B987352101_PFP1_2006_009.pdf
- Texte
-
Littérama’ohi
I
Diversité
culturelle
et
francophonie
Ont
n
ero
participé à ce numéro
Monique AGENOR
:
h(
2 4 MA! Wp
Michou CHAZE
Jean-Noël CrlRISMENT
Teura COLAS
Joël DES ROSIERS
Flora DEVATINE
René-Jean DEVATINE
Ananda DEVI
Solange DROLLET
Céline FORCIER
Monique GENUIST
Danièle-Taoahere HELME
Nicolas KURTOVITCH
Jean LEBATTY
Jimmy M. LY
Shenaz PATEL
Claude-Michel PREVOST
TeHUu Ma’ohi
Stéphanie-Ariirau RICHARD
Julienne SALVAT
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Numéro 9
Mai 2006
Littérama’ohi
Ramées de Littérature
Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
d’écrivains de Polynésie française
Publication d’un groupe
Directrice de la
publication :
Flora Devatine
BP 3813,
- Tahiti
(689) 820 680
: tahitile@mail.pf
98713 Papeete
Fax
E:mail
:
Numéro 09 / mai 2006
Tirage : 600 exemplaires
Mise
en
Imprimerie : STP Multipress
-
Patricia Sanchez
page :
N° TAHITI
ISSN
:
:
755900.001
1778-9974
©2006
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Comité de rédaction
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-Te Hotu
Ma’ohi
-
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°9
Monique ÀGENOR
Michou CHAZE
Jean-Noël CHRISMENT
Teura COLAS
Joël DES ROSIERS
Flora DEVATINE
René-Jean DEVATINE
Ananda DEVI
Solange DROLLET
Céline FORCIER
Monique GENUIST
Danièle-Taoahere HELME
Nicolas KURTOVITCH
Jean LEBATTY
Jimmy M. LY
Shenaz PATEL
Claude-Michel PREVOST
Stéphanie-Ariirau RICHARD
Julienne SALVAT
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Artiste
Jonathan MENCARELLI
SOMMAIRE du n°9
SPECIAL
«
DIVERSITE CULTURELLE ET FRANCOPHONIE
»
(1)
Mai 2006
Liste des auteurs
P-
4
Sommaire
P-
5
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
7
Editorial
P-
9
Dossier
P-
10
p.
13
p.
19
DOSSIER
: : «
Diversité culturelle et
francophonie
»
(1)
ECRITS D’ICI ET D’AILLEURS
Poésie
-
Nouvelles
-
Romans
POÉSIE
Teura Colas
Poèmes
(Poèmes extraits de Pour Alain Colas, I )
Michou Chaze
Poèmes
(Poèmes extraits de I RAI RA)
Joël Des Rosiers
P-
28
Poème de Ground zéro,
Jean-Noël Chrisment
P-
28
Rites et parages
Julienne Salvat
P-
31
p.
34
P-
36
p.
40
Poème de
septembre,
Signalement (Poème extrait de Fractiles)
Danièle-T. Helme
Le
matin,
René-Jean Devatine
Le Sahara la nuit,...
(Poèmes extraits de Enfant des Dunes et Pierres Ecrites)
5
NOUVELLES
Jean
Lebatty
Exocet rime
chaussette
p.
49
p.
54
p.
57
p.
66
p.
p.
73
75
p.
78
p.
89
p.
93
L’emploi
p.
101
La Lettre
p. 106
avec
Stéphanie-Ariirau Richard
L’Implosion
Claude-Michel Prévost
«
Have
Aka
: «
nice
a
On
day
vous
»
souhaite tout le bonheur du monde
»
Céline Forcier
Couleurs de
ma
vie
Monique Genuist
L’œil de
nacre
Le soleil noir
Shenaz Patel
Rêve de
mer
Solange Drollet
Nouvelle d’ailleurs et
Jimmy M. Ly
Le Tyson des
coqs
d’aujourd’hui
de combat de
mon
cousin Pouen
René-Jean Devatine
Ananda Devi
Bleu
glace
L’aigle
Marie-Claude Teissier-Landgraf
p.
Te’ite etTereo
ROMANS
112
p. 125
p.
133
p.
152
p.
157
p.
162
(extraits)
Monique Agénor
Bé-Maho (extrait du roman)
Julienne Salvat
La lettre
d’Avignon
: «
Enfances
»
(extrait du roman)
Nicolas Kurtovitch
Good
night friend (extrait du roman)
L’ARTISTE DU N°9
Jonathan Mencarelli
Himene fa’ateniteni
6
(détail de sculpture)
Littérama’ohi
Ramées de Littérature
Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La
Littérama’ohi
été fondée par un groupe
apolitique
polynésiens associés librement :
Patrick AMARU, Michou CHAZE, Flora DEVATINE,
Danièle-Taoahere HELME, Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF,
Jimmy LY, Chantal T. SPITZ.
revue
a
d’écrivains
Le titre et les sous-titres de la
sienne
-
d’aujourd’hui
«
revue
traduisent la société
polyné-
:
Littérama’ohi », pour
l’affirmation de
son
l’entrée dans le monde littéraire et pour
identité,
Ramées de Littérature
Polynésienne », par référence à la rame
papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
« Te Hotu Ma’ohi »,
signe la création féconde en terre polynésienne,
-fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères
chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
-
«
de
-
La
-
revue a pour objectifs :
de tisser des liens entre les écrivains
originaires de la Polynésie
française,
-de faire connaître la
auteurs
variété, la richesse et la spécificité des
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine,
chaque auteur un espace de publication.
Par ailleurs, il s’agit aussi de faire connaître les différentes facettes
de la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie, le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de
chercheurs, des enseignants...
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
un mouvement entre écrivains polynésiens.
-
de donner à
7
Les textes
peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans n’importe quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou polynésienne (mangarévien, marquisierf, pa’umotu, rapa, rurutu...), et en chinois.
Toutefois,
en ce
qui
concerne
les textes
en
langues étrangères
pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de
comme
compréhension,
ou un
extrait
Les auteurs sont seuls
en
langue française.
responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En
tent la
général tous les textes seront admis
dignité de la personne humaine.
Invitation
au
sous
réserve qu’ils respec-
prochain numéro :
polynésiens,
Ecrivains et artistes
cette
est la vôtre
revue
nant, de réflexion
sur des auteurs,
ou sur
:
tout article bio et
biblio-graphique
vous concer-
la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
tout autre sujet concernant la société, la culture, est attendu.
sur
Les membres fondateurs
Cher(e) auteur,
Nous
vous
invitons à faire parvenir vos écrits à l’association Littérama’ohi.
Tous les textes seront
publiés.
comptant qu’un nombre limité de pages, si un texte est trop long nous nous
réservons le droit de proposer quelques coupures à l’auteur. Le texte modifié ne sera
publié qu’avec son accord.
Les textes retenus seront publiés dans le prochain numéro. Mais si ce numéro est déjà
complet, leur publication sera repoussée au numéro suivant.
La
revue ne
La rédactior
8
Editorial
L’œil de nacre, Le soleil noir; Have a nice
day Aka,
Night Friend, Be-Maho, Exocet rime avec chaussette,
Signalement, Te’ite et Tereo, Le Tyson... de mon cousin Rouen,
Rêve de mer, Bleu glace, Couleurs de ma vie, L’Implosion,
Nouvelles d’ailleurs et d’aujourd’hui, La Lettre,...d’Avignon,... »
«
Good
Un inventaire à la Prévert !
Convergence des auteurs de tous les
existent : nouvelles, romans'et poésie. Et tous les genres éclatent ! Littérature des
grands espaces comme des petites traversées au rythme et mouvements
des vagues. Richesse de l’inspiration des écrivains francophones multilingues dans leur majorité.
horizons ! Diversité de tonalités, de textes ! Tous les genres
«
Un cocktail culturel fort
»
!
Musique au corps et au cœur des cris d’écrits. Passion d'« écouter
battre l’océan de vagues ! » «... bonheur... d’entendre la mer » !... de
poursuivre
le chant... / Dont les pieds alternent l’appui I de l’un à
ce...
l’autre I d’ils à
nous ».
Alliance de
grands et de petits tambours !
Flora Devatine
9
Littérama’ohi N°9
Flora Devatine
Dossier
Le 5° Salon du Livre
Polynésie française sur le thème « Diversité
francophonie », a été le signal d’un déchaînement d’écriture.
Evénement exceptionnel ! Car ce n’est pas un numéro qui paraît ni deux
en
culturelle et
mais trois
:
les n° 9
«
-
n° 10
-
et le n° 11 !
Spécial : Diversité culturelle et francophonie
«
Ecrits d’ici et d’ailleurs
»
»
Déjà, il y a deux ans, lors du 3° Salon du Livre à To’ata, la revue
Littérama’ohi quittait ses rivages pour partir à la rencontre des auteurs
anglophones et francophones de sa région, leur offrant ses pages. A la
quoi, elle avait dû publier deux numéros : le n° 5 et le n° 6,
«
Spécial : Rencontres Océaniennes » !
suite de
Cette fois-ci, reprenant sa
navigation, à l’occasion du 5° Salon du
Polynésie française, incontestablement, elle déborde du cadre
de la communauté du Pacifique. Elle sort de ses frontières. A mer étale,
elle franchit l’horizon. Elle traverse les mers, les océans,... Atlantique,
Indien, Pacifique,... à la rencontre des autres cultures. Ainsi, voguant audelà des espoirs mis en elle, la revue Littérama’ohi deviendrait presque
internationale, avec des écrivains de la Nouvelle Calédonie, des Samoa,
de Hawaii, du Canada, de Haïti, de la Martinique, de la Réunion, de Nie
Livre
en
Maurice !
C’est
qu’il y avait un grand écart entre les océans dans la littérature
francophone, et dans les contacts, un grand vide ! Un grand vide qui se
comble par Littérama’ohi. La boucle est bouclée, et la jonction se fait à
Tahiti !
Bienvenue donc à toutes et à tous dans
Livre de
10
Polynésie !
nos
pages
et au 5° Salon du
Dossier
Un
grand mauruuru
bution à Littérama’ohi :
:
Diversité culturelle et
à chacune et à chacun
pour sa
francophonie (1)
précieuse contri-
Barbara, Albert, Teresia, Nicolas, Raphaël, Julienne, Joël, JeanClaude, Jean, Monique G, Paul, Céline, Claude-Michel, Ananda,
Shenaz, Monique A., Joëlle, Estelle, Muriel...
Nous n’oublions pas,
salon mais
auteurs et
dans ces mots d’accueil, tous ceux présents au
qui n’ont pas pu nous envoyer leurs textes à temps, ni nos
amis en Polynésie française, ni tous les jeunes de Tahiti, de
Raiatea, du Concours
Roy de Surrey
en
«
Vive l’Ecrit
»,
et notamment de l’Ecole Gabrielle-
Colombie britannique
au
Canada !
Pour
l’équipe de Littérama’ohi, cette avancée représente l’aboutissequatre années d’efforts, et c’est là un immense plaisir que nous
sommes heureux de partager avec tous les lecteurs, tous les auteurs, et
avec toutes les graines d’auteurs qui nous ont fait confiance, soutenus et
accompagnés, tout au long de la traversée de la revue, depuis sa fondament de
tion
en
2002.
Bien
entendu, dans l’aspect matériel des choses, et pour
Groupe Littérama’ohi, il va sans dire que cet afflux de textes
l’Association
entraîné
étranglement financier, mais que nous avons heureusement
pu surmonter grâce à la compréhension et à la diligence de dons, d'aide
par le Haut Commissariat de la République en Polynésie française et par
quelques entreprises du Pays.
A tous nous exprimons ici nos plus chaleureux remerciements.
a
un
Flora Devatine
Poésie
lura
Krause-Colas
Epouse d’Alain Colas, elle a découvert les trois océans, « s’est jetée dans l’essence
mystique, dans le mana de la mer », « la mer, miroir de la face du monde par sa profondeur » (Teura). Auteur d’un recueil de poésie : Pour Alain Colas, I. Ed. Jean Grassin,
Paris Carnac, 1999.
Martha Iris Teura Krause
Je suis née dans l’île de O Tahiti e,
C’est Tahiti la grande.
Un matin du mois d’Octobre,
Lorsque le soleil
Allume
ses
ors,
Couleur de chaleur
Douceur et tendresse
Berce
encore
l’île de O Tahiti
L’océan
Pur de
e.
Pacifique
ses
messages...
Transmet à nos yeux
Le bleu des cieux
Essence
De
son
pays
mystique
de O Tahiti
e.
La
plage de sable gris
Reçut mes premiers pas.
Grand-père Henry conta
Le parcours de son père,
Julius, embarqué à Hambourg,
Chasseur de baleines
Charpentier tonnelier,
baigne dans le mythe,
Epouse Taraina Caroline Thompson,
Julius
13
Littérama’ohi N°8
Teura Colas
Petite fille du chef de l’île de
L’île des
Maupiti
jumeaux.
Krause et
Thompson s’établissent
plage,
Vers la face bleue du grand Patitifa.
Un jour ils avaient arrêté le temps...
Immense est l’espace !
A Punaauia côté
Ecoute battre l’océan de vagues,
Chante ! et Danse !
L’expression de
son langage...
Prière de l’Eternel.
Dans ses yeux bleus
Grand-père Henry garda le silence,
De la dernière image
De Tereora, voyage de la vie,
Voguant vers la passe de Papeete ;
Ce jour-là, il devint un homme.
Rentra à Punaauia et cracha
La
sur
la
mer...
Mon
cœur
mer
m’apparut plus grande...
d’enfant bondit !
Plus secrète, plus mystique...
Dans l’art de surprendre.
Dans
son
Elle donne et
flux et
son
reflux,
reprend*comme la terre.
Lappel m’éblouit,
De cette immensité
Le
goût du
voyage
S’inscrivit dans les nuages,
Du grand Patitifa...
14
Dossier
Il
Diversité culturelle et
:
francophonie (1)
m’apparut élégant,
Ce Titiraina à trois coques...
Fin et racé.
Il m’attendait dans le
En envahissant
port de Papeete.
âme d’enfant,
mon
La rencontre fût transcendante...
La danse et l’amour humain
Furent
nos
Mais éternel est
Dans
désirs,
son amour.
grandeur océane, telle une lame
Elle vous prend
Et vous fend l’âme,
Par ses forces inégalables
sa
La
mer
venait de chanter
Une destinée
océanique.
Conscience de la
mer
A Alain
La
conscience, veillant sur la mer.
ligne cherchant l’emprise des mots
Au-delà de toutes les terres,
Cherchant à la
Où l’inculte
ne
trouve
sa semence
Qu’en dehors de toute chose...
La transparence
Comme une voie claire et pure
Raconte,
sur
des lignes tenues
Que par des couleurs,
Un tableau liquide et paisible...
15
Littérama’ohi N°9
Teura Colas
La fuite d’un horizon
au large d’une vue sans
A tout instant s’anime...
retenue,
Passage d’un être à l’autre...
Votre regard transpire
D’une suave langueur.
Quelle ligne suivre ?
commence et termine
Où
Le
Sur
ces
d’une vague ?
crêtes blanches s’émoussent des mots
sens
Vous donnant le gage
De sa parole...
Lécouter
A
vous
vous
perdre
Sûrement pour un
Mais
revenu
engage
la route
autre voyage...
sur
de cet autre monde,
Où
liquide et lumière,
Chaque jour vous réjouissent,
Touchez à l’impalpable.
Nature, si terrible.
ses airs de malice,
Transforment votre âme en poussières
Malgré
De brume et de sel...
Martinique, 1996.
16
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Songe de prêtresse
A
mon
île de Tahiti
De
quelle arme, bonheur,
présenteras- tu à moi ?
Vêtue de ta cape lumineuse
Te
Au fond d’une vallée
Couleur de
mystère ?
T’adresseras-tu à moi
comme
je te vois ?
Ce don du moi,
Sauvage représentation
De
ce
lieu divin.
Entre l’au
grisée
Par l’escalade de tes roches
Ronde et
bleue, à la vitesse
D'un vol d'oiseau
Se
posant sur les
De ton abîme :
Là,
me
De
mon
hauteurs
donneras-tu le meilleur
attente ?
Depuis mon rêve
L’adaptation de ce
Entre dans
songes
communion
Comme
une
De
attente.
mon
message
mes
Révélation de
lieu
mystique
juste milieu de ton langage
De tes bras ouverts, jamais fini. '
Perception teintée d’une lumière
Rosée d’orangé...
ce
Où le
17
Littérama’ohi N°9
Teura Colas
Tirant
vers un
feu d’un flot
D’une intensité
Aussi dense que mon
Eclatant de bonheur
âme.
S’ouvrira à l’infini
Parole de ton devoir
Connaître enfin la fin
message que j’enfante
Depuis cette vallée
Mystérieuse et blanche
Vêtue légère, comme blancheur
De
ce
De tes rituels...
Tu m’avais donné
Le
goût de la connaissance
De
ces
lieux ancestraux.
Que ton souffle
Et
me parvienne
m’apaise de ton message.
Tahiti, 1er janvier 1993.
Teura Colas
chou Teraimateata Chaze dite Rai
Quelques poèmes extraits
par
l’auteur de
son
dernier recueil / Te Rai Ra paru en
décembre 2005 dans la Collection Poésies, aux éditions Toriri.
Préface de l’auteur
Je
prends des
vacances
Un instant
Et je rentre
chez moi
Viens
moi entendre
Dans
Le
avec
murmure
mes
rêves
de Dieu
Le bruissement du monde
L’invisible et l’indicible
Le sensible
Viens
avec
Je suis
moi
venue
ici chanter
mon
Chanter
Dieu
mon
Chanter
Mes amis et
ceux
que
pays
mon
peuple
j’aime
Chanter la vie
Je suis
venue
afin que tu
chantes aussi
avec
moi
19
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Le bonheur...
...c’est d’entendre la
à celui
mer
qui m’aime
Le bonheur,
C’est de
me
réveiller dans les bras de celui
Et d’entendre la
qui m’aime
mer.
Le bonheur,
C'est de faire l’amour
Et d’entendre la
mer.
Le bonheur,
C’est d’écouter les coqs chanter
Et d’entendre la
avant l’aube
mer
Le bonheur,
C’est d’écouter le chant des oiseaux et celui du vent
Et d’entendre la
mer
Le bonheur,
C’est
lorsque celui qui m’aime m’enveloppe de son corps
Et j’entends la mer
Le bonheur,
C’est de
prier dans le silence de la nuit qui s’achève
Et d’entendre la
mer.
06.07.2005
20
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
L’air du matin
À Unutea
De
Avant de
Je
ma
me
mettre
prends
Avec Dieu et
fenêtre
un
avec
travail
au
instant
moi-même
Je
regarde la rue...
Des ouvriers sont à l’œuvre
Pas
un
seul d’entre
eux
Ne fronce les sourcils
Pas
plaint
jouaient
un ne se
Comme s’ils
A travailler
Comme s’ils s’amusaient !...
Le sourire n’est pas dessiné
Mais le visage entier
Jusqu’à la plus petite ride
Respire la gaieté
La joie de vivre
L’humour
Soit béni
Et
Seigneur
diriges nos voies !
06.09.2005
La
La
guerrière
guerrière terrassée
Semble vaincue
Elle s'enroule
Sur
sur
un
instant
elle-même
plaisir et son péché
Allongée sur la terre
son
Elle attend la force de
son
Dieu
21
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Alors, membre après membre,
Elle se relèvera
Les bras tendus vers le ciel
Pleine de vigueur et de force
Les yeux tournés vers Lui
L'Origine de toutes choses
Vers Lui
en
qui
Elle et toutes choses finiront.
19.02.2005
Retraite Pape Ora
Monastère des Clarisses
Te
Voici
maohi
ao
un
jour ordinaire
De Te Ao Maohi!
Ici
Les
journées ordinaires
Sont merveilleuses
Et les journées merveilleuses
Sont ordinaires
27.01.2005
Tuam’s
Je suis née
Mon
aux
coeur aux
îles du vent
Tuamotus,
îles de mes ancêtres
La douceur de soie de la brise du soir
Sur mon visage
Dans
22
ma
chevelure
Dossier
:
Diversité culturelle et
Le chant d'une vague qui s'écrase sur
L'éclat de Mahinatea
Sur les
palmes des cocotiers et
Un oiseau qui glisse
sur
francophonie (1)
le récif
la
mer
Dans le courant du vent
Les éclairs et le tonnerre courent à même la terre corailleuse
Plate et collée à la
mer
Emportez
mes sentiments
Au vent et à la lune
A la
mer
et
aux
îles éblouissantes des Tuamotus
Emportez mes rêves
et aux oiseaux...
Aux vagues
28.02.05
Vavau
Inspiré durant la nuit du 5 au 6 Juin,
Hoania, mon fils, à Bora-Bora...
pour
Merci Seigneur
,
Pour Vavau
Elle
a
donné à
La
A
son
âme
liberté,
son coeur
La douceur du vent,
Et à son corps
Les reflets du soleil.
Dans
son
esprit
S'est inscrit
L'amour du monde
L'amour de Tes
Merci
mon
oeuvres.
Dieu!
Lundi 6 Juin 2005
23
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Le vent
Le vent s'en vient
Le vent s'en
D'une île à
va
une
autre
L'homme s'en vient
L'homme s'en
D'une femme à
va
une
autre
Le bonheur s'en vient
Le bonheur s'en
Sans
va
plus de raison
03.02.2005
Salle d’attente
Une terre, un fare, un travail
Pour chacun
C’est
ce
qu’avait dit notre metua chez
nous
Une terre, un fare, un travail
Pour chacun
Où
en sommes-nous
aujourd’hui ?
Une terre
Terre
en
indivision
Maohi attend devant le tribunal
Maohi attend devant le bureau de l’avocat
Maohi attend chez le cousin
Celui qui s’occupe de tout
Celui qui sait parler avec le popaa, avec
Le cousin
24
qui
a
été à l’Université
l’avocat
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Au fenua farani
Maohi attend
sa
terre
Maohi
en
liste d’attente
Maohi
en
salle d’attente
Maohi s’en
terre
va sans sa
Un fare
Maohi attend
sa
maison
Maohi attend
son
tour
sur
la liste
De l’assistante sociale
Maohi attend
son
fare MTR
Maohi attend le ministre
Maohi attend Peretiteni
Faatere Hau
Tavana, Metua
Maohi
en
liste d’attente
Maohi
en
salle d’attente
Maohi s’en
Maohi
va sans sa
terre et
sans
maison
sans
maison
Cherche du travail
Maohi fait la queue
Au bureau de l’emploi
Maohi attend
Il attend
sa
Il attend
son
fare
Il attend
son
travail
Il attend
son
jugement
terre
sur
la liste du tribunal
Il est
sur
la liste de l'assistante sociale
Il est
sur
la liste de la main d’œuvre
Il est
En liste d’attente
En salle d’attente
Maohi s’en
va
dans la
rue
25
Littérama’ohi N°9
Michou Chaze
Il attend
Il attend
Il attend
qu’on le transplante sur une autre terre
qu’on le transplante dans un autre tare
qu’on le transplante dans un autre travail
Il attend le
Il attend
cœur
brisé
un nouveau cœur
Dans la salle d’attente du taote
Il attend
Pour
qu’on le transporte
vers un autre pays
un nouveau cœur
Maohi est
sur
la liste des
cœurs
Cœurs brisés
Cœurs transférés
Cœurs
transplantés
Maohi
transplanté
cœur transplanté
Attend foie transplanté
Attend fare transplanté
Attend vie transplantée
Pays transplanté dans son pays
Maohi, son pays est là où se trouve son
Son pays est là où se trouve sa douleur
Attend
26
Maohi
en
liste d’attente
Maohi
en
salle d’attente
cœur
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Une tasse de thé
Je suis assise
pied de la croix
Seigneur
pleut et il fait froid
Avec
Il
au
mon
Je bois du thé vert
Et
je pense à ma mère.
Chaque fois que je bois du thé
Je pense à ma mère.
Elle en buvait après chaque repas
Et parfois à la place d’un repas.
Maman était maigre
L’hérédité lui avait donné
Un corps très fin
Et la vie difficile
L’avait
amaigri.
en était d’autant plus belle,
maigreur dramatisait sa beauté.
Elle rendait ses yeux plus grands
Son cou plus élégant
Et ses mains plus longues.
Mais elle
Sa
Tout était si fin chez elle...
Même
ses
cheveux
Même
son
Je suis
au
parfum
pied de la croix
De
mon
Sauveur
Avec
mon Seigneur
je Lui donne
Toute ma peine
De n’avoir plus ma mère.
Et
Rai
27
Joël Des Rosiers
Cayes, Haïti, en 1951, descendant par sa mère d'un colon français révolutionsignataire de \'Acte d'indépendance d'Haïti, Joël Des Rosiers vit au
Canada depuis l'âge de 10 ans. Il y passe son adolescence quand sa famille s'opposant
dès les premières heures à la dictature gagne l'exil. Il partira faire des études à
Strasbourg où il se lie à la mouvance situationniste au début des années 70.
Né
aux
naire Nicolas Malet,
Psychiatre, poète et essayiste, il parcourt le monde, en particulier un long voyage au
Sahel, avant de publier des textes dans diverses publications. Il a fait paraître aux éditions Triptyque quatre recueils de poésie : Métropolis Opéra (1987), Tribu (1990),
Savanes (19993), Vétiver (1999). Joël Des Rosiers a créé une œuvre qualifiée comme
l'une des plus importantes de la poésie en langue française des dix dernières années
(Jean-Jacques Thomas, Duke University) en raison de sa maîtrise du langage et d'un
projet poétique lucide qu'il a élaboré dans un important essai intitulé Théories caraïbes,
poétique du déracinement (1996). Dans ses premières œuvres, il refuse le lien nostalgique alimenté par l'exil. Je vous serai infidèle / Et irai porter ma mort ailleurs. Les représentations de la ville en particulier New York sont positives et célèbrent l'anarchie
joyeuse et tragique retrouvée en écho dans la peinture de Jean-Michel Basquiat.
a participé à plusieurs rencontres de poésie. Son œuvre jouit d'une
critique et académique internationale si bien qu'elle a trouvé sa place
dans plusieurs anthologies. Sa poésie vient d'être mise en scène au théâtre à
Bordeaux. Son essai Théories caraïbes dans lequel il exprime ses idées dans une
langue explosive, féroce et jouissive est au programme de plusieurs départements de
Joël Des Rosiers
reconnaissance
Lettres dans le monde. Sa poésie qui procède de mystères et de sacrifices est en même
temps travaillée par une érudition apparemment clinique où la mélancolie de la chair
s'offre à se commuer en cérémonie sensuelle. Son œuvre à mi-chemin entre l’île natale
et la haute culture urbaine
témoigne d'une grande cohérence thématique et formelle.
Joël Des Rosiers est lauréat du Prix de la Société des écrivains canadiens et
finaliste
général. En 1999, il reçoit le Prix du Festival international de
poésie et le Grand Prix du livre de Montréal pour Vétiver.
du Prix du Gouverneur
Liste des publications
Métropolis Opéra, poèmes, éditions Triptyque, Montréal, 1987 ;
Tribu, poésie, éditions Tryptique, Montréal, 1990 ;
Savanes, poèmes, 1993 Théories Caraïbes ;
Poétique du déracinement, essai, éditions Triptyque, 1996 ;
Vétiver, poèmes,, éditions Triptyque, Montréal, 1999 ;
Résurgences baroques, Les trajectoires d'un processus transculturel, essai, sous la
direction de Walter Moser et Nicolas Goyer, Baroque des Caraïbes, éditions La lettre
volée, Bruxelles, 2001 ;
Vetiver, translated by Hugh Hazelton, Signature editions,
28
Winnipeg, 2005.
Dossier
Poème de
le fleuve
les tours
regarde
noyées
ne
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
septembre
pas
leur reflet dans la volonté de l'eau
déjà lointain
probablement
sous
nous
vers l'Hudson ou le Potomac l'idole de la liberté plissée
la burka à rester pâmé devant ses hanches donneuse de sang à
les hypomanes qui garderons dans l'œil les suicidés par saut en
chemise blanche
s'étreignant le poignet après eux laissant quelques vers
sillage des astres morts le soleil donne encore en sepdonne des pommes et des malheurs
altérés dans le
tembre il
Poème de Ground
zero
moi New-Yorkais
je hisse le zéro du sanscrit par l'Arabe forgé au nom de racailles alKhowarizmi le long de sa vie alanguie au chiffre du néant vous qui faites
le vide dans vos mémoires que rien n'en reste que cendres splendides
sur les crucifix d'évêques les fatwas de l'iman toutes prêtes mes mains
absoutes par l'acier en fusion le métal depuis accusant sa fatigue de
l'Armaggedon je ne m'étais rien aperçu je ne pleure pas le matin je pieurais le soir contre les retortes de verre argent pétrole bombes vidéo voilà
l'engeance il faut encore des lettres qui résistent au feu le plus violent de
nuit amour à domicile avec la négresse servante à la peau safranée qui
griffera mes chairs comme elle dit m'aimer pour ce que la vie est courte
29
Littérama’ohi N°9
Joël Des Rosiers
Poème de l'architecte
soldats sont
plus attachés à la mort que vos fils à la vie ô agonisants
hospices ai-je posé la main sur les
lèvres des pauvresses qui réclamèrent du Largactil mes tours a dit Minoru
Yamasaki seraient la Babel s'il est vrai elles qui de deux mètres n'étaient
point jumelles honneur à son nom au frontispice confondant le regard sur
nos
bouche ouverte dans les corridors des
soi
avec
celui d'autrui mais elles s'effondrèrent debout dans le trou de la
langue orgueil qui tombe de cheval kérosène au coeur de l'orgueil et qu'ils
s'enterrent les uns après les autres un mardi sans soleil couchant en
guise de remerciements à l'artiste venu du pays de menthe qui commit
comme la ciguë le plus beau monument d'Amérique
Poème des
adieu
je
ne
aux veuves
veuves
enceintes
connaîtrai pas ma progéniture
dans le ciel sans nuages
par portable
bête azur
je
vous
laisse
et des baisers
ma
voix
avenir
joues vous direz à l'enfant que je fus
courageux car n'ayant plus rien à faire avec la vie je pars dans le cockpit
combattre l'ange qui il y a un instant récitait les sourates en écoutant de
très loin l'appel du muezzin Bilal à la peau noire au faîtage du minaret
toute tour devant être moins haute plusieurs sont venus en rêve dans des
repentances arrêter le temps avec des veuves Judith Andromaque
Khadidja tous ces noms meurtrissent vos bouches quand vous mettrez
au monde par rage mues contre la mort minuscule et furieuse les fils sans
père qui jamais ne quitteront le féminin
sans
sur vos
Joël Des Rosiers
30
an-Noël Chrisment
Jean-Noël Chrisment
il
exerce
à Raiatea, à
publié Extrémités aux éditions Gallimard. Chirurgien de métier,
l’hôpital des îles Sous-le-Vent.
a
Rites & parages
Aïeule beauté de l’instant
Ils vont passer derrière ce rang
d’émotions et d'épineux,
derrière les acacias revêches de l’étant.
Mais c’est devant de vieux,
de beaux,
genévriers géants
qu’ils passent maintenant.
Chaque rôle
en son
lieu,
chaque chose en son temps.
31
Littérama’ohi N°9
Jean-Noël Chris ment
Éclaircir
Il y aura des soleils blancs, et
& autres fleurs de magnolia.
drus,
Et de
jeunes parentés semblables
projette en ils,
eux, ces corps en liesse.
où le
en
nous se
Et le chant
alterné, raffermi / amorti,
par les voussures d’os, de veines,
dont les pieds alternent l’appui
de l’un à l’autre,
d’ils à nous,
il y aura
le chant, la chance, onctueux, aérés.
Il y aura
l’odeur folle de l’herbe
déliée, perméable,
juste l’odeur de l’herbe comme lien
entre leur
nez
Il y aura ce
et leurs genoux.
flux aussi entre eux et nous.
Eux, qui sont notre futur
merveilleux, libre, fou
de
joie proliférante,
et nous,
le
présent, la
présence, là.
32
restés derrière dans
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
L’existence immédiate
Eclat de l’eau, mais au-delà de la clarté même de l’eau ;
droiture de l’air outrepassant la justesse même ;
et nous,
plus loin
l’homme, l'enfant son ancêtre, rejoints,
que la filière des corps mêmes :
trois formes de
autant de
dépassement perplexe, mais
façons désinvoltes,
point calme et brisé, de concevoir
pour un monde à ce
bien après ce qui fut
conçu.
Et bien avant
:
corps de l’homme, son ancêtre ;
corps de l’enfant, deux fois l’ancêtre
de l’homme, son abîme, sa transparente cause.
Presque rien
s'en manifeste
transparence.
Et nous qui passons au travers,
nous passons à travers nous-mêmes,
à travers lui, ce monde,
et puis à travers nous aussi,
là, devenus indiscernables,
exilés plus loin que nos corps,
on le sent très peu à cause de la transparence.
à
cause
ne
de la
Jean-Noël Chrisment
33
Julienne Salvat
Extraits de
Fractiles, Poèmes, Saint-Denis, La Réunion, Editions UDIR, 2001
Présentation de l’auteur page
157.
Signalement
Déçu d’espérer en l’île-miroir
des apparences non franchies
poète-là invente la poudre d’escampette.
ce
A
peine émerge-t-il
de l’eau labile du songe
à peine débarque-t-il
d’un
périple au long cours
où il eut le don d’affronter la nuée
ardente d’un délire
qui
au
Il n'a
Il
visage l’a marqué.
jamais dans ses filets aucun empire ramené.
questionne pourtant
toutes les lunes et tous les soleils
il pousse l’enquête jusqu’au
dérobé derrière les cases
temps
jusqu’à la nuit chaude fourrée
de boutous et de coutelas
cyclone tombé châtiment sous les tropiques
qui ne se ramasse pas
jusqu’à l’océan enferré
dans une vision de galères coursières
au
farine des enfers
indélébile
jusqu’à l’ancêtre que tous les dieux ont adoubé.
34
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
***
Sous le charme
il lui arrive de baiser
parfois
gueule d’une sphynge en cavale arrêtée
prête à lui soumettre le secret message
mais attentif plus souvent
que rarement à la musique des luminaires
la
babel cithare tambour babel.
ou
finale à l’infini
des lais anciens de
Il tient
de la
ses
yeux
éloignés
caverne aux
sonores
négritude.
tentations
et trébuchantes.
Connaît-il pour autant des amours
Il
hypogées ?
désigne têtu aux aveugles sourds
grands bonheurs qui gisent éventrés
de
et râlant dans le sang.
Puis il fait semblant de
son
les
se
rendormir
style bambou lui caresse
lignes de la main.
Poème dédié à Ernest Pépin,
poète et romancier de La Guadeloupe.
Julienne Salvat
35
Danièle-Taoahere Helme
Membre fondateur de la revue Littérama’ohi, Danièle-Taoahere Helme est lauréate de
plusieurs concours poétiques, et auteur d’un recueil de poésie : Créativité (Imprimerie
Polytram, Tahiti, 2002).
Le matin
Le matin raconte que ie ciel,
Descend embrasser la terre.
Linfini, l’effleure
avec
respect.
Des nuages lâchent une larme,
Sur un ourlet de corail au réveil.
Une
pieuvre cherche
Pour écrire
Alors les
sur un
son encre,
fond d’océan.
coquillages s’étirent,
Pour saisir le récit du
ressac.
L’écume
éphémère se trémousse
Insensible à la ronde des oiseaux
Qui tournoient inlassablement.
Les
poissons argentés glissent,
Reflétant des couleurs du ciel
Qui dépose son baiser à la terre.
36
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Les mots
Les mots viennent et puis
s’en vont,
Comme des marionnettes inanimées,
Espèrent désespérément
un
lecteur
Qui donne âme à leurs histoires !
Combien de contes pour rêver ?
Combien de châteaux pour s’évader
Les malheurs
Pour garder le
ou
parfum de l’enfance !
Combien d’aventures
Nul
ne
?
de l’eau de rose,
intrépides ?
le sait, nul ne s’en souvient.
Personnages simplement enfouis.
Où êtes-vous héros depuis des siècles ?
Aujourd’hui les mots viennent
Au gré des âges et puis s’en vont.
Des livres s’animent encore,
Entre tes mains reprennent vie
!
37
Littérama’ohi N°9
Danièle-T. Helme
Tourmente !
1
5
Je souris
sans
Telle
momie.
une
Paraître
sans
Détresse
vie,
être,
m’empêtre.
2
La nuit
Sors de
Etre
l’utopie
sans
souci,
Fugace pour naître
Lampe secrète.
6
Désastre, débâcle,
Libérer, obstacles,
Astres, oracles,
Ondines, kabbales
Tourmente éclate.
Aspérités mentales
prisonnière,
De crises amères.
3
7
Angoisse, insipidité,
Vide, lascivité.
Châteaux de sable,
Croire
aux
fables.
Grains de fables,
Châteaux fiables,
Danse femme,
Vers ta flamme.
8
4
Vague à l’âme,
Bague à l’âme,
Pour
Vers le calme,
lame,
Ivresse évanouie,
une
Reviens
38
ma
vie.
Nouveau défi,
Reste la vie
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Passé !
Pourquoi tes silences ?
Que lire de ton absence ?
Ecoute le bruit du vent,
Il te berce doucement !
Je scrute
l’horizon,
Cesse les
questions,
poisons.
Elles sont
Murmure ta chanson !
Le
à ton
rameau
pied,
Te dira continue
Je
veux
te
confier,
J’ai reçu ce
feuillet.
Une hâte
sans
Vêtue de
son
date,
ouate.
Une rosée délicieuse,
Remet l’eau
précieuse.
Je m’en vais
un
Consulter la
rose
moment,
du vent,
Me ravir de tes nouvelles,
Livrées
pêle-mêle.
Ni lettres, ni écrits,
Ne peuvent contenir
Le message du passé,
Il me berce maintenant !
avril 2005
Danièle-T. Helme
39
René-Jean Devatine
Extraits de Enfant des Dunes et Pierres Ecrites, un
recueil de poésie publié en 2005 à
Papeete, Tahiti.
Le Sahara, la Nuit
Etoiles incommensurables,
Perpétuel pérenne
galactiques
De soleils
Immuablement loin.
Beauté de la Nuit noire
Tissant
un
joug d’ébène
Entre Infini et Homme,
À jamais reliés.
Outrance du nombre,
Ténébreux silence
De cohortes
paradant.
Démesure du décor.
Rangées éparpillées
D’étoiles confinées
Dans
une
déflagration
prodigue.
De vénusté
C’est le Sahara, la Nuit.
40
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Couleurs du Sud
La
montagne aux reflets violets
Ecrêtée de stries rouges
Et mourantes d’un sang frais
S’épand
sur l’horizon
pastels en touches
Discrètes essayent de faire durer
La longue journée.
Palissant. Les
Le
rose
léger, dernier vestige
D’un soleil de braise
Surplombe le
mauve de l’Atlas.
Un vert timide lui succède,
Vite converti
turquoise
place au bleu,
Léger, impalpable.
C’est Phallali muet d’un astre déjà mort.
au
Et cède bientôt la
Fond d’Atlas, draperie de Dunes,
Casernes mauresques.
Astre
au
couchant, lever de Lune.
Loin des
Barbaresques,
quiétude.
Absence de l’Etre ; tout est
Sans bruit, le voile bleu nuit
Profond, s’étend et s’affirme
Par le scintillement d’étoiles neuves,
Hermine céleste.
Dans l’éblouissante
Le
obscurité,
royal manteau est jeté.
41
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Nuits Sahariennes
Cohortes serrées d’étoiles,
Phénoménale puissance défilant au ralenti.
Dans la miraculeuse beauté
D’un mouvement silencieux,
sa Puissance
La Galaxie montrait
Et défilait au-dessus du Sahara,
Telle la
Légion dans
ses
Dodge sable,
Dominatrice, sûre d’elle, figée au garde-à-vous,
Dans
burnous rouges et blancs,
En l’honneur de Polaire, la danseuse-étoile.
ses
Ballet du Verbe et de la
Mathématique,
chargées des trésors
des exégèses du Grand œuvre,
De la signification du Tout,
Ballet d’étoiles
Et
En
Le souffle
A cet
un
mot
coupé,
:
du Créateur.
nous
était-il possible,
instant, d’avoir la révélation que
Nous fixions Dieu dans les yeux
Petits,
nous
?
l’étions. Dérisoires, oui.
Insignifiants encore mais immenses, aussi,
De tutoyer la Genèse.
42
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Enfant de Dune
Dans
une
haute vallée des Ksour,
Perspective de djebels et de Lune
Languit la chaîne des dunes.
Le jaune répond au mauve
La Vie réplique à l’Azur.
Aïn-Séfra, Source Jaune,
Éclat de pureté sorti du filtre
Tressé par les Temps infinis,
Eau d’Éternité, Soif de Futur.
Lieu natal
Tu
du Sable immense,
aimés, choyés, fortifiés,
au creux
nous as
Conduits à
Et abandonnés
l’âge où tout change,
au Temps des Orphelins,
Nos descendants diront
: «
Peut-être. Notre vert
Il le fallait !
».
paradis
Colorié des pousses du blé en herbe
Sous un ciel bleu profond
Brûlait des flammèches du couchant.
Le ru tranquille serpentait
À l’approche du crépuscule,
Permettait au jour de se mirer
Une dernière fois, content.
C’était l’heure de la
promenade,
L’instant où tout est rouge :
Casernes mauresques,
Sable, dunes enflammées,
Écrin cramoisi de l’oued,
43
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Nuages écarlates célébrant
La
messe
du couchant.
Non loin de la
passerelle,
Mère et Tante devisaient ;
À l’instant du Soupir,
Nous étions recueillis
Et les chiens
assagis,
l’agonie :
Le Jour cédait la place,
La Nuit prenait l’espace.
Tous attentifs à
Pierres
Écrites
Dans les dunes immémoriales
Ayant guidé les premiers pas
D’une préhistoire balbutiante,
Du sol, harmonique de silice,
La Rose des Sables
a
éclos.
Dans le fracas
tellurique
primitives,
Une roche a jailli.
Cahier préhistorique
Aux pages de pierre,
La Légende terrienne
pris forme et traits sûrs.
De forces
A
Univers minéral aride
Qui forma l’Homme à l’Art,
Roc
44
vierge des origines,
Dossier
Table
rase
Prête à
Après
une
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
de tout
signe
l’esquisse.
hésitation hors du Temps,
La Palabre sortit du Verbe.
Désormais
gravée, elle attesta,
À la prime aube de l’humanité,
De
son
destin dominateur.
l’Écriture était la Gravure,
Signes universels parcourant la Genèse,
Enjambant les Générations,
Avant
Traversant les Civilisations.
Êtres
du
Néolithique
Persuadés d’un lendemain,
Fallait-il qu’ils dominent
Pour inventer le Cahier,
Avant que
Signes
ne
la complexité
traduise le Langage.
Enfants,
sur
la route de Tiout,
Des
Nous
À
arrêtions pour parcourir,
défaut de savoir lire, l’ample Livre
Des
nous
grands Esprits de la Préhistoire.
Ils disaient,
-
-
à qui savait entendre :
N’ayez pas peur. Nous sommes là
Et patiemment, nous transmettons
Le plus fascinant des flambeaux.
Ces écritures
Que
sur
les Pierres attestent
sortez pas du Néant
Mais de la Tradition humaine.
-
vous ne
Continuez, soyez l’un des maillons,
L’une des nombreuses mèches
45
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Qui tresseront le Futur.
Regs de silex,
ergs mouvants
Hamadas caillouteuses,
Écrin multimillénaire,
sauvegardant
Le testament des Origines.
Coffre fort
Immuable
Petit muret à
Et
raz
d’eau,
vertigineux rempart,
Le récif isole l’oasis du désert,
Elle verdoyante du pauvre océan.
Au milieu de nulle part
regard se perd dans l’immensité,
Plaçant l’homme au centre du monde,
Concentré de vie végétale et animale.
Le
Demain ne sera pas un lendemain.
Castre du jour renaîtra à l’identique,
Générant
Sans
journée semblable,
aspérité, lisse comme l’ennui.
une
Sans
répit, l’oasis est caressée
qui déroule,
Immuable, en longs feuillets,
Les chapitres d’un livre unique.
Par la houle
46
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Les vagues, avec
application,
Déplient leur frise blanche
Dans l’infini d’un corail
Remontant
aux
origines.
Locéan, lentement,
Tourne les pages de la Vie
Dont les lignes, charriées par la houle,
Apportent sans cesse le même instant.
Innombrables pages, vagues perpétuelles
Jouant sans repos à partir et revenir
Activité
S’écrasant
ludique artisane de rouleaux
sur
le corail dans
un
fracas silencieux.
René-Jean Devatine
47
Nouvelles
Né
en Afrique de parents pionniers de l’aviation
(premiers vols Sabena entre l’Europe
l’Afrique centrale 1927-1940). Sa mère a très bien connu en Afrique les Mermoz,
Saint-Exupéry de la concurrence française Latécoère.
et
Suite à cette situation, a suivi l’école en de très nombreux endroits, différentes cultures,
langues différentes.
Sans pouvoir s’améliorer
avec l’âge, a continué son parcours folâtre en suivant des
plusieurs pays dont, finalement le Canada.
A su malgré tout décrocher quelques diplômes dont certains n’ont servi à rien mais l’ont
bien amusé. Les plus importants sont : ingéniorat en stabilité des matériaux et mécanique des roches, ENSG Nancy, France, maîtrise en géologie sédimentaire, Université
libre de Bruxelles, puis maîtrise en botanique, doctorat en exploration minière etc. Ses
recherches et sa participation à la découverte de nombreux gisements de par le monde
ont été récompensées par son adhésion comme membre correspondant à l’Académie
Royale des Sciences de Belgique.
cours
universitaires dans
A écrit
beaucoup, mais essentiellement des publications scientifiques. Après plusieurs
nouvelles éditées
en C.B. dans Le Moustique, dont un des textes choisi par Radioêtre diffusé en onde, au Manitoba et en Ontario dans la revue Virage édité
par les éditions Prise de Parole, à ce jour, le récit romancé Bravade, Bravoure et
Bavardage, randonnée surie sentier de la Côte Ouest, est son premier livre publié aux
éditions de la Nouvelle Plume, Régina, Saskatchewan.
Canada pour
Un recueil de nouvelles
Actuellement, il travaille
Jean
sera
publié
en
sur un roman
2006 aux éditions du Vermillon d’Ottawa, Ontario.
qu’il espère publier en 2007.
Lebatty, est membre de l’Association des écrivains de la Colombie-Britannique.
49
Littérama’ohi N°9
Jean
Lebatty
Exocet rime
avec
chaussette
compagnie d’enfants en bas âge, ils sont trop
petits, pas assez mûrs ; ils n'en retiendront rien. Au prix où sont les déplacements, c’est peine perdue, de l’argent gaspillé. On l’entend répéter à
maintes reprises, cependant, est-ce la vérité ou une merveilleuse excuse
pour épargner la dépense ? Également un moyen, sans doute, pour les
parents de se retrouver seuls, en amoureux, sans tous les moutards dans
les jambes. Pour ma part, je l’affirme, de toutes les aventures vécues en
un temps où, bambin, j’étais à la traîne de parents nomades, j’en ai gardé
des souvenirs très vifs et celui-ci, que je vous conte, n'en est même pas
le plus ancien.
Inutile de voyager en
déjà depuis la fin de la dernière Grande Guerre.
Cependant, tous les pays impliqués souffraient encore de mille problêmes. Fort peu s’étaient réorganisés. La traversée, pour nous y rendre,
était elle-même marquée de cette pénible empreinte. Sur notre bateau,
sillonnant des mers tropicales, quatre voyageurs, au moins, occupaient
chaque cabine. Les femmes étaient séparées des hommes.
Deux
ans
Cette situation n’offrait rien de
romantique
; on
était loin des croi-
langoureuses d’aujourd’hui. Je ressentais également l’insolite de
plus encore, d’avoir été relégué chez les femmes. Moi, le
petit homme ! Rejeté de la tanière virile, aux senteurs aigres de sueurs
mâles et d’alcool, remugles alourdis par les relents de tabac tiède. Retenu
dans un antre feutré, aux parfums fades et couleurs passées. Sorte de
galetas encombré de corps à chair tendre et à la peau douce et moite, se
disputant le tour de me cajoler et de m’étouffer sous les baisers. A priori,
je ne m’opposais pas à ce genre de tendresse, pourtant là, c’était trop et
la chaleur était pesante et humide. Les contacts s’associaient à des bruits
liquides et les effleurements de baisers ne s’évaporaient pas dans l’air.
sières
cet inconfort et,
Heureusement, le vent de la mer chassait ces effluves,
remplacés
généreusement par des embruns poisseux, chargeant les aspérités insolites du navire de cristallisations marines. Je léchais les guindeaux, les
50
Dossier
:
Diversité culturelle et francophonie
bastingages, les lèvres et les mains rendues visqueuses
par l’humidité saturée d’halite. Le constant ressac de la mer sur la coque
du bateau invitait le sang d’un visage joufflu à danser sur le même
rythme. J’entendais les cris aigus des mouettes, à la fois folles et gracieuses qui, oublieuses de l’arrogance propre aux oiseaux maîtres du
vent et des grands vides, mendiaient sans vergogne le croûton sec lancé
à leur bec. J’observais, surpris, les fumées blanches et transparentes de
l’immense cheminée chevauchant le vaisseau. Source probable de tous
les nuages filant dans le ciel selon une fuite étrange, oscillant de bâbord
à tribord. Enfin, ce jour incroyable où sont tombés sur la passerelle, juste
devant mes pieds, des poissons ailés. Ces ridicules aiguilles d’argent
écailleuses se prenant pour des oiseaux.
rambardes et
figure encore. Leur œil, nacre vitreuse, me fixant sans m’apercroyais vouloir m’ignorer, comme pour ne pas s’excuser de
leur folle prétention. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Moi-même, j’en
avais de ces caprices, si agaçants pour les parents. Les poissons volants
se tortillaient entre mes pieds chaussés de couleurs dissemblables. Dans
un monde où l’on trouve des chaussures variées en si grand nombre, je
ne comprenais pas alors et ne le comprends pas encore qu’il ait toujours
été de bon ton de les porter dans le même ton. En cachette, j’avais appris
à me chausser seul. À l’instant où ma mère tournait le dos, je changeais
aussitôt mon apparence. Ma préférence était d’assortir le brun clair au
brun foncé. C’était discret et de bon goût. Pour les grandes occasions,
seulement, l’association du noir verni au blanc mat m’apparaissait recommandée. Ce jour-là, j’étais d’humeur joyeuse, je portais un soulier ocre
jaune et l’autre brun rougeâtre. Lexocet, vert sombre métallique et frétillant à mes pieds, complétait le tableau de la manière la plus heureuse.
Ce jour-là, je me souviens, j’ai décidé d’apprendre à voler.
Je les
cevoir. Je les
conformer aux modes en
vigueur avait été le moteur de mon éducation. Pour cette raison, n’avaisje pas appris seul à me chausser ? Opération délicate si l’on prend
conscience de l’existence d’un pied gauche, distinct du pied droit. Une
observation attentive m’avait amené à reconnaître les critères permettant
Cette volonté existentialiste de ne pas me
51
(1)
Littérama’ohi N°9
Jean
Lebatty
d’attribuer à
chaque pied le soulier correspondant. Cependant, il restait un
problème apparemment insurmontable me faisant douter de grandir et
parvenir, un jour, à l’état d’adulte. C’était un grand secret, certainement
trop lourd pour un enfant de mon âge. J’avais appris à bien le dissimuler.
Or, là, dans cette foule de femmes envahissantes, dans ce confinement
embarrassant et impudique, comment pouvais-je encore cacher ce han-
dicap ?
Il aurait
doute fallu
jeter dans le vide en accomplissant,
geste dangereux. Intention valeureuse ! Et si je me
trompais ? Je ne pensais réellement pas pouvoir survivre à une telle
humiliation. Je les imaginais, toutes, rire de ma bévue. Vous le connaissez, ce sourire attendri, plein de condescendance.
sans
me
devant elles toutes, le
Intolérable !
J’ai donc choisi la
sures
ruse.
J'ai décidé de continuer à
disparates. Cette fois, cependant,
sans
porter des chauschaussettes.
Toutes les charmantes dames de la cabine 239, au
deuxième pont
du
paquebot « Léopoldville SA », se sont entendues pour m’amener à
changer d’avis. Elles se faisaient un point d’honneur d’être celle-là qui
m’obligerait à garder ces décorations aux pieds. Je les retirais, une autre
les remettait. De chacune, j’étudiais la tactique sans pourtant entrevoir la
lumière. Tout paraissait si simple ; la solution devait être extrêmement subtile.
À la suite de
tant
d’échecs, j’ai opté pour un nouveau type de ruse.
J’ai
pris mon air le plus coquin
demandé à la plus sympathique
et dissimulé sous un large sourire, j’ai
parmi les dames si elle ne se trompait
jamais de pied en enfilant ses chaussettes. Elle a trouvé ma plaisanterie
particulièrement amusante : « Mais il est tout plein d’humour ce chérubin
! », et de renchérir : « Ce comique essaye de me faire croire à l’existence
des chaussettes droites et gauches, qu’il est amusant ! Comme s’il ignorait qu’il n’y a pas de différence ».
Hé bien
tout
52
au
non ! Je ne le savais pas ! Je n’étais donc pas vraiment idiot,
plus avais-je l’esprit un tantinet tordu. J’avais donc des chances
Dossier
de devenir
un
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
jour adulte. Du coup, j’ai accepté les chaussettes ; je les
enfilais moi-même d’ailleurs ! J’ai même abandonné la mode des souliers
non
assortis. La
jeune dame sympathique était triomphante. Elle avait
« gamin » de ses manies étranges. Seule ma mère sembla
à l’existence d’une anguille ou d’un poisson volant sous roche.
guéri le
Sans doute aucun, les voyages
croire
forment la jeunesse ; je l’ai su dès
lors. '
Jean
Lebatty
53
Stéphanie-Ariirau Richard
L’implosion.
L’entité farfelue
pointa
plein centre de l’estrade,
qu’elle avait à annoncer,
Elle ne s’était même par rendu compte que dans son public,
Deux ou trois autres attendaient avec impatience
De pouvoir la bouffer toute crue.
se
Encore tout excitée de
«
Mes amis ! Nous
le
en
ce
le
peuple le plus beau !
plus envié ! le plus béni de tous. »
sommes
Une énorme entité vêtue d’une chemise
Et
rose
Fuchsia
portant des lunettes noires fit
Les deux
OUH ! OUH ! Nul ! Nul !
«
«
Non,
non,
se
un coup de coude
mirent à crier :
à
son
voisin.
»
attendez ! Je n’ai pas fini ! Moi, qui appartiens
monde, je viens de découvrir
moléculairement à votre
sur
quelles bases il fonctionne et quels seront nos impacts
sur les agents extérieurs... »
La grosse
entité
«
«
Mais
non
ce
importante !
risquons I’IMPLOSION totale »
moment
La grosse
54
»
nouvelle extrêmement
Nous
«
Baratin, la petite naine !
la foule et puis
enfin, écoutez-moi ! Je suis ici pour vous annoncer
une
A
rose jeta un regard vers
se retourna :
là, toutes les entités
se
turent.
entité rose fuchsia haussa les épaules :
Vas-y la blondasse, explique-toi, ça nous donnera plus d’éléments
pour t’enterrer dans un nid de fourmis de feu ! »
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Son voisin, une entité male, toute ronde, avait coupé son pantalon
Au niveau du genou pour exhiber fièrement un tatouage quelconque sur
un mollet bien gras.
Il
se
mit à ricaner par solidarité.
petite entité farfelue, les bras pendant, annonça alors tout bas :
découvert pourquoi certains d’entre nous implosaient.
Nous sommes le peuple le plus beau, le plus béni, mais nous sommes
touchés, depuis quelque temps, par des implosions d’entités, ici et là. Si
nous ne faisons rien, nous risquons l’implosion totale.
Je ne sais pas encore comment y remédier, mais j’en connais la
La
«
Eh bien j’ai
cause... »
l’heure semble presque grave.
enfin j’ai remarqué que toutes les entités qui implosaient,
étaient hyperégocentrorigides. »
La foule est silencieuse,
«
Je pense...
Fuchsia se lève alors :
Quel monde de fous
qu’on accorde de l’importance à cette chose là !
La grosse
«
entité
rose
Quoi ? Quoi ! Quoi quoi quoi !
Poubelle la naine,
La
«
Par
POU-BELLE !
»
petite entité reprend :
hyperégocentrorigides, je veux dire que ce sont les entités qui
l’échange et qui n’aiment qu’elles-mêmes, qui finissent par
refusent
imploser.
Il faut savoir que nos ancêtres, eux, échangeaient entre eux,
Mais notre monde a atteint le paroxysme de l’Egocentrisme psycho rigide,
façon réactionnaire. C’est à dire que si nos jeunes
grandissent entourées d’hyperégocentrorigides,
Leur seul moyen de défense est de développer leur égo... »
Celui-ci fonctionne de
Entités
Une vieille entité du fond se lève :
«
Mais non, nous avons
la loi de Dieu, qui fait de nous des altruistes.
55
Littérama’ohi N°9
Stéphanie-Ariirau Richard
Ne
le peuple le plus chaleureux, dont l’accueil
Etrangers est légendaire à l’univers ? »
sommes-nous
pas
aux
Elle lui répondit alors :
«
Eh bien, oui. Mais nous ne
sommes
pas
monde est
altruistes entre
nous.
Notre
hétérogène, I’Autre entre s’en s’y mouvoir. Le phénomène d’hyperégocentrorigisme
atteint
nos
Lénorme entité
«
entités de l’intérieur et...
rose
Baratin ! Monde de fous !
fuchsia
se
leva à
»
son
tour.
Moi, JE n’ai plus de temps à perdre !
Ecoutez-MOI !...
»
Et puis
soudainement, l’entité se mit à gonfler à vue d’œil, un goitre se
bourrelets brisèrent les boutons de la chemise rose fuchsia,
les articulations diverses disparurent et tout le corps devint presque un
cylindre si ce n’est que pour le ventre,
Ou la peau était plus souple et tendue, identité gonfla, gonfla,
Et puis d’un seul coup.
forma,
ses
BOUM !
Ce fut l’IMPLOSION.
La petite entité, les bras ballants, observa le spectacle
qui venait justifier sa théorie
d’implosion,
la composante virale de l’égocentrisme
des entités insulaires. La défunte grosse fuchsia ne lui apporta aucune
satisfaction particulière. Si ce n’est, sans doute, un vague sentiment de
tristesse,
de n’avoir pas pu franchir la barrière de cette psycho rigide
qui aurait pu devenir sa sœur.
sur
Stéphanie-Ariirau Richard
56
ude-Michel Prévost
Bonjour
Je
m’appelle Claude-Michel Prévost.
J’ai quarante six ans.
Je suis né aux Cayes,
Ma mère
dans le Sud d’Haiti.
s’appelle Marie Carmel Condé.
Elle fut infirmière et elle fut institutrice.
Elle est encore mère de famille.
Son
père était l’agronome René Condé.
ses fils aidèrent le parti Dejoiste.
Lui et
Ma
s’appelle Florence
Benjamin et Bénédicte
Teenagers extraordinaires.
soeur
Elle et Richard Etienne ont
Mon
père s’appelait Félix Michel Prévost.
père est parti il y a presque 20 ans.
Il venait du Cap Haitien.
Mon grand père s’appelait Félix Gérard Prévost.
Il travaillait pour une plantation de sisal allemande.
La plantation, pas le sisal.
Mon
Mes parents se sont connus à Montréal
Elle infirmière lui docteur
Ils sont
revenus
pratiquer
aux
Cayes,
Puis ont du repartir pour le Canada et finalement
J’ai
connu
J’ai
connu
l’Afrique.
deux
cyclones aux Cayes.
Camp Perrin, Ducis, Jacmel, les longs
voyages
des Cayes à la capitale
Les carnavals
J’ai vécu
Québec,
au
études secondaires
Libéria, au Zaïre, et en Belgique, avant de retourner finir
collège Roger Anglade à Port au Prince.
au
au
mes
J'ai alors étudié l'administration des affaires à l'Université du Québec à Montréal, et la
rédaction publicitaire à l'Université de Montréal.
Je vis maintenant à
famille, et
ma
Vancouver, Colombie britannique, avec ma mère,
partenaire, Dana Brunanski.
ma soeur
et sa
4
57
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
J’ai 14 histoires courtes
éditées, traduites et publiées, avec 5 nominations Aurora et le
pour mes courtes histoires de Science Fiction.
prix Solaris et le prix Imagine
Je
veux
devenir
un
des meilleurs scénaristes noirs de
ma
génération.
Men Without Shadow
» est un script long métrage Voodoo Zen, au sujet d'un prêtre
sirène et quelques Reptiliens.
« Amok 651 » concerne l‘Ecole des Assassins de Fort
brennings, l’affaire Iran Contra,
le contrôle mental des populations et le Nouvel Ordre mondial.
« Coriander Malt » est une comédie
romantique musicale concernant la nécessité d’embracer le changement.
«
blanc,
Et
«
un
hougan,
You’re Next
mier 757 à
une
» couvre
les trois dernières minutes dans la classe d’affaires du pre-
frapper les Twin Towers.
J'ai
sur
J’ai
marketing
produit, écrit, filmé et édité 13 court métrages depuis mai 2002, disponibles
Google Video.
ma propre boutique de commercialisation Internet et j'enseigne le
Internet à 3 programmes de self emploi.
J’aide les hommes de mon équipe, ma tribu et ma fraternité New Frontiers,
vie
quotidienne,
nos
activités communautaires et
C'est moi. Claude-Michel Prévost. Heureux de
58
nos
vous
initiations.
rencontrer.
dans notre
Dossier
«
Have
a
:
Diversité culturelle et
nice
day
francophonie (1)
»
Aka
«
On
vous
souhaite tout le bonheur du monde »1
Depuis 3, 4
Je
me
ans, à chaque
réveille enragé
matin
Parfois
je suis à côté d’elle
Elle sent chaud
Elle sent bon
Elle est propre
Elle est pure
Elle mérite le bonheur
Je
peux que la haïr
Tandis que je m’enfuis
Hiver
comme
ne
été
Nuageux pas nuageux
Corbeaux pas corbeaux
Mardi ou Samedi
Seul
ou avec
Dana
Seul
ou avec
n’importe qui
Elle
me
regarde m’habiller
Elle
garde silence
je l’aime
Elle sait que
1
http://www.paroles.net/chansons/35962.htm
59
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
Elle
accepte mon tiède baiser
Parfois
je démarre le café
Have
a
beautiful
Have
a
beautiful
day
day
Tant que
Tant que
je suis à Vancouver
je dors à Vancouver
Depuis 3 - 4 ans à chaque matin
Je me lève enragé
Union St. c’est le
Y
rose
de la Casa Gelato2
des étudiants
pressés
cyclistes
Aujourd’hui plus de mauve dans les nuages
Un deux trois chemtrails3 en diagonale
Heading vers les Américains
a encore
Deux trois
C’est
mon
côté droit
Mon côté droit entier
Qui
ne
connaît que douleur
Cou nuque
épaule coude poignet doigts
Le train vient
juste de passer
dégonfle
Sur Venables4 le trafic
Jamais la
paix
Jamais repos
2
http://www.lacasagelato.com/
3
http://www.synchronium.com/chemtrails.htm
4
http://maps.google.com/maps?hl=en&q=900+Venables+St,+Vancouver,+BC,+Canada&btnG=
Search&llF49.276506,-123.084823&spn=0.003143,0.010729&t=h
60
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Canadians out of Haiti5
Mes côtes
mon
bas du dos
Hanche genoux parfois
Même mes deux chevilles
La
gauche est incraquable
Depuis bientôt trois mois
Le sticker est à hauteur d’homme
Pan entre les yeux
Nul ne s’arrête
Nul
ne
ralentit
Mais le sticker brille et brille
C’est
ma
rengaine quotidienne
Bonnes gens bonnes gens
La complainte de mon côté
droit
fatigué mon côté résigné
Fatigué d’avoir été droitier
Appelé au combat
Mon côté
Canadians out of Haiti6
Avoir été
charge pendant 35 ans
Enragé de vieillir plus vite que le reste de moi
Enragé de ne plus pouvoir lancer frapper
pousser repousser protéger danser diriger
Mon côté droit qui trébuche
en
Sur le bitume
comme un
vieil alcoolo
Je marche
sur
Union St.
Mes mains dans les
Si
http://www.outofhaiti.ca/police_massacres.html
http://la.indymedia.org/news/2005/12/142018.php
poches
je pouvais je sifflerais
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
Il
me
Pour
faut entre trois et dix secondes
me
lever
Telus n’est
plus en grève
Finies les tentes et les graffiti
Fini les
Rouler
sur
le côté
Vérifier
ma
hanche droite
cigarettes entre cercles d’hommes
Fini les scabs et les spies
gauche
Deux cuisiniers vident leurs
Dans le
dumpster
poubelles
pour la maison pour retraités
Avec ses portes de pagode
Terminer de rouler
Dans les
Un
Reposer
projets du bloc Nord Est
Après la vieille patinoire
Où je n’ai vu aucun enfant patiner
jeune papa Viet fume sa cigarette
Pendant que sa voiture chauffe
deux hanches
bébé crapaud
Poser le pied gauche sur le plancher
Reculer
sur mes
comme un
Campbell et Union
Stop obligatoire a chaque coin
Tester balance démarrer
Je passe sans regarder
Je passe sans ralentir
Je
62
glisse
comme un
voilier
Dossier
J’ai tellement peur
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
de tomber
Les
réguliers sont déjà là
Murray et Elvis
Jake and Moe
Joe Ablas Kevin
Mike and
Billy
Les chiens sont mouillés et excités
Surtout
ne
s'arrêter
pas
Salut le monde
Salut les gars
a nice day
Have
Have
a
nice
day
Je
quitte mon lit
Descends l'échelle
Pied pas
pied
Café noir
Un croissant
Souvent Licorice
Rarement elle
me
me
aux
sucre
amandes
précède
suit
Trop impatiente
Hello Gloria
Hello
Je vérifie
Les
Have
a
Have
a
Andy
day
nice day
nice
plats
remplis si nécessaire
ses
63
Littérama’ohi N°9
Claude-Michel Prévost
Un baiser
une caresse
Une promesse
de jouer plus tard
Apres Gloria je tourne à gauche
toujours hystérique
feu rouge est le plus rapide de l’Ouest
Venables est
Mais
Pendant
Je
mon
qu’elle déjeune
mes Ibuprofen
Mes Metmorfin mes Glyburide
gobe
De l’autre rive du trafic
M’attendent les
Sage thym menthe
Les
sans
partenaire
pommiers historiques
Les ruches
C’est la que je chante
La complainte de mon
marie
poissons rouges
Un canard
Les
rose
encore
assoupies
côté droit
Aujourd’hui
Qui durant
S’est
Mon manque
64
jardins
de rêves durant le sommeil
voyons
mon
encore
voir
sommeil
fait violer
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Qui est mort de faim7
Qui est morte de froid
Qui
Qui
Le retour
aux
esclaves
encore
a
a
été vendu
été revendue
assourdis
Qui s’est fait irradier
Qui s’est faite expulser
Qui est mort assassiné
Qui s’est faite battre
Qui est mort sacrifié
Qui s’est faite
Le retour
au massacre
encore
torturer
quotidien
Depuis 3, 4
Je
me
ans, à chaque matin
réveille enragé
Claude-Michel Prévost
http://images.google.ca/images?q=famine+&btnG=Search&svnum=10&hl=en&lr=
Céline Forcier
Céline Forcier est née à
habite maintenant la
St-Pie-de-Guire, dans la province de Québec,
au
Canada. Elle,
région de la capitale nationale, Ottawa, située dans la province voi-
sine, l’Ontario.
En
1996, après plusieurs années de service au Parlement canadien en tant qu’analyste,
a quitté son emploi pour consacrer tout son
temps à l’écriture.
Céline Forcier
En
plus d’avoir publié articles de magazines, nouvelles et textes pédagogiques, Céline
cinq romans. Le premier, Chez Mathilde, est destiné aux nouveaux apprenants
en alphabétisation. Les deux suivants, Le secret de Misha et Rafael, font partie de la
collection UAventure des Éditions du Vermillon, collection qui s’adresse aux adolesa
écrit
cents.
En 2004, était lancé son premier livre destiné au grand public, roman intitulé Le Chêne.
Et finalement, en novembre 2005 paraissait le roman jeunesse Un canard majuscule,
qui traite essentiellement de l’anorexie.
Hormis Chez Mathilde, tous les livres de Céline ont été
Vermillon, Ottawa, Ontario.
www.celineforcier.com
66
publiés
par
les
Éditions du
Dossier
:
Diversité culturelle et
Couleurs de
ma
francophonie (1 )
vie
Bleu... d’aussi loin que
je me rappelle... Bien qu’en ces premiers
temps de ma vie, je n’avais pas acquis le concept des coloris, le regard
tendre et pervenche de ma mère qui m’enveloppait de sa chape azurée,
est resté planté au fond de mon coeur comme un drapeau.
Puis, il y eut le ciel que, couchée sur le dos, j’apercevais à travers la
dentelle ivoire des rideaux. Je développai un vif intérêt pour la voûte
céleste qui avait — me rendis-je compte — la propriété de changer au gré
du temps distribué par le tic-tac de l’horloge acajou. Je m’éveillais très tôt
pour découvrir la surprise concoctée pour moi pendant la nuit. J’ouvrais
mes paupières à demi pour surprendre l’amorce du jour, trahie par une
clarté blafarde. Puis, j’agrandissais les yeux sur la toile divine encadrée
de ma fenêtre qui donnait vers l’est.
Parfois, prémices d’un jour ensoleillé, de longs bras or et corail s’étiraient nonchalamment sur un drap céruléen. Certaines fois, défilaient de
gros tapons ouatés aux contours argentés, que je poursuivais du regard,
ou, quand il en tombait une nuée de flocons, j’imaginais un ange rubicond
en train de les épousseter. Parfois encore, un peintre malheureux semblait avoir donné, à l’aveuglette, de grands coups de pinceaux trempés de
boue, de suie, de gris.
Un soir, de puissants jets lumineux ont traversé mes paupières
closes. J’ai brusquement ouvert les yeux, en même temps qu’une détonation venue de nulle part et de partout m’a plongée dans une grande
frayeur. Maman est aussitôt apparue, spectrale, dans sa robe vaporeuse,
au milieu du vacarme et des fragments de lumière. Vite rassurée par ces
bras et ce parfum connus, ma peur a fait place à l’extase. Le ciel, indigo
à cette heure, était sporadiquement déchiré par les gigantesques coups
d’épée d’un géant invisible occupé à tracer des zébrures cristallines. Puis,
j’ai entendu la pluie applaudir le fabuleux spectacle que je n’ai cessé
depuis d’admirer l’unicité.
Mon enfance s’est écoulée dans un décor bucolique digne d’une toile
de Millet. De nombreux arbres ombrageaient la maison ocre et cachou
67
Littérama’ohi N°9
Céline Forcier
volets verts où
vivions, mes parents, ma soeur aînée et moi.
ruisseau ricanait, chatouillé par une multitude de mini
qui y faisaient la planche, ou bien, il chantonnait au
rythme des gouttes transparentes qui s’échappaient d’un nuage défait.
Un jour, j’ai dit à ma soeur Jade qu’un fantôme devait se bercer, au
jardin, dans une chaise brun cannelle comme celle de grand-papa. Par la
fenêtre ouverte, j’entendais, à une cadence plus ou moins régulière, un
son de frottement de bois provenant des alentours du ruisseau. Jade a ri
et m’a conduite devant une étrange bête à la peau lisse et kaki, tachetée
de brun foncé. La curieuse créature avait des yeux foncés et globuleux,
un ventre coquille d'oeuf et des pattes palmées. « C’est une grenouille, a
murmuré Jade de sa voix dorée. Écoute-là... »
Elle m’a fait découvrir tant de choses, ma bien-aimée soeur Jade, et
m’en a autant fait accroire. Je la revois à dix ans, flamboyante dans sa
robe de mousseline amarante, la taille sanglée d’un ruban parme, avec
sa chevelure rousse légèrement ondulée qui tombait en cascades jusqu’au bas de son dos. Ses cils de paille battaient sur ses yeux d’émeraude, alors que sa bouche qu’on aurait crû teinte avec du rocou, ne semblait être faite que pour sourire et embrasser.
Pour expliquer ses taches de rousseur, Jade m’avait raconté que,
toute petite, alors qu’elle s’était perdue dans la forêt, une colonie de
minuscules et gentils moustiques lui avait indiqué son chemin en échange
de l’immortalité de leur passage sur terre. Intriguée, j’entreprenais de
dénombrer la population de bestioles rouquines, momifiées dans son teint
laiteux. Ainsi, du bout de l’index, je procédais au recensement en cornmençant sur le nez de Jade, emplacement de choix, semblait-il, de par la
densité, sans toutefois jamais arriver à des résultats fiables.
Ma mère travaillait à l’hôpital de la ville voisine. Elle était, sans contredit, la plus jolie et la plus gentille infirmière qu’un patient puisse souhaiter.
Un jour, je l’accompagnai dans l’imposant édifice granit où elle passait
ses journées. Je ne sais si ce sont les couleurs délavées, l’atmosphère
glauque et aseptisée, qui m’ont déplu, mais j’avais très hâte de sortir de
cet endroit. Les planchers aux carreaux crème et mauve, les murs safran,
les corridors inondés par la fluorescence indiscrète des tubes, les portes
aux
Tout
un petit
soleils de bronze
68
près,
nous
Dossier
caramel, les lits chromés, et,
:
Diversité culturelle et
au creux
de
ces
francophonie (1)
lits, des malades. Des
figures exsangues, émaciées, des traits fatigués, tendus, des regards
troublés, inquiets. Je devinais les blessures et les plaies lie-de-vin
enfouies sous les draps, les fractures douloureuses enrobées de plâtre
albâtre. Je craignais le mal aux multiples symptômes, qui séjournait dans
ces corps dépourvus de leur énergie. Ce jour-là, j’ai vu un triste visage de
la vie, maquillé de souffrance, d’anxiété, de désarroi.
Mon père, lui, travaillait à la maison. Au début, je croyais plutôt qu’il
restait avec moi pour dessiner, car il passait des heures à colorier sur de
grands cartons. Plus tard, j’ai assisté à un vernissage, et à entendre les
gens s’extasier devant ses toiles, j’ai compris que papa était un artiste
peintre de talent. Il m’expliquait les couleurs utilisées pour créer ces univers oniriques et romantiques, inspirés par le mouvement impressionniste.
palette comportait un nombre limité de couleurs pures, privilégiant le blanc de plomb, le jaune de Naples, le laque carminé, le noir
d’ivoire, le bleu et le vert de cobalt. J’adorais écouter mon père parler de
nuances, de reflets, de pigments, d’harmonie, de clair-obscur, d’effets iridescents. Souvent, à l’aube, à l’heure où l’aurore jaspe l’éther métallique,
je le surprenais dans le jardin, installé devant son chevalet, les yeux clos,
les mains posées à plat sur les genoux. « Je ferme les yeux pour mieux
voir » avait dit Gauguin.
C’est ainsi que comme Gauguin et papa, j’ai appris le son, le parfum
et la texture des couleurs. J’ignorais encore qu’un jour, nostalgique, je
m’abreuverais à cette source d’émotions et d’images serpentant dans ma
Sa
mémoire avide.
grands-parents vivaient au cœur du village, dans une coquette
petite maison amande aux contours de fenêtres olive. Chaque jour de la
semaine, après l’école, j’allais passer une heure avec eux. Quel bonheur de
fouiller avec grand-maman Roseline dans ses gros coffres marron, remplis
de pièces de tissus. Il y en avait de toutes les textures, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs. Du taffetas zinzolin, du coton vermillon, du
velours gris de lin, du tulle turquoise, du feutre marine, du satin lilas, de la
soie nacarat, de la ratine fuchsia, de la popeline pêche et céladon.
Mes
69
Littérama’ohi N°9
Céline Forcier
grand-maman dépliaient et repliaient amouplaids et les étoffes bigarrées, pailletées, moirées, mouchetées, lustrées. Autrefois grande couturière, sa passion pour la confection de vêtements ne l’avait jamais quittée.
Quant à grand-papa Aurèle, il n’était rien de moins qu’un magicien.
Pas de ces magiciens qui libèrent un lapin d’un chapeau haut-de-forme,
ou une colombe d’un foulard. Mon grand-père avait plutôt le pouvoir de
transformer un vulgaire bout de planche en une jolie pièce murale ou en
quelque objet utile. Il avait appris le métier d’ébéniste de son père, et tout
comme Roseline, il aimait toujours ce qu’il avait aimé toute sa vie.
Il passait beaucoup de temps dans l’atelier aménagé dans un coin
du sous-sol. Souvent, je le trouvais dans la pièce lambrissée, penché sur
son établi, occupé à palper, scier, varloper, vernir de toutes petites pièces
de bois ébène, bistre ou cérusé, quand ce n’était pas d’énormes morceaux couleur miel, terre ou café. Grand-père était beau avec ses cheveux poivre et sel, et ses yeux havane qui vous regardaient avec tenLes mains tavelées de
reusement les
dresse.
kaléidoscope sur fond d’innocence qui n’en finit
plus de réverbérer ses lumières folles pour en graver le souvenir au coeur
de nos prunelles. Comment oublier le champ de tournesol dans lequel on
a couru à perdre haleine, les fraises incarnates cueillies avec précaution,
les tulipes multicolores surprises par un matin printanier, le drap de neige
immaculée dans lequel on s’est vautré ? Comment ne plus penser aux
bras forts et cuivrés de son père, aux cheveux blonds et doux de sa mère,
au premier chat tigré aux yeux vert absinthe blotti dans les bras ?
Comment effacer l’image du premier papillon de l’été, aux ailes ocellées,
jaunes et grenat, posé innocemment sur notre main ? Comment ne pas
se rappeler ce jour de grand bonheur quand on a couru vers l’arc-en-ciel
suspendu au bout du chemin ?
Comment occulter son propre portrait ? Tignasse châtaine, teint hâlé,
bouche barbouillée du glaçage citron d’un gâteau d’anniversaire garni de
ballons roses, orange, violets. Et ces yeux de jais qui fixent l’objectif de la
caméra comme s’ils défiaient l'avenir, fresque imprécise vue à travers le
prisme de l’inconnu. Inoubliables fêtes de Noël, prétexte aux scintilleAh ! L’enfance...
70
Dossier
:
Diversité culturelle et francophonie
merits, aux robes de lamé, aux jouets rutilants. Heureux
jours pascals,
pastel, aux effluves grisantes flottant dans l’air tiède. Sublimes paysages d’automne aux chauds coloris qui embrasent les forêts épanouies,
les tas de feuilles rouillées dans lesquels on se jette, les joues vermeilles,
en croquant à belles dents des pommes rouges et juteuses.
L’adolescence, assortie de teintes encore plus vives, a jeté un éclairage nouveau sur ma vie. Jade s’est mariée le jour de mon quinzième
anniversaire, et c’est pendant la réception que j’ai rencontré Clermont. Sa
pâle carnation virait au cramoisi dès que mon regard s’attardait sur lui. Il
avait des lèvres cerise à cueillir, et des yeux vairons — l’un noisette,
l’autre noir
qui lui donnaient un air mystérieux. Sa chevelure rebelle et
mordorée invitait à la fourrager, comme on fouille des doigts le sable
d’une plage.
À compter de ce jour, nous sommes devenus d’amoureux amis.
Nous partagions nos fruits, nos pensées, nos heures, nos baisers. À
l’évocation de cette époque de ma vie, un bouquet de souvenirs heureux
fleurit dans ma tête. Les nuits avec les amis, assis autour d’un feu de
camp, à rire et à chanter en observant les étincelles trouer l’obscurité de
poix. Les vacances au bord de la mer, le regard perdu dans l’infini du ciel
de Flaubert « outremer comme du lapis-lazuli ». Les gerbes phosphorescentes, artificielles, aux inflorescences lavande, champagne et carmin,
brusquement écloses dans le ciel bleu nuit du carnaval. Choco, le magnifique cheval bai de Clermont, qui trottait dans le matin embrumé, emportant sur son dos, mon chevalier vêtu d’un pantalon puce et d’un chemisier
garance. Et tant d’autres clichés pris sur le vif, imprimés et gravés sur la
rétine, jalousement gardés au fond de la mémoire.
Le destin, comme on se plaît à nommer ce qui a échappé à notre
savoir, notre pouvoir et à notre volonté, nous a éloignés l’un de l’autre,
Clermont et moi. Il est allé étudier les langues à l’étranger, alors que moi
je suis restée au pays pour devenir décoratrice d’intérieurs. Et je tiens
pour responsable ce même destin qui nous a fait se retrouver, sept ans
plus tard... et nous unir un an après... Marie-Soleil a fait du jour de sa
naissance le plus beau jour de notre vie. Un duvet auburn recouvrait déjà
la tête de notre poupée de porcelaine. Son petit nez, telle une perle
tout
—
71
(1)
Littérama’ohi N°9
Céline Forcier
piquée dans un écrin
minuscule bouton de
nacré, retroussait légèrement, alors que sa bouche,
rose écarlate, s’ouvrait à la vie.
Des années qui ont suivi, je conserve un précieux camaïeu aux tons
empreints de joie et de bonheur, accentués par touches inattendues,
d’encre cinabre dont l’amour
a
le secret.
puis, un jour... le crépuscule. Évanescence totale et fatale.
Opacité parfaite. Ciel immobile et crayeux. Mon univers s’ést décoloré
pour ne laisser sur sa toile de fond qu’une lumière monochrome, lunaire,
opalescente, vierge. Mosaïque pulvérisée aux quatre vents. Caméléon
affolé, éperdu sur un sol de marbre froid, infiniment écru. C’est depuis ce
jour que je fouille la braise de mes souvenirs incendiés, daltoniens, réfiéchis dans un miroir sans tain. C’est depuis ce jour, celui que la maladie a
choisi pour effacer à jamais les couleurs de ma vie, que défilent dans ma
tête des images qui prennent de plus en plus des allures de sépias. C’est
depuis ce jour où je suis devenue aveugle, que je n’ai plus besoin de fermer les yeux pour mieux voir...
Et
Céline Forcier
72
mique Genuist
Monique Genuist est originaire de Lorraine, mariée, trois enfants et naturalisée
canadienne.
Doctorat de l'Université, U. de Haute-Bretagne ; Professeur de français et de littérature
québécoise à l'Université de la Saskatchewan, Saskatoon, 1965-1993 ; Professeur
émérite, depuis 1993.
Publications
Ouvrages de recherche :
chez Gabrielle Roy, Cercle du livre de France, Montréal, 1966
Languirand et l'absurde, Cercle du livre de France, Montréal, 1982
Anthologie : Sous les mâts des Prairies, anthologie littéraire de l'Ouest, (directrice littéraire) Les éditions de la Nouvelle Plume, Regina, Saskatchewan, 2000
-
La Création romanesque
Nombreux articles et comptes
rendus.
Conférences dans divers pays.
Ouvrages de fiction, romans :
Exorcismes, La pensée universelle, Paris, 1973
Le cri du loon, Éditions des Plaines, Saint-Boniface, Manitoba, 1993
C'était hier en Lorraine, Éditions Louis Riel, Regina,Saskatchewan, 1993
L'île au cotonnier, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 1997
Paroles de chat, La Nouvelle Plume, Regina, Saskatchewan, 1997
Paroles de chat, traduit en ukrainien par Liouda Martchouk et publié à Chernovtsy,
Ukraine, 2002
Paroles de chatIA Cat’s Life, publication en édition bilingue (français/anglais) La nouvelle plume, Regina, putomne 2005
Itinérance, La Nouvelle Plume, Regina, Saskatchewan, 1999
Racines de sable, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 2000
Nootka, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 2003
La petite musique du clown, Prise de Parole, Sudbury, Ontario, 2005
-
Nombreuses nouvelles dans diverses
revues
Prix obtenus
nouvelles
gagnante au concours radiophonique de Radio-Canada :
C.B. 1997 ; Rafales, C.-B. 1998 ; Le rendez-vous, C.-B. 1999
L'étrangère, nouvelle, premier accessit avec médaille de bronze au concours littéraire
international d'Arts et Lettres de France, 1998.
Le soleil noir,
,
73
Littérama’ohi N°9
Monique Genuist
L'œil de
nacre
Rick le pêcheur, assis sur un pliant, finit de tailler une pagaie cérémonielle. Devant lui, sur une table basse, quelques sculptures. Il ne se
presse pas,
l'image du
il
a
le temps. Tout en gravant dans le bois de cèdre blond
celle de l'oiseau mythique, il rêve du passé,
saumon alliée à
avant l'arrivée des Blancs.
En
mois chauds, les gens
de sa tribu, les Songhees, quittaient le
village; ils s'embarquaient sur la mer en canots pour aller pêcher le sockeye tandis que les femmes, dans les forêts, cueillaient les baies qui, une
fois séchées, serviraient à assaisonner durant l'hiver poissons et gibier.
Il se rappelle. Ce Tloo-qwah-nah où les siens avaient été invités à fraterniser avec d'autres tribus. Dans la grande loge chauffée par quatre feux
de bois, un à chaque coin, il écoutait les chants, serré contre sa mère,
regardait les danses rituelles au son des tam-tams. Des personnages
masqués imitaient, mimaient le geai bleu, la marmotte rondelette, le Ahmah, l'oiseau du Nord au cri lancinant, envoûtant, ou encore ce même
cèdre jaune qu'il était en train de polir. Il était très jeune alors. Il se rappelle ce mois de réjouissances, de spectacles, de bonheur, de rires avec
ses
ces
frères.
Le vieil Indien fait
glisser la lame de son couteau lentement sur le
à la foule de touristes qui tournent autour des
yachts de luxe, des amuseurs publics, des marchands de pacotille, des
boutiques de frites et de saucisses chaudes.
En ce temps-là, la mer, la forêt, la terre offraient une nourriture abondante qu'on partageait lors du Tloo-qwah-nah. Puis les Blancs avaient
interdit les potlatchs, avaient confisqué les masques.
Un policier de haute taille et large d'épaules s'arrête soudain devant
lui, le fixe un moment et demande abruptement :
Puis-je voir ton permis de travail ?
Rick le pêcheur ne lève pas la tête.
Tu sais bien que tu n'as pas le droit de travailler sur le port sans perbois. Indifférent, sourd
-
-
mis, alors ?
74
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Je suis chez moi ici en terre indienne, depuis plus de quatre mille
de toute éternité.
Oui, mais aujourd'hui, nous sommes en l'an deux mille. La loi, c'est
la loi, et c'est la même pour tout le monde, et si tu n'as pas de permis, tu
-
ans,
-
dois
déguerpir, en vitesse !
Le vieil homme, au visage
basané, buriné, continue tranquillement à
sculpter.
Le jeune policier considère la pagaie incrustée de dessins aux couleurs vives. Il hésite un instant à empoigner ce rebelle. Dans le cèdre
blond, l'oiseau mythique le fixe de son œil de nacre.
Notes
Songhees : Amérindiens de la région de Victoria ; Sockeye : saumon à chair très rouge ; Tlo-qwahnah ou potlatch : fête annuelle où se rassemblaient plusieurs tribus, elle durait entre deux semaines
et un mois, avec danses, chants et échange de nombreux cadeaux. ; Ah-mah : plongeon imbrin
(huart, en québécois, loon en anglais).
Le soleil noir
Une enfant
le soleil
qui flamboie, en plein midi, allongée nue sur
longue chevelure rousse en auréole de feu autour d'elle. Elle
se dresse et court se jeter dans les vagues glacées du
Pacifique. Mais
elle ne sent pas le froid. Elle nage vite, elle avance en rapides foulées vers
le rocher où est perché un grand cormoran noir qui étale ses ailes pour
les sécher au soleil. Elle se déchire la plante des pieds sur les coquillages
pointus incrustés dans la roche. Les pieds en sang, elle avance sans bruit
vers l'oiseau ; à son approche il s'envole, refusant de
jouer avec elle.
Elle revient vers le rivage, ses longs cheveux roux en flammèches
étincelantes flottant dans son sillage. Elle se couche sur le sable. Sa peau
laiteuse commence à rosir. Elle n'y prête pas attention.
Le soir, elle se met à cuire de partout ; un incendie éclate à l'intérieur
de son corps, sur sa peau, dans ses yeux. Elle brûle et elle frissonne de
fièvre. Malade, elle doit rester enfermée à l'ombre, à l'intérieur de la maison, plusieurs jours.
Un matin, elle revient s'étendre à nouveau sur la grève. Sa peau,
sous
le sable; sa
75
Littérama’ohi N°9
Monique Genuist
transparente, fine comme de la gaze, s'effiloche comme la
pelure d'une pomme de terre nouvelle. Et dessous renaît une mince
couche neuve, toute délicate, d'un rose tendre. Elle n'y fait pas attention.
L'enfant rousse au teint de lait, aux yeux pâles, passe tout l'été au
bord de la mer. Chaque jour, elle retourne au rocher où le cormoran l'attend, immobile. Dès qu'elle commence à courir sur les coquillages, il
ferme ses ailes, allonge le cou et s'envole en rasant la surface de l'eau.
Aussitôt, elle plonge à sa poursuite. Il se retourne un instant, moqueur;
elle n'est pas de taille à faire la course avec lui.
Au loin voltigent les papillons blancs d'une flottille de voiliers. L'enfant
est seule sur la plage. Elle trace des ronds dans le sable avec ses orteils.
Elle ramasse des poignées de petits cailloux qu'elle laisse filtrer à travers
ses doigts. Elle s'ennuie. Elle se met à construire un château avec des
tours, un haut donjon, des créneaux, des mâchicoulis, un pont-levis audessus d'un fossé; elle cherché des galets noirs, parfaitement ronds, luisant de mer, qu'elle place en haut des tours.
Le cormoran intrigué s'approche du rivage, il tend le cou pour
essayer de mieux voir. L'enfant menue se cache, se tapit derrière le donjon. Curieux, l'oiseau s'enhardit, risque quelques pas maladroits sur le
sable vers le château. L'enfant crie de joie, sort de sa cachette, ouvre les
bras pour saisir le cormoran qui s'enfuit au-delà du rocher, au-delà du
phare, jusqu'à devenir un minuscule point à l'horizon au-dessus des voidevenue
liers.
Dès le matin,
L'enfant
l'enfant est revenue. L'oiseau n'est plus sur le rocher.
lit dans le sable, elle contemple le soleil. Elle baisse
se creuse un
paupières et elle voit des milliers de points rouge et or. Elle reste ainsi
longtemps à demi endormie. Quand elle rouvre les yeux, le soleil s'est
terni; à travers le ciel bleu flottent quelques nuages blancs. L'air fraîchit,
un petit vent se lève qui chasse devant lui des traînées grisâtres de plus
en plus denses. Les premières gouttes de pluie tombent sur la bouche et
les joues maintenant bronzées de l'enfant. C'est son dernier jour de
vacances dans l'île où elle revient chaque été.
les
76
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Une jeune
femme fragile s'avance lentement sur la plage ensoleillée.
chapeau Tilley bien enfoncé sur sa longue chevelure rousse protège
son visage et ses yeux bleus cachés derrière de
grosses lunettes noires;
malgré la chaleur, elle porte un chemisier d'épais coton blanc bien fermé
au cou et aux poignets, un pantalon, des chaussures et des
socquettes.
Pas un pouce de son corps n'est à découvert.
Avec précaution elle s'assoit sur le sable et prend dans sa main une
poignée de sable gris qu'elle laisse couler doucement; elle regarde en
direction du rocher. Un grand cormoran noir déploie ses ailes pour les
Un
sécher
dait
en
au
soleil brûlant de l'été. Il la fixe
avec
insistance
quelque chose ou quelqu'un.
La jeune femme a un sourire mélancolique. Elle
tournant le dos à la
se
comme
s'il atten-
lève et s'éloigne
mer.
Monique Genuist
77
Shenaz Patel
Shenaz Patel est née et vit à l’îie Maurice. Elle y exerce, depuis une vingtaine d’années,
le métier de journaliste et mène, parallèlement, une activité de création littéraire.
Son premier roman, Le Portrait Chamarel, publié par les éditions Grand Océan de la
Réunion,
a remporté le Prix Radio France du Livre de l’Océan Indien 2002, décerné par
jury de lecteurs présidé par JMG Le Clézio. Son deuxième roman, Sensitive, a été
publié en février 2003 aux éditions de LOlivier-Le Seuil. A suivi chez le même éditeur,
en janvier 2005, Le Silence des Chagos, qui se penche sur l’histoire des Chagossiens,
peuple exilé de leur archipel de l’océan Indien au profit d’une base militaire américaine.
« Donner chair,
corps, sens à des réalités humaines enfouies. Sang qui palpite jusqu’au
cœur, fragments d'âme désenfouis par les ongles cassés mais têtus des mots ». C’est
là, pour Shenaz Patel, l’essence profonde de la littérature. « Uécriture, qu'elle soit journalistique ou littéraire, est pour moi une façon de se pencher sur tout ce qui touche à
l’humain. Comment il fait face à sa condition d’humain en soi, mais aussi la façon dont
il est confronté à des injustices d’ordre social, voire économique et politique. La quête
d'identité, l’enfance, l'amour (sa recherche, son absence), les inégalités, autant de
choses qui me touchent particulièrement. Et à travers tout cela, toujours, la quête du
fascinant mystère qu’est et qu’abrite l’être humain. Une façon de mettre en lumière son
essence mouvante, et souvent contradictoire. Une façon d’approcher la complexité des
un
êtres et du monde
».
Shenaz Patel est
également l’auteur d’une douzaine de nouvelles, en français et en
créole, publiées dans des collectifs à Maurice. Elle a par ailleurs participé en 2000, avec
un groupe d'auteurs mauriciens, à la création de la revue littéraire Tracés. Gratuite,
imprimée sur papier journal et diffusée en utilisant le réseau de distribution de la presse,
cette revue visait à la fois à être un espace de création contemporaine et un moyen d’al1er vers un lectorat qui ne fréquente pas forcément les quelques librairies de l’île situées
en zones
urbaines
uniquement.
de remporter, en décembre 2005, le Prix Beaumarchais
l’Océan Indien, pour une pièce de théâtre intitulée La
Shenaz Patel vient par ailleurs
des Ecritures Dramatiques de
Phobie du Caméléon.
78
Dossier
:
Diversité culturelle et
Rêve de
Je cherche
un
francophonie (1)
mer
nom, un nom pour mon
bateau. Vous imaginez ce que
cela
peut être. Bien pire que de trouver un nom pour un enfant. Ce n’est
pas seulement toute ma vie que j'y mets. C’est toutes les mers. Tous les
voyages. Tous les bateaux. Tout ce qui fait que celui-ci est unique. Et à
moi.
J’ai
toujours aimé les bateaux. Oui, ça fait sans doute un peu banal
bateau, je sais. Et ça ne change rien de préciser que
je parle de voile, pas de moteur. Aujourd’hui, tout le monde aime les voiliers. Il paraît que ça fait bien. Que ça donne un petit plus très appréciable.
On vit déconnecté de la terre, dans de grandes tours qui montent toujours
plus haut et nous coupent de la contemplation du ciel. Alors on aime les
de le dire. Un peu...
bateaux.
C’est
restitué, des nuages de voiles.
les seuls à percevoir et qui vit là, à
l’intérieur, qui nous gonfle les poumons et distend l’arc trop étroit de la
cage thoracique. Et quelque chose s’écoule, s’évade par cette brèche.
Qui saurait dire quoi ? Peut-être un peu de cette essence intime qui fait
de nous des êtres liquides sous la barrière compacte de la chair.
On en parle à mots comptés, concentrés, lourds de sens, comme
d'un sésame mystérieux que seuls quelques initiés comprendraient, possèderaient. Quelque chose qui nous appartient déjà en pensée, qui nous
voyage dans la tête. Quelque chose qui dit qu’on est différent. Un infime
tangage dans le regard soudain, une légère vague qui ourle l’agencement
de la coiffure déjà moins sage comparée à ces autres terriens qui ne
savent traverser, chaque semaine, que le seuil du coiffeur.
Oui, d’accord, on est ici, nous, mais potentiellement ailleurs. C’est
cela qui est important, ce potentiel. À n’importe quel moment. Demain,
dans un mois, dans un an, qui sait. D’accord, il y a une corde là, qui
semble nous retenir. Mais regardez-y de plus près. Ce n’est pas n’importe
laquelle. Voyez, une corde d’amarre, vous connaissez ? Celles qui se lart
comme un
horizon qui
nous est
Un souffle de vent que nous sommes
79
Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
guent un beau jour, qui vous font glisser en avant, lentement d’abord,
dans un mouvement presque imperceptible, qui donnerait l’impression de
résister à cette pente invisible sous l’eau opaque et lourde des ports. Un
petit ressac, un infime retour vers le parapet de pierre et de béton, et puis
cette marge qui grandit, qui s’étend, un compas faisant le grand écart,
tendu à l’extrême, avant de tomber à l’eau.
Aimer les bateaux, c’est déjà dire une partance. Quelque chose qui
n’a pas peur de s’avouer mouvant en nous.
En plus, ça fait sérieux. Parce qu’attention, ce n'est pas n’importe
quoi les voiliers. Ça demande du savoir faire, de la technique. Ça a un
vocabulaire. Ça dit que l’on sait posséder ce qu’il faut en soi pour affronter une nature imprévisible, et orgueilleuse.
Moi en tout cas, j’en ai toujours rêvé. Je pourrais passer des journées
entières à raconter les centaines de traversées que j’ai vécues, ancrée au
port, des bateaux plein la tête.
Toi quand tu l’as dans la tête, on peut dire que tu ne l’as pas
-
ailleurs!
frère, qui soupire en faisant semblant de s’énerver, parce que,
paraît-il, je les bassine tous avec ça.
Les bateaux, les bateaux ! Y a pas que ça dans la vie ! Redescends
un peu sur terre ma pauvre fille !
Sur terre. Mais j’y suis. Sauf que ce n’est pas comme eux. J’y suis
parfois. En escale. Ça fait toute la différence. Et tous ceux qui ne portent
pas la mer en eux ne pourraient pas comprendre. Eux ne voient les
bateaux que par le hublot. Ils ne savent pas la perspective immense qui
s’ouvre, soudain, lorsqu’on est posté sur le pont. Du ciel, partout, à s’en
tordre le cou, l’horizon vague et du ciel en dessous, au-dessus, du ciel qui
court et bascule lentement en se jouant de la dérisoire verticalité du mât.
Qui pourrait comprendre cela en restant toujours à terre ?
C’est pourquoi j’en ai acheté un. Enfin presque. La vente va être
conclue dans quelques jours. Mais je le sens déjà à moi. Pas tout à fait un
bateau, vous me direz. Une jolie pirogue. Tout juste vingt-deux pieds. Dès
que je l’ai vue, à un tournant de la route à Vieux Grand Port, j’ai su qu’elle
Mon
-
80
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
serait à moi. Une
évidence, aussi tranquille que la flaque où elle était
échouée, penchée sur le flanc gauche. Sa coque blanche trahissait une
belle courbure, malgré un léger affaissement près de la quille, à l’avant.
Sans doute
un peu rude avec un rocher inattendu. Rien
pourraient réparer.
Au bord de la route, quatre hommes jeunes jouaient aux dominos,
dos à la mer. Je leur ai demandé l’adresse du propriétaire de la pirogue.
Ils m’ont à peine regardée. J’allais partir. L’un d’entre eux, les yeux dans
son jeu, a pointé le doigt en direction d’une petite maison de tôles brunes,
accostée au talus. C’est là que j’ai rencontré le vieil homme, assis devant
sa porte à côté d’un chien roux qui bâillait avec application.
que
une
rencontre
quelques travaux
ne
******
Oui, le bateau lui appartenait. Il insistait sur ce passé.
-
Bato la ti pou
moi, oui, bato la ti
pou
moi,
me
répétait-il à voix
basse.
J’ai craint
qu’il ne l’ait déjà vendu. Mais non. Il en était toujours le propriétaire. C’est juste qu’il ne l’utilisait plus depuis qu’il avait été renversé,
quelques mois plus tôt, par une houle sourde, alors qu’il pêchait en
dehors des brisants. Il avait bien vu venir un grain blanc, cette pluie qui
avance sur la mer en un rideau qui bruit au loin et se rapproche inexorablement, un chuchotement qui s’amplifie peu à peu, puis cette averse
chaude qui vous fond dessus en grosses gouttes serrées. Pas de quoi
s’alarmer. Mais il n’avait pas perçu l’onde qui courait sournoisement sous
l’étendue bleue. Elle avait culbuté sa barque d’un mouvement sec, brisant
mât et moteur, le laissant assommé, avec à peine assez de forces pour
s’agripper à la quille renversée.
Il avait dérivé, m’a-t-il dit, pendant une semaine entière. Sept longs
jours. Sept interminables nuits. Seul. Seul. Tu sais ce que c’est, mon
enfant, de se retrouver seul en pleine mer ?
Je me suis assise sur une roche plate à côte de lui. Entre de longs
silences, il m’a raconté le bleu infini, le soleil aveugle, le sel, le sel qui
81
Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
ronge la peau et la langue,
oiseau qui vous abandonne
les lèvres et la pulpe des yeux, le dernier
d’un petit saut dans le vide, en vous fixant
encore une dernière fois de son œil rond avant de s’éloigner d’un vigoureux coup d’aile blanche. La soif, qui fait de la bouche et de la gorge un
canal incandescent, impossible à apaiser. Le temps qui perd la tête. Le
noir, qui succède au noir.
Il avait finalement été repéré par un navire de pêche. On l’avait
ramené, fêté au port. Il se souvient vaguement de cette foule sur le quai,
cette clameur qui l’avait accueilli quand on l’avait aidé à descendre du
bateau, toutes ces étreintes, de gens qu’il ne connaissait même pas, mais
qui semblaient heureux de le voir, oui, ça l’avait frappé ça, paraît qu’il y
avait même des personnalités du gouvernement, les journaux avaient
parlé de son cas, on l’appelait le miraculé, le vieil homme et la mer, ça faisait
un
beau titre.
Depuis, il restait là, à regarder la mer de ses yeux délavés. Trop perseulement envisager de repartir. Déshydraté de
dus de cauchemars pour
tout désir de mer.
La
pirogue ? Oui, il la vendrait bien. Ça lui ferait au moins un peu à
J’ai balancé un instant devant son absence d’hésitation. Quoi, il
n’y tenait pas plus que ça ? Elle l’avait quand même accompagné, tout au
long de ce combat entre la vie et la mort, elle l’avait abrité, elle avait soufmanger.
fert, elle
en
était
Puis je me
revenue avec
lui.
suis dit qu’il est des souvenirs que l’on préfère parfois éloi-
gner.
Moi, cette pirogue, j’étais prête à lui offrir une nouvelle vie. Lui, peutêtre effectivement que l’argent de la vente l’y aiderait.
J’irai la chercher demain. J’ai déjà prévu de l’arrimer au batelage, à
Souillac. Là, la mer sauvage du
une aire de mouillage d’où l’on
sud se coule en un long chenal apaisé,
peut en toute quiétude contempler, en
aval, les vagues impatientes de happer l’embarcation.
Mais en attendant, je dois lui trouver un nom. Paraît que j’enquiquine
tout le monde avec ça. Ils devraient comprendre pourtant. Je ne peux pas
la prendre et la ramener ici si elle est anonyme. J’ai besoin de lui parler,
moi, et comment lui parler si elle ne s'appelle pas ? Comment partager
82
Dossier
tout
me
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
ce que j’ai de plus important avec une inconnue. Comment l’aimer, et
faire aimer d’elle, si elle ne reste qu’une parmi tant d’autres ? Et ima-
perde, comment faire savoir aux autres que c’est elle,
je cherche ?
La livrer sans nom à la mer me semble un sabordage.
Alors je cherche. Sans arrêt. À travers tout ce que j’entends, tout ce
que je lis. Je happe le moindre son et je le fais rouler lentement entre ma
langue et mon palais, je le teste, je le déguste, j’évalue les chances qu’il
lui aille, qu’il l’épouse.
Je ne comprends pas que ça les énerve autant, les autres. Ils
auraient dû être contents que je les associe à une recherche si importante. Mais ils disent qu’ils en ont marre de voir que je ne pense qu’à ça,
que je n’écoute plus vraiment ce qu’ils disent, que je leur parle seulement
pour leur demander s’ils n’auraient pas trouvé quelque chose.
Un nom, un nom pour ton bateau. Faut que t’arrêtes de nous casser les pieds avec ça !
Mais je continue à chercher. Je voulais à tout prix avoir trouvé avant
de la ramener. Alors, toute la nuit, j’ai encore passé en revue les diverses
possibilités qui me venaient à l’esprit. Plusieurs noms ont résonné tour à
tour dans ma tête, venus de souvenirs pas si lointains de livres d’école,
de coupures de journaux, d’émissions de télévision. Je me suis ainsi rappelée de ce passionnant documentaire consacré à un anthropologueaventurier norvégien, Thor Heyerdhal, qui avait construit ce radeau artisanal en bambou, qu’il avait baptisé Kon Tiki, pour tenter, en 1947, de rallier l’Indonésie en partant du Pérou. Une véritable folie de mer, dans le but
de prouver que les Indiens du Pérou auraient pu aller peupler les îles
polynésiennes du Pacifique Sud, ce qui expliquerait que les deux peuples
aient adoré le même dieu solaire, Kon Tiki. Son radeau s’était finalement
échoué sur un récif de l’atoll de Raroia, après avoir parcouru plus de 8
000 kilomètres à travers les mers. Mais il avait marqué les esprits. Le mien
aussi, surtout quand j’avais appris qu’il avait, en 1977, mené une autre
expédition qui l’avait conduit cette fois dans l’Océan Indien, parti de l’Irak
pour voir jusqu’où avaient pu aller les Sumériens, bien des siècles avant
Jésus Christ. Son bateau s’appelait le Tigris, dix-huit mètres de long sur
ginez qu’elle
précisément,
se
que
-
83
Littérama’ohi N ° 9
Shenaz Patel
six de
large,
ancestral,
avec un
avec
mât haut de dix mètres, construit d’après un procédé
des panneaux de roseaux cueillis en Irak. Cela me faisait
rêver. Mais
je voyais mal ma pirogue s’appeler
semblait pas correspondre à son caractère.
J’ai aussi repensé au Shah Jehan. Un nom aussi
encore
Tigris. Cela ne me
caressant qu’évoje n’arrivais pas à oublier l’histoire vraie de ce bateau chargé
d’une incroyable cargaison, faite tout autant de souffrances que d’un halo
d'espoir qui l’auréolait d’une étrange poussière dorée. Il avait été de cette
flotte qui avait fait plusieurs voyages entre l’Inde et Maurice, à cette
époque du XIXèms siècle où les colons de l’île avaient fait venir des travailleurs engagés de la grande péninsule pour remplacer les esclaves
devenus illégaux. Mais un jour, le feu s’était déclaré à son bord au large
de Maurice. La description donnée dans un vieux livre poussiéreux me
donnait toujours l’impression de le voir, une torche hurlante au milieu de
la mer, une panique folle à bord, l’équipage se sauvant à toutes rames sur
les seuls canots disponibles, les engagés indiens, plus de quatre cents,
abandonnés sur des radeaux de fortune qui s’enfonçaient lentement sous
leur poids dans le miroir embrasé de l’eau noire.
J’ai encore songé à un autre bateau. Celui-là s’appelait
Persévérance et transportait des esclaves affranchis. Mais ce nom avait
déjà, lui aussi, trop d’histoire.
Je suis donc partie chercher ma pirogue, au matin, sans savoir cornment j’allais l’appeler.
cateur. Mais
******
J’ai à
peine vu le vieil homme quand on a chargé la barque sur la
remorque qui devait l’amener jusqu’à Souillac. La mer était mauvaise
depuis quelques jours, et j’avais préféré ne pas prendre de risque avant
de l’avoir fait réparer. Il est juste sorti sur le pas de sa porte un bref instant, m’a fait un petit signe de la tête, puis est rentré sans dire un mot. J’ai
eu beau l’appeler, il n’a plus reparu. Je me suis dit qu’il valait sans doute
mieux ne pas insister.
Elle, elle est bel et bien là maintenant. J’ai pu lui trouver une place
84
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
entre deux autres
pirogues calées contre l’embarcadère. Je suis restée
pierre chaude, à côté d’elle, un long moment. Le temps
qu’elle s’habitue un peu à son nouvel environnement. Le soleil avait déjà
presque disparu quand j’ai finalement décidé de rentrer.
Mais quelque chose continuait à m’attirer irrésistiblement vers elle.
La soirée était tiède. J’ai quitté la maison sans faire de bruit, en espérant ne rencontrer personne sur mon chemin. Une ruelle détournée permettait d’éviter le carrefour où la boutique n’était jamais tout à fait fermée
malgré ses portes apparemment closes. Les habitués connaissaient
exactement celle où il suffisait de glisser les doigts et de tirer légèrement,
là où se profilait un maigre rayon de lumière.
Je suis descendue vers le batelage. Tout était calme à cette heure.
La lune coulait de longs regards laiteux entre les feuilles du grand badamier qui couvait de son ombre fraîche la première rangée de pirogues
amarrées. Une petite brise tiède faisait courir sur l’eau un friselis d’écailles
argentées.
Elle était là, balançant paisiblement sa coque blanche au bout de sa
corde enroulée souplement autour d’un des anneaux de fer qui ponctuaient le ciment du quai à intervalles réguliers.
Dans le même alignement, d’autres barques se laissaient aussi bercer dans un mouvement languide et pensif, profitant parfois d’un léger ciapotis pour se rapprocher, s’effleurer, se retenir un instant dans la courbure
de leur quille avant de se laisser glisser à nouveau à distance l’une de
l’autre, comme à regret.
Quelle mystérieuse connivence les unissait ? Que se murmuraientelles ainsi, que nous ne pouvions percevoir ?
Peut-être la sensation de journées ensoleillées passées à goûter la
joie vivifiante de leurs étraves fines fendant l’eau translucide. Ou peut-être
le souvenir de lointaines échappées, là-bas, vers l’ouest, où, une fois à
l’arrêt, elles captaient soudain dans chaque fibre de leur bois les modulations ondulantes du chant de ces baleines croisant comme de grandes
ombres dans l'eau plus froide de ce canal entre Maurice et la Réunion,
où elles venaient se nourrir de plancton, en route vers les mers australes.
Ou peut-être d’autres chants encore, qui sait, comme ceux de ces
assise
sur
la
85
Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
s’est jamais laissée capturer, parce que
les
préviennent, les protègent, les abritent sous leur coque, à
l’abri de nos lignes, pour ne pas risquer de nous voir piller et exterminer
cette part de rêve qui nous porte sans cesse vers la mer.
Peut-être partagent-elles aussi cette connaissance intime des
entrailles de la mer, loin au-delà de nos côtes, là où elle concentre son
énergie que nous représentons en zones d’un bleu plus soutenu sur nos
mappemondes, là où elle se régénère lorsque nous l’avons blessée, là où
elle devient océan et abrite ce désir de terre qui secrète chaque jour ses
marées déferlantes, comme monte puis reflue le désir au creux de nos
sirènes dont
aucune
ne
bateaux les
hanches.
Une tension,
soudain, vient rompre la quiétude du moment. Un
brusque reflux sous la surface tranquille a attiré une barque qui s’arc
boute à l’extrémité de sa chaîne. Le courant insiste, résiste. Puis finit par
lâcher prise pour poursuivre son glissement vers l’estuaire. La barque
revient se caler à l’embarcadère dans un soupir.
Et si. Et si elles se racontaient aussi, parfois, autre chose. Quelque
chose de très différent de ce dont nous chargeons nos fantasmes et rêveries. Si elles se disaient, certains soirs, cette folle envie de rester à quai,
cette impulsion qui leur dicte de ne pas quitter l’abri sûr pour aller affronter cette mer capricieuse, traîtresse à l’occasion, cette mer qui ne prévient
toujours de ses humeurs fantasques et coléreuses. Si elles craignaient que, dans notre aveuglement et notre surdité de prétendus aventuriers, nous ne les conduisions obstinément là où elles ne veulent surtout pas aller. Quand leurs quilles immergées dans l’eau opaque voient
des forêts d’ossements patiemment sédimentés là où nous croyons
pas
lasgluants, des paquets de filaments que nous saisissons comme des
algues sans savoir qu’il s’agit de cheveux encore électrisés par des celIules de scalp humain. Là où leur flanc tressaille soudain sous le coup
d’un ongle, d’une dent, d’un bracelet, d’une lunette de plongée, d’une
rame de canoë-kayak, tout ce que la mer a englouti mais pas encore
digéré. Là où elles sont assaillies par les échos caverneux de tous ces
cris noyés au fond de gorges dilatées et rétrécies par l’asphyxie, par le
découvrir des bancs de corail. Là où les frôlent, en des mouvements
cifs et
86
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
bouillonnement de l’onde
qu’agite le mouvement désordonné de ces bras
jambes se débattant inutilement. Vers ces abîmes sombres où des
pans de vêtements effilochés flottent comme de grandes méduses dans
et
la lumière
diffuse, silhouettes évanescentes dansant
rythmé
l’écho lointain des marées...
par
un
ultime ballet
******
Je me suis réveillée avec une barre dans la tête, un poids plombé et
pensée lancinante. Il fallait que j’aille voir ma pirogue.
J’ai pris une douche froide en laissant ruisseler l’eau sur mes cheveux, pour dissoudre toute la sueur et les croûtes de sel qui m’embruune
maient le
cerveau.
Je suis redescendue
courant
le
batelage. C’est presque sans
surprise que j’ai relevé sa corde qui pendait inerte, dans l’eau. J'ai eu
beau interroger tous les pêcheurs du coin. Personne ne l’avait vue.
Puis j’ai pensé au vieil homme, là-bas, devant la mer. Et je me suis
souvenue, soudain, de mon grand-père. De cette histoire que la famille
racontait souvent pendant qu’il souriait d’un air lointain. De ce chien qu’il
n’avait pas trouvé au moment de déménager, quittant la propriété sucrière
de Réunion à sa fermeture pour aller s’installer à une vingtaine de kilomètres de là. Le chauffeur du camion s’impatientait. Il avait d’autres engagements. Il n’allait pas pouvoir attendre plus longtemps. Toute la famille
était partie la mort dans l’âme. Le lendemain soir, dans leur nouvelle maison aux bruits encore inconnus, mon grand-père avait été réveillé par un
grattement insistant sur la porte donnant dans l’arrière-cour. Son chien
était là, boitant, affamé, mais avec encore assez d'énergie pour lui sauter
dessus en lui léchant le visage à grands coups de langue desséchée.
Je n’ai pas attendu. Je suis repartie voir le vieil homme. Il était toujours là où je l’avais vu la première fois, adossé à la tôle brune de sa maisonnette. Il n’a manifesté aucun étonnement en me voyant, pas plus en
apprenant que la pirogue avait disparu. Il a juste incliné la tête quand je
lui ai demandé de me contacter si jamais il avait des nouvelles.
J’étais sur le point de repartir quand j’ai pensé à quelque chose. Je
en
vers
87
Littérama’ohi N°9
Shenaz Patel
me
suis retournée
vers
lui. Il n’a pas réagi.
J’avais déjà atteint
sa
lui et je
lui ai demandé quel nom il lui avait donné,
la route,
en
contrebas, quand j’ai entendu s'élever
voix.
-
Lamer. Mo ti zis
appel li Lamer.
J’ai continué à marcher. Portée par
pour
être enfermés, même dans
l’évidence de ces rêves trop libres
un nom...
Shenaz Patel
88
lange Drollet
Une nouvelle d’ailleurs et
Flora
demande
d’aujourd’hui
là, bougonne Jimmy 2,
préférence aujourd’hui pour hier. Bon,
j’ai envie de lui dire non et non, c’est plus sage et pourtant, nom de nom,
ce serait dommage, j’ai quand même envie de rendre hommage à la nouvelle, si légère, c’est le genre que je préfère. Alors, j’ai une idée un peu
osée, je vais lui servir tout cru, qui l’eût cru, ma dernière aventure, bien
sûr, en écrivant d’un jet ou d’un trait comme ça là, au kilomètre, écrire au
petit bonheur, en une heure, comme je parle d’ordinaire, sans grammaire,
de quelque chose d’extraordinaire.
J’ai parcouru enfant, les riantes vallées de la mission, les vertes
montagnes, au loin, par-delà l’école des bonnes sœurs, cheveux au vent,
fouillant au soleil derrière les rayons, le miraculeux, le fabuleux, le divin,
le malin, comme le corsaire des romans chasse le trésor, la poudre d’or
qui va vous rendre génial, abyssal, colossal. J’ai traqué les buissons flamboyants, les cailloux acajou, la tête pleine de ces histoires contées au
catéchisme de bergers et de bergères, Lucie, Jacinthe, François,
Bernadette. A force de leur parler, les rochers de la mission se transportaient à Fatima, se transformaient en grottes de Lourdes, je finirais bien
par voir moi aussi une belle dame, immaculée, voilée, cintrée dans sa
robe longue et blanche (à ne pas confondre avec les autres, la dame
blanche qui sort le soir, dans le noir, évoquée dans les veillées païennes)
en me concentrant bien, l'âme purifiée par les prières, le dimanche après
la messe et la communion après confesse.
Avec un peu d’imagination j’attends palpitante mes apparitions. Je
me suis préparée longtemps, religieusement, dévalant les pentes, les
poches pleines de fruits d’acajou et des noix de l’évêché, errant le long
des quais où s’amarraient les goélettes, scrutant à fond l’horizon d’une
rade balayée par les alizés. C’était l’époque où les petites filles de l’école
des sœurs rêvaient entre deux dictées, de belles fées, de princes charmants forcément. Moi je préférais la bergère et sa sainte vierge.
une
me
une
nouvelle,
comme ça
nouvelle à la commande, de
89
Littérama’ohi N°9
Solange Drollet
Seulement et d’une,
c’était
comme
si je demandais la lune et de deux,
fermant les yeux, je ne voyais toujours rien.
J’ai attendu et j’ai commencé à ne plus y croire,
même
en
mis volontairement
un
vrai péché sans que
le jour où j’ai cornrien ni le ciel ne me tombe sur
la tête.
Depuis, les collines sans leurs vinis se sont barricadées de villas et
fleuris, les pistes rouge sang ont revêtu leur robe de goudron, les
acajous, les framboisiers ont disparu des falaises, les tamariniers ont
perdu leurs feuilles dentelle, les vallées ont dressé leurs immeubles façon
logements sociaux. Les garçons ne sifflent plus les filles sur le chemin de
l’école des soeurs, ils n’étrennent plus leur guitare sur le bord des routes
parfumées de fumées diesel. Les institutrices ne portent plus de fleur à
l’oreille. Et même des jurons « cadamn you » les invitations « mai tamaa
», d’autres institutions sont des espèces en voie de disparition.
La ville a abandonné ses grandes bâtisses de bois, les maisons leurs
auvents, les boutiques leurs vérandas. Le vieux Mathieu ne se dispute
plus avec le gros Emile sous le badamier du marché, les enfants ne mangent plus des quenettes, pistaches, mambins. Ils ne jouent plus au pissepisse. Le gouverneur ne donne plus de bals. Les fêtes du tiurai ne hantent plus que le souvenir des anciens. Les princes charmants des filles de
l’école des sœurs portent la cravate des fonctionnaires, les yeux rivés sur
leur carrière, les commerces aussi ont des horaires de fonctionnaires. Les
garçons rêvent d’épouser des institutrices, retraite et sécurité obligent.,
ce La mondialisation frappe aux portes. Les satellites jouent aux
étoiles. A mesure que i’île se détropicalise, se modernise en même
temps que l’espace se machinise, se matérialise, tes îliens se sont
mis fébrilement en quête de l’authentique, de leur âme, de leur
passé, de leur identité. Jimmy 2 s’est lancé dans la photo, la vidéo,
joue au loto, au millionnaire sans jamais rien gagner hormis ses illusions et sans oublier cependant de prendre ses inspirations dans
ses superstitions. Car chez ces nouveaux modernes qui vont à l’université comme leurs aînés allaient à l’évêché, frissonne encore la
fascination du sacré, survit toujours la légende de la dame blanche
qui sort du noir le soir.
J’ai trouvé mes documents en surfant sur Internet, le moteur de
de
90
murs
Dossier
recherche
en
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
alerte, le dernier logiciel expert dans l’ordinateur. La
son scanner, envoie ses mails de convocation, tout
secrétaire active
est
pour la réunion du comité de direction. Action. Non, pas
Presque heu. Direction : la bibliothèque du tribunal. Il
manque une copie d’une vieille revue.
J’aime cet endroit feutré, discret, plein et serein, les livres sont
classés, rangés sur leurs rayons. Les murs tapissés de revues respirent la culture. Ils furent les témoins muets de mon aventure.
Je devais ramener un article d’une dizaine de pages. Il s’étalait
sur des feuilles d’une revue cartonnée. La photocopieuse d’un autre
âge somnolait dans la pénombre près de la baie vitrée. Elle foncdonne, poussive, râlante mais vaillante. Il faut seulement un peu de
patience : je place la page concernée dans le bon cadre sur la
plaque vitrée, rabats fermement le couvercle en plastique sur la
revue qui a tendance à se gondoler, appuie sur le bouton, ré appuie
s’il le faut, attends en soupirant, montre en main la lente sortie de la
copie commandée, pestant « comme elle lambine ». Et puis, bien
sûr recommencer, déplacer la revue, la retourner dans le sens de la
seconde page, la caler à nouveau entre les lignes, appuyer encore,
surveiller la production dans le bac de réception et prendre son mal
en patience en espérant que rien ne coince, que le papier ne fera
pas défaut, que le courant électrique ne sera pas interrompu, que la
machine n’a pas la mauvaise idée de tomber en panne maintenant
au lieu de demain. C’est le genre de chose qui n’arrive qu’à moi, me
dis-je, un tantinet de mauvaise foi, mais sûrement de pas très bonne
humeur, plantée en guettant l’heure devant une photocopieuse qui
paré
encore.
bat les records de lenteur.
La troisième page,
était prête. Je m’apprête. J’appuie, quand
la sonnerie de mon portable résonne, impérative. Je me
retourne, me précipite, extirpe le téléphone de mon sac placé derrière moi. « Cédric au téléphone ». En quelques rapides secondes,
nous nous donnons rendez-vous, je jette un coup d’œil par la fenêtre
avant de rejoindre la vénérable machine abandonnée deux petites
tout à coup,
■minutes seulement.
Elles étaient
posées
sur
le bac
en
plastique. Propres, nettes
91
Littérama’ohi N°9
Solange Drollet
bavures. Mes yeux
écarquillés parcourent les pages, les unes
après les autres. Dix feuilles photocopiées, de la page quatre à la
page quatorze. Exactement ce que je voulais. Ce n’est pas un
mirage. On n’a pas encore inventé de photocopieuse capable de
tourner les pages d’une revue cartonnée. Et puis elle a photocopié
beaucoup plus vite que d’habitude, cinq fois plus vite. Je ne l’ai pourtant pas entendu ronronner sans arrêt quand j’avais le dos tourné.
Mes mains tremblent. Est-ce une magie ? Et sije m’étais retournée,
si je l’avais regardée, aurait-elle fonctionné comme elle l’a fait ?
Je cours vers le greffe du tribunal. J’interroge. Personne n’est
entrée dans la bibliothèque. La machine ne sait pas tourner les
pages. Elle ne l’a jamais fait. Elle n’est pas intelligente, elle ne l’a
jamais été. Les greffières examinent, fascinées, les mystérieuses
copies. Elles arrêtent rapidement mes protestations embarrassées,
me croient, elles croient en l’au-deià. Elles me touchent, à la bonne
heure, je porte bonheur.
Pendant deux jours, je n’ai plus approché aucune photocopieuse. La vue de cette machine me tétanise. Et puis, je me suis calmée ;je sais maintenant ! li n’y a pas d’explication scientifique, il n’y
a pas de justification mécanique. Il n’y a pas de mystère. C’est un
signe, voilà tout. »
sans
Voici, Flora, la nouvelle commandée écrite en une matinée.
je voulais inventer une farce ou si je voulais impressionner, mais ce n’est pas mon genre, j’aurais choisi de raconter une romantique, une magnifique apparition de la sainte vierge, par exemple, ou bien
encore une fantastique rencontre avec la dame blanche, cela fait toujours
plus d’effet plutôt que cette banale histoire de malheureuses photocopies
que tout le monde aura oubliée dans quelques jours.
Franchement si
Solange Drollet
92
Le TYSON des coqs de combat
de mon cousin POUEN
matin chez
copain TERII qu’il l’a vu pour la prepetit oisillon de plumes grises, malingre et l’air souffreteux.
Presque un frère dans la douleur, car malgré son jeune âge, lui-même
souffrait depuis un certain temps de récurrentes douleurs arthritiques.
Mais POUEN, mon cousin à l’allure de vrai chinois des îles, avec un air
de coolie voûté de la Grande Plantation, plus vrai que nature, a vu dans
l’œil du chétif volatile, cette lueur meurtrière, marque de fabrique des
grands lutteurs et des prédateurs sans pitié. Elle n’avait pas échappé à
son attention exercée, même si par ailleurs l’oiseau un peu endormi ne
faisait aucun cas de sa présence. Il en tomba amoureux au premier coup
d’œil et après moult supplications et cajoleries, réussit à se faire vendre
l’objet de ses convoitises.
C’est
en
allant
un
son
mière fois. Un
Elever des coqs de combats était sa passion depuis toujours.
Comment cette attirance pour celui-là en particulier lui était-elle venue ?
Il n’en savait trop rien lui-même. A moi, il m’avait expliqué qu’il avait tou-
jours aimé la fière allure de ces volatiles de combat préparés aussi soigneusement que les bolides de course de l'époque des rouges Ferrari et
autres Maserati pilotés par les pilotes de légende comme l’Argentin
Fangio ou l’Italien Ascari.
époque d’après-guerre, au district, les distractions étaient
de pêcher un saumon des Dieux dans la passe de
Teahupoo. Aussi se réunir avec quelques copains partageant la même
passion pour organiser des combats de coqs était devenu la principale
activité dominicale après la messe ou le culte obligatoire. N’ayant pas de
finances importantes, c’était toujours avec les mêmes bêtes et les
pauvres moyens du bord que les aficionados pouvaient satisfaire leurs
A cette
aussi
rares
que
envies.
En
général, les confrontations se déroulaient toujours dans le jardin
grand et ombragé pour servir de gallodrome, mot
de l’un d’eux, assez
93
Litiérama’ohi N°9
Jimmy LY
trop savant pour dire ring de combat pour des volatiles boxeurs, de
catégorie des poids coq bien entendu. Et les dimanches passaient rythmés par les victoires et les défaites des uns et des autres, sans conséquences financières autres que le sourire de la victoire ou la déception de
bien
la
la défaite.
Mais POUEN avait des ambitions
qui le menaient bien au-delà de
joutes d’amateurs improvisées. Il rêvait de posséder un champion
d’exception. Un coq de combat qui serait aussi invincible que les grands
boxeurs poids lourds américains comme Joe Louis ou Joe Walcott qu’il
idolâtrait. Ce combattant de race, il aurait aimé l’élever, le préparer luimême, presque le couver en cachette, pour le présenter incognito en ville.
Il voulait créer la surprise du siècle parmi les éleveurs professionnels.
Avec cet outsider inconnu il pourrait défier et affronter les grands champions de la capitale, y compris ceux d’Uturoa à Raiatea dont il entendait
parler les exploits mythiques au marché de la capitale. Et la chance se
présenta lorsque son papa qui tenait un magasin d’alimentation dans le
district au fin fond de la presqu’île, décida de le vendre et de tenter sa
chance dans la grande ville de Papeete.
ces
déménager et venir habiter dans une vieille maicow-boy en face de l’école Viénot avec une grande cour où pouvaient
s’ébattre à loisir tous les volatiles, le petit oisillon y compris, amoureusement couvé par mon cousin. Peu après leur déménagement, avec le
temps libéré, POUEN commença à fréquenter l’enceinte très connue de
la vallée de Titioro où se déroulaient pratiquement tous les combats des
après-midis de dimanches désoeuvrés des années 50.
Toute la famille dut
son
douter à cette époque, que dix années plus tard, un
grand général de passage pourrait provoquer et déchaîner dans l’île de
Tahiti et les atolls des Tuamotu un évènement si cataclysmique qu’il allait
changer leur destin pour toujours ? Mais comme dit fort justement
Rudyard Kipling, ceci est une autre histoire, qui n’avait rien à voir avec les
coqs mais serait tout aussi explosive que leurs combats.
Qui pouvait se
Le
en
94
ring de Titioro était situé sur la route de la Fautaua après un virage
petite montée et débouchait sur une grande cour où se
haut d’une
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
assemblée de spectateurs
tahitiens parmi lesquels se mélangeaient de nombreux Chinois, la plupart en short et chemises, certains inhabituellement volubiles, d’autres beaucoup plus discrets et parfois silencieux au point de rester muets même au moment des
combats. Peut-être que leur énigmatique mutisme était proportionnel à la
somme mise en enjeu dans leurs paris ?
tenait habituellement
une
avec un air asiatiquement absent, ils déambulaient d'un pas
asiatiquement traînard autour des combattants caquetants, tout
en supputant leurs chances futures de victoires. Cependant tous possédaient aussi ce regard attentif et vigilant de parieur professionnel, jaugéant et appréciant d’un seul coup d’œil acéré, les capacités physiques
et surtout le tempérament belliqueux des coqs en présence.
Aussi,
tout aussi
trop triomphant, un peu vantard
trompeur, percer à travers leur physique
Car comment derrière leur chant
d’avant match, et donc souvent
maigrichon, élancé et athlétique, presque soldatesque,
gagnant certain ? Tous ces gladiateurs à plumes portaient la même
tête écrêtée. Comme des frères jumeaux, tous possédaient les mêmes
muscles noueux et puissants des cuissots déplumés et dénudés. A leur
couleur rouge presque bordeaux, on pouvait deviner les longues heures
passées par les entraîneurs à masser et frictionner presque amoureusement la peau de leur champion avec une décoction chinoise magique
ajoutée à de la teinture d’arnica mélangée au mercurochrome. A première
vue, ne ressemblaient-ils pas tous à des futurs vainqueurs possibles ?
émacié mais pas
un
paddock si on pouvait dire était presque obligaindispensable, car il ne fallait pas se tromper de coqs quand il faudrait tout à l’heure risquer et parier des sommes folles : la paie d’une
semaine ou d’un mois, c’est selon leurs moyens. Faut-il alors croire que
parmi toute cette foule bigarrée, le vice soi-disant atavique du jeu faisait
partie de leur patrimoine génétique ?
Cette visite dans le
toire et
paris étaient engagés suivant une ligne ethnique bien délimitée, où les propriétaires chinois se retrouvaient dans une
compétition et une rivalité exacerbée contre des demis ou des Tahitiens.
Mais il en était de même dans les autres sports, où, par exemple, les
Très souvent aussi, les
95
Littérama’ohi N°9
Jimmy LY
matches de football entre les clubs de Sam Min et de Central attiraient
toujours plus la grande foule à Fautaua que des matches entre les footballeurs chinois et ceux d’Excelsior. Vrai aussi que la frustration et les
colères fulminantes de l’avant-centre centralien Napoléon Spitz n’arrivant
pas pour une fois à marquer contre la défense hermétique chinoise
valaient à lui tout seul le déplacement.
Dans les victoires et les défaites, il n’était pas inhabituel que les protagonistes propriétaires y aillent de leurs commentaires sarcastiques et
de leurs quolibets moqueurs à la mesure de l’énervement qui précédait le
combat ou du soulagement amené par la victoire. Souvent aussi, il n'était
pas rare que ces invectives rarement racistes finissent quelquefois en
bagarres cependant vite réprimées, surtout en cas de litige ou de contestation.
Je n’avais
■
accompagné POUEN qu’une seule fois, la première, à ces
réunions, où, trop enfant, j’étais persona non grata. Mais le peu que j’avais
vu avait provoqué mon admiration pour la beauté des bêtes en présence.
On pouvait presque les comparer à des pur sang tellement elles avaient
belle allure, ornées de leurs plumes multicolores. Elles avaient l’air de seigneurs altiers dans leurs attitudes arrogantes et dédaigneuses..
Dans leur
prestance aristocratique, les coqs me faisaient penser à
l’élégance des voiliers anglais de la Route du Thé, avec leur étrave effilée
parade d’une telle grâce, qu’ils étaient entrés dans la
légende de la voile. Au départ de Canton, c’était à qui gagnerait splendidement Portsmouth dans le temps le plus court avec l’obligatoire cargaison de thé, puits du dragon ou oolong, de Hangzhou. Je connaissais cette
magnifique course entre la Chine et l’Angleterre en passant par les Indes,
grâce à un livre qui m’avait été offert à mon onzième anniversaire. Et je
rêvais tous les soirs aux épopées maritimes de ces bolides de la mer, où
là aussi, se jouaient à Londres comme à Hong Kong, des paris aux
sommes fabuleuses. Apparemment le vice du jeu était tout aussi atavique
et leur voilure de
en
Extrême Orient.
Ce dimanche,
96
POUEN avait amoureusement amené
avec
lui
son
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
protégé, préparé depuis des mois avec une alimentation choisie et des
massages appropriés. Il m’avait dit qu’il aimait par dessus tout son regard
assassin capable à lui seul de mettre à terre tous ses adversaires.
Posément, à la suite des autres propriétaires, il le fit peser et attendit
patiemment qu’on lui présentât son concurrent, car c’était lui le challenger. Pendant ce temps, autour du ring échauffé, se déroulaient les autres
assauts dans une ambiance passionnée.
Quand arriva leur tour, POUEN et le
propriétaire du coq adversaire
s’approchèrent de l’arène. Avec mes yeux de novice, je trouvais que le
coq de ce dernier avait l’air tout aussi beau et affûté sinon plus que celui
de mon cousin et commençais à nourrir beaucoup de crainte quant à l’issue
du combat.
Selon les
règles fixées sur place et dont je n’ai jamais su exactement
les normes, les bêtes devaient avoir un poids et un âge proches pour que
le combat fût équitable. Les deux propriétaires consentants fixaient alors
l’enjeu monétaire et autorisaient les mises de supporters ou de parieurs,
motivant ainsi l’intérêt des joueurs toujours nombreux et surtout curieux
des possibilités de l’outsider qu’avait amené POUEN. On ne combattait
pas seulement pour la gloire.
Soudain,
la plage, tout le monde se précipita
dépêchais de suivre le flot. Le combat allait commencer. Certains des spectateurs avaient des sièges, les autres restaient
debout, et tous commentaient et supputaient à voix haute les chances
respectives des protagonistes. En les écoutant parler, je comprenais que
POUEN n’avait pas la côte auprès des parieurs.
vers
comme une vague sur
l’arène. Je
me
Après quelques instants pendant lesquels les propriétaires se jaugéprojetant l’une contre l’autre, les coqs
furent enfin lâchés et même presque jetés dans l’arène. La bataille cornmença, avec un suspense homérique et tenaillant.
rent et excitèrent les bêtes en les
On aurait dit Hector et Patrocle, deux
guerriers grecs les plus sympathiques de la guerre de Troie ou Sugar Ray Robinson et Jack La Motta,
deux boxeurs américains à la grâce féline, s’affrontant à mort avec des
97
Littérama’ohi N°9
Jimmy LY
temps de pause intermittents pour reprendre de plus belle. Mais en ce
dimanche, les dieux de l’Olympe n’étaient pas descendus pour intervenir
en faveur du favori, même s’ils avaient une préférence biaisée pour le plus
beau et le plus expérimenté. C’est peut-être pour cette raison que le cornbat changea d’âme.
jamais vu de combat de coq auparavant, mais celui du
poulain de mon cousin m’aura donné le goût d’autres confrontations aussi
acharnées dont j’étancherais plus tard ma soif dans une France sportive.
Mais quel magnifique spectacle que de voir ces bêtes dans une joute
furieuse et bondissante sans merci, s’affrontant à coups de sauts spectaculaires et impressionnants dans leur fulgurante et dangereuse agressivité pour s’infliger des blessures sanglantes, quelquefois mortelles.
Je n’avais
Au bout de
quelques minutes, malgré l’aspect plus chétif du coq de
POUEN, il était manifeste que son adversaire n’était pas de taille. Malgré
sa vaillance, il subissait le combat et les coups teigneux d’ergot et de bec
Après avoir rendu au début bond pour bond en
jaillissement de ses ergots avec ses pattes relevées, il baissait maintenant la tête sanguinolente et prenait de plus en plus de temps de repos
pour ne plus rendre qu’un coup pour deux. Autour de l’arène, curieusement, il y avait du mouvement comme un frémissement parmi les spectateurs se rendant compte d’un renversement des pronostics et on entendait chuchoter comme des murmures prémonitoires d’un dénouement
rapide et proche.
du volatile de
mon
cousin.
quelques rounds spectaculaires, épuisé et saoulé de
coups rageurs, l’adversaire du coq de POUEN était au bord de l'abandon.
Cela se voyait à ses yeux hagards et éteints mais son propriétaire ne voulait pas en rester là. Il ne voulait pas abandonner et dans un dernier sursaut, voulait forcer la pauvre bête à continuer. Bien qu’elle ne bougeât
presque plus, il la prit dans ses bras. Dans un geste d’amour sublime mais
atroce, il mit la tête écrêtée et ensanglantée dans sa mâchoire dans un
inhabituel bouche à bouche comme pour lui insuffler avec ses lèvres un
dernier souffle de vie rédempteur.
Au bout de
Horrifié, je voyais dans son regard toute la détresse d’une défaite iné-
98
Dossier
luctablement
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
programmée. Comme il voulait
oiseau dans l’arène. Mais
ce
fut
en
encore y croire, il remit son
vain. Les yeux de la bête étaient
fuyants de fatigue. Elle reçut encore plus de coups qu’auparavant et n’en
rendait plus qu’un pour dix. Manifestement elle n’en pouvait plus et de
guerre lasse, dans un sursaut, elle s’enfuit piteusement sous les cris de
dérision et de déception des parieurs et du chant de victoire de son adversaire. Contre toute attente, l’ancien chétif poussin de mon cousin avait
gagné, en faisant perdre beaucoup d’argent à ceux qui avaient joué
l’autre favori.
se
Comme la même vague mais se retirant cette fois de la plage, l’arène
vida d’un seul coup. De discrets conciliabules se tinrent à l’écart. « Ce
sont les
paris. » me dit mon cousin, fier et heureux comme Artaban.
Beaucoup de billets ont du changer de main, car le coq de POUEN n’était
pas encore bien coté. « Celui-là c’est un bon » me fit-il avec un large sourire, tout en caressant la tête de son champion. Le vainqueur poussa un
vrai cri de victoire qui se fit sûrement entendre dans toute la vallée de la
Fautaua. Nous repartîmes ensemble, POUEN et moi, lui serrant précieusement son vainqueur qui lui avait rapporté gros et moi cherchant un
moyen d’expliquer aux parents peut-être inquiets où j’avais passé mon
après-midi. Il n’était pas question qu’ils sachent que j’avais pu me retrouver dans un endroit aussi dépravé. Monseigneur ne m’avait pas baptisé
pour rien.
Plusieurs années ont
passé avant
que
je
ne
revienne de France,
pour des vacances. Rencontrant à nouveau mon cousin, je lui demandai
des nouvelles de son champion. Avec tristesse, il me confia qu’il était mort
des suites d’un dernier combat dont il était sorti
épuisé,
son cœur
vainqueur. Mais trop
avait ensuite lâché.
Il me raconta qu’après son premier combat dont je fus témoin, il avait
été très recherché. Tout le monde cherchait à le battre. Il avait ainsi cornbattu treize adversaires et il était resté
toujours invaincu. Sa superbe répu-
tation de combattant était telle que des propriétaires de coqs venaient le
défier de tous les districts et même des îles, quelquefois même avec des
handicaps de poids. Mais son champion
en
était toujours ressorti vain-
99
Littérama’ohi N°9
Jimmy LY
il avait un cœur gros comme cela. Certainement, dit mon couson endurance phénoménale qui le faisait tenir plus longtemps que tous les autres dans l’arène.
queur, car
sin, le secret de
POUEN
comme
me
celui-là,
dit
avec
avec
nostalgie qu'il
ne
reverrait plus jamais un coq
cet œil torve de serial chicken killer, dont le seul
regard pouvait terrasser tous les adversaires qui osaient se présenter
ne retourne plus aujourd’hui dans les arènes de combat à
l’ambiance si particulière. Mais cela ne lui manque pas depuis que son
champion invaincu est mort et qu’il ne reviendra plus jamais. Avec lui,
s’est aussi éteinte définitivement sa passion.
devant lui. Il
Jimmy LY
Toute ressemblance
ment que pure
avec
des personnes ou
des évènements réels
ne
serait évidem-
coïncidence.
NDLA : TYSON, champion boxeur poids lourd américain mal aimé des années 90, aux KO expéditifs et cruels. Mais aussi marque américaine de poulet congelé probablement nourri aux hormones car aux morceaux de taille impressionnante comme bodybuildés et donc de consommation
très économique, raison sans doute pour laquelle les Polynésiens en sont très friands.
100
m
I é-Jean Devatine
René-Jean Devatine est né en 1942 à Aïn Sefra (Sud Oranais) en Algérie. Réfugié à
20 ans, à l'indépendance de l’Algérie, il termine à Montpellier ses études supérieures
commencées en Alger. Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce et de l’Institut de
aux Affaires, il suit son épouse en 1968
En 1969, il est professeur de Sciences économiques
Il enseigne dans les différents lycées de l’île.
Préparation
à Tahiti.
et sociales au lycée Paul Gauguin.
Après une formation à l’Institut
(Unesco Paris), en 1982-83, il enseigne à
l’Ecole des Cadres de l’Elevage à Niamey, puis à Kolo (Niger) de 1983 à 1986.
Tout au long de sa carrière il fonde avec ses élèves et ses étudiants, revues, journal de
proximité :
Du lycée aux réalités (7 numéros : de 1970 à 1976, études des différents secteurs de
l’économie du pays), au Lycée Paul Gauguin
Cadrans (2 numéros : 1979,1982, études démographiques comparatives des années
1956, 1966 et 1976 à Tahiti)
« Echos
Eco », pages d’information internes aux sections économiques,
-EAzawak (2 numéros pluridisciplinaires : 1984 et 1985), à l’Ecole des cadres de
International de Planification de l’Education
-
-
-
-
Niamey
-
Le Grand Sud
avec ses
(56 numéros : de 1994 à 2002), journal de proximité deTaiarapu, fondé
lycée polyvalent de Taravao, puis maintenu dans un cadre asso-
élèves du
ciatif.
Publications
UHomme
dans
«
au
sourire
en
Le Grand Sud
tranche de
pastèque,
roman
de fiction publié en 53 épisodes
».
Enfant des Dunes et Pierres Ecrites, un
recueil de poésie publié en 2005 à Papeete
(Tahiti).
101
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
L’emploi
Des
jours de recherche. Des semaines de démarches. Des mois de
place promise. Une promesse parmi tant
d’autres. Pour la première fois depuis la disparition tragique de son mari,
la mère avait remarqué un meilleur moral chez son fils. Ses rides frontales
tournées. Patiri attendait la
étaient moins accentuées et elle le lui avait dit.
J’ai l’espoir d’une place à Papeete !
-
Espérons-le, mon Fils ! Mais, en elle-même, elle pensait : il y a teljeunes au chômage et si peu de postes...
On m‘a déjà proposé un petit boulot le samedi, à Taravao.
Oui, c’est bien. Mais une fois ton transport payé, que te reste-t-il ?
-Aie confiance Maman, c’est le début. Je sais que notre vie est dure,
mais la malchance ne durera pas éternellement.
-
lement de
-
-
La
maman se
força à sourire et se hissa
sur
la pointe des pieds pour
passer la main dans les cheveux de son aîné. Que ces dernières années
avaient été dures ! Il avait fallu vivre et lutter pour arriver à midi puis pour
parvenir
au
réduit à
une
soir et à la fin de chaque journée. Chaque déjeuner était
assiette apportée aux ‘petits’ devant l’école, le plus souvent
riz et lentilles accompagnés d’une trace de viande ou de poisson. Ces
allées et venues harassantes, elle les avait faites avec le courage que
donne l’espoir, si ténu soit-il. Les assiettes empilées les unes sur les
autres et enveloppées dans un pareu, portées à bout de bras, qu’elles
étaient lourdes ! Mais
tir
ses
sa
foi dans
son
enfants de l’ornière étaient les
cheval
rôle de mère et
sa
volonté de
plus fortes. Baissant la tête
sor-
comme
l’effort, elle progressait dans la rue, ne sentant pas la
charge qui lui allongeait le bras et entrait dans la chair de ses doigts.
un
«
sous
Il le faut
» se
disait-elle
en
serrant les dents.
Avidement, les enfants mangeaient, accroupis contre un mur, pas
envers le sacrifice de leur mère. Ils auraient tellement voulu aller au snack, comme beaucoup d’autres... Et, le lendemain, le combat reprenait, interminable, sans répit. Elle était usée, vidée.
toujours reconnaissants
102
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Patiri, l’aîné, était son dernier espoir de vie meilleure.
il le savait ; c’est pourquoi il mettait tant d’acharnement
dans ses
recherches.
Il chantonnait
lorsqu’il pénétra dans la maison. Il faisait noir depuis
longtemps. Le plancher inégal craqua. La flamme vacillante d’une lampe
pétrole éclairait faiblement en répandant cette bonne odeur qu’il aimait
et la mère lui fit signe de faire moins de bruit, car les jeunes dormaient sur
un matelas jeté à même le sol. Avec Patiri, c’est un rayon de soleil qui
entra dans le cœur de la Maman quand elle le vit.
Que se passe-t-il ? fit-elle à l’adresse de son grand fils.
Elle savait déjà qu’il y avait une bonne nouvelle car elle avait aussitôt vu, malgré la pénombre, que les rides avaient disparu du front de
Patiri. Mais des années d’inquiétude avaient gravé ses questions au coin
à
-
de la crainte.
Tu
-
conserves
ton travail du samedi ?
Évidemment ! Et
paye mes allers-retours : tu vois, tu disais
payé le transport, je travaillais pour rien !
C’est merveilleux ! Sois sérieux et ponctuel et tu pourras peut-être
conserver cette place.
Oui, sans problème. Mais je ne t’ai pas dit la nouvelle !
-
on me
que,
-
-
-Tu l’as dit
J’ai trouvé
-
:
le remboursement du truck.
un
emploi !
Sa tête tournait. Les yeux fermés, elle chercha la poitrine de son fils,
un court instant au vêtement, puis les mains remontèrent au
s’accrocha
visage qu’elle détailla de ses doigts. Et, de quatre yeux, simultanément,
des larmes de joie mêlées de fierté jaillirent. Patiri se pencha pour
étreindre
-
sa
Maman.
Alors, raconte ! dit-elle en plein bonheur.
quotidien qui vous broient, finie la peur de
d’après,...
C’est tout simple : je suis engagé chez Maître Meau, notaire à
Papeete. On me donne de petites tâches à faire : à moi de travailler et de
grimper !
Finies les mâchoires du
l’instant
-
103
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
C’était
simple et vite dit, mais trop simple et trop vite dit pour une
Maman heureuse.
-
Alors, raconte ! répéta-t-elle.
Et Patiri raconta
en
son
premier petit boulot à Taravao, pas grand-chose
vérité.
-
-
Et ton
emploi ?
Tu sais, un notaire est un personnage
important. C'est par lui que
passent les achats et les ventes de terrains et de maisons. Il a une autorisation spéciale du gouvernement et doit respecter la loi.
Ces notions étaient bien étranges et exotiques pour qui n’achètera
jamais de maison. Il faisait nuit noire. Patiri s’arrêta de raconter mais pour
la Mère, le soleil luisait, le chaud soleil d’un lumineux espoir.
Le récit de Patiri
termina. Les
pleurs continuèrent, pleurs de joie
pleurs de détresse, pleurs qui s’adressaient autant au futur qu’au
passé. Mais l’un et l’autre turent le nom de celui dont on sentait fortement
la présence : le Père. Ils restèrent étreints un long moment debout, la
Maman blottie dans son grand fils et les larmes coulaient doucement de
leurs yeux fermés, lavant un passé insupportable et bénissant un futur
empli de promesses.
Maman, je partirai tôt demain et je n’accompagnerai pas les petits
à l’école. Ne leur dis rien : je leur ferai une surprise en soirée !
se
et
-
Le lendemain la Maman
reprit son activité, fit à nouveau la cuisine et
porta jusqu’à l’école, comme à l’accoutumée, le déjeuner aux jeunes.
Qu’elles étaient légères ces assiettes ! Où était le fardeau des mois précédents ? Comment avait-il pu laisser des marques profondes aux
mains ? Elle chantonnait, sautait légèrement des trottoirs, traversait les
rues la tête haute, imaginant en souriant le meilleur pour sa descendance. Les enfants l’accueillirent avec un large sourire et dégustèrent
avec entrain un repas toujours frugal, mais qui portait tellement d’espoir
qu’il en devenait délicieux. Le repas fini, les enfants regagnèrent leurs
cours et la Maman le modeste logis.
104
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Le soir, rentré du travail, Patiri trouva ses frère et sœur autour de
,
l’unique table de la maison, leurs devoirs déballés devant eux. L’ambiance
n’était ni studieuse, ni joyeuse.
Devinez ce qu’on mange ce soir ? lança-t-il à la cantonade.
Du riz, répondirent les jeunes avec une grimace qui en disait long
sur leur régime alimentaire.Juste ! Et avec quoi ?
Là, il n’y eut aucune réponse, tant elle était évidente : du pain, acheté
le matin et toujours aussi caoutchouteux.
Du ?... du ?... du poisson !
Patiri sortit de derrière son dos une filoche de poisson qu’il brandit
fièrement. La stupéfaction passée, des cris d’enthousiasme jaillirent, tandis que la Maman avait les yeux humides de bonheur. En un tour de main,
les cahiers disparurent aussi vite que les assiettes apparurent, ce qui fit
-
-
-
-
rire Patiri
-
:
Du calme ! Poisson et riz ont besoin de
temps pour cuire !
Et il tendit la filoche à la mère
qui s’activa. Ce dîner-là resta dans la
L’allégresse régnait et les enfants mangeaient comme
le regard admiratif de la maman qui couvait sa nichée
mémoire familiale.
des ogres sous
d’un air attendri.
105
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
La lettre
Après avoir, d’un air pensif, longtemps tourné le crayon dans le taillecrayon, il le retira et examina son travail d’un air satisfait. Ayant accommodé son regard sur la pointe, il constata, déçu, que la mine était restée
coincée dans la lame.
qui commençait mal. Et pourtant, il n’avait pas encore
profond soupir, il laissa tomber le crayon sur
table, s’empara d’un stylo bille et écrivit d’une traite, d’une écriture nerVoilà
une
lettre
écrit le moindre mot. Avec un
la
veuse :
«
Mon cher Monsieur
».
premier‘M’un pâté d’encre noire et gluante,
qui eut don de l’irriter. Il froissa la feuille d’un geste sec et la jeta à terre.
Il ne la ‘sentait’ pas, cette lettre, n’avait pas envie de l’écrire et pourtant il fallait y passer ! Se sentir prisonnier d’un travail à accomplir faisait
croître en lui une irritabilité qu’il avait jusqu’à présent pu contenir à fleur
de peau. Reprenant son crayon, il se remit à le tailler avec application,
lentement. Son poignet tournait précautionneusement, comme si de sa
rotation dépendait le sort du monde. Il retira la pointe du taille -crayon,
l’examina à nouveau : victoire ! Il avait désormais un bel instrument : la
lettre n’allait pas faire un pli ; pourtant, c’était bien d’un pli qu’il s’agissait...
L’instrument laissa sur le
ce
Il
se
rembrunit.
Comment retarder l'inéluctable ? Eh bien... en
cherchant une
gomme ! Il est évident que crayon et gomme forment un couple vedette
dans les classes. Ah, ces souvenirs d’enfance ! La senteur boisée du
qu’on épointe, la fragrance du papier... Oui mais, ça faisait
temps qu’il avait tourné le dos à l’école et l’ex-écolier devait écrire.
crayon
long-
Ah oui ! La lettre !
il se mit à fouiller dans le
Décidément, cette lettre
commençait à lui monter au nez, même s’il ne la destinait pas à Dijon. Le
tiroir à demi-ouvert, il cherchait à tâtons, en vain. D’un geste nerveux qui
se voulait calme, il ouvrit complètement le tiroir qui sortit de son logement
Au fait, je n’ai pas encore de gomme ! Et
tiroir de la table. Où a-t-elle bien pu passer ?
-
et
répandit son contenu par terre.
106
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Ah...
là, il comprit que le Destin lui cherchait noise et releva le défi
champ en expédiant le tiroir à toute volée, qui se plaqua contre le
mur d’un craquement sec avant de choir avec un bruit terrible. Sur la
pointe des pieds, la gomme prit le chemin de la commode et se cacha
derrière. C’était ce qu’il fallait ne pas faire car il se lança à sa recherche
sur
en
le
criant
:
ma chère gomme, tu vas voir
Le meuble bousculé n’osa pas résister.
manu militari et se tint coite.
-
«
Attend,
Mon Cher Monsieur
qui est le maître ici ! ».
Elle fut ramenée sur la table
».
Les mots courraient,
complètement affolés mais, par chance, s'alignèrent dans l’ordre prescrit. Un soupir de satisfaction et de discret
triomphe marqua la fin des prémisses : il allait enfin écrire la lettre !
Le triomphe ne dura pas. En effet, il devait écrire à l’administration qui
lui réclamait
facture oubliée, semblait-il. Comme s’il avait l’habitude
d’oublier les factures !
-
une
Je n’ai
jamais oublié de factures, qu’on
se
le dise. Non, jamais !
Enfin, presque jamais... Et d’abord, pourquoi faudrait-il mettre ‘Mon’ ?
C’est un inconnu, après tout ! Et qui me cherche des histoires en plus.
Allez, pas de ‘Mon’.
Et il biffa d’un
geste rageur ce mot trop doux. Non mais !
La seconde feuille passa par-dessus son épaule d’un air froissé
remplaçante s’orna d’un magnifique
«
Cher Monsieur
Belle entrée
et sa
:
».
matière
avait de la gueule ! Il prit du recul pour
de loin, elle était pleine de
vide :
la mer blanche d’un papier
glacé. À nouveau, l’irritation gagnait, plus forte.
Et pourquoi serait-il ‘Cher’, cet inconnu qui me cherche ? » ‘Cher
Ami’, oui, ‘Cher Collègue’ aussi. Mais qualifier de ‘Cher’ un quidam qui
veut vous extorquer des sous, alors là, pas question !
Il se détendit en pensant qu’il pourrait écrire : « Trop cher Monsieur ».
Et toc, ça lui apprendrait !
Celle-là, elle est bien bonne : il faudra que je la raconte... »
mieux
en
:
ça
contempler
une œuvre naissante. Vue
deux malheureux mots se noyant dans
-
-
107
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
Cependant, l’administration a-t-elle le sens de l’humour ? Grave
question. Si elle ne l’a pas, les administratifs l’ont-ils ? Nouvelle question.
Et s'ils appartenaient à une caste fichant ceux qui osent se moquer
d’eux ? À cette seule pensée, il gomma le Trop cher’ et se retrouva avec
‘Monsieur’, additionné d’une belle tâche noirâtre, celle que la gomme, qui
avait caché son âge jusque-là, laissa.
C’en était trop :
-Voilà ce que je fais de l’administration ! » hurla t-il
Et, joignant le geste à la parole, il se précipita sur la feuille pour la
réduire en pièces. Le quatrième feuillet prit place, résigné.
« Monsieur,
j’ai l’honneur... »
Ce ‘monsieur’, sait-il seulement ce qu’est « l’honneur » ? J’ai fait
mon service militaire, moi, monsieur ! Et vous ?
-
Serait-il habile de le lui demander dans cette lettre ?
-
est
S’il n’a pas
connu
que
médiocrité.
d’honneur, je n’aurai pas à le payer, c’est l’évidence ! Il
le pot de fer de la respectabilité brise le pot de terre de la
Monsieur, j’ai l’honneur d’être plus respectable que vous. C’est
pourquoi... »
Le triomphe avait fait baisser l’ire de l’administré qui se pavanait en
se dandinant d’un air important sur sa chaise. L’affaire était résolue, et
avec quelque élégance, quelle maestria ! Et il se jetait des fleurs, ivre de
leur parfum capiteux. La mine courait sur le papier, alignant les mots les
plus héroïques, pourfendant l’ennemi et le culbutant. On allait voir ce
qu’on allait voir !
Voilà ce que je fais de leur avis ! dit-il en s’emparant du papier de
l’administration, un papier terne, sec et menaçant. C’est surtout la
menace qui attira son regard : ‘en cas de non-paiement avant le...
une
majoration... ’
Ah, non ! Quelle tricherie, quelle bassesse : opposer une majoration à l’honneur !.. Quels temps vivons-nous ?
Le yo-yo d’une humeur massacrante remonta à toute allure, réduisant au passage en bouillie la quatrième feuille, qui d’ailleurs s’y attendait,
faisant place nette à la cinquième.
«
-
,
-
108
Dossier
-
L’honneur
l’évidence !
«
ne
:
Diversité culturelle et
fonctionne pas avec ces
francophonie (1)
gens-là ? Très bien, jouons
»
Monsieur, il est évident que j’ai payé la facture n°... ’ »
Que pourra-t-il répondre à cela, hein ? Réfléchissons. Là, je me
place sur le terrain inattaquable de la raison.
Et il moulinait mentalement contre l’ennemi honni, ayant trouvé le
défaut de la cuirasse. La raison de l’évidence était un raz de marée qui
submergerait les pauvres digues de l’administration. Qu’allait-elle pouvoir
répondre ? Rien ! Il n’y avait rien à répondre, aucune parade devant la
lumineuse habileté de l’administré qu’il était.
Une majoration ! Quelle pauvre idée !
Et il lisait avec application, en détachant les syllabes, dégustant
chaque mot, chaque virgule : ‘... sauf preuve contraire.’
Non ? Ils osent mettre ma parole en doute ? Alors là, c’est la goutte
qui fait déborder le vase ! »
Il était hors de lui, éructant, menaçant dans le vide, boxant un préposé, ou une préposée — tant pis pour elle — imaginaire.
Ah ils veulent une preuve ! Ah ils veulent une preuve ! Je vais te la
leur montrer, la preuve ! »
Avec un cri sauvage, il se précipita sur un dossier, l’ouvrit, éparpillant
les papiers qui s’y trouvaient, le refermant pour s’en prendre à un autre,
puis à un troisième. L’automne arrivait jusqu’à lui : les feuilles jonchaient
le sol, arrachées par le vent de sa colère. Le vent faiblit, puis tomba.
Calme plat et fatigué.
-
-
-
-
Son
regard balaya sa bibliothèque et s’illumina : « Code de correspondance -1928 ». Voilà le sauveur. Il s’en empara et chercha fébrilement
la rubrique « correspondance administrative ». Toute hargne rentrée, et
très satisfait, il se disait que sa lettre allait être tellement bien écrite et la
formule de politesse tellement bien choisie que l’administration oublierait
vraisemblablement de réclamer
son
dû.
La
pointe fine du feutre allait et venait sur la page, évitant miraculeuune minuscule fourmi qui cherchait son chemin, visiblement affolée. Emporté par l’élan, tout entier concentré sur sa calligraphie, il recopia
sement
109
Littérama’ohi N°9
René-Jean Devatine
je suis votre très humble et très dévoué serviteur » puis signa avec
plus de nervosité que d’habitude.
Il releva la tête, passa les paumes de main sur les yeux pour se
détendre. Le parcours chaotique de la minuscule fourmi sur le papier indiquait bien que le calme de l’administré n’était qu’apparent.
Il se leva, alla se servir, revint un verre d’eau à la main et entreprit de
«...
encore
se
relire.
Il sursauta
:
Quoi ! Qui
-
Il
a
écrit cela ?
lui
paraissait pas possible que ce soit lui. Et pourtant... ! Le
mauvais effet d'une fâcheuse routine. La feuille, une de plus, fut littéralement
ne
broyée
par une
main
vengeresse.
Il était maintenant vraiment
furieux.
Et
puis quoi, encore ? Je ne suis pas le serviteur,
humble ! C’est à l’administration de se dévouer !
-
Il
en
tremblait de rage, rage
et encore moins
de s’être trouvé ridicule devant lui-même
par la faute de ce... de cet administratif qui le rackettait. Oui, l’administration ferait bien de surveiller ses agents sous peine d’arriver à des aberrations faisant le lit de la décadence ! Il avait le
ses
mains le
timité de
son
cou
de cet
profond désir de tenir entre
importun qui venait le poursuivre jusque dans l’in-
logis.
La feuille suivante
fit pas
long feu, tâchée par une goutte de bave
échappée d’entre ses lèvres, ce qui n’arrangea pas les choses. Le
désordre devenait indescriptible. Le bureau était de travers, la gomme en
avait profité pour s’éclipser définitivement et le taille-crayon ne savait plus
quelle attitude prendre.
Mais pourquoi ? Pourquoi moi ! Pourquoi laisse-t-on n’importe qui
me persécuter alors que je suis un citoyen modèle ? Un citoyen menacé
au lieu d’être protégé ! Pourquoi le monde tourne-t-il à l’envers ?
Le choc était terrible. Les mots dansaient devant ses yeux : humble,
dévoué, serviteur. Ah ça ! Jamais ! Et il expédia à toute volée le contenu
ne
-
de
son verre
et fondirent
nait
110
un
à la face de l’administration. Mots et lettres
en un
se
déformèrent
jus noirâtre qui dégoulina du bureau tandis que réson-
hurlement de rage.
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Et, tandis que son cerveau sombrait petit à petit, les voisins alertés
accoururent. Une ambulance, toutes sirènes hurlantes, entra en trombe à
l’hôpital psychiatrique Vaiami.
Juste à
côté, dans le bâtiment voisin, à vingt mètres à peine à vol
d'oiseau, le « fonctionnaire », cause de tout et moderne moulin à vent,
agissait mécaniquement comme la machine qu'il était. Le robot, mi-imprimante mi-calculatrice, préparait l'avis suivant, majoré de 10%.
René-Jean Devatine
111
Ananda Devi
Ananda Devi est Mauricienne. Elle est traductrice-réviseur à
la
Prix littéraires
1973
•
l’Organisation Mondiale de
Propriété Intellectuelle, Genève ; et écrivain.
:
:
langue française, Office de
Française avec "La Cité Attlee"
Mention spéciale au Noma Award, Prix littéraire international, pour le recueil de
nouvelles Le Poids des Êtres
Prix RFO du livre de l'océan Indien pour le roman Moi, l'interdite
Prix des lecteurs de la bibliothèque Boris Vian pour le roman Moi, L'interdite
Sélection du Prix Renaudot 2002 pour le roman Soupir
Sélection du Prix Renaudot 2003 pour le roman La vie de Joséphin le Fou
Sélection du Prix du livre de la mer pour le roman La vie de Joséphin le Fou
Primée
au
Concours de la meilleure nouvelle de
Radiodiffusion et Télévision
•
1987
:
•
2001
:
•
2002
:
•
2002
:
•
2003
:
•
2004
:
Présidente du Prix du livre Insulaire, Ouessant,
Bretagne, 2002.
diriger un atelier au Literary Translation Summer School, Girton College,
Université de Cambridge, juillet 2003.
Membre du jury du Prix du jeune écrivain francophone, 2004, 2005.
-
Invitée à
-
-
Parcours
:
Commence à écrire très
-
jeune (vers 7 ans) : poèmes, contes, bandes dessinées,
romans.
Participe à l’âge de quinze ans au premier Concours de la meilleure nouvelle de
langue française, organisé par l’ORTF. « La citée Attlee » est primée et publiée dans
une anthologie (1973).
Publication d’un recueil de nouvelles, « Solstices », à compte d’auteur en 1977.
Nouvelles d’adolescence. Le recueil a été réédité par les Éditions du Printemps, à
-
-
Maurice,
-
en
1997.
Premier roman, « Rue
la Poudrière
»,
édité par les Nouvelles
Éditions Africaines
en
1989.
-
poèmes — tous imbus de la présence de
mystiques et oniriques qui la traversent, mais aussi imprégnés
d’une violence et d’une cruauté latentes. Le thème de l’enfermement est présent partout, mais en particulier dans les derniers romans.
Poursuite d’une recherche en écriture qui vacille sur la frontière entre prose et poésie,
et qui est une exploration de la douleur humaine.
Suivent de nombreux romans, nouvelles et
l’île et des courants
-
Œuvres
Romans
principales
:
poudrière. Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1989.
voile de Draupadi, Paris, L'Harmattan, 1993
Rue la
Le
L’arbre fouet,Paris, L'Harmattan, 1997.
112
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Moi, l'interdite, Paris, éditions Dapper, Paris, 2000
(Prix Radio France du livre de l'Océan Indien 2001,
Prix des lecteurs de la Bibliothèque Boris Vian 2002)
Pagli, Paris, éditions Gallimard, 2001
Soupir, Paris, éditions Gallimard, 2002 (sélection Prix Renaudot 2002)
La vie de Joséphin le fou, Paris, éditions Gallimard, 2003 (sél. Prix Renaudot 2003)
Eve de
ses
décombres, Paris, éditions Gallimard, 2006.
Recueils de nouvelles
:
Solstices, Port-Louis, Regent Press, 1977
revue et préfacée par l'auteur : île Maurice, éditions Le Printemps, 1997
poids des êtres, Rose-Hill, Éditions de l'Océan Indien, 1987
fin des pierres et des âges, Rose-Hill, Éditions de l'Océan Indien, 1993
Réédition
Le
La
Recueils de
poèmes :
Long Désir, St. Denis de la Réunion, éditions Grand Océan, 2001
Le long désir, Paris, éditions Gallimard, 2003
Les Chemins du
Bleu
glace
Depuis l'avion déjà, le froid est annoncé, accompagné d'un amortisglacial qui
l'attend, dehors. Le monde qu'il rencontre en sortant du bimoteur est
impossible d'imaginer à l'avance. Aucun effort d'anticipation ne pouvait l'y
préparer. Il se dit qu'il a bien fait d'être né sans imagination. (C'est la dernière possibilité d'ironie qu'il lui est accordé avant qu'il entre dans la
connaissance du froid).
Chaque centimètre de sa peau se rebelle. Chaque partie de lui tente
de se dérober. Il est sorti de l'avion dans un monde si parfaitement hostile qu'il ne semble appartenir à cette planète. Rien de ce qu'il a connu
avant ni aucun extrême de température n'aurait pu le préparer à cette
sensation d'avoir été délesté de la moindre particule de chaleur, et que,
par ces mêmes pores d'où elle s'est échappée, entrent à présent des
aiguilles brûlantes de froid. L'haleine gèle avant même de sortir. Il
hoquette, croyant s'étouffer.
sement de tous les bruits. Mais cela n'est rien à côté du silence
113
Littérama’ohi N°9
Anànda Devi
Les sons, eux
aussi, sont étrangers. La glace crissant sous des pieds
lourdement chaussés comme du verre
qui
se
brise. Le craquèlement
incessant, minutieux, des liquides solidifiés dans l'air,
si discret que ce
qu'au bout d'un temps qu'on le perçoit. La voix — les voix — de la
neige lorsqu'elle glisse, se tasse, s'empile, fond brièvement puis se solidifie de nouveau en une séquence infiniment répétée.
Il lui faudra apprendre comme les autres à ne jamais s'attarder, à se
déplacer, rapidement, efficacement, d'abri en abri. Ce n'est pas un endroit
où l'on peut prendre son temps; même si des choses retiennent fattention, la texture changeante de la lumière, le parfum de l'air qui entre par
les narines en même temps que le froid, des promesses de merveilles
inexpliquées que l'on voudrait connaître.
A l'intérieur de la bâtisse de tôle, des gens cagoulés pour se protéger le visage l'entraînent, expédient les formalités douanières et le casent
en un rien de temps dans un véhicule surchauffé. Il traverse d'autres paysages dont il peut tout juste percevoir l'étrangeté avant de s'en éloigner
dans cette atmosphère close qui ne le réchauffe pas mais se contente de
repousser le froid. Pour un temps.
Les jours suivants, il comprendra que cette impression d'étrangeté
ne se dissipera pas. C'est la constante du lieu. Ici, rien ne sera jamais
familier. Il a été payé pour abandonner le monde connu. Une fois cette
ligne franchie, nul retour n'est possible.
Plus tard, il se dira qu'il avait besoin de cet argent. Les seuls endroits
n'est
où des gens comme lui — sans diplômes, sans aptitudes particulières —
sont bien payés, c'est là où il y a la guerre ou dans des lieux si inhospitaliers que personne ne
veut y travailler. Le nord de l'Alaska, le Groenland,
l'Islande, les côtes de Terre-Neuve. On sait qu'on y perdra quelque
chose,
peut-être soi-même, avant de pouvoir revenir; mais l'appât est tentant.
On l'emploie pour vérifier, entretenir et réparer des machines dans
l'usine de traitement. Ses connaissances en mécanique, alliées à
quelques manuels qu'on lui a remis et qui traitent de l'effet du froid sur les
matériaux, devraient lui suffire. Du moins, c'est ce qu'on lui a dit. Ce qui
l'a décidé, bien sûr, c'est le salaire. Rien de comparable avec ce qu'il a
gagné jusqu'ici. L'homme qu'il a rencontré lui a parlé des conditions de
114
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
vie. Il n'a rien caché. Ce n'est pas
la peine d'attirer les gens avec des mensonges, a-t-il dit, pour les voir fuir dès qu'ils arrivent. Je veux que vous y
alliez en toute connaissance de cause, la tête froide.
Il a regardé l'homme dans les yeux et il a vu, effectivement, une tête
froide. Quelque chose de lointain dans ce regard comme déshabitué à la
chaleur, fût-elle humaine. Il s'est décidé tout de suite et a signé le contrat.
L'homme n'a pas réagi, n'a paru ni soulagé, ni surpris. Il lui a remis les
manuels et des consignes, pour les vêtements, pour le quotidien. La première phrase est : oubliez toutes vos habitudes. Un peu plus loin : préparez-vous à l'absence du jour. Cette phrase lui semble énigmatique, mais
non menaçante. Quelques jours plus tard, il a reçu par la poste ses titres
de transport.
Il n'est plus si sûr, à présent, face à cette immensité qui semble solide
mais instable, qu'il a pris la bonne décision.
Il sait que l'extérieur est plus blanc que tous les blancs qu'il a jamais
vu et qu'il verra jamais, un blanc qui vous oblige à vous défaire de toutes
les notions que vous aviez de cette couleur qui n'en est pas une. Mais en
ce moment, par la vitre de la camionnette, au milieu de la nuit (y aura-t-il
seulement un jour ?), il n'y a que du bleu. Le plus foncé des bleus, entrelacé de traînées d'argent. Un bleu royal, mais si austère et indifférent à la
présence humaine, si terrifiant qu'il ferme les yeux pour ne plus le voir,
sachant qu'il vient de voir la seule véritable couleur du froid.
Tandis que ses oreilles perçoivent le ronronnement poussif du
moteur, il pressent combien saisissant sera le véritable son de la nuit. Il
n'ose appuyer son front contre la vitre. Il détourne son visage du paysage
et, envahi par la fatigue de chair héritée du long voyage, se laisse prendre
par une tristesse qui n'est pas son état habituel. Il est généralement d'humeur égale, d'une équanimité qui frôle l'indifférence. Les grandes émotions ne se manifestent que rarement. Il ne pleurerait pas, n'en éprouverait même pas l'envie, s'il se trouvait devant un cadavre ou une personne
mourante. Il n'a pas, c'est le mot, d'empathie. Et donc, il est rarement
triste. Ce soir, pourtant, il est envahi d'une mélancolie qui intensifie l'impression de décalage, d'étrangeté, et lui fait craindre ce qui l'attend. Il
n'aime pas ce sentiment de dérapage hors de lui-même.
115
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
Au bout d'une heure et demie de route, ils arrivent à la petite ville-dortoir où habitent les employés de l'usine. Ce sont des baraques en bois,
uniformément sombres, construites sur
pilotis. Il est tard. Tous les
employés doivent dormir. Le chemin est vide, personne à l'extérieur, ce
qui est normal. Chacun rentré dans son cocon, dans sa tanière, reprenant
des forces, non pour affronter le travail, mais pour affronter l'air. Respirer
fait mal. C'est un monde qui n'a qu'un but : tuer le vivant. Mais le vivant
résiste.
Chaque maisonnette est divisée en quatre studios minuscules, une
pièce unique avec un lit, un coin salon et un coin cuisine, et une salle de
douche pas plus grande qu'un placard. Mais en y entrant, il se rend
compte que, même s'il baisse instinctivement la tête tant le plafond est
bas, il n'est pas gêné par l'exiguïté du lieu. Au contraire, cela lui donne
une sensation de chaleur, peut-être fausse. Il n'a d'ailleurs pas besoin de
beaucoup de place. Il n'a qu'une valise. Pas grand chose, pour quarantehuit ans de vie. Pas grand chose derrière lui. C'est peut-être normal pour
lui de se retrouver ici, où ce vide n'a plus aucune importance.
L'homme qui l'a accompagné à l'intérieur lui montre où se trouvent
les choses, même s'il aurait pu trouver par lui-même. Il y a du lait, du
beurre, des œufs et du pain dans le coin cuisine. D'un air embarrassé,
l'homme lui indique une facture sur la table, en murmurant que tous ces
produits sont assez chers parce qu'ils viennent de loin. On essaie d'économiser le maximum de notre argent, ajoute-t-il.
Il fait le geste de prendre son portefeuille, mais l'homme l'arrête, non,
non, ce n'est pas pressé, vous me le donnerez demain, dit-il. Je viens
vous
chercher à huit heures.
Il reste seul. Le silence
s'épaissit dès que les portes se referment. Il
l'impression que la maison tremble. Pourtant, il n'y a pas de vent,
dehors. (Peut-être est-ce lui qui tremble, et non la maison). Ici, c'est l'air
même qui semble tangible, rendu solide par sa propre transparence. L'air,
et l'obscurité, et le froid — tout ce qui, chez lui, aurait été dissipé par un
unique rayon de soleil auquel il n'aurait guère prêté attention, qu'il aurait
peut-être même masqué par un rideau vite tiré — deviennent ici des présences palpables, néfastes. Ici, à peine quelques heures après être
a
116
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
arrivé, il sent déjà que le soleil lui manque. Pas comme après un hiver pargris et rigoureux, mais comme si le soleil avait disparu pour
ticulièrement
de bon. C'est
milieu de
yeux, là où aurait dû se trouver
qu'à sa première nuit.
Il regarde par la fenêtre, mais l'étendue qui se déploie alors sous son
regard, sous des reflets avares, lui est insupportable. La fenêtre s'ouvre
sur l'arrière des baraquements. A l'avant, il y a la rue et les autres maisons et un petit commerce. Cela aurait été une vision autrement plus rassurante. A l'arrière, il y a une étendue de toundra qui sans doute mène
directement, et sans prévenir, vers la mer. Mais la mer, elle aussi, est
gelée, et il n'y a peut-être aucune démarcation, là où elle commence, là
où la terre finit. S'il sortait et se mettait à marcher tout droit, il pourrait se
retrouver au-dessus de l'eau et ne le savoir que lorsque la glace commencerait à se craqueler sous ses pieds. Il regarderait cela, il verrait l'annonce
de l'effondrement, il l'entendrait, quelques millièmes de secondes avant,
et il saurait que rien ne pourrait le sauver.
Il s'éloigne de la fenêtre, sachant que c'est son imagination qui se
joue de lui. Le carré de la fenêtre le met au défi de l'affronter. Mais,
comme un enfant qui refuse d'affronter les monstres, il préfère lui tourner
un creux au
ses
l'éblouissement. Et il n'en est
le dos.
Il
lave
rapidement et se glisse dans le lit, sous les épaisses couempilées où il s'enfonce comme dans un coussin d'ouate. Il se
couvre complètement, y compris le visage. Il ne cherche pas tant la chaleur qu'une cachette qui le protégerait de l'œil de la fenêtre. Mais l'impression d'une chose qui s'appesantit sur lui, qui descend de plus en plus bas
jusqu'à épouser, élastique, les moindres contours de son visage en le
scellant parfaitement, ne le quittera pas jusqu'au matin, même au plus
profond de son sommeil.
se
vertures
Les
jours passent. Malgré les débuts peu prometteurs, il s'adapte
au rythme de la vie ici. Les gestes instinctifs de protection lui
viennent. L'état d'esprit nécessaire à la survie aussi. Il est étonné de cette
aptitude d'adaptation qu'il croyait perdue. Ou alors, c'est une faculté de
créer l'habitude à partir de l'inaccoutumé. Et puis, les gens qui travaillent
assez
bien
117
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
là sont des gens comme lui, qui sont venus parce qu'ils ne sont pas tout
à fait à l'aise avec les autres et avec eux-mêmes, et qui n'ont aucune difficulté à
s'immerger dans l'impitoyable routine des jours. Même s'ils sont
physiquement bien différents, ils se reconnaissent, il y a une parenté du
regard qui ne trompe pas.
Ils hochent la tête pour dire oui ou non, émettent des grognements
d'approbation ou de mécontentement, s'efforcent de parler le moins possible pour ne révéler que le minimum d'eux-mêmes. Leurs regards ne se
croisent pas. Le soir, l'alcool délie un peu les langues, et ils en disent un
peu plus. Mais ce que l'alcool leur fait dire et entendre sera oublié le lendemain. Demain, ils seront de nouveau taciturnes et brefs, concentrés sur
leurs tâches, en apparence indifférents à la présence humaine.
Il se rend vite compte que la petite chambre ne sert qu'à dormir et
que le sommeil vient vite après une journée de travail dans des conditions
arctiques. Si vite qu'il n'y a pas de rêves ou de souvenirs des rêves.
Chaque jour se fond à l'autre et, au bout d'un temps, il n'arrive plus à
savoir combien de temps il a passé ici. Toute sa vie, peut-être.
L'usine est
immense bâtisse
grise, entièrement faite de feuilles
métal, abritant des machines robustes et laides, des engrenages qu'il
faut sans cesse graisser pour les empêcher de geler et de se casser net,
des bandes transporteuses qui tournent à longueur de journée avec un
bruit de bête qui meurt, des systèmes de remplissage et de conditionnement qui doivent être sans cesse vérifiés et calibrés pour que rien ne
une
de
fasse trébucher le
rythme.
Les travailleurs de la chaîne sont des locaux. Des autochtones,
comme disent les autres étrangers qui les supervisent. Ils sont calmes,
résignés, efficaces. Ils font leur travail, rentrent chez eux, reviennent le
lendemain, et personne ne les connaît. Ils se parlent entre eux dans leur
langue, à mi-voix, à mi-mot. On ne sait jamais ce qu'ils se disent, ce qu'ils
pensent. Une grande distance les sépare des occidentaux.
Mais ce qui le frappe dès le premier jour, ce n'est ni le bruit, ni les
gens, ni le travail lui-même. C'est l'odeur. Comme tout ce qui caractérise
le pays, l'odeur, elle aussi, est étrangère, extraterrestre, rien à voir avec
118
Dossier
:
Diversité culturelle et francophonie
celle, chaude et viandeuse, au relent de pourriture, d'un abattoir. Le froid
empêche toute chose de pourrir. Mais il épaissit et coagule les odeurs en
au-dessus des têtes, qu'aucun souffle de vent ne
qu'on entre dans l'usine, on y est englouti. Plus on y
reste, et plus le sens olfactif prend le dessus de tous les autres sens, et
refuse de s'habituer à ce qui devient vite une agression permanente. Au
bout de quelques jours, avant même d'entrer dans l'usine, on se raidit
contre la présence de l'odeur. Et, longtemps après en être parti, s'être
récuré dans tous les coins et recoins pour s'en débarrasser, la mémoire
nuage immobile
vient disperser. Dès
un
vivace.
quand il sera un vieil homme perdant doucement le souvenir de ces jours, ne les revivant que sporadiquement comme quelque
chose qui appartient à un monde lointain et empli de dangers, il retrouvera malgré tout, infailliblement, la mémoire de l'odeur des phoques.
la restituera encore, entière et
Plus tard,
phoques. De loin, de l'autre côté du monde, les images d'eux
imprécises. Les bébés phoques blancs, des victimes toutes trouvées
aux yeux immenses, comme faits exprès pour exprimer la souffrance; les
adultes plongeant parmi des débris de glaçons et fendant la matière
liquide de cet aérodynamisme qu'ils n'acquièrent qu'une fois dans l'eau;
ou des phoques échoués sur une plage, se mouvant avec la lourdeur d'un
paraplégique tentant de se déplacer en rampant. Leur corps a l'air lisse,
on ne devine pas, à travers les images de la télé, la présence de poils. On
n'imagine pas la texture de ce qu'il y a dessous. De si loin, on ne sait, finalement, rien d'eux.
La première fois qu'il en voit un de près, c'est mort. C'est sur l'espèce
de pont de navire qui se trouve derrière l'usine, une esplanade de caillebotis, où on amène les animaux pour les découper et les vider avant de
les traiter. L'un des hommes lui dit qu'avant, les autochtones les vidaient
là où ils les capturaient, mais même les viscères sont utilisables, dit-il. On
récupère tout, dit-il.
Le corps est jeté sur le pont avec un grand bruit de chair giflée. Il a
l'impression d'un énorme ballon de baudruche noir heurtant le sol, et il
s'attend presque à ce qu'il éclate, libérant des litres et des litres de
Les
sont
119
(1)
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
quelque liquide huilé. Mais le corps reste là, inerte, presque dans une
position humaine. La tête est beaucoup trop petite pour ce corps massif.
Les yeux sont fermés, les moustaches sont raidies de froid, les
nageoires
sont réunies, presque dans une position de communiant. D'autres
images
impressionnistes se gravent dans sa tête, la régularité de la fourrure qui
donne de loin cet aspect parfaitement lisse, sa couleur bleu-noir, la glissade de la masse lorsqu'elle heurte le sol. Il a envie de fermer les yeux
lorsqu'un homme s'approche avec un couteau de boucher, mais il continue de regarder. Il entend le crissement de la
peau tendue du ventre qui
se fend sous la pointe de la lame, et le bruit
plus doux de la graisse qui
cède au-dessous. L'homme se place au-dessus du cadavre, une jambe
de chaque côté, trouve une prise avec ses doigts et déchire la
peau, écartant largement les lèvres de la fente. Des vapeurs s'élèvent aussitôt du
corps, lorsque la couverture de graisse laisse partir les dernières, précieuses chaleurs piégées dans le corps et essentielles pour sa survie.
L'épaisseur de la masse de graisse est une révélation : jaune, grumeleuse, dense, il comprend maintenant comme ces animaux peuvent vivre
ici, dans ces températures-là, dans ces eaux-là, et comment le plus prédeux d'eux réside dans cette couche de gras magnifiquement formée au
cours des millénaires où leur espèce s'est
adaptée aux conditions
ambiantes. C'est l'essence même de ces créatures: le gras qui les fait
vivre ; leur cœur, leur âme. Et c'est pour lui que les hommes les tuent.
Dès que la barrière de graisse est franchie, une masse désordonnée
d'intestins se déverse de l'entaille, et c'est là qu'il reconnaît, comme un
lieu d'enfance retrouvé, le centre et la source de l'odeur à
jamais imprégnée dans sa mémoire.
Il apprend que toutes les parties seront utilisées. La
peau, la graisse,
la viande, les intestins, les os, tout. L'usine est équipée pour tout traiter,
tout récupérer. On lui dit que la viande et les abats, mis en conserve,
seront utilisés comme nourriture pour animaux domestiques. Il pense aux
chiens et aux chats minables qui seront nourris par cet animal. Non, il ne
méritait pas de mourir pour ça. Mais une remarque faite par l'un de ses
coéquipiers le fait tressaillir : c'est comme un mélange de poisson et de
120
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
viande, dit-il. Le palais hésite entre les deux. Comment le sais-tu ?
demande-t-il. On
en
mange,
évidemment, répond l'autre, les autochtones
mangent quoi, d'après toi ? Et ces conserves, tu vois des étiquettes dessus qui précisent que c'est de la nourriture pour cabots, toi? On peut faire
passer n'importe quoi pour n'importe
La partie principale de l'usine
quoi, avec les bonnes étiquettes.
est destinée au traitement de la
graisse. D'énormes cuves où elle est fondue, rendue et traitée, puis conditionnée dans des fûts. Après y avoir travaillé, il se rend compte que son
sens du goût est mort. Tout ce qu'il mange après a le goût de l'odeur de
la graisse de phoque. Les autres lui disent qu'on s'y habitue, mais il a i'impression qu'ils disent ça pour se persuader eux-mêmes.
Les mois
passent. On s'habitue à tout: c'est
une évidence. Mais le
à peu, se réduit aux soirées où même
l'alcool finit par devenir solitaire lorsqu'on s'enfonce dans un mutisme
involontaire, mais forcé par l'absence de quoi que ce soit à dire, et à
l'anéantissement attendu du sommeil. Il se surprend à tout renifler, ses
vêtements avant de les enfiler, ses doigts à tout moment de la journée, la
reste de l'existence s'amenuise peu
nourriture avant de l'avaler, les boissons avant de les boire. Sa tête et ses
yeux
sont remplis de l'odeur des phoques.
n'y a pas de distraction. La ligne entre les locaux et les étrangers
Il
reste curieusement
rigide. C'est à peine s'ils se parlent. Ils n'échangent
plusieurs mois, ils ne se connaissent pas davantage
qu'au premier jour. Un interdit muet règne. Il se dit que ses coéquipiers
doivent bien de temps en temps rencontrer les femmes locales, qu'il y a
des besoins impossibles à nier. Quelqu'un lui explique que les consignes
des employeurs sont strictes depuis qu'une femme locale a été violée et
tuée par un étranger. (Le regard glissant semble indiquer qu'il y a eu autre
chose à l'origine d'un interdit aussi définitif — quelque autre acte de barbarie qui demeurera inexpliqué). Mais, dit-il, il y a un jour où la consigne
est officiellement levée : le jour de Noël. C'est un arrangement avec les
locaux. C'est pour ça qu'on tente d'économiser pas mal d'argent avant:
pour eux, c'est l'occasion de se faire plus d'argent qu'ils n'en gagnent
toute l'année, et pour nous... c'est d'acheter aux enchères, pour une nuit,
la femme qui nous plaît le plus.
rien. Au bout de
121
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
Cette idée le
stupéfie. La présence d'une femme ne lui a pas, jusqu'ici, particulièrement manqué. Comme tous les autres, il a une réserve
de magazines et de cassettes pornographiques qu'il pourrait regarder s'il
en avait l'envie en se soulageant, mais depuis qu'il est ici, il n'en a pas
ressenti la nécessité. Ce n'est pas seulement la fatigue, c'est une
absence d'envie. Il a l'impression qu'il n'aura plus jamais envie de quoique
ce soit, à part dormir et se débarrasser de l'odeur. Dormir pour se débarrasser de l'odeur. Parfois, en fermant les yeux, il voit les phoques sous
l'eau, parmi les icebergs, comme une danse de sirènes. A chaque fois,
cette vision le remplit d'une incompréhensible nostalgie. Il ne sait pas ce
qui lui manque. Quand il y réfléchit, il se dit, rien. Quand il ne réfléchit pas,
il
se
dit: tout.
On lui
explique le principe des enchères de Noël. Personne d'autre
que lui n'a l'air de se rendre compte à quel point cette manière de célébrer cette fête est incongrue. Il voit dans leur regard l'anticipation grandissanté, au fur et à mesure que la date approche. Il comprend au bout d'un
temps que c'est une manière de conjurer l'hiver et la plus longue nuit du
monde.
Comme les autres, il se
surprend à évaluer les femmes qui travaillent
à l'usine. Au
début, elles lui semblaient quasiment identiques. Petites mais
fortes, musclées par leur vie sans concession, le visage rond, les joues
fissurées par le froid, un mélange de jaune et de rouge, les yeux bridés,
le cheveu noir-bleu et lisse sous leur capuche. Toutes pareilles, aucune ne
semble avoir
visage plus plaisant que l'autre, un corps plus appétisl'autre. Mais il voit bien que ses collègues, déjà rompus à ce jeu,
établissent des contacts par un regard appuyé, un sourire, un mot: c'est
leur façon à eux de rendre l'objectif des enchères plus attrayant, de créer
l'attente et le désir, et même de faire monter les prix. La femme choisie
devient un réel objet de convoitise, et non une anonyme parmi d'autres
qui passera une nuit avec eux. Il se rend compte que d'attendre cette
unique nuit, cette récompense de l'abstinence d'une année, rend toute
l'année passée supportable en rétrospective et l'année suivante acceptable par anticipation. L'attente confond les jours, les nuits. Le dernier trimestre se passe dans un état de tension heureuse, de frénésie d'expecsant que
122
un
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
tative, de préparation du corps qui fait oublier l'odeur et tout le reste. Les
femmes, elles aussi, en ressentent la fébrilité. Du coup, elles semblent
prendre soin de leur personne, laissent dépasser une frange coquette de
leur capuche, donnent une grâce un peu moqueuse à leur démarche, se
mordent la lèvre inférieure, penchées sur leur travail, jusqu'à ce qu'on ne
soit plus conscient que de cette pression, de la rougeur qui gagne la lèvre,
des petites dents qui la travaillent. Sous les parkas, on ne devine rien de
leur corps. Mais les autres lui ont dit qu'elles sont bien formées, un peu
carrées, certes, mais avec les bonnes courbes aux bons endroits, et
aucun avachissement, peu importe leur âge. Oh, et puis, elles sont toutes
bonnes, lui dit-on.
Il
croit pas
trop à cela. Il n'imagine pas avec elles des rapports très
sophistiqués. Il n'imagine pas qu'elles aient la moindre connaissance
d'une véritable séduction. Elles seront peut-être dociles, se plieront à tout
ce qu'ils leur demanderont de faire, s'exécuteront avec la patience tranquille et appliquée d'un bon élève, mais ce sera tout. Il n'est pas sûr
qu'elles se révèlent. Même nues, leur visage doit avoir la même exprèssion illisible, la même quasi absence d'émotions. Peut-être cela les rendil plus mystérieuses, une énigme irrésolue de plus.
Mais le jeu en vaut la chandelle. C'est ce qu'il se dit, en se demandant s'il a suffisamment économisé, lui, le dernier venu, pour pouvoir
obtenir quelque chose d'autre que la plus vieille et la moins désirée de
toutes. C'est là que les autres lui disent qu'il peut leur emprunter de l'argent qu'il leur remboursera l'année prochaine, parce qu'entre hommes, il
ne
faut être solidaires.
Un peu
rasséréné, il
se
met à scruter leurs visages penchés, leurs
yeux lointains et même leurs mains rugueuses, cherchant
formes sous les vêtements unisexe, une forme de bouche
front
l'ébauche de
différente,
un
peu moins lisse qui en feraient une personne et non une ombre
grise parmi d'autres. Il se met à anticiper, lui aussi, la nuit de Noël. Il s'efforce de ne pas penser au regard plat de ces hommes locaux qui laissent
acheter leurs femmes, à l'immobilité de ces femmes qui attendent d'être
prises, au souffle rêche de ces hommes qui, la main dans leur poche,
manipulent leurs billets ou autre chose.
un
123
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
***
La
petite chambre paraît d'un seul coup bien trop petite pour deux
Lui-même se sent trop grand, trop massif, trop maladroit. Cela fait
longtemps qu'il ne s'est pas vu dans un miroir. Les yeux de l'autre sont un
miroir qui ne déforme pas, mais qui n'embellit pas non plus. Les yeux de
la femme sont très noirs, impossibles à lire. Dès qu'elle est entrée, elle a
baissé sa capuche et l'a regardé, et il a été surpris de ne voir aucune
gêne, même une sorte d'effronterie dans ce regard. Presque un sourire,
mais pas tout à fait. Il ne sait pas quoi faire. Il met les mains dans ses
poches et les enlève aussitôt. Il défait sa parka, puis rougit en se disant
que c'est un peu précipité. Au bout d'un moment, c'est elle qui la lui
enlève, puis va leur servir deux verres de l'eau de vie locale, corrosive
comme du pétrole brut, qu'ils boivent d'un seul coup pour le courage factice que confère la montée de sang chaud. Il chancelle et s'assied. Elle
s'assied sur ses genoux, le prenant par surprise, lui fait avaler un autre
verre, puis l'embrasse comme si elle avait fait cela toute sa vie.
corps.
Au milieu de la nuit, il se
réveille
en
sursaut et en sueur. Il n'a pas l'ha-
bitude d'un corps
endormi près du sien. Dehors, le vent souffle. On est au
plus riche, au plus incandescent de l'hiver arctique. Même l'obscurité se
pare d'une myriade de particules de gel brillantes, comme des fragments
d'étoiles. Mais à l'intérieur, l'air est étouffant, frelaté. Dans le noir, il voit ses
yeux fixés sur lui, parfaitement immobiles. Sa tête est un peu petite, par
rapport à la masse du corps qui se fond à l'obscurité. Elle a les mains
jointes — une pose de communiante. Elle se lève à demi et se glisse sur
lui. Elle aussi est huilée de sueur. Sa peau est lisse et parfaitement tendue. Pas le moindre faux pli. Sa bouche glisse sur lui. Elle va et vient, le
longe et le dévore.
Elle s'assied à califourchon
sur
lui
en
lui tournant le dos. Sa cheve-
lure, très longue, lui recouvre entièrement le dos. C'est comme un pelage
bleu-noir
qui cache le teint pâle de la peau au-dessous. Cela lui rappelle
quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Il est engourdi par le sommeil et
l'alcool. Il ferme les yeux, commence à se livrer à elle, mais ensuite, ses
narines frémissent.
124
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
De la peau
de la femme dévêtue s'élève une odeur puissante,
chaude, impossible à ignorer, reconnaissable entre toutes, exsudée par
vagues de tous ses pores. Elle s'étale vers lui, épaissie par l'atmosphère
rancie de la chambre, le lape, le noie, l'engloutit. Les yeux à demi fermés,
quasi révulsés, ce qu'il voit au-dessus de lui ressemble à autre chose, la
chose si familière, massive, impensable de beauté et de tristesse et de
monstruosité, qu'il voit tous les jours.
En
son
unique nuit de
sexe
de l'année, il fait l'amour à l'odeur des
phoques.
août 2005
L'aigle
Grillagée, la lumière perd son spectre et ne reflète plus que le noir.
jours sont courts. La nuit tombe tôt. D'heure en heure, l'obscurité se
fait sanglante. Ce n'est plus une brume rasante entre crépuscule et aube.
C'est une chape si lourde que, bientôt, les forces me manqueront pour
l'écarter de mon visage. Je ne verrai plus le jour.
Je fais quelques pas dans mon refuge. Les petites tâches ménagères me sont précieuses, désormais. Laver mon unique assiette et ma
tasse métalliques, marquées par les rayures de toutes les années passées ici, un peu comme un prisonnier entaille sur les murs le nombre de
jours qu'il y a passés et le nombre de jours qu'il lui reste avant de sortir. •
Pour moi, ce décompte est simple: il me dit le nombre de jours qu'il me
reste à vivre. Cabossées, déformées, cette assiette et cette tasse me tiennent lieu de vie, me rattachent à la pesante nécessité d'être. Quand elles
se briseront, je saurai qu'il est temps.
Balayer le sol de ciment nu que n'égaye ni tapis, ni couleur. Les couleurs sont ailleurs. Dans les fleurs qui sortent d'un printemps bref et mensonger. Dans la panoplie usée des teintes du ciel. Dans l'emphase crépusculaire ou l'éclat des étoiles au plus fort de l'hiver. Elles choisissent de
Les
125
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
s'offrir à
tation
vous ou
de
se
dérober à
qui m'amuse parfois,
me
Elles jouent à un jeu de tenlasse souvent. Je n'ai plus d'yeux pour
vos
yeux.
l'émerveillement.
Cette dernière
phrase est triste. Je n'ai plus d'yeux pour l'émerveillesignifie-t-il pas que plus rien ne sert de regarder, que les
sensations sont déjà presque mortes, bien trop engourdies pour laisser la
moindre place à la reconnaissance ? Sans l'éblouissement des sens,
comment pourrions-nous nous réjouir d'être vivants ?
Lorsque je balaie la poussière hors de la pièce, elle est aussitôt happée par les vents glacials et dispersée. Je pense alors que ce sont des
particules échappées de moi, mes poussières de vie, qui sont ainsi dispersées avant même la désintégration qui suit la mort. Peut-être le
moment viendra-t-il où je passerai de la vie à la mort sans que la transition soit marquée, ni par la douleur, ni par une quelconque différence
d'état. Je resterai là, immobile, jusqu'à ce qu'un trait de vent passant par
les interstices m'effrite et me disperse. C'est une pensée qui me semble
ment. Cela
ne
douce.
Le froid
m'effraie pas.
J'ai connu des hivers plus rigoureux. Mon
corps sans manteau de graisse se glisse entre les plis de gel ou de neige
sans en ressentir la morsure. Ou plutôt, si le corps la ressent, l'esprit, lui,
ne l'interprète pas comme une douleur. L'esprit, sentant la bouche du froid
sur ma peau, la traduit tout simplement comme un signe de vie,- pareil à
la respiration, pareil aux battements du cœur. Quand tout cela ne sera
plus là, le silence sera bon.
Depuis quelques jours, un grand aigle passe et repasse. Je m'imagine qu'il construit son repaire non loin des sommets. J'observe son
envol, son élan, et je me dis qu'il y a plus de grâce dans un seul de ses
mouvements, dans le moindre brassement de ses fortes ailes, que dans
ne
tous les actes humains réunis.
S'il y a une
chose
Je referme la
m'aide à croire
plus difficile.
126
que nous avons
perdue, c'est bien la grâce.
porte en murmurant un remerciement à l'aigle qui
quelque chose. Cela m'est, hélas, de plus en
encore en
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
pièce, je fais face à l'unique fenêtre
pics bleus. Si je suis venu ici, dans ce qui était un refuge
d'alpinistes mais qui n'est plus utilisé depuis que la région toute entière
est devenue trop dangereuse, ce n'est pas parce que je m'imaginais naïvement que l'altitude m'offrirait une vision plus haute des choses. Je sais
depuis longtemps que ma vision est étroite — autant que celle de ceux
que nous appelions jadis "les pécheurs". Personne, depuis longtemps, n'a
eu de ces éclairs de connaissance et de lucidité qui lui auraient permis
d'offrir une quelconque vision aux hommes. Que nous reste-t-il d'autre
que de faux prophètes ? Notre chemin s'est gauchi à jamais. Ce ne sont
pas les illusions qui m'ont mené jusqu'ici mais, au contraire, leur définitif
Je reviens
orientée
vers
abandon.
vers
le centre de la
les
'
bagages abandonnés des mots inutiles comme
rédemption. C'était aussi simple que cela de les perdre. On nous appelait,
si je m'en souviens bien, des hommes de Dieu. Cela m'aurait fait sourire
si je savais encore le faire. Ces deux termes n'ont rien à voir l'un avec
l'autre. La barrière qui est descendue est si finale que c'est comme si le
lien n'avait jamais existé. Et pourtant, je sais qu'à un moment donné, j'en
ressentais la vérité dans ma chair. (Ces images mêmes sont prisonnières
de mon imagination biblique, je suis incapable de penser hors de ce
champ qui, pendant si longtemps, a été mon unique signification). La
vérité du lien, d'un dialogue qui s'éveille avec la première pensée rationnelle de l'enfant, ce frémissement qui l'envahit lorsqu'un jour, sous un ciel
d'orages magnétiques qui lui donne la mesure de sa petitesse et de son
impuissance, il acquiert une conscience.
Une conscience ? Certes. J'y ai cru. Les croyances sont faciles, en
appui sur les béquilles de la connivence. J'y ai cru. Comme il est facile de
croire, quand rien ne vous y oblige et rien ne vous l'interdit ! Il suffisait
d'entendre une voix plus persuasive que les autres. Que l'ombre et la
fureur obscurcissent notre vision ne nous troublait pas. Que l'obligation de
suivre fût plus importante que celle d'interroger non plus. Notre civilisation
était ainsi faite que le tapage masquait la substance et les reflets la
lumière. Il était facile d'oublier les crimes. Il était simple de se déposséder
de nos héritages de violence. Et pourtant, il finit par m'apparaître que
J'ai laissé dans les
127
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
notre seule trace au-delà des
siècles, nos seuls jalons nous réunissant à
nous-mêmes, à la fois dans notre passé et dans notre futur, étaient des
lieux de mort.
Un
rendis dans la ville de H. Il m'avait semblé que, parmi
connu, mais insidieusement nié. Au moment
où j'y allai, un siècle était passé depuis l'événement. Il était rassurant de
se dire que les séquelles étaient lointaines. Avait-on seulement su Thistoire des survivants ? Des descendants ? A H., je mis les pieds dans un
autre livre que celui de la civilisation triomphale et triomphante. J'entrai
dans le camp des victimes. Le lieu était pourtant propre et quasi banal,
dépourvu de signes extérieurs autres que quelques monuments laconiques. Mais je me rendis vite compte qu'il n'était nul besoin de signes
extérieurs. Comme dans les camps de concentration, une fois désertés,
comme dans tous les lieux de massacre et de génocide, une fois tus, le
lieu même se chargeait de se souvenir. C'était suffisant. Tout le reste était
superflu.
H. est un lieu blanc. Les visages sont blancs de la pâleur du ciel. Le
ciel est blanc de l'absence de réponses. La mémoire du nuage est imprijour, je
tous, c'était là
me
un
holocauste
mée dans les rétines. Les mémoires sont blanches de l'abandon du
sou-
venir. Les ancêtres sont blancs des cendres accumulées. La terre est
blanche d'avoir été
saignée à blanc.
Je rencontrai, dans le parc du souvenir, une très vieille femme assise
devant une fontaine, les mains jointes, les yeux masqués par des lunettes
noires. Je
dai si
un
crus
qu'elle regardait les jeux du soleil sur l'eau. Je lui deman-
membre lointain de
térieur de
sa
famille était mort ici. Elle
me
montra l'in-
poignet très blanc. Les veines ressortaient bleu, dessinant
précise. C'était un H. Tous les descendants des habitants originels avaient ce signe distinctif, me dit-elle. Ils se reconnaissaient sans
avoir besoin de se dire quoique ce soit. Eparpillés à travers le monde, ils
étaient néanmoins appelés par cette marque, par ce passé partagé. Nous
ne supportons pas non plus la lumière, dit-elle. La fulgurance mortelle
nous a rendus aveugles.
une
128
forme
son
Dossier
Je hochai la
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
tête, sachant que
ce genre de signe, de marque, était
depuis que les génocides s'étaient multipliés. Je touchai son poignet, qui était chaud, mais dont la peau était sèche et craquelée. Elle prit
ma main, puis effleura mon visage de ses doigts. Je compris alors qu'elle
était vraiment aveugle. Vous aussi portez un signe, dit-elle. Quand je
regardai mon poignet, j'y vis l'H nettement formé, mais aussi d'autres initiales gravées en lettres violacées. Par la complicité de mon silence,
j'avais participé à tous les massacres.
apparu
A
partir de ce moment, je voyageai à travers le monde, à la
rescapés. Je cherchai une parade à la horde meurtrière.
Je trouvai, ici et là, des êtres humbles et intouchés. Mais tous étaient frappés d'une tare. Seuls les défectueux s'en sortaient paradoxalement
indemnes. D'une part, on érigeait en culte la poursuite de la beauté physique, au-risque de devenir des monstres. D'autre part, il y en avait qui,
pour imparfaits qu'ils fussent, n'oublieraient jamais leur responsabilité
d'hommes et en gardaient toutes les traces.
Je n'osai leur attribuer une quelconque charge de conscience. Je me
rendis compte que, même face à ce miracle incompris, à ces stigmates
du siècle, il m'était impossible de me réjouir. J'étais devenu aussi sec que
la peau de la vielle femme. Nous étions tous passés par une explosion qui
avait tout détruit; intérieurement et extérieurement.
Pourtant, parce que de ma vie je ne m'étais jamais défini d'une autre
manière ni par autre chose, pour la forme, pour le principe, je tentai malgré tout de m'accrocher à ma foi.
Je suivis des prédicateurs barbus ou à la tonsure austère, des
ascètes et des sages, des papes et des popes. De tous, je ne reçus que
des faux-fuyants et des dérobades, le refus de faire face à notre responsabilité collective en parlant d'un petit groupe d'élus.
Je voyais bien qu'autour de moi les ordres étaient rompus, les limites
depuis longtemps dépassées, toutes les transgressions accomplies. Rien
n'était impossible. Une impensable transmission des plaies avait eu lieu
depuis la première génération de victimes jusqu'au temps présent; les
marques et les séquelles se transmettaient désormais par les gènes. De
recherche des
129
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
nouvelles
générations naissaient, qui étaient les mémoires ambulantes et
physiques des exactions passées. Il n'était plus besoin que des enfants
sautent sur des mines pour qu'il leur manque une jambe. Ils naissaient
avec des signes de la violence délibérée qui était devenue la seule vraie
trace de l'homme. Ils naissaient avec le déni de la vie imprimé sur leur
corps. Et pourtant, ils vivaient.
Ni les papes ni les popes ni les gurus ni les imams ne surent me
séduire de nouveau. Je me retrouvai dans la solitude la plus complète au
milieu de mes pareils. La solitude de celui qui ne croit plus.
Enfin, je visitai un musée où étaient exposées des photographies de
toutes les exactions que l'homme avait pu faire subir à l'homme, et qu'il
avait éprouvé le besoin de consigner et de documenter comme pour
mieux
se
condamner
aux
yeux
de l'Histoire. Je vis des membres
ampu-
tés, des yeux crevés, des corps éviscérés. Je vis des hommes et des
femmes souriants
pendant qu'ils humiliaient des prisonniers. Je vis les
images en boucle d'un homme lentement décapité. Ces images n'étaient
pas accompagnées d'une bande sonore. Mais la bouche grande ouverte,
la langue battante de l'homme résonnaient plus fortement que des cris.
La dernière photographie représentait un homme écartelé. Sans que cela
soit délibéré, son corps formait une croix. Arrivé devant cette image, je
tombai à genoux, plié en deux par une douleur physique, un écartèlement
semblable à celui de l'homme de la photo. Je joignis mes deux mains,
mais ce ne fut pas en prière. Je serrai les dents, sachant que si je laissais
sortir des mots, ce seraient des mots d'une grossièreté innommable, des
mots orduriers que je n'avais jamais prononcés de ma vie.
Ce
jour-là, je décidai de me retirer du monde. Je choisis cette montagne à cause de son nom : Nangha Parbhat, la montagne nue.
Je l'ai dit, je ne cherchais ni rédemption, ni illumination. Je voulais
tout simplement qu'un espace me sépare des hommes et que le retour
ne soit plus aisé, ni même peut-être possible. Je ne voyais plus rien qui
justifie leur présence. Du centre de l'univers, nous avions voyagé vers ses
marges, puis nous en étions devenus les parasites destructeurs. A présent, il fallait accepter notre voyage vers l'oubli.
130
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Je suis resté si longtemps assis en tailleur que je n'arrive plus à me
lever. Dès que je déploie mes jambes, elles sont assaillies par des picotements. J'y suis habitué. J'attends, patiemment, que la circulation se
rétablisse. Par très grand froid, je me dis que je finirai par geler dans cette
position et que je serai obligé d'attendre la mort, scellé dans la position du
yogiEst-ce ainsi que me viendra la vérité ? Je ferme les yeux et je revois
H., ville blanche, ville de l'anéantissement. Faire acte de contrition ou de
sacrifice? Nous n'adorons plus que des dieux vengeurs. Même les sacrifices sont meurtriers. Les temps de l'altruisme sont révolus.
Comme d'habitude, je me demande à quoi sert ma solitude volontaire. S'il n'y aurait pas autre chose à faire. Si mon silence n'est pas', lui
aussi, devenu un silence complice et coupable. Mon choix, en fin de
compte, est simplement une autre façon de me laisser mourir.
Ouvrant les yeux, je vois l'aigle qui repasse devant ma fenêtre. Ses
voyages sont incessants. Son mouvement de balancier dans le très bleu
du ciel semble ne jamais devoir s'arrêter. A quel appel répond-il ? Quel
conditionnement atavique le régit ? Où se situe en lui le lieu de l'obédience ? Pour lui, l'instinct tient-il le rôle de Dieu ? Quelque part dans sa
pensée confuse, existe-t-il une conscience d'un ordre cosmique qui le
guide ? Ou bien n'est-il qu'un mécanisme régi par l'habitude, qui suit sans
raison, qui obéit sans pensée, qui agit sans cause ?
A des centaines de kilomètres à la ronde, je suis le seul à avoir de
ces pensées, à me poser des questions. La seule conscience en éveil,
c'est moi. Tout le reste, pierre, herbe, terre, air, oiseaux, animaux, arbres,
fleurs, survit dans cette indifférence qui peut-être est la seule vraie sérénité. Mais à quoi sert-il, dès lors, d'être vivant ? Vivant comme une herbe
ou
vivant
comme un
homme ? L'herbe a-t-elle conscience de souffrir lors-
qu'on l'arrache ? Je n'en sais rien.
La vraie constatation, c'est notre
ignorance de tout. Vivant parmi le
ni n'entendons.
Percevant ce qui me semble être un appel de l'aigle, je me dirige hors
du refuge. Je vois de loin arriver celle qui, sans doute, est sa compagne.
Par-dessus les cimes, par-delà les crêtes, je ressens sa hâte, l'envergure
tout,
nous ne comprenons
131
Littérama’ohi N°9
Ananda Devi
cri,
par cette attente. De plus loin que le temps, vêtue de la mémoire de l'espèce, elle l'entend et y répond. Elle brasse le ciel. Elle écarte les nuages.
Elle déchire l'air et le vent qui lui résistent. De si loin, de si loin, je la vois
de
ses
ailes, la profondeur de son mouvement. Elle est habitée par ce
clairement, éblouissante de certitude et frémissante de désir.
Lorsqu'elle rejoint le mâle, ils passent sans aucun temps d'arrêt à
qui a le ciel tout entier pour espace. Ils montent, descendent,
s'éloignent jusqu'à n'être plus que des points invisibles à tous sauf à moi
qui les suis, qui m'accroche à eux et semble voler avec eux, et ils reviennent l'un vers l'autre en suivant un parcours et à une vitesse qui semblent
les destiner à l'inévitable collision jusqu'à ce que la finesse millimétrée de
leur mouvement les sépare à la toute dernière seconde, un ronflement
une
danse
naissant alors du frôlement de leurs corps.
Longtemps, ils ont fait leur danse de séduction, leur danse amouyeux. Pour des créatures aussi puissantes, rien de moins
'qu'une danse qui embrassait le ciel ne pouvait suffire. Les remous me
semblent directement liés à leurs ailes fortes, à leur appui musculeux sur
les courants de l'air. Le ciel serait bien nu sans elles. Et nul miracle ne
saurait, mieux que celui-ci, prouver que quelque part survit une
conscience qui a peut-être abandonné l'homme, mais pas toutes les créareuse sous mes
tures.
crépuscule, le monde devient aussi blanc quë la ville de H. La
qui demeure, c'est celle des deux aigles, poursuivant
faillir et sans fatigue leur danse de vie.
Au
seule tache colorée
sans
Ananda Devi
132
rie-Claude Teissier-Landgraf
Te’ite et Tereo
depuis une semaine, la truie haletait. Ses tétons
rouges et boursouflés oscillaient à chaque respiration. Ses grognements
de plaisir de mère comblée s’étaient transformés au cours des dernières
heures en gémissements puis en couinements de douleur dès qu’un de
ses petits voulait la téter. Les propriétaires de la bête avaient parcouru
l’atoll avec les dix cochons de lait, à la recherche d’autres nourrices. On
verrait plus tard comment partager les futurs bénéfices sur leur vente :
l’essentiel était le sauvetage de la portée. Mission accomplie puisque les
cochonnets, à l’exception d’un seul, avaient pu se jeter avec ardeur sur
de nouvelles mamelles. Le récalcitrant, tout rose genre albinos, (alors que
ses frères étaient noirs comme du charbon) poussait continuellement des
cris perçants. Cela avait tellement énervé l’entourage, qu’on l’avait remis
auprès de sa mère malade. Il s’était calmé en la retrouvant, mais faute de
nourriture, l’inertie avait gagné son corps.
Te’ite, assis près de la truie, lui effleurait le groin et le front : gestes
de tendresse pour l’animal avec lequel il s’était tant amusé. Il entendait
son père et son grand-père commenter la lourde perte d’argent causé par
ce malheur. “Pourquoi les cochons ne sont-ils bons qu’à être vendus pour
être mangés ? se demandait-il. Pourquoi personne ne songe à les
aimer ? ils sont plus gentils que les chiens et on peut jouer tout pareilleMalade et enfiévrée
ment avec eux.”
Il fut ainsi le premier à savoir que l’animal avait cessé de vivre. Au
même moment le cochonnet poussa comme une longue plainte. Lé père
lança, impatienté :
Il ne vit plus que par son cri celui là ! Vivement qu’il crève ! Comme
cela, on l’enterrera avec sa mère.
Pas quéstion ! Il vivra. Moi je le sauverai," répliqua Te’ite.
Si tu veux. Mais débrouille toi. Il n’est pas question que je dépense
un franc pour le nourrir.
On l’appellera Tereo conclut le grand-père.
-
-
-
-
133
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
Te’ite prit un vieux torchon qui traînait dans un coin de l’entrepôt,
enveloppa Tereo dedans et le berça doucement contre sa poitrine, non
pas pour l’endormir car la bête semblait profondément assoupie, mais
pour lui communiquer tout son amour. Lorsque tout le monde partit travailler, laissant la maison vide, il s’en alla fouiller dans le garde-manger,
ouvrit la boite de lait en poudre et en délaya deux grosses cuillères dans
une tasse remplie d’eau. Il avait l’habitude de
s’occuper de ses petits
frères et soeurs. Puis il retourna dans l’appentis : Tereo était toujours
chaud. Le jeune garçon le cala dans son bras et patiemment, demicuillère par demi-cuillère, lui fit avaler le liquide. Au début, l’animal garda
ses dents serrées. L’enfant ne se découragea point et sa patience fut
récompensée : les dernières cuillères furent avalées et même le cochonnet émit un petit grognement avant de s’endormir. “Il vient de me dire
merci. Je ne peux pas le laisser tout seul. Il va dormir avec moi ce soir.
Bien
au
chaud tout contre moi.’’
Le lendemain
-
Qu'est
malade
ce
moment du
petit déjeuner la maman s’exclama :
qu’il te prend de coucher avec cet animai si sale... Et
au
plus !
jeune garçon pencha la tête pour ne pas montrer sa colère, pour
ne pas l’exploser devant les visages moqueurs de ses frères et sœurs
déjà attablés. Il déposa Tereo à coté de lui sur le banc et se mit à faire des
tartines de beurre. Il en trempa deux dans son Milo, mais ne finit pas son
bol. Profitant de l’inattention de tous, il ajouta une bonne cuillerée de
poudre de lait et, avec une fourchette, fit comme une bouillie, puis partit
en
Le
très vite
vers
le bord de
mer en
emmenant
son
cochon.
Sa mère l’observa en soupirant : la claudication de son fils lui faisait
toujours aussi mal. Pourtant sa belle-mère s’était exclamée, ravie, à sa
naissance
-Tu
:
de la chance ! Dieu t’a donné
fils porte-bonheur. Regarde.
mieux lui montrer un petit pied
tout tordu, replié sur lui même : l’enfant avait un pied-bot. Son beau-père,
avec qui elle ne s’entendait guère, était également tout heureux.
as
Elle avait soulevé le
134
nouveau
un
né pour
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
le pufenua était enterré avec une prière sous l’immense
pied de kava qui se tenait à l’entrée de la maison, il avait pris le pito de
son petit fils, l’avait inséré dans une coquille vide de ma’oa, puis avait
ramé vers la passe. Pour lui, le placenta appartenait à la femme et le cordon ombilical faisait partie du nouveau-né. Ce lien de vie fluide devait
retourner à un autre liquide nourricier : la mer. Il entendait ainsi célébrer
de façon authentique le symbole du cycle de la vie terrestre. Il avait tapé
sur la coque de sa pirogue tout en marmonnant. Un grand requin bleu
s’était détaché des profondeurs. Le vieux avait souri : le taura avait
répondu à son appel. La boule verte jetée dans “le bleu” avait tournoyé sur
elle même, étincelante dans les ondulations d’un rayon de soleil, puis
s’était évanouie dans le sombre mystère des abysses. Jamais le protecteur familial n’avait témoigné une telle bonté tutélaire : la mer serait un
monde privilégié pour le nouveau mo’otua, à condition qu’il soit guidé.
Le beau-père, de retour à la maison, et toujours profondément remué
par la scène qu’il venait de vivre, rentra dans la pièce où reposait l’enfant,
et le prit dans ses bras. Le nouveau né ouvrit tout grand ses yeux, fixa son
Alors que
aïeul, et lui sourit.
-
Cet enfant
J’aurais
s’appellera Te’ite.
protesté timidement :
aimé donner un autre prénom comme....
Ce
Te'ite. J’ai
La
-
-
maman
sera
Elle s’était
d’être
te hui
avait
mes
raisons.
inclinée, craintive et muette. Le vieux avait la réputation
capable d’établir également des liens privilégiés avec les
tupuna et autres varua divers.
un
tahu’a
Aujourd’hui, 14 ans après, aucun signe particulier de porte-bonheur
Pire, l’enfant était solitaire, peu démonstratif, secret même.
Jusqu’à présent il n’avait été qu’un élève très moyen ; il ne montrait aucun
signe d’intelligence particulière. Elle n’osait toujours pas exprimer son
désarroi, sa souffrance, auprès de son beau-père. Mais elle reconnaissait
que c’était un homme bon, et elle lui savait gré d’accorder une affection
n’avait apparu.
135
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
ainsi
qu’une attention spéciale à Te’ite qui, au fil des ans, devenait le confiprivilégié de son grand-père. La famille respectait leur connivence et
ne s’inquiétait pas outre mesure de leurs
escapades sur l’atoll ni de leurs
sorties en kau en pleine mer.
Les parents ainsi que les deux aînés des cinq enfants menaient une
vie bien remplie “au secteur” : coprah, élevage de cochons et de poules ;
production d’œufs (vingt cartons par semaine I), de papayes, de bananes,
de figues et de vanille, sans compter les tomates et les haricots verts. Le
seul hôtel de l’atoll était preneur de tout cela sans discuter. C’est ainsi
qu’une voiture 4x4 avait pu être achetée presque au comptant, et que l’on
songeait à monter une petite ferme perlière. Le dimanche après midi,
après les cérémonies au temple, il était coutume de faire visiter aux touristes les plantations, de leur vendre de belle gousses brunes parfumées,
de leur montrer les deux pieds de vigne géants, (ornés parfois de belles
grappes), qui ombrageaient la véranda. Les sarments avaient été
"piqués" chez le curé qui, depuis des années, produisait lui même son vin
de messe. Mais on taisait cela aux étrangers.
dent
Tereo
sachant que
téter laissait la bouillie dégouliner de partout
malgré ses tentatives maladroites pour l’avaler. Il ferma les yeux comme
pour mieux reprendre son souffle ; puis, il les rouvrit de nouveau tout en
fixant son père nourricier. Il se mit à grognonner.
-
vert
Que
ne
veux
tu
me
dire ? Que tu
as
soif ?
La queue tirebouchonnée fit un tour. Te’ite partit chercher un coco
car il redoutait l’eau saumâtre du puits. Une question l’obsédait :
Comment
vais-je faire pour m’approvisionner en lait et en biberon ? De la
réponse dépendait la vie ou la mort de l’animal.
Voilà la solution !
En
début de
grandes vacances scolaires il pourrait proposer ses
magasin chinois du village : nettoyer les étagères, les boites
de conserve, le sol et la cour ; aider à préparer le pain ordinaire, le pain
au coco, le pain taratara, les firifiri. Là ici non plus, le travail ne
manquait
pas. Tout ce qu’il demanderait en échange serait un biberon avec provision de tétines ainsi qu’une grosse boite de lait en poudre par semaine.
services
ce
au
Te’ite fut immédiatement embauché.
136
Dossier
Le
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
était tenu par un
couple de vieux chinois. Le patron
jeune garçon. A le voir travailler avec l’espièglerie de l’enfance, il
se sentait mélancolique : pourquoi n’était-il pas un de ses petits-fils ? Il
soupira, partagé entre la fierté d’avoir pu payer à ses enfants de belles
études
réussies
et la souffrance de savoir que jamais aucun d’entre
d’eux ne viendrait prendre la relève sur l’îlot.
commerce
aimait le
—
Ce midi et
—
soir là Tereo avala
biberon de lait,
nourrisson, le dos renversé dans les bras de son protecteur,
avec ses petites pattes qui gigotaient de plaisir. Lorsqu’il eut fini, le garçon le mit tout droit contre sa poitrine et lui tapota le dos en marchant le
long de la plage. L’animal lâcha en même temps un rot et une grosse
crotte. “C’est un vrai bébé ! Je ne vais quand même pas lui acheter des
couches ! Heureusement que la mer est là pour nettoyer tout de suite
mon T-Shirt ! Sinon, uakati c’est maman ! (‘Sinon, maman va me gronder’). Si je veux qu’il reste avec moi dans la maison, il faudra que je lui
apprenne à être propre le plus vite possible.”
Au bout de trois jours le cochonnet était ressuscité et apprit très vite
à se contrôler dans l’habitation familiale. Te’ite, dès qu’il était libre, prenait
son bébé cochon et lui faisait visiter ses coins d’atoll préférés. L’enfant
comprenait — tout en étant inconscient de l’insolite — le langage des
fleurs, des plantes, des arbustes, des arbres. Il était au courant de leurs
soucis et de leurs joies fluctuant au gré de la sécheresse, de la pluie, des
fortes houles, des migrations d’oiseaux, de la ponte de leurs œufs etc.
Plus il apprenait d’eux, plus il avait envie d'en savoir encore et encore. Le
cochon, immobile et attentif, semblait comprendre tout le monde.
Un jour en classe, alors qu’il parlait de ses promenades, il découvrit
non seulement que personne n’était comme lui, mais qu’il passait pour un
menteur, et s'il insistait, pour un fou. Malheureux et inquiet il s’était confié
à son grand-père qui s’était exclamé tout joyeux :
Ah ! Mon extra terrestre ! Je vais pouvoir te confier des secrets
importants, à commencer par celui là : les yeux sont insuffisants pour
connaître tout ce qui vit autour de toi.
Te’ite, réconforté, s'était dit qu’il ne parlerait plus jamais de ces
choses à quiconque, son grand-père excepté.
ce
goulûment tout
son
comme un
-
137
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Tereo lui fit découvrir un autre genre de conversation en développant
plusieurs façons de grommeler, de couiner, de le regarder en silence tout,
en lui montrant des sentiments divers : joie, surprise, colère, bouderie,
tristesse, etc. Leur complicité mua en amitié. Le porcelet devint aussi
propre qu’un chat. Il réclamait son bain chaque fin d’après midi en s'asseyant devant sa bassine remplie d’eau chauffée par le soleil. Chaque
coup de brosse était accompagné de petits cris de plaisir. Son maître
aimait tirer légèrement ses soies placées sur le haut de son cou et sur son
dos
:
Toi aussi tu
des
poils qui poussent.
et séché, l’animal collait son groin sur la joue de son
protecteur pour le remercier. Le dimanche, pour se rendre au temple, il
était habillé d’un large ruban bleu enroulé autour de son cou et terminé
par un gros nœud ; il veillait, dehors, la sortie de son défenseur en cornpagnie des chiens errants tout énervés de l’avoir dans leur groupe et
jaloux de l’affection dont il bénéficiait.
Un jour, alors que Te’ite fouillait le sable par marée basse pour avoir
des palourdes et que par jeu il en offrit une — ouverte — à son ami, ce
dernier la dévora d’un coup. Le garçon creusa un autre trou et invita Tereo
à poursuivre le travail avec son groin. Lanimal obéit et poussa soudain
des exclamations de joie tout en faisant tourner sa queue dans tous les
sens : il avait en gueule une grosse palourde qu’il brisa pour en avaler
aussitôt la chair. Puis il s’assit, en regardant tantôt Te’ite, tantôt le sable
-
as
Une fois propre
mouillé.
-
nuer
Ce n’est pas comme cela que tu en trouveras d’autres.
creuser tout en te dépêchant, car les autres palourdes
à
vent tout autour s’enfoncent dans le sol
Il faut contiqui se troulorsqu’il tremble. Regarde bien
comment
je fais.
comprit vite la leçon et se mit une pleine ventrée de mollusques. “Ouf ! Ainsi maintenant il peux se nourrir tout seul” se dit Te’ite.
L’animal
Lejeune garçon n’aimait guère l’école, surtout parce qu’il était obligé
parmi ses camarades qui se moquaient sans cesse de son piedbot, de sa claudication, et qui l'excluaient de la plupart de leurs jeux. Il
de vivre
138
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
était fasciné par le football
rière la maison à l’abri des
et avait bien tenté de s’exercer chez lui, derquolibets. Mais en dépit de tous ses efforts, il
restait incapable de corriger sa maladresse. Un jour, à la récréation, alors
qu’il avait insisté pour jouer dans une équipe, il fut tellement maladroit que
le capitaine lui lança :
EtTe’i ! (qui veut dire sautiller sur un pied), va plutôt jouer pere te’i
(à la marelle) avec les filles.
A partir de cet incident, ce surnom lui resta, ravivant à chaque fois
une blessure que son amour-propre tenait secrète.
Et puis il redoutait les visites scolaires du docteur itinérant qui
demandait sans cesse à ce qu’il soit expédié à Tahiti pour se faire opérer.
La mère s’était rendue à la première convocation.
Est-ce que le pied de mon fils sera droit après l’opération ?
Non. Pas tout a fait. Pour cela il faudra faire plusieurs opérations.
Mais à chaque fois il pourra mieux marcher. A condition qu’il fasse une
bonne rééducation à Tahiti puis qu’il porte ensuite des chaussures orthopédiques.
Elle n’avait pu s’empêcher de s’exclamer :
Des chaussures spéciales, ici, tous les jours !
Poliment elle avait avalé les questions suivantes : “Qui payerait ces
chaussures ? Ainsi que les voyages et les séjours à Papeete au fur et à
mesure que les pieds de Te'ite grandiraient ? Où logerait-on après chaque
opération ?” C’est que là bas, ses feti’i avaient fait la tête en l’accueillant
une seule fois malade au point d’être hospitalisée. Il avait fallu leur en donner des glacières de langoustes et de poissons !... expédiées par avion
en plus !
-
-
-
-
Elle avait refusé toute discussion ultérieure
avec
le médecin, soute-
cela par
toute la famille. L’infirmière ne leur avait-elle pas confié en
grand secret que tout cela occasionnerait bien des souffrances pour une
nue en
réussite incertaine ?
Le
son
beau-père, comme toujours, avait clos le sujet
préféré de lui acheter une pirogue :
en
promettant à
mo’otua
139
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
Je vais
t’apprendre à ramer de telle sorte que tu sois un champion
Gagner un jour à Tahiti la course des super ‘Mo, cela
te tente ? On ne se moquera plus de toi.
Te’ite se mit à l’entraînement sportif avec ardeur et régularité : assis
dans sa pirogue, il paraissait enfin comme tout le monde. Lorsque le
lagon était calme, il embarquait Tereo à l’avant. Ce dernier se tenait assis
tout droit et tout fier sur son siège, attentif à conserver l’équilibre, le groin
frémissant à la rencontre de nouvelles odeurs. Lorsque les récifs étaient
-
de
courses
secs,
de va’a.
ils marchaient tous deux
sur
l’interminable bande brunâtre à la
recherche de
mollusques et de coquillages. Parfois les vagues la recouvrait et Tereo courait tout excité derrière les poissons qui se tortillaient à
touté vitesse en direction du lagon, protégés par une crinière de gerbes
d’eau.
Trois
ans
ont
passé.
Tereo est devenu
un
gros
cochon qui
ne
peut plus être tenu dans les
bras, qui n’a plus le droit de rentrer dans la maison car il renverse et casse
trop de choses sur son passage. Il dort dehors, sous la fenêtre de la
chambre de Te’ite
qui lui a construit une petite cabane en pinex avec un
plancher recouvert d’un sac à coprah. Il est toujours aussi
propre et aussi affectueux, mais parfois il s’évade en compagnie de
jeunes femelles.
Un soir, alors qu’il s’était présenté à son bain avec l’une d’entre elles,
toit
en
tôle et
un
Te’ite s’était fâché contre lui
:
Sapline ! Elle est trop sacapo pour être ta fesse. (“C’est nul ! Elle
trop moche pour être ta petite copine”). Et puis il n’y a qu’une place
-
est
dans ta maison.
La
“fesse”,
doute vexée, s’était enfuie en couinant et en laissant
planer derrière elle une odeur de bauge. Tereo était resté tout penaud
devant les protestations de dégoût de toute la famille. Il apprit par la suite
sans
à faire
ses coups en douce.
L’animal tant moqué par tous
quand il était petit, pour son aspect albipropreté, pour son éducation domestique, est maintenant
dans le village. On est prêt à l’acheter très cher, tant sa taille et
nos, pour sa
très envié
140
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
santé sont
exceptionnelles. Il fait saliver plus d’un. On l’imagine rôti au
on anticipe le moelleux de son mi’i en bouche, le
craquement de sa peau dorée sous les dents. Mais Te’ite refuse tout marché, aussi tentateur soit-il.
sa
ahima’a,
au
barbecue,
Ce dernier, devenu jeune homme, a rejoint le clan familial pour travailler “au secteur” où tout pousse et grandit de mieux en mieux au fur et
à mesure de l’expérience acquise par chacun. C’est un terrible cyclone,
dévastant en deux jours toutes les plantations et en partie l’élevage des
bêtes, qui a décidé ainsi de son sort : pas question de continuer ses
études
loin dans'un
avait besoin de ses bras et de son
sculpture.
! Son grand-père ne s’est
pas contenté de lui apprendre les techniques de rame et de vitesse
nécessaires en compétition. Il lui a fait aimer peu à peu l’envie de perfection, et par là même, le désir du dépassement de soi : repousser ses
propres limites dans des possibles sans cesse grandissants est un jeu
exaltant avec soi même. Les voisins, voyant Te’ite s’entraîner sans cesse,
se moquent :
Pourquoi tu rames pour rien ? Attaches pa’i un nylon derrière ta
pirogue ! Au moins tu attraperas du poisson.
Son père le conseille :
Apprendre la meilleure façon de ramer c’est très bien, mais dans la
vie la pirogue sert avant tout à aller à la pêche. On ne se nourrit pas de
compétitions.
Sa mère s'inquiète :
A force de passer tout ton temps à ramer, tu ne manges pas assez,
tu es maigre. Et puis pourquoi ne viens tu pas à nos amuira’a quand tu as
du temps de libre ? Tu rencontrerais des copains, tu te ferais peut-être un
ami. Pourquoi est-ce si difficile pour toi d’être comme tous les autres
jeunes ?
Le beau-père s’impatiente à nouveau contre sa bru :
Tu sais très bien que Te’ite n’a jamais été accepté parmi eux, tout
simplement parce qu’ils le voient différent d’eux mêmes et qu’ils s’arrêtent
au
collège
; on
courage. Dommage, car il voulait apprendre la
Heureusement qu’il a toujours sa pirogue
-
-
-
-
141
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
aux apparences. Et si Te’ite fumait du
paka et se saoulait la gueule,
“comme les autres” justement, serais-tu contente ?
Le
jeune homme, alors qu’il s’exerce en pleine mer, se demande
pourquoi la quasi majorité des gens qui l’entourent se contente d’une
technique rudimentaire de rame, utile pour quitter le rivage, pour quêter
de la nourriture dans le lagon, pour revenir à la maison, car pour eux l’important c’est de manger... et de s’enivrer quand ils ont de l’argent. Fin
observateur de son entourage et des histoires qui circulent, il comprend
peu à peu que la peur sous ses formes multiples, que la paresse et que
l’ennui rendent la vie humaine totalement nulle.
Très souvent, il remercie en pensée son grand-père de l’avoir initié à
la culture de son pays et, entre autre, de lui avoir appris la conception
paumotu de la terre et du ciel
avec ses
neuf sphères, séparées entre
celles de
gauche réservées aux esprits humains et celles de droite réserdieux.* Depuis son plus jeune âge son aïeul l’a éveillé aux
légendes de ces divinités ainsi qu’à celles des invincibles navigateurs
paumotu qui enflamment son imagination ; récits mythiques qui donnent
un sens aux éléments des paysages, qui éclairent certains
phénomènes
dits inexplicables, qui offrent à sa vie de jeune garçon une raison d’être
spirituelle liée à l’histoire de ses tupunas.
Il aime glisser sur l’eau pour étudier les jeux de la mer et du vent, les
humeurs du ciel, afin de se fondre en eux et de devenir parfois l’un d’entre
eux. Lorsque la nature se déchaîne, il est fier de dominer sa
peur : au
sommet des crêtes liquides il frémit de bonheur. Il vit. Par temps calme,
sa pirogue devient tapis volant, flèche, et dans l’univers marin
qui l’entoure il entrevoit la perfection.
vées
aux
La vitesse devient alors beauté pure.
Aussi, le jour où son grand-père lui dit
-
Je vais te faire connaître
un
:
autre monde différent de la terre. Là
bas, la parole est inutile car on se comprend par la pensée et on s’enPrenons chacun notre pirogue.
Te’ite accepte sans se poser de questions et surtout sans avertir sa
traide pour progresser.
maman.
Après avoir ramé
homme ordonne
142
:
en
pleine
mer
pendant très longtemps, le vieil
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
Nous allons faire la course. Au moment où nous aurons dépassé la
fatigue, où nos yeux se brouilleront à la lumière, nous rentrerons dans le
pays des nuages. Tu seras seul dans leur brouillard, mais tu continueras
-
à
ramer.
Nous
nous
retrouverons ensuite.
Te’ite obéit. Peut être
va
t-il découvrir la dernière
sphère du ciel ?
Les nuages s’écartent enfin. La mer
verte de galets noirs, marron et orange.
le conduit vers une plage recouLes arbres gigantesques d’une
vallée profonde mangent le rivage. Des montagnes aux falaises nues
s’élèvent très haut dans le ciel. Les parfums de petites fumées bleues et
vertes accueillent les visiteurs. Quelques hommes, munis d’herminettes
en pierre creusent, dans des troncs d’arbres, des cavités noircies.
D’autres ajustent les pièces d’une quille. D’autres encore mettent le feu à
des noix de bancoul attachées à
à
un
bâton et recouvertes de sève d’arbre
coule dans un récipient d’eau, puis est façonnée
à enduire les jointures des pièces de pirogues à
assembler. Les mains de ces hommes sont, en plein jour, comme phosphorescentes ; plus ils avancent dans leurs travaux, plus les pirogues se
parent de lumière. On en prête une à Te’ite : elle est merveilleuse de sensibilité. Il s’exerce à des techniques auxquelles il n’avait jamais pensé
auparavant. Ses progrès sont immenses car les habitants de ce monde
partagent leurs savoirs et leurs opinions ; en travaillant, ils obtiennent
ainsi le pouvoir de la perfection dans ce qu’ils aiment le plus, et ils imaginent sans cesse de nouvelles façons de la réaliser.
Une fois, le jeune homme pense à son village.
Grand-père, pourquoi y a t-il beaucoup moins de gens sur cette
grande île que sur notre petit atoll ?
Parce que, comme je te l’ai déjà dit, il y a peu de personnes qui
cherchent à mieux à faire dans leur vie que de manger, de boire, de se
battre, de conquérir le pouvoir dans leur famille, dans leur voisinage, dans
leur village, dans leur pays. Toi, Te’ite, quand tu es né, tu connaissais déjà
beaucoup de choses. J'ai réalisé cela quand, te tenant pour la première
fois dans mes bras, tu m’as regardé droit dans les yeux et tu m'as souri.
J’ai eu une révélation : tu devais t’appeler Te’ite, celui qui voit, qui corn; cette dernière
boules qui servent
pain
en
-
-
143
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
prend, qui sait ; et je devais au cours de ma vie terrestre te révéler peu à
peu à toi même. Je ne savais comment. En jetant dans la passe ton pito,
j’ai vu le grand requin bleu qui est notre gardien à tous, et j’ai su alors que
je devais accomplir cette mission en te transmettant mon savoir non seulement par la parole, mais aussi par l’apprentissage de la rame. C’est
grâce à la pirogue que tu es ici et que plus tard tu découvriras d’autres
mondes où nous nous rencontrerons à nouveau. Mais auparavant, nous
devons retourner sur' terre car notre temps là-bas n’est pas terminé.
Quand tes copains te traiteront de hasvane, tu ne seras plus triste désormais, ajoute t-il avec bonté. Viens, nous devons dire au revoir au maître
du lieu. Donne moi ta main.
Ils
se
retrouvent instantanément
auprès de lui, car cet endroit n’est
dans le temps comme
pas un espace et n’est pas non plus une durée
nous les connaissons sur terre. Te’ite comprend :
Tes efforts, ton courage et ta réussite
ments de courses de pirogue t’ont donné le
-
sur
terre. Va
mon
exceptionnelle aux entraînepouvoir d’exercer un souhait
enfant, et... à bientôt.
Lorsque les deux voyageurs arrivent chez eux, ils sont accueillis par
moqueries :
Où étiez vous encore passés ? On vous a vu disparaître à l’horizon
et on commençait à s’inquiéter.
“Bizarre en effet, se dit le jeune homme, en songeant à tout ce qu’il
vient de faire et d’apprendre, la durée du temps sur terre n’est vraiment
pas la même que celle de là bas.” Il hausse les épaules : “Après tout, l’important n’est-il pas de connaître et de se souvenir du pays des nuages ?”
des
-
Les gens s’intéressent maintenant à Te’ite au point
seulement il a gagné toutes les courses de son île,
de le flatter,
car
mais également
celles de son archipel des Tuamotu. Ces succès l’ont sélectionné pour
participer à Tahiti à la course des ‘Aito, catégorie Junior.
Au petit aéroport local, tout un groupe de supporters et d’admiratrices l’entourent. Lejeune homme n’est pas dupe : il est toujours un boiteux à leurs yeux, seulement ses.succès prometteurs de victoire flattent
leur orgueil. L’arrivée à Papeete est un choc : toutes ces routes, toutes ces
non
144
Dossier
d’entre
Diversité culturelle et
francophonie (1)
qui se pressent, toutes ces boutiques ! Ce sont
qui l’impressionnent le plus. Il faudra qu’il aille dans chacun
voitures, tous
les cinémas
:
ces gens
eux.
Au
départ de la compétition, le lagon est rempli de pirogues concurcinq cent, six cent peut-être ? Le signal. C’est parti. Il se détache
tout de suite de la masse en évitant l’entrechoquement des balanciers
ainsi que la proximité intempestive des bateaux suiveurs. Ensuite, libre et
seul, la gestion de l’épreuve sportive n’est pour lui qu’un jeu d’enfant. Il
gagne haut la main la première place et devient ainsi sélectionné pour la
course des super ‘Aito où toutes les catégories d’âges sont représentées.
Cette compétition aura lieu un mois plus tard. “C’est loin”, se dit Te’ite,
curieux de la ville et décidé d’y rester pendant quelques temps. L’argent
de sa victoire lui permet de découvrir Papeete de jour comme de nuit.
Apparemment il mène joyeuse vie, mais très vite le cœur n’y est plus :
“tout cela ne rime à rien”. Cependant il se laisse entraîner de-ci de-là car
ses copains de ballades et de dragues lui promettent sans cesse d’autres
surprises. Après une semaine de séjour, il rêve que Tereo l’appelle au
secours. Le lendemain au petit matin son grand-père téléphone :
Je veux te revoir. C’est important et urgent. Ton billet d’avion est
prêt.
A l’arrivée, seul l’aïeul l’accueille, accompagné de Tereo. Sur le chemin en soupe de corail qui les conduit chez eux, la joie et l’amour les lient
rentes
:
-
de
nouveau
homme
tous trois ensemble. Juste avant d’arriver à la
s’explique
maison, le vieil
:
Je t’ai fait revenir, car
là bas on t’empêchait de t’entraîner. Avais tu
comprends-tu pourquoi ?
Devant l'air penaud et le silence embarrassé de son petit fils, il
reprend aussitôt :
Tu vas travailler tes techniques de vitesse du lever au coucher du
soleil, et, ajoute t-il après un silence, tu m’accompagneras encore une fois
au pays des nuages.
-
réalisé cela ? Et
-
Ainsi fut fait.
Seulement le
grand-père resta là bas : son rôle auprès de son petit
puis il désirait apprendre autres choses dans un
fils était terminé dit-il ; et
145
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
autre monde. Qu’entendait-il par
sourit à Te’ite, devint de plus en
là ? Pour toute réponse il hocha la tête,
plus lumineux au point de lui faire baisser les yeux. C’est ainsi qu’il disparut. Lejeune homme revint seul et bien
triste vers son île. Il fut accueilli par tous les villageois qui les cherchaient :
la course du super ‘Aito avait lieu dans une semaine et le comité sportif
avait payé sa place pour l’avion hebdomadaire qui partait le lendemain.
Quant à l’aïeul, il fut plus tard officiellement porté disparu corps et bien,
sans avoir laissé de traces, sans explication logique, comme tous les
bateaux et avions qui s’étaient "évaporés" ainsi avant lui en plein océan.
Te’ite, attristé d’avoir perdu la seule personne qui le comprenait, et se
prisonnier de sa renommée, s’envole vers Tahiti, le cœur gros et
inquiet. Il s'entraîne sans relâche sur le parcours afin de prévoir comment
sentant
choisir
cap et gérer sa course. Cependant son angoisse persiste : il
qu’il devra surmonter une épreuve supplémentaire. Mais laquelle ?
Au matin de la compétition il se réveille avec la peur au ventre. Puis
le doute l’envahit : lui, le jeunot, que lui prend t-il de vouloir déchoir le
champion en titre, invaincu depuis huit ans ? Et puis pour qui, pour quoi,
cette course, qui l’ennuie avant d’avoir commencé ? Il aime ramer pour le
plaisir d’apprendre, pour perfectionner ses techniques par mauvais temps
avec houle croisée, pour le dépassement de lui même, pour la découverte, pour se sentir libre ; pas pour les applaudissements d’une foule
anonyme, ni pour le clinquant des médailles. Une voix à l’intérieur de lui
même le gronde gentiment :
Achève ce que tu as commencé. Le comité s’est endetté pour te
faire participer à la course individuelle la plus prestigieuse du pays. Tu leur
dois une victoire. Après, tu feras ce que tu voudras.
Les étapes du parcours se font comme dans un état second. Au
début, les supporters du Aito favori, à priori invincible, restent indifférents
à Te’ite : à sa sortie du peloton, à son passage à la vitesse supérieure, au
fait qu’il se détache de la tête de file. Leurs attitudes changent lorsqu’il
talonne le champion en titre. La bataille est rude : une heure de lutte à un
rythme infernal, tous deux étant résolus à en découdre. Puis, vers l’arrivée, l’opinion publique bascule devant la virtuosité du jeune homme placé
en tête. Les reporters s’époumonent, les cameramen n’ont d’yeux que
sait
-
146
son
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
le frêle esquif qui sombre dans les creux de la mer grise pour surgir
plus haut, qui surfe et vole sur les sommets mouvementés pour se poser
toujours plus loin, toujours plus vite, et qui se dirige maintenant seul vers
le rivage.
En un éclair Te’ite comprend le motif de sa peur matinale. Il va devoir
quitter sa pirogue et finir la course en solitaire par un sprint sur la plage,
sur le sable mou qui retient les pieds, qui oblige à décupler les efforts. Son
infirmité va manger son avance. Sa claudication va être la risée de toutes
les personnes présentes, de tous les téléspectateurs du pays. Il imagine
leurs moqueries, chez eux, bien assis dans leur fauteuil. Sa gorge se
serre et bloque son souffle. La foule immense et compacte s’avance
comme prête à l’étouffer ; elle lui trace un chemin étroit et mouvant, car
les agents de sécurité sont débordés par le délire collectif ; ne va t-elle
pas le faire tomber ? Quelques voix à l’accent de chez lui s’exclament :
“Te’i, Te’i”. La souffrance de son enfance l’assaille, lui meurtrit les oreiljes,
lui crève le cœur. Des larmes l’aveuglent. Un regard derrière lui : le Aito
vient de poser ses pieds sur le sable mouillé. Tétanisé, il avance, propulsé
par toutes les forces de son désespoir. Voilà maintenant que toute la foule
scande : “Te’i, Te’i”. Il réalise alors que ces mots ne sont qu’encouragements, enthousiasme,
puis cris de la victoire ! On le soutient, on l’assied, on le sèche, tant il est épuisé par ses émotions. La cérémonie officielle avec tous ses feux de projecteur et toute sa pompe, renouvelle son
supplice car sa réserve devient mystère et excite la curiosité publique.
Il s’enfuit de Tahiti par le premier avion.
pour
...
Son arrivée chez lui est
un
triomphe. Chacun a tressé une couronne
de bienvenue et,
à l’aéroport, le visage du champion disparaît sous leurs
amoncellements. L’entrée de son village est décoré d’un portique fleuri.
Un assemblage de pétales multicolores titre : “Bienvenue à Te’ite, NOTRE
Super ‘Aito”. A la maison c’est l’effervescence. On l’entoure, le questionne, le bichonne. Il aimerait bien dire bonjour à Tereo, le mettre au courant de sa victoire, sentir sur sa joue le groin humide en guise de récompense, mais tout le monde s’ingénie à l’accaparer sans cesse. Un
immense tama’ara’a a été préparé sur la grande place. Les organisateurs,
levés avant l’aurore, ont terriblement faim et n’attendent plus que leur
147
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude Teissier-Landgraf
héros pour faire ripaille.
Deux enfants, l’air triste et indigné s’approchent
tirent la manche de sa chemise. Ils chuchotent :
-
-
On
Tereo.
Où est-il ?
Les
-
a vu nous
du jeune homme et
petits doigts pointent le ahima’a puis le barbecue
On
a vu nous : on a
:
tué à lui
Le
jeune homme virevolte sur ses pas, fait le tour de la maison, de la
appelant Tereo. Il fouille sa cabane : disparu le sac à coprah ; il
cherche en vain son bac à eau et son plat à nourriture. Alors il court vers
cour, en
le barbecue où l’on tourne et retourne deux cuisseaux énormes à la
peau
couleur caramel. Les deux chargés de cuisson décampent à sa vue. Te’ite
sent la colère chasser
l’incrédulité, la douleur écraser la joie. Il se dirige
le ahima’a où tout le monde ou presque s’affaire à l’ouvrir. Le président du comité sportif s’approche et tente de l’entraîner à l’écart.
Viens plutôt boire la bière de la victoire avec nous. Plus tard les
vers
-
femmes
-
serviront à manger.
Qu’avez-vous fait de Tereo ? L’avez-vous... le mot “tué” lui reste
nous
dans la gorge.
Qu’as-tu à pensera lui maintenant. Viens
Te’ite se dégage d’un coup sec et se dirige vers
sait par là.
-
...
le pasteur qui
pas-
Toi, l’homme d’église, tu ne vas pas me mentir. Tu es toujours au
courant de toutes les choses cachées qui se passent ici. Alors dis moi,
c’est vrai que Tereo a été tué, pour vous goinfrer ? Pour me le faire man-
ger?
Ne te mets pas dans une telle colère pour un simple animal
souvent cité par les écritures comme étant une bête impure.
-
-
-
Réponds moi. Un mot. A t-il été tué
pour
cette fête ? Oui
qui est
ou non
?
Oui
Te’ite hurle
son
chagrin, puis il fixe la
mer au
delà de l’horizon.
Habitants du pays des nuages recevez-vous ma pensée ? Je veux
que mon vœu se réalise. A l’exception de ces deux enfants qui souffrent
-
148
Dossier
Diversité culturelle et
francophonie (1)
moi, je change en pierre pour l’éternité des temps tout ce qui vit
comme
sur
:
cette île.
Instantanément tout s'immobilise, tout s’éteint, tout se
humains
en rochers aux formes diverses.
Te’ite fait alors monter les rescapés dans sa pirogue,
toutes
compris
—
forces
en
ses
direction du pays
Ils sont accueillis par un
chef,
des
par
pétrifie
puis
rame
—
de
nuages.
des habitants, autres
que
la der-
nière fois.
Mon
grand-père est-il toujours ici ? demande le jeune homme.
parti vers un autre monde.
Je voudrais le voir. Est-ce possible ?
Ferme les yeux. Pense très fort à lui tout en l’appelant avec tout
l’amour dont tu es capable.
Un voile noir s’épaissit au point de rendre aveugle, puis se dissipe
peu à peu. Un paysage de montagnes apparaît, rempli de fleurs, d’animaux, de personnes vivant tous en réelle amitié. Le grand-père surgit
-
-
Il est
-
-
dans
-
habit de lumière. Sa voix très douce s’insinue
un
Tout
qui était vivant et aimant
endroit
:
chacun
apprend à approfondir le
-
-
-
-
la terre
en
Te’ite
:
retrouve en cet
les fleurs, les animaux, les être humains. Tout est beau ici car
ce
Je voudrai découvrir cela
sens de
toi.
sur
se
l’amour.
avec
Qu’es-tu prêt à faire pour réaliser ton désir ?
Je
ne
sais pas.
Es-tu
prêt à redonner la vie à toutes les pierres de ton atoll ? Je t’en
pouvoir si tu le veux.
ça non ! Jamais ! Cela ne me fera pas revivre Tereo. Leur par-
donnerai le
-
Ah
donner ?
Impossible !
au moins utile au pays des nuages. Fais travailler
tu as amenés, ainsi que les futurs nouveaux venus,
pour qu’ils apprennent la perfection de la rame en pirogue. Souviens-toi
de ta vie sur terre et essaye peu à peu de ne pas juger sévèrement ceux
-
Alors, rends toi
les deux enfants que
149
Littérama’ohi N°9
Marie-Claude
Teissier-Landgraf
qui t'ont fait souffrir, car en te faisant cela, ils se sont fait également beaucoup de mai à eux mêmes. Pense à tout cela mon enfant. Quand tu seras
prêt pour l’apprentissage du sens de l’amour, fais moi signe à nouveau.
L’aïeul disparaît progressivement, le voile noir revient peu à peu, laissant à Te’ite le temps d'entendre le couinement lointain et joyeux de Tereo
qui l’appelle.
Marie-Claude
Vocabulaire
en
langue tahitienne
Ahima’a
Four tahitien.
‘Aito
Héros.
Amuira’a
Groupe de
Feti’i
Famille
Firifiri
Beignets
:
personnes
ayant un rôle actif dans la paroisse.
en forme de huit.
Expression populaire pour ie mot "fou ».
Connaissance, perception, compréhension, savoir, science, aptitude,
Voir, percevoir, connaître, savoir.
Hasvane
‘Ite
Kau
Embarcation
Kava
Fruit rond et vert. Pometia Pinnata ; syn,
Turbo (mollusque gastéropode).
Ma’oa
Mi’i
Graisse.
Milo
Boisson à base de malt.
Petits-enfants.
Mo’otua
Pa’i
Paka
Pain rond, sucré,
Cannabis.
Pa’umotu
Pere te’i
Jeu de marelle.
Pinex
Aggloméré de bois.
Pito
Cordon ombilical.
Qui est des Tuamotu
Pufenua
Placenta.
Tahu’a
Guérisseur.
Tama’ara’a
Banquet.
Taura
Totem.
tupuna
Te’i
«•
qui appartient
un
aux
Tuamotu.
mot collectif utilisé pour
indiquer
certaine considération.
Sautiller
sur un pied.
Expression populaire pour : "On va gronder."
Pirogue.
Esprit.
Uakati
(va’a)
Varua
‘Refer
: «
Le
mystère de l’univers Maohi
1992.
150
ou
les ancêtres. Hui étant
une
Vaka
nephelium pinnatum.
Interjection. Donc.
d’aspect dentelé.
Pain taratara
Te hui
Teissier-Landgraf
»
de Ch. Teriiteanuanua MANU-TAHI. Editions VEIA RAI,
Dossier
Romans
:
Diversité culturelle et francophonie
(extraits)
151
( 1)
Monique Aqénor
Monique Agenor est née
sur
l’île de la Réunion.
Etudes secondaires à Saint-Denis de la Réunion
Etudes Universitaires à Paris/Sorbonne.
Auteur et Producteur de films documentaires
sur
les DOM-TOM, Océan Indien, Océan
Pacifique. Elle est écrivain
Littérature Adultes :
UAïeule de lisle Bourbon, Ed.
L’Harmattan, 1993. Prix des Mascareignes, 1994.
Bé-Maho, Ed. Serpent à Plumes, 1996. Finaliste Prix Carbet, Antilles.
Comme un vol de papang, Ed. Serpent à Plumes, 1998.
Cocos-de-Mer, Ed. Serpent à Plumes, 2000.
Littérature Jeunesse
:
Le Châtiment de la
déesse, Ed. Syros jeunesse, 2000.
Plongée dans l’île aux tortues, Ed. Syros jeunesse, 2001.
Les enfants de la colline sacrée, Ed. Syros jeunesse, 2005.
Extrait du
roman
Bé-Maho
À chaque fois qu’il passait devant la
case
Thérèse Tic-Tic, le bazar-
dier Médéo était salué par des salamalécoums rieurs de la fesse chaude
des Hauts. Un sacré numéro. Qui ne ménageait ni sa peine ni son
temps
à consoler ceux que la vie n’avait pas gâtés. Tous les mâles Youls de
Plateau Cochons et
d’ailleurs, étaient venus un jour ou l’autre, secouiller
miel sauvage. Un miel sauvage odorant et juteux
auquel Médéo se refusait rarement. Mais quand il avait à descendre en
ville son panier de manioc et de maïs sur la tête, ses
légumes tendres
dans la soubique portée à bout de bras et son boucané cochon dans sa
bertelle attachée aux épaules, il ne jetait qu’un
vague regard à la chabine,
un petit sourire en coin, et passait son chemin en sautillant à
petits pas.
Il avalait le sentier-cabri le plus vite qu’il pouvait avec la trouille de la
piqûre mouche à miel qui le faisait danser le séga-maloya en deux temps
trois mouvements. C’est que Thérèse Tic-Tic savait y faire, et qu’une fois
qu’on y avait goûté, rare qu’on n’y revienne pas.
leur culotte dans
152
son
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
C’était au temps de la joyeuseté, au temps de leur adolescence à
tous les deux que Thérèse Tic-Tic avait fait lever son haricot, et depuis,
elle n’avait cessé de sarcler, de biner, d’arroser. Il l’aimait bien la Tic-Tic,
volcan où tous les poux de la création jouaient à
en ballons bringelles, libres comme l’air qui
allaient et venaient au gré de leur humeur, et surtout, surtout, ce qu’il
aimait c’était sa chouchoute parfumée miel sauvage.
À cette seule pensée, Médéo se mit à rire aux tamarins et aux
nuages dans un grand fendant de sa bouche comme une belle manguejosée d’où jaillit le rose vif de ses gencives. Et pour se donner de l’avant,
car en-ville c’était loin encore, une large goulée de l'arack qui pendait à
sa ceinture dans sa moque fer-blanc était la bienvenue. T’à l’heure, dès
que le gros fénoir commencera à poindre, il aura gagné la tanière qu’il
s’était fabriquée au-dessus de la Mare à Voèmes, faite de feuilles, de
terre, de pierres et d’herbes. Il aimait beaucoup s’annuiter dans ce trou de
roche pour bien reposer son corps après les dures journées de marche.
avec sa
tignasse
cache-cache,
ses
en
tétés
Quelques bons coups de sec d’abord pour tirer la fatigue et après, le
sommeil vient tout seul caresser ses paupières et fermer ses yeux. Tout
à
envies de douce
chatte-en-jambes, Médéo ne s’était pas aperçu
qu’il s’engageait sur l’échelle de corde, qu’il connaissait bien pourtant,
posée horizontalement d’une montagne à l’autre, sous laquelle bouillonses
nait les flots monstrueux d’une rivière.
Il s’en était fallu de peu que son corps ne
basculât par-dessus la
légère rambarde de corde tressée d’autant plus facilement que les petits
coups de rhum avaient commencé leur déferlante avec tangage incontrôlé. C’était un des endroits les plus tordus à traverser. Aussi, s’arc-boutant habilement d’une seule main à la passerelle, l’autre toujours prisonnière de la soubiquè à légumes, le panier en équilibre sur la tête et la bertelle au dos, il essayait d’épouser avec docilité les balancements de droite
et de gauche de la frêle échelle jusqu’à ce qu’il pût, arrivé tout au bout,
sauter des deux pieds et d’une seule fois, de l’autre côté de la ravine.
Heureux de son exploit, comme si c’était la première fois, il se reversa une
rasade d’arack, question de ne pas se laisser impressionner par les
153
Littérama’ohi N°9
Monique Agénor
imprévus de la vie. Il est vrai qu’il s’était toujours défendu d’être la victime
réelle ou supposée du fatalisme ou du hasard. Le filet amarré dans son
gosier depuis sa naissance, Médéo, que tout le monde avait surnommé
Parlpa, s’était rattrapé sur tout.
irkick
-
ner.
Parla, n’a point rien pour moi ?
Quelqu’un, en lui tapant sur l’épaule, l’avait fait sursauter et se retourAh ! cette voix ! Ce causement de bec-rose ! Malou, la très croquante
femme de chambre de l’hôtel était là, tout contre lui. Heureux de la sur-
prise et de l’honneur de
se
trouver seul
elle dans le sombre godon,
un petit paquet de gratons,
macatia qu’il tendit à Malou, les tripes tour-
Médéo fit oui de la tête et sortit de
des saucisses fumées et
neboulées
-
fixés
un
la
avec
bertelle
gambades incontrôlées.
coq’ tite-fille-là..., se dit-il dans
croupe rebondie de la belle Malou.
en
Mi aimerait bien
sur
sa
son cœur,
les yeux
En
pensée, dans le fénoir du godon, dans l’odeur des victuailles
légèrement âcretée, Médéo se voyait déjà
le chanceux possesseur de la coucoune de velours noir qui avait l’air de
s’offrir pour un râlé-poussé frénétique et sauvage. Malou, il est vrai, passait dans le village pour une agace-pissette qui avait la particularité de
transformer les plus molles chenilles de mer en trompe d’éléphant montemêlée à la fraîcheur ambiante
en-l’air.
Nul besoin pour
le bazardier d’une agace-pissette. La voix de Malou,
haleine, le parfum de ses aisselles et les formes de sa coucoune qui
laissaient deviner à travers son tablier de femme de chambre, l’avaient
son
se
affamé comme
loup dans les bois, et dans un geste carnassier qui lui était
habituel, il appliqua crûment la paume de sa main sur la croupe flamqu’il dévorerait volontiers. La réaction de cette pupute de Malou ne se
fit pas attendre. Elle saisit à son tour la trompe d’éléphant monte-en-l’air,
et d’une pincée ferme de homard en colère obligea la main mal élevée à
peu
bée
154
Dossier
se
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
retirer.
Décontenancé, Médéo avait reculé dans
laissant à Malou le
un rire jaune et souffreteux,
temps de sortir dignement avec ses gratons et ses
saucisses.
La
jeune femme s’était retournée sur le pas de la porte, et dans un
petit rire ironique et content, s’était éloignée très lentement, prenant soin
de laisser la porte grande ouverte. De là, l’amoureux pouvait contempler
la silhouette moqueuse, au cul sublime, au déhanchement pervers, aux
mollets nargueurs, à la taille insolente, à la cambrure effrontée.
Comme pour mieux savourer sa victoire, et sûre que Médéo la
contemplait du pas de la porte, elle fit volte-face, les bras écartés en un
geste d’au-revoir laissant à l’admirateur éperdu la dernière vision de deux
gros et beaux tétés pointus, tout en joyeuseté sous le tablier bleu. Les
sens de Médéo, comme chevaux excités sur mer houleuse, caracolèrent
à toute allure
vers une
voie hélas, sans issue.
Toute la personne de Malou digdiguait son être au plus profond de
lui-même. Mais il y avait plus grave. Il était sûr qu’il était tombé en amour !
Quelle guigne ! Pourquoi
mer!... à qui jamais il
elle ? Pourquoi justement celle à qui... bez’ta
n’aurait fallu accorder le moindre regard, le
moindre soupir, la moindre fantaisie. Couillon carré de taiseux, n’essaye
plus jamais de laisser traîner ta paluche de Youl blond-des-Hauts sur
d’aussi lointaines et inacessibles touffes noires.
Il était conscient, le bazardier, que
mière heure
Une
qu’il fût,
race
sa race
tout descendant d’aristo de la
n’était plus que jus de fumier.
pre-
qui s’était décomposée depuis les temps longtemps, pas
de sangs mêlés mais plutôt par orgueil de
tellement par refus raciste
liberté et d’indépendance.
Le racisme, Médéo y
pas ouvertement
différence.
mais
était confronté chaque jour, et de tous les côtés,
petites touches insignifiantes, à la limite de l’in-
par
Les P’tits Blancs-dès-Hauts n’existaient pour
les Gros Blancs-desqu’en qualité de greniers à légumes et pourvoyeurs de cochons. Ils
n’existaient pour les Chinois qu’en qualité de piliers de boutiques. Et
Bas
155
Littérama’ohi N°9
Monique Agénor
n’existaient pas du tout pour les Noirs. Anciens esclaves, tous ces nègres
gardaient vis-à-vis du gros Blanc une mentalité de chiens cotillant de la
queue, mais déniaient au P’tits Blancs le droit à l’existence.
Quelqu'un comme Malou, pas bête de surcroît, comme s’en était
persuadé Médéo, n’avait que faire d’un idiot muet, dégénéré, d’un blanc
délavé et gratte-la-terre sans avenir. Il savait ce dont rêvait Malou.
Ce dont rêvent toutes les plus jolies cafrines de l’île : épouser un
fonctionnaire blanc d’en-France, un z’oreil, et partir vers de jours
meilleurs.
Aucune
porte de sortie pour ces jeunes filles, sinon de s’enticher de
n’importe qui, sur un coup de tête, pourvu qu’il soit bon Blanc et prêt à
l’embarquer au-delà des mers.
Ce n’était pas ce qu’il souhaitait pour la fleur sauvage de son cœur.
Pour le moment, à la place du cœur, c’était une machine à boules
qui
s’était mise en branle, faisant grand remue-ménage dans ses artères.
Sous son crâne, des fourmis rouges grignotaient il ne savait
trop quoi, et
asteur les chevaux blancs de la mer houleuse aspiraient le trop plein de
son âme lui apportant l’irrésistible envie d’aller
jeter son corps à la mer,
sans ti-bois ni trompette, dans le flic-en-flac des flots.
Ed. du
Serpent à Plumes, 1996
Monique Agénor
Glossaire
Asteur : maintenant ; Arack : rhum ; Bertelle : sac à dos en fils de vacoa tressés ;
Bez’ta mer juron à connotation sexuelle ; Bringelle : aubergine ; Chabine : noire
rouquine à
peau claire ; Godon : petite pièce servant de garde-manger ; Moque : boîte de conserve vide
Soubique : large panier en fils de vacoa tressés ; Youl : surnom donné aux P’tits Blancs des
montagnes ; Z'oreil : métropolitain de France
.
156
;
lienne Salvat
Née à Fort-de-France (Martinique) le 12 mai 1932, elle étudie à Lyon puis à Bordeaux.
Agrégée de Lettres Modernes, elle a enseignée à la Martinique (1957-1962), puis à la
Réunion (1965-1992). Elle mène en parallèle des activités de comédienne-amateur et
d’animatrice culturelle. Elle a réalisé des reportages sur les figures féminines de l’Océan
Indien pour la Revue Amina. Par ailleurs, elle est membre de l'Union pour la Défense
de l’Identité Réunionnaise (UDIR) dont le président est le romancier réunionnais JeanFrançois Sam-Long ; membre de la Société des Gens de Lettres de France (SGDL) et
de l'Académie Littéraire de France et d’Outre-Mer (ALFOM) ; et déléguée Régionale
pour l’Océan Indien de la Société des Poètes Français (SPF).
Œuvres
Poèmes
-
-
-
-
-
-
publiés dans
:
la
revue
Créolie,-1978-1983.
la
revue
Action
la
revue
213, n° de 1999 publié par les éditions Eclaireurs de Christophe Styczynski
"UArbre à Parole", 1998.
Arcade de Claudine Bertrand, Québec, 1998.
La Pléiade Pictave, n° spécial Poésie Féminine, 2005.
la
revue
la
revue
la
revue
Poétique (directeur Henri Deluy, n° spécial
sur
la poésie réunionnaise)
Elle
-
-
figure dans deux anthologies de la poésie féminine réunionnaise
île Femme, 1987.
Poèmes d’Elles, préface de Julienne Salvat, UDIR, 1997.
Recueils de
:
poésie
Tessons
Enflammés, éditions UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 2001.
Fractiles, éditions UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 2001.
Chants de veille, éditions UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 1998.
A paraître : un nouveau recueil à l’occasion du prochain Salon du Livre de Paris,
édit. Le Carbet, avec le concours du Centre National du Livre.
-
-
-
Roman
-
La lettre
d’Avignon, Ibis Rouge Editions, Matoury, Guyane, 2002.
Autres
-
productions littéraires
Conception du recueil collectif Poèmes d’Elle, et préface, UDIR, Saint-Denis,
La Réunion, 1997.
-
Publication de récits de Théodore Pavie
sur
L’île Bourbon,
préface et rassemblement,
UDIR, Saint-Denis, La Réunion, 1996.
157
Littérama’ohi N°9
Julienne Salvat
Extrait du
La lettre
«
Enfances : riz blanc de
nos
roman
d’Avignon
rires et
nos
larmes lentilles. Nos mères
la force, nos mères vigilantes, couveuses, leurs mains de tendresse grondeuse et de raclées pour faire cuire la peau de nos jambes, de nos
fesses, et
nous
maintenir dans le droit chemin
; nos
mères,
au
front le pli
du souci pour notre demain ; nos mères seules, les pères absents ou plutôt toujours à rôder dans le tournis de jupes lointaines pour accomplir
Dieu sait quels exploits.
Nos
grand’mères, leurs herbes, qui ont pouvoir de guérir fièvres et
nos poitrines, leurs tisanes à tous maux enrobées de
prières exorcisantes enjoignant à la maladie de dévirer chez Satan son
maître, avec ses pompes et ses oeuvres, et chez la personne qui a
envoyé ça pour nous ici-là, car c’est toujours l’enfant la victime du mal,
des jalousies, des intentions malveillantes.
blesses dans
Féminie
odeurs de
sueur fauve, de patchouli, d’huile de ricin.
crépues serré dans la pudeur du mouchoir calandré.
Mains coupelles, mains calebasses d’où débordent l’eau de café, le fruitage, le matété à la cannelle, tous les parfums de la muscade et de la
vanille, des tableües de coco, du chocolat de communion et du pain au
beurre, mains qui n’en auront jamais fini de rassasier.
aux
Guillochis de tresses
La ravine
grand-paternelle, ses goûts affluent à mes lèvres, saveurs
rouges des vents chargés de framboise écrasée, d’abricot, de mangue
tombée à la pourriture sucrée, de pommes-roses, de pommes d’eau ;
saveur molle des écrevisses débusquées à mains nues de sous les
roches glissantes, et bouffées toutes crues ; saveur verte des tailles de
bambous fraîchement abattus pour barrer le courant, retenir bassins et
cascades de nos jeux ; saveur vive de nos plongeons à criailler aigu ; et
158
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
restait
longtemps, pris de tremblade, en chair de poule ; on s’attardait
quand même, faisant mine de ne pas entendre grand-père : depuis le
haut du morne, il nous hélait que le manger était paré.
on
On résistait
dant du
migan
museau
salé.
encore
sur la
tant
langue,
qu’on le pouvait à l’appel du calalou, au fonau frisson des dents broyant les pépites de
Enfants de
nègres, nourris de la riche terre, grasse de la sueur et du
sang de nos ancêtres... Au-dessus de nos têtes se succédaient les ciels
de carême et d’hivernage. Entre autres partages, nous avions le pouvoir
de
déranger les diablesses qui sommeillaient leurs siestes dans les
reposaient de leurs courses nocturnes, leurs
maléfices, leurs méfaits contre des fous qui s’étaient laissé séduire et qui
en avaient perdu la raison ou peut-être même la vie. Certains
parmi nous
juraient ma foi d’honneur avoir eu le temps d’entrevoir le pied fourchu
d’une de ces belles ensorceleuses mais elles peuvent s’envoler, disparaître pour que tune les voies pas. D’ailleurs, ça vaut mieux, car autrement, tu peux tourner en grosse roche.
racines entrelacées, elles se
J’ai voulu franchir de
nouveau
les frontières du royaume
des jeux
n’était plus qu’une muraille végétale
incluant un château de belles dormeuses. Enlianée, une efflorescence
chevelue s’affaissait par endroits sur nos anciennes piscines,
dérangeait
la canalisation de bambous qui allait rejoindre autrefois la
propriété, bricolage ingénieux de l’aïeul, qui permettait de recueillir l’eau pour la cuisine et les jardins. Les eaux survivaient, découpaient lentes le bas des
roches verdâtres, ou bien reposaient au pied d’un glacis lavé. Je ne
pus
résister à l’appel des souvenirs.
d’antan.
Paysage abandonné,
J’ai entraîné
mon amour
ce
et
nous avons
troublé la moire
tranquille
tiquetée d’ombres et de lumière. Je tendis mes paumes
qui n’était plus. Mais le ruissellement ne se voulut pas baptismal,
d’une cuvette
vers ce
159
Littérama’ohi N°9
Julienne Salvat
l’enchantement n’opérait plus.
Oui, même sij’avais été autrefois un de ces
enfants libres, sorciers, j’avais depuis longtemps comme bien d’autres
vendu mon âme aux livres qui ne parlaient pas de ces endroits secrets ;
j’avais certes acquis d’autres pouvoirs, mais j’avais perdu celui de ressusciter les fantômes de jadis, de réveiller les peuples invisibles de l’eau, des
hautes savanes herbières, des dégringolades de choux caraïbes et de
Chine aux larges éventails, et des plants d’ignames qui, le long des
pentes, se paraient des gemmes de la rosée. Je n’étais plus qu’une
négresse savante, étrangère désormais à cet univers qui m’entourait là
de son reproche muet et m’interdisait son accès. Il n’y avait plus sous mes
yeux qu’un décor glacé dont les acteurs me tournèrent le dos quand je
tentai de les approcher.
Plus de
jeux, plus de bains, beau chuchotait son indifférence, des
mystérieux m’excluaient. Les arbres plantés par mes
ancêtres craquaient un rire narquois en se frottant contre le vent lui-même
soudain rafraîchi, hostile. Tout avait l’air de me dire :
conciliabules
“Va t’en d’ici. Tu n’as
plus ta place parmi nous. Tu nous as trahis pour
pétaradantes et sans âme, pour un monde de
livres qui t’ont appris à avoir honte de nous, un monde qui ne parle pas
notre langage, qui ne mange pas les graines de ta terre. Retourne vers le
tintamarre qui ne partage pas, qui n’écoute pas, qui exclut, où tu ne seras
jamais qu’une mal adoptée, une mal blanchie, et remmène avec toi cet
intrus que tu nous as préféré. Laisse-nous au moins mourir seuls en
emportant avec nous ce qu’il y avait de meilleur en toi”.
un
monde de machines
J’ai été prise de frissons comme au temps de nos innocentes orgies
baignades et de pêche où fusait notre joie. Mais c’étaient des éclats
d’angoisse dont j’étais transpercée. Et ce fut lui qui, troublé à son tour, me
touchant l’épaule, dit : “J’ai froid. Rentrons” ».
de
160
Dossier
:
Diversité culturelle et francophonie
Fièvres d’un
départ. Adieux aux rêves qui baissent la tête. Pour un
temps. Etreintes brûlantes de regards auxquels nous continuons d’appartenir. La braise couve dans le tesson. Ce n’est pas demain que nous
serons trempés. Ce n’est pas demain que nous aurons froid... Des
refrains partent en fusées rigoleuses, cernent une garde mobile, des
nègres eux aussi. A chacun son inconfort. Rien de tout ceci n’avait été inscrit
au
programme.
Julienne Salvat
161
(1)
Nicolas Kurtovitch
Extrait du
Good
Une fois assise
roman
night friend
l’une des deux chaises
métalliques posées
petite table ronde, la première chose que j’entends, le signe
que mon père va bientôt entrer dans le parloir, s’asseoir en face de moi,
le premier son, le premier bruit, c’est celui des clefs s’entrechoquant dans
le volumineux trousseau que porte le gardien de service sur le côté de sa
ceinture. Certains gardiens le tiennent encore à la main, lorsqu’ils pénètrent avec le prisonnier dans le parloir. D’autres en frappent au rythme de
leur pas les barreaux des grilles qu’ils longent, qui encerclent la cour intérieure de la prison. Celui d’aujourd’hui ne le fait pas, il marche deux pas
devant son prisonnier, comme totalement indifférent au lieu et aux circonstances. Comme pour demeurer anonyme, demeurer insensible à la
privation de liberté qui est autant la sienne que celle de celui qu’il traîne
derrière lui. J’entends ensuite le bruit des pas. Papa ne porte pas de ciaquettes en caoutchouc, il ne marche pas pieds nus non plus, ce qu’il
aurait préféré, mais c’est interdit dans la prison. Alors papa porte aux
pieds des chaussures de tennis, fournies par l’administration, en plus des
slips, des tricots, du pantalon réglementaires. La veille de son incarcération, je lui ai acheté une veste légère, en toile, mais les effets personnels
étant interdits, il me l’a rendue, « Garde-la, en attendant, ou donne-la à
quelqu’un d’autre ». Il marche en claquant légèrement le sol avec la
semelle, à chaque pas. Il fait un pas, regarde avec attention l’espace au
devant de lui et pose son autre pied, ainsi de suite avec souplesse, sans
heurt ni rupture dans le rythme. Le bruit de la semelle sur le sol reste un
mystère, il devrait y avoir un temps d’arrêt discordant. Ce n’est pas le gardien devant lui qui donne le rythme et la vitesse de marche, non, c’est lui
qui semble guider le pas de deux qu’ils n’offrent au regard de personne.
Il ne baisse pas la tête, il se tient droit, sans fierté, simplement comme un
homme. « Un homme se tient entre le ciel et la terre, pense-t-il, il les
réunit, alors il faut se tenir droit, sans rigidité, droit et souple, aucune arrogance dans cela, simplement la satisfaction de l’attitude juste ». Même en
autour de la
162
sur
Dossier
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
prison on doit se tenir ainsi, même après avoir tué un homme. Certains
gardiens, sans s’en rendre vraiment compte, finissent par marcher avec
un port de tête relativement satisfaisant aux yeux de papa, et ça, ça le fait
sourire. J’ai toujours cru que ce sourire m’était adressé lorsqu'il entrait
dans le parloir. Peut-être que je ne me trompais pas à chaque fois. Cette
fois-ci j’ai entendu très distinctement le choc d’une clef contre un barreau,
puis le bruit de la clef dans la serrure, enfin le bruit de la poignée que
quelqu’un, le gardien certainement, tournait.
En vain, je cherche au fond des yeux de papa une lueur de gaieté,
rien qu’une fraction de seconde. Cette lueur, si je la trouve, ferait disparaître ma propre détresse de le voir ainsi enfermé. Je ne sais pas ce qu’il
aime le plus dans cette vie, mais lui il sait certainement ce qu’il perd maintenant qu’il est enfermé. Je suis venu le voir chaque semaine, le vendredi
ou le samedi, une seule fois par semaine depuis trois mois, et chaque
semaine j’ai constaté que sa peau se flétrissait, qu’elle perdait de sa
lumière et de sa belle couleur marron, qu’elle perdait de sa souplesse,
qu’elle vivait chaque semaine, un peu moins. Lorsque je le prends dans
mes bras, sous mes doigts la peau de son visage, de ses bras, celle que
je sens sous la chemise, est comme un vieux tissu rempli de poussière.
Je passe les doigts, incrédule, sur cette peau.
Nous avons parlé, à petites phrases, des mots tout juste reliés les
uns aux autres. Trop de chagrin, trop de larmes prêtes à couler sans
pudeur.
-
-
-
-
-
-
Cette semaine ?
Comme les autres semaines.
Rien de
particulier ?
Rien du tout.
Les
gardiens ?
Comme
avec
tout le
monde, c’est pas le bagne.
-Tu t’ennuies ?
-
-
Comme d’habitude. J’essaie de lire. Tu sais, la lecture ça
été facile.
Je
me
souviens
n’a jamais
quand tu essayais de lire les livres de Johanna, ça
penché sur la table.
la faisait rire de te voir
163
Littérama’ohi N°9
Nicolas Kurtovitch
-
Maintenant ça va
beaucoup mieux,
on
s’y met à plusieurs. Il
y a un
gars de Lifou qu’est pas mal. Je suis sûr qu’il a lu plus de livres à
lui tout seul qu’à nous tous dans la cellule, mais bon il a vingt ans
de moins que nous,
-
-
nous,
-
-
-
alors...
Qu’est-ce qu’il a fait ? Il en a pour longtemps ?
J’en sais trop rien, il a tué, c’est sûr, sinon il ne serait pas avec
mais pourquoi et qui ?
J’ai
toujours mes cours à la chambre de commerce, lundi et jeudi.
Ah, et c’est bien ?
Oui, la professeur, celle que j’ai le plus souvent, est bien.
-Tant mieux.
-
-
-
-
-
-
-
-
Papa, notre
nom,
T., je crois qu’il
y a
quelque chose...
Qu’est-ce que tu dis, là ?
Je crois que ce n’est pas notre vrai nom.
Tais-toi.
Dis-moi.
Tais-toi
je te dis, ne parle pas de ça.
plus certaine...
n’est pas que ton nom, c’est notre
Je
ne
Ce
suis
nom
à tous, à ta mère, à ton
frère, à Johanna.
-
-
-
-
Je sais tout ça, mais écoute-moi.
Si tu sais tout ça, alors tais-toi. Tu
n’as pas le droit
Si ce n’était pas
Si
nous
me
-
-
-
-
164
n'as rien à dire
sur
notre nom. Tu
comme ça.
étions seuls dans cette
parler ainsi. Notre
nom
pièce, tu recevrais une gifle pour
est T, point final !
Ne hurlez pas comme ça, ou
je vous fais dégager.
porte, le gardien ne bouge pas et parle sans conviction.
Ne crie pas. Écoute-moi, T. n’est pas notre premier nom. L’autre
avant, c'est celui-là que je voudrais connaître. Je veux savoir pourquoi on ne l’a plus, si on peut le reprendre.
Mais tais-toi donc, je te dis ! Et qui t’a parlé de ces conneries ?
Mon professeur.
Le dos à la
-
de me parler
le nôtre ?
Son
nom
?
Dossier
-
Peu
:
Diversité culturelle et
francophonie (1)
importe son nom. Elle sait de quoi elle parle, elle ne se lance-
rait pas dans ce genre
vrai. C’est trop grave.
de discussion avec nous si ce n’était pas
-Tu lui diras de
ma part, à cette salope, qu’elle s’occupe de son cul
qu’elle laisse ma famille tranquille.
Papa s’est levé de sa chaise en la faisant tomber. Il arrête d’un geste
le gardien qui s’est avancé ; pour lui faire comprendre que tout va bien.
Lautre retourne près de la porte pendant que papa redresse la chaise et
me dit sans même me regarder :
-Va-t’en Léa, ça suffit pour aujourd’hui.
Il n’a pas attendu que je l’embrasse. Il s’est dirigé vers la porte. Avant
de sortir il s’est retourné, je l’ai vu comme recouvert par une lame de fond.
Il m’a parlé avec douceur.
et
-
Reviens
me
voir demain.
Mais c’est
impossible, lui ai-je dit.
-Tu trouveras le moyen, demain ou après demain, mais pas plus
tard. Maintenant je suis fatigué.
Il s’en va, il ne reste pas grand-chose de l’homme qui sait se tenir
comme il faut, entre ciel et terre, sans fierté ni arrogance. Je devine qu’il
va marcher courbé jusqu’à sa cellule, ça me fait mal Théo, mal comme tu
ne peux pas l’imaginer.
-
Extrait de Good
night friend, éditions Au vent des îles, Tahiti, mars 2006.
Nicolas Kurtovitch
165
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Jonathan Mencarelli
Artiste
plasticien spécialisé dans la sculpture en taille directe,
types de matériaux. En 2002, il gagne le
premier prix de sculpture au Premier Festival des Artistes de
Polynésie.
Son art métis tisse un lien entre l'art polynésien et les arts
il travaille tous
occidentaux, orientaux et américain, tout
arborant
un
respect total pour l’environnement.
Dans un but unificateur, il rassemble les extrêmes et
contraires dans le même temps, le même lieu.
les
“Himene fa'ateniteni”
Détail d’une
sculpture
dimension
1,40m
:
Tels des orgues,
en
en
:
bois de raisinier de mer/vine tatahi,
des cariatides s'émeuvent et expirent un
hommage à la nature.
De cette branche coupée, dont les racines sont toujours
vivaces, les sons montent et s'enivrent jusqu'à l’horizon.
Jonathan
Mencarelli,
ISSN 1778-9974
«
Himene fa'ateniteni
»
Fait partie de Litterama'ohi numéro 9