B987352101_PFP1_2004_006.pdf
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-
Littérama’ohi
CB :
Coll : PER.4£/./
Cote : P..é?3.TTj...
Date :
Spécial :
Rencontres
océaniennes
(2)
Ont participé à ce numéro :
Manuarii AMARU
Alexandre Moeava ATA
Hinapiaono BOUGUES
Heiata CHAZE
Annie, Reva’e COEROLI
Vaea DEPLAT
Flora DEVATINE
Tokainiua DEVATINE
Vaite DEVATINE
Solange DROLLET
Raurea FROGIER
Yola GARBUTT
Bertrand-F. GERARD
Lorrène GOUASSEM
Fleur GRANDADAM
Raiteva GREIG
Vaihei HAEREHOE
Françoise HELME
Malissa ITCHNER
Te hotu Ma’ohi
Ludivine MICHELETTI
Christel POU
Maeva SHELTON
Catherine SOISSON
Numéro 6
Mai 2004
EDITIONS
TEITE
En partenariat avec I'
3V
4*2
Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Membres fondateurs
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy M. LY
Chantal T. SPITZ
-Te Hotu Ma’ohi -
LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°6
Manuarii AMARU
Alexandre Moeava ATA
Hinapiaono BOUGUES
Heiata CHAZE
Annie, Reva’e COEROLI
Vaea DEPLAT
Flora DEVATINE
Tokainiua DEVATINE
Vaite DEVATINE
Solange DROLLET
Raurea FROGIER
Yola GARBUTT
Bertrand-F. GERARD
Lorrène GOUASSEM
Fleur GRANDADAM
Raiteva GREIG
Vaihei HAEREHOE
Françoise HELME
Malissa ITCHNER
Ludivine MICHELETTI
Christel POU
Maeva SHELTON
Catherine SOISSON
SOMMAIRE
MAI 2004
Liste des auteurs
p.
4
Sommaire
p.
5
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
7
Editorial
p.
9
INFORMATIONS • PARUTIONS • EVENEMENTS
p.
10
p.
12
p.
14
p.
24
p.
32
p.
42
p.
52
p.
62
p.
72
p.
80
DOSSIER : « RENCONTRE(S) »
RENCONTRES POLYNESIENNES • RENCONTRES INOUÏES
Annie Reva’e Coeroli
Rencontre avec une artiste-poète
Malissa Itchner
Poèmes
Maeva Shelton
Rencontres au pays des maharajas
Solange Drollet
Nouvelle inachevée d'une rencontre (nouvelle)
Françoise Helme
La Provence et Tahiti, une amitié hors du commun
Catherine Soisson
Le dernier voyage (Conte dédié à Framboise)
Lorrène Gouassem
Rencontres
Rencontre « côté vallée »
Vaite Devatine
Rencontres « pae uta » - côté vallée Rencontre avec la lune bleue
Alexandre Moeava Ata
La lumière bleue de Rafflésie
5
Littérama’ohi N°6
Sommaire
Rencontre avec un auteur australien
Fleur Grandadam
L’imaginaire “aborigène” de Patrick White
p. 116
Rencontre avec des ‘Ombres’
Yola Garbutt
Koké : des Ombres au tableau
p. 130
Les jeunes à la rencontre de la littérature
Flora Devatine
Le début de la relecture de la culture par les jeunes
p. 133
Rencontre avec l’écriture qui n’attend plus le nombre des années
Manuarii Amaru
La sphère des voeux
En Polynésie française : les élèves de Heiata Chaze
p. 141
p.144
Rencontre avec l’histoire et avec l’écriture
Vaihei Haerehoe et Hinapiaono Bougues
Nos marae :
paroles de Arii (nouvelle historique, récit autobiographique fictif)
p. 145
Poèmes de Ludivine Micheletti, Raurea Frogier, Christel Pou
p. 153
Rencontre avec les écrivains et avec la littérature
Flora Devatine
Courriels littéraires
p. 156
Vaea Deplat et Raiteva Greig
La littérature polynésienne, littérature engagée ? :
Réflexion - Production
p. 171
A Paris : le Comité Reo Ma’ohi
Rencontre estudiantine • Rencontre studieuse
Tokainiua Devatine
Te Rurura'a Reo Ma'ohi - Une Journée de rencontres
p. 184
Bertrand-F. Gérard
La littérature en Polynésie française
p. 192
Flora Devatine
Annexes pour information : thèmes du Salon du Livre de la Nouvelle-Calédonie
(17-19 octobre 2003, Poindimié, N.C.)
Bilan du Colloque de la FILLM (20-24 octobre 2003, Nouméa, N.C.)
p.202
L’ARTISTE DU N°6
Louis Devienne
6
p.221
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Littérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La revue Littérama’ohi a été fondée par un groupe apolitique
d’écrivains polynésiens associés librement :
Patrick AMARU, Michou CHAZE, Flora DEVATINE,
Danièle-Taoahere HELME, Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF,
Jimmy LY, Chantal T. SPITZ.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société polynésienne d’aujourd’hui :
«Littérama’ohi», pour l’entrée dans le monde littéraire et pour l’affirmation de son identité,
-
-
«Ramées de Littérature Polynésienne», par référence à la rame
de papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
-
«Te Hotu Ma’ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chinois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
-
La revue a pour objectifs :
-
de tisser des liens entre les écrivains originaires de la Polynésie
française,
-
de faire connaître la variété, la richesse et la spécificité des
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine,
de donner à chaque auteur un espace de publication.
Par ailleurs, c’est aussi de faire connaître les différentes facettes
de la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie, le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de
chercheurs, des enseignants...
auteurs
-
7
Littérama’ohi N°6
un
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
mouvement entre écrivains polynésiens.
Les textes peuvent être écrits en français, en tahitien, ou
dans
n’importe quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou
polynésienne (mangarévien, marquisien, pa’umotu, rapa, rurutu...), et
en chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères
comme
dans la
pour ceux en reo ma’ohi, il est recommandé de les présenter
mesure du possible avec une traduction, ou une version de
compréhension, ou un extrait en langue française.
Les auteurs sont seuls responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En général tous les textes seront admis sous réserve qu’ils respectent la dignité de la personne humaine.
Invitation au prochain numéro :
Ecrivains et artistes polynésiens,
cette revue est la vôtre : tout article bio et biblio-graphique vous concer-
nant, de réflexion sur la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
des auteurs, sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
sur
ou sur tout autre
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Editorial
litterama’ohi offre à des auteurs jusqu’alors inconnus de présenter leurtravail permet aux auteurs publiés d’affirmer leur écriture sans désir autre que la
promotion de la littérature contemporaine polynésienne
les textes proposés à la publication sont de plus en plus nombreux et le
thème de la rencontre a visiblement inspiré les auteurs désireux de partager
leurs expériences réflexions récits poèmes dans un espace commun communautaire et participer ainsi à la traversée littéraire
l’enthousiasme suscité par cette aventure a produit une abondance de
textes et entraîné leur distribution en deux volumes
les traversées ne se font jamais sans tempêtes les routes sont toujours
semées d’écueils les étoiles parfois pâlissent les vents souvent convulsent la
pirogue doit tenter de garder le cap
chaque numéro porte son lot de doutes d’ombres de malaises les questionnements fâchent les esprits les inquiétudes froissent les décisions les
ambiguïtés fatiguent les convictions
mais chaque numéro comme une brasse supplémentaire porte l’assurance
que la traversée se poursuit
littérama’ohi malgré roulis et tangages tient bon le vent dans les flux et
reflux des écritures individuelles sur l’océan de la littérature polynésienne
ce numéro accueille
parmi les anciens des jeunes qui osent
cette audace fait du bien donne à revisiter notre écriture empêche de nous
égocentrer
plus encore
Manuarii annonce la pérennité
d'autres lycéens ont creusé réflexion sur la littérature contemporaine
nous serions heureux de les
lire dans les prochaines publications
littérama’ohi héberge tous les écrits qui y sont déposés
surprise émotion plaisir curiosité accompagnent cette fois encore la lecture de ce
numéro à feuilleter consommer sans modération
Chantal T. Spitz
9
Littérama’ohi N°6
INFORMATIONS • PARUTIONS • EVENEMENTS
DERNIERES PARUTIONS
Ouvrages et revues
Te’ura Camélia MARAKAI
Aue ...Te Oeoe o te ‘a’au
1° Prix Littéraire du Président pour
la Jeunesse novembre 2002
Maeva SHELTON
...et j’ai cueilli des orchidées
Récit, éditions Te Ite, Papeete,
décembre 2003
A PARAITRE
Claude TERIIEROOITERAI
1° Prix du Président
au
Concours
littéraire du 28 novembre 2003
pour son ouvrage :
Te heva (Le Deuil)
EVENEMENTS LITTERAIRES
Livre N° 1 des ventes :
L’arbre à pain
de Célestine Hitiura
Vaite, Editions Au vent des îles
Ernest SIN CHAN
Identité Hakka à Tahiti
Histoire, rites et logiques
Editions Te Ite, Papeete,
janvier 2004
Le Grand Océan : le temps et l’espace
du Pacifique
Textes sous la direction de Serge Dunis
Collection Ethnos, éd. Geor
janvier 2004
Le livre le plus lu en Polynésie
française en 2003, selon les
librairies Archipels, Vaima et
Odyssey, février 2004
SALONS DU LIVRE
Salon du Livre
de la Nouvelle Calédonie à
Poindimié, 17-19 octobre 2003
Colloque de la FILLM à Nouméa,
20-24 octobre 2003
Invitées à Poindimié et Nouméa :
Eloge du métissage
Mythes et réalités en Polynésie II
Sous la direction de Serge Dunis
Editions Haere Po, 2003
Chantal T.Spitz et F. Devatine
Salon du Livre
à Paris 19-24 mars 2004
Participation de maisons d’édition
PUBLICATION LITTERAMA’OHI
Littérama’ohi N°4 novembre 2003
de la Polynésie française dont les
Editions Le Motu,
et les Edition Au vent des îles.
Invitée à Paris :
Littérama’ohi sur le thème de
La Rencontre en 2 volumes :
-
10
de son livre L’arbre à pain
Un numéro 5 - Ecrivains du
Pacifique Sud, mai 2004
-
Célestine Hitiura Vaite ; dédicace
3° édition du Salon du Livre
Un numéro 6 - Auteurs de la
en
Polynésie française, mai 2004
27-29 mai 2004
Polynésie française
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Thème : La femme dans la littérature
De nombreux écrivains francophones
et anglophones présents :
Arlette Peirano, Claudine Jacques,
Nicolas Kurtovitch, Frédéric
Ohlen, Anne Bihan, Bernard
Berger, Catherine Laurent, Jean
Van Mai,Weniko lhage, Sia Figiel,
Teresia Taiwa
6° édition du Salon du Livre
d’Ouessant août 2004
Parmi les auteurs et livres sélectionnés :
Marc Fremy
Titre du livre : Te pô rumaruma.
Les histoires de la terrasse, Arue
Tahiti, 2003
Virgil HAOA, l’auteur du livre Alliance
Maohi, réalise le Maohi Contest, un
jeu de société entre le Trivial Poursuit,
le Monopoly et le jeu des Petits
Chevaux, et dans lequel les
questions portent sur les cultures du
triangle polynésien, mars 2004
De nombreuses expositions
de peinture dont :
Pascale Taurua, Galerie Les
Tropiques novembre 2003
André Marere,
Rautahi : Patrick Amaru, poète, et
à la Maison de la Culture/TFTN
Lecture des autres »
21 novembre 2003
«
Réalisation d’un jeu de société
Galerie Les Tropiques, avril 2004
Soirées « Miroir littéraire »
«
AUTRES EVENEMENTS CULTURELS
Hauteur face à l’acteur »
ses amis
De nombreux spectacles dont :
«
22 novembre 2003
peintres, Salle Muriavai,
MC/TFTN, mars 2004
Atu » de M. Lai, Place To’ata,
sur un texte de Valérie Gobrait
«
Débats - Rencontres
Débat avec les auteurs de
Littérama’ohi à la Librairie Odyssey
novembre 2003
Rencontres entre auteurs de
Littérama’ohi et lycéens
octobre et décembre 2003
Je t’aime, un mot des Dieux et
des Flommes »
de Coco Flotahota, avril 2004
Des festivals :
Premier Festival International du
Documentaire Océanien (FIFO)
janvier 2004
Festival de chants traditionnels
CONCOURS LITTERAIRES
Concours littéraires en langues
polynésiennes : Prix du Président et
Prix du Président pour les jeunes :
annonce en février 2004,
prix en novembre 2004
remise des
tarava
MC/TFTN, novembre 2003
Plusieurs festivals de
musique dont :
Festival de reggae, février 2004
Upa Nui (jeunes artistes des archipels de la Polynésie française)
Heiva Upa Rau 19è Oscars de la
musique polynésienne, avril 2004
11
Littérama’ohi N°6
Annie, Reva’e Coeroli
la ora
Flora
Devatine!
Mutine
Fleur
Couleur
De coeur.
Me voila
Grâce a toi
Dans Littéra
Ma’ohi
De témoignages
En bavardages,
J’introduis
Mes amis
Ecrivant
A leur tour
Leurs amours
Leur senti,
Un tissage
Métissage
De pages
Qui, sans toi,
N’auraient
Pas osé
Le grand jour,
Un « nati »
De voix,
Un « tifaifai »
De soleils,
Des tresses
De caresses
Infinies.
Merci.
Annie Reva’e Coeroli
12
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
RENCONTRES POLYNESIENNES
Des “rencontres polynésiennes”, je vous propose l’artiste
Malissa ITCHNER pour vous faire découvrir Mata Aiai, peintre et poète.
Avant de vous parler d’elle, juste un petit mot sur Lemi Ponifasio,
originaire des Western Samoa et résidant en Nouvelle-Zélande. Sa
troupe de danse « MAU » est composée de maoris et de samoans.
Invité par Marguerite LAI à danser les 28 et 29 novembre 2003 sur la
place To’ata à Papeete, avant le spectacle de « O TAHITI E » intitulé
« ATU », Lemi a présenté « OCEAN INSIDE THE BODY ». Ce fut très
fort pour moi.
Loin des danses traditionnelles, Lemi ose le nu extérieur et intérieur,
un spectacle moderne, avec une certaine influence japonaise, pur et
brut, dur et beau. On ne peut rester indifférent. Je me suis laissée entraîner dans mes délires, un voyage en moi-même. J’écoutais les gens s’interroger sur la signification du spectacle. Ils voulaient comprendre, lis
avaient peur de ne pas avoir compris, peur d’avoir l’air bête ou simplement ils n’avaient pas l’habitude de ce genre de spectacle et étaient
surpris, parfois même choqués. Les questions soulevées m’ont parues
plus intéressantes que les réponses. D’ailleurs ceux qui ont interrogé
Lemi n’ont reçu que des réponses énigmatiques délivrées d’un regard
acéré avec un air moqueur et toujours provocateur.
Merci Marguerite pour inviter de temps en temps des artistes originaux. Encore !
Annie Reva’e Coeroli
Littérama’ohi N°6
Mata Aiai
Malissa Tevahinetemataaiai Itchner
nom de
poète
Mata Aiai
Malissa Tevahinetemataaiai Itchner est née le 29 août 1967 à
Oahu, Iles Hawaii. Arrivée à Tahiti à l’âge de six ans, elle a grandi dans
la vallée de Tenaho à Pirae, apprenant le français à l’école et le tahitien
auprès de sa grand-mère paternelle et dans la rue. Elle met a profit le
goût pour les langues que sa mère américaine a su lui communiquer
pour devenir traductrice assermentée en anglais, français et espagnol
au Service Territorial de la Traduction et de l’Interprétariat de 1988 a
1993. Secrétaire sténodactylo de formation avec un BTS de secrétariat
de direction et une licence de LEA-Langues Etrangères Appliquées
mention « Affaires et commerce » (anglais-espagnol / mention assezbien), elle a travaillé comme secrétaire de direction a Tahiti Transit de
1987 a 1988 et au CESC (Conseil Economique Social et Culturel) de
1993 a 2001. Depuis 2001, elle vit à Huahine avec ses filles Tuhono et
Temanihi. Elle est chef du secrétariat de la commune et correspondante de La Dépêche de Tahiti.
Fondatrice et secrétaire de l’association de jeunesse « Tenaho e tu
de janvier 1996 a juillet 2001, elle a également été animatrice de
la maison de quartier de Pirae de septembre 1999 à février 2000.
noa »
Malissa se découvre très tôt un don pour le dessin, qu’elle tient de
son
père artisan et musicien. Elle écrit des poèmes en plusieurs lan-
gués, s’est initiée à la peinture depuis 1997 avec une préférence pour
l’aquarelle et l’acrylique. Elle aime faire de la photographie, de la couture et du va’a.
resse à
14
Elle rame dans le club Fare Ara de Huahine. Elle s’inté-
la généalogie et est une spécialiste du chili con carne.
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
J’ai connu Malissa lorsqu’elle était secrétaire au CESC. De nomb-
goûts communs nous ont immédiatement rapprochées, le hard
rock heavy metal, mes amis qui pratiquent cette musique, la poésie, le
reux
dessin, l’amour du beau, les traductions, la fête, un certain anti-conformisme et le « on s’en fout du qu’en dira t’on ».
Fin janvier, j’ai emmené mes amis hawaïens Keoni et Keao à
Huahine chez mon fils et ma belle-fille, Hiro et Hina que je remercie
encore pour leur générosité et leur patience. En effet, une mère ou
belle-mère comme moi ce n’est pas de tout repos !
Je voulais que Keoni et Keao connaissent Malissa car ces 3 personnes sont des artistes et sont chères a mon cœur.
Des notre arrivée, nous sommes allés voir Malissa, nous avons fait
la fête et je l’ai convaincue de me donner des textes pour Littérama’ohi.
Merci Malissa, euh pardon,
merci Mata Aiai pour tes futurs lec-
teurs.
J’espère qu’un jour on pourra mettre des photos ou des dessins
dans Littérama’ohi car Malissa fait parfois des tableaux illustrant ses
poèmes.
Annie Reva’e Coeroli
Littérama’ohi N°6
Mata Aiai
HAAMOEURA
A hi’o na ia’u, ta ‘oe vahiné.
E aha ta ‘oe e ‘ite ra ?
E aha ho’i au na ‘oe ?
E ‘ohipa, e faufaa anei
Ta ’oe e rave mai ta ’oe e hinaaro ?
A hi’o maite na ia ‘u, o Haameoura.
Ua topahia vau i teie i’oa
E ere te mea haapa’ora’a ‘ore noa
E auraa mau to teie i’oa.
Ua 'ite au e, e taamu paari
Tei taati ia taua,
Oia ho’i to taua tama
O ta ‘u i fanau na ‘oe.
la ara mai ra to‘u mau moemoea,
E mutu teie fifi ia ‘u nei
Noa atu ta ‘oe mau haamata’uraa :
Mea ura mau to ‘u mau moemoea.
No reira, a faatura ia‘u, e ta‘u tane,
A here ia‘u i te here mau,
A horo’a mai ia‘u te mau mea ato’a
O ta‘u i horo’a atu ia ‘oe,
E a tahoê ana’e to taua mau moemoea,
la vai noa te here i ropu ia taua.
Mata Aiai
13 no eperera 1994
16
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
HIMENE URA
la tavevo te mau reo himene
A tapiri na i to mata,
A fa’aea na i te parau,
A noho tu noa na,
I reira ‘oe e 'ite ai.
Himene i te po,
Himene i te ao...
E riro te mau reo
Ei 'ura auahi rau
Ta te ta’ata tata’i tahi e ha’apura
Mai te fenua
pu
Tae roa atu i te rai - a’au,
-
Na roto i te hoê reo ‘amui,
Oia ho’i te himene ‘ura.
Mata Aiai
13 no eperera 1999
17
Littérama’ohi N°6
Mata Aiai
NOTE HOE ORARAA API
Aue ta ‘u tamahine fanau tahi,
Mea hohonu ta ù here ia ‘oe,
Noa atu to ù mau riri,
O ‘oe ho’i te hotu o ta ù here.
Are’a ra to ‘oe metua tane,
No to na mau hum ino ia'u
E to na haapa’o ‘ore ia taua,
Penei a’e te mo’e nei to na here ia’u
Aore ra te mihi nei ‘oia ia na iho.
Te ti’aturi nei au i te oraraa,
Te oraraa o ta’u e turu nei,
O ta’u e rohi nei
la maita'i taua i mûri a’e
I te hoê fenua tapiri ‘ore hia,
Te fenua o ta’u i ma’iti,
Oia ho’i o Huahine-Matairea,
Vahi no te hoê oraraa maitai a’e.
A ti’aturi mai ia’u no te reira.
Mata Aiai
9 no eperera 1995
18
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
MON EPHEBE
Je suis une esthète
Cherchant son éphèbe
Pour en faire sa chose
A très haute dose.
A me rendre boulimique
En espérant qu’il m’imite
Dans une grande fusion
Qui aboutirait à l’éclosion
D’un amour - osmose.
Pour qu’enfin on ose
Vivre malgré l’anathème,
Cette vielle rengaine :
«
La différence d’âge »...
Tout est question d’âme,
Et tu es mon fantasme.
Mata Aiai
11 mai 1995
19
Littérama’ohi N°6
Mata Aiai
TOI ET MOI
Je ne voulais pas te voir
Mais je t’ai senti, là,
A me regarder moi,
A l’opposé de toi.
Je me suis dit :
«
Pas de place pour toi dans ma vie
Ni pour longtemps, ni pour une nuit ».
J’ai fini par te regarder, et
Ce que tes yeux m’ont murmuré,
Ce que ta bouche m’a offert,
Ce que ton corps m’a crié,
M’a fait soupirer d’envie.
Retenir mon souffle,
Puis expirer un air chaud et doux,
Doux comme ta peau,
Chaud comme ton émoi,
Toi et moi.
Mata Aiai
12 janvier 2004
20
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
TAURE’ARE’A E
Ua reva ‘oe
No te hoê taime poto,
Mea teiaha ra i roto.
Ua ori taua
Na roto i te vai
O Fauna Nui.
E i te hitiraa mai
Te ava’e re’are’a,
Ua hiti ato’a mai
Te hoê taure’are’a
I roto ia’u nei.
No ‘oe hoi
Teie huru to’u,
Ri’ari’a ‘ore,
Hia’ai rahi,
Moemoea a’au.
Mata Aiai
13 janvier 2004
21
Littérama’ohi N°6
Mata Aiai
L’AMOUR
L'on ne peut prétendre
Pouvoir te consommer modérément
Car tu nous fais vivre intensément
Tout ce que tu peux nous apprendre.
Selon tes rythmes variés,
Les choses sont différemment colorées,
Et dans tous tes méandres,
Bien malin celui qui croit savoir s’y prendre.
En amour, rien n’est prévu d’avance,
Et nul ne connaît ses chances ;
Combien d’idéaux t’ont résisté,
Toi par qui tout peut exister ?
Mata Aiai
02 juin 1990
22
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
EXPERIENCE - REVEIL
Cela faisait bien longtemps
Que mon corps n’avait autant
Vibré de désir exacerbé
Jusqu’à en trembler.
Tu as dix ans de moins que moi,
Mais tes mains et ton corps
Savent me parler un langage
Qui se passe de paroles,
Dans un univers de sensations
Que j’avais fini par oublier.
Décuplées par la notion d’interdit,
Elles nous unissent et me remplissent
Le corps comme le cœur
D’une allégresse pleine de feu
Et d'une faim dévorante
Que j’ai très rarement
Eu l’occasion d’expérimenter.
Merci d’avoir accepté de jouer avec moi
Et de t’être laissé faire selon mes règles.
Mata Aiai
12 juin 1995
23
Littérama’ohi N°5
Maeva Shelton
RENCONTRES AU PAYS DES MAHARAJAS
Rendez-vous à Delhi! Telle était la consigne donnée par Cati, orga-
nisatrice de ce voyage au Rajasthan situé au Nord de l’Inde, pays qu’elle
connaît bien pour y être allée déjà dix fois !
Martine de Nouvelle-Calédonie, Tukua de Paris, sa soeur Terangi et
moi-même Maeva de Tahiti, nous retrouvons donc touristes au pays des
mille et une nuits. Les surprises commencent dès l’arrivée à l’aéroport :
ainsi vous sautez dans un taxi et voilà aussitôt une horde de gamins à
la portière demandant je ne sais quoi se terminant par « ...shish ». Est-
il possible qu’à peine débarqué on vous propose déjà du hashish ? Mais
non,
le chauffeur vous explique, tout simplement pour avoir soulevé
votre valise, on vous demandait un pourboire : «un bakshish » !
C’est seulement le lendemain matin que les vraies surprises seront
au
rendez-vous. Dès la sortie de l’hôtel à pied, dans la rue c’est tout de
suite le bain de foule ; enfants en quête de pièces, de bonbons, de stylos etc., mendiants de toutes sortes, odeurs très variées : encens, urinés et même excréments
humains, épices, fleurs de jasmin en guirlan-
des pour offrir aux dieux. Déjeuner dans un ancien palais de maharaja
transformé en hôtel - restaurant. Deux employés sont à I’ accueil, en
livrée aussi typique que somptueuse ; ils sont de belle stature, avec de
grandes moustaches qu’ils n’arrêtent pas de rouler, atout qui ferait rêver
plus d’un homme. Cela donne l’impression que le maharaja est toujours
présent dans son palais, attendant les visiteurs... L’intérieur est d’un
extrême raffinement et le buffet très appétissant. Pour une somme
modique, on peut se régaler aussi bien de délices indiennes que de
pâtisseries à la française.
Dans l’après-midi, départ en avion pour Jodhpur où nous attend un
chauffeur. Le lendemain, c’est la visite d’un château fort avec ses balcons en dentelle de pierre, et un mausolée dont les murs en marbre
blanc laissent passer la lumière.
Le tour se poursuit avec la visite de plusieurs temples. L’un d’eux
pourrait être baptisé le « temple aux mouches » en raison des milliers
24
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
de ces insectes qui habitent les lieux. On y pénètre par une grande
porte ciselée tout en argent, d’environ trois mètres de haut par autant
de large. Tout le long d’une allée intérieure en marbre, des mendiants et
des infirmes attendent quelque miracle. De la nourriture leur est appor-
tée par des dévots dans l’espoir de gagner les faveurs des dieux par
leurs bonnes actions. Une femme distribue une poignée de tout petits
bonbons aux quelques personnes présentes. On dit que dans ce tem-
pie, plusieurs miracles se sont déjà produits. Il est, en quelque sorte, l’équivalent de Lourdes en France. Un autre abrite, paraît-il, un cobra dans
un orifice visible sous un des murs. Tous les matins, à une certaine
heure, le serpent viendrait boire du lait que le gardien-moine place dans
un bol près de la cachette. Dans tous ces lieux sacrés, des statues de
Bouddha sont exposées dans des alcôves, protégées par des grilles : il
y en a en marbre blanc, en marbre noir, en argent et même en or. La
visite doit se faire pieds nus ; à la sortie, les chaussures sont récupérées moyennant quelques pièces pour celui qui les a « gardées » !
Puis vient le moment du shopping. Dehors il fait chaud (35°c). Les
boutiques sont de véritables cavernes d’Ali Baba où les éventuels
clients sont installés par terre sur des tapis posés à même le sol pendant que les marchands déploient devant eux toutes sortes de confections : couvre-lits, tentures, châles, écharpes en soie aux couleurs chatoyantes, sacs à main brodés ; on ne sait que choisir. Alors le marchand
fait.apporter du thé au lait et aux épices que l’on savoure tout en admirant ces merveilles faites à la main.
Et maintenant en route pour Jaisalmer, la citadelle dorée comme
on
l’appelle du fait de sa construction en pierre d’une couleur ocre qui
se
fond dans le soleil couchant. Au milieu du désert se dresse une
imposante forteresse juchée sur un immense rocher. On ne peut qu’être impressionné et subjugué à la fois par tant de splendeur. Les bâtiments ont été érigés au Xllleme siècle. Quatre portes d’entrée cachées
les unes des autres nous conduisent à la découverte de toute une ville
intérieure. Comment ne pas s’extasier devant les balcons ciselés qui
protègent les murs intérieurs de la lumière éblouissante. Autour de cette
cité, se dressent de magnifiques chefs d’œuvre, les « havelis » édifiés
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Littérama’ohi N°6
Maeva Shelton
pour les riches marchands de l’époque. Ce sont des maisons tout en
pierre, collées les unes aux autres, comportant généralement quatre
étages et deux sous-sol dont le premier servait pour garder les vivres,
et le second pour emmagasiner les marchandises. À l’époque, cette
ville se trouvait sur la route de la soie ; beaucoup de produits venaient
également du Pakistan : écharpes tissées avec une laine spéciale, appelées « pashmina », pierres précieuses, etc... Les fenêtres sont des
écrans de dentelle de pierre servant autant à embellir qu’à protéger les
femmes des regards indiscrets. Certaines de cês maisons ont été restaurées et transformées en musées, d’autres en boutiques, d’autres
encore servent toujours d’habitation ; il en est-raalheureusement
qui
tombent en ruine car l’entretien est extrêmement coûteux...
Un « tour » dans le désert ne saurait être complet sans une prome-
nade à dos de chameau dans les dunes au coucher du soleil. Après
avoir parcouru quelques kilomètres, quel réconfort de se rafraîchir avec
les boissons gazeuses vendues par des gamins loqueteux aux touristes ! Des danseuses et des musiciens arrivent de toutes parts pour animer la
pause ; les jeunes filles invitent les touristes que nous sommes
à se joindre à elles dans leurs danses et on se débrouille tant bien que
mal en empruntant tantôt des mouvements de « tamure » tantôt des pas
de cha cha cha ! Nous nous sentons telles « cinq jeunes filles dans le
désert ». Après une bonne rigolade, nous sommes accompagnées jus-
qu’à nos tentes « super luxe » dotées d’une salle d’eau comprenant toilettes, lavabo et un robinet sous lequel se trouve un seau ainsi qu’un
pichet pour se laver. Le repas du soir, à la belle étoile et aux lampes à
pétrole, est animé par des musiciens, plus nombreux que les dîneuses
car nous sommes les seules touristes dans ce «
campement ». Il faut
savoir qu’ici on est à moins de deux cents kilomètres de la frontière avec
le Pakistan qui est en guerre avec l’Inde. Les touristes se font donc plutôt
rares dans la région, ce qui permet de bénéficier de tarifs
exceptionnels
et de fréquenter des établissements très luxueux tels certains palais de
maharaja dont une partie a été transformée en hôtel. Martine est ravissanté dans son magnifique sari rouge brodé qu’elle a acheté à Delhi. Et
nous voilà reparties pour une autre leçon de danse. Le lendemain matin,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
avant le petit déjeuner en plein air, nous nous promenons pieds nus
dans les dunes jusqu’au lever du soleil.
Dans les villages et même dans
les grandes villes, des vaches
déambulent librement dans les rues, y déposant de nombreux “souvenirs” que les gens très pauvres ramassent ; ils modèlent d’épaisses
galettes qu’ils feront sécher au soleil. La bouse de vache est un excellent combustible pour cuisiner. Des cochons mangent les détritus jetés
dans les allées. Des chèvres y circulent également, munies de “soutiengorge” afin d’empêcher les petits de téter.
Pour la dernière nuit, Cati a réservé des chambres dans un palais
de maharaja (il y vit toujours avec sa famille) dont une aile a été aménagée en hôtel. L’architecture en est admirable avec les différentes teintes
de marbre, la riche décoration, les trophées empaillés du maharaja :
tigres de Bengale, léopards et autres animaux. Ce qui frappe l’attention,
c’est une trompe d’éléphant qui sert de pied de lampe. Dans le jardin où
se promènent des paons, se dresse un petit kiosque en marbre blanc
entouré de nombreux bougainvilliers multicolores taillés en grosses
boules. Ce splendide paysage forme comme un tableau dressé au premier plan devant la ville qui s’étend plus loin en contrebas. La piscine
de l’hôtel étant en réfaction, un “taxi de courtoisie” de la réception nous
emmène gracieusement à quinze minutes de là, dans une autre résimaharaja datant du Xllleme siècle et située au bord d’un
lac.-Nous ne sommes que deux à profiter des joies de la baignade dans
dence du
un
immense bassin carrelé en marbre et entouré de colonnes de la
même
pierre. Des singes en liberté se promènent dans le parc du
manoir. On peut admirer les magnifiques chevaux des joueurs de polo,
sport non pas hérité des Anglais comme on pourrait le croire, mais venu
des Mogohls il y a plusieurs siècles de cela. Le gardien dirige nos
regards vers des chauve-souris de deux pieds d’envergure (soit 60 cm
environ) une fois leurs ailes déployées, suspendues à des branches
d’un banyan âgé de cinq cents ans.
De retour à Delhi, Michou, la sœur de Cati, nous attend avec un
« swami »
(moine indien vêtu d’une tunique couleur safran). Elle est arrivée avec Cati puis repartie immédiatement en pèlerinage dans une ville
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Littérama’ohi N°6
Maeva Shelton
sainte. Nous faisons la connaissance du swami
qui nous donne des
enseignements spirituels et répond à nos questions existentielles.
Le lendemain, pour moi, c’est le départ à l’aube. Sur le chemin de
l’aéroport, le spectacle est désolant. Des dizaines et des dizaines de
personnes sans abri sont endormies sur des petites nattes ou à même
le sol sur le terre-plein qui sépare les avenues, ainsi que sur les trottoirs.
En cette saison, les nuits sont chaudes (aux alentours de 30°) mais de
violentes averses s’abattent de temps à autre sur la capitale. En hiver,
par contre, la température avoisine les 10° dans cette région. Il paraît
que ces gens viennent de la campagne pour chercher du travail dans
les grandes villes.
Chacune de nous prend une direction différente. Pour ma part, je
poursuis, seule, mon voyage dans le sud du pays : le Kerala. J’arrive à
Kotchi,( ville baptisée Cochin par les Français), où je vais à la rencontre
d’Amma (qui veut dire mère en Indien). Cela fait plusieurs années que
Cati m’en parle, et j’ai décidé d’aller la voir dans son village natal.
Amma, c’est une « Mahatma », c’est-à-dire une grande âme, au même
titre que Gandhi. Son histoire, c’est la transformation d’une petite villageoise en un guide spirituel qui a su captiver l’attention d’éminents
savants et de leaders mondiaux ; c’est sans doute le chapitre le plus
émouvant de l’histoire actuelle de l’humanité. Elle répand un message
d’espoir à une génération qui a connu plus de guerres et d’effusion de
sang qu’aucune autre à travers l’histoire. Depuis plus de vingt ans, elle
ne cesse de parcourir le monde créant des orphelinats, des écoles, des
hôpitaux, des hospices; distribuant aux pauvres nourriture, vêtements,
et la liste est bien longue encore...
Son oeuvre est semblable à celle de l’abbé Pierre en France, qui,
depuis cinquante ans, prêche les mêmes vertus avec la création de l’association “Emmaus”. Par contre, Amma oeuvre sur une échelle beaucoup plus vaste. On lui compte trente millions de dévots dans le monde
entier. A l’occasion de son cinquantième anniversaire, ses fidèles ont
souhaité organiser un grand rassemblement spirituel de quatre jours
afin d’invoquer la paix dans le monde. J’arrive dans les lieux où doit se
dérouler l’évènement. C’est grandiose ! C’est émouvant et à la fois
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
i
effrayant ; il y a tant de gens (par la suite j’ai su qu’un million de personnés avaient accouru à cette célébration, venant de
quatre-vingt-onze
pays). Parmi la foule, il n’y a pas que des « bonnes âmes » mais aussi
des pickpockets, alors il faut être vigilant. Je réussis à me glisser petit à
petit tout près de l’estrade dans cet immense stade préparé spécialement pour l’occasion. Je reste des heures immobile à regarder le déroulement de la cérémonie : discours du président de l’Inde, du vice-président, de diverses personnalités venues du monde entier dont la fille de
Martin Luther King des Etats-Unis, de même qu’un ex-sénateur et bien
d’autres encore ; puis vient le tour d'Amma, une petite femme brune, plutôt boulotte, vêtue d’un sari blanc. C’est l’image de la mère ; d’ailleurs elle
s’adresse à la foule en disant « mes enfants ». Selon Amma, le monde
est comparable à une fleur dont chaque
nation serait un pétale. Elle
enseigne à ne faire qu’un avec la nature afin d’assurer le progrès de
l’espèce humaine. La spiritualité, dit-elle, nous apprend à vivre dans le
monde. Il ne s’agit pas d’une foi aveugle, mais d’un idéal qui dissipe
l’obscurité. C’est l’élément qui nous enseigne à faire face aux obstacles
ou à des situations adverses avec le sourire.
Aujourd’hui la plupart des
gens ont une attitude de « je » et « moi ». Ils ne pensent qu’à leur plaisir personnel ainsi qu’à celui de leur famille. C’est la mort ! Cela les
conduira à leur propre ruine et à celle de la société. Mes enfants, à ces
gens-là, nous devons expliquer : « ce n’est pas de cette façon que vous
devez vivre ! Vous n’êtes pas des petits étangs où l’eau stagne et devient
de plus en plus sale avec le temps ; vous êtes des rivières qui doivent
couler pour le bénéfice du monde entier. Vous n’êtes pas faits pour souffrir; vous êtes faits pour expérimenter le bonheur ! C’est par l’amour, la
compassion et la dévotion que vous atteindrez votre but »...
Chaque soir, des chants et des danses de divers pays ont lieu sur
l’estrade du grand stade ; Amma donne sa bénédiction à des milliers de
fidèles : le « darshan ». Elle prend chaque personne dans ses bras, lui
chuchote quelques mots, puis lui donne un bonbon, une pomme ou
autre chose, avec un minuscule petit sac en papier contenant des cendres bénies à appliquer ensuite sur le front. Le dernier soir, Amma a
béni de cette façon quarante mille personnes en l'espace de vingt-trois
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Littérama’ohi N°6
Maeva Shelton
heures et demie, tout en gardant sa position: les jambes croisées sans
jamais se lever pour quelque motif que ce soit, ni pour boire ni pour
manger ! Pendant ce temps, des chants et des danses animaient la soirée. Un cinéaste français, Jan Kounen, perché sur un siège giratoire qui
n’arrête pas de monter et descendre, prend des prises de vue pour la
réalisation d’un documentaire DARSHAN qui sortira dans quelques
mois.
Le lendemain, Amma s’envolait pour continuer sa tournée mondiale
Europe...
En ce qui me concerne, je pars de mon côté un peu plus au Nord.
Durant mon voyage en train, je rencontre des « sikhs », avec qui je
converse en anglais. Ils sont vêtus d’un pantalon typique très large et
portent un turban autour de la tête.Ils appartiennent à une religion spédale, sont végétariens, et donnent de la nourriture à ceux qui ont faim.
Ils font beaucoup de pèlerinages au cours de leur vie et justement ceuxci viennent de se rendre dans plusieurs lieux saints. À la gare de
Coimbatore, un chauffeur m’attend pour m’emmener dans une sorte de
pension de famille à mille huit cents mètres d’altitude où je dois faire
une « cure ayurvédique ». L'ayurvéda est une des médecines les plus
anciennes au monde, à base d’herbes. Ces cures sont très réputées en
Inde et en particulier dans cette région. Chacun a son traitement spécifique. Après tous ces déplacements, j’avais besoin d’un peu de repos et
de calme. Alors j’ai demandé une désintoxication du corps et de
l’esprit. En ce lieu, je fais la connaissance de personnes de divers
pays : Angleterre, Australie, Emirats, Californie, Italie. Tous les matins,
c’est le réveil à six heures avec une potion amère pour dégager le corps
de ses toxines, puis yoga de sept à huit heures et demie. Ensuite, petitdéjeuner au soleil dans le jardin. Plus tard, massage exceptionnel exécuté à quatre mains avec de l’huile de sésame agrémenté d’épices ;
pour terminer, une des jeunes filles me fait asseoir sur un tabouret dans
la salle d’eau. Après m’avoir badigeonnée d’une préparation à base de
patate douce crue râpée dans le but de faire partir l’excédent d’huile,
elle me rince comme un bébé en versant des petits pichets d’eau chauen
de sur tout le corps .
30
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Ici, il fait frais car nous sommes en hauteur, loin des tumultes et de
la poussière des villes. Quelle différence ! J’apprécie ce calme
après
toute cette foule des jours précédents dans une température de plus de
trente degrés. Les alentours sont très verdoyants ; des plantations de
thé s’étendent à perte de vue ; des oiseaux et des singes abondent
dans la région.
Après un repos de neuf jours, me voilà repartie pour Bombay où
inconnue déléguée par des amis absents momentanément m’attend. À l’aéroport, nous nous identifions tout de suite et, immédiatement, le courant passe entre nous comme si nous étions des amies de
longue date. Son chauffeur nous conduit chez elle pour apprécier sa
collection de bonsaï tropicaux. Un petit arbre attire mon attention : c’est
un sapotillier chargé de fruits. Nous prenons le
goûter qui consiste en
une citronnade plutôt salée que sucrée accompagnée d’un petit bol de
pommes de terre tièdes au safran, un peu piquantes. Sincèrement, j’aurais préféré un bon thé du pays avec des petits gâteaux !
Dans ce pays de contrastes, quelque chose attire tout particulièrement mon attention : il s’agit d’une publicité pour un institut spécialisé
dans la perte de poids. Je n’en crois pas mes yeux ! Effectivement, j’ai
eu l’occasion de croiser quelques personnes obèses au cours de mes
déplacements...
Après deux jours de découvertes de la ville, temples, marché où je
me suis régalée de sapotilles de saison, une visite chez d’autres amateurs de bonsaï et plusieurs repas Indiens, car mes nouveaux amis
tenaient absolument à me faire goûter les spécialités de la région, je
quitte ce pays la tête pleine de souvenirs inoubliables.
une
Maeva Shelton
Littérama’ohi N°6
Solange Drollet
Le texte intégral qui suit intitulé “Nouvelle d’une rencontre inachevée” en rapport avec le thème de la revue fera partie d’un recueil de
nouvelles (6 ou 7) que je suis en train de rédiger à un rythme de tortue
(du fait de mes obligations professionnelles et universitaires). Elle
raconte l’histoire d’une rencontre avec un étrange étranger en Nouvelle
Calédonie.
Jimmy mon héros était un de mes clients à l’époque où j’exerçais
là-bas le métier d’avocat de 1971 à 1983. Bien sûr son aventure a été
romancée mais elle n’a jamais cessé de me hanter.
Mon séjour dans ce beau pays m’a inspiré une seconde nouvelle
en cours.
J’ai écrit deux ouvrages publiés par les Presses universitaires
d’Aix-Marseille (PUAM) le premier édité en 1996 est intitulé “Le système
polynésien de sécurité sociale” le second édité en 2000 est intitulé
“Le droit du travail applicable en Polynésie française” et ses frais de
publication ont été en partie financés par le Ministère chargé de l’OutreMer.
A ce titre j’ai également reçu le Prix du meilleur ouvrage en droit
social de l’année 2000 délivré par
le Centre de droit social de
l’Université d’Aix Marseille.
J’ai également rédigé un article sur le “Mariage de Loti” publié dans
spécial du Bulletin des Etudes Océaniennes en 2000 à Tinstigation de Daniel Margueron et un article sous forme de commentaire
d’un jugement‘du tribunal administratif de Papeete du 13/3/2001 à la
Revue juridique polynésienne, volume 9, p. 115 publiée par l’UPE Je
prépare actuellement un second article pour cette revue.
un numéro
Et je voudrais dire tout mon plaisir de participer à une oeuvre collective.
Solange Drollet
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
NOUVELLE INACHEVEE D’UNE RENCONTRE
Je pensais de temps à temps à Jimmy, un Américain aux cheveux
argentés, aux verres de lunette teintés, d’un âge indéfini que j’ai connu
en Nouvelle Calédonie. Il était venu à mon cabinet avec une toute
jeune
fille kanak dont on aurait pu penser qu’elle était sa fille plutôt belle et qui
le suivait comme son ombre fidèle.
Ils étaient de la région de Houaïlou, sur cette plaine ombragée de
la grande terre qui s’étend de l’embouchure de la rivière Houaïlou jus-
qu’aux contreforts de la chaîne montagneuse. Sur les longues berges
herbeuses, d’immenses bouquets de bambous pèlerins se penchaient
au-dessus des roches vertes que la transparence de l’eau découvrait
sous le soleil d’été. Houaïlou était pour moi une simple étape paisible
au bout d’une gorge étroite, la porte de la côte est à laquelle on accédait de l’autre côté de l’eau, par un vieux pont métallique enjambant les
deux rives sablonneuses.
Les voyageurs s’y arrêtaient toujours avant la fin du jour. Ils faisaient
une halte d’une nuit dans un
petit hôtel ordinaire aux volets bleus, au bord
de la route goudronnée, sous des filaos effilés que le vent faisait parfois
siffloter. Les pins colonnaires,
les flamboyants ardents, les eucalyptus
indigènes chuchotaient doucement emportant en l’amplifiant une liesse
communicative jusqu’aux confins de la brousse vive. En attendant le
dîner, le regard du voyageur ne se lassait pas du spectacle, dans les derniers rayons du soleil, des pêcheurs kanaks déployés au loin, autour de
l’embouchure. Ils étaient au pied de la mangrove cueillant dans leurs Iongués sennes fatiguées les mulets du large aux écailles argentées. Du
pont, on pouvait les voir posant un filet en cercle autour des racines de
palétuviers pour enfermer les poissons amenés par le courant de la haute
marée. Quelques autres pêchaient à la ligne sur une plate dérivant au fil
de l’eau, et tous guettaient dans les parages, le requin sage à un œil de
la tradition qui remontait disait-on, le fleuve jusqu’à sa source de légende.
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Littérama’ohi N°6
Solange Drollet
En amont du cours d’eau, près de l’étroit défilé, là où de vieux
kapokiers laissaient pleuvoir des flocons de laine, des cavaliers roux,
torse nu sur des chevaux de stock, rassemblaient leurs troupeaux, au
galop, fouet en main. Ils les poussaient avec des cris joyeux vers les
gués du fleuve qu’ils traversaient en de grandes enjambées dans de
brillantes éclaboussures irisées de gouttelettes argentées.
A l’écart de la grande route du tour de l’île, le temps semblait arrê-
té pour le village européen blotti dans son écrin de verdure, sagement
posé le long de la piste de terre rouge qui menait aux mines de nickel
saignants des collines. Dans la soirée, une légère animation se concentrait autour du bazar boulangerie mercerie que tenait une
sur les flancs
vieille famille calédonienne, une sorte de caverne d’Ali Baba où s'entas-
saient au petit bonheur la chance, des pièces de pagne de manou, des
boules de
pétanque, de la quincaillerie dépareillée, des boîtes de
conserve, du savon de Marseille, des sacs de farine et des gâteaux en
quantité cuits au four de bois. C’était de là que les jeunes kanaks, ramenant vers Do Neva les provisions de leurs courses, partaient le long des
collines, sur des sentiers de peau rouge, en cheminant de crêtes en crêtes et de vallons en vallons vers le vrai pays, celui des hommes noirs.
Jimmy faisait la tournée des tribus dans sa fourgonnette épicerie
qu’il chargeait au dernier moment de paniers de pain frais et de pâtisseries crémeuses. Une place était réservée aux sacs de tracas nacrés
et de trépang abandonnés par les pêcheurs au bord de la route qu’il
devait ramasser au retour.
se
Jimmy n’était pas seulement un colporteur. Sa présence en brousn’avait laissé d’intriguer puis d’inquiéter. Son intérêt pour les tribus
apparaissait suspect. Leur vendait-il de l’alcool contre des tonnes de
monnaie trébuchante ? Comme il était souvent accompagné d’une adolescente popinée, il attisait les calomnies et faisait beaucoup jaser sur
son passage. Il pouvait bien être un détraqué sexuel pourquoi pas pédophile cherchant à abriter des amours contre-nature dans une contrée
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
noire à moitié sauvage autrefois anthropophage ou encore un meurtrier
se cachant des
policiers sous une fausse identité et une qualité imaginée dans un pays où des poignées d’herbe nouée indiquaient toujours
les territoires tabou. Beaucoup pensaient que Jimmy avait plutôt le pro-
fil d’un espion venu de l’ouest, pourquoi pas vil, pourquoi pas malsain,
installé près des centres miniers pour en surveiller les activités avec du
matériel bricolé.
«
.
.
Pour les Kanaks, parmi les plus anciens, Jimmy était devenu une
corbeille à paroles car il était capable de désigner les forêts hantées par
les aïeux, les villages vidés par des chefs cannibales, les familles
effrayées fuyant les nobles puissants ogres, réfugiées dans les vallées
voisines. Il savait aussi déclamer l’histoire des tribus et leurs alliances et
leurs guerres et les tribus accueillantes qui préféraient, une fois comblées
de présents coutumiers, tuer leur invité étranger plutôt que de le laisser
partir chez les voisins réjouir d’irréductibles guerriers.
Jimmy était tout simplement un blessé de la vie, un sauvage réfugié auprès des primitifs pour retrouver sur des rochers calédoniens la
paix de l’âme et le goût de la liberté de ces horizons infinis. Il était peutêtre sensible aux sortilèges de la grande terre, au charme mélancolique
de ces immenses plages sombres ou de ces profondes mangroves
habitées par les esprits des ancêtres. Il connaissait les banians du deuil
dont les solides branches avaient porté des cadavres en poussières
dans des caisses ouvertes au jour, les places interdites aux humains où
étaient à demi-enterrés des morts assis, parfois penchés, les têtes soutenues par un bâtonnet de gaïac. Il devinait sous un parterre de pourpier le commencement d’un chemin secret grimpant lentement vers
quelque clairière mythique. Dans la société kanak, les vivants se mêlent
aux morts, le réel au magique, l’histoire à la légende.
Il habitait à l’entrée d’une baie, entre mer et forêt dans une imposanté bâtisse à
étage, une vieille demeure en bois sur pilotis d’une
dynastie d’agriculteurs éleveurs dont la grande façade aux couleurs
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Littérama’ohi N°6
Solange Drollet
surannées dominait une rivière de ramures. La maison était la dernière
du chemin qui menait aux falaises et ne se donnait pas aux regards des
passants. De la route, on ne voyait que l’écran des bambouseraies
échevelées et des cocoteraies malmenées par les cyclones.
Pour l’apercevoir, il fallait s’engager sur une longue allée bordée de
bougainviiliers de tamariniers et de palmiers royaux, voyageurs s’étirant
vers un bouquet d’épais manguiers cernés d’imposants baniajis.
Derrière les anciennes écuries recouvertes de chèvrefeuille, un étroit
sentier se frayait un passage dans la végétation exubérante vers un
antique débarcadère. Là était amarré un cotre ponté qui avait ressem-
blé autrefois à un voilier racé.
Jimmy avait été, tour à tour, trappeur puis prospecteur minier au
Canada. Il avait été recruté avec des milliers d’autres par des petits
mineurs calédoniens pendant les glorieuses années du rush du nickel.
Après la crise, lorsque la fièvre de la production était tombée et que le
minerai avait du mal à se vendre, il avait dû changer d’activité et le pays
kanak, le monde mystérieux des mélanésiens, devint son pays d’adoption. Il profitait de ses tournées d’épicier ambulant pour continuer de
prospecter à la recherche de filons d’or ou de cuivre ou de cobalt ou
encore de chrome que recelait le riche massif calédonien.
Autrefois accrochés au sol aride tout en ravines, les petits cobalteurs grattaient le flanc de la montagne à la main pour lui extraire le pré-
qu’ils ensachaient de jute avant de l’expédier dans les
grands centres urbains. Dans le Nord, des francs-tireurs avaient descendu du cuivre le long du fleuve Diahot. Des mines avaient été ouvertes mais elles ne livrèrent que de dérisoires pelletés de minerai.
On avait, plus tard, ramassé des paillettes d’or dans les sables du
creek près de la mission de Pouébo et quelques minces veines de chrome affleurant sous la surface des roches. Chacun se prenait à rêver de
cascades vertigineuses, couleur d’ambre éclatant. Mais personne n’avait trouvé le filon qui donnait au fleuve les paillettes qu’il roulait au fil du
deux butin
courant.
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Accompagné de l’adolescente kanak qui lui servait de guide dans
énigmatiques explorations, Jimmy sondait secrètement la terre. Au
pic et à la pioche, il cassait les cailloux d’où ruisselaient des coulées de
poussière. Il enfouissait de temps à autre dans ses grandes poches des
échantillons de minerai d’un précieux vert émeraude. De ses fréquentes
pérégrinations, il avait collectionné des cailloux qui ressemblaient aux
pierres sacrées des kanaks, celles de l’igname pour assurer sa multiplication dans les champs, celles à maléfices, porteuses de maladies que
l’on peut glisser le soir dans la case de l’ennemi. La dernière avait la
forme étrange de la montagne tabou des Mélanésiens. Il la déposa avec
les autres dans la dernière rangée sur les rayons de sa bibliothèque
ses
vitrée.
Un beau jour, l’univers paisible de Jimmy bascula. C’était le jeudi
du marché, au petit matin, la brume flottait encore paresseusement audessus de la rivière, il découvrit derrière le bosquet de cordyline une
monstrueuse, immense masse noire et scintillante plus haute que les
plus hauts de ses arbres. Une montagne de minerai avait été posée
dans son champ de maïs en friche, au pied des majestueux banians du
deuil, non loin de l’appontement où s’amarrent encore les gros chalands
des exploitants de nickel. Les grains noirs pailletés d’argent étaient du
chrome. Des inconnus, des rouleurs de mine avaient déversé là leur
chargement en croyant que la terre alentour n’appartenait à personne.
Ils faisaient quelquefois cela en attendant la venue d’un prochain minéralier d’Australie ou du Japon.
Jimmy n’avait rien vu ni rien entendu. Il venait rarement au débarcadère. Les routiers enveloppés de poussière avaient peut-être suivi des
pistes rougeâtres, rongées de crevasses bordées de précipices depuis
le sommet des montagnes en direction de la mer vers la baie jusqu’aux
installations d’embarquement. Après, ils avaient disparu comme par
magie. Jimmy avait guetté patiemment, jour après jour, leur retour. Il s’était posté souvent près de la piste pour scruter le long du chemin poudreux, le suivre du regard de là où il apparaissait jusqu’au point où il allait
se perdre derrière le talus dominé par les pins colonnaires.
37
Littérama’ohi N°6
Solange Drollet
Le chrome en si grande quantité avait dû être amené de l’ancienne
mine abandonnée de la Tiebaghi à l’extrême nord de l’île de l’autre côté
de la côte.
Etrangement, le temps passa sans que personne ne se
manifestât. Jimmy mena discrètement son enquête au village et dans
les centres miniers voisins mais personne ne lui parla de rien. Il n’avait
pourtant pas rêvé. La pyramide de chrome représentait une véritable
fortune et son transport sur la route ne pouvait pas passer inaperçu.
Jimmy était même remonté sur la Tiébaghi pour tenter de retrouver
la trace des derniers rouleurs de mine. Accroché à la chaîne, le village
désert s’ouvrait au bout d’une longue allée couverte de bois noirs entrelacés de lianes profuses. Il avait pénétré dans un sanctuaire figé dans
l’impressionnant silence du temps. Il avait revu les ruines effondrées
des hangars, des remises et des bureaux abandonnés au vent et à la
végétation. Au sommet de la côte, la maison encore blanche du directeur du centre, immobile sous les énormes flamboyants en fleurs.
Rangés dans les entrepôts, les bennes et les camions achevaient de se
rouiller. Il contempla longuement sur la place principale où gisaient des
excavateurs désarticulés, les épaves rongées des wagons qui se dressaient contre la barrière rocheuse tels de noirs squelettes d’acier pétrifiés. Combien de tonnes de minerai avaient été arrachées de leur gangue par les mains calleuses de milliers d’anonymes engagés et parqués
dans ce campement ! On n’entendait plus le grondement de la montagne saignée par les pelleteuses ni le gémissement plaintif des coolies
annamites que les contremaîtres nerveux épuisaient à la tâche. Tout
maintenant était paisible et Jimmy communia un moment les yeux fer-
més avec le peuple du passé.
Les rouleurs de mine avaient-ils volé leur marchandise avant de
disparaître, s’étaient-ils envolés effrayés par leur forfait ou bien le
contracteur inconnu, mauvais gestionnaire, avait-il fait faillite, mais étaitce possible ? Le mystère s’était encore épaissi lorsque deux ans après
personne mais alors vraiment personne ne vint réclamer ce trésor de
sable. C’est alors que Jimmy fut habité d’un fol espoir. Il ne se maîtrisa
38
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
plus, il se mit à rêver tout haut : et si ce chrome définitivement oublié de
tous, ce diamant noir venu de nulle part, allait lui appartenir ?
Il prit la décision de me consulter, de se confier aussi. Je le mis
d’emblée en garde contre une tentative spontanée, irréfléchie d’appro-
priation frauduleuse du bien d’autrui : s’il n’était pas un mirage, ce
chrome appartenait encore à quelqu’un. Sa disparition était probablement provisoire. Pour Jimmy, ce quelqu’un était devenu un fantôme qui,
après tout ce temps, ne reviendrait plus sur terre et il ne voulait pas
renoncer à ce miraculeux cadeau du ciel. Je croyais l’avoir découragé
mais il ne prenait pas tout à fait au sérieux mes recommandations de
prudence, mes ennuyeuses ratiocinations. Jimmy me donna rendezvous pour l’année suivante. Je dus lui promettre d’engager des recherches dans tous les sens, des analyses juridiques plus approfondies
avant de nous revoir la prochaine fois, dans plusieurs mois. Il fallait à
nouveau explorer, creuser les articles du code civil, interpréter tous les
principes du droit des obligations et des biens mobiliers ou immobiliers
pour découvrir, à n’importe quel prix, la règle évidente qui le rendrait
enfin riche de son probable trésor.
L’année suivante, au jour et à l’heure convenus, il se présenta
confiant à mon cabinet. A notre seconde rencontre, je n’avais pas beau-
changé d’avis. Notre entretien dut le décevoir. Stoïque, Jimmy
jugea que les rigueurs de mes analyses devaient céder devant d’autres
considérations moins théoriques. Il contesta cent fois les différents raisonnements que je lui proposais, combattit avec ardeur les obstacles de
la loi que je lui désignais, lui décrivais en des mots choisis. Il essaya
patiemment de m’influencer en m’orientant avec fermeté vers la réponse
souhaitée. Pour cela, il avait fait l’acquisition d’un code civil qu’il avait
parcouru des soirs entiers quand la fièvre de l’or le traversait et l’empêchait de dormir. Il crut aussi qu’il pouvait mieux me convaincre, en proposant de m’abandonner une bonne part du prix de vente du minerai
coup
convoité.
39
Littérama’ohi N°6
Solange Drollet
D’une année sur l’autre, patient, il continua de m’interroger, imper-
démarche légaliste, dans sa logique
d’homme civilisé. Il avait lu au moins cent fois le code civil : le minerai
turbable. Il s’entêtait dans
sa
déposé sur sa terre était une marchandise abandonnée dont la possession valait bien un titre de propriété. Il projetait de charger le chrome sur
un navire minéralier australien ou japonais pour le vendre sur le marché
à l’étranger. Il me quittait toujours, encore un peu déçu, sans toutefois
cesser d’espérer.
Il m’arrivait parfois de l’imaginer sur sa terrasse à balustrade échafaudant sans fin des plans sur son fabuleux filon. Jimmy allait tous les
jours voir sa réserve de chrome pour s ‘assurer qu’il n’avait pas rêvé. Il
caressait du regard les ruisseaux de cristaux coulant sur un lit de
brillantes paillettes. Le sorcier de la tribu lui avait rappelé, un soir de clair
de lune propice aux légendes, que la noire pyramide avait jailli mystérieusement de la terre quand il avait ramené chez lui l’étrange pierre
taillée en forme de montagne sacrée.
N’ayant pas satisfait à sa quête, je l’avais condamné au supplice de
Tantale, contraint de convoiter éternellement l’or d’un inconnu qui seintillait malicieusement sous ses yeux avides. Et lui, malgré cela de me
harceler, sans arrêt, de me sermonner parfois, comme si je n’avais pas
compris que sa vie dépendait de mes recherches. Rien pourtant, lui rappelai-je, ne l’obligeait à me croire ni encore moins de me suivre les yeux
fermés. Il pouvait, bien sûr, passer outre mon avis, après tout, je pouvais aussi me tromper, tout était possible, le tout et son contraire
puisque j'étais jeune et inexpérimentée mais Jimmy n’avait pas vraiment envie de confier son dossier avec son secret à un autre avocat
plus complaisant ou plus savant : il avait décidé seul et à mon corps
défendant, de me lier personnellement obstinément à son sort. En
quelque sorte, il avait choisi (par superstition ?) de me remettre les
clefs, le sésame de sa destinée. Il espérait m’avoir à l’usure, sûr de son
pari qu’il croyait sensé. Il était simplement en train de jouer en marchandant sa future fortune. Il me sommait de trouver à tâtons sa loi perdue.
40
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Il prétendait m’apprendre à lire entre les lignes, à donner plus de place
à l’interprétation sous et par-dessus l’écrit, là où se trouvait la vie.
A bout d’argument, pour en terminer avec cette attente pesante, je
finis par lui indiquer qu’il ne risquait pas grand-chose s’il transgressait
les limites du droit positif. Le vol de minerai n’était pas une infraction
sévèrement sanctionné, à peine une amende très vite amortie et je lui
assurais avec toute la conviction dont je pouvais être capable qu’il ne
serait pas condamné sévèrement à de la prison pour autant.
Et puis le jour arriva où je lui annonçai avec peine que j’allais quitter le pays, je lui fis mes adieux. Je refermai son dossier, je le rendais à
son
destin. Je mettais son histoire extraordinaire entre parenthèses, lui
promettant de la reprendre avec lui bientôt.. Plus tard, loin de lui, son
souvenir m’avait poursuivie, son regard de reproche ne se laissait pas
oublier. Et puis lorsque les rides ont creusé mon front, je me
mis à
regretter de n'avoir pas accompagné Jimmy dans son aventure hors du
commun. J’eus envie de revoir Houaïlou.
Bien
longtemps après, je retournai sur les traces de Jimmy.
Personne n’avait jamais entendu
parler de son fabuleux minerai. J’avais retrouvé son dossier dans un
placard au département des archives. Il contenait un sachet rempli du
sable de chrome. Dans un entrepôt de son domaine de brousse gisait
une machine de déchargement de minerai, dans un autre hangar sous
une couverture de chèvrefeuille, se dressait une énorme spirale, une
spirale en acier que Jimmy avait traînée avec lui quand il recueillait le
chrome alluvial des plaines rouges des gaïacs. Jimmy avait disparu en
m’abandonnant à ma cruelle nostalgie. Il avait emporté avec lui le dernier mot de son histoire. Il me sera maintenant et pour toujours, je le
sais, impossible de mettre un point final à notre rencontre.
Personne ne sut me dire où il était.
Solange Drollet
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Littérama’ohi N°6
Françoise Helme
LA PROVENCE ET TAHITI,
UNE AMITIE HORS DU COMMUN
C’est la rencontre entre Catherine née le 3 mai 1948 à Ollioules et
Françoise née le 25 juillet 1947 à Toulon. Les deux varoises se lient d’amitié et elles vont découvrir Tahiti. Françoise a des attaches avec la
Polynésie, ses parents sont nés dans les îles du Pacifique et Catherine
vit en Méditerranée depuis toujours.
Françoise vit dans le mythe de Tahiti depuis son enfance, elle entraîparadis de ses rêves d’enfant
et d’adolescente. C’est l’aventure que je vais essayer de vous traduire.
ne donc son amie dans ses chimères vers le
CATHERINE
Catherine vit avec sa famille, ses parents et ses 2 grands frères
dans un modeste quartier du
Mourillon, agglomération de Toulon, en
bord du littoral de la Méditerranée. Avant notre rencontre Catherine n’a-
vait jamais pensé dépasser le périmètre de son quartier d’habitation. En
compagnie de ses camarades de quartier, elles partagent leurs jeux,
placette à quelques mètres de l’église. Sa maman la surveille de
sur la
la fenêtre de l’immeuble au coin de la rue tout en travaillant.
LA VIE EN PROVENCE
L’été en Provence tout le monde vit à l’extérieur, les journées se ral-
longent et la chaleur est étouffante. Dans la journée, les volets des maipour maintenir une certaine fraîcheur à l’intérieur. En
fin d’après-midi les pépés et les mémés disposent leur banc devant leur
porte d’entrée en racontant les derniers « potins » du quartier. Les femmes s’occupent en préparant les vêtements d’hiver, les aiguilles à tricoter ou des crochets dans les mains. Des parties de pétanque animées
sons restent clos
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disputent sur la place entre hommes, des jurons en patois fusent
dans l’air et il y a parfois des contestations avec l’accent du midi. L’hiver
se
tout le monde rentre à l’intérieur près du poêle pour se réchauffer. Des
parfums de ratatouille, aromatisée de thym et de laurier embaument les
ruelles, ainsi que la soupe au pistou et la bouillabaisse.
La rue est très animée dans la journée, on peut apercevoir le chiffonnier, le vitrier ou encore le rémouleur aiguiseur de couteaux, ils poussent leur voiturette montée sur un tricycle. Cela est très folklorique et
typique à la région.
HISTOIRE DE LEUR RENCONTRE
Je crois que nous nous sommes rencontrées pour la première fois
sur les bancs du catéchisme du
quartier et certaines journées de patro-
nage le jeudi après-midi organisées par les responsables de la catéchèse
de l’école des sœurs du quartier. Notre amitié va durer, nous nous
entendons à merveille. Le catéchisme est un peu barbant, nous préférons
les après-midi récréatives avec les jeux et chants. Avec Catherine
et deux autres camarades, nous avons trouvé très amusant d’attendre
Monsieur le curé devant la Poste avec sa 2CV rouge avant de nous rendre au catéchisme. C’est un événement pour nous de nous promener en
voiture, aucun de nos parents n’en possède. Nous allons nous retrouver
à l’école primaire des filles du Mourillon. La mixité n’existe pas encore,
il y a l’école des filles et l’école des garçons. Nous ne nous
quitterons
plus jusqu’au Lycée Dumont d’Urville en juin 1962, date de notre départ
pour Tahiti, le bout du monde, le Paradis de mes parents.
Je suis l’aînée d’une fratrie de 9 enfants. Papa est engagé dans
l’aéronavale depuis une quinzaine d’années il a fait le tour du monde et
la guerre d’Indochine durant sa carrière dans la Marine. Il est souvent
en mission en Afrique du Nord et rentre rarement en permission. Aussi,
Maman s’occupe de l’entretien du foyer et de l’éducation des enfants,
elle n’avait jamais quitté son « fenua » avant son mariage avec Papa.
43
Littérama’ohi N°6
Françoise Helme
Catherine, benjamine de sa famille a deux grands frères qui font
l’admiration de Françoise, qui rêve d’avoir un grand frère pour la protéger. Leur papa est souvent absent du foyer, la maman de Françoise
avec sa nombreuse famille est très occupée, celle de Catherine partage
journées entre sa machine à écrire et sa machine à coudre. Alors
les deux nouvelles amies comblent leur mal-être en se rassurant
ses
mutuellement et passent le plus de temps possible ensemble se
confiant leurs petits secrets. La maman de Catherine travaille dans une
imprimerie en tant que secrétaire et également couturière à domicile.
Excellente couturière, elle reproduit tous les modèles des magazines en
vogue de l’époque. Elle a dans sa clientèle une grande dame de l’aristocratie qui descend spécialement de Paris pour renouveler sa garde
robe à chaque saison et rester à la mode du jour. Ces déplacements
mettent tout le quartier en effervescence. Nous attendons en rang d’oignons la Comtesse dans sa jolie Cadillac noire, accompagnée de son
chauffeur en livrée, c’est un événement considérable pour nous de voir
«
en
vrai
»
du beau monde comme au cinéma. Le frère cadet de
Catherine se charge de faire la publicité autour du quartier pour annoncer son
arrivée.
Je seconde maman dans certains travaux ménagers notamment
les courses du matin avant de me rendre à l’école, je surveille également mes petits frères et sœurs et souvent Maman me demande de les
sortir lorsque je sollicite l’autorisation de descendre de notre appartement situé au 6ème étage d’un immeuble sans ascenseur. Lorsqu’il ne
m’est pas possible de sortir j’invite ma nouvelle camarade à la maison.
Ainsi débute l’histoire magique de la rencontre de la petite fille provinciale avec la famille « tahitienne » de Toulon, un vrai conte de fée. Je
lui apprends à découvrir ce pays
du bout du monde, l’île paradisiaque
de mes parents originaires de Tahiti que je ne connais qu’au travers des
histoires et photos de famille. L'hiver, les jeudis après-midi dans l’appartement familial, où se mélangent l’arôme du café grillé sur le poêle à
charbon de la salle à manger, le parfum de la vanille et des bananes fri-
tes, Catherine est émerveillée par les colliers de coquillages, les paréos
multicolores qui garnissent les pièces, Maman dans son paréo, sa fleur
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
à l’oreille. Quelquefois Maman prend sa guitare et chante des airs de
son
pays et nous demande de danser. Ensemble nous rêvons de ce
paradis avec ses eaux transparentes dans lequel se promènent de
magnifiques poissons, les couleurs émeraude et bleu dégradé de
l’océan, les cocotiers et les couleurs chatoyantes de cette généreuse
nature. Elle nous parle de son « fenua » où il fait beau, il n’y a jamais
d’hiver, et surtout la mer entourant l’île, où ils ont le loisir de goûter aux
joies du lagon tout au long de l’année.
Catherine rêve d’apprendre à nager car ses parents sont trop occupés et n’ont pas le temps de l’emmener à la plage. Ensemble, nous
décidons vers la mi-mai, chaque après-midi après l’école de nous rendre dans une petite crique de la Farlède, sur le littoral. Je lui apprends
la brasse en la soutenant par le menton et la guidant tout doucement.
Catherine a tellement envie de nager qu’elle dépasse ses peurs, elle ne
s’éloigne pas du bord et elle est si heureuse de voir qu’elle peut flotter
et tenir sur l’eau.
Ensuite nous partons à la découverte de la ville, des ruelles de
pour une promenade le long de la
Rade sur le Port et une découverte de la montagne : le Mont Faron avec
Toulon le dimanche après-midi,
célèbre fort. Infatigables, sur nos petites jambes, nous parcourons
des kilomètres à pied. Lors de ces sorties, je prépare le goûter soit deux
son
pain avec des carrés de chocolat ou des bananes et de
la citronnade dans une gourde. Je connais toutes les rues, les ruelles,
morceaux de
les avenues, les petites villas, c’est l’aventure avec un grand A.
Durant ces années passées ensemble nous allons partager nos
savoirs, Catherine me conseille lorsque je commence à monter mes
mailles pour tricoter mon premier chandail pour le prochain hiver. Ayant
de bonnes bases de couture, elle m’aide dans mes petits travaux. Nous
essayons ensemble d’améliorer nos garde-robes, avec les moyens du
bord. Sa maman couturière est dépassée par les commandes de ses
clientes et Catherine l’aide à bâtir et monter les ourlets.
Je constate que Catherine ne fait pas ses devoirs, qu’à cela ne tienne, je l’invite à la maison après les cours et nous travaillons
ensemble, car
cela est plus motivant et nous arrivons à améliorer nos connaissances
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Littérama’ohi N°6
Françoise Helme
mutuelles. Nous voilà en train d’imaginer notre enchaînement de gymnastique, en short avec des élastiques aux deux entrejambes. Nous
sommes en bord de route, au
pied de l’immeuble où vit Catherine.
Quelles parties de fou rire nous avons eu et en même temps nous mettons beaucoup de sérieux à notre composition qui sera notée ! En effet
dans notre classe il y a des expertes, la fille de la prof de gym et une
autre camarade qui participe aux concours régionaux de gymnastique
rythmique sur une poutre et qui a été classée. Je ne me rappelle plus
nos notes mais nous avons eu la moyenne toutes les deux.
Il faut préparer notre communion solennelle, c’est un événement
important. Alors nous allons porter de belles robes blanches qui ressemblent à des robes de mariée. Pour la circonstance nos mamans les
ont louées, pour moi je porterai la robe blanche en voile, Catherine elle
portera l’aube. La cérémonie est longue, il ne faut pas déjeuner 3 heures avant la communion, aussi avons-nous l’estomac vide et Catherine
et plusieurs de mes camarades vont se trouver mal, il fait chaud et l’église est pleine à craquer.
Les années passent très vite, notre amitié grandit et Catherine fait
partie de notre vie avec ma smala de frères et soeurs. Elle les connaît
tous et nous aurons l’occasion aussi de nous chamailler surtout avec
petite sœur cadette qui ne se laisse pas faire. Nous nous déplaçons
et parfois avec des
« copines » de quartier.
La naissance de mon dernier petit frère en janvier 1962 sera l’occasion de fêter son baptême. Ce sera la dernière fête avant notre départ
définitif. L'appartement va se transformer en salle de banquet, toute la
famille est en vêtement du dimanche et le buffet copieusement garni.
Nous avons même le droit de boire du punch pour l’occasion. Pour la
cérémonie, mes parents ont récupéré des pièces de menue monnaie
afin de les jeter en sortant sur le parvis de l’église, à la sortie des fonds
baptismaux. C’est une coutume du midi, et tous les dimanches après la
messe, lorsqu’il y a des baptêmes avec mes sœurs nous attendons
dans l’espoir de récolter quelques pièces. Mais, les petits bohémiens
sont plus rapides et plus agiles que nous.
ma
souvent ensemble, quelquefois avec mes parents
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
LE DEPART DÉFINITIF POUR TAHITI UN MOIS DE JUIN 1962
Nous quittons définitivement la France le 5 juin 1962. Je me revois,
je vais avoir 15 ans à Tahiti en juillet 1962. Je suis accoudée au bastingage du « Mélanésien » paquebot des Messageries Maritimes qui
effectue sa dernière traversée dans le Pacifique. Je suis très heureuse
de partir en même temps j’ai un grand chagrin de quitter la terre qui m’a
vue naître et grandir, j’ai un nœud dans la
gorge et des larmes qui n’arrivent pas à sortir.
La veille de mon départ pour Marseille, avec mes camarades de
Bazeilles (nom de notre immeuble), sur les marches du perron, à l’arrière du bâtiment où nous avions l’habitude de nous rencontrer nous
discutions de mon prochain départ à Tahiti. Il y avait Catherine, la grande
brune, aux yeux noirs, très sensible, Timone, de beaux cheveux ondulés avec de grands yeux noisette expressifs et Cosette avec ses deux
grandes tresses marron et très distinguée. Mes camarades habitent le
quartier, nous fréquentons le même Lycée et sommes dans les mêmes
classes depuis plusieurs années. La séparation est difficile cela.fait si
longtemps que nous partageons nos temps de loisirs et nos petites histoires surtout avec Catherine qui est ma confidente. Demain nous ne
nous verrons plus. Je ne ferai
plus le chemin jusqu'au Lycée à pied
avec elles, je ne sais pas encore comment sera ma vie là-bas. A ce
moment-là, je ne peux imaginer l’impact que représente cette destination pour elles, j’ai grandi dans le mythe de Tahiti, je vois mon idéal se
réaliser. Je vais enfin vivre au bord de l’eau, dans la mer toute l’année,
au soleil sans hiver, sans chauffage, au paradis comme disent mes
parents, c’est formidable !
En même temps je réalise que c’est dur de quitter mon quartier,
mes copines, ma vie à Toulon, je prends conscience de l’inconnu qui
m’attend derrière ce rêve ! Nous nous promettons chacune de ne pas
nous oublier et de nous écrire très souvent. La seule qui tiendra sa promesse jusqu'au bout c’est Catherine. Avant mon départ je lui offre mon
chandail vert qui représente une partie de moi, un symbole affectif entre
nous.
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Littérama’ohi N°6
Françoise Helme
Du bastingage j’aperçois encore ceux qui nous ont accompagnés
jusqu’à Marseille je ressens de la joie et de la peine mélangées de quitter le berceau de ma naissance et tous ceux que j’aime que je pense
ne jamais revoir.
Les derniers jours de mer avant l’arrivée à Papeete seront agités,
nous allons essuyer une tempête, c’est bizarre, je n’ai pas été malade
durant toute la traversée et la veille je ne me sens pas bien du tout. Je
suis toute retournée, alors que nous sommes si près de Tahiti, tout à
coup je ressens une violente émotion, une peur soudaine de l’inconnu
qui m’attend.
Du large nous apercevons les montagnes encore vierges de Tahiti,
les cocotiers, et toute cette verdure. Il fait un peu gris, une pluie fine, un
crachin vient bénir notre entrée dans le port de Papeete. Il doit être 17
heures et déjà le ciel s’obscurcit, la nuit tombe rapidement. Nous nous
approchons doucement du quai et nous remarquons la foule bariolée,
qui noircit le quai et les effluves odorantes des fleurs qui montent jusqu’au bastingage du bateau. Le bateau s’approche du quai, nous
accostons, et voici que cette foule envahit le bateau et alors là nous
sommes recouverts de colliers de fleurs et les présentations interminablés commencent. Le parfum enivrant des colliers de fleurs, la fouie sur
le quai, les danses, les bises qui n’en finissent plus, la joie, les pleurs.
Depuis mon arrivée sur le Territoire en juillet 1962, j’ai continué à
correspondre avec Catherine régulièrement. Je lui parlais de mes
découvertes, de mon cheminement initiatique pour m’intégrer dans ce
nouveau monde, de la beauté du pays et de la France qui me manquait
terriblement, surtout mes amies, mon quartier. En arrivant sur le sol
polynésien je me suis sentie catapultée d’un monde moderne dans un
mode de vie traditionnel. Tout est différent, les paysages, le climat, les
habitants, la langue, les comportements de chaque ethnie, les habitudes et les croyances. J’ai dû apprendre à m’adapter, j’ai basculé d’un
monde moderne dans un monde rétro, non préparé aux techniques
nouvelles. Le confort me manquait, l’électricité, l’eau courante, le
chauffe-eau, les transports en commun, les spectacles, le cinéma, mes
amis. Petit à petit, les années ont passé, je me suis fait de nouveaux
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
amis, j’ai appris à connaître l’île, à comprendre le comportement des
Polynésiens, leur langue, leur culture.
J'ai terminé ma scolarité au Collège Anne-Marie Javouhey en juin
1966 et dès la fin de ma scolarité en classe commerciale, ayant obtenu
mon CAP de sténo-dactylographe, je suis rentrée dans la vie active en
tant que secrétaire auprès du Gouvernement alors sous la tutelle d’un
Gouverneur, puis d’un Haut- Commissaire, avant l’autonomie interne et
ensuite pour le Territoire de la Polynésie française. Je me suis mariée à
un Polynésien en 1969, nous avons eu 3 enfants.
Cette amitié fidèle est le dernier lien me rappelant ma jeunesse
métropolitaine au bord de la Méditerranée..
Catherine connaît toutes les étapes de mon adaptation en
Polynésie, elle a suivi mon parcours à travers nos échanges de courrier.
Passionnée à travers la lecture de mes lettres et languissant de nous
revoir, un jour elle a décidé de tout quitter en France, son travail, sa
famille afin de venir s’installer à Tahiti et me retrouver.
Elle est arrivée à Tahiti le 10 mars 1974. Cela faisait 12 ans que je
vivais en Polynésie. Une grande émotion nous traversait toutes les,deux,
nous nous sommes
quittées encore adolescentes et nous nous retrou-
vions adultes. Notre amitié était toujours très forte. Nous l’avons accueillie
avec mon
époux et ma petite famille dans notre maison de Paea. La veille
les couronnes de fleurs pour fêter son arrivée.
nous avons enfilé
Dès les premières semaines de vacances, Catherine subjuguée
par le pays décide de s’installer à Tahiti et de trouver un emploi en tant
que secrétaire. C’est la période des essais nucléaires et nous sommes
en
plein essor économique, le CEP et le CEA viennent de s’installer. Ce
n’est pas aussi difficile qu’aujourd’hui pour se trouver du travail.
Maman s’est chargée de présenter sa candidature au C.E.A. par l’intermédiaire d’un ami pour le poste de Secrétaire du Service Administratif
et Financier. Le temps que le C.E.A. fasse son enquête sur sa personne,
elle trouve
un
poste de secrétaire chez Tahiti Pétrole (par les petites
journaux locaux). Elle travaille un mois avant d’intég-
annonces dans les
rer le CEA à
Mahina fin avril 1974 avec un contrat de « local ».
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Littérama’ohi N°6
Françoise Helme
Lorsqu’elle travaillait à Mahina elle habitait dans un petit « fare »
appartenant à Maman sur les hauteurs de Super Mahina. Ne sachant
pas conduire, elle descend chaque jour à pied au travail et remonte la
côte le soir. Cela va l’inciter à passer son permis de conduire qu’elle
obtiendra avant de partir sur Moruroa.
En 1975, les services du CEA à Mahina vont être transférés à
Moruroa pour des raisons économiques et le personnel local féminin de
Mahina est licencié puisque les femmes ne sont pas encore autorisées
à travailler sur les sites à Moruroa.
Un arrêté du Gouvernement polynésien donne la priorité aux personnes nées sur le sol tahitien. Catherine a peu
de chances de retrouver
du travail à Tahiti, elle ne désire pas rentrer en France. Son patron du
CEA décide de l’emmener travailler avec lui à « Muru », elle accepte de
partir sur les sites. La Direction du CEA a accepté mais les autorités
militaires ont bien évidemment refusé. Ce fut le parcours du combattant,
avec l’aide de son patron, pour rencontrer toutes les instances nécessaires et obtenir l’autorisation. Sa demande a transité par le Ministère
de la Défense, le Ministre des Dom-Tom puis l’Amiral de l’époque et
l’accord a été donné à condition qu’elle ne soit pas la seule femme. Elle
fut donc la première « popaa» à être affectée à Muru, à titre définitif,
(toujours dans le même service) suivie de deux tahitiennes (Elise et
Hinano) jusqu’en septembre 1977 date de sa démission.
Les causes de son retour en France sont multiples. La vie trop difficile à « Muru » pour une femme (vie de chantier et quasi-militaire), le
« blues » de la France, l’envie de retrouver sa famille, des problèmes de
santé, et surtout le désir de fonder une famille.
Elle va rentrer en France en septembre 1977 et continuer à travailler pour une filière du CEA à Paris quelques années avant de s’installer définitivement à Hyères avec son fils unique Mickaël, âgé de 23
ans, élève-ingénieur en informatique à Marseille. La maman de
Catherine vit toujours à Toulon, elle a 93 ans. Les 2 frères de Catherine,
Alain tient une crêperie en Bretagne avec son épouse et ses 2 enfants,
et l’aîné Jean-François est célibataire et retraité de l’Arsenal de Toulon.
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
26 ans après son retour en Métropole, Catherine est revenue en
« fenua ». Elle écrit un roman sur sa vie et ayant eu
connaissance par Danièle de Littérama’ohi, elle a décidé de créer une
vacances au
nouvelle sous forme de conte que je vous laisse découvrir.
Françoise Helme
27 février 2004
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Littérama’ohi N°6
Catherine Soisson
CONTE DEDIE A FRAMBOISE :
Le dernier voyage
Praline et Framboise se connaissent depuis quatre-vingts ans et
sont restées amies durant toutes ces années malgré leur éloignement
géographique. Framboise a passé l'essentiel de son existence en
Polynésie, à Tahiti plus précisément. Praline, quant à elle, est restée
provençale de cœur et de souche dans sa petite ville de Flyères les
Palmiers. Leur amitié, sincère et profonde, a survécu à toutes les tempètes et les cyclones de leur longue vie, les rapprochant épisodiquement dans un sens de la planète ou dans l’autre, au gré de leurs voyages et de leur découverte du Monde.
Ce jour-là...
Aux premières heures de la matinée, le soleil est déjà haut dans le
ciel. Les courants marins emportent Praline vers le large.
—
Oh la la ! Je crois bien n’avoir jamais eu d’idée aussi saugrenue
de toute mon existence ! Impossible de faire demi-tour, il est trop tard.
J’espère que tu ne rebrousseras pas chemin Framboise, ni ne t’éparpilleras de trop en cours de route. Je te fais confiance, tu étais d’accord
sur le projet !
Ne t’inquiète pas Praline, pourquoi as-tu de l’appréhension ?
Pour l’instant tout se passe bien. Les choses vont se corser un peu d’ici
—
quelque temps mais nous n’y sommes pas encore. J’ai pris la mer une
heure avant le lever du soleil. Je viens de traverser la passe, je suis en
haute mer et je file vers les Iles Marquises avant de me diriger vers les
Iles Galapagos, comme prévu. J’ai été secouée par quelques turbulences lors de mon départ, avec les lames qui se fracassaient sur le récif
corallien, mais maintenant la mer est calme, je suis confiante.
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—
La mer est calme, la mer est calme... tu parles pour toi ! Ces
jours-ci la Méditerranée est agitée, le vent d’Est se lève et le courant a
tendance à me rabattre vers le rivage. Le voyage commence bien, tiens !
A ce train-là je vais m’épuiser plus vite que prévu. Je crois que les
enfants ont été un peu trop prompts à nous mettre à l’eau. A mon avis ils
auraient dû attendre les beaux jours, le début de l’été par exemple.
Ah, je ne suis pas d’accord ! Tu sais bien qu’en Polynésie l’été
n’est pas la saison la plus propice pour effectuer un si long voyage. Avec
—
le charivari du grondement des orages au-dessus des Iles Marquises,
l’océan se déchaîne. Il y a des déferlantes et des creux de huit mètres et
c’est une vraie galère pour se maintenir à la surface ! Non non, pour
moi c’est la bonne période. Cesseras-tu un jour de râler ? Tu devrais
comprendre que toi en Méditerranée et moi dans l’océan Pacifique ce n’était pas évident pour nos enfants respectifs de s’entendre sur une date. Si
j’ai bien compris depuis mon lieu de repos où je me prélassais tranquillement, ils se sont beaucoup téléphoné pour mener à bien notre projet.
Oui, c’est vrai. Nous leur avions tout préparé en temps utile et
cependant ils ont eu quelques soucis de dernière minute. Te souvienstu de leur tête quand nous leur avions fait part de nos intentions ? Ils
avaient cru que nous étions devenues zinzin !
—
—
Mais nous sommes devenues zinzin ! Oh, ça fait du bien de pen-
ser à soi
après toute une vie passée à s’occuper des autres, de notre
petite famille et...
—
Oh, attends ! Sous moi, j’aperçois un banc de petits poissons de
toutes les couleurs et, dans le ciel, une tribu de sternes noires et blan-
ches à queue fourchue s’apprête à piquer droit dans les vagues ! Quel
festin pour elles !
Sous le ciel de Polynésie il fait un temps splendide. Une petite brise
souffle doucement en provenance du sud. Framboise, étalée mollement,
53
Littérama’ohi N°6
Catherine Soisson
se laisse
porter au gré des vagues douces, contemplant la surface infinie de la mer et du ciel.
—
Il fait trop chaud, le soleil m’éblouit et m’aveugle. Je dois abso-
lument me protéger de la chaleur pour économiser mes forces. Je vais
essayer d’avancer en m’abritant sous un petit chapeau de nuages qui
se
promène au-dessus de ma tête.
Abrite-toi ! Il ne manquerait plus que tu prennes un coup de
chaud ! Moi, j’ai dépassé les Iles Baléares et le ciel s’est chargé de gros
—
nuages blancs comme emballés dans du coton. Les vagues se sont ourlées de dentelle blanche. Je n’aurais jamais imaginé faire un si beau
voyage. Tiens, je descends le long des côtes espagnoles. Je vais me
mettre en vitesse de traîne, à quatre ou cinq nœuds comme les voiliers,
pour mieux savourer le paysage.
—
Fais bien attention, ne t’approche pas trop des côtes, tu sais que
nous devons les
éviter, c’est très dangereux pour nous.
Praline batifole au-dessus des
profondeurs marines, contemple
poissons jaunes et bleus zigzaguant autour d’elle, regarde
à gauche, regarde à droite... Elle se dirige vers le Détroit de Gibraltar
et quittera bientôt sa Méditerranée pour aller à la rencontre des flots de
l’océan Atlantique. Pour l’heure, elle nage tranquillement entre les deux
façades maritimes de l’Espagne et du Maroc.
La mer s’est calmée, se contentant de fredonner un air de clapotis
caressant les côtes escarpées.
une tribu de
—
Attention ! il ne faut pas que je traîne dans les parages. Devant
moi un bateau a jeté l’ancre et un moulinet vient de surgir entre les
mains d’un pêcheur.
—
54
Qu’est-ce qu’il fait ?
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Je crois qu’il donne du mou. Il baisse sa canne et laisse couler
—
ligne. Dis-donc, je ne voudrais pas être à la place du poisson ! ça y
est, il le hisse par la gueule. Tu le verrais, c’est un beau poisson, il se
sa
défend le bougre ! il vrille dans l’air pour essayer de s’échapper !
—
Ecarte-toi de là, c’est dangereux. Concentre-toi sur ta route, tu
perds du temps. Sans compter que tu risques de te fracasser sur les
rochers. Moi, j’approche des Iles Galapagos.
Framboise, j’aperçois des criques au loin, sur ma gauche. C’est
d’une beauté féerique ! Je longe ies crêtes du RIF marocain et les hautes
—
falaises espagnoles. Quelle palette ! J’entrevois la couleur ocre des villes
et les campagnes recouvertes de citronniers et de vergers vert tendre.
—
Méfie-toi aussi des criques Praline, tu ne pourrais pas en ressor-
tir. De plus il y a les égouts qui se déversent pas très loin, l’eau est pol-
luée, c’est un véritable cloaque nauséabond. Tu ne dois pas oublier que
tous ces détritus, largués par des impolis, te regarderont avec mépris et
pourraient même t’emprisonner. Tu n’es pas une habituée du coin !
Jusqu’à présent la traversée de l’immensité de l’océan Pacifique
s’était effectuée sans problèmes majeurs pour Framboise quand, sou-
nuit d’encre s’abattit sur la mer à l’approche des Iles
Galapagos. Un violent orage la surprit. Le mauvais temps déchaîna sa
rage, le vent se leva avec violence, se mit à souffler en rafales, la malmenant sans pitié. Elle fut retournée et ballottée par des paquets de mer
gigantesques venus de toutes parts et de nulle part.
dain,
une
Je ne suis pas tranquille, le ciel est noir, les eaux sont tourmentées, de couleur violet foncé, gansées de galons noirs. Je lutte contre
les courants et les contre-courants. Tout autour de moi, je n’entends que
—
vents hurlants, hululements ténébreux, sinistres. Praline, je ne suis pas
rassurée et j’ai toutes les peines du monde à me maintenir sur l’eau.
J’espère qu’un cyclone n’est pas en train de se lever, je n’y survivrais pas !
55
Littérama’ohi N°6
Catherine Soisson
Cramponne-toi, Framboise ! Cramponne-toi comme tu as toujours su le faire dans ta vie ! Tu sais, personne ne viendra nous chercher, nous, les naufragées de l’intemporel ! Ne pense pas au pire, tu as
fait le plus dur, tiens bon, j’arrive !
—
L’orage redouble, j’ai l’impression que le ciel va me tomber sur la
tête ! C’est un déferlement de rouleaux, je suis prisonnière de la mousse
—
d’écume. Je ne sais pas si je vais pouvoir tenir le coup longtemps !
—
Ah ! c’est toi qui m’a appris à nager. C’est le moment de me
prouver ce que tu as été capable de m’enseigner. Je te préviens, ce
n’est pas le moment d’être « fiu » !
Cramponnée aux vagues destructrices, aux trois-quarts immergée,
Framboise subit les assauts de la plus grosse et violente tempête que
l’océan Pacifique ait eu à endurer depuis des décennies.
Epuisée, meurtrie, elle entendait de longues plaintes s’élever des
profondeurs, se mêlant à celles de la tempête. Peut-être les
plaintes de particules éparpillées, perdues en mer. Elle avait peur de
finir comme elles, sans réussir à mener à bien son projet, leur projet
noires
commun avec Praline.
Au petit matin, tout s’est brusquement calmé. L’océan poussa un
long soupir, chassant au loin les dernières traînées ventées. Les gros
s’éparpillèrent, courant après une nouvelle chimère, les
vagues prirent leur temps de pause, repos bien mérité, galons noirs et
rouleaux disparurent. Sur une mer de miroir, le regard de Framboise put
admirer, de nouveau, la ligne de séparation entre les bleus du ciel et de
l’eau. Le rocher des Galapagos était en vue.
Praline, je suis fatiguée. Je viens de prendre une sacrée saucée,
cumulus
—
il m’a été très difficile de me maintenir à la surface. J’aimerais tant me
coucher sur un lit d’algues verdoyantes et dormir en me laissant bercer
par les vagues !
56
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
—
Tu n’es pas blessée, dis ?
Si. Je suis toute endolorie et je
crois bien que je garderai
quelques marques de ma traversée tempétueuse, mais ça va. Même s’il
manque des morceaux, le principal est là. Et toi, où en es-tu ?
—
—
Tout va bien. Quand le soir est tombé, j’ai ressenti le besoin de me
reposer. Dans la nuit très sombre, j’ai observé la lune. Elle se tenait bien
fière dans le ciel, sa lumière argentée s’infiltrait dans l’eau profonde, ses
surface. C’était
magique. J’ai pu observer également la voie lactée, ces nébuleuses spiralées lointaines, ces lumières du bout du monde. Notre demeure cosmique, l’univers des défunts parmi les étoiles. Je pensais fortement à toi.
reflets scintillaient de mille petits points blancs sur la
Oooh ! Je suis épuisée et toi tu as le courage de faire de la poésie ! On voit bien que ta nuit n’a pas été agitée comme la mienne !
—
Ne sois pas amère ! Tu sais que je ne suis pas très résistante,
moins que toi. J’ai traversé sans encombre le Détroit de Gibraltar et
—
l’océan Atlantique. J’aborde la mer des Caraïbes et me dirige vers la
Martinique. Tiens, il pleut ! J’aperçois un banc de thons filer droit devant.
Je sais ce que je vais faire puisque j’ai un peu d’avance sur toi, je vais
aller battre les plages de sable blanc de la Martinique et j’en prendrai
un peu avec
moi pour te le ramener. Ça te fait plaisir ?
pas t’approcher de trop près du
sable. Tu ne t’en dépêtreras pas et tu risques de t’y échouer. Tu vas te
—
Non. Tu ferais mieux de
ne
mélanger à lui et ensuite tu ne sauras plus qui est toi et qui est sable.
Et moi, que deviendrais-je, seule, dans mon immensité de bleu ?
Il faut toujours que tu me fasses la morale ! Miracle ! La pluie a
cessé. Tu sais je ne suis pas spécialiste de peinture mais je peux te dire
—
qu’ici c’est beau comme un Gauguin ! Tu permets quand même que je
prenne un bain de soleil ?
57
Littérama’ohi N°6
Catherine Soisson
—
Tu seras en retard à notre rendez-vous. Je ne suis pas loin des
Iles, un grand albatros blanc tourne au-dessus de moi. Il est très impressionnant avec ses ailes déployées.
Les Iles Galapagos sont en vue. Bientôt Framboise les contournera et se
dirigera droit vers le Canal de Panama. Praline contournera les
Petites Antilles où actuellement elle batifole gaiement sous le soleil et
prendra la même direction. C’est là qu’elles se sont donné rendez-vous,
leur dernier rendez-vous spirituel.
—
Te souviehs-tu Framboise quand je t’ai fait part de ce projet ?
Comment, à notre mort, aurions-nous pu rayonner dans les étoiles,
errant chacune de notre côté, après tant d’années d’amitié ?
—
Nous aurions été sous terre, moi dans un endroit et toi dans un
autre. J'aurais eu beau regarder de tous côtés, je ne t’aurais pas vue.
Ton regard m’aurait manqué.
Oui, alors j’ai eu une idée et je t’ai dit : Faisons une dernière
chose ensemble. Demandons à nos enfants de jeter nos cendres à la
—
mer. Toi, dans l’océan Pacifique, face à la plage de Papenoo, mais tu
pouvais en choisir une autre si tu voulais, et moi face à la plage de
l’Alma narre à Hyères. Je l’ai choisie parce que je m’y baignais tous les
étés. Je connais bien les fonds, les vagues, les remous. Le paysage est
beau avec la colline de Costebelle en arrière plan.
—
Et j’ai eu l’idée de traverser les océans pour nous retrouver à mi-
chemin, nous qui avons toujours eu soif d’aventures et d’espaces tran-
quilles.
—
Les alizés nous ont emportées et nous avions tout notre temps
pour nous retrouver. Personne ne nous attend plus désormais. Nos
enfants ont reçu la même consigne : attendre les cendres de « l’autre ».
Tu t’es faite désirer Framboise, il a fallu que je patiente, enfermée dans
58
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
mon urne. Tu aurais pu
m’éviter ça, moi qui suis claustrophobe ! Tout ce
temps sans voir le jour ni respirer le bon air de ma Provence tandis que
tu te prélassais au grand air, dans ton jardin sur la colline d’Arue ! Je
sais que chaque matin tu enfouissais ton nez dans la fleur de tiare pertant de rosée matinale et que tu faisais trempette à la plage de la Pointe
Vénus !
—
en
Je ne faisais pas trempette ! Je m’exerçais à nager longtemps
prévision de notre projet de L’au-delà.
C’est ainsi que Framboise et Praline souhaitaient emporter avec
elles l’amitié éternelle les unissant.
—
Je vois une terre, très escarpée, émerger au loin. Je remonte le
long de l’Equateur, je devrais arriver à Panama au petit matin. Je vais nager
doucement, prendre le temps d’admirer les poissons. Hier j’ai aperçu des
dauphins, ils m’ont entourée avec des gestes de bienvenue en poussant
des cris d’amitié. Leau est limpide, elle a une jupe bleue pailletée.
—
un très
■
Moi, je suis en train de nager au milieu des poissons. Il y en a
capricieux, il vire, descend, remonte. Parfois il plonge en flèche,
droit vers les grands fonds. Mon eau à moi est ourlée de rubans blancs.
—
Fais bien attention à tes
particules de cendres. Dans cette
immense étendue d’eau austère, j’ai réussi à éviter les requins prédateurs mais les
poissons ont avalé certaines de mes molécules. Ils
croient que je suis du plancton.
—
Moi aussi mais je n’osais pas te le dire. Mes particules ne sont
pas toujours disciplinées et les poissons me les pillent.
J’ai besoin de me reposer avant nos retrouvailles. Garde ton
de poussières bien groupé surtout, nous ne sommes pas une
—
amas
nourriture marine ni terrestre.
59
Littérama’ohi N°6
Catherine Soisson
Praline et Framboise se dirigent l’une vers l’autre. Elles avaient
décidé que ce serait Framboise qui franchirait le Canal de Panama. Elle
le connaissait, l’ayant déjà franchi sur un paquebot, voici plus de soixante-dix ans quand elle quitta la France pour Tahiti. Elle saura effectuer les
manœuvres
nécessaires pour passer le canal sans encombre ni dom-
mage. Praline l’attendra avec impatience de l’autre côté. Le rendez-vous
est prévu au point de latitude 80 - longitude 10.
—
Ça pue le sel partout autour de moi. J’ai des visions de couleurs
et de senteurs odorantes, j’aurais dû demander à mes enfants de mettre des fleurs de tiare avec moi.
—
Non mais t’es pas folle Framboise ? Tu te serais fait repérer avec
les fleurs. On avait dit « discrétion ». Tu n’as qu’à respirer tes effluves
parfumées au monoï. Moi, avant de « partir » j’ai été enduite de crème
nivea. J’en ai conservé l’odeur, en plus ça m’a adouci les cendres. Elles
sont douces comme de la soie. Je croyais que tes enfants avaient lancé
des couronnes de fleurs à la mer ?
Oui mais ils les ont lancées trop tard, j’étais déjà partie. Tu as vu,
l’eau est fraîche et fouette les neurones, nous allons couler des jours
—
heureux toi et moi.
C’est ça, drôlesse, fais des jeux de mots ! Fair du large nous a
fait du bien mais on ne ressemble plus à rien avec nos éléments nébu—
leux à moitié mangés par les poissons.
Chacune de son côté scrute l’horizon. Au loin, elles devinent l’intersection de la latitude 80 - longitude 10.
Elles sont là, face à face dans le petit matin. Leurs frêles tâches
humanoïdes, grisées et poudreuses, dansent sous un ciel tendre bleu
azur. Leurs flots se sont enfin
rencontrés. Elles se sont reconnues d’un
seul regard. Le regard de l’autre n’avait pas changé.
Quelque chose s’éveille et se met à grandir en elles, une sensation
de chaleur envahit peu à peu leurs particules, leurs molécules, leurs
60
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
neutrinos, leurs cendres. Un halo lumineux se forme, flottant au-dessus
des eaux. Elles éprouvent une impression de plénitude, comme si des
pièces de puzzle se mettaient en place.
Ma pauvre Praline, je nous regarde et je nous trouve bien abîmées ! Si nous nous mettions ensemble pour nous reformer en une ?
—
—
Laisse-moi d’abord te regarder avant de nous mélanger. Je te
Oh, Framboise, le voyage a été si
trouve resplendissante de beauté.
long !
—
Je sais, mais nous avions toute l’éternité devant nous pour nous
retrouver.
—
Viens, il est grand temps de nous mélanger pour notre dernier
voyage et partir à la découverte de l’infini.
Tu vois, quand on regarde dans la même direction, les. rêves
finissent par devenir réalité.
—
Catherine Soisson
© 2004
«
...Il y a trois sortes d’hommes :
les vivants,
les morts,
et ceux qui s’en vont sur la mer... »
Platon
61
Littérama’ohi N°6
Lorrène Gouassem
RENCONTRES...
En regardant en arrière, je réalise que chaque étape importante de
ma vie fut
marquée par une rencontre.
Rencontre : mot simple et compliqué à la fois qui ne peut laisser
indifférent.
Rencontres : quelles soient bonnes ou mauvaises, elles ont forgé
personnalité faisant naître des sentiments qui ont fait vibrer chaque
partie de mon corps et de mon cœur.
ma
De l’amitié à l’amour, de la passion à la haine, de la jalousie à l’admiration, de la frustration à la douleur, de la compassion à la colère, toutes ces émotions qui font qu’une vie mérite d’être vécue, se sont succé-
dées au fil des rencontres, des contacts ou d’un simple regard.
Ces rencontres, ces sentiments de joie et de peine, ce chemin de
vie, je les ai livrés à mon journal pour libérer la douleur qui m’opprimait
à la suite du décès d’êtres chers et surtout dans l'espoir de retrouver la
paix et la foi.
Aujourd’hui, je suis prête à les partager avec d’autres car l’écriture
m’a sauvée et si un seul message doit être retenu, je souhaiterai que ce
soit celui-ci :
un enfant est un être sacré
qu’il faut protéger, aimer et pour lui, il
est primordial de sauvegarder tout ce qui fait son identité.
Rencontre avec l’amour filial : extrait de « La Caldotienne »,
chapitre 1, « Appel aux secours ».
«...
Je ne connaissais pas mon père et ma mère travaillait à l’île
des Pins, une petite île au Sud de la Grande-Terre. Elle ne pouvait pas
62
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
s’occuper de son enfant, elle craignait de ne pas savoir, de décevoir et
naturellement, m’avait confiée à ses parents. Elle était souvent absente
et son absence me pesait.
Elle m’avait eue à dix-huit ans, d’un amour de jeunesse qui l’avait
abandonnée, une grossesse non désirée, cachée les premiers mois à
sa famille. Cette grossesse avait déclenché un drame quand mon
grand-père l’avait apprise. Il avait alors enfermé sa fille, ma mère, dans
sa chambre où seule ma grand-mère avait le droit d’entrer, pour lui
apporter sa nourriture jusqu'à ce que l’enfant indigne et illégitime soit
né, jusqu’à ce que la honte qu’apportait cette future fille-mère soit
oubliée.
Naquit alors un intense désir de protéger cette mère fragile et solitaire. Chacun de ses souffles me faisait frémir, chacune de ses souffrances me faisait
gémir, chaque battement de son cœur faisait grandir en
moi l’envie d’être aimée.
Fœtus intrus, je sentais que je devais tout faire pour plaire à cette
magnifique jeune femme rousse aux yeux verts qu'était ma mère.
Dès que je sortirai de ce ventre douillé où je devinais chaque tension, chaque refus de cette vie qui grandissait en elle, je me promis que
jamais je ne la ferai souffrir car plus que tout je désirais qu’elle fût heureuse et qu’elle m’aimât.
Ma soif d’amour était si
grande, qu’à ma naissance, le miracle
s’était accompli.
Ma mère avait fait la paix avec les démons de son récent passé, six
mois d’exil lui avaient permis de réfléchir à sa situation. Elle n’abandonnerait pas son bébé, tant pis si personne ne l’aiderait à l’élever, elle se
débrouillerait...
Mon grand-père ne vint pas me voir à l’hôpital mais quand mémé
et maman me ramenèrent à la maison, qu’il me prit dans ses bras,
il
comprit que j’étais la chair de sa chair, que rien au monde ne nous
séparera, que toujours il veillerait sur moi. J’étais son petit poupon. Je
porterai son nom... »
63
Littérama’ohi N°6
Lorrène Gouassem
Rencontre
avec
une
passion dévorante
:
extrait de
«
La
Caldotienne », chapitre 4, « Prise de conscience ».
«...
un
Cette goutte d’eau avait été un mot de trop, qui, prononcé dans
contexte tendu et provoquant, pouvait passer pour du harcèlement.
infligées telle
drogue à petite dose quotidienne par un supérieur hiérarchique ou
un parent d’élève sceptique avec un manque de diplomatie maléfique.
Ce sentiment de culpabilité que l’on arrivait à faire naître en vous,
vous accusant de laisser des maux sans solution, vous laissant seul
face à vos interrogations, vous faisant perdre le plaisir d’enseigner avec
passion, vous détruisait à feu doux.
Ce plaisir de travailler dans un climat de partage et de confiance,
qui fait la grandeur de l'école maternelle dans laquelle j’avais enseigné
pendant treize ans, je ne le retrouvais pas dans cette école élémentaire
où tout semblait superficiel, amer.
Défaillance du programme primaire ou enseignants réfractaires ?
Ici, plus d’enfants mais des élèves qui entraient dans un système
pas toujours adapté à leurs rêves.
Ici, des instituteurs tout aussi dévoués et téméraires mais obnubilés par des instructions officielles, en oubliant ainsi l’essentiel qu’un
élève est avant tout un enfant qui a soif de connaissances autant que
d’affectivité et de patience.
Ici, des parents qui voyaient leurs enfants devenir grands et qui
oubliaient qu’ils n’avaient qu’entre six et dix ans. D’autres qui refusaient
de les voir leur échapper et qui dans un cocon les enfermaient.
Ici, une directrice harcelant et harcelée par des inspecteurs en
constante mutation, eux mêmes pressés par un ministère manipulateur
et manipulé par la grande majorité de ceux qui critiquaient mais qui n’agissaient jamais.
Monde de carpette servile, panier de crabes dociles où l’enseignant est toujours le fautif et l’enfant, la victime passive.
Prise au piège, j’étais prise au piège d’un système éducatif pour
élite, le reste n’étant que mythe.
Je lui parlais des réflexions mesquines et des pressions
une
64
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Quand les enfants seront-ils vraiment au centre du débat et pas
uniquement sur le papier mais aussi dans la réalité ?
Quand les enseignants du primaire seront-ils mieux considérés et
aidés au lieu d’être dépréciés ou aveuglés ?
Quand vont-ils comprendre que c’est à la base qu’il faut agir efficacernent pour que plus haut tout se passe plus positivement ?
ne
Des souvenirs me hantent, ceux d’enfants en souffrance que l’on
peut secourir que d’une façon arbitraire, sans aide spécialisée, avec
des moyens limités et temporaires car ne
d'éducation prioritaire... »
relevant pas d’une zone
Rencontre avec la nature : extrait de « La Caldotienne »,
chapitre 5, « Père inconnu »
«...
Cette plaine marécageuse, bordée par un ruisseau capricieux,
s’étendait à perte d’yeux, ombrageuse et silencieuse. Nous aimions y
gambader, folâtrer, découvrir et agir avec ardeur et sans peur. Elle sentait bon le niaouli sauvage, l’herbe folle reflétant de mirages, le marécage
en fleurs.
Jeunes et vieux aimaient s’y retrouver pour jouer au football, faire
des promenades à cheval, ou avec motos et voitures s’élancer dans des
cascades sur fond de pétarades. Ils réalisaient des dérapages contrôlés
époustouflants, des sauts impressionnants, des courses grisantes. Ils
étaient à tour de rôle les champions du monde et les héros de la journée dans un climat sans vent de fronde.
Pour tous les enfants, la plaine à Fayard était un véritable trésor de
découvertes fantastiques. La flore et la faune offraient des contrastes
surprenants et magiques. Des oiseaux de toutes les couleurs y avaient
leur logis. Nous observions avec délicatesse une tourterelle à collier
venue se blottir dans son nid douillet, un colibri au plumage éclatant
donnant la becquée à son petit, un martin pêcheur carnassier plongeant
à grande vitesse dans le marécage nourricier.
65
Littérama’ohi N°6
Lorrène Gouassem
apercevions des cerfs apeurés qui s’enfuyaient à
grandes enjambées. Le bétail en liberté paissait nonchalamment, accoutumé à la présence humaine, insensible aux cris de joie, de peine ou aux
effluves des moteurs bruyants. De temps en temps un taureau levait la
tête pour observer ces valeureux toréadors, un veau curieux s’approchait alors, se laissait caresser puis retournait téter sa mère tracassée.
Quand la chaleur était trop intense, nous pataugions avec volupté
dans le ruisseau de jouvence, attrapions avec une audacieuse épuisette,
petits poissons ou délicieuses crevettes.
A l’heure du déjeuner, chacun se regroupait autour des nattes, le
pique nique était partagé sans hâte, les rires fusaient, les conversations
s’animaient. Après une courte sieste, certains partaient à la pêche à la
grenouille profitant de cet instant de repos où sur un gros nénuphar
elles se chauffent au soleil. Nous ne les mangions pas, souvent elles
étaient relâchées. A l’occasion, nous les apportions aux professeurs
des collèges qui les utilisaient pour leur dissection. De temps en temps
un insensible plaisantin plaçait une cigarette dérobée dans la bouche
d’un gros crapaud vilain. Sa gorge gonflait, gonflait puis explosait en
produisant un bruit semblable à une bouteille de champagne que l’on
Parfois,
nous
débouche.
Les
plus téméraires enfourchaient leur bicyclette. Commençait
alors, une course effrénée où chacun se sentait libre comme l’air volage qui leur fouettait le visage. Parfois, l’un d’eux faisait l’expérience d’un
fabuleux vol plané, se retrouvait le nez dans la poussière, les genoux et
les coudes écorchés, le guidon du vélo tordu, les pédales et les roues
en
l’air, enchevêtrement ardu de terre et de chair, bouche ouverte
gémissant une déconvenue amère. La famille accourait, le consolait, le
bichonnait et le remplissait de fierté en lui assurant que chacune de ses
chutes l’enrichissait davantage puisqu’il venait d’acheter un terrain en le
marquant de son sang. C’est ainsi que nous étions tous propriétaires
d’une partie de cette plaine et quand nous entendions dire :
Tiens, un tel a acheté un terrain à Fayard aujourd’hui ! Eh, fin valable le terrain, tu connais !
66
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Nous savions selon l’adjectif utilisé avec le mot terrain et le ton du
narrateur si la chute avait était spectaculaire ou tout juste remarquable.
On trouvait ainsi les expressions :
«
...Tu connais ! Vrai casse gueule le terrain... J’te dis pas, magni-
tique le terrain... Ben l’engin ! Pas de quoi casser les pattes à un canard
le terrain, mais l’autre, il avait la gueule grande ouverte... »
Tout était sujet à plaisanterie et même les blessures les plus graves
étaient vite oubliées grâce aux récits que chacun en faisait et qui
portaient en héros l’infortuné blessé.
Nous étions fiers de nos cicatrices et, endurcis par nos expériences,
nous ne
craignions rien, savions affronter le monde avec prudence et
confiance, encadrés par une famille unie et fiable, chaque enfant était
celui de tous et tous s’en sentaient responsables... »
Rencontre avec l’injustice : extrait de « La Caldotienne »,
chapitre 7, « Haine des z’oreilles ».
«...
Dans la soirée, le père de Gino vint voir mon grand-père pour
lui parler de sa petite fille avec qui, disait-il, il fallait être plus autoritaire
et sortir le fouet dès que nécessaire.
Gino avait menti, il affirmait que nous nous étions battus pour une
histoire de jouet volé et non rendu. Bien sûr son père l’avait cru, il me
jugeait voleuse et violente. Ses parents, des métropolitains tout fraîchement débarqués de France, des z’oreilles, comme on les appelait, attirés par le boom économique qui devait marquer un tournant dans l’histoire du peuplement de notre pays, étaient arrivés en Calédonie comme
en pays conquis. Ils se croyaient les maîtres du monde et nous, caldoches sans fortune, métissés de surcroît, comme les kanaks, nous
étions une race inférieure, des sauvages qu’il fallait apprivoiser à coup
de matraque.
Mon pépé l’écoutait sans broncher puis m’appela :
Qu’est-ce qui s’est passé avec Gino ? »
J’étais terrorisée par la sentence qui m’attendait, aucun son ne
«
67
Littérama’ohi N°6
Lorrène Gouassem
pouvait s’articuler, je baissais la tête comme une fautive, consciente que
j'avais été agressive. Alors le père de Gino se mit à m’insulter :
« Tu n’es qu’une
petite garce, une vraie salope, tu as failli arracher
le bras de mon fils, gare à toi si je te vois encore chez moi, je te ferai
goûter à mon fouet !... »
Je n’avais jamais vu tant de méchanceté dans un regard, jamais
entendu un homme aussi braillard, jamais vécu telle injustice, il me mettait au supplice !
Il n’eut pas le temps de finir de fulminer contre moi, déjà, mon
grand-père l’attrapait par le cou, le soulevait de terre et le jetait dehors :
« Enculé de z’oreille,
que je n’ te vois plus remettre les pieds chez
moi, t’as pas honte d’insulter une gamine ? Laisse les gosses régler
leurs problèmes entre eux et t’as pas intérêt à la toucher ! »
Il referma la porte et me foudroya du regard :
« Toi,
pète dans ta chambre, on réglera ça plus tard !... »
Rencontre avec la mort : extrait de « La Caidotienne »,cha-
pitre 8, « Enfant sacrifié ».
«
...
16 juillet
1980 à Tahiti, le 17 à Nouméa. Nous étions tous
réunis chez tonton Serge, pour un déjeuner de famille. Jo était venu
passer quelques jours de vacances,
nous fêtions son départ.
Le coup de téléphone
il reprenait l’avion le lendemain,
gémissant la naissance d’un nouveau petit
ange, tomba telle une bombe dévastatrice.
Cela ne pouvait être vrai, il y avait erreur !
Pas elle, pas notre
Didine ! Elle était l’innocence incarnée. Adorable fillette brune toujours
gaie transformée en poupée de chiffon, petit oiseau sauvage sorti de sa
douillette cage pour chanter et s’envoler le jour de l’anniversaire de son
papa. Elle voulait lui faire une surprise, inviter des amis, danser, être
belle et admirée, couronnée comme une promise, elle chantait comme
un pinson qui s’envolait vers un destin fantastique.
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
La route intransigeante, la voiture lancée à vive allure, la conductrice
éméchée qui ne s’était pas manifestée, le mauvais sort qui semblait s’a-
charner, tous ceux-là en ont décidé autrement, sa destinée fut tragique.
Un enfant de plus venait d’être sacrifié impitoyablement.
Sa vie, sa petite vie si frêle et si importante dans nos coeurs, lui avait
pouvait-il permettre une pareille injustice ?
Quel message nous envoyait-il en nous plongeant dans ce cruel préci-
été volée. Comment Dieu
pice ? Quel péché avions-nous commis pour être ainsi punis ? Ce Dieu
de miséricorde, en qui j’avais toute confiance, avec qui je partageais
mes espérances et mes souffrances, trahissait notre pacte secret, ma
foi était à nouveau testée, elle ne résisterait pas à une telle vérité. Je me
mis à le maudire avec force, c’est moi qu’il aurait dû emporter, je le lui
avais demandé et même souvent supplié pas elle, pas mon immaculée
tourterelle qui jamais n’avait blessé ni même contrarié ! Pourquoi l’avoir
enlevée, elle qui n’aspirait qu’à la paix ? Comment une telle tragédie
pouvait-elle arriver ?
Les accidents n’arrivent qu’aux autres, maxime fantasmagorique,
oh combien factice dont la preuve nous était donnée ici sans ménagement : Sandrine n’était plus de ce monde, ce fléau l’avait emportée
injustement, sous le regard d’un dieu tout puissant qui avait donné son
consentement. Pourrai-je un jour comprendre, accepter, oublier, pardonner, retrouver la paix ?
Je pris l’avion le lendemain avec Jo en direction de Tahiti, lieu maudit où un petit être chéri avait perdu la vie.
Mon beau-père nous récupéra à l’aéroport de Faaa, il était en état
de choc, ne comprenait rien, ne savait plus. Maman était restée à la
maison, elle attendait qu’on lui rende son poupon. Elle était méconnaissable, brisée par une douleur inconsolable, perdue dans des pensées
impénétrables.
Le corps glacé, immaculé, d’une divine beauté de notre bébé tant
aimé fut installé sur une table réfrigérée en plein milieu du salon défiguré.
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Littérama’ohi N°6
Lorrène Gouassem
A dix-sept ans, c’était la première fois que je voyais un enfant
endormi dans un sommeil éternel, c’était une vision surnaturelle, c’était
une souffrance rebelle. Mon regard implorant ne pouvait se détacher de
cette innocente enfant, victime d’un adulte inconscient. Elle était arrivée
quelques mois auparavant, heureuse de poursuivre son existence d’enfant sur une île nouvelle, terre natale paternelle, à la recherche d’un
destin exceptionnel. Elle y rencontra la vie éternelle.
Des dizaines d’inconnus arrivaient, s’installaient,
priaient, chantaient, pleuraient, nous soutenaient, nous consolaient, compatissaient.
Jamais je n’avais vu tel attroupement d’étrangers si intimement
transportés dans un même élan de solidarité. J’avais devant moi le
monde tel qu’il devait être à son origine, empli de gentillesse, de simplicité et de générosité. Cet élan naturel, cette force surnaturelle, cette foi
en l’Etemel pénétrèrent mon cœur et je sus à cet instant que ce peuple
serait le mien. C’était ici que je me ressourcerais, c’était ici que je
vivrais, c’était ici que mes enfants naîtraient, c’était ici que je retrouverais la paix.
Après l’enterrement dans le petit cimetière catholique de l’église
Saint Etienne à Punaauia, je dus reprendre l'avion pour Nouméa,
convaincue que je devais terminer mes études curatives, convaincue
que cette année devait se terminer sur une note positive.
Laissant derrière moi des parents affligés et résignés, je rejoignais
le cœur révolté ma Calédonie endeuillée... »
Rencontre
avec
l’Amour : extrait de
«
La Caldotienne »,
chapitre 11, « Famille chinoise ».
Cet Amour s'était construit lentement,
d'un sentiment réciproque sans méfiance, d’une complicité dans le silence, d’une vie quotidienne partagée en toute connivence.
Nos étreintes amoureuses où désir spirituel était en harmonie avec
désir charnel, nous comblaient et nous en redemandions sans arrêt,
jour après jour, nuit après nuit sans jamais nous lasser de cette entente
«...
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
parfaite, construisant ainsi mois après mois, année après année, un
profond et fiable où confiance et patience sont indissociables.
Bien sûr cette entente au début idyllique, connut quelques tensions
ataviques, chacun ayant un caractère bien particulier auquel il fallait
s’habituer, s’adapter. Admettre qu’un homme est compartimenté, qu’il
ne peut pas voir son slip traîner et penser à le ramasser, faire la vaisselle et écouter les nouvelles, surveiller les devoirs des enfants et cuisiner en même temps... alors qu’une femme peut faire plusieurs choses
à la fois, cela semble régi par un code et des lois.
Dans les crises les plus intenses, les cris fusaient, chacun voulant
dominer, imposer son avis, se révolter contre cette liberté limitée, changer des habitudes installées depuis des années sans vraiment pouvoir
y parvenir. Les valises se faisaient, se défaisaient, parfois les pleurs
suppliaient un pardon vite accordé.
Agir avec compréhension et pondération, sans abnégation, ni adjuamour
ration.
Apprendre à se connaître, respecter la profondeur de chaque être,
faire part de ses difficultés et les partager, se livrer sans crainte d’être
jugé.
Alors le calme revenait, l’amour prédominait, la réconciliation arri-
vait, douce, délectable, toujours sur l’oreiller, augmentant nos désirs
autrefois si souvent refoulés.
Pas de tabou. Un amour fou et toujours plus doux.
Intimité libérée et protégée, surtout pas de baisers en public, chi-
nois, il était, chacun de ses gestes restaient alors pudiques... »
Lorrène Gouassem
Tahiti, le 12 mars 2004.
Extraits du Journal écrit en 2002, non publié.
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Littérama’ohi N°6
Vaite, Mafaru,Temoe-a-Hiro Devatine
RENCONTRES « PAE UTA » - « COTE VALLEE »
La Polynésie française n’est plus uniquement le lieu paradisiaque
tant conté dans les écrits des explorateurs et des écrivains du XVIIP et
du XIX° siècle. Les problèmes de nature diverse tels que le handicap
mental, physique, génétique, les problèmes familiaux, existentiels, professionnels, de couple, de vieillesse, de maltraitance, de détresse ou
autres, accompagnent aussi le quotidien du Tahiti moderne. Le mal-être
social y est de plus en plus présent, et la communication interindividuelle
reste à développer.
Depuis quelques années, de nombreux centres spécialisés, socioéducatifs ou d’accueil, ont vu le jour, s’occupant de l’enfance maltraitée,
abandonnée, de la famille dépourvue de domicile, des personnes
âgées, des femmes battues, des jeunes filles-mères, des jeunes filles
maltraitées ou violées, des handicapés mentaux légers, des handicapés physiques,
Soutenus par des associations privées, bénévoles ou subventionnées par l’Etat et par le gouvernement de la Polynésie française, travaillant en collaboration ou en partenariat, en parallèle avec plusieurs
services administratifs du Territoire.
Parmi la multiplicité et la pluralité, jugée encore faible de tels centres,
ce fut au sein de l’un d’eux (dont la création, et le mérite, reviennent aux
femmes, à leurs associations qui le gèrent, accueillant des femmes
ayant subi des maltraitances et violences physiques, psychologiques,
morales, conjugales et/ou familiales), que j’ai passé deux mois durant
l’été 2003. C’est bien qu’un tel centre existe.
Avant de commencer le stage, j’imaginais bien et facilement l’existence de telles situations difficiles, car ce sont les mêmes partout dans
le monde. Mais l’avantage en
Polynésie française est que cela reste
vit en communauté,
encore familial. Le centre a un côté « famille », on y
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et celle-ci est encore bien présente. On se rend compte cependant que
les gens commencent à vivre de plus en plus dans l’individualisme. Alors,
pendant combien de temps la communauté sera t-elle préservée ?
Pour aller plus loin, cette petite expérience m’a permis de connaître
un
peu mieux les besoins en Polynésie, sur le plan social - ce qui est
fait, ce qui reste à faire - et sur celui des aides aux personnes en danger, en détresse. Pour ce qui reste à faire, il apparaît clairement qu’il y
manque et un grand besoin de psychologues, et ce, dans tous les
secteurs : chez les personnes âgées, chez les couples. Il en faudrait
a un
dans tous les centres d’accueil, dans les centres hospitaliers, dans les
services pour personnes qui vont mourir, dans les maternités, pour être
à l’écoute des femmes sur ie point d’être mères, et qu’il y en ait chez les
prématurés, et ce autant pour l’enfant que pour les parents.
Je remercie toutes les
femmes, des Présidentes d’associations
féminines aux Directeur et directrices des centres d’accueil, de l’équipe
d’encadrement au personnel dans son ensemble, les psychologues et
bien entendu les mamans, leurs enfants, pour leur accueil, leur patience
et leur confiance. Si je
m’autorise à transmettre à Littérama’ohi ces
pages de mes notes, c'est à fin que l’on ait souci et que l’on se souvienne
aussi de cette partie en souffrance de la société polynésienne d’aujour-
d’hui, en souffrance de parole, et dans la nécessité d’un lieu de parole.
L’écriture, dans leur langue parlée, qui est aussi celle que je comprends
le mieux et que je pratique naturellement, répondrait en partie à leur
attente. Enfin, je remercie Littérama’ohi de m’avoir accueillie dans ses
pages.
Les femmes qui ont eu recours au centre y trouvent un cadre sécurisant. Elles y sont accueillies, elles et leurs enfants, avec discrétion et
sollicitude. Pendant leur séjour, par le
dialogue ouvert ainsi que par
l’écoute, une équipe dévouée, travaillant dans l’ombre, les aide à retro-
à peu un nouvel équilibre individuel, familial, conjugal, puis à
développer leur autonomie. Elles sont encouragées, accompagnées,
uver peu
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Littérama’ohi N°6
Vaite, Mafaru, Temoe-a-Hiro Devatine
guidées, conseillées, dans le montage d’un projet personnel, familial ou
professionnel, jusque dans leur installation à l’extérieur du centre. Leurs
enfants sont scolarisés et bénéficient, au centre, d’activités ludiques et
pédagogiques de soutien.
Pour la plupart d’entre elles, bien que j’aie eu envie parfois de dire,
«
pour toutes », il y a des difficultés de tous ordres, et tout d’abord, de
langue, d’expression, au niveau de la parole, et de la pensée dont le
mécanisme n’est pas simple. Elles ne « voient pas » ou « ne voient plus
clair dans leur tête ». Elles abordent leurs problèmes à partir d’un autre
et non d’elles-mêmes. L’une d’elles disait « qu’elle ne voulait pas retourner avec son tane », et en même temps, dans les échanges, elle parlait
constamment de « nous », donc de son tane, au lieu de « je ».
Dans les faits, elles ont du mal à cerner leur propre désir. Elles ont
du mal à parler d'elles, sinon qu’« en toute intimité », c’est à dire avec
une responsable « pour elle toute seule ». Cela ne se passe pas obligatoirement dans un bureau, mais dans la chambre de garde ou dans le
jardin, dans l’atelier, et selon le moment qu’elles avaient choisi pour
déposer leur histoire.
En fait, il y a un problème d’image de soi et d’estime de soi. Elles
se disent qu’elles n’ont « pas de valeur. »
Parmi elles, il y en avait une qui, à son arrivée au centre, présentait un problème d’hygiène corporelle, et c’est peu à peu que l’on est
arrivé à lui faire comprendre l’importance de l’image de soi à donner
aux
autres par respect de soi. Elle a fait l’effort de se laver, de mieux
s’habiller, mais c’était toujours avec des habits troués ou tachés, ou pas
repassés, et elle était rarement coiffée.
Donc elle a raconté que sa belle-sœur, avant de partir en France, lui
avait donné un carton de linge, du linge « classe », dans son langage, ajoutant qu’elle ne peut pas le mettre : « Ca ne va pas sur moi », « Ca fait trop
classe ! » Elle préfère mettre de vieux habits troués qu’elle reprise parfois.
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Elle était allée un jour au SEFI pour s’informer sur un emploi ou
pour une formation. Avant de partir, elle était venue nous voir pour
savoir si elle était bien habillée, bien maquillée, bien coiffée. On aurait
pu croire que c’était impeccable, mais il manquait toujours quelque
chose : un bouton, que l’on a fait tenir par une épingle à nourrice, et le
pantalon, qu’elle a brûlé en le repassant, parce qu’il était en tissu synthétique. Et elle était partie ainsi habillée. Personne ne s’en était rendu
compte sur le moment. Ce ne fut qu’à son retour, quand elle était venue
nous raconter comment s’était passé son entretien que nous le lui
avons fait remarquer. Elle a rigolé et dit que ce n’était pas grave.
A la suite de ses renseignements, elle était partie en formation à
Moorea, dans la culture des fleurs. Son rêve est d’être horticultrice,
mais elle n’a pas de terrain. Donc elle ne peut pas faire ce métier. Elle
aime la nature, les plantes. Elle a travaillé plusieurs années dans le
fa’a’apu, et ce qu’elle préfère le plus, c’est de dormir dans le fa’a’apu,
de « mettre son pareu au sol » et allongée, de regarder du sol le plant
de carotte qui pousse à côté d’elle.
J’avais aussi établi un échange avec X., une femme complètement
déconstruite ou plutôt qui n’était pas encore construite. Au début, les
échanges avec elle s’arrêtaient « à la pluie et au beau temps », et
quand elle parlait, j’avais l’impression qu’elle essayait de « me mener en
bateau ». En fait, je ne le pensais pas vraiment. Vers la fin de mon
séjour, devenue plus confiante, elle parlait plus facilement.
Enfant, elle avait subi deux tentatives de viol. A partir de là, ce fut
le mutisme, l’enfermement. Elle avait du mal à s’exprimer, et elle a été
envoyée en France dans un Centre où elle a été suivie par un orthophoniste qui lui a réappris à parler et l’a aidée à acquérir la lecture. Elle a
effectué deux séjours au centre, la première fois « pour violence conjugale », et la seconde, « pour violence conjugale à la suite d’un endettement, d’un surendettement. »
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Littérama’ohi N°6
Vaite, Mafaru, Temoe-a-Hiro Devatine
Un jour où la question du viol lui aurait été posée « crûment », tout
passé lui était revenu en mémoire, « dans sa tête ». Elle a somatisé avec des maux de tête, des coups de froid, une grande fatigue. Par
son
la suite, elle s’en était confiée à des membres du personnel d’encadrement qui l’ont soutenue pour lui permettre de rebondir. Depuis, elle va
mieux, elle est souriante, elle aide à la cuisine, elle fréquente l’atelier de
vannerie où elle a commencé et terminé très vite un panier en pae’ore.
Selon la responsable : « Elle a de suite pigé le truc !»
«
Quand il y a eu les dons de linge et que l’on avait réussi à l’habiller,
elle avait eu honte » de sa beauté. Elle était gênée de se trouver belle,
et elle a dit que cela faisait « trop femme». En fait, elle est bloquée dans
un conflit interne. Car en même temps qu’elle souhaitait assumer sa
beauté, elle refusait cette image d’elle, et préférait s’habiller comme un
garçon afin que les hommes « voient moins son sexe », sa féminité. Elle
ne voulait plus qu’ils la regardent comme une femme, et ne voient en
elle qu’un vagin.
Quand elle marche, elle adopte une démarche de « mec ». Quand
elle mange, elle prend une posture de « mec ». A table, elle ne discute
pas trop avec ses enfants. Elle porte les cheveux courts. Et à la maison,
chez elle, il semble que ce soit elle qui « porte le pantalon.»
Mais elle a un visage naturellement très féminin.
Elle craint un peu les regards posés sur elle. Elle a peur du regard des
autres, peur du regard des hommes, peur du regard de ses enfants, peur
de son reflet dans le miroir, de son propre regard porté sur elle. Elle m’a
dit qu’elle ne s’aimait pas,
et qu’elle n’avait aucune valeur à ses yeux.
Pourtant, X. est une belle femme, une très belle femme, physiquement.
Elle a les traits très fins au niveau du visage. On la remarque facilement
quand « elle s’habille », malgré ses épaules carrées et ses jambes lourdes
avec des varices très marquées qui donnent à ces dernières « un aspect
de jambes d’homme ». Pour aller au travail, elle se met une toute petite
touche de crayon noir sur les yeux, avec un peu de rouge aux lèvres.
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Au niveau de la dévalorisation, elle n’aime pas l’argent. C’est une
grande dépensière. Elle m’a expliqué que si elle dépense beaucoup, et
qu’elle n’aime pas l’argent, c’est parce qu’elle-même, elle n’a aucune
valeur. Elle dépense aussi pour faire plaisir aux autres, car elle aime
faire plaisir aux autres, mais pas à elle. Par exemple, elle va « acheter
de belles choses » pour ses enfants, pour son mari, mais pas pour elle.
Elle est originaire d'un peu partout, de la famille Y. Elle a des terres
à Raiatea, à Huahine. Elle en aurait aux Tuamotu et ailleurs. Et au fil de
la conversation, elle m’a dit avoir des ancêtres royaux.
Je me suis donc appuyée sur ses origines royales pour lui. dire
qu’elle a de la valeur.
Elle fait beaucoup de choses de ses mains, par exemple, un tableau
avec des fils dans
l’atelier des enfants, mais c’est toujours maladroit, et
cela se voit que c’est une gamine qui l’a fait. Elle a toujours un air gamin.
D’ailleurs, quand elle « fait un tableau », une fois celui-ci terminé, elle le
montre à tout le monde en disant : « Regarde ce que j’ai fait ! C’est joli !
Hein ? » Elle attend que l’on reconnaisse son travail, une attente d’autant plus grande que la crainte ressurgit, celle de quelque chose ou le
rappel du refoulé, insupportable.
D’où la régression et le retour dans le monde enfantin, à faire des
tableaux avec du sable, des perles, des bouts de tissus.
Elle rigole, enfin elle sourit, comme une enfant. Quand on la complimente sur son travail, elle semble gênée comme une enfant.
A l’atelier de couture, on aide les femmes, par l’habillement et avec
le maquillage, à devenir elles, en tant que femmes. Elles sont contentes. On les sent plus légères, exister, et s’accepter dans leur féminité.
Elles s’habillent, se maquillent, plaisantent avec le gynécologue. Après
leur passage par cet atelier, toutes ont senti, quand elles sont à l’exté-
rieur, le regard posé sur elles. Certaines se font draguer.
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Littérama’ohi N°6
Vaite, Mafaru, Temoe-a-Hiro Devatine
Un soir, X. est sortie en ville dîner avec son mari qui est venu la chercher au centre. Elle était belle et « s’était habillée comme une femme ».
Elle a dit que son mari ne la reconnaissait plus, « habillée, sapée comme
les gens en ville n’arrêtaient pas de la regarder.
Elle raconte cela un peu gênée, mais aussi en disant que cela lui faisait
une belle femme », et que
plaisir de se sentir regardée en tant que belle femme, en tant que femme.
Une autre femme, Z., elle aussi, se sentait belle et se plaît maintenant à s’habiller et à se maquiller. Sa famille ne l’a pas reconnue le
week-end où elle était allée leur rendre visite.
Elle l’avait trouvée métamorphosée.
Le souhait de la plupart d’entre elles est de travailler dans le social,
de venir à leur tour en aide à des personnes en difficulté. Mais elles
n’ont pas de formation, et elles n’ont pas le niveau suffisant pour accéder à celles qui existent. De plus, elles sont sans moyen financier pour
suivre une quelconque formation.
C’est aussi cela qui est triste.
Et moi, quel souhait ou quel vœu voudrai-je faire ?
Je dirai :
« Que l’individualisme ne prime pas !
Que l’on soit encore longtemps tous solidaires les uns des autres ! »
Par ailleurs, dans un problème conjugal, familial, on constate souvent que comme dans tout conflit, la responsabilité incombe aux deux
parties. Il faut être deux pour se disputer. Donc au niveau des hommes
et des femmes :
«
Il faudrait que le respect revienne, que l’on ne tape pas sur l’autre,
que l’on ne parle pas mal.
Il ne faut pas tendre la main pour frapper mais pour aider,
Il ne faut pas ouvrir la bouche pour crier ou pour insulter mais pour
communiquer,
Il ne faut pas ouvrir ses bras pour encercler, enfermer mais pour
protéger,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Il faut « debout debout la montagne quoi ! », et que la confiance
soit, elle aussi, présente.
Il faudrait apprendre aux hommes et aux femmes ne serait-ce qu’à
faire confiance aux gens qui sont susceptibles de leur venir en aide.
Il faut se confier,
Il faut savoir écouter les conseils,
Il faut savoir accepter, simplement, tout ce qu’on reçoit de bon,
Il faut aussi s’accepter ! Et faire confiance aux jambes qui nous por-
tent, ce qui revient à faire confiance à soi-même ! »
Vaite, Mafaru, Temoe-a-Hiro Devatine
(Deug psychologie, Paris, mars 2004)
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
TUOTE AMA
LA LUMIERE BLEUE DE RAFFLESIE
Cela faisait deux jours déjà : Tautu n’était pas apparu sur le chantier de construction de la maison, érigée derrière la remise, ainsi que se
dénommait l’emplacement réservé aux
tombereaux transportant, tôt
chaque matin, les produits vivriers et animaux destinés à la vente au
marché. Nul ne s’était tout d’abord inquiété de cette absence, c’était le
temps lointain des travaux à la tâche, un peu indolents, on se donnait le
temps, et le temps coulait avec lenteur. Au reste, on n’en était qu’aux
fondations à creuser, dans le marécage qui s’étendait tout autour de la
cathédrale un peu hideuse, et qu’on s’employait à combler peu à peu,
comme on pouvait, car l’agglomération se densifiait, et l’espace littoral
devenait étroit. Le quartier, comme on disait, allait se transformer radicalement, et ses limites provisoires s’affichaient sans doute possible, la
cathédrale à l’ouest, et l’évêché à l'est. Le temple protestant y répondait
dans le voisinage proche. Des écoles des deux confessions avaient
surgi. Y compris une école chinoise, qui servait aussi de temple à l’occasion des services funéraires. Même une loge maçonnique se dressait
sur ses hauts pilotis, en mitoyenneté paisible du temple protestant.
La maison en construction allait faire date, car elle comportait deux
niveaux, rareté notable. Hauts plafonds, fenêtres vitrées, parquet
Versailles, et large véranda. Le tout agrémenté d’un jardin composé
autour d’un parterre de fleurs, et bordé d’ixoras rouges, curieuse idée,
ces fleurs étant réputées porter malheur. Des avocatiers d’espèce rare,
couleur marron ou violette d’écorce, jaune profond moelleux de chair
déjà s’élançaient. Un manguier avait aussi été transplanté, et allait
déployer son ombrage sur un coin où prendre le thé, quand il ferait
chaud ailleurs. Un goyavier importé de Atiu, à gros fruits de chair laiteuse
susciterait la curiosité. Un ‘ahi’a aux fruits grenat et ivoire allait un jour
déposer les pistils et les étamines de ses fleurs flétries en un tapis
enchanteur et irréel de couleur mauve et rose.
80
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Le chantier bruissait
d’engins sommaires, sortes d’écopes mécaniques, pour drainer la boue marécageuse. Et ces afouillements avaient
mis à jour plusieurs vestiges de pierre, dépouilles d’anciens rites, ou
simplement vigiles plantés aux limites des terres. L’une de ces pierres
figurait, en dépit de l’érosion des ans, deux grossiers contours, identifiablés malgré tout, l’un d’une femme, l’autre d’un homme. Ce tii, dira-t-on
pour simplifier, taillé dans un roc rouge foncé, galbé, ovoïde, presque
phallique, était lourd, et même très lourd, malgré sa hauteur de 55 centimètres. Les deux ouvriers qui l’avaient mis à jour, extrait de la vase, et
posé au soleil après l’avoir rincé avec soin attestèrent que son poids
leur paraissait anormal. Ils en déduisirent que ce ‘ofa’i, ce caillou, devait
être porteur de ce mana que, d’instinct, on devait redouter. Non pas de
crainte de maléfices précis: plutôt d’une sorte de prévention, sait-on
jamais, c’est pourquoi il fallait le rendre propre, et le mettre bien en évidence. Tautu, l’un des deux ouvriers, ne dissimulait pas son appréhension, et sa déférence remarquée : il saluait le tii à son arrivée, comme à
son départ du chantier. Il avait l’intention de l’oindre de mono!,
pour parfaire sa toilette et lui restituer le lustre dont il était persuadé qu’il était
paré avant son naufrage de tourbe.
Il n’en eut pas le temps car il fut foudroyé la troisième nuit de la
lune. Il dut s’aliter. Et quand son compère vint s’enquérir des raisons de
son
absence, sa femme lui fit un récit surprenant. Deux nuits durant
avant la pleine lune, une lumière bleue, diaphane mais persistante, s’était
projetée dans la petite cour de leur maison du bord de mer d’Arue,
continûment battu par la houle, furieuse en ce mois de novembre,
comme à l’accoutumée. La deuxième nuit, une voix, comme dédoublée,
duo, se plaignit et répéta sa plainte rauque et lente et elle
distingua l’interrogation qui depuis taraude Tautu : “ pourquoi nous astu laissés au soleil, no te aha, no te aha ?” entendit-il, encore et encore,
sans qu’il n’y puisse rien. Et cette complainte
presque chantée avec une
immense douleur, était si lancinante et l’atmosphère de la maison en
était devenue si changée que les comportements de chacun en furent
atteints. Tetua, l’épouse, devint quasi-insomniaque, elle crut voir tous les
comme un
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
tupapa’u de la terre errer aux environs, le moindre bruit la mettait en
alerte, sans qu’elle pût maîtriser et son trouble et ses gestes de plus en
plus désordonnés. Le sel toujours en suspension dans l’air fouetté par
les embruns qui fusaient des grosses vagues de saison n’était pas
étranger à la nervosité ambiante, et aux tics qui taquinaient les visages
plissés par le désarroi, le manque de sommeil, et la sourde prémonition
que quelque chose d’étrange, de malfaisant peut-être, d’incroyable
sûrement, d’injuste aussi, venait de s’abattre sur cette petite famille
sans autre histoire que celle d’une maisonnée ordinaire, le père ouvrier,
la mère femme de ménage, les enfants écoliers, pêcheurs à leur retour
à la maison, surfeurs le jeudi après-midi, le week-end et les jours sans
classes.
Mahi, le collègue, ne se posa pas d’autre question, ni n’en posa,
autrement que pour s’inquiéter du retour de son copain de travail, il en allait
de son emploi, il ne pouvait imaginer travailler en compagnie d’un autre
parfois son complice,
depuis leur enfance dans l’île de Tahaa où ils grandirent, s’ébrouèrent
sur le Motutorea à capturer les oiseaux, suivre les tortues le long des
récifs, chasser la paraha pe’ue dans la passe de Tiva, et en revenir
ruisselants de leurs captures, de leurs rires et de leur bruyante insouciance d’ados comblés. Mahi avait toujours été considéré comme un
être à part. Sous les frondaisons de mape bleu de Hurepiti, les anciens,
c’est-à-dire oncles et grand-parents, qui lui avaient donné ce prénom
l’avaient affranchi sur sa lourde signification, dont le sens n’avait pas été
altéré par les siècles. Ces vieux sages l’avaient mis en garde: Mahi porque celui qui avait toujours été son compagnon,
tait une très lourde responsabilité sur ses épaules, car ce nom remontait à l’origine du monde, par la grâce d’une rencontre fortuite avec un
autre nom qu’il ne fallait pas prononcer à l'encan, sous peine de terrible
sort. De l’autre côté de l’île, les vieux sages de Faaaha, assis sous leurs
mape presque noirs, avaient une version différente de ces commence-
ments, à vrai dire peu significative. Ensemble ils s’accordaient sur le
sens
profond des actes premiers, avec des variantes qui n’étaient que
de gloire ajoutée au nom de Mahi. Modeste et presque effacé, Mahi se
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
conformerait à ces recommandations, et sa jeunesse vagabonde, un
peu à l’image du premier Mahi, se passera sans que personne n’eût
osé l’interroger sur l’origine de ce prénom peu courant, entre Tahaa,
Raiatea et Tahiti où il prit femme venue de la distante presqu’île, dans
le voisinage d’une grotte dont les sages bleus lui avaient indiqué l’em-
placement secret. Il en tirait l’enseignement, et de plus en plus à mesure
détourné de ses anciennes histoires, comme il aimait à qualifier les mythes fondateurs. Une fois, en randonnée dans une vallée, il crut reconnaître, à une certaine configuration
d’un vallon auquel on accédait par une défilé étroit de rochers à pointes
acérées, l’un de ces refuges que lui avaient décrit les sages bleus, lieu
de rassemblement des derniers ‘ariois à jambe noire, chassés par le
nouvel ordre des choses, et pourchassés par les nouvelles croyances,
bannis par des pharisiens empressés. Il crut entendre leurs chants rythmés de pulsions charnelles. Il crut apercevoir leurs ébats naturels et
sans contraintes. Il crut entrevoir les envolées des costumes rouge et
blanc, puis les corps nus en quête de plaisirs, puis les accouplements
dirigés par des exclamations extatiques, enfin les alanguissements
d’ébènes, de peaux plus claires, ensemble confondus dans les sueurs
reposantes des assouvissements partagés. Il avait en mémoire ce que
les sages bleus lui en avaient dit, que ces ‘ariois étaient venus de
Raiatea, dont le roi presque dieu avait été le fondateur; que cette
confrérie était aussi une forme de religion, malgré l’opprobre dont elle
fut injustement frappée; que leur fonction était indissociable de la raison
d’être même de son peuple, dont elle personnifiait la vraie nature, étant
consubstantielle à la justification des relations sociales, complexes aux
sens d’aujourd’hui, limpides et nécessaires alors, un peu Attilas, pillards
et exigeants; étant aussi au coeur même de l’alchimie complexe, encore non résolue, de la compétition permanente des présents entre les différents prestiges, qu’ils fussent d’autorité suprême, ou subordonnée, de
pouvoirs religieux, et même des manahune ambitionnant d'accéder à
l’ultime abondance de Rohutu; participant à leur manière à une répartition des richesses exigées, du moins entre leurs congénères, proches
et éloignés; voués par principe rigoureux à l’infanticide exacerbé d’une
des années, que son peuple s’était
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
pratique largement répandue par ailleurs; imprévisibles surtout, car le
calendrier de leurs apparitions n’était connu que d’eux seuls, hors les
périodes sempiternelles du retour du ahunera’a, abondance annoncée
que chacun savait et à quoi se préparait. Sans qu’il pût détailler ses
sentiments, tant l’érosion du sens avait fait sa terrible oeuvre, Mahi ne
put s’empêcher de regretter cette époque inconnue, mal connue,
méconnue encore plus. Il se mit à espérer vaguement qu’un jour peutêtre il pourrait jeter un regard rétrospectif sur ce qui avait été, pleinement, comme en reconstitution, et cette folle espérance ne le quitta
plus, assuré que Mahi, ce nom prestigieux dont il avait hérité, pourrait
être le moment venu le sésame utile. Les sages bleus, parfois énigmatiques, avaient un peu entretenu ce fantasme en lui décrivant le privilège redoutable d’être porteur de ce nom chargé de lointains échos dont
ils disaient qu’ils résonnaient encore les soirs de lumière bleue, quand
la lune troisième va s’amincir, et que les ombrages des mape bleu-sombre donnent à la baie devenue effrayante l’air indistinct, ciré mais palpable de tous les possibles.
Après quelques vagues séjours dans des écoles dites pratiques, il
devint maçon, puis menuisier, rudimentaire mais appliqué. Ces acquis
lui permirent de bâtir la petite maison toute simple d’aujourd’hui, tapie
dans la longue vallée de Tefaaroa, au pied d’une petite cascade rafraî-
chissante, qui faisait prospérer le fafa ‘apura, le plus recherché, agrippé
aux
rochers aspergés, parmi les mousses épaisses d’où émergeaient
d’un jaune citron moucheté.
Quelques hibiscus rougeoyaient ici et là. Un vénérable mape balançait
ses feuilles sulfatées qui frissonnaient sous les embruns des chutes
d’eau tumultueuses, ses racines rampantes donnaient du relief à la
terre, un ondoiement dont les jeux de lumière révélaient les contrastes.
Deux plants de tiare tahiti attestaient que Mahi espérait avoir deux
enfants, et que le moment venu le cordon ombilical des nouveaux-nés
serait enfoui sous leur protection. L’air tranquille de ce havre exhalait la
cordialité de l’accueil que les amis en visite vantaient : la bière rafraîchie
dans le bassin de la cascade ajoutait l’insolite au plaisir. Itia, la compagne,
les délicates orchidées sauvages,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
vahiné pas encore tout à fait hoa, mais c’était égal, l’on sentait bien que
le plaisir d’être ici à deux avait le charme indicible des bonheurs simples,
enjoués et sans cesse en jouvence. Souvenir de Tahaa, une cuisine à
l’ancienne, grand cornet renversé jusqu’à terre de ni’au tressé, ahima’a
au centre, et fumée dans les yeux de tous: mais le cochon sentait bon
la couenne craquante et roussie, le poisson étouffé à souhait, et le fafa
onctueux. Mahi n’était pas très friand de cochon, il ne savait pourquoi,
et les vieux sages ayant associé son nom à celui d’un cochon dont il eut
la garde à l’origine des temps, c’était toujours avec retenue qu’il y piongeait les doigts, et le dégustait avec respect, presque un remords.
D’ailleurs, une connivence inhabituelle s’était établie entre Mahi et cet
animal de choix : il pensa qu’il avait décidément une drôle d’influence
sur lui, il ne savait pourquoi, mais c’était ainsi qu’il fallait le considérer,
sans autre apprêt des sentiments. Dans la cour, une truie immense grognait : curieusement, quand il s’en approchait, elle venait de son groin
rauque et agité, lui faire part des raisons de ses balancements
brusques, comme on va se plaindre à son maître. S’engageait alors une
sorte de chassé-croisé de grognements et de jetés de mots modulés
selon un mystérieux solfège d’une partition tonitruante et inaccessible à
nul autre. Le bruit en ruades de la cascade ponctuait ces entretiens déjà
sonores de ses quintes irrégulières. La truie rose et suie se résignait. Le
maître lui roulait de gros yeux câlins mais fermes. Elle alla s’embourber.
Il regagna la maison.
Quand il rendit visite à Tautu, un détail pourtant retint son attention.
Tetua sa femme insista à plusieurs reprises que dans son délire Tautu
voyait rouge, un gros caillou rouge en feu, un feu cerné d’éclat bleu, d’où
s’échappaient des cris d’incompréhension, de douleur et de menaces de
moins en moins voilées. Formé à l’école des sages bleus, Mahi partit
pour la presqu’île se recueillir au pied de Tahuareva à Tautira, et
recueillir le sens de ces messages. Dans la grotte où gisait encore,
presque intact le too enveloppé de son vane que Mahi l’ancien avait
amené de Raiatea, il plongea dans une profonde méditation. Quand la
lune quatrième filtra de sa faible lueur la grotte sombre, alors Mahi se
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
leva et alla interroger les flots à ses pieds, puis matari’i dans les deux,
les Pléiades étaient en ce mois de novembre
scintillantes, presque
joyeuses de leur éclat, mobiles de Calder étincelants de phosphorescence. C’est alors qu’il discerna, suspendu et se balançant dans la nuit,
le lourd ti’i rouge sombre de deux figures qu’il reconnut aussitôt. C’était
celui qu'avec Tautu il avait désembourbé, nettoyé, puis installé au soleil
en attendant de le caresser de monoï de fleurs de tiare pour achever de
leur restituer une apparence respectable. C’était donc cà ! Mais le tii ne
disait mot, ni complainte, ni gémissement, ni colère. Il attribua cette
retenue à la magie de son nom, que sûrement le couple du tii avait
reconnu, et qu’il leur était sans doute interdit d’interpeller. Et Mahi revint
près de sa cascade, déterminé à trouver au tii un havre de fraîcheur.
Ce qu’il fit dès son retour sur le chantier: il plaça le couple à l’ombre du
manguier, ce serait leur demeure pour plus d'un siècle, nul n’aurait osé
le déplacer, le récit de Mahi s’étant transmis de génération en génération, parfois grossi d’anecdotes imaginaires, de méfaits inexistants, ou
de malheurs terribles encore plus.
Et pourtant, Tautu continuait à décliner, et sa raison l’abandonnait.
Quand la lune vingt et neuvième disparut, Tautu expira, emportant avec
lui l’écho désormais inaudible aux humains que le tii n’émettait plus. Sur
amaigri, squelettique, tristement translucide et fané, Mahi
posa un morceau d'étoffe nattée qu’il emportait avec lui partout, ainsi
que l’avaient prescrit les sages bleus. Il enduit son visage de teinture de
mati rouge. Il eût aimé conduire son ami lui-même, et le guider vers ce
Rohotu dont les sages bleus lui avaient décrit la suavité, la douceur, les
fragrances, l’entrain qui y régnait, et surtout la vue panoramique dont
on pouvait y disposer pour jeter un regard sur le monde d’avant, et le
monde d’alors, et même prendre de l’avance sur le temps, apprécier le
chemin parcouru, et se lamenter parfois de la tournure des lendemains.
Mahi était certain que l’étoffe ouvrirait à Tautu les portes désirées. Son
visage barbouillé de mati le rendrait d’emblée familier aux deux vigiles
postés à l’entrée. Et prononcerait-il le nom de Mahi, que les bras s’ouvriraient en s’élevant, lui assurant un séjour qu’il pourrait goûter et organiser
son
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corps
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
à sa guise. Tautu ne pourrait probablement pas rencontrer le Grand Oro,
sauf à distance, étant donné sa condition inférieure. Mais qui sait ? L’ami
de Mahi
pouvait pas ne pas abroger la distance, et le grand Oro
sa supplique. Le Suprême Taaroa serait encore moins
accessible, son énergie première s'était affaiblie lors de la génération de
l’univers : il se reposait désormais, c’était bien son droit, hors d’atteinte
de tout visiteur, même du plus idolâtre. Tout au plus condescendait-il à
jeter un regard épisodique sur ce que le prodige initial avait depuis
enfanté : très vite il retournait à ses alanguissements, en tressaillant
d’étonnement, parfois de stupeur, souvent d’incrédulité, ai-je bien fait ?
ne cessait-il de s’interroger, mais nulle réponse ne lui parvenait jamais.
On verrait bien. Il lui suffisait que son ami eût le privilège de le précéder
dans cette contrée qu’il connaîtrait un jour : en pensée, Mahi délégua
ses espérances à son ami Tautu qui saurait bien lui faire retour de ses
découvertes, dans ses rêves, ou en apparitions imagées et sonores, de
cette voix chaude, lente et timbrée qui allait lui manquer. De la culture,
tous deux n’en avaient égrené que les versets bibliques hachés de
l’école du dimanche qu’ils fréquentaient, comme tous les enfants de
leur âge, dans le coin du fare de réunion prévu à cet effet près du tempie de Tiva à Tahaa. Ils lurent peu de livres, et rendaient responsable de
ce peu d’intérêt le mode de lecture saucissonnée à haute voix qui occupait ces dimanches studieux. Exilés à Tahiti, ils se prirent de passion
pour les chansons en vogue, et en particulier “If only I could turn back
the hands of time” qu’ensemble ils fredonnaient si souvent. Ils ne se
doutaient évidemment pas combien le sens de ces paroles apparaîtrait
un jour si prémonitoire.
ne
accéderait à
pressenti. Mais il n’avait osé imaginer que le
départ de son ami serait aussi fantastique. Car son dernier râle déclencha une suite de phénomènes inouïs. Tautu se retrouva aux abords
immédiats du marae Manunu de Maeva, sous l’ombre qui fut effrayante
aux officiants comme aux participants titrés ou ordinaires invités aux
Mahi l’avait bien
cérémonies de renouvellement des attributs vestimentaires du Grand
Oro, et des divinités inférieures dont les effigies avaient été transportées
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
là pour le semblable rituel annuel. Mais en raison encore de sa condition modeste, Tautu n’eut pas le loisir de s’attarder en ces lieux
mythiques. Déjà l'arc-en-ciel l’avait attiré comme un aimant, le soulevait
du sol de gravillons de corail poudreux, et dans un tourbillon de sable
l’aspirait à travers les branchages des aito géants pour une direction
inconnue quelque part dans l’azur élevé. Cela, Mahi le vit dans le même
instant, car de sa cascade s’était déployé un arc-en-ciel dans le spectre
bleu duquel il reconnut Tautu, un peu hagard, mais bientôt rasséréné,
car il
comprit que Mahi l’observait avec tranquillité, que son immémorial
homonyme avait sans nul doute bien reçu le message inconscient qui
lui avait été adressé, comme une silencieuse et confiante prière.
D’ailleurs deux figures inconnues, au regard vaguement inquisiteur,
accueillirent Tautu à son arrivée au bout de l’arc-en-ciel : elles tenaient
une feuille
de ti jaune, fau ro’a par quoi bienvenue était signifiée sans
paroles, avec la sérénité qui atteste que le visiteur est attendu, puis
s’évanouirent dans les vapeurs bleutées. Tautu se sentit soudain chez
lui, déjà comme en-paysé avec naturel, dans ce déploiement fabuleux
qui s’offrait à lui. Très tôt, et par intermittences, un tii rouge gravé de
deux silhouettes mâle et femelle, venait tournoyer gracieusement, douces et rieuses, dans son champ de vision lointain. Il se dit
que cela lui
rappelait, mais comme une vision fugitive, un vieux cauchemar du
temps de son passage sur terre. Leur socle était-il d’argile aimanté,
retenu par on ne sait quel phénomène, électrique peut-être qui expli-
querait ce camaïeu luminescent de soies bleutées, pour être ainsi capablés de se balancer dans le vide, ou plutôt l’apparence de vide ambiant,
peuplé d’épures, de pictogrammes à ce point légers que tout l’entour
semblait composer un ballet tel que celui, il n’avait d’autre comparaison
à l’orée de ses souvenirs, que les virevoltes des poissons que l’écume
des vagues houleuses, de novembre à février, accueillait devant sa maison, pour l’émerveillement de tous. Tautu se sentait retenu par des for-
invisibles, elles lui procuraient la sensation nette de ne plus appartenir aux jours d’avant son arrivée ici, en ces lieux ineffables, et il se mit
ces
à boire outre-mesure tout ce qui était à sa portée, comme s’il allait vivre
de multiples vies, que ses tympans allaient vibrer à d’autres paroles, à
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
d’autres bruits, à d’autres silences. Grande fut sa surprise de ne croiser
aucun
de ces anges qui avaient plané dans les récits humains, preuve
que le mensonge avait exercé ses ravages, parmi bien d’autres fariboles. Il fut habité par l’anxiété d’une sorte de déracinement, venant d’un
monde où nulle part sa place n’était plus réservée, hors le liseré de l’oubli si aisé aux humains. Bien qu’il affichât cet air d’être chez soi, inexprimable mais confortable, il se sentait comme rescapé par le grand
envol, il lui restait à ménager son espace, à moins que cette inclination
humaine ne fût superflue ici, il faudrait sur ce point consulter Mahi par
un
moyen ou un autre.
Au reste, pas un seul instant le sentiment de la mort n’avait effleuré
Tautu, tout au plus quelques visages le regardaient avec un air tout en
questions, à cause de son maquillage sans doute, mais de questions à
la fois silencieuses et pacifiées, et Tautu croisa même des regards
presque complices. Il flottait, et avec lui sa mémoire encore grouillante,
qui se saturait de bribes inédites, à une cadence inouïe, au point qu’il
se forçait à des pauses pour reprendre souffle. La mort, mais était-ce
bien cela?, lui apparut ainsi comme une chevauchée en des espaces à
déchiffrer, à défricher, sans trêve, mais sans entraves, au gré des tentâtions dont il balisait lui-même le cheminement, sans qu’à rien ni personne aucun compte ne dusse être rendu. La mort ce serait ainsi une
multiplication de vies, mais était-ce bien de vies ?, pour découvrir sans
cesse, pour apprendre sans relâche, pour humer sans répit, pour interroger sans fin. C’était donc cela, une existence infinie, aux pliures infinies. Elle rendit Tautu perplexe, intrigué mais confiant: près de la cascade, Mahi sûrement lisait dans ses pensées. Pour l’heure, tiens ! mais
il n’y a pas d’heure en ces lieux qui rayonnaient en tous sens, il résolut
de partir en reconnaissance, il se mouvait avec une légèreté qui lui était
inconnue, à peine intimidé par sa démarche, s’abandonna tout entier à
son intuition et s’apprêta à consigner sur le web multi-sites de ce qu’il
continuait à dénommer son cerveau, les grésillements de sa quête
curieuse.
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
D’abord, d’un lent regard circulaire, Tautu explora les lieux, qui
semblaient de nature élastique, se dilatant et se rétractant avec aisance,
peut-être même qu’elles n’existaient
pas. D’ailleurs, il eut du mal à situer ce qui lui parut un dôme éthéré,
cette canopée de lumière bleue permanente qui de ses nuances semblait flotter nulle part et partout. Des effets spéciaux de cinéma semblaient partout à l’oeuvre. Il y avait bien ces esquisses légères d’arbres
familiers qui allaient et venaient, parfois avec lenteur, d’autres fois échevelées par la vitesse de leur déplacement. Il y avait bien ces senteurs
dont il reconnaissait les arômes comparables à ceux des fleurs sirupeuses dont il avait parsemé son jardin. Il sentit même la fraîcheur des larges feuilles de purau et se dit que les ‘apiu assemblés feraient une couche propice au repos quand il en sentirait le besoin. Des averses en
leurs limites étaient incertaines,
bruines traversaient l’azur en sifflant et irisaient l’environnement des
couleurs chatoyantes d’un éblouissement féerique. Des gallinacés en
vadrouille battaient des plumes sous la pluie, les vini piaillaient de joie
et quelques canards partaient à la recherche d’une mare où barboter.
On entendait piaffer quelques chevaux, seules leurs crinières au vent
pinceaux de fouets qui traçaient des
esquisses fugitives. Peu de silhouettes humaines étaient apparues, sauf
de loin, et vaguement, comme des ombres chinoises, il allait falloir se
présenter à elles, le moment venu, sur un signal dont Tautu était assuré qu’il lui serait adressé par Mahi. Pour l’heure, mais était-ce bien
d’heure dont il s’agissait ? Il lui était agréable de n’inspirer nulle discordance sonore, de ne se heurter à aucune brisure, de palpiter au souffle
enivrant d'une sorte d’attente indéfinissable, mais comme apaisant,
délivré de tourment, qui semblait se prolonger, s’arrondir, l’envelopper,
lui chuchoter des mots qu’il ne comprenait pas encore, des mots, mais
était-ce bien des mots ?, qu'il n’avait jamais entendu, dont le sens était
devenu opaque aux humains, même Mahi n’aurait pu les entendre, et
étaient visibles, comme des
dont les grappes se détachaient, demeuraient immobiles dans l’attente
de répliques que Tautu ne parvenait pas à formuler : cela lui rappelait
ces
dessins chargés d’énigmes silencieuses et interrogatives dont les
pétroglyphes des rivières de Tahaa attendent toujours en vain des
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
signes venus des humains depuis longtemps déserteurs. Au loin, assis
en curieux équilibre sur un relief monumental, aux volumes changeants
et souples, il distingua deux personnages engagés en palabres. A un
déclic qui l’alerta, c’était sans doute Mahi, il reconnut le Grand Oro et
Tamatoa, en un acte renouvelé pour se rappeler à sa mémoire : de graves propos s’échangeaient, d'où il ressortait qu’il fallait lancer le mouvement ‘arioi, combiner à propos épicurisme et pouvoir pour asseoir la
suite des temps à eux soumise, les humains étant peu enclins à renoncer ni à leurs pulsions d’ivresse des plaisirs, ni à la génuflexion complaisanté à l’autorité dominante. Tautu en déduisit qu’en ces lieux aussi
d’étranges entreprises prenaient corps : il en concluait que la frontière
entre les mondes n’était peut-être pas aussi étanche qu’il l’avait imaginée. Il lui vint à l’esprit l’image de deux faces d’un même miroir, comme
celui qu’illustrait si bien le bassin de la cascade chez Mahi : sous la surface apparaissaient poissons, cailloux, sable et plantes, et chevrettes
sautillantes; sur la surface, se reflétaient visages, arbres, lumières,
même les brises prenaient corps pour ainsi dire en ridant avec grâce la
nappe d’eau couleur de mousse vieillie. Souvent Mahi restait figé devant
ce double effet, il lui démontrait un lieu de confusion de l’espace, du
temps, du vivant et de l’inanimé. Il s’imprégnait longuement de cette circonstance inépuisable, de cette matière à méditer sur les correspondances immatérielles qu’un moment d’attention pouvait privilégier. Quand
ensemble il leur arrivait de se mirer là, Tautu et Mahi s’en détachaient
intrigués, ils étaient convaincus qu’un tiers invisible, sorte de messager,
peut-être l’immémorial Mahi justement, dont Mahi l’ami lui avait narré la
glorieuse épopée, était intervenu dans ce processus fascinant.
Tautu crut reconnaître les lieux de son enfance, juste en dessous,
les deux îles de Raiatea et Tahaa s’étaient protégées du
même
lagon, distinctes en cela des autres îles montagneuses moins prévoyantes. Il revit en un flash-back d’une étonnante précision les jours enchantés de son enfance, en compagnie de Mahi, leurs jeux de mer, quand
ils nageaient au milieu des bancs de ‘ouma ou de puharehare si peu
craintifs lorsqu’ils sont ainsi assemblés en colonies baladeuses, qu’on
car
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
avait scrupule à les déranger, à les capturer encore plus. Sur son coin
de plage à Hurepiti, à l’ombre d’un ‘ati dont les fruits ronds flottaient ici
et là dans la baie, avant de porter message au loin, il pouvait apercevoir papa P. se préparant à partir pour pêcher, sa vieille pirogue à la
peinture qui fut bleue déjà à l’eau, et son litron de vin rouge anonyme
taquiner le mulet près du récif, ou le ‘apa’i au
crépuscule. Il en reviendrait plein de ces histoires dont il avait coutume
de ravir un auditoire ébahi venu à sa rencontre sur la plage au déclin du
jour. Car chaque sortie de pêche abondait en récits chaque fois nouveaux, et de surprises dont papa P. était le tout premier étonné : car la
mer n’était jamais la même, ses couleurs avaient changé d’hier, et les
poissons ne s’y retrouvant plus s’en allaient ondoyer ailleurs, laissant
le lagon à d’autres visiteurs venus des côtes voisines ou lointaines,
comme ça, en ballade, juste pour voir, et jouer à cache-cache avec cette
figure de légende qui auréolait la stature titubante de papa P., familier
oh combien de la mer, du vent, des coraux et des poissons, parfois un
peu cruel à ces derniers, lorsqu’il lui venait l’étrange idée soudaine
d’appâter certains d’entre eux et de les capturer, de les distraire de leurs
promenades, contradiction incompréhensible contre quoi le désarroi des
poissons témoignait parfois en faisant crépiter à la surface des bulles
répétées de dépit.
au frais. Sans doute irait-il
Lui apparurent aussi distinctement leurs jeux de terre, de collines
et de vallées, quand ils partaient en mata’ita’ira’a, puis en hi’opo’ara’a,
puis en ‘imira’a, puis en tapapara’a, enfin en harura’a, phases d’approche et de capture des filles de Hapora, et même jusqu’à Raai loin au
nord. Il s’attendrit aux ahurissements de leur adolescence au spectacle
que leur offraient leurs aînés. Les scènes se rejouaient comme pour
édification. Y compris celles qui les avaient quand même troublés,
son
plus d’ailleurs. Comme ces attrapements sexuels brutaux, parfois
même d’une rare violence, auxquels les jeunes gens se complaisaient
sans
quand le soir venu l’instinct rôde et enjoint aux sens une charge impérieuse. Il se souvenait qu’au sortir de l’adolescence ils avaient ensemble
copulé avec la quasi-totalité des jeunes filles tapies à Ruutia, et plusieurs
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
moins jeunes, y compris des parentes proches, ce dont nul ne se scandalisait vraiment, ces exploits étant en quelque sorte l’appât tentateur,
et l’attestation d’un savoir-faire avéré, de l'entrée dans le monde frissonnant des ‘aravihi, sinon des aito confirmés, enviés, et redoutés tout à la
fois. La pénombre du jour, et l’ombre épaisse de la nuit offraient à leur
regard exercé les occasions d’accomplir ce qui au reste n’était que la
recherche de plaisirs fugaces, rien que pour le plaisir d’en jouir, d’en
parler, pour ensuite guetter l’occasion suivante, dans une précipitation
accordée à leurs jeunes pulsions avides. Des enfants pouvaient bien
naître de ces jeux: ce serait l’affaire des grand-mères, comblées de voir
éclore leurs prolongements de chair. Il jeta un coup d’oeil attendri à ces
jours passés. Il remarqua aussi qu’aujourd’hui, les conduites passées,
toujours latentes, étaient corsetées dans un étrange maillage de préjugés, de contraintes, d’interdictions, de minaudages qui pensait-il, enlevaient toute grâce naturelle aux accouplements, désormais sanglés
dans des raideurs incompréhensibles. Comme si les moeurs nouvelles,
venues de Tahiti, empruntaient avec lourdeur et componction le trajet
inverse de celui qui conduisit les ‘arioi vers leur extinction. Ces derniers
crurent déceler quelques similarités entre leurs croyances et les nouvelles
configurations : fatale méprise, qui aboutit à leur dilution, puis leur
inéluctable dissolution dans les sables alors mouvants des irruptions
inouïes. Il eut beau scruter les horizons avec soin, écarquiller ses yeux
avides de comprendre, il n’arrivait pas à reconstituer les causes de l’apparition de ces hédonistes-politiques, les causes de leur fulgurant succès, de l’incommensurable influence qu'ils imposèrent, même aux plus
grands, dont il perçut toutefois les mobiles d’accaparement de l’autorité,
aidés d’une bonne connaissance sans doute des conduites humaines,
puisque de vigoureuses séquelles perduraient encore sur terre, et à des
fins qui n’étaient pas tellement autres. Il ne trouva nulle trace convaincante non plus des causes de leur brutale disparition, compte tenu de
l’incontestable forme d’adéquation
de leurs moeurs exacerbées aux
inclinations ataviques du commun des humains. Une chose était sûre,
ces ‘arioi avaient laissé des traces durables dans l’inconscient collectif,
et le langage même trouvait sans peine les mots pour les évoquer, dans
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
mélange incertain de nostalgie confuse, d’excitation des sens et de
regrets d’une quotidienneté périodiquement vouée aux plaisirs sans
freins. Foin de la mélancolie se dit Tautu, puisque les entreprises humainés ne sont pas pérennes à jamais. Il se persuada que de là où il se
trouvait désormais, il saurait bien, par un moyen que les dieux lui indiqueraient, réussir à insuffler un renouveau de l’obsession des racines
vraies : elles s’emploieraient en rampant avec détermination à reconquérir les espaces en perversion rongés, et allégeraient ainsi la tâche
des esprits encore déliés.
un
De Atupii il tressaillit à la vue de Matairea, dont la colline surplombait Maeva d’où il avait été enlevé. Il s’efforça d’apercevoir l’éminent et
toujours imbattu dieu Tane, sur son lit en cuvette de pierre taillée, enveloppé de nave fraîchement tressé, remonté de Manunu où il avait dû
être durant trois jours honoré, au milieu des incantations, des chants,
des hommages et des libations furieuses et licencieuses. Il nota avec
tristesse que les noms des huit chefferies avaient été changés, complot
manifeste d’assassins de la mémoire. Seul survivant de cet effacement,
Moua Tapu se dresse toujours, intouché, ses aito un peu squelettiques,
perturbés par le bruit des avions qui fréquentent un aérodrome proche.
Sur les pentes d’une colline à l’entrée de Maeva, des effigies de Roo,
de Raa et de Tane voisinent et s’observent, peut-être se lancent-ils des
défis en silence, ou gémissent-ils à l’effacement ultime qui les menace.
Vers Taareu, les fare sur pilotis, plancher de uru recouvert de bambou
rara’a, cloisons de tiges de ‘a’eho et toitures de fara ont disparu, et avec
elles tout une vie grouillante du lac des pièges pierreux à poissons. Des
cerfs-volants arrondis, immenses, s’élançaient dans le ciel, portés par
le vent d’est: tout un village s'adonnait à ces compétitions. Quelques
vieilles gens penchées sur les eaux de Fauna en ratissaient les fonds à
la recherche des tuai. Là-bas, sur la pente nord d’une vallée, face à un
ilôt récifal, il aperçut l’ami Henri Hiro, pensif : dans un raccourci pathétique, Tautu le vit successivement débrousser un coin de terre, y planter du tara qu’il recouvrit de feuilles de cocotier, inspecter ses plants de
paka, s’asseoir pour improviser remontée de ses manava écorchés une
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
nostalgie à la guitare, tomber malade d’avoir trop succombé chaque soir
décomposition, traîner son
mal et finir foudroyé, puis enterré sur un tertre isolé, seul parmi les
broussailles et rejets encombrants, puis enfoui sous la gourmandise
végétale impitoyable ou peut-être secourable. On dit que le ruisseau voisin s’est depuis de douleur asséché. Tautu et Mahi récitaient parfois ses
longs poèmes hermétiques, traversés d’énigmes enfiévrées, portés par
une rythmique cadencée ou tenue comme des incantations de himene,
d’où fulgurait parfois le sens caché, dense et pathétique, comme une
flèche qui faisait mal, comme une écharde aux sens. Peut-être l’apercevrait-il un jour, ou plutôt un soir, pareu autour des reins, assis sur les
hautes marches de sa maison sur pilotis adossée à la colline, une guitare à la main, un joint à-demi consumé, et la lèvre où se lirait l’ironie,
l’indulgence et le non-dit échappé des interstices de ses poèmes tendres ou de feu. Tautu eut confirmation qu’avant de fermer les yeux il
demanda si son ami Moeava était venu : mais celui-ci ne voulut pas le
voir s’en aller ainsi, entouré d’interprètes ambigus.
aux relents funestes d’un fafaru en terminale
Il eut une pensée pour le brave Auna que des missionnaires
anglais en visite à Huahine, nouveau nom de Atupii, souhaitaient qu’il
les aidât à évangéliser les Marquises, mais en fut empêché par le mauvais temps, et c’est vers Hawaï que leurs navires mirent le cap: son
action fut décisive auprès des “souverains” successifs
Rihoriho,
Keokuolani, Kamehamalu de ce pays; il en revint avec sa femme après
deux années de service, d’abord brièvement à Huahine, puis à Maiao
où il mourut. Remarquable destin de ce fils d’un dignitaire de Raiatea,
et qui fut tour à tour élève missionnaire, ‘arioi, poro ‘evaneria, voyageur,
confident de la cour hawaïenne, puis diacre à Huahine, enfin pasteur à
Maiao. A Hawaï il eut recours en maintes occasions à la protection
royale afin de soustraire sa femme aux convoitises répétées de plusieurs chefs qui invoquaient les obligations rituelles découlant notamment des décès royaux (il y en eut deux en deux ans) : sans doute songea-t-il alors à ses errances d’arioi de naguère, et son journal, aujourd’hui disparu, ne livrera plus les états d’âme qui ont dû le hanter. Il fut
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
surpris de voir défiler d’autres compatriotes adoubés au sauvetage des
âmes des souverains de cet archipel cousin. Quel zèle et, pensa-t-il
quels mérites ! Il ne savait comment qualifier justement ces expéditions,
parmi d’autres, qui avaient fait de ces concitoyens, souvent parents, les
messagers des adorations nouvelles, comme le fut Tute, ou bien les
porteurs de flambée insurrectionnelle comme Teofai qui s’illustra parmi
les Mau à Samoa. Il faut croire qu’ils devaient avoir, au point le plus haut
de persuasion, le don de la communication, le verbe convaincant, le ton
sans réplique, la démonstration qui fait vaciller les certitudes. Quelques
pages du journal de Tute, transcrit parfois il est vrai avec hésitation,
porte témoignage de cette combinatoire, des mots employés en ce
temps-là, des formules imagées et sans doute inspirées de culture religieuse, n’empêche, Tautu se plaisait à imaginer l’auteur assembler les
éléments de son discours, les détacher à propos, saisir la faille, ou l’opportunité de ficher à sa guise le coin qui emporterait la conviction de
son auditeur royal, dont l’autorité au vrai était perturbée, et même affaiblie par les prémices en fermentation de sa décadence annoncée.
De Faanui il revit à la dérobée les moments de rencontre éblouie
de Oro et de Vairaumati, et vécut avec intensité ces instants si décisifs
au destin du
peuple ma’ohi, l’arc-en-ciel en écharpe, désormais familier
à Tautu. Il ne fut pas peu étonné qu’on vînt lui susurrer qu’il portait un
nom cher à cette vallée de
sans
Porapora. Mahi le lui avait caché sciemment,
doute, pour que la surprise fût complète. Car les aventures de ce
Tautu qu’il découvrait le fortifièrent dans sa conviction croissante que
les dieux veillaient sur lui avec indulgence. Il revit ce fort et beau jeune
homme, peut-être lui-même, aimait-il à croire, partir en téméraire à la
main-mise sur les îles rivales de Raiatea. Ce ne fut pas sans mal, et la
curiosité de Puni fut sa chance d'être accueilli à Porapora, puis de prendre la tête des opérations de soumission successives des îles voisines.
Ses exploits répétés eurent pour effet de fédérer des autorités émiettées, le jeu des alliances “royales” apportant au fil des décennies le
concours de leurs subtils dosages à l’effacement de certaines lignées,
et à la nouvelle distribution des pouvoirs déjà fragilisés et de plus en
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
plus menacés par l’afflux des grandes pirogues sans balancier. Dans
cette vision panoramique il se mit à disserter sur l’espèce de magie qui
pour son gré émulsionnait les contacts, le hasard,
les entreprises, la
bravoure, le sexe, le discours et les déités. Etrange rencontre ! se dit-il,
et sans doute étais-je là moi aussi, latent, ou incarné, ou même actif, en
tous cas présent il en était sûr, et gratifié.
Il n’était pas peu fier d'observer que les îles de son archipel avaient
engendré d’extraordinaires talents de manahune ordinaires. Et la liste
s’allongeait au fur et à mesure de ses visions : du ‘arioi et cartographe
Tupaia aux évangélistes Tute et Auna partis pour Vaihee, jusqu’à
Teraupo qui résista fièrement, Mai, même Mehao, pourtant originaire de
Maiao, se lima la cervelle au foisonnement d’intellectuels engagés de
l’archipel. Se peut-il que l’intrusion des nouveaux grands prêtres ait
favorisé ce surgissement inattendu de volontés, d’énergies populaires,
en quelque sorte libérées et des antiques certitudes et des conformismes sociaux ? La nouveauté donnait sans doute à l’opportunisme toujours à l’affût, un surcroît de virtualités à saisir. Le verrouillage des institutions, et des comportements était si serré que les initiatives personnelles avaient peu de chance de s’exprimer, et Tautu observait avec
envie les mesures de déchéance en vigueur à Hawa’i à l’encontre d’autorités jugées trop absolutistes, ou personnelles à l’excès. On rapportait
que pareil traitement fut réservé à un lointain grand ancêtre de Raiatea :
Tautu était bien placé pour savoir enfin que ce ne fut que le prétexte
avancé, et soutenu pour accélérer la déchéance plus radicale des pouvoirs installés. L’afflux, pour ne point dire le déferlement d’idées neuves,
de déférences inédites, et de référents inaccoutumés avaient pu avoir
des effets de mutation psychique chez les uns, de lente évolution chez
d’autres, de moutonnement sans doute chez la plupart : cela frappait
Tautu au point qu’il lui était aisé de comparer ces changements à ceux
que Mahi et lui-même avaient continûment observé autour d’eux. On y
faisait allusion à des cycles liés à des événements fortuits, ou assumés,
ou imposés, chaque fois perturbateurs des idées reçues, des agissements habituels, des schémas couramment adoptés. Et ces périodes
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
fébriles étaient la cause de quiproquos perfides, ou travestis, destinés à
entamer l’érosion des valeurs, à répandre le doute propice aux atteintes que
subissaient alors, dans le désordre des esprits, les fragiles
cohérences rassurantes. Mais pour l’heure, rasséréné, baignant dans
apaisé, Tautu se contentait de philosopher à sa
manière, en soubresauts, en pauses réflexives, haussant les épaules à
l’occasion, ou d’un mouvement des sourcils réagissait avec une résignation amusée à ces phénomènes qu’il entrevoyait d’un coup d’oeil
pour la première fois, se transportant simultanément dans le passé que
son nom lui permettait de visionner, le présent qu’il vivait intensément,
et même le futur dont il repérait les signes avant-coureurs qui ne surprenaient ni son intuition, ni ses déductions.
un
environnement
Il n’avait faim que de tout voir, tout connaître, tout prévoir, et cette
quête insatiable avait annihilé en lui tout désir d’autre nourriture. Non
pas qu’il n’y pensât point, car il lui arrivait de songer avec délectation
aux repas préparés en famille chez Mahi, quand le apura était à point,
le nato gras, les chevrettes ‘oiha’a, et le pua’a encore jeune et rôti à
point. Cela qu’il avait savouré ne le taraudait pas: seul le souvenir lui
était aimable, au point de le combler, et cela suffisait à ravir ses papilles,
à rassasier ses entrailles et procurer le contentement. Il ne fut pas plus
surpris de voir sa femme copuler avec l’un de ses voisins, qui s’installa
dans la maison de la plage, et son fils ne se poser aucune question. Il
eût pu se comporter de même, se dit-il. Tout était donc normal, tranquille
et n’appelait aucun autre commentaire que celui que parfois il marmonnait : était-il devenu un simple esprit de chair, un titiraina ballotté dans
l’azur, doué de prescience, de facultés inouïes de voir, d’entendre, sans
qu’il pût jamais plus agir ni faire ? Autour de lui, mais à distance, ce n’était que lucioles, silhouettes, esquisses d’êtres évanescents, ou translucides, qui se mouvaient avec lenteur sur des planchers de bambou trèssé, souple comme ceux des fare pote’e à Hauino, si frais, si aérés, qui
musaient vers des destinations qu’il n’avait pas encore explorées, parfois des signaux lui parvenaient, tous ne lui étaient pas encore intelligiblés, des crinières flottaient, des fruits jaune et vert se baladaient, des
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
fleurs projetaient leurs arômes, quelques grincements étaient audibles,
parfois des bruits de lourds battants de roseau ’a'eho qui s’ouvrent puis
referment, et puis ces chants, cantilènes envoûtantes qui caressent
l’azur en égrenant des noms, des histoires et des contrées inconnues.
se
Fils d’un pasteur cultivé, écouté et éloquent, Tautu avait lu quelques
livres, et des chroniques éparses donnaient à ses lectures les couleurs
de leur temps. Il se désolait, comme son père, que peu de récits fussent
écrits
en
tahitien
:
ils eussent donné le ton juste
des témoignages
directs, ou bien la flamme subjective des réactions de l’instant; ils eussent induit la ruse nuancée, ou le mot ambivalent qui intrigue, selon une
tradition bien ancrée; ils eussent avec concision, ce fut la marque de
cette langue au temps de sa cohérence, relaté avec relief des événe-
ments, des comportements, des états d’âme, des relations changeantes,
des conflits de personnes, des généalogies sur lesquelles reposaient
les droits fonciers. La
langue s’est depuis diluée dans l'amphigouri
des avatars en cascades.
adossé aux pilotis claudicants
Son père lui avait narré la navrante chronologie des ralliements,
des abandons, des trahisons. Ceux qui avaient succombé à ces étranges décisions allaient occuper de hautes fonctions, recevoir des prébendes confortables, et des honneurs dont la notoriété était entretenue
et répandue avec soin. Mais dans sa situation, Tautu pouvait en visionner la récapitulation, pour la part visible qu’il lui était permise, et cette
faculté le plongea dans la perplexité, parfois la rage, il en restait plus
souvent interdit. Quelle
longue liste que celle de ces grands chefs,
grands prêtres, chefs et notables qui prirent tour à tour le parti de leur
peuple, celui de leurs dieux, puis celui des missionnaires, puis celui des
intérêts commerciaux, enfin ceux des nouveaux possesseurs. C’est
ainsi qu’il assista, comme s’il y était, aux conciliabules de Tati, dit le
grand, troquer sa stature contre une maison à l’anglaise, service à thé
compris; aux ruses rédactionnelles du même Tati, et Utami, et Hitoti et
Paraita, porte-parole de la reine dite, il en lut même le texte dans sa version tahitienne qui fut promptement “perdue”; il assista aux tonitruances
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
de Tati toujours empressé, apparu en tunique rouge devant les mamaia
assemblés; il entendit les consuls ourdir les moyens de circonvenir la
reine absente; il lut quelques textes qui autorisaient les représentants des
possesseurs à ne point s’étouffer de trop de scrupules; il fut
témoin des résipiscences de grands chefs “rétablis” dans leurs droits,
nouveaux
salaires de gratitude à l’appui; il prit connaissance des appréciations dont
les encensaient les nouveaux maîtres; il passa en revue
les colifichets
dont ces derniers avaient garni, comme marqués au fer rouge, les poitrails de ces ralliés, ou ces collaborateurs, ou ces traîtres, ou ces débous-
solés, épaules et dos perclus de soumission. Son indulgence retint une
hypothèse moins cruelle : les chefs n’avaient pas vraiment accepté la prééminence de la lignée Tutaha-Tu-Pomare, et s’ils s'y étaient, non sans
combat, résignés, c’est qu’ils se proposaient de prendre une revanche qui
pour leur malheur, ne rencontra pas la conjoncture opportune. Aux discrètes entrevues qu’il put apercevoir dans le voisinage inspiré des marae de
Tautira, de Punaauia, de Paea surtout, Tautu en conclut que les alliances
circonstancielles et volatiles des Vehiatua-Amo-Purea-Tetoofa-Pau ne
pouvaient survivre, tant leur fragilité était apparente, et divergents leurs
intérêts. Les ressentiments croisés qui en résultèrent furent durables :
Mahi et lui s’en entretenaient souvent, et leurs veillées du soir étaient lourdes de regrets et de rancoeurs encore vivaces, un “e ho’i” concluait avec
amertume leurs réflexions désabusées, enragées parfois. C'est pourquoi
Tautu s’employait à suspendre son émotion, à se dédoubler souvent, pour
tenter de mettre à vif les causes de comportements qui lui étaient incompréhensibles, insupportables à force de variations. Les soirs de lune pleine, il enrageait de ne pouvoir dénouer les noeuds de ces cordages de
mémoire qui enfermaient les vérités, car la lune de lumière nappée est
celle de la parole recréée, et pour Tautu comme l’envoûtement vécu les
yeux ouverts, puisque le temps de la mort et le sien sur le même espace
se confondaient désormais.
De Opoa, dont Mahi lui avait décrit les moindres recoins, il reconnut
d’emblée le grand, le tourmenté, le plusieurs fois détruit puis reconstruit
par strates successives marae Feoro, ou Vaiotaha, ou Taputapuatea,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
ainsi qu’une réunion annuelle, selon les dires, eût enfin convenu de désigner ce haut-lieu de rencontres d’océaniens venus d’ailleurs, de loin, des
pays atea. Il entendit la rumeur longue et tremblante des tambours qui
faisaient frissonner moana nui, et qui se sont tus, même la passe sacrée
n'est que rarement empruntée, comme s’il ne fallait point souiller ce passage devenu désert, morne et silencieux. Son lourd regard s’attarda sur
la plage de sable gris et blanc, caressée par la faible marée, fouettée par
le vent d’est persistant, sous la cocoteraie échevelée : lui et Mahi sont
souvent venus sur ce littoral de l’emblématique Fareatai, très tôt assombrie quand le soleil va darder ses rayons à l’ouest; alors Fareatai va
retrouver ainsi l’ombre qui abrita son fabuleux destin, berceau d’une
aventure dont l’écho résonne encore les soirs de veillée, jusqu’à Tahiti,
poisson prodigue échappé de Raiatea, écho dont l’inconscient collectif
ma’ohi est taraudé, par une lancinante fermentation de nostalgie, d’en-
vie, de regret de ne pouvoir jamais plus porter le titre sourdement convoité de ‘arioi. Ici, au commencement des temps, Tamatoa Tautu et Mahi
échangèrent leurs noms, devenant l’autre chacun, et l’on imagine que
ces alter ego posèrent sur l’épaule de l’autre lui-même des “mains qui
disent les secrets de l’esprit”. Ils eurent grand besoin de cette connivence, avant que ne soit instituée la secte politico-religieuse des ‘arioi.
L’histoire dira la souterraine pérennité de cette émergence fortuite.
Mahi l’en avait prévenu : le très haut Taaroa semblait être sur le
chemin de
l’oubli, malgré les insurpassables hauts-faits auxquels sa
renommée est attachée, avérée, et sans lesquels l’univers n’eût pu sur-
gir de l’ennui du rien. Mais pourquoi donc de cette énergie initiale le
monde des humains s’était-il détourné, pour suivre d’autres chemins
balisés par les dieux inférieurs, ou parfois à peine dieux, ou demi-dieux,
ou simples habiles travestis dépourvus de la noblesse première de l’inventeur de l’univers ? Disposition particulière des hommes à n’idolâtrer
que le secondaire habile, l’ego hypertrophié se jouant des petitesses
d’autrui, l’attrait insatiable pour la nouveauté passagère pourvu qu’elle
fût surprenante et traiteur de ripailles ? Mahi et Tautu eux-mêmes
avaient plus d’une fois succombé aux appels de sirènes inconnues. Ils
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
l’insularité en était la cause, Tahaa leur était une prison,
plutôt une terre dont très tôt ils désirèrent s’éjecter pour d’autres horizons, fuir la promiscuité vénéneuse, le familier frustrant, la routine des
jours à peine compensée par les ruées du soir, les saturations au goût
acre, ce tourner en rond qui finissait par installer un ronronnement d’éjaculations mécaniques, ni nécessaires ni voluptueuses itérations.
en inféraient que
ou
Il s’encouragea au spectacle des Mamaia, parmi lesquels il reconnut plusieurs hauts ‘arioi, ceux-là même qui avaient épousé les modernés
incantations. Il salua avec respect Teao et Hue les initiateurs aux
prédestinés à ébouriffer le monde d’aurores, et surtout Taero,
lointain cousin de Mahi, qui reconquit l’âme de
Maupiti regimbée à l’unisson, entraînant avec lui Taua, pasteur en cette
île, mais renégat des ‘arioi de Huahine, et parent éloigné de Tautu. Les
danses avaient repris leur fonction d’introduction aux plaisirs d’ensemblés, les corps nus, les têtes fleuries de fleurs de ‘ati, et de tari’a pura
fleurs champignons qui phosphoraient dans la nuit. Et toute l'île se rendait en bruyante équipée vers le promontoire de Tereiavarua, cette partie du lagon où s’ébrouer en chantant et gagner à pied l’îlot sableux des
libertés près du récif. Trempés, fourbus, ivres de ce nectar de fruits de
tara qui irrigue le corps de ses fragrances liquoreuses, on pouvait alors
s’ébattre sans autre frein que la syncope des convulsions ultimes. Ces
hédonistes hérétiques selon les uns, enhardis selon les intéressés,
résolurent de défier ceux qui sans doute par envie, voulaient, disaientils les ramener au bercail des nouveaux dieux. Maupiti tout entière se
dressa et défit promptement les guerriers de Tamatoa, donc ceux de
Tautu d’alors, qu’importait à ce dernier puisqu’il s’agissait de se ressourcer aux fontaines vénérables, de prendre “une douzaine d’épouses
par jour” comme le relate avec horreur un missionnaire un peu plat, et
de se ruer au spectacle vérifiable des guérisons qui valaient bien celles
qu’on leur rapportait avoir eu lieu il y a 1820 ans..! On disputait sur la
disparition du ‘umete de pierre qui accueillait les philtres rituels, cependant que Tautu, dont le regard balayait la planète, le localisait au loin,
dans une capitale espagnole, et se lamentait d’être impuissant à le
noms
autre nom augurant,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
rapatrier. Il résolut sans effort de s’associer avec ardeur et volupté aux
rites renaissants, et leur coloration religieuse contemporaine n’enlevait
rien à leur pouvoir irrésistible. Il s’en fut enquêter partout, mais d’abord
et surtout dans ses îles où le mouvement prospéra tant : Raiatea, Tahaa
et Huahine sonnaient le rassemblement des foules qui n’attendaient
qu’un signal pour vivre une aventure qui allait effriter les rites empesés
dont le carcan commençait à leur être imposé. Les populations s’y
jetaient à corps perdu, c’est le mot. EtTautu les observait avec compassion, lui qui savait d’emblée que les forces inconnues allaient pourtant
l’emporter bientôt sur ces violents sursauts. Il s’enthousiasma néanmoins des désertions en masse des nouveaux lieux de cérémonie, surtout à Tahiti, et dans lesquels psalmodiaient des prêtres de noir vêtus,
transpirant, et dont la triste mine l’apitoyait, y compris celle, travestie, de
ses rares concitoyens en chaire dont la verve eût été mieux employée
à raviver les chairs plutôt qu’à en maudire les feux. Sa joie fut ambiguë,
et de courte durée : comme le signalent les spasmes ultimes des derniers instants. Et de fait il s’attrista de voir s’évanouir si rapidement, à
peine une génération, un mouvement qu’on crut de renouveau, mais qui
ne fut qu’une opportunité défaite, et probablement promise dès le
départ au sort fugace des engouements enflammés, singularité des
humains sur sa terre, en même temps que victime des agissements
convergents des nouveaux venus, des chefs soumis et complices, honteux de leur corps, et des pouvoirs placés là hors des usages, trop
récemment établis il est vrai pour puiser en leur sein le sursaut salvateur. De Papara parvinrent des harangues tonitruantes, et quelques
mousquets, et son orateur célèbre déjà sur ses terres que visita Cook
eut raison, si l’on peut dire, des inclinations des sympathisants Mamaia
à Tahiti, et non des moins augustes. Bien entendu, un tel mouvement ne
pouvait pas entièrement déserter la psyché collective. Et à Tahiti, Mahi
etTautu décidaient parfois de rejoindre en catimini quelques amis, dans
un vallon adjacent à Papenoo, et s’engouffraient dans la mêlée d’épisodiques rencontres où la mélopée des voix se faisait entendre, où les
vieux dires ressuscitaient pour exalter les esprits, où le pia hamani d’oranges et le komo puaka de sucs du cocotier délivraient la gloire enfouie
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
des sens. Ils en revenaient les yeux pleins d’étoiles, la démarche soula-
gée, un peu ivres, nostalgiques et essoufflés, la couronne flétrie d’avoir
été macérée de sueurs confondues. Des jours durant, les deux compères vont exhaler les senteurs décantées des lendemains de fête païenne, de fara et de pua, et il adviendrait qu’un peu ébaubis, ils se transporteraient loin, très loin dans leur passé congédié malgré eux, et une torpeur de mal-être hanterait leurs nuits désormais aseptisées.
Il revit
en
reconstitution fidèle toute
une
cohorte de nouveaux
venus, la plupart sans croyances affichées, mais dont les intentions
dis-
simulaient avec peine que des veaux inconnus leur tenaient lieu de figures divines et dorées. On n’en était
qu’au tout début, mais déjà celles-ci
étaient affichées comme des icônes que l’on promenait dans les rues,
ou clouées aux
ces
arbres, ou distribuées à l’encan. Elles étaient pleines de
promesses de bonheurs futurs au travers de ce qui se dénommait
élection, à laquelle tout un chacun était prié de participer avec enthousiasme, tant était alléchant le destin qui en découlerait. Ces balbutiements, et les gesticulations qui les accompagnaient, prenaient parfois
l’allure des anciennes tournées d’abondance des ‘arioi, la ronde en était
semblable, le rapt des esprits entamant le processus
d’échanges
antique. Il vit se raréfier, puis disparaître les grandes pirogues et leurs
figures de proue. Celles des dieux, si exposées, de matériau si modeste, si épurés par la taille et la facture minimaliste furent transgressées,
incendiées, ou noyées, ou pillées, ou vendues, Tautu en apercevait en
tous les points de la terre, en musées, galeries, combles, réserves en
sous-sols, salons et marbres de cheminée. Les pierres rassemblées et
assemblées avec vénération, science et patience étaient détachées de
leur agencement sacré et vouées à la construction de routes qui rongeaient les terres fertiles et accueillantes au voyageur en visite. Les terres conquises par la guerre et acquises aux cultures étaient remises en
cause, les cartographies s’animaient, les toponymies devenaient faireparts de mémoire, les tii témoins des laborieuses délimitations étaient
déplacés, pour tromper l’oeil, et les repères encore plus. D’autres
moyens d’accaparement étaient en vogue, et emplissaient conseils,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
haute cour et prétoires, moyens d’enrichissement sans cause, dont se
saisissaient aussi bien des proches de la famille de Tautu, ses propres
frères, redessinant les cartes coutumières, surtout à Raiatea qu’il scrutait de plus près, et les îles voisines, dont on travestissait les noms de
lieux pour mieux effacer leur existence de la mémoire collective. De vastes domaines étaient arrachés à leurs multiples usagers et apportés en
dons de bienvenue à des noms étranges dont Tautu récapitulait sans
peine la longue liste de lignées qui ne sont pas éteintes : il en avait
Hurepiti, autour des mape des sages bleus endeuillés dont les
terres se rétractaient sous les assauts du lucre, des nouvelles séductions,
connu à
des miroirs aux alouettes et du relâchement des autorités anciennes,
souvent complices des us et rites nouveaux, abdiquant leurs délégations naturelles ou acquises, face à des édits qui les en dépouillaient,
autre forme inédite d’échange sous l’empire de contreparties inhabituel-
les. Les rides du front crispées, le sourcil bloqué en circonflexe, la veine
battant la tempe, la gorge serrée, et l’estomac noué, il pouvait se lamenter en effet. Il n’avait pas lu Montaigne qui en ses Essais avait dévelop-
pé avec un calme cynisme une théorie de la prostitution de conscience.
Les grands prêtres eussent pu tout aussi bien puiser à d’autres
époques, sous d’autres lieux, et se réclamer de St Thomas, et du devoir
de miséricorde qui légitimait le rôle tutélaire qu’ils exerçaient dans le
sillage des détenteurs du pouvoir. Des pincées de séquelles de ces rapports ambigus, Tautu et Mahi en avaient vécu la survivance à Tahaa, et
plus encore à Raiatea, certains grands prêtres anciens étant devenus,
par l’effet aimanté d’une giration subite, les suppôts des nouveaux
venus, les chantres enflammés des odes civilisées, les contempteurs
de leur héritage. Tautu se rendait compte qu'il vivait une troisième vie,
ou plutôt trois vies simultanées, celle de la terre qu’il avait quittée, celle
du long voyage en arc de couleurs, celle de l’installation et de la familiarisation en ces lieux étranges certes, mais pas tout à fait étrangers,
Mahi et le couple pierreux ayant sûrement ménagé les introductions, et
facilité son adaptation. Et cette aptitude à embrasser quand il le voulait,
n’importe quel sujet, à n’importe quelle époque, lui était une chance
immense. Mais de cette situation extraordinaire, il voulait surtout en
105
Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
qui jamais ne lui avait été accessible et qui désormais
était à sa portée, dès lors qu’il évoluait dans tous les espaces, dans tous
essorer tout ce
les temps, dans toutes les psychés. Ses facultés sensorielles s’étaient
aiguisées et comme façonnées pour ces vastes coups de projecteurs,
comme aussi aux plus minutieuses explorations, rien n’échappait plus à
ses recherches, aux chevauchées de ses pensées, il veillait à prêter l’oreille afin d’entendre même le plus secret murmure, le plus imperceptible frémissement des âmes, de l’air, de l’eau, de la nuit. D’ailleurs la tentation même du sommeil ne l’habitait plus, à peine si une halte brève,
comme un souffle
qu’on reprend, lui procurait une indéfinissable quiétu-
de, comme un repos passager. Alors il se remettait en quête de réponses, d’écrits, de dires, de flammures, de vols d’oiseaux, de chuchotements de ramures, de vols planés de poissons, de bruissements de plu-
superbes et fondatrices, de sourires narquois des dieux, de colèdes rages marines ou de leurs aciers aveuglants, des cris
de guerre et des incantations portées par des fumées d’oracle, et aussi
les jeux, les vastes bacchanales, les halètements des hommes, des
femmes et des jeunes gens en sueur qu’il avait connus, et qu’il lui était
donné de voir s’accoupler en désordre mais sans vaines paroles, il se
surprenait à sourire, à s’apitoyer, à vouloir les prévenir, les aider, les
secourir, cela qu’il regrettait amèrement d’être impuissant à mettre en
oeuvre, comme si un paua de feuillage invisible faisait écran à ses velmes
res des vents,
léités. En ces occasions il était assailli de doutes, il ressentait comme
une imperfection, et bien que toute peur lui fût devenue étrangère, il
cherchait du regard Mahi, et l’ayant trouvé le persuadait en silence de
point lui lâcher la main, alors le couple pierreux venait se balancer
yeux, tranquille, rassurant. Une fois il se reconnut, méditant
jadis en ses derniers jours de son règne déclinant, cherchant à résoudre le délicat problème de sa succession à Raiatea, à Tahaa, Porapora
un temps, Huahine en partie, soupesant les choix des alliances à
contracter, l’étendue des terres ainsi apportées par les femmes, inaugurant la lignée des Tamatoa qui étendit son influence bien au-delà des
lagons de Havaiki. Tautu en conçut quelque fierté. Il doutait avec anxiété de la pérennité de ce maillage compliqué, rendu quasi-incontrôlable
ne
sous ses
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
en raison des distances à
parcourir à la voile, et des interférences extéheures, religieuses et militaires. Il indexa ses espoirs à la forte personnalité des femmes ainsi rassemblées par les articulations qu’il avait
mises en place. Ses calculs accordèrent en effet un sursis : les tentations de disposer de nouveaux pouvoirs distincts des héritages, appâ-
tés de
pensions et de prébendes, et quelques abandons de chair,
eurent raison de cette brève accalmie. Car au bout du compte, que d’af-
fadissements, que de petitesses en face des pitoyables mirages, habiles
compliments, demeures, honneurs, pensions, nominations, promotions,
maigres salaires, toilettes et colifichets d’or de cuivre ! Et quand le dernier du nom fut dit-on déchu, mais quelques feuillets de sa plume évoquent plusieurs circonstances où il fut plutôt circonvenu, avec lui se désagrégeraient sans retour les pages haletantes et terminales d’une histoire qui n’a pas encore décanté ses péripéties qui furent sans précédent. De tout cela, il frémissait de gêne, bouillait parfois de colère, pestait d’un impétueux désir de mettre le feu à tous ces documents honteux, et de ne pouvoir masquer la réalité qui se déployait sans fard
devant ses yeux embués. Mais il lui prenait plus souvent, car. Tautu
n’était que l’alter ego convenu de l’illustre autre, il y a maintenaht bien
longtemps, de hausser les épaules, d’agiter la tête, de lever les jcras
bien sûr, et dans un reniflement saccadé, de transférer d’un déclic son
ressentiment à la bouée dérivante du destin.
Une sorte de béatitude, de prélassement, de résignation berceuse,
de lente accoutumance,
pouvait bien alors laisser les ans s’écouler
lover avec paresse dans les perfidies insondables.
Les grands tambours firent place au doldrum généralisé. Tautu ne pouvait plus ignorer que les changements de mentalités allaient être fatals
aux rites, les vidant de leur substance. Il n’était pas sûr d’ailleurs que
survivraient leur authentique émotion, et leur gestuelle esthétiquement
accomplie. Il pouvait regretter que lors de son envol, il ne lui fut pas
sans entraves, et se
donné d’assister aux cérémonies de Manunu. Déserté des engagements personnels, et désorienté par le brouillard de l’histoire qui se
dérobe, le cours du temps de terre, meurtrie, lacérée, ne pouvait lui
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
offrir que le spectacle décevant des gesticulations insipides et des cor-
respondances absentes. Enfin Teraupo vint, et avec lui toute une
héroïque cohorte, que certains ne purent rejoindre, comme Teofai, qui
partit guerroyer à Upolu où la mémoire de ses hauts faits est vénérée
dans un village samoa perdu. Teraupo vint, non pas tant celui qu’au
barème établi des sursauts est classé et c’est justice, au tout premier
rang des fiertés retrouvées. Mais ce Teraupo qui sommeillait en chaque
ma’ohi aux yeux décillés, celui peu à peu démultiplié qui à sa suite et
en série
inorganisée se désembusqua des cocoteraies, se découvrit
d’îles en vallées, émergea comme ces hameçons de nacre scintillante
que les tupa remontent de leur trou les lendemains de pluie, dans Tornbre ourdit, en silence trama, en période de crise fomenta, conjectura
continûment, en permanence guetta le moment propice, en période de
transition saisit l’occasion, sut jouer des circonstances, se jouer des
séductions, déjouer les sorts contraires, harangua, protesta, négocia,
s’indigna à la face du monde incrédule, s’allia au diable, à l’argent, se
compromit ou composa, lécha le miel des vanités, grimaça aux vilenies,
s’alanguit au confort, au conformisme, dans un balancement incessant
entre aporie et engouement. Teraupo vint, et en vint à incarner pour toujours, plus souvent à l’insu de disciples inconscients, la revendication
permanente, de plus en plus complexe, de moins en moins feutrée, de
plus en plus enlisée dans les méandres aux contours imprécis où les
conduites humaines se hasardent, louvoient, se mesurent, se défient et,
comme les joueurs aux dés, s’essaient aux gués improvisés, à l’articulation imprévisible des affluents aux désirs entremêlés et du delta des
accomplissement improbables. Ce faisant, par ce défilé d’images, de
bruits et de perspectives, Tautu s’édifiait une quatrième vie, en assemblant des éléments d’emblée ajustés, fort loin du puzzle qui les avait, lui
et Mahi si souvent accablés par l’impuissance à comprendre. Une quatrième vie, dé-celée de cette vaste fresque révélée en direct, au laser
de son regard omnipotent, en flash-backs aveuglants, en travellings qui
n’épargnent rien ni personne. De cette fresque, il ne trouvait pas
d’exemple terrestre, hormis dans le vague souvenir qu’il avait encore
des épopées que lui avait conté son père lisant la bible à haute voix à
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
la faible lueur vacillante et enfumée d’un mori ‘avae, cette lampe à pétrole
de son enfance. Une quatrième vie, peut-être intermédiaire vers l’ultime
inconnu, mais il serait temps d’y songer, puisque le temps ne semblait
plus lui être compté. Il se consacra pour l’heure à débrouiller l’écheveau
des conjugaisons vibrionnantes dont il était le témoin altier, surpris, et
stupéfait encore plus. Avait-il encore quelque idée sinon du bonheur, du
moins de minutes heureuses, puisées dans la mémoire, ou vécues dans
l’irréel présent, ou procuré par ses neuves aptitudes? Curieux que ce
voyage intérieur semblait recouvert d’un voile imperméable, des forces
occultes en avaient peut-être ainsi décidé. L’usage de la parole, peut-être
l’en avait-on privé, à peine s’il pouvait balbutier à soi-même quelques
brins de phrases qui semblaient s’échapper malgré lui, comme des bribes d’un passé en vestiges. Au reste, à qui parler, dans cet univers sans
borne ni frontière, décoré d’ébauches fuyantes, ou d’oeuvres achevées
dans la seule épure de leur substance, où les oiseaux sont dépourvus
de leurs plumages sacrés aux humains de terre, où se balancent les
dieux pierreux en un ballet surréel et si étonnamment aérien, où les couleurs se chevauchent en allées et venues comme des oriflammes flottant
où les feuilles sont tour à tour si foncées puis si blanches d’être
glacées, où les fruits obéissent à un cycle si lent et si rapide à la fois
qu’on les croirait en révolution permanente, où tout semble luire de sa
propre lumière ou se résorber dans une alternance cadencée, où résonnent des musiques inouïes aux phrasés de chute gutturale venus de
Rapa écorchés ? Alors il pouvait avec nostalgie revivre les parlers animés, parfois vifs, parfois lents, dont Mahi et lui-même meublaient leurs
rencontres. Les filles, bien sûr, et le jadis de leurs ardeurs adolescentes;
mais aussi leurs femmes, ou plutôt mères de leurs enfants, sujet intarissable de l’après taure’a, quand paraît le seuil de la maturité qui va happer pour longtemps, et brider votre liberté; l’attrait des secrètes expéditions en vallons de Papenoo, exutoires aux derniers feux des sens violents qui vont s’assagir; les parties de pêche le soir au rama de folioles
de cocotier séchées; aussi hélas ! le quotidien nouveau, sans cesse surprenant, et qui allait les prendre de vitesse, mais des deux seul Tautu
pouvait le savoir, les basculer dans un autre quotidien assailli de bruits,
au vent,
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
d’usages et de conséquences bouleversantes. Déjà Mahi, désormais un
peu seul, semblait égaré, n’était le recours à la grotte lointaine, seul vrai
réconfort à son tourment. Tautu
se
fit un devoir de lui adresser par
moments des signes d’amitié surtout le soir,
près des pierres encore
chaudes du ahima’a, quand Mahi en retirait le ‘auhopu ‘eu, la bonite à l’étouffée qui serait le principal du dîner.
Aujourd’hui, mais était-ce bien aujourd’hui, ou avant-hier, ou
demain, la question était oiseuse, son attention intriguée se portait
ailleurs, sur cette terre d’où il avait été te anuanua-porté. Car des
confréries dénommées partis politiques voyaient peu à peu le jour, sous
la houlette de grands maîtres habiles aux recrutements. Tautu et Mahi
ne s’étaient pas impliqués dans ces turbulences périodiques. Ils n’en
saisissaient pas les méandres, tant était malléable la dialectique qui
leur était soumise. On ne savait pas qui du peuple ou de ceux qui pré-
tendaient l’incarner désormais sortirait
vainqueur de ces joutes qui
commençaient à prospérer. Les diatribes fusaient, et leur écho attestait
leur futilité .Des conciliabules tenaient lieu de palabres conduites, en
des enceintes sans âme, par des récitants au parler flou, vulgaire et
sans réelle inspiration : leurs hosties semblaient n’avoir comprimé que
des slogans interchangeables et désincarnés. Avec peine tiré d’un
engourdissement toujours latent, et entretenu à-propos, le peuple, celui
d’en bas comme il se dit désormais, servait à la fois de caution, d’alibi
et de porte-étendard, héraut démultiplié en innombrable faire-valoir, le
temps fugace mais convoité d’une apparition surgie d’un théâtre d’ombres miniature pour emprisonner de plein gré, en la glissant dans une
rainure, une part de son futur capturé et captif. Sollicités, Tautu et Mahi
empruntaient en ces occasions des chemins divergents. Ils estimaient
leur cap aux couleurs, à leur densité, à leurs nuances, c’était leur façon
d’accorder leur démarche à leur sensibilité. Tautu penchait pour le rose,
assez vif, mais selon lui pas assez prononcé pour lui rappeler les pourprès violents, les écharpes d’incandescence de certains crépuscules
qui enveloppent de violet sombre les sages mape bleus de son île.
Quant à lui, Mahi inclinait au bleu, tous les bleus, qu’il avait apprivoisé
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
à la pêche quotidienne durant sa jeunesse, le long de l’ilôt Tautu, justement. Le prestige de son patronyme semblait le lui avoir imposé à son
insu
depuis longtemps, peut-être toujours, et peut-être même bien
avant que tout ne surgisse d’un ébouriffement de plumes dont l’occurrence lui était comme viscéralement induite,
plumes rouges et blanches
métamorphosant dans le grand ennui céruléen qu'allait parcourir
sans relâche le peigneur de comètes du poète. Les vertus de ces deux
couleurs, le rose franc et les bleus, avec leurs nuances, n’étaient pas si
étrangères dans le spectre lumineux, et les proclamations des confréries qui tentaient de les convertir en symboles distinctifs différaient surtout par la personnalité de leurs porte-paroles, le ton de leurs discours,
et l’aisance plus ou moins avérée de leurs moyens financiers.
se
Dans Atupii qu’il surplombait, Tautu s’attarda sur une famille aima-
ble, nombreuse et un peu recroquevillée sur ses certitudes traversées
d’inquiétudes, prompté aux discours enflammés, bravant le parler des
autres en imposant le sien, déracinant des tubercules de pensées
enfouies trop longtemps, requérant le concours des flambées de rnétaphores sonores et des gerbes d’images de couleur, de ce rose buvard
profond qui absorbe les premières lueurs de l’aube qui se pose sur
Moua Tapu, quand la terre se met à vibrer au diapason des aiguilles des
‘aito accrochés à son sommet. Déjà au début du siècle, un membre de
cette famille Pouvanaa avait été, sur la proposition des autres chefs,
placé à la tête de l’île, après avoir été chef du district de Maeva, ce village où murmurent les pierres, et disent le grand secret, du récif aux collines, et d’un bout à l’autre du lac. Cet aïeul finit en prison, quand les
nouveaux pouvoirs entreprirent de parachever la dissolution des
anciennes organisations. Par tempérament, sentiment, et vagues
espérances, désormais conjuguées à sa propre légende, Tautu avait
trouvé là de quoi se rassurer, s’adosser, s’épanouir, et il était prêt à y
engager la fougue de ses vingt ans d’alors, de ses trente ans plus tard,
de ses quarante ans d’après s’il avait pu le faire. Il avait aimé ce mode
de transmission des convictions d’un visage blanchi par l’âge, au regard
bleu insolite, à la voix de marteau assourdi sur l’enclume, à l’espèce de
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
prescience qui habitait ce metua héritier qui serait, il l’avait toujours su,
il en effeuillait maintenant les preuves, victime de l’incrédulité, des
regards biaisés, des oreilles plombées, de la suffisance médiocre et des
rets que lui tendraient les conformismes àplatventristes. Tautu le vit sur
une pirogue, entre Huahine et Porapora, la nuit, ciseler en silence sous
la pluie battante, les arguments pour convaincre. Il l’entendit arbitrer
avec patience entre des disciples peu sûrs, et des partisans trop zélés.
Il y avait du Confucius dans cet homme-là, jusque dans l’humour candide dont il émaillait ses discours, et plus encore ses réponses en formules détachées, concises, imagées, énigmatiques parfois, ou en apparence banales, aux questions qui lui étaient posées. Ses prononcés
avaient souvent un caractère déroutant, et son enjouement était bien
propre à laisser accroire à chacun l’à-propos ou la justesse de sa propre opinion. Il avait voulu transmettre une forme de sensibilité viscérale
à la refondation de la pensée tirée de l’inviolabilité des entrailles de la
terre, principe initial, primordial, permanent, organisateur et sacré. Il
était persuadé du rôle éminent que lui destinait sa naissance, dans une
île familière depuis longtemps à son clan dans le voisinage des dieux
tutélaires qui jalonnaient les rives et peuplaient les collines d’un lac de
jouvence aux rites fondamentaux. Il voyait dans la dissolution de ceuxci la preuve de la désorganisation sociale, nonobstant l’enseignement
des préceptes chrétiens. Il semblait persuadé que son rôle pédagogique
ne lui survivrait pas intact, et qu’aux exaltants commencements de bravoure qu’il incarnait succéderaient des actes de bravades vulgaires
accordés aux égarements des moeurs. Il n’avait pas de disposition à
gouverner. Et encore moins d’aptitude à déjouer les complots qui sont
la trame des subtiles et viles compétitions qui sont la loi de cette jungle.
Non, son magistère était de présence, une sorte d’immutabilité qu’on
prit pour de l’entêtement. Son émergence avait été improbable, et plus
encore sa résonance, tant les cartes semblaient distribuées dans l’alanguissement consensuel. Il posait un regard mi-attendri, mi-dépité, sur la
conjonction de l’élan qu’il avait donné, et des partis déjà perceptibles qui
s’offriraient aux appétits des malins. Néanmoins, Il confiait sa certitude
que des vagues de fond avaient été mises en branle, leur reflux ne
,
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
d’opportunité. Dans la pénombre lugubre de son bureau
décrépit d’un “palais de la reine “ dérisoire où rôdaient les fantômes de
fantoches en portraits satisfaits et dévoués aux fripons, sa voix avait des
accents incantatoires et sévères, “no te aha” pourquoi ? demandait-il
parfois avec rancoeur à ces ombres disqualifiées. Sa lucidité, faite de
réserve, de discernement, de mise en garde et de subversion, donnait
alors à ses convictions le souffle lent, presque un râle, des causes en
divagation, car il en savait le sort déjà jeté. Son temps lui était propre,
et l’étrangeté même de la perception qu’il en avait le forçait à une sorte
d’exil de ce monde qu’il avait cru pouvoir modeler à son imaginaire. Les
tâtonnements d’une communauté en quête de cohérence, et l’expérimentation décisive qu’un parent lointain inspira par l’exemple, avaient
fait luire l’audacieuse espérance que la pièce pouvait être rejouée sur
les nouveaux tréteaux, et au-delà, en des théâtres atteints par contagion. Mais les protagonistes avaient muté en une dualité à ce point déséquilibrée que l’irrépressible projet de posséder aurait raison des paralysantes vacillations. Irréfragable déception du temps imperturbable. “No te
aha” reviendrait alors le hanter et sans cesse renouveler son interrogation dans l’épreuve. Tautu le vit hissé à bord d’un cargo en partance,
dans un filet humiliant. Puis en prison, puis en résidence surveillée, puis
revenir toujours l’ironie aux lèvres, puis s’éteindre en paix avec la
conviction que le tubercule qu’il avait déterré marquerait pour toujours
l’humble mais valeureux destin dont il avait profondément compris que
la survie ne devenait désormais concevable qu’en répudiant les lâches
renoncements, en regimbant continûment. Sur un point capital, l’illusion
n’avait jamais bercé sa douloureuse méditation : la route en serait Iongue, chaotique et semée de tous les faux-semblants que hérissent les
ego, l’indifférence toujours empreinte d'un hédonisme qui se soumet
pour s’assouvir, et l’accélération des variations des enjeux entrecroisés.
Les allégories bibliques, il les sollicitait avec un rare bonheur, et ses
citations soigneusement triées avaient l’autorité des paroles scandées
comme des évidences. Mais il n’était qu’une voix dans la nuit inéluctable. Il lui sembla possible d’exorciser les ambiguïtés. Il apparut étrangement tel un héros légendaire d’un opéra tragique où croisèrent ses
serait que
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Littérama’ohi N°6
Alexandre, Moeava Ata
dieux d’ombres résignés et dont il déclamait, infatigable et pathétique,
le grand air haletant d’une longue soirée d’adieux. Désormais affranchi
des combats, délivré des zélés et des avides; hors d’atteinte des faux
disciples et des marchands de hontes, Pouvanaa rejoint pour toujours
le tendre et incorruptible poème d’une terre blessée qui se dérobait
sous ses pas. On l’imagine sans peine alors revivre, incrédule, la bourrasque des tranchées qu’il endura jadis en des combats lointains : il les
évoquait avec l’esprit tranquille, et en revenait toujours avec la même
lancinante question, “no te aha” ?. Cette voix résonne encore de faibles
échos contradictoires : près de la passe de Tiputa, à Rangiroa, Tautu
pouvait percevoir les lamentations du fidèle T., resté fidèle malgré tout;
ou en quelques présences faussement respectueuses et malséantes,
près de son buste de blanc d’oeuf inexpressif, pollué à Tarahoi des
vapeurs d’automobiles. Mais à Atupii, près du quai, mama P. évoquait
pour ceux qu’elle savait attentifs, des souvenirs pleins de nostalgie
traversée de courroux, qu’elle prolongeait en mélopées stridentes au
crépuscule de sa terre de Tetaha. Tautu observait avec tristesse la Iongue période d'oubli qui s’était ouverte, depuis que le vote insensé d’un
dévot dévoyé avait retranché de la terre cette part de sa chair depuis
lors gangrenée, et l’avait à jamais meurtrie. Mais il savait déjà que dans
un futur inexorable, des syllabes intemporelles reprendraient souffle et
accompagneraient de leurs rythmes syncopés des adolescents éveillés
et curieux, quand s’ouvrirait le cycle des reprises, comme d’une pièce
de théâtre interrompue, imperceptible encore aux pharisiens du jour.
Sans doute, ces syllabes prendraient la forme silencieuse, elliptique,
énigmatique des nouvelles conventions spontanées de la communication qui signeraient leur identité. Le vieil homme et la terre seraient
vénérés sur de très petits écrans de couleurs d’espérance et de rage,
qui lanceraient leurs dards furieux en messages sibyllins aux corrupteurs des consciences.
Mahi quant à lui, n’avait pas encore trouvé à quoi arrimer sa préférence
pour le bleu. Désolante infortune, lui fit savoir Tautu, qui pouvait
distinguer nettement deux rayures bleues faire leur apparition dans les
114
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
airs et au coeur des vallées de feu de Tahiti. Mais cela se passerait bien
plus tard, quand Mahi aurait comme lui quitté la terre, il n’aurait pas
hélas ! la chance, peut-être le bonheur, d’accorder ses convictions prèssantés aux couleurs qu’il eût affectionné. Pour son ami Mahi, dont l’intuition était comme suspendue, Tautu se promit d’entre ouvrir plus tard
quelques auvents sur les confuses contorsions qui feraient tanguer la
psyché de ses petits enfants. Ce serait le pathétique déroulement d’un
palimpseste dont le décryptage n’obséderait que les assiégés du camp
retranché des livres. Le ma’ohi, tiens ! mais à quand donc remonte
cette dénomination ? ne les lirait que lorsqu’il se serait désempêtré des
circonvolutions de sa mue troublante, étrangement passive, soumise
aux vrombissements des uns, aux bourdonnements des autres,
aux tin-
tinnabulements des mobiles suspendus, potlachs en décomposition mis
en scène comme des hochets
rituels par les marchands de conscience
à l’affût des hédonismes latents. Quand le vertige verbeux de la survie
le céderait à la reconnaissance : alors ses poito arata’i en baliseraient
le clair chemin, ainsi apparu parce que construit enfin. A la rencontre
d’une longue histoire et d’un tourment mal assumé. Mais son tracé n’é-
mergerait que dans un futur tapi dans le halètement du temps.
Un après-midi que Mahi avait gravi le sommet de sa petite casca-
de, pour cueillir le fafa ‘apura arrivé à maturité, il distingua au loin, au
très loin, un arc tout bleu très pâle en ciel. Il sut alors que Tautu lui signalait avec mélancolie que la lumière bleue n’était encore qu’un mirage
frémissant à peine à la surface du désert bleu déjà gris de moana nui,
peut-être même une chimère en icône bleuie de léthargie, chiffonnée
lignes bleutées qui dépeignaient l’horizon. A la nuit tombée, Mahi
fut dirigé par Tautu jusqu’au ti’i aux deux visages qui, plus tard veillerait
de tous ses charmes antiques mais bien vivants, au seuil de la maison
de Tuo, sur les terres où frayaient en désordre des rayures bleues. La
lune était bleu d’argent, filtrait par les feuilles du manguier bleu noir, et
sur le ti’i rouge frissonnant déposait de très légers tremblements de
aux
lumière bleue.
Tuo te ama (ocf 2003)
115
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
Rencontre avec un auteur australien
L’IMAGINAIRE “ABORIGENE” DE PATRICK WHITE
PREAMBULE
Pourquoi l’Australie, les Aborigènes plutôt que les Polynésiens ? et
après tout, ne sont-ils pas dans l’âme, des peuples similaires qui jadis
(et encore aujourd’hui pour les groupes plus traditionnels) tissaient des
liens infrangibles et sacrés avec l’environnement ?
Née à Tahiti d’une mère demie-tahitienne et d’un père français, je
suis toujours considérée comme une « demie » (bien que quarteronne), à la fois française et tahitienne, ni l’une ni l’autre, une sorte de
« créature hybride », selon l’expression de Patrick White, serait le plus
approprié. Lorsque je côtoyais des Australiens et qu’ils me demandaient
quelle était ma nationalité, ils étaient surpris de ma réponse :
« French... half-French, half-Tahitian ». Puisque j’étais originaire de
Tahiti, avais grandi là-bas, ils trouvaient normal de dire que j’étais
« Tahitian ». Pourquoi pas ? Anglais, Irlandais, Grecs, Asiatiques et
Aborigènes occidentalisés se définissent tous comme étant communément « Australian », contrairement aux Polynésiens qui se disent
Français, Chinois, Tahitiens ou demis. Là une frontière ethnique se creuse
lorsque la question identitaire est abordée. Pourquoi ces sentiments
d’étrangeté à l’égard de la mère patrie - conséquence probable d’une
identité « schizoïde » (mi autochtone mi « made in France ») - et de
familiarité avec les pays voisins comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie
et Hawaii ? La proximité géographique, bien entendu, nous permet de
tisser des liens plus intimes avec nos voisins que les voisins de nos voisins... c’est ce qui m’a motivée à quitter mon île dans l’intention de
connaître l’Autre, l’Aborigène Australien, I’ « Autre-demi » ou « half-
me
cast »...
116
J’ai effectué des recherches dans le cadre de mon doctorat d’an-
glais en Australie, pendant trois ans, à Sydney, Darwin et Alice Springs
principalement, l’esprit encore aujourd’hui imprégné de la magie de certains lieux « vénérés » par les autochtones, et dont l’équilibre écologique est rudement protégé par des programmes comme le
« Landcare » (groupe de protection des terres bénéficiant d’un appui
gouvernemental à tous les échelons) qui donne la priorité aux espèces
végétales indigènes, contribuant ainsi à préserver la diversité biologique locale. Mon sujet de recherche a porté sur les « Mythes, rites et
symboles dans la littérature de Patrick White : essai de lecture anthropologique », sous la direction du Professeur S. Dunis (Université de la
Polynésie française) et de Madame Françoise Grauby (codirectrice,
Université de Sydney). Ce travail de trois années en Australie a enfin
abouti à une soutenance de thèse présentée pour obtenir le grade de
Docteur en Etudes Anglaises de l’Université de la Polynésie française,
spécialité Littératures et Civilisations du Pacifique Anglophone : le 12
Juin 2003, par visioconférence dans le studio de Tahiti Nui Telecom à
Papeete, le 13 Juin dans le studio de l’Université de Sydney. Mon parcours universitaire m’a mené à occuper un poste temporaire d’A.T.E.R.
(2002-2004) à l’Université de la Polynésie Française.
Ma grand-mère maternelle tahitienne a versé une petite larme opalescente le jour de la soutenance. Tout en arborant le visage fier des
Ma’ohi, elle me murmura, pendant le cocktail, « n’oublie pas que tu es
uneTumahai », à ce moment-même je percevais dans ses yeux la flamme qui jadis scintillait avec ardeur lorsqu’elle revenait de sa pêche nocturne et qu’elle m’annonçait avec joie : « regarde tous les poissons que
j’ai attrapés, il y a des tarao et un beau rouget pour toi »... Mais cette
flamme ne va-t-elle pas s’éteindre bientôt ? Subitement les yeux perlés
de larmes sur ces écrits, je ne peux m’empêcher de dédier cet article à
ma grand-mère, Juliette Tumahai-Terorotua, ainsi qu’à tous ceux qui
comprendront ce que j’appelle « scission intérieure ». Patrick White,
écrivain australien, éprouvait également un sentiment d’étrangeté quant
à son identité propre. Eternel voyageur sans point d’attache, il nous
confesse dans son roman autobiographique, Flaws in the glass, qu’il se
117
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
sentait dédoublé ou étranger à lui-même partout où il se trouvait. Cette
aliénation puise ses origines dans son identité culturelle double, à la fois
anglo-saxonne et australienne. Pour combler cet abîme intérieur, P.
White se comparait à un indigène écartelé entre ses traditions « mysti-
co-religieuses » (le Dreaming) et le monde moderne.
L’article que je présente se polarise sur un point de la thèse : l’idéo-
logie aborigène sous-jacente à l’écriture « blanche » de Patrick White. Il
est précédé d’un dialogue imaginaire que j’ai conçu, ci-dessous, afin de
mieux éclairer deux pensées, deux conceptions du monde liées d’une
part, au monde aborigène et de l’autre, à celui des Occidentaux.
«
DIALOGUE IMAGINAIRE ENTRE L’HOMME BLANC
ET L’HOMME NOIR »
—-
H. B : Mais que reste-t-il alors à la fin de ce voyage ?
H. N : Des traces, des os, un passage, une écriture, de l’ocre
—
rouge à la surface de la terre, des taches d’encre sur une feuille blanche... Un passage, une trajectoire...
—
—
H. B : Et que relate cette trajectoire ? Un sens ?
H. N : L’homme tend vers, mais atteint-il un jour, les îles bienheu-
reuses ?...
Elles ont été englouties par l’Occident qui a érigé à sa sur-
face le temple, le gratte-ciel et l’usine...
—
—
—-
H. B : Comment les retrouver ?
H. N : Dans le désert, dans une terre qui mène vers nulle part...
H. B : Mais vous n’avez pas répondu à cette question, la trajec-
toire a-t-elle un sens ?
—
H. N : Et l’oiseau chante et vole et marque des trajectoires...Y a-
t-il une signification au chant et au vol de l’oiseau ?... Le boomerang,
une fois
lancé, revient sur son lieu d’émission... Y a-t-il une signification
pour que le soleil illumine la terre de ses premiers rayons du jour ?
H. B : Pour le poète, le physicien, l’astronome, ou l’historien,
—
oui... je crois.
118
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
H. N. : Eh bien pour moi, ils n’ont pas le même sens que tu
décris, ce sont juste des songes, tels les nuages qui voyagent dans le
ciel... Mais sais-tu que c’est la force invisible du vent qui pousse les
nuages... Tiens, regarde là-haut, les feux stellaires et leur lumière flamboyante... ce sont les hommes du Rêve qui campent dans le ciel...
—
—
H. B : Ah ! Superstitions !
FLEUR GRANDADAM
Marqué par sa participation à la dernière guerre au Moyen-Orient
Grèce, marqué par la résistance culturelle et géographique de
l’Australie à la colonisation européenne, Patrick White (1912-1990, Prix
Nobel de littérature en 1973) saisit le prétexte d’une exploration avortée
de la plus grande île du monde et l’érige en symbole d’introspection
identitaire impliquant l’homme, le pays (ville, Bush, désert : Outback) et
le rapport à la femme. Vbss (1957) est l’histoire de l’impossible vécu
homme-femme confiné dans le fantasme, l’ère du Rêve aborigène, l’osmose spirituelle, mais capable de transcender les clivages sociaux.
Dans cette oeuvre épique, White montre que l’identité doit passer par la
terre, que l’avenir des Australiens doit résider dans la fusion du
Dreamtime et de l’histoire judéo-chrétienne. Il faut parcourir des étendues désertes de sable sur une terre inconnue (Leichhardt l’explorateur) ou sillonner des mers dangereuses (Voss le navigateur) pour
découvrir son moi intérieur et se réconcilier avec ses origines. Les termes abordés par l’éminent écrivain sont des termes modernes qui ancrent le roman australien dans une ère post-coloniale, une ère davantage multiculturelle, mettant ainsi fin au grand mythe nationaliste d’une
et en
«
Australie blanche ».
Né à Londres, le 28 mai 1912, Patrick White est
envoyé en
Angleterre par sa mère dès l’âge de 13 ans. Il vit ce changement
comme une véritable déchirure psychologique, et le collège qu’il fréquente est comparé à une prison où il doit ‘purger ses quatre ans de
peine’. Entre 1929 et 1931, le jeune artiste travaille en tant que jackeroo
119
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
(cow-boy australien s’occupant du stock, le bétail) et mène pendant une
courte période la vie d’un pionnier. De retour en Angleterre, en 1932, il
poursuit ses études à King’s College, Cambridge où il apprend le frangais et l’allemand. Il passe la majeure partie de ses vacances en
Allemagne et subit la fascination de sa littérature romantique. En 1941,
White s’engage en tant qu’officier de renseignements dans la Royal Air
Force et passe quatre ans au Moyen Orient (Erythréee, Egypte,
Palestine) et en Grèce. C’est dans le désert égyptien qu’il conçoit l’idée
du grand mégalomane germanique incarné par Voss, héros éponyme.
De retour en Australie, en 1946, il s’installe à Castle Hill, près de
Sydney, où il achète une petite ferme, ‘Dogwoods’. Il demeure là pendant 18 ans, en compagnie de son partenaire Manoly Lascaris, officier
de l’armée grecque qu’il avait rencontré à Alexandrie, en 1941. C’est
dans son lit, en proie à de terribles crises d’asthme, qu’il écrit Vbss.
Rejetant l’idée d’un roman proprement historique, Patrick White
retrace dans Vbss l’itinéraire d’un explorateur dont le cheminement géographique n’est que le catalyseur d’un voyage initiatique qui le transforme
à tout jamais. Son périple hasardeux à travers le grand désert australien s’accompagne d’un parcours spirituel périlleux dans le Dreamtime
aborigène, d’un passage de la vanité à l’humilité, d’un monde profane,
gouverné par les apparences, à un monde sacralisé, celui des
Aborigènes. L’œuvre romanesque transcende le temps historique et
linéaire de l’épopée leichhardtienne pour se transformer en un véritable
mythe littéraire, celui d’un Don Quichotte qui poursuit inlassablement sa
course à l’échec, qui triomphe dans sa propre perte, personnage dont
les illusions sans limite motivent son voyage vers les confins de la terre,
esclave du désir insatiable et des contingences d’un monde qu’il ne
peut transcender.
La figure tragico-comique du héros littéraire reflète toute une idéologie à la fois sociale et culturelle de l’Australie : l’esprit démocratique et burlesque apparaît en filigrane dans la portée métaphysique de Vbss. Le
musicien Topp, le poète rimbaldien Le Mesurier, l’étranger allemand, le fermier Sanderson, l’ancien bagnard Judd et le guide aborigène Jackie sont
autant d’émanations du même esprit démocratique et multiculturel de
120
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
l’Australie. La
«
médiocrité » des années 1950, témoignant d’une volonté
égalitariste, se traduit dans \/oss comme le pas qui mène à la sublimation :
« / am confident that the
mediocrity of which he speaks is not a final and
irrevocable state ; rather is it a creative source of endless variety and subtlety. » (Vbss, p. 447) R. F. Brissenden, au contraire, soutient que le message qui sous-tend l’œuvre poétique de White se rapporte à la transcendance, à la négation ou au rejet de la médiocrité propre à la société australienne. Pour le critique, Voss incarne le modèle du surhomme nietzschéen, capable de se surpasser et de se démarquer de la masse :
His arrogance and Laura’s humility are clearly intended to demonstrate a greatness of spirit which is lacking in a society where the premium is on the safe, decent, respectable virtues; a greatness of spirit
without which any culture is doomed. »
White est jugé par de nombreux critiques comme un écrivain sévère,
à l’humour caustique, mais aussi épique. Son style accompagné d’une
prose riche reflète un langage qui combine le ‘raffiné’ (propre à la société
victorienne du XIXe siècle) et le ‘grotesque’ (propre aux classes ouvrières) menaçant sans cesse de briser les tabous de la société. Ses romans
dont la texture est fortement poétique au sens où les rapports associatifs (réseaux métaphoriques et relations intriquées entre différents personnages) sont prédominants - requièrent du lecteur un souci du détail
dans l’analyse de chaque ‘mouvement’ attaché à un personnage en particulier afin de le replacer dans une structure d’ensemble extrêmement
complexe. Des procédés récurrents, dans Voss, tels que le paradoxe, le
zeugma, sont extrêmement révélateurs d’un certain rapport au monde et
à l’identité : ils suggèrent une écriture de l’étrange communication entre
-
.
hommes et choses, ou encore entre l’humain et le divin, l’être et l’illusion.
Malgré la rhétorique « tarabiscotée » de White, son style littéraire
quelque peu alambiqué (propre aux penseurs comme Nietzsche) et les
portraits de personnalités excentriques qu’il esquisse dans ses romans,
le contenu philosophique reste le même, celui de l’homme en quête d’une
relation non pas transcendantale avec l’univers (à l’instar de ÏÜbermensch), mais de symbiose avec les hommes et les éléments (dont la
121
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
vie des Aborigènes constitue un modèle exemplaire). C’est par l’entre-
mise du paysage australien, qui peu à peu fait naître un sentiment d’humilité chez le protagoniste, et grâce à l’amour fraternel et platonique,
que Voss parvient à se libérer de ses rêves icariens :
In the novel as a whole Voss is revealed as the prisoner of his own
selfhood who finds only partial release through his heroic encounter
with the Australian landscape and through his reluctant and grudging
initiation into the seifless world of love through Laura Trevelyan.
Ainsi, les « formes ordinaires se transforment continuellement en
contours lumineux ». L’ordinaire, le médiocre, est source de richesse
dans Voss. Les images de la mouche à viande sur son tas de détritus
(Voss, p. 447), du crachat qui pour Stan Parker représente Dieu dans
The Tree of Man (p. 495), de la divinité d’un tas de boîtes de conserve
(The Vivisector, p. 515), évoquent l’idée du beau puisé dans l’horreur ou
la métaphore oxymorique du ver extrait de la rose, « There was a small
pale grub curled in the heart of the rose », et de la rose comme « efflorescence sur de la mort ».
Dieu ne saurait en effet exister sans l’incar-
nation, sans l’esprit se faisant chair dans l’avènement du Christ. Il est
également présent dans les choses les plus ordinaires qui agrémentent
la vie. En dépit de la portée largement métaphysique du roman, celui-ci
commence et se termine par des scènes ordinaires. La chute du transCendant dans l’immanent, du Dieu déchu de Voss assis sur un trône
branlant, de « God » qui n’est que l’incarnation de « dog » dans les pièPatrick White, traduit un désir de la part de l’auteur de poser le
divin sur le même plan que la matière. White insiste sur les détails de la
vie ordinaire et sur les objets simples comme la table, le beurre, le lait,
le pain, le couteau, comme base d’une philosophie égalitariste. L’ironie
de Voss réside ainsi dans le culte narcissique que se voue le protagoniste, incapable de déceler une lueur divine dans le monde des formes simpies, si ce n’est à travers son propre nom qui brille comme un cristal.
D’une manière poétique, White ancre l’Australie dans un mythe à la
fois identitaire, historique et littéraire, celui de l’Européen, de l’étranger,
de l’explorateur qui cède peu à peu à ses ambitions scientifiques et
ces de
122
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
personnelles pour trouver que son voyage est motivé par des forces
inconscientes, des forces autochtones. Il devient le roi déchu de son
trône qui capitule devant ses « sujets noirs » pour être initié à leurs
rituels sacrés. Si le Dieu blanc est décapité, le Rainbow Snake (l’emblède la déité pour certaines ethnies aborigènes),
lui, continue son
voyage dans le ciel et la terre au dénouement de Vbss. White place ainsi
l’Européen du côté du comique, du profane, du héros tragico-comique
aux ambitions démesurées que seule son humilité peut sauver, et
l’Aborigène, du côté de la sagesse et de la spiritualité incarnée, celui qui
peut apprendre à l’homme d’aujourd’hui et de demain que l’esprit, la
magie et la beauté siègent dans la matière, dans les choses, des plus
sublimes aux plus banales, et que le progrès non maîtrisé peut engendrer des guerres dans l’unique but d’acquérir plus de pouvoir, que
l'homme n’est pas le centre du monde... La pensée, la philosophie aborigène ne rejoint-elle pas, au niveau de l’idée, la pensée même du poète
qui célèbre les liens puissants et harmonieux avec la nature ?
me
L’écrivain ne cesse d’évoquer la notion du ‘Sacré’ dans tous ses
romans, au sein des relations ‘magiques’ et ‘mystiques’ que nouent les
personnages avec la terre australe. P. White semble en effet dévoiler un
message implicite à travers ses écrits : celui d’une terre qui ne peut être
asservie, transformée en vue d’intérêts lucratifs car les forces autochtonés sont plus puissantes et affirment les liens infrangibles avec les
Ancêtres du Rêve, le Dreamtime aborigène. Plus qu’une œuvre poé-
tique qui reflète une idéologie et un héritage culturels occidentaux, Vbss
est avant tout une œuvre unique, dans sa volonté de répudier le style
réaliste de la tradition littéraire australienne. Roman aux couleurs exo-
tiques, emprunt du sceau de l’idéalisme transcendantal allemand et
paradoxalement très réaliste dans la représentation qui se refuse à
toute idéalisation du réel dans ses aspects les plus vils et sordides, il
est difficile d’insérer la littérature whitienne dans un cadre préétabli, proprement occidental. Son style exotique, hautement symbolique brise le
joug traditionnel qui rattache la littérature australienne à un héritage
purement européen.
123
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
Lorsque White commence à écrire les premières pages de son
épique en 1955, dans sa chambre d’hôpital (Royal North Shore
Hospital, Castle Hill), en proie à de violentes crises d’asthme, ces
années sont marquées par une psychose nationale, la question aborigène, une culture sur le chemin de l'oubli. Un mouvement littéraire, désigné par le nom de Jindyworobak, se fait jour dans les années 30, les
hommes blancs se penchant peu à peu sur la littérature orale des
Aborigènes, les mythes et les légendes autochtones qu’ils s’empressent de collecter afin de faire « revivre » une culture en déperdition :
roman
Sky-father, Baiame,
got me from chaos.
I, Kunapipi,
rose from the sea.
Under His hand
totems walked the land.
My children fed
on gum yarran
trees bled.
Their dances, songs,
lilied billabongs,
I gave, with law,
from Altjeringa.
I, the woman
of the many breasts,
at last received
races of iron.
Their totemic signs :
Pound and Dollar.
And I to suffer
their chaffer, defiled,
with shrivelled dugs,
without child.
124
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
White
partage avec les poètes du mouvement littéraire
Jindyworobak les mêmes aspects idéologiques, à savoir la relation spirituelle entre l’homme et la terre, le caractère sacré et insondable de
l’environnement ainsi que de ses autochtones, l’hermétisme ou le mystère conféré à des mots exotiques en langue aborigène, l’hymne consacré au Dreamtime, clef de voûte de la cathédrale spirituelle des indigèLes écrivains et poètes du mouvement Jindyworobak, également
nés.
victimes d’un mélange de frustration et de mélancolie provoquées par
l’inadéquation des idées européennes et du paysage australien, ressentirent la nécessité de retourner vers des origines « primitives » dans
le but de mieux pouvoir « interpréter » la terre. « L’étrange mélancolie »
que Marcus Clark avait ressentie dans le bush, dans ce paysage nouet singulier, résistant à toutes descriptions esthétiques, avait pro-
veau
curé
un sentiment d'impuissance et de nostalgie chez l’explorateur,
égaré » sur ces terres inhospitalières. La même aliénation ou sentiment d’étrangeté se reflète au travers des mots autochtones employés
par les poètes dont l’âme est métissée. Rex Ingamells, fondateur du
mouvement, avait choisi le terme Jindyworobak (annexer, joindre) pour
nommer cette nouvelle société de poètes australiens, fondée en 1938,
à Adélaïde. Ce mouvement nationaliste s’est également créé dans le
but de mieux pouvoir résister aux influences internationales et d’offrir
sur la scène australienne un nouveau genre poétique, dont les canons
diffèrent des critères européens. L’introduction de mots aborigènes dans
les textes poétiques confère ainsi à la nouvelle poésie du mouvement
un caractère exotique et mystérieux.
«
Les
adeptes » du Jindyworobak se concentrent sur l’essence,
l’esprit, et les valeurs pastorales et écologiques du pays. L’âge d’or du
mythe agrarien australien se situe pour eux à une époque pré-coloniale,
ancré dans le paysage du Rêve aborigène. Le concept Alcheringa,
Alchera, ou Dreamtime, est la clef qui permet aux Australiens d’appréhender la terre archaïque. Les membres de ce mouvement artistique quelque
peu idéaliste pensaient qu’en s’identifiant aux Aborigènes et en remplaçant l’esprit chrétien par une puissance « païenne », ils parviendraient
«
125
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
alors à saisir l’essence ou l’esprit de l'Australie. Jugée peu crédible en
raison de ses critères quelque peu confus, l’école littéraire se dissout
progressivement vers la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, l’importance des influences internationales poussant l’Australie à sortir de son
isolationnisme à la fois politique et intellectuel.
Si le mouvement disparaît, ses idées demeurent néanmoins dans
de nombreux chefs-d’œuvre littéraires, comme ceux de Judith Wright et
de Patrick White, dans Voss plus particulièrement. La philosophie du
Jindyworobak dont les mots clefs sont l’esprit de la terre, le Rêve ou
Alcheringa, le destin, les forces invisibles, l’étrange, l’idéal agrarien,
imprègnent également les romans de Joan Lindsay, Picnic at Hanging
Rock (1967), et ceux de Vance Marshall, Walkabout. La force phénoménale et quasi surnaturelle donnée à la terre rouge et aux pierres, confère
au paysage une âme sacrée qui inspire le sentiment d’une terreur religieuse, le numineux. Dans son roman intitulé Kangaroo (1923), D. H.
Lawrence, qui sut exprimer avec profondeur l’esprit du bush, fut également l’une des forces majeures qui incita le mouvement Jindyworobak
à se créer. Patrick White fut également fasciné par les descriptions du
bush aux alentours de Sydney dans ce merveilleux roman, grâce
auquel a certainement germé dans l’esprit de l’auteur, l’essence spirituelle du continent australien.
La
poétique whitienne choque, dérange les esprits de paroisse,
brise les tabous de la société, son style est truculent puis soudainement
excessivement raffiné, réaliste, puis hermétique, hiératique, pour retom-
ber l’instant d’après dans le profane et les valeurs iconoclastes, tragique
et absurde, épique dans sa volonté d’exagérer les prouesses des héros
et ironique dans la volonté même de les ridiculiser. Dans Voss, le narrateur omniscient est un clown sarcastique qui dissimule une profonde
tristesse, un mal-être, car le monde, il le sait, ne peut être appréhendé
d’une manière manichéenne : l’univers whitien est un soleil qui tremble
de froid, les vérités sont des illusions auxquelles le monde se rattache
pour se persuader, croire que la vie a un sens, mais ce sens, White
semble le poser non pas de manière explicite au sein du cheminement
126
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
initiatique des personnages, si ce n’est de manière implicite, dans des
images oniriques ou les expériences hallucinatoires des protagonistes.
C'est effectivement dans le rêve, dans la folie ou la déraison que les
personnages accueillent une épiphanie, qui changent leur vie à tout
jamais. Le rêve leur offre le pouvoir translucide des chamans, métamorphose leur perception de la vie. C’est bien au-delà de la pensée logique
qui aboutit bien souvent en aporie, au sein des phénomènes oniriques
qui guident la vie des Aborigènes et qui, dans Vbss, ont une valeur prophétique, - que se mettent à l’œuvre les dynamismes du Dreamtime
-
.
Dès
publication
en
Australie, mais connut
un
Grande
sa
1957, Vbss fut sévèrement critiqué en
succès indéniable
aux
Etats-Unis et
en
Bretagne. Les contemporains australiens de White n’étaient
effectivement pas accoutumés à un style hautement symbolique, à une
poétique reflétant l’esprit alambiqué d’un érudit, et n’hésitèrent pas à
qualifier l’œuvre de l’écrivain de véritable ‘bouillie verbale à la fois prétentieuse et absurde’ (A. D. Hope). White doit en effet la complexité de
son art à l’enseignement littéraire qu’il a eu à Cambridge, mais son
génie propre, il ne le doit qu’à lui-même ainsi qu’à son héritage pastoral qui l’a rapproché du monde aborigène...
Dans plusieurs de ses discours, White fait l’éloge de la vie pastorale
et de celle des autochtones dont l’économie reste stationnaire et ne
bouleverse pas l’équilibre écologique. Il s’oppose avec frénésie à l’extension urbaine, au « béton », et par conséquent, à la propagation et au
cumul du capitalisme, cause des inégalités. Les valeurs marxistes de
Patrick White
prônant l’égalité des classes, l’aide aux plus démunis,
rejoignent ainsi la philosophie pragmatique des Aborigènes : l’égalité
entre les hommes, la non-compétitivité, car à chaque individu est assigné une tâche particulière en relation à son totem. Il n’y a pas de totem
meilleur qu’un autre, car chaque espèce totémique correspond à une
localité, à un maillon de la grande chaîne du Dreaming. Mais si ce
maillon venait à manquer, il pourrait alors provoquer un déséquilibre, un
désordre dans le rythme cyclique de l’univers.
127
Littérama’ohi N°6
Fleur Grandadam
White embrasse la cause des Aborigènes et milite pour la préservation et la protection de l’environnement. La relation entre l’homme et
la terre implique une symbiose, un échange fondé sur des rites de fer-
tilité, et non pas la destruction, l’épuisement des ressources naturelles.
Il s’insurge contre les essais nucléaires dans le Pacifique, qui, selon lui,
mutilent la terre-mère et sont la cause de désastres naturels tels que les
tremblements de terre. Cette interdépendance entre l’homme et les éléments naturels est
frappante dans la psyché de l’écrivain et des
Australiens en général : «Sol am angry. If the earth is angry, the human
beings who inhabit it have cause to be angry too. » Alors que dans les
récits du Dreaming, le grand serpent arc-en-ciel, tant redouté par les
Aborigènes, menace d’engloutir la terre dans les eaux torrentielles ou
de la dessécher complètement, dans l’imaginaire du poète blanc, il est
remplacé par le champignon géant atomique. White pose la relativité
entre les cultures mais n’y a-t-il pas allusion à une pensée millénariste,
à la fin de Vbss, lorsque la comète, phénomène surnaturel pour les
Aborigènes (manifestation du serpent arc-en-ciel) vient « décapiter »
l’homme blanc, qui aussitôt se transforme en un dieu déchu, une
marionnette manipulée par des forces primitives et invisibles ?
Fleur Grandadam
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
R. F. Brissenden,
Patrick White, London, published for the British Council and the
National Book League by Longmans, Green, 1966, p. 34.
LE POETE A. D. HOPE va jusqu’à adresser des critiques cinglantes à White au sujet
de sa rhétorique : « When so few Australian novelists can write prose at all, it is a great
pity to see Mr. White, who shows on every page some touch of the born writer, deliberately choose as his medium this pretentious and illiterate verbal sludge. » (A. D. Hope,
« The
Bunyip Stages a Comeback [The Tree of Man] », in P. Wolfe (ed.), Critical Essays
on Patrick White, Boston, Massachusetts, G. K. Hall, 1990, p. 49.
J. COLMER, Patrick White, London, New York, Methuen, 1984, p. 41.
P. WHITE, Voss, Vintage, London, Sydney, [1957], 1994, p.447.
P. WHITE, The Aunt’s Story, Penguin Books, Harmondsworth, Middlesex, [1948], 1982,
P-22.
A. GIDE, Les nourritures terrestres suivi de Les nourritures, Paris, éd. Gallimard, 1990,
p. 147.
P. WHITE, Voss, op.cit., p. 41 : « his own name a crystal in his mouth. ».
R. ROBINSON, « I, Kunapipi », in Altjeringa and other Aboriginal poems, Sydney, A. H.
& A. W. Reed, 1970, p. 62.
C. FLYNN ET P. BRENNAN (eds.),
Patrick White Speaks, Sydney, Primavera Press,
1989, p. 194.
129
Littérama’ohi N°6
Yola Annick Maire Garbutt
KOKE : DES OMBRES1 AU TABLEAU
XXI0 siècle, Paris, Salon d’Automne 2003. Un siècle après sa mort,
la Ville Lumière célèbre « l’aventure océanienne » du peintre Eugène,
Henri, Paul Gauguin (7 juin 1848 à Paris - 8 mai 1903 à Atuona Marquises). Expo-scoop2 : l’ascendance tahitienne et ancestrale liée
aux
tupapa’u (trad, l’esprit des Morts).
Camille C.
,
douze ans, visite l’expo en compagnie de son grand-
père. « Les Tahitiens se mangeaient entre eux »,
« autrefois » lâchet-il, pour « calmer » la joie de sa petite-fille, subjuguée par les couleurs3
...
-
trait noté en 1893 par le poète symboliste Stéphane MALLARME, sur-
pris par « autant de mystère dans tant d’éclat »-. La collégienne se rapproche de sa camarade (6°, Collège privé, 12°) Mia G., onze ans, née
à Paris, tahitienne par sa mère.
M.G. (prévenue de la force des « clichés »4) : - « Ah bon I?! »
C.C. (indignée) : - « Tu devrais le savoir ! »
Au placard « l’idole des philosophes »5. Le Supplément au Voyage
de Bougainville est « tributaire des idées anglaises » et traduit de trop
près « sa réelle bonté héritée de son père » ; fi du puissant levier philosophique au service d’une non moins puissante destination qui fleure
bon l’Eden. Ici gît le siècle des Lumières océaniennes. Place à l’authentique. Suivons la trace du fumet anthropophage...
Mana’o tupapau (1892) (litté, esprit ou pensée - ombres) une huile
sur toile dont la
genèse serait liée à une « frayeur ancestrale et sauva-
ge » ; un tableau baptisé (!) « l’Olympia de Tahiti » par le critique Thadée
NATANSON2, lors de sa présentation à Paris, en 1893. Expo. Fiasco6. Le
brandissement des couleurs « fait hurler la foule » et autorise Mette
GAUGUIN Vahiné (litté, l’épouse légitime de Koké, née GAD, mère de
ses
130
cinq enfants, la vahiné ha’aipoipo)7 à se défaire de son tane : « Mon
mari, barbouilleur et coureur des mers, est doué pour tout sauf pour la
peinture »3’
Quant à Teha’a mana - litté, (le/la) rendre investi(e) d’un pouvoir
particulier (réservé aux artisans) qui (le/la) faisait craindre (ainsi que
œuvres) par le reste de la population - elle est « selon la coutume ou la majorité tahitienne » la vahiné fa’aea (trad, union libre), elle
est rebaptisée Te’ura - litté, le/la rouge, couleur royale... Koké est
dans le sillage de Charles GIRAUD, «le tahitien »6 - peintre officiel du
Protectorat qui juge que Tahiti « n’est pas propice à la peinture, le
soleil colore mal les objets, tout est noir le matin » -.
ses
L’imitant, il exploite son sujet d’études : sa case et sa vahiné. Fait
pleure son roi, Pômare \/, mort deux jours avant l’arrivée du futur génie. C’est la période noa (litté, opposé(e) à sacré(e), les
nouveau : Tahiti
interdits sont levés)83. Le motif sculpté - dont l’envoûtement est soup-
çonné par John WEBBER (Deuxième voyage de Cook)8b dans sa grade « tupapow » - fait partie de son panthéon privé, domine le lit,
bloque la composition à gauche et impressionne.
vure
Plus fort que « le morceau de nu », une rupture des liens spirituels
Terre, Ciel et Océan93 transmis par les Ancêtres (trad, tupuna). Des
Ombres qui ne cessent de fasciner et qui auraient revu le jour dans le
design contemporain, influences urbaines98 de ce XXI siècle.
Yola Annick Maire Garbutt
Certifiée Lettres Modernes à la retraite Paris
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
•
1. Dictionnaire Encyclopédique universel.- Précis - Ed. 1998 (p.906) OMBRE. Déf. 3
et 4 art et espace.
•
2. Revue d’Art « L’œil » Hors série, « Gauguin à Tahiti » - Ed. 2003 (p.8) Rép. Interview
n°9 de Claire FRECHES et (p. 27 )2'.
131
Littérama’ohi N°6
Yola Annick Maire Garbutt
•
3. Dossier 16
(Société des Océanistes - Paris, Musée de l'Homme), « Gauguin à
Tahiti » de M-T et B. DANIELSSON -1982. (p.14) - 3’ (id).
•
4. Article - Dossier “Education, culture”, cf: Valeurs Mutualistes, n° 215, « Kannibals et
Vahinés » (Expo Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie - Déc. 2001) (p.31).
•
5. Petite Histoire Illustrée de la Littérature Française, de J. CALVET - Paris -1948 «
•
Denis Diderot » (p.155).
6. Dossier 23 (Nouvelles Editions Latines - Paris 6°), « Peintres de Tahiti », de Patrick
O’REILLY- 1978- (p.14) - 6’ (p.10).
•
7. Dossier 27 (Nouvelles Editions Latines - Paris 6°), « Vahiné Tahiti », de C. LANGEVIN-DUVAL -197 ? - (p.22).
•8.
a) Dossier 1 (Société des Océanistes - Paris - Musée de LHomme), « Art ancien de
Tahiti », de Anne LAVNDES - 1979 - (p. 11)- 8a (p.2).
b) Dossier 24 (Nouvelles Editions Latines - Paris 6°), « Tahitiens d’autrefois » de
José GARANGER, P. O’REILLY et J. POIRIER - 1978 - (p .24).
•
9.a) Dossier 2 (Société des Océanistes - Paris, Musée de L’Homme), « Pierres et
rites sacrés », de José GARANGER - 1979 - (p.22).
b)Collection Design du Monde (Editions Assouline), « Iles Pacifiques » d’Herbert
YPMA -199 ? (p.25).
-
132
rama’ohi N°6
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
tàfmiLiJüJ®
LE DÉBUT DE LA RELECTURE DE LA CULTURE
PAR LES JEUNES
Rencontre des générations
entre Tradition - des chants, des danses - et Modernité - de l’écriture -
Te hu’ihu’i nei te manava !
Les jeunes s’intéressent à la littérature !
A Tahiti, à Paris, cadre scolaire, universitaire, ou non,
Les immédiates initiatives des jeunes en témoignent !
Rurura’a reo ma'ohi, « Littératures du Pacifique »,
«
« La littérature en Polynésie française » !
La littérature polynésienne, littérature engagée ? »
Travaux Personnels Encadrés, « L’auteur face à l’acteur »,
«
Miroir littéraire »,
Ta’ita’i te miti rure’e !
A rave a tu’u i ta ‘oe tavae a ti’i i te ra’e e tere mai !
‘Oia mau, e Marna Huarepo !
Les jeunes surfent sur la littérature !
Quelque chose se passe-t-il ?
Quelque chose a-t-il été mis en place ?
Un bourgeon est sorti !
Un rameau tout neuf !
C’est le leur !
Ils veulent voir !
133
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
Ils veulent y participer !
Ils veulent le fortifier !
Ils veulent le voir grandir !
Pas question de rester étrangers à l’évolution de leur culture !
Pas question de rester les bras ballants face à leur culture !
‘Eina’a e tere i te muriavai / Fariu maira i uta
E aha ta ‘oe e tapapa nei e
‘Ofai ‘ara mau a !
Aucun complexe !
Ils sont à l’aise, confiants !
C’est sympathique !
C’est agréable !
C’est réconfortant !
Te mea teie e mihi ai au I Ta’u aroha iti i te fenua !
C’est enthousiasmant parce que ça existe !
Réunions, rencontres, séminaires, synthèses, réflexions, productions,
Lycéens, collégiens, La Mennais, Papara, Taravao, S.Raapoto,
De Tahiti à Hawai’i, étudiants en France !
On les imaginait si loin d’une telle préoccupation !
C’est étonnant mais rassurant !
Un baume pour les entrailles des auteurs qui défrichent
pour la culture, la société !
«
Voyons ! Fi des complexes, des préjugés !
Du papier, un crayon
et des livres !
....
Le « la » étant donné, suivons le cap !
A l’oeuvre ! »
134
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Les jeunes surfent sur la planche !
Te’uraheimata I E purotu he’e noa
Na te mata’i ri’i no te fa’a e 11 tahiri i to hi’u rouru.
Comme ce vendredi-là, 21 novembre 2003, et le lendemain au soir,
au
Petit Théâtre de la Maison de la Culture / TFTN,
où avaient lieu « Lectures des autres »,
par les auteurs de Littérama’ohi, N° 4, et « L’auteur face à l’acteur »,
par un groupe de jeunes, neuf filles et un garçon,
ayant suivi l’option théâtre
au lycée du Taaone.
Dans le même temps, dans l’espace du Grand Théâtre,
produisait Nonahere,
de danses de Mahina, et le lendemain, à la même heure,
se
un groupe
Un festival de chants traditionnels tarava !
Chants et danses s’y exprimaient en tahitien, colorés, rythmés,
éclatants, à quelque distance des lectures et mise en scène qui se
donnaient en français et tahitien.
Côté Place To’ata, une salle spacieuse, éclairée,
et la foule venue de diverses communes
Nombreuse, couronnée, fleurie, pour se ressourcer, se détendre.
Côté rivière de Tipaepo, le Petit Théâtre, décor sombre comme
l’intérieur d’une grotte,
Un public rare mais averti, ami des lettres, de la poésie, des mots,
«
témoins privilégiés, récipiendaires et passeurs »
de la conscience polynésienne
Qui s’exprimait par les écrits, les dits des écrivains polynésiens.
Ainsi d’un côté les anciens, la tradition,
De l’autre, les jeunes, la modernité,
Et les auteurs navigant de l’un à l’autre !
135
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
Quelle opposition dans l’espace et dans le temps entre ce qui a été
et ce qui sera !
Quelle image si juste de la Polynésie française d’aujourd’hui !
En même temps, image-flash de quelque chose d’un accouchement,
prémices de la récolte,
que la foule, rassemblée dans une grande salle, joyeusement attend,
Tandis que dans une autre, minuscule, obscure, où le travail se fait,
lentement apparaît la vie.
Cependant, ici et là, la même famille, la société polynésienne !
Là, en fête !
Ici, dans la douleur, momentanée, de l’enfantement.
Elle éclatera en joie !
Il est des signes qui ne trompent pas !
Un quart de siècle après qu’il ait été écrit et lu sur la même scène
du Petit Théâtre,
l’un des textes fondateurs, La Conscience polynésienne,
est repris, rediffusé.
Ainsi le mouvement de transformation vis à vis de la culture
qui y avait été lancé, sans bruit,
A petit pas, continue à se mettre en place, à la fois moderne
et ancré dans le passé,
Celui des chants et des danses dans lequel sans cesse
il puise sa force,
Mouvement d’aujourd’hui, comme un rafraîchissement de la culture,
s’ancrant simultanément dans ses deux langues,
L’une et l’autre, tantôt intimes, ésotériques, tantôt porteuses d’avenir,
d’ouverture sur le monde,
Cela se traduira dans le futur !
De plus en plus, dans une nouvelle langue française qui déjà se crée,
136
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
prend son essor,
A l’exemple de celles déjà apparues aux Antilles,
au
Canada ou en Afrique.
Pour en revenir aux deux soirées « Miroir littéraire », si celle de
«
Lecture des autres » a montré que les auteurs sont soudés,
n’hésitant pas à quitter la pénombre de leur tour d’ivoire et de leur
mori mata’i pour interpréter les textes de leurs compagnons de plume,
Celle du samedi 22 novembre 2003, « Uauteurface à l’acteur»,
est à retenir, historique,
En ce sens qu’elle marque une étape qui a été franchie,
Une de plus, dans l’évolution de la culture !
En effet, pour la première fois, de jeunes comédiens polynésiens
mettent en scène les textes de leurs écrivains !
Ils s’en étaient appropriés,
Y prenant en fait et tout simplement leur part,
Et ce fut comme une naissance, au sens où ces jeunes naissaient
à la littérature, prenant celle-ci,
Tel un enfant s’emparant d’un jouet,
Puis ils ont commencé à la tourner dans tous les sens, d’un air ravi.
Par leur aisance et par leur jeu sans complexe qui consistait à saisir
à pleines mains ce qui leur appartient,
Par leur impertinence et par leur façon légère de traiter, au meilleur sens,
Les extraits qu’ils ont eux-mêmes choisis, et des sujets graves comme
l’extrait de texte de Titaua Peu,
Nous avons eu, ce soir-là, la vision d’une pépinière de jeunes pousses
qui cherchent la lumière, leur oxygène,
Talents en herbe qui ne demandaient qu’une occasion pour se révéler,
Et qui ce soir là, en dépit des maladresses, et tout comme les
écrivains polynésiens qu’ils interprètent l’ont fait avant eux,
En groupe, ont revendiqué une place entière, et non pas seulement
un
strapontin.
137
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
C’étaient comme s’ils avaient soufflé sur des papiers qui dormaient
au fond
d’un carton qu’ils ont ouvert, vieux papiers qu’ils ont rafraîchis,
«
détruits », selon leurs propres termes,
Et les textes, paradoxalement, par le souffle vital
qu’ils leur avaient donné,
D’apparaître, en fait, mis en valeur,
Et dans l’élan, d’ouvrir grande la porte entre baillée par
les générations précédentes,
Dont celle des auteurs issus de leur société.
Parmi les auteurs, certains, intimidés, presque « tétanisés »
devant la désinvolture,
L’audace de ces filles et garçon qui s’appropriaient ainsi leurs textes,
Etaient sans mot, mais heureux comme des enfants,
Tandis que, maîtres des lieux et de la scène, les jeunes paraissaient
grands, sûrs d’eux,
Tels des photographes qui, ayant trouvé dans un tiroir des négatifs
inconnus,
Y ont mis révélateur et fixateur
Pour, sur le papier, faire apparaître l’image,
et montrer à tous la qualité des clichés.
C’est ce que firent ces jeunes: révéler et fixer des clichés
de leur société !
Et c’est ainsi que les textes sans voix présentés à plat
couchés sur le papier,
Grâce à l’enthousiasme des jeunes et à leurs talents,
ont pris du relief, de la vie, en prenant de la voix,
Et que la feuille sans vie, froissée, ayant ainsi et soudain pris du volume,
A révélé des saveurs que chacun a pu goûter,
Des aspérités, des pics qui retiennent l’ombre, accrochent la lumière,
Tout un jeu de facettes, clair-obscur !
C’est ainsi que le n°4 de Littérama’ohi a mis en lumière de nouveaux
talents, et permis à ces derniers de se faire connaître,
138
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
d’annoncer à tous que la récolte sera bonne !
C’est ainsi que la Salle du Petit Théâtre est un autre volet de la culture,
Un autre relais entre les anciens et les jeunes !
C’est ainsi que Littérama’ohi acquiert définitivement le statut de phare,
Qu’elle confirme dans le n°5 avec un phare portant encore plus loin,
de plus en plus loin,
En ce sens que les écrivains de la région océanienne se rencontrent,
échangent, partagent dans les pages de Littérama’ohi.
Notre souhait, pour sûr, est que les liens qui se sont tissés perdurent
au travers de différents
organismes rassemblant les auteurs.
Mais la culture repose aussi sur un socle de moyens,
Ce qui signifie que des auteurs isolés ne peuvent pas pérenniser
ce à
quoi ils ont donné naissance.
Il faut donc trouver des organismes qui soutiennent, et à terme,
prennent le relais.
Pour l’heure, sur le Territoire, chaque numéro de Littérama’ohi est l’objet
D’une prise d’une nouvelle conscience
Débouchant sur un nouvel auteur qui se déclare,
Ce qui tend à montrer qu’il y a une réserve !
Et c’est ainsi que Littérama’ohi est un projecteur qui révèle
Tout ce que les coulisses retiennent, cachent dans l’ombre !
C’est ainsi que ce qui a été conçu, planté, et a poussé dans
le for intérieur de l’homme,
Toujours se révèle à son heure,
Et rien ne l’arrête.
Flora Devatine
important est invisible à l’œil »
(A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince)
«
139
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
2003-2004
Des années fastes pour la littérature polynésienne,
pour la revue Littérama’ohi,
Grâce à l'intérêt grandissant qu’elles suscitent, chez les jeunes,
chez les enseignants, en Polynésie, en France, à l’étranger,
Grâce aux Salons du Livre, à Paris, à Papeete,
notamment, au Premier Salon du Livre en Nouvelle-Calédonie à Poindimié,
au
Colloque de la FILLM à Nouméa,
Evénements littéraires, auxquels avaient été invités deux auteurs fondateurs
de la revue Littérama’ohi.
*
(Nota : les extraits de pariparifenua cités sont de Huarepo Vahiné)
“L’auteur face à l’acteur”, un groupe de jeunes de l’option théâtre du lycée du Taaone
revisite les textes des auteurs de Littérama’ohi.
140
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
>rama ’ohi N°6
nuarii Amaru
Rencontre avec i’écriture qui n’attend plus le nombre des années
Les enfants veulent aussi dire et raconter ce qu’ils imaginent, avec
des mots qui appartiennent à leur vision des choses. Sous une histoire
toute simple, il existe un monde irréel qui veut vivre avec des latitudes
et des données que les adultes ne se permettraient pas de mélanger,
je vous laisse découvrir la vie avec des situations et des solutions qui
appartiennent à l’enfance.
Danièle-Taoahere Helme
LA SPHERE DES VŒUX
Il était une fois, dans une petite maison, une famille pauvre qui était
souffrante car elle n’avait pas beaucoup de nourriture. Il y avait trois garçons et deux filles. Ils étaient tous malades à part le cadet, Jean qui
n’avait que 9 ans et demi. Il était courageux et chanceux.
Alors il décida d’aller à la vallée magique à la recherche de la
sphère imaginaire qui allait lui permettre de réaliser trois vœux .11 prépara ses affaires :
-
-
-
-
-
-
-
une corde,
un couteau,
une canne à
pêche,
deux briquets,
aiguille à coudre,
gourde d’eau,
et un bout de pain.
une
une
Puis le lendemain matin il partit vers la vallée.
C’était un endroit magnifique et paisible. On pouvait entendre le
chant des oiseaux, le bruit du vent dans les arbres et la mélodie du courant des rivières. Il se mit à suivre un sentier qui le conduisit dans une
grotte.
141
Littérama’ohi N°6
Manuarii Amaru
Soudain, il entendit un drôle de bruit. Il s’approcha et il rencontra un
lézard géant. Celui-ci était prisonnier dans des branches énormes. Il ne
pouvait plus bouger. Alors, Jean prit son couteau et trancha les végétaux qui retenaient l’animal. En remerciement, le reptile lui offrit une
écaille de crocodile en pendentif et lui chuchota :
« Même si tu traverses les courants les plus forts, tu pourras
nager plus vite qu’un crocodile.» Jean le remercia et lui donna son bout
de pain et comme il faisait noir, il lui laissa un briquet. Puis il continua
—
son chemin.
Jean commença à avoir faim, alors il prit sa canne à pêche et
pêcha. Ses appâts étaient des vers de terre qu’il récoltait sur son chemin. Il attrapa trois gros poissons qu’il grilla grâce au feu qu’il alluma
avec son autre briquet et il les dévora, puis il s’endormit. Mais pendant
ce temps, un crocodile le réveilla en lui disant :
« Tu as chassé mon déjeuner ! Bon ! Je vais te laisser une chance.
Si tu arrives de l’autre côté de la rive, je te céderai une de mes
—
dents.
Mais si c’est moi qui gagne. Tu finiras dans mon estomac ! »
Le crocodile donna le départ. Alors, Jean utilisa l’écaille de croco-
dile. Il fut si rapide qu’il put pêcher six poissons tout en arrivant le premier. Mais il était si généreux qu’il donna quatre de ses poissons au perdant. Le crocodile le remercia. Puis Jean rangea la dent dans sa poche
et continua son chemin.
Il rencontra un oiseau aux plumes multicolores qui portait un collier
magique. L’oiseau expliqua qu’il avait besoin d’une dent de crocodile
pour remplacer la griffe qu’il avait perdue. Jean échangea la dent contre
le collier du volatile. Mais l’oiseau ne savait comment mettre la dent à la
place de sa griffe. Alors, Jean la fixa à l’aide de son aiguille à coudre.
L’oiseau le remercia puis Jean continua son chemin avec le collier.
Ensuite, il rencontra un lionceau qui était prisonnier dans une crevasse très
142
profonde. Tout de suite, Jean prit sa longue corde, la lança et
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
dit à l’animal de s’y accrocher et le libéra. Le lionceau avait soif. Pris de
pitié, le jeune garçon lui partagea l’eau de sa gourde. Le lionceau
connaissait la vallée par cœur alors il le conduisit à la sphère des vœux.
Ils arrivèrent au cœur de la vallée. C’était un endroit merveilleux et
chaleureux car tous les animaux étaient réunis en famille. Cependant,
la sphère était protégée par un sorcier aussi le garçon enfila le collier
magique qui le rendit invisible. Grâce à ce pouvoir, il put facilement se
procurer la sphère tant convoitée. Victorieux, il monta sur le dos du lionceau qui le raccompagna aussitôt chez lui.
A son
arrivée, sa famille était mourante. Sans plus attendre, il
demanda à la sphère de la guérir. D'un coup, il vit sa famille se relever.
Ils étaient guéris. Alors Jean exprima ses deux autres vœux :
« J’aimerais que nous devenions riches et que mes amis de la
vallée aient une vie prospère.»
—
Dès cet instant, ils vécurent heureux et eurent une vie prospère.
Manuarii Amaru
11 ans, fils de Manutahi Amaru
et Hina Toromona
143
Littérama’ohi N°6
Heiata Chaze
A la rencontre de la littérature : les élèves du lycée La Mennais de
Heiata Chaze
Les textes qui suivent ont été rédigés en groupe ou individuellement par des élèves de seconde du lycée La Mennais, dans le cadre
d’un projet d’action éducative (P.A.E), intitulé :
«
SE RENCONTRER : LE CHOC D’UN REGARD »
Mis en
place conjointement par les professeurs d’Histoire et de
Français.
Visite des marae d’Opunohu à Moorea, conférences-débats avec
des
spécialistes, documentaires audio-visuels, lectures variées de
documents patrimoniaux, de récits de navigateurs, de textes littéraires,
recherches personnelles des élèves... ont permis la découverte ou la
redécouverte d’un
passé trop longtemps oublié. Au sein d’un atelier
d’écriture qui proposait divers sujets ayant pour thème commun les
marae, les élèves ont pu imaginer, rêver et recréer, grâce à l’écriture, le
passé. Ils ont également pu réfléchir aux bouleversements inévitables
liés à la rencontre des Polynésiens et des Européens.
Voici une nouvelle historique, récit autobiographique fictif puisque
les élèves se sont glissées à l’intérieur d’un ari’i, et quelques poèmes
de formes variées. Ces productions témoignent de l’intérêt, de la sensibilité et du talent des élèves qui se sont impliqués majoritairement dans
ce
projet.
Heiata Chaze
(Professeur de français, lycée La Mennais)
144
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
hei Haerehoe et Hinapiaono Bougues
Rencontre avec l’histoire et avec l’écriture :
un récit
autobiographique fictif
Nos marae : paroles de Arii
J’ai décidé de porter la main à la plume pour qu’ainsi lorsque je
serai dans le pô, vous, les peuples futurs, garderez une trace de notre
culture, l’histoire des tupuna, nos ancêtres vénérés. Moi aussi, un jour,
je l’espère, je prendrai place parmi eux. Je garderai le même nom qu’à
présent, Terii-e-vao-i-te-ra’i-nui-atea-o-Taaroa, le roi issu de la vallée et
du ciel divin de Taaroa.. Ce nom royal m'a été attribué parce que je suis
le chef des leva et le arii rahi no Tahiti, le chef suprême de mon île ; je
suis, en effet le premier fils d’une lignée de arii. Pour revenir à ma naissance, quelques minutes après moi, est née ma sœur jumelle, Hina-ra’iteupo’o-tinitini-no-vai-‘otahi, ce qui désigne le ciel de la première femme
à la tête immense et à l’existence unique.
Me voilà encore, depuis plus d’une dizaine de jours, sur mon
marae, le marae Farepu’a à Vaiari (aujourd’hui, Papeari). Je ne sais
depuis combien de temps mes paupières alourdies ne se sont pas relevées. Néanmoins, je me plais à écouter ce silence, le silence de la nature, le silence de mon marae. Je sens la pierre qui bouge, le vent qui souffie caressant mes longs cheveux noirs, j’entends les ‘arevareva (oiseaux
messagers) et tous les vivants autour de moi. Mes oreilles ont été assourdies par la fanfare des Arioi, je suis ainsi retourné vers ma mère nature,
ma terre nourricière. Je pense à mon peuple, à ma famille qui festoie
depuis trop longtemps déjà. Invoquons Taaroa, le dieu créateur, pour que
les récoltes et les cultures ne s'éteignent jamais. Et la mélancolie m’entraîne de plus en plus, minute après minute, vers le terrible souvenir qui me
tourmente depuis ma plus rude enfance. Cette période de ma vie, je me la
rappellerai à jamais. Elle a commencé par une simple disette, peut-être
comme celle que l’on rencontrera dans les jours à venir.
145
Littérama’ohi N°6
Vaihei Haerehoe et Hinapiaono Bougues
J’ai sept ans, au moment où la famine nous envahit peu à peu. En
tant que Arii Rahi no Tahiti, j’ai l’obligation de me rendre au marae
Taputapuatea à Opoa, à Havaii (actuelle Raiatea) où j’ai assisté à ma
première cérémonie. À ce souvenir, je sens toujours mon cœur se flétrir
mais il m’est interdit de pleurer de crainte qu'un ata, un messager ne me
surprenne.
Après trois jours en mer nous arrivons à Havaii. Tous les habitants
que compte Opoa nous accueillent ainsi que leur arii, Tetuarii, orné de
plumes rouges, symboles du culte voué à Oro, le dieu de la guerre. Et de
chaque côté, tanguent sur leurs pirogues doubles, les différentes délégâtions des îles lointaines. Je suis comme à mon habitude au devant du
navire, positionné sur une plate forme surélevée. Je sens le vent arrière
qui nous entraîne vers la rive et j’entends la foule qui m’acclame. Mais,
dans leurs cris, sous les regards, je perçois tout le désespoir qui les
consume. Comme mes ‘orometua, mes précepteurs, me l’ont appris, je
n’ai point défailli, mon regard est resté noble et indéchiffrable. Des dizainés de pirogues doubles accostent maintenant et certains de nos hôtes
parlent avec les teuteu, les serviteurs, au sujet de la cérémonie. La préparation, le pa’iatua qui dure trois jours, doit débuter le lendemain.
Le lendemain matin, je me suis levé très tôt et me suis préparé pour
la cérémonie. Je ne me sens pas très bien, c’est comme s’il allait se
passer quelque chose de terrible mais je me dis que ce n’est que l’an-
goisse de l’inconnu qui me trouble. Pour moi, ce jour est très important,
je vais assister à ma première cérémonie, c’est excitant car elle va se
passer sur le marae Taputapuatea, le marae international, le plus grand
et le plus important de tous les marae. Je suis inquiet, je ne sais pourtant pas comment cela va se passer et qui sera présent.
Deux heures avant le commencement, mes teuteu viennent m’ai-
der à me préparer. C’est la première fois que je mets le costume de
cérémonie, celui-ci est éblouissant, je suis admiratif devant ce magnifique vêtement. Il est orné de plumes rouges qui luisent mystérieuse-
146
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
ment. J’ai hâte d’être à la cérémonie, je suis fin prêt mais je reste calme
et sérieux
avec
car une cérémonie doit être
envisagée sans précipitation
sérénité. Lorsque l’on est sur un marae, quel qu’il soit, il faut le
respecter, ne pas faire de bruit mais écouter.
Je succombe alors à ce pressentiment qu’en vain j’essaye d’étouf-
fer. Je suis à présent seul dans mon fare, j’ai renvoyé les teuteu et ne
désire recevoir aucune visite. Je fais les cents pas, tourne en rond. Je
n’arrive pas à me maîtriser, j’ai l’intuition que le malheur est proche et
que je ne peux ni le résoudre ni l’éviter. Pourquoi le doute m’a-t-il pris ?
Je suis à présent persuadé que j’aurais pu faire quelque chose et ainsi
éviter le pire !
L’incontournable est de la sorte arrivé. Un ata a surgi dans la pièce
sûrement pour m’appeler et me placer pour le pa’iatua. J’entends, lors-
qu’il ouvre la porte, la furie qui s’empare du village. Des femmes crient,
des guerriers accourent vers la vallée. Je ne sais pas comment tout cela
doit se dérouler car je n’ai assisté à aucune cérémonie jusque là. Mon
regard se perd dans le cadre. Je vois ce messager courbé devant moi,
je vois ses lèvres bouger à une vitesse étrange. Je n’arrive plus à discerner quoi que ce soit, les mots se heurtent dans mon esprit, mon
estomac se noue. Et puis, tout d’un coup le monde tourne très vite
autour de moi, mes pulsations cardiaques s’intensifient, j’ai mal au
cœur, ma tête va exploser. Ma fin est proche, le mana m’a-t-il quitté ?
Je ne vois plus rien, tout est noir, je n’ai que sept ans, je ne veux pas
mourir, j’ai peur. J’appelle à l’aide, j’ordonne, personne ne me répond,
des échos me reviennent. Ensuite, tout est noir, j’ai froid, je ne peux plus
bouger, j’ai l’impression de disparaître, je ne veux pas mourir !
Au moment où je retrouve mes esprits, je distingue des tahu’a, des
guérisseurs empressés autour de mon corps jusque-là inerte. Ma mère
pleure, mes amis et nos hôtes chuchotent. Mon réveil n’a pas été sans
surprise. J’apprends bientôt que Tetuarii, le chef de Opoa est mourant,
la maladie l’a frappé. Voilà donc le malheur dont j’avais été prévenu.
147
Littérama’ohi N°6
Vaihei Haerehoe et Hinapiaono Bougues
Pourtant, cela ne me rassure pas, la tension monte, je me sens sur le
point de m’évanouir, je me sens si affaibli... Mais, je ne peux continuer
à fuir. Je demande des remèdes aux tahu’a. Et avec dignité, je me lève.
Je n’aurais pas pensé être capable de lutter contre cet affaiblissement.
Je me dirige alors vers le fare du chef. Quand je suis arrivé à proximité
guidé par des teuteu, j’aperçois le marae Taputapuatea, celui qui a tant
de renommée, celui qui est tellement craint, si respecté. Une question
me traverse l’esprit, que va-t-il se passer maintenant pour la préparation
de la cérémonie ? Mon serviteur me confie alors qu’elle n’a été que
reportée parce que, malgré la mort prochaine de Tetuarii, les peuples,
de Havaiki (actuelle Vaihî ou encore Hawaii) à Ao Tea Roa (Te Waka O
Maui et Te Waki Punamou), meurent de faim. Il est de notre devoir de
chefs d’y remédier.
Porté à dos d’homme, j’accours jusqu’à la demeure du chef. Bien
qu’essoufflé, j’entre toutefois la tête haute, je m’avance vers son chevet. Je
lui parle, le rassure, lui confie mes présages et le dissuade de lutter. Il est
mourant, je lui tiens la main comme le fait mon père quand je suis malade.
La fièvre le consume, j’en suis conscient. Il me tient le poignet, le serre, je
sens son pouls s’accélérer, son souffle est saccadé. Je comprends qu’il
est à son dernier moment, et je prends l’initiative d’appeler les tahu’a,
même si je sais que je n’en ai pas le droit. Ici, je ne suis, hors des cérémonies et loin de mes subordonnés, qu’un garçon de sept ans. Surpris,
les prêtres m’obéissent pourtant et c’est avec des incantations et des
prières enchanteresses que Tetuarii part dans le pô.
Très calme, je m’éloigne de sa couche et remercie la famille du
défunt à qui je présente mes plus sincères condoléances. Je sais bien
qu’une amitié profonde liait nos deux lignées. Je me retire dans la plus
profonde tristesse et sans même m’en apercevoir, je me retrouve
devant le marae. Soudain, le phénomène terrifiant qui avait précédé la
mort de Tetuarii me reprend. Je n’ai pas le droit de succomber de nouveau à ce présage, de permettre un nouveau décès. A mon grand regret
pourtant,.mon cœur trépasse, le noir prend place, l’énergie me manque.
148
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Je marche à l’aveuglette, je titube, je tombe, des cris me parviennent,
je distingue ceux de Hinara’i, ils persistent, pleins de désespoir, de peur.
Il me faut me calmer, empêcher un drame semblable. Je dois pouvoir
retrouver mes esprits le plus tôt possible et ainsi éviter la mort d’un
innocent, protéger ma sœur jumelle.
Lorsque je retrouve ma raison, j’apprends que le frère du chef d’un
agonise. Je suis accablé, c’est à
moi qu’ont été adressés ces présages et je n’arrive pas à les gérer. Une
visite s’impose et je l’accomplirai. Etonnamment, son fare se situe lui
aussi à côté du marae Taputapuatea. Je vais lui rendre un dernier homautre mat’aeina’a, un district voisin,
mage, c’était un brave guerrier qui servit fidèlement.
La panique est maintenant générale, beaucoup de familles partent
pour l’île voisine en espérant ainsi échapper à la mort. Au contraire, les
chefs restent sereins car tous connaissent le principe, la loi. En effet, il
est inévitable qu’un autre décès ait lieu. Lorsque je passe le long des
chemins, j’entends des pleurs. Je suis certain qu’avant même l’arrivée
de toutes les délégations, quelque chose d’important s’est passé. J’ai
besoin d’en être sûr, je décide alors de demander aux tahu’a du marae
Taputapuatea l’histoire de leur district.
images m’assaillent. L’obscurité
prend place, mais j’ai changé. Je ne désire plus en sortir, mais au
contraire percevoir, ce qui se révèle à moi, je veux connaître les causes
et les conséquences à venir. Je me laisse guider par la folie ou peut-être
par la raison, je suis lucide et à la fois inconscient, je suis mené par des
sentiers, je rentre dans des vallées et j’en sors. Je me maintiens grâce
à cet esprit qui fait tant de mal mais qui me livre ses secrets... Je lui offre
ma confiance et je ressens la sienne. Durant des heures, il se joue de
moi et je m’amuse avec lui. Ma clairvoyance m’étant revenue entièrement, toutes mes pensées deviennent claires, je connais la cause et je
sais comment arrêter cette catastrophe. Je suis au fond de la vallée et
je contemple l’ancien marae de Taputapuatea. Les tahu’a n’ayant pas
En allant à leur rencontre, des
149
Littérama’ohi N°6
Vaihei Haerehoe et Hinapiaono Bougues
respecté les rites, auraient construit le marae côtier selon les traditions
tapu, retiré le mana de l’ancien
marae. Paisiblement et à la fois rapidement, je retourne au village pour
prévenir les prêtres et ainsi avoir la possibilité de vaincre ce désordre.
certes mais sans avoir refermé le
A mon arrivée, ma mère en pleurs m’embrasse, incapable de m’expliquer ce qui lui arrive. Mon père se précipite, la renvoie. A mon grand
embarras, il me prend à l’écart : une autre personne est en train de
mourir, c’est Hinara’i. Je n’arrive plus à me contenir, l’amertume me
dévore. Pourquoi l’avoir choisie elle après s’être confié à moi? Ma rage
est inconditionnelle... le désespoir m’inonde ! Elle ne mérite pas de
mourir. Elle n’a rien fait. En la tuant, le mana de Taputapuatea m'assassine de l’intérieur. Mon sang coule dans ses veines, elle est mon chez
moi, ma confidente, ma sœur, mon complémentaire ... sans elle je ne
suis rien. J’abandonne mes parents, j’entre dans le fare, elle est là,
étendue, elle me voit, elle m’appelle. Je ne peux lui répondre, je ne sais
que lui dire. Je prends mon courage à deux mains, je défaille, je m’approche d’elle. Je la prends dans mes bras, je sais que ce sont les dernières minutes à passer ensemble. Elle me dit qu’elle m’aime, me fait
promettre de protéger ceux qu’elle aime. Je la serre contre moi tout près
de mon cœur, je voudrais mourir à sa place, m’offrir à sa place. Je la
sens, brûlante et blême, s’affaiblir, son visage est tout pâle. Je sais
qu’elle va nous quitter. Je tiens entre mes mains ses doigts qui se
dénouent. Je sanglote, je jure, je parjure, je blasphème pourvu qu’on ne
la tue pas. Je lui dis tout ce que personne n’a jamais osé dire à quiconque. Dans un dernier souffle, elle me rappelle que je dois vaincre la
disette dans nos îles, et faire en sorte qu’elle n’y revienne jamais.
J’ai cru que j’allais mourir de douleur.
Ô petite sœur chérie ! Tu étais si gentille et gaie, et douce. Toujours
prête à aider les autres, tu étais surtout la seule à pouvoir me consoler.
Quand enfin, ivre d’amertume je peux me détacher d’elle, les
tahu’a, ces assassins coupables du déclenchement de ces drames,
sont là. Ils arrivent avec des rituels pour conduire son âme au mont
150
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Rotu’i où elle sera dirigée vers le Rohotu no’ano’a, le paradis par la pierre
de vie, de Tataa au mont To’areva, ou vers le séjour des morts au mont
Temehani, par la pierre de mort. La colère m’emporte, j’aurais fait mourir
prêtres pour cette erreur monumentale qui a déchiré tant de familles.
Je leur livre, la rage au coeur, les raisons de cette tragédie. Ils approuvent
ces
et partent pour ainsi conjurer tout le mal qu’ils ont provoqué. Le regard
triste, les yeux baissés, ils reconnaissent leurs torts. Afin de retrouver ma
sérénité, j’ai hâte de retrouver ma terre ancestrale ; elle seule peut me
consoler. A présent je suis seul, j’ai perdu tous mes appuis, surtout ma
sœur, le pilier qui me soutenait. J’ai passé la nuit à son chevet, la pieu-
rant, la regrettant. Comment pourrai-je vivre sans elle ?
Les trois jours suivants sont consacrés à la cérémonie pour laquelle
toutes les
délégations des îles lointaines s’étaient rassemblées : le
pa'iatua. Ce rite est très important. A l’aube d’un nouveau jour, l’agitation me réveille, tous se préparent. Je me suis endormi à côté de
Hinara’i. Je l’embrasse une dernière fois. Mes teuteu arrivent pour m’aider à revêtir mon habit de plumes rouges. Résigné, je me laisse faire.
Une demi-heure après, en procession, nous nous dirigeons vers le
marae Taputapuatea. En ordre, chacun s’installe et gagne sa place, les
pierres-dossiers, positionnées selon un ordre hiérarchique. J’essaye de
me rasséréner mais je sais à présent que personne ne peut prendre
soin de moi. Pour réussir le rite, je dois moi aussi y participer, louer la
gloire des Dieux, apporter à Oro ma spiritualité. Guidés par les chants
des prêtres, les gardiens commencent par dépouiller l’autel des nattes
et des anciennes offrandes. Puis l’on décore le marae de tapa, de nattes et de feuilles fraîches de ‘ape. Les tahu’a énumèrent les gloires des
Dieux, leurs exploits, les légendes où résident le pouvoir des arii et cela
jusqu’au soir du second jour. La nuit venue, nous nous abstenons de
prendre un bain puisqu’il est formellement interdit de se baigner durant
les trois jours du pa’iatua. En procession, le tahu’a rahi apparaît tenant
une feuille de ‘ape, les autres tahu’a le suivent portant les images des
dieux messagers ; nous les accompagnons. Aucun d’entre nous n’est
couvert, nos épaules sont nues. Puis, face à l’autel, l’ahu, nous nous
151
Littérama’ohi N°6
Vaihei Haerehoe et Hinapiaono Bougues
inclinons pour supplier les dieux de bien vouloir tolérer notre présence.
Nous regagnons nos pierres-dossiers respectives. Devant une feuille de
‘ape remplie d’eau, les images des dieux sont purifiées. Les heures passent en chants, en invocations, en silences. Soudain, les arbres frémis-
sent, les oiseaux survolent le marae, les dieux se manifestent-ils ? Au
lever du jour, le troisième jour, le tahu’a rahi et les autres tahu’a s’absentent et se dirigent vers un petit fare à côté du marae, le fare ia manaha.
Bientôt, le tahu’a rahi revient avec une pièce de bois entourée de fibres
de coco et de plumes jaunes et rouges, c’est un to’o. Puis il dépose du
tapa parfumé sur une natte placée sur Yahu. Au milieu de la matinée, la
cérémonie se termine, les images sont placées de nouveau dans leurs
enveloppes et ramenées dans leur fare. Le pahu résonne, le tapu est
levé. Les feux s’allument, chacun peut à nouveau parler haut et se laver.
Les teuteu préparent maintenant le festin des dieux et des hommes.
Pendant les longues heures qui suivent, je ne festoie pas. Tous les
participants chantent, crient, dansent. Mais, moi je ne peux pas, je suis
deuil. Je me retire de la fête et personne ne vient me déranger ;
beaucoup, comme moi, ont le cœur noué, plein de rancœurs. Le lendemain seulement nous revenons vers Tahiti puis rejoignons Vaiari. Je
suis convaincu que rien ne sera plus jamais pareil, sans doute à cause
de ma participation à cette cérémonie, mon premier pa’iatua, du moins
c’est ce que je dis, mais, au plus profond de moi, je sais que c’est parce
que j’y ai perdu la moitié de mon être, celle aujourd’hui oubliée par tous,
mais qui, faisant partie de moi, ne peut être oubliée par moi.
en
Terii-e-vao-i-te-ra’i-nui-atea-o-Taaroa
152
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
divine Micheletti
Le temps des niarae
Jadis, dans les temps anciens,
Le peuple polynésien,
Avait bâti des marae,
Surveillés par des gardiens ;
Ils consacraient tous leurs biens
Aux arii qu’ils vénéraient.
C’était à Opunohu,
Que suppliaient devant l'Ahu
Les ethnies inférieures,
Leur Dieu Oro, protecteur,
D’apporter dans leurs demeures
De la paix et du bonheur.
Puis s’organisait la procession.
Le grand prêtre appelait la nation.
Tous vêtus de tapa parfumés,
Portaient l’image de leurs dieux aimés,
Avaient pour seule conviction,
Celle d’accomplir leur mission,
Transmettre leur culture,
La préserver dans le futur...
Depuis, certains perdirent l’espoir,
Cependant il faut y croire,
Le temps ne peut tout effacer,
Si les hommes peuvent encore s’aimer.
Ludivine Micheletti
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Littérama’ohi N°6
Raurea Frogier
Le marae
Tabu et immense est ce lieu ensorcelé
Où seul le Tahu’a et sa feuille de ‘auti
Chassent les mauvais esprits
Qui oseraient le profaner.
Tabu et immense est ce lieu sacré.
Quiconque s’en approche sera maudit
Car ici reposent les esprits,
De nos valeureux guerriers.
Chacune de tes magnifiques pierres,
Font de toi notre sanctuaire
Où se recueille la tribu.
Vaste, immense et menaçant
Ainsi, nous te construisons
Car tu es gloire et puissance pour la tribu.
Raurea Frogier
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Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Marae oublié
Lieu autrefois sain et pur
Je vis au fond de la vallée
Au milieu de la nature
Avec des fleurs par milliers.
Autrefois, j’étais sacré et
Les Polynésiens n’avaient d’yeux
Que pour moi qui avais été
Lien entre terre et cieux.
On fêtait les naissances sur
Mon habit de pierres séchées
En ce lieu sacré et pur
Que l’on parait de tiare
Et de plumes jaune doré
Rien que pour les grands dieux,
Ô dieux pour qui j’ai été
Lien entre terre et cieux.
Je me fonds dans la nature
Entre les arbres de mape
Moi le marae si pur
Avec mes grands chemins dallés
Moi le marae oublié...
Où sont mes cérémonies
D’antan ? Moi qui avais été
Lien entre terre et cieux.
Moi le marae oublié
J’étais la demeure des dieux
Lieu autrefois très sacré
Lien entre terre et cieux.
Christel Pou
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Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
Rencontre avec les auteurs et avec la littérature
COURRIELS LITTERAIRES
1° MESSAGE : 8 septembre 2003
Objet : requête lycéenne
Madame la directrice,
Nous sommes élèves en terminale littéraire au lycée La Mennais et
permettons de vous écrire aujourd’hui pour vous soumettre
requête.
Voilà, dans le cadre des Travaux Personnels Encadrés, communément appelés TPE, nous désirerions entrer en contact avec quelques
auteurs polynésiens et susciter une interview auprès de chacun dans le
but de donner de la matière à notre sujet qui est “La littérature
Polynésienne : Littérature Engagée ?”.
'Veuillez agréer dès lors, madame, nos salutations respectueuses.
nous nous
une
DEPLAT Vaea et GREIG Raiteva.
Bonjour Vaea, bonjour Raiteva,
Je suis très sensible à l’intérêt que vous portez à la littérature poly-
nésienne, et c’est avec plaisir que nous vous rencontrerons, du moins
ceux d’entre nous
qui le pourront.
D’ores et déjà, je fais passer le message auprès des membres du
groupe Littérama’ohi.
A bientôt donc,
Flora (8 septembre)
156
2° MESSAGE : 12 septembre 2003
Objet : RE requête lycéenne
Bonjour Flora,
Nous vous avions envoyé, Vaea et moi un mail au sujet d’interview,
et dans votre réponse qui nous a enchantées, vous avez laissé entendre
que nous nous rencontrerons, nous, vous, ainsi que quelques membres
de l’équipe Littérama’ohi.
Nous aimerions donc connaître les dates de ces éventuelles ren-
contres, pour pouvoir nous organiser dès à présent.
Merci beaucoup,
des lycéennes sympathiques et dynamiques,
Vaea et Raiteva.
Bonjour, ô lycéennes sympathiques et dynamiques !
Pour le moment tes auteurs de Littérama’ohi ne se retrouveront que
dans deux semaines. C’est donc à cette occasion que je leur ferai part
de votre demande.
Mais d’ores et déjà, il serait quand même bien que j’aie un mini-
Donc si vous avez les grandes
lignes de ce que vous voulez faire : objectif, durée, enseignants responsables, projets de restitution ou de production... à la suite de vos tramum
d’information sur votre projet.
vaux.
Je pense qu’il sera toujours facile de trouver un moment avec les
uns et les autres. Il faut savoir que
les auteurs sont dispersés, il y en a
qui vivent à Raiatea, à Huahine, aux Australes...
A bientôt,
Flora (13 septembre)
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Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
3° MESSAGE : 15 septembre 2003
Objet : RE requête lycéenne
Bonjour Flora,
Merci beaucoup pour le sérieux coup de main que vous nous donnez !!!
qui concerne les détails de notre projet, nous avons de
14h30 à 16h30 aujourd’hui, une autre séance deTPE, pendant laquelle
En
ce
nous discuterons avec nos
et Mme Chaze
professeurs (qui sont Mr Rigo, prof de philo
Heiata, prof de littérature, il me semble que vous les
connaissez...)
Nous essaierons d’élaborer au mieux une description de notre projet,
que nous vous enverrons alors.
Merci de nous consacrer un peu de votre temps,
Amicalement dès à présent,
Raiteva (et Vaea).
Re-bonjour Flora,
Voilà, nous sommes à l’instant même en séance de TPE. Alors en
qui concerne notre projet, il a démarré le lundi 1er septembre, et la
production finale, qui sera sûrement sous forme de reportage (écrit ou
télévisé, entre les deux nous hésitons encore), est à rendre en Janvier.
Nous avons donc, jusqu’aux vacances de décembre pour tout mettre au
point, ce qui est peu.
Notre objectif est d’en savoir un peu plus sur la littérature locale, de
connaître ses motivations, et de comprendre en quoi est-ce qu’écrire en
Polynésie représente un réel engagement, personnel, culturel et politique. Pour cela, nous avons l’intention d’interviewer les principaux
concernés, autrement dit, les écrivains locaux. C’est dans ce but que
nous avons fait appel à vous, parce que votre parcours littéraire nous
intéresse, pour vous demander de nous mettre en contact avec vos collègues écrivains et aussi pour vous demander des conseils.
Aujourd’hui, par exemple, avec Vaea, nous nous sommes dit qu’il
serait intéressant d’entrer en contact avec des auteurs qui écrivent en
ce
158
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
tahitien, étant donné que nous n’en connaissons pas beaucoup (seulement John Mairai et Patrick Amaru), est-ce que vous pourriez nous donner d’autres noms et informations. Car nous ne vous cacherons pas que
nous avançons en
terrain inconnu, puisque notre principale culture litté-
raire est occidentale.
Merci d’accepter de nous guider...
Raiteva et Vaea.
4° MESSAGE : 15 septembre 2003
Objet : RE requête lycéenne
Re-bonjour,
Excusez nous de vous déranger encore, mais nous venons d’entendre parler d’un débat dans l’enceinte d’Odyssey entre Jimmy Ly et
autre, et il nous semble que Jimmy Ly fait partie de l’équipe de
Littérama’ohi, de ce fait, pouvez-vous nous donner un peu plus d’inforun
mation au sujet de ce débat (date, heure, sujet traité,...).
Merci beaucoup de bien vouloir nous aider.
Vaea et Raiteva.
Chers futurs auteurs-reporteurs d’écrits,
Chères Raiteva et Vaea,
Bravo ! C’est très intéressant ce que vous faites ! Ca m’intéresse,
ça nous intéresse tous !
Vous me demandiez des conseils: pour en savoir plus sur la littérature locale, il vous faudra lire les auteurs déjà publiés, c’est le premier
pas à faire et le passage obligé: Henri Hiro,
Duro Raapoto, Chantal
Spitz, Michou Chaze, Jimmy Ly, Patrick Amaru, Célestine Vaite, Titau
Peu, Louise Peltzer, J-Marc Pambrun, Valérie Gobrait, Rôti Make,
Emmanuel Nauta,... je vous cite là quelques noms incontournables.
Ensuite vous pouvez nous inviter en classe (c’est à voir avec vos
responsables et l’administration) etlou bien entendu les rencontrer en
159
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
dehors de votre établissement: Chantal Spitz descend volontiers de
Huahine si elle est invitée. Nous avons déjà les années passées répondu
à la demande de lycéens du Lycée S.Raapoto, du Lycée de Papara, du
Collège de Taravao, de l’Université. Je pense que Danièle Helme peut
Jimmy Ly quand il est là, Marie-Claude Teissier aussi...C’est
toujours possible. Nous restons en contact.
Il vous faut également lire certains articles dans les 3 premiers
numéros de Littérama’ohi, ils ont été publiés dans ce sens. Vous y trouverez aussi les noms des auteurs écrivant en tahitien, ceux qui avaient
participé aux concours de l’Académie et plus récemment les lauréats du
Prix Président. Parmi eux: Vaetua Coulin du Fare Vana’a, Taaria Walker...
Pour être performants et pertinents dans vos interviews, il vous faut
en tout premier lieu lire les auteurs, du moins leurs premières productions...parce qu’ils ne vont pas analyser leurs écrits mais ils peuvent
répondre à vos questions de savoir pourquoi ils ont écrit telle ou telle
chose, comme ils peuvent infirmer ou confirmer ce que vous avez saisi
(une phrase, une pensée) dans/de ce qu’ils ont déjà écrit.
C’est la seule façon “d’en savoir un peu plus sur la littérature locale,
de connaître ses motivations, et de comprendre en quoi est-ce qu’écrire
en Polynésie représente un réel engagement, personnel, culturel et politique.” comme vous ie dites si bien. Chantal et moi nous sommes absense libérer;
tes du 11 au 26 octobre: nous serons à l’Université de Nouméa où se
tiendra un colloque international sur les littératures insulaires d’émer-
gence dont la nôtre. Mais vous pourrez rencontrer les autres auteurs
pendant cette période, je verrai avec ceux du groupe à la fin septembre.
Profitez de ce temps pour lire! Je repars du 11 décembre 2003 au 20 janvier 2004, donc il faudra trouver un créneau. Vous pouvez aussi consulter sur internet “les littératures îliennes” dont celle du Pacifique.
Vous avez en effet peu de temps. Et il vous faut beaucoup lire!
Quels sont vos jours et heures libres pour une rencontre ? Donnez
plusieurs possibilités, en fonction de vos emplois du temps. Nous sommes, du moins certains d’entre nous, plus libres que vous.
Bon courage,
Flora (29 septembre)
160
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Bonjour Vaea, bonjour Raiteva,
Je n’ai pas eu de réponse à mon dernier mel, j’espère que vous
l’avez bien reçu.
Comme promis, j’ai fait part aux membres du groupe Littérama'ohi
lors de notre réunion de ce samedi 21 septembre du thème de votre
TPE et j’ai transmis votre demande de rencontrer les auteurs: tout le
monde est d’accord pour échanger avec vous. Le plus simple,
étant
donné que chaque auteur a la maîtrise de son temps dans les jours et
mois à venir, nous avons décidé qu’il serait préférable que vous vous
mettiez directement en rapport avec chacun d’entre nous pour la pro-
grammation de cette rencontre: c’est pourquoi je vais vous communiquer les contacts. Je pense que vous devriez faire à chacun des propositions de mois, jour et une heure de rencontre selon vos possibilités à
vous... en précisant bien les moments d’empêchement pour vous.
Par exemple, du côté des auteurs, Patrick Amaru qui se réjouit que
vous vous intéressiez à la littérature en reo ma’ohi, ne sera libre que le
mercredi après-midi et le vendredi après-midi: il vous le dira certainement (il est enseignant à Papenoo).
Mais n’hésitez surtout pas à les contacter individuellement, ils
attendent que vous vous manifestiez.
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Chantal Spitz : hombo@mail.pf
Marie-Claude Teissier/Landgraf : mctjl@mail.pf
Michou Chaze : mchaze.iaora@mail.pf
Jimmy ly : jimmy.marc.ly@net courrier.com
Daniélz Helme : taoahere@mail.pf
Patrick Amaru : tél. 85 60 50 (dom.) (appeler à partir de 7h du soir
pour avoir des chances de l’avoir à la maison)
Bon courage et à bientôt,
Flora (29 septembre)
161
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
5° MESSAGE : 06 octobre 2003
Objet : RE requête lycéenne
Bonjour Flora,
D’abord excusez-nous pour ce long silence, mais quelques explications s’imposent.
Alors voilà, ce long silence est dû à la décision que nous avons prise
suite aux conseils de Mme Chaze, notre professeur de littérature qui est
également celle qui nous “suit” pour notre projet en TPE, de vouer un
mois et demi au moins à une lecture intensive des auteurs que nous
avons, avec elle, sélectionné pour présenter à travers eux la littérature
polynésienne, avant de prendre contact avec eux pour quelques interviews. Notre choix s’est porté sur vous Flora, sur Michou Chaze, Chantal
Spitz, Jimmy Ly, Turo Raapoto, Louise Peltzer et quelques autres.
C’est dans le but de nous consacrer à la lecture des oeuvres de
ces
auteurs et d’autres que nous avons
délaissé l’outil informatique,
excusez-nous encore.
lu et à lire, Qu’est ce que la
Vai (Michou Chaze), Hakka en Polynésie (Jimmy
Ly), Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale (de vous!), Hombo et
Elle des Rêves Ecrasés (Chantal Spitz), etc,
Enfin, c’est très gentil à vous de nous donner les moyens de
contacter quelques auteurs, merci beaucoup !!!
Nous sommes encore vraiment désolées de ce retard !!!
Dans une semaines ce sont les vacances pendant lesquelles nous
allons sûrement achever les dernières lectures qui nous restent à faire et
pour la rentrée, nous serons alors prêtes à prendre rendez vous avec
vous ! De plus la date d’échéance à été un peu repoussée (d’environ un
mois !!! Vers Janvier-Février), ce qui nous laisse un peu plus de marge !
Voilà, merci encore Flora de nous aider comme vous le faites !!!
Et encore une fois, nous nous excusons pour le retard !
Merci, désolées, et à bientôt,
A titre d’information, nous avons
Littérature (Sartre),
Raiteva et Vaea.
162
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Bonjour Raiteva et Vaea,
Vous êtes tout excusées du silence puisque c’était pour la bonne
cause !
Bonne lecture donc!
De la liste que vous me donnez je me permettrai de vous suggérer
les
noms
de Patrick Amaru, de Camélia
Marakai (1° prix littéraire
Jeunesse de 2002, de Titaua Peu, de Manu’ora NAUTA dont un long
extrait en tahitien traduit en français par lui-même sortira dans le n°4.
Car il me semble que ce sont aussi des références incontournables:
Patrick peut se libérer; peut parler de ce qu’il fait, (sans que vous ayez
à lire son livre en tahitien, mais ça serait bien aussi de le faire); Camélia,
parce que c’est quelqu’un de votre génération, et elle est très accessi-
bie, d’une grande sensibilité et surtout disponibilité et gentillesse: elle
est à l’IUFM et enseigne à Paea le tahitien, mais elle se libérera volontiers pour vous, je pense. Titaua Peu, parce qu’elle marque non pas un
tournant mais un repère dans l’histoire de la littérature en Polynésie
française: c’est un auteur que vous devez absolument rencontrer.
Manu’ora Nauta, est aussi très riche, comme vous pourrez vous en rendre compte dans le n°4 qui va sortir vers le 17 novembre.
Alors, retenez d’ores et déjà les dates du 21 et du 22 novembre
2003 car auront lieu à ces dates-là au Petit Théâtre de la Maison de la
Culture, deux soirées, “Miroir Littéraire”, de lectures publiques d’extraits
de textes du n°4 par des étudiants anciens élèves option théâtre du
Lycée Taaone, ou plutôt de théâtralisation de certains textes.
Il y aura aussi une lecture par nous d’extraits d’autres auteurs :
nous lisons les autres auteurs cette fois-ci !
Tout ceci afin de lancer le n°4 qui sera vendu lors de ces soirées.
Actuellement nous avons proposé aux étudiants de reo ma’ohi de
l’Atelier d’écriture conduit par Camélia Marakai de nous aider à écouler
les stocks restants des N°2 et N°3 au prix de 2000 cfp chacun, en
offrant à chacun la possibilité de gagner 1000 cfp pour chaque paquet
de 5 revues vendues (au choix des deux n°). Car nous avons besoin
163
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
d’argent pour maintenir la sortie de cette revue. Donc si cela vous intéresse, c’est possible aussi de voir avec vous.
Enfin, votre travail (article ou étude) nous intéresse pour figurer
dans le n°5: ça sera une grande reconnaissance de votre travail !
Voilà en vrac quelques idées,
Bon courage !
Flora (6 octobre)
Bonjour,
Que devenez-vous ? Trop de travail ?
Alors, bon courage !
Flora (02 novembre)
6° MESSAGE : 03 novembre 2003
Objet : RE requête lycéenne
Coucou Flora,
Alors as-tu fait bon voyage ?
Nous sommes sûres que oui étant donné le caractère particulière-
conférence à laquelle vous avez participé
(Chantal Spitz et toi)....d’ailleurs nous espérons un compte rendu.
Pour l’instant, de notre côté ça bûche dur et dès la semaine prochaine nous entamerons notre série d’interviews...alors tiens-toi
prête....
Nous sommes dans l’immédiat dans l’incapacité de fixer une date
et un lieu mais nous avons des amies, qui font elles, parties d’un autre
projet de TPE et qui seraient extrêmement désireuses de te rencontrer
dans le cadre de “l’évolution de la femme polynésienne”, dans le courant de la semaine prochaine.
Nous te donnons une adresse mail où les joindre, temaruatadream@mail,pf
ment intéressant de la
164
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Voilà, quant à nous, nous nous verrons bientôt ce dont nous avons
vraiment hâte.
En attendant, merci pour tes encouragements
Merci
Raiteva et Vaea.
7° MESSAGE : 28 novembre 2003
Objet : RE requête lycéenne
Coucou Flora,
Après un long moment d’absence, c’est re-nous !!!!
Nous venons de finir notre BAC BLANC et on respire....Dieux que
ça fait du bien quand ça s’arrête !
Bon pour eh venir aux choses sérieuses, nous aimerions fixer avec
toi un rendez-vous.
Nous te laissons la liberté de choisir l’endroit et la date mais nous
fixons les limites au début de la semaine prochaine, à la date à laquelle
tu pars. Nous sommes libres n’importe quel jour à n’importe quelle
heure dans ce créneau-là, sauf peut-être le week-end (car on a une
épreuve sur table le samedi).
Voilà, maintenant c’est à toi de voir.
A part ça, Flora, nous avons essayé de joindre Turo Raapoto et ça
s’est révélé mission impossible ! Mr Rigo nous a dit que ce qu’il faudrait
faire c’est lui envoyer une lettre en tahitien mais des personnes ayant
déjà tenté de le faire nous ont dit que cela ne servirait à rien ! Et même,
si par miracle on décrochait un rendez-vous, il nous faudrait avoir avec
nous un interprète tahitien....Nous trouvons que c’est beaucoup de
contraintes...et nous nous tournons vers toi comme vers notre dernière
chance....pourrais-tu faire quelque chose pour nous ?
Merci d’avance de bien vouloir y réfléchir.
A très bientôt, porte toi bien....
Raiteva et Vaea.
165
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
Chères Raiteva et Vaea,
Je suis bien contente d’avoir de vos nouvelles: en effet, je me suis
demandée ce que vous deveniez.
Ah ce sacré bac blanc!
J’espère que tout s’est bien passé pour vous.
Pour le rendez-vous avec Turo, je ne serai malheureusement d’aueu ne aide pour vous: Turo, quand on arrive à le contacter (ce qui n’est
jamais gagné d’avance), accepte exceptionnellement les rendez-vous.
C’est bien dommage.
Quant à notre rencontre, on pourrait la fixer au lundi 10 décembre à
11 h, Place To’ata, ou à 17 h au même lieu et le même jour.
Voilà, à bientôt donc,
En attendant, bon week end,
Flora. (28 novembre)
Bonjour Raiteva et Vaea,
Je ne sais si vous avez reçu mon message en réponse au vôtre et
à la demande de rencontre.
Je vous ai fixé un rendez-vous ce jour 1° déc à 11 h ou à 17 h à
To’ata, et j’attendais une confirmation de votre part.
Malgré tout je serai à To’ata à 11 h, et si vous n’y êtes pas, je n’y
serai pas à 17 h.
A bientôt peut-être,
En attendant bonne journée et bonne semaine,
Flora (le 01 décembre)
8° MESSAGE :15 mars 2004
Objet : de Raiteva et Vaea
Bonjour Flora,
Nous nous confondons en excuses car il est vrai que nous ne vous
avons pas
166
donné de nos nouvelles, mais il est vrai que nous étions très
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
occupées par la mise en forme de notre projet de TPE. Mais maintenant
que nous avons passé les épreuves nous sommes toutes disposées à
vous revoir, et, éventuellement à vous communiquer le poème que nous
avons écrit à la suite de notre réflexion, comme vous nous l’aviez proposé.
Nous espérons que vous nous excuserez et que vous nous répondrez, si vous en avez le temps
Merci et à bientôt
Raiteva et Vaea
9° MESSAGE : 18 mars 2004
Objet : RE : poème
Bonjour Vaea,
Merci de ton mot,
J’attendrai donc l’envoi de Raiteva.
A bientôt,
Flora (19 mars)
10° MESSAGE: 18 mars 2004
Objet : et voilà notre dossier...
Coucou Flora,
Voilà l’intégralité du dossier que nous avons rendu aux examinateurs dans le cadre de nos TPE.
Là tu trouveras notre réflexion au sujet de la littérature polynésienne,
production personnelle (c’est à dire un poème sur l’écriture écrit en
français puis que nous avons traduit en reo maohi avec l’aide de Mme
Garel, professeur de tahitien à La Mennais), des biographies issues
d’internet et enfin notre bibliographie.
une
Nous tenions à te dire, Flora, que nous avons discuté avec nos professeurs (notamment avec Mme Chaze et Mr Rigo) et tous les deux
167
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
nous ont conseillé de publier uniquement notre poème, car notre
réflexion risque (si elle est publiée) de nous causer du tort d’après eux.
Là dessus, nous aimerions ton avis car nous nous posons beaucoup de questions à présent.
C’est vrai qu’après tout, qui sommes-nous pour tenir de tels propos
sujet dont nous n’avions aucune connaissance il n’y a même pas
6 mois. Nous sommes conscientes qu’il y aurait beaucoup à redire et
sur un
nous ne sommes sûrement pas
prêtes à en assumer les conséquences,
surtout face à des adultes.
Par contre nous sommes prêtes, s’il le faut, à rédiger une présentation de notre entreprise et des TPE ainsi qu’une introduction qui expli-
querait notre poème et la démarche que nous avons faite.
Enfin si cela ne te pose pas de problème nous aimerions te rencontrer mercredi prochain, alors à toi de voir et de déterminer le lieu et
l’heure.
Sur ce à très bientôt...
Raiteva et Vaea.
Bonjour Raiteva,
Merci pour l’envoi de votre travail, à toi et à Vaea.
Cela me réconforte et m’enthousiasme
toujours que des jeunes
s’impliquent dans ce qui les touche, et s’emparent de ce qui leur appartient.
Bien sûr, on pourrait y relever un ton un peu appuyé, mais je crois
que c’est à la hauteur - avec l’énergie, la vivacité,
-
et la qualité -de ce
que vous avez vécu, ressenti, et apprécié, suite à la lecture et à votre
découverte de vous-mêmes au travers des écrits des auteurs polyné-
siens.
J’y ai lu le désir et une volonté, - à d’aucuns péremptoire -, mais
moi je dirai, affirmés, de voir s’affermir, se développer, et être reconnue,
notre conscience ou pensée littéraire.
C’est peut-être un peu confus ce que je dis là II?
168
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Mais vous m’avez touchée et vous faites du bien à la vieille grandmère que je suis, et qui voit que la relève, - hi’ohi’o, ti’ati’a, rauti -, dans
le domaine littéraire,
C’est à dire non seulement dans celui de la création mais aussi
dans celui de la pensée, de la conscience en général, est assurée !
Et comme j’aimerais bien que l’on vous lise !
Je sais bien que la balle est à présent dans notre camp !
Je te fixerai donc un jour et une heure où nous pourrons nous rencontrer avec Vaea.
En attendant, bon courage et bonne préparation pour votre devoir
sur table !
A très bientôt,
Flora (19 mars)
Bonjour Vaea,
Bonjour Raiteva,
C’est bon pour mercredi prochain à 12h à To’ata.
en
Dans mon précédent courriel j’avais omis de vous dire qu’il' serait
effet judicieux, comme Raiteva l’a proposé, de “rédiger une présen-
tation de votre
entreprise et des TPE”, “une introduction de votre
poème”, et une note sur “votre démarche”.
Bon week-end et à mercredi,
A fa’aitoito,
Flora (19 mars)
Bonjour Raiteva,
Bonjour Vaea,
Je vous avais donné une date pour notre rencontre: le mercredi 24
à 12 h, mais en ayant oublié que je serai empêchée ce jour-là.
Serait-il possible de nous voir plutôt vers 17 h toujours Place To’ata ?
mars
J’ai relu votre dossier de TPE. Il me semble, avec votre synthèse,
l’explication de votre démarche, la suppression du dernier paragraphe
169
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
(3 à 4 phrases), que les lecteurs de Littérama’ohi, auteurs ou non, sau-
polynésienne”.
l’autorisation de publier
l’échange électronique qu’il y a eu entre nous depuis votre prise de
contact jusqu’à ce met, car il n’est pas sans intérêt, il parle et plaide en
ront apprécier votre “réflexion sur la littérature
Pour ma part, je voudrais voir avec vous
votre faveur.
Et c’est moi qui vous remercie de ce que vous êtes et de votre
confiance.
A bientôt,
Flora (21 mars)
11° MESSAGE : 30 mars 2004
Objet : synthèse de Vaea
Voilà, Flora, ma synthèse que tu m’as demandée, j’espère qu’elle
conviendra et n’hésite pas à dire ce qu’il faut modifier ! Dis-nous alors
s’il faudra rajouter quand même une explication de notre travail. Sinon
cette semaine nous allons rédiger l’explication de notre poème.
A très bientôt
Vaea
Bonjour Vaea,
J’ai bien reçu ta synthèse et je t’en remercie.
Elle convient telle qu’elle est, et il n’est pas nécessaire d’y ajouter
une explication de votre travail: tout y est déjà. Mais celle de votre
poème pourrait être intéressante. Je l’attends donc.
Bonne semaine à toi et à Raiteva,
Et au plaisir de vous lire!
Flora (30 mars)
170
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
a
Deplat et Raiteva Greig
]
La Littérature polynésienne, littérature engagée ?
SYNTHESES
Synthèse de Vaea
Par où commencer ?
Tout d’abord, je pense qu’il faut expliquer pourquoi Raiteva et moi
avons choisi de
parler de la littérature polynésienne.
Au départ, nous voulions parler de la littérature engagée en France
puis Madame Chaze nous a proposé de parler de notre pays, ce qui
n’était pas une mauvaise idée parce qu’il s’est avéré que nous ne
connaissions vraiment pas grand chose sur cette littérature. Donc en
définitive, nous pouvons dire que les six mois de recherches, d’interviews, de lecture, de réflexion, de discussions, et de partage nous ont
beaucoup apporté.
Mais à travers cette recherche sur la littérature, nous avons aussi
découvert le malaise de la population polynésienne, ses revendications.
Pour bien traiter notre sujet, il y avait aussi un passage nécessaire vers
le passé, pour « revisiter » la colonisation, l’oppression de ce peuple,
les traditions orales, et la naissance de l’écriture. Au moins, lorsque
nous serons en métropole pour nos études, nous pourrons parler de
notre pays.
De plus, les rencontres avec les divers écrivains ont été plus qu’en-
richissantes, et les interviews étaient incontournables pour comprendre
un
minimum cette littérature.
Ainsi, nous avons donc fait la connaissance de Michou Chaze,
Patrick Amaru, Chantal Spitz mais malheureusement
Flora Devatine,
la chance de rencontrer Louise Peltzer, Dura
Raapoto, Titaua Peu et MacoTevane. J’ai dû surmonter un peu ma timidité pour parler avec ces personnes.
nous
n’avons pas eu
171
Littérama’ohi N°6
Vaea Deplat et Raiteva Greg
Notre travail était donc plus un travail de réflexion que de recherches dans les livres et sur internet, ce qui n’était pas plus mal. Cela
nous a
obligées à avoir nos propres idées, à les mettre en commun et
à former, je l’espère, une réflexion de qualité.
Mais plus que des rencontres, il nous a fallu lire les œuvres, sans
quoi les interviews n’auraient pas eu lieu d’être. Il y a donc eu beaucoup
de temps de lecture, de réflexion et de discussion avec diverses personnés, telles que les professeurs.
Certes nous avons rencontré quelques difficultés, mais mineures :
départ, nous avons passé beaucoup de temps à organiser notre
sujet, à avoir accès aux noms des écrivains polynésiens et à lire
quelques-unes de leurs œuvres ; donc du temps que nous n’avons pas
passé à interviewer ces mêmes écrivains. Mais nous nous sommes rattrapées pendant les vacances de Noël. De plus, nous n’avons pas eu la
chance de rencontrer la ministre de la culture qui était très occupée. En
ce qui concerne le représentant de l’Eglise protestante, Duro Raapoto,
était très difficile d’accès tant pour le rencontrer que pour le contacter.
Nous avons par contre pris rendez-vous avec Titaua Peu à deux reprises mais celle-ci a annulé à chaque fois. Nous ne savons pas vraiment
quoi en déduire... c’est dommage parce que c’était la plus jeune « écrivaine » polynésienne. Et Maco Tevane, président de l’Académie tahitienne, par manque de temps. Sinon, tout au long de notre travail, nous
nous sommes très bien entendues et notre intérêt pour notre sujet n’a pas
diminué. Ce fut donc une période de lecture, de partage et de communiau
cation enrichissante.
Vaea Deplat
172
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Synthèse de Raiteva
Bien avant la première séance Vaea et moi nous étions mises d’accord pour assurer ensemble les TPE cette année. J’ai eu beaucoup de
chance de l’avoir comme coéquipière car nous sommes généralement
sur la
même longueur d’onde et entre nous les désaccords, les dispu-
litiges sont rares et je pense que c’est primordial au bon
déroulement d’un projet. C’est très important d’avoir un minimum d’affi-
tes ou les
nités avec la personne avec qui l’on doit travailler pendant plusieurs
semaines. La qualité du résultat dépend aussi, un peu, de la bonne
entente entre les membres d’une équipe.
Mais malgré la complicité qu’il y avait entre nous, dès le début nous
nous sommes
heurtées à certaines difficultés dont la première fut l’op-
tion du sujet. Heureusement nos professeurs ont été là pour guider et
éclairer notre choix qui s’est définitivement porté sur « la littérature de
Polynésie ». Je pense que c’est le caractère totalement inconnu de ce
domaine qui nous a convaincues car toutes les deux n’avions aucune
idée de ce qui nous attendait. Mais à présent, six mois après, nous ne
regrettons rien. Ces quelques semaines ont été une succession de leclocales, de recherches, d’interviews, de réflexion, d’enrichissement et de partage.
tures
Grâce aux TPE nous avons acquis beaucoup de connaissances
notre propre culture dont fait partie la littérature. Nous avons dû
remonter plus ou moins loin dans l’histoire de la Polynésie et ce que
sur
nous avons
appris m’a à la fois étonnée, fascinée et sidérée.
Initialement, j’avoue que mon opinion en ce qui concerne la littérature polynésienne était nettement péremptoire et méprisante. Elle s’ap-
puyait sur des « on-dit » tout à fait infondés et les TPE m’ont prouvé
qu’une fois de plus on ne peut pas se fier aux rumeurs. Les livres que
nous avions choisi de lire m’ont montré que la littérature de Polynésie
ne vaut pas moins qu’une autre. Elle n’est pas moins belle qu’une autre
et vaut la peine qu’on s’y consacre pour se détendre et apprendre.
173
Littérama’ohi N°6
Vaea Deplat et Raiteva Greg
Si nous avons été très déçues de n’avoir pas pu rencontrer, pour
des raisons diverses, toutes les personnes que nous aurions aimé voir
comme Titaua
Peu, Louise Peltzer ou Turo a Raapoto, nous avons tout
de même réussi à interviewer des gens formidables. Qu’elles se nomment Michou Chaze,
Flora Devatine, Patrick Amaru ou Chantal Spitz,
toutes ces personnes ont un caractère unique et, j’ose le dire, excep-
tionnel. Elles ont accepté avec tant de gentillesse de
nous
partager avec
leurs convictions que je les en remercie sincèrement.
Les TPE m’ont également ouvert les yeux, car je me rends compte
à présent que je me contentais de survoler les précédents sujets de
recherche que j’avais à traiter, alors que les TPE demandent, eux, un
véritable travail de recherche rigoureux et drastique.
Si le CDI reste un lieu, un outil de recherche indispensable, nous
avons
tout de même découvert d’autres sources d’informations telles
bibliothèque de l’OTAC et la bibliothèque universitaire (où les
lycéens sont très peu nombreux mais très bien accueillis). Deux espaces
dont il ne faut pas faire l’impasse dans une telle situation (les TPE) !
que la
A présent que tout cela s’achève, je pense qu’il est important de dire
qu’en plus de tout ce que j’ai déjà dit, les TPE cette année m’ont rendue
plus sereine quant à mon prochain départ en Juin pour la France. Je sais
que je ne partirai pas vide de ma culture et de mon pays. Bien sûr, c’est
un bagage bien mince mais c’est aussi un bon début, non ?
Raiteva Greig
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
La Littérature polynésienne, littérature engagée ?
REFLEXION
Une réflexion au sujet de la littérature de Polynésie nécessite avant
tout une définition du concept même de la littérature qu’il convient par
la suite de mettre en relation
avec les facteurs locaux.
Si l'on s’en tient à la définition du dictionnaire, la littérature désignerait l’« ensemble des oeuvres écrites ». Mais cette définition ne peut pas
s
‘appliquer à la littérature polynésienne, car en Polynésie, la notion
même de littérature ne se réduit pas à une stricte dimension écrite. Si
l’on en croit les auteurs locaux que nous avons rencontrés, la littérature
est avant tout un véhicule « d’émotions et de messages » (Patrick
Amaru), « l’art de s’exprimer » (Flora Devatine).
En Polynésie, en effet, la littérature prend en compte au même titre
que l’écriture, l’« oraliture » (terme apparu en 1982 et consigné par écrit
en 1988 dans un travail de recherche), c’est -à dire l’usage littéraire de
la parole. Si l’on considère cela, l’histoire nous apprend qu’en Polynésie
la littérature (principalement orale) est aussi ancienne que la culture.
Elle se manifestait notamment à travers les « ‘orero » ou encore les récitâtions des généalogies.
Puis à I’ « oraliture » s’est ajoutée l’écriture avec la revendication
des Polynésiens d’une culture et d’une littérature qui leur soient propres.
Ainsi il y a environ vingt ans (années 70-80) sont apparus les premiers
publiés d’auteurs polynésiens. Et c’est pour faire la distinction
qu’on parle alors de littérature écrite.
Si Maco Tevane, directeur de l’Académie Tahitienne, pouvait déclarer à propos de la littérature écrite qu’ « elle n’ est que la dénaturation »
de ce qui fait la singularité de la littérature polynésienne, c’est-à-dire
son oralité, nous nous permettrons tout de même de discuter cette affirécrits
avec la littérature orale
mation.
175
Littérama’ohi N°6
Vaea Deplat et Raiteva Greg
Quant à notre réflexion, si elle porte sur
la littérature de la
Polynésie, elle considérera uniquement la littérature polynésienne dans
sa dimension écrite. Ainsi c’est à travers des écrivains polynésiens phares que nous allons tenter de comprendre ses fondements, ses revendications, ses engagements, ses besoins et ses aspirations.
Contexte historique
déposséder
les danses, la religion, les tatouages jusqu’aux mœurs vestimentaires polynésiennes ont été longtemps dévalorisés. A la place, s’est imposée la culDans une logique colonisatrice, la Polynésie s’est vue
de tout ce qui faisait l’expression de sa culture. Ainsi la langue,
ture occidentale, à laquelle les Polynésiens devaient s’adapter.
La littérature de Polynésie est née de la main d’un peuple colonisé
en réaction à la colonisation. De ce
fait on peut affirmer que la littérature
de Polynésie est une littérature en Français de
colonisés.
Elle est apparue véritablement dans les années 70, période postcoloniale qui a vu le renouveau de la culture ma’ohi et connu l’effervescence du débat sur l’avenir
institutionnel (autonomie ou indépendance)
de la Polynésie.
C’est dans ce contexte politique qu’ont été créés les
principaux
partis indépendantistes polynésiens. C’est ainsi que l’on peut lier étroitement le désir d’indépendance croissant de l’époque et les prémices
écrira, ce
principalement pour revendiquer son identité et sa culture ma’ohi
noyées dans la culture occidentale, et pour exiger de posséder son
fenua dont il a longtemps eu le sentiment d'être privé. « Si tu étais venu
chez moi, je t’aurais accueilli à bras ouvert et j’aurais tout partagé avec
toi. Mais tu es venu chez toi, et je ne sais comment t’accueillir chez toi.»
dira Henri Hiro, précurseur de la littérature en Polynésie.
de la littérature polynésienne. En effet, lorsqu’un Polynésien
sera
Bien que la Polynésie soit une société de tradition orale, elle n’est
l’écriture.
pas condamnée à n’être que cela et à exclure définitivement
Comme le dit Louise Peltzer, “il faut arrêter d’opposer l’oralité à l’écrit.”
176
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Cependant c’est une idée à laquelle quelques personnes, qui suivent un
mouvement conservateur et traditionaliste, n’adhèrent pas forcément.
Nous pouvons citer notamment Maco Tevane (cf introduction). Pour
notre part, nous pensons que l’écriture ne nuit en rien à Poraliture. Ces
deux notions ne s’opposent pas, au contraire, elles se complètent.
L’écriture est un enrichissement qui permet de combler les failles de la
transmission orale qui est bien souvent lacunaire. En effet, si la parole
est éphémère, les écrits restent.
Puis il ne faut pas oublier que l’écriture a donné un nouveau statut
à l’oraliture longtemps dévalorisée.
Ecrire hier...
Dans un contexte plus général, produire un écrit est toujours une
sorte d’engagement, un engagement dans le fait même d’écrire.
En Polynésie, les premiers auteurs, notamment Henri Hiro et Turo
Raapoto, désiraient à travers leurs ouvrages délivrer aux lecteurs des
messages forts. Ils écrivaient souvent dans le cadre d’une introspection
identitaire. « Que suis-je ? » se demandera Monsieur Raapoto dans un
texte terrible publié en 1978 dans le Journal des missions évangéliques
intitulé “Ma’ohi”. Quête de soi qui aboutira finalement à la soif d’être
ma'ohi. « Nous serons Maohi ou ne serons plus. » dira encore dans le
même texte Monsieur Raapoto.
Puis, passé le cap de l’identité les auteurs ont écrit essentiellement
pour crier leur colère et pour revendiquer leur culture. Ecrire pour prou-
le peuple ma’ohi existe et pour faire retentir sa voix.
En dehors de cela, les écrivains se sont aussi exprimés pour corri-
ver que
ger l’image chimérique véhiculée durant plusieurs années par la littérature exotique (littérature sur la Polynésie écrite par des étrangers) avec
surtout Loti (Le Mariage de Loti).
Quelles que furent les raisons premières de l’engagement, celui-ci
consistait d’abord (et consiste encore) dans le simple fait d’écrire. Ecrire
c’est s’engager. S’engager à dire, à prendre en charge et à assumer ce
qui est dit.
177
Littérama’ohi N°6
Vaea Deplat et Raiteva Greg
Puis une fois les textes écrits il fallait ensuite franchir le pas de la
publication. Et publier une œuvre est certainement l’engagement qui
suit l’écriture. Car publier, se faire connaître et par la suite reconnaître
l’époque une entreprise difficile. Bien entendu la difficulté
n’était pas dans la recherche d’une maison d’édition mais dans l’acte
étaient à
même de publier. Il a fallu beaucoup de courage aux premiers écrivains
pour décider de se faire publier. Ainsi, Flora Devatine s’est prudemment
dissimulée derrière le pseudonyme Vaitiare à ses débuts en tant qu’écrivain. Elle fut l’un des premiers auteurs à comprendre qu’il fallait écrire
pour écrire et c’est là que réside son engagement personnel.
Pour Flora Devatine comme pour Henri Hiro écrire est ce qui compte.
Quelle que soit le message, quelle que soit la langue d’écriture également,
il faut écrire. « Maintenant il doit écrire et ainsi s’exprimer, peu importe que
ce soit en reo
ma’ohi, en français ou en anglais ! Limportant est qu’il s’ex-
prime. Faites-le !» dira Henri Hiro (“il” fait référence au peuple polynésien).
Cependant après la revalorisation de la culture polynésienne, en
partie grâce à sa littérature, on aurait pu penser que la principale langue d’écriture serait le Reo Ma’ohi, le Tahitien. Pourtant beaucoup d’auteurs écrivent encore en Français. Ce qui peut paraître étrange puisque
la plupart d’entre eux se sont énormément engagés dans le combat
pour la ma’ohitude (culture ma’ohi ). A cela, on nous a répondu que l’enfance de plusieurs écrivains a été bercé particulièrement par la langue
française puisque le Tahitien était interdit à l’école. Ils ont ainsi appris le
français imposé et obligatoire, au détriment de leur langue maternelle.
Si certains auteurs ont alors
comme Patrick Amaru
recours
à la traduction d’autres
considèrent cela comme « une trahison vis à vis
du texte d’origine».
Ecrire aujourd’hui...
Aujourd’hui on peut constater que la question de la revalorisation
pose plus et que la culture polynésienne est entièrement revalorisée. Ceci en particulier grâce aux combats des écrivains pour affirmer
ne se
leur maohitude.
178
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Aujourd’hui, le message d’hier est passé et reçu et la prise de parole
à travers l’écriture est enfin acquise et librement utilisée.
Aujourd’hui il est évident que les engagements ne sont plus tout à
fait les mêmes qu'il y a vingt ans. Le message et le contenu de l’écriture ont
changé; ainsi Michou Chaze nous confiera qu’elle avait beaucoup
écrit dans le but de contester, de critiquer et de dénoncer. A présent ce
qu’elle souhaite c’est écrire sur des thèmes plus positifs comme l’amour
et le bonheur. Et de nombreux écrivains ont suivi sa démarche, apaisés.
Néanmoins il reste toujours des auteurs qui n’ont pas fini de dire ce
qu’ils ont commencé à dire vingt ans auparavant. Ainsi Chantal Spitz (et
plus récemment Titaua Peu) ne semble pas avoir quitté le cadre des
années 70-80 et n’épargne pas de sa plume virulente le métropolitain
étranger.
Justement, à présent que la culture polynésienne (et tout ce qu’elle implique) a été revalorisée, ne faut-il pas passer à autre chose ? Ainsi
revient la question d’écrire pour écrire ? Maintenant que la littérature
polynésienne est lancée ne devient-il pas urgent d’écrire dans un but
purement littéraire ? Que la littérature se prenne elle-même comme
objet d’écriture et comme objectif ? En effet l’écriture n'est pas forcément de la littérature.
Actuellement, la plupart des auteurs ressentent le besoin de s’unir.
Car ils comprennent qu’il y a urgence et que la littérature polynésienne
doit continuer à vivre et à s’enrichir de nouveaux auteurs. Ainsi dans le
cadre de la revue Littérama’ohi, “Ramée de littérature ma’ohi”,
ils se
sont regroupés pour former un groupe littéraire, un groupe de réflexion
qui veut promouvoir l’écriture en Polynésie.
Ces auteurs sont tous différents, avec une histoire, une personnalité et des opinions différentes (plus ou moins engagés), cependant ils
restent soudés et solidaires car peu à peu ils prennent conscience qu’ils
sont automatiquement liés, par leur désir d’écrire. Ecrire pour écrire.
179
Littérama’ohi N°6
Vaea Deplat et Raiteva Greg
Ecrire demain...
Revendiquer sa culture.
Crier sa douleur.
Dénoncer la souffrance.
Tenter de se trouver.
Libérer son cœur.
Ce sont là de belles et nobles raisons d’écrire. Il est légitime de
réagir, lorsqu’on a souffert du sentiment d’être opprimé, lorsqu’on a été
écorché par la vie, par l’autre, l’étranger. Et l’écriture est un moyen de
réagir très efficace. Mais l’écriture et la littérature ne doivent pas se restreindre à dénoncer, revendiquer, crier ses angoisses et ses peurs.
Ce que l’on essaie de dire c’est que, par dessus tout, quelque soit
le message, qu’il en ait un ou pas, il faut avant tout écrire pour écrire,
sans pour autant perdre de vue le souci littéraire. Comme nous l’avons
dit précédemment l’écriture n’est pas forcément la littérature...
180
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
PRODUCTION
Poème sur l’écriture
Poème écrit en français et traduit en tahitien.
I te marumaru o te tumu vi,
Ua vauvau hia te peue.
Api parau...penitara...te papai nei au...
E aha ra ? Aore auraa...
No te aha ? Aore au i ite.
Papai, papai noa,
Papai noa mai, papai noa iho,
Papai mai te matai.
Te oaoa mai te oto.
Te here mai te hara.
Eiaha ia mu, ia ruperupe ra te manao,
la ruperupe te oraraa.
Papai.
Te papai nei au,
No te parau ia,
No u nei,
No te maitai noa,
No te haaparare i te ora,
I mua, i mûri,
Te ora i teie mahana,
To u ora.
No te firi to u iho ora i to vetahi ma,
I to to u nunaa,
I to oe iho.
Inaha hoi,
Tera te papai.
181
Littérama’ohi N°6
Vaea Deplat et Raiteva Greg
A l’ombre du manguier
Le pe’ue est installé
Papier.. .crayon.. .j’écris.
Quoi ? Je ne saurai décrire...
Pourquoi ? Je ne saurai le dire.
Ecrire, simplement écrire
Ecrire tout, écrire rien
Ecrire comme ça vient
Les joies comme les peines
L‘amour comme la haine
Ne rien taire, laisser vivre
Pour se laisser vivre
J’écris !
J’écris pour dire
Pour rien de mieux
Pour rien de pire
Pour dire la vie
La vie avant, la vie après,
La vie maintenant,
Ma vie
Pour lier ma vie à celles des autres,
A celles des miens,
A celles des tiens,
Parce que finalement
Ecrire, c’est ça !
«
Ecrire », ce mot résonne comme une prière.
Ne l’enfouis pas, ne l’ignore pas car il est là.
A papa’i ana’e !
Raiteva Greig et Vaea Deplat
182
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
BIBLIOGRAPHIE
•
•
•
•
•
•
La rencontre de Claude Cerdan
Hakka en Polynésie de Jimmy LY
Hombo, Transcription du biographie de Chantal Spitz
Vai ou la rivière sans nuage de Michou Chaze
L’île des rêves écrasés de Chantal T. Spitz
Rêveries et Tergiversation de l’Ecriture orale de Flora Devatine
•
Moana Blues de Anne-Catherine Blanc
•
Mutismes de Titaua Peu
•
«
Littérama’ohi » N°1, N°2, N°3, et N°4
•
«
Le Dixit » (numéro 6)
•
•
Un extrait de Lettre à Poutaveri de Louise Peltzer
Recueil de poèmes de Henri Hiro
Site(s) web :
www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/pacifique/paroles.html
183
Littérama’ohi N°6
Tokainiua J-D Devatine
Rencontre estudiantine - Rencontre studieuse :
à la découverte de la littérature
TE RU RU RA’A REO MA’OHI
UNE JOURNEE DE RENCONTRES
Le 6 décembre 2003 eut lieu à Paris dans ie
sous-sol de la
Délégation de la Polynésie française une Journée de Rencontres, dans
un premier temps entre étudiants, puis entre étudiants et chercheurs,
dans le cadre du séminaire de Reo Ma'ohi intitulé Rurura’a Reo Ma’ohi.
Cette manifestation annuelle est organisée par le comité de Reo
Ma’ohi,
sous
l’impulsion de la Fédération des Associations des
Etudiants de Polynésie Française (FAEPF) dont il dépend. Toutefois, le
comité jouit d’un fonctionnement à part, ayant son bureau et bénéficiant
d’un budget propre. Le programme doit répondre à l’objectif, imposé par
la FAEPF, qui est la rencontre des responsables de l’apprentissage du
au sein des Associations des Etudiants de Polynésie
Française. Cela afin de faire le point de l’atelier « reo ma’ohi » de
chaque association, de partager les expériences pour que celles-ci
soient profitables à tous, de permettre des échanges entre responsablés mais également avec toutes les personnes présentes, la journée
Tahitien
étant ouverte à tous.
général qui avait été retenu pour cette Journée était
Expression, savoir et échange ». Il résume parfaitement l’idée maîtresse du séminaire, il s’agit de son épine dorsale, sa colonne vertébrale :
Le thème
«
«
184
Exprimer ce que l’on sait
Exprimer le désir d’échanger
Savoir s’exprimer
Savoir échanger
Echanger des modes d’expressions, voir en changer
Echanger les savoirs »
D’emblée nous voici au cœur de questions d’humanisme, de trans-
mission, de médiation, de collaboration, de don, de contre don, mais
aussi d’amitié et de générosité.
En même temps, cette année nous avons pensé innover et donner
une nouvelle orientation au séminaire de
Reo Ma’ohi, en incluant dans
le programme différentes interventions dont les sujets ont été choisis
parmi ceux de l’actualité du fenua.
En effet, nous remarquions, qu’étant en Métropole, il y avait peu de
communication entre notre Polynésie française et nous. C’est dans le
souci de combler ce vide que le comité de Reo Ma’ohi s’est intéressé à
l’actualité. Ainsi nous choisîmes d’entendre une intervention de :
-
-
Bertrand F. GERARD, sur la littérature en Polynésie.
Mareva LECHAT, afin qu’elle nous parle des actions des étudiants
de l’UPF, notamment le « prix littéraire des étudiants » récompensé par
le prix Coup de cœur Animafac
-
Jean-Yves TREHIN, sur Gauguin à l’occasion du centenaire de la
mort de ce dernier.
(Uintervention fut suivie d’une visite de l’exposition Gauguin.)
Le thème « Expression, savoir et échange » ?
Expression
Tout le monde est invité à exprimer ses sentiments, ses joies, ses
craintes, ses peurs, à parler, à discuter, à échanger avec les autres.
L’expression est un véhicule qui nous permet d’atteindre du savoir, elle
est une pirogue.
C’est la pirogue de pêche qui nous permet d’attraper du poisson
pour nous nourrir,
C’est la pirogue de voyage qui nous
permet d’atteindre de nou-
veaux horizons,
185
Littérama’ohi N °6
Tokainiua J-D Devatine
C’est la
pirogue de transport de marchandises qui nous permet
d’acheminer nos récoltes.
Savoir
Notre assemblée est une pirogue et nous embarquons pour savoir,
apprendre, connaître, comprendre.
Nous partons à la pêche
Nous partons découvrir
Nous partons faire des rencontres
Echange
Partager la même faim et la même soif. Mettre nos efforts en cornmun. Se nourrir de ce que chacun apporte, du fruit des travaux des
intervenants de ce séminaire.
Echanger ses idées et ses impressions les uns avec les autres et
faire germer peut-être en soi une graine, celle du désir d’apprendre et
de partager.
Par ce séminaire nous souhaitions que tous ensemble nous plan-
tions une pousse d’un de ces beaux arbres qui prodiguent nourriture,
ombrage et fraîcheur à ceux qui y viennent.
Pour le comité de Reo Ma’ohi, c’était aussi, à travers le Rurura’a,
de s’inscrire dans la continuité de la semaine du Reo Ma’ohi en
Polynésie française qui eut lieu durant la semaine du 24 novembre
2003. Ainsi notre journée, rassemblant tous les responsables d’AEPF
chargés d’animer un atelier d’apprentissage du reo ma’ohi dans leur
(Aix-en-provence, Nice, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Montpellier,
Strasbourg, Paris), manifestait la volonté des étudiants de France de
participer là aussi, à leur manière à l’actualité territoriale.
ville
Il fut dressé
un
premier bilan des ateliers dans chaque AEPF.
Chacune développe à sa façon des idées originales : ateliers à thème
186
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
comme
celui de la couture, de la préparation du po'e,... avec l’appren-
tissage des termes, des noms des ustensiles en tahitien. Par ailleurs, le
comité et les personnes présentes ont remarqué que l’apprentissage du
tahitien n’était pas conçu indépendamment des pratiques corporelles.
Au contraire, les deux choses sont liées.
Le comité Reo de Ma’ohi, dans son rôle de soutien de l’apprentis-
sage du Tahitien parmi la population estudiantine tahitienne de France,
a offert aux AEPF, un dictionnaire du Fare Vana’a et un exemplaire du
Tintin et le crabe aux pinces d’or traduit en Tahitien.
Par ailleurs, fut présentée une série de méthodes et de grammai-
l’apprentissage du Tahitien que les AEPF pourraient
acquérir pour leur atelier : celle du Tahitien de Mirose PAIA et Jacques
VERNAUDON, celle de TRYON, la grammaire descriptive de Louise
PELTZER, la méthode de Turo RAAPOTO, la méthode des instituteurs.
Il a été rappelé que la forte demande de vocabulaire en langue tahitienne de la part des étudiants polynésiens devait être accompagnée
impérativement de leçons de grammaire s’ils voulaient réellement
apprendre le Tahitien et non mal le parler.
res
relatives à
Le comité de Reo Ma’ohi tint également à présenter le site internet de
la FAEPF pour les raisons suivantes : promouvoir le site au sein des AEPF,
s’agit d’un site bien conçu, « cordon » qui nous unit entre nous, avec
la fédération et le Territoire. Il est régulièrement mis à jour, présente l'avan-
car il
tage de bénéficier de nombreuses rubriques intéressantes, rassemblant
les informations relatives à la vie associative des étudiants de Polynésie
française ; attirer l’attention sur la rubrique consacrée au reo ma’ohi qu’il
héberge, puisque la Journée rassemble les responsables de l’apprentissage du reo ma’ohi dans les AEPF. Cette rubrique est un outil pour l’apprentissage du Tahitien et pour la diffusion de la culture polynésienne,
puisque bien approvisionné en source bibliographique et en adresses utiles ; d’une façon plus générale, remercier les membres de la Fédération,
son Web master (MAIRE Tere) et le précédent comité présidé par AITA
Jean-Paul qui a participé à la mise en place de la rubrique de Reo Ma’ohi.
187
Littérama’ohi N°6
Tokainiua J-D Devatine
Enfin, suivirent les exposés de la journée, mais nous avons demandé
que les intervenants se présentent.
Bertrand F. GERARD : « C’est comme chercheur en archéologie
que je suis arrivé en Polynésie, en 1970. J’y ai séjourné près de 5 ans,
à l’issue desquels j’ai soutenu une thèse de doctorat sur les “marae”.
Les enseignements reçus de cette expérience m’ont conduit à m’enga-
ger sur des recherches ethno-historiques en Afrique de l’Ouest, chez les
Kurumba du Lurum (Burkina Faso). J’y trouvais confirmation que le
passé s’élabore toujours au présent. Je travaillais là dans un univers
social encore profondément enraciné dans l’oralité, soumis depuis peu
aux effets de l’introduction de l’écriture. Ce n’est que près de vingt ans
après avoir quitté la Polynésie que j’y suis revenu, comme répondant à
l’appel d’un texte signé de Flora Devatine qui questionnait la littérature
ma’ohi. Un texte posant ceci, que la littérature ma’ohi soit reconnue ou
non, elle “existe” comme faisant inscription dans les pratiques sociales
et le réel des corps; le temps est venu de lui donner corps-écrit sans se
soucier de sa reconnaissance immédiate. Quelque chose là se trouvait
engagé d’un passage à autre chose ».
Il résuma ainsi son intervention,
qui est donnée in extenso à la
suite de cet article :
«
Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas un passage de l’oralité à
l’écriture mais de l’oralité scripturale à la littérature,
les Polynésiens
n’ont jamais cessé d’écrire depuis l’instauration du “royaume-missionnaire”. Mais l’écriture contemporaine, celle adressée au public, fait subversion de l’ancien ordre colonial en restituant l’auteur à une position
subjective. Ecrire et publier s’adressent aux autres et à l’Autre comme
désir d’inscription des identités singulières et collectives. L’identité
comme nom d’une fondation élaborée avec des mots, ceux propres à
chacun et non celle résultant de ia fiction d’un corps non-métissé. »
Mareva LECHAT, se présenta également.
2003
188
:
Titulaire d’une licence de droit et d’un DEUG de lettres
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
modernes. Actuellement en maîtrise de droit, option carrières judiciaires
et sciences criminelles, à Bordeaux.
Vice-présidente étudiante de l’UPF ; réélue deux fois
représentante du département Droit-AES de 2000 à 2003 ; rédactrice
en chef du journal étudiant « Te Ui Mata », gagnant du 1er prix Varenne
décerné au meilleur journal des Universités et grandes écoles de
France ; co-organisatrice du premier prix littéraire étudiant ayant remporté le prix coup de cœur Animafac, journaliste accréditée lors de la
venue du Président de la République Jacques Chirac ; invitée lors du
dîner « Jeunesse » au restaurant Jimmy par le Président de la
République Jacques Chirac pour représenter les étudiants polynésiens.
Mareva fit découvrir à l’auditoire le dynamisme des étudiants en
Polynésie française, à travers le journal étudiant Te u’i mata, lauréat du
prix Varenne, catégorie meilleur journal étudiant, ainsi que la création
du prix littéraire étudiant, récompensé par le prix Coup de cœur
Animafac. Les points de son intervention furent les suivants :
2001- 2003
:
Un manque cruel de « vie étudiante »
(Raisons ; mentalité de l’étudiant polynésien de l’UPF)
Des étudiants volontaires pour une année 200212003 en effervescence !
Le journal étudiant « Te Ui Mata »
-
5 numéros, le 6ème en décembre : des rubriques pour tous les
goûts, des interviews variées, la couverture de nombreux évènements,
beaucoup de culture (musique, peinture, tamure...) ; (le prix Varenne ;
le premier prix littéraire étudiant ;la venue de Chirac...)
Ca bouge sur le campus !
(La journée « Vahiné, société : mode d’emploi » ; le forum des
entreprises ; la venue de RFO « Un jour avec » ; le cross de la St
Valentin sur le campus...)
Des associations motivées :
(L’association Ana ‘ihi (annuaire...) ;Team Campus (calendrier...) ;
Cinévasion ; Ascup...(Certaines qui dorment : tarte aux pom’d’aden,
AEUPF,...)
189
Littérama’ohi N°6
Tokainiua J-D Devatine
Quant à Jean-Yves TREHIN, ce dernier s’intéresse beaucoup à la
photographie de voyage et aussi à Tahiti. Son ouvrage Tahiti, Gauguin
et la photographie, publié par le Musée de Tahiti et des îles, regroupe
de nombreux clichés qui ont été réalisés entre
1860 et 1900. Après
moult recherches ce dernier a constitué un capital photographique de
plusieurs centaines de pièces dont les illustrations de ses livres sont
des extraits. Il est l’auteur de Tahiti, l’Eden à l’épreuve de la photogra-
phie, Gallimard / Musée de Tahiti et des îles, 2003 ; Tahiti, Gauguin et
la photographie, Musée de Tahiti et des îles, 2003.
En conclusion, le comité Reo Ma’ohi des AEPF fut très heureux
d’avoir organisé cette manifestation. Les buts contenus dans le thème
«
Expression, Savoir et Echange », ont été atteints puisque tout le
monde s’est exprimé sur l’apprentissage du Reo Ma’ohi au sein des
AEPF, et que les intervenants qui y ont été invités ont captivé l’attention
des personnes présentes.
L’intervention de Bertrand-F.GERARD fut particulièrement appréciée tant par son contenu que par sa personnalité et son érudition.
Beaucoup d’étudiants prirent conscience que la Polynésie écrivait,
et écrit de plus en plus, et qu’il existe une littérature
polynésienne avec
des enjeux qu’elle véhicule pour la Polynésie future.
les AEPF une bibliothèque dans laquelle trouver des ouvrages littéraires écrits en Polynésie
ou par des Polynésiens et publiés en Polynésie ou ailleurs, quelque soit
la langue dans laquelle ces ouvrages étaient écrits.
Ils exprimèrent le souhait de trouver dans
Après l’exposé de Mareva, les réactions furent aussi immédiates,
et à l’instar des étudiants de l’UPF, dont nous apprîmes les actions, cer-
taines idées et projets à concrétiser germèrent dans la tête des personnés
190
présentes.
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Ainsi cette Journée de Rencontres du Rurura’a Reo Ma’ohi 2003 a
été à plus d’un titre une expérience enrichissante pour le comité dont la
présidente Teumere MU tint à remercier tous les acteurs, institution,
associations, intervenants, participants qui ont permis la tenue et la
réussite de cette journée, dont monsieur Alain FERNBACH, chef de la
Délégation de la Polynésie française à Paris et à travers lui la
Délégation toute entière pour avoir vu l’importance d’une telle manifestation organisée par les étudiants du fenua, et répondu favorablement à
notre demande de salle afin de nous réunir; le bureau de la Fédération
des AEPF, son Président Teiva ROE et son équipe, pour leur soutien ;
toutes les AEPF et leur bureau qui ont su trouver des responsables
dans leur association afin que l’apprentissage du Reo Ma’ohi continue
malgré le mouvement de va et vient des étudiants ; nos trois intervenants, d'horizon et de parcours très différents, qui nous ont parlé de la
Polynésie à travers des thèmes piochés dans l’actualité : B. GERARD,
J-Y. TREFIIN et Mareva LECFIAT ; les personnes venues écouter les
interventions de la journée. Par leur présence, elles nous ont montré
leur intérêt pour les thèmes choisis ;
Sans oublier l’AEPF Paris et tous les amis qui ont permis que cette
journée se passe bien : hébergement des représentants, préparation
des repas, de la salle, etc.
Tokainiua J-D Devatine
(article pour Littérama’ohi dont le thème du dossier est « Rencontres »,
Paris, avril 2004, pour le comité Reo Ma'ohi)
191
Littérama’ohi N°6
Bertrand-F. Gérard
LA LITTERATURE
EN POLYNESIE FRANÇAISE
(Journée du Rurura’a Reo Ma’ohi, Paris, 6.12. 2003.)
L’écriture fit intrusion en Polynésie avec l’arrivée des missionnaires
à la fin du XVIIIe siècle. Pour autant elle
n’était pas inconnue des
Polynésiens qui n’avaient pas manqué d’observer que les premiers
navigateurs notaient tant leurs observations que les échanges nécessaires à l’approvisionnement de leurs bâtiments. Par ailleurs, que des
inscriptions soutiennent un savoir ne leur était en rien étranger, la sculpture, les pétroglyphes, les tatouages, des poteaux généalogiques (unu)
implantés sur les marae donnaient à voir ce que les récits ou récitations
qui leur étaient associées donnaient à entendre : voir et savoir, ite en
reo ma’ohi, c’est le même terme et vient dire que le savoir fait inscription. Transcrire le reo ma’ohi, traduire la Bible, Te Parau a te Atua, et
alphabétiser les populations relevaient pour les missionnaires d’une
même exigence. La langue anglaise et le reo ma’ohi se trouvèrent ainsi
confrontées, puis affrontées, comme soutenant l'une le primat de l’écriture, l’autre celui de l’oralité. Leur réconciliation après la victoire de
Pômare fonda, sur les ruines de la tradition préchrétienne, un nouveau
lien social par là une nouvelle culture où l’écrit soutenait la loi oralement
transmise. La Loi divine et celle des hommes faisant inscription et transmission sur le mode de l’oralité scripturale. L’écriture n’y jouait pas qu’un
rôle de transcription de la parole, elle lui imposait sa loi propre ou pour
dire mieux la chose en l’énonçant mal, en lui imposant sa logique. Un
pas décisif car irréversible fut alors franchi. La colonisation intervenue
ultérieurement imposa la langue française. Mais le protestantisme
« anglais » ou plus précisément d’inspiration anglaise, remanié par les
Polynésiens, demeura la religion dominante, le catholicisme s’imposant
aux archipels périphériques tels les Marquises, les Tuamotu et les
Gambiers.
192
Cet arrimage de l’écriture à la religion, de la chose écrite au corps
social par le biais de la catéchèse ou de
l’enseignement religieux aux
différents codes civils et religieux, c’est-à-dire à la morale et à la loi et
par là au rejet et à l’invalidation des traditions et des usages préchrétiens que soutint la destitution de ceux qui étaient en charge de les
transmettre eut pour effet d’ouvrir la Polynésie au monde extérieur mais en
retour de brider toute forme d’expression subjective tant orale qu’écrite.
Avoir de « mauvaises pensées », faire part de ses sentiments les plus
profonds, éprouver de la colère ou de la rancoeur et plus encore passer
à l’acte, c’était se comporter en païen ou en sauvage. La faute en reve-
nait aux tupapa’u associés à la présence du diable que chacun porte en
soi, mais qui était aussi posé comme ayant trouvé refuge dans la brousse
non-christianisée par opposition aux espaces habités structurés en
paroisses. Le mal semblait se loger là où le regard des autres n’avait
pas prise, habiter cette autre scène obscure qui la nuit plus particulièrement peut nous envahir. Il n’était pas rare dans les années 1970s
encore que l’on tienne dans chaque foyer une lampe allumée pour
conjurer le risque d’un retournement nocturne de la scène visible à celle
invisible, de ce qui se donne à voir et à savoir à ce qui est insu ou caché.
Donner à lire, à voir et à savoir publiquement ce qui pouvait se révéler
de cette autre scène n’était pas de mise et cela demeure encore très
difficile. La pudeur, l’une des versions de la honte (ha’ama) s’y opposait
et s’y oppose encore.
Longtemps donc, pratiquement jusqu'à la fin des années 1960s,
l’écriture demeura confinée à une fonction de transcription de la langue,
d’établissement d’archives, de support d’informations, de remplissage
de formulaires ou de préparation pour des performances orales que l’on
a tendance
aujourd’hui à rassembler sous le terme d’ ‘orero. Un des ora-
teurs et compositeurs de chants les plus réputés me fit un jour savoir
qu’il était incapable d’effectuer deux lectures publiques d’une même
composition. A la différence de bien d’autres pourtant, il en garde la trace
écrite qui peut avoir été rédigée en langue française ou en reo. Les archives familiales, puta tupuna, comportent parfois outre les généalogies et
193
Littérama’ohi N°6
Bertrand-F. Gérard
les titres fonciers des compositions plus personnelles,
plus rarement
des lettres adressées à d’autres mais rien de ce qui pourrait être quali-
fié d’« écrits intimes ». Faire état de ce qui nous traverse et nous tra-
vaille, donner à voir-savoir ce qui relèverait ailleurs de la confidence ou
de la confession n’est pas de mise dans le monde polynésien si ce n’est
depuis peu de temps sous la forme d’écrits poétiques où domine la
métaphore, ce dont rend compte ce terme très polynésien, emprunté à
la langue française, de « ressenti ».
cela tende à être passé sous silence,
fut-il le premier à avoir brisé, sur le registre politique,
Sans doute, bien que
Pouvanaa a Oopa
le cadre de la bienséance en remettant en cause l’autorité de la métro-
pole et en prônant la revitalisation des valeurs polynésiennes, mais il le
fit sans jamais remettre en cause les fondements chrétiens de la culture.
Porte-parole de l’irréductibilité de la culture polynésienne, du nouage de
son peuple à sa terre et à sa langue, un monument public en rappelle
la mémoire, mais fait significatif pour mon présent propos, ses lettres,
ses textes, ses discours n’ont jamais été rassemblés et publiés, comme
si il y avait quelque chose d’indécent ou de menaçant à le faire. Cette
résistance, ce retrait tient-il aux proches, à la famille ou au pouvoir en
place, je ne sais. Mais le fait est là, non seulement sa voix ne porte plus,
mais ses écrits sont soustraits à une quelconque lecture et de ce fait se
trouvent interdits de transmission, inavouables.
La génération suivante fut celle soumise aux effets des premiers
retours des étudiants envoyés poursuivre leurs études en métropole.
Certains d’entre eux firent relance, dans le style propre à leur époque,
de la contestation politique. Parmi eux s’imposèrent la figure et la présence charismatique d’Henri Hiro qui secoua du même élan les pesanteurs affectant le dynamisme des Eglises Evangéliques au point de
prendre le risque d’une rupture qui ne fut jamais totale. Loin de s’en
tenir aux seuls registres du politique et du religieux, il fit fracture des
convenances consensuelles pour enfin oser écrire et s’exprimer publiquement à la première personne qu’il s’agisse de bref textes ou de poèmes écrits dans les deux langues. Quelques années plus tard, vers la
194
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
fin des années 1970s, un acte tout aussi décisif fut posé par Charles
Manutahi qui publia à compte d’auteur, hors sollicitation ou commande
éditoriale, un recueil de poèmes dans leurs versions française et tahitienne, ne s’en autorisant que de sa seule écriture et de son désir d’être
lu. Une prise de risque annonçant pour ce même auteur d’autres publications et qui suscita ce même désir d’être lu pour un autre auteur de
talent, lui aussi bilingue, Vaitiare : un nom reçu d’une autre femme dont
le talent oratoire était alors reconnu et sollicité. Ce don d’un nom valait
pour une reconnaissance. Charles et Vaitiare, je laisse ici de côté les
patronymes car ils sont tous deux, tout comme le fut Henri, de mes
amis, ont ceci en commun que leur souci, volonté et désir d’écrire fut
pour tous les deux soutenu par un mouvement de retour vers les fonds
de vallées.
Charles y interrogeait l’énigme des temps anciens tels que les paysages, les grottes et les objets ou les sites archéologiques en recélaient
le mystère (piri) qui en reo consonne avec l’association qu’il avait fondée à cette fin, celle des pi’imato qui évoque ces « grimpeurs » des
temps anciens dont la fonction était de porter les ossements des
défunts dans les anfractuosités des falaises, le terme p/7 signifiant certes grimper mais aussi savoir, être instruit. Vaitiare fit aussi retour vers
les fonds de vallée, certes elle était très sensible, j’en témoigne ici, aux
témoins matériels de la culture préchrétienne, elle m’avoua un jour avoir
été gênée, presque jalouse de ce que j’avais découvert peu après mon
arrivée une ébauche de lame d’herminette sur un chemin qu’elle
empruntait depuis plusieurs années. Qu’un non-polynésien à peine
débarqué de métropole puisse identifier au premier coup d’œil un objetsigne du passé polynésien l’avait renvoyée à une certaine amertume de
la chose perdue, doublée peut-être d’un sentiment de dépossession. A
contrario Charles s’en remit à mes enseignements pour y voir plus clair
en la matière, ce dont il atteste en quatrième de couverture de ses trois
premiers ouvrages. J’évoque ceci d’une part parce que beaucoup
d’amitié nourrit ces souvenirs, mais aussi parce que ces petites anecdotes attestent de ce que l’Autre, ici le langage scientifique, était convo-
195
Littérama’ohi N°6
Bertrand-F. Gérard
qué et sollicité pour soutenir la vérité de chacun. Or si ce locataire de
l’Autre peut soutenir l’élaboration de certaines connaissances, il est
incompatible avec la vérité subjective puisque le discours de la science
vise très précisément à son effacement Un théorème mathématique se
passe, pour être validé, du nom de son auteur. Mais alors que Charles
en vint à confondre, à faire amalgame dans ses écrits ultérieurs de
l’imaginaire de vérité scientifique et de la transmission traditionnelle,
ses livres sur la vallée de la Papenoo ou sur le dessin de l’univers ma’ohi de Paiore en attestent, Vaitiare s’engagea sur une voie plus discrète,
presque secrète. Ce fut celle d’une quête des richesses et des ressources de sa langue maternelle, le reo ma’ohi. Abandonnant l’archéologie
aux
archéologues et l’ethnologie historique aux ethnologues, alors tous
euro-américains, elle fit le pari, plus exactement l’homophonie l’impose,
elle accepta malgré sa formation universitaire l’enseignement du
Pari,
qui lui dictait de s’écarter du discours universitaire pour
se mettre à l’écoute de ceux qui se tenant à l'écart des effets et sollicitâtions immédiates de la modernité demeuraient les locuteurs vivants
de sa langue maternelle. Ils vivaient pour beaucoup des produits de la
pêche et de la terre, souvent sur des terres alors encore non convoitées
des fonds de vallée, improvisant des discours ou des harangues pour
les fêtes communautaires ou familiales, se laissant traverser et habiter
sa terre natale,
les
les plus
rience puis un écrivain. Les recueil de traditions orales
anciennes et
par ce que j’appelle ici « le savoir de la langue » dont
gens
humbles demeuraient les dépositaires. Un orateur est né de cette expé-
plus contemporaines déboucha ainsi sur une créativité ancrée dans ce
qui lui préexistait, la langue, mais engageant un nouveau style, exprimant des enjeux et dévoilant des vérités contemporaines. Les performances orales des orateurs convoquent en effet les registres les plus
traditionnels de la parole pour exprimer une approche actuelle du
monde, singulière et caractéristique de chacun.
Les années 1990s furent celles de l’émergence du roman polynésien. La poésie, le cinéma (Henri Hiro), le théâtre (Maco Tevane,
Henri
Hiro) avaient ouvert la voie au roman de fiction, une fiction qui de
196
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Chantal Spitz
à Titaua Peu en passant par Louise Peltzer demeure à
bien des égards autobiographique.
Notons que si les poètes et les
hommes et des
et de Valérie Gobrait qui
privilégient pour leurs écrits le reo ma’ohi), le roman polynésien est
auteurs de pièces de théâtre ou de nouvelles sont des
femmes (citons ici les noms de Patrick Amaru
exclusivement féminin de langue française ou anglaise et le demeurera
sans
doute pour quelques temps encore. Il semble que les hommes
éprouvent encore quelque difficulté à franchir ce pas vers une exprèssion en première personne pour un récit qui pour être de
fiction colle
plus manifestement à la peau de l’auteur que la poésie qui pour en dire
davantage permet à l’auteur de se dissimuler derrière le jeu de la métaphore et sollicite davantage le lecteur d’en élaborer par sa propre lecture
le texte (les récents poèmes de Michou Chaze ne font pas exception,
l’auteur écrit un « je » voilé par les certitudes de la religion, un jeu
amputé en quelque sorte de sa part obscure ou païenne).
Ces romans ont été écrits indépendamment
pourtant ils conver-
gent sur ceci, l’éviction des pères ou leur destitution et la division du
sujet entre tradition (orale) et modernité (scripturale) qui est le thème
central de Lettre à Poutaveri de Louise Peltzer. L’île des rêves écrasés
puis Hombo de Chantal Spitz donnent à lire l’impossible réconciliation,
suscitant l’éclatement des solidarités familiales, la fuite vers le consumérisme ou la dilution dans l’alcool et la drogue, entre un passé idéalisé
qu’il soit ancestral ou familial et les contraintes actuelles de la modernité. Mutisme de Titaua Peu est de tous le plus pessimiste, l’antidote
ayant été produite en langue anglaise par breadfruit de Célestine Hitiura
Vaite la dimension autobiographique y est clairement exprimée, moins
du fait des événements relatés que du désarroi d’une jeune femme divisée entre son appartenance polynésienne et son désir d’inscription participante dans la modernité. L’indépendance comme visée politique soutient pour elle l’autonomie du désir. Mais c’est la jouissance qui s’impose, celle du sexe ou de l’alcool. Mais le ratage final, l’échec de la contestation qui vire à l’émeute justifiant ainsi sa répression, fait savoir un
énorme espoir que la personne qui rédigea la quatrième de couverture
,
197
Littérama’ohi N°6
Bertrand-F. Gérard
résuma par ces mots : E ‘ore te vava qui figure en première de couverture sur la seconde édition, « retourne le silence ».
Voilà, c’est bien de cela qu’il est question, trouer le silence, mettre
des mots sur ce qui divise, sur ce qui sépare et sur ce qui fait trou ou
déchirure dans toute transmission. L’identité est en soi
introuvable.
Chaque nom, tout nom a sa propre histoire et est animé de son mouvement propre à la condition des autres et à celle du langage. Ce dont
atteste la littérature est que chacun, aujourd’hui comme hier n’est polynésien qu’arrimé à des échanges et des réseaux sociaux ouverts sur
une parentèle et une altérité interne et externe ouverte sur l’extérieur, la
famille Pômare c’est aussi la famille Salmon, la famille Devatine c’est
aussi la famille Urima. Les ancêtres mémoriaux des uns et des autres
avaient pour langue maternelle ou d’instruction qui les reo ma’ohi, qui
l’anglais, qui le français, pour d’autres le chinois ou l’espagnol, le reo
paumotu ou celui des marquises... Cette nostalgie d’une authenticité
indivise, altérée par la colonisation ne reflète que la difficulté contemporaine propre à chacun d’affronter l’existence et l’histoire singulière de ce
qui l’a accueilli dans le monde, celle du nom reçu et attribué. Que cela
se dise enfin, que cela s’écrive dans une certaine désillusion (Adieu
l’Etang aux chevrettes de Jimmy M. Ly) mais pas sans humour ni ironie
ou s’écrive comme un déchirement, une souffrance (Tergiversations et
Rêveries de l’Ecriture orale de Flora Devatine) est tout à fait décisif.
Pourquoi ? La réponse à cette question a engagé un acte de la part
polynésiens qui est la fondation de la revue
Littérama’ohi. Nous y trouvons cette réponse, pour que ce qui s’écrie
puisse s’écrire, pour que ce qui s’écrie(t) circule et fasse appel pour
d’autres : la revue accepte tous les styles, toutes les langues, tous les
genres et n’exige d’aucun qu’il soit déjà reconnu comme auteur. Elle est
destinée cette revue à faire lien ; dit autrement à faire fondation. La fondation tend à tisser ce qui dans la diversité suscite une appartenance
commune par opposition à l’affirmation identitaire qui exige d’expulser
de soi ce qui en altérerait la fiction ; c’est cet écart qui fait bord entre le
de différents auteurs
198
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
désir de l’Autre, qu’il soit nommé ici « littérature » ou autre chose n’est
pas aussi important qu’on peut le croire, et désir des autres comme par-
tenaires de l’échange et garants de ce que nous pouvons engager et
entreprendre, et la haine de soi qui résulte de la rupture de l’échange,
d’un usage du langage réduit à la communication ou à l’information,
politique, commerciale ou génétique et impose de s’amputer de notre
propre altérité pour nous réduire à un trait, celui de la couleur de la
peau, de l’appartenance religieuse ou politique, ou encore de notre
carte génétique. L’Europe est née des grandes invasions et des migrations ultérieures, la Polynésie est née des grandes migrations et des
migrations ultérieures et il en va ainsi du reste du monde. Là où la tradition, là où la religion, là où le lien social ne peuvent plus répondre des
questions que nous nous posons là littérature peut prendre le relais.
Et comme je suis un méchant homme, je terminerai cet exposé par
une
question perfide, mais juste : « une Maison de la Polynésie qui ne
met pas à la disposition non seulement des Polynésiens,
mais de qui-
conque désire y accéder une bibliothèque est-elle une Maison de la
Polynésie ou du silence et de l’effacement du monde polynésien ? » £
‘ore te vava !
Bertrand-F Gérard
Annexes :
Henri Hiro, fév. 1993.
Tu es un Européen qui a fait de notre passé son métier. Tu en vis
alors que nous en mourons car c’est au nom de notre passé que nous
avons
été condamnés à devenir chrétiens cessant ainsi d’être nous-
mêmes.
De notre passé nous ne savons plus rien et le peu que nous en
savons encore nous ne
le te dirons pas. Tu étudies les pierres, nous
sommes, nous, l’âme de ces pierres. Nous sommes ce que
tu ne peux
comprendre.
199
Littérama’ohi N°6
Bertrand-F. Gérard
Rechercher ce passé pour qu’un Européen l’apprenne à nos
enfants qui ne parlent plus tahitien, nous ne le voulons pas. Je préfère
pour eux le mystère des explications des vieux qui n’existent plus. Ils
sauront que les vieux ont su et garderont en eux la nostalgie de leur
être. Si tu leur expliques le passé à ta façon qui n’est pas la nôtre, ils
deviendront des Européens comme ceux des Hawaii sont devenus des
Américains à la peau brune dont les Américains ne veulent pas.
Si ce que tu nous a dit est vrai, que tu t’intéresses aux Tahitiens et
à leur passé, si tu veux vraiment protéger ce passé, alors rentre chez
toi car, ici, tu n’es qu’un voleur.
Tutu : mars 1994.
Que nous importe-t-il que ceux du passé aient vécu une vie avec
des instruments de travail et un système d’organisation sociale différents des nôtres ?
Que nous importe-t-il que notre histoire polynésienne soit en passe
de devenir une manifestation folklorique tout juste bonne à satisfaire la
curiosité du touriste ?
Et puis, posons la question autrement: que nous importe-t-il finalement que nous soyons aujourd’hui un peuple sans histoire, c’est-à-dire
sans âme ni
personnalité s’adaptant individuellement au goût du jour ?
La vie aujourd’hui est tellement différente avec ses modes de tra-
vail, d’information et de circulation, que le passé ne peut que nous sembler étranger à tous points de vue...
Les Polynésiens, plus que jamais sont engagés de plein pied dans
la civilisation moderne. Ils s’y trouvent bon gré mal gré dans l’obligation
de se créer une identité. Le vague et le flou définissent leur situation
actuelle. La fascination se lit encore dans leurs yeux émerveillés parles
apports techniques et culturels dont ils n’ont pas suivi l’évolution.
Faire parler des pierres, vestiges de leur âme profonde engluée de
nostalgie où sourd une vague de révolte étouffée, leur serait-il un stimulant approprié qui leur permettrait de prendre de l’élan vers un avenir où
tout peut se jouer pour ou contre la naissance d’une culture polynésienne
authentique ?
200
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
BIBLIOGRAPHIE
•
•
BRUNO SAURA, Pouvanaa A Oopa, Papeete, Au Vent des Iles, 1997.
CHARLES MANUTAHI, Poète du Temps passé, Papeete, 1979 ; Le Mystère de l'Univers Maohi, Papeete,
TeTumu o te Hiroa Maohi, 1992 ; LHistoire de la Vallée Profonde de Papenoo,
•
•
Ile de Tahiti, id. 1997.
VAITIARE, humeurs, Papeete 1980.
CHANTAL T. SPITZ, L’île des rêves écrasés, Papeete, Au Vent des Iles, (1991), 2003 ; Hombo, Papeete,
Te Ite, 2003.
•TITAUA PEU, Mutisme, Papeete, haere po, 2003.
•
•
•
•
•
•
•
LOUISE PELTZER, Lettre à Poutaveri, Papeete, Scoop, 1995.
PATRICK AMARU, Te Oho no te tau Auhunera’a, Papeete, Re a te Peretiteni, 2000.
VALERIE GOBRAIT, Te ‘a’Ai No Matari’i, Papeete,
2000.
MICHOU CHAZE, Vai, Pepeete, 1990 ; Toriri, Papeete,2000.
CELEST1NE HITIURA VAITE, breadfruit, Sydney, Bantam Books, 2000.
JIMMY M. LY, Adieu l'Etang aux Chevrettes, Papeete, Te Ite, 2003.
FLORA DEVATINE, Tergiversations et Rêveries de l’Ecriture Orale, Te Pahu a Hono’ura, Papeete,
AuVent des Iles, 1998.
'
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
Une annexe pour information
1 - LE SALON DU LIVRE
DE LA NOUVELLE-CALEDONIE A POINDIMIE
(17-19 OCTOBRE 2003)
Le thème général :
«
de l’identité et des identités à travers la littérature
et au sein d’un monde de tradition orale ».
Au programme
-
du Salon :
Des tables rondes
1) sur la jeunesse : oralité et appropriation de l’écrit, thème abordé
lire c’est bon pour les bébés Kanak » présenté par Marie-Adèle Jorédié ; d’une conférence sur « Littérature jeunesse et tradition orale » par Jean Perrot ; table ronde à laquelle participait la Bibliothèque Bernheim (Christiane Waneissi), et des auteurs
dont Anita Heiss, Juliette Maes
2) sur la traduction : écriture en langue et traductions de traducau
travers d’un document «
tions
présentation et discussion du thème à laquelle ont participé des
éditeurs, des auteurs, des enseignants : Peter Brown, lan Templeman,
Dewe Gorodé, Marc De Gouvenain,... et Anne Bihan, (dont on peut lire
l’intervention dans ce n° 5)
3) sur I’ édition : politiques éditoriales et enjeux identitaires en
Océanie table ronde animée par Peter Brown, à laquelle ont participé
des éditeurs de la Nouvelle Calédonie, de Fidji, d’Australie, de France,
parmi lesquels, Linda Crowl, lan Templeman, Laurence Viallard,
Frédéric Ohlen, Jean-Claude Bourdais, Marc de Gouvenain...
4) sur le théâtre : impact des langues régionales sur l’écriture théâtraie, animation par Colette Delval/ Anne Bihan ; y ont participé Pierre
Gope, Nicolas Kurtovitch, Dewe Gorodé, Ismet Kurtovitch, Colette
,
Alonzo...
202
-
Des débats
1 ) sur l’identité :
a) « identité et devoir de mémoire », animé par Ismet Kurtovitch ;
présentation par Louis-José Barbançon de son ouvrage,« L’archipel
des forçats » ; participation de Jerry Delathière, Pascale Déplanque,
Christiane Terrier, Chantal Spitz, Déwé Gorodé...
b) « identités et création littéraire », animé par Déwé Gorodé avec
la participation des auteurs : Nicolas Kurtovitch, Anita Heiss, Philip
McLaren, Chantal Spitz, Pierre Gope, Flora Devatine, Russell Soaba...
2) sur la littérature aborigène : ce identité littéraire et peuples aborigènes » ; présentation de ce La littérature aborigène » par Anita Heiss ;
participation de Philip McLaren ; communication par le doctorant JeanFrançois Vernay...
3) sur l’écriture poétique : « écriture poétique : écriture de l’oralité »,
débat animé par Frédéric Ohlen, et auquel ont participé les auteurs :
,
Dewe Gorodé, Anita Heiss, Nicolas Kurtovitch, Jean-Noël Chrisment,
Flora Devatine, Jacques Gédéon, Katia Imasango, Pierre Gope, Michel
Chevrier, Jean-Claude Bourdais, Russell Soaba...
-
Des lectures de textes
Lecture de textes d’auteurs calédoniens (bilingue)
Lecture de textes d’auteurs aborigènes.
Lecture de poèmes d’auteurs présents (bilingue)
-
Du théâtre
avec la
avec la
Compagnie Théâtrale Francophone : « Libertés »
compagnie Cebue : « Les murs de l’oubli »
(Nota : Nous demandons l’indulgence pour les erreurs et les omissions de noms d’animateurs et de participants, à quelque niveau que ce
soit)
203
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
2 - LE COLLOQUE DE LA FILLM
(20-24 OCTOBRE 2003 À NOUMEA)
Le thème :
«
Littératures du Pacifique Sud :
Littératures d’émergence, intérêt local et global, signification :
théorie, politique, histoire »
Il ne s’agira pas d’étudier la littérature coloniale mais d’explorer
littérature moderne encore assez méconnue : celle du Pacifique
«
une
Sud, qui regroupe un nombre infini d’îles éparses dans cet immense
océan.
Cette Convention sera l’occasion de faire se rencontrer des écri-
vains venus d’Océanie, ce continent encore à découvrir, et de confronter les différents problèmes abordés par la littérature
de ces pays,
presque tous insulaires... » (extrait du Préambule du colloque de la
FILLM 2003 à Nouméa)
Du colloque, dense autant par le nombre que par le contenu des
conférences (5) et des communications (14) des universitaires cher-
cheurs internationaux,
J’en ai retenu ce que j’ai pu, surtout ce qui me convenait, notamment une prise de conscience et une prise en compte d’un certain nom-
bre de choses :
La prise de conscience chez des chercheurs que les auteurs ne
sont pas des objets mais des sujets, des êtres humains,
La prise de conscience qu’il faut faire attention au sens caché,
sous-jacent de certains concepts, et qu’il est nécessaire de définir ce
que chacun entend par un mot avant de l’utiliser, d’en préciser le sens
dans un emploi particulier, bien,
La prise de conscience que des termes utilisés quotidiennement en
littérature ou en analyse littéraire, ont eux aussi une histoire qui a débuté
204
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
à un moment donné et qui a évolué dans le temps, une raison supplémentaire pour veiller à l’emploi adéquat des termes,
La prise de conscience qu’il faut manipuler avec précaution des termes tels que «
post coloniale », « émergente » à propos de la littérature,
étant données la diversité, la complexité des situations politiques des
territoires anciennement colonisés et eu égard à l’existence d’une cul-
ture, d’une littérature orale autochtone ancienne. Certains universitaires
les ont remplacé par « nouvelle »,
La prise de conscience de la richesse et de l’importance pour tous
de l’échange écrivains-universitaires,
La reconnaissance et la prise en compte de l’apport de la réflexion
des écrivains de la région du Pacifique pour une plus grande connaissance, une plus juste définition, dans une plus large approche de la littérature de nos différentes sociétés insulaires
Beaucoup de conférences, de communications, d’exposés sont à
lire et à relire,
Mais pour ce faire, il faudra attendre les Actes.
Mais quel enseignement après ce séjour en Nouvelle-Calédonie ?
Quelle continuité donner, quel projet notamment en Polynésie française ?
Avant tout, des prises de conscience également :
Nous avons à apprendre sur nous-mêmes, entre nous-mêmes,
Nous avons à apprendre à nous positionner par rapport à nous-
mêmes,
Nous avons à apprendre à ne pas parler à la place de quelqu’un
d’autre,
Nous avons à apprendre à avoir le souci d’inviter le silencieux, l’ab-
sent, le timide, l’exclu, le mal à l’aise, le violent... à s’exprimer sans en
avoir peur, en ayant confiance en lui, en nous, en ayant conscience qu’il
vaut mieux que l’agressif le soit par des mots plutôt que par des actes.
205
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
En Nouvelle-Calédonie,
malgré le silence, les non-dits des dou-
leurs, des souffrances qui pouvaient apparaître ça et là dans les différentes communautés, il est à souligner l’accord sur un point de ces dernières, et qui est la volonté de bâtir et de réussir ensemble « un destin
commun ». Il y a un consensus qui fait que l’on se retient de réagir vivement, sur le champ, et que l’on apprend à vivre non plus « contre » mais
« avec » l’autre,
A être « l’Autre de l’Autre ». (Dewe Gorodé)
BILAN DE LA CONVENTION DE LA FILLM
Nous nous contentons de consigner ici ce que nous avons retenu,
quand bien même ce ne seraient que des bribes, de ce qui a été globalement exprimé, déclaré, partagé, analysé, conclu... lors de la séance
des conclusions de la Convention, par les président(e)s des séances de
travail soit au sujet de leurs propres communications et conférences soit
à propos de celles tenues par les universitaires-chercheurs présents.
1) Le Pr Jean Perrot (Professeur émérite de littérature comparée
l’Université de Paris, fondateur de l’Institut International de
Recherches Charles Perrault) qui a présenté une communication sur
à
«
Littérature de jeunesse émergente : marginale ou centrale, au
cœur de l’Institution
«
?»
C’est une expérience intéressante » : « la littérature enfantine fait
l’objet d’un enseignement », « c’est une littérature d’émergence » et «le
lectorat est émergent, avec les enfants ».
Et parlant de la séance qu’il a présidée ou dont il fait le rapport :
«
On est allé d’une relative simplicité a une relative complexité. »
On s’est livré à « l’archéologie avec l’historique de la FILLM » depuis sa
création en 1928, pour arriver à « la rencontre d’esprits autonomes qui
forment une nouvelle fixité.», à « une dualité de textes qui se chevauchent », et donc se pose le problème des chevauchements.
206
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
2) A propos de la conférence du Pr Maria Alzira Seixo (Professeur
de littérature française et de littérature comparée à l’Université de
Lisbonne), « Littérature post-coloniale et globalisation. Terreurs et
enjeux, l’écriture ET la différence »,
Ont été abordés « les dangers de la globalisation uniformisante et
les menaces des tendances aux nationalismes qui se referment. »
Il importe de maintenir « le dialogue avec l’autre » et cela passe par
« une
prise en compte de l’autre dans les lettres. » Comme il importe
de « dire la place de l’enfant à naître » : « un être nouveau que nous
portons sur les urnes du baptême qui reste à définir. »
La « nécessité » est, pour reprendre les termes de Dewe Gorodé :
« Ensemble soyons l’Autre de l’Autre ».
3) ( Intervenant non identifié) « Des idées ont pris forme ». « Le fait
de rassembler auteurs et universitaires nous a amenés vers une découverte l’un de l’autre. »
Ça doit « nous rappeler que
raconter des histoires. »
la finalité de la littérature, c’est de
A propos de « l’idée de la représentation de l’autre, chacun des
auteurs a apporté une dimension nouvelle à cette problématique. »
4) (Intervenant non identifié) La deuxième journée a eu lieu «une
confrontation », « un malentendu possible entre Occidentaux et gens du
Pacifique. Les termes utilisés sont eux-mêmes coloniaux et avec lesquels les auteurs ne sont pas d’accord. »
« Certains exposés n’avaient rien à voir avec le Pacifique, mais
avec la littérature émergente. »
5) (Intervenant non identifié) « La création d’un nouveau genre est
difficile », tout comme « la naissance d’une nouvelle littérature est difficile. » On l’a vu en Égypte où « le renouveau de la littérature est apparu
avec
l’apparition du roman.»
207
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
6) A propos de la communication du Pr Ziva Ben-Porat (Pr de poésie et de littérature comparée, et directrice du Porter Institute for Poetics
and Semiotics à l’Université de Tel Aviv, Israël) sur les « Aspects de
l’intertextualité : la politique et la poétique dans les représentations de Jérusalemn dans la poésie hébraïque et palestinienne
dans des situations politiques en évolution »,
« La littérature palestinienne est émergente », non parce qu’elle
n’est pas familière avec la langue, mais parce que « c’est une nouvelle
littérature qui doit se distinguer, se détacher de l’existante ».
«
Il en va de même pour la littérature hébreu », où « on a réussi la
renaissance de la
langue biblique: les Israéliens produisent quelque
chose de différent des textes bibliques ».
Il y a eu « un exposé traitant d’une littérature émergente dans une
très longue tradition littéraire ».
7) (Intervenant non identifié) Une intervention « a fait avancer la
compréhension des termes.... » « Nous nous sommes rendus compte
que nous n’avions pas assez de connaissances sur le contexte d’ici »,
c'est à dire du Pacifique Sud.
«
Paul
Geraghty (« Docteur en linguistique de l’Université de
Hawaii », « spécialiste dans l‘histoire et la sociologie des langues du
Pacifique, surtout le Fidjien ») intervenant sur « Le Combat contre une
étrangère : l’émergence d’une littérature d’expression fidjienne », m’a appris beaucoup de choses sur la culture et la langue de
Fidji, « des choses qui nous étaient inconnues » jusqu’à « cette rencontre entre représentants de régions du monde différentes, entre
l’Occident et le Pacifique », et « entre auteurs qui redéfinissent la fonction des auteurs dans leurs propres contextes », et les chercheurs qui
prennent de la distance pour étudier les phénomènes »
« Tout ce que j’ai appris, c’est une masse d’informations ».
norme
8) Le Pr Jean Bessière (Paris) (Professeur de Littérature compaPrésident honoraire de
rée à l’Université de Sorbonne Nouvelle,
208
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
l’Association Internationale de Littérature Comparée) dont le titre de la
conférence est « Penser les réseaux des littératures émergentes » :
«
Je remercie les organisateurs,... les collègues,... les écrivains ...
de tout ce que j’ai appris. On ne vient pas de si loin pour s’engager dans
des combats qui conduiraient à l’inintelligence, à l’incompréhension ».
Sur « la notion de littératures émergentes » : « La notion de littératures émergentes, telle qu’elle s’est constituée, il y a une trentaine d’an-
nées, concernait, de fait, les littératures du Tiers Monde. Il s’agissait
alors de dire leurs différenciations d’avec les littératures européennesles littératures des anciennes puissances colonisatrices. Cette perspective est aujourd’hui datée en ce qu’elle considérait ces littératures à l’aune
des littératures établies. La notion était, de plus, en partie impropre dans
la mesure où ces littératures avaient commencé avant la décolonisation,
et parfois bien avant. Aujourd’hui, il faut réexaminer la notion de littérature émergente suivant une triple perspective : localisation des littératu-
émergentes : archéologies que se reconnaissent ces littératures ;
relative autonomie de ces littératures par rapport aux définitions que se
res
sont données les littératures des décolonisations » (Extrait du résumé
Doc de la FILLM 2003, Colloque de Nouméa, p.30)
«
La fin de la journée était consacrée à des exposés
par Dominique Jouve (Pr de langue et littérature françaises à
I 'Université de la Nouvelle-Calédonie)
« sur les nouvelles de
-
Claudine Jacques et spécialement sur « C’est pas
lune », « examiné sous l’angle du fantastique,
la faute à la
et par la doctorante Stéphanie Vigier, sur des personnages féminins dans sa communication « Ethique et mémoire féminines mêla-
nésiennes : quelques pistes ».
Ils « étaient intéressants pour la double raison » :
-
l’un (celui de Claudine Jacques) était « une reprise d’éléments
par un écrivain non kanak qui propose une réécriture » de faits de la
société kanak,
209
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
l’autre (celui de Stéphanie Vigier) « a mis en évidence la difficulté
-
de la situation sociale et à la fois culturelle des femmes ».
«
Ces deux exposés nouaient sur des cas d’études précis l’image
des tensions et des actes culturels dans les contextes locaux ».
De même « L’évocation des récits de vies enregistrés a apporté
une indication,
une
des témoignages ».La question étant ce « que peut être
représentation aussi pertinente que possible ».
9) Durant la séance présidée par Pr Sylvie André (Présidente de
l’UFP, Tahiti, travaillant « sur la littérature française du XX° siècle, sur
les littératures exotique, coloniale et émergente, et dont la communication fut « Les Littératures du Pacifique à la lumière des théories
post-coloniales »),
Le Pr Raylène Ramsay (Pr de français à l’Université
d’Auckland) a donné une communication intitulée, « Hybridité et
métissage dans la littérature calédonienne »
On a entendu « une lecture précise et minutieuse du problème de
l’identité, de l’altérité, de l’hybridité dans la littérature calédonienne,
typologie spécifique à la littérature calédonienne ».
avec une
C’est déjà « un élargissement de l’approche de la littérature calédonienne ».
10) La communication sur « La Nouvelle Littérature de la
Papouasie - Nouvelle-Guinée : intérêt universel contre intérêt
local » par le Pr Kalyan K. Chatterjee (Birbhum, India, professeur de
littérature dans diverses universités en Inde, aux Etats-Unis et en
PNG)
Traitant de la littérature « en anglais,...l’une des plus récentes
parmi les littératures post-coloniales », c’«...était une manière de poser
la littérature à travers une interrogation sur une littérature écrite dans
des conditions spécifiques d’éducation, d’apprentissage culturel qui
porte des signes » d’une volonté de « faire cohabiter ses propres données culturelles ».
210
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
«
C’est une image saisissante de la question qui se posait ».
11) Pour le Pr John Noyes (Toronto, Directeur du département de
langues et littératures germaniques de l’Université de Toronto), dont la
communication est « A l’Aise dans sa voix : les cas de Yolo Tawada
et d’Emine Ozdamar »,
«
C’est une tentative de trouver dans les littératures européennes
anciennes et contemporaines à partir de l’étude d’une femme écrivain
turque et d’une autre de langue maternelle japonaise, qui ne sont pas
allemandes mais qui écrivent en allemand.... »
«
Cette évocation pose un autre problème qui est qu’aucune litté-
rature existante
ne
peut être exempte de l’apparition en elle-même
d’une autre littérature. »
« Il y a une génération d’une littérature à l’intérieur même d’une littérature existante... » « Quels que soient les conflits politiques, les
voies, et voix de l’expression
finissent toujours, parce que c’est la
voix de la vie, par l’être, par l’identité ».
...
12) Le Pr Sonia Faessel (Professeur de littérature française et de
littérature comparée à l’Université de la Nouvelle-Calédonie), présidente de l’Atelier « Littératures féminines », dont « l’objectif était de
déterminer s’il y avait une écriture, une approche féminine des choses »
et s’exprimant à ce propos :
«
Mais aucune des écrivaines ne s’est perçue de cette manière.
Elle parlaient d’êtres humains, d’écrire en tant qu’être...
Les mots-clés des écrivaines étaient :
-
l’idée de responsabilité, d’écriture, de paroles (Anita Heiss,
A.
Wright)
-
l’idée de tradition (Patricia Grace),
211
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
-
l’idée d’écriture (préoccupation de Flora Devatine) ».
C’était donc « plutôt écrire l’être, la condition humaine ».
13) Pour le Pr Rosemary Johnston, (Directrice du Centre de
Recherches et d’Education à la faculté des lettres de l’Université de
Technologie de Sydney, spécialiste de la littérature et de la littérature
pour enfants), sa communication, « Les Mers du Sud et les océans
fabuleux: la littérature de voyage australienne pour la
jeunesse » serait un
«
Voyage à l’intérieur de toi-même sur l’océan fabuleux... ».
Elle y abordait « la place de l’océan (et de la plage) dans la littérature australienne pour enfants », « le lien de cette notion avec celle du
voyage comme symbole et allégorie de l’exploration et du développement intérieurs »
Ajoutant qu’il y a ici beaucoup d’Australiens blancs qui veulent
corriger des erreurs », qui essayent « de faire oublier les erreurs du
passé ».
« Nous sommes la Fillm qui étudions la puissance et le pouvoir des
mots ...» il y a à discuter « des contextes, des racines, des situations
«
des Australiens ».
«
On ne doit pas objetiver l’auteur »
« Je lance un appel aux universitaires. Dans les écrits, je veux
déchiffrer le livre et expliquer à mes étudiants ce que j’ai trouvé. Je veux
concevoir des théories dans le but de nous aider à parler plus clairement ».
«
Les discussions ont été âpres mais néanmoins fructueuses ».
14) Le Pr Éva Kushner,(Université de Toronto, Canada, spécialiste des études sur la Renaissance et de la littérature comparée), a
donné
212
une
conférence
sur
«L’émergence de l’émergence » dans
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
laquelle elle rappelait que « la notion d’émergence repose sur une
métaphore » qui « évoquait alors celle d’un paysage au sein duquel surgit quelque configuration nouvelle » ce qui « présuppose un ensemble
déjà constitué - une littérature majeure en une langue majeure mais
aussi un système littéraire mondial où tout « novum » doit chercher sa
place », or « le modèle existant est eurocentrique, lié à un canon »
« Pour appartenir, un phénomène littéraire doit d’abord être reconnu
comme tel ce qui dans le passé signifiait sa légitimation par l’histoire littéraire métropolitaine. De plus en plus cela signifie qu’il doit être accepté par la littérature plus jeune elle-même dans le contexte du processus
identitaire et que la littérature perçue comme nouvelle (et qui ne l’est
pas toujours) rejoint la littérature mondiale sur la base de ses propres
définitions. » (Doc de la Fillm)
«
Je suis contente qu’on ait souligné le caractère créatif de l’analyse
des universitaires »,
Dans sa conférence sur I’ « Evolution des paramètres dans les
études littéraires » le Pr Subramani
(Pr de littérature à l’Université
du Pacifique Sud à Suva, directeur du département de Langues et
Littérature ) a parlé de nos savoirs :
«
Quel que soit le savoir, nous interprétons le travail des autres. »
«
Nous sommes toujours le produit de deux ou trois cultures ».
Donc :
«
-
tout est lié à des formes d’expression ».... pour dire « le rôle de
l’écrivain dans le cadre communautaire » et « l’importance des récits de
vie ».
-
«
il y a « beaucoup d’îles » et donc « de langues ».
Il s’agit là d’une véritable mouvance qui représente des hommes
et des femmes qui ont des histoires a raconter et à interpréter ».
«
J’ai appris beaucoup plus que je ne le croyais dans ce court laps
de temps ».
213
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
15) Le Pr Sonia Faessel, organisatrice du Colloque :
« Je tiens à remercier tous les participants qui ont pris le temps de
parole » et « l’ont respecté ». « Le programme était d’une densité tout
juste supportable ». « Il y a eu beaucoup de communications : quatre
heures le matin, trois heures dans l’après-midi, donc des journées chargées au détriment des temps de parole à donner au public et aux écrivains ».
Cependant, « j’ai mis en place des espaces de parole entre les
au Salon du Livre, avec le public et les éditeurs, et dans
l’espace de la bibliothèque Bernheim.
Donc, « la combinaison des autres manifestations (dont le Salon du
Livre à Poindimié) permettait un espace de parole ».
« Le
logement » dans le même hôtel « des écrivains et des universitaires devait permettre des discussions, des échanges entre les écriécrivains
vains et les universitaires ».
«
Les thèmes du
Colloque étaient tous abordés », mais « ça a
débordé sur l’opposition entre région et universel par exemple ».
«
L’objectif de faire se rencontrer les écrivains et les chercheurs »
des liens se sont peu à peu tissés, se sont construits
a abouti à ce que
entre les écrivains...Et aussi entre les chercheurs et les écrivains, dont
la présence et la fidélité à ce Colloque » n’ont pas failli. « Ils ont assisté
à ce Colloque, aux conférences de ces journées, intéressés par ce qui
se dit ».
C’était dans « l’esprit de la Fillm qui est une entreprise humaniste,
qui est de créer un esprit : joindre la culture, les hommes et les continents ».
«
C’est la première fois qu’une telle manifestation a eu lieu en litté-
rature, et qui permet de faire le point sur des notions théoriques, et aux
Calédoniens, écrivains », d’y participer.
214
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
«
Les chercheurs de la Fillm ont donné de la hauteur aux problé-
matiques de la région du Pacifique sud ».
« Je rends un hommage vibrant aux chercheurs qui sont venus, qui
ont tous lu la littérature francophone et anglophone du Pacifique.
Le Centre Tjibaou a été partenaire pour la première fois : 120 personnes pour les « Intermèdes océaniens », et 220 personnes au cinéma
«
Visages océaniens ».
Donc un succès pour eux et pour nous.
16) Michel Pérez (de l’Université de la N.-C., membre fondateur
de CORAIL), secrétaire dans l’organisation du colloque) :
«
J’adresse mes remerciements aux écrivains et aux chercheurs,
et je regrette qu’il n’y ait pas eu plus d’espace de parole. »
17) Enfin le Pr Neide de Faria, présidente de la FILLM)
(« Retraitée de l’Université de Brasilia, elle a joué un rôle de pionnier
dans le domaine des langues et des littératures modernes »,
« Professeur de littérature française, de littérature comparée et de la
théorie de la littérature ») :
«
Dans ma conférence inaugurale, « La FILLM et les avatars de la
littérature », « j’ai fait passer l’annonce du prochain congrès de la Fillm
en
juillet 2005 à Quairns en Australie. Ce serait enrichissant avec la préqui ont participé ici. Le thème du congrès est
« Textes et la cité : l’homme et la littérature dans les contextes
sence de ceux
urbains».
J’adresse mes remerciements au peuple de la Calédonie, au peuple
canaque.»
important de prendre connaissance des rites et des
mythes, (par ex : l’igname), l’imaginaire des peuples jouant avec les fau«
C’est
nés et les flores.
J’adresse globalement mes remerciements aux différents acteurs
qui ont participé à la réussite du colloque.
215
Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
Il y a une sorte de consensus général sur la qualité de la traduction. Que des éloges très chaleureux !
Je tiens à remercier vivement les écrivains-femmes, plutôt que le
mot « écrivaine » qui n’est pas beau. C’est un terme qui a normé chacun.
L’exposé était important, solide. Vous méritez les éloges de la Fillm.
En faisant l’ouverture du colloque, j’avais cité Barthes:
«
La littérature, c’est ce qu’on enseigne », et c’est cela qu’on nous
enseigne dans ce colloque.
J’ai dit aux femmes, aux écrivains, qu’on s’occuperait de la création.
La création et l’enseignement sont les deux phases de la littérature.
Il y a l’émergence de l’imaginaire et le passage par une discipline,
par un auteur, par un enseignement.
Vous-mêmes vous avez posé la question de la langue. Il faut faire
émerger la langue au niveau de l’expression littéraire. Donc, c’est une
association très heureuse la métaphore de la Fillm et « les avatars de
la littérature ».
Un créateur a employé la métaphore du caméléon.
Définir la littérature est un défi, et c’est impossible. C’est un champ
culturel mais qui nous échappe comme le caméléon.
C’est l’image de kaléidoscope.
La Fillm est très concernée et enrichie de votre rencontre.
La littérature existait depuis le Moyen-Age. Mais c’est au début du
XIXe siècle que la littérature est enseignée comme discipline.
La Fillm prévoyait déjà un retour vers les littératures du Moyen-Age,
des débuts du Moyen-Age, où le latin est remplacé par le français.
216
Rencontres polynésiennes, rencontres inouïes
Aujourd’hui nous sommes aux prises avec l’anglais.
La Fillm a deux langues et on ne peut lutter contre les langues
hégémoniques modernes les plus fortes. Elles nous servent de langue
de communication.
Il faut un moment pour dépasser et atteindre l’internationale.
Il faut passer par les langues.
Ce
qui nous amène à deux projets, deux grands
projets de
l’Unesco :
premièrement, celui de la diversité culturelle, avec un grand
respect pour le patrimoine commun de l’Humanité,.La diversité est
considérée comme le patrimoine commun.
deuxième grand projet fort important : c’est le vaste programme
de la traduction où il faut faire attention à toutes les littératures qui n’ont
pas été traduites : dans quelle mesure elles peuvent apporter.
Il y a un apport très important des liüératures qui viennent de l’oralité.
Il n’y a aucune intention d’hégémonie : c’est l’envie de faire connaître.
-
-
Je suis très heureuse ici. J’ai eu une cure avec un document très
fort pour une nourriture personnelle, affective, intellectuelle.
Merci de nous avoir permis cette récolte si fructueuse.
A partir de maintenant chacun jouera le rôle de passeur, d’un intermédiaire. »
Pour terminer, quelques idées retenues de la communication « Au
nom de la gouvernance :
oui à une éthique politique océanienne »
du Lr Elise Huffer qui « enseigne la Science Politiques et les Relations
Internationales à l’Institut d’Etudes du Pacifique
de l’Université du
Pacifique Sud à Suva :
«
Les écrivains ouvrent les espaces fermés »
«
On doit commencer à lire les océaniens »
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Littérama’ohi N°6
Flora Devatine
«
C’est à travers la littérature qu’on comprend mieux les injustices
subissent les hommes et les femmes », comme « la difficulté
d’approcher l’écriture », ce qui amène à vouloir « faire sauter les barrièque
res »
«
Il faut étudier la philosophie politique océanienne : elle est dans
le langage au quotidien », et « elle a besoin d’être publiée, analysée »
«
Nous cherchons à approfondir les mots, et les réalités de l’imagi-
naire »
«
On doit faire attention à ce que l’on dit ; on doit travailler en par-
tenariat avec les océaniens »
«
La traduction : c’est un secteur tout à fait porteur en Océanie.
C’est une question de volonté politique »
F. Devatine
(Notes, Nouméa, oct 2003)
Littérama’ohi
Publication d’un groupe d’écrivains de Polynésie française
Directrice de la publication :
Flora Devatine
BP 3813, 98713 Papeete - Tahiti
Fax : (689) 820 680
E-mail : tahitile@mail.pf
Numéro 06 / Mai 2004
Tirage : 600 exemplaires - Imprimerie : STP Multipress
Mise en page : Patricia Sanchez
© Editions Te Ite 2004
LOUIS DEVIENNE
Le peintre est de déchirures, de quêtes identitaires, de
recherches
artistiques.
Louis Devienne est né le 9 décembre 1965 en Afrique de mère
polynésienne et de père français en exil.
Il suit des études à l’Ecole des Beaux-arts de Nice mais c’est de
écrit-il, se
toutes les sensations, toutes tes
retour à Tahiti qu’il trouve un équilibre dans sa peinture pour,
“libérer de toutes les impressions,
inquiétudes auxquels je n’ai trouvé de solutions, mis à part les issues
que me procuraient l’acte de peindre".
Influencé par les œuvres de jeunesse de Pabio Picasso, il peint des
visages, des hommes et des femmes en attente dans des tons ocres.
Il dit choisir un “équilibre précaire entre la nostalgie et l’exaltation”,
mais reconnaît que cet équilibre est “fragile comme l’amour
Il faut dire que son pinceau cherche le regard intérieur, jusqu'à tracer
une ligne épurée.
Sa technique est un laqué-chiffon, une peinture de bâtiment frottée,
effacée, étalée.
Il vient d’exposer 34 toiles à la galerie du Chevalet, à Papeete,
les portraits d’ailleurs, il peint la Polynésie, ses tane et ses
fini
vahiné, cer-
clés de chevelure comme un océan où se perdre.
G.M.
Oeuvre de Louis Devienne
EDITIONS
TEITE ISBN 2-9518794 6-6
Fait partie de Litterama'ohi numéro 6