B987352101_PFP1_2009_016.pdf
- Texte
-
CB
rr.
:
Coll
:
PER$Xfcê
Cote : P
.83.PA
ma’om
0817593
222 )ire,
mémoire de l’oubli
Littérama’ohi
Publication d’un groupe
d’écrivains de Polynésie française
publication :
Directrice de la
Chantal T. SPITZ
Tarafarero Motu Maeva
Huahine
E-mail
:
hombo@mail.pf
Numéro 16 / Juin 2009
Tirage : 600 exemplaires
Mise
en
-
Imprimerie : STP Multipress
j^&AMCSTAtk
page :
Couverture :4l an’so Le
Tableau
:
Vahiné
N° TAHITI ITI
:
Boulc’h
Heipua
755900.001
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-
Te Hotu Ma’ohi
-
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°16
Michel Bailleul
Tamatoa
Bambridge
Heipua Bordes
Rai Chaze
Flora Devatine
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
Yola Garbutt
Fleur Grandadam
Joany Flapaitahaa
Weniko
lhage
Camélia Te’ura Marakai
Chantal Millaud
Valérie Murat-Selam
Mareva Neti de Montluc
Odile
(Otira) Purue-Alfonsi
Stéphanie-Ariirau Richard
Bruno Saura
Chantal T.
Marie-Claude
Spitz
Teissier-Langraf
Edgar Tetahiotupa
SOMMAIRE
Juin 2009
Liste des auteurs
p.
Sommaire
p.
Les membres fondateurs de la
Editorial
revue
Littérama’ohi
p.
p.
10
p.
16
p.
25
p.
32
p.
40
p.
48
p.
55
p.
62
p.
66
p.
70
p.
Flora Devatine
:
4
5
7
9
DOSSIER
HISTOIRE, MEMOIRE DE L’OUBLI
«
Marie-Claude
»
Teissier-Landgraf
Histoire, Mémoire de l’Oubli
Joany Hapaitahaa
Un certain 29
juin 1880 à Tahiti
Mareva Neti de Montluc
De
quel traité parlons-nous ? Celui du 29 juin
ou
celui du 30 décembre 1880 ?
Bruno Saura
Colonisation, assimilation juridique, to’ohitu
Edgar Tetahiotupa
lotete
Michel Bailleul
Aux
Tamatoa
Marquises : Adaptation, résistance, résignation
Bambridge
Résistance et/ou
résignation. Le foncier en Polynésie française
pour qui ? Pourquoi ?
:
Chantal T.
Spitz
reprendre le
cours
de notre histoire
Stéphanie-Ariirau Richard
Tristesse s’agrippe à moi, 720 fois Hiroshima
Yola Garbutt
en mon pays
La dérive des sentiments
5
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
A propos
Weniko
du terme
«
ma’ohi
lhage
L’académie des
langues kanak
: «
Mythe
ou
réalité ?
74
p.
85
p.
98
p.
99
p.
103
p.
113
p.
121
p.
124
p.
126
p.
132
p.
132
»
Valérie Murat-Selam
Parau
p.
»
pa’ari
Flora Devatine
Histoire et Poésie
ENTRE
HISTOIRE, MEMOIRE ET
Rai Chaze
Je
me
POESIE
souviens
Fleur Grandadam
La
...
mer
de Tahiti
:
rêvée, touchée, chantée...
Chantai Millaud
Sous la
plante des pieds
Flora Devatine
Mémoire
Odile Purue-Alfonsi
Montagne : effet miroir
Te’ura Marakai
Te ‘a’ai ‘o Pele
-
Le récit de Pele
L’ARTISTE
Heipua Bordes
Poème et tableau
6
Littérama’ohi
Ramées de Littérature
Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
été fondée par un groupe
apolitique
polynésiens associés librement :
Patrick Amaru, Michou Chaze, Flora Devatine,
Danièle-Tao’ahere Helme, Marie-Claude Teissier-Landgraf,
Jimmy Ly, Chantal T. Spitz.
La
revue
Littérama’ohi
a
d’écrivains
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société
sienne
d’aujourd’hui
polyné-
:
«Littérama’ohi»,. pour l’entrée dans le monde littéraire et pour
son identité,
-
l’affirmation de
«Ramées de Littérature Polynésienne», par référence à la rame
papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
«Te Hotu Ma’ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères
chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
-
de
-
-
pour objectifs :
de tisser des liens entre les écrivains
La
-
revue a
originaires de la Polynésie
française,
-
la spécificité des
originaires de la Polynésie française dans leur diversité contem-
de faire connaître la variété, la richesse et
auteurs
poraine,
-
chaque auteur un espace de publication.
c’est aussi de faire connaître les différentes facettes de
de donner à
Par ailleurs,
polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et
sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie,
musique, le chant, la danse... les travaux de chercheurs,
enseignants...
la culture
modernes que
le tatouage, la
des
7
un
Et pour en revenir aux premiers objectifs,
mouvement entre écrivains polynésiens.
c’est avant tout de créer
Les textes
peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans n’importe quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou polynésienne (mangarévien, marquisien, pa’umotu, rapa, rurutu...), et en
chinois.
Toutefois,
en ce
qui concerne les textes
en
langues étrangères
pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de corncomme
préhension,
ou un
extrait
en
Les auteurs sont seuls
langue française.
responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En
tent la
général tous les textes seront admis
dignité de la personne humaine.
Invitation
au
sous
réserve qu’ils
respec-
prochain numéro :
polynésiens,
Ecrivains et artistes
cette
revue
est la vôtre
nant, de réflexion
sur des auteurs,
ou sur
tout autre
:
tout article bio et
biblio-graphique
vous concer-
la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
sur
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
8
Editorial
«
L’HISTOIRE,
La littérature, à travers
MÉMOIRE DE L’OUBLI
»
!
les premiers numéros de la revue Littérama’ohi,
polynésiens, puis entre ceux de
région océanienne de langue anglaise et de langue française, enfin d’un
océan à l’autre, avec ceux de la francophonie.
avait créé des liens tout d’abord entre auteurs
la
proposés aux auteurs d’articles, avaient été
questions relatives à la littérature polynésienne, à la
littérature orale, à la littérature océanienne, à la littérature féminine, à la littérature francophone, à la langue d’écriture, au Taui, au statut des reo ma’ohi, au
patrimoine en danger,
Avant que la littérature ne nous conduise au thème de la politique, « Littérature et Politique », (n°15), et la politique à l’histoire : « L’Histoire, Mémoire
Dans les dossiers successifs
abordées entre autres, des
de l’Oubli »,
(n°16).
thème, nous avons reçu un grand nombre de textes, parmi lesquels des articles de quelques intervenants aux tables rondes tenues à l’Assemblée de Polynésie le 25 et le 26 juin 2008 : « Autour du 29 juin » et
« Résistance ou résignation ? »à l’occasion de l’exposition « Etu, E a tau, E a
hiti noa atu Résistances et résignation » organisée, à la demande du Président
Oscar Temaru, par la Commission des institutions et des relations internationales
présidée par Mme Cathy Tuiho Buillard.
Sur
ce
-
poèmes, beaucoup de poèmes ! Ce qui nous amène à dire que Thisprésentée accompagnée de la poésie, tel que cela se passe dans les
sociétés orales où Histoire et Poésie se rejoignent pour raconter, dans un cheminement parallèle, la société passée, pour révéler le passé et en tirer la leçon. L’Histoire
préservée dans la mémoire, est dévoilée
Et des
toire s’est
Par la
Par la
Par la
poésie qui soulève les non-dits,
poésie dont la parole est plus libre que celle de l’Histoire,
poésie qui magnifie l'Histoire.
Flora Devatine
9
Littérama ’ohi N°16
Marie-Claude Teissier-Landgraf
HISTOIRE,
MÉMOIRE DE L’OUBLI
Histoire. Quelle Histoire ?
Celle des historiens
qui s’inscrit dans la Recherche, qui désire être
objective et qui enquête sur la réalité passée ? Celle qui est également
plurielle et sans cesse à écrire et à ré-écrire ?
Ou celle qui construit le sentiment d'appartenance à une même
communauté nationale ?
Je choisirai, ici, la seconde car,
d’une part, je me demande ce qu’il
aurait à écrire et à ré-écrire sur l’histoire ancienne de la Polynésie française selon les critères de la première définition qui - en collectant les
faits doit faire revivre les personnages, leurs relations, tout en cultivant
le doute et en suscitant l’argumentation. Cette histoire-là - vécue par le
peuple autochtone - est muette : paroles et confidences envolées vers
nulle part, témoignages écrits (puta tupuna) enterrés avec leurs auteurs.
D’autre part, je suis inculte en ce qui concerne l’histoire locale : j’appartiens à une génération à qui l’on a fait ingurgiter par cœur durant
toutes les études scolaires l’histoire de la Métropole, celle de l’Europe,
mais jamais, au grand jamais, une ligne sur celle du fenua. À part une
exception : quelques phrases sur l’affaire Pritchard, présentée de façon
aussi offensante que celle du bûcher de Jeanne d’Arc, ce qui avait renforcé mon antipathie vis-à-vis de la provocatrice Albion.
y
-
J’ai
le coup
de foudre pour l’histoire locale quand j’étais enfant,
grâce à mon père qui m’avait permis d’assister à l'arrivée du radeau du
Kon-tiki, le jeudi 28 Août 1947 au matin. Il m’avait expliqué auparavant
leur pari ; j'en avais compris l’ampleur et la témérité, car j’avais découvert les distances terrestres, ou plutôt marines, au cours du mois de traversée Marseille-Papeete sur le « Ville d’Amiens ».
J’avais été très émue en voyant cette ruine flotter encore par miracle, en rencontrant ces navigateurs héroïques qui avaient risqué leurs
10
eu
Dossier
vies pour prouver
la justesse de leur théorie. J’avais passé la journée à
écouter, enthousiasmée et silencieuse, leurs conversations sur les péripéties de leur entreprise. En ce temps-là, on ne mêlait pas les enfants et
encore moins une fillette, à ce genre de discussion.
Par la suite, l’apprentissage par cœur des listes d’événements guerriers totalement étrangers à notre espace, à notre culture locale,
émoussa
ma
soif
d’apprendre l’Histoire.
Mémoire. Quelle mémoire ?
Je choisis
définition celle-ci
c’est tout
qui touche le
repréfixées
par l’esprit ; elle privilégie les jugements sur le passé, détermine nos sentiments d’appartenance ; ( c’est elle qui suscite les commémorations).
Les producteurs de mémoire.
Avant de poursuivre, je voudrais mentionner l’existence d’autres
chasseurs importants de notre histoire locale récente, qui veulent sauver
de l’oubii des groupes et des individus qui les intéressent.
Je veux citer ici ceux qui vulgarisent leurs réalisations techniques
auprès d’un très large public : les interviews et reportages effectués par
les techniciens de la radio, entrepris en Français et en tahitien depuis
près de quarante ans ; ceux des techniciens bilingues des télévisions
locales, ainsi que le travail d’archives entrepris depuis une douzaine
d’années par l’ICA.
et
comme
: «
ce
grave dans l’individu, lui permettant d’effectuer une
sentation du passé ». La mémoire, ici, est émotion, subjectivité,
cœur
se
Oubli.
Une
trop d’histoire tue
en relevant la part
nécessaire de l’oubli, seul remède naturel à l’envahissement de la vie
par l’histoire. Question d’oubli, nous sommes comblés ! Tout ce qui a trait
à la civilisation ancienne des îles de la Société d’alors, a disparu de façon
plus complète qu’en aucun autres groupes d’îles de la Polynésie. Pour
nous ce serait plutôt : « trop d’oubli tue l’homme. »
l’homme.
phrase de Nietzsche énonce
»
que «
Certains historiens suivent cette idée
Histoire, mémoire de l’oubli.
11
Littérama’ohi N°16
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
Que dire du passé avant et à l’arrivée des blancs, avant la colonisation officielle ?
-
Les seules références sont celles écrites par des visiteurs étrangers
des hommes - au sujet d’autreè étrangers. Les femmes, curieuses
certes, furent-elles si spontanément, si unanimement
Et leurs
si
dissolues
«
accueillantes
»
?
? Deux
adjectifs qui, en métropole, de
confidences, définissent toujours la vahiné...
Comment répondit émotionnellement la population locale lorsque
qu’elle fut décimée par des microbes et des virus jusque-là inconnus
d’elle, lorsque la mortalité infantile, et la mortalité tout court, s’accrurent ?
La présence active des missionnaires effaça croyances, traditions et
symboles.
Dans quel chaos culturel, moral et mental vécurent les individus, les
différentes générations familiales, les groupes sociaux ? Et ce n’est pas
l’alcool, distribué par les nombreux visiteurs, qui arrangea les choses.
Comment réagit le peuple qui ne pouvait plus maîtriser son destin ? Les
chiffres parlent :
En 1880, année où Pômare V céda ses états à la France, la population de Tahiti n’était plus que de 6820 habitants dont 663 européens et
406 asiatiques.* Le roi aurait-il accompli cela dans l’espoir de sauver son
peuple de la disparition ?
Aux îles Marquises, la situation était pire.
nos
mœurs
jours, et
»
en
En dehors de
sions dans
«
ma
vie
l’école, le passé colonial de Tahiti fit de brèves incur: avec
des anecdotes du
passé familial
que j’étais
inca-
pable de relier à
cours
un contexte historique plus vaste, ce qui me frustrait ; au
de nombreuses incursions dans les vallées et sur les montagnes de
l’île et de la
presqu’île, grâce au scoutisme auquel j’appartenais.
La vallée de la Fautaua fut un de mes coins de prédilection
à
ce
sujet.
L’histoire
commençait avec la statue de Loti, un officier de la Marine
qui, entre autres délassements, aimait se reposer « à l’ombre des ananas en fleurs. » (extrait d’une dictée du
programme du certificat d’études,
qui, exceptionnellement, avait engendré en classe une franche rigolade).
12
Dossier
Notre incursion
préférée était celle du « jardin de gouverneur » prépont de Fachoda en très piteux état. Le sentier boueux et glissant qui serpentait ensuite le long des pentes abruptes,
longeait par endroits des murs en moellons auxquels nous nous accrochions, malgré la peur d’être piquée par des cent-pieds particulièrement
géants et nerveux ! Dans les pans en ruine, nous picorions des fraises
délicieuses ; dans la brousse épaisse nous trouvions des roses rouges
nommées « roses Titaua » au parfum fort et poivré, et avec lesquelles
nous décorions nos couronnes de fougères.
De la petite plateforme du jardin du gouverneur, nous pouvions
contempler - par beau temps - un spectacle majestueux à couper le souffie : un cirque de montagnes encadrées par l'Aorai d’un côté, par le mont
Marau de l’autre et décoré en son centre par le Diadème.
Plus bas nous discernions la succession de plans d’eau précédant
la grande chute de près de 200 mètres. Petites cascades aux rochers
glissants sur lesquels nous aimions fa’ahe’e de bassins en bassins
jusqu’à ce que le froid nous fasse sortir de l’eau.
Mon père m’expliqua que les murs étaient ceux d’un fort militaire,
construits vers 1844 au cours de la guerre franco-tahitienne ; il fut
assiégé par les tahitiens et repris le 17 Décembre 1846 par le capitaine
Bonard. On y cultivait paraît-il beaucoup de légumes verts de France,
ainsi que des fraises et des roses magnifiques.
Le gouverneur visitait-il son jardin en esthète ou en chef militaire ?
Etait-il marié ? Dans l’affirmative, sa femme vivait-elle à Papeete ? Etaitil amoureux, romantique ? (Je pensais aux roses.) Ou simplement, y cultivait-on des légumes frais pour son plaisir, ainsi que pour la survivance
des soldats ? Comment ces derniers s’accommodaient-ils de la pluie fréquente et de l’humidité constante des lieux ?
D’où étaient venus les tahitiens ? Je supposais par la vallée de la
Punaruu le plateau Tamanu, et le long de la base arrière du Diadème.
Etaient-ils armés ? De quoi ? Quels motifs les avaient poussés à transformer peu à peu leurs comportements d’accueil en rébellion ? Quels
avaient été leurs plans d’attaque ? Qui représentaient-ils dans la population ? Dans l’attente, dans le guet, pensaient-ils à leurs enfants, à leur
cédée du franchissement du
,
13
Littérama’ohi N°16
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
femme ? Comment avaient
réagi
dernières au moment du départ ?
passée la bataille ? Y avaient-il eut des
soigné, emprisonné les vaincus ? Etc.
ces
Comment s’était exactement
morts ? Avait-on
Mystères...
J’ai vécu le choc de l’oubli de la mémoire.
Par
après-midi du mois de Février 1966, à Papeete, je passais
palais de la Reine (à l’endroit où de trouve
actuellement l’Assemblée Territoriale). Le bâtiment en bois, alors très
endommagé, était en instance de démolition. Mon attention fut attirée
par le fait que le personnel administratif était sur la terrasse pour contempler un spectacle inhabituel. Je m’arrêtais.
Du haut des combles du palais, on jetait par la fenêtre des paquets
qui atterrissaient dans un feu allumé dans la cour. Deux hommes s’affairaient à retirer les documents des flammes : Monsieur Félix Drollet,
responsable des archives et Raoul Teissier, mon père, féru d’histoire. Je
m’approchais de ce dernier. M’apercevant, il s’écria :
On brûle les archives du pays ! Tu te rends compte ? Ils sont
inconscients ! Le peu de notre passé fout le camp dans l’indifférence
générale. C’est un crime que l’on fait à l’histoire du pays !
Le soir, je rendis visite à mes parents. Mon père était assis sur une
chaise, les pieds dans l’eau glacée et les mains dans une cuvette posée
sur ses genoux, remplie également d’eau froide, que ma mère - (infirmière de son métier) - renouvelait sans cesse. Il s’était brûlé en essayant
de sauver ce qu’il pouvait du passé. Lui, d’habitude si fringuant et gai, se
tenait immobile, muet, voûté. Je le regardai : il pleurait en silence, les
yeux dans le vague.
en
un
vélomoteur devant le
-
Il y a cinq ans environ, en visitant un marae, je fus totalement désorientée par le discours d'un jeune homme qui était un des responsa-
blés
d’entretien
de
lieu.
Dans
mélange de langues
tahitienne-française, il m’expliquait l’historique des lieux. Il citait plusieurs
divinités. Je crus reconnaître à un certain moment les personnages d’un
certain passage biblique de l’ancien testament. Je me dis que ma
14
ce
un
Dossier
méconnaissance de la
langue tahitienne
jouait des tours. Mais
demandais
du tout me
répondit-il, et il poursuivit son cours d’histoire mythique qui était fort belle.
Il n’y eut point d’éclair, ni de coup de tonnerre dans le ciel.
Alors je me dis « Pourquoi pas ? »
me
lorsqu’il
me parla de Jésus, le doute n’était plus permis. Je lui
si la cohabitation des personnages ne le gênait pas. Pas
L’Histoire, avec un H majuscule, est trop vaste pour un si petit peupie d’Océanie. La géographie illustre bien elle aussi ce fait : nos îles ne
sont que chiures de mouches sur la mappemonde. Et pour la Polynésie
Française il y en a à peine une dizaine, pas les 121 auxquelles nous
pourrions prétendre, ou même les 76 habitées.
La France, qui revisite actuellement son histoire coloniale, ne nous
mentionne toujours pas. Pas une seule ligne. Pas deux mots : océan
Pacifique. Nulle part.
On pourrait me rétorquer que maintenant l’histoire du pays fait partie du programme scolaire. Ce à quoi je répondrais : « Quelle histoire ? »
Jusqu’à présent, la conception française de l’enseignement est de répercuter les certitudes scientifiques. Le doute - si enrichissant à tant de points
de vue, si prometteur de tolérance - qui devrait être au centre de l’apprentissage, est toujours très difficile, si ce n’est impossible, à enseigner.
On
peut se rendre malade de notre « histoire - mémoire - de - l’ouquête si répandue et sans cesse renouvelée, infructueuse et
douloureuse de notre identité en est un exemple.
Alors, pourquoi, comme certains jeunes, ne pas en inventer une qui
bli
».
nous
La
convienne ?
Ou encore, pourquoi ne plus se soucier d’elle, afin de participer à la
métamorphose actuelle de notre époque dans un nouvel esprit d’universalité ?
*
Page 67 - « Chronologie des événements politiques, sociaux et culturels de Tahiti et des
archipels de la Polynésie Française », écrite par Louise PELTZER et éditée « Au Vent des
îles ». (Livre qui est ma bouée de sauvetage en matière d’histoire locale.)
15
Littérama ’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
UN CERTAIN 29 JUIN 1880 A TAHITI
«
Voulant donner
une
preuve
éclatante de notre confiance et de
amitié, déclarons parles présentes, en notre nom personnel et au
de nos descendants et successeurs, remettre complètement et pour
notre
nom
toujours entre les mains de la France, le gouvernement et l’administration de nos états, comme aussi tous nos droits et pouvoirs sur les îles de
la Société et dépendances. »
Nous sommes le 29 juin 1880, 8h30 du matin, l’Assemblée étant
réunie sous l’égide du souverain Pômare V et du Commissaire de la
République. L’acte d’engagement est signé, le gouverneur Chessé est
ravi, il le dit :
cr Nous commissaire de la République, déclarons accepter, au nom
du gouvernement, de la République Française, les droits et pouvoirs qui
nous sont conférés par sa majesté Pômare V, auxquels se sont joints
tous les chefs de Tahiti et de Moorea. Déclarons en conséquence, sauf
réserve de ratification, que les îles de la Société et dépendances sont
réunies à la France.
»
Vingt et un coup de canons sont tirés, le pavillon du protectorat situé
quai est remplacé par le pavillon tricolore. Tahiti et ses dépendances sont réunies à la France. Pômare V adresse les paroles suivantes à la population :
« Je viens de déclarer Tahiti et ses dépendances réunies à la France.
Désormais nous ne formerons avec la France plus qu’un pays. J’ai transféré tous mes droits à la France. Notre résolution sera accueillie avec joie
par tous ceux qui aiment Tahiti. Nous étions déjà Français de coeur, nous
le sommes aujourd’hui en fait. Vive la France, Vive Tahiti »
Sous la houlette de l’Assemblée Nationale, le président de la République Jules Grévy ratifie peu de temps après l’annexion. Le rédacteur du
quotidien de l’époque « le Messager de Tahiti » parle d’une mainmise
sans heurt, de l’aboutissement logique d’un procédé tracé par les administrateurs depuis le traité du 9 septembre 1842.
sur
16
le
Dossier
N’est-ce pas
là méconnaître ou ignorer les 38 années pendant lesquelles les Tahitiens ont vu leurs prérogatives bafouées. Toutefois il y a
t’il lieu d’employer les termes de faiblesse, d’impuissance voire même
de manipulation ?
Pour un peu plus de clarté, je vous propose un voyage dans le
temps, dans les méandres de l’histoire polynésienne indissociable de
celle de l’Europe du XIXème siècle.
Lorsque le navigateur britannique, Samuel Wallis relâche à Tahiti, en
« sauvage Otaheite ». le Français LouisAntoine de Bougainville exulte le coeur des nations : le paradis existe
bien sur terre, le primitif n’est pas une utopie !
Si la France s’extasie, les Britanniques en l’occurrence les évangélistes protestants de la LMS ne se perdent pas en contemplation. En
1797, 19 religieux arrivent à Tahiti ; Ils ont pour objectif d’éradiquer le
paganisme et ce faisant ils prônent des valeurs éducatives, la mission est
1767, l’Europe découvre la
semble-t-il
un
succès.
En 1819, un souverain ou ari’i rahi règne. Les évangélistes mettent à
bas toutes les structures anciennes, qu’elles soient politiques, religieuses
sociales. Un dieu
unique, une seule autorité, Pômare II. N’est-ce pas
déjà affirmer la supériorité de l’occident ? Un chef Tahitien qui ne doit sa
force ou son pouvoir qu’à un être suprême crée par les Européens ?
Alors que Tahiti, la primitive se transforme, le pacifique devient l’enjeu de puissances nationalistes où l’économie joue un rôle prépondérant. Anglais et Américains sillonnent l’océan à la recherche de richesse.
Face aux mouvances gouvernementales, les Français sont moins présents, mais il n’est pas pour autant question de se laisser distancer par
la vieille ennemie britannique !
Entre-temps, une jeune reine accède au pouvoir : Aimata Vahiné qui
deviendra Pômare IV. Mais elle est loin de convenir aux protestants à Tinstar de son père ou son frère. Ses débuts sont chaotiques aux yeux des religieux mais aussi des chefs. Accusée de prendre part aux pratiques
Mamaia, syncrétisme entre la religion ancienne et le christianisme, Pômare
IV est rapidement pris à partie par les chefs et la situation bascule dans la
ou
là
17
Littérama’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
protection auprès des missionnaires qui deviennent
Mamaia appelle la constatation suivante : Les Tahitiens ne sont plus en mesure de se gouverner seuls, ils ont besoin de
conseils extérieurs, la reine en l’occurrence dont Georges Pritchard
devient le proche conseiller.
guerre. Elle cherche
ses alliés. L’épisode
Ce dernier fort de
ce
nouvel atout dénonce les exactions commises
et le vice qui s’installe progressivement dans
reine de solliciter le protectorat britannique.
Dans le même temps, il devient consul de Grande-Bretagne, mais il est
rapidement suivi par Jacques-Antoine Moerenhout qui est lui nommé
par les marins de passage
la société. Il propose à la
ambassadeur des Etats-Unis. Ces deux hommes deviennent rivaux entre
intérêts nationaux et locales les escarmouches font feu, l’arrivée des
très
prê-
français provoque un conflit ouvert.
Le mélange politique et religion va être une véritable « bombe » dont
Tahiti fera lourdement les frais.
Picpuciens ou frères du sacré-coeur débarquent à
Mangareva, et se placent sous la protection de Moerenhout au grand
dam de Pritchard. ATahiti, les pères Laval et Caret son expulsés avec le
consentement de la reine. Moerenhout loin de ses prérogatives s’en
réfère aux autorités françaises.
Contexte de conquête, la France riposte : une reine autochtone sous
le joug d’un protestant de surcroît britannique vient de faire front à la
France. N’est-ce pas là se moquer impunément d’une grande nation
En 1834, les
atteinte dans
sa
fibre nationaliste ?
Quoiqu’il en soit la France exige des réparations et son messager
Dupetit-Thouars, patriote engagé est tout désigné. L’amiral exige le
dû imparti, sous menace de représailles la reine cède ! Et Moerenhout
est récompensé en étant nommer ambassadeur de la France. Le nouveau consul ne s’arrête pas là, il faut évincer Pritchard, il souhaite d’ailleurs que la France batte pavillon à Tahiti.
Le révérend pressentant le danger part plaider sa cause en Angleterre. Occasion inespérée, d’autant que Dupetit-Thouars est de nouveaux dans les eaux pour annexer les Marquises. Moerenhout sait que
Abel
18
Dossier
la reine craint les
représailles, il
va
utiliser cet argument
pour
faciliter la
transaction.
Le 9
septembre 1842, Pômare IV émarge le traité de protectorat. «
Régime juridique établi par un traité international et selon lequel un état
protecteur exerce un contrôle sur un autre, spécialement en ce qui
concerne ses relations extérieures et sa sécurité », le protectorat français
dote Tahiti d’un statut dans lequel un conseil de gouvernement composé
du consul de France, du Commissaire du roi et de la reine Pômare IV est
créé. Une juridiction civile est élaborée avec des tribunaux tahitiens qui
régleront les litiges entre natifs du pays. Un tribunal mixte est aussi mis
en place pour les étrangers. La liberté de culte est aussi proclamée.
Le 25 mars 1843, le protectorat est ratifié par le roi Louis-Philippe.
Pourquoi ? Un premier élément de réponse nous vient du Ministre Guizot
dans sa déclaration du 12 mars 1842 à la Chambre des Députés :
« Ce
qui convient à la France, ce qui lui est indispensable, c’est de
posséder, sur tous les points du globe, de grands centres... qui servent
d’appui »
La menace et la concurrence britannique pèse, ils ont d’ailleurs
annexé avec le traité de Waitangi en 1841 la Nouvelle-Zélande, et l’Australie leur est acquise. Pour ne pas se laisser distancer, il était donc
important pour la France d’avoir des « points d’appui sur tous les globes
aussi minimes soient-ils d’autant que le Pacifique est géographiquement
situé entre la Californie et la Chine..
A propos du traité, voici ce que l’amiral Dupetit-Thouars écrit :
« Avec des procédés
généreux envers la reine et les chefs, nous
nous les attacherons. Le peuple est bon et facile à conduire, il est tou-
jours attaché à ses chefs et en faisant du bien à ceux-ci,
les gagner ».
Mais la reine
on
est sûr de
t-elle
toujours aussi conciliante, d’autant que le
protectorat a été émargé par cette dernière sous menace de
guerre et en l’absence de son conseiller britannique !
En 1843, Armand Bruat arrive à Tahiti il est le premier gouverneur
des EFO ou Etablissements Français d’Océanie. Pritchard est aussi de
retour et la reine se rétracte, elle cherche refuge auprès de navires
sera
traité de
19
Littérama’ohi N° 16
Joany Hapaitahaa
anglais. Elle envoie aussi une note à l’attention des chefs qui doivent
s’armer de patience avant la délivrance anglaise.
Le gouverneur ne se perd pas en complication, il fait arrêter, les chefs
suspects et assigne la reine au navire. C’est le signal de la guerre, le révérend est arrêté, le conflit dit « franco-tahitien » éclate. Pômare IV trouve
refuge aux Iles Sous le Vent, le pouvoir est confié à un régent : Paraita.
Au bout de trois années, les Français viennent à bout des insurgés,
mais que faire ? Rétablir la reine dans ses droits ou l’évincer pour un chef
plus conciliant ? Pour éviter tout litige en l’occurrence avec la GrandeBretagne, la reine est rétablie dans ses fonctions, mais c’est sans compter sur la convention du 5 août 1847 qui met en place un double exécutif.
Diminution de l’autorité royale, mais cela ne s’arrête pas là ! L’assemblée
Législative créée en 1824 sous une période de régence est aussi sous
contrôle puisque les membres sont nommés par la reine et par le gouverneur. Les insurgés sont d’ailleurs évincés au profit de chefs plus conciliants. Pour le successeur de Bruat, Lavaud, l’Assemblée Législative doit
constituer une pierre angulaire. En effet, les dirigeants ne sont-ils pas les
maîtres du mouvement des foules ? De plus le gouverneur se réserve
aussi le droit du corps armé et des affaires extérieures.
Le pays est sous tutelle, mais que faire ? Depuis le Traité de Paris
de 1814, le domaine colonial français est ruiné et la concurrence cornmerciale accrue. Le gouvernement de la Restauration repense le mode
de structuration colonial. Si le régime de l’exclusif se maintient, la
conquête de l’Algérie va ouvrir de nouvelles perspectives, en l’occurrence
le principe de l’association qui passerait par « le respect nécessaire de la
personnalité du peuple colonisé et l’affirmation d’une possibilité de coexistence de peuples disparates ». Mais l’esprit mercantile est aussi de
rigueur, le pays conquis doit rapporter financièrement parlant.
Le protectorat de 1842 s’inscrit effectivement dans ce schéma assodatif, une Tahitienne règne et un gouverneur supervise. Avec la convention de 1847, ces deux personnes dirigent de concert. Il y a donc bien
association au niveau politique, mais exclusivité économique du pays
protecteur puisque seul le gouverneur s’octroie le droit des relations avec
l’étranger et par conséquent le commerce.
20
Dossier
Il faut donc
développer Tahiti de manière rentable. Comment ? Pourproduction qui assuainsi à la France un
point d’attache pour sa force navale. Faut-il porter ses regards vers le
secteur agricole ? Pourquoi pas, puisque l’île est bien située entre les
Etats-Unis et les côtes asiatiques. Cela passerait par une réorganisation
du système foncier dès lors.
Pour que toutes ces idées puissent être effective, Tahiti doit se
donner les moyens de rivaliser avec les autres colonies, son port tourné
vers l’extérieur doit bénéficier de travaux et la nouvelle capitale administrative doit avoir l’allure de ses semblables. C'est l’époque de la mise
en place d’infrastructures modernes sur Papeete, Fare Ute et son port.
Il faut cependant attendre les années 1860 pour que le secteur agricole
se mette en marche avec le développement de la plantation de Atimaono, une Caisse Agricole est même créée pour venir en aide aux
futurs planteurs. Le foncier est aussi sujet à restructuration avec la mise
en place d’un service du cadastre en 1862. Après vingt années de
tâtonnement, Tahiti est en passe de réaliser les ambitions économiques
quoi Tahiti
ne deviendrait-il pas un grand centre de
rerait le ravitaillement de ses navires et garantirait
souhaitées.
Mais si
l’esprit mercantile semble dominer, la France ne perd pas
mission civilisatrice. Qui mieux que les religieux pour diffuser
les valeurs éducatives ! Les missionnaires protestants anglais bien que
de
vue sa
bénéficiant du soutien de la reine
sont
plus les bienvenus, ils songent
homologues français pour assurer l’éducation scolaire
et religieuse. Des écoles sont alors mis en place, en 1873 l’école normale
voit le jour. Mais c’est sans compter sur les années 1870 et le développement de l’anticléricalisme d'ailleurs en 1875 un projet de loi est présentée à l’assemblée nationale, projet qui viserait à interdire à un
congréganiste de diriger un établissement public ou privé. En 1880, Tahiti
devient le premier pays conquis et ce conformément au Ministre de Unstruction Publique à voir laïciser ses écoles.
ATahiti, on croit aux décollage agricole, mais on déchante rapidement,
les Etats-Unis reprennent le dessus, Atimaono dépose le bilan en 1874.
Les oranges, le coprah et la nacre subissent le même sort. On songe à la
ne
à faire venir leurs
21
Littérama’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
vanille mais aussi
au
développement du tourisme pour tenter à tout prix de
rentabiliser le pays. Cela semble un échec, qu’en est-il du politique ?
Les gouverneurs prennent de plus en plus d’ascendants quant
à la
d’être écartée du pouvoir d’ailleurs, on songe à
Législative, mais là aussi
on déchante, d’ailleurs, l’Assemblée sera réunie une dernière fois en
1866. Sur le plan législatif, ce sera l’application de la législation métropolitaine, en 1869, trois magistrats français sont pour la première fois
intégrés à l’Assemblée.
Avec un exécutif plus ou moins sous contrôle, une assemblée assujettie, et un législatif maîtrisé, il devient facile d’annexer définitivement le
pays. Mais la France est hésitante. Tahiti n’est pas rentable ! Ce n’est pas
reine, elle n’a de
mettre
en
cesse
avant les membres de l’Assemblée
Emile de la Roncière qui accuse l’administration
parisienne d’être en complet décalage face aux réalités tahitiennes. En
1869, il propose l’émancipation de la reine en créant un gouvernement
intérieur qui mettra la population sous une autorité autre que la marine.
Le gouverneur est renvoyé et Pômare IV se réfugie sur un bâtiment
anglais où elle rencontre le fils de la reine britannique. Après lui avoir fait
part de ces tracasseries, le prince lui propose le protectorat anglais. Le
remplaçant de la Roncière, Michel Jouslard fait intervenir le commandant de la Station du pacifique. Répétition du 9 septembre 1842 ?
Quoiqu’il en soit, cet épisode met en évidence deux points : une reine
versatile et une Grande-Bretagne concurrente redoutable. L’époque est
aussi au changement. 1870 c’est l’instauration en France de la République
mais aussi d’une guerre contre l’Allemagne. Si en Europe les conflits font
rage, le Pacifique en subit les effets. Etats-Unis, Grande-Bretagne, Ailemagne, France, tous sont à la chasse aux colonies où le nationalisme va
se substituer à l’impérialisme, le prestige colonial sera à l’ordre du jour !
En 1877, la reine Pômare IV s’éteint mais elle assure sa succession
en organisant le mariage de son fils Ariiaue avec Marau Taaroa Salmon
deux années auparavant. Ariiaue devenu Pômare V saura t-il se soumettre aux directives françaises à l’instar de sa mère ? Le Ministre
Jauréguiberry en doute, voici d’ailleurs les consignes qu’il fait parvenir au
gouverneur Planche en 1878 :
l’avis du gouverneur
22
Dossier
Il nous est impossible de prévoir, par suite d’entraînements, de
conseils intéressés, il voudrait se soustraire à l’influence utile que nous
avons exercée sur sa mère. Il est à craindre qu’il ne jette sur l’autorité
«
déconsidération. Dans cette éventualité, vous devrez dirigez sans
trouble, soit une déchéance et un remplacement, soit une demande pure
une
et
simple d’annexion.
»
Le mot est lancé
annexion. Mais le
comportement du roi en lui seul
peut-il justifier une prise de possession effective ?
1879 marque un tournant pour Tahiti et pour la France. C’est la
confirmation à l’Assemblée Nationale des républicains. Le 30 janvier,
Jules Grévy succède au poste de président à Mac-Mahon et la République est consolidée. Une brève paraît d’ailleurs dans le quotidien
locale tahitien précisant que la guerre est derrière et que après des
années de tâtonnement politiques, une assise politique durable est trouvée. Si en France tout semble aller au mieux, il n'en est pas de même
selon le gouverneur Planche dont les inquiétudes sont grandes. En
effet, un traité de bonne entente est conclu entre le Saint-Empire germanique ( l’Allemagne) et les Iles Sous le Vent. Pour le gouverneur s’en
est trop la prise de possession doit être effective à Tahiti, il s’en réfère
au Ministre Jauréguiberry. Mais Planche est remplacé par Isidore
Chessé
en
:
1880.
Coup de maître
de chance, le roi Pômare V décide de faire une
mois de mars. Chessé s’empresse de lui dicter
une proclamation dont en voici la teneur :
« Nous déclarons remettre
complètement, pendant notre absence
de Papeete, le gouvernement et l’administration de nos Etats, entre les
ou
tournée dans les îles
au
mains de M. le commandant.
»
Mais selon toute
l’annulation de
sa
probabilité, le monarque se rétracte et souhaite
déclaration, voici d’ailleurs une réponse que lui
adresse Chessé:
Je
vous me
crois pas qu’il faille annuler cette déclaration... vous même
demanderez à rendre définitive... la renonciation temporaire
ne
que vous avez
faites
»
23
Littérama’ohi N°16
Joany Hapaitahaa
tractations dans une note voici ce qu’on lit :
Chaque jour, je m’entretiens avec ie roi des organisations nouvelles... je lui montrai la situation actuelle et l’avenir tranquille que lui
assurait la France. Je faisais du chemin dans l’esprit du roi. Doucement,
lentement, sont deux mots que l’on doit toujours avoir à l’esprit. »
Concessions et promesses financières sont de mises. Il propose le
solde des dettes de Pômare IV, le maintien de la dotation annuelle, l’annexion du budget local au budget indigène, l’augmentation du traitement
des chefs, et la conservation du palais royal.
Le 26 juin, les tractations sont sur le point d’aboutir. Le gouverneur se
rend au palais, mais Pômare V sollicite un délai de trois jours pour prendre conseil auprès des chefs. Le 29 juin, à 8h30 du matin, l’Assemblée
est réunie. Après de brèves tractations, l’acte d’engagement est signé
Le gouverneur continue ses
«
A Chessé de déclarer
:
de votre réunion définitive à la France, complète l’oeuvre
depuis quarante ans, il lui permet de compter sur vous
comme vous pouvez compter sur elle. »
Au rédacteur du quotidien, le Messager de Tahiti d’écrire les lignes
suivantes le 2 juillet :
« Nos colonies comptent désormais une soeur de plus : Tahiti vient
de donner à la France, événement mémorable, récompense bien due
aux sacrifices sans nombre que notre généreuse patrie s’était imposés
pour faire de ce beau pays une colonie. Cette conquête française s’est
accomplie de manière toute naturelle, amenée pour ainsi dire parla force
des choses grâce aux efforts constants et intelligents d’une administration soucieuse des intérêts de la mère-patrie. Il semble qu’une seconde
vie va commencer pour ce charmant coin de terre autrefois la Nouvelle
Cythère de Bougainville. En présence d’une pareille oeuvre, des acclamations retentissent, on s’aborde avec joie au coeur. »
Le 30 décembre 1880, l’Assemblée Législative adopte la loi rendant
exécutive la cession faite à la France de Tahiti et de ses dépendances.
Le 29 juin 1880 aura scellé le destin de Tahiti à la France. Si ce traité
reste mémorable, il n’en reste pas moins vrai que d’autres traités ont
aussi été passés avec les îles.
«
Le jour
commencée
24
Mareva Neti de Montluc
TRAITÉ PARLONS NOUS ?
juin ou celui du 30 décembre 1880 ?
DE QUEL
Celui du 29
-
Intervention
Tatou i ta’iruru mai i ‘onei i te’ie mahana,
mau î tuurima hia ai te tiriti no Taraho’i,
7 te vahi
manava
Te tuhaa
o
tatou 7 te farereiraa.
ta’u
e
hohora atu i te’ie
nei,
tei ni’a ia i te tumu parau o te tiriti no te 29 no tiunu,
matahiti ho’e tauatini va’u hanere va’u ahuru, e tona faataahuriraa hia
i te reira ihoa matahiti i Paris.
Le 29
juin 1880,
quarante années se sont écoulées depuis la signature du traité de
protectorat, durant lesquelles les représentants de la République des
droits de l’Homme se sont immiscés dans les institutions du pays, où ils
ont tous les pouvoirs prépondérants mais n’ont pas encore obtenu la
souveraineté « légalement ».
Pour avoir
toujours essuyé un refus jusqu’alors, ils savent que les
âprement la pérennité de la conception du
Monde Ma’ohi, philosophie des Arbres de Vie inhérente à tout le triangle
Pacifique. Il en est ainsi pour la pérennité des lois séculaires garantissant
chefs ma'ohi défendent
notamment la destination de Pû Metua, Pû Fenua, à transmettre aux
générations futures.
fameux 29 juin 1880, certains chefs se rendent directeà Taraho’i. Idem pour le arii Arii’aue dit roi
Pômare V, tandis que certains chefs s’en voient refuser l’accès, d’autres
Alors,
ce
ment chez le gouverneur
encore
présents pour la signature paraissent
ne pas
être des chefs
...
25
Littérama’ohi N°16
Mareva Neti de Montluc
Combien d’entre
Un
eux
connaissent le motif de cette convocation ?
traité leur est
présenté, Il faut le signer de suite...
paraissent garantir la pérennité de leurs conceptions
du Monde, les compétences du pays leur restant acquises concernant la
Justice pour les petits délits, le respect des lois et coutumes, et la pérennité
des lois séculaires pour la gestion de Pû Fenua, Pû Metua.
nouveau
Certaines clauses
En
échange la
«
souveraineté
»
telle que la conçoit la France semble
lui être transférée.
Ainsi l’acte officiel
•
•
dit
:
tenant
compte des lois et coutumes tahitiennes.
juger toutes les petites
affaires par les conseils de districts (...)
Nous demandons enfin que l’on continue à laisser les affaires
relatives aux terres entre les mains des tribunaux indigènes. »
en
•
nous
Nos Etats sont ainsi réunis à la France ; mais nous demandons à ce grand pays de continuer à gouverner notre peuple
«
Nous demandons aussi de faire
Par cette
«
Déclaration consacrant la réunion à la France des Iles de
la Société et
dépendances » :
le arii Arii’aue Pômare dit
•
C’est
traité
«
roi Pômare V
»
déclare
:
Remettre
complètement et pour toujours entre les mains de
la France le gouvernement et l’administration de nos Etats
ainsi que tous nos droits et pouvoirs sur les Iles de la Société
et dépendances ».
«
que nous découvrons avec la version française
version tahitienne reste encore à divulguer.
ce
car sa
Neuf chefs
officielle du
vingt deux signent ce traité de Taraho’i.
temps, les chefs s’étant vu refusé l'accès au siège du
gouvernement, sont perplexes, le arii Arii’aue dit « roi Pômare V » leur
Pendant
26
ce
sur
Dossier
ayant pourtant fait parvenir une invitation pour ce jour dit ; et iis sont descendus exprès de leurs districts ou vaa mata’einaa. D’autres personnes
enfin qui ne seraient pas des chefs, sont présents et signent ce document ; le nombre de signatures apposées côté tahitien au bas du traité
se montant à vingt...
Le traité de Taraho’i est
également signé du représentant de la République, le gouverneur Chessé, de l’inspecteur des affaires indigènes Monsieur Caillet, celui-là même qui refuse l’accès du siège du gouvernement
à certains chefs. Signent également les interprètes messieurs Cadousteau et Poro’i et doit dès lors voyager jusqu’à Paris pour « ratification »...
Le traité
a
deux
visages, mais est-ce bien le même traité ?
Mais durant le voyage...par on ne
sait quel truchement...c’est un tout
qui le 30 décembre 1880 est validé, niant, expurgeant totapourquoi certains chefs et arii ont accepté de signer le traité
autre traité
lement
ce
de Taraho’i
Ainsi
«
:
nous
lisons
:
Traité de décembre 1880 / Paris.
Le sénat et la chambre des
Le
députés,
président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Art. 1
Le
président de la République est autorisé à ratifier et à faire exédéclarations'signées le 29 juin 1880, parle roi Pômare V
et le commissaire de la République aux Iles de la Société, portant
cession à la France de la souveraineté pleine et entière de tous les
territoires dépendant de la couronne de Tahiti. »
cuter les
Ce traité de Paris, validé par le Parlement, signé des représentants
autorisés de la République des droits de l’Homme le 30 décembre 1880,
est
qualifié de ratification !
alors qu’une ratification est la validation d’un acte
signé. »
«
préalablement
27
Littérama’ohi N°16
Mareva Neti de Montluc
Pourquoi faire croire qu’il aurait été consenti ? Alors que ce traité
n’est pas celui du 29 juin 1880 !
Hold up en réunion ? Viol en
Faux en écriture publique ?
Mains basses
sur
réunion ? Mensonge ?
les Droits de l’Homme ; mais refus d’endosser
responsabilités de la part de la République des droits de l’Homme
qui requalifie ce viol en consentement, voire plus : « le roi aurait cédé...
toutes
abandonné
ses
Etats
»
!
signatures du président de la République française,
étrangères ; des colonies ; de la Justice,
garde des sceaux du pays des droits de l’Homme scellent par la ruse, la
tromperie et le viol l’imposition d’un Bloc de lois incompatibles avec la
philosophie des Arbres de Vie , et dont les conséquences sont lourdes
aujourd’hui, car c’est par ce traité que la Justice française va pouvoir
imposer le code civil et détrôner la philosophie de Terre-Mère.
Les
des ministres des affaires
En
fait, quelle est la validité de ces traités ?
qui est vrai dans le traité du 29 juin ?
« souveraineté pleine et entière » telle que la cornprend l’Occident parait être transférée la gestion de Pû Fenua, Pû
Metua demeurant acquise au pays des Arbres de Vie, des arbres généalogiques - ;
On ne sait par quelle vue de l’esprit ! seulement cette clause doit
être respectée par les nouveaux colonisés, les nouveaux français, sans
pour autant que la puissance protectrice ne respecte sa part du contrat
et garantisse les droits de ceux- là même qu’elle est censée protéger...
Qu’est
ce
Si la clause de
,
Quelle est la validité de
ce
traité dès lors ?
Car si c’est le traité de décembre 1880
peut-il être qualifié de ratification ?
28
qui a force de loi, comment
Dossier
Où est la version tahitienne du traité du 29
juin 1880 ?
correspond-elle à la notion de roi ou reine ? La
notion du « royaume » d’Angleterre ou de France avec ses prérogatives ;
peut t’on la tronquer à la notion de arii, notion associée à une autre
conception du Monde et une autre manière de légiférer ?
Les devoirs et pouvoirs d’un arii correspondent-ils à celui d’un roi
tel qu’on le conçoit en France ou en Angleterre ?
Sur quel socle se sont érigées les relations franco -tahitiennes ?
La notion de arii
Violations et
conséquences
La violation des clauses du traité du 29
quences
juin 1880 ont des conségravissimes aujourd’hui qui poussent le pays au bord de l'ex-
plosion.
Pour
exemple
:
80% de la population
engluée dans des
«
affaires de terre
»
consé-
quences directes de l’imposition par la ruse du code civil et de sa procédure d’indivision pour légiférer et diviser Terre-Mère, Pû Fenua, Pû Metua.
La
«
souveraineté
semblerait
pleine et entière » de la République française
acquise... par on ne sait quel traité... ?
Depuis sept générations, malgré les appels de certains représenfrançaise, de Pouvanaa a Oopa, le Garde des Sceaux
et les plus hauts représentants de la République n’ont jamais voulu
reconnaître le Droit collectif, l’un des piliers de la conception du monde
ma’ohi, et n’ont jamais voulu reconnaître l’échec de l’application de la
procédure d’indivision comme seule référence possible alors que les tribunaux croulent sous l’improbable résolution des « affaires de terre »...
tants de la Justice
Là où la
protection de Terre-Mère et de ses Arbres de Vie semblait
garantie, les droits des peuples autochtones et les droits de l’Homme
ont été violés, bafoués, atomisés.
Sur quel socle sont bâties les relations franco-tahitiennes ?
29
Littérama’ohi N°16
Mareva Neti de Montluc
qu’elle nous a été enseignée,
prônée... innoculée... a t’elle formaté nos esprits au point que nous
n’aurions droit qu’à la version imposée ?
La version coloniale de l’Histoire telle
vérité afin de nous reconstruire.
l’indignité et de la honte que la version coloniale de l’Histoire
nous voir endosser ( nous aurions « abandonné nos Etats...! » )
Discerner la Vérité, notre
Loin de
aimerait
jugement de la cour de cassation en 1883 ne s’y est pas trompé
lorsqu’il rend sa décision de Justice :
Un
«
Le Parlement
a
autorisé après examen le
président de la Répu-
blique à ratifier les déclarations échangées entre la France et le gouvernement de Tahiti ;
il
a
donc
implicitement ratifié les déclarations elle -mêmes... »
de la cour de cassation du 22 novembre 1883,
enregistré à Paris le 28 novembre 1883, folio 35 recto, case 7.
Suite à cette décision de justice de la cour de cassation,
Nous aurions pu penser que le traité du 29 juin 1880 - signé par certains chefs aurait pu être respecté !
Mais dès 1887, un décret que Arii'aue dit Pômare V seul est invité
à signer, vient contrecarrer la décision de la Cour de cassation...
« Le Parlement a autorisé après examen le président de la République
à ratifier les déclarations échangées entre la France et le gouvernement
de Tahiti ; il a donc implicitement ratifié les déclarations elle- mêmes... »
Extraits du jugement
-
Alors, quel est le traité valide ?
à signer en 1887 car si l’on s’en tient
juin - et celle de décembre 1880 il aurait rendu sa «
royauté» à ce moment là..., alors comment peut ‘il avoir autorité en 1887 ?
Et Arii’aue Pômare V, a t’il autorité
à la version du 29
De
30
quel traité parlons-nous, sur quel sceau reposent nos relations ?
Dossier
Si
nous
vouions établir des relations saines
avec
doit reconnaître le fait colonial dans notre pays et
nisation de nos esprits et du pays. Car tous ces
les actes officiels
-
démontrent combien
participer à la décolofaits relatés - d’après
nous sommes encore
processus
de colonisation, qu’il nous désamorcer !
Si
voulons rétablir des relations saines
nous
doit reconnaître l’échec de
la France, celle-çi
avec
dans
un
la France, celle-çi
politique d’indivision - division et reconpeuples autochtones qu’elle a d’ailleurs signés à
septembre 2007.
sa
naître les droits des
l’ONU
en
C’est pourquoi, je m’adresse aux plus hautes instances de l’Etat, au
président de la République Française et des Droits de l’Flomme, au
garde des sceaux, à l’organisation des Nations Unies, à la Commission
des Droits de l’Flomme, de se prononcer sur la validité des traités, socle
des relations franco-tahitiennes. J’invite également chacun d’entre nous
à prendre connaissance de notre Histoire enfin divulguée afin d’en faire
son propre jugement.
Manava tatou pauroa, ia ora na ia oe Pû Fenua,
E tu, etu, e a tau a a hiti noa atu.
Pû Metua.
31
Littérama’ohi N°16
Bruno Saura
COLONISATION, ASSIMILATION JURIDIQUE,
TO’OHITU
d’assimilation culturelle :
l’exemple des juridictions coutumières To’ohitu à Tahiti”.
‘’La colonisation
comme
processus
Bruno
Saura, Université de la Polynésie française
La colonisation est un processus d’imposition politique et militaire.
C’est aussi, pour partie, un processus d’assimilation culturelle, qui peut
être observé en Polynésie française dans les domaines de la langue, de
l’éducation, des lois, des juridictions. Nous le montrerons ici en nous attachant à l’assimilation dans le domaine du droit, et tout
particulièrement
foncier, à travers l’évocation de l’institution dite To’ohitu, qui s’est
éteinte aux îles du Vent au début du 20ème siècle, et aux îles sous le
Vent et Australes (Rurutu et Rimatara) en 1945.
du droit
Reprenant ici les principales lignes d’un article que nous avons
institution1, nous voudrions rappeler tout
d’abord qu’elle n’a pas toujours été spécialisée dans les affaires de terres,
et n’était pas originellement un Conseil de sages (comme on l’entend souvent aujourd’hui à Tahiti) mais un véritable tribunal. Par ailleurs, même si
cette institution est perçue par la majorité des Tahitiens d’aujourd'hui
comme une institution indigène, réputée avoir existé depuis les temps
pré-européens, elle est en réalité née de l’acculturation missionnaire du
1 gème sjècle (à l’initiative des missionnaires anglais, dans les années
1820), puis a été modelée par la colonisation française ultérieure, avant
de disparaître purement et simplement, du fait de cette colonisation.
consacré à l’histoire de cette
1
(1996) “Les codes missionnaires et la juridiction coutumière des To'ohitu aux îles de la
(Polynésie orientale). 1819-1945.”, Droit prospectif. Revue de ia
recherche juridique, 2-1996, Université d’Aix-en-Provence III, pp. 599-634. (Article reproduit
dans les Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes n° 272 décembre 1996, pp. 35-61,
et n° 273-274 janvier/juin 1997, pp. 29-50.
Société et des Australes
-
-
32
Dossier
Les
premières lois écrites de Tahiti et Moorea datent de 1819. Le
a en effet lieu la proclamation des lois du royaume, dites
code Pômare. Deux jours plus tard, le roi Pômare II est le premier Tahitien à recevoir le baptême protestant.
Le code Pômare est révisé et augmenté en 1824,1826,1829,1835
et enfin en 1842, année où Tahiti devient un protectorat français2. Les
To’ohitu n’apparaissent que dans la version révisée de 1824 du code
Pômare. Ils sont une cour d’appel (dont les compétences concernent
tous les domaines du droit, et non uniquement les affaires foncières) et
13 mai 1819
une cour
d’assises.
Point n’est besoin de connaître le détail de toutes les modifications
du
système judiciaire tahitien sous le protectorat, car c’est ici l’esprit de
évolutions qui nous importe. Il faut simplement retenir qu’à partir de
1848, les To’ohitu vont devenir autre chose qu’un simple tribunal d’appel,
pour se muer en une sorte de tribunal suprême ou de cour des sages.
Cette mutation, qui s’opère progressivement dès 1845, aboutit pleinement en 1855. Elle s’effectue par la mise en place d’un double système
d’appel, qui conduit à fragmenter le travail des To’ohitu et bientôt à leur
contester le monopole de l’exercice de cette fonction judiciaire.
ces
Le code tahitien de 1842 est révisé
en 1845 alors que la reine
toujours de reconnaître le traité de protectorat qu’elle a
1842. La royauté tahitienne est alors incarnée par le régent
Pômare refuse
signé
en
Paraita.
Ce texte de 1845
caractérise par
de profonds changements. Le
mariage entre Européens et femmes tahitiennes est autorisé (loi VII). De
même, la vente et la location des terres aux Européens sont maintenant
permises sous certaines conditions d’enregistrement (lois XII et XII)3.
2
3
se
Cf. Vernier, Henri. Au vent des cyclones. Puai noa mai te vero. Missions protestantes et
Eglise Evangélique à Tahiti et en Polynésie française., Papeete, 1986, p. 29.
Le nouveau code est publié sous le titre Lois révisées dans i’Assemblée des législateurs au
mois de mai 1845, dans le Bulletin Officiel des Etats du protectorat, 1845, pp. 73-102.
33
Littérama’ohi N°16
Bruno Saura
justice, les To’ohitu sont nommés
commissaire du roi, qui nomment aussi les juges de
Concernant le fonctionnement de la
par le régent et le
district (loi XXIII).
Quelques années plus tard, en 1855, est créé un tribunal d’appel
(;tiripuna horora’a) dit cour d’appel indigène, unique pour tous les Etats
du protectorat, et placé au dessus des tribunaux ordinaires de chaque
district.
la cour des To’ohitu cesse de remplir cette fonction
d’appel pour se muer en cour suprême ou cour de cassation, troisième
instance juridictionnelle de la colonie. Elle devient une sorte de caution
morale, de garant que la justice a été bien rendue. Son nom officiel est
la Haute Cour indigène (ou Haute Cour tahitienne).
Du même coup,
Puis, l’évolution du droit foncier, en violation du code Pômare de
protectorat, permet dès 1845 des ventes de terres
domaine public
d’Etat et de domaines coloniaux privés. Les changements intervenus
dans la législation foncière vont de pair avec ceux affectant l’organisation.de la justice. Ils s’effectuent en plusieurs temps. A partir de 1852,
les habitants sont tenus, à l’échelle de leur district, de déclarer la propriété de leurs terres devant un comité - dit Tomite - comprenant des
personnalités administratives èt judiciaires ; leur est délivré un certificat d’enregistrement de cette déclaration foncière (connu également
dans les usages sous le nom Tomite), qui constitue la base des titres
actuels de propriété foncière aux îles du Vent. L’année 1855 voit l’officialisation d’une collaboration plus large entre juges et chefs tahitiens,
à l’échelle du district, préalable vers le transfert des compétences en
matière foncière aux conseils (ou chefferies) de district qui intervient
1842 et du traité de
aux non
en
Tahitiens. C’est le début de la constitution d’un
1866.
judiciaire, l’intention du colonisateur français est
disparaître les juridictions tahitiennes, au plus vite, hormis le domaine foncier où du temps sera nécessaire. La reine Pômare
le suit curieusement sur ce chemin en prenant le 14 décembre 1865 une
Dans le domaine
toutefois de faire
34
Dossier
ordonnance
l’organisation de la justice, que l’Assemblée tahitienne
(composée d’autochtones) vote le 28 mars 1866 sous la forme d’une loi4.
sur
Cette loi de 1866 étend les lois françaises à tous les Tahitiens, avec
recours aux seuls tribunaux français... sauf en matière foncière. Ceci
revient à dire que “l’Assemblée tahitienne abrogefa] toutes les lois tahitiennes antérieures autres que la loi sur les districts (qui était relative à
l’organisation administrative indigène et
sur la vaine pâture”5.
aux
impôts), les lois
sur
les
terres et les lois
Pour les affaires de terres, c’est la méthode douce qui est choisie
le transfert des compétences des juridictions de premier degré aux
avec
chefferies
ment des
(ou conseils) de districts (apo’ora’a mata’eina’a),
litiges fonciers entre Mâ’ohi.
La loi du 28
pour
le règle-
1866
supprime donc tous les tribunaux indigènes
(dont le tribunal indigène d’appel créé en 1855), hormis les To’ohitu6.
Dans les affaires concernant les Tahitiens, un magistrat indigène assiste
toutefois les tribunaux français, et l'accusé peut avoir droit à la communication des pièces du dossier dans sa langue.
mars
La chose la
plus importante à retenir est qu’avec cette loi de 1866,
appliquer la loi française si les
actions sont fondées sur des droits acquis postérieurement à la publicales tribunaux tahitiens doivent désormais
tion de l’ordonnance de décembre 18657.
4
La loi tahitienne du 28
mars
1866 fait donc suite à l’ordonnance du 14 décembre 1865
sur
laquelle se base l’arrêté du 27 décembre 1865. Elle sera complétée par le décret du 18 août
1868, promulgué par l’arrêté du 16 mars 1869, ainsi que par un dernier arrêté du 27 mars 1874.
6
G. Guesdon Le royaume protégé des Iles de la Société, Faculté de droit de Caen, 1960,
Archives territoriales de la Polynésie française, n° 1775, p. 233.
6
Loi publiée dans Le Messager de Tahiti, 28-04-1866, p. 1.
7
Le vote quelques jours plus tard (le 4 avril 1866) par l’Assemblée législative tahitienne d’un
paragraphe additionnel à cet article 6, supprimant la possibilité d’un recours en cassation
contre un jugement des To’ohitu rendu antérieurement au 22 mars 1865 est significatif de la
prudence et peut-être du désarroi des membres de cette assemblée. En interdisant cette
éventualité, ils expriment leur confiance dans l'institution des To’ohitu dont toutes les décisions antérieures à 1865 constituent un rempart face à la dépossession foncière.
35
Littérama 'ohi N°16
Bruno Saura
juridiction d’appel pour les affaires de
terre, dans lesquelles elle est aussi tenue d’homologuer, ou à l’inverse,
La
cour
des To’ohitu est la
de demander
réexamen des décisions des conseils de district et
un
notamment des déclarations de
propriété dites Tomite.
conséquence de la loi du 28 mars 1866 est la disparition
législative tahitienne, vidée de ses pouvoirs. Elle
pour la dernière fois le 24 septembre 1877 afin d’acclamer
Une autre
de facto de l’Assemblée
se
réunit
Pômare V
comme
En définitive,
souverain de Tahiti.
dès 1866, le tribunal d’appel des To'ohitu reste la seule
juridiction indigène, si l’on considère que le conseil de district n’est pas
exactement une chambre. Juridiquement, la cour des To’ohitu a pourtant été dépouillée de la plupart de ses compétences, sauf en matière
foncière.
Les To’ohitu, appelés en français la Haute Cour Tahitienne
(Ha’avara’a rahi Tahiti), perdent aussi en 1866 le droit de statuer sur la
peine de mort.
partir de 1868, la logique du colonisateur vise à faire disparaître
progressivement l’institution des To’ohitu, en réduisant leur nombre et
en introduisant en leur sein des juges français.
Le colonisateur prend le 8 mars 1870 une ordonnance qui fait du
président du tribunal supérieur d’appel (français) le président (effectif)
de la cour des To’ohitu. Cette ordonnance est “rapportée le 16 mars
1872, mais il retrouva cette présidence en vertu d’une ordonnance du
21 décembre 1874, en même temps que le nombre des To’ohitu appelés à siéger dans chaque affaire était réduit de cinq à quatre, pour éviter
le partage des voix, le président ayant alors voix délibérative”8.
A
8
Guesdon, op. cit., p. 242.
36
Dossier
Pômare V succède à
tard
signe
1880. Ce
mère Pômare IV
1877, et trois ans plus
traité d’annexion totale de ses Etats à la France, le 29 juin
texte comprend les réserves suivantes: “Nos Etats, écrit
sa
en
un
Pômare V, sont ainsi réunis à la France,
mais nous demandons à ce
grand pays de continuer à gouverner notre peuple en tenant compte des
lois et coutumes tahitiennes... Nous demandons aussi de faire juger
toutes les petites affaires par nos conseils de districts, afin d’éviter pour
les habitants des déplacements et des frais très onéreux. Nous désirons
que l’on continue à laisser les affaires relatives aux terres entre les mains
des tribunaux
indigènes”9.
Ces réserves
seront pas
respectées. La confusion du pouvoir de
représentation politique (ou d’administration) et du pouvoir judiciaire à
l’échelle du district, qui n’était déjà tolérée que pour les seules affaires de
terre, va en effet disparaître. Précisément, s’agissant des questions foncières, la troisième République française entend aligner le régime de
terres de la colonie sur ce qui se fait en Métropole. Aussi la dernière juridiction indigène, celle des To’ohitu (juge d’appel en matière foncière),
est-elle appelée à s’éteindre.
ne
Le premier acte de force du gouvernement a lieu en 1887. Le 30
novembre 1887, le gouverneur suspend la plupart des chefs des districts
“rebelles” dont Marurai a Tauhiro, chef de Teavaro-Teaharoa, également
démis de
ses
fonctions de membre de la Haute Cour Tahitienne
(To’ohitu). Le prince Teriitapunui, premier président des To’ohitu et le juge
suspendus, respectivement pour six et
To’ohitu Ra’ita’e Fuller sont aussi
trois mois.
Une assemblée
générale réunissant le gouverneur, l’ex-roi Pômare
V et les chefs de district de Tahiti et Moorea ainsi que les To’ohitu aboutit le 29 décembre 1887 à la signature d’une convention “aux termes de
laquelle les tribunaux indigènes, dont le maintien avait été stipulé à l’acte
9
Annuaire de Tahiti, 1892, p.
104.
37
Littérama’ohi N°16
Bruno Saura
d’annexion de Tahiti à la France, seront supprimés dés que les opérations relatives à la constitution de la propriété seront achevées”10.
Moyennant quoi, le
suspendus
To’ohitu
rétablit dans leurs charges les chefs et
révoqués, “vu le repentir qu’ils ont exprimé”11.
gouverneur
ou
Par cette convention du
29-12-1887, la disparition annoncée ou déjà
prévisible des To'ohitu est entérinée officiellement par l’ex-roi Pômare V;
encore que la procédure puisse paraître irrégulière, un traité international (celui de 1880) ayant une force supérieure à une simple convention,
même
signée ultérieurement12.
L’élimination des To’ohitu
poursuivre avec leur absorption progressive au sein du tribunal supérieur (d’appel) de la colonie. Suite à un
arrêté du 8 novembre 1888, la présidence en séance des To’ohitu est
exercée par n’importe quel juge français du tribunal supérieur (d’appel)
de Papeete, et non plus par son seul président13.
va se
La mort de Pômare V, survenue le 12
tion des derniers tribunaux
juin 1891 précipite la dispariindigènes des îles du Vent.
L’initiative de la nomination de
nouveaux
To’ohitu revient désormais
au Gouverneur français. Il lui suffira d’attendre la mort des derniers
grands juges To’ohitu pour que l’institution disparaisse. De fait, les
10
Le contenu de la convention est modifié dans le
sens où on lira “les tribunaux indigènes
stipulé” (sans plus faire mention de l’acte d’annexion) suite à
une insertion dans le J.O des E.F.O du 5 janvier 1888, p. 1. On notera aussi
que bien que
tous les chefs de Tahiti et Moorea et To’ohitu soient dits avoir demandé l’abrogation des
réserves du traité de 1880, leurs noms ne figurent pas au bas de la convention du 29-121887 telle qu’elle est publiée au Journal Officiel de 1887 et 1888 de la colonie. Cette convention fut ratifiée par le Sénat et la Chambre de députés par la loi du 10 mars 1891. Voir 6.0
des E.F.O 1892, p. 127. Les noms des vingt-quatre chefs et To’ohitu apparaissent finalement dans le 6.0 des E.F.O de 1892, p. 129.
Cf. 6.0 des E.F.O, 1887, p. 398.
C’est du moins un des arguments avancés par les avocats de branche de la famille Pômare
qui dénonce aujourd’hui le non-respect du traité de 1880, tant sur le fond que sur la forme.
6.0 des E.F.O 1888, pp. 296-297.
dont le maintien était alors
,
11
12
13
,
38
Dossier
To’ohitu arrêtent de
réunir entre 1932 et 1934, c’est-à-dire au moment
où s’achève la délimitation de la propriété foncière et où s’achève la
se
publication des déclarations de propriété foncière14.
Les îles sous le Vent sont entrées plus tard dans l’ensemble français
(leur annexion officielle ayant lieu en 1888), de même que les îles de
Rurutu et Rimatara aux Australes (respectivement 1900 et 1901). Les
dispositions relatives au droit foncier ont été spécifiques à chaque archipel, voire à chaque île15, mais au total, là encore, l’entreprise coloniale a
abouti à faire disparaître l'institution des To’ohitu, en 1945. Néanmoins,
la nostalgie d’une époque où les problèmes de terre étaient réglés par
des Polynésiens n’a jamais disparu en Polynésie française, comme en
témoigne les différentes tentatives de remise en place de To’ohitu à la fin
du 20ème siècle16, et les revendications de certains aujourd’hui en faveur
d’un conseil royal ou sénat coutumier doté de compétences (restant à
définir) en matière foncière17.
14
Guesdon (op. cit., p. 234) remarque que le décret du 21 novembre 1933 sur l’organisation
judiciaire de la colonie mentionne encore les To’ohitu, et d’après Bengt Danielsson (cornmunication personnelle), leur dernière session a lieu en 1934.
15
Voir par exemple pour le cas de Rapa l’article de Tamatoa Bambridge et Christian Ghasarian (2002). "Juridictions françaises et droit coutumier à Rapa. Les enjeux d’une traduction”, Droit et Cultures, n°44, pp. 153-182.
16
Voir Tamatoa Bambridge (2009). La terre dans l’archipel des îles Australes. Papeete, Au
vent des îles ; et Bruno Saura (1995) “Les règles coutumières en Polynésie française” in De
Deckker, Paul (sous la direction de). Évolution du droit et coutume autochtone dans le Padtique Sud, Paris, L’Harmattan, 303 p., pp. 95-131.
17
Voir Bruno Saura (2009). Tahiti ma’ohi. Culture, identité, religion en nationalisme en Polynésie française. Papeete, Au vent des îles, 529 p., (pp. 444-450).
39
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
10TETE1
Etu, e a tau, e a hiti noa atu - résistances et résignation ; en marquisien, on dira, e tu i teia mataiki, i teia mataiki- haafeô, ua hina
la
tàmarü
i àà
o
paatoà tatou i to tatou farereiraa i teie ahiahi i raro aè i teie
àpooraa rahi. Koàha nui tatou paotu i to tatou àveitina
peheu o tenei punahahau.
ora na
o
te
te Fare
J’ai intitulé mon intervention lotete, simplement,
parce qu’il me semblait que ce nom suffisait à illustrer le thème choisi pour cette discussion.
Qui est lotete ? Il fut le chef
(hakaiki) de l’île de Tahuata. L’histoire
que je vais vous conter se situe vers la fin des années 30 et
années 40.
au
début des
Que s’est-il passé à cette période ? Le 1er mai 1842, la France prepossession du groupe sud-est des îles Marquises. L’annexion eut
lieu à Vaitahu. Bien plus, il y eut une bataille qui fit des morts aussi bien
nait
dans le camp
français
que
dans le
camp
marquisien.
Comment s'est effectuée cette annexion ? Pour
répondre à cette
question et à toutes les autres qui vont suivre, je vais laisser la parole,
d’abord à Max Radiguet, qui fut secrétaire de l’amiral
Dupetit-Thouars,
à travers son livre Les derniers sauvages, et ensuite à la
population de
Vaitahu. Je vais donc vous conter les deux versants de cette
histoire,
la version écrite, française, et la version orale,
marquisienne, celle
1
Cette communication
a été présentée le 26
juin 2008, dans le cadre de l’exposition « E tu, E
fau, E a hiti noa atu - Résistances et résignation », à la demande de monsieur Oscar Temaru,
président de l’Assemblée de la Polynésie française. Elle a été organisée par la Commission
a
des institutions et des relations
40
internationales, présidée
par
Mme Cathy Tuiho Buillard.
Dossier
transmise de
génération en génération et qui demeure encore vivante
d’une soixantaine d’années. Il faut donc considérer
ces propos comme des témoignages uniquement. Ici, il s’agit de faire
entendre la voix des autochtones et pour la première fois les Marquisiens vont parler de leur histoire.
chez des personnes
Voici cette histoire, mais
écoutons d’abord les propos de Max
Radiguet. « Peu d’année auparavant, la frégate Vénus, commandée par
Dupetit-Thouars, avait mouillé à Vaitahu, résidence ordinaire de lotete.
Des rapports avec la terre s’établirent, les bons procédés de Français à
Canaques furent réciproques et lotete, qui admirait la force et la beauté
de la frégate, voulut, suivant une coutume encore vivante aujourd’hui
dans l’archipel polynésien, changer de nom avec le commandant Dupetit-Thouars et devenir son ikoa (ami, frère par alliance). On connaît ce
singulier pacte, qui est tout à l’avantage de l’une des parties contractantes. En effet, les convenances obligent à peine l’Européen à quelques
cadeaux de minces valeurs, tandis qu’il entre en jouissance immédiate
de tout ce qui appartient au Canaque. De plus, si celui-ci est un chef
puissant, l’étranger prend en quelque sorte un reflet de cette puissance
et devient inviolable dans tout le pays qui reconnaît la souveraineté du
chef. [...] La demeure, la nourriture et la femme du sauvage sont abandonnées au caprice de l’Européen, et il n’est pas douteux qu’un sentiment de retenue, même à l’endroit des privautés auxquelles on est
convié avec une abnégation sans pareille parle mari légitime, a souvent
été taxé de dédain et a blessé la susceptibilité de l’épouse » (pp. 32-33).
Selon les
témoignages que j’ai pu recueillir, changer de nom ou
échanger de nom, haainoa en marquisien, diffère des explications
fournies par Max Radiguet. Il faut comprendre le fait de haainoa (littérâlement, faire nom) comme étant un parrainage, comme un désir de
lotete de se mettre sous la protection de l’amiral Dupetit-Thouars. Il ne
s’agit aucunement, dans la tradition marquisienne, d’appropriation de
biens ou de jouissance libre des biens de celui avec qui on a échangé
le nom. Il s’agit, au contraire, de lui venir en aide lorsque celui-ci est
41
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
difficulté
(pàtoko i àto o te kôfii), de veiller sur lui et de lui porter un
regard bienveillant (matatiàhi). Mais en aucun cas, la propriété, les
biens {te tau taetae) qui appartiennent à lotete, ne deviennent propriété de Dupetit-Thouars.
en
Quant
jour de l’annexion, voici ce qui est écrit : « Quand l’étatmajor de la frégate, la musique militaire et la compagnie de marins furent
rangés autour du mât de pavillon, l’amiral Dupetit-Thouars fit approcher
les chefs de Tahuata, et pria M. François de Paule [père François de
Paule Baudichon] de leur rendre intelligible l’acte dont ils allaient être
témoins. Il fit alors ouvrir un ban et, tirant son épée, il en frappa le sol,
déclarant prendre, au nom du roi des Français, possession de toutes les
terres du groupe sud-est des Marquises. Le pavillon fut aussitôt hissé
aux cris de « Vive le roi ! Vive la France ! » et la compagnie armée le
salua de trois décharges de mousqueterie pendant que la musique militaire exécutait le Domine salvum et La Marseillaise ; deux hymnes de
signification bien différente et dont la monarchie libérale de juillet pouvait
seule sans contradiction apparente accepter le rapprochement » (p. 51 ).
Une de
au
informatrices, relatant cet épisode, doutait de la bonne
père, elle ne parlait ni de méconnaissance de la langue, ni de
méconnaissance de la culture marquisienne. Elle voulait simplement dire
que le traducteur avait volontairement travesti les paroles. Une autre
m’expliquait que cette terre ne pouvait nullement être une terre française,
puisque la terre appartenait aux ancêtres, qu’il y avait une jouissance de
celle-ci par les autochtones eux-mêmes. Ekoàna ta ôtou e kaapee disent
les Marquisiens, à quelqu’un qui voudrait s’installer sur une terre. Ici, il
s’agit uniquement de jouissance de la terre, de s’y installer et non de
devenir propriétaire. La terre, te fenua, ne pouvait donc pas revenir aux
mes
foi du
Français, puisque c’est là que demeurent les ancêtres.
À partir de là, on comprend mieux l’attitude de lotete, puisqu’il se
plus en plus dépouillé de ses prérogatives de hakaiki. Je cite
Radiguet : « L’arrivée des corvettes la Triomphante et l’Embuscade à
sentait de
42
Dossier
Vaitahu, le débarquement des artilleurs et de la 16e compagnie d’infanterie de marine, l’aide donnée à la garnison successivement par les
canots et les corvées des deux navires que l’on employait à des courses
dans les baies voisines, d’où l’on rapportait ce que l’on pouvait y trouver
d’utile
(bois de construction, feuilles pour couvrir les cases, chaux pour
maçonnerie), tout ce surcroît de ressources semblait avoir
modifié gravement les dispositions et la pensée de lotete à l’égard des
Français. Spontanément, il s’était rendu au fort et, arrachant à son
amour-propre un aveu pénible, il avait déclaré au commandant Halley
que désormais il le tenait pour un chef supérieur à lui. À compter de ce
jour aussi, ses relations avec l’établissement devinrent de plus en plus
rares. [...]. Néanmoins, quelques jours plus tard, soit crainte réelle, soit
que le voisinage des Français lui devînt intolérable, soit enfin qu’il crût à
l’efficacité d’un changement d’air, il partit pour une demeure située vers
la montagne au fond de la vallée. Ceci se passait deux ans après la prise
de possession » (pp. 100-101).
les travaux de
M. Radiguet dit qu’il partit « pour une demeure située vers la montagne au fond de la vallée », cela signifiait-il qu’il habitait sur le littoral. On
dit que lotete avait sa demeure dans la vallée, et avait l’habitude de se
rendre vers le littoral parmi la population. Le fait que lotete eût habité dans
la vallée est tout à fait cohérent, parce que la partie la plus élevée, celle
située vers la montagne, est la partie la plus importante. Il n’est donc pas
étonnant qu’elle soit le lieu de résidence des chefs (hakaiki). Par ailleurs,
c’est un endroit abrité des vents, des embruns de la mer, offrant des
conditions idéales pour la culture des fruits et des légumes, où l’eau se
trouve à proximité. Il suffit de se promener dans les vallées marquisiennes
pour s’apercevoir du nombre élevé de plateformes lithiques.
Son
départ fut le signal d’une émigration des habitants de la baie.
[...]. Après avoir pris connaissance de tout ce qui s’était passé, l’amiral
reprocha à lotete de ne pas se conduire en ami, comme il avait promis
de le faire, et le pressa vivement de redescendre dans la baie et d’y
ramener son peuple. Le roi répondit qu’il ne cessait en rien d’être notre
«
43
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
ami, qu’il engageait chaque jour ses sujets à retourner au rivage, mais
que, pour lui-même, son état de santé lui défendait de quitter la montagne. L’amirai répliqua que l’autorité du roi était trop bien établie pour
que les Canaques refusassent de se soumettre à une injonction formelle ; qu’en conséquence il lui donnait huit jours pour faire rentrer les
choses dans l’ordre
primitif, lui déclarant que passé ce délai, on consipersistance dans une rupture complète de pacte d’amitié qui
nous avait unis ! Au bout d’une semaine et plus aucun Canaque n’avait
encore reparu dans la vallée. On convoqua alors en assemblée généraie les chefs de Tahuata, excepté lotete. Tous s’y rendirent et avec une
impassibilité apparente écoutèrent l’arrêt de déchéance du roi sur /’/7e
et sur sa propre vallée. Injonction leur ayant été faite alors, séance
tenante, d’avoir à élire un nouveau chef suprême qui les représentât
vis-à-vis des Français, ils désignèrent d’un commun accord Maheono,
et allèrent porter à lotete la décision qui le dépossédait. Celui-ci reçut la
nouvelle sans émotion : il se borna à répondre que depuis longtemps
déjà, il avait cessé d’être roi et ne parut pas s’en préoccuper davantage » (pp. 101-102).
dèrerait
sa
En fait lotete était resté dans la vallée, parce
qu’il était en colère
soldats français. Elle
bain et se laver. Elle
qui habitait dans la vallée, pourquoi était-elle allée se laver à l’embouchure de la rivière ? Tout simplement parce qu’elle avait ses menstrues.
Elle ne pouvait donc pas se baigner dans la vallée, au risque de souiller
toute la rivière et tout ce qui s’y trouve. Elle fut donc emmenée sur le
bateau par les soldats français. C’est son frère qui avertit lotete. C’est
pour cela, disent les Marquisiens, que lotete, ne voulait plus se rendre
sur le littoral. Il était très en colère. Le commandant Halley, quant à lui,
ayant peur des conséquences de cet acte, et notamment des représailles
que pourrait lui faire subir l’amiral Dupetit-Thouars, alors à Taiohae au
moment des faits, décida de rencontrer lotete pour arranger l’affaire. Le
père François de Paule Baudichon, avec insistance, l’en dissuada, mais
rien n’y fit, il ne l’écouta pas.
contre les
sa fille ayant été violée par les
était allée à l’embouchure de la rivière prendre un
44
Français,
Dossier
expédition fut résolue. Trois colonnes furent immédiatement
organisées. La première devait former l’aile gauche, sous le commandement de M. de Ladebat, lieutenant de vaisseau, et remonter les
mornes du versant de droite de la vallée [...]. L’aile droite devait sous
le commandement de M. Cugnet, capitaine d’infanterie de marine, tenir
les mornes du versant de gauche, tandis que la troisième colonne, sous
les ordres de M. Halley, marcherait vers la montagne par le ravin
même, aussitôt que les ailes auraient commencé à éclairer la route »
(pp. 104-105).
«
Une
parut l’officier, une voix forte sortit du retranchement et
jeta ce mot bref: tapu. M. de Ladebat qui peut-être se vit menacé, épaula
son fusil de chasse et fit feu des deux coups. Les Canaques ripostèrent
aussitôt et, frappé de deux balles à la tête M. de Ladebat roula sur le sol.
Cinq matelots furent aussitôt atteints. L’étroit sentier ne permettait pas de
se présenter plusieurs de front. Dans cette situation critique, une partie fit
un mouvement rétrograde, tandis que, mieux avisés, quelques hommes
entraient dans les buissons pour échanger le feu avec les Canaques des
retranchements, qui se montraient le moins possible et tiraient par les
ouvertures du parapet. M. Halley suivait à petite distance avec sa
colonne. Prévenu de la façon désastreuse dont le feu s’était engagé, il
s’élança au pas de course vers le point où M. de Ladebat était touché. Il
arriva au fatal tournant sans que rien eût changé de face. S’abritant du
cocotier qui se dresse à l’angle du sentier, il étudia sous les balles et
reconnut la position de l’ennemi ; mais au moment où il se découvrait tout
entier pour donner un ordre, plusieurs coups de feu éclatèrent. Frappé
d’une balle en plein front, M. Halley s’affaissa et, embrassant le tronc du
cocotier, il resta agenouillé comme un homme en prière à trois pas du
point où M. Ledebat et les hommes blessés étaient étendus. Un instant
après, le commandant du Bucéphale, M. Laferrière, qui avait suivi en simpie promeneur une expédition dont on était loin de prévoir la fatale issue,
s’étant mis à la tête de la colonne Ladebat, parvint à dominer le retranchement des Canaques et s’y précipita, mais trop tard, hélas ! pour sauver le commandant Halley. L’ennemi, sans chercher à tenir pied, battit en
«
Dès que
45
Littérama’ohi N°16
Edgar Tetahiotupa
retraite
les défilés à lui connus ; on le poursuivit avec toute la dilipermettaient les difficultés de terrain, sans qu’il fût néanmoins
possible de l’atteindre à l’arme blanche » (pp. 105-106).
vers
gence que
Les escarmouches continuèrent pendant un certain temps, avec
morts d’hommes. Puis elles
s’estompèrent. La paix revenue et en représailles, la France confisqua les vallées de Vaitahu et de Hanamiai. « Les
commandants se réunirent à bord de la Boussole, et la paix fut accordée
aux Canaques à diverses conditions, dont voici les
principales : abandon
complet des deux vallées de Vaitahu et d’Anamiai, ainsi que des versants et mornes qui y conduisent et les commandent : ces terres avec
tout ce qui s’y trouvait, cases, arbres, fruits, animaux divers, etc., devenaient notre propriété » (pp. 111-112).
Qu’en est-il du foncier ? Les terres ont été réorganisées par le décret
de 1902. Mais
je laisserai cette question
aux
spécialistes du foncier.
Concernant l’annexion, la bataille, des stèles ont été érigées pour cornmémorer ces différents événements. Voici quelques-unes des inscriptions.
«
Le 1er mai 1842
signé à Vaitahu le procès verbal la prise de
pos-
session par la France, les îles du groupe sud. Fait à Nuku Fliva le 17IX
1988 ».
«
Ici le 4 août 1838, la
accueillaient l’amiral
naissance
«
Ici
au nom
population de Vaitahu et son chef lotete
Dupetit-Thouars en première mission de recon-
de la France
».
gît Halley, capitaine de corvette officier de la légion d’honneur,
au champ d’honneur le 17. 7 -
fondateur de la colonie de Vaitahu. Mort
BRE 1842.
»
À la mémoire des officiers marins et soldats français morts
champ d’honneur ».
«
46
au
Dossier
Après cette énumération, la question qui nous vient naturellement
: « Et les Marquisiens morts pour leur terre, où se
trouve(nt) leur(s) stèle(s) ? » Actuellement, le temps a tendance à effacer cette histoire de la mémoire de la population de Vaitahu. Elle est mal
ou pas du tout connue de la génération des vingt et trente ans.
en
tête est celle-ci
Merci,
mauruuru,
kaôha
marquant l’entrée du fort construit par les soldats français.
été prise à partir d’un fossé, creusé, afin de rendre difficile l’accès par les assaillants.
Deux tours
La
photo
a
Référence
Radiguet Max, 2001, Les derniers sauvages, éditions Phébus.
47
Littérama’ohi N°16
Michel Bailleul
AUX MARQUISES:
ADAPTATION,
RÉSISTANCE, RÉSIGNATION
l’histoire du groupe sud-est (Tahuata, Hiva Oa, Fatu
Iva) est dominée par la figure emblématique de lotete.
Dans les premières années du XIXème siècle, la baie de Vaitahu est
une escale très fréquentée, non pas pour ses commodités, mais pour
l’antériorité de sa réputation. À partir de 1825 (il aurait alors 35 ans), son
chef lotete y encourage les escales. Il impose aux Marquisiens de sa
vallée une attitude de coopération envers les étrangers. Il perçoit un
mousquet par navire qui jette l’ancre.
Il a le désir d’être reconnu par les Occidentaux relâchant dans son
île comme seul interlocuteur détenant l'autorité. Pour cela, il multiplie les
signes d’acculturation volontaire, pensant par là s’attirer l’estime, la
considération et les faveurs des étrangers. Il promet de renoncer aux
idoles et aux tabu. Il ne fait pas tatouer son fils.
Une certaine sympathie prévaut à Vaitahu entre Marquisiens et
étrangers. Le capitaine de navire baleinier Bennett, qui se fait tatouer le
bras, estime qu’ils sont pacifiques, gentils mais intéressés. C’est ainsi
qu’il explique l’attitude de lotete à Vaitahu, qui a donné l’ordre de ne plus
voler à bord des navires, pour encourager les escales. Mais cela ne l’empêche pas d’écrire : “Malgré leurs manières amicales, il faut être sur ses
gardes. Ils sont capricieux et capables des pires outrages. Indépendants,
supérieurs, ils méprisent les Blancs. Mais ils craignent ou respectent les
avantages de la civilisation.”
Craignent-ils les représailles des “Blancs” ? Craignent-ils lotete ?
Bennett constate aussi que les missionnaires anglais sont à la peine
dans leur tâche : quinze ou vingt personnes seulement, dont lotete et sa
famille, se rassemblent le dimanche matin pour un culte chrétien. Ils
savent que lotete n’accueille l’évangile que dans l’espoir d’obtenir des
biens (fusils, canons, poudre et autres) et des honneurs ; qu’il acceptera
Avant 1842,
48
Dossier
temple, mais surmonté d’un drapeau et sur un endroit
qu’ils refusent.
de construire
élevé,
ce
un
figure d’exception. Aucun autre chef n’a
de plan particulier pour encadrer les contacts avec les Étrangers.
Chaque vallée est, je cite Bennett, « une république à la sauvage ».
Mais l’attitude de lotete fait
conçu
description vaut aussi pour le groupe nord-ouest (Nuku Hiva,
Huka). Là, la sympathie entre Marquisiens et Occidentaux
n'est guère au rendez-vous. En 1813, le commodore américain Porter se
mêle aux conflits guerriers entre les tribus des vallées de Taiohae, puis
celles de Taipivai. Dans les années 20, la baie de Taiohae devient une
escale baleinière appréciée pour la sûreté de sa rade, mais aussi pour
ses commodités de ravitaillement et de plaisirs. Les contacts sont rudes.
La présence de plusieurs tribus n’y favorise pas la sérénité. Les missionnaires anglais n’arrivent à rien. Les missionnaires américains, leurs
femmes et leurs enfants, vivent dans la peur en 1833-34. Le tau’a Hape
répond à l’un d’eux, qui lui parle de la bible : « Le livre est mauvais, la
poudre est bonne. » Il ajoute : « Ton dieu est bon pour toi, le nôtre est bon
Cette
Ua Pou et Ua
pour nous ».
Devant les
technologies modernes, les Marquisiens sont curieux,
mais pas admiratifs.
La résistance marquisienne
face au monde occidental, visible surTaiohae, est d’abord une façade faite d’indifférence et de mépris,
et peut-être même d’humour : ainsi le chef Keatoi, à qui l’on vient d’offrir
un couvert en argent, s’en sert comme pendentifs d'oreilles
Derrière cette façade, il y a la certitude que les structures traditionnelles marquisiennes n’ont rien à envier à ce qu’ils voient chez les étrangers, et la volonté de prendre chez ces étrangers ce qui peut être
éventuellement bon pour les Marquisiens.
Là où les contacts sont fréquents, cela se passe bien. Mais là où
les contacts sont épisodiques, les incidents éclatent et il y a des victimes
tout à
...
chez les Occidentaux.
49
Littérama ’ohi N° 16
Michel Bailleul
Vient alors l’année de la
prise de possession.
À Vaitahu, lotete est très heureux de revoir celui avec qui il avait fait
un échange de nom en 1838, date à laquelle la marine française a installé des prêtres catholiques « en prenant soin de leur concilier l’affection
du roi [lotete] et de ses sujets ». En 1842, leur action n’a pas encore
porté beaucoup de fruits.
Le supérieur de la mission catholique François de Paule Baudichon,
aux Marquises depuis 1839, va jouer le rôle d’intermédiaire-interprète
pour faciliter l’entreprise française.
lotete est demandeur de canons et d’une petite garnison qui serait
à son service. Dupetit-Thouars répond qu’il y consent si son interlocuteur
veut bien reconnaître la souveraineté de S.M. Louis Philippe et prendre
le pavillon français, lotete accepte avec empressement et signe l’acte.
À Taiohae, la prise de possession se fait en présence du chef
un personnage au parcours atypique. Parti jeune de l’archipel, il a séjourné en Angleterre, puis après un périple chaotique, il est
revenu pour régler ses comptes avec ses compatriotes. Il se range aux
côtés des prêtres, car il a compris que, contrairement aux pasteurs protestants qui se sont occupés de lui, les catholiques disposent de la force
de la marine française.
Un drapeau tricolore flottant au sommet d’un mât affiche son choix
politique.
Il impose à ses « sujets » quelques mesures autoritaires. Par exempie, le vol devient tabou. Il fait emprisonner un fils de son oncle, qui a tué
un déserteur américain au cours d’une querelle d’ivrognes.
Et surtout, il entre en conflit ouvert avec Pakoko, qui s’oppose à lui
en voulant interdire l’échange d’alcool contre des vivres. Temoana
Temoana. C’est
refuse. Mais il interdit
Cette décision
aux
femmes de
se
rendre à bord des navires.
être le révélateur des
enjeux de pouvoir existant à
française a opté définitivement pour un
soutien inconditionnel à Temoana. Or, dans cette baie très morcelée par le
relief, il y a plusieurs haka’iki. En l’absence de Temoana (de 1834 à 1839),
l’un d’eux, Pakoko (dont on a du mal à déterminer les origines parentales)
va
Taiohae. En 1845, l’administration
50
Dossier
pris un ascendant certain sur l’ensemble des vallées. Tous deux sont
donc devenus, en quelque sorte, rivaux : Pakoko représente le mode social
a
traditionnel, ainsi que la liberté de disposer de la terre et de la mer à sa
guise ; Temoana est le chef de file d’un nouveau mode de vie, le champion
des nouvelles lois et l’intermédiaire
privilégié avec les étrangers qui se
prenant cette décision coercitive envers
les femmes, Temoana prend aussi le risque de ne pas être obéi.
Fidèle à son choix, dès qu'une telle situation se produit, le Cornmandant Amalric fait arrêter les contrevenantes. Il semble que cette
affaire mette en cause des filles de Pakoko, alors qu’un autre sujet de
discorde entre Marquisiens et Français prend des proportions importantes : en effet, les bovins, importés par les troupes coloniales, vont
divaguant sur les terres, parfois cultivées, des Marquisiens qui, peu
friands de leur viande, les tuent sur place. Amalric exige des porcs en
compensation. Cette situation de tension aboutit au massacre de
quelques soldats français qui auraient, sans le savoir, violé un tabou.
Pakoko finit par être emprisonné avec six membres de sa famille. Après
quelques semaines nécessaires pour recevoir des instructions de Tahiti,
considèrent
un
comme
chez
eux.
En
tribunal militaire le condamne et il est fusillé.
Pakoko aurait dit à Temoana
: «
Je suis condamné et toi tu
es
acquitté
»...
Temoana est
let
parle d’un
Mais
«
baptisé en 1853, et pour cette époque, le prêtre Chauâge d’or de la mission catholique ».
arrière. Alors que Temoana, à Taiohae, a
joué la carte de la présence française et catholique, lotete, à Vaitahu,
refuse soudainement de poursuivre dans cette voie.
Déjà, il avait été remarqué qu’avant de signer en mai 1842, lotete
paraissait soucieux et défiant. Il semble qu’on ne lui ait pas bien traduit
l’expression “prise de possession”, lotete a demandé la protection de
l’armée française et accepte la souveraineté d’un roi lointain. Il va se
retrouver avec un commandant tout puissant sur ses terres, et qui a
avant tout pour mission d’assurer la protection du pavillon français,
comme
revenons un
peu en
il est écrit dans l’acte.
51
Littérama’ohi N°16
Michel Bailleul
Alors tandis
qu’à Taiohae le chef Temoana profite de la présence
française pour commencer à imposer son autorité aux autres chefs, à
Vaitahu le chef lotete ne supporte pas de constater qu’il ne commande
plus dans ses terres. Il se retire dans la montagne, en septembre 1842,
entraînant sa famille et une partie de la population de Vaitahu. Le cornmandant le déclare déchu de
Maheono. La guerre
s’installe
son
pour
titre et
nomme
roi
son
neveu
plusieurs jours. Deux officiers sont
tués, et il y a une vingtaine de blessés ou tués chez les Français. On ne
connaît pas
les pertes dans le camp marquisien. Maheono promet d’accepter l’autorité française, lui et son peuple. La paix revient. lotete meurt
l’année suivante.
Les années
qui suivent voient se marquer une différence de plus en
plus frappante dans l’évolution des deux groupes d’îles face à l’administration française. Il faut dire que celle-ci a un comportement pour le
moins paradoxal : autant les moyens déployés entre 1842 et 1845 étaient
considérables, autant par la suite la place est quasi abandonnée. L’établissement de Vaitahu est évacué, tandis qu’il ne va plus rester à Taiohae qu’une poignée de métropolitains (le résident et 5 gendarmes en
1876), sans parler des missionnaires.
Au groupe nord-ouest, après la variole qui fait 1 500 morts en
1863-64, il ne reste que 1 601 habitants en 1875. La population entre
dans une phase de torpeur culturelle où le christianisme incarné par
l’évêque Dordillon a du mal à faire sa place dans une population qui
oublie peu à peu son imaginaire païen dans l’alcool et bientôt dans
l’opium. L’administration tente sans grand succès d’encourager des initiatives de mise en valeur agricole.
C’est
La
sud-est que les choses tournent mal.
population, avec 4 411 habitants, y est presque trois fois plus
au
groupe
nombreuse.
Là,
une
attitude face à la colonisation subie par l’archipel s’élabore
lentement. Elle
ces
52
décompose pas exactement en pour et contre. En
années de la deuxième moitié du XIXème siècle, ceux qui acceptent
ne se
Dossier
la
présence française sont soit résignés à vivre une situation qui leur est
imposée, sans se poser de questions, soit convaincus de sa nécessité
par le biais de la religion catholique, là aussi sans que la réflexion soit
vraiment profonde. Quant à ceux qu’on pourrait ranger dans le camp des
“contre”, leur opposition à la présence française est avant tout le souhait
de ne connaître aucune entrave à une liberté totale, comme elle est censée l’avoir été avant l’arrivée des Français. Cette opposition
que je qualifierai d’endogène se renforce d’arguments exogènes : la France a subi
une défaite, en 1870, qui ternit son
prestige international. Cet événement
vient aux oreilles des Marquisiens par l’intermédiaire des navires étrangers de passage. Paris n’existerait plus, rasée par les Allemands ; les
forces militaires françaises seraient tellement affaiblies qu’elles seraient
incapables de réagir en cas de rébellion générale.
Le résident établit
liste de désordres
: assassinats, cannibalisme, soûleries, pillages, tatouage, affrontements
Il avoue que les
marins du bateau stationnaire ne peuvent débarquer dans les vallées
isolées, et l’on doit se contenter d’envoyer quelques boulets de canon qui
une
...
ne
règlent rien
Il est surtout
inquiet de la situation insurrectionnelle à Hanapaoa.
Quelques rebelles y bénéficient de la sympathie de la population qui les
approvisionne de munitions. Il a entendu qu’une propagande secrète se
fait en leur faveur avec comme mot d'ordre “l’indépendance kanak” ; ils
essaieraient de persuader la population de les aider, sinon la domination de la France
conclure
en
s’exercer comme à Nuku Hiva et Ua Pou. Et de
souhaitant qu’une expédition sérieuse soit menée le plus tôt
va
possible à Hiva Oa, sinon la situation va empirer avec le temps.
Il est difficile de dire s’il y a vraiment un début de mouvement “indépendantiste kanak”.
Quelle liberté les « rebelles » craignent-ils de perdre?
C’est la liberté de faire ce que l’on veut, en se réclamant de pratiques du temps passé, mais dévoyées de leur sens. Perdre cette liberté
est une perspective redoutée et révoltante, en particulier pour ceux
qui
sont déjà sortis de l’archipel et qui prétendent qu’à Tahiti on laisse boire
les indigènes, donc aux Marquises on doit pouvoir en faire autant.
53
Littérama’ohi N° 16
Michel Bailleul
La liberté
au sens d’indépendance vient peut-être de ces quelques
qui ont vu d’autres horizons, mais elle est aussi sans doute très
fortement suggérée par divers négociants occidentaux dont un des cornmerces les plus lucratifs est celui de l’alcool.
individus
En 1880, alors
qu’à Tahiti le protectorat
va se
transformer
en
colo-
nie, la colonie des Marquises va elle aussi connaître un bouleversement
radical. L’hostilité de certains
Marquisiens du groupe sud-est prend des
proportions inquiétantes dans les rapports qui s’accumulent à Tahiti.
En juin-juillet 1880, avec près de 1 000 hommes, le contre-amiral
Bergasse Dupetit-Thouars désarme l’archipel sans effusion de sang.
Quelques “indigènes des Marquises” sont transportés à Tahiti. L’état de
siège est proclamé dans le groupe sud-est (il sera levé en 1882). Des
gendarmes sont installés.
L’ordre règne aux Marquises comme partout ailleurs dans ce qui
s’appelle désormais officiellement les Établissements Français de
l’Océanie.
Dans
quelques minutes qui m’étaient accordées, j’ai dû être
rapide, simplificateur, voire muet sur beaucoup de choses. Veuillez m’en
excuser, mais vous pourrez compléter mon propos avec mon livre et le
n°7 de la revue « Archipol ». Merci pour votre attention.
54
ces
‘amatoa Bambridge
RÉSISTANCE
LE FONCIER EN
RÉSIGNATION
POLYNÉSIE FRANÇAISE
ET/OU
:
POUR QUI ? POURQUOI ?
Si
vous
le
permettez, et s'agissant d’un débat réunissant
un
grand
nombre de personnes et d’acteurs, je me contenterais de reprendre des
points déjà évoqués hier et précédemment,
Les conflits familiaux
sur
lesquels j’aimerais revenir.
ayant pour support le foncier
Si
depuis deux jours, la discussion se focalise sur les conflits fonengendrés par la mise en place du code civil en Polynésie orientale,
je souhaite préciser que les conflits entre les individus et les groupes
ayant pour support la terre ne datent pas de l’époque coloniale.
ciers
Bien
au
contraire, c’est parce que la conflictuosité des rapports
sociaux est si
importante dans la sociologie polynésienne que les Maohi
originales de pacification des rapports
sociaux. On pourrait citer l’institution du Arautea à Rurutu dès le 16ème
siècle. Les catégories juridiques foncières comme l’arakaa et le moekopu à Rapa, sont en vigueur jusqu’au 18ème siècle. La mise en place de
droits d’usages différenciés avec les ràhui, dont on connaît au moins
trois formes jusqu’à la première moitié du 20ème siècle.
ont inventé des institutions
Quelqu’un a dit hier que la division des terres n'existait pas avant les
Européens. Il me semble que cette assertion est fausse. Lorsque les
groupements de parenté étaient démographiquement trop nombreux sur
un même territoire, il était d’usage pour un des segments du
ramage de
partir s’installer sur une autre portion du territoire. Cette coutume était
accompagnée par la prise d’une pierre du marae du groupe de référence,
pour bâtir un nouveau marae familial plus loin. La prise de la pierre du
55
Littérama’ohi N°16
Tamatoa Bambridge
symbolisait à la fois la « division des terres » mais aussi les liens
d’allégeance du nouveau marae envers le plus ancien.
marae
Guerre franco-tahitienne 1843-1846
au non
: comme
fait de résistance
respect du traité de protectorat
Peu de
temps après la signature du traité de protectorat, le « proprend des arrêtés qui contredisent le partage du pouvoir opéré
sous l’égide du protectorat. La « puissance protectrice » tente en effet de
réguler des matières -les relations foncières- qui ne sont pas de sa cornpétence. Trois exemples permettent d’illustrer ce propos :
tecteur
-
-
-
»
l’arrêté du 21
janvier 1844 sur l’expropriation pour cause d’utilité
publique -rôle du juge de paix chargé de rendre le jugement ;
l’arrêté du 13 avril 1845 organisant la justice de paix dans les îles
de la société. (Art.3.2 : le juge de paix connaît au civil « des déplacements de bornes, des usurpations de terres) ;
l’arrêté du 15 octobre 1851 portant organisation du service de l’enregistrement et du domaine colonial, contenait une réglementation
de l’expropriation pour cause d’utilité publique et des dispositions
concernant les ventes,
locations
ou
donations d’immeubles1
;
Autant de
dispositions qui transgressaient le traité de protectorat.
long de la décennie 1840, l’impossibilité de respecter le traité et
d’avoir une démarche cohérente eu égard aux propriétés coutumières
avait fini par mener à la guerre franco-tahitienne entre 1843 et 1846.
Tout
1
Cf.
Coppenrath Gérald, La terre à Tahiti et dans les îles. Editions Haere Po, Tahiti, 329
2003
56
au
p.,
Dossier
Aitau
Ainsi que
l’a analysé un éminent collègue : en 1847, la Cour des
(ou Grands Juges) décide que « celui qui possède un terrain
sera le vrai propriétaire s’il en a la jouissance depuis l’abolition du
gouvernement païen », On ne peut donc pas dire que le terme « aitau » est
Toohitu
une
invention coloniale.
Le mot
«
aitau
»
apparaîtra
novembre 1855. La notion
civil
en
ne
pour la première fois dans la
date donc pas de l’introduction
loi du 30
du code
1866.
Très curieusement,
l’apparition du aitau (mangé par le temps)
catégorie juridique nouvelle apparaît au même moment à Tahiti
et à Aotearoa (Nouvelle-Zélande) car les juges autochtones de
l’époque ne souhaitaient plus que les contestations relatives aux terres
du fait de la perte de territoires au cours de guerres précédentes, leurs
comme
soient soumises.
Je voulais juste
préciser ce point. Un autre colloque relatif au foncier
[qui
a eu lieu en octobre 2008] à l’initiative notamment de l’AJPF (Association des Juristes de la Polynésie française), où des analyses plus
poussées
sur
l’histoire foncière de la Polynésie, seront proposées.
Loi état civil 1866
L’ordonnance
portant réorganisation du service judiciaire tahitien est
le Gouverneur La Roncière, en l’absence de contreseing de la
Reine, empêchée. Les articles 9 et 10 de l’ordonnance prévoient l’application du code civil, contredisant les termes du protectorat. Cette ordonnance sera présentée à l’aval de la dernière session de l’assemblée
législative sous la forme de la loi du 28 mars 1866 sur l’organisation de
la justice tahitienne. Pour éviter tout retour en arrière, la loi du 6 avril
1866, soit 8 jours après, dépossédera l’assemblée de l’essentiel de ses
prérogatives.
pris
par
57
Littérama’ohi N°16
Tamatoa
Bambridge
Traité de 1880
—
Je
ne
traité du 29
:
imposition de la nationalité française
reviens pas sur
la discussion qui
a eu
lieu hier à propos du
juin 1880.
La convention de 1887
On
souvient que
le traité d’annexion du
1880 émettait des réserves de Pômare V quant aux juridictions indigènes qui devaient demeurer de compétence locale en matière foncière.
La convention signée le 29 décembre 1887 par Pômare et ie Gouverneur des EFO (approuvée par la loi du 10/03/1891
) vient corriger cet
état de fait en prévoyant la suppression des juridictions indigènes.
Cependant, le texte indique : « (...) Les juridictions indigènes, dont
le maintien est stipulé à l’acte d’annexion de Tahiti à la France, seront
supprimées, dès que les opérations relatives à la délimitation de la propriété seront achevées et que les contestations auxquelles elles donne—
:
se
29 juin
ront lieu auront été vidées »2.
Or pour de nombreuses îles (notamment des Tuamotu, Rapa, et dans
certaines communes des îles de la Société), les opérations de cadastrage
n’ont même pas commencé en 2008. Pour beaucoup d’autres, les contestâtions issues des revendications ne sont toujours pas vidées.
De
faits,
peut estimer que la convention internationale de
ayant une valeur juridique supérieure à une loi ordinaire, a toujours
force de loi. Les ordonnances de 1945, prises par de Gaulle sur la suppression des juridictions, coutumes et lois indigènes apparaissent ainsi
illégales... de même que les tournées foraines aujourd’hui organisées
ces
on
1887
par
la justice dans
ces
îles.
Pour les Gambier
convention de
qui ne sont pas directement concernées par la
1887, les contestations relatives à l’enregistrement de pro-
priété n’auront jamais débuté puisque les opérations ne furent jamais
publiées au journal officiel et ne sont donc pas opposables aux tiers.
2
De
58
Clercq, T17,
p
512 ; BOEFO, 1891,
p
128
Dossier
Le décret du 24 août 1887
Procédure
d’enregistrement fondé sur un système déclaratif (mythe
l’Etat), mais sanctions en cas de non enregistrement. Désormais,
par une fiction juridique du pouvoir colonial, toutes les terres étaient
considérées comme appartenant au domaine colonial (théorie du
domaine éminent), à charge pour les autochtones de faire une déclaration de propriété.
de
Système fondé
autochtones=> à
Les terres
sur l’infériorité juridique de
de prouver leurs droits.
la qualité juridique des
eux
revendiquées appartiendraient au domaine de l’Etat
déjà biaisées car à l’époque, les
districts n’avait pas la personnalité juridique et ne pouvaient donc pas
recevoir de patrimoine.
ou
non
du district. Mais les choses étaient
Le décret de 1887 établissait également le principe selon lequel,
passé un certain délai, toutes les revendications futures et toutes les
oppositions seraient jugées selon les procédures du code civil
La Caisse
agricole de Papeete (aujourd’hui la banque socredo)
Créée dans le but de faciliter
l’acquisition des terres autochtones3,
spoliation de la propriété maohi, souvent avec la
complicité du Gouverneur.
Le conseil d’administration de cette Caisse marque l’emprise coloniale : le secrétaire général du commissaire impérial, le président du
conseil consultatif d’administration, les présidents de la chambre agricole et celle du commerce et trois assesseurs nommés par le commissaire impérial.
a
3
mené
une
Instituée par
véritable
l’arrêté du 30 juillet 1863 (BO 1863,
p
15)
59
Littérama’ohi N°16
Tamatoa
Bambridge
La Caisse
rétrocédait
aux
se
man7. ain5.
faisait consentir des promesses
colons4.
de ventes, puis les
spoliad’août
Le rapport
par la Caisse
Nous n’avons pas pu établir le rythme et l’importance des
tions entre 1863 et 1880. A titre d'indication, pour le seul mois
1866
:
63 terres dans 4 districts de Tahiti
du Gouverneur
en
passèrent de
impérial fait état de 480 terres « détenues »
1867®.
Selon d’autres sources, le rythme des acquisitions s’est ralenti entre
: environ une dizaine de terres par
Cependant, nous
n’avons pas d’indication sur les superficies des terres concernées.
1880 et 1960
compte, la Caisse agricole se transforma en Caisse cenagricole mutuel des EFO en 1932, puis cette dernière
apporta son patrimoine (dont les terres) au Crédit de l’Océanie en 1959®
(aujourd’hui la SOCREDO depuis 1966).
Enfin de
traie de crédit
Conclusion
une
:
Aujourd’hui, avec une indivision généralisée, ce qui apparaît comme
forme de résistance aux yeux des intellectuels pourrait bien être une
forme de
résignation.
Composante résistance :
oui, on observe le maintien de la logique du opu.
Un temps successoral plus long (4 à 7 générations)
Une division des terres, dans son principe, peu différente de celle
qu’on observait au 16ème ou au 18ème siècle en Polynésie orientale.
4
La vente effective était
parfois validée bien des années plus tard. Dans tous les cas, ces
dossiers méritent d’être examinés.
5
Le
6
Le
Messager de Tahiti, août 1866, p 148
Messager de Tahiti, 12/01/1867
7
G. Coppenrath, 2003, p 62
8
Transcription volume 398/70 et 424/24
60
Dossier
Composante de la résignation :
Non l’autorité n’est plus assumée ni reconnue dans les opu.
Non le règlement des conflits ne passe pas officiellement par
instance locale communale
Non, la PF
ne
ou
une
familiale.
s’est toujours pas dotée d’une loi de pays reconnais-
sant et
organisant la gestion de l’indivision,
depuis 1990.
comme
le suggère le CESC
Merci de m’avoir écouté.
61
Littérama’ohi N° 16
Chantal T. Spitz
reprendre le
Si la tradition orale
contacts
que
avec
les
cours
de notre histoire
a su conserver nos
faits
historiques jusqu’aux
navigateurs européens, c’est de l’écriture européenne
naît notre histoire
au sens
s’écrit-elle quasi exclusivement
occidental du terme. Ainsi notre histoire
d’évangélisations et de colonisation
ainsi notre histoire s’écrit-elle
quasi exclusivement de violations de
dépossessions de soumissions de négations
ainsi notre histoire s’écrit-elle
quasi exclusivement d’encres
venues
rope cette Europe qui se pensait et continue de se penser
comme le lieu de la réalisation de l’histoire universelle
d’Eu-
elle-même
ainsi notre histoire s’écrit-elle de
suprématie d’occident cet occident dont
paradoxe (...) réside dans sa faculté à produire des universaux, à les
ériger au rang d’absolu, à violer avec un fascinant esprit de système les
principes qu’il en tire, et à ressentir la nécessité d’élaborer les justifications théoriques de ces violations (S. Bessis, l’Occident et les autres :
Histoire d’une suprématie, Paris, La Découverte, 2002).
le
L’histoire est avant tout
enjeu politique et cet enjeu est d’autant plus
important dans les pays occupés qu’il s’agit d’éradiquer les mémoires
des temps d’avant l’occupation
effacer jusqu’aux noms des femmes et hommes qui auraient pu ensemencer les mémoires et y enfanter le sentiment
d’appartenir à une cornmunauté digne et libre
annihiler les mémoires de guerres de résistances de traîtrises d’impuissances
pour remplir les mémoires des glorieuses mémoires d’un peuple étranger.
Déposséder les peuples en XXXX leur histoire car « qui n’a pas conscience
de son histoire en est forcément dépossédé » Shashi
Deshpande.
Durant la
62
un
période coloniale l’état français
a
institué l’histoire de France
Dossier
la seule histoire
l’unique mémoire de toutes ses colonies. C’est
républicaine au travers de l’enseignement gratuit et obligatoire qui aura pour mission de favoriser, notamment par l’enseignement d’une histoire officielle dévouée à la République, l’éclosion d’une
mémoire national. Mémoire nationale dans des pays aux civilisations aux
cultures aux langues multiples.
comme
surtout l’école
Parler l’histoire de notre pays
ses violences :
violence territoriale
implique donc de parler la colonisation et
déplacements déportations partitions redécoudéplacements des frontières annexions renomination des lieux
ségrégations expropriations exploitation des terres
—
:
pages
violence civilisationnelle
imposer aux peuples dominés, à partir d’une
métropole le modèle culturel européen tenu pour supérieur; elle eut pour
effet le rejet des peuples dans une non-histoire à les expulser en marge
—
:
de l’histoire universelle
violence
les
sujets : plier les sujets à une domination continue aux
multiples (exploitation utilisation ...) usant de moyens divers (encadrement éducation ou rééducation humiliations dénigrement favoritisme... (P. Sultan, Littérature comparée et théorie postcoloniale, le cas
des écritures postcoloniales, Université de Lille 3, 2008)
—
sur
fins
Parler l’histoire de notre pays impose donc de parler non-histoire puisque
traditionnellement les histoires de la colonisation expriment les différents
points de vue de la métropole (M. Ferro, Histoire des colonisations, Paris,
Seuil, 1994) poins de vue qui nous ont expulsés non seulement de Thistoire de l’humanité mais aussi de notre propre histoire
nous dépossédant de notre existence de notre humanité nous muant en
peuple sans histoire. La colonisation est le marqueur déterminant de notre
temps notre histoire notre naissant commençant avec la colonisation.
Notre temps oscille entre excès et défaillance de notre mémoire
nos mémoires s’abîment dans une remémoration en décalage avec une
histoire européenne française coloniale venue et imposée de l’extérieur
63
Littérama’ohi N°16
Chantal T.
Spitz
se
superposant aux histoires locales
ou
obsédant dévalorisé
Pour
l’histoire
ou
aux
mémoires d’un passé refoulé
survalorisé occulté
ou
nié.
la
figure du malheur. Notre histoire puisqu’elle s’écrit
quasi exclusivement d'histoire coloniale est dans tous les cas un fardeau.
Le résultat est pour nous aujourd’hui au mieux une amnésie quasi générale
de notre propre histoire au pire un rejet total et sans rémission d’époques
dites sauvages non christianisées non colonisées non civilisées.
nous
Comment donc
a
parler l’histoire de notre pays ?
L’histoire est le socle
commun sur
lequel
se
construit l’identité d’un
groupe social. Elle est une composante essentielle de la mémoire collective d’un peuple. Nous n’avons pas connaissance de notre histoire et
défaut de connaissance
prive d’identité comme il oblitère notre
ce que font les historiens dit justement Antoine Prost. La nôtre est faite des vainqueurs spécialistes qui
nient le point de vue de ceux qui ont subi et continuent de subir l’histoire
le point de vue de ceux qui lui résistent.
ce
nous
mémoire collective. L’histoire c’est
N. Wachtel historien et
ethnologue abordant la conquête du Pérou par
conquistadors écrit II s’agit en quelque sorte de passer de l’autre côté
de la scène et de scruter l’histoire à l’envers, puisque aussi bien nous
sommes accoutumés à considérer le point de vue
européen comme l’endroit : dans le miroir indigène se reflète l’autre visage de l’Occident.
Certes, jamais nous ne pourrons revivre de l’intérieur les sentiments et les
pensées de Moctezuma1 ou d’Atahualpa2. Mais nous pouvons au moins
tenter de nous déprendre de nos habitudes mentales, déplacer notre point
les
de
vue
d’observation et transférer au centre de notre intérêt la vision tra-
gique des vaincus (La vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971).
1
Moctezuma II, en nahuatl Montecuhzoma (v. 1479-1520), empereur aztèque (1502-1520).
Hernan Cortes, conquistador espagnol arrive au Mexique en 1519 et envahit le pays. Moctezuma II est lapidé par ses sujets en 1520.
2
Atahualpa (v. 1502-1533) dernier empereur de l'empire Inca. Capturé
cuté par Pizarro.
64
par
traîtrise et exé-
Dossier
En attendant que
l’envers
les historiens occidentaux français scrutent l’histoire à
attendant que nos historiens nous aident à combler la béance fondamentale de l’oubli il nous appartient de nous approprier non seulement
en
mémoires
antéhistoriques mais aussi nos mémoires historiques afin
antagonistes de trouver une unité à notre morcellement identitaire. Cependant la pratique de l’histoire exige de conserver une attitude critique à l’égard des sources ainsi nous faut-il puiser à
nos
de concilier des mémoires
toutes les
sources
mémoires tues
avec
les mémoires orales les mémoires écrites les
la
plus profonde circonspection afin d’éviter
une
réécriture valorisante d’une histoire
la nôtre
ni
plus ni moins glorieuse qu’une autre
ni
plus ni moins honteuse qu’une autre.
Il
nous
appartient de même de résister à l’instrumentalisation de This-
toire par la classe politique prompte à moult commémorations pour valoriser certains pans des mémoires au service d’une idéologie politique et
rassembler le
peuple autour de références historiques et culturelles judi-
cieusement choisies.
Il
appartient aussi de reprendre le cours de notre histoire
qui se construit au jour le jour par nos
actions ou nos non-actions par nos choix ou nos non-choix de société.
Il n’est plus temps de nous complaire dans une histoire volée hier par
un état étranger aujourd’hui par une classe politique en
pleine
déliquescence.
nous
devenir acteur de notre histoire
Nous
éprouvé la puissance de la négation en acte dans Thisappartient de faire refaire notre histoire et non plus la subir
renouer avec notre destin de peuple de citoyens libres et dignes
avons
toire. Il
pour
de ce
nous
nom.
65
Littérama’ohi N°16
Stéphanie-Ariirau Richard
TRISTESSE S’AGRIPPE
À MOI,
720 FOIS HIROSHIMA EN MON PAYS.
La
nésie
puissance totale des explosions atmosphériques faites én Polyfrançaise se situe entre 7650 Kt pour l’estimation minimum et
10807 Kt, soit entre 510 et 720 fois la bombe d’Hiroshima.
C'est partout en nos corps que
résonne une mémoire sans raison,
l’absurde, inexplicable, tellement il claironne notre naïveté
et nos échecs. Nous sommes devenus aveugles en plein jour et plus
nous avançons dans le Noir de notre Histoire, plus nous y voyons un
peu plus clair. Et le portrait que j’observe me déplait, il m’attriste. C’est
un
souvenir de
une
tristesse
sans
colère.
Pleurons 720 fois, 720 ans Hiroshima en notre pays
et les brûlures
goût de sel, sous notre sable, se sont enfouies. Les particules se disloquent et se culbutent, elles nous abîment et nous transforment. Autant
d’obésité et de dépression, autant de violence sans raisons.
Le caractère et les coups, nous savons nous les infliger entre nous, mais
lorsqu’il a fallu défendre ces terres, nous avons fait preuve de mollesse
et de passivité. Aujourd’hui, il est bien trop tard pour se mettre en colère
et pour tenir rancune.
au
Pleurons 720 fois Hiroshima
nos
en
notre pays
et demandons pardon à
ancêtres.
Tout
a
commencé par un mensonge.
Nous
avons
prétendu
ne pas
le savoir.
Le 29
France
66
juin 1880, le roi Pômare V signe un acte juridique avec la
qui stipule que « l’on continue à laisser toutes tes affaires
Dossier
relatives
aux
terres entre les mains des tribunaux
indigènes
».
fait que ces tribunaux, « indigènes », jamais ils ne le seront, en
atolls de Mururoa, ‘atoll des secrets’ et Fangataufa, ainsi que
Outre le
1964, les
quelques
parcelles domaniales de Hao, sont perquisitionnées au nom du progrès
et de la recherche.
L’opinion désabusée sera abusée et trompée, aujourd’hui, comme
hier, mais surtout hier et en août 1962, un journal local annonce aux Polynésiens que « Trente milliards en quatre ans (seront investis par la
France) et Mangareva deviendra un grand centre européen d’essai de
fusées ; 30 000 techniciens français débarqueront... »
n’y a jamais eu de fusée Ariane en mon pays et pourtant parfois,
j’ai l’impression que je peux frôler les étoiles du bout de mes doigts. Il n’y
a jamais eu, non plus, de techniciens, mais des soldats de la légion
étrangère chargés du gros oeuvre, et parmi eux, il y avait papa et papy.
Deux cobayes parmi d’autres, l’un pâpa’a, l’autre paumotu, sans rien en
commun que leur descendance.
il
Trente six essais, trente
et
un
accidents répertoriés dont quelques
suspectes. Et tous ces essais portent un nom, ils ont été baptisés.
je pensais que l’horreur n’avait pas de nom, je me trompais,
c’est la douleur qui n’en porte pas. Je pleure 720 fois Hiroshima en mon
si beau pays. Un pays qui reste pur quand sa chair est meurtrie.
morts
Pourtant
Tout continuera par un mensonge.
pas
Nous avons fait semblant de ne
l’entendre.
lorsqu’on leur dira de ne pas aller pêcher, ou de ne pas boire l’eau
paroles sont masquées et qu’elles ne valent
sur le cœur du Polynésien.
Et
du coco, on saura que ces
rien
A la
pêche, il ira et l'eau du coco, il boira.
67
Littérama’ohi N°16
Stéphanie-Ariirau Richard
Et
quand il partira de l’atoll, on gardera toutes les traces de son
passage, son contrat de travail, ses bilans de santé, il repartira sans
doute avec un peu d’argent dans la poche, mais dans le sang couleront
quelques gouttes de larmes, de ce deuil imposé à plusieurs générations
qui ont appris à vivre avec le mensonge.
Je voulais
vous
est mort à Hao ; un
dire aussi,
qu’en janvier 1966,
un
bébé de trois
ans
enfant de notre pays. Il était sur une barque avec son
père, et la barque a heurté un de ces câbles inutiles, installé par un de
ces
30 000 techniciens fantômes.
Aussi
sans
doute, je ne veux pas oublier Petero Teputahi, Bataro
Toae, qui sont morts au cours d’un forage à Mururoa en septembre 1965.
Et
puis il
y a
Acturus, qui porte le nom d’un personnage de BLANC
CASSE, qui devait exploser sous un ballon mais qui trop pressé, a
explosé
au
niveau de la mer.
Pleurer 720 fois Hiroshima
pays. Il faudra nous pardonner
pourtant si forts. Perdition, chemin pavé par l’ignorance où nous sommes devenus des aveugles en plein jour. Où il n’y a
que les rêves qui éclairent notre raison.
en son
d’être si faibles et
N’oublions pas Tydée, n’oublions pas
fait s’effondrer les barrières récifales.
Tout continuera dans
pas
un
mensonge.
Priam, dont les explosions ont
Nous ferons semblant de ne
être complices.
Puisqu’on ne veut pas soigner, on ne veut pas reconnaître. Soigner
c’est reconnaître, c’est admettre. Mururoa et Fangataufa sont encore nos
enfants mais ils
68
ne nous
appartiennent toujours pas.
Dossier
Pleurons 720 fois Hiroshima
notre pays
et les visages restent
pleurs, observez en silence. Une étendue de
gouttes lacrymales a débordé de la surface de nos îles et de nos atolls.
Si vous pensiez que c’était l’océan, vous vous trompiez. Des millions de
secs,
si
vous
cherchez
en
nos
kilomètres carrés de bleu et de sel
sous
l’azur éternel sont ici pour vous
rappeler que rien ne creuse le visage d’un peuple, qui vit
larmes de son passé, sans le savoir.
Tristesse
au
milieu des
s’agrippe à nous,
720 fois Hiroshima
en
notre si beau pays.
69
Littérama’ohi N°16
Yola Garbutt
LA
DÉRIVE DES SENTIMENTS
Pacifique aux abords de la Seine, le tiare tahiti répand
persistantes au Salon de l’Agriculture et nous
promet des spa au Mono’i de Tahiti et ses îles. Au Salon du Llivre, le tiare
‘apetahi de Raiatea-La-Sacrée, serait agonisant (BSEO, n°313) et la
canne à sucre (to) ritualise les soins traditionnels du triangle polynésien,
Des rives du
ses
effluves lascives et
selon Simone*. Voila
un
aller retour des vivants de
ce
monde et celui des
qui passionne l’Humanité ! Un flux migratoire a comptabilisé (selon
statistiques ethniques de la Minorité Visible), le po (monde invisible)
s’étant invité à la partie...
morts
les
2005. Référencé
bilingue confirmée à l’INALCO, je représentai le
Interprétariat-Traduction près la Courd’Appel de Paris dans un
acte de torture (ou de barbarie) ayant entraîné la mort (de son enfant)
sans intention de la donner. « Hormis le passage à l’acte, la prévenue
ressemble à 90% des femmes que j’étudie », résume l’expert-psychiatre
parisien, spécialisé en criminologie. Ni analyse, ni interprétation des simiservice
litudes
ou
différences entre les sociétés et les cultures. Juste
un
acte
qui réclame une sanction pénale, à l’issue des quatre jours
loupe des circonstances de ce drame familial.
D’entrée de jeu, l’avocat de la défense fait notifier que sa cliente
n’aura pas recours à la traduction, elle parle français. Invitée à se déclarer sur ses intentions, elle conclue son intervention par « j’ai pris
conscience que... », ce qui ne manque pas de mettre le feu aux poudres de l’avocat général en fonction dans ce dossier. Premier jour d’audience. « Comment pouvez-vous prétendre à une forme de
conscience ?!! » Butant d’emblée sur ce mot malheureux, la prévenue a
l’audace d’outrepasser la notification de son conseiller et apprécie l’astuce linguistique qui consiste à replacer un terme polynésien à l’endroit
de son correspondant français. « Conscience » l’avait expédiée, en un
irréversible
d’études à la
70
Dossier
effet de manche, dans les flammes de l’inconcevable ! Elle rallie ainsi le
point de vue du Palais parisien et propose « ai faito » (trad., « j’ai mesuré
les dégâts »...). Une petite mesure dans un cas de démesure.
La deuxième intervention ne tarde pas : « Votre enfant, dîtes-vous,
a été donné à votre mère ? Dîtes plutôt que vous l'avez abandonné ! »
faisant référence au sentiment abandonnique et récurrent en psychiatrie. Fa’a/’amu traduit par « faire de telle sorte que - manger », apaise.
En coulisse, l’avocat de la défense avoue avoir été adopté
trois fois.
Les trois autres jours du procès, les BSEO des années 70 suffisent,
ethnologues et anthropologues ayant couché sur papier leurs observations de l’époque. Un éclairage dont tient compte l’avocat général, intéressé par les causes-effets de la colère. Curieusement, c’est le tableau
de Gauguin, No te aha oe e riri, qui satisfera la curiosité de notre fonctionnaire, le commentaire soulignant l’ambiguïté de la personne en colère
(la mère ? l’enfant ? les deux ?). Le chef-d’œuvre pictural, pour sûr, stigmatise l’exclusion, par le groupe, de la personne en colère... La partie de
la défense a beau jeu et enfonce son clou « là-bas, aux antipodes, le
paradis du voyageur n’est plus ! » Exit le bon sauvage et, à la déclinaison des vahiné (v. à la mangue, v. de la mer, v. qui s’offre, v. qui danse,
v. qui n’est pas censée penser, v. qui rêve d’en être une...) se rajoute, ce
jour là, celle qui passe à l’acte. De même, exit l’enfant-roi ; place à l’enfant-martyr... Quatre jours pour reléguer au placard deux mythes
mités ?? Dans la salle réservée au public, une section d’étudiants en
anthropologie-criminologie prennent des notes car rien ne se perd, tout
se transforme. A l’issue de ce procès, loin des micros et caméras, le professeur responsable de cette section universitaire me questionne sur le
siège des sentiments polynésiens.
A rebours et pour être honnête, je songe au pa’i atua, cérémonie
religieuse qui consiste à extraire d’une pièce de bois (fo’o) l'image d’un
dieu parcellaire... afin d’introniser le nouveau dieu ; vidé, en quelque
sorte, un réceptacle divin de son contenu pour le remplir. Une version
« soft »
qui se déroule sur le marae, loin du terrain où les guerriers armés
de massues, décalottent la partie supérieur du crâne de leur adversaire
{pa’i), pratiquent la sodomie {aipa’i). Le concept de ai décrit par Simone
...
71
Littérama’ohi N°16
Yola Garbutt
est
subjuguant : ii signifie manger mais aussi copuler, universellement
‘Aïa, la terre natale ; ‘ai ta’ata (manger/genre humain), le cancer
(sens médical) ; ‘aito, l’arbre de fer (nature), héros (nature humaine) dont
l’étymologie cerne mieux l’application ironique du genre masculin. Moins
usité, ‘ai fatu genre humain - tige (lié par une promesse de fidélité et de
dévouement absolu ; au sens figuré, tout dévoué à une personne, à un
parti) qui régit le domaine foncier, légitime la présence des f/7 sur et sous
terre, et dicte quelques passages à l’acte à base de to, la canne à sucre
(d'où le sucre de canne ou sucre roux largement répandu dans les bains
ritualisés ainsi que par ingestions massives). Ce terme trouve racine
dans la conception : il désigne une femme enceinte (conçue) autant
qu’un homme en érection... Aujourd’hui, to’o représente une perche qui
facilite le glissement d’une embarcation dans peu de profondeur.
Perche que je saisis à loisir pour vous entraîner dans un espace
vernaculaire où, à coup de bistouri linguistique (pour un d.u J.c.o., pas
moins de 13 u.v. consacrés à la Linguistique et le retour aux racines afin
d’asseoir quelques théories migratoires polynésiennes) nous rêvions
d’une autre histoire, autre dénouement. ‘Opuhara est notre préféré : il
marque l’an 1 de la civilisation d’un peuple païen par la bible. Présenté
comme un dissident de la croyance en un dieu unique, il meurt, atteint
d’une balle de mousquet (rappel :arme à feu portative, à mèche, en
usage avant le fusil, que l’on appuyait pour tirer sur une fourche spéciale
plantée en terre - la fourquine). ‘Opu - hara périt. Une bataille le célébra :
fe’i (plantain) - pi (qui n’a pas atteint le stade de maturation) ; l’ingestion
de ce fruit (à ce stade) était pourtant connue pour son action abortive.
C’est la légende d’un ventre {‘opu) hara (péché, faute). Nous nous
essayons à réécrire l’histoire. Nous conservons ‘opu, communément traduit par le ventre, la matrice, la lignée. Ce terme peut être scindé en 2 :
‘o que reprend Simone* dans un descriptif de maladies (les hémorroïdes) ; il signifie prendre la parole (na ‘o mai ra), fendre l’espace par
des mots, fendre la noix de coco comme l’outil pour le faire. Et pu, le
centre, le groupe... Hara ne subit pas le même traitement de conservation, il est évacué et remplacé par tara (épine, dard), ‘opu tara, une cornbinaison poudrière, soit une branche épineuse au sein de la famille
admis.
72
Dossier
régnante, autre fonction guerrière. Le cocktail rallume la mèche de la
(éveiller, vigilance) s’offre sur un plateau ; ‘opu ara
implique une fonction d’éclaireur (en somme, un objecteur de
conscience). Il ouvre la voie du compromis. Exit le mousqueton, place à
la plume qui retrace la mémoire de son peuple {me ara au lieu de me
hara). Me (contribution collective) ara (vigilance) au lieu de hara (péché,
faute).
discorde... Ara
Entre le
fatu
(propreté-propriété) et les entrailles (‘a’au), le
siège des sentiments est sous l’influence de la dérive des sentiments. Le
va et vient entre vivants de ce monde pacifique et celui des morts, un flux
migratoire à comptabiliser. Les statistiques ethniques qui bientôt, verront
le jour, afin de chiffrer la minorité visible (= citoyens issus de la diversité), se heurteront, pour sûr, à celles du monde de l’invisible. Des rives
du Pacifique aux abords de la Seine, on se repaît de ses victimes, et on
ne badine pas avec l’amour.
cœur ma
73
Littérama’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
A PROPOS DU TERME
avec
«
MA’OHI
»
la collaboration de Flora Devatine
« Ma’ohi », est un mot
que nous entendons souvent en Polynésie française, et dont l’emploi s’est intensifié depuis le début du mouvement de
renouveau de la culture polynésienne à Tahiti au cours des années 1970.
Ainsi, en Polynésie française tout est ma’ohi : l’univers (te ao ma’ohi), la
terre (e fenua ma’ohi teie), la société (e nuna’a ma’ohi tatou), les hommes
(e ta’ata ma’ohi au), la langue (te reo ma’ohi), la tradition (te peu ma’ohi),
les plantes (te tiare ma’ohi, e ‘uru ma’ohi teie), les animaux (te pua’a
ma’ohi), le poisson (te i’a ma’ohi), l’eau douce (te pape ma’ohi), les boutiques de téléphonie mobile (ma’ohi phone), les marques de vêtements
(ma’ohi dream), le dernier ouvrage de Bruno Saura (Tahiti Ma’ohi) etc.
Ce mot courant du vocabulaire tahitien
déjà derrière lui un long
de vie, depuis son utilisation ancienne que nous retrouvons
premiers témoignages écrits traitant de la société tahitienne,
de la langue, des traditions. Tout récemment, un lecteur d’un journal
local donnait une référence historique de l’emploi du mot
« ma’ohi » dans un
passage du traité signé par Tahiti et ses dépena
parcours
dans les
dances
avec
la France
au
19ème siècle. Dans
ma’ohi », Te Fare Vana’a, (l’Académie
tence d’un « Ve’a ma’ohi » dans la période
sa
définition du mot
tahitienne), rapporte l’exisentre les deux guerres mondiales. Jean-Marc Pambrun, lors d’un échange privé, faisait état du
« Ma’ohi club » dont son père était un membre actif avec ses amis.
Enfin, en 2004, l’Eglise Evangélique de Polynésie française changeait
de nom pour devenir « l’Eglise Protestante Ma’ohi ».
Ce sont là quelques repères nous renseignant sur l’utilisation
ancienne et actuelle du mot « ma'ohi » dans la société polynésienne, et
tahitienne en particulier.
«
74
Dossier
A
partir des années 70, ce mot emblématique du renouveau cultuPolynésie allait susciter un intérêt croissant, et connaître un réel
regain de vitalité. Il fut l’objet de multiples approches linguistiques et interprétations étymologiques. L’imaginaire s’en empara et lui créait diverses
utilisations nouvelles, où chacun y allait de bonne foi de sa libre et personnelle proposition. D’«ordinaire », le « ma’ohi » (selon la définition
qu’en donne Te Fare Vana’a), du vocabulaire tahitien, au fur et à mesure
que se multipliaient ses emplois nouveaux, devenait un mythe, peu à
peu sacralisé, un mot qui allait fédérer la société polynésienne. Mais au
milieu du rappel de ses utilisations anciennes et de l’effervescence de
ses interprétations nouvelles, il n’échappa pas à celles sensiblement
divergentes les unes des autres.
rel
en
Nous citons deux
exemples de l’interprétation et de la compréhenL’un eut de suite la faveur du public qui d’emblée
s’y identifia, l’acclama et le reprit régulièrement. Le second cas, plus
récent, souleva un tollé général, avec des réactions en chaîne, semant
la confusion dans les esprits.
sion du mot
«
ma’ohi
».
PourTuro
Raapoto, poète, linguiste, professeur de tahitien, conseilpédagogique de l'enseignement du tahitien à l’Eglise protestante
ma’ohi, « ma » signifie « pur, propre, digne ». Ma c’est l’affirmation de
l’Etre dans toute sa force, dans toute sa plénitude, dans toute son ex/gence. Etre ma, c’est avoir sa place d’homme libre, parmi les hommes
libres. Quant à ‘ohi, il désigne un rejeton qui a déjà ses racines, lui assurant une certaine autonomie de vie, tandis qu’il est toujours relié à la tige
mère. Le ma’ohi, c’est alors le rejeton ou l’être qui se nourrit de sa terre
maternelle, natale, dans laquelle il plonge ses racines, qui se rattache à
1er
elle tout
1
en
restant libre et autonome'1».
DIP
75
Littérama ’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
Si
posons comme point de référence du terme « ma’ohi » la
qu’en donne Te Fa’atoro parau, le dictionnaire tahitien-français
de Te Fare Vana’a, il est à signaler que la définition du mot « ‘ohi », dans
le sens de « rejeton » donné par l’auteur, est en réalité celle du mot
« ohi », écrit sans le « ‘ », et
qui a pour sens, « rejet, surgeon, bourgeon », « ‘ohi », lui, signifiant « ramasser ». Au passage, nous relevons
deux autres termes, dans le même Fa’atoro parau : « ‘ôhî » qui est traduit pas « diarrhée, jaillir », et « ohi », qui est un mot repris du dictionnaire de John Davies, et dont la prononciation n’est pas indiquée par Te
Fare Vana’a. Le mot serait-il devenu obsolète ? Son sens est cependant
indiqué : « Maladie caractérisée par des tâches rouges sur la peau ».
nous
définition
Le second
exemple, tout récent, en date du 20 avril 2009, prend
contre-pied des définitions et des explications proposées
précédemment et antérieurement : «... Il est temps à présent de rompre le silence, et de révéler, pour la première fois, la vérité enfouie par
pudeur. Le passage qui nous intéresse se trouve dans l’Ancien testament. Le livre d’Ezékiela en tahitien, au chapitre 23, verset 42, relate les
exploits charnels du Taata maohi, en compagnie des prostituées. Non,
ce n’est pas une blague ! Vous l’avez bien entendu. Il s’agit bien du Taata
maohi ! » C’était la déclaration d’Eugène Bessert, un diacre connu, actif
de l’Eglise protestante ma’ohi, retraité de l’enseignement, ancien maire
de la commune de Papara, qui ainsi condamna publiquement, lors de la
conférence de presse de l’Association Hiti roa, l’emploi du mot « ma’ohi »
accolé à celui de « ta’ata » (homme). Elle provoqua une onde de choc
qui jeta le trouble dans les esprits... à la suite de la lecture et de l’interprétation nouvelle faite à partir du livre d’Ezékiela, donné en référence,
du verset 42 au chapitre 23, où le mot « ma’ohi » s’appliquerait à
quelqu’un de peu vertueux, de « plus animal qu’homme ». La parole
biblique, parole divine, parole d’Evangile, est sacrée, et ne ment pas !
radicalement le
Elle dit la vérité !
La presse en fit état, cela fit bruit, et dans les jours qui suivirent, de
nombreux lecteurs prirent la plume pour protester et dire leur sentiment
76
Dossier
et désaccord. Des internautes firent de même. On entendit sur les ondes
et
lut dans les
quotidiens de nombreux commentaires. Chacun s’interrogeait, d’aucuns voudrait comprendre et cherchait à savoir. Comment
le mot emblématique « ma’ohi », sacralisé progressivement au cours
des trente dernières années, pouvait-il s’avérer être un mot « honteux »,
à honnir ? « Ma’ohi ? Moi ? Non ! Jamais ! » Après un tel choc, psychologique, culturel, en ses fondements, le terme « ma’ohi » va-t-il tornber de son piédestal, être extirpé de son socle, ou simplement retrouver
sa place au milieu des siens, les mots communs de la langue ?
on
-
Ces
exemples, avec les réactions et les commentaires publiés dans
écrite, témoignent de l’extrême diversité des interprétations et
compréhensions du mot « ma’ohi » depuis la période de renouveau culturel à Tahiti ; diversité dans les interprétations qui révélerait un état de
confusion dans la vision des gens de la société polynésienne, avec la
perte de la mémoire, avec l’oubli de la langue, avec le risque que le vide
qui s’en suit ou qui s’en suivrait, ne soit comblé par ce que tout un chacun propose, y met de sa vision personnelle qui pourrait y être présenla presse
tée
comme un
fait
ou une
vérité avérée.
Il y a donc là, et à propos du mot « ma’ohi », une illustration de la
mémoire qui peut se trouver fragilisée par ceux-là même qui voudraient
la
sauver
;
de la mémoire face
la mémoire confrontée
Dans
ces
aux
aux projections des uns et des autres ; de
idéologies qui meuvent les uns et les autres.
conditions, la mémoire serait-elle
un
rempart contre l’oubli ?
La condition de la préservation de la mémoire est aussi dans la
quête d’objectivité où il est attendu qu’il soit fait abstraction de ses propres attentes, et que l’on fasse la différence entre ses propres aspirations idéologiques et ce qui relève de l’histoire.
Enfin, et concernant la transmission de la mémoire, il est intéressant de
s’interroger
sur
l’emploi du mot
«
ma’ohi
»,
notamment chez les
77
Littérama’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
générations des 16-30 ans. Discuter avec des personnes de cette
d’âge vivant à Tahiti nous apprend que le mot « ma’ohi » a une
signification très voisine du mot « Polynésien », avec toutes les approximations concernant la langue, l’origine géographique et familiale que ce
mot, certes, fédérateur pour les habitants de la Polynésie française, porte
en lui. De ce point de vue, le mot « ma'ohi » dans son utilisation récente
semble être une transposition tahitienne d’un concept occidental, certes
adoptée, du mot « Polynésien ».
tranche
Polynésien » ?
quelle(s) île(s) ? De quel(s) district(s) ? De quelle terre ? De
quel marae ? Quel nom ? De quelle famille ? Qui sont tes parents ? Qui
sont tes ancêtres ? La réponse lapidaire à ces questions se retrouve
contractée dans la phrase « Je suis ma’ohi », souvent sans davantage
de précision. Et alors que les membres des générations antérieures se
présentent ou se présentaient en donnant le lieu du district ou de l’île où
ils étaient nés ou vivaient (e ta’ata tahiti au, e ta’ata papara vau), beaucoup de jeunes Tahitiens d’aujourd’hui disent spontanément être un
« ta’ata ma’ohi », et
quant à la langue, ils parlent de « reo ma’ohi »,
notamment depuis la mise en place de l’enseignement du tahitien, et
l’utilisation de l’expression « enseignement du reo ma’ohi » pour traduire
«
enseignement du tahitien », et qui va devenir par la suite « enseignement des langues polynésiennes : tahitien, marquisien, pa’umotu, mangarévien, rurutu, rapa ». C’est ainsi que la langue, et le lieu d’origine ou
de résidence de ceux, originaires de la Polynésie française, appelés il y
a une quarantaine d’années, « les Tahitiens », rejoignent le vaste ensem«
Mais de
ble
aux
contours mouvants des choses dites
«
ma’ohi
»
;...
où tout, d’une
façon générale, apparaît mouvant, où tout fluctue.
Nous remarquons d’autre part, que beaucoup de jeunes notamment
des zones urbaines de Tahiti semblent déconnectés de leurs racines,
mais
même
temps et paradoxalement, que c’est dans ces mêmes
le terme « ma’ohi » est le plus employé par
cette jeune génération d’adultes. Ces situations de désenracinement où
en
zones
78
de l’île de Tahiti que
Dossier
chacun
définit moins par rapport
montre moins soucieux de
à
environnement proche, et de
dernier, c’est en fin de compte la
mémoire liée à la connaissance des lieux, des habitants (terres, mon-
ce
fait
se
se
son
ce
tagnes, plantes, pointes, baies, mer, chefs, héros, etc.) qui disparaît laissant la place grande, libre et confortable à l’oubli, à la confusion, à
l’instabilité, à la fluctuation.
Ce sont pourtant les cultures particulières qui font la richesse des
habitants de Tahiti, et de toutes les îles de la Polynésie !
Pour conclure, nous dirons que le
nouvelle vision du monde, d’une façon
terme « ma’ohi » est porteur d’une
autre d’être tahitien, d’être polynésien, d’un sentiment autre d’être ce que l’on est, que l’on soit de Tahiti, de
Huahine, de Taha’a, des Tuamotu, des Marquises, des Australes, des
Gambier, ou d’ailleurs... C’est ainsi que le mot « ma'ohi » fait sens pour une
partie de plus en plus importante de la population de Tahiti et des îles.
Nous
avons
dit, plus haut, que l’emploi du mot « ma’ohi » s’est mulque c’est une situation qui peut être source de confu-
tiplié, diversifié, et
sion et de dérive dans
l’esprit de ceux qui utilisent le terme « ma’ohi »
l’interroger. Or si la mémoire s’enrichit de nouvelles interprétations,
comme il en va du mot « ma’ohi », elle risque aussi de s’épaissir, de
s’obscurcir de quelques-autres qui nous laissent dans le brouillard, avec
le danger qu’elles encombrent notre mémoire et entament notre discernement de ce qui fait partie de l'histoire.
sans
La mémoire est
ce
est la connaissance ;
qui fait la richesse d’un peuple, et cette richesse
la connaissance de
sa
terre, et des moyens pour
vivre, et la façon de la gérer
pour la préserver.
La mémoire est centrale et trop importante pour que l’on
de la laisser disparaître ou de la déformer. Sans mémoire,
y
s’interdise
il reste le
néant, de par l’absence de connaissance, d'expériences.
Le mot
point de
«
vue
ma’ohi », avec tous
les sens qui lui sont donnés, est de ce
représentatif, voire symptomatique de ce qui se passe
79
Littérama’ohi N°16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
actuellement dans la société
tique,
ou
les électeurs
polynésienne, entre autre, au niveau polis'y retrouvent plus, où tout se confond. C’est
besoin d’entendre des personnes de savoirs, ces
ne
alors que nous avons
« trésors humains vivants », souvent discrets, observateurs silencieux.
C’est à l’une d’elles, au cours des rencontres et des échanges sur la cul-
ture, sur la société, que nous avons posé la question du sens du mot
«
ma’ohi
«
-
du mot
».
Que pensez-vous du débat soulevé actuellement autour du sens
«
ma’ohi
Le terme
«
»
écrit dans la Bible ?
ma’ohi
»
tel
qu’il est employé, écrit, dans la Bible,
ya
le
qu’il
a toujours eu de tout temps, c’est-à-dire celui qu’il avait au
moment de la traduction de la Bible en tahitien. C’est le sens qu’il a
sens
conservé, et qui s’est préservé jusqu’à nos jours, qui est arrivé jusqu’à
où le mot « ma’ohi » désigne, comme le définit le Fare Vana’a, tout
ce « qui est du lieu, du pays », et s’applique à celui « qui est originaire
du lieu, du pays ».
nous,
C’est dans
ce sens et avec ce sens qu’il a été utilisé, compris, par
dont le tahitien est la première et parfois la seule langue
familiale, des personnes qui n ’ontjamais cessé de parler leur langue. Je
parle des gens de Tahiti. Donc, où le terme tahitien « ma’ohi » traduit le
terme français, « indigène », « aborigène », « autochtone ». C’est cela
le sens du mot « ma’ohi », depuis sa création, sa fabrication par les premiers habitants des îles polynésiennes. C’est un terme qui s’applique à
tout ce qui est originaire de quelque lieu, île, pays, et en ce qui nous
concerne, de l’ensemble des îles des archipels constituant la Polynésie
française.
les personnes
Il faudrait revenir
termes même du verset
biblique qui a causé
quelques émois, peut-être un peu de délire,
dans l’esprit et dans le cœur, dans les entrailles des jeunes et des moins
jeunes. Parmi les nombreux commentaires qu’il y a eu, certains instructifs de l’état de la société sur le plan culturel, linguistique notamment, du
moins tels que la presse s’en était fait l’écho.
et soulevé tant de
80
aux
remous
et
Dossier
Il est
vrai, s’agissant de la Bible, que ce n’est pas un livre qui a été
écrit, à l’origine, et d’une seule traite, en tahitien. Elle le fut d’abord soit
en araméen, en hébreu, ou en grec,... avant d’être traduite en anglais,
français, en plusieurs autres langues... et de l’être aussi en tahitien !
Ce furent des écritures et des traductions successives, qui parfois, par
la structure de la langue, donc de la pensée, et par le vocabulaire
en
emprunté
erreur un
texte tel
par endroits aux langues que j’ai citées, peuvent induire en
lecteur. C’est le cas du verset qui nous intéresse. En effet, le
qu’il est écrit en tahitien, lu, seul, sans recourir à une traduction,
qui nous est accessible, peut amener
comprendre différemment.
par exemple, à celle en français
le lecteur de langue tahitienne à
Dans les deux Bibles que j’ai
ouvertes, l’une de langue tahitienne et
« Ezekiela, pene
l’autre, de langue française, il est écrit, en tahitien dans
23, ‘irava 42 » :
E tei ia’na hoi te muhu
te feia rarahi
parahi hau noa
i te itearaa ; e ua aratai-atoa-hia mai te mau taata
maohi e to Seba atoa no te medebara ; o tei tuu i te
«
o
ra
tapea i nia i te rima, e te korona nehenehe i nia iho i to
ratou
En
mau
upoo. »
français, Ezékiel, chapitre 23, verset 42,
«
:
On entendait dans la ville le bruit d’une multitude
joyeuse ; et au milieu de cette foule d’hommes venaient
des Sabéens du désert, qui ont mis des bracelets aux
mains des deux sœurs et de magnifiques couronnes sur
leurs têtes.»
A ia
première lecture, je me rends compte que le texte français est
légèrement différent de celui en tahitien, car il y a des détails qui n’apparaissent pas dans le texte en tahitien. Maisje remarque que ce dernier,
à certains passages, est plus précis que le texte en français ! En effet,
alors qu’en français, on parle « du bruit d’une multitude joyeuse que l’on
entendait dans la ville », dans la version en tahitien, je ne trouve pas
81
Littérama ’ohi N° 16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
trace des termes, «
multitude », « joyeuse », « entendre », « ville » A
l’époque de la traduction de la Bible, ils existaient, puisqu’on les trouve
ailleurs, dans d’autres passages de la Bible ! Tout comme n’y figure pas
le détail « les deux soeurs » !... Dès le début du verset en tahitien, je dois
m’accrocher pour entrer dans le texte, tenter de saisir ce que dit le texte
qui est une traduction, et n’est que la traduction d’une traduction de la traduction d’une traduction... d’un récit dans une langue d’un peuple
de
plus d’un peuple, avec une pensée, une mémoire, une histoire, une philosophie, une religion, une littérature, une poésie, un art... immenses,
dont j’ignore tout !
...,
Pour
en
revenir à
ma
compréhension du début du verset en tahi-
tien, coupé de tout contexte, cela donne ce qui suit : «il y avait en lui (ou
elle) du bruit (ou du tapage) des personnes importantes vivant en
paix-sans souci, telles qu’elles se donnaient à voir», et que « l’on conduisait » ou que « Ton amenait également», « aratai-atoa-hia mai », « te
mau taata maohi », des « personnes du lieu » ainsi que « celles de Saba
également » (Seba, dans le texte tahitien).... C’est du moins ce que j’en
comprends, et que maladroitement je traduis !... Pour la suite du texte,
pour l’avoir lu, je sais que ce fut vers Oholiba (Aholipa, dans le texte tahitien). Toujours est-il que la confusion est possible et grande, si Ton s’en
tient à une version unique. Malheureusement, je n’ai pas de Bible
anglaise pour voir ce qui est dit en anglais dans ce verset ! Enfin, il faudrait aller lire et relire Jacques Nicole !
en
En attendant, avançons dans le verset, et comparons toujours !
Alors que la version en français dit : « et au milieu de cette foule
d’hommes venaient des Sabéens du désert », celui en tahitien raconte :
« e ua
bara
ces
aratai-atoa-hia mai te
mau
taata maohi
e
to Seba atoa
no
te mede-
Considérés
séparément, en faisant abstraction de la pensée que
versets sont des traductions, les passages en langue française et
».
tahitienne sont clairs pour chaque groupe
linguistique, dans son espace
linguistique. Mais placés côte à côte, Tun face à l’autre, alors apparaissent les différences, les divergences.
82
Dossier
Ainsi, là où le texte
en
tahitien fait mention de
«
te
mau
taata maohi »
de Jérusalem
qui « ont été amenés également », « ua aratai-atoa-hia
mai », et de « ceux de Seba également du désert », là où il dit en substance : « on amenait des indigènes (des ma’ohi) et des Sabéens », celui
en
français raconte
Sabéens
rima,
».
: « au milieu de cette foule d’hommes venaient des
De même, à la fin du verset : « o tei tuu i te tapea i nia i te
te korona nehenehe i nia iho i to ratou mau upoo ». Rien n’indique, dans le texte en tahitien, « qui » met des « tapea » (« bracelets »,
e
dans ie texte
français), et « à qui ? » Par contre, il y est précisé que « te
» (« les magnifiques couronnes ») étaient « i nia i to
ratou upoo », « sur leurs têtes », c’est à dire « sur leurs têtes à eux, les
hommes », là où la version en français traduit : « des Sabéens du désert,
qui ont mis des bracelets aux mains des deux sœurs et de magnifiques
couronnes sur leurs têtes. » S’agit-il de la tête des deux sœurs ou de
celle des Sabéens ? C’est le texte en tahitien qui y répond ! Mais est-ce
la bonne réponse ?
korono nehenehe
Nous
le
jamais puisque nous n’avons pas le texte
d’origine. Il faut bien admettre que, hors contexte précisant le lieu, le
pourquoi, le comment des faits... s’en tenir uniquement au texte dans
une langue, c’est laisser la porte ouverte non seulement à plusieurs
interprétations possibles mais aussi à l’erreur de compréhension. Il
faut revenir à la source, si l’on y arrive, replacer les faits dans leur
contexte, si l’on peut, comparer les traductions, quand on en a,... pour
saisir un peu plus du sens général et particulier du verset, et des
ne
saurons
termes utilisés...
L’emploi du terme « ma’ohi » y est à bon escient et ne prête nullement à confusion. Cela est clair. Il désigne « les personnes, les hommes
du lieu », ni plus ni moins... Sinon, bien plus : il
ceux du lieu » et/ou « tous ceux originaires des
pourrait désigner « tous
différents lieux, groupes
ethniques » vivant à Jérusalem, ville représentée métaphoriquement,
dans ce verset, parla prostituée Oholiba, dont la sœur Ohola, une prostituée, elle aussi, symbolisait, elle, Samarie.
83
Littérama'ohi N° 16
Jean-Daniel Tokainiua Devatine
Pour
résumer, le terme « ma’ohi » qui désigne l’homme du lieu ne
change pas de sens, seul diffère l’homme du lieu qui dépend du pays
d’origine, et quel que soit ce pays d’origine, l’homme du lieu est un
«
ma’ohi
En
»
de
son
propre
lieu d’origine.
cas, le mot « ma’ohi », dans ce verset, signifie « celui qui
qui fréquente les prostituées » comme d’aucuns a pu le cornprendre et le laisse entendre. Le terme « ma’ohi » y est écrit, et employé
au plus juste, uniquement et simplement, pour dire qu’il y avait une foule
d’hommes, de personnes qqi allaient vers Oholiba, et que parmi cette
foule qui se rendait à Oholiba, ou qui était invitée à y aller, qui était
« conduite, amenée,
guidée » vers Oholiba,- ici, il s’agit de Jérusalem
devenue une prostituée, au regard de Dieu -, il y avait d’une part « des
ma’ohi », « des indigènes » du lieu, c’est-à-dire des hommes, des personnes, « originaires » de ces lieux, peut-être de la ville de Jérusalem,
et d’autre part des Sabéens, desquels on pourrait aussi dire qu’ils étaient
« les ma’ohi », « les
indigènes » du désert de Saba (Yemen), des
hommes, des personnes, « originaires » de Saba.
aucun
aime et
Assurément il y a eu une
malencontreuse interprétation du mot
qui lui est bien inscrit et employé dans le verset biblique en
question, avec le sens qu’il avait, qui a été le sien, et qu’il n’a jamais
cessé d’avoir, et qui n’a jamais cessé d’être le sien... »
«
ma’ohi
84
»
Weniko lhage
«
L’ACADÉMIE DES LANGUES KANAK
« MYTHE OU RÉALITÉ ? »
Tha tro ko
:
tune la lue
qatre fôe ne Zilihu e kepi e Ejengen .E
trij. Ca ka xupi nôj. Eësë ôhne hnyawa la ketre
edrômë, maine ketre trengewekë hna amë pe koisë hnene la itre xôtrapane së eKô ngône la itre hnedrai së enehila.
a
Drehu. Ca ka ethe
Il ne s’agit pas ici, dans le temps de
maître des lieux, que je remercie, de
parole, qui m’est attribué par le
parler de la classification des
genres littéraires kanak, ce d’autant qu’elles ne correspondent pas souvent aux grilles d’analyses ou taxinomiques des sociétés de l’adversité.
Mais s’il faut donner une traduction de cette parole coutumière d’entrée,
elle parle d’un « mythe » kanak de Lifou qui met en scène deux femmes
qui passent leurs temps à faire le contraire de ce que l’autre entreprend.
A chaque fois que la première veut réunir le sable, les arbres, les
cailloux... pour faire émerger une île ou construire un pays, la seconde
intervient pour démolir son entreprise. Cette histoire demeure ce que l’on
pourrait appeler un mythe, même si elle nous interpelle encore au quotidien dans tous les domaines de la vie.
Est-ce que
l’Académie des langues kanak est un mythe ou une
réalité ?
A cette
question, elle trouve son fondement juridique dans l’Accord
prévu qu’ « une académie des langues kanak, établissement local dont le conseil d’administration sera composée de locuteurs désignés en accord avec les autorités coutumières, sera mise en
place. Elle fixera leurs règles d’usage et leur évolution. » Et la loi organique de préciser qu’ « après avis des conseils coutumiers, le sénat coutumier désigne les membres de l’académie des langues kanak dans les
de Nouméa où il est
85
Littérama’ohi N°16
Weniko
lhage
conditions fixées par une délibération du Congrès » et en son article 215
alinéa 2 : « les langues kanak sont reconnues comme langues d’ensei-
gnement et de culture.
»
A
partir de cette déclaration politique, le sénat coutumier- dont le
président à l'époque était Mr Jean WANABO- a organisé une première
réunion le 31 juillet 2001 pour jeter ensemble des éléments de réflexion
permettant de mettre en place l’académie des langues kanak. Un comité
de pilotage a rédigé un premier projet qui sera présenté le 02 février
2002 à la CPS dans le cadre de la journée internationale de la langue
maternelle organisée par le Sénat coutumier et le Gouvernement. Mais
après bien des tractations avec différentes collectivités ou associations,
ce projet « Mapou » n’a jamais abouti. Des réserves relatives à ses missions et à son coût ayant été émises par certains partenaires.
Le 1er
janvier 2006,
convention de partenariat entre le gouversignée par la présidente du gouvernement et le vice-recteur, j’ai été chargé de travailler à
l’élaboration d’un nouveau projet pour la mise en place de l’académie des
langues kanak. Pour mener à bien ma mission, deux comités ont été mises
en place : un comité technique et linguistique(COMIL) et un comité politique(COPIL).Le COMIL, composée de personnes qualifiées dans les
domaines linguistique, sociologique, anthropologique, juridique...ou ayant
par
nement de la Nouvelle Calédonie et le vice-rectorat
de normalisations connaissances
sur
les institutions coutumières et/ou
sur
l’organisation sociale kanak, est chargée de faire des propositions techniques sur les missions, l’organisation et le fonctionnement en fonction
des orientations générales fixées par le COPIL. Outre les orientations
générales du projet de l’académie des langues kanak, le COPIL valide
progressivement les propositions du comité linguistique et technique.
Le COMIL travaille
tenant
régulièrement sur le projet de délibération en
compte des remarques du SELC sur l’articulation entre les auto-
rités coutumières et les
linguistes, le nombre d’académiciens, le coût,
l’organisation et le fonctionnement de l’académie.
86
Dossier
Les deux
d’intervention de l’Académie des langues kanak sont
axes
la normalisation, la
promotion et le développement du patrimoine lin-
guistique.
elle devra, entres autres, faire l’état
d’usage pour les langues qui en sont déjà dotées et développer une norme pour celles qui n’en possèdent pas en veillant à mainEn matière de normalisation,
des
tenir
normes
une
cohérence d’ensemble. Elle
aura
aussi
un
rôle dans la
promotion et le développement des langues kanak, notamment en favorisant l'innovation linguistique, en participant à la validation des outils
nécessaires, des programmes d’enseignement et des contenus, en liaison avec les autorités compétentes. Elle devra aussi entreprendre des
actions tendant à développer l’utilisation des parlers kanak en ouvrant de
nouveaux espaces d’expression, notamment dans les domaines de la
santé, des médias, de l’éducation, des transports, de l’administration, de
l’environnement...
Les sections
régionales
répartition est calquée sur celle des aires
qui permettra de développer une synergie et une mise
en commun de certains moyens logistiques. Elles œuvreront, chacune
pour ce qui la concerne, afin de contribuer à la mise en œuvre des
objectifs définis pour l’académie des langues kanak déjà développés ciAu nombre de huit, leur
coutumières
ce
dessus.
L’académie est administrée par un
d’un conseil
conseil d’administration assistée
scientifique et technique et dirigée par un directeur.
Les académiciens sont désignés, sur la base d’un académicien par
aire coutumière, par le Sénat coutumier sur proposition du conseil coutumier concerné, pour une durée de cinq ans renouvelable. Ils doivent
être locuteurs et maîtriser l’écriture d’une langue ou de l’un des dialectes
de l’aire considéré et relever coutumièrement de celle-ci.
87
Littérama’ohi N°16
Weniko
lhage
Un conseil
scientifique et technique composé de dix membres au
plus est institué au sein de l’académie. Il émet un avis sur toute question
dont il est saisi. C’est ainsi que des linguistes de renom ont accepté de
collaborer avant même que ce conseil soit mis en place prochainement
cette année. Citons Jacqueline De La Fontinelle, Sam Léonard, Tryon...
et Claire-Moyse-Faurie, Isabelle Brill du CNRS-LACITO.
Le vote de
texte
Congrès de la Nouvelle Calédonie a été effecjanvier 2007 et j’ai du défendre le projet auprès dés élus qui siègent tant au Congrès que dans les provinces pour bien leur expliquer le
bien fondé, l’objet, les missions et le futur fonctionnement de cette académie des langues kanak ici et ailleurs.
ce
au
tué le 1è
Je
souviendrais
toujours lorsque j’ai discuté avec les membres de
Congrès- quand Bernard Deladrière m’avait
posé la question suivante : « Quelles seront les relations qu’auront TALK
avec l’université d’ici et/ou d’autres pays du Pacifique et dans le monde ?»
Cette question pertinente pose la légitimité de ce que l’académie des
langues kanak a établi comme ligne directrice de fonctionnement dans sa
politique linguistique : « Une politique linguistique n’est viable à long terme
que si elle si elle est rattachée à d’autre politiques linguistiques dans le
monde.» Et je vois dans le discours de politique générale du président du
Gouvernement de la Nouvelle Calédonie le vendredi 04 janvier 2008, je
cite : « Le gouvernement ne ménagera pas ses efforts pour soutenir la
jeune académie des langues kanak, surtout au moment où l’Assemblée
générale des Nations Unies vient de proclamer l’année 2008 année internationale des langues ». Aussi bien dans la question de B.Deladrière que
dans le discours du Président, il y a cet adage kanak qui exprime que les
langues kanak sont enterrées sous les racines de nos cocotiers, mais sans
cesse trempées par les courants marins de l’universel.
me
l’UMP -avant
La
pour
trois
88
son
vote
au
vice-présidente du Gouvernement n’a pas ménagé ses efforts
l’évolution de cet établissement public, encouragé fortement par les
provinces et l’Etat, qui sont des partenaires actifs de l’Académie
Dossier
des
langues kanak qui a pour mission essentielles de fixer les règles
d’usages et de concourir à la promotion et au développement de l’ensemble des langues et dialectes kanak.
Madame Dewe Gorode a signé une convention de partenariat avec
l’Institut des Etudes Catalanes pour que cet institut puisse collaborer
avec TALK dans la promotion et recherches sur les langues kanak. Cette
convention
a
été
signée l’an dernier, l’année de l’anniversaire de leur
plus importante que Mr Joan Argenter
nous interpeller la semaine dernière sur la nécessité
centenaire. Convention d’autant
vient
encore
de
d’activer notre collaboration.
Il y a également un mois, Mr Mauro Rosi a enregistré la création de
l’académie des langues kanak au sein de l’UNESCO. Sans compter le
soutien à la fois de Mr Laurent Personne de l’Académie
française et de
qui nous ont assuré de leur
pour que cette académie des langues kanak puisse exercer ses
Mr Maco Tevane de l’Académie tahitienne
soutien
missions
en
Nouvelle Calédonie.
C’est ainsi que
le 21 février 2008, le Gouvernement et le Sénat coumarqué à KÔÔNE la journée internationale de la langue
maternelle. Pour proclamer 2008 années internationales des langues,
Koïchiro Maatsuura déclare : « Les langues sont essentiellement pour
l’identité des groupes et des individus, et pour leur coexistence pacifique.
Elles constituent un facteur stratégique pour la progression vers un développement durable et pour une articulation harmonieuse entre le global
et le local. Seul un multilinguisme assumé peut permettre à toutes les
langues leur place dans notre monde globalisé. L’UNESCO invite donc
les gouvernements, les organismes, des Nations Unies, les organisatumier ont
lions de la société civile, les institutions éducatives, les associations professionnelles et toutes les autres
parties prenantes à multiplier leurs
faveur du respect, de la protection de toutes les
langues particulièrement des langues en danger, dans toutes les situa-
activités propres en
tions de la vie individuelle et collective.
»
89
Littérama’ohi N°16
Weniko
lhage
Ainsi, dans cette partie de l’Océanie, en excluant l’Australie, et particulièrement la Mélanésie, elle se caractérise par la plus importante
diversification linguistique observée, eu regard du nombre de locuteurs,
et constitue à l’échelle de
l’humanité, un patrimoine unique. Les 28
langues kanak viennent enrichir les 7 langues autochtones des îles Fidji,
68 aux Salomon, 80 langues au Vanuatu, 263 dans l’Irian Jaya en cornplément de la Papouasie Nouvelle Guinée où 823 langues sont parlées
dans
ce
pays.
De cette diversité
linguistique dans le Pacifique, les langues kanak
l’exception du Tayo, créole de Saint Louis,
appartiennent à la famille des langues austronésiennes, l’une des 106
familles des langues de l’humanité. Les langues austronésiennes, dont
l’aire de distribution va de Madagascar à l’île Formose, comporte 1262
langues.
de Nouvelle Calédonie à
Cette
journée internationale de la langue maternelle, en 2008,
Tjibaou, un grand aîné du
Nord, même si la formule de plaque tournante a été choisie par le Sénat
coutumier, prend sa naissance en Province Nord où la diversité linguistique est bien présente dans l’aire hoot-maa whaap. 11 langues cohabitent depuis bien longtemps et le travail effectué par les conseils d’aires,
les services de l’enseignement, l'ADCK, les différentes associations qui
travaillent sur les langues, seront des partenaires actifs de l’académie
des langues kanak. Vu son jeune âge, il n’est pas dans ses priorités de
année d'anniversaire aussi du Centre Culturel
concurrencer
l’ADCK dans
sa
collecte des textes de tradition orale, ni de
calquer
une superposition de travail linguistique avec une quelconque
association ou collectivité, mais bien de créer des passerelles de partenariat de recherches, de publications, d'inventaires et/toutes forme
d’échanges linguistiques dans un esprit de complémentarité des cornpétences exigées. Ainsi, au regard des huit aires linguistiques du pays,
l’Académie des langues kanak va mettre en place cette année quatre
académie régionales : celle des aires drehu, drubea/kapumë, ajië et
paici. Il s’agit sans doute de choix subjectifs et arbitraires, mais ils se
90
Dossier
justifient par des critères linguistiques pertinents comme des langues
d’évangélisation, langue écrite, vivier d’étudiants opérationnels de suite,
maisons d’aires prêtes ou en constructions, académiciens rapidement
choisis, même si on moment où je vous parle, les académiciens sont
presque tous nommés par une délibération commune du Sénat coutumier et parue au Journal Officiel du 27 décembre 2007. L’académie
régionale drehu va fonctionner en mars avec un technicien-linguiste qui
va travailler de paire avec l’Académicien. L’antenne drehu va être inaugurée la semaine prochaine à Lifou. Le mercredi 26 mars 2008 à la tribu
de Hapetra.
Le
chargé de mission salarié de TALK, aura une lettre de mission
préalablement définie par la direction où il aura des tâches bien précises.
A commencer par la fixation et normalisation des systèmes d’écriture de
ou des langues de l’aire considérée. Dans notre esprit, il doit travailler avec
l'académicien qui se définit comme l’interface entre l’académié des
langues kanak et le monde coutumier. Une ligne de conduite sera de règle.
Ils travailleront ensemble selon
une
formule de duo et
non
de duel. Bien
entendu, la lettre de mission du technicien diffère d’une aire à l’autre selon
la
ou
les
langues
en
question, leur histoire, le nombre de locuteurs...
L'académie
régionale drehu est localisée dans la tribu de Hapetra (
Gaica) où une responsabilité coutumière sera demandée aux
conseils coutumiers des tribus de Hapetra et Drueulu pour veiller au bon
fonctionnement de l’académie régionale drehu. J’émets le vœu sincère
ici qu’elle retrouvera rapidement sa vitesse de croisière pour qu’elle
puisse servir d’académie-pilote aux trois autres cette année 2008.
district de
Dans cette
perspective et dans la droite lignée d’établir des passelangues kanak se voit entourer
par un conseil scientifique tel que le prévoit son article 7. Lors d’une réunion informelle, Jacqueline De La Fontinelle avait précisé que les académies sont conçues pour être des observatoires de langues et pour rendre
compte de la richesse sémantique de celle-ci. L’Académie des langues
relies entre des savoirs, l’académie des
91
Littérama’ohi N°16
Weniko
lhage
positionner dans ce secteur qui n’est pas encore traité et à
vraie fonction, débouchant sur des résultats concrets,
du matériel publiable, des orientations pédagogiques. Si nous créons 4
académies cette année 2008, l’expérience acquise dans la première
phase devrait permettre d’obtenir rapidement dans la seconde.
kanak doit
ce
titre
se
assurer une
Comment devra fonctionner cette académie
pilote ?
premier temps, expliquer clairement, dans
chaque académie quels sont ses buts et ses attentes.
Le directeur devra, en un
Il devra proposer aux groupes de travail de choisir un mot (sans se soucier de l’ordre alphabétique) et de l’étudier. Les sens multiples que peut pren-
susceptible d’apparaître
possible. Ce faisant, il est
évident que « les académiciens » mettront en lumière les richesses de leur
culture, des phénomènes sociaux, feront de la littérature...
dre
un
mot dans les différents contextes où il est
devront être recensés aussi exhaustivement que
jour, les dictionnaires faits par les linguistes et descripteurs, étant donné qu’ils ne sont pas fait par des locuteurs des
langues sont pauvres (généralement à un mot correspond une ou deux
traductions). La polysémie est généralement ignorée et cela d’autant plus
que les traductions françaises doivent ranger dans une catégorie grammaticale (verbe, nom, adjectif... limitant le champ sémantique du mot
étudié).
En effet, à ce
un terme à cette idée, toujours présente, même
plus exprimée ouvertement, que les langues kanak ne traitent que le monde concret et sont incapables d’abstraction, de sens
figuré et d’images.
Il faut enfin mettre
si elle n’est
régulièrement des progrès et
problèmes de chaque zone linguistique
laquelle une académie est « lancée ».
Le directeur de TALK devra s’assurer
éventuellement résoudre les
pour
92
1).
2).
Dossier
L’académicien
afin de réunir
la tache de prendre les contacts nécessaires
aura
groupe de « personnes ressources » intéressées par
leur littérature et leur culture.
(On
un
Il devra établir
un calendrier des réunions avec
propose de tenter de
devrait constituer un noyau
désirant, de façon régulière
Le
ces
personnes.
faire quatre réunions par mois). Ce groupe
auquel pourrait s’adjoindre toute personne le
ou non.
linguiste-technicien devra être capable d’enregistrer et de trans-
crire les débats
qui se dérouleront lors des séances de travail dans la
graphie « officielle » retenue. L’usage d'un magnétophone et d’un lap-top
serait évidemment souhaitable pour faciliter son travail. Tout travail de
quête sémantique devra évidemment être précédé du choix définitif d’un
système de graphie. Ce travail préparatoire devra se prolonger aussi
longtemps qu’il sera nécessaire pour obtenir un consensus dans le
groupe, mais aussi, auprès des enseignants et être reconnu officiellement par les autorités coutumières et politiques.
Si l’académie
régionale drehu est d’ores et déjà opérationnelle en
celle de l’aire drubéa-kapumë devra être créée dans la foulée en
avril. Elle aura son siège au dessus des locaux du conseil d’aire drubéa
où un chargé de mission devra travailler en duo avec Kowé
Gouraya
mars,
l’académicien. Cet académicien
déjà beaucoup œuvré pour la transcription des langues du Sud. L’équipe du LACITO-CNRS que nous avons
rencontré la semaine dernière à Paris (dans leurs locaux de
Villejuif à
Paris) a tenu tout d’abord tenu à rappeler la complexité des langues
kanak dans tout le Territoire, mais principalement dans le Sud ou JClaude RIVIERE apparaît comme celui qui a aussi étudié les langues à
tons du Sud, en plus du païci. La plupart d’entre elles -me dit-il-sont des
langues à tons. Comment les décrire ? Il s’agit d’une entreprise délicate,
d’autant que J-Claude Rivière nous a remis rapidement une proposition
de transcription unifiée des voyelles des trois langues du SUD de la Nouvelle Calédonie (numéé, drubéa, et kwênyii).Une étude a
également été
entreprise par un linguiste japonnais sur la langue de Païta.
a
93
Littérama’ohi N°16
Weniko
lhage
J-Claude Rivière, Isabelle Brill, Claire Mayse-Faurie et Isabelle
Leblic, tous linguistes du CNRS, ont enregistré avec satisfaction la nomination de Gowé Gouraya comme académicien, d’autant plus qu’il a fait
des
propositions d’écriture pour le kwênyii, qu’il a lui-même présentées
aux
chefferies selon Isabelle Brill.
précisé qu’une des principales difficultés dans
transcription des langues viennent essentiellement de la prononciation des locuteurs natifs du moment. Les linguistes du CNRS ont
transcrits ces langues, il y a quarante ans. Aujourd’hui, renchérit
Claire Moyse-Faurie, la prononciation des vieux est différente de celle
des jeunes. Elle cite à ce sujet la langue de Lifou où deux paires minimales s’opposent entre wa o et wa o .Comment noter l’opposition pertinente entre ces deux phonèmes de la langue ? Il y a donc une très
grande distance entre les travaux de l’époque et ceux d’aujourd’hui.
Le langage des vieux évolue avec le temps. Ces mêmes vieux ont
l’impression d’être trahis avec le temps. Les langues bougent vite et
J-Claude Rivière
a
la
évoluent.
l’académie des langues kanak, en accord avec
reprendra rapidement les derniers travaux de J.Vernaudon et Claire Moyse-Faurie pour avancer dans la normalisation des
systèmes de graphie d’une et/ou des langues du Sud. L’académie des
langues y veillera attentivement aux réalisations de ces travaux.
Mais dernièrement,
le CNRS et l’ADCK,
langue morte, de nombreux
déjà inquiétés de ce phénomène de disparition des
langues comme le linguiste Claude Hagège : « Sait-on qu’en
moyenne, il meurt environ 250 langues chaque année ? Il existe
aujourd’hui dans le monde 5000 langues vivantes. Dans cent ans, si
rien ne change, et sans doute beaucoup moins encore si l’on tient
compte d’une accélération fort possible du rythme de disparition...la
vigilance s’impose, faute de quoi toutes sont menacées, y compris le
français ».(1)
Si l’on doit considérer le sichë comme
auteurs se sont
94
Dossier
Avec ces langues qui se meurent, ce sont aussi des perspectives,
des traditions, une mémoire collective et des modes uniques de pensée et
d’expression, autant de ressources précieuses pour garantir un avenir
meilleur qui se perdent. Sur les 7000 langues environ parlées dans le
monde, plus de 507 vont probablement s’éteindre en l’espace de quelques
générations et 967 ne sont parlées que par la population mondiale. Seules
plusieurs centaines de langues sont véritablement valorisées dans le système éducatif comme les langues kanak qui sont reconnues comme des
langues d’enseignement dans l’Accord de Nouméa.
Dans le cadre de
l’engagement de l’Assemblée générale des
qui a proclamé 2008 comme Année internationale des
langues, j’ai profité de l’initiative du Sénat coutumier, du Gouvernement
de la Nouvelle Calédonie en partenariat avec la Province Nord, pour attirer l’attention de tous sur les questions linguistiques, mais aussi des partenaires et des ressources pour appuyer fortement la mise en oeuvre des
stratégies et politiques en faveur de la diversité linguistique et du multilinguisme dans toutes les régions du monde en général et des langues
kanak en particulier.
Nations Unies
Que dire
en
plus de cette semaine de la langue française ?
Beaucoup d’enfants kanak parlent de moins en moins leur langue
capitale et l’intrusion des médias en français dans
maternelle dans la
toutes les familles
a sans
doute bousculé les moments de convivialité
qui nous réunissaient. A ce sujet, lors de la journée internationale de la
langue maternelle à KÔÔNE, le sénateur Clément GRONCHAIN a lancé
un cri d’alarme : « Aux mamans, parlez nos langues. Pour nos premiers
cris à la naissance, nos mamans sont là. Pour le français, RFO est là
pour qu’on regarde les chiffres et des lettres. Il faut parler nos langues à
l’endroit pour avoir le droit de les défendre derrière l’horizon. »
A titre
personnel, je fais partie de ceux qui continuent à penser en
en français. Je fais partie de ceux qui pensent qu’on
drehu, mais à écrire
95
Littérama ’ohi N° 16
Weniko
est
lhage
plus à même de maîtriser une seconde langue à partir du moment où
acquis les mécanismes de sa propre langue maternelle.
on a
Même si le drehu est la
langue que j’utilise dans le milieu coutumier
fleurir les discours cérémoniels, même si le drehu est la langue que
j’utilise pour communiquer avec ma famille, les clans de ma tribu, je suis
amené sans cesse au quotidien à tordre la langue française pour écrire
mes nouvelles, pour communiquer avec l’altérité à partir de mon identité
singulière. Jadis, en jouant aux billes dans la cour de l’école, on m’a interdit à parler ma langue maternelle. Même les consciences de nos parents
étaient conditionnées pour nous obliger à apprendre et à parler le français pour réussir. Le français est la langue officielle, la langue des
médias, la langue de réussite scolaire et de promotion sociale.
pour
Les
langues kanak ont une histoire commune avec le français. Penlongtemps, elles ont coexisté par des chemins parallèles.
Aujourd’hui, nous devons donner à nos enfants la possibilité de se servir de leur langue afin que plus tard, ils puissent s’en servir s’ils le souhaitent. C’est pareil pour la langue française, confrontée aux effets de la
mondialisation et qui cherche à s’en protéger. Si on parlait tous une
même langue, une langue parfaite, il serait faux de croire que lés difficultés entre hommes s’aplaniraient. L’homme est varié, et les langues
en sont le reflet. On veut se ressembler et, en même temps, conserver
notre différence, qui fait aussi notre identité.
dant
En Nouvelle
Calédonie,
peut dire que les langues kanak sont en
français, sans « cohabitension » avec les autres
langues des populations qui vivent sur le Territoire ;le français n’est pas
une langue unique, mais au milieu de cette diversité océanienne, la pluralité des langues force les hommes à l’humilité et conditionne leurs
consciences vers plus de tolérance à la fraternité universelle.
Je parle des langues kanak en français. Je défends l’académie des
langues kanak en français. Je me rappelle là de la pensée du philosophe-sociologue Raymond Aron qui résume de façon énergique la
cohabitation
96
avec
le
on
Dossier
langue qui ne devrait jamais quitter notre
La reconnaissance de l’humanité en tout homme a pour conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine. L’homme
est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues. Quiconque oublie
bivalence de l’homme et de
esprit
un
sa
: «
des deux retombe dans la barbarie.
Je terminerai, en citant
»
Louise Peltzer anciennement ministre de la
Polynésie Française : « Chaque langue porte en elle, non seupropre histoire mais l’histoire de l’humanité. Les langues ont
mis des millénaires à se constituer qui fait de chaque enfant qui vient au
monde un riche héritier. La diversité apparente ne doit pas cacher l’unité
profonde de l’homme-parlant et si les hommes communiquent avec des
mots, ils se comprennent avec des idées qui transcendent toutes les
langues. Si les amoureux sont muets, c’est que les mots leur paraissent
brusquement dérisoires face à leur bonheur inexprimable, ils font à leur
insu, pendant un court instant, l’expérience du seul langage universel :
culture
en
lement
sa
celui du
cœur.
Oleti.
lhage, Directeur de l’Académie des langues kanak
(Conférence du 20 mars 2008, Semaine de la langue française.)
Weniko
Littérama’ohi N°16
Valérie Murat-Selam
PARAU PA’ARI
Ua ‘ite ânei ‘outou
arero
A feruri
Te
tô
na
e
hô’ê â teiaha tô te
parâoa arero
e
tô te ‘erefani
?
i te
na
te
arero o
teiaha etô
Tera
puai
e
tftauhia no te fa’anu’u noa i tô râua arero !
ta’ata, e mea na’ina’i ia, ia hi’ohia i te pae o tô na rahi,
na
pûai.
râ, te nâ’ôra te hô’ê parau pa’ari e tei te arero ta’ata te pohe e
te ora i te vaira’a.
hia taime te ta’aro’ora’ahia i te pûai ha’apohe o te arero
Oia mau, e
o
te ta’ata tei
tei fa’a’ino
e
tei
Are’a i te
te
hâmani i te ha’avare e te parau tâviri ?
ha’apohe ato’a i te feia hapa ‘ore ?
fa’a’ôhipahia
mau
no te
auhoara’a mâoro
ua
mutu ïa i te mau parau
mâuiui
e
pêpê maita’i ! Ua mamae ato’a te ‘â’au i te mau parau 'eta’eta !
No reira
mea
ho’i ê
e
feruri maita’i tâtou i te
e mero
iti na’ina’i
I te tahi a’e pae, e
maoti ho’i te tahi
mau
roa
teie,
tâ tâtou e parau i te
fa'aahaaha rahi râ tâ na !
mau
e
parau o
nehenehe ato’a te pûai o te arero e hôro’a i te ora,
parau tâmahanahana i ora mai ai vêtahi i te hepo-
hepo. Aua’e ato’a te tahi mau a’ora’a pâpû i fa’aru’e ai vêtahi i te râ’au
ta’ero, te ‘ohipa ‘ino e rave rau.
Oia mau, e nehenehe te arero e riro mai te hô’ê auahi
roa
i te hô’ê orara’a, tei ia tâtou noa i te
tata’i....a riro ai tô tâtou
98
arero
rahi
o
tei nfnâ
paraura’a i te mau parau mai-
mai te hô’ê râ’au
ora
!!!
3031MÏÏSB
HISTOIRE ET
POÉSIE
Ainsi scandait et expliquait un auteur de « pariparifenua »
de célébration des hommes et de la terre) en 2007 :
(poème
Hurihuri te mana’o ‘o te ‘aito
I
mua
i te
aro
‘o
‘Opuhara
Ua tiretire ‘o torea
Ua
-
puhihau te mata’i
E te Ari’i rahi
e
e
’ere tena !
Ta’iheva i te ra’i
e
ato’a te mata’i
te mata’i
’apato’a
E mata’i hurire
huritumu
to’a
huripapa
I te tara raufara
la fati te ti ‘o Mou’a Tamaiti
‘Aue te aroha i te nuna'a
i te ‘otora’a mai i Faina
Mau ni’a
mau raro
te va’a i te fenua
‘o Na-mata-o-te-ra
Te hoe fa'atere
‘o Faa-ti’a-i-Tahiti
‘ua
na
pupuhia
Pômare
E Teriivaetua
‘oTeriirere ia
a
Amo
99
Littérama ’ohi N° 16
Flora Devatine
I reira te
paiora'ahia
te parau ‘o te va’a
Na vai ‘tura e tifaifai
hiva
tifai i uta
tifai tua
Tifai i te
peho
i te fare tauri
Tifai i te va’a nuna’a
‘Afa’aitoito
e
te
mau
ti’ati'ahau
'Ei hau i te fenua ‘ei hau
‘Ei hautoa iti
‘ei hautoa rahi
haumatavana
la tu
taputea
Tu ti’a i te ra’i hamama.
«
-
Te
»
pariparifenua, ’o te ho’e ’ohipa tura te reira i roto i te pa’ari ’o
’e fa’ati’ara’a ’a’ai tamaru
te Ta’ere ma’ohi... E nehenehe ’e parau e :
’a’au te reira.
Te tumu parau ’o te paripari nei, te parau ia no te ti ‘o Mou’a Tamaiti,
tei fati na, ’oia ho’i te ’a’ai ’o te Ari’i ra ‘o ‘Opuhara, tei pupuhihia i roto i
te tama’i i tupu i ton a ra tau. ’Opuhara te ho’e ‘oti’a rahi tapa’o no te
vehera’a ’o te tau, te pou tapa’o no te tauira’a rahi i tupu i ni’a i te fenua
i tahito ra, te tauira’a ‘o te féruri ra’a ‘o te
rera’a ‘api i te fenua.
ihotupu,
e
’a a’a mai ai te fa’ate-
’Oia mau, ’a fa’aea muhu ’ore noa ai te huira’atira, te vai noa ra, e
ora ora ri’i noa ra a te paia ’o te puta pupuhi i roto i te nuna’a
te vai
ma’ohi,
’e tau ra te hu’ihu’i mai ra i roto i te manava ’o tona hui ta’ata.
puta hohonu mau a te puta ’o te ’oto e te mauiui i te hi’ara’a te
’aito i onoono noa na e e tape’a i te fa’aterera’a a te mau tupuna. Mai
e
Inaha ’e
reira mai ho’i te morohira’a te ta’ere ma’ohi.
100
Dossier
E mai te reira tau i horo hia mai ’e te nuna’a, e a tae
mai i teie tau,
’ua
hope ato’a ia tau ’o te paturua. Tei roto te fenua i te tau no te ha’atupu
ora ’amahamaha noa mai na, ’oia tei te
tau no te patura’a ‘amui i te fenua, tei te tau no te ’imira’a i te mau rave’a
ato’a no te fa’ahotu i te fenua, ia puna, ia tupu ’u’ana, ia tupu he’euri te
i te taho’era’a i roto i te nuna’a i
mau mea
e
ato’a i ni’a i te fenua
’ia maita’i ’oia
e
ia
ora ma
Le
fenua
»
e
tae
te hau
noa
atu i roto i te orara’a ’o te nuna’a,
»
poème appartient au genre poétique dit « pariparide la littérature orale, un poème de célébration de
la terre, un chant
d’éloge de la terre et des hommes, un
genre poétique noble et respectable selon la sagesse du
pays, parce qu’il est un lieu de parole et un moment de
récits, privilégiés et de baume au coeur, où se transmet
sous une forme poétique déclamée, récitée, psalmodiée,
rythmée ou chantée, l’histoire et la mémoire des lieux et
des personnes qui y ont vécu.
Ici, le thème est la plante cordilyne de la montagne
Mou’a Tamaiti
(Papara-Tahiti) qui a été brisée, métaphore
Opuhara qui, dans la guerre fratricide
survenue en son temps entre les partisans de la christianisation et.ceux qui luttaient pour le maintien des croyances
et des traditions anciennes, a été tué, fusillé peu après sa
descente de sa pirogue. Le peuple, alors divisé en deux, et
qui juqu’à présent est muet, et reste silencieux sur son histoire, notamment sur celle-ci, ressent toujours profondément et douloureusement, mais de plus dans la honte et
avec une crainte rentrées en même temps transmises aux
descendants, une blessure morale, la blessure par balle
toujours vive dans les entrailles et la conscience des
hommes, et transmise par le silence, la réserve, le mutisme.
En effet, pour la partie de la population, et des familles, qui
en ce temps-là avaient été touchées à coeur, dans leurs
de l’histoire du Ari’i
101
Littérama’ohi N°16
Flora Devatine
fondements, c’étaient une rupture, un désarroi, très profonds, celui et celle du ’aito qui a perdu la guerre avant
même de la
sa
puisqu’il avait été fusillé peu après
pirogue, malgré les avertissements et
commencer
descente de
les conseils de
sa
ses
hommes de faire demi-tour à la
vue
des
mousquetons. C’est cela qui s’était imprimé de l’histoire et
du nom de Opuhara dans dans les entrailles du peuple
jusque dans la terre, « i te vahi vaira’a hohonu, ha’amo’e i
to’u ha’ama », « au plus profond, où y cacher ma honte. »
Aujourd’hui, les gens considèrent que Opuhara est le
grand repère dans le temps du grand changement qui a eu
lieu dans le passé. Car c’est après sa chute que le pays a
fait officiellement et religieusement son entrée dans la
modernité, et que commença le grand changement dans la
pensée des habitants du lieu, quand ceux-ci adoptèrent une
nouvelle religion, une nouvelle organisation, un autre fonctionnement du pays. C’est une période qui se termine avec
la fin d’un gouvernement à deux têtes.
C’est le
temps de la mise en place d’un gouvernement
paix et dans l’unité du pays et du peuple qui avait
vécu jusque-là dans les dissensions, dans la division,
C’est le temps de la recherche ensemble des moyens
de faire fructifier le pays, pour que tout pousse avec force
et vigueur dans le pays et dans la vie de chacun, pour que
le pays redevienne florissant, pour que le peuple aille bien
et qu’il vive dans la paix.
dans la
102
SÜMifsBïS
JE ME SOUVIENS...
Je
souviens du chemin de terre
qui allait de la maison à la route.
J’y marchais chaque matin pour me rendre à l’école. Je ne sais pas si ma
grand’mère m’accompagnait. Il me semble pourtant me souvenir de son
regard rassurant qui veillait sur moi alors que je traversais la route.
Lorsque j’étais entrée dans la cour de l’école, le regard m’observait
quelques instants puis il disparaissait. Ma grand’mère dans ma vie était
une présence discrète et si réservée, que je me souviens que peu de
tout ce qu’elle a pu me donner. Je ne vois que sa silhouette grande, très
grande et très brune, presque noire, ses cheveux noirs en boucles serrées et son regard doré et pétillant malgré le mutisme dans lequel l’avait
me
enfermée la douleur.
L’école terminée,
je rentrais à la maison à pied, souvent avec un
qui habitaient le long de ce même chemin.
Je me souviens d’une petite fille qui s’appelait Line. Je l’aimais bien
parce qu’elle souriait toujours. Elle avait de longs cheveux noirs, lisses
et brillants, et la peau claire. Elle aimait monter aux arbres et riait aux
éclats lorsqu’elle avait atteint le point le plus élevé de l'arbre. Un jour ma
mère est venue à la maison -j’habitais avec ma grand’mère- et m’a vêtue
d’une robe blanche. Elle m’a dit que nous allions à l’enterrement de Line.
C’était la première fois que j’allais à un enterrement. C’était la première
fois que je voyais un mort. Et là, il s’agissait d’une petite fille, comme
moi, qui aimait monter aux arbres. J’ai appris ce jour là que les enfants
meurent aussi. Je la regardais allongée sur ce lit recouvert de draps
blancs et placé au milieu du salon. Elle était habillée d’une longue robe
des enfants
blanche tahitienne de dentelle et de volants. Sur
sa
tête
une couronne
de
taina. Elle sentait bon et souriait. J’avais
l’impression qu’elle allait se
l'autre, que nous allions ensemble sortir de la
courrant, en riant aux éclats. Non ! Elle était morte.
réveiller d’un moment à
maison
en
Etrange
comme, sans
criant,
en
qu’on
nous
l’explique,
on
sait
ce que
çà signifie.
103
Littérama’ohi N°16
Rai Chaze
Je m’accrochais à la robe de ma mère
qui écoutait deux autres femmes
parler à voix basse, presque en chuchotant :
Elle est montée dans l’arbre. Elle est tombée sur le ‘O à coco qui se
trouvait sous l’arbre. Elle est morte empalée. Dans le ventre !
J’essayais d’imaginer la scène. Je savais qu’aucun adulte ne me l’expliquerait et qu'il était inutile de poser de questions. Je voyais dans mon
imagination d’enfant la barre de fer pointue et froide traverser le corps de
Line. Le sang couler. Et Line s’envoler en souriant comme un ange venu
un
instant illuminer
nos
vies et
nous
déchirer le
cœur en
s’en allant.
Tout était calme dans le salon. Pas de cris. Pas de sentiments
expri-
Acceptation. Dignité. Chacun pleurait avec discrétion derrière un
chapeau. La mère de Line me regardait,
puis elle regardait Line qui souriait. Blanc. Noir. Je ne me souviens de
més.
mouchoir brodé, un éventail, un
rien d’autre. La scène s’arrête là.
je m’arrêtais chez Toni mon voisin d’en face. Toni
âge. J’aimais
qu’il m’invite à rentrer dans sa maison. Une maison tahitienne américanisée, tout en bois et aux murs de bambou tressé dans laquelle je me
Sur le chemin,
était le fils d’une tahitienne et d’un américain, et il avait mon
sentais bien. Sombre et tamisée à l’intérieur comme le sont les maisons
californiennes, avec des bois travaillés, polis, sculptés. J’étais touchée
par
les objets d’art polynésiens qui s’y trouvaient exposés, penu, ti’i, tor-
tues, sculptures, vestiges d’un passé encore
les tenants et l'histoire. Je
proche mais dont j'ignorais
m’approchais de ces objets et les contem-
plais, un à un, longtemps. Ils étaient beaux. Ils me parlaient. Je ne le
disais à personne car il me semblait que personne ne les entendait par1er. J’avais envie de les caresser mais j’avais peur de les toucher. Je ne
sais pas pourquoi.
de mon âme.
Je me souviens qu’ils me touchaient au plus profond
Parfois Toni m’offrait
Tu
veux un
une
glace
:
ice-cream ?
particulier. Je n’aimais pas trop, mais j’acceptais parce que
n’en n’avions jamais chez nous. J’aimais ce
qui était différent. Ce qui venait d’ailleurs. C'était mon exotisme.
C’était
c’était différent et que nous
104
Poésie
On
à la
? On
faà heé ? On
promener en pirogue ?
permission à ma grand’mère.
Elle disait toujours oui, sauf si j’avais de l’asthme, sauf si nous devions
aller pêcher pour le repas du soir. J’aimais surtout aller me promener en
pirogue avec Toni. Il était le seul enfant du quartier à en avoir une : une
pirogue d’enfant à sa taille. On ne pouvait y monter qu’à deux. Un jour
nous avons chaviré. Nous étions presque à la passe. Heureusement que
le courant était rentrant. Nous avons nagé en poussant sur la pirogue
renversée devant nous. Elle était lourde et nous n’arrivions pas à la
retourner. Nous avons mis longtemps à atteindre le rivage. Pas un seul
instant nous n’avons été inquiets. Au contraire, nous éclations de rire
tout le long. Les adultes non plus ne se sont pas inquiétés.
J’ai perdu Toni de vue lorsque j’ai quitté le quartier pour aller habiter la ville de Papeete. J’étais une femme lorsqu’un jour je l’ai revu par
le plus grand hasard. Je vivais en Californie et Toni à Paris. En vacances
à Tahiti, j’étais sortie ce soir là avec des amis dans la boite à la mode du
moment : Le Café de Paris. Au cours de la soirée, une jeune femme
grande, fine, élégante et très belle s’est dirigée vers moi en me souriant.
Elle m’a embrassée en me disant d’une voix étrangement grave:
Je suis Toni ! Il y a eu quelques changements depuis la dernière fois
va
Je rentrais
mer
en
va
va se
courant demander la
que nous nous sommes vus.
L’émotion m’a rendue muette et je
n’ai pas pu lui exprimer mon bonjoie de le revoir. Toni était mannequin chez Dior. Je ne l’ai
jamais revu depuis. Mais les souvenirs de mon enfance continuent à
hanter ma mémoire et Toni est toujours là, tantôt petit garçon, mon cornpagnon de jeux, tantôt mannequin fragile et délicat de chez Dior.
heur et
ma
Mon école est
en
bois ; elle a deux
étages, quatre classes et elle est
peinte
en bleu. Le directeur est français mais les enseignants sont des
femmes polynésiennes. Il y a deux classes par classe. Dans la mienne,
ma
à
mère
une
qui est aussi mon institutrice, enseigne à une classe de CP et
classe de CE1. Le matin nous nous mettons en rang devant nos
classes
toujours
respectives et nous entrons en silence. La journée commence
par la leçon de morale que maman a déjà écrite au tableau. Le
105
Littérama’ohi N°16
Rai Chaze
tableau est
composé de trois pans, dont deux se referment sur celui du
a écrit la leçon morale sur le tableau fermé. J’ai hâte
qu’elle l’ouvre. Je suis impatiente de voir la leçon du jour qu’elle dissimule
ainsi jusqu’au dernier moment. Ses dessins sont beaux, ses enseignements clairs. Pour nous apprendre les dizaines, elle demande à chacun
de nous de préparer des fagots de dix tiges de bois. Nous recevons chacun une ardoise. Il n’y a pas de crayon, aussi nous ramenons de la mer
des épines d'oursins crayon.
Un jour le directeur réunit l’école entière. Les huit classes se rassemblent au pied de l’immense escalier qui mène à l’étage. Le directeur
est un homme grand au corps sec. Son crâne légèrement dégarni est grisonnant. Je me souviens de son regard. Un regard qui vous voit sans
vous ignorer mais sans s’intéresser à vous particulièrement. Il n’y a rien
de méchant ni d’hautain dans son regard. C’est juste celui de quelqu’un
animé par un objectif. Sa voix est toujours polie et calme. Le directeur est
debout à l’étage où nous pouvons tous le voir. Il a une grande nouvelle
milieu. Maman
à
nous annoncer :
Le
général de Gaulle vient nous rendre visite à Tahiti et nous avons
privilège de le recevoir à Pirae. Nous allons nous préparer à l’accueillir.
Qu’a-t’il dit d’autre ? Je ne sais pas. Mais à partir de ce jour, nous
commencions chaque après-midi au pied de l’escalier de Monsieur le
directeur pour apprendre à chanter ‘La Marseillaise’.
Allons enfants de la patri-i-e, le jour de gloire est arrivé...
Maman nous demanda d’amener chacun une tige de bambou fin.
Durant les heures de Travaux Manuels’ nous avons peint des feuilles
de papier de bleu, de blanc et de rouge. Des petits drapeaux légers que
nous agiterions au bout de nos petits bras, très haut, le jour de sa visite.
Mère en profite pour nous apprendre à fabriquer des cerfs-volants :
papier de soie et tige de bambou.
Puis il fût décidé que le district offrirait au Général une pirogue décorative. Le directeur choisit parmi les élèves trois petites filles pour la porter et l’offrir au Général. Je faisais partie de ces petites filles. Bleu, blanc,
rouge sont les couleurs que nous devions porter. Il me fût attribué la
couleur rouge... moi la future indépendantiste. Je me suis approchée
le
106
Poésie
ainsi très
près de ce monsieur bien plus grand que les autres hommes
qui l’accompagnaient, mais dont grand’mère ne disait rien, elle, qui avait
été une des premières femmes de France à s’engager dans la Résistance, elle, une tahitienne. Etait-ce dû au mutisme dans lequel l’avait
enfermée la douleur ? Etait-ce le fiu qui avait eu gain de cause au terme
de tant de combats ?
Ce soir là,
de
raconter
lorsque avant de dormir, je demandai à
ma
grand’mère
histoire, elle me raconta l’histoire de sa cousine, la
princesse Kaiulani de Hawaii, morte de tristesse, morte si jeune, qu’on
enterra sans sa couronne royale, celle-ci ayant été brisée et détruite par
les étrangers qui avaient pris le pouvoir avant qu’elle ne puisse régner
sur Hawaii, arrachant ainsi à un peuple sa souveraineté.
me
Je
me
une
souviens de toutes les histoires que me racontait
L’histoire de
grand-mère.
tante
Teariimaevarua, reine de Bora Bora, mais surtout
celle de son époux, le prince royal Temauiarii qui avait été un des premiers tahitiens à aller étudier en France et dont la sagesse était notoire.
L’histoire du clan des Teva d’où ma grand’mère est issue, un clan né de
la pluie et du vent. Il est dit que les naissances des enfants de cette
famille sont toujours accompagnées de vent violents et bénies de pluie.
L’histoire de mon ancêtre, le grand Tati ou la Grande « Résistance », Arii
rahi de Tahiti. Celle de son cousin le roi Kamehameha qui mourut alors
que sa fiancée (fille du Grand Tati), la princesse Ariininito a Tepau a Tati
(grande tante de ma grand’mère) traversait les océans avec toute sa
suite, voguant à bord d’une armada de pirogues doubles, pour se marier
à Honolulu. Elle épousa alors son cousin, le prince Kipilikia a Sumner.
Mes histoires préférées étaient celles de la tante Moe, princesse a
Tepau a Tati a Mai, reine de Raiatea, sœur de mon arrière grand'mère,
pour qui l’écrivain Peter Louis Stevenson écrivit quelques poèmes célébrant sa beauté et la finesse de son intelligence. La princesse Kaiulani
de Hawaii et la princesse Moe de Tahiti, Bora Bora et Raiatea eurent une
place privilégiée dans le cœur du poète.
Lorsque Grand’mère me racontait l’histoire de notre famille, ces
sa
moments restaient des moments
exceptionnels pendant lesquels elle
107
Littérama ’ohi N°16
Rai Chaze
sortait de
son
mutisme et
caresser
les cheveux. Grand’mère
parlait avec un bonheur imprégné fortement de
nostalgie. Soudain une brise, un vent léger, se levait et venait nous
se
taisait, humait le vent
:
Sens-tu le
parfum de pitate ? quelqu’un est là.
Je voyais son regard pétillant et doré briller de larmes. Je me blottissais contre sa poitrine jusqu’à ce qu’elle reprenne le fil de l’histoire.
si peu
des années quatre, cinq et six de nos
qu’il me semble avoir vécues pleinement
comme des années de découverte, où, attirée par le beau, les sourires
et la tendresse, j’appris à goûter la douceur de vivre, la richesse du
silence et de la nature, le bonheur d’être aimé inconditionnellement.
Nous
nous souvenons
vies. Des années heureuses
Je
souviens des nuits
passées à nous faire peur lorsque nous
jouions à cache-cache dans la cocoteraie, ma petite sœur, mes cousins et
moi, les nuits de pleine lune où nous traquions les tupa hors de leur trou,
les matins où nous nous réveillions entre le chant du coq et le lever du
soleil. Ces matins là, nous allions ramasser les moules cachées entre les
algues du récif frangeant. La marée était encore basse. Il fallait faire très
vite, car dans quelques instants, les vagues viendraient nous projeter dans
me
les trous de corail.
Je
me
souviens de
mes
jambes enveloppées de bandelettes parce
que je ne pouvais plus marcher. Les grandes personnes disaient que
c’étaient des rumati. Ce que je savais c’est que je ne pouvais plus marcher ni courir ni monter aux arbres. Je restais allongée tout le jour. On
avait installé
petit lit au milieu du salon. De là, j’avais de l’air et je poujardin. Je regardais ma petite sœur et mes cousins courir
après les chèvres et le bouc se rebiffer et leur cavaler après. Je voyais
l’oncle Tu, habillé comme un cosmonaute, ramasser du miel dans les
ruches tout au fond du jardin.
Ma grand’mère me portait dans ses bras jusqu’à la plage. Elle me posait
sur le sable puis creusait un trou avec ses deux mains. Elle m’allongeait dans
ce trou et me recouvrait de ce sable volcanique et noir brûlant de soleil.
vais voir le
108
un
Poésie
Je l’aidais
en
riant. Elle était si triste. Je lui
montrais,
en
faisant couler des
pluies de sable
sur mon ventre, les grains d’or mêlés aux grains
Elle m’avait natté les cheveux. Lorsque je fus guérie, on
tresses. Maman
mes
me
les brossa et
me
dit
noirs.
dénoua
:
Demain quand tu iras mieux, on te les lavera. Aujourd’hui tu ressemblés à Planchet.
Et tout le monde éclata de rire. Ma
main
se
petite sœur m’amena le miroir à
qui était posé sur la coiffeuse. Je
me regardais et vis mes cheveux
dresser à l’horizontal. Planchet version Frankenstein avec des yeux
sombres, creusés et immenses qui prenaient tout le visage.
Je
souviens de la tante Tehaàmaru
et
doigts crochus
immense. Elle
était toute petite et marchait pliée en deux la main nouée autour d’une
canne de bois. Je me souviens d’elle comme quelqu’un de
gris. Sa peau
était grise comme ses cheveux, et le temps qui passe avait lavé son
regard jusqu’à devenir gris lui aussi. Même sa voix était grise. Ses pieds
déformés par l’arthrite étaient toujours chaussés de noir.
Lorsque nous allions à la pêche, immanquablement, grand’mère et
moi devions nous arrêter sur notre chemin et faire un détour pour aller
me
comme ceux
d’une sorcière. Nous
en
au nez
avions tous
un
aux
peur
saluer tante Tehaàmaru. Une maison de bord de mer, haute de trois à
quatre mètres de pilotis, comme l’étaient toutes les maisons de bord de
mer à une époque où les îles connaissaient de
fréquents raz-de-marée.
Le plafond du rez-de-chaussée recouvert de toiles d'araignée. Sombre.
Balayé par les vents. Puis l’escalier, bleu comme la maison, dont les
marches ploient et craquent sous les pas. A l’étage, l'immense salon
encombré de meubles et d’objets. Des divans et sofas chargés de tifaifai et coussins colorés. Le bonheur de cette maison tenait dans le fait
qu’elle était bâtie à hauteur du vent. Les alizés
y soufflaient
leurs brises douces. J’en oubliais alors l’encombrement.
Je
tendrement
souviens de la maison des voisins
popaà dont les femmes
prenaient le thé l’après-midi. En passant sur le chemin qui le longeait, on
entendait ces dames parler toutes en même temps.
me
109
Littérama’ohi N° 16
Rai Chaze
—
Un vrai
poulailler ! disait alors grand’mère, elle qui ne parlait
jamais.
même
rue
résumait à
quartier. De la maison à l’école. De
plage. De la maison à celles des fetii qui habitaient la
Mon univers
la maison à la
se
que nous.
souviens de
mon
fin d’après-midi
où grand’mère et moi allions
nos critères actuels, je sais
que nous étions pauvres. Mais mes cousins Pômare l’étaient encore
plus que nous. Leur maison était faite d’une pièce unique et ils vivaient
à même la terre battue. Des nattes étaient proprement étendues sur le
sol. Tout était soigneusement rangé à sa place. A l’extérieur, un tuyau
d’arrosage servait à se doucher, à laver la vaisselle et le linge.
Grand’mère emmenait toujours un panier rempli de fruits qu’elle avait
cueillis, d’œufs du poulailler ou de quelques produits de notre pêche
quotidienne.
Le père de famille, le descendant princier, était souvent au lit.
Malade. Je me souviens l’avoir regardé dormir, le visage contre le mur,
le corps et la tête enveloppés de son tifaifai. Je me suis dit :
Je
me
rendre visite à
—
son
ces
cousin Pômare. Selon
Il est triste !
Dehors les enfants
jouaient. Dans le soleil et le vent, la joie demeud’entre nous n’imaginait ce que pouvait être le drame de
cet homme. Sauf peut-être son fils aîné qui avait le même âge que moi.
Un regard vert limpide et un sourire chaleureux, il avait déjà le sérieux
d’un adulte, de quelqu’un qui porte en lui le poids de ce drame.
Tous, dans ce quartier, nous étions cousins et descendants des
familles Arii. Mais nous les enfants ne connaissions pas notre histoire.
Nous étions nés dans un monde qui avait une autre histoire. Une histoire avait remplacé une autre. Une nouvelle histoire. Il y avait l’histoire
rait, et
aucun
d’une guerre occidentale, d’une barbarie humaine sans nom, qui s’était
terminée juste avant nos naissances. Il y avait les histoires des tahitiens
qui étaient morts dans un pays lointain qui s’appelait la France. Il y avait
eu l’histoire d’un long retour par bateau vers Tahiti, en héros pour certains, dans un cercueil pour d’autres.
110
Poésie
Nous étions les enfants des héros qui avaient survécu à la guerre,
qui s’étaient battus comme des aitos et qui avaient été décorés. Grâce
à leur engagement dans la résistance, des messages radio furent
envoyés, d’un Maohi à un autre Maohi. Dans une langue inconnue de
tous, le Reo Maohi, des messages secrets furent transmis d’un bout à
l’autre d'une France occupée. Sans l’engagement de nos ancêtres et
leur participation héroïque à cette guerre de résistance et de libération,
aujourd’hui le peuple français parlerait Allemand, et nous, peuples de
Moana Nui, nous parlerions Japonais.
Nous étions les enfants de ceux qui s’étaient battus pour que la
France soit libre. Mais nous l’ignorions. Nous étions tout simplement des
enfants de Tahiti, qui vivait encore dans l’insouciance et la joie de vivre.
Pourquoi ma grand’mère était-elle si triste ?
Je
souviens de
jours où nous allions rendre visite aux sœurs
y avait entre leur propriété et la notre un grand àua.
Cet enclos immense, clôturé de fil de fer barbelé, ne l’était que pour protéger les vaches, boeufs et chevaux qui y broutaient. Grand’mère prenait
de
me
ces
grand’mère. Il
la brouette et nous entrions dans l’enclos. En route, nous ramassions
des fruits qui y étaient en abondance : mangues, pistaches, vi tahiti,
corossols, papayes, pamplemousses, bananes, oranges, etc... un verger
naturel dans lequel tout les habitants venaient s’approvisionner à
moment
ou un
un
autre..
Nous arrivions chez
grand’tantes la brouette chargée de fruits.
repartions, nous faisions la même chose, mais cette fois
c’était pour notre maison.
Il n’y avait pas de pancarte TAPU, si ce n’était pour avertir qu’une
terre était habitée par des esprits possessifs. A ce moment là, il était fortement recommandé de ne pas s’y aventurer. Plus d’un était mort ou
devenu fou pour avoir enfreint cette loi ancestrale.
Lorsque
mes
nous
Je me souviens des jours où mon univers s’agrandissait. Ces jours
là, grand’mère et moi allions faire des courses au magasin. Nous devions
prendre le chemin de terre qui mène jusqu’à l’école puis suivre la route
111
Littérama’ohi N°16
Rai Chaze
goudronnée jusqu’au carrefour à l'angle duquel se trouvait le magasin du
chinois. C’est là que grand’mère achetait ses bases, c’est-à-dire ce qui
nous était nécessaire mais qu’elle ne pouvait pas produire elle-même :
de la farine, du beurre, des pommes de terre, de l’huile, du sucre, du
dentifrice, du savon, du shampoing...elle y dépensait ses menues économies.
Moi, ce qui me plaisait, c’était d’aller vers de nouveaux endroits. De
voir d’autres personnes. On passait devant leurs maisons et ils nous faisaient des signes :
laorana !
allez
magasin ?
chaque maison, à la porte d’entrée, il y avait toujours
quelqu’un assis sur un fauteuil, sur une marche ou sur un pe’ue. Il regardait le monde passer. Ma grand’mère ne le faisait jamais. Elle était toujours occupée à travailler, dans la maison, au jardin, au poulailler, à la
pêche, au linge. Elle n’avait pas envie de regarder le monde vivre. Elle
risquait d’en mourir.
—
vous
au
Devant
Lorsqu’elle s’arrêtait et se posait un instant, c'était pour éventer son
asthme. Retrouver
un
souffle.
Son histoire l’avait essoufflée. L'histoire de son
ses
112
yeux
de tristesse. Elle en devenait muette.
peuple remplissait
Grandadam
LA MER DE TAHITI
:
RÊVÉE, TOUCHÉE, CHANTÉE...
L’avion longe Moorea, nous approchons de Tahiti, cette terre miniature incrustée d’infimes diamants vue du ciel, la nuit, et il y a le récif et
sa mousse
comme un
blanche, lunaire, je me sens aussitôt rassurée mais il y a
esprit dans l’air : mon île !
mauvais
Oh cette
d’huile du
lagon où tout semble s’immobiliser ! Les
pirogues, les bateaux, partent mais reviennent toujours... Les pulsations
du récif semblent battre la mesure du temps, et les coups de rames dans
l’eau remplacer les mouvements de l’aiguille. On ne peut pas se perdre
dans le lagon, même si le courant nous emporte loin du rivage, on trouve
toujours un pâté de corail ci et là où se percher. Les pensées en archipel qui se noient dans l’eau lagunaire sont tautologiques, solipsistes, on
a l’impression de ne jamais avancer.
mer
Si le lagon polynésien m’inspire une mélancolie profonde et incurable, c’est parce que je sais que jamais plus, ma grand-mère ne pourra
m’emmener dans
barque, ramer très loin du rivage pour me pêcher
poissons multicolores, jamais plus je ne pourrai m’endormir dans les
draps chauds qu'elle avait coutume de soigneusement disposer dans la
coque du bateau. Oui, je m’endormais les yeux perlés de feux stellaires
aux sons de sa voix. Je me réveillais lorsque
je sentais le bateau trèssaillir, c’est qu’elle tirait sur sa ligne, un poisson avait mordu l’hameçon
ou peut-être s'agissait-il d'un requin, ou encore d’un bout de corail arraché. Ce même lagon s’est transposé en un coffre de pandore, les rêves
du passé ont été piratés par le temps, le modernisme, le vide...
sa
des
La
aïeux
qui
nous
lie
ancêtres navigateurs, par l’intermédiaire de nos
ont enseigné le désir et les secrets de la pêche : « Etre
mer nous
aux
113
Littérama’ohi N°16
Fleur Grandadam
pêcheur par exemple, ça n’est pas de piller le fond des mers pour remplir des frigidaires ou exporter des conserves, c’est d’abord connaître les
poissons et leur milieu. On ne dit pas : ‘Je vais à la pêche. ’ On dit : ‘je vais
pêcherie îihi (rouget du lagon) dans tel hâone (faille sablonneuse dans
le récif) au moment du oharaa âvaè (quand la lune est juste au-dessus
de l’horizon).’ » (Henri Hiro, Pehepehe i taù nünaa. Message poétique,
Tome I, Haere Po, Tahiti, 2004, p.1) Certes, ce passé lointain fait partie
de notre quotidien, comme la promenade en pirogue au coucher du
soleil, ou la pêche nocturne dite « miraculeuse » pendant la nouvelle
lune ‘ava’e api' et lorsque celle-ci décroît ‘au poiri’. Ma grand-mère,
pêcheuse invétérée, guettant les gestations lunaires, a composé une
chanson en tahitien : « Que la grande mer est belle ! lorsque tu la
contemples un soir de clair de lune... »
Le
lagon est source de réminiscences magiques, chimériques, de
physiques et spirituelles, il est notre placenta, l’île, elle, est le
sanctuaire où se trouve caché quelque part notre cordon ombilical, peutêtre dans le jardin de grand-mère, sous les racines du tumu uru (arbre à
pain)... ‘maman’ ne s’en souvient plus car c’est sa mère qui l’a enterré.
Dans ses recherches sur l’évolution des pratiques polynésiennes, l’ethnologue, Bruno Saura, écrit :
nourritures
« une mère rencontrée par nous à Taravao affirme que ‘si le
pito est planté dans la terre, l’enfant est destiné à être agriculteur ; s’il est jeté à la mer, il sera pêcheur. Une autre mère,
interviewée par Noëlle Barbiera (1997 : 140) dans la même
maternité, pose : ‘Si tu l’enterres (le pitoj, ton enfant restera
toujours au pays, près de toi. Si tu le jettes dans la mer, alors
il partira, ce sera un grand voyageur’ (Léna) ».
(Bruno Saura, Entre nature et culture. La mise en terre du placenta en Polynésie Française,Tahiti, Haere Po, 2003, p. 97).
Ces liens étroits entre l’homme et l’environnement montrent
bien terre et
114
mer
corn-
forment les deux vecteurs fondamentaux du devenir
Poésie
polynésien. L’océan devient le miroir du ciel libre, sans frontières, où tous
possibles convergent et l’aventure se déploie. C’est aussi le berceau
des traditions ancestrales que Tavae s’efforce en vain à transmettre à
ses enfants, attirés par la société de consommation. C’est un
espace
qui, autrefois, appartenait aux hommes, à la pêche hauturière, tandis
que les femmes polynésiennes, elles, appartenaient à la « petite eau »,
aux rivières (il y a environ 72 cours d’eau sur le
pourtour de Tahiti, cf. A.
Lafforgue, Atlas de la Polynésie, Planche 41), aux rivages :
les
C’était dans les années 30, tu allais
chaque jour te baigner
rivière, tu voyais la mer, quelque part à
Mataiea. Nous, on se trempait dans l’eau avec les vêtements
de la journée, les hommes se baignaient tout nus, près de
nous, ils cachaient leur truc entre les jambes (elle rit, puis
ajoute d’un air timoré quelque peu feint : ‘on aurait dit des
f... !’). Les filles étaient pudiques, les vieilles femmes, elles,
se baignaient la poitrine à l’air, les seins pendants
qu’elles
jetaient à l’arrière sur leurs épaules, elles n’avaient pas
honte ! » (témoignage de Juliette Terorotua)
«
à l’embouchure de la
Ces détails
physiques, Juliette s’en rappelle comme si c’était hier. Elle
large, fréquentait le lagon, en pirogue, avec son père, qui
pêchait au filet, mais la ‘petite eau’, la rivière, c’était mieux, car la mer lui faisait peur. Elle allait attraper les ‘crevettes’ dans les rivières, et les poissons
aux embouchures de celles-ci, comme le faisaient les Tahitiennes, autrefois : « Pendant la saison des pluies, ils attrapent de grandes quantités de
petits poissons à l’embouchure des rivières au moyen d’un grand sac fait
avec l’enveloppe fibreuse de la tige des feuilles de cocotier cousues ensemble et, traînant un raoere dans la rivière amènent le poisson jusque dans ce
sac. Les femmes participent à cette pêche, chacune
portant un panier et un
de ces sacs. » (James Morrison, p. 127.) Juliette a vaincu la peur de la mer
lorsqu’elle a connu son futur époux, avec qui elle allait pêcher, comme elle
le faisait avec son père. L’homme blanc, venu d’ailleurs, des Antipodes, a
fait revivre en elle le désir ancestral de la pêche.
n’allait jamais au
115
Littérama ’ohi N°16
Fleur Grandadam
De
jours, la femme appartient aussi à l’océan. Hommes et
parcourent le lagon, puis l’océan, de Tahiti jusqu’à Moorea à
bord du catamaran, et encore plus loin... comment ne pas ressentir cette
liberté, mêlée au sentiment d’une douce appréhension lorsque le bateau
est ‘expulsé’, comme un nouveau-né, hors du lagon, pour sillonner la
solitude bleue où les rêves d’aventure, d’évasion peuvent enfin se dessiner ! On laisse derrière soi sa famille, ses aïeux, mais l’on sait que l’appel de l'île et de sa barrière magique se fera entendre un jour. Car l’île
nos
femmes
est à la fois le berceau et le tombeau de
les îliens, que ni le lagon dévoreur
aventure ne peuvent altérer.
l’homme, des lieux stables pour
de rivages, ni l’océan diseur de bonne
La mer peut aussi se faire, gifle, griffe, mâchoire, elle devient tempête et menace de vous engloutir. Lunatique, elle se transforme aussitôt en doigts de fée pacifique ; nourricière, elle donne vie aux multitudes
de poissons, dont la présence console le naufragé, en lui faisant oublier
sa propre déréliction. Ces poissons insouciants qui s’agitent et jouent
avec la main de l’homme, le mènent vers le pays des rêves, celui de l’enfance colorée par la magie des contes.
La
présence de ces poissons par centaines qui m’accompagnaient, qui avaient élu domicile sous mon bateau parce
qu’il leur apportait leur substance quotidienne m’entraîna
dans une rêverie pleine de souvenirs d’enfant... Je rêvais,
mais insensiblement ces poissons me remplissaient le cœur
«
d’une félicité enfantine. Nous formions tous ensemble, et
autour de
mon
bateau,
une
petite communauté de vivants qui
savaient pas trop où elle allait mais se laissait guider par
ia volonté du ciel. Nous dérivions ensemble, nous étions
ne
frères et
Cette
sœurs. »
(Tavae,
pp.
81-82)
entre l’homme et la mer, le
naufragé et l’immensité
origines. Ma destinée
et celle du peuple polynésien n’est-elle pas en effet de se perdre, de dériosmose
sourde et mortelle m’a fait
116
me
réconcilier
avec mes
Poésie
de se laisser emporter par le courant, au gré du hasard, de ses
rêves, pour retomber les pieds sur terre ? Même si l’esprit est prisonnier
ver,
du corps,
le corps prisonnier de l’île, l’île prisonnière du récif, lui-même
prisonnier de l’océan, l’océan de la terre, et la terre, de l’univers, il reste
Dieu, ou les Dieux, qui, dans les moments les plus violents et inattendus,
attendent que l’homme embrasse avec humilité le ciel de son regard :
Tavae, perdu dans le Grand Pacifique, échoue sur le récif de l’île d’Aitutaki (îles Cook du nord), après 118 jours de naufrage en mer. Les insulaires l’appellent, depuis ce jour, Papa Ru, en souvenir de l’ancêtre
mythique qui jadis vivait à Havaii (Raiatea) et navigua jusqu’à Aitutaki.
C’est bien loin de son île, de son pito (nombril), que l’homme peut se
réaliser, mais il faut être prudent de ne pas se laisser emporter vers ce
rivage d'où l’on ne revient jamais plus...
La
pacifique, ainsi baptisée par Magellan à cause du temps
qu’il rencontra pendant sa traversée de la Terre de Feu jusqu’aux
Philippines (en 1520), peut arborer différentes facettes : de la mère
enfant, innocente, pure et virginale, capricieuse pour les surfeurs qui la
caressent, à la mère nourricière que les Tahu’a vénèrent pour la myriade
de trésors aquatiques qu’elle offre à la terre, jusqu’à la goule ou mère
cannibale, comme le décrit P. White dans A Fringe of Leaves, mer
déchaînée, sur le point d’engloutir le Bristol Maid et son équipage :
mer
calme
«The
splash
and hit them in their sweating faces. Then
curled on the greeny-white face of the sea
and coral teeth snapped at the long-boat »1 ; « the sea raised
a great white arm »2.
for
1
2
F. L, p.
F. L, p.
an
rose
instant a lip
184.
188.
117
Littérama’ohi N°16
Fleur Grandadam
Frénétique, maléfique, elle précipite ses enfants dans son immense
solitude. Il reste alors le ciel et les ancêtres tutélaires qui y résident pour
sauver
l’homme de
son
abîme bleutée
danse tantôt harmonieuse tantôt
Tahiti
ou
le chant, pour
chaotique de
ses
célébrer la
lames.
relief ascendant,
surplombant le Pacifique, nature luxuriante, florissante, est comme une perle brune scintillant dans une nacre
océanique. L’océan, la mer, élément instable par excellence, s’associe
au vol de l’oiseau et aux amours fugaces que célèbrent les senteurs de
tiare, les corps lascifs enduits d’huile de coco, et les paroles chantées :
« Je retrouve tous les parfums de ton corps, qui sont un mélange incomparable de fleurs tahitiennes, de ‘porohiti’ (solanum anthropophagorum),
cette plante à fruits rouges dont on fait des couronnes qui sentent si bon,
et de ‘hinano’ (fleur du pandanus odoratissimus) » (Yves Roche, « Te
hau’a hei fara »,1967, in Himene Tahiti, vol. 5). L’île, au loin, se transforme en une silhouette de femme au corps ceint « de couronnes de
fleurs. Oh divinité ! » (Y. Roche, To reo aroha, 1952, in Himene Tahiti, vol.
2). La mer se remplit des larmes que les jeunes amoureux au cœur brisé
déversent près du rivage, car leur amour transcende l’immensité horizontale comme un oiseau qui survole le mont orohena. La mer inspire un
sentiment d’évanescence, les mots, les paroles sont comme des paroles
sur le sable que bientôt les vagues viendront effacer. Elle nous reconnecte à l’enfant qui est en nous, à des croyances originelles, ‘païennes’,
elle
nous
au
berce...
beaucoup elle représente la rupture, l’espace initiatique des
couples séparés, divisés : « Je dois partir en voyage sur la
mer immense, cela fait si mal de falloir se quitter. Il ne faudra pas m’oublier... Le parfum des fleurs fraîchement écloses me fera penser à toi
cette nuit. Quel que soit le temps que durera ce voyage, je reviendrai
près de toi... » (Y. Roche, « Chéri iti e », 1967, in Himeme tahiti, vol. 5).
C’est aussi le lieu où l’homme se réalise, un terrain d’individuation parsemé de pièges que les demi-dieux polynésiens ont su affronter. Une
chanson polynésienne retrace les pérégrinations des Anciens symboliPour
familles
118
ou
Poésie
sées par
la pirogue hawaïenne Hokule’a : « Dans la mer grosse et la
pluie froide, ils ont ramé, fatigués, ‘Hokule’a’ de Maui... » (Y. Roche,
« Hokule’a no Hawaii », 1976, in Himene Tahiti, vol. 1).
Perdus
mer, c’est l’amour pour les être chers, les alliances
humaines, qui permettent de surmonter cette lente dissolution. Le rameur
en
pêcheur solitaire ne peuvent s’empêcher d’éprouver des sentiments
naïfs, de nature anthropomorphique, mêlés à une certaine magie de l’enfance, en considérant chaque espèce animale dotée d’une âme, comme
ou
le traduit très bien cette chanson
populaire qu’apprennent les enfants à
le soleil se lève, tous les jours sans se lasser,
le pêcheur tire sa pirogue et s’en va sur le lagon. Petits poissons jaunes
et rouges le regardent passer, ils ont vu dans son sillage le reflet de Thameçon. Rame pêcheur, rame pêcheur, sur la mer lisse, ta pirogue glisse,
petit poisson, fais attention, prends garde à son hameçon.
Joli poisson, tu es si beau, caches-toi dans les coraux. » (Y. Roche, « Hoe ana »,
1962, in Himene Tahiti, vol. 4).
la maternelle
: «
Dès que
...
Les Mers du Sud cassent,
dispersent les îles, là, la personnalité
se
désintègre
ner
comme le corps de Ta’aroa qui s’est autodémembré pour donnaissance aux différentes composantes de la nature : « il prit son
épine dorsale pour une chaîne de montagnes... ses ongles de mains et
de pieds pour les écailles et carapaces de poissons... » (T. Henry, p. 32).
Le souci est donc de pêcher des poissons, microcosmes insulaires à la
dérive, pour stabiliser, lier les éléments épars entre eux, de faire appel à
Tu, dieu artisan de la stabilité, pour faire croître les myriades de racines
seules capables de rendre la terre ferme. On déploie ainsi tous ses instruments magiques, hameçons, filets, cordes, cordon ombilicaux, car le
souci primordial n’est-il pas, pour la petite mer, la mère lagunaire, de
retrouver son enfant volé par cette grande mer masculine qui risque de
le garder à tout jamais : « Je suis aussi ta pirogue, je suis également ta
pirogue double, taillée selon les coutumes héritées de mes ancêtres,
reliée par le cordon ombilical de mon amour maternel, attachée par mes
entrailles qui t’ont façonné, tenue par mon nombril, ton premier lien, c’est
119
Littérama’ohi N°16
Fleur Grandadam
souffle
qui gonflera ta voile, cousue et recousue avec les cheveux
» (H. Hiro, « L’offre. Discours de la mère à son fils,
p. 70). Le souci du navigateur n’est-il pas de retrouver sa mère, son île,
sa terre natale, même un jour, puis de suivre la course du soleil qui renaît
chaque jour... de ne pas être cette âme noyée, éparpillée, en archipel,
éternellement errante, qui ne retrouve plus son rivage? Il est vital de se
tatouer (dans la mythologie tahitienne, Anâ-muri, ‘astéroïde de derrière’,
est le nom d’un des piliers célestes séparant terre et ciel, pilier pour noircir ou tatouer, (voir T. Henri, p. 45), de se sculpter, de se démarquer, de
se signifier, d’inciser dans la chair ce que la mer aux doigts informes ne
peut dissoudre.
mon
tressés de ta mère.
120
Chantal Millaud
SOUS LA PLANTE DES PIEDS
La
grande maison parle seule de son bois tiède et se balance
pendule, tic tac ! et les cloisons respirantes. Le silence dort sur
grand-père, couché sur le divan de cuir vert, la tête sur le dur et plat
coussin foncé de cuir marron. Respirations ; tout qui respire, partant du
souffle appuyé de grand père, vivant autour de ce souffle, souffle profond
du sommeil dans le balancement de la pendule, du vent et des lumières
sur les cloisons de bois, les auvents balancés dans tous ces souffles.
Le jour écrase un peu la sieste dans la verticalité attentive au souffie du grand père d’une petite fille de trois ans dans la respiration du
comme
la
monde.
Elle est
partie, maman ; tous sont
Les savates oubliées ; où ? Sur la
partis.
véranda dans le coin des livres ?
Sous le semblant de divan-matelas informe
beige-écru ? Sous la table de
la salle à manger parquet ciré, craquant brillant ? Sous la chaise-fauteuil-rotin dans le coin des fantômes ? Près du cerisier chinois, à Tornbre
sur
le sable
gris ?
Les savates oubliées, faire
confier l’itinéraire, partance en
les autres à retrouver.
confiance à la plante des pieds ; leur
solitude
avec
dans le coin du coeur tous
Et la
plante du pied s’échardise au parquet, se picote sur l’escalier
jardin ; se douce à l’herbe souple du gazon de
grand-père (ôtées tous les matins à la main une à une, les mauvaises
herbes, assis sur le tabouret tout bas sciés les pieds exprès). Et puis
dans la terre très noire, douce, luisante, un peu glissante, s’adoucit la
plante des pieds, sur le côté de la maison de Papara et derrière sous le
gros manguier (éviter les trous de toupas-crabes de terre que l’on sent
respirer et attendre tout au fond ; et nous aussi on respire plus vite).
de béton, descente au
121
Littérama’ohi N° 16
Chantal Millaud
La file des enfants, on la devine dans le coin du coeur, tous la
plante des
pieds en file ; pieds dans les pieds, pas dans les pas. Au-dessus, sur la
pointe du coeur, les oiseaux disent l’histoire du monde dans les manguiers alentour et font dans la tête une palpitation continue au-delà de la
propre parole, parole continue, chuchotée ou tue, babil de l’enfant des
trois
ans.
La
plante des pieds déjà passe le portail près des barbelés dans le
du despensée
l’odeur fade des bouses de vache à contourner, fraîches et épaisses.
Les sensitives : elles te montrent le chemin que tu peux suivre, derrière
qui est passé. Vierge le champ de sensitives en dormance ouverte, air frais
alors que sur le dos, chauds chauds, coulent les rayons du soleil alourdis,
tamisés d’humidité latente. La sensitive ouverte en attente et déjà la plante
des pieds se prépare à la piqûre inévitable. Le cri que l’on ne devra pas
pousser ; bloquer la respiration pour garder le cri à l’intérieur et suivre derrière, le chemin des sensitives, celles qui se sont refermées sous les pas
des précédents déjà disparus loin dans le vent des cocotiers, en oubliant
la plus petite, la de trois ans, qui ne dit rien, qui entend et qui cherche.
pré
aux vaches ; le sable gris foncé et ses granules grattantes
sous des pieds. Dans le nez aussitôt comme s’insinuant dans la
.
Qui entend, là-bas, un peu, les rires ; mais
n’est-ce pas plutôt déjà
qui s’étire doucement sur la plage ? Aller très vite : pique, pique,
pique, le chemin des sensitives. Ouf ! ça y est on est passées les deux
plantes de pieds. Et se retourner. Regarder au sol le chemin formé des
sensitives et tout autour les autres bien ouvertes. S’émerveiller des petits
pompons d’un doux violet aux touts petits points jaunes à l’extrémité des
fleurs de sensitives, comme plein de petits yeux qui vous regardent et
vous sourient. Les fleurs de sensitives et leur odeur de frais. Voir plus loin
derrière la clôture de fils de fer barbelés en rangées de clous rouillés et
l’arrière de la maison, et les manguiers, et la maison de Papara.
Puis portée en avant, la plante des pieds relâche ses orteils dans le mou,
le doux, le tiède du sable gris : Criss criss criss sous les cocotiers, qui sur
la tête font une menace-peur de cocos tombés. Ouf ! on est passés, la
plante des pieds et la tête et toute entière.
la vague
122
Poésie
Les yeux
s’étalent comme la vague, en même temps qu’elle, sur la
plateur du sable ferme et mouillé de la plage. Et déjà dans l’eau les
grands rient et s’éclaboussent. La plante des pieds dans « ça d’eau »
laisse sa jolie petite marque.
L’œil se penche vers les bijoux, toutes ces choses brillantes dont la
plage fait cadeau : bébés coquillages que seul un œil de myope en vision
rapprochée voit vraiment, avec leurs délicats petits dessins d’un dixième
de millimètre, traits ou points, plis tournants comme gravés.
Aujourd’hui, il y a maman, elle est venue. Couchée toujours sur son
paréo, toute longue : longues jambes, longs bras, longs cheveux, toute
fine, toute délicate, toute brune-rouge-coups de soleil. Les cheveux sombres, l’œil sombre, le grand sourire rouge de magique bohémienne : douceur et danger mêlés, et les dents brillantes, menace étincelante sous le
soleil. Les mains longues aux ongles.
Et tout le cœur, et toutes les merveilles de la plage sont pour elle, la
déesse dans ses ongles rouges ; les bijoux coquillages. La voix s’étonne
et se marie dans la vague douce et le vent des palmes. Elle s’extasie, la
voix qui donne les paroles au cœur muet ; les paroles de la merveille des
cadeaux-coquillages. Merveilles alignées à mesure, par la longue main
aux ongles, sur le rouge et blanc du paréo.
Suivre la trace des plus gros coquillages, criss criss la plante des
pieds, ouille ouille ! sur le sable plus sec si chaud, suivre les plus gros
coquillages qui avancent tout seuls avec leurs petites pattes rayées et
roses. Et très vite les larmes. Chaudes, trop chaudes, les plantes des
pieds ; chaudes, si chaudes les larmes salées comme le nez coulé ;
lécher
au
coin de la bouche.
Courir, courir vers le paréo rouge et blanc étalé sous la longueur du
corps ; vers la chaude main des caresses et sous la plante des
souffle apaisant de la belle bouche rouge. Etalé sous la longueur
pieds le
de deux
corps le paréo rouge et blanc sur le sable, celui entre eau et sec, le sable
ferme qui respire encore la mer. Chut ! Ecoutez le bruit des petits trous
chantants dans le sable gris.
123
Littérama’ohi N°16
Flora Devatine
MÉMOIRE
La mémoire
me
revient,
me
surprend au détour d’un mot, d’une
image, d’un parfum, d’une route,
Bruit de
l’eau, ressac de la peur,
Chants des coqs, cris des oiseaux,
Ronronnement d’un moteur évoluant
sur
La mémoire
submerge,
surgie à l’improviste
me
le
lagon !
Mais flotte t-elle haut dans le ciel, comme aux heures du
cule, la saisissant
au
La mémoire sait que
d’averses et de
Tout
reuse,
crépus-
vol, je l’intériorise à souvenirs retrouvés !
grande
je la guette, aux heures sombres des jours
crue,
je sais qu'alors elle s’y impose en pleureuse doulounarcissique m’entraînant dans sa mélancolie.
comme
Mémoire du solitaire
qui, au déclin du jour, réclame son reste, le
jaunes et verts émeraude au milieu des
nuages gris bleus teintés de rose
Des nocturnes féeriques.
trouve dans les entrefilets
Longue mémoire bruineuse, évolutive, des nuages en procession
vers
leur destin
en eau
Mémoire sifflant,
Mais la fraîcheur
!
pépiant, susurrant à la tombée de la nuit
qui descend des hauteurs des terres brise la voix
des gorges chaudes des chanteurs en herbe de rosée !
124
Poésie
La mémoire des mots
dans
sa
longtemps oubliés un instant traverse l’esprit
torpeur avant de disparaître dans la mutité du sommeil qui le
gagne.
Et
de
je m’évertue à rassembler les mots qui témoigneront du voyage
l’esprit flottant vers l’imaginaire salutaire !
Poème
publié dans Varna Tupu, New Writing And Art from French Polynesia
Mawyer
University of Hawaii Press (juillet 2006)
de Frank Stewart, Kareva Mateata-Allain, Alexander Dale
125
Littérama’ohi N°16
Odile (Otira) Purue
■
Alfonsi
PEHEPEHE
Poèmes
bilingues : français, managrévien
Montagne : effet miroir
Divinité
qui surgit de l’abîme bleu.
Arche d’alliance du ciel et de la terre
Tu
apparais, diadème escarpé, dans la lumière
Au
crépuscule, tu t’empares des
rayons
de soleil
Pour asseoir la clarté de ton ombre.
Muraille
généreuse, humectée de rosée
Devant l’obstacle, tu établis un contrat de
Aux gens
Oh
téméraires qui t’abordent de front
montagne ! Festive et odorante
Accorde la rançon
de la délivrance
Sceau de ton autorité toute
126
respect
puissante.
Poésie
Te
Maga : kakaro ra
\\
V
Puna mai koe Toa Etua mei te
Araka
no
te
ragi
e no
ïriga auriuri
te kaiga
Maga ’oe’oe ; poike mai koe ki to te ao
’la a’ia’i ’iko mai koe, te
turuturutavake o te ra
Mo te akano’o te marama o ta koe maru
Tarava rima merie,
I
mua
Ki te
to arapupu,
e
te toriki
’akaoko roa koe te tapoa no te mamana
tagata togakura i ’akateni ki to koe aro
E te maga
e°! Puraganui kakara
’O mai koe te
E
akavaivai ’ia
patariga
o
te ’akaoraraga
'akairoga no to koe tikaraga manamana.
127
Littérama’ohi N°16
Odile
(Otira) Purue - Alfonsi
A l’école des bruits de la nature
Quel
vacarme
Dis-moi
mon
!
ange,
quels sont
ces
bruits ? D’où viennent-ils ?
On
sanglote ; on se dispute ; on arrose ; on gronde ; on sonne
On souffle ; on gémit ; on chante ; on ronfle ; on se plaint ; on siffle...
Silence !
Silence !
Ayons les sens aux aguets !
Dans cette confusion de bruits tâchons de
distinguer quelque peu
Holà !
S’agit- il :
qui sanglote dans les méandres de la vallée ?
Des oiseaux en colère qui se disputent dans leur nid ?
De gouttes de pluie qui arrosent dans les feuillages lourds ?
Du tonnerre qui gronde et qui déchire le ciel ?
Du réveil matin qui sonne l’heure de se débarbouiller ?
Du souffle léger du vent qui rafraîchit l’aube ?
Des animaux irrités et nerveux qui gémissent à l’annonce de l’orage ?
Du coq qui chante pour réveiller la basse-cour ?
Du grillon qui stridule pour annoncer les nouvelles inédites ?
De l’eau
On
se
calme,
ce
Oh ! Vacarme du
128
sont les bruits de la nature
crépuscule.
Poésie
I te
tukugaretera no te utu poku o te natura
Tei kakautara !
E
riga ki mai ana koe, ea’a a utu poku nei ? Mei ‘ea roa mai !
E ’akaroturotu
ana
E ’akatoki
; e
ana
; e mata’ua ana ; e 'akaraga ana ; e togere ana
pu’i ana ; e ’aro’aro ana ; e tagi ana
E ’akakoakoa ana...Turituri !
Turituri ! Ka
I roto
a
utu
Aie ! Penei
teriga ’aka’aka ana
nuiga poku nei ’aka’iti ta’aga ana tatou te ta’i...
ana
ko !
:
ana ki roto i te aragugu no te takato
ma’ima’ipapa e mata’ua ana ki roto i te 'iri
Te ua e 'akaraga ana ki ruga i te utu rau teima'a
Te patiri e togere ana ma te 'a’ae te ka’u o te ragi
Te vai
Te
e
'akaroturotu
manu
Te koroio
e
Te ikuiku
e
Te
Te
Te
'akatoki
ana mo
te 'ao
e
'oroi’oroi ki te vai
pu’i ana mo te 'akaagiagi te ragi ma’iko’iko
puaka manava riri e’aro’aro ana ki te rogoraga te ua taguru
moa e tagi ana mo te 'akaara te aka’iriga
'ini’ini e 'akakoakoa ana mo te 'apai te takao 'ou
No’o
porotu ta’aga ! E utu poku ameara no te natura
Aue ! Te kakautara !
129
Littérama’ohi N°16
Odile
(Otira) Purue - Alfonsi
Hommage à
Je dédie cette
mon
ma
langue
poésie, entre autres, à madame Jacqueline GOLAZ,
institutrice et directrice d’école des années 1962 à 1965 à Rikitea.
Pourquoi tant d’hésitations, de doutes et de craintes ?
qui nous a imprégnés et bercés depuis notre enfance,
Telle une coupable, tu t’es réfugiée dans le temps
Aujourd’hui, par une lucarne filtrant ie jour naissant
Toi
Tu
nous
réapparais, tu
Tu
nous
cherches et tu
nous
nous
Belle et Mélodieuse, recréant les liens
Tu
nous
reviens, tu
Les charmes
nous
incites à
émerges
espères
puissants d’antan
nous
réapproprier
insoupçonnés de tes sonorités
Qui sont ta musique et ta poésie.
Peuple océanien des archipels lointains
nous parle, Elle raconte notre Histoire
Messagère des valeurs de l’espoir et de la sauvegarde,
Ecoutez-la ! Elle
Tu
Tu
veux
rétablir les liens
puissants de notre culture.
signes d’une empreinte indélébile les traces orales
De notre Passé si lointain...et si
Du Présent
proche
d’aujourd’hui et du Futur de demain
Marque de notre identité et de notre existence
Colloque des Langues océaniennes à Nouméa
5/09/08
130
au
12/09/08
Poésie
Toku
E a’a
reo :
te
‘akateiteiraga
koe i te
‘aka’iga’iga, i te ‘akato’o, i te 'akamouri ?
ïki’iki kia matou,
ra, mei te ta’i manava maki, perepere moeroa atu koe.
A rà nei, na te ana ma’inatea o te ao ’ou
ra
Koe i ’akakori kia matou, koe i
Ameara
’Ano mai koe, roimata mai
Totonu mai
e
toumaki mai kia matou
Me’ea nui, nota navenave no te akano’o 'aka’ou te
riraga o te tau te 'ito.
’Oki mai koe, toatoa mai kia matou ’ia’akaora
Te utu tagi i to’o ia no te reo tupuna
Koia ’oki ta koe pe’i e ta koe atoga
E te Ma’oi !
no
'Aka’aka mai te
te utu
teriga !
aka’ou
motumo’aga mamao roa
torena ’iana ta tatau takao
e
Mataara no te verega o te toumakiraga e no te mamaru
’Akaveke koe ’ia ’akatu te riraga mana no to tatou pouga
Taigoa ’akamau roa koe te taraga o te reo
No matini
Mei
'Akairoga
no
roa e no a
a ra
nei,
e
koroio nei ’ua
mamuri atu
to tatou turaga tagata e no to tatou oraraga
E rururaga no
te utu reo ma’oi i Noumea :
5/09/08
-
12/09/08
131
Littérama ’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
TE ‘A’AI (0 PELE
I te tau
a.
’ai’ui’u, te
ora
E atua vahiné ho’i ’oia
atua
no
ato’a
o
nei
no
o
Hau-mea i ni’a i te ho’e fenua
te ra’i tuatini. Ua fanau ’oia i tana
tona tino
maere mau
te fenua. O Kane-hoa-lani tana tane,
mau
tamari’i mai te
mau
’oia te
tuha’a
:
Ka-moho-ali’i, te atua ma’o, mai tona upo’o
Ka-uila-nui-makeha-i-ka-lani, te atua o te uira, mai tona mata
Ku-hai-moana, te atua ma’o, mai tona tari’a
Kane-hekiii, te atua o te patiri, mai tona vaha
Na-maka-o-ka-ha’i, te atua o te moana, mai tona ’ouma
Kane-milo-ha’i, te atua haru varua, mai tona ’apu rima 'atau
Hi’iaka-i-ka-poli-o-pele, te atua o te ra’au tupu e te fa’aora ma’i, mai tona
’apu rima ’aui
’Are’a
e
ra
te ho’e
te ta’ata
no
o
teie
tana mau tamahine, ua fanauhia ia mai tei matauhia
’anotau, 'oia mai te ana ahi o te vahiné.
O Pele-honua-mea tona i’oa, ta tatou e
pi’i i’u nei
I te ho’e po, ua ta’aminomino noa o
Te fatata nei o Haumea i te fanau.
Ua taui ta’ue
noa
pari, ua ’aueue
ta’iri te mata’i e
fetahia
I te
te
e
te huru
e
’a’ahiata, i te taime
reva.
Pele i roto i te ’opu
Ua haruru
noa
o
Haumea.
te mata’are i ni’a i te
ho’aho’a mai te mafatu
a
huti ai
o
e
Pele i te aho
’otu’itu’i
ora, ua
noa
vai
nei.
mu noa
ihora
ato’a. E faro’o-noa-hia ia te ’ahehe o te miti i ni’a i te mau
’ofafa’i ri’i hu’ahu’a.
132
te
Pele.
te ’aru o te fenua, ua ho’a te uira, ua haruru te patiri, ua
ua topa rutu te ua. Ua ta’i pahu noa te ra’i tuatini tafeta-
te uira ’ura
mau mea
o
o
Poésie
LE
RÉCIT
DE PELE
Il y a très longtemps vivait sur une île mystérieuse, Hau-mea. C’était
la déesse de la terre. Elle avait pour mari Kane-hoa-lani qui était, quant
à lui, le dieu des cieux multiples.
rentes parties de son corps :
Elle accoucha
ses
enfants des diffé-
Kamohoali’i, le dieu requin, par sa tête
Ka-uila-nui-makeha-i-ka-lani, le dieu des éclairs, par ses yeux
Ku-hai-moana, le dieu requin, par ses oreilles
Kane-hekili, le dieu du tonnerre, par sa bouche
Na-maka-o-ka-ha’i, la déesse de l’océan, par sa poitrine
Kane-milo-ha’i, le dieu qui capture les âmes, par sa paume droite
Hi’iaka-i-ka-poii-o-pele, la déesse de la végétation et guérisseuse de
maladies, par sa paume gauche
Une seule de
ses
filles vint
au
monde par
la voie naturelle,
commune
à
chaque femme.
Elle
se
nommait Pele-honua-mea mais
Un soir, Pele s’agita dans le
son accouchement était
l’heure de
nous
l’appellerons ici Pele.
ventre de Haumea, indiquant que
proche.
Le
temps se mit alors à changer subitement. Les vagues ne cessèrent
frapper la falaise dans un fracas assourdissant, les profondeurs de la
terre ne cessèrent de trembler, l’éclair étincela, le tonnerre gronda, le
vent frappa et une pluie torrentielle tomba. L’étendue du ciel résonna tel
un tambour, toute lézardée d’éclairs qui flamboyaient au rythme des batde
tements d’un
cœur.
133
Littérama’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
E tamahine ta’a’e
roa o Pele, e’ere ho’i mai te tahi atu mau tamari’i.
ha'uti haere noa na mûri i tona mau tuahine e tona
tu’ane. Te rahira’a o te taime, e fa’afa’aea noa ’ona i raro a’e i te
Inaha, ’aore ’oia
mau
marumaru o
e
te ho’e tumu ra’au
ma
te mata’ita’i haere i te
mau ora o
natura, mai te manu e rere nei, te mau i’a i roto i te miti, te hum
te huru
o
te mata’i
te vai atu
e
I te ho’e mahana, ua
o
te
te ata,
a.
ma’iti o Lono-makua ia Pele ei pipi nana. O tona ia
’oia e ’atu’atu nei i te ahi mana. I tona hi’ora’a,
metua tane feti’i e, e atua
tei roto ia Pele te
manava o
Ua
pa’ari atura
Pele na roto i te mau parau pa’ari e te
ahi
mana.
Na
o
reira ho’i
te ahi.
mana
ho’i
o
te
fa’atupu i te riri e te pohehae o te tua’ana o Pele,
Na-maka-o-ka-ha’i, pi’i-noa-hia e Namaka. Ua riro teie na tuahine
to’opiti ei ’enmi rahi. Ua tatama’i e ua ’aro noa na raua e, i roto i to raua
na ’arora’a rahi, ua pao-haere-noa-hia ia te rua ahi.
’oia
e
e
o
I te ho’e mahana, ua parau
e,
ia fa’aru’e
ahi
a
Ua
mana
o
Pele.
te
moana
ai
ma
No te
atura o Namaka i te to’ohitu o te ’utuafare feti’i
Pele i to ratou fenua. la ’ore ana’e, e pau roa te fenua i te
te parau o
nui
a
hiva
te ’atu’atu i te ahi
mea ra
e, ua
hia’ai ato’a ai ratou
Ua
e, ua fa’aotihia e, e fano o Pele na te tua o
te ’imi i te tahi atu fenua ahi i reira ho’i ’oia e noho
Namaka
no
mana.
here ’ino te
e
fano
na
mau
tuahine
e
te
mau
tu’ane ia Pele, i
mûri iana.
putapu ihora te ’a’au o Pele e ua fari’i ’ona i te reira ma te mana’o e,
i teie nei e aupuru i teie na tu’ane e i teie na tuahine iti tona.
nana
Ua taraihia atura te ho’e va’a nui tei tomohia
e
tei ha’amanahia i te
i’oa ra, o Honuaiakea inaha, e ’imi ratou i te ho’e fenua i te atea ’e roa. I
mûri mai, ua tomohia taua va’a ra i te mau ma’a huru rau ato’a e i te mau
’animara ato’a
134
e au no
taua huru tere
ra.
Poésie
'
A l’aube, au moment
même où Pele inspira le souffle de vie, toute chose se
fit silencieuse. On n’entendait que
Pele était
une
le bruissement de la
mer sur
fille très différente des autres enfants
car
les galets.
elle
ne
jouait
pas du tout avec ses frères et sœurs. La plupart du temps, elle restait
assise à l'ombre d’un arbre, admirant çà et là les bienfaits de la nature
comme les oiseaux qui volent, les poissons dans la mer, la forme des
nuages,
Un
la force du vent et tant d’autres choses
encore.
jour, l’oncle de Pele, le dieu Lono-makua qui était chargé de raviver
divine, choisit Pele comme disciple. Elle possédait en effet
la flamme
selon
lui, les entrailles de la flamme.
C’est donc ainsi que Pele
les pouvoirs du feu divin.
grandit, imprégnée
par
les enseignements et
Cela provoqua
la colère et la jalousie de Na-maka-o-ka-ha’i, appeplus simplement Namaka, la grande sœur aînée de Pele. Les deux
sœurs devinrent alors les pires ennemies du monde, se querellant et
combattant sans cesse et sans merci, au point de former çà et là des
lée
cratères de feu.
Un
jour, Namaka dit aux membres du Conseil des Sages de sa famille
que Pele devait partir s’ils ne voulaient pas que leur île soit ravagée par
la flamme de Pele.
Les
paroles de Namaka furent souveraines et on décida alors que Pele
se rendre au large du grand océan des guerriers afin de trouver
autre île où s’installer et s’occuper du feu divin.
devait
une
Les frères et les
sœurs
de Pele aimaient tant leur sœur aînée
dèrent de s’en aller
avec
Le
fut bouleversé ; elle accepta
cœur
en se
et
de Pele
disant
en
qu’ils déci-
elle.
qu’il était désormais de
son
donc cette décision tout
devoir de veiller sur ses frères
sœurs.
135
Littérama’ohi N° 16
Camélia Te’ura Marakai
Hou
ra
te
fa'arevara’a,
te ho’e to’oto'o
mana no
mana o
te pao
ua
te
horo’a o Lono-makua i te ho’e o na Pele, 'oia
ahi, o Paoa te i’oa. Tei roto i taua to’oto’o ra te
haere i te ahi.
Ua horo'a ato’a tona marna, 'oia o Hau-mea, ia Pele ra i te ho’e huera
te fa’aara iana e, e pu'ohu i te reira, ia vai mahanahana noa
moa ma
ho’i. Ua
rave
atura
o
Pele i taua huera
moa ra ma
te hi’i
noa
i ni’a i tona
’ouma.
Ua ta’iruru pouroa ratou
fano atura
e, ua
o
Pele
e
i te pae tahatai, ua tomo ho’i i roto i te va’a
tana pupu feti’i iti i tua i raro a’e i te ua e tori’iri’i
noa na.
Hou
ra
te fenua
hope’a
ma te
O te vaimata
a
mo’e
roa
ai,
ua
hi’o a o Pele i tona ’ai’a no te taime
e tahe noa ai i ni’a i tona aro.
’a’au heva, te vaimata
hope’a ato'a ia ta Pele
e
fa’atahe nei.
I mûri mai, ua huri tua atura ’ona e, ua fano a’era ma te tu i te 'aeha’a ra
te moana, te aro i fa’atorehia e te anuanua e te va’a e vahi na te moana
i na tuha’a e rua.
o
’Aita i maoro, ua
O Ka-moho-ali’i
’ite atura ratou i te ho’e ma’o e arata’i nei ia ratou.
’oia, te ho’e o te tu’ane o Pele. Nana e tia’i ia ratou e
ato’a
’api.
nana
Ua tere
’Aita
fétu
e
arato i te va’a i te ho’e fenua
ia te va’a i te po e
i te ao ma te tape’a i tera e i tera fenua.
i noho, ua fano a i te pae Apato’erau e ua tutonu noa a i te mau
tae roa ai i te taime a 'ura’ura ai te ra’i uriuri.
noa na
ra
e
I reira ia to ratou ’itera’a e, e fenua ahi ato’a teie e vai ra i mua ia ratou,
mai to ratou ’ai’a ra ho’i te huru.
Ua hoe
ratou
tipae i Ni’ihau, ’aore ra i noho. Ua huri atura te ihu
te va’a i te pae Hitia’a-o-te-ra e ua ha’apou a ratou inaha, te ’ura’ura
noa a te ra’i. Ua tipae atura i Kaua’i, i O’ahu, i Maui, ’aore a i noho inaha,
o
136
a
e ua
Poésie
On construisit alors
crée du
nom
de Honuaiakea
taine. Puis elle fut
pour un
une
grande pirogue qui fut baptisée et consacar
ils devaient trouver
une
île très loin-
chargée de vivres et d’animaux en quantité nécessaire
tel voyage.
Cependant, avant le départ, Lono-makua remit à Pele le bâton divin du
qui porte le nom de Paoa. C’était ce bâton qui était habité par le pou-
feu
voir de
creuser
du feu.
Quant à Hau-mea
sa
mère, elle lui donna
un
œuf et lui conseilla de le
soigneusement afin qu'il puisse toujours restër au chaud. Pele
prit alors cet œuf qu’elle berça contre sa poitrine.
recouvrir
y
Tous
rassemblèrent ensuite
la
plage et rentrèrent dans la
pirogue ; c’est ainsi que Pele, avec son petit clan, partit au large sous une
pluie fine.
se
sur
Avant que l’île ne disparaisse complètement de leur vue, Pele regarda
une dernière fois sa terre natale, le cœur meurtri et les larmes envahissant
son
visage.
Ces larmes furent les dernières que
Puis, elle
se
retourna et partit en se dressant au large de l’océan, le
visage fouetté
l’océan
en
Pele fit couler.
par l’arc-en-ciel
deux parties.
chaque fois que la pirogue
Peu de temps après, ils virent un requin qui
C’était Ka-moho-ali’i, frère aîné de Pele. Ce fut lui
guida leur pirogue
vers une
ne
divise
les accompagnait.
qui les protégea et
terre nouvelle.
La
pirogue ne cessa de naviguer nuit et jour s’arrêtant çà et là mais sans
s’y établir. Ils naviguèrent encore et encore vers le Nord, fixant sans
cesse les étoiles, jusqu’au jour où le ciel sombre rougeoya enfin.
C’est alors qu’ils aperçurent une île de feu, comme la leur, qui se dressait devant
eux.
137
Littérama’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
ua ’ape’e noa
ia Pele. 'Aore
ato’a ho’i
o Namaka no tona hina’aro e taparahi ha’apohe
i manuia e, ua ho’i atura o Namaka i roto i te 'aru o te
ra
moana.
Ua hoe
a
ia te
tuahine
mau
e
te
mau
tu’ane e, i te
pirira’a ihoa i te ho’e
fenua teitei roa, ma’i mai nei te hau’a o te ’aru o te auauahi o te mou’a ahi.
Fa’aoti atura o Pele e, e noho roa ai ratou i ni’a i taua fenua ra.
I taua taime, hou a pou ai i raro, ua ta’u o Pele i te mau atua, ’oia tona
metua tane e tona mau tu’ane, no te ha’amauruuru ia ratou no to ratou
aratora’a iana e tona 'utuafare iti i teie fenua ’api. E fenua ho’i teie hoho’a
ri’i mai to ratou ’ai’a inaha e, te
o taua fenua ra.
’a
noa
nei te mou’a ahi. O Hawai’i te i’oa
I to Pele ta'ahira’a te ’avae i ni’a i teie fenua
fenua
e ua
vahiné
vai
mana
mu noa
rahi
roa
te
mau mea
’api, ua ’aueue ri’i te
ato’a, tapa’o fa’a’ite ho’i, e atua
teie.
’A’e a’era ratou i ni’a i te ho’e mou’a teitei. I reira, te ora nei o ’Aila’au, ’oia
te fatu e te atua ho’i o te mou’a ahi no Hawai’i.
Ua ’aro ’u’ana
te
noa
atura
fenua, te fa’ahi i te ahi
ahi
tei nina
ra
roa
i te
o
mau
o
vahi ato’a i
i te fenua i te auauahi uriuri
e o
te ra’au. Ua ri’ari’a
I te pae hope’a, ua
mûri noa atu.
Pa’iuma a’era
i tona
mau
tuahine
i tona
e
mua
te fenua
o
’Aila’au
i tona
mau
noho
e ua
tupua’i
tu’ane
roa
e o
ai,
o
ma
te fa’a’aueue
noa
i
te fa’atahe noa i taua
e, ma te tahei noa ato’a
ra, ma
e
ara
te ’ura’ura
te ahi
taua 'arora’a
Pele
Pele i ni’a i te
e
fenua ahi i reira ratou
138
o
mau a
manuia mai
o
raua o
pa’o tafetafetahia
Ua faro’o-noa-hia ia te haruru
’ofa’i
Pele
te mou’a ahi i te ra’i
e
te
o
te ahi.
pa’apa’a’ina
o
te
ra.
horo ’e atura
o
’Aila’au
e, a
te mou’a ahi, hi’o aro a’era
te parau ia ratou e, ’eie te
Hawai’i. Topa ato’a atura taua
o
ma
Poésie
Ils
pagayèrent encore jusqu'à Ni’ihau mais ne s’y établirent pas. La
pirogue pointa alors son nez vers l’Est où ils descendirent les flots car le
ciel rougeoyait encore. Ils arrivèrent à Kaua’i, O’ahu, Maui mais ne s’y
établirent pas non plus car Namaka les poursuivait également, voulant
à tout prix en finir avec Pele. Mais cela fut un échec.et Namaka s’en
retourna dans les profondeurs de l’océan.
Les
sœurs
et les frères ramèrent
d’une nouvelle terre si haute que
décida de s’y établir.
A
encore
et, dès qu’ils furent proches
l’odeur du souffre envahit l’air, Pele
moment-là, avant même de mettre pied à terre, Pele invoqua les
qu’étaient son père ainsi que ses frères, pour les remercier de
les avoir guidés sur cette nouvelle terre. Celle-ci ressemblait tant à leur
ce
divinités
terre natale
car
le volcan
ne
cessait de brûler. Cette île
se
nommait
Hawai’i.
Dès que Pele foula cette terre nouvelle,
toute chose devint silencieuse, témoignage
celle-ci se mit à trembler et
de son rang divin aux pou-
voirs sacrés.
Ils
grimpèrent ensuite
sur une
haute montagne. C’est là que vivait
'Aila’au, le maître des lieux et dieu du volcan de Hawai’i
Pele et ’Aila’au
s’engagèrent alors dans un combat mortel, ne cesde faire jaillir vers les deux le feu du vol-
sant de faire trembler la terre,
can,
de faire couler la lave détruisant tout
les rougeurs
cessant
ténébreuse, tachetée par
sur son passage, ne
aussi de recouvrir l’île d’une fumée sombre et
de la lave.
On entendait constamment le
grondement de la terre et du feu, le eraquement des pierres et des branches. Ce combat fut vraiment terrible.
Enfin, Pele en sortit victorieuse et ’Aila’au s’enfuit à jamais.
139
Littérama ’ohi N°16
Camélia Te’ura Marakai
mou’a ahi
e o
ra
i te i’oa, o Kilauea. E te vaha auahi e vai nei
tei riro ei nohora’a
Riro
roa
atura
o
na
i roto ia Kilauea
ratou, o Hale-ma’uma’u ia.
Pele ei Atua nui
no
te mou’a ahi
no
Hawaii, ei atua ho’i
manihini.
Hi’o atura o Pele i te pae e
ho’e fenua atea i te hiti o te
e
hiti ai te
reira mai ho’i ’oia, no te
ra.
o
ra inaha, no
Ua mana’ona’o a
i tona ’utuafare tana i vaiiho i reira.
140
Pele i tona fenua ’ai’a
Poésie
Pele
grimpa ensuite au sommet du volcan et fit face à ses frères et
pour leur annoncer que cette terre de feu, Hawai’i, serait désormais leur foyer. Ils nommèrent alors ce volcan, Kilauea tandis que le era-
sœurs
tère
qui s’y forma à l’intérieur devint leur résidence et prit le nom de
Hale-ma’uma’u.
Ce fut ainsi que Pele devint la déesse incontestée
une déesse pourtant non originaire de cette île.
Puis Pele
du volcan de Hawai'i,
porta son regard loin vers l’Est car c’était de là qu’elle venait,
se levait. Et Pele pensa encore à sa terre natale ainsi qu’au
là où le soleil
reste de
sa
famille
qu’elle avait laissée là-bas.
Extrait d’un livre à
paraître sur PELE, PELEHONUAMEA,
déesse du volcan à Hawaii et originaire de Tahiti...
Livre écrit
en
tahitien
puis traduit en français
141
Littérama’ohi N°16
L’artiste
Te Hei aroha ite Nuu ‘ai’a
Tauahi te Ra’i
Aroha râua
Ua
ura o
Uatô
Niinii
o
ma
e
te Fenua
te ho’i mo’a
Ra’i
Fenua...
o
Huihui Matarii
Ite mono’i faatâhinu
I ni’a ite upoo o
te Nuu aroha ‘ài’a...
Ta’i hani te vivo i Havai’i nei
Te papa
i ni’a, te papa i raro, ua ipo...
Rutu rutu te
I ni’a ite papa o
Rohi
Vahiné
142
pahu ‘ârere
ta’u manava...
pehe :
Heipua
Ai
Peni hoho’a
Vahiné
:
Heipua
revue
ma'cmr a été fondée par un groupe apolitique d'écrivains
polynésiens associés librement. Le titre et les sous-titres de la revue
traduisent la société polynésienne d'aujourd'hui.
La
ma'OHi, pour l’entrée dans le monde
littéraire et
pour
l'affirmation
par référence à la rame de papier,
pirogue, à sa culture francophone ;
signe la création féconde en terre polynésienne.
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chinois intercalés
entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs de tisser des liens entre les écrivains originaires de
la Polynésie française, de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité
des auteurs originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine, de donner à chaque auteur un espace de publication.
,
à celle de la
,
: fTlichel Bailleul, Tamatoa Bambridge, Heipua Bordes,
Chaze, Flora Deoatine, Jean-Daniel Tokainiua Deuatine,
Vola Garbutt, Fleur Grandadam, Joany Hapaitahaa, UJeniko lhage,
Camélia Te'ura iïlarakai, Chantal fîtillaud, Valérie- fflurat-Seiam,
Ont collaboré
Rai
fflareua Hati de fTlontluc, Odile COtiraJ Purue-RIfonsi,
Stéphanie-Rriirau
Richard, Bruno Saura, Chantal T. Spitz, fnarie-Claude Teissier-Landgraf,
Edgar Tetahiotupa.
2 000
ISBN
Fcfp
978-^-91641‘1-10-0
Fait partie de Litterama'ohi numéro 16