladies dans les
sociétés polynésiennes ont peu retenu l’attention des ethnobotanistes. Whistler (1985 & 1991) fournit en annexe de ses publications sur les plantes médicinales des îles Cook et Tonga, une
simple liste des noms de maladies accompagnés d’une courte
description en anglais.
Abordée à travers des enquêtes à visée ethnopharmacologique, notre étude a permis de préciser la terminologie médicale
et les nosologies marquisiennes actuelles, en prenant pour point
de départ nos enquêtes de terrain sur les pratiques thérapeutiques et les remèdes traditionnels.
Le vocabulaire employé pour décrire les symptômes des
mêmes maladies variait selon les informateurs et les interprètes.
Pour limiter le biais induit par une traduction trop imprécise des
termes médicaux employés, nous avons relevé l’expression et
sa traduction la plus exacte possible employée par l’informateur, au risque de multiplier les vocables désignant la même
affection (angine, maux de gorge et gorge rouge par exemple).
Nous avons ensuite procédé au regroupement des symptômes
recensés et des noms des maladies qui nous étaient donnés. Ce
rapprochement nous a conduit à des «regroupements d’usages »
selon les affections traitées. Les termes médicaux recueillis lors
des enquêtes ont été revus lors d’un atelier avec les académiciens afin d’en vérifier/valider le sens (symptômes associés,
déclinaisons). Les affections ainsi cataloguées ont été comparées aux données bibliographiques.
L’indice de consensus des informateurs ou ICF s’est avéré
être particulièrement adapté au contexte de notre étude,
puisqu’il a permis de tester la validité de l’interprétation et du
regroupement des catégories thérapeutiques marquisiennes
44
N°332 • Mai / Août 2014
relevées et a fourni indirectement des indications sur le niveau
de cohérence et d’homologie des nosologies marquisiennes
(voir les exemples précédents et le tableau 3).
La richesse du lexique médical marquisien recueilli et le
grand nombre de synonymes pour une même pathologie vont,
par ailleurs, à l’encontre des hypothèses émises par certains
auteurs sur une relative pauvreté de la phytomédecine polynésienne pré-européenne évoquée plus haut.
Cette richesse pourrait aussi résulter d’un enrichissement par
apports successifs depuis l’époque des premiers contacts. Les
nombreux remèdes relevés dans nos enquêtes pour traiter les cancers résultent probablement d’une introduction récente dans la
médecine marquisienne. Cette maladie présente d’ailleurs un faible ICF (<0,5). Les termes de fe’e à Fatuiva et Tahiti, feke dans les
autres îles des Marquises du Sud et heke dans les Marquises du
Nord qui se traduisent par « pieuvre ou poulpe » relèvent d’une
représentation symbolique de cette maladie qui reflète l’image
qu’en a la population. Les Marquisiens parlent d’une maladie invisible « comme si les tentacules d’une pieuvre envahissaient l’intérieur du corps ». Certains haika utilisés pour soigner les cancers
sont préparés avec le kavekave, nom du pédoncule de l’inflorescence du cocotier, ressemblant à un tentacule du poulpe, là aussi,
représentation symbolique de la maladie.
Il semble toutefois difficile de distinguer parmi les nombreuses maladies nommées en marquisien celles qui relèveraient d’un fond culturel marquisien ancien de celles qui sont
d’origine exogène et moderne. La croyance encore très répandue des Marquisiennes dans les “envies ou huhu” - croyance
selon laquelle la répression d’une envie par la mère lors de la
grossesse induirait des manifestations morphologiques comme
des marques ou des affections diverses chez l’enfant - peut être
45
considérée comme la subsistance d’un trait culturel marquisien
pré-européen, signe du pouvoir de l’imaginaire de la mère alors
sous l’influence du monde des esprits et des ancêtres. Elle peut
être aussi bien la marque d’une croyance européenne autrefois
très en vogue (voir à ce propos l’article de Variot dans les Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, parus en 1891).
Le lexique médical marquisien particulièrement étoffé que
nous avons relevé révèle une étiologie complexe basée sur l’observation aiguisée des signes cliniques, associés à des gestes,
comportements ou circonstances précises relevés au cours de la
déclaration de la maladie.
Les ICF élevés obtenus pour les catégories thérapeutiques
marquisiennes témoignent de l’homogénéité des concepts médicaux marquisiens traditionnels. Cependant il s’avère être impossible de dégager, par l’approche ethnopharmacologique que
nous avons développée, une structuration en catégories supérieures qui relieraient les maladies nommées dans un ensemble
cohérent. Les maillons manquants qui permettraient de regrouper les conceptions polynésiennes des maladies dans un ensemble cohérent semblent avoir disparu. Face à ces lacunes, déjà
soulignées par Cox (1991), on ne peut que supposer l’existence
d’une proto-classification des maladies, disparue des mémoires
collectives. D’autres approches qui relèvent de l’anthropologie
de la santé sont nécessaires pour approfondir ces questions.
Nous avons cependant observé que les maladies semblent souvent associées aux ancêtres païens morts, exclus plus ou moins
volontairement de la parenté du lignage du malade ; ce sont les
tupapa’u – vehinehae ou « mauvais morts ».
« Qu’en est-il d’un savoir sur le passé qui serait le seul
apanage des morts ? Le discours des missionnaires n’a-t-il pas
éradiqué toute trace de savoir “païen” » (Gérard, 1996). Cette
question posée aux archéologues par cet auteur est aussi légitime sur les savoirs locaux.
46
N°332 • Mai / Août 2014
Conclusion :
vers une pharmacopée végétale marquisienne
Les pratiques thérapeutiques traditionnelles à base de
plantes sont toujours fréquentes aux Marquises comme en
témoigne le nombre de guérisseurs qui nous ont été signalés.
Elles relèvent d’un même fond bio-culturel polynésien. On y
retrouve comme ailleurs en Polynésie la même complexité des
remèdes, la place importante des purges et des tabous. Il est
cependant difficile d’apprécier l’originalité de la pharmacopée
marquisienne par rapport aux archipels voisins car la complexité même des remèdes et des conceptions médicales, dont
les traductions en termes biomédicaux en anglais ou en français
varient d’un auteur à l’autre, rend délicate les comparaisons.
Deux indices se sont avérés être performants pour caractériser, parmi les 96 espèces à usages médicinaux relevées, les
espèces d’usages significatifs et/ou d’intérêt thérapeutique : le
consensus des informateurs dont les valeurs significatives
(ICF>0,5) indiquent une grande cohérence des remèdes et la
fréquence relative de citation d’une espèce pour un usage
(FRCU significatives>20%).
Ces espèces feront l’objet de monographies réunies dans
une « Pharmacopée végétale des Marquises ». Le contenu de
chaque monographie portera sur l’identité taxonomique de
l’espèce, l’énumération des synonymies existantes, le recensement des noms vernaculaires, la description botanique, la
répartition géographique, les utilisations traditionnelles en thérapeutique populaire ainsi que les informations scientifiques
disponibles concernant leur composition chimique, leur activité biologique ou leur toxicité afin d’en dégager les éléments
d’appréciation sur leur efficacité et les précautions d’emplois
qui s’avèreraient nécessaires de promouvoir au vu des données
scientifiques réunies.
47
48
Famille
Fabaceae
Caesalpiniaceae
Fabaceae
Zingiberaceae
Apocynaceae
Convolvulaceae
Nyctaginaceae
Combretaceae
Malvaceae
Lamiaceae
Lamiaceae
Thymelaeaceae
Verbenaceae
Poaceae
Araceae
Poaceae
Asteraceae
Espèce
Mucuna sloanei var. sloanei
Senna occidentalis
Tephrosia purpurea var. purpurea
Zingiber officinale
Cerbera manghas
Ipomoea batatas
Pisonia grandis
Terminalia glabrata var. brownii
Gossypium hirsutum var. taitense
Mentha spicata
Plectranthus amboinicus
Wikstroemia coriacea
Stachytarpheta cayennensis
Paspalum conjugatum
Alocasia macrorrhizos
Cenchrus echinatus
Sigesbeckia orientalis
Type
biologique
Liane
Arbrisseau
Arbrisseau
Herbacée
Arbre
Liane
Arbre
Arbre
Arbuste
Herbacée
Herbacée
Arbuste
Arbrisseau
Herbacée
Herbacée
Herbacée
Herbacée
Statut
biogéographique
Ind.
Mod.
Pol.
Mod.
Ind.
Pol.
Ind.
End. Marq.
Ind.
Mod.
Mod.
Ind.
Mod.
Mod.
Pol.
Mod.
Pol.
Nombre
informateurs
citant l'espèce
2
2
2
2
3
3
3
3
3
3
3
3
3
3
4
4
4
Noms vernaculaires
recueillis
papaniaohe, papanuiaohe, ‘auto’u
pa’o’o tani, pakoko, ‘au pirika, ‘eita tuhia
kohuhu, kohuhu i’a
‘ena kina, re’a ma’a
‘eva
kuma’a, ‘uma’a
pukatea, pu’atea
ma’i’i, koua’i’i, koua’iki, tai’e
haha’avai, ‘uru’uru, pupuru vehinehae
mati, mati keka’a, menthe
wiki kira
akatea, haukatea, hihea, ka’apihi
pua viore
mutie taravao
kape, ‘ape
piripiri
ino’u, nio’u, rio’u
Espèces médicinales actuellement utilisées par les Marquisiens par ordre croissant du nombre d’informateurs citant l’espèce (NI>1)
Tableau 1
kafe
fe’efe’eiamata, fe’eife’eiamata, he’ehe’emata
kaikai rape, kaikai te rape
ihi, mape
mako
mine fio
kava’i’i
pa’ahei, puhei
fe’efe’eiamata, heaheamata,
he’ehe’emata, heiheimata, ‘eita hi’inoke,
teita ‘epau, teita pu’uata’au, pu’u fe’efe’e
aroe, aroeroe, aloe
mouku, mouku tai, mouku ka’avai, mou’u
meika, mei’a
teve
ha’a ho’a, fa’a hoka
remuna
mo’ina, koko’u
tu’eiao
‘ena vao, ‘ena, ‘eka vao, kopuhi
mokio, mohokio, pu’epu, pua pipi’i
kiki’e, vi papai, papaye
huetu, fe’i
Rubiaceae
Amaranthaceae
Asteraceae
Fabaceae
Anacardiaceae
Lamiaceae
Piperaceae
Marattiaceae
Euphorbiaceae
Aloaceae
Cyperaceae
Musaceae
Araceae
Bromeliaceae
Punicaceae
Passifloraceae
Apocynaceae
Zingiberaceae
Amaranthaceae
Caricaceae
Musaceae
Coffea arabica
Cyathula prostrata
Emilia fosbergii
Inocarpus fagifer
Mangifera indica
Ocimum gratissimum
Peperomia blanda var. floribunda
Angiopteris evecta
Chamaesyce hirta
Aloe barbadensis
Cyperus javanicus
Musa x paradisiaca
Amorphophallus campanulatus var.
paeoniifolius
Ananas comosus
Punica granatum
Passiflora foetida
Rauvolfia nukuhivensis
Zingiber zerumbet
Achyranthes aspera var. aspera
Carica papaya
Musa troglodytarum
6
6
6
7
8
9
9
9
5
5
5
5
4
4
4
4
4
4
4
5
5
Mod.
Mod.
Mod.
End. Marq.
Pol.
Pol.
Mod.
Pol.
Mod.
Pol.
Pol.
Pol.
Mod.
Pol.
Mod.
Pol.
Mod.
Mod.
Ind.
Ind.
Mod.
Herbacée
Arbuste
Liane
Arbre
Herbacée
Arbrisseau
Arbuste
Herbacée
Herbacée
Herbacée
Herbacée
Herbacée
Arbuste
Herbacée
Herbacée
Arbre
Arbre
Arbrisseau
Herbacée
Fougère
Herbacée
N°332 • Mai / Août 2014
49
50
Santalum insulare var.
marchionense
Centotheca latifolia
Ocimum basilicum
Adenostemma viscosum
Annona muricata
Phyllanthus amarus
Psidium guajava
Amaranthus viridis
Casuarina equisetifolia subsp.
equisetifolia
Erythrina variegata
Sapindus saponaria
Hibiscus tiliaceus subsp. tiliaceus
Ageratum conyzoides
Vigna adenantha
Capsicum frutescens
Pandanus tectorius var. tectorius
Spondias cytherea
Calophyllum inophyllum
Colubrina asiatica var. asiatica
Curcuma longa
puahi
kohekohe, ‘ohe’ohe, ‘ofe’ofe
mine, mine ‘enata, mine kaka’a,
mine keka’a, miri
Poaceae
Lamiaceae
kenae, ketae, anetae, aretae
koku’u
hau, fau, purau
mei’e rore, mei’e, putara
papa vehine, papa ‘enata, papa
neva
ha’a, fa’a, fa’a ku’a
vi tahiti, vi farani
temanu
tutu, kivakiva, ‘au kivakiva
‘eka, ‘eka mao’i, ‘eka tokatoka, ‘ena,
‘ena moa, ‘ena ku’a, ‘ena jaune,
‘ena orange, re’a jaune
Fabaceae
Sapindaceae
Malvaceae
Asteraceae
Fabaceae
Solanaceae
Pandanaceae
Anacardiaceae
Calophyllaceae
Rhamnaceae
Zingiberaceae
Santalaceae
vaianu, tahatahavai
manini tota’a, korosoni, corossol
‘au ‘iki, moemoe, teita kavi’ipua’ina
tuava, goyavier
upo’oti’i, upokotiki, pokotiki
toa
Asteraceae
Annonaceae
Phyllanthaceae
Myrtaceae
Amaranthaceae
Casuarinaceae
20
20
19
13
13
14
15
15
16
17
17
18
19
19
10
11
12
12
13
13
Pol.
Mod.
End. Marq.
Pol.
Ind.
Ind.
Mod.
Pol.
Mod.
Ind.
Mod. (Pol. à Tahiti)
Pol.
Ind.
Pol.
Pol.
Mod.
Mod.
Mod.
Pol.
Pol.
Herbacée
Arbrisseau
Arbre
Arbre
Arbre
Arbre
Herbacée
Liane
Arbrisseau
Arbre
Arbre
Arbre
Liane
Herbacée
Herbacée
Arbuste
Herbacée
Arbuste
Herbacée
Arbre
51
Malvaceae
Cyperaceae
Poaceae
Moraceae
Solanaceae
Euphorbiaceae
Rubiaceae
Malvaceae
Brassicaceae
Boraginaceae
Rutaceae
Lamiaceae
Polypodiaceae
Rubiaceae
Arecaceae
Hibiscus rosa-sinensis
Kyllinga nemoralis
Saccharum officinarum
Ficus prolixa var. prolixa
Physalis angulata
Aleurites moluccana
Morinda citrifolia
Thespesia populnea
Rorippa sarmentosa
Cordia subcordata
Citrus aurantiifolia
Premna serratifolia
Microsorum grossum
Gardenia taitensis
Cocos nucifera
koute, koute ‘enana, ‘oute, ‘oute ‘enata,
hibiscus rouge
mutie upoko maita, punie pokotavarire,
mutie upo’o maita, mutie upo’o, upo’o
maita, teita upo’o maita
to
aoa, banian
konini, kariri, ‘au taioha’e
‘ama
noni, nono
mi’o
mahimahi, mahi
tou
hitoro, fitoro
va’ova’o
papamoko, papamo’o
tia’e, tia’e tahiti, tiare tahiti
‘ehi, e’ehi, coco
ti, ‘auti, ‘outi, ‘outi fio
hutu
mei, me’i, maiore
kehika, kehika pukiki, kehi’a, kehei’a,
‘ahi’a, pomme rouge
Pol.
29
Pol.
Ind.
Pol. ?
Pol.
Pol. ?
Ind.
Pol.
Ind.
Mod.
Ind.
Ind.
Pol.
Pol.
Pol.
29
31
32
32
33
33
34
36
40
47
58
61
72
84
Pol.
Ind.
Pol.
Pol.
21
25
25
27
Statut biogéographique :
End. Marq. = endémique des Marquises ; Ind. = indigène au sens strict ; Pol. = introduction polynésienne ; Mod. = introduction moderne.
Asparagaceae
Lecythidaceae
Moraceae
Myrtaceae
Cordyline fruticosa
Barringtonia asiatica
Artocarpus altilis
Syzygium malaccense
Herbacée
Arbre
Arbrisseau
Arbre
Arbuste
Arbre
Herbacée
Arbre
Arbuste
Arbuste
Fougère
Arbuste
Arbre
Herbacée
Arbuste
Arbuste
Arbre
Arbre
Arbre
N°332 • Mai / Août 2014
52
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
maux de tête, vertiges, céphalées,
sinusite, migraine
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
abcès buccal, goitre, ganglions infectieux,
goitre thyroïdien
agitation chez l'enfant avec convulsions
et fièvre
zona, filariose, elephantiasis
soins post partum, antiseptique post
natal ; prévention de l'infection purpural
agitation chez l'enfant avec convulsions et
fièvre
envoutement, transgression d'un tabou,
médico magique
Achyranthes aspera var. aspera
Artocarpus altilis
Annona muricata
Amorphophallus campanulatus
Ananas comosus
Amaranthus viridis
Aleurites moluccana
Aleurites moluccana
Adenostemma viscosum
Affections, usages
Espèce
5
3
4
3
10
3
3
7
3
mamae te upoko (MN), mamae te upo'o
(MS)
epa (forme d'epa)
uu'a
ira (au sens large)
mariri fe'efe'e
parari
ira (au sens large)
mate tapi’i
NIUE
(2)
epa (forme d'epa)
Nom marquisien des maladies
ou des préparations (1)
7
35
14
12
35
11
14
12
14
NIA
(2)
42,9
20,0
21,4
25,0
28,6
27,3
28,6
25,0
35,7
FRCU
(2)
0,27
0,79
0,68
0,35
0,79
0,48
0,78
0,43
0,78
ICF
(3)
Espèces présentant une fréquence relative de citation significative pour une affection donnée (FRCU>20% ; usages cités par plus de 2 informateurs)
Tableau 2
Cordia subcordata
Cordia subcordata
Cordia subcordata
Cordia subcordata
Centotheca latifolia
Cordia subcordata
Carica papaya
Carica papaya
Casuarina equisetifolia subsp.
equisetifolia
Cenchrus echinatus
Capsicum frutescens
Capsicum frutescens
Calophyllum inophyllum
mimi manini, omaha tihota (sucre)
tosio
mimi manini, omaha tihota (sucre)
feke (MS), fe'e (FI), heke (MN)
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
pu'eva
asthme, essoufflement, difficultés
aopao, aoko'e (UH), na'eoi (MS), kaekae,
respiratoires
henei, hekei, fenei
choc, chute, fracture, hématome
fati, hati
leucorrhée, affection génitale, hygiène
epa (forme d'epa)
intime des filles, pertes blanches
obstruction nasale, oppression respiratoire epa nanu
des jeunes enfants
toux, bronchite, pneumonie, affections
hapu
respiratoires
tiheke, purge
tiheke
hémorroïdes, prolapsus hémorroïdaire
vi'ihoa eva, vi'i hoa keo topa
(forme hémorroïdaire du epa)
démangeaisons, allergie cutanée,
brûlures, plaies bénignes, gale, verrues
cancer
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans la
poitrine forme gastrique du vi'ihoa
diabète, goutte
tension, hypertension artérielle
diabète, goutte
13
12
6
4
14
4
3
5
3
4
4
4
9
37
32
20
9
48
14
8
19
7
19
12
19
38
35,1
37,5
30,0
44,4
29,2
28,6
37,5
26,3
42,9
21,1
33,3
21,1
23,7
0,81
0,75
0,55
0,42
0,80
0,78
0,45
0,58
0,42
0,58
0,32
0,59
0,72
N°332 • Mai / Août 2014
53
54
Hibiscus rosa-sinensis
Hibiscus rosa-sinensis
Ficus prolixa var. prolixa
Hibiscus rosa-sinensis
Ficus prolixa var. prolixa
Ficus prolixa var. prolixa
Curcuma longa
Erythrina variegata
Cordyline fruticosa
Cordyline fruticosa
Cordia subcordata
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans
la poitrine forme gastrique du vi'ihoa
hernie ombilicale, crampes d'estomac,
flatulences
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans la
poitrine forme gastrique du vi'ihoa
cosmétique pani
soins post partum, antiseptique post
natal ; prévention de l'infection purpural
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
aphtes, mauvaise haleine, muguet,
langue blanche, forme buccale du epa,
y compris refroidissements
tiheke, purge
agitation chez l'enfant avec convulsions
et fièvre
conjonctivite
soins post partum, antiseptique post
natal ; prévention de l'infection purpural
4
7
6
5
5
7
3
9
8
5
5
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
tupito, mate tupito, hu tupito
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
pani
parari
epa (forme d'epa)
kea, epa hahape
tiheke
ira (au sens large)
mate mata
parari
9
12
37
35
11
14
23
12
19
10
19
55,6
41,7
24,3
22,9
27,3
50,0
21,7
41,7
31,6
70,0
21,1
0,56
0,35
0,81
0,79
0,57
0,78
0,68
0,35
0,59
0,54
0,59
Morinda citrifolia
Microsorum grossum
Morinda citrifolia
Microsorum grossum
Microsorum grossum
Microsorum grossum
Kyllinga nemoralis
Kyllinga nemoralis
Kyllinga nemoralis
Hibiscus tiliaceus
Hibiscus tiliaceus
Hibiscus tiliaceus
tiheke, purge
arthrose, rhumatisme, maux de dos,
problème articulaire
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans
la poitrine forme gastrique du vi'ihoa
agitation chez l'enfant avec convulsions et
fièvre
conjonctivite
soins post partum, antiseptique post
natal ; prévention de l'infection purpural
asthme, essoufflement, difficultés
respiratoires
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
aphtes, mauvaise haleine, muguet,
langue blanche, forme buccale du epa,
y compris refroidissements
choc, chute, fracture, hématome
maux de tête, vertiges, céphalées,
sinusite, migraine
luxations, entorses, foulures
48
12
26
37
14
19
3
5
3
39
3
10
8
3
4
aopao
epa (forme d'epa)
kea, epa hahape
fati, hati
mamae te upoko (MN),
mamae te upo'o (MS)
mokuki (MS), tohu'i (MN), mokuki (MN),
voir aussi à kokeka, vaevae kokeka
tiheke
ivi mo'o , ivi hao, à rapprocher de po'o'o,
pororo
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
11
14
8
9
12
5
5
mate mata
parari
35
9
ira (au sens large)
21,1
21,6
21,4
38,5
81,3
25,0
27,3
35,7
37,5
55,6
41,7
25,7
0,59
0,81
0,46
0,61
0,80
0,43
0,57
0,78
0,45
0,56
0,35
0,79
N°332 • Mai / Août 2014
55
56
zona, filariose, elephantiasis
zona, filariose, elephantiasis
refroidissement, tuberculose, grippe,
angine, rhume
Pandanus tectorius var. tectorius cosmétique pani
Pandanus tectorius var. tectorius abcès buccal, goitre, ganglions infectieux,
goitre thyroïdien
Phyllanthus amarus
maux d'oreille, otites, pus dans l'oreille
Physalis angulata
arthrose, rhumatisme, maux de dos,
problème articulaire
Physalis angulata
maux de dos, hernie discale, lombalgie
Physalis angulata
diabète, goutte
Physalis angulata
soins post partum, antiseptique post
natal ; prévention de l'infection purpural
Physalis angulata
tension, hypertension artérielle
Physalis angulata
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans la
poitrine forme gastrique du vi'ihoa
Premna serratifolia
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
Premna serratifolia
aphtes, mauvaise haleine, muguet,
langue blanche, forme buccale du epa,
y compris refroidissements
Musa troglodytarum
Musa x paradisiaca
Ocimum basilicum
23
11
5
4
12
3
3
5
4
3
6
6
3
tetu'i
ivi mo'o , ivi hao, voir aussi po'o'o, pororo
ivi mo'o, ivi hao
mimi manini, omaha tihota (sucre)
parari
tosio
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
epa (forme d'epa)
kea, epa hahape
11
14
7
19
5
19
12
14
14
14
14
23
9
3
7
mariri fe'efe'e
mariri fe'efe'e
hautete, puta kama'i'i (MN),
puta metoe (MS)
pani
uu'a
27,3
31,6
42,9
31,6
60,0
26,3
33,3
85,7
21,4
21,7
36,4
64,3
21,4
30,4
0,57
0,78
0,42
0,59
0,20
0,58
0,35
0,85
0,46
0,68
0,21
0,68
0,68
0,61
Santalum insulare var.
marchionense
Sapindus saponaria
Saccharum officinarum
Rorippa sarmentosa
Rorippa sarmentosa
Rorippa sarmentosa
Rorippa sarmentosa
Rorippa sarmentosa
Premna serratifolia
Punica granatum
Rauvolfia nukuhivensis
Premna serratifolia
hygiène des nouveaux nés, croûtes
de lait du nourrisson
envoutement, transgression d'un tabou,
médico magique
diabète, goutte
ciguatéra, tekeo ika
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
double langue, grenouillette, kyste
sublinguale
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
obstruction nasale, oppression
respiratoire des jeunes enfants
agitation chez l'enfant avec convulsions
et fièvre
arthrose, rhumatisme, maux de dos,
problème articulaire
leucorrhée, affection génitale, hygiène
intime des filles, pertes blanches
cosmétique pani
8
14
6
3
3
16
3
4
12
3
'e'omaka (MN), 'e'omana (MS),
areroma'a (tahitien)
epa (forme d'epa)
epa nanu
ira (au sens large)
ivi mo'o , ivi hao
epa (forme d'epa)
pani
pautama
6
23
14
14
35
9
19
29
14
5
6
7
mimi manini, omaha tihota
tekeo ika
epa (forme d'epa)
7
3
mate tapi’i
50,0
52,2
28,6
21,4
45,7
33,3
21,4
75,0
26,3
20,7
50,0
42,9
0,58
0,68
0,78
0,33
0,79
0,42
0,78
0,62
0,58
0,67
0,78
0,27
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57
58
Thespesia populnea
Thespesia populnea
Thespesia populnea
Thespesia populnea
Thespesia populnea
Thespesia populnea
Syzygium malaccense
Syzygium malaccense
Syzygium malaccense
Syzygium malaccense
Syzygium malaccense
Sapindus saponaria
cosmétique : soins des cheveux,
shampoing, savon
leucorrhée, affection génitale,
hygiène intime des filles, pertes blanches
obstruction nasale, oppression
respiratoire des jeunes enfants
aphtes, mauvaise haleine, muguet,
langue blanche, forme buccale du epa,
y compris refroidissements
hémorroïdes, prolapsus hémorroïdaire
(forme hémorroïdaire du epa)
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans la
poitrine forme gastrique du vi'ihoa
eczéma, mycoses, herpès circiné ;
dermatophytose
cancer
plaies vénériennes
démangeaisons, allergie cutanée,
brûlures, plaies bénignes, gale, verrues
tiheke, purge
hernie ombilicale, crampes d'estomac,
flatulences
6
3
5
11
4
3
3
3
10
16
4
epa (forme d'epa)
epa nanu
kea, epa hahape
vi'ihoa eva, vi'i hoa keo topa
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
ceka ceka, puna kina
feke (MS), fe'e (FI), heke (MN)
hea paatita
pu'eva
tiheke
tupito, mate tupito, hu tupito
7
37
10
12
4
38
4
19
32
11
9
14
18
43,2
40,0
25,0
75,0
26,3
75,0
21,1
34,4
45,5
33,3
42,9
38,9
0,81
0,54
0,32
0,30
0,72
0,11
0,59
0,75
0,57
0,42
0,78
0,22
hémorroïdes, prolapsus hémorroïdaire
(forme hémorroïdaire du epa)
ulcères, douleurs gastriques avec
oppression respiratoire, douleurs dans la
poitrine forme gastrique du vi'ihoa
cosmétique : soins des cheveux,
shampoing, savon
21,1
22,2
19
18
4
4
vi'ihoa moe, vi'ihoa tu
28,1
32
9
vi'ihoa eva, vi'i hoa keo topa
0,22
0,59
0,58
(3) ICF : Indice de consensus des informateurs, voir tableau 3 pour le mode de calcul
(2) Fréquence relative de citation de l'usage pour une espèce, FRCU = 100 NIUE/NIA ; avec NIUE=Nbre d'informateurs citant l'espèce pour traiter une affection
donnée & NIA=Nbre total d'informateurs traitant cette affection. FRCU >20%
(1) MN : Marquises Nord ; MS : Marquises Sud ; FI : Fatuiva ; UH : Ua Huka
Zingiber zerumbet
Vigna adenantha
Vigna adenantha
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59
60
fati, hati
hapu
hautete, puta kama’i’i
ira (au sens large)
ira ki’iti, ira patu
ira niho
mariri fe’efe’e
mate mata
mimi manini, omaha tioha
mokuki, tohu’i, mokuku
pautama
pu’eva
‘e’omaka (N), ‘e’omana (S)
‘epa (forme de ‘epa)
‘epa, ‘epa to’iki, ‘epa taeko’a
‘epa, ‘epa hahape, keakea
Noms marquisiens des affections
double langue, grenouillette, kyste sublingual
leucorrhée, affection génitale, hygiène intime féminine, pertes blanches
leucorrhée, affection génitale, aphtes, mauvaises odeurs, hygiène féminine
aphtes, mauvaise haleine, muguet, langue blanche, forme buccale du 'epa,
y compris refroidissements
choc, chute, fracture, hématome
toux, bronchite, pneumonie, affections respiratoires
refroidissement, tuberculose, grippe, angine, rhume
agitation chez l'enfant avec convulsions et fièvre
agitation chez l'enfant avec convulsions et fièvre ; spasme du sanglot sans fièvre
agitation chez l'enfant avec fièvre, poussées dentaires, perte d'appétit, diarrhées
zona, filariose, éléphantiasis
conjonctivite
diabète, goutte
luxations, entorses, foulures,
hygiène des nouveaux nés, croûtes de lait du nourrisson
démangeaisons, allergie cutanée, brûlures, plaies bénignes, gale, verrues
(regroupement plus large que pu'eva
Affections - symptômes
6
5
18
16
20
19
20
23
1
3
8
5
18
13
6
29
97
41
50
107
4
6
23
10
41
34
13
92
NEU
14
19
42
22
NUr
Affections traitées à fort consensus des informateurs ou ICF (>0,5)
NUr = Nombre de citations de cette affection • NEU = Nombre d’espèces utilisées pour traiter cette affection • ICF = (NUr-NEU)/(NUr-1)
Tableau 3
0,80
0,55
0,61
0,79
0,98
0,60
0,68
0,56
0,58
0,64
0,58
0,69
0,62
0,77
0,72
0,57
ICF
tekeo ika
tetu’i
tiheke
tupito, mate tupito, hutupito
vi’ihoa eva, vi’ihoa keotopa
vi’ihoa moe, vi’ihoa tu
ciguatéra, empoisonnement par le poisson
maux d'oreille, otites, pus dans l'oreille
purge
hernie ombilicale, crampes d'estomac, flatulences
hémorroïdes, prolapsus hémorroïdaire (forme hémorroïdaire du vi'ihoa)
ulcères, douleurs gastriques avec oppression respiratoire, douleurs dans la poitrine,
forme gastrique du vi'ihoa
50
14
155
29
44
78
17
3
30
14
19
31
0,67
0,85
0,81
0,54
0,58
0,61
N°332 • Mai / Août 2014
61
Les auteurs
Jean François Butaud
Consultant en foresterie et botanique polynésienne,
B.P. 52832, 98716 Pirae, Tahiti, Polynésie française
Cynthia Girardi
IRD, Centre Polynésien de Recherche sur la Biodiversité Insulaire,
B.P. 529, 98713 Papeete, Polynésie française
adresse : UMR 152 Pharma-DEV ; Faculté des Sciences Pharmaceutiques,
F-31062 Toulouse cedex 09, France
Corinne Ollier
IRD, Centre Polynésien de Recherche sur la Biodiversité Insulaire,
B.P. 529, 98713 Papeete, Polynésie française
Nicolas Ingert
IRD, Centre Polynésien de Recherche sur la Biodiversité Insulaire,
B.P. 529, 98713 Papeete, Polynésie française
Phila Raharivelomanana
Université de la Polynésie française,
Centre Polynésien de Recherche sur la Biodiversité Insulaire, UMR 241 EIO,
B.P. 6570, 98702 Faa’a, Tahiti, Polynésie française
Bernard Weniger
Faculté de Pharmacie de Strasbourg, UMR 7200 - Laboratoire d’Innovation Thérapeutique,
Faculté de Pharmacie - BP 60024 F - 67401 Illkirch cedex
Christian Moretti
IRD, UMR 241, B.P. 529, 98713 Papeete, Polynésie française
Remerciements
Nous remercions tout particulièrement :
Les nombreux habitants des vallées des 6 îles marquisiennes qui ont accepté
de recevoir les équipes d’enquêteurs et qui souvent nous ont invités à leur table
pour de magnifiques kaikai.
L’Académie Marquisienne et M. Georges Toti Teikiehuupoko, son président,
mais aussi l’ensemble des académiciens qui ont participé aux séminaires organisés
en commun avec l’équipe du projet.
Monsieur Joseph Kaiha, Maire de Ua Pou et précédent Ministre de la culture,
de l’artisanat, du patrimoine, de la promotion des langues polynésiennes, qui avait
manifesté par courrier l’intérêt qu’il portait au projet et a contribué personnellement à son bon déroulement, en accompagnant les équipes sur le terrain sur l’île
de Ua Pou, tout comme les autres académiciens dans leurs îles respectives.
Les Maires de Nuku Hiva, Hiva Oa, Fatuiva, Tahuata, pour leur aide précieuse.
Les équipes du SDR qui, dans chaque île, ont apporté leur connaissance du
terrain et aidé à la logistique des missions.
Carole Pierlovisi pour ses travaux sur les nosologies dans le cadre d’un stage
IRD au sein du programme Marquesas.
Frédéric Jacq pour la carte de l’archipel des îles Marquises.
Ce travail se veut une contribution à la préservation des savoirs traditionnels
marquisiens et à la reconnaissance de leur patrimoine bioculturel.
62
N°332 • Mai / Août 2014
BIBLIOGRAPHIE
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photo © J-F. Butaud
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Photo à placer
Pierre à haika dans la vallée de Hatiheu à Nuku Hiva
65
Récit du séjour
de la frégate HMS Briton
à Nukuhiva en août 1814
Août 1814
Les frégates HMS Briton et Tagus entrent dans la baie de
Taiohae ce 28 août 1814, près de trois mois après la fuite à
Hawai‘i des huit rescapés de la petite garnison américaine laissée à Nukuhiva par le capitaine David Porter.
A l’origine, ces deux navires devaient participer à la chasse
de la frégate USN Essex qui avait désorganisé la pêche baleinière britannique au large des côtes sud-américaines et des îles
Galápagos. Mais en arrivant dans le Pacifique Sud, c’était déjà
trop tard : l’Essex s’était rendu, le 28 mars, à HMS Phoebe, son
équipage fait prisonnier puis libéré sur parole. De même, les
hommes commandés par le lieutenant Gamble ont été capturés
à Hawai’i, le 13 juin, par HMS Cherub et ramenés à Valparaiso.
C’est donc la fin des opérations navales des Américains
dans ce coin du Pacifique 1 ; mais l’amirauté britannique
ordonne à ses navires restés à Valparaiso de protéger dorénavant
la flotte baleinière britannique des corsaires sud-américains et
d’assurer une présence européenne dans les ports chiliens et
péruviens en proie aux sursauts des indépendances arrachées à
la monarchie espagnole.
36
Note de l’Editeur : Le traité de Gand qui met un terme à la Seconde Guerre
d’Indépendance entre les Etas-Unis d’Amérique et le Royaume-Uni est signé
quelques mois plus tard, le 24 décembre 1814.
N°332 • Mai / Août 2014
C’est ainsi que nos deux frégates jettent l’ancre dans la baie
de Taiohae, accueillies par le chef Kiatonui et par sa population
et aussi par Wilson, ce beachcomber anglais qui avait servi
d’interprète à David Porter puis à John Gamble avant de trahir
ce dernier.
Sir Thomas Staines, le capitaine de HMS Briton, efface les
traces de prise de possession de Nukuhiva par les Américains
puis prend possession de l’île pour la Couronne britannique, le
29 août 1814.
Un lieutenant des troupes de marine, John Shillibeer, décrit
son séjour d’une semaine à Nukuhiva puis à Tahuata2. Adopté
par un “chef célèbre”, il se rend avec deux amis dans la vallée
de Taipivai, où s’étaient déroulés les combats entre les Taipi et
les Tei’i aidés par leurs alliés américains. Il note les paroles de
Wilson, de Jack le Tahitien, un autre interprète, et celles des
Taipi3 – il nous propose donc une version différente, parfois
complémentaire, du Journal de Porter ou de Gamble. Il les complète par les témoignages des prisonniers anglais et les récits des
officiers américains à Valparaiso ainsi que par des citations tirées
du récit de James Wilson, capitaine du Duff, à Tahuata en 1797,
et surtout par trois dessins qu’il réalise sur place.
Les deux frégates britanniques, les HMS Briton et Tagus,
quittent les îles Marquises le 2 septembre 1814 pour Valparaiso
et deviennent célèbres par leur redécouverte, quinze jour plus
tard, de l’île de Pitcairn et du dernier mutin du Bounty – mais
ceci est une autre histoire !
Denise et Robert Koenig
2
N.E. : Shillibeer, John, 1817, A Narrative of the Briton’s Voyage to Pitcairn’s island,
182 pages, Londres.
3
N.E. : J. Shillibeer prend le temps de rédiger un petit et précieux dictionnaire anglaismarquisien. Nous remercions H. Theureau pour son aide précise et précieuse.
67
Sejour à Nukuhiva
[…] Le quatorzième jour après notre départ de l’île Narborough [Fernandina4] nous arrivâmes à Novaheevah [Nukuhiva]
ou île Sir Henry Martyn, franchissant ainsi une distance de plus
de 3000 miles. En approchant du port Anna Maria [Taiohae], il
y eut un calme, et un canot, apparemment d’origine européenne, s’approcha ; il fut prouvé qu’il avait appartenu à l’un
des baleiniers dont s’était emparé la frégate américaine Essex ;
il était en possession désormais de Wilson, un Anglais, qui avait
quitté un navire marchand anglais environ dix ans auparavant
et qui s’était établi là depuis. Il fut nécessaire de jeter pour la
nuit l’ancre à l’extérieur de la rade et, tôt le lendemain matin [le
28 août 1814], en nous servant du vent de la mer, nous entrâmes
dans ce port ravissant, puis nous nous ancrâmes dans une petite
baie : le capitaine David Porter de la Marine américaine l’avait
occupée et avait réalisé quelques travaux pour se protéger sur
une montagne proche […].
Wilson nous informa alors que notre apparition au large de
l’île avait soulevé une alarme considérable. Les indigènes craignaient le retour du capitaine Porter, qui, sans nul doute, se
serait amplement vengé de ce qui était arrivé à ses marins,
qu’ils avaient tués en les lapidant, en représailles de sa conduite
4
Note de l’Editeur : La troisième par la taille, la plus jeune et la plus occidentale
des îles Galápagos. Nous avons choisi de garder à la première occurrence les
noms utilisés par J. Shillibeer puis d’utiliser les noms contemporains.
68
Frontispice, Patookee [Patuki], un chef amical
de l’île de Nooaheevah [Nukuhiva]
brutale à leur égard pendant son séjour ; ils avaient abandonné
la vallée, cherchant la sécurité dans la fuite, mais constatant que
notre vaisseau appartenait à une autre nation, ils revinrent bientôt et, à notre approche, le rivage se remplit d’une foule d’indigènes, chacun agitant une palme de cocotier en signe d’amitié.
Lorsque le premier canot s’approcha de la côte, une trentaine d’indigènes coururent dans l’eau pour l’accueillir ; cela fut
réalisé avec tant d’adresse et de force qu’il fut transporté sur la
plage d’un bloc – sans que personne de l’équipage n’ait assez
de temps pour le quitter. Ceci eut le plus bel effet, mieux que je
ne puis décrire, et j’ai été infiniment plus heureux de voir une
telle démonstration d’amitié plutôt que de l’avoir vécu moimême.
Le capitaine en grand uniforme se rendit chez le roi5, qui le
reçut avec beaucoup d’égards et lui fit part amicalement des
propositions d’aide. Sa Majesté, après avoir demandé combien
nous voulions de porcs, de fruits d’arbre à pain et de noix de
coco, désira connaître le nombre de dames dont auraient besoin
nos deux navires ; pour le cas où il n’y en aurait pas eu assez
dans sa vallée, ce dont il doutait, il chercherait un renfort dans
un royaume voisin. Nous appréciâmes fort sa politesse, et je
crois qu’aujourd’hui rares seraient les personnes royales aussi
affables ou plus généreuses dans leur amitié.
A la fin de la première cérémonie, et l’amitié ainsi établie,
les relations avec les indigènes devinrent libres, et chaque jour
nous apporta quelque chose de nouveau. Mais avant d’en faire
le récit, peut-être n’est-il pas inutile pour l’information de ceux
de mes lecteurs qui ne connaissent pas la géographie de rappeler brièvement la situation de cette île.
5
N.E. : Kiatonui. Voir sa biographie dans le Glossaire des personnages marquisiens
in William P. Crook, 2007, Récit aux îles Marquises 1797-1799, p. 179, Haere Pō,
Tahiti.
70
N°332 • Mai / Août 2014
C’est la plus grande et la plus fertile d’un groupe qui se
trouve entre les latitudes 6° et 10° Sud et entre les longitudes
138°15 et 140°25 Ouest ; il fut découvert par Don Alvera Mendaña de Neyra [Don Álvaro Mendaña de Neira] en l’an 1595, qui
appela le tout “les Marquises”, en hommage à Mendoça, marquis
de Cañete, alors vice-roi du Pérou – c’est sous ses auspices qu’il
entreprit son voyage de découverte. Depuis, ces îles ont souvent
été visitées par les navires de différentes nations, et il a été
affirmé qu’un Américain, Ingraham, avait été le premier à découvrir Nukuhiva. C’est ainsi, je suppose, que le capitaine Porter en
déduisit qu’il avait été le premier, une prétention pompeuse et
ridicule6. Mais ces îles, situées à une petite distance au N.-O. [du
groupe Sud] des Marquises et aperçues par Ingraham, avaient été
mentionnées par le navigateur français Le Merchand [sic].
Nukuhiva, je ne suis pas certain de sa signification, reçut le
nom de Sir Henry Martyn du lieutenant Hergest [en 1792] et
c’est sous ce nom qu’elle est généralement connue.
Cette île, comme déjà dit plus haut, est non seulement plus
grande mais aussi et de loin plus fertile que les autres. Elle est
divisée en plusieurs districts, ou vallées, chacune peuplée de
1500 à 2000 habitants avec, à leur tête, un roi héréditaire. Ces
tribus, ou nations, se font souvent la guerre entre elles, mais
j’estime qu’elles en arrivent rarement à se livrer une bataille
générale et qui est aussi rarement sanglante. Mais ils s’y livrent
d’une manière qui peut être la source d’un plus grand malheur
que la perte de quelques tués. En effet, ils se rendent souvent la
nuit dans un district voisin pour y détruire l’écorce de chacun
des arbres à pain qui s’y trouvent7 ou des cocotiers. Comme ils
6
N.E. : Voir David Porter, 2014, Nukuhiva 1813-1814, Journal d’un corsaire américain
aux îles Marquises, chronologie des découvertes pp. 30-32 et pp. 198-199, Haere
Pō, Tahiti.
7
Note de Shillibeer : Ainsi traité, cinq ans sont nécessaires à un arbre pour porter
à nouveau des fruits.
71
constituent leur nourriture habituelle, ravager ainsi un malheureux district c’est créer une pénurie pour plusieurs années à la
suite, et les habitants deviennent alors dépendants des villages
voisins pour leur subsistance.
J’ai vu dans plusieurs royaumes, ceux des Pytees [Tei‘i ?],
des Haupaws [Ha‘apa‘a] et des Typees [Taipi], un très grand
nombre d’arbres qui avaient subi cette opération barbare, de sorte
que de nombreux habitants avaient été obligés non seulement de
s’en aller, mais aussi de demander l’aide de leurs voisins.
Port Anna Maria, ou la baie de Tuhuouy [Taiohae] est l’un
des plus importants districts, et les indigènes se nomment euxmêmes des Tei‘i ; au-delà des montagnes se trouvent les
Ha‘apa‘a, et ceux qui habitent la baie du Contrôleur se nomment Taipi : on dit que ce sont les plus belliqueux et même une
sorte d’anthropophages. Cependant je dois apprendre encore
comment ils ont gagné cette réputation contraire à la nature : en
effet, lorsque j’ai fait une incursion à l’intérieur de leur pays, je
n’ai pu y voir la moindre trace de cannibalisme ni rien qui
m’autoriserait à tirer une conclusion aussi horrible.
Les manières et les coutumes de ces tribus ressemblent les
unes aux autres en tout, mais, peut-être, ceux de la vallée de
Taiohae sont les plus civilisés : il en est ainsi car c’est un port où
les navires accostent de temps en temps parce qu’ils cherchent
du bois de santal afin d’approvisionner le marché de Canton.
Cet endroit est entouré d’une crête de montagnes d’une
hauteur presque inaccessible, formant la limite du royaume, qui
est divisé et redivisé en villages, ou districts, chacun avec un
chef à la tête, payant tribut au roi ; celui-ci est toujours prêt à
mener ses guerriers à la bataille à l’appel de la conque. Chaque
royaume a un prêtre en chef et chaque division un prêtre inférieur ; ils sont tous très respectés et tenus dans la plus grande
des considérations.
Leur religion, ainsi que leur manière de la professer, semble
différer peu de la description donnée dans l’Appendice au
72
N°332 • Mai / Août 2014
Voyage missionnaire dans les îles de la Société, exception faite
des sacrifices humains à leur Eatōōa [Etua], ou Dieu. Je n’ai pas
pu trouver que cette pratique ait jamais eu lieu ici et, si elle l’a
été, c’était il y a fort longtemps, car elle ne faisait partie d’aucun de leurs nombreux récits traditionnels.
L’Etua semble être dans ces îles la divinité suprême, mais
elles en ont de nombreuses autres, inférieures : je signale en
particulier Fatu-aitapōō [?] ainsi que deux ou trois autres dont
la sonorité est semblable à celle mentionnée page 143 du
Voyage missionnaire ; celle que je viens de citer est la seule à
lui correspondre avec précision8.
Chaque famille a aussi sa propre divinité, un parent illustre
qu’elle croyait être devenu un etua par sa vertu ou par ses
hauts-faits ; elle lui dédie des images en bois sculpté, et même
si leur silhouette semble grossière, elles sont réalisées de façon
très habile. Ces images sont sacrées et se retrouvent surtout au
sommet de leurs béquilles, [plutôt] des échasses, et les gens
sont suffisamment superstitieux pour croire qu’en s’appuyant
sur elles, ils seraient protégés de toute blessure. Et si, par
hasard, ils ont le malheur de trébucher, il est rare qu’ils y survivent. En effet, si le prêtre ne parvient pas à apaiser suffisamment le courroux du etua tutélaire, ils souffrent de son
mécontentement et, avec un calme et une résignation sans
pareil, ils se laissent mourir de faim.
Ils expriment dans la réalisation de leurs cérémonies la plus
grande dévotion et jamais ils ne s’approcheraient d’un endroit
consacré au etua sans marquer le plus grand respect. Les
femmes dévoilent leur poitrine, les hommes enlèvent leurs
coiffes. Quant au démon malin, ou Vehēēné ihēē [vehinehae],
ils ne le craignent que peu, fermement persuadés qu’à leur mort
leur âme quitte leur corps et trouvera sa place parmi leurs etua
8
N.E. : Voir James Wilson, 1997, 1797, un voyage missionnaire à bord du Duff, “Fateeaitapu”, p. 124, Haere Pō, SEO et Eglise évangélique de Polynésie française, Tahiti.
73
dans un autre monde, selon que leur vie a été bonne ou mauvaise dans celui-ci. Rien ne peut dépasser leur superstition : ils
voient partout des atōōwas [aitua], ou fantômes, et, même dans
leur sommeil, ils imaginent que leur âme quitte leur corps pour
se reposer parmi les esprits de sa parenté.
Les morais [marae9], ou lieux de sépulture, sont ici très
inférieurs à ce que j’étais venu à espérer de la description faite
par plusieurs navigateurs ; j’en avais déduit quelque chose d’infiniment beau. Mais ce n’est qu’un grand tas de pierres empilées de façon irrégulière. Sur le dessus se trouve une petite case
destinée à recueillir les restes du roi, de sa famille et des principaux chefs. On y fait aussi des sacrifices et, comme cette
place est tabouée ou rendue sacrée [tapu], on empêche les
femmes, frappées de grande restriction, d’y aller ou même de
les toucher sous peine de mort.
Quant à la perte d’un ami, on le montre de façon variée, et
ce sentiment est emporté par des bouffées violentes et contraires
de passion ; et si une femme pleure la mort d’un enfant (ils ont
beaucoup d’affection pour eux), vous pouvez attendre (à ce
qu’on m’a dit) que sa douleur se transforme en joie et elle rira
avec le même élan que la douleur précédente. Mais je n’ai rien
observé de tel directement.
Leurs places publiques sont de loin supérieures aux me‘ae
et en général suffisamment grandes pour pouvoir contenir 1000
ou 1200 personnes. Cet endroit est aussi tapu et, par conséquent, les femmes, qui ne peuvent à aucun prix se mêler d’aucune chose politique, y sont interdites – sous la peine
mentionnée plus haut. Le plus vaste et le plus beau d’entre eux
se trouve dans le royaume des Taipi.
9
N.E. : Ce mot tahitien à la place du mot marquisien me‘ae, comme d’autres (taio,
teuteu) souligne l’influence des ouvrages lus par J. Shillibeer pendant son voyage
à bord du Briton et aussi celle de Jack le Tahitien, l’interprète.
74
N°332 • Mai / Août 2014
Echanger son nom avec, ou devenir le frère d’un chef ou
d’un indigène, semble être une coutume générale ; en fait, il n’y
a pas plus grand avantage pour un étranger car, si une telle
adoption a lieu, le chef considère que son tayo [taio], ou frère,
à l’égal de lui-même, a droit à ce que sa case ou son district
peuvent offrir – et ses gens lui manifestent le même respect.
Patookee [Patuki], un chef très célèbre10, m’a demandé la
taioitude11, ce que je lui ai accordé lorsqu’il a placé sur ma tête
sa propre coiffe en signe d’amitié. Celle-ci est un assemblage
simple en palme de cocotier, mais j’en aurai pour toujours la
plus grande estime. Ce dont j’ai bénéficié par cette nouvelle
connexion fut incalculable – il était toujours à mes petits soins
et venait rarement sans m’offrir des cadeaux. Rien n’est refusé
à ce taio, et même la plus aimée des épouses serait cédée avec
la plus grande complaisance.
Le lecteur imaginera, je n’en doute pas, que, là où la chasteté des femmes est si peu considérée — et ne leur est même
pas recommandée — il ne peut y avoir qu’une petite place pour
la tendresse d’un père, d’un mari ou d’un ami. Et l’épouse ellemême, pourrait-il supposer, serait incapable de tout sentiment
affectif ; mais, je peux l’en assurer, une telle impression serait
très erronée. Je suis fermement persuadé – en dépit du fait
qu’ils jettent leurs femmes et leurs filles dans les bras des étrangers – qu’ils ont au plus haut degré les sentiments les plus fins
d’amitié. J’ai souvent vu les hommes caresser et embrasser
leurs enfants avec la plus grande apparence d’attachement
qu’on peut décrire, et leurs femmes sont liées à leurs proches
seigneurs avec la plus forte des affections. Voici la circonstance
qui le prouvera suffisamment.
10
N.E. : Patuki n’est mentionné ni par Crook en 1798-1799 ni par Porter en 1814.
11
Nous créons le néologisme de taioitude pour rendre compte du terme de
“tayoship” utilisé par l’auteur.
75
Le lieutenant Bennet, des Royal Marines, prit pour taio un
jeune homme à la contenance infiniment intéressante et virile
et dont l’épouse était d’une beauté plus qu’ordinaire. A cause
de l’attention qu’on lui avait démontrée, il conçut le désir de
visiter l’Angleterre, et je crois qu’on lui promit une telle permission. Son épouse apprit son intention et, un ou deux soirs
plus tard, alors que nous nous promenions sur la plage, elle
s’approcha de nous de la façon la plus furieuse et la plus sauvage ; s’exprimant avec une rapidité inégalée – nous ne pouvions distinguer le moindre mot sauf “vahana Picatanee” ou
“mari Angleterre”. Elle pleurait et riait alternativement, tordait
ses cheveux, battait sa poitrine, se jeta par terre – elle dansait,
elle chantait et, au bout du paroxysme de son désespoir, se
coupa en plusieurs endroits avec une dent de requin qu’elle
avait cachée jusque-là. Nous ne pûmes la désarmer avant
qu’elle n’ait eu le temps de s’infliger des blessures considérables. Elle était encore furieuse et nous en ignorions toujours la
cause ; nous serions demeurés ainsi si notre Jack le Tahitien12
n’était arrivé. Il nous dit ce qu’il en était, et nous l’assurâmes
que ses craintes étaient vaines et qu’il ne serait pas permis à son
mari de quitter l’île sans son consentement. Cela eut l’effet
désiré, et bientôt elle se calma, fut aussi agréable que d’habitude
et ne sembla pas tenir compte des blessures qu’elle s’était infligées. A cette émouvante scène, il y eut plusieurs témoins, c’est
bien la preuve que les indigènes de cette lointaine région – bien
qu’ils se trouvassent dans un parfait état de nature – ne sont privés ni de sentiments ni d’affection.
Il n’y a pas d’endroit où la vieillesse ne soit plus respectée
et plus vénérée qu’ici.
12
Note de Shillibeer : Un natif de Otaheite [Tahiti], qui avait appris un peu d’anglais
avec les missionnaires.
76
N°332 • Mai / Août 2014
Au fond je suis d’avis que la coutume d’avoir plusieurs
femmes se limite aux seuls chefs, et que les gens, en général,
sont fidèles à une seule ; je me base sur le jugement de Crook,
le missionnaire, qui affirme, en parlant de l’île de Santa Christina [Tahuata]13 :
“En rencontrant une femme enceinte, je lui demandais combien elle avait d’enfants, elle répondit trois. Je
désirai savoir s’ils étaient tous du même homme ; elle dit
que oui. Je demandais de plus, s’il avait d’autres
femmes ; elle répondit que non. Cela me fit supposer que
si Tenae [Tainai]14 a plus d’une femme, ce n’est pas une
habitude ; il se peut que ce soit un privilège du chef.”
La suite de ce paragraphe tend à renforcer ce que j’ai déjà
dit par rapport à leur affection, car il dit :
“Ils semblent beaucoup aimer leurs enfants ; en
remontant la vallée, je vis souvent les hommes les faire
sauter sur leurs genoux, tout comme j’ai vu faire un vieux
grand-père chez nous à la campagne.”
Les Nukuhiviens, comme la plupart des autres insulaires,
ne prennent pas de repas réguliers ; leurs femmes ne participent
pas à la cuisine, sauf pour ce qu’elles font pour elles-mêmes. Il
leur est totalement interdit de manger du porc – pourtant elles
l’apprécient, comme le prouvaient celles qui, montées à bord,
le dévoraient avec la plus grande voracité. Ils ne mangent pas
beaucoup à la fois, mais leurs repas sont fréquents et leur plat
consiste principalement en fruits de l’arbre à pain rôtis, en poisson, qu’ils mangent cru, en noix ahee [‘ehi, noix de coco] et en
une racine qui ressemble à l’igname15 battue et transformée en
13
N.E. : Voir Wilson, op. cit., pp. 124-125.
14
Note de Shillibeer : Le chef ou roi de l’île de Tahuata qui protégeait Crook, le
missionnaire.
15
N.E. : Ne s’agit-il pas plutôt du taro ?
77
pâte, et en porc rôti. Ils ont de la volaille, mais elle n’est pas très
nombreuse, et ils ne semblent pas apprécier sa viande. Ces produits sont généralement servis dans des calebasses ou des noix
de coco, leurs couteaux sont faits dans la partie extérieure des
bambous, comme leurs fourchettes, sauf qu’elles ressemblent à
des brochettes en bois. Ils ne se servent que rarement de ces
dernières, sauf pour le premier découpage.
Il est rare qu’ils travaillent et, à l’exception de quelques
vieillards qui faisaient des filets ou des pirogues, je n’en ai
jamais vu au travail.
Leur habillement ou tenue est très simple : les hommes ne
portant rien sinon un āme [hami] ou pagne d’étoffe sur les
hanches, passé entre les jambes et élégamment plié devant. Ils
portent aussi une coiffe faite en palme de cocotier ; sa simplicité
renforce l’élégance de leur silhouette masculine. Ils aiment à la
folie les ornements d’oreille : les hommes font les leurs avec
des coquillages ou un bois léger qui, enduit d’une espèce de
terre, devient joliment blanc. Les femmes préfèrent les fleurs,
qui peuvent être trouvées à n’importe quelle saison. Les dents
de cachalot sont si prisées qu’une, en bon état, est considérée
comme la plus grande des propriétés. Elles sont surtout en possession des chefs, qui les portent suspendues au cou. Les autres
parties de leur tenue16 sont une espèce de pectoral, réalisé avec
beaucoup d’adresse, en bois léger sur lequel sont collées de
petites graines rouges avec de la sève d’arbre à pain. Une
grande quantité de plumes en assurent la dernière touche. Une
collerette portée au cou est réalisée dans les mêmes matériaux.
A cela s’ajoutent de grandes touffes de cheveux humains,
nouées aux chevilles, au poignet, ou au cou : elles sont toujours
portées à la bataille, rarement autrement.
16
N.E. : Voir la planche p. 51 in Porter, op. cit.
78
N°332- Mai / Août 2014
Le tatouage est clairement considéré comme une sorte de
vêtement par eux, un homme qui n’en porte pas est profondément méprisé. Les femmes ne sont pas autant découvertes que
les hommes ; leur tatouage est très peu important. Leur tenue
consiste en une pièce d’étoffe autour des hanches, comme une
jupe courte, et en un manteau, noué à l’épaule gauche, croisé
sur la poitrine et reposant sur la hanche droite, et pendant négligemment aussi bas que le genou ou la cheville – selon le goût
de la dame. Leur chevelure est généralement noire, mais portée
de façon variée : parfois laissée longue, et nouée sur la tête, parfois courte. Elles adorent toutes orner leur corps de fleurs, et
nombre de leurs colliers sont réalisés avec une telle élégante
simplicité que cela ne contribue pas peu à leur apparence personnelle, qui est toujours digne d’intérêt.
La beauté de leurs traits n’est égalée que par la symétrie
de leur corps. [Leur peau] est d’une couleur de cuivre brillant,
et sur les joues de celles à qui l’on a demandé de ne pas s’enduire d’huile et de racines d’arbres, le fard écarlate était bien
visible17.
Lors de leurs premières visites aux navires, elles y nagèrent
et, comme leurs habits n’étaient pas prévus pour résister à l’eau,
elles les laissèrent à la plage. Mais elles ne négligèrent jamais
d’emporter quelques feuilles à nouer autour de leur taille. C’est
dans cet état naturel qu’elles se montraient chaque jour, sans
suspecter le moins du monde ni étant conscientes qu’elles donnaient ainsi la plus grande offense à la pudeur.
Voici ce que rapporte le Voyage missionnaire18 :
“Nos premiers visiteurs arrivèrent tôt de la terre, sept
belles jeunes femmes venues à la nage, toutes nues, à part
17
N.E. : Voir la description de la préparation et du commerce du curcuma in Crook,
op. cit., p. 172.
18
N.E. : Voir J. Wilson, op. cit., p. 104.
79
quelques feuilles vertes attachées autour de leur taille ;
elles jouèrent autour du navire pendant près d’une
demi-heure en appelant “Wahēine !” [vehine] jusqu’à ce
que plusieurs insulaires soient montés à bord ; l’un d’eux,
le chef de l’île, demanda que sa sœur soit admise à bord,
ce qui fut fait ; elle avait le teint clair, légèrement cuivré,
signe de bonne santé, des joues légèrement roses ; elle
était assez forte, mais ses traits étaient si symétriques,
ainsi que ceux de ses compagnes, qu’on aurait difficilement trouvé leur égal comme modèle pour un sculpteur
ou un peintre. Notre jeune Tahitienne, qui était assez belle
et avait un physique agréable, fut malgré tout totalement
éclipsée par ces femmes et, je crois, ressentait vraiment
son infériorité ; cependant, par son aménité, elle était
supérieure et possédait la douceur et la tendresse de son
sexe à un degré supérieur. Elle eut honte de voir une
femme tout à fait nue sur le pont et la vêtit entièrement
d’étoffe tahitienne, ce qui la mit en valeur et encouragea
celles qui étaient dans l’eau et dont le nombre avait beaucoup augmenté, à nous importuner pour monter à bord.
Par pitié, et voyant qu’elles ne voulaient pas repartir, nous
les fîmes monter. Mais elles furent quelque peu déçues,
car elles ne pouvaient toutes réussir aussi bien que la première à être vêtues. Nos chèvres espiègles ne leur permirent même pas de garder leurs feuilles vertes, mais, tandis
que nos visiteuses se retournaient pour les éviter, elles
furent attaquées de chaque côté à tour de rôle et complètement dénudées.”
En relisant ce paragraphe, je dois confesser, nonobstant le
respect dû à cette autorité, que j’étais plutôt porté à être incrédule. Mais ayant été à l’ancre pendant de nombreuses heures,
une circonstance semblable eut lieu et plusieurs ensuite, dont
j’ai été le témoin oculaire.
80
N°332 • Mai / Août 2014
Le tatouage, ou patēkeë [patiki], est considéré comme une
grande marque de distinction : la souffrance est infiniment
aiguë, elle montre qu’ils sont capables de la soutenir. Plusieurs
ont été tatoués si souvent qu’il n’y subsiste plus aucune place
de couleur naturelle, semble-t-il. Certains [motifs] sont réalisés
de façon bizarre mais avec beaucoup de goût et, si cela est possible, les lignes droites sont évitées. Certains ne portent que les
motifs suffisant à désigner la classe à laquelle ils appartiennent,
ce sont les toutous19 [tutu] ou gens de classe inférieure : ils portent peut-être un poisson, un oiseau ou quelque chose de peu
d’importance sur un côté de leur visage.
Les femmes, comme j’ai pu l’observer plus haut, sont si
peu tatouées que cela ne dépasse pas la main ou quelques
doigts. Plusieurs ont leurs lèvres marquées, cela s’aperçoit le
plus souvent chez celles qui sont mariées ou ont des enfants –
mais cela ne semble pas être une loi générale parmi les épouses.
Les hommes sont grands, bien bâtis, musclés et ont l’air
viril : ils sont très vifs et perspicaces ; bien que ce soient des
gens dont j’ignore tout du langage, j’ai eu moins de peine à me
faire comprendre que dans beaucoup d’autres rencontres ailleurs. Ils observaient avec soin tout ce qu’ils voyaient, et je
crois, pas un ne vint à bord sans mesurer la longueur du navire,
ou compter le nombre de canons, de mâts, de ponts, etc.
Leurs divertissements sont principalement la danse, la natation et la lutte ; ils sont très habiles à jeter des javelots ou à projeter des pierres avec leurs frondes. Leurs armes sont les massues
dont il existe deux sortes20 : l’une est sculptée, l’autre brute, et
toutes les deux sont réalisées dans un bois qui, s’il n’est pas dur
lorsqu’il vient d’être coupé, le devient après avoir été enterré dans
19
N.E. : Encore un mot d’origine tahitienne.
20
N.E. : Voir Porter, op. cit., planche p. 51. L’autre est un gourdin, “bois pour la
guerre”, voir Lexique.
81
de la boue qui le teint durablement. Leurs lances, longues de dix
pieds, sont faites du même bois ou en bois de cocotier ; leurs
frondes sont faites d’herbes. Arcs et flèches n’ont pas encore été
introduits parmi eux. La pierre de fronde est projetée à une distance considérable et avec une très grande précision.
Parce que la personne du roi est tabouée, la place ou l’endroit qu’il touche devient sacré ; aussi pour éviter cet inconvénient auquel seraient soumis ses sujets, il est porté tout le temps
à dos d’homme, avec sa conque ou trompette accrochée au cou
et une petite couronne faite de feuilles sur la tête. Plusieurs des
chefs principaux sont constamment à son service ainsi qu’une
suite de domestiques.
Dans son palais, il y a un dais royal sous lequel il reçoit, assis
ou couché, et dont l’apparence est d’une grande simplicité. Le
palais est une case ouverte, située côté mer, et rien, sinon la taille,
ne la distingue des autres. L’une des pièces est bizarrement ornée
de crânes de porcs, extrêmement propres et bien conservés. Un
grand nombre de ces animaux avaient été sacrifiés au décès de la
mère du roi, et leurs têtes étaient accrochées autour de sa
demeure, un moyen pour la garder en sa mémoire. Malgré tout
l’amour qu’il ait pu avoir pour elle, il n’a pas hésité à en marchander quelques-unes des plus belles en échange d’un vieux rasoir.
Comme chandelles, ils enfilent un grand nombre de noix
[de bancoul] sur un long éclat de bambou qui, parce qu’elles
sont huileuses, s’allument facilement, brûlent de façon très
régulière et produisent une lumière de fort bonne qualité. Elles
ne donnent que peu de fumée et, lorsqu’elles sont éteintes,
l’odeur, quoique forte, n’est pas désagréable du tout.
Les seuls quadrupèdes sont les porcs et les rats, ces derniers
extrêmement grands et en très grand nombre. Les porcs sont
libres et de bonne qualité. J’en ai ramené un en Angleterre et,
82
N°332 • Mai / Août 2014
comme il était jeune au moment du débarquement, je suis propriétaire dorénavant d’une espèce unique. Les indigènes, en
voyant notre vache, furent très surpris et la nommèrent « porc
à cornes » ; ils n’en avaient jamais vu auparavant et n’avaient
pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait être d’autre.
Ici les indigènes ne saignent pas leurs porcs, mais les étranglent à l’aide d’une corde et, après avoir vidé leurs entrailles, ils
entourent le corps de grandes feuilles et le déposent sur un tas
de pierres chaudes, ce qui brûle les poils et cuit la viande. Et si
celui qui avait été préparé à notre intention par les Taipi dans la
baie du Contrôleur avait été un peu mieux cuit, aucun plat n’aurait pu le dépasser, j’en suis persuadé. Il était plein d’un jus de
viande des plus délicieux et avait été préparé en vue de satisfaire le palais raffiné d’un gourmet ; j’incline à croire que ce
dernier l’aurait préféré même à la graisse jaune du ventre de la
plus délicieuse des tortues.
Le cava [kava] ou alcool bu ici a des qualités très
enivrantes et mène presque immédiatement à un état d’étourdissement. On l’obtient à partir des feuilles et des racines d’une
plante qui, mâchée par les femmes de la classe inférieure puis
crachée dans des calebasses ou écuelles, est mélangée à du lait
de coco21 puis laissée à fermenter. Il est ensuite filtré et bientôt
prêt à l’usage. Seuls les rois et quelques chefs peuvent se permettre ce délicieux nectar ; cela leur donne une espèce de scrofule sèche de peau et des yeux irrités. Cela est bien visible chez
le vieux roi car, bien qu’il ait parcouru toutes les étapes du
tatouage jusqu’au plus haut degré, sa peau était recouverte
d’une couche sèche et si blanche qu’elle lui donnait, au lieu de
noire, l’apparence d’être d’une couleur légèrement grise.
Ces gens rencontrent rarement la maladie, ce qu’on peut
expliquer par la simplicité de leur nourriture et leur grande
21
N.E. : Il s’agit plutôt de l’eau de coco. Et le kava a un effet plus stupéfiant qu’enivrant.
83
attention à la propreté. Ils considèrent comme nécessaire de se
baigner au moins trois fois par jour, ce qui diminue cette émanation aigre et désagréable de ceux qui vivent dans un climat
semblable mais sont moins attentifs à leur personne. S’il y a un
accident, certains parmi eux professent l’art de la chirurgie et
sont experts pour réduire les fractures avec succès. Je n’ai
observé qu’une seule opération de cette nature – une cuisse cassée : l’enflure fut réduite, la partie fracturée entourée précautionneusement de grandes feuilles sur lesquelles plusieurs
attelles de pièces plates de bambou furent posées puis liées avec
un très grand soin et, le membre immobilisé dans une position,
l’opération était terminée.
L’un des [membres] de la Faculté demanda à recevoir des
lancettes, mais je ne puis déduire de ce que me disait Wilson si
la phlébotomie avait jamais été pratiquée ni si le vieil homme
comprenait l’usage de ces instruments. Malgré tout, on lui procura un nombre suffisant de lancettes pour ouvrir toutes les
veines de l’archipel.
Sir Thomas Staines [le capitaine de la frégate HMS Briton]
montra un grand intérêt dans ce voyage et, souhaitant connaître
au-delà d’une vague conjecture leur mode de combat, il
demanda au vieux roi d’organiser un semblant de bataille dans
la plaine, ce qui lui fut accordé22. Et le vieux guerrier prit grand
plaisir à participer à toutes les différentes phases. Ainsi on substitua à la massue un bâton de bois de taille équivalente, à la
lance un morceau de bambou, et la fronde, au lieu de pierre projeta un petit fruit d’arbre à pain. Ainsi armés, plus de trois cents
des guerriers les plus expérimentés sortirent dans la plaine. Le
roi, pour la première fois, fut transporté sur une superbe litière
construite par nos soins à bord de nos navires. Il donna des
ordres aux chefs pour la formation des deux armées qui furent
rangées de la manière suivante.
22
N.E. : Ce simulacre est-il le début du folklore marquisien ?
84
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Environ trente des principaux guerriers, avec leurs massues,
formèrent la première ligne, la deuxième étant composée de lanciers, les frondeurs sur les flancs. La bataille débuta par un combat singulier entre deux chefs, tous deux y démontrèrent leur
force, leur agilité, leur habileté, et ils se battaient vaillamment
lorsque, à un signal, tous s’avancèrent. Il y eut une clameur terrifiante et affreuse. Les frondeurs commencèrent à tirer, mais
furent obligés de faire retraite en arrivant à portée des lances.
L’avance fut rapide et, lorsque les deux côtés se rapprochèrent,
il y eut une grande confusion. Massue contre massue, lance
contre lance, seules les frondes étaient à l’écart. La conque retentit enfin et les groupes se séparèrent, les frondeurs à chaque flanc
afin de sécuriser la retraite. Ils n’arrêtèrent de jeter des pierres
que lorsqu’elles n’eurent plus d’effet. Les deux côtés retrouvèrent leur position de départ et se reposèrent sur leurs armes.
La distance et la précision avec laquelle ils projettent une
pierre sont presque incroyables, et les lanciers aussi sont très
habiles. L’air de plusieurs de ceux qui avaient été touchés d’un
coup de fronde était tout à fait féroce, plusieurs avaient été
assommés, mais aucun ne fut blessé. C’est ainsi que s’acheva
la représentation d’une bataille, et cela a dû faire grand plaisir
à chacun des spectateurs.
Les arbres à pain et les cocotiers sont les arbres principaux,
ce sont d’eux que les indigènes tirent leur subsistance, mais il
en existe d’autres. Cela et une variété de plantes et de fleurs
offrirait un grand champ de spéculation au botaniste, et je
regrette d’avoir à dire que je n’ai aucune connaissance d’une
telle science aussi plaisante et utile, sinon je l’aurais certainement exploitée à mon avantage.
On y trouve plusieurs petites rivières et les navires peuvent
venir en toute saison s’y approvisionner sans difficulté. Il y a
aussi plusieurs sources minérales, mais je ne peux rien certifier
des qualités qu’elles ont.
85
Le langage parlé ici n’est, en aucune façon, rude, il est
constitué principalement de voyelles. Mais je n’ai pas pu
apprendre de Wilson, qui est énormément ignorant à ce sujet, si
comme dans beaucoup d’autres [langues], il y avait ici une
structure particulière ou une institution et laquelle. Et je n’ai pas
réussi non plus à me faire comprendre suffisamment par les
indigènes pour savoir cela de façon certaine. Ce que j’ai pu collecter, je vais l’introduire ici et j’aime à croire que cela n’est pas
dénué de valeur. Leur manière de compter est plutôt irrégulière,
car ils ne comptent que jusqu’à 20, puis le nombre de vingtaines, comme le montrent les tableaux suivants. J’y ajouterai
tous les mots et toutes les expressions que nous pûmes collecter
pendant notre séjour23 et que nous trouvâmes de grande utilité.
Les merveilleuses histoires véhiculées par les officiers américains faits prisonniers à bord de l’Essex et qui se trouvaient à
Valparaiso lorsque nous sommes arrivés là-bas – histoires merveilleuses de férocité des habitants de l’intérieur de cette île –
avaient excité grandement ma curiosité et, avant d’atteindre port
Anna Maria, je m’étais mis en tête de vérifier si ces terrifiantes
descriptions étaient correctes. Pour réaliser cela, on organisa un
groupe de plusieurs officiers et on prépara tout ce qui était
nécessaire pour franchir les montagnes. Cependant, le moment
venu, et pour des raisons que je ne puis expliquer, nous nous
retrouvâmes, au lieu de douze, à trois seulement : le lieutenant
J. Morgan, commandant les Marines royaux du HMS Tagus,
M. Blackmore, aspirant à bord du Briton, et moi-même. Je serai
toujours reconnaissant à ces [deux] gentlemen. En effet, s’ils
m’avaient abandonné, je n’aurais pas renoncé à cette excursion,
mais leur compagnie et leurs observations pendant toute la journée l’ont rendue à la fois agréable et intéressante. Nous
23
N.E. : Six jours !
86
N°332 • Mai / Août 2014
partîmes peu après le lever du jour, accompagné par Patuki, mon
taio, comme guide et par Jack le Tahitien, comme interprète.
Les deux jours précédant notre excursion il avait plu considérablement, et le chemin qui avait l’apparence d’avoir été toujours en mauvais état, était maintenant devenu presque
impraticable. A chaque pas de montée la difficulté augmentait
et, en beaucoup d’endroits et pendant plusieurs mètres, la montagne était si abrupte que, s’il n’y avait pas eu les racines des
arbres pour former des marches, la moindre tentative de traverser par ce chemin aurait été vaine. Nous atteignîmes le sommet
vers neuf heures, nous nous y arrêtâmes un peu, non seulement
pour prendre quelques rafraîchissements mais pour observer les
différentes beautés de la nature qui s’offraient à nous. Il était
impossible de tourner les yeux sans rencontrer le paysage le
plus romantique qui soit.
Nous avions encore à franchir trois miles avant d’atteindre
le pays des soi-disant cannibales, et comme le chemin ne semblait pas nous offrir une apparence plus favorable, nous nous
hâtâmes de quitter cet endroit pour continuer notre excursion.
Nous n’étions pas allés beaucoup plus loin que nous rencontrâmes quelques indigènes habitant une petite région plutôt
plate que nous étions en train de traverser. Ils nous apportèrent
des noix de coco et démontrèrent leur joie et leur amitié par un
nombre d’actions étonnantes – ce qui nous plut beaucoup, car
cela augurait d’un accueil favorable de la part des Taipi.
La terre ici est très riche et le pays pourrait être grandement
développé. Les cocotiers et les arbres à pain sont partout. On
trouve aussi quelques pieds de santal.
Il était presque midi lorsque nous achevâmes notre excursion (à environ dix miles du port) ; nous fûmes reçus et traités
avec une grande gentillesse par ces gens terrifiants, dont le capitaine Porter avait dit les avoir conquis et rendus soumis au
pavillon américain.
87
Tous semblaient heureux et montraient leur satisfaction à
nous voir de façons variées : les uns dansaient, d’autres chantaient, s’agenouillaient, nous embrassaient – avec de nombreuses
autres actions risibles qu’il me serait impossible de décrire. Ils
anticipaient nos souhaits en tout. Pour nous rafraîchir, ils nous
offraient des noix de coco, mais aussi des massues, des lances,
des frondes, etc., etc., comme preuve de leur considération – ce
qui obligea un des leurs à les transporter jusqu’au navire. Ils examinaient avec soin tout ce que nous avions avec nous et s’étonnaient énormément de la blancheur de notre peau. Plusieurs
ouvrirent ma chemise, relevèrent les manches de ma veste et le
bas de mes pantalons, et l’un d’eux était si incrédule qu’il lava
ma main pour être sûr qu’elle n’était pas peinte.
A ce moment nous nous trouvions sur la place d’assemblée,
entourés de plus de 500 personnes, et je dois dire que je n’ai pas
apprécié un examen aussi rigoureux ; mon ami Morgan y a mis
le holà, lui qui, avec M. Blackmore, subissait le même processus en tirant un coup de pistolet en l’air. Toute l’assemblée
tomba à genoux et garda cette position un temps considérable
ou en attendant que la balle atteignît son but. Alors qu’ils
allaient se relever, il y eut un deuxième coup de feu, qui eut le
même effet. Cette scène était vraiment si grotesque qu’il aurait
été impossible moralement de s’empêcher de rire. Lorsqu’ils
revinrent à eux, les pistolets furent déchargés plusieurs fois à
leur demande pendant le reste de la journée, chacun observant
une distance respectueuse. A mon humble avis, rien d’autre que
la curiosité ne les poussait à agir ainsi.
Car s’ils avaient eu la moindre pensée hostile, le fait que
nous soyons armés de pistolets ne les aurait pas intimidés. Nous
étions en si petit nombre qu’une seule volée de pierres projetées
par leurs frondes leur aurait assuré de prendre tranquillement
possession de nos corps. A cette occasion – et à bien d’autres,
tout au long de mon séjour dans l’île – j’ai eu une grande aide
de mon taio Patuki.
88
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Les me‘ae de cet endroit, comme ceux de Taiohae, ne sont
pas du tout beaux ; mais leur lieu de réunion publique leur est
très supérieur et suffisamment spacieux pour contenir 1200 personnes. Il est aussi bien construit.
Les coutumes et les habitudes de cette tribu sont semblables en tout à celles du port de Taiohae.
Le pays est très luxuriant, mais rien n’est développé, à part
quelques arbres fruitiers dont ils tirent leur subsistance et qui
poussent presque spontanément. Il n’y a aucune canne à sucre
– pourtant elle pousserait bien dans toute l’île. Dans les montagnes, j’ai aperçu quelques petits oiseaux au beau plumage,
mais ils ne sont pas nombreux.
C’est ici que ces pauvres gens pourtant si aimables se plaignirent dans les termes les plus amers de la barbarie subie de la
part du capitaine Porter. Ils nous montrèrent l’endroit où sa
main dévastatrice et brutale avait frappé et, non content de brûler leurs villages et de détruire leurs arbres, il avait tué de sangfroid quatorze de leurs frères sans défense24. En parlant de lui,
ils prenaient un air tout à fait féroce ; partout résonnèrent ces
mots : Te keeno Porter, maté, maté, Typee [te kino o Porter ua
hamate te Taipi], « Méchant et brutal Porter a tué les Taipi. »
Extrême fut leur joie à l’annonce qu’il avait été fait prisonnier, elle s’exprima par les grimaces les plus affreuses. L’un
d’eux, afin d’expliquer mieux aux autres qu’il était prisonnier,
ligota ses jambes avec sa fronde, et le plaisir que cela provoqua
ne fut pas seulement visible sur chaque visage mais prouva que
la conduite de ce gentleman n’avait pas été à la hauteur de la
dignité d’une nation civilisée ni n’était à l’honneur de l’Amérique ; et qu’il n’y avait eu aucune exagération dans le récit qui
nous avait été fait à port Anna Maria.
24
N.E. : Voir Porter, op. cit., pp. 111-127.
89
J’ai cherché avec zèle pour m’assurer qu’il n’y avait vraiment aucune cause qui puisse amoindrir [cette réputation de
Porter], mais je ne pus trouver aucun indice pour justifier une
telle conduite.
Ils lui avaient apporté des noix de coco en grande abondance ainsi que la plus grande partie de leurs porcs. Mais il en
exigeait toujours plus, et il leur était impossible d’en fournir
davantage sans causer de grands dommages à leur propre élevage. Ils étaient cependant obligés de s’y résoudre pour éviter
d’autres effusions de sang. Ce point acquis, le capitaine Porter
s’en retourna triomphalement au port, chargé de ses trophées et
de son butin ; il y fut salué comme un grand, un magnanime
vainqueur25 ! !
Le lecteur sera, et cela me plaît, très indigné par une
conduite aussi répugnante pour la nature humaine et à l’opposé
de la civilisation. Mais, d’autant plus, lorsqu’il se trouve que le
peuple contre lequel ce soi-disant roi26 a mené une guerre brutale – avec toutes ses horreurs – est décrit par lui-même sans
défense, tel ce qu’il l’écrit dans sa propre Déclaration au
Monde.
25
Note de Shillibeer : Après cet horrible massacre qui se termina d’une manière si
déshonorante pour les armes américaines, le capitaine Porter rentra et se fit
construire dans sa cabine un trône sur lequel il s’asseyait pour recevoir les hommages des gens qu’il avait rendu tributaires du pavillon des Etats-Unis. C’est à
cette occasion qu’il se fit donner le titre de roi. Cette information, je l’obtins de
Wilson, notre interprète, et qui avait assisté à ce couronnement théâtral – cela
aurait été ridicule dans n’importe quelle circonstance, mais surtout de la part
d’un sujet d’un gouvernement républicain.
26
Note de Shillibeer : C’est cet homme qui fit déshabiller, dénuder puis enduire de
goudron et de plumes un sujet britannique (qui se trouvait à bord de son navire
et ne voulait pas s’enrôler et servir contre sa propre patrie en guerre) puis le renvoya à Boston !!! C’est le même dont M. Cobbet fit l’éloge ! [N.E., William Cobbett,
1765-1835, journaliste et homme politique anglais.]
90
N°332 • Mai / Août 2014
Comme la journée était déjà bien avancée et qu’aucun de
nous n’était désireux de passer la nuit dans un endroit aussi
éloigné, nous nous décidâmes à retraverser les montagnes, ce
que nous trouvâmes encore plus pénible que leur ascension.
Une grande foule nous accompagna jusqu’au sommet, où nous
nous séparâmes et – je dois le confesser – je revins à bord pas
moins enchanté de mon excursion que satisfait que les histoires
entendues auparavant au sujet des Taipi n’avaient pas le moindre rapport à la vérité.
Je vais maintenant esquisser brièvement les événements qui
ont eu lieu à Taiohae pendant le séjour de l’Essex, ainsi que le
sort final des prises que [cette frégate] avait emmenées ici.
Mais, avant d’aller plus loin, je vais soumettre au lecteur
quelques paragraphes d’un document écrit par le capitaine Porter. Il l’avait fait enterrer au pied du mât du pavillon, nos
hommes creusèrent et le trouvèrent dans une bouteille. Il contenait aussi une pièce en argent et deux en cuivre à l’effigie des
Etats-Unis. En voici le contenu27 :
La déclaration du Capitaine Porter
“Les présentes font connaître au monde que moi,
David Porter, capitaine de marine au service des EtatsUnis d’Amérique et commandant la frégate l’Essex, j’ai,
pour lesdits États-Unis, pris possession de l’île appelée
par les naturels Nooheevah, généralement connue sous le
nom d’île de Sir Henry Martin, mais à présent nommée
île Madison ; qu’à la requête et avec l’aide des tribus
amies habitant la vallée de Tieuhoy, aussi bien que des tribus habitant les montagnes, que nous avons soumises et
rendues tributaires de notre pavillon, j’ai fait construire le
27
N.E. : Voir Porter, op. cit., pp. 104-105.
91
village de Madison, composé de six belles maisons, d’une
corderie, d’une boulangerie et d’autres dépendances, pour
la défense duquel, ainsi que pour la protection des naturels alliés, j’ai bâti un fort propre à recevoir seize canons,
où j’en ai établi quatre, et que j’ai appelé fort Madison.
[…]”
“Des présents, consistant principalement en produits
naturels de l’île, nous furent apportés par toutes les tribus,
y compris par les plus éloignées.”
Il énumère les noms des tribus et poursuit :
“Nos droits sur cette île, fondés sur une priorité de
découverte, de conquête et de possession, ne peuvent être
contestés. Mais les naturels, pour s’assurer de notre part
une protection dont ils avaient si grand besoin dans leur
position sans défense, ont demandé à être admis dans la
grande famille américaine, dont le système politique
purement républicain se rapproche tellement du leur.
C’est pourquoi, voulant contribuer à leur intérêt et à leur
bonheur, aussi bien que rendre incontestables nos droits à
la propriété d’une île très précieuse sous de nombreux
rapports, j’ai pris sur moi de leur promettre qu’ils seraient
adoptés par les Etats-Unis et que notre chef serait leur
chef. En retour, ils m’ont assuré que leurs frères américains qui les visiteraient à l’avenir recevraient un accueil
amical et hospitalier parmi eux et qu’ils leur offriraient en
abondance toute espèce de provisions et de fournitures
disponibles dans leur île. Ils promirent en outre de les
protéger contre tous leurs ennemis, et, autant que possible, d’empêcher les sujets de la Grande-Bretagne (qu’ils
reconnaîtraient comme tels) d’aborder dans leur île,
jusqu’à ce que la paix ait été faite entre les deux nations.”
Le reste du document est vraiment sans intérêt, mais il avait
été signé par le capitaine Porter et l’ensemble des officiers de
l’Essex.
92
N°332 • Mai / Août 2014
Selon ce document, ce royal personnage pensa, dès son
arrivée, qu’il était utile de s’emparer d’un monticule et d’y ériger une batterie [de canons] pour protéger ceux qui travailleraient en dessous, dans la plaine. La ville Madison fut
également construite, ainsi qu’un mur mentionné nulle part
dans sa Déclaration, faisant le tour de son camp et qui est,
aujourd’hui, le monument témoin de sa barbarie. Le fort a été
démoli, la ville Madison brûlée immédiatement après son
départ de l’île. Quant au mur, nonobstant son silence dans sa
Déclaration au monde, il doit retenir notre attention et ne peut
être ignoré. Construit en pierres, haut de cinq pieds environ,
long de près de six cents yards, il enclôt un terrain rectangulaire. Il fut construit par les prisonniers anglais contraints à y
travailler, dans sa construction ou dans le transport des pierres,
jusqu’à ce qu’il soit achevé, dans la chaleur du jour et chargés
de fers de façon scandaleuse.
Afin de mieux développer cela, je dois me servir des mots
mêmes de M. Watson, le capitaine d’un des baleiniers qui, me
montrant ces instruments de tyrannie, s’exprima ainsi : “Oui,
Monsieur, c’est dans ces fers que j’ai porté plusieurs charges
de pierre et, si jamais vous vous rendiez à port Anna Maria,
vous y verrez certainement un mur – j’ai participé à sa
construction. Des hommes armés de fouets nous surveillaient.
Nous n’avions pas le droit de porter ces fers sous le bras, mais
nous devions les tirer derrière nous. Je ne m’en séparerai
jamais tant que je vivrai et, lorsque je retournerai chez moi, je
les exposerai dans une vitrine pour le plaisir de ceux qui voudraient les voir.”
Voici à peu près le récit tel que je pouvais m’en souvenir en
revenant à bord pour lui donner une place dans mon Journal. Il
me fit part d’autres faits cruels qu’il avait subis, mais j’estime
que c’est un échantillon suffisant de l’humanisme de ce
monarque auto-déclaré, et je continue mon récit.
93
Peut-être n’est-il pas déplacé de rendre hommage au caractère du capitaine Lownes (alors premier lieutenant de l’Essex)
[John Downes], car il semble bien le mériter. Pendant tout ce
temps, il semble avoir été quelqu’un de généreux, faisant tout
son possible pour diminuer la détresse des prisonniers. Ils en
parlaient en très bons termes.
L’Essex quitta Nukuhiva [le 12 décembre 1813], y laissant
ses prises sous la responsabilité du lieutenant Gamble des
Marines, dont on m’a signalé qu’il avait été un tyran sans pitié,
plus cruel que Sa Majesté Porter elle-même.
Ce gentleman resta dans le port quelque temps après le
départ de l’Essex. Mais sa conduite fut à l’origine de plusieurs
désertions, ce qui l’affaiblit et hâta son propre départ. Il était en
train de préparer le Greenwich à cette fin et avait déplacé les
prisonniers à bord du vaisseau où il demeurait [le Seringapatam]. Ces derniers saisirent la première opportunité pour se
révolter [le 7 mai 1814], et M. Gamble fut fait prisonnier, mis
aux fers, puis reçut six douzaines de coups de fouet sur le dos
en vengeance du nombre de coups qu’il leur avait fait administrer sans raison. Les Anglais, rejoints par quelques Américains,
prirent immédiatement la mer, emmenant M. Gamble avec eux
et, lorsqu’ils furent presque hors de vue de la terre, ils le déposèrent dans un canot avec un seul aviron cassé et l’invitèrent à
y retourner, s’il le pouvait – il avait aussi reçu une balle et était
blessé au talon28. Il réussit néanmoins à regagner l’île, où il
trouva une situation très alarmante : un équipage très réduit par
les désertions, et aucun indigène favorable à sa cause. Il envoya
par conséquent un canot armé à terre afin de ramener le peu
qu’il y restait, pour piller le port et pour s’emparer de Wilson,
qui avait refusé de prendre part contre les indigènes.
28
N.E. : Voir Porter, op. cit., un récit différent de cette mutinerie dans le Journal de
Gamble, pp. 183-188.
94
Le maître [d’équipage] d’un baleinier anglais montrant les fers
avec lesquel il avait été forcé de travailler
par le capitaine Porter sur l’île de Nooaheevah
Mais la fortune resta opposée à ses intentions et, pendant
que [ses hommes] s’employaient à cet admirable tâche, leur
canot fut jeté sur la plage par une vague. Et préoccupés à le
remettre à flot, ils abandonnèrent sottement leurs armes. Un
groupe d’indigène, en embuscade, se rua sur eux et, en un
moment, M. Feltus, un aspirant, et deux hommes furent tués sur
la plage. Les autres réussirent à regagner le navire à la nage,
malgré de graves blessures infligées par les pierres.
La situation de M. Gamble devint alors très sérieuse et,
craignant une attaque à partir du rivage, il mit le feu au Greenwich, coupa ses propres cordages et prit la mer [à bord du
Sir Andrew Hammond, le 9 mai 1814]. Il se dirigea vers Owhyhee [Hawai’i], juste à temps pour y être saisi [le 3 juin] par le
sloop de Sa Majesté Cherub, qui l’emmena et le mit en sécurité
à Valparaiso.
Thermomètre à bord 84°F [28°C], sur le rivage de 100 à
105°F [de 37 à 40°C].
[Le 29 août 1814] toutes les tribus assemblées consentirent
à ce que leur île devienne possession de Sa Majesté britannique,
sauf les Taipi (qui déclarèrent qu’ils ne feraient aucune concession ni ne reconnaîtraient aucune puissance). Le Briton et le
Tagus tirèrent le salut royal, et le pavillon de l’Union [Jack] fut
hissé sur un mât près du palais royal. Ce fut une cérémonie de
départ et, tôt le lendemain, nous levâmes l’ancre pour nous rendre à l’île Christiana [Tahuata], où nous arrivâmes le lendemain,
le 31. Nous nous ancrâmes dans une petite baie située à l’est de
la baie du Resolution 29.
29
N.E. : Il peu s’agir de Hanamiai à côté de la baie de Vaitahu.
96
Vue de l’île de Santa Christiana [Tahuata] aux Marquises
Séjour à Tahuata
Nous y reçûmes bientôt la visite de quelques indigènes.
Leurs manières et leurs coutumes sont semblables à celles de
Nukuhiva – sauf leur grande facilité à voler et une vraie différence dans quelques-uns de leurs mots. Le paysage, là, comme
celui d’autres îles, semble incroyablement sauvage et romantique. Les montagnes, hautes et escarpées, sont couvertes d’une
végétation des plus luxuriantes. La terre est très riche et, comme
à Nukuhiva, pourrait être grandement améliorée.
Sur cette île, Crook, l’un des missionnaires, fut laissé par le
capitaine Wilson [du Duff], mais je crois qu’il n’y est pas resté
assez longtemps pour apporter un bien particulier aux indigènes30. Sa maison se trouvait dans un endroit retiré, au bord
d’une rivière, à environ un mile du rivage. Il n’y reste aucune
trace du moindre séjour d’un Européen. Il était très estimé.
L’eau est bonne ici, et les navires peuvent se ravitailler facilement, mais pas rapidement. C’est là que l’un des hommes de
M. Gamble, Peter Snack, nous rejoignit. Il se plaignait beaucoup de la conduite de ce monsieur et déclara qu’elle avait été
la seule et unique raison de sa désertion. Je n’imagine pas qu’il
vint à bord du Briton dans le but de servir contre sa patrie, mais
30
N.E. : Voir Wilson, op. cit., le récit qu’en fait Crook, pp. 102-128. Voir aussi Crook,
op. cit.
98
N°332 • Mai / Août 2014
seulement pour assurer son voyage retour, et sa conduite à bord
fut exemplaire. Cet homme confirma l’histoire du couronnement du capitaine Porter31.
Les indigènes de cette île souffraient d’accès d’une fièvre
intermittente. Comme antidote et remède à la fois, ils buvaient
le jus de feuilles de certains arbres et de baies, et cela était très
efficace.
Boyce, un garçon âgé de 14 ans, déserta à cet endroit.
Notre curiosité désormais vraiment satisfaite, car nous
avions vu tout ce qui en valait la peine, nous quittâmes définitivement, le matin du 2 septembre [1814], cette aimable population et, comme ce chapitre a été plutôt long, je laisserai le
lecteur se reposer un peu […].
John Shillibeer,
premier lieutenant des Royal Marines à bord de HMS Briton
Traduction D. & R. Koenig
BIBLIOGRAPHIE
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David Porter, 2014, Nukuhiva 1813-1814, Journal d’un corsaire américain aux îles
Marquises, Haere Pō, Tahiti.
James Wilson, 1997, 1797, un voyage missionnaire à bord du Duff, Haere Pō, S.E.O.
et Eglise évangélique de Polynésie française, Tahiti.
Ildéfonse-René Dordillon, 1904, Grammaire et dictionnaire de la langue des îles
Marquises, réédition en 1999, Société des études océaniennes, Tahiti.
Hervé-Marie Le Cleac’h, 1997, Pona tekao tapapa ‘ia – Lewique marquisien-français,
Tahiti.
31
N.E. : Ce nom ne figure pas sur la liste de l’équipage de l’Essex ni sur celle des
Marines du lieutenant Gamble. Le nom le plus proche est celui de Peter C. Swook,
avec lequel Gamble a eu effectivement maille à partir, voir Porter, p. 179.
99
Vocabulaire et table de numération utilisés
sur l’île de Nukuhiva des Marquises
Atāchkee [e tahi]
Ahōwā [e ‘ua]
Atoo [e to‘u]
Ahā [e ha]
Ahēmā [e ‘ima]
un
deux
trois
quatre
cinq
Ahōno [e ono]
Ahēeto [e hitu]
Avāho [e va‘u]
Avēhā [e iva]
Unāhoo [onohu‘u]
six
sept
huit
neuf
dix
Il est nécessaire d’observer que le nombre onze est formé de l’addition du mot “Om”
[onohu‘u] au chiffre un et le douze par le même ajout et ainsi de suite jusqu’à vingt
où cela s’arrête :
Omātachkee [onohu‘u ma tahi]
Omahōwā [onohu‘u ma ‘ua]
Omatoo [onohu‘u ma to‘u]
Omāha [onohu‘u ma ha]
Omehema [onohu‘u ma ‘ima]
onze
douze
treize
quatorze
quinze
Omahonō [onohu‘u ma ono] seize
Omaheeto [onohu‘u ma hitu] dix-sept
Omavahō [onohu‘u ma va‘u] dix-huit
Omaheeva [onohu‘u ma iva] dix-neuf
Omnāhoo [onohu‘u ma e‘ua] vingt32
Pour compter au-dessus de vingt, ils disaient, pour le premier “Atachkee Omnahoo” [e
tahi onohu‘u] puis recommençaient par le premier nombre et “Ahōwa Omnahoo” [e ‘ua
onohu‘u] pour la deuxième vingtaine (soit quarante) et ainsi de suite. Mais ils ne sont
pas forts en calcul.
Les expressions suivantes nous furent d’une utilité considérable :
FRANÇAIS
d’aujourd’hui
MARQUISIEN
selon Shillibeer
MRQ
Comment vas-tu ?
Très bien.
Donne-moi quelque chose
à manger.
à boire.
Je te (le) donne.
Viens ici.
Cāovākooe
Nue nue moee tackey
ka‘oha ko‘e
nui nui meitaki
Toko mi te kiee
Toko mi te māāha ēnee
Tou he toko atoo
Pee mi
tuku mai te kai
tuku mai te…
…tuku atu
pi‘i mai
32
N.E. : Si le dictionnaire de Mgr Dordillon (1904) signale “e ‘ua ‘onohu‘u”, celui de
Mgr Le Cleac’h (1997) relève plutôt “tekau” pour 20. Les expressions entre crochets
marquées [D] proviennent du dictionnaire de Mgr Dordillon. Les petits points ou
les points d’interrogation entre crochets signalent ce qui n’a pas pu être reconstitué ou compris. Nous remercions Michael Koch pour son aide et ses remarques.
100
N°332 • Mai / Août 2014
J’arrive.
Je ne comprends pas
Que dis-tu ?
Que veux-tu ?
M’aimes-tu ?
Oui.
Me donnes-tu alors
un baiser ?
Au revoir.
Ne fais pas de bruit.
Ce n’est pas moi.
Tu mens [mentir].
Viendras-tu à bord ?
[Dormirons-nous
nous deux à bord ?
Non.
Donne-moi une lance.
Le jour après demain.
Mon amour [ma femme].
Va-t-en.
Embrasse-moi.
Dégage.
Va dormir.
Tu me tues ou
Tu me blesses
Je te ferai sauter la cervelle.
Donne-moi du pain.
Donne-moi de l’eau.
Je meurs de faim.
Porter, le barbare,
a tué des Taipi
Anā aoe
Coree aoyocō
Ayahā
Eno waka ?
Atee me tackey wowney
Ihee
ena au
kore au i oko [ko‘e au i oko]
e aha ?
…oe…
e te meita‘i au nei
e
Pee me tee toee
Apo
Too weeto wee
Coree aoee
Te vā vā
A moce tā owa tiee ?
[?]
epo
tuitui
kore au
tivava
e moe taua ‘i tai ?
Coree
Toko me packahoo
Oheyhee-ēhiee
Vihence now [vihenee]
Fetee
Ho kee my day sho33
Ta ha too
A moce
[moke]
kore
tuku mai pakeo
o‘io‘i a‘e
vehine na‘u
fiti
hoki mai … iho
atu
‘a moke [‘a moe]
Me mate ! Me mate !
memate! memate !
Tororo
To ‘o‘o…
(une expression de grande colère)
Py my titi potata34
Py my viee [vai]
… mai vai
Me mate de owney
[‘ua mate au i te one-D]
Teekeeno Porter
mate mate Typee
te kino o Porter
ua haamate te Taipi
(une expression courante)
33
N.E. : “day sho”, faut-il lire taio, un mot inventé de toutes pièces, inexistant dans
les langues polynésiennes, bref, un malentendu – dès le Contact ?
34
N.E. : Voir Porter, p. 129 et n. 147.
101
Voici une liste de mots collectés pendant notre séjour à port Anna Maria :
A
Angleterre
B
balle
bon
bras
Bretagne (Grande)
C
case
cheveux
chien
couleur (rouge)
D
demain
dents
diable
Dieu
E
eau
eaux de vie
F
faim
fantôme
femme
feu
frère
fronde
fusil
G
grand
H
habit rouge
habit
hache
hameçon
homme
J
jambes
L
lance
35
Picatanee
peketane
Keeva
Moee tackee
Ema
Pictatane
kiva
meita‘i
‘ima
Peketane
Afiee
Wohoo
Patoo
Anamor35
e fa‘e
ouoho
patu
ena moa
Ohhecohee
Na yeu
Vihenee ihee
Eātooā
o‘io‘i
niho
vehine hae
etua
Viee
Viee kavā
vai
vai kava
Owney
Atoowa
Waheene
Ha-hee
Tayo
Maca
Poohee
one
aitua
vehine
ahi
[taio ?]
maka
puhi
Nue nue
nui nui
Cahoo anamor
Cahoo
Tokee
Pekee
Vahānā
kahu ena moa
kahu
toki
[?]
vahana
Etee mie
[?]
Pakaao
pakeo
N.E. : Voir Crook, la préparation et le commerce du curcuma observés par Robarts,
p. 172.
102
N°332 • Mai / Août 2014
lime
lumière
M
massue sculptée
massue [gourdin]
méchant
N
nager
noix de coco
non
O
oiseau
oui
P
pagne
pain
petit
pierre
pirogue
pluie
plus
plusieurs
poisson (grand)
poisson
porc
pou
poudre
poule
Q
quelque chose
R
rat
rien
S
Serviteur
T
tatouage
tuer
V
vaisseau
vent
ventre
visage
Y
yeux
Cookhee
Hama
kohe
‘ama
Hoohoo
Acaootoowāh
Tekeeno
u‘u
akau toua
kikino
Cowte tiee
Iahee
Coree
kau te tai
ehi
ko‘e
Manoo
Ihee
manu
e
Amee
Potato
Etee
Cayā
Waca
Owa
To tackey
Attee
Eca nue
Eca
Powaca
Hootoo
Hoeecock
Mowa
hami
iti
ke‘a
vaka
ua
titahi
ati
ika nui
ika
puaka
‘utu
[?]
moa
Mayahah
mea
Keckoo
Ahohwee
kio‘e
‘a‘o‘e
Toutou
[teuteu ?]
Patikee
Mate
patiki
mate
Waca bue
Matanee
Apowe
Mata
vaka puhi
metani
‘opu
mata
Kecco mata
kiko mata
103
A propos de « collection » !
Dans le N°331 de notre bulletin, Robert Koenig nous a
dressé le portrait d’un collectionneur et donné une idée de la
naissance de l’esprit public de collection, sous entendu de la
collecte d’objets naturels ou artificiels d’un certain intérêt historique, ethnologique, religieux… plus ou moins chargés de
mana, récupérés par les « pilleurs » de l’Océanie depuis le
XVIII° siècle. Il s’agit là d’objets de valeur qui ne sont généralement pas à la portée ni de la bourse, ni de l’intellect du collectionneur moyen.
C’est en tant que collectionneur impénitent que je me permets de faire remarquer qu’il existe aussi des idées de collections bien moins prétentieuses que celles citées par Robert
Koenig et qui peuvent malgré tout satisfaire une certaine curiosité et amener à études, connaissances et passion sans nuire à
la précocité ni au mana des objets.
Une simple carte postale ancienne comme celle-ci peut être
parfaitement exploitable dans de nombreux domaines, pour peu
qu’elle ait voyagé, qu’elle porte un timbre poste et un cachet à
date au verso et que son contenu soit plein d’écrits pertinents
(ce qui arrive heureusement de temps en temps !).
Outre la cartophilie, ce document peut donc trouver place
en philatélie, en marcophilie ou tout simplement dans la
«petite» histoire en venant s’insérer avec bonheur dans différentes illustrations y compris dans la «timbrologie» comme le
montre la vignette émise par l’OPT en ce mois de juillet 2014.
Christian Beslu (petit collectionneur !)
Ile de Tahiti,
regard espagnol (1772)
Cette toute première description de l’île de Tahiti rédigée
en décembre 1772, fait suite au récit publié dans le BSEO
n°312, portant sur le Tour de l’île que les Espagnols ont effectué
en chaloupe autour de Tahiti entre le 5 et le 12 décembre 17721.
Cette reconnaissance de l’île qui devait être la plus exacte possible, faisait partie des nombreuses consignes dictées par le
vice-roi du Pérou Amat aux navigateurs espagnols2.
Nous proposons la description de l’île de Amat (1772)3
faite par le père Amich, du Colegio de Ocopa qui a pris l’habit
franciscain, après avoir été un ancien pilote des navires du Roi
Charles V. Le père Amich accompagné du père Juan Bonamo
ont participé au tout premier voyage des Espagnols à Tai’arapu
du 5 au 12 décembre 1772 avec le capitaine Boenechea et le
lieutenant Gayangos, envoyés pour reconnaître l’île de Tahiti et
d’autres de la Société.
Présentation et traduction de Liou Tumahai
Maître de conférence en espagnol
à l’Université de la Polynésie française
« L’île de Otaheti (à laquelle nous avons donné le nom de
Ile de Amat), en hommage au vice-roi) a une circonférence de
plus de 40 lieues. Elle est de forme presque ronde, quoique irrégulière par endroits, car une dépression la divise en deux péninsules inégales, laissant entre les deux mers une gorge de deux
lieues4 du N.E. au S.O. La grande péninsule se trouve au N.O.
et la petite, au point opposé ; sa longueur du N.O. au S.E. est de
quatorze lieues ; son point central se situe par 17°30’ de latitude
méridionale, et 233°40’ de longitude sur le méridien de Ténériffe. Le terrain est élevé et montueux, sans présenter d’autre
terre basse que cet isthme qui relie les deux péninsules ; ses
montagnes, d’accès scabreux, en particulier dans les portions
S.E. et N. forment de nombreuses vallées, par lesquelles se précipitent des rivières d’eau douce de bonne qualité. Dans la partie occidentale, les collines dévalent en pente plus douce ; leur
vue rend cette côte très agréable à voir, par la quantité d’arbres
qui peuplent ses rivages et ses vallées. Tout en étant très haute,
l’île en bordure de mer comprend de nombreux espaces de
terres basses et plates, plantées d’innombrables cocotiers, de
bananiers et d’autres arbres fruitiers.
L’île est presque entièrement entourée de récifs de corail5,
qui, par mer basse, découvrent une languette de terrain horizontale sur laquelle la mer vient briser ses lames. Cette ceinture de
récifs se trouve, par endroits, distante de trois milles de la côte6,
et à d’autres, de deux ou encore en d’autres endroits, d’un mille
et même moins. Cette ceinture comprend différentes passes ou
chenaux qui permettent l’accès des navires, et constituent ainsi
de très bons mouillages ; car, à l’intérieur, presque tout le fond
situé à une profondeur de seize à vingt brasses7 est fait de sable
noir et fin, mais il faut surveiller les câbles en raison des pierres
s’y trouvant par endroits. A l’intérieur de cette barrière, se trouvent de nombreux chenaux avec suffisamment d’eau, où peuvent hiverner des milliers d’embarcations, parce que la mer y
est toujours très calme même par vent fort.
108
N°332 • Mai / Août 2014
Cette île n’a aucun village organisé ; ses habitants vivent
sur les rivages marins dans des maisons faites de poteaux droits,
recouvertes de palmes, habituellement exposées aux quatre
vents, et situées le long de la côte au milieu de cocoteraies. Les
parages les plus habités sont les districts de Papara 8 , de
Tai’arapu et la partie située à l’O. où réside le arii Otu que
Cook appelle Bobala et Tiarrabu. Le nombre d’habitants de
cette île n’est pas inférieur à huit mille âmes de tout âge et
sexe ; elle compte dix à douze caciques9 qu’ils appellent Eries
[ari’i], et chacun gouverne la population de son district10, mais
tous reconnaissent Otu comme étant leur ari’i supérieur et
important, auquel tous se déclarent vassaux.
Les hommes sont en général corpulents et bien bâtis, la plupart tels des mulâtres, ils aiment laisser pousser leurs cheveux
qui sont légèrement crépus et enduits d’huile de coco. Quelques
caciques âgés portent la vénérable barbe, d’autres également,
quoique moins fournie. Ils sont d’ordinaire nus ; ils cachent
leurs parties honteuses avec une ceinture faite d’écorce d’arbre
et avec une extrémité passant entre leurs cuisses, qu’ils attachent autour de leur taille, leur donnant ainsi un aspect décent,
sans vêtements. Les adultes ont leurs fesses et une partie de
leurs cuisses peintes en noir, avec divers motifs ; certains ont
leurs mains et jambes symétriquement peintes, en particulier les
femmes, qui sont de teint assez blanc même si elles sont exposées aux inclémences du climat. Par deux fois sont montés à
bord de la frégate, deux naturels très blancs, aux cheveux, à la
barbe et aux sourcils blonds avec des yeux bleus ; le cacique de
Tai’arapu où se trouvait ancrée la frégate, était blanc et roux,
bien que brûlé par le soleil. Les femmes n’offrent pas un aussi
bel aspect que les hommes ; les hommes tout comme les
femmes aiment à porter des pendentifs à une oreille que tout le
monde fait percer, et lorsqu’il n’y a rien d’autre à mettre, elles
prennent une fleur ou une petite arête de poisson.
109
Les habitants de cette île sont très pacifiques et très gais ;
la plupart d’entre eux savent jouer d’une sorte de flûte traversière à quatre trous, dans laquelle ils soufflent par une narine,
appuyant du doigt l’autre narine, et ils jouent toujours le même
air dans une tonalité lugubre, avec des chants également égrainés sur le même ton. Leurs danses sont fort ridicules, consistant
à exécuter mille gesticulations du corps, des mains, des pieds,
des yeux, des lèvres et de la langue, tout en observant très exactement le rythme et la mesure; quelques-uns se parent de couronnes de fleurs ou de plumes noires. Leurs armes, ce sont des
lances courtes en bois dur mais ils n’ont pas d’autres armes
défensives alors qu’ils déclarent la guerre aux habitants des
autres îles en raison des vols de fruits que les uns et les autres
commettent. Pour chasser les oiseaux, ils utilisent de très fines
fléchettes de carex11 terminées par une pointe d’un bois dur et
ils se servent également de gomme.
Les occupations auxquelles vaquent les hommes sont la
pêche et les cultures. Pour la pêche, toutes les fois où la mer est
basse, les récifs se remplissent de naturels qui pêchent les fruits
de mer. Sur toute la côte, il y a un nombre élevé de pirogues,
qui sont très longues et très étroites, parce que l’île n’a pas d’arbres d’une vare12 de diamètre, et les pirogues les plus grandes
n’ont par conséquent que deux tiers13 (de vare) de largeur ; pour
leur sécurité, ils fixent sur un côté une pièce de bois léger à une
distance de six empans de la pirogue, parallèle à la quille et
reliée à la pirogue par deux bois fins bien fixés aux bords. Pour
leur navigation et pour leur pêche en dehors des récifs, ils réunissent les grandes pirogues deux par deux, solidement amarrées avec des pièces de bois posées au-dessus des deux
pirogues, laissant entre elles un espace de trois empans, leur servant soit à voguer, soit à poser un grand panier contenant leurs
attirails et instruments de pêches. Les hameçons qu’ils utilisent
sont faits avec des racines d’arbres, et les petits sont faits de
coquilles de nacre. Les lignes fines sont faites de cheveux
110
N°332 • Mai / Août 2014
humains soigneusement tressés, les grosses, à partir de fibres de
cocos, il en est de même pour les cordes de manœuvres.
Les caciques et personnages importants se servent de ces
pirogues doubles comme demeure, car ils font poser sur les deux
proues un plancher de plus de deux vares de largeur et trois de
longueur, sur lequel ils posent leur château14 qui est si bien
recouvert que, même en cas de forte pluie, ils restent au sec ;
même à terre, ils dorment dans ces structures, car il semblerait
que leur maison ou abri de branchages soient davantage conçus
pour en faire un abri de pirogues que pour leurs propres commodités. Quelques pirogues comportent une voile en fine natte de
sept vares de haut sur deux et demie de largeur, disposée comme
une brigantine. Pour stabiliser lesdites pirogues à voile, ils passent en travers du pied de mât de la pirogue une longue pièce de
bois aux extrémités de laquelle ils mettent deux cordes en guise
de haubans et, tant à la proue qu’à la poupe de la pirogue se trouvent, pour les consolider, deux autres cordes en guise d’étais.
Quand le vent est un peu fort, un insulaire15 se met debout au
vent, à l’extrémité du bois de travers, et de tout son poids il équilibre la voile et la force du vent. Toutes les pirogues sont très
légères car elles sont très fines, et les proues sont taillées, terminées en forme de têtes de dorades ; comme les bois de leur fabrication sont de petite dimension, ils élèvent leurs flancs avec des
planches tellement bien ajustées que l’on aurait dit l’ouvrage
d’un habile charpentier plutôt que d’insulaires dépourvus d’outils. Ils font de même pour la proue et pour la poupe. Les outils
avec lesquels ils fabriquent leurs pirogues, sont de petits dévidoirs en pierre plate noire, très dure et facile à affûter avec d’autres pierres, et elles sont si parfaitement ajustées aux manches en
bois qu’elles ressemblent aux herminettes des bons menuisiers.
Ces pirogues ne comportent aucun clou. Les entures des pièces
rapportées ensemble sont cousues de tresses de fibres de palmier
et calfatées avec de l’étoupe de coco, et les coutures sont brayées
avec une sorte de liant extrait de la résine d’un certain arbre.
111
Les femmes s’occupent à tisser des nattes de palmiers très
fines et des petits ponchos de la même matière et à fabriquer à
partir de l’écorce intérieure de certains arbres, des étoffes
blanches aussi fines que de la belle batiste ou du simple taffetas.
Certaines d’entre elles mesurent quatre vares de largeur et huit
à dix de longueur. D’autres sont peintes en jaune et carmin,
teintes extraites de certaines racines, d’herbes et de fruits
rouges, décorées de dessins fort ridicules ; ces toiles servent en
général à envelopper le corps ou la tête, à la manière d’un turban. D’autres encore sont teintes en brun foncé et servent ordinairement de protection de lit. Quelques-unes sont pliées en
quatre ou cinq épaisseurs et réunies par une certaine gomme,
elles servent de dessus de lit. Toutes ces étoffes, couvertures et
nattes étaient transportées à bord de la frégate en vue de les
échanger contre des couteaux et autres bagatelles en fer, et c’est
pour cette même raison qu’ils apportaient en abondance
bananes, cocos et autres produits.
Ces insulaires s’alimentent de bananes, de noix de cocos,
de poisson et d’une pâte composée d’ignames, de bananes et
d’autres fruits : ils les écrasent bien, et une fois ces ingrédients
insipides bien mélangés, ils en fabriquent des boules de six à
huit pouces de diamètre qu’ils cuisent de la manière suivante.
Ils font un grand feu dans un trou dans lequel ils placent de
nombreuses pierres ; pendant que celles-ci s’échauffent, ils
enveloppent ces boules de pâte et tout ce qu’ils veulent cuire,
dans plusieurs grandes feuilles, et les posent ensuite dans des
petits paniers en palmier ; une fois les pierres bien chaudes, ils
les sortent du trou, posent les petits paniers à l’intérieur du four,
et ils replacent les pierres chaudes par-dessus ; ensuite ils recouvrent le tout de terre, afin qu’il n’y ait plus aucune échappée de
vapeur ; le lendemain, ils découvrent le trou, et la nourriture se
trouve ainsi cuite pour plusieurs jours. En guise de pain ils
prennent un fruit rond de six pouces de diamètre qu’ils appellent euru [’uru] ; ils le cuisent de la même manière, et il a le
112
N°332 • Mai / Août 2014
goût de pomme de terre insipide. Il y a également dans cette île
une sorte de châtaigne très savoureuse, et d’autres pareilles à
des noix très oléagineuses ; ils élèvent également quelques
petits cochons, et quelques poules. Les cocotiers donnent de
petits cœurs de palmiers très savoureux, mais les locaux ne les
mangent que crus, n’ayant pas de plats dans lesquels assaisonner leurs mets. Ils mangent le poisson cru, grillé ou cuit comme
je l’ai indiqué, et ils n’en gaspillent rien, puisqu’ils mangent
avec délectation boyaux, branchies et autres abattis. L’île ne
produit absolument pas de sel, et les naturels, à moins d’être
contraints par la nécessité, ne savent pas non plus manger de
choses salées ni piquantes.
On n’a pas noté chez ces îliens de penchant pour l’ébriété ;
leur vice dominant est la lasciveté (quoique les femmes le
paraissent moins16). Ils ne se marient qu’avec une seule femme
(mais les arii ont plus de deux femmes17) et ils semblent ne pas
être du tout jaloux, car ils offrent aux étrangers leurs femmes.
On n’a pas vu sur cette île d’animaux nuisibles ni venimeux,
mais plutôt un grand nombre de rats très familiers, qui les
embêtent assez, ce qui les obligent à recourir à toute sorte de
moyens pour protéger leur nourriture de la voracité de ces bestioles. Bien que le climat soit chaud et humide, il n’y a ni moustiques, ni chauve-souris ni cancrelats ; la plupart du temps il
tombe des averses orageuses, après lesquelles le calme revient
et le vent se dirige vers la mer.
Nous n’avons pas pu vérifier s’ils pratiquaient une quelconque religion18 ; ils n’avaient aucun temple, quoiqu’ils semblent professer une sorte d’idolâtrie, car leurs pirogues arborent
des figurines de proue en bois grossièrement façonnées, représentant des formes humaines, mais ils ne leur rendent aucun
culte, ni ne souffrent de l’indifférence des étrangers à leur
égard. Leurs cimetières sont arrangés comme de petites places
carrées, clôturées par deux ou trois marches élevées, formées de
pierres et ils sont ornés de nombreuses et grandes figurines en
113
bois, la plupart dans des positions obscènes. Par la suite, (grâce
aux insulaires que nous avons sortis de l’île de Otaheti) nous
avons appris qu’ils pratiquent la circoncision chez les hommes
quand ils veulent se marier, et qu’ils ont leurs prêtres qui sont
dans ce cas les guérisseurs. Nous n’avons pas pu obtenir d’informations certaines du passage dans cette île de navires étrangers, en l’absence de traces de merceries, d’outils qu’ils
auraient naturellement laissés. On a juste trouvé une vieille
hache anglaise, une lame de rasoir français des plus ordinaires
et un morceau de toile grossière très ancienne ; mais ils laissent
entendre que sont arrivés dans l’île quelques bâtiments, car les
naturels avaient des notions des manœuvres à effectuer pour
mouiller et ils connaissent également les effets des canons et
des fusils.
Nous sommes restés dans ce mouillage de l’Aguila trenteet-un jours, pendant lesquels on a confectionné à partir d’un
bois dur comme celui du gaïac une barre de rechange pour le
gouvernail. On a également fabriqué un petit mât de hune et
une vergue de misaine. On a embarqué cinq chargements de
lest, renouvelé les réserves d’eau et fait provisions de bois. On
trouve ces deux éléments en abondance dans l’île. La plupart du
temps de notre séjour dans ce mouillage, sont venues près du
bord, de très nombreuses pirogues de l’île même et des autres
terres voisines, avec beaucoup d’indigènes de tout âge et sexe,
apportant pour les vendre leurs toiles, nattes et autres curiosités,
tout comme des bananes et des noix de coco, ou pour les échanger contre des couteaux, miroirs, ciseaux, clous, chemises et
autres bagatelles. Le commandant du navire leur réservait bon
accueil ; il en venait tellement que le carré était toujours rempli,
et il y eut des jours où le commandant et ses officiers durent
descendre manger à la Sainte-Barbe, afin de laisser aux indigènes le carré libre.
Après avoir attendu pendant plusieurs jours un temps favorable, le 20 décembre de la dite année 1772, à dix heures du
114
N°332 • Mai / Août 2014
matin nous sommes sortis de la baie de la Magdalena ou de
l’Aguila, avec le vent N.N.E. un peu frais, et après nous être
déviés d’une lieue de la côte, nous avons mis en panne afin d’attendre la chaloupe qui était restée dans la baie pour lever le grappin qui nous servait d’amarre pour l’appareillage; une fois la
chaloupe revenue, et les embarcations hissées à bord, la nuit étant
venue, nous sommes partis en longeant l’île par la partie sud.
De l’île de Amat nous avons embarqué quatre indigènes,
deux gaillards d’une trentaine d’années environ, un autre jeune
homme de dix huit ans qui s’est porté volontaire, et un garçon
de treize ans embarqué avec l’agrément de son père. Lorsque
ces derniers ont pu s’expliquer, ils nous ont donné plusieurs
informations que je mentionne dans cette description.
Comme nous avions des informations (quoique confuses)
de l’existence de nombreuses îles dans cet Océan, toutes les
nuits nous nous étions à la cape jusqu’à parvenir à la latitude de
vingt six degrés sud, puis nous avons poursuivi notre route avec
des temps variables sans rencontrer aucun problème. Et le 21
février 1773, après avoir aperçu à midi la côte du Chili, à six
heures du soir nous avons mouillé dans le port de Valparaiso.
Dans ce port nous avons fait provisions pour trois mois, de
vivres, de réserves d’eau et de bois nécessaire. On a fait descendre à terre les malades, parmi lesquels deux sont morts de fièvres malignes. Dans ce port est également décédé l’un des
insulaires de l’île de Amat, d’une fièvre maligne surajoutée à
une indigestion.
Après avoir attendu pendant quelques jours le temps opportun, le 2 Avril 1773, à deux heures de l’après-midi, nous avons
levé l’ancre du port de Valparaiso pour accomplir la deuxième
expédition ordonnée par le vice-roi, c’est-à-dire l’exacte reconnaissance de l’île de Davis ou de San Carlos19 . Nous avons mis
à la voile avec le vent O. qui, une fois en dehors du port, a viré
vers le S.O.S. et nous avons barré au N.O. pour nous positionner à la bonne latitude de la dite île.
115
Le 7 du même mois à l’aube, on a aperçu au N. une des îles
de San Félix, éloignée d’environ huit lieues ; elle est petite et
très haute. Selon le calcul effectué, cette île se trouve située à
vingt-six degrés, trente-trois minutes de latitude sud, et par deux
cent O. quatre-vingt-quinze degrés, vingt minutes de longitude
du méridien de Ténériffe, à cinq degrés O. au N.O. du port de
Valparaiso, à la distance de deux cent-trois lieues.
Le 15 du même mois à l’aube on vit un navire au N.O. qui
faisait route au S. et après avoir fait la manœuvre appropriée,
nous lui avons parlé ; c’était le navire marchand La Valvaneda
qui se rendait à Valparaiso, et il était sorti de Callao le 29 mars
dernier.
Ayant subi des vents variables avec une marée de S.O.
qui nous a bien souvent contrarié, le 22 avril (après six jours
de vent N. parfois fort), nous avons malheureusement
constaté que la frégate faisait considérablement eau, problème que nous n’avions pas connu durant tout le voyage ; et
après avoir vérifié l’intérieur du mieux possible et quand le
navire le permettait, on n’a trouvé aucun indice susceptible
de permettre l’identification de la source de l’avarie. Le 23
au matin, le capitaine a demandé l’avis de ses officiers de
guerre sur l’état du navire, et pour cette consultation on a
également fait venir les charpentiers et calfats. Il en a résulté
les observations suivantes : il n’y avait dans l’île de San Carlos aucun abri contre le vent du nord ; nous devrions donc
rester dans les parages (nous en étions à cent-quatre-vingthuit lieues, E.1/4 S.E. de l’île), tout en considérant l’état
avancé de l’hiver, qui nous aurait exposé à une mort certaine
puisque le mouillage de cette île était mauvais et sans aucune
sécurité. Nous avons par conséquent décidé d’arriver 20 au
port de Callao où le vice-roi pourrait prendre des dispositions
pour une autre reconnaissance en temps opportun. En conséquence de quoi, nous avons viré et gouverné à l’E. pour nous
rapprocher de la côte.
116
N°332 • Mai / Août 2014
Nous avons navigué par temps et vents variables, et le 28
mai, au lever du soleil, on a aperçu les sommets du Atico21, et
suivant notre route pour le port de Callao, nous y avons jeté
l’ancre le 31 mai à trois heures de l’après-midi.
Fin du cahier L. »
Notes
1
BSEO n°312 avril 2008, pp. 94-106.
2
Voir les instructions dictées aux capitaines et pères missionnaires, dans la volumineuse monographie de Francisco Mellén Blanco, « Las expediciones maritimas
del virrey Amat a la isla de Tahiti 1772-1775 », ediciones Gondo Madrid 2011, pp.
125-135.
3
Extrait du « El Viajero universal » , tome XVII, Madrid, Imprenta de Villalpando,
1798. (carta CCLXXXII) pp. 243-256. Nous avons consulté la version déposée aux
archives de la Bibliothèque de Madrid. Il existe également une copie dans le livre
du père Bernardino Izaguirre : » Historia de las misiones franciscanas y narracion
de los progresos de la geografia en oriente del Peru. 1619-1921 », Cajamarca,
1925. Ces deux textes ne présentent guère de variantes. Quelquefois on
remarque des oublis ou des omissions qui seront signalés en note de bas de
page. Cette traduction faite par Liou Tumahai, MCF (UPF) a été conduite dans le
plus grand respect du texte source ; certains termes vieillis et quelques mots
techniques de l’époque ont été préservés. Toutes les lignes consacrées aux différents relevés de position effectués au fur et à mesure de la découverte de l’île,
ont été supprimées.
4
Une lieue marine espagnole équivaut à 5 ,556 m ; soit en tout 11 kms environ.
5
Piedra mucara traduit par récif ou barrière de corail ;
6
Un mille nautique espagnol (soit le tiers d’une lieue) = 1,85 km.
7
Une brasse = six pieds de Burgos, entre 1,66 m à 1,88 m.
8
Tous les toponymes sont actualisés.
117
9
Dans le manuscrit, on lit le terme de cacique, qui renvoie à une réalité amérindienne, et qui est attesté de nos jours dans les dictionnaires récents.
10
Le terme employé dans le manuscrit est partido qui désigne plutôt une division
administrative péruvienne de l’époque. Pour la présente traduction, on a choisi
le terme de district.
11
Carex : plante herbacée de bord d’eau appelée aussi « laîche » à feuilles coupantes (Note S.E.O. / J.F. Butaud : il pourrait s’agir du mōu’u (Cyperus javanicus)
ou du ‘uti’uti (Cladium mariscus subsp. jamaicense).
12
Vara : une vare est une mesure de longueur espagnole de 0,835 m.
13
Tercia = tiers de vare.
14
Dans le texte, on lit carroza : terme de navigation qui renvoie au château de
poupe situé sur le pont supérieur d’un navire.
15
Indio : Indien d’Amérique. Par commodité, on utilisera le terme insulaire.
16
C’est nous qui ajoutons cette phrase entre parenthèses qui figure dans le livre
de Izaguirre précédemment cité.
17
Idem. Dans le manuscrit de Boenechea, ont peut lire que ces habitants sont
autorisés à avoir plusieurs femmes, mais pas plus de trois, et selon les insulaires
qui se trouvaient à bord avec eux, ils peuvent les répudier. (cf. la monographie
de Mellén Blanco).
18
Dans le manuel de Izaguirre, figure une note à la page 83 qui précise, d’après les
dires des insulaires embarqués à bord, (nous traduisons) « qu’ils faisaient des
sacrifices toutes les six lunes, ce qui équivaut à deux fois dans l’année, dans un
parage destiné à cet effet où ils doivent rassembler tous les insulaires du district
avec leurs ponchos attachés à la ceinture. Le prêtre ou ministre qu’ils appellent
pure porte ce parjuaya [paruai ?] sur les épaules attaché au cou. Rassemblés là
tous, il leur fait une longue harangue, et une fois celle-ci terminée, ils présentent
sur un plancher un petit cochon les pattes attachées, et aussitôt se mettent à
prier à voix haute. Cette cérémonie terminée, le prêtre allume un feu, tue le
cochon et le brûle pour pouvoir le nettoyer et le rôtir, et en attendant la cuisson,
ils vont tous se baigner. Au retour du bain, ils sortent la victime du feu et la
déposent sur ledit plancher, le prêtre le divise en petits morceaux, il en mange
en tout premier puis distribue le reste à tous les participants en commençant
par le arii auquel il donne une plus grande quantité qu’aux autres. Ceci nous a
été démontré par nos insulaires sur le gaillard d’arrière. Une fois qu’ils ont fini de
nous montrer leur sacrifice, on leur a demandé à qui ils les offraient, et ils répondirent en regardant le ciel, à Teatua. Quand on leur demandait s’ils les voyaient,
ils disaient que non, mais qu’il descendait sur eux pendant le sacrifice à la
manière d’un tourbillon, en faisant beaucoup de bruit. (Boenechea) ».
19
L’île de Pâques.
20
Arriver, terme nautique : tourner le navire de façon à avoir le vent en poupe.
21
Sommet du mont Atico situé dans la région de Arequipa au Pérou.
118
A propos de navigation
ancestrale tahitienne,
un témoignage espagnol en 1774
Suite à la publication de l’article intitulé « La navigation
astronomique traditionnelle tahitienne » de Jean-Claude Teriierooiterai, publié dans le BSEO n°326/327 d’août/décembre
2012, puis à l’exposition sur la navigation ancestrale qui s’est
tenue au SPAA en novembre 2013 et enfin, à la parution dans
Hiro’a du mois de juin 2014 des deux pages 26-27 relatives à
la navigation à l’ancienne, il nous est apparu utile de porter à la
connaissance des lecteurs, de l’existence d’un témoignage
recueilli en 1774, auprès de pilotes tahitiens qui ont voyagé
dans les îles de la Société en compagnie des Espagnols à bord
de leurs navires en janvier 1774 ; ce passage offre un complément d’informations sur l’art de navigation hauturière observée
par les Espagnols lors de leur seconde expédition à Tahiti en
1774.
Parmi les nombreux récits de voyages écrits autour de ces
expéditions espagnoles, nous proposons tout particulièrement
le récit de Andia y Varela (AYV), capitaine du convoyeur
Jupiter, qui a navigué de conserve avec la frégate Aguila du
capitaine Boenechea commandant de cette seconde expédition
espagnole à Tahiti (1774) ; c’est le seul rédacteur parmi les différents auteurs de journaux de bord qui ait consacré quelques
paragraphes sur ce qu’il a pu observer et comprendre de la
technique de navigation tahitienne, grâce notamment au
concours du pilote tahitien Puhoro qui l’a accompagné et guidé
pour son voyage dans les îles ; dans les autres journaux de bord
le lieutenant Tomas Gayangos ou le pilote Juan Pantoja y
Arriaga ne se sont guère attardés sur des détails portant sur cet
art de la navigation ancestrale.
Art de la navigation ancestrale polynésienne
(…)
« L’une des curiosités qui m’ont le plus étonné, ce sont les
pirogues dont ils se servent pour pêcher et pour voyager d’une
île à l’autre sur de longues distances. Le meilleur de nos
constructeurs aurait été bien épaté de voir ces embarcations
dont la plus grande n’a pas plus de trois empans d’ouverture et
qui peut supporter une si grande voile, laquelle correspondrait
chez les nôtres à une voile de huit à dix empans. Ces embarcations, ne pouvant être ni affalées ni ferlées, font fi de la mer et
du vent sous la tempête, toute leur sécurité reposant uniquement
sur de petites pièces de bois longues de deux vares environ, lesquelles fixées de travers à la proue et à la poupe, reçoivent une
autre d’un bois tendre, placée de la poupe à la proue en guise
de balancier, lequel sert à deux fins : l’une, à empêcher que la
pirogue ne sombre lorsqu’elle penche du côté du balancier, la
soutenant en fonction de la résistance créée par le bois tendre
pour (pouvoir) submerger ; le second but, c’est pour empêcher
qu’elle ne sombre de la partie opposée grâce au contrepoids que
procure ce même balancier, qui est d’autant plus important qu’il
se trouve éloigné du centre de la pirogue ; toutefois elles coulent d’ordinaire par cette partie en raison du manque d’expérience de celui qui les manœuvre. Outre ce balancier, celles qui
naviguent à la voile ont également sur l’une ou l’autre bande,
deux sortes de planches qui, fixées au pied du mât et orientées
vers l’extérieur, servent pour qu’un ou deux hommes, en cas de
vent fort, puissent sortir au vent, plus ou moins à l’extérieur, en
120
N°332 • Mai / Août 2014
vue de rétablir l’équilibre. Ces pirogues sont si fines à la proue,
comme le fil d’un couteau, qu’elles avancent encore plus vite
que la plus rapide de nos embarcations à voiles. Ce n’est pas
seulement cet aspect qui les rend fort admirables mais également la vitesse avec laquelle elles virent d’un bord à l’autre.
Les naturels de cette île sont très adroits dans le maniement
de leurs embarcations, ce à quoi ils s’appliquent tous, du fait de
la nécessité qu’ils éprouvent de communiquer les uns avec les
autres. Ce qui fait que, concernant le domaine de la marine, ils
sont tous marins navigateurs. On ne peut pas nier que le Roi
pourrait bien recruter d’ici, beaucoup de bonnes gens de mer,
car en plus d’y avoir grandi, ils sont très agiles et très hardis, à
tel point qu’ils ressemblaient davantage à des singes qu’à des
personnes douées de raison lorsqu’il leur prenait l’envie de passer d’un mât à un autre par un cordage, ce que j’ai expérimenté
moi-même en naviguant par vent frais.
Pour les longs voyages, ils utilisent des pirogues appareillées, c’est-à-dire, fixées l’une à l’autre au moyen de grosses
barres bien solidement attachées, en laissant entre les deux un
espace suffisant pour qu’ils puissent passer d’une pirogue à
l’autre. Celles-ci n’ont pas de balanciers, n’en ayant nul besoin,
étant donné que l’une et l’autre se soutiennent, et ils fixent d’habitude deux voiles que les deux pirogues se partagent, et dont
j’ai vu quelques-unes de plus de vingt vares de long, composées
de plusieurs pièces admirablement ajustées ; ne disposant pas
en effet d’autres outils que ceux façonnés à partir de diverses
pierres, ils ajustent, polissent et achèvent un travail de facture
aussi parfaite que l’aurait fait le meilleur de nos charpentiers.
Ils n’utilisent pas de clous, de chevilles de bois, de goujons ni
d’assemblages. Parce que c’est au moyen de quelques tarières
faites dans les unes et autres planches qu’ils parviennent à les
fixer et ils les assurent avec des tresses faites de filaments de la
bourre extérieure de la noix de coco, en calfeutrant le chant des
planches avec une étoupe faite de ces mêmes filaments, qu’ils
121
protègent de l’extérieur avec une sorte de brai ou résine de couleur foncée qui dure peu de temps mais suffisamment pour
empêcher l’eau d’entrer par les jointures. Cependant dans de
telles pirogues, ils sont constamment en train d’écoper l’eau qui
entre par le bord.
Il y a parmi ces gens, de nombreux pilotes dont le nom est
fateré [fa’atere] dans leur langue ; ils servent aux longues navigations, comme celle de Tahiti à Raiatea, où il y a quarante cinq
lieues, ainsi que pour d’autres plus grandes distances. Parmi
ceux-là, se trouve celui appelé Puforo, qui en cette occasion est
venu à Lima à bord de la frégate ; c’est grâce à ce dernier ainsi
qu’à d’autres, que j’ai pu vérifier leur technique de navigation
hauturière, qui est la suivante :
Ils n’ont pas d’aiguille pour gouverner, mais ils divisent
l’horizon en seize parties, en prenant pour points importants
ceux où se lève et se couche le soleil, dont les noms, correspondant aux nôtres dans notre langue, sont les suivants1 :
Est = emaoaey [maoa’e]
Est-nord-est = eapiti [ha’apiti ?]
Nord-est = etauguarú
Nord-nord-est = efaarua [fa’arua]
Nord = paofaeti [pāfāite ?]
Nord-nord-ouest = moegio [mōiho ?]
Nord-ouest = aruerta2 [arueroa ?]
Ouest-nord-ouest = etaparay
Ouest = etoeraú [to’erau]
Ouest-sud-ouest = erapatía
Sud-ouest = eraya
1
La concordance des noms par rapport aux roses des vents connues de nos jours
jours n’est pas toujours vérifiée (note SEO).
2
Le mot aruerta figure bien dans le manuscrit mais absent de la rose des vents qui
consigne en revanche arueroa pour la même direction de vent.
122
N°332 • Mai / Août 2014
Sud-sud-ouest = etuituipapa [eruitaipapa ?]
Sud = tuamuri [taumuri ?]
Sud-sud-est = eragenua
Sud-est = maray [mara’ai]
Est-sud-est = tuahuru [tuauru]
Rose des vents extraite du manuscrit de AYV
(avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque du Palais Royal de Madrid)
Grâce à cette division qu’il calcule approximativement
pour savoir comment sortir du mouillage, le pilote, en commençant par l’est ou point de lever du soleil, connaît la direction où
se trouve positionnée sa destination. Il sait également si le vent
lui vient en poupe, est largue ou si c’est un vent arrière ou de
bouline ; il sait si la mer lui arrive par la poupe, par la proue, de
côté, par l’amure ou par la hanche de la poupe. Fort de cette
123
connaissance, il sort du port, oriente la proue selon ses conjectures, et tente de maintenir le cap avec les signes que lui donnent la mer et le vent. Cette vigilance est bien plus soutenue les
jours nuageux, car il ne dispose d’aucun élément susceptible de
lui servir de point de départ, pour la division de l’horizon. Et si
la nuit est également nuageuse, ils naviguent avec cette même
inquiétude ; lorsque le vent est plus variable que la forte houle,
pour connaître son changement, ils ont des flammes en plumes
et en paille ; les voiles sont préparées à suivre toujours le moindre signe donné par la mer pour pouvoir tracer la route.
Si la nuit est claire, ils gouvernent au moyen des étoiles, et
c’est la navigation la plus facile pour eux, parce que, comme
elles sont nombreuses, elles leur permettent de fixer non seulement les caps où se positionnent les îles avec lesquelles ils communiquent, mais également leurs baies, de sorte qu’ils se
dirigent tout droit vers la passe en suivant le trajet de la même
étoile qui s’élève au-dessus ou qui descend sur elle ; ils y
entrent alors avec autant d’assurance que peut le faire le pilote
le plus expérimenté des nations cultivées. Ils distinguent les planètes des étoiles par leurs mouvements, et ils les nomment distinctement. Pour les étoiles qui leur servent à se rendre d’une
île à l’autre, ils leur donnent le nom de cette île, de sorte que
celles servant pour naviguer de Tahiti à Raiatea portent ces
mêmes noms, et il en est de même avec celles qui permettent
d’entrer dans les baies de ces mêmes îles.
Ce qui m’a le plus causé de surprise chez les insulaires que
j’ai emmenés de Tahiti à Raiatea, était le fait que, tous les aprèsmidi ou toutes les nuits, ils me disaient ou pronostiquaient le
temps qu’il ferait le lendemain, s’il y aurait du vent, du temps
calme, des pluies, du soleil, de la marée et d’autres choses
encore qui n’étaient jamais fausses. Connaissance fort enviable
car, en dépit de tout ce que nos pilotes et cosmographes ont pu
observer et écrire sur ce sujet, ils n’ont pas encore atteint ce
niveau d’exactitude.
124
N°332 • Mai / Août 2014
Bien qu’ils connaissent le mouvement annuel du soleil,
d’un Tropique à l’autre, je n’ai pas pu vérifier s’ils se servaient
de ce mouvement pour la mesure du temps annuel, ni non plus
de celui qu’il prend pour passer par son zénith aller et retour
pour le nord ou pour le sud ; par contre ils se servent de la lune
pour mesurer le temps en lunaisons ; toutefois, passées trente
ou quarante lunes, il n’en comptent pas davantage, si bien que
je n’ai pu vérifier aucune époque.
Le jour qu’ils considèrent artificiellement depuis le lever
jusqu’au coucher du soleil, ils l’appellent majana [mahana] ; la
nuit qu’ils nomment epo [pō], ils la comptent depuis le coucher
du soleil jusqu’au lever du jour suivant ; de sorte que, pour
compter le temps qu’ils passent pour naviguer d’une île à l’autre, et pour d’autres cas où ils n’arrivent pas à la lunaison totale,
ils comptent autant de jours comme autant de nuits. »
Le passage évoquant particulièrement ces techniques
anciennes de navigation polynésienne s’arrête là.
Nous espérons compléter ainsi et enrichir les connaissances
de tout lecteur intéressé par cet art ancestral.
Témoignage présenté et traduit
par Liou Tumahai
125
COMPTE RENDU
Papeete 1914
Tout est vrai dans cette bande dessinée, le décors et les personnages historiques superbement esquissé par Sébastien Morice : le gouverneur des E.F.O. William Fawtier (1867-1926), le commandant
Destrémeau (1875-1915), le peintre Octave Morillot (1878-1931), le
directeur des Postes Henry Lemasson (1870-1956) et la fidèle téléphoniste Jeanne Drollet (1894-1971), le photographe Max Bopp du Pont
(1890-1965), la reine Marautaaroa (1860-1934) et quelques autres sont
bien présents et vivants, même le Chinois qui sera la seule victime du
bombardement allemand…
La documentation qui a servi de base à tout cela se trouve dans les
annexes des deux tomes (les ouvrages de Claude Farrère et de Paul
Chack, l’humeur de Pierre Loti, les mémoires de la reine Marau, le livre
fondamental de Michel Gasse). L’auteur, Didier Quella-Guyot, explique le
hasard d’une telle histoire qui va s’inventer sous sa plume, “quand la
guerre s’écrit sous les cocotiers…”
Car celle des E.F.O. se heurte ce 22 septembre 1914 à celle du premier conflit mondial du XXe siècle — et elle offre un espace de liberté à
l’imagination du scénariste, au rythme des tampons de la poste de
Papeete, du 1er août au 3 décembre.
Tout y est, la rivalité des pouvoirs locaux, le conflit entre les deux
mythes fondateurs de l’Occident à Tahiti, celui du paradis et de l’enfer, la
déchirure entre les idées que l’on se fait ou que l’on caresse et la réalité
des appétits et des passions, la violence ouverte et légale des Etats et
celle intime, inavouée des familles, aussi explosive que celle des obus
des croiseurs Gneisenau et Scharnhorst.
Des décès suspects, une enquête bâclée, des pistes singulières traversent les pages de “Rouge Tahiti” et de “Bleu horizon”. Au lecteur de
découvrir avant tous le vrai meurtrier de Ariitai et de Mareta — heureusement que la jolie Tepairu a pu lui échapper ! Une BD à ranger soigneusement à côté des ouvrages classiques sur la Polynésie orientale.
Robert Koenig
Papeete 1914, Rouge Tahiti & Bleu horizon, 2 volumes,
Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice,
aux éditions Atmosphère en octobre 2011 (traduit en all.).
Tome I, page 36.
Tome II, page 3.
Avec l’aimable autorisation des auteurs.
PUBLICATIONS DE LA SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservé aux membres, en vente au siège de la Société c/o Service du patrimoine archivistique et audiovisuel
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N° ISSN : 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 332