B987352101_PFP1_2008_015.pdf
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:
07825
22
3
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AVEC LE SOUTIEN DE LA BRASSERIE DE TAHITI
BRASSERIE DE TAHITI
Littérama’ohi
Publication d'un groupe d’écrivains de Polynésie française
Directrice de la publication :
Chantal T. SPITZ
Tarafarero Motu Maeva
Huahine
E-mail
:
hombo@mail.pf
Numéro 15 / Novembre 2008
Tirage : 600 exemplaires - Imprimerie : STP Multipress
Mise en page : ^&Ac-LSTA(k
Couverture : -* an’so Le Boulc'h
Tableau « VAIMANAO IV » Viri Taimana
N° TAHITI ITI
:
755900.001
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere FIELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-
Te Hotu Ma’ohi -
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°15
Araia Patrick Amaru
Jean-Noël Chrisment
Flora Devatine
Teaki Dupont-Cochard
Danièle-Tao’ahere Helme
Jade
Nicolas Kurtovitvh
Orama Manutahi
Edwin Onee
Chantal T. Spitz
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Edgar Tetahiotupa
SOMMAIRE
Novembre 2008
Liste des auteurs
p.
Sommaire
p.
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
Editorial : Flora Devatine
p.
4
5
7
9
p.
11
p.
22
p.
31
p.
36
p.
58
p.
69
DOSSIER
«
LITTERATURE ET POLITIQUE
Chantal T. Spitz
»
Des mots pour dire les maux
Edgar Tetahiotupa
Styles politiques et discours
Danièle-Tao’ahere Helme
Contrastes et Réalités : Rencontre avec Tupa
Araia Patrick Amaru
Tepuna
Flora Devatine
A propos de l’Histoire et de la mémoire
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Spiritualité et sensualité dans la vie et l’œuvre
de Nicolai Michoutouchkine
Flora Devatine
p. 77
A l’écoute du poète Shu Cai
Teaki Dupont-Cochard
p.
86
Pakoko, le dernier roi des Iles Marquises (Conte)
5
LES AUTEURS INVITES
Jade
p.
94
p.
96
Mais où sont les neiges d’antan ? (Conte millénaire)
Jean-Noël Chrisment
Pollen, fiction
Nicolas Kurtovitvh
p.106
Poèmes en Côte Est
JEUNES ECRITURES
Pehepehe - Poésie
Edwin Onee
p.110
Te ma’i he’a, Hiro’a to’u...
Orama Manutahi
p.116
On aime et l’on se leurre...
L’ARTISTE
ViriTaimana
Tableau « VAIMANAO IV »
6
p.118
Lîttérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La revue Littérama’ohi a été fondée par un groupe apolitique
d’écrivains polynésiens associés librement :
Patrick Amaru, Michou Chaze, Flora Devatine,
Danièle-Tao’ahere Helme, Marie-Claude Teissier-Landgraf,
Jimmy Ly, Chantal T. Spitz.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société polynésienne d’aujourd’hui :
-
«Littérama’ohi», pour l’entrée dans le monde littéraire et pour
l’affirmation de son identité,
-
«Ramées de Littérature Polynésienne», par référence à la rame de
papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
«Te Hotu Ma’ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères
chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
-
-
La revue a pour objectifs :
-
de tisser des liens entre les écrivains originaires de la Polynésie
française,
-
de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité des auteurs
originaires de la Polynésie française dans leur diversité contemporaine,
de donner à chaque auteur un espace de publication.
-
Par ailleurs, c’est aussi de faire connaître les différentes facettes de
la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et
modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie,
le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de chercheurs,
des enseignants...
un
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
mouvement entre écrivains polynésiens.
7
Les textes peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans n’im-
porte quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou polyné(mangarévien, marquisien, pa’umotu, rapa, rurutu...), et en
sienne
chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères
pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de corncomme
préhension, ou un extrait en langue française.
Les auteurs sont seuls responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En général tous les textes seront admis sous réserve qu’ils respectent la dignité de la personne humaine.
Invitation au prochain numéro :
Ecrivains et artistes polynésiens,
cette revue est la vôtre : tout article bio et biblio-graphique vous concer-
nant, de réflexion sur la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
auteurs, sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
sur des
ou sur tout autre
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
8
Editorial
«
Littérature et politique »
C’est ce qui avait été choisi et annoncé comme thème de dossier
pour ce numéro 15 de la revue Littérama’ohi. Au vu de la situation poli-
tique, économique, sociale de la Polynésie française, nous nous attendions à une avalanche d’écrits sur le sujet. Il n’en fut rien : le thème n’a
pas été suivi par les contributeurs qui ont choisi de traiter,
«
Littérature et histoire »
Ainsi s'est révélé un désir latent... le désir et le besoin de connaître l’histoire... de savoir d’où l’on vient pour comprendre où on en est. Et
les auteurs, sans en avoir conscience, par leurs écrits, de nous signifier
qu’il faudrait commencer par apprendre l’histoire, avant d’en venir à la
politique d’aujourd’hui,... et qu’avant d’en arriver à l’histoire contemporaine, il faut savoir quelle est l’histoire, c’est-à-dire la politique passée,
d’où est issu le présent.
Y a-t-il une rupture, un changement dans l’histoire ? La
politique, telle qu’elle se donne à voir notamment au
cours de ces dernières
ce, ou
années, est-elle nouvelle ? Estn’est-ce pas, celle qui, en fin de compte, n’a
jamais cessé d’être appliquée? Et l’homme ne serait-il
qu’un animal politique, par destin, ou d’instinct !...
Sachant que l’histoire est continue, qu’il y a un passé,
une façon d’être... Et qu’il y a, pour les gouvernants, les
acteurs de la vie sociale, politique, économique, culturelie, religieuse, une façon d’aborder et de résoudre les
problèmes, spécifique à chaque pays, à chaque région,
à chaque environnement, à chaque société !
9
Littérama’ohi N° 15
Flora Devatine
Aussi, les auteurs ont-ils bien commencé par le bon bout : partir
de l’histoire, se pencher sur le passé, ressusciter le passé, récupérer
l’histoire... Parce que la population en a besoin, qu’elle a besoin de se
situer... Parce que cela commence par l'histoire, par le passé politique,
et qu’il n’y a d’autre alternative que d’y passer, pour mieux
appréhender
le chemin pris... Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
En fin de compte, la question de « la politique » a été abordée,
mais vue sous l’angle historique et littéraire !... Parce qu’il y a un besoin
et un désir de mémoire, d’histoire, et de littérature, pour réparer le passé.
Le lecteur dispose donc dans ce numéro 15 de Littérama’ohi
d’une diversité d’écrits croisés entre poésie, conte, histoire, fiction,
mémoire, tradition,... très riches de points de vue différents et en résonance
(ou en raisonnance) avec ce que la population ressent.
«...
Tepuna - Styles politiques et discours -
Des mots pour dire les maux - Contrastes et
Réalités... Pakoko, le dernier roi des Iles
Marquises - Mais où sont les neiges d’antan
?... Spiritualité et sensualité dans la vie et
l’œuvre de Nicolai Michoutouchkine - Pollen,
fiction
-
mémoire
10
A propos
....
»
de l’histoire et de la
des mots pour dire les maux
‘E tü, e a tau, e a hiti noa atu
résistance et résignation’
assemblée de la Polynésie française
25 - 26 juin, 2008
‘Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait’1
comment dire mieux ce que nous vivons depuis plus de 150 ans
tous ces discours documentés argumentés informés
qui exposent raisonnent concluent l’histoire de ce pays
le nôtre
avatar de l’empire colonial français
toutes ces compétences validées légitimées authentifiées
qui hypothèsent antithèsent synthèsent faits dates textes
oublieuses des milliers de morts
nos ancêtres
explosés sous les boulets de canon
déchirés des balles de mousquets
tombés aux guerres fratricides de la christianisation de la colonisation
gommeuses des insondables douleurs d’enfants de femmes d’hommes
christianisés vérolés alcoolisés
disqualifiés dépossédés déshumanisés
peuple insonore
1 F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991, p.82
11
Littérama’ohi N°15
Chantal T. Spitz
nous sommes là pour les mots
les mots pour faire acte d’historicité
les mots pour nous ré-approprier nos mémoires
les mots pour dire l’histoire gorgée de nos sensibilités
une histoire
nôtre
autre que la vérité historique académique estampillée référencée labellisée
dite depuis plus de 150 ans par .une litanie de brillants spécialistes formés aux universités de la république
nous sommes là
pour
résister à l’Histoire toujours dite aux filtres de critères français
filtre d’une pensée arrogante qui s'auto-impose une mission civilisatrice
relais laïcisé de l’esprit missionnaire
deux exemples
Jules Ferry à la tribune du parlement en 1885
‘Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis
des races inférieures. Je vous répète qu’il y a pour les races supérieures
qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliseries races inférieures’
un droit, parce
Henri Fontanier porte-parole socialiste à la tribune du parlement en 1925
‘La colonisation ne peut se justifier que si cela apporte aux indigènes
une civilisation
supérieure et si les nations qui possèdent des colonies s’y
présentent comme mandataires de la civilisation et de l’humanité tout
entière’
filtre d’une bonne conscience inoculée par l’école républicaine au travers de
l’enseignement gratuit et obligatoire
tant aux enfants de citoyens français qu’aux enfants d’indigènes colonisés
12
Dossier
deux extraits de manuels scolaires utilisés jusque au milieu du XX0 siècle afin
‘d’inculquer un certain nombre de devoirs patriotiques et de
devoirs moraux’
‘France et humanité ne sont pas deux mots qui s’opposent l’un à l’autre ;
ils sont conjoints et inséparables. Notre patrie est la plus humaine des
patries. Vive la France.’(Lavisse, 1920)
‘Partout la France a apporté le bon ordre et la paix. Brigandages, esclavage et massacres ont cessé. Partout elle a ouvert des écoles où les
habitants s’instruisent et apprennent notre langue. Ils sont soignés par
nos médecins.
Partout enfin, on a construit des routes, des chemins de
fer et des ports.’(Gauthier, Deschamps, 1923)
ô bienfaits de l’école républicaine
qui a ancré au plus profond de nos esprits la grandeur de la France
et cette pensée est désormais répétée à l’envi par nous-mêmes
artisans de notre propre déliquescence
dans une auto-dépréciation mortifère
pensée désormais entièrement appropriée par nos mémoires camisolées
mieux nous conformer au conformisme intellectuel de mauvais aioi qui contracte notre société
constituant pratiquement mot pour mot le principal fonds de commerce
des tenants de la présence française dans notre pays
comme pour
nous sommes là pour
poser plus de deux siècles d’insondables violences dont l’apogée furent
celles de la colonisation
colonisation qui nous a exilés de notre propre temporalité
nous a exclus de notre territorialité
nous a
expulsés de l’histoire de l’humanité
contrairement au credo de la ‘mission civilisatrice’ de la France encore
13
Littérama’ohi N°15
Chantal T. Spitz
en vogue
aujourd’hui qui aurait ouvert les colonisés à l’historicité
A. Memmi écrit ‘La carence la plus grave subie parle colonisé est d’être
placé hors de l’histoire et hors de la cité’2
tandis que Nicolas Sarkozy déclare3 la civilisation musulmane, la chré-
tienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent cornmises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les coeurs
et les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire’ faisant ainsi suite
à la reconnaissance ‘en particulier [du] rôle positif de la présence fran-
çaise outre-mer’ inscrite dans la loi du 23 février 2005
nous sommes là pour
dire les mots de notre histoire
reprendre la parole confisquée
combler le désarroi de l’amnésie
re-figurer l’histoire pour enfin l’agir au lieu d’encore la subir
effondrer la pensée unique
toujours coloniale colonisante colonisée
qui nous cloître dans une absence de mémoire
qui nous enclôt dans une lacune d’histoire
le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est
pourtant là (ici) qui nous lancine’4
et c’est cette lancinance même qu’il nous appartient d’alléger
passé subi au travers de toutes les violences
missionnaires coloniales nucléaires
ce
multiples pertes d’identité de dignité de souveraineté
2 A.
Memmi, Portait du colonisé, Paris, Gallimard, 1985, p. 112
3 allocution
prononcée à l’université de Dakar le 26 juillet 2007.
p. 131
4 E. Glissant, Discours antillais, Paris, Seuil, 1981,
14
Dossier
histoire détournée défigurée désincarnée
mémoires dépeuplées desséchées désertées
trajectoires brisées rivées figées
dépossession historique
sujétion traumatique
aliénations pathologiques
nous sommes là
pour
dire les mots
démasquer les maux
remonter à la genèse de toutes nos pathologies
éventer la blessure fondamentale malfaisante obsédante invalidante
dénuder la colonisation
sa mémoire
hagarde ses stigmates nauséabonds ses oripeaux croupis
l’événement n’est pas clos
la colonisation est une hypothèque qui n’est pas encore levée5
décaper le traumatisme de la colonisation6
‘noyau-source’ de souffrance continue
5 P. Sultan, Littérature
comparée et théorie postcoloniale : le cas des écritures postcoloniales, Doctorat
de l’université de Lille 3,2008, p. 243, thèse prochainement soutenue à Lille 3, le 20 octobre 2008.
6 « La
psychologie Freudienne, (...), décrit avec précision l’état traumatique : le sujet, victime d’un choc vio-
lent, terrifiant et imprévu - et qui peut être répété - se trouve en proie à une 'idée fixe’ (Janet), à une ‘réminiscence’ (Freud) qui l'affecte durablement et parasite sa vie psychique. Ce coup brutal anéantit le sentiment
de soi, provoque la ‘perte de sa forme propre' (Ferenczi). Le choc fait désormais partie de lui : extérieur, il
est aussi intérieur. Le patient s’en trouve alors altéré, sa temporalité bouleversée, ses repères déstabilisés.
Le sujet ainsi affecté demeure comme figé et accroché au coup qu'il a reçu et qui finit par s’enkyster en lui
au point qu’il ne parvient pas à se défaire de ses hantises et encore moins les interpréter. (...) Incapable d'interpréter ces souvenirs traumatiques, de remonter à leur source et de les rappeler à la claire conscience, il
souffre - selon les formules de P. Ricoeur - d’une mémoire empêchée’, ‘blessée, voire malade’. [La mémoire,
l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.83). La victime d'un trauma a fait l’expérience indicible d’un trauma a
fait l’expérience indicible du ‘réel de la mort’ (Lebigot), d’une rupture de sens qui le précipite dans un vide et
le plonge dans un deuil interminable ou dans un état méiancolique profond ; c’est une descente aux enfers1
dont seul un travail lent et difficile de remémoration permet de sortir ». P. Sultan, Ibid., p. 244
15
Littérama’ohi N° 15
Chantal T. Spitz
constitutif de notre identité
car
aujourd’hui
ne sommes-nous pas
plus héritiers de la colonisation que de notre pro-
pre patrimoine
engourdis dans une dépersonnalisation intime intérieure intériorisée
silencieusement sournoisement consciencieusement transmise
d’une mémoire à l’autre
d’une génération à l’autre
depuis l’offense fondatrice
cependant
imputer aux seules violences de la colonisation toutes nos pathologies
serait perpétuer à notre tour
le déni de notre histoire l’oubli de nos mémoires l’amnésie de nos avenirs
car si la colonisation
moderne a réuni et porté à leur extrême toutes les
formes de violence
nous ne devons pas
oublier que le traumatisme fondateur fut celui de la
christianisation
combien d’entre nous se voient se sentent se disent chrétiens avant de
se voir se sentir se dire mà’ohi
les exemples les plus frappants sont sans contexte
la croix-emblème et la devise du tâvini huira’atira7
l’apposition d’un crucifix au mur de l’assemblée de la Polynésie française
comme totem identitaire8
le traitement égalitaire des 05 mars 29 juin 14 juillet avec un jour férié
chacun
7 Le tâvini huira’atira est le
principal parti indépendantiste dont le président, Oscar Temaru a été
élu président du gouvernement de Polynésie française en juin 2004 et renversé par une motion
de censure votée le 08 octobre 2004. La croix est son emblème et Te atua ta’u fatu' sa devise.
8 Le 03
juin 2004, Antony Geros, militant de longue date du tâvini huira’atira, nouvellement élu
président de l’assemblée de la Polynésie française, décide de faire placer un crucifix dans l’enceinte de l’hémicycle. Cette décision provoque une polémique.
16
Dossier
avec
avantage au 05 mars qui a sa rue
si le traumatisme de la christianisation a été fondateur
notre histoire s’est écrite du sang des guerres de colonisation
nous sommes là pour nous
pour un droit d’inventaire un devoir d’exigence
rejoindre toutes nos mémoires flageolantes pour habiter notre dignité
rencontrer tous nos exils intérieurs pour atteindre notre entièreté
recevoir tous nos deuils inachevés pour combler notre intimité
terrasser notre ennemi intime9 qui a intégré les stéréotypes de l'idéolo-
gie coloniale
enrayer les reniements les falsifications les contrefaçons délirantes des
faits
suspendre les dénis de la réalité les réécritures de l'histoire les progrès
d’un ressentiment infectieux
pour nous détoxiquer de la déconsidération de nous-mêmes
expulser de nos esprits les mythes venus d’ailleurs qui fondent notre
nouvelle identité
bon sauvage entré en humanité par la christianisation
vahiné languides et langoureuses se jetant dans la couche de marins fétides
peuple éternellement enfant ayant spontanément demandé l’annexion
joyeusement cédé ses territoires
complaisamment abandonné la direction de ses affaires
inapte à assumer des responsabilités incapable même de disposer d’une
langue permettant d’exprimer des idées
stéréotypes nous déniant notre appartenance à l’histoire active
9ïitre de l’ouvrage de A. Nandy, The Intimate Enemy, Loss and Recovery of Self under Colonialism, Oxford, Oxford University Press, 1984.
17
Littérama’ohi N°15
Chantal T. Spitz
bannir de nos discours les auto-mythes qui mutilent notre réalité hypo-
thèquent nos devenirs
ie traité du 29 juin 1880 qui fait de tous les Polynésiens des citoyens
français
jour de fête pour certains jour de deuil pour d’autres
alors qu’il a fallu soixante années de guerres et une quinzaine de traités
pour annexer tous les territoires qui allaient constituer les établissements
français de l’Océanie par la volonté de l’état colonisateur
alors que les habitants des territoires qui n’étaient pas sous la domination des Pômare sont restés sujets jusqu’en 1945
Teraupo’o rebelle alors qu’il se battait contre sa soumission
la présence française pour un niveau de vie inégalé en Océanie
dans un pays où l’assistanat la misère l’exclusion s’amplifient
la langue française seule langue d’ouverture de réussite scolaire sociale
de modernité
dans une société submergée par l’échec scolaire l’échec social
l’indépendance pour retrouver notre dignité
hélas la déstructuration pèse comme un joug d’autant plus tenace qu’il
est intérieur
et les effets néfastes de l’aliénation coloniale ne s’abolissent pas par la
décolonisation politique
évacuer de nos intelligences
le risque de tourner le mépris de nous-mêmes en conflits fratricides
le risque de succomber à la mythisation des origines la célébration de
racines imaginaires l’exaltation sectaire de la culture traditionnelle
le risque de substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une
contre-mythologie un mythe positif de [nous]-mêmeVi
nous engageant à notre tour sur le chemin d’une nouvelle désidentification
t0 A. Memmi, Portait du
18
colonisé, Paris, Gallimard, 1985, p. 153
Dossier
nous sommes là
pour un espoir une histoire une mémoire
nous sommes là
pour deux mots
qui posent notre historicité avèrent notre temporalité nous mettent en
sonorité
résistance
résignation
ni l’un ni i’autre
et pourtant l’un et l’autre
les guerres sont agitées de chaos d’idéaux
les hommes sont pétris de cupidités de fidélités
notre histoire
parce qu’elle est celle de l’humanité
est traversée de grandeurs de puanteurs
de pestilences d’espérances
nous n’avons pas
à en rougir
nous sommes là pour nous
dans un souci de ré-appropriation de nous-mêmes
en toute humilité en toute humanité
libres de tout dogme toute chapelle toute partisanerie
trompons pas de combat
il nous revient de nous engager ensemble sur le lent chemin d’un
ne nous
peuple affranchi du déni de son histoire
sans esprit de revanche triomphante pour les uns et de culpabilisation
extrême pour les autres
sans désir de dénigrer d’accuser de juger
19
Littérama’ohi N°15
Chantal T. Spitz
parlant de la deuxième guerre mondiale Sardou chante11
/a question n’est pas
qu’ont fait ou ton père ou ta mère dans les ténèbres de ce temps-là
qui me préoccupe c’est
qu’est-ce que j’aurais fait moi
ce
ce
mais si j’avais connu la guerre
mon dieu
qu’est-ce que j’aurais fait moi
pour ceux qui sont nés aujourd’hui
choisir le bon côté c’est sûr
beaucoup voulaient sauver leur vie
beaucoup s’inclinaient par nature
quelle sorte d’homme aurais-je été
éviter le regard dépourvu d’exigence et complaisant sur nous-mêmes
dessiner des voies de sortie envisager des issues ouvrir un ailleurs
contester l’histoire malgré l’irréversibilité de son passage
lui faire face lui résister en réfléchissant sur le passé en re-figurant les
mémoires
nous sommes là pour un
devoir de mémoire
pour convoquer toutes les mémoires
caillouteuses broussailleuses visqueuses fangeuses
lumineuses audacieuses gracieuses somptueuses
aucune même la plus chétive ne doit être niée
elles sont toutes notre patrimoine
elles sont toutes notre histoire
M. Sardou et J-L Dabadie, 1998, qu’est-ce que j’aurais fait moi.
20
Dossier
nous n’avons pas
à attendre de l’extérieur une quelconque validation de
notre pensée
il nous appartient de nous assumer héritiers du traumatisme christianisateur du traumatisme colonial du traumatisme nucléaire
non dans un
esprit victimaire mais dans un élan libérateur
il nous incombe de parcourir toutes les purulences qui rouillent nos
intelligences
d’assainir tous les cloaques qui coagulent nos consciences
de franchir toutes les nuits qui nécrosent nos imaginaires
pour surmonter notre deuil majeur
celui de notre identité propre
et enfin décoloniser nos esprits
Le décolonisé est souvent, sinon le seul, du moins le principal artisan de
la décolonisation. Et c’est toujours à son initiative que le processus de
décolonisation se déclenche (...) Le décolonisé est donc le véritable
décolonisateur, et s’il est un jour libéré, c’est qu’il aura été son propre
libérateur12
emancipate yourself from mental slavery
‘cause none but ourselves can free our mind''3
décolonisons nos esprits
le reste suivra
e tu, a tau e a hiti noa atu
'Ara’ara juin, 2008
12 G. de
Bosschère, Les deux versants de l’histoire, Tome 2 : Perspectives de la colonisation,
Paris, Albin Michel, 1967, p. 16
13 Marcus
Garvey cité par Bob Mariey dans sa chanson, Rédemption song.
21
Littérama’ohi N°15
Edgar Tetahiotupa
Styles politiques et discours
Ce texte est extrait d’un travail de recherche qui a été effectué dans
le cadre d’un DEA (diplôme d’études approfondies) en 1995 à l’Université de Bordeaux II. Pour cette publication, il a été légèrement modifié.
La politique et la religion
La question de la politique et de la religion a été traitée par René
Alfred Grand1 et Bruno Saura2, chacun à sa manière. Le premier, se penchant sur le cas de Pouvanaa a Oopa et du nationalisme à Tahiti, aborde
un
épisode douloureux de la vie de celui-ci marqué, sur le plan politique,
par des querelles intestines, des rivalités de pouvoirs, mais surtout par
un événement qui fera de lui un prisonnier politique de la Polynésie fran-
çaise. Événement dont le point d’orgue aura été ce que d’aucuns pourraient qualifier de ‘propos incontrôlés’ ou, plus largement, de ‘malentendu
sémantique’. Pour le second, politique et religion à Tahiti sera le sujet
central.
« La tradition
politique polynésienne s’est constituée sur la base de
la culture religieuse, et il est tout à l’honneur des hommes-d’Église d’avoir-
su
ainsi donner à la langue tahitienne ses lettres de noblesse. Mais ce
qui était spontané chez certains politiciens mâàhi [autochtones] des
années 1950 le devient de moins en moins dans la Polynésie d'aujourd’hui. Cette collusion des discours politiques et religieux peut d’une
certaine manière être perçue comme une volonté déplacée de récupération de la religion par des hommes politiques en quête d’une caution
morale » (Saura, p. 263).
1 Docteur en histoire.
2
Anthropologue, professeur à l’Université de la Polynésie française.
22
Dossier
Il en est ainsi du discours du pasteur Marurai, président de l’Église
évangélique de Polynésie française3 prononcé « lors de l'inauguration du
temple Tiona (Sion) de Punaauia en juin 1986, basé sur le verset 1
d’Esaïe 62 : “Pour l’amour de Sion, je ne me tairai pas” (No Tiona neii àre
ai au e mâmü noa ai), est-il repris systématiquement par les hommes politiques dans les mois qui suivent. Ce sermon fait appel aux fondements
même de la chrétienté pour justifier le rôle de sentinelle et parfois l’engagement de l’Église lorsque la société est en danger » (Saura, p. 264).
Cette récupération de l’Évangile par les hommes politiques a été
faite à tort et à travers, et parfois dans des situations très contradictoires.
Ce fut le cas d’un candidat indépendantiste, postulant au siège de président de l’Assemblée territoriale, ou de celui profrançais, pour soutenir
Jacques Chirac lors des présidentielles de 1988. Selon le journal Le
monde du mois d’octobre, ce même Chirac s’est prêté au jeu. S’adressant aux indépendantistes, il n’a pas hésité à citer les pèlerins d’Emmaüs : « Frères, il se fait tard » (cité par Saura).
La référence, dans un discours religieux ou politique, à Jérusalem
ou au peuple d’Israël est quasi permanente. « Les Tahitiens sont toujours sensibles à ces références qui les identifient aux luttes menées par
le peuple d’Israël. Les résonances d’une telle dialectique sont profondes
et émouvantes » (Grand, p. 113). Et cela déroute profondément les Occidentaux. « Nous avons souvent entendu les administrateurs coloniaux et
les magistrats s’exclamer en s’étonnant de l’utilisation qu’ils jugent abu-
sive de la Bible : Mais que viennent faire les versets bibliques dans cette
revendication foncière ? Dans cette construction scolaire ? » (Grand, p.
113). La raison est que, pour exprimer leurs pensées, les Tahitiens utilisent le langage symbolique véhiculé à travers les paraboles des évangélistes de l’ère-chrétienne. Ce genre de situation a provoqué des
malentendus et des erreurs graves, mais cela aurait pu être évité si
des efforts avaient été consentis pour comprendre réellement la pensée
tahitienne, affirme Alfred René Grand.
3 Cette
Église est devenue ‘Église protestante maôhi’ depuis le synode de 2004.
23
Littérama ’ohi N°15
Edgar Tetahiotupa
Nous avons évoqué ci-dessus la référence, dans les discours poli-
tiques, à la ville de Jérusalem ou au peuple d’Israël. C’est ce que nous
allons voir dans les deux exemples qui vont suivre. Le premier discours
porte sur l’élection des conseillers à l’Assemblée territoriale4 et le second
sur celui prononcé par Pouvanaa a Oopa devant ses militants durant une
période de grandes confusions politiques et sociales.
Ainsi, dira le candidat au siège de l’Assemblée territoriale, « lorsque
nous sommes allés dans la commune (dire5) de Papeari, une femme très
âgée (paari roa, dure, durcie par le temps), de quatre-vingt-onze ans,
nous demanda, lors de nos déplacements (fere), de lire (fa/o) un verset
(.irava). “La mère (metua vahiné) peut oublier (moè) ses enfants, tandis
que toi Israël (Iteraèra), je ne t’oublierai jamais. Je t’ai inscrit (tâpaô) dans
le creux (àpu) de ma main (rima). Pour toi (à cause de toi), je ne t’abandonnerai (faaruè) jamais ». Ce verset se trouve dans Esaïe 49-15 dont
voici la traduction : « La femme oublie-t-elle son nourrisson, oublie-t-elle
de montrer sa tendresse à l’enfant de
sa
chair. Même si celles-là
oubliaient, moi je ne t’oublierai pas, voici que sur mes paumes je t’ai
gravé, que tes murailles sont constamment sous ma vue ». Les personnes
âgées gardent toujours une grande influence auprès de la population, ce
sont des taata paari, des personnes durcies par l’épreuve du temps. Elles
ont acquis expérience et sagesse. Elles sont lucides et clairvoyantes, d’un
esprit avisé, feruriraa paari (litt. réflexion dure). Le fait que ce verset ait été
choisi par une personne âgée va donc donner à la réunion un caractère
solennel, authentique et sérieux. Dans ce verset, c’est le prophète Esaïe
qui s’adresse au peuple juif déporté à Babylone. Israël étant le peuple élu
de Dieu, la transposition, ici, n’est plus qu’évidente, le peuple d’Israël est
assimilé au peuple polynésien6 et Esaïe au leader politique.
4 L’élection des membres de l’Assemblée territoriale, nommés 'conseillers territoriaux’ se fait au
suffrage universel direct. Au nombre de quarante et un, ils sont élus pour cinq ans et rééligibles.
Cette Assemblée est renouvelée intégralement Aujourd’hui, elle se nomme Assemblée de Polynésie française. Elle est composée de cinquante-sept membres appelés ‘représentants’.
5 dire
signifie ville, selon le dictionnaire de l’Académie tahitienne il viendrait de l’hébreu ir. Pour
d’autres sources, il procéderait d'une tahitianisation du sanscrit ur, ou de l’hébreu oirim.
6 Pour
plus d’information, consulter le livre de Bruno Saura La société tahitienne au miroir
d’Israël, CNRS, 2004.
24
Dossier
Quant au second personnage, il a prononcé des paroles qui ont pré-
cipité sa chute politique : « Je détruirai la ville de Jérusalem et je la
reconstruirai en trois jours [...] » (Grand, p. 174). Peu après, des foyers
d’incendie furent allumés dans différents quartiers de Papeete. Fort heureusement, ils s’éteignirent d’eux-mêmes, aucun édifice ne fut la proie
des flammes. Suite à cet épisode, Pouvanaa sera informé de son exil. Il
sera embarqué manu militari sur un bateau de guerre. Pour comprendre
cet acte de l’État français, il faut revenir sur les paroles dites par Pouvanaa. Il aurait, selon des témoins passés à la barre du tribunal, déclaré
incendier la ville : « Àita e faufaa e tiail faahou, e taime mauà noa te
reira, e tià rà ia rave e ia faaoti i te dhipa ma te tanina i te dire taatoà i te
auahi (inutile d’attendre encore, vous perdez votre temps, il faut le faire
et en finir, vous devez incendier la ville toute entière) » (Grand, pp. 9394). Interrogé par la suitè sur cet événement, alors qu’il se trouvait dans
sa retraite de Pierrefonds, il disait qu’il « assimilait Jérusalem à l’administration pharisaïque des administrateurs coloniaux, c’était cela qu’il fallait détruire pour reconstruire une société nouvelle de justice et de paix »
(Grand, p. 82). Le feu dont il faisait allusion, « c’est le feu mauvais qui
continue à [de] brûler dans le cœur du gouverneur (o te auahi ino ia e
àma noa ra, i roto i te mafatu o te tavana rahi) » (Grand, p. 113).
Bruno Saura affirme que « la tradition politique polynésienne s’est
constituée sur la base de la culture religieuse » (voir supra). Pour nous
faire une idée, allons voir ce que l’on dit de cette culture religieuse. De
tradition orale, la culture tahitienne s’est perpétuée à travers l’Église protestante qui en est encore la gardienne7. On peut citer les joutes oratoires ou tuaroi. Pour les enfants qui se rendent à l’école du dimanche
(catéchisme chez les protestants), très tôt ils commencent à s’initier au
maniement de la langue, au décryptage des écritures saintes, à la controverse biblique sous la houlette bienveillante des pasteurs et des diacres.
« Cette instruction est
progressive mais se poursuit durant toute la vie de
7
Cette affirmation n’a rien d’absolu. Elle est la gardienne, parce qu’elie a été la première
Église à traduire la Bible en tahitien, à faire un enseignement de l’Évangile en tahitien. Cela
étant, on sait que la substitution d'une religion par une autre, de quelque manière que ce soit,
n’est pas sans conséquence pour la culture autochtone.
25
Littérama ’ohi N° 15
Edgar Tetahiotupa
l’individu. L’enseignement civique et la leçon de morale (termes utilisés
dans les écoles publiques en Polynésie) sont perçus par l’enfant à travers
l’ancien et le nouveau testament. L’ordre social est celui établi par les évan-
giles, on comprend mieux alors cette dialectique propre aux Tahitiens »
(Grand, pp. 173-174).
Pouvanaa a grandi dans cet environnement, il y a fait ses armes,
comme les enfants de son âge, à l’école du dimanche (te haapiiraa
sabati8) et c'est donc tout naturellement, comme le souligne Grand, que
le « haapiiraa sabati [...] est pour le jeune tahitien la première initiation à
la vie politique, il s’identifie à l’histoire du peuple d’Israël (nunaa maitihia
na te Atua) peuple choisi de Dieu, il essaye de lui ressembler et dans
l’introduction de ses revendications, il se réfère presque toujours aux versets sacrés » (Grand, p. 174).
Le rire, la dérision
On dit souvent, que pour avoir l’adhésion de la foule, il faut mettre
les rieurs de son côté. Certains personnages politiques en ont fait une
arme redoutable. La
population polynésienne, toujours prompte à réagir
La
moquerie ou la dérision est « souvent associée à des plaisanteries à
double sens, à caractère sexuel qui constituent une très ancienne forme
d’oralité tahitienne » (Baré, p. 292). Certains personnages politiques la
à la moindre allusion moqueuse ou ironique, en est très friande.
manient, il est vrai, avec une habileté déconcertante.
C’est ainsi que, pendant une course aux élections, un personnage
de famille notoirement connue se fit débouter parce qu'au dire de son
adversaire politique, devant un public hilare, il serait allé en France
chercher son ‘sperme’ (pata àreà). Personnage qui effectivement s’en
est allé en France pour passer son baccalauréat (paka àreà)9. Mais la
dérision peut tout aussi bien concerner les changements d’alliances,
8
Littéralement, l'école du sabbat. Sabati se lit tapati, il s’écrit généralement avec cette der-
nière graphie.
9 Baccalauréat est traduit
par l’Académie tahitienne par parau Me tuarua nui, mais on trouve paka
àreà dans un écrit du journal L’Écho de Tahiti- nui du 16 nov. 1994, n°59, p. 12. En ce temps-là,
pour passer le baccalauréat, il fallait se déplacer en métropole pour suivre une scolarité.
26
Dossier
partenaire d’hier devenu adversaire d’aujourd’hui. À cet égard, l’humour
devient particulièrement caustique. Pour apprécier au mieux l’ironie et
le comique, nous avons volontairement choisi de suivre le fil du discours
d’un des leaders politiques du Pays.
Pour dénoncer la nouvelle alliance de ses adversaires, il parlera de mai
tâpiri (la maladie qui colle, allusion faite à la pédérastie). Mais bien évidemment cela n’existe pas chez nous, continue-t-il, si l’on s’unit (alliance), ce n’est
pas comme cela (hum), un homme avec un homme (tane e te tane, sousentendu nous sommes hétérosexuels). Lorsque nous nous déplaçons (haere)
avec notre drapeau (reva), nous n’avons qu’une seule couleur
(peni) l’orange
(pua tou), c’est tout. Chez les autres, on ne sait plus (àita e taa faahou), c’est
bleu (ninamu ou vert) un jour, jaune (reàreà) un autre. Ils font avec la moitié
du jaune avec la moitié d’autres choses. Il n’y a que des moitiés (âfa). Tout ce
qui est moitié, (c’est-à-dire demi), nous savons (lie), ce qu’ils deviendront. Il
est fait allusion ici à un personnage androgyne. Chez nous, ce n’est pas le
cas, renchérit-il, hoê anaè (une seule, sous entendu, une seule voie10, un seul
parti, c’est une question de fidélité)11 jusqu’au bout (hopeà).
Avez-vous regardé la télévision la semaine dernière, poursuit-il, ils
ont construit trois maisons là-haut. Qui ira habiter (faaea) sur ces falaises
(mato). Les hommes n’habitent pas là. Ce sont peut-être des maisons
pour les oiseaux (manu), pour les loris (ùupa) pour les... (un laps de
temps est volontairement laissé pour obtenir du public la réponse souhaitée), comment ? (e aha ?), petea ? (feignant d’avoir mal compris).
Petea désigne une espèce d’oiseau12 mais ici il désigne, on s’en doute,
non pas un volatile, le discours n’aurait plus aucun sens, mais encore la
pédérastie. Petea est d’ailleurs une tahitianisation de ‘pédérastie’. Dans
ce contexte, on est très loin du ‘doudou’ de Martine Aubry13.
10 Sans doute une seule voix
aussi, cette affirmation n'est pas usurpée pour qui connaît le
candidat.
H On
peut noter que, malgré les changements de gouvernement au niveau de l’État, Gaston
Flosse, puisqu’il est question de lui ici, est resté d’une fidélité infaillible à Jacques Chirac.
12
Petea, espèce d’oiseau, Phaeton lepturus, Yves Lemaître, 1973, Lexique du tahitien
contemporain, éd. Orstom p. 99.
13 Dans la
campagne présidentielle de 1995, Martine Aubry (socialiste) avait utilisé le terme
de ‘doudou’ (terme inventé par Plantu) pour tourner en dérision Edouard Balladur.
27
Littérama’ohi N°15
Edgar Tetahiotupa
v
Si le langage oral reste d’une manière générale plus
permissif, cer-
tains termes réservés hier encore au code oral ont fait leur apparition
dans le langage écrit. Cela n’est peut-être pas étonnant lorsqu’on sait
qu’ils sont publiés par un journal considéré comme ‘le Canard enchaîné
local’, mais toujours est-il que les faits sont là et que, par bien des égards,
on peut se poser la question de la limite de la décence et du tolérable14.
On notera que cet hebdomadaire15 pour décrire une situation conflictuelle dans l’opposition (volonté non aboutie de dissoudre l’Assemblée
territoriale) dira, « voilà, ça pue (hauà ino, sentir mauvais) encore dans
l’opposition (pae pàtoi, le côté qui conteste) ». On dira d’un leader politique qui manifeste son mécontentement que ses 'couilles’ (pôro) sentent
encore (hauà faahou). Il traitera les leaders politiques de ùmara (patate
douce, sens dérivé de ‘patate’ ou ‘pomme de terre’ pour signifier une personne niaise et stupide), en ne négligeant pas de citer ouvertement les
concernées. La hache toi (plus exactement herminette) de l’opposition (pae pàtoi) est émoussée (tûmü). On notera ici la
référence à la hache {toi) instrument pour trancher et donc pour décapiter le parti majoritaire, et le jeu de mot pour lequel on peut relever toi
dans pàtoi. Peut-être convient-il de dire, continue le journal, non plus
parti de l’opposition mais parti de branleurs (pae paratoi). Il faut noter
que dans le contexte tahitien paratoi qui dérive de titoi, branleur est une
notion très péjorée. Elle se réfère effectivement à la masturbation qui
porte en elle tout le poids de la morale religieuse. On dira d’un fils qui agit
à la place du père et qui se fait passer pour lui dans des affaires qui ne
semblent pas tenir d’une grande transparence, que ‘le problème {te vàhi
fifi), ce sont les poils {huruhuru) du cul {ôhure) du fils (àiü, celui qui mange
le lait) sont blancs {hinahina), voulant sans doute dire par là que le fils est
assez adulte pour prendre ses responsabilités.
noms des personnes
14 Le texte est en tahitien. il n'aurait, selon nous, certainement jamais été publié en français.
Ce qui pose la question de la vigilance de la ‘commission de
censure' et, sans doute, de la
compétence de celle-ci à comprendre le tahitien.
15 L'Écho de Tahiti-nui, journal satirique, économique et culturel, n°62, du 7 décembre 1994,
P- 12.
28
Dossier
Le rire comme instrument de ralliement, comme soudure
Dans une rencontre politique, il arrive assez souvent que les remerdements occupent une place non négligeable du discours. C’est le moment
où les leaders politiques mettent en valeur et marquent leur gratitude envers
tous ceux et toutes celles qui ont oeuvré au sein du parti, ponctué de
temps
temps de réflexions ou de commentaires qui n’ont pour seul but que
d’amuser la galerie, de détendre l’atmosphère et de montrer ses dons d’orateurs, offrant ainsi à cette manifestation un aspect jovial et bon enfant.
Ainsi, une dame responsable d’une association (taatiraa) de protection (pâruru) des femmes (vahiné) battues (taparahi), après avoir reçu
les remerciements d’usage et mis en avant son courage pour la création
de cette association, s’est-elle vue interpellée, lui demandant d’envisager une structure (faanahoraa) pour les hommes (tarie) qui sont battus
par les femmes. Il ne faut pas voir que d’un seul côté (pae), n’est-ce
pas ? Mais bien évidemment ce genre de situation n’existe que chez l’autre, pas chez nous en tout cas.
Il peut être fait allusion à une situation présente le soir même du discours. Par exemple, un régime de fei (variété de bananes Musa
troglodytarum et emblème de ce parti), qui orne la place, peut être pris comme
un présage favorable pour les élections. « Non, non, les
personnes qui se
sont occupées de l’organisation de cette réunion n’ont pas bâclé leurtravail parce qu’elles étaient fatiguées, mais bien parce que les fruits sont
mûrs (para), ce qui montre bien que nous sommes prêts (ineine) pour ce
dimanche. » Dans ce contexte, la maturité du fruit est comparée à la maturité du parti, ce qui se confirma par la victoire aux élections territoriales.
Mais la moquerie sous son aspect comique prend des allures théâtraies que l’on pourrait qualifier de ‘fête du rire’. Ainsi, pour les militants qui
s’occupent de l’organisation de réunions, ils peuvent être confrontés, de
manière inattendue, à des scènes de ménage.
« En effet,
pendant des mois, annonce le leader du parti, nous avons
travaillé sans relâche jusqu’à deux heures ou trois heures du matin. Au
retour, ce fut la grande dispute (maniania, litt., bruit). Alors, il a fallu
convaincre la femme, lui expliquer qu’il y a eu une discussion (paraparauraa) politique. On essaie d’arranger (faatitiaifaro) les choses. Pour
en
29
Littérama’ohi N°15
Edgar Tetahiotupa
certains, le baluchon (puôhuàhu) était sur le pas de la porte, surtout pour
ceux qui viennent de commencer en politique, pour nous ce n’est pas un
problème. Le lendemain, on tente de convaincre le chef du parti de rentrer plus tôt, sinon, c'est la rue. Alors, on accélère (haavitiviti) pour rentrer
plus vite. Ce soir-là, la réunion s’est terminée à onze heures. Et au retour
à la maison, ce fut encore la dispute : “onze heures ce soir, pourquoi trois
heures ce matin, ce qui veut dire qu’hier soir vous êtes allés ailleurs”.
C’est pour cela que le lendemain, ils me demandèrent de remettre (faa-
hoi) à trois heures du matin. C’est la même chose, que ce soit onze
heures du soir ou trois heures du matin, c’est la dispute. C’est pour cela,
je voudrais (hinaaro) que vous applaudissiez (popo) nos femmes (marna).
Comment faire (nafea) ? Je leur demande de se lever (f/a) ? Vous allez
peut-être les séduire (faahinaaro), parce que nous, nous serons toujours
en déplacement (haere). Applaudissez-les ! Merci de votre patience ! »
« Il
y a aussi les pères de familles (papa) de ces jeunes filles (tuahine,
litt., soeurs), parce qu’ils ne sont pas habitués (matau) à cette heure tardive. Et parce qu’il y a beaucoup (mea rahi) de jeunes gens (taureàreà) qui
sont bien (maitatai) au sein du parti. Ils commencent à imaginer (des
choses), à se faire des idées (faatupuraa manao). Heureusement que je
suis à côté (pihal iho), je les raccompagne (aratai, lift., guider) chez elles.
“Si c’est toi, j’ai confiance” disent les papa. C’est pour cela, nous remercions les pères (papa) de ces jeunes filles. Mais seulement, vous savez,
après ils ne nous lâchent (tuu) plus ! Lorsqu’on se déplace, ils sont là aussi !
References Bibliographiques
Baré Jean-François / Tetahiotupa Edgar (avec la collaboration de), 1995, La vie démocratique en tahitien. Quelques commentaires, in Langues et développement, col.
CIRELFA-ACCT dirigée par Robert Chaudenson, Diffusion Didier Érudition, pp. 273-296.
Grand René, 1981, Pouvanaa a Oopa et le nationalisme à Tahiti, thèse de doctorat de
3e cycle, Université de Paris I - Panthéon - Sorbonne, Paris.
Saura Bruno, 1993, Politique et religion à Tahiti, éd Polymage-Scoop.
Mes remerciements à Radio-maohi qui m’a généreusement prêté l’enregistrement du
discours de Gaston Flosse pour les élections territoriales de 1991.
30
lièle-Tao’ahere Helme
Contrastes et Réalités
«
On pourrait dire tout simplement que le système marche bien, que les pressions
syndicales peuvent continuer et que cela réglera les problèmes du tissu social de notre
« Fenua ». Les réactions actuelles prédisent les relances de conflits. Une revendication
passe, la seconde casse, ainsi de suite. Si c’était la seule solution, les tensions seraient
apaisées pour laisser place au travail dans le sens noble du terme. Pourtant les poussées de fièvre reviennent en épisodes, en crises, menaces, risques de paralysie...
Rencontre avec Tupa
...Ce travailleur, lui est-il arrivé de rêver d’une villa. ? II consulte les
journaux et il redescend bien vite de son nuage. Les prix affichés dans
l’immobilier ne lui permettront pas ce projet. D’ailleurs, il n’atteint jamais
la marche du montant « M » qui ouvre le sésame des coffres bancaires.
Il pourra cependant y accéder en tournant le bouton de la boîte à image
qui prétend que beaucoup de familles vivent dans le luxe avec du mobilier, des tentures dignes des dynasties fortunées et bien sûr des piscines
accessibles à tous les acteurs des séries. En attendant il peut tout de
même contempler sur un écran de veille une maison idéale, pour des
jours meilleurs. Notre salarié, redescend encore, il s’inscrit pour un logement social, sans savoir que les proportions entre les demandeurs et les
élus font référence à un terme biblique : « Il y a beaucoup d’appelés et
peu d’élus ».
Enfin, lorsqu’il comprend sa possibilité, il observe autour de lui. Il
soupèse son salaire son patrimoine qui se compose en fait d’une maison qui affiche quand même quatre chambres. C’est du luxe dans les
annonces, pas dans son cas, quatre pièces en matériaux légers qui
deviennent quatre maisons, définies insalubres avec affaires sociales et
charges familiales inextricables. Il a aussi tenté l’inscription au registre
des riches rapides par le moyen de la loterie, il faut bien essayer quelque
31
Littérama’ohi N°15
Danièle-Tao’ahere Helme
chose, cela a marché pour quelques chanceux, ils sont sortis de leur
ornière. Il sait que pour chacun il y a une solution, il cherche la sienne.
C’est notre travailleur ainsi empaqueté qui, un soir sur la plage
essaie d’échafauder son empire. Il se saisit de cailloux et il tente tant
bien que mal de les disposer dans le sable pour y ériger une
pyramide.
Ce soir il a décidé de jeter son sort, il en a plus qu’assez. Il rassemble la
base et il sait qu’il faut la mettre triangulaire, il compose son socle et
commence son ascension vers le sommet. Tout en disposant ses
pierres,
il les observe, les soupèse pour parvenir à l’équilibre de son édifice. Il
comprend que par les temps qui courent ce système demande révision.
La stabilité est précaire, les pierres ne s’emboîtent plus aussi facilement.
Il se lie aussi à la mémoire de ses ancêtres, veut-il les consulter, veut-il
leur demander la force pour continuer ? Il n’en sait plus rien, il pose simplement le geste comme il le fait quotidiennement pour pouvoir se rendre heureux le temps de la fin du mois. Les cailloux se décalent et
l’ascension retrouve sa place sur le sable. Il faut reprendre, les pierres
qui ont perdu leur assise, elles glissent encore et encore dans les fables,
dans les promesses II faut recommencer.
Un Tupa observe la scène avec ses pinces bien en évidence et en
se
déplaçant, il forme un cercle pour attirer l’attention de notre salarié.
Notre ami demande à Tupa d’aller jouer un peu plus loin, avec ses cir-
convolutions afin de ne pas déranger sa pyramide. Il a d’ailleurs du mal
à maintenir son château qui semble plus loin que l’Espagne. Tupa s’invite un peu plus près et de sa patte gratte pertinemment une pierre de
base, provoquant la chute. L’édifice s’écroule, pourtant il y croyait. Tandis que notre observateur du crustacé reconnaît le sens de la rupture, il
dispersion du monticule. Là c’est trop, ce n’est pas un
Tupa qui se prend dans un jeu de cubes qui va mettre sa zone. Ignorant
cette remarque, l’œil de Tupa devient narquois et provocateur.
se tourne vers la
La chaleur s’est réfugiée dans le sable, le crépuscule se présente,
les vagues lèchent le sable, c’est leur nocturne. Les insectes s’en retour-
32
Dossier
nent vers leur couche, il n’y a plus grand-chose à endenguer ! Notre sala-
rié n’a pas vu le temps passer, il s’est pris au jeu et défie Tupa. Le soleil
a caressé l’horizon
puis il s’efface pour laisser la lune prendre sa place.
La nuit porte conseil, le manège entre les deux entités, le travail et le
devenir se poursuit maintenant comme deux complices qui mijotent un
coup « des classes ».
Qu’est-ce qu’un tupa avec deux pinces et deux yeux exorbitants
peut-il proposer avec autant d’audace ? Le salarié accepte le jeu et il se
cherche dans le sable qui accueille les rêves inaccessibles. De sa main
gauche, l’index pointé, il n’écrit pas, il dessine, une maison entourée d’un
jardin. Il ne met pas de clôture, cela n’existait pas dans l’encyclopédie
des Traditions. Comme un enfant émerveillé par son imagination, il cornpose son idéal avec des grains de fables et il revit les odeurs de la pêche
qui sommeille dans ses entrailles. L’odeur du rivage stimule ses facultés,
il se prend même l’audace de tracer son bateau, un grand pour oublier
sa condition. Il sourit, la sortie au large s’installe déjà dans sa pensée et
le voyage hors du temps le rend heureux. Il prend au sérieux son désir
de croire en lui, même si la réalité actuelle n'est pas dans ce sens. Estil permis de croire ? Oui, il doit avoir la foi, cela lui a été inculqué, il croit,
il prie, il espère, il veut hâter un devenir meilleur, il est dans son pays,
l’avait-il oublié, je ne sais pas, je ne crois pas !
Tupa entreprend à nouveau de tracer son cercle tandis que la base
triangulaire de la pyramide contient encore les éléments déstabilisés. Le
cercle fait naître penser à des axes et un centre, pourquoi cet intrus s’estil invité et pourquoi emploie t-il le langage codé ? Notre salarié met du
temps à suivre la piste que le coriace veut lui indiquer. Il tient encore la
pierre qu’il veut replacer dans la pyramide et Tupa lui propose en manitestant des tours qu’il faut des bâtons reliés au centre. Amusé, le salarié
laisse son jeu de pyramide et vient dans le cercle, il comprend le symbole de la roue, il pense au bâton qu’il utilisait il y a bien longtemps pour
faire avancer une roue en faire un jeu et propulser vers l’avant. Tout en
faisant le geste son esprit s’éclaire et il se réconcilie avec son avenir !
33
Littérama’ohi N°15
Danièle-Tao’ahere Helme
Il rentre chez lui après avoir serré la pince de Tupa et il lui dit qu’il
reviendra le lendemain pour continuer sa quête personnelle. Il rentre et
s'endort enfin avec apaisement. Il visionne ses rêves d’espoir et son
bateau vient accompagner ses songes. Il repart dans cet état d’esprit le
lendemain. La réalité du chantier, du mortier, du bruit, de la sueur qui
coule sur son front, vient décomposer ses espérances. Il avait pourtant
retrouvé sa dynamique et comme sa pyramide de la veille tout s’effondre à nouveau devant la dure journée.
Il s’assoit un moment pour récupérer de la fatigue physique et aussi
des sentiments qui l’envahissent
et découragent la confiance qu'il sen-
tait monter en lui, il a tellement besoin d’une sève nouvelle. Il s’interroge :
«
Qu’est-ce qui pourrait me rendre heureux ? » Il repasse les moments
de la veille et se pénètre des instants de bonheur fugitifs qui sont venus
se
glisser dans les interstices du pénible. Je ne vois pas de direction
pour le moment, un bateau, ce n’est pas possible, une maison au bord
de la mer, c’est l’impossible, pourtant une lueur insistante titille la pensée
du salarié.
Ce soir il rentre, éreinté, déboussolé, il aurait mieux fait de ne pas
réfléchir et de continuer la pyramide. Il est divisé, une partie de lui proclame une liberté. Il n’y comprend plus rien. Il tourne en rond sans s’en
rendre compte, il tourne encore et se dirige vers la plage pour se remettre de son méli-mélo. Il se surprend à penser au Tupa, l’attendrait-il ou
était-il simplement sorti de ses espoirs les plus fous ?
Non, pas de Tupa à l’horizon, il s’assoit et trace son cercle, il se saisit des pierres qu’il avait tenté d’empiler sans succès la veille. Son geste
s’accélère, il ne les empile plus, il les range en pourtour pour marquer le
cercle qui semble lui crier : « ensemble comme des mains de travailleurs » qui se tiennent unis, ensemble aussi investisseurs pour récolter
le prix du labeur. » Dans son élan, il met une touche au milieu pour dire
le centre de leur objectif. Ah ! Cela lui met du baume au cœur, il est dans
la bonne direction. Il sourit maintenant, cela ressemble à un grand gâteau
34
Dossier
avec des
parts égales à leur implication. Cela peut-il exister bientôt, il
n’en sait rien, il se laisse simplement porter par le geste qui trace la destinée en mouvement vers un lendemain meilleur...
Ce soir il rentre à nouveau heureux, la brise chatouille ses
rêves, sont-ils possibles ou impossibles, il n’en sait rien il s’en remet
au
lendemain
...
Littérama’ohi N° 15
Araia Patrick Amaru
Tepuna
1- Tetohu i te matapô
E rai iti aneane
I te ùputa o te Ra.
E tara iti teitei
I te mata è Oro.
E tahuà iti pâroo
I te ôtuè nô Tefauroa,
I te ôrama â manava,
E tahuà àrioi i te maro ùra,
O Tetohu ia i Atita,
Tetohu ài Upu,
Tetohu i te Matapô.
2- Te tohu a Tetohu
E pô orioriraa tüpapaù
Te pô i uruhia ai ô Tetohu,
I tohu ai ô ia i te hinatini:
Te ite nei au i te vaa,
Te vaa tauàti i te moana,
Te vaamataèinaa i te àru...
Te ite nei au ite pu...
Auë, u a para ri !
Te ite nei au i te pahu...
Auë, ua mutu !
Te ite nei au i te mamu,
Te mamü a rahu mate !
Te ite nei au e piti rapa tià,
E te tüpai nei te rapa miro
I te rapa pürau, ia parari...
36
#
Dossier
Tepuna
1- Tetohu, l’aveugle
Il était un ciel radieux
A l’entrée du soleil,
il était un sommet élevé
Au regard de Oro.
Il était un prêtre renommé
A la pointe de Tefauroa,
L’éveil des consciences,
Il était un prêtre àrioi à la ceinture rouge,
C’était Tetohu à Atita
Tetohu mangeur de'savoirs
Tetohu aux yeux de nuit.
2- La vision de Tetohu
Il était une nuit où des âmes étaient en errance
Il était une nuit où Tetohu fut inspiré,
Où il
prédit à son arrière petit enfant :
Je vois une pirogue,
Une pirogue double dans l’océan,
La pirogue société dans les brisants...
Je vois un pü...
Auë, on l’a brisé !
Je vois un tambour...
Auë, on l’a déchiré !
Je vois le silence,
Créateur de mort !
Je vois deux rapa tià,
Le rapa miro frapper
Le rapa pürau...
37
Littérama’ohi AT 15
Araia Patrick Amaru
3-Tütev roe
Auê, te ite nei au...
Auë, te riàrià e !
Mou atu ra te parau a Tetohu,
Tai atu ra te muhu ère.
Tepuna
E arii vahiné iti maitai te arii Tütevero
I Mahina i te oneone uriuri,
E arii vahiné mata ôaôa te arii Tütevero,
Tütevero i te Marü a Nohu.
E arii vahiné teie ô tei î i te ite e te paari.
E arii vahiné herehia e tô na nunaa.
E ùnamata iti marü 5 Tepuna,
Te tamahine ôtahi a te arii vahiné...
E ùnamata ô Tepuna
E te mateono nei ô ia i te tane,
Te tane i faataahia nô na,
E tô na metua vahiné.
E tahua iti ateatea ô Atita,
I tairuru ai te arii vahiné Tütevero
I te nunaa nô Mahina
I parau ai ô ia.
E heiva tatou, e ôaôa tatou
Inaha, te mômoà nei au
I ta ù puna ora, ta ù pua,
Ta ù tamahine
ôtahi
4- Te ôroà
Oto atu ra te reo ô Tetohu,
Te reo ô te manava :
Auë te aroha ia ôe Tepuna !
38
Dossier
Aue, je vois...
Tetohu se tut,
Le silence sanglotait.
3- Tütevero et Tepuna
Il était Tütevero, une reine généreuse
AMahina, Mahina au sable noir,
Il était Tütevero, une reine radieuse,
Tütevero à la Douceur du Nohu.
Il était une reine, emplie de savoir et de sagesse,
Une reine aimée de son peuple.
Il était une douce beauté, Tepuna,
La fille unique de cette reine...
Il était une beauté, Tepuna
Et elle se languissait de l’homme,
L’homme, choisi,
Par sa mère.
Il était un terrain Atita, un terrain de réunion,
Où la reine Tütevero réunit
La population de Mahina
Où elle annonça.
Nous allons faire la fête
Car je marie
Ma source de vie, ma fleur,
Ma fille unique.
4- La fête
La voix de la conscience,
La voix de Tetohu retentit :
Pitié pour toi Tepuna !
39
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
Teie te tuè mata à te àti...
Tuè mata ô te àti...
Vahi atu ra 6 Mahina
I te ata 5 te mataù,
Mata marû atu ra à ia
I te vauvau rumaruma,
Pua tea atu ra te reva,
Te aau ô Tepuna i te teatearaa...
Te vivo i te vevoraa e...
Ahê !
E vivo iti mana mau teie,
Teie e faaî nei i te aore reva,
Teie e pehepehe nei
I te tarià 6 Rohotu,
Teie e tomo nei
I te âfaa ômumu,
I te nohoraa ô te vao...
Ahê !
Pinainai atu ra te mato,
Te ana mato 6 Nona
I te poroi aroha ô te pito fenua
la ôe te vaamataeinaa,
la ôe e Tepuna iti e:
A tià,
A ora,
A àri,
A heiva,
A ùmere i te ora!
Horohoro atu ra te uriri
I te oneone uri i Matavai,
Pahu atu ra te pahu rahi
40
Voici les prémices du malheur...
Prémices du malheur...
Mahina, la lune sépara
Les nuages de la crainte,
Posa un doux regard
Sur le tapis sombre,
Le ciel se para de fleurs blanches,
Lorsque l’âme de Tepuna s’éclaircit...
Lorsqu’un vivo retentit...
Ahë !
Voici le vivo, vivo sacré,
Qui emplit le néant céleste,
Qui chante maintenant
Aux oreilles de Rohotu,
Qui pénètre
Dans les vallées silencieuses,
Dans la demeure même des vao
Ahë!
La grotte rocheuse de Nona,
Répandit en écho
Le message d’amour du nombril de la terre
A toi, le pays,
A toi Tepuna:
Lève-toi,
Vis,
Danse,
Amuse-toi,
Glorifie la vie!
Le uriri courut
Sur le sable noir de Matavai,
Le grand pahu des àrioi
Littérama ’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
0 te nuu àrioi,
Tomo atu ra te tapairu
I te tahua rururaa nô Atita,
Pahu atu ra te ôhure,
Oha atu ra te àito
I te parora maire huna...
Haruru atu ra te tôère
Te tôère à àru
Taparuru atu ra te avae
Te avae ô te aito,
Ru ru atu ra te ôpu
Ruru te îriâtai
I te maraamu...
E Tepuna iti e
A tomo mai
Aôri mai...
A tiri atu i tô tiai
I te tiriàpera,
A tiri atu...
Anau atu ra ô Tetohu.
A ara, a ara Tepuna
I te rave a nounou!
Tiri atu ra 6 ia i te feaapiti
Te reo faaôô i te pahoraa e.
E ahi te vahiné i te hiaài,
Hiaàiite tane iti e
la hipa i te tino iti
Te tino ô te tane herehia
Te tino ô Tinoiti e
O teie e utavitavi nei...
42
Retentit,
Les vierges entrèrent
Sur le terrain de Atita,
Les fesses poussèrent,
Les aito succombèrent
A la fragrance de la maire...
Les tôère retentirent
Les tôère des vagues
Les pieds tremblèrent
Pieds des guerriers
Les ventres frissonnèrent
L’alizée frémit
La surface de la mer...
Tepuna,
Entre
Danse...
Abandonne ton attente
Aux déchets
Laisse-la
Tetohu se lamenta.
Prends garde Tepuna
A la convoitise!
Elle chassa
son hésitation
Lorsqu'une voix moqueuse retentit.
E La femme se consume
Pour l’homme
Lorsqu’elle lorgne ce corps
Le corps de l’homme aimé
Le corps de Tinoiti
Qui danse sensuellement...
Littérama ’ohi N° 15
Araia Patrick Amaru
Auë, Tepuna iti e
A faaèa i te feau.
E maa tino iti pautuutu teie
I mua ia ôe...
Te nanu nei te vai
I te muriavai...
Te nanu nei te hiaài
i raro aè i te pito...
Nanui te aha?
Nanu i te tuna
Te tuna a tane
Tuna pàtiti
Tuna pâtoto
Tuna patapata
Patapata i te ûputa...
Humm !
Pâho atu ra te àta
A te vahiné nei,
Te faahema nei o ia
I teie tuna iti teôteô
la tomo 6 ia i te ana,
I tô na ana iti e...
Pâho atu ra te àta.
E tau nô te ôaôa i teie nei
Inaha, e taatihia ô ia
la Tinoiti, tâ na i here e.
5- Te faatura ôreraa
Tauahi atu ra râua ia râua
I te huro 6 te nunaa,
I te mata ôaôa ô te vaamataèinaa,
44
Auë, Tepuna iti e
Arrête de réfléchir.
Voici un corps bien bâti
Devant toi...
La marée est montée
A l’embouchure...
Le désir a monté
Au-dessous du nombril...
Monté pourquoi ?
Monté par l’anguille
L’anguille de l’homme
Anguille frétillante
Anguille qui frappe
Anguille qui claque
Qui claque à l’entrée...
Humm !
Le rire de la femme
Eclata,
Elle attira
Cette fière anguille
Pour se loger dans la grotte,
Dans sa petite grotte...
Un rire éclata.
La joie est de retour
Car elle sera unie
ATinoiti, son amour.
5- Le non respect
Ils s’enlacèrent
Sous les acclamations du peuple,
Avec l’approbation de la société,
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
Inaha, ua faatapuhia râua
E te nuu ruperupe ô te mau atua.
Nuu ôaèa atu ra na tama i te aro,
I te aro hanahana 6 te arii vahiné Tütevero
la haamaitai 5 ia ia râua
E teie â vevo ô te manava:
Tepuna e, a tiàturi,
A tiàturi i te here!
E reo mona tô te arii
I tô na muhumuhura e :
E teie tâ ù faaàtiraa
Nô ôe etàù tamahine.
E rave ôe ia Matarua,
Ei tane ae na ôe.
Parare atu ra te maere
E te taa ère i roto i te nunaa
Te reo ô Tütevero i te haamataùraa e.
Ua ite au i tô outou mata
I te poiaraa i tâ ù tiare iti...
Hum!
Aita hôê noa mea iti haihai roa
O tâ ù e àre e ite, aita!
E tarià te matai nô ù!
E mata te mahana nô ù !
Inaha, nâ ù te reva,
Nâ ù te vauvau, nâ ù te moana !
O vau te fatu ô te mau mea atoà
I te tua ô te fenua mai te àpu ô te reva.
la ù nei te maitai e te ino.
la ù nei tô outou ora e tô outou pohe.
la ù nei tô outou feruriraa e tô outou manava.
46
3
Car l’assemblée magnifique des dieux
Les avait consacrés.
Ils s'avancèrent, heureux
Vers la reine Tütevero
Pour recevoir sa bénédiction...
Et toujours cet écho de la conscience :
Tepuna, crois,
Crois en l’amour!
La reine avait une voix mielleuse
Lorsqu’elle susurra:
Voici ma décision
Pour toi ma fille.
Tu prendras Matarua,
Pour époux.
L’étonnement et l’incompréhension
Se répandirent à travers les gens
Lorsque la voix de Tütevero les effraya I
J’ai vu
vos yeux
Dévorer ma fleur bien aimée...
Hum!
Aucune chose, aussi infime qu’elle ne soit,
N’échappe à mon regard, aucune!
Le vent est mes oreilles !
Le soleil est mes yeux !
Car, le ciel m’appartient,
La terre m’appartient, l’océan m’appartient !
Je suis la maîtresse de toutes les choses
Sur la terre, comme sur la coquille céleste
De moi naissent le bien et le mal.
Votre vie et votre mort dépendent de moi.
Votre raisonnement et votre conscience aussi.
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
Inaha, à vau te arii !
Aita atu mea i nià ae iè ù,
Maotira, à Tüvero, tô outou arii... here !
Hum !
Te reo â teie ô Tetohu i te autaraa e :
Parari te pu !
Mutu te pahu !
Mamü te mamü !
Areà râ, ô Tepuna,
Ua vai muhuôfai noa ia...
Eie â te arii vahiné :
A haere mai na ta ù taio,
la ite te nunaa i tô marumana.
Tià atu ra ô Matarua,
O Matarua i te Pouri teie e hoàta nei.
Matarua à teie e âpahia nei
E Tütevero i te Marü a Honu.
Tüoro atu ra teie.
Teie te rima ô ta ù tamahine.
A rave atu. Ei vahiné ae nâ ôe !
E te ui maere noa ra te taata.
Nô te aha ? Nô te aha ?
E reo iti faaôô tô te arii vahiné i te pahonoraa.
Na roto i teie mômoàraa
E rahi faahou à tà mâua faufaa !
E na mâua noa e faatere
I teie nei fenua nehenehe.
la tupu hoi te hau e te maitai
Eere anei ?
48
Car je suis la chef !
Il n’existe rien au-dessus de moi,
Si ce n’est, Tûvero, votre chef...bien-aimé
Hum!
Encore la plainte de Tetohu :
Le pû est brisé !
Le pahu déchiré !
Le silence s’est établi !
Mais Tepuna, elle,
Resta silencieuse...
La reine continua :
Viens mon ami,
Que mon peuple admire ta majesté.
Matarua se leva.
Matarua i te Pôuri arrogant.
Matarua enlacé, embrassé
ParTütevero i te Marû a Honu.
Celle-ci lui annonça.
Voici la main de ma fille.
Prends-la ! Qu’elle soit ta femme !
Et toujours, les gens s’interrogeaient.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Et la reine, railleuse, leur répondit.
Grâce à ce mariage
Nous accroîtrons notre puissance !
Et lui et moi, nous régnerons seuls
Sur cette terre magnifique
Pour la paix et la prospérité
N’est-ce pas ?
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
—
Auê tô ù metua vahiné e,
Eere hoi tera tà ôe euhe !
Ua tapu mai de i mua ia ù nei,
I mua i te aro ô te nuu atua,
0 Tinoiti tà ù tane...
E arii atoà hoi teie
Mà iti e, aita àe e faatura nei
I tà àe parau tapu...
Hiaae, e matai noa te parau.
Maamaa ia taata e tiàturi mai.
—
—
Màmà iti e, mea ora hoi te parau...
E ua here atoà vau ia Tinoiti.
—
Tepuna, Tepuna e,
E pupu anei vau i tà ù
Na te haa, na te ùri haa ?
Te mâraôraô nei te inoino
I te taiaha ô teie parau.
Te mâraôraô nei te huru mau
O te arii vahiné Tütevero.
E aere anei te àhe reàreà
I te ùputa àtôù nei fare ?
Na te aiha anei e peperu
I te vaamataèinaa ?
Aita, aita roa atu !
O te reo ia à Matarua.
—
—
Mà iti e, ô vau tô tamahine !
E te faariro nei àe ia ù e pehu !
—
Hiaae !
Haamoè atu ia àe
A rumihia ai àe !
Haamoè atu !
50
—
0 Mère,
Ce n’était pas ton vœu !
Tu m’avais juré, promis
Devant l’assemblée des dieux,
Que Tinoiti serait mon époux...
Il est, lui aussi, de haute lignée...
—
Mère, tu ne respectes pas
Ta parole sacrée...
—
Hiaae, la parole n’est que vent.
Bien fou qui s’y fit.
—
Mère, la parole est vie...
Et j’aime Tinoiti.
Tepuna,
Offrirai-je ma perle
—
A un nain, à un basset ?
La colère germa
Sous la gravité de ces propos.
L’identité de la reine Tütevero
Se révélait en plein jour.
Le bambou jaune envahira-t-il
La porte de ma maison ?
Un détritus guidera-t-il
La pirogue société ?
—
Non, jamais !
Répondit Matarua.
Ma, je suis ta fille !
—
Et tu me considères comme un déchet !
—
Hiaae !
Disparais
Avant que je ne t’étrangle !
Disparais !
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
Tai atu ra ô Tetohu :
Auë te vaamataèinaa !
Te fati nei te ama !
6- Te tâmataraa
I reira noa,
Faaue atu ra ô Tütevero e ô Matarua
la haamouhia te nunaa,
Te nunaa taata ô Tinoiti
I ui maere ai â 6 Tetohu :
E tüpai anei te rapa hoe miro
I te rapa hoe pûrau ?
E tüpai anei à ia ?
Aita râ ô Tinoiti arii i hinaaro noa ae,
la tahe te toto nô na noa ae,
I tàraèhara ai ô ia i teie tino,
Tô na tino iti haa...
I âfafa ai te vauvau,
I auë ai te pü fenua i te mauiui fanau,
I ôto ai te reo metua.
—
Teie taata tino haa,
Nô raro i te hohonuraa à te tau,
Nô roto roa i te pü fenua à te aiâ...
E tià anei ia outou ia haamouhia
Te taata i nia noa i te fata ô te mana,
E tià anei ia tüvaruhia te taata
I nia noa i te fata ô te püai,
E tià anei ia tüpaihia te taata
I nià noa i te fata ô te mâinoino noa ?
52
Tetohu pleura :
O la pirogue-société !
Le balancier va se rompre !
6- La tentative
Ace moment là,
TOtevero et Matarua donnèrent l’ordre,
D’anéantir les gens,
Les gens de Tinoiti,
Tetohu s’interrogea :
La rame de miro frappera-t-elle
La rame de purau ?
Frappera-t-elle ?
Mais Tinoiti ne souhaitait aucunement
Que du sang coule à cause de lui.
Il offrit, en expiation, ce corps,
Son corps si petit...
Lorsque le tapis terrestre se fissura,
Lorsque le placenta hurla de douleur,
Lorsque la voix maternelle se lamenta.
Cet homme au corps si petit,
A une filiation profonde,
Ancrée au placenta du pays...
—
Avez-vous le droit d’exterminer
Des personnes rien que sur l’autel du pouvoir,
Peut-on exiler quelqu’un
Rien que sur l’autel de la puissance,
Peut-on frapper un homme
Rien que sur l’autel de la haine ordinaire ?
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
E tià anei ia haapohehia te taata
Nô te mea noa, ua taae à ia ia tatou ?
Tei hea te here e te aroha ?
Ahë, tei hea ?
E te taata,
A toro na to tarià i te muhu,
Te muhu o tô aià,
E upu ta ôe e haroàroà.
—
Eté taata e,
A here i tô taeae !
7- Te pâhonoraa à te fenua
Aita râ te aau 6 na arii taehae
I marû noa ae, aita roa atu,
I hitoa ai tô râua reo.
A haru ia na, a haru !
Aita râ te taata i haùti noa ae!
Tai atu ra te toère,
Haruru atu ra te pahu,
Inaha,
E Heiva teie,
Heiva nô te hau,
Heiva nô te here,
Heiva nô te aroha...
Aita e taata i tauà noa ae
I teie na arii ô tei mauhia
E te ata a neneva.
Vehi atu ra te maru
la Tüvero e ia Matarua,
Moè atu ra na tino,
Horomii hia e te pô.
54
Dossier
Avez-vous le droit de tuer quelqu’un
Pour la simple raison qu’il est différent de vous ?
Où sont l’amour et la compassion ?
Ahê, où sont-elles ?
0 Homme,
Tends l’oreille au murmure,
Le murmure de ton pays,
Tu entendras une prière.
—
0 Homme,
Aime ton prochain !
7- La réponse de la terre
Mais le cœur des deux chefs
Ne s’était pas apaisé,
Ils hurlaient de haine.
Attrapez- le, attrapez-le !
Personne ne bougea !
Alors, le toère retentit,
Le pahu gronda,
Car
Voici un heiva,
Heiva pour la paix,
Heiva pour l’amour,
Heiva pour la compassion...
Personne ne s’occupait
De ces deux chefs saisis
De folie.
La
pénombre enveloppa
Tüvero et Matarua,
Leurs corps disparurent,
Engloutis par la nuit.
55
Littérama’ohi N°15
Araia Patrick Amaru
Tupu maite atu ra te ôroà
Oroà nô te haaipoipraa
Huro atu te nunaa i te ôaôa
Huro atu ra i te Hau.
56
Dossier
La cérémonie du mariage
Se déroula harmonieusement
Le peuple cria la joie
Et la paix.
Heheuraa taô
Tetohu. La prophétie, la vision.
Vieux prêtre aveugle visionnaire de la classe des arioi.
Tütevero i te Marü a Nohu. Réaliser ia tempête avec la douceur, avec la traîtrise du
Nohu, ou, simplement, Tütevero, Reine de Mahina. Fourbe, traîtresse, dictatrice...
Tepuna. La source. Fille unique de Tütevero, amoureuse de Tinoiti. Innocente, naïve...
Tinoiti. Corps petit. Arii, désigné par les dieux et par Tütevero comme époux de Tepuna.
Discret, patient, courageux...
Nlatarua. Visage deux.
Arii, préféré parTütereva à Tinoiti, allant ainsi à l’encontre de la
volonté divine, de la volonté populaire et de celle de sa fille Tepuna. Arriviste, faux...
57
5
Littérama’ohi N° 15
Flora Devatine
A propos de l’Histoire et de la mémoire
Quels liens « Entre mémoire et Histoire » ?
«
L’Histoire », c’est généralement celle des grands hommes,
Hommes d’Etat, de science, de progrès social, économique, tech-
nologique, femmes et hommes aux destins privilégiés tenant du fantastique, « historiques », donc !
« La mémoire »,
quant à elle, est faite de faits et gestes de tout un
chacun, de n’importe quel membre de la société.
La mémoire se vit, et est à vivre au quotidien, par toutes les cellules
vivantes de l’être, d’une société. L’Histoire se fonde et travaille sur les
mémoires, traite des mémoires qui véhiculent l’histoire des hommes, de
tous les hommes, des simples gens comme de ceux aux destins fabu-
leux. L’Histoire est enseignée, est donnée à savoir.
La mémoire retient et raconte tout, même ce qui est en dehors des
faits à raconter. C'est sans doute pour cela que la mémoire n’est pas
enseignée. Parce qu’elle est trop « crue », et qu’elle montre les événements sous différents éclairages, sous leur vrai jour. L’Histoire ne retient
pas tout, et n’enseigne que celle des grands du pays. Aussi, quand la
mémoire disparaît sans avoir été fixée, cela devient-il une perte irrémédiable pour l’Histoire.
L’Histoire trie les histoires, trie la mémoire. L’Histoire élague ! La
mémoire, elle, ne s’auto censure pas. La mémoire se raconte, s’invente,
se recrée.
L’Histoire s’intéresse au passé. La mémoire, elle, s’intéresse à Tinstant qu’elle enregistre, bien qu’elle ne garde pas tout de ce qui a été
58
Dossier
enregistré. La mémoire est intériorisation des faits, alors que l'Histoire,
parce que se fondant sur le passé, se place à l’extérieur des hommes, est
éloignée de la vie présente des hommes, et l'Histoire « du passé » se
racontant « au présent », souvent, apparaît froide, décharnée. Aussi pendant la restitution de l’Histoire, avec un grand « H », les petites histoires
particulières, avec un petit « h », de la mémoire pourraient-elles venir animer, réanimer, donner de la chair, de la vie à la charpente de l’Histoire
conventionnelle, aux événements historiques, souvent graves !
L’Histoire observe et donne à comprendre les faits sanglants, cin-
giants, de la vie d’une société. La mémoire aide à accepter l’évolution,
les bouleversements à l’intérieur de la société et de l’homme. L’Histoire
d’un pays est une, bien que fondée sur plusieurs éléments, faits concrets.
La mémoire, elle, est « multiple », et « se démultiplie », à partir d’un fond
—
combien même approximatif et confus —, de diverses mémoires, ou
petites histoires, véhiculées par les gens.
L’Histoire est rarement remise en question, et peu souvent revue.
Elle est brute, étayée, elle semble solide, sans fioriture. La mémoire, elle,
dit, s’écrit à l’infini, et à chaque récit, elle est réajustée, raccommodée,
brodée, « enjolivée », au gré et selon l’imaginaire des mémoriens et des
se
conteurs.
L’Histoire s’écrit dans les livres écrits pour raison d’Etat. Il y a
donc des livres d’Histoire, par raison d’Etat ! La mémoire, elle, se
récite, se raconte, de bon cœur. Il y a, donc, par bonheur, des récitants
de mémoire, par cœur ! C’est pourquoi, la mémoire meurt avec ceux
qui possèdent la mémoire. La mémoire se vit viscéralement, émotionnellement, poétiquement, théâtralement, avec violence et passion,
avec sensibilité, chaleur, et générosité. L’Histoire, elle, froidement
considère avec distance, neutralité, avec réserve, impartialité, sans
état d’âme.
Mais la mémoire d’aujourd’hui, c’est l’Histoire de demain !
59
Littérama ’ohi N°15
Flora Devatine
«
«
Entre mémoire et histoire » et sociétés traditionnelles
La mémoire » est une notion des peuples de l’oralité, qui la por-
tent, la cachent en eux, seul moyen de conserver les faits de leur passé.
«
L’Histoire » est un concept de peuples ayant développé les sciences,
l’intellect. Elle ne se fonde pas sur les traditions.
L’Histoire est le fait d’une société du monde de l’écriture. La
mémoire, c’est l’Histoire ou des histoires des sociétés anciennement
qualifiées de « primitives » du fait de n’être que de traditions orales. La
mémoire est grande chez les peuples dominés. L’Histoire, elle, y est
manquante, absente.
L’Histoire, ce sont des mémoires émondées, puis mises en confrontation. L’Histoire est éplucheuse des faits. La mémoire, elle, est conteuse
des traditions. L’Histoire est le germe d’esprit critique « orienté » à l’intérieur de la mémoire. La mémoire, elle, vit des traditions dans ce que
celles-ci ont de permanent et de nouveau, de mouvant et d’adapté,
d’adaptable.
En fait, l’Histoire y est intimement liée à la mémoire, en ce sens
qu’elle germe dans la mémoire qui lui offre des matériaux, pierres, outils,
ciment, armes, nécessaires à la naissance de l’Histoire. Mais l’Histoire
se structure en dehors de la mémoire. C’est ainsi que l’Histoire naît à
elle-même, et se développe quand la mémoire lui offre des faits, matériaux de références, d’observation, de comparaison, d’analyse, permettant de penser, d’écrire l’Histoire à partir des éléments triés de la
mémoire, et interprétés dans un sens ou dans un autre, voulu.
De l’Histoire de la Polynésie
En Polynésie, actuellement, où de la mémoire il ne reste que des
bribes, des souvenirs de moins en moins précis qui finissent en mythes
60
Dossier
et légendes, on pourrait parler d’une amnésie ou d'un dessèchement sur
pied de la mémoire, malgré l'enseignement de la langue et de la culture
polynésiennes. Arrivé un peu tard sans doute ! Pensez ! Plus de cent
ans après ! Quand on sait que les effets des guerres de Cent ans entre
la France et les Anglais, tout comme celles de religions, sont encore présents dans les esprits, qu’ils ne se sont pas totalement estompés dans
les mémoires !
Cependant, tant que les Polynésiens ne recouvreront pas la
mémoire de ce qu’ils sont, jusqu’à aujourd’hui, tant qu’ils ne se mettront
pas à écrire sur leur mémoire, qu’ils ne commenceront pas à remplir les
vides, lignes discontinues et points de suspension de leur mémoire d’au-
jourd’hui — qui fera leur histoire de demain —, tant qu’ils n’écriront pas
leur « Histoire au présent »,
L’Histoire qu’on leur imposera d’apprendre, de connaître et de retenir, continuera d’être celle écrite par d’autres sur des faits concernant, à
la limite, davantage les autres qu’eux-mêmes !
On cite souvent les métissages ethniques, mais en oubliant les réajustements nécessaires aussi, au niveau
Des histoires particulières, mêlées,
Avec les tiraillements
dans les mémoires
et de l’Histoire !
L’Histoire de la Polynésie est trop récente
En ce sens que la Polynésie, pour le monde, n’est entrée dans l’His-
toire, dans celle des grandes nations, des civilisations occidentales, que
depuis sa découverte par les Européens. C’est ainsi que pendant longtemps les premières et les seules dates de son Histoire qui ne soient
jamais données à connaître et à apprendre aux Polynésiens furent celles
de la découverte des îles de la Polynésie par les premiers navigateurs
européens !
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Littérama ’ohi N°15
Flora Devatine
L’Histoire de la Polynésie n’a pas encore réellement commencé
Il en sera ainsi encore un temps, tant que l’on ne sera pas sorti de
l’antichambre ou salles d’attente des découvertes, des découvreurs, des
mémoires ou journaux des navigateurs, des jugements ou freins des
observateurs.
L’Histoire de la Polynésie reste à écrire
A être écrite par des Polynésiens, avec le recul d’historiens professionnels se contenant face aux débordements, évitant d’écrire cette His-
toire à chaud,
Dans la violence, avec de la violence,
Dans les souffrances, avec de la souffrance,
Ce qui pourrait demander aussi du temps, beaucoup de temps !
Mémoire, Histoire, Ecriture
Dans les colloques ou lors des échanges de vue, il n’est pas toujours
évident, pour nous Polynésiens, de suivre le raisonnement pointu des
spécialistes. Cependant, une chose s’impose de plus en plus, c'est qu’il
devient impératif de lire, de relire, et d’analyser les écrits, les diaires des
missionnaires, des navigateurs, des écrivains, des historiens,... occidentaux, comparant, confrontant, réajustant, ré interprétant, et ce,
Pour faire entendre sa voix, à travers l’écrit, seule référence recon-
prise en compte dans une société de l’écriture, ce qui signifie que
l’on ne peut espérer être écouté et entendu, que l’on ne peut espérer
nue et
être pris en considération, et être respecté, dans ce que l’on pense, dit,
avance, comme analyse ou comme réflexion,
Que Quand
Que Si
62
Dossier
Nous écrivons, à notre tour, pour témoigner de ce que nous
sommes, nous ressentons, de ce en quoi nous croyons, de notre pen-
sée, de notre conscience
Que Donc
L’échange véritable n’est possible qu’en nous mettant sur le même
plan que nos interlocuteurs, qu’en nous haussant à leur niveau, munis
d’outils de communication, d’échange, d’information, de confrontation,
communs, donc, en faisant le pas vers ceux qui se seraient raidis dans
les savoirs, ou qui ne savent plus ou ne peuvent se mettre au niveau
des autres, utilisant des instruments de rapport, d’expression qui leur
sont familiers, qui soient acceptables, reconnus par eux,
L’Ecriture !
Ainsi l’Ecriture devient une urgence et ce, quel que soit le domaine
d’investigation, d’échange, en particulier dans celui de l’Histoire.
Nous n’avons pas d’Histoire
Parce que nous n’avons pas encore appris à prendre de la distance,
par rapport à nous mêmes, par rapport aux récits mythiques, aux critiques exogènes et endogènes, par rapport aux images de nous et de
nos ancêtres, que nous laissèrent des auteurs, navigateurs, missionnaires, scientifiques, écrivains des siècles passés, images d’Epinal, de
Bacchanales, que nous avons endossées, enfilées, intégrées, et reprises
sur le champ, à notre compte !
Notre Histoire, jusqu’à ce jour, a été écrite par les autres, et se fonde
rsur des
écrits d’Occidentaux, certes avec la tolérance et la charité
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Littérama ’ohi N°15
Flora Devatine
chrétiennes nécessaires, de bonne foi et de bonne conscience d’alors.
Mais cela reste une vue, une vision d’un regard extérieur, et non de l’un
de l’intérieur sur l’intérieur puis vers les autres.
Nous n’avons pas encore d’Histoire
La seule que nous connaissons, bien que ce ne soit que superfi-
ciellement, étant une Histoire extérieure à nous socialement, culturellement, viscéralement, et bien que cette Histoire aussi soit devenue la
nôtre par l’instruction, par l’éducation, par la culture, et par métissage, par
héritage, ou par choix, tel que cela apparaît dans nos façons extérieures
de vivre, de penser, de faire, de manger, d’être.
Nous n’avons pas d’Histoire propre
Nous n’en avons pas, pour avoir été coupés, ou parce que nous nous
sommes nous - mêmes
coupés, et presque fondamentalement de la base
de la mémoire de notre société, à la suite de l’évolution politique, écono-
mique, culturelle, ethnique, sociale, pendant et depuis les générations qui
nous ont précédées jusqu’à nous, une évolution que nos ancêtres avaient
appelée de leurs vœux, et que nous avons pris à bras le corps, pleins de
rêves et d’espoir, enthousiastes, bien heureux et impatients de bénéficier
des progrès, dans tous les domaines, « de la civilisation ».
Nous n’avons pas d’Histoire
Et nous n’avons plus de mémoire
Parce que nous n’avons pas cherché à connaître, encore moins à
retenir, car nous n’avons pas su apprécier la mémoire de l’ancienne
société, parce que nous l’avons refusée en nous, nous n’en avions plus
voulu, et que nous ne l’avons reconnue, redécouverte que bien tardivement, et tout récemment !
64
Dossier
Digression
Mais la mémoire ne devrait pas se préoccuper de l’Histoire !
La mémoire ne doit se soucier que d’elle-même.
La mémoire doit être,
Elle,
Mémoire,
Rien que Mémoire
Pour que s’y mirent
Ceux qui cherchent, se recherchent,
Ceux qui s’inventent, se réinventent,
Et que se réconcilient
Ceux qui n’ont plus de mémoire,
Ceux qui ont perdu la mémoire.
La mémoire doit être,
Elle,
Mémoire
Rien que Mémoire,
Pour rester mémoire secours pour les hommes,
Mémoire recours pour l’Histoire,
Mémoire dernier recours de la vie.
Car sans mémoire, il n’y a pas d’Histoire des hommes,
Sans mémoire, il n’y a pas d’Humanité.
La mémoire est première, fondatrice. La mémoire est verbe, parole,
pensée.
La mémoire, c’est l’esprit de la lettre, et c'est bien « te parau pa’ari »,
expression de la conscience, expression de la pensée, expression de la
parole de la mémoire.
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Littérama’ohi N°15
Flora Devatine
De la Mémoire à l’Ecriture en Polynésie
peuple ne commencerait
qu’avec l’écriture, celle de la Polynésie, de ce fait, ne débuterait qu’avec
la découverte qu’en firent les Polynésiens à l’arrivée de l’écriture ! L’Histoire doit commencer en Polynésie.
Considérant le fait que l’Histoire d’un
En fait, elle a déjà commencé, il y a plus de quatre siècles ! Alors
l’Histoire de la Polynésie doit se poursuivre en Polynésie, et il faut l’écrire
à la polynésienne. Pour cela, il faut entrer dans l’Histoire. Il faut intégrer
l’Histoire, accepter son Histoire, celle de son pays, celle de son peuple,
jusqu’à celle de l’instant d’aujourd’hui. Pour cela, les Polynésiens doivent passer à l’Ecriture ! Passer à l’Ecriture, c’est accepter la découverte
de Soi par l’Autre, c’est accepter l’Autre en Soi, c’est entrer dans l’Histoire, c’est accepter l’Histoire,
Et l’existence des guerres claniques, intestines, violentes, dans le
pays, dans les corps de la société, au coeur du peuple et de la terre.
Le meilleur de l’Histoire — Le secret de la mémoire
L’Histoire, de temps en temps peut disparaître, quand une société
choisit de se couper de la civilisation, de se couper du monde technolo-
gique, scientifique, politique, du monde développé, de se couper du
monde développant matérialité et matérialisme ! Quand l’Histoire se
coupe d’elle-même, se coupe du cours de l’Histoire, c’est à dire du temps !
Quand l’Histoire se met en dehors du temps, hors le temps de l’évolution,
rejoignant ainsi la mémoire qui tient en mémoire et reprend en main les
rênes lâchées par l’Histoire qui retourne à la mémoire, qui s’abandonne
à la mémoire, qui se refond dans la mémoire ! La mémoire qui, dès lors,
assure la part historique de sa fonction de mémoire ! C’est ainsi que l’Histoire peut s’interrompre, et de la même manière, et à tout moment, démarrer ou redémarrer. La mémoire, elle, perdure bien qu’elle apparaisse,
parfois engloutie ! L’histoire peut être (ou avoir été) occultée, mais la
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Dossier
mémoire, toujours elle, toujours là, plus forte que les désirs des hommes,
plus forte que les autodafés, contient l’essentiel. II y aurait peut-être là, « te
ho’e parau mo’e, te tahi parau tapu », le secret de la mémoire !
Les derniers mots de l’Histoire
Ah ! Si la mémoire pouvait ne pas avoir d’appréhension, ne pas ressentir une peur aussi grande vis à vis de l’Histoire ! Si la mémoire voulait bien aller à la rencontre de l'Histoire, pour apprendre à connaître
l’Histoire, et à mieux se connaître ! Car, en définitive, « Entre mémoire
et histoire », c’est bien la mémoire qui a le fin mot de l’Histoire !
Dans cet « A propos de l’Histoire et de ta mémoire », il s’agissait de
déposer les mots de nos mémoires défaillantes, ignorantes. Ignorantes
de l’Histoire et d’elles-mêmes, ignorantes des nœuds comme des liens
« entre Mémoire et Histoire », ignorantes de la mémoire et de l’histoire !
Aussi ne doit-on pas se méprendre sur la teneur des propos tenus tout
du long, ni sur le sens des mots, cela qui est livré ici n’ayant été fait que
dans le but de reconnaître et de connaître, et de faire reconnaître, la
mémoire et l’histoire, dans nos propres manques comme dans ceux de
tous, de chacun, l’expression, combien même maladroite, de cet état de
fait par ce qui en a été dit, étant l’unique façon, à notre sens, d’aider
la mémoire et l’histoire
A exister,
A être,
«
Enfin ! » Pour l’une !
« A nouveau
! » Pour l’autre !
Aussi, le mouvement entrevu, tout récemment, de jeunes Polynésiens se mettant à parler d’eux-mêmes, et portant un regard lucide sur
leur passé comme sur leur présent, est-il intéressant et plein d’espérance !
Et il en est ainsi. Tantôt le vent de l’histoire des grandes nations
balaye l’histoire des petits peuples, effaçant leurs mémoires. Tantôt ce
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Littérama ’ohi N°15
Flora Devatine
même vent de l’histoire, après son passage, refait l’histoire des petits
peuples, avec ce qui subsiste des « tumu » d’origine, précieux, des
arbres divers, aux essences mixtes, d’espèce particulière, nouvelle !
Ces propos sont un extrait réécrit d’un texte « Entre mémoire et histoire » »
daté du 04 mars 1998 qui avait été écrit à la suite de la lecture d’un article,
« Mémoire d’une nation » comportant un extrait du chapitre intitulé « Entre
mémoire et histoire » -, qui présentait dans le “Monde des poches” de juin 1997,
« Les Lieux de mémoire », un
ouvrage Collectif dirigé par Pierre NORA, responsable de « l’histoire du présent » à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales. Cet article nous avait alors offert
« ...matière à disserter,
prétexte à réflexion, sur « la mémoire »
et sur « l’histoire », en général, et sur leurs divergences et corner-
gences, en particulier, en Polynésie française,
Nous entraînant dans un dédale de pensées, de sentiments, corn-
plexes, déductions gratuites et conclusions hâtives, germes de
réflexion remontant de source, et empruntant le cours des torrents
de mots roulant, s’entrechoquant,
Provoquant, par endroits, remous et turbulences, quand le discours, discourant, se fait sans « rigueur » ni retenue, ni « analyse
critique »,
Ayant pour unique objectif, à un niveau de raisonnement des plus
simplistes, chose la mieux partagée, l’expression d'une perception polynésienne,
Laquelle intègre, enfin, l’idée qu’une mémoire non transcrite disparaît avec son dépositaire,
Ainsi qu’il en fut de l’histoire de l’ancienne Polynésie, dont des
pans de récits, de généalogies et de connaissances diverses sont
perdus... »
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arie-Claude Teissier-Landgraf
Spiritualité et sensualité
dans la vie et l’œuvre
de Nicolai Michoutouchkine
Des lambeaux de nuages noirs s’effilochent et grisonnent au-dessus
d’un horizon qui se découvre. La nuit déchire son voile sur la croupe de
la mer. Sur terre, c’est l’heure fraîche, pénétrante et humide, où l’on se
recroqueville dans la tiédeur du lit pour prolonger son sommeil.
Dehors, debout et torse nu, Nicolaï s’active dans son atelier sans
mur. À quelques mètres du rivage. À Esnaar. Là où se brise la dernière
vague, avant d’entrer dans le lagon.
Il choisit pinceaux et burettes, prépare l’encre noire, passe en revue
un alignement de bandes de tissus colorés qu’il scrute en silence. Puis
il fait face à la lumière bleutée du jour hésitant : le soleil sera-il au rendez-vous pour sécher les œuvres d’une exposition qui s’approche trop
vite ? Ce faisant, son regard s’accroche aux statuettes bouddhiques disposées de-ci de là dans les branches du jardin. Chacun devant la flamme
de sa bougie flottante allumée chaque soir. L’artiste s’engage sur l’allée
principale. Attentif au langage de la nature tropicale, il se libère peu à
peu de la course du temps. Peinture associée à la méditation, afin que
son œuvre se délivre du quotidien, afin qu’elle s’imprégne de la spiritualité de ses voyages initiatiques entrepris à travers le monde, afin de
se sentir libre parmi les couleurs comme un cheval qui galope à travers
la steppe.
Se rappelle-il son expérience dans une grotte sacrée où il s’était
isolé, coupé de l’espace et du temps, pour y peindre des bouddhas à la
lueur de la bougie ? Ceux-ci, noirs, blancs, dorés, avaient surgi de toutes
parts... Leurs formes vacillaient, leurs ombres se dilataient puis s’amenuisaient. Leurs visages souriaient puis grimaçaient. Seuls les bouddhas
représentés sous forme de fœtus étaient assoupis dans leur éternité. Un
chuchotement qui n’avait point troublé le silence avait frôlé ses oreilles.
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Littérama’ohi N°i5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Le message l’avait délivré de sa condition humaine, lui avait fait retrouver
le monde serein ét intemporel de la connaissance antérieure : une
vie monastique en Russie, une autre en tant que soufi dans la forêt taïga
des monts d’Oural où il avait acquis une profonde notion du yoga.
Après cet événement Nicolaï avait trouvé ses feuilles à dessin trop
petites et avait peint, sur des nattes birmanes, des bouddhas dont plusieurs atteignaient deux mètres de haut. Ces derniers furent reconnus
par plusieurs personnalités artistiques et religieuses - dont le Dalaï
Lama
comme étant l’expression de connaissances antérieures réinterprétées au XXème siècle. Un entretien avec ce dernier, ainsi que sa
bénédiction, lui avaient donné une des joies les plus profondes de son
-
existence.
Préfère - t-il se souvenir des premières étapes de sa quête mys-
tique qui l’avait poussée hors de chez lui, en 1953, sans un sou en
poche, pour un voyage vers l’Inde via le Proche et le Moyen-Orient ?
Il s’était fait pèlerin en Grèce en suivant les anachorètes pour gagner
le mont Athos et s’était conformé à leur vie contemplative : travaillant le
jour, priant la nuit. Puis, en continuant à grimper jusqu’au sommet, il avait
découvert un religieux, solitaire, Russe de surcroît ; un saint homme qui
lui avait enseigné l’ascèse menant à Dieu. Sa vie en fut modifiée à tout
jamais, et le fortifia dans son désir de connaître l’absolu, de rencontrer
l’amour universel... Loin des morsures de puces des couvents et de l’inconfort d’une caverne isolée en montagne.
Sur les lieux saints musulmans, il avait pratiqué le Ramadan.
Puis, en 1955, il avait été initié à l’Hindouisme : spiritualité des effigies divines, découverte des mouroirs, des cérémonies crématoires le
long du Gange. Chocs provoqués par les yeux des mourants, par leurs
longues mains, par leurs pieds décharnés semblables à des racines.
Nicolaï ne savait pas encore vivre. Alors comment s’habituer à la mort ?
Il avait été ensuite confié à un gourou, un saint personnage. Les
méthodes de relaxation, de recueillement, de méditation tantôt spirituelle,
tantôt associée à la peinture, l’avaient guidé sur le chemin de la délivrance. Il avait reçu de nombreuses réponses aux questions qui le torturaient depuis son enfance. D’autre part, cette formation en Indes lui
70
Dossier
avait fait prendre conscience que toute manifestation ou toute forme de
vie humaine s’inscrit dans la dualité et dans la souffrance et que chacun
est différent ; il avait accepté la réalité du mal et de la mort inséparables
de l’existence. Il avait décidé d'être lui-même. Unique. Et de vivre sans
masque avec son entourage.
Le 2500ème anniversaire de la naissance de Bouddha était alors célé-
bré avec ferveur dans tous les lieux saints de l’Inde. Durant des mois, il avait
marché avec la foule des pèlerins, vivant comme eux, avec - enfin ! la paix dans l’âme. C’est ainsi qu’il était arrivé jusque dans l’Himalaya. Il
y serait resté, à la recherche d’îlots de haute spiritualité ... S’il n’avait
pas eu à faire son service militaire dans un territoire français ! En l’année mouvementée de 1957, la ville de garnison la plus proche avait été...
Nouméa.
Il est des matins à Esnaar qui ne promettent rien, car ils donnent
tout et tout de suite. À chaque regard. La mer endormie clapote le long
de la bande sableuse et dessine une multitude de sillons dorés dans
l’eau, rendant encore plus éclatante sa transparence. Sur le récif fran-
géant tout proche, avant même que la lèvre des vagues n’ait achevé de
basculer, l’eau et l'air s’unissent pour mieux capter la lumière.
Nicolaï, penché sur des couleurs éclatées qui apaisent et qui guérissent au niveau subtil de l’être humain, esquisse des lignes noires, les
noue, les délie, les abandonne l’espace d’un instant pour mieux virevolter entre les aplats. La burette, maîtrisée par une main qui ne tremble
point, obéit, glisse sur la trame du tissu. Puis le bec sautille et parachève
les motifs décoratifs en laissant des points. Serait -ce une forme de géomande qui a énormément intéressé l’artiste par le passé ? Ou tout simplement un besoin inconscient de faire le point avant de passer à un
autre motif, à une autre pièce de tissus ?
La couleur a-t-il dit
c’est la vie. On l’absorbe par les yeux, par la
manipulation, par le fait de la porter sur soi. Elle influence nos émotions.
Elle possède pour moi une profonde résonance, comme pour les répétitions de prières mantra qui ont un pouvoir guérisseur, comme pour un parfum : je m’en asperge continuellement. Sa manipulation journalière est
-
-
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Littérama’ohi N°15
Marie-Claude Teissier-Landgraf
comme de l’opium : cela me donne en permanence la force de créer. Je
suis fou de la couleur ; elle me rend ivre de sensations ; elle me donne
l’impression de pouvoir lutter avec le temps, de pouvoir l’abolir en l’atomisant dans une explosion multicolore. Ma mère m’a bercé parla magie des
icônes et des primitifs russes. Elle excellait dans les travaux de broderie,
et tous ces fils multicolores qui prenaient toutes sortes de figures grâce au
point de croix me fascinaient. Elle savait également très bien coudre, et je
me souviens des pièces de tissus de toutes formes et de toutes couleurs
qu’elle métamorphosait en habits. Mon père avait l’habitude de m’emmener visiter le musée de Belfort et je me souviens toujours de ma perception d’enfant ébloui devant, notamment, les imageries d’Epinal.
Aloï, ceinturé d’un paréo, glisse pieds nus sur les sentiers qui serpentent entre les arbres et les arbustes de la jungle créée et entretenue
par lui depuis des dizaines d’années, dans l’amour du beau et le respect
de la nature. Ses chiens le suivent en se dandinant. Il cueille des fleurs
qu’il dépose dans un plateau en osier coincé sous son bras. Lorsque les
odeurs de jasmin et de frangipanier enveloppent le groupe, Aloï revient
sur ses pas. Ce faisant, il s’immobilise devant chaque statue de bouddha,
pince la flamme de la bougie, offre la fleur du jour tout en retirant celle
de la veille. Il observe la grâce d’un de ses chats faisant sa toilette dans
un rai de soleil. L’animal lève la tête, ouvre tout grand ses yeux verts à
la pupille rétrécie, et cligne des paupières. « Je t’aime », dit-il dans son
langage qu’Aloï connaît bien. La mémoire de l’artiste enregistre la plénitude de ces moments heureux et les fixera plus tard sur toile de jute, au
moyen de fils de laine multicolores.
Comment a-t-il acquis cette technique d’expression artistique ?
« C’était lors d’un
voyage à Rotuma, aux îles Fiji. Je vins à manquer
de peinture. En voyant les femmes décorer leurs nattes avec des laines
de couleurs, je me sentis tout d’un coup profondément troublé. Je
connaissais déjà la technique de la broderie. Alors je m’emparais d’un
morceau de toile de jute et d’une aiguille à coudre les sacs de coprah.
De la pointe de cette aiguille, je traçais sur la toile des lignes très proches
des dessins de tapa et je commençais à broder. Tout d’un coup, tout prit
72
Dossier
un sens.
J’avais trouvé ma voie. Par la suite de nombreux autres per-
sonnages et compositions devaient naître, mais je garde un souvenir
très précis de ces premiers traits rectilignes. Je venais de trouver une
façon bien à moi de m’exprimer. Plus tard, je me suis perfectionné durant
une année en France dans l’art de la tapisserie.
Il a hérité des dons de son père qui bâtissait et décorait les cases à
Wallis ; ce dernier possédait en plus de ses talents de constructeur, une
inspiration particulière transmise par une divinité tutélaire. Aloï a cornmencé à s’exprimer par le dessin. Tout jeune, il traçait à l’aide d’un bâton
des motifs sur le sable humide des plages de son île. Plus tard, grâce à
un travail constant, il acquit lui aussi une renommée internationale.
Il contemple le miroir d’eau étincelant de soleil où s’épanouissent
des lotus. Espace enchanté unissant l’air, l’eau, la lumière, la végétation.
Puis, d’une main, il dissémine à la volée des graines minuscules. La surface frissonne, bouillonne. Des carpes rouges, certaines tachetées de
blanc, gobent en surface la manne céleste. Homme discret, il fait partie
de l’harmonie d’Esnaar avec son sourire et sa douceur ; ses oeuvres sont
un bain de jouvence, un retour au paradis perdu de l’enfance. Une citation de Gauguin le définit bien :
«
Ce qu’un artiste possède malgré lui, ce que l’apprentissage, la
culture ou son évolution n’altèrent pas, c’est le beau inné, la grâce per-
due, dont seul le créateur et l’homme primitif ont le secret ». (Cachin
Françoise 1988 : 262. Gauguin
.
Édition Flammarion).
Les plis de la houle rythment l’horizon en réfléchissant l’éclat incan-
descent du soleil. Il est près de midi. Dans le lagon d’Erakor,
les couleurs
bleu turquoise et émeraude se faufilent entre celles des verts en ébullition. La mer, qui est à marée haute, a amplifié son chant pour psalmodier plus fort.
Nicolaï se laisse bercer par les vagues tout en contemplant, la maturité majestueuse des grands arbres qui bordent le rivage. Puis, le corps
lavé de ses fatigues, il rejoint le rivage. Il ramasse un morceau de corail
échoué sur la plage et le triture tout en s’absorbant dans la vue de ses
formes. Elles se sont développées en recherchant - elles aussi - la
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Littérama ’ohi N°15
Marie-Claude Teissier-Landgraf
lumière qui, tout en haut, ondoie en plaques
laiteuses. Cela l’émotionne.
De fortes houles ou le passage de l'homme l’ont brisé et coupé de ses
racines, l’ont voué à l’errance, à l’échouage, à la mort lente sous la brûlure du soleil. Combien de fois, ce corail a - t-il été meurtri sous les pieds
de promeneurs inattentifs, indifférents ?
Il reprend vie dans la main de
l’artiste qui perçoit l’esthétique de l’objet. Plus tard, ce dernier devenu
élément de mobile, pivotera dans les airs et mêlera sa sonorité aux tintements d’un ensemble corallien, suscitant la surprise et l’admiration des
visiteurs.
À Esnaar, c’est l’heure de la sieste. Des feuilles de cocotiers bruissent sous la brise marine tout en éventant une grande pièce aux fenê-
très ouvertes. La mer se réverbère au plafond et diffuse une lumière
douce et intense à la fois.
Nicolaï inspecte les tableaux de cette prochaine exposition.
Ceux-ci, fixés à une ficelle, virent à hauteur'des yeux et dévoilent par
intermittence un ensemble de visions aériennes du Pacifique Sud. Les
couleurs s’élancent, s’entrelacent, s’unissent, se détachent et s’étirent à la
recherche des unes des autres ; elles font voler le regard dans l’azur, le font
tourbillonner au-dessus des méandres des forêts, le précipitent dans la
profondeur cristalline des lagons. Ces compositions sont peuplées de personnages légers, insaisissables : petits cochons en plein essor, poissons
dorés qui dansent, cases mélanésiennes accrochées en bouquet aux pins
colonnaires, amants qui s’embrassent sur fond bleu d’éternité.
De grandes peintures sur tissus, fixées sur des baguettes en bam-
bou, frémissent le long d’un mur. Des modèles masculins, mélanésiens,
dessinés en lignes légères et souples offrent au spectateur leur nudité
épanouie. Les visages aux ovales très purs, rehaussés par de hautes
pommettes, sont dévorés par des bouches pulpeuses et des yeux
immenses, aux expressions interrogatives, souvent angoissées.
Confidences de Nicolaï :
Mes éléments d’inspiration artistiques sont en premier lieu l’être
humain. Dans le Pacifique Sud, cela a été d’abord le Mélanésien avec ce
74
Dossier
coté très élastique, puis le Wallisien dans toute sa sérénité. Il y a eu aussi
le Polynésien dans ses danses ou avec sa guitare. Et puis il y a constamment ce faciès qui me hante, avec de hautes pommettes saillantes, de
grands yeux tristes, avec un nez et une bouche bien dessinés. Ce n’est
pas un visage mièvre et doux. Au contraire il a du caractère et reflète
une songerie intérieure et une angoisse.
J’aime dessiner de grandes bouches pulpeuses car j’en aime la
forme et la sensualité. Il m’arrive de remplacer les deux yeux par un seul,
immense. Il est certain que tout le temps passé dans ies temples de
l’Inde et du Népal m’a profondément influencé.
Je suis toujours attiré par les lignes longilignes et souples du cou,
par celles des membres et des mains ; par l’élongation des muscles masculins ; par l’aspect éphèbe d’un sein superbe avec une pointe bien formée comme pleine de sève : il est toujours un grand moment de l’écriture
que je fais du corps.
Mon impulsion créatrice est la montée d’une émotion à quatre-vingt
pour cent sensuel. Certaines lignes de mes modèles doivent me donner
un choc, comme un coup de poing dans les tripes, dont j’ai besoin pour
faire un tableau. Ceci m’arrive aussi lorsque je vois mes mannequins
défiler. Mon imagination les pare d’autres robes, d’autres chemises,
d’une autre symphonie de couleurs. Quelque chose dans mon être est
troublé, bouleversé. Ce sont des moments transformés, sublimés, et
cette émotion se traduit par une écriture. C’est une énergie que je libère
par le geste - par la couleur - et par le trait qui vont continuer à m’émouvoir et à me faire palpiter. Plus ces moments troubles durent, plus le
tableau risque d’être parfait dans sa forme.
Nicolaï nous fait partager sa spiritualité et sa sensualité pour célébrer le beau et le bon de la vie, pour enflammer les plaisirs des yeux, de
l’imagination et du toucher. Notre regard se promène et s’évade dans
les fondus enchaînés des couleurs du peintre ; il s’envole dans leurs
explosions, et ce faisant, voit autrement, autres choses. Notre imagination chevauche les lignes et caresse les formes, entre dans le tableau et
l’anime, galvanise notre émotion et s’emballe. Plaisirs de la peau et de
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Littérama’ohi N°15
Marie-Claude Teissier-Landgraf
l’esprit lorsque notre corps se donne la jouissance de s’habiller en toute
liberté de cotonnades souples, au style chatoyant, qui - en même temps
harmonisent notre énergie personnelle.
-
À Esnaar, les vagues surgies de nulle part se chevauchent et s’écrasent sur la plage avant de glisser dans le lagon. Leurs chants captivent
comme un
lointain tam-tam et renvoient inlassablement à l'ordre des
choses, c’est à dire aux lois de l’univers et au vertige de l’existence, là
où s’abreuvent les artistes.
L’auteur a écrit un livre sur Nicolaï Michoutouchkine.
Ref : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/teissier-landgraf.html
lora Devatine
A l’écoute du poète Shu Caï
(Extrait de Carnets de voyage, Pékin, 2001)
J’ai rencontré le poète-traducteur Shu Cai à deux reprises : la première fois, en 2001 à Pékin, sur les recommandations de Mr. Darrobert,
Conseiller Culturel ; la deuxième fois, à Paris en 2002, à l’occasion du
Séminaire « Écritures de l’identité » organisé par Bertrand-F.Gérard dans
le cadre des Journées annuelles de l’unité de recherche « Constructions
identitaires et mondialisation » de l’IRD (23 et 24 octobre 2002, Centre
IRD d’île de France).
L’entente et les échanges avec lui furent immédiats comme entre de
vieux amis. Tant il est vrai que la poésie fait tomber les barrières sociales,
linguistiques, politiques, et rapproche des êtres d’horizons très lointains,
et de cultures très différentes.
Dans le taxi qui nous conduisait à l’Université de CONFICIUS que je
choisis de visiter, j’écoutais, goûtant ses mots, le poète SHU CAI, un
homme ouvert, au contact chaleureux, simple, direct. Il disait qu’il « parle
français comme les Africains », précisant qu’il avait « appris cette langue
chez les Sénégalais », lorsqu’il était en poste au Sénégal, puis en Côte
d’ivoire, y occupant « les fonctions d’attaché économique, de négociateur,
d’interprète, de diplomate ». Des fonctions qui lui donnèrent les moyens
de vivre à l’aise, mais une vie qu’il choisit de quitter « pour se consacrer
à la réflexion, à la poésie, à la traduction », et à l’enseignement.
Dès ma montée dans le taxi, il se mit à parler des HUTONG devant
lesquels nous passions, d’anciennes maisons chinoises, basses, très
caractéristiques, mais que l’on commençait à démolir, les unes après les
autres. Il s’en affligeait ouvertement :
« Ce sont des choses
qui ont leur âge, l’âge des ancêtres, et qui ont
été construites parles ancêtres!... Après une simple comparaison avec
77
Littérama’ohi N°15
Flora Devatîne
ce
qui existe tout autour, un sentiment de regret naît dans mon cœur...
Partout, c’est comme ça... De grands immeubles, comme on en voit
défiler devant nous... Heureusement, avec le temps, les architectes sont
devenus sensibles à la sauvegarde de ces choses...»
A l’allure vive de notre taxi, la conversation roula un instant sur ses
amis : M. Darrobert, M. Alain Morel, de l’Ambassade de France, des
amis qui l’avaient « encouragé et aidé dans la publication d’ouvrages »,
puis il revint très vite à ce qui lui tenait à cœur :
«... A TIANTAN au Temple du Ciel, c’est le plus grand parc, et c’est
très beau. Les cyprès, dont certains ont atteint et dépassé l’âge de cinq
cent ans, sont le symbole de la longévité en Chine... »
«
Chercheur-traducteur » « concentré sur l’écriture », Shu Cai ensei-
gnait à l’Institut des langues et littératures étrangères de l’Académie des
Sciences Sociales de Chine à Pékin :
«...
Il m’a fallu enseigner, accepter de donner des cours à l’Institut
des langues et littératures étrangères... J’avais la liberté de choisir, de
proposer un projet d’étude. J’ai choisi les œuvres et la vie de René
CHAR... J’ai traduit les vers d’un poète français que j’apprécie beaucoup : Pierre REVERDY... Pendant plus de dix ans, j’ai traduit une anthologie de neuf poètes français... La traduction est difficile... J’ai mis trois
ans pour terminer un livre, une anthologie de 200 pages sur la poésie chinoise qui va sortir dans deux mois, en mai 2001...»
Assis sur un banc à l’entrée de l’Allée des Stèles des premiers diplô-
més de l’Université CONFUCIUS, Shu Cai s’exprima plus longuement
sur ses
passions, - la traduction et la langue chinoise -, et sur sa vision
littéraire poétique, et politique :
«
...CONFUCIUS était le symbole de la bonne éducation. Il avait
consacré toute sa vie à la cause de l’éducation... Sa théorie, avec le
temps, avait été acceptée parles empereurs. Parla suite, il y a eu d’autrès théories, mais le CONFUCIANISME est devenu la théorie la plus
importante... Avant, pour entrer dans la fonction publique, il fallait avoir
78
Dossier
étudié les œuvres de CONFUCIUS. Cette tradition a tenu pendant 10
siècles, jusqu’à l’effondrement de la dernière dynastie TCHING... Elle
s’est cristallisée, avec le temps... Il y avait un petit groupe de lettrés qui
se plaçaient en dehors de ce régime, mais la plupart des lettrés passent
par cette formation
Ce sont les jeunes du Sud qui étaient les plus brillants. Ils ont leurs noms sur les stèles, avec le nom de leurs districts d’origine. Ce sont des gens minces, pas grands, mais dans l’éducation, ils
sont les plus brillants... Mais les jeunes, une fois reçus à l’Université,
restent à PEKIN... Ce n’est pas le cas de ceux de Shanghai qui est une
ville qui méprise toutes les autres villes... Dans le reste du pays, on pré...
fère monter dans le Nord... »
Shu Cai, originaire du Sud, vit depuis 20 ans à Pékin :
«
...
Mes parents s’étaient inquiétés au moment de mon départ à
cause de la difficulté à
s’adapter à la vie des Pékinois... Je me sens souvent hors de Pékin, car le souffle, c’est celui du Sud... C’est l’eau, la
montagne... A Pékin, il fait trop de vent qui soulève trop de poussière
qui retombe sur la ville et sur les gens qui doivent se couvrir le visage...
Les vents viennent du désert de GOBY, là où il n’y a ni eau, ni montagne... L’été, il fait chaud... L’automne est appelé « la saison d’or »,
mais c’est trop court... L’hiver, il fait trop froid, et il dure trop longtemps... »
Alors, quand il en ressentait le besoin, il s’enfuyait :
«
Vers le Sud où c’est bien différent... Tout y est plus délicieux,
comme dans la cuisine où les
produits naturels sont plus riches, variés...
Dans le Nord, c’est le blé, le pain... Dans le Sud, c’est le riz...»
Au moment de notre rencontre, il n’avait pas d’enfant :
«...
Mais si j’en ai un jour, ils seront Pékinois, ils auront le senti-
ment d’être Pékinois... Selon une observation, il y a peu de Pékinois, de
gens originaires de Pékin. La majorité des gens vivant à Pékin viennent
des provinces... Les Pékinois — ce n’est pas de la méchanceté — sont
moins travailleurs que ceux du Sud. Il en est de même dans les études...
79
Littérama’ohi N°15
Flora Devatine
Et les gens les plus démunis sont en grande partie des Pékinois... Ils
n’acceptent pas de travailler, ils préfèrent s’amuser avec des oiseaux, des
plantes, ils se contentent de vivre dans les HUTONG... Cela est intolérable pour les gens du Sud, qui, eux, veulent avoir un certain confort dans
■la famille... Les taximen sont des Pékinois parce qu’ils aiment causer...
Ils sont fiers d’être Pékinois, parce que nés dans un lieu impérial...»
Revenant sur son séjour en Afrique où il avait travaillé au titre du
Ministère du Commerce extérieur et de la Coopération extérieure, et où
il était chargé de la réalisation d’un projet de théâtre d’Etat, le Palais de
la Culture financé par le Gouvernement chinois, Shu Cai me surprit :
«... J’ai découvert
l’oralité, l’âme mixte de ia culture, en Côte d’ivoire,
auprès de l’ancien Ministre de la Culture, poète dramaturge qui dirigeait
un groupe de théâtre... Je me suis rendu compte de l’importance locale
de l’oralité... J’ai retenu que la meilleure manière de jouer son rôle dans
le domaine littéraire, ce n’est pas dans la poésie, mais c’est dans le théâtre ; et dans le théâtre, c’est l’oralité quijoue un rôle principal... De plus,
dans le théâtre, on écrit des poèmes...»
Au retour d’Afrique, il se retira de la politique pour se consacrer à la
poésie et à la traduction, en fait, à la langue chinoise :
«...La nouvelle poésie en Chine ne débute son histoire que depuis
moins de 100 ans avec un groupe de lettrés revenus des pays européens et du Japon ...Ils avaient ouvert la voie, et à partir de là, ceux qui
aiment la poésie abandonnent leurs longues traditions pour créer
quelque chose de nouveau... Mais avec le temps, il y a la nécessité de
renouer avec la tradition de la poésie, au fur et à mesure que l’on connaît
ce qui se passe en Europe (la poésie française moderne, Baudelaire ...),
en Amérique... On se rend compte qu’il faut travailler beaucoup plus
qu’avant sur la langue native...
Dans la traduction, il s’agit de donner tout ce que l’on apprécie
dans la poésie française, par le style, par la réécriture.... Les poètes
...
chinois qui connaissent une langue étrangère sont très peu nombreux...
80
Dossier
C’est une responsabilité de présenter tout ce que j’aime dans la poésie
française, et en même temps le point de vue du poète... Ce que je fais,
c’est pour aider les amis chinois à être plus sensibles à leur langue
maternelle... C’est de leur donner la traduction dans le meilleur et dans
le pire...
...La traduction est un canal de connaissances, mais mon but, c’est
à partir de ma génération, devenir plus sensible à ce que l’on écrit soi-
même... Pendant 100 ans, dans la traduction, on a trop suivi à la lettre
les textes. Ces textes sont merveilleux, mais pour un poète chinois, on
a créé une
poésie moderne française... Dans ce processus, on a un peu
négligé notre propre sonorité, notre rythme, notre musicalité, qui se sont
perdues entre les deux langues... La poésie est ce que l’on a perdu dans
la traduction....
Je ne traduis pas un poème comme un professeur; comme les
lettrés. J’interviens dans ce domaine beaucoup plus librement, et en
...
même temps plus fidèlement. Au début, on peut trouver cela difficile,
après, on l’accepte mieux... C’est que je ne traduis pas tout ce que j’ai
compris. Après avoir bien lu, je traduis avec une grande liberté... Cela ne
peut se faire qu’ainsi si on veut écrire en chinois, on ne peut pas le faire
autrement... Il faut faire en sorte de garder les premières images : si on
dit « c’est une pierre », alors, c’est une pierre... Mais pour réécrire l’ensemble, c’est un autre travail... Certains trouvent la traduction plus fidèle
ainsi, d’autres disent le contraire... Dans le domaine de la traduction, il
n’y a pas de règle applicable à tous. Ce que j’ai trouvé pour traduire René
CHAR, je ne peux pas l’appliquer aux textes de Pierre REVERDY...
...
L’Académie des Sciences Sociales de Chine rassemble l’es-
sentiel des professeurs de l’Institut de recherche en littératures étran-
gères et de l’Institut de recherche en littérature chinoise, ainsi que des
intellectuels, écrivains de romans, d’essais, de prose ...C’est une présence favorable à ce volet... Tous les professeurs assistants ont terminé leur doctorat... L’Institut dirige une revue, c’est la plus lue, sur la
littérature étrangère, intitulée : « La littérature du monde »... J’interviens
dans le comité de rédaction de cette revue... J’y suis invité pour jouer
81
Littérama’ohi N° 15
Flora Devatine
un certain rôle, pour
représenter les poètes chinois... Mes traductions y
sont publiées....
...Je suis en relation avec des poètes français : Yves BONNEFOY,
Philippe CHARCOTTE,.... Ils ne connaissent pas ce qui se passe en
Chine, mais ils ont entendu parier du changement profond dans la poésie chinoise... Dans leur sentiment, la Chine est un pays trop lointain...
Pendant un séjour de trois mois en France, j’ai pu rencontrer quelques
figures de la génération des jeunes poètes français. Il faut que cette
génération de jeunes poètes soit présente aussi aux lecteurs chinois...
La terre pour la poésie en France est beaucoup moins riche en comparaison de celle en Chine... Mon rôle est dans le chinois, de traduire en
chinois... J’emploie le français uniquement pour la traduction de la poésie... Pour l’écrire, c’est plus difficile pour moi... Quand on observe
quelque chose de l’intérieur, c’est tout à fait différent...
...La poésie, ces dernières années, est redevenue quelque chose
qu’on lit et à laquelle on prête la plus grande attention, grâce à l’apparition des jeunes générations nées dans les années 70... Elles sont différentes de la nôtre qui est issue des années 50-60... Ce qui va se passer
dans 10 ans, c’est difficile à prévoir, avec la technologie de l’informatique,... le style et l’atmosphère dans laquelle ces jeunes vivent... On
publie très librement par Email tous les poèmes...
...Avec l’approfondissement de la réforme économique et de l’ouverture sur l’extérieur, la tendance est devenue irréversible. Mais l’éco-
nomie ne s’améliore pas seule, cela fera apparaître nécessairement une
Tôt ou tard, c’est inévitable, il y aura du
changement... Les écrivains nés dans les années 60 avaient envie de
montrer avant tout leur parcours personnel... Avant, le point commun
entre les écrivains était que l’on écrit pour éduquer le peuple... Cela a
changé, car jamais un roman ou un poème n’éduque de façon directe le
peuple... Avec le développement économique, nous nous donnons une
liberté plus grande, nous pouvons écrire ce que nous voulons...
...Aux yeux des gouvernants, les poètes sont toujours dangereux,
mais un essayiste sera applaudi... Il y a 10 ans encore, toutes les
nouvelle idéologie politique...
82
Dossier
grandes revues officielles refusaient la publication de poèmes sous le
prétexte : « On n’arrive pas à comprendre ce que vous écrivez ! On ne
comprend pas la source de l’inspiration !»... A mon retour du Sénégal,
cela avait changé : les gouvernants gardent une distance avec les revues
mais proposent des conditions... et il y a les jeunes... Dans chaque province, depuis l’année dernière, - l’année 2000 -, il y a une association
d’écrivains, et chacune dirige une revue littéraire... L’envergure est très
large... Le problème, c’est que tout le monde n’aime pas travailler dans
la même direction...
Mon idée, c’est l’égalité absolue pour tout le monde : chacun doit
écrire de façon libre. Les différences viennent après. Le plus important
...
est que l’auteur reste fidèle à la littérature... Caria littérature officielle ne
dit pas la vérité, elle ne dit pas ce que l’auteur ressent... Entre les auteurs
de différentes générations, il y a aussi un combat...
...Je me suis retiré de la diplomatie, en réalité pour consacrer mon
temps à la réflexion, et pour écrire, pour traduire. Et depuis plus d’un an,
je suis plongé dans la réflexion sur la poésie chinoise... Il faut appeler
cette poésie à se renouveler... Les écrivains les plus importants sont
pour la plupart ceux qui ont appris une ou deux langues étrangères :
c’était la nécessité de l’époque... Actuellement, il faut changer : le pays
est suffisamment ouvert ; la vie a suffisamment évolué, et la vie des intellectuels est presque une vie libre... Mais, il y a des thèmes qui restent
tabou... Mais un tabou à Pékin n’en est pas un à Canton, ...On peut
donc y publier, et on a de nouvelles revues libres...
.La publication est une affaire de l’Etat, mais on peut faire en sorte
que ce soit libre. Toutes les grandes maisons d’édition relèvent de l’Etat,
mais il y en a beaucoup de moyennes, de privées, de libres où on peut
passer par le directeur de l’édition... Donc, il y a toujours de nouveaux
poètes qui lancent de nouvelles revues, deux à trois par an,... Il y a aussi
la mort de certaines... Le problème des revues, c’est la durée... Le premier numéro est souvent de bonne qualité dans le contenu : nous avons
nous même grandi aussi, et c’est devenu plus facile de présenter de
jeunes poètes que Ton apprécie...
..
83
Littérama’ohi N°15
Flora Devatine
...
Tout cela représente une terre pour la poésie qui est devenue
plus fertile qu’avant... Pendant 10 ans, la situation était dans les ténèbres. J’ai passé cette période en poste en Afrique... C’était une manière
de fuir... Même lorsque j’étais diplomate, je n’adhérais pas au parti cornmuniste... Je crois dans les arts, c’est ma seule croyance... Je veux seulement rester distant de tout ce qui est trop politique... La poésie a été
trop politisée...
J’ai trois ou quatre amis intimes dans ies provinces qui projettent
de se réunir autour de la littérature étrangère. Je leur ai proposé de tirer
profit de leur solitude pour sentir quelque chose et pour en écrire...
Quand on sort d’une famille de paysans, on connaît la dureté de la vie...
Cette poésie est donc devenue plus réaliste qu’avant... Caries poètes
affrontent chacun une vie matérieile difficile... Il y a sûrement des revues
poétiques qui vont disparaître, d’autres qui vont apparaître, et entre les
deux mouvements, quelque chose de nouveau a été fondé, s’est créé....
...
...
Il me faut des fois refuser un paradis pour avoir la possibilité
d’accès à une autre vie...
...
Nous travaillons dur, mais cela m’excite... Il faut remercier les
amis de l’Ambassade de France à Pékin, et reconnaître l’importance que
le gouvernement français accorde à la culture : « Vous traduisez, vous
lisez du matin jusqu’au soir ! Cà sert à quelque chose !»... Souvent je me
dis que si le chemin est difficile, peu de gens voudront le suivre, mais il
faut des gens pour le suivre, sinon le chemin n’est plus le chemin, et la
littérature va disparaître en Chine... Dans l’administration, je n’ai rien
appris à part la négociation. J’étais en Côte d’ivoire pour travailler et
gagner ma vie, mais mon cœur était ailleurs... Ce que je voulais, c’était
écrire, étudier... Donc au lieu de devenir Pdg en Afrique, j’ai tout quitté,
et l’institution après ma démission, a pris en charge mon logement, ce qui
est essentiel dans la vie...
...
J’habite donc tout près du Temple du Ciel, et sur cette base, je
peux me permettre d’écrire... »
84
Dossier
Shu Cai
Né à Zhejiang en 1965, Shu Cai est un poète de la langue chinoise, et un traducteur de la poésie française. Il a traduit Pierre Reverdy,
Réné Char, Arthur Rimbaud, Saint-John Perse, Yves Bonnefoy, et de
nombreux autres poètes. Il a été diplomate de 1990 à 1994 à l’Ambassade de Chine au Sénégal. Diplômé de l’Université des Langues Etran-
gères de Beijing (langue et littérature française), il vit et travaille
actuellement à Beijing en tant que chercheur-traducteur à l'Institut des
langues et littératures étrangères de l’Académie des Sciences Sociales
de Chine.
Shu Cai est connu pour sa déclaration de « La troisième voie »,
« une
voie ouverte à la diversité de l’écriture »*. Et s’agissant «du rôle
de la traduction des poèmes »* en chinois, « Shu Cai parle de la retrans-
mission des procédés poétiques dans la langue d'arrivée.
Ce qui
demande au traducteur d’effectuer un travail du poète avec la langue
d’arrivée. »*
*(XU Shuang, Institut national des Langues et Civilisations orientaies ; extraits de Les partis pris des poètes contemporains chinois :
entre la tradition et l'Occident)
Il a publié recueil de poèmes, Le Seul (Editions de Hua Xia, 1997),
des essais : Kui
[(Obse/vaf/ons furtives), Taiyuan, Beiyue wenyi
chubanshe, 2000, ou Guetter, Editions de Bei Yue, 2000)].
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Littérama’ohi N°15
Teaki Dupont-Cochard
Pakoko,
le dernier roi des îles Marquises
Conte
Partie I
Je m'appelle Authentik et ma sœur jumelle Véridik. Nos parents voulaient des prénoms uniques. Comme tous les parents...
Brocélia, notre école, se trouve en forêt de Brocéliande, en Bretagne. Elle regroupe trois classes pas comme les autres : La Musica est
le domaine des musiciens d’où s’échappent des sons de cor et de guitare, le tintement d’un triangle, les coups de cymbale. La troupe de violonistesjoue des airs énergiques. J’adore quand les archets grincent sur
les cordes. A la maison c’est si différent. Mes parents préfèrent le calme
au vacarme. Comme tous les parents...
A côté de la Musica, dans la tente géante de Choréa, les danseurs
exécutent des figures incroyables. Garçons et filles tournent autour du
poteau principal, lèvent les pieds en cadence, soulèvent les bras en l’air,
baissent la tête et poussent des « Haii ! » impressionnants. Le soir, ils
ressemblent à des lutins de la forêt.
Pour parvenir à Romania, traversons un bosquet, cheminons le long
d’un sentier broussailleux. Là, dans la clairière, des dizaines de tables
éléphant sont posées en arc de cercle loin du bruit des danseurs et des
musiciens. Nous appelons nos tables des éléphants parce qu’elles sont
lourdes et grises comme des pachydermes. C’est là que les choses se
gâtent. Le Capitaine contrôle les tables éléphants et nous oblige à créer
de nouvelles histoires. Quand l’un de nous n’a pas assez travaillé, la
table enserre ses jambes avec sa trompe et l’oblige à rester assis. Ce
soir, le Capitaine récompensera le meilleur conteur en lui donnant l’étendard de vieux chiffons. Les choses anciennes ont beaucoup de valeur à
Brocélia.
86
Dossier
J’espère gagner le concours de contes. J’écris des histoires au lieu
de faire mes devoirs. En classe, je gribouille mes personnages, j’ima-
gine des animaux qui parlent et des sorciers. Mes parents préféreraient
que je travaille sérieusement. Comme tous les parents...
A Brocélia, ce n’est guère à la mode d’écrire. Les filles préfèrent les
chanteurs ou les danseurs. Moi, elles m’appellent « le rat des livres », cet
animal court sur pattes, au cerveau volumineux vissé sur un cou raide et
fragile. Le rat des livres est maigre parce qu’il passe son temps à lire
plutôt qu’à faire de l’exercice. Je suis Autentik, le rat des livres désespéré.
Partie II
Le Capitaine a le nez aplati, les yeux enfoncés et pousse des drôles
de grognements quand il s’ennuie. Il a tous les défauts de la terre et dénigre mon travail « Authentik, alors ce conte, tu es en panne d’écriture ?
Ha ! Ha ! Un rat des livres en panne ! »
Le pire c’est que le Capitaine a raison. Je n’ai pas écrit un seul chapitre de mon conte et je sais ce que cela signifie. Je suis condamné. Bientôt
tous vont m’appeler « Authentik, le rat redoublant ! » Comment sortir de
cette impasse ? Voilà que mon seul don me fausse compagnie. La nuit
tombe. Ma table éléphant refuse de me lâcher tant que je n’ai pas fini mon
histoire. J’ai envie de pleurer. Tous les autres ont quitté la clairière pour
peaufiner leur conte. Dans deux heures, le Capitaine me désignera cancre
de Brocélia. Que faire ? La fatigue me gagne. Soudain une lueur jaillit. J’entends un bruit de feuilles. Qui vient dans la nuit ? Un frisson glace mon dos
et ma nuque. Je suis incapable de bouger, l’étreinte de la table éléphant se
resserre autour de mes
jambes. Je hurle. Un bruit de feuilles. Un livre doré
vole vers moi. Je sursaute, prisonnier de ma table éléphant. Les dorures flottent dans l’air et s’agrippent à mes mains. Le livre s’ouvre en son milieu. Un
garçon de mon âge dessiné avec soin porte une tenue traditionnelle des
îles. Il semble me regarder. La lueur vive s’intensifie. Je lis la phrase sous
le dessin « Ton ami t’attend loin d’ici. Dépêche-toi ! » Le livre d’or se referme
et s’envole au-dessus des arbres. La table éléphant desserre son étreinte.
Une fumée s’élève autour de moi. Mes yeux piquent. Je peine à respirer. Je
glisse à terre. Je m’enfonce dans le sol. Que se passe-t-il ?
87
Littérama’ohi N°15
Teaki Dupont-Cochard
Partie III
«
Nooon ! » Le sol s’ouvre sous mes pieds et m’aspire dans un
trou sans fin. La fumée m’enveloppe comme un cocon gluant. Je ne
vois plus le trou dans lequel je suis tombé. Il fait noir. J’ai peur. « Allumez la lumière !» Je hurle comme dans les films d’horreur.
Soudain je
liane entre mes jambes. C’est froid et rugueux.
Qu’est-ce que c’est ? Un serpent ? Je vais mourir. Voilà que le serpent
s’enroule autour de ma cheville. Je réalise que les serpents mangent
sens comme une
des rats. Je hurle de plus belle. Est-ce un nouveau châtiment pour écrivain récalcitrant ? « Capitaine, arrêtez, je vous en prie. Je vais écrire
le conte, je vous le promets ! » Personne ne répond. Je continue à glis-
toboggan géant. Je me recroqueville pour me protéger. Le
serpent parcourt à présent mes jambes. C’est à ce moment-là que je
ser dans le
m’évanouis...
Hey ! Le rat ! Réveille-toi !
Quoi, qu’y a-t-il ? Le Capitaine m’appelle ?
Depuis quand les rats parlent-ils ?
Où suis-je ? J’vois rien !
Réveille-toi, j’ai dit !
Je relève péniblement une paupière. C’est affreux. Vous ne me croirez pas mais c’est absolument affreux. La voix inconnue m’appelle « le
rat » parce que je suis devenu un rat. Pas un rat des livres, un vrai rat !
Avec quatre pattes et...une queue ! Comme tous les rats...
Le serpent qui parcourait mon corps dans le trou noir était une
queue et pas n’importe laquelle ! La mienne ! Oui, ma queue de rat !
Alors le rat, c’est comme ça qu’on me salue ?
Le garçon est torse nu, il porte un pagne décoré de coquillages ainsi
qu’une couronne sur la tête. Il ressemble au garçon du livre doré. Je
pense à la phrase « Ton ami t’attend ! » Je me dresse sur mes pattes de
derrière et saute au cou du garçon qui m’écarte d’un geste brusque :
Tu es fou le rat ! Je suis le futur roi des îles Marquises. Je pour«
—
—
—
—
—
—
rais te tuer...
—
—
88
Tu es roi ? Ma voix aiguë de rat me fait sursauter.
Je le serai demain.
Dossier
Comprenant mon erreur, j’esquisse une révérence rat-ée. Je n’ai
pas l’habitude d’avoir quatre pattes.
Ha ! Ha ! Tu es drôle ! Dis-moi, le rat, tu n’es pas d’ici ? Tu es venu
par la mer ? Beaucoup d’étrangers arrivent par les océans ces derniers
temps. Ils viennent avec des armes et pillent nos terres.
Heu...oui...heu, non...non je ne suis pas d’ici...
Je m’approche du roi. Je n’aurais pas du. Voilà qu’il m’attrape d’un
geste rapide. J’articule avec peine :
Heu ça m’embête de te dire ça mais tu me rat-atines
—
—
—
...
Partie IV
Je m’attends au pire. Sur les îles désertes, il y a toujours des histoires de cannibales avec d’énormes marmites et des sauvages qui tournent autour en salivant. Je devrais calmer mon imagination car le garçon
sourit et desserre son étreinte.
—
Je m’appelle Pakoko et toi ?
Je réussis à articuler mon nom.
—
—
—
Authentik ? Bizarre comme nom. Tu viens du pays des rats ?
De Brocélia... Je me tais en espérant qu’il sait où est Brocélia.
C’est loin ? me demande Pakoko intrigué.
J’aurais donné cher pour me retrouver à Brocélia prisonnier de la
table éléphant. Le trou m’a transformé en rat et envoyé de l’autre côté de
la terre deux siècles auparavant. Je suis perdu aux îles Marquises au
temps du dernier roi. Quel cauchemar ! Je regarde autour de moi. Malgré mon désarroi, je trouve le paysage majestueux. Autour de nous
s’étend une forêt de cannes à sucre. J’entends les chants des oiseaux,
la furie de la cascade.
—
Authentik. Bienvenue aux Marquises, la Terre des hommes que
le Dieu Tiki a pêchée dans la mer.
—
—
Je suis ra-vi. C’est magnifique.
Oui, mais la guerre gronde. Tu vois la montagne rouge ? De là-
haut, on aperçoit les arbres des cinq vallées et les pieds blancs de l’océan
qui lèche la plage. Une de ces cinq vallées, la terre de Haavao, est séparée des autres. Depuis, c’est la guerre. Nos familles veulent que cela
89
Littérama’ohi N°15
Teaki Dupont-Cochard
change. Demain, je serai roi car ma mère est de Haavao et mon père
Grand Chef des autres vallées. Grâce à moi, mon île sera enfin unie.
Le soleil marchait maintenant au-dessus des montagnes, chauffait
le sable et faisait briller la mer.
«
Ce matin, je me suis enfui de la maison du sommeil, reprend
Pakoko. L’aube dessinait à peine la côte. J’ai laissé mes échasses et
marché sur la plage. J’étais triste.
—
—
—
—
Pourquoi ?
Je ne veux pas devenir roi.
Que veux-tu être alors ?
Je veux être Maître des Chants, connaître les mots magiques,
les formules ensorceleuses.
Moi aussi, j’étais triste avant qu’on se rencontre. Je n’arrivais plus
à écrire d’histoire et j’étais prisonnier de ma table éléphant...
—
—
—
Une table-éléphant ?
Oui, elle nous attrape les jambes si jamais on tombe en panne
d'écriture.
Ça m’a l’air difficile de devenir Maître des mots à Brocélia !
Pas plus que roi aux îles Marquises !
Pakoko frappe ses cuisses en éclatant de rire. Je me retrouve propulsé en l’air comme dans une fusée « Héééé ! Attention ! »
Pakoko me rat-trappe au vol.
Ho ! Excuse-moi ! Tu me fais tellement rire. Grâce à toi, je me
sens aussi léger qu’une algue.
Pakoko pince tendrement mon menton de rat :
Tu dois avoir faim ! Je t’emmène à la maison des repas. Tu aimes
la pâte de popoï j’espère !
La quoi ?
Pakoko attrape sa paire d’échasses et m’emmène à grandes enjambées à travers la vallée « J’ai un nouvel ami ! Regardez mon nouvel
ami ! » La famille de Pakoko me dévisage d’un air éberlué. Je répète
—
—
—
—
—
révérences rat-ées et tous rient de bon cœur sur notre passage.
Pakoko continue son chemin. Les Marquisiens forment une haie d’honmes
neur. Je me sens fier.
90
Dossier
Nous passons le reste de la journée à chiper des bananes ou de la
viande rôtie, grimper au cocotier pour faire tomber des noix de coco.
« Quand je serai roi, je ne pourrai plus m’amuser autant ! » dit
Pakoko en nous glissant dans la maison du sommeil.
»
Partie V
Le lendemain, à peine le vent levé, Pakoko me pose sur son épaule.
Dans la maison du sommeil, les parents de Pakoko, les frères et sœurs
de
son
père, leurs compagnons et leurs enfants, dorment encore.
Pakoko attrape le coquillage de son père, gonfle ses joues et souffle si
fort que toute la maisonnée se réveille sur le champ. Les tapas, ces fins
matelas de « bourre de coco », volent de part et d’autre comme des
oiseaux pris dans une tempête. La mère de Pakoko chante : « Voilà le
jour du nouveau roi ! » Pakoko rit mais ses yeux sont étroits comme des
fentes, sa bouche serrée comme un nœud, sa peau semble collée à ses
os.
Mon nouvel ami cache sa peur.
«
Nos racines réunies jadis,
Ah, racines de nos terres !
Autour de la montagne rouge,
La brume s’étend, nuée sacrée,
Ceint la tête de Pakoko,
Bénit les cheveux du jeune roi,
Des îles Marquises unies
Voilà notre chant, notre chant...
Nos racines enfin réunies,
Nos racines ensemble ! »
Dehors les familles des vallées cheminent le long des chemins
pavés et déposent leurs offrandes sur les terrasses sacrées. C’est là que
le peuple acclamera le nouveau roi. « C’est un grand jour, Authentik ! »
chuchote Pakoko en sortant de la maison du sommeil. Mon ami hâte le
pas. Je m’accroche tant bien que mal à son épaule. Soudain, Pakoko
plonge dans son bain de pierres rouges. Le gardien du feu enduit sa
peau d’huile et fait briller ses tatouages comme des feuilles noires dans
91
Littérama’ohi N°15
Teaki Dupont-Cochard
la nuit blanche. Le futur roi roule ses cheveux sur le haut de son crâne.
Le Gardien du Feu l’habille de rouge et entoure sa taille d’une ceinture
parfumée d’encens.
Je n’ai jamais eu d’ami étranger avant toi, Authentik.
Je hoche la tête. Je n’ose pas dire à Pakoko qu’il est mon premier
ami. Grâce à lui, je suis presque fier d’être un vrai rat. Soudain, une
—
fumée s’élève dans les airs. « Le Maître des chants a levé le tabou des
pierres. Viens, il est temps d’y aller. »
A présent, Pakoko marche d’un pas majestueux sur les terrasses
sacrées. Mon ami se tient dos à la mer, visage tourné vers la montagne
rouge. Je retiens ma respiration. Un homme au crâne chauve et couvert
de dents de sanglier s’approche d’un pas leste. « C’est le prêtre. Il vole
et parle le langage des oiseaux. » Le prêtre se met à chanter. Sa voix
flotte sur la cime des arbres.
«
Nos racines unies jadis,
Ah, racines de nos terres !... »
Les anciens pilent les fruits de la terre et des mers aux pieds des tiki.
Je regarde avec,admiration ces sculptures divines aux yeux fermés et bras
croisés dont personne ne devine les pensées. Les Braves arrivent en tenue
de guerre. Le vieux prêtre se retourne masqué d’une coquille de tortue, ses
yeux sont révulsés. Je sursaute de terreur. Le prêtre avance vers Pakoko.
Je hurle « Pakoko, ne deviens pas roi ! Des étrangers vont venir, ils vou-
dront piller ton île et te tueront. C’est écrit dans le livre doré ! » Pakoko me
pose à terre et s’avance vers le prêtre. Les chants flottent autour de lui. Une
voix m’appelle. « Authentik, réveille-toi ! » Je reconnais cette voix. C’est
Véridik, ma soeur. « Le Capitaine est furieux ! On te cherche depuis une
heure !» J’ouvre une paupière. Ma queue de rat a disparu. J’entends les
cymbales de Musica, les cris des danseurs de Choréa. Je me lève et
marche comme un somnambule dans la forêt de Brocélia.
«
—
Hé ! Tu oublies ton conte !
Quel conte ?
Véridik me tend des feuilles gribouillées. « Tu m’as l’air rat-iboisé du
cerveau
«
92
! » Etonné, je déchiffre le titre:
Pakoko, le dernier roi des îles Marquises. »
Dossier
Conte de Teaki Dupont-Cochard : www.teaki.net
lu par Véronique Sauger sur France Musique
Le conte
J’ai imaginé un conte pour enfants autour de Pakoko et du moment où, adolescent, il devient
roi des Marquises.
Pour moi, il était important d’écrire sur la découverte d’un nouveau monde, l’amitié malgré la différence, la possibilité de se dépasser...
J'espère que vous lirez ce conte en savourant le monde imaginaire de Brocélia dans lequel vit
Authentik. Sa rencontre improbable (aux accents Carrolliens...) avec son ami des Marquises, Pakoko,
ravive son talent de conteur.
Mes enfants de 13, 9 et 6 ans ont gardé de ce conte des images fortes. J'espère que vous par-
tagerez notre enthousiasme.
A propos de l’auteur
Originaire des Iles Marquises par ma mère, je suis « gauloise » par mon père (Ile de Ré) J’ai
grandi entre l'Afrique (Sénégal, Algérie, Tunisie, Egypte, Angola,...) et la Polynésie française.
Mon prénom Teaki Hua Meama, « celle qui attend la lune », m’a été donné par mes grandsparents marquisiens. En effet, selon la tradition, ce sont les grands-parents qui connaissent l’histoire
de ta famille et ta transmettent. Mon prénom ne peut être donné à un autre enfant sans l'accord de ma
famille : c’est le privilège royal.
Je descends directement de Pakoko, le dernier roi des îles Marquises. L’exécution de ce dernier par les Français marque l’avènement des Marquises françaises. Pakoko est le personnage historique des îles Marquises au sens où il a grandi dans une société tribale ancestrale et a été confronté
à l'arrivée de colons britanniques puis français. Lorsqu’il devient roi, il pressent que c’est pour sa perte
mais il assume son devoir.
Le choc culturel et humain que Pakoko a subi lui confère une dimension de héros. Certains de
ses
objets d’apparat sont exposés au Musée du Quai Branly à Paris.
Teaki devant ses ancêtres royaux, Exposition Gauguin, Grand Palais Paris
Les îles Marquises
Les îles Marquises sont situées à 1500 km au Nord-Est de Tahiti. A l’époque des grands déplacements (il y a environs 2000 ans), les Maoris de Micronésie arrivèrent aux îles Marquises où ils trou-
vèrent une terre accueillante (source d’eau, nourriture abondante). Faute d’espace, une partie de la
population reprit les mers et peupla Hawaï, l’île de Pâques, Tahiti et ses îles et la Nouvelle-Zélande.
L’archipel des îles Marquises est le plus isolé au monde des côtes continentales, ce qui explique son
nom traditionnel « Te Henua Enana », La Terre des Hommes. La culture marquisienne est très vivace
et rayonne dans toute la Polynésie et bien au-delà. Par exemple, j'habite actuellement en Bretagne.
L’île de Groix en face de notre maison est jumelée avec Nuku-Hiva, l’île dontje suis originaire. Sur cette
île bretonne, un tiki traditionnel signé par mes cousins, trône sur l'océan Atlantique.
93
Littérama’ohi N°15
Conte millénaire
«
Mais où sont tes neiges d’antan ? »
Il aurait été considéré comme extraordinaire de voir de la neige sur
le sommet de Aorai et ce matin, il y avait de la neige sur le sommet véné-
rable, quatre légères couronnes étincelantes de neige sur la couronne
sommitale du roi de Tahiti.
Alors des hommes et des femmes vinrent de tous les districts de
Tahiti Nui et se rassemblèrent au pied de l’immense montagne pour
contempler le miracle. Il était encore tôt ce matin-là.
On fit de grands feux, les rois s’assemblèrent autour du plus ardent
d’entre eux et tinrent conseil. Le soleil dardait de magnifiques cristaux
dans l’altitude où nulle nuée ne venait perturber la portée du regard.
De grandes décisions furent prises ce matin-là et l’on décida d'abord
que de grandes fêtes seraient organisées dans la baie de Matavai tandis
que de courageux et courageuses hommes et femmes graviraient les
pentes vertigineuses du mont à la rencontre de la neige nouvelle. Les
paroles de la grande fête dans la plaine auraient un grand pouvoir, et par
ce pouvoir l’ascension des nobles guerriers serait facilitée.
Les pas des guerriers allèrent marquer les crêtes abruptes, les
paroles de pouvoir se gravaient dans le livre intangible des nuées, répétées en mille échos par les hommes et la montagne, par la cascade et
l’oiseau, les fougères et les rochers. Paroles de pouvoir et d’éternité.
Des espoirs d’unité se forgeaient ce matin-là, tandis que l’aube, lentement, se muait en méridien solaire.
Tout le peuple de Tahiti était bruissements de joie, chants d’allégresse et de pouvoir, attentes de l’unité parfaite et les guerriers parvinrent au premier sommet du Royaume du Ciel, ciel immense des nuées.
C’était le midi et la neige avait fondu. Le soleil dardait tout le pays,
il était à la verticale parfaite du monde des hommes ce jour-là.
94
Ecritures
Il ne restait que quelques gouttes scintillantes des cristaux miraculeux
du matin, sur les fougères graciles là-haut, mais les guerriers purent voir
face à eux, encore un peu au-dessus d’eux - frise de diamant sur le mur
monumental de Orohena, ce que les autres ne pouvaient, ne purent voir
-
la neige était encore sur le plus vénérable des vénérables, le plus majes-
tueux des majestueux, le sombre, le terrible, le dangereux Orohena.
C’est là, au centre du volcan, que rayonnent la liberté et l’unité de
Tahiti, éternelles et éphémères tout à la fois, au gré des époques et des
vies des hommes. Et de la Pointe des Pêcheurs, quelques hommes à
peine revenus sur leur pirogue pleine de poissons multicolores virent
cela, que ni les guerriers ni les rois ne virent.
Bio-bibliographie de l’auteur
Jade est né à Lyon en 1977, écrit dès le lycée et son activité poétique culmine en terminale.
Ensuite, prolongations éparses et l’atmosphère des textes et la prosodie évoluent à partir d’une poésie rimée régulière vers un style plus libre et purement rythmique.
1999-2001, séjour profondément marquant à Tahiti, énormément de fragments sont écrits mais
aussi Le Cyclone, nouvelle d’une rencontre et d’un bouleversement de l’être à Rangiroa.
Séjours Japon, Chine, Réunion. Le matériau brut et puissant de Tahiti décante et s'enrichit
de nouvelles expériences. Des fragments condensent sans cristalliser un écrit complet.
Poèmes
2007 : “bris de vers“ (poésie), EAN/ISBN > 978-2-3040-0028-3. Editeur : Le Manuscrit.
2005 : Vibrations, poème primé au concours des Apollons d’Or, Vaison-la-Romaine. Phyltrats (poésie), EAN/ISBN > 978-2-7481-5900-4. Editeur : Le Manuscrit.
2004 :
Patagonia, poème primé au concours des Amis de Veyrines, Ardèche.
2000 : Le Cyclone (nouvelle, prix du concours Les Nouvelles de Tahiti), collectif Nouvelle vague, ISBN > 2-9097-9085-1. Editeur : Au Vent des Iles.
Salons
Salon du Livre de l'Outre-Mer (2000), Salon du Livre de Paris (2008 : le lien polynésien
se renoue...
95
Littérama’ohi N°15
Jean-Noël Chrisment
Pollen, fiction
Passer au-delà
II n’y a pas de bord,
de limite, au chagrin,
où l'effet de la mort
sur l’homme prenne
fin.
Pas de bord, pas de rive
ou
s’interrompe le
malheur, l’intransitive
passion des mains, des yeux.
Dur, ce contact avec
la mort, la mort, d’un coup.
Ça rend le souffle sec,
et le cœur comme fou,
là, ce qui bat derrière
l’os, et qui vient jeter
contre cet ossuaire
un sang
bouleversé.
Mais aucune limite
malheur, et pas lieu
de s’arrêter là, quitte
au
à s’écrouler si vieux
que la blancheur des os
vous serve de candeur.
Vent et soir, à défaut,
vont lui faire une fleur.
Le vent et la nuit claire,
qui déjà ne l’accablent
presque plus, vont en faire
une fleur véritable.
Sa pensée en désordre,
ses cheveux en
pétales,
et le fil à retordre
qui lui donnent de sales
remontées de la haine,
remontées de la honte,
que le vent les reprenne
à son fluide compte.
Fleurir ainsi
Tout l’homme, en de la fleur,
en du
végétal, se
sent réduit. Sauf le cœur,
gros, qui rechigne un peu.
Peu à peu, l’homme accepte
l’option botanique.
Fleurir, c’est moins inepte
que gésir, moins tragique,
et moins nauséabond.
Fleurir, se prolonger
dans la végétation
réduit la dureté
cassante de ce qui
va nous rester du corps,
Littérama ’ohi N°15
Jean-Noël Chrisment
cette haleine durcie,
lorsque est venue la mort.
Confiant, net, il se livre
à sa métamorphose.
Et tout ce mal de vivre
être fleur l’en repose.
Fleurs coriacées
Toi, mon frère, Philippe,
des bords de mer
tu préférais la mer
muguets, aux tulipes.
Atout repli, l’ouvert,
aux
le vaste, et le grand frais,
le bleu profond, le large,
dont tu élargissais
l’étroitesse des marges.
Nous, quel chagrin ce geste
de te faire descendre
dans la mer. Et l’eau reste
remuée de tes cendres.
Tout ce pollen de ton
corps brûlé, avec elle,
haut, l’évaporation
de la mer l’amoncelle.
De sorte que ça tient
de toi l’eau des nuages,
le blanc, le gris de lin,
arrosant le rivage.
98
Ecritures
Elles fleurs coriacées
qui s’accrochent au bas
des bourrasques salées,
aussi, tiennent de toi.
Profus recyclage des corps
Ainsi, du corps humain,
les hommes se détournent,
et sur d’autres terrains
désormais ils séjournent.
Au fond des paysages
terrestres, c’est'par foules
fleuries que leur passage
à trépas se déroule.
C’est avec ce qui meurt
qu’ils embellissent,
qu’ils deviennent des fleurs
sur lesquelles tout glisse.
en eux
Parfumés, sveltes, nus
fleurs,
comme le sont les
les voici devenus
des taches de couleurs :
du jaune, du doré,
du rouge, du carmin,
ou du bleu contrasté
comme les fleurs de lin...
Leur nuque ainsi au temps
ne donne
plus de prise
à son dénigrement.
Elle s’idéalise.
99
Littérama ’ohi N°15
Jean-Noël Chrisment
Le temps sur la douleur
met une absence, un baume,
d’une telle pudeur
qu’il en fait un arôme.
Sentiments et cheveux,
effroi, peur animale,
désir, leur tiennent lieu
de feuilles, de sépales.
Il se creuse en calice,
le menton que la main
( pour peu qu’on réfléchisse
à tout cela ) soutient.
Bien-sûr l’efflorescence
utilise leur bouche
et debout réagence
les lèvres qu’elle couche.
Ils ont tant d’avenir,
de face ou de profil,
dans les fleurs : pour choisir,
comment les morts font-ils ?
Sève et cendres
Quelques impatients
recourent au moyen
le plus direct, leur sang
devient leur sève, tiens :
il est blanc, comme l’est,
comme l’était,
le beau
sang de la vénusté
s’écoulant de la peau
100
Ecritures
merveilleuse. Autres mœurs,
autres sangs.
Mais d’immenses
peuples font à l’ampleur
du temps plus de confiance :
Pour les vies disparues,
que la mort reprojette,
à la rivière, au flux
de l’eau ils s’en remettent,
et des morts qu’ils brûlèrent,
que parfumait leur nom
de bois odorifère,
de ces os brûlés, font
des os-fleurs, de la vie
différée, douce et tendre,
par des cérémonies
de rivière et de cendres
où se décontamine
l’horreur du cadavre à
l’odeur de la résine
et du bois de santal.
Les yeux, vers le sel
Les hommes sur le pas
des rivières, des flux
de tous ordres, leur voix
dans leurs yeux s’est perdue.
Et leurs yeux /
ainsi que
101
Littérama’ohi N°15
Jean-Noël Chrisment
des fleurs coupées au fil
de l’eau, à fleur d’eau, bleu
sur
gris, descendent, ils
descendent vers le grand
bleu, où les fleurs, les cendres
jetées, ce qui descend
va, plus au fond, descendre,
jusqu’au fond, sous la surface, les yeux, les os
des crânes les plus purs
brûlés, au fil de l’eau
devenus ce pollen
des vagues, des courants,
ces visions de l’Amen
où s’abîme le chant.
Deuil, genoux
II y a ceux qui restent.
Pas encore des fleurs.
Le chagrin dans leurs gestes
violente une pudeur
atroce, les retient,
au bord de leur peau,
leur visage d’humains,
dont seuls partent les yeux
aveugles, écorchés
car ils sont les genoux
sur
lesquels on se met
pour sentir les fleurs, nous.
102
Ecritures
Les yeux sont de terribles
genoux, en sang, fléchis
à prier l’impossible.
Des pliures de cri.
Dans l’herbe, nous, regard
plié devant
presque-ne-plus-voir,
osseux
ce
ce sentir de vivants
qui nous reste.
Le deuil :
du flou, de la paupière
que le genou de l’œil
écrase sur la terre.
Gestuelle de l’herbe
Si, allez, si, l’amour
fera de cette absence
même une autre présence,
heureuse et fraîche, pour
peu qu’on ait la finesse,
et la maturité
nette, forte, de vrais
hommes, que la caresse
maritime de l’air
nous bouleverse comme
si nous étions moins homme
qu’herbe haute, moins chair
que frissons, ou fragrance,
ou
gestuelle fraîche,
103
Littérama’ohi N°15
Jean-Noël Chrisment
et que nos voix n’empêchent
plus d’agir le silence.
/ L’amour
à l’autre nous rallume,
et de ce que nous fûmes
trace un autre parcours.
L’amour emporte tout
le pollen qui recouvre
nos
gestes /
Le temps, l’amour, pareil.
C’est l’angle, au deux versants
à peine différents,
d’une proue, d’un éveil,
d’un visage /
Et l'homme se dégage
de la peau, de sa mue,
il est à vif, à nu,
à même son courage.
Il s’étonne, debout,
aérien, affermi
par la sauvagerie
de la terre. Lui : vous.
Il devient. Devenez
puisque mourir c’est fait.
104
Ecritures
Chanson
Que les frissons d’oiseaux
et les foules humaines,
dont le poids s’équivaut,
meurent, oui, et deviennent.
Le parfum devient chant,
la mémoire devient
l’aile mise devant
les plus noirs lendemains.
L’univers dans nos têtes
reconstruit la beauté
sous la forme
parfaite
de la fleur de tiarér
En nous se relevant,
plus jeune, presque imberbe
l’homme laisse dans l’herbe
sa
part d’écrasement.
La langue sur le buste
et le chant sur la langue.
Et la mort, de sa gangue
de boue, se désincruste.
L’univers dans nos têtes
reconstruit la beauté
sous la forme
parfaite
de la fleur de tiaré.
Ce texte est celui du film Pollen, court métrage de commande du Ministère de la Culture de Polynésie française,
réalisé en août 2006, interprété par John Mairai, avec la participation de Tapuarii Laughlin pour la chanson du
générique ; il est constitué d'extraits, choisis et organisés par Chantal Selva, du livre de J.-N. Chrisment paru en
juin 2007 aux Editions Gallimard et récemment primé au Festival du livre insulaire de Ouessant 2008.
105
Littérama’ohi N°15
Nicolas Kurtovitch
Poèmes en Côte Est
Le portail avec le vent s’entrouvre
un
rai de lumière passe les bambous
depuis la véranda le torrent s’envole
les pêcheurs sont au ciel
De l’eau sur ma peau
colle ma peau aux os
les tôles au soleil sont rouges
un vêtement de
trop m’épuise
Le rêve de l’eau du ciel tout contre le feu
au-dessus de la tête je sommeille sous la tôle
toutes les fois que j’ai vu le soleil se lever sur l’océan
j’ai pensé en secret à ceux-là qui l’espéraient en vain
****
Le portail s’est refermé
le vent du superficiel l’a heurté
trop de paroles assourdissantes
dissimulent le cœur du pays Païci
Ce qui s'agite aux pieds de Montagne Froide
les pensées sombres aux pieds de Montagne Froide
106
Ecritures
entre arbres et rochers lointains
une fumée subtile passe
le portail
Pourquoi partir alors que reste tout seul
dans la maison ouverte le visage tant aimé
en haut du
au
pic la maison tache le ciel
bout de la rivière la fumée monte droite
C’est difficile de voir la montagne
plus encore d’en ressentir la présence
parmi les immeubles un seul oiseau
tente de suivre le torrent invisible
(voilà la voie véritable devenue impossible)
****
Agitation sous le ciel de mars
un tableau évoque la maison perdue
quel ruisseau va m’accueillir aujourd’hui
la voie c’est se fondre dans la foule
****
L’eau sans discontinue
coule de Montagne Froide
à des kilomètres de tout
je suis au cœur des choses nobles
****
107
Littérama’ohi N°15
Nicolas Kurtovitch
Trois bambous au-dessus de l’eau
Tout ce qu’il y a à retenir
De la barque posée là
A l’embouchure de Ponérihouen
13 06 05
****
Sous les arbres de la rivière
à quelques pas de la bande de sable
il y a cette barque de métal gris
nonchalante comme couchée à l’ombre
je sens dans mon dos un reste d’air
la poussant au large comme une brindille
qui ignore les vagues de l'eau dormante
là si il y a une autre réalité à saisir
quoi que ce soit tout se dissout
dans l’allure de cette barque
la promesse d’une vie en passant à Poindimié
Deux jours déjà de ce soleil
montagnes et vallées merveilleuses
simplement
me dit la brusque mort de sa femme
y avait-il de la tristesse dans ses paroles
impossible de le dire alors que tous deux
ce matin un ami tout
lui des outils dans chacune de ses mains
nous
108
baignions dans cette lumière
Ecritures
les gravillons crissent sous les pas
les branches frôlent les visages
bras jambes et torses s'élancent
joie exaltation sont au cœur
pour Linda après « Les damnés » 26.06 05
Nuages au-dessus de la baie les hommes sont invisibles
qui est heureux qui est triste lorsque la nuit s’installe
si le vin bu solitaire si le froid subit en silence
me conduisent à toi cette
journée n’aura pas été veine
****
C’est le jour c’est l’heure
d'inventer un monde aimant
là sous le regard innocent
des enfants pauvres
Je ferme les yeux
le vent fouette mon visage
toutes ces lagunes au sol
où se noie la tristesse
envahissent ma mémoire
qui viendra en ce jour connu
comme celui des joies enfantines
sécher mes larmes de la défaite des hommes
109
Littérama ’ohi N° 15
Edwin Onee
Pehepehe
TE MAI HEÀ
Te mai e, mai hea mai oe,
Te fano tià ra, i hea.
Mai te ata ra oe, toù nei haereà.
Haereà muhu ore, ohipa noa ai,
Toro noa a ai, to ave ave.
Te reàreà noara te hoa.
Hoa here i te apiti raa
Apiti hia ra e te mate
Heà mate atura i to hinaàro
Te mai e, o vai au nei.
Nati hia taua, mate manao ore hia
Taàti hia, mate hinaàro ore hia
Hinaàro rahi ra to oe iau
O vau ae, to fauraô
Fauraô, e aratai ia oe
Aratai, i te fare ote mai
Fare, taua e taà ê ai,
Hoi atu vaut te tumu o te ora
Maùe ê atu oe, e imi tei ora.
Te mai e, te mai e, e te mai e.
110
Poésie
HIROÂ TOU
O vai au nei
Nohea mai au
Haere nei au hea
Imi ai toù àài
Hiroà hoi toù
Ua moè ra hoi
Ahea e nahea
E iho mai ai
Manaô naô nei au
Ite tau i mairi
Faà ite ea faà iho
Ite tumu mau
FAAITE, E, AANI NOA MAI
E HOROÀ HIA
Faà ite mai oe,
To oe hinaàro
E horoà atu vau
Ta oe, i ani mai.
Faà ite mai oe e,
Ua poiha oe,
E horoà atu vau, ite vai,
Ei haà maha, to poiha.
Faà ite mai oe e,
Ua poia oe,
111
Littérama’ohi N°15
Edwin Onee
E horoà atu vau, ite maà,
Ei haà maha, to poia.
Faà ite mai oe e,
E mai to oe,
E horoà atu vau, ite raàu,
Ei rapaàu, to mai.
Faà ite mai oe e,
Ua pohe oe, te toè toè, ete veà veà
E horoà atu vau, ite maru maru,
la au to nohoraà
Faà ite mai oe e,
E fano oe nate moana
E horoà atu vau, ite fauraô,
la hau to tere ite ara
Te vahi no reira mai au
Te Tumu Haàri
HAVAIKI NUI
Maoaè tarava te matai
Havaiki te fenua
E papa to tai
Flora raà toetoe
Neè raà areho
Tarava ra te aàu
Ite roa raà ote Tu ri
Te otiàtià ra te otuù
Te nevaneva ra te tarapapa
Tei te area te otaha (paôti aero)
112
Poésie
Te mata hiô hiô ite arepu raà ote tua moana
Tei te Hau-taàpe
Tei Papa-roto
Tei te Ava-nui
Te reo vevo ia na te reva,
Mai oôà i Rofau,
Te reo maira Pauro tane e,
E ie, tei te otu o Raititi
E na hoà rahi.
Hoè à naè fâ
Hoè à naè aveià
0 Mathilda (Matira)
Potii here hia ete taureà
Maài-ava ite 26 atopa 2007
PEHE PEHE ITI NO VAIROINA
(Puhi) - Hoi mai, hoi mai
E aù purotu
Ua pô te ao
Ua ao te pô
Aita a nei oe
(Hina) - Tei te puna vai au
I Pora pora ite fanau tahi
Te tahe pape nei
Toù roimata
Ite faàroô raà to reo
Haere, haere to tere,
Vaiho mai oe ia ù
Haere, eita vau e hoi atu
113
Littérama ’ohi N°15
Edwin Onee
E vai iti tei uta
Faà rari rari toù faà
Vai iti haumaru
O vai oi na,
Vairoina.
E vai mata
E roi mata no Hina
E vai mata
E roi mata no te oto
Oto ite reo pii
Oto i te here tei motu
Oto aroha ete oaoa
TURAMATOÙ HAEREA
Maite heèuri ote
Moana toù nei huru
Maite te mata ite ore
Ra hoi au
I hiô tutunu ai au
Ite rai
Turama mai toù
Haere a ite ao nei
Turama mai ia ite au
Ite mea mau
Maite maramarama ote râ
Maite hi hi ote mahana
Turama, turama mai
E taàta noa hoi au.
114
Poésie
NOTE AHA
Ua horoà hia mai
Te hau ite taàta nei
Note aha ra hol
Te hepo hepo
Eté veve rahi
Note aha ra hol
Te ati, te oto
I te fenua nei
Note aha ra hol
Te faà ino i ino ai
O taua hol, taua nei
E tià àu nao hol taua
E toù taeae
Note aha ra e note aha
I ohu ai ite opape ote ino
Note aha e note aha
Originaire de Bora-Bora, Edwin Onee a été lauréat du Concours du plus beau poème
organisé par Radio Bora-Bora à l’occasion de la Journée territoriale du Reo Ma’ohi du
vendredi 23 novembre 2003.
115
Littérama’ohi N°15
Orama Manutahi
La poésie est la branche
la plus noble de la magie
On aime et l’on se leurre
Que l’amour donne au coeur
Une joie sans mélange
Mais toutes les couleurs
Font seules la splendeur
De la torche embrasée
Voluptueuse dentelle d’arc-en-ciel
Qui berce mon âme et en prend soin
Tourbillon d’émotions essentielles
Qui emporte vers le haut et si loin
La flamme de la passion
Que la voûte céleste nourrit et protège
Papillon coloré de tendresse
Va embrasser le joyau au pastel
Qui mène vers l’autel
L'oeuvre si pure et sans maladresse
Se dessine sur fond de cascade
A la lueur d’une inclinaison révélée
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Poésie
T’envelopper de lumière d’amour
Te caresser de mon regard pour toujours
Te murmurer la magie qui fait naître à son heure
La douceur du bonheur
Tel songe s’éloigne et se disperse
Au premier sourire de l’aube
M’abandonnant à ma promesse douloureuse
Mon alliance retient mon coeur
Entre ses serres avertis
La chair de ma chair
Le sang de mon sang
Je ne peux la sacrifier
-C’est mon précieux diamant
C’est la source de ma vie
117
Littérama’ohi N°15
Viri Taimana
Vaimanao
«
Dans ma pratique du dessin pour la série des « VAIMANAO » ou
abstraction, je me suis attardé sur les éléments suivants : l’espace, le
plan et quelques fragments de motifs dans une composition polymorphe.
Cette imbrication me permet d’appréhender la construction, le rythme
qu’elle peut induire en soulignant une configuration propre au volume, en
particulier le bas relief.
J’appréhende celui-ci de la manière suivante : nul besoin de manipuler la matière pour vérifier l’interaction qui peut y avoir avec l’espace
qu’il occupe, car l’illusion de la matière me suffit. C’est un choix qui me
permet de reformuler la question du volume autrement, par le biais du
dessin. Cette liberté recentre mon attention dans et à travers un espace
volumique sur plan. Une immersion entre les interstices des pleins et
des vides, résultant de formes sans échelle. Le contraste permanent
situe l’ensemble dans un environnement suspendu, hors du temps ».
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Directeur du Centre des Métiers d’Art
Plasticien
Ancien professeur d’enseignement artistique à l’école supérieure d’art
de Toulon
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Coordinateur pédagogique de 1er cycle DNAP à l’école supérieure d’art
de Toulon
Exposition collective :
2008 - « Dessins » Centre des Métiers d’Art de Polynésie française
2008 - « Mana » Musée de Tahiti et des îles
2007 - « Tabu » Musée de Tahiti et des îles
2005 - « Dessins » La galerie, Le Pradet (Var), France
2003 - « Session"!, les assembleurs » gravure et monotypes, Le Pradet
(Var), France
118
•I
«
VAIMANAO IV»
Dessin au graphite sur papier à grain marouflé sur toile
150 X 100 cm-2005
La revue LittéRama’OHi a été fondée par un groupe apolitique d'écrivains
polynésiens associés librement. Le titre et les sous-titres de la revue
traduisent la société polynésienne d'aujourd'hui.
LittéRama’OHi, pour l'entrée dans le monde littéraire et pour l'affirmation
de son identité.
Ramées de littérature polynésienne, par référence à la rame de papier,
à celle de la pirogue, à sa culture francophone.
Te
hotu ma'ohi, signe la création féconde en terre polynésienne.
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chinois intercalés
entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs de tisser des liens entre les écrivains originaires de
la Polynésie française, de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité
des auteurs
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine, de donner à chaque auteur un espace de publication.
Ont collaboré
: Rraia Patrick Rmaru, Jean-floël Chrisment, Flora
Devatine, Teaki Dupont-Cochard, Danièle-Tao'ahera Helme, Jade,
flicolas Rurtovitch, Orama fïlanutahi, Edwin Gnee, Chantal T. Spitz,
iïlarie-Claude Teissier-Landgraf, Edgar Tetahiotupa.
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ISBN
2 000 Fcfp
978-2-916411-10-0
Fait partie de Litterama'ohi numéro 15