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Littérama’ohi
I
Diversité
culturelle
et francophonie
nh
ero :
Ont participé à ce numéro
(
Monique AGENOR 2 4 MA! Wp
Michou CHAZE
Jean-Noël CrlRISMENT
Teura COLAS
Joël DES ROSIERS
Flora DEVATINE
René-Jean DEVATINE
Ananda DEVI
Solange DROLLET
Céline FORCIER
Monique GENUIST
Danièle-Taoahere HELME
Nicolas KURTOVITCH
Jean LEBATTY
Jimmy M. LY
Shenaz PATEL
Claude-Michel PREVOST
TeHUu Ma’ohi
Stéphanie-Ariirau RICHARD
Julienne SALVAT
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Numéro 9
Mai 2006
Littérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
Publication d’un groupe d’écrivains de Polynésie française
Directrice de la publication :
Flora Devatine
BP 3813, 98713 Papeete - Tahiti
Fax : (689) 820 680
E:mail : tahitile@mail.pf
Numéro 09 / mai 2006
Tirage : 600 exemplaires - Imprimerie : STP Multipress
Mise en page : Patricia Sanchez
N° TAHITI : 755900.001
ISSN : 1778-9974
©2006
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-Te Hotu
Ma’ohi -
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°9
Monique ÀGENOR
Michou CHAZE
Jean-Noël CHRISMENT
Teura COLAS
Joël DES ROSIERS
Flora DEVATINE
René-Jean DEVATINE
Ananda DEVI
Solange DROLLET
Céline FORCIER
Monique GENUIST
Danièle-Taoahere HELME
Nicolas KURTOVITCH
Jean LEBATTY
Jimmy M. LY
Shenaz PATEL
Claude-Michel PREVOST
Stéphanie-Ariirau RICHARD
Julienne SALVAT
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Artiste
Jonathan MENCARELLI
SOMMAIRE du n°9
SPECIAL
«
DIVERSITE CULTURELLE ET FRANCOPHONIE » (1)
Mai 2006
Liste des auteurs
P-
4
Sommaire
P-
5
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
7
Editorial
P-
9
Dossier
P-
10
p.
13
p.
19
Poème de septembre,
P-
28
Poème de Ground zéro,
P-
28
P-
31
p.
34
P-
36
p.
40
DOSSIER
: : « Diversité culturelle et francophonie » (1)
ECRITS D’ICI ET D’AILLEURS
Poésie - Nouvelles - Romans
POÉSIE
Teura Colas
Poèmes (Poèmes extraits de Pour Alain Colas, I )
Michou Chaze
Poèmes (Poèmes extraits de I RAI RA)
Joël Des Rosiers
Jean-Noël Chrisment
Rites et parages
Julienne Salvat
Signalement (Poème extrait de Fractiles)
Danièle-T. Helme
Le matin,
René-Jean Devatine
Le Sahara la nuit,...
(Poèmes extraits de Enfant des Dunes et Pierres Ecrites)
5
NOUVELLES
Jean Lebatty
Exocet rime avec chaussette
p.
49
p.
54
p.
57
p.
66
L’œil de nacre
p.
Le soleil noir
p.
73
75
p.
78
p.
89
p.
93
Stéphanie-Ariirau Richard
L’Implosion
Claude-Michel Prévost
« Have a nice
day »
Aka : « On vous souhaite tout le bonheur du monde »
Céline Forcier
Couleurs de ma vie
Monique Genuist
Shenaz Patel
Rêve de mer
Solange Drollet
Nouvelle d’ailleurs et d’aujourd’hui
Jimmy M. Ly
Le Tyson des coqs de combat de mon cousin Pouen
René-Jean Devatine
L’emploi
p. 101
La Lettre
p. 106
Ananda Devi
Bleu glace
p. 112
L’aigle
p. 125
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Te’ite etTereo
p. 133
ROMANS (extraits)
Monique Agénor
Bé-Maho (extrait du roman)
p. 152
Julienne Salvat
La lettre d’Avignon : « Enfances
» (extrait du roman)
p. 157
Nicolas Kurtovitch
Good night friend (extrait du roman)
L’ARTISTE DU N°9
Jonathan Mencarelli
Himene fa’ateniteni (détail de sculpture)
6
p. 162
Littérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La revue Littérama’ohi a été fondée par un groupe apolitique
d’écrivains polynésiens associés librement :
Patrick AMARU, Michou CHAZE, Flora DEVATINE,
Danièle-Taoahere HELME, Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF,
Jimmy LY, Chantal T. SPITZ.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société polynésienne d’aujourd’hui :
-
-
-
Littérama’ohi », pour l’entrée dans le monde littéraire et pour
l’affirmation de son identité,
«
« Ramées de Littérature
Polynésienne », par référence à la rame
de papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
«
Te Hotu Ma’ohi », signe la création féconde en terre polynésienne,
-fécondité
originelle renforcée par le ginseng des caractères
chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs :
-
de tisser des liens entre les écrivains originaires de la Polynésie
française,
-de faire connaître la
variété, la richesse et la spécificité des
auteurs originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine,
-
de donner à chaque auteur un espace de publication.
Par ailleurs, il s’agit aussi de faire connaître les différentes facettes
de la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la pho-
tographie, le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de
chercheurs, des enseignants...
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
un mouvement entre écrivains polynésiens.
7
Les textes peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans n’im-
porte quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou polynésienne (mangarévien, marquisierf, pa’umotu, rapa, rurutu...), et en chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères
pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de
compréhension, ou un extrait en langue française.
comme
Les auteurs sont seuls responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En général tous les textes seront admis sous réserve qu’ils respectent la dignité de la personne humaine.
Invitation au prochain numéro :
Ecrivains et artistes polynésiens,
cette revue est la vôtre : tout article bio et biblio-graphique vous concer-
nant, de réflexion sur la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
des auteurs, sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
sur
ou sur tout autre
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
Cher(e) auteur,
Nous vous invitons à faire parvenir vos écrits à l’association Littérama’ohi.
Tous les textes seront publiés.
La revue ne comptant qu’un nombre limité de pages, si un texte est trop long nous nous
réservons le droit de proposer quelques coupures à l’auteur. Le texte modifié ne sera
publié qu’avec son accord.
Les textes retenus seront publiés dans le prochain numéro. Mais si ce numéro est déjà
complet, leur publication sera repoussée au numéro suivant.
La rédactior
8
Editorial
«
L’œil de nacre, Le soleil noir; Have a nice day Aka,
Good Night Friend, Be-Maho, Exocet rime avec chaussette,
Signalement, Te’ite et Tereo, Le Tyson... de mon cousin Rouen,
Rêve de mer, Bleu glace, Couleurs de ma vie, L’Implosion,
Nouvelles d’ailleurs et d’aujourd’hui, La Lettre,...d’Avignon,... »
Un inventaire à la Prévert ! Convergence des auteurs de tous les
horizons ! Diversité de tonalités, de textes ! Tous les genres existent : nouvelles, romans'et poésie. Et tous les genres éclatent ! Littérature des
grands espaces comme des petites traversées au rythme et mouvements
des vagues. Richesse de l’inspiration des écrivains francophones multilingues dans leur majorité.
«
Un cocktail culturel fort » !
Musique au corps et au cœur des cris d’écrits. Passion d'« écouter
battre l’océan de vagues ! » «... bonheur... d’entendre la mer » !... de
poursuivre ce... le chant... / Dont les pieds alternent l’appui I de l’un à
l’autre I d’ils à nous ».
Alliance de grands et de petits tambours !
Flora Devatine
9
Littérama’ohi N°9
Flora Devatine
Dossier
Le 5° Salon du Livre en Polynésie française sur le thème « Diversité
culturelle et francophonie », a été le signal d’un déchaînement d’écriture.
Evénement exceptionnel ! Car ce n’est pas un numéro qui paraît ni deux
mais trois : les n° 9 - n° 10 - et le n° 11 !
«
Spécial : Diversité culturelle et francophonie »
«
Ecrits d’ici et d’ailleurs »
Déjà, il y a deux ans, lors du 3° Salon du Livre à To’ata, la revue
Littérama’ohi quittait ses rivages pour partir à la rencontre des auteurs
anglophones et francophones de sa région, leur offrant ses pages. A la
suite de quoi, elle avait dû publier deux numéros : le n° 5 et le n° 6,
«
Spécial : Rencontres Océaniennes » !
Cette fois-ci, reprenant sa navigation, à l’occasion du 5° Salon du
Livre en Polynésie française, incontestablement, elle déborde du cadre
de la communauté du Pacifique. Elle sort de ses frontières. A mer étale,
elle franchit l’horizon. Elle traverse les mers, les océans,... Atlantique,
Indien, Pacifique,... à la rencontre des autres cultures. Ainsi, voguant audelà des espoirs mis en elle, la revue Littérama’ohi deviendrait presque
internationale, avec des écrivains de la Nouvelle Calédonie, des Samoa,
de Hawaii, du Canada, de Haïti, de la Martinique, de la Réunion, de Nie
Maurice !
C’est qu’il y avait un grand écart entre les océans dans la littérature
francophone, et dans les contacts, un grand vide ! Un grand vide qui se
comble par Littérama’ohi. La boucle est bouclée, et la jonction se fait à
Tahiti !
Bienvenue donc à toutes et à tous dans nos pages et au 5° Salon du
Livre de Polynésie !
10
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Un grand mauruuru à chacune et à chacun pour sa précieuse contribution à Littérama’ohi :
Barbara, Albert, Teresia, Nicolas, Raphaël, Julienne, Joël, JeanClaude, Jean, Monique G, Paul, Céline, Claude-Michel, Ananda,
Shenaz, Monique A., Joëlle, Estelle, Muriel...
Nous n’oublions pas, dans ces mots d’accueil, tous ceux présents au
salon mais qui n’ont pas pu nous envoyer leurs textes à temps, ni nos
auteurs et amis en Polynésie française, ni tous les jeunes de Tahiti, de
Raiatea, du Concours « Vive l’Ecrit », et notamment de l’Ecole Gabrielle-
Roy de Surrey en Colombie britannique au Canada !
Pour l’équipe de Littérama’ohi, cette avancée représente l’aboutissement de quatre années d’efforts, et c’est là un immense plaisir que nous
sommes
heureux de partager avec tous les lecteurs, tous les auteurs, et
avec toutes les
graines d’auteurs qui nous ont fait confiance, soutenus et
accompagnés, tout au long de la traversée de la revue, depuis sa fondation en 2002.
Bien entendu, dans l’aspect matériel des choses, et pour
l’Association Groupe Littérama’ohi, il va sans dire que cet afflux de textes
a entraîné un
étranglement financier, mais que nous avons heureusement
pu surmonter grâce à la compréhension et à la diligence de dons, d'aide
par le Haut Commissariat de la République en Polynésie française et par
quelques entreprises du Pays.
A tous nous exprimons ici nos plus chaleureux remerciements.
Flora Devatine
Poésie
lura
Krause-Colas
Epouse d’Alain Colas, elle a découvert les trois océans, « s’est jetée dans l’essence
mystique, dans le mana de la mer », « la mer, miroir de la face du monde par sa profondeur » (Teura). Auteur d’un recueil de poésie : Pour Alain Colas, I. Ed. Jean Grassin,
Paris Carnac, 1999.
Martha Iris Teura Krause
Je suis née dans l’île de O Tahiti e,
C’est Tahiti la grande.
Un matin du mois d’Octobre,
Lorsque le soleil
Allume ses ors,
Couleur de chaleur
Douceur et tendresse
Berce encore l’île de O Tahiti e.
L’océan Pacifique
Pur de ses messages...
Transmet à nos yeux
Le bleu des cieux
Essence mystique
De son pays de O Tahiti e.
La plage de sable gris
Reçut mes premiers pas.
Grand-père Henry conta
Le parcours de son père,
Julius, embarqué à Hambourg,
Chasseur de baleines
Charpentier tonnelier,
Julius baigne dans le mythe,
Epouse Taraina Caroline Thompson,
13
Littérama’ohi N°8
Teura Colas
Petite fille du chef de l’île de Maupiti
L’île des jumeaux.
Krause et Thompson s’établissent
A Punaauia côté plage,
Vers la face bleue du grand Patitifa.
Un jour ils avaient arrêté le temps...
Immense est l’espace !
Ecoute battre l’océan de vagues,
Chante ! et Danse !
L’expression de son langage...
Prière de l’Eternel.
Dans ses yeux bleus
Grand-père Henry garda le silence,
De la dernière image
De Tereora, voyage de la vie,
Voguant vers la passe de Papeete ;
Ce jour-là, il devint un homme.
Rentra à Punaauia et cracha sur la mer...
Mon cœur d’enfant bondit !
La mer m’apparut plus grande...
Plus secrète, plus mystique...
Dans l’art de surprendre.
Dans son flux et son reflux,
Elle donne et reprend*comme la terre.
Lappel m’éblouit,
De cette immensité
Le goût du voyage
S’inscrivit dans les nuages,
Du grand Patitifa...
14
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Il m’apparut élégant,
Ce Titiraina à trois coques...
Fin et racé.
Il m’attendait dans le port de Papeete.
En envahissant mon âme d’enfant,
La rencontre fût transcendante...
La danse et l’amour humain
Furent nos désirs,
Mais éternel est son amour.
Dans sa grandeur océane, telle une lame
Elle vous prend
Et vous fend l’âme,
Par ses forces inégalables
La mer venait de chanter
Une destinée océanique.
Conscience de la mer
A Alain
La conscience, veillant sur la mer.
Cherchant à la ligne cherchant l’emprise des mots
Au-delà de toutes les terres,
Où l’inculte ne trouve sa semence
Qu’en dehors de toute chose...
La transparence
Comme une voie claire et pure
Raconte, sur des lignes tenues
Que par des couleurs,
Un tableau liquide et paisible...
15
Littérama’ohi N°9
Teura Colas
La fuite d’un horizon au large d’une vue sans retenue,
A tout instant s’anime...
Passage d’un être à l’autre...
Votre regard transpire
D’une suave langueur.
Quelle ligne suivre ?
Où commence et termine
Le sens d’une vague ?
Sur ces crêtes blanches s’émoussent des mots
Vous donnant le gage
De sa parole...
Lécouter vous engage
A vous perdre sur la route
Sûrement pour un autre voyage...
Mais revenu de cet autre monde,
Où liquide et lumière,
Chaque jour vous réjouissent,
Touchez à l’impalpable.
Nature, si terrible.
Malgré ses airs de malice,
Transforment votre âme en poussières
De brume et de sel...
Martinique, 1996.
16
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Songe de prêtresse
A mon île de Tahiti
De quelle arme, bonheur,
Te présenteras- tu à moi ?
Vêtue de ta cape lumineuse
Au fond d’une vallée
Couleur de mystère ?
T’adresseras-tu à moi comme je te vois ?
Ce don du moi,
Sauvage représentation
De ce lieu divin.
Entre l’au grisée
Par l’escalade de tes roches
Ronde et bleue, à la vitesse
D'un vol d'oiseau
Se posant sur les hauteurs
De ton abîme :
Là, me donneras-tu le meilleur
De mon attente ?
Depuis mon rêve
L’adaptation de ce message
Entre dans mes songes
Comme une communion
De mon attente.
Révélation de ce lieu mystique
Où le juste milieu de ton langage
De tes bras ouverts, jamais fini. '
Perception teintée d’une lumière
Rosée d’orangé...
17
Littérama’ohi N°9
Teura Colas
Tirant vers un feu d’un flot
D’une intensité
Aussi dense que mon âme.
Eclatant de bonheur
S’ouvrira à l’infini
Parole de ton devoir
Connaître enfin la fin
De ce message que j’enfante
Depuis cette vallée
Mystérieuse et blanche
Vêtue légère, comme blancheur
De tes rituels...
Tu m’avais donné
Le goût de la connaissance
De ces lieux ancestraux.
Que ton souffle me parvienne
Et m’apaise de ton message.
Tahiti, 1er janvier 1993.
Teura Colas
chou Teraimateata Chaze dite Rai
Quelques poèmes extraits par l’auteur de son dernier recueil / Te Rai Ra paru en
décembre 2005 dans la Collection Poésies, aux éditions Toriri.
Préface de l’auteur
Je prends des vacances
Un instant
Et je rentre chez moi
Dans mes rêves
Viens avec moi entendre
Le murmure de Dieu
Le bruissement du monde
L’invisible et l’indicible
Le sensible
Viens avec moi
Je suis venue ici chanter mon Dieu
Chanter mon pays
Chanter mon peuple
Mes amis et ceux que j’aime
Chanter la vie
Je suis venue afin que tu chantes aussi avec moi
19
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Le bonheur...
...c’est d’entendre la mer
à celui qui m’aime
Le bonheur,
C’est de me réveiller dans les bras de celui qui m’aime
Et d’entendre la mer.
Le bonheur,
C'est de faire l’amour
Et d’entendre la mer.
Le bonheur,
C’est d’écouter les coqs chanter avant l’aube
Et d’entendre la mer
Le bonheur,
C’est d’écouter le chant des oiseaux et celui du vent
Et d’entendre la mer
Le bonheur,
C’est lorsque celui qui m’aime m’enveloppe de son corps
Et j’entends la mer
Le bonheur,
C’est de prier dans le silence de la nuit qui s’achève
Et d’entendre la mer.
06.07.2005
20
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
L’air du matin
À Unutea
De ma fenêtre
Avant de me mettre au travail
Je prends un instant
Avec Dieu et avec moi-même
Je regarde la rue...
Des ouvriers sont à l’œuvre
Pas un seul d’entre eux
Ne fronce les sourcils
Pas un ne se plaint
Comme s’ils jouaient
A travailler
Comme s’ils s’amusaient !...
Le sourire n’est pas dessiné
Mais le visage entier
Jusqu’à la plus petite ride
Respire la gaieté
La joie de vivre
L’humour
Soit béni Seigneur
Et diriges nos voies !
06.09.2005
La guerrière
La guerrière terrassée
Semble vaincue un instant
Elle s'enroule sur elle-même
Sur son plaisir et son péché
Allongée sur la terre
Elle attend la force de son Dieu
21
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Alors, membre après membre,
Elle se relèvera
Les bras tendus vers le ciel
Pleine de vigueur et de force
Les yeux tournés vers Lui
L'Origine de toutes choses
Vers Lui en qui
Elle et toutes choses finiront.
19.02.2005
Retraite Pape Ora
Monastère des Clarisses
Te ao maohi
Voici un jour ordinaire
De Te Ao Maohi!
Ici
Les journées ordinaires
Sont merveilleuses
Et les journées merveilleuses
Sont ordinaires
27.01.2005
Tuam’s
Je suis née aux îles du vent
Mon coeur aux Tuamotus,
îles de mes ancêtres
La douceur de soie de la brise du soir
Sur mon visage
Dans ma chevelure
22
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Le chant d'une vague qui s'écrase sur le récif
L'éclat de Mahinatea
Sur les palmes des cocotiers et sur la mer
Un oiseau qui glisse
Dans le courant du vent
Les éclairs et le tonnerre courent à même la terre corailleuse
Plate et collée à la mer
Emportez mes sentiments
Au vent et à la lune
A la mer et aux îles éblouissantes des Tuamotus
Emportez mes rêves
Aux vagues et aux oiseaux...
28.02.05
Vavau
Inspiré durant la nuit du 5 au 6 Juin,
pour Hoania, mon fils, à Bora-Bora...
,
Merci Seigneur
Pour Vavau
Elle a donné à son âme
La liberté,
A son coeur
La douceur du vent,
Et à son corps
Les reflets du soleil.
Dans son esprit
S'est inscrit
L'amour du monde
L'amour de Tes oeuvres.
Merci mon Dieu!
Lundi 6 Juin 2005
23
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Le vent
Le vent s'en vient
Le vent s'en va
D'une île à une autre
L'homme s'en vient
L'homme s'en va
D'une femme à une autre
Le bonheur s'en vient
Le bonheur s'en va
Sans plus de raison
03.02.2005
Salle d’attente
Une terre, un fare, un travail
Pour chacun
C’est ce qu’avait dit notre metua chez nous
Une terre, un fare, un travail
Pour chacun
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Une terre
Terre en indivision
Maohi attend devant le tribunal
Maohi attend devant le bureau de l’avocat
Maohi attend chez le cousin
Celui qui s’occupe de tout
Celui qui sait parler avec le popaa, avec l’avocat
Le cousin qui a été à l’Université
24
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Au fenua farani
Maohi attend sa terre
Maohi en liste d’attente
Maohi en salle d’attente
Maohi s’en va sans sa terre
Un fare
Maohi attend sa maison
Maohi attend son tour sur la liste
De l’assistante sociale
Maohi attend son fare MTR
Maohi attend le ministre
Maohi attend Peretiteni
Faatere Hau
Tavana, Metua
Maohi en liste d’attente
Maohi en salle d’attente
Maohi s’en va sans sa maison
Maohi sans terre et sans maison
Cherche du travail
Maohi fait la queue
Au bureau de l’emploi
Maohi attend
Il attend sa terre
Il attend son fare
Il attend son travail
Il attend son jugement
Il est sur la liste du tribunal
Il est sur la liste de l'assistante sociale
Il est sur la liste de la main d’œuvre
En liste d’attente
En salle d’attente
Maohi s’en va dans la rue
25
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Il attend qu’on le transplante sur une autre terre
Il attend qu’on le transplante dans un autre tare
Il attend qu’on le transplante dans un autre travail
Il attend le cœur brisé
Il attend un nouveau cœur
Dans la salle d’attente du taote
Il attend qu’on le transporte vers un autre pays
Pour un nouveau cœur
Maohi est sur la liste des cœurs
Cœurs brisés
Cœurs transférés
Cœurs transplantés
Maohi transplanté
Attend cœur transplanté
Attend foie transplanté
Attend fare transplanté
Attend vie transplantée
Pays transplanté dans son pays
Maohi, son pays est là où se trouve son cœur
Son pays est là où se trouve sa douleur
Maohi en liste d’attente
Maohi en salle d’attente
26
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Une tasse de thé
Je suis assise au pied de la croix
Avec mon Seigneur
Il pleut et il fait froid
Je bois du thé vert
Et je pense à ma mère.
Chaque fois que je bois du thé
Je pense à ma mère.
Elle en buvait après chaque repas
Et parfois à la place d’un repas.
Maman était maigre
L’hérédité lui avait donné
Un corps très fin
Et la vie difficile
L’avait amaigri.
Mais elle en était d’autant plus belle,
Sa maigreur dramatisait sa beauté.
Elle rendait ses yeux plus grands
Son cou plus élégant
Et ses mains plus longues.
Tout était si fin chez elle...
Même ses cheveux
Même son parfum
Je suis au pied de la croix
De mon Sauveur
Avec mon Seigneur
Et je Lui donne
Toute ma peine
De n’avoir plus ma mère.
Rai
27
Joël Des Rosiers
Né aux Cayes, Haïti, en 1951, descendant par sa mère d'un colon français révolutionnaire Nicolas Malet, signataire de \'Acte d'indépendance d'Haïti, Joël Des Rosiers vit au
Canada depuis l'âge de 10 ans. Il y passe son adolescence quand sa famille s'opposant
premières heures à la dictature gagne l'exil. Il partira faire des études à
Strasbourg où il se lie à la mouvance situationniste au début des années 70.
dès les
Psychiatre, poète et essayiste, il parcourt le monde, en particulier un long voyage au
Sahel, avant de publier des textes dans diverses publications. Il a fait paraître aux éditions Triptyque quatre recueils de poésie : Métropolis Opéra (1987), Tribu (1990),
Savanes (19993), Vétiver (1999). Joël Des Rosiers a créé une œuvre qualifiée comme
l'une des plus importantes de la poésie en langue française des dix dernières années
(Jean-Jacques Thomas, Duke University) en raison de sa maîtrise du langage et d'un
projet poétique lucide qu'il a élaboré dans un important essai intitulé Théories caraïbes,
poétique du déracinement (1996). Dans ses premières œuvres, il refuse le lien nostalgique alimenté par l'exil. Je vous serai infidèle / Et irai porter ma mort ailleurs. Les représentations de la ville en particulier New York sont positives et célèbrent l'anarchie
joyeuse et tragique retrouvée en écho dans la peinture de Jean-Michel Basquiat.
Joël Des Rosiers a participé à plusieurs rencontres de poésie. Son œuvre jouit d'une
reconnaissance critique et académique internationale si bien qu'elle a trouvé sa place
plusieurs anthologies. Sa poésie vient d'être mise en scène au théâtre à
il exprime ses idées dans une
langue explosive, féroce et jouissive est au programme de plusieurs départements de
Lettres dans le monde. Sa poésie qui procède de mystères et de sacrifices est en même
temps travaillée par une érudition apparemment clinique où la mélancolie de la chair
dans
Bordeaux. Son essai Théories caraïbes dans lequel
s'offre à se commuer en cérémonie sensuelle. Son œuvre à mi-chemin entre l’île natale
et la haute culture urbaine témoigne d'une grande cohérence thématique et formelle.
Joël Des Rosiers est lauréat du Prix de la Société des écrivains canadiens et finaliste
du Prix du Gouverneur général. En 1999, il reçoit le Prix du Festival international de
poésie et le Grand Prix du livre de Montréal pour Vétiver.
Liste des publications
Métropolis Opéra, poèmes, éditions Triptyque, Montréal, 1987 ;
Tribu, poésie, éditions Tryptique, Montréal, 1990 ;
Savanes, poèmes, 1993 Théories Caraïbes ;
Poétique du déracinement, essai, éditions Triptyque, 1996 ;
Vétiver, poèmes,, éditions Triptyque, Montréal, 1999 ;
Résurgences baroques, Les trajectoires d'un processus transculturel, essai, sous la
direction de Walter Moser et Nicolas Goyer, Baroque des Caraïbes, éditions La lettre
volée, Bruxelles, 2001 ;
Vetiver, translated by Hugh Hazelton, Signature editions, Winnipeg, 2005.
28
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Poème de septembre
le fleuve ne regarde pas
les tours noyées
leur reflet dans la volonté de l'eau
déjà lointain
probablement vers l'Hudson ou le Potomac l'idole de la liberté plissée
sous la burka à rester pâmé devant ses hanches donneuse de sang à
nous les hypomanes qui garderons dans l'œil les suicidés par saut en
chemise blanche s'étreignant le poignet après eux laissant quelques vers
altérés dans le sillage des astres morts le soleil donne encore en septembre il donne des pommes et des malheurs
Poème de Ground zero
moi New-Yorkais
je hisse le zéro du sanscrit par l'Arabe forgé au nom de racailles alKhowarizmi le long de sa vie alanguie au chiffre du néant vous qui faites
le vide dans vos mémoires que rien n'en reste que cendres splendides
sur les crucifix d'évêques les fatwas de l'iman toutes prêtes mes mains
absoutes par l'acier en fusion le métal depuis accusant sa fatigue de
l'Armaggedon je ne m'étais rien aperçu je ne pleure pas le matin je pieurais le soir contre les retortes de verre argent pétrole bombes vidéo voilà
l'engeance il faut encore des lettres qui résistent au feu le plus violent de
nuit amour à domicile avec la négresse servante à la peau safranée qui
griffera mes chairs comme elle dit m'aimer pour ce que la vie est courte
29
Littérama’ohi N°9
Joël Des Rosiers
Poème de l'architecte
nos soldats sont
plus attachés à la mort que vos fils à la vie ô agonisants
bouche ouverte dans les corridors des hospices ai-je posé la main sur les
lèvres des pauvresses qui réclamèrent du Largactil mes tours a dit Minoru
Yamasaki seraient la Babel s'il est vrai elles qui de deux mètres n'étaient
point jumelles honneur à son nom au frontispice confondant le regard sur
soi avec celui d'autrui mais elles s'effondrèrent debout dans le trou de la
langue orgueil qui tombe de cheval kérosène au coeur de l'orgueil et qu'ils
s'enterrent les uns après les autres un mardi sans soleil couchant en
guise de remerciements à l'artiste venu du pays de menthe qui commit
comme la ciguë le plus beau monument d'Amérique
Poème des veuves
adieu aux veuves enceintes
je ne connaîtrai pas ma progéniture
par portable dans le ciel sans nuages
bête azur
je vous laisse ma voix
et des baisers sans avenir sur vos joues vous direz à l'enfant que je fus
courageux car n'ayant plus rien à faire avec la vie je pars dans le cockpit
combattre l'ange qui il y a un instant récitait les sourates en écoutant de
très loin l'appel du muezzin Bilal à la peau noire au faîtage du minaret
toute tour devant être moins haute plusieurs sont venus en rêve dans des
repentances arrêter le temps avec des veuves Judith Andromaque
Khadidja tous ces noms meurtrissent vos bouches quand vous mettrez
au monde par rage mues
contre la mort minuscule et furieuse les fils sans
père qui jamais ne quitteront le féminin
Joël Des Rosiers
30
an-Noël Chrisment
Jean-Noël Chrisment a publié Extrémités aux éditions Gallimard. Chirurgien de métier,
il exerce à Raiatea, à l’hôpital des îles Sous-le-Vent.
Rites & parages
Aïeule beauté de l’instant
Ils vont passer derrière ce rang
d’émotions et d'épineux,
derrière les acacias revêches de l’étant.
Mais c’est devant de vieux,
de beaux, genévriers géants
qu’ils passent maintenant.
Chaque rôle en son lieu,
chaque chose en son temps.
31
Littérama’ohi N°9
Jean-Noël Chris ment
Éclaircir
Il y aura des soleils blancs, et drus,
& autres fleurs de magnolia.
Et de jeunes parentés semblables
où le nous se projette en ils,
en eux,
ces corps en liesse.
Et le chant
alterné, raffermi / amorti,
par les voussures d’os, de veines,
dont les pieds alternent l’appui
de l’un à l’autre,
d’ils à nous,
il y aura le chant, la chance, onctueux, aérés.
Il y aura l’odeur folle de l’herbe
déliée, perméable,
juste l’odeur de l’herbe comme lien
entre leur nez et leurs genoux.
Il y aura ce flux aussi entre eux et nous.
Eux, qui sont notre futur
merveilleux, libre, fou
de joie proliférante,
et nous, restés derrière dans
le présent, la
présence, là.
32
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
L’existence immédiate
Eclat de l’eau, mais au-delà de la clarté même de l’eau ;
droiture de l’air outrepassant la justesse même ;
et nous, l’homme, l'enfant son ancêtre, rejoints,
plus loin que la filière des corps mêmes :
trois formes de dépassement perplexe, mais
autant de façons désinvoltes,
pour un monde à ce point calme et brisé, de concevoir
bien après ce qui fut
conçu.
Et bien avant :
corps de l’homme, son ancêtre ;
corps de l’enfant, deux fois l’ancêtre
de l’homme, son abîme, sa transparente cause.
Presque rien ne s'en manifeste
à cause de la transparence.
Et nous qui passons au travers,
nous passons
à travers nous-mêmes,
à travers lui, ce monde,
et puis à travers nous aussi,
là, devenus indiscernables,
exilés plus loin que nos corps,
on le sent très peu
à cause de la transparence.
Jean-Noël Chrisment
33
Julienne Salvat
Extraits de Fractiles, Poèmes, Saint-Denis, La Réunion, Editions UDIR, 2001
Présentation de l’auteur page 157.
Signalement
Déçu d’espérer en l’île-miroir
des apparences non franchies
ce
poète-là invente la poudre d’escampette.
A peine émerge-t-il
de l’eau labile du songe
à peine débarque-t-il
d’un périple au long cours
où il eut le don d’affronter la nuée
ardente d’un délire
qui au visage l’a marqué.
Il n'a jamais dans ses filets aucun empire ramené.
Il questionne pourtant
toutes les lunes et tous les soleils
il pousse l’enquête jusqu’au temps
dérobé derrière les cases
jusqu’à la nuit chaude fourrée
de boutous et de coutelas
au
cyclone tombé châtiment sous les tropiques
farine des enfers qui ne se ramasse pas
jusqu’à l’océan enferré
dans une vision de galères coursières
indélébile
jusqu’à l’ancêtre que tous les dieux ont adoubé.
34
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
***
Sous le charme
il lui arrive de baiser parfois
la gueule d’une sphynge en cavale arrêtée
prête à lui soumettre le secret message
mais attentif plus souvent
que rarement à la musique des luminaires
babel cithare tambour babel.
ou finale à l’infini
des lais anciens de négritude.
Il tient ses yeux éloignés
de la caverne aux tentations
sonores et trébuchantes.
Connaît-il pour autant des amours hypogées ?
Il désigne têtu aux aveugles sourds
de grands bonheurs qui gisent éventrés
et râlant dans le sang.
Puis il fait semblant de se rendormir
son
style bambou lui caresse
les lignes de la main.
Poème dédié à Ernest Pépin,
poète et romancier de La Guadeloupe.
Julienne Salvat
35
Danièle-Taoahere Helme
Membre fondateur de la revue Littérama’ohi, Danièle-Taoahere Helme est lauréate de
plusieurs concours poétiques, et auteur d’un recueil de poésie : Créativité (Imprimerie
Polytram, Tahiti, 2002).
Le matin
Le matin raconte que ie ciel,
Descend embrasser la terre.
Linfini, l’effleure avec respect.
Des nuages lâchent une larme,
Sur un ourlet de corail au réveil.
Une pieuvre cherche son encre,
Pour écrire sur un fond d’océan.
Alors les coquillages s’étirent,
Pour saisir le récit du ressac.
L’écume éphémère se trémousse
Insensible à la ronde des oiseaux
Qui tournoient inlassablement.
Les poissons argentés glissent,
Reflétant des couleurs du ciel
Qui dépose son baiser à la terre.
36
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Les mots
Les mots viennent et puis s’en vont,
Comme des marionnettes inanimées,
Espèrent désespérément un lecteur
Qui donne âme à leurs histoires !
Combien de contes pour rêver ?
Combien de châteaux pour s’évader ?
Les malheurs ou de l’eau de rose,
Pour garder le parfum de l’enfance !
Combien d’aventures intrépides ?
Nul ne le sait, nul ne s’en souvient.
Personnages simplement enfouis.
Où êtes-vous héros depuis des siècles ?
Aujourd’hui les mots viennent
Au gré des âges et puis s’en vont.
Des livres s’animent encore,
Entre tes mains reprennent vie !
37
Littérama’ohi N°9
Danièle-T. Helme
Tourmente !
1
5
Je souris sans vie,
Sors de l’utopie
Telle une momie.
Etre sans souci,
Paraître sans être,
Fugace pour naître
Lampe secrète.
Détresse m’empêtre.
2
6
La nuit prisonnière,
Désastre, débâcle,
Libérer, obstacles,
Astres, oracles,
Ondines, kabbales
Tourmente éclate.
Aspérités mentales
De crises amères.
3
7
Angoisse, insipidité,
Grains de fables,
Vide, lascivité.
Châteaux de sable,
Châteaux fiables,
Croire aux fables.
Vers ta flamme.
4
Danse femme,
8
Vague à l’âme,
Bague à l’âme,
Pour une lame,
Vers le calme,
Ivresse évanouie,
Nouveau défi,
Reviens ma vie.
38
Reste la vie
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Passé !
Pourquoi tes silences ?
Que lire de ton absence ?
Ecoute le bruit du vent,
Il te berce doucement !
Je scrute l’horizon,
Cesse les questions,
Elles sont poisons.
Murmure ta chanson !
Le rameau à ton pied,
Te dira continue
Je veux te confier,
J’ai reçu ce feuillet.
Une hâte sans date,
Vêtue de son ouate.
Une rosée délicieuse,
Remet l’eau précieuse.
Je m’en vais un moment,
Consulter la rose du vent,
Me ravir de tes nouvelles,
Livrées pêle-mêle.
Ni lettres, ni écrits,
Ne peuvent contenir
Le message du passé,
Il me berce maintenant !
avril 2005
Danièle-T. Helme
39
René-Jean Devatine
Extraits de Enfant des Dunes et Pierres Ecrites, un recueil de poésie publié en 2005 à
Papeete, Tahiti.
Le Sahara, la Nuit
Etoiles incommensurables,
Perpétuel pérenne
De soleils galactiques
Immuablement loin.
Beauté de la Nuit noire
Tissant un joug d’ébène
Entre Infini et Homme,
À jamais reliés.
Outrance du nombre,
Ténébreux silence
De cohortes paradant.
Démesure du décor.
Rangées éparpillées
D’étoiles confinées
Dans une déflagration
De vénusté prodigue.
C’est le Sahara, la Nuit.
40
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Couleurs du Sud
La montagne aux reflets violets
Ecrêtée de stries rouges
Et mourantes d’un sang frais
S’épand sur l’horizon
Palissant. Les pastels en touches
Discrètes essayent de faire durer
La longue journée.
Le rose léger, dernier vestige
D’un soleil de braise
Surplombe le mauve de l’Atlas.
Un vert timide lui succède,
Vite converti au turquoise
Et cède bientôt la place au bleu,
Léger, impalpable.
C’est Phallali muet d’un astre déjà mort.
Fond d’Atlas, draperie de Dunes,
Casernes mauresques.
Astre au couchant, lever de Lune.
Loin des Barbaresques,
Absence de l’Etre ; tout est quiétude.
Sans bruit, le voile bleu nuit
Profond, s’étend et s’affirme
Par le scintillement d’étoiles neuves,
Hermine céleste.
Dans l’éblouissante obscurité,
Le royal manteau est jeté.
41
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Nuits Sahariennes
Cohortes serrées d’étoiles,
Phénoménale puissance défilant au ralenti.
Dans la miraculeuse beauté
D’un mouvement silencieux,
La Galaxie montrait sa Puissance
Et défilait au-dessus du Sahara,
Telle la Légion dans ses Dodge sable,
Dominatrice, sûre d’elle, figée au garde-à-vous,
Dans ses burnous rouges et blancs,
En l’honneur de Polaire, la danseuse-étoile.
Ballet du Verbe et de la Mathématique,
Ballet d’étoiles chargées des trésors
Et des exégèses du Grand œuvre,
De la signification du Tout,
En un mot : du Créateur.
Le souffle coupé, nous était-il possible,
A cet instant, d’avoir la révélation que
Nous fixions Dieu dans les yeux ?
Petits, nous l’étions. Dérisoires, oui.
Insignifiants encore mais immenses, aussi,
De tutoyer la Genèse.
42
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Enfant de Dune
Dans une haute vallée des Ksour,
Perspective de djebels et de Lune
Languit la chaîne des dunes.
Le jaune répond au mauve
La Vie réplique à l’Azur.
Aïn-Séfra, Source Jaune,
Éclat de pureté sorti du filtre
Tressé par les Temps infinis,
Eau d’Éternité, Soif de Futur.
Lieu natal au creux du Sable immense,
Tu nous as aimés, choyés, fortifiés,
Conduits à l’âge où tout change,
Et abandonnés au Temps des Orphelins,
Nos descendants diront : « Il le fallait ! ».
Peut-être. Notre vert paradis
Colorié des pousses du blé en herbe
Sous un ciel bleu profond
Brûlait des flammèches du couchant.
Le ru tranquille serpentait
À l’approche du crépuscule,
Permettait au jour de se mirer
Une dernière fois, content.
C’était l’heure de la promenade,
L’instant où tout est rouge :
Casernes mauresques,
Sable, dunes enflammées,
Écrin cramoisi de l’oued,
43
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Nuages écarlates célébrant
La messe du couchant.
Non loin de la passerelle,
Mère et Tante devisaient ;
À l’instant du Soupir,
Nous étions recueillis
Et les chiens assagis,
Tous attentifs à l’agonie :
Le Jour cédait la place,
La Nuit prenait l’espace.
Pierres Écrites
Dans les dunes immémoriales
Ayant guidé les premiers pas
D’une préhistoire balbutiante,
Du sol, harmonique de silice,
La Rose des Sables a éclos.
Dans le fracas tellurique
De forces primitives,
Une roche a jailli.
Cahier préhistorique
Aux pages de pierre,
La Légende terrienne
A pris forme et traits sûrs.
Univers minéral aride
Qui forma l’Homme à l’Art,
Roc vierge des origines,
44
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Table rase de tout signe
Prête à l’esquisse.
Après une hésitation hors du Temps,
La Palabre sortit du Verbe.
Désormais gravée, elle attesta,
À la prime aube de l’humanité,
De son destin dominateur.
Avant l’Écriture était la Gravure,
Signes universels parcourant la Genèse,
Enjambant les Générations,
Traversant les Civilisations.
Êtres du Néolithique
Persuadés d’un lendemain,
Fallait-il qu’ils dominent
Pour inventer le Cahier,
Avant que la complexité
Des Signes ne traduise le Langage.
Enfants, sur la route de Tiout,
Nous nous arrêtions pour parcourir,
À défaut de savoir lire, l’ample Livre
Des grands Esprits de la Préhistoire.
Ils disaient, à qui savait entendre :
-
N’ayez pas peur. Nous sommes là
Et patiemment, nous transmettons
Le plus fascinant des flambeaux.
-
Ces écritures sur les Pierres attestent
Que vous ne sortez pas du Néant
Mais de la Tradition humaine.
-
Continuez, soyez l’un des maillons,
L’une des nombreuses mèches
45
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Qui tresseront le Futur.
Regs de silex, ergs mouvants
Hamadas caillouteuses,
Écrin multimillénaire,
Coffre fort sauvegardant
Le testament des Origines.
Immuable
Petit muret à raz d’eau,
Et vertigineux rempart,
Le récif isole l’oasis du désert,
Elle verdoyante du pauvre océan.
Au milieu de nulle part
Le regard se perd dans l’immensité,
Plaçant l’homme au centre du monde,
Concentré de vie végétale et animale.
Demain ne sera pas un lendemain.
Castre du jour renaîtra à l’identique,
Générant une journée semblable,
Sans aspérité, lisse comme l’ennui.
Sans répit, l’oasis est caressée
Par la houle qui déroule,
Immuable, en longs feuillets,
Les chapitres d’un livre unique.
46
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Les vagues, avec application,
Déplient leur frise blanche
Dans l’infini d’un corail
Remontant aux origines.
Locéan, lentement,
Tourne les pages de la Vie
Dont les lignes, charriées par la houle,
Apportent sans cesse le même instant.
Innombrables pages, vagues perpétuelles
Jouant sans repos à partir et revenir
Activité ludique artisane de rouleaux
S’écrasant sur le corail dans un fracas silencieux.
René-Jean Devatine
47
Nouvelles
Né en Afrique de parents pionniers de l’aviation (premiers vols Sabena entre l’Europe
et l’Afrique centrale
1927-1940). Sa mère a très bien connu en Afrique les Mermoz,
Saint-Exupéry de la concurrence française Latécoère.
Suite à cette situation, a suivi l’école en de très nombreux endroits, différentes cultures,
langues différentes.
Sans pouvoir s’améliorer avec l’âge, a continué son parcours folâtre en suivant des
cours universitaires dans plusieurs pays dont, finalement le Canada.
A su malgré tout décrocher quelques diplômes dont certains n’ont servi à rien mais l’ont
bien amusé. Les plus importants sont : ingéniorat en stabilité des matériaux et mécanique des roches, ENSG Nancy, France, maîtrise en géologie sédimentaire, Université
libre de Bruxelles, puis maîtrise en botanique, doctorat en exploration minière etc. Ses
recherches et sa participation à la découverte de nombreux gisements de par le monde
ont été récompensées par son adhésion comme membre correspondant à l’Académie
Royale des Sciences de Belgique.
A écrit beaucoup, mais essentiellement des publications scientifiques. Après plusieurs
nouvelles éditées en C.B. dans Le Moustique, dont un des textes choisi par RadioCanada pour être diffusé en onde, au Manitoba et en Ontario dans la revue Virage édité
les éditions Prise de Parole, à ce jour, le récit romancé Bravade, Bravoure et
Bavardage, randonnée surie sentier de la Côte Ouest, est son premier livre publié aux
éditions de la Nouvelle Plume, Régina, Saskatchewan.
par
Un recueil de nouvelles sera publié en 2006 aux éditions du Vermillon d’Ottawa, Ontario.
Actuellement, il travaille sur un roman qu’il espère publier en 2007.
Jean Lebatty, est membre de l’Association des écrivains de la Colombie-Britannique.
49
Littérama’ohi N°9
Jean Lebatty
Exocet rime avec chaussette
Inutile de voyager en compagnie d’enfants en bas âge, ils sont trop
petits, pas assez mûrs ; ils n'en retiendront rien. Au prix où sont les déplacements, c’est peine perdue, de l’argent gaspillé. On l’entend répéter à
maintes reprises, cependant, est-ce la vérité ou une merveilleuse excuse
pour épargner la dépense ? Également un moyen, sans doute, pour les
parents de se retrouver seuls, en amoureux, sans tous les moutards dans
les jambes. Pour ma part, je l’affirme, de toutes les aventures vécues en
un temps où, bambin, j’étais à la traîne de parents nomades, j’en ai gardé
des souvenirs très vifs et celui-ci, que je vous conte, n'en est même pas
le plus ancien.
déjà depuis la fin de la dernière Grande Guerre.
Cependant, tous les pays impliqués souffraient encore de mille problêmes. Fort peu s’étaient réorganisés. La traversée, pour nous y rendre,
était elle-même marquée de cette pénible empreinte. Sur notre bateau,
sillonnant des mers tropicales, quatre voyageurs, au moins, occupaient
chaque cabine. Les femmes étaient séparées des hommes.
Deux
ans
Cette situation n’offrait rien de romantique ; on était loin des croisières langoureuses d’aujourd’hui. Je ressentais également l’insolite de
cet inconfort et, plus encore, d’avoir été relégué chez les femmes. Moi, le
petit homme ! Rejeté de la tanière virile, aux senteurs aigres de sueurs
mâles et d’alcool, remugles alourdis par les relents de tabac tiède. Retenu
dans un antre feutré, aux parfums fades et couleurs passées. Sorte de
galetas encombré de corps à chair tendre et à la peau douce et moite, se
disputant le tour de me cajoler et de m’étouffer sous les baisers. A priori,
je ne m’opposais pas à ce genre de tendresse, pourtant là, c’était trop et
la chaleur était pesante et humide. Les contacts s’associaient à des bruits
liquides et les effleurements de baisers ne s’évaporaient pas dans l’air.
Heureusement, le vent de la mer chassait ces effluves, remplacés
généreusement par des embruns poisseux, chargeant les aspérités insolites du navire de cristallisations marines. Je léchais les guindeaux, les
50
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
rambardes et bastingages, les lèvres et les mains rendues visqueuses
par l’humidité saturée d’halite. Le constant ressac de la mer sur la coque
du bateau invitait le sang d’un visage joufflu à danser sur le même
rythme. J’entendais les cris aigus des mouettes, à la fois folles et gracieuses qui, oublieuses de l’arrogance propre aux oiseaux maîtres du
vent et des grands vides, mendiaient sans vergogne le croûton sec lancé
à leur bec. J’observais, surpris, les fumées blanches et transparentes de
l’immense cheminée chevauchant le vaisseau. Source probable de tous
les nuages filant dans le ciel selon une fuite étrange, oscillant de bâbord
à tribord. Enfin, ce jour incroyable où sont tombés sur la passerelle, juste
devant mes pieds,
des poissons ailés. Ces ridicules aiguilles d’argent
écailleuses se prenant pour des oiseaux.
Je les figure encore. Leur œil, nacre vitreuse, me fixant sans m’aper-
cevoir. Je les croyais vouloir m’ignorer, comme pour ne pas s’excuser de
leur folle prétention. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Moi-même, j’en
avais de ces caprices, si agaçants pour les parents. Les poissons volants
se tortillaient entre mes
un
pieds chaussés de couleurs dissemblables. Dans
monde où l’on trouve des chaussures variées en si grand nombre, je
comprenais pas alors et ne le comprends pas encore qu’il ait toujours
été de bon ton de les porter dans le même ton. En cachette, j’avais appris
ne
à me chausser seul. À l’instant où ma mère tournait le dos, je changeais
aussitôt mon apparence. Ma préférence était d’assortir le brun clair au
brun foncé. C’était discret et de bon goût. Pour les grandes occasions,
seulement, l’association du noir verni au blanc mat m’apparaissait recommandée. Ce jour-là, j’étais d’humeur joyeuse, je portais un soulier ocre
jaune et l’autre brun rougeâtre. Lexocet, vert sombre métallique et frétillant à mes pieds, complétait le tableau de la manière la plus heureuse.
Ce jour-là, je me souviens, j’ai décidé d’apprendre à voler.
Cette volonté existentialiste de ne pas me conformer aux modes en
vigueur avait été le moteur de mon éducation. Pour cette raison, n’avaisje pas appris seul à me chausser ? Opération délicate si l’on prend
conscience de l’existence d’un pied gauche, distinct du pied droit. Une
observation attentive m’avait amené à reconnaître les critères permettant
51
Littérama’ohi N°9
Jean Lebatty
d’attribuer à chaque pied le soulier correspondant. Cependant, il restait un
problème apparemment insurmontable me faisant douter de grandir et
parvenir, un jour, à l’état d’adulte. C’était un grand secret, certainement
trop lourd pour un enfant de mon âge. J’avais appris à bien le dissimuler.
Or, là, dans cette foule de femmes envahissantes, dans ce confinement
embarrassant et impudique, comment pouvais-je encore cacher ce han-
dicap ?
Il aurait sans doute fallu me jeter dans le vide en accomplissant,
devant elles toutes, le geste dangereux. Intention valeureuse ! Et si je me
trompais ? Je ne pensais réellement pas pouvoir survivre à une telle
humiliation. Je les imaginais, toutes, rire de ma bévue. Vous le connaissez, ce sourire attendri, plein de condescendance.
Intolérable !
J’ai donc choisi la ruse. J'ai décidé de continuer à porter des chaussures
disparates. Cette fois, cependant, sans chaussettes.
Toutes les charmantes dames de la cabine 239, au deuxième pont
du paquebot « Léopoldville SA », se sont entendues pour m’amener à
changer d’avis. Elles se faisaient un point d’honneur d’être celle-là qui
m’obligerait à garder ces décorations aux pieds. Je les retirais, une autre
les remettait. De chacune, j’étudiais la tactique sans pourtant entrevoir la
lumière. Tout paraissait si simple ; la solution devait être extrêmement subtile.
À la suite de tant d’échecs, j’ai opté pour un nouveau type de ruse.
J’ai pris mon air le plus coquin et dissimulé sous un large sourire, j’ai
demandé à la plus sympathique parmi les dames si elle ne se trompait
jamais de pied en enfilant ses chaussettes. Elle a trouvé ma plaisanterie
particulièrement amusante : « Mais il est tout plein d’humour ce chérubin
! », et de renchérir : « Ce comique essaye de me faire croire à l’existence
des chaussettes droites et gauches, qu’il est amusant ! Comme s’il ignorait qu’il n’y a pas de différence ».
Hé bien non ! Je ne le savais pas ! Je n’étais donc pas vraiment idiot,
tout au plus avais-je l’esprit un tantinet tordu. J’avais donc des chances
52
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
de devenir un jour adulte. Du coup, j’ai accepté les chaussettes ; je les
enfilais moi-même d’ailleurs ! J’ai même abandonné la mode des souliers
non assortis. La jeune dame sympathique était triomphante. Elle avait
guéri le « gamin » de ses manies étranges. Seule ma mère sembla croire
à l’existence d’une anguille ou d’un poisson volant sous roche.
Sans doute aucun, les voyages forment la jeunesse ; je l’ai su dès
lors. '
Jean Lebatty
53
Stéphanie-Ariirau Richard
L’implosion.
L’entité farfelue se pointa en plein centre de l’estrade,
Encore tout excitée de ce qu’elle avait à annoncer,
Elle ne s’était même par rendu compte que dans son public,
Deux ou trois autres attendaient avec impatience
De pouvoir la bouffer toute crue.
«
Mes amis ! Nous sommes le peuple le plus beau !
le plus envié ! le plus béni de tous. »
Une énorme entité vêtue d’une chemise rose Fuchsia
Et portant des lunettes noires fit un coup de coude à son voisin.
Les deux se mirent à crier :
«
«
OUH ! OUH ! Nul ! Nul ! »
Non, non, attendez ! Je n’ai pas fini ! Moi, qui appartiens
moléculairement à votre monde, je viens de découvrir
sur
quelles bases il fonctionne et quels seront nos impacts
sur les agents extérieurs... »
La grosse entité rose jeta un regard vers la foule et puis
se retourna :
«
«
Baratin, la petite naine ! »
Mais non enfin, écoutez-moi ! Je suis ici pour vous annoncer
une nouvelle extrêmement
importante !
Nous risquons I’IMPLOSION totale »
A ce moment là, toutes les entités se turent.
«
54
La grosse entité rose fuchsia haussa les épaules :
Vas-y la blondasse, explique-toi, ça nous donnera plus d’éléments
pour t’enterrer dans un nid de fourmis de feu ! »
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Son voisin, une entité male, toute ronde, avait coupé son pantalon
Au niveau du genou pour exhiber fièrement un tatouage quelconque sur
un mollet bien gras.
Il se mit à ricaner par solidarité.
La petite entité farfelue, les bras pendant, annonça alors tout bas :
«
Eh bien j’ai découvert pourquoi certains d’entre nous implosaient.
Nous sommes le peuple le plus beau, le plus béni, mais nous sommes
touchés, depuis quelque temps, par des implosions d’entités, ici et là. Si
nous ne faisons rien, nous risquons l’implosion totale.
Je ne sais pas encore comment y remédier, mais j’en connais la
cause... »
La foule est silencieuse, l’heure semble presque grave.
«
Je pense... enfin j’ai remarqué que toutes les entités qui implosaient,
étaient hyperégocentrorigides. »
«
La grosse entité rose Fuchsia se lève alors :
Quoi ? Quoi ! Quoi quoi quoi ! Quel monde de fous
qu’on accorde de l’importance à cette chose là !
Poubelle la naine, POU-BELLE ! »
«
La petite entité reprend :
Par hyperégocentrorigides, je veux dire que ce sont les entités qui
refusent l’échange et qui n’aiment qu’elles-mêmes, qui finissent par
imploser.
Il faut savoir que nos ancêtres, eux, échangeaient entre eux,
Mais notre monde a atteint le paroxysme de l’Egocentrisme psycho rigide,
Celui-ci fonctionne de façon réactionnaire. C’est à dire que si nos jeunes
Entités grandissent entourées d’hyperégocentrorigides,
Leur seul moyen de défense est de développer leur égo... »
Une vieille entité du fond se lève :
«
Mais non, nous avons la loi de Dieu, qui fait de nous des altruistes.
55
Littérama’ohi N°9
Stéphanie-Ariirau Richard
Ne sommes-nous pas le peuple le plus chaleureux, dont l’accueil aux
Etrangers est légendaire à l’univers ? »
Elle lui répondit alors :
«
Eh bien, oui. Mais nous ne sommes pas altruistes entre nous. Notre
monde est
hétérogène, I’Autre entre s’en s’y mouvoir. Le phénomène d’hyperégocentrorigisme
atteint nos entités de l’intérieur et... »
«
Lénorme entité rose fuchsia se leva à son tour.
Baratin ! Monde de fous ! Moi, JE n’ai plus de temps à perdre !
Ecoutez-MOI !... »
Et puis soudainement, l’entité se mit à gonfler à vue d’œil, un goitre se
forma, ses bourrelets brisèrent les boutons de la chemise rose fuchsia,
les articulations diverses disparurent et tout le corps devint presque un
cylindre si ce n’est que pour le ventre,
Ou la peau était plus souple et tendue, identité gonfla, gonfla,
Et puis d’un seul coup.
BOUM !
Ce fut l’IMPLOSION.
La petite entité, les bras ballants, observa le spectacle d’implosion,
qui venait justifier sa théorie sur la composante virale de l’égocentrisme
des entités insulaires. La défunte grosse fuchsia ne lui apporta aucune
satisfaction particulière. Si ce n’est, sans doute, un vague sentiment de
tristesse,
de n’avoir pas pu franchir la barrière de cette psycho rigide
qui aurait pu devenir sa sœur.
Stéphanie-Ariirau Richard
56
ude-Michel Prévost
Bonjour
Je m’appelle Claude-Michel Prévost.
J’ai quarante six ans.
Je suis né aux Cayes, dans le Sud d’Haiti.
Ma mère s’appelle Marie Carmel Condé.
Elle fut infirmière et elle fut institutrice.
Elle est encore mère de famille.
Son père était l’agronome René Condé.
Lui et ses fils aidèrent le parti Dejoiste.
Ma soeur s’appelle Florence
Elle et Richard Etienne ont Benjamin et Bénédicte
Teenagers extraordinaires.
Mon père s’appelait Félix Michel Prévost.
Mon père est parti il y a presque 20 ans.
Il venait du Cap Haitien.
Mon grand père s’appelait Félix Gérard Prévost.
Il travaillait pour une plantation de sisal allemande.
La plantation, pas le sisal.
Mes parents se sont connus à Montréal
Elle infirmière lui docteur
Ils sont revenus pratiquer aux Cayes,
Puis ont du repartir pour le Canada et finalement l’Afrique.
J’ai connu deux cyclones aux Cayes.
J’ai connu Camp Perrin, Ducis, Jacmel, les longs voyages des Cayes à la capitale
Les carnavals
J’ai vécu au Québec, au Libéria, au Zaïre, et en Belgique, avant de retourner finir mes
études secondaires au collège Roger Anglade à Port au Prince.
J'ai alors étudié l'administration des affaires à l'Université du Québec à Montréal, et la
rédaction publicitaire à l'Université de Montréal.
Je vis maintenant à Vancouver, Colombie britannique, avec ma mère, ma soeur et sa
famille, et ma partenaire, Dana Brunanski.
4
57
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
J’ai 14 histoires courtes éditées, traduites et publiées, avec 5 nominations Aurora et le
prix Solaris et le prix Imagine pour mes courtes histoires de Science Fiction.
Je veux devenir un des meilleurs scénaristes noirs de ma génération.
«
Men Without Shadow » est un script long métrage Voodoo Zen, au sujet d'un prêtre
blanc, un hougan, une sirène et quelques Reptiliens.
«
Amok 651
» concerne
l‘Ecole des Assassins de Fort brennings, l’affaire Iran Contra,
le contrôle mental des populations et le Nouvel Ordre mondial.
«
Coriander Malt » est une comédie romantique musicale concernant la nécessité d’em-
bracer le changement.
Et « You’re Next » couvre les trois dernières minutes dans la classe d’affaires du premier 757 à frapper les Twin Towers.
J'ai produit, écrit, filmé et édité
13 court métrages depuis mai 2002, disponibles sur
Google Video.
J’ai
ma propre boutique de commercialisation
Internet à 3 programmes de self emploi.
Internet et j'enseigne le marketing
J’aide les hommes de mon équipe, ma tribu et ma fraternité New Frontiers, dans notre
vie quotidienne, nos activités communautaires et nos initiations.
C'est moi. Claude-Michel Prévost. Heureux de vous rencontrer.
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Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
«
Have a nice day »
Aka
«
On vous souhaite tout le bonheur du monde »1
Depuis 3, 4 ans, à chaque matin
Je me réveille enragé
Parfois je suis à côté d’elle
Elle sent chaud
Elle sent bon
Elle est propre
Elle est pure
Elle mérite le bonheur
Je ne peux que la haïr
Tandis que je m’enfuis
Hiver comme été
Nuageux pas nuageux
Corbeaux pas corbeaux
Mardi ou Samedi
Seul ou avec Dana
Seul ou avec n’importe qui
Elle me regarde m’habiller
Elle garde silence
Elle sait que je l’aime
1
http://www.paroles.net/chansons/35962.htm
59
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
Elle accepte mon tiède baiser
Parfois je démarre le café
Have a beautiful day
Have a beautiful day
Tant que je suis à Vancouver
Tant que je dors à Vancouver
Depuis 3 - 4 ans à chaque matin
Je me lève enragé
Union St. c’est le rose de la Casa Gelato2
Y a encore des étudiants pressés
Deux trois cyclistes
Aujourd’hui plus de mauve dans les nuages
Un deux trois chemtrails3 en diagonale
Heading vers les Américains
C’est mon côté droit
Mon côté droit entier
Qui ne connaît que douleur
Cou nuque épaule coude poignet doigts
Le train vient juste de passer
Sur Venables4 le trafic dégonfle
Jamais la paix
Jamais repos
2
http://www.lacasagelato.com/
3
http://www.synchronium.com/chemtrails.htm
4
http://maps.google.com/maps?hl=en&q=900+Venables+St,+Vancouver,+BC,+Canada&btnG=
Search&llF49.276506,-123.084823&spn=0.003143,0.010729&t=h
60
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Canadians out of Haiti5
Mes côtes mon bas du dos
Hanche genoux parfois
Même mes deux chevilles
La gauche est incraquable
Depuis bientôt trois mois
Le sticker est à hauteur d’homme
Pan entre les yeux
Nul ne s’arrête
Nul ne ralentit
Mais le sticker brille et brille
C’est ma rengaine quotidienne
Bonnes gens bonnes gens
La complainte de mon côté droit
Mon côté fatigué mon côté résigné
Fatigué d’avoir été droitier
Appelé au combat
Canadians out of Haiti6
Avoir été en charge pendant 35 ans
Enragé de vieillir plus vite que le reste de moi
Enragé de ne plus pouvoir lancer frapper
pousser repousser protéger danser diriger
Mon côté droit qui trébuche
Sur le bitume comme un vieil alcoolo
Je marche sur Union St.
Mes mains dans les poches
Si je pouvais je sifflerais
http://www.outofhaiti.ca/police_massacres.html
http://la.indymedia.org/news/2005/12/142018.php
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
Il me faut entre trois et dix secondes
Pour me lever
Telus n’est plus en grève
Finies les tentes et les graffiti
Fini les cigarettes entre cercles d’hommes
Fini les scabs et les spies
Rouler sur le côté gauche
Vérifier ma hanche droite
Deux cuisiniers vident leurs poubelles
Dans le dumpster pour la maison pour retraités
Avec ses portes de pagode
Terminer de rouler
Dans les projets du bloc Nord Est
Après la vieille patinoire
Où je n’ai vu aucun enfant patiner
Un jeune papa Viet fume sa cigarette
Pendant que sa voiture chauffe
Reposer sur mes deux hanches
Reculer comme un bébé crapaud
Poser le pied gauche sur le plancher
Campbell et Union
Stop obligatoire a chaque coin
Tester balance démarrer
Je passe sans regarder
Je passe sans ralentir
Je glisse comme un voilier
62
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
J’ai tellement peur de tomber
Les réguliers sont déjà là
Murray et Elvis
Jake and Moe
Joe Ablas Kevin
Mike and Billy
Les chiens sont mouillés et excités
Surtout ne pas s'arrêter
Salut le monde
Salut les gars
Have a nice day
Have a nice day
Je quitte mon lit
Descends l'échelle
Pied pas pied
Café noir sucre
Un croissant aux amandes
Souvent Licorice me précède
Rarement elle me suit
Trop impatiente
Hello Gloria
Hello Andy
Have a nice day
Have a nice day
Je vérifie ses plats
Les remplis si nécessaire
63
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
Un baiser une caresse
Une promesse de jouer plus tard
Apres Gloria je tourne à gauche
Venables est toujours hystérique
Mais mon feu rouge est le plus rapide de l’Ouest
Pendant qu’elle déjeune
Je gobe mes Ibuprofen
Mes Metmorfin mes Glyburide
De l’autre rive du trafic
M’attendent les jardins
Sage thym menthe rose marie
Les poissons rouges
Un canard sans partenaire
Les pommiers historiques
Les ruches encore assoupies
C’est la que je chante
La complainte de mon côté droit
Aujourd’hui voyons voir
Qui durant mon sommeil
S’est encore fait violer
Mon manque de rêves durant le sommeil
64
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Qui est mort de faim7
Qui est morte de froid
Qui a été vendu
Qui a été revendue
Le retour aux esclaves encore assourdis
Qui s’est fait irradier
Qui s’est faite expulser
Qui est mort assassiné
Qui s’est faite battre
Qui est mort sacrifié
Qui s’est faite encore torturer
Le retour au massacre quotidien
Depuis 3, 4 ans, à chaque matin
Je me réveille enragé
Claude-Michel Prévost
http://images.google.ca/images?q=famine+&btnG=Search&svnum=10&hl=en&lr=
Céline Forcier
Céline Forcier est née à St-Pie-de-Guire, dans la province de Québec, au Canada. Elle,
habite maintenant la région de la capitale nationale, Ottawa, située dans la province voi-
sine, l’Ontario.
En 1996, après plusieurs années de service au Parlement canadien en tant qu’analyste,
Céline Forcier a quitté son emploi pour consacrer tout son temps à l’écriture.
En plus d’avoir publié articles de magazines, nouvelles et textes pédagogiques, Céline
a
écrit cinq romans. Le premier, Chez Mathilde, est destiné aux nouveaux apprenants
en
alphabétisation. Les deux suivants, Le secret de Misha et Rafael, font partie de la
collection UAventure des Éditions du Vermillon, collection qui s’adresse aux adolescents.
En 2004, était lancé son premier livre destiné au grand public, roman intitulé Le Chêne.
Et finalement, en novembre 2005 paraissait le roman jeunesse Un canard majuscule,
qui traite essentiellement de l’anorexie.
Hormis Chez Mathilde, tous les livres de Céline ont été publiés par les Éditions du
Vermillon, Ottawa, Ontario.
www.celineforcier.com
66
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1 )
Couleurs de ma vie
Bleu... d’aussi loin que je me rappelle...
Bien qu’en ces premiers
temps de ma vie, je n’avais pas acquis le concept des coloris, le regard
tendre et pervenche de ma mère qui m’enveloppait de sa chape azurée,
est resté planté au fond de mon coeur comme un drapeau.
Puis, il y eut le ciel que, couchée sur le dos, j’apercevais à travers la
dentelle ivoire des rideaux. Je développai un vif intérêt pour la voûte
céleste qui avait — me rendis-je compte — la propriété de changer au gré
du temps distribué par le tic-tac de l’horloge acajou. Je m’éveillais très tôt
pour découvrir la surprise concoctée pour moi pendant la nuit. J’ouvrais
mes paupières à demi pour surprendre l’amorce du jour, trahie par une
clarté blafarde. Puis, j’agrandissais les yeux sur la toile divine encadrée
de ma fenêtre qui donnait vers l’est.
Parfois, prémices d’un jour ensoleillé, de longs bras or et corail s’étiraient nonchalamment sur un drap céruléen. Certaines fois, défilaient de
gros tapons ouatés aux contours argentés, que je poursuivais du regard,
ou, quand il en tombait une nuée de flocons, j’imaginais un ange rubicond
en train de les épousseter. Parfois encore, un peintre malheureux semblait avoir donné, à l’aveuglette, de grands coups de pinceaux trempés de
boue, de suie, de gris.
Un soir, de puissants jets lumineux ont traversé mes paupières
closes. J’ai brusquement ouvert les yeux, en même temps qu’une détonation venue de nulle part et de partout m’a plongée dans une grande
frayeur. Maman est aussitôt apparue, spectrale, dans sa robe vaporeuse,
au milieu du vacarme et des fragments de lumière. Vite rassurée par ces
bras et ce parfum connus, ma peur a fait place à l’extase. Le ciel, indigo
à cette heure, était sporadiquement déchiré par les gigantesques coups
d’épée d’un géant invisible occupé à tracer des zébrures cristallines. Puis,
j’ai entendu la pluie applaudir le fabuleux spectacle que je n’ai cessé
depuis d’admirer l’unicité.
Mon enfance s’est écoulée dans un décor bucolique digne d’une toile
de Millet. De nombreux arbres ombrageaient la maison ocre et cachou
67
Littérama’ohi N°9
Céline Forcier
aux volets
verts où nous vivions, mes parents, ma soeur aînée et moi.
Tout près, un petit ruisseau ricanait, chatouillé par une multitude de mini
soleils de bronze qui y faisaient la planche, ou bien,
il chantonnait au
rythme des gouttes transparentes qui s’échappaient d’un nuage défait.
Un jour, j’ai dit à ma soeur Jade qu’un fantôme devait se bercer, au
jardin, dans une chaise brun cannelle comme celle de grand-papa. Par la
fenêtre ouverte, j’entendais, à une cadence plus ou moins régulière, un
son de frottement de bois provenant des alentours du ruisseau. Jade a ri
et m’a conduite devant une étrange bête à la peau lisse et kaki, tachetée
de brun foncé. La curieuse créature avait des yeux foncés et globuleux,
un ventre coquille d'oeuf et des pattes palmées. « C’est une grenouille, a
murmuré Jade de sa voix dorée. Écoute-là... »
Elle m’a fait découvrir tant de choses, ma bien-aimée soeur Jade, et
m’en a autant fait accroire. Je la revois à dix ans, flamboyante dans sa
robe de mousseline amarante, la taille sanglée d’un ruban parme, avec
sa chevelure rousse légèrement ondulée qui tombait en cascades jusqu’au bas de son dos. Ses cils de paille battaient sur ses yeux d’émeraude, alors que sa bouche qu’on aurait crû teinte avec du rocou, ne semblait être faite que pour sourire et embrasser.
Pour expliquer ses taches de rousseur, Jade m’avait raconté que,
toute petite, alors qu’elle s’était perdue dans la forêt, une colonie de
minuscules et gentils moustiques lui avait indiqué son chemin en échange
de l’immortalité de leur passage sur terre. Intriguée, j’entreprenais de
dénombrer la population de bestioles rouquines, momifiées dans son teint
laiteux. Ainsi, du bout de l’index, je procédais au recensement en cornmençant sur le nez de Jade, emplacement de choix, semblait-il, de par la
densité, sans toutefois jamais arriver à des résultats fiables.
Ma mère travaillait à l’hôpital de la ville voisine. Elle était, sans contredit, la plus jolie et la plus gentille infirmière qu’un patient puisse souhaiter.
Un jour, je l’accompagnai dans l’imposant édifice granit où elle passait
ses journées. Je ne sais si ce sont les couleurs délavées, l’atmosphère
glauque et aseptisée, qui m’ont déplu, mais j’avais très hâte de sortir de
cet endroit. Les planchers aux carreaux crème et mauve, les murs safran,
les corridors inondés par la fluorescence indiscrète des tubes, les portes
68
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
caramel, les lits chromés, et, au creux de ces lits, des malades. Des
figures exsangues, émaciées, des traits fatigués, tendus, des regards
troublés, inquiets. Je devinais les blessures et les plaies lie-de-vin
enfouies sous les draps, les fractures douloureuses enrobées de plâtre
albâtre. Je craignais le mal aux multiples symptômes, qui séjournait dans
ces corps dépourvus de leur énergie. Ce jour-là, j’ai vu un triste visage de
la vie, maquillé de souffrance, d’anxiété, de désarroi.
Mon père, lui, travaillait à la maison. Au début, je croyais plutôt qu’il
restait avec moi pour dessiner, car il passait des heures à colorier sur de
grands cartons. Plus tard, j’ai assisté à un vernissage, et à entendre les
gens s’extasier devant ses toiles, j’ai compris que papa était un artiste
peintre de talent. Il m’expliquait les couleurs utilisées pour créer ces univers oniriques et romantiques, inspirés par le mouvement impressionniste.
Sa palette comportait un nombre limité de couleurs pures, privilé-
giant le blanc de plomb, le jaune de Naples, le laque carminé, le noir
d’ivoire, le bleu et le vert de cobalt. J’adorais écouter mon père parler de
nuances, de reflets, de pigments, d’harmonie, de clair-obscur, d’effets iridescents. Souvent, à l’aube, à l’heure où l’aurore jaspe l’éther métallique,
je le surprenais dans le jardin, installé devant son chevalet, les yeux clos,
les mains posées à plat sur les genoux. « Je ferme les yeux pour mieux
voir » avait dit Gauguin.
C’est ainsi que comme Gauguin et papa, j’ai appris le son, le parfum
et la texture des couleurs. J’ignorais encore qu’un jour, nostalgique, je
m’abreuverais à cette source d’émotions et d’images serpentant dans ma
mémoire avide.
Mes grands-parents vivaient au cœur du village, dans une coquette
petite maison amande aux contours de fenêtres olive. Chaque jour de la
semaine, après l’école, j’allais passer une heure avec eux. Quel bonheur de
fouiller avec grand-maman Roseline dans ses gros coffres marron, remplis
de pièces de tissus. Il y en avait de toutes les textures, de toutes les dimen-
sions, de toutes les couleurs. Du taffetas zinzolin, du coton vermillon, du
velours gris de lin, du tulle turquoise, du feutre marine, du satin lilas, de la
soie nacarat, de la ratine fuchsia, de la popeline pêche et céladon.
69
Littérama’ohi N°9
Céline Forcier
Les mains tavelées de grand-maman dépliaient et repliaient amoureusement les plaids et les étoffes bigarrées, pailletées, moirées, mou-
chetées, lustrées. Autrefois grande couturière, sa passion pour la confection de vêtements ne l’avait jamais quittée.
Quant à grand-papa Aurèle, il n’était rien de moins qu’un magicien.
Pas de ces magiciens qui libèrent un lapin d’un chapeau haut-de-forme,
ou une
colombe d’un foulard. Mon grand-père avait plutôt le pouvoir de
transformer un vulgaire bout de planche en une jolie pièce murale ou en
quelque objet utile. Il avait appris le métier d’ébéniste de son père, et tout
comme Roseline, il aimait toujours ce qu’il avait aimé toute sa vie.
Il passait beaucoup de temps dans l’atelier aménagé dans un coin
du sous-sol. Souvent, je le trouvais dans la pièce lambrissée, penché sur
son établi, occupé à palper, scier, varloper, vernir de toutes petites pièces
de bois ébène, bistre ou cérusé, quand ce n’était pas d’énormes morceaux couleur miel, terre ou café. Grand-père était beau avec ses cheveux poivre et sel, et ses yeux havane qui vous regardaient avec tendresse.
kaléidoscope sur fond d’innocence qui n’en finit
plus de réverbérer ses lumières folles pour en graver le souvenir au coeur
de nos prunelles. Comment oublier le champ de tournesol dans lequel on
a couru à perdre haleine, les fraises incarnates cueillies avec précaution,
les tulipes multicolores surprises par un matin printanier, le drap de neige
immaculée dans lequel on s’est vautré ? Comment ne plus penser aux
bras forts et cuivrés de son père, aux cheveux blonds et doux de sa mère,
au premier chat tigré aux yeux vert absinthe blotti dans les bras ?
Comment effacer l’image du premier papillon de l’été, aux ailes ocellées,
jaunes et grenat, posé innocemment sur notre main ? Comment ne pas
se rappeler ce jour de grand bonheur quand on a couru vers l’arc-en-ciel
suspendu au bout du chemin ?
Comment occulter son propre portrait ? Tignasse châtaine, teint hâlé,
bouche barbouillée du glaçage citron d’un gâteau d’anniversaire garni de
ballons roses, orange, violets. Et ces yeux de jais qui fixent l’objectif de la
caméra comme s’ils défiaient l'avenir, fresque imprécise vue à travers le
prisme de l’inconnu. Inoubliables fêtes de Noël, prétexte aux scintilleAh ! L’enfance...
70
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
merits, aux robes de lamé, aux jouets rutilants. Heureux jours pascals,
tout pastel, aux effluves grisantes flottant dans l’air tiède. Sublimes pay-
sages d’automne aux chauds coloris qui embrasent les forêts épanouies,
les tas de feuilles rouillées dans lesquels on se jette, les joues vermeilles,
croquant à belles dents des pommes rouges et juteuses.
L’adolescence, assortie de teintes encore plus vives, a jeté un éclairage nouveau sur ma vie. Jade s’est mariée le jour de mon quinzième
anniversaire, et c’est pendant la réception que j’ai rencontré Clermont. Sa
pâle carnation virait au cramoisi dès que mon regard s’attardait sur lui. Il
avait des lèvres cerise à cueillir, et des yeux vairons — l’un noisette,
l’autre noir
qui lui donnaient un air mystérieux. Sa chevelure rebelle et
mordorée invitait à la fourrager, comme on fouille des doigts le sable
d’une plage.
À compter de ce jour, nous sommes devenus d’amoureux amis.
Nous partagions nos fruits, nos pensées, nos heures, nos baisers. À
l’évocation de cette époque de ma vie, un bouquet de souvenirs heureux
fleurit dans ma tête. Les nuits avec les amis, assis autour d’un feu de
camp, à rire et à chanter en observant les étincelles trouer l’obscurité de
poix. Les vacances au bord de la mer, le regard perdu dans l’infini du ciel
en
—
de Flaubert « outremer comme du lapis-lazuli ». Les gerbes phosphores-
centes, artificielles, aux inflorescences lavande, champagne et carmin,
brusquement écloses dans le ciel bleu nuit du carnaval. Choco, le magnifique cheval bai de Clermont, qui trottait dans le matin embrumé, emportant sur son dos, mon chevalier vêtu d’un pantalon puce et d’un chemisier
garance. Et tant d’autres clichés pris sur le vif, imprimés et gravés sur la
rétine, jalousement gardés au fond de la mémoire.
Le destin, comme on se plaît à nommer ce qui a échappé à notre
savoir, notre pouvoir et à notre volonté, nous a éloignés l’un de l’autre,
Clermont et moi. Il est allé étudier les langues à l’étranger, alors que moi
je suis restée au pays pour devenir décoratrice d’intérieurs. Et je tiens
pour responsable ce même destin qui nous a fait se retrouver, sept ans
plus tard... et nous unir un an après... Marie-Soleil a fait du jour de sa
naissance le plus beau jour de notre vie. Un duvet auburn recouvrait déjà
la tête de notre poupée de porcelaine. Son petit nez, telle une perle
71
Littérama’ohi N°9
Céline Forcier
piquée dans un écrin nacré, retroussait légèrement, alors que sa bouche,
minuscule bouton de rose écarlate, s’ouvrait à la vie.
Des années qui ont suivi, je conserve un précieux camaïeu aux tons
empreints de joie et de bonheur, accentués par touches inattendues,
d’encre cinabre dont l’amour a le secret.
puis, un jour... le crépuscule. Évanescence totale et fatale.
Opacité parfaite. Ciel immobile et crayeux. Mon univers s’ést décoloré
pour ne laisser sur sa toile de fond qu’une lumière monochrome, lunaire,
opalescente, vierge. Mosaïque pulvérisée aux quatre vents. Caméléon
affolé, éperdu sur un sol de marbre froid, infiniment écru. C’est depuis ce
jour que je fouille la braise de mes souvenirs incendiés, daltoniens, réfiéchis dans un miroir sans tain. C’est depuis ce jour, celui que la maladie a
choisi pour effacer à jamais les couleurs de ma vie, que défilent dans ma
tête des images qui prennent de plus en plus des allures de sépias. C’est
depuis ce jour où je suis devenue aveugle, que je n’ai plus besoin de fermer les yeux pour mieux voir...
Et
Céline Forcier
72
mique Genuist
Monique Genuist est originaire de Lorraine, mariée, trois enfants et naturalisée
canadienne.
Doctorat de l'Université, U. de Haute-Bretagne ; Professeur de français et de littérature
québécoise à l'Université de la Saskatchewan, Saskatoon, 1965-1993 ; Professeur
émérite, depuis 1993.
Publications
Ouvrages de recherche :
La Création romanesque chez Gabrielle Roy, Cercle du livre de France, Montréal, 1966
-
Languirand et l'absurde, Cercle du livre de France, Montréal, 1982
Anthologie : Sous les mâts des Prairies, anthologie littéraire de l'Ouest, (directrice littéraire) Les éditions de la Nouvelle Plume, Regina, Saskatchewan, 2000
Nombreux articles et comptes rendus.
Conférences dans divers pays.
Ouvrages de fiction, romans :
Exorcismes, La pensée universelle, Paris, 1973
Le cri du loon, Éditions des Plaines, Saint-Boniface, Manitoba, 1993
C'était hier en Lorraine, Éditions Louis Riel, Regina,Saskatchewan, 1993
L'île au cotonnier, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 1997
Paroles de chat, La Nouvelle Plume, Regina, Saskatchewan, 1997
Paroles de chat, traduit en ukrainien par Liouda Martchouk et publié à Chernovtsy,
Ukraine, 2002
Paroles de chatIA Cat’s Life, publication en édition bilingue (français/anglais) La nouvelle plume, Regina, putomne 2005
Itinérance, La Nouvelle Plume, Regina, Saskatchewan, 1999
Racines de sable, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 2000
Nootka, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 2003
La petite musique du clown, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 2005
-
Nombreuses nouvelles dans diverses revues
Prix obtenus
nouvelles gagnante au concours radiophonique de Radio-Canada :
Le soleil noir,
,
C.B. 1997 ; Rafales, C.-B. 1998 ; Le rendez-vous, C.-B. 1999
L'étrangère, nouvelle, premier accessit avec médaille de bronze au concours littéraire
international d'Arts et Lettres de France, 1998.
73
Littérama’ohi N°9
Monique Genuist
L'œil de nacre
Rick le pêcheur, assis sur un pliant, finit de tailler une pagaie cérémonielle. Devant lui, sur une table basse, quelques sculptures. Il ne se
presse pas, il a le temps. Tout en gravant dans le bois de cèdre blond
l'image du saumon alliée à celle de l'oiseau mythique, il rêve du passé,
avant l'arrivée des Blancs.
En ces mois chauds, les gens de sa tribu, les Songhees, quittaient le
village; ils s'embarquaient sur la mer en canots pour aller pêcher le sockeye tandis que les femmes, dans les forêts, cueillaient les baies qui, une
fois séchées, serviraient à assaisonner durant l'hiver poissons et gibier.
Il se rappelle. Ce Tloo-qwah-nah où les siens avaient été invités à fraterniser avec d'autres tribus. Dans la grande loge chauffée par quatre feux
de bois, un à chaque coin, il écoutait les chants, serré contre sa mère,
regardait les danses rituelles au son des tam-tams. Des personnages
masqués imitaient, mimaient le geai bleu, la marmotte rondelette, le Ahmah, l'oiseau du Nord au cri lancinant, envoûtant, ou encore ce même
cèdre jaune qu'il était en train de polir. Il était très jeune alors. Il se rappelle ce mois de réjouissances, de spectacles, de bonheur, de rires avec
ses frères.
Le vieil Indien fait glisser la lame de son couteau lentement sur le
bois. Indifférent, sourd à la foule de touristes qui tournent autour des
yachts de luxe, des amuseurs publics, des marchands de pacotille, des
boutiques de frites et de saucisses chaudes.
En ce temps-là, la mer, la forêt, la terre offraient une nourriture abondante qu'on partageait lors du Tloo-qwah-nah. Puis les Blancs avaient
interdit les potlatchs, avaient confisqué les masques.
Un policier de haute taille et large d'épaules s'arrête soudain devant
lui, le fixe un moment et demande abruptement :
Puis-je voir ton permis de travail ?
Rick le pêcheur ne lève pas la tête.
Tu sais bien que tu n'as pas le droit de travailler sur le port sans per-
-
mis, alors ?
74
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
-
Je suis chez moi ici en terre indienne, depuis plus de quatre mille
ans, de toute éternité.
Oui, mais aujourd'hui, nous sommes en l'an deux mille. La loi, c'est
la loi, et c'est la même pour tout le monde, et si tu n'as pas de permis, tu
-
dois déguerpir, en vitesse !
Le vieil homme, au visage basané, buriné, continue tranquillement à
sculpter.
Le jeune policier considère la pagaie incrustée de dessins aux couleurs vives. Il hésite un instant à empoigner ce rebelle. Dans le cèdre
blond, l'oiseau mythique le fixe de son œil de nacre.
Notes
Songhees : Amérindiens de la région de Victoria ; Sockeye : saumon à chair très rouge ; Tlo-qwahnah ou potlatch : fête annuelle où se rassemblaient plusieurs tribus, elle durait entre deux semaines
et un mois, avec danses, chants et échange de nombreux cadeaux. ; Ah-mah : plongeon imbrin
(huart, en québécois, loon en anglais).
Le soleil noir
Une enfant sous le soleil qui flamboie, en plein midi, allongée nue sur
le sable; sa longue chevelure rousse en auréole de feu autour d'elle. Elle
dresse et court se jeter dans les vagues glacées du Pacifique. Mais
elle ne sent pas le froid. Elle nage vite, elle avance en rapides foulées vers
se
le rocher où est perché un grand cormoran noir qui étale ses ailes pour
les sécher au soleil. Elle se déchire la plante des pieds sur les coquillages
pointus incrustés dans la roche. Les pieds en sang, elle avance sans bruit
approche il s'envole, refusant de jouer avec elle.
Elle revient vers le rivage, ses longs cheveux roux en flammèches
étincelantes flottant dans son sillage. Elle se couche sur le sable. Sa peau
laiteuse commence à rosir. Elle n'y prête pas attention.
Le soir, elle se met à cuire de partout ; un incendie éclate à l'intérieur
de son corps, sur sa peau, dans ses yeux. Elle brûle et elle frissonne de
fièvre. Malade, elle doit rester enfermée à l'ombre, à l'intérieur de la maison, plusieurs jours.
Un matin, elle revient s'étendre à nouveau sur la grève. Sa peau,
vers l'oiseau ; à son
75
Littérama’ohi N°9
Monique Genuist
transparente, fine comme de la gaze, s'effiloche comme la
pelure d'une pomme de terre nouvelle. Et dessous renaît une mince
couche neuve, toute délicate, d'un rose tendre. Elle n'y fait pas attention.
L'enfant rousse au teint de lait, aux yeux pâles, passe tout l'été au
bord de la mer. Chaque jour, elle retourne au rocher où le cormoran l'attend, immobile. Dès qu'elle commence à courir sur les coquillages, il
ferme ses ailes, allonge le cou et s'envole en rasant la surface de l'eau.
Aussitôt, elle plonge à sa poursuite. Il se retourne un instant, moqueur;
elle n'est pas de taille à faire la course avec lui.
Au loin voltigent les papillons blancs d'une flottille de voiliers. L'enfant
est seule sur la plage. Elle trace des ronds dans le sable avec ses orteils.
Elle ramasse des poignées de petits cailloux qu'elle laisse filtrer à travers
ses doigts. Elle s'ennuie. Elle se met à construire un château avec des
tours, un haut donjon, des créneaux, des mâchicoulis, un pont-levis audessus d'un fossé; elle cherché des galets noirs, parfaitement ronds, luisant de mer, qu'elle place en haut des tours.
Le cormoran intrigué s'approche du rivage, il tend le cou pour
essayer de mieux voir. L'enfant menue se cache, se tapit derrière le donjon. Curieux, l'oiseau s'enhardit, risque quelques pas maladroits sur le
sable vers le château. L'enfant crie de joie, sort de sa cachette, ouvre les
bras pour saisir le cormoran qui s'enfuit au-delà du rocher, au-delà du
phare, jusqu'à devenir un minuscule point à l'horizon au-dessus des voidevenue
liers.
Dès le matin, l'enfant est revenue. L'oiseau n'est plus sur le rocher.
L'enfant se creuse un lit dans le sable, elle contemple le soleil. Elle baisse
les paupières et elle voit des milliers de points rouge et or. Elle reste ainsi
longtemps à demi endormie. Quand elle rouvre les yeux, le soleil s'est
terni; à travers le ciel bleu flottent quelques nuages blancs. L'air fraîchit,
petit vent se lève qui chasse devant lui des traînées grisâtres de plus
plus denses. Les premières gouttes de pluie tombent sur la bouche et
les joues maintenant bronzées de l'enfant. C'est son dernier jour de
vacances dans l'île où elle revient chaque été.
un
en
76
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Une jeune femme fragile s'avance lentement sur la plage ensoleillée.
Un chapeau Tilley bien enfoncé sur sa longue chevelure rousse protège
visage et ses yeux bleus cachés derrière de grosses lunettes noires;
malgré la chaleur, elle porte un chemisier d'épais coton blanc bien fermé
au cou et aux poignets, un pantalon, des chaussures et des
socquettes.
Pas un pouce de son corps n'est à découvert.
Avec précaution elle s'assoit sur le sable et prend dans sa main une
poignée de sable gris qu'elle laisse couler doucement; elle regarde en
direction du rocher. Un grand cormoran noir déploie ses ailes pour les
son
sécher au soleil brûlant de l'été. Il la fixe avec insistance comme s'il attendait quelque chose ou quelqu'un.
La jeune femme a un sourire mélancolique. Elle se lève et s'éloigne
en tournant le dos à la mer.
Monique Genuist
77
Shenaz Patel
Shenaz Patel est née et vit à l’îie Maurice. Elle y exerce, depuis une vingtaine d’années,
le métier de journaliste et mène, parallèlement, une activité de création littéraire.
Son premier roman, Le Portrait Chamarel, publié par les éditions Grand Océan de la
Réunion, a remporté le Prix Radio France du Livre de l’Océan Indien 2002, décerné par
un jury de lecteurs présidé par JMG Le Clézio. Son deuxième roman, Sensitive, a été
publié en février 2003 aux éditions de LOlivier-Le Seuil. A suivi chez le même éditeur,
en janvier 2005, Le Silence des Chagos, qui se penche sur l’histoire des Chagossiens,
peuple exilé de leur archipel de l’océan Indien au profit d’une base militaire américaine.
« Donner chair,
corps, sens à des réalités humaines enfouies. Sang qui palpite jusqu’au
cœur, fragments d'âme désenfouis par les ongles cassés mais têtus des mots ». C’est
là, pour Shenaz Patel, l’essence profonde de la littérature. « Uécriture, qu'elle soit journalistique ou littéraire, est pour moi une façon de se pencher sur tout ce qui touche à
l’humain. Comment il fait face à sa condition d’humain en soi, mais aussi la façon dont
il est confronté à des injustices d’ordre social, voire économique et politique. La quête
d'identité, l’enfance, l'amour (sa recherche, son absence), les inégalités, autant de
choses qui me touchent particulièrement. Et à travers tout cela, toujours, la quête du
fascinant mystère qu’est et qu’abrite l’être humain. Une façon de mettre en lumière son
essence mouvante, et souvent contradictoire. Une façon d’approcher la complexité des
êtres et du monde ».
Shenaz Patel est également l’auteur d’une douzaine de nouvelles, en français et en
créole, publiées dans des collectifs à Maurice. Elle a par ailleurs participé en 2000, avec
groupe d'auteurs mauriciens, à la création de la revue littéraire Tracés. Gratuite,
imprimée sur papier journal et diffusée en utilisant le réseau de distribution de la presse,
cette revue visait à la fois à être un espace de création contemporaine et un moyen d’al1er vers un lectorat qui ne fréquente pas forcément les quelques librairies de l’île situées
en zones urbaines uniquement.
Shenaz Patel vient par ailleurs de remporter, en décembre 2005, le Prix Beaumarchais
des Ecritures Dramatiques de l’Océan Indien, pour une pièce de théâtre intitulée La
un
Phobie du Caméléon.
78
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Rêve de mer
Je cherche un nom, un nom pour mon bateau. Vous imaginez ce que
cela peut être. Bien pire que de trouver un nom pour un enfant. Ce n’est
pas seulement toute ma vie que j'y mets. C’est toutes les mers. Tous les
voyages. Tous les bateaux. Tout ce qui fait que celui-ci est unique. Et à
moi.
J’ai toujours aimé les bateaux. Oui, ça fait sans doute un peu banal
de le dire. Un peu... bateau, je sais. Et ça ne change rien de préciser que
je parle de voile, pas de moteur. Aujourd’hui, tout le monde aime les voiliers. Il paraît que ça fait bien. Que ça donne un petit plus très appréciable.
On vit déconnecté de la terre, dans de grandes tours qui montent toujours
plus haut et nous coupent de la contemplation du ciel. Alors on aime les
bateaux.
C’est comme un horizon qui nous est restitué, des nuages de voiles.
Un souffle de vent que nous sommes les seuls à percevoir et qui vit là, à
t
l’intérieur, qui nous gonfle les poumons et distend l’arc trop étroit de la
cage thoracique. Et quelque chose s’écoule, s’évade par cette brèche.
Qui saurait dire quoi ? Peut-être un peu de cette essence intime qui fait
de nous des êtres liquides sous la barrière compacte de la chair.
On en parle à mots comptés, concentrés, lourds de sens, comme
d'un sésame mystérieux que seuls quelques initiés comprendraient, pos-
sèderaient. Quelque chose qui nous appartient déjà en pensée, qui nous
voyage dans la tête. Quelque chose qui dit qu’on est différent. Un infime
tangage dans le regard soudain, une légère vague qui ourle l’agencement
de la coiffure déjà moins sage comparée à ces autres terriens qui ne
savent traverser, chaque semaine, que le seuil du coiffeur.
Oui, d’accord, on est ici, nous, mais potentiellement ailleurs. C’est
cela qui est important, ce potentiel. À n’importe quel moment. Demain,
dans un mois, dans un an, qui sait. D’accord, il y a une corde là, qui
semble nous retenir. Mais regardez-y de plus près. Ce n’est pas n’importe
laquelle. Voyez, une corde d’amarre, vous connaissez ? Celles qui se lar-
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Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
guent un beau jour, qui vous font glisser en avant, lentement d’abord,
dans un mouvement presque imperceptible, qui donnerait l’impression de
résister à cette pente invisible sous l’eau opaque et lourde des ports. Un
petit ressac, un infime retour vers le parapet de pierre et de béton, et puis
cette marge qui grandit, qui s’étend, un compas faisant le grand écart,
tendu à l’extrême, avant de tomber à l’eau.
Aimer les bateaux, c’est déjà dire une partance. Quelque chose qui
n’a pas peur de s’avouer mouvant en nous.
En plus, ça fait sérieux. Parce qu’attention, ce n'est pas n’importe
quoi les voiliers. Ça demande du savoir faire, de la technique. Ça a un
vocabulaire. Ça dit que l’on sait posséder ce qu’il faut en soi pour affronter une nature imprévisible, et orgueilleuse.
Moi en tout cas, j’en ai toujours rêvé. Je pourrais passer des journées
entières à raconter les centaines de traversées que j’ai vécues, ancrée au
port, des bateaux plein la tête.
Toi quand tu l’as dans la tête, on peut dire que tu ne l’as pas
-
ailleurs!
Mon frère, qui soupire en faisant semblant de s’énerver, parce que,
paraît-il, je les bassine tous avec ça.
Les bateaux, les bateaux ! Y a pas que ça dans la vie ! Redescends
un peu sur terre ma pauvre fille !
Sur terre. Mais j’y suis. Sauf que ce n’est pas comme eux. J’y suis
parfois. En escale. Ça fait toute la différence. Et tous ceux qui ne portent
pas la mer en eux ne pourraient pas comprendre. Eux ne voient les
bateaux que par le hublot. Ils ne savent pas la perspective immense qui
s’ouvre, soudain, lorsqu’on est posté sur le pont. Du ciel, partout, à s’en
tordre le cou, l’horizon vague et du ciel en dessous, au-dessus, du ciel qui
court et bascule lentement en se jouant de la dérisoire verticalité du mât.
Qui pourrait comprendre cela en restant toujours à terre ?
C’est pourquoi j’en ai acheté un. Enfin presque. La vente va être
conclue dans quelques jours. Mais je le sens déjà à moi. Pas tout à fait un
bateau, vous me direz. Une jolie pirogue. Tout juste vingt-deux pieds. Dès
que je l’ai vue, à un tournant de la route à Vieux Grand Port, j’ai su qu’elle
-
80
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
serait à moi. Une évidence, aussi tranquille que la flaque où elle était
échouée, penchée sur le flanc gauche. Sa coque blanche trahissait une
belle courbure, malgré un léger affaissement près de la quille, à l’avant.
Sans doute une rencontre un peu rude avec un rocher inattendu. Rien
que quelques travaux ne pourraient réparer.
Au bord de la route, quatre hommes jeunes jouaient aux dominos,
dos à la mer. Je leur ai demandé l’adresse du propriétaire de la pirogue.
Ils m’ont à peine regardée. J’allais partir. L’un d’entre eux, les yeux dans
jeu, a pointé le doigt en direction d’une petite maison de tôles brunes,
accostée au talus. C’est là que j’ai rencontré le vieil homme, assis devant
son
sa
porte à côté d’un chien roux qui bâillait avec application.
******
Oui, le bateau lui appartenait. Il insistait sur ce passé.
-
Bato la ti pou moi, oui,
bato la ti pou moi, me répétait-il à voix
basse.
J’ai craint qu’il ne l’ait déjà vendu. Mais non. Il en était toujours le pro-
priétaire. C’est juste qu’il ne l’utilisait plus depuis qu’il avait été renversé,
quelques mois plus tôt, par une houle sourde, alors qu’il pêchait en
dehors des brisants. Il avait bien vu venir un grain blanc, cette pluie qui
avance sur la mer en un rideau qui bruit au loin et se rapproche inexorablement, un chuchotement qui s’amplifie peu à peu, puis cette averse
chaude qui vous fond dessus en grosses gouttes serrées. Pas de quoi
s’alarmer. Mais il n’avait pas perçu l’onde qui courait sournoisement sous
l’étendue bleue. Elle avait culbuté sa barque d’un mouvement sec, brisant
mât et moteur, le laissant assommé, avec à peine assez de forces pour
s’agripper à la quille renversée.
Il avait dérivé, m’a-t-il dit, pendant une semaine entière. Sept longs
jours. Sept interminables nuits. Seul. Seul. Tu sais ce que c’est, mon
enfant, de se retrouver seul en pleine mer ?
Je me suis assise sur une roche plate à côte de lui. Entre de longs
silences, il m’a raconté le bleu infini, le soleil aveugle, le sel, le sel qui
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Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
ronge la peau et la langue, les lèvres et la pulpe des yeux, le dernier
oiseau qui vous abandonne d’un petit saut dans le vide, en vous fixant
encore une dernière fois de son
œil rond avant de s’éloigner d’un vigou-
d’aile blanche. La soif, qui fait de la bouche et de la gorge un
canal incandescent, impossible à apaiser. Le temps qui perd la tête. Le
reux coup
noir, qui succède au noir.
Il avait finalement été
repéré par un navire de pêche. On l’avait
ramené, fêté au port. Il se souvient vaguement de cette foule sur le quai,
cette clameur qui
l’avait accueilli quand on l’avait aidé à descendre du
bateau, toutes ces étreintes, de gens qu’il ne connaissait même pas, mais
qui semblaient heureux de le voir, oui, ça l’avait frappé ça, paraît qu’il y
avait même des personnalités du gouvernement, les journaux avaient
parlé de son cas, on l’appelait le miraculé, le vieil homme et la mer, ça faisait un beau titre.
Depuis, il restait là, à regarder la mer de ses yeux délavés. Trop perdus de cauchemars pour seulement envisager de repartir. Déshydraté de
tout désir de mer.
La pirogue ? Oui, il la vendrait bien. Ça lui ferait au moins un peu à
manger. J’ai balancé un instant devant son absence d’hésitation. Quoi, il
n’y tenait pas plus que ça ? Elle l’avait quand même accompagné, tout au
long de ce combat entre la vie et la mort, elle l’avait abrité, elle avait souffert, elle en était revenue avec lui.
Puis je me suis dit qu’il est des souvenirs que l’on préfère parfois éloigner.
Moi, cette pirogue, j’étais prête à lui offrir une nouvelle vie. Lui, peutêtre effectivement que l’argent de la vente l’y aiderait.
J’irai la chercher demain. J’ai déjà prévu de l’arrimer au batelage, à
Souillac. Là, la mer sauvage du sud se coule en un long chenal apaisé,
une aire de mouillage d’où l’on peut en toute quiétude contempler, en
aval, les vagues impatientes de happer l’embarcation.
Mais en attendant, je dois lui trouver un nom. Paraît que j’enquiquine
tout le monde avec ça. Ils devraient comprendre pourtant. Je ne peux pas
la prendre et la ramener ici si elle est anonyme. J’ai besoin de lui parler,
moi, et comment lui parler si elle ne s'appelle pas ? Comment partager
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Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
tout ce que j’ai de plus important avec une inconnue. Comment l’aimer, et
me faire aimer d’elle, si elle ne reste
qu’une parmi tant d’autres ? Et imaginez qu’elle se perde, comment faire savoir aux autres que c’est elle,
précisément, que je cherche ?
La livrer sans nom à la mer me semble un sabordage.
Alors je cherche. Sans arrêt. À travers tout ce que j’entends, tout ce
que je lis. Je happe le moindre son et je le fais rouler lentement entre ma
langue et mon palais, je le teste, je le déguste, j’évalue les chances qu’il
lui aille, qu’il l’épouse.
Je ne comprends pas que ça les énerve autant, les autres. Ils
auraient dû être contents que je les associe à une recherche si importante. Mais ils disent qu’ils en ont marre de voir que je ne pense qu’à ça,
que je n’écoute plus vraiment ce qu’ils disent, que je leur parle seulement
pour leur demander s’ils n’auraient pas trouvé quelque chose.
Un nom, un nom pour ton bateau. Faut que t’arrêtes de nous casser les pieds avec ça !
Mais je continue à chercher. Je voulais à tout prix avoir trouvé avant
de la ramener. Alors, toute la nuit, j’ai encore passé en revue les diverses
possibilités qui me venaient à l’esprit. Plusieurs noms ont résonné tour à
tour dans ma tête, venus de souvenirs pas si lointains de livres d’école,
de coupures de journaux, d’émissions de télévision. Je me suis ainsi rappelée de ce passionnant documentaire consacré à un anthropologueaventurier norvégien, Thor Heyerdhal, qui avait construit ce radeau artisanal en bambou, qu’il avait baptisé Kon Tiki, pour tenter, en 1947, de rallier l’Indonésie en partant du Pérou. Une véritable folie de mer, dans le but
de prouver que les Indiens du Pérou auraient pu aller peupler les îles
polynésiennes du Pacifique Sud, ce qui expliquerait que les deux peuples
aient adoré le même dieu solaire, Kon Tiki. Son radeau s’était finalement
échoué sur un récif de l’atoll de Raroia, après avoir parcouru plus de 8
000 kilomètres à travers les mers. Mais il avait marqué les esprits. Le mien
aussi, surtout quand j’avais appris qu’il avait, en 1977, mené une autre
expédition qui l’avait conduit cette fois dans l’Océan Indien, parti de l’Irak
pour voir jusqu’où avaient pu aller les Sumériens, bien des siècles avant
Jésus Christ. Son bateau s’appelait le Tigris, dix-huit mètres de long sur
-
83
Littérama’ohi N ° 9
Shenaz Patel
six de large, avec un mât haut de dix mètres, construit d’après un procédé
ancestral, avec des panneaux de roseaux cueillis en Irak. Cela me faisait
encore rêver. Mais
je voyais mal ma pirogue s’appeler Tigris. Cela ne me
semblait pas correspondre à son caractère.
J’ai aussi repensé au Shah Jehan. Un nom aussi caressant qu’évocateur. Mais je n’arrivais pas à oublier l’histoire vraie de ce bateau chargé
d’une incroyable cargaison, faite tout autant de souffrances que d’un halo
d'espoir qui l’auréolait d’une étrange poussière dorée. Il avait été de cette
qui avait fait plusieurs voyages entre l’Inde et Maurice, à cette
époque du XIXèms siècle où les colons de l’île avaient fait venir des travailleurs engagés de la grande péninsule pour remplacer les esclaves
devenus illégaux. Mais un jour, le feu s’était déclaré à son bord au large
de Maurice. La description donnée dans un vieux livre poussiéreux me
donnait toujours l’impression de le voir, une torche hurlante au milieu de
la mer, une panique folle à bord, l’équipage se sauvant à toutes rames sur
les seuls canots disponibles, les engagés indiens, plus de quatre cents,
abandonnés sur des radeaux de fortune qui s’enfonçaient lentement sous
leur poids dans le miroir embrasé de l’eau noire.
J’ai encore songé à un autre bateau. Celui-là s’appelait
Persévérance et transportait des esclaves affranchis. Mais ce nom avait
déjà, lui aussi, trop d’histoire.
Je suis donc partie chercher ma pirogue, au matin, sans savoir cornment j’allais l’appeler.
flotte
******
J’ai à peine vu le vieil homme quand on a chargé la barque sur la
remorque qui devait l’amener jusqu’à Souillac. La mer était mauvaise
depuis quelques jours, et j’avais préféré ne pas prendre de risque avant
de l’avoir fait réparer. Il est juste sorti sur le pas de sa porte un bref instant, m’a fait un petit signe de la tête, puis est rentré sans dire un mot. J’ai
eu beau l’appeler, il n’a plus reparu. Je me suis dit qu’il valait sans doute
mieux ne pas insister.
Elle, elle est bel et bien là maintenant. J’ai pu lui trouver une place
84
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
entre deux autres pirogues calées contre l’embarcadère. Je suis restée
assise sur la pierre chaude, à côté d’elle, un long moment. Le temps
qu’elle s’habitue un peu à son nouvel environnement. Le soleil avait déjà
presque disparu quand j’ai finalement décidé de rentrer.
Mais quelque chose continuait à m’attirer irrésistiblement vers elle.
La soirée était tiède. J’ai quitté la maison sans faire de bruit, en espérant ne rencontrer personne sur mon chemin. Une ruelle détournée permettait d’éviter le carrefour où la boutique n’était jamais tout à fait fermée
malgré ses portes apparemment closes. Les habitués connaissaient
exactement celle où il suffisait de glisser les doigts et de tirer légèrement,
là où se profilait un maigre rayon de lumière.
Je suis descendue vers le batelage. Tout était calme à cette heure.
La lune coulait de longs regards laiteux entre les feuilles du grand badamier qui couvait de son ombre fraîche la première rangée de pirogues
amarrées. Une petite brise tiède faisait courir sur l’eau un friselis d’écailles
argentées.
Elle était là, balançant paisiblement sa coque blanche au bout de sa
corde enroulée souplement autour d’un des anneaux de fer qui ponctuaient le ciment du quai à intervalles réguliers.
Dans le même alignement, d’autres barques se laissaient aussi bercer dans un mouvement languide et pensif, profitant parfois d’un léger ciapotis pour se rapprocher, s’effleurer, se retenir un instant dans la courbure
de leur quille avant de se laisser glisser à nouveau à distance l’une de
l’autre, comme à regret.
Quelle mystérieuse connivence les unissait ? Que se murmuraientelles ainsi, que nous ne pouvions percevoir ?
Peut-être la sensation de journées ensoleillées passées à goûter la
joie vivifiante de leurs étraves fines fendant l’eau translucide. Ou peut-être
le souvenir de lointaines échappées, là-bas, vers l’ouest, où, une fois à
l’arrêt, elles captaient soudain dans chaque fibre de leur bois les modulations ondulantes du chant de ces baleines croisant comme de grandes
ombres dans l'eau plus froide de ce canal entre Maurice et la Réunion,
où elles venaient se nourrir de plancton, en route vers les mers australes.
Ou peut-être d’autres chants encore, qui sait, comme ceux de ces
85
Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
sirènes dont aucune
ne
s’est jamais laissée capturer, parce que les
bateaux les préviennent, les protègent, les abritent sous leur coque, à
l’abri de nos lignes, pour ne pas risquer de nous voir piller et exterminer
cette part de rêve qui nous porte sans cesse vers la mer.
Peut-être
partagent-elles aussi cette connaissance intime des
entrailles de la mer, loin au-delà de nos côtes, là où elle concentre son
énergie que nous représentons en zones d’un bleu plus soutenu sur nos
mappemondes, là où elle se régénère lorsque nous l’avons blessée, là où
elle devient océan et abrite ce désir de terre qui secrète chaque jour ses
marées déferlantes, comme monte puis reflue le désir au creux de nos
hanches.
Une tension,
soudain, vient rompre la quiétude du moment. Un
brusque reflux sous la surface tranquille a attiré une barque qui s’arc
boute à l’extrémité de sa chaîne. Le courant insiste, résiste. Puis finit par
lâcher prise pour poursuivre son glissement vers l’estuaire. La barque
revient se caler à l’embarcadère dans un soupir.
Et si. Et si elles se racontaient aussi, parfois, autre chose. Quelque
chose de très différent de ce dont nous chargeons nos fantasmes et rêveries. Si elles se disaient, certains soirs, cette folle envie de rester à quai,
cette impulsion qui leur dicte de ne pas quitter l’abri sûr pour aller affronter cette mer capricieuse, traîtresse à l’occasion, cette mer qui ne prévient
elles craignaient que, dans notre aveuglement et notre surdité de prétendus avenpas toujours de ses humeurs fantasques et coléreuses. Si
turiers, nous ne les conduisions obstinément là où elles ne veulent surtout pas aller. Quand leurs quilles immergées dans l’eau opaque voient
patiemment sédimentés là où nous croyons
découvrir des bancs de corail. Là où les frôlent, en des mouvements lasdes forêts d’ossements
cifs et gluants, des paquets de filaments que nous saisissons comme des
algues sans savoir qu’il s’agit de cheveux encore électrisés par des celIules de scalp humain. Là où leur flanc tressaille soudain sous le coup
d’un ongle, d’une dent, d’un bracelet, d’une lunette de plongée, d’une
rame de canoë-kayak, tout ce que la mer a englouti mais pas encore
digéré. Là où elles sont assaillies par les échos caverneux de tous ces
cris noyés au fond de gorges dilatées et rétrécies par l’asphyxie, par le
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Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
bouillonnement de l’onde qu’agite le mouvement désordonné de ces bras
et jambes se
débattant inutilement. Vers ces abîmes sombres où des
pans de vêtements effilochés flottent comme de grandes méduses dans
la lumière diffuse, silhouettes évanescentes dansant un ultime ballet
rythmé par l’écho lointain des marées...
******
Je me suis réveillée avec une barre dans la tête, un poids plombé et
pensée lancinante. Il fallait que j’aille voir ma pirogue.
J’ai pris une douche froide en laissant ruisseler l’eau sur mes cheveux, pour dissoudre toute la sueur et les croûtes de sel qui m’embruune
maient le cerveau.
Je suis redescendue en courant vers le batelage. C’est presque sans
surprise que j’ai relevé sa corde qui pendait inerte, dans l’eau. J'ai eu
beau interroger tous les pêcheurs du coin. Personne ne l’avait vue.
Puis j’ai pensé au vieil homme, là-bas, devant la mer. Et je me suis
souvenue, soudain, de mon grand-père. De cette histoire que la famille
racontait souvent pendant qu’il souriait d’un air lointain. De ce chien qu’il
n’avait pas trouvé au moment de déménager, quittant la propriété sucrière
de Réunion à sa fermeture pour aller s’installer à une vingtaine de kilomètres de là. Le chauffeur du camion s’impatientait. Il avait d’autres engagements. Il n’allait pas pouvoir attendre plus longtemps. Toute la famille
était partie la mort dans l’âme. Le lendemain soir, dans leur nouvelle maison aux bruits encore inconnus, mon grand-père avait été réveillé par un
grattement insistant sur la porte donnant dans l’arrière-cour. Son chien
était là, boitant, affamé, mais avec encore assez d'énergie pour lui sauter
dessus en lui léchant le visage à grands coups de langue desséchée.
Je n’ai pas attendu. Je suis repartie voir le vieil homme. Il était toujours là où je l’avais vu la première fois, adossé à la tôle brune de sa maisonnette. Il n’a manifesté aucun étonnement en me voyant, pas plus en
apprenant que la pirogue avait disparu. Il a juste incliné la tête quand je
lui ai demandé de me contacter si jamais il avait des nouvelles.
J’étais sur le point de repartir quand j’ai pensé à quelque chose. Je
87
Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
me suis retournée vers lui et
je lui ai demandé quel nom il lui avait donné,
lui. Il n’a pas réagi.
J’avais déjà atteint la route, en contrebas, quand j’ai entendu s'élever
sa voix.
-
Lamer. Mo ti zis appel li Lamer.
J’ai continué à marcher. Portée par l’évidence de ces rêves trop libres
pour être enfermés, même dans un nom...
Shenaz Patel
88
lange Drollet
Une nouvelle d’ailleurs et d’aujourd’hui
Flora me demande une nouvelle, comme ça là, bougonne Jimmy 2,
une
nouvelle à la commande, de préférence aujourd’hui pour hier. Bon,
j’ai envie de lui dire non et non, c’est plus sage et pourtant, nom de nom,
ce serait dommage, j’ai quand même envie de rendre hommage à la nouvelle, si légère, c’est le genre que je préfère. Alors, j’ai une idée un peu
osée, je vais lui servir tout cru, qui l’eût cru, ma dernière aventure, bien
sûr, en écrivant d’un jet ou d’un trait comme ça là, au kilomètre, écrire au
petit bonheur, en une heure, comme je parle d’ordinaire, sans grammaire,
de quelque chose d’extraordinaire.
J’ai parcouru enfant, les riantes vallées de la mission, les vertes
montagnes, au loin, par-delà l’école des bonnes sœurs, cheveux au vent,
fouillant au soleil derrière les rayons, le miraculeux, le fabuleux, le divin,
le malin, comme le corsaire des romans chasse le trésor, la poudre d’or
qui va vous rendre génial, abyssal, colossal. J’ai traqué les buissons flamboyants, les cailloux acajou, la tête pleine de ces histoires contées au
catéchisme de bergers et de bergères, Lucie, Jacinthe, François,
Bernadette. A force de leur parler, les rochers de la mission se transportaient à Fatima, se transformaient en grottes de Lourdes, je finirais bien
par voir moi aussi une belle dame, immaculée, voilée, cintrée dans sa
robe longue et blanche (à ne pas confondre avec les autres, la dame
blanche qui sort le soir, dans le noir, évoquée dans les veillées païennes)
en me concentrant bien, l'âme purifiée par les prières, le dimanche après
la messe et la communion après confesse.
Avec un peu d’imagination j’attends palpitante mes apparitions. Je
me suis préparée longtemps, religieusement, dévalant les pentes, les
poches pleines de fruits d’acajou et des noix de l’évêché, errant le long
des quais où s’amarraient les goélettes, scrutant à fond l’horizon d’une
rade balayée par les alizés. C’était l’époque où les petites filles de l’école
des sœurs rêvaient entre deux dictées, de belles fées, de princes charmants forcément. Moi je préférais la bergère et sa sainte vierge.
89
Littérama’ohi N°9
Solange Drollet
Seulement et d’une, c’était comme si je demandais la lune et de deux,
même en fermant les yeux, je ne voyais toujours rien.
J’ai attendu et j’ai commencé à ne plus y croire, le jour où j’ai cornmis volontairement un vrai péché sans que rien ni le ciel ne me tombe sur
la tête.
Depuis, les collines sans leurs vinis se sont barricadées de villas et
de murs fleuris, les pistes rouge sang ont revêtu leur robe de goudron, les
acajous, les framboisiers ont disparu des falaises, les tamariniers ont
perdu leurs feuilles dentelle, les vallées ont dressé leurs immeubles façon
logements sociaux. Les garçons ne sifflent plus les filles sur le chemin de
l’école des soeurs, ils n’étrennent plus leur guitare sur le bord des routes
parfumées de fumées diesel. Les institutrices ne portent plus de fleur à
l’oreille. Et même des jurons « cadamn you » les invitations « mai tamaa
», d’autres institutions sont des espèces en voie de disparition.
La ville a abandonné ses grandes bâtisses de bois, les maisons leurs
auvents, les boutiques leurs vérandas. Le vieux Mathieu ne se dispute
plus avec le gros Emile sous le badamier du marché, les enfants ne mangent plus des quenettes, pistaches, mambins. Ils ne jouent plus au pissepisse. Le gouverneur ne donne plus de bals. Les fêtes du tiurai ne hantent plus que le souvenir des anciens. Les princes charmants des filles de
l’école des sœurs portent la cravate des fonctionnaires, les yeux rivés sur
leur carrière, les commerces aussi ont des horaires de fonctionnaires. Les
garçons rêvent d’épouser des institutrices, retraite et sécurité obligent.,
ce La mondialisation frappe aux portes. Les satellites jouent aux
étoiles. A mesure que i’île se détropicalise, se modernise en même
temps que l’espace se machinise, se matérialise, tes îliens se sont
mis fébrilement en quête de l’authentique, de leur âme, de leur
passé, de leur identité. Jimmy 2 s’est lancé dans la photo, la vidéo,
joue au loto, au millionnaire sans jamais rien gagner hormis ses illusions et sans oublier cependant de prendre ses inspirations dans
ses superstitions. Car chez ces nouveaux modernes qui vont à l’université comme leurs aînés allaient à l’évêché, frissonne encore la
fascination du sacré, survit toujours la légende de la dame blanche
qui sort du noir le soir.
J’ai trouvé mes documents en surfant sur Internet, le moteur de
90
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
recherche en alerte, le dernier logiciel expert dans l’ordinateur. La
secrétaire active son scanner, envoie ses mails de convocation, tout
est paré pour la réunion du comité de direction. Action. Non, pas
Presque heu. Direction : la bibliothèque du tribunal. Il
manque une copie d’une vieille revue.
J’aime cet endroit feutré, discret, plein et serein, les livres sont
classés, rangés sur leurs rayons. Les murs tapissés de revues respirent la culture. Ils furent les témoins muets de mon aventure.
Je devais ramener un article d’une dizaine de pages. Il s’étalait
sur des feuilles d’une revue cartonnée. La photocopieuse d’un autre
âge somnolait dans la pénombre près de la baie vitrée. Elle foncdonne, poussive, râlante mais vaillante. Il faut seulement un peu de
patience : je place la page concernée dans le bon cadre sur la
plaque vitrée, rabats fermement le couvercle en plastique sur la
revue qui a tendance à se gondoler, appuie sur le bouton, ré appuie
s’il le faut, attends en soupirant, montre en main la lente sortie de la
copie commandée, pestant « comme elle lambine ». Et puis, bien
sûr recommencer, déplacer la revue, la retourner dans le sens de la
seconde page, la caler à nouveau entre les lignes, appuyer encore,
surveiller la production dans le bac de réception et prendre son mal
en patience en espérant que rien ne coince, que le papier ne fera
pas défaut, que le courant électrique ne sera pas interrompu, que la
machine n’a pas la mauvaise idée de tomber en panne maintenant
au lieu de demain. C’est le genre de chose qui n’arrive qu’à moi, me
dis-je, un tantinet de mauvaise foi, mais sûrement de pas très bonne
humeur, plantée en guettant l’heure devant une photocopieuse qui
encore.
bat les records de lenteur.
La troisième page, était prête. Je m’apprête. J’appuie, quand
tout à coup, la sonnerie de mon portable résonne, impérative. Je me
retourne, me précipite, extirpe le téléphone de mon sac placé derrière moi. « Cédric au téléphone ». En quelques rapides secondes,
nous nous donnons
rendez-vous, je jette un coup d’œil par la fenêtre
avant de rejoindre la vénérable machine abandonnée deux petites
■minutes seulement.
Elles étaient posées sur le bac en plastique. Propres, nettes
91
Littérama’ohi N°9
Solange Drollet
sans bavures. Mes yeux
écarquillés parcourent les pages, les unes
après les autres. Dix feuilles photocopiées, de la page quatre à la
page quatorze. Exactement ce que je voulais. Ce n’est pas un
mirage. On n’a pas encore inventé de photocopieuse capable de
tourner les pages d’une revue cartonnée. Et puis elle a photocopié
beaucoup plus vite que d’habitude, cinq fois plus vite. Je ne l’ai pourtant pas entendu ronronner sans arrêt quand j’avais le dos tourné.
Mes mains tremblent. Est-ce une magie ? Et sije m’étais retournée,
si je l’avais regardée, aurait-elle fonctionné comme elle l’a fait ?
Je cours vers le greffe du tribunal. J’interroge. Personne n’est
entrée dans la bibliothèque. La machine ne sait pas tourner les
pages. Elle ne l’a jamais fait. Elle n’est pas intelligente, elle ne l’a
jamais été. Les greffières examinent, fascinées, les mystérieuses
copies. Elles arrêtent rapidement mes protestations embarrassées,
me croient, elles croient en l’au-deià. Elles me touchent, à la bonne
heure, je porte bonheur.
Pendant deux jours, je n’ai plus approché aucune photocopieuse. La vue de cette machine me tétanise. Et puis, je me suis calmée ;je sais maintenant ! li n’y a pas d’explication scientifique, il n’y
a pas de justification mécanique. Il n’y a pas de mystère. C’est un
signe, voilà tout. »
Voici, Flora, la nouvelle commandée écrite en une matinée.
Franchement si je voulais inventer une farce ou si je voulais impressionner, mais ce n’est pas mon genre, j’aurais choisi de raconter une romantique, une magnifique apparition de la sainte vierge, par exemple, ou bien
encore une fantastique rencontre avec la dame blanche, cela fait toujours
plus d’effet plutôt que cette banale histoire de malheureuses photocopies
que tout le monde aura oubliée dans quelques jours.
Solange Drollet
92
Le TYSON des coqs de combat
de mon cousin POUEN
C’est en allant un matin chez son copain TERII qu’il l’a vu pour la première fois. Un petit oisillon de plumes grises, malingre et l’air souffreteux.
Presque un frère dans la douleur, car malgré son jeune âge, lui-même
souffrait depuis un certain temps de récurrentes douleurs arthritiques.
Mais POUEN, mon cousin à l’allure de vrai chinois des îles, avec un air
de coolie voûté de la Grande Plantation, plus vrai que nature, a vu dans
l’œil du chétif volatile, cette lueur meurtrière, marque de fabrique des
grands lutteurs et des prédateurs sans pitié. Elle n’avait pas échappé à
son attention exercée, même si par ailleurs l’oiseau un peu endormi ne
faisait aucun cas de sa présence. Il en tomba amoureux au premier coup
d’œil et après moult supplications et cajoleries, réussit à se faire vendre
l’objet de ses convoitises.
Elever des coqs de combats était sa passion depuis toujours.
Comment cette attirance pour celui-là en particulier lui était-elle venue ?
Il n’en savait trop rien lui-même. A moi, il m’avait expliqué qu’il avait tou-
jours aimé la fière allure de ces volatiles de combat préparés aussi soigneusement que les bolides de course de l'époque des rouges Ferrari et
autres Maserati pilotés par les pilotes de légende comme l’Argentin
Fangio ou l’Italien Ascari.
district, les distractions étaient
pêcher un saumon des Dieux dans la passe de
Teahupoo. Aussi se réunir avec quelques copains partageant la même
passion pour organiser des combats de coqs était devenu la principale
activité dominicale après la messe ou le culte obligatoire. N’ayant pas de
finances importantes, c’était toujours avec les mêmes bêtes et les
pauvres moyens du bord que les aficionados pouvaient satisfaire leurs
A cette époque d’après-guerre, au
aussi
rares
que de
envies.
En général, les confrontations se déroulaient toujours dans le jardin
de l’un d’eux, assez grand et ombragé pour servir de gallodrome, mot
93
Litiérama’ohi N°9
Jimmy LY
bien trop savant pour dire ring de combat pour des volatiles boxeurs, de
la catégorie des poids coq bien entendu. Et les dimanches passaient rythmés par les victoires et les défaites des uns et des autres, sans consé-
quences financières autres que le sourire de la victoire ou la déception de
la défaite.
Mais POUEN avait des ambitions qui le menaient bien au-delà de
joutes d’amateurs improvisées. Il rêvait de posséder un champion
d’exception. Un coq de combat qui serait aussi invincible que les grands
boxeurs poids lourds américains comme Joe Louis ou Joe Walcott qu’il
idolâtrait. Ce combattant de race, il aurait aimé l’élever, le préparer luimême, presque le couver en cachette, pour le présenter incognito en ville.
Il voulait créer la surprise du siècle parmi les éleveurs professionnels.
Avec cet outsider inconnu il pourrait défier et affronter les grands champions de la capitale, y compris ceux d’Uturoa à Raiatea dont il entendait
parler les exploits mythiques au marché de la capitale. Et la chance se
présenta lorsque son papa qui tenait un magasin d’alimentation dans le
district au fin fond de la presqu’île, décida de le vendre et de tenter sa
chance dans la grande ville de Papeete.
ces
Toute la famille dut déménager et venir habiter dans une vieille mai-
cow-boy en face de l’école Viénot avec une grande cour où pouvaient
s’ébattre à loisir tous les volatiles, le petit oisillon y compris, amoureuseson
ment couvé par mon
cousin. Peu après leur déménagement, avec le
temps libéré, POUEN commença à fréquenter l’enceinte très connue de
la vallée de Titioro où se déroulaient pratiquement tous les combats des
après-midis de dimanches désoeuvrés des années 50.
Qui pouvait se douter à cette époque, que dix années plus tard, un
grand général de passage pourrait provoquer et déchaîner dans l’île de
Tahiti et les atolls des Tuamotu un évènement si cataclysmique qu’il allait
changer leur destin pour toujours ? Mais comme dit fort justement
Rudyard Kipling, ceci est une autre histoire, qui n’avait rien à voir avec les
coqs mais serait tout aussi explosive que leurs combats.
Le ring de Titioro était situé sur la route de la Fautaua après un virage
en
94
haut d’une petite montée et débouchait sur une grande cour où se
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
tenait habituellement une assemblée de spectateurs tahitiens parmi les-
quels se mélangeaient de nombreux Chinois, la plupart en short et chemises, certains inhabituellement volubiles, d’autres beaucoup plus discrets et parfois silencieux au point de rester muets même au moment des
combats. Peut-être que leur énigmatique mutisme était proportionnel à la
somme mise en enjeu dans leurs paris ?
Aussi, avec un air asiatiquement absent, ils déambulaient d'un pas
tout aussi asiatiquement traînard autour des combattants caquetants, tout
en
supputant leurs chances futures de victoires. Cependant tous possé-
daient aussi ce regard attentif et vigilant de parieur professionnel, jau-
géant et appréciant d’un seul coup d’œil acéré, les capacités physiques
et surtout le tempérament belliqueux des coqs en présence.
Car comment derrière leur chant trop triomphant, un peu vantard
d’avant match, et donc souvent trompeur, percer à travers leur physique
émacié mais pas maigrichon, élancé et athlétique, presque soldatesque,
un
gagnant certain ? Tous ces gladiateurs à plumes portaient la même
tête écrêtée. Comme des frères jumeaux, tous possédaient les mêmes
muscles noueux et puissants des cuissots déplumés et dénudés. A leur
couleur rouge presque bordeaux, on pouvait deviner les longues heures
passées par les entraîneurs à masser et frictionner presque amoureusement la peau de leur champion avec une décoction chinoise magique
ajoutée à de la teinture d’arnica mélangée au mercurochrome. A première
vue, ne ressemblaient-ils pas tous à des futurs vainqueurs possibles ?
Cette visite dans le paddock si on pouvait dire était presque obligatoire et indispensable, car il ne fallait pas se tromper de coqs quand il faudrait tout à l’heure risquer et parier des sommes folles : la paie d’une
semaine ou d’un mois, c’est selon leurs moyens. Faut-il alors croire que
parmi toute cette foule bigarrée, le vice soi-disant atavique du jeu faisait
partie de leur patrimoine génétique ?
Très souvent aussi, les paris étaient engagés suivant une ligne eth-
nique bien délimitée, où les propriétaires chinois se retrouvaient dans une
compétition et une rivalité exacerbée contre des demis ou des Tahitiens.
Mais il en était de même dans les autres sports, où, par exemple, les
95
Littérama’ohi N°9
Jimmy LY
matches de football entre les clubs de Sam Min et de Central attiraient
toujours plus la grande foule à Fautaua que des matches entre les footballeurs chinois et ceux d’Excelsior. Vrai aussi que la frustration et les
colères fulminantes de l’avant-centre centralien Napoléon Spitz n’arrivant
pas pour une fois à marquer contre la défense hermétique chinoise
valaient à lui tout seul le déplacement.
Dans les victoires et les défaites, il n’était pas inhabituel que les protagonistes propriétaires y aillent de leurs commentaires sarcastiques et
de leurs quolibets moqueurs à la mesure de l’énervement qui précédait le
combat ou du soulagement amené par la victoire. Souvent aussi, il n'était
pas rare que ces invectives rarement racistes finissent quelquefois en
bagarres cependant vite réprimées, surtout en cas de litige ou de contestation.
Je n’avais accompagné POUEN qu’une seule fois, la première, à ces
■
réunions, où, trop enfant, j’étais persona non grata. Mais le peu que j’avais
vu avait
provoqué mon admiration pour la beauté des bêtes en présence.
On pouvait presque les comparer à des pur sang tellement elles avaient
belle allure, ornées de leurs plumes multicolores. Elles avaient l’air de sei-
gneurs altiers dans leurs attitudes arrogantes et dédaigneuses..
Dans leur prestance aristocratique, les coqs me faisaient penser à
l’élégance des voiliers anglais de la Route du Thé, avec leur étrave effilée
et leur voilure de parade d’une telle grâce, qu’ils étaient entrés dans la
légende de la voile. Au départ de Canton, c’était à qui gagnerait splendidement Portsmouth dans le temps le plus court avec l’obligatoire cargaison de
thé, puits du dragon ou oolong, de Hangzhou. Je connaissais cette
magnifique course entre la Chine et l’Angleterre en passant par les Indes,
grâce à un livre qui m’avait été offert à mon onzième anniversaire. Et je
rêvais tous les soirs aux épopées maritimes de ces bolides de la mer, où
là aussi, se jouaient à Londres comme à Hong Kong, des paris aux
sommes fabuleuses. Apparemment le vice du jeu était tout aussi atavique
en
Extrême Orient.
Ce dimanche,
96
POUEN avait amoureusement amené avec lui son
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
protégé, préparé depuis des mois avec une alimentation choisie et des
massages appropriés. Il m’avait dit qu’il aimait par dessus tout son regard
assassin capable à lui seul de mettre à terre tous ses adversaires.
Posément, à la suite des autres propriétaires, il le fit peser et attendit
patiemment qu’on lui présentât son concurrent, car c’était lui le challenger. Pendant ce temps, autour du ring échauffé, se déroulaient les autres
assauts dans une ambiance passionnée.
Quand arriva leur tour, POUEN et le propriétaire du coq adversaire
s’approchèrent de l’arène. Avec mes yeux de novice, je trouvais que le
coq de ce dernier avait l’air tout aussi beau et affûté sinon plus que celui
de mon cousin et commençais à nourrir beaucoup de crainte quant à l’issue du
combat.
Selon les règles fixées sur place et dont je n’ai jamais su exactement
les normes, les bêtes devaient avoir un poids et un âge proches pour que
le combat fût équitable. Les deux propriétaires consentants fixaient alors
l’enjeu monétaire et autorisaient les mises de supporters ou de parieurs,
motivant ainsi l’intérêt des joueurs toujours nombreux et surtout curieux
des possibilités de l’outsider qu’avait amené POUEN. On ne combattait
pas seulement pour la gloire.
Soudain, comme une vague sur la plage, tout le monde se précipita
vers l’arène. Je me
dépêchais de suivre le flot. Le combat allait commenles autres restaient
debout, et tous commentaient et supputaient à voix haute les chances
respectives des protagonistes. En les écoutant parler, je comprenais que
POUEN n’avait pas la côte auprès des parieurs.
cer.
Certains des spectateurs avaient des sièges,
Après quelques instants pendant lesquels les propriétaires se jaugérent et excitèrent les bêtes en les projetant l’une contre l’autre, les coqs
furent enfin lâchés et même presque jetés dans l’arène. La bataille cornmença, avec un suspense homérique et tenaillant.
On aurait dit Hector et Patrocle, deux guerriers grecs les plus sym-
pathiques de la guerre de Troie ou Sugar Ray Robinson et Jack La Motta,
deux boxeurs américains à la grâce féline, s’affrontant à mort avec des
97
Littérama’ohi N°9
Jimmy LY
temps de pause intermittents pour reprendre de plus belle. Mais en ce
dimanche, les dieux de l’Olympe n’étaient pas descendus pour intervenir
en faveur du favori, même s’ils avaient une préférence biaisée pour le plus
beau et le plus expérimenté. C’est peut-être pour cette raison que le cornbat changea d’âme.
Je n’avais jamais vu de combat de coq auparavant, mais celui du
poulain de mon cousin m’aura donné le goût d’autres confrontations aussi
acharnées dont j’étancherais plus tard ma soif dans une France sportive.
que de voir ces bêtes dans une joute
furieuse et bondissante sans merci, s’affrontant à coups de sauts spectaMais quel magnifique spectacle
culaires et impressionnants dans leur fulgurante et dangereuse agressi-
vité pour s’infliger des blessures sanglantes, quelquefois mortelles.
Au bout de quelques minutes, malgré l’aspect plus chétif du coq de
POUEN, il était manifeste que son adversaire n’était pas de taille. Malgré
combat et les coups teigneux d’ergot et de bec
sa vaillance, il subissait le
du volatile de mon cousin. Après avoir rendu au début bond pour bond en
jaillissement de ses ergots avec ses pattes relevées, il baissait maintenant la tête sanguinolente et prenait de plus en plus de temps de repos
pour ne plus rendre qu’un coup pour deux. Autour de l’arène, curieusement, il y avait du mouvement comme un frémissement parmi les spectateurs se rendant compte d’un renversement des pronostics et on entendait chuchoter comme des murmures prémonitoires d’un dénouement
rapide et proche.
quelques rounds spectaculaires, épuisé et saoulé de
coups rageurs, l’adversaire du coq de POUEN était au bord de l'abandon.
Cela se voyait à ses yeux hagards et éteints mais son propriétaire ne voulait pas en rester là. Il ne voulait pas abandonner et dans un dernier sursaut, voulait forcer la pauvre bête à continuer. Bien qu’elle ne bougeât
presque plus, il la prit dans ses bras. Dans un geste d’amour sublime mais
atroce, il mit la tête écrêtée et ensanglantée dans sa mâchoire dans un
inhabituel bouche à bouche comme pour lui insuffler avec ses lèvres un
dernier souffle de vie rédempteur.
Au bout de
Horrifié, je voyais dans son regard toute la détresse d’une défaite iné-
98
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
luctablement programmée. Comme il voulait encore y croire, il remit son
oiseau dans l’arène. Mais ce fut en vain. Les yeux de la bête étaient
fuyants de fatigue. Elle reçut encore plus de coups qu’auparavant et n’en
rendait plus qu’un pour dix. Manifestement elle n’en pouvait plus et de
guerre lasse, dans un sursaut, elle s’enfuit piteusement sous les cris de
dérision et de déception des parieurs et du chant de victoire de son adversaire. Contre toute attente, l’ancien chétif poussin de mon cousin avait
gagné, en faisant perdre beaucoup d’argent à ceux qui avaient joué
l’autre favori.
Comme la même vague mais se retirant cette fois de la plage, l’arène
se vida d’un seul coup.
De discrets conciliabules se tinrent à l’écart. « Ce
paris. » me dit mon cousin, fier et heureux comme Artaban.
Beaucoup de billets ont du changer de main, car le coq de POUEN n’était
pas encore bien coté. « Celui-là c’est un bon » me fit-il avec un large sourire, tout en caressant la tête de son champion. Le vainqueur poussa un
vrai cri de victoire qui se fit sûrement entendre dans toute la vallée de la
Fautaua. Nous repartîmes ensemble, POUEN et moi, lui serrant précieusement son vainqueur qui lui avait rapporté gros et moi cherchant un
moyen d’expliquer aux parents peut-être inquiets où j’avais passé mon
après-midi. Il n’était pas question qu’ils sachent que j’avais pu me retrouver dans un endroit aussi dépravé. Monseigneur ne m’avait pas baptisé
pour rien.
sont les
Plusieurs années ont passé avant que je ne revienne de France,
pour des vacances. Rencontrant à nouveau mon cousin, je lui demandai
des nouvelles de son champion. Avec tristesse, il me confia qu’il était mort
des suites d’un dernier combat dont il était sorti vainqueur. Mais trop
épuisé, son cœur avait ensuite lâché.
Il me raconta qu’après son premier combat dont je fus témoin, il avait
été très recherché. Tout le monde cherchait à le battre. Il avait ainsi cornbattu treize adversaires et il était resté toujours invaincu. Sa superbe réputation de combattant était telle que des propriétaires de coqs venaient le
défier de tous les districts et même des îles, quelquefois même avec des
handicaps de poids. Mais son champion en était toujours ressorti vain-
99
Littérama’ohi N°9
Jimmy LY
queur, car il avait un cœur gros comme cela. Certainement, dit mon cou-
sin, le secret de son endurance phénoménale qui le faisait tenir plus longtemps que tous les autres dans l’arène.
POUEN me dit avec nostalgie qu'il ne reverrait plus jamais un coq
celui-là, avec cet œil torve de serial chicken killer, dont le seul
regard pouvait terrasser tous les adversaires qui osaient se présenter
devant lui. Il ne retourne plus aujourd’hui dans les arènes de combat à
l’ambiance si particulière. Mais cela ne lui manque pas depuis que son
champion invaincu est mort et qu’il ne reviendra plus jamais. Avec lui,
s’est aussi éteinte définitivement sa passion.
comme
Jimmy LY
Toute ressemblance avec des personnes ou des évènements réels ne serait évidemment que pure coïncidence.
NDLA : TYSON, champion boxeur poids lourd américain mal aimé des années 90, aux KO expéditifs et cruels. Mais aussi marque américaine de poulet congelé probablement nourri aux hormones car aux morceaux de taille impressionnante comme bodybuildés et donc de consommation
très économique, raison sans doute pour laquelle les Polynésiens en sont très friands.
100
m
I é-Jean Devatine
René-Jean Devatine est né en 1942 à Aïn Sefra (Sud Oranais) en Algérie. Réfugié à
20 ans, à l'indépendance de l’Algérie, il termine à Montpellier ses études supérieures
commencées en Alger. Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce et de l’Institut de
Préparation aux Affaires, il suit son épouse en 1968 à Tahiti.
En 1969, il est professeur de Sciences économiques et sociales au lycée Paul Gauguin.
Il enseigne dans les différents lycées de l’île. Après une formation à l’Institut
International de Planification de l’Education (Unesco Paris), en 1982-83, il enseigne à
l’Ecole des Cadres de l’Elevage à Niamey, puis à Kolo (Niger) de 1983 à 1986.
Tout au long de sa carrière il fonde avec ses élèves et ses étudiants, revues, journal de
proximité :
Du lycée aux réalités (7 numéros : de 1970 à 1976, études des différents secteurs de
l’économie du pays), au Lycée Paul Gauguin
Cadrans (2 numéros : 1979,1982, études démographiques comparatives des années
1956, 1966 et 1976 à Tahiti)
« Echos
Eco », pages d’information internes aux sections économiques,
-EAzawak (2 numéros pluridisciplinaires : 1984 et 1985), à l’Ecole des cadres de
Niamey
Le Grand Sud (56 numéros : de 1994 à 2002), journal de proximité deTaiarapu, fondé
avec ses élèves du lycée polyvalent de Taravao, puis maintenu dans un cadre asso-
-
-
-
-
ciatif.
Publications
UHomme au sourire en tranche de pastèque, roman de fiction publié en 53 épisodes
dans « Le Grand Sud ».
Enfant des Dunes et Pierres Ecrites, un recueil de poésie publié en 2005 à Papeete
(Tahiti).
101
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
L’emploi
Des jours de recherche. Des semaines de démarches. Des mois de
tournées. Patiri attendait la
place promise. Une promesse parmi tant
d’autres. Pour la première fois depuis la disparition tragique de son mari,
la mère avait remarqué un meilleur moral chez son fils. Ses rides frontales
étaient moins accentuées et elle le lui avait dit.
-
J’ai l’espoir d’une place à Papeete !
Espérons-le, mon Fils ! Mais, en elle-même, elle pensait : il y a tellement de jeunes au chômage et si peu de postes...
-
-
On m‘a déjà proposé un petit boulot le samedi, à Taravao.
Oui, c’est bien. Mais une fois ton transport payé, que te reste-t-il ?
-Aie confiance Maman, c’est le début. Je sais que notre vie est dure,
-
mais la malchance ne durera pas éternellement.
La maman se força à sourire et se hissa sur la pointe des pieds pour
passer la main dans les cheveux de son aîné. Que ces dernières années
avaient été dures ! Il avait fallu vivre et lutter pour arriver à midi puis pour
parvenir au soir et à la fin de chaque journée. Chaque déjeuner était
réduit à une assiette apportée aux ‘petits’ devant l’école, le plus souvent
riz et lentilles accompagnés d’une trace de viande ou de poisson. Ces
allées et venues harassantes, elle les avait faites avec le courage que
donne l’espoir, si ténu soit-il. Les assiettes empilées les unes sur les
autres et enveloppées dans un pareu, portées à bout de bras, qu’elles
étaient lourdes ! Mais sa foi dans son rôle de mère et sa volonté de sortir ses enfants de l’ornière étaient les plus fortes. Baissant la tête comme
un
cheval sous l’effort, elle progressait dans la rue, ne sentant pas la
charge qui lui allongeait le bras et entrait dans la chair de ses doigts.
«
Il le faut » se disait-elle en serrant les dents.
Avidement, les enfants mangeaient, accroupis contre un mur, pas
toujours reconnaissants envers le sacrifice de leur mère. Ils auraient tellement voulu aller au snack, comme beaucoup d’autres... Et, le lendemain, le combat reprenait, interminable, sans répit. Elle était usée, vidée.
102
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Patiri, l’aîné, était son dernier espoir de vie meilleure.
il le savait ; c’est pourquoi il mettait tant d’acharnement dans ses
recherches.
Il chantonnait lorsqu’il pénétra dans la maison. Il faisait noir depuis
longtemps. Le plancher inégal craqua. La flamme vacillante d’une lampe
à pétrole éclairait faiblement en répandant cette bonne odeur qu’il aimait
et la mère lui fit signe de faire moins de bruit, car les jeunes dormaient sur
un
matelas jeté à même le sol. Avec Patiri, c’est un rayon de soleil qui
entra dans le cœur de la Maman quand elle le vit.
Que se passe-t-il ? fit-elle à l’adresse de son grand fils.
-
Elle savait déjà qu’il y avait une bonne nouvelle car elle avait aussitôt vu, malgré la pénombre, que les rides avaient disparu du front de
Patiri. Mais des années d’inquiétude avaient gravé ses questions au coin
de la crainte.
Tu conserves ton travail du samedi ?
-
Évidemment ! Et on me paye mes allers-retours : tu vois, tu disais
-
que, payé le transport, je travaillais pour rien !
C’est merveilleux ! Sois sérieux et ponctuel et tu pourras peut-être
-
conserver cette
place.
Oui, sans problème. Mais je ne t’ai pas dit la nouvelle !
-Tu l’as dit : le remboursement du truck.
-
J’ai trouvé un emploi !
-
Sa tête tournait. Les yeux fermés, elle chercha la poitrine de son fils,
s’accrocha un court instant au vêtement, puis les mains remontèrent au
visage qu’elle détailla de ses doigts. Et, de quatre yeux, simultanément,
des larmes de joie mêlées de fierté jaillirent. Patiri se pencha pour
étreindre sa Maman.
-
Alors, raconte ! dit-elle en plein bonheur.
Finies les mâchoires du quotidien qui vous broient, finie la peur de
l’instant d’après,...
-
C’est tout simple : je suis engagé chez Maître Meau,
notaire à
Papeete. On me donne de petites tâches à faire : à moi de travailler et de
grimper !
103
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
C’était simple et vite dit, mais trop simple et trop vite dit pour une
Maman heureuse.
-
Alors, raconte ! répéta-t-elle.
Et Patiri raconta son premier petit boulot à Taravao, pas grand-chose
en vérité.
-
-
Et ton emploi ?
Tu sais, un notaire est un personnage important. C'est par lui que
passent les achats et les ventes de terrains et de maisons. Il a une autorisation spéciale du gouvernement et doit respecter la loi.
Ces notions étaient bien étranges et exotiques pour qui n’achètera
jamais de maison. Il faisait nuit noire. Patiri s’arrêta de raconter mais pour
la Mère, le soleil luisait, le chaud soleil d’un lumineux espoir.
Le récit de Patiri se termina. Les pleurs continuèrent, pleurs de joie
et pleurs de détresse, pleurs qui s’adressaient autant au futur qu’au
passé. Mais l’un et l’autre turent le nom de celui dont on sentait fortement
la présence : le Père. Ils restèrent étreints un long moment debout, la
Maman blottie dans son grand fils et les larmes coulaient doucement de
leurs yeux fermés, lavant un passé insupportable et bénissant un futur
empli de promesses.
Maman, je partirai tôt demain et je n’accompagnerai pas les petits
à l’école. Ne leur dis rien : je leur ferai une surprise en soirée !
-
Le lendemain la Maman reprit son activité, fit à nouveau la cuisine et
porta jusqu’à l’école, comme à l’accoutumée, le déjeuner aux jeunes.
Qu’elles étaient légères ces assiettes ! Où était le fardeau des mois précédents ? Comment avait-il pu laisser des marques profondes aux
mains ? Elle chantonnait, sautait légèrement des trottoirs, traversait les
rues la tête haute, imaginant en souriant le meilleur pour sa descendance. Les enfants l’accueillirent avec un large sourire et dégustèrent
avec entrain un
repas toujours frugal, mais qui portait tellement d’espoir
qu’il en devenait délicieux. Le repas fini, les enfants regagnèrent leurs
cours et la Maman le modeste logis.
104
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Le soir, rentré du travail, Patiri trouva ses frère et sœur autour de
,
l’unique table de la maison, leurs devoirs déballés devant eux. L’ambiance
n’était ni studieuse, ni joyeuse.
Devinez ce qu’on mange ce soir ? lança-t-il à la cantonade.
Du riz, répondirent les jeunes avec une grimace qui en disait long
sur leur régime alimentaire.Juste ! Et avec quoi ?
Là, il n’y eut aucune réponse, tant elle était évidente : du pain, acheté
le matin et toujours aussi caoutchouteux.
Du ?... du ?... du poisson !
Patiri sortit de derrière son dos une filoche de poisson qu’il brandit
fièrement. La stupéfaction passée, des cris d’enthousiasme jaillirent, tandis que la Maman avait les yeux humides de bonheur. En un tour de main,
les cahiers disparurent aussi vite que les assiettes apparurent, ce qui fit
-
-
-
-
rire Patiri :
-
Du calme ! Poisson et riz ont besoin de temps pour cuire !
Et il tendit la filoche à la mère qui s’activa. Ce dîner-là resta dans la
mémoire familiale. L’allégresse régnait et les enfants mangeaient comme
des ogres sous le regard admiratif de la maman qui couvait sa nichée
d’un air attendri.
105
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
La lettre
Après avoir, d’un air pensif, longtemps tourné le crayon dans le taillecrayon, il le retira et examina son travail d’un air satisfait. Ayant accommodé son regard sur la pointe, il constata, déçu, que la mine était restée
coincée dans la lame.
Voilà une lettre qui commençait mal. Et pourtant, il n’avait pas encore
écrit le moindre mot. Avec un profond soupir, il laissa tomber le crayon sur
la table, s’empara d’un stylo bille et écrivit d’une traite, d’une écriture nerveuse :
«
Mon cher Monsieur ».
L’instrument laissa sur le premier‘M’un pâté d’encre noire et gluante,
qui eut don de l’irriter. Il froissa la feuille d’un geste sec et la jeta à terre.
Il ne la ‘sentait’ pas, cette lettre, n’avait pas envie de l’écrire et pourtant il fallait y passer ! Se sentir prisonnier d’un travail à accomplir faisait
croître en lui une irritabilité qu’il avait jusqu’à présent pu contenir à fleur
de peau. Reprenant son crayon, il se remit à le tailler avec application,
lentement. Son poignet tournait précautionneusement, comme si de sa
rotation dépendait le sort du monde. Il retira la pointe du taille -crayon,
l’examina à nouveau : victoire ! Il avait désormais un bel instrument : la
lettre n’allait pas faire un pli ; pourtant, c’était bien d’un pli qu’il s’agissait...
ce
Il se rembrunit.
Comment retarder l'inéluctable ? Eh bien... en
cherchant une
gomme ! Il est évident que crayon et gomme forment un couple vedette
dans les classes. Ah, ces souvenirs d’enfance ! La senteur boisée du
crayon qu’on épointe, la fragrance du papier... Oui mais, ça faisait long-
temps qu’il avait tourné le dos à l’école et l’ex-écolier devait écrire.
Ah oui ! La lettre !
Au fait, je n’ai pas encore de gomme ! Et il se mit à fouiller dans le
tiroir de la table. Où a-t-elle bien pu passer ? Décidément, cette lettre
-
commençait à lui monter au nez, même s’il ne la destinait pas à Dijon. Le
tiroir à demi-ouvert, il cherchait à tâtons, en vain. D’un geste nerveux qui
se voulait calme, il ouvrit complètement le tiroir qui sortit de son logement
et répandit son contenu par terre.
106
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Ah... là, il comprit que le Destin lui cherchait noise et releva le défi
sur le
champ en expédiant le tiroir à toute volée, qui se plaqua contre le
d’un craquement sec avant de choir avec un bruit terrible. Sur la
mur
pointe des pieds, la gomme prit le chemin de la commode et se cacha
derrière. C’était ce qu’il fallait ne pas faire car il se lança à sa recherche
en criant :
Attend, ma chère gomme, tu vas voir qui est le maître ici ! ».
Le meuble bousculé n’osa pas résister. Elle fut ramenée sur la table
-
manu militari et se tint coite.
«
Mon Cher Monsieur ».
Les mots courraient, complètement affolés mais, par chance, s'ali-
gnèrent dans l’ordre prescrit. Un soupir de satisfaction et de discret
triomphe marqua la fin des prémisses : il allait enfin écrire la lettre !
Le triomphe ne dura pas. En effet, il devait écrire à l’administration qui
lui réclamait une facture oubliée, semblait-il. Comme s’il avait l’habitude
d’oublier les factures !
-
Je n’ai jamais oublié de factures, qu’on se le dise. Non, jamais !
Enfin, presque jamais... Et d’abord, pourquoi faudrait-il mettre ‘Mon’ ?
C’est un inconnu, après tout ! Et qui me cherche des histoires en plus.
Allez, pas de ‘Mon’.
Et il biffa d’un geste rageur ce mot trop doux. Non mais !
La seconde feuille passa par-dessus son épaule d’un air froissé et sa
remplaçante s’orna d’un magnifique :
«
Cher Monsieur ».
Belle entrée en matière : ça avait de la gueule ! Il prit du recul pour
mieux contempler une œuvre naissante. Vue de loin, elle était pleine de
vide : deux malheureux mots se noyant dans la mer blanche d’un papier
glacé. À nouveau, l’irritation gagnait, plus forte.
Et pourquoi serait-il ‘Cher’, cet inconnu qui me cherche ? » ‘Cher
Ami’, oui, ‘Cher Collègue’ aussi. Mais qualifier de ‘Cher’ un quidam qui
veut vous extorquer des sous, alors là, pas question !
Il se détendit en pensant qu’il pourrait écrire : « Trop cher Monsieur ».
Et toc, ça lui apprendrait !
Celle-là, elle est bien bonne : il faudra que je la raconte... »
-
-
107
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Cependant, l’administration a-t-elle le sens de l’humour ? Grave
question. Si elle ne l’a pas, les administratifs l’ont-ils ? Nouvelle question.
Et s'ils appartenaient à une caste fichant ceux qui osent se moquer
d’eux ? À cette seule pensée, il gomma le Trop cher’ et se retrouva avec
‘Monsieur’, additionné d’une belle tâche noirâtre, celle que la gomme, qui
avait caché son âge jusque-là, laissa.
C’en était trop :
-Voilà ce que je fais de l’administration ! » hurla t-il
Et, joignant le geste à la parole, il se précipita sur la feuille pour la
réduire en pièces. Le quatrième feuillet prit place, résigné.
« Monsieur,
j’ai l’honneur... »
Ce ‘monsieur’, sait-il seulement ce qu’est « l’honneur » ? J’ai fait
mon service militaire, moi, monsieur ! Et vous ?
-
Serait-il habile de le lui demander dans cette lettre ?
-
S’il n’a pas d’honneur, je n’aurai pas à le payer, c’est l’évidence ! Il
est connu que le pot de fer de la respectabilité brise le pot de terre de la
médiocrité.
Monsieur, j’ai l’honneur d’être plus respectable que vous. C’est
pourquoi... »
Le triomphe avait fait baisser l’ire de l’administré qui se pavanait en
se dandinant d’un air important sur sa chaise. L’affaire était résolue, et
avec quelque élégance, quelle maestria ! Et il se jetait des fleurs, ivre de
leur parfum capiteux. La mine courait sur le papier, alignant les mots les
plus héroïques, pourfendant l’ennemi et le culbutant. On allait voir ce
qu’on allait voir !
Voilà ce que je fais de leur avis ! dit-il en s’emparant du papier de
l’administration, un papier terne, sec et menaçant. C’est surtout la
menace qui attira son regard : ‘en cas de non-paiement avant le...
une
majoration... ’
Ah, non ! Quelle tricherie, quelle bassesse : opposer une majoration à l’honneur !.. Quels temps vivons-nous ?
Le yo-yo d’une humeur massacrante remonta à toute allure, réduisant au passage en bouillie la quatrième feuille, qui d’ailleurs s’y attendait,
faisant place nette à la cinquième.
«
-
,
-
108
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
-
L’honneur ne fonctionne pas avec ces gens-là ? Très bien, jouons
l’évidence ! »
«
Monsieur, il est évident que j’ai payé la facture n°... ’ »
Que pourra-t-il répondre à cela, hein ? Réfléchissons. Là, je me
place sur le terrain inattaquable de la raison.
Et il moulinait mentalement contre l’ennemi honni, ayant trouvé le
défaut de la cuirasse. La raison de l’évidence était un raz de marée qui
submergerait les pauvres digues de l’administration. Qu’allait-elle pouvoir
répondre ? Rien ! Il n’y avait rien à répondre, aucune parade devant la
lumineuse habileté de l’administré qu’il était.
Une majoration ! Quelle pauvre idée !
Et il lisait avec application, en détachant les syllabes, dégustant
chaque mot, chaque virgule : ‘... sauf preuve contraire.’
Non ? Ils osent mettre ma parole en doute ? Alors là, c’est la goutte
qui fait déborder le vase ! »
Il était hors de lui, éructant, menaçant dans le vide, boxant un préposé, ou une préposée — tant pis pour elle — imaginaire.
Ah ils veulent une preuve ! Ah ils veulent une preuve ! Je vais te la
leur montrer, la preuve ! »
Avec un cri sauvage, il se précipita sur un dossier, l’ouvrit, éparpillant
les papiers qui s’y trouvaient, le refermant pour s’en prendre à un autre,
puis à un troisième. L’automne arrivait jusqu’à lui : les feuilles jonchaient
le sol, arrachées par le vent de sa colère. Le vent faiblit, puis tomba.
Calme plat et fatigué.
-
-
-
-
Son regard balaya sa bibliothèque et s’illumina : « Code de corres-
pondance -1928 ». Voilà le sauveur. Il s’en empara et chercha fébrilement
la rubrique « correspondance administrative ». Toute hargne rentrée, et
très satisfait, il se disait que sa lettre allait être tellement bien écrite et la
formule de politesse tellement bien choisie que l’administration oublierait
vraisemblablement de réclamer son dû.
La pointe fine du feutre allait et venait sur la page, évitant miraculeusement une minuscule fourmi qui cherchait son chemin, visiblement affo-
lée. Emporté par l’élan, tout entier concentré sur sa calligraphie, il recopia
109
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
je suis votre très humble et très dévoué serviteur » puis signa avec
plus de nervosité que d’habitude.
Il releva la tête, passa les paumes de main sur les yeux pour se
détendre. Le parcours chaotique de la minuscule fourmi sur le papier indiquait bien que le calme de l’administré n’était qu’apparent.
Il se leva, alla se servir, revint un verre d’eau à la main et entreprit de
«...
encore
se relire.
Il sursauta :
-
Il
Quoi ! Qui a écrit cela ?
ne
lui paraissait pas possible que ce soit lui. Et pourtant... ! Le
mauvais effet d'une fâcheuse routine. La feuille, une de plus, fut littéralement
broyée par une main vengeresse. Il était maintenant vraiment
furieux.
-
Et puis quoi, encore ? Je ne suis pas le serviteur, et encore moins
humble ! C’est à l’administration de se dévouer !
Il en tremblait de rage, rage de s’être trouvé ridicule devant lui-même
par la faute de ce... de cet administratif qui le rackettait. Oui, l’administration ferait bien de surveiller ses agents sous peine d’arriver à des aberrations faisant le lit de la décadence ! Il avait le profond désir de tenir entre
ses mains le cou de cet
importun qui venait le poursuivre jusque dans l’in-
timité de son logis.
La feuille suivante ne fit pas long feu, tâchée par une goutte de bave
échappée d’entre ses lèvres, ce qui n’arrangea pas les choses. Le
désordre devenait indescriptible. Le bureau était de travers, la gomme en
avait profité pour s’éclipser définitivement et le taille-crayon ne savait plus
quelle attitude prendre.
Mais pourquoi ? Pourquoi moi ! Pourquoi laisse-t-on n’importe qui
me persécuter alors que je suis un citoyen modèle ? Un citoyen menacé
au lieu d’être protégé ! Pourquoi le monde tourne-t-il à l’envers ?
Le choc était terrible. Les mots dansaient devant ses yeux : humble,
dévoué, serviteur. Ah ça ! Jamais ! Et il expédia à toute volée le contenu
-
de son verre à la face de l’administration. Mots et lettres se déformèrent
et fondirent en un jus noirâtre qui dégoulina du bureau tandis que réson-
nait un hurlement de rage.
110
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Et, tandis que son cerveau sombrait petit à petit, les voisins alertés
accoururent. Une ambulance, toutes sirènes hurlantes, entra en trombe à
l’hôpital psychiatrique Vaiami.
Juste à côté, dans le bâtiment voisin, à vingt mètres à peine à vol
d'oiseau, le « fonctionnaire », cause de tout et moderne moulin à vent,
agissait mécaniquement comme la machine qu'il était. Le robot, mi-imprimante mi-calculatrice, préparait l'avis suivant, majoré de 10%.
René-Jean Devatine
111
Ananda Devi
Ananda Devi est Mauricienne. Elle est traductrice-réviseur à l’Organisation Mondiale de
la Propriété Intellectuelle, Genève ; et écrivain.
Prix littéraires :
1973 : Primée au Concours de la meilleure nouvelle de langue française,
•
Office de
Radiodiffusion et Télévision Française avec "La Cité Attlee"
1987 : Mention spéciale au Noma Award, Prix littéraire international, pour le recueil de
•
nouvelles Le Poids des Êtres
2001 : Prix RFO du livre de l'océan Indien pour le roman Moi, l'interdite
•
2002 : Prix des lecteurs de la bibliothèque Boris Vian pour le roman Moi, L'interdite
•
2002 : Sélection du Prix Renaudot 2002 pour le roman Soupir
•
•
•
2003 : Sélection du Prix Renaudot 2003 pour le roman La vie de Joséphin le Fou
2004 : Sélection du Prix du livre de la mer pour le roman La vie de Joséphin le Fou
Présidente du Prix du livre Insulaire, Ouessant, Bretagne, 2002.
-
Invitée à diriger un atelier au Literary Translation Summer School,
Université de Cambridge, juillet 2003.
-
Girton College,
Membre du jury du Prix du jeune écrivain francophone, 2004, 2005.
-
Parcours :
Commence à écrire très jeune
-
(vers 7 ans) : poèmes, contes, bandes dessinées,
romans.
Participe à l’âge de quinze ans au premier Concours de la meilleure nouvelle de
langue française, organisé par l’ORTF. « La citée Attlee » est primée et publiée dans
une anthologie (1973).
Publication d’un recueil de nouvelles, « Solstices », à compte d’auteur en 1977.
Nouvelles d’adolescence. Le recueil a été réédité par les Éditions du Printemps, à
-
-
Maurice, en 1997.
-
Premier roman, « Rue la Poudrière », édité par les Nouvelles Éditions Africaines en
1989.
-
Suivent de nombreux romans, nouvelles et poèmes — tous imbus de la présence de
l’île et des courants mystiques et oniriques qui la traversent, mais aussi imprégnés
d’une violence et d’une cruauté latentes. Le thème de l’enfermement est présent par-
tout, mais en particulier dans les derniers romans.
Poursuite d’une recherche en écriture qui vacille sur la frontière entre prose et poésie,
et qui est une exploration de la douleur humaine.
Œuvres principales
Romans :
Rue la poudrière. Abidjan, Nouvelles
Éditions Africaines, 1989.
Le voile de Draupadi, Paris, L'Harmattan, 1993
L’arbre fouet,Paris, L'Harmattan, 1997.
112
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Moi, l'interdite, Paris, éditions Dapper, Paris, 2000
(Prix Radio France du livre de l'Océan Indien 2001,
Prix des lecteurs de la Bibliothèque Boris Vian 2002)
Pagli, Paris, éditions Gallimard, 2001
Soupir, Paris, éditions Gallimard, 2002 (sélection Prix Renaudot 2002)
La vie de Joséphin le fou, Paris, éditions Gallimard, 2003 (sél. Prix Renaudot 2003)
Eve de ses décombres, Paris, éditions Gallimard, 2006.
Recueils de nouvelles :
Solstices, Port-Louis, Regent Press, 1977
Réédition revue et préfacée par l'auteur : île Maurice, éditions Le Printemps, 1997
Le poids des êtres, Rose-Hill, Éditions de l'Océan Indien, 1987
La fin des pierres et des âges, Rose-Hill, Éditions de l'Océan Indien, 1993
Recueils de poèmes :
Les Chemins du Long Désir, St. Denis de la Réunion, éditions Grand Océan, 2001
Le long désir, Paris, éditions Gallimard, 2003
Bleu glace
Depuis l'avion déjà, le froid est annoncé, accompagné d'un amortissement de tous les bruits. Mais cela n'est rien à côté du silence glacial qui
l'attend, dehors. Le monde qu'il rencontre en sortant du bimoteur est
impossible d'imaginer à l'avance. Aucun effort d'anticipation ne pouvait l'y
préparer. Il se dit qu'il a bien fait d'être né sans imagination. (C'est la dernière possibilité d'ironie qu'il lui est accordé avant qu'il entre dans la
connaissance du froid).
Chaque centimètre de sa peau se rebelle. Chaque partie de lui tente
de se dérober. Il est sorti de l'avion dans un monde si parfaitement hostile qu'il ne semble appartenir à cette planète. Rien de ce qu'il a connu
avant ni aucun extrême de température n'aurait pu le préparer à cette
sensation d'avoir été délesté de la moindre particule de chaleur, et que,
par ces mêmes pores d'où elle s'est échappée, entrent à présent des
aiguilles brûlantes de froid. L'haleine gèle avant même de sortir. Il
hoquette, croyant s'étouffer.
113
Littérama’ohi N°9
Anànda Devi
Les sons, eux aussi, sont étrangers. La glace crissant sous des pieds
lourdement chaussés comme du verre qui se brise. Le craquèlement
incessant, minutieux, des liquides solidifiés dans l'air, si discret que ce
n'est qu'au bout d'un temps qu'on le perçoit. La voix — les voix — de la
neige lorsqu'elle glisse, se tasse, s'empile, fond brièvement puis se solidifie de nouveau en une séquence infiniment répétée.
Il lui faudra apprendre comme les autres à ne jamais s'attarder, à se
déplacer, rapidement, efficacement, d'abri en abri. Ce n'est pas un endroit
où l'on peut prendre son temps; même si des choses retiennent fattention, la texture changeante de la lumière, le parfum de l'air qui entre par
les narines en même temps que le froid, des promesses de merveilles
inexpliquées que l'on voudrait connaître.
A l'intérieur de la bâtisse de tôle, des gens cagoulés pour se protéger le visage l'entraînent, expédient les formalités douanières et le casent
en un rien de temps dans un véhicule surchauffé. Il traverse d'autres paysages dont il peut tout juste percevoir l'étrangeté avant de s'en éloigner
dans cette atmosphère close qui ne le réchauffe pas mais se contente de
repousser le froid. Pour un temps.
Les jours suivants, il comprendra que cette impression d'étrangeté
ne se dissipera pas. C'est la constante du lieu. Ici, rien ne sera jamais
familier. Il a été payé pour abandonner le monde connu. Une fois cette
ligne franchie, nul retour n'est possible.
Plus tard, il se dira qu'il avait besoin de cet argent. Les seuls endroits
où des gens comme lui — sans diplômes, sans aptitudes particulières —
sont bien payés, c'est là où il y a la guerre ou dans des lieux si inhospita-
liers que personne ne veut y travailler. Le nord de l'Alaska, le Groenland,
l'Islande, les côtes de Terre-Neuve. On sait qu'on y perdra quelque chose,
peut-être soi-même, avant de pouvoir revenir; mais l'appât est tentant.
On l'emploie pour vérifier, entretenir et réparer des machines dans
l'usine de traitement. Ses connaissances en mécanique, alliées à
quelques manuels qu'on lui a remis et qui traitent de l'effet du froid sur les
matériaux, devraient lui suffire. Du moins, c'est ce qu'on lui a dit. Ce qui
l'a décidé, bien sûr, c'est le salaire. Rien de comparable avec ce qu'il a
gagné jusqu'ici. L'homme qu'il a rencontré lui a parlé des conditions de
114
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
vie. Il n'a rien caché. Ce n'est pas la peine d'attirer les gens avec des men-
songes, a-t-il dit, pour les voir fuir dès qu'ils arrivent. Je veux que vous y
alliez en toute connaissance de cause, la tête froide.
Il a regardé l'homme dans les yeux et il a vu, effectivement, une tête
froide. Quelque chose de lointain dans ce regard comme déshabitué à la
chaleur, fût-elle humaine. Il s'est décidé tout de suite et a signé le contrat.
L'homme n'a pas réagi, n'a paru ni soulagé, ni surpris. Il lui a remis les
manuels et des consignes, pour les vêtements, pour le quotidien. La pre-
mière phrase est : oubliez toutes vos habitudes. Un peu plus loin : préparez-vous à l'absence
non
du jour. Cette phrase lui semble énigmatique, mais
menaçante. Quelques jours plus tard, il a reçu par la poste ses titres
de transport.
Il n'est plus si sûr, à présent, face à cette immensité qui semble solide
mais instable, qu'il a pris la bonne décision.
Il sait que l'extérieur est plus blanc que tous les blancs qu'il a jamais
vu et
qu'il verra jamais, un blanc qui vous oblige à vous défaire de toutes
les notions que vous aviez de cette couleur qui n'en est pas une. Mais en
ce moment, par la vitre de la camionnette, au milieu de la nuit (y aura-t-il
seulement un jour ?), il n'y a que du bleu. Le plus foncé des bleus, entre-
lacé de traînées d'argent. Un bleu royal, mais si austère et indifférent à la
présence humaine, si terrifiant qu'il ferme les yeux pour ne plus le voir,
sachant qu'il vient de voir la seule véritable couleur du froid.
Tandis que ses
oreilles perçoivent le ronronnement poussif du
moteur, il pressent combien saisissant sera le véritable son de la nuit. Il
n'ose appuyer son front contre la vitre. Il détourne son visage du paysage
et, envahi par la fatigue de chair héritée du long voyage, se laisse prendre
par une tristesse qui n'est pas son état habituel. Il est généralement d'humeur
égale, d'une équanimité qui frôle l'indifférence. Les grandes émo-
tions ne se manifestent que rarement. Il ne pleurerait pas, n'en éprouve-
rait même pas l'envie, s'il se trouvait devant un cadavre ou une personne
mourante. Il n'a pas, c'est le mot, d'empathie. Et donc, il est rarement
triste. Ce soir, pourtant, il est envahi d'une mélancolie qui intensifie l'im-
pression de décalage, d'étrangeté, et lui fait craindre ce qui l'attend. Il
n'aime pas ce sentiment de dérapage hors de lui-même.
115
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
Au bout d'une heure et demie de route, ils arrivent à la petite ville-dortoir où habitent les employés de l'usine. Ce sont des baraques en bois,
uniformément sombres, construites sur
pilotis. Il est tard. Tous les
employés doivent dormir. Le chemin est vide, personne à l'extérieur, ce
qui est normal. Chacun rentré dans son cocon, dans sa tanière, reprenant
des forces, non pour affronter le travail, mais pour affronter l'air. Respirer
fait mal. C'est un monde qui n'a qu'un but : tuer le vivant. Mais le vivant
résiste.
Chaque maisonnette est divisée en quatre studios minuscules, une
pièce unique avec un lit, un coin salon et un coin cuisine, et une salle de
douche pas plus grande qu'un placard. Mais en y entrant, il se rend
compte que, même s'il baisse instinctivement la tête tant le plafond est
bas, il n'est pas gêné par l'exiguïté du lieu. Au contraire, cela lui donne
une sensation de chaleur, peut-être fausse. Il n'a d'ailleurs pas besoin de
beaucoup de place. Il n'a qu'une valise. Pas grand chose, pour quarantehuit ans de vie. Pas grand chose derrière lui. C'est peut-être normal pour
lui de se retrouver ici, où ce vide n'a plus aucune importance.
L'homme qui l'a accompagné à l'intérieur lui montre où se trouvent
les choses, même s'il aurait pu trouver par lui-même. Il y a du lait, du
beurre, des œufs et du pain dans le coin cuisine. D'un air embarrassé,
l'homme lui indique une facture sur la table, en murmurant que tous ces
produits sont assez chers parce qu'ils viennent de loin. On essaie d'économiser le maximum de notre argent, ajoute-t-il.
Il fait le geste de prendre son portefeuille, mais l'homme l'arrête, non,
non, ce n'est pas pressé, vous me le donnerez demain, dit-il. Je viens
vous chercher à huit heures.
Il reste seul. Le silence s'épaissit dès que les portes se referment. Il
l'impression que la maison tremble. Pourtant, il n'y a pas de vent,
dehors. (Peut-être est-ce lui qui tremble, et non la maison). Ici, c'est l'air
a
même qui semble tangible, rendu solide par sa propre transparence. L'air,
et l'obscurité, et le froid — tout ce qui, chez lui, aurait été dissipé par un
unique rayon de soleil auquel il n'aurait guère prêté attention, qu'il aurait
peut-être même masqué par un rideau vite tiré — deviennent ici des présences palpables, néfastes. Ici, à peine quelques heures après être
116
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
arrivé, il sent déjà que le soleil lui manque. Pas comme après un hiver particulièrement gris et rigoureux, mais comme si le soleil avait disparu pour
de bon. C'est un creux au milieu de ses yeux, là où aurait dû se trouver
l'éblouissement. Et il n'en est qu'à sa première nuit.
Il regarde par la fenêtre, mais l'étendue qui se déploie alors sous son
regard, sous des reflets avares, lui est insupportable. La fenêtre s'ouvre
sur l'arrière des baraquements. A l'avant, il y a la rue et les autres maisons et un petit commerce. Cela aurait été une vision autrement plus rassurante. A l'arrière, il y a une étendue de toundra qui sans doute mène
directement, et sans prévenir, vers la mer. Mais la mer, elle aussi, est
gelée, et il n'y a peut-être aucune démarcation, là où elle commence, là
où la terre finit. S'il sortait et se mettait à marcher tout droit, il pourrait se
retrouver au-dessus de l'eau et ne le savoir que lorsque la glace commencerait à se craqueler sous ses pieds. Il regarderait cela, il verrait l'annonce
de l'effondrement, il l'entendrait, quelques millièmes de secondes avant,
et il saurait que rien ne pourrait le sauver.
Il s'éloigne de la fenêtre, sachant que c'est son imagination qui se
joue de lui. Le carré de la fenêtre le met au défi de l'affronter. Mais,
comme un enfant qui refuse d'affronter les monstres, il préfère lui tourner
le dos.
Il se lave rapidement et se glisse dans le lit, sous les épaisses couvertures empilées où il s'enfonce comme dans un coussin d'ouate. Il se
complètement, y compris le visage. Il ne cherche pas tant la chaleur qu'une cachette qui le protégerait de l'œil de la fenêtre. Mais l'impres-
couvre
sion d'une chose qui s'appesantit sur lui, qui descend de plus en plus bas
jusqu'à épouser, élastique, les moindres contours de son visage en le
scellant parfaitement, ne le quittera pas jusqu'au matin, même au plus
profond de son sommeil.
Les jours passent. Malgré les débuts peu
prometteurs, il s'adapte
rythme de la vie ici. Les gestes instinctifs de protection lui
viennent. L'état d'esprit nécessaire à la survie aussi. Il est étonné de cette
aptitude d'adaptation qu'il croyait perdue. Ou alors, c'est une faculté de
créer l'habitude à partir de l'inaccoutumé. Et puis, les gens qui travaillent
assez bien au
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Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
là sont des gens comme lui, qui sont venus parce qu'ils ne sont pas tout
à fait à l'aise avec les autres et avec eux-mêmes, et qui n'ont aucune difficulté à s'immerger dans l'impitoyable routine des jours. Même s'ils sont
physiquement bien différents, ils se reconnaissent, il y a une parenté du
regard qui ne trompe pas.
Ils hochent la tête pour dire oui ou non, émettent des grognements
d'approbation ou de mécontentement, s'efforcent de parler le moins possible pour ne révéler que le minimum d'eux-mêmes. Leurs regards ne se
croisent pas. Le soir, l'alcool délie un peu les langues, et ils en disent un
peu plus. Mais ce que l'alcool leur fait dire et entendre sera oublié le lendemain. Demain, ils seront de nouveau taciturnes et brefs, concentrés sur
leurs tâches, en apparence indifférents à la présence humaine.
Il se rend vite compte que la petite chambre ne sert qu'à dormir et
que le sommeil vient vite après une journée de travail dans des conditions
arctiques. Si vite qu'il n'y a pas de rêves ou de souvenirs des rêves.
Chaque jour se fond à l'autre et, au bout d'un temps, il n'arrive plus à
savoir combien de temps il a passé ici. Toute sa vie, peut-être.
L'usine est une immense bâtisse grise, entièrement faite de feuilles
de métal, abritant des machines robustes et laides, des engrenages qu'il
faut sans cesse graisser pour les empêcher de geler et de se casser net,
des bandes transporteuses qui tournent à longueur de journée avec un
bruit de bête qui meurt, des systèmes de remplissage et de conditionnement qui doivent être sans cesse vérifiés et calibrés pour que rien ne
fasse trébucher le rythme.
Les travailleurs de la chaîne sont des locaux. Des autochtones,
comme disent les autres étrangers qui les supervisent. Ils sont calmes,
résignés, efficaces. Ils font leur travail, rentrent chez eux, reviennent le
lendemain, et personne ne les connaît. Ils se parlent entre eux dans leur
langue, à mi-voix, à mi-mot. On ne sait jamais ce qu'ils se disent, ce qu'ils
pensent. Une grande distance les sépare des occidentaux.
Mais ce qui le frappe dès le premier jour, ce n'est ni le bruit, ni les
gens, ni le travail lui-même. C'est l'odeur. Comme tout ce qui caractérise
le pays, l'odeur, elle aussi, est étrangère, extraterrestre, rien à voir avec
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Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
celle, chaude et viandeuse, au relent de pourriture, d'un abattoir. Le froid
empêche toute chose de pourrir. Mais il épaissit et coagule les odeurs en
nuage immobile au-dessus des têtes, qu'aucun souffle de vent ne
vient disperser. Dès qu'on entre dans l'usine, on y est englouti. Plus on y
un
reste, et plus le sens olfactif prend le dessus de tous les autres sens, et
refuse de s'habituer à ce qui devient vite une agression permanente. Au
bout de quelques jours, avant même d'entrer dans l'usine, on se raidit
contre la présence de l'odeur. Et, longtemps après en être parti,
s'être
récuré dans tous les coins et recoins pour s'en débarrasser, la mémoire
la restituera encore, entière et vivace.
Plus tard, quand il sera un vieil homme perdant doucement le souvenir de ces jours, ne les revivant que sporadiquement comme quelque
chose qui appartient à un monde lointain et empli de dangers, il retrouvera
malgré tout, infailliblement, la mémoire de l'odeur des phoques.
Les phoques. De loin, de l'autre côté du monde, les images d'eux
sont imprécises. Les bébés phoques blancs, des victimes toutes trouvées
immenses, comme faits exprès pour exprimer la souffrance; les
plongeant parmi des débris de glaçons et fendant la matière
liquide de cet aérodynamisme qu'ils n'acquièrent qu'une fois dans l'eau;
ou des phoques échoués sur une plage, se mouvant avec la lourdeur d'un
paraplégique tentant de se déplacer en rampant. Leur corps a l'air lisse,
on ne devine pas, à travers les images de la télé, la présence de poils. On
n'imagine pas la texture de ce qu'il y a dessous. De si loin, on ne sait, finalement, rien d'eux.
La première fois qu'il en voit un de près, c'est mort. C'est sur l'espèce
de pont de navire qui se trouve derrière l'usine, une esplanade de caillebotis, où on amène les animaux pour les découper et les vider avant de
les traiter. L'un des hommes lui dit qu'avant, les autochtones les vidaient
là où ils les capturaient, mais même les viscères sont utilisables, dit-il. On
récupère tout, dit-il.
Le corps est jeté sur le pont avec un grand bruit de chair giflée. Il a
l'impression d'un énorme ballon de baudruche noir heurtant le sol, et il
s'attend presque à ce qu'il éclate, libérant des litres et des litres de
aux yeux
adultes
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Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
quelque liquide huilé. Mais le corps reste là, inerte, presque dans une
position humaine. La tête est beaucoup trop petite pour ce corps massif.
Les yeux sont fermés, les moustaches sont raidies de froid, les
nageoires
sont réunies, presque dans une position de communiant. D'autres
images
impressionnistes se gravent dans sa tête, la régularité de la fourrure qui
donne de loin cet aspect parfaitement lisse, sa couleur bleu-noir, la glissade de la masse lorsqu'elle heurte le sol. Il a envie de fermer les yeux
lorsqu'un homme s'approche avec un couteau de boucher, mais il continue de regarder. Il entend le crissement de la
peau tendue du ventre qui
se fend sous la pointe de la lame, et le bruit
plus doux de la graisse qui
cède au-dessous. L'homme se place au-dessus du cadavre, une jambe
de chaque côté, trouve une prise avec ses doigts et déchire la
peau, écartant largement les lèvres de la fente. Des vapeurs s'élèvent aussitôt du
corps, lorsque la couverture de graisse laisse partir les dernières, précieuses chaleurs piégées dans le corps et essentielles pour sa survie.
L'épaisseur de la masse de graisse est une révélation : jaune, grumeleuse, dense, il comprend maintenant comme ces animaux peuvent vivre
ici, dans ces températures-là, dans ces eaux-là, et comment le plus prédeux d'eux réside dans cette couche de gras magnifiquement formée au
cours des millénaires où leur espèce s'est
adaptée aux conditions
ambiantes. C'est l'essence même de ces créatures: le gras qui les fait
vivre ; leur cœur, leur âme. Et c'est pour lui que les hommes les tuent.
Dès que la barrière de graisse est franchie, une masse désordonnée
d'intestins se déverse de l'entaille, et c'est là qu'il reconnaît, comme un
lieu d'enfance retrouvé, le centre et la source de l'odeur à
jamais imprégnée dans sa mémoire.
Il apprend que toutes les parties seront utilisées. La
peau, la graisse,
la viande, les intestins, les os, tout. L'usine est équipée pour tout traiter,
tout récupérer. On lui dit que la viande et les abats, mis en conserve,
seront utilisés comme nourriture pour animaux domestiques. Il pense aux
chiens et aux chats minables qui seront nourris par cet animal. Non, il ne
méritait pas de mourir pour ça. Mais une remarque faite par l'un de ses
coéquipiers le fait tressaillir : c'est comme un mélange de poisson et de
120
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
viande, dit-il. Le palais hésite entre les deux. Comment le sais-tu ?
demande-t-il. On en mange, évidemment, répond l'autre, les autochtones
mangent quoi, d'après toi ? Et ces conserves, tu vois des étiquettes desqui précisent que c'est de la nourriture pour cabots, toi? On peut faire
sus
passer n'importe quoi pour n'importe quoi, avec les bonnes étiquettes.
La partie principale de l'usine est destinée au traitement de la
graisse. D'énormes cuves où elle est fondue, rendue et traitée, puis conditionnée dans des fûts. Après y avoir travaillé, il se rend compte que son
sens du
goût est mort. Tout ce qu'il mange après a le goût de l'odeur de
la graisse de phoque. Les autres lui disent qu'on s'y habitue, mais il a i'impression qu'ils disent ça pour se persuader eux-mêmes.
Les mois passent. On s'habitue à tout: c'est une évidence. Mais le
reste de l'existence s'amenuise peu à peu, se réduit aux soirées où même
l'alcool finit par devenir solitaire lorsqu'on s'enfonce dans un
mutisme
involontaire, mais forcé par l'absence de quoi que ce soit à dire, et à
l'anéantissement attendu du sommeil. Il se surprend à tout renifler, ses
vêtements avant de les enfiler, ses doigts à tout moment de la journée, la
nourriture avant de l'avaler, les boissons avant de les boire. Sa tête et ses
yeux sont remplis de l'odeur des phoques.
Il n'y a pas de distraction. La ligne entre les locaux et les étrangers
reste curieusement rigide. C'est à peine s'ils se parlent. Ils n'échangent
rien. Au bout de plusieurs mois, ils ne se connaissent pas davantage
qu'au premier jour. Un interdit muet règne. Il se dit que ses coéquipiers
doivent bien de temps en temps rencontrer les femmes locales, qu'il y a
des besoins impossibles à nier. Quelqu'un lui explique que les consignes
des employeurs sont strictes depuis qu'une femme locale a été violée et
tuée par un étranger. (Le regard glissant semble indiquer qu'il y a eu autre
chose à l'origine d'un interdit aussi définitif — quelque autre acte de barbarie qui demeurera inexpliqué). Mais, dit-il, il y a un jour où la consigne
est officiellement levée : le jour de Noël. C'est un arrangement avec les
locaux. C'est pour ça qu'on tente d'économiser pas mal d'argent avant:
pour eux, c'est l'occasion de se faire plus d'argent qu'ils n'en gagnent
toute l'année, et pour nous... c'est d'acheter aux enchères, pour une nuit,
la femme qui nous plaît le plus.
121
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
Cette idée le stupéfie. La présence d'une femme ne lui a pas, jus-
qu'ici, particulièrement manqué. Comme tous les autres, il a une réserve
de magazines et de cassettes pornographiques qu'il pourrait regarder s'il
en avait l'envie en se soulageant, mais depuis qu'il est ici, il n'en a pas
ressenti la nécessité. Ce n'est pas seulement la fatigue, c'est une
absence d'envie. Il a l'impression qu'il n'aura plus jamais envie de quoique
ce soit, à part dormir et se débarrasser de l'odeur. Dormir pour se débarrasser de l'odeur. Parfois, en fermant les yeux, il voit les phoques sous
l'eau, parmi les icebergs, comme une danse de sirènes. A chaque fois,
cette vision le remplit d'une incompréhensible nostalgie. Il ne sait pas ce
qui lui manque. Quand il y réfléchit, il se dit, rien. Quand il ne réfléchit pas,
il se dit: tout.
On lui explique le principe des enchères de Noël. Personne d'autre
que lui n'a l'air de se rendre compte à quel point cette manière de célébrer cette fête est incongrue. Il voit dans leur regard l'anticipation grandis-
santé, au fur et à mesure que la date approche. Il comprend au bout d'un
temps que c'est une manière de conjurer l'hiver et la plus longue nuit du
monde.
Comme les autres, il se surprend à évaluer les femmes qui travaillent
à l'usine. Au début, elles lui semblaient quasiment identiques. Petites mais
fortes, musclées par leur vie sans concession, le visage rond, les joues
fissurées par le froid, un mélange de jaune et de rouge, les yeux bridés,
le cheveu noir-bleu et lisse sous leur capuche. Toutes pareilles, aucune ne
semble avoir un visage plus plaisant que l'autre, un corps plus appétissant que l'autre. Mais il voit bien que ses collègues, déjà rompus à ce jeu,
établissent des contacts par un regard appuyé, un sourire, un mot: c'est
leur façon à eux de rendre l'objectif des enchères plus attrayant, de créer
l'attente et le désir, et même de faire monter les prix. La femme choisie
devient un réel objet de convoitise, et non une anonyme parmi d'autres
qui passera une nuit avec eux. Il se rend compte que d'attendre cette
unique nuit, cette récompense de l'abstinence d'une année, rend toute
l'année passée supportable en rétrospective et l'année suivante acceptable par anticipation. L'attente confond les jours, les nuits. Le dernier trimestre se passe dans un état de tension heureuse, de frénésie d'expec-
122
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
tative, de préparation du corps qui fait oublier l'odeur et tout le reste. Les
femmes, elles aussi, en ressentent la fébrilité. Du coup, elles semblent
prendre soin de leur personne, laissent dépasser une frange coquette de
leur capuche, donnent une grâce un peu moqueuse à leur démarche, se
mordent la lèvre inférieure, penchées sur leur travail, jusqu'à ce qu'on ne
soit plus conscient que de cette pression, de la rougeur qui gagne la lèvre,
des petites dents qui la travaillent. Sous les parkas, on ne devine rien de
leur corps. Mais les autres lui ont dit qu'elles sont bien formées, un peu
carrées, certes, mais avec les bonnes courbes aux bons endroits, et
aucun avachissement, peu importe leur âge. Oh, et puis, elles sont toutes
bonnes, lui dit-on.
Il ne croit pas trop à cela. Il n'imagine pas avec elles des rapports très
sophistiqués. Il n'imagine pas qu'elles aient la moindre connaissance
d'une véritable séduction. Elles seront peut-être dociles, se plieront à tout
ce qu'ils leur demanderont de faire, s'exécuteront avec la patience tranquille et appliquée d'un bon élève, mais ce sera tout. Il n'est pas sûr
qu'elles se révèlent. Même nues, leur visage doit avoir la même exprèssion illisible, la même quasi absence d'émotions. Peut-être cela les rendil plus mystérieuses, une énigme irrésolue de plus.
Mais le jeu en vaut la chandelle. C'est ce qu'il se dit, en se demandant s'il a suffisamment économisé, lui, le dernier venu, pour pouvoir
obtenir quelque chose d'autre que la plus vieille et la moins désirée de
toutes. C'est là que les autres lui disent qu'il peut leur emprunter de l'argent qu'il leur remboursera l'année prochaine, parce qu'entre hommes, il
faut être solidaires.
Un peu rasséréné, il se met à scruter leurs visages penchés, leurs
yeux lointains et même leurs mains rugueuses, cherchant l'ébauche de
formes sous les vêtements unisexe, une forme de bouche différente, un
front un peu moins lisse qui en feraient une personne et non une ombre
grise parmi d'autres. Il se met à anticiper, lui aussi, la nuit de Noël. Il s'efforce de ne pas penser au regard plat de ces hommes locaux qui laissent
acheter leurs femmes, à l'immobilité de ces femmes qui attendent d'être
prises, au souffle rêche de ces hommes qui, la main dans leur poche,
manipulent leurs billets ou autre chose.
123
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
***
La petite chambre paraît d'un seul coup bien trop petite pour deux
corps. Lui-même se sent trop grand, trop massif, trop maladroit. Cela fait
longtemps qu'il ne s'est pas vu dans un miroir. Les yeux de l'autre sont un
miroir qui ne déforme pas, mais qui n'embellit pas non plus. Les yeux de
la femme sont très noirs, impossibles à lire. Dès qu'elle est entrée, elle a
baissé sa capuche et l'a regardé, et il a été surpris de ne voir aucune
gêne, même une sorte d'effronterie dans ce regard. Presque un sourire,
mais pas tout à fait. Il ne sait pas quoi faire. Il met les mains dans ses
poches et les enlève aussitôt. Il défait sa parka, puis rougit en se disant
que c'est un peu précipité. Au bout d'un moment, c'est elle qui la lui
enlève, puis va leur servir deux verres de l'eau de vie locale, corrosive
comme du pétrole brut, qu'ils boivent d'un seul coup pour le courage factice que confère la montée de sang chaud. Il chancelle et s'assied. Elle
s'assied sur ses genoux, le prenant par surprise, lui fait avaler un autre
verre, puis l'embrasse comme si elle avait fait cela toute sa vie.
Au milieu de la nuit, il se réveille en sursaut et en sueur. Il n'a pas l'habitude d'un corps endormi près du sien. Dehors, le vent souffle. On est au
plus riche, au plus incandescent de l'hiver arctique. Même l'obscurité se
pare d'une myriade de particules de gel brillantes, comme des fragments
d'étoiles. Mais à l'intérieur, l'air est étouffant, frelaté. Dans le noir, il voit ses
yeux fixés sur lui, parfaitement immobiles. Sa tête est un peu petite, par
rapport à la masse du corps qui se fond à l'obscurité. Elle a les mains
jointes — une pose de communiante. Elle se lève à demi et se glisse sur
lui. Elle aussi est huilée de sueur. Sa peau est lisse et parfaitement tendue. Pas le moindre faux pli. Sa bouche glisse sur lui. Elle va et vient, le
longe et le dévore.
Elle s'assied à califourchon sur lui en lui tournant le dos. Sa cheve-
lure, très longue, lui recouvre entièrement le dos. C'est comme un pelage
bleu-noir qui cache le teint pâle de la peau au-dessous. Cela lui rappelle
quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Il est engourdi par le sommeil et
l'alcool. Il ferme les yeux, commence à se livrer à elle, mais ensuite, ses
narines frémissent.
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Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
De la peau
de la femme dévêtue s'élève une odeur puissante,
chaude, impossible à ignorer, reconnaissable entre toutes, exsudée par
vagues de tous ses pores. Elle s'étale vers lui, épaissie par l'atmosphère
rancie de la chambre, le lape, le noie, l'engloutit. Les yeux à demi fermés,
quasi révulsés, ce qu'il voit au-dessus de lui ressemble à autre chose, la
chose si familière, massive, impensable de beauté et de tristesse et de
monstruosité, qu'il voit tous les jours.
En son unique nuit de sexe de l'année, il fait l'amour à l'odeur des
phoques.
août 2005
L'aigle
Grillagée, la lumière perd son spectre et ne reflète plus que le noir.
Les jours sont courts. La nuit tombe tôt. D'heure en heure, l'obscurité se
fait sanglante. Ce n'est plus une brume rasante entre crépuscule et aube.
C'est une chape si lourde que, bientôt, les forces me manqueront pour
l'écarter de mon visage. Je ne verrai plus le jour.
Je fais quelques pas dans mon refuge. Les petites tâches ména-
gères me sont précieuses, désormais. Laver mon unique assiette et ma
tasse métalliques, marquées par les rayures de toutes les années passées ici, un peu comme un prisonnier entaille sur les murs le nombre de
jours qu'il y a passés et le nombre de jours qu'il lui reste avant de sortir. •
Pour moi, ce décompte est simple: il me dit le nombre de jours qu'il me
reste à vivre. Cabossées, déformées, cette assiette et cette tasse me tiennent lieu de vie, me rattachent à la pesante nécessité d'être. Quand elles
se briseront, je saurai qu'il est temps.
Balayer le sol de ciment nu que n'égaye ni tapis, ni couleur. Les couleurs sont ailleurs. Dans les fleurs qui sortent d'un printemps bref et mensonger. Dans la panoplie usée des teintes du ciel. Dans l'emphase crépusculaire ou l'éclat des étoiles au plus fort de l'hiver. Elles choisissent de
125
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
s'offrir à vous ou de se dérober à vos yeux. Elles jouent à un jeu de tentation qui m'amuse parfois, me lasse souvent. Je n'ai plus d'yeux pour
l'émerveillement.
Cette dernière phrase est triste. Je n'ai plus d'yeux pour l'émerveillement. Cela ne signifie-t-il pas que plus rien ne sert de regarder, que les
sensations sont déjà presque mortes, bien trop engourdies pour laisser la
moindre
place à la reconnaissance ? Sans l'éblouissement des sens,
comment pourrions-nous nous réjouir d'être vivants ?
Lorsque je balaie la poussière hors de la pièce, elle est aussitôt happée par les vents glacials et dispersée. Je pense alors que ce sont des
particules échappées de moi, mes poussières de vie, qui sont ainsi dispersées avant même la désintégration qui suit la mort. Peut-être le
moment viendra-t-il où je passerai de la vie à la mort sans que la transition soit marquée, ni par la douleur, ni par une quelconque différence
d'état. Je resterai là, immobile, jusqu'à ce qu'un trait de vent passant par
les interstices m'effrite et me disperse. C'est une pensée qui me semble
douce.
Le froid ne m'effraie pas. J'ai connu des hivers plus rigoureux. Mon
corps sans manteau de graisse se glisse entre les plis de gel ou de neige
ressentir la morsure. Ou plutôt, si le corps la ressent, l'esprit, lui,
sans en
l'interprète pas comme une douleur. L'esprit, sentant la bouche du froid
peau, la traduit tout simplement comme un signe de vie,- pareil à
la respiration, pareil aux battements du cœur. Quand tout cela ne sera
plus là, le silence sera bon.
Depuis quelques jours, un grand aigle passe et repasse. Je m'imagine qu'il construit son repaire non loin des sommets. J'observe son
envol, son élan, et je me dis qu'il y a plus de grâce dans un seul de ses
mouvements, dans le moindre brassement de ses fortes ailes, que dans
ne
sur ma
tous les actes humains réunis.
S'il y a une chose que nous avons perdue, c'est bien la grâce.
Je referme la
porte en murmurant un remerciement à l'aigle qui
m'aide à croire encore en quelque chose. Cela m'est, hélas, de plus en
plus difficile.
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Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Je reviens vers le centre de la pièce, je fais face à l'unique fenêtre
orientée vers les pics bleus. Si je suis venu ici, dans ce qui était un refuge
d'alpinistes mais qui n'est plus utilisé depuis que la région toute entière
est devenue trop dangereuse, ce n'est pas parce que je m'imaginais naïvement que l'altitude m'offrirait une vision plus haute des choses. Je sais
depuis longtemps que ma vision est étroite — autant que celle de ceux
que nous appelions jadis "les pécheurs". Personne, depuis longtemps, n'a
eu de ces éclairs de connaissance et de lucidité qui lui auraient permis
d'offrir une quelconque vision aux hommes. Que nous reste-t-il d'autre
que de faux prophètes ? Notre chemin s'est gauchi à jamais. Ce ne sont
pas les illusions qui m'ont mené jusqu'ici mais, au contraire, leur définitif
abandon.
'
J'ai laissé dans les bagages abandonnés des mots inutiles comme
rédemption. C'était aussi simple que cela de les perdre. On nous appelait,
si je m'en souviens bien, des hommes de Dieu. Cela m'aurait fait sourire
si je savais encore le faire. Ces deux termes n'ont rien à voir l'un avec
l'autre. La barrière qui est descendue est si finale que c'est comme si le
lien n'avait jamais existé. Et pourtant, je sais qu'à un moment donné, j'en
ressentais la vérité dans ma chair. (Ces images mêmes sont prisonnières
mon imagination biblique, je suis incapable de penser hors de ce
champ qui, pendant si longtemps, a été mon unique signification). La
vérité du lien, d'un dialogue qui s'éveille avec la première pensée rationnelle de l'enfant, ce frémissement qui l'envahit lorsqu'un jour, sous un ciel
d'orages magnétiques qui lui donne la mesure de sa petitesse et de son
impuissance, il acquiert une conscience.
Une conscience ? Certes. J'y ai cru. Les croyances sont faciles, en
appui sur les béquilles de la connivence. J'y ai cru. Comme il est facile de
croire, quand rien ne vous y oblige et rien ne vous l'interdit ! Il suffisait
d'entendre une voix plus persuasive que les autres. Que l'ombre et la
fureur obscurcissent notre vision ne nous troublait pas. Que l'obligation de
suivre fût plus importante que celle d'interroger non plus. Notre civilisation
était ainsi faite que le tapage masquait la substance et les reflets la
lumière. Il était facile d'oublier les crimes. Il était simple de se déposséder
de nos héritages de violence. Et pourtant, il finit par m'apparaître que
de
127
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
notre seule trace au-delà des siècles, nos seuls jalons nous réunissant à
nous-mêmes, à la fois dans notre passé et dans notre futur, étaient des
lieux de mort.
Un jour, je me rendis dans la ville de H. Il m'avait semblé que, parmi
tous, c'était là un holocauste connu, mais insidieusement nié. Au moment
où j'y allai, un siècle était passé depuis l'événement. Il était rassurant de
se
dire que les séquelles étaient lointaines. Avait-on seulement su This-
toire des survivants ? Des descendants ? A H., je mis les pieds dans un
autre livre que celui de la civilisation triomphale et triomphante. J'entrai
dans le camp des victimes. Le lieu était pourtant propre et quasi banal,
dépourvu de signes extérieurs autres que quelques monuments laconiques. Mais je me rendis vite compte qu'il n'était nul besoin de signes
extérieurs. Comme dans les camps de concentration, une fois désertés,
comme dans tous les lieux de massacre et de génocide, une fois tus, le
lieu même se chargeait de se souvenir. C'était suffisant. Tout le reste était
superflu.
H. est un lieu blanc. Les visages sont blancs de la pâleur du ciel. Le
ciel est blanc de l'absence de réponses. La mémoire du nuage est imprimée dans les rétines. Les mémoires sont blanches de l'abandon du souvenir. Les ancêtres sont blancs des cendres accumulées. La terre est
blanche d'avoir été saignée à blanc.
Je rencontrai, dans le parc du souvenir, une très vieille femme assise
devant une fontaine, les mains jointes, les yeux masqués par des lunettes
noires. Je crus qu'elle regardait les jeux du soleil sur l'eau. Je lui demandai si un membre lointain de sa famille était mort ici. Elle me montra l'in-
térieur de son poignet très blanc. Les veines ressortaient bleu, dessinant
une forme
précise. C'était un H. Tous les descendants des habitants originels avaient ce signe distinctif, me dit-elle. Ils se reconnaissaient sans
avoir besoin de se dire quoique ce soit. Eparpillés à travers le monde, ils
étaient néanmoins appelés par cette marque, par ce passé partagé. Nous
ne supportons pas non plus la lumière, dit-elle. La fulgurance mortelle
nous a rendus aveugles.
128
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Je hochai la tête, sachant que ce genre de signe, de marque, était
apparu depuis que les génocides s'étaient multipliés. Je touchai son poi-
gnet, qui était chaud, mais dont la peau était sèche et craquelée. Elle prit
ma main, puis effleura mon visage de ses doigts. Je compris alors qu'elle
était vraiment aveugle. Vous aussi portez un signe, dit-elle. Quand je
regardai mon poignet, j'y vis l'H nettement formé, mais aussi d'autres initiales gravées en lettres violacées. Par la complicité de mon silence,
j'avais participé à tous les massacres.
A partir de ce moment, je voyageai à travers le monde, à la
recherche des rescapés. Je cherchai une parade à la horde meurtrière.
Je trouvai, ici et là, des êtres humbles et intouchés. Mais tous étaient frap-
pés d'une tare. Seuls les défectueux s'en sortaient paradoxalement
indemnes. D'une part, on érigeait en culte la poursuite de la beauté phy-
sique, au-risque de devenir des monstres. D'autre part, il y en avait qui,
pour imparfaits qu'ils fussent, n'oublieraient jamais leur responsabilité
d'hommes et en gardaient toutes les traces.
Je n'osai leur attribuer une quelconque charge de conscience. Je me
rendis compte que, même face à ce miracle incompris, à ces stigmates
du siècle, il m'était impossible de me réjouir. J'étais devenu aussi sec que
la peau de la vielle femme. Nous étions tous passés par une explosion qui
avait tout détruit; intérieurement et extérieurement.
Pourtant, parce que de ma vie je ne m'étais jamais défini d'une autre
manière ni par autre chose, pour la forme, pour le principe, je tentai malgré tout de m'accrocher à ma foi.
Je suivis des prédicateurs barbus ou à la tonsure austère, des
ascètes et des sages, des papes et des popes. De tous, je ne reçus que
des faux-fuyants et des dérobades, le refus de faire face à notre responsabilité collective en parlant d'un petit groupe d'élus.
Je voyais bien qu'autour de moi les ordres étaient rompus, les limites
depuis longtemps dépassées, toutes les transgressions accomplies. Rien
n'était impossible. Une impensable transmission des plaies avait eu lieu
depuis la première génération de victimes jusqu'au temps présent; les
marques et les séquelles se transmettaient désormais par les gènes. De
129
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
nouvelles générations naissaient, qui étaient les mémoires ambulantes et
physiques des exactions passées. Il n'était plus besoin que des enfants
sautent sur des mines pour qu'il leur manque une jambe. Ils naissaient
avec des
signes de la violence délibérée qui était devenue la seule vraie
trace de l'homme. Ils naissaient avec le déni de la vie imprimé sur leur
corps. Et pourtant, ils vivaient.
Ni les papes ni les popes ni les gurus ni les imams ne surent me
séduire de nouveau. Je me retrouvai dans la solitude la plus complète au
milieu de mes pareils. La solitude de celui qui ne croit plus.
Enfin, je visitai un musée où étaient exposées des photographies de
toutes les exactions que l'homme avait pu faire subir à l'homme, et qu'il
avait éprouvé
le besoin de consigner et de documenter comme pour
mieux se condamner aux yeux de l'Histoire. Je vis des membres ampu-
tés, des yeux crevés, des corps éviscérés. Je vis des hommes et des
femmes souriants pendant qu'ils humiliaient des prisonniers. Je vis les
images en boucle d'un homme lentement décapité. Ces images n'étaient
pas accompagnées d'une bande sonore. Mais la bouche grande ouverte,
la langue battante de l'homme résonnaient plus fortement que des cris.
La dernière photographie représentait un homme écartelé. Sans que cela
soit délibéré, son corps formait une croix. Arrivé devant cette image, je
tombai à genoux, plié en deux par une douleur physique, un écartèlement
semblable à celui de l'homme de la photo. Je joignis mes deux mains,
mais ce ne fut pas en prière. Je serrai les dents, sachant que si je laissais
sortir des mots, ce seraient des mots d'une grossièreté innommable, des
mots orduriers que je n'avais jamais prononcés de ma vie.
Ce jour-là, je décidai de me retirer du monde. Je choisis cette mon-
tagne à cause de son nom : Nangha Parbhat, la montagne nue.
Je l'ai dit, je ne cherchais ni rédemption, ni illumination. Je voulais
tout simplement qu'un espace me sépare des hommes et que le retour
ne soit plus aisé, ni même peut-être possible. Je ne voyais plus rien qui
justifie leur présence. Du centre de l'univers, nous avions voyagé vers ses
marges, puis nous en étions devenus les parasites destructeurs. A présent, il fallait accepter notre voyage vers l'oubli.
130
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Je suis resté si longtemps assis en tailleur que je n'arrive plus à me
lever. Dès que je déploie mes jambes, elles sont assaillies par des pico-
tements. J'y suis habitué. J'attends,
patiemment, que la circulation se
rétablisse. Par très grand froid, je me dis que je finirai par geler dans cette
position et que je serai obligé d'attendre la mort, scellé dans la position du
yogiEst-ce ainsi que me viendra la vérité ? Je ferme les yeux et je revois
H., ville blanche, ville de l'anéantissement. Faire acte de contrition ou de
sacrifice? Nous n'adorons plus que des dieux vengeurs. Même les sacrifices sont meurtriers. Les temps de l'altruisme sont révolus.
Comme d'habitude, je me demande à quoi sert ma solitude volontaire. S'il n'y aurait pas autre chose à faire. Si mon silence n'est pas', lui
aussi, devenu un silence complice et coupable. Mon choix, en fin de
compte, est simplement une autre façon de me laisser mourir.
Ouvrant les yeux, je vois l'aigle qui repasse devant ma fenêtre. Ses
voyages sont incessants. Son mouvement de balancier dans le très bleu
du ciel semble ne jamais devoir s'arrêter. A quel appel répond-il ? Quel
conditionnement atavique le régit ? Où se situe en lui le lieu de l'obédience ? Pour lui, l'instinct tient-il le rôle de Dieu ? Quelque part dans sa
pensée confuse, existe-t-il une conscience d'un ordre cosmique qui le
guide ? Ou bien n'est-il qu'un mécanisme régi par l'habitude, qui suit sans
raison, qui obéit sans pensée, qui agit sans cause ?
A des centaines de kilomètres à la ronde, je suis le seul à avoir de
ces pensées, à me poser des questions. La seule conscience en éveil,
c'est moi. Tout le reste, pierre, herbe, terre, air, oiseaux, animaux, arbres,
fleurs, survit dans cette indifférence qui peut-être est la seule vraie sérénité. Mais à quoi sert-il, dès lors, d'être vivant ? Vivant comme une herbe
ou vivant comme un homme ? L'herbe a-t-elle conscience de souffrir lors-
qu'on l'arrache ? Je n'en sais rien.
La vraie constatation, c'est notre ignorance de tout. Vivant parmi le
tout, nous ne comprenons ni n'entendons.
Percevant ce qui me semble être un appel de l'aigle, je me dirige hors
du refuge. Je vois de loin arriver celle qui, sans doute, est sa compagne.
Par-dessus les cimes, par-delà les crêtes, je ressens sa hâte, l'envergure
131
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
de ses ailes, la profondeur de son mouvement. Elle est habitée par ce cri,
par cette attente. De plus loin que le temps, vêtue de la mémoire de l'es-
pèce, elle l'entend et y répond. Elle brasse le ciel. Elle écarte les nuages.
Elle déchire l'air et le vent qui lui résistent. De si loin, de si loin, je la vois
clairement, éblouissante de certitude et frémissante de désir.
Lorsqu'elle rejoint le mâle, ils passent sans aucun temps d'arrêt à
une danse qui a le ciel tout entier pour espace. Ils montent, descendent,
s'éloignent jusqu'à n'être plus que des points invisibles à tous sauf à moi
qui les suis, qui m'accroche à eux et semble voler avec eux, et ils reviennent l'un vers l'autre en suivant un parcours et à une vitesse qui semblent
les destiner à l'inévitable collision jusqu'à ce que la finesse millimétrée de
leur mouvement les sépare à la toute dernière seconde, un ronflement
naissant alors du frôlement de leurs corps.
Longtemps, ils ont fait leur danse de séduction, leur danse amouPour des créatures aussi puissantes, rien de moins
'qu'une danse qui embrassait le ciel ne pouvait suffire. Les remous me
semblent directement liés à leurs ailes fortes, à leur appui musculeux sur
les courants de l'air. Le ciel serait bien nu sans elles. Et nul miracle ne
saurait, mieux que celui-ci, prouver que quelque part survit une
conscience qui a peut-être abandonné l'homme, mais pas toutes les créareuse sous mes yeux.
tures.
Au crépuscule,
le monde devient aussi blanc quë la ville de H. La
seule tache colorée qui demeure, c'est celle des deux aigles, poursuivant
sans faillir et sans
fatigue leur danse de vie.
Ananda Devi
132
rie-Claude Teissier-Landgraf
Te’ite et Tereo
Malade et enfiévrée depuis une semaine, la truie haletait. Ses tétons
rouges et boursouflés oscillaient à chaque respiration. Ses grognements
de plaisir de mère comblée s’étaient transformés au cours des dernières
heures en gémissements puis en couinements de douleur dès qu’un de
ses
petits voulait la téter. Les propriétaires de la bête avaient parcouru
l’atoll avec les dix cochons de lait, à la recherche d’autres nourrices. On
verrait plus tard comment partager les futurs bénéfices sur leur vente :
l’essentiel était le sauvetage de la portée. Mission accomplie puisque les
cochonnets, à l’exception d’un seul, avaient pu se jeter avec ardeur sur
de nouvelles mamelles. Le récalcitrant, tout rose genre albinos, (alors que
ses frères étaient noirs comme du
charbon) poussait continuellement des
cris perçants. Cela avait tellement énervé l’entourage, qu’on l’avait remis
auprès de sa mère malade. Il s’était calmé en la retrouvant, mais faute de
nourriture, l’inertie avait gagné son corps.
Te’ite, assis près de la truie, lui effleurait le groin et le front : gestes
de tendresse pour l’animal avec lequel il s’était tant amusé. Il entendait
son père et son grand-père commenter la lourde perte d’argent causé par
ce malheur. “Pourquoi les cochons ne sont-ils bons qu’à être vendus pour
être mangés ? se demandait-il. Pourquoi personne ne songe à les
aimer ? ils sont plus gentils que les chiens et on peut jouer tout pareillement avec eux.”
Il fut ainsi le premier à savoir que l’animal avait cessé de vivre. Au
même moment le cochonnet poussa comme une longue plainte. Lé père
lança, impatienté :
Il ne vit plus que par son cri celui là ! Vivement qu’il crève ! Comme
cela, on l’enterrera avec sa mère.
Pas quéstion ! Il vivra. Moi je le sauverai," répliqua Te’ite.
Si tu veux. Mais débrouille toi. Il n’est pas question que je dépense
un franc pour le nourrir.
On l’appellera Tereo conclut le grand-père.
-
-
-
-
133
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Te’ite prit un vieux torchon qui traînait dans un coin de l’entrepôt,
enveloppa Tereo dedans et le berça doucement contre sa poitrine, non
pas pour l’endormir car la bête semblait profondément assoupie, mais
pour lui communiquer tout son amour. Lorsque tout le monde partit travailler, laissant la maison vide, il s’en alla fouiller dans le garde-manger,
ouvrit la boite de lait en poudre et en délaya deux grosses cuillères dans
une tasse remplie d’eau. Il avait l’habitude de
s’occuper de ses petits
frères et soeurs. Puis il retourna dans l’appentis : Tereo était toujours
chaud. Le jeune garçon le cala dans son bras et patiemment, demicuillère par demi-cuillère, lui fit avaler le liquide. Au début, l’animal garda
ses dents serrées. L’enfant ne se découragea point et sa patience fut
récompensée : les dernières cuillères furent avalées et même le cochonnet émit un petit grognement avant de s’endormir. “Il vient de me dire
merci. Je ne peux pas le laisser tout seul. Il va dormir avec moi ce soir.
Bien au chaud tout contre moi.’’
Le lendemain au moment du petit déjeuner la maman s’exclama :
-
Qu'est ce qu’il te prend de coucher avec cet animai si sale... Et
malade en plus !
Le jeune garçon pencha la tête pour ne pas montrer sa colère, pour
pas l’exploser devant les visages moqueurs de ses frères et sœurs
déjà attablés. Il déposa Tereo à coté de lui sur le banc et se mit à faire des
tartines de beurre. Il en trempa deux dans son Milo, mais ne finit pas son
bol. Profitant de l’inattention de tous, il ajouta une bonne cuillerée de
poudre de lait et, avec une fourchette, fit comme une bouillie, puis partit
ne
très vite vers le bord de mer en emmenant son cochon.
Sa mère l’observa en soupirant : la claudication de son fils lui faisait
toujours aussi mal. Pourtant sa belle-mère s’était exclamée, ravie, à sa
naissance :
-Tu as de la chance ! Dieu t’a donné un fils porte-bonheur. Regarde.
Elle avait soulevé le nouveau né pour mieux lui montrer un petit pied
tout tordu, replié sur lui même : l’enfant avait un pied-bot. Son beau-père,
avec
134
qui elle ne s’entendait guère, était également tout heureux.
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Alors que le pufenua était enterré avec une prière sous l’immense
pied de kava qui se tenait à l’entrée de la maison, il avait pris le pito de
petit fils, l’avait inséré dans une coquille vide de ma’oa, puis avait
ramé vers la passe. Pour lui, le placenta appartenait à la femme et le cordon ombilical faisait partie du nouveau-né. Ce lien de vie fluide devait
retourner à un autre liquide nourricier : la mer. Il entendait ainsi célébrer
de façon authentique le symbole du cycle de la vie terrestre. Il avait tapé
sur la coque de sa pirogue tout en marmonnant. Un grand requin bleu
s’était détaché des profondeurs. Le vieux avait souri : le taura avait
répondu à son appel. La boule verte jetée dans “le bleu” avait tournoyé sur
elle même, étincelante dans les ondulations d’un rayon de soleil, puis
s’était évanouie dans le sombre mystère des abysses. Jamais le protecteur familial n’avait témoigné une telle bonté tutélaire : la mer serait un
monde privilégié pour le nouveau mo’otua, à condition qu’il soit guidé.
Le beau-père, de retour à la maison, et toujours profondément remué
par la scène qu’il venait de vivre, rentra dans la pièce où reposait l’enfant,
et le prit dans ses bras. Le nouveau né ouvrit tout grand ses yeux, fixa son
son
aïeul, et lui sourit.
-
Cet enfant s’appellera Te’ite.
La maman avait protesté timidement :
-
-
J’aurais aimé donner un autre prénom comme....
Ce sera Te'ite. J’ai mes raisons.
Elle s’était inclinée, craintive et muette. Le vieux avait la réputation
d’être un tahu’a capable d’établir également des liens privilégiés avec les
te hui tupuna et autres varua divers.
Aujourd’hui, 14 ans après, aucun signe particulier de porte-bonheur
n’avait apparu. Pire, l’enfant était solitaire, peu démonstratif, secret même.
Jusqu’à présent il n’avait été qu’un élève très moyen ; il ne montrait aucun
signe d’intelligence particulière. Elle n’osait toujours pas exprimer son
désarroi, sa souffrance, auprès de son beau-père. Mais elle reconnaissait
que c’était un homme bon, et elle lui savait gré d’accorder une affection
135
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
ainsi qu’une attention spéciale à Te’ite qui, au fil des ans, devenait le confident privilégié de son grand-père. La famille respectait leur connivence et
ne s’inquiétait pas outre mesure de leurs
escapades sur l’atoll ni de leurs
sorties en kau en pleine mer.
Les parents ainsi que les deux aînés des cinq enfants menaient une
vie bien remplie “au secteur” : coprah, élevage de cochons et de poules ;
production d’œufs (vingt cartons par semaine I), de papayes, de bananes,
de figues et de vanille, sans compter les tomates et les haricots verts. Le
seul hôtel de l’atoll était preneur de tout cela sans discuter. C’est ainsi
qu’une voiture 4x4 avait pu être achetée presque au comptant, et que l’on
songeait à monter une petite ferme perlière. Le dimanche après midi,
après les cérémonies au temple, il était coutume de faire visiter aux touristes les plantations, de leur vendre de belle gousses brunes parfumées,
de leur montrer les deux pieds de vigne géants, (ornés parfois de belles
grappes), qui ombrageaient la véranda. Les sarments avaient été
"piqués" chez le curé qui, depuis des années, produisait lui même son vin
de messe. Mais on taisait cela aux étrangers.
Tereo ne sachant que téter laissait la bouillie dégouliner de partout
malgré ses tentatives maladroites pour l’avaler. Il ferma les yeux comme
pour mieux reprendre son souffle ; puis, il les rouvrit de nouveau tout en
fixant son père nourricier. Il se mit à grognonner.
-
Que veux tu me dire ? Que tu as soif ?
La queue tirebouchonnée fit un tour. Te’ite partit chercher un coco
vert car il redoutait l’eau saumâtre du puits. Une question l’obsédait :
Comment vais-je faire pour m’approvisionner en lait et en biberon ? De la
réponse dépendait la vie ou la mort de l’animal.
Voilà la solution !
En ce début de grandes vacances scolaires il pourrait proposer ses
services au magasin chinois du village : nettoyer les étagères, les boites
de conserve, le sol et la cour ; aider à préparer le pain ordinaire, le pain
au coco,
le pain taratara, les firifiri. Là ici non plus, le travail ne manquait
pas. Tout ce qu’il demanderait en échange serait un biberon avec provision de tétines ainsi qu’une grosse boite de lait en poudre par semaine.
Te’ite fut immédiatement embauché.
136
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Le commerce était tenu par un couple de vieux chinois. Le patron
aimait le jeune garçon. A le voir travailler avec l’espièglerie de l’enfance, il
se sentait
mélancolique : pourquoi n’était-il pas un de ses petits-fils ? Il
soupira, partagé entre la fierté d’avoir pu payer à ses enfants de belles
études
réussies
et la souffrance de savoir que jamais aucun d’entre
d’eux ne viendrait prendre la relève sur l’îlot.
—
—
Ce midi et ce soir là Tereo avala goulûment tout son biberon de lait,
nourrisson, le dos renversé dans les bras de son protecteur,
petites pattes qui gigotaient de plaisir. Lorsqu’il eut fini, le garçon le mit tout droit contre sa poitrine et lui tapota le dos en marchant le
long de la plage. L’animal lâcha en même temps un rot et une grosse
crotte. “C’est un vrai bébé ! Je ne vais quand même pas lui acheter des
couches ! Heureusement que la mer est là pour nettoyer tout de suite
mon T-Shirt ! Sinon, uakati c’est maman ! (‘Sinon, maman va me gronder’). Si je veux qu’il reste avec moi dans la maison, il faudra que je lui
apprenne à être propre le plus vite possible.”
Au bout de trois jours le cochonnet était ressuscité et apprit très vite
à se contrôler dans l’habitation familiale. Te’ite, dès qu’il était libre, prenait
son bébé cochon et lui faisait visiter ses coins d’atoll préférés. L’enfant
comprenait — tout en étant inconscient de l’insolite — le langage des
fleurs, des plantes, des arbustes, des arbres. Il était au courant de leurs
soucis et de leurs joies fluctuant au gré de la sécheresse, de la pluie, des
fortes houles, des migrations d’oiseaux, de la ponte de leurs œufs etc.
Plus il apprenait d’eux, plus il avait envie d'en savoir encore et encore. Le
cochon, immobile et attentif, semblait comprendre tout le monde.
Un jour en classe, alors qu’il parlait de ses promenades, il découvrit
non seulement que personne n’était comme lui, mais qu’il passait pour un
menteur, et s'il insistait, pour un fou. Malheureux et inquiet il s’était confié
à son grand-père qui s’était exclamé tout joyeux :
Ah ! Mon extra terrestre ! Je vais pouvoir te confier des secrets
importants, à commencer par celui là : les yeux sont insuffisants pour
connaître tout ce qui vit autour de toi.
Te’ite, réconforté, s'était dit qu’il ne parlerait plus jamais de ces
choses à quiconque, son grand-père excepté.
comme un
avec ses
-
137
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Tereo lui fit découvrir un autre genre de conversation en développant
plusieurs façons de grommeler, de couiner, de le regarder en silence tout,
en lui montrant des sentiments divers : joie, surprise, colère, bouderie,
tristesse, etc. Leur complicité mua en amitié. Le porcelet devint aussi
propre qu’un chat. Il réclamait son bain chaque fin d’après midi en s'asseyant devant sa bassine remplie d’eau chauffée par le soleil. Chaque
coup de brosse était accompagné de petits cris de plaisir. Son maître
aimait tirer légèrement ses soies placées sur le haut de son cou et sur son
dos :
-
Toi aussi tu as des poils qui poussent.
Une fois propre et séché, l’animal collait son groin sur la joue de son
protecteur pour le remercier. Le dimanche, pour se rendre au temple, il
était habillé d’un large ruban bleu enroulé autour de son cou et terminé
par un gros nœud ; il veillait, dehors, la sortie de son défenseur en corn-
pagnie des chiens errants tout énervés de l’avoir dans leur groupe et
jaloux de l’affection dont il bénéficiait.
Un jour, alors que Te’ite fouillait le sable par marée basse pour avoir
des palourdes et que par jeu il en offrit une — ouverte — à son ami, ce
dernier la dévora d’un coup. Le garçon creusa un autre trou et invita Tereo
à poursuivre le travail avec son groin. Lanimal obéit et poussa soudain
des exclamations de joie tout en faisant tourner sa queue dans tous les
sens : il avait en gueule une grosse palourde qu’il brisa pour en avaler
aussitôt la chair. Puis il s’assit, en regardant tantôt Te’ite, tantôt le sable
mouillé.
-
Ce n’est pas comme cela que tu en trouveras d’autres. Il faut conti-
nuer à creuser tout en te
dépêchant, car les autres palourdes qui se trouvent tout autour s’enfoncent dans le sol lorsqu’il tremble. Regarde bien
comment je fais.
L’animal comprit vite la leçon et se mit une pleine ventrée de mol-
lusques. “Ouf ! Ainsi maintenant il peux se nourrir tout seul” se dit Te’ite.
Lejeune garçon n’aimait guère l’école, surtout parce qu’il était obligé
de vivre parmi ses camarades qui se moquaient sans cesse de son piedbot, de sa claudication, et qui l'excluaient de la plupart de leurs jeux. Il
138
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
était fasciné par le football et avait bien tenté de s’exercer chez lui, derrière la maison à l’abri des quolibets. Mais en dépit de tous ses efforts, il
restait incapable de corriger sa maladresse. Un jour, à la récréation, alors
qu’il avait insisté pour jouer dans une équipe, il fut tellement maladroit que
le capitaine lui lança :
EtTe’i ! (qui veut dire sautiller sur un pied), va plutôt jouer pere te’i
(à la marelle) avec les filles.
A partir de cet incident, ce surnom lui resta, ravivant à chaque fois
une blessure que son amour-propre tenait secrète.
Et puis il redoutait les visites scolaires du docteur itinérant qui
demandait sans cesse à ce qu’il soit expédié à Tahiti pour se faire opérer.
La mère s’était rendue à la première convocation.
Est-ce que le pied de mon fils sera droit après l’opération ?
Non. Pas tout a fait. Pour cela il faudra faire plusieurs opérations.
Mais à chaque fois il pourra mieux marcher. A condition qu’il fasse une
bonne rééducation à Tahiti puis qu’il porte ensuite des chaussures orthopédiques.
Elle n’avait pu s’empêcher de s’exclamer :
Des chaussures spéciales, ici, tous les jours !
Poliment elle avait avalé les questions suivantes : “Qui payerait ces
chaussures ? Ainsi que les voyages et les séjours à Papeete au fur et à
mesure que les pieds de Te'ite grandiraient ? Où logerait-on après chaque
opération ?” C’est que là bas, ses feti’i avaient fait la tête en l’accueillant
une seule fois malade au point d’être hospitalisée. Il avait fallu leur en donner des glacières de langoustes et de poissons !... expédiées par avion
en plus !
-
-
-
-
Elle avait refusé toute discussion ultérieure avec le médecin, soutenue en cela par
toute la famille. L’infirmière ne leur avait-elle pas confié en
grand secret que tout cela occasionnerait bien des souffrances pour une
réussite incertaine ?
Le beau-père, comme toujours, avait clos le sujet en promettant à
son mo’otua
préféré de lui acheter une pirogue :
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Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Je vais t’apprendre à ramer de telle sorte que tu sois un champion
de courses de va’a. Gagner un jour à Tahiti la course des super ‘Mo, cela
-
te tente ? On ne se moquera plus de toi.
Te’ite se mit à l’entraînement sportif avec ardeur et régularité : assis
dans sa
pirogue, il paraissait enfin comme tout le monde. Lorsque le
lagon était calme, il embarquait Tereo à l’avant. Ce dernier se tenait assis
tout droit et tout fier sur son siège, attentif à conserver l’équilibre, le groin
frémissant à la rencontre de nouvelles odeurs. Lorsque les récifs étaient
secs,
ils marchaient tous deux sur l’interminable bande brunâtre à la
recherche de mollusques et de coquillages. Parfois les vagues la recouvrait et Tereo courait tout excité derrière les poissons qui se tortillaient à
touté vitesse en direction du lagon, protégés par une crinière de gerbes
d’eau.
Trois ans ont passé.
Tereo est devenu un gros cochon qui ne peut plus être tenu dans les
bras, qui n’a plus le droit de rentrer dans la maison car il renverse et casse
trop de choses sur son passage. Il dort dehors, sous la fenêtre de la
chambre de Te’ite qui lui a construit une petite cabane en pinex avec un
toit en tôle et un plancher recouvert d’un sac à coprah. Il est toujours aussi
et aussi affectueux, mais parfois il s’évade en compagnie de
jeunes femelles.
Un soir, alors qu’il s’était présenté à son bain avec l’une d’entre elles,
propre
Te’ite s’était fâché contre lui :
Sapline ! Elle est trop sacapo pour être ta fesse. (“C’est nul ! Elle
est trop moche pour être ta petite copine”). Et puis il n’y a qu’une place
-
dans ta maison.
La “fesse”, sans doute vexée, s’était enfuie en couinant et en laissant
planer derrière elle une odeur de bauge. Tereo était resté tout penaud
devant les protestations de dégoût de toute la famille. Il apprit par la suite
à faire ses coups en douce.
L’animal tant moqué par tous quand il était petit, pour son aspect albinos, pour sa propreté, pour son éducation domestique, est maintenant
très envié dans le village. On est prêt à l’acheter très cher, tant sa taille et
140
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
sa santé sont
exceptionnelles. Il fait saliver plus d’un. On l’imagine rôti au
ahima’a, au barbecue, on anticipe le moelleux de son mi’i en bouche, le
craquement de sa peau dorée sous les dents. Mais Te’ite refuse tout marché, aussi tentateur soit-il.
Ce dernier, devenu jeune homme, a rejoint le clan familial pour travailler “au secteur” où tout pousse et grandit de mieux en mieux au fur et
à mesure de l’expérience acquise par chacun. C’est un terrible cyclone,
dévastant en deux jours toutes les plantations et en partie l’élevage des
bêtes, qui a décidé ainsi de son sort : pas question de continuer ses
études au loin dans'un collège ; on avait besoin de ses bras et de son
courage. Dommage, car il voulait apprendre la sculpture.
Heureusement qu’il a toujours sa pirogue ! Son grand-père ne s’est
pas contenté de lui apprendre les techniques de rame et de vitesse
nécessaires en compétition. Il lui a fait aimer peu à peu l’envie de perfec-
tion, et par là même, le désir du dépassement de soi : repousser ses
propres limites dans des possibles sans cesse grandissants est un jeu
exaltant avec soi même. Les voisins, voyant Te’ite s’entraîner sans cesse,
moquent :
Pourquoi tu rames pour rien ? Attaches pa’i un nylon derrière ta
pirogue ! Au moins tu attraperas du poisson.
Son père le conseille :
Apprendre la meilleure façon de ramer c’est très bien, mais dans la
vie la pirogue sert avant tout à aller à la pêche. On ne se nourrit pas de
compétitions.
Sa mère s'inquiète :
A force de passer tout ton temps à ramer, tu ne manges pas assez,
tu es maigre. Et puis pourquoi ne viens tu pas à nos amuira’a quand tu as
du temps de libre ? Tu rencontrerais des copains, tu te ferais peut-être un
ami. Pourquoi est-ce si difficile pour toi d’être comme tous les autres
jeunes ?
Le beau-père s’impatiente à nouveau contre sa bru :
Tu sais très bien que Te’ite n’a jamais été accepté parmi eux, tout
simplement parce qu’ils le voient différent d’eux mêmes et qu’ils s’arrêtent
se
-
-
-
-
141
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
aux apparences. Et si Te’ite fumait du
paka et se saoulait la gueule,
“comme les autres” justement, serais-tu contente ?
Le jeune homme, alors qu’il s’exerce en pleine mer, se demande
pourquoi la quasi majorité des gens qui l’entourent se contente d’une
technique rudimentaire de rame, utile pour quitter le rivage, pour quêter
de la nourriture dans le lagon, pour revenir à la maison, car pour eux l’important c’est de manger... et de s’enivrer quand ils ont de l’argent. Fin
observateur de son entourage et des histoires qui circulent, il comprend
peu à peu que la peur sous ses formes multiples, que la paresse et que
l’ennui rendent la vie humaine totalement nulle.
Très souvent, il remercie en pensée son grand-père de l’avoir initié à
la culture de son pays et, entre autre, de lui avoir appris la conception
paumotu de la terre et du ciel avec ses neuf sphères, séparées entre
celles de gauche réservées aux esprits humains et celles de droite réservées aux dieux.*
Depuis son plus jeune âge son aïeul l’a éveillé aux
légendes de ces divinités ainsi qu’à celles des invincibles navigateurs
paumotu qui enflamment son imagination ; récits mythiques qui donnent
un sens aux éléments des paysages, qui éclairent certains
phénomènes
dits inexplicables, qui offrent à sa vie de jeune garçon une raison d’être
spirituelle liée à l’histoire de ses tupunas.
Il aime glisser sur l’eau pour étudier les jeux de la mer et du vent, les
humeurs du ciel, afin de se fondre en eux et de devenir parfois l’un d’entre
eux. Lorsque la nature se déchaîne, il est fier de dominer sa
peur : au
sommet des crêtes liquides il frémit de bonheur. Il vit. Par temps calme,
sa pirogue devient tapis volant, flèche, et dans l’univers marin
qui l’entoure il entrevoit la perfection.
La vitesse devient alors beauté pure.
Aussi, le jour où son grand-père lui dit :
-
Je vais te faire connaître un autre monde différent de la terre. Là
bas, la parole est inutile car on se comprend par la pensée et on s’entraide pour progresser. Prenons chacun notre pirogue.
Te’ite accepte sans se poser de questions et surtout sans avertir sa
maman.
Après avoir ramé en pleine mer pendant très longtemps, le vieil
homme ordonne :
142
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Nous allons faire la course. Au moment où nous aurons dépassé la
fatigue, où nos yeux se brouilleront à la lumière, nous rentrerons dans le
pays des nuages. Tu seras seul dans leur brouillard, mais tu continueras
-
à ramer. Nous nous retrouverons ensuite.
Te’ite obéit. Peut être va t-il découvrir la dernière sphère du ciel ?
Les nuages s’écartent enfin. La mer le conduit vers une plage recouverte de galets noirs, marron et orange. Les arbres gigantesques d’une
vallée profonde mangent le rivage. Des montagnes aux falaises nues
s’élèvent très haut dans le ciel. Les parfums de petites fumées bleues et
vertes accueillent les visiteurs. Quelques hommes, munis d’herminettes
en
pierre creusent, dans des troncs d’arbres, des cavités noircies.
D’autres ajustent les pièces d’une quille. D’autres encore mettent le feu à
des noix de bancoul attachées à un bâton et recouvertes de sève d’arbre
à pain ; cette dernière coule dans un récipient d’eau, puis est façonnée
en
boules qui servent à enduire les jointures des pièces de pirogues à
assembler. Les mains de ces hommes sont, en plein jour, comme phos-
phorescentes ; plus ils avancent dans leurs travaux, plus les pirogues se
parent de lumière. On en prête une à Te’ite : elle est merveilleuse de sensibilité. Il s’exerce à des techniques auxquelles il n’avait jamais pensé
auparavant. Ses progrès sont immenses car les habitants de ce monde
partagent leurs savoirs et leurs opinions ; en travaillant, ils obtiennent
ainsi le pouvoir de la perfection dans ce qu’ils aiment le plus, et ils imaginent sans cesse de nouvelles façons de la réaliser.
Une fois, le jeune homme pense à son village.
Grand-père, pourquoi y a t-il beaucoup moins de gens sur cette
grande île que sur notre petit atoll ?
Parce que, comme je te l’ai déjà dit, il y a peu de personnes qui
cherchent à mieux à faire dans leur vie que de manger, de boire, de se
battre, de conquérir le pouvoir dans leur famille, dans leur voisinage, dans
leur village, dans leur pays. Toi, Te’ite, quand tu es né, tu connaissais déjà
beaucoup de choses. J'ai réalisé cela quand, te tenant pour la première
fois dans mes bras, tu m’as regardé droit dans les yeux et tu m'as souri.
J’ai eu une révélation : tu devais t’appeler Te’ite, celui qui voit, qui corn-
-
143
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
prend, qui sait ; et je devais au cours de ma vie terrestre te révéler peu à
peu à toi même. Je ne savais comment. En jetant dans la passe ton pito,
j’ai vu le grand requin bleu qui est notre gardien à tous, et j’ai su alors que
je devais accomplir cette mission en te transmettant mon savoir non seulement par la parole, mais aussi par l’apprentissage de la rame. C’est
grâce à la pirogue que tu es ici et que plus tard tu découvriras d’autres
mondes où nous nous rencontrerons à nouveau. Mais auparavant, nous
devons retourner sur' terre car notre temps là-bas n’est pas terminé.
Quand tes copains te traiteront de hasvane, tu ne seras plus triste désormais, ajoute t-il avec bonté. Viens, nous devons dire au revoir au maître
du lieu. Donne moi ta main.
Ils se retrouvent instantanément auprès de lui, car cet endroit n’est
pas un espace et n’est pas non plus une durée dans le temps comme
nous les connaissons sur terre. Te’ite comprend :
-
Tes efforts, ton courage et ta réussite exceptionnelle aux entraîne-
ments de courses de pirogue t’ont donné le pouvoir d’exercer un souhait
sur terre. Va mon
enfant, et... à bientôt.
Lorsque les deux voyageurs arrivent chez eux, ils sont accueillis par
des moqueries :
-
Où étiez vous encore passés ? On vous a vu disparaître à l’horizon
et on commençait à s’inquiéter.
“Bizarre en effet, se dit le jeune homme, en songeant à tout ce qu’il
vient de faire et d’apprendre, la durée du temps sur terre n’est vraiment
pas la même que celle de là bas.” Il hausse les épaules : “Après tout, l’im-
portant n’est-il pas de connaître et de se souvenir du pays des nuages ?”
Les gens s’intéressent maintenant à Te’ite au point de le flatter, car
non seulement il a
gagné toutes les courses de son île, mais également
celles de son archipel des Tuamotu. Ces succès l’ont sélectionné pour
participer à Tahiti à la course des ‘Aito, catégorie Junior.
Au petit aéroport local, tout un groupe de supporters et d’admiratrices l’entourent. Lejeune homme n’est pas dupe : il est toujours un boiteux à leurs yeux, seulement ses.succès prometteurs de victoire flattent
leur orgueil. L’arrivée à Papeete est un choc : toutes ces routes, toutes ces
144
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
voitures, tous ces gens qui se pressent, toutes ces boutiques ! Ce sont
les cinémas qui l’impressionnent le plus. Il faudra qu’il aille dans chacun
d’entre eux.
Au départ de la compétition, le lagon est rempli de pirogues concurrentes : cinq cent, six cent peut-être ? Le signal. C’est parti. Il se détache
tout de suite de la masse en évitant l’entrechoquement des balanciers
ainsi que la proximité intempestive des bateaux suiveurs. Ensuite, libre et
seul, la gestion de l’épreuve sportive n’est pour lui qu’un jeu d’enfant. Il
gagne haut la main la première place et devient ainsi sélectionné pour la
course des super ‘Aito où toutes les catégories d’âges sont représentées.
Cette compétition aura lieu un mois plus tard. “C’est loin”, se dit Te’ite,
curieux de la ville et décidé d’y rester pendant quelques temps. L’argent
de sa victoire lui permet de découvrir Papeete de jour comme de nuit.
Apparemment il mène joyeuse vie, mais très vite le cœur n’y est plus :
“tout cela ne rime à rien”. Cependant il se laisse entraîner de-ci de-là car
ses copains de ballades et de dragues lui promettent sans cesse d’autres
surprises. Après une semaine de séjour, il rêve que Tereo l’appelle au
secours. Le lendemain au petit matin son grand-père téléphone :
Je veux te revoir. C’est important et urgent. Ton billet d’avion est
prêt.
A l’arrivée, seul l’aïeul l’accueille, accompagné de Tereo. Sur le chemin en soupe de corail qui les conduit chez eux, la joie et l’amour les lient
-
de nouveau tous trois ensemble. Juste avant d’arriver à la maison, le vieil
homme s’explique :
-
Je t’ai fait revenir, car là bas on t’empêchait de t’entraîner. Avais tu
réalisé cela ? Et comprends-tu pourquoi ?
Devant l'air penaud
et le silence embarrassé de son petit fils, il
reprend aussitôt :
-
Tu vas travailler tes techniques de vitesse du lever au coucher du
soleil, et, ajoute t-il après un silence, tu m’accompagneras encore une fois
des nuages.
Ainsi fut fait.
au pays
Seulement le grand-père resta là bas : son rôle auprès de son petit
fils était terminé dit-il ; et puis il désirait apprendre autres choses dans un
145
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
autre monde. Qu’entendait-il par là ? Pour toute réponse il hocha la tête,
sourit à Te’ite, devint de plus en plus lumineux au point de lui faire baisser les yeux. C’est ainsi qu’il disparut. Lejeune homme revint seul et bien
triste vers son île. Il fut accueilli par tous les villageois qui les cherchaient :
la course du super ‘Aito avait lieu dans une semaine et le comité sportif
avait payé sa place pour l’avion hebdomadaire qui partait le lendemain.
Quant à l’aïeul, il fut plus tard officiellement porté disparu corps et bien,
avoir laissé de traces, sans explication logique, comme tous les
bateaux et avions qui s’étaient "évaporés" ainsi avant lui en plein océan.
sans
Te’ite, attristé d’avoir perdu la seule personne qui le comprenait, et se
sentant prisonnier de sa renommée, s’envole vers Tahiti, le cœur gros et
inquiet. Il s'entraîne sans relâche sur le parcours afin de prévoir comment
choisir son cap et gérer sa course. Cependant son angoisse persiste : il
sait qu’il devra surmonter une épreuve supplémentaire. Mais laquelle ?
Au matin de la compétition il se réveille avec la peur au ventre. Puis
le doute l’envahit : lui, le jeunot, que lui prend t-il de vouloir déchoir le
champion en titre, invaincu depuis huit ans ? Et puis pour qui, pour quoi,
cette course, qui l’ennuie avant d’avoir commencé ? Il aime ramer pour le
plaisir d’apprendre, pour perfectionner ses techniques par mauvais temps
avec houle croisée, pour le dépassement de lui même, pour la découverte, pour se sentir libre ; pas pour les applaudissements d’une foule
anonyme, ni pour le clinquant des médailles. Une voix à l’intérieur de lui
même le gronde gentiment :
Achève ce que tu as commencé. Le comité s’est endetté pour te
faire participer à la course individuelle la plus prestigieuse du pays. Tu leur
dois une victoire. Après, tu feras ce que tu voudras.
Les étapes du parcours se font comme dans un état second. Au
début, les supporters du Aito favori, à priori invincible, restent indifférents
à Te’ite : à sa sortie du peloton, à son passage à la vitesse supérieure, au
fait qu’il se détache de la tête de file. Leurs attitudes changent lorsqu’il
talonne le champion en titre. La bataille est rude : une heure de lutte à un
rythme infernal, tous deux étant résolus à en découdre. Puis, vers l’arrivée, l’opinion publique bascule devant la virtuosité du jeune homme placé
en tête. Les reporters s’époumonent, les cameramen n’ont d’yeux que
-
146
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
pour le frêle esquif qui sombre dans les creux de la mer grise pour surgir
plus haut, qui surfe et vole sur les sommets mouvementés pour se poser
toujours plus loin, toujours plus vite, et qui se dirige maintenant seul vers
le rivage.
En un éclair Te’ite comprend le motif de sa peur matinale. Il va devoir
quitter sa pirogue et finir la course en solitaire par un sprint sur la plage,
sur le sable mou qui retient les pieds, qui oblige à décupler les efforts. Son
infirmité va manger son avance. Sa claudication va être la risée de toutes
les personnes présentes, de tous les téléspectateurs du pays. Il imagine
leurs moqueries, chez eux, bien assis dans leur fauteuil. Sa gorge se
serre et bloque son souffle. La foule immense et compacte s’avance
comme prête à l’étouffer ; elle lui trace un chemin étroit et mouvant, car
les agents de sécurité sont débordés par le délire collectif ; ne va t-elle
pas le faire tomber ? Quelques voix à l’accent de chez lui s’exclament :
“Te’i, Te’i”. La souffrance de son enfance l’assaille, lui meurtrit les oreiljes,
lui crève le cœur. Des larmes l’aveuglent. Un regard derrière lui : le Aito
vient de poser ses pieds sur le sable mouillé. Tétanisé, il avance, propulsé
par toutes les forces de son désespoir. Voilà maintenant que toute la foule
scande : “Te’i, Te’i”. Il réalise alors que ces mots ne sont qu’encouragements, enthousiasme,
puis cris de la victoire ! On le soutient, on l’assied, on le sèche, tant il est épuisé par ses émotions. La cérémonie officielle avec tous ses feux de projecteur et toute sa pompe, renouvelle son
supplice car sa réserve devient mystère et excite la curiosité publique.
Il s’enfuit de Tahiti par le premier avion.
...
Son arrivée chez lui est un triomphe. Chacun a tressé une couronne
de bienvenue et, à l’aéroport, le visage du champion disparaît sous leurs
amoncellements. L’entrée de son village est décoré d’un portique fleuri.
Un assemblage de pétales multicolores titre : “Bienvenue à Te’ite, NOTRE
Super ‘Aito”. A la maison c’est l’effervescence. On l’entoure, le questionne, le bichonne. Il aimerait bien dire bonjour à Tereo, le mettre au courant de sa victoire, sentir sur sa joue le groin humide en guise de récompense, mais tout le monde s’ingénie à l’accaparer sans cesse. Un
immense tama’ara’a a été préparé sur la grande place. Les organisateurs,
levés avant l’aurore, ont terriblement faim et n’attendent plus que leur
147
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
héros pour faire ripaille.
Deux enfants, l’air triste et indigné s’approchent du
jeune homme et
tirent la manche de sa chemise. Ils chuchotent :
-
-
On a vu nous Tereo.
Où est-il ?
Les petits doigts pointent le ahima’a puis le barbecue :
On a vu nous : on a tué à lui
Le jeune homme virevolte sur ses pas, fait le tour de la maison, de la
-
cour, en appelant Tereo. Il fouille sa cabane : disparu le sac à coprah ; il
cherche en vain son bac à eau et son plat à nourriture. Alors il court vers
le barbecue où l’on tourne et retourne deux cuisseaux énormes à la
peau
couleur caramel. Les deux chargés de cuisson décampent à sa vue. Te’ite
sent la colère chasser l’incrédulité, la douleur écraser la
vers le ahima’a où tout le monde ou
joie. Il se dirige
presque s’affaire à l’ouvrir. Le prési-
dent du comité sportif s’approche et tente de l’entraîner à l’écart.
-
Viens plutôt boire la bière de la victoire avec nous. Plus tard les
femmes nous serviront à manger.
-
Qu’avez-vous fait de Tereo ? L’avez-vous... le mot “tué” lui reste
dans la gorge.
Qu’as-tu à pensera lui maintenant. Viens
Te’ite se dégage d’un coup sec et se dirige vers le pasteur qui pas-
...
sait par là.
Toi, l’homme d’église, tu ne vas pas me mentir. Tu es toujours au
courant de toutes les choses cachées qui se passent ici. Alors dis moi,
-
c’est vrai que Tereo a été tué, pour vous goinfrer ? Pour me le faire man-
ger?
-
Ne te mets pas dans une telle colère pour un simple animal
qui est
souvent cité par les écritures comme étant une bête impure.
-
-
Réponds moi. Un mot. A t-il été tué pour cette fête ? Oui ou non ?
Oui
Te’ite hurle son chagrin, puis il fixe la mer au delà de l’horizon.
-
Habitants du pays des nuages recevez-vous ma pensée ? Je veux
que mon vœu se réalise. A l’exception de ces deux enfants qui souffrent
148
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
comme moi,
je change en pierre pour l’éternité des temps tout ce qui vit
sur cette île.
Instantanément tout s'immobilise, tout s’éteint, tout se
pétrifie —
humains compris — en rochers aux formes diverses.
Te’ite fait alors monter les rescapés dans sa pirogue, puis rame de
toutes ses forces en direction du pays des nuages.
Ils sont accueillis par un chef, par des habitants, autres que la der-
nière fois.
-
-
-
Mon grand-père est-il toujours ici ? demande le jeune homme.
Il est parti vers un autre monde.
Je voudrais le voir. Est-ce possible ?
Ferme les yeux. Pense très fort à lui tout en l’appelant avec tout
l’amour dont tu es capable.
-
Un voile noir s’épaissit au point de rendre aveugle, puis se dissipe
peu à peu. Un paysage de montagnes apparaît, rempli de fleurs, d’animaux, de personnes vivant tous en réelle amitié. Le grand-père surgit
dans un habit de lumière. Sa voix très douce s’insinue en Te’ite :
Tout ce qui était vivant et aimant sur la terre se retrouve en cet
endroit : les fleurs, les animaux, les être humains. Tout est beau ici car
-
chacun apprend à approfondir le sens de l’amour.
-
-
-
-
Je voudrai découvrir cela avec toi.
Qu’es-tu prêt à faire pour réaliser ton désir ?
Je ne sais pas.
Es-tu prêt à redonner la vie à toutes les pierres de ton atoll ? Je t’en
donnerai le pouvoir si tu le veux.
-
Ah ça non ! Jamais ! Cela ne me fera pas revivre Tereo. Leur par-
donner ?
Impossible !
Alors, rends toi au moins utile au pays des nuages. Fais travailler
les deux enfants que tu as amenés, ainsi que les futurs nouveaux venus,
-
pour qu’ils apprennent la perfection de la rame en pirogue. Souviens-toi
de ta vie sur terre et essaye peu à peu de ne pas juger sévèrement ceux
149
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
qui t'ont fait souffrir, car en te faisant cela, ils se sont fait également beaucoup de mai à eux mêmes. Pense à tout cela mon enfant. Quand tu seras
prêt pour l’apprentissage du sens de l’amour, fais moi signe à nouveau.
L’aïeul disparaît progressivement, le voile noir revient peu à peu, laissant à Te’ite le temps d'entendre le couinement lointain et joyeux de Tereo
qui l’appelle.
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Vocabulaire en langue tahitienne :
Ahima’a
Four tahitien.
‘Aito
Héros.
Amuira’a
Groupe de personnes ayant un rôle actif dans la paroisse.
Feti’i
Famille
Firifiri
Beignets en forme de huit.
Expression populaire pour ie mot "fou ».
Connaissance, perception, compréhension, savoir, science, aptitude,
Voir, percevoir, connaître, savoir.
Hasvane
‘Ite
Kau
Embarcation
Kava
Fruit rond et vert. Pometia Pinnata ; syn, nephelium pinnatum.
Ma’oa
Turbo (mollusque gastéropode).
Mi’i
Graisse.
Milo
Boisson à base de malt.
Mo’otua
Petits-enfants.
Pa’i
Interjection. Donc.
Pain taratara
Pain rond, sucré, d’aspect dentelé.
Paka
Cannabis.
Pa’umotu
Pere te’i
Jeu de marelle.
Pinex
Aggloméré de bois.
Pito
Cordon ombilical.
«•
Qui est des Tuamotu ou qui appartient aux Tuamotu.
Pufenua
Placenta.
Tahu’a
Guérisseur.
Tama’ara’a
Banquet.
Taura
Totem.
Te hui tupuna
les ancêtres. Hui étant un mot collectif utilisé pour indiquer
une certaine considération.
Sautiller sur un pied.
Te’i
Uakati
Vaka (va’a)
Varua
Expression populaire pour : "On va gronder."
Pirogue.
Esprit.
‘Refer : « Le mystère de l’univers Maohi » de Ch. Teriiteanuanua MANU-TAHI. Editions VEIA RAI,
1992.
150
Dossier : Diversité culturelle et francophonie ( 1)
Romans (extraits)
151
Monique Aqénor
Monique Agenor est née sur l’île de la Réunion.
Etudes secondaires à Saint-Denis de la Réunion
Etudes Universitaires à Paris/Sorbonne.
Auteur et Producteur de films documentaires sur les DOM-TOM, Océan
Indien, Océan
Pacifique. Elle est écrivain
Littérature Adultes :
UAïeule de lisle Bourbon, Ed. L’Harmattan, 1993. Prix des
Mascareignes, 1994.
Bé-Maho, Ed. Serpent à Plumes, 1996. Finaliste Prix Carbet, Antilles.
Comme un vol de papang, Ed. Serpent à Plumes, 1998.
Cocos-de-Mer, Ed. Serpent à Plumes, 2000.
Littérature Jeunesse :
Le Châtiment de la déesse, Ed. Syros jeunesse, 2000.
Plongée dans l’île aux tortues, Ed. Syros jeunesse, 2001.
Les enfants de la colline sacrée, Ed. Syros jeunesse, 2005.
Extrait du roman
Bé-Maho
À chaque fois qu’il passait devant la case Thérèse Tic-Tic, le bazardier Médéo était salué par des salamalécoums rieurs de la fesse chaude
des Hauts. Un sacré numéro. Qui ne ménageait ni sa peine ni son
temps
à consoler ceux que la vie n’avait pas gâtés. Tous les mâles Youls de
Plateau Cochons et d’ailleurs, étaient venus un jour ou l’autre, secouiller
leur culotte dans son miel sauvage. Un miel sauvage odorant et
juteux
auquel Médéo se refusait rarement. Mais quand il avait à descendre en
ville son panier de manioc et de maïs sur la tête, ses
légumes tendres
dans la soubique portée à bout de bras et son boucané cochon dans sa
bertelle attachée aux épaules, il ne jetait qu’un
vague regard à la chabine,
un petit sourire en coin, et passait son chemin en sautillant à
petits pas.
Il avalait le sentier-cabri le plus vite qu’il pouvait avec la trouille de la
piqûre mouche à miel qui le faisait danser le séga-maloya en deux temps
trois mouvements. C’est que Thérèse Tic-Tic savait y faire, et qu’une fois
qu’on y avait goûté, rare qu’on n’y revienne pas.
152
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
C’était au temps de la joyeuseté, au temps de leur adolescence à
tous les deux que Thérèse Tic-Tic avait fait lever son haricot, et depuis,
elle n’avait cessé de sarcler, de biner, d’arroser. Il l’aimait bien la Tic-Tic,
tignasse en volcan où tous les poux de la création jouaient à
ses tétés en ballons bringelles, libres comme l’air qui
allaient et venaient au gré de leur humeur, et surtout, surtout, ce qu’il
aimait c’était sa chouchoute parfumée miel sauvage.
À cette seule pensée, Médéo se mit à rire aux tamarins et aux
nuages dans un grand fendant de sa bouche comme une belle manguejosée d’où jaillit le rose vif de ses gencives. Et pour se donner de l’avant,
car en-ville c’était loin encore, une large goulée de l'arack qui pendait à
sa ceinture dans sa moque fer-blanc était la bienvenue. T’à l’heure, dès
que le gros fénoir commencera à poindre, il aura gagné la tanière qu’il
s’était fabriquée au-dessus de la Mare à Voèmes, faite de feuilles, de
terre, de pierres et d’herbes. Il aimait beaucoup s’annuiter dans ce trou de
roche pour bien reposer son corps après les dures journées de marche.
avec sa
cache-cache,
Quelques bons coups de sec d’abord pour tirer la fatigue et après, le
sommeil vient tout seul caresser ses paupières et fermer ses yeux. Tout
à ses envies de douce chatte-en-jambes, Médéo ne s’était pas aperçu
qu’il s’engageait sur l’échelle de corde, qu’il connaissait bien pourtant,
posée horizontalement d’une montagne à l’autre, sous laquelle bouillonnait les flots monstrueux d’une rivière.
Il s’en était fallu de peu que son corps ne basculât par-dessus la
légère rambarde de corde tressée d’autant plus facilement que les petits
coups de rhum avaient commencé leur déferlante avec tangage incontrôlé. C’était un des endroits les plus tordus à traverser. Aussi, s’arc-boutant habilement d’une seule main à la passerelle, l’autre toujours prison-
nière de la soubiquè à légumes, le panier en équilibre sur la tête et la bertelle au dos, il essayait d’épouser avec docilité les balancements de droite
et de gauche de la frêle échelle jusqu’à ce qu’il pût, arrivé tout au bout,
sauter des deux pieds et d’une seule fois, de l’autre côté de la ravine.
Heureux de son exploit, comme si c’était la première fois, il se reversa une
rasade d’arack,
question de ne pas se laisser impressionner par les
153
Littérama’ohi N°9
Monique Agénor
imprévus de la vie. Il est vrai qu’il s’était toujours défendu d’être la victime
réelle ou supposée du fatalisme ou du hasard. Le filet amarré dans son
gosier depuis sa naissance, Médéo, que tout le monde avait surnommé
Parlpa, s’était rattrapé sur tout.
irkick
-
Parla, n’a point rien pour moi ?
Quelqu’un, en lui tapant sur l’épaule, l’avait fait sursauter et se retourMalou, la très croquante
femme de chambre de l’hôtel était là, tout contre lui. Heureux de la surprise et de l’honneur de se trouver seul avec elle dans le sombre godon,
Médéo fit oui de la tête et sortit de sa bertelle un petit paquet de gratons,
des saucisses fumées et un macatia qu’il tendit à Malou, les tripes tourneboulées en gambades incontrôlées.
Mi aimerait bien coq’ tite-fille-là..., se dit-il dans son cœur, les yeux
fixés sur la croupe rebondie de la belle Malou.
ner. Ah ! cette voix ! Ce causement de bec-rose !
-
En
pensée, dans le fénoir du godon, dans l’odeur des victuailles
mêlée à la fraîcheur ambiante légèrement âcretée, Médéo se voyait déjà
le chanceux possesseur de la coucoune de velours noir qui avait l’air de
s’offrir pour un râlé-poussé frénétique et sauvage. Malou, il est vrai, passait dans le village pour une agace-pissette qui avait la particularité de
transformer les plus molles chenilles de mer en trompe d’éléphant monte-
en-l’air.
Nul besoin pour le bazardier d’une agace-pissette. La voix de Malou,
son haleine, le
parfum de ses aisselles et les formes de sa coucoune qui
se laissaient deviner à travers son tablier de femme de chambre, l’avaient
affamé comme loup dans les bois, et dans un geste carnassier qui lui était
peu habituel, il appliqua crûment la paume de sa main sur la croupe flambée qu’il dévorerait volontiers. La réaction de cette pupute de Malou ne se
fit pas attendre. Elle saisit à son tour la trompe d’éléphant monte-en-l’air,
et d’une pincée ferme de homard en colère obligea la main mal élevée à
154
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
se retirer.
Décontenancé, Médéo avait reculé dans un rire jaune et souffreteux,
laissant à Malou le temps de sortir dignement avec ses gratons et ses
saucisses.
La jeune femme s’était retournée sur le pas de la porte, et dans un
petit rire ironique et content, s’était éloignée très lentement, prenant soin
de laisser la porte grande ouverte. De là, l’amoureux pouvait contempler
la silhouette moqueuse, au cul sublime, au déhanchement pervers, aux
mollets nargueurs, à la taille insolente, à la cambrure effrontée.
Comme pour mieux savourer sa victoire, et sûre que Médéo la
contemplait du pas de la porte, elle fit volte-face, les bras écartés en un
geste d’au-revoir laissant à l’admirateur éperdu la dernière vision de deux
gros et beaux tétés pointus, tout en joyeuseté sous le tablier bleu. Les
sens de Médéo, comme chevaux excités sur mer houleuse, caracolèrent
à toute allure vers une voie hélas, sans issue.
Toute la personne de Malou digdiguait son être au plus profond de
lui-même. Mais il y avait plus grave. Il était sûr qu’il était tombé en amour !
Quelle guigne ! Pourquoi elle ? Pourquoi justement celle à qui... bez’ta
mer!... à
qui jamais il n’aurait fallu accorder le moindre regard, le
moindre soupir, la moindre fantaisie. Couillon carré de taiseux, n’essaye
plus jamais de laisser traîner ta paluche de Youl blond-des-Hauts sur
d’aussi lointaines et inacessibles touffes noires.
Il était conscient, le bazardier, que tout descendant d’aristo de la première heure qu’il fût, sa race n’était plus que jus de fumier.
Une race qui s’était décomposée depuis les temps longtemps, pas
tellement par refus raciste de sangs mêlés mais plutôt par orgueil de
liberté et d’indépendance.
Le racisme, Médéo y était confronté chaque jour, et de tous les côtés,
pas ouvertement mais par petites touches insignifiantes, à la limite de l’indifférence.
Les P’tits Blancs-dès-Hauts n’existaient pour les Gros Blancs-des-
Bas qu’en qualité de greniers à légumes et pourvoyeurs de cochons. Ils
n’existaient pour les
Chinois qu’en qualité de piliers de boutiques. Et
155
Littérama’ohi N°9
Monique Agénor
n’existaient pas du tout pour les Noirs. Anciens esclaves, tous ces nègres
gardaient vis-à-vis du gros Blanc une mentalité de chiens cotillant de la
queue, mais déniaient au P’tits Blancs le droit à l’existence.
Quelqu'un comme Malou, pas bête de surcroît, comme s’en était
persuadé Médéo, n’avait que faire d’un idiot muet, dégénéré, d’un blanc
délavé et gratte-la-terre sans avenir. Il savait ce dont rêvait Malou.
Ce dont rêvent toutes les plus jolies cafrines de l’île : épouser un
fonctionnaire blanc d’en-France, un z’oreil, et partir vers de jours
meilleurs.
Aucune porte de sortie pour ces jeunes filles, sinon de s’enticher de
n’importe qui, sur un coup de tête, pourvu qu’il soit bon Blanc et prêt à
l’embarquer au-delà des mers.
Ce n’était pas ce qu’il souhaitait pour la fleur sauvage de son cœur.
Pour le moment, à la place du cœur, c’était une machine à boules
qui
s’était mise en branle, faisant grand remue-ménage dans ses artères.
Sous son crâne, des fourmis rouges grignotaient il ne savait
trop quoi, et
asteur les chevaux blancs de la mer houleuse aspiraient le trop plein de
son âme lui apportant l’irrésistible envie d’aller
jeter son corps à la mer,
sans ti-bois ni trompette, dans le flic-en-flac des flots.
Ed. du Serpent à Plumes, 1996
Monique Agénor
Glossaire
Asteur : maintenant ; Arack : rhum ; Bertelle : sac à dos en fils de vacoa tressés ;
Bez’ta mer
juron à connotation sexuelle ; Bringelle : aubergine ; Chabine : noire rouquine à
peau claire ; Godon : petite pièce servant de garde-manger ; Moque : boîte de conserve vide ;
.
Soubique : large panier en fils de vacoa tressés ; Youl : surnom donné aux P’tits Blancs des
montagnes ; Z'oreil : métropolitain de France
156
lienne Salvat
Née à Fort-de-France (Martinique) le 12 mai 1932, elle étudie à Lyon puis à Bordeaux.
Agrégée de Lettres Modernes, elle a enseignée à la Martinique (1957-1962), puis à la
Réunion (1965-1992). Elle mène en parallèle des activités de comédienne-amateur et
d’animatrice culturelle. Elle a réalisé des reportages sur les figures féminines de l’Océan
Indien pour la Revue Amina. Par ailleurs, elle est membre de l'Union pour la Défense
de l’Identité Réunionnaise (UDIR) dont le président est le romancier réunionnais JeanFrançois Sam-Long ; membre de la Société des Gens de Lettres de France (SGDL) et
de l'Académie Littéraire de France et d’Outre-Mer (ALFOM) ; et déléguée Régionale
pour l’Océan Indien de la Société des Poètes Français (SPF).
Œuvres
Poèmes publiés dans :
-
-
-
-
-
-
la revue Créolie,-1978-1983.
la revue Action Poétique (directeur Henri Deluy, n° spécial sur la poésie réunionnaise)
la revue 213, n° de 1999 publié par les éditions Eclaireurs de Christophe Styczynski
la revue "UArbre à Parole", 1998.
la revue Arcade de Claudine Bertrand, Québec, 1998.
la revue La Pléiade Pictave, n° spécial Poésie Féminine, 2005.
Elle figure dans deux anthologies de la poésie féminine réunionnaise :
-
-
île Femme, 1987.
Poèmes d’Elles, préface de Julienne Salvat, UDIR, 1997.
Recueils de poésie
Tessons Enflammés, éditions UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 2001.
Fractiles, éditions UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 2001.
Chants de veille, éditions UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 1998.
A paraître : un nouveau recueil à l’occasion du prochain Salon du Livre de Paris,
édit. Le Carbet, avec le concours du Centre National du Livre.
-
-
-
Roman
-
La lettre d’Avignon, Ibis Rouge Editions, Matoury, Guyane, 2002.
Autres productions littéraires
-
Conception du recueil collectif Poèmes d’Elle, et préface, UDIR, Saint-Denis,
La Réunion, 1997.
-
Publication de récits de Théodore Pavie sur L’île Bourbon, préface et rassemblement,
UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 1996.
157
Littérama’ohi N°9
Julienne Salvat
Extrait du roman
La lettre d’Avignon
«
Enfances : riz blanc de nos rires et nos larmes lentilles. Nos mères
la force, nos mères vigilantes, couveuses, leurs mains de tendresse grondeuse et de raclées pour faire cuire la peau de nos jambes,
de nos
fesses, et nous maintenir dans le droit chemin ; nos mères, au front le pli
du souci pour notre demain ; nos mères seules, les pères absents ou plutôt toujours à rôder dans le tournis de jupes lointaines pour accomplir
Dieu sait quels exploits.
Nos grand’mères, leurs herbes, qui ont pouvoir de guérir fièvres et
blesses dans nos poitrines, leurs tisanes à tous maux enrobées de
prières exorcisantes enjoignant à la maladie de dévirer chez Satan son
maître, avec ses pompes et ses oeuvres, et chez la personne qui a
envoyé ça pour nous ici-là, car c’est toujours l’enfant la victime du mal,
des jalousies, des intentions malveillantes.
Féminie aux odeurs de sueur fauve, de patchouli, d’huile de ricin.
Guillochis de tresses crépues serré dans la pudeur du mouchoir calandré.
Mains coupelles, mains calebasses d’où débordent l’eau de café, le frui-
tage, le matété à la cannelle, tous les parfums de la muscade et de la
vanille, des tableües de coco, du chocolat de communion et du pain au
beurre, mains qui n’en auront jamais fini de rassasier.
La ravine grand-paternelle, ses goûts affluent à mes lèvres, saveurs
rouges des vents chargés de framboise écrasée, d’abricot, de mangue
tombée à la pourriture sucrée, de pommes-roses, de pommes d’eau ;
saveur molle des écrevisses débusquées à mains nues de sous les
roches glissantes, et bouffées toutes crues ; saveur verte des tailles de
bambous fraîchement abattus pour barrer le courant, retenir bassins et
cascades de nos jeux ; saveur vive de nos plongeons à criailler aigu ; et
158
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
on restait
longtemps, pris de tremblade, en chair de poule ; on s’attardait
quand même, faisant mine de ne pas entendre grand-père : depuis le
haut du morne, il nous hélait que le manger était paré.
On résistait encore tant qu’on le pouvait à l’appel du calalou, au fon-
dant du migan sur la langue, au frisson des dents broyant les pépites de
museau salé.
Enfants de nègres, nourris de la riche terre, grasse de la sueur et du
sang de nos ancêtres... Au-dessus de nos têtes se succédaient les ciels
de carême et d’hivernage. Entre autres partages, nous avions le pouvoir
de
déranger les diablesses qui sommeillaient leurs siestes dans les
racines entrelacées, elles se reposaient de leurs courses nocturnes, leurs
maléfices, leurs méfaits contre des fous qui s’étaient laissé séduire et qui
en avaient perdu la raison ou peut-être même la vie. Certains
parmi nous
juraient ma foi d’honneur avoir eu le temps d’entrevoir le pied fourchu
d’une de ces belles ensorceleuses mais elles peuvent s’envoler, disparaître pour que tune les voies pas. D’ailleurs, ça vaut mieux, car autrement, tu peux tourner en grosse roche.
J’ai voulu franchir de nouveau les frontières du royaume des
jeux
d’antan. Paysage abandonné, ce n’était plus qu’une muraille
végétale
incluant un château de belles dormeuses. Enlianée, une efflorescence
chevelue s’affaissait par endroits sur nos anciennes piscines,
dérangeait
la canalisation de bambous qui allait rejoindre autrefois la
propriété, bricolage ingénieux de l’aïeul, qui permettait de recueillir l’eau pour la cuisine et les jardins. Les eaux survivaient, découpaient lentes le bas des
roches verdâtres, ou bien reposaient au pied d’un glacis lavé. Je ne
pus
résister à l’appel des souvenirs.
J’ai entraîné mon amour et nous avons troublé la moire
tranquille
d’une cuvette tiquetée d’ombres et de lumière. Je tendis mes
paumes
vers ce
qui n’était plus. Mais le ruissellement ne se voulut pas baptismal,
159
Littérama’ohi N°9
Julienne Salvat
l’enchantement n’opérait plus. Oui, même sij’avais été autrefois un de ces
enfants libres, sorciers, j’avais depuis longtemps comme bien d’autres
vendu mon âme aux livres qui ne parlaient pas de ces endroits secrets ;
j’avais certes acquis d’autres pouvoirs, mais j’avais perdu celui de ressusciter les fantômes de jadis, de réveiller les peuples invisibles de l’eau, des
hautes savanes herbières, des dégringolades de choux caraïbes et de
Chine aux larges éventails, et des plants d’ignames qui, le long des
pentes, se paraient des gemmes de la rosée. Je n’étais plus qu’une
négresse savante, étrangère désormais à cet univers qui m’entourait là
de son reproche muet et m’interdisait son accès. Il n’y avait plus sous mes
yeux qu’un décor glacé dont les acteurs me tournèrent le dos quand je
tentai de les approcher.
Plus de jeux, plus de bains, beau chuchotait son indifférence, des
conciliabules
mystérieux m’excluaient. Les arbres plantés par mes
ancêtres craquaient un rire narquois en se frottant contre le vent lui-même
soudain rafraîchi, hostile. Tout avait l’air de me dire :
un
“Va t’en d’ici. Tu n’as plus ta place parmi nous. Tu nous as trahis pour
monde de machines pétaradantes et sans âme, pour un monde de
livres qui t’ont appris à avoir honte de nous, un monde qui ne parle pas
notre langage, qui ne mange pas les graines de ta terre. Retourne vers le
tintamarre qui ne partage pas, qui n’écoute pas, qui exclut, où tu ne seras
jamais qu’une mal adoptée, une mal blanchie, et remmène avec toi cet
intrus que tu nous as préféré. Laisse-nous au moins mourir seuls en
emportant avec nous ce qu’il y avait de meilleur en toi”.
J’ai été prise de frissons comme au temps de nos innocentes orgies
de baignades et de pêche où fusait notre joie. Mais c’étaient des éclats
d’angoisse dont j’étais transpercée. Et ce fut lui qui, troublé à son tour, me
touchant l’épaule, dit : “J’ai froid. Rentrons” ».
160
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
Fièvres d’un départ. Adieux aux rêves qui baissent la tête. Pour un
temps. Etreintes brûlantes de regards auxquels nous continuons d’appartenir. La braise couve dans le tesson. Ce n’est pas demain que nous
trempés. Ce n’est pas demain que nous aurons froid... Des
partent en fusées rigoleuses, cernent une garde mobile, des
nègres eux aussi. A chacun son inconfort. Rien de tout ceci n’avait été insserons
refrains
crit au programme.
Julienne Salvat
161
Nicolas Kurtovitch
Extrait du roman
Good night friend
Une fois assise
sur
l’une des deux chaises
métalliques posées
autour de la petite table ronde, la première chose que j’entends, le signe
que mon père va bientôt entrer dans le parloir, s’asseoir en face de moi,
le premier son, le premier bruit, c’est celui des clefs s’entrechoquant dans
le volumineux trousseau que porte le gardien de service sur le côté de sa
ceinture. Certains gardiens le tiennent encore à la main, lorsqu’ils pénètrent avec le prisonnier dans le parloir. D’autres en frappent au rythme de
leur pas les barreaux des grilles qu’ils longent, qui encerclent la cour intérieure de la prison. Celui d’aujourd’hui ne le fait pas, il marche deux pas
devant son prisonnier, comme totalement indifférent au lieu et aux circonstances. Comme pour demeurer anonyme, demeurer insensible à la
privation de liberté qui est autant la sienne que celle de celui qu’il traîne
derrière lui. J’entends ensuite le bruit des pas. Papa ne porte pas de ciaquettes en caoutchouc, il ne marche pas pieds nus non plus, ce qu’il
aurait préféré, mais c’est interdit dans la prison. Alors papa porte aux
pieds des chaussures de tennis, fournies par l’administration, en plus des
slips, des tricots, du pantalon réglementaires. La veille de son incarcération, je lui ai acheté une veste légère, en toile, mais les effets personnels
étant interdits, il me l’a rendue, « Garde-la, en attendant, ou donne-la à
quelqu’un d’autre ». Il marche en claquant légèrement le sol avec la
semelle, à chaque pas. Il fait un pas, regarde avec attention l’espace au
devant de lui et pose son autre pied, ainsi de suite avec souplesse, sans
heurt ni rupture dans le rythme. Le bruit de la semelle sur le sol reste un
mystère, il devrait y avoir un temps d’arrêt discordant. Ce n’est pas le gardien devant lui qui donne le rythme et la vitesse de marche, non, c’est lui
qui semble guider le pas de deux qu’ils n’offrent au regard de personne.
Il ne baisse pas la tête, il se tient droit, sans fierté, simplement comme un
homme. « Un homme se tient entre le ciel et la terre, pense-t-il, il les
réunit, alors il faut se tenir droit, sans rigidité, droit et souple, aucune arrogance dans cela, simplement la satisfaction de l’attitude juste ». Même en
162
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
prison on doit se tenir ainsi, même après avoir tué un homme. Certains
gardiens, sans s’en rendre vraiment compte, finissent par marcher avec
un port de tête relativement satisfaisant aux yeux de papa, et ça, ça le fait
sourire. J’ai toujours cru que ce sourire m’était adressé lorsqu'il entrait
dans le parloir. Peut-être que je ne me trompais pas à chaque fois. Cette
fois-ci j’ai entendu très distinctement le choc d’une clef contre un barreau,
puis le bruit de la clef dans la serrure, enfin le bruit de la poignée que
quelqu’un, le gardien certainement, tournait.
En vain, je cherche au fond des yeux de papa une lueur de gaieté,
rien qu’une fraction de seconde. Cette lueur, si je la trouve, ferait disparaître ma propre détresse de le voir ainsi enfermé. Je ne sais pas ce qu’il
aime le plus dans cette vie, mais lui il sait certainement ce qu’il perd maintenant qu’il est enfermé. Je suis venu le voir chaque semaine, le vendredi
ou le samedi, une seule fois par semaine depuis trois mois, et chaque
semaine j’ai constaté que sa peau se flétrissait, qu’elle perdait de sa
lumière et de sa belle couleur marron, qu’elle perdait de sa souplesse,
qu’elle vivait chaque semaine, un peu moins. Lorsque je le prends dans
mes bras, sous mes doigts la peau de son visage, de ses bras, celle que
je sens sous la chemise, est comme un vieux tissu rempli de poussière.
Je passe les doigts, incrédule, sur cette peau.
Nous avons parlé, à petites phrases, des mots tout juste reliés les
uns aux autres. Trop de chagrin, trop de larmes prêtes à couler sans
pudeur.
-
-
-
-
-
-
Cette semaine ?
Comme les autres semaines.
Rien de particulier ?
Rien du tout.
Les gardiens ?
Comme avec tout le monde, c’est pas le bagne.
-Tu t’ennuies ?
-
Comme d’habitude. J’essaie de lire. Tu sais, la lecture ça n’a jamais
été facile.
-
Je me souviens quand tu essayais de lire les livres de Johanna, ça
la faisait rire de te voir penché sur la table.
163
Littérama’ohi N°9
Nicolas Kurtovitch
-
Maintenant ça va beaucoup mieux, on s’y met à plusieurs. Il y a un
gars de Lifou qu’est pas mal. Je suis sûr qu’il a lu plus de livres à
lui tout seul qu’à nous tous dans la cellule, mais bon il a vingt ans
de moins que nous, alors...
-
-
Qu’est-ce qu’il a fait ? Il en a pour longtemps ?
J’en sais trop rien, il a tué, c’est sûr, sinon il ne serait pas avec
nous, mais pourquoi et qui ?
-
-
-
J’ai toujours mes cours à la chambre de commerce, lundi et jeudi.
Ah, et c’est bien ?
Oui, la professeur, celle que j’ai le plus souvent, est bien.
-Tant mieux.
-
-
-
-
-
-
-
-
Papa, notre nom, T., je crois qu’il y a quelque chose...
Qu’est-ce que tu dis, là ?
Je crois que ce n’est pas notre vrai nom.
Tais-toi.
Dis-moi.
Tais-toi je te dis, ne parle pas de ça.
Je ne suis plus certaine...
Ce n’est pas que ton nom, c’est notre nom à tous, à ta mère, à ton
frère, à Johanna.
-
-
Je sais tout ça, mais écoute-moi.
Si tu sais tout ça, alors tais-toi. Tu n'as rien à dire sur notre nom. Tu
n’as pas le droit de me parler comme ça.
-
-
Si ce n’était pas le nôtre ?
Si nous étions seuls dans cette pièce, tu recevrais une gifle pour
parler ainsi. Notre nom est T, point final !
Ne hurlez pas comme ça, ou je vous fais dégager.
me
-
Le dos à la porte, le gardien ne bouge pas et parle sans conviction.
-
Ne crie pas. Écoute-moi, T. n’est pas notre premier nom. L’autre
avant, c'est celui-là que je voudrais connaître. Je veux savoir pour-
-
-
164
quoi on ne l’a plus, si on peut le reprendre.
Mais tais-toi donc, je te dis ! Et qui t’a parlé de ces conneries ?
Mon professeur.
Son nom ?
Dossier : Diversité culturelle et francophonie (1)
-
Peu importe son nom. Elle sait de quoi elle parle, elle ne se lancerait pas dans ce genre de discussion avec nous si ce n’était pas
vrai. C’est trop grave.
-Tu lui diras de ma part, à cette salope, qu’elle s’occupe de son cul
et qu’elle laisse ma famille tranquille.
Papa s’est levé de sa chaise en la faisant tomber. Il arrête d’un geste
le gardien qui s’est avancé ; pour lui faire comprendre que tout va bien.
Lautre retourne près de la porte pendant que papa redresse la chaise et
me dit sans même me
regarder :
-Va-t’en Léa, ça suffit pour aujourd’hui.
Il n’a pas attendu que je l’embrasse. Il s’est dirigé vers la porte. Avant
de sortir il s’est retourné, je l’ai vu comme recouvert par une lame de fond.
Il m’a parlé avec douceur.
-
-
Reviens me voir demain.
Mais c’est impossible, lui ai-je dit.
-Tu trouveras le moyen, demain ou après demain, mais pas plus
tard. Maintenant je suis fatigué.
Il s’en va, il ne reste pas grand-chose de l’homme qui sait se tenir
comme il
faut, entre ciel et terre, sans fierté ni arrogance. Je devine qu’il
va marcher courbé
ne peux pas
jusqu’à sa cellule, ça me fait mal Théo, mal comme tu
l’imaginer.
Extrait de Good night friend, éditions Au vent des îles, Tahiti, mars 2006.
Nicolas Kurtovitch
165
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Jonathan Mencarelli
Artiste plasticien spécialisé dans la sculpture en taille directe,
il travaille tous
types de matériaux. En 2002, il gagne le
premier prix de sculpture au Premier Festival des Artistes de
Polynésie.
Son art métis tisse un lien entre l'art polynésien et les arts
occidentaux, orientaux et américain, tout en arborant
un
respect total pour l’environnement.
Dans un but unificateur, il rassemble les extrêmes et les
contraires dans le même temps, le même lieu.
“Himene fa'ateniteni” :
Détail d’une sculpture en bois de raisinier de mer/vine tatahi,
dimension : 1,40m
Tels des orgues,
des cariatides s'émeuvent et expirent un
hommage à la nature.
De cette branche coupée, dont les racines sont toujours
vivaces, les sons montent et s'enivrent jusqu'à l’horizon.
Jonathan Mencarelli, « Himene fa'ateniteni »
ISSN 1778-9974
Fait partie de Litterama'ohi numéro 9