B987352101_PFP1_2006_012.pdf
- Texte
-
Littérama’ohi
Rarahu BOIRAL
Flora DEVATINE
Simone GRAND
Jean-Claude ICART
Weniko IHAGE
Nicolas KURTOVITCH
Jimmy LY
Claude-Michel
PRÉVOST
Jonas D. RANO
Julienne SALVAT
Chantal T. SPITZ
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jean VAN MAI
Paul WAMO
/
p^H
2E?5P
Littérama’ohi
Publication d’un groupe
d’écrivains de Polynésie française
Directrice de la
publication
:
Chantal T. SPITZ
Tarafarero Motu Maeva
Huahine
E-mail
:
hombo@mail.pf
Numéro 12 / Novembre 2006
Tirage
:
500 exemplaires
Mise
en
Imprimerie : STP Multipress
Patricia Sanchez
-
page :
N° TAHITI ITI
ISBN
:
:
755900.001
1778-9974
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-Te
Hotu
Ma’ohi
-
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°12
Rarahu Boirai
Flora Devatine
Simone Grand
Jean-Claude Icart
*
Weniko
lhage
Nicolas Kurtovitch
Jimmy Ly
Claude-Michel Prévost
Jonas D. Rano
Julienne Salvat
Chantal T.
Marie-Claude
Spitz
Teissier-Landgraf
Jean Vanmai
Paul Wamo
SOMMAIRE du n°12
Novembre 2006
Liste des auteurs
P-
4
Sommaire
P-
5
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
7
Editorial
P-
9
P-
10
P-
13
P-
15
P-
22
P-
44
P-
51
P-
60
DOSSIER
LIRE EN
POLYNÉSIE
Weniko
lhage
L’esprit du Salon du Livre de Tahiti
Jean Vanmai
au pluriel » :
Nouvelle-Calédonie et dans le
Francophonie
«
en
Pacifique
Jean-Claude Icart
la
ora na
Anacaona
Jimmy Ly
A
mon
cousin
d’aujourd’hui...
linguistiques et réalités polynésiennes
Flâneries
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
francophone
Le tourbillon
Simone Grand
Le Salon du Livre en mai 2006 à Tahiti,
un
lieu
d’échanges
Julienne Salvat
Poème pour
le Pacifique
Nicolas Kurtovitch
P-
66
P-
72
P-
81
P-
91
Eponyme
Claude-Michel Prévost
Plus rien
ne
m’étonne
Joans D. Rano / Flora Devatine
Echange
Jonas D. Rano
Ozée
:
Lettre ouverte à mon frère créole
P-105
Rarahu Boirai
A propos
du Chantal Spitz 2006
Chantal T.
Spitz
Eponyme
L’artiste
:
Tihoti Barff
Tô Maui mareira’a ia Râ
6
P-108
Littérama’ohi
Ramées de Littérature
Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La
revue
d’écrivains
Littérama’ohi
a
été fondée par un groupe apolitique
polynésiens associés librement :
Patrick AMARU, Michou CHAZE, Flora DEVATINE,
Danièle-Taoahere HELME, Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF,
Jimmy LY, Chantal T. SPITZ.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent
d’aujourd’hui
sienne
la société polyné-
:
«Littérama’ohi», pour l’entrée dans le monde
l’affirmation de son identité,
-
littéraire et pour
Polynésienne», par référence à la rame
papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
«Te Hotu Ma’ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères
chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
-
«Ramées de Littérature
de
-
-
pour objectifs :
de tisser des liens entre les écrivains
La
-
revue a
originaires de la Polynésie
française,
-
de faire connaître la variété,
la richesse et la spécificité des
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine,
de donner à chaque auteur un espace de publication.
Par ailleurs, c’est aussi de faire connaître les différentes facettes
de la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie, le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de
chercheurs, des enseignants...
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
un mouvement entre écrivains polynésiens.
auteurs
-
7
peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans n’importe quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou polynésienne (mangarévien, marquisien, pa’umotu, rapa, rurutu...), et en chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères
comme pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de
compréhension, ou un extrait en langue française.
Les textes
Les auteurs sont seuls
responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En
tent la
général tous les textes seront admis sous réserve qu’ils respecdignité de la personne humaine.
Invitation
au
prochain numéro :
polynésiens,
Ecrivains et artistes
cette
revue
est la vôtre
:
tout article bio et
biblio-graphique
vous concer-
nant, de réflexion sur la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
sur des auteurs, sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
ou sur
tout autre
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
APPEL A CONTRIBUTION
Nous invitons tous les auteurs désireux de
participer à Litterama’ohi à nous
parvenir leur texte. Les dates limites de dépôt des textes sont le 15
février pour le numéro de mai et le 15 septembre pour le numéro de novembre. La revue ne comportant qu'un nombre limité de pages, certains textes
peuvent être publiés dans le numéro suivant même s’ils ont été reçus dans
les limites imposées. Nous nous engageons à publier tous les textes reçus
à la condition qu’ils ne portent pas atteinte à la dignité humaine.
faire
Le thème du N° de mai 2007 numéro est
pas
8
«
les
reo
ma’ohi
:
intérêt, statut,
place dans la société contemporaine ». Les textes qui ne traitent
du sujet seront bien sûr publiés dans la limite des pages disponibles.
usage,
Editorial
Littérama’ohi,
sous
le peperu de Chantal T. Spitz, la nouvelle directrice de la revue,
consacre son
Au 5° Salon Lire
en
numéro de novembre 2006
fête de
Polynésie (18-21 mai 2006.)
exceptionnel, il est vrai,
changé
venue de nombreux auteurs francophones et anglophones,
Avec la langue française, « trésor de guerre »,
«
(s’ouvrant) à tous les vents ».
Un événement
Dont la dimension avait
Avec la
Ozée »,
«
«
Une
«tracer ces moments de
De
«
Lettre ouverte à mon frère créole... »
consigne avait été donnée par Chantal:
» avec « un texte qui frissonne
de triturer les méninges »,
partage
Afin de « raviver la parole créatrice »,
(livrer) aux lecteurs des émotions sur les rencontres les partages les désaccords les joies les énervements ».
Devenir
«
un
homme debout
»
«
«
les entrailles au lieu
Chant mêlé », «rêve de
jetant un regard ouvert et étonné, en toute amitié :
bonjour le monde »
passerelle très forte à établir » entre tous, « un conte
merveilleux
»
!
Point d’autosatisfaction !
Une libre et belle
navigation à voiles déployées !
s’agit d’inscrire dans la mémoire la traversée des continents et la rencontre des océans,
pour leur dire et nous dire, dans une langue inconnue mais si claire, l'amour et la
révolte, la fierté et l'orgueil, la tendresse et l’audace, l’urgence et la résistance.»
Il
«
«
ia
ora na
Anacaona
»
!« Plus rien ne m’étonne » !
Au fait
C’est
:
quel lagon la langue ? Et c’est quelle pirogue l’écriture ?
C’est quelle terre la littérature ?
F.D.
9
Littérama’ohi N°12
Weniko lhage
L’ESPRIT DU
SALON DU LIVRE DE TAHITI
L’esprit du Salon du livre de Tahiti a navigué à l’intérieur du lagon
polynésien, mais la force de ses idées a dépassé les limites que nos
propres consciences n’ont pas su maîtriser, tant et si bien que les courants marins de ce même lagon ont entraîné vers le large des symboles universels qui ont enrichi chacun d’entre nous, au fond de notre
insularité et singularité indéniables.
Kanak de langue et de culture, qui n'arrête pas de rêver en
« drehu »
(ma langue maternelle) pour continuer à tordre le français et
tenter à tout instant d’exister dans la littérature kanak francophone d’ici
et d’ailleurs, une question a toujours préoccupé mes méninges : « Que
signifie être écrivain en Nouvelle Calédonie, bien avant la répétition systématique à la mode du concept de citoyenneté calédonienne définie
par le cadre institutionnel de l’Accord de Nouméa ? »
Dans mon prochain ouvrage intitulé « Le tissage de nos silences »
Isabelle Le Bal me définit comme un passeur ou messager de la parole.
« Mais
plus qu’un quêteur de mémoire, il donne une autre dimension à
cette parole. »
Je suis heureux de voir que sa préface répond mieux à l’esprit de
mes convictions littéraires, à savoir que par le passé, d’autres ont écrit à
la place des Kanak. Aujourd’hui, non seulement nous écrivons, mais
nous n’avons plus le temps de nous justifier sans cesse à nous occuper
des autres pour monter dans la pirogue de la citoyenneté calédonienne.
Les écrivains calédoniens ont débattu avec le public sur la littérature calédonienne, véhicule d’expression d’une identité commune à
construire. Mais Nicolas Kurtovitch reste encore
un
extra-terrestre cou-
qu’il habite en terre kanak qui l’a accueilli, postulat fonlibère de sa conscience pour écrire en toute tranquillité.
La réflexion politique de l’ancien président des écrivains calédoniens l’honore, mais les clivages sociaux en Nouvelle Calédonie sont
rageux à croire
damental qui le
10
Lire
en
Polynésie
tellement bien distincts que les Kanak semblent encore bien ignorer la
vie quotidienne d’un Caldoche en brousse. Sans parler des autres réalités
ethniques et culturelles qui composent cette mosaïque
kanak.
culturelle du
pays
place To’ata à Tahiti, les quelques échanges avec
permis de bien réaliser que la parole kanak est
encore bien prisonnière de ses tissages internes, de l’esprit culturel
d’une société initiatique en pleine évolution. Il y a déjà vingt ans que cet
auteur samoan a montré les richesses et contradictions des statuts
sociaux de ses chefferies. La société kanak est encore entre l’igname
et l’ordinateur. Et on ne nous laisse pas le temps d’exister, de vivre une
nouvelle identité. Faut-il sortir de son pays pour être reconnu ? Faut-il
être à Tahiti pour émerveiller les autres par la qualité de nos débats et
idées qu’on ne peut avoir en Nouvelle Calédonie ?
ALifou, Jokin, une tribu de l’extrême nord de mon île, se distingue des
autres par le soleil qui étend ses rayons pour éclairer son voisinage avant
d’illuminer sa chefferie de sa lumière céleste. Le soleil de Jokin a manifesté sa présence à Tahiti. La marginalité sociale des écrivains et la situation géographique de Tahiti ont boosté les écrivains calédoniens à séduire
le public de la situation littéraire de notre pays, mais la réalité est ailleurs.
En venant sur la
Albert Wendt m’ont
hybride de par la situation politique et historique de la Nouvelle Calédonie, marqué de plus au fer d’une étiquette
d’écrivain malgré moi, j’ai toujours considéré les salons comme un
remède de mes « maladies endémiques ». Mais à entendre Jonas
Rano, romancier et poète martiniquais, qui lutte pour une renaissance
de la créolitude, réflexion bien plus loin que celle de la créolité, qui à son
tour, a aussi dépassé le concept de négritude créé autour du triumvirat
Césaire, Damas, Senghor, j’ai tout de suite relativisé mes états d’âme
et voir ensuite comment nous pouvions trouver une définition d’un écriBénéficiant d’un statut
vain ultramarin.
Les Haïtiens, tout comme
ratures insulaires d’Océanie et
les Canadiens, ont bien vu que les littéd’Outre-Mer français ne correspondent
11
Littérama’ohi N°12
Weniko
lhage
moules prédéterminés et fixés par les éditeurs nationaux. Ils
préconisent qu’on publie chez nous et distribue notre label littéraire en
pas aux
France et ailleurs dans le monde.
au
Ce n’est pas une nouveauté. La Calédonie, invitée régulièrement
festival de Ouessant, en Bretagne, défend déjà cette politique qui
parie sur l’universalité littéraire des écritures îliennes.
C’est le pari de séduire l’universel par une singularité qui demandera du temps. Faut-il laisser le temps au temps ? Les Kanak disent
que le blanc a la montre, nous avons le temps. Le temps de regarder
l’écriture débarquer dans nos « motu », enrichir nos préoccupations et
contradictions dans nos îlots d’ignorance dans un océan de connaissances pour mieux affirmer notre identité kanak.
Weniko
lhage
an
Vanmai
«
FRANCOPHONIE AU PLURIEL
»
EN NOUVELLE-CALEDONIE
&
DANS LE PACIFIQUE...
Comme la Nouvelle-Calédonie est
un
pays
à caractère multiethnique
pluriculturel, les auteurs que nous sommes, regroupés au sein de
l’A.E.N.C.*, ne cessent d’oeuvrer afin de mieux faire connaître une littérature francophone aux multiples facettes.
Ecrivains d’origine européenne, kanake, métisse, asiatique ou
autre, nous savons que les oeuvres culturelles de chaque pays, quelle
que soit son importance et le nombre de ses habitants, doivent non seulement être diffusées sur l’ensemble de leur territoire mais également
et, si possible, hors de leurs frontières.
Tels des Don Quichotte de la mer, embarqués à bord d’une pirogue
commune, nous nous attachons donc jour après jour à défendre et à
développer la francophonie, dans le sens noble du terme, au sein de cet
Océan Pacifique à dominante anglophone.
Il nous faut pour cela passer d’une francophonie entendue, comme
simple prolongement de la langue et de la culture de la France métropolitaine, à une francophonie vraiment plurielle. Car enrichis d’une
diversité culturelle qui nous est propre, nous savons aussi que la prédominance d’une culture et d’une seule langue sur toutes les autres
n’est pas l’option idéale.
C’est ce que pensent et ressentent également ceux et celles qui
vivent hors et loin de la Métropole. Ace point de vue, les Haïtiens considèrent que la francophonie ne constitue pas, pour eux, un héritage douloureux du passé, mais il s’agirait plutôt d’un « trésor de guerre » inestimable, arraché à l’ancien colonisateur.
Armés de ce bel outil de communication, les habitants de la
Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie Française, de Wallis et Futuna et
et
jusqu’au Vanuatu d’aujourd’hui, se parlent, se communiquent, développant
13
Littérama’ohi N°12
Jean Vanmai
ainsi
au
Oui,
Oui,
laires
se
Oui,
à travers les océans une francophonie ouverte.
à un français qui s’ouvre à tous les vents.
pensons qu’il est important que les francophonies insu-
fil du temps
nous croyons
nous
se solidarisent.
rêvons surtout d’une passerelle très forte à établir entre
soutiennent,
nous
francophones d’outre-mer, du Canada et ceux de l’Hexagone afin
d’élargir nos horizons et de s’ouvrir au monde.
Car nous ne perdons non plus jamais de vue le fait que la langue
française est au cœur de la francophonie. Celle-ci forme un tout qui
englobe toute personne parlant le français, et le parlant avec toute la
les
richesse de
son
parcours.
importe cependant que les diverses cultures doivent continuer à
exister ; que les identités culturelles doivent être respectées ; que les
échanges entre elles devraient être mieux équilibrés. Puisque non seulement nous possédons des éléments communs - bien plus qu’on ne le
pense - mais nous portons aussi en chacun de nous des différences
qui sont autant d’héritages et de richesses spirituelles à verser dans le
patrimoine de l’humanité.
Il
Jean Vanmai
*
AENC
:
Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie
an-Claude lcart
IA ORA NA ANACAON A
Conte
pour
contemporain
tous les gens merveilleux que j’ai rencontrés au Fenua
passé le 17 mai 2006, vers 20h30. Le Salon du livre de
portes le lendemain. Les invités étaient reçus par
l’équipe de la revue Littérama’ohi à la Maison de la culture : rencontre
sympathique, atmosphère simple et détendue, ambiance conviviale.
Nous fîmes connaissance, reçûmes des exemplaires de l’édition spédale de la revue pour souligner cette cinquième édition du Salon et
eûmes droit à un slam d’un jeune poète calédonien, Paul Wamo. J’eus
l’occasion de goûter pour la première fois au pain à la noix de coco et
le plaisir d’échanger avec des écrivains, de la Polynésie bien sûr, mais
aussi de la Nouvelle-Calédonie, de la Nouvelle-Zélande, des îles Fidji,
de la Réunion, de la Martinique et du Canada.
Cela s’est
Tahiti ouvrait
ses
Au moment du retour,
quelques uns d’entre nous, attirés par la
musique, décidèrent d’aller jeter un coup d’œil au spectacle qui avait
lieu sur la grande scène voisine et purent ainsi assister à la fin d’une
répétition d’un ballet de la troupe Maanau.
Je l’ai tout de suite
scène de la Toa’ta
en
reconnue
disant
un
de
quand elle
ses
a fait le tour de la grande
dits de Fleur d'or. Avec leurs cos-
tûmes
somptueux et leurs coiffures richement parées, les membres de
troupe auraient aussi bien pu être Incas, Mayas ou Aztèques. Moi, je
savais qu’ils étaient pas uniquement Ma’ohi, mais qu’ils étaient également Taïnos d’Ayiti-Quisqueya-Bohio et que leur seule présence annonçait la surprise de sa venue.
la
Je l’ai tout de suite
détermination et à
reconnue
à
son
intensité et à
sa
douceur, à
sa
sensualité. Flamme
majestueuse à l’aura d’autorité, je l’ai vue faire le tour de la grande scène pour leur dire et nous dire,
sa
15
Littérama’ohi N°12
Jean-Claude Icart
dans
et
langue inconnue mais si claire, l’amour et la révolte, la fierté
l’orgueil, la tendresse et l’audace, l’urgence et la résistance.
une
la
ora
Et
j’ai fermé les
na,
Anacaona, la
ora na.
instant, et j’ai vu ses ancêtres s’installer
promise à leurs maraes, l’île unique où l’influence
de la lune est annulée, point nodal où se rejoignent les lignes cotidales,
nœud de résonance, onde stationnaire, point amphidromique, l’île
lumière, l’île perle du collier oasien, Eden fleuri et parfumé réservé par
Oro, gran mèt la, pour l’épanouissement et le bonheur de leurs familles.
dans l’île
sans
yeux un
marée
Mais, vinrent des temps de disette et de famine, temps de diviquerelles, temps de deuils et de guerres sans quartier. Et j’ai
sions et de
des familles entières
embarquer à bord de grandes pirogues doublés, en emportant tout ce qu’il leur était possible d’emporter. Et j’ai vu
la longue caravane, s’engager dans l’ouverture du récif, quitter le lagon
turquoise et s’élancer sans peur à la conquête de l’horizon.
vu
Je les ai
quitter les terres des yeux, chevaucher les dunes
grand désert marin, et naviguer des semaines et des
semaines, guidés par les caprices du vent sur la crête des vagues et les
vus
d’écume du
dessins étoilés de la voûte céleste. Je les ai
vus
sillonner le silence
mystique de cette immense basilique, goûter à ce vide qui porte l’exide l’âme au plus haut point, regarder en face des forces qui nous
dépassent et voyager jusqu’au bout d’eux-mêmes.
gence
Certains s’arrêtèrent
chemin pour
habiter et féconder de tikis
chapelets d'oasis du grand désert mer marin. Les autres poursuivirent leur route d’eau jusqu'à la découverte d’un monde fascinant,
un continent vierge de toute empreinte humaine, une terre qui n’avait
même pas connu d’hominiens, un milieu pur. Durant des millions d’années, des margouillats géants et des iguanes surdimensionnés
l’avaient parcouru sans relâche et y avaient régné sans partage. Un
d’autres
16
en
Lire
morceau
de soleil tombé des cieux les
intact, riche d’une flore et d'une faune
en
en
avait effacés pour
encore
Polynésie
l’offrir
à apprivoiser, au génie
créateur des ancêtres d’Anacaona.
Et ils brûlèrent leurs
grandes pirogues doubles sur les rives de leur
plaines qui se renouvellent à perte de vue, et les montagnes qui s’élancent à l’assaut du ciel, et les forêts qui laissent à peine
pénétrer la lumière du soleil, devinrent leurs nouveaux temples. Et les
enfants des petits enfants de leurs arrières petits enfants enfantèrent à
leur tour et créèrent quelques unes des plus belles civilisations que l’humanité n’ait jamais connues.
découverte et les
Sur les bords du lac des pumas
de pierre, oasis liquide tout en haut
grande cordillère, là où l’on peut naviguer la tête dans les nuages, là où le roseau des montagnes sert à fabriquer des motus flottants,
là où le condor n’atterrit que sur la face des plus grands précipices, ils
dans la
mirent
en
au
monde la fille et le fils du Soleil et nommèrent leur île berceau
souvenir de l’île lumière. Ils couvrirent leur
et le transformèrent
certains
en un
patriarche de feuilles d’or
véritable tiki vivant, un soleil immortel, que
appelleront plus tard El Dorado. Dans leurs somptueuses
constructions reliées par un impressionnant réseau routier, ils s’élancérent à l’assaut des cimes du savoir dans le domaine médical, le travail
de la
pierre et l’agriculture. Et sans recourir à l’écriture, à l’aide de simpies noeuds dans des cordelettes multicolores, ils purent constituer
d’imposantes archives pour conserver et transmettre leur science et
leur sens de l’organisation.
Plus
au
nord,
au
sein du monde du jaguar, dans un majestueux
écrin de verdure striée de rivières
ondoyantes, ils érigeront une grande
laquelle se développera “le lieu des échos”. Et Tikal
perle d’une éblouissante culture qui portera aux plus hauts
stèle autour de
devint la
sommets les connaissances humaines dans l’architecture, l’écriture, les
sciences et les
avec
mathématiques. Et pour faciliter les échanges d’énergie
élevèrent les plus imposantes pyramides de cette
le cosmos, ils
17
Littérama’ohi N°12
Jean-Claude Icart
jeune terre, plus hautes que la brume qui enveloppe la crête des plus
grands arbres de cet océan végétal. Et ils s’enfoncèrent, et se perdirent,
dans le labyrinthe qui conduit aux secrets les plus intimes du temps.
Encore
plus au nord, après deux siècles d’errance sur les terres
désertiques, ils se fixèrent, comme le leur avait prescrit le soleil, autour du
rocher où ils virent l'aigle dévorer un serpent sur un cactus. Ils asséchérent les marécages avoisinants et sur ce haut plateau à l’ombre des volcans,
à l’endroit exact où le soleil et la lune s’élevèrent dans les deux et
où
naquirent les dieux, ils édifièrent Tenochtitlân, la plus belle ville du
monde, la cité lacustre aux milles canaux et aux mille jardins flottants, qui
pendant cinq siècles, sera la plus grande capitale religieuse et culturelle,
mais aussi le plus grand centre économique et politique du Nouveau
Monde. Ils en firent un véritable microcosme de l’univers, l’expression
exemplaire de la totalité de leur vision du monde. Et par des rituels sangiants, ils entreprirent de repousser à jamais les assauts du néant.
Mais c’est dans l’arc-en-mer insulaire
qui relie les deux parties de
qu’ils purent enfin retrouver les plus grandes
constructions jamais réalisées par des êtres vivants à la surface de la
planète. Ils revirent la prodigieuse diversité biologique des récifs coralliens et l’azur turquoise des lagons aux eaux calmes. Et c’est sur la
grande terre montagneuse au centre de ce chapelet d’îles qu’ils entreprirent d’édifier une société vouée à l’expression artistique, basée sur la
paix et la parfaite harmonie avec la nature. Et c’est dans ce nouvel Eden
fleuri et parfumé, dans i’île perle de ce nouveau collier oasien, que s’épanouit la Fleur d’or, maîtresse de la danse, de la poésie et de la musique,
celle qui par son charisme devint la lumière des Taïnos, l’inoubliable
reine du Xaragua, à la destinée légendaire et bouleversante.
ce
nouveau
la
ora na
monde
Anacaona, la
Mais le malheur
ora na.
frappa encore. Emmené par un vent mauvais, il
arriva d’un monde ancien, par la route d’eau de l’autre grand désert
marin. Un matin comme les autres, il arriva sans s’annoncer dans le
18
Lire
vert des
eaux
tranquilles,
sous
les traits d’évadés du
en
Polynésie
royaume
des
morts, insensibles à toute noblesse et à toute sagesse, imperméables
à toute
hospitalité et à toute dignité, ignorants de toute bienveillance et
rongés par l’avidité et la cupidité. Et ce furent de
nouveau temps de carnages et de pillages, temps de désolations et de
de toute bienséance,
souffrances.
Le
Xaragua d’Anacaona, le plus grand des cinq royaumes de la
grande île montagneuse, continua à opposer résistance même après la
chute de ses voisins. Et Anacaona poursuivit la lutte contre les envahisseurs même après la mort de son époux et celle de son frère. Mais pour
sauver ce qui pouvait encore être sauvé de son monde, elle accepta de
faire la part du feu et de sceller un armistice avec ces rescapés de l’enfer. Mais ni les intrigues de cour, ni les accrochages avec les Caraïbes,
ne l’avaient préparé à tant de rouerie, à tant de fourberie, à tant de
duplicité chez un adversaire. La grande fête qu’elle avait organisée et à
laquelle elle avait convié tous les dignitaires de son caciquat pour rencontrer leurs nouveaux alliés, la grande fête qui devait célébrer le pacte
de paix devint le théâtre du plus grand carnage jamais vu dans cette
partie du monde. La tuerie fut si effroyable que l’odeur du sang traversa
l’océan et de tous les recoins de l’ancien continent, d’autres meutes
accoururent pour
participer à la curée.
La vague immonde submergea
lier oasien puis frappa de plein fouet
d’abord les îles émeraude du coltout le nouveau monde, engloutissant temples et palais, sciences et connaissance, arts et cultures,
beauté et raffinement. Elle n’épargna aucun recoin et emporta les peupies de l’aire du condor ainsi que ceux du monde du jaguar et ceux du
royaume de l’aigle, piégés par leurs mythes qui les portèrent à voir les
nouveaux venus comme des dieux et qui ne réalisèrent leur erreur
fatale que bien trop tard !
L’affreuse lame
immenses
atteignit même ceux des grandes plaines aux
troupeaux de bisons, ceux-là qui avaient rencontré d’autres
19
Littérama’ohi N°12
Jean-Claude Icart
hommes
Et dans
l’humanité, de l’autre côté du grand océan, lui arracha ses filles et ses fils cuits
par le soleil et les emporta, d’abord dans l’île perle du collier oasien puis
son
venus par un pont de glace tout au nord du continent.
mouvement de reflux, elle alla frapper le berceau même de
dans tout le Nouveau monde.
Ces
nouveaux venus
purent côtoyer durant quelques temps les
derniers descendants d’Anacaona, qui partagèrent avec eux leur culture. Ils en conservent jusqu’à ce jour, même s’ils n’en sont pas toujours
conscients, des fragments que l’on peut retrouver dans leur musique,
leurs danses, leur alimentation, leur artisanat, leur religion et même
dans la nouvelle
Il fallut à
langue qu’ils développèrent..
hommes d’ébène trois siècles pour
arriver à secouer
Lors des dernières batailles, c’est le cri de guerre d’Anacaona
qu’ils reprirent à l’unisson et qui retentit sur toute la grande île montagneuse: Aya bombe ! Mourir plutôt qu’être asservis ! Et au lendemain
de leur victoire, ils se souvinrent de la reine mythique. Et ils se souvinrent de ces marrons qui les avaient accueillis dans leurs premiers mouvements de révolte et avaient partagé avec eux leur expérience de lutte
et ils redonnèrent à l’île perle son nom originel.
Cela s’est passé il y a deux siècles mais leur combat se poursuit
encore, car, « dèyè môn, gen lot mon », « derrière une montagne, il y
a encore d’autres montagnes ».
ces
leur joug.
De retour à
Montréal, j’ai appris par les journaux qu’on avait vu
sur la scène du Jackie Gleason Theater of
Performing Arts dans le cadre d’un ballet présenté par la troupe de
l’Académie de danse RMT venue spécialement de Port-au-Prince. Puis
je l’ai revue sous les traits d’une voisine originaire du Panama et je l’ai
croisée à l’Université, avec cette fois le visage d’une jeune Iroquoise.
Enfin, lors d’un bref séjour en Haïti, j’ai appris qu’elle était devenue une
divinité du panthéon vaudou et qu’elle apparaissait parfois aux abords
Anacaona à Miami,
des cascades de l’île.
20
Lire
Je suis maintenant certain que je n’ai pas rêvé
scène de la Toata, et qu’elle est bel et bien revenue.
la
ora
Mais
na,
au
Anacaona. la
ora na
en
Polynésie
devant la grande
!
fond, n’avait-elle pas toujours été présente ?
Jean-Claude Icart
Montréal, août 2006
21
Littérama’ohi N°12
A
à
mon
cousin
l’esprit novice,
le tout brassé de
d’aujourd’hui,
au corps
juvénile, au coeur encore sans blessure ni déception,
multiples et chaotiques ethnies.
Si, dans ton angoisse de métissage pas tout à fait harmonieux de fond chinois
mélangé à d’autres choses ajoutées quelquefois sans TVA, tu te sens encore des
doutes existentiels qui partagent, divisent et vident ton toi-même,
tu aurais bien tort de ne pas te plonger dans le livre de Chantai Spitz.
jaillir en toi une santé spirituelle insolente en forme de vertu
rédemptrice apaisant tes inquiétudes et guérissant tes égarements.
Non seulement il fera
saine lecture fera aussi que tu te
Mais
sa
cette
question
«
Quelle
sera
sentiras moins inutile en te forçant à poser
:
la future couleur de ton avenir ? »
Dépêche-toi, tu n’as presque plus le temps de réfléchir comme de
«
Fa’a tia élever dresser construire
Et
quand tu auras fini de lire,
chancelante et dépeuplée
Cette conviction
Ou t’entraînera
»
p.
162
tu sauras enfin si tu peux trouver dans ta mémoire
qui te portera vers ta résurrection
ton propre anéantissement ?
vers
PS,- Quant aux heureux fetii qui ont la chance de ne plus se poser ce genre de proou qui ont réussi à les résoudre, ils peuvent quitter en fermant la fenêtre et
blêmes
annuler la lecture.
22
Lire
en
Polynésie
FLÂNERIES LINGUISTIQUES
ET
REALITES POLYNESIENNES
Cette année, à l’image versatile des trois derniers numéros de
Littérama’ohi, le Salon du livre 2006 à Tahiti devait donner toute sa
place à la diversité culturelle du monde prouvant par là l’universalité
questionnement identitaire commun et une même volonté d’existence parmi les peuples dits colonisés. Participant ordinaire de la manifestation en tant que membre de Littérama’ohi, j’ai déambulé à travers
les allées bordées par les stands bien achalandés des libraires et ainsi
que leurs fournisseurs en amont, ceux des éditeurs. J’ai cherché parmi
la production livresque des dernières nouveautés, celles qui feraient
titiller mes appétits littéraires.
d’un
Mais
je voulais aussi et surtout rencontrer dans le foisonnement
étrangers en dédicaces, ceux qui par leur oeuvre ont
répondu à l’attente des organisateurs et des autorités de tutelle. C’est
ainsi que j’ai retrouvé Jean Van Mai, un écrivain vietnamien de
Nouvelle-Calédonie, dont l’oeuvre n’en finit pas de revisiter sa généalogie dans un processus de revendication identitaire et linguistique très
proche de la nôtre. Beaucoup plus nombreux que les quelques centainés de Chinois originaires de la Polynésie qui se sont installés récemment dans le Caillou, les Vietnamiens sont de plus très dynamiques culturellement. Il est vrai que leur installation est beaucoup plus ancienne
et donc leur histoire calédonienne plus riche en anecdotes.
des auteurs
C’est Jean Van Mai
qui est la raison d’un quiproquo hilarant à l’océtrangers
invités à la manifestation. Ayant ouï dire que des écrivains haïtiens
venant de Montréal y participeraient, je m’y suis rendu dans l’espoir d’y
casion du cocktail d’accueil de Littérama’ohi des écrivains
23
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
qui connaîtraient éventuellement mon ancien mentor
mon collège washingtonien. Celui-ci, professeur de
littérature française et spécialiste d’André Breton et du Surréalisme,
m’enseigna entre autres comment aborder les oeuvres littéraires françaises à la lumière d’autres disciplines pédagogiques. Ce fut le point de
départ de mon histoire d’amour avec le « Rouge et le Noir » de
rencontrer
ceux
René Belance de
Stendhal.
En arrivant
au
cocktail, je vis Jean Van Mai en grande conversation
des invités haïtiens puisque
de peau basanée. Il
signe de vive dénégation. J’ai eu le fin mot de Thistoire en m’approchant et c’est ainsi que je fis la connaissance de l’érudit
sociologue Jean Claude Icart. Il avait cru au départ me reconnaître en
Jean Van Mai qui, possédant un faciès asiatique de bon aloi, l’avait induit
en erreur. Mais celui-ci lui fit comprendre qu’il s’était trompé en lui montrant que le vrai Jimmy LY vient juste d’arriver et qu’il ne faut surtout pas
mélanger les Jimmy d’un premier LY de ceux issus d’un second lit.
avec
certainement
secouait la tête
un
en
Cette
plaisanterie improbable en jeu de mot à l’esprit bien français
asiatiques francisés a servi d’entrée en
matière pour enlever les illusions au cher Icart. En lisant mes écrits
dans Littérama’ohi, il pensait trouver en Jimmy LY, un moine d’Asie
venu du fin fond de la Chine, au-delà des confins de la Route de la Soie
et surtout au visage pétri de rides d’une sagesse mille fois millénaire. Et
voilà qu’il se retrouve en face d’un Chinois des îles dont la jovialité insuvenant de deux écrivains
laire et communicative
désolé de n’avoir pas
Mais
se
trouvait à mille li de des fantasmes. Je fus
été à la hauteur des rêves d’Icart.
ne devient pas automatiquement un sage et vénérable
qui veut, même avec d’incontournables références littéraires occidentales. Et je lui explique qu’apparemment, il semblerait
qu’au cours de leurs pérégrinations dans le Sud Pacifique, beaucoup de
mes anciens ont oublié en cours de route les préceptes philosophiques
de leurs ancêtres: les mêmes qui ont fait l’objet du conte merveilleux
«
24
hélas,
Lao She
»
Lire
en
Polynésie
qu’est le fameux « Voyage vers l’ouest », c’est-à-dire le périple picaresque vers les Indes du moine Tong Tseng et de ses trois compagnons
à la recherche des Livres Sacrés. Pour le consoler de sa méprise (à
l’instar de l’Icare qui s’est brûlé les ailes), je lui parlé de cette ville neuve
comme Montréal, ville d’immigration des Haïtiens, que j’ai visitée l’été
dernier, et où j’ai remarqué que, comme chez tous les nouveaux arrivants surtout insulaires et ayant une histoire coloniale, le désir de réussir est toujours accompagné par la passion et la recherche des origines.
Au
de cette soirée,
j’ai retrouvé avec plaisir Teresia Teaiwa
qui, l’année dernière avec Sia Figiel, m’a fait gentiment participer à leur
spectacle littéraire. Je lui ai confié que j’ai beaucoup admiré la verve
cours
des écrivains maoris de Nouvelle Zélande
comme
Albert Wendt. A tra-
je me suis demandé si la poursuite permanente de la
conquête des leviers politiques est une nécessité essentielle et fonda-
vers
eux,
mentale à la découverte d’une identité définitive à l’instar de la démarche
engagée de notre Titaua Peu. Ou si, au contraire, ce n’est pas pluun processus inverse de la recherche positive de cette identité
qui doit déboucher à terme sur une revendication de pouvoir et de sou-
tôt dans
veraineté.
Au lendemain du
cocktail, où je me suis dit que les méprises ne
jamais fortuites, je me prépare donc à me délecter avec de nouvelles et agréables surprises dans ce salon ouvert à la diversité du
Pacifique francophone et anglaise. La place bruisse de mille rumeurs
qui accompagnent habituellement les ouvertures de Salon. Cette année
les nouveautés seront nombreuses et les auteurs du bassin pacifique
ajouteront du piment aux nombreuses conférences débats.
sont
On attend
impatience les interventions des auteurs calédod’impatience mes
amis de Littérama’ohi. Par exemple, celui de notre ami Jean-Claude
Icart, cité plus haut : « La diversité culturelle est-elle soluble dans la
francophonie ? » Comment va-t-il nous parler avec son expérience
avec
niens et haïtiens dont les titres alléchants font saliver
25
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
québécoise de la coexistence pacifique entre différentes cultures partagéant une même langue sans domination d’une seule sur toutes les
autres ?
Ailleurs, la présence de la vice-présidente du gouvernement de
en charge de la Culture, de la Condition féminine et
de la Citoyenneté, Dewé Gorodé, donne un relief particulièrement prééminent aux présentations délivrées au cours du colloque. Quel ton vat-elle prendre en français pour parler de l’émergence et de l’affirmation
Nouvelle-Calédonie
parole kanak ? Le 21eme siècle marquera l’émergence des peupies marginaux et de leur identité, même si les débats constituent deux
exémples frappants d’une réappropriation de la langue française pour
conserver et magnifier sa propre conscience identitaire. Pas étonnant
que ces deux exposés seront particulièrement attendus.
de la
Plus tard, je me suis aperçu qu’avec Dewé Gorodé et les écrivains
haïtiens montréalais, le processus de la revendication identitaire ne
peut être achevé non seulement qu’à travers la prise de contrôle des
politiques ou économiques mais aussi à travers une réappropriation de la langue française qui devient un facteur d’union. Mais on peut
le voir aussi comme une incapacité de s’en affranchir. Diktat étranger ?
Oui, peut-être. Mais accepté sans complaisance comme une impossibilité à s’en défaire. Quelque part dans le choix initial des parents, le manque de structures pédagogiques formelles, le peu de nécessité à formaliser la langue maternelle ajoutée à la tutelle du pouvoir colonisateur ont
fait que le français est devenu la langue officielle de communication.
leviers
Curieusement, c’est
au
hasard de
mes
torrides flâneries livresques
dans To’ata que je me suis retrouvé immergé de nouveau dans ma réalité polynésienne. D’abord au détour d’un stand sans prétention Sylvie
Couraud, dont j’avais apprécié les petits et mélancoliques joyaux d’écri« L’ombre du jour », m’a offert gentiment « Le dire et t’écrire
ture dans
».
Ce
qui
petit livre résultat d’une expérience d’écriture de l’année d’avant
réuni plus de cinq cents écrivants anonymes vagueles délices et les affres de l’écrivain en herbe. Je me
a finalement
ment tentés par
26
Lire
suis
en
Polynésie
de
l’interrogation d’un critique littéraire qui disait qu’en fait
livre dans son cœur : celui de sa propre vie. C’est
en ce sens qu’il est unique. Mais comment en faire une œuvre valable
qui vaille la peine que le lecteur prenne le temps de vous lire ?
souvenu
chacun de
nous a un
En
parcourant toutes ces petites réflexions, certaines enfantines
plus élaborées de grandes personnes au
point qu’on sentait que leur auteur voulait vraiment dire et partager
quelque chose, j’ai ressenti la même réaction qu’avec « Uombre du
jour », comme un certain air de parenté. Je ne peux m’empêcher de
penser qu'à travers le livre il y règne une douce mélancolie comme une
paisible amertume dans.la vision quotidienne d’une île, d’un environnement, d’une vie, qui ressemble beaucoup à celle des expériences de
vies décrites par Sylvie Couraud elle-même. Souvent en filigrane, s’y
imprègne aussi cette détresse cachée presque fataliste qui se retrouve
mais sérieuses, certaines
dans la vision de
ces
mots utilisés par ces
rédacteurs
en
herbe
comme
dans le choix des
derniers.
Déjà omniprésente dans « L’ombre du jour », j’en viens à me
enchantement la patte de Sylvie Coouraud n’a pas
peut être déteint sans le faire exprès sur tous ces récits dont d’une certaine manière elle est l’inspiratrice. Ou bien serait-ce le côté insulaire et
nostalgique de toute inspiration littéraire où, selon Jean Marie Le
Clézio, « c’est le désir lancinant de sortir de /’/7e, à quoi tout i’horizon
invite, de quelque côté qu’on se tourne ». En feuilletant rapidement, «
Le dire et t’écrire », on voit que chaque intervenant avec son parler propre, petit ou grand, parle un amour sans démenti, de son île, de son
pays, de sa vie quotidienne de sa famille des gens, d’une manière prèsque universelle, presque détachée des problèmes.
demander si, par
Du bonheur de Hana, 12 ans
...Ma mère est ravissante et
Des réticences de
mon
père est beau.
Beverly, 12 ans
27
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
...Danger ! Histoire pas très belle à en entendre. Reculer I!
Reculer I! Merci II!
De la vie ordinaire d’Amélie, 8 ans
...J’ai de l’amour, une famille, un
Et
quand
on commence
espoir, des amies, voilà ma vie
à la comprendre un tant soit peu lucide-
ment, Miri, 13 ans
(...Je suis
en
colère) C’est de voir tous les jours la violence. Tuer,
violer, voler, c’est des choses à ne pas faire
Tout est dit
simplement, comme si la vie n’est faite que de simples
évidences.
première question qui m’est venue alors à l’esprit est de savoir
Polynésie et comment celleci y est transcrite. Malgré le nombre de participants, je me demande
aussi s’il n’y a pas d’autres réalités différentes mais tout aussi vivantes.
Dans un univers aussi désenchanté, pourquoi ne voit-on pas par exempie un entrepreneur en affaires, par ailleurs si fier de sa réussite, écrire
et s’épancher comme tous ceux qui l’ont fait avant lui ?
La
si
ces
carnets reflètent la réalité de toute la
Pour trouver
ces
autres réalités, il faut
donc prendre son bâton de
pèlerin, déambuler parmi les chaudes travées et chercher toujours plus
loin en feuilletant même si trop rapidement les livres mis à notre curiosité. Sous la tente officielle des signatures, je rencontre, en veine de
dédicaces, Marie Claude Tessier-Landgraf, ma consoeur d’Anne Marie
Javouhey, l’Ecole des Sœurs, comme on disait avant. J’aime bien écrire
son nom car il fait déjà la moitié d’une phrase en A4 sur la machine à
écrire.
son
livre
28
Savamment, elle me propose avec sa bonne humeur habituelle,
dernier-né, « Atea roa », la suite des aventures de son premier
rr
Hutu Painu
».
A
l’image du premier tome, elle raconte une
Lire
en
Polynésie
Polynésie très proche de la mienne, d’abord par l’époque où elle se
les expériences vécues. Mais surtout le texte est écrit dans
un style qui fleure bon la syntaxe du rassurant triptyque : sujet, verbe,
complément et dans le bon ordre s’il vous plaît, des Frères de Ploërmel
situe et par
et de l'école des Soeurs.
L’écriture comme le ton n’est pas rebelle et reste dans un académisme de bon aloi, découlant de cette appréhension qui nous hantait
née de ce besoin de prouver notre bonne volonté à nos professeurs si
tatillons. Ne serait-ce
déjà que pour éviter les punitions qui nous attendaient dans notre classe de Brevet Elémentaire en cas de grosses fau-
tes
grammaticales ?
Je
peux m’empêcher de sourire en voyant qu’elle a les mêmes
grammaticales que moi : dans les années cinquante, nous
n'avions pas été confrères dans une même classe de Troisième du
Brevet Elémentaire pour rien. Est-ce pour autant que nous écrivons
aujourd’hui dans des « mégalomanies linguistiques d’arrière garde et
nostalgiques » ?
ne
affinités
A notre
d’être des rebelles et certains
des escapades nocturnes qui
pourtant prêtaient à si peu de conséquences dramatiques ou dangereuses, contrairement à celles de nos jours qui, selon le proviseur de l’établissement en question et en cause, ont amené quarante trois grossesses de jeunes mineures. Mais précise-t-il tout de suite, administrativede
mes
époque, il nous était difficile
camarades ont chèrement payé
ment toutes les infractions ont été commises
(ce qui est
un
comble) de
son
Le choc émotionnel est
en
dehors de l’enceinte
établissement.
de
Tonton, grand frère ». Je
déjà le Marc Cizeron de « Tahiti côté montagne » livre qui
le premier qui tranchait par le ton et écornait déjà à cette époque la réavenu
«
connaissais
lité
idyllique du paradis polynésien. Pour la première fois, le Tahiti de
postales reflétait son véritable sens sociologique, alors qu’avant
cartes
29
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
n’était
qu’une vérité naturelle conforme à la vision de l’époque. Dans
temps d’avant, la pauvreté n’avait qu’une apparence exotique.
Comment les Polynésiens peuvent-ils être malheureux, eux qui avaient
reçu du ciel la clé de tous les bonheurs ?
ce
les
Mais le constat
déjà accablant et prémonitoire du côté montagne
l’espoir que plein de problèmes d’injustices, d’inéquités et
dénuements moraux comme économiques pouvaient être facilement
corrigés puisque les constats étant posés et identifiés, les responsables
devaient avoir ou sinon pouvoir trouver forcément les solutions adéquates. On sait ce qu'il en est advenu des espoirs chimériques de ces
transformations de la société dans le sens du bien sinon du progrès.
donnait aussi
Car
ce
Tonton
grand frère
»
est aussi la réalité polynésienne sans
repères
moraux apparents et de règles communautaires dérivés d’une
tradition orale religieuse ou autre. Et où, selon le bon mot de Yvan
Audouard : les enfants, qui, en fait n’en sont plus tellement ils paraissent
plus vieux que leur âge, comme
Tinito », doivent trinquer pour que les
décrits par le personnage de «
parents puissent boire en toute
tranquille immoralité.
Dans
monde où la vie n’est
qu’une continuelle survie parce
qu’elle déborde tellement de vitalité qu’elle doit s’exprimer impérativement et différemment de nous-mêmes, de nos règles, ce qui est l’évidence même. Alors qu’enfants, nous ne connaissions que les parties de
pêche au ouma sur le port, les parties de foot au jardin Bougainville, les
baignades au bassin de la Reine, les bonbons surettes achetés aux
un
ho’ora’a.
A
partir des mêmes exigences ou des mêmes pulsions, les personnages de Marc Cizeron réagissent avec dés comportements totalement
différents des nôtres si conventionnels ou de nos vieilles façons d’être,
j’allais écrire presque bourgeoises comme si chez nous à 20000 kilomètrès de l’hexagone pouvaient exister l’esprit des bourgeois balzaciens si
30
Lire
en
Polynésie
français. Même les descriptions de lieux semblent parler d’une réalité
glauque comme si l’environnement épouse leurs désespoirs.
D’autres auteurs dans le salon ont choisi de
parler dans la même
langue d’une même réalité polynésienne, aussi vraie les unes que les
autres. Et pourtant cette réalité ne possède pas la même consistance
dans tous les récits. Elle n’a pas par exemple cette densité uniforme
presque triste des questionnaires ou enquêtes statistiques conventionnelles. On pourra m’objecter que les histoires sont toutes différentes et
ne se situent pas dans les mêmes milieux. Où se situe donc la différence
de
ces
réalités ?
En fait, je me suis demandé si ce n’est pas à travers leur style et le
choix des mots du vocabulaire que l’on découvre le point de vue
particulier de chacun d’eux et la différence de nature d’une même réalité
polynésienne. A la manière d’une palette de couleurs dont les nuances
composent et traduisent l’univers pictural du peintre. Ce qui
m’amène tout naturellement à parler malheureusement en surface de la
langue utilisée par nos auteurs.
infinies
N’est ce pas que
Uombre du jour »
la délicatesse du style de Sylvie Couraud dans
semble contredire la gravité des problèmes
qu’évoquent ses personnages ? Comme pour l’adoucir et gommer tout
ce qui fait mal. Dans ses phrases très courtes, il
y a comme une sorte
de refus d’en rajouter avec une montagne d’adjectifs plus qu’il n’en faut
comme si la concision ascétique mais pas sévère et une sobriété
épurée mais sans sécheresse suffisaient à donner assez de sens à l’image
de la vie de ses gens d’ici : comme une amertume de médicament chinois de notre apothicaire du Pont de l’est.
«
En revanche, Marc Cizeron
parle volontairement avec une certaine
l’image de la vie de ses personnages. Il dit luimême que, « la langue parlée à Tahiti par un enfant de milieu populaire a
ses particularismes ». Un français entrelardé forcément de mots tahitiens
dureté dans les mots à
31
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
ces derniers viennent naturellement dans la bouche car probablement plus appropriés au contexte : d’où la longueur inusitée du lexi-
quand
que en tahitien. Mais ce n’est pas un exercice
rentrer dans la peau de son personnage.
facile
que
de toujours
La raison est que souvent c’est le témoignage qui l’emporte sur le
style. Aujourd’hui, il est de plus en plus rare de trouver dans la réalité
polynésienne et donc dans le langage, cette insouciance légendaire de
la joie de vivre qui a tant marqué les écrivains d’ailleurs, qu’ils ne pouvaient imaginer que les Polynésiens pouvaient aussi avoir des problèmes
et être malheureux
comme
tout le monde et surtout savoir
aujourd’hui les décrire avec les mêmes mots qu’eux.
Liarbre à pain » de Célestine Hitiura,
polynésienne par les aléas et incidents ordinaires qu’apparemment tout le monde ou presque connaît
pour avoir vécu les mêmes péripéties. Idem pour « Le Frangipanier »,
où elle s'engouffre dans des dialogues interminables bien dans le style
des romans américains et anglo-saxons d’aujourd’hui, avec une langue
dont Célestine dit que la syntaxe n’est pas si importante et que seul
compte le cheminement de l’histoire dont elle déroule les tenants et
aboutissants. « Elle écrit comme elle parle » disent ses lecteurs polynésiens. Pas étonnant qu’ils aiment sa façon de se raconter de français
en écrit parlé dans un langage de tous les jours parfaitement adaptée à
la réalité qu’elle décrit.
De même, si on
celle-ci raconte aussi
Tout
parcourt
une
«
histoire
contraire, le récit de Chantal Spitz dans
Hombo »
plongé dans les racines d’une famille polynésienne dans un
mode presque incantatoire. Et le caractère emphatique de son récit semble m’éloigner de sa réalité profonde. Avec « Hombo », je pensais avoir
découvert et être devenu familier avec le langage de l’auteur et ce fut le
vertige avec « Pensées insolentes et inutiles » où Chantal Spitz se
révèle toute entière dans une écriture réappropriée, fracturée, démembrée sans ponctuation superflue. Il faut la suivre dans l’enchaînement
m’avait
32
au
«
Lire
en
Polynésie
égrenés les uns à la suite des autres comme un fil d’Ariane
arriver à une compréhension pourtant si pleine de sens.
des mots
pour
Quand
on
lit la prose de Chantal,
la tentation est grande de s’ap-
proprier son écriture. Car c’est si facile de prendre un de ses bouts de
phrase à elle par ci et un autre par là de les coller bout à bout pour en
faire une autre presque aussi originale que la sienne au point qu’on se
sent devenir un écrivain à part entière. Il suffirait à la limite d’un certain
doigté ajouté à un zeste de savoir faire pour que la phrase empruntée
ne fasse pas trop tâche parmi celles à soi plus anodines. A croire que
le talent de l'auteur à qui on a fait l’emprunt dissout la médiocrité de sa
propre phrase.
Dans
une
écriture délibérément imposée,
où les mots sont les mots
qui ont évangélisé, colonisé, atomisé et pour finir occicette frustration constante d’une pensée créatrice ne
trouvant pas les mots justes pour le dire : car ces mots n’existent pas
utilisés par ceux
dentalisé,
ou
avec
sont à inventer. Dans les passages
où elle semble la plus vindica-
tive, les mots sont scandés en répétition.
Quelquefois comme si elle n’arrive pas à trouver la phrasé explicative, l’explication tient dans le chapelet de mots enfilés comme des perles jusqu'à ce que l’ensemble ait un sens, chaque nuance de l'idée d’un
mot renforçant celle qui le précède ou le suit. Et le sens se dégage et
s’épanouit comme des notes d’une partition de musique. De plus c’est
une écriture très économique en ce sens que l’auteur peut s’abstenir de
développer ses idées à travers des paragraphes finalement trop longs
pour transcrire le sens de ces idées.
Et
je cite cet exemple parmi d’autres:
...Loti tellement comme il faut
si blanc si supérieur incomparé
incomparable inégalé inégalable
unique
33
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
Ou
encore
p.113
...Se discerner
:
se
s’affranchir s’admettre
et
celui-ci, à
mon
révéler
se
se
rencontrer s’assainir s’affermir
responsabiliser s’assumer...
avis le plus significatif :
demi
ô
ce
mot
revendiqué réquisitionné endossé insolent conquérant triomphant blâmé contesté réprouvé dénigrant anémiant dévaluant....
Ce n’est plus comme chez Marie Claude et moi-même la structure
grammaticale apprise à l’école, si prévisible, si conventionnelle même
si celle-ci a sa beauté. Et à force on pourrait croire que cette forme
d'écriture répétitive devienne lassante car presque trop utilisée comme
procédé. Mais Chantal Spitz n’est pas que cela : un écrivain systématique d’écriture automatique. Pour exorciser ses douleurs, ses peines
ou ses joies, on retrouve la femme éternelle. Il y a en elle de l’humanité
à revendre. Il faut la chercher entre ses passions, ses vindictes, ses
obsessions pour retrouver sa sensibilité cachée, celle de quelqu’un qui
sait aimer, qui a connu les souffrances d’une mère et qui connaît,et sait
le dire comme personne la précarité du temps qui passe, les joies éphémères d’une histoire d’amour, les affres de la recherche d’une identité
dont la certitude la fuit.
Ainsi
hasard des pages,
dans un voyeurisme presque incongru,
apparaît une fulgurance personnelle, presque aussi intime qu’un aveu :
Je suis pleine de ton absence
au
Comme hier
Ton corps
dilatait le mien
Quel homme animé de folie
que celle-ci lui avoue
amoureuse?
envers une
femme n’aimerait-t-il pas
dans le creux de l’oreille
Et plus loin, dans une veine douloureuse, la
et l’amour d’une mère si soucieuse de ses petits
34
ce genre
de passion
tendresse dans l’âme
endormis
Lire
J’ai le
cœur
en
Polynésie
rempli d’angoisse
Mon ventre crie leur déchirure
Et même s’ils sont écrits avant le drame accidentel d’un être cher
qui s’est endormi pour toujours, ces mots poignants de la détresse
d’une mère,
Hier s’en est allé
Surtout
Demain
pas pleurer
peut-être lointain jour s’estompera la douleur d’hier
ne
magazine « le Point », Julien Green a écrit que la liberté
une langue et de la transformer a pour limite sa beauté. Il
a cette crainte que des gens comme nous autres nés d’ailleurs s’en
prennent aux règles du français, aux difficultés de l’orthographe et à
leurs subtiles exceptions, que nous la dénaturerons forcément puisque
nous ne savons pas l’utiliser.
Dans le
de toucher à
Spitz montrent à l’estaqu’il est possible de faire chanter et épanouir autrement la beauté d’une langue française. Et ceci même quand elle pense
que celle-ci est un instrument de colonisation. Recolonisation comme
de nouveaux vêtements taillés dans une actualité nouvelle et qui pour
elle ressemble plus à une camisole. Mais peut-être que nous sommes
des fous à vouloir réinventer l’écriture dans la langue d’un autre alors
qu’on a presque entièrement oublié la sienne.
Or tout
au
contraire les écrits de Chantal
blishment littéraire
Pour ce faire, il faudra non seulement savoir se désenchainer des
règles contraignantes du français classique, mais aussi improviser tout
en se désengageant des normes face aux difficultés et des arcanes de
l’orthographe, et adapter les mots et expressions tout en s’appropriant
les subtilités des usages conventionnels de la langue : tout
arriver à qu’un texte ait également du sens. Excusez du peu.
Et malheureusement pour
cela pour
les écrivants du dimanche, toutes ces
exigences ne s’enseignent pas. Car ces caractéristiques de rupture et
35
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
qualités novatrices sont la marque des esprits rebelles et créatifs vis-àlangue: ce qui à l’évidence n’est pas donné à
vis des conventions de la
tout le monde.
Dans
apparente véhémence contre la francophonie
(Littérama’ohi N°11), il y a chez Chantal Spitz une volonté d’existence
de soi par une façon de s’exprimer qui ne veut pas rester soumise à une
sacralisation absolue de la langue française. Bien sûr, comme dit
Racine, qu’il ne faut pas conspirer à nuire à celle-ci et que toute
construction a toujours besoin de fondations. Mais pour Chantal Spitz,
acceptation ou admiration ne veut pas dire forcément soumission aveugle ou complaisante à une nostalgique hégémonie car elle ne veut pas
dire chez d’autres écrivains, forcément et non plus, manque de reconnaissance, de gratitude ou de respect.
son
C’est pour cela qu’en d’autres circonstances et dans une sorte de
racisme à l’envers, elle a pu être taxée faussement de racisme anti
blanc. Mais il n’y a rien de moins raciste dans sa maîtrise d’une langue
qu’elle pense pourtant être si colonialiste dans son utilisation. Pourquoi
dans un état dont on devient citoyen, on ne peut ni ne doit plus assumer ou revendiquer sa différence ? La différence n’est-elle pas un état
de nature ?
Si
différence
à l’encontre de
citoyenneté, c’est donc que
je ne peux revendiquer mon aptitude à être citoyen. Etre citoyen, est-ce
un état définitif qui implique une soumission
permanente ? Quand on
veut être polynésien, faut-il alors ne penser et écrire qu’en polynésien ?
C’est idiot à dire mais Chantal Spitz écrit en français tout simplement
parce qu’elle sait le faire. C’est ainsi qu’elle arrive à écrire en français
mais pas le français.
Elle utilise celui-ci pour y caser soit ses formes de pensée, soit
pour réinventer retrouver la sienne propre et des valeurs perdues dans
une écriture survie thérapie. Elle voyage dans cette
langue en nomade
et à
36
ma
va
ma
l’instinct, cousant, décousant, recousant
comme
la couturière Marie
Lire
en
Polynésie
Ah You pour retrouver un sens et une identité originaux dans son tifaifai de mots ordinaires mais réappropriés dans une nouvelle partition.
langue française bousculée dans sa normalité
lui permettre d’exprimer sa vérité à
conditionnement.
Grâce à elle, cette
réexiste autrement. Comme pour
travers son propre
En réalité,
malgré son apparente désinvolture, c’est dans le chemi-
nement de l’utilisation très maîtrisée de son écriture et dans une para-
langue qu’elle n’arrive pas à rejeter et qu’elle
toujours à utiliser, que Chantal Spitz se retrouve le mieux pour
exprimer ce qu’elle a à nous dire.
doxale fidélité à cette
continue
A mon humble avis de lecteur flânant ou
flâneur, c’est quand elle réus-
sit à concevoir inventer cerner et créer savamment mais avec émotion
Cette forme d’écriture
Pour dire clairement
Une
opacité fondamentale
qu’elle s’en sert pour vaincre
L’insoutenable inadéquation
Et
Entre
Ce que je veux
dire
Et
Les mots
qui n’existent pas ou plus pour le dire,
qu’elle est l’écrivaine la plus indépendante, la plus rebelle, la plus
normes mais aussi la plus novatrice que j’ai découverte dans ce
Salon de diversité culturelle francophone.
hors
verbiage n’est pas un panégyrique gratuit des
» de Chantal Spitz. Et ce n’est pas
seulement pour la qualité de son écriture que je t’ai demandé, mon
cher cousin, de le lire. Il est vrai qu’il n’est pas d’un abord facile. Je ne
me suis senti attiré par le contenu qu’à la seconde lecture, contrairement à la première où on se laissait bercer par le rythme hypnotique et
Mais tout
«
ce
Pensées insolentes et inutiles
37
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
la cadence
pellé
peu véhémente des phrases. Mais j’ai surtout été intertitre à l’intérieur de l’ouvrage: à toi, Autre, qui ne nous
Je l’ai lu comme un avertissement.
un
par ce
vois pas.
Je
sentais si fier à
l’époque d’avoir été parmi ceux qui ont
pluriethnique qui, accolé au vocable société, semblait
pouvoir garantir une coexistence harmonieuse presque automatique et
ainsi résoudre tous les problèmes inhérents à notre condition de gens
venus d’ailleurs. Je n’avais oublié qu’une seule chose : qu’il fallait aussi
demander leur avis aux autres sans lesquels point d'harmonie possible.
Dans mon innocence consensuelle, je ne pouvais pas me douter non
plus que leur approbation première pourrait n’être que de surface, à
fleur de peau. Une adhésion de peau morte qu’il suffit de frotter pour
qu'elle s’en aille.
me
inventé le mot de
Ah ! le
concept d’harmonie, si chinois, si confucéen, si solutionqu’il ne peut conférer que des lettres de noblesse et des repères à
cette société sans boussole culturelle. Je n’avais jamais pensé que
cette nouvelle identité célébrée multiculturelle pluriethnique harmonieuse pouvait être ressentie comme soumission à une recolonisation
sournoise, anesthésiante et pire acceptée de bon cœur et dans une
joyeuse indécence, car si joliment formulée. Que faudra-t-il faire encore
pour nous défaire de la folklorisation des communautés indigènes et
nant
hakka ?
Car moi aussi
j’ai une histoire un peu parallèle à celle de Chantal
j’essayais de la faire vivre avec les seuls mots que je connaisse
depuis l’enfance ; les autres en idéogrammes étant occultés, défendus
ou laissés à l’abandon pour être finalement oubliés ou transformés dans
un désert de signes devenus cabalistiques. Moi qui crois ne connaître
que ma communauté ethnique même si je n’ai pas cette prétention de
la connaître réellement, me serai-je donc fourvoyé dans mes réflexions
sur mon avenir ? « On écrit pour ne pas oublier qu’on existe, mais
aussi pour ne pas mourir » dit-elle. Est-ce que j’existe encore
et
38
Lire
en
Polynésie
aujourd’hui ? Crois-tu, mon cousin chop suey, que tu pourras toujours
dire en français qu’ « Ecrire c’est revendiquer une culture » ? Telle
est la question que je me pose avec un œil de plus en plus sceptique
face à ton évolution. Car depuis quelque temps affleurent en moi quelques inquiétudes sur ton avenir qui devient difficile à déchiffrer par manque de lisibilité : pour parler comme les responsables politiques ou
économiques.
Aujourd’hui, pour les néo Hakka comme toi mon cousin, se dire
être chinois va devenir de plus en plus difficile et problématique.
Comme d’autres avant nous, tu vas abandonner ta langue Hakka pour
t’appauvrir dans un processus de décadence avec la langue de l’autre.
A force de vouloir te débarrasser de cette image de vieux chinois étalant un vilain corps jaune comme s’il y pouvait exister une chose aussi
laide et aussi horrible dans le monde, pour pouvoir singer l’apparence
de la modernité.
On est toujours gêné par les vieux oripeaux des anciens et un jour
de guerre lasse et un peu honteux, tu va peut être abandonner toutes
tes traditions gênantes, dérangeantes, toutes ces choses qui faisaient
de toi
un
être vivant, différent.
Et si tu continues dans cette voie sans
issue à brader le peu qui te reste encore pour te différencier de tes
autres amis, bientôt ce sera notre Waterloo, le tien, le mien avec par
exemple un jour, l’abandon de la fête des morts : il est vrai, n’est-ce
pas, que Halloween est bien plus drôle et surtout plus rentable.
Chantal
Spitz parle de trois morts importées :
évangélisation colonisation atomisation
En attribuant à nous-mêmes la responsabilité d’avoir inventé l’ul-
time
....
l’occidentalisation.
Chez moi, si tu te contentes de cette ultime transformation, celle-ci
se traduira par un processus démoralisant et malheureusement
accepté de bon cœur de :
Soumission, Intégration, Assimilation, Désintégration
pour finir inéluctablement par :
39
Littérama'ohi N°12
Jimmy Ly
Standardisation, Uniformisation, Simplification, Réduction,
Résignation et Dissolution.
Nous finirons tous par
ressembler à s’y méprendre à ces mêmes
vilipendait déjà Chantal Spitz. Mais contrairement à
toi cher cousin, tes autres amis peuvent toujours revenir se ressourcer
à une terre, un territoire, un horizon, une culture et une histoire endémique sans lesquels pas de rêves d’évasion ni de futur possibles. Ils ont
leurs écoles pour apprendre tout ce qui faisait d’eux le peuple originel
de cette terre dont tu n’es tout au plus qu’une pièce rapportée.
singes bâtards
Ils ont
que
culture à
laquelle ils peuvent prétendre appartenir.
gouvernement à eux pour prévoir et décider de la politique de leur avenir. Mais toi, malgré la réussite de tes aînés pas imméritée mais aussi très chanceuse, elle ne pourra pas s’opposer ni te défendre face à ce tsunami qui balaiera toutes les valeurs qui te rendaient si
authentique, et donc avec quelque chose de bien à apporter à ce pays.
une
Surtout, ils ont
Et
un
quand tu
tout oublié de
tu es, tu disparaîtras de la
être qu’un temple survivance de
croyances et de superstitions anciennes, quelques tombes richement
ornées en souvenir d’une gloire d’antan. Et ce sera tout. Ta langue et
tes écoles disparaîtront aussi et pour finir même ton visage de chinois
sera noyé dans un look d’aujourd'hui indéfinissable, mais pour cela ce
n’est pas un reproche loin de là.
auras
ce que
surface de la terre. Ne restera peut
Ce ne serait pas si grave si dans la foulée, et même pas par ta
faute mais par simple respect humain, parce que tu ne veux pas te différencier de peur qu’on t’exclue, tu vas abandonner aussi les valeurs
essentielles
qui ont fondé la civilisation de tes ancêtres de Chine pour
réalité encore intangible aujourd’hui. Et ce qui est pénible
à dire et à voir dans la Chine nouvelle, inexplicablement les Chinois
vont faire la même chose que toi, lâchant la lumière pour l’obscurité,
suivant les routes déjà tracées par les Occidentaux amenant les mêmes
en
40
faire
une
Lire
en
Polynésie
problèmes sans remède et laissant quantité d’humanité au bord de la
route fuyant la misère comme tes ancêtres Hakka ont du le faire durant
des siècles.
Et
jour aussi tu t’apercevras que tu ne possèdes même plus ta
propre histoire. Parce que personne ne te l’aura enseignée, parce que
personne ne te dira d’où tu venais, tu croiras que tu es d’ici alors qu’il
n’en est rien. Il est donc fort probable que si tu ne sais pas où tu vas, tu
vas forcément arriver dans un ailleurs que tu n’auras jamais prévu.
Alors désemparé, tu vas te tourner vers quelqu’un d’autre arrivé du
dehors qui viendra avec sa science pour s’emparer de ton histoire. Et
un
la raconter à
Mais il
sa
manière.
te connaît que
de l’extérieur et ne sera jamais au courant
façon de vivre. Déçu de ne pas trouver ta propre
vérité, il ne te restera plus que les yeux pour pleurer. Mais au fond je ne
sais même pas si cela te dérange tellement de n’avoir point d’histoire
propre à toi, point de culture autre que de vagues souvenirs des croyances d’antan et encore. Tu me diras qu’il t’est impossible d’avoir un destin sans jeter aux orties tout ce qui pourrait contrarier une insertion durable et sinon désirable. Qu’est-ce que j’ai à proposer comme solution de
rechange, autrement que de déblatérer des regrets inutiles sur une culture que même moi je ne possède plus?
des
ne
arcanes
de ta
Il est vrai que je me demande toujours où est ma responsabilité
ce désastre annoncé ? Mais avant de battre ma coulpe, j’aimerais
dans
aussi savoir où est celle de
qui se sentaient si fiers d’appartenir à
idéologie censée résoudre tous les problèmes de peuples errants
dans le monde ? Si aujourd’hui, rien n’a été fait dans notre communauté pour promouvoir notre culture pour que vous puissiez en découvrir les bienfaits, personne non plus n’a eu le courage de dénoncer les
périls qui te guettent dans la direction que prend notre communauté.
ceux
une
Devons-nous tout sacrifier pour
même pas
pouvoir être toléré et je ne parle
d’être admis ou bien, et ce serait alors un miracle, existe-t-il
41
Littérama’ohi N°12
Jimmy Ly
une
façon de vivre qui pourrait réunir toutes les cultures qui cohabitent
sous un
même toit ? Si oui, comment la découvrir et la faire vivre comme
la mère de toutes les tolérances, et être le vecteur
pays où l’on veut vivre pour toujours, ce quelque
sait courir nos ancêtres à sa recherche de par le
Dans
«
son
capable d’amener au
chose de grand qui faimonde entier.
livre Chantal aurait pu conclure,
sur les tristesses mais les bonheurs
.
On écrit
on
les vit »,
mais elle écrit aussi
Dieu que
le bonheur est éphémère »,
peut-être pour faire oublier que le malheur l’est aussi.
«
Malheureusement
par
ma
vie
se
referme tristement
sur un
vide laissé
tous ceux
qui sont partis.
Ceux qui ont accompagné mon enfance
Emportant avec eux
Ce que j’étais
en me laissant orphelin avec un chagrin inconsolable et
bilité vertigineuse :
celle de
se
mon cœur
rendant
une
culpa
affolé
compte enfin mais trop tard
Qu’il est terrifiant de laisser à
mes
fils
L’héritage d’un autre peuple
Parce que j’ai manqué du courage
De garder le monde de mes pères
Cependant, à quoi aurait servi ce courage si nos fils ne garderont
si peu du monde de ces anciens, qui ont tout eu dans la main,
mais oublient de transmettre les préceptes éternels essentiels à notre
survie et à celle de notre civilisation ? Il faut croire que, malgré leur
réussite, ces derniers n’auront pas su la sublimer en quelque chose de
plus grand et de plus exaltant qu’elle ne l’était.
rien
42
ou
Lire
en
Polynésie
Malgré tout, je vis avec en moi le refus de sombrer dans le pathétique insondable et la mémoire désespérément vaine de ces néo-singes
trop bien dressés. Mon angoisse est que, par ma faute, mes fils auront
abandonné tous les mystères de leurs propres lumières pour se jeter
tête baissée vers d’autres croyances plus attirantes, plus faciles mais
factices, complaisantes et sans fondements dans la durée.
de l’enfermement façonné par la langue
étrangère à la liberté de rêver en version originale faisant ainsi de moi
ce passeur vers de nouvelles frontières ? Mon désespoir est que je ne
sais toujours pas faire éclore de ce nouveau monde en cours de gestation, une renaissance ou une recomposition qui déboucherait sur le plus
grand des enrichissements, à la fois pluriel varié effervescent créateur
et non pas sur un appauvrissement normalisé formaté convenu en
Mais comment passer
.
banals clichés réducteurs.
Jimmy Ly
Salon du Livre 2006
43
Littérama’ohi N°12
Marie Claude
Teissier/Landgraf
LE TOURBILLON FRANCOPHONE
On s’est connus, on
s’est reconnus
perdus de vue, on s’est r’perdus d’vue
On s’est retrouvés, on s’est réchauffés,
Puis on s’est séparés
On s’est
La voix de Jeanne Moreau dans le film “Jules et Jim” de
Truffaut, hante
ma
François
mémoire. Le refrain pirouette dans ma tête, soulève
et
amplifie à chaque tour de ronde la joie anticipée des découvertes et
: nos invités sont de la Réunion, de la
Martinique,
des Antilles, de Haïti, du Canada, ainsi que des anglophones des
Samoa Occidentales, de Fiji et de la Nouvelles Zélande. Nous partageons avec ce dernier groupe non pas le langage certifié par nos passeports mais le langage du coeur d’où est issue notre écriture. Quant
aux retrouvailles avec la forte délégation des auteurs calédoniens elles
seront jubilatoires. Je le sens. Je le sais.
Je déambule sur la place “To’ata” où s’ouvrira demain le 5eme
salon “Lire en Polynésie”. J’espérais pouvoir prêter mains fortes aux
exposants. Mais l’endroit est déserté Je me revois, petite fille, faisant
l’école buissonnière en ces lieux lors de la préparation du tiurai, des
fêtes du 14 Juillet, qui duraient un mois. Les stands décorés sentaient
bon les fougères fraîches et les oranges de la vallée de la “Punaru’u”.
La fébrilité ambiante s’amollissait parfois au rythme régulier des vaguelettes s’échouant sur une plage intime de sable noir, puis s’échauffait
soudain aux sons des tambours to’ere que l’on promenait en truck, bus
local, pour émoustiller les habitants de la capitale.
Inutile de radoter ! Les squelettes des stands, délaissés et dévêtus,
s’alignent sur un sol en béton. La mer a été repoussée très loin par de
nouveaux remblais de terre nue et poussiéreuse. Le lagon n’est
plus.
La brise du large les a désertés. Ainsi en est-il du “Développement”.
celle des retrouvailles
44
Lire
Des enfants
en
Polynésie
regardent fixement, le menton au ras du stand des
“Littérama’ohi”, les doigts tripotant les ouvrages. L’institutrice a
répété la sempiternelle recommandation:
“Les enfants ! Les livres, on les touche avec les yeux”. Palper
leurs couvertures est cependant la première étape de la découverte de
ces objets mystérieux. Je me réjouis et je m’amuse de leur désobéisme
revues
-
sance
Tout
espérant qu’il n’y aura point d’empreintes du plus mauvais
effet pour la vente de la revue. Des signets en cartons illustrés et colorés sont le cadeau que secrètement chacun attendait. Ils courent ailen
leurs, agitant mains levées leurs trophées ; ils s’agglutinent vers d’austands, puis vers d’autres lieux magiques où les mots sont contés.
très
Ouverture du salon. Moment tant
espéré où j’embrasse les écri(Nouvelle Calédonie). Où en sommes-nous de nos
projets communs ? Ouoi de neuf pour chacun depuis la dernière fois, il
y a deux mois, au salon du livre de Paris ? Découvrir là-bas des vagues
et des vagues de bouquins à perte de vue, ainsi que subir l’indifférence
des chapelles littéraires parisiennes alors que le thème de ce rassemblement était la francophonie, a été une épreuve bénéfique pour notre
petit groupe ; cela nous a soudés.
vains du “Caillou”
Présentation des invités inconnus. Politesses conventionnelles.
Mais
larges sourires. Cue j’ai hâte de connaître leurs perceptions d’évécommuns à tous les îliens : le passé des migrations, les quesidentitaires, l’attachement à la terre émergée, les départs, etc.
nements
tions
Vont-ils dévoiler leurs enthousiasmes, leurs révoltes et autres émotions
leur
bien vont-ils énoncer leurs
pensées avec art lits’exprimer en jouant des
deux registres ? Aurai-je la possibilité de lire certaines de leurs oeuvres ?
Cela sent bon les couronnes de fleurs de tiare que chacun porte
autour du cou. Inauguration oblige. Les stands se sont parés par magie
de paréos et d’affiches multicolores ; on déplace encore - en s’excusant
des arbustes décoratifs emprisonnés dans des pots.
avec
coeur ou
téraire et distinction ? Ou bien
encore
vont-ils
-
45
Littérama’ohi N°12
Marie Claude
Teissier/Landgraf
Les tréteaux débordent
d’ouvrages qui donnent envie de tous les
acheter.
Les dames de RFO radio,
coincées dans
un
recoin des stands,
gaiement l’événement. Par soleil ardent comme par temps
pluie, elles inviteront sans relâche et toujours dans la bonne humeur
commentent
de
tous les acteurs du salon. Elles seront le tambour to’ere moderne aux
Polynésie qui motiveront le public à écouter, et
malgré les embouteillages routiers ainsi
que la difficulté à se garer. A midi et le soir les studios de télévision prendront fidèlement le relais. Puis les journalistes s’en mêleront. Les interviews se succéderont sans cesse. Que les média nous gâtent ! Et nous
aimerons nous prendre à leur jeu, dans la décontraction et la bonne
sons
étendus à toute la
les Tahitiens à visiter le salon,
humeur.
Première séance de dédicaces pour mon récent roman. Aux temps
de pose je m’amuse à observer un point stratégique particulièrement
convoité. Une petite jeune femme aux jambes agiles se dirige souvent
réfrigérateur, disparaît en ouvrant la portière, puis la
pied, les bras chargés de bouteilles d’eau délicieusement
embuée. Grâce à sa démarche de gazelle, les exposants et les participants sont rapidement réhydratés. Ce manège ne passe point inaperçu
aux yeux des visiteurs assoiffés. Certains, tentés, tournent autour de la
citadelle glacée ; mais timides ou polis, ils s’éloignent l’air abattu.
D’autres circulent entre les tables où se déroulent les signatures d’auteurs, et lâchent à mi-voix en reluquant nos bouteilles :
Décidément, il y en a qui ont de la chance !
Dans l’après midi, alors que je suis de nouveau au même endroit,
que la chaleur nous emprisonne en se réverbérant sur le sol et sur les
panneaux blancs-des stands, un écolier flânoche autour de la tentation.
Subitement il ouvre la porte du réfrigérateur ; prestement il la
referme, un précieux butin glacé dans son autre main. Un gamin,
vers un
immense
referme d’un
-
témoin de la scène, s’exclame :
-
Il
a
pris un Coca dans le frigidaire !
petit à petit le dépouillement s’effectue
Aucune réaction. Mais
46
Lire
en
Polynésie
d’une
façon précise et décontractée qui trompe les organisateurs. Au
crépuscule, le réfrigérateur est vide et chaud.
Au deuxième
rends compte que mon emploi du temps
roman, me prive et me privera
de tous les exposés littéraires. Je voulais tant les écouter ! J’enrage !
Sourire aux lèvres. Bienséance oblige.
Il pleut. Guère de lecteurs durant la matinée. Très gentiment quelques invités viennent faire connaissance avec moi. Je suis ravie de les
découvrir. Mais je voudrais en savoir tellement plus ! Hélas, des conférences, je ne saisirai que le rythme régulier d’une voix en solo, suivi du
brouhaha des accents parfois très vifs - aux tonalités variées.
La lecture du livre d’expressions populaires “Le dire et l’écrire”
recueillies lors du salon de l’année précédente, m’émeut profondément
tout en me divertissant. Poèmes, récits, pensées et dessins, dévoilent
en instantanés et en résonances multiples les perceptions intimes des
jeunes qui ont eu le courage de s’exprimer à la première personne du
singulier.
réservé
aux
jour, je
dédicaces de
me
mon nouveau
-
Troisième et
quatrième jour, beau temps. C’est le week-end. Aux
premières heures les stands sont vides. Je marche de ci delà pour
renouer des contacts avec les auteurs de la veille. Trop tard. Les groupes d’affinités sont constitués ; les conversations et les échanges vont
bon train. Je ne me sens pas le droit de les interrompre, de faire répéter ce qui a été exprimé. J’ai loupé la dynamique du salon. Frustrations.
Solitude dans la foule. Tristesse. Cela
bonnes
se
voit-il ? On
me
chuchote des
blagues du “Caillou”(Nouvelle Calédonie) pour me faire rire.
Merci !
Hasard ? A quelques
scande
en
public
Plus tu
veux
ses
dizaines de mètres plus loin le jeune Paul Wamo
poèmes sur un rythme de rap, dont celui-ci :
toujours Plus
plus de jours
plus d’amour
Plus d’instants,
Plus de temps,
47
Littérama’ohi N°12
Marie Claude
Tu
Teissier/Landgraf
toujours l’avoir ce Plus
qui prolonge le moment
Ce Plus qui tient l’espoir en suspens
Plus vite, plus beau, plus fort
Tu veux toujours plus
veux
Ce Plus
Mais tu restes
sur
ta faim *
Les lecteurs arrivent par vagues
espacées mais continues. Ceux
frustration à
présence me
procure plus que du plaisir. J’aime ceux, très nombreux, qui me donnent
leurs avis sur mes écrits. Etant donné que mon expérience d’écrivaine
est semblable à celle d’une trapéziste de cirque se lançant dans le vide
sans filet, je leur suis reconnaissante de bien vouloir me faire leurs
remarques face à face. Quand ils apprécient, je suis très aise. Mais je
suscite, je recherche aussi critiques et mises au point chez ceux là.
Tous les commentaires me font réfléchir et la majorité d’entre eux m’ont
fait progresser en écritures.
Lors de la dédicace, beaucoup de lecteurs évoquent leur vécu,
susurrent leur identification à certains personnages ; cela nous unit un
temps dans la connivence, parfois dans la gaîté, souvent dans la philosophie. Je suis fascinée par le fait de voir mes romans se métamorphoser et renaître à de nouvelles vies grâce à la sensibilité et à l’imaginaire
me demandent un autographe me distraient de ma
devoir rester rivée à une chaise et à une table. En fait, leur
qui
de leurs
nouveaux
Durant
mes
maîtres.
temps d'attente immobile, je médite sur la réalité de la
du Pacifique Sud.
l’absence du mot
“Océanie”, dans les envolées officielles. Le journal “Le Monde”, numéro
spécial du 17 Mars intitulé “Des livres”, a totalement ignoré les POM du
Pacifique Sud. Nos stands ont attiré des parents, des amis, des nostalgiques qui ont séjourné dans nos îles. Une exception cependant ; semblable à un vol de cigales sur le Maghreb. A l’heure du cocktail, des
amuse gueules, du saucisson et du vin rouge, des doigts piocheurs,
francophonie littéraire
pour nous, auteurs de la région
Au salon de Versailles, cru 2006, je me rappelle
48
Lire
en
Polynésie
sont venues tout dévorer en potinant, avant de
repartir ailleurs. Indifférence.
Pourquoi toutes les productions artistiques polynésiennes autres
que littéraires - je pense au chant et à la danse en particulier - font elles
partie intégrante des manifestations francophones aussi bien parisiennés que provinciales ? Peut-être parce que toutes deux confortent
l’image traditionnelle du paradis terrestre et de la vahiné lascive ?
La plupart de nos écrits actuels cassent ces mythes exotiques.
des bouches anonymes
Très mauvais de briser les illusions.
histoire coloniale qui n’a pas connu les horde l’esclavage, de l’exil - les îles Marquises
exceptées, durant 2 ans - n’est pas attirante ? Il faut beaucoup de sang,
des montagnes de cadavres, des scandales, des révolutions, des atrocités inédites, pour intéresser loin de chez soi.
Peut-être que notre écriture est autre ? Inclassable ? Peut-être n’estelle pas encore perçue comme un faire-valoir ? A beaucoup de points de
vue. Peut-être se méfie t-on, doute t-on, secrètement des capacités d’un
peuple bercé par l’expression orale à écrire sur lui même ?
Peut-être fais-je fausse route dans mes suppositions ? J’aimerais
tant obtenir des réponses. Je resterai sur ma faim durant ce nouveau
Peut-être que notre
reurs de la déportation,
salon du livre.
anglophones pour être reconnus
chez nous, auprès du grand public ? Célestine Hitiura Vaite
nous prouve que cela est possible. Elle est actuellement notre seule
ambassadrice internationale qui insiste à chacune de ses interviews :
“Mais si, c’est vrai, on écrit aussi à Tahiti, en Polynésie.”
L’espoir le plus sérieux passerait-il par la traduction de la langue
anglaise et par la publication anglo-saxonne ? De POM, pourquoi, alors,
ne pas nous transformer en POM POM. (Majorettes) ? Et parader avec
nos crayons en guise de bâtons ? Cette raillerie me fait rire toute seule.
Devrions-nous utiliser des filières
ailleurs que
Le moment des adieux est arrivé. Les colliers de
coquillages rem-
placent les guirlandes de fleurs. Les accolades, les embrassades, les
émotions authentiques, scellent les liens d’une famille littéraire agrandie.
49
Littérama ’ohi N ° 12
Marie Claude
Teissier/Landgraf
Puissent
nos
invités habitant l’autre côté de la terre être les témoins
francophones de notre existence. Puissent nos invités du Pacifique Sud
être toujours nos alliés en littérature. Nos amis.
On s’est connus, on s’est reconnus,
On s’est perdus d’vue, on s’est r’perdus d’vue
On s’est retrouvés, on s’est réchauffés,
Puis
on
s’est
séparés.
Chacun pour soi est reparti,
Dans /’tourbillon d’Ia vie
Marie Claude
*
Poème de Paul Wamo extrait du livre “Le Pleurnicheur",
- Nouvelle Calédonie.
Editions l’Herbier De Feu
Teissier/Landgraf
Simone Grand
LE SALON DU LIVRE EN MAI 2006
À TAHITI,
UN LIEU D’ECHANGES
Un Salon du livre, pour une
chocolat pour une accro de ce
fan de lecture, c’est comme un salon du
produit délicat. C’est un lieu temps de
dégustations et de rencontres avec d’autres fans dégustateurs et/ou artisans de confiseries diverses et variées réalisées à
partir de cette précieuse substance. Toutefois, dans un salon du livre, il ne s’agit point du
produit révélé par les civilisations d’Amérique du Sud, mais.. .des mots qui,
cette année, célébraient la francophonie dotée pour l’occasion de 3 fff.
C’est ainsi que francofffonie en étendard, Christian Robert, maître
de cérémonies, président de l’Association des éditeurs de Tahiti,
concocta l’événement de longue date, étendant son réseau de relations, organisant, mobilisant judicieusement les instances de pouvoir
décisionnel administratif et/ou politique de l’Etat et du Pays, les petites
mains et les gros bras dévoués ; ainsi que tous ceux qui font vivre les
livres et qui parfois en vivent. Nous eûmes de nombreux invités du
Pacifique anglophone et francophone, des Océans Indien et Atlantique.
Ce fut une fête de l’amitié et de l’intelligence sous ses différentes
formes ; celle qui s'exprime en faisant vibrer le papier, celle qui imprime
et diffuse celle qui distribue pour atteindre le destinataire final qu’est le
lecteur. Certains textes se déclament, se récitent et s’entonnent la voix
haute et forte. Il paraît que cela s’appelle « Siam ». Allons-y pour slam
car c’est ainsi que Paul Wamo nous emporte dans son monde magique
où les allergies à la différence de coloration de la peau sont effacées.
Sur un mode parfois incantatoire, il semblait conjurer les causes des
plaies anciennes pour que le présent en soit libéré et l’avenir saisi dans
une dimension fraternelle. Cette dimension à laquelle
aujourd’hui les
prouesses technologiques nous convient en abolissant les distances.
Paul nous enchante pour mieux nous guider à travers sa pensée, ses
paysages, interrogations, émerveillements et attentes qui bien souvent
sont aussi les nôtres.
51
Littérama’ohi N°12
Simone Grand
Trois
jours de rencontres qui furent ouvertes et closes par des
spectacles de danse révélant l’ignorance des maîtres et maîtresses en
chorégraphie dans les autres dimensions de la culture polynésienne.
Nous ont été offerts des numéros racoleurs pour touristes beaufs.
Certes les filles sont belles, et les fesses du jeune danseur superbes.
Mais sapristi, nos filles et garçons sont capables de nous interpréter
autre chose que ces insipides gestes, légèrement écoeurants tant ils
reflètent les poncifs éculés qui disqualifient ceux-là mêmes qui sont
censés être célébrés. Nous n’avons décidément plus besoin de personne pour nous ridiculiser. Nous nous suffisons à nous-même, ici
comme à Paris où un certain empanaché me donne envie de me cacher
chaque fois qu’il chante et fait danser sur soit disant notre culture.
Comme d’autres, il continue à perpétuer les schémas douteux véhiculés il y a 200 ans par des voyageurs désireux de faire enrager ceux qui
étaient restés en Europe alors qu’eux-mêmes, courant les mers, souffraient du scorbut, de la promiscuité et des privations de longs mois de
navigation. Moments pénibles donc, heureusement vite oubliés pour
laisser place à la fête des livres, des récits tentant d’approcher la cornpréhension du monde.
Chacun retiendra de ces journées, les moments qui l’ont touché,
enchanté ou agacé en fonction de ses attentes et prédilections, de sa
réceptivité.
J’ai vu un espace envahi par les livres, ces si précieux matériaux
d’accès à la connaissance, objets magiques d’ouverture à des pensées
différentes, à d’autres manières d’exprimer des sentiments et de raconter le monde. Matériaux essentiels mais si onéreux dans notre fenua où,
aucun gouvernement, pas même celui auquel j’ai participé onze mois
durant, n’a à ce jour réussi à les rendre aisément accessibles à tous.
Regret hanté par le souvenir de mon père qui possédait une bibliothèque qu’il fut contraint de vendre. Enfant, dès que je sus lire, mes
cadeaux préférés furent les livres. Au collège et au lycée, j’eus la
chance d’avoir des amis dont les parents pouvaient en acheter. L’année
du baccalauréat, prêter ses livres était un des moyens choisi par un
camarade de lycée pour nous faire la cour, alors que d’autres, prenant
52
Lire
l’expression
jardin qu’ici
en
Polynésie
mot, venaient ratisser les feuilles, tondre la pelouse du
nous appelons « cour ». Plus tard, mère de trois filles
charmantes, j’ai bénéficié de cette confusion de sens et bien des jeunés gens sont venus me « faire la cour », c’est-à-dire nettoyer mon jardin pour plaire à mes filles.
Si mon père n’a pu me léguer de bibliothèque, il m'a transmis le
virus de la lecture et je l’ai à mon tour transmis à mes enfants.
Ici, les livres ont toujours été chers, trop chers pour bien des familles aux revenus modestes. Durant mes quelques années de fréquentation du pouvoir politique, je considère comme un échec personnel de
n’avoir pu faire baisser les taxes qui en obèrent tant les coûts.
Mais revenons à notre salon où un espace fut réservé à la prise de
parole sur des livres et sur ce qui hante bien des auteurs.
L’Université de Polynésie française avec Sylvie André et ses collégués proposèrent le décodage d’œuvres littéraires, étonnant plus d’un
par les différents degrés de lecture possible d’un texte. Ainsi, il y a le
récit qui nous emporte ou nous laisse sur la rive et il y a les sens
enfouis, de plein gré par l’auteur ou à son insu.
Et puis, il y eut des moments plus polémiques, où des douleurs
s’exprimèrent en utilisant des mots de la revendication politique.
au
Albert Wendt cet auteur
samoan
dont les écrits m’enchantent fut
celui
qui ouvrit ce qui aurait pu être des hostilités. Il m’a prodigieuseagacée lorsqu’il s’est mis à souhaiter l’indépendance de la
Polynésie française. Cela me semblait mal venu de la part d’un invité
que de venir nous dire ce que nous devions souhaiter et vouloir.
Au temps où j’ai parfois représenté la Polynésie française dans les
instances comme la Commission du Pacifique Sud, je me souviens
avoir réagi vivement. Il est vrai que cela se passait durant la période des
essais nucléaires français. Et nous y étions très mal vus. Avant chaque
réunion de travail, je voyais des représentants de Nouvelle-Zélande et
d’Australie ainsi que du Royaume Uni, organiser des sortes de conciliabules préparatoires avec les représentants des petits Etats insulaires. A
leurs regards condescendants, je comprenais bien que je faisais partie
des ennemis désignés, car je suis Française de naissance tout autant
ment
53
Littérama’ohi N°12
Simone Grand
Tahitienne. J’assume fort bien ma double appartenance. Mes
parents m’ont aimée et choyée. Ils m’ont appris à respecter les autres,
quelle que soit la couleur de leur peau, leur apparence vestimentaire ou
leur langue. Dans ces instances internationales donc, l’ambiance était
chaleureusement diplomatique, mais elle pouvait se tendre à l’occasion. Et, alors qu’habituellement, je suis dépourvue du sens de la répartie et tombe des nues, restant muette de saisissement quand une
agression inattendue se produit, il m’est arrivé de m’être surprise moique
même.
Ainsi,
représentant des îles Cook m’a apostrophée avant le
un
commencement d’une séance
French
Polynesia is
Il avait la
bouche
:
colonised people.
dédaigneuse, le regard condescendant et
a
méchant. Ma réaction fut immédiate.
Yes I
son
am a
colonised person and I know it. You are a colonised per-
too, but you do’nt want to know it.
J’étais fière de
ma répartie à laquelle il ne réagit que par un regard
plus furibard. Les autres participants l’air de rien, observèrent
altercation qui tourna court, le président de séance venant d’entrer
encore
une
et ouvrant les travaux.
Lorsque Albert Wendt aborda le sujet de l’indépendance des peupies, j’avais très envie de reprendre la même phrase : « Oui je suis
une colonisée et je le sais. Vous êtes un colonisé vous aussi, mais vous
ne voulez pas le savoir. » Je bouillais de colère et l’ai trouvé
impoli.
Lors de mon séjour à Samoa la presse locale s’émouvait qu’un ministre ait utilisé une arme à feu contre un de ses collègues et je ne me suis
permise aucune remarque sur ce sujet. En outre, l’évidence est que les
îles du Pacifique ne peuvent vivre décemment leur « indépendance »
qu’à une condition : c’est que la moitié de leur population émigre et
colonise d’autres terres océaniennes
ou
riveraines, où le pouvoir
a
été
pris
par des Anglo-Saxons qui ne libéreront jamais les cousins colonisés. Et le pire c’est que ces Anglo-Saxons ont dépossédé les premiers
habitants
non
seulement de leurs terres et de leurs droits à l’autodéter-
mination, mais ils les ont aussi dépossédés des mots et des formules
54
Lire
en
Polynésie
de
reconquête d’eux-mêmes. A partir de là, comment mobiliser ceux qui
concernés (Maoris, Aborigènes, Hawaiiens et
Amérindiens) ? Comment mobiliser l’opinion mondiale ? L’Australie, la
Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis célèbrent l’indépendance des
colons blancs acquise au détriment des indigènes spoliés, asservis et
ethnocidés. Que les petits Etats du Pacifique soient à ce point aveugles
sur la manière dont ils sont instrumentalisés depuis des années pour
porter le message d’exclusion de la France du Pacifique ne peut que
laisser perplexe. Il est vrai que cette réalité historique, économique et
sociale, préjudiciable aux « cousins » océaniens et amérindiens sous
tutelle blanche, est favorable aux petits pays indépendants désireux de
conserver at home, un pacifie way of life tout en accédant à la modernité. Dans le cas improbable où les survivants de la marginalisation
opérée par le pouvoir anglo-saxon se verraient restituer la pleine et
sont directement
entière souveraineté
sur leurs terres maories, australiennes, hawaiienamérindiennes, et qu’ils souhaitent faire comme leurs homologués des petits Etats, c’est-à-dire, retrouver leur traditional way of life,
les immigrés océaniens devraient rentrer chez eux et réviser les notions
de colonisation, décolonisation.
Quant aux Samoans qui brandissent en permanence leur indépendance, ils sont tout heureux d’avoir une partie de leurs îles toujours
colonie américaine dont ils se gardent bien de demander libération, ce
nés ou
qui leur évite d’émigrer plus loin
par la mondialisation.
pour se procurer
Je bouillais d’intervenir mais ai
les tentations offertes
refusé le micro
proposé par
rongé mon frein et écouté la suite du débat où la
nuance apportée par Albert Wendt concernant la corruption m’a satisfaite malgré tout. Les pays indépendants du Pacifique n’ont rien à
envier aux autres de la planète sur ce sujet. Comme ailleurs, la réalité
de l’exercice du pouvoir par des gens du fenua, henua, whenua, ne
garantit nullement l’épanouissement des gouvernés. Il n’est qu'à observer l’afflux d’immigrés fuyant les pays décolonisés. Cela devrait
conduire à peut-être se poser les problèmes autrement. Et j’avoue
qu’entendre les Polynésiens anglophones dénoncer la colonisation
Christian Robert, ai
55
Littérama’ohi N°12
Simone Grand
française m’est bien souvent intolérable. J’y perçois une monumentale
manipulation des esprits, une mauvaise foi d’envergure et une impolitesse évidente.
Il y eut un moment révélateur quand mon amie Chantal Spitz intervint. Ecrivaine descendante de colons et de colonisés, souvent perçue
désireuse d’attribuer à la colonisation
française l’essentiel de
plaignit d’une dictature de la norme de
la langue française. Lorsqu'un auteur aux origines métropolitaines évidentes lui apporta la contradiction, Albert Wendt s’érigea en défenseur
comme
mal être
monde, elle
se
attitré de la colonisée face à
un
son
au
colonisateur. C’était saisissant. Il inter-
vint pour dire en substance : « Je vous interdis de
il accepta la contradiction apportée par un autre
la gronder. » Mais
francophone bien
coloré cette fois car descendant d’esclave à Haïti qui prit la défense de
la langue française accueillante vis-à-vis des impertinences apportées
par les écrivains des lointaines colonies. Ce qui fit souffler de soulagement les auteurs blancs de peau qui ne se sentirent plus le droit d’intervenir. Albert Wendt illustra ainsi les préjugés véhiculés, voire la francophobie du monde anglophone océanien. De constater que bien d’entre
nous, Polynésiens français, soyons à ce point dupes de cette mascarade de bons sentiments et donnions le bâton pour que soit rossée
notre partie française, me consterne.
Il n’est pas dans mon propos de célébrer la colonisation, car, elle
instaure
une
relation de dominant à dominé et est donc moralement
condamnable, qu’elle soit le fait d’Européens, d’Asiatiques, voire d’un
clan polynésien sur d’autres clans. Mais c’est l’histoire du monde, celle
qui a été vécue par les Tahitiens, qui eurent pour premiers colons des
Anglais dont la Royauté n’était guère intéressée par nos îles qu’elle
laissa à la France. Et je comprends mal les raisons pour lesquelles la
colonisation anglaise serait revêtue de tant de vertus aux yeux de certains de mes concitoyens et de pays du Pacifique, à moins que la présence française y soit utilisée comme repoussoir ou diversion à la présence anglaise. Que les pays du Pacifique et certains indépendantistes
bien de chez nous ne réalisent pas à quel point ils sont instrumentalisés par les nostalgiques de la guerre de Cent ans me désole. En outre,
56
Lire
en
Polynésie
l’histoire de la colonisation
ne peut se résumer à cette relation
nant/dominé ; elle a aussi tissé tout un système de réseau de
de domirelations
complexes, affectives, intellectuelles dont la négation ne peut qu’engendrer de nouveaux traumatismes.
Joël des Rosiers intervint pour parler de diaspora et métaspora.
Mais ce qui m’intrigua, c’est sa revendication à la construction par les
esclaves noirs dont des Haïtiens en particulier, de l’Amérique blanche.
En utilisant les verbes « bâtir » et « construire » pour la conquête par
les Européens de l’Amérique du Nord, il occultait complètement qu’il
s’agissait, pour les Indigènes, d’une destruction et d’un nettoyage ethnique. Certes, les colons européens n’eurent de cesse de justifier leur
présence en dépeignant les premiers habitants comme de cruels barbares à éliminer, en s’aidant à l’occasion de leurs esclaves. Joël des
Rosiers témoigne de la réussite toujours actuelle de l’embrigadement à
décréter ce continent comme étant « nouveau » alors que pour les
peuples anéantis, il était très vieux. Il se met donc du côté des colons,
dans le clan des vainqueurs et explique ainsi bien des comportements
curieux des actuels Américains du Nord, qu’ils soient blancs ou noirs.
Ils semblent parfaitement s’accorder sur la négation du massacre des
premiers habitants. Pour les esclaves noirs, dans leur grande détresse,
ils pouvaient sans doute observer qu’il existait des humains encore plus
maltraités qu’eux. Certains en furent sans doute attristés, mais il semble que cela ait rassuré d'autres qui ont fait alliance avec leurs maîtres
pour éliminer ceux qui menaçaient physiquement et moralement le sentiment de propriété de ces terres qu’ils avaient besoin de décréter vides.
D’ailleurs, aujourd’hui, nous voyons aux Etats-Unis, des Noirs accéder
aux plus hautes fonctions, mais de descendants de premiers habitants... point.
Cette intervention m’a aussi fait comprendre quelque peu le cornportement de certains Chinois à Tahiti qui, eux aussi furent amenés par
l’Etat colonial pour répondre et servir à des projets coloniaux. Il m’est
bien souvent arrivé d’entendre des amis d’origine chinoise dire :
« Heureusement
que le Chinois sont venus apprendre aux Tahitiens à
travailler... » « Les Chinois sont plus intelligents que les Tahitiens et
57
Littérama’ohi N°12
Simone Grand
c’est normal
qu’aujourd’hui ils soient désormais propriétaires de terres. »...
propos traduisent la nécessité de conjurer l’iiiégitimité de possessions foncières et de prospérités nouvelles, elles ne font qu’accabler
encore plus les colonisés en désarroi.
Ainsi, les migrants se mettent toujours du côté du dominant, contre
la population colonisée tout en refusant devant les colonisés que soit
reconnue leur appartenance au système colonial dont ils souhaitent
faire partie. Avec l’accès au pouvoir d’indépendantistes, j’ai vu une amie
métissée Chinoise et Française, habituellement méprisante envers les
Tahitiens, qu’elle appelait « ces gens-là », adopter une attitude totalement inverse et réserver sa hargne aux Français, adoptant un discours
francophobe primaire. Pourtant, c’est une personne très instruite.
Mais je ne saurais terminer mon propos sur ces journées sans évoquer ce moment d’émotion que représenta pour moi l’intervention de
trois Calédoniens. Nicolas Kurtovitch, Dewé Gorodé et Jean Van Mai,
représentent trois des groupes ethniques majoritaires qui firent la
Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui. Ils m’ont semblé tous trois être en
mesure de reconnaître l’Histoire de leur pays d’origine et d’adoption
avec la même lucidité, la même sérénité. Les descendants de ceux qui
furent imposés à la population d’origine ont conscience de la violence
qui a été infligée. Nicolas Kurtovitch est d’origine européenne et sa
famille est sur le Caillou depuis 150 ans. Il espère que les Canaques
accepteront qu’il continue à considérer cette terre comme étant un peu
aussi la sienne. Jean Van Mai, d’origine vietnamienne sait aussi qu’il
doit négocier avec le peuple canaque et il le fait en toute sérénité. Dewe
Gorodé, écrivain et vice-présidente du gouvernement de NouvelleCalédonie, annonce qu’il leur importe de chercher les chemins pour
bièn vivre ensemble sans se renier, en assumant leur Histoire, pour préparer l’avenir.
C’est sur cette image optimiste que je voudrais clore mon propos,
d’autant que ces trois écrivains et d’autres de leurs semblables, sont
décidés à inventer un nouveau langage pour dire leur présent et la
Si
ces
manière dont ils
de valeurs
58
se
considèrent les
qui n’a plus rien à voir
uns
avec
et les autres,
selon
une
échelle
celle des ancêtres respectifs qui
Lire
vivaient
en
Polynésie
d’autres
temps. Il semble en effet urgent de faire le point de
histoires de décolonisation. Nul ne sort
l’on ne peut changer. Les expériences
vécues dans l’Empire colonial français, invitent plus que tout autre discours à réviser et traiter nos tics de langage ainsi que nos humeurs.
Actuellement, en métropole, le gouvernement a décidé de renvoyer les
immigrés clandestins dans leurs pays d’origine. Ici, l’on entend certains
cracher et vomir la nationalité et la langue toutes deux françaises qui
leur ont été « imposées ». Pour moi, c’est un héritage que je ne troquerai contre aucun autre. En métropole, des gens issus des anciennes
colonies ne rêvent que d’une chose : faire naître leur enfant en France
et lui offrir ainsi la nationalité et le droit d’y recevoir une éducation à la
française. Quand certains y arrivent, on assiste à des expressions bouleversantes de joie. Quand à ceux qui échouent, ils sont envahis de
désespoir. Cette réalité pourrait être la nôtre. Après la négation de mes
origines polynésiennes, je ne veux pas léguer à ma descendance la
négation de mes origines françaises voire anglaises et espagnoles. Il
n’est pas bon de s’amputer en voulant faire mal à son voisin ou à son
ancêtre et cela ne blesse vraiment que soi et sa famille. Il est temps, de
rassembler toutes ses origines, toutes les histoires où des trajectoires
se sont heurtées, aimées, supportées, subies, recherchées, appauvries, enrichies, entrelacées pour faire de nous ce que nous sommes,
là où nous sommes. Mettons fin aux anathèmes, soignons nos aigreurs
et nos peurs et savourons le présent car pour l’heure, dans le Pacifique,
nous sommes loin des cinglés qui embrasent la planète en répandant
sang et larmes.
D’ici le prochain salon, mettons-nous à l’ouvrage pour dire nos peinés et joies et surtout célébrer nos chemins de guérison.
en
notre Histoire ainsi que des
indemne de ce passé que
A bientôt.
Simone Grand
59
Littérama’ohi N°12
Julienne Salvat
POÈME
On
a
quelque
POUR LE PACIFIQUE
peu
oublié
Les mots
Particuliers, religieux, sacrés
De la
langue !...
Aussi faut-il recourir
A l’écriture
Qui permet de retrouver
Du souffle.
...
A toute ardente Flora
à toute Déwé combattante
à toute Chantal
en
feu
à toutes
colères
en
Pacifique
à toutes
que
mon
je
ne peux
toutes nommer
chant mêlé.
Julienne
TAHITI NUI...
Elles franches du collier
du collier de force corail
ambre et
coquillages.
Mais
non sous
Mais
non
le collier.
vahinés
ni rivière loin de la
Colliers
sous
collier misère
perle fontaine.
pris repris et colletés
dans la circularité de la fantaisie et du nombre.
Non pas collerettes gorgerettes
Mais vasculaires lacs tendus
gentillettes.
Pour
piéger poutavéris
bougainvillées missionnés
petites frappes atomiques
casquées bottées.
Collets
piqués de rêveuse fierté
pour vénus inspirées
rétives au harnois
en
pays
en
pays
en
Samoa
Kanaky
Ma’ohi.
pays
Colliers montés
pour seins'de
à brandir
à
Thétis
en
Capricorne dénudés
flageller les masques faux
pruderie louvetière.
de
Vers elles
en
archipel étrange
je suis
venue d’ailleurs.
D’ailleurs mon verbe en pareo
couvrant ma voix
étrange
offusquant le salut de reconnaisance.
Littérama’ohi N°12
Julienne Salvat
Car le mot lui-même est mort. Ce sont les entrailles de l’homme
«
qui lui donnent vie
Mais
»
déjà veillaient tikis
efflorescences et sourires
moas
en
de
fabuleux
splendides confusions.
Tous les chemins mènent aux
plages.
Plages répondant oui au prénom de Maeva.
En passant m’a fait signe
la litanie des mots sacrés
qui s’entrelace à la danse des corps
pour apaiser l’écume et les étoiles.
Déjà discouraient les livres rêvant le temps
pour le savoir et s’en déprendre.
Puis
vos
je vis
ari’i
en songe
tahu'a
vos gardiens de clans
vos
ancêtres de
lignages
pagayant leurs processions
vos
escaladant leur apanage
remuant pensées en eau
Au loin
farouche.
je les haranguai
voulus saisir et répandre
à tous vents mon cri
sur
le sanctuaire des sommets
drapées
canopée des bois tabous
lagons et son bleu impassible :
« Dites-moi quel arbre de connaissance
dépouillent les vannières
la
l’étale des
62
régénérant
palmes ?
ses
Quelle pêcheuse arc-en ciel dites-moi
à
quelle heure de nuit
plonge
-
sans
lune
-
ranime le tiaré
qui sied à la probité des blanches couronnes
Dites-moi en quelle mangrove incognito
se
«
don de la vague »
coquilles beiges et orangées
d’algues »
doigts brisés du corail » ?
«
»
fleurs et fruits
«
«
-
cueille le
Et à l’heure du
sacre
l’exaltation mordorée des conques
par de très clairvoyantes marquises
Pomarés séculaires
leur vert
tatouage
en souvenance
?
Tressant sagesse
science
patience à bout de toute chose
quelle rouge alchimie les sirènes
suscitent un hymne rebelle dites-moi ?
de
Cendre des statues brisées
...
Silence des écorces profanées
Autels seraient
nos
mais incrustées de
mais éclats
chant
nos
...
mémoires
légendes désaffectées
et leurs effondrilles basalte ?
Voiles seraient
»
mémoires
repliés de rires
gisant endormi
Littérama’ohi N°12
Julienne Salvat
perdu ?
Pirogues seraient nos mémoires
mais en océanies de plomb
sous
le couvert d’un
marae
dorénavant leurs traversées ?
qui oppresse le poème
quatre vents.
Aux quatre vents fouettons leur sommeil étourdi.
Du souffle même qui oppresse le poème
qu'elles tombent poussière
leurs bandelettes amnésiques.
Du souffle même qui oppresse le poème
que s’opère dans la fièvre
Du souffle même
crions
nos
dieux
aux
la restauration des manas.
Oublions le respect mal placé
En génuflexions trop longtemps
plié.
Sertissons le fermoir de l’anneau
«
Une
émergeant.
parcelle du rêve qui finira par devenir réalité »
Civilisations de la
Civilisations de
pirogue !
l’igname coutumière
du manioc et du tara !
Civilisations du tambour et du masque
des
sacrés
potiers et des guerriers !
Civilisations de l’Orero !
la
orana
Je
vous
! Salut !
quémande telles nourritures.
Je reviendrai
vers vous
nouvelles nourritures et
64
nourritures nouvelles
je m’inclinerai.
Lire
en
Polynésie
Auu ! Je reviendrai
chemin kanak par sillon ma’ohi
l’échange à tout prix de pierre écrite
pour vous conter entre autres merveilles
l’histoire pathétique
par
pour
d’Anacaona trahie
la reine de
Kiskeya
des Taïnos la souveraine.
La
pathétique histoire des Kaliponam
pères Nègres Marrons
«
Tous très bien faits, très beaux de corps,
très avenants de visage...
et qui ne portaient pas d’arme,
ils prenaient
et donnaient ce qu’ils avaient,
tout, de bonne volonté. »
hôtes formels de mes
...
Salut à toute île
intègre
ses
fleurs de larmes
ses
lames
La
en
pleurs !
toujours-là pointe au sel
intention mon démembrement
grave à votre
frontalier.
Et
«
en son
mitan vif
Le rêve
se
mon cœur
partagé.
meurt faute de mémoire et nous devons lui redonner vie
par l’écriture »
Julienne Salvat
65
Littérama’ohi N°12
Nicolas Kurtovitch
Pour
courte
journée la Terre fut Papeete, uniquement et complètePapeete.
Arrivée au petit matin, reparti au milieu de la nuit, entre temps, rencontrer des amis, parler avec tout le monde, parler à la radio aussi, parler
en français, en anglais, écouter la langue maohi.
Pour résumer, simplifier et dire rapidement : un belle et bonne journée.
une
ment
assise
sur
les cailloux
fesses mouillées
passant à côté d’elle
la
Nous
mer
elle mouille
à pieds
les filles
enfin déchaînée
certain nombre à être
ses
cheveux
nous
saluent
là
racines, un certain nomautant dériver au gré de forces que nous ignorerions dans un arrogant dédain ou un sublime désintérêt de l'histoire. L’exil
si présent dans les mémoires et la conscience des habitants de l’Océanie
recouvre-t-il aussi l’exil des « jamais déplacés » ? Concerne-t-il l’exil
chez soi des indigènes ? Certainement pour la seconde question, peu
probable pour la première. Ce n’est pas pour autant un problème alors que
je suis un de ces êtres sans racines et qui n’en meurs pas.
bre
sommes un
qui errons
L’homme
sans pour
exil est
en
sans
comme ce
chef
Triste et seul à jamais
Il n’a
plus que le sommeil et le rêve
Espérant ces rêves au goût de fruit
Reviennent à chaque nuit
Il entend les chants
Les
poèmes de lointains compagnons d’exii
tour il compose et récite des chants de tristesse
Des poèmes connus de lui seul
A
son
Ses fardeaux sont abandonnés
Ses femmes
se
reposent
Pour chacune il
66
a une
pensée alors
que
la nuit le reprend
Lire
en
Polynésie
Mais de cet autre exil
De l’exil de
De
ceux
qui n’ont jamais eu de terre ni de fleuve
qui n’ont jamais eu de clan ni de tribu
ceux
De femmes ni de souvenirs
Qui n’ont été portés par aucun courant aucun alizé
De l’exil de
qui n’ont jamais rien perdu
qu’ils n’avaient rien engendré
Ces exilés ces désertiques
ceux
Parce
A l’exil
Ces
sans
mémoire
pulvérisés qui créent les déserts
sans généalogies
Qui n’ont aucune saga aucun chant
rocs
Ces hommes
De
ces
exilés silencieux rien n’est dit
Et c’est tant mieux
Patrick Chamoiseau
parle d’ « écrire en pays dominé » je souhaitais
parler, échanger à propos d’ « écrire en pays dominé lorsque sa propre langue est la langue de domination ». Cela a été possible. Rien que
pour ça ce déplacement un peu fou était une réussite. Il y a une nécessité de se reconstruire dans la situation précitée si on souhaite, un tant
soit peu, être dans le vrai, s’approcher de l’humain, cette humanité en
soi au quotidien qui fait que vivre n’est pas une charge. Peut-être ainsi
échapperons-nous à l’esclavage. Quelqu’un a parlé de vigilance. Oui, il
s’agit aussi de présence à l’instant, à la pensée, celle énoncée et celle
sous-tendue par les actes et les faits,
j’ai bien sûr vécu comme tout le monde
en prenant les masques pour mon visage
et
comme
tout le monde
imaginé m’en défaire
rencontré des amis des
comme
parents qu’invariablement on me présentait
importants de mon histoire
autant de personnages
et cru qu’il suffirait
d’un baiser pour
m’en défaire
67
Littérama’ohi N°12
Nicolas Kurtovitch
les masques
les visages les villes le soleil et tout ça
quartier investissent ma maison
et cru qu’il suffirait
de fermer toutes les portes
comme une
bande de
ah oui avant de tout
quitter il faut régler les comptes
j’ai quelques ancêtres
qui plaçaient cela au-dessus de tout et pour ça aussi
pas de quartier
bas les masques utilisés
un langage simple et direct
je le sais tu sais sur un bateau on a le temps de penser
de compter les containers qui s’entassent et les valises
je me demande où vont-ils
ainsi s’installer
Quelque soit le lieu, quelque soit l’heure et la compagnie je suis toujours seul. C’est surprenant de le constater et c’est indubitable, je dois
vivre avec cette réalité, cette certitude. En est-il de même pour tous ?
Vraisemblablement mais je préfère ne pas me prononcer, que chacun
s’interroge. C’est ainsi que je suis libre. Ce que je dis, ce que je fais
n’engage qu’une seule responsabilité, la mienne. Nul abri collectif, nulle
histoire commune expliquant et justifiant mes actes. Ça donne le vertige, ça et fait peur mais c’est réjouissant de sentir que tout est possible, toutes les portes sont offertes à l’ouverture et au franchissement.
La communauté lorsqu’elle se constitue devient une communauté
d’êtres libres et heureux, capables d’amitié.
C’est surprenant ; nous sommes toute une cargaison humaine suspendue au-dessus d’une mer de nuages blancs. Par en dessous l’étendue
de l’océan, bleue, nous sommes là, tout comme le pays tout juste quitté,
nous donc avec, suspendu entre deux univers, celui
que chaque jour
nous quittons à force de vie et de créations nouvelles, et cet autre
que
nous rêvons d’être, demain, bientôt, un
jour. Chaque rêve original est
68
Lire
en
Polynésie
échange de rêves que je fais avec ces autres personnes, mes semblables, à propos d’espoirs communs. A quoi nous accrochons-nous en
ce temps d’hésitations mais aussi de choix inévitables ? A l’idéologie ?
un
A la
politique ? A l'habitude ?
politique son arrogance, son omniprésence, sa fatuité et
sa prétention à être à elle seule l’Existence, à vouloir dire et définir la
vie du quotidien et celle du futur.
Je nie sa capacité de création. Elle n’est que réaction à l’action qui est
ailleurs. Quand a-t-elle véritablement créé un changement effectif et
Je nie à la
durable, dans la vie des Hommes ? Jamais. Elle
dre le train
marche et de réorienter à
se
contente de pren-
usage et à sa vérité l’avanplus souvent par des mouvements spontanés issus du
cœur, de la volonté, de la colère et de l’amour des Hommes du cornmun, inconnus.
Je nie au Politique la réalité de la conduite de l’existence. Encore une
fois elle infléchit et s’approprie les énergies, car elle a pour elle, la force
en
son
cée initiée le
et le discours.
Face à celle-ci que
pour
ne nous
n’est pas
peut notre force poétique ? Pas grand-chose mais
réalité de l’existence. Et ça
de le nier, le Politique. Ce
ça ne donne pas au Politique la
ôte pas la possibilité et la volonté
autant
lui qui
me
guidera,
ce
n’est pas l’expression des idées politi-
ques qui sont ma propre pensée. Mais pour rester ainsi, il faut une lutte
de tous les instant, tant le Politique s’auréole d’une couronne du bien et
du nécessaire.
Cette
négation est vaine à l’échelle d’une large communauté, vaine à
l’échelle d’une nation, d’une communauté urbaine, elle n’a de réalité
qu’à l’échelle de l’individu. C’est ainsi que je prends cette négation et
que j’essaie de la vivre.
Le politique conduit inexorablement l'individu à se perdre dans une
idéologie, un conformisme, une attitude, dictés par un code non écrit
mais connu de tous, dictés par une pensée stéréotypée totalement prévisible, un comportement émotionnel précis en fonction de la ligne à
laquelle on appartient. Je résume et je simplifie. Ne plus être soi, ne plus
être ce que l’on rêvait d'être « avant », voilà l’aliénation et la castration
69
Littérama’ohi N°12
Nicolas Kurtovitch
inévitable, l’initiation douloureuse, obligatoire auxquelles conduit le
Politique ! Quand l’Homme politique a-t-il un geste libre ? Quand a-t-il
une action libre, quand ose-t-il dire et exprimer un projet libre véritablement, échappant véritablement à l'idéologie ou le « projet politique »
édité par son
Jamais, il
parti,
me
ou
le
«
parti unique de tous les Homme politiques
»
?
semble. Pour le bien de tous, bien entendu.
Par le « Politique » l’Homme justifie tout ; massacre, injustice, innéquité, guerre, obsession du pouvoir et de la puissance, domination, tout
trouve sa résolution dans l’explication politique, et tous nous baissons
la tête, fermons nos coeurs, nous adoptons une attitude « dure, mais
juste » car la justification Politique nous autorise à tout justifier, à tout
renier.
Imaginons une courte minute, le temps de la lecture de ce paragraphe,
l’idéologie politique laisse sa place à l’acte et aux comportements
poétiques. Comment vivrions-nous ? Serions-nous plus mal lotis ? Ne
serait-ce pas plutôt le temps de la véritable liberté, celle qui est apaisement de l’âme et de l’esprit, celle qui est la rencontre véritable avec
l’Autre et l’échange véritable avec la pensée et la créativité de l’Autre.
Utopie. Oui, dans le vocabulaire du politique, celui dont je nie la réalité.
Imaginons que notre rapport à l’Autre, mais également notre rapport à
la Nature ne soit pas dicté par le Politique mais par le poétique.
Imaginons que nous les humains, nous ayons pu ou su donner à notre
projet de vie et d’organisation communautaire une autre voie que celle
de l’organisation politique. Laquelle je n’en ai aucune idée, mais je me
dis qu’autre chose aurait pu être possible. L’autre à toujours tort, par
principe, en politique et nous sommes tous l’autre de quelqu’un et nous
avons donc toujours tort. Le corollaire : nous avons toujours raison,
par
principe idéologique. N’est-ce pas totalement absurde ? Et pourtant
c'est ainsi, grosso modo, que nous sommes manipulés à longueur d’année. Imaginons l’absence d’idéologie que propose la poésie comme
force organisationnelle.
Je ne vais évidemment pas décrire ces imaginaires, vous comprenez
pourquoi.
que
70
Lire
trois
sapins
sur
bientôt
sur
et
plie les sapins
la
sapins
pas
qui le sait
s’il il y
avant
par
la fenêtre
de pêcheurs
tant il y en a
ce
moi dans
des amis
de la tristesse
faux amis
en
ah ! les embruns
plage
il fait beau
il fait chaud
Polynésie
l’océan là
la plage
embruns
l’alizé
en
ma
étendu
sur
l’herbe
chemise
à cette heure
pourquoi
sans
soir
pas
ils s’en vont
de la présence
amis
Nicolas Kurtovitch
71
Littérama’ohi N°12
Claude-Michel Prévost
PLUS RIEN NE
Dans la salle d’attente de
J’ai emballé
Celui
avec
J’ai roulé
mes
mon
l’aéroport
colliers dans
toutes
vos
M’ÉTONNE
mon
tshirt blanc
signatures
tshirt blanc dans
mon
tshirt rouge
Celui que Jérémie m’a donné
Celui avec ses peintures
Dans le tshirt dormait
encore
le sable du dernier
lagon
Bye bye Papeetee
Bye bye le monde
Je
suis fait trouver beau par
fe Madame derrière le détecteur
collègues filles ont toutes approuvé
Elles m’ont quand même confisqué mon coupe-ongles
me
Ses
Come
on
Corne
on
people
Bye Bye Papeete
Bye bye le monde
A l’entrée de la cabine
Juste
Le
une
fraction de clin d’oeil
premier membre d’équipage m’a renvoyé à Skid Row
Trois couches de fard
Regard trop brillant
Il sentait métal ranci
Il
a
évité
mes
Crystal meth
Ice
72
yeux
Lire
en
Polynésie
Bye le monde
Bye le lagon
Le
pilote était bon
S’il y avait encore un pilote
Sa courbe de décollage fut
Comme
Sur la
Nous
un
au
chemin
gauche: éclairs bleu mercure, denses nuages noirs
avons
percé l’orage en douceur
Sinueuse courbe
sur
Trente minutes de
Mon
lente et placide
vieux chien habitué
coeur ne
la gauche
grimpette sifflotante à travers éboulis grondeurs
pensait même pas à s’affoler
Deux des hôtesses sentaient bizarre
Métal ranci
pustules croûteuses
Maigrichonnes orphelines
Sourires pétrifiés mâchoires bloquées
Triple fond de poudre
Crystal meth
Skid Row et
Bye
Bye
Bye
Bye
Bye
Bye
Bye
Bye
ses
fantômes défilent dans
ma
cabine
Karen
Randy
Mike
Lucy
Bye Bye Papeete
Bye bye le monde depuis mon hublot
73
Littérama 'ohi N ° 12
Claude-Michel Prévost
Dix heures
Je
ne me
Je
ne me
Je sais
Je sais
Je sais
dessus de l’océan
au
rappelle pas ma voisine blanche
rappelle pas les films
que j’ai suivi mon écran
que j’ai lu
que j’ai dormi
De retour à Vancouver
La douane m’a arrêté
Triangulation vicieuse
Petit dragué moustachu en arrière
La douanière du guichet vingt deux
Celle à la sortie
qui
a
vérifié le
sceau
Sorry Sir
Vérification de routine
Quotas à remplir
J’ai ravalé
crachats
mes
Leur ai lavé la
figure dans
mon programme
du Festival
Mon numéro dix
Ils ont déballé
Ils ont
passé
mes
mon
colliers
tarot
sous
Les deux
le détecteur
parasites en uniforme voulaient se faire aimer
Statistiques vous comprenez
Pourcentage de chaque vol
Prétendre qu’ils faisaient juste leur job de petits héros
J’ai ravalé
Wake up
74
mes
crachats
people
Lire
en
Polynésie
Wake up
Deux semaines pour pardonner à
Arracher les mines de cancer que
Pour presque
moitié
j’avais plantées
laisser tomber.
Bye Bye Papeetee
Il y a désormais 200 ours bruns dans Downtown Vancouver
Le moule est identique mais chacun est décoré différent
Patineur
Pêcheur
patiné
Menuisier
Amérindien
Ils
remplacent les orcas de l’année dernière
posent'comme à Disneyland
Les touristes
Come
on
Corne
on
people
Wake up
Hi Ho I Owe
Faut retourner
Je crève
au
boulot
et ma colonne
pitance salariale soi-disant très compétitive
Avec des petits blancs acharnés à faire de l’argent
Tandis que le reste de ma planète se fait torturer
Pour
Je
mes
yeux
une
suis pas raciste
Je suis juste fatigué
ne
Voilà que je pense encore au travail
Aux solutions possibles au dernier effort
Voila que
je
pense encore au
travail à
à pousser
heures du soir
onze
75
Littérama’ohi N°12
Claude-Michel Prévost
Que je leur donne mes globules rouges et mes neurones
C’est fort la nicotine
Plus rien
ne
m’étonne
On
parle pas Politique
On aborde pas Spiritualité
Chris David Amir
On discute pas
On touche pas
Nouvelles
Religion
Brian Ryan Jeremy
On parle Technologies
Said Dave Clayton Colleen Cathy
Youtube MySpace Google Amazon
On parle comment faire plus d’argent
On rêve de millions
How to be number
one
Il y a un orage qui s’en vient dans mon automne
Il demande du sang lourd il exige relâche finale
Nettoyage complet
Je sais que l’ai tire la carte de
Bien trop de fois durant douze
Pour
la Tour
journées de lectures
attention
qui s’en vient dans mon automne
Nettoyage complet dernier sacrifice dernière moisson
Y
ne
a un
Mon
pas payer
orage
coeur ne
pense
même
pas
à s’affoler
Je sais que je dois voyager léger
Mon coeur ne pense même pas à
Juste réapprendre à siffloter
.
76
s’affoler
Lire
J’aime
en
Polynésie
jardin le soir sous les chandelles
a quatre mètres de haut
Vas-y bonhomme pousse pousse
Il a aussi quatre fleurs au lieu d’une seule
Un de
mon
mes
tournesols
Mutations
Il y a un petit vieux qui dort dans mon
Polonais Irlandais bâti court et carré
A
peine dix ans de plus que moi
Il
a encore ses
cheveux
Sa face est rouge sombre
Soleil toutes les journées dehors sur
Son front plein de bosses
Cuites
jardin
les bancs publics alcohool
épilepsie les deux
Chemise propre pantalon propre bedon respectable
Ils passeraient inaperçus dans la librairie publique
Parfois
j’attends à l’entrée de mon propre jardin
grommelle
grommelle à son tour
s’en va prendre une marche son drap sur l’épaule
Je
Il
Il
Où veux-tu
Mais où
que
veux
Plus rien
ne
j’aille
tu que
je m’en aille
m’étonne
Hier
j’ai salué mon premier déserteur américain
épaules rentrées
Ancien étudiant universitaire il y a millions d’années
Il marchait sur le bord de mer entre l’Aquarium et English Bay
Il ne savait que faire de ses mains
Mi trentaine barbu
savait où reposer ses yeux
Il
ne
Il
re-apprenait à respirer
77
Littérama’ohi N°12
Claude-Michel Prévost
Plus rien
m’étonne
ne
C’est
A
juste que depuis trois, quatre ans
chaque matin Je me réveille enragé
J’ai deux
plants de tomates
Deux trois pousses de mais tendre quatre jeunes citrouilles
Quelques
pommes
de terre rouges quelque pommes de terre blan-
ches
Des fleurs, d'autres fleurs des jaunes des oranges et des bleues
Des laitues des betteraves des radis des haricots.
Plus rien
m’étonne
ne
Pendant que je m’étirais yeux
Un chemtrail s’est effilé
fermés
pour
mieux boire la lumière
Fucker
Fucker
Le vent
l’emportera
Derrière
Sales
C’est
mon
comme
eux
voisin de
jardin dorment deux crackheads.
des cochons obstinés
qui pissent sur mes haricots
putes et leur clients
depuis mon nouveau locataire
Ou alors les
Quoi que
Je
ramasse
Come
Je
on
moins de bouteilles et moins
people Come
on
d’aiguilles
Wake up Please wake up
peux plus sentir les feux d’artifices
Depuis le Calgary Stampede
ne
Douze nuits de suite
Explosions fumeuses
Bay
78
sur
musique classique
au
dessus de English
Lire
en
Polynésie
Explosions fumeuses sur heavy metal classique au dessus de
Bagdad.
Le vent
l’emportera
disparaîtra mais le vent nous portera
J’ai une petite fille de trois ans
Qui refuse de quitter notre chambre à coucher.
Elle est ici depuis deux jours trois nuits
Elle bouge à peine racroquillée sous les poupées de Dana
Elle compte et elle attend
Puis elle compte encore
Elle use ses doigts
Pour ne pas devenir folle elle compte
Elle compte les bombes
Elle pense qu’elle est encore vivante
Tout
Tout
disparaîtra mais le vent nous portera
Le World Peace Forum est venu s’en est allé
le reste de la ville
délégation RÇ avait une quinzaine
UBC stérile sobre frigide comme
Notre
Juifs Israéliens Palestiniens
Leurs
Tout
sanglots sont pareils des deux bouts de la UZI
disparaîtra mais le vent nous portera
Le dernier interne est ici depuis trois jours
J’ignore toujours son nom
Jeune tranquille voix basse et calme
Coincé près de la machine à laver dans le coin qui sent encore pisse
de chat
movies aux autres internes
ignore que son surnom est DEB
Data Entry Bitch.
Il offre
ses
mp3s et
ses
Il
79
Littérama’ohi N°12
Claude-Michel Prévost
Come
on
People Come
on
Wake up Friggin WAKE UP
Le gaz
Le gaz
est à un point douze par gallon
coule toujours à pleins flots
Un point douze un point treize
Trois quatre morts par gallon
Wake up
Please wake up
Plus rien
ne
m’étonne
Je ferme les yeux
Je répète mes je vous
J’ai
salue Marie
jardin.
pleines lunes
Quelque part où m’agenouiller
Jouer à quatre pattes dans la glaise
encore mon
Mes
Suivre le soleil et les corbeaux
M’en revenir
avec
de la menthe fraîche
une ou
deux laitues
Quelques fleurs bleues dans les bras
Je vois venir l’automne
Je renifle
déjà l’orage
J’apprends à siffloter
Bonjour Papeete
Bonjour le monde
À bientôt
Claude-Michel Prévost
80
D. Rano / F. Devatine
ECHANGE DE MELS
5° Salon Lire
«
la
orana
en
après le
Polynésie (18-21 mai 2006)
fête de
Chère Flora
Hier seulement, le 25 mai,
je suis revenu en ma modeste demeure,
pleine de souvenirs. Dès aujourd’hui, donc, je tenais à vous
remercier pour le beau séjour que vous avez bien voulu nous offrir.
M’offrir. J’avoue, humblement que je ne m’attendais pas à pareil
accueil. Je me suis trouvé bien en votre compagnie, dans une présence
saine, simple et riche en tout de tout. Combien de peuples, y compris le
mien, devraient faire le voyage vers vous pour apprendre, l’humilité, la
générosité, la disponibilité et la patience, qualités qui nous font défaut
depuis si longtemps. Pourtant nous ne sommes émancipés que depuis
peu. C’est à croire que l’espèce humaine (occidentale) n’a rien compris
la tête
aux
souffrances humaines.
Chère Flora, dans
l’avion j’ai eu un vif plaisir à apprendre davantage sur votre beau pays et son agréable population, notamment sa langue, en lisant avidement Tergiversations et Rêveries de l’écriture Orale
(Te Pahu a Hono’ura). Puis, le voyage étant long, j’ai souhaité m’imprégner de certains textes (notamment de Sylvie André, Alexandre Moeava
Ata, Estelle Castro et Chantal T. Spitz ). Et, bien d’autres. Je voulais
savoir quels regards, ces intellectuels portent sur l'être polynésien, sa
langue, sa culture. Je vous remercie du fond du coeur pour ces
cadeaux. Quant au cadeau somptueux que vous avez bien voulu m’offrir, comme c’est demain la fête des mères, permettez-moi cette faveur
de l’offrir à mon tour à mon épouse, que je lui dise combien j’ai aimé
votre gentillesse - et l’environnement tahitien qui fut - celle de votre
équipe également. Et le dynamique Christian, quel homme-orchestre!
81
Littérama’ohi N°12
J. D. Rano / F. Devatine
Comme
j’aimerais en re-goûter, l’esprit toujours éveillé! Vraiment
à apprendre auprès de vous. Justement, l’élite française en poste à Papeete, le devrait aussi (ce que j’ai voulu vous dire
en partant), et plus encore que nous autres îliens de l’autre rive
(l’Atlantique), car leur « gestion » devrait participer d’un échange et non
d’une exploitation comme j’ai pu m’en rendre compte. J’ai mesuré un
certain mépris à fleur de peau, une certaine distance chez certains à
vouloir se mélanger, s’intégrer, à donner le meilleur d’eux-mêmes. Et
cela c’est, comme aux Antilles, je le constate sévèrement, toujours au
détriment d’un autre, c’est Autre qui sans doute est plus digne. Et, donc,
au long des différents entretiens que j’ai pu saisir, mon coeur a beaucoup pleuré face à cette nouvelle discrimination néocoloniale. Si j’ai
voulu fermer les yeux devant certaines évidences, notamment à l’occasion de la réception chez la Haut Commissaire (nous pourrions en par1er), et durant le Gala du Samedi (nous pourrions en parler), ce constat
se précise, en filigrane, en lisant certains textes publiés dans
Littérama’ohi. Un merveilleux outil de prise de conscience et de renaissance. D’ailleurs, j’aimerais assez, dans un prochain numéro, pouvoir
produire un texte selon l’esprit que vous y insufflez (passerelle spirituelle entre vos îles et celles dont je porte la sève culturelle).
Merci aussi, puis-je vous remercier pour les merveilleuses photographies de AHTU que j’ai visionnées en famille. Ma famille qui se joint à moi
pour vous remercier une nouvelle fois pour votre chaleureux accueil.
Qu’il me soit donné ici, humblement, d’en remercier également toute
votre équipe, à votre poème « Crier des mots d’amour!/ Crier des mots
nous avons tant
de vie!/ Crier des mots de naissance!/ Des mots de reconnaissance!/ Des
mots de renaissance! » (page 103), ajoutant ceci, comme un peu de mon
être dans
ce
lien que nous venons de
créer. Pardon, de CRIER!
Toi souvent l’esthète
Pour
qui les mots chantent et dansent
Comme les arbres de la forêt
Ceux-là mêmes
Ceux-là mêmes
82
qui estiment l’exégète
qui sans toi ne seraient
:
Comme souvent de
Ceux-là de tous les
Ceux-là mêmes de
Tout
simples mots suffisent
jours
chaque instant
simplement
Qui toute
une
vie traduisent
Humblement
Amuse-toi
poète de ces mots simples
qui amusent, détruisent
Comme les impressions qui ton âme modulent
Ces subtiles passions qui chavirent
Ceux-là mêmes
Pour traduire
un
sensible inaccessible
Impossible équation de sons inutiles
les mots magiques
Voluptés les sons magnifiques
Beautés que sont
Tels doivent être les mots utiles
Ceux-là mêmes
Comme les
qui font du poète le langage
qui bouleversent
encens
Caressent valsent bercent balancent
Alors
poète amuse-toi de
Pour
un
ces
mots simples
sensitif maladif
Excessif créatif
Ceux-là mêmes
avec un
soupçon
attentif
Malicieux
prétentieux
précieux
Ceux-là mêmes qui t’élèvent en attitudes
Vertiges sublime badin intime
affectueux
Ainsi tu
sauras poète
poète ami(e) (?)
Qu’il n’est point besoin d’user de mots savants
Emphatique et lyrique
Cher
Littérama’ohi N°12
J. D. Rano / F. Devatine
Pour traduire
Tout
une
vie
simplement
Humblement
Ma Chère amie
un
(ainsi je le souhaiterais)
Juste mot
pour
ces
te dire comme les flots
hommages-roi sont un mot
mots
Juste
la nuit
mot chaud
un
comme
braise
rougit les faces
point blême des ancêtres
en
tiens et miens d’une lointaine
Afrique
Devisent-ils à l’ombre des tombes ?
ils
nous
lorgnent
d’une lucarne d’ombre
solennel
Un
au
foyer de tes
maux.
jour prochain des vôtres, à Tahiti,
vous
dirai-je combien,
sans
fards, j’ai aimé ce que j’ai vu, ce que j’ai mangé, ce que j’ai bu, ce qu’on
m’a donné, ce que j’ai refusé de prendre, ce que j’ai bien voulu prendre en
partage, ce que je n’ai pas osé toucher, corrompre, altérer, occidentaliser.
Car, Chère Flora, quel bonheur ce fut pour moi, dans une somme
d’expériences et de moments privilégiés reçus des Tahitiens, pouvoir
calcul et
prétention quelconque, avoir pu donner un peu de moi, le
je suis fier d’être dans le monde.
Aimer, n’est pas une vaine passion, ni un vain sentiment, c’est bien
sans
meilleur du Créole que
une
volonté d’aller
connu
vers
l’Autre
sans
rien lui demander
en
retour. J’ai
cela chez Vous. Merci.
Voici
que j’ai pu écrire sur le vol d’Air Tahiti-Nui
(LosAngelès-Paris, le 23.05.06), pour vous dire Merci :
encore
ce
Flora & Christian l’ont dit
Jean, & Gauguin en brins
Pierre
84
Segalen
un
rien
Tina Cross, Oui Loti aussi
Comme Jonas
sourit
en
entre les filets de
19 mai 2006
Puis des Grottes
un
aux
pluie
vendredi
Eaux
Sur Ti’ura la Place Sacrée de Fenua
Des
tupunas à l’écoute
livresques
M’ont guidé l'esprit vers teitei
De sacrifices
Oh!
Papeete m’a reçu popa’a
Mais Enfant des îles aussi
D’une autre île à la dérive
Martinique chérie
Te ha’amauruuru atu nei
Pour
un
temps de Poésie
Au Salon des Vents des îles
Entre les
paroles orales des
polynésiennes
Riches mémoires
Créolitude & Ma’ohitude
D’une luminosité
sans
ombre
.
Tahiti m’a accueilli
Enfant d’un Paradis
de colliers
Avec des
noms
Monts de
présents
Pour
un
instant de
Des lieux
en
Embrassades
Poésies
en
partage
cascades
en
désirades
amitiés
Au détour de coups
de plumes
Littérama’ohi N°12
J. D. Rano / F. Devatine
Flora Tina et Chantal
Femmes
Au
épanouies
plus près de leur être
De leur terre évidemment
Jean et Christian immortalisent
Des mots à créer
Des mots à crier
à inventer enfin
un
instant
encore
encore
comme
Flora
Pour que
Marie et Dolorès
Sylvie aussi soient des dieux bénies
Au Paradis-Tahiti
L’oubli est
misère de l’esprit
amnésiques
Sur les lèvres d’emprunts
une
Des hommes
Ah! les bras tendus
Passerelles de vie
Cœurs
sans
en
sourire-ami
cœurs
ouverts
factures
Mes Sœurs d’amour
j’ai dit Flora Tina et Chantal
Sont veines du vivre dans le
cœur
d’un homme reconnaissant
Les Dieux
penchés
à la vie et
au
sur nos épaules veillent
bien-être des Tahitiens
Des mains tendues que
je serre pour toujours
Merci mille fois et mille mercis
pour ce cadeau.
amitiés sincères que vous
fidèles avec le temps
découvrirez
et surtout Chère Flora
avec
la Grâce de Dieu.
Jonas.
(27 mai 2006)
86
Lire
en
Polynésie
Cher Jonas,
De
plus touchante expression de gratitude
Pour quelques moments forts vécus en partage,
De plus bel hommage à la terre comme aux hommes qui l’habitent,
Que ce que j’ai reçu venant de vous,
Jamais jusqu’ici,
je n’en avais lus, bus, et savourés
déplaise à
Avec délectation, cela dit sans détour, n’en
tumière !
ma
pudeur cou-
Passiflores, barbadines
Mots de
Merci
ou grenadilles du pays cueillies à la source,
poète, de chaleur fraternelle, si simplement humains !
Jonas !
J’ai tardé à
Je
vous
vous
envoie
Je tente de
me
répondre !
archipel d’excuses.
un
rattraper à la faveur de la fête des pères,
Puisque
vous êtes du nombre,
En terre de littérature francophone.
Et je vous
remercie d’être
venu jusqu’à nous.
Ce furent réellement de belles rencontres
en
offrandes mutuelles
Auxquelles, ni nous,
nous ne nous attendions.
Un tel succès à la satisfaction de tous ! Envoyés aux
oubliettes les
aléas, les soucis, les inquiétudes (des organisateurs) allant de pair
généralement
avec
la mise
Le succès de celui-ci,
En grande partie inhérent
De chacun d’entre
Par
vos
vous
en
place de tels événements !
à la qualité et dimension des participants,
tous,
conférences de très haute volée et
cependant à la portée
de tous,
87
Littérama’ohi N°12
J. D. Rano / F. Devatine
Par
Que
ce
vos
personnalités propres diverses, si riches et si généreuses,
n’était que plaisir à vivre, à ressentir !
Un sentiment
partagé par tous ici.
présent où j’y repense, tout cela se ressent vivement,
d’autant plus vivement que le temps qui est passé déjà en a fait un épiphénomène passé. En restent par bonheur les mots du poète !
Mais à l’instant
J’ai aimé les
Ces cris du
vers
du
cœur
du
poète
poète
J’ai souri de béatitude
Aux
Oh la
vers
du
grande inspiration de
cœur
du
poète.
silencieux, à l’écart souriants,
s’épurent les émotions ! Que de rencontres manquées sous le soleil par le soleil-voyageur s’aveuglant luimême ! Quand les passants pressés, furent-ils des intellectuels, s’excluent des banquets pléthores de l’âme !
ces cœurs
rêveurs concentrés, aux heures où
Merci Cher
Pour cette
«
Jonas,
part précieuse,
-
la sensibilité, la fragilité, la délicatesse
l’être »,
S’écrivant et s’écriant poétiquement,
-
de
librement, largement,
Abondamment, heureusement.
Je le dis
platement sans me piquer d’élégance, et je suis heureuse que
plaisir à lire « Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture
Orale » (Te Pahu a Hono?ura),
Le Tambour, entre autre, de « qui fait lien ».
vous
J’ai
88
ayez eu
toujours été étonnée qu’on l’ait trouvé « pas facile d’accès
Alors qu’il est écrit « avec de simples mots »,
»,
Lire
«
«
en
Polynésie
des mots simples », « de chaque instant »,
de tous les jours », pour reprendre vos
termes,
Certes,
le rythme et des sonorités des
poèmes scandés traditionnels et des anciennés
avec
mélopées.
A moins d’en faire la lecture
Pare-brise
Quant
aux
ou
comme
à reculons,
pare-émotions contre pare-découverte !
textes de Littérama’ohi, je suis heureuse également que
trouver quelque information,
saisi l’enjeu,
En dépit de « leur inégale valeur »,
La qualité de l’écrit n’étant pas pour l’heure la priorité,
Car il s’agit avant tout de donner à voir et à entendre les dits écrits en
Polynésie.
vous
ayez pu y
Que
vous en
ayez
Aussi est-ce
encourageant de savoir que loin, très loin, encore plus loin
qu’au-delà de nos lagons intérieurs, dont quelques-uns fermés, quelque
chose qui a résonné, a été entendu,
De ce qui se pense, se fait ici.
Merci
Jonas pour
Ah si cela
se
cet échange direct.
pouvait faire aussi aisément et directement avec tout un
chacun !
Nous
n’ignorons pas les rigidités, les indifférences, voire « un certain
mépris à fleur de peau, une certaine distance », « cette nouvelle discrimination néocoloniale », comme vous le dites si tranquillement avec
juste raison.
Les
mythes, les représentations, les images d’Epinal, les préjugés, sont
au cœur et dans les cerveaux, que les combattre
serait y laisser inutilement de son énergie.
fortement ancrés
89
Littérama’ohi N°12
J. D. Rano / F. Devatine
Aussi valait-il mieux ouvrir
voie, celle de l’écriture,
d’expression, de création, en espérant qu’un certain nombre d’individus la
prendra de plus en plus pour la transformer en autoroute de la littéraune
un espace
ture.
C’est pourquoi la revue Littérama’ohi est là,
Avec des écrits à tous les niveaux de langue
le désordre,
Mais chacun
partant en apparence dans
significatif, à chaque point d’expression et dans l’espace
social lisible, d’un grand changement : quelque chose existe sur lequel
et avec lequel il faudra compter: la conscience polynésienne.
Une sorte de
force
«
tranquille
paroles de construction et de recons« cette nouvelle discrià laquelle vous faisiez allusion.
»,
truction, plus que de résistance, en réponse à
mination néocoloniale
Un
point de
«
gestion
s’ouvre -t-elle
revue
-
»
» sensible à l’intérieur de nous-mêmes, aussi la
mais très peu - à ce que vous appelez « l’élite
française ».EIIe« s’ouvre », pour nous contraindre à l’ouverture, mais
juste ce qu’il faut, « très peu », pour n’avoir pas à gérer le débordement.
De
ces
points sensibles qu’éludent mais
endroits vos propos !
que
sous-entendent et qu’illus-
trent par
Quant à
un
article que vous enverriez pour un prochain numéro de
Littérama’ohi,
ce sera avec
bonheur que je le proposerai à notre
comité.
Voilà
donc,
Avec
mes
mon
cher Jonas, quelques nouvelles, enfin !
meilleures amitiés,
Te fa’atae atu nei i te
aroha,
Flora
(14 juin 2006)
90
)nas
Daniel Rano
OZÉE
Lettre ouverte à
mon
qu’il soit Caribéen
Cubain
C’est
ou
en
Littérama’ohi
suit. Comme
frère créole ;
ou
Polynésien,
Américain, Mascarin, Calédonien
ou
Seychellois.
promettant, à Flora Devatine, un texte pour la revue
(27 mai 2006) que je me suis appliqué à la réflexion qui
l’a dit mon ami (regretté) René Ménil, « Laissez passer
dans la Caraïbe tumultueuse, la voix totale, mortelle, exaltante de la
poésie »1.
Ah ! Cher frère créole, la vastitude
d’une existence
l’exiguïté
l’espérance. En vérité, haïr la vie qu’emportent les gens désabusés
m’embrouille et me désarme. Chacun de nous a le droit d’être génial ou
quelconque ! Chacun de nous a le droit d'être ce qu’il est quand il ignore
ce qu’il devrait être ! Je comprends ceux qui en arrivent à détester leur
propre vie, tout simplement. Vivre est donc un art. Bien vivre est surtout
une science dont on peut s’imprégner, mais c’est avant tout un don
divin. J’aime assez : « Il ne faut pas confondre l’intelligence, adroite à
duper son homme, et cet organe dont le siège n’est nulle part et qui
nous renseigne sans appel sur nos limites. Nul que puisse les escalader. L’effort s’y devinerait. Il soulignerait davantage le faible espace
sans
de
dévolu à
nos
voltes. C’est à cette faculté de
nous
mouvoir dans cet
espace que le talent se prouve.
là. Et ces progrès ne seront que
Nos progrès ne peuvent venir que de
d’ordre moral puisque chacune de nos
entreprises nous prend à l’improviste. Nous ne pouvons compter que
sur
la rectitude. Toute tricherie
maladresse »2. Précieux
' René
en
amène
une
autre. Mieux vaut
une
génie.
Ménil, « Laissez passer la poésie » in Tropiques n°5, avril 1942.
2 Jean
Cocteau, La
difficulté d'être, Paris, Rocher, 1983.
91
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
Hier, me rappelant ma promesse d’écriture, je me
la forêt à la recherche d’une idée jaillissante. J’étais
promenais dans
entre deux rythmes, infirme dans ma substance naturelle et l’esprit boiteux, en perte
d’inspiration. Une aide salvatrice eût été la bienvenue. Mais je n’osais
pas y prétendre. Et l’air était si pur de ce côté-là de la Martinique que je
m’en imprégnais totalement, jusqu’à l’ivresse. C’est tout cela, partie de
mon errance3, la somme de ce que je vis chaque jour, à pleine poitrine.
Ainsi mes intimes pensées-mêlées à celles profondes, troublantes,
ramenées de Papèete (16-25 mai 2006), me tiraient vers le haut au prix
de mes propres efforts. Mon souhait avait été d’associer les vibrations
de la précieuse Tahiti à celles de la délicieuse Martinique. Comme j’ailais, pas après pas, au long d’une trace4 - quasi invisible. Elle fuyait,
serpentait toujours d’une manière insolite ; elle était connue seulement
des initiés dont les pieds, pour certains, l’avaient défrichée et façonnée.
Dans la forêt, j’appréciais, ô combien, les caresses du vent sur mon
visage, dans mes cheveux, courant sur mes bras. Mon corps à fleur de
nature. La découverte du corps « vertigineux » de la nature induit toujours une « nouvelle manière d’aimer », comme chez Proust, « le goût
plus que l’odorat » entraîne la réminiscence. Car « il s’agit de déplier
les mondes »5 possibles. J’étais tout à Polymnie, convaincu que la
réflexion que j'étais en train de mener devait servir le tout-monde6.
Pas les Caribéens seuls. Pas les Polynésiens seuls, mais tous les
îliens, tous les Créoles, et au-delà, le plus grand nombre.
3 Pour
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, « l'errance, c'est
sées de
système
ce qui incline l'étant à abandonner les penles pensées non pas d'exploration, parce que ce terme a une connotation colonialiste, mais d'investigation du réel, les pensées de déplacement qui sont aussi des pensées d'ambiguité et de non-certitude qui nous préservent des
pensées de déplacement qui sont aussi des pensées d'ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent des pensées de systèmes, de leur intolérance et de leur sectarisme. L'errance a des vertus que je dirais de la totalité : c'est la volonté, le désir, la passion de connaître la Totalité, de connaître le tout-monde, mais aussi des vertus de préservation dans le sens où l'on n'entend
pas connaître le tout-monde pour le dominer, pour lui donner un sens unique. La pensée de l'errance nous préserve de pensées
pour
de système ».
^ Sente
:
mak, trass : makcacbé, traces de pas. Explication proposée par Pierre Pinalie, Diclionnoire élémentaire français-créole,
Paris, Presses Universitaires Créoles, 1992.
■*
°
Marcel Proust, écrits sur l'art, Paris,
Flammarion, 1999.
Édouard Glissant, La Caraïbe et le tout-monde, in Racines et Couleurs n° 15,
92
pp.
30-31 et 44.
Lire
en
Polynésie
Aucun homme seul ne peut résister aux puissances occultes. Il est
notable que l’amour de l’Homme n’est dit ici que dans son rapport au
désir plus vaste de libération7 : dans l’être aimé, c’est un compagnon
le poète cherche, parce que c’est cet être aimé qui l’incite à
toujours plus vers le but fixé : tendre à l’éveil de l’Homme.
J’avoue, là, qu’il s’agit bien de comprendre comment peut s’opérer
une participation aux sens sociaux à travers le langage, comme peuvent se fixer « des montagnes durables, et soustraits aux prises de la
conscience »8 : « Le corps croit en ce qu’il joue... Il ne représente pas
ce qu’il joue, il ne mémorise pas le passé, il agit le passé, ainsi annulé
en tant que tel, il le revit. Ce qui est appris par corps n’est pas quelque
chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais
quelque chose que l’on est »9.
La culture créole, celle que je porte en moi, c’est-à-dire « ma
créolitude », ne peut être considérée à part, réduite. Aujourd’hui, toute
culture, parce que singulière, a besoin de toutes les cultures pour exister ! Ce n’est pas par la force que l’on protégera nos cultures méprisées, mais par l'acceptation de l’extraordinaire complexité et salvatrice
multiplicité, donc richesse, du monde dans lequel nous vivons. Mon
père me disait que,
d’arme que
tendre
Courir toute
son
existence à l’essentiel
n’est pas une utopie
Si folie est harmonie
l’essentiel
se
veut l’âme de l’être.
La vie est donc l’essentiel.
Souvent
1 Martine Bauer
8 Pierre
9 Paul
aveugle à cet essentiel
dans, Droits et Liberté, 1977, porte ainsi
Bourdieu, Le sens pratique,
op.
cil,
pp.
un
écho à
mon
sentiment.
33-34.
Dakéyo, Nouvelles du sud, Paris, Silex, Août 1986,
pp.
176-176.
93
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
ignorant et méprisant l’être
que l’on aime - ici l’-tre Humain -,
de son eurythmie nous butons au quotidien
Si bien, connaître
l’essentiel
aimer la vie
plus loin que d’espérer l’harmonie
c’est de savoir résoudre l’équation
folie
des hommes
accompagner un
sa vie
être
que
l’on aime
toute
en
ayant appris à connaître l’essentiel.
Je
parie toujours de « créolitude ». C’est là sortir de toute identitéracine-unique et entrer dans la créolisation du monde. Cette créolisation du monde m’est chère, comme elle peut être chère à Édouard
Glissant, à Édouard Maunick ou à George Lamming. De nos jours, quel
peuple peut nier son métissage ? Quel peuple peut le refuser ? Et
n’est-il pas là le souhait de valorisation, de reconnaissance que chante
Chantal T. Spitz ? De Flora Devatine à Alexandre Moeava Ata ? De
Jean-Claude Icart à Danièle Taoahere Helme ? De Stéphanie-Ariirau
Richard, Aimé Césaire, lhage Weniko à Albert wendt ? De Déwé
Gorodé à Jonas Daniel Rano !
Dans l’abondance et la mise en ordre de ma
Martinique chérie, le
métissage- autrement exhorté, cette créolitude - est la terre et la mer,
le ciel, le morne, la forêt, les champs... Tous me parlent leur langage.
Un langage que je comprends sans chichi ni tra-la-la. Leur langage me
ressemble. Comment puis-je l’ignorer ? Sachez cela : il fait bon appartenir à ce pays dont les racines, les ancêtres, le poids de la terre, les
humeurs n’ont jamais entravé un homme libre. Je l’exhorte ! Mon frère,
comment pourrait-il en être autrement chez toi, dans ton pays ?
Si petit qu’il soit, mon pays est bien ma raison d’être au monde et,
le considérer tout entier à partir de ce point de vue, c’est encore la seule
manière de tendre à l’universel. Que ceux qui ne sont pas d’accord se
94
Lire
en
Polynésie
lèvent, qu’ils se montrent ! Qu’ils empruntent cette trace10, en ma cornpagnie, qu’ils sachent autrement ce petit retour sur l’honnêteté de soi
auquel nous
laise »11.
convie René Ménil dans
«
Problèmes d’une culture antil-
Et cette trace, fuyant au loin, se voulait encore une autre source de
réflexion, de méditation nouvelle : un appel au monde, disponibilité et
mouvement essentiels. Là devant moi, cette trace faisait remonter en
mémoire cette
pensée : « C’est un fait humain universel, aucune
peuple n’est un don fabuleux du ciel, aucune culture ne
s’est constituée en vase clos, et en un jour, hors du contact et du conflit
des peuples, des races et des cultures. Aucune culture d’aucun peuple
ma
culture d’aucun
ne
s’est faite
sans
traverser
des hommes, sans ce
Michelet »1Z.
cœur
ces
contradictions dans la vie, la tête et le
puissant travail de soi sur soi, dont parle
Une
pensée profonde, simple évidence pourtant, vérité si forte que
je retrouvais également dans la « Préface » à Créolitude de Gorges
Ngal : « Il convient de dire d’abord qu’aucun développement n’est possible sans assomption des traits identitaires essentiels de l’être à développer. Une des caractéristiques des traits identitaires de l’espace francophone est constitué par le parallélisme entre pays du Sud et ceux du
Nord, qui montre que le français, le lien fondateur de la francophonie,
'0
« La trace est la
poussée tremblante du toujours nouveau », disait Glissant. En vérité, elle ne concourt pas à compléter la
totalité, elle permet d'en concevoir l'indicible [...]. La trace est la route comme la révolte à l'injonction et la jubilation au
garrot [...]. Elle n'est pas un brouillon de terre, un balbutiement de forêt, mais le penchant tout organique à une manière
d'être, de connaître, et c'est la forme allée de cette connaissance. On ne suit pas la trace pour déboucher dans de confortables
chemins, elle voue à sa vérité qui est d'explorer, de déliter en tout la norme séductrice [...]. La trace ne répète pas la suite
inachevée où l'on trébuche, ni l'allée ouvragée qui ferme sur un territoire, sur le grand domaine. C'est une manière opaque
d'apprendre la branche et le vent, être soi dérivé à l'autre, le sable en vrai désordre de l'utopie, l'insondé, l'obscur du courant dans la rivière dételée [...]. La pensée de la trace promet aussi alliance loin des systèmes, elle réfute possession, elle
donne sur ces temps diffractés que les humanités d'aujourd'hui multiplient entre elles, par heurts et par merveilles. ».
Édouard Glissant avait raison d'insister dans une préoccupation toute stratégique, de vouloir sortir de l'identité - unique régressive, et entrer dans la créolisation du monde.
Édouard Glissant, op.cit, pp. 69-71.
1 ' René
^
Ménil, « Problèmes d'une culture antillaise », in Antilles déjà jadis, Paris, Jean-Michel Place, 1999.
Op.cit,
pp.
12-13.
95
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
langue minoritaire, liée au pouvoir de consommaparticipant à l’accentuation des clivages nantis/pauvres,
est ressenti comme
tion élitiste,
de l’identité culturelle et dans de
souciant pas des langues ethnivéritables véhicules des identités culturelles du Sud, là elle
perçue comme ne faisant pas partie
nombreux cas perçue comme ne se
ques,
constitue l’élément essentiel de l’identité nationale et donc du
dévelop-
pement.
Ici l’hétérogénéité linguistique s’accompagne du pluralisme culturel, trait essentiel des sociétés polycentriques du Sud : la faible hétérogénéité linguistique et culturelle.13
Alors mon frère créole, d’où que-tu sois, au sortir de la forêt où j’ai
« osé », à tue-tête, entre les arbres-témoins - les hommes qui savent
et qui se taisent -, voici « Ozée », ma modeste contribution à
Littérama’ohi.
Ozée,
une
tive pour
amère reconquête d’une liberté perdue ou prospec-
les années à venir ?
ainsi quand la poésie vraie visite mon esprit,
je me sentais vagabond. Je me sentais comme un
haill(onn)eux. C’est qu’à une époque peu lointaine, sur une roche, je
m’étais assis, fatigué. Comme de la vie, essoufflé d’une vie consommée. Mais il était un rebelle en moi. Un espoir enfoui. À jaillir, une étincelle prête, pour qu’à chacun il soit donné demain, aux miens, aux tiens,
aux siens aussi, la Vie. Comme pour celui-ci qui pleurait sa vie de
mutant, tel cet autre en moi, controversé. Je ne sais s’il n’en avait pas
appelé à Dieu. Vois... Je ne suis qu’un hailleux. Un gueux. Qu’il lui soit
offert un bout de pain. C’est que de ne pouvoir jeûner, il avait faim. Il
rêvait bien sûr de quelques raisins. Au Seigneur tout puissant, Maître
qui commande le temps, il avait confié ses joies et autres soucis. Ah...,
oui, pourquoi était-ce ainsi sa destinée ? Était-ce le sens de sa vie ?
Hier encore, et c’est
de
^
la vie
Georges Ngal, « Préface » à Créolilude, op.cil., pp. 9-14.
96
Lire
Souvent
ses
ses
souliers n’étaient qu’épaves.
en
Polynésie
Déchirés et troués étaient
Tu vois... Je
vêtements, en morceaux, tous autant des oripeaux.
qu’un haill(onn)eux. Un gueux. Sur une roche, je m’étais assis,
fatigué. Peut-être, comme de la vie, essoufflé, une vie consommée.
Mais il était en moi un frère-ami qui attendait que la nuit, loin de la
misère, lui devienne un abri, pour que ne soit vidée sa vie. Que cette
même nuit, mon amie, accepte d’être la sienne aussi. Si j’étais ton fils
mon Dieu, je n’aurais pas à éclairer, baliser ce chemin serpentin, mon
rocailleux-épineux, où pousse l’ennui. Tu vois... Je ne suis qu’un hailleux. Un gueux qui rêve à la vie les yeux ouverts. Ah... ! Merci ! Une
énergie sourit, projetée tel espoir éclos entre des pétales enlacés, les
tissus de son cœur éclaté au-delà de moi-même vers mille désirs dirin’étais
gés sous une lune qui semble humaine. Ne dit-on pas que Jean s’y promène ? Pour lui, même le vent osait des parfums d’ailleurs. Je sais à
présent qu’il ne peut être la brebis du troupeau sortie. Mais je sens, là
c’est certain, où mène son chemin sous la houppelande du destin.
Vois... Comme lui, je ne suis qu’un hailleux. Car être poète, ce n’est
pas être rêveur : la chance plie devant le génie des Poètes. Les psychagogues peuvent pleurer ; les poètes n’ont pas honte d’être nus. Ah !
Pourquoi craindre de n’être que soi ? Tantôt vêtu, tantôt dévêtu, l’homme
est comme l’arbre. N’est-ce pas, mon cher Diogène ? Il m’arrive d’élever
un plaisir à tue-tête : « c’est la meilleure manière de communiquer avec
les anges », m’a confié un ami. Au début, c’est juste un peu délicat.
Après tout, on ne converse sincèrement qu’avec son cœur. « Méfie-toi
de l’ivresse du pouvoir, de la richesse, du savoir, du rang social et de
l’ivresse de la jeunesse ; rien de tout cela qui ne soit un vent de folie qui
te ravit la raison, emporte ton honorabilité et détourne le cœur, l’ouïe, la
vue et la langue des choses utiles », rappelle maître Ibn Al-Muqaffa’.
Car « quand prêtres et politiques n’ont plus que discours14 appuyés
sur des tautologies, c’est aux poètes de raviver la parole créatrice. Car
si les poètes s’y trouvent impuissants, les mots d’ordre tenteront, eux, de
^ Michel
Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
97
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
rameuter
ce
qui ne serait plus peuple mais masse. La parole du poète
l’ordre défiant le droit-gueule pour asservir », a
est vibrée pour fonder
dit un autre poète.
Voici. Les murailles s’écrouleront. Fussent-elles
démocratiques.
disent satisfaits les Uns. Je te déteste, éructent
les Autres. Avec la chute du mur de Berlin (1989), le monde déchiré par
la dualité Est-Ouest a vu ses conflits changer de pôles. Celle-ci est
devenue un renversement Nord-Sud. Hélas ! sans que rien n’ait changé
Démocratie, je t’aime,
se
vraiment entre l’Est et l’Ouest. Malheureusement. Et toutes les murailles s’écrouleront. Comme le sous-entend si bien Max Frisch : « La
grande muraille de Chine avait été érigée comme une barrière contre
les barbares des steppes. Elle fut une des nombreuses tentatives pour
arrêter aussi le temps. Mais comme nous le savons aujourd’hui, elle fut
inefficace. On ne peut simplement pas arrêter le temps »15. Voyez bien
ce qu’est devenue la muraille de Chine.
D'autres sont enfin tombées à l’Est (mai 2004) ! Les Corée du Nord
et du Sud, l’Inde et le Pakistan, Washington et la Havane, les tomberont-ils désormais ? Curieux axes ? Sans doute, est-ce pour cela que
les nations riches
et celles qui sont en voie de le devenir - se barricadent et accaparent les richesses. Elles auraient la mémoire bien
courte : les pays du Sud n’ont-ils pas contribué à ces richesses, souvent au prix du sang des leurs ? La Somalie, le Nigeria, la Namibie, le
Burkina-Faso, le Sénégal, le Mali, même les Antilles, les Terrritoires
d’Outre-mer, la Kanakie, en ont souffert, et bien d’autres « colonies »
n’étaient-elles pas de lointaines provinces, portugaises, espagnoles,
allemandes, hollandaises, italiennes, anglaises, françaises ? Le
Liberia, terre libre ou déversoir américain ?
Aujourd’hui, que sont devenues ces « colonies-satellites » - cet
« Outre-mer fourre-tout »
africaines, polynésiennes et caribéennes
dans leurs « regrettables » rapports Nord-Sud, guère moins d’un demisiècle après la proclamation de leur indépendance ? Quelle politique
-
-
' 5 Erik
98
Durschmied, La logique du grain de sable, Paris, J-C Latlès/Trinacra, 2000,
p.
341.
Lire
en
Polynésie
profondément leurs difficultés ? Leurs différenparle - la tête haute - avec une franche honnêteté ? Qui
y parle - la tête encore droite - de démocratie16 véritable ? Et les formules centralisatrices de La Baule, et d’ailleurs, comment peuvent-elles
humaine
ces
en
? Qui
influencer
circonscrit
en
encore
?
incapables, Nous sommes ! Comment dites-vous ?
pays qui ne savent plus nourrir nos enfants, possèdent cependant autant d’armes et de munitions ? Autant de
Conseillers-prédateurs ? Autant de corrompus ? (Déjà dit). Autant de
bons à rien ? (Pas du tout : depuis Pythagore et Einstein, Nous sommes tous des génies). Par conséquent, il n’a jamais été envisagé, ni
même imaginé, pour nos éminences subtiles, d’arrêter d’exploiter cette
Afrique et cet Outre-mer, aujourd’hui dépouillés de tout ! De vider les
« Colonies, demeurées colonies malgré elles », de leur matière grise !
Comment apporter désormais un peu de baume au cœur de ces
« couillonnés » ? Que de leurres ! De promesses ! De miroiteries !
D’interdits ! Et que de Sectes ! Plus de pain, plus d’eau, plus le « droit
de frapper monnaie ? », même plus le droit de... d’expression, d’existence ! D’être ! Et même depuis « Rio », nos grands Manitous se
contenteraient de pousser quelques « pions », pourvu que cela fasse
étiquette : encore une fois au Sommet de la Terre de Johannesbourg
(août-septembre dernier) - plus d’électricité, l’école dans la famine, les
massacres, les folies claniques, le quotidien des peuples plongés dans
une course infernale vers la mort. Combien de nos Pays corrupteurs se
trouvent corrompus dans cette situation innommable ?
Craquantes paillettes ! Au reste, on peut même, légitimement s’interpeller, se demander, si la victoire de la Liberté - si chère à ma
France-mère, à certains pays européens, comme aux États-Unis dont s’enorgueillissent les peuples riches et - leurs vassaux - au
Esclaves bien
Combien de
« nos »
^
D'ailleurs, combien d'hommes politiques - stupides arrivistes - parlent de démocratie sons vraiment savoir ce que c'est !
quand ils ont, « pressés et empressés », après avoir séché les bancs du Logos. Démocratie (démo-cratie) signifie « dêmos » :
peuple, et « cratein » : gouverner, et l'essence de la notion de peuple. La démocratie serait donc l'affaire du peuple (le peuple
des citoyens chez les Grecs ; des hommes libres qui paient l'impôt), où chacun doit se reconnaître, s'y retrouver, et pas les dirigéants seuls. Voir à ce sujet Henri Pémot, L'Afrique brûle, Paris, Tanawa, 1997, p. 73.
99
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
détriment des
ser
Peuples pauvres n’est pas
bientôt le monde dans son ensemble.
le boomerang qui fera implo-
Le
système démocratique est en passe de s’imposer comme un
unique sur toute la planète, et c’est là le problème : l’histoire est
», nous interpelle Francis Fukuyama17. Les lois du marché démonassez bien cette réalité : il s’agit, dans la lutte de l’homme avec la
«
modèle
finie
trent
nature, du désir de
faire valoir ensuite
En
atteignant
ce
sa
un
dernier d’être
reconnu comme un
humain pour
supériorité économique.
niveau de prospérité sans équivalent, les nations
occidentales ont convaincu leurs
«
victimes enrubannées », autres
terres
d’expériences, notamment les Tiers-mondes, qu’elles avaient
découvert la formule miraculeuse. À tort, ces dernières y croient dur
fer ! Mais ont-elles
un autre choix ? Un leurre, car ces « phares
n’acceptent aucune résistance à leurs « lumières ».
Il ne fut pas vain que Cheikh Anta Diop se soit demandé, ce que je
souligne ci-dessous, vers une idéologie politique afro-créole : « Quand
pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? (et afro-créole ?) De
la nécessité d’une culture fondée sur les langues africaines ? ». Nous
mettait-il en garde ainsi : « Les intellectuels doivent étudier le passé non
pour s’y complaire mais pour y puiser des leçons »18.
Vraiment ! La sagesse collective des peuples implique la notion nouvelle de partage - refusée par ceux-là qui, outrageusement bedonnants,
imaginent que la Mort n’interviendra jamais dans leur destinée : les richesses accumulées
quelquefois très maladroitement19 - n’expliquent pas
comme
autoproclamés
»
-
^
Diplômé du Centre des affaires internationales de l'université Harvard
Département d'état américain en matière de prévisions politiques.
1 ® Cheikh Anta
Diop, in Hacines et couleurs n° 126,
' ^ La seconde
guerre
p.
et
consultant
pour
la Rand Corporation et le
16.
du Golfe (2003) obligeant, je renvoie à notre revue Hacines et couleurs n° 126. à la page 16, je publiais
un texte d'Emmanuel Melse, citant un texte visionnaire Antaéen « Immixtion américaine ». Dans « Alerte sous les
tropiques » ;
Monde Arabe et Afrique noire » et « Immixtion Américaine en Afrique noire » Cheikh Anta Diop écrit : « Qu'est-ce que les
états-Unis ? Un pays où la production industrielle est hypertrophiée et qui n'a plus de débouchés, ni de matières
premières (au
maximum pour une génération) ». Il fait référence à un rapport rédigé par M.E.W. Pherson, expert du bureau des mines des
états-Unis, daté de juillet 1951. Ce rapport établit l'inventaire des ressources minéralogiques du pays (cité par L'Observateur,
20-12-51 ). « Selon le rapport Pherson et à la cadencé actuelle d'extraction et de transformation du marché autochtone, le sous«
100
Lire
tous les choix dits
Polynésie
Par exemple nombre de « Gott
confisquée des faibles, hommes
et peuples déshérités, désavoués, colonisés, exploités, fagotés, estropiés, brimés, cassés, violés...
La sagesse collective des peuples - dont s’enorgueillissent les
tout-puissants à grands cris21 - appelle à toujours plus de dignité et de
valorisation envers l’homme, tout homme et tout l’homme, et renvoie à
l’urgence de la véritable liberté, sans contrepartie, et de tout dédommagement pour les peuples à genoux. Cette obligation induit, celle, non
moins essentielle, de De Hominis dignitate, en mettant en relief des
pans de l’histoire de l’humanité, où les esclaves ont lutté contre les maîtrès, nourrissant les guerres et les révoltes jusqu’à ce qu’un système se
substitue aux religions politisées pour permettre, ici et maintenant, le
droit aux esclaves « intellectualisés » de vivre à l’égal des maîtres.
mit
»20
uns
au
«
démocratiques
en
».
détriment de la liberté
La démocratie n’est pas un
régime politique qu’on pourrait, au besoin, choisir
catalogue parmi d’autres formes de gouvernement. La démocratie est le
stade suprême de la politique, celui après lequel il n’y a rien d’autre que le
dépérissement de la politique elle-même.
Après être passée par le stade théologique - le gouvernement par les dieux
puis par un stade métaphysique - le gouvernement aristocratique -, l’humanité, à des rythmes inégaux selon l’état de développement de ses diverses parties, s’achemine progressivement vers le gouvernement populaire,
sous la forme de la délégation, voire de l'autogouvernement.
sur
-
sol américain
ne recèle plus que 75 ans de fer, 50 ans de Cobalt, 35 ans de Soufre, 15 ans de
pétrole. C'est donc moins de 16
pétrole aujourd'hui, en 2006. Or l'Asie (le Moyen-Orient) et l'Afrique sont les seuls continents producteurs de matières
premières. L'Amérique n'a donc plus le choix, il lui faut, avant vingt ans, comme l'indique le rapport Pherson, c'est-à-dire, au
cours de notre propre génération, s'emparer de l'Afrique. Le sort de l'Afrique se joue au cours de notre
génération, conclut
Cheikh Anta Diop. Il est bon de souligner qu'en dehors de Racines et couleurs, aucun média dit national, ni en 1991, ni en 2004,
ni aujourd'hui, a noté cette étude pertinente. Des pays africains comme le Cameroun sont bien menacés d'une incontournable!?)
Immixtion américaine, puisque l'Europe laisse faire.
ans
de
^ Racines et couleurs n°
126, op.cit., pp. 38-39.
^ Voir la belle démonstration
que propose Léon-Gontran Damas,
vie de trois frères orphelins au commencement du monde, où « il
1943,
pp.
dans son conte intitulé : « Les Trois frères ». Il y raconte la
n'y avait que des Nègres ». In Veillées noires, Paris, Stock,
161-166.
101
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
N’imaginons pas qu’elle s’en tiendra là. L’idéal de
contradictoire dans les termes et autodestructeur : il
mesure
qu’il
se
l’autogouvernement est
se consume au
fur et à
réalise.
Quand tout le monde commande à tous, on n’est
plus très loin du moment où
à personne. En glissant d’une élégie sereine
à l’orchestration d’un doute lancinant sur la
démocratie, cette interrogation va dominer, on peut le penser, la réflexion politique dans les années qui viennent.
personne ne commandera plus
sur le triomphe du libéralisme
Ce
regard que porte Jacques Julliard (chroniqueur à la télévision
française), renforce mon point de vue, renforce l’urgence d’une Tribune
XXI22. Mais après... nous dit encore Julliard, « ces thèses sont moins
optimistes qu’il n’y paraît. À mon sens, il n’y a pas d’un côté les Bons et les
Méchants de l’autre. Il y a seulement des hommes. » (ibid.). L’Homme !
Quelque part, des hommes qui essaient de vivre. Qui luttent ! Il faut, à
l’homme créole, par conséquent, être un homme debout !
Aujourd’hui, on est en train d’aménager le décor international, ce
qui suscite la réussite en matière de concepts et un nouveau positionnement de formes de pensée. La pensée ayant une vitesse, la pensée
que véhicule l’information ne peut transformer la société que lorsqu’elle
est émise par ceux qui en ont la force créatrice (les penseurs) et non
par les « revendeurs et les dispatcheurs », voire les « faiseurs de guerres ». Depuis les massacres perpétrés contre les Indiens et les Nègres,
nous aurions dû comprendre la nécessité et l’urgence d’une pareille
prise de conscience. Vous me pardonnerez ce ton car depuis les décoIonisations, Bon Dieu ! Ce constat nous oblige à l’incontournable obligation de solidarité et de tolérance.
® En
prévision des échéances culturelles du XXIe siècle. L'objectif est d'oider à faire connaître des talents d'avenir, privilégier
qualité du discours culturel, à l'orée d'un siècle envisagé avec autant de fantasmes que de passions. D'inscrire l'action dans
l'approche prospective du siècle autour d'une équipe de critiques, pour produire des textes en conséquence ; d'organiser des
débats d'idées sur les questions brûlantes, en fait, de changer d'attitude d'information pour que la qualité des messages évolue. Nous envisageons de résorber la carence du discours philosophique qui se dilue de plus en plus dans les causes politiciennés et populistes. Il s'agit d'une plate-forme d'échanges et d'actions visant à améliorer le verbe et la création contemporaine de
l'imagerie d'Épinal, dès lors que la dispersion intellectuelle et culturelle de nos différentes communautés, dites diasporas, s'est
révélée une volonté sournoise et affirmée d'inféoder pour les uns, de culpabiliser pour les autres.
Ja
102
Lire
en
Polynésie
Cher frère, cette lettre,
Ozée, se veut ouverte à ceux qui croient
posséder l’univers entre leurs mains, aux coincés de l’esprit fussent-ils
députés, ministres, présidents ou « tout-imbus » : la démocratie, droit
naturel à la vie, c’est l’égalité sans contre-valeur.
Nous n’imaginons pas nos politicos-usuriers modernes autrement
que sans scrupule. Ils sentent leurs œuvres : faut-il rappeler qu’il y a eu
La Baule, pour qu’il y ait le ras’I’bol ! Car j’insiste, dès à présent, à propos de la nécessaire prise de conscience des enfants de ces nombreuses communautés issues, malgré elles, du même « corps » de l’humanité, qu’ils sachent poser l’acte.
De fait, j’ose proposer une plate-forme, telle tribune d'échanges,
autour de réflexions ouvertes et constructives : non point sur la possibilité seulement de mettre en place une réalité prospective, mais certainement de dresser les fondations d’un meilleur lendemain. Un discours
immédiat, déshabillé du nombrilisme pertinent et entêtant de nos intellectuels23
qui se sont avérés jusque-là vindicatifs et personnels.
J’associe à cette volonté de faire évoluer les choses, la mémoire de
qui ont défriché des voies à suivre24. Ce sont ceux qui ont favorisé
l’expression aux Nègres et Créoles, en élevant le « conscientisme »
panafricain et afro-créole - à l’instar de ce que fit le poète guyanais,
Léon-Gontran Damas
au-delà du parler pour amener à l’action les
plus éveillés d’entre nous.
ceux
-
œuvres de Frantz Fanon, René Ménil, CheikhDiop, Steve Biko, Kwuame N’Krumah, Aimé Césaire, Toni
Morison, Marcus Garvey, Williams Edward DuBois, Wole Soyinka,
Léon-G. Damas, Derek Walcott et de ceux qui portent encore le flam-
Ainsi, à’travers les
Anta
beau de l'éveil de la conscience collective du monde noir et métissé,
j’invite chacun d’entre nous, qui porté par les expressions millénaires
des différents peuples élevés du continent-père, aujourd’hui réaffirmées
^ Jonas
Rano, Semences de vie, postface de Raoul-Philippe Danaho, de l'Académie des Scieaces d'Outre-mer, 2005.
^ Créolilude et
poétique
dans l'œuvre de Léon-Gonlran Damas, thèse présentée par Jonas Rano.
103
Littérama’ohi N°12
Jonas D. Rano
par
la motivation prospective
d’une harmonie essentielle entre les hommes,
d’élever le débat.
De s’assumer !
De
nous assumer.
Assumer.
S’assumer.
Assumer.
Cher frère, soyons acteurs de notre destin, ne vivons pas le
Spectacle des autres, car la finalité de l’Homme est de renaître ! En
vérité, en se montrant cartésiens, démoulés, décoincés, décassés, les
gens éveillés ont toujours la capacité de voir qu’on les dupe, qui les
dupe ! s’ils s’en donnent les moyens ; par conséquent, ni juif, ni nègre,
ni blanc, ni Noir, ni Jaune, ni Rouge, ni même « homme de couleur »,
un homme debout ! Ozée ; donc de nous assumer !
Jonas D. Rano
(Le Passant qui passe)
104
rahu Boirai
A PROPOS DU
CHANTAL SPITZ 2006
Avec
Pensées insolentes et inutiles, sorti à
Polynésie, l’écrivaine polynésienne
Chantal Spitz revient sur le devant de la scène littéraire. Après un
roman L’île des rêves écrasés (1991) puis la transcription d’une biographie Hombo (2002), elle nous livre un recueil de textes. Plus de quarante textes sont ainsi assemblés, des tout récents, des plus anciens,
des inédits, des reprises, des courts, des longs, cousant au fil des
pages, un tïfaifai haut en couleurs qui ne manque ni d’originalité, ni de
un
troisième ouvrage
l’occasion du dernier salon Lire en
caractère.
Texte
après texte, qui s’échelonnent au long des quinze dernières
années, Chantal Spitz confie ses convictions, ses indignations, ses prises
de
position,
ments face
aux
ses agacements, ses engagements, ses décourageévénements qui l’ont touché, aux manifestations aux-
quelles elle a participé, aux réactions qu’elle a suscitées. Sans relâche,
elle traque les idées reçues, les biais confortables, les escroqueries verbaies.
Brûlants, graves, désespérés, grinçants, désillusionnés, poignants,
fraternels, violents, subversifs, ses textes donnent à penser. Hors de
question de les lire en enfilade, tant ils sont denses, aigus, puissants.
Car elle les pose, Chantal Spitz, les questions dérangeantes, celles qu’il
n’est pas correct d’évoquer, à propos de notre identité si douloureuse,
des valeurs que nous prônons, des mutismes que nous engendrons, et
elle y répond. Avançant hypothèses, nuances, arguments, elle apporte
un éclairage nouveau.
Bien sûr, l’écrivaine a ses appréciations, ses idées, ses opinions
qu’elle cherche à partager, mais plus encore elle revendique la connaissance de cause, la lucidité, la prise en compte de points de vue différents de
ceux convenus.
105
Littérama’ohi N°12
Rarahu Boirai
Elle est cette voix
qui monte, qui s’élève, qui ose, malgré les
mépris, les intimidations, les dénis de parole.
Si
foisonnement de textes dévoile, précise, expose sa
ils découvrent aussi les arcanes de sa démarche d’écrivaine.
ce
Ecrire
répond à
une
impulsion viscérale,
une
pensée,
nécessité fondamen-
force irrépressible à laquelle elle cède depuis son enfance,
noircissant des pages qui emplissent ses tiroirs, saturent ses étagères,
taie,
une
elle-même sans d’autre but que d'atteindre à l’expression de sa
propre voix, en respectant sa tonalité, en transcrivant sa coloration.
Céder à l’impératif qui habite tout son être n’implique cependant
pas que la difficulté en est aplanie. Elle commence. Avec une langue
venue d’Ailleurs et par conséquent inadaptée au ressenti de ses entrailles, Chantal Spitz s’applique à ce rendu. Chaque mot est choisi, pesé,
vérifié pour s’inscrire dans un verset. Juxtaposés pour tenter d'atteindre
au plus près l’idée ou le sentiment, ou encore créés « mutisés »
« brûlance » «
guérissure », les mots disent sa musique intérieure.
Cette musique que ne ponctue aucune virgule requiert une écoute
attentive de la part du lecteur. Pris par le rythme, il peut à son tour imprimer sa propre voix pour entamer un chant polyphonique, târava, rü’au,
pâta’uta’u, ‘Otë. Si cette transcription a enthousiasmé les uns, déconcerté les autres par son innovation, elle est devenue, les années
s’écoulant, la marque reconnaissable du style de Chantal Spitz.
pour
Pour s’être sentie
pendant longtemps en exil dans son propre pays,
de publier.
écriture de la clandestinité et affirmer son
originalité, afficher son essence. Publier pour que le silence polynésien
cesse, interprété, trop souvent à son gré, comme un acquiescement
aux mystifications occidentales qui nous affirment femmes languides
couronnées pour de perpétuels amusements, bon sauvage, peuple
enfant. Pour que le mythe de la civilisation bienfaitrice soit définitivement périmé quand elle a eu pour nom christianisation, colonisation,
atomisation. Pour qu’enfin s’ëxhalent .les déchirures, les détresses, les
il lui est apparu nécessaire
Publier pour sortir son
106
Lire
en
Polynésie
rancœurs subies, endurées, souffertes et qu’elles prennent fin, délivrées, parce que clarifiées, élucidées, débrouillées. Pour que nous ne
soyons plus le jouet d’intérêts extérieurs, pour que nous ne nous considérions plus comme des victimes impuissantes, pour que nous nous
réconciliions
avec nos
ancêtres disqualifiés.
Spitz imagine, veut croire qu’un dialogue est possible entre
qui se réclament les seuls dépositaires de la pensée et ceux qui
veulent faire entendre leur parole dissidente.
La confiscation de la parole n’est pas rassurante, elle oblige à une
vigilance stérilisante, la communication s’offre plus exaltante, pour
grandir, se découvrir soi et l’Autre, plus jamais étrangers.
Chantal
ceux
Lent est le chemin vers la reconnaissance littéraire et
pourtant il est
marche, inexorable. Les esprits doivent incuber, s’éduquer, accepter
cette parole déstabilisante. Quelle plus sûre garantie que la certitude de
gêner les médiocres. L’essentiel est d’y croire. A fa’aitoito Chantal e
en
mauruuru, mauruuru roa
!
Rarahu Boirai
107
Littérama’ohi N°12
Chantal T. Spitz
quand je dis que je descends du lézard c’est un
mythe
quand vous dites que l’homme descend du singe
c’est de la science
Déwé Gorodé
était-ce vraiment
une fête où les gens de tous océans se sont renconregardés vus écoutés entendus où les gens de tous deux ont parlé
échangé donné reçu
dans le microcosme ‘intello-intelligent’ de Papeete si peureusement
replié sur lui-même englué dans les étiquettes qu’il se plaît complaît à
apposer au front de chacun comme hier les missionnaires tatouaient le
très
front des femmes de mauvaise vie
lire
en
lait être
fête’ n’était-ce finalement pas une fois de plus
l’endroit où il fal-
vu
rien à voir
l’organisation de Christian Robert et de son équipe toujours aussi efficaces et patients devant les plus tordues des mauvaises
avec
humeurs
plutôt à voir avec un esprit qui s’est installé au fil des années sans que
l’on n’y prenne garde mais c’est toujours ainsi avec les sournois
ils n’osent parlent montrent jamais au grand jour leurs frustrations ils
attendent d’être en force ou pour le dire plus justement en meute
toujours à l’affût d’une proie à déchiqueter sous leurs crocs venimeux
baveux
toujours à l’arrêt d’un isolé à mettre à mort sous leurs discours grandiloquents granguignolesques
pathétiques grappes d’occidentaux déchus de leur illusoire supériorité
finalement
qui aurait dû être une fête un échange un enrichissement pour tous
puisqu’augmentée du colloque de l’université qui pour une fois
ce
merci madame
108
Lire
descendait à la rencontre de tous n’a pas échappé à la vindicte
bonde de quelques obsessionnels agglutinés autour de la
maladive d’une
en
Polynésie
nauséadéfense
langue française
la leur
propriété inaliénable par naissance échue héritée
pathétiquement dépassés par l’histoire
cette histoire diversement colorée qui constituait l’auditoire du colloque
cette histoire qu’il appartient à chacun de comprendre pour la traverser
pourtant
ils étaient tous là
ils avaient fait route de
anciens
multiples origines
vers une
nouvelle rencontre
connus
nouveaux venus
pour un temps de dire un lieu d’écoute un
lire en Polynésie salon du livre
monde d’échange
chacun
porteur de son espace de son histoire de son chemin pour les
déposer au choeur des écrires humains dans une palpitation océane
tissant langues couleurs genèses
pour dire toutes nos semblances
pour dire surtout l’unique lancinance qui bat nos corps dans des torsions silencieuses
exils à
conjuguer
écriture de l’exil exil de l’écriture
de l’exil exil dans son pays
langue de l’exil exil dans sa langue
et tous ces exils qui s’avançaient s’avouaient s’avéraient m’ancraient en
pays
moi-même
exil cette béance étincelante
qui échancre mes pensées
qui écharpe mes paroles
immuable qui écharde mes parures
exil cette distance immobile
exil cette
vacance
ils étaient tous là
pour une
possible re-connaissance de soi dans l’autre
109
Littérama’ohi N°12
Chantal T.
Spitz
cet autre si autre mais si semblant
ne
et
manquaient que les écrivains du pays
qui étaient présents n’étaient là que pour la promotion de leur
ceux
dernier ouvrage
alors voilà
la fête n’était pas vraiment une fête
si chacun engoncé dans son propre
comme
rôle paraissait plus
en
réprésentation qu’en partage
plus
comme
si lire
en
fête était à
l’apogée d’une espèce de lutte
pour
la
parole littéraire
parole sur la littérature
parole pour la littérature
parole sur l’écriture
parole pour l’écriture
comme
si la littérature était devenue
une
affaire de
parleurs et
non
plus
d’écriveurs
comme
aucun
si l’écrire
écrivain
bien sûr il y
s’effaçait devant les spécialistes tous ès confondus
indigène invité au colloque
avait le plaisir des rencontres nouvelles des
renouages
anciens
mais finalement
si Christian n’avait pas invité les Océaniens
lire en Polynésie aurait été à l’image de n’importe
quel salon, franco-
français
ainsi
insidieusement sournoisement malsainement
%
lire
en
Polynésie finira
par
n’avoir de polynésien que le nom
Cibau aurait-il raison
Chantal T.
110
Spitz
Lire
To Maui
Tihoti vit
art
il vit
mare ira’a
en
Polynésie
ia Ra
quotidien dans une constante recherche
d’équilibre entre tradition et créativité communauté et individualité héritage
son
comme
son
et transmission
immergé dans sa culture sans y être enfermé avec le désir de développer
aujourd’hui une culture et un art puisant dans l’histoire mais résolument
tourné vers l’avenir. Tihoti est tatoueur sculpteur et depuis peu bâtisseur de
marae.
Dans
fare ahimà’a et
atelier de
tatouage entourés de pierres
sculptées plus ou moins monumentales et d’un marae en cours de finition.
C’est ce qu’il compte laisser à ses descendants en même temps que
l’amour d’une culture dont il a l’impression qu’elle se dilue dans la mondiasa cour un
un
lisation.
Depuis 1999 Tihoti vit et fait vivre sa famille de son métier de tatoueur. « Le
tatouage est enraciné en moi. Je le vis je le pense je le rêve. C’est une
revendication culturelle. C’est aussi la reconquête de ma dignité » dit-il.
Mais l’avenir de cet art lui paraît sombre. « Pendant plus d’un siècle le
tatouage traditionnel a disparu et dans les années 1980 la revendication
identitaire portée par Henri Hiro a provoqué sa renaissance grâce à l’aide
des tatoueurs samoans. Les années 2000 voient l’explosion du
tatouage
non seulement dans notre pays m.ais aussi à
l’étranger et depuis quelque
temps on assiste à un mélange de motifs de divers pays du Pacifique vidés
de leur sens et l’introduction de la couleur dans ce qu’on appelle le tatouage
traditionnel. C’est comme des images sans sens et sans parole. Les années
2010 marqueront le trentième anniversaire de la renaissance de cet art.
C’est une période-clé. Il faut savoir ce qu’on veut. Pour l’instant il n’y a pas
de volonté de protection de la propriété intellectuelle de nos savoirs.
N’importe quel tatoueur étranger Utilise nos motifs sans limite malgré leur
méconnaissance du sens profond de cet art. Nous perdons des clients
potentiels qui n’ont plus besoin de se déplacer pour avoir un tatouage polynésien. Mais le plus grave c’est que notre tatouage perd tout son sens et sa
symbolique. Nous devons revenir à la dimension sacrée mystique. Nous
111
devons
respecter le tatouage dans son sacré sinon nous nous dirigeons vers
» L’avenir appartient aux jeunes tatoueurs talentueux et créatifs.
« Il faut absolument
promouvoir le sens profond du tatouage auprès des jeunés tatoueurs pour qu’ils donnent une âme aux tatouages qu’ils font. »
sa
mort.
Tihoti étend
sa
C’est dans la
logique de la durée et du respect des ancêtres qu’il
quête du sens profond des diverses manifestations artistiques et culturelles au marae et à la sculpture. Dans la perspective de léguer
quelque chose aux futures générations Tihoti travaille la pierre « comme les
tupuna et par respect pour eux. » C'est ainsi qu’en 2003 il commence à s’intéresser aux marae et à la parole cachée dans ces structures. « Je ne mets
aucun sens religieux dans ma démarche. C’est plutôt une volonté de survie
culturelle. Il s’agit de réancrage et de recentration dans ma culture. C’est
aussi l’héritage que je veux transmettre à mes descendants pour leur donner
la conscience de leur origine. Le marae c’est la fondation de la culture. Je
veux retrouver le sens profond enfoui et oublié pour donner une mémoire à
mes enfants par la transmission orale mais aussi matérielle et c’est pour ça
que j'ai décidé d’en bâtir un chez moi. J’aimerais que chaque famille élève
un marae dans sa cour pour respecter l’esprit de nos ancêtres. »
la
commence
sculpture
sur pierre et corail. Il s’intéresse plus particulièrement au ti’i qu’il
tient absolument à différencier du tiki marquisien. « J’essaie de faire revivre son
musées
meharo
image particulière. La plupart de nos ti’i sont enfermés dans des
étrangers ou sont la propriété de collectionneurs étrangers. Te ti’i e
no tatou. Le ti’i est notre mémoire. Nous ne devons pas l’oublier. »
Loin d’être
replié sur une nostalgie d’arrière-garde Tihoti est résolument
présent et tendu vers l’avenir. Son engagement artistique plaide
pour la transmission d’une culture millénaire dans la modernité qui englobe
tous les aspects d’une vie en harmonie avec son environnement. C’est
pourquoi il participe aussi à toutes les actions de protection de l’environnement mises en place à Huahine. « Mà'ohi e revenez à la source de la
nature et de la culture pour recharger vos batteries. » C’est le message de
Tihoti à tous les Polynésiens coupés de leurs sources de leurs racines.
dans le
112
To Maui mareira’a ia Ra
Tihoti Barff
Fait partie de Litterama'ohi numéro 12