B987352101_PFP1_2010_018.pdf
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-
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick Amaru
Michou Chaze
Flora Devatine
Danièle-Taoahere Helme
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Jimmy M. Ly
Chantal T. Spitz
liMV.
Te Hotu Ma’ohi
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LISTE DES AUTEURS DE LITTER AM A’OHl N°18
A'amu
Jean-Paul Barrai
Hiriata Brotherson
Aimeho Charousset
Rai Chaze
Annie Coeroli-Green
Flora Devatine
Bertrand-François Gérard
Jean-Christophe Irrmann
Robert Koenig
Nicolas Kurtovitch
Mareva Leu Tinihauarii
Wilfrid Pina'i Lucas
Roxanne Lievens-Demeyre
Jimmy M. Ly
André Marere
Chantal Millaud
Jean-Marc Tera'ituatini Pambrun
Titaua Porcher
Raureva
Mehiata Riaria
Louise Robert
Marie-France Salmon
Chantal T. Spitz
Patrick Sultan
Heireva Tavaitai
Sabrina Teuira
TeamioTuarau
Danny Ueva
SOMMAIRE
LlTTERAMA’OHl N°18
Septembre 2010
Liste des auteurs
Sommaire
p.
4
p.
5
La revue Littérama'ohi - Les membres fondateurs
p.
7
Editorial : Flora Devatine
p.
9
p.
11
p.
12
DOSSIER
«
e
Hiro e »
A'amu
Aquarelle : Hommage à Henri Hiro
Chantal T. Spitz
e
Hiro e
Annie Coeroli-Green
Rap Pour Hiro
p. 17
Jean-Paul Barrai
Hiva
p.
19
p.
22
p.
26
p.
29
p.
34
p.
39
p.
45
p.
53
p.
64
p.
70
Teamio Tuarau
Henri, celui que je n'ai jamais connu
Aimeho Charousset
Henri Hiro, / Ou, l'empreinte du poète guerrier
Tinihauarii Mareva Leu
-
Wilfrid Pina'i Lucas
Je me souviens de Henri Hiro
Jimmy M. Ly
Wen Fa et Henri Hiro
Jean-Christophe Irrmann - Robert Koenig
Henri Hiro et des souvenirs de profs de philo
Jean-Marc T. Pambrun
Le retour amer de l'enfant prodigue
Bertrand-François Gérard
'Arehurehu ti'i dawning
Flora Devatine
Nous nous sommes juste croisés
Rai Chaze
L'Après Hiro
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
Chantal Millaud
p.
Au-delà du récif
72
Sabrina Teuira
A trois semaines
p. 78
.
Rai Chaze
Tikei sur les ailes des vents
.
p.
83
Marie-France Salmon
p. 90
Poésies de Papara
Danny Ueva
p. 102
To matou Mama here e
Nicolas Kurtovitch
p. 106
Pour Haïti
Flora Devatine
A Haïti
p. 107
,
Critiques et analyses
Louise Robert
*
Mutismes » de Titaua Peu
p. 110
.
Raureva
p. 112
Les silences, révélés
Mehiata Riaria
«
Matamimi ou la vie nous attend » de Stéphanie Ari'irau Richard
p. 113
Roxanne Lievens-Demeyre
Réflexion sur « Pensées insolentes et inutiles » de Chantal T. Spitz
p. 115
Hiriata Brotherson
«
Hombo, transcription d'une biographie » de Chantal Spitz
!
p. 118
Heireva Tavaitai
«
Le Roi Absent » de Moetai Brotherson
p. 120
;
Titaua Porcher
Ecriture et fonction syncrétique à travers trois regards féminins :
p. 122
Dewé Gorodé, Chantal Spitz et Titaua Peu
Patrick Sultan
Peut-on parler de « Littérature polynésienne francophone »
?
p. 136
L'artiste
André Marere
Le texte
Le tableau
p. 152
p. 153
Littérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
-
Te Hotu Ma’ohi -
La revue Littérama'ohi a été fondée par un groupe apolitique d'écrivains
polynésiens associés librement :
Patrick Amaru, Michou Chaze, Flora Devatine,
Danièle-Tao'ahere Helme, Marie-Claude Teissier-Landgraf,
Jimmy M. Ly,
Chantal T. Spitz.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société polynésienne d'au-
jourd'hui :
-
«Littérama’ohi», pour l'entrée dans le monde littéraire et pour l'affirmation
de son identité,
-
«Ramées de Littérature Polynésienne», par référence à la rame de papier, à
celle de la pirogue, à sa culture francophone,
-
-
«Te Hotu Ma'ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs :
-
-
de tisser des liens entre les écrivains originaires de la Polynésie française,
de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité des auteurs originaires
de la Polynésie française dans leur diversité contemporaine,
de donner à chaque auteur un espace de publication.
Par ailleurs, c'est aussi de faire connaître les différentes facettes de la culture
-
polynésienne à travers les modes d'expression traditionnels et modernes que sont la
peinture, la sculpture, la gravure, la photographie, le tatouage, la musique, le chant,
la danse... les travaux de chercheurs, des enseignants...
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c'est avant tout de créer un mouvement entre écrivains polynésiens.
Les textes peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans
n'importe quelle
espagnol,... ) ou polynésienne (mangarévien,
marquisien, pa'umotu, rapa, rurutu...), et en chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères comme pour
ceux en reo ma'ohi, il est recommandé de les présenter dans la mesure du possible
avec une traduction, ou une version de compréhension, ou un extrait en langue
autre langue occidentale (anglais,
française.
Les auteurs sont seuls responsables de leurs écrits et des opinions émises.
En général tous les textes seront admis sous réserve
qu'ils respectent la dignité
de la personne humaine.
Invitation au prochain numéro :
Ecrivains et artistes polynésiens,
cette revue est la vôtre : tout article bio et biblio-graphique vous concernant,
de réflexion sur la littérature, sur l'écriture, sur la langue d'écriture, sur des auteurs,
sur l'édition, sur la
traduction, sur l'art, la danse,... ou sur tout autre sujet concer-
nant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
Editorial
Dossier : « e Hîro e »
Lors de l'assemblée annuelle de l’Association Groupe Littérama'ohi, tenue au
Salon Lire en Polynésie, en novembre 2009 à la Maison de la Culture,Te Fare Tauhiti
Nui, il allait de soi,
Comme un devoir sacré, un devoir de mémoire, incontournable, évident,
Que, pour marquer le vingtième anniversaire de sa mort,
Le N°18 de la revue Littérama'ohi, à paraître en 2010, serait consacré
Au poète, réveilleur de l'identité ma'ohi,
Henri Hiro !
Et les membres de proposer dans la foulée, que les étudiants du Centre des
Métiers d'Art (CMA) puissent découvrir, et s'inspirer des poèmes de Henri Hiro, dans
le cadre de leurs travaux, et de leur formation !
Cela, bien qu'ils se soient exprimés déjà, à propos d'Henri, dès le N°1 de la revue
Littérama'ohi
-
Ramées de Littérature Polynésienne - Te Hotu Ma'ohi, publié en
mai 2002, et par ces mots :
«
...H.Hiro, durant sa trop brève vie, fut le seul, jusqu'à présent, à avoir
pu, avec talent et bonheur, toucher quasiment à toutes les formes
d'expression,
Qu'elles soient poétique, théâtrale, cinématographique, artistique.
Sa formation, sa position et son rôle à la direction de la Maison des
Jeunes, Maison de la Culture, l'avaient amené tout naturellement à
développer ces différentes formes d'expression,
Lui donnant, en même temps, l'opportunité, l'espace et les moyens de
réaliser ses rêves, d'exprimer ses talents d'orateur, de poète, d'acteur,
de cinématographe,
Pour l'enrichissement du patrimoine culturel polynésien.
«
Phoenix de ces bois », il s'y était exprimé avec le génie qui lui a été
reconnu...»
Par ces mots, c'était faire reconnaître, plus largement, le rôle remarquable,
indéniable qu'Henri Hiro a joué dans la préservation, la transmission et le dévelop-
pement du patrimoine culturel.
Par ces mots, c'était aussi reconnaître, plus spécifiquement, la position d'ancêtre qu'Henri. Hiro tient dans la filiation, l'imaginaire des passeurs de culture, acteurs,
artistes, auteurs de la littérature polynésienne contemporaine.
Flora Devatine
(Extrait du N° 1 de Littérama'ohi,
mai 2002 ; extrait de « Notes », 1998)
Aquarelle de A'Amu
Réalisée d’après une photographie
Couverture Henri Hiro (Tupuna Productions)
Collection personnelle de l’artiste
A’Amu
Aquarelliste
aamu@mail.pf
LittéRama’OHi # is
Chantal T.Spitz
e Hiro e
Hiro
souffle puissant qui nous a poussé à nous oser Mâ'ohi dans des temps où la bien-
pensance exigeait de nous notre entière reddition intellectuelle et culturelle à la
mère patrie source de toutes nos humanités
frémissement de notre essence ensevelie sous deux siècles de dominations reli-
gieuse et politique étrangères
blessures endurées afin que nous puissions après lui cheminer sans danger dans
l'affirmation de nous-mêmes
que reste-t-il aujourd'hui de ce souffle qui savait si bien nous dire
vingt années après ton départ te voici célébré commémoré pipolisé
nouveau mythe pour une société étrangère à ses ancêtres à ses enfants
agonisant de mal-êtres accumulés
grande bâtisseuse d'auto-mythes pour échapper à sa propre déliquescence
prompte à transformer les honnis d'hier en fiers héros
ainsi rejoins-tu Pouvana'a a 'Ô'opa
dans une nouvelle mémoire enfantée pour alléger l'indécence d'une aristobourgeoisie
qui hier s'ingéniait à vous bannir de l'histoire
comme elle s'évertuait à effacer ce peuple que vous avez tant aimé
en ces temps-là il ne faisait pas bon se revendiquer Mâ'ohi
désormais il fait tendance céiébrer-défendre votre mémoire
Mâ'ohi disais-tu
mâ'ohi disons-nous
mais est-ce
toujours
est-ce
encore
Dossier; «e Hiro e»
le même mot
vingt années ont suffi pour vider ce mot de son essence comme nous nous sommes
vidés de nos sens
ployant un peu plus sous la puissance sous la pesanteur d'une insidieuse reddition
fossoyant le projet originel dans d'adipeuses vanités
répétant à l'envi un mot resté aux lisières de nos intelligences
mot fourre-tout fourre-rien pour des êtres en mal d'identité en mal d'humanité
ainsi avons-nous laissé Mâ'ohi accoucher de toutes les hydres aux multiples têtes
qui l’ont métamorphosé en créatures hybrides sans fondation
en invertébrés auto-nommés polynésien de souche polynésien de cœur polynésien
d'adoption
pour faire croire pour croire qu'il suffit de s'approprier un mot pour s'identifier
pour faire croire pour croire que polynésien se fond dans mâ'ohi
nous
vingt années ont suffi pour travestir une pensée qui sans doute ne pouvait trouver concorde
dans l'état de profonde confusion émotionnelle aliénation intellectuelle de la
société d'alors
encore
car
inféodée à l'évangile colonialiste qui nous prétend pas tout à fait humains
Mâ'ohi quand tu le dis
est bien l'indigène de ce pays
au
même titre qu'une plante ou un animal
celui né de cette terre même bien avant la christianisation
ceux nés de cette
même terre bien avant la domination
Mâ'ohi égal de l'indigène sous-homme à civiliser
Mâ'ohi égal du 'etene sauvage même pas bon même pas chrétien puisque païen
comment dès lors entrer en unisson avec ce mot qui signait notre sous-humanité
notre bestialité notre incivilité
ainsi sommes-nous entrés en guerres des sens guerres d'essence
mâ'ohi étant agréé adulé haï honni par nous-mêmes dans diverses adorations dia-
bolisations
inconscients que nous faisions le jeu de la puissance coloniale de la vanité néoco-
loniale
indifférents aux fossés creusés dans une société raciste dirigée par une aristobour-
geoisie à l'identité indistincte sinon inexistante
occupant tous les espaces laissés en jachère par les maîtres venus d'ailleurs
LitteRama’oHi » is
Chantal T. Spitz
aristobourgeois désormais parlant au nom de
paternant à leur tour ceux à qui ils confisquent la parole la pensée
vingt années ont suffi pour que l'aristobourgeoisie et ses alliés acquiescent à la
nouvelle bienpensance néocolonisatrice orchestrée par des médias sous contrôle
et des politiques obéissants dont le principal credo est la disqualification des indigènes de ce pays
ainsi a-t-on vu fleurir les nouvelles stigmatisations dites populations défavorisées
difficultés d'intégration échec scolaire promiscuité violences conjugales démission
parentale obésité diabète dont on veut nous faire croire qu'ils sont l'apanage d'une
certaine catégorie de notre société
celle du bas voire du sous-sol
et pour le dire plus clairement des spécificités bien ma'ohi
ceux-là même dont l'aristobourgeoisie se désolidarise orgueilleusement depuis sa
virginale européanisation
vingt années ont passé pendant lesquelles nous avons dans une incommensurable
incapacité à traverser notre histoire
personnelle
collective
infecté les esprits
gangrené la société
de toutes nos frilosités sinon duplicités culturelles
de toutes nos détresses sinon paresses intellectuelles
enflés de petits frissons rebelles à bas prix que nous voulions révoltes
même pas des coups de griffe dans la gélatine sociale d'un pays sous la coupe
d'êtres en mal d'image d'eux-mêmes
vivant dans des villas entourées de murs surveillées par des gardiens en uniforme et
des chiens qui aboient
je n'étais ni proche ni amie de Hiro
ses paroles ses actes ses écrits m'ont été guides sur le sentier aride de la recherche
de moi-même
au plus profond de mon intimité
vingt années plus tard il me vient un sens nouveau à ce que j'ai cru comprendre
il me vient un sens à ce sentiment diffus et dérangeant que quelque chose
m'échappe
Dossier: «e Hiro e»
il me vient un sens à ce mot qu'il nous a imposé que nous avons goulûment ingéré
intériorisé
Mâ'ohi
Mâ'ohi nouveau mot pour une identité retrouvée
Mâ'ohi qui enfin faisait de nous des êtres complets
Mâ'ohi que d'aucuns ont avili exclusif
Mâ'ohi que d'autres ont mutilé polynésien
Mâ'ohi qui toujours ne trouve pas unanimité
décrié insultant par ceux qui ne veulent en qualifier que les plantes ou les animaux
revendiqué identitaire par ceux qui enfin trouvent à se qualifier sans s'identifier
indigènes
aux
car
il s'agit bien de cela en réalité
travestir le mot pour se dire de ce pays en évitant de se dire de ce peuple
mâ'ohi à l'origine indigène devenu polynésien
traduction polie pour une société raciste
traduction civile pour une société malade
malade de son histoire confisquée qu’elle continue de ne pas vouloir traverser
malade des miasmes mentaux hérités d'ancêtres racistes venus d'ailleurs
malade d'une disqualification fondamentale fondatrice d'ancêtres indigènes
puisque nous avons laissé se perdre le sens originel de Mâ'ohi
il nous appartient désormais de le remplacer pour donner nouveau souffle à cette
revendication essencielle qui continue de ne pas finir
mais par dessus tout
tomber les murs érigés par des idéologies nauséabondes de domination raciale nées
d'une incapacité à penser à entendre à voir l'autre
désormais dressés dans une putréfaction sociale fétide
dans une virulence capitaliste sordide
entre d'indécentes opulences et d'asphyxiantes indigences
mais encore plus
traverser nos histoires
pour que cesse l’émiettement de nous-mêmes
nous
multiples
LitteRama’OHi u is
Chantal T. Spitz
complexes
nés de la terre même nés de la même terre’
ta'ata tumu
homme racine homme origine
ta'ata 'ai'a
homme de la terre homme du lieu
indigènes autochtones
nous
ensemble
peuple de notre pays.
c'est ainsi que se définissent les Athéniens dès le 5° siècle avant Jésus-Christ
Rap Pour Hiro
Hiro,
Le 1er tu marchas
contre la bombe
de Moruroa,
peu de gens avec toi !
Toujours en pareo,
Tu faisais sourire,
peu te comprirent !
Que reste-t-il de toi ?
Tes enfants, Do,
Des œuvres de choix.
Les titres de tes poèmes
Intitulent une asso :
«
la Ora Te Natura »,
«
O Oe To Oe Rima »
Un syndicat :
Et le « Collège Henri Hiro »
remplace le « collège de Faa'a
Aujourd'hui,
Famille, amis,
Et même
La « crème »
Locale
des people,
te rendent hommage,
comme à un
sage.
LitteRama’oHi » is
Rnnie Caeroli-Green
Te voilà officialisé
exposé
au
musée,
dans l'histoire,
Dans nos mémoires.
Faut-il t'ériger
en
mythe !
Pour qui ?
Le peuple ou l'élite ?
Qui
veut quoi ?
Petit enfant de la bombe,
Puissent tes paroles d'outre tombe,
Aider ton peuple à réaliser
ses
rêves dans la paix.
Oia hoi !
Dossier: «e Hiro e»
Hiva,
L'océan,
La pirogue mortuaire rendue à l'océan,
L'âme du guerrier rendue à sa source,
Il y a vingt ans l'image s'estompait
Dans le crépuscule incertain
D'un jour de tristesse.
Il déserta le champ de nos combats,
Nous laissant, la fraternité brisée,
Epuisés de douleur,
Brusquement désertés par le sens.
Le chant de son poème
Hantait encore nos esprits,
Le timbre de sa voix résonnait encore
Dans nos entrailles comme le son lourd du Pahu
A fano, a fano ra !
Va, bon vent ami, bon vent camarade,
Sur le long chemin sans retour,
Sur ta pirogue-songe qui t’a porté,
Porté par Hiva, dans son flux originel.
Que le flot de l’oubli
Que la vague des choses passées
Epargne la grande fresque
A la gloire du rêve que nous avons caressé.
Toi,
LitteRama’oHi » ia
Jean-Paul Barrai
Homme debout,
Homme seul à la proue du navire,
Homme vigie,
Homme qui s'interroge,
Homme qui interroge,
Homme qui interpelle,
Homme qui donne chair au verbe
Verbe qui surgit de toute ta vérité,
De toute ton identité.
Protestant
Contre le cours du destin subi,
Le pouvoir de l’argent,
La facilité du conformisme
La paresse de l'esprit
L'oubli des temps immémoriaux,
L'insulte aux temps à venir.
Pehe pehe
Magicien du verbe,
Tu as, par le chant de la parole,
Sondé nos cœurs, forgé nos armes
Et armé nos esprits,
Par le chant de la parole,
Tu as redonné la voix aux oubliés,
Aux insignifiants, aux négligés de l'Histoire,
A ceux qui s'oubliaient eux-mêmes.
Tu leur as lancé le défi insensé
De se réapproprier leur langue,
Leur culture, leur Histoire, leur dignité,
Leur propre destin,
Non dans la fascination du passé
Mais dans son usage éclairé
Pour construire une autre humanité.
21
Dossier: «e Hiro e»
Nous avons tous encore
La mémoire vive d'une mélodie sans âge,
Du son d'une guitare-lyre,
D'un poème-miroir,
Sur nous-mêmes
Sur le destin de son peuple,
Sur la saveur subtile de sa langue,
Tel un étendard brandi,
Pour conjurer le sort
Des orages qui s'annoncent.
Ce poème est rédigé en mémoire de notre ami Henri Hiro, homme de culture et d'en-
gagement qui a profondément interrogé ses concitoyens sur ce qu'ils furent, sur ce qu'ils
sont et sur ce qu'ils souhaitent devenir.
LittéRama’oHi » i8
Teamio Tuarsu
Henri,
celui que je n’ai jamais connu
Henri, je ne t'ai jamais connu.
Toi l'écrivain, le poète, ie réalisateur, l'acteur, le metteur en scène, le théologien, la voix du protestantisme, le contestataire, le révolutionnaire, l'anarchiste,
l’homme d'état, l'agriculteur, le pêcheur, le chanteur, le poivrot d’une nuit, le cuistôt improvisé, le compagnon de tes épouses fidèles, le père de vos enfants au devenir toujours incertain. L'ami de toute une vie, celui qui partage son dernier souffle.
Toi que j'ai a maintes reprises croisé au détour d'une rue, au carrefour de mots
éventés, au petit matin dans les vapeurs embrumées de soirées toujours prolongées
jusqu'au petit jour. De toi, je n'ai appris que par ces voies insondables.
De ton enfance, j'en ignore jusqu'au prémisse, comme la mienne que j'entrevois parfois à l'aide de photos retrouvés ça et là, comme un cadeau que l'on dépose
au
pied d'un arbre centenaire, millénaire où l'on se sent bien assis au sein de ses
racines, de ses attaches qui nous lient aux ancêtres.
De ce temps où l'insouciance côtoie l'inconscience, je ne peux qu'imaginer ces
instants pareils aux miens, aux autres, à tous ceux qui l'ont usé, qui en ont abusé
parfois jusqu'à ne jamais plus en sortir par crainte de découvrir un monde aux
règles strictes, aux normes universalisées qui nous imposent des limites assassines,
ou pour le moins oppressantes.
Un jour, tu as décidé d'apprendre à connaître, d'étudier Dieu. Tu as perfectionné
l'art oratoire, le contradictoire, la rhétorique, la dialectique, le palabre à l'occidental. Trois années durant lesquels tu as bu, tu as mangé de cette nourriture de l'es-
prit. Tu en as acquis la théologie de la libération. Tu as tenté d’en faire partager au
plus grand nombre via les ondes normées de l'église protestante, le sponsor, le
tuteur, le mentor, le supporter, le financeur de tes trois années de gloutonnerie
intellectuelle.
23
Dossier: «e H ira e»
Incompris, tu as été par ton employeur, ton créateur d'une foi qui espérait
secrètement ta rémission, ta soumission à l'ordre établi depuis bientôt deux sièclés. C'était déjà trop tard, tu étais largement repu du fruit défendu. Atteint de ce
cancer dont on ne veut surtout ne
jamais guérir, la liberté de penser, de croire, de
vivre, de sentir, d'être autrement. Ils t'ont viré, jeté, banni, mais jamais, jamais
ignoré.
Dans le tourbillon, tu t'es laissé emporté, ballotté, secoué pour te raccrocher
branches, aux filins de tes racines ancestrales, à tes dieux, à tes maîtres à nouer,
à tailler, à sculpter, à cultiver, à scander, à pêcher, à prier, à ta culture incrustée
aux
dans tes entrailles. Tu as appelé « oihanu »... il t'a répondu comme la mère et le
père
à leurs enfants.
Naturellement, la maison des jeunes et de la culture t'a accueilli bouillonnant
de ce désir impétueux de partager ta soif, ta faim de liberté d'exprimer ton Peu-
pie. Tu as écrit, mis en scène, interprété, dansé, chanté, filmé, bougé, donné la vie,
perturbé les esprits, pétri les consciences, lacéré l'inconscience, tu étais toi, sans
limites. Juste ce qu'il faut pour ne pas sombrer dans cette folie que l'on aspire infinie mais suffisamment docile. C'était le temps des rencontres, des
échanges, des
confrontations, des communions, des séparations, des retrouvailles, de ces choses
qui font et défont le monde, ton monde.
Le temps de l'activisme, du combat, de la lutte où tu déambules dans les rues
de la capitale avec tes compagnons d'armes d'amour, un amplificateur de voix dans
ta main droite, une branche de « auti » dans celle de gauche. Tu as crié, tu as feint
d'agresser, tu as imploré, tu as vilipendé, tu as interpellé, tu as hélé, tel un hérétique des temps modernes. Il y quatre, cinq siècles tu aurais eu l'honneur du bûcher,
du gibet, de la potence. Martyr, tu en avais le profil. Tu n'as été que pantin vociférant sur la place publique sans, autorisation si ce n'est celle de tes «
tupuna ».
Attraction du matin, fou d’un roi encore inconnu, « ari'ioi » de l'avenue du général de Gaulle, « mamaia » de l'ère nucléaire, tu es resté toi, fidèle à tes dieux, serviteur à vie de ta culture. Tu avais déjà compris que c'était notre seule et
unique
issue. De tous les combats, ta vie s'est bâtie. Ton corps, tes membres, tes cellules,
tes organes mineurs et majeurs en redemandaient.
Comme beaucoup, tu as cru que la voie politique était incontournable pour
réaliser le dessein de libération de ton peuple. Tu t'es investi, tu as donné ta
confiance à certains. Ton idéalisme n'avait de limites que celles de ton anarchisme,
de ton socialisme libertaire qui prône la liberté de tous dans le respect de celle
des autres. Tu as cru, tu as eu foi en ce système venu d'ailleurs que l'on nomme
LitteRama’oHi » 18
Teamio Tusrau
démocratie. Tu avais presque oublié les préceptes fondateurs du serment de
Tetuna'e ». Tu es resté honnête et fidèle, humble parfois, souvent humilié. La politique s'est heureusement écartée de toi. Tu en as souffert. A l'origine de ce cancer,
cette petite bête qui décide de se réveiller un jour qu'on s'y attend le moins et qui
a emporté ton corps il y a 20 ans ?
«
Tu t'es réveillé à l'aube, après une nuit agitée de tourments. Ce « po » où ce
fleuve charriant ce flot incessant de larmes intérieures qui vient apurer ton âme.
Ce moment privilégié qui n'appartient qu'à toi, quand ton corps caresse celui de ta
compagne qui ne te comprend pas, qui se laisse à sentir ton apparente souffrance,
tu
prends l'ultime décision de retrouver la vie simple dans ton île « Huahine,
Mata'ire'a ». Loin d'un retour dans le passé, tu réapprends ces gestes ancestraux qui
font la grandeur d'un peuple. Tu débrousses, tu creuses, tu plantes, tu te mets à
l'ombre, tu bois, tu parles, tu écoutes, tu respires, tu es. Tu sais que le mal te ronge,
tu as donné ce que tu devais. Le vieux pêcheur est là près de toi, les cris de tes
enfants et les mélopées de ta compagne au loin, tu es heureux et tu le partageras
jusqu'au dernier soupir. « Eiaha na pei ».
Que reste-t-il de ton bref passage ?, des poèmes, des chants, des films, des
interviews, des photos, des archives, des souvenirs, des femmes, des amis, des mots,
du sens, de l'espoir. De cette natte de petits riens, que l'on défait, que Ton retresse
sans cesse en
s'ingéniant à en garder le sens. On découpe, on recolle, on aménage,
confond, on mélange, on entrelace, un air de Chopin sur « Oihanu », « o oe to
oe rima » sur fond de David Bowie, « Tou fare a » sur le thème de « Tigre et draon
gon ». Les sons semblent s'entrechoquer en prime abord, il est temps de manger
cette mixture, ce choc d'harmonies. La partouze des sucs culturels est en branle, le
stupre apparent laisse place à la magie du partage dans cette atmosphère
empreinte d’humilité. Le sectarisme ambiant n'a plus sa place. Le monde est monde,
le maohi est caucasien, new yorkais, nigérien, vénézuélien, le temps de cet acte
d'amour où les cultures copulent respectueusement.
«
Tu es encore là pour leur dire comme tu avais raison de chanter ta complainte
Pei nei ae » sur des accords d'Emma Terangi. Tu cries, tu supplies de ne pas se
laisser bercer par cet enivrant tintement de l’argent qui transmute ta culture en
feu d'artifices aveuglants, assourdissants et sans fin. Ton discours politique sur
la terre mère, sur la terre patrie, que le Pays s'empresse de brader au plus offrant,
un
est une réalité quotidienne. Aujourd'hui on érige des monuments à l'effigie d'ar-
tiste étranger et l'on négocie le « marae taputapuatea » avec l'UNESCO au nom
de la mondialisation des cultures. Cette Terre, notre Terre que l'Etat Français a spoliée pour de multiples bonnes raisons et qui mettent en scène toutes formes
25
Dossier: «e HIRO e»
d'opérations de rétrocession avec la collaboration bienveillante des médias dominants. Cette Terre où il nous ordonne de les accueillir chez eux.
Qu'aurais-tu fait, qu'aurais-tu dit, qu'aurais-tu écrit ? si tu avais vécu ce que
nous sommes en
train de vivre. Ce moment fabuleux, ce passage obligé de l'âge du
tout consommer artificiel à celui de la recherche du bien vivre, du bien être.
Condamnés, nous sommes à chercher et trouver ensemble les fondements d'une
société où l'on privilégiera le partage à l'égoïsme dominant. L'ère de se laisser bercer par les frêles vibrations de l'amour partagé en lieu et place de ces clinquants
tintements de l'argent. Rêve, utopie, réalité demain peut-être (Pei nei ae) que j'au-
rais sincèrement partagé avec toi.
Qui es-tu, toi que je n'ai pas connu, pour imprégner mon âme de ce désir d’approcher, d'effleurer les innombrables émanations de ton bref passage sur cette
terre dont je ne cesse chaque jour de me désaltérer à la source de sa substantifique
moelle (hommage à Pierre Dac et Francis Blanche).
Henri, je ne t'ai pas connu. Tu as été comme tous ces hommes qui ont rappelé
aux autres comme ils
pouvaient être bons. Tu as aimé les gens, tu as aimé ta terre,
tu as aimé ton peuple, tu as aimé tes proches, tu as aimé tes amis et tes ennemis,
tu as aimé l'amour et tu nous as donné l'espoir en vivant ta culture.
LittéRama’oHi » 18
Rimeéio Charausset
«
Henri Hiro,
Ou, l’empreinte du poète guerrier »
L'hommage posthume est si souvent convenu qu'il efface des pans entiers d'une
personnalité que l'on veut honorer. Après son départ en 1990 les médias encore
frileux ne lui décernèrent que le titre de « premier poète contemporain ». Vrai tellement vrai mais trop réducteur ! C'était oublier sa conscience et l'engagement qui
fut le sien et la polyvalence de ses talents.
Un griot n'est pas seulement musicalité...
Plus près du griot africain ou du barde celtique, Henri Hiro n'est en osmose
avec
la poésie que quand elle sublime l'être entier appartenant à son monde avant
d'être au monde. Celui d'aujourd'hui, mondialisé mais qui était déjà en germe, en
ce
temps pas si lointain de colonialisme nucléaire. Le griot ou le barde ne sont pas
seulement musicalité de la langue mais creuset d'une conscience collective qui
s'offre à la communauté. Ils ne se sentent pas détenteur de l'unicité d'un art mais
représentatif d'une exigence qui ne mesure ni son temps ni l'énergie qu'il faut lui
Les obstacles et les sacrifices qu'il faut endurer sont les prémisses d'un
parcours ou d'une destinée. Et lui est le seul à savoir s’il a pu la maîtriser, sa desti-
consacrer.
née. Et nous ses frères ou sœurs, nous sommes les seuls à mesurer encore et tou-
jours ce qu'il a pu donner, comme héritage à transmettre.
Quand il chantait, il y avait du blues dans la voix
Amoureux transi et sans modération du reo tahiti dans un monde qui préten-
dait à la modernité par l'émasculation du verbe indigène. Absurde et pourtant que
de batailles menées pour faire reconnaître la beauté insolente des langues polynésiennes. Ramenées à cette époque au titre peu glorieux de langue vernaculaire. Cet
adjectif, cet énoncé est si méprisant y compris dans sa sonorité qu'il en fut un des
plus beaux guerriers, un des hérauts les plus convaincants et persuasifs. Sa langue
avait en son palais des inflexions d’une incroyable fluidité. Mais il savait jouer aussi
de tous les registres. Et il pouvait lui donner de l'épaisseur ou au contraire des
Dossier: «e Hiro e»
chatoiements d'été indien. Ce n’était pas un hasard s'il était acteur et quand il
chantait il y avait du blues dans la voix.
Secrets si enfouis de pêcheurs entre soi
Chantre de la langue, il partageait cette connivence le plus profondément
avec Turo
Raapoto. Mais il a su être si pédagogue avec les cadres ou acteurs du la
il a transmis cette flamme et le feu qui va avec. Ou au
contraire, lors du tournage du Pasteur et la vanille il partageait plutôt ses confidences avec les anciens de Huahine. Secrets si enfouis de pêcheurs entre soi, ou
de vielles compositions sur les himene tarava. Là, il pouvait goûter au statut d'être
un de leurs pairs tout en étant entièrement de sa génération. Car le
paradoxe
apparent de son œuvre dite poétique c'est qu'elle est relativement maigre. Il serait
donc réductif de s'en tenir aux écrits du poète pour mieux cerner l'auteur. L'œuvre chez des personnes comme Hiro sont autant sinon plus dans les actes
que dans
mana
te nunaa à qui
les écrits.
La parabole du pilier
Et des actes, il en a commis, lui avec les autres. C'était au temps de la MJC, de
la Maison de la culture qui n'était pas encore une institution mais un lieu d'ébullition permanente. Aucun projet même audacieux pour l'époque n'était tu, enfoui
censuré. Ce fut donc une période intense de créativité tout azimuts avec son
lot d'échecs mais jamais cuisants. De frustrations mais jamais brûlantes car l'im-
ou
portant était l'élan du groupe, le désir d'un nouveau projet. On imagine mal,
aujourd'hui, de proposer du café théâtre sur le thème de « La création du monde
selon Taaroa ». Un film sur les « Immémoriaux » de Victor Segalen, une libre adaptation où l’on voit l'acteur apostropher les touristes à la descente de leur aéronef.
Le festival des himene tarava prit naissance là avant de se délocaliser à Motu
ovini. Bref, des années sans entraves avant le lynchage administratif en 1984. Hiro
était un pilier sans désir de domination car la création artistique en serait morte
ou
châtiée.
Une œuvre polymorphe
L'œuvre, si le mot peut être juste, est avant tout multiple et polymorphe. Ne
parlez que de textes poétiques, sans le cinéma puisqu'il est encore aujourd'hui le
réalisateur le plus prolixe du Pacifique, semble limité. Et pourquoi alors ne pas par1er de théâtre ? Le classique, comme l'adaptation d'une pièce de Ionesco. L’avantgardiste, si cela veut dire quelque chose, avec le café théâtre. Ou l'ancestral, encore
LitteRama’oHi « is
Rimeho Charousset
une dénomination
hasardeuse avec «Ariipaea vahiné » et ceux qui allaient faire vivre
le « pupu arioi ». Ou le théâtre métissé avec la danse et le groupe de Coco Hotahota.
Quelque fut l'espace dont il s'est emparé, Henri Hiro vivait l'alchimie de son identité
avec son temps. Il ne pouvait l'imaginer sans le combat qui va de pair. Seuls ceux qui
restent encore peuvent invoquer l’ingratitude de l'histoire pour nous l'avoir enlevé
trop tôt. Mais aurait-il été toujours lui-même dans le monde qui est le nôtre ?
Dossier: «e Hiro e»
«
Je me souviens de Henri Hiro »,
par Pinal
De Henri Hiro, l'on connaît bien son engagement pour la préservation de la culture polynésienne ou encore pour la transmission des savoirs de nos
tupuna. En
pensant à Henri Hiro, on se rappelle aussi son caractère bien trempé, ses idées -discutables certes, mais qu'il assumait malgré tout. On fredonne encore une chanson,
interprétée par Bobby Holcomb en hommage à cet homme parti trop tôt. Ce que
l'on sait moins de Henri Hiro est, peut être, son engagement pour les festivités du
Heiva i Tahiti dans les années 80, aux côtés de nombreux grands autres noms de
la Culture, tel que Wilfrid Lucas dit Pina'i, mon grand-père. Pour rendre mémoire
à son ami Hiro, Pina'i a donc accepté de se prêter au jeu de l’entretien, installé dans
sa
retraite à Raiatea, l'île de sa bien aimée Juliette. C'est la voix chevrotante mais
avec les mots
justes, les yeux humides mais avec le regard vif qu'il se rappelle Henri
Hiro, son complice de toujours.
Question : Papy, peux-tu nous raconter un de tes meilleurs souvenirs de Henri
Hiro ?
Réponse : Il n'y en a pas, on ne peut pas les dissocier. J'ai tant de souvenirs avec
ami Hiro, et tous sont exceptionnels. Il m'est très difficile de me les rappeler et
de les comparer. Cependant, il me reste surtout cette profonde amitié et cette
mon
confiance. Henri Hiro, c'était le cœur. Henri Hiro, c'était le sourire. On s'aimait et
avec tous
les autres membres du jury du Heiva de l’époque, on se sentait bien.
Henri Hiro avait connu mon papa de son vivant, avant de me connaître. Mon papa,
Teriiteitei, avait pour habitude d'aller pêcher les ature dans le lagon de Punaauia face
à l'embouchure de la Punaruu. Il était un grand pêcheur et revenait parfois avec la
pirogue remplie de poissons. Malgré son âge, il surfait sur les vagues avec sa pirogue,
c'est là qu'un jour Henri Hiro, depuis la plage, a aperçu Teriiteitei. Au retour de Teriiteitei, Hiro l'a aidé à remonter sa pirogue et lui a dit qu’il était dangereux de ramer
seul sur les vagues. Mon papa lui a simplement souri et donné du poisson. Et à chaque
fois qu'ils se croisaient et qu'il le pouvait Teriiteitei donnait du poisson à Henri Hiro.
LitteRama’OHi # 18
Tinihauarii iïlareua Leu - LUilfrid Pina'i Lucas
Question : A quelle période as-tu connu Henri Hiro ?
Réponse : Hiro et moi nous sommes connus à la fin des années 70. J'avais été
sollicité par Francis Sanford pour épauler mon ami Maco Tevane, alors conseiller
du gouvernement à la Culture. Au début des années 80, Hiro a été nommé Prési-
dent du jury du Heiva. Je faisais déjà partie de ce jury suite au départ de Raymond
Pietri, mais c'est alors que Hiro m'a quasiment imposé comme Vice-Président du
jury. Et à partir de ce moment, Hiro et moi nous sommes alternés à la présidence
du jury du Heiva. L'un était Président, et l'autre Vice-Président successivement.
Notre amitié est venue naturellement, comme une évidence, se renforçant
d'année en année. Nous avions en commun, l'amour du Heiva, l'amour pour ces
danses, pour ces chants et pour la Culture en général. C'est ce qui nous faisait
vibrer.
Question : Henri Hiro n'était pas de la même génération que toi, mais vous par-
tagiez quand même certaines valeurs. Et vous avez tous deux œuvré à la transmission de ces valeurs.
Réponse : Ah oui, complètement ! Nous avions tous les deux les mêmes valeurs,
notamment l'importance de la famille et la transmission de la culture ma'ohi. Nous
partagions totalement le même avis, le même idéal. Ce n'est pas étonnant que l'on
rapidement et si bien entendu. Nous souhaitions les mêmes choses, nous
pensions de la même façon. Et cela, malgré le fait que Hiro soit mon cadet, de plus
se soit si
de dix années.
Un autre avantage à cette entente que j'avais avec Henri Hiro était que je pouvais très facilement discuter avec lui, malgré notre différence d'âge nous nous
comprenions. Je lui parlais avec mes mots, lui me répondait avec les siens et même
si nous n'avions pas le même langage, nous nous comprenions. Et c'est ainsi que
j'ai aussi servi de lien ou de traducteur entre le jury du Heiva et le gouvernement.
J'étais très proche de Maco Tevane et cela nous a beaucoup facilité les choses. Par
exemple, les préparations que nous faisions pour le Heiva se comprenaient dans un
certain cadre de lecture, qui n'était pas forcément le même que celui utilisé au
conseil du gouvernement. Une certaine adaptation était nécessaire mais Henri
HIRO savait très bien s'y prendre. Il comptait sur moi pour défendre nos proposifions avec le même enthousiasme que s'il avait dû le faire lui-même.
Question : Comment se passaient les réunions du jury avec Henri Hiro ?
Réponse : Ce n'était pas de tout repos, je l'avoue. Le jury se réunissait de très
nombreuses fois avant, pendant et après les festivités. Ces réunions, très nombreuses
31
Dossier: «e Hiro e»
étaient nécessaires. Plus que tout, Hiro, moi-même et tous les autres membres du
jury voulions que la population venue assister aux soirées du Heiva soit satisfaite.
Nous n'étions pas tous toujours d'accord dans nos discussions, mais nous nous
devions de donner le change. Il ne fallait pas qu'un seul manque, qu'une seule hésitation ne se fasse sentir.
Siéger au jury du Heiva n’était pas chose facile, et cela n'est toujours pas le cas.
Il fallait assumer nos positions, supporter la critique et tenir compte des avis de
tous. Malgré tout par amour de la Culture, nous le faisions, nous donnions le meil-
leur de nous même pendant ces festivités. Par amour pour la Culture, nous en arrivions même parfois à oublier nos familles.
Question : De quelle façon, à ton avis, Henri Hiro aura marqué le Heiva i Tahiti
de son empreinte ?
Réponse : Je ne saurai dire si les membres d'un jury laissent une trace de leur
passage au Heiva. Je pense plutôt que ce sont les groupes eux-mêmes qui mar-
quent les esprits, qui donnent le ton et qui, finalement, font briller la culture
ma'ohi.
Néanmoins, ce qui, à mon avis, caractérisait Hiro en tant que membre du jury
du Heiva était l'attention particulière qu'il prêtait au ressenti du public venu assister au spectacle. Du soulèvement de foule aux huées en passant par l’endormisse-
ment, il était très observateur de la manière dont la population percevait les
spectacles de chants et danses. J'ai parfois l'impression qu'aujourd'hui les spectateurs modèrent leurs réactions. J'ai peut être tort, mais à
l'époque, ces réactions
étaient très importantes pour le jury. Que l'on soit ravi ou déçu, il faut l'exprimer.
Certains groupes pouvaient même être soporifiques et le public n'hésitait pas à le
leur faire savoir. Nous en faisions de même dans le jury, grâce, notamment, à la
simplicité et aux paroles sans détour de Hiro.
Il répétait souvent que nous n'avions pas le droit de tromper le peuple. Ce que
nous faisions en tant que jury du Heiva, ne devait être que la vitrine de ce
qui faisait vibrer le public car, pour Hiro, le public était le premier juré. Hiro savait déjà
que c'était le public qui donnait toute sa dimension et sa valeur au Heiva.
Question : Alors à ton avis, de quelle manière Henri Hiro a-t-il marqué le jury
du Heiva ?
Réponse : Quand Hiro présidait le jury du Heiva, je n'ai pas vécu un seul Heiva
où les choses se sont réellement mal passées. Tout fonctionnait, tout s'emboîtait,
tout marchait avec beaucoup d'aisance. Nous, membres du jury, étions vraiment
LitteRama’OHi « is
Tinihauarii iïlareua Leu - Wilfrid Pina'i Lucas
solidaires. Il n'y avait pas de problèmes de personne, ou s'il y en avait, nous les mettions de côté et nous les réglions en aparté. Je le répète, tout était facile entre
nous, nous nous sentions bien. Aujourd'hui, je me suis retiré du jury du Heiva et je
ne sais
pas comment les choses se passent à présent, mais c'est le souvenir que je
garde de Henri Hiro, Président du jury du Heiva.
Question : Aujourd'hui, certains regrettent les anciens membres du jury du
Heiva et vont jusqu'à dire que la valeur que Henri Hiro, toi-même et tous les autres
apportiez à ce jury n'a pas été remplacée depuis. Quel est ton sentiment par rapport à cela ?
Réponse : Je respecte le jury actuel du Heiva i Tahiti. Chacun de ses membres a
toute sa légitimité pour observer, comparer et évaluer les prestations de chaque
groupe. Je sais par expérience que c’est loin d'être facile. Donc je ne peux décemment pas porter un jugement sur leur travail d'autant plus que je ne sais pas précisément comment les choses se déroulent aujourd'hui.
A notre époque, honnêtement, tout me paraissait plus simple pour nous. Les
soirées pouvaient être plus longues, mais nous avions la possibilité et l'appréciable
liberté de reporter les délibérations au lendemain. Nous avions parfois des discussions animées, mais jamais de profonds désaccords. Hiro, c'était le sourire et quand
des membres du jury se disputaient, il finissait par en rire et par nous faire rire. Il
arrivait toujours à apaiser les tensions.
J'ai aussi l'impression que pour la population tout était plus simple. On sentait
que les habitants des districts venaient plus nombreux et plus facilement assister
aux soirées du Heiva. Et comme je l'ai dit plus tôt, Hiro attachait
beaucoup d'importance au public.
Question : Plus tard, Henri Hiro, devenu très malade, s'est retiré sur l'île de
Huahine. Comment son départ a été vécu au sein du jury ?
Réponse : Il a eu raison de se retirer à ce moment. Il était effectivement malade
et fatigué et il valait mieux pour lui qu'il passe les rennes. Personne ne peut lui en
vouloir d'avoir fait ce choix. Il m’a alors passé la présidence du jury du Heiva et
j'avoue que sans lui, les choses ont été plus difficiles. Il apportait tellement de joie
et de légèreté que son départ s'est fait lourdement sentir lors des délibérations.
Nous, Flora Devatine, Iris Teai, Pierre Sham Koua et moi-même, les piliers du jury
de l'époque, nous sommes retrouvés sans notre soleil, sans notre moteur. Nous
avons
néanmoins réussi à garder et à perpétuer les valeurs auxquelles Hiro était
attaché. Nous avons maintenu la cohésion du groupe et l'unité du jury.
33
Dossier: «e Hiro e»
Question : A votre avis, aujourd'hui, que manque-t-il le plus au Heiva ? Est-ce
qu'il manque un autre Henri Hiro dans le jury, dans les auteurs, dans les chefs de
groupe ?
Réponse : Aujourd'hui, Henri manque à l'appel, c’est certain. Encore plus
aujourd'hui alors que je me rappelle tous ces souvenirs, mon compagnon de fortune et d’infortune me manque. Tout comme les autres, Flora, Iris, Pierre, Coco...
Et Hiro reste irremplaçable.
Un autre Henri Hiro au Heiva, est-ce réaliste ? Est-ce raisonnable ? Aujourd'hui,
je ne sais pas.
Par contre, je dirai qu’aujourd'hui au Heiva, on ne rit pas assez. On n'entend
plus les rires monter des tribunes. Tout comme les applaudissements ou les huées.
Mais principalement, je trouve que tout est devenu très solennel. Il faut un minimum
de sérieux c'est certain, mais le Heiva, c'est avant tout la fête. C'est une corn-
pétition bien sûr, mais c'est l'esprit de la fête, la joie, la célébration de notre culture
ma'ohi. Même dans les spectacles présentés on ne retrouve plus, ou si peu, la jovialité des spectacles d'antan.
Le mot de la fin :
Avec Henri Hiro, il y a beaucoup, beaucoup de souvenirs...
Mon ami Henri Hiro, honnête, avec un grand amour pour son pays. Il a donné le
meilleur de lui-même pour faire revivre les valeurs que les tupuna nous ont enseignées. Ami fidèle à la perfection, c'est pour cela que je l'ai tant estimé et apprécié.
Je n'oublie pas Flora Devatine, Iris Teai, Pierre Sham Koua et tous mes autres
amis, membres du jury du Heiva. Je n'oublie pas non plus Do, la charmante épouse
de Henri Hiro, toujours très accueillante. Il m'est impossible de parler de Henri Hiro
sans avoir une pensée émue pour eux aussi.
LittéRama’oHi tt 18
Jimmy iïl, Ly
Wen Fa et Henri Hiro
Je n'ai jamais connu Henri Hiro et je ne le connaîtrai jamais. Et pourtant nous
avons vécu
ensemble en Polynésie pendant la même période, certains diront
funeste, du Tahiti nucléarisé, sans cependant nous côtoyer ni à fortiori nous rencontrer.
Il peut donc sembler étrange qu'aujourd'hui, je puisse essayer de faire un
parallèle entre le mouvement culturel de Wen Fa et le combat de HIRO. Et pourtant si on y réfléchit bien, on pourrait trouver beaucoup de ressemblances entre
les deux.
A première vue, il n'y a pas plus dissemblable contestation entre les positions
de Henri Hiro et de Wen Fa. Je m'explique. Ne connaissant ses prises de position
que par ouïe dire, j'avais cette impression que la contestation de Hiro se situait
dans un positionnement de refus du nucléaire plus que dans des forces de proposition et de solutions.
A Wen Fa les préoccupations étaient moins politiques et plus dirigées vers un
renouveau des traditions et une
réacquisition d'une culture chinoise perdue, même
si on pourrait penser que ces revendications se situeraient sur un plan plus intel-
lectuel.
Aussi je pense qu'il est d'abord nécessaire de restituer la période historique des
protagonistes. Il ne faut pas oublier que les deux mouvements se situaient dans les
années 70 en pleine période contestataire hippie à Paris : ceci pouvant éventuellement expliquer cela.
Personnellement j'ai vécu de loin Mai 68 en Polynésie et à dire vrai je ne cornprenais rien à la révolution qui se passait là bas à Paris. Il faut avouer que les
moyens de communication étaient encore sommaires malgré la présence des trois
quotidiens de la place, de la télévision locale RFO ainsi que de Radio Tahiti.
Cette révolte parisienne me semblait si lointaine et éloignée de nos préoccupations quotidiennes. Même l'épisode de la fuite du général de Gaulle à Baden
Baden n'affectait en rien l’atmosphère si paisible des îles du Pacifique.
De plus, je n'avais jamais vu mes collègues étudiants de Wen Fa à leur retour
de France, laisser pousser leurs cheveux aussi longs que ceux du chanteur Antoine,
Dossier: «e Hiro e»
encore
moins prôner une libération des mœurs, ni se vanter d'être montés sur les
barricades de la rue Gay Lussacdans ce Quartier Latin si cher à tous les étudiants
parisiens et polynésiens.
Mais tous ou presque c'est-à-dire ceux qui étaient plus ou moins concernés,
revenaient de France avec la tête farcie de diplômes de l'Education nationale et
quelque part une certaine volonté de vouloir changer sinon le monde, du moins la
communauté chinoise de Polynésie dans laquelle ils avaient vécu leur adolescence
et qu'ils trouvaient aujourd'hui d'un archaïsme et d’un immobilisme désolants.
Il fallait bien prouver à qui de droit et surtout à soi-même que leurs études
avaient servi à quelque chose.
Il est vrai aussi que ce retour aux sources prôné par Wen Fa devait se faire plus
dans l’optique d'un enrichissement culturel personnel et communautaire comme
dans la vision d'un futur apport à une société polynésienne en pleine mutation que
dans une révolte contre la société de consommation actuelle.
nos rêves de
Nous avions aussi
jeunesse.
Mais comment ce désir comme cet élan d'intégration était-il vu par la société
polynésienne d'alors ? A la suite de leurs leaders, Francis Sanford et John Teariki,
celle-ci subissait de plein fouet les changements et les contrecoups de l'arrivée du
C.E.P. Oserais-je dire que cette phrase est répétée comme une litote depuis ces
années-là ?
Elle avait elle-même ses propres problèmes de reconstruction que malgré sa
jeunesse EURO cernait à merveille et en avait déjà deviné les funestes conséquences
de l'intrusion nucléaire. Et il était bien évident que durant ces années là, elle n'avait
ni le temps, ni l'inclination de discuter de l'acceptation d'une communauté chinoise, encore moins de son intégration éventuelle et future.
La bombe était à notre porte, porteuse de tant de grands chamboulements
économiques. Et il fallait s'en arranger avec, même si personne ne comprenait, ni
n'avait les moyens d'en prévoir les conséquences futures. Pour les politiques, il y
avait plus urgence à gérer et à comprendre les arcanes du pouvoir.
Face à cette négligence des esprits de l'époque, la révolte de Flenri FIIRO semblerait plus dirigée vers une prise de constience des dangers de ces bouleversement
irréversibles. Intuitivement il pensait que là solution à ce mal insidieux se trouverait
dans un retour et une réappropriation des valeurs traditionnelles mises à mal par
les errements d'une société polynésienne plongée vers la consommation à
outrance.
Aussi pour mettre en valeur ce refus anachronique pour les uns et mal avisé
pour d'autres, on a donc vu Fliro se promener en pleine ville, vêtu d'un simple
LitteRama’oHi » is
Jimmy (Tl. Ly
paréo, symbolique d'un refus du modernisme apporté avec l'aide du C.E.P.. Lui n'y
voyait qu'un moyen de se défendre contre des forces inéluctables.
Or il était bien évident qu'avec leur conservatisme intellectuel et vestimen-
taire, les membres d'origine chinoise de Wen Fa revenus à Tahiti n'étaient pas trop
attirés par ce style de contestation dont ils ne comprenaient pas à priori les fondements.
Visuellement d'abord ce n'était pas dans leur style de s'habiller à l'ancienne ni
de se promener dans la rue en criant des slogans anti-nucléaires. D'ailleurs, j'en
connaissais très peu qui aimait le style yé yé de Johnny Hallyday et de Sylvie Vartan. Les pantalons patte d'eph, les jeans et autres t shirts comme les cheveux super
longs n'entraient pas dans leur comportement quotidien.
Comme pour beaucoup de nos compatriotes, l'idéologie française de Mai 68
relevait plus du folklore estudiantin que d'une réflexion approfondie sur la société
hexagonale de l'époque. Contrairement aux Etats-Unis où la musique de Bob Dylan
et de Joan Baez entres autres avait servi de support à la lutte des droits civiques
pour les Noirs, mes amis de Wen Fa n'étaient pas revenus avec cette idéologie
contestataire hippie sinon je l'aurais su.
En fait j'avais même l'impression qu'ils considéraient Flenri HIRO comme un
doux rêveur. De plus, mais il n'y avait pas seulement qu'à Wen Fa, beaucoup de
gens locaux ne comprenaient pas très bien le sens de cette contestation qui refusait l'avènement du modernisme et du progrès économique.
Beaucoup y voyaient plutôt comme une chance inouïe et unique de développement du Territoire qu'il fallait saisir avant qu’elle ne disparaisse. Pour beaucoup
de Polynésiens, la manne nucléaire semblait être la chance de leur vie.
Car ce n'était pas du tout dans leurs habitudes de Chinois de contester une
présence atomique, source de tant de progrès, d'enrichissement économique et
d'élévation de leur niveau de vie. De fait c'était surtout sur le terrain culturel que
les juvéniles membres de Wen Fa portaient leur attention, tant il est vrai qu'ils n'y
connaissaient strictement rien ou si peu à leurs traditions chinoises.
Durant ces années-là d'abandon et de négligence d'avant C.E.P., leur constat
sur
l'état culturel de la communauté était assez accablant non pas tant sur la
conservation des coutumes et traditions relativement encore vivaces mais surtout
au
niveau de la conservation de la langue hakka à laquelle peu de solutions étaient
proposées dans les écoles chinoises existantes. Ils pensaient que si la langue disparaissait, c'en était fini de leur identité de Chinois hakka.
Moi-même qui revenais des Etats-Unis en pleine mode hippie de San Francisco
avec
le Flower power et leur slogan de légende, « Make Love not War », j'avais la
37
Dossier: «e Hiro e»
tête farcie avec les chansons des Beatles plutôt que de saveurs de won ton et de
dim sum et encore moins de musique tahitienne.
Ayant vécu dans le confort lénifiant de la vie américaine, même si saupoudrée
préoccupations un peu contestataires, avec beaucoup de mes camarades
universitaires, je jetais comme beaucoup de monde autour de moi un regard un
peu sceptique sur la démarche de refus d'Henri Hiro.
Pour beaucoup de mes compatriotes, il leur semblait tellement bizarre et
contradictoire pour un esprit éduqué en France tel que Hiro que de refuser l'arnélioration des conditions de vie des Polynésiens et le confort des progrès matériels
avec des
qu’amenaient l'ouverture de l'aéroport de Tahiti Faaa, la construction d'un nouport, comme l'avènement des nouveaux moyens de communication et des
veau
médias de la télévision.
En somme tout le monde avait tellement confiance en l'avenir et tout croyait
tellement au progrès économique et technologique des années 70 qu'allait amener
la manne nucléaire. Les années de prospérité des futures trente glorieuses ne
devaient-elles pas amener le bonheur du confort éternel ? Et à l'époque avionsnous si tort de penser
cela et comment nous le reprocher aujourd'hui?
Les préoccupations des Polynésiens pourtant se situaient ailleurs. Le pays bou-
geait. Il fallait profiter de la situation et urgence il y avait. Les deux communautés
avaient peu de choses à partager ensemble. Même si elles vivaient côte à côte, elles
se connaissaient si peu et n'avaient que peu d'occasions pour faire connaissance.
Pour tout dire elles ne se mélangeaient pas beaucoup. Et leurs ambitions propres
divergeaient en se situant aux antipodes.
Visionnaire avisé, Henri Hiro se doutait bien de l’impact destructeur de l'entrée de la Polynésie dans le inonde moderne occidental aux valeurs si différentes
de la société traditionnelle polynésienne. Même si ses prises de position tenaient
beaucoup plus d'une posture et d'une éthique individuelle, elles reflétaient tout
d'abord une méfiance de voir sa communauté ne pouvoir se défendre efficacement
contre une évolution inéluctable.
Mais il y avait déjà en lui cette crainte douloureuse et prémonitoire de cette
invasion qui ferait que plus rien n'allait redevenir comme avant avec comme
conséquence que son pays ne serait plus comme le sien.
J'avais aussi l'impression que tous ces changements présageaient d'un mauvais pressentiment envers le futur et que pour lui, dorénavant l'avenir du peuple
polynésien ne serait plus entre leurs mains.
A ce titre Henri Hiro était un vrai et altruiste visionnaire.
Ne connaissant pas ses écrits, je me demandais s'il avait quelque idée d'une
LitteRama’OHi tt is
Jimmy ID. Ly
future Polynésie après un éventuel arrêt des essais. Car il était impensable qu'il
puisse penser que le destin de son fenua ne resterait confiné qu'à celle d'une terre
d'expérimentation nucléaire pour la France.
Au contraire de Hiro, aux débuts de leurs réflexions les membres de Wen Fa,
pensaient pouvoir utiliser ces transformations pour moderniser et maîtriser leur
sinité plutôt que siniser leur modernité. Il fallait ouvrir les esprits traditionnels de
leur communauté et chercher comment pouvoir participer à la vie du pays en amenant quelque chose de différent.
D'où un retour aux sources traditionnelles non pour devenir Chinois pour être
Chinois mais devenir un meilleur Chinois dans une perspective de cohésion et de
partage avec une nouvelle société polynésienne.
Retrouver sa propre culture était donc le point de dénominateur commun
entre Wen Fa et Fliro. Mais c'était dans la finalité de leurs objectifs que le combat
de Wen Fa et celui de Fliro pour leurs propres communautés divergeaient.
Sur le poster de la Maison de la Culture annonçant une manifestation culturelie en son honneur, j'ai vu le portrait d'un homme dont on disait surtout qu'il
était un révolté. En fait j'ai du mal à trouver une trace de révolte sur ce visage.
Au contraire j'ai vu le regard saisissant et contradictoire d'un homme apaisé
dont j'ai aimé la franchise, j'ai ressenti la douceur de son sourire accueillant,
annonçant un Flaere Mai Ra qui n'est pas de pacotille. Difficile d'imaginer Fliro avec
une telle sérénité
dans une posture anti nucléaire et pourtant c’était bien le cas.
Comme avec ces musiciens baladins sur le trottoir de la Banque de Polynésie
qui chantent tous les jours des airs de musique tahitienne évoquant le bonheur
perdu d'une île enchanteresse. Ils chantaient avec une telle nostalgie que ç'en était
poignant comme s'ils l'avaient perdue pour toujours.
C'est ainsi que j'ai trouvé le portrait d'un homme à la recherche d’un bonheur
d'autrefois perdu mais qui existerait toujours quelque part dans un océan inconnu,
dont on découvrirait par hasard le secret en vivant autrement la réalité d’aujourd'hui.
Je ne connaissais pas Flenri Fliro mais j'aurais bien aimé le connaître
Dossier: «e Hiro e»
Henri Hiro
et des souvenirs de profs de philosophie
Interview
RK : Jean Christophe, tu veux rendre hommage à Henri Hiro, et de manière
plus particulière en rappelant une partie de sa vie, à savoir celle où il était élève
dans l'enseignement protestant. Nous sommes à la fin des années 60. Il y a eu la
première explosion nucléaire à Mururoa en 1966, et toi, tu es arrivé...
JCI :... en septembre 1967.
RK : Et tu étais donc professeur de philosophie au collège Pômare.
JCI : J'étais venu en tant que VAT (Volontaire à l'Aide Technique) et l'Enseignement Protestant m'avait confié entre autres la
philo en terminale A. Il se trouve
que dans ma première année d'exercice, j'ai eu comme élève Henri Hiro.
RK :... et Dura Raapoto, qu'il convient d'associer, même s'ils ont été très différents ; mais nous allons parler d'Henri Hiro, qui a eu un parcours scolaire tout à fait
particulier.
JCI : Oui, Henri n'avait en fait suivi un cursus scolaire normal que jusqu'au
milieu de la Troisième, après quoi il était parti dans sa famille à Punaauia et Moorea, pour vivre une vie de cultivateur et de pêcheur ; il avait fondé une famille,
dont étaient nés, je crois, deux enfants. Il s'est retrouvé à l'école pastorale d'Hermon
du fait d'une vocation pastorale. L'école était dirigée par deux missionnaires,
reconnus
pour leur profonde connaissance de la langue tahitienne, les Pasteurs
Adnet et Vernier, qui ont repéré chez ce garçon un potentiel considérable. Ils nous
l'avaient envoyé au Collège Pômare en cours de français et de philosophie, afin
qu'il puisse poursuivre des études de théologie en métropole.
LitteRama’oHi « is
Jean- Christophe Irrmann et Robert Hoenig
RK : C'est ce qui était bien dans l'enseignement protestant, que nous connaissons
bien, de donner leur chance à des éléments au parcours particulièrement
chaotique...
JCI :
...
ce
qui était son cas. Il avait 23 ans, et n'était plus jeune que moi que
de quelques semaines !
On sentait chez ce garçon, d'un côté des lacunes énormes, aux niveaux des
connaissances et de la langue française, mais d'autre part une pensée qui cherchait
à s'exprimer.
RK : Dans une classe au niveau du bac il y avait donc toute une série d’exer-
cices, de dissertations...
JCI : Oui, il y avait chez moi une dissertation à rendre tous les quinze jours ;
Henri, au début, arrivait difficilement à écrire une à deux pages, saturées de
fautes de toutes sortes, et je mettais pour ma part plus de corrections et remarques
rouge, que lui n'avait mis de texte en noir ou bleu. Ce qui m’a frappé très vite,
c'est qu'il n'a jamais commis une deuxième fois une faute quelconque, d'orthoen
graphe, de grammaire ou de syntaxe. Il travaillait manifestement beaucoup et assimilait bien, absorbant les connaissances comme une éponge.
RK : Qu'en était-il de l'expression orale ?
JCI : C'était en fait un peu la même chose. Il avait de grandes difficultés. Je ne
pense pas, du reste, qu'en langue tahitienne, son vocabulaire et ses facultés d'ex-
pression étaient beaucoup plus riches qu'une honnête moyenne, enrichie toutefois, au niveau de la pensée, de la dialectique propre à la pratique religieuse
protestante, faite de dialogue entre les idées et les expériences de la vie quotidienne. C’est en tous cas ce que je le voyais mettre en oeuvre, au fur et à mesure
de ses progrès rapides en expression française, parlée et écrite ; puis se sont déve-
loppées ses facultés d'expression abstraite proprement dites.
RK : Est-ce qu'il y avait à l'époque un enseignement du tahitien ?
JCI : Zéro; ni dans l'enseignement public ni dans le privé. Il n'y avait que le
temple ou l'école du dimanche, en plus des traducteurs de la vie publique, pour
entendre une langue tahitienne allant au-delà des besoins de la vie familiale.
Ml
Dossier: «e Hiro e»
RK : Et comment se comportait Henri dans ta classe, Est-ce qu'il participait ?
JCI : Peu au début, puis de plus en plus, à la mesure de ses progrès dans l'ex-
pression. Alors que le niveau des six élèves de la classe était très correct, Henri s’est
révélé être le meilleur dès le milieu de l’année scolaire, en tous cas aux niveaux de
la richesse, de la qualité et de l’originalité de la pensée.
Je crois que cette originalité venait en grande partie de sa vie d’adolescent et
de jeune adulte dans la « Polynésie profonde », qui n’a donc pas été pour lui du
temps perdu.
RK : Henri découvrait la philosophie, mais toi aussi en quelque sorte !
JCI : En tous cas, j’en découvrais l’enseignement !
.
A vrai dire j’étais plus « calé » en sciences humaines et en logique que dans
d’autres branches comme la métaphysique, par exemple.
D’un autre côté je me suis interrogé sur ce qui était le plus susceptible d'intéresser mes élèves,
d’une part, et sur ce qui leur serait le plus utile pour passer le
bac, mais aussi au-delà, d'autre part. Il m’a semblé que mes goûts personnels
concordaient assez bien avec l’intérêt des élèves, à savoir qu’il était plus important
de leur donner les moyens de comprendre le monde actuel ou de leur donner à
réfléchir sur leur propre identité, que de leur prodiguer une connaissance profonde
de la pensée de Malebranche ou des angoisses de Kierkegaard par exemple.
RK : Donc, dans les dialogues philosophiques que tu menais, est-ce qu’on parlait déjà à cette époque de la culture, de la politique, des bouleversements dont
vous étiez
les témoins ?
JCI : Pas tellement. En fait on était surtout confronté au problème du bilinguisme, qui était ressenti comme suit : une langue véhiculaire, qui était le français,
porteuse des connaissances et des idées abstraites, et une langue vernaculaire, le
tahitien, exclusivement dédié à la vie familiale et quotidienne, et qui en termes
d'idées et de concepts n’était pas censée véhiculer grand-chose. Ceci créait un problême manifeste chez les élèves.
C’est pourquoi je m’étais attaché à apprendre, justement auprès des pasteurs
Adnet et Vernier, des exemples montrant le caractère sophistiqué de particularités
grammaticales du tahitien comme le duel, ou le distinguo entre le « nous » exclusif et le « nous » inclusif, montrant ainsi que chaque langue avait son génie, sa
1
'
LitteRama’oHi # 18
Jean- Christophe Irrmann et Robert Hoenig
richesse, et sa structure logique propres. Il s'agissait de montrer qu'il était inepte
de parler de langues « primitives » à opposer à des langues élaborées ou « concep-
tuelles ». Il me paraissait important d'apporter à cet égard les conceptions de Saussure ou
Lévy Strauss, appliquées au cas d'espèce.
RK : Comment réagissaient les élèves par rapport à ces exemples ?
JCI : Ces développements les ont, je crois intéressés, contribué en quelque sorte
à les décomplexer par rapport à leur propre langue, et à éliminer des blocages. En
fait, ils n'avaient jamais été jusque là amenés à réfléchir à la « façon de fonctionner »
de leur langue maternelle, ce qui rendait d'autant plus difficile l'appropria-
tion des connaissances reçues dans l'autre langue.
Ils étaient donc surpris, et agréablement.
RK : Et dans les dissertations, quelles références ou exemples présentaient les
élèves, des éléments issus de la mythologie polynésienne, de la bible, de la vie quotidienne ?
JCI : Je n'ai pas le souvenir d'une seule référence à la mythologie polynésienne
traditionnelle ! Au début il y avait surtout des exemples provenant eux-mêmes de
la culture occidentale, ou de la bible, ce que j'interprète soit par une anticipation -
fausse en l'occurrence
de l'attente du professeur, soit précisément par une difficulté à concevoir cette matière enseignée en français autrement que comme un
-
exercice artificiel sans lien avec sa propre identité. Au fil de l'année scolaire, et tout
particulièrement chez Henri Hiro, je voyais plus souvent des illustrations provenant
de l'expérience personnelle ou d'histoires apprises en dehors de l'école. Je considérais que ces efforts de conceptualisation de la vie pratique et personnelle étaiènt
signe de progrès dans l'assimilation des connaissances et des méthodes de raisonnement.
RK : Cette fréquentation de ces cours de préparation au bac était-elle sa déci-
sion, ou celle de l'église ?
JCI : Ne pouvant pas rattraper toutes les matières depuis la troisième il ne pouvait être question que d'obtenir un certificat d'équivalence pour pouvoir poursuivre
des études. L'initiative venait manifestement des autorités de l'Eglise
Protestante, mais Henri y adhérait totalement, poussé par sa vocation et aussi cette
M3
Dossier: «e Hiro e»
soif de développement personnel. Il a d'ailleurs eu ensuite des résultats brillants en
faculté de théologie de Montpellier, y compris en grec et en hébreu !
RK : Qui suivait ses études ? Ses parents ? L'Eglise ?
JCI : Je ne me rappelle pas avoir vu des membres de sa famille. N'oublions pas
qu'il était largement majeur et père de famille ! Par contre nous parlions régulièrement de son évolution avec les autorités de l'Eglise qui, soit dit en passant, le
finançait.
RK : Après ces quelques mois passés ensemble, as-tu revu Henri ultérieurement ?
JCI
:
Ayant exercé ensuite une autre profession, d'abord à Tahiti, puis dans
d'autres pays, je n'ai revu Henri qu'épisodiquement, dans les années 80, et nous
conservions de très bons rapports. Tout en ayant mûri et affirmé de fortes convie-
tions, il gardait cette grande curiosité d'esprit et aussi beaucoup d'humour. C'était
un
grand plaisir de voir l'évolution de cette personnalité d'exception après avoir
contribué quelque peu à sa formation.
Mais toi, qui m’as succédé au Collège Pômare comme prof de Philo, tu l'as
davantage connu après son retour de faculté. Peux-tu m'en dire quelques mots ?
Ton expérience était-elle dans la continuité de la mienne ?
RK : Dans la continuité pour l’essentiel. Ayant été tous deux dans l'enseignement protestant nous savons qu'étant en charge de petites classes nous avions la
possibilité de nous occuper de personnalités au parcours compliqué, et néanmoins
très intéressantes. D'autre part, étant Alsaciens tous deux, nous avons cette expérience vécue du bilinguisme, qui nous permettait une compréhension et une
approche des problèmes différente de ce qui se passait habituellement ici.
J'ai rencontré Henri Hiro pour la première fois quand il était à la maison de la culture de Pirae, menant déjà des activités fort originales, puis à l’OTAC, où il avait créé
deux ateliers, l'un de théâtre et l'autre de cinéma. Pour celui-ci, il nous envoyait,
munis d’une caméra Beaulieu pour faire des films de six minutes, dans des quartiers
où autrement nous n'aurions jamais mis les pieds, dans certains coins de Taunoa par
exemple ; il nous obligeait ainsi à voir en quelque sorte l'envers du décor de fleurs.
Nous nous voyions ensuite assez souvent dans sa maison de Tipaerui, qui ressemblait à une pirogue dans des veillées très riches et cordiales.
LitteRama’OHi 8 is
Jean- Christophe Irrmann et Robert Hoenig
Bien plus tard, quand il s'était établi à Huahine, et était Directeur de la Publication du Vea Porotetani, nous travaillions de manière très intense et riche au
contenu de la rédaction de cette revue ; j'observais alors son grand souci d'équili-
bre et de qualité des contenus, y compris au niveau des langues utilisées, son
expression de la langue française étant d’ailleurs très belle.
A ce propos, signe d'un retour vers la fin de sa trop courte existence vers la
théologie, il travaillait à une préface en tahitien au nouveau et à l'ancien testament, dont toute trace a malheureusement été détruite dans l'incendie de sa maison
de Huahine.
JCI : Ce retour aux sources religieuses est relativement méconnu et fait partie
de ce caractère riche et complexe.
Cette personnalité, j'en suis convaincu, n'aurait pas eu cet épanouissement et
surtout cette créativité si Henri Hiro était resté confiné dans sa langue et sa reli-
gion d’origine et n'avait pas fait ces allers et retours dont nous parlons.
Il fallait les outils et les connaissances apportées par une langue comme le
français pour que des esprits brillants comme celui d'Henri puissent refonder une
pensée conceptuelle en tahitien, redéployer une créativité, et in fine diffuser une
culture redynamisée. C'est du reste le cas de la plupart des créateurs de cette génération, et reste encore vrai aujourd'hui si l'on veut éviter que cette culture ne se
referme sur elle-même et ne s'appauvrisse à ..nouveau.
Dossier: «e Hiro e»
Le retour amer de l’enfant prodigue
Introduction :
Après deux années d'études passées à l’école pastorale d'Hermon Henri Hiro
décroche son équivalence du baccalauréat à l'Ecole Vienot et part en octobre 1968
à la Faculté de théologie protestante de Montpellier pour approfondir ses connaissances afin
se
de devenir pasteur. Il obtient sa licence de théologie en juin 1972, puis
rend à Strasbourg pour suivre une formation en journalisme. Mais en décembre
1972, tourmenté par le doute sur la nature de sa vocation pastorale et le sens à
donner à sa vie, il décide d'abréger son séjour et est rapatrié à Tahiti. Le texte qui
suit narre les péripéties qui ont ponctué son retour, les difficultés à trouver un terrain d'entente avec les autorités de
sur
l’Église évangélique et l'état de ses réflexions
l’évolution de cette dernière.
Sa famille et ses proches se souviennent de ce jour mémorable de son arrivée
à l'aéroport de Tahiti-Faa'a en cette veille de Noël 1972. Choquante pour les uns,
surprenante pour les autres, l’arrivée d’Henri Hiro n'a pas laissé indifférent. Hiro
Ouwen qui est allé l'accueillir à son arrivée, témoigne :
Un dimanche, le pasteur - c'est toujours Marama - nous annonce son retour.
Le jour de son arrivée, c'est toute la paroisse qui se déplace à l'aéroport pour
l'accueillir. Toute la famille proche est là et on voit débarquer Henri, les cheveux
longs et la barbe. C'était un peu la mode hippie qui commençait. Alors là,
ça a été la déception. Le pasteur a eu juste la décence de lui serrer la main, puis
il s'est éclipsé. Moi aussi cela m'a surpris quand je l'ai vu arriver comme cela ;
cela.m'a choqué.
Son arrivée est restée un sujet de plaisanterie, qu'Henri Hiro s'est plu lui-même
à évoquer auprès de certains de ses proches. Isidore Hiro raconte :
LitteRama’OHi » ib
Jsan-ITIarc Tera'ituati'ni- Pambrun
Quand il est revenu de France, ma mère est allée à son arrivée avec ma sœur,
Fa'atauira. Il y avait aussi beaucoup de représentants de l'Église évangélique en
costume cravate. Bien habillés, quoi. Ils attendent Henri. Les passagers sortent
les uns après les autres, mais pas d'Henri. Quand il n’y eut plus un seul passager,
ils se sont demandés où Henri était passé. C'est Fa'atauira qui l'a reconnu. Il
était assis dans un coin du hall en train de les regarder. C'est Henri qui raconte
ça en rigolant : « Je suis le premier qui est sorti, mais personne ne m'a reconnu
au
passage. Alors je suis venu m'asseoir au comptoir et je les ai regardés en
train de me guetter. Mais personne ne faisait attention à moi. Normal, ils m'at-
tendaient en costume, cravate, bien habillé, comme un pasteur quoi ! » Alors
que quand il est arrivé, il avait les cheveux longs, une longue barbe, des moustaches, sans chaussures. Je ne sais pas comment ils auraient pu le reconnaître.
Et quand ma maman l'a reconnu, elle était choquée, mais elle l'a embrassé. Par
contre, il parait qu'il y avait des pasteurs mécontents qui ne l'ont pas couronné
et qui sont partis.
Pour Hiro Ouwen, le premier contact qu’Henri Hiro a eu avec le pasteur
Marama à la paroisse de Puna'auia a été déterminant pour la suite.
De prime abord, le sentiment a été négatif. La barbe et les cheveux longs, ça a
été le déclic qui a fait dire au pasteur : « Je ne t'inviterai jamais ici. » Après ça,
Henri n'a plus jamais mis les pieds dans le temple de Puna'auia. Si le pasteur
l'avait reçu tel quel, quand il est rentré, et si l'Église l'avait mis a un poste où il
pouvait être vu de l'ensemble de la Polynésie, je pense que l'on n'aurait certainement pas connu le Henri Hiro tel qu’il est devenu.
«
En ce temps-là,
l'Église était carrée », rappelle John Doom. Elle n'avait pas du
tout apprécié de le voir revenir dans cette dégaine, mais elle a accepté de le tolé-
provisoirement. Les premiers temps, comme il n’avait pas de maison, John
Doom, en accord avec l'Église, l'a installé dans un presbytère désaffecté, au bout
rer
du 2e étage du Foyer des jeunes filles de Paofai. Il y logea avec sa femme et leurs
deux enfants. Rémunéré 18 500 francs Pacifique par mois par
l'Église dès le 1er jan-
vier 1973, Henri est resté-là longtemps sans travailler. Un jour, il a dit à son frère :
«
Tu as vu Isidore? Ça fait huit mois que je suis là et je ne travaille pas, mais on
paie. Alors c'est super ! » Alors je lui ai demandé : « Ah bon ! On ne t'a pas
travail ? » Et il m'a répondu : « Ben, les autres là, ils ne savent
pas quel travail me donner ! Ils ne savent pas quoi faire de moi ! » Ce n'était
me
encore donné un
M7
Dossier: «e Hiro e»
pas facile. Il me racontait que chaque fois qu'il allait voir Tamuera (le pasteur
Samuel Raapoto) dans son bureau, dès qu'il entrait, Tamuera lui disait en imitant les ciseaux avec les doigts : « Henri,Tes cheveux ! Coupe tes cheveux !
Rase-toi la barbe ! »
son
Toujours soucieux de son protégé, John Doom, en accord avec l'Église, tente dès
retour de le « réintégrer » et de le préparer à son ministère, mais sans succès :
Il voulait retrouver les sources de quelque chose, il bouillonnait. Nous avons
proposé qu'il soit pris comme élève pasteur et qu'il fasse son stage à la paroisse
de Taunoa. Mais il y a eu un problème... avec ses cheveux longs et sa barbe,
alors ça n'a pas marché avec la paroisse de Taunoa car il était déjà très impliqué
dans les problèmes de la culture mâ'ohi.
J'étais très malheureux, parce qu'on s'est lié d’amitié et qu'à ce moment-là il y
avait de plus en plus de « clash » avec nos anciens d'ici. J'essayais de leur expliquer que lorsque nous envoyons quelqu'un se former, c'est comme un arbre
que l'on coupe pour faire une pirogue, il faut bien tailler les branches pour lui
permettre d'avancer. Et quand la personne a achevé sa formation, elle ne
revient pas comme avant. C'était le cas avec Henri : quand il est revenu de
France, il était taillé pour la course.
Cette année-là, Henri Hiro s'inscrit déjà en rupture avec l'Église, même si John
Doom considère que « le lien avec l’Église n'a jamais été rompu ». C'est en tout cas
l'analyse que le pasteur Lucas fera bien des années plus tard :
En 1973, Hiro proclame au sein de sa communauté protestante : « Dieu est
mort. Il n'y a plus de Dieu"1. » Pour lui, si le Dieu de
l'Évangile est réellement
vivant, pourquoi permet-il alors aux dirigeants et aux fidèles de l'EEPF d'être
sourds et aveugles face aux essais nucléaires français sur les atolls de Moruroa et de
Fangataufa depuis 1966 ? Si ce Dieu existe, pourquoi n'intervient-
il pas pour libérer le peuple mâàhi soumis au colonialisme français depuis
la moitié du XIXe siècle? Si un tel Dieu est amour, pourquoi abandonne-t-il
les Maàhi dans la “restriction"Érahui) de l'identité culturelle autochtone,
1
Traduction de : Ua pohe te Atua. Aita e atua faahou, texte cité par Joël Here Hôiôre dans
Prophetism in Tahiti, mémoire de bachelor of divinity, Pacific Theological College, Suva,
1980, p. 119.
LitteRama'OHi « is
Jean-dlarc Tera'ituatini Pambrun
restriction décrétée impétueusement par les Occidentaux avec la complicité
siècle)2?
de la dynastie des Pômare (rois tahitiens du XVIIIe au XIXe
Le pasteur Joël Hoiore, qui a rapporté cette petite phrase « Dieu est mort » et
l'a longuement commentée dans le passage qu’il a consacré à Henri Hiro dans son
mémoire de fin d’études, est plus circonspect. Sans doute, Henri Hiro a rompu provisoirement ses liens avec l'Église, mais pas avec Dieu :
Henri Hiro revient au fenua convaincu de ce qu'il doit faire pour son
Église et
pour son peuple dans l'ensemble de la Polynésie française. Il verra que le meilleur moyen d'y arriver et les meilleurs exemples à suivre étaient Jésus et les
grands prophètes de l'Ancien Testament. Et il dit aimer ainsi leur courage, leur
volonté, leur audace à se battre contre toute autorité et tout pouvoir qu'ils
trouvaient coupables d'injustice... Après tout, c'est ce qu'il fit à son retour. Il
commença à dénoncer en premier lieu le peuple. Allant plus loin, il put même
dénoncer d'une certaine manière "ua pohe te Atua, aita e Atua faahou”, “Dieu
est mort, il n'y a plus de Dieu". S'il en était ainsi pour lui, je présume qu'il voulait certainement dire que l'on ne trouvait plus de place pour Dieu dans une
Église et une société, mais certainement pas qu'il était devenu athée1.
Des proches d’Henri Hiro estiment que c’est certainement durant les premiers
mois de son retour que les autorités de l'Église découvrent les positions idéolo-
giques d’Henri Hiro à la lecture de son mémoire sur Le mariage en Polynésie. Elles
reçoivent très mal cette contribution - et on le comprend à présent eu égard à ce
qui précède - pourtant validée par un jury universitaire présidé par son professeur
de morale et de philosophie, Alain Crespy, et confirmé par un diplôme de licence
en théologie. La réaction ne se fait pas attendre : il est convoqué pour s’en expliquer et tombe sur un mur d’incompréhension au cours d’une réunion dont la
teneur des échanges illustre le décalage intellectuel entre l’Église et Henri Hiro.
Othon Printz témoigne :
J’ai été extrêmement surpris, en
1973, d’apprendre par un des membres du
’âpo’ora'a fa’atere (comité directeur) qu'Henri avait été reçu par les pasteurs
2
LUCAS, A. Tihiri. « La mission du théologien dans le Sud? Quelques perspectives mission-
naires maôhi durant ces trois dernières décennies », conférence donnée lors de l’Assem6/ée
Générale de l'Association Francophone Œcuménique de Missiologie, 23-24 mai 200, p. 2.
3
HOIORE, Joël Here. Prophetism in Tahiti, mémoire de bachelor of divinity, Pacific Theolog-
ical College, Suva, 1980, p. 119.
H9
Dossier: «e Hir'd b»
qui lui avait demandé : « Alors, résume-nous ce que tu as retenu de ta théologie en Europe. » Et il leur a répliqué par cette formule : « Ce que j'ai retenu,
c'est que Dieu est mort », et il leur a parlé de la théologie de la mort de Dieu.
Mais eux n’ont pas compris et ils lui auraient demandé : « Mais alors, est-ce que
tu crois en Dieu ou non? » Et il leur aurait répondu - ça je me souviens bien
d'après ce que m'a rapporté le pasteur Bricold : « On ne peut pas répondre par
oui ou non, mais que ça demande une certaine recherche. » Sur ce, les gens du
'âpo'ora’a fa'atere auraient dit : « Dans ce cas, il ne peut pas être pasteur. »
S'estimant rejeté par les autorités de l'Église, Henri Hiro adopte alors une attitude d'affirmation de ses idées, jusqu'à la provocation. Isidore Hiro confirme que
durant cette période son frère ne ménageait pas la communauté protestante, en
particulier les pasteurs :
Quand tu allais au foyer Paofai et que tu montais l'escalier pour aller chez lui,
tous les murs étaient recouverts d'affiches sur lesquelles Henri critiquait la poli-
tique, l'Église, pas seulement évangélique, mais les églises et les missionnaires
en général. Une fois, je lui ai rendu visite avec notre père
qui a vu ces affiches.
Lorsqu'il est arrivé à l'appartement et qu'il s'est installé, il a demandé à Henri :
« C'est
quoi tous ces papiers que tu as collés sur les murs? » Henri a rigolé en
disant : « Tarihua tae mai nei i’ônei i roto tau piha, a ! E tarihua tôna » (Le
"couilleux" qui viendra ici dans mon bureau aura vraiment des couilles). Et
quand mon père lui a demandé si un pasteur était déjà venu chez lui, il a
répondu : « Pour le moment ? Non! Personne ! »
C'est au bout de ces huit mois, quand il a coupé (en partie) ses cheveux que
l'Église, qui n'attendait que ce signe de bonne volonté, lui propose enfin, sur les
conseils de John Doom, d'être rédacteur du mensuel protestant Ve'a Porotetani, en
juillet 1973. « C;est Henri qui donnera au Ve'a son format actuel », note John
Doom. Sous le titre « Un nouveau Ve'a », l'équipe de rédaction, où l’on discerne la
patte d'Henri Hiro, présente ce premier numéro d’une nouvelle série qui est publié
en
août 1973 :
Après plus d'une année de silence, le Ve'a Porotetani reparaît. Nous l'avons
voulu résolument moderne, agréable à lire et à feuilleter, abondamment illustré, mais aussi bien documenté, capable de faire progresser la réflexion de
ceux qui vont s'attacher à le lire. (...) Ce journal est bilingue. Et c'est volontairement que certains articles ne sont rédigés que dans l'une des deux langues
LitteRama’oHi s is
Jesn-ITIarc Tera'ituatini Pambrun
qu'il utilise, le français et le tahitien. Car le Ve’a Porotetani veut s'adresser à
tous dans la langue qui est la leur. Et point n'est besoin de s'attarder dans un
réflexe paternaliste dépassé à traduire chaque petit passage.
Ce premier numéro consacré à l'œcuménisme est néanmoins rédigé en tahitien
et Henri Hiro, qui en signe l'éditorial, donne le ton de sa parole dont il ne se dépar-
l'Église jusqu'à la fin de ses jours. Il dénonce les divisions et
appelle à l'unité de toutes les Églises :
tira pas à l'égard de
2000 ans de séparation, 25 ans de rencontres !
Cela fait presque 2000 ans que les Églises sont divisées. Va-t-on attendre
les Églises se rassemblent et mettent les choses au net
Églises ont répondu « non », parce qu'elles n'aiment pas la division. Il
faut ramener encore l'unité, c'est un grand et lourd projet œcuménique des Églises
encore 2000 ans pour que
? Certaines
aujourd'hui. 25 années ont passé durant lesquelles on a cherché partout à tâtons
pour que le corps de Jésus soit un, c'est de ce tronc principal dont sont sorties
toutes les branches se séparant les unes des autres avec ses croyances et ses
directions.
L'œcuménisme est un signe qui nous montre qu'il y a un messie qui travaille
dans ce monde, malgré le fait qu'il y ait plusieurs langues, plusieurs, peuples, plu-
sieurs façons de vivre, plusieurs croyances, plusieurs gouvernements, plusieurs
gouvernements politiques. C'est aussi là que l'œcuménisme doit intervenir en
disant « non » à la séparation entre les hommes-dans le respect des différences
de chacun. Et c'est ce que l'œcuménisme est en train d'approfondir, c'est le sens
même de l'Évangile et la fonction que les chrétiens [‘Êtâretia dans le texte] doivent tenir dans le monde d'aujourd'hui.
Quelle en est la signification? Devant les difficultés qui persistent, les Chrétiens ne devraient-ils pas chercher une solution, à l'intérieur de ce que chaque
Église
a élaboré depuis des lustres pour répondre à l'appel de leur Dieu ? On le sait,
c'est le travail d'évangélisation, la diffusion de la Bible... en direction de la jeunesse
qui leur a fait réfléchir à l'image de l'Église qu'ils répandent devant les gens.
Cette image est devenue un témoin devant les gens de notre cœur dur mutuel,
de notre orgueil, porteurs du vrai messie, même si nous savons au fond de nous
Dossier: «e Hiro e»
ce que nous sommes...
et au service de Dieu, et qu'on a mis de côté notre identité
profit de l'humilité pour combattre tous les pouvoirs afin que l'amour et la paix
gagnent tous les hommes, l'amour et la paix dans l'unité.
au
Le jugement, le regard étranger, la jalousie [mata 'e, le fe'i'i dans le texte] existent encore dans les
Églises. Et de là découle une question : pourquoi est-ce que
l'on va soutenir ces Églises qui veulent hisser le drapeau de Jésus, alors
a aucune
qu'il n'y
unité entre elles ? Est-ce que l'on va attendre que le Seigneur revienne
pour faire la paix ? Et quand II va revenir, quelle sera la réponse ? C'est la femme
que tu m'as donnée comme compagne ou c'est le serpent qui en est la cause ?
Alors qu'ils ont été chassés ensemble du paradis. C'est revenir au problème initial.
Et qu'en est-il aujourd'hui des Églises surtout ? À la réunion des comités de travail
du Conseil évangélique sur l'œcuménisme, qui a eu lieu à Bangkok au mois de
vier 1973, il y a deux thèmes que le journal Réforme du 24 février 1973 a
janpublié :
l'importance d'ouvrir les portes de rencontre entre les chrétiens de la Chine et
d'autres pays. Second thème : ce que le conseil voudrait absolument, c'est
que les
comités catholiques participent aussi aux comités pour qu'ils puissent travailler
ensemble, même si les catholiques de Rome ne viennent pas en tant que membres fondateurs de l'œcuménisme.
C'est une ouverture, un travail commun et ça a été la décision de ce comité.
Bangkok est un pays lointain, c'est un pays asiatique, la réunion est achevée et
voici sa demande : est-ce que l'on va trouver une place pour eux dans le cœur des
chrétiens de Polynésie ? Et le pasteur Jacques Maury a écrit dans la Réforme du
3 janvier 1973 : « Il est temps de tout renouveler, mais il faut
que chacun de nous
sache faire don de soi4 ».
Dans ce même numéro du Ve'a Porotetani, Henri Hiro
un
développe sa pensée dans
autre article qui lui vaut d’emblée la réprobation de l'autorité de
l'Église évan-
gélique : E au 'ore (je ne t'aime pas), dans lequel il part du constat suivant :
Haapao na oe e ta oe, haapao ia'u e ta'u. On entend souvent dire cette phrase
dans notre vie. On l'entend à la maison, entre les enfants, au sein de la famille,
entre les voisins, entre deux personnes, etc. Et même entre mari et femme. Mais
si on ne connaît pas l'origine de cette phrase, on en a marre parce qu'on est en
4
Ve'a Porotetani, n° 1 - Nouvelle Série, août 1973. [Traduit par nous]
LitteRama’oHi # 18
Jean-iïlarc Tera'ituatini Pambrun
train de faire un mur de séparation entre les gens. Pourtant les signes ne man-
quent pas pour que la paix et la joie régnent dans notre vie quotidienne5.
Et pour encourager cette paix, il rappelle cette maxime de sagesse apprise de
ses
parents et qu'il avait déjà énoncée en 1972 dans sa thèse sur Le mariage : « O te
ta'ata ihoa te maitai a'e, eita te mou'a te hi'o mai i te ta'ata » (Seul l'homme est
meilleur, les montagnes ne regardent pas l'homme). C’est porteur de ce message
de conciliation qu’il appelle à l’unité des Eglises, car : « L’unité des chrétiens, c’est
l’unité des hommes » et que sans cette dernière, il suggère à Jésus de rester au ciel :
Il faut abattre les murs de la différence. Il faut casser tout ce qui engendre
l'exclusion et la différence entre telle et telle confession religieuse. Et donc il
faut mettre en place une Église nouvelle, l'Église de toutes les confessions reli-
gieuses qu'on aura supprimées, l'Église pour tous sans protestants, sans
catholiques, sans sanitos, sans adventistes, sans témoins de Jéhovah... ou tout
autre chrétien. Les chrétiens n'auront plus de dogme. L'homme sera alors pour
son peuple et pour tous les hommes, un homme de sa terre pour toutes les
terres et un homme de sa langue pour toutes langues. Jésus a dit : « Les
choses ne mènent pas à la division entre les hommes. » Et c'est pour cela que
je dis : plus de catholiques, plus de protestants, plus de témoins de Jéhovah,
plus de confessions religieuses. Et je dis OUI à tous les gens qui veulent une
vie heureuse baséè sur une vie nouvelle : Jésus qui a dit « oui » à l'unité de SON
église. Ce n'est pas une chose facile, c'est un combat. Un combat pour qu'il n'y
ait qu'une école biblique en Polynésie. Un combat pour que toutes les confessions religieuses se réunissent en un seul lieu qui forme un peuple. Un cornbat pour qu'il n'y ait plus LES confessions religieuses, mais UNE Église. Un
combat contre nous-mêmes et contre les autres. Un combat pour que l'on
puisse travailler afin que les hommes de toutes les confessions travaillent
ensemble. (...) Et ainsi on n'ira plus prier le Seigneur Jésus de revenir parce qu'il
sera au milieu de nous. Dans le cas contraire, ô seigneur Jésus, ne reviens pas
car tu n'as pas de maison sur cette terre. Reste dans le ciel6!
Extrait tiré de Henri Him Biographie
(Ouvrage en préparation)
Ve'a Porotetani, n° 1
Ve'a Porotetani, n° 1
53
Dossier: «e Hiro e»
‘AreVmrehu ti’i dawning
Dawning, l'aube et non pas dusk, le
crépuscule parce que les t/7 se sont
éveillés à la littérature, 'Arehurehu,
l'ombre et non pas oo, la lumière parce
que la. lumière vient de l'ombre, qu'elle
ouvre sur un
savoir o'o et qu'elle fait
lien, tresse, attache 'ao.
Les dieux ne sont plus, Dieu a-t-il usurpé leur place ? Il aurait pu y prétendre
si le monde polynésien avait été polythéiste à son arrivée. Mais les Ma'ohi se réfé-
raient à une cause première segmentée en une multitude de divinités d'où procédaient les noms dont la dissémination peupla avec eux les terres émergées du
Grand Océan. Au seuil de ce qui sépare et noue le monde des dieux et celui des
hommes, f/7, parfois réifié en une effigie de bois, de pierre ou de corail, faisant
socle était alors effervescence et immensité, excroissance il se faisait assise et pro-
fondeur, habitat il se faisait nourriture et abri. Blanc, gris, rouge ou brun f/7 ne cessait pas de faire lien. La Religion l'appela idole et le détruisit par le feu, la
Civilisation vit en lui une superstition avant de l'incarcérer dans des espaces
muséographiques, puis de l'ériger en emblème ou mémorial culturel. Il déserta les
constructions qui n'étaient plus son lieu pour habiter ce qui est désormais son terreau
et sa semence : l'art et la littérature.
LitteRama’OHi # 18
Bertrand-François Gérard
Atelier de Damien, Teiohee
[Iles fTlarquises]
Mais ti'i habite encore, sans mot dire, l'abîme marin des passes et l'obscurité
sans fond
des grottes, te po, où il trouva refuge lorsque fut ordonnée sa destruction. Chacun se souvient ou sait qu'il y a peu de temps encore le contact volontaire ou non avec l'une de ses effigies pouvait provoquer le malheur, un mauvais
vent, une maladie incurable, un accident pouvant être fatal. Figure immémoriale
de la mise en abîme des noms, devenue avec la conversion représentation ou habitaclê du diable, il se surchargea de la perte des noms, de l'expulsion de nombre
d’entre eux de la généalogie et de la parenté pour se faire déchirure et tourmenter
les corps là où désormais les mots manquaient à la langue, là encore où le dit de
la religion, de l'éducation, de la bureaucratie, de la bienséance, s'efforçait d'aseptiser
-
l'intime, d'endiguer le désir, de faire taire le dire. Mais « même le diable - dit-on
a droit à un
avocat», Henri Hiro s'imposa à cette fonction.
Ils ont perdu et le nom et la face
55
Dossier: «e Hiro e»
Les noms se sont perdus, ceux des dieux et ceux des hommes exclus de la
parenté, ceux dont la dépouille ne fut pas inhumée en terre chrétienne et dont on
découvre parfois les restes au cours de travaux agricoles, de construction ou d'aménagement des fonds de vallée. Les f/7 eux aussi ont perdu leurs noms ; ils étaient
et demeurent inquiétants èt dangereux comme autant de
réceptacles faisant exscription de ces noms forclos, de leur effacement de la mémoire, de l'invalidation
et de l'interdiction des traditions, de la destitution
passée de ceux qui en avaient
la charge, les 'orern, orateurs, poètes et mémorialistes. Ce savoir ancestral la religion et la civilisation ont voulu le réduire à des curiosités ou survivances païennes
ou primitives ('efene) et même à des
superstitions tout en réclamant des insulaires
qu'ils en réinventent, à des fins folkloriques, et les costumes et .la musique et les
chants et les danses pour s'y donner en spectacle.
Mais le spectacle offert au regard d'un public extérieur convoquait une per-
formance, la mise en scène, la mise en jeu du corps, du regard et de la voix, celle
aussi du temps et de la pulsion s'imposant des rythmes, du mouvement, des sono-
rités, la poétique de la composition certes bridés par les contraintes des représentâtions et canalisés par un agenda bureaucratique. Mais les corps étaient là
rassemblés par les Fêtes du Juillet ou le passage de quelque personnalité à moins
que ce ne fût pour quelque célébration paroissiale ou familiale.
Ils ont un corps
Mais ce corps qui parle, proclame, chante et danse est le même que celui qui
était mis à mal à la suite d'un contact, fut-il involontaire avec un f/7 ou la rencontre fortuite avec un
tupapa'u, une présence sans nom du passé, un mauvais-
mort. Corps de joie dans ces fêtes ou cérémonies collectives ouvertes à un large
public ou restreintes à la parentèle et au voisinage, qui peut se faire corps de souffrance dans son intimité subjective et organique.
LitteRama’oHi » 18
Bertrand-François Gérard
La musique, les chants, la danse, les noms, la parentèle, le voisinage, n'ai-je pas
oublié quelque chose ? Si sûrement, on oublie toujours quelques choses. Oui, mais
quelque chose d'important qui les relie, les arrime, en supporte l’injonction et le
tiraillement, ce quelque chose qui en suscite la tension ?
Donnons ici la parole à ce tahu'a, ce maître des cérémonies sur le marne Arahurahu, autrefois restauré par les militaires sous la direction de la Société des
Études Océaniennes. Cette restitution fut réalisée afin d'y présenter, lors des fêtes
du Juillet, un spectacle évoquant l’intronisation d'un ari'i, d'un chef de l'ancien
temps. On l'appelait Tutu, c'était un merveilleux acteur qui se confondait - disaiton
alors de lui - avec le personnage du Grand-prêtre qu'il incarnait pour la cir-
constance. Tutu intervint en
commune donnée par
langue ta h itien ne à l’occasion d'une conférence
Henri et moi, dont le thème était les marae.
J'étais archéologue et Henri l'un des animateurs de la Maison des Jeunes et de
la Culture de Polynésie Française alors encore dirigée par une équipe métropoli-
taine. Plus que l’animateur, il en était aussi le ti'i, l'agitateur mais encore le lien et
le garant du projet visant à ouvrir la MJ.C. à une population polynésienne qui s'en
tenait alors à distance. Une pièce de Maco Tevane, dite en tahitien, il devint plus
tard la cheville ouvrière du Fare Vana'a, l'Académie de la langue tahitienne, l'en
rapprocha.
Langue tahitienne... dite en tahitien ! » Mais oui, j'avais bien oublié quelque
chose, passé sous silence l'opérateur de cette tension évoquée plus haut, la langue
«
tahitienne. On disait alors te parau tahiti, on ne disait pas encore le reo ma'ohi en
ce
temps là, mais le reo n’allait pas tarder à se nouer avec cet autre invasif dans
toutes les langues, identity dont la
langue française ne parvint pas à faire autre
chose qu'identité, la nouant à l'origine, ce que prit en compte le terme ma'ohi,
natif, indigène, né de la terre. Chacun était alors traversé ou hanté par l'exil
contraint de cet homme de la langue (parau) et de la terre (fenua), condamné pour
s'être opposé à la conversion de cette colonie insulaire en une plate-forme logis-
tique, et pour deux atolls, expérimentale, pour l'étude et la mise au point d'armes
nucléaires. On parlait d'une possible amnistie et d'un retour. Cet homme s'appelait
Pouvanaa a Oopa.
Mais donnons donc la parole à Tutu, si vive à mon souvenir, elle va nous éclairer sur
cette tension de l'élangue, sur cet élan porté par lalangue, celle qui colle
57
Dossier: «e .Hiro e»
Plate-forme cérémonielle et construction principale
CRrahurahu)
corps et que l'on n'est jamais assuré de porter à la langue, un corps pétri par
lalangue pour emprunter ici ce mot à Lacan. Lalangue elle est celle de l'indiffé-
au
renciation des trois dimensions du corps, des pulsions s'imposant de ses orifices, du
temps et du langage confrontée à la différenciation progressive des contacts et des
gestes, de la voix et des sons, des rythmes et de la nourriture, du regard et de la
vue, des mots et du bruissement de l'alangue.
‘Ite ce mot dit que voir c'est déjà
savoir. Le regard et la voix, les soins du maternage tissent dès le plus jeune âge les
contours et l'architecture d'un monde qui, pour sombrer dans l'oubli,
s'impose à
toute élaboration ultérieure.
s
Non ! Tutu attendra ce n'est pas encore le moment, son moment. Reprenons ici
ce texte d'Henri
publié dans le bulletin de la M.J.C. C'était en février 1974, le n° 2.
Il est issu de nos conversations dont se tissa notre amitié. La direction m'avait dit :
Henri traduira en tahitien votre intervention, voyez la chose ensemble ». Et j'ai
dit à Henri : « En bon chercheur je donne ma conférence en français mais toi tu ne
«
traduis pas, tu dis en tahitien ce que tu as à dire. » Et Henry m'a dit : « D'accord,
mais je suis censé présenter et traduire ta conférence, si je dis ce que j'ai à dire, ça
retomber dessus, moi pour ne pas avoir fait mon travail et toi pour avoir
laissé faire. » Et j'ai dit à Henri : « Sauf si ce travail apparaît comme un travail corn-
va nous
mun, que la salle est pleine lors de la partie tahitienne et qu'il s'entende que ce que
tu diras est aussi l'écho de cette salle. Assure-toi que certains interviennent. Tu
là quand je parlerai. Ce sera scientifique, mais j'y parlerai aussi de la dignité
des ruines, celles des marae, des paepae (plates-formes d'habitation) comme de ce
seras
qui fait inscription spatiale d'une configuration sociale sombrée dans l'oubli. Moi je
serai là quand tu parleras pour dire ce que tu voudras dire. Ce n'est que de ce qui
viendra de la salle qu'il y aura traduction, qu'il s'entende qu'elle ne s'impose que
parce que je ne parle pas tahitien. » Et Henri a ri.
LitteRama’oHi » is
Bertrand-François Gérard
Tamari'i
C’est ainsi que le bulletin publia l’annonce de cette conférence présentée par
Henri.
Que nous importe-t-il que ceux du passé aient vécu une vie avec des instruments de travail et un système d'organisation sociale'différents des nôtres ?
Que nous importe-t-il donc que notre histoire polynésienne soit en passe de devenir une manifestation folklorique juste bonne à satisfaire la curiosité du touriste ?
Et puis, en fait, posons la question autrement, que nous importe-t-il finalement que nous soyons aujourd'hui un peuple sans histoire, c'est-à-dire sans
âme ni personnalité s'adaptant individuellement au goût du jour ?
La vie aujourd'hui est tellement différente avec ses modes de travail, d'infor-
motion et de circulation que le passé ne peut que nous sembler étranger à
tout point de vue...
Les Polynésiens plus que jamais sont engagés de plein pied dans la « civilisation moderne ». Ils s'y trouvent, bon gré mal gré, dans l'obligation de se créer
une identité.
Le vague et le flou définissent leur situation actuelle. La fascina-
tion se lit encore dans leurs yeux émerveillés par les apports techniques et cul-
turels dont ils n'ont pas suivi l'évolution.
Faire parler les pierres, vestiges de leur âme profonde engluée de nostalgie où
sourd une vague de révolte étouffée, leur serait-il un stimulant approprié qui
leur permettrait de prendre de l'élan vers un avenir où tout peut se jouer pour
ou
contre la naissance d'une « culture polynésienne » authentique ?
A la suite de mon intervention, Henri reprit ce thème de l’incertitude identi-
taire et de la nécessité de préserver et la langue et le lien social qu’elle supportait.
Quand à la culture authentique, il fallait s'appuyer sur les anciens pour l'inventer
plus que la retrouver, là fut la trouvaille d’Henri : là où les mots manquent, s'écrier
voix, son corps ; s'écrier pour écrire. Sans doute l'archéologie pouvait-elle
participer à ce renouveau, déjà en balayant la lecture sulfureuse de l’ancienne
avec sa
59
Dossier: «e Hiro e»
société polynésienne telle que l'avaient élaborée certains missionnaires, évangélisateurs fascinés par l'empire du diable, qui n'était que celui des sens bordé par des
interdits, mais plus ouvert que la morale victorienne, moins cependant que les tri-
pots et bordels londoniens ou parisiens de l'époque. Mais ce sont les Polynésiens
que les missionnaires voulaient évangéliser.
Tradition et modernité
C'est à cet appui possible sur l'archéologie que Tutu fit objection et c'est à moi
qu'il s'adressa.
Tu es un Européen qui a fait de notre passé son métier. Tu en vis alors que
nous en mourons car c'est au nom de notre passé que nous avons été
condamnés à devenir chrétiens cessant ainsi d'être nous-mêmes.
De notre passé nous ne savons plus rien et le peu que nous en savons encore
te le dirons pas.
Tu étudies les pierres, nous sommes, nous, l'âme de
pierres. Nous sommes ce que tu ne peux comprendre.
Rechercher ce passé pour qu'un Européen l'apprenne à nos enfants qui ne parlent plus tahitien, nous ne le voulons pas. Je préfère pour eux le mystère des
explications des vieux qui n'existent plus. Ils sauront que les vieux ont su et
garderont en eux la nostalgie de leur être. Si tu leur expliques le passé à ta
façon qui n'est pas la nôtre, ils deviendront des Européens comme ceux des
Hawaii sont devenus des Américains à la peau brune dont les Américains ne
nous ne
ces
veulent pas.
Si ce que tu nous as dit est vrai, que tu t'intéresses aux Tahitiens et à leur
passé, si tu veux vraiment protéger ce passé, alors rentre chez toi car, ici, tu
n'es qu'un voleur.
Un voleur de langue, un voleur de mots, c'est d'une imposture que se fâcha Tutu,
celle qui consistait à substituer au savoir, fut-il perdu du reo ma'ohi, celui de la
science qui peut s'exprimer en n'importe quelle langue : il ne s'agissait pas là de
LitteRama’OHi # is
Bertrand-François Gérard
transmission. Partir ? C'est ce que je fis deux ans plus tard moins pour obtempérer à
cette injonction que pour m'engager plus avant et ailleurs sur la voie du questionnement ouverte par ces hommes. D'une façon très claire, ils m'avaient rendu compte
de divers incidents qui s'étaient produits lors de fouilles archéologiques dont pourtant ils ignoraient tout. J'appris d'eux que l'élaboration du passé résultait du travail
actuel des discours ; en tant que tel, nul ne pouvait prétendre s'en rendre maître ni
à en imposer ce qui en serait le bon usage : les fouilles creusaient une béance et
mettaient au jour une déchirure, ravivaient une plaie plus sûrement qu'elles décou-
vraient des vestiges pris dans la gangue de leur silence d’objet ou de murs.
rïlarae : mise au jour, restitution
Nous nous y attendions, nous fûmes chaleureusement félicités par bien des
auditeurs et nous fîmes copieusement engueuler par certains des tenanciers ordonnés de la Culture, pas par tous. Nos conversations se poursuivirent, souvent le soir
sur
la plage. Henri semblait parfois déchiré entre son attachement à l'Evangile, il
venait de quitter sa formation pastorale, et la cause militante qui lui tenait à cœur,
celle d'une décolonisation des esprits soutenue par une affirmation des langues
polynésiennes et de l'invention de modalités de vivre inspirées de l'ancien temps,
pour autant tout rejeter de la modernité contemporaine ; l’écriture en était
un des apports et une plus grande liberté sexuelle participait de son ouverture. Les
Eglises lui semblaient répressives, convoqué par l'un de ses dirigeants, il accepta la
rupture. Il refusa la proposition d'un de mes amis, Chad Varah, de partir à Fiji pour
y poursuivre des études pastorales dans une université qui passait alors pour le fer
de lance du combat anticolonial dans le Pacifique.
sans
C'est à Tahiti qu'il demeura rejoignant Jacqui Drollet, Dura Raapoto, Philippe Siu
et quelques autres pour fonder le la mana te nunaa, un parti politique d'inspiration
marxiste et écologique. Nos chemins bifurquèrent, il me fallait quitter la Polynésie,
comme
archéologue je n'avais plus rien à y faire et ce d'autant plus que la discipline
SI
Dossier: «e Him e»
que je m'efforçais de fonder sous l'intitulé banal d'ethno-archéologie n'était pas
accueillie parmi mes pairs en métropole. J'y soutenais que l'important n’était pas de
restituer aux populations leur passé, tâche impossible car ne relevant que d'un abord
académique des objets-choses du passé, et pas davantage de tenter d'expliquer ce
passé à partir d'un savoir actuel irrémédiablement immergé dans le discours de la
science : le passé s'élabore au présent, telle était la leçon de mon expérience. Alors si
l’archéologie devait comporter une visée sociale qui ne soit ni restitution impossible, ni
impuissance à expliquer le passé, elle pouvait tendre à en trouer le silence. C'est-àdire à faire bord de ce qui ne trouve plus à se dire, tombé ou contraint à l'oubli jusqu'à
l'oubli de l'oubli, par une élaboration littéraire et artistique en assumant que tous les
peuples venant toujours d'ailleurs, il y avait moins à se préoccuper des origines ou de
l'authenticité des cultures contemporaines que de leurs fondements actuels.
C'est dans cet état d'esprit que nous nous retrouvâmes un soir pour poursuivre
nos discussions. Sa
quasi-rupture avec les Églises Évangéliques de Polynésie le lais-
sait désemparé et pour ma part, je m'envoyais en l'air dans un petit avion rouge
dont le moteur me préoccupait désormais davantage que les migrations polynésiennes ou multipliais les missions aériennes dans l'attente d'une nouvelle affecta-
tion que j'espérais en Afrique.
taire et ciel
Ce sont deux hommes profondément atteints qui se rencontrèrent ce soir là. Le
désarroi d'Henri m'amena à le comparer à Terii, le personnage central du roman de
Segalen, Les immémoriaux, un jeune orateur qui donna sa vie dans l'effort vain de
restaurer l'ordre ancien, celui des dieux et des ancêtres. J'étais très étonné qu'Henri
ne connut pas ce livre et lui offrit le lendemain mon exemplaire avec ce commentaire : « Tu marches dans ses traces mais prends soin de toi car il s’est cassé la
gueule. Les dieux sont morts, à ça tu n'y peux rien. » « Et toi -répliqua-t-il- quel
serait ton personnage ? » « Sans doute ce paysan espagnol dont parle Malraux dans
LitteRama’oHi n 18
Bertrand-François Gérard
L'Espoir. Il s'est fait embarquer comme guide dans un bombardier, mais de là-haut
il ne retrouvait pas le chemin qu'à pieds il pouvait suivre les yeux fermés. » « Là-
haut c'est comment pour un pilote ? » « Très étrange, tant que tu roules pour
décoller tu te déplaces à grande vitesse et quand tu atterris tu te déplaces encore
mais le plus lentement possible. Et quand tu es là-haut tu éprouves l'impression
qui doit être celle d'un cerf-volant, tu réagis au vent, montes ou descends, mais
c'est la terre qui semble se déplacer sous tes pieds. » « J'aimerais bien prendre de la
hauteur et que la terre tourne, mais dans le bon sens. Pour tourner elle tourne,
mais regarde ce qu'ils ont fait de nous lors du tournage des Révoltés du Bounty,
des Bons Sauvages. » « Alors fais un film à partir des Immémoriaux, ça sera comme
un antidote. » Et nous partîmes à divaguer, sans trop y croire, sur ce projet de film
qui ne se heurtait pour nous qu'à ceci : le financement.
L'affaire en resta là, du moins l'ai-je cru. Henri était toujours davantage absorbé
par son engagement politique et moi par mon prochain départ. Vint le jour où il
fut temps de se séparer et de lui et des autres, Flora, Siki... d’autres encore sans les-
quels je n'aurais jamais mis le doigt sur cette béance archéologique, cet effondrement d'un monde qui m'habitait aussi avec d'autres noms et sous d'autres cieux.
Peut-être était-ce là ma question posée à Henri, à Flora... « de quelle transmission
te réclames-tu ?» à laquelle ils m'avaient répondu d’un « que sais-tu de nous ? »
La terre a beaucoup tourné, du temps est passé près de vingt ans. Je retournai
alors en Polynésie pour m'y trouver confronté et convoqué à la lecture de ce nouvel appel lancé dans le Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes par Flora
Devatine : « Tahitiens écrivez ! », j'en fus saisi. J'appris de Flora qu’Henri avait réalisé son film et qu'il n'était plus là...
63
Dossier: «e Hiro e»
Quelque chose là s'est inventé, Littérama'ohi... pas sans qu'il n'y fût pour rien.
Mais pas non plus sans celles et ceux qui s'y sont attelés.
Awakening of the Ti'i
Va aputa mai ia'u tera parau no te ti'i
Awakening parce que le français n'est pas l'unique langue.
Références :
Flora Devatine, "Y a-t-il une littérature ma'ohi ? », Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes,
Papeete, n° 271, sept. 1996.
Bertrand-F. Gérard, « Souvenirs et trous de mémoire », 1970-1976, jamais écrits une fois pour toutes.
Henri Hiro, Pehepehe i tau nunaa, Message poétique, Papeete (Haere Po) 2004.
Victor Segalen, Les Immémoriaux, Paris (Terre Humaine) ?, (points Seuil), 1985.
LittéRama’oHi # 18
Flora Devatine
Nous nous sommes juste croisés
Henri Hiro et moi, nous nous connaissions : Tahiti n'est pas bien grand, et tout
le monde connaît tout le monde. Sans avoir jamais travaillé ensemble, sauf dans le
cadre du Jury N° 1 des Chants et Danses, pendant les Fêtes du Tiurai, nos chemins
se
sont croisés. La première fois, ce fut en
1968 : Henri, bachelier et boursier de
l'Eglise Evangélique de Polynésie française, partait en France, avec Dura Raapoto,
à l'Université de théologie de Montpellier, lorsque, boursière du Conseil Supérieur
des Eglises Tahitiennes (ancienne appellation) et de la Direction de l'Enseignement
Protestant, je rentrais de Montpellier enseigner au Collège Pômare IV. C'était le
début des bourses d'études offertes aux jeunes du Territoire, par l'Eglise Pratestante : Jean-Marius Raapoto, Lana Fletcher,...L'initiateur en avait été le Pasteur
Daniel Mauer, soutenu par d'autres, les Pasteurs Henri Vernier, Samuel Raapoto...
De ce fait, ma première rencontre avec Henri date de 1977, plus précisément
du 23 et 24 mars 1977, lors des deux soirées du Premier Café Cabaret que Henri
avait organisées, et placées sous la présidence du Fare Vana'a, l'Académie tahi-
tienne, avec pour pièce maîtresse la représentation de Oihanu qu'il avait écrit, et
qui allait être joué sur la scène du Petit Théâtre, à la Maison des Jeunes Maison de
la Culture (MJMC). Deux soirées où madame Mai-Ari'i Clark-Cadousteau et moimême fûmes désignées pour y représenter le Fare Vana'a.
Ce fut au retour de la première soirée de ce premier Café Cabaret, le 23 mars
1977, que le poème libre, présenté ci-après, a été composé sur le champ, inspiré
par ce que j'en avais ressenti ; un poème en tahitien, pensé "comme une réponse
plausible du dieu de la Culture, de la Connaissance "Ta'ere" aux invocations du
poète Henri Hiro s'adressant à “Oihanu" ; poème que j'ai lu, ainsi que sa traduction
de compréhension, sur la scène du Petit Théâtre, lors de la deuxième soirée, le 24
mars, en fin de représentation de Oihanu, au moment de clore mon intervention
de quelques mots de remerciements, d'encouragement à l'équipe, et d'incitation à
rester à l'écoute de « l'éclosion des mondes », « te patora'a o te mau ao ». Henri,
depuis sa place de spectateur, acquiesçait de la tête, et ému, il eut ces mots qui me
Dossier: «e H ira e»
touchèrent, et qui étaient sa marque : « Hu'ihu'i te manava ! », « Cela vous prend
aux
tripes ! » Puis peu après, ce fut l'invitation : « Viens, rejoins-nous ! Rejoins
notre groupe !»
Or j'avais quitté un groupe d'anciens camarades où je ne trouvais pas vraiment
ma
place. Les préoccupations et les ambitions étaient plutôt d'ordre politique. « La
culture polynésienne n'a pas d'avenir », disait-on, l'intérêt pour la culture polynésienne n'étant pas encore vraiment de mise. Je déclinais l'invitation. Chacun de
nous avait à
faire à son bord, et chacun avait son chemin à suivre. J'avais à conti-
nuer sur mon
chemin de traverse, un chemin de solitude.
Henri et moi, nous nous retrouverons cependant, moins de deux ans plus tard,
dans son bureau à la MJMC, à une réunion à trois avec Mme Noriko Aikawa, en
charge à l'UNESCO de la situation culturelle de la région océanienne du Pacifique,
et devenue par la suite, Chef de la Section du Patrimoine culturel immatériel à
l'UNESCO. Suite à un rapport que je lui avais adressé, sur sa demande en 1977, elle
s'y trouvait en mission, entre autre, pour proposer au directeur de la MJMC, la création d'un département ou centre de recueil des traditions orales, dans lequel
allaient travailler, les années suivantes, Dany Carlson et Heipua Bordes notamment.
Ce Département des Traditions orales fut transféré par la suite à Punaauia à Te
Anavaharau, Musée de Tahiti et des Iles, puis au Service de la Culture et du Patrimoine culturel (SCP).
A cette époque, je me souviens en avoir voulu à Henri Hiro d'avoir refusé
d'écrire ce rapport, alors qu'il était, de par ses compétences et ses fonctions à la
MJMC, le plus apte d'entre nous à le faire. Ce rapport sur la situation de la Culture
en
Polynésie française était attendu depuis plusieurs années par l'UNESCO : il
n'avait pas été produit par le délégué d’alors de la Polynésie. Je lui en voulais d'autant plus, et à son insu, que le refus d'Henri avait suscité une remarque de la part
d'un chercheur en poste sur le Territoire, et adressée par écrit à Mme Aikawa
Noriko : « Vous ne trouverez personne, aucun Polynésien sur le Territoire, pour
écrire ce rapport !»
Piquée au vif, je m'étais sentie obligée de relever le défi, lorsque, dans l'urgence,
faute d'auteur, et faute de mieux, il me fut proposé de le faire. Madame Aikawa reçut
le rapport en express en 1977 à Port Moresby en Papouasie-Nouvelle Guinée où elle
se trouvait en
Commission régionale sur les problèmes culturels des pays océaniens.
LitteRama’oHi # 18
Flora Deuatine
Ma troisième rencontre avec Henri eut lieu à l'occasion des fêtes du Tiurai où
nous étions membres du
Jury des Chants et Danses. Henri en assurait la présidence,
à la suite de Maco Tevane Maamaatuaiahutapu. Je me souviens de discussions
assez
âpres concernant l'attribution d'un premier prix, mais où il s'était montré
sensible à l'une de mes réflexions : « E pa'i e, e 'ere fa'ahou atura ia te ma'a, te
pa'a ia te hi'ohia, te fa'afaufa'ahia, e te horo'ahia te re ! » « Ainsi donc, ce n'est
plus la chair, mais la peau que l'on va examiner, et à qui on va donner de la valeur,
et que l'on va finalement primer ! » La remarque, finalement, avait aidé à sortir de
l'impasse des discussions.
La quatrième et dernière rencontre eut lieu en 1984, à mon retour du Niger,
dans un super marché de la ville. Il avait quitté la direction de la MJMC et me dit
simplement ne pas bien aller. C'était un autre homme, marqué par la maladie qui le
rongeait, mais tout attentif à l'autre. Je me souviens avoir été touchée par le naturel, la chaleur et la spontanéité de son abord.
Enfin, voici ce texte qui a été écrit en mars 1977, inséré en juin 1977 à la fin
du rapport pour l'UNESCO, puis publié, sur l'intervention du Professeur et ethno-
logue Henri Lavondès, dans le Numéro 206 ;Tome XVII - n° 7 / Mars 1979, page
403 du « Bulletin de la Société des Études Océaniennes » :
«
Atae ho'i e !
E reo iti horuhoru,.
E reo iti tahiti'a,
I te ta'u ra'a mai
I te marae aroaro.
E Mara'ai(1) te mata'i
I vana'ana'a
I te nu'u atua a Ta'ere (2)
I te varovaro anau
0 te tamari'i 'otare.
Ua heiomi'i,
ua
tu'atu'a ihu
i te anapoiri.
Te hua'ai matatea,
ua
porori roa,
Te hua'ai mataru'i
ua
turoaroa
i te pô tinitini,
ua
turorirori
no te
hia'ai ao.
Atae ho'i e !
E tau nu'u, e tau ahoaho.
A 'ai i te 'ihi, ia 'ana'anaea !
A inu i te vai ma’ohi !
Ei aho iti, ei aho nui !
A vavae i te 'iva nui ia ora !
A vavae i te 'iriaputa,
A vavae i te ra e hiti !
Ua tarava te arati'a.
A rohi ! Ua fatata i te taiao.
A rohi ! E ao 'apopo.
A tae hoi e !
Ua tô i te anapoiri, e Manava.
Ua tô te manava,
e
mo'a, e mo'a.
A 'upu ! Eiaha te tuatoto,
ei toa ra.
A ha'amahu i te mamae !
E mamae ora ho'i tena,
te mamae hatuatua
i te manava o te faiere.
A hi'i maite i te uta'a !
E mo'a te Aiu, e mo'a,
e
Manava Ihotupu
Ua pina'i te to'ere i Taputapuatea
Ei tuia ! Ei tuia e tu ai !
0 teie u'i te pua'a tapena,
te pua'a tara'e hara mo'a
e
tupu ai te Manava
LitteRama’OHi tt ib
Flora Devatine
e ora
e
ai te hua'ai,
pu ai te 'ae'ae.
A hi'i maite i te uta'a !
E mo'a te Aiu, e mo'a !
Traduction de compréhension
Oh ! C'était une voix inquiète,
Une voix suppliante,
Celle qui invoqua les Dieux
Sur le marae déserté.
C'est le vent Mara'ai(1)
Qui a apporté à l'armée
Des dieux de Ta'ere (2)
La rumeur des lamentations
Des enfants orphelins.
Ils sont sans chefs,
Et se sont égarés
Dans la grotte obscure.
Les enfants au regard clair
Sont affamés,
Les enfants au regard de nuit
Dans leur nuit noire
Sont affaiblis par la faim,
Et chancellent de soif
De lumière.
Oh ! Voici les temps qui bougent,
Les temps de détresse.
Nourrissez-vous de sagesse, pour vous ranimer
Buvez à la source indigène !
Que votre souffle soit profond !
Frayez-vous un chemin dans les ténèbres,
Pour vivre !
Frayez-vous un chemin vers la sortie,
Frayez-vous un chemin vers le soleil levant !
69
Dossier: «e Hiro e»
Le chemin est là qui s'allonge.
Courage ! C'est presque l'aurore.
Courage ! Demain il fera jour.
Oh ! La grotte obscure a fécondé la Conscience.
Les entrailles portent leur fruit,
Il est sacré.
Priez ! Pour que ce ne soit pas un avorton,
Mais un cœur vaillant.
Endurez vos douleurs !
Ce sont les douleurs de vie,
Celles qui enserrent
Les entrailles de l'accouchée.
Portez votre fardeau !
Et prenez-en soin !
L'enfant est Sacré,
Il est la Conscience Polynésienne.
retentit sur "Taputapuatea"141
"to'er(3)
Le
Il faut un sacrifice ! Il faut un sacrifice !
Cette génération-ci sera le cochon sacré,
La victime expiatoire
Pour que s'éveille la Conscience,
Que vive l'Enfant
Et que le but soit atteint.
Portez votre fardeau
Et prenez-en bien soin !
L'enfant est Sacré !
Il est la Conscience Polynésienne. »
1
Mara'ai : vent du Sud-est
2
Ta'ere : dieu de la Connaissance
3
To'ere : instrument de musique composé d'un bois creux
Taputapuatea : "marae"
4
LittéRama’OHi » is
Ray Chaze
UAprès Hiro
Aujourd'hui, vingt ans après sa mort, Henri Hiro est confirmé et établi en tant
que personnalité la plus notable et remarquable de l'Histoire contemporaine
Ma'ohi.
Les expositions et les rencontres à son sujet se sont multipliées et renouvelées
au cours des années.
Un Collège a pris son nom.
La plus récente des expositions s’est déroulée en 2010 au Musée de Tahiti et des
Iles à Punaauia. Elle nous a permis, grâce aux recherches de Jean-Marc Pambrun,
(Directeur du Musée de Tahiti et des îles) -qui œuvre à la rédaction d'un livre sur
Henri Hiro et a, dans cet objectif, rencontré de nombreuses personnes de son
entourage- de découvrir ou de redécouvrir, l'ample impact de l'action de Henri Hiro
dans son immense diversité.
Pour ceux qui ont eu le bonheur et la chance de le connaître, comme l'auteur
de cet article, Henri Hiro a été celui qui nous rassemblait, puis nous inspirait à créer,
réaliser et accomplir.
Il nous a invités puis emportés avec lui dans une impulsion, un.mouvement
perpétuel et linéaire, réglé sur le temps qui court, qu'il a appelé par son nom :
Aitau.
Aujourd'hui, vingt ans après sa mort, une question se pose : que sera l'après
Hiro ?
Le sens premier du mot HIRO est : tresser, torsader. Viennent ensuite les sens
secondaires qui sont : assembler, unir, entremêler, réaliser, accomplir...
Tout est contenu dans ce mot, devenu malgré les adversités, les diverses
épreuves et humiliations rencontrées, le plus grand des noms de notre Histoire.
La tresse Hiro contient la cosmogonie, le Hiro'a, ce qui a été et ce qui sera
Dossier: «e Hiro e»
tressé, Hirohiti, la nouvelle lune, ensemble sur la ligne d'horizon, la syntaxe, le
hirora'a parau ou la symbiose des mots.
Ses synonymes sont Taura, la corde, le lien, la lignée, mais aussi Aha : la racine.
L'après Hiro ne peut que se tresser perpétuellement, comme cette cordelette
qui a un commencement, un passé, un présent et un futur. Elle est dans l'air du
temps et écrit une histoire : celle de Te Ao Ma'ohi et des Ma'ohi.
LittéRama’oHi tt is
Chantal millsud
Au-delà du récif
Dans le fare au sol de béton, seules les palmes de cocotier tressées du toit don-
naient leur voix douce. Couché sur sa natte, l'homme écoutait cette voix, et celle
plus lointaine et plus rythmée du lagon montant et descendant inlassablement la
plage de sable noir.
L'étonnement le prit de ces voix qu'il avait entendues tout au long de sa vie
mais auxquelles il n'avait jamais été vraiment attentif. Allongé sur sa natte, depuis
de longs jours, il écoutait dès le matin l'entêtant cri des merles dans le vieux man-
guier, qui ensuite laissaient la parole aux vinis, les petits oiseaux des aïtos. Enfin,
la gente ailée envolée vers le soleil, commençait la chanson douce des arbres euxmêmes : les chuintements des longues aiguilles du filao, les interminables causeries des palmes des cocotiers, les claquements des branches un peu sèches du
purao. Les pervenches des sables, quant à elles, ne donnaient que le souvenir de
leur présence blanche ou mauve, tandis que les ardents hibiscus lui chuchotaient
de vaines invites.
Pauvre de lui, c'était comme si, à mesure que ses forces le quittaient, elles s’en
allaient toutes vers ces voix, dont il ferait bientôt lui-même partie.
Les après-midi, quand l’air s'étouffait, seuls le taré et le lagon gardaient
quelque velléité de paroles, interrompues de temps à autre par la chute d'une
mangue, suivie d'une galopade de tupas, les crabes de terre. Il entendait alors le
cliquetis de leur festin et le vieil homme devinait sous le plancher du taré, entre
les pilotis, leurs yeux repus dansant au bout de leurs petits bâtonnets bruns clair.
Quand ses trois petits fils envahissaient son territoire de béton aux murs de
ronds bambous et chapeauté de palmes, il se sentait plus seul, maigre et brune carcasse
recroquevillée sur sa natte, en marge de leur vie, qu'en compagnie de ces voix
et de ces bruits de la nature. Midi et soir, on tentait de le faire manger.
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
—
«
Grand-Père, c'est bon, le riz. »
Le plus jeune de ses petits enfants introduisait patiemment au fond de sa
bouche de petits morceaux de viande, chaque bouchée accompagnée de mangue
pour faire glisser ». Mais la mâchoire se fit de plus en plus rigide, et seules
quelques cuillerées d'eau de coco arrivaient encore à passer.
«
Un après-midi, alors que la chute rude d'un coco l'avait tiré en sursaut d'un
long moment d'inconscience, tandis que la noix roulait encore sur le sol sableux,
le malade se dit :
-
«
C'est ce soir.»
Quand les trois frères arrivèrent, vers 18 heures, cachant dans leurs dos, comme
des ailes d'anges, les traînées roses du ciel, il était assis sur la natte. Aussitôt ils
comprirent et prirent place en tailleur autour de lui silencieusement.
Mes enfants, il est temps de vous confier mon secret. »
Les trois jeunes hommes se regardèrent, étonnés.
-
-
«
«
Vous voyez, toutes ces richesses, dit le vieil homme en désignant de la main
l'espace autour de lui. »
L'instant n'était pas à la plaisanterie, mais ils se firent un clin d'œil discret : le
grand-père n'avait même pas la télé !
-
«
Cette maison traditionnelle, ces belles nattes de pandanus tressé, les paréos,
les ukulélés... tout cela, vous le devez à un trésor. »
Les yeux des trois frères se mirent à briller de convoitise.
-
«
Mais il vous faudra être raisonnables, le faire durer. Toute ma vie j'y ai puisé,
mais juste mon compte. Suivez mes conseils. »
Le plus âgé lui coupa la parole, oubliant le respect dû à l'ancêtre, de l'or plein
les yeux.
-
-
«
Et où il est, le trésor, grand-père ? »
«
Laissez-moi dire, enfants ; que la parole se développe dans la brise du soir.
Laissez le morigaz éteint pour mieux entendre. »
Seule la lueur du lagon tout proche laissait à présent deviner leurs silhouettes
LitteRama’OHi # is
Chantal iïlillaud
entourant le mourant. D'une voix étonnamment vigoureuse, le vieil homme pour-
suivit :
-
«
La pirogue vous devrez prendre chaque année. La plus grande, la double au
grand balancier. Attention, j'ai dit une seule fois l'an ! »
Il dressa son index long et maigre qui faisait dans l'ombre comme une baguette
partageant en deux parts égales son visage émacié, d'un brun presque noir.
-
«
Le jour de la troisième lune pleine, vous vous tiendrez prêts. Munissez-vous
d'un filet très solide, de bâtons et de crochets afin de hisser le trésor. »
Le vieil homme s'interrompit pour tousser et le plus jeune lui donna une cuil-
lerée d'eau de coco.
-
«
A la nuit, vous ramerez droit vers la passe à main droite du faré, tournant le
dos à la rivière. »
La voix du vieillard faiblissait peu à peu et les trois grosses têtes rondes et noires
se
rapprochaient à mesure de la tête branlante.
-
«
La nuit qui suivra celle-ci, ce sera la nuit de la pleine lune. Vous pourrez
aller, alors. Passez le récif. Derrière, à droite en retrait de la déferlante, c'est là. »
Les trois frères osaient à peine respirer, pour mieux entendre les derniers filets
de la voix sifflante. Le grand-père était toujours assis, cependant, le dos rigide dans
toute cette faiblesse, soutenu par ses propres paroles, par ce message qu’il devait
absolument transmettre.
-
«
Comptez à la neuvième vague ; attendez que se calme la mer, et vous troufond. Surtout, ne plongez pas. Un énorme monstre blanc se
verez le trésor tout au
tient là. »
Cela ressemblait à un conte, à présent. Les jeunes doutèrent un moment des
paroles du vieil homme, qui reprit :
-
«
Plongez le filet, laissez-le descendre et traîner tout au fond, puis tirez de
toutes vos forces pour le remonter à l'aide des bâtons et des crochets. Il vous fau-
dra bien être trois. »
Les trois frères se donnèrent la main en signe de loyauté. Ils y seraient, tous
75
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
les trois, demain, dans la nuit de la pleine lune. Ils avaient la journée pour tout
préparer.
« Et ne
jetez le filet qu'une seule fois, souffla le mourant en un murmure,
sinon, ce serait la fin. Le trésor serait à jamais épuisé. Une dernière chose très
—
importante : surveillez la lune. Dès que vous la verrez décliner derrière la mon-,
tagne, il sera temps de rentrer.»
Il s'effondra sur la natte, à bout de forces. Les trois enfants l'embrassèrent à
tour de rôle sur le front avec respect, tandis que les ultimes paroles de l'homme
s'envolaient dans un dernier petit souffle vers les voix chéries de son île :
-
«
Dieu vous bénisse... »
Croyant que leur grand-père s'était simplement endormi après son si long discours, les trois frères s'installèrent pour la nuit, chacun sur sa natte. Dès que ses
frères furent endormis, l'aîné partit. Sans bruit, sans un regard pour le vieux corps
décharné. Il ne voulait perdre aucun instant, être le premier sur les lieux. Choisir à
loisir parmi le trésor les plus belles pièces, les objets les plus intéressants. La lune
éclairait déjà bien suffisamment l'océan. Il prit sa pirogue ordinaire et son fil de
pêche, pour ne pas éveiller les soupçons. Il avait coutume parfois de pêcher la nuit,
ses deux frères ne se douteraient de rien. Il serait de retour au
matin, son butin dis-
simulé au fond de la pirogue, sous des chiffons.
Passé le récif, au lieu dit, il compta la neuvième vague et regarda, au fond de
l'océan calmé ; il ne vit rien. En se penchant, faisant fi de toute prudence, il s'accracha légèrement le doigt à son hameçon, et trois gouttes de sang troublèrent en
trois ronds rouges concentriques la surface marine. Il plongea au milieu du troi-
sième cercle, oubliant tous les conseils du vieux. Il lui semblait dans un rayon de
lune avoir vu l'épave, immense et noire sur le fond. Il s'enfonçait et l'épave mon-
tait, s'éclaircissant en s'élevant à travers les eaux sombres. C'était le monstre : un
immense requin blanc qui avait paru noir au plongeur à cause de la grande pro-
fondeur et de la nuit. Attiré par le sang, le monstre montait, gagnait en blancheur,
la bouche déjà grande ouverte sur le corps brun que l'élan propulsa inexorablement entre les dents tranchantes.
.
Le deuxième frère partit juste avant que le soleil se lève. Il s'était dit : « pour-
quoi attendre la nuit prochaine ? De jour, je pourrai mieux apercevoir le trésor. » Il
LitteRama’oHi « is
Chantal ITIillaud
prit son matériel de pêche et sa pirogue ordinaire, pour ne pas éveiller les soupçons. On croirait qu'il était allé pêcher comme souvent il le faisait, tôt le matin.
A main droite derrière le récif, il compta la neuvième vague et jeta son filet. Il
le remonta rempli de poissons ; il s'étonna de n'y trouver aucun objet précieux,
mais cette si bonne pêche l'emplit d'orgueil. Il se voyait déjà, à la criée du marché
de Papeete, tous les yeux admiratifs posés sur lui, un si bon pêcheur. Il observa
attentivement le fond de l'océan, si transparent dans le jour naissant. Il ne vit que
du sable. Il explora toute la zone ; pas trace de trésor ! Il se dit : « j'ai été trop
pressé. Rentrons et attendons la pleine lune. Nous verrons bien. »
Il se mit à ramer avec ardeur en direction de l'île, à ramer, à ramer... Impossible,
le courant était si fort dans la passe qu'il n'arrivait pas à la franchir. Même avec
l'aide des vagues, inlassablement, le courant le repoussait au-delà du récif. Après
des heures d'efforts, il s'effondra épuisé et sa pirogue se perdit dans l'immensité
de l'Océan Pacifique.
Quand le plus jeune frère s'éveilla, il s'approcha de son grand-père et laissa libre
à sa peine, agenouillé devant le pauvre corps sans vie. Il donna les derniers
soins au vieillard, et chercha ses frères, prévenant au passage dans le district la
cours
famille, les amis. Mais de toute la journée, ses frères restèrent introuvables.
Le soir venu, la pleine lune s'éleva au-dessus du lagon comme une immense
torche immaculée. Le jeune homme la regardait monter tristement ; il était si
abattu par la perte de son grand-père, si décontenancé par la disparition de ses
frères, qu'il restait immobile, devant le faré, sans réaction. Tout à coup, de l'intérieur de la maisonnette, un chant s'éleva, si beau, si poignant, mêlant les voix des
amis et de la famille du défunt en un dernier adieu. Le garçon se sentit aussitôt
épaulé, soutenu par leurs présences. Il pensa que tous étaient autour du vieil
homme et le veilleraient la nuit durant en chantant.
Il se décida alors à se préparer selon les dernières volontés de son cher disparu, pour aller chercher le trésor. Il se munit du filet le plus solide, d'un crochet,
d'un bâton, et essaya de pousser la grande pirogue double sur la
plage. La
pirogue était si lourde qu'elle ne bougeait pas d'un pouce. Il se dit : « jusqu'à présent, mon grand-père avait toujours été seul, pour cette mission ; si un vieillard
comme mon grand-père a pu l'an dernier récupérer son butin, j'en serai tout
77
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
aussi capable. » Il redoubla d'efforts et la grande pirogue glissa lentement
jusqu'au lagon.
Ensuite, il lui fut très aisé d'atteindre la passe. Il suivit scrupuleusement les indications de son grand-père, passa le récif à main droite et compta la neuvième
vague. Il lança aussitôt son filet, le laissa descendre et traîner, puis à l'aide du crochet et du bâton en guise de palan, il tira, tira de toutes ses forces, jusqu'à ce que
le filet rempli de son butin retombe au fond de la pirogue. Quelle surprise ! Sous
la lune il vit une multitude de langoustes énormes agiter leurs pinces au fond de
l'embarcation. « Brave grand-père, je comprends ; c'était ça, ton fameux trésor. »
Il pagaya tout heureux en direction de la passe, en songeant au prix qu’il allait
pouvoir tirer de cette pêche miraculeuse, le lendemain, au marché de Papeete. Mais
son
beau sourire s'évanouit tout à coup quand il constata qu'il n'arrivait pas à
remonter le courant ! Il avait fait tant d'efforts pour pousser la lourde pirogue, puis
pour hisser le filet surchargé qu'il était épuisé et le courant était si fort ! Qu'allaitil faire ?
Alors, ce fut comme si le léger vent de la nuit lui soufflait à nouveau à son
oreille, dans un chuchotement presque inaudible, les dernières recommandations
du vieil homme : « dès que vous verrez la lune décliner derrière la montagne... » Il
comprit aussitôt et poussa un soupir de soulagement : la grande marée allait
inverser le courant et il pourrait regagner la côte sans effort. Il attendit, les yeux
levés vers le ciel, pagayant pour se maintenir face à la passe. Au bout d'un
moment, tout ému, persuadé que c'était l'âme de son grand-père qui s'élevait
ainsi, il vit une étoile filante. Comme sortie de la lune, elle traversa le ciel et dis-
parut au-delà du récif, tandis que la lune déclinait derrière la montagne. C'était
le moment de rentrer.
En ramenant son butin vers la rive, le jeune homme loua son grand-père pour
ce trésor
abuser !
qui le mettait à l'abri du besoin sa vie entière, car il se garderait bien d'en
LittéRama’OHi » is
Sabrina Teuira
A trois semaines
Ce samedi matin, 8 mars 2008, je me suis levée avec une seule idée en tête :
savoir si j'allais ou non donner la vie.
Tetiamana, dit Mana et moi avons quitté la maison. Je l'ai déposé chez un ami
et collègue de travail, Tokai, dans la commune de Faa'a, chez qui il devait y avoir
un
abattage d'arbres anciens tels le « uru » et le « manguier ». Nous avons pris la
voiture de Mana, un 4x4 comme ceux qu'on voit partout à Tahiti. Je suis allée,
toute seule, au laboratoire de la Clinique de Paofai, situé dans la capitale de l'île.
Je reste, intimement, convaincue qu'il n'y a rien de plus sûr qu'une prise de sang. Il
était 9h30 lorsque mon tour arriva. La prise de sang a été rapide. Cependant, il a
fallut attendre 1 heure au moins pour avoir les résultats. La secrétaire, à l'accueil,
m'informe qu'il faut appeler au standard du labo et demander le biologiste.
un
L'attente, même pour une heure semblait être un enfer. Il me fallait aller dans
endroit calme et pouvoir me retrouver avec moi-même. La Cathédrale de
Papeete. Oui. C'est là que je veux aller. Le stationnement en double file est de mise
croire, que les fidèles y sont à longueur de journée. Mais non. A
l'intérieur, seule et assise au premier rang de la deuxième rangée, une mamie. Elle
semble prier pour des êtres chers partis trop tôt certainement. Je m'installe et cornmence à faire mes demandes. Je suis
baptisée protestante mais depuis la mort de
mon grand-père paternel dit «
pépé camion », ma foi s'est tournée vers le catholicisme. Je suis assise à l'avant dernier rang de la première rangée, au milieu. J'aime
cet endroit. Je m'y sens bien comme allégée de tout poids.
A 10h30, j'ai le labo en ligne. Je dois reconnaître que
j'étais angoissée pour pluaux alentours. A
sieurs raisons.
Mana et moi venions d'emménager dans notre nouvelle demeure, dans la cornmune de
Punaauia, à Matatia, depuis le 29 décembre dernier.
Des projets, ce n'est pas ce qui me manque. Sur le plan intellectuel, je me suis
fixée l'idée d'obtenir ma licence d'anglais, à l'Université de Polynésie Française, pour
ensuite voguer vers encore de nouveaux horizons. Mon frère Tinihau (que j'aime
énormément) et moi sommes, enfin, depuis plusieurs années, décidés à construire sur
notre propriété de Paea. Un héritage qui nous vient de notre grand-mère
paternelle.
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
L'angoisse était lourdement et longuement justifiée.
Ce que le biologiste allait m'annoncer serait de taille. Depuis quelques jours, je
disais à Mana qu'il y avait quelque chose de bizarre, de différent. Lundi, en début
de semaine, je suis rentrée de l’unif, épuisée, chose inhabituelle. Ensuite, lorsque
que je marche longtemps, j'ai la sensation d'avoir comme des fourmis qui remontent le long de mes jambes comme pour me dire qu'elles sont fatiguées.
C'est la secrétaire du labo qui décroche. Elle me passe le biologiste. Il me dit
qu’il est toujours délicat d'annoncer des résultats par téléphone. Pour plus de prudence, il me demande mon numéro de dossier. Faisant monter mon stress en puis1
sance, je m'empresse de le lui donner. C'est alors qu'il me répond d'une voix
calme : « le test est positif, mademoiselle ». Et là, je me suis mise à penser tout
haut : « non, pas cette année, l'année prochaine, oui, mais pas cette année ». Je
me reprends et exige qu'une contre-analyse soit faite. Le biologiste me dit de
rappeler dans une heure.
Je nomme papy et mamie les parents de Mana. Ils ont toute mon admiration.
Notamment pour le parcours remarquable en tant qu'homme et femme aussi en
tant que parents et maintenant grands-parents. Mamie est la première personne à
qui Mana a annoncé l'heureux évènement. Elle est en très heureuse. Il faut savoir
qu'ici à Tahiti, les nouvelles aussi bien les mauvaises que les bonnes se diffusent
très vite ; ce phénomène a été appelé « radio cocotier » par la population locale.
Ce dimanche, mamie a respecté la coutume.
ou
Mamie me donne des conseils. Elle préconise que je m'enduise d'huile d'olive
bien encore d'huile de Tamanu (il s'agit d'une huile fabriquée localement). S'en-
duire comme un poulet ou un veau à la broche dans le genre prêt à cuire.
Dans la semaine qui a suivi, Mana et moi avons eu notre première dispute. J'ai
été étonné du calme dont il a fait preuve. Il n'a pas cherché à encourager la dis-
pute. Bien au contraire, comme l'expression le dit « il a pris sur lui ».
Quelque chose a changé chez nous deux. C’est une pluie de bonheur, de motivation, d'espoir, d'ambition, de projet. Oh, je pense que j'aurais dû écrire cette
phrase au pluriel.
Cette nouvelle ne pouvait pas tomber mieux puisque le lendemain marqua
notre 1ère année de vie commune.
Lundi, le 10 mars, j'ai eu mes premiers saignements; j'avoue que j'ai angoissé
LitteRama'oHi s is
Sabrina Teuira
pensant que je faisais peut-être une fausse couche. J'en parle aussitôt à Mana
qui, d'un calme inné, me dit « Zen ».
en
Samedi, tatie Nirvana, qui tient la pharmacie de Paea, me fait la proposition de
suivre un traitement homéopathique pour favoriser le développement de bébé.
Mana ne partage pas mon envie ; il estime que notre progéniture doit être 100%
nature. Et là, je crois qu'on a soulevé un point important ; comment allions-nous
gérer nos désaccords ? Qui de nous deux allait l'emporter dans les décisions le
concernant ? Je pense qu'on est d'accord sur un point, nous agissons dans l'intérêt de ce petit être. Mais je dois avouer qu'il est difficile d'accepter de se résoudre
surtout quand on est persuadé d'avoir raison. Ce sujet s’est terminé sans que je ne
commence
le traitement.
La semaine s'écoula sans heurts. Mana adopte de nouvelles habitudes qui
m'étonnent. Chaque jour me valait plus d'attention :
Où es-tu?
As-tu bien déjeuné ?
A quelle heure penses-tu être à la maison ?
Bref, toutes ces attentions dont raffolent les femmes.
Mercredi, le 19 mars. Ce jour a son importance. J'ai mon premier rendez-vous
avec la
psychologue du S.P.M, le docteur Herenui. Aller la consulter représente pour
moi un acte d'amour pour la venue de mon bébé. Je veux que toutes les conditions
soient réunies pour m'épanouir. Tout de même, c’est ma non plutôt notre premier
bébé. C'est un évènement.
Première échographie, bébé a déjà le cœur qui bat ; il se trouve dans une
espèce de coquille ; il mesure 6 mm. C’est extrêmement petit. C’est mon cadeau.
La sage-femme s'appelle Vaea ; c'est la fille d’un cardiologue bien connu et sa
femme est chef du service de Pédiatrie du C.H.T de Mamao. Le seul centre hospitalier du Territoire.
Vendredi, le 21 mars, c'est l'anniversaire de mon père ; tiens, je ne sais même
pas quel âge il a. C'est aussi le jour du départ pour Teahupoo, nous y passons le
week-end de Pâques. Je suis contente aujourd'hui.
Ma cousine Miomio et son copain que je surnomme Loulou nous accompagnent.
Il y a bien sûr et de toute évidence, les enfants de la sœur de Mana, Ra'i et Anavai.
A l'accueil, nous avons Mamie et son large sourire, manifeste de sa joie de nous
voir tous arriver et remplir la maison de cris et de joie.
81
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
D'heureux évènements s'enchaînent. C'est la surprise. Mana fait preuve d'un
grand intérêt à l'égard de « nous ». Je découvre une facette de sa personnalité que
je ne soupçonnais même pas. Pardon d'avoir douter.
Les sujets de discussion aussi vont bon train.
Mana se propose d'accélérer les travaux liés à notre installation et de pourvoir
aux besoins les
plus urgents avant la date ultime.
On envisage même de vendre ma voiture. Pour plus de sécurité, probablement.
Non je crois après réflexion que c'est surtout psychologique, et que le besoin d'agir
dans l’intérêt de notre enfant est de rigueur.
La fatidique question liée à l'alimentation. Comment éviter un tel sujet
lorsqu'on est conscient du fait de grossir au fil des jours. Mes seins comme mon
entourage a pu le remarquer ont pris un volume qui n'est pas sans déplaire. Mais le
pire est à venir, les kilos stockés dans les hanches et les fesses. Alors pour palier à ce
qui pourrait devenir une réelle source de conflit, Mana surveille mon alimentation.
Il m'arrive souvent de prendre le drive du Macdo. Malheureusement, sur ordre de
Mana, il est interdit. Ça attendra.... Je me nourris quotidiennement de taro, de poisson, de banane. Il a raison. Certes. Même mon péché mignon m'est interdit. Du
chocolat. J'adore le chocolat.
Autre point, je tiens et je ne démords pas qu’il porte aussi mon nom et pas que
celui de son père car après tout, c'est le fruit de notre amour. N'est-ce pas ? Je me
suis renseignée. Sur le plan juridique, il est juridiquement légale qu'un enfant soit
reconnu
par ses deux parents. Chouette ! Ma décision n'a pas fait l'unanimité. Nous
verrons le
jour-J.
Nous sommes de nouveau, montés sur Teahupoo pour le long week-end. En
plus, c'était l'occasion de fêter l'anniversaire de Mana en famille.
Les jours qui suivirent ont été quelque peu difficiles.
Je m'imaginais finissant son livre de cette façon « Je lui ai donné la vie. Il est
né. ». Cependant, les évènements ont pris une toute autre tournure.
J'ai perdu mon bébé le 2 avril. Déjà, le 31 mars au matin, je ne sentais plus rien
dans mon ventre. La sensation que la vie n'était plus là. J'en ai parlé à Mana dès
mon
réveil. Comme à chaque fois, c'est moi qui me fais trop de soucis. Il existe des
situations pour lesquelles les femmes ont toutes ce 6ème sens qui leur permet d’an-
ticiper sur demain.
A notre retour de Teahupoo, deux jours plus tard, je me suis rendue chez la
LitteRama’OHi # ia
Sabrina Teuira
sage-femme. Et là, ça été le choc. Encore une fois, je ne m'étais pas trompée. Bébé
n'est plus là. La difficulté a trouvé une activité cardiaque n'a fait qu'augmenter
mon stress. J'étais seule.
ou
Comme c'est étrange, Mana n'a jamais pu m'accompagner chez la sage-femme
la psy. Peut-être était-ce un signe avant-coureur de ce qui allait se produire. Je
ne sais pas.
Comment l’annoncer à Mana ?
Quelles allaient être les conséquences ?
Cela nous détruirait-il ou bien au contraire ?
Je crois que j'ai eu envie d'écrire cette fabuleuse expérience afin de la partager
avec d'autres futures mamans. C'était ma
au
première grossesse. Je souhaitais la vivre
mieux et être heureuse avec Mana et notre enfant. Peut-être qu'un jour, il ou
elle aurait été curieux d’apprendre comment il a rempli notre vie même pour à
peine 1 mois.
ne
Il faut que tu saches que tu as été la plus grande perte pour ton papa mais il
l'avouera jamais. Il n'est pas démonstratif, ni extraverti de nature.
Pour ma part, cette courte expérience nous a rapprochés ton père et moi
davantage. J'ai toujours le texto que ton papa m'a écrit le 19 mars « J'vou aime
tou lé 2 ».
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
Tikei sur les ailes des vents
Il était une fois, un jeune homme qui s'appelait Tikei. Il n'était pas très grand,
mais il était fin, agile et plein de forces. Sa peau était très brune et ses cheveux
noirs comme la nuit. Il était toujours habillé d'un beau pareu de tapa fin. Sur la
tête il portait un turban orné de fougères. Il était né dans une île des Tuamotu,
mais il était sans cesse sur les mers. C'était un grand navigateur.
Il allait d'île en île et traversait de long en large l'immense océan de Moana Nui.
Les premiers habitants de la Polynésie, les Ma'ohi, ont toujours été de très habiles
navigateurs et possédaient une parfaite maîtrise de l'océan. Ils le traversaient dans
la même époque les Européens se
contentaient de longer les côtes des continents.
tous les sens avec leurs pirogues, tandis qu’à
Tikei connaissait mieux que personne la navigation, la route des étoiles, le sens
et la signification des courants marins. La seule connaissance qu'il
encore
n'avait pas
acquise était celle des vents.
Un jour, alors qu'il était occupé à réparer sa pirogue, un vent au son étrange se
mit à souffler sur la plage. Tikei s'arrêta de travailler. Il écouta le vent, essaya de
sentir de quelle direction il venait, et dans quelle direction il allait. Le son étrange
du vent s'amplifia alors très vite, jusqu'à devenir un chant tumultueux. Tikei eut
peur,mais il ne voulait pas que le vent le sache.
Qui es-tu, ô vent ?
-
Je suis le vent des pirogues. Et le chant de la mer me remplit:
-
Que me veux-tu ?
-
Tikei qui voyage le jour avec le soleil levant et qui continue la nuit avec la
-
lune qui se lève, tu dois te rendre dans la vallée et construire une nouvelle
-
-
pirogue !
Pourquoi ? J'ai déjà une pirogue. Elle vogue très bien et m'a maintes fois
transporté sur les mers de Moana Nui.
Tu vas construire une pirogue qui te fera naviguer sur les ailes des vents.
LitteRama'oHi tt 18
Ray Chaze
Émerveillé par cette idée, Tikei prépara sa hache et, comme le voulait la tradition, il la mit en sommeil le soir. Le lendemain, au petit jour, il la porta à la mer
pour la réveiller. Puis, il se dirigea vers la vallée. En route, il observa les arbres. Plusieurs étaient beaux, mais Tikei savait qu'à l'intérieur de la vallée, le bois des arbres
était plus dur.
Il abattit un grand arbre nommé Tamanu, dépouilla le tronc de ses branches et
de son écorce, et le découpa en planches pour l'avant de sa pirogue. Ensuite, il utilisa les branches pour en faire des balanciers.
Il coupa un autre arbre, le Miro et en fit des planches pour l'arrière de sa
pirogue. Puis, il prit deux arbres à pain, des Tumu Uru très hauts et droits, pour les
planchers du pont. Enfin, il se rendit dans les bois et abattit des Fau bien droits
pour en faire des pagaies, ainsi que trois Hutu pour faire des mâts.
Des artisans spécialisés dans la construction de pirogues vinrent l'aider. Après
avoir accompli les rites religieux, ils se mirent au travail. Ils avaient apporté leurs
paniers qui contenaient les haches et herminettes de pierre, des vrilles en coquillage et de la corde fine.
Lorsque la pirogue fut terminée, tous les trous furent calfatés avec de la fibre
de noix de coco et de la gomme provenant des arbres à pain sacrés du marae. La
pirogue fut lavée et séchée, puis peinte à l'extérieur avec de l'argile rouge mêlée à
du charbon de bois. On s'aperçut alors que ce n'était plus une pirogue, mais un
véritable pahi !
Les hommes se tinrent prêts à le pousser sur les rouleaux. Tikei invoqua le Créateur et lui demanda un nom pour la pirogue. Mais il ne reçut aucune réponse.
Pour la baptiser, on fit boire la pirogue. Elle fut plongée dans la mer, de l'avant,
ensuite de l'arrière. Alors, un grand vent souffla sur la mer. La pirogue se mit à glisser
très vite et surfa sur les vagues, puis vint doucement se poser sur le lagon de jade.
C'est à ce moment là que le vent au son étrange souffla à nouveau. Le son
s'amplifia jusqu'à devenir un chant tumultueux qui remplissait le vent. Le vent se
mit à tourner autour de Tikei et le jeune homme lui demanda :
-
Qui es-tu, ô vent ?
85
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
-
-
-
Je suis le vent des pirogues. Et le chant de la mer me remplit.
Que me veux-tu ?
Tikei qui voyage le jour avec le soleil levant et qui continue la nuit avec la
lune qui se lève, tu dois te rendre tout au fond de la vallée et construire une
pirogue !
-
Voici ma pirogue ! Je l'ai construite dans la vallée avec les arbres Tamanu,
Miro, Fau, Hutu et les Tumu Uru.
-
-
-
-
-
A-t-elle un nom ?
Non. Pas encore ! Le Créateur ne m'en a pas donné.
Pourquoi ne t'en a-t-il pas donné un ?
Je ne sais pas !
Parce que ce n'est pas une pirogue. C'est un pahi. Et il ne peut pas voler sur
les ailes du vent. Retourne dans la vallée et construis une petite pirogue qui
te ressemble : une pirogue fine, légère et pleine de force. Une pirogue qui
pourra naviguer sur les ailes du vent.
Tikei reprit le chemin de la vallée. Alors qu'il marchait, abattant çà et là des
branchages et des arbustes pour mieux avancer, il remarqua une clairière lumineuse
cachée derrière un bouquet d'arbres. Il s'en approcha. Quelle ne fut sa surprise de
voir, au milieu de la clairière, un arbre de couleur pourpre! Si ce n'était pour sa
couleur particulière, eet arbre était d'aspect plutôt ordinaire et Tikei serait passé
devant lui sans le remarquer.
Tikei s'avança vers l'arbre, mais s'arrêta juste avant de l’atteindre, car il entendit
un
vent souffler. À cet instant précis, il vit
un vent descendre du ciel et un autre
sortir de la tête de l'arbre pourpre. Puis, les deux vents se rejoignirent comme un
tourbillon sur la mer. Autour de l'arbre apparut alors un océan d'étoiles scintillantes
qui furent absorbées par le tourbillon, montèrent jusqu'au ciel puis redescendirent et
s'enfoncèrent dans le corps de l'arbre. L'arbre pourpre se mit à briller de mille éclats.
Ahinavai la brume vint alors envelopper Tikei qui l’entendit lui parler :
-
Voici le bois de ta pirogue ! L'arbre pourpre est un arbre dont le bois te permettra de naviguer sur les ailes des vents.
-
-
Que dois-je faire, Ahinavai ?
Avant de t'approcher de l'arbre pourpre, tu danseras autour de lui, du soleil
levant au soleil couchant, pendant trois jours.
LitteRama’oHi » is
Ray Chaze
-
—
Quelle danse dois-je faire, Ahinavai ?
Tu danseras la danse des vents qui tourbillonnent dans les deux, sur la terre
et sur les océans. Laisse-toi emporter par eux, Tikei. Abandonne-toi aux vents !
ne
Tikei s'allongea sur le sol, le visage contre la terre, les bras le long du corps. Il
dit rien. Dans le silence de la clairière, son âme lui chuchota : « J'entre dans la
danse des vents, la danse infinie de l'univers. »
Debout, Tikei leva les yeux vers le ciel. Il vit les nuages se colorer de pourpre et
tourbillonner dans l'espace. Il vit aussi apparaître les étoiles de la nuit. Certaines devenaient plus grandes que la Terre, plus grandes que la lune, plus grandes que le soleil.
Tout cela le remplit de joie. Son âme se mit à danser, puis son esprit, puis son corps.
Lorsque la nuit arrivait, Tikei arrêtait de danser et s'allongeait sur le sol, le
visage contre la terre. Il s'endormait ainsi dans la clairière au pied de l'arbre pourpre. Et le matin suivant, il se mettait debout, levait les yeux vers le ciel et dansait
au rythme des nuages qui se coloraient de pourpre et tourbillonnaient dans la
danse des vents. Pendant trois jours, Tikei dansa avec les vents et pendant trois
nuits, il dormit au pied de l'arbre pourpre, la face contre la terre.
Au matin de la dernière nuit, Tikei se tint debout devant l'arbre. Mais lorsqu'il
voulut lever les bras vers le ciel, il vit qu’il était prisonnier dans un filet. C'était un
filet si fin qu'il croyait pouvoir le déchirer d’un mouvement de la main. Mais en
réalité, c'était une immense toile qu'une araignée avait tissée tout autour de lui
pendant la nuit sans qu'il ne s'en aperçoive. Et il ne parvenait pas à se dégager.
A l'orée de la clairière, Tikei vit alors une araignée géante s'en aller. Elle se
retourna vers lui, puis poursuivit sa route en ricanant. Tikei se débattait et donnait
des coups de poings pour essayer de faire un trou dans la toile finement tissée.
Mais dès qu'il réussissait à le faire, le trou se refermait et la toile se resserrait.
Désespéré, il appela l'arbre pourpre à l’aide. Celui-ci bougea sur lui-même, mais
ne
put rien faire. Il appela les vents, qui soufflèrent en tournant autour de lui, mais
ne
purent pas le délivrer. C’est alors qu'arriva Ahinavai la brume. Elle dit en pouf-
fant de rire :
-
Pauvre Tikei ! Tu t’es bien fait piéger par notre coquine d'araignée. Ha ha ha !
Tu es bien rigolo comme ça.
87
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
Aide-moi, Ahinavai, au lieu de te moquer de moi ! Dépêche-toi ! Je n'en peux
-
plus.
Ahinavai l'enveloppa de son eau blanche qui, en se collant à la toile dlaraignée,
se
mit à la ramollir, puis à la liquéfier jusqu'à ce qu'elle disparaisse.
Je te remercie, Ahinavai, dit Tikei, soulagé.
-
Enfin libre, Tikei tourna plusieurs fois autour de l'arbre en courant pour se
sécher. Puis, il entoura le tronc de l'arbre pourpre de ses bras et le serra très fort.
Maintenant, tu seras ma pirogue. Avec toi, je naviguerai sur les ailes des
-
vents. Nous ne nous quitterons plus.
C'est alors qu'apparut à nouveau le tourbillon d’étoiles, montant et descendant,
de l'arbre au ciel, et du ciel à l'arbre. L'arbre-pourpre brilla de milles éclats. Tikei vit
des mains invisibles manier à une vitesse surprenante des hachettes et des henninettes en or, des vrilles en coquillages d'argent, ainsi que de la corde de couleur
pourpre. En quelques instants, l'arbre fut sculpté et transformé en une pirogue fine,
légère et pleine de force. Elle scintillait de mille étoiles incrustées dans la coque et
le mât. Puis, la pirogue s'éleva dans les airs et disparut dans la brume. De l'intérieur
de Ahinavai, elle sculpta elle-même la brume qui devint une grande voile.
Tikei monta à bord de la pirogue. Le vent au son étrange se mit à souffler. Le
s'amplifia jusqu'à devenir un chant tumultueux qui remplissait le vent. Le vent
son
se
mit à tourner autour de Tikei.
-
-
-
Je suis le vent des pirogues. Et le chant de la mer me remplit.
Partons ! Je veux naviguer sur les ailes des vents.
Tikei qui voyage le jour avec le soleil levant et qui continue la nuit avec la lune
qui se lève, nous partons ! Mais tu dois auparavant aller saluer ton peuple et
demander au Créateur un nom pour ta pirogue. Aussi, partons pour ton île.
-
Partons!
Le vent prit sur ses ailes la pirogue qui tourna sur elle-même, puis se mit à glisser si
vite que seul un œil exercé à observer le ciel et les vents aurait été capable
de distinguer une voile de brume traversant l'espace.
LitteRama’OHi tt is
Ray Chaze
Tikei vit alors une montagne se dresser sur son chemin. Noire et menaçante,
elle gonfla, empêchant Tikei de se porter à droite ou à gauche. Tikei appela les
vents à son secours. Le maraàmu intervint et rendit l'air si léger que la pirogue alla
plus vite que les vents. D'autres vents, les Pa Faaite et Pa Haapiti, firent bouger la
pirogue dans tous les sens. Le Toerau qui vient du Nord entendit aussi son appel et
arriva avec la pluie. La brume qui l'accompagnait dissimula Ahinavai la voile, et la
montagne ne sut plus de quel côté gonfler. Mais elle ne fut pas la seule à vouloir
empêcher Tikei de passer. Les uns après les autres, des montagnes, des collines, des
rochers, des blocs de glace se dressèrent sur son chemin. Heureusement, les vents
avaient entendu l'appel de Tikei et ils l'aidèrent à naviguer à travers ce labyrinthe
d'obstacles.
Le Vent des pirogues avait devancé la pirogue enchantée dans le monde
PauTout
le monde écoutait le chant de la mer qui le remplissait, se demandant quel événement le Vent des pirogues venait annoncer. Dans le ciel lumineux, tous virent apparaître Tikei et sa pirogue pourpre à la voile de brume.
motu. Le peuple de l'île de Tikei l'ayant entendu s'était rassemblé sur la plage.
-
-
Tikei ! Tikei ! s'écrièrent les enfants.
Tikei ! Tikei ! s'écrièrent les grandes personnesla pirogue se posa sur le lagon.
Tout le monde vint embrasser et enlacer Tikei, qui les invita à le rejoindre
dans la prière.
-
Dieu de la création, je désire un nom pour ma pirogue pourpre à la voile de
brume.
-
Elle s'appellera « Les ailes du vent », répondit le Créateur.
Tikei remercia le Créateur, dit au revoir à son île et s'en alla naviguer sur les
ailes du vent avec sa pirogue pourpre à la voile de brume. Aujourd'hui encore, on
peut le voir dans le ciel Ma'ohi. Oui, c'est vrai ! Levez les yeux vers le ciel ! Si vous
voyez dans le vent qui souffle un nuage de brume traverser le ciel à toute vitesse,
c'est la pirogue de Tikei qui passe. Et si, dans ce nuage, vous distinguez un petit
point brun, presque noir, c'est Tikei qui voyage le jour avec le soleil levant et qui
continue la nuit avec la lune qui se lève. Alors, faites-lui un signe de la main et
dites-lui « nana » !
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
LEXIQUE
Ahinavai : brume, bruine
Marae : lieu de culte ancien.
Ma'ohi : indigène ou autochtone originaire de la Polynésie, Polynésien.
Maraàmu, Pa Faaite, Pa Haapiti, Toerau : différents vents qui soufflent dans les îles de Polynésie.
Moana Nui : « le grand océan », ancien nom de l'océan Pacifique.
Nana ! : au revoir !
Pahi : bateau
Pirogue : longue barque étroite munie d'un balancier.
Tamanu, Miro, Tumu Uru, Hutu, Fau : noms d'arbres.
Tapa : terme qui désigne les étoffes fabriquées à partir de l'écorce de certaines plantes ou de
certains arbres.
LittéRama’oHi « is
ITIarie-Prance Salmon
Poésies de Papara
Na Teva e vaù
Teva te ua, Teva te matai, Teva te mamari
Auê b Teva e, te àuhune.
Maraamu Taravao, Maraamu Teahupoo
Auê o Teva e, te haumaru.
Tetunaè te tupuna i raro roa
Auê o Teva e, te maramarama
Ariioehau Taaroarii Ariitaimai vahiné
Auê o Teva e, te ruperupe.
Teriirere te arii marere noa e
Auê o Teva e, te aravihi e
Tuiterai no roto ia i te rai
Auê o Teva e, te hanahana.
Anotau api, ànotau riàrià
E Teva e, tei hea atura oe ?
Ua àmahamaha, ua oto te huaai
E Teva e, tei hea te hoêraa ?
A haere mai to Teva
A haere mai te mau tamarii
E faaoto anaè i te mau pû
E hoê anei to Teva ma ?
E Teva e, na vai te hoêraa ?
E Teva e, tei hea te aroha ?
E ani hohonu anaè i te Fatu-
Na Teva e vaù e, a tia i nià !
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
Les huit Teva
Teva la pluie, Teva le vent, Teva l'éclosion
Ô Teva la moisson.
Alizé de Taravao, Alizé de Teahupoo
Ô Teva la ventilée.
Tetunaè l'ancêtre des temps lointains
Ô Teva la lumière
Ariioehau Taaroarii Dame Ariitaimai
0 Teva la prospère.
Tériirere, le prince volant
Ô Teva la savante
Tuiterai, du royaume céleste
Ô Teva la gloire.
Temps moderne, temps incertain
Teva, où es-tu ?
C'est le déchirement, ta descendance pleure.
Teva, où est l'union ?
Venez ceux de Teva
Venez les enfants
Soufflons dans les conques
Ceux de Teva, s'uniront-ils ?
Teva, d'où vient l'union ?
Teva, où est la fraternité ?
Demandons avec ferveur au Tout-Puissant.
Teva les huit, réveillez-vous !
LitteRama’oHi » 18
marie-prance Salmon
Tati Nui
Tauraatea i Patea
Aito no na Teva e vaù
Papara te ruperupe, te Teva Matahiapo
Aorai Nui ia no Tati i te roo hanahana.
Manea to oe tupuna maramarama
Ta Taaroa i maiti
Tei roto ia oe
Te mana no nià mai.
Amo, te Arii o Papara, te manuia
Purea, Arii vahiné no Tahiti, te oaoa
Tei nià ia oe
To raua moemoea.
Aimata te Arii vahiné
Ta te Hau Farani, I aro noa na
Tati Nui, te àveià
Ua tupu te hau i taua ànotau ra.
Tati, te tira Nui
Toohitu maramarama
Orero faateniteni hia
E Tahiti Nui mareàreà.
Tati, te Metua
Ua faahaehaa oe
I mua i to Nunaa
Ma te haamaitai atu i te Fatu.
93
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
Tati !e Grand
Tauraatua i Patea
Héros des huit Teva
Papara la prospère, l'aînée des Teva
Grand Palais de Tati l'illustre.
Manea ton ancêtre brillant
Que Taaroa a choisi
C'est en toi
Qu’est le pouvoir d'en haut
Amo, le Roi de Papara la réussite
Purea, la Reine de Tahiti la plénitude
C'est en toi
Qu'est leur espérance.
Aimata la Reine
Que la France avait combattue
Tati le Grand, le gouvernail
La paix avait régné en ce temps-là.
Tati, le grand mât,
Juge tahitien brillant
Orateur reconnu
Par la resplendissante Tahiti au corps jaune.
Tati, le père
Tu t'es abaissé
Devant ton peuple
En remerciant le Tout-Puissant.
litteRama’OHi » is
fTlarie-Prance Salmon
One-tere
I nià i te iriatai
Te ànaana noa ra
Te one éreere no One-tere
O te vai taha noa mai
I raro àe i te râ.
Taharuu, te ànavai
Taharuu Nui, te vai ora
Ua ninii mai oe
I to pape au mau
I roto i te miti i One-tere nei.
One-tere i Taharuu nei
Ua nuu mai te mau àre-miti
I te one éreere no One-tere
Mai roto mai i te moana
I nià i te iriatai.
Manaonao atura vai
la Mouà Tamaiti
Ta te mau ata i faarumaruma.
Taharuu Nui, te vai
Ua manii mai oe te ora o One-tere.
Puhihau maira te matai maraamu
Haumaru atura vai
I nià i te one éreere
No One-tere nei
I Papara Nui a Oro-hua-reà.
Oaoa rahi toù i teie mahana
Ua topa mai te hau
Ua tupu mai te manao api
I One-tere nei
Mauruuru ia oé e taù Fatu.
95
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
Paysage de paix
Sous un arbre aux branches très étalées
Une longue table faite de planches
Invite les promeneurs du dimanche
A s'y asseoir nonchalamment
Le regard tourné vers la belle plage
Qui accueille les baigneuses aux seins nus
Le lagon aux multiples couleurs
Danse sous les rayons de l'astre solaire.
Une dune de sable noir
Se pliant aux caprices des vagues
Avance patiemment et indubitablement
Vers le rivage parsemé de plantes rampantes.
Une petite baie tranquille
Où meurent les vaguelettes tièdes et salées
Devient le lieu béni des enfants
En quête de chaleur et de bien-être
A l'abri des vagues coléreuses.
Petit à petit, la paix me gagne.
Le long de la plage de sable noir
A l'ombre des « burau » touffus
Des dormeurs, se laissant bercer
Par le grondement des lames
Se prélassent sur des nattes,
Heureux de respirer l'air marin.
Comprenant enfin la sagesse des ancêtres
Qui prenaient le temps de vivre
Je revis avec beaucoup de nostalgie
Les plaisirs simples du temps passé
je contemplai donc ce paysage paisible
Avec mille mercis au fond du cœur.
LitteRama’OHi » 18
fTlaria-France Salmon
Maire i Papeiti
Haere atura vau
I roto i te faa no Papeiti
I reira maimi atura vau
I te maire noànoà o te peho
Anaana noa mai te mahana iti
Maramarama noa ra te faa
Tomo atura vau
I raro àe i te mau tumu raau.
Haumaru atura vau
Hio atura taù na mata
I te maire raurii
Oaoa atura toù tino taatoa.
Ua pafaï maira vau
I te maïre paevai
I nia i te mato rari
Ma te haamaitai atu ia Taaroa
Ua hei atura vau i toù hei maïre
Noànoà atura toù tino taatoa
Hiohio maira te manu iti
Oaoa rahi to te natura i teie nei taime
Maïre raurii no Papeiti
Maïre paevai no te peho
Maïre taratara no te pae pape
Ua riro outou ei faaoaoaraa i te mau vahiné.
97
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
La cascade au travail
Jaillissant du rocher au milieu de la végétation
Se jetant volontairement dans le vide
La cascade, la chute d'eau puissante
Semble vouloir déverser en toute hâte
Le trop-plein d'eau que regorge la montagne.
A toute allure, bondissant sur la falaise
Elle écorche le roc devenu très lisse.
Plongeant avec témérité au pied du vallon,
La cascade gronde sourdement
Enfin, elle vit par la volonté de Dame Pluie ;
Inlassablement, dégringolant à toute vitesse
Elle se donne entièrement à sa raison d'être.
Les heures s'égrènent, les jours passent
La cascade s'active jusqu'à son dernier souffle,
Heureuse de participer au bien-être des Humains.
LitteRama’oHi # 18
.
marié-France Salmon
Procréer
•
Un enfant ! Quelle joie !
Union divine ! Quelle récompense !
Procréer, est-ce banal ?
Que de vies misérables !
Que de vies abandonnées !
Que fait notre créateur ?
Bel enfant tant désiré !
Que nous réserves-tu ?
Bonheur éternel ou douleur infinie !
Père, Mère,
Qu'attendez-vous de cette procréation ?
Seul le divin vous guidera.
•
Enfant martyr ! Quelle désillusion !
Enfance inadaptée ! Quelle contradiction !
Où aller, Où se tourner ?
Que faire, que dire ?
Sommes-nous seuls sur cette-terre ?
Que Dieu vous entende !
Enfant-Roi ! Existes-tu encore
Enfant-Avenir ! Est-ce vrai ?
Enfant-Père ! Est-ce possible ?
Enfant-Mère ! Est-ce réel ?
Mais où sont les procréateurs ?
Union ou désunion ? Vivons !
99
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
Belle enfant
Belle enfant aux boucles brunes
Aux yeux rieurs et ravageurs
Ta voix est si puissante, si vibrante
Que tes cris joyeux envahissent le monde.
Petite fille deviendra grande
Ton rire cristallin inondera la maison
Tes cheveux au vent frissonneront
Le monde féérique t'attend.
Rêvant au clair de lune
Jaillissant au milieu du jardin
Tu humes les senteurs de la vie
Au fond de ton cœur tout tressaille,
La fine brindille se fortifie.
Vivace, éclatant de bonheur
Tu dévores avec gourmandise
Les tendres années de l'enfance.
Parfois triste, comme un nuage gris,
Tu chantonnes et tu oublies.
Mon enfant, tu vivras.
LitteRama’oHi # is
ITIane-Prance Salmon
Colère la tourmente
Mots déplacés, mots véritables flèches, mots qui font mal
Quelle souffrance ! Quelle désolation !
Paroles insidieuses, paroles sournoises, paroles moqueuses
Mauvaise conséquence ! Mauvaise réaction !
Actes incontrôlés, actes violents, actes irréfléchis
Quel drame ! Quelle panique !
Que faire devant tant de violence !
Comment réagir devant tant de haine !
Colère, pourquoi nous tiens-tu ?
Nature, nature humaine
Faiblesse ou force ?
Colère, la tourmente
Pourquoi existes-tu ?
Après la tempête, le beau temps revient,
Qu'est-tu venir faire en nous,
Colère la tourmente ?
Pour vous réveiller, bien sûr !
Vous rendre sensibles aux réalités de ce monde,
Vous guider vers l'Être Suprême
Lui qui vous suit pas à pas
Sans se lasser, sans relâche !
Qui es-tu Colère, la tourmente ?
Je suis un don du ciel
Un don de notre Père Céleste.
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
Le cyclone nous effleure
Soufflant, mugissant, le cyclone est là.
Eole, dans toute sa force, passe au-dessus des toits endormis.
Réveillées par les pétarades des tôles à peine fixées des abris provisoires,
Les humbles demeures subissent les états-d'âme de la nature.
Sifflant, rugissant, le cyclone nous éveille.
La tempête bat son plein, faisant tournoyer les feuilles des arbres
malmenés.
Pénétrant de force par les moindres interstices, le souffle violent fait
trembler la maison,
Devenue notre seule protection.
Dehors, la pluie apporte son concours
Tambourinant et crépitant sur les baies vitrées et sur le gravier environnant.
Après un moment de répit, nous permettant d'apprécier le calme tant désiré,
Un bruit sourd et grandissant emplit les oreilles de la maisonnée entière.
Tout s'éveille.
A travers les rideaux des fenêtres, des points lumineux éclairent la nuit
tourmentée.
Les humains se sentent impuissants
Levant les yeux vers les grands arbres du jardin,
Ils espèrent et prient avec ferveur
Attendant avec patience que tout s'achève.
Mais tel est notre sort
Notre vie ne tient qu’à un fil
Car une Force inépuisable et formidable
Nous dirige et nous transporte vers des rivages encore inconnus et incertains.
Puis comprenant enfin que seul le sommeil peut nous apporter cette paix si
douce,
Les hommes se plient à la volonté de la nature.
Les lumières s'éteignent
La tourmente seule occupe la scène.
L'aube approche et bientôt tout rentrera dans l'ordre.
LittéRama'oHi « is
Danny Ueva
To matou Mama here e,
Notre mère chérie
Mme Salmon Marie-France dite Tevai, née le 25 Octobre 1953 à Papara, fille de
Salmon Allain Mai et de Taaviri Vahinetua, s'était mariée avec Mr Ueva Tetufaaona.
Ils ont eu pour nom de mariage Vairaatoa Tane et Vairaatoa Vahiné, comme le veut
notre tradition, et ont eu 4 enfants : Danny, Raitahi né le 10/03/1973 ; Vavea, May
née le 20/06/1977 ; Teraiefa, Rose, Ueva née le 08/03/1985 ; Vaipeho, Mary née le
15/04/1991.
Notre mère a vécu la majeure partie de son enfance dans la magnifique vallée
de Papeiti de Papara avec ses parents, ses frères et sœurs, leur oncle Salmon Arthur,
Moroati dit Papa « Nélé », sa femme Marie-Michèle, Uraore, dite Marna « Nélé »,
ainsi que leur tante Salmon Ernestine dite Mama « Kory ».
Elle a commencé à écrire ses mémoires (que je dévore à pleines dents) récupérées dans ses affaires après son décès le 02/11/2007 à Epsom, Nouvelle-Zélande,
lors d'un séjour culturel avec Papa « Apon » de « Flaururu », et Tati Brander Yvette,
mais qu’elle n'a pas eu le temps de finir. Elle raconte la période durant laquelle elle
y a vécu lorsqu'elle avait 4 ou 5 ans, les instants où ses souvenirs lui sont restés
gravés dans son esprit de petite fille. Ils y cultivaient la terre, élevaient des vaches,
cochons, chevaux et vivaient des produits de leur récolte. Elle en parle avec un très
grand bonheur, pour tous ces instants merveilleux, comme elle le cite : « cette
enfant que je suis, insouciante, s'ouvrant à la vie naissante, souriant et s'émerveillant devant tant de beauté, de charme, de délicatesse que Dame Nature a le
pouvoir de nous offrir si simplement, si généreusement, je sens au fond de mon
cœur, dans ma poitrine une intense réaction comme une roue qui tourne et qui
produit de l'énergie. L'air de la montagne, l'herbe verte, la rivière chantonnant, les
arbres magnifiques m'enveloppaient, rentraient dans mes pores et contribuaient à
me transporter dans un monde irréel et pourtant réel sur une petite colline au
fond d'une vallée verdoyante. »
Elle remercie notre Mère, la Terre qui est si généreuse envers tous ses enfants.
Elle se rend compte de cette grande chance qui lui a été donnée, et qu'elle aurait
voulu transmettre ce bonheur à ses quatre enfants, et que cet instant de son
103
Ecritures; Récit - Conte - Poésie
enfance représente pour elle, une bulle, comme Adam et Eve, dans le jardin d'Eden
au
premier jour de leur séjour sur la Terre. Dans mon cas, j'aurai bien voulu connaî-
tre et vivre cette belle époque de notre Maman, enfant.
Durant notre enfance, notre mère s'est occupée de nous avec une très grande
attention, c'est la plus belle et la meilleure des mamans. Elle s'occupait de notre
éducation, familiale, scolaire, spirituelle, culturelle avec le plus grand amour qu'une
mère peut donner.
Notre mère a été institutrice, et a enseigné dans plusieurs écoles dont l'une à
Moorea, avant, pendant, ou après ma conception, puis deux autres écoles, à ma
connaissance : l'Ecole primaire de « Apatea » et celle de « Ti'ama'o », où elle finit sa
carrière, et prit sa retraite après la naissance de Teraiefa. Elle fut mon institutrice en
classe de CM2, et pour ma sœur cadette en CE2. Ce fut une année très « difficile »
pour moi (Hihihihi
! Rire !). A cet instant, son temps pour s'occuper de nous fut
plus grand, c'était du 24 h/24 h et 7j/7j. Elle y a mis plus d'amour, plus d'insistance, avec une plus grande attention. L'amour que notre mère nous a donné,
restera gravé au plus profond de mon cœur, et mon devoir est de transmettre le
encore
même amour pour mes enfants.
L'Amicale « Maraamu » créée par des instituteurs, dont ma mère était membre,
organisait des rencontres sportives et des voyages dans nos magnifiques îles, et
nous avons pu visiter Rangiroa, Rurutu, Huahine. Elle s'occupa de nous jusqu'à la
fin de nos scolarités respectives, surtout la mienne et de celle de Vavea. Elle a été
déléguée des parents d'élèves de toutes mes classes, de la 6éme jusqu'à la terminale,
ce que je fais également avec mon fils. Elle a toujours été présente. En 3ème, j'avais
de mauvaises notes au 2ème trimestre, vespa confisquée, et il fallait remonter les
notes pour pouvoir'la récupérer. Et au Lycée Hôtelier, elle était présente aux 9
conseils de classes, ça, c'est l'amour de notre mère.
Avec notre père, elle m'a offert plusieurs voyages en famille, ou tout seul,
séjours linguistiques, de vacances avec des amis, en camps d'ados, en colonies, ce
qui me prouvait encore l'énorme amour de notre mère. Jusqu'au dernier jour de sa
vie, notre mère nous a aimés avec tant d'insistance, d'importance, d'attention. Elle
nous aida dans nos moments difficiles, enfants, et même lorsque nous sommes
devenus parents, ma sœur cadette et moi, elle partagea nos moments de bonheur,
nous conseilla, nous gronda, éleva sa voix, mais toujours pour cette unique raison,
son amour pour nous.
Pendant sa retraite, notre mère a fait partie de plusieurs mouvements associa-
tifs, politiques, religieux, et culturels dans les dernières années. Elle était membre
du parti politique du regretté Mr Boris Léontief, le « Fetia Api », elle était membre
LitteRama’oHi » is
Danny Ueua
actif de l'association SOS Vahiné et en fut aussi la présidente, à cause d'un moment
sombre d'une partie de sa vie de femme, à oublier impérativement, mais ce qui la
rendra encore plus forte afin de nous aimer encore plus fort.
Mais une chose lui tenait à cœur en particulier, sa généalogie et surtout celle
des « Teva e va'u », en tant que descendante de cette grande famille, ce qui impli-
quait les affaires de terre, leur histoire, ainsi que les rencontres. Depuis tout petit,
j'ai entendu parler des « Teva e va'u », et son père connaissait plusieurs « paripari »,
«
pehepehe », légendes, qui lui ont sûrement été transmis par son père, puisque
tout se transmettait oralement à l'époque.
En 2001, elle fut élue 7ème adjoint au maire de Papara, ce qui ne fut qu'une
continuité dans l'histoire de sa famille paternelle, puisque son père le fut également sous le « Tavana Mitou Lehartel », et que son grand-père fut Tavana, et cela
descendait jusqu'à la 8ème génération en la personne de « Tati Nui, Tauraatua i
Patea ». Elle était chargée de l'état civil, de la culture, et avait proposé plusieurs
projets. Elle s'engagea dans le « Tomite Toohitu » de Papara, fut à l'œuvre pour
l'affiliation avec l'association des chasseurs de Papara, « Papara nui te mata rearea », pour la sauvegarde de la vallée de la « Taharuu », et pour les fédérer à l'association « Haururu » de « Papenoo », à « Fare Hape », où elle vécut les trois
dernières années de sa vie. Et ensuite, elle créa notre association familiale « Te
Puna o Teva, o Tati », l'affilia aussi à l’association « Haururu », et nous apporta
beaucoup dans le domaine culturel. Elle partait en séminaire à « Fare Hape », et
revenait enseigner à ceux qui n'ont pas pu s'y rendre. Elle nous affilia aussi avec
les porteurs d'oranges de « Punaruu ».
Elle organisait pour notre association des séminaires sur « Matarii i nia » et
« Matarii i raro », le déroulement des cérémonies, les « Orero ». A
partir de 2004,
elle prit l'initiative d'organiser les deux Matarii » sur la plage de « Taharuu », au
début sans le « oroa ava », qui a été mis en place par la suite. A partir de cet instant, elle écrivit aussi les « Orero », les « himine tarava », et s'occupait du déroulement de la cérémonie, et cela grâce à ses connaissances acquises auprès de son
père, de différentes personnes, et aux enseignements à « Fare Hape ».
Avec ses affiliations, elle mit en œuvre aussi la remise à jour du sentier des
ancêtres, qui partait de la vallée de « Taharuu », passait par le plateau de « Tiamape », passait près de la montagne de « Mouà Tamaiti » et par la crête pour arriver à « Hapaianoo ». Elle organisa aussi plusieurs traversées avec les différentes
associations, dans les deux sens, et des randonnées à « Tiàmape ».
Toujours avec les même associations, elle organisa avec le « Tomite Toohitu »
de Papara, un voyage vers la Nouvelle-Zélande, en 2002, afin d'y rencontrer nos
105
Ecritures: Récit - Conte - Poésie
cousins « Maori ». Elle y rencontra la Reine, était assise près de celle-ci pendant la
cérémonie, ce qui fut très important pour elle et pour nous. Et je crois que le plus
grand chantier de notre mère, après ses enfants, est la recherche généalogique, et
surtout par rapport à « Hoturoa » commandant de la grande pirogue double « Tai-
nui ». Elle partit de Papara et alla peupler la grande « Aotearoa » en ramassant sur
passage plusieurs personnes, peut-être, sélectionnées à l'avance pour faire ce
grand voyage. Cette année, le « Pupu himene tarava » des « Tamarii Papara » ont
repris un « tarava » de 1959, et l'un des thèmes chantés par nos illustres ancêtres
était la pirogue Tainui.
En 1994, elle choisit comme thème « Eloturoa » pour le Heiva des quartiers de
Papara, et elle écrivit tous les chants (aparima, tarava, tuki) avec l'aide de mon père,
et de sa sœur Vahinetua pour les mélodies, pour le quartier de Teitihaa, la vallée
où la pirogue double fut construite.
Avec tous ses enseignements, elle voulait que l'on puisse se rappeler de notre
identité : qui étions-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Et aussi par ce
rappel de notre passé, elle veut nous montrer le lien entre notre culture et le respect de notre environnement, et à travers « Matarii », le savoir de nos ancêtres, ce
qu'ils nous ont laissé et que nous avons tendance à oublier, et cela sur tous les
points.
Mais, il n'est jamais trop tard.
Voilà en quelques mots, une petite partie de l'histoire de notre Mère.
son
LittéRama’OHi » is
riicolas Hurtovitch
Pour Haïti
Ce jour-là la nouvelle traverse l'océan
Sans que rien n'oppose résistance
L'île amie et si souvent imaginée souffre
La terre vivant sa propre vie a tremblé
Sans que rien ne s'oppose à sa brutalité
Elle s'est ouverte elle frappe ses enfants
Ils saignent ils pleurent ils ont mal
Ils sont en leur île abandonnés du Monde
Ce jour-là la houle venue de l'antarctique
Projetait mille embruns sur mon visage
Une forêt de sapins dans mon dos mêlait
La mélodie de ses branches au tonnerre de l'océan
Cette même eau c.e même vent bientôt seront
A vos portes amis de Port au Prince pour essuyer
Vos larmes apaiser votre douleur dire la présence prochaine
À vos côtés des hommes et des femmes aimants
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
A Haïti,
«...
On se relèvera.
Merci d’être là. »
J.-C. Icart
Mon Dieu,
Cher Jean-Claude !
Quelle foi en la vie !
Quelle force !
Quel courage !
Quelle leçon au monde !
Le peuple haïtien
A son humour
Sa fluidité
Il s'est toujours relevé
Des tempêtes
Des cyclones
Des typhons
Des ouragans
Combien sont passés
Passent
Repassent
«
...On se relèvera. »
LitteRama’OHi « is
Flora Deuatine
Mon Dieu,
Cher Jean-Claude !
Autant de morts !
De déchirures !
D'ensevelissements !
Et tant de souffrances !
De malheur !
De misère !
Le peuple haïtien
C'est du roc
Du diamant
Et de la chaleur
Du soleil
Au coeur
Des boules
De feux
Vives
Légères
Joyeuses
Eclatantes
D'énergie
De créativité
D'inventivité
De sérénité
D'optimisme
En dedans
Le peuple haïtien
Ne manque pas
De ressource
En lui.
109
Ecritures : Récit - Conte - Poésie
Les météorites
Les volcans
Les tremblements de terre
Les raz de marée
La guerre
La famine
Peuvent bien
S'abattre
Détruire
Anéantir !
Après leur passage
«
...On se relèvera.
Merci d'être là.
LittéRama’oHi » 18
Louise Robert
Louise Robert, Raureva, Mehiata Riaria, Roxanne Lievens-Demeyre, Hiriata
Brotherson, Heireva Tavaitai,
Des élèves de VES, de VL et de Terminale L du Lycée Samuel Raapoto (LSR)
partagent avec les lecteurs de la revue Littérama'ohi leurs essais de critique littéraire réalisés pendant la Semaine de la Francophonie au Lycée Samuel Raapoto
(LSR) en mars 2009.
«
Mutismes »
deTitauaPeu
Définition : MUTISME, nom masculin
Refus de parler. Synonyme silence.
Mutismes, paru en 2003, est une oeuvre autobiographique de l'écrivain Titaua
Peu. Ce livre d'à peu près 148 pages est un concentré d'amour inexprimable, profondément tahitien. En ce sens, il inspire la compassion, et suscite le chagrin.
Mutismes est un livre qui fait mal parce que Titaua Peu a su trouver les mots
pour dire, ou pour essayer de dire, tout ce qui nous fait mal, alors même, écrit-elle
qu‘« on a jamais appris à le dire, surtout lorsque ça touche le cœur, les sentiments... ». Titaua Peu nous fait entrer dans un autre monde, un monde où le dia-
logue ou la réalité la rattrape.
L’auteur nous dévoile véritablement l'envers du décor de Tahiti. Pour ceux
omnubilés par des clichés de paradis terrestre, cette histoire ne peut laisser indifférent. Titaua Peu casse le mur du silence pour nous parler de l'incapacité à dire et
qui, tout en la disant, finit par nous dire ce qu'elle n'avait pas appris à dire. Alors les
non-dits s’exhument, les silences résonnent, la communication est rétablie, et la
pensée libérée. Alors le mutisme se fait parole, délie ses mots et nous enseigne à
réapprendre à dire la souffrance et la faim.
Critiques et analyses
Mutismes évoque les expériences de cette Polynésienne qui, très jeune, a quitté
la Nouvelle Calédonie pour Tahiti. Victime dans son enfance de ce qu'elle appelle
«
le mutisme familial », les non-dits de sa vie d'enfant, d'adolescente et de femme,
sont parfois douloureux.
Cependant, l'ouvrage est aussi plein d'espoir et d’amour, entre autres pour sa
mère, aujourd'hui disparue, qu'elle fait revivre dans ce livre. Partagée entre ses obli-
gâtions professionnelles et son amour pour Rori, son amant, toutes les expériences
qu'elle vivra l'endurciront et feront d'elle une femme accomplie.
La dernière page du livre laisse place à un poème :
«
Est-ce toi, mon peuple
Est-ce toi, caché sous ces cagoules ?
Tu t'es trompé de combat
Tu as tout gâché
Nous t'aimions si fort, pourtant
Reprends tes mots
Reprends ta terre
Sans violence, réapprends à dire
Que tu souffres, que parfois tu as faim
Reprends tes mots
Et là, tu reprendras ta terre. »
Ici, l'auteur ne dit pas reconnaître que son propre peuple, sa patrie, s'est trompé
de combat, mais qu'il faut avant tout réfléchir à ses actes, dans le respect et
l'amour d'autrui ; que même dans les plus dures conditions de vie, il est possible
de vaincre. « Ainsi tu retrouveras ta juste place auprès des tiens. »
C'est un message, une sorte de conseil délivré à toutes les personnes qui un jour
se trouveraient
perdues comme le futTitaua Peu.
LittéRama’OHi « 18
Raureua
Les silences, révélés
Reprends tes mots, reprend ta terre, sans violences, réapprend à dire que tu
souffres, que parfois tu as faim, reprends tes mots, et là, tu reprendras ta terre ».
«
Mutismes, dire sans être capable de le dire, parler sans vraiment trouver les
mots. Ne serait-ee pas là, la difficulté qu'éprouve chacun d'entre nous, à maîtriser
et utiliser au mieux les outils du langage : savoir et pouvoir
s'approprier la convention d'une autre culture, d'un peuple extérieur. Titaua Peu a su l'exprimer et
l'éprouver à travers son œuvre, les évènements d'un passé qui paraît lointain, d'un
passé que l'on veut mais que l'on ne peut oublier, d'un passé qui a fait trembler le
cœur et l'âme de ceux qui ont voulu se faire entendre, d'un
passé qui est resté sans
discours, sans mot, sans rien.
Ce livre retranscrit les silences qui ont miné l'âme polynésienne, des silences qui
ont pu être dits. Bien que guidé par un tempérament et des émotions trop violents.
Ce qui pourtant, susciterait chez le lecteur un vide quant à la rupture de sa lecture.
De plus, les faits historiques concernant les émeutes de 1995, peuvent être l'un des
nombreux exemples sur lequel repose, encore aujourd'hui, des interrogations quant
à la fonction principale d'un gouvernement, d'un Etat, qui est de garantir et de
maintenir la cohésion sociale entre les hommes, de prendre en compte les appels
et les cris de.tout un peuple. Des notions qui tendent peu à peu à être oubliées.
Ainsi Titaua Peu ne fait aucune impasse. Son œuvre nous permet un enrichissement tant intellectuel que culturel, dans la mesure où elle insiste aussi sur le deve-
nir du polynésien, qui tend de plus en plus à perdre ce lien qui le rattachait à sa
terre, à sa culture, à sa langue.
Mutismes révèle une véritable implication de l'auteur. A travers ces non-dits,
Titaua Peu s'est fait connaître.
Critiques et analyses
Critique de
«
lVlatamimi ou la vie nous attend »
de Stéphanie Ari'irau Richard
Matamimi ou la vie nous attend, est un roman écrit par Ari'irau. C'est Thistoire de Matamimi une jeune femme de notre temps immortalisée dans l'écriture.
Dans ce roman Ari'irau se confie aux mots, grâce à l'écriture elle a pu redonner vie
à sa fille, Matamimi. Ari'irau souligne dans son récit : « En écrivant, tu peux recons-
truire une vie ; tu peux refaire le monde ; tu peux crier la noblesse d'une culture
douce ». Ainsi l'écriture est plus qu'un moyen d'expression, puisqu'ici elle sert à
changer la réalité, Ari'irau rattrape le temps perdu en écrivant la vie imaginaire de
Matamimi.
Matamimi ou la vie nous attend est un roman de survie pour Ari'irau dans
récit elle évoque « Ecrire c'est ma survie, parce que si je n'avais pas fait
renaître ma fille sur du papier, je me serais détruite de l'intérieur ». De plus on
son
peut observer une progression dans le roman, puisqu'on voit Matamimi grandir.
En débutant la lecture on ne comprend pas vraiment la situation ou encore on
ne comprend pas vraiment l'intention de l'auteur, on
peut presque dire que le
début du roman est ambigu. Au fil de la lecture on peut comprendre grâce aux
sous-titres que Ari'irau laisse libre cours à son imagination. Ce roman est à la fois
un récit imaginaire et notamment un récit
qui perce la réalité, nous pouvons
observer des éléments qui donnent ce sentiment de réalité à savoir le thème de
l'éducation et aussi le langage des personnages typiques polynésiens. Ainsi
Ari'irau a su faire de ce récit imaginaire un récit à effet de réalité. En lisant
Matamimi, on apprend à imaginer Matamimi et surtout on apprend à l'aimer.
Ari'irau s'adresse à nous lecteurs par les divers conseils qu'elle apporte indirectement dans le roman.
LitteRama'oHi « is
rïlehiata Riaria
Matamimi ou la vie nous attend dégage de l’émotion, on ressent la douleur
de Ari’irau lorsqu'elle nous conte la vie de Matamimi, c'est comme un remord
dévoilé par la puissance des mots. De toutes les manières ce roman nous permet
de nous interroger sur notre vie et notamment sur nos choix.
Critiques et analyses
Réflexion sur
«
Pensées insolentes et inutiles »
de Chantal T. Spitz
Je voudrais commencer cette réflexion sur l'œuvre de Chantal T. Spitz, Pensées
insolentes et inutiles, par une brève citation extraite d'un site sur les origines de la
ponctuation.
«
Ah ! La ponctuation ! Comme cela exaspère ! Ou... au contraire, comme elle
sied bien à la compréhension de ce qui pourrait être illisible et totalement inaccessible à la logique humaine et surtout follement essoufflant sans cette petite
virgule... »
En effet, ce que l'on remarque de ce livre de prime abord, c'est l'absence quasitotale de cette invention fabuleuse qu'est la ponctuation. Dès la toute première
phrase, le lecteur est en droit de s'interroger pendant plusieurs minutes, comme je
l'ai fait moi-même. Car la phrase en question s'étale sur 6 lignes et demie, et ce
sans l'ombre d’une petite virgule. Non seulement il est surpris, mais il aura également des chances de mourir étouffé avant la fin de l’œuvre si cette absence per-
siste. Heureusement, Chantal intègre des points, seule ponctuation remarquable
dans la presque totalité de son livre. Les seules virgules, deux points, points d'in-
terrogation ou d'exclamation présents sont dans les extraits ou dans les discours
qu'elle rapporte. Loin de la blâmer pour cela, il est vrai que ce pourrait être intéressant pour tout autre que moi que cette forme d'écriture peu banale, je voudrais
juste faire remarquer la difficulté mais également l'ambiguïté d'une telle utilisation, ou plus correctement de non utilisation, de la ponctuation.
Si Zénodote, Aristophane de Byzance, et Aristarque, deux siècles avant Jésus
Christ, commençaient déjà à utiliser la ponctuation, c'est sans doute qu'elle devait
servir à quelque chose, n'est-il pas ? Bien que précaire, elle était tout de même présente, et bien plus encore quatre siècles après J.-C., dans les écrites latins.
LitteRama’oHi s is
Rouanne Lieuens-Demeyre
Je voudrais donc non seulement souligner mon incapacité à comprendre la
décision d'une telle forme d'écriture, mais également faire remarquer la complexité
de compréhension de certaines phrases. Des énonciations sans virgule, des
remarques sans exclamation, des questions sans interrogation... Ainsi, nous pourrions donner divers sens à la toute première phrase de l'œuvre, rien qu'en ajoutant
plusieurs ponctuations différentes. Voyez :
Je suis issue de ce milieu que ceux qui s'en réclament pérorent demi par mon
«
inscription dans une longue mémoire familiale et l'inflexible volonté de mes
parents à blanchir occidentaliser moderniser leur descendance afin pensaient-ils
comme il était de mise alors de lui
préparer un destin glorieux conséquence d'un
parcours scolaire sans faute.»
Ce qui nous donnerait :
«
Je suis issue de ce milieu que ceux qui s'en réclament pérorent demi, par
mon
inscription dans une longue mémoire familiale et l'inflexible volonté de mes
parents à blanchir, occidentaliser, moderniser leur descendance afin, pensaientils comme il était de mise alors, de lui préparer un destin glorieux, conséquence
d'un parcours scolaire sans faute. »
Ici, la phrase est claire et simple, l'auteur est demi de par son inscription dans la
mémoire familiale et les gens qui se réclament demis discourent longuement sur
«
demi » et non sur « le milieu »... Ses parents pensaient « comme il était de mise
alors », et donc comme tout le monde, qu'un destin glorieux était la conséquence
directe d'un parcours scolaire idéal.
Mais en changeant seulement la place de quelques virgules, nous obtiendrons ceci :
«
Je suis, issue de ce milieu que ceux qui s'en réclament pérorent, demi (...) »
Ici, elle est demi, et les gens qui se réclament issus de ce milieu pérorent sur le
milieu.
«
(...) par mon inscription dans une longue mémoire familiale et l'inflexible
volonté de mes parents à blanchir, occidentaliser, moderniser leur descendance,
afin, pensaient-ils, comme il était de mise alors, de lui préparer un destin glorieux,
conséquence d'un parcours scolaire sans faute. »
117
Critiques et analyses
Maintenant, il n'est plus de mise de penser qu'un destin glorieux soit la conséquenee directe d'études brillantes, mais c'est « blanchir, occidentaliser, moderniser
leur descendance » qui était de mise. Et « de lui préparer un destin glorieux »
devient la continuité des actions des parents par rapport à leur descendance.
Voyez donc, la place d'une virgule peut changer le sens d'une phrase du tout
au
tout, et par cela, l'image qu'a le lecteur de ce que pense l'auteur. La ponctua-
tion est nécessaire, essentielle, voire vitale, quand il s'agit de lire à l'oral (cela peut
être la cause d'essoufflement).
Donc oui, si l'œuvre de Chantal T. Spitz peut être intéressante, si sa façon de
penser est peu commune, discutable et que le débat peut être ouvert sur énormément de choses, comme la façon dont elle voit la Polynésie (qui selon elle n'existe
pas réellement), s'il est intéressant de discourir sur son rapport à l'identité, sur son
blâme de la légende polynésienne de « Loti »... Rien n'est plus exaspérant lors d'une
lecture que de devoir soi-même rajouter des virgules, mentalement ou sur papier,
de réfléchir au sens qu'elle a voulu donner, qui n'est peut-être même pas le bon,
et de se casser la tête à comprendre de trop longues phrases sans queue ni tête.
Même les professeurs de Lettres reprochent souvent à leurs étudiants d'écrire
des phrases trop longues qui embrouillent l'esprit de celui qui lit, et pourtant, ces
dits étudiants mettent de la ponctuation dans leurs phrases si longues et exaspérantes ! Ces dits étudiants ont des choses à dire, et bien que longues, leurs
phrases
veulent dire quelque chose, leurs phrases ont des virgules pour respirer et des deux
points pour énoncer.
Mais encore, tout cet article est basé sur cela, ce manque de ponctuation, d'ac-
cord, et si l'auteur a volontairement créé cette absence pour que le lecteur la
remarque parmi d'autres, ou encore, pour le forcer à réfléchir, alors oui, elle pourrait rire de celle qui a écrit l'article et qui n'a sans doute rien compris de son intention. Mais si c'est la volonté de l'auteur d'écrire sans ponctuation, non seulement
pour se démarquer mais également pour faire réfléchir, alors je dois dire que tout
cela peut être très ennuyeux pour le lecteur, voire totalement repoussant.
Alors voilà c'est ainsi que je conclus cet article sans doute bien ennuyeux sans
doute profondément exaspérant pour celui qui le lira mais le libre-arbitre m'y
autorise parce qu'une critique littéraire reste l'avis personnel d'une seule et unique
personne parmi des milliers et dont l'avis importe sans doute moins que la majorité.
LittéRama’OHi tt is
Hiriata Brathsrsan
«
Hombo,
transcription d’une biographie »
de Chantal T. Spitz
Le terme « hombo » nous vient de « hobo », une expression des années 1930 aux
Etats-Unis qui désignait un sans domicile fixe errant dans les villes.
En Polynésie, un Hombo est un drogué, un alcoolique, tatoué, à l'hygiène dou-
teuse, qui la plupart du temps a fait un séjour à la prison de Nu'utania, ou qui y
fera un tour très bientôt.
Ici, dans « Hombo, ou transcription d’une biographie », de Chantal Spitz,
certes, la description correspond irrévocablement à l'idée que l'on s'en fait, mais
nous en
connaissons à présent les raisons. En effet, dans cette œuvre, nous appre-
nons que
s'ils en arrivent à ce degré de marginalité au sein de leur propre commu-
nauté, cela est dû à l'échec du système dans lequel ils vivent. Nous
recommanderons ce livre à tous les élèves des filières SES, car Ehu, notre héros,
représente l'échec de la socialisation à l'état pur. C'est l'exemple typique de l’anticonformiste, du déviant malgré lui. Il incarne l’échec de l'intégration dans la société
polynésienne moderne conditionnée par les Européens. Il ne maîtrise pas la langue
française, il est au déchirement entre deux cultures.
« Ehu et Tane ne connaissent
pas le code qui leur permettrait de passer de leur
monde à l'autre, celui qui existe quelque part si proche cependant si lointain ce
monde qui prend naissance par le pouvoir de ces mots qu'ils essayent vainement
d'aligner. Ces mots géniteurs d'une réalité qui appartient à ceux qui parlent l'autre langue. Aucune traverse ne chemine les deux langues. Aucune intimité ne
convergent les deux mondes. Deux espaces à jamais étrangers l'un à l'autre qu'ils
ne savent réconcilier. »
«
Hombo, ou transcription d'une biographie », de Chantal Spitz, de l'Edition
Te Ite, publié en 2002, mêle à la fois, faits de société polynésienne, résultant de
Critiques et analyses
notre Histoire, déviances, amour, amitié, peines, douleurs... Cette œuvre peut ouvrir
nos yeux sur
l'échec d'intégration sociale. Toutefois, tout au long du livre, on s'at-
tachera au personnage d'Ehu ou d'Yves. Après tout, son nom importe peu,
puisqu'on l'appellera « Hombo » et que cela suffira. On le verra comme un innocent
les premières pages de l'œuvre sont dédiées à son enfance, que nous lecteurs
car
aurons suivi avec attention.
C'est à un style d'écriture assez particulier auquel nous avons à faire. Chantal
Sptiz, femme de lettres rebelle à toute forme de conformisme, attire notre attention par ses phrases imponctuées, rythmées telles un Himene Ru'au. Elle a une écriture que l'on jugera assez violente. En s'intéressant davantage à l'auteur, nous
apprenons que celle-ci a son cœur à Huahine, ce qui explique peut-être le choix
du cadre spatial, Maeva, Fare. Certains passages du livre pourront d'ailleurs être
appréciés pour leur réalisme et leur représentation si fidèle. Notamment les descriptions faites de la vie des habitants de Huahine, et d'autres scènes nostalgiques
qui aspirent au bonheur, telles que la confection du Ahima'a, des tâches simples et
quotidiennes de ces gens dont la vie en communauté, en famille, domine tout. Ce
qui nous rappelle qu'aujourd'hui nous sommes parfois entre autres des Hutu Painu,
incapables de vivre à l'ancienne, et entièrement dépendants de l'extérieur. Culture
Ma'ohi en perdition.
Pour terminer, enfin nous pourrions faire le rapprochement entre Ehu ou
«
Hombo », protagoniste de notre œuvre, et Vaki, héros du roman « Le Roi Absent »
de Moetai Brotherson, autre auteur de Huahine. Ces deux personnages ont en cornmun
leur côté d'exclu social, leurs attaches à Huahine, les paysages dignes de Tahiti
d'il y a 30 ans et le départ de l'enfant de file vers la France...
Malgré tout, à la fin de l'œuvre, les interrogations au sujet du personnage principal sont toujours présentes : qui est réellement Hombo ? Quelle est sa place et
quel est son rôle dans la société ?
LittéRama’oHi tt is
Heireva Tauaitai
«
Le Roi Absent »
de Moetai Brotherson
Reconnu comme un chef d'œuvre de la littérature polynésienne, « Le Roi
Absent » est un voyage offert aux lecteurs dans une Polynésie où les disparités sont
encore
bien présentes. Ainsi, l'auteur nous fera traverser sa vision de notre pays à
travers le regard innocent et naïf de Vaki, arraché à une vie insouciante. Cet enfant
élu par nos ancêtres mais muet, découvrira tous les vices d'une société à laquelle
il ne peut s'adapter ; s'ensuit alors une quête identitaire pour ce petit d'homme
désigné avant sa naissance comme le « Roi absent, Moanam ».
Poussant le lecteur dans une puissante réflexion sur soi-même et sur la société
environnante, Moetai Brotherson nous offre ici un chef d'œuvre alliant fiction et
réalité. Il remet en cause certains aspects d’une société cadrée où les différences
et les croyances ancestrales cherchent encore leur place.
Avec talent, cet auteur réussira à créer un sentiment de pitié chez le lecteur.
Ce dernier, par ailleurs, se verra entraîné dans une foule d'événements aussi dra-
matiques les uns que les autres, et qui le pousseront à s'identifier au personnage, à
essayer de le comprendre dans son apprentissage très brutal de la vie, passant par
la mort, le suicide, l'amour et même la prison. Les sentiments de ce petit élu
deviendront ceux du lecteur qui aura ainsi une vision bien différente du monde qui
l'entoure, une sorte de remise en question à laquelle le lecteur aura bien du mal à
faire face, étant habitué à sa propre vision banale de son environnement personnel.
Par plusieurs sous-entendus, il va remettre en question de nombreux aspects de la
société tels que la Justice (dans l’épisode du Mont Marau), faisant de son personnage l'instrument d'un ascenseur émotif intense pour le lecteur qui passe de la plus
pure félicité à l'enfer, et cela en moins de temps qu’il n'en faut pour le dire.
De plus, il a réussïavec brio à remettre sur table un débat qui aujourd'hui prend
de l'ampleur, autant politiquement qu'individuellement. En effet, nous savons que
la Polynésie possède des aspects multiculturalistes, un mélange subtil de cultures
Critiques et analyses
asiatique, européenne et bien sûr tahitienne. D'ailleurs, l'auteur nous conduit sur
la voie d'une remise en question de ce multiculturalisme, en faisant évoluer son
personnage innocent dans un environnement non défini. Il pousse le lecteur,
notamment la jeunesse, à voir et à se questionner intérieurement sur son statut de
Polynésien, sur son appartenance à cette culture qui se meurt jour après jour. Il
pose ainsi son enfant muet dans une série de sociétés qui sont aussi différentes les
unes que les autres. Un voyage à travers une Polynésie française morcelée, séparée
par des différences de langues, de modernité, jusqu'à quitter le cher pays, offrant
ainsi à Vaki cette renaissance culturelle qu'apporte un passage en France : « En
effet, comment renier cette renaissance à laquelle nous étions confrontés ? Sorti
culturellement nu du ventre de ces gros avions, nous portions autour du cou ces
kilos de coquillages, ultime placenta symbolique censé nous protéger et nous
mener à
bon port » (p. 173)
Conclusion finale de ce voyage instructif par la mort, un thème que le lecteur
peut voir comme une libération, un lieu où la différence ne prend aucune importance « Là où plus personne ne parle, plus personne n'est muet, non ? » pour cet
enfant qui, au fond, aura gardé toute son innocence. C'est là tout le talent de Moetai Brotherson : malgré tout ce que cet enfant aura traversé, il gardera son essence
de Polynésien et par la même occasion, son âme d'enfant qui, intelligent, avait tout
compris de notre monde, le fonctionnement de toute chose, mais qui cherchait
inlassablement les raisons de ce monde, le comment du pourquoi. Désormais, tous
les lecteurs de ce livre, qui est dans un certain sens philosophique, verront différemment leur vie et leur position dans ce cercle qu'est la Culture Mao'hi.
LittéRama’OHi # is
Titaus Porcher
r
Ecriture et fonction syncrétique
à travers trois regards féminins :
Déwé Gorodé,
Chantal Spitz,
Titaua Peu
La narratrice de Mutismes écrit :
Chez nous, la première chose qu'une femme devait apprendre, après la
cuisine, c'était la discrétion. Et une femme forte, digne, c'était celle qui
savait commander en silence1.
De fait, l'un des traits les plus caractéristiques de la représentation des femmes
telles qu’elles apparaissent dans les sociétés traditionnelles du Pacifique, c'est leur
aptitude à garder le silence. Être femme, c'est savoir se taire. Quelle gageure, alors,
quel geste d'audace, pour Chantal Spitz et Titaua Peu, qui écrivent aussi pour
renouer avec l'âme de ce passé immémorial, que celui qui consiste à prendre la
parole et à vouloir la propager. Ce défi méritait qu'on s'y intéresse et les textes pour
lesquels nous avons opté, aussi différents soient-ils, portent tous la trace de cette
audace. Mais surtout, tous posent de façons diverses, parfois brutales, la question
de l'identité par la confrontation à l'autre, à travers des prismes différents selon
que l'on est de Nouvelle-Calédonie ou de Polynésie française, selon qu'il s'agit de
romans à caractère autobiographique ou de poésie. Aussi m'a-t-il semblé pertinent,
dans le cadre d’une réflexion sur l'identité, de me pencher sur deux topiques récurrentes de ces textes de femmes, propres à rendre compte à la fois de leur appartenance culturelle, de leurs revendications socio-politiques en même temps que de
leur questionnement identitaire : tout d'abord la question de la terre d'appartenance, corollaire évident du questionnement sur soi, et, d'autre part, la place des
mots et plus particulièrement de l'écriture.
Critiques et analyses
Mon travail s'appuiera sur l'étude des symboles liés à la terre et aux mots tels
qu'ils apparaissent dans nos textes et, avec l’appui de l'anthropologie, je tenterai
de montrer que ces symboles sont des voies privilégiées pour rendre compte des
« structures de
l'imaginaire » (Gilbert Durand). De fait, nous constaterons tout
d'abord l'isomorphisme des symboles de la terre et de la mère et montrerons l'enjeu que la terre-mère constitue dans la revendication identitaire. Dans un deuxième
temps, nous montrerons la fonction syncrétique des mots qui constituent à la fois
l'un des relais privilégiés à la question de la terre, un espace de rencontre entre les
héritages du passé et les enjeux du présent en même temps qu'un terrain expérimental apte à rendre compte des questionnements identitaires.
Isomorphisme des symboles de la terre et de la mère
Le premier point que j'aborderai concerne la question de la terre d'appartenance, la question de l'identité étant consubstantielle à celle de l'espace : on se
définit, en effet, entre autre, par le lieu auquel on appartient. Or, l'une des topiques
récurrentes de la littérature du Pacifique est celle de l'attachement viscéral à la
terre qui y est ressentie pleinement comme le lieu originel, le lieu sacré. Il est par
ailleurs particulièrement saisissant de constater dans nos textes de femmes l’iso-
morphisme des symboles liés à la terre avec ceux de la mère. La terre y est la Mère
suprême, la matrice universelle à l'origine et à la fin de toute vie. Certes, l'image
de la terre nourricière apparaît comme un topos de la littérature découlant de l'une
des grandes structures de l'imaginaire que l'on retrouve aussi illustrée par les
grands mythes. En effet, comme le souligne Gilbert Durand, la terre est primitivement, comme l'eau, « la primordiale matière du mystère ». Aussi, «cette grande
matérialité enveloppante (...) se voit confirmer comme archétype par la poésie2 ».
« Les eaux seraient les mères du monde, tandis
que la terre serait la mère des
vivants et des hommes 3». Cet archétype est particulièrement prégnant dans les
mythes, la coutume, les rites ancestraux du Pacifique qui révèlent ce que Bruno
Saura nomme l’« attachement métaphysique des Océaniens à la terre4 ».« Attachement irrationnel », « amour irraisonné, irraisonnable», comme l’écrit Chantal Spitz.
2
Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 262-
263.
3
4
Ibid.
Bruno Saura, Entre nature et culture, la mise en terre du placenta en Polynésie française,
Tahiti, Haere Po, 2003, p,10.
LitteRama’oHi s is
Titaua Pnrcher
On trouve ainsi particulièrement chez les Maohis de Polynésie et les Maoris de
Nouvelle-Zélande une continuité d'engendrement entre le corps et la terre. Le placenta se dit en tahitien
püfenua, soit littéralement « noyau, terre ». Il est dans
l'imaginaire collectif propre à ces régions comme une parcelle de terre au sein du
corps de la femme, dont se nourrirait l'enfant, et qui retourne à la terre après sa
naissance puisqu'il est alors mis en terre. De leur côté, les terres possèdent également un nombril figuré par une montagne, une pierre, un rocher ou encore un
bouquet d'arbres situés au centre de l'île5. On trouve de la même façon dans les
discours coutumiers kanaks l'idée que l'homme, la terre et l'esprit ne font qu'un.
Dans le roman L'île des rêves écrasés, de Chantal Spitz, où les isotopies végé-
cloisné1
taie et fœtale se trouvent inextricablement liées, l'attachement à la terre est res-
senti comme un « immortel enracinement du ventre6 ». L'attachement irrationnel
que Tetiare ressent pour sa terre, cet « amour irraisonné, irraisonnable » a été, écrit
l'auteur, inscrit dans son ventre7. Maevarua, le tout jeune père, « ouvre le ventre de
la mère nourricière » pour y déposer le placenta de son enfant et y plante un jeune
tumu Uru qui, à son tour, nourrira son fils8. « Union de l'homme à la terre dans
laquelle il plonge ses racines, union de la terre à l'homme qui fait jaillir de son ventre la nourriture de l'homme. Teuira, la mère qui voit partir son fils pour la guerre,
lui glisse dans ses bagages un cylindre de bambou contenant un peu de « terre de
sa
Terre » pour « forcer le destin à lui rendre son petit9 ». En effet, le corps des
hommes qui partent est lui même « fait de terre Maohi ».
Dans le roman Mutismes, de Titaua Peu, on pourra noter que l'intériorisation
de l'espace est entière. La narratrice dit : « Mon île est en moi 10».
Chez Déwé Gorodé, enfin, un recensement stylistique tendrait à mettre en
lumière la place largement dominante d'une métaphore, celle du cordon ombilical
qui nous relie au lieu d'origine, la Grande Terre de Kanaké. Cette terre s'apparente
à l'espace fondateur de l’identité culturelle kanake. Dans le poème « Crépuscule
canicule kanaks », la terre devient un « vaste utérus végétal » et sa chaleur intime
s’identifie à celle de « minuscules placentas
». On retrouve alors la
5
6
7
Bruno Saura, op. c/t, p. 18.
Chantal Spitz, L'île des rêves écrasés, Tahiti, Au vent des îles, 1991, p.95.
Ibid., p. 100.
Ibid., p.33.
9
Ibid., p.43.
10
Titaua Peu, Mutismes, Tahiti, Haere Pô, 2002, p. 23.
11
Déwé Gorodé, Sous les cendres des conques, Nouméa, Edipop, 1985, p.56.
8
125
Critiques et analyses
matérialité enveloppante et apaisante de cette « matrice nourricière » à la « douceur de
mère de sein de lait », cette
«
noire mousse moelleuse » qui conjugue les
caractères de la mère primordiale et les contours du corps féminin. Dans le poème
«
Attendre », qui évoque le temps de la gestation, l'enfant lui-même est décrit selon
une
«
métaphore végétale. Il est un « bourgeon qui éclôt », « la tige qui surgit » et la
pousse qui émerge de la terre12».
Dans le poème « Racines », enfin, c'est par un mouvement palingénésique que
les racines de la terre creusent pour rejoindre la matrice. Elles creusent toujours
plus loin, écrit-elle,
pour nouer
le lien
le cordon
ombilical
rendu à
la terre à même
la terre
telle la parure
de chrysalide
de cigale
rendue à
la terre
à même
la terre.
à la mue
ou sur
les racines
pour naître au monde13
L'écriture est ici sensiblement tautologique, circulaire, et selon un enchevêtrement syntaxique, l'on ne sait plus qui du cordon ou des racines est antérieur,
la
mère ou la terre.
La question soulevée par le lien à la terre se pose donc également comme une
question du rapport au temps. Comme l'écrit Stéphanie Vigier, « irrigué par son
passé, ses racines, l'individu affronte avec une plus grande lucidité et une plus
12
Ibid., p. 43.
13
Ibid., p. 15.
Litteaama’oHi » is
Titaua Porcher
grande sérénité les ruptures imposées par l'histoire et les dilemmes du présent14».
Dans L'île des rêves écrasés, à l'instant où il foule le sol, Tematua sent la force de la
terre le pénétrer par la plante des pieds. Il comprend alors pourquoi la terre étran-
gère où il est allé se battre lui est toujours restée étrangère : il est resté chaussé
tout le temps, empêchant ainsi la terre de communier avec celui qu'elle porte.
Conserver ce lien viscéral à la terre d'origine, c'est conserver le lien aux ancêtres et
aux
temps immémoriaux et donc un mode d'identification qui dépasse la mémoire.
Dans le même roman, le lien à la terre est le signe ultime de l'identité ma'ohi
lorsque les gestes rituels, les chansons, les espoirs des ancêtres se sont effacés de
la mémoire.
Or, c'est par l'identification de la terre à la mère nourricière que se pose la
question de l'identité politique. Le lien viscéral à la terre a été mis à mal par les
méfaits de la colonisation et les mécanismes destructeurs qui l'accompagnent. La
terre est une mère en deuil, meurtrie par les phénomènes de spoliation foncière en
Nouvelle- Calédonie où les terres vacantes ou non cultivées ont été littéralement
annexées par l'Etat français à partir de 1855, par le départ de ses fils de Polynésie
française ou de Nouvelle-Calédonie pour une guerre lointaine au moment de la
Seconde Guerre Mondiale, ou encore par les essais nucléaires de Moruroa en 1966
puis repris en 1995 et qui font de la Polynésie selon les mots de Chantal Spitz une
terre « défigurée ». Chez Déwé Gorodé, la terre de Kanaky est une mère « endeuillée depuis plus de cent ans », c'est une mère « souffrante » transformée en « igname
rouge sang d'Océanie ». Muselée, elle ne laisse échapper que « les bribes d’une
parole prisonnière » et les « sanglots de (sa) voix atone »15. Elle devient alors la «
mère rebelle du Pacifique16 ». Dans L'île des rêves écrasés, les gros engins préparant la terre à accueillir la base des essais nucléaires la transforment peu à peu en
« une immense
plaie béante17». Dans Mutismes, à l'annonce de la reprise des essais
nucléaires, c'est la terre tout entière qui se met à vibrer, à appeler à l'aide18.
Cette rupture du lien à la terre qui a ébranlé l'ordre passé a fait perdre plus particulièrement à la femme son identité ainsi que sa dignité. C'est particulièrement
vrai pour la femme kanake pour laquelle la modernité selon le modèle occidental
14
Stéphanie Vigier, « Le Chemin du pays, le long chemin de l'héritage », Littératures du Padtique, Rimini, Panozzo Editore, 2004, p.66.
15
Déwé Gorodé, op. cit., p.24.
16
Ibid., p.66.
17
Chantal Spitz, op. cit., p.119.
18
Titaua Peu, op. cit., p.111.
127
Critiques et analyses
signe le plus souvent la désintégration de la famille et l'aliénation la plus complète.
En témoignent les nombreux poèmes naturalistes tels que « Liberté avortée » ou «
Fille perdue » décrivant l’errance moderne de ces femmes kanakes perdues au
contact de la civilisation blanche': prostitution, alcoolisme, assujettissement au
pouvoir des blancs... En perdant la terre, ces femmes sont devenues des électrons
libres et ont perdu leur identité :
Tu sors de ce bar
les yeux déchirés devant ton âme en miettes
Tu n'es plus toi au fond de la case19
Se réapproprier sa terre, c'est donc retrouver son identité. Chez Chantal Spitz,
c'est par le contact avec la terre que les êtres accèdent à la connaissance de soi et
la présence de la terre est à elle seule gage de l'identité :
Terre surgie de la magie de l'océan
Pour qu'enfin je me connaisse 20.
On peut alors se demander quelles sont les voies proposées par nos auteurs
pour retrouver ce lien à la terre.
En effet, Mutismes signe l'échec de l'action violente. Le roman raconte à travers
la voix d'une jeune narratrice polynésienne les émeutes de 1995, Pour tenter
d'empêcher la reprise des essais nucléaires, une partie du peuple se soulève pour
marquer sa réprobation ; puis les manifestations se transforment en violentes
émeutes aboutissant à l'incendie de l'aéroport et au saccage de la ville. Ces incidents ont laissé éclater la violence et la barbarie, la confusion des esprits et des
combats. L'identité des individus, leurs idées, leur fraternité sont noyées dans une
masse indéfinie, confuse, méconnaissable : « il n'y avait
plus de frères, plus d'idées,
plus de verres qu'on partageait ensemble21». L'identité semble doublement perdue
et la narratrice laisse alors entendre la voix de l'auteur :
Était-ce toi, mon peuple
Était-ce toi, caché sous ces cagoules ?
19
20
21
Déwé Gorodé, op. cit., p. 74.
Chantal Spitz, op. cit., p. 99.
Titaua Peu, op. cit., p. 123.
LitteRama’oHi » is
Titaus Porcher
Tu t'es trompé de combat
Tu as tout gâché 22.
La seule voie de salut apparaît alors à la fin du roman, sous la modalité jussive :
Reprends tes mots
Reprends ta terre
Sans violence, réapprends à dire
Que tu souffres, que parfois tu as faim
Reprends tes mots
Et là tu reprendras ta terre23.
Les mots et la fonction syncrétique
Mutismes se clôt sur un appel au peuple à se réapproprier ses mots, seuls
contrepoints possibles à l'action violente. Pour Titaua Peu, le mutisme est l'un des
maux les plus déterminants de la société polynésienne. Il est particulièrement visible chez les plus démunis où il reflète une carence dans la représentation de soi,
une incapacité à saisir sa place dans la société. Sa narratrice écrit :
on ne
parle pas quand on est paumé, on boit on se saoule jusqu'à l'épui-
sement... Chez 'ces gens-là' on a oublié la parole. On ne sait pas dire le
malaise. On ne dit d'ailleurs presque rien24... ».
L'auteur fustige la dynamique sociale qui favorise les plus aisés et marginalise
les pauvres. En restant incompris, le peuple « perd ses mots, forcé d'apprendre ceux
des autres, maladroitement ». Mais cette aporie puise aussi ses racines dans un
mode de fonctionnement légué par les ancêtres :
Chez nous, les mots d'amour n'existent pas. Pauvre pudeur, pauvre
manque, pauvre héritage légué par des ancêtres qui n'avaient fait que
travailler, enfanter et rien d'autre25 ».
22
Titaua Peu, op. cit, p.127.
23
Ibid.
24
Titaua Peu, op. cit, p. 71.
25
Ibid., p.60.
129
Critiques et analyses
On ne trouve donc pas chez Titaua Peu d'idéalisation de la société tradition-
nelle notamment dans son rapport au langage. Le peuple polynésien doit réap-
prendre à parler, il en va de sa survie. On peut alors se demander : en quelle langue
doit-il réapprendre à parler ? L'auteur ne le dit pas précisément. Pourtant, elle-
même, résume son livre Mutismes, écrit en français, comme « une vie et une écriture tahitiennes ». On peut alors supposer que pour l'auteur, l'utilisation de la
langue française est compatible avec l'idée d’une écriture apte à rendre compte
d'une identité propre. L'auteur ne nourrit d'ailleurs aucune culpabilité à l'égard de
l'usage du français. Elle considère au contraire que c'est l'usage et l'apprentissage
de la langue française qui lui ont donné les armes nécessaires à son combat :
Je suis un vrai produit français. J'écris comme toi, peut-être mieux [...]
La plume qui saigne et qui « veut saigner » les autres [...] je l'ai découverte chez toi, en France [...] oui, cette plume je me la suis appropriée26
Dans L'île des rêves écrasés, les actions entreprises par les personnages pour
sauver
le motu Maeva sur lequel le Général-Président a choisi d'installer sa base
militaire, apparaissent, elles aussi, comme un coup d'épée dans l'eau. Par ailleurs,
le bilan dressé à la fin du roman sur la situation actuelle est sans appel : l'école
fabrique des hommes et des femmes sous-éduqués, l'inconséquence des élus accule
le peuple à la misère et à une violence en puissance, le peuple maohi a perdu ses
repères en même temps que sa dignité.
Il semble alors que les mots constituent, là encore, la seule voie de salut. C'est la
jeune Tetiare, parangon évident de l'auteur, qui s'engage à prendre en charge l'écriture de l'histoire de son pays et de son peuple pour lui rendre sa dignité, sa liberté
et réhabiliter son rêve. C'est par la connaissance de son histoire, que le peuple
pourra retrouver son identité, parson histoire cette fois-ci racontée par lui-même,
avec ses propres mots. C'est son frère, Terii, qui à la fin du roman, l'engage à écrire:
« Il est
temps d'écrire notre histoire vue par nous-mêmes. Lavage de cerveau à l'endroit ». Sans doute peut-on voir dans cette démarche le prolongement de l'initiative lancée par Segaien-lorsqu'il rédigea Les Immémoriaux, lui qui avait pour
volonté de présenter le processus missionnaire vu pour une fois par les autochtones
eux-mêmes à ceci près que l’auteur était lui-même européen et qu'il projetait ses
propres schémas culturels dans la vision qu'il proposait. Surtout, cette démarche
26
Tahiti- Pacifique, juillet 2003, n°147, p.47.
LitteRama’OHi # xa
Titsua Porcher
et le résultat qui en découle c'est-à-dire le roman lui-même, dans la mesure où il
pose comme principe de rendre compte de l'« autre histoire », celle vécue par les
minorités colonisées, pour faire entendre une autre voix que la voix de l'Histoire,
officielle, identifie L'île des rêves écrasés comme l'un des « romans de la contrehistoire », tels qu'Andreas Pfersmann les définit :
romans
à caractère épique, évoquant le destin d'un peuple ou d'une
minorité, qui. poursuivent un tel objectif subversif par rapport à une tradition écrite dominante. Ce qui le caractérise, c'est sa focalisation sur la
destinée d'une collectivité, fût-ce à travers le prisme d'un de ses représentants emblématiques, sur la destinée d'une collectivité en tant
qu'elle est historiquement déterminée et minorée voire ignorée par le
discours officiel et/ou l'approche historiographique spécialisée27
L'île des rêves écrasés appartient bien à la famille des « romans de la contrehistoire », en faisant des personnages principaux les porte-parole d'un point de vue
dissonant sur le colonialisme, l'évangélisation, les essais nucléaires. L'usage du fran-
çais, vécu par l'auteur comme une trahison à son people est ici beaucoup plus problématique, et il faudra l'intervention de la figure tutélaire d"'Henri" (Hiro) pour
qu'elle s'autorise à écrire, en français. Elle lui fait dire :
écris nous
écris notre people
écris notre pays
c'est déjà tard
on s'en
fout de la langue
tu dois écrire
écris28
Réécrire l'histoire, c’est également la démarche entreprise parTitaua Peu qui,
dans Mutismes, fait dire à sa narratrice : « Cela fait quelque temps que j’essaie
27
Andreas Pfersmann, « Les notes dans le roman de la contre-histoire : Augusto Roa Bastos
et Patrick Chamoiseau », in Notes, études sur l'annotation en littérature (dir. Jean-Claude
Arnould et Claudine Pouloin), Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008.
28
Chantal Spitz, Pensées insolentes et inutiles, p. 157.
Critiques et analyses
d'écrire son histoire, la mienne, celle de Rori, celle de mon pays29». Le but étant ici
de faire entendre le cheminement qui a abouti aux violences de 1995. L'auteur s'en
explique dans l'épilogue :
les violences ne sont jamais ponctuelles, elles ne naissent pas au hasard
d’un chemin trop seul. Parce qu’on a oublié de l'écouter, mon peuple a
frappé trop fort.
L'écriture s'impose alors comme un garant de l'unité. En permettant la mise en
forme du chaos social ou individuel ou historique, les mots jettent un pont entre
les éclatements pour dépasser la contradiction et construire une forme unifiée.
L'identité a donc aussi partie liée avec l'unité. Ainsi Chantal Spitz souligne-t-elle
la fonction unificatrice de l'écriture :
Par l'écriture j'avais la capacité de bâtir des passerelles entre mes univers éclatés
d'explorer les diverses expressions de nos misères d'assembler les débris épars de nos désastres de reconstruire ce qui avait été
fragmenté et atteindre à la pleine conscience de notre originalité
Les mots apparaissent donc comme les seuls instruments capables de réhabiliter ces « rêves écrasés » évoqués par le titre du roman de Chantal Spitz
comme un
qui scande
leitmotiv la réalisation du rêve. Or, ce rêve de bonheur s'entend dans le
roman comme
la rencontre avec l'autre dans la continuité du rêve des ancêtres,
c'est-à-dire sans se renier et en conservant la mémoire et la dignité Maohi. À la fin
du roman, Terii, faisant allusion à l'échec de sa relation amoureuse avec Laura et
donc à l'échec de son rêve de fusion, éclaire le titre du roman :
«
Nous sommes
nés, dit-il, sur l'île des rêves écrasés ».
La phrase résonne comme une sentence sans appel. Pourtant, la jeune Tetiare,
dans un discours au style indirect libre qui confond très clairement sa voix avec
celle de l'auteur, glose sur le fait d'écrire :
L'idée est lancée qui coule dans ses veines, sublime et terrifiante : écrire.
Se dépouiller pour se donner à l'autre, paroles du rêve pour faire renaître le
rêve. Nous rendre à nous-mêmes en retrouvant l'éternité de notre âme30.
29
Titaua Peu, op. c/'f., p. 95.
30
Chantal Spitz, op. cit., p.162.
LitteRama’oHi » is
Titsua Porcher
L'écriture est donc apte non seulement à exaucer l'idéal de rencontre avec l'autre à travers l’image du don, mais surtout, elle annule la mort annoncée du rêve et
lui offre une deuxième vie possible. D'ailleurs, Tetiare, qui porte le nom de sa
grand-mère est celle qui surgit « d'hier pour préparer demain ». On notera ici le surinvestissement de la fonction de l'« écrivant » qui guide le peuple et qui est apte à
lui restituer sa mémoire pour construire son avenir. La question de la langue française se pose ici avec plus de souffrance. Elle est pour l'auteur source de « grincements», de « déchirements », de « gémissements ». Pourtant, on notera que c'est en
français que l'auteur exprime cette ambiguïté, que sans doute il s'agit aussi pour
elle de répondre au colonisateur sur un pied d'égalité, et avec un goût perceptible
pour les mots de cette langue.
Pour Déwé Gorodé, la question est sensiblement différente. Ses « vers de femme
kanake » sont des paroles de lutte. À l'opposé de vers de salon, sa poésie signe un
engagement et un appel au combat :
Ce ne sont pas des mots
Ce n’est pas un poème
Ça n'a rien à voir avec leurs poésies bourgeoises
C'est une réalité messieurs-dames
Capitalistes Colonialistes31.
Les mots sont des doublons de l'engagement, à la fois comme révélateurs de la
réalité sociale, puisqu'ils sont là pour « crier la misère (du) peuple ». Il s'agit bien ici
d'une poésie militante au-dessus de laquelle l'auteur place l'action afin, comme
elle l'écrit, de « réinventer la danse magique qui assure la victoire » : on entendra ici
le terme « réinventer » comme une invitation à trouver une voie nouvelle, qui a
doute partie liée avec les mots que l'auteur saura trouver. Il s'agit par
les mots de retrouver ce qu'elle nomme « la parole éparpillée » d'un peuple en souf-
sans aucun
france. On rappellera qu'il existe 28 langues en Nouvelle-Calédonie et que la
langue française a sans aucun doute l'avantage dejouer le rôle de fédérateur. Par
ailleurs, on notera que chez Déwé Gorodé également, le goût évident pour les mots
de la langue française vient contredire l'idée d'un discours investi d'une seule fonc-
tion référentielle.
31
Déwé Gorodé, op. cit, p. 36.
133
Critiques et analyses
Ses « vers de femme kanake » ont deux fonctions : l'émancipation politique
mais aussi l'émancipation sociale. Sa poésie est une parole « rafflée aux tabous
ancestraux ». Dans le poème « Je ne saurais jamais », les noms de femmes kanakes
se déclinent sur
le thème de l'enfermement intérieur :
Cuuké a bloqué le taquet de l'hermétique
Pwéwé a rouillé la serrure de l’impénétrable
Adi a perdu le cadenas de l'insondable
Utê s’est rétractée au seuil de l’indicible
Quant à Pwiaa motus et bouche cousue
Silence de morte32.
Ce silence de morte stigmatise toute la misère de la condition féminine. Les
poèmes décrivant la misère de la femme, ses douleurs étouffées, indicibles laissent
deviner la volonté de l'auteur de changer certains états de fait liés à la tradition
qui est parfois pour la femme synonyme de claustration et de misère morale. .
Comme nous l'avons souligné en introduction, dans la plupart des récits et
poèmes du Pacifique, le silence fait partie intégrante de l'identité de la femme, telle
qu’elle apparaissait dans la société traditionnelle et celle qui ose s'aventurer à par1er est celle par qui le scandale arrive. Dans Mutismes, la grand-mère exhorte son
fils à faire taire sa femme, l'autorisant même à la tuer s'il le veut, pourvu qu'elle se
taise. Cet interdit, qui a partie liée avec une lourde oppression masculine, accule la
femme à un douloureux enfermement intérieur. Or, non seulement les femmes de
nos textes
prennent-elles la parole, mais elles s'autorisent une parole lyrique. Dans
L'île des rêves écrasés, Teuira enveloppe son fils de ses mots au moment où il part
pour la guerre. Emere, en femme amoureuse, trouve « au fond de ses entrailles »
les paroles qu'elle offre à son amant après lui avoir offert son corps.
Par ailleurs, le mutisme occupe dans les sociétés traditionnelles une fonction
sacrée. Rappelons en français la proximité des mots « mutisme » et « mystère »
puisque le mot grec « mustérion », qui signifie « mystère », « chose secrète», « cérémonie religieuse secrète », vient du verbe « muo » qui veut dire « fermer la bouche
», la première règle de l'initié étant de se porter garant du silence sur les mystères
religieux qui lui ont été révélés par hiérophanie. Or, on retrouve dans nos textes
cette valorisation du silence comme garant d'une communion avec le cosmos
32
Déwé Gorodé, op. cit., p.81.
LitteRama’OHi » 18
Titaua Poroher
héritage du passé. Dans L'île des rêves écrasés, le couple Laura/Terii incarne
post-moderne du
langage. Pour Terii, se taire, c'est entrer en communion avec l'univers, entrer en
résonance avec la sacralité de ses mystères. La parole a de son côté une fonction
performative puisque c'est elle qui fait naître les réalités. C'est le Verbe tout-puissant des temps immémoriaux où dire, c'est faire exister : « Il ne faut pas dire les
mots pour ne pas faire naître la souffrance33 », explique-t-il à Laura. Pour elle, l’occidentale, la blanche, qui incarne le monde de la rationalité et qui a été bercée aux
concepts de Freud, au contraire, « Il faut nommer la souffrance pour l'exorciser ». Le
mot est pour elle le révélateur d'une réalité cachée.
Nous terminerons en soulignant que la forme écrite, en devenant l'instrument
privilégié de nos trois auteurs, symbolise magnifiquement cette « croisée des identités ». On sait que les cultures polynésiennes et kanakes étaient des cultures orales
et que l'écrit a été l'instrument privilégié des colons. Il apparaît donc comme paradoxal, en tout cas en apparence, que ce soit l'écriture qui ait pour charge de sauver
l'âme de ce passé immémorial, même si, comme le souligne Jean-Luc Picard, l'écriture bénéficie d'un statut équivoque pour les tenants de l'identité maohi puisqu'on
peut l'associer à la fois à la disparition des valeurs polynésiennes et à leur sauvegarde dans la mesure où ce sont les missionnaires qui, en faisant l'école en reo
ma'ohi et en collectant les mythes et les légendes ont sauvé la langue et une partie de la culture ancienne34 ». Or, il apparaît que l'on retrouve dans ces textes un
certain souffle propre à l'oralité des cultures ancestrales : sa tonalité oratoire, son
lyrisme spécifique. Sans doute la poésie est-elle la plus apte à rendre compte de
ces caractéristiques discursives et on ne sera pas surpris de voir Déwé Gorodé choisir cette catégorie générique, mais aussi Titaua Peu et surtout Chantal Spitz qui
laissent apparaître des passages de poésie au cœur de la trame romanesque, donnant naissance à un texte bigarré. Dans L'île des rêves écrasés, la jeune femme qui
s'apprête à écrire ce qui, par un effet de mise en abyme, pourrait être « l'île des
rêves écrasés », a conscience que l'écriture, « peu explorée par les Maohi », est restée « le domaine des étrangers ». Mais elle sait aussi qu'elle est leur seule voie de
salut. Son frère Terii qui en a bien conscience, lui dit :
comme
cette dichotomie opposant une vision mythique et une vision
33
Chantal Spitz, op. c/fc, p. 157.
34
Jean-Luc Picard,# La parole de la nuit ». Litterama'ohi n°8, 2005, p. 38-57.
Critiques et analyses
Le rêve transmis d'oralité se meurt faute de mémoire et nous devons lui
redonner vie par l'écriture. D'autres après toi écriront une parcelle du
rêve qui finira par devenir réalité35.
En conclusion, il apparaît chez nos trois auteurs un questionnement identitaire
à partir des questions de culture, d'espace et de temps. Certes, les bilans ne se ressemblent pas : la vision sociale de Titaua Peu, celle, plus romantique de
l'île des
rêves écrasés, aussi critiques soient-elles, paraissent moins pessimistes que celle de
Déwé Gorodé. Mais toutes s'accordent à souligner le rôle salutaire des mots dans
la reconstruction identitaire, qu'il s'agisse de parler pour trouver sa place au sein
de la société actuelle, pour dire les souffrances du passé et du présent, pour dire
l'indicible. La « littérature tahitienne » écrite en français de Titaua Peu, la langue
très originale de la poétesse Flora Devatine, qui tente de rendre compte, en fran-
çais, du souffle épique de l'oralité polynésienne, tout en revendiquant le droit au
«
je » lyrique, les vers élégiaques de Chantal Spitz qui pleurent les « rêves écrasés »
en donnant une place nouvelle à la femme qui écrit, sont autant de signes révélateurs du caractère syncrétique de cette littérature en pleine expansion et témoignent du formidable chantier en formation qu'elle constitue.
Ouvrages cités
Durand Gilbert, Structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris : Dunod, 1992.
Gorodé Déwé Sous les cendres des conques. Nouméa : Edipop, 1985.
Gorodé Déwé et Kurtovitch, Nicolas Dire le vrai. Édition bilingue de 18 poèmes. Nouméa :
Éditions Grain de sable, 1999.
Lalande, A. Vocabulaire technique et critique de la Philosophie. Paris : PUF, 1956.
Peu Titaua Mutismes. Tahiti : Haere Po, 2002.
Picard Jean-Luc, « La parole de la nuit ». Litterama'ohi n°8, 2005, p. 38-57.
Saura Bruno, Entre nature et culture, la mise en terre du placenta en Polynésie française.
Tahiti : Haere Po, 2003.
Spitz Chantal, L'île des rêves écrasés, Tahiti, Au vent des îles, 1991.
Spitz Chantal, « A toi, Autre qui ne nous vois pas. Remontons les filets ». Littérama'ohi n°2,
2002, p. 120-129.
Vigier Stéphanie, « Le Chemin du pays, le long chemin de l'héritage ». Littératures du Padfique, Rimini : Panozzo Editore, 2004.
L'auteur Titaua Porcher : une polynésienne docteur en littérature française du XXème siècle
35
Chantal Spitz, op. cit, p. 199.
LittéRama’oHi « is
Patrick Sultan
201,
Peut-on parler de
«Littérature polynésienne francophone» T
Une approche savante, rigoureuse et pertinente de ce qu'on doit encore appe-
1er, par provision, «/a littérature polynésienne francophone» est encore à construire.
Certes, cette littérature existe, c'est un fait indéniable. On pouvait encore écrire,
il y a peu : «Nous ferons le pari de dire qu'il existe à Tahiti une littérature en fran-
çais, même si pour certains le fait n'est pas avéré »’. Un tel propos, déjà dépassé en
serait absurde en 2009. À présent en tout cas, aucun doute n'est plus permis.
On n'a plus à parier pour une existence encore incertaine mais juste à la constater. Il reste à recenser, à lire et à étudier un corpus qui comporte ses auteurs (ses
poètes et ses romanciers, ses mémorialistes et ses essayistes), ses éditeurs et sans
doute toujours davantage de lecteurs.
Cette littérature donne lieu à diverses formes de la reconnaissance sociale et
institutionnelle : des recensions dans des revues littéraires, des salons du Livre, des
textes d'auteurs polynésiens lus en classe de lycée et proposés aux examens du Brevet des Collèges, voire étudiés à l'Université ... Ce sont des formes de consécration
extérieures à la valeur proprement littéraire et souvent limitées à une perspective
locale; néanmoins, ces médiations permettent à une jeune littérature de se
construire et d'entrer progressivement dans le marché mondial des Lettres.
La Polynésie Française possède, depuis 2002, sa revue littéraire. Le biannuel Littérama'ohi3 permet à divers contributeurs natifs de Tahiti et des îles mais aussi du
Pacifique, d'affirmer leur désir partagé de produire, de réfléchir à des questions qui
les rassemblent (ou les séparent). C'est un signe décisif de l'existence de la littérature
en Polynésie car la fondation d'une revue comme
espace d'expression fédérateur
1 S. André
(http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/pacifique/polynesie_litterature.html) « La
Littérature polynésienne en français », est un résumé de son article publié pour la première
fois dans J. Bessière et J.-M. Moura, Littératures postcoloniales et francophonie, (sous la
direction), Champion, Paris, 2001, pp. 67-82). Il est repris sur le site « île en île » et mis en
ligne en 2002.
2 Flora
Devatine, Tergiversations et Rêveries de l'Ecriture Orale: Te Pahu a Flono'ura, Papeete,
L'Ile des rêves écrasés, Papeete, Les Éditions de la plage, 1991.
Au Vent des îles, 1998
137
Critiques et enelyses
»4-
et lien socio-culturel marque souvent une étape de maturation dans la consolida-
tion des littératures dites émergentes.
Ainsi, l'existence de cette littérature et son plein essor sont des faits mais ces
faits ne dispensent pas d'en concevoir une vue théorique et d'en délimiter les
contours comme objet de connaissance. Bien au contraire, ils y obligent, sous peine
de méconnaître la spécificité de cette production.
C'est le point sur lequel insiste à juste raison S. André lorsqu'elle souligne la
«nécessité» et l'urgence de mener «des analyses épistémologiques, historiques et
sociologiques
à quoi il ne faudrait sans doute pas omettre d'ajouter égale-
ment: «littéraires»- qui permettent de clarifier ce qu'on entend par littérature
polynésienne francophone».
Car dans cette dénomination de sens commun, les deux qualificatifs méritent
examen
critique et exigent théorisation : déclarer cette littérature « francophone» et
la réputer «polynésienne» supposent que l'on mesure et que l'on éclaircisse la portée
et le sens de ces attributs. C'est le travail d'élucidation que nous essaierons d'esquisser à
la lumière des questionnements de la Théorie postcoloniale/Posfco/on/o/ Theory5
Pour ébaucher ces distinctions, majeure est la référence à l'écrivain tahitien C.T.
Spitz : l'œuvre romanesque exigeante qu'elle élabore lentement, le travail original
qu'elle effectue sur la langue et sur les formes, la cohérence de la vision qu'elle
offre en font un artiste de premier plan dans le domaine littéraire. Pourtant, dans
cette étude, ce ne sont pas les fictions de cet auteur que nous interrogerons mais
essentiellement ce qui constitue l'épitexte de cette œuvre (interventions critiques,
prises de position, entretiens, discours prononcés en public, articles de circonstance), notamment dans les numéros thématiques de Littérama'ohi, revue qu'elle
a co-fondée et qu'elle dirige depuis 20076. En effet, loin d'être un prolongement
3 Ramées de Littérature
Polynésienne Te Hotu Ma'ohi. On trouve le sommaire des quatorze
numéros parus entre 2002 et 2007 sur le site ile en ile http://www.lehman.cuny.edu/ile.
en.ile/litteramaohi/
4 « Les
enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l'Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », in D. Deblaine, Y. Abdelkader, D. Chancé, (sous la direction de), Transmission et théories des littératures francophones, Bordeaux, Presses
Universitaires de Bordeaux, Éditions Jasor, 2008.
5 Pour une brève
sur
présentation (en langue française) je renvoie à I' Atelier de théorie littéraire
le site fabula : Théorie littéraire postcoloniale Adresse : http://www.fabula.org/atelier.
php?ThéorieJittéraire_postcoloniale.
6 Nous y ajouterons également le texte d'un entretien réalisé avec l'auteur, en mars 2008,
joint en annexe.
LitteRama’oHi » is
Patrick Sultan
vraiment externe à l'œuvre, l'épitexte, dans le cas des écrivains extra-européens qui
écrivent dans des langues européennes, joue un rôle constitutif. Leur situation
(géographique, linguistique, politique, culturelle, éditoriale...) les contraint de
manière récurrente à se définir, à donner toujours davantage d'explications pour
rendre lisible ou plus accessible, voire pour justifier, leur projet artistique. Dans la
mesure où
celui-ci ne s'inscrit pas dans une tradition, dans une lignée familière ou
supposée bien connue des lecteurs européens, ils sont tenus à une fonction «présentative» ou parfois à jouer le rôle pédagogique ou même médiatique de « représentant » culturel. Or assurément, par la radicalité de son propos, par son
franc-parler corrosif, par son refus de toute compromission, Chantal T. Spitz n'est
pas «représentative» des autres voix qui s'élèvent à Tahiti ou dans les îles voisines.
Mais cette absence de «représentativité » ne doit pas s'entendre comme une limite
ou un défaut ; bien au contraire, se refusant à parler «pour» ou «ou nom» de son
peuple, elle exprime en toute son acuité la singularité polynésienne. Loin d'être
«/so/ée»7, -sinon certes au sens où tout insulaire peut l'être par sa position géographique,- menant une réflexion critique radicale sur tous les sujets essentiels à la
construction d'une identité océanienne, elle fait entendre une voix libre et exem-
plaire marquée par un sens aigu de l'indépendance, voire de l'insoumission, par rapport au discours idéologico-politique ambiant.
Tout en se gardant de suivre, de relayer ou d'amplifier le propos des auteurs
étudiés, l'étude savante doit veiller à être une critique d'accompagnement et non
pas une critique de surplomb ; elle doit pouvoir tenir compte du regard que les
écrivains portent sur eux-mêmes, sur la langue dans laquelle s'élabore leur œuvre
et sur l'identité qu'ils revendiquent - et cela surtout lorsqu'il en va d'une littérature récente et qui se cherche.
S. André, dans l'étude déjà citée, reprenant les analyses de M. Benjamino (La
Francophonie Littéraire, L'Harmattan, 1999) distingue deux «grilles de lectures»
pour «rendre compte des littératures francophones»8. Elle désigne la première sous
le titre de «grille postcoloniale», et la seconde, celui de «grille du nationalisme littéraire». Celle-ci anticipe la réalisation à venir d'une nation polynésienne unifiée,
7 Comme on le lit avec étonnement dans l'étude de S. André, déjà cité, « Les enjeux du cor-
pus de la littérature francophone enseigné à l'Université de la Polynésie Française à la
lumière du TAUI », p. 152.
8 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à
la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
l'Université de
139
Critiques et analyses
intégrant et subsumant tous les acquis du passé, prenant acte du présent et se
tenant ouverte au devenir multi-identitaire. Celle-là revendique avec force une
identité perdue, et, «utilisant des modèles de périodisation»9, repose sur une opposition rigide entre un passé anté-colonial exalté et un présent condamné, sinon
vouée à la damnation.
examn1.
Même si le terme désuet de «grille», peu propre à suggérer souplesse et subtilité,
risque de susciter, et d'abord chez les écrivains ainsi circonscrits, le sentiment d'un
emprisonnement dans un réseau trop étroit, il n'invalide pas la démarche classificatoire indispensable à une juste description. Reste à examiner si ces «grilles» facilitent la compréhension et l'interprétation des œuvres venant de Polynésie Française.
Peut-on tout d'abord parler de la littérature polynésienne comme d'une littérature nationale en germe, «comme réalité en construction ou comme horizon
d'attente»x? Ce modèle, S. André prétend qu'il donne une bonne idée des récentes
productions tahitiennes (Titaua Peu, J.-M. Pambrun, S. Ari'irau). Cette «nouvelle
génération d'écrivains» qu'elle associe au Taui appellerait de ses vœux une nation
plurielle, multi-identitaire et se placerait ainsi «dons une nouvelle lecture du temps
historique, placée sous le signe de la continuité, de l'interdépendance, (...) de la
prise en compte du réel, de la relativisation des concepts de résistance à l'oppression coloniale». Ces auteurs ainsi auraient l'audace de reprendre, sans cornplexe, au XIXème siècle européen le concept jugé libérateur de «nation».
Bien qu'il soit hasardeux d'enrôler, dans une projection aléatoire, des écrivains
sous une bannière politique, cette évolution peut s'envisager. La question de savoir
s'il faut prendre le modèle des littératures nationales comme telos pour l'analyse
des littératures du Pacifique reste certes ouverte. Mais elle suppose que le concept
de nationalité (politique) demeure pertinent si on le prend pour cadre (littéraire)
descriptif ; car cette superposition d'une catégorie littéraire sur une catégorie politique, suspecte à bon droit de masquer un coup de force idéologique, est sujette à
caution ou, du moins, impose un sérieux
Surtout, -et l'argument est
9 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l'Université de
la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
10 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l'Université de
la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 153.
11 Sur le sujet de question nationale dans les littératures de pays ex-colonisés, je renvoie à
P. Sultan, Littérature comparée et théorie postcoloniale : Le cas des écritures postcoloniales :
Pagli d'Ananda Devi, Maps de Nuruddin Farah, le Quatrième siècle d'Edouard Glissant,
Hombo de Chantal T. Spitz, (Doctorat soutenu à Lille 3 en octobre 2008, dirigé par M. le Professeur Jean-Marc Moura), p. 203-242
LitteRama’OHi # is
Patrick Sultan
dirimant dans le cas de la Polynésie-, sauf à forcer abusivement la réalité politico-
culturelle, on n'a pas affaire à une nation en germe (comme par exemple l'Italie au
XIXème siècle avant le Risorgimento) mais à un regroupement arbitraire d'îles
éparses dans le Pacifique. La Polynésie est un agrégat, effet non pas d'une volonté
unificatrice interne, d'une communauté ou d'un voisinage mais des aléas des successives et tâtonnantes.visées impériales de l'Europe, le résultat des victoires ou des
échecs d'une conquête coloniale accomplie sans ordre. Dans ce cas, le concept de
nation, foncièrement unifiant, reposant sur une volonté commune de s'inscrire sur
même territoire dans une communauté linguistique et culturelle, est-il bien adapté
à ce qui porte, jusque dans le préfixe grec qui forme son nom, une irréductible pluralité (territoriale, linguistique, culturelle) ?
Dans un article inédit (2000), C.T. Spitz écrivait : «On se dit Polynésien donc
habitant « de la Polynésie, partie de l'Océanie qui est constituée par de très
nombreuses îles (d'où son nom) et qui est située à l'est de la Mélanésie, de la
Micronésie et de l'Australie ». Sont ainsi Polynésiens tous les habitants de toutes
les îles de la vaste Polynésie que nous nommons communément Triangle polynésien. Pourtant nous n'hésitons pas à nous approprier une identité collective
générique pour la transcrire en identité individuelle spécifique. Que la puissance
coloniale française soucieuse de politique correction ait après un rapide toilettage externe transformé l'ancienne colonie des Établissements Français de
l'Océanie en territoire français nouvellement nommé Polynésie française nous
donne-t-il le droit de nous arroger l'identité jusqu'alors indivise ? Si Polynésie
française nous sied nous devrions nous préciser Polynésiens français ou Polynésiens de Polynésie française car en nous spécifiant Polynésiens seul nous
congédions un héritage ethnique culturel langagier millénaire commun au peupie polynésien dans son entier souscrivant ainsi à la vaste supercherie d'un État
colonial nous démarquant du peuple originel en nous marquant français. En
nous affirmant nous-mêmes aujourd'hui haut et fort Polynésiens sous-entendont français nous nous dissocions à notre tour de nos frères en nous associant
à l'antique combat contre la perfide Albion modernisé en lutte pour la francophonie contre l'anglophonie».
Récusant l'uniformisation inévitable du concept national, C.T. Spitz relève les
pièges recelés par le terme de «Polynésie» ; elle note que l’héritage colonial est au
cœur de cette dénomination. «Poly-nésie» vient en
remplacement de celle,
caduque idéologiquement, d'Établissements Français de l'Océanie ; c'est un nom
singulier alors qu'il désigne, en les regroupant, de multiples îles distinctes et parfois
divergentes entre elles. Cette reductio ad unum menace de gommer l'appartenance
mi
Critiques et analyses
au
multiforme peuple polynésien disséminé sur le Pacifique bien au-delà de l'aire
de domination française.
Renvoyant dos à dos adversaires de l'indépendance et indépendantistes zélés
et naïfs, C.T.Spitz exhibe alors la contradiction profonde qui existe entre la vérita-
ble autonomie (ou indépendance) et le maintien d'un dispositif perpétuant la
structuration et le découpage coloniaux. Dès lors, s'il existe - c'est le credo de C.T.
Spitz- un peuple premier, un peuple originel dont se réclament les Polynésiens de
Polynésie Française comme d'autres Polynésiens d'autres pays, et si l’on peut donner sens à une origine proclamée commune qui fasse lien entre les îles -aussi diversifiées soient-elles, peut-être faudrait-il renoncer à parler comme d’une évidence
de « littérature polynésienne » mais la décliner au pluriel.
L'autre «grille», selon S. André, qu'il est possible de mobiliser pour étudier les
œuvres de
la littérature «polynésienne», la « grille postcoloniale », consisterait à
distinguer, comme on a pu le faire pour les littératures africaines, «un avant et un
après, avec une date inaugurale qui serait celle des indépendances»'2. Or, ce
découpage est à opérer avec précaution et surtout avec une rigueur exempte de
préjugés idéologiques. Ainsi, on ne voit pas où se situeraient «/’après» et « l'avant »
qui permettraient de périodiser les œuvres littéraires d'une Polynésie Française
encore (et peut-être pour longtemps?) au seuil de son indépendance.
Et même s'il a pu arriver, en mai 2004, que le Parti Indépendantiste parvienne à
conquérir la majorité des sièges de l'Assemblée Polynésienne (le Taui), ce bouleversement n'a rien là de comparable avec ce qui a pu se produire, lors de la décolonisation, dans les pays africains libérés du joug colonial. Dès lors, l'analogie avec les
littératures africaines, sur ce point, est trompeuse, injustifiée et ne permet nullement de rendre compte de l'actuelle production littéraire à Tahiti. S'il y a sans doute
eu, à l'initiative de la République Française, de nombreuses dispositions conférant
aux Territoire d'Outre-Mer une assez large autonomie, on ne saurait parler d'indépendance véritable en Polynésie Française. Ainsi, entendre le «postcolonial» dans un
sens étroitement chronologique conduit à méconnaître gravement la diversité et la
singularité des multiples devenirs, propres aux peuples ex-colonisés.
Toutefois, à la condition de ne pas restreindre la préposition «posf» au sens
étroit de la chronologie, il est légitime et fécond de parler de «postcolonial » dans
le cas des littératures du Pacifique. Conformément au sens en vigueur chez les
12 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l'Université de
la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
LitteRama’OHi » is
Patrick Sultan
tenants anglo-saxons ou américains de la
Postcolonial Theory'3, il convient de
prendre cette désignation comme l'indicateur d'une situation coloniale qui perdure
et persévère. La notion de « postcolonialité » repose sur
l'hypothèse que la colonisation n'est pas un facteur qui appartiendrait seulement au passé mais
qu'elle est
au contraire un processus
qui persiste, se poursuit, s'actualise dans le présent et se
donne à lire dans les œuvres littéraires. Un écrivain comme C.T. Spitz peut, non sans
raison, considérer que bien qu'il ait assoupli et aménagé au fil du temps ses formes
institutionnelles, bien qu'il bénéficie du soutien ou, si l'on veut, de la complicité
des élites locales (notamment «dem/es »), le joug colonial ne reste pas moins
inchangé en son principe.
Dès lors, il est bien possible d'affirmer, comme le fait S. André,
que le schéma
postcolonial «permet de rendre compte fidèlement d'une œuvre, celle de Chantal
Spitz». Mais on se méprendrait du tout au tout sur son sens si l’on en déduisait
«qu'elle prône un retour aux sources» et qu'elle «succombe au fantasme du paradis perdu et retrouvé dans Hombo» (sic)14. Or, précisément, prendre en
compte la
dimension postcoloniale de cette œuvre, c'est justement saisir que le chant de la
terre qui s'élève de ce roman15 douloureux n'a rien de passéiste et ne tisse en rien
un banal éloge du
temps passé, une exaltation naïve des temps précoloniaux.
Le propos de C.T. Spitz est aux antipodes de la sublimation aveugle du passé qui
placerait l'avenir du peuple polynésien dans un retour à des temps mythiques. Dans
un discours prononcé le 26
juin 2008 devant l'Assemblée de Polynésie16, elle
dénonce, avec le lyrisme et la fermeté qui caractérise ses prises de parole « le
risque de tourner le mépris de nous-mêmes en conflits fratricides
le risque de succomber à la mythisation des origines la célébration dé racines
imaginaires l'exaltation sectaire de la culture traditionnelle
,
13 Une abondante, voire pléthorique, discussion sur le sens à donner à la
préposition «post»
anglo-saxonnes,
les partisans ou les adversaires de la Postcolonial Theory. On trouvera un résumé de ces
débats dans P Childs, P. Williams, An Introduction to Post-Colonial
Theory, Harlow, Longdans l'expression «posteoloniale» a occupé un temps, dans les universités
.
man,
1997, p. 1-25.
14 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature
francophone enseigné à l'Université de
la Polynésie Française à la lumière du TAUI», p. 151. Sans doute au lieu de : «succombe au
fantasme du paradis perdu et retrouvé dans Hombo», doit-on lire : « « succomberait, dans
Hombo, au fantasme du paradis perdu et retrouvé »
15 C.T. Spitz, Hombo : Transcription d'une biographie, Tahiti,
Éditions Te Ite, 2002.
16 II s'intitule Des mots pour dire des maux : 'E tü e a tau e a hiti noa atu/résistance et rési-
gnation », non publié.
143
Critiques et analyses
le risque de substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une contre-
mythologie « un mythe positif de [nous]-mêmesu »
nous engageant à notre tour sur le chemin d'une nouvelle désidentification
espoir une histoire une mémoire
deux mots
qui posent notre historicité avèrent notre temporalité nous mettent en sonorité
nous sommes là pour un
nous sommes là pour
résistance
résignation
ni l'un ni l'autre
et pourtant l'un et l'autre ».
Il y a bien assurément une mélancolie postcoloniale mais cette nostalgie ne
peut s'interpréter comme une forme de régression ou de passéisme. C'est une question de douleur.
En outre, le regard tourné vers la splendeur du passé n'est pas toujours un
regard figé et archaïsant ; il peut être - pour reprendre un propos de C.T. Spitz à
propos des Polynésiens- celui d'un «survivant*'8 qui se retourne vers le lieu (ou le
temps) de son désastre après l'avoir quitté sans espoir d'y revenir jamais. Il y a bien
une «nost-algie», une «souffrance du retour», qui gagne et empoisonne les personnages de Hombo, mais c'est précisément parce que le retour est vécu et senti
comme impossible. La douleur muette qui traverse le personnage d'Ehu et des
jeunes hombos qui l'entourent, résulte d'une souffrance, d'un trauma historique19
dont ils ressentent le choc sans pouvoir le transformer en parole. C'est la dimension qu'une lecture postcoloniale invite à explorer.
Faut-il dès lors parler non pas de « littérature polynésienne » mais plutôt d'une
littérature «autochtone» de Polynésie Française ? ou d'une littérature océanienne
de Polynésie Française ?
Le débat reste bien sûr ouvert et il n'appartient pas aux seules études littéraires
de trancher sur le fond de ces questions. En attendant, le nom du corpus littéraire
17 A. Memmi, Portait du colonisé, Paris, Gallimard, 1985, p. 153.
18 Voir questionnaire adressé à C.T. Spitz, joint en annexe19 Sur la notion de trauma et son usage littéraire, voir P. Sultan, Littérature comparée et théo-
rie postcoloniale : Le cas des écritures postcoloniales : Pagli d'Ananda Devi, Maps de Nuruddin
Farah, le Quatrième siècle d'Edouard Glissant, Flombo de Chantal T. Spitz, p. 244- 258.
LitteRama’oHi tt is
Patrick Sultan
en cours de
constitution à Tahiti et dans d'autres îles francophones du
Pacifique
qu'à
défaut de mieux, et par provision. Seule une réflexion transversale
approfondie,
sollicitant les apports conjugués des sciences humaines et de la
philosophie, serait
en mesure de penser clairement le
concept adéquat qui rende raison de la situation
des Lettres en Polynésie en prenant en considération le
poids de l'héritage colonial,
à moins qu'il ne faille dire plutôt, d'après le
point de vue «autochtone», de la dépossession coloniale. Les Postcolonial Studies ont forgé, durant les deux dernières
décennies, de nombreux outils d'analyse que l'étude des littératures francophones,
appartenant à des pays ex-colonisés gagnerait à s'approprier20 et à développer.
Par conséquent, si l'on adopte cette perspective, on est amené à
poursuivre
l'enquête et à s'interroger sur le bien-fondé de l'évidence qui consiste à réputer
doit être suspendu et le titre de «littérature polynésienne» n'être attribuée
cette littérature « francophone ».
Là encore, il est nécessaire de se mettre à l’écoute des écrivains
en
fonction de son itinéraire personnel, de sa formation, de son
qui ont chacun,
parcours, un rap-
port singulier à leur langue d’écriture. Cependant, un fait historique majeur, dépassant les options et les déterminations individuelles,
s'impose à tous, oriente et
conditionne en profondeur leur « site de pensée » : l'assujettissement
linguistique
des peuples colonisés.
C'est à cet événement qu'il faut mesurer la position des écrivains du
Pacifique.
profondeur sur cette question. Refuset-elle « le français et la civilisation occidentale »21, comme on
pourrait le croire à
C. Spitz s'est expliquée avec perspicacité et
une
lecture inattentive? Là encore, l'approche
postcoloniale permet d'invalider un
tel propos sans nuance.
Dans un texte consacré à la francophonie (publié dans la revue
elle pourfend non pas la langue française mais
rence avec
Littérama'ohi)
l'idéologie francophoniste. En cohé-
le point de vue qui est le sien et à l'unisson avec bien des écrivains
caraïbes ou africains, elle récuse la francophonie dans la mesure où celle-ci
perpé-
tue, sous l'apparence un peu condescendante d'une générosité bienveillante, la
permanence de l'occupation française. Son refus est donc de nature exclusivement
politique.
20 Ce travail a déjà commencé à être
entrepris dans l’Université Française. Citons seulement
l'ouvrage fondateur de J.-M. Moura, Théorie postcoloniale et littérature francophone, Paris,
PUF, 1999.
« Les
enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l'Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p.151.
21
1M5
■
Critiques et analyses
Elle adopte l'argumentaire classique de l'anti-francophonisme : prétexte et alibi
de la domination, éviction de l'altérité du colonisé, arrogance et orgueil de la
France, dévalorisation des langues autochtones, hégémonie de l'écriture sur l'oralité, condescendance paternaliste. Elle refuse le lien arbitraire entre les «sujets-sup-
posés-francophones» et au rebours de cette solidarité artificielle, elle revendique
un
lien charnel avec «tous les sentants colonisés, tous les sentant meurtris parce
que leur histoire est la [sienne] leur déchirure est la [sienne] ». La Francophonie
ravive un affect : la souffrance de la dépossession.
Se définit alors un autre rapport à la francophonie, plus libre, moins contraint,
affranchi de toute croyance en l'illusoire prestige attribué à la langue du colonisateur :
«
ma
francophonie dans le sens où je parle français ne me rend ni francophile
ni redevable encore moins fière. elle est une composante de mon essence au
même titre que toutes les autres qui me font qui je suis, après m'avoir été bléssure m'avoir fait violences elle a
depuis longtemps perdu tous ses pouvoirs de
déstabilisation de mon identité pour n'être qu'une de mes langues, elle n'est ni
plus ni moins importante que les autres, elle est un outil d'expression de communication dont j'use à mes convenances sans convenances libre du corset grammatical de la camisole syntaxique aux goûts de renfermé aux odeurs de formol,
cette francophonie cramponnée à ses normes du bien écrire du beau parler mutile
l'expression de ceux qu'elle complexe par ses complexités qui finissent par s'en
penser indignes »22.
L'approche postcoloniale permet une lecture plus fine et plus aiguë du travail
littéraire. Postulant la perduration du colonial longtemps après que, à défaut de
pratiques, son concept a été abandonné, elle permet de mieux comprendre le
dépassement, chez les écrivains francophones, de l'alternative entre la haine de la
langue française et la révérence envers ce qu'elle aurait de supérieur. Ni sacralisation, ni refus crispé. Il ne serait donc pas indispensable, dans l'étude savante des
littératures postcoloniales du Pacifique, d'accorder un privilège particulier à la
langue mais d'en tenir compte comme d'un simple fait, une simple virtualité que
la colonisation (française) a réalisée.
ses
22 « Sur la francophonie -
120-129.
À toi qui ne nous vois pas», Littérama'ohi, 2 décembre 2002, p.
LitteRama’OHi # is
Patrick Sultan
En somme, qui envisage de prendre la littérature polynésienne
pour sujet
d'étude doit d'abord 'écouter les voix singulières qui s'y expriment. Mais
pour les
interpréter, il sera contraint de prendre toujours en considération la façon dont
elles se situent, avec plus ou moins de conscience historique, dans un processus (la
violence coloniale) dont les effets sont loin d'avoir cessé. Dans ces conditions, la
démarche proprement esthétique des œuvres ainsi produites apparaîtra dans toute
sa
lumière..
"Première publication : Loxias,
Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL:
http://revel.unice.fr/loxias/document. html?id=2909
Critiques et analyses
Questionnaire adressé à Chantal T. Spitz
(Mars 2008)
1/ Vous considérez vous en tant qu'écrivain comme un porte-parole du peu-
pie polynésien?
Absolument pas. J'écris plus pour moi-même que pour les autres. Mon écriture
est un acte de pur égoïsme. Par ailleurs, je ne me considère pas comme un
écrivain
«o message ».
2/ Vous définiriez vous comme un écrivain anti-colonial ? un écrivain
engagé ? un écrivain politique ? un écrivain polynésien ? Quel sens, en tant
qu'écrivain, donnez vous à votre engagement politique ?
J'écris. Cela fait-il de moi un écrivain? Est-ce que j'ai l'épaisseur la densité d'un,
écrivain? Je n'en suis pas sûre et je le dis sans fausse modestie. On me traite souvent d'«écrivain polynésien majeun> ou autres choses de ce genre, mais au fond de
moi, j'ai juste le sentiment que j'écris parce que je ne sais faire autrement.
Admettons que je me définisse ou me considère ainsi. Dans ce cas, je suis juste
écrivain. Tous les autres qualificatifs qu'on veut accoler à cet état (dans le sens où
écrire fait partie de moi au même titre que la couleur de mes cheveux) sont superflus. Je suis anti-coloniale engagée politique tahitienne (pas polynésienne) non pas
parce que je suis écrivain mais parce que je suis Chantal T. Spitz avec mon histoire
particulière. Écrire ne me fait pas tout ça. Je suis tout ça et j'écris.
L'Occident aime traiter les êtres humains comme des parties et non comme un
tout (emplois du temps scolaires, spécialisations
médicales ...), classifier et étique-
ter les individus. Je ne suis pas 10% de ceci, 20% de cela ... Je suis un tout et ce
tout accomplit différentes choses qui ne peuvent être
dissociées.
j'écris. Je ne peux en
Je ne suis pas un écrivain polynésien. Je suis tahitienne et
dire davantage.
Dès lors, la définition du sens de mon engagement en tant qu'écrivain tombe
dans la.même difficulté.
Je suis engagée pour l'indépendance de mon pays ; cet engagement englobe
tout mon être ;
je ne donne pas plus de sens, ou du moins je ne donne pas un sens
différent à mon engagement quand j'écris que quand je participe à des marches
de protestation, quand j'occupe un bâtiment public, quand je vote. Tous ces actes
ont le même sens. Ils ont pour but l'accession à l'indépendance.
LitteRama’oHi tt is
Patrick Sultan
2/ Quel sens et quels contours donneriez-vous au concept de « nation polynésienne»? L'usage de ce concept de nation vous semble-t-il pertinent? et la
réalisation de ce concept vous paraît-elle désirable? sous la forme d'un État?
De quel type?
Le concept de «nation» est totalement étranger à l'organisation politique de
nos îles.
Le mot même de «nation» n'existe pas en tahitien. C'est un
concept qui
étranger. À ceci s'ajoute que nous n'avons aucune expérience de ce que
peut être une nation. Notre pays tel qu'il est (la Polynésie française) est un accident de l'histoire, constitué de cinq archipels indépendants les uns des autres mais
réunis par la force des armes de la colonisation. La récente demande de quelques
élus marquisiens que leur archipel soit détaché de Tahiti et directement rattaché
à l’État français comme département en dit long sur la «non-notion» de nation.
Il est important de rappeler que la Polynésie française n'est qu'un
pur'avatar
de la colonisation française qui a réuni en «Établissements Français de l'Océanie»
des groupes d'îles indépendants les uns des autres. Les Marquises n'ont pas plus
de lien historique avec les Raro Mata'i qu'ils n'auraient chacun avec les Samoa ou
Rapa Nui. Le concept de nation telle qu'elle est comprise en Occident est née avec
une des récentes moutures du statut de la
Polynésie Française, lorsqu'ont été
accordés le drapeau, l'hymne, l'ordre de Tahiti Nui. Pareillement la notion de
«polynésien» est très récente et contrairement aux apparences (le mot est employé
quotidiennement dans tous les espaces), elle ne recouvre rien de bien défini. Ceci
est si vrai que personne n'est Capable de dire avec
précision ce que ce terme
englobe. D'ailleurs la réalité change avec la langue utilisée. En français, on peut
être polynésien de souche, de coeur, d'adoption
En tahitien, on ne peut être
ma'ohi que par naissance, filiation. Aucun étranger, quel qu'il soit, ne sera dit
«mà'oh». Alors, on assiste à des délires identitaires : «polynésien de cœur», «polynésien d'adoption», le pire étant quand même «demi», pour se désolidariser des
indigènes sauvages que furent nos ancêtres et que continuent d'être certains de
nous est
...
nos
compatriotes.
On se reconnaît d'abord d'une famille, ensuite d'un village (ou d’un quartier),
puis d'une île et -très loin (ceci est récent) - d'un archipel.
Nous nous disons «nuna'a ma'ohi» ce qui veut littéralement dire
«peuple indigène» dans son sens premier «originaire de la terre qui le porte». Cette définition
date des années soixante-dix au moment où a commencé la revendication identitaire culturelle. Auparavant, nous ne nous
...
définissions pas. L'État français et les
étrangers seuls nous définissaient. Aujourd'hui encore, c'est par ce regard que nous
nous voyons.
Critiques et analyses
«Nation» est un mot que nous n'utilisons jamais même quand nous parlons
français^ Aucun homme politique n'emploie ce mot non plus. Je ne donne donc pas
de contours à un concept qui n'existe pas dans ma tête.
Peut-être que je n'ai pas de réponse à ta question telle qu'elle est formulée. Si
le concept de nation nous est étranger et si « polynésien » ne veut pas dire grand
chose, il est en effet difficile de donner une réponse.
Il n'est donc pas sûr que le concept de nation soit pertinent. Je pencherais plutôt pour une «correction» de l'histoire. Puisque, en effet, la Polynésie Française est
un avatar de la colonisation, que les populations des archipels ne se reconnaissent
pas forcément dans la nouvelle colonisation tahitienne (le seul nom de «Tahiti Nui»
nie toutes les différentes composantes du pays), que certains (notamment les Marquisiens) se sentent plus français que tahitiens (ceci est sans doute dû à la forte présence de l'église catholique française dont la domination continue d'être très forte),
je verrais plus une adhésion volontaire de chaque archipel à une structure qui pourrait se présenter comme une fédération d'États ayant librement choisi de s'associer
pour former un État. Quelque forme politique qu'il nous faut inventer. Je continue
de penser que nous devons nous garder de reproduire servilement ce qui se fait ailleurs. S’en inspirer certainement. Mais cela suppose que nous soyons indépendants...
Une nation suppose la souveraineté (que nous n'avons pas) : un drapeau dans
lequel tous se reconnaissent (ce qui n’est pas le cas de notre drapeau actuel, c'est
pourquoi le Tavini a son propre drapeau dans lequel une partie des populations ne
se reconnaîtra pas s'il vient à être le drapeau «national»), un hymne (qui aujourd'hui
encore laisse une partie des populations indifférente).
Je ne vois pas une nation polynésienne. Je vois un peuple premier. Mon pays
indépendant sera fait d'un peuple premier et de citoyens venus d'au-delà les
océans qui auront décidé d'y vivre.
De quoi sera fait ce pays? Chaque archipel aura à se prononcer. Je ne suis pas
partisan d'obliger les archipels à rester ensemble sous prétexte d'histoire commune
comme l'a dit clairement et furieusement 0. Temaru. Il me semble que chacun doit
choisir librement son avenir son devenir.
3/ Vous estimez vous loin de la France ?
Très loin. Géographiquement, culturellement, historiquement, linguistiquement.
Je n'ai aucun sentiment de partager quoi que ce soit avec la France en tant que
pays-nation. Malgré tout ce qu'on a voulu m'apprendre de force à l'école, je ne me
reconnais pas dans ce pays ni dans son peuple. À aucun moment je ne me suis sentie part de la France. Le fait de parler écrire français ne m'en rapproche pas plus.
LitteRama’OHi tt 18
Patrick Sultan
4/ Quelles sont les filiations littéraires, culturelles, et /ou idéologiques dont vous
vous estimez
l'héritière ?
Je n'en ai aucune idée. Bien sûr, j'ai lu beaucoup d'auteurs français au lycée
par obligation mais aussi, européens, dans mes premières années adultes. Mais
curieusement, je ne me souviens pas avoir été marquée par un auteur de façon
indélébile. Très vite, je me suis intéressée aux écrivains d'Amérique du Sud, aux
écrivains venus d'ex-colonies (quel qu'ait été le colonisateur), issus de l'esclavage,
et bien sûr aux écrivains océaniens. Par ailleurs, durant mon
adolescence, à la
suite d'un voyage au Chili (j'avais 15 ans), j'ai assisté à la campagne présidentielle au terme de laquelle Allende a accédé au pouvoir. J'ai été, à cette occasion,
marquée par la poésie de Neruda, par toute la chanson engagée chilienne de
l'époque (Quilapayun, Victor Jarra, Violetta Parra, l'indien Atahualpa Yupanqui) ;
je n'oublie les références d'époque : Che Guevara, Marx bien sûr, Rosa Luxembourg, et même Mao Tse Toung et Lénine. Bref tout ce qui peut faire rêver de
changer le monde
J'avais lu aussi après une visite au camp de Dachau (j'avais dix ans), tous les
livres de la bibliothèque de mon père qui traitait de la question juive mais aussi des
tsiganes et des homosexuels dans les camps. Des sujets d'intérêt à rendre n'importe
quelle gamine d'une île paumée un peu plus paumée que son île.
C'est peut-être finalement ces événements ces lectures ces musiques qui ont
ancré en moi l'idée fondamentale qu'aucun peuple ne doit être asservi ; enfin je
ne sais pas vraiment... De toute façon c'était aussi ma culture familiale.
Je n'ai pas l'impression d'être héritière mais plutôt de faire corps avec les peupies qui ont eu qui ont toujours à subir une domination quelconque. Faire corps,
si j'ose dire, avec un corps de douleurs historiques.
5/ Que « devez -vous » à l'Europe ?
L'assurance que le Mal fondamental peut se faire homme.
L'Inquisition la Saint Barthélémy les Croisades la colonisation l'esclavage la
Shoah le communisme dévoyé le mur de Berlin le racisme les droits de l'homme
qui ont ancré au plus profond de moi le sentiment que tous les êtres humains sont
égaux non seulement en droit mais en humanité.
6/ Quelle place donnez-vous, dans votre travail d'écriture, au reo mâ'ohi?
A dire vrai pas une grande place. Je ne me sens pas investie du devoir «divin»
d'écrire en reo ma'ohi. Pour plusieurs raisons. Parce que je ne maîtrise pas assez le
tahitien pour traduire tout ce que je peux en français. Parce que l’exercice me
151
Critiques et analyses
demanderait toute une existence avant d'arriver au bout d'un texte que je continuerais sans doute de trouver imparfait. Par paresse sans doute.
Je ne revendique pas ce que je ne sais pas même pour être dans la mouvance
ou
le culturellement correct. Je parle tahitien parce que j'en ai décidé ainsi, parce
que mes parents me l'ont interdit dans mon enfance. Mes enfants parlent tahitien
parce qu'ils ont grandi dans des petits villages. Je suis capable d'écrire des courts
textes en reo ma'ohi mais pas plus.
7/ La Polynésie est-elle un pays triste ? en souffrance ? mélancolique ? en
deuil ? nostalgique d'un mode de vie détruit ?
Tout ça mais bien plus.
Un peuple de survivants. Au sens littéral du terme. Survivants des voyages
océaniques. Survivants de l'évangélisation. Survivants de la colonisation. Survivants
du nucléaire. Survivants de la modernisation.
8/ Vous avez dénoncé avec vigueur la persistance de stéréotypes et clichés
exotiques (dont Loti donne l'exemple le plus fameux) sur la Polynésie ? Quelle
image souhaitez vous lui donner dans vos œuvres ?
Juste l'image de ce qu'elle est. Un pays où les gens ont les mêmes préoccupations que tous les êtres humains qui peuplent la planète les mêmes besoins les
mêmes aspirations. Les conditions de vie la culture les modes d'organisation du
monde sont différents mais l'humanité reste la même. Inchangée. Universelle.
Humaine.
LitteRama’ôHi » is
L'artiste
André Marere se passionne pour le dessin dès qu'il sait tenir un crayon. Artiste
autodidacte, il expérimente de nombreuses techniques depuis une quarantaine
d'années.
Bien que de style figuratif, on reconnaît au premier regard, son écriture
contemporaine et sa palette aux couleurs sourdes.
Il vagabonde à travers la connaissance de nos îles, en quête perpétuelle de
l'âme des êtres approchés et des moments vécus.
Comme un conservateur des traditions, il retranscrit dans ses œuvres les bouleversements de l'environnement naturel, culturel et économique de notre pays.
Littérama’ohi
Publication d'un groupe d'écrivains de Polynésie française
Directrice de la publication :
Chantal T. Spitz
Tarafarero Motu Maeva
Huahine-
E-mail
:
hombo@mail.pf
Numéro 18 / Septembre 2010
Tirage : 600 exemplaires - Imprimerie : STP Multipress
Mise en page : Backstage
Couverture :-# an’so Le Boulc’h
Tableau : André Marere
N° Tahiti lti
:
755900.001
'Orero
Tableau de Rndré rïlarere
2009
La revue
ma'oni a été fondée par un groupe apolitique d'écrivains
polynésiens associés librement. Le titre et les sous-titres de la revue
traduisent la société polynésienne d'aujourd'hui.
ma’oHi, pour l'entrée dans le monde littéraire et pour l'affirmation
de son identité ;
par référence à la rame de papier,
à celle de la pirogue, à sa culture francophone ;
,
signe la création féconde en terre polynésienne.
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chinois intercalés
,
entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs de tisser des liens entre les écrivains originaires de
la Polynésie française, de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité
des auteurs
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine, de donner à chaque auteur un espace de publication.
R'amu, Jean-Paul Barrai, Hiriata Brotherson, Rimeho Charousset,
Rai Chaze, Rnnie Coeroli-Green, Flora Deuatins, Bertrand-François
Gérard, Jean-Christophe Irrmann, Robert Hoenig, flicolas Kurtouitch,
fTlareua Leu Tinihauarii, LUilfrid Pina'i Lucas, Rouanne Lieuens-Demeyre,
Jimmy IT1. Ly, André iTlarere, Chantal ITIillaud, Jean-lTlarc Tera'ituatini
Pambrun, Titaua Porcher, Raureua, (Tlehiata Riaria, Louise Robert,
iTlarie-France Salmon, Chantal T. Spitz, Patrick Sultan, Heireua Tauaitai,
Sabrina Teuira, Teamio Tuarau, Danny Ueva
Fait partie de Litterama'ohi numéro 18