B987352101_PFP1_2009_016.pdf
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CB :
rr.
Coll : PER$Xfcê
Cote : P .83.PA
ma’om
0817593
222 )ire, mémoire de l’oubli
Littérama’ohi
Publication d’un groupe d’écrivains de Polynésie française
Directrice de la publication :
Chantal T. SPITZ
Tarafarero Motu Maeva
Huahine
E-mail
:
hombo@mail.pf
Numéro 16 / Juin 2009
Tirage : 600 exemplaires - Imprimerie : STP Multipress
Mise en page : j^&AMCSTAtk
Couverture :4l an’so Le Boulc’h
Tableau : Vahiné Heipua
N° TAHITI ITI
: 755900.001
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-
Te Hotu Ma’ohi -
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°16
Michel Bailleul
Tamatoa Bambridge
Heipua Bordes
Rai Chaze
Flora Devatine
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
Yola Garbutt
Fleur Grandadam
Joany Flapaitahaa
Weniko lhage
Camélia Te’ura Marakai
Chantal Millaud
Valérie Murat-Selam
Mareva Neti de Montluc
Odile (Otira) Purue-Alfonsi
Stéphanie-Ariirau Richard
Bruno Saura
Chantal T. Spitz
Marie-Claude Teissier-Langraf
Edgar Tetahiotupa
SOMMAIRE
Juin 2009
Liste des auteurs
p.
Sommaire
p.
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
Editorial : Flora Devatine
p.
4
5
7
9
p.
10
p.
16
p.
25
p.
32
p.
40
p.
48
p.
55
p.
62
Stéphanie-Ariirau Richard
Tristesse s’agrippe à moi, 720 fois Hiroshima en mon pays
p.
66
Yola Garbutt
p.
70
DOSSIER
«
HISTOIRE, MEMOIRE DE L’OUBLI »
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Histoire, Mémoire de l’Oubli
Joany Hapaitahaa
Un certain 29 juin 1880 à Tahiti
Mareva Neti de Montluc
De quel traité parlons-nous ? Celui du 29 juin
ou celui du 30 décembre 1880 ?
Bruno Saura
Colonisation, assimilation juridique, to’ohitu
Edgar Tetahiotupa
lotete
Michel Bailleul
Aux Marquises : Adaptation, résistance, résignation
Tamatoa Bambridge
Résistance et/ou résignation. Le foncier en Polynésie française :
pour qui ? Pourquoi ?
Chantal T. Spitz
reprendre le cours de notre histoire
La dérive des sentiments
5
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
p.
74
p.
85
p.
98
p.
99
A propos du terme « ma’ohi »
Weniko lhage
L’académie des langues kanak : « Mythe ou réalité ? »
Valérie Murat-Selam
Parau pa’ari
Flora Devatine
Histoire et Poésie
ENTRE HISTOIRE, MEMOIRE ET ... POESIE
Rai Chaze
p. 103
Je me souviens
Fleur Grandadam
p. 113
La mer de Tahiti : rêvée, touchée, chantée...
Chantai Millaud
p. 121
Sous la plante des pieds
Flora Devatine
p. 124
Mémoire
Odile Purue-Alfonsi
p. 126
Montagne : effet miroir
Te’ura Marakai
Te ‘a’ai ‘o Pele
p. 132
-
Le récit de Pele
L’ARTISTE
Heipua Bordes
Poème et tableau
6
p. 132
Littérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La revue Littérama’ohi a été fondée par un groupe apolitique
d’écrivains polynésiens associés librement :
Patrick Amaru, Michou Chaze, Flora Devatine,
Danièle-Tao’ahere Helme, Marie-Claude Teissier-Landgraf,
Jimmy Ly, Chantal T. Spitz.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société polynésienne d’aujourd’hui :
«Littérama’ohi»,. pour l’entrée dans le monde littéraire et pour
l’affirmation de son identité,
-
-
«Ramées de Littérature Polynésienne», par référence à la rame
de papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
-
-
«Te Hotu Ma’ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères
chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs :
-
de tisser des liens entre les écrivains originaires de la Polynésie
française,
-
de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité des
auteurs originaires de la Polynésie française dans leur diversité contem-
poraine,
-
de donner à chaque auteur un espace de publication.
Par ailleurs, c’est aussi de faire connaître les différentes facettes de
la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et
modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie,
le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de chercheurs,
des enseignants...
7
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
un mouvement entre écrivains
polynésiens.
Les textes peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans n’im-
porte quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou polyné(mangarévien, marquisien, pa’umotu, rapa, rurutu...), et en
sienne
chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères
pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
comme
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de corn-
préhension, ou un extrait en langue française.
Les auteurs sont seuls responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En général tous les textes seront admis sous réserve qu’ils respectent la dignité de la personne humaine.
Invitation au prochain numéro :
Ecrivains et artistes polynésiens,
cette revue est la vôtre : tout article bio et biblio-graphique vous concer-
nant, de réflexion sur la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
des auteurs, sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
sur
ou sur tout autre
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
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Editorial
«
L’HISTOIRE, MÉMOIRE DE L’OUBLI » !
La littérature, à travers les premiers numéros de la revue Littérama’ohi,
avait créé des liens tout d’abord entre auteurs polynésiens, puis entre ceux de
la région océanienne de langue anglaise et de langue française, enfin d’un
océan à l’autre, avec ceux de la francophonie.
Dans les dossiers successifs proposés aux auteurs d’articles, avaient été
abordées entre autres, des questions relatives à la littérature polynésienne, à la
littérature orale, à la littérature océanienne, à la littérature féminine, à la littérature francophone, à la langue d’écriture, au Taui, au statut des reo ma’ohi, au
patrimoine en danger,
Avant que la littérature ne nous conduise au thème de la politique, « Littérature et Politique », (n°15), et la politique à l’histoire : « L’Histoire, Mémoire
de l’Oubli », (n°16).
Sur ce thème, nous avons reçu un grand nombre de textes, parmi les-
quels des articles de quelques intervenants aux tables rondes tenues à l’Assemblée de Polynésie le 25 et le 26 juin 2008 : « Autour du 29 juin » et
« Résistance ou résignation ? »à l’occasion de l’exposition « Etu, E a tau, E a
hiti noa atu Résistances et résignation » organisée, à la demande du Président
Oscar Temaru, par la Commission des institutions et des relations internationales
présidée par Mme Cathy Tuiho Buillard.
-
Et des poèmes, beaucoup de poèmes ! Ce qui nous amène à dire que This-
toire s’est présentée accompagnée de la poésie, tel que cela se passe dans les
sociétés orales où Histoire et Poésie se rejoignent pour raconter, dans un cheminement parallèle, la société passée, pour révéler le passé et en tirer la leçon. L’Histoire
préservée dans la mémoire, est dévoilée
Par la poésie qui soulève les non-dits,
Par la poésie dont la parole est plus libre que celle de l’Histoire,
Par la poésie qui magnifie l'Histoire.
Flora Devatine
9
Littérama ’ohi N°16
Marie-Claude Teissier-Landgraf
HISTOIRE, MÉMOIRE DE L’OUBLI
Histoire. Quelle Histoire ?
Celle des historiens qui s’inscrit dans la Recherche, qui désire être
objective et qui enquête sur la réalité passée ? Celle qui est également
plurielle et sans cesse à écrire et à ré-écrire ?
Ou celle qui construit le sentiment d'appartenance à une même
communauté nationale ?
Je choisirai, ici, la seconde car, d’une part, je me demande ce qu’il
y aurait à écrire et à ré-écrire sur l’histoire ancienne de la Polynésie fran-
çaise selon les critères de la première définition qui - en collectant les
faits - doit faire revivre les personnages, leurs relations, tout en cultivant
le doute et en suscitant l’argumentation. Cette histoire-là - vécue par le
peuple autochtone - est muette : paroles et confidences envolées vers
nulle part, témoignages écrits (puta tupuna) enterrés avec leurs auteurs.
D’autre part, je suis inculte en ce qui concerne l’histoire locale : j’appartiens à une génération à qui l’on a fait ingurgiter par cœur durant
toutes les études scolaires l’histoire de la Métropole, celle de l’Europe,
mais jamais, au grand jamais, une ligne sur celle du fenua. À part une
exception : quelques phrases sur l’affaire Pritchard, présentée de façon
aussi offensante que celle du bûcher de Jeanne d’Arc, ce qui avait renforcé mon antipathie vis-à-vis de la provocatrice Albion.
J’ai eu le coup de foudre pour l’histoire locale quand j’étais enfant,
grâce à mon père qui m’avait permis d’assister à l'arrivée du radeau du
Kon-tiki, le jeudi 28 Août 1947 au matin. Il m’avait expliqué auparavant
leur pari ; j'en avais compris l’ampleur et la témérité, car j’avais découvert les distances terrestres, ou plutôt marines, au cours du mois de traversée Marseille-Papeete sur le « Ville d’Amiens ».
J’avais été très émue en voyant cette ruine flotter encore par miracle, en rencontrant ces navigateurs héroïques qui avaient risqué leurs
10
Dossier
vies pour prouver la justesse de leur théorie. J’avais passé la journée à
écouter, enthousiasmée et silencieuse, leurs conversations sur les péripéties de leur entreprise. En ce temps-là, on ne mêlait pas les enfants et
encore moins une fillette, à ce genre de discussion.
Par la suite, l’apprentissage par cœur des listes d’événements guerriers totalement étrangers à notre espace, à notre culture locale,
émoussa
ma soif
d’apprendre l’Histoire.
Mémoire. Quelle mémoire ?
Je choisis comme définition celle-ci : « c’est tout ce qui touche le
cœur et se grave
dans l’individu, lui permettant d’effectuer une représentation du passé ». La mémoire, ici, est émotion, subjectivité, fixées
par l’esprit ; elle privilégie les jugements sur le passé, détermine nos sentiments d’appartenance ; ( c’est elle qui suscite les commémorations).
Les producteurs de mémoire.
Avant de poursuivre, je voudrais mentionner l’existence d’autres
chasseurs importants de notre histoire locale récente, qui veulent sauver
de l’oubii des groupes et des individus qui les intéressent.
Je veux citer ici ceux qui vulgarisent leurs réalisations techniques
auprès d’un très large public : les interviews et reportages effectués par
les techniciens de la radio, entrepris en Français et en tahitien depuis
près de quarante ans ; ceux des techniciens bilingues des télévisions
locales, ainsi que le travail d’archives entrepris depuis une douzaine
d’années par l’ICA.
Oubli.
Une
l’homme.
phrase de Nietzsche énonce
»
que « trop d’histoire tue
Certains historiens suivent cette idée en relevant la part
nécessaire de l’oubli, seul remède naturel à l’envahissement de la vie
par l’histoire. Question d’oubli, nous sommes comblés ! Tout ce qui a trait
à la civilisation ancienne des îles de la Société d’alors, a disparu de façon
plus complète qu’en aucun autres groupes d’îles de la Polynésie. Pour
nous ce serait plutôt : « trop d’oubli tue l’homme. »
Histoire, mémoire de l’oubli.
11
Littérama’ohi N°16
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Que dire du passé avant et à l’arrivée des blancs, avant la colonisation officielle ?
Les seules références sont celles écrites par des visiteurs étrangers
-
des hommes - au sujet d’autreè étrangers. Les femmes, curieuses
certes, furent-elles si spontanément, si unanimement « accueillantes » ?
Et leurs mœurs si « dissolues » ? Deux adjectifs qui, en métropole, de
jours, et en confidences, définissent toujours la vahiné...
Comment répondit émotionnellement la population locale lorsque
qu’elle fut décimée par des microbes et des virus jusque-là inconnus
d’elle, lorsque la mortalité infantile, et la mortalité tout court, s’accrurent ?
La présence active des missionnaires effaça croyances, traditions et
symboles.
Dans quel chaos culturel, moral et mental vécurent les individus, les
différentes générations familiales, les groupes sociaux ? Et ce n’est pas
l’alcool, distribué par les nombreux visiteurs, qui arrangea les choses.
Comment réagit le peuple qui ne pouvait plus maîtriser son destin ? Les
chiffres parlent :
En 1880, année où Pômare V céda ses états à la France, la population de Tahiti n’était plus que de 6820 habitants dont 663 européens et
406 asiatiques.* Le roi aurait-il accompli cela dans l’espoir de sauver son
peuple de la disparition ?
Aux îles Marquises, la situation était pire.
nos
En dehors de l’école, le passé colonial de Tahiti fit de brèves incursions dans ma vie : avec des anecdotes du passé familial que j’étais inca-
pable de relier à un contexte historique plus vaste, ce qui me frustrait ; au
cours de nombreuses incursions dans les vallées et sur les
montagnes de
l’île et de la presqu’île, grâce au scoutisme auquel j’appartenais.
La vallée de la Fautaua fut un de mes coins de prédilection à ce
sujet.
L’histoire commençait avec la statue de Loti, un officier de la Marine
qui, entre autres délassements, aimait se reposer « à l’ombre des ananas en fleurs. » (extrait d’une dictée du
programme du certificat d’études,
qui, exceptionnellement, avait engendré en classe une franche rigolade).
12
Dossier
Notre incursion préférée était celle du « jardin de gouverneur » précédée du franchissement du pont de Fachoda en très piteux état. Le sentier boueux et glissant qui serpentait ensuite le long des pentes abruptes,
longeait par endroits des murs en moellons auxquels nous nous accrochions, malgré la peur d’être piquée par des cent-pieds particulièrement
géants et nerveux ! Dans les pans en ruine, nous picorions des fraises
délicieuses ; dans la brousse épaisse nous trouvions des roses rouges
nommées « roses Titaua » au parfum fort et poivré, et avec lesquelles
nous décorions nos couronnes de fougères.
De la petite plateforme du jardin du gouverneur, nous pouvions
contempler - par beau temps - un spectacle majestueux à couper le souffie : un cirque de montagnes encadrées par l'Aorai d’un côté, par le mont
Marau de l’autre et décoré en son centre par le Diadème.
Plus bas nous discernions la succession de plans d’eau précédant
la grande chute de près de 200 mètres. Petites cascades aux rochers
glissants sur lesquels nous aimions fa’ahe’e de bassins en bassins
jusqu’à ce que le froid nous fasse sortir de l’eau.
Mon père m’expliqua que les murs étaient ceux d’un fort militaire,
construits vers 1844 au cours de la guerre franco-tahitienne ; il fut
assiégé par les tahitiens et repris le 17 Décembre 1846 par le capitaine
Bonard. On y cultivait paraît-il beaucoup de légumes verts de France,
ainsi que des fraises et des roses magnifiques.
Le gouverneur visitait-il son jardin en esthète ou en chef militaire ?
Etait-il marié ? Dans l’affirmative, sa femme vivait-elle à Papeete ? Etaitil amoureux, romantique ? (Je pensais aux roses.) Ou simplement, y cultivait-on des légumes frais pour son plaisir, ainsi que pour la survivance
des soldats ? Comment ces derniers s’accommodaient-ils de la pluie fréquente et de l’humidité constante des lieux ?
D’où étaient venus les tahitiens ? Je supposais par la vallée de la
Punaruu le plateau Tamanu, et le long de la base arrière du Diadème.
Etaient-ils armés ? De quoi ? Quels motifs les avaient poussés à transformer peu à peu leurs comportements d’accueil en rébellion ? Quels
avaient été leurs plans d’attaque ? Qui représentaient-ils dans la population ? Dans l’attente, dans le guet, pensaient-ils à leurs enfants, à leur
,
13
Littérama’ohi N°16
Marie-Claude Teissier-Landgraf
femme ? Comment avaient réagi ces dernières au moment du départ ?
Comment s’était exactement passée la bataille ? Y avaient-il eut des
morts ? Avait-on soigné, emprisonné les vaincus ? Etc.
Mystères...
J’ai vécu le choc de l’oubli de la mémoire.
Par un après-midi du mois de Février 1966, à Papeete, je passais
en
vélomoteur devant le palais de la Reine (à l’endroit où de trouve
actuellement l’Assemblée Territoriale). Le bâtiment en bois, alors très
endommagé, était en instance de démolition. Mon attention fut attirée
par le fait que le personnel administratif était sur la terrasse pour contempler un spectacle inhabituel. Je m’arrêtais.
Du haut des combles du palais, on jetait par la fenêtre des paquets
qui atterrissaient dans un feu allumé dans la cour. Deux hommes s’affairaient à retirer les documents des flammes : Monsieur Félix Drollet,
responsable des archives et Raoul Teissier, mon père, féru d’histoire. Je
m’approchais de ce dernier. M’apercevant, il s’écria :
On brûle les archives du pays ! Tu te rends compte ? Ils sont
inconscients ! Le peu de notre passé fout le camp dans l’indifférence
générale. C’est un crime que l’on fait à l’histoire du pays !
Le soir, je rendis visite à mes parents. Mon père était assis sur une
chaise, les pieds dans l’eau glacée et les mains dans une cuvette posée
sur ses genoux, remplie également d’eau froide, que ma mère - (infirmière de son métier) - renouvelait sans cesse. Il s’était brûlé en essayant
de sauver ce qu’il pouvait du passé. Lui, d’habitude si fringuant et gai, se
tenait immobile, muet, voûté. Je le regardai : il pleurait en silence, les
yeux dans le vague.
-
Il y a cinq ans environ, en visitant un marae, je fus totalement dés-
orientée par le discours d'un jeune homme qui était un des responsablés
d’entretien
de
lieu.
Dans
mélange de langues
tahitienne-française, il m’expliquait l’historique des lieux. Il citait plusieurs
divinités. Je crus reconnaître à un certain moment les personnages d’un
certain passage biblique de l’ancien testament. Je me dis que ma
14
ce
un
Dossier
méconnaissance de la
langue tahitienne me jouait des tours. Mais
lorsqu’il me parla de Jésus, le doute n’était plus permis. Je lui demandais
si la cohabitation des personnages ne le gênait pas. Pas du tout me
répondit-il, et il poursuivit son cours d’histoire mythique qui était fort belle.
Il n’y eut point d’éclair, ni de coup de tonnerre dans le ciel.
Alors je me dis « Pourquoi pas ? »
L’Histoire, avec un H majuscule, est trop vaste pour un si petit peupie d’Océanie. La géographie illustre bien elle aussi ce fait : nos îles ne
sont que chiures de mouches sur la mappemonde. Et pour la Polynésie
Française il y en a à peine une dizaine, pas les 121 auxquelles nous
pourrions prétendre, ou même les 76 habitées.
La France, qui revisite actuellement son histoire coloniale, ne nous
mentionne toujours pas. Pas une seule ligne. Pas deux mots : océan
Pacifique. Nulle part.
On pourrait me rétorquer que maintenant l’histoire du pays fait partie du programme scolaire. Ce à quoi je répondrais : « Quelle histoire ? »
Jusqu’à présent, la conception française de l’enseignement est de répercuter les certitudes scientifiques. Le doute - si enrichissant à tant de points
de vue, si prometteur de tolérance - qui devrait être au centre de l’apprentissage, est toujours très difficile, si ce n’est impossible, à enseigner.
On peut se rendre malade de notre « histoire - mémoire - de - l’oubli ». La quête si répandue et sans cesse renouvelée, infructueuse et
douloureuse de notre identité en est un exemple.
Alors, pourquoi, comme certains jeunes, ne pas en inventer une qui
nous convienne ?
Ou encore, pourquoi ne plus se soucier d’elle, afin de participer à la
métamorphose actuelle de notre époque dans un nouvel esprit d’universalité ?
*
Page 67 - « Chronologie des événements politiques, sociaux et culturels de Tahiti et des
archipels de la Polynésie Française », écrite par Louise PELTZER et éditée « Au Vent des
îles ». (Livre qui est ma bouée de sauvetage en matière d’histoire locale.)
15
Littérama ’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
UN CERTAIN 29 JUIN 1880 A TAHITI
«
Voulant donner une preuve éclatante de notre confiance et de
notre amitié, déclarons parles présentes, en notre nom personnel et au
nom de nos descendants et successeurs, remettre
complètement et pour
toujours entre les mains de la France, le gouvernement et l’administration de nos états, comme aussi tous nos droits et pouvoirs sur les îles de
la Société et dépendances. »
Nous sommes le 29 juin 1880, 8h30 du matin, l’Assemblée étant
réunie sous l’égide du souverain Pômare V et du Commissaire de la
République. L’acte d’engagement est signé, le gouverneur Chessé est
ravi, il le dit :
cr Nous commissaire de la République, déclarons accepter, au nom
du gouvernement, de la République Française, les droits et pouvoirs qui
nous sont conférés par sa majesté Pômare V, auxquels se sont joints
tous les chefs de Tahiti et de Moorea. Déclarons en conséquence, sauf
réserve de ratification, que les îles de la Société et dépendances sont
réunies à la France. »
Vingt et un coup de canons sont tirés, le pavillon du protectorat situé
quai est remplacé par le pavillon tricolore. Tahiti et ses dépendances sont réunies à la France. Pômare V adresse les paroles suivantes à la population :
« Je viens de déclarer Tahiti et ses dépendances réunies à la France.
Désormais nous ne formerons avec la France plus qu’un pays. J’ai transféré tous mes droits à la France. Notre résolution sera accueillie avec joie
par tous ceux qui aiment Tahiti. Nous étions déjà Français de coeur, nous
le sommes aujourd’hui en fait. Vive la France, Vive Tahiti »
Sous la houlette de l’Assemblée Nationale, le président de la République Jules Grévy ratifie peu de temps après l’annexion. Le rédacteur du
quotidien de l’époque « le Messager de Tahiti » parle d’une mainmise
sans heurt, de l’aboutissement logique d’un procédé tracé par les administrateurs depuis le traité du 9 septembre 1842.
sur le
16
Dossier
N’est-ce pas là méconnaître ou ignorer les 38 années pendant les-
quelles les Tahitiens ont vu leurs prérogatives bafouées. Toutefois il y a
t’il lieu d’employer les termes de faiblesse, d’impuissance voire même
de manipulation ?
Pour un peu plus de clarté, je vous propose un voyage dans le
temps, dans les méandres de l’histoire polynésienne indissociable de
celle de l’Europe du XIXème siècle.
Lorsque le navigateur britannique, Samuel Wallis relâche à Tahiti, en
1767, l’Europe découvre la « sauvage Otaheite ». le Français LouisAntoine de Bougainville exulte le coeur des nations : le paradis existe
bien sur terre, le primitif n’est pas une utopie !
Si la France s’extasie, les Britanniques en l’occurrence les évangélistes protestants de la LMS ne se perdent pas en contemplation. En
1797, 19 religieux arrivent à Tahiti ; Ils ont pour objectif d’éradiquer le
paganisme et ce faisant ils prônent des valeurs éducatives, la mission est
semble-t-il un succès.
En 1819, un souverain ou ari’i rahi règne. Les évangélistes mettent à
bas toutes les structures anciennes, qu’elles soient politiques, religieuses
ou sociales.
Un dieu unique, une seule autorité, Pômare II. N’est-ce pas
là déjà affirmer la supériorité de l’occident ? Un chef Tahitien qui ne doit sa
force ou son pouvoir qu’à un être suprême crée par les Européens ?
Alors que Tahiti, la primitive se transforme, le pacifique devient l’en-
jeu de puissances nationalistes où l’économie joue un rôle prépondérant. Anglais et Américains sillonnent l’océan à la recherche de richesse.
Face aux mouvances gouvernementales, les Français sont moins présents, mais il n’est pas pour autant question de se laisser distancer par
la vieille ennemie britannique !
Entre-temps, une jeune reine accède au pouvoir : Aimata Vahiné qui
deviendra Pômare IV. Mais elle est loin de convenir aux protestants à Tinstar de son père ou son frère. Ses débuts sont chaotiques aux yeux des religieux mais aussi des chefs. Accusée de prendre part aux pratiques
Mamaia, syncrétisme entre la religion ancienne et le christianisme, Pômare
IV est rapidement pris à partie par les chefs et la situation bascule dans la
17
Littérama’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
guerre. Elle cherche protection auprès des missionnaires qui deviennent
ses alliés. L’épisode Mamaia appelle la constatation suivante : Les Tahitiens ne sont plus en mesure de se gouverner seuls, ils ont besoin de
conseils extérieurs,
la reine en l’occurrence dont Georges Pritchard
devient le proche conseiller.
Ce dernier fort de ce nouvel atout dénonce les exactions commises
par les marins de passage et le vice qui s’installe progressivement dans
la société. Il propose à la reine de solliciter le protectorat britannique.
Dans le même temps, il devient consul de Grande-Bretagne, mais il est
rapidement suivi par Jacques-Antoine Moerenhout qui est lui nommé
ambassadeur des Etats-Unis. Ces deux hommes deviennent rivaux entre
intérêts nationaux et locales les escarmouches font feu, l’arrivée des prêtrès français provoque un conflit ouvert.
Le mélange politique et religion va être une véritable « bombe » dont
Tahiti fera lourdement les frais.
En 1834, les Picpuciens ou frères du sacré-coeur débarquent à
Mangareva, et se placent sous la protection de Moerenhout au grand
dam de Pritchard. ATahiti, les pères Laval et Caret son expulsés avec le
consentement de la reine. Moerenhout loin de ses prérogatives s’en
réfère aux autorités françaises.
Contexte de conquête, la France riposte : une reine autochtone sous
le joug d’un protestant de surcroît britannique vient de faire front à la
France. N’est-ce pas là se moquer impunément d’une grande nation
atteinte dans sa fibre nationaliste ?
Quoiqu’il en soit la France exige des réparations et son messager
Abel Dupetit-Thouars, patriote engagé est tout désigné. L’amiral exige le
dû imparti, sous menace de représailles la reine cède ! Et Moerenhout
est récompensé en étant nommer ambassadeur de la France. Le nouveau consul ne s’arrête pas
là, il faut évincer Pritchard, il souhaite d’ail-
leurs que la France batte pavillon à Tahiti.
Le révérend pressentant le danger part plaider sa cause en Angleterre. Occasion inespérée, d’autant que Dupetit-Thouars est de nouveaux dans les eaux pour annexer
18
les Marquises. Moerenhout sait que
Dossier
la reine craint les représailles, il va utiliser cet argument pour faciliter la
transaction.
Le 9 septembre 1842, Pômare IV émarge le traité de protectorat. «
Régime juridique établi par un traité international et selon lequel un état
protecteur exerce un contrôle sur un autre, spécialement en ce qui
concerne ses relations extérieures et sa sécurité », le protectorat français
dote Tahiti d’un statut dans lequel un conseil de gouvernement composé
du consul de France, du Commissaire du roi et de la reine Pômare IV est
créé. Une juridiction civile est élaborée avec des tribunaux tahitiens qui
régleront les litiges entre natifs du pays. Un tribunal mixte est aussi mis
en place pour les étrangers. La liberté de culte est aussi proclamée.
Le 25 mars 1843, le protectorat est ratifié par le roi Louis-Philippe.
Pourquoi ? Un premier élément de réponse nous vient du Ministre Guizot
dans sa déclaration du 12 mars 1842 à la Chambre des Députés :
« Ce
qui convient à la France, ce qui lui est indispensable, c’est de
posséder, sur tous les points du globe, de grands centres... qui servent
d’appui »
La menace et la concurrence britannique pèse, ils ont d’ailleurs
annexé avec le traité de Waitangi en 1841 la Nouvelle-Zélande, et l’Australie leur est acquise. Pour ne pas se laisser distancer, il était donc
important pour la France d’avoir des « points d’appui sur tous les globes
aussi minimes soient-ils d’autant que le Pacifique est géographiquement
situé entre la Californie et la Chine..
A propos du traité, voici ce que l’amiral Dupetit-Thouars écrit :
«
Avec des procédés généreux envers la reine et les chefs, nous
nous les attacherons.
Le peuple est bon et facile à conduire, il est tou-
jours attaché à ses chefs et en faisant du bien à ceux-ci, on est sûr de
les gagner ».
Mais la reine sera t-elle toujours aussi conciliante, d’autant que le
traité de protectorat a été émargé par cette dernière sous menace de
guerre et en l’absence de son conseiller britannique !
En 1843, Armand Bruat arrive à Tahiti il est le premier gouverneur
des EFO ou Etablissements Français d’Océanie. Pritchard est aussi de
retour et la reine se rétracte,
elle cherche refuge auprès de navires
19
Littérama’ohi N° 16
Joany Hapaitahaa
anglais. Elle envoie aussi une note à l’attention des chefs qui doivent
s’armer de patience avant la délivrance anglaise.
Le gouverneur ne se perd pas en complication, il fait arrêter, les chefs
suspects et assigne la reine au navire. C’est le signal de la guerre, le révérend est arrêté, le conflit dit « franco-tahitien » éclate. Pômare IV trouve
refuge aux Iles Sous le Vent, le pouvoir est confié à un régent : Paraita.
Au bout de trois années, les Français viennent à bout des insurgés,
mais que faire ? Rétablir la reine dans ses droits ou l’évincer pour un chef
plus conciliant ? Pour éviter tout litige en l’occurrence avec la GrandeBretagne, la reine est rétablie dans ses fonctions, mais c’est sans compter sur la convention du 5 août 1847 qui met en place un double exécutif.
Diminution de l’autorité royale, mais cela ne s’arrête pas là ! L’assemblée
Législative créée en 1824 sous une période de régence est aussi sous
contrôle puisque les membres sont nommés par la reine et par le gouverneur. Les insurgés sont d’ailleurs évincés au profit de chefs plus conciliants. Pour le successeur de Bruat, Lavaud, l’Assemblée Législative doit
constituer une pierre angulaire. En effet, les dirigeants ne sont-ils pas les
maîtres du mouvement des foules ? De plus le gouverneur se réserve
aussi le droit du corps armé et des affaires extérieures.
Le pays est sous tutelle, mais que faire ? Depuis le Traité de Paris
de 1814, le domaine colonial français est ruiné et la concurrence cornmerciale accrue. Le gouvernement de la Restauration repense le mode
de structuration colonial. Si le régime de l’exclusif se maintient, la
conquête de l’Algérie va ouvrir de nouvelles perspectives, en l’occurrence
le principe de l’association qui passerait par « le respect nécessaire de la
personnalité du peuple colonisé et l’affirmation d’une possibilité de coexistence de peuples disparates ». Mais l’esprit mercantile est aussi de
rigueur, le pays conquis doit rapporter financièrement parlant.
Le protectorat de 1842 s’inscrit effectivement dans ce schéma assodatif, une Tahitienne règne et un gouverneur supervise. Avec la convention de 1847, ces deux personnes dirigent de concert. Il y a donc bien
association au niveau politique, mais exclusivité économique du pays
protecteur puisque seul le gouverneur s’octroie le droit des relations avec
l’étranger et par conséquent le commerce.
20
Dossier
Il faut donc développer Tahiti de manière rentable. Comment ? Pour-
quoi Tahiti ne deviendrait-il pas un grand centre de production qui assurerait le ravitaillement de ses navires et garantirait ainsi à la France un
point d’attache pour sa force navale. Faut-il porter ses regards vers le
secteur agricole ? Pourquoi pas, puisque l’île est bien située entre les
Etats-Unis et les côtes asiatiques. Cela passerait par une réorganisation
du système foncier dès lors.
Pour que toutes ces idées puissent être effective, Tahiti doit se
donner les moyens de rivaliser avec les autres colonies, son port tourné
vers l’extérieur doit bénéficier de travaux et la nouvelle capitale administrative doit avoir l’allure de ses semblables. C'est l’époque de la mise
en place d’infrastructures modernes sur Papeete, Fare Ute et son port.
Il faut cependant attendre les années 1860 pour que le secteur agricole
se mette en marche avec le développement de la plantation de Atimaono, une Caisse Agricole est même créée pour venir en aide aux
futurs planteurs. Le foncier est aussi sujet à restructuration avec la mise
en place d’un service du cadastre en 1862. Après vingt années de
tâtonnement, Tahiti est en passe de réaliser les ambitions économiques
souhaitées.
Mais si l’esprit mercantile semble dominer, la France ne perd pas
de vue sa mission civilisatrice. Qui mieux que les religieux pour diffuser
les valeurs éducatives ! Les missionnaires protestants anglais bien que
bénéficiant du soutien de la reine ne sont plus les bienvenus, ils songent
à faire venir leurs homologues français pour assurer l’éducation scolaire
et religieuse. Des écoles sont alors mis en place, en 1873 l’école normale
voit le jour. Mais c’est sans compter sur les années 1870 et le dévelop-
pement de l’anticléricalisme d'ailleurs en 1875 un projet de loi est préprojet qui viserait à interdire à un
congréganiste de diriger un établissement public ou privé. En 1880, Tahiti
devient le premier pays conquis et ce conformément au Ministre de Unstruction Publique à voir laïciser ses écoles.
ATahiti, on croit aux décollage agricole, mais on déchante rapidement,
les Etats-Unis reprennent le dessus, Atimaono dépose le bilan en 1874.
Les oranges, le coprah et la nacre subissent le même sort. On songe à la
sentée à l’assemblée nationale,
21
Littérama’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
vanille mais aussi au développement du tourisme pour tenter à tout prix de
rentabiliser le pays. Cela semble un échec, qu’en est-il du politique ?
Les gouverneurs prennent de plus en plus d’ascendants quant à la
reine, elle n’a de cesse d’être écartée du pouvoir d’ailleurs, on songe à
mettre en avant les membres de l’Assemblée Législative, mais là aussi
on
déchante, d’ailleurs, l’Assemblée sera réunie une dernière fois en
1866. Sur le plan législatif, ce sera l’application de la législation métro-
politaine, en 1869, trois magistrats français sont pour la première fois
intégrés à l’Assemblée.
Avec un exécutif plus ou moins sous contrôle, une assemblée assujettie, et un législatif maîtrisé, il devient facile d’annexer définitivement le
pays. Mais la France est hésitante. Tahiti n’est pas rentable ! Ce n’est pas
l’avis du gouverneur Emile de la Roncière qui accuse l’administration
parisienne d’être en complet décalage face aux réalités tahitiennes. En
1869, il propose l’émancipation de la reine en créant un gouvernement
intérieur qui mettra la population sous une autorité autre que la marine.
Le gouverneur est renvoyé et Pômare IV se réfugie sur un bâtiment
anglais où elle rencontre le fils de la reine britannique. Après lui avoir fait
part de ces tracasseries, le prince lui propose le protectorat anglais. Le
remplaçant de la Roncière, Michel Jouslard fait intervenir le commandant de la Station du pacifique. Répétition du 9 septembre 1842 ?
Quoiqu’il en soit, cet épisode met en évidence deux points : une reine
versatile et une Grande-Bretagne concurrente redoutable. L’époque est
aussi au changement. 1870 c’est l’instauration en France de la République
mais aussi d’une guerre contre l’Allemagne. Si en Europe les conflits font
rage, le Pacifique en subit les effets. Etats-Unis, Grande-Bretagne, Ailemagne, France, tous sont à la chasse aux colonies où le nationalisme va
se substituer à l’impérialisme, le prestige colonial sera à l’ordre du jour !
En 1877, la reine Pômare IV s’éteint mais elle assure sa succession
en organisant le mariage de son fils Ariiaue avec Marau Taaroa Salmon
deux années auparavant. Ariiaue devenu Pômare V saura t-il se soumettre aux directives françaises à l’instar de sa mère ? Le Ministre
Jauréguiberry en doute, voici d’ailleurs les consignes qu’il fait parvenir au
gouverneur Planche en 1878 :
22
Dossier
Il nous est impossible de prévoir, par suite d’entraînements, de
conseils intéressés, il voudrait se soustraire à l’influence utile que nous
«
avons exercée sur sa mère.
Il est à craindre qu’il ne jette sur l’autorité
déconsidération. Dans cette éventualité, vous devrez dirigez sans
trouble, soit une déchéance et un remplacement, soit une demande pure
une
et simple d’annexion. »
Le mot est lancé : annexion. Mais le comportement du roi en lui seul
peut-il justifier une prise de possession effective ?
1879 marque un tournant pour Tahiti et pour la France. C’est la
confirmation à l’Assemblée Nationale des républicains. Le 30 janvier,
Jules Grévy succède au poste de président à Mac-Mahon et la République est consolidée. Une brève paraît d’ailleurs dans le quotidien
locale tahitien précisant que la guerre est derrière et que après des
années de tâtonnement politiques, une assise politique durable est trouvée. Si en France tout semble aller au mieux, il n'en est pas de même
selon le gouverneur Planche dont les inquiétudes sont grandes. En
effet, un traité de bonne entente est conclu entre le Saint-Empire germanique ( l’Allemagne) et les Iles Sous le Vent. Pour le gouverneur s’en
est trop la prise de possession doit être effective à Tahiti, il s’en réfère
au Ministre Jauréguiberry. Mais Planche est remplacé par Isidore
Chessé en 1880.
Coup de maître ou de chance, le roi Pômare V décide de faire une
tournée dans les îles au mois de mars. Chessé s’empresse de lui dicter
proclamation dont en voici la teneur :
« Nous déclarons remettre
complètement, pendant notre absence
de Papeete, le gouvernement et l’administration de nos Etats, entre les
une
mains de M. le commandant. »
Mais selon toute probabilité, le monarque se rétracte et souhaite
l’annulation de
sa
déclaration, voici d’ailleurs une réponse que lui
adresse Chessé:
Je ne crois pas qu’il faille annuler cette déclaration... vous même
vous me
demanderez à rendre définitive... la renonciation temporaire
que vous avez faites »
23
Littérama’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
Le gouverneur continue ses tractations dans une note voici ce qu’on lit :
«
Chaque jour, je m’entretiens avec ie roi des organisations nou-
velles... je lui montrai la situation actuelle et l’avenir tranquille que lui
assurait la France. Je faisais du chemin dans l’esprit du roi. Doucement,
lentement, sont deux mots que l’on doit toujours avoir à l’esprit. »
Concessions et promesses financières sont de mises. Il propose le
solde des dettes de Pômare IV, le maintien de la dotation annuelle, l’annexion du budget local au budget indigène, l’augmentation du traitement
des chefs, et la conservation du palais royal.
Le 26 juin, les tractations sont sur le point d’aboutir. Le gouverneur se
rend au palais, mais Pômare V sollicite un délai de trois jours pour prendre conseil auprès des chefs. Le 29 juin, à 8h30 du matin, l’Assemblée
est réunie. Après de brèves tractations, l’acte d’engagement est signé
A Chessé de déclarer :
«
Le jour de votre réunion définitive à la France, complète l’oeuvre
commencée depuis quarante ans, il lui permet de compter sur vous
compter sur elle. »
Au rédacteur du quotidien, le Messager de Tahiti d’écrire les lignes
comme vous pouvez
suivantes le 2 juillet :
«
Nos colonies comptent désormais une soeur de plus : Tahiti vient
de donner à la France, événement mémorable, récompense bien due
aux sacrifices sans nombre que
notre généreuse patrie s’était imposés
pour faire de ce beau pays une colonie. Cette conquête française s’est
accomplie de manière toute naturelle, amenée pour ainsi dire parla force
des choses grâce aux efforts constants et intelligents d’une administration soucieuse des intérêts de la mère-patrie. Il semble qu’une seconde
vie va commencer pour ce charmant coin de terre autrefois la Nouvelle
Cythère de Bougainville. En présence d’une pareille oeuvre, des acclamations retentissent, on s’aborde avec joie au coeur. »
Le 30 décembre 1880, l’Assemblée Législative adopte la loi rendant
exécutive la cession faite à la France de Tahiti et de ses dépendances.
Le 29 juin 1880 aura scellé le destin de Tahiti à la France. Si ce traité
reste mémorable, il n’en reste pas moins vrai que d’autres traités ont
aussi été passés avec les îles.
24
Mareva Neti de Montluc
DE QUEL TRAITÉ PARLONS - NOUS ?
Celui du 29 juin ou celui du 30 décembre 1880 ?
Intervention
Tatou i ta’iruru mai i ‘onei i te’ie mahana,
7 te vahi mau î tuurima hia ai te tiriti no Taraho’i,
manava tatou 7 te farereiraa.
Te tuhaa o ta’u e hohora atu i te’ie nei,
tei ni’a ia i te tumu parau o te tiriti no te 29 no tiunu,
matahiti ho’e tauatini va’u hanere va’u ahuru, e tona faataahuriraa hia
i te reira ihoa matahiti i Paris.
Le 29 juin 1880,
quarante années se sont écoulées depuis la signature du traité de
protectorat, durant lesquelles les représentants de la République des
droits de l’Homme se sont immiscés dans les institutions du pays, où ils
ont tous les pouvoirs prépondérants mais n’ont pas encore obtenu la
souveraineté « légalement ».
Pour avoir toujours essuyé un refus jusqu’alors, ils savent que les
chefs ma'ohi défendent âprement la
pérennité de la conception du
Monde Ma’ohi, philosophie des Arbres de Vie inhérente à tout le triangle
Pacifique. Il en est ainsi pour la pérennité des lois séculaires garantissant
notamment la destination de Pû Metua, Pû Fenua, à transmettre aux
générations futures.
Alors, ce fameux 29 juin 1880, certains chefs se rendent directement chez le gouverneur à Taraho’i.
Idem pour le arii Arii’aue dit roi
Pômare V, tandis que certains chefs s’en voient refuser l’accès, d’autres
encore
présents pour la signature paraissent ne pas être des chefs
...
25
Littérama’ohi N°16
Mareva Neti de Montluc
Combien d’entre eux connaissent le motif de cette convocation ?
Un nouveau traité leur est présenté, Il faut le signer de suite...
Certaines clauses paraissent garantir la pérennité de leurs conceptions
du Monde, les compétences du pays leur restant acquises concernant la
Justice pour les petits délits, le respect des lois et coutumes, et la pérennité
des lois séculaires pour la gestion de Pû Fenua, Pû Metua.
En échange la « souveraineté » telle que la conçoit la France semble
lui être transférée.
Ainsi l’acte officiel nous dit :
•
« Nos Etats sont ainsi
réunis à la France ; mais nous deman-
dons à ce grand pays de continuer à gouverner notre peuple
en tenant
•
•
compte des lois et coutumes tahitiennes.
les petites
affaires par les conseils de districts (...)
Nous demandons enfin que l’on continue à laisser les affaires
relatives aux terres entre les mains des tribunaux indigènes. »
Nous demandons aussi de faire juger toutes
Par cette « Déclaration consacrant la réunion à la France des Iles de
la Société et dépendances » :
le arii Arii’aue Pômare dit « roi Pômare V » déclare :
•
« Remettre
complètement et pour toujours entre les mains de
la France le gouvernement et l’administration de nos Etats
ainsi que tous nos droits et pouvoirs sur les Iles de la Société
et dépendances ».
C’est ce que nous découvrons avec la version française officielle du
traité car sa version tahitienne reste encore à divulguer.
Neuf chefs sur vingt deux signent ce traité de Taraho’i.
Pendant ce temps, les chefs s’étant vu refusé l'accès au siège du
gouvernement, sont perplexes, le arii Arii’aue dit « roi Pômare V » leur
26
Dossier
ayant pourtant fait parvenir une invitation pour ce jour dit ; et iis sont descendus exprès de leurs districts ou vaa mata’einaa. D’autres personnes
enfin qui ne seraient pas des chefs, sont présents et signent ce document ; le nombre de signatures apposées côté tahitien au bas du traité
se montant à vingt...
Le traité de Taraho’i est également signé du représentant de la Répu-
blique, le gouverneur Chessé, de l’inspecteur des affaires indigènes Monsieur Caillet, celui-là même qui refuse l’accès du siège du gouvernement
à certains chefs. Signent également les interprètes messieurs Cadousteau et Poro’i et doit dès lors voyager jusqu’à Paris pour « ratification »...
Le traité a deux visages, mais est-ce bien le même traité ?
Mais durant le voyage...par on ne sait quel truchement...c’est un tout
autre traité qui le 30 décembre 1880 est validé, niant, expurgeant tota-
lement ce pourquoi certains chefs et arii ont accepté de signer le traité
de Taraho’i :
Ainsi nous lisons : Traité de décembre 1880 / Paris.
«
Le sénat et la chambre des députés,
Le président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Art. 1
Le président de la République est autorisé à ratifier et à faire exécuter les déclarations'signées le 29 juin 1880, parle roi Pômare V
et le commissaire de la République aux Iles de la Société, portant
cession à la France de la souveraineté pleine et entière de tous les
territoires dépendant de la couronne de Tahiti. »
Ce traité de Paris, validé par le Parlement, signé des représentants
autorisés de la République des droits de l’Homme le 30 décembre 1880,
est qualifié de ratification !
alors qu’une ratification est la validation d’un acte « préalablement
signé. »
27
Littérama’ohi N°16
Mareva Neti de Montluc
Pourquoi faire croire qu’il aurait été consenti ? Alors que ce traité
n’est pas celui du 29 juin 1880 !
Hold up en réunion ? Viol en réunion ? Mensonge ?
Faux en écriture publique ?
Mains basses sur les Droits de l’Homme ; mais refus d’endosser
toutes responsabilités de la part de la République des droits de l’Homme
qui requalifie ce viol en consentement, voire plus : « le roi aurait cédé...
abandonné ses Etats » !
Les signatures du président de la République française,
des ministres des affaires étrangères ; des colonies ; de la Justice,
garde des sceaux du pays des droits de l’Homme scellent par la ruse, la
tromperie et le viol l’imposition d’un Bloc de lois incompatibles avec la
philosophie des Arbres de Vie , et dont les conséquences sont lourdes
aujourd’hui, car c’est par ce traité que la Justice française va pouvoir
imposer le code civil et détrôner la philosophie de Terre-Mère.
En fait, quelle est la validité de ces traités ?
Qu’est ce qui est vrai dans le traité du 29 juin ?
Si la clause de « souveraineté pleine et entière » telle que la corn-
prend l’Occident parait être transférée la gestion de Pû Fenua, Pû
Metua demeurant acquise au pays des Arbres de Vie, des arbres généalogiques - ;
On ne sait par quelle vue de l’esprit ! seulement cette clause doit
être respectée par les nouveaux colonisés, les nouveaux français, sans
pour autant que la puissance protectrice ne respecte sa part du contrat
et garantisse les droits de ceux- là même qu’elle est censée protéger...
,
Quelle est la validité de ce traité dès lors ?
Car si c’est le traité de décembre 1880 qui a force de loi, comment
peut-il être qualifié de ratification ?
28
Dossier
Où est la version tahitienne du traité du 29 juin 1880 ?
La notion de arii correspond-elle à la notion de roi ou reine ? La
notion du « royaume » d’Angleterre ou de France avec ses prérogatives ;
peut t’on la tronquer à la notion de arii, notion associée à une autre
conception du Monde et une autre manière de légiférer ?
Les devoirs et pouvoirs d’un arii correspondent-ils à celui d’un roi
tel qu’on le conçoit en France ou en Angleterre ?
Sur quel socle se sont érigées les relations franco -tahitiennes ?
Violations et conséquences
La violation des clauses du traité du 29 juin 1880 ont des conséquences gravissimes aujourd’hui qui poussent le pays au bord de l'ex-
plosion.
Pour exemple :
80% de la population engluée dans des « affaires de terre » conséquences directes de l’imposition par la ruse du code civil et de sa procédure d’indivision pour légiférer et diviser Terre-Mère, Pû Fenua, Pû Metua.
La « souveraineté pleine et entière » de la République française
semblerait acquise... par on ne sait quel traité... ?
Depuis sept générations, malgré les appels de certains représentants de la Justice française, de Pouvanaa a Oopa, le Garde des Sceaux
et les plus hauts représentants de la
République n’ont jamais voulu
reconnaître le Droit collectif, l’un des piliers de la conception du monde
ma’ohi, et n’ont jamais voulu reconnaître l’échec de l’application de la
procédure d’indivision comme seule référence possible alors que les tribunaux croulent sous l’improbable résolution des « affaires de terre »...
Là où la protection de Terre-Mère et de ses Arbres de Vie semblait
garantie, les droits des peuples autochtones et les droits de l’Homme
ont été violés, bafoués, atomisés.
Sur quel socle sont bâties les relations franco-tahitiennes ?
29
Littérama’ohi N°16
Mareva Neti de Montluc
La version coloniale de l’Histoire telle qu’elle nous a été enseignée,
prônée... innoculée... a t’elle formaté nos esprits au point que nous
n’aurions droit qu’à la version imposée ?
Discerner la Vérité, notre vérité afin de nous reconstruire.
Loin de l’indignité et de la honte que la version coloniale de l’Histoire
aimerait nous voir endosser ( nous aurions « abandonné nos Etats...! » )
Un jugement de la cour de cassation en 1883 ne s’y est pas trompé
lorsqu’il rend sa décision de Justice :
«
Le Parlement a autorisé après examen le président de la Répu-
blique à ratifier les déclarations échangées entre la France et le gouvernement de Tahiti ;
il a donc implicitement ratifié les déclarations elle -mêmes... »
Extraits du jugement de la cour de cassation du 22 novembre 1883,
enregistré à Paris le 28 novembre 1883, folio 35 recto, case 7.
Suite à cette décision de justice de la cour de cassation,
Nous aurions pu penser que le traité du 29 juin 1880 - signé par certains chefs aurait pu être respecté !
Mais dès 1887, un décret que Arii'aue dit Pômare V seul est invité
à signer, vient contrecarrer la décision de la Cour de cassation...
« Le Parlement a autorisé après examen le président de la République
à ratifier les déclarations échangées entre la France et le gouvernement
de Tahiti ; il a donc implicitement ratifié les déclarations elle- mêmes... »
-
Alors, quel est le traité valide ?
Et Arii’aue Pômare V, a t’il autorité à signer en 1887 car si l’on s’en tient
à la version du 29 juin - et celle de décembre 1880 il aurait rendu sa «
royauté» à ce moment là..., alors comment peut ‘il avoir autorité en 1887 ?
De quel traité parlons-nous, sur quel sceau reposent nos relations ?
30
Dossier
Si nous vouions établir des relations saines avec la France, celle-çi
doit reconnaître le fait colonial dans notre pays et participer à la décolonisation de nos esprits et du pays. Car tous ces faits relatés - d’après
les actes officiels - démontrent combien nous sommes encore dans un
processus de colonisation, qu’il nous désamorcer !
Si nous voulons rétablir des relations saines avec la France, celle-çi
doit reconnaître l’échec de sa politique d’indivision - division et reconnaître les droits des peuples autochtones qu’elle a d’ailleurs signés à
l’ONU en septembre 2007.
C’est pourquoi, je m’adresse aux plus hautes instances de l’Etat, au
président de la République Française et des Droits de l’Flomme, au
garde des sceaux, à l’organisation des Nations Unies, à la Commission
des Droits de l’Flomme, de se prononcer sur la validité des traités, socle
des relations franco-tahitiennes. J’invite également chacun d’entre nous
à prendre connaissance de notre Histoire enfin divulguée afin d’en faire
son propre jugement.
Manava tatou pauroa, ia ora na ia oe Pû Fenua, Pû Metua.
E tu, etu, e a tau a a hiti noa atu.
31
Littérama’ohi N°16
Bruno Saura
COLONISATION, ASSIMILATION JURIDIQUE,
TO’OHITU
d’assimilation culturelle :
l’exemple des juridictions coutumières To’ohitu à Tahiti”.
‘’La colonisation
comme
processus
Bruno Saura, Université de la Polynésie française
La colonisation est un processus d’imposition politique et militaire.
C’est aussi, pour partie, un processus d’assimilation culturelle, qui peut
être observé en Polynésie française dans les domaines de la langue, de
l’éducation, des lois, des juridictions. Nous le montrerons ici en nous attachant à l’assimilation dans le domaine du droit, et tout particulièrement
du droit foncier, à travers l’évocation de l’institution dite To’ohitu, qui s’est
éteinte aux îles du Vent au début du 20ème siècle, et aux îles sous le
Vent et Australes (Rurutu et Rimatara) en 1945.
Reprenant ici les principales lignes d’un article que nous avons
consacré à l’histoire de cette institution1, nous voudrions rappeler tout
d’abord qu’elle n’a pas toujours été spécialisée dans les affaires de terres,
et n’était pas originellement un Conseil de sages (comme on l’entend souvent aujourd’hui à Tahiti) mais un véritable tribunal. Par ailleurs, même si
cette institution est perçue par la majorité des Tahitiens d’aujourd'hui
comme une
institution indigène, réputée avoir existé depuis les temps
pré-européens, elle est en réalité née de l’acculturation missionnaire du
1 gème sjècle (à l’initiative des missionnaires anglais, dans les années
1820), puis a été modelée par la colonisation française ultérieure, avant
de disparaître purement et simplement, du fait de cette colonisation.
1
(1996) “Les codes missionnaires et la juridiction coutumière des To'ohitu aux îles de la
Société et des Australes (Polynésie orientale). 1819-1945.”, Droit prospectif. Revue de ia
recherche juridique, 2-1996, Université d’Aix-en-Provence III, pp. 599-634. (Article reproduit
dans les Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes n° 272 - décembre 1996, pp. 35-61,
et n° 273-274
32
-
janvier/juin 1997, pp. 29-50.
Dossier
Les premières lois écrites de Tahiti et Moorea datent de 1819. Le
13 mai 1819 a en effet lieu la proclamation des lois du royaume, dites
code Pômare. Deux jours plus tard, le roi Pômare II est le premier Tahitien à recevoir le baptême protestant.
Le code Pômare est révisé et augmenté en 1824,1826,1829,1835
et enfin en 1842, année où Tahiti devient un protectorat français2. Les
To’ohitu n’apparaissent que dans la version révisée de 1824 du code
Pômare. Ils sont une cour d’appel (dont les compétences concernent
tous les domaines du droit, et non uniquement les affaires foncières) et
une cour d’assises.
Point n’est besoin de connaître le détail de toutes les modifications
du système judiciaire tahitien sous le protectorat, car c’est ici l’esprit de
ces évolutions
qui nous importe. Il faut simplement retenir qu’à partir de
1848, les To’ohitu vont devenir autre chose qu’un simple tribunal d’appel,
pour se muer en une sorte de tribunal suprême ou de cour des sages.
Cette mutation, qui s’opère progressivement dès 1845, aboutit pleinement en 1855. Elle s’effectue par la mise en place d’un double système
d’appel, qui conduit à fragmenter le travail des To’ohitu et bientôt à leur
contester le monopole de l’exercice de cette fonction judiciaire.
Le code tahitien de 1842 est révisé en 1845 alors que la reine
Pômare refuse toujours de reconnaître le traité de protectorat qu’elle a
signé en 1842. La royauté tahitienne est alors incarnée par le régent
Paraita.
Ce texte de 1845 se caractérise par de profonds changements. Le
mariage entre Européens et femmes tahitiennes est autorisé (loi VII). De
même, la vente et la location des terres aux Européens sont maintenant
permises sous certaines conditions d’enregistrement (lois XII et XII)3.
2
Cf. Vernier, Henri. Au vent des cyclones. Puai noa mai te vero. Missions protestantes et
Eglise Evangélique à Tahiti et en Polynésie française., Papeete, 1986, p. 29.
3
Le nouveau code est publié sous le titre Lois révisées dans i’Assemblée des législateurs au
mois de mai 1845, dans le Bulletin Officiel des Etats du protectorat, 1845, pp. 73-102.
33
Littérama’ohi N°16
Bruno Saura
Concernant le fonctionnement de la justice, les To’ohitu sont nommés
par le régent et le commissaire du roi, qui nomment aussi les juges de
district (loi XXIII).
Quelques années plus tard, en 1855, est créé un tribunal d’appel
(;tiripuna horora’a) dit cour d’appel indigène, unique pour tous les Etats
du protectorat, et placé au dessus des tribunaux ordinaires de chaque
district.
Du même coup, la cour des To’ohitu cesse de remplir cette fonction
d’appel pour se muer en cour suprême ou cour de cassation, troisième
instance juridictionnelle de la colonie. Elle devient une sorte de caution
morale, de garant que la justice a été bien rendue. Son nom officiel est
la Haute Cour indigène (ou Haute Cour tahitienne).
Puis, l’évolution du droit foncier, en violation du code Pômare de
1842 et du traité de protectorat, permet dès 1845 des ventes de terres
aux non Tahitiens.
C’est le début de la constitution d’un domaine public
d’Etat et de domaines coloniaux privés. Les changements intervenus
dans la législation foncière vont de pair avec ceux affectant l’organisa-
tion.de la justice. Ils s’effectuent en plusieurs temps. A partir de 1852,
les habitants sont tenus, à l’échelle de leur district, de déclarer la pro-
priété de leurs terres devant un comité - dit Tomite - comprenant des
personnalités administratives èt judiciaires ; leur est délivré un certificat d’enregistrement de cette déclaration foncière (connu également
dans les usages sous le nom Tomite), qui constitue la base des titres
actuels de propriété foncière aux îles du Vent. L’année 1855 voit l’officialisation d’une collaboration plus large entre juges et chefs tahitiens,
à l’échelle du district, préalable vers le transfert des compétences en
matière foncière aux conseils (ou chefferies) de district qui intervient
en
1866.
Dans le domaine judiciaire, l’intention du colonisateur français est
toutefois de faire disparaître les juridictions tahitiennes, au plus vite, hormis le domaine foncier où du temps sera nécessaire. La reine Pômare
le suit curieusement sur ce chemin en prenant le 14 décembre 1865 une
34
Dossier
ordonnance sur l’organisation de la justice, que l’Assemblée tahitienne
(composée d’autochtones) vote le 28 mars 1866 sous la forme d’une loi4.
Cette loi de 1866 étend les lois françaises à tous les Tahitiens, avec
recours aux seuls tribunaux français... sauf en matière foncière. Ceci
revient à dire que “l’Assemblée tahitienne abrogefa] toutes les lois tahitiennes antérieures autres que la loi sur les districts (qui était relative à
l’organisation administrative indigène et aux impôts), les lois sur les
terres et les lois sur la vaine pâture”5.
Pour les affaires de terres, c’est la méthode douce qui est choisie
avec le transfert des
compétences des juridictions de premier degré aux
chefferies (ou conseils) de districts (apo’ora’a mata’eina’a), pour le règlement des litiges fonciers entre Mâ’ohi.
La loi du 28 mars 1866 supprime donc tous les tribunaux indigènes
(dont le tribunal indigène d’appel créé en 1855), hormis les To’ohitu6.
Dans les affaires concernant les Tahitiens, un magistrat indigène assiste
toutefois les tribunaux français, et l'accusé peut avoir droit à la communication des pièces du dossier dans sa langue.
La chose la plus importante à retenir est qu’avec cette loi de 1866,
les tribunaux tahitiens doivent désormais appliquer la loi française si les
actions sont fondées sur des droits acquis postérieurement à la publication de l’ordonnance de décembre 18657.
4
La loi tahitienne du 28 mars 1866 fait donc suite à l’ordonnance du 14 décembre 1865
sur
laquelle se base l’arrêté du 27 décembre 1865. Elle sera complétée par le décret du 18 août
1868, promulgué par l’arrêté du 16 mars 1869, ainsi que par un dernier arrêté du 27 mars 1874.
6
G. Guesdon Le royaume protégé des Iles de la Société, Faculté de droit de Caen, 1960,
Archives territoriales de la Polynésie française, n° 1775, p. 233.
6
Loi publiée dans Le Messager de Tahiti, 28-04-1866, p. 1.
7
Le vote quelques jours plus tard (le 4 avril 1866) par l’Assemblée législative tahitienne d’un
paragraphe additionnel à cet article 6, supprimant la possibilité d’un recours en cassation
contre un jugement des To’ohitu rendu antérieurement au 22 mars 1865 est significatif de la
prudence et peut-être du désarroi des membres de cette assemblée. En interdisant cette
éventualité, ils expriment leur confiance dans l'institution des To’ohitu dont toutes les décisions antérieures à 1865 constituent un rempart face à la dépossession foncière.
35
Littérama 'ohi N°16
Bruno Saura
La cour des To’ohitu est la juridiction d’appel pour les affaires de
terre, dans lesquelles elle est aussi tenue d’homologuer, ou à l’inverse,
de demander un réexamen des décisions des conseils de district et
notamment des déclarations de propriété dites Tomite.
Une autre conséquence de la loi du 28 mars 1866 est la disparition
de facto de l’Assemblée législative tahitienne, vidée de ses pouvoirs. Elle
réunit pour la dernière fois le 24 septembre 1877 afin d’acclamer
Pômare V comme souverain de Tahiti.
se
En définitive, dès 1866, le tribunal d’appel des To'ohitu reste la seule
juridiction indigène, si l’on considère que le conseil de district n’est pas
exactement une chambre. Juridiquement, la cour des To’ohitu a pourtant été dépouillée de la plupart de ses compétences, sauf en matière
foncière.
Les To’ohitu, appelés en français la Haute Cour Tahitienne
(Ha’avara’a rahi Tahiti), perdent aussi en 1866 le droit de statuer sur la
peine de mort.
A partir de 1868, la logique du colonisateur vise à faire disparaître
progressivement l’institution des To’ohitu, en réduisant leur nombre et
juges français.
Le colonisateur prend le 8 mars 1870 une ordonnance qui fait du
président du tribunal supérieur d’appel (français) le président (effectif)
de la cour des To’ohitu. Cette ordonnance est “rapportée le 16 mars
1872, mais il retrouva cette présidence en vertu d’une ordonnance du
21 décembre 1874, en même temps que le nombre des To’ohitu appelés à siéger dans chaque affaire était réduit de cinq à quatre, pour éviter
le partage des voix, le président ayant alors voix délibérative”8.
en introduisant en leur sein des
8
Guesdon, op. cit., p. 242.
36
Dossier
Pômare V succède à sa mère Pômare IV en 1877, et trois ans plus
tard signe un traité d’annexion totale de ses Etats à la France, le 29 juin
1880. Ce texte
comprend les réserves suivantes: “Nos Etats, écrit
Pômare V, sont ainsi réunis à la France, mais nous demandons à ce
grand pays de continuer à gouverner notre peuple en tenant compte des
lois et coutumes tahitiennes... Nous demandons aussi de faire juger
toutes les petites affaires par nos conseils de districts, afin d’éviter pour
les habitants des déplacements et des frais très onéreux. Nous désirons
que l’on continue à laisser les affaires relatives aux terres entre les mains
des tribunaux indigènes”9.
Ces réserves ne seront pas respectées. La confusion du pouvoir de
représentation politique (ou d’administration) et du pouvoir judiciaire à
l’échelle du district, qui n’était déjà tolérée que pour les seules affaires de
terre, va en effet disparaître. Précisément, s’agissant des questions foncières, la troisième République française entend aligner le régime de
terres de la colonie sur ce qui se fait en Métropole. Aussi la dernière juridiction indigène, celle des To’ohitu (juge d’appel en matière foncière),
est-elle appelée à s’éteindre.
Le premier acte de force du gouvernement a lieu en 1887. Le 30
novembre 1887, le gouverneur suspend la plupart des chefs des districts
“rebelles” dont Marurai a Tauhiro, chef de Teavaro-Teaharoa, également
démis de
ses
fonctions de membre de la Haute Cour Tahitienne
(To’ohitu). Le prince Teriitapunui, premier président des To’ohitu et le juge
To’ohitu Ra’ita’e Fuller sont aussi suspendus, respectivement pour six et
trois mois.
Une assemblée générale réunissant le gouverneur, l’ex-roi Pômare
V et les chefs de district de Tahiti et Moorea ainsi que les To’ohitu aboutit le 29 décembre 1887 à la signature d’une convention “aux termes de
laquelle les tribunaux indigènes, dont le maintien avait été stipulé à l’acte
9
Annuaire de Tahiti, 1892, p. 104.
37
Littérama’ohi N°16
Bruno Saura
d’annexion de Tahiti à la France, seront supprimés dés que les opérations relatives à la constitution de la
propriété seront achevées”10.
Moyennant quoi, le gouverneur rétablit dans leurs charges les chefs et
To’ohitu suspendus ou révoqués, “vu le repentir qu’ils ont exprimé”11.
Par cette convention du 29-12-1887, la disparition annoncée ou déjà
prévisible des To'ohitu est entérinée officiellement par l’ex-roi Pômare V;
la procédure puisse paraître irrégulière, un traité international (celui de 1880) ayant une force supérieure à une simple convention,
même signée ultérieurement12.
encore que
L’élimination des To’ohitu va se poursuivre avec leur absorption pro-
gressive au sein du tribunal supérieur (d’appel) de la colonie. Suite à un
arrêté du 8 novembre 1888, la présidence en séance des To’ohitu est
exercée par n’importe quel juge français du tribunal supérieur (d’appel)
de Papeete, et non plus par son seul président13.
La mort de Pômare V, survenue le 12 juin 1891 précipite la disparition des derniers tribunaux indigènes des îles du Vent.
L’initiative de la nomination de nouveaux To’ohitu revient désormais
au Gouverneur français. Il lui suffira d’attendre la mort des derniers
grands juges To’ohitu pour que l’institution disparaisse. De fait, les
10
Le contenu de la convention est modifié dans le sens où on lira “les tribunaux indigènes
dont le maintien était alors stipulé” (sans plus faire mention de l’acte d’annexion) suite à
une insertion dans le J.O des E.F.O du 5 janvier 1888, p. 1. On notera aussi
que bien que
tous les chefs de Tahiti et Moorea et To’ohitu soient dits avoir demandé l’abrogation des
réserves du traité de 1880, leurs noms ne figurent pas au bas de la convention du 29-121887 telle qu’elle est publiée au Journal Officiel de 1887 et 1888 de la colonie. Cette convention fut ratifiée par le Sénat et la Chambre de députés par la loi du 10 mars 1891. Voir 6.0
des E.F.O
1892, p. 127. Les noms des vingt-quatre chefs et To’ohitu apparaissent finalement dans le 6.0 des E.F.O de 1892, p. 129.
11
,
Cf. 6.0 des E.F.O, 1887, p. 398.
12
C’est du moins un des arguments avancés par les avocats de branche de la famille Pômare
qui dénonce aujourd’hui le non-respect du traité de 1880, tant sur le fond que sur la forme.
13
6.0 des E.F.O 1888, pp. 296-297.
,
38
Dossier
To’ohitu arrêtent de se réunir entre 1932 et 1934, c’est-à-dire au moment
où s’achève la délimitation de la propriété foncière et où s’achève la
publication des déclarations de propriété foncière14.
Les îles sous le Vent sont entrées plus tard dans l’ensemble français
(leur annexion officielle ayant lieu en 1888), de même que les îles de
Rurutu et Rimatara aux Australes (respectivement 1900 et 1901). Les
dispositions relatives au droit foncier ont été spécifiques à chaque archipel, voire à chaque île15, mais au total, là encore, l’entreprise coloniale a
abouti à faire disparaître l'institution des To’ohitu, en 1945. Néanmoins,
la nostalgie d’une époque où les problèmes de terre étaient réglés par
des Polynésiens n’a jamais disparu en Polynésie française, comme en
témoigne les différentes tentatives de remise en place de To’ohitu à la fin
du 20ème siècle16, et les revendications de certains aujourd’hui en faveur
d’un conseil royal ou sénat coutumier doté de compétences (restant à
définir) en matière foncière17.
14
Guesdon (op. cit., p. 234) remarque que le décret du 21 novembre 1933 sur l’organisation
judiciaire de la colonie mentionne encore les To’ohitu, et d’après Bengt Danielsson (cornmunication personnelle), leur dernière session a lieu en 1934.
15
Voir par exemple pour le cas de Rapa l’article de Tamatoa Bambridge et Christian Ghasarian (2002). "Juridictions françaises et droit coutumier à Rapa. Les enjeux d’une traduction”, Droit et Cultures, n°44, pp. 153-182.
16
Voir Tamatoa Bambridge (2009). La terre dans l’archipel des îles Australes. Papeete, Au
vent des îles ; et Bruno Saura (1995) “Les règles coutumières en Polynésie française” in De
Deckker, Paul (sous la direction de). Évolution du droit et coutume autochtone dans le Padtique Sud, Paris, L’Harmattan, 303 p., pp. 95-131.
17
Voir Bruno Saura (2009). Tahiti ma’ohi. Culture, identité, religion en nationalisme en Polynésie française. Papeete, Au vent des îles, 529 p., (pp. 444-450).
39
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
10TETE1
Etu, e a tau, e a hiti noa atu - résistances et résignation ; en marquisien, on dira, e tu i teia mataiki, i teia mataiki- haafeô, ua hina
la ora na paatoà tatou i to tatou farereiraa i teie ahiahi i raro aè i teie
tàmarü o te Fare àpooraa rahi. Koàha nui tatou
paotu i to tatou àveitina
i àà o te peheu o tenei punahahau.
J’ai intitulé mon intervention lotete, simplement,
parce qu’il me semblait que ce nom suffisait à illustrer le thème choisi pour cette discussion.
Qui est lotete ? Il fut le chef (hakaiki) de l’île de Tahuata. L’histoire
que je vais vous conter se situe vers la fin des années 30 et au début des
années 40.
Que s’est-il passé à cette période ? Le 1er mai 1842, la France prenait possession du groupe sud-est des îles
Marquises. L’annexion eut
lieu à Vaitahu. Bien plus, il y eut une bataille qui fit des morts aussi bien
dans le camp français que dans le camp marquisien.
Comment s'est effectuée cette annexion ? Pour répondre à cette
question et à toutes les autres qui vont suivre, je vais laisser la parole,
d’abord à Max Radiguet, qui fut secrétaire de l’amiral
Dupetit-Thouars,
population de
Vaitahu. Je vais donc vous conter les deux versants de cette
histoire,
la version écrite, française, et la version orale,
marquisienne, celle
à travers son livre Les derniers sauvages, et ensuite à la
1
Cette communication a été présentée le 26 juin 2008, dans le cadre de
l’exposition « E tu, E
résignation », à la demande de monsieur Oscar Temaru,
président de l’Assemblée de la Polynésie française. Elle a été organisée par la Commission
des institutions et des relations internationales, présidée
par Mme Cathy Tuiho Buillard.
a fau, E a hiti noa atu - Résistances et
40
Dossier
transmise de génération en génération et qui demeure encore vivante
chez des personnes d’une soixantaine d’années. Il faut donc considérer
ces propos comme des témoignages uniquement. Ici, il s’agit de faire
entendre la voix des autochtones et pour la première fois les Marqui-
siens vont parler de leur histoire.
Voici cette histoire, mais écoutons d’abord les propos de Max
Radiguet. « Peu d’année auparavant, la frégate Vénus, commandée par
Dupetit-Thouars, avait mouillé à Vaitahu, résidence ordinaire de lotete.
Des rapports avec la terre s’établirent, les bons procédés de Français à
Canaques furent réciproques et lotete, qui admirait la force et la beauté
de la frégate, voulut, suivant une coutume encore vivante aujourd’hui
dans l’archipel polynésien, changer de nom avec le commandant Dupetit-Thouars et devenir son ikoa (ami, frère par alliance). On connaît ce
singulier pacte, qui est tout à l’avantage de l’une des parties contractantes. En effet, les convenances obligent à peine l’Européen à quelques
cadeaux de minces valeurs, tandis qu’il entre en jouissance immédiate
de tout ce qui appartient au Canaque. De plus, si celui-ci est un chef
puissant, l’étranger prend en quelque sorte un reflet de cette puissance
et devient inviolable dans tout le pays qui reconnaît la souveraineté du
chef. [...] La demeure, la nourriture et la femme du sauvage sont abandonnées au caprice de l’Européen, et il n’est pas douteux qu’un sentiment de retenue, même à l’endroit des privautés auxquelles on est
convié avec une abnégation sans pareille parle mari légitime, a souvent
été taxé de dédain et a blessé la susceptibilité de l’épouse » (pp. 32-33).
Selon les témoignages que j’ai pu recueillir, changer de nom ou
échanger de nom, haainoa en marquisien, diffère des explications
fournies par Max Radiguet. Il faut comprendre le fait de haainoa (littérâlement, faire nom) comme étant un parrainage, comme un désir de
lotete de se mettre sous la protection de l’amiral Dupetit-Thouars. Il ne
s’agit aucunement, dans la tradition marquisienne, d’appropriation de
biens ou de jouissance libre des biens de celui avec qui on a échangé
le nom. Il s’agit, au contraire, de lui venir en aide lorsque celui-ci est
41
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
en difficulté
(pàtoko i àto o te kôfii), de veiller sur lui et de lui porter un
regard bienveillant (matatiàhi). Mais en aucun cas, la propriété, les
biens {te tau taetae) qui appartiennent à lotete, ne deviennent propriété de Dupetit-Thouars.
Quant au jour de l’annexion, voici ce qui est écrit : « Quand l’état-
major de la frégate, la musique militaire et la compagnie de marins furent
rangés autour du mât de pavillon, l’amiral Dupetit-Thouars fit approcher
les chefs de Tahuata, et pria M. François de Paule [père François de
Paule Baudichon] de leur rendre intelligible l’acte dont ils allaient être
témoins. Il fit alors ouvrir un ban et, tirant son épée, il en frappa le sol,
déclarant prendre, au nom du roi des Français, possession de toutes les
terres du groupe sud-est des Marquises. Le pavillon fut aussitôt hissé
aux cris de « Vive le roi ! Vive la France ! » et la compagnie armée le
salua de trois décharges de mousqueterie pendant que la musique militaire exécutait le Domine salvum et La Marseillaise ; deux hymnes de
signification bien différente et dont la monarchie libérale de juillet pouvait
seule sans contradiction apparente accepter le rapprochement » (p. 51 ).
Une de mes informatrices, relatant cet épisode, doutait de la bonne
foi du père, elle ne parlait ni de méconnaissance de la langue, ni de
méconnaissance de la culture marquisienne. Elle voulait simplement dire
que le traducteur avait volontairement travesti les paroles. Une autre
m’expliquait que cette terre ne pouvait nullement être une terre française,
puisque la terre appartenait aux ancêtres, qu’il y avait une jouissance de
celle-ci par les autochtones eux-mêmes. Ekoàna ta ôtou e kaapee disent
les Marquisiens, à quelqu’un qui voudrait s’installer sur une terre. Ici, il
s’agit uniquement de jouissance de la terre, de s’y installer et non de
devenir propriétaire. La terre, te fenua, ne pouvait donc pas revenir aux
Français, puisque c’est là que demeurent les ancêtres.
À partir de là, on comprend mieux l’attitude de lotete, puisqu’il se
sentait de plus en plus dépouillé de ses prérogatives de hakaiki. Je cite
Radiguet : « L’arrivée des corvettes la Triomphante et l’Embuscade à
42
Dossier
Vaitahu, le débarquement des artilleurs et de la 16e compagnie d’infanterie de marine, l’aide donnée à la garnison successivement par les
canots et les corvées des deux navires que l’on employait à des courses
dans les baies voisines, d’où l’on rapportait ce que l’on pouvait y trouver
d’utile (bois de construction, feuilles pour couvrir les cases, chaux pour
les travaux de maçonnerie), tout ce surcroît de ressources semblait avoir
modifié gravement les dispositions et la pensée de lotete à l’égard des
Français. Spontanément, il s’était rendu au fort et, arrachant à son
amour-propre un aveu pénible, il avait déclaré au commandant Halley
que désormais il le tenait pour un chef supérieur à lui. À compter de ce
jour aussi, ses relations avec l’établissement devinrent de plus en plus
rares. [...]. Néanmoins, quelques jours plus tard, soit crainte réelle, soit
que le voisinage des Français lui devînt intolérable, soit enfin qu’il crût à
l’efficacité d’un changement d’air, il partit pour une demeure située vers
la montagne au fond de la vallée. Ceci se passait deux ans après la prise
de possession » (pp. 100-101).
M. Radiguet dit qu’il partit « pour une demeure située vers la montagne au fond de la vallée », cela signifiait-il qu’il habitait sur le littoral. On
dit que lotete avait sa demeure dans la vallée, et avait l’habitude de se
rendre vers le littoral parmi la population. Le fait que lotete eût habité dans
la vallée est tout à fait cohérent, parce que la partie la plus élevée, celle
située vers la montagne, est la partie la plus importante. Il n’est donc pas
étonnant qu’elle soit le lieu de résidence des chefs (hakaiki). Par ailleurs,
c’est un endroit abrité des vents, des embruns de la mer, offrant des
conditions idéales pour la culture des fruits et des légumes, où l’eau se
trouve à proximité. Il suffit de se promener dans les vallées marquisiennes
pour s’apercevoir du nombre élevé de plateformes lithiques.
«
Son départ fut le signal d’une émigration des habitants de la baie.
[...]. Après avoir pris connaissance de tout ce qui s’était passé, l’amiral
reprocha à lotete de ne pas se conduire en ami, comme il avait promis
de le faire, et le pressa vivement de redescendre dans la baie et d’y
ramener son peuple. Le roi répondit qu’il ne cessait en rien d’être notre
43
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
ami, qu’il engageait chaque jour ses sujets à retourner au rivage, mais
que, pour lui-même, son état de santé lui défendait de quitter la montagne. L’amirai répliqua que l’autorité du roi était trop bien établie pour
que les Canaques refusassent de se soumettre à une injonction formelle ; qu’en conséquence il lui donnait huit jours pour faire rentrer les
choses dans l’ordre primitif, lui déclarant que passé ce délai, on considèrerait sa persistance dans une rupture complète de pacte d’amitié qui
nous avait unis ! Au bout d’une semaine et
plus aucun Canaque n’avait
dans la vallée. On convoqua alors en assemblée généraie les chefs de Tahuata, excepté lotete. Tous s’y rendirent et avec une
impassibilité apparente écoutèrent l’arrêt de déchéance du roi sur /’/7e
et sur sa propre vallée. Injonction leur ayant été faite alors, séance
tenante, d’avoir à élire un nouveau chef suprême qui les représentât
vis-à-vis des Français, ils désignèrent d’un commun accord Maheono,
et allèrent porter à lotete la décision qui le dépossédait. Celui-ci reçut la
nouvelle sans émotion : il se borna à répondre que depuis longtemps
déjà, il avait cessé d’être roi et ne parut pas s’en préoccuper davantage » (pp. 101-102).
encore reparu
En fait lotete était resté dans la vallée, parce qu’il était en colère
contre les Français, sa fille ayant été violée par les soldats français. Elle
était allée à l’embouchure de la rivière prendre un bain et se laver. Elle
qui habitait dans la vallée, pourquoi était-elle allée se laver à l’embouchure de la rivière ? Tout simplement parce qu’elle avait ses menstrues.
Elle ne pouvait donc pas se baigner dans la vallée, au risque de souiller
toute la rivière et tout ce qui s’y trouve. Elle fut donc emmenée sur le
bateau par les soldats français. C’est son frère qui avertit lotete. C’est
pour cela, disent les Marquisiens, que lotete, ne voulait plus se rendre
sur le littoral. Il était très en colère. Le commandant Halley, quant à lui,
ayant peur des conséquences de cet acte, et notamment des représailles
que pourrait lui faire subir l’amiral Dupetit-Thouars, alors à Taiohae au
moment des faits, décida de rencontrer lotete pour arranger l’affaire. Le
père François de Paule Baudichon, avec insistance, l’en dissuada, mais
rien n’y fit, il ne l’écouta pas.
44
Dossier
«
Une expédition fut résolue. Trois colonnes furent immédiatement
organisées. La première devait former l’aile gauche, sous le commandement de M. de Ladebat, lieutenant de vaisseau, et remonter les
mornes du versant de droite de la vallée [...]. L’aile droite devait sous
le commandement de M. Cugnet, capitaine d’infanterie de marine, tenir
les mornes du versant de gauche, tandis que la troisième colonne, sous
les ordres de M. Halley, marcherait vers la montagne par le ravin
même, aussitôt que les ailes auraient commencé à éclairer la route »
(pp. 104-105).
«
Dès que parut l’officier, une voix forte sortit du retranchement et
jeta ce mot bref: tapu. M. de Ladebat qui peut-être se vit menacé, épaula
son fusil de chasse et fit feu des deux coups. Les Canaques ripostèrent
aussitôt et, frappé de deux balles à la tête M. de Ladebat roula sur le sol.
Cinq matelots furent aussitôt atteints. L’étroit sentier ne permettait pas de
se présenter plusieurs de front. Dans cette situation critique, une partie fit
un mouvement rétrograde, tandis que, mieux avisés, quelques hommes
entraient dans les buissons pour échanger le feu avec les Canaques des
retranchements, qui se montraient le moins possible et tiraient par les
ouvertures du parapet. M. Halley suivait à petite distance avec sa
colonne. Prévenu de la façon désastreuse dont le feu s’était engagé, il
s’élança au pas de course vers le point où M. de Ladebat était touché. Il
arriva au fatal tournant sans que rien eût changé de face. S’abritant du
cocotier qui se dresse à l’angle du sentier, il étudia sous les balles et
reconnut la position de l’ennemi ; mais au moment où il se découvrait tout
entier pour donner un ordre, plusieurs coups de feu éclatèrent. Frappé
d’une balle en plein front, M. Halley s’affaissa et, embrassant le tronc du
cocotier, il resta agenouillé comme un homme en prière à trois pas du
point où M. Ledebat et les hommes blessés étaient étendus. Un instant
après, le commandant du Bucéphale, M. Laferrière, qui avait suivi en simpie promeneur une expédition dont on était loin de prévoir la fatale issue,
s’étant mis à la tête de la colonne Ladebat, parvint à dominer le retranchement des Canaques et s’y précipita, mais trop tard, hélas ! pour sauver le commandant Halley. L’ennemi, sans chercher à tenir pied, battit en
45
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
retraite vers les défilés à lui connus ; on le poursuivit avec toute la diligence que permettaient les difficultés de terrain, sans qu’il fût néanmoins
possible de l’atteindre à l’arme blanche » (pp. 105-106).
Les escarmouches continuèrent pendant un certain temps, avec
morts d’hommes. Puis elles s’estompèrent. La paix revenue et en repré-
sailles, la France confisqua les vallées de Vaitahu et de Hanamiai. « Les
commandants se réunirent à bord de la Boussole, et la paix fut accordée
aux Canaques à diverses conditions, dont voici les
principales : abandon
complet des deux vallées de Vaitahu et d’Anamiai, ainsi que des versants et mornes qui y conduisent et les commandent : ces terres avec
tout ce qui s’y trouvait, cases, arbres, fruits, animaux divers, etc., devenaient notre propriété » (pp. 111-112).
Qu’en est-il du foncier ? Les terres ont été réorganisées par le décret
de 1902. Mais je laisserai cette question aux spécialistes du foncier.
Concernant l’annexion, la bataille, des stèles ont été érigées pour cornmémorer ces différents événements. Voici quelques-unes des
inscrip-
tions.
«
Le 1er mai 1842 signé à Vaitahu le procès verbal la prise de pos-
session par la France, les îles du groupe sud. Fait à Nuku Fliva le 17IX
1988 ».
«
Ici le 4 août 1838, la population de Vaitahu et son chef lotete
accueillaient l’amiral Dupetit-Thouars en première mission de recon-
naissance au nom de la France ».
«
Ici gît Halley, capitaine de corvette officier de la légion d’honneur,
fondateur de la colonie de Vaitahu. Mort au champ d’honneur le 17. 7 BRE 1842. »
«
À la mémoire des officiers marins et soldats français morts au
champ d’honneur ».
46
Dossier
Après cette énumération, la question qui nous vient naturellement
en
tête est celle-ci : « Et les Marquisiens morts pour leur terre, où se
trouve(nt) leur(s) stèle(s) ? » Actuellement, le temps a tendance à effacer cette histoire de la mémoire de la population de Vaitahu. Elle est mal
ou pas du tout connue de la génération des vingt et trente ans.
Merci,
mauruuru,
kaôha
Deux tours marquant l’entrée du fort construit par les soldats français.
La photo a été prise à partir d’un fossé, creusé, afin de rendre difficile l’accès par les assaillants.
Référence
Radiguet Max, 2001, Les derniers sauvages, éditions Phébus.
47
Littérama’ohi N°16
Michel Bailleul
AUX MARQUISES:
ADAPTATION,
RÉSISTANCE, RÉSIGNATION
Avant 1842, l’histoire du groupe sud-est (Tahuata, Hiva Oa, Fatu
Iva) est dominée par la figure emblématique de lotete.
Dans les premières années du XIXème siècle, la baie de Vaitahu est
une escale très fréquentée, non pas pour ses commodités, mais pour
l’antériorité de sa réputation. À partir de 1825 (il aurait alors 35 ans), son
chef lotete y encourage les escales. Il impose aux Marquisiens de sa
vallée une attitude de coopération envers les étrangers. Il perçoit un
mousquet par navire qui jette l’ancre.
Il a le désir d’être reconnu par les Occidentaux relâchant dans son
île comme seul interlocuteur détenant l'autorité. Pour cela, il multiplie les
signes d’acculturation volontaire, pensant par là s’attirer l’estime, la
considération et les faveurs des étrangers. Il promet de renoncer aux
idoles et aux tabu. Il ne fait pas tatouer son fils.
Une certaine sympathie prévaut à Vaitahu entre Marquisiens et
étrangers. Le capitaine de navire baleinier Bennett, qui se fait tatouer le
bras, estime qu’ils sont pacifiques, gentils mais intéressés. C’est ainsi
qu’il explique l’attitude de lotete à Vaitahu, qui a donné l’ordre de ne plus
voler à bord des navires, pour encourager les escales. Mais cela ne l’empêche pas d’écrire : “Malgré leurs manières amicales, il faut être sur ses
gardes. Ils sont capricieux et capables des pires outrages. Indépendants,
supérieurs, ils méprisent les Blancs. Mais ils craignent ou respectent les
avantages de la civilisation.”
Craignent-ils les représailles des “Blancs” ? Craignent-ils lotete ?
Bennett constate aussi que les missionnaires anglais sont à la peine
dans leur tâche : quinze ou vingt personnes seulement, dont lotete et sa
famille, se rassemblent le dimanche matin pour un culte chrétien. Ils
savent que lotete n’accueille l’évangile que dans l’espoir d’obtenir des
biens (fusils, canons, poudre et autres) et des honneurs ; qu’il acceptera
48
Dossier
de construire un temple, mais surmonté d’un drapeau et sur un endroit
élevé, ce qu’ils refusent.
Mais l’attitude de lotete fait figure d’exception. Aucun autre chef n’a
conçu de plan particulier pour encadrer les contacts avec les
Étrangers.
Chaque vallée est, je cite Bennett, « une république à la sauvage ».
Cette description vaut aussi pour le groupe nord-ouest (Nuku Hiva,
Ua Pou et Ua Huka). Là, la sympathie entre Marquisiens et Occidentaux
n'est guère au rendez-vous. En 1813, le commodore américain Porter se
mêle aux conflits guerriers entre les tribus des vallées de Taiohae, puis
celles de Taipivai. Dans les années 20, la baie de Taiohae devient une
escale baleinière appréciée pour la sûreté de sa rade, mais aussi pour
ses commodités de ravitaillement et de
plaisirs. Les contacts sont rudes.
La présence de plusieurs tribus n’y favorise pas la sérénité. Les missionnaires anglais n’arrivent à rien. Les missionnaires américains, leurs
femmes et leurs enfants, vivent dans la peur en 1833-34. Le tau’a Hape
répond à l’un d’eux, qui lui parle de la bible : « Le livre est mauvais, la
poudre est bonne. » Il ajoute : « Ton dieu est bon pour toi, le nôtre est bon
pour nous ».
Devant les technologies modernes, les Marquisiens sont curieux,
mais pas admiratifs.
La résistance marquisienne face au monde occidental, visible surtout à Taiohae, est d’abord une façade faite d’indifférence et de mépris,
et peut-être même d’humour : ainsi le chef Keatoi, à qui l’on vient d’offrir
argent, s’en sert comme pendentifs d'oreilles ...
Derrière cette façade, il y a la certitude que les structures tradition-
un couvert en
nelles marquisiennes n’ont rien à envier à ce qu’ils voient chez les étran-
gers, et la volonté de prendre chez ces étrangers ce qui
éventuellement bon pour les Marquisiens.
peut être
Là où les contacts sont fréquents, cela se passe bien. Mais là où
les contacts sont épisodiques, les incidents éclatent et il y a des victimes
chez les Occidentaux.
49
Littérama ’ohi N° 16
Michel Bailleul
Vient alors l’année de la prise de possession.
À Vaitahu, lotete est très heureux de revoir celui avec qui il avait fait
échange de nom en 1838, date à laquelle la marine française a installé des prêtres catholiques « en prenant soin de leur concilier l’affection
un
du roi [lotete] et de ses sujets ». En 1842, leur action n’a pas encore
porté beaucoup de fruits.
Le supérieur de la mission catholique François de Paule Baudichon,
aux Marquises depuis 1839, va jouer le rôle d’intermédiaire-interprète
pour faciliter l’entreprise française.
lotete est demandeur de canons et d’une petite garnison qui serait
à son service. Dupetit-Thouars répond qu’il y consent si son interlocuteur
veut bien reconnaître la souveraineté de S.M. Louis Philippe et prendre
le pavillon français, lotete accepte avec empressement et signe l’acte.
À Taiohae, la prise de possession se fait en présence du chef
Temoana. C’est un personnage au parcours atypique. Parti jeune de l’ar-
chipel, il a séjourné en Angleterre, puis après un périple chaotique, il est
revenu pour régler ses comptes avec ses compatriotes. Il se range aux
côtés des prêtres, car il a compris que, contrairement aux pasteurs protestants qui se sont occupés de lui, les catholiques disposent de la force
de la marine française.
Un drapeau tricolore flottant au sommet d’un mât affiche son choix
politique.
Il impose à ses « sujets » quelques mesures autoritaires. Par exempie, le vol devient tabou. Il fait emprisonner un fils de son oncle, qui a tué
un déserteur américain au cours d’une querelle d’ivrognes.
Et surtout, il entre en conflit ouvert avec Pakoko, qui s’oppose à lui
en voulant interdire l’échange d’alcool contre des vivres. Temoana
refuse. Mais il interdit aux femmes de se rendre à bord des navires.
Cette décision va être le révélateur des enjeux de pouvoir existant à
Taiohae. En 1845, l’administration française a opté définitivement pour un
soutien inconditionnel à Temoana. Or, dans cette baie très morcelée par le
relief, il y a plusieurs haka’iki. En l’absence de Temoana (de 1834 à 1839),
l’un d’eux, Pakoko (dont on a du mal à déterminer les origines parentales)
50
Dossier
pris un ascendant certain sur l’ensemble des vallées. Tous deux sont
donc devenus, en quelque sorte, rivaux : Pakoko représente le mode social
a
traditionnel, ainsi que la liberté de disposer de la terre et de la mer à sa
guise ; Temoana est le chef de file d’un nouveau mode de vie, le champion
des nouvelles lois et l’intermédiaire privilégié avec les étrangers qui se
considèrent comme chez eux. En prenant cette décision coercitive envers
les femmes, Temoana prend aussi le risque de ne pas être obéi.
Fidèle à son choix, dès qu'une telle situation se produit, le Cornmandant Amalric fait arrêter les contrevenantes. Il semble que cette
affaire mette en cause des filles de Pakoko, alors qu’un autre sujet de
discorde entre Marquisiens et Français prend des proportions importantes : en effet, les bovins, importés par les troupes coloniales, vont
divaguant sur les terres, parfois cultivées, des Marquisiens qui, peu
friands de leur viande, les tuent sur place. Amalric exige des porcs en
compensation. Cette situation de tension aboutit au massacre de
quelques soldats français qui auraient, sans le savoir, violé un tabou.
Pakoko finit par être emprisonné avec six membres de sa famille. Après
quelques semaines nécessaires pour recevoir des instructions de Tahiti,
un tribunal militaire le condamne et il est fusillé.
Pakoko aurait dit à Temoana
: «
Je suis condamné et toi tu es
acquitté »...
Temoana est baptisé en 1853, et pour cette époque, le prêtre Chaulet parle d’un « âge d’or de la mission catholique ».
Mais revenons un peu en arrière. Alors que Temoana, à Taiohae, a
joué la carte de la présence française et catholique, lotete, à Vaitahu,
refuse soudainement de poursuivre dans cette voie.
Déjà, il avait été remarqué qu’avant de signer en mai 1842, lotete
paraissait soucieux et défiant. Il semble qu’on ne lui ait pas bien traduit
l’expression “prise de possession”, lotete a demandé la protection de
l’armée française et accepte la souveraineté d’un roi lointain. Il va se
retrouver avec un commandant tout puissant sur ses terres, et qui a
avant tout pour mission d’assurer la protection du pavillon français,
comme il est écrit dans l’acte.
51
Littérama’ohi N°16
Michel Bailleul
Alors tandis qu’à Taiohae le chef Temoana profite de la présence
française pour commencer à imposer son autorité aux autres chefs, à
Vaitahu le chef lotete ne supporte pas de constater qu’il ne commande
plus dans ses terres. Il se retire dans la montagne, en septembre 1842,
entraînant sa famille et une partie de la population de Vaitahu. Le cornmandant le déclare déchu de
son
titre et
nomme
roi
son
neveu
Maheono. La guerre s’installe pour plusieurs jours. Deux officiers sont
tués, et il y a une vingtaine de blessés ou tués chez les Français. On ne
connaît pas les pertes dans le camp marquisien. Maheono promet d’ac-
cepter l’autorité française, lui et son peuple. La paix revient. lotete meurt
l’année suivante.
Les années qui suivent voient se marquer une différence de plus en
plus frappante dans l’évolution des deux groupes d’îles face à l’administration française. Il faut dire que celle-ci a un comportement pour le
moins paradoxal : autant les moyens déployés entre 1842 et 1845 étaient
considérables, autant par la suite la place est quasi abandonnée. L’établissement de Vaitahu est évacué, tandis qu’il ne va plus rester à Taiohae qu’une poignée de métropolitains (le résident et 5 gendarmes en
1876), sans parler des missionnaires.
Au groupe nord-ouest, après la variole qui fait 1 500 morts en
1863-64, il ne reste que 1 601 habitants en 1875. La population entre
dans une phase de torpeur culturelle où le christianisme incarné par
l’évêque Dordillon a du mal à faire sa place dans une population qui
oublie peu à peu son imaginaire païen dans l’alcool et bientôt dans
l’opium. L’administration tente sans grand succès d’encourager des initiatives de mise en valeur agricole.
C’est au groupe sud-est que les choses tournent mal.
La population, avec 4 411
habitants, y est presque trois fois plus
nombreuse.
Là, une attitude face à la colonisation subie par l’archipel s’élabore
lentement. Elle ne se décompose pas exactement en pour et contre. En
ces années de la deuxième moitié du XIXème
52
siècle, ceux qui acceptent
Dossier
la présence française sont soit résignés à vivre une situation
qui leur est
imposée, sans se poser de questions, soit convaincus de sa nécessité
par le biais de la religion catholique, là aussi sans que la réflexion soit
vraiment profonde. Quant à ceux qu’on pourrait ranger dans le camp des
“contre”, leur opposition à la présence française est avant tout le souhait
de ne connaître aucune entrave à une liberté totale, comme elle est censée l’avoir été avant l’arrivée des Français. Cette opposition
que je qualifierai d’endogène se renforce d’arguments exogènes : la France a subi
une défaite, en 1870, qui ternit son
prestige international. Cet événement
vient aux oreilles des Marquisiens par l’intermédiaire des navires étrangers de passage. Paris n’existerait plus, rasée par les Allemands ; les
forces militaires françaises seraient tellement affaiblies qu’elles seraient
incapables de réagir en cas de rébellion générale.
Le résident établit une liste de désordres : assassinats, canniba-
lisme, soûleries, pillages, tatouage, affrontements
Il avoue que les
marins du bateau stationnaire ne peuvent débarquer dans les vallées
...
isolées, et l’on doit se contenter d’envoyer quelques boulets de canon qui
ne
règlent rien
Il est surtout inquiet de la situation insurrectionnelle à
Hanapaoa.
Quelques rebelles y bénéficient de la sympathie de la population qui les
approvisionne de munitions. Il a entendu qu’une propagande secrète se
fait en leur faveur avec comme mot d'ordre “l’indépendance kanak” ; ils
essaieraient de persuader la population de les aider, sinon la domination de la France va s’exercer comme à Nuku Hiva et Ua Pou. Et de
conclure en souhaitant qu’une expédition sérieuse soit menée le plus tôt
possible à Hiva Oa, sinon la situation va empirer avec le temps.
Il est difficile de dire s’il y a vraiment un début de mouvement “indépendantiste kanak”.
Quelle liberté les « rebelles » craignent-ils de perdre?
C’est la liberté de faire ce que l’on veut, en se réclamant de pratiques du temps passé, mais dévoyées de leur sens. Perdre cette liberté
est une perspective redoutée et révoltante, en particulier pour ceux
qui
sont déjà sortis de l’archipel et qui prétendent qu’à Tahiti on laisse boire
les indigènes, donc aux Marquises on doit pouvoir en faire autant.
53
Littérama’ohi N° 16
Michel Bailleul
La liberté au sens d’indépendance vient peut-être de ces quelques
individus qui ont vu d’autres horizons, mais elle est aussi sans doute très
fortement suggérée par divers négociants occidentaux dont un des cornmerces les
plus lucratifs est celui de l’alcool.
En 1880, alors qu’à Tahiti le protectorat va se transformer en colo-
nie, la colonie des Marquises va elle aussi connaître un bouleversement
radical. L’hostilité de certains Marquisiens du groupe sud-est prend des
proportions inquiétantes dans les rapports qui s’accumulent à Tahiti.
En juin-juillet 1880, avec près de 1 000 hommes, le contre-amiral
Bergasse Dupetit-Thouars désarme l’archipel sans effusion de sang.
Quelques “indigènes des Marquises” sont transportés à Tahiti. L’état de
siège est proclamé dans le groupe sud-est (il sera levé en 1882). Des
gendarmes sont installés.
L’ordre règne aux Marquises comme partout ailleurs dans ce qui
s’appelle désormais officiellement les Établissements Français de
l’Océanie.
Dans ces quelques minutes qui m’étaient accordées, j’ai dû être
rapide, simplificateur, voire muet sur beaucoup de choses. Veuillez m’en
excuser, mais vous pourrez compléter mon propos avec mon livre et le
n°7 de la revue « Archipol ». Merci pour votre attention.
54
‘amatoa Bambridge
RÉSISTANCE ET/OU RÉSIGNATION
LE FONCIER EN POLYNÉSIE FRANÇAISE :
POUR QUI ? POURQUOI ?
Si vous le permettez, et s'agissant d’un débat réunissant un grand
nombre de personnes et d’acteurs, je me contenterais de reprendre des
points déjà évoqués hier et précédemment, sur lesquels j’aimerais revenir.
Les conflits familiaux ayant pour support le foncier
Si depuis deux jours, la discussion se focalise sur les conflits fonciers engendrés par la mise en place du code civil en Polynésie orientale,
je souhaite préciser que les conflits entre les individus et les groupes
ayant pour support la terre ne datent pas de l’époque coloniale.
Bien au contraire, c’est parce que la conflictuosité des rapports
sociaux est si importante dans la sociologie polynésienne que les Maohi
ont inventé des institutions
originales de pacification des rapports
sociaux. On pourrait citer l’institution du Arautea à Rurutu dès le 16ème
siècle. Les catégories juridiques foncières comme l’arakaa et le moe-
kopu à Rapa, sont en vigueur jusqu’au 18ème siècle. La mise en place de
droits d’usages différenciés avec les ràhui, dont on connaît au moins
trois formes jusqu’à la première moitié du 20ème siècle.
Quelqu’un a dit hier que la division des terres n'existait pas avant les
Européens. Il me semble que cette assertion est fausse. Lorsque les
groupements de parenté étaient démographiquement trop nombreux sur
un même territoire, il était d’usage pour un des segments du
ramage de
partir s’installer sur une autre portion du territoire. Cette coutume était
accompagnée par la prise d’une pierre du marae du groupe de référence,
pour bâtir un nouveau marae familial plus loin. La prise de la pierre du
55
Littérama’ohi N°16
Tamatoa Bambridge
symbolisait à la fois la « division des terres » mais aussi les liens
d’allégeance du nouveau marae envers le plus ancien.
marae
Guerre franco-tahitienne 1843-1846 : comme fait de résistance
au non
respect du traité de protectorat
Peu de temps après la signature du traité de protectorat, le « protecteur » prend des arrêtés qui contredisent le partage du pouvoir opéré
l’égide du protectorat. La « puissance protectrice » tente en effet de
réguler des matières -les relations foncières- qui ne sont pas de sa cornpétence. Trois exemples permettent d’illustrer ce propos :
sous
-
-
l’arrêté du 21 janvier 1844 sur l’expropriation pour cause d’utilité
publique -rôle du juge de paix chargé de rendre le jugement ;
l’arrêté du 13 avril 1845 organisant la justice de paix dans les îles
de la société. (Art.3.2 : le juge de paix connaît au civil « des déplacements de bornes, des usurpations de terres) ;
-
l’arrêté du 15 octobre 1851 portant organisation du service de l’enregistrement et du domaine colonial, contenait une réglementation
de l’expropriation pour cause d’utilité publique et des dispositions
concernant les ventes, locations ou donations d’immeubles1 ;
Autant de dispositions qui transgressaient le traité de protectorat.
Tout au long de la décennie 1840, l’impossibilité de respecter le traité et
d’avoir une démarche cohérente eu égard aux propriétés coutumières
avait fini par mener à la guerre franco-tahitienne entre 1843 et 1846.
1
Cf. Coppenrath Gérald, La terre à Tahiti et dans les îles. Editions Haere Po, Tahiti, 329 p.,
2003
56
Dossier
Aitau
Ainsi que l’a analysé un éminent collègue : en 1847, la Cour des
Toohitu (ou Grands Juges) décide que « celui qui possède un terrain
sera le vrai
propriétaire s’il en a la jouissance depuis l’abolition du gouvernement païen », On ne peut donc pas dire que le terme « aitau » est
une invention coloniale.
Le mot « aitau » apparaîtra pour la première fois dans la loi du 30
novembre 1855. La notion ne date donc pas de l’introduction du code
civil en 1866.
Très curieusement,
l’apparition du aitau (mangé par le temps)
catégorie juridique nouvelle apparaît au même moment à Tahiti
et à Aotearoa (Nouvelle-Zélande) car les juges autochtones de
l’époque ne souhaitaient plus que les contestations relatives aux terres
du fait de la perte de territoires au cours de guerres précédentes, leurs
comme
soient soumises.
Je voulais juste préciser ce point. Un autre colloque relatif au foncier
[qui a eu lieu en octobre 2008] à l’initiative notamment de l’AJPF (Association des Juristes de la Polynésie française), où des analyses plus
poussées sur l’histoire foncière de la Polynésie, seront proposées.
Loi état civil 1866
L’ordonnance portant réorganisation du service judiciaire tahitien est
pris par le Gouverneur La Roncière, en l’absence de contreseing de la
Reine, empêchée. Les articles 9 et 10 de l’ordonnance prévoient l’application du code civil, contredisant les termes du protectorat. Cette ordonnance sera présentée à l’aval de la dernière session de l’assemblée
législative sous la forme de la loi du 28 mars 1866 sur l’organisation de
la justice tahitienne. Pour éviter tout retour en arrière, la loi du 6 avril
1866, soit 8 jours après, dépossédera l’assemblée de l’essentiel de ses
prérogatives.
57
Littérama’ohi N°16
Tamatoa Bambridge
Traité de 1880 : imposition de la nationalité française
—
Je ne reviens pas sur la discussion qui a eu lieu hier à propos du
traité du 29 juin 1880.
La convention de 1887 : On se souvient que le traité d’annexion du
29 juin 1880 émettait des réserves de Pômare V quant aux juridictions indi—
gènes qui devaient demeurer de compétence locale en matière foncière.
La convention signée le 29 décembre 1887 par Pômare et ie Gouverneur des EFO (approuvée par la loi du 10/03/1891
) vient corriger cet
état de fait en prévoyant la suppression des juridictions indigènes.
Cependant, le texte indique : « (...) Les juridictions indigènes, dont
le maintien est stipulé à l’acte d’annexion de Tahiti à la France, seront
supprimées, dès que les opérations relatives à la délimitation de la propriété seront achevées et que les contestations auxquelles elles donneront lieu auront été vidées »2.
Or pour de nombreuses îles (notamment des Tuamotu, Rapa, et dans
certaines communes des îles de la Société), les opérations de cadastrage
n’ont même pas commencé en 2008. Pour beaucoup d’autres, les contestâtions issues des revendications ne sont toujours pas vidées.
De ces faits, on peut estimer que la convention internationale de
1887 ayant une valeur juridique supérieure à une loi ordinaire, a toujours
force de loi. Les ordonnances de 1945, prises par de Gaulle sur la sup-
pression des juridictions, coutumes et lois indigènes apparaissent ainsi
illégales... de même que les tournées foraines aujourd’hui organisées
par la justice dans ces îles.
Pour les Gambier qui ne sont pas directement concernées par la
convention de 1887, les contestations relatives à l’enregistrement de pro-
priété n’auront jamais débuté puisque les opérations ne furent jamais
publiées au journal officiel et ne sont donc pas opposables aux tiers.
2
De Clercq, T17, p 512 ; BOEFO, 1891, p 128
58
Dossier
Le décret du 24 août 1887
Procédure d’enregistrement fondé sur un système déclaratif (mythe
de l’Etat), mais sanctions en cas de non enregistrement. Désormais,
par une fiction juridique du pouvoir colonial, toutes les terres étaient
considérées comme appartenant au domaine colonial (théorie du
domaine éminent), à charge pour les autochtones de faire une déclaration de propriété.
Système fondé sur l’infériorité juridique de la qualité juridique des
autochtones=> à eux de prouver leurs droits.
ou
Les terres non revendiquées appartiendraient au domaine de l’Etat
du district. Mais les choses étaient déjà biaisées car à l’époque, les
districts n’avait pas la personnalité juridique et ne pouvaient donc pas
recevoir de patrimoine.
Le décret de 1887 établissait également le principe selon lequel,
passé un certain délai, toutes les revendications futures et toutes les
oppositions seraient jugées selon les procédures du code civil
La Caisse agricole de Papeete (aujourd’hui la banque socredo)
Créée dans le but de faciliter l’acquisition des terres autochtones3,
a
mené une véritable spoliation de la propriété maohi, souvent avec la
complicité du Gouverneur.
Le conseil d’administration de cette Caisse marque l’emprise coloniale : le secrétaire général du commissaire impérial, le président du
conseil consultatif d’administration, les présidents de la chambre agri-
cole et celle du commerce et trois assesseurs nommés par le commissaire impérial.
3
Instituée par l’arrêté du 30 juillet 1863 (BO 1863, p 15)
59
Littérama’ohi N°16
Tamatoa Bambridge
man7. ain5.
La Caisse se faisait consentir des promesses de ventes, puis les
rétrocédait aux colons4.
Nous n’avons pas pu établir le rythme et l’importance des spoliations entre 1863 et 1880. A titre d'indication, pour le seul mois d’août
1866 : 63 terres dans 4 districts de Tahiti passèrent de
Le rapport
du Gouverneur impérial fait état de 480 terres « détenues » par la Caisse
en
1867®.
Selon d’autres sources, le rythme des acquisitions s’est ralenti entre
1880 et 1960 : environ une dizaine de terres par
Cependant, nous
n’avons pas d’indication sur les superficies des terres concernées.
Enfin de compte, la Caisse agricole se transforma en Caisse centraie de crédit agricole mutuel des EFO en 1932, puis cette dernière
apporta son patrimoine (dont les terres) au Crédit de l’Océanie en 1959®
(aujourd’hui la SOCREDO depuis 1966).
Conclusion :
Aujourd’hui, avec une indivision généralisée, ce qui apparaît comme
des intellectuels pourrait bien être une
forme de résignation.
une forme de résistance aux yeux
Composante résistance :
oui, on observe le maintien de la logique du opu.
Un temps successoral plus long (4 à 7 générations)
Une division des terres, dans son principe, peu différente de celle
qu’on observait au 16ème ou au 18ème siècle en Polynésie orientale.
4
La vente effective était parfois validée bien des années plus tard. Dans tous les cas, ces
dossiers méritent d’être examinés.
5
Le Messager de Tahiti, août 1866, p 148
6
Le Messager de Tahiti, 12/01/1867
7
G. Coppenrath, 2003, p 62
Transcription volume 398/70 et 424/24
8
60
Dossier
Composante de la résignation :
Non l’autorité n’est plus assumée ni reconnue dans les opu.
Non le règlement des conflits ne passe pas officiellement par une
instance locale communale ou familiale.
Non, la PF ne s’est toujours pas dotée d’une loi de pays reconnaissant et organisant la gestion de l’indivision, comme le suggère le CESC
depuis 1990.
Merci de m’avoir écouté.
61
Littérama’ohi N° 16
Chantal T. Spitz
reprendre le cours de notre histoire
Si la tradition orale
a su conserver nos faits
historiques jusqu’aux
contacts avec les navigateurs européens, c’est de l’écriture
européenne
que naît notre histoire au sens occidental du terme. Ainsi notre histoire
s’écrit-elle quasi exclusivement d’évangélisations et de colonisation
ainsi notre histoire s’écrit-elle quasi exclusivement de violations de
dépossessions de soumissions de négations
ainsi notre histoire s’écrit-elle quasi exclusivement d’encres venues d’Europe cette Europe qui se pensait et continue de se penser elle-même
comme le lieu de la réalisation de l’histoire universelle
ainsi notre histoire s’écrit-elle de suprématie d’occident cet occident dont
le paradoxe (...) réside dans sa faculté à produire des universaux, à les
ériger au rang d’absolu, à violer avec un fascinant esprit de système les
principes qu’il en tire, et à ressentir la nécessité d’élaborer les justifications théoriques de ces violations (S. Bessis, l’Occident et les autres :
Histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2002).
L’histoire est avant tout un enjeu politique et cet enjeu est d’autant plus
important dans les pays occupés qu’il s’agit d’éradiquer les mémoires
des temps d’avant l’occupation
effacer jusqu’aux noms des femmes et hommes qui auraient pu ensemencer les mémoires et y
enfanter le sentiment d’appartenir à une corn-
munauté digne et libre
annihiler les mémoires de guerres de résistances de traîtrises d’impuissances
pour remplir les mémoires des glorieuses mémoires d’un peuple étranger.
Déposséder les peuples en XXXX leur histoire car « qui n’a pas conscience
de son histoire en est forcément dépossédé » Shashi
Deshpande.
Durant la période coloniale l’état français a institué l’histoire de France
62
Dossier
comme la seule histoire
l’unique mémoire de toutes ses colonies. C’est
surtout l’école républicaine au travers de l’enseignement gratuit et obligatoire qui aura pour mission de favoriser, notamment par l’enseignement d’une histoire officielle dévouée à la République, l’éclosion d’une
mémoire national. Mémoire nationale dans des pays aux civilisations aux
cultures aux langues multiples.
Parler l’histoire de notre pays implique donc de parler la colonisation et
ses violences :
—
violence territoriale : déplacements déportations partitions redécou-
pages déplacements des frontières annexions renomination des lieux
ségrégations expropriations exploitation des terres
—
violence civilisationnelle : imposer aux peuples dominés, à partir d’une
métropole le modèle culturel européen tenu pour supérieur; elle eut pour
effet le rejet des peuples dans une non-histoire à les expulser en marge
de l’histoire universelle
—
violence sur les sujets : plier les sujets à une domination continue aux
fins multiples (exploitation utilisation ...) usant de moyens divers (encadrement éducation
ou
rééducation humiliations dénigrement favori-
tisme... (P. Sultan, Littérature comparée et théorie postcoloniale, le cas
des écritures postcoloniales, Université de Lille 3, 2008)
Parler l’histoire de notre pays impose donc de parler non-histoire puisque
traditionnellement les histoires de la colonisation expriment les différents
points de vue de la métropole (M. Ferro, Histoire des colonisations, Paris,
Seuil, 1994) poins de vue qui nous ont expulsés non seulement de Thistoire de l’humanité mais aussi de notre propre histoire
nous dépossédant de notre existence de notre humanité nous muant en
peuple sans histoire. La colonisation est le marqueur déterminant de notre
temps notre histoire notre naissant commençant avec la colonisation.
Notre temps oscille entre excès et défaillance de notre mémoire
nos mémoires s’abîment dans une remémoration en décalage avec une
histoire européenne française coloniale venue et imposée de l’extérieur
63
Littérama’ohi N°16
Chantal T. Spitz
se
superposant aux histoires locales aux mémoires d’un passé refoulé
ou obsédant dévalorisé ou survalorisé occulté ou
nié.
Pour nous l’histoire a la figure du malheur. Notre histoire puisqu’elle s’écrit
quasi exclusivement d'histoire coloniale est dans tous les cas un fardeau.
Le résultat est pour nous aujourd’hui au mieux une amnésie quasi générale
de notre propre histoire au pire un rejet total et sans rémission d’époques
dites sauvages non christianisées non colonisées non civilisées.
Comment donc parler l’histoire de notre pays ?
L’histoire est le socle commun sur lequel se construit l’identité d’un
groupe social. Elle est une composante essentielle de la mémoire collective d’un peuple. Nous n’avons pas connaissance de notre histoire et
ce défaut de connaissance nous
prive d’identité comme il oblitère notre
mémoire collective. L’histoire c’est ce que font les historiens dit justement Antoine Prost. La nôtre est faite des vainqueurs spécialistes qui
nient le point de vue de ceux qui ont subi et continuent de subir l’histoire
le point de vue de ceux qui lui résistent.
N. Wachtel historien et ethnologue abordant la conquête du Pérou par
les conquistadors écrit II s’agit en quelque sorte de passer de l’autre côté
de la scène et de scruter l’histoire à l’envers, puisque aussi bien nous
sommes accoutumés à considérer le
point de vue européen comme l’endroit : dans le miroir indigène se reflète l’autre visage de l’Occident.
Certes, jamais nous ne pourrons revivre de l’intérieur les sentiments et les
pensées de Moctezuma1 ou d’Atahualpa2. Mais nous pouvons au moins
tenter de nous déprendre de nos habitudes mentales, déplacer notre point
de vue d’observation et transférer au centre de notre intérêt la vision tra-
gique des vaincus (La vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971).
1
Moctezuma II, en nahuatl Montecuhzoma (v. 1479-1520), empereur aztèque (1502-1520).
Hernan Cortes, conquistador espagnol arrive au Mexique en 1519 et envahit le pays. Moctezuma II est lapidé par ses sujets en 1520.
2
Atahualpa (v. 1502-1533) dernier empereur de l'empire Inca. Capturé par traîtrise et exécuté par Pizarro.
64
Dossier
En attendant que les historiens occidentaux français scrutent l’histoire à
l’envers
en attendant que nos
historiens nous aident à combler la béance fondamentale de l’oubli il nous appartient de nous approprier non seulement
nos mémoires antéhistoriques mais aussi nos mémoires historiques afin
de concilier des mémoires antagonistes de trouver une unité à notre mor-
cellement identitaire. Cependant la pratique de l’histoire exige de conserver une attitude
toutes les
critique à l’égard des sources ainsi nous faut-il puiser à
sources
les mémoires orales les mémoires écrites les
mémoires tues avec la plus profonde circonspection afin d’éviter une
réécriture valorisante d’une histoire
la nôtre
ni plus ni moins glorieuse qu’une autre
ni plus ni moins honteuse qu’une autre.
Il nous appartient de même de résister à l’instrumentalisation de Thistoire par la classe politique prompte à moult commémorations pour valoriser certains pans des mémoires au service d’une idéologie politique et
rassembler le peuple autour de références historiques et culturelles judicieusement choisies.
Il nous appartient aussi de reprendre le cours de notre histoire
devenir acteur de notre histoire qui se construit au jour le jour par nos
actions ou nos non-actions par nos choix ou nos non-choix de société.
Il n’est plus temps de nous complaire dans une histoire volée hier par
état
étranger aujourd’hui par une classe politique en pleine
déliquescence.
un
Nous avons éprouvé la puissance de la négation en acte dans Thistoire. Il nous appartient de faire refaire notre histoire et non plus la subir
pour renouer avec notre destin de peuple de citoyens libres et dignes
de ce nom.
65
Littérama’ohi N°16
Stéphanie-Ariirau Richard
TRISTESSE S’AGRIPPE À MOI,
720 FOIS HIROSHIMA EN MON PAYS.
La puissance totale des explosions atmosphériques faites én Polynésie française se situe entre 7650 Kt pour l’estimation minimum et
10807 Kt, soit entre 510 et 720 fois la bombe d’Hiroshima.
C'est partout en nos corps que résonne une mémoire sans raison,
un souvenir de
l’absurde, inexplicable, tellement il claironne notre naïveté
et nos échecs. Nous sommes devenus aveugles en plein jour et plus
nous
avançons dans le Noir de notre Histoire, plus nous y voyons un
peu plus clair. Et le portrait que j’observe me déplait, il m’attriste. C’est
une tristesse sans colère.
Pleurons 720 fois, 720 ans Hiroshima en notre pays et les brûlures
goût de sel, sous notre sable, se sont enfouies. Les particules se disloquent et se culbutent, elles nous abîment et nous transforment. Autant
d’obésité et de dépression, autant de violence sans raisons.
Le caractère et les coups, nous savons nous les infliger entre nous, mais
lorsqu’il a fallu défendre ces terres, nous avons fait preuve de mollesse
et de passivité. Aujourd’hui, il est bien trop tard pour se mettre en colère
et pour tenir rancune.
au
Pleurons 720 fois Hiroshima en notre pays et demandons pardon à
nos ancêtres.
Tout a commencé par un mensonge. Nous avons prétendu ne pas
le savoir.
Le 29 juin 1880, le roi Pômare V signe un acte juridique avec la
France qui stipule que «
66
l’on continue à laisser toutes tes affaires
Dossier
relatives aux terres entre les mains des tribunaux indigènes ». Outre le
fait que ces tribunaux, « indigènes », jamais ils ne le seront, en 1964, les
atolls de Mururoa, ‘atoll des secrets’ et Fangataufa, ainsi que quelques
parcelles domaniales de Hao, sont perquisitionnées au nom du progrès
et de la recherche.
L’opinion désabusée sera abusée et trompée, aujourd’hui, comme
hier, mais surtout hier et en août 1962, un journal local annonce aux Poly-
Trente milliards en quatre ans (seront investis par la
France) et Mangareva deviendra un grand centre européen d’essai de
fusées ; 30 000 techniciens français débarqueront... »
nésiens que «
il n’y a jamais eu de fusée Ariane en mon pays et pourtant parfois,
j’ai l’impression que je peux frôler les étoiles du bout de mes doigts. Il n’y
a jamais eu, non plus, de techniciens, mais des soldats de la légion
étrangère chargés du gros oeuvre, et parmi eux, il y avait papa et papy.
Deux cobayes parmi d’autres, l’un pâpa’a, l’autre paumotu, sans rien en
commun que leur descendance.
Trente six essais, trente et un accidents répertoriés dont quelques
morts suspectes. Et tous ces essais portent un nom, ils ont été baptisés.
Pourtant je pensais que l’horreur n’avait pas de nom, je me trompais,
c’est la douleur qui n’en porte pas. Je pleure 720 fois Hiroshima en mon
si beau pays. Un pays qui reste pur quand sa chair est meurtrie.
Tout continuera par un mensonge. Nous avons fait semblant de ne
pas l’entendre.
Et lorsqu’on leur dira de ne pas aller pêcher, ou de ne pas boire l’eau
du coco, on saura que ces paroles sont masquées et qu’elles ne valent
rien sur le cœur du Polynésien.
A la pêche, il ira et l'eau du coco, il boira.
67
Littérama’ohi N°16
Stéphanie-Ariirau Richard
Et quand il partira de l’atoll, on gardera toutes les traces de son
passage, son contrat de travail, ses bilans de santé, il repartira sans
doute avec un peu d’argent dans la poche, mais dans le sang couleront
quelques gouttes de larmes, de ce deuil imposé à plusieurs générations
qui ont appris à vivre avec le mensonge.
Je voulais vous dire aussi, qu’en janvier 1966, un bébé de trois ans
est mort à Hao ; un enfant de notre pays. Il était sur une barque avec son
père, et la barque a heurté un de ces câbles inutiles, installé par un de
ces 30 000 techniciens fantômes.
Aussi sans doute, je ne veux pas oublier Petero Teputahi, Bataro
Toae, qui sont morts au cours d’un forage à Mururoa en septembre 1965.
Et puis il y a Acturus, qui porte le nom d’un personnage de BLANC
CASSE, qui devait exploser sous un ballon mais qui trop pressé, a
explosé au niveau de la mer.
Pleurer 720 fois Hiroshima en son pays. Il faudra nous pardonner
d’être si faibles et pourtant si forts. Perdition, chemin pavé par l’ignorance où nous sommes devenus des
aveugles en plein jour. Où il n’y a
que les rêves qui éclairent notre raison.
N’oublions pas Tydée, n’oublions pas Priam, dont les explosions ont
fait s’effondrer les barrières récifales.
Tout continuera dans un mensonge. Nous ferons semblant de ne
pas être complices.
Puisqu’on ne veut pas soigner, on ne veut pas reconnaître. Soigner
c’est reconnaître, c’est admettre. Mururoa et Fangataufa sont encore nos
enfants mais ils ne nous appartiennent toujours pas.
68
Dossier
Pleurons 720 fois Hiroshima en notre pays et les visages restent
secs, si vous cherchez nos pleurs, observez en silence. Une étendue de
gouttes lacrymales a débordé de la surface de nos îles et de nos atolls.
Si vous pensiez que c’était l’océan, vous vous trompiez. Des millions de
kilomètres carrés de bleu et de sel
sous l’azur éternel sont ici pour vous
rappeler que rien ne creuse le visage d’un peuple, qui vit au milieu des
larmes de son passé, sans le savoir.
Tristesse s’agrippe à nous,
720 fois Hiroshima en notre si beau pays.
69
Littérama’ohi N°16
Yola Garbutt
LA DÉRIVE DES SENTIMENTS
Des rives du Pacifique aux abords de la Seine, le tiare tahiti répand
effluves lascives et persistantes au Salon de l’Agriculture et nous
promet des spa au Mono’i de Tahiti et ses îles. Au Salon du Llivre, le tiare
‘apetahi de Raiatea-La-Sacrée, serait agonisant (BSEO, n°313) et la
canne à sucre (to) ritualise les soins traditionnels du triangle polynésien,
ses
selon Simone*. Voila un aller retour des vivants de ce monde et celui des
morts qui passionne l’Humanité ! Un flux migratoire a comptabilisé (selon
les statistiques ethniques de la Minorité Visible), le po (monde invisible)
s’étant invité à la partie...
2005. Référencé bilingue confirmée à l’INALCO, je représentai le
service Interprétariat-Traduction près la Courd’Appel de Paris dans un
acte de torture (ou de barbarie) ayant entraîné la mort (de son enfant)
sans
intention de la donner. « Hormis le passage à l’acte, la prévenue
ressemble à 90% des femmes que j’étudie », résume l’expert-psychiatre
parisien, spécialisé en criminologie. Ni analyse, ni interprétation des similitudes ou différences entre les sociétés et les cultures. Juste un acte
irréversible qui réclame une sanction pénale, à l’issue des quatre jours
d’études à la loupe des circonstances de ce drame familial.
D’entrée de jeu, l’avocat de la défense fait notifier que sa cliente
n’aura pas recours à la traduction, elle parle français. Invitée à se déclarer sur ses intentions, elle conclue son intervention par « j’ai pris
conscience que... », ce qui ne manque pas de mettre le feu aux poudres de l’avocat général en fonction dans ce dossier. Premier jour d’au«
Comment pouvez-vous prétendre à une forme de
conscience ?!! » Butant d’emblée sur ce mot malheureux, la prévenue a
dience.
l’audace d’outrepasser la notification de son conseiller et apprécie l’astuce linguistique qui consiste à replacer un terme polynésien à l’endroit
de son correspondant français. « Conscience » l’avait expédiée, en un
70
Dossier
effet de manche, dans les flammes de l’inconcevable ! Elle rallie ainsi le
point de vue du Palais parisien et propose « ai faito » (trad., « j’ai mesuré
les dégâts »...). Une petite mesure dans un cas de démesure.
La deuxième intervention ne tarde pas : « Votre enfant, dîtes-vous,
a été donné à votre mère ? Dîtes plutôt que vous l'avez abandonné ! »
faisant référence au sentiment abandonnique et récurrent en psychiatrie. Fa’a/’amu traduit par « faire de telle sorte que - manger », apaise.
En coulisse, l’avocat de la défense avoue avoir été adopté
trois fois.
Les trois autres jours du procès, les BSEO des années 70 suffisent,
ethnologues et anthropologues ayant couché sur papier leurs observations de l’époque. Un éclairage dont tient compte l’avocat général, intéressé par les causes-effets de la colère. Curieusement, c’est le tableau
de Gauguin, No te aha oe e riri, qui satisfera la curiosité de notre fonctionnaire, le commentaire soulignant l’ambiguïté de la personne en colère
(la mère ? l’enfant ? les deux ?). Le chef-d’œuvre pictural, pour sûr, stigmatise l’exclusion, par le groupe, de la personne en colère... La partie de
la défense a beau jeu et enfonce son clou « là-bas, aux antipodes, le
paradis du voyageur n’est plus ! » Exit le bon sauvage et, à la déclinaison des vahiné (v. à la mangue, v. de la mer, v. qui s’offre, v. qui danse,
v. qui n’est pas censée penser, v. qui rêve d’en être une...) se rajoute, ce
jour là, celle qui passe à l’acte. De même, exit l’enfant-roi ; place à l’enfant-martyr... Quatre jours pour reléguer au placard deux mythes
mités ?? Dans la salle réservée au public, une section d’étudiants en
anthropologie-criminologie prennent des notes car rien ne se perd, tout
se transforme. A l’issue de ce procès, loin des micros et caméras, le professeur responsable de cette section universitaire me questionne sur le
siège des sentiments polynésiens.
A rebours et pour être honnête, je songe au pa’i atua, cérémonie
religieuse qui consiste à extraire d’une pièce de bois (fo’o) l'image d’un
dieu parcellaire... afin d’introniser le nouveau dieu ; vidé, en quelque
sorte, un réceptacle divin de son contenu pour le remplir. Une version
« soft »
qui se déroule sur le marae, loin du terrain où les guerriers armés
de massues, décalottent la partie supérieur du crâne de leur adversaire
{pa’i), pratiquent la sodomie {aipa’i). Le concept de ai décrit par Simone
...
71
Littérama’ohi N°16
Yola Garbutt
est subjuguant : ii signifie manger mais aussi copuler, universellement
admis. ‘Aïa, la terre natale ; ‘ai ta’ata (manger/genre humain), le cancer
(sens médical) ; ‘aito, l’arbre de fer (nature), héros (nature humaine) dont
l’étymologie cerne mieux l’application ironique du genre masculin. Moins
usité, ‘ai fatu genre humain - tige (lié par une promesse de fidélité et de
dévouement absolu ; au sens figuré, tout dévoué à une personne, à un
parti) qui régit le domaine foncier, légitime la présence des f/7 sur et sous
terre, et dicte quelques passages à l’acte à base de to, la canne à sucre
(d'où le sucre de canne ou sucre roux largement répandu dans les bains
ritualisés ainsi que par ingestions massives). Ce terme trouve racine
dans la conception : il désigne une femme enceinte (conçue) autant
qu’un homme en érection... Aujourd’hui, to’o représente une perche qui
facilite le glissement d’une embarcation dans peu de profondeur.
Perche que je saisis à loisir pour vous entraîner dans un espace
vernaculaire où, à coup de bistouri linguistique (pour un d.u J.c.o., pas
moins de 13 u.v. consacrés à la Linguistique et le retour aux racines afin
d’asseoir quelques théories migratoires polynésiennes) nous rêvions
d’une autre histoire, autre dénouement. ‘Opuhara est notre préféré : il
marque l’an 1 de la civilisation d’un peuple païen par la bible. Présenté
comme un dissident de la croyance en un dieu unique, il meurt, atteint
d’une balle de mousquet (rappel :arme à feu portative, à mèche, en
usage avant le fusil, que l’on appuyait pour tirer sur une fourche spéciale
plantée en terre - la fourquine). ‘Opu - hara périt. Une bataille le célébra :
fe’i (plantain) - pi (qui n’a pas atteint le stade de maturation) ; l’ingestion
de ce fruit (à ce stade) était pourtant connue pour son action abortive.
C’est la légende d’un ventre {‘opu) hara (péché, faute). Nous nous
essayons à réécrire l’histoire. Nous conservons ‘opu, communément traduit par le ventre, la matrice, la lignée. Ce terme peut être scindé en 2 :
‘o que reprend Simone* dans un descriptif de maladies (les hémorroïdes) ; il signifie prendre la parole (na ‘o mai ra), fendre l’espace par
des mots, fendre la noix de coco comme l’outil pour le faire. Et pu, le
centre, le groupe... Hara ne subit pas le même traitement de conservation, il est évacué et remplacé par tara (épine, dard), ‘opu tara, une cornbinaison poudrière, soit une branche épineuse au sein de la famille
72
Dossier
régnante, autre fonction guerrière. Le cocktail rallume la mèche de la
vigilance) s’offre sur un plateau ; ‘opu ara
implique une fonction d’éclaireur (en somme, un objecteur de
conscience). Il ouvre la voie du compromis. Exit le mousqueton, place à
la plume qui retrace la mémoire de son peuple {me ara au lieu de me
hara). Me (contribution collective) ara (vigilance) au lieu de hara (péché,
faute).
discorde... Ara (éveiller,
Entre le cœur ma fatu (propreté-propriété) et les entrailles (‘a’au), le
siège des sentiments est sous l’influence de la dérive des sentiments. Le
va et vient entre vivants de ce monde pacifique et celui des morts, un flux
migratoire à comptabiliser. Les statistiques ethniques qui bientôt, verront
le jour, afin de chiffrer la minorité visible (= citoyens issus de la diversité), se heurteront, pour sûr, à celles du monde de l’invisible. Des rives
du Pacifique aux abords de la Seine, on se repaît de ses victimes, et on
ne badine pas avec l’amour.
73
Littérama’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
A PROPOS DU TERME « MA’OHI »
avec la collaboration de
Flora Devatine
« Ma’ohi », est un mot
que nous entendons souvent en Polynésie française, et dont l’emploi s’est intensifié depuis le début du mouvement de
renouveau de la culture polynésienne à Tahiti au cours des années 1970.
Ainsi, en Polynésie française tout est ma’ohi : l’univers (te ao ma’ohi), la
terre (e fenua ma’ohi teie), la société (e nuna’a ma’ohi tatou), les hommes
(e ta’ata ma’ohi au), la langue (te reo ma’ohi), la tradition (te peu ma’ohi),
les plantes (te tiare ma’ohi, e ‘uru ma’ohi teie), les animaux (te pua’a
ma’ohi), le poisson (te i’a ma’ohi), l’eau douce (te pape ma’ohi), les boutiques de téléphonie mobile (ma’ohi phone), les marques de vêtements
(ma’ohi dream), le dernier ouvrage de Bruno Saura (Tahiti Ma’ohi) etc.
Ce mot courant du vocabulaire tahitien a déjà derrière lui un long
parcours de vie, depuis son utilisation ancienne que nous retrouvons
dans les premiers témoignages écrits traitant de la société tahitienne,
de la langue, des traditions. Tout récemment, un lecteur d’un journal
local
«
donnait
une
référence
historique
de
l’emploi
du
mot
ma’ohi » dans un passage du traité signé par Tahiti et ses dépen-
dances avec la France au 19ème siècle. Dans sa définition du mot
«
ma’ohi », Te Fare Vana’a, (l’Académie tahitienne), rapporte l’exis-
tence d’un « Ve’a ma’ohi » dans la période entre les deux guerres mon-
diales. Jean-Marc Pambrun, lors d’un échange privé, faisait état du
«
Ma’ohi club » dont son père était un membre actif avec ses amis.
Enfin, en 2004, l’Eglise Evangélique de Polynésie française changeait
de nom pour devenir « l’Eglise Protestante Ma’ohi ».
Ce sont là quelques repères nous renseignant sur l’utilisation
ancienne et actuelle du mot « ma'ohi » dans la société polynésienne, et
tahitienne en particulier.
74
Dossier
A partir des années 70, ce mot emblématique du renouveau culturel en Polynésie allait susciter un intérêt croissant, et connaître un réel
regain de vitalité. Il fut l’objet de multiples approches linguistiques et interprétations étymologiques. L’imaginaire s’en empara et lui créait diverses
utilisations nouvelles, où chacun y allait de bonne foi de sa libre et personnelle proposition. D’«ordinaire », le « ma’ohi » (selon la définition
qu’en donne Te Fare Vana’a), du vocabulaire tahitien, au fur et à mesure
que se multipliaient ses emplois nouveaux, devenait un mythe, peu à
peu sacralisé, un mot qui allait fédérer la société polynésienne. Mais au
milieu du rappel de ses utilisations anciennes et de l’effervescence de
ses interprétations nouvelles, il n’échappa pas à celles sensiblement
divergentes les unes des autres.
Nous citons deux exemples de l’interprétation et de la compréhension du mot « ma’ohi ». L’un eut de suite la faveur du public qui d’emblée
s’y identifia, l’acclama et le reprit régulièrement. Le second cas, plus
récent, souleva un tollé général, avec des réactions en chaîne, semant
la confusion dans les esprits.
PourTuro Raapoto, poète, linguiste, professeur de tahitien, conseil1er pédagogique de l'enseignement du tahitien à l’Eglise protestante
ma’ohi, « ma » signifie « pur, propre, digne ». Ma c’est l’affirmation de
l’Etre dans toute sa force, dans toute sa plénitude, dans toute son ex/gence. Etre ma, c’est avoir sa place d’homme libre, parmi les hommes
libres. Quant à ‘ohi, il désigne un rejeton qui a déjà ses racines, lui assurant une certaine autonomie de vie, tandis qu’il est toujours relié à la tige
mère. Le ma’ohi, c’est alors le rejeton ou l’être qui se nourrit de sa terre
maternelle, natale, dans laquelle il plonge ses racines, qui se rattache à
elle tout en restant libre et autonome'1».
1
DIP
75
Littérama ’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
Si nous posons comme point de référence du terme « ma’ohi » la
définition qu’en donne Te Fa’atoro parau, le dictionnaire tahitien-français
de Te Fare Vana’a, il est à signaler que la définition du mot « ‘ohi », dans
le sens de « rejeton » donné par l’auteur, est en réalité celle du mot
«
ohi », écrit sans le « ‘ », et qui a pour sens, « rejet, surgeon, bour-
geon », « ‘ohi », lui, signifiant « ramasser ». Au passage, nous relevons
deux autres termes, dans le même Fa’atoro parau : « ‘ôhî » qui est traduit pas « diarrhée, jaillir », et « ohi », qui est un mot repris du dictionnaire de John Davies, et dont la prononciation n’est pas indiquée par Te
Fare Vana’a. Le mot serait-il devenu obsolète ? Son sens est cependant
indiqué : « Maladie caractérisée par des tâches rouges sur la peau ».
Le second exemple, tout récent, en date du 20 avril 2009, prend
radicalement le contre-pied des définitions et des explications proposées
précédemment et antérieurement : «... Il est temps à présent de rompre le silence, et de révéler, pour la première fois, la vérité enfouie par
pudeur. Le passage qui nous intéresse se trouve dans l’Ancien testament. Le livre d’Ezékiela en tahitien, au chapitre 23, verset 42, relate les
exploits charnels du Taata maohi, en compagnie des prostituées. Non,
ce n’est pas une blague ! Vous l’avez bien entendu. Il s’agit bien du Taata
maohi ! » C’était la déclaration d’Eugène Bessert, un diacre connu, actif
de l’Eglise protestante ma’ohi, retraité de l’enseignement, ancien maire
de la commune de Papara, qui ainsi condamna publiquement, lors de la
conférence de presse de l’Association Hiti roa, l’emploi du mot « ma’ohi »
accolé à celui de « ta’ata » (homme). Elle provoqua une onde de choc
qui jeta le trouble dans les esprits... à la suite de la lecture et de l’interprétation nouvelle faite à partir du livre d’Ezékiela, donné en référence,
du verset 42 au chapitre 23, où le mot « ma’ohi » s’appliquerait à
quelqu’un de peu vertueux, de « plus animal qu’homme ». La parole
biblique, parole divine, parole d’Evangile, est sacrée, et ne ment pas !
Elle dit la vérité !
La presse en fit état, cela fit bruit, et dans les jours qui suivirent, de
nombreux lecteurs prirent la plume pour protester et dire leur sentiment
76
Dossier
et désaccord. Des internautes firent de même. On entendit sur les ondes
et on lut dans les quotidiens de nombreux commentaires. Chacun s’in-
terrogeait, d’aucuns voudrait comprendre et cherchait à savoir. Comment
le mot emblématique « ma’ohi », sacralisé progressivement au cours
des trente dernières années, pouvait-il s’avérer être un mot « honteux »,
à honnir ? « Ma’ohi ? Moi ? Non ! Jamais ! » Après un tel choc, psychologique, culturel, en ses fondements, le terme « ma’ohi » va-t-il tornber de son piédestal, être extirpé de son socle, ou simplement retrouver
sa place au milieu des siens, les mots communs de la langue ?
-
Ces exemples, avec les réactions et les commentaires publiés dans
la presse écrite, témoignent de l’extrême diversité des interprétations et
compréhensions du mot « ma’ohi » depuis la période de renouveau culturel à Tahiti ; diversité dans les interprétations qui révélerait un état de
confusion dans la vision des gens de la société polynésienne, avec la
perte de la mémoire, avec l’oubli de la langue, avec le risque que le vide
qui s’en suit ou qui s’en suivrait, ne soit comblé par ce que tout un chacun propose, y met de sa vision personnelle qui pourrait y être présentée comme un fait ou une vérité avérée.
Il y a donc là, et à propos du mot « ma’ohi », une illustration de la
mémoire qui peut se trouver fragilisée par ceux-là même qui voudraient
la sauver ; de la mémoire face aux projections des uns et des autres ; de
la mémoire confrontée aux idéologies qui meuvent les uns et les autres.
Dans ces conditions, la mémoire serait-elle un rempart contre l’oubli ?
La condition de la préservation de la mémoire est aussi dans la
quête d’objectivité où il est attendu qu’il soit fait abstraction de ses propres attentes, et que l’on fasse la différence entre ses propres aspirations idéologiques et ce qui relève de l’histoire.
Enfin, et concernant la transmission de la mémoire, il est intéressant de s’interroger sur l’emploi du mot « ma’ohi », notamment chez les
77
Littérama’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
générations des 16-30 ans. Discuter avec des personnes de cette
tranche d’âge vivant à Tahiti nous apprend que le mot « ma’ohi » a une
signification très voisine du mot « Polynésien », avec toutes les approximations concernant la langue, l’origine géographique et familiale que ce
mot, certes, fédérateur pour les habitants de la Polynésie française, porte
en lui. De ce point de vue, le mot « ma'ohi » dans son utilisation récente
semble être une transposition tahitienne d’un concept occidental, certes
adoptée, du mot « Polynésien ».
Polynésien » ?
Mais de quelle(s) île(s) ? De quel(s) district(s) ? De quelle terre ? De
«
quel marae ? Quel nom ? De quelle famille ? Qui sont tes parents ? Qui
sont tes ancêtres ? La réponse lapidaire à ces questions se retrouve
contractée dans la phrase « Je suis ma’ohi », souvent sans davantage
de précision. Et alors que les membres des générations antérieures se
présentent ou se présentaient en donnant le lieu du district ou de l’île où
ils étaient nés ou vivaient (e ta’ata tahiti au, e ta’ata papara vau), beaucoup de jeunes Tahitiens d’aujourd’hui disent spontanément être un
« ta’ata ma’ohi », et
quant à la langue, ils parlent de « reo ma’ohi »,
notamment depuis la mise en place de l’enseignement du tahitien, et
l’utilisation de l’expression « enseignement du reo ma’ohi » pour traduire
«
enseignement du tahitien », et qui va devenir par la suite « enseignement des langues polynésiennes : tahitien, marquisien, pa’umotu, mangarévien, rurutu, rapa ». C’est ainsi que la langue, et le lieu d’origine ou
de résidence de ceux, originaires de la Polynésie française, appelés il y
a une quarantaine d’années, « les Tahitiens », rejoignent le vaste ensemble aux contours mouvants des choses dites « ma’ohi » ;... où tout, d’une
façon générale, apparaît mouvant, où tout fluctue.
Nous remarquons d’autre part, que beaucoup de jeunes notamment
des zones urbaines de Tahiti semblent déconnectés de leurs racines,
mais en même temps et paradoxalement, que c’est dans ces mêmes
zones de
l’île de Tahiti que le terme « ma’ohi » est le plus employé par
cette jeune génération d’adultes. Ces situations de désenracinement où
78
Dossier
chacun se définit moins par rapport à son environnement proche, et de
ce fait se montre moins soucieux de ce dernier,
c’est en fin de compte la
mémoire liée à la connaissance des lieux, des habitants (terres, mon-
tagnes, plantes, pointes, baies, mer, chefs, héros, etc.) qui disparaît laissant la place grande, libre et confortable à l’oubli, à la confusion, à
l’instabilité, à la fluctuation.
Ce sont pourtant les cultures particulières qui font la richesse des
habitants de Tahiti, et de toutes les îles de la Polynésie !
Pour conclure, nous dirons que le terme « ma’ohi » est porteur d’une
nouvelle vision du monde, d’une façon autre d’être tahitien, d’être polynésien, d’un sentiment autre d’être ce que l’on est, que l’on soit de Tahiti, de
Huahine, de Taha’a, des Tuamotu, des Marquises, des Australes, des
Gambier, ou d’ailleurs... C’est ainsi que le mot « ma'ohi » fait sens pour une
partie de plus en plus importante de la population de Tahiti et des îles.
Nous avons dit, plus haut, que l’emploi du mot « ma’ohi » s’est mul-
tiplié, diversifié, et que c’est une situation qui peut être source de confusion et de dérive dans l’esprit de ceux qui utilisent le terme « ma’ohi »
sans l’interroger. Or si la mémoire s’enrichit de nouvelles interprétations,
comme il en va du mot « ma’ohi », elle risque aussi de s’épaissir, de
s’obscurcir de quelques-autres qui nous laissent dans le brouillard, avec
le danger qu’elles encombrent notre mémoire et entament notre discernement de ce qui fait partie de l'histoire.
La mémoire est ce qui fait la richesse d’un peuple, et cette richesse
est la connaissance ; la connaissance de sa terre, et des moyens pour
y vivre, et la façon de la gérer pour la préserver.
La mémoire est centrale et trop importante pour que l’on s’interdise
de la laisser disparaître ou de la déformer. Sans mémoire, il reste le
néant, de par l’absence de connaissance, d'expériences.
Le mot « ma’ohi », avec tous les sens qui lui sont donnés, est de ce
point de vue représentatif, voire symptomatique de ce qui se passe
79
Littérama’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
actuellement dans la société polynésienne, entre autre, au niveau poli-
tique, ou les électeurs ne s'y retrouvent plus, où tout se confond. C’est
alors que nous avons besoin d’entendre des personnes de savoirs, ces
« trésors humains vivants », souvent discrets, observateurs silencieux.
C’est à l’une d’elles, au cours des rencontres et des échanges sur la culture, sur la société, que nous avons posé la question du sens du mot
«
ma’ohi ».
«
Que pensez-vous du débat soulevé actuellement autour du sens
du mot « ma’ohi » écrit dans la Bible ?
-
Le terme « ma’ohi » tel qu’il est employé, écrit, dans la Bible, y a le
qu’il a toujours eu de tout temps, c’est-à-dire celui qu’il avait au
moment de la traduction de la Bible en tahitien. C’est le sens qu’il a
sens
conservé, et qui s’est préservé jusqu’à nos jours, qui est arrivé jusqu’à
nous, où le mot « ma’ohi » désigne, comme le définit le Fare Vana’a, tout
ce «
qui est du lieu, du pays », et s’applique à celui « qui est originaire
du lieu, du pays ».
C’est dans ce sens et avec ce sens qu’il a été utilisé, compris, par
les personnes dont le tahitien est la première et parfois la seule langue
familiale, des personnes qui n ’ontjamais cessé de parler leur langue. Je
parle des gens de Tahiti. Donc, où le terme tahitien « ma’ohi » traduit le
terme français, « indigène », « aborigène », « autochtone ». C’est cela
le sens du mot « ma’ohi », depuis sa création, sa fabrication par les premiers habitants des îles polynésiennes. C’est un terme qui s’applique à
tout ce qui est originaire de quelque lieu, île, pays, et en ce qui nous
concerne, de l’ensemble des îles des archipels constituant la Polynésie
française.
Il faudrait revenir aux termes même du verset biblique qui a causé
et soulevé tant de remous et quelques émois, peut-être un peu de délire,
dans l’esprit et dans le cœur, dans les entrailles des jeunes et des moins
jeunes. Parmi les nombreux commentaires qu’il y a eu, certains instructifs de l’état de la société sur le plan culturel, linguistique notamment, du
moins tels que la presse s’en était fait l’écho.
80
Dossier
Il est vrai, s’agissant de la Bible, que ce n’est pas un livre qui a été
écrit, à l’origine, et d’une seule traite, en tahitien. Elle le fut d’abord soit
en araméen, en hébreu, ou en grec,... avant d’être traduite en anglais,
français, en plusieurs autres langues... et de l’être aussi en tahitien !
Ce furent des écritures et des traductions successives, qui parfois, par
en
la structure de la langue,
donc de la pensée, et par le vocabulaire
emprunté par endroits aux langues que j’ai citées, peuvent induire en
erreur un lecteur. C’est le cas du verset qui nous intéresse. En effet, le
texte tel qu’il est écrit en tahitien, lu, seul, sans recourir à une traduction,
par exemple, à celle en français qui nous est accessible, peut amener
le lecteur de langue tahitienne à comprendre différemment.
Dans les deux Bibles que j’ai ouvertes, l’une de langue tahitienne et
l’autre, de langue française, il est écrit, en tahitien dans « Ezekiela, pene
23, ‘irava 42 » :
«
E tei ia’na hoi te muhu o te feia rarahi parahi hau noa
ra
i te itearaa ; e ua aratai-atoa-hia mai te mau taata
maohi e to Seba atoa no te medebara ; o tei tuu i te
tapea i nia i te rima, e te korona nehenehe i nia iho i to
ratou mau upoo. »
En français, Ezékiel, chapitre 23, verset 42, :
«
On entendait dans la ville le bruit d’une multitude
joyeuse ; et au milieu de cette foule d’hommes venaient
des Sabéens du désert, qui ont mis des bracelets aux
mains des deux sœurs et de magnifiques couronnes sur
leurs têtes.»
A ia première lecture, je me rends compte que le texte français est
légèrement différent de celui en tahitien, car il y a des détails qui n’apparaissent pas dans le texte en tahitien. Maisje remarque que ce dernier,
à certains passages, est plus précis que le texte en français ! En effet,
alors qu’en français, on parle « du bruit d’une multitude joyeuse que l’on
entendait dans la ville », dans la version en tahitien, je ne trouve pas
81
Littérama ’ohi N° 16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
trace des termes, « multitude », « joyeuse », « entendre », « ville » A
l’époque de la traduction de la Bible, ils existaient, puisqu’on les trouve
ailleurs, dans d’autres passages de la Bible ! Tout comme n’y figure pas
le détail « les deux soeurs » !... Dès le début du verset en tahitien, je dois
m’accrocher pour entrer dans le texte, tenter de saisir ce que dit le texte
qui est une traduction, et n’est que la traduction d’une traduction de la traduction d’une traduction... d’un récit dans une langue d’un peuple
de
plus d’un peuple, avec une pensée, une mémoire, une histoire, une philosophie, une religion, une littérature, une poésie, un art... immenses,
dont j’ignore tout !
...,
Pour en revenir à ma compréhension du début du verset en tahi-
tien, coupé de tout contexte, cela donne ce qui suit : «il y avait en lui (ou
elle) du bruit (ou du tapage) des personnes importantes vivant en
paix-sans souci, telles qu’elles se donnaient à voir», et que « l’on conduisait » ou que « Ton amenait également», « aratai-atoa-hia mai », « te
mau taata maohi », des « personnes du lieu » ainsi que « celles de Saba
également » (Seba, dans le texte tahitien).... C’est du moins ce que j’en
comprends, et que maladroitement je traduis !... Pour la suite du texte,
pour l’avoir lu, je sais que ce fut vers Oholiba (Aholipa, dans le texte tahitien). Toujours est-il que la confusion est possible et grande, si Ton s’en
tient à une version unique. Malheureusement, je n’ai pas de Bible
anglaise pour voir ce qui est dit en anglais dans ce verset ! Enfin, il faudrait aller lire et relire Jacques Nicole !
en
En attendant, avançons dans le verset, et comparons toujours !
Alors que la
version en français dit : « et au milieu de cette foule
d’hommes venaient des Sabéens du désert », celui en tahitien raconte :
« e ua aratai-atoa-hia mai te mau taata
maohi e to Seba atoa no te mede-
bara ». Considérés séparément, en faisant abstraction de la pensée que
versets sont des traductions, les passages en langue française et
tahitienne sont clairs pour chaque groupe linguistique, dans son espace
ces
linguistique. Mais placés côte à côte, Tun face à l’autre, alors apparaissent les différences, les divergences.
82
Dossier
Ainsi, là où le texte en tahitien fait mention de « te mau taata maohi »
de Jérusalem qui « ont été amenés également », « ua aratai-atoa-hia
mai », et de « ceux de Seba également du désert », là où il dit en substance : « on amenait des indigènes (des ma’ohi) et des Sabéens », celui
français raconte : « au milieu de cette foule d’hommes venaient des
Sabéens ». De même, à la fin du verset : « o tei tuu i te tapea i nia i te
en
rima, e te korona nehenehe i nia iho i to ratou mau upoo ». Rien n’indique, dans le texte en tahitien, « qui » met des « tapea » (« bracelets »,
dans ie texte français), et « à qui ? » Par contre, il y est précisé que « te
korono nehenehe » (« les magnifiques couronnes ») étaient « i nia i to
ratou upoo », « sur leurs têtes », c’est à dire « sur leurs têtes à eux, les
hommes », là où la version en français traduit : « des Sabéens du désert,
qui ont mis des bracelets aux mains des deux sœurs et de magnifiques
couronnes sur leurs têtes. » S’agit-il de la tête des deux sœurs ou de
celle des Sabéens ? C’est le texte en tahitien qui y répond ! Mais est-ce
la bonne réponse ?
Nous ne le saurons jamais puisque nous n’avons pas le texte
d’origine. Il faut bien admettre que, hors contexte précisant le lieu, le
pourquoi, le comment des faits... s’en tenir uniquement au texte dans
une langue, c’est laisser la porte ouverte non seulement à plusieurs
interprétations possibles mais aussi à l’erreur de compréhension. Il
faut revenir à la source, si l’on y arrive, replacer les faits dans leur
contexte, si l’on peut, comparer les traductions, quand on en a,... pour
saisir un peu plus du sens général et particulier du verset, et des
termes utilisés...
L’emploi du terme « ma’ohi » y est à bon escient et ne prête nullement à confusion. Cela est clair. Il désigne « les personnes, les hommes
du lieu », ni plus ni moins... Sinon, bien plus : il pourrait désigner « tous
ceux du lieu » et/ou « tous ceux
originaires des différents lieux, groupes
ethniques » vivant à Jérusalem, ville représentée métaphoriquement,
dans ce verset, parla prostituée Oholiba, dont la sœur Ohola, une prostituée, elle aussi, symbolisait, elle, Samarie.
83
Littérama'ohi N° 16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
Pour résumer, le terme « ma’ohi » qui désigne l’homme du lieu ne
change pas de sens, seul diffère l’homme du lieu qui dépend du pays
d’origine, et quel que soit ce pays d’origine, l’homme du lieu est un
« ma’ohi » de son
propre lieu d’origine.
En aucun cas, le mot « ma’ohi », dans ce verset, signifie « celui qui
aime et qui fréquente les prostituées » comme d’aucuns a pu le corn-
prendre et le laisse entendre. Le terme « ma’ohi » y est écrit, et employé
au plus juste, uniquement et simplement, pour dire qu’il y avait une foule
d’hommes, de personnes qqi allaient vers Oholiba, et que parmi cette
foule qui se rendait à Oholiba, ou qui était invitée à y aller, qui était
« conduite, amenée,
guidée » vers Oholiba,- ici, il s’agit de Jérusalem
devenue une prostituée, au regard de Dieu -, il y avait d’une part « des
ma’ohi », « des indigènes » du lieu, c’est-à-dire des hommes, des personnes, « originaires » de ces lieux, peut-être de la ville de Jérusalem,
et d’autre part des Sabéens, desquels on pourrait aussi dire qu’ils étaient
« les ma’ohi », « les
indigènes » du désert de Saba (Yemen), des
hommes, des personnes, « originaires » de Saba.
«
Assurément il y a eu une malencontreuse interprétation du mot
ma’ohi » qui lui est bien inscrit et employé dans le verset biblique en
question, avec le sens qu’il avait, qui a été le sien, et qu’il n’a jamais
cessé d’avoir, et qui n’a jamais cessé d’être le sien... »
84
Weniko lhage
«
L’ACADÉMIE DES LANGUES KANAK :
« MYTHE OU RÉALITÉ ? »
Tha tro ko a tune la lue qatre fôe ne Zilihu e kepi e Ejengen .E
Drehu. Ca ka ethe trij.
Ca ka xupi nôj. Eësë ôhne hnyawa la ketre
edrômë, maine ketre trengewekë hna amë pe koisë hnene la itre xôtrapane së eKô ngône la itre hnedrai së enehila.
Il ne s’agit pas ici, dans le temps de parole, qui m’est attribué par le
maître des lieux, que je remercie, de parler de la classification des
genres littéraires kanak, ce d’autant qu’elles ne correspondent pas souvent aux grilles d’analyses ou taxinomiques des sociétés de l’adversité.
Mais s’il faut donner une traduction de cette parole coutumière d’entrée,
elle parle d’un « mythe » kanak de Lifou qui met en scène deux femmes
qui passent leurs temps à faire le contraire de ce que l’autre entreprend.
première veut réunir le sable, les arbres, les
cailloux... pour faire émerger une île ou construire un pays, la seconde
intervient pour démolir son entreprise. Cette histoire demeure ce que l’on
pourrait appeler un mythe, même si elle nous interpelle encore au quo-
A chaque fois que la
tidien dans tous les domaines de la vie.
Est-ce que l’Académie des langues kanak est un mythe ou une
réalité ?
A cette question, elle trouve son fondement juridique dans l’Accord
de Nouméa où il est prévu qu’ « une académie des langues kanak, éta-
blissement local dont le conseil d’administration sera composée de locuteurs désignés en accord avec les autorités coutumières, sera mise en
place. Elle fixera leurs règles d’usage et leur évolution. » Et la loi organique de préciser qu’ « après avis des conseils coutumiers, le sénat coutumier désigne les membres de l’académie des langues kanak dans les
85
Littérama’ohi N°16
Weniko lhage
conditions fixées par une délibération du Congrès » et en son article 215
alinéa 2 : « les langues kanak sont reconnues comme langues d’ensei-
gnement et de culture. »
A partir de cette déclaration politique, le sénat coutumier- dont le
président à l'époque était Mr Jean WANABO- a organisé une première
réunion le 31 juillet 2001 pour jeter ensemble des éléments de réflexion
permettant de mettre en place l’académie des langues kanak. Un comité
de pilotage a rédigé un premier projet qui sera présenté le 02 février
2002 à la CPS dans le cadre de la journée internationale de la langue
maternelle organisée par le Sénat coutumier et le Gouvernement. Mais
après bien des tractations avec différentes collectivités ou associations,
ce projet « Mapou » n’a jamais abouti. Des réserves relatives à ses missions et à son coût ayant été émises par certains partenaires.
Le 1er janvier 2006, par convention de partenariat entre le gouvernement de la Nouvelle Calédonie et le vice-rectorat signée par la présidente du gouvernement et le vice-recteur, j’ai été chargé de travailler à
l’élaboration d’un nouveau projet pour la mise en place de l’académie des
langues kanak. Pour mener à bien ma mission, deux comités ont été mises
place : un comité technique et linguistique(COMIL) et un comité politique(COPIL).Le COMIL, composée de personnes qualifiées dans les
domaines linguistique, sociologique, anthropologique, juridique...ou ayant
en
de normalisations connaissances sur les institutions coutumières et/ou sur
l’organisation sociale kanak, est chargée de faire des propositions techniques sur les missions, l’organisation et le fonctionnement en fonction
des orientations générales fixées par le COPIL. Outre les orientations
générales du projet de l’académie des langues kanak, le COPIL valide
progressivement les propositions du comité linguistique et technique.
Le COMIL travaille régulièrement sur le projet de délibération en
tenant compte des remarques du SELC sur l’articulation entre les auto-
rités coutumières et les linguistes, le nombre d’académiciens, le coût,
l’organisation et le fonctionnement de l’académie.
86
Dossier
Les deux axes d’intervention de l’Académie des langues kanak sont
la normalisation, la promotion et le développement du patrimoine lin-
guistique.
En matière de normalisation,
elle devra, entres autres, faire l’état
des normes d’usage pour les langues qui en sont déjà dotées et déve-
lopper une norme pour celles qui n’en possèdent pas en veillant à maintenir
une
cohérence d’ensemble. Elle
aura
aussi
un
rôle dans la
promotion et le développement des langues kanak, notamment en favorisant l'innovation linguistique, en participant à la validation des outils
nécessaires, des programmes d’enseignement et des contenus, en liaison avec les autorités compétentes. Elle devra aussi entreprendre des
actions tendant à développer l’utilisation des parlers kanak en ouvrant de
nouveaux espaces d’expression, notamment dans les domaines de la
santé, des médias, de l’éducation, des transports, de l’administration, de
l’environnement...
Les sections régionales
Au nombre de huit, leur répartition est calquée sur celle des aires
coutumières ce qui permettra de développer une synergie et une mise
en commun de certains moyens
logistiques. Elles œuvreront, chacune
pour ce qui la concerne, afin de contribuer à la mise en œuvre des
objectifs définis pour l’académie des langues kanak déjà développés cidessus.
L’académie est administrée par un conseil d’administration assistée
d’un conseil scientifique et technique et dirigée par un directeur.
Les académiciens sont désignés, sur la base d’un académicien par
aire coutumière, par le Sénat coutumier sur proposition du conseil coutumier concerné, pour une durée de cinq ans renouvelable. Ils doivent
être locuteurs et maîtriser l’écriture d’une langue ou de l’un des dialectes
de l’aire considéré et relever coutumièrement de celle-ci.
87
Littérama’ohi N°16
Weniko lhage
Un conseil scientifique et technique composé de dix membres au
plus est institué au sein de l’académie. Il émet un avis sur toute question
dont il est saisi. C’est ainsi que des linguistes de renom ont accepté de
collaborer avant même que ce conseil soit mis en place prochainement
cette année. Citons Jacqueline De La Fontinelle, Sam Léonard, Tryon...
et Claire-Moyse-Faurie, Isabelle Brill du CNRS-LACITO.
Le vote de ce texte au Congrès de la Nouvelle Calédonie a été effectué le 1è janvier 2007 et j’ai du défendre le projet auprès dés élus qui siè-
gent tant au Congrès que dans les provinces pour bien leur expliquer le
bien fondé, l’objet, les missions et le futur fonctionnement de cette académie des langues kanak ici et ailleurs.
Je me souviendrais toujours lorsque j’ai discuté avec les membres de
l’UMP -avant son vote au Congrès- quand Bernard Deladrière m’avait
posé la question suivante : « Quelles seront les relations qu’auront TALK
du Pacifique et dans le monde ?»
Cette question pertinente pose la légitimité de ce que l’académie des
langues kanak a établi comme ligne directrice de fonctionnement dans sa
politique linguistique : « Une politique linguistique n’est viable à long terme
que si elle si elle est rattachée à d’autre politiques linguistiques dans le
monde.» Et je vois dans le discours de politique générale du président du
Gouvernement de la Nouvelle Calédonie le vendredi 04 janvier 2008, je
cite : « Le gouvernement ne ménagera pas ses efforts pour soutenir la
jeune académie des langues kanak, surtout au moment où l’Assemblée
générale des Nations Unies vient de proclamer l’année 2008 année internationale des langues ». Aussi bien dans la question de B.Deladrière que
dans le discours du Président, il y a cet adage kanak qui exprime que les
langues kanak sont enterrées sous les racines de nos cocotiers, mais sans
cesse trempées par les courants marins de l’universel.
avec l’université d’ici et/ou d’autres pays
La vice-présidente du Gouvernement n’a pas ménagé ses efforts
pour l’évolution de cet établissement public, encouragé fortement par les
trois provinces et l’Etat, qui sont des partenaires actifs de l’Académie
88
Dossier
des langues kanak qui a pour mission essentielles de fixer les règles
d’usages et de concourir à la promotion et au développement de l’ensemble des langues et dialectes kanak.
Madame Dewe Gorode a signé une convention de partenariat avec
l’Institut des Etudes Catalanes pour que cet institut puisse collaborer
avec TALK dans la
promotion et recherches sur les langues kanak. Cette
convention a été signée l’an dernier, l’année de l’anniversaire de leur
centenaire. Convention d’autant plus importante que Mr Joan Argenter
vient encore de nous interpeller la semaine dernière sur la nécessité
d’activer notre collaboration.
Il y a également un mois, Mr Mauro Rosi a enregistré la création de
l’académie des langues kanak au sein de l’UNESCO. Sans compter le
soutien à la fois de Mr Laurent Personne de l’Académie française et de
Mr Maco Tevane de l’Académie tahitienne qui nous ont assuré de leur
soutien pour que cette académie des langues kanak puisse exercer ses
missions en Nouvelle Calédonie.
C’est ainsi que le 21 février 2008, le Gouvernement et le Sénat coutumier ont marqué à KÔÔNE la journée internationale de la langue
maternelle. Pour proclamer 2008 années internationales des langues,
Koïchiro Maatsuura déclare : « Les langues sont essentiellement pour
l’identité des groupes et des individus, et pour leur coexistence pacifique.
Elles constituent un facteur stratégique pour la progression vers un développement durable et pour une articulation harmonieuse entre le global
et le local. Seul un multilinguisme assumé peut permettre à toutes les
langues leur place dans notre monde globalisé. L’UNESCO invite donc
les gouvernements, les organismes, des Nations Unies, les organisalions de la société civile, les institutions éducatives, les associations professionnelles et toutes les autres parties prenantes à multiplier leurs
activités propres en faveur du respect, de la protection
de toutes les
langues particulièrement des langues en danger, dans toutes les situa-
tions de la vie individuelle et collective. »
89
Littérama’ohi N°16
Weniko lhage
Ainsi, dans cette partie de l’Océanie, en excluant l’Australie, et particulièrement la Mélanésie, elle se caractérise par la plus importante
diversification linguistique observée, eu regard du nombre de locuteurs,
et constitue à l’échelle de l’humanité, un
patrimoine unique. Les 28
langues kanak viennent enrichir les 7 langues autochtones des îles Fidji,
68 aux Salomon, 80 langues au Vanuatu, 263 dans l’Irian Jaya en cornplément de la Papouasie Nouvelle Guinée où 823 langues sont parlées
dans ce pays.
De cette diversité linguistique dans le Pacifique, les langues kanak
de Nouvelle Calédonie à l’exception du Tayo, créole de Saint Louis,
appartiennent à la famille des langues austronésiennes, l’une des 106
familles des langues de l’humanité. Les langues austronésiennes, dont
l’aire de distribution va de Madagascar à l’île Formose, comporte 1262
langues.
Cette journée internationale de la langue maternelle, en 2008,
année d'anniversaire aussi du Centre Culturel Tjibaou, un grand aîné du
Nord, même si la formule de plaque tournante a été choisie par le Sénat
coutumier, prend sa naissance en Province Nord où la diversité linguistique est bien présente dans l’aire hoot-maa whaap. 11 langues cohabitent depuis bien longtemps et le travail effectué par les conseils d’aires,
les services de l’enseignement, l'ADCK, les différentes associations qui
travaillent sur les langues, seront des partenaires actifs de l’académie
des langues kanak. Vu son jeune âge, il n’est pas dans ses priorités de
concurrencer l’ADCK dans sa collecte des textes de tradition orale, ni de
calquer une superposition de travail linguistique avec une quelconque
association ou collectivité, mais bien de créer des passerelles de partenariat de recherches, de publications, d'inventaires et/toutes forme
d’échanges linguistiques dans un esprit de complémentarité des cornpétences exigées. Ainsi, au regard des huit aires linguistiques du pays,
l’Académie des langues kanak va mettre en place cette année quatre
académie régionales : celle des aires drehu, drubea/kapumë, ajië et
paici. Il s’agit sans doute de choix subjectifs et arbitraires, mais ils se
90
Dossier
justifient par des critères linguistiques pertinents comme des langues
d’évangélisation, langue écrite, vivier d’étudiants opérationnels de suite,
maisons d’aires prêtes ou en constructions, académiciens rapidement
choisis, même si on moment où je vous parle, les académiciens sont
presque tous nommés par une délibération commune du Sénat coutumier et parue au Journal Officiel du 27 décembre 2007. L’académie
régionale drehu va fonctionner en mars avec un technicien-linguiste qui
va travailler de paire avec l’Académicien. L’antenne drehu va être inaugurée la semaine prochaine à Lifou. Le mercredi 26 mars 2008 à la tribu
de Hapetra.
Le chargé de mission salarié de TALK, aura une lettre de mission
préalablement définie par la direction où il aura des tâches bien précises.
A commencer par la fixation et normalisation des systèmes d’écriture de
ou des
langues de l’aire considérée. Dans notre esprit, il doit travailler avec
qui se définit comme l’interface entre l’académié des
langues kanak et le monde coutumier. Une ligne de conduite sera de règle.
l'académicien
Ils travailleront ensemble selon une formule de duo et non de duel. Bien
entendu, la lettre de mission du technicien diffère d’une aire à l’autre selon
la ou les langues en question, leur histoire, le nombre de locuteurs...
L'académie régionale drehu est localisée dans la tribu de Hapetra (
district de Gaica) où une responsabilité coutumière sera demandée aux
conseils coutumiers des tribus de Hapetra et Drueulu pour veiller au bon
fonctionnement de l’académie régionale drehu. J’émets le vœu sincère
ici qu’elle retrouvera rapidement sa vitesse de croisière pour qu’elle
puisse servir d’académie-pilote aux trois autres cette année 2008.
Dans cette perspective et dans la droite lignée d’établir des passerelies entre des savoirs, l’académie des langues kanak se voit entourer
par un conseil scientifique tel que le prévoit son article 7. Lors d’une réunion informelle, Jacqueline De La Fontinelle avait précisé que les académies sont conçues pour être des observatoires de langues et pour rendre
compte de la richesse sémantique de celle-ci. L’Académie des langues
91
Littérama’ohi N°16
Weniko lhage
kanak doit se positionner dans ce secteur qui n’est pas encore traité et à
ce titre assurer une vraie
fonction, débouchant sur des résultats concrets,
du matériel publiable, des orientations pédagogiques. Si nous créons 4
l’expérience acquise dans la première
phase devrait permettre d’obtenir rapidement dans la seconde.
académies cette année 2008,
Comment devra fonctionner cette académie pilote ?
Le directeur devra, en un premier temps, expliquer clairement, dans
chaque académie quels sont ses buts et ses attentes.
Il devra proposer aux groupes de travail de choisir un mot (sans se soucier de l’ordre alphabétique) et de l’étudier. Les sens multiples que peut prendre un mot dans les différents contextes où il est susceptible d’apparaître
devront être recensés aussi exhaustivement que possible. Ce faisant, il est
évident que « les académiciens » mettront en lumière les richesses de leur
culture, des phénomènes sociaux, feront de la littérature...
En effet, à ce jour, les dictionnaires faits par les linguistes et des-
cripteurs, étant donné qu’ils ne sont pas fait par des locuteurs des
langues sont pauvres (généralement à un mot correspond une ou deux
traductions). La polysémie est généralement ignorée et cela d’autant plus
que les traductions françaises doivent ranger dans une catégorie grammaticale (verbe, nom, adjectif... limitant le champ sémantique du mot
étudié).
Il faut enfin mettre un terme à cette idée, toujours présente, même
si elle n’est plus exprimée ouvertement, que les langues kanak ne traitent que le monde concret et sont incapables d’abstraction, de sens
figuré et d’images.
Le directeur de TALK devra s’assurer régulièrement des progrès et
éventuellement résoudre les problèmes de chaque zone
pour laquelle une académie est « lancée ».
92
linguistique
1).
Dossier
2).
L’académicien aura la tache de prendre les contacts nécessaires
afin de réunir un groupe de « personnes ressources » intéressées
par
leur littérature et leur culture.
Il devra établir un calendrier des réunions avec ces personnes.
(On propose de tenter de faire quatre réunions par mois). Ce groupe
devrait constituer un noyau auquel pourrait s’adjoindre toute personne le
désirant, de façon régulière ou non.
Le linguiste-technicien devra être capable d’enregistrer et de transcrire les débats qui se dérouleront lors des séances de travail dans la
graphie « officielle » retenue. L’usage d'un magnétophone et d’un lap-top
serait évidemment souhaitable pour faciliter son travail. Tout travail de
quête sémantique devra évidemment être précédé du choix définitif d’un
système de graphie. Ce travail préparatoire devra se prolonger aussi
longtemps qu’il sera nécessaire pour obtenir un consensus dans le
groupe, mais aussi, auprès des enseignants et être reconnu officiellement par les autorités coutumières et politiques.
Si l’académie régionale drehu est d’ores et déjà
opérationnelle en
mars, celle de l’aire drubéa-kapumë devra être créée dans la foulée en
avril. Elle aura son siège au dessus des locaux du conseil d’aire drubéa
où un chargé de mission devra travailler en duo avec Kowé
Gouraya
l’académicien. Cet académicien a déjà beaucoup œuvré pour la trans-
cription des langues du Sud. L’équipe du LACITO-CNRS que nous avons
rencontré la semaine dernière à Paris (dans leurs locaux de
Villejuif à
Paris) a tenu tout d’abord tenu à rappeler la complexité des langues
kanak dans tout le Territoire, mais principalement dans le Sud ou JClaude RIVIERE apparaît comme celui qui a aussi étudié les langues à
tons du Sud, en plus du païci. La plupart d’entre elles -me dit-il-sont des
langues à tons. Comment les décrire ? Il s’agit d’une entreprise délicate,
d’autant que J-Claude Rivière nous a remis rapidement une proposition
de transcription unifiée des voyelles des trois langues du SUD de la Nouvelle Calédonie (numéé, drubéa, et kwênyii).Une étude a
également été
entreprise par un linguiste japonnais sur la langue de Païta.
93
Littérama’ohi N°16
Weniko lhage
J-Claude Rivière, Isabelle Brill, Claire Mayse-Faurie et Isabelle
Leblic, tous linguistes du CNRS, ont enregistré avec satisfaction la nomination de Gowé Gouraya comme académicien, d’autant plus qu’il a fait
des propositions d’écriture pour le kwênyii, qu’il a lui-même présentées
aux chefferies selon
Isabelle Brill.
J-Claude Rivière a précisé qu’une des principales difficultés dans
la transcription des langues viennent essentiellement de la prononciation des locuteurs natifs du moment. Les linguistes du CNRS ont
langues, il y a quarante ans. Aujourd’hui, renchérit
Claire Moyse-Faurie, la prononciation des vieux est différente de celle
transcrits ces
des jeunes. Elle cite à ce sujet la langue de Lifou où deux paires minimales s’opposent entre wa o et wa o .Comment noter l’opposition pertinente entre ces deux phonèmes de la langue ? Il y a donc une très
grande distance entre les travaux de l’époque et ceux d’aujourd’hui.
Le langage des vieux évolue avec le temps. Ces mêmes vieux ont
l’impression d’être trahis avec le temps. Les langues bougent vite et
évoluent.
Mais dernièrement, l’académie des langues kanak, en accord avec
le CNRS et l’ADCK, reprendra rapidement les derniers travaux de J.Vernaudon et Claire Moyse-Faurie pour avancer dans la normalisation des
systèmes de graphie d’une et/ou des langues du Sud. L’académie des
langues y veillera attentivement aux réalisations de ces travaux.
Si l’on doit considérer le sichë comme langue morte, de nombreux
auteurs se sont déjà inquiétés de ce phénomène de disparition des
langues comme le linguiste Claude Hagège : « Sait-on qu’en
moyenne, il meurt environ 250 langues chaque année ? Il existe
aujourd’hui dans le monde 5000 langues vivantes. Dans cent ans, si
rien ne change, et sans doute beaucoup moins encore si l’on tient
compte d’une accélération fort possible du rythme de disparition...la
vigilance s’impose, faute de quoi toutes sont menacées, y compris le
français ».(1)
94
Dossier
Avec ces langues qui se meurent, ce sont aussi des perspectives,
des traditions, une mémoire collective et des modes uniques de pensée et
d’expression, autant de ressources précieuses pour garantir un avenir
meilleur qui se perdent. Sur les 7000 langues environ parlées dans le
monde, plus de 507 vont probablement s’éteindre en l’espace de quelques
générations et 967 ne sont parlées que par la population mondiale. Seules
plusieurs centaines de langues sont véritablement valorisées dans le système éducatif comme les langues kanak qui sont reconnues comme des
langues d’enseignement dans l’Accord de Nouméa.
Dans le cadre de
l’engagement de l’Assemblée générale des
Nations Unies qui a proclamé 2008 comme Année internationale des
langues, j’ai profité de l’initiative du Sénat coutumier, du Gouvernement
de la Nouvelle Calédonie en partenariat avec la Province Nord, pour attirer l’attention de tous sur les
questions linguistiques, mais aussi des partenaires et des ressources pour appuyer fortement la mise en oeuvre des
stratégies et politiques en faveur de la diversité linguistique et du multilinguisme dans toutes les régions du monde en général et des langues
kanak en particulier.
Que dire en plus de cette semaine de la langue française ?
Beaucoup d’enfants kanak parlent de moins en moins leur langue
maternelle dans la capitale et l’intrusion des médias en français dans
toutes les familles a sans doute bousculé les moments de convivialité
qui nous réunissaient. A ce sujet, lors de la journée internationale de la
langue maternelle à KÔÔNE, le sénateur Clément GRONCHAIN a lancé
un cri d’alarme : « Aux mamans, parlez nos langues. Pour nos premiers
cris à la naissance, nos mamans sont là. Pour le français, RFO est là
pour qu’on regarde les chiffres et des lettres. Il faut parler nos langues à
l’endroit pour avoir le droit de les défendre derrière l’horizon. »
A titre personnel, je fais partie de ceux qui continuent à penser en
drehu, mais à écrire en français. Je fais partie de ceux qui pensent qu’on
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Littérama ’ohi N° 16
Weniko lhage
est plus à même de maîtriser une seconde langue à partir du moment où
on a
acquis les mécanismes de sa propre langue maternelle.
Même si le drehu est la langue que j’utilise dans le milieu coutumier
pour fleurir les discours cérémoniels, même si le drehu est la langue que
j’utilise pour communiquer avec ma famille, les clans de ma tribu, je suis
amené sans cesse au quotidien à tordre la langue française pour écrire
mes nouvelles, pour communiquer avec l’altérité à partir de mon identité
singulière. Jadis, en jouant aux billes dans la cour de l’école, on m’a interdit à parler ma langue maternelle. Même les consciences de nos parents
étaient conditionnées pour nous obliger à apprendre et à parler le français pour réussir. Le français est la langue officielle, la langue des
médias, la langue de réussite scolaire et de promotion sociale.
Les langues kanak ont une histoire commune avec le français. Pendant
longtemps, elles ont coexisté par des chemins parallèles.
Aujourd’hui, nous devons donner à nos enfants la possibilité de se servir de leur langue afin que plus tard, ils puissent s’en servir s’ils le souhaitent. C’est pareil pour la langue française, confrontée aux effets de la
mondialisation et qui cherche à s’en protéger. Si on parlait tous une
même langue, une langue parfaite, il serait faux de croire que lés difficultés entre hommes s’aplaniraient. L’homme est varié, et les langues
en sont le reflet. On veut se ressembler et, en même temps, conserver
notre différence, qui fait aussi notre identité.
En Nouvelle Calédonie, on peut dire que les langues kanak sont en
cohabitation avec le français, sans « cohabitension » avec les autres
langues des populations qui vivent sur le Territoire ;le français n’est pas
une langue unique, mais au milieu de cette diversité océanienne, la pluralité des langues force les hommes à l’humilité et conditionne leurs
consciences vers plus de tolérance à la fraternité universelle.
Je parle des langues kanak en français. Je défends l’académie des
langues kanak en français. Je me rappelle là de la pensée du philosophe-sociologue Raymond Aron qui résume de façon énergique la
96
Dossier
bivalence de l’homme et de sa langue qui ne devrait jamais quitter notre
esprit : « La reconnaissance de l’humanité en tout homme a pour conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine. L’homme
est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues. Quiconque oublie
un des deux retombe dans la barbarie. »
Je terminerai, en citant Louise Peltzer anciennement ministre de la
culture en Polynésie Française : « Chaque langue porte en elle, non seulement sa propre histoire mais l’histoire de l’humanité. Les langues ont
mis des millénaires à se constituer qui fait de chaque enfant qui vient au
monde un riche héritier. La diversité apparente ne doit pas cacher l’unité
profonde de l’homme-parlant et si les hommes communiquent avec des
mots, ils se comprennent avec des idées qui transcendent toutes les
langues. Si les amoureux sont muets, c’est que les mots leur paraissent
brusquement dérisoires face à leur bonheur inexprimable, ils font à leur
insu, pendant un court instant, l’expérience du seul langage universel :
celui du cœur.
Oleti.
Weniko lhage, Directeur de l’Académie des langues kanak
(Conférence du 20 mars 2008, Semaine de la langue française.)
Littérama’ohi N°16
Valérie Murat-Selam
PARAU PA’ARI
Ua ‘ite ânei ‘outou e hô’ê â teiaha tô te parâoa arero e tô te ‘erefani
arero ?
A feruri na i te puai e tftauhia no te fa’anu’u noa i tô râua arero !
Te arero o te ta’ata, e mea na’ina’i ia, ia hi’ohia i te pae o tô na rahi,
tô na teiaha etô na
pûai.
Tera râ, te nâ’ôra te hô’ê parau pa’ari e tei te arero ta’ata te pohe e
te ora i te vaira’a.
Oia mau, e hia taime te ta’aro’ora’ahia i te pûai ha’apohe o te arero
o te ta’ata tei
fa’a’ôhipahia no te hâmani i te ha’avare e te parau tâviri ?
tei fa’a’ino e tei ha’apohe ato’a i te feia hapa ‘ore ?
Are’a i te mau auhoara’a mâoro ua mutu ïa i te mau parau mâuiui e
te pêpê maita’i ! Ua mamae ato’a te ‘â’au i te mau parau 'eta’eta !
No reira e feruri maita’i tâtou i te mau parau o tâ tâtou e parau i te
mea ho’i ê e mero iti
na’ina’i roa teie, e fa'aahaaha rahi râ tâ na !
I te tahi a’e pae, e nehenehe ato’a te pûai o te arero e hôro’a i te ora,
maoti ho’i te tahi mau parau tâmahanahana i ora mai ai vêtahi i te hepo-
hepo. Aua’e ato’a te tahi mau a’ora’a pâpû i fa’aru’e ai vêtahi i te râ’au
ta’ero, te ‘ohipa ‘ino e rave rau.
Oia mau, e nehenehe te arero e riro mai te hô’ê auahi rahi o tei nfnâ
roa i te hô’ê orara’a, tei
ia tâtou noa i te paraura’a i te mau parau mai-
tata’i....a riro ai tô tâtou arero mai te hô’ê râ’au ora !!!
98
3031MÏÏSB
HISTOIRE ET POÉSIE
Ainsi scandait et expliquait un auteur de « pariparifenua » (poème
de célébration des hommes et de la terre) en 2007 :
Hurihuri te mana’o ‘o te ‘aito
I mua i te aro ‘o ‘Opuhara
Ua tiretire ‘o torea
Ua puhihau te mata’i
-
E te Ari’i rahi e
e ’ere tena !
Ta’iheva i te ra’i
e ato’a te mata’i
te mata’i ’apato’a
E mata’i hurire
huritumu
to’a huripapa
I te tara raufara
la fati te ti ‘o Mou’a Tamaiti
‘Aue te aroha i te nuna'a
i te ‘otora’a mai i Faina
Mau ni’a mau raro
te va’a i te fenua
‘o Na-mata-o-te-ra
Te hoe fa'atere
‘o Faa-ti’a-i-Tahiti
‘ua pupuhia
na Pômare
E Teriivaetua
‘oTeriirere ia a Amo
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Littérama ’ohi N° 16
Flora Devatine
I reira te paiora'ahia
te parau ‘o te va’a hiva
Na vai ‘tura e tifaifai
tifai i uta
tifai tua
Tifai i te peho
i te fare tauri
Tifai i te va’a nuna’a
‘Afa’aitoito e te mau ti’ati'ahau
'Ei hau i te fenua ‘ei hau
‘Ei hautoa iti
‘ei hautoa rahi
haumatavana
la tu taputea
Tu ti’a i te ra’i hamama. »
«
-
Te pariparifenua, ’o te ho’e ’ohipa tura te reira i roto i te pa’ari ’o
te Ta’ere ma’ohi... E nehenehe ’e parau e : ’e fa’ati’ara’a ’a’ai tamaru
’a’au te reira.
Te tumu parau ’o te paripari nei, te parau ia no te ti ‘o Mou’a Tamaiti,
tei fati na, ’oia ho’i te ’a’ai ’o te Ari’i ra ‘o ‘Opuhara, tei pupuhihia i roto i
te tama’i i tupu i ton a ra tau.
’Opuhara te ho’e ‘oti’a rahi tapa’o no te
vehera’a ’o te tau, te pou tapa’o no te tauira’a rahi i tupu i ni’a i te fenua
i tahito ra, te tauira’a ‘o te féruri ra’a ‘o te ihotupu, e ’a a’a mai ai te fa’aterera’a ‘api i te fenua.
’Oia mau, ’a fa’aea muhu ’ore noa ai te huira’atira, te vai noa ra, e
te vai ora ora ri’i noa ra a te paia ’o te puta pupuhi i roto i te nuna’a
ma’ohi, e ’e tau ra te hu’ihu’i mai ra i roto i te manava ’o tona hui ta’ata.
Inaha ’e puta hohonu mau a te puta ’o te ’oto e te mauiui i te hi’ara’a te
’aito i onoono noa na e e tape’a i te fa’aterera’a a te mau tupuna. Mai
reira mai ho’i te morohira’a te ta’ere ma’ohi.
100
Dossier
E mai te reira tau i horo hia mai ’e te nuna’a, e a tae mai i teie tau,
’ua hope ato’a ia tau ’o te paturua. Tei roto te fenua i te tau no te ha’atupu
i te taho’era’a i roto i te nuna’a i ora ’amahamaha noa mai na, ’oia tei te
tau no te patura’a ‘amui i te fenua, tei te tau no te ’imira’a i te mau rave’a
ato’a no te fa’ahotu i te fenua, ia puna, ia tupu ’u’ana, ia tupu he’euri te
mau mea ato’a i ni’a i te fenua e tae noa atu i roto i te orara’a ’o te nuna’a,
e
’ia maita’i ’oia e ia ora ma te hau »
Le poème appartient au genre poétique dit « paripari-
fenua » de la littérature orale, un poème de célébration de
la terre, un chant d’éloge de la terre et des hommes, un
genre poétique noble et respectable selon la sagesse du
pays, parce qu’il est un lieu de parole et un moment de
récits, privilégiés et de baume au coeur, où se transmet
sous une forme
poétique déclamée, récitée, psalmodiée,
rythmée ou chantée, l’histoire et la mémoire des lieux et
des personnes qui y ont vécu.
Ici, le thème est la plante cordilyne de la montagne
Mou’a Tamaiti (Papara-Tahiti) qui a été brisée, métaphore
de l’histoire du Ari’i Opuhara qui, dans la guerre fratricide
survenue en son
temps entre les partisans de la christiani-
sation et.ceux qui luttaient pour le maintien des croyances
et des traditions anciennes, a été tué, fusillé peu après sa
descente de sa pirogue. Le peuple, alors divisé en deux, et
qui juqu’à présent est muet, et reste silencieux sur son histoire, notamment sur celle-ci, ressent toujours profondément et douloureusement, mais de plus dans la honte et
avec une crainte rentrées en même temps transmises aux
descendants, une blessure morale, la blessure par balle
toujours vive dans les entrailles et la conscience des
hommes, et transmise par le silence, la réserve, le mutisme.
En effet, pour la partie de la population, et des familles, qui
en ce temps-là avaient été touchées à coeur, dans leurs
101
Littérama’ohi N°16
Flora Devatine
fondements, c’étaient une rupture, un désarroi, très profonds, celui et celle du ’aito qui a perdu la guerre avant
même de la commencer puisqu’il avait été fusillé peu après
sa
descente de sa pirogue, malgré les avertissements et
les conseils de ses hommes de faire demi-tour à la vue des
mousquetons. C’est cela qui s’était imprimé de l’histoire et
du nom de Opuhara dans dans les entrailles du peuple
jusque dans la terre, « i te vahi vaira’a hohonu, ha’amo’e i
to’u ha’ama », « au plus profond, où y cacher ma honte. »
Aujourd’hui, les gens considèrent que Opuhara est le
grand repère dans le temps du grand changement qui a eu
lieu dans le passé. Car c’est après sa chute que le pays a
fait officiellement et religieusement son entrée dans la
modernité, et que commença le grand changement dans la
pensée des habitants du lieu, quand ceux-ci adoptèrent une
nouvelle religion, une nouvelle organisation, un autre fonctionnement du pays. C’est une période qui se termine avec
la fin d’un gouvernement à deux têtes.
C’est le temps de la mise en place d’un gouvernement
dans la paix et dans l’unité du pays et du peuple qui avait
vécu jusque-là dans les dissensions, dans la division,
C’est le temps de la recherche ensemble des moyens
de faire fructifier le pays, pour que tout pousse avec force
et vigueur dans le pays et dans la vie de chacun, pour que
le pays redevienne florissant, pour que le peuple aille bien
et qu’il vive dans la paix.
102
SÜMifsBïS
JE ME SOUVIENS...
Je me souviens du chemin de terre qui allait de la maison à la route.
J’y marchais chaque matin pour me rendre à l’école. Je ne sais pas si ma
grand’mère m’accompagnait. Il me semble pourtant me souvenir de son
regard rassurant qui veillait sur moi alors que je traversais la route.
Lorsque j’étais entrée dans la cour de l’école, le regard m’observait
quelques instants puis il disparaissait. Ma grand’mère dans ma vie était
une présence discrète et si réservée, que je me souviens que peu de
tout ce qu’elle a pu me donner. Je ne vois que sa silhouette grande, très
grande et très brune, presque noire, ses cheveux noirs en boucles serrées et son regard doré et pétillant malgré le mutisme dans lequel l’avait
enfermée la douleur.
L’école terminée, je rentrais à la maison à pied, souvent avec un
des enfants qui habitaient le long de ce même chemin.
Je me souviens d’une petite fille qui s’appelait Line. Je l’aimais bien
parce qu’elle souriait toujours. Elle avait de longs cheveux noirs, lisses
et brillants, et la peau claire. Elle aimait monter aux arbres et riait aux
éclats lorsqu’elle avait atteint le point le plus élevé de l'arbre. Un jour ma
mère est venue à la maison -j’habitais avec ma grand’mère- et m’a vêtue
d’une robe blanche. Elle m’a dit que nous allions à l’enterrement de Line.
C’était la première fois que j’allais à un enterrement. C’était la première
fois que je voyais un mort. Et là, il s’agissait d’une petite fille, comme
moi, qui aimait monter aux arbres. J’ai appris ce jour là que les enfants
meurent aussi. Je la regardais allongée sur ce lit recouvert de draps
blancs et placé au milieu du salon. Elle était habillée d’une longue robe
blanche tahitienne de dentelle et de volants. Sur sa tête une couronne de
taina. Elle sentait bon et souriait. J’avais l’impression qu’elle allait se
réveiller d’un moment à l'autre, que nous allions ensemble sortir de la
maison
en criant, en courrant, en riant aux éclats. Non ! Elle était morte.
Etrange comme, sans qu’on nous l’explique, on sait ce que çà signifie.
103
Littérama’ohi N°16
Rai Chaze
Je m’accrochais à la robe de ma mère qui écoutait deux autres femmes
parler à voix basse, presque en chuchotant :
Elle est montée dans l’arbre. Elle est tombée sur le ‘O à coco qui se
trouvait sous l’arbre. Elle est morte empalée. Dans le ventre !
J’essayais d’imaginer la scène. Je savais qu’aucun adulte ne me l’expliquerait et qu'il était inutile de poser de questions. Je voyais dans mon
imagination d’enfant la barre de fer pointue et froide traverser le corps de
Line. Le sang couler. Et Line s’envoler en souriant comme un ange venu
un instant illuminer nos vies et nous déchirer le cœur en s’en allant.
Tout était calme dans le salon. Pas de cris. Pas de sentiments exprimés. Acceptation. Dignité. Chacun pleurait avec discrétion derrière un
mouchoir brodé, un éventail, un chapeau. La mère de Line me regardait,
puis elle regardait Line qui souriait. Blanc. Noir. Je ne me souviens de
rien d’autre. La scène s’arrête là.
Sur le chemin, je m’arrêtais chez Toni mon voisin d’en face. Toni
était le fils d’une tahitienne et d’un américain, et il avait mon âge. J’aimais
qu’il m’invite à rentrer dans sa maison. Une maison tahitienne américanisée, tout en bois et aux murs de bambou tressé dans laquelle je me
sentais bien. Sombre et tamisée à l’intérieur comme le sont les maisons
californiennes, avec des bois travaillés, polis, sculptés. J’étais touchée
par les objets d’art polynésiens qui s’y trouvaient exposés, penu, ti’i, tor-
tues, sculptures, vestiges d’un passé encore proche mais dont j'ignorais
les tenants et l'histoire. Je m’approchais de ces objets et les contem-
plais, un à un, longtemps. Ils étaient beaux. Ils me parlaient. Je ne le
disais à personne car il me semblait que personne ne les entendait par1er. J’avais envie de les caresser mais j’avais peur de les toucher. Je ne
sais pas pourquoi. Je me souviens qu’ils me touchaient au plus profond
de mon âme.
Parfois Toni m’offrait une glace :
Tu veux un ice-cream ?
C’était particulier. Je n’aimais pas trop, mais j’acceptais parce que
c’était différent et que nous n’en n’avions jamais chez nous. J’aimais ce
qui était différent. Ce qui venait d’ailleurs. C'était mon exotisme.
104
Poésie
On va à la mer ? On va faà heé ? On va se promener en pirogue ?
Je rentrais en courant demander la permission à ma grand’mère.
Elle disait toujours oui, sauf si j’avais de l’asthme, sauf si nous devions
aller pêcher pour le repas du soir. J’aimais surtout aller me promener en
pirogue avec Toni. Il était le seul enfant du quartier à en avoir une : une
pirogue d’enfant à sa taille. On ne pouvait y monter qu’à deux. Un jour
nous avons chaviré. Nous étions presque à la passe. Heureusement que
le courant était rentrant. Nous avons nagé en poussant sur la pirogue
renversée devant nous. Elle était lourde et nous n’arrivions pas à la
retourner. Nous avons mis longtemps à atteindre le rivage. Pas un seul
instant nous n’avons été inquiets. Au contraire, nous éclations de rire
tout le long. Les adultes non plus ne se sont pas inquiétés.
J’ai perdu Toni de vue lorsque j’ai quitté le quartier pour aller habiter la ville de Papeete. J’étais une femme lorsqu’un jour je l’ai revu par
le plus grand hasard. Je vivais en Californie et Toni à Paris. En vacances
à Tahiti, j’étais sortie ce soir là avec des amis dans la boite à la mode du
moment : Le Café de Paris. Au cours de la soirée, une jeune femme
grande, fine, élégante et très belle s’est dirigée vers moi en me souriant.
Elle m’a embrassée en me disant d’une voix étrangement grave:
Je suis Toni ! Il y a eu quelques changements depuis la dernière fois
que nous nous sommes vus.
L’émotion m’a rendue muette et je n’ai pas pu lui exprimer mon bonheur et ma joie de le revoir. Toni était mannequin chez Dior. Je ne l’ai
jamais revu depuis. Mais les souvenirs de mon enfance continuent à
hanter ma mémoire et Toni est toujours là, tantôt petit garçon, mon cornpagnon de jeux, tantôt mannequin fragile et délicat de chez Dior.
Mon école est en bois ; elle a deux étages, quatre classes et elle est
peinte en bleu. Le directeur est français mais les enseignants sont des
femmes polynésiennes. Il y a deux classes par classe. Dans la mienne,
ma mère
qui est aussi mon institutrice, enseigne à une classe de CP et
à une classe de CE1. Le matin nous nous mettons en rang devant nos
classes respectives et nous entrons en silence. La journée commence
toujours par la leçon de morale que maman a déjà écrite au tableau. Le
105
Littérama’ohi N°16
Rai Chaze
tableau est composé de trois pans, dont deux se referment sur celui du
milieu. Maman a écrit la leçon morale sur le tableau fermé. J’ai hâte
qu’elle l’ouvre. Je suis impatiente de voir la leçon du jour qu’elle dissimule
ainsi jusqu’au dernier moment. Ses dessins sont beaux, ses enseignements clairs. Pour nous apprendre les dizaines, elle demande à chacun
de nous de préparer des fagots de dix tiges de bois. Nous recevons chacun une ardoise. Il n’y a pas de crayon, aussi nous ramenons de la mer
des épines d'oursins crayon.
Un jour le directeur réunit l’école entière. Les huit classes se rassemblent au pied de l’immense escalier qui mène à l’étage. Le directeur
est un homme grand au corps sec. Son crâne légèrement dégarni est grisonnant. Je me souviens de son regard. Un regard qui vous voit sans
vous ignorer mais sans s’intéresser à vous particulièrement. Il n’y a rien
de méchant ni d’hautain dans son regard. C’est juste celui de quelqu’un
animé par un objectif. Sa voix est toujours polie et calme. Le directeur est
debout à l’étage où nous pouvons tous le voir. Il a une grande nouvelle
à nous annoncer :
Le général de Gaulle vient nous rendre visite à Tahiti et nous avons
le privilège de le recevoir à Pirae. Nous allons nous préparer à l’accueillir.
Qu’a-t’il dit d’autre ? Je ne sais pas. Mais à partir de ce jour, nous
commencions chaque après-midi au pied de l’escalier de Monsieur le
directeur pour apprendre à chanter ‘La Marseillaise’.
Allons enfants de la patri-i-e, le jour de gloire est arrivé...
Maman nous demanda d’amener chacun une tige de bambou fin.
Durant les heures de Travaux Manuels’ nous avons peint des feuilles
de papier de bleu, de blanc et de rouge. Des petits drapeaux légers que
agiterions au bout de nos petits bras, très haut, le jour de sa visite.
Mère en profite pour nous apprendre à fabriquer des cerfs-volants :
nous
papier de soie et tige de bambou.
Puis il fût décidé que le district offrirait au Général une pirogue décorative. Le directeur choisit parmi les élèves trois petites filles pour la porter et l’offrir au Général. Je faisais partie de ces petites filles. Bleu, blanc,
rouge sont les couleurs que nous devions porter. Il me fût attribué la
couleur rouge... moi la future indépendantiste. Je me suis approchée
106
Poésie
ainsi très près de ce monsieur bien plus grand que les autres hommes
qui l’accompagnaient, mais dont grand’mère ne disait rien, elle, qui avait
été une des premières femmes de France à s’engager dans la Résistance, elle, une tahitienne. Etait-ce dû au mutisme dans lequel l’avait
enfermée la douleur ? Etait-ce le fiu qui avait eu gain de cause au terme
de tant de combats ?
Ce soir là, lorsque avant de dormir, je demandai à ma grand’mère
de me raconter une histoire, elle me raconta l’histoire de sa cousine, la
princesse Kaiulani de Hawaii, morte de tristesse, morte si jeune, qu’on
enterra sans sa couronne royale, celle-ci ayant été brisée et détruite par
les étrangers qui avaient pris le pouvoir avant qu’elle ne puisse régner
sur Hawaii, arrachant ainsi à un
peuple sa souveraineté.
Je me souviens de toutes les histoires que me racontait grand-mère.
L’histoire de sa tante Teariimaevarua, reine de Bora Bora, mais surtout
celle de son époux, le prince royal Temauiarii qui avait été un des pre-
miers tahitiens à aller étudier en France et dont la sagesse était notoire.
L’histoire du clan des Teva d’où ma grand’mère est issue, un clan né de
la pluie et du vent. Il est dit que les naissances des enfants de cette
famille sont toujours accompagnées de vent violents et bénies de pluie.
L’histoire de mon ancêtre, le grand Tati ou la Grande « Résistance », Arii
rahi de Tahiti. Celle de son cousin le roi Kamehameha qui mourut alors
que sa fiancée (fille du Grand Tati), la princesse Ariininito a Tepau a Tati
(grande tante de ma grand’mère) traversait les océans avec toute sa
suite, voguant à bord d’une armada de pirogues doubles, pour se marier
à Honolulu. Elle épousa alors son cousin, le prince Kipilikia a Sumner.
Mes histoires préférées étaient celles de la tante Moe, princesse a
Tepau a Tati a Mai, reine de Raiatea, sœur de mon arrière grand'mère,
pour qui l’écrivain Peter Louis Stevenson écrivit quelques poèmes célébrant sa beauté et la finesse de son intelligence. La princesse Kaiulani
de Hawaii et la princesse Moe de Tahiti, Bora Bora et Raiatea eurent une
place privilégiée dans le cœur du poète.
Lorsque Grand’mère me racontait l’histoire de notre famille, ces
moments restaient des moments exceptionnels pendant lesquels elle
107
Littérama ’ohi N°16
Rai Chaze
sortait de son mutisme et parlait avec un bonheur imprégné fortement de
nostalgie. Soudain une brise, un vent léger, se levait et venait nous
caresser les cheveux. Grand’mère se taisait,
humait le vent :
Sens-tu le parfum de pitate ? quelqu’un est là.
Je voyais son regard pétillant et doré briller de larmes. Je me blottissais contre sa poitrine jusqu’à ce qu’elle reprenne le fil de l’histoire.
Nous nous souvenons si peu des années quatre, cinq et six de nos
vies. Des années heureuses qu’il me semble avoir vécues pleinement
comme des années de découverte,
où, attirée par le beau, les sourires
et la tendresse, j’appris à goûter la douceur de vivre,
la richesse du
silence et de la nature, le bonheur d’être aimé inconditionnellement.
Je me souviens des nuits passées à nous faire peur lorsque nous
jouions à cache-cache dans la cocoteraie, ma petite sœur, mes cousins et
moi, les nuits de pleine lune où nous traquions les tupa hors de leur trou,
les matins où nous nous réveillions entre le chant du coq et le lever du
soleil. Ces matins là, nous allions ramasser les moules cachées entre les
algues du récif frangeant. La marée était encore basse. Il fallait faire très
vite, car dans quelques instants, les vagues viendraient nous projeter dans
les trous de corail.
Je me souviens de mes jambes enveloppées de bandelettes parce
que je ne pouvais plus marcher. Les grandes personnes disaient que
c’étaient des rumati. Ce que je savais c’est que je ne pouvais plus marcher ni courir ni monter aux arbres. Je restais allongée tout le jour. On
avait installé un petit lit au milieu du salon. De là, j’avais de l’air et je pouvais voir le jardin. Je regardais ma petite sœur et mes cousins courir
après les chèvres et le bouc se rebiffer et leur cavaler après. Je voyais
l’oncle Tu, habillé comme un cosmonaute, ramasser du miel dans les
ruches tout au fond du jardin.
Ma grand’mère me portait dans ses bras jusqu’à la plage. Elle me posait
sur le sable puis creusait un trou avec ses deux mains. Elle m’allongeait dans
ce trou et me recouvrait de ce sable volcanique et noir brûlant de soleil.
108
Poésie
Je l’aidais en riant. Elle était si triste. Je lui montrais, en faisant couler des
pluies de sable sur mon ventre, les grains d’or mêlés aux grains noirs.
Elle m’avait natté les cheveux. Lorsque je fus guérie, on dénoua
mes tresses.
Maman me les brossa et me dit :
Demain quand tu iras mieux, on te les lavera. Aujourd’hui tu ressemblés à Planchet.
Et tout le monde éclata de rire. Ma petite sœur m’amena le miroir à
main qui était posé sur la coiffeuse. Je me regardais et vis mes cheveux
se dresser à
l’horizontal. Planchet version Frankenstein avec des yeux
sombres, creusés et immenses qui prenaient tout le visage.
Je me souviens de la tante Tehaàmaru au nez et aux doigts crochus
comme ceux d’une sorcière. Nous en avions tous un peur
immense. Elle
était toute petite et marchait pliée en deux la main nouée autour d’une
canne de bois. Je me souviens d’elle comme
quelqu’un de gris. Sa peau
était grise comme ses cheveux, et le temps qui passe avait lavé son
regard jusqu’à devenir gris lui aussi. Même sa voix était grise. Ses pieds
déformés par l’arthrite étaient toujours chaussés de noir.
Lorsque nous allions à la pêche, immanquablement, grand’mère et
moi devions nous arrêter sur notre chemin et faire un détour pour aller
saluer tante Tehaàmaru. Une maison de bord de mer, haute de trois à
quatre mètres de pilotis, comme l’étaient toutes les maisons de bord de
mer à une époque où les îles connaissaient de
fréquents raz-de-marée.
Le plafond du rez-de-chaussée recouvert de toiles d'araignée. Sombre.
Balayé par les vents. Puis l’escalier, bleu comme la maison, dont les
marches ploient et craquent sous les pas. A l’étage, l'immense salon
encombré de meubles et d’objets. Des divans et sofas chargés de tifaifai et coussins colorés. Le bonheur de cette maison tenait dans le fait
qu’elle était bâtie à hauteur du vent. Les alizés y soufflaient tendrement
leurs brises douces. J’en oubliais alors l’encombrement.
Je me souviens de la maison des voisins popaà dont les femmes
prenaient le thé l’après-midi. En passant sur le chemin qui le longeait, on
entendait ces dames parler toutes en même temps.
109
Littérama’ohi N° 16
Rai Chaze
—
Un vrai poulailler ! disait alors grand’mère, elle qui ne parlait
jamais.
Mon univers se résumait à mon quartier. De la maison à l’école. De
la maison à la plage. De la maison à celles des fetii qui habitaient la
même rue que nous.
Je me souviens de ces fin d’après-midi où grand’mère et moi allions
rendre visite à son cousin Pômare. Selon nos critères actuels, je sais
que nous étions pauvres. Mais mes cousins Pômare l’étaient encore
plus que nous. Leur maison était faite d’une pièce unique et ils vivaient
à même la terre battue. Des nattes étaient proprement étendues sur le
sol. Tout était soigneusement rangé à sa place. A l’extérieur, un tuyau
d’arrosage servait à se doucher, à laver la vaisselle et le linge.
Grand’mère emmenait toujours un panier rempli de fruits qu’elle avait
cueillis, d’œufs du poulailler ou de quelques produits de notre pêche
quotidienne.
Le père de famille, le descendant princier, était souvent au lit.
Malade. Je me souviens l’avoir regardé dormir, le visage contre le mur,
le corps et la tête enveloppés de son tifaifai. Je me suis dit :
—
Il est triste !
Dehors les enfants jouaient. Dans le soleil et le vent, la joie demeu-
rait, et aucun d’entre nous n’imaginait ce que pouvait être le drame de
cet homme. Sauf peut-être son fils aîné qui avait le même âge que moi.
Un regard vert limpide et un sourire chaleureux, il avait déjà le sérieux
d’un adulte, de quelqu’un qui porte en lui le poids de ce drame.
Tous, dans ce quartier, nous étions cousins et descendants des
familles Arii. Mais nous les enfants ne connaissions pas notre histoire.
Nous étions nés dans un monde qui avait une autre histoire. Une his-
toire avait remplacé une autre. Une nouvelle histoire. Il y avait l’histoire
d’une guerre occidentale, d’une barbarie humaine sans nom, qui s’était
terminée juste avant nos naissances. Il y avait les histoires des tahitiens
qui étaient morts dans un pays lointain qui s’appelait la France. Il y avait
eu l’histoire d’un long retour par bateau vers Tahiti, en héros pour certains, dans un cercueil pour d’autres.
110
Poésie
Nous étions les enfants des héros qui avaient survécu à la guerre,
qui s’étaient battus comme des aitos et qui avaient été décorés. Grâce
à leur engagement dans la résistance, des messages radio furent
envoyés, d’un Maohi à un autre Maohi. Dans une langue inconnue de
tous, le Reo Maohi, des messages secrets furent transmis d’un bout à
l’autre d'une France occupée. Sans l’engagement de nos ancêtres et
leur participation héroïque à cette guerre de résistance et de libération,
aujourd’hui le peuple français parlerait Allemand, et nous, peuples de
Moana Nui, nous parlerions Japonais.
Nous étions les enfants de ceux qui s’étaient battus pour que la
France soit libre. Mais nous l’ignorions. Nous étions tout simplement des
enfants de Tahiti, qui vivait encore dans l’insouciance et la joie de vivre.
Pourquoi ma grand’mère était-elle si triste ?
Je me souviens de ces jours où nous allions rendre visite aux sœurs
de grand’mère. Il y avait entre leur propriété et la notre un grand àua.
Cet enclos immense, clôturé de fil de fer barbelé, ne l’était que pour pro-
téger les vaches, boeufs et chevaux qui y broutaient. Grand’mère prenait
la brouette et nous entrions dans l’enclos. En route, nous ramassions
des fruits qui y étaient en abondance : mangues, pistaches, vi tahiti,
corossols, papayes, pamplemousses, bananes, oranges, etc... un verger naturel dans lequel tout les habitants venaient s’approvisionner à un
moment ou un autre..
Nous arrivions chez mes grand’tantes la brouette chargée de fruits.
Lorsque nous repartions, nous faisions la même chose, mais cette fois
c’était pour notre maison.
Il n’y avait pas de pancarte TAPU, si ce n’était pour avertir qu’une
terre était habitée par des esprits possessifs. A ce moment là, il était fortement recommandé de ne pas s’y aventurer. Plus d’un était mort ou
devenu fou pour avoir enfreint cette loi ancestrale.
Je me souviens des jours où mon univers s’agrandissait. Ces jours
là, grand’mère et moi allions faire des courses au magasin. Nous devions
prendre le chemin de terre qui mène jusqu’à l’école puis suivre la route
111
Littérama’ohi N°16
Rai Chaze
goudronnée jusqu’au carrefour à l'angle duquel se trouvait le magasin du
chinois. C’est là que grand’mère achetait ses bases, c’est-à-dire ce qui
nous était nécessaire mais qu’elle ne pouvait pas produire elle-même :
de la farine, du beurre, des pommes de terre, de l’huile, du sucre, du
dentifrice, du savon, du shampoing...elle y dépensait ses menues économies.
Moi, ce qui me plaisait, c’était d’aller vers de nouveaux endroits. De
voir d’autres personnes. On passait devant leurs maisons et ils nous faisaient des signes :
laorana ! vous allez
magasin ?
maison, à la porte d’entrée, il y avait toujours
quelqu’un assis sur un fauteuil, sur une marche ou sur un pe’ue. Il regardait le monde passer. Ma grand’mère ne le faisait jamais. Elle était toujours occupée à travailler, dans la maison, au jardin, au poulailler, à la
pêche, au linge. Elle n’avait pas envie de regarder le monde vivre. Elle
risquait d’en mourir.
—
au
Devant chaque
Lorsqu’elle s’arrêtait et se posait un instant, c'était pour éventer son
asthme. Retrouver un souffle.
Son histoire l’avait essoufflée. L'histoire de son peuple remplissait
ses yeux
112
de tristesse. Elle en devenait muette.
Grandadam
LA MER DE TAHITI :
RÊVÉE, TOUCHÉE, CHANTÉE...
L’avion longe Moorea, nous approchons de Tahiti, cette terre miniature incrustée d’infimes diamants vue du ciel, la nuit, et il y a le récif et
sa mousse
blanche, lunaire, je me sens aussitôt rassurée mais il y a
esprit dans l’air : mon île !
comme un mauvais
Oh cette mer d’huile du lagon où tout semble s’immobiliser ! Les
pirogues, les bateaux, partent mais reviennent toujours... Les pulsations
du récif semblent battre la mesure du temps, et les coups de rames dans
l’eau remplacer les mouvements de l’aiguille. On ne peut pas se perdre
dans le lagon, même si le courant nous emporte loin du rivage, on trouve
toujours un pâté de corail ci et là où se percher. Les pensées en archipel qui se noient dans l’eau lagunaire sont tautologiques, solipsistes, on
a l’impression de ne jamais avancer.
Si le lagon polynésien m’inspire une mélancolie profonde et incurable, c’est parce que je sais que jamais plus, ma grand-mère ne pourra
m’emmener dans sa barque, ramer très loin du rivage pour me pêcher
des poissons multicolores, jamais plus je ne pourrai m’endormir dans les
draps chauds qu'elle avait coutume de soigneusement disposer dans la
coque du bateau. Oui, je m’endormais les yeux perlés de feux stellaires
aux sons de sa voix. Je me réveillais lorsque
je sentais le bateau trèssaillir, c’est qu’elle tirait sur sa ligne, un poisson avait mordu l’hameçon
ou peut-être s'agissait-il d'un requin, ou encore d’un bout de corail arraché. Ce même lagon s’est transposé en un coffre de pandore, les rêves
du passé ont été piratés par le temps, le modernisme, le vide...
La mer nous lie aux ancêtres navigateurs, par l’intermédiaire de nos
aïeux qui nous ont enseigné le désir et les secrets de la pêche : « Etre
113
Littérama’ohi N°16
Fleur Grandadam
pêcheur par exemple, ça n’est pas de piller le fond des mers pour remplir des frigidaires ou exporter des conserves, c’est d’abord connaître les
poissons et leur milieu. On ne dit pas : ‘Je vais à la pêche. ’ On dit : ‘je vais
pêcherie îihi (rouget du lagon) dans tel hâone (faille sablonneuse dans
le récif) au moment du oharaa âvaè (quand la lune est juste au-dessus
de l’horizon).’ » (Henri Hiro, Pehepehe i taù nünaa. Message poétique,
Tome I, Haere Po, Tahiti, 2004, p.1) Certes, ce passé lointain fait partie
de notre quotidien, comme la promenade en pirogue au coucher du
soleil, ou la pêche nocturne dite « miraculeuse » pendant la nouvelle
lune ‘ava’e api' et lorsque celle-ci décroît ‘au poiri’. Ma grand-mère,
pêcheuse invétérée, guettant les gestations lunaires, a composé une
chanson en tahitien : « Que la grande mer est belle ! lorsque tu la
contemples un soir de clair de lune... »
Le lagon est source de réminiscences magiques, chimériques, de
nourritures physiques et spirituelles, il est notre placenta, l’île, elle, est le
sanctuaire où se trouve caché quelque part notre cordon ombilical, peutêtre dans le jardin de grand-mère, sous les racines du tumu uru (arbre à
pain)... ‘maman’ ne s’en souvient plus car c’est sa mère qui l’a enterré.
Dans ses recherches sur l’évolution des pratiques polynésiennes, l’ethnologue, Bruno Saura, écrit :
« une mère rencontrée par nous à Taravao affirme que ‘si le
pito est planté dans la terre, l’enfant est destiné à être agriculteur ; s’il est jeté à la mer, il sera pêcheur. Une autre mère,
interviewée par Noëlle Barbiera (1997 : 140) dans la même
maternité, pose : ‘Si tu l’enterres (le pitoj, ton enfant restera
toujours au pays, près de toi. Si tu le jettes dans la mer, alors
il partira, ce sera un grand voyageur’ (Léna) ».
(Bruno Saura, Entre nature et culture. La mise en terre du placenta en Polynésie Française,Tahiti, Haere Po, 2003, p. 97).
Ces liens étroits entre l’homme et l’environnement montrent cornbien terre et mer forment les deux vecteurs fondamentaux du devenir
114
Poésie
polynésien. L’océan devient le miroir du ciel libre, sans frontières, où tous
les possibles convergent et l’aventure se déploie. C’est aussi le berceau
des traditions ancestrales que Tavae s’efforce en vain à transmettre à
enfants, attirés par la société de consommation. C’est un espace
qui, autrefois, appartenait aux hommes, à la pêche hauturière, tandis
que les femmes polynésiennes, elles, appartenaient à la « petite eau »,
aux rivières (il y a environ 72 cours d’eau sur le
pourtour de Tahiti, cf. A.
Lafforgue, Atlas de la Polynésie, Planche 41), aux rivages :
ses
«
C’était dans les années 30, tu allais chaque jour te baigner
à l’embouchure de la rivière, tu voyais la mer, quelque part à
Mataiea. Nous, on se trempait dans l’eau avec les vêtements
de la journée, les hommes se baignaient tout nus, près de
nous, ils cachaient leur truc entre les jambes (elle rit, puis
ajoute d’un air timoré quelque peu feint : ‘on aurait dit des
f... !’). Les filles étaient pudiques, les vieilles femmes, elles,
se baignaient la poitrine à l’air, les seins pendants
qu’elles
jetaient à l’arrière sur leurs épaules, elles n’avaient pas
honte ! » (témoignage de Juliette Terorotua)
Ces détails physiques, Juliette s’en rappelle comme si c’était hier. Elle
n’allait jamais au large, fréquentait le lagon, en pirogue, avec son père, qui
pêchait au filet, mais la ‘petite eau’, la rivière, c’était mieux, car la mer lui faisait peur. Elle allait attraper les ‘crevettes’ dans les rivières, et les poissons
aux embouchures de
celles-ci, comme le faisaient les Tahitiennes, autre-
fois : « Pendant la saison des pluies, ils attrapent de grandes quantités de
petits poissons à l’embouchure des rivières au moyen d’un grand sac fait
avec l’enveloppe fibreuse de la tige des feuilles de cocotier cousues ensemble et, traînant un raoere dans la rivière amènent le poisson jusque dans ce
sac. Les femmes participent à cette pêche, chacune
portant un panier et un
de ces sacs. » (James Morrison, p. 127.) Juliette a vaincu la peur de la mer
lorsqu’elle a connu son futur époux, avec qui elle allait pêcher, comme elle
le faisait avec son père. L’homme blanc, venu d’ailleurs, des Antipodes, a
fait revivre en elle le désir ancestral de la pêche.
115
Littérama ’ohi N°16
Fleur Grandadam
De nos jours,
la femme appartient aussi à l’océan. Hommes et
femmes parcourent le lagon, puis l’océan, de Tahiti jusqu’à Moorea à
bord du catamaran, et encore plus loin... comment ne pas ressentir cette
liberté, mêlée au sentiment d’une douce appréhension lorsque le bateau
est ‘expulsé’, comme un nouveau-né, hors du lagon, pour sillonner la
solitude bleue où les rêves d’aventure, d’évasion peuvent enfin se dessiner ! On laisse derrière soi sa famille, ses aïeux, mais l’on sait que l’ap-
pel de l'île et de sa barrière magique se fera entendre un jour. Car l’île
est à la fois le berceau et le tombeau de l’homme, des lieux stables pour
les îliens, que ni le lagon dévoreur de rivages, ni l’océan diseur de bonne
aventure ne peuvent altérer.
La mer peut aussi se faire, gifle, griffe, mâchoire, elle devient tempête et menace de vous engloutir. Lunatique, elle se transforme aussitôt en doigts de fée pacifique ; nourricière, elle donne vie aux multitudes
de poissons, dont la présence console le naufragé, en lui faisant oublier
sa propre déréliction. Ces poissons insouciants qui s’agitent et jouent
avec la main de l’homme, le mènent vers le pays des rêves, celui de l’enfance colorée par la magie des contes.
«
La présence de ces poissons par centaines qui m’accom-
pagnaient, qui avaient élu domicile sous mon bateau parce
qu’il leur apportait leur substance quotidienne m’entraîna
dans une rêverie pleine de souvenirs d’enfant... Je rêvais,
mais insensiblement ces poissons me remplissaient le cœur
d’une félicité enfantine. Nous formions tous ensemble, et
autour de mon bateau, une petite communauté de vivants qui
ne savaient pas
trop où elle allait mais se laissait guider par
ia volonté du ciel. Nous dérivions ensemble, nous étions
frères et sœurs. » (Tavae, pp. 81-82)
Cette osmose entre l’homme et la mer, le naufragé et l’immensité
sourde et mortelle m’a fait me réconcilier avec mes origines. Ma destinée
et celle du peuple polynésien n’est-elle pas en effet de se perdre, de déri-
116
Poésie
de se laisser emporter par le courant, au gré du hasard, de ses
rêves, pour retomber les pieds sur terre ? Même si l’esprit est prisonnier
ver,
du corps, le corps prisonnier de l’île, l’île prisonnière du récif, lui-même
prisonnier de l’océan, l’océan de la terre, et la terre, de l’univers, il reste
Dieu, ou les Dieux, qui, dans les moments les plus violents et inattendus,
attendent que l’homme embrasse avec humilité le ciel de son regard :
Tavae, perdu dans le Grand Pacifique, échoue sur le récif de l’île d’Aitutaki (îles Cook du nord), après 118 jours de naufrage en mer. Les insulaires l’appellent, depuis ce jour, Papa Ru, en souvenir de l’ancêtre
mythique qui jadis vivait à Havaii (Raiatea) et navigua jusqu’à Aitutaki.
C’est bien loin de son île, de son pito (nombril), que l’homme peut se
réaliser, mais il faut être prudent de ne pas se laisser emporter vers ce
rivage d'où l’on ne revient jamais plus...
La mer pacifique, ainsi baptisée par Magellan à cause du temps
calme qu’il rencontra pendant sa traversée de la Terre de Feu jusqu’aux
Philippines (en 1520), peut arborer différentes facettes : de la mère
enfant, innocente, pure et virginale, capricieuse pour les surfeurs qui la
caressent, à la mère nourricière que les Tahu’a vénèrent pour la myriade
de trésors aquatiques qu’elle offre à la terre, jusqu’à la goule ou mère
cannibale, comme le décrit P. White dans A Fringe of Leaves, mer
déchaînée, sur le point d’engloutir le Bristol Maid et son équipage :
«The splash rose and hit them in their sweating faces. Then
for an instant a lip curled on the greeny-white face of the sea
and coral teeth snapped at the long-boat »1 ; « the sea raised
a
great white arm »2.
1
F. L, p. 184.
2
F. L, p. 188.
117
Littérama’ohi N°16
Fleur Grandadam
Frénétique, maléfique, elle précipite ses enfants dans son immense
solitude. Il reste alors le ciel et les ancêtres tutélaires qui y résident pour
l’homme de son abîme bleutée ou le chant, pour célébrer la
danse tantôt harmonieuse tantôt chaotique de ses lames.
sauver
Tahiti au relief ascendant, surplombant le Pacifique, nature luxu-
riante, florissante, est comme une perle brune scintillant dans une nacre
océanique. L’océan, la mer, élément instable par excellence, s’associe
au vol de l’oiseau et aux amours fugaces que célèbrent les senteurs de
tiare, les corps lascifs enduits d’huile de coco, et les paroles chantées :
« Je retrouve tous les parfums de ton corps, qui sont un mélange incomparable de fleurs tahitiennes, de ‘porohiti’ (solanum anthropophagorum),
cette plante à fruits rouges dont on fait des couronnes qui sentent si bon,
et de ‘hinano’ (fleur du pandanus odoratissimus) » (Yves Roche, « Te
hau’a hei fara »,1967, in Himene Tahiti, vol. 5). L’île, au loin, se transforme en une silhouette de femme au corps ceint « de couronnes de
fleurs. Oh divinité ! » (Y. Roche, To reo aroha, 1952, in Himene Tahiti, vol.
2). La mer se remplit des larmes que les jeunes amoureux au cœur brisé
déversent près du rivage, car leur amour transcende l’immensité horizontale comme un oiseau qui survole le mont orohena. La mer inspire un
sentiment d’évanescence, les mots, les paroles sont comme des paroles
sur le sable que bientôt les vagues viendront effacer. Elle nous reconnecte à l’enfant qui est en nous, à des croyances originelles, ‘païennes’,
elle nous berce...
Pour beaucoup elle représente la rupture, l’espace initiatique des
familles ou couples séparés, divisés : « Je dois partir en voyage sur la
immense, cela fait si mal de falloir se quitter. Il ne faudra pas m’oublier... Le parfum des fleurs fraîchement écloses me fera penser à toi
mer
cette nuit. Quel que soit le temps que durera ce voyage, je reviendrai
près de toi... » (Y. Roche, « Chéri iti e », 1967, in Himeme tahiti, vol. 5).
C’est aussi le lieu où l’homme se réalise, un terrain d’individuation parsemé de pièges que les demi-dieux polynésiens ont su affronter. Une
chanson polynésienne retrace les pérégrinations des Anciens symboli-
118
Poésie
sées par la pirogue hawaïenne Hokule’a : « Dans la mer grosse et la
pluie froide, ils ont ramé, fatigués, ‘Hokule’a’ de Maui... » (Y. Roche,
« Hokule’a no Hawaii », 1976, in Himene Tahiti, vol. 1).
Perdus en mer, c’est l’amour pour les être chers,
les alliances
humaines, qui permettent de surmonter cette lente dissolution. Le rameur
pêcheur solitaire ne peuvent s’empêcher d’éprouver des sentiments
naïfs, de nature anthropomorphique, mêlés à une certaine magie de l’enfance, en considérant chaque espèce animale dotée d’une âme, comme
ou
le traduit très bien cette chanson populaire qu’apprennent les enfants à
la maternelle : « Dès que le soleil se lève, tous les jours sans se lasser,
le pêcheur tire sa pirogue et s’en va sur le lagon. Petits poissons jaunes
et rouges le regardent passer, ils ont vu dans son sillage le reflet de Thameçon. Rame pêcheur, rame pêcheur, sur la mer lisse, ta pirogue glisse,
petit poisson, fais attention, prends garde à son hameçon.
Joli poisson, tu es si beau, caches-toi dans les coraux. » (Y. Roche, « Hoe ana »,
1962, in Himene Tahiti, vol. 4).
...
Les Mers du Sud cassent, dispersent les îles, là, la personnalité se
désintègre comme le corps de Ta’aroa qui s’est autodémembré pour donner naissance aux différentes composantes de la nature : « il prit son
épine dorsale pour une chaîne de montagnes... ses ongles de mains et
de pieds pour les écailles et carapaces de poissons... » (T. Henry, p. 32).
Le souci est donc de pêcher des poissons, microcosmes insulaires à la
dérive, pour stabiliser, lier les éléments épars entre eux, de faire appel à
Tu, dieu artisan de la stabilité, pour faire croître les myriades de racines
seules capables de rendre la terre ferme. On déploie ainsi tous ses instruments magiques, hameçons, filets, cordes, cordon ombilicaux, car le
souci primordial n’est-il pas, pour la petite mer, la mère lagunaire, de
retrouver son enfant volé par cette grande mer masculine qui risque de
le garder à tout jamais : « Je suis aussi ta pirogue, je suis également ta
pirogue double, taillée selon les coutumes héritées de mes ancêtres,
reliée par le cordon ombilical de mon amour maternel, attachée par mes
entrailles qui t’ont façonné, tenue par mon nombril, ton premier lien, c’est
119
Littérama’ohi N°16
Fleur Grandadam
mon souffle
qui gonflera ta voile, cousue et recousue avec les cheveux
tressés de ta mère. » (H. Hiro, « L’offre. Discours de la mère à son fils,
p. 70). Le souci du navigateur n’est-il pas de retrouver sa mère, son île,
sa terre
natale, même un jour, puis de suivre la course du soleil qui renaît
chaque jour... de ne pas être cette âme noyée, éparpillée, en archipel,
éternellement errante, qui ne retrouve plus son rivage? Il est vital de se
tatouer (dans la mythologie tahitienne, Anâ-muri, ‘astéroïde de derrière’,
est le nom d’un des piliers célestes séparant terre et ciel, pilier pour noircir ou tatouer, (voir T. Henri, p. 45), de se sculpter, de se démarquer, de
se signifier, d’inciser dans la chair ce que la mer aux doigts informes ne
peut dissoudre.
120
Chantal Millaud
SOUS LA PLANTE DES PIEDS
La grande maison
parle seule de son bois tiède et se balance
pendule, tic tac ! et les cloisons respirantes. Le silence dort sur
grand-père, couché sur le divan de cuir vert, la tête sur le dur et plat
coussin foncé de cuir marron. Respirations ; tout qui respire, partant du
souffle appuyé de grand père, vivant autour de ce souffle, souffle profond
du sommeil dans le balancement de la pendule, du vent et des lumières
sur les cloisons de bois, les auvents balancés dans tous ces souffles.
Le jour écrase un peu la sieste dans la verticalité attentive au souffie du grand père d’une petite fille de trois ans dans la respiration du
comme la
monde.
Elle est partie, maman ; tous sont partis.
Les savates oubliées ; où ? Sur la véranda dans le coin des livres ?
Sous le semblant de divan-matelas informe beige-écru ? Sous la table de
la salle à manger parquet ciré, craquant brillant ? Sous la chaise-fauteuil-rotin dans le coin des fantômes ? Près du cerisier chinois, à Tornbre sur le sable gris ?
Les savates oubliées, faire confiance à la plante des pieds ; leur
confier l’itinéraire, partance en solitude avec dans le coin du coeur tous
les autres à retrouver.
Et la plante du pied s’échardise au parquet, se picote sur l’escalier
de béton, descente au jardin ; se douce à l’herbe souple du gazon de
grand-père (ôtées tous les matins à la main une à une, les mauvaises
herbes, assis sur le tabouret tout bas sciés les pieds exprès). Et puis
dans la terre très noire, douce, luisante, un peu glissante, s’adoucit la
plante des pieds, sur le côté de la maison de Papara et derrière sous le
gros manguier (éviter les trous de toupas-crabes de terre que l’on sent
respirer et attendre tout au fond ; et nous aussi on respire plus vite).
121
Littérama’ohi N° 16
Chantal Millaud
La file des enfants, on la devine dans le coin du coeur, tous la plante des
pieds en file ; pieds dans les pieds, pas dans les pas. Au-dessus, sur la
pointe du coeur, les oiseaux disent l’histoire du monde dans les manguiers alentour et font dans la tête une palpitation continue au-delà de la
propre parole, parole continue, chuchotée ou tue, babil de l’enfant des
trois ans.
La plante des pieds déjà passe le portail près des barbelés dans le
pré aux vaches ; le sable gris foncé et ses granules grattantes du despieds. Dans le nez aussitôt comme s’insinuant dans la pensée
l’odeur fade des bouses de vache à contourner, fraîches et épaisses.
Les sensitives : elles te montrent le chemin que tu peux suivre, derrière
qui est passé. Vierge le champ de sensitives en dormance ouverte, air frais
alors que sur le dos, chauds chauds, coulent les rayons du soleil alourdis,
tamisés d’humidité latente. La sensitive ouverte en attente et déjà la plante
des pieds se prépare à la piqûre inévitable. Le cri que l’on ne devra pas
pousser ; bloquer la respiration pour garder le cri à l’intérieur et suivre derrière, le chemin des sensitives, celles qui se sont refermées sous les pas
des précédents déjà disparus loin dans le vent des cocotiers, en oubliant
la plus petite, la de trois ans, qui ne dit rien, qui entend et qui cherche.
sous des
.
Qui entend, là-bas, un peu, les rires ; mais n’est-ce pas plutôt déjà
la vague qui s’étire doucement sur la plage ? Aller très vite : pique, pique,
pique, le chemin des sensitives. Ouf ! ça y est on est passées les deux
plantes de pieds. Et se retourner. Regarder au sol le chemin formé des
sensitives et tout autour les autres bien ouvertes. S’émerveiller des petits
pompons d’un doux violet aux touts petits points jaunes à l’extrémité des
fleurs de sensitives, comme plein de petits yeux qui vous regardent et
vous sourient. Les fleurs de sensitives et leur odeur de frais. Voir plus loin
derrière la clôture de fils de fer barbelés en rangées de clous rouillés et
l’arrière de la maison, et les manguiers, et la maison de Papara.
Puis portée en avant, la plante des pieds relâche ses orteils dans le mou,
le doux, le tiède du sable gris : Criss criss criss sous les cocotiers, qui sur
la tête font une menace-peur de cocos tombés. Ouf ! on est passés, la
plante des pieds et la tête et toute entière.
122
Poésie
Les yeux s’étalent comme la vague, en même temps qu’elle, sur la
plateur du sable ferme et mouillé de la plage. Et déjà dans l’eau les
grands rient et s’éclaboussent. La plante des pieds dans « ça d’eau »
laisse sa jolie petite marque.
L’œil se penche vers les bijoux, toutes ces choses brillantes dont la
plage fait cadeau : bébés coquillages que seul un œil de myope en vision
rapprochée voit vraiment, avec leurs délicats petits dessins d’un dixième
de millimètre, traits ou points, plis tournants comme gravés.
Aujourd’hui, il y a maman, elle est venue. Couchée toujours sur son
paréo, toute longue : longues jambes, longs bras, longs cheveux, toute
fine, toute délicate, toute brune-rouge-coups de soleil. Les cheveux sombres, l’œil sombre, le grand sourire rouge de magique bohémienne : douceur et danger mêlés, et les dents brillantes, menace étincelante sous le
soleil. Les mains longues aux ongles.
Et tout le cœur, et toutes les merveilles de la plage sont pour elle, la
déesse dans ses ongles rouges ; les bijoux coquillages. La voix s’étonne
et se marie dans la vague douce et le vent des palmes. Elle s’extasie, la
voix qui donne les paroles au cœur muet ; les paroles de la merveille des
cadeaux-coquillages. Merveilles alignées à mesure, par la longue main
aux ongles, sur le rouge et blanc du paréo.
Suivre la trace des plus gros coquillages, criss criss la plante des
pieds, ouille ouille ! sur le sable plus sec si chaud, suivre les plus gros
coquillages qui avancent tout seuls avec leurs petites pattes rayées et
roses. Et très vite les larmes. Chaudes, trop chaudes, les plantes des
pieds ; chaudes, si chaudes les larmes salées comme le nez coulé ;
lécher au coin de la bouche.
Courir, courir vers le paréo rouge et blanc étalé sous la longueur du
corps ; vers la chaude main des caresses et sous la plante des pieds le
souffle apaisant de la belle bouche rouge. Etalé sous la longueur de deux
corps le paréo rouge et blanc sur le sable, celui entre eau et sec, le sable
ferme qui respire encore la mer. Chut ! Ecoutez le bruit des petits trous
chantants dans le sable gris.
123
Littérama’ohi N°16
Flora Devatine
MÉMOIRE
La mémoire me revient, me surprend au détour d’un mot, d’une
image, d’un parfum, d’une route,
Bruit de l’eau, ressac de la peur,
Chants des coqs, cris des oiseaux,
Ronronnement d’un moteur évoluant sur le lagon !
La mémoire surgie à l’improviste me submerge,
Mais flotte t-elle haut dans le ciel, comme aux heures du crépuscule, la saisissant au vol, je l’intériorise à souvenirs retrouvés !
La mémoire sait que je la guette, aux heures sombres des jours
d’averses et de grande crue,
Tout comme je sais qu'alors elle s’y impose en pleureuse douloureuse, narcissique m’entraînant dans sa mélancolie.
Mémoire du solitaire qui, au déclin du jour, réclame son reste, le
trouve dans les entrefilets jaunes
et verts émeraude au milieu des
nuages gris bleus teintés de rose
Des nocturnes féeriques.
Longue mémoire bruineuse, évolutive, des nuages en procession
vers leur destin en eau
!
Mémoire sifflant, pépiant, susurrant à la tombée de la nuit
Mais la fraîcheur qui descend des hauteurs des terres brise la voix
des gorges chaudes des chanteurs en herbe de rosée !
124
Poésie
La mémoire des mots longtemps oubliés un instant traverse l’esprit
dans sa torpeur avant de disparaître dans la mutité du sommeil qui le
gagne.
Et je m’évertue à rassembler les mots qui témoigneront du voyage
de l’esprit flottant vers l’imaginaire salutaire !
Poème publié dans Varna Tupu, New Writing And Art from French Polynesia
de Frank Stewart, Kareva Mateata-Allain, Alexander Dale Mawyer
University of Hawaii Press (juillet 2006)
125
Littérama’ohi N°16
Odile (Otira) Purue ■ Alfonsi
PEHEPEHE
Poèmes bilingues : français, managrévien
Montagne : effet miroir
Divinité qui surgit de l’abîme bleu.
Arche d’alliance du ciel et de la terre
Tu apparais, diadème escarpé, dans la lumière
Au crépuscule, tu t’empares des rayons de soleil
Pour asseoir la clarté de ton ombre.
Muraille généreuse, humectée de rosée
Devant l’obstacle, tu établis un contrat de respect
Aux gens téméraires qui t’abordent de front
Oh montagne ! Festive et odorante
Accorde la rançon de la délivrance
Sceau de ton autorité toute puissante.
126
Poésie
Te Maga : kakaro ra
\\
V
Puna mai koe Toa Etua mei te ïriga auriuri
Araka no te ragi e no te kaiga
Maga ’oe’oe ; poike mai koe ki to te ao
’la a’ia’i ’iko mai koe, te turuturutavake o te ra
Mo te akano’o te marama o ta koe maru
Tarava rima merie, akavaivai ’ia e te toriki
I mua to arapupu, ’akaoko roa koe te tapoa no te mamana
Ki te tagata togakura i ’akateni ki to koe aro
E te maga e°! Puraganui kakara
’O mai koe te patariga o te ’akaoraraga
E 'akairoga no to koe tikaraga manamana.
127
Littérama’ohi N°16
Odile (Otira) Purue - Alfonsi
A l’école des bruits de la nature
Quel vacarme !
Dis-moi mon ange, quels sont ces bruits ? D’où viennent-ils ?
On sanglote ; on se dispute ; on arrose ; on gronde ; on sonne
On souffle ; on gémit ; on chante ; on ronfle ; on se plaint ; on siffle...
Silence !
Silence ! Ayons les sens aux aguets !
Dans cette confusion de bruits tâchons de distinguer quelque peu
Holà ! S’agit- il :
De l’eau qui sanglote dans les méandres de la vallée ?
Des oiseaux en colère qui se disputent dans leur nid ?
De gouttes de pluie qui arrosent dans les feuillages lourds ?
Du tonnerre qui gronde et qui déchire le ciel ?
Du réveil matin qui sonne l’heure de se débarbouiller ?
Du souffle léger du vent qui rafraîchit l’aube ?
Des animaux irrités et nerveux qui gémissent à l’annonce de l’orage ?
Du coq qui chante pour réveiller la basse-cour ?
Du grillon qui stridule pour annoncer les nouvelles inédites ?
On se calme, ce sont les bruits de la nature
Oh ! Vacarme du crépuscule.
128
Poésie
I te tukugaretera no te utu poku o te natura
Tei kakautara !
E riga ki mai ana koe, ea’a a utu poku nei ? Mei ‘ea roa mai !
E ’akaroturotu ana ; e mata’ua ana ; e 'akaraga ana ; e togere ana
E ’akatoki ana ; e pu’i ana ; e ’aro’aro ana ; e tagi ana
E ’akakoakoa ana...Turituri !
Turituri ! Ka teriga ’aka’aka ana
I roto a utu nuiga poku nei ’aka’iti ta’aga ana tatou te ta’i...
Aie ! Penei ana ko ! :
Te vai e 'akaroturotu ana ki roto i te aragugu no te takato
Te manu ma’ima’ipapa e mata’ua ana ki roto i te 'iri
Te ua e 'akaraga ana ki ruga i te utu rau teima'a
Te patiri e togere ana ma te 'a’ae te ka’u o te ragi
Te koroio e 'akatoki ana mo te 'ao e 'oroi’oroi ki te vai
Te ikuiku e pu’i ana mo te 'akaagiagi te ragi ma’iko’iko
Te puaka manava riri e’aro’aro ana ki te rogoraga te ua taguru
Te moa e tagi ana mo te 'akaara te aka’iriga
Te 'ini’ini e 'akakoakoa ana mo te 'apai te takao 'ou
No’o porotu ta’aga ! E utu poku ameara no te natura
Aue ! Te kakautara !
129
Littérama’ohi N°16
Odile (Otira) Purue - Alfonsi
Hommage à ma langue
Je dédie cette poésie, entre autres, à madame Jacqueline GOLAZ,
mon institutrice et directrice d’école des années
1962 à 1965 à Rikitea.
Pourquoi tant d’hésitations, de doutes et de craintes ?
Toi qui nous a imprégnés et bercés depuis notre enfance,
Telle une coupable, tu t’es réfugiée dans le temps
Aujourd’hui, par une lucarne filtrant ie jour naissant
Tu nous réapparais, tu nous émerges
Tu nous cherches et tu nous espères
Belle et Mélodieuse, recréant les liens puissants d’antan
Tu nous reviens, tu nous incites à nous réapproprier
Les charmes insoupçonnés de tes sonorités
Qui sont ta musique et ta poésie.
Peuple océanien des archipels lointains
Ecoutez-la ! Elle nous parle, Elle raconte notre Histoire
Messagère des valeurs de l’espoir et de la sauvegarde,
Tu veux rétablir les liens puissants de notre culture.
Tu signes d’une empreinte indélébile les traces orales
De notre Passé si lointain...et si proche
Du Présent d’aujourd’hui et du Futur de demain
Marque de notre identité et de notre existence
Colloque des Langues océaniennes à Nouméa
5/09/08 au 12/09/08
130
Poésie
Toku reo : te ‘akateiteiraga
E a’a ra koe i te ‘aka’iga’iga, i te ‘akato’o, i te 'akamouri ?
Koe i ’akakori kia matou, koe i ïki’iki kia matou,
Ameara ra, mei te ta’i manava maki, perepere moeroa atu koe.
A rà nei, na te ana ma’inatea o te ao ’ou
’Ano mai koe, roimata mai
Totonu mai e toumaki mai kia matou
Me’ea nui, nota navenave no te akano’o 'aka’ou te riraga o te tau te 'ito.
’Oki mai koe, toatoa mai kia matou ’ia’akaora aka’ou
Te utu tagi i to’o ia no te reo tupuna
Koia ’oki ta koe pe’i e ta koe atoga
E te Ma’oi ! no te utu motumo’aga mamao roa
'Aka’aka mai te teriga ! e torena ’iana ta tatau takao
Mataara no te verega o te toumakiraga e no te mamaru
’Akaveke koe ’ia ’akatu te riraga mana no to tatou pouga
Taigoa ’akamau roa koe te taraga o te reo
No matini roa e no a koroio nei ’ua
Mei a ra nei, e mamuri atu
'Akairoga no to tatou turaga tagata e no to tatou oraraga
E rururaga no te utu reo ma’oi i Noumea :
5/09/08 - 12/09/08
131
Littérama ’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
TE ‘A’AI (0 PELE
I te tau ’ai’ui’u, te ora nei o Hau-mea i ni’a i te ho’e fenua maere mau
a.
E atua vahiné ho’i ’oia no te fenua. O Kane-hoa-lani tana tane, ’oia te
atua no te ra’i tuatini. Ua fanau ’oia i tana mau tamari’i mai te mau tuha’a
ato’a o tona tino :
Ka-moho-ali’i, te atua ma’o, mai tona upo’o
Ka-uila-nui-makeha-i-ka-lani, te atua o te uira, mai tona mata
Ku-hai-moana, te atua ma’o, mai tona tari’a
Kane-hekiii, te atua o te patiri, mai tona vaha
Na-maka-o-ka-ha’i, te atua o te moana, mai tona ’ouma
Kane-milo-ha’i, te atua haru varua, mai tona ’apu rima 'atau
Hi’iaka-i-ka-poli-o-pele, te atua o te ra’au tupu e te fa’aora ma’i, mai tona
’apu rima ’aui
’Are’a ra te ho’e o tana mau tamahine, ua fanauhia ia mai tei matauhia
e te ta’ata no teie
’anotau, 'oia mai te ana ahi o te vahiné.
O Pele-honua-mea tona i’oa, ta tatou e pi’i i’u nei o Pele.
I te ho’e po, ua ta’aminomino noa o Pele i roto i te ’opu o Haumea.
Te fatata nei o Haumea i te fanau.
Ua taui ta’ue noa te huru o te reva. Ua haruru noa te mata’are i ni’a i te
pari, ua ’aueue te ’aru o te fenua, ua ho’a te uira, ua haruru te patiri, ua
ta’iri te mata’i e ua topa rutu te ua. Ua ta’i pahu noa te ra’i tuatini tafetafetahia e te uira ’ura e ho’aho’a mai te mafatu e ’otu’itu’i noa nei.
I te ’a’ahiata, i te taime a huti ai o Pele i te aho ora, ua vai mu noa ihora
te mau mea ato’a. E faro’o-noa-hia ia te ’ahehe o te miti i ni’a i te mau
’ofafa’i ri’i hu’ahu’a.
132
Poésie
LE RÉCIT DE PELE
Il y a très longtemps vivait sur une île mystérieuse, Hau-mea. C’était
la déesse de la terre. Elle avait pour mari Kane-hoa-lani qui était, quant
à lui, le dieu des cieux multiples. Elle accoucha ses enfants des différentes parties de son corps :
Kamohoali’i, le dieu requin, par sa tête
Ka-uila-nui-makeha-i-ka-lani, le dieu des éclairs, par ses yeux
Ku-hai-moana, le dieu requin, par ses oreilles
Kane-hekili, le dieu du tonnerre, par sa bouche
Na-maka-o-ka-ha’i, la déesse de l’océan, par sa poitrine
Kane-milo-ha’i, le dieu qui capture les âmes, par sa paume droite
Hi’iaka-i-ka-poii-o-pele, la déesse de la végétation et guérisseuse de
maladies, par sa paume gauche
Une seule de ses filles vint au monde par la voie naturelle, commune à
chaque femme.
Elle se nommait Pele-honua-mea mais nous l’appellerons ici Pele.
Un soir, Pele s’agita dans le ventre de Haumea,
indiquant que
l’heure de son accouchement était proche.
Le temps se mit alors à changer subitement. Les vagues ne cessèrent
de frapper la falaise dans un fracas assourdissant, les profondeurs de la
terre ne cessèrent de trembler, l’éclair étincela, le tonnerre gronda, le
vent frappa et une pluie torrentielle tomba. L’étendue du ciel résonna tel
un tambour, toute lézardée d’éclairs
qui flamboyaient au rythme des bat-
tements d’un cœur.
133
Littérama’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
E tamahine ta’a’e roa o Pele, e’ere ho’i mai te tahi atu mau tamari’i.
Inaha, ’aore ’oia e ha'uti haere noa na mûri i tona mau tuahine e tona
mau tu’ane. Te rahira’a o te taime, e fa’afa’aea noa ’ona i raro a’e i te
marumaru o te ho’e tumu
ra’au ma te mata’ita’i haere i te mau ora o te
natura, mai te manu e rere nei, te mau i’a i roto i te miti, te hum o te ata,
te huru o te mata’i e te vai atu a.
I te ho’e mahana, ua ma’iti o Lono-makua ia Pele ei pipi nana. O tona ia
metua tane feti’i e, e atua ’oia e ’atu’atu nei i te ahi mana. I tona hi’ora’a,
tei roto ia Pele te manava o te ahi.
Ua pa’ari atura o Pele na roto i te mau parau pa’ari e te mana ho’i o te
ahi mana.
Na e reira ho’i e fa’atupu i te riri e te pohehae o te tua’ana o Pele,
’oia o Na-maka-o-ka-ha’i, pi’i-noa-hia e Namaka. Ua riro teie na tuahine
to’opiti ei ’enmi rahi. Ua tatama’i e ua ’aro noa na raua e, i roto i to raua
na ’arora’a rahi, ua pao-haere-noa-hia ia te rua ahi.
I te ho’e mahana, ua parau atura o Namaka i te to’ohitu o te ’utuafare feti’i
e, ia fa’aru’e o Pele i to ratou fenua. la ’ore ana’e, e pau roa te fenua i te
ahi a Pele.
Ua mana te parau o Namaka e, ua fa’aotihia e, e fano o Pele na te tua o
te moana nui a hiva no te ’imi i te tahi atu fenua ahi i reira ho’i ’oia e noho
ai ma te ’atu’atu i te ahi mana.
No te mea ra e, ua here ’ino te mau tuahine e te mau tu’ane ia Pele, i
hia’ai ato’a ai ratou e fano na mûri iana.
Ua putapu ihora te ’a’au o Pele e ua fari’i ’ona i te reira ma te mana’o e,
nana i teie nei e aupuru
i teie na tu’ane e i teie na tuahine iti tona.
Ua taraihia atura te ho’e va’a nui tei tomohia e tei ha’amanahia i te
i’oa ra, o Honuaiakea inaha, e ’imi ratou i te ho’e fenua i te atea ’e roa. I
mûri mai, ua tomohia taua va’a ra i te mau ma’a huru rau ato’a e i te mau
’animara ato’a e au no taua huru tere ra.
134
Poésie
'
A l’aube, au moment même où Pele inspira le souffle de vie, toute chose se
fit silencieuse. On n’entendait que le bruissement de la mer sur les galets.
Pele était une fille très différente des autres enfants car elle ne jouait
pas du tout avec ses frères et sœurs. La plupart du temps, elle restait
assise à l'ombre d’un arbre, admirant çà et là les bienfaits de la nature
comme
les oiseaux qui volent, les poissons dans la mer, la forme des
nuages, la force du vent et tant d’autres choses encore.
Un jour, l’oncle de Pele, le dieu Lono-makua qui était chargé de raviver
la flamme divine, choisit Pele comme disciple. Elle possédait en effet
selon lui, les entrailles de la flamme.
C’est donc ainsi que Pele grandit, imprégnée par les enseignements et
les pouvoirs du feu divin.
Cela provoqua la colère et la jalousie de Na-maka-o-ka-ha’i, appelée plus simplement Namaka, la grande sœur aînée de Pele. Les deux
devinrent alors les pires ennemies du monde, se querellant et
combattant sans cesse et sans merci, au point de former çà et là des
sœurs
cratères de feu.
Un jour, Namaka dit aux membres du Conseil des Sages de sa famille
que Pele devait partir s’ils ne voulaient pas que leur île soit ravagée par
la flamme de Pele.
Les paroles de Namaka furent souveraines et on décida alors que Pele
devait se rendre au large du grand océan des guerriers afin de trouver
une autre île où s’installer et
s’occuper du feu divin.
Les frères et les sœurs de Pele aimaient tant leur sœur aînée qu’ils décidèrent de s’en aller avec elle.
Le cœur de Pele en fut bouleversé ; elle accepta donc cette décision tout
en se disant
qu’il était désormais de son devoir de veiller sur ses frères
et sœurs.
135
Littérama’ohi N° 16
Camélia Te’ura Marakai
Hou ra te fa'arevara’a, ua horo’a o Lono-makua i te ho’e o na Pele, 'oia
te ho’e to’oto'o mana o te ahi, o Paoa te i’oa. Tei roto i taua to’oto’o ra te
mana no te pao
haere i te ahi.
Ua horo'a ato’a tona marna, 'oia o Hau-mea, ia Pele ra i te ho’e huera
moa ma
te fa’aara iana e, e pu'ohu i te reira, ia vai mahanahana noa
ho’i. Ua rave atura o Pele i taua huera moa ra ma te hi’i noa i ni’a i tona
’ouma.
Ua ta’iruru pouroa ratou i te pae tahatai, ua tomo ho’i i roto i te va’a
e, ua fano atura o Pele e tana pupu feti’i iti i tua i raro a’e i te ua e tori’iri’i
noa na.
Hou ra te fenua a mo’e roa ai, ua hi’o a o Pele i tona ’ai’a no te taime
hope’a ma te ’a’au heva, te vaimata e tahe noa ai i ni’a i tona aro.
O te vaimata hope’a ato'a ia ta Pele e fa’atahe nei.
I mûri mai, ua huri tua atura ’ona e, ua fano a’era ma te tu i te 'aeha’a ra
o te moana, te aro
i fa’atorehia e te anuanua e te va’a e vahi na te moana
i na tuha’a e rua.
’Aita i maoro, ua ’ite atura ratou i te ho’e ma’o e arata’i nei ia ratou.
O Ka-moho-ali’i ’oia, te ho’e o te tu’ane o Pele. Nana e tia’i ia ratou e
nana ato’a e arato i te va’a i te ho’e fenua
’api.
Ua tere noa na ia te va’a i te po e i te ao ma te tape’a i tera e i tera fenua.
’Aita ra i noho, ua fano a i te pae Apato’erau e ua tutonu noa a i te mau
fétu e tae roa ai i te taime a 'ura’ura ai te ra’i uriuri.
I reira ia to ratou ’itera’a e, e fenua ahi ato’a teie e vai ra i mua ia ratou,
mai to ratou ’ai’a ra ho’i te huru.
Ua hoe a ratou e ua tipae i Ni’ihau, ’aore ra i noho. Ua huri atura te ihu
o te va’a
i te pae Hitia’a-o-te-ra e ua ha’apou a ratou inaha, te ’ura’ura
noa a te ra’i. Ua
136
tipae atura i Kaua’i, i O’ahu, i Maui, ’aore a i noho inaha,
Poésie
On construisit alors une grande pirogue qui fut baptisée et consa-
crée du nom de Honuaiakea car ils devaient trouver une île très lointaine. Puis elle fut chargée de vivres et d’animaux en quantité nécessaire
pour un tel voyage.
Cependant, avant le départ, Lono-makua remit à Pele le bâton divin du
feu qui porte le nom de Paoa. C’était ce bâton qui était habité par le pou-
voir de creuser du feu.
Quant à Hau-mea sa mère, elle lui donna un œuf et lui conseilla de le
recouvrir soigneusement afin qu'il puisse toujours restër au chaud. Pele
prit alors cet œuf qu’elle berça contre sa poitrine.
y
Tous se rassemblèrent ensuite sur la plage et rentrèrent dans la
pirogue ; c’est ainsi que Pele, avec son petit clan, partit au large sous une
pluie fine.
Avant que l’île ne disparaisse complètement de leur vue, Pele regarda
une dernière fois sa terre natale, le cœur meurtri et les larmes envahis-
sant son visage.
Ces larmes furent les dernières que Pele fit couler.
Puis, elle se retourna et partit en se dressant au large de l’océan, le
visage fouetté par l’arc-en-ciel chaque fois que la pirogue ne divise
l’océan en deux parties.
Peu de temps après, ils virent un requin qui les accompagnait.
C’était Ka-moho-ali’i, frère aîné de Pele. Ce fut lui qui les protégea et
guida leur pirogue vers une terre nouvelle.
La pirogue ne cessa de naviguer nuit et jour s’arrêtant çà et là mais sans
s’y établir. Ils naviguèrent encore et encore vers le Nord, fixant sans
cesse les étoiles, jusqu’au jour où le ciel sombre rougeoya enfin.
C’est alors qu’ils aperçurent une île de feu, comme la leur, qui se dressait devant eux.
137
Littérama’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
ua ’ape’e noa ato’a ho’i o Namaka no tona hina’aro e taparahi ha’apohe
ia Pele. 'Aore ra i manuia e, ua ho’i atura o Namaka i roto i te 'aru o te
moana.
Ua hoe a ia te mau tuahine e te mau tu’ane e, i te pirira’a ihoa i te ho’e
fenua teitei roa, ma’i mai nei te hau’a o te ’aru o te auauahi o te mou’a ahi.
Fa’aoti atura o Pele e, e noho roa ai ratou i ni’a i taua fenua ra.
I taua taime, hou a pou ai i raro, ua ta’u o Pele i te mau atua, ’oia tona
metua tane e tona mau tu’ane, no te ha’amauruuru ia ratou no to ratou
aratora’a iana e tona 'utuafare iti i teie fenua ’api. E fenua ho’i teie hoho’a
ri’i mai to ratou ’ai’a inaha e, te ’a noa nei te mou’a ahi. O Hawai’i te i’oa
o taua fenua ra.
I to Pele ta'ahira’a te ’avae i ni’a i teie fenua ’api, ua ’aueue ri’i te
fenua e ua vai mu noa te mau mea ato’a, tapa’o fa’a’ite ho’i, e atua
vahiné mana rahi roa teie.
’A’e a’era ratou i ni’a i te ho’e mou’a teitei. I reira, te ora nei o ’Aila’au, ’oia
te fatu e te atua ho’i o te mou’a ahi no Hawai’i.
Ua ’aro ’u’ana noa atura o Pele raua o ’Aila’au ma te fa’a’aueue noa i
te fenua, te fa’ahi i te ahi o te mou’a ahi i te ra’i ra, ma te fa’atahe noa i taua
ahi ra tei nina roa i te mau vahi ato’a i mua i tona ara e, ma te tahei noa ato’a
i te fenua i te auauahi uriuri pa’o tafetafetahia e te ’ura’ura o te ahi.
Ua faro’o-noa-hia ia te haruru o te fenua e o te ahi e te pa’apa’a’ina o te
’ofa’i e o te ra’au. Ua ri’ari’a mau a taua 'arora’a ra.
I te pae hope’a, ua manuia mai o Pele e ua horo ’e atura o ’Aila’au e, a
mûri noa atu.
Pa’iuma a’era o Pele i ni’a i te tupua’i o te mou’a ahi, hi’o aro a’era
i tona mau tuahine e i tona mau tu’ane ma te parau ia ratou e, ’eie te
fenua ahi i reira ratou e noho roa ai, o Hawai’i. Topa ato’a atura taua
138
Poésie
Ils pagayèrent encore jusqu'à Ni’ihau
mais ne s’y établirent pas. La
pirogue pointa alors son nez vers l’Est où ils descendirent les flots car le
ciel rougeoyait encore. Ils arrivèrent à Kaua’i, O’ahu, Maui mais ne s’y
établirent pas non plus car Namaka les poursuivait également, voulant
à tout prix en finir avec Pele. Mais cela fut un échec.et Namaka s’en
retourna dans les profondeurs de l’océan.
Les sœurs et les frères ramèrent encore et, dès qu’ils furent proches
d’une nouvelle terre si haute que l’odeur du souffre envahit l’air, Pele
décida de s’y établir.
A ce moment-là, avant même de mettre pied à terre, Pele invoqua les
divinités qu’étaient son père ainsi que ses frères, pour les remercier de
les avoir guidés sur cette nouvelle terre. Celle-ci ressemblait tant à leur
terre natale car le volcan ne cessait de brûler. Cette île se nommait
Hawai’i.
Dès que Pele foula cette terre nouvelle, celle-ci se mit à trembler et
toute chose devint silencieuse, témoignage de son rang divin aux pouvoirs sacrés.
Ils grimpèrent ensuite sur une
haute montagne. C’est là que vivait
'Aila’au, le maître des lieux et dieu du volcan de Hawai’i
Pele et ’Aila’au s’engagèrent alors dans un combat mortel, ne cessant de faire trembler la terre, de faire jaillir vers les deux le feu du volcan, de faire couler la lave détruisant tout sur son passage, ne cessant
aussi de recouvrir l’île d’une fumée sombre et ténébreuse, tachetée par
les rougeurs de la lave.
On entendait constamment le grondement de la terre et du feu, le era-
quement des pierres et des branches. Ce combat fut vraiment terrible.
Enfin, Pele en sortit victorieuse et ’Aila’au s’enfuit à jamais.
139
Littérama ’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
mou’a ahi ra i te i’oa, o Kilauea. E te vaha auahi e vai nei i roto ia Kilauea
e o tei riro ei
nohora’a na ratou, o Hale-ma’uma’u ia.
Riro roa atura o Pele ei Atua nui no te mou’a ahi no Hawaii, ei atua ho’i
manihini.
Hi’o atura o Pele i te pae e hiti ai te ra inaha, no reira mai ho’i ’oia, no te
ho’e fenua atea i te hiti o te ra. Ua mana’ona’o a o Pele i tona fenua ’ai’a
e i tona ’utuafare tana i vaiiho i reira.
140
Poésie
Pele grimpa ensuite au sommet du volcan et fit face à ses frères et
leur annoncer que cette terre de feu, Hawai’i, serait désormais leur foyer. Ils nommèrent alors ce volcan, Kilauea tandis que le era-
sœurs pour
tère qui s’y forma à l’intérieur devint leur résidence et prit le nom de
Hale-ma’uma’u.
Ce fut ainsi que Pele devint la déesse incontestée du volcan de Hawai'i,
une déesse
pourtant non originaire de cette île.
Puis Pele porta son regard loin vers l’Est car c’était de là qu’elle venait,
là où le soleil se levait. Et Pele pensa encore à sa terre natale ainsi qu’au
reste de sa famille qu’elle avait laissée là-bas.
Extrait d’un livre à paraître sur PELE, PELEHONUAMEA,
déesse du volcan à Hawaii et originaire de Tahiti...
Livre écrit en tahitien puis traduit en français
141
Littérama’ohi N°16
L’artiste
Te Hei aroha ite Nuu ‘ai’a
Tauahi te Ra’i e te Fenua
Aroha râua ma te ho’i mo’a
Ua ura o Ra’i
Uatô o Fenua...
Niinii o Huihui Matarii
Ite mono’i faatâhinu
I ni’a ite upoo o te Nuu aroha ‘ài’a...
Ta’i hani te vivo i Havai’i nei
Te papa i ni’a, te papa i raro, ua ipo...
Rutu rutu te pahu ‘ârere
I ni’a ite papa o ta’u manava...
Rohi pehe :
Vahiné Heipua
142
Ai
Peni hoho’a :
Vahiné Heipua
ma'cmr a été fondée par un groupe apolitique d'écrivains
polynésiens associés librement. Le titre et les sous-titres de la revue
traduisent la société polynésienne d'aujourd'hui.
La revue
ma'OHi, pour l’entrée dans le monde littéraire et pour l'affirmation
par référence à la rame de papier,
à celle de la pirogue, à sa culture francophone ;
,
signe la création féconde en terre polynésienne.
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chinois intercalés
,
entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs de tisser des liens entre les écrivains originaires de
la Polynésie française, de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité
des auteurs
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine, de donner à chaque auteur un espace de publication.
Ont collaboré : fTlichel Bailleul, Tamatoa Bambridge, Heipua Bordes,
Rai
Chaze,
Flora
Deoatine,
Jean-Daniel
Tokainiua
Deuatine,
Vola Garbutt, Fleur Grandadam, Joany Hapaitahaa, UJeniko lhage,
Camélia Te'ura iïlarakai, Chantal fîtillaud, Valérie- fflurat-Seiam,
fflareua Hati de fTlontluc, Odile COtiraJ Purue-RIfonsi, Stéphanie-Rriirau
Richard, Bruno Saura, Chantal T. Spitz, fnarie-Claude Teissier-Landgraf,
Edgar Tetahiotupa.
2 000
ISBN
Fcfp
978-^-91641‘1-10-0
Fait partie de Litterama'ohi numéro 16