B987352101_PFP1_2004_005.pdf
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Littérama'ohi
vftO T H
Ont participé à ce numéro :
Colette ALONSO
Patrick AMARU
Christophe AUGIAS
Anne BIHAN
Marc BOUAN
Jean-Noël CHRISMENT
Flora DEVATINE
Sia FIGIEL
Anita HEISS
Danièle-Taoahere HELME
Béniéla HOUMBOUY
Claudine JACQUES
Keoni KUOHA
Nicolas KURTOVITCH
Jimmy M. LY
Frédéric OHLEN
Arlette PEIRANO
Russell SOABA
Chantal T. SPITZ
Frank STEWART
Teresia TEAIWA
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
VateaYUNE
EDITIONS
TEITE
En partenariat avec I'
3V
4*2
Littérama’ohi
Publication d’un groupe d’écrivains de Polynésie française
Directrice de la publication :
Flora Devatine
BP 3813, 98713 Papeete - Tahiti
Fax : (689) 820 680
E-mail : tahitile@mail.pf
Numéro 05 / Mai 2004
Tirage : 600 exemplaires - Imprimerie : STP Multipress
Mise en page : Patricia Sanchez
© Editions Te ite 2004
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Revue
Littérama’ohi
Ramées
de Littérature
Polynésienne
Membres fondateurs
Patrick AMARU
Michou CHAZE
Flora DEVATINE
Danièle-Taoahere HELME
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Jimmy LY
Chantal T. SPITZ
-Te
Hotu
&
Ma’ohi -
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LISTE DES AUTEURS DE LITTERAMA’OHI N°5
Colette ALONSO
Patrick AMARU
Christophe AUGIAS
Anne BIHAN
Marc BOUAN
Jean-Noël CHRISMENT
Flora DEVATINE
Sia FIGIEL
Anita HEISS
Danièle-Taoahere HELME
Béniéla HOUMBOUY
Claudine JACQUES
Keoni KUOHA
Nicolas KURTOVITCH
Jimmy M. LY
Frédéric OHLEN
Arlette PEIRANO
Russell SOABA
Chantal T. SPITZ
Frank STEWART
Teresia TEAIWA
Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF
Vatea YUNE
Annie Reva’e COEROLI pour les traductions
SOMMAIRE
(MAI 2004)
Liste des auteurs
p.
4
Sommaire
p.
5
Les membres fondateurs de la revue Littérama’ohi
p.
7
Editorial de Jimmy M. Ly
p.
9
p.
10
p.
24
p.
32
p.
38
p.
44
p.
46
p.
50
p.
68
p.
72
p.
78
RENCONTRES • ENCOUNTERS • FAREREIRA’A
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Vers le Nord
Danièle-Taoahere Helme
Du vent dans les voiles avec des Rencontres :
Kaoha les Marquises
Jimmy M. Ly
La quarantaine
Patrick Amaru
Pehepehe/Poèmes
RENCONTRES OCEANIENNES
Chantal T. Spitz
Introduction à des rencontres océaniennes
Frank Stewart
An Encounter with Michou CHAZE
Keoni Kuoha
Trois Chants Pour Une Nation
PREMIERES GRANDES RENCONTRES
DE LA COMMUNAUTE LITTERAIRE OCEANIENNE
Christophe Augias
Le Salon du Livre de la Nouvelle-Calédonie à Poindimié
Flora Devatine
Rencontres au sein de la communauté littéraire océanienne
Chantal T. Spitz
Des paroles dans nos silences
5
Littérama’ohi N°5
RENCONTRES OCEANIENNES
Nicolas Kurtovitch
Avec le masque (Poème)
Colette Alonso
Défi : Essayer de faire passer sa langue maternelle orale
dans une autre française écrite
p.
81
p.
86
p.
88
Marc Bouan
L’Echarpe et le Kriss (extrait)
Anne Bihan
De la traduction comme écriture, de la traduction comme art de l’échange
Les langues comme les corps sont faites pour se rencontrer
Littérature et identité : L’écrivain, un « homme sans qualités »
p.
92
Béniéla Houmbouy
Identité calédonienne avant et après les Accords de Nouméa ?
p. 108
Claudine Jacques
L’âge du perroquet banane, Saison morte 2028 (extrait)
p. 118
Arlette Peirano
Métis de toi (extrait)
Kanak blanc (extrait)
Tabou suprême (extrait)
p.128
Frédéric Ohlen
Dynamique de la catastrophe : le cas du motor ship La Monique
p. 140
Russell Soaba
Lectures for breakfast
(La Naissance du Chaos, La Fête de l'Art Oratoire)
p. 149
TeresiaTeaiwa
Two Postcards from Samoa, 29 June 2001
(Deux cartes postales)
p. 160
Anita Heiss
Bomaderry Aboriginal Children’s Home
(Maison pour enfants aborigènes de Bomaderry)
Sia Figiel
La petite fille dans le cercle de la lune (Extrait)
p. 162
p. 172
Jean-Noël Chrisment
Quatre profils du vent (Poésie)
p. 177
RENCONTRE • DECOUVERTE DE SA LITTERATURE
Vatea Yune
Courriel depuis Manoa
L’ARTISTE PEINTRE
Pascale Taurua
6
p.182
Littérama’ohi
Ramées de Littérature Polynésienne
Te Hotu Ma’ohi
La revue Littérama’ohi a été fondée par un groupe apolitique
d’écrivains polynésiens associés librement :
Patrick AMARU, Michou CHAZE, Flora DEVATINE,
Danièle-Taoahere HELME, Marie-Claude TEISSIER-LANDGRAF,
Jimmy LY, Chantal T. SPITZ.
Le titre et les sous-titres de la revue traduisent la société polynésienne d’aujourd’hui :
«Littérama’ohi», pour l’entrée dans le monde littéraire et pour l’affirmation de son identité,
-
-
«Ramées de Littérature Polynésienne», par référence à la rame
de papier, à celle de la pirogue, à sa culture francophone,
-
-
«Te Hotu Ma’ohi», signe la création féconde en terre polynésienne,
Fécondité originelle renforcée par le ginseng des caractères chi-
nois intercalés entre le titre en français et celui en tahitien.
La revue a pour objectifs :
-
de tisser des liens entre les écrivains originaires de la Polynésie
française,
de faire connaître la
variété, la richesse et la spécificité des
originaires de la Polynésie française dans leur diversité
contemporaine,
de donner à chaque auteur un espace de publication.
-
auteurs
-
Par ailleurs, c’est aussi de faire connaître les différentes facettes
de la culture polynésienne à travers les modes d’expression traditionnels et modernes que sont la peinture, la sculpture, la gravure, la photo-
graphie, le tatouage, la musique, le chant, la danse... les travaux de
chercheurs, des enseignants...
7
Littérama’ohi N°5
Et pour en revenir aux premiers objectifs, c’est avant tout de créer
un
mouvement entre écrivains polynésiens.
Les textes peuvent être écrits en français, en tahitien, ou dans
n’importe quelle autre langue occidentale (anglais, espagnol,.. ) ou
polynésienne (mangarévien, marquisien, pa’umotu, rapa, rurutu...), et
en
chinois.
Toutefois, en ce qui concerne les textes en langues étrangères
pour ceux en reo ma'ohi, il est recommandé de les présenter
dans la mesure du possible avec une traduction, ou une version de
comme
compréhension, ou un extrait en langue française.
Les auteurs sont seuls responsables de leurs écrits et des opinions
émises.
En général tous les textes seront admis sous réserve qu’ils respectent la dignité de la personne humaine.
Invitation au prochain numéro :
Ecrivains et artistes polynésiens,
cette revue est la vôtre : tout article bio et biblio-graphique vous concer-
nant, de réflexion sur la littérature, sur l’écriture, sur la langue d’écriture,
des auteurs, sur l’édition, sur la traduction, sur l’art, la danse,...
sur
ou sur tout autre
sujet concernant la société, la culture, est attendu.
Les membres fondateurs
Editorial
Après
parutions,
Littérama’ohi
ne pouvait
se contenter
de
publierquatre des
écrivains
exclusivement
polynésiens.
La création
que
pour si brillante qu’elle soit ne peut vivre en vase clos. Pour progresser,
pour ne pas s’enfermer dans des horizons limités par les récifs coral-
liens, elle a besoin de l’inspiration et du dynamisme d’apports extérieurs
aux expériences diverses et variées.
Ce cinquième numéro de Littérama’ohi fait donc la part belle à des
auteurs du triangle du pacifique. Ce n’est que justice et tout à fait normal que des écrivains néo-calédoniens, hawaiiens, samoas, austra-
liens, trouvent leur place dans cet étonnant et inahabituel florilège de
rencontres littéraires qui vont au-delà des frontières.
On retrouve avec Sia Fiegel la tendresse et la brutalité de nos îles, avec
Anita Heiss la revendication aborigène, avec Russell Soaba notre crainte face
au
chaos,
avec
Frédéric Ohlen, Arlette Peirano, Béniéla
Houmbouy ou Nicolas Kurtovitch, pour ne citer qu’eux, la volonté des
interculturelles, une rencontre qui ne fait pas le deuil du
passé mais s'en inspire pour préparer des futurs qui chantent.
rencontres
Ces rencontres sont d’autant plus satisfaisantes et créatrices que, pour
la première fois, des inspirations diverses du monde océanien trouvent
un écho à travers un médium polynésien. Puissent nos fidèles lecteurs
y trouver leur, plaisir et prendre conscience qu’une littérature océanienne est capable d’exister par elle-même.
En ce sens se trouve la vraie vocation de Littérama’ohi, un espace de
création littéraire commun à toutes les inspirations insulaires du
Pacifique et s’appuyant sur des expériences tournées vers l’avenir et
des vécus qui ne seront plus dépendants d’un passé révolu.
Jimmy M. Ly
9
Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
VERS LE NORD
Rencontres océaniennes... Début des années 1980... Je travaillais
alors pour une organisation régionale du Pacifique... Mon travail fut
souvent rendu délicat et reçut une fin de non recevoir dans quelques
territoires du fait de mon appartenance à la Polynésie française, siège
des essais nucléaires. Auprès des représentants officiels, les rencontres
toujours polies - furent fréquemment pimentées de remarques caustiques et inquiètes. Quant à celles faites de façon informelle avec les
représentants d’organisations et d’associations caritatives internationales, l’agressivité fut de mise. C’est ainsi que j’appris très vite que je
représentais « la putain du Pacifique Sud »... Dans les villages, les
commentaires se résumèrent à cette phrase :
Nous savons que toi, tu n’es pas responsable de ce que font les
hommes politiques de ton pays ; mais si tu as l’occasion de les voir dis-leur
que nous sommes mécontents et que nous avons peur pour nos
enfants, pour les enfants de nos enfants et cela, tout au long des milliers
-
—
d’années futures.
Chaque mission professionnelle m’a présenté son lot de rencontrès en tous genres qui m'ont fait apprécier le retour sur mes lieux de
travail et qui m’ont rendue impatiente d’en découvrir d’autres méconnues. Les mondes micronésiens que
je ne connaissais point ont été les
plus surprenants. En voici un aperçu.
NAURU
Un vol parmi tant d’autres
Dès le début du voyage, dépaysement immédiat. Dans le Boeing
appartenant à cette plus petite république du monde se trouvaient six
passagers dont quatre Français. Les hôtesses, sitôt les démonstrations de
sécurité terminées et le verre de bienvenue (du champagne !) distribué,
10
Rencontres • Encounters • Farereira’a
déplièrent dans l’allée centrale un peue, puis s’assirent dessus jambes
pliées en tailleur. Une d’entre elles sortit de la poche de son uniforme
un jeu de cartes, et toutes se mirent à taper le carton avec force exclamations et éclats de rire. Au début, les Français levèrent le doigt très
poliment :
Mesdemoiselles, s’il vous plait, pourrions-nous avoir de nouveau du champagne ?
Tête baissée sur le peue, yeux rivés sur les virevoltes des cartes,
elles étaient sourdes. L’impatience monta, la colère gronda. Le mot de
—
Cambronne fut lâché. Aussitôt une hôtesse se leva d’un bond et, sans
mot ni un regard pour le mécontent, s’empressa de se diriger vers
l’arrière de l’appareil. Tout le monde s’était immobilisé. Silence. Attente.
un
Un bruit de bouchon qui saute fit jaillir des exclamations de contentement. La jeune femme revint prestement avec une bouteille de cham-
pagne pleine, la posa sur la tablette de l’impoli avec deux mots:
Gardez-la.
—
—
Et moi et moi, crièrent les trois autres frustrés.
Elle retourna sur ses pas. Nouvelle musique de “plocs” et chacun
put se gargariser en toute égalité avec la même quantité de bulles, fraîches à souhait. Quant aux Anglo-Saxons, ils sirotèrent l’un du thé « bien
chaud », l’autre du whisky “sans glace, surtout !” Les jeux de cartes se
poursuivirent sans encombre, avec les voyageurs endormis comme des
bébés.
L’arrivée à Yaren, capitale de Nauru (1.000 habitants environ) parut
étrange. Le crépuscule tombait. L’avion quitta la piste d’atterrissage pour
emprunter une grande rue et traverser ainsi la ville de part en part. Les
habitants, ignorant les signaux d’alarme, roulaient soit en voiture soit en
moto devant ou le long du Boeing. Au bout de la route, une colline
s’avançait inexorablement. Le nez de l'appareil s’arrêta à quelques mètres des arbres.
Lors de ma première visite à Nauru, un samedi soir, mon adapta-
bilité fut testée dès mon arrivée à l’aéroport : je n’avais pas ma valise.
Le temps que je la cherche un peu partout, l’avion était déjà reparti vers
11
Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
L’unique douanier demeura de marbre devant ma panique. En effet, mon départ pour Kolonia, capitale de Ponape (appelée
depuis Pohnpei) était prévue tôt le lundi matin. Une heure après mon
arrivée là-bas, je devais inaugurer officiellement une conférence régionale. Mais présentement il n’y avait qu’un petit bus où s’étaient entassés les passagers et le personnel naviguant ; ils s’impatientaient. Force
me fut de les rejoindre. J’exprimai à nouveau mon inquiétude à l’hôtel.
Le préposé à l’accueil resta imperturbable : tout en mâchant bruyamment une grosse boule gonflable de chewing-gum, il servit d’abord tous
les autres clients. Me regardant enfin, il lâcha (avec ma clef) :
Votre valise est partie au Japon. Ne prenez pas de douche ce
soir s’il vous plait. Il ne reste plus beaucoup d’eau à l’hôtel et le bateau
qui nous ravitaille n’arrivera que mardi.
Je découvris le dimanche que les robinets étaient à sec, que l’eau
de mer transformait les savonnettes en cailloux lisses, et que les magaune autre escale.
—
sins étaient fermés.
A Kolonia, un manque de transports publics à l’aéroport ainsi que
le dénuement des magasins de la ville me forcèrent à inaugurer la
conférence en toute hâte, vêtue simplement d’un paréo avec savates
pieds et, par bravade, une fleur à l’oreille. Cela fit rire de bon cœur
les participants régionaux et choqua les consultants ignorant tout des
aux
contingences océaniennes et locales.
Je récupérai ma valise un mois plus tard...
PERIPETIES D’UNE ESCALE
Mon retour de Micronésie passait toujours par Nauru.Temps moyen
d’arrêt : deux nuits. Cette pause était la bienvenue car elle me permettait de rédiger mon rapport de mission avant d’être reprise dans le tourbillon des dossiers urgents m’attendant au quartier général. Voici cornment se déroula mon escale la plus rocambolesque.
L’hôtel, le seul de l’île, présentait une particularité agaçante : les
cloisons des chambres laissaient filtrer tous les bruits des voisins.
12
Rencontres • Encounters • Farereira’a
La première nuit me fit cohabiter à droite d’un scribouilleur zélé : sommeil interrompu par le bruit répété d’une tasse reposée dans sa soucoupe ; somnolence malmenée par le bruit de feuilles de papier retournées,
déplacées, froissées, déchirées. Le deuxième soir fut sonorisé du coté
opposé par des ronflements allant crescendo, suivis de gargouillis sur
mode impromptu, puis interrompus par des demi-silences qui ne laissaient aucun temps de répit. J'engageai le lendemain matin la conversation sur ce sujet avec un Français, onusien de son métier. Lui non
plus ne dormait guère, car de l’autre coté d’un mur de sa chambre un
couple d’amoureux s’en donnait à cœur joie. Avec humour il souligna la
positivité du fait : jamais il n’avait contemplé de ciel étoilé aussi pur, ni
autant apprécié la fraîcheur nocturne des bains de mer...
Nous devions prendre le même vol retour. Alors que nous étions
prêts à partir pour l’aéroport, le préposé à l'accueil nous informa que
notre avion venait d’être réquisitionné par leurs propriétaires, les habitants de l’île : un groupe d’entre eux avait désiré se rendre en Australie.
Quand le Boeing national reviendrait-il ?
Haussement d’épaules, éclatement de la bulle de chewing-gum :
du rose sur une peau brune.
Dans trois jours peut-être.
Que faire sur cette île perdue ? L’onusien se tourna vers moi, me fit
signe d’approcher puis chuchota :
Une des employées qui m’aime bien - petits rires - m’a confié
qu'un grand chef de cuisine originaire de Dijon a travaillé ici pendant
quelques mois. Il est parti récemment en laissant toute une provision de
bouteilles de vin. Elle m’a donné la clef de la pièce en me demandant
d’une part la discrétion absolue ainsi qu’un dollar américain par bouteille. Savez vous tenir votre langue ?
Oui. Et je payerai sans marchander.
A l’heure de la sieste, alors que tout le monde dormait, nous marchâmes sur le chemin “d’il était une fois”, une clef à la main, à la recherche de la porte interdite. Elle s’ouvrit lentement sur le noir, avec juste
assez de grincements pour accélérer le rythme cardiaque. Vite !
L’interrupteur électrique. La vue du trésor nous coupa le souffle : une
—
—
—
13
Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
montagne de bouteilles érigée jusqu’au plafond. L’exploration fut vite
organisée : il préférait les Bordeaux, moi les Bourgognes. Il siffla puis
s’exclama :
—
Que des appellations A.O.C ! Des vins de châteaux : Haut-
Brion ! Latour ! Lafite-Rothschild ! Margaux !
—
Des Côte de nuits
:
Clos de Vougeot !
Gevrey Chambertin !
Musigny !
—
Les meilleurs Haut-Médoc : Pauillac ! Saint- Estèphe ! Saint-
Julien !
—
Des côtes de Beaune : Pommard ! Hospices de Beaune !
A force de cajoler les bouteilles du regard et de les caresser, la
tristesse nous saisit : quel lamentable destin pour ces grands crus, per-
dus à l’Equateur, délaissés et dédaignés de tous, vivant une agonie
chaude et lente. Le connaisseur trouva la phrase qui effaçait l’avanie :
—
Mes toutes belles, nous allons vous honorer ! Maintenant et à
chacune de nos prochaines escales. Et puis nous emmènerons le plus
grand nombre possible d’entre vous vers des caves plus clémentes.
Une incursion dans le super marché de la ville nous fit dénicher
deux tire-bouchons placés sous des éponges ( !?...) et choisir deux
grandes bouteilles en plastique pour boisson gazeuse sucrée,
maquillées de dessins publicitaires. Chaque repas public fut arrosé en
toute discrétion et en toute abondance... L’amateur de Bordeaux avait
l’habitude de quitter la table en chantonnant un refrain “Le bon Saint-
Emilion cela vous donne un cœur de lion.”
Nous restâmes cinq jours. J’en profitai donc pour me présenter au
service de santé et proposer un éventail de programmes de prévention.
Seul, un sujet intéressait le médecin qui me reçut : la prévention du diabète sucré. Cette maladie acquise, fort répandue, frappant les adultes,
mutilait les membres et rendait aveugle. Pire, elle réduisait l’espérance
de vie à cinquante ans pour les hommes et à cinquante cinq ans pour
les femmes. Je fis des incursions sur le terrain. J’examinai de plus près
les
étalages du super marché : que de la junk-food, des boîtes de
des multitudes de sucreries raffinées et une profusion de
boissons sucrées ; les aliments “frais” importés gisaient fanés et ridés
conserve,
14
Rencontres • Encounters • Farereira’a
sur un
étal. Je visitai la ville. Hormis les jeunes enfants, j’étais la seule
à marcher. Les habitants, tous de fortes à de très fortes corpulences, se
tenaient assis devant leurs maisons faites en matériaux bon marché.
Pas de jardins de fleurs,
ni de potagers familiaux. Les cocotiers qui
poussaient en ordre dispersé gardaient intégralement toutes leurs noix
vertes ; certaines cependant, allongées et ridées, présentaient un état
d’exhaustion dû à la confection du toddy, (boisson locale alcoolisée).
Des carcasses de voiture, de frigidaires, de climatiseurs et autres,
encombraient les cours jusque dans leurs moindres recoins. Cela faisait
le bonheur des chiens et des moustiques. L’extraction du phosphate
ainsi que les rapports des placements immobiliers de l’Etat assuraient
à la population locale de confortables rentes régulières. Pas besoin de
travailler. Donc ni réparateur, ni carrossier. C’était cassé ? On achetait
du dernier cri.
Je fis le tour de Nauru (20 km) à pied. L’île était un vrai massacre et
présentait un aspect lunaire : les roches étaient trouées, entaillées,
mutilées, dénudées ; inutile d’être un spécialiste pour réaliser que des
écosystèmes entiers avaient été détruits. Des décharges publiques se
décomposaient à ciel ouvert, des petites plages étaient jonchées de
boîtes et de tessons de bouteilles.
Quelles sortes de sentiments
reliaient les habitants à leur île ? Commisération ?
Compassion ?
Indifférence ? Gêne ? Culpabilité ? Une forte rancune s’exprimait publi-
quement à l’encontre des compagnies minières étrangères. Leurs
regards fermés, leur indifférence en réponse à mes sourires de passage
m’inhiba. Je ne fus jamais invitée à travailler là-bas, et tout au cours de
mes nombreuses escales je ne me sentis jamais l’audace - ni le droit de leur poser des questions.
15
Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
MAJURO
1er séjour
Agréable surprise : l’avion se posa sur une piste lisse et spacieuse.
En traversant la capitale, Dalap-Uliga-Darrit, (près de 20.000 habitants),
je fus frappée par la perspective des rues plates piquées de rangées de
poteaux électriques alignés de guingois. La chevelure hirsute des fils
tissaient de multiples toiles d’araignées noires aux motifs fantasques.
L’hôtel, d’aspect vieillot, construit en bois sur un étage, présentait ses
verticales de façon légèrement oblique. Décidément... Ma chambre
située en hauteur recevait en cette fin d’après midi une légère brise qui
n’atténuait en rien la chaleur de la réverbération du soleil sur un immen-
lagon. Vite une baignade ! Munie d’un masque et d’un tuba je piongeai à la recherche de la fraîcheur d’un courant marin. Rien. Pire, l’eau
stagnante et trouble était habitée de fantômes blancs. En m’avançant
vers eux, je découvris que c’était une armée de sacs plastiques. Aucun
poisson en vue. Sous moi, pas de sable, mais un ensemble épais de
particules grises en suspension, mouvant au jeu de mes palmes. De
temps en temps émergeaient de ce magma des carcasses aux formes
boursouflées par des algues de couleur glauque. Au sortir de l’eau, je
fus accueillie par un monsieur âgé, une vieille connaissance, car nous
semblions faire les mêmes escales ; il s’en était expliqué sobrement :
“Je suis représentant”. Son culot imperturbable allié à un maniérisme
cauteleux avait le don de me mettre hors de moi. Il me gronda paternelse
lement :
—
Etait-ce bien raisonnable ? Vous allez faire une crise d’urticaire
tous ceux qui
ont commis votre imprudence. J’ai une crème
spéciale pour les démangeaisons. N’hésitez pas à me la demander.
Je passais outre, agacée et pressée de me rincer. Alors que je
posais mes pieds dans la douche - trop précipitamment sans doute - le
sol craqua puis s’abaissa de 30 cm en son centre. La grille de la sortie
d’eau disparut de ma vue. Je poursuivis mes ablutions, inquiète à la perspective d’une dégringolade chez mon voisin du dessous et de son
comme
16
Rencontres • Encounters • Farereira’a
mécontentement devant les fuites d’eau de ma salle de bain. Mais rien
de tout cela n’arriva au cours des huit semaines de ce séjour.
Impatiente de faire de nouvelles découvertes, je partis faire un tour
beignets chauds et le café. La musique dansait
dans les foyers sur fond de bruits de casseroles et de raclements de
cuillères. La marche m’éloigna du centre. L’atmosphère odorante se
détériora. Les maisons, faites d’assemblements de planches en contreplaqué et de tôles, rangées serrées de chaque coté de la route, possédaient leur fare iti (cabinets) en haut de plages étroites. Je sus par la
suite que leurs effluves planaient aussi bien avec le vent du grand large
qu’avec la brise du lagon. C’est à dire tout le temps ! Des enfants
curieux et rieurs m’entourèrent et leurs parents nous laissèrent nous
apprivoiser jusqu’à la tombée de la nuit.
en ville. Cela sentait les
Au dîner, la petite salle du restaurant fut vite comble, et ce que je
redoutais arriva. Fini le luxe d’être seule à ma table. Le représentant s’avança droit vers moi puis s’assit tout en me demandant : “Puis-je ?”
Excédée mais résignée, je tentais de me distraire en cherchant du
regard un détail artistique dans le décor banal et rudimentaire qui nous
entourait. Mon regard accrocha des filets de pêche aux mailles serrées,
tendus en arcades souples au-dessus des tables.
—
Que c’est joli ! Enfin, une touche locale !
—
Ne croyez pas cela, ronchonna mon invité d’office. Dépêchez-
vous de
manger. Je vous expliquerai ensuite.
“Encore un de ses trucs pour tenter de prolonger la conversation
après le repas”. Soudain, une armée de rats dodus à souhait surgit des
encoignures irrégulières entre murs et plafond. Ils sautillaient de long en
large sur les filets de pêche et s’entrecroisaient au-dessus de nos têtes.
Ces bêtes s’immobilisaient parfois tout en continuant de piailler et leurs
yeux étincelants lorgnaient nos plats. Les consommateurs habitués du
lieu continuèrent de dîner, le dos arrondi et penché en avant, leurs
mains recouvrant leur assiette. Utile précaution car des jets d’urine et
de crottes s’éparpillèrent par intermittence sur les tables. Certains
clients nouveaux venus réprimaient difficilement leur aversion et leurs cris.
17
Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Je fus prise d’un fou-rire communicatif qui s’étendit jusqu’à la patronne de
l'hôtel dirigeant aussi le restaurant. Le vieux monsieur fit une grimace.
Ces filets sont placés là, uniquement pour empêcher les rats de
laisser tomber sur les tables. C’est ce qui arrivait avant.
—
se
Au moment de l’addition nous posâmes en même temps nos cartes de crédit dans la soucoupe. La patronne hésitait. Je clamai, en fixant
mon vis-à-vis :
Je vous paye !
Nous nous regardâmes toutes deux. Ma carte fut choisie : solidari-
—
té féminine. Les voisins de table ricanèrent. Le représentant se leva d’un
bond et quitta la pièce d’un trait. Je fus délivrée à tout jamais de son
insistance et je me fis une amie.
Elle se nommait Joey. Nous aimions bavarder en fin d’après-midi
alors que je rentrais du travail et qu’il n’y avait pas encore foule au bar.
Elle m’indiqua un autre restaurant qui servait les meilleures soupes aux
nouilles et les meilleurs sashimis de tout le Pacifique ; fréquenté uniquement par des ouvriers japonais, j’étais cependant assurée de dîner tran-
quille. Bien qu’il payât encore moins de mine que le sien, je découvris
que tout cela était vrai et qu’il n’y avait pas de rats funambules lors des
repas. Une fois, je m’enhardis à lui demander pourquoi leur lagon était
si pollué. Elle tiqua en entendant ma question. Elle répliqua que c’était
la faute des Américains qui en faisant la nouvelle route de l’atoll avaient
prévu des sorties d’eau trop petites et qui... elle m’embrouilla l’esprit
avec plein d’explications et de critiques à leur encontre. A un moment
donné son regard me scruta. Elle s’arrêta de caqueter, puis m’interpella :
Et toi, comment expliques-tu que vous ayez laissé polluer votre
lagon à Moruroa ?
Je n’avais pensé qu’à la horde des sacs plastiques et au cimetière
de carcasses : une façon trop simpliste, en effet, d’aborder ce genre de
problème. Elle m’avait tourné le dos pour servir ses clients assoiffés. Je
gardais le silence.
Le lendemain elle conclut le sujet :
Tu sais, même si elles sont un peu vraies, on n’aime pas entendre des critiques de la part d’étrangers sur notre lagon pollué, sur notre
—
—
18
Rencontres • Encounters • Farereira’a
électricité qui tombe toujours en panne, sur notre capitale qui ne ressemble à rien puisque l’aéroport prévu pour recevoir de gros avions militaires mange toute la place de ce coté ci de l’atoll, etc. Moi, enchaîna-t-elle
vivement, j’appartiens au village de Laura situé à soixante kilomètres de
la ville, à l’autre bout de l’atoll. Mes parents vivent toujours là-bas. C’est
village traditionnel ajouta t-elle avec fierté. Je t’y invite dimanche prochain et nous te ferons goûter en dessert des fruits de pandanus. Tu ne
un
connais pas cela chez toi n’est-ce pas ?
Mon ignorance élargit son sourire.
Tôt le dimanche matin, je préparai dans la cuisine de son restaurant trois
grands plats de poe à la banane. Nous arrivâmes juste à
temps pour assister au culte dominical. Nous nous dirigeâmes vers le
temple et, le cœur serré, je me retrouvai dans l’ambiance des Tuamotu :
une plage au sable rose, léchée par une mer émeraude et limpide ; le
bruissement soyeux des palmes de cocotiers dans la brise ; l’assemblée des croyants recueillie, endimanchée, et dont les chants s’envolaient par les fenêtres ouvertes, à la rencontre du grondement de
vagues se fracassant sur le récif ; enfants transpirants, impatients, grognons ou endormis vers la fin de l’office; chiens jaunes irrespectueux mais muets se dandinant dans l’allée centrale puis fouillant leurs puces,
crocs retroussés. Je fus invitée à faire tout haut une prière au Seigneur.
Le service terminé, Joey m’immobilisa sur le petit porche extérieur. Sa
famille m’offrit des couronnes faites en papier crépon bariolé, puis chacun de l’assistance défila : les hommes me serrant la main, les femmes
-
me faisant l’accolade et les enfants m’embrassant. Le
tamaaraa (repas)
comportait du poisson grillé et des taros à coté du riz et du punu puaatorn (bœuf en boîte), ainsi que des cocos verts fraîchement cueillis à
coté d’un cordial sirupeux. La dégustation du poe d’une part, et celle,
délicieuse, des fruits de pandanus sous forme de gelée et de galettes
séchées, firent tomber les dernières réserves. Nous parlâmes cuisine,
pêche, art de la navigation ancienne, coutumes, culture, croyances, jusqu’à la tombée de la nuit. J’appris ainsi que nous (Polynésiens) partagions les mêmes notions de tabu (l’interdit) et de mana (le pouvoir).
Grâce à mes hôtes, je dénichai plus tard le petit musée de la ville et,
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Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
médusée, je découvris les ingénieuses cartes marines des îles Marshall
faites de bois, de coquillages, de corail et de bâtonnets de bambou, figurant les atolls, les courants maritimes et la houle de l’océan Pacifique.
Les pirogues Popo, ou « prao volant », avec voile et balancier étaient,
selon les notices, une merveille de rapidité et de stabilité.
Mes cours devaient débuter un lundi en début d’après-midi. Je faisais partie d’une équipe de divers techniciens assurant, en système rota-
tif, un programme de formation au développement communautaire qui
rassemblait une vingtaine de jeunes, dont deux femmes seulement. Ne
voyant personne devant la salle d’étude, je me demandais si je ne m’étais point trompée. Un ronflement sonore venu de l’intérieur m’intrigua.
J'avançai. Le spectacle me figea, sans voix. Dans la classe, une dizaine
de grands gaillards dormaient à poings fermés sur les tables regroupées
selon la convenance de chacun ; quatre d’entre eux avaient des corps
de catcheurs géants. Les plus malingres étaient allongés sur les chaises.
Leur haleine empestait l’alcool. Dehors, du coté opposé à l’entrée, les
deux filles assises sur un peue tissaient des dessous de plat avec des
tiges souples et blanches de feuilles de cocotier. Je les complimentai sur
la remarquable finesse et la régularité de leur tressage puis j’enchaînai :
Que se passe-t-il ?
Madame, c’est un blue Monday.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Et bien, comme il y a eu plein de surprises-parties durant tout le
week-end, les garçons n’ont pas le moral pour travailler, dit l’une.
Ils n’ont fait que de boire et que de fumer de la marijuana, ajouta la seconde d’un air méprisant. Un silence puis elle poursuivit :
Des cours faits par une femme ne les intéresse pas... et - coup
d’œil sur ma personne - ils n’auront pas peur de vous.
Cela n’est pas mon but. Laissons-les dormir et faisons connais—
—
—
—
—
—
—
sance.
Les yeux fixés sur leurs ouvrages elles parlèrent d’abord par bri-
bes, puis s’animèrent en apprenant que j’étais originaire de Tahiti et en
réalisant que nous partagions beaucoup d’expériences.
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Rencontres • Encounters • Farereira’a
Ce fut mon groupe le plus difficile qui m’apprit beaucoup et, entre
autres choses, à ne plus enseigner un programme pré-établi mais à l’a-
dapter aux demandes des participants...quand elles étaient exprimées... Ces jeunes gens se réfugiaient dans la passivité à défaut de
dialogue et cultivaient le pessimisme. Au début de nos relations, seule
la colère les faisait parler. Les retombées nocives des expériences
nucléaires américaines étaient en eux des plaies ouvertes transmises
par leurs parents : « l’indemnisation des habitants des îles Marshall ne
sera jamais assez forte ! » La présence de bases de missiles sur certains de leurs atolls, protégées par le secret militaire, les irritait au plus
haut point et faisait circuler les rumeurs. Ils critiquaient les USA ...tout
en adoptant leur mode de vie. La culture ancestrale ? Ils disaient s’en
ficher comme de leurs premières savates. Pour leur avenir, ils n’avaient
qu’un rêve : s’évader de leur atoll, partir vivre à Honolulu, l’eldorado le
plus proche. C’est pour cela qu’ils suivaient ce cours, pour obtenir un
diplôme, « n’importe lequel » m’avouèrent-ils.
Au fur et à mesure de notre cohabitation je réalisai que derrière le
mythe du South Pacific way paradisiaque dont ils se targuaient devant
les visiteurs, ils se sentaient prisonniers de leurs bringues routinières et
désintégrés par la juxtaposition de deux socio-cultures (américaine et
micronésienne) dans un même espace réduit, l’une dominante et l’autre
dominée.
J’utilisai leur désir d’ouverture au monde pour les motiver à travailler.
Il était très facile à
Majuro - pourvu que l’on s’organisât en
conséquence - de communiquer oralement et simultanément via satellite entre les petites capitales du Pacifique Sud (celles des territoires
français exceptées), alors que les télégrammes et les Telex s’évaporaient, et qu’il était impossible de correspondre par Fax. Ces échanges
toujours chaleureux et gais entre spécialistes de notre région n’excluaient pas notre sérieux. Ce mode de rencontres incita le groupe excité de voler sur un tapis volant tout en restant sur place - à se poser
des questions, à préparer des chats (conversations) et à y participer fort
honorablement.
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Littérama’ohi N°5
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Ma participation à cette formation se termina par la préparation et
l’animation d’une soirée au bénéfice d’une communauté de quartier ;
révision pratique de ce que nous avions appris ; les élèassumaient l’entière responsabilité. Je constatai avec anxiété
une forme de
ves en
que le leader du groupe, l’abonné le plus constant aux blue mondays,
chargeait d’une démonstration en solo. Mais je n’intervins point.
Une heure après le début supposé des festivités, les gens affluèrent.
Les étudiants ce soir-là, animèrent fort bien la soirée, excepté celui dont
je redoutais les prestations. Il arriva complètement ivre, son matériel de
démonstration bringuebalant entre ses bras. En voulant s’asseoir sur sa
chaise il s’affala par terre face au public. Ce dernier n’eut aucune réaction. Les deux étudiantes parlèrent doucement, gentiment à l’infortuné,
puis l’attrapèrent sous les aisselles et le firent sortir d’autorité. Déjà un
autre garçon s’empressait de faire la démonstration à sa place. Le groupe avait-il pressenti cette éventualité et s’était-il organisé en conséquence ? Lorsque le trio titubant passa près de moi, une des filles me dit :
Madame, il ne faut pas vous fâcher. Il est esclave de son cerveau reptilien qui n’arrête pas de lui donner soif !
Je réprimai un fou-rire et me pris à espérer : peut-être que nos diseussions sur le rôle du cerveau dans le comportement humain les
se
—
avaient intéressés ?
Peut-être que ma participation à leur formation n’avait pas été totalement vaine ?
Je revins souvent travailler en Micronésie, avec à chaque fois, un
plaisir renouvelé, en dépit (ou à cause ?) des rencontres inoubliables en
tous genres dont ses territoires ont seuls le secret. Lors des cérémonies
de départ certains adultes exprimèrent leur volonté de rester méconnus
des touristes et à l’écart des conflits du monde contemporain. Mais les
jeunes s’exclamèrent souvent :
Toi, tu as de la chance ! Tu pars.
Pas tout à fait. Car je perdais de vue à chaque fois et à tout jamais,
—
des
personnalités attachantes par leur gaieté et leur gentillesse, par
leur absence leur authenticité et leur intelligence.
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Rencontres • Encounters • Farereira’a
“Toute vie véritable est rencontre” a écrit Martin Buber.
Reprenons par mer, par air, par Internet, les routes des bâtonnets
de bambou, de corail et de coquillages tracées par les Anciens afin d’en
redécouvrir les escales et de savourer la joie des retrouvailles.
Rencontrons-nous
sans
attendre afin de
sauver
notre identité
océanienne et d’assurer notre survie régionale, car l’hydre de la mondialisation avance vers nous à grands pas, dévorant tout sur son passage.
Sans état d’âme.
Marie-Claude Teissier-Landgraf
Littérama’ohi N°5
Danièle-Taoahere Helme
DU VENT DANS LES VOILES
AVEC DES RENCONTRES !
La pirogue de Littérama’ohi se permet du vent dans les voiles, il
s’agit maintenant de lâcher les repères sécurisants qui nous relient et
nous laisser glisser vers d’autres horizons. Les auteurs ont déposé des
textes vers une avancée intitulée « Rencontre avec les autres».
Sans plus tarder faisons maintenant connaissance avec d’autres
directions, d’autres styles, d’autres idées pour ne pas nous laisser piéger par les habitudes. Rencontrer c’est découvrir un lien qui était là
mais qui n’avait pas encore délivré son sceau. C’est ouvrir un échange,
entrevoir des facettes différentes. Rencontrer c’est être à l’écoute du
souffle d’un
peuple qui vous introduit lorsque la jonction se fait.
Rencontrer c’est aussi observer discrètement dans cette approche les
richesses, même celle des enfants qui veulent leur place, sans oublier
les possibilités, les exemples et aussi les fragilités qui sont parties inhérentes de toute population qui vous accueille dans son fief !
KAOHA LES MARQUISES !
Tout d’abord c’est le voyage, trois heures de vol pour atteindre cette
terre sauvage et fascinante de Nuku-Hiva. L’arrivée.à Terre Déserte se
fait avec un atterrissage un peu ballotté par le vent qui souffle dans les
ailes comme pour secouer le passager avant de l’accueillir à sa maniére. Le débarquement sur la piste annonce déjà une chaleur différente,
chaude et humide. L’aéroport, un local simple, juste de quoi loger un
snack avec la zone d’embarquement. Non, ce n’est pas encore là que
vous aurez le fameux «
Mave mai ! », sauf si vous êtes attendu à Terre
Déserte. Les formalités de débarquement et de récupération des baga-
ges se règlent. Je m’avance vers les chauffeurs de taxi, car le pilote de
l’hélicoptère est sur Papeete pour des raisons de santé, j’interroge :
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Rencontres • Encounters • Farereira’a
«
Qui est Rui ? », un sourire et une réponse « c’est moi, où sont tes
bagages ? ». Un doigt pointé montre un sac et une valise, c’est parti !
L’étape suivante du voyage prend une allure différente une heure
et demie de taxi par beau temps pour rejoindre le village de Taiohae, un
tronçon bitumé recouvre maintenant le tracé initial. Le parcours s’est
donc amélioré depuis le dernier passage. La voiture s’engage déjà sur
le chemin et quatre passagers font aussi partie de l’expédition. Les
détours vont bientôt annoncer la piste longue et sinueuse. Les lacets
longent les crêtes et c’est pourquoi le trajet va dévoiler, un panoramique
particulier jusqu’au plateau de Toovii. Le paysage observé à partir des
hauteurs révèle des étendues encore inhabitées, des versants sauvages qui débordent encore de végétation luxuriante, des arbres dont le
fameux « Ahi » (bois de santal), des fougères, des mamau, des goyaviers. Un peu de vertige devant cette route inhabituelle à Tahiti. Je me
laisse griser, c’est fascinant ! Halte inévitable au Canyon, gorge impressionnante qui incite à saluer la majesté de la nature, instant privilégié
et intime qui devient communion entre le site et le visiteur. Je cornprends pourquoi Ami avait besoin de ce contact particulier avec un
monde non encore asservi par le matérialisme, je le réalise davantage
aujourd’hui parce qu’il a disparu. Je salue sa grandeur d’âme, je me
place devant ce tableau naturel grandiose et je lui envoie mon respect
et ma considération pour son authenticité. Mon regard sonde ce spectacle. Le temps bien dégagé permet d’élargir la vision du tableau vers
le ciel, la terre, tandis que la mer reflète insolemment ses bleus profonds. J’essaie d’arrêter le temps et aussi de mémoriser l’intensité des
paysages et pouvoir parler des Marquises. Un rappel à la réalité « On
continue ! ». Un autre chauffeur plus bavard fume une cigarette le temps
de la halte, il conseille à Rui, « Il faut que tu donnes des explications,
c’est important ! », Rui hausse les épaules et continue son chemin en
laissant à chacun l’opportunité de trouver son essentiel !
La voiture fraîchement lavée la veille est déjà recouverte de pous-
sière, elle ressemble à un cheval mécanique qui peut transporter plus
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Littérama’ohi N°5
Danièle-Taoahere Helme
de passagers et de bagages que ne pouvaient ie faire à l’époque, les
chevaux marquisiens. Rui pense tout haut « Il faut que je lave la voiture
ce soir pour
la tournée de demain ! ». C’est vrai que la poussière a déjà
recouvert la carrosserie !
La climatisation permet d'apprécier le trajet avec le confort qu’offre
ces véhicules 4x4,
spacieux et confortables. Il y a maintenant une heure
que la voiture a docilement suivi toutes les lignes et les courbes pour
faire ce parcours qui est un voyage particulièrement impressionnant. Le
plateau de Toovii se précise et tandis que Rui change le CD et transfère sur la fréquence locale, nous apprenons que la préoccupation majeure des habitants est le délit qui vient d’être divulgué : un vol des vaches
à force de détails pour signifier aux voleurs que les gendarmes sont sur
l’affaire et que même aux Marquises le vol ne reste pas impuni ! Rui
rompt enfin le silence, il est aussi inquiet et commente aussi l’affaire qui
est répétée à plusieurs reprises sur les ondes. J’ai fait abstraction des
garder que la beauté du paysage, je
tout de même une certaine torpeur qui frise la somnolence,
secousses et des détours pour ne
ressens
aussi pour sortir de cette léthargie je me permets une boutade : « Il n’y
a pas de supermarché à cambrioler ici donc, ce plateau doit représenter celui de l’île, c’est pour cela qu’il est visité et convoité ! ». Tout le petit
monde se réveille à l’explication fantaisiste enfin le silence est brisé,
place maintenant à la présentation et à la rencontre !
Halte à Toovii, la température est différente sur ce plateau, la pause
d’une demi-heure, va permettre de dégourdir les jambes pour certains,
répondre aux urgences des toilettes, fumer une cigarette, boire une
boisson rafraîchissante et commencer le contact avec les personnes
attablées pour un déjeuner. « Kaoha ! », « laorana ! », aussi nous cornprenons que le gérant est Marquisien et qu’il accueille un Tahitien. Nous
sommes au mois de mai et il est 10 heures, c’est
frisquet, mais combien
agréable, lorsque le temps est plus froid, un feu de bois alimente la cheminée placée à l’entrée de la pièce pour la réchauffer. Quel contraste un
village chaud et humide et un espace d’un semblant d’hiver au cœur d’un
plateau des Marquises, quelle particularité ! Une halte de 20 minutes.
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Rencontres • Encounters • Farereira’a
L’endroit est spécifique, il respire les prémisses de l’ambiance marqui-
sienne, avec cependant un restaurant où l’on déguste une vraie fondue
bourguignonne. L’histoire des vaches recommence ! Je profite de la
halte pour commander une bonne bière de chez nous. Je savoure mon
breuvage lorsque je suis interpellée par Tera, c’est une ancienne du
collège, je ne l’ai pas revue depuis des lustres. « Eia ! Tu vis ici, depuis
combien de temps, où habites-tu ? ». Les réponses seront données lors
du séjour avec des précisions qui feront ressurgir les espiègleries d’enfance dans un collège où malgré la discipline, les élèves filles, puisque
la mixité n’existait pas encore, imaginaient cent mille stratagèmes pour
régler des comptes avec cette autorité qui savait s’imposer en toutes
circonstances !
«
sa
En voiture », c’est le signal du départ, et la petite équipée reprend
direction vers le village qui est à une heure de Toovii, la route est
bitumée, cela va aller plus vite ! Les langues sont maintenant déliées,
maire, quels sont les changele tournage des Américains a t-il entraîné une augmentation de touristes, comment se portent les hôtels et les pensions ?
Les conversations s’emmêlent et tout veut être dit pour ne rien manquer, la précipitation du débit de Rui, qui était silencieux au départ, vient
dire les attentes et les inquiétudes. Nous rentrons dans le cœur de la
rencontre et c’est là qu’il faut savoir entendre sans imposer son savoir,
car tout ce qui va se dire a du sens si je veux vivre proche de la population et déjà adhérer à son rythme.
La traversée de la forêt de pins est déjà loin puisqu’une halte vient
annoncer l’approche du village. Des bacs en pin contiennent des fleurs
sauvages et servent de protection pour ne pas s’aventurer trop près des
précipices, quelques photos qui viendront rejoindre les albums qui permettent de raconter les voyages appuyés par des images qui précisent
mieux les détails qui auraient pu échapper.
comment cela se règle, et le nouveau
ments au village,
Dernier lacet, un promontoire, quelques habitations encore éparses
et surtout la baie de Taiohae avec ses deux bras pour enlacer ou
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Littérama’ohi N°5
Danièle-Taoahere Helme
protéger, pour accueillir ou préserver, cela dépendra de la manière d’aborder l’échange pour qu’un lien se tisse ou se fige. Le village, agglomération qui contient les habitants serrés le long du port, s’étale sur un
ou deux kilomètres en partant des installations administratives jusqu’à
l’hôtel de luxe de l’île. Nous voilà enfin arrivés au village, c’est l’attente
et la joie contenue, les retrouvailles des étudiants qui rejoignent leur
famille, le touriste qui arrive, l’homme d’affaires qui vient pour une
semaine ou encore le mécanicien d’une firme qui vient sur place pour
une dizaine de jours.
Le taxi me dépose chez Rébecca et Jacques, le règlement de la
et un amical salut à ceux qui continuent vers leur destination.
Leur logement se situe à côté de l’école de Cécile qui est la Directrice,
course
surplomb qui ressemble à une sentinelle pour la sécurité de l’école. Je suis accueillie par « Pahoho », la chienne qui suit ses maîtres
sur un
dans le village elle se lance des défis de courses poursuites, elle reven-
dique aussi sa scolarisation certains jours où elle s’obstine à suivre le
rythme des enfants à la porte des classes. « Kaoha ! », c’est un vrai
bonheur de les retrouver, Rébecca, elle est revenue au pays de sa
mère, Jacques est originaire des Marquises, c’est un enseignant, un
tatoueur, un chasseur, un pêcheur, une personne ressource qui connaît
tellement d’aspects de la vie marquisienne. Une chambre fraîche m’attend, et l’accueil est toujours chaleureux et nous nous réservons nos
échanges au moment des repas qui s’étalent agréablement autour des
conversations. Je m’assieds sur le rebord de la terrasse, je suis un peu
grisée par les fleurs, le changement et le trajet. Je contemple la baie qui
connaît tous les va-et-vient et les histoires qui appartiennent au village.
Je suis émue, un moment de douceur m’envahit à chaque arrivée, j’ai
besoin d’une nuit de repos, de me laisser aller dans cette ambiance et
me transposer au rythme des Marquises.
Je dépose mes affaires dans la chambre agréable et coquette. A
partir de la fenêtre, je repère les deux avancées qui terminent leur prolongement dans la mer en enserrant le village de Taiohae. Je me décide
à descendre vers le port pour me délecter en silence de cette rencontre
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Rencontres • Encounters • Farereira'a
avec la terre
marquisienne. « Kaoha », île sauvage et authentique, tu es
là et tu provoques tant d’interrogations à chaque fois que je te retrouve.
Ma vie à Tahiti s’efface et je rêve, d’une maison dans ce village, sur le
flan de colline, où je poserai mes bagages, pour l’instant ils sont « chez
Rébecca et Jacques », et pourtant je sais que je repartirai encore vers
Tahiti, elle et moi nous avons encore des affaires ensemble. Ma pensée
se déplace encore dans le
rythme de Tahiti, c’est-à-dire rapidement, il
me faut deux jours pour prendre la cadence
marquisienne. Un cheval
passe et je me retourne pour ressentir la fougue et l’impétuosité de l’animal qui se laisse aller et indique à sa manière au cavalier qu’il n’est
pas encore totalement apprivoisé. Cet aspect rude et sauvage fait partie de ce peuple et les sons que leurs chants expriment bruts et intenses, révèlent aussi le sens de l’âme marquisienne.
Je n’ai pas envie de
bouger pour l’instant, les voitures passent
régulièrement à la cadence des quelques véhicules qui font partie du
parc automobile de l’île. J’ai aperçu une berline, puisque toutes les autres
voitures sont des 4x4, et je comprends parfaitement pourquoi après le
trajet. Je suis fascinée, la femme-taxi maîtrise aussi son cheval mécanique avec la même assurance que les hommes. Je voudrais que le
temps s’arrête et que tout se fige pour rester au creux de cette matrice
d’une terre sauvage et captivante.
La nuit tombe et recouvre le village qui est aussi un lieu de rencontrès. Je fais la connaissance d’un enseignant qui est arrivé de Tahiti, il
profiter d’un dépaysement local pour faire un tourisme à sa manière,
il nous confie sa passion, la chasse ! Un couple de Français aborde
va
également l’échange et nous voilà à dévoiler nos impressions. La
conversation est agréable pourtant les paupières traduisent la fatigue, il
est temps de rentrer pour que notre repos s’imprégne des impressions
de cette île spéciale, Nuku-Hiva.
Le jour se lève, c’est samedi, jour du marché, peut-être un peu
matinal et rapide pour les vacanciers, dans leur lascivité, les habitants
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Littérama’ohi N°5
Danièle-Taoahere Helme
ont leur cadence. Il est cinq heures et il faut se dépêcher car dans ce
rythme lent typique des Marquises, des choses s’activent car il faut que
les pêcheurs repartent par la mer pour rejoindre leurs vallées, aussi à
six heures la place va se vider de cette agitation pour revenir dans son
indolence, c’est aussi cela le contraste des Marquises.
«
Je suis curieuse de découvrir les spécificités et en descendant
laorana » est maintenant « Kaoha », les étalages se vident déjà de
leurs poissons, quelques légumes attendent preneurs, et des galettes
que nous trouvions autrefois à Tahiti ont survécu ici. Des pâtisseries et
des viennoiseries ont trouvé leurs clients et font partie de la scène du
marché. Tout s’active et les citrons s’échangent contre de la monnaie,
tandis que les poissons se rangent dans les glacières avant de rejoindre
les compartiments réfrigérés ou les congélateurs pour la semaine.
Je vais marcher jusqu’à
l’Hôtel Moana-Nui, c’est là que je vais
prendre mon petit déjeuner ce matin, une tasse de café chaud et fumant
est servie accompagnée de tartines et de confitures papaye ou corossol, tamarin ou goyave qui deviennent spécialités de l’île.
Ma pensée vagabonde s’en va vers chacun avant de les revoir. J’ai
entendu le chant de votre peuple et tout cela résonne encore en moi
lorsque je rentre, je me souviens de cette journée particulière de l’ouverture de l’Académie où les enfants du primaire avaient fait retentir le
langage de « pahu » à la force et à l’intensité des adultes. Les enfants
avaient aussi ressorti les jeux de ficelle, et les jeux de bâtons. Quelle
simplicité, quelle réalité, quelle authenticité.
C’est vrai à Tahiti ces jeux n’ont plus la côte aujourd’hui la boîte de
distributions d’images a ligoté l’enfant dans son espace.
J’attends Cécile, un profond respect m’envahit c’est une âme de la
culture marquisienne, elle est une mémoire pour les traditions et c’est
un
livre ouvert qui donne et appelle avec le « Mave mai !”. Elle est tou-
jours d’une élégance avec un paréo et un bustier qui relève sa féminité
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Rencontres • Encounters • Farereira'a
et sa dignité. Dans son regard se disent déjà les choses, il suffit simplement de les accompagner.
Je respire l’air des Marquises et au plus profond de mon être, je frémis devant autant
d'intensité, deux larmes d’émotion glissent pour
saluer la Terre des Marquises qui prend un sens de plus en plus profond
à chaque nouvelle étape.
Danièle-Taoahere Helme
Littérama’ohi N°5
LA QUARANTAINE
Quand il se leva ce matin-là, il ne sut pas dire pourquoi il était de
méchante humeur. Et pourtant c’était un matin comme les autres, pas
plus différent de ceux qui s’étaient déjà engrangés au fil des jours dans
la tirelire de sa vie. De « jeune cadre », ironisa-t-il ! Ironie facile. Etaitce toujours ainsi qu’il se voyait, ou y avait-il quelque chose de changé,
et si oui, pourquoi précisément aujourd’hui ?
Il chaussa ses pantoufles fatiguées, remarqua un trou dans la
semelle gauche, se promit de la changer. Encore changer ? Il se retourna pour voir à côté sur le lit. Là sur le drap un peu froissé, reposait une
présence tiède, remarquablement familière. Il en connaissait par coeur
toutes les formes et les contours. Désormais elle était toute transparence, ses vallons sans secrets, ses creux sans détours, ou du moins il y
sillonnait sans crainte, comme un capitaine sans carte sur une mer trop
naviguée. Même son pesant sommeil était sans surprise. Il savait
comme tous les autres matins qu’elle ne se réveillerait pas avant une
demi-heure. Etouffant un soupir, il se leva sans faire le moindre bruit,
remarqua son ventre légèrement bedonnant, haussa les sourcils,
bomba le torse pour faire sportif et se dirigea vers la salle de bains. Il
alluma les petites lumières de la boîte à pharmacie et s’inspecta dans
la glace.
Fixement, il se détailla longuement sans complaisance. Au début,
légèrement agacé il se demanda ce qui n’allait pas. Les nouvelles du
front n’étaient pas bonnes. Ses cheveux qu’il avait si fins commençaient
à se dégarnir sur le haut. Seraient-ils donc la cause de son anxiété ? Il
haussa les épaules. Il n’était pas mécontent qu’un léger grisonnement
leur conférerât une distinction aristocratique qu’ils n’avaient pas auparavant.
«
Pas mal », se dit-il, en ouvrant simiesquement sa bouche. « Mais
à mon âge et déjà des cheveux gris ? »
A la réflexion, en tournant la tête de côté et en changeant la raie,
ce
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n’était pas trop visible. Satisfait et rassuré, il s’en prit à ses rides. Il
Rencontres • Encounters • Farereira’a
avait sûrement plus qu’hier. Plus visibles, plus profondes,
plus marquées par l’expérience. Il n’y avait pas plus faux ami que ce mot. Plus
traître, plus dangereux que ce terme à son âge, tu meurs : l’expérience,
synonyme déjà de vieillesse, elle-même synonyme d’acquis et non plus
l’envie d’acquérir et de conquérir.
C’étaient ce matin-là autant de questions ennuyeuses et agaçantes
qui lui trottaient dans l’esprit. Il n’aimait pas être tourmenté par ces
incertitudes matinales qu’il trouvait peu glorieuses et mesquines. Il finit
sa toilette, ne voulut point retourner dans la
chambre, de peur de
réveiller cette forme couchée, indifférente, évadée dans des rêves où il
n’avait plus sa place.
Ah ! Ce n’était point comme au début de leur liaison amoureuse, où
les matins commençaient invariablement par des petits déjeuners au lit,
avec des crises de fou rire qui se terminaient invariablement sous les
draps. Que c’était bon d’être jeune, beau, d’être heureux, quand même
les disputes se terminaient sans souci. Il hocha la tête, se dirigea vers
la cuisine. Il se versa sa première tasse de café de la journée et se mit
à penser... à l’autre.
On ne sait pas pourquoi mais c’est toujours ainsi, comme dans les
romans photos les plus éculés et les plus banals. Elle avait
apparu dans
sa vie comme par hasard. Et pourtant il lui semblait
qu’il la connaissait
depuis toujours, comme un rêve ou un désir caché devenu réalité.
Seulement à l’époque, elle n’était qu’une petite gamine vilaine comme
un canard. Au début, il ne lui avait
guère prêté attention. Maigre à faire
peur mais avec par contre un regard noir qui vous suivait partout avec
insistance et que l’on sentait même quand on lui tournait le dos.
Cette année, elle avait grandi, chrysalide devenue papillon virevoltant avec toujours ce regard noir qui cherchait et dévoilait du tréfonds de
vous vos pulsions les plus secrètes, les moins avouables. Quand avaitil fini par lui adresser la parole ? Il ne savait plus. Peut-être était-ce elle
qui avait commencé à le draguer dans des circonstances banales à en
rougir d’embrassement. Mais était-ce si important ?
« Monsieur, auriez-vous mille francs ? »
Assise sur une caisse vide, près du marché aux fleurs, elle était là,
en
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Littérama’ohi N°5
Jimmy M. Ly
main tendue, un sourire coquin aux lèvres. Il se sentait désarmé devant
tant de candeur confiante et provocante à la fois. Bien sûr qu’il avait
mille francs et après ?
Après, pouvait-il l’emmener quelque part ?
Quelque part, pieux mensonge qui cachait on ne sait quel rendezvous douteux.
«
Je t’emmène jusqu’à Faaa, après, tu te débrouilles. »
«
Comme tu veux, monsieur ! »
Elle était habillée d’un short plutôt sale et d’un petit tricot qui devait
avoir vu plus souvent la poussière que la poudre de lessive. Pourtant
c’était l’occasion unique de faire plus ample connaissance. Il ne sut pas
exactement pourquoi mais, il fit ce que la plupart des hommes de son
âge auraient fait et feraient dans sa situation, il plongea sans remords
et prononça les mots fatidiques.
«
Allez, monte »
Elle monta sans un merci et tout au long de la route parla peu,
regardant droit devant elle, donnant occasionnellement des directions à
prendre. Il se sentait vaguement mal à l’aise mais aussi troublé par cette
fille sauvage, malpropre. Comme si cette civilisation aussi aseptisée
que la sienne, pouvait secréter des êtres si noirs, parias comme elle et
qui à la première occasion s’en évadaient comme d’une prison et partaient vers le soleil comme un baptême et une délivrance.
Il la revit, une fois, une autre fois encore. Son intérêt commençait à
s’éveiller. Se sentant une âme de bon samaritain, il voulait lui proposer
de trouver un travail ou de l’aider en quoi que ce soit. Mais il ne savait
pas comment s'y prendre. Lui d’ordinaire si blasé, s’étonnait de se voir
si fébrile quand elle arrivait en retard à leur rendez-vous. Quand elle lui
posait un lapin, ce qui arrivait le plus souvent, elle échappait à ses questions insidieuses par des pirouettes mensongères aussi éventées qu’un
pneu crevé. Et lui revenait toujours à elle comme un papillon autour
d’une fleur vénéneuse. Il se disait pourtant qu’il ne cherchait pas autre
qu’une simple distraction, un échappatoire à ses soucis du
moment, mais au fond, il n’en était plus si sûr. Il pensait aussi qu'elle
chose
34
Rencontres • Encounters • Farereira’a
devait se moquer de sa tête et le trouver bien godiche à son âge. Il se
sentait devenir aussi empoté qu’un gamin à ses premières amours.
Un jour qu’elle manqua encore une fois leur rendez-vous, il fut vraiment inquiet. Il s’enquit auprès de ses connaissances et autres copines
elle dit. Avec angoisse, il apprit qu’elle était admise au centre
hospitalier de la ville. C’était paraît-il contagieux, et elle était en quarantaine. Se préoccuper de sa propre santé fut sa réaction initiale. Seraitce contagieux ? D’un seul coup la peur d’une maladie honteuse le submergea. Tout en se sentant un peu lâche, il pensa qu’il se devait de lui
rendre visite, ne serait-ce que pour lui enlever ses derniers doutes. Mais
comme
dans le fond, il avait très envie de la revoir.
Il se rendit à l’hôpital en dehors des heures de visites habituelles.
Avec habileté, il soudoya l’infirmière de garde en racontant je ne sais
quelle histoire à dormir debout comme s’il était un fetii des îles venu
exprès s’enquérir de la santé de sa nièce. Il était très fier de ce mensonge dont il voyait aux yeux de l’infirmière qu’elle n’y croyait pas une
seconde. De toute façon il s’en fichait et maintenant il était trop tard pour
avoir des remords. Le cœur battant, il monta les escaliers quatre à quatre et s’approcha enfin de la porte de la chambre.
C’était le moment de vérité. Il allait enfin lui dire, lui demander, mais
quoi au juste ? Il allait lui dire qu’il fallait que cela cesse, qu’elle ne faisait que hanter ses nuits, que ses absences répétées n’étaient plus
possibles, qu’il en devenait malheureux comme un gosse frustré. Et il
savait qu’elle éclaterait de rire comme elle le faisait chaque fois qu’elle
se moquait de lui. Il se sentait faible, prêt à tout pardonner à chacun de
ses caprices.
Prenant son courage à deux mains, il frappa légèrement à la porte.
Et comme personne ne répondit, il tourna doucement la poignée et
s’approcha sans faire de bruit. Il était comme un peu ivre, son cœur battant la chamade. Comme frappé par une décharge électrique, il s’arrêta figé par le spectacle insolite qui s’offrait à ses yeux.
Allongée sur le lit, elle se laissait embrasser sans bruit par un garçon de son âge. Il était clair qu’ils étaient à des milliers de kilomètres de
cette chambre d’hôpital seuls, eux deux, sur une lointaine planète de la
35
Littérama’ohi N°5
Jimmy M. Ly
voie
lactée, du genre saint-exupérien, « s’il te plaît, dessine-moi un
mouton ».
Abasourdi, il en resta sans voix, un peu affolé d’être découvert, à
la fois gêné et confus de jouer au voyeur involontaire. Il finit par recou-
esprits, se retira sur la pointe des pieds, referma la porte sans
bruit. Se ruant dans les escaliers comme un voleur craignant d’être pris,
vrer ses
il courut se réfugier dans sa voiture. Dehors tombait une petite pluie
fine. Il fit marcher les essuie-glaces et les mains encore tremblantes,
alluma une cigarette. Il étouffa un juron.
Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui t’a pris, vieux connard ? Où avaisje la tête ? J’ai été complètement ridicule. » Croyait-il qu’elle l’aimait,
qu’elle allait l’attendre et qu’il n’y avait que lui qui comptait pour elle ?
Foutaises et illusions de vieux gâteux ! Tout en faisant gémir la boîte de
vitesses, il démarra d’une colère rentrée, en se morigénant tout bas et
«
s’enfuit comme un voleur.
Une semaine plus tard, de toute cette tromperie décevante, il avait
tout oublié. Ce matin-là, en se levant, il se sentait comme délivré. Il était
sorti des affres de cette quarantaine dont tout le monde lui rabâchait l’i-
névitable sénilité. Maintenant il savait l’assumer avec une aisance et
élégance dont il ne se serait pas cru capable. En se regardant dans
glace, il se sentait bien de sa personne. Suffisamment pour en
remontrer à n’importe qui. Surtout à elle qu’il avait remisée dans une
oubliette de sa mémoire. Tout à l’heure, elle verrait comment son numéro de lolita des îles ne pourrait plus le troubler comme avant. Ce sera lui
qui
C’est alors qu’il la vit de nouveau. D’une grâce enfantine, elle courait avec une légèreté primesautière traversant en coup de vent la place
de la cathédrale entre les voitures, Elle cherchait manifestement à
rejoindre quelqu’un. En tournant la tête, il vit de l’autre côté de la rue,
un jeune qui, lui aussi, courait à sa rencontre. Comme dans le film cliché de Lelouch, « Un homme et une femme », ils se rejoignirent en
riant. Le garçon la souleva en la serrant contre sa poitrine. Ils s’embrassèrent avec fougue. C’est alors qu’il vit aussi que ce n’était pas le même
que celui de l’hôpital. Basta ! Un autre ou le même ! Ça aurait pu être
une
la
...
36
Rencontres • Encounters • Farereira’a
un
autre vieux comme lui en Mercedes coupé sport et aussi ridicule,
mais quelle importance maintenant !
Distraitement il les
regarda disparaître s’ébrouant comme deux
chiens fous. Baissant la tête, il tira une dernière bouffée de sa cigarette
dans un soupir de troisième âge fatigué et éreinté. Les cendres tombérent. Il les écrasa d’une sorte de rage, souffla la fumée et reprit douce-
ment sa marche vers chez lui. On devait l’attendre et il savait bien qui
c’était.
Jimmy M. Ly
Papeete 11 septembre 1981
37
Littérama’ohi N°5
Amaru Araia Patrick
PEHEPEHE • POEMES
E anapanapa noa teie, anapanapa iti no te oraraa o tei mamae i to’u a’au...
Voici des reflets, instantanés d’une vie, qui sont venus troubler mon âme...
MAMA
Maheahea i te ma’i
Te ma’i ‘aitaata
Flétrie par la maladie
Qui se nourrit de l’humain
Ai i to i’o
Qui ronge la chair
Tea’ai i to i’o
Et qui la pourrit
To reo i te mapuhiraa e :
Tu laissas échapper :
“E to matou metua i te ao ra
“Notre père qui es aux deux
la raa to o’e io’a...”
Que ton nom soit sanctifié...’
Patiti i te hohoni
Convulsant sous la morsure
Hohoni niho o te mauiui
De la douleur
Uiui i te u’i tamarii
Exhortant les enfants
la ti’aturi, ia ti’aturiè
A plus de foi
To reo i te mapuhiraa e :
Tu laissas échapper :
“E to matou metua i te ao ra
“Notre père qui es aux deux
la raa to ‘oe i’oa..."
Que ton nom soit sanctifié...’
Mohimohi i te maru
S'éteignant à petit feu
Te maru tamaru no te po
Dans la douceur de la nuit
Po maveraa no te varua
Nuit où s’envole l’âme
Po maveraa no to varua
Où s’envole ton âme
To reo i te mapuhiraa e :
Tu laissas échapper :
“E to matou metua i te ao ra
“Notre père qui es aux deux
la raa to o’e io’a...”
Que ton nom soit sanctifié...'
Auta te ‘aau tama
L’enfant était à la peine
Aau mehara faufaa ‘ore
L’âme au repentir inutile
Ore ho’i to aro Marna
Car ton regard
I fariu mai
Ne se retourna point
To reo i te mapuhiraa e :
Tu laissas échapper
"E to matou metua i te ao ra
:
“Notre père qui es aux deux
la raa to ‘oe io’a...”
Que ton nom soit sanctifié...'
38
Rencontres • Encounters • Farereira'a
Pua i to tino
Ton corps s’était fleuri
Roimata tavai ia o’e
Des larmes te baignaient
Hiti atu ra o Hau Iti
Hau Iti se leva
Heva atu ra o Tefana
Tefana était en deuil
Parare atu ra te parau e
La nouvelle se répandit
Ua mate te ohi tupu
Ua mate te iho tupu
L’originaire s’en est allé
L’originaire s’en est allé
Tauu to afata
Ton cercueil trembla
Tauu i te repo no Tefana
Sous la terre de Tefana
Te repo o ta taua e ope nei
Terre que nous ramassions
E to’u nei taea’e
Mon frère
Te ruru nei te rima
Et nos mains tremblent
I te outu o teie nei apoo
A l’extrémité de ce trou
Te tarapape nei te aau
Et le courage se délaie
E to’u nei taea’e
O mon frère
I te hiti o to taua metua
Au côté de notre mère
Ua tauahi oto taua ia taua
Nous nous réconfortions
i Rua Hotu No’a No’a ra e
Car à Rua Hotu No’a No’a
Ua mau’e te varua metua
Son âme s’est envolée
Ua mau’e e ua ho mai
Et nous a laissé
I te Here e te Aroha
L’Amour et la Compassion
Mama !
Mama !
Mama !
Mama !
To reo i te mapuhiraa e :
Ta voix agonisait
“E to matou metua i te ao ra
‘‘Notre Père qui es aux deux
la raa to ‘oe i’oa...”
Que ton nom soit sanctifié..."
Mama !
Mama !
Mama !
Mama !
A fano
Vogue
Vogue
Vogue de ton long voyage
Vers la paix divine
A fano
A fano i to tere roa
A fano I te Hau Atua
Amaru Araia Patrick (25/11/90)
Na to matou Marna Ruau
o Tarahu Louise Ruita
39
Littérama’ohi N°5
Amaru Araia Patrick
TE RERE AVARUA
la vehi te rouru tea
0 te Ruahine Mata Maru
Lorsque les blancs cheveux
De la déesse au doux regard
1 te ahu o to u nei marae
Embrase l’autel de mon marae
la mure te vava
Lorsque le silence
0 te ao taata nei
Couvre le frémissement
1 te muhu tapu
Du monde
la pahu te pa mato
Lorsque les rochers
0 Vai Tu Pa
De Vai Tu Pa
1 te pahu o te Pahu Nui
Résonnent comme le grand tambour
la taritari te haumoe no’ano'a
Lorsque la brise odorante
0 te Pu Fenua
Du centre de la terre
1 te upu a te tahu’a nui
Exalte les incantations du grand prêtre
Aita vau faahou i teie nei ao
Je ne suis plus de ce monde
Tei te ra’i tuatini to’u a’au
Mon âme s’est envolée
1 te rere a varua ra
Du vol de l’esprit
1 te heiva mo’a a tupuna
Aux réjouissances des ancêtres
Aita vau faahou i teie nei ao
Je ne suis plus de ce monde
Tei te ra’i tuatini ra to’u a’au
Mon âme s’est envolée
1 te rere a varua ra
Du vol de l’esprit
1 te aparau raa a te mau atua.
Aux palabres des dieux.
Amaru Araia Patrick
(26/12/99)
40
Rencontres • Encounters • Fare reira’a
TE TAU
Te ohu e te ohu noa nei a te Tau.
Roule et se déroule le Temps
Te hinaaro, ia mau rii oia,
Je veux l’arrêter un moment
la mau ia u i te horo noa raa
Arrêter de courir
E i te tutava noa raa,
De peiner
la mau ia u i te haavarevare noa raa
D’avancer masquer
E i te te’ote’o noa raa.
De pavaner
Te ohu e te ohu noa nei a te Tau.
Roule et se déroule le Temps
Hemo atu ra te Tau, hemo mai,
Puis le Temps a passé, repassé
M’a même dépassé
Mahemo ato’a ia u nei.
Mahemo i to’u nei oraraa maamaa,
Teie apu nui hu’ahu’a,
Dépassé ma vie décervelée
Cette grande coquille morcelée
Aita roa atu i oti noa ae,
Jamais achevée
Hu’ahu’a a mano e a tini hu’ahu’a,
En mille morceaux
Hua nane hia.
Hemo atu ra te Tau, hemo mai.
Eparpillés
Le Temps a passé, repassé.
E te Tau e a tia’i mai,
0 Temps, attends-moi
Te morohi nei ho’i te ahi,
La flamme s’éteint
Te poto nei te mahana.
Les jours se raccourcissent
0 Temps, attends-moi.
E te Tau e a tia’i mai.
Amaru Araia Patrick
Tarahu Tefana'ura
(21/10/97)
41
Littérama’ohi N°5
Amaru Araia Patrick
HUMA NOA NA...
Aore ia u mata
Je ne suis
I te nehenehe
Pas beau
Aore ia u tino
Je n’ai pas
I te pautuutu
E huma mero ho’i au...
Un beau corps
Je suis handicapé...
Rima fati, avae pi’o,
Je suis main cassée pied bot
Vaha fefe, ‘a’i tarere,
Bouche tordue cou balancé
Hoataraa na te tama,
Mata’ita’iraa na te taata,
Moquerie pour enfants
Spectacle pour adultes
Faa’inoraa na outou...
Insulte à vos yeux...
Ua rau mahana
Les jours ont passé
To’u vai otahiraa
A attendre solitaire
I te uputa o te ana maro
O to outou nei aroha
A l’entrée de la grotte asséchée
De votre pitié
Ua rau mahana
Les jours ont passé
To’u moemoeraa
A guetter
I te ho’e rima pii ia u
Une main tendue
Moemoe, moemoe noa atu vau
A guetter, en vain
Aore uputa i vata mai...
Aucune porte s’est ouverte...
Aore pii i oto mai...
Aucun appel n’a retenti...
Ua rau ho’i here
J’ai tant d’amour
I to’u nei a’au
En mon âme
I te ana a puni
Dans la source cachée
O to’u nei tino aravi
Ua rau ho’i aroha
De mon corps difforme
J'ai tant de compassion
I to’u nei vaha
A clamer
I te ‘u'uraa o to’u nei reo
Dans ma voix qui bégaie
U’u i to outou nei reo faa’o’o...
A cause de vos railleries...
42
Rencontres • Encounters • Farereira’a
Ua rau, ua rau
J’ai tant et tant
Ua rau te here
D’amour
Ua rau te aroha
Tant de compassion
Ua rau te ti’aturiraa
D’espoir
I to’u nei apu rima...
Au creux de ma main...
E hoa ma e
Chers amis
Teie to’u nei rima
Voici ma main
Teie...
Voici...
Teie to’u nei rima ...huma
Voici ma main...d’handicapé
Huma noa na to’u nei mau mero
Je suis handicapé
Haama noa na to’u nei aro
La honte est sur moi
Aore ra ia u ‘a’au i te huma
Mais mon âme ne l'est pas
Aore, aore roa atu...
Ne l’est pas...
Amaru Araia Patrick
(29/04/91)
43
Littérama’ohi N°5
Chantal T. Spitz
INTRODUCTION A DES RENCONTRES
OCEANIENNES
extraits pensées mele essais récits poèmes nouvelles cartes pos-
taies biographies communications
formes multiples langues plurielles écrits pacifiques communauté
océanienne
paillettes de mémoires poussières de savoirs poudres d’histoires
pour
dire traduire
chanter danser
nourrir produire
après une nuit insistante le peuple de l’océan reprend le voyage
comme
jadis nous avons navigué notre destin dans les étoiles de
notre ciel nous traçons désormais notre devenir dans les sens de
nos mots
et dans cette traversée neuve
origines confrontées rencontrées hostilités modulées modérées
paroles partagées échangées textes transcrits traduits
se reconduisent les langues héréditaires
s’instruisent les écritures volontaires
se construisent les identités souveraines
soufflent le to’erau de l’inspiration le to’a de la création
et
de toutes les nésies
44
poly mêla micro
déposent dans le pahi-littérature ces bouts d’écrits
tafai multicouleurs tifai plurilangues pourtafaifai notre créativité tifaifai notre originalité
se
ce numéro de
Littérama’ohi
tifaifai aux coutures encrées imprimées éditées
comme le levain de tous les
possibles
donne à entendre la communauté pacifique en composition
donne à lire les consciences océaniennes en affirmation
donne à éprouver les alliances littéraires en fondation
coutume des temps nouveaux pour la perpétuité de notre conscience
culture de l’ère présente pour la pérennité de notre essence
Déwé Gorodé Patricia Grace Alexis Wright Luis Cardoso Pierre
Gope Weniko lhage Larry Thomas Jean Van Mai Ismet Kurtovitch
Philip Mc Laren présents à Poindimié et Nouméa nous manquent
remercions et accueillons les auteurs qui nous font la joie de parta-
ger leurs écrits avec nous
puissent nos avenirs se tresser de connivences littéraires
Chantal T. Spitz
45
Littérama’ohi N°5
Franck Stewart
AN ENCOUNTER
WITH MICHOU CHAZE
When I met Michou Chaze for the first time, in September 2003, it
was in the
lobby of a modest hotel in the middle of Waikiki, on the island
of Oahu. I did not know what she would look like; I only knew her repu-
tation: that she was one of an amazing group of writers in Tahiti who are
producing a wealth of contemporary Ma’ohi literature, bringing the voiof Polynesians onto the world stage, creating novels, stories, and
poetry on a par with international literature from all parts of the globe.
What would she be like? What language would we have in common?
Of course, Michou was what she is and what I should have predicted and shortly realized. She is a sister in our large family, and when we
met I could feel the connection flow from her gentle courtesy, her dignity worn lightly, an intense conviction like electricity in her eyes, and a
spiritual center that is the source of her assurance. But, yes, most certainly a sister and a messenger. History has given her a certain color of
skin and a certain speech accent (very agreeable to an English-speaker’s
ear) and a certain blend of cultural aspects, European, Oceanic, and
more. As a result, as soon as we began to talk, I realized strongly that
whatever had occurred in the past and was to occur in the future in
Polynesia’s far corners, an infinitely nuanced but unmistakable sense of
community could be maintained and continue to strengthen this large
family. Here was Michou before me, as familiar to me as my closest
friends and neighbors, carrying this message in her person.
Michou and I came together not entirely by chance: this was the
moment we should have met. We were together because of the growing
possibility across all of Polynesia of renewed community, a re-introduction of family members who have been separated too long by geographical distance, accidental nationhood and imposed political histories, and,
of course, by language. We met out of a shared hope, I believe, that the
same technologies that are creating global havoc can and must now be
turned, with the proper spirit, to a positive use-overcoming the obstacles
ces
46
Rencontres océaniennes
RENCONTRE
AVEC MICHOU CHAZE
J’ai rencontré Michou Chaze pour la première fois, en septembre
2003, dans le hall d’un modeste hôtel au milieu de Waikiki, sur l’île
d’Oahu. Je ne savais pas de quoi elle avait l’air, ne la connaissant que
de réputation : elle faisait partie d’un groupe étonnant d’écrivains à
Tahiti qui produisaient une riche littérature contemporaine Ma’ohi, élevant des voix polynésiennes sur la scène mondiale, créant des nouvel-
les, des histoires, une poésie au même niveau que la littérature internationale de tous les coins du globe. A quoi ressemblerait-elle ? Quel langage aurions-nous en commun ?
Bien sur, Michou était ce qu’elle est et ce que j’aurais dû deviner et
bientôt réaliser. Elle est une sœur dans notre grande famille, et quand
nous nous sommes
rencontrés, j’ai senti la connexion s’écouler de sa
douce courtoisie, sa
dignité portée avec discrétion, une conviction
intense comme de l’électricité dans ses yeux, et une spiritualité source
Mais, oui, davantage une sœur et un messager.
L’histoire lui a donné une certaine couleur de peau et un accent particu-
de son
assurance.
lier (très agréable à l’oreille d’un anglophone) et un certain mélange
d’aspects culturels divers, européen, océanien et bien d’autres.
Finalement, dès que nous avons commencé à parler, je réalisai fortement que, quel que fût le passé et quoi qu’il arrive dans le futur dans les
coins les plus éloignés de la Polynésie, le sens d’une communauté avec
des nuances infinies mais indubitablement la même pouvait être maintenu et continuerait à renforcer cette grande famille. Voilà Michou devant
moi, aussi proche de moi que mes plus chers amis et voisins, portant
ce message en sa
personne.
ne devons pas totalement notre rencontre au
hasard : nous devions nous rencontrer à ce moment-là. Nous étions
Michou et moi
possibilités croissantes à travers toute la
Polynésie d’un renouveau communautaire, une réintroduction des membres d’une famille séparée depuis trop longtemps par des distances
ensemble à
cause
des
47
Littérama’ohi N°5
Franck Stewart
that have separated people from their kin and estranged them from their
traditional sacred centers.
Literature is one of those technologies. And with new ways of distribution for our arts, we are now able to tell our stories to one another,
to have them translated, and to transmit them at the speed of light-to
hear each other speak, dance, and sing, and converse face-to-face. If at
first this exchange of stories, images, himene, ori, and papa ‘olelo must
in person, nevertheless it
beginning, and we should use contemporary technological wa’a with all the courage that it took centuries ago to face long,
open-ocean voyages and unknown horizons.
In the coming months, I hope there will be more exchanges among
island storytellers and artists. I hope that the journal I edit, Manoa, can
be one of the wa’a that carries stories among the islands, and that journais like Literamaohi as well as many books will find their way across
the sea. I hope for an abundance of writers and translators willing to
become excellently trained craftsmen and craftswomen in the art of literature, nurturing young artists and teaching the openness of spirit, the
aloha that excludes no one who has a good heart.
This hopefulness springs from my encounter with Michou Chaze
who brought with her much aroha. In Hawai’i we say, “with aloha, all
things are possible.”
be accomplished electronically rather than
can be done, it’s a
Frank Stewart
University of Hawai’i
Editor Manoa : A Pacific Journal
48
Rencontres océaniennes
géographiques, par une oppression non désirée et un historique de politiques imposées, et, évidemment par la langue. Nous nous sommes rencontrés par un espoir partagé, je crois, que les mêmes technologies qui
créent des ravages au niveau de la globalisation, peuvent et doivent
maintenant être transformées, avec un bon esprit, en une utilisation positive surmontant les obstacles qui ont séparé les gens de leurs plus proches parents et les ont rendus étrangers à leurs lieux traditionnels sacrés.
La littérature est l’une de ces technologies. Et avec les nouveaux
moyens de distribution de nos arts, nous avons maintenant la possibilité de raconter nos histoires qui peuvent être traduites et transmises à la
vitesse de la lumière, nous pouvons nous entendre parler, nous voir
danser et chanter, et nous pouvons converser face a face. Si au début,
cet échange d’histoires, d’images, de himene, ori et papa ‘olelo s’accomplit par l’électronique et non en personne, il a au moins le mérite
d’exister et constitue un début et nous devrions utiliser le wa’a (la pirogue) de la technologie contemporaine avec tout le courage qu’il fallait
il y a des siècles pour faire face à de longs voyages sur le grand océan
et des horizons inconnus.
Dans les mois qui viennent, j’espère qu’il y aura davantage d’é-
changes entre les artistes et les conteurs des îles. J’espère que le journal que j’édite, Manoa, pourra être la pirogue qui transporte les histoires à travers les îles, et que des éditions comme Littérama’ohi et de
nombreux livres trouveront leur route sur la mer. J’espère une abondance d’écrivains et traducteurs souhaitant être très bien formés comme
artisans et artisanes dans l’art de la littérature, nourrissant de jeunes
artistes et enseignant l’ouverture d’esprit, le aloha qui n’exclut personne ayant un grand cœur.
Cet optimisme jaillit de ma rencontre avec Michou Chaze qui a
apporté avec elle beaucoup de aroha. A Hawai’i nous disons : « Avec
aloha, tout est possible. »
Frank Stewart
Université de Hawai'i
Editeur de Manoa : Un Journal du Pacifique.
(Trad, A. R. Coeroli)
49
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
Keoni est Hawaïen, il est venu en décembre à la tête d’un groupe
de danse Hawai’inuiâkea représenter Hawaï au festival des Marquises.
J’avais proposé ce groupe au comité organisateur du festival il y a un
et j’ai eu le plaisir de les accompagner aux Marquises. Je connaissais plusieurs d’entre eux : Keao NeSMITH, Ernie CRUZ, d’autres artisan
tes dont je vous parlerai peut-être une autre fois. Des rencontres reliées
aussi, d’une certaine façon, au rapatriement des « ivi tupuna » (ossements
humains) en Polynésie française depuis le Bishop Museum
d’Honolulu.
Ce festival était important pour moi pour plusieurs raisons. C’était
1erfestival, le 1er pour mes amis hawaïens, le 1er pour les « tupuna »
rentrés chez eux et le 1er sans Lucien KIMITETE.
mon
Lucien, tu nous as manqué mais ton absence n’était que physique, ta présence planait là chaque jour, chaque soir. Déborah était là,
belle et digne avec le même regard d’amour pour ton île devenue sienne mais ses yeux trahissent toujours le manque de toi. Je repensais à
quelques mots que tu avais cités et me disais que oui, un peuple qui
danse à nouveau est un peuple qui renaît, qui revit.
—
Je me suis rendue au charmant petit cimetière qui donne sur la
baie d’Atuona, une vue digne des plus belles cartes postales. J’étais
accompagnée de Kimo ARMITAGE, Hawaïen, écrivain appartenant à
l’association « Hui Malama I Na Kupuna I Hawaii Nei », l’un de ceux qui
avaient escorté nos tupunas de Hawaï à Tahiti. Nous nous sommes
recueillis sur la petite tombe des tupunas,... une visite discrète faite
avec le cœur. Kimo a chanté un « oli ». J'ai dit quelques mots en Tahitien
écrits spécialement pour les tupuna et d'autres en Français pour exprimer mes sentiments présents.
Lors des spectacles, j’imaginais les sons lancinants des « pahu »,
des « pu », montant de « Pepeu » jusqu’au cimetière. J’écoutais les voix
aiguës des femmes : « Mave mai ! Mave mai ! ». Elles me ramenaient
des souvenirs, je les avais entendues à Hawaii...Les parfums des
50
Rencontres océaniennes
«
kumu hei
»
s’élevaient dans l’air chaud et sec. Je partageais ces
moments de bonheur dans une atmosphère joyeuse et paisible me disant
que chaque chose semblait à sa place, que tout était dans l’ordre et que
c’était bien.
Le groupe hawaïen « Hawai’inuiakea », mené par Keoni KUOHA,
avait préparé des danses, des chants, un « ahi ma’a », une cérémonie
du « ava » et des jeux traditionnels hawaïens. Les spectateurs qui ne
connaissent pas les traditions hawaïennes ne se sont pas rendus compte du long travail de préparation nécessaire. Par exemple, les danseurs
et danseuses ont sculpté un motif spécialement pour cet unique spectacle pour fabriquer un tampon en
bois qui, imbibé de teinture, sert
ensuite à imprimer le motif des centaines de fois, à la main, sur des
dizaines et des dizaines de mètres de tissu. Ce tampon ne pourra pas
être réutilisé pour un nouveau spectacle. Si le groupe présente un autre
spectacle, il devra réinventer un motif, sculpter de nouveaux tampons
en bois, préparer une nouvelle teinture etc. De même, les bâtons utilises lors d’une danse ont dû être fabriqués spécialement pour ce spectacle et ne pourront être réutilisés. Toutes les personnes du groupe parlent hawaïen couramment ce qui est assez rare et faisait partie des
conditions requises pour faire partie du groupe. Certains danseurs sont
étudiants, d’autres donnent des cours à l’université. Mon ami Keao a
même présenté des ‘orero en Marquisien. Leur sens du respect de leur
propre culture et de la culture des autres est très profond et leur travail
de recherche important et correspondait très bien au thème de ce festival « la transmission des savoirs ».
J’ai demandé à Keoni de se présenter et de nous faire cadeau de
quelques poèmes. Il se présente donc en anglais et ses poèmes sont
tantôt en Tahitien, tantôt en Hawaïen. Je me suis contentée de traduire.
Annie, Reva'e Coeroli
51
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
AUTOBIOGRAPHY
I am Keoni James Kuoha. I was born and raised in Waimànalo, on the island of O’ahu.
My mother Linda is Norwegian, Irish, Scottish, and Welsh from the United States. Her
mother Morna is the only child of two Norwegian immigrants and her father James
Frazier was born in Canada and later moved to the United States.
My father Chester Kuoha is Hawaiian. His mother Emma was born in Ke’anae, Maui and
raised there and in Moloka’i, both places being rural Hawaiian communities where the
language and culture still thrived. His father James Kuoha was born and raised in
Kahalu’u, Kona on the island of Hawaii His parents grew kalo (taro) in the manner common in Kona and they lived much like their ancestors did before them.
Knowledge began with my ancestors. My parents were my first school, and Waimànalo
is where I spent my childhood learning. With this solid foundation set, I went outside of
my family and community for an education at the Kamehameha Schools, a prestigious
private school for Native Hawaiians. Although the focus was on a Western style education, I found ample opportunity there to learn more about my own culture and history. I
graduated from there with honors and went on to the University of Notre Dame in
Indiana, where I completed my Bachelors of Arts in the field of Government and
International Relations.
I was very anxious to return to Hawaii after that to continue learning about my culture
and history. I entered the halau (traditional school) of a respected kumu (teacher), John
Keola Lake, to learn the prayers and histories embodied in the chants. I supplemented
that learning by entering the graduate program in Pacific Islands Studies offered at the
University of Hawaii at Mânoa. Through the University, and in particular the
Kamakakiiokalani Center for Hawaiian Studies, I have found a community of Hawaiian
intellectuals and cultural activists with whom I learn and share alike. I have also found a
job through Hawaiian Studies as a teacher and am now teaching Hawaiian history, culture, and language courses between three universities.
I continue my learning within the halau of another respected kumu, John Ka’imikaua,
whose unique tradition comes exclusively from Moloka’i. I have focused more on hula in
the past two years, though i continue to learn and even compose chants. I am also a
member of the Polynesian Voyaging Society and therefore a crew member aboard the
Hôküle’a. My
love of canoes has recently extended to racing, so I paddle for Hui
Lanakila Canoe Club.
Keoni Kuoha
52
Rencontres océaniennes
AUTOBIOGRAPHIE
Je
m’appelle Keoni James Kuoha. Je suis né à Waimânalo sur l’île d’Oahu
(Hawai’i).
Ma mère Linda est norvégienne-irlandaise-écossaise et Welsh des Etats-Unis. Sa
mère Morna était fille unique d'un couple de Norvégiens immigrants et son père James
Frazier né au Canada s’installa aux Etats-Unis.
Mon père Chester Kuoha est Hawaien. Sa mère Emma, née à Ke’anae sur l’île de
Maui, fut élevée aussi bien à Maui qu’à Moloka’i, en milieu rural Hawaïen dans des corn-
munautés où la langue et la culture prospéraient encore. Son père James Kuoha est né
et a grandi à Kahalu’u,
Kona sur l’île d’Hawai'i. Ses parents cultivaient le kalo (tara)
selon l’usage à Kona et ils vivaient à peu près de la même façon que leurs ancêtres.
Mon éducation débuta avec les anciens de ma famille. Mes parents furent ma première école et c’est à Waimânalo que j’ai passé mon enfance à apprendre. C’est sur ces
solides bases que je quittais ma famille et ma communauté pour aller à l’école
« Kamehameha School », une
prestigieuse école privée pour Hawaïens. Bien qu’orien-
tée vers une éducation de style occidental, je trouvais là de nombreuses opportunités
pour connaître davantage ma propre culture et son histoire. Après avoir réussi à mes
examens avec les
honneurs, j’entrais à l’Université de Notre Dame en Indiana pour obtenir le diplôme de « Bachelors of Arts » dans le domaine du gouvernement et des relations
internationales.
J’étais très anxieux ensuite de retourner à Hawai’i pour continuer à apprendre ma
culture et son histoire. J’entrais alors dans le hàlau (école traditionnelle) d’un kumu
(enseignant) respecté, John Keola Lake, pour apprendre les prières et les histoires
exprimées dans les chants. Je complétais cet apprentissage par le diplôme en études
des îles du Pacifique (Pacific Islands Studies) proposé par l’Université de Hawai’i à
Mànoa. A l’Université mais surtout au Centre d’études hawaïennes Kamakaküokalani,
j'ai trouvé une communauté d’intellectuels Hawaïens et d’activistes culturels avec qui
apprendre et partager. J'ai également trouvé un emploi d’enseignant grâce aux études
hawaïennes et je donne actuellement des cours d’histoire hawaïenne, de culture et de
langue hawaïenne dans trois universités.
Je continue mes études dans le hâlau d’un autre kumu respecté, John Ka’imikaua
dont l’unique tradition vient exclusivement de Moloka’i. Je me suis davantage concentré sur le hula durant ces deux dernières années tout en continuant d’apprendre et
même de composer des chants. Je suis également membre de la “Polynesian Voyaging
Society” et aussi un membre de l’équipage de la pirogue « Hokule’a ». Ma passion pour
le canoë s’est récemment étendue à la course de kayaks, c’est ainsi que je rame pour
l’équipe de « Hui Lanakila Canoe Club ».
(Trad Annie, Reva’e Coeroii)
53
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
‘E kolu Mele no ka Lâhui
Three Songs for the Nation
‘E torn Pehe no te Nüna’a
I write for friends, i thinks that’s the best way; writing to entertain,
writing to honor, writing to tease... writing because I feel something for
us. I write for friends. They are an immediate reminder that I am not
alone. I am part of a we that in each of our own ways makes this world
better for all. I write for friends because in their faces I see my nation
and that inspires me to be more than I am. The following three mele
(poem or song) were written for friends and are dedicated to our nation.
The first mele is a modern take on a genre of mele that was born
from the anger and grief, as well as unity Hawaiians felt after the United
States invaded our tiny nation and stole our sovereignty in 1893. These
songs are called mele ‘ai pôhaku (rock-eating songs).“We Got Rocks” is
charge for our people to stand-up for ourselves (tii) while also serving
warning to the colonizer who denies us our rights as a nation. We
got rocks ! Rocks are our weapons, but not one rock need be thrown.
a
as a
Rocks are what we use to build our house foundations and our sacred
sites. Rocks feed us in the imu (ahima’a) and we use them to make our
poi (pôpoi). In a larger sense, these rocks symbolize the culture we now
realize to be the our greatest weapon in reclaiming who we are and the
land that is ours.
Keoni Kuoha
54
Rencontres océaniennes
Trois Chants Pour Une Nation
J’écris pour les amis, je pense que c’est la meilleure façon d’écrire,
écrire pour amuser,
écrire pour honorer, écrire pour taquiner... car je
quelque chose pour NOUS. J’écris pour mes amis car ils me
rappellent instantanément que je ne suis pas seul. Je suis une partie
d’un NOUS qui, riche de nos manières d’être, rend ce monde meilleur
pour TOUS. J’écris pour des amis car je vois dans leurs visages ma
nation et que cela m’inspire pour être ce que je suis. Les trois « mele »
qui suivent ont été écrits pour mes amis et sont dédiés à notre nation.
ressens
Le premier « mele » est issu d’un modèle moderne, né d’une colère
et d’une douleur semblable à celle éprouvée par les Hawaïens lorsque
notre petite nation fut envahie par les Etats-Unis et que notre souverai-
neté nous fut volée en 1893. Ces chants sont appelés «‘ai pohaku »
(chants des mangeurs de cailloux). « We Got Rocks » (Nous Avons Des
Pierres), c’est un devoir envers nous-mêmes de nous lever en tant que
nation et un avertissement pour le colonisateur qui nie nos droits nationaux. Nous avons les pierres ! Les pierres sont nos armes, mais pas
besoin d’en jeter une seule. Nous utilisons les pierres pour construire
les fondations de nos maisons et pour construire nos sites sacrés. Les
pierres nous permettent de nous nourrir. En effet, nous les utilisons
dans le imu (ahima’a = four) et aussi pour notre poi (popoi). Dans un
sens plus large, ces pierres symbolisent notre culture que nous réalisons être notre meilleure arme pour clamer qui nous sommes et réclamer la terre qui nous appartient.
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
55
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
WE GOT ROCKS
Not Only will the [re]evôlution be televised
Electrified, digitized and rebroadcast
But b§ advised that the signal is coming in strong
From a dimension too, too deep to mention
Too, too nui for just one of us
Too, too mana to take all of you
And all of us are Tü tuning in
Set the station, set the clocks
The time is NOW
And on the menu, a programmer’s delight
We got rocks,
We GOT rocks!
And we’re not afraid to use them.
No, no need to hide mista Charlie
No, no need to run.
‘Cause we got rocks
And rocks is only half the fun
‘Cause we got the spark, it’s called a little know how
And we got the drive, it’s all about go now
And there’s no stopping the wave you just detected
Check out the radar, check out the scopes
You’ll wanna see this before it hits... but you won’t
They call ‘urn tsunamis when they’re in the water
They call ‘urn quakes when they’re on the land
But since you don’t know what direction this is coming from
Let's just call it HAWAIIANS
Eventually you’ll understand
‘Cause we got rocks
And rocks is only half the fun.
Keoni Kuoha
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Rencontres océaniennes
“NOUS AVONS DES PIERRES”
Non seulement la (ré)évolution sera télévisée
Electrifiée, digitalisée et rediffusée
Mais elle sera informée de l’arrivée d’un puissant signal
D’une dimension trop, trop profonde pour en parier
Trop, trop « nui » pour un seul d’entre nous
Trop, trop « mana » pour nous prendre tous
Nous sommes tous réglés sur « Tu »
Réglez la station, réglez les horloges,
Le temps est venu
Et au menu, un délice du programmeur,
Nous avons des pierres,
Nous AVONS des pierres !
Et nous n’avons pas peur de tes utiliser.
Non pas besoin de cacher « mista Charlie »
Non, pas la peine de courir,
Car nous avons des pierres
Et les pierres ne sont que la moitié de l’amusement
Car nous avons l’étincelle. On l’appelle petit savoir faire.
Nous connaissons la route, il ne reste plus qu’à avancer maintenant.
Vous ne pouvez arrêter la vague que vous venez juste de détecter.
Vérifiez le radar, vérifiez les possibilités.
Vous voudrez voir ça avant le choc... mais vous ne le voulez pas.
On les appelle « tsunamis » dans l’eau,
On les appelle « tremblements de terre » sur terre
Mais tant que vous ne savez pas de quelle direction cela arrive
Appelons les HAWAÏENS
Eventuellement, vous comprendrez
Car nous avons des pierres
Et les pierres sont seulement la moitié de l’amusement.
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
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Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
This next mele, although written in Tahitian, follows many rules of
Hawaiian poetry and composition. For instance, I use the word pua kno-
wing the Tahitian meanings, but with intention to express the Hawaiian
meanings and connotations. In Hawaiian, pua means flower, but it also
means child, offspring, and descendant. It is used often in Hawaiian
songs to mean all of these things. “Te Vehi Tupuna” belongs to a genre
of mele called mele wehi or mele lei, composed as an adornment or lei
(hei) for the person being honored. I wrote this for Annie Reva’e Coeroli
to express my love for her and my appreciation for all that she does for
our nation. I have added an English translation that is less than literal.
Here I try to express my intentions and feelings more than a word-forword translation.
Keoni Kuoha
Le “mele” suivant, bien qu’écrit en tahitien, suit de nombreuses règles
hawaïennes de composition et de poésie. Par exemple, j’utilise le mot
» en connaissant le sens de ce mot en tahitien mais avec l’intention d’exprimer des connotations et des significations hawaïennes. En
« pua
hawaïen « pua » signifie fleur mais aussi enfant, progéniture, descendant. Ce mot est souvent utilisé dans les chants hawaïens avec toutes
significations. « Te Vehi Tupuna » appartient à un genre de « mele »
appelés « mele vehi » ou « mele lei », chants composés comme des
ornements ou « lei » (« hei »=couronnes) pour honorer une personne.
J’ai écrit ce chant pour Annie, Reva’e Coeroli afin d’exprimer mon
amour pour elle et mon appréciation pour tout ce qu’elle fait pour notre
peuple. J’ai ajouté une traduction en anglais que je n’ai pas voulu littéraie. J’ai tenté d’exprimer davantage mes intentions et mes sentiments
plutôt qu’une traduction mot a mot.
ces
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
58
Rencontres océaniennes
TE VEHI TUPUNA
THE ANCESTORS’ ADORNMENT
E pua ‘oe no te tupuna
Tupu mau à te aroha i roto ë
Child of an eternal source
Love springs within
Faa’una’una mal i te ‘aihere
Refreshing beauty in the wilds
Poihere ‘oe i te nüna’a ë
While you comfort a nation
hui :
chorus:
Ua vehia te upo’o mo’otua
Grandma’s babe, her crown is adorned
E tû'ama i te ‘ite tahito
E te mâ’ohi o te fenua
In an ancient wisdom, light of our age
Keep the bones and their earthen mantle
We, the Natives of this land
Pua mâ’ohi no’ano’a ‘iri
Native bloom that perfumes the skin
O te feiâ ‘âpï ‘e te purotu ë
Of a new generation of shinning faces
A haapa’o i te ivi ‘e te ‘âi’a
Faatere tano i te ara tupuna
Navigate well the paths of our ancestors
Te vairaa o te mana te mau atua
Where dwells the mana of gods
E tïa’i ho’i ‘oe no te ivi
Guardian of the bones
Tuaivi, tuamo’o o te mou’a ë
The ridge, the spine of the mountains
Ua ‘à’ia teie pua o te tupuna
Tupu mau à te aroha i âtea ë
Where blooms this flower of ancients
Source of aloha spread far and wide
59
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
This final mele comes from a genre called mele ma’i (genital song).
These are traditionally songs written for our chiefs upon their birth, giving
name
to their genitals,
often foreshadowing their sexual prowess in later
years and praising the loins from which the next generation of chiefs are to
come. The mood is upbeat and the intent is for a prosperous future full of
children. It is most fitting that this mele be the last in this series just as any
good hula performance usually ends with a mele ma’i as well. It is fun, exciting, and leaves the audience with hope for a future full of growth. This particular mele was composed for Lilikala Kame’eleihiwa, a prominent leader
in the Hawaiian community, an outspoken advocate for Hawaiian Rights,
and one of my mentors at the University of Hawaii This was presented to
her on the occasion of her 50lh birthday and with the same intention of those
mele ma’i of old. It honours the work she has done to bring prosperity to
the nation while praising the lineage she has continued by having two children and, at present, one grandchild. E ola ka lahuil la ora te nüna’a !
Keoni Kuoha
Rencontres océaniennes
Ce dernier “mele” est issu d’un genre appelé “mele ma’i” (chant géni-
tal). Il s’agit de chants traditionnels écrits pour nos chefs sur leur naissance, donnant des noms à leurs parties génitales souvent présageant leurs
prouesses sexuelles durant de longues années et louant la chair d’où sera
issue la prochaine génération de chefs. Lhumeur est optimiste et l’intention
est un futur prospère rempli de nombreux enfants. La meilleure place pour
ce « mele » est à la fin de cette série comme chaque bonne performance
de hula qui se termine avec un « mele ma’i ». C’est amusant, excitant et
laisse l’audience avec l’espoir d’un futur plein de promesses. Ce « mele »
particulier a été composé pour Lilikala Kame’eleihiwa, une femme responsable importante dans la communauté hawaïenne, franche avocate des
droits hawaïens et une de mes mentors a l’Université d’Hawai’i. Ce chant
lui fut présenté à l’occasion
de son 50eme anniversaire avec la même
intention que pour les « mele ma’i » d’antan. Ce chant honore le travail
qu’elle a fait pour apporter prospérité à la nation tout en louant la lignée
qu’elle a continuée en ayant deux enfants et, à présent, un petit-fils.
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
61
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
Moe aku moe mai
e
Hiwapu’i ë
Sleep here,
sleep there Hiwapu’i
Eô i tou inoa e Hiwapu’i ea
Answer to your name, Hiwapu’i
'Ühï uhâ ’o Pu’uiki ea
Pu’uiki Hill moves and quakes
Wahinenohomauna oho pulu ea
The fronds of the fern are drenched
Noho maila i ka nu’u Paliuli ea
Sitting on the summit of Paliuli
Ho’olale i ka hana Hiwapu’i ea
Mai milimili ‘apa ka i kauoha ea
Hiwapu’i rouses us to work
“Do not dally” is the command
Kuikui i tô pua i ’ane’i ea
String your flowers over here
I lei ka ’ano’i i ke aloha ea
For desire to be adorned with love
Moe aku moe mai e Hiwapu’i ea
Sleep here, sleep there Hiwapu’i
Ho’oulu lâhui ’o kâu hana ea
Your job is to increase the nation
Ua lei a’ia tô pu’ipu’i ea
You have been given a lei
I ka wehi hua ‘ôlelo mae ‘oie ea
An adornment of words never fading
He ma’i no Lilikalâ
A genital song for Lilikala
Keoni Kuoha
62
Rencontres océaniennes
Dors ici, dors là Hiwapu’i
Réponds quand on t’appelle Hiwapu’i
La colline Pu’uiki bouge et tremble
Les fronds de la fougère sont trempés
Assis au sommet de Paliuli
Hiwapu’i nous incite au travail
Et ordonne : « Ne traîne pas »
Suspends tes fleurs là-dessus
Pour que le désir soit paré d’amour
Dors ici, dors là Hiwapu’i
Ton travail est de faire croître la nation
Tu as reçu une couronne
Un ornement de mots qui ne se faneront jamais
Chant génital pour Lilikala
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
Aloha e Carrie,
The rain falls its sweet lullaby
And tree-tops caress the wind
Speak softly those loving words
The cool tickles my skin
Exciting every hair td cool memories
Kilohana* lays at my feet
As chill covers me gentle
Wrapped in thought and time
Waves of chill pass over as folds of bedding
Slide past my tingling
Each crest a thrill
Each trough slipping deep to my being
My skin... tingling
Warm but cool
Inside is out
The rain softens its bedtime song
Wind touches my lip, sweet dreams
And sleep tucks me in to another
Goodnight
-
Keoni, me ke aloha
'(Mountain whose name means bed coverings)
Rencontres océaniennes
Aloha Carrie,
La pluie tombe en douce berceuse
Et les cîmes des arbres caressent le vent
Murmures de mots d’amour
Le froid chatouille ma peau
Dressant chaque poil pour rafraîchir mes souvenirs
Le mont Kilohana* s’allonge à mes pieds
Tandis que le froid me recouvre doucement
Enveloppé dans mes pensées et dans le temps
Des vagues de froid m’envahissent tandis que les plis des couvertures
Glissent derrière mes picotements
A chaque crête de vague un frisson
Et chaque creux glisse profondément dans tout mon être
Dans ma peau...en picotements
Chaud mais froid
Uintérieur est à l’extérieur
La pluie qui tombe adoucit sa berceuse
Le vent caresse mes lèvres, de beaux rêves
Et le sommeil me borde dans une nouvelle
Bonne nuit
{Trad Annie, Reva’e Coeroli)
*(Kiiohana signifie couverture)
65
Littérama’ohi N°5
Keoni Kuoha
Aloha e Carrie,
Thoughts of you fill the spaces of my day
And I hope that space built for me in your heart
Pains you no more, no
beats out of time
But settled to easy rhythm that keeps the heart going
No love lost
A peace found
But of those sign posts of love
This guilt I cannot betray
Poem unsent...
Scented voices lost without record
Non-promises all
Unkempt litter my little room
And “I will send them” an ECHO
Of an Echo
of an echo...
It’s curious how a room, so full of STUFF
Stuff
stuff...
You hear what I mean
So here’s another signpost
It’s not a U or an X-ing
But it’s a me and a wish
That I can find you by mail
A few items that are truthfully yours
Aloha no, Keoni
Keoni Kuoha
66
Rencontres océaniennes
Aloha Carrie,
Les pensées de toi remplissent l’espace de ma journée
Et j’espère que l’espace construit pour moi dans ton cœur
Ne te fais plus mal, pas
De battement hors Temps
Mais règle pour rythmer facilement ce qui fait battre le cœur
Pas d’amour perdu
Mais une paix retrouvée
Mais parmi ces indicateurs d’amour
Cette culpabilité que je ne peux trahir
Des poèmes jamais envoyés ...
Des voix parfumées perdues non enregistrées
Des non-promesses toutes
Négligées jonchent ma petite chambre
Et des « je les enverrai » un écho
D’un echo
D’un echo
...
C’est curieux comment une pièce si pleine de choses
Choses
Choses
Tu vois ce que je veux dire
Alors voici un autre indicateur
Pas un U ou un X-ing
Mais un moi et un souhait
Que je fais de te joindre par poste
Quelques petites choses qui t’appartiennent vraiment
{Trad Annie, Reva’e Coeroli)
67
Littérama’ohi N°5
Christophe Augias
LE SALON DU LIVRE DE
LA NOUVELLE-CALEDONIE A POINDIMIE
(17-19 OCTOBRE 2003)
C’est au cours du mois de décembre 2002 que Déwé Gorodé, vice-
présidente et ministre de la culture du Gouvernement de la NouvelleCalédonie, me demandait de rédiger un document brossant à grands
traits l’organisation d’un salon du livre en Nouvelle-Calédonie. Elle me
souffla sa vision de l’événement et nous nous quittâmes ainsi à la veille
du grand endormissement administratif des deux mois suivants.
J’étais alors loin de me douter qu’en avril, une fois le dossier rédigé, discuté et retravaillé, l’organisation du Salon serait confiée à la
bibliothèque Bernheim. C’est avec une certaine fierté, mais aussi un
peu d’angoisse que la nouvelle fut accueillie : les bibliothécaires ont
beau être polyvalents par essence, l’organisation d’un événement de
cette ampleur était tout de même une chose nouvelle pour Bernheim !
Ces sensations s’effacèrent bientôt devant le travail, et la lente
montée en pression sur les 5 mois impartis pour mener à bien le projet.
Par un heureux concours de circonstances, un important colloque universitaire se tiendrait au même moment ou presque. Il apparut très rapidement que nos invitations, et donc nos organisations ne pourraient
qu’aller de concert, et une collaboration étroite s’établit avec Sonia
Faessel, responsable de ce concurrent bienvenu. La mutualisation des
moyens et des contacts nous permit bientôt d’avoir une liste conséquente d’invités communs. A ce titre, je ne louerai jamais assez les vertus du nouveau moyen de communication qu’est le courriel : le poids de
l’écrit et la spontanéité de l’oral, l’outil idéal en l’occurrence.
Ce salon aurait lieu à la frange des mondes de l’écrit et de l’oralité.
Le lieu choisi fut Poindimié, chef-lieu d’une côte Est toujours à l’écart
des grands événements. Le défi n’en était que plus grand, ce choix
ayant de fortes implications logistiques et soulevant des questions
quant à l’intérêt rencontré par un salon du livre si loin de la ‘capitale’.
68
Salon du livre de la Nouvelle-Calédonie
Le travail sur le terrain commença donc. La médiathèque du Nord,
antenne décentralisée de la bibliothèque Bernheim était alors en cours
de réalisation au cœur de la commune, et nous avions bon espoir de
pouvoir y héberger tout ou partie des activités.
Une communication étroite avec l’équipe municipale et les associations locales devait inscrire le Salon dans son environnement, et nos
partenaires sur place prirent à bras le corps la tâche confiée.
A peine un mois avant le coup d’envoi, il s’avéra que la médiathèque ne serait pas prête, et nos regards se tournèrent alors vers la
salle omnisports de la commune, le plan B. Trois jours avant l’inauguration, la salle était encore vierge. Après deux jours d’une activité proche
de l’hystérie collective, nous étions en compagnie de nos invités ultramarins et de nombre d’officiels du territoire, présentant le geste aux
autorités coutumières locales pour ouvrir enfin ce salon.
Il ne fallut pas longtemps pour voir s’établir une certaine dynamique
de groupe. Des débuts de liens avaient déjà été tissés entre bibliothécaires, aussi chauffeurs pour l’occasion, et les auteurs, éditeurs et traducteurs étrangers au territoire qu’ils avaient accompagnés jusqu’à
Poindimié. Outre la quinzaine d’invités extérieurs, la plus grande partie
des auteurs calédoniens se trouvèrent réunis pour des échanges avec
ces voisins méconnus.
Tout au long des trois jours du Salon, il se dit probablement autant
au cours des débats - nombreux - du
salon, qu’autour des tablées plus
festives du soir.
La première ouverture au public fut une agréable surprise,
puis-
qu’on vit affluer petit à petit les habitants de la commune et des environs, tous âges confondus. Et la salle ne désemplit plus. Les débats,
dont la fréquentation est parfois un peu irrégulière au sein des salons,
se virent honorés d’une audience constante et nombreuse, juste
expression de la haute teneur des discussions. Que l’on parle d’identité, de poésie, de littérature jeunesse, de traduction ou de théâtre, les
intervenants surent porter le débat à un niveau élevé tout en s’adressant naturellement à un public aussi hétérogène qu’attentif. Les ventes
69
Littérama’ohi N°5
Christophe Augias
elles-mêmes, pour lesquelles les libraires et éditeurs participants ne
nourrissaient que peu d’espoir, furent importantes : plus de mille livres
vendus en 3 jours ! Et malgré une couverture médiatique défaillante et
un
temps maussade, certains habitants du Sud et de la côte Ouest trou-
vèrent le - long - chemin de Poindimié. Depuis le matin jusqu’aux heures avancées des
spectacles en nocturne, le public était là.
Mais le plus grand succès fut certainement celui de réunir enfin ces
voisins éloignés du Pacifique et permettre que les expériences conju-
guées créent l’événement, une communion bénéfique, la vitrine d’une
communauté qui s’ignore.
Je retiendrai pour ma part - et pour n’évoquer que nos invités extérieurs la présence forte des auteurs aborigènes, leurs visions différentes du combat qui les rassemble, l’affabilité et l'humilité de Luis
Cardoso, Russell Soaba, Didier Daeninckx, l’enthousiasme grandissant
de Marc de Gouvenain, l’expertise et la décontraction de Jean Perrot,
lan Templeman, Peter Brown et Linda Crowl.... Enfin, une place à part
-
dans nos cœurs pour nos amies Tahitiennes Flora Devatine et Chantal
Spitz qui nous apportèrent, outre leur chaleureuse présence, un regard
importance. Cette rencontre fut l’occasion de
prouver encore la proximité, les affinités existant entre nos îles, relations
que l’on espère voir se développer encore dans les années à venir.
Il serait exagéré cependant de brosser un tableau absolument idyllique de ces rencontres, il y eut aussi des frictions, et même des larmes !
L’isolement linguistique relatif de nos invités anglophones nous ramène
alors à des expériences vécues, plus souvent qu’à notre tour, en tant que
Français dans un environnement linguistiquement ‘hostile’. En ces
extérieur de première
moments de communication intense, l’effort devait être constant, même
si celui-ci fut pratiquement transparent pour le public qui bénéficiait d’un
matériel et de services de traduction exceptionnels. Le thème central de
la traduction avait d’ailleurs été envisagé pour cette première du Salon !
Ce qui ne fut qu’une introduction laisse augurer du meilleur pour les
éditions ultérieures. L’évolution du Salon du Livre de la Nouvelle-
Calédonie, qui pourrait être rebaptisé à l’avenir, passera par son inscription
70
Salon du livre de la Nouvelle-Calédonie
dans un cercle d’événements au sein de la région Asie-Pacifique et de
par le monde. Celui-ci atteindra alors pleinement son objectif : réunir les
acteurs du monde du livre océanien pour leur permettre de se connaître
mieux, puis pour leur permettre de se faire connaître mieux. Nous espérons de tout notre cœur que
cette modeste réunion biennale pourra être
le tremplin de talents futurs et que les rencontres qui s’y déroulent sauront jeter de nouveaux ponts entre nos îles.
Christophe Augias
Debout, de gauche à droite :
Jean-Claude Bourdais (N.C.) ; Nicolas Kurtovitch (N.C.) ; Chantal T.Spitz (P.F.) ; Flora Devatine (P.F.) ;
Claudine Jacques (N.C.) ; Marc de Gouvenain (France : Actes Sud) ; Anita Heiss (Australie) ; Michel Chevrier
(N.C.) ; Linda Crawl (Fiji) ; Philip Mc Laren (Australie) ; Peter Brown (Australie) ; Anne Bihan (N.C.)
Accroupis, de gauche à droite :
Didier Daeninckx (France) ; Russell Soaba (Papouasie-Nouvelle-Guinée) ; Luis Cardoso (Timor Oriental)
Jean Van Mai (N.C.) ; Dewe Gorode (N.C.) ; Isabelle Le Bal organisatrice du Salon du Livre d’Ouessant
(France)
71
Littérama’ohi N°5
Flora Devatine
Le Salon du Livre
de la Nouvelle-Calédonie
(17-19 OCTOBRE 2003)
Le Colloque de la FILLM
(20-24 OCTOBRE 2003)
Avant tout, j’ai une pensée particulière de gratitude à exprimer envers
Déwé Gorodé, Sonia Faessel et Christophe Augias,
Ils sont en fait les propulseurs, au centre et à l’origine du mouvement
actuel, par la conjugaison de leurs énergies - intelligence, sensibilité,
ouverture d’esprit, moyens économiques - pour pouvoir inviter et intégrer un
grand nombre d’écrivains océaniens au Colloque de la FILLM et
au Salon du
Livre de la Nouvelle-Calédonie.
Ce n’est qu’alors et ce n’est qu’ainsi que chacun, chacune, s’est mis(e)
route, et se trouve embarqué(e) dans la pirogue -de voyage de
pêche de l’écriture de la poésie de la littérature - qui nous transporte, à
plus d’un sens et dans tous les sens, jusqu’à nous porter, aujourd’hui,
en
à la rencontre des uns des autres !
Et là, résonnent, dans leur complétude, deux propos,
Celui écrit par Déwé Gorodé : « Soyons l’Autre de l‘Autre.»
Et ceux prononcés par le Pr Roger SELL de Finlande, dans sa communication intitulée « Communication et communauté littéraires : quelle
signification ?» :
«
Il y a rencontre » et « communication authentique », - dans son
pro-
pos, « entre les écrivains et les lecteurs » - en fait, entre les êtres, « à
égalité de pouvoir », « quand chacun a une vision particulière du
monde »,
72
Salon du livre de la Nouvelle-Calédonie
Ajoutant que « la communication authentique implique l’expansion de
l’espace de chevauchement » « dans lequel chacun se taille une place
dans l’imaginaire de l’autre »,
Et précisant que « cette expansion de l’espace commun ne vaut pas
accord, mais l’espace de connaissance commun s’accroît ».
Enfin, s’exprimant à propos de « la communauté littéraire » :
«
La véritable communauté sociale embrasse la différence sociale » et
«
il y a abondance enrichissante grâce à cette différence sociale. »
Ce qui nous ramène au Salon et au Colloque, deux événements littéraires, l’un local, régional et l’autre international,
Pour en saisir un tant soit peu l’esprit qui y a régné, et qui a conduit à
la parution de ce numéro 5 spécial de la revue Littérama’ohi,
Pour en ressentir la mine de réflexion, d’information, d’enseignement
découlant de la densité des programmes « tout juste supportable » des
journées passées en conférences, communications, tables rondes, ateliers, débats, lectures publiques, dialogues avec le public, cafés littéraidédicaces, « Intermèdes océaniens », théâtre, cinémas, danses traditionnelles,
Pour en respirer, autant que faire se peut, l’essence,
tantôt dans l’atmosphère passionnée lors des échanges touchant aux
enjeux littéraires, identitaires, tantôt une fois traversées les barrières de
l’in-connu, repoussées, clarifiées, réajustées les limites des termes des
savoirs figés, enfin ouvertes, élargies, de nouvelles voies à l’émergence d’un savoir enrichi des échanges entre auteurs et enseignants,
res
...
Ces lignes écrites à Poindimié et à Nouméa.
73
Littérama’ohi N°5
Flora Devatine
ADRESSE
En deçà et au-delà
De nos identités originales
De nos appartenances communautaires,
En deçà et au-delà
De nos langues détournées, transgressées,
De nos noms reconnus, ressourcés,
Des terres de nos îles morcelées, archipélagées, dispersées,
En deçà et au-delà
De nos ruptures, brisures, cassures,
Des clans guerriers, clans paroles, clans écritures,
Clans mémoire, clans histoire,
En deçà et au-delà
Des mélopées funèbres, désespérances de nos béances,
Manques dans nos corps, de l’âme et de l’esprit en nos sociétés multiples,
En deçà et au-delà
De tout ce qui fonde et nourrit nos interventions et écritures particulières,
Nous gardons et emporterons dans nos bagages quelque essence qui est :
Sur nos chemins de partage,
L’apport par chacun de son brin de conscience,
De réflexion, d’humanité,
Pour commencer à dire ensemble
Avec nos mots, nos sonorités, nos musiques intérieures,
74
Salon du livre de la Nouvelle-Calédonie
La chose à transmettre,
L’esprit de juste mémoire :
Tailler, ajouter, renouer, rénover,
Aplanir, étendre et retresser la natte humaine.
F.D.
(Poindimié, 19-10-2003)
(Ce texte avait été écrit, sur la demande de Christophe Augias de la Bibliothèque Bernheim pour la clôture du 1 °
Salon du Livre de la Nouvelle Calédonie à Poindimié (17-19 octobre
2003).. Il avait sollicité la participation de
manqué pour concrétiser son
projet, et le texte, sur sa demande, lui a été transmis tel que ci-dessus. Il a été lu finalement le dernier jour du
Colloque de la FILLM à Nouméa après la participation des auteurs calédoniens lesquels me touchaient par les
non dits, des souffrances et des violences que je ressentais
comprimées en chacun. F.D.)
trois autres auteurs: Déwé Gorodé, Anita Heiss, Luis Cardoso. Mais le temps avait
DES MOTS A L’ETAT D’EBAUCHE
Ce Colloque de la FILLM a été l’occasion de réunir et faire se rencontrer
des frères et sœurs du Pacifique en littérature,
Il a permis de mettre des visages sur les noms, de personnaliser des
rapports qui débutent et qui sont destinés à se fortifier, à s’amplifier.
Pendant une semaine, nous avons respiré à pleins poumons et à plein
esprit non seulement les senteurs du niaouli
Mais aussi, avec ce mélange savant, adroit, écrivains-universitaires,
L’essence littéraire.
Et les nouvelles amitiés qui sont nées pendant ce Colloque, ies échan-
ges de points de vue et d’écrits que cela a généré, constituent, à notre
niveau,
75
Litiérama’ohi N°5
Flora Devatine
Un
prolongement de la coutume kanak que nous avons vécue à
Poindimié,
Ce qui signifie que s’est créée, ici à Nouméa,
Une nouvelle coutume,
Une coutume qui, dans nos esprits, deviendra plus littéraire.
F.D.
(Nouméa, le 24-10-2003)
(Ces mots, qui étaient venus à l’esprit puis s'étaient mis en place en vue du temps de parole donné
traditionnellement aux participants d’une manifestation importante,- et le Colloque de la FILLM
(Nouméa, NC, 20-24 octobre 2003) s’est avéré en être -, pour remercier, de leur accueil, organisateurs et toutes les personnes rencontrées,
Parce que non dits, en sont restés à leur état d'ébauche !
F.D.)
Des écrivains invités, tous n’étaient pas présents, mais il
y en avait sutfisamment pour un premier contact et pour commencer à établir des
relations, à tisser des liens.
Aussi ceux avec lesquels Chantal et moi avions pu
échanger, avaientparticiper à la revue Littérama’ohi. Une manière de
concrétiser les liens établis et de les fortifier. Proposition accueillie avec
enthousiasme, et beaucoup ont pu nous envoyer leurs articles que nous
sommes heureux de présenter dans ce
cinquième numéro
Tout comme avait été abordée la question de la venue éventuelle en
Polynésie française des auteurs de la région à l’occasion du Salon du
Livre 2004 à Papeete.
ils été invités à
■Deux projets, deux rêves sur le point de devenir des réalités, et au-delà
de nos espérances !
76
Salon du livre de la Nouvelle-Calédonie
Une quinzaine d’auteurs, dont 9 francophones (Nouvelle-Calédonie), 6
anglophones (Australie, Hawaii, Papouasie Nouvelle-Guinée), sont à
découvrir dans le N° 5 de Littérama’ohi,
Colette Alonso,
Christophe Augias, Anne Bihan, Marc Bouan, Jean-
Noël Chrisment, Sia Figiel, Anita Heiss, Béniéla Houmbouy, Claudine
Jacques, Keoni Kuoha, Nicolas Kurtovitch, Frédéric Ohlen, Arlette
Peirano, Russell Soaba, Frank Stewart, Teresia Teaiwa,
Parmi lesquels 7 seront
2004 à Papeete !
présents au Salon du Livre du 27-29 Mai
Alors
Maeva,
Mauruuru,
E ia ora na
A toutes et à tous !
Flora Devatine
(avril 2004)
77
Littérama’ohi N°5
Chantal T. Spitz
DES PAROLES DANS NOS SILENCES
après des siècles de séparations d’éloignements nous avons vogué des
îles du Pacifique et d’Europe vers Poindimié dans la Province Nord de
Kanaky pour le premier salon du livre de Nouvelle-Calédonie
voyage rendu possible par l’enthousiasme des deux Christophe
Christiane Myriam toute l’équipe de la Bibliothèque Bernheim et la
générosité des communautés qui nous ont accueillis sur leur terre
communion de penser de dire
pour
la semblance de nos impatiences nos résistances
la permanence de nos histoires nos mémoires
la persistance de notre identité notre humanité
brassage de couleurs de langues
pour
la correspondance de nos doutes nos déroutes
la connivence de nos émotions nos conceptions
l’alliance de nos certitudes nos inquiétudes
partage de rire d’humour
pour
l’ouverture la fermeture
les confessions les concessions
les urgences les réticences
intensités kanaks
pour
la concorde de la coutume
,
la chorale des enfants
le pilou le bougna
la musique de Tisia
78
Salon du livre de la Nouvelle-Calédonie
questionnements pacifiques
pour
mémoire et identité
langue et écriture
traduction et édition
culture et histoire
écriture et créativité
éclats de dire océaniens déposés en mes tréfonds
activateurs de réflexion
agitateurs d’expression
aiguiseurs d’inspiration
souvenances
de tous les instants communiés dans la recherche de
nous-mêmes des frissons de colère des spasmes de bonheur des pointes de nostalgie des flux d’espérance
mémoires transcrites dans mon cahier compagnon contre l’immémoire
«
donnez-nous de quoi alimenter l’esprit de nos enfants
fertiliser par l’échange
quelque chose qui est en dehors du texte qui n’est pas traduisible
écrire c’est revendiquer une culture
each man is a race
littérature comme une arme contre les inégalités socio-culturelles
choix des mots pour transmettre des notions fondamentales identitaires
ultime tentative face au désespoir
faire de chaque parole une chance »
mais
plus mémorable que toutes les mémoires racinées dans ma mémoire
émotion-souffle coupé
pur bonheur
pièce de théâtre de Pierre Gope
79
Littérama’ohi N°5
Chantal T. Spitz
des mots forts lourds crus acides âpres âcres
mots-casse-tête pour éclater les silences
mots-machette pour lacérer les bienpensances
mots-sagaie pour crever les indifférences
mots de la douleur de la colère de la désespérance
mots de la tête baissée qui se relève
mots des yeux fermés qui s’ouvrent
mots des bouches scellées qui parlent
mots des poings crispés qui désarment
mots des corps ployés qui se restaurent
mots des âmes cassées qui renaissent
tous ces silences hurlants rageurs vengeurs qui compriment oppriment
les pensées compressent oppressent les paroles rongent rouillent les
identités dérobent détournent les mémoires délabrent désastrent les
destins
plongent les femmes et les hommes de ce pays dans un noir
brouillard les coagulent de détresses et les échouent pantelants de misères
dans une réalité qui n’est plus la leur
comment te dire mon frère mes entrailles
Kanak Kanaka Tanata Taata Homme
tu parles ton peuple en parlant ton peuple tu parles mon peuple tu par-
les tous les peuples frères en désespoirs
en immémoires
en devenirs
en
avenirs
en
humilité
en
humanité
merci Pierre mon frère
Chantal T. Spitz
Tarafarero Motu Maeva novembre, 2003
80
Rencontres océaniennes
colas Kurtovitch
Nicolas Kurtovitch, né en Nouvelle-Calédonie, est poète et aussi auteur de recueils
de nouvelles et de théâtre.
Sa dernière pièce écrite en collaboration avec Pierre Gope, “Les dieux sont borgnes", a
été jouée au festival d’Avignon
Son recueil de poésie “Le piéton du dharma" vient d’obtenir le prix poésie du 5ème
Salon du livre insulaire de Ouessant.
Il a participé à plusieurs anthologies et ouvrages collectifs, en Nouvelle-Calédonie et en
France, dont « Paroles de déserts », Ed. Albin Michel coll. dirigée par De Smet.
AVEC LE MASQUE
Avec le masque voir l’esprit
Sous le masque dans le masque
Voir l’esprit respirer l’esprit
Avec le masque de bois du masque
Avec le masque les plumes du masque
Le souffle de l’être de bois du masque
Entendre le corps dans l’espace
L’espace entre par le souffle mon cœur
l’air
Avec le masque le signe du vivant
Encore ici encore ici parmi nous
Suit le trajet de
Posée plus loin la figurine
De cordelettes de mille anneaux
De corail de calcaire de coquille
Rouges roulées entre la cuisse et la paume
Rouge sombre celui du sang séché
Là la figurine porte le message
D’un homme debout vrai
Comme dans l’espace à la jonction
De la terre et du ciel
Qui voit tout qui voit ailleurs
81
Littérama’ohi N°5
Nicolas Kurtovitch
Les régions du monde rassemblées
Toutes ici aux pieds de la figurine
Le temps fait irruption au regard
La patience et le temps de la miniature
Qui se tient dans une seule paume
Qui se cache dans un seul poing
Et se dit d’un mot seul
Et qui pourtant est le monde
A elle seule
Comprendre le lien du visage
Du noir du bois du coquillage
Des fibres de la pierre de l’ombre
Avec l’enfantement sacré
La naissance des hommes multiples
De multiples régions toutes ici
Dans un seul regard comme posé au ciel
Les longues lances aux multiples faces
Aux huit directions vers l’arc-en-ciel
Portent la parole du clan
Le clan seul sait les noms
Le clan seul sait les lieux
Le clan seul dira comment
Sont venus les êtres vivants innombrables
Les choses les bois les os
Qu’on entoure de couleurs diverses
Qu’on frotte sur la pierre au feu
Qu’on regroupe solidement par deux
Qu’on porte enfin à travers les chemins
Le clan seul sait lesquels
Le clan seul emprunte les sentiers
Refait le chemin qui a conduit
Hors du gouffre le vivant sacré
82
Le totem le vrai visage
Le masque et l’esprit vivent
Ensemble ils sont l’ancêtre absolu
Celui qui réveille la marche
A travers montagnes et forêts
Sur les routes invisibles se révèlent
Les âmes des vivants
Les longues lances posées là
Dressées au ciel portant chacune une étoile
Gardiennes du désir
Se plient aux vents se plient aux marées
Se posent sur l’air portent à leur tour
Au loin aux autres le regard
Le toucher de la main le sommeil tranquille
Comme pour dire le soir paisible
Sur la vallée les eaux en silence
Poussent une à une les pierres vertes
Les étalent les aplatissent les polissent
Au-travers desquelles se reflète le soleil
Parfaite lumière
La lune mille fois réveillée à son tour
Guide le cœur du vieil homme
Dans la nuit aveugle sur l’herbe humide
Le bâton trace le chemin pour toujours
Le clan seul sait lire la trace ici
En lui l'esprit en lui le cœur
De bois de plumes de charbon
Se laisse modeler en un terrible visage
Que meurent les mille démons
Qu’on les réduise en poussière
Qu’elle se mélange à l’eau douce
Littérama’ohi N°5
Nicolas Kurtovitch
Boire cette eau sous le masque
Etre oiseau être terre être tronc
Là la lune comme un cercle parfait
Se reflète sur le disque au-dessus de la tête
Naître à nouveau sous le masque
La nuit passe la nuit passe
Les mains expertes tracent l’ordre de la vie
Le bambou tout en long en nos coeurs
Fera vivre éternellement la venue des alliés
En haut tout au bout de l’allée deux gardiens
Tout de noir tout de rouge
De noir de rouge furieux
Arrêtent la marche pressée
Le silence dans l’âme se déploie
Dans l’âme presque la mort
Peu à peu le creux est coupé
Les gardiens s’animent violents et sans pitié
À terre plus aucun membre ne bouge
De noir de rouge l’esprit est là
Relève les alliés le souffle les habille
De parures et d’amour et de vie
Entre les arbres on est passé
De la terre monte une sève ancienne
Palpite en nos coeurs la force des vieux
Au bout rouges noirs indolents
Jusqu’au ciel dix hommes debout
Le coquillage tout en haut de loin a appelé
On est là on est là
Regardez-nous regardez nos mains
Qu’ils lisent le message dans la fibre
'
Longue longue tressée de poils noirs
Parmi le rouge
84
Rencontres océaniennes
Regardez-nous jusqu’ici porter le corps
Les coquillages l’un derrière l’autre
Dressent le corps comme une lance au ciel
On vient on vient là
Pour être au moment du réveil là
On vient on vient là
Pour sentir la force du mort là
Et par nos chemins
Passer dans l’autre Monde.
Nicolas Kurtovitch
BIBLIOGRAPHIE DE NICOLAS KURTOVITCH
SLOBODA
Poèmes, Ed de l’auteur (Nouméa 1973)
(épuisé)
SEULEMENT DES MOTS
Récit, Ed de l’auteur (Aix en Provence 1977)
(épuisé)
VISION D’INSULAIRE
Poèmes, Ed St-Germain-des-Prés (Paris 1983)
(épuisé)
SOUFFLE DE LA NUIT
Poèmes, Ed St-Germain-des-Prés (Paris 1985)
L’ARME QUI ME FERA VAINCRE
Poèmes, Ed Vent du Sud (Nouméa 1988)
FORET TERRE ET TABAC
Nouvelles, Ed du Niaouli (Nouméa 1993)
HOMME MONTAGNE
Poèmes, Ed Guy Chambelland (Paris 1993)
(épuisé)
LIEUX
Nouvelles, Ed Grain de Sable (Nouméa 1994)
(épuisé)
ASSIS DANS LA BARQUE
Poèmes, Ed Grain de Sable (Nouméa 1994)
(épuisé)
TOTEM
Nouvelles, Ed Grain de Sable (Nouméa 1997)
LE SENTIER KAAWENYA
Théâtre, Ed Grain de Sable (Nouméa 1998)
AVEC LE MASQUE
Poèmes, Ed Guy Chambelland (Parisl 998)
DIRE LE VRAI / TO TELL THE TRUTH
Poèmes, Edition bilingue de 18 poemes avec Déwé Gorodé,
Ed Grain de Sable (Nouméa 1999)
ON MARCHERA LE LONG DU MUR
Poèmes, Ed Galerie Racine (Paris2001)
POEME DE LA SOLITUDE ET DE L’EXIL
Poèmes, Ed Asso. Kalachakra (Noumea 2001)
ODE AUX PAUVRES
Poèmes, Ed Asso. Kalachakra (Noumea 2002)
AUTOUR ULURU
(épuisé)
Photos de Nicole Kurtovitch, Poèmes,
ed Galerie Racine (Paris 2002)
LES DIEUX SONT BORGNES
Théâtre, Co-écriture avec PIERRE GOPE,
Ed Grain de Sable (Nouméa 2002)
LE PIETON DU DH ARMA
Poèmes, Ed Grain de Sable (Nouméa 2003)
Ce dernier recueil a obtenu le pris Poésie au 5*“ Salon
du livre Insulaire de Ouessant
85
Littérama’ohi N°5
Colette Alonso
DEFI :
ESSAYER DE FAIRE PASSER
SA LANGUE MATERNELLE ORALE DANS
UNE LANGUE FRANÇAISE ECRITE
Et c’est le défi qu’ont relevé les écrivains tahitiens et calédoniens et
autres en imaginant comment le style pouvait permettre cette transpo-
sition.
Chantal a choisi la poésie épique pour parler des sentiments et des
valeurs tahitiennes pour rendre la structure de la langue orale tahitienne
plus proche du symbolisme de l’image. L’histoire prend lieu dans la
narration. Les blocs se succèdent, s’expliquant l’un l’autre, mais restant
blocs comme si les deux cultures restaient difficilement compatibles.
Flora rend compte des mêmes difficultés en voulant parler à travers
les circonvolutions de sa poésie narrative, revenant et précisant l’idée à
travers touches et retouches de peinture pour essayer de faire entendre
sa
langue tahitienne
Pierre choisit la
.
poésie plus proche des concepts de sa langue
maternelle ou le théâtre plus tourné vers la communication.
Dewé parle à travers sa poésie revendicative et ironique ou
contes poétiques mélangeant les deux genres.
des
Nicolas n’a pas ce défi à relever mais il possède la culture de son
pays : la Nouvelle-Calédonie et il recherche lui aussi comment à travers
cette langue française il peut communiquer la spécificité de cette culture océanienne.
Mais tous cherchent à communiquer à travers l’écrit ce que leur
collectivité est et pense ou ce qu’un individu est et pense.
C’est la différence entre une culture de groupe orale et une culture
individuelle de l’écrit.
86
Rencontres océaniennes
Le défi consiste à trouver l’articulation entre ces deux cultures mais
s’agit-il d’un autre défi que celui que l’écriture impose : toucher des gens
à travers une écriture personnelle. Les stratégies développées sontelles spécifiques à cette transposition et ne reflètent-elles pas surtout
les difficultés de l’écriture et la nécessaire mise en place d’un style personnel qui reflète sa culture ?
En tout cas, tous les gens, tahitiens, calédoniens, australiens abo-
rigènes, et autres
réunis à ce premier salon du livre de Poindimié
étaient dans leur recherche et leurs difficultés et leurs sourires mon-
traient la joie de se retrouver sincèrement unis dans ce défi qui reste si
souvent individuel.
Colette Alonso
Janvier 2004
Littérama’ohi N°5
Marc Bouan
Né en 1946 en Nouvelle-Calédonie, dans le village de Koné, petit-fils de descendants d’émigrés indonésiens arrivés en 1903. Retraité, ancien ingénieur du Service
local de l’Equipement, premier bachelier technique du Territoire. Hormis la période de
ses études
supérieures à Paris, il a toujours habité la Nouvelle-Calédonie. Marié à une
Calédonienne d’origine européenne, deux enfants.
S’intéresse
aux patrimoines culturels, aux faits de société, notamment dans le
Pacifique, à l'ésotérisme et à la psychologie. Est également passionné par les aspects
de la vulgarisation scientifique et par les relations entre l’Orient et l’Occident.
L’ECHARPE ET LE KRISS
(Extrait)
Plusieurs théories sur le phénomène « Lapita » ont été échafaudées.
Celle qui semble la plus convaincante est celle « d’un ensemble culturel enjambant la division ethnographique classique entre la Mélanésie
et la
Polynésie ». Cet « ensemble culturel » était lié à l’avancée en
Mélanésie et en Polynésie d’un front de colonisation humaine originaire
de l’Asie du Sud-Est. Prenant par ailleurs appui sur des études lin-
guistiques poussées, il peut être affirmé que les peuples anciens en
cause répondent à celles concernées par la famille des
langues austronésiennes.
Il est rappelé que la famille des langues austronésiennes qui comprend
plus de mille langages distincts couvre une zone extrêmement vaste
allant de Madagascar à l’île de Pâques y compris bien sûr la NouvelleCalédonie, soit plus des deux tiers de la circonférence du monde. Ces
langues constituent la mémoire vivante des anciens peuplements du
Pacifique et composent le plus grand berceau linguistique du monde.
D’ailleurs, on remarque rapidement certaines similitudes d’assonance
en écoutant parler les Malgaches, les Malais, les Indonésiens, les
Mélanésiens et les Polynésiens. L’Indonésie représente le plus grand
groupe de langues parents avec environ 500 langages incluant le
Javanais.
Comme les
langues indo-européennes, les langues austronésiennes
dérivent également d'une seule langue ancestrale commune, le proto-
88
Rencontres océaniennes
austronésien ou austronésien commun. Une différence importante entre
les langues indo-européennes et les langues austronésiennes réside
dans le fait que les premières ne sont pas aussi nombreuses mais ont
souvent une tradition écrite. Il en résulte que l’étude des langues aus-
tronésiennes doit tenir compte d’un nombre exorbitant de
langues
vivantes et que cette étude dépend surtout du zèle admirable des lin-
guistes descriptifs qui essaient de décrire autant de langues que possible avant qu’elles ne disparaissent définitivement. Aux divers colloques
internationaux de linguistique sur les langues austronésiennes ou malaises et indonésiennes, participent de façon
prépondérante des spécialistes américains, australiens, malais, indonésiens, mais relativement
peu de Français. Il doit cependant être signalé les communications de
personnalités éminentes comme P. Labrousse et D. Lombard.
En revenant sur les similitudes d’assonance et à propos des langages
indigènes de la Nouvelle-Calédonie, il a été relevé les quelques affinités suivantes1: localement, on dit généralement « moua » pour la nuit,
aux Iles Loyautés, maison devient « houma », dans un
dialogue papou,
c’est « roum », et ces appellations sont à rapprocher du malais
« rumah »,
prononcé « rouma », toujours pour la maison. En polyné-
sien, « roï-mata », c’est eau, œil, donc les larmes alors que mata veut
dire œil en malais, tandis que œil, en vietnamien se dit « màt ». Le
terme « canaque » de Nouvelle-Calédonie est intéressant, aux Hawaï
« Kana-ka » se traduit
par homme, aux Nouvelles-Hébrides devenues
le Vanuatu, le mot homme se dit également « Kanaka », en malais,
« kanak » comme « anak »
signifie enfant, et en dialecte vietnamien des
montagnards, le mot homme se dit « nah ».
Manger se dit « manéch’en » dans le dialecte de Lifou, alors qu’en malais,
il se traduit par « makan ». A Balade, lieu de passage privilégié des
migrations à saute-mouton, deux et quatre se dirait « poua-rou » et
«
pou-pat », en javanais, c’est « lara », prononcé « loro » et « papat ».
Le Polynésien dit « torou » ou « telou »pour trois et le Javanais dit
« telu »,
prononcé « telou ». Dans plusieurs dialectes calédoniens,
89
Littérama’ohi N°5
Marc Bouan
l’igname est appelé « obi » ou « oubi », en langue malaise, la patate
douce se dit « ubi », prononcé « oubi » et l’igname peut s'appeler « oubi
singapoura ».
Ces affinités
qui peuvent être facilement multipliées, revêtent des
aspects combien troublants et même bouleversants !
Il paraît intéressant de souligner qu’il existe un héritage commun aus-
tronésien qui se retrouve dans certains concepts ou pratiques rituelles.
Cela va d’une croyance dans une immanence de la vie, à l’interdépendance de la vie et de la mort, à des traditions rituelles pour marquer les
différents stades de la vie et de la mort, à la célébration d'une différenciation spirituelle alors que le Christianisme et l'Islam prêchent la transcendance.
Les premiers Austronésiens, qui étaient des grands navigateurs, établirent aussi les fondations de la culture. A côté d’une connaissance aigui-
sée de la mer, ils apportèrent leur artisanat en poteries et en fabrication
de vêtements, l’exploitation des plantes vivrières et des arbres fruitiers.
En particulier, le tatouage est également un de leurs apports.
Concernant la Nouvelle-Calédonie, les chercheurs soutenaient que les
expéditions austronésiennes avaient remonté, fort logiquement
d’ailleurs, les rivières pour trouver des terres à cultiver. Ils mirent le feu
aux grandes forêts qui existaient alors en bordure. Celles-ci disparurent
peu à peu pour être remplacées par des grandes plaines alluviales.
Déjà en ces temps-là, il y a plus de deux mille ans, le milieu fut donc
profondément transformé par l’action des hommes. Par la suite, le lessivage de l’humus et des terres a alimenté les plaines et provoqué l’enfouissement des mangroves côtières.
Marc Bouan
(Edité par Publibook, Paris, 2002)
1
Ces constatations ont été faites par Julien Bernier, dans son remarquable ouvrage : « Etude sur
les dialectes néo-calédoniens, australiens et autres », 1899.
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Rencontres océaniennes
EXTRAIT DE LA 4ÈME DE COUVERTURE
DU ROMAN
«
L’ECHARPE ET LE KRISS »
Comme Hermès, dieu des voyageurs dans la mythologie grecque,
envolons-nous vers l’océan Pacifique, qui rappelons-le, constitue la plus
grande aire maritime du monde et rendons-nous en NouvelleCalédonie, île bien française voisine de l’Australie et de la NouvelleZélande.
C’est l’occasion de découvrir un pays particulièrement captivant, pas
seulement en raison de ses richesses importantes en minerai de nickel.
Remontons légèrement le temps pour retrouver dans les années 1960
et 1970 trois jeunes gens : Livége, François et Cari.
diverses communautés qui s’y côtoient,
émigrés à laquelle appartient François.
Celui-ci, est à la fois attaché aux valeurs françaises et à celles de la
riche et ancienne culture indonésienne, imprégnée de mysticisme et de
spiritualité asiatique.
Le récit fait intervenir des données réelles historiques, sociologiques, littéraires, géographiques, écologiques et psychologiques.
Faisons connaissance, en particulier, avec le kriss arme mythique propre à l’Indonésie, avec le domaine des rêves qui constitue une activité
essentielle de notre psychisme et avec les espaces troublants de la
Rencontrons également les
dont celle des Indonésiens
radiesthésie.
Effectué au gré des alizés du Pacifique, le voyage, mêlant le passé, le
présent et le futur à travers certaines prémonitions contenues, le dualisme des choses comme l’écharpe et le kriss, certains symboles qui hantent les hommes, en vaut la peine.
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Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
DE LA TRADUCTION COMME ECRITURE,
DE LA TRADUCTION COMME ART DE L’ECHANGE
Je
suis pas
moi-même traductrice, et bien incapable même
d’envisager de traduire au sens littéraire du terme depuis quelque langue que ce soit dans ma langue-mère qu’est le français - quoique, d’origine bretonne, j’aie conscience d’une autre langue, manquante, qui fut
celle de mes arrière-grands-parents... -.
Je suis donc un peu une intruse à cette table ronde.
A ceci près - et c’est ce qui justifie l’insistance de Christophe
Augias, conservateur de la bibliothèque Bernheim, à me demander d’y
participer-, à ceci près donc que je me passionne, en tant qu’écrivain,
depuis longtemps, pour la traduction.
ne
Je suis à ce titre membre des Assises de la traduction littéraire en
Arles.
J’ai suivi cette rencontre annuelle importante pour tous les traducteurs littéraires durant plusieurs années et, l’éloignement ne me le permettant plus, je continue d’en
recevoir aujourd’hui toutes les publica-
tions avec un intérêt toujours très grand.
J’ai par ailleurs eu, grâce aux Assises mais grâce surtout à la
Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire, en
Bretagne, la chance et la joie de côtoyer de nombreux traducteurs. Et
parmi eux ces grandes traductrices qu’ont été Laure Bataillon et Claire
Cayron. Deux de leurs livres sont de tous mes voyages, Traduire, écrire,
pour Laure et Sésame pour la traduction pour Claire.
Mais pourquoi s’intéresser à la traduction quand on ne maîtrise pas
soi-même suffisamment une autre langue pour se risquer à une pra-
tique ?
1- En raison de la conscience de cette incapacité peut-être, qui me
signifie chaque jour mes limites, l’existence permanente d’un ailleurs où
vivent d’autres humains, se parlent d’autres mots, se tissent d’autres
92
Rencontres océaniennes
syntaxes. Et cela - je l’évoquerai plus tard lors de la table ronde sur le
théâtre -, déstabilise de belle manière la langue acquise, apprise, nor-
mée, est donc vecteur de création.
2- Parce que je crois, avec Laure Bataillon, que traduire c’est s’obstiner à ce
mes
projet fou et splendide qu’est la communication entre les hom-
de cette planète. Qu’il s’agit dans la traduction de se faire pas-
seurs, et pas seulement de mots. Qu’on y vit la définitive et vitale opa-
cité de l’autre, donc notre durable ignorance, mais aussi dans le même
temps le miracle de la compréhension mutuelle, de la possible rencontre, parce que l’espace de la relation existe, peut se bâtir, s’approfondir.
«■ Le plus vieux métier du monde, disait Laure, n’est pas celui qu’on
pense, c’est celui de traducteur. Celui dont on a eu, dès la formation des
langages, un besoin essentiel : pour fertiliser par l’échange ».
« La littérature est assaut contre ia frontière », écrit pour sa part
Kafka. Traduire est donc indissociable de la littérature, parce que traduipermet de faire assaut contre les frontières au sens immédiat du
terme, mais aussi contre toutes celles qui en nous s’opposent à une
re
authentique rencontre, c’est-à-dire une complète acceptation de l’autre.
Cet « autre » fut-il d’ailleurs parfois cette part de soi à laquelle habituellement on ne donne pas droit de cité.
3- J’ai aussi la conviction que toute traduction est écriture, et que
préoccuper de cette « question de la traduction » est un chemin pertinent pour mieux poser, sinon mieux comprendre la « question de la lit-
se
térature », pour s’approcher au plus près de l’acte d’écrire, de sa maté-
rialité, au plus près du volcan en quelque sorte.
Les grands traducteurs ne sont-ils pas tous d’abord de grands et
vrais lecteurs porteurs d’une écriture qu’ils ont mis ponctuellement - de
Baudelaire à Yves Bonnefoy - ou intégralement - c’était le cas de Claire
Cayron et Laure Bataillon - au service de l’écriture d’un autre.
4- J’ai enfin la conviction qu’à l’inverse, toute écriture est traduction.
Traduction d’une langue toujours manquante, toujours en quête d’elle-même.
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Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
Traduction d’un corps, de corps humains traversés d’histoires et de
désirs, à la recherche d’une langue pour se dire.
Traduction de ce sur quoi l’on ose un instant lever les yeux - éternelle présence du « buisson ardent » qui prend de nombreuses formes
dans les cultures du monde - et il faut bien pour revenir de cette pion-
gée dans l’inconnu, pour tenter de la nommer et de la partager, remonter avec des mots aux lèvres quand bien même l’on sait humblement
qu’aucun mot jamais n’y suffira.
Le poète Michel Orcel dit cela très justement dans le texte que voici :
« Il n’y a pas de poésie
il n’y a que l’amour que le mal
et quand on sort
de la nuit de l’orage
c’est les mains coupées, les yeux
hagards
et des mots sur les lèvres ».
Je vais donc essayer de jouer les Candides, je l’espère un peu
éclairé, lors de cette table ronde, dont le thème - « Ecriture en langue
et traductions de traductions » - redouble la difficulté que porte en ellemême toute traduction. Il y est question de traduire en effet, à partir de
traductions, en anglais, en français, etc., des textes dont la langue première est tour à tour aborigène, kanak, etc.
Mais face à cette difficulté je ne puis que citer Juan José Saer, écrivain argentin dont Laure Bataillon fut la traductrice, et pour qui : « En
art, et ceci est valable, dit-il, même pour l’écriture automatique, la difficulté engendre la grâce ».
Il convient certes de limiter ce processus de traductions en chaîne
chaque fois que possible, donc de faire tout l’effort nécessaire pour
comprendre la langue de l’autre qui, en Océanie, s’est souvent vu lui
contraint d’apprendre les nôtres venues d’Europe. Bref, de tout faire
pour que la traduction ait lieu à partir du texte-source.
94
Rencontres océaniennes
Mais pour l’instant, ces traductions de traductions relèvent sans
doute encore de la nécessité. J’aimerais donc entendre à ce propos les
auteurs, les traducteurs eux-mêmes, les éditeurs, pour savoir comment ils
vivent cette situation ? Quel impact a-t-elle notamment sur le choix pour
les écrivains océaniens d’écrire ou pas dans leur langue maternelle ?
Par ailleurs en effet le constat est que nombre d’entre eux font le
choix d’écrire dans la langue de « l’envahisseur ». D’autres questions
surgissent alors. Le traducteur se coltine certes à un texte source en
français ou en anglais. Et toute traduction littéraire présuppose d’accepter de se coltiner avec une langue familière habitée d’une plus ou moins
grande étrangeté. Mais de quelle étrangeté justement sont traversées
ses langues que l’on imagine connues quand celui qui s’en empare est
Aborigène, Kanak, Polynésien... ?
Plus globalement, et que le texte premier soit en langue océanienne, dans une langue européenne ou mêlent encore les deux langues
comme c’est le cas chez la Samoane Sia Fiegel par exemple, quels
chemins empruntent pour se faire passeurs des traducteurs confrontés
à des textes porteurs de langues et de cultures à ce point « autres » que
l’on se sent peut-être menacé sans cesse de ployer sous le fardeau de
notre ignorance ?
Est-il possible - est-il indispensable ? - pour les traducteurs de
disposer d’une bonne connaissance de l’œuvre entière de chaque
auteur tràduit ? De disposer d’une bonne connaissance de l’en deçà et
l’au-delà du texte ? Est-il possible de bien traduire par exemple Alexis
Wright sans avoir marché dans le bush australien, s’être imprégné des
lumières du désert, et des histoires du Temps du rêve ? Quelle réflexion
est menée, possible à mener sur le projet de l’auteur dans un contexte si
éloigné de l’Europe ? Quels échanges enfin, quel « pacte » disait Claire
Cayron, se négocient entre l'auteur et le traducteur dans ce contexte d’écart presque extrême entre langue de départ et langue d’arrivée ?
Anne Bihan
(Texte pour la table ronde traduction :
écriture en langue et traductions de traductions ».
Salon du livre de Poindimié, vendredi 17 octobre 2003.)
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Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
LES LANGUES COMME LES CORPS
SONT FAITES POUR SE RENCONTRER
La question posée à l’occasion de cette table ronde, «l’impact des
langues régionales sur l’écriture théâtrale », m’inspire d’emblée plusieurs réflexions qui m’amènent à la contester.
Le qualificatif de « régional » tout d’abord me semble de trop, sauf
à considérer que toutes les langues de la planète le sont. Toutes sont
en
effet parlées dans des « régions », plus ou moins grandes certes,
plus ou moins dispersées géographiquement, rien de plus. Mais il serait
temps me semble-t-il d’en finir avec l’idée qu’existeraient, puisque certaines sont qualifiées de « régionales », des langues qui seraient, elles,
par conséquent, « nationales » ou « internationales ». Même le français,
l’anglais et l’espagnol, très largement parlées par des peuples divers,
ne le sont chacune que par une petite partie des six milliards d’êtres
humains que nous sommes.
Et puis surtout je me méfie de tout ce qui, plus ou moins consciem-
ment, conduit à établir non seulement une différenciation - cela est nécessaire -, mais aussi, un peu en lousdée, des hiérarchies entre les langues
comme, au sein d’une même société, entre les niveaux de langages.
Il y aurait ainsi
des langues locales, régionales, internationales,
aurait des niveaux « élevés » de langage - c’est ainsi qu’on
l’apprend à l’école, par commodité sans doute mais sans toujours bien
mesurer ce qu’on induit avec un tel mot - et donc des niveaux qui ne le
comme il y
seraient pas.
Or je partage ce qu’avait dit un jour l’écrivain Daniel Picouly, qu’on
ne devrait «
jamais faire honte à un enfant de la langue de sa mère ».
Je crois que c’est de la diversité que naît la richesse, et qu’il y a dix
mille fois plus matière à création langagière dans les niveaux dits moins
élevés de langage que dans la langue normée.
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Rencontres océaniennes
De la même manière donc je crois que toute présence d’une autre
langue à proximité de celle dans laquelle on écrit, surtout quand son
histoire l’affiche comme « dominante », est un cadeau.
Cela vaut pour toute écriture, et pas seulement l’écriture théâtrale
bien sûr. Voilà ce que dit justement Patrick Chamoiseau, écrivain
antillais et prix Goncourt à ce propos :
« Lorsque je suis en langue française, du coup je ne suis pas dans
langue atavique. Cette langue devient une langue qui n’a plus les
mêmes certitudes, qui sait que toutes les autres langues existent et qui
sait notamment qu’elle doit vivre sa proximité avec la langue créole. Ce
qui en fait une langue tremblante, disponible pour toutes les langues du
monde. Ce n’est plus la langue de l’écrivain sûr de lui-même, pris dans
sa culture, pris dans sa logique académique et qui travaille dans une
langue close. Au contraire, ma langue est ouverte et me permet de
savoir que toutes les langues du monde existent et que chaque mot,
chaque phrase pourraient être utilisées de mille manières. L’écrivain
éprouve désormais cette souffrance de ne pas parler toutes les langues
du monde et de ne pas pouvoir les mobiliser. Du coup, le langage de
l’imaginaire de la diversité apparaît ».
C’est cela qu’apporte à mon travail d’écriture la proximité des langués kanak, mais aussi des autres langues présentes en NouvelleCalédonie, même si je ne les parle pas. C’est ce que lui apporte également ce « français calédonien » qui a ses idiomes, ses expressions, ses
particularités, C’est ce que lui apporte le sentiment d’être un îlot francophone dans un océan anglophone. Cette conscience en somme d’être
un point minuscule dans une galaxie d'archipels où se parlent de multipies autres langues.
une
Mais pour revenir à la Nouvelle-Calédonie, il y a cependant deux
écueils qui me paraissent à éviter.
1- Le premier, mineur mais à souligner, consiste à laisser entendre
qu’en France métropolitaine on parlerait un seul français. Je suis
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Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
Bretonne et sais ce que je dois à la manière dont la langue « nationale » se parle dans ma région et plus intimement encore à l’usage qu’en
avaient mes grands-parents notamment, pêcheurs pour les uns, paypour les autres. Un usage où se devinent entre autres de mystérieuses sédimentations entre le français et le breton.
sans
Un exemple, d’une île que je connais bien. C’est le dialogue sui-
vant, le matin sur le bateau qui relie cette île au continent :
—
—
Ton mari est pas venu avec toi ?
Non, il a pris le premier bateau, il est déjà à Vannes avec son œil !
Avec son œil, avec sa jambe, c’est pour simplement dire qu’il est
allé voir l’ophtalmo pour un problème à l’œil ou le médecin pour un mal
de jambes. Et encore n’entendez-vous pas les points d’accentuation de
cette phrase, qui ne se « chante » pas comme le français académique.
Cela vaut bien sûr pour toutes les régions françaises.
Cela vaut également au sein de chaque région où chaque milieu
parle « son » français.
En effet, une langue ne se présente à nous qu’incarnée. Et justement, le théâtre aime l’incarnation. L’écriture théâtrale en particulier se
nourrit donc me semble-t-il toujours d’une écoute joyeuse de la diversité des langues telles qu’elles se parlent pour de bon.
2- Le deuxième écueil, majeur celui-là, c’est l’écueil de l’exotisme,
de la touche couleur locale que l’on donnerait à un texte pour le rendre
«
bien calédonien ». Je m’y refuse absolument bien sûr. Quand dans
une pièce un « Yôssi » surgit ou quand un monologue s’entrecoupe de
mots « en langue », c’est parce qu’il y a nécessité interne à l’écriture,
que c’est cela qui seul semble juste.
J’ai donc écrit et écrirai encore sûrement des textes de théâtre qui
peuvent apparaître comme sans liens avec la Nouvelle-Calédonie. Il se
trouve qu’ils en ont pourtant, peut-être parfois plus puissants que d’autres
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Rencontres océaniennes
s’est
pas traduit par un vocabulaire, un nom de lieu, une expression immé-
textes apparemment très ancrés dans le pays. Simplement cela ne
diatement identifiable.
Pour conclure, je reste convaincue qu’il y a impact en effet.
Mais
pas au sens simpliste du terme.
Il y a impact parce qu’il y a porosité de l’écriture, de toute écriture
à ce qui l’entoure : paysages, couleurs, espaces, manière de s’asseoir,
de se parler, d’aller, de se poser, mots, expressions, tons, accents,
ryth-
mes...
Il me paraît d’ailleurs essentiel de s’attarder sur cette question des
rythmes, peut-être bien plus fondamentale que celle des mots euxmêmes reflétant telle ou telle influence, se référant à telle ou telle appartenance linguistique.
le théâtre c’est
j’ai juste envie
de dire ceci, que les langues comme les corps sont faites pour se rencontrer, dans l’amitié comme dans l’amour, et qu’écrire ne peut bien éviEt puisqu’il est question d’écriture théâtrale, et que
la parole incarnée dans les corps, les voix des acteurs,
demment pas se passer de ces étreintes.
Anne Bihan
(Texte pour la « Table ronde théâtre :
l’impact des langues régionales sur l'écriture théâtrale ».
Salon du livre de Poindimié, samedi 18 octobre 2003.)
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Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
L’ECRIVAIN, UN « HOMME SANS QUALITES »1
«
La littérature est assaut contre la frontière »
Journal, Franz Kafka
Si, comme l’affirme l’écrivain argentin Juan José Saer2 « tous les
narrateurs vivent dans la même patrie : l’épaisse forêt vierge du réel »,
si l’écrivain doit contre vents et marées demeurer « le gardien du pos-
sible », et « se refuser à représenter, en tant qu’écrivain, toute espèce
d’intérêts idéologiques,
de dogmes esthétiques ou politiques, quand
marginalité et à l’obscurité »3, la
question de l’identité peut devenir un piège posé sous les pas de l’écriture pour la ligoter en la détournant de sa seule raison d’être : l’exercice par un être humain d’une liberté radicale, exprimée au fil d’une praxis
par définition tâtonnante, incontrôlable et irrécupérable par la norme
sociale, même en phase dite « d’émergence » dans un contexte s’affichant comme « post-colonial », où cette insoumission, cette indépendance vécue joue pourtant, comme en sus, comme par surcroît et de
manière peut-être plus sensible qu’ailleurs, son rôle de témoin majeur.
bien même cela le condamne à la
Mais de quoi témoigne-t-on lorsqu’on écrit ? De quoi témoigne la
littérature, ici et maintenant en Océanie comme là-bas en Chine, en
Afrique, en Amérique latine ou au cœur de l’Europe ?
La réponse du prix Nobel chinois de littérature Gao Xingjian4, qui fut
en lutte pourtant contre la censure et les arbitraires du régime communiste, est sans appel dans le discours qu’il prononce le 7 décembre 2000
à Stockholm : « Ici je voudrais dire que la littérature ne peut être que la
voix d’un individu, et qu’il en a toujours été ainsi. Quand la littérature
1. Inspiré du titre du livre de Robert Musil, « Lihomme sans qualités », éditions du Seuil.
2. Ecrivain argentin exilé en France, Juan José Saer a notamment publié chez Denoëi, « Le mai argentin » ; chez
Flammarion « Les grands paradis » ; « Nadie nada nunca » ; « Unité de lieu » ; « Lancêtre » ; « Lianniversaire » ;
Loccasion » ; chez Arcane 17 « Poésies » et « /.’art de raconter ». Traduction : Laure Bataillon.
3. In « Une littérature sans qualités », de Juan José Saer, éditions Arcane 17. Traduction : Gérard de Cortanze.
«
4. In « La raison d'être de la littérature », éditions de l’aube. Traduction : Noël et Liliane Outrait. Discours prononcé par Gao Xingjian lors de la réception de son Nobel de littérature. Gao Xingjian est l’auteur notamment de « La
montagne de l'âme ». Il a également écrit pour le théâtre.
100
Rencontres océaniennes
devient ode à un pays, étendard d’une nation, voix d’un parti,
porte-
parole d’une classe ou d’un groupe, quels que soient les moyens utilisés pour la diffuser, aussi puissant que puisse être son rayonnement,
même si elle va jusqu’à recouvrir ciel et terre, elle ne pourra éviter de
perdre sa vraie nature, elle ne sera plus littérature, mais un objet utilitaire au service du pouvoir et des intérêts ».
Une voix donc, « forcément faible »... « faible et discordante », dit
encore l’auteur de « La montagne de l’âme », portée par « un homme
ordinaire ». Une voix qui témoigne de la conscience d’être homme et
d’une présence au monde se traduisant, dans la pratique quotidienne
de l’écriture, par la recherche sans fin d’une langue pour dire l’encore
sans nom. L’identité donc - au sens de ce qui nomme, identifie -, mais
inatteinte, mouvante, toujours à venir.
Alors forcément reviennent en mémoire ces mots de Jean-Marie
Tjibaou5, à ce point répétés ces dernières années que l’on en oublie
parfois la fulgurance : « Notre identité, elle est devant nous »6.
Des mots qu’il ne s’agit pas bien sûr de détourner de leur combat
pour la reconnaissance de « l’homme mélanésien » comme témoignant
d’une « autre manière d’exprimer l’humanité », soumise, précisait-il, à
une « reformulation permanente ». Ce serait en effet mettre en péril la
dimension la plus noble de la communication, celle du dialogue entre
les hommes. Car comment un homme, parmi tous les hommes, pourrait-il marcher, aller à la rencontre de son semblable, en ignorant qui il
est, de quelle(s) terre(s) et de quels hommes il exprime, ici et maintenant, l’histoire, la permanence, mais aussi les forces créatrices ?
A nier ce besoin fondamental de territoire et d’identité7, l’actuel processus
de mondialisation n’en finit d’ailleurs pas de transformer les
frontières en murs ponctués de miradors et de rendre « meurtrières »8
des identités illusoires réduites à leurs formes les plus mortifères.
5. Jean-Marie Tjibaou, intellectuel kanak à l'origine de ce qu’on a appelé le « réveil culturel mélanésien » et teader indépendantiste signataire des Accords de Matignon-Oudinot. Il a été assassiné le 5 mai 1989 à Ouvéa par
l’un des siens, qui considérait cette signature comme une trahison.
6. In « La Présence kanak », de Jean-Marie Tjibaou, éditions Odile Jacob.
7. Lire à ce propos « Penser la communication », de Dominique Wolton, éditions Flammarion.
8. « Les identités meurtrières », d’Amin Maalouf, édition du Livre de poche.
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Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
«
Devant nous » donc. Ces mots de l’homme d'écoute et de par-
don, de l’homme de paix que fut Jean-Marie Tjibaou, résonnent avec
force dans le débat qui nous occupe. Car ce « devant nous » se fait, à
sa manière, gardien de nos possibles. Il dit le refus de l’enfermement. Il
témoigne de l’élan de construction permanente à l’œuvre dans ce travail d’être homme à quoi nous appelle le fait même d’être vivant. Il choisit de définir l’identité non en la qualifiant, en la caractérisant, mais en
l’ouvrant à ce mouvement du vivre qui est, pour le coup, bel et bien l’affaire de toute littérature. Un mouvement que plus largement toute pratique de création a vocation à interroger, des peintures de la Terre
d’Arnhem ou de Lascaux à l’émergence d’une littérature, dans l’acception occidentale du terme, au sein de sociétés un peu vite considérées
comme « sans écriture » et dont il importe de ne jamais oublier, au-delà
de leurs différences, qu’elles sont d’abord et avant tout à toutes les autres contemporaines.
Qu’en est-il aujourd’hui, en Nouvelle-Calédonie, d’une telle réflexion
sur ce
qu’est ou au moins ce que ne saurait être la littérature ?
La société en construction de l’Accord de Nouméa, tout en les
tenant à distance, dans une marge dont parfois ils se plaignent, attend
de ses écrivains qu’ils l’aident à se définir et servent son dessein. Elle
les somme mine de rien de contribuer à fonder cette communauté de
destin qu’elle s’est officiellement donnée pour tâche de bâtir.
Les écrivains eux, comme les autres artistes du pays, ont rarement
la force de la renvoyer dans ses 22 mètres, même s’ils vivent difficilement l’injonction subtile qui leur est faite, partagés qu’ils sont entre
désir, vécu comme coupable, d’affirmer leur radicale indépendance et
soumission notable aux lauriers dérisoires qu’ici et là on leur tend.
Ils se sentent responsables et c'est juste. Mais au risque de se perdre parfois en cherchant à exercer cette responsabilité, en tant qu’écrivain, sur le champ du collectif.
Ils sont ainsi tentés de soumettre leur écriture à l’affirmation d’une
«
Calédonitude
102
»
ou
d’une
«
Kanakitude
»
qu’il s’agirait de rendre
Rencontres océaniennes
immédiatement lisibles sur le terrain sociétal. Et ils l’enlisent alors inévitablement dans les ornières de l’exotisme, contribuant à folkloriser -
c’est-à-dire tuer - l’énergie créatrice d’une terre qui perd ainsi toute
chance de faire entendre sa présence unique. Une présence dont la
perte serait perte pourtant pour chacun de nous en notre humanité.
La conscience de la course
engagée contre le temps jusqu’à
l’échéance du référendum de sortie de l’Accord de Nouméa accentue
encore
leur impatience à se faire entendre, voir, reconnaître. Tout est
alors bon à prendre pour remplir le panier de la littérature dite calédonienne. Récits et témoignages de vie9 sont mis sur le même plan qu’une
lente recherche d’étreinte entre la langue et le monde. Le produit d’un
atelier d’écriture ou un charmant écrit pour la jeunesse donnent lieu à
même éloge que le recueil témoignant d’une voix attelée à se dépouiller
des oripeaux du paraître.
Toute tentative d’exercer un jugement critique dans l’espace public
est plus ou moins décodée par ailleurs comme une agression contre le
pays en train de se construire. Né ici, on ne s’y risque guère tout en n’en
pensant pas moins quelquefois. Venu d’ailleurs, on est souvent trop
occupé à se faire adopter, adouber - au prix de quelles illusions, voire
de quel reniement de son exigence intérieure ? -.
Mais si, par delà le temps incompressible de l’écoute silencieuse,
sans faillir à l’acceptation pleine et entière de la belle ignorance à quoi
nous renvoie durablement toute rencontre avec l’autre, l’on ose malgré
9. Il s'agit ici de s’exercer à clarifier ce dont on parle quand on parle de littérature. En aucun cas de
hiérarchiser.
Encore moins de nier l'intérêt, dans la nécessaire élaboration d'une mémoire commune, de ces récits de vie,
témoignages de vie qui se font livres, même s’il convient de ne pas oublier la dimension éminemment fictionnelle de toute mémoire de soi et du monde. On sait en effet à quels révisionnismes plus ou moins conscients peut
conduire la confusion entre les faits passés, que l'on n’atteint jamais que de manière fragmentaire et vague, et
leurs représentations.
Rien n'exclut par ailleurs que certains de ces récits deviennent de véritables auto-fictions dans lesquelles la tangue se fasse prépondérante, les faits et les émotions relatées n'étant que matériau de l’écriture, palette de couleurs du peintre. C'est le « comment » ils se combinent, architecturent, mettent en interactions, vibration, résonance
qui donne sa puissance au tableau, sa force au livre.
Il en va de même pour la littérature dite « de jeunesse ». D’un côté des récits dont la plus grande vertu, et elle
n’est pas moindre, sera qu’une génération entière les aura partagés, se dotant ainsi de références communes.
De l’autre quelques textes, parfois les mêmes, qui atteindront un niveau de rencontre entre les mots et le monde
propre à transformer les uns et la représentation que leurs lecteurs avaient de l’autre.
103
Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
tout questionner les - fausses ? - évidences, le rejet est d’une rare vio-
lence. Et à ce jeu, ce sont les moins assurés de leur identité, les natifs
Kanak, qui sont souvent les plus enclins à frapper de nullité le
regard de « l’étranger ». Ils mettent ainsi à mal moins l’autre - ainsi renvoyé à quelle illégitimité ? -, que cette part d’eux-mêmes qu’il s’agit non
de nier dans sa différence d’avec le monde Kanak, mais de
couper de
l’une de ses racines, la plus lointaine certes, mais pas moins réelle
que
les autres. Malheur à cet « étranger » en outre, tout particulièrement
Européen d’origine métropolitaine, s’il trouve les mots pour dire cette
terre qui ne l’a pas vu naître10. Et s’il les ose sans s’en justifier d’une
non
manière ou d’une autre.
Car si règne la confusion dans le panier de la littérature dite « calédonienne émergente », on n’en pratique pas moins la distinction en son
for intérieur ou dans les coulisses de cercles qui se font et se défont au
fil d’alliances rarement électives, traversés de non-dits redoutables, de
surveillances mutuelles, le tout allant parfois jusqu’à l’insulte par médias
interposés. Des insultes qu’une élémentaire analyse de contenu révèlent vite à fondement xénophobe, symboliquement meurtrier. Bien loin
donc de cette « épaisse forêt vierge du réel » qui serait patrie commune à explorer et partager.
À cette aune, que ferait-on ici des Beckett, des Kundera, des
Fondane, des Cioran, mais aussi des Césaire, des Senghor, des Kateb
Yacine et de tant d’autres littérateurs migrants - géographiquement, lin-
guistiquement, culturellement... - dont l’œuvre est saluée ailleurs pour
s’être justement enracinée dans des doubles, triples, voire
quadruples
«
Je » ?
10. La
parole de Béniela Hombouy, philosophe et kanak, dans la préface à la réédition de « La conquête du
séjour paisible », de Jean Mariotti aux éditions Grain de sable, est à ce titre remarquable : « Pourquoi un culturellement différent, le Blanc en i'occurrence, ne pourrait-il
pas mieux formuler, traduire, dire ce qui m’est intime,
personnel, fondamentalement original ? Même si des ambiguïtés demeurent, elles n'enlèvent rien au caractère
fabuleux de l’aventure. Bien au contraire ». Et le même Beniéla
Hombouy, lors de la présentation de cette réédition, insistait sur ce qui à ses yeux fondait la légitimité de Jean Mariotti à avoir écrit non pas « sur », mais « par»,
mais « avec » la culture kanak : s’être mis à l’écoute, s'être laissé précisément traverser.
104
Rencontres océaniennes
Comment alors ne pas prendre, s’assumant tout à la fois « étran-
gère » et « traversée », habitante parce qu’habitée par cette terre, le
risque de dire qu’il y a urgence à ce que les écrivains, quels que soient
leur désaccord, voire leur opposition absolue à cette réflexion, acceptent d’en débattre sans non-dit ni agressivité, dans un espace public
apaisé ?
L’enjeu est de taille.
Car la littérature, ou ce qui s’affiche comme tel, loin d’être « assaut
contre la frontière » comme la veut Kafka, s’expose à n’être qu’un pauvre moellon sans âme édifiant non une cité, non un destin commun,
mais un nouveau mur à l’ombre duquel il ne sera plus possible de percevoir l’horizon de l’île.
Ce qui se veut affirmation identitaire vient paradoxalement nier l’ancestrale intelligence xénophile des sociétés océaniennes insulaires.
Ceux qui font profession d’écrire trébuchent régulièrement sur les
écueils dont parlaient tout à l’heure Juan José Saer et Gao Xingjian.
Leur écriture se fait outil au service d’un combat dont il ne s’agit pas ici
déjuger de la justesse, mais de dire combien il enferme, limite, détourne la littérature de sa raison d’être.
Quelle est-elle ?
Il faut se le redire, obstinément : donner à entendre humblement et
obstinément la voix faible d’un homme parmi tous les hommes.
par-delà le fait d’être Calédonien,
Océanien, ou d’où que ce soit ailleurs sur cette planète, est de demeurer d’abord ce « gardien du possible » attelé à son labeur gigantesque.
Un labeur qui n’a pas pour projet de dire une identité qui pré-exisUn homme dont l'identité
terait à l’écriture.
Un labeur qui ne saurait avoir pour finalité de bâtir une citoyenneté
quelle qu’elle soit.
Un labeur pour être soi et au monde, pleinement.
Écrivant, il ne faut se soucier que de cela.
Être homme.
Se faire humain.
105
Littérama’ohi N°5
Anne Bihan
Se vouloir vivant, absolument humain et absolument vivant.
S’appliquer à devenir « Do Kamo » en quelque sorte, l’homme
vivant, l’humain vrai en plusieurs langues kanak.
Et marchant ainsi dire « NON » à tout ce qui attente à cet absolument vivant, à cet absolument humain11.
Alors, et alors seulement, témoignant de cela, il se peut que la littérature contribue à ouvrir une porte, des portes. Il se peut qu’à partir
d’elle une parcelle de l’humanité, habitant ici et maintenant, prenne un
peu plus conscience d’elle-même, trouve les mots pour se dire autre-
ment, pour autrement nommer le monde, se regarder en face, rire d’elle-même, pleurer ensemble ses morts et ensemble fêter ses vivants.
Alors, et alors seulement, il se peut que cette parcelle d’humanité
se reconnaisse peuple, nation, communauté de destin dans la voix « faible et discordante », dans la trace laissée par la vibrante solitude de cet
homme pareil à tous les autres, dont le seul mérite aura été de demeurer
dans la nuit, libre, debout, sentinelle se réjouissant simplement qu’une
main de temps à autre se tende vers la sienne. Un homme indéfini, non
qualifié. Un homme sans qualités.
Anne Bihan
11. Et l’on y attente comme jamais parles temps qui courent, du mur de la honte que l’on édifie en Palestine aux
droits bafoués du plus ancien peuple de la terre, un peuple dont, nous dit Alexis Wright, les enfants désespérés
pendent aux câbles électriques sous tension dans la rue principale de communautés aborigènes isolées,
alcoolisées, s’autodétruisant comme le font ici, en Nouvelle-Calédonie, tant de jeunes.
Alors Alexis Wright en Australie, Alan Duff en Nouvelle-Zélande, Sia Figiel aux Samoa, mais aussi Salman
Rushdie en son exil et tant d'autres, y compris en Nouvelle-Calédonie, disent « non ». Pas en édulcorant, pas en
donnant une image idyllique, exotique ou nostalgique du monde, mais en trouvant pour dire ce qui attente à l’absolument humain, l’absolument vivant, une langue juste, vivante, humaine, qui tour à tour révèle, éclaire, puis
heurte, choque et creuse aussi jusqu’aux ultimes bas-fonds de notre inhumanité.
Ce faisant ils s'engagent, mais sans rien lâcher de cette expérience que l’auteur des « Plaines de l'espoir » et
du « Pacte du serpent arc-en-ciel » exprime ainsi dans « Croire en l’incroyable » (Actes sud) : « Je me suis souvent aperçue que je ne pouvais emmener personne dans mes voyages, car je prenais fréquemment le chemin
de traverse le chemin périlleux. Ce n'était pas nécessairement le plus rapide, mais j'avais le sentiment qu’il était
plus proche de la réalité du pays ».
Alexis Wright comme Saer donc, comme Gao Xinjian. Seule, définitivement seule et pourtant habitée, traversanté et traversée, gardienne de notre possible humanité.
se
-
106
Rencontres océaniennes
ITINERAIRE
Anne BIHAN est née en Bretagne. Elle réside en Nouvelle-Calédonie depuis 1993,
d’abord à Houaïlou en brousse, sur la Côte Est de la Grande Terre, durant sept ans, puis
depuis fin 1999 à Nouméa.
Elle est depuis 1982 l’auteur de quatorze pièces de théâtre, pour la plupart repré-
sentées au fil de longs et fidèles compagnonnages, d'abord avec le metteur en scène
Christophe Rouxel et le théâtre Icare en Bretagne, puis depuis 1997 en NouvelleCalédonie avec le metteur en scène Isabelle de Haas et sa troupe « Pacifique et cornpagnie... ».
«
Port-Nazaire », « Traversées », « La leçon de l’inévitable », « L’Endormi-du-bout-
du-ciel », « Façades », « À » qui a représenté la Nouvelle-Calédonie lors du Festival
des Arts mélanésiens 2002 au Vanuatu, et tout dernièrement sur le thème des violences
intra-familiales « V ou Portraits de famille au couteau de cuisine » sont quelques-
uns uns des textes
qu’elle a signés.
Ce parcours d’écriture théâtrale lui a valu d’être lauréate en 2003 d’une
Bourse d’encouragement de la commission théâtre du Centre national du livre.
Elle a par ailleurs un parcours de comédienne amateur et a animé des ateliers d’é-
criture.
Elle a également publié en 1984 un petit roman aujourd’hui épuisé aux éditions
Arcane 17, « Miroirs d’îles ». Des poèmes du recueil « Ciels », qu’elle reprend actuellement dans la perspective d’une édition, sont enfin parus dans la revue « Le Mâche-
Laurier », des éditions Obsidiane.
107
Littérama’ohi N°5
Béniéla Houmbom
IDENTITE CALEDONIENNE
AVANT ET APRES LES ACCORDS DE NOUMEA ?
Ainsi formulé, cet intitulé sous-entend une question, en même
temps qu’il sous-tend un espoir et insuffle une dynamique. La question
est : dans la mesure où elle constitue une réalité appelée « identité calédonienne », avant les accords de Nouméa, peut-on dire qu’elle est
aujourd’hui dans sa forme rénovée ou présente-t-elle une réalité entièrement nouvelle ? Quant à l’espoir - pas forcément partagé par tous c’est qu’il faudrait en construire une si cette identité calédonienne
n’existait pas.
La question de l’identité calédonienne fait appel à la notion de références. Celles-ci
peuvent être communes ou particulières, voire même
opposées. Pour ce qui est de l’objet de notre réflexion, la référence est
supposée commune aux habitants de Nouvelle-Calédonie. Il ne peut
donc s’agir ni de culture (us et coutumes), ni de religion, ni de mythologie, ni d’histoire et encore moins d’origine ethnique. Le « Caillou »,
c’est-à-dire « le pays », est, à l’évidence une référence commune. Mais
peut-on d’emblée de cette référence déduire une commune identité qui
serait l’identité calédonienne ?
Une lecture objective de l’histoire du peuplement du pays - pour
autant qu’on
admet une certaine objectivité dans cette science - ne
qu’à une identité plurielle : calédonienne autochtone,
calédonienne française, indonésienne, polynésienne, etc. La notion d’identité calédonienne qui engloberait l’ensemble des populations vivant
sur « Le Caillou » serait-elle, de ce fait, une absurdité ? Des efforts dans
nous
autorise
ce sens seraient-ils illusoires ?
Avant l’Accord de Nouméa « Le Caillou » n’était pas « Le Pays ».
Pour les autochtones, il était leur Terre : ils en étaient issus. Sans elle ils
n’étaient rien. On peut ainsi comprendre que l’acte de prise de possession
108
Rencontres océaniennes
de 1853 suffisait à les déstabiliser, à leur faire perdre leurs repères. Et
qui perd ses repères se perd, ni plus ni moins.
Pour les autres, « le Caillou » était le fruit de leurs efforts. C’était
leur conquête. Ils savaient qu’ils pouvaient le perdre (c’est le principe de
toute conquête). Il suffirait d’employer les mêmes moyens qui leur
avaient permis de se le rendre maîtres. Ataï y était presque arrivé. Aussi
appréhendent-ils plus fortement aujourd’hui de le perdre par décret
ministériel.
Il est difficile, pour ces raisons, de parler d’identité calédonienne
avant l’Accord de Nouméa. Aussi longtemps que les concepts de « pays
de peuplement » et de « terre des ancêtres » constitueront les principaux leitmotivs des débats, l’identité calédonienne ne peut correspondre
à aucune forme de réalité, ne saurait être autre chose que le rêve des
idéalistes solitaires.
Hier, quand les Européens parlaient de « la Colonie », il fallait corn-
prendre les espaces du « Caillou » habités et exploités par les Blancs,
bien distincts de l’espace dit « des réserves ». Le Caillou était alors la
superposition de deux espaces qui ne se confondaient pas. Quant à sa
population, deux catégories de personnes la composaient : celle qui
avait des droits parce qu’elle avait la force, et celle qui, pour faire légitimer son titre de propriétaire, faisait valoir son droit de première « locataire ».
Il y a, en fait, deux « Caillou ». Celui habité par les Blancs qui cor-
respond à cet espace qu’ils ont conquis et aménagé à leur goût et selon
leurs besoins. Ce « Caillou » a ses origines et sa destinée particulière.
Il fait partie du rêve de toute grande puissance qui ambitionne - tel un
devoir d’étendre son espace national (c’était le temps de l’expansionnisme). Chacun préconise pour lui-même non seulement d’agrandir son
territoire, mais également de renforcer son pouvoir économique et politique. Et c’est à qui trouve les moyens les plus décisifs et déterminants. Tel
est le contexte dans lequel « le Caillou » des Blancs trempe ses racines.
Il est un élément d’un tout qu’on appelait à l’époque « l’empire français ».
-
109
Littérama’ohi N°5
Béniéla Houmbouy
Il aurait pu très bien faire partie de l’empire britannique (79 ans plutôt,
dès 1774). Mais les Anglais ont été moins perspicaces que les Français.
Avant de chercher à voir « le Caillou » autrement et d’en faire une
réalité différente, nouvelle, peut-être, il importe de le connaître sous ses
traits d’hier. On ne peut ignorer comment certains le voyaient hier. Leur
volonté de le construire et le développer répondaient à des aspirations
précises. Les occulter serait une grave erreur. Tout changement - qui
constructif - nécessite un tel regard. Point celui du
regret et des remords, qui s’opposent à tout progrès. Mais le regard critique, courageux, sincère, celui qui comprend au lieu de condamner, qui
voit la complémentarité dans les contraires, et qui accueille l’erreur non
comme un manque mais comme un moment de la vérité.
Vu sous cet angle de l’idéologie expansionniste, qui porte aujourd’hui d’autres appellations plus modernes (plus de l’air du temps), on
comprend que la population européenne ait quelques difficultés à imaginer l’avenir de la Nouvelle-Calédonie hors du cadre de la République
Française. Elle est fondée à penser l’identité calédonienne dans ce
cadre-là. Elle ne voit pas d'autre possibilité de salut. Ainsi accède-t-on
au raisonnement de ceux qui, considérant « le Caillou » comme un
acquis (fruit de leur conquête), s’en estiment les habitants légitimes.
Nous sommes ici en présence de l’une des sources du Droit se définissant comme suit : « Ce que tu as la force d’être, tu as aussi le droit de
l’être. » Une annexion
peu importe les moyens employés - s’inscrit
dans une telle logique. Elle est contestable. Mais on ne peut prétendre
qu’elle manque de cohérence et d’arguments pertinents.
se veut innovateur,
-
«
Le Caillou » dont se réclament les Autochtones est une sorte
d’oasis. Le Kanak y vit en autarcie. Point selon le principe de l’autosuffisance. Mais parce que la pratique des échanges - ce besoin élémentaire et néanmoins vital pour tout être humain - se fait selon des critères
différents. Par exemple, rentabilité et productivité ne définissaient
pas les relations du Kanak à la terre. Il n’y vit pas en propriétaire, avec
des droits et des pouvoirs. Le concept de « filiation » traduit certainement mieux ce qui les unit l’un à l’autre. L’homme ne se voit pas comme
110
Rencontres océaniennes
maître de la terre, mais bien plutôt comme engendré par elle. « Le
Caillou » n’est pas sa chose, mais son origine. Il ne représente pas une
forteresse à prendre par la ruse ou par la force. Toute initiative de ce
type prend la forme d’une transgression par excellence du plus grand
interdit.
Lieu de tout commencement, source de toute vie, « le Caillou » est
des
dont la beauté ne
laisserait indifférent que l’habitué des espaces bitumés. Le Kanak est
l’une de ces existences, différentes, particulières, mystérieuses, mais
qui ont toutes un dénominateur commun : une source unique nourrit
leurs racines et leur donne vigueur.
Pour le Kanak, « le Caillou » n’est pas indifférent à sa présence.
Bien au contraire, leur intimité implique confiance, confidences, secrets
partagés, excluant ainsi pour l’homme, solitude, crainte et fausse
pudeur. Parce qu’il est ce que la terre l’a fait être, le Kanak commettrait
un sacrilège en voulant se rendre maître et propriétaire du Caillou.
cette fontaine d’où jaillissent, s’entremêlant les unes aux autres,
existences en gerbes multicolores et multiformes,
Il est ainsi d’une évidence indéniable que deux pays gérés selon
deux systèmes
d’organisation différents, voire opposés, ne peuvent
donner naissance à un peuple, une nation, et encore moins constituer
une entité
qu’on appellerait « Pays ».
L’absence hier de projet commun, de références
partagées, nous
interdit donc de
parler d’identité calédonienne, avant l’«Accord de
Nouméa ». Peut-être certains acteurs de l’histoire récente (des
Calédoniens de souche et immigrés) rêvaient-ils de faire du « Caillou »
un pays. De nombreux témoignages de cette époque nous rendent
compte en effet d’une volonté déterminée de construire un pays, mais
pour les Blancs. Un projet qui s’inscrit dans la logique de la colonisation,
donc de toute conquête. Une logique qui a pour visée non pas la Liberté
mais la sécurité.
Pour mémoire, il nous faut savoir que l’expansionnisme se caractérise par un projet de création de trois types de colonies :
111
Littérama’ohi N°5
12..CCoollonniieess
Béniéla Houmbouy
3.Col nie
de
peuplement, dans les pays de climat sain (ex.
Algérie, Tunisie, Maroc,...Nouvelle-Calédonie) ;
de pénétration, permettant de déboucher sur des pays
riches et peuplés (ex. La Somalie d’où l’on peut pénétrer vers l’Ethiopie ;
le Tonkin, porte ouverte sur les provinces intérieures de la Chine du
sud) ;
d’exploitation, sortes de fermes lointaines dont les
richesses des sols et sous-sols vont être acheminés
vers
les
Métropoles (ex. Afrique, Inde...).
Il n’est pas question dans ce projet de prêter une quelconque attention aux populations de ces localités. S’il y a lieu de le faire, c’est à la
condition que cela ne porte pas ombrage aux intérêts de la nation souveraine. C’est cela la colonisation et ses principes. Elle n’est pas synonyme de philanthropie. L’on n’a pas envoyé des cultivateurs bretons et
alsaciens, ou des administrateurs parisiens pour aider les Mélanésiens
à mieux travailler la terre, à développer différents types d’élevage, ou à
être de bons gestionnaires de leur patrimoine.
On y est envoyé comme des pionniers. Faire du « Caillou » une
terre française est le principal objectif. Où les Français de la Métropole
doivent y vivre bien. Le développement du Territoire va donc s’opérer
conformément à ces principes. Le reste n’est qu’intendance.
La spoliation des terres, la soumission des habitants au travail
forcé, tout cela n’a rien de répréhensible. Le projet n’a aucun caractère
humanitaire. Servir les intérêts économiques, stratégiques, politiques et
culturels de la Métropole, étant l’unique objectif. Preuve cette note du
premier ministre P.Messmer (1972) au secrétaire d’Etat, Mr. X.Deniau :
« La N-C, colonie de
peuplement, bien que vouée à la bigarrure, est
probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où
un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants. Il faut donc
saisir cette chance ultime de créer un pays francophone supplémentaire. La présence française en N-C. ne peut être menacée, sauf guerre
mondiale, que par une revendication nationaliste de populations autochtones. A court et moyen termes, l’immigration massive de citoyens français métropolitains et originaires des départements d’Outremer, devrait
112
Rencontres océaniennes
éviter ce danger, en maintenant et en améliorant le rapport numérique
des communautés. Afin de corriger le déséquilibre des sexes dans la
population non autochtone, il conviendrait sans doute de faire réserver
des emplois aux immigrants dans les entreprises privées(...). Sans qu’il
soit besoin de textes, l’Administration peut y veiller. »
Quant à l’Association pour le respect des Lois de la République,
elle pose la seule vraie question (lors de son colloque en 1985)
« La
France a-t-elle besoin de la N-C. pour poursuivre son destin ? » Sa
réponse n’est pas moins claire et précise : « Pour rester une grande
puissance, la France a besoin notamment de la N-C. et de ses deux
millions de Km2 de territoires maritimes, tout le reste est intendance.»
A la question
de savoir si les relations humaines, dans le sens
d’une fraternisation entre les populations mélanésienne et européenne,
contribuaient à la naissance d’un peuple, la réponse ne souffre aucun
doute : « Tout avait très mal commencé, faisait remarquer une per-
qu’il en soit autrement aujourd’hui ! L’incompréhension entre les communautés est certainement ce qui a le plus
sonne, pour
nui aux intérêts de la N-C ; et plus que l’incompréhension, peutêtre l’indifférence. »
Pour comprendre davantage encore notre histoire commune, tous
les Calédoniens devraient aller voir l’exposition « Kannibals et Vahinés »
présentée par l’ADCK, et lire le petit livre du même titre de Roger
Boulay (chargé de mission au Mussée national des Arts d’Afrique et
d’Océanie, ainsi qu’au Centre culturel J-M.Tjibaou à Nouméa).
L’exposition et le livre mettent à jour, selon l’expression de Pascal Dibie
( préface de Kannibals et Vahinés) « tout ce qui a alimenté notre dialogue raté avec l’autre.»
Pour hier, le constat est négatif. On ne peut espérer mieux d’un dia-
logue raté. Etre deux pour dialoguer est une condition nécessaire, mais
insuffisante. Il n’y a pas forcément partage dans un « face-à-face ».
113
Littérama'ohi N°5
Béniéla Houmbouy
Notre vis-à-vis est-il un étranger, un rival, un concurrent, le vaincre plutôt que le convaincre est le fondement de la méthode. La distinction est
essentielle. Convaincre c’est se donner un collaborateur. Tandis que
celui qu’on a vaincu ne peut être qu’un éventuel vainqueur.
Des erreurs ont été commises de part et d’autre. Mais si l’erreur
n’est qu’un moment de la vérité - non son contraire - alors le progrès
prend tout son sens, l’espoir de mieux faire n’est pas un vain mot. Et la
question d’une identité calédonienne s’impose dès lors comme un
impératif. Elle nécessite de la part de tous des efforts particuliers, pour
réviser les images que nous avons de nous-mêmes et des autres.
Condition incontournable pour instaurer le dialogue dont nous avons
besoin pour construire un pays, cet espace où chacun pourra se sentir
«
chez soi » avec les autres.
Qui que nous soyons, quel que soit notre attachement à cette Terre,
il est une réalité que nous devons tous admettre : « Le Caillou nous précède tous ! » Ne nous y trompons pas. En tant que patrimoine, son existence n’est à mettre au compte du génie créateur ni des uns ni des autres.
Par contre, nous pourrions tous nous rendre, et les uns et les autres,
responsables de sa destruction.
La
question essentielle, me semble-t-il, n’est pas de savoir qui des
premiers posé les pieds sur le Caillou. Il s’agit de nous demander comment gérer, au mieux, ce patrimoine au prouns ou des autres ont les
fit de tous.
L’hypothèse d’une indépendance ou d’un statut d’Etat associé à la
France comme moyens de réparer les injustices d’hier ou de prévenir
celles de demain est simplement trompeuse. Preuves en sont les chan-
gements successifs de statut du Territoire qui n’ont rien modifié les donnés du problème. Il est donc illusoire de croire à des lendemains heureux simplement parce que la N-C. sera indépendante ou à jamais française.
114
Rencontres océaniennes
Il est urgent non pas de changer le statut du Territoire, mais notre
regard, celui que nous portons sur nous-mêmes et sur les autres. Il
nous faut chercher à nous comprendre, à gagner la confiance des autres et réciproquement. Sans quoi nous ne pouvons faire croire à nos
enfants que demain sera meilleur : Indépendance ou pas !
Le « Caillou » nous a tous précédés. Pour notre bonheur. Mais pre-
garde de ne pas nous comporter en insensés. La marée peut nous
emporter, comme elle peut nous le ravir. Haine, vengeance, mépris,
constituent en cas de conflits ou de guerres des stimulants efficaces.
Mieux qu’aucune drogue, ils décuplent des forces insoupçonnées.
Quant à la recherche de la justice et de la paix, ils sont d’un apport
néfaste, tout simplement. I est une banalité de rappeler que la haine
n’engendre que la haine. Comment donc espérer que celui qui a fait
l’objet de notre mépris, hier, puisse nous respecter aujourd’hui, ou que
celui dont nous profanons la demeure aujourd’hui nous reconnaisse
quelque dignité demain ?
non®
L’intention n’est pas de dresser la liste des erreurs commises de
part et d’autres aux fins de distinguer les coupables des victimes. Il s’agît essentiellement d’un effort d’analyse objective, autant que faire se
peut, de ce qui a été dit et fait hier, de l’image que l’on a de soi et de
l’autre, dans cette expérience passée : tout ce qui semble être une explication plausible à la difficulté de parler au passé d’un pays et d’un peupie calédonien. Hier, tels des rescapés de plusieurs naufrages succèssifs, des groupes humains ont trouvé refuge sur le Caillou. Pour assurer
sa survie, reconstruire un chez soi, chacun a puisé dans son patrimoine culturel. Il s’est efforcé de préserver ses croyances, ses mythes, tous
ses acquis comme les seules valeurs de référence.
Une volonté de construire ensemble un pays et un peuple requiert
un tel regard, il ne s’agit pas de s’imposer le supplice de la flagellation,
La question est simplement de savoir si nous pouvons faire l’économie
d’une telle démarche ? La création d’une identité calédonienne nous
S'impose comme préalable.
115
Littérama’ohi N°5
Béniéla Houmbouy
Que sera-t-elle cette identité calédonienne, et comment la construire ?
Pour éviter une certaine confusion de
langage mais également
esprit, mieux préférer le verbe « construire à celui de
« créer ». Créer supposerait qu’on donne forme à une réalité qui n’existait pas. On poserait ainsi un acte créateur ignorant purement et simplement des spécificités des différents groupes culturels. Une option à rejeter et combattre avec force. Une identité se construit. Ce qui sousentend qu’il nous faut nous servir des matériaux existants, dans le
respect des caractéristiques respectives de chacun. Selon les vertus et
les faiblesses de chaque élément (image de la construction) sa place et
sa fonction sont particulières dans cet ensemble que sera demain la
Case, la Villa ou le Chalet. Du génie de l’architecte et de sa connaissance des matériaux dépendront demain et la résistance et la beauté de
dans notre
l’édifice.
Une identité calédonienne est à construire, telle une case.
Elle
n’existe pas encore. Mais tout ce dont elle a besoin pour devenir une
réalité visible est déjà là. Ce sont les communautés humaines, différentes de par leurs origines et leurs traditions, mais identiques et complé-
mentaires quant à leur destin : toutes appelées à former la grande fra-
ternité.
On nous objectera que de telles idées ont fait rêver bien des peu-
pies sans épargner un seul des désillusions amères inhérentes à toute
utopie. A quoi nous pouvons répondre qu’en ce domaine des relations
humaines, l’utopie de croire à la fraternité des hommes a bien plus de
fondement que d’affirmer que les gaz et les liquides sont des fluides. Au
nom de quoi l’esclavage, le racisme, la xénophobie, la violence - sous
toutes ses formes
exercée sur autrui, sont-ils désormais considérés
comme des actes criminels ? Quelle est cette force qui, au-delà de leurs
soucis respectifs pour la paix des leurs, poussa hier L.Lafleur et J.M.
Tjibaou à échanger une poignée de main ? C’est simplement la fraternité. L’unique force capable de réunir des hommes en dépit de leurs
-
'
116
Rencontres océaniennes
différences, qu’elle peut transformer en un patrimoine commun. La fraternité est cette pierre précieuse sur laquelle les Calédoniens sont invités à jeter les bases de leur identité. Celle-ci sera aussi solide que le
socle sur lequel elle repose parce que chaque élément qui la constitue
pierre vivante : Chinois, Européen, Indonésien, Mélanésien,
Tahitien, Wallisien...
est une
Béniéla Houmbouy
Ai écrit essentiellement des articles dans les quotidiens et revues :
KANAK HOMME LIBRE (Paris ) 1966
LA FRANCE AUSTRALE
(Nouméa)
LE QUOTIDIEN CALEDONIEN (Nouméa)
LES NOUVELLES CALEDONIENNES ( Nouméa)
MWA-VEE (revue culturelle kanak , Nouméa)
ETUDES MELANESIENNES (Nouméa)
CHRONIQUES DU PAYS KANAK (Nouméa)
REVUE DE L’ASSOCIATION DES ECRIVAINS CALEDONIENS (Nouméa) 2003
117
Littérama’ohi N°5
Claudine Jacques
avec tous mes souhaits de
bonheur, santé et prospérité dans ta passion de il’écriinterroge, plaise ou déplaise, mais n’indiffère jamais notre
littérature ! » (C. J.)
«
...
tare. Et que vive,
BIOGRAPHIE
Née à Belfort en 1953, Claudine Jacques arrive en Nouvelle-Calédonie à l’aube de son
âge adulte et s’y enracine profondément. Jusqu’en 1994, elle dirige un centre de formation professionnelle puis attirée par le monde du livre, elle fonde une société d’édition
et se consacre presque exclusivement à récriture. En 1997 elle
auteurs l’Association des Ecrivains de Nouvelle-Calédonie.
crée avec d’autres
Très attentive à la jeunesse, elle « marraine » différents projets scolaires et anime des
ateliers d’écriture. Sa résidence en brousse lui permet une authentique immersion au
cœur d’un pays
qu’elle appréhende ainsi de l’intérieur. Son écriture, sensuelle et foisonmante,, émeut par son authenticité et sa force de suggestion
L’AGE DU PERROQUET BANANE
(EXTRAIT) - EDITIONS HERBIER DE FEU - 2003
SAISON MORTE 2028
Un cri traverse l’air crépusculaire, puis un autre, un hurlement de
peur, d’angoisse, de solitude. J’y suis habituée et pourtant je n’arrive
pas me défaire de ce haut-le-corps qui me saisit à chaque fois et me
bouleverse.
Je murmure, pour moi-même : « Misérables, nous sommes misérablés
Et je me tords
les mains. Me revient en mémoire un verset
ancien, lourd de ténèbres où il est dit « Le soleil devint noir comme étoffe
de crin. », ainsi je compatis à toutes les peurs anciennes liées aux éclipses et à l’abandon. Nous revivons ici la même histoire, la même
angoisse dévorante, à une exception près, notre descente aux enfers n’est
pas
».
terminée.
Alors je marche tout autour de la Bibliothèque, sous le ciel gris, plus
gris lorsqu’il pleut, moins gris lorsque le soleil, ou ce que nous imaginons du rayonnement solaire éclaircit cette couverture
suspendue
118
Rencontres océaniennes
au-dessus de nos têtes, mais toujours ombreux, indéchiffrable, fermé.
Je marche doucement, je fais attention à mes muscles, à mes os, à mon
paraître, paraître encore, non pas
jeune, mais digne dans mon corps sec. Il faut que je tienne, je ne peux
admettre ma fin sans croire qu’il existe autre chose autour de nous que
cette mer de boue brune qui bouge en lents mouvements souples et fait
craquer parfois la croûte qui la maintient, qui la contient.
La crainte de disparaître avant le retour du Bleu m’obsède.
Le jour est à peine moins sombre que la nuit, et pourtant nous
savons tous désormais qu’il fait nuit. À cause des cris qui continueront
de-ci, de-là, jusqu’à l’appel strident des coqs de Sifilet. Il dit qu’ils ont
gardé en eux le respect des matins et je les aime pour ce rappel des
temps d’avant le Grand désordre. Nous ne les mangeons pas, nous les
vénérons presque. Ne sont-ils pas, avec leurs femelles et le dernier coupie de perruches de la chaîne, les seuls volatiles qu’il nous reste sur ce
allure aussi que je veux élégante,
lambeau de terre. Une chauve-souris avait survécu, et je m’étais attachée à ce petit animal roux et complaisant mais elle a disparu. Une nuit.
qu’elle m’avait quittée, comme ça, pour aller voir
ailleurs, moi qui aimerais tellement savoir ce qu’il reste de vie ailleurs,
J’ai voulu croire
mais Sifilet a retrouvé sa peau découpée non loin du poulailler. Ce signe
n’a trompé personne, depuis ce jour nous nous protégeons des
Êtres
mémoire, Api a posé ses ruches devant les portes et les fenêtres
de la Bibliothèque et habitué les abeilles à notre odeur. Je ne sais pas
sans
si ce sera suffisant.
Le toutoute retentit, c’est l’heure du couvre-feu. Je vais rentrer dans
notre sanctuaire, notre prison, notre refuge, et espérer le sommeil. S’il
ne
vient pas, je redescendrai jouer aux cartes ou aux échecs avec les
bien l’un d’eux aura le tact de partager ses
connaissances, ses lectures ou ses pensées afin que cette nuit s’écou-
autres insomniaques, ou
le sans trop nous faire de mal.
J’entre et je sais qu’ils m’attendaient à des petits riens qui mar-
quent leur soulagement. Reo et le roi des abeilles ferment les portes
derrière moi, posent les barres de bois, le Gardien des légendes me
sourit, Yin-aux-yeux-bridés arrête un instant de mâchonner son crayon
119
Littérama’ohi N°5
Claudine Jacques
et les autres lisent ou écrivent sur les petites tables patinées par les travaux
d’élèves des Êtres sans mémoire, ils ont à peine levé la tête et
pourtant ils sont apaisés par mon retour. J’entends des bruits de voix
dans le grand escalier, les enfants aussi m’attendaient. Nous sommes
complet. Neuf sages, deux enfants. Tout va bien.
Moi aussi je respire ou je soupire, je ne sais plus la différence qu’il
y a entre ces deux actions, je regarde tout autour de moi les ors et les
bois de la grande salle, le plafond en stuc, les vitraux sombres qui diffuseront un jour des couleurs d’arc-en- ciel quand le soleil reviendra, j’y
puise ma force dans les odeurs d’encre, de papier et de cette moisissure que nous flairons, que nous détectons. C’est notre travail quotidien,
palper et nettoyer les livres, page après page. Nous les posons sur la
longue table en houp réservée au Conseil. Nous les effeuillons lentement, avec l’attention d’une mère pour son nouveau-né, ils sont notre
dernière richesse, la seule qui nous parle encore de notre passé.
au
Jadis, le Gardien des légendes hôle, rapace nocturne à aigrettes
grises, bien avant les temps d’avant le grand désordre, Déesse lactéscente et Dieu lumineux, beaux et facétieux jeunes gens, s’essayaient
sans cesse à un jeu de cache-cache dans le bleu infini de la nuit.
Ce n’étaient que les prémices érotiques et charmantes d’une passion qui devait durer toujours. Ils savaient tous deux qu’ils se rencontreraient et s’étreindraient et le sachant s’amusaient encore plus à se chercher et à se fuir. De leur amour absolu et coquin naquirent des étoiles
toutes plus brillantes les unes que les autres qui peuplèrent le ciel vide
comme autant de témoignages de félicité. C’est fini.
Titew est resté sur les marches de l’escalier monumental, il tient
Lucia par la main. Cet enfant est le fils de mon fils, il a le regard attentif et transparent qu’avait son père, aussi léger qu’une étoffe posée sur
les êtres et les choses mais parfois pénétrant comme une épée qui les
transperce, voleur de matière, grappilleur d’âme et d’instants qu’il
conserve en lui, qu’il partage sans doute avec Lucia.
La dernière fois que j’ai vu mon fils, il était dans le troupeau des
Êtres sans mémoire, l’œil éteint, il revenait de la chasse et si ses autres
120
Rencontres océaniennes
compagnons vociféraient, lui restait muet, accablé. Il est passé près de
moi sans me reconnaître, j’avais, instinctivement ouvert les bras pour le
saisir. Melanëng m’a retenue, à moins qu’il ne m’ait soutenue tant la
douleur de voir mon fils aliéné m’avait affaiblie.
Lorsque je suis rentrée à la Bibliothèque ce jour-là, Titew avait écrit
premier mot, assis sur le carrelage noir et blanc de la grande salle.
J’y ai vu un signe, je me suis jurée de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour rendre leur dignité aux Êtres sans mémoire. Il faut dire qu’à ce
moment là nous ne les craignions pas encore. Ils étaient juste différents.
S’étaient regroupés, les hommes et quelques femmes aux limites de la
montagne aux cerfs, les femmes sauvages et leurs enfants dans la vallée, près de la mare infestée. Nous avions mis en place un recensement
d’urgence, les survivants du Monde gris étaient au nombre de 453, 192
hommes, 223 femmes et quelques enfants, dont nous n’avions pas eu
le temps de vérifier le sexe. Reo, au risque de sa vie, a tenté plusieurs
fois d’affiner ces résultats et l’Auteur inconnu chargé de sa table d’écriture, de ses plumes et de ses encres, s’est déplacé avec lui pour l’y
aider, ils n’ont obtenu qu’un succès relatif. C’est à cette époque qu’ont
commencé, le troc sur le radier - les femmes sauvages apeurées et
leurs herbes, leurs tubercules et leurs pousses de fougères, les chasseurs et leur viande rassise et malodorante -, le rapt des jeunes filles
son
et leur viol collectif. Des enfants sont nés de ces unions brutales, et
espéré ou voulu croire à la Providence, mais ils ont le
regard vague de leurs mères, des malformations dues aux sols contaminés, aux gaz qui s’en échappent, et déjà l’instinct de la douleur et de
nous avons
la dissimulation. Nous ne saurions dire avec exactitude le nombre exact
de cette population, beaucoup de nouveaux-nés sont morts, faute de
soins. Toutes ces années d’écoute et d’attention, pour quoi ?
Titew va avoir quatorze ans et nous avons si peu progressé. Que
puis-je lui donner de plus que ces livres que nous mangeons, que nous
dévorons chaque jour, que ce goût pour la beauté, l’esprit, la morale ?
Nous avons tout organisé autour du savoir et cet enfant connaît infiniment plus de choses que n’importe lequel d'entre nous à son âge,
pourtant une question m’obsède, que deviendra-t-il après notre mort ?
121
Littérama’ohi N°5
Claudine Jacques
Quelles armes
Littérature
-
- autres
que celles de la Science, des Arts ou de la
devons-nous fourbir pour sa défense ? Comment lutter
contre l’ignorance et la barbarie ? Il sait déjà qu’il devra se protéger et
protéger Lucia.
Il ne sait pas encore que nous sommes impuissants.
Claudine Jacques
«
Ce roman, d’un genre particulier,
vision d’avenir émaillée de
récits mythiques et de légendes du Pacifique, raconte déjà une histoire,
celle d’un groupe de survivants condamnés à vivre ensemble, mais il
parie aussi de ta place de la culture dans une société qui oscille entre
écrit et oralité et de la difficile construction d’un Pays. »
Ecrits sur l’oeuvre de Claudine Jacques :
PRESENTATION CRITIQUE PAR F.OHLEN, EDITEUR
Si l’on est, à brûle-pourpoint, sommé de dire pourquoi l’on aime, on
serait tenté d’écrire
: parce que c’était lui (le livre), parce que c’était
moi... Mais que dire s’il fallait, à toutes forces, expliquer quand même,
mettre à nouveau des mots sur des mots pour justifier son choix ?
Certains livres sont bien plus que des livres. De petits vaisseaux
pour nous divertir et tout oublier, l’espace d’un bref récit, copies conformes d’autres livres qui ne nous laissent au bout du conte, rien en tra-
de la gorge et du cœur. Mais certains, plus rares, plus ambitieux
aussi, sont des mondes en soi, des écologies qui nous hissent, hors
vers
des clichés et des situations convenues à des états supérieurs de cons-
cience.
Il était une fois un âge sans mémoire, une ère de buée et de boue,
où les derniers hommes, au chevet des derniers livres, essaient de se
souvenir du soleil. Un cataclysme est venu effacer l’ancien monde. Le ciel
s’est obscurci. Tout baigne dans un perpétuel demi-jour. N’y subsistent
122
Rencontres océaniennes
que des lambeaux d’humanité réfugiés dans les grottes ou les cimes.
Les uns, frêle communauté bien décidée à survivre et à transmettre les
valeurs éternelles avant le retour du Bleu ; les autres, divisées en sectes et factions, obsédés par leur faim de pouvoir et leur faim tout court.
Comment recommencer ? Comment fonder une société qui ne soit
pas vouée à sa propre dévoration ? Suffit-il de noter les rêves des hommes, de ressasser les mythes, de former les enfants, devenus le vérita-
ble enjeu de ce monde en sursis, pour éviter que ne renaisse l’arbitraire ?
Sommes nous condamnés, tels des perroquets maudits, à répéter les
mêmes erreurs ? L’Art et la Science sont-ils à jamais impuissants face
à la sûre montée de la haine et de la barbarie ?
Telles sont les belles questions que pose, « voyageur de l’impossible », le livre de Claudine Jacques.
Frédéric Ohlen
Présentation critique par Dominique Jouve,
Responsable du département Lettres
à l’Université du Pacifique
CLAUDINE JACQUES :
“COMBATTRE L’OUBLI ET LA DESESPERANCE’
C’est un livre fascinant, aux sens multiples, une histoire qui est
peut-être le roman d’une nouvelle ère.
L’auteure entre dans le temps du Rêve : une bibliothécaire en qui le
devoir de mémoire s’allie au souci de fonder un monde meilleur sur la
culture, le savoir et le goût de la beauté, va subir les épreuves des femmes: perdre son fils et son petit-fils, voir l’enfant qu’elle a éduqué et
123
Littérama’ohi N°5
Claudine Jacques
entouré d’amour se révolter contre elle et entrer dans le monde des
hommes, celui du pouvoir et de la violence : “les femmes doivent être
c’est leur rôle”, déclare-t-il, avant de détailler son programme politique, qui trahit l’idéal humaniste de son éducation : “J'ai le
savoir. Et je m’en servirai. Je choisirai l’élite qui le méritera. Pour les autsoumises
,
res, je cultiverai leur amnésie.”
Nous sommes en 2038, l’âge du perroquet-banane ( quel humour
dans les explications
un
de l’épigraphe!), dix ans après “le grand désordre” :
tsunami a réduit l’humanité à une poignée d’êtres survivant autour
de la montagne épargnée où se dresse la bibliothèque habitée par neuf
vieux sages et deux enfants.
Bien sûr, on peut soutenir qu’il y a là une vision tragique de
la
Nouvelle-Calédonie, d’aujourd’hui autant que de demain; ou encore du
Pacifique dans son entier. Mais le sous-titre “parabole païenne” nous
invite à lire autant l’avant que l’après. Les pratiques cannibales des
êtres des Cimes, les peurs et les maladies de ceux des Plaines, le
redoutable matriarcat de l’obèse nous ramènent peut-être à l’origine de
l’humanité. Le gris persistant serait celui du Chaos originel. Les sages
rassemblés tiennent encore réunis les savoirs traditionnels aujourd’hui
fragmentés des Aborigènes, des Asiatiques, des Maoris, des
Polynésiens. Les légendes et les mythes du monde habitent l’esprit
Melanëng “l'ancêtre unique, la somme de tous les totems”. Il parle par
la bouche de la bibliothécaire, non parce qu’elle les a appris dans des
livres, mais parce qu’en elle se mêlent amoureusement le masculin et
le féminin, la science moderne, la raison et les savoirs traditionnels, leur
puissance spirituelle, l’intuition des artistes.
En ce sens, ce livre est bien une parabole, un récit allégorique à
visée spirituelle : il nous raconte l’origine du mal et des maux dont nous
souffrons aujourd’hui : le rejet de la mère, la violence faite à la Terre et
aux tabous, les colères de dieux belliqueux et querelleurs, l’inceste, le
viol. Les légendes annoncent ou redisent dans un langage symbolique
les épisodes de tension, de douleur, d’espoir aussi. La narratrice-bibliothécaire recherche le sens de sa propre quête : “Je ne sais pas ce que
tout ça veut dire, où est le sens ? Qui sommes-nous ? Qu’allons-nous
124
Rencontres océaniennes
devenir ?” et met l’amour, le respect au centre de toute vie. Cependant
elle semble contrainte de devoir survivre dans le mana de l’Homme
féroce qui va la dévorer : “c’est ainsi que je coloniserai sa mémoire”.
Cette parole terrible nous interpelle : pour résister, pour célébrer la vie
malgré les douleurs, faut-il accepter que la libération de l’humanité en
passe par la barbarie ?
Présentation critique par Marc de Gouvenain,
Editeur, Actes Sud
CLAUDINE JACQUES : L’ÂGE DU PERROQUET-BANANE,
PARABOLE PAÏENNE
L’Herbier de Feu éditeur
L’inquiet, l’inquiète, ont la particularité de n’être jamais assouvis. Le
pire cataclysme passé, à nouveau ils appréhendent.
Dans ce roman allusion au poisson coloré qui ternit au sortir de
l’eau, le pire s’est produit : la vague immense a tout balayé, hormis
quelques humains réduits à en constater l’horrible résultat, porteurs
d’imprécis souvenirs qu’ils s’efforcent de conserver, convaincus qu’un
peuple sans mémoire n’a point d’existence et que la dignité seule permet de vivre.
Certains terriens ont des apocalypses faites de rocs qui s’éboulent
et de poussière. La vague immense,
elle, hante les cauchemars des
peuples insulaires. Habitante des confettis du Pacifique, Claudine
Jacques l’a mise en écriture, cette fin que savent déclencher certains
vieillards des contes océaniens.
Tout est boue sous un ciel gris, on ne reconnaît plus aucun paysage, c’est la Saison morte, première partie d’une histoire dont les protagonistes se nomment Abô, l’Ecclésiastique, Titew, Réo, l’Auteur, Melanëng
gardien des Légendes et quelques autres dont surtout la narratrice,
bibliothécaire de son état, chargée d’écrire, seul antidote au néant.
125
Littérama’ohi N°5
Claudine Jacques
Au-delà des membres de ce premier cercle dominant parce qu’il a
le pouvoir de l’intellect et du souvenir, errent dans des paysages imprsécis les Etres sans mémoire, respectueux, pour un temps, de ceux qui
parlent et se souviennent. Bientôt viendra le Temps des territoires tant
il est peu certain que la culture pourrait être un rempart contre la barbarie. Tant il est avéré que la violence n’a que faire des rêves d’humanité,
des utopies d’intelligence.
De La Guerre du Feu, à Sa majesté des mouches, le lecteur peut
procéder à des associations. Elles n’enlèvent strictement rien à la qualité d’un texte qui a choisi d’autres registres pour progresser. Et en particulier l’usage de la première personne, un « je » présent, très crédible,
auquel Claudine Jacques ne nous avait pas habitués dans ses précé,
dents livres.
«
Je » est ici la Bibliothécaire, celle qui pose par écrit, mais aussi
celle qui
s’inquiète du devenir de cette petite communauté devenue
germe d’un monde. Elle est aussi grand-mère d’un garçon survivant qui,
par son désir d’indépendance, pose la question du comment vont évoluer les jeunes générations : dans la violence sans doute, dans l’oubli
de règles anciennes certainement, alors que sans le savoir il imite les
plus anciens incestes fondateurs. « Je » est aussi une femme attachante, avec encore quelque désir, la volonté de toucher un corps d’homme,
le pouvoir de ranimer une pulsion, sinon d’amour du moins de bien-être
charnel.
A la première personne donc, elle raconte le quotidien angoissant
autant que les mythes conservés, ceux qui parlent de frère et sœur, de
père et mère, de très peu d’individus auxquels revint le soin de créer le
monde des îles du Pacifique, les plages et les fleurs, les arbres et les
bêtes, les pierres et la pluie. En leur temps ces êtres réalisèrent une
genèse, peut-être une nouvelle est-elle possible ?
Mais au-delà des murs gris faiblement protecteurs, les menaces
rôdent. Les Etres sans mémoire fécondent des avortons, composent
des clans, initient des guerres, pratiquent le massacre, lancent en
somme l’autre mythologie des humains, celle qu’on n’ose jamais trop
voir, trop dire, la destructrice, la mauvaise.
126
Rencontres océaniennes
Débute alors l’Age du Perroquet-banane, dernière partie de cette
parabole païenne ». On compte déjà des morts parmi les sages, la
Bibliothèque n’est que gravats. Un pouvoir extérieur s’est instauré, veule,
invoquant le sacré et suscitant les traîtrises. Le Mal se rapproche du
Bien. Agenouillée telle une captive dans l’arène face au monstre, la
Bibliothécaire raconte encore, attend une mort qui abolirait l’inquiétude.
Et pourtant, un grand pan de bleu paraît maintenant à l’horizon boueux
est-ce un dernier rêve ? Claudine Jacques nous donnait régulièrement des fins tragiques, celle de ce roman offre un possible espoir. Celui
que l’Ecrivain se doit de nourrir dans les conditions de notre monde.
«
—
Marc de Gouvenain 7111103
BIBLIOGRAPHIE DE CLAUDINE JACQUES
NOS SILENCES SONT SI FRAGILES
Nouvelles, Editions du Cagou, Nouméa 1995
CE NE SONT QUE DES HISTOIRES D’AMOUR
Nouvelles, Editions du Cagou, Nouméa 1996
C’EST PAS LA FAUTE DE LA LUNE
Nouvelles, Editions du Cagou, Nouméa 1997
LES CŒURS BARBELES
Roman, Editions du Niaouli, Nouméa 1998,
Editions de la table Ronde, Paris 1999
A L’ANCRE DE NOS VIES
Nouvelles, Editions Grain: de sablé,
Nouméa 2000
L’HOMME-LEZARD
L’AGE DU PERROQUET-BANANE
Roman, HB Editions, Nîmes, 2002
Parabole, Editions Herbier de feu, Nouméa
2003
Jeunesse :
LES GRANDES VACANCES
Texte court, Editions du Niaouli, Nouméa
1994
LE PIEGE
Roman, Editions du Niaouli, Nouméa 1999
KAO.NC
Texte court, CDP/Editions Grain de sable,
Nouméa 2001
LES SENTIERS DE L’OUEST
Roman
CDP, Nouméa 2002
127
Littérama’ohi N°5
Arlette Peirano
BIOGRAPHIE
Romancière, Arlette PEIRANO est née à Agen dans le Lot et Garonne en 1951.
Domiciliée à Nouméa en Nouvelle-Calédonie elle est attachée de Direction à France
Câbles et Radio, filiale de France Télécom.
De souche réunionnaise, son enfance sera partagée entre les différentes mutations de son père, alors militaire de carrière et la France. Celui-ci promènera sa famille
à travers des pays tels que l’Afrique, Madagascar, la Polynésie française tout en gardant toujours des attaches avec la Métropole après de courts séjours de deux ou trois
ans.
Mariée en 1970 à un Marseillais rencontré à Tahiti, elle part un an plus tard s'installer en Nouvelle-Calédonie et y fondera sa famille. Deux garçons naîtront sur cette
terre d’accueil qu’elle n’a plus quittée depuis sauf à l’occasion de vacances annuelles
France où réside la plupart de ses proches. Sa passion pour les voyages elle la vit
pleinement dans la découverte d’horizons voisins que sont l’Australie, la NouvelleZélande et Fidji où vit en autre un de ses deux frères.
en
Arlette PEIRANO fera
comme
une courte carrière de téléspeakerine tout en travaillant
secrétaire dans les télécommunications. Puis elle reprendra ses études et se
lancera un nouveau challenge, étudier le droit. Elle décrochera une licence obtenue par
correspondance avec l’Université de Bordeaux en parallèle avec l’Université du
Pacifique qui venait tout juste d’ouvrir ses portes. Une école du courage qui forgera son
caractère déjà bien trempé dans la détermination.
En 1999 elle auto-édite son premier roman : « L’ensorceleuse des étoiles » qui connaîtra un succès mitigé à l’échelle territoriale. Depuis cette date elle occupe le poste de
secrétaire dans l’association des écrivains de Nouvelle-Calédonie. Faire partie de cette
association est avant tout une façon de se discipliner et de créer des liens avec d’autres
auteurs du territoire tout en partageant des idées communes. Le but de cette organisation étant de promouvoir la littérature calédonienne à l’intérieur comme à l’extérieur du
territoire de Nouvelle-Calédonie et de faire intégrer certaines oeuvres au programme de
l’enseignement du français dans les établissements scolaires calédoniens.
« Kanak blanc » est son deuxième roman, il voit le
jour en 2001. Le troisième, «
Tabou suprême » est sorti en 2002 et le quatrième « Métis de toi » sortira en Août 2003
des presses de l'imprimeur. L’auteur espère continuer dans la voie du roman de fiction
moderne et de style
plutôt local, un style qui lui convient parfaitement car elle ne
manque ni d’imagination ni de cette imprégnation typique apportée par la vie insulaire.
128
Rencontres océaniennes
Offrir de belles histoires à ses lecteurs est devenu une priorité. De même que laisser
une trace à ses enfants et futurs
petits-enfants conditionnent aussi sa passion pour l’é-
criture.
PEARL édition est sa propre maison d’édition, fondée en 1999. Sa signification est
basée sur la réunion des premières syllabes de ses nom et prénom qui, traduit en fran-
çais donne « perle ». Souhaitons que ce mot n’augure que de la chance pour son devenir d’écrivain dans un pays où la perle noire reste une curiosité de la nature issue d’une
autre culture que littéraire.
METIS DE TOI (EXTRAIT)
Son Jimmy n’était pas un fils maudit. Elle, par contre, se sentait
affligée par cette malédiction depuis toujours. Même si elle ne l’avait pas
vraiment désiré, surtout au début, elle aimait cet enfant plus que tout au
monde. Certes, il aurait pu être rejeté ou encore adopté comme cela se
pratiquait couramment dans le milieu mélanésien, mais non, son garçon
depuis bien des années.
Et sans doute Jimmy devait-il le ressentir en son for intérieur pour avoir
ce besoin impérieux de provoquer cette dispute entre eux de façon systématique. Mais, pour Mathilde, cet unique enfant restait sa raison de
vivre, son combat existentiel, sa chambre forte. Son silence avait été la
plus sûre des.clés. Elle, la femme de personne, pouvait au moins se targuer d’être la mère de quelqu’un ! Mais dans l’esprit des autres, de ceux
qui épient, jugent et condamnent avec tant de facilité, il y avait une autre
vision des choses. Oh ! Eh bien oui, hélas, à l’approche de ses vingt
ans, sa réputation avait été sérieusement compromise. Une fille-mère !
Et pour ajouter un peu de fiel aux médisances de l’époque, fille-mère
d’un enfant métis ! Ce qui impliquait qu’elle ait été engrossée par un
Blanc ! Dépravée ! Voilà l’étiquette que ces gens lui avaient autrefois si
cruellement collée à la peau. Elle qui avait en horreur les étiquettes,
comment aurait-elle pu, avec un tel code-barres sur le front, ne pas être
se contentait d'être la cause de son tourment
129
Littérama’ohi N°5
Arlette Peirano
très vite cataloguée ? En ce temps-là, pareils agissements étaient montrès du doigt. Fort heureusement, aujourd’hui, elle estimait avoir payé
largement le prix pour cet écart de conduite regrettable. Par ailleurs,
tout cela était dépassé en ce début de troisième millénaire. Etre fillemère était devenu une chose aussi courante que s’il s’était agi d’eczéma ou d’acné juvénile ! Pourtant, après toutes ces années, le mal-être
de Mathilde persistait. Les remords et les regrets fusionnaient dans son
esprit, la laissant en proie à une douleur sournoise. C’est la raison pour
laquelle, à présent, la calomnie sur ce métissage devait cesser, un point
c’est tout ! Elle s’y employait, même si elle jugeait encore et toujours
que son fils n’avait pas à savoir. Peut-être pour qu’il n’ait pas à rougir de
ses origines. Ou tout simplement parce qu’elle voulait tenir une promesse solennelle qui remontait à plusieurs années. Quoiqu’il en soit, elle
désirait plus que tout préserver leur entente, et le respect mutuel qu’ils
se portaient devait continuer à s’imposer malgré leur couleur de peau
différente. Allez savoir pourquoi elle cultivait avec une déconcertante
ténacité un tel mystère ! Probablement avait-elle ses raisons.
Seule, à l’abri dans sa maison vermoulue faute de moyens, elle tripotait nerveusement son briquet publicitaire, le retournant dans tous les
sens, tout en fixant une ligne d’horizon vague et lointaine. Le nez rivé à
la fenêtre, dans l’obscurité la plus complète et avec cette fierté collée
sur chaque grain de son épiderme noir, elle cherchait à calmer les pulsations de son cœur. Celles-ci résonnaient à tout va dans sa poitrine
oppressée, tandis qu’elle se demandait si la vie serait un jour plus clémente avec elle. Pour marquer cette pause, elle disposa quelques miettes de tabac dans une feuille de papier à cigarette, la roula avant d’en
humecter le bord à l’aide de sa langue et l’alluma. Aussitôt, elle se mit
à tirer dessus avec la frénésie du manque pour tenter d’apaiser sa
conscience. Quelle quantité de fumée avait-elle respirée depuis qu’on
lui avait volé son enfance et sa jeunesse ? Elle avait dû en avaler plus
que de raison, sûrement pour tenter d’oublier les contrariétés et les
aléas que la vie lui avait réservés.
Jimmy reviendrait, elle en était sûre. Il le ferait peut-être tard dans
la soirée, mais plus probablement au petit matin, après une nuit à faire
130
Rencontres océaniennes
la bringue avec ses amis tahitiens, des locataires habitant juste à deux
pâtés de maisons de chez eux. De nouveau il franchirait cette porte si
malmenée quelques heures auparavant, tête baissée et repentant.
Alors, plus fatigué que penaud, plus bonne pâte que méchant, il lui
demanderait pardon et l’embrasserait sur le front, même si elle dormait,
avant de se jeter comme un moribond sur son lit. Récupérer de sa nuit
blanche serait son obsession première. Enivré de notes de guitare, de
chants polynésiens et surtout de bière, il s'endormirait sans tarder,
ayant déjà tout oublié de leur altercation. Mathilde se dit que seul un
destin hors du commun pourrait donner à Jimmy l’impulsion, l’étincelle,
l’élan lui permettrant d’aller voir ailleurs. De se construire une vie décente. Elle savait qu’elle serait à un moment ou à un autre l’objet d’un douloureux réquisitoire. Un réquisitoire qui ne se dresse que dans la rage,
mais nécessaire, donnant enfin à son fils la volonté de sortir de sa
condition. La rage, il l’avait au plus profond de lui. Il écumait. Mathilde se
mordit les lèvres parce qu’elle savait qu’elle souffrirait d’entendre des
propos d’émancipation et d’indépendance sortir de la bouche de son
Jimmy. Mais elle devait se préparer à les entendre sous peu et à les
accepter.
Cela faisait un peu plus de quatre ans que Jimmy harcelait sa mère
de ses supplications et de ses interrogations. Au début, elle avait réussi à y faire face. Il était jeune. Les « Maman, dis-moi tout » ou encore
«
Qui est mon père ? » revenaient comme des leitmotivs. A la façon de
ces
huissiers tellement constants dans leur acharnement à les déloger
de ce petit foyer, leur seul bien matériel. A l’instar de Jimmy, et avec la
même ferveur, ils menaient leur offensive au rythme de deux à trois fois
par an.
A leur question : « Quand comptez-vous libérer ce logement, madame ? »,
elle répondait à chaque fois, tout en secouant énergiquement
la tête : « Jamais ! ». Jusque-là, elle avait tenu ferme, sûre de Son bon
droit, affirmant être détentrice d’un titre de propriété. En réalité, il y avait
à ce sujet une belle embrouille familiale. Mathilde n’était pas seule à
revendiquer ce titre. Une cousine se vantait de détenir un bout de papier
validé par une étude notariale de la place et allait même jusqu’à payer
131
Littérama’ohi N°5
Arlette Peirano
l’huissier pour exproprier ceux qu’elle considérait comme « des usurpateurs de première ». Cette femme, jalouse et détestable se prénommait
Monique, mais Mathilde, elle, l’avait surnommée « la garce ». Elle disait
que ce sobriquet lui allait comme l’écorce de niaouli collée à son tronc !
Et qu’en aucun cas, et quelle que soit la saison, elle ne risquait de per-
dre cette enveloppe rugueuse. Un surnom qui s’apparentait en quelque
sorte à une seconde peau... pour la vie. Mauvaise elle était, mauvaise
elle resterait. Mathilde la haïssait depuis toujours. Très tôt, elle avait su
lire dans son esprit et, à ses yeux, celui-ci était nuisible. Elle transforma
sa mémoire en machine à remonter le
temps. Voilà deux décennies que
durait cette discorde entre les deux cousines. Mais à quand remontaitelle exactement ? A l’adolescence ? A l’enfance ? Mathilde n’en savait
trop rien. Aujourd’hui, elle se demandait simplement jusqu’où irait la
détermination de cette femme à la détruire.
Arlette Peirano
«
Métis de toi »
Pearl Edition.
132
.
Rencontres océaniennes
KANAK BLANC (EXTRAIT)
Le réveil égrena sa sonnerie à cinq heures trente du matin. Comme
elle se l’était promis, Morgane voulait surprendre son petit monde en se
levant aux aurores. Elle pensait n’avoir jamais si bien dormi que depuis
qu’elle avait mis les pieds dans ce pays. Jamais à Paris elle n’avait pu passer une nuit d’une seule traite. Il lui arrivait de se réveiller plusieurs fois sans
raison apparente et même de ne plus pouvoir se rendormir. La vie, le stress,
la pollution l’avaient rendue insomniaque. Aussi Paris ne lui manquait-il pas
et encore moins le brouhaha de la circulation qui remontait jusqu’à son studio, telle une véritable cacophonie, à l’heure où la ville s’éveillait.
Elle se leva, s’étira comme une chatte, prit une douche chaude et
se vêtit d’un jogging molletonné car le fond de l’air lui parut frais, surtout
en comparaison de la température diurne de la veille. Elle ne trouva personne sur son chemin.
Parvenue dans la cuisine, elle chercha
l’emplacement de chaque
ustensile pour essayer de faire son café. Elle prit le temps de faire griller
fatigué mais encore efficace. Puis elle dénicha
réfrigérateur un pot de confiture maison qui se révéla être de la
gelée de goyave. Elle s’évertua à essuyer les bords du pot de ses doigts
impatients avant de les lécher goulûment. Elle se délecta de ce nouveau
goût exotique que lui renvoyèrent ses papilles. Elle découvrait une nouvelle texture, à mi-chemin entre le caramel et le miel épais. Elle prit une cuillère et y alla plus franchement, envahie par la saveur agréable et l’odeur
exquise de ce délice tropical. Profitant de sa solitude, elle s’installa dehors,
à la table de la terrasse, afin d'y apprécier le lever du jour.
L’aube commençait à poindre au loin avec ses couleurs pastel
comme dans un panorama de carte postale.
Apparaissant dans un dégradé de roses, marbré de poudre grise,
l’horizon annonçait une journée ensoleillée. Le calme régnait dans
cette maison et ses alentours. Cette sensation de sérénité lui parut
étonnante. Seuls quelques coqs sauvages en poussant leurs cocoricos
aigus dérangeaient la nuit finissante et paisible, tandis qu’une multitude
d’oiseaux se répondaient dans un joyeux gazouillement, mêlant leurs
ses tartines dans un toaster
au fond du
133
Littérama’ohi N°5
Arlette Peirano
chants, du plus strident au plus grave. Les branches des arbres les
accueillaient tour à tour alors que d’autres volatiles, plus solitaires, ne
faisaient que passer. La nature lui sembla belle.
Morgane sursauta. Elle venait d’apercevoir une ombre. Elle n’avait
pas entendu les pas sur les lattes de bois pourtant disjointes par
endroits, mais elle avait perçu un souffle angoissant. Cette respiration
haletante comme celle des asthmatiques l’avait fait se retourner en frissonnant. Elle ouvrit grand les yeux, n’en finissant pas de dévisager
l’homme qui se tenait près d’elle tout en se déplaçant sur le banc pour
mieux le regarder à la lumière. Elle laissa échapper sa tartine qui tomba
dans le bol en éclaboussant la table. Tétanisée, elle commença à pâlir
puis sentit perler sur son nez des petites gouttes de sueur.
L’homme réalisa sa frayeur et comprit qu’il devait vite se présenter.
Il lui tendit la main.
Bonjour, je suis Josué N’Douéri, votre adjoint. Excusez-moi si je
dit-il, hors d’haleine. Pardon, je suis essoufflé par mon
footing. J’aurais dû attendre qu’il fasse grand jour pour venir vous
saluer, mais étant très matinal et également curieux de nature, lorsque
je vous ai aperçue de loin, je me suis dit que nous gagnerions du temps
si je faisais un détour pour vous dire bonjour.
L’homme était doux et poli. Il parlait sans accent. Il s’excusait mais
Morgane ne prêtait pas attention à ses paroles. Elle le dévisageait sans
retenue et sans se rendre compte de son impolitesse. Hypnotisée par son
regard, elle n’était plus maîtresse d’elle-même. Elle s’attardait sur ses
imperfections comme pour mieux les apprivoiser. Une attitude choquante
pour quelqu’un de bien élevé. C’était la première fois qu’elle voyait en plein
jour et de si près un être si peu engageant. Elle prit une profonde inspiration. Elle sentit son cœur s’emballer. Il battait à un rythme d’enfer. Gauche
et désorientée, elle réussit néanmoins à émettre quelques mots hachés :
Bonjour ! Vous m’avez fait peur. Pardon. Il faisait noir. Je ne vous
ai pas entendu arriver.
Elle avait devant elle un Mélanésien dont le visage était particulièrement ingrat. Malgré ses traits caractéristiques de la négritude, cet
homme était blanc ! Il était albinos ! Elle n’y avait pas été préparée !
—
vous ai fait peur,
—
134
Rencontres océaniennes
confuse, continua-t-il, toujours aussi calme et
posé. Je sais, je surprends un peu, j’ai l’habitude. Mais voyez-vous, je
suis né ainsi. On ne choisit pas la couleur de sa peau ! Alors je vous
mets tout de suite à l’aise. Je n’ai plus de complexe. Je suis albinos et
dans ma famille on m’appelle le Kanak blanc ! Pour vous, je serai Josué
—
Ne soyez pas
si vous le voulez bien.
présentations n’avaient été faites que dans un sens mais
Morgane ne s’en était pas rendu compte. Elle était toujours aussi peu
loquace. Elle avait oublié son savoir-vivre et le trouble continuait à l’envahir. Elle découvrait ses yeux avec le jour naissant. Ils semblaient
roses ou bleus. En fait, ils étaient d’une couleur pâle indéfinissable. Ses
sourcils épais et clairs lui donnaient un air étrange. Elle comprit que c’était son regard qu’elle avait du mal à soutenir parce qu’il la glaçait.
D’ailleurs elle ne le regardait plus en face mais de biais, à la manière de
Maléko. Elle remarqua également ses cheveux. Ils étaient crépus, d’un
blond roux et coupés courts. Elle tenta de se raisonner. Ainsi il lui faudrait travailler avec cet homme si particulier ?
La hiérarchie faisait de Josué un employé proche d’elle, mais
serait-elle pour autant obligée de l’avoir avec elle tout le temps ? Elle
pourrait peut-être voir avec Franck si cet homme était vraiment
indispensable ? Elle échafaudait des plans pour ne plus avoir à croiser
ce regard qui l’impressionnait en même temps qu’il l’attirait par sa lueur
insolite. Sa présence l’indisposait de plus en plus et elle se sentit dérangée par l’énergie constante qui émanait de cet individu.
Elle s’affola et sentit ses angoisses oubliées renaître et la submerger de plus belle. Elle suffoqua et chercha à se lever pour échapper à
l’emprise envoûtante qu’exerçait cet homme sur elle, mais dans sa précipitation elfe trébucha. Josué tenta de la rattraper mais elle se mit à
crier à peine l’avait-il touchée. Prise d’une panique incontrôlable, elle
perdit connaissance.
Morgane, Morgane, ça va mieux ? cria une voix lointaine qui lui
parvint en écho.
Elle reconnut la voix de Franck. Il était penché sur elle. Il l’avait
allongée sur le canapé du salon et tapotait ses joues. Désemparé de
Les
—
135
Littérama’ohi N°5
Arlette Peirano
ne
pouvoir rien entreprendre de plus efficace, il lança à plusieurs repri-
ses : Mais où est Louise ?
—
Elle arrive, répondit Josué qui se tenait à l’écart, discret.
Ça va aller ! annonça-t-elle en reprenant ses esprits. Ce n’est
rien ! Cela m’arrive de temps en temps, ce n’est jamais grave, un
—
manque de calcium. Voilà, ça va déjà mieux !
Elle se redressa et s’assit au bord du canapé. Elle respira un
grand coup, se trouvant dans une situation gênante devant deux hommes eux-mêmes embarrassés. Sur ces
entrefaites, Louise arriva, à moi-
tié déshabillée.
Madame Morgane, ça va ? demanda-t-elle en se penchant vers
elle et tout en continuant de rajuster sa robe.
—
Oui, Louise, tout va bien. C’est juste un malaise sans gravité.
Allez prendre votre petit déjeuner et laissez-moi récupérer, lui dit-elle,
—
déconcertée par tant de sollicitude. Elle n’avait jamais partagé de
moments aussi intimes en public et se sentait contrariée de montrer une
si grande faiblesse. Elle regarda Franck, essaya de sourire, mais elle
aperçut Josué et redevint grave. Il était toujours là. Il n’avait donc pas
fui ? Elle avait été si incorrecte ! Elle se sentit stupide d’avoir été terrorisée.
Ce n’était qu’un homme comme un autre avec juste une petite ano-
malie génétique.
Morgane n’était plus vraiment persuadée d’être à la hauteur de son
titre de chef si elle devait ainsi tourner de l’œil à la moindre contrariété.
Elle détourna de nouveau son visage pour ne plus avoir à croiser le
regard de Josué. Celui-ci paraissait inquiet.
Morgane s’était pourtant juré de ne plus se laisser déstabiliser
aussi facilement ! Elle ne se doutait pas qu’en croisant les yeux fragiles
de l’albinos, son destin serait suspendu à une mystérieuse puissance à
laquelle elle ne pourrait que se soumettre. Elle allait devoir conjuguer
avec elle ou bien baisser les bras tout de suite. Ce n’était plus du tout
la ligne de conduite qu’elle s’était fixée.
Arlette Peirano
136
Rencontres océaniennes
TABOU SUPREME (EXTRAIT)
Certains individus privilégiés, après avoir accompli quelques rites
connus d’eux seuls,
se targuent de pouvoir acquérir une connaissance
du passé et de l’avenir. Il va de soi que pour eux, le présent est encore
plus facile à déchiffrer. Antoine, un vieux Kanak édenté, réputé parmi la
population autochtone pour être un sage en même temps qu’un devin,
était de ceux-là. Il avait recours à des pratiques superstitieuses, sous la
protection des esprits de la famille. Il était venu en allié plutôt qu’en
curieux. Il avait dirigé les enquêteurs sur plusieurs sites de rochers
coralliens, appelés titi par les Maréens. Ces refuges, sortes de criques
en forme de couronne, étaient susceptibles de recueillir parfois les
corps de certains noyés rejetés par les marées. Lui, dans sa longue vie
de septuagénaire, en avait vu quelques-uns venir s’échouer sur les bandes sablonneuses. Cependant, aucun des conseils d’Antoine, figure
symbolique parmi les anciens, n’avait abouti à quelque chose de concret.
Ils avaient été pourtant suivis à la lettre par les enquêteurs, qui d’ailleurs
avaient écouté les recommandations du vieil homme plus par respect
que par conviction. Mais à aucun moment Antoine n’avait mentionné la
grotte du diable. Celle-ci était à la fois sacrée et taboue ! On ne pouvait
y pénétrer que tous les dix ans et ce, depuis des générations. Son
entrée n’était accessible qu'après un dédale d’interminables galeries
connues des seuls grands chefs qui en gardaient jalousement le secret.
Au cours d’une cérémonie, un rituel très particulier était suivi par les
individus les plus honorables et les plus âgés de la population, ces
quelques personnes encore respectueuses des coutumes ancestrales.
Après une demi-journée de marche aux allures de pèlerinage, ils parvenaient sur le site sacré. Ils mettaient dans une jarre en terre cuite les
mauvais esprits, ceux qui n’avaient aucun droit au paradis. C’était en
quelque sorte une façon de jeter un mauvais sort aux méchants et de
mettre en garde tous ceux qui auraient pu le devenir. Puis, jusqu’à la fin
de l’après-midi, ils dansaient avec frénésie une sorte de pilou macabre
autour du grand vase maléfique. Ce dernier était posé à même la terre,
laquelle était foulée par les pieds nus des indigènes au son des itra
137
Littérama’ohi N °5
Arlette Peirano
pé, ces paquets de feuilles ficelées, constituant un instrument typique
des Loyauté. Ensuite, on prenait soin de bien boucher le vase avant de
le déposer au fond d’un puits. Des incantations accompagnaient la Iongue descente du récipient dans le conduit souterrain. Cela se passait à
la tombée du jour, près du seul témoin qu’était le grand banian. Lorsque
les oiseaux, perchés sur les longues et vieilles branches de cet arbre
centenaire, commençaient à piailler, la cérémonie prenait fin. Les hommes en sueur obstruaient alors le puits. A l’aide d’une énorme pierre, ils
en bouchaient l’entrée afin que les esprits ne puissent s’échapper et
revenir hanter les habitants dès lors apaisés par cette mesure décennale. Ce puits était censé conduire en enfer, alors il allait de soi que personne n’avait envie d’y mettre son nez avant les dix prochaines années.
Pour le peuple kanak, les nombreux récits et légendes ne trouvent
leur propre vérité que dans la terre qu’ils respectent plus que tout. C'est
l’ouverture vers le monde mythique et divin qui fait que leur vie a un
sens. Ils le vénèrent parce qu’il est le reflet de ce qui ne se voit
plus,
mais qui pourtant hante leur quotidien : les dieux, les esprits, le sacré.
C’est une véritable source d’inspiration qui les accompagne tout au long
de leur existence, guidant leurs pas, rythmant leurs croyances et nourrissant leurs âmes.
Monii et moi étions dans ce puits maudit. Bien entendu, nous l’ignorions et nous nous doutions encore moins des malédictions qui pesaient
sur cette
partie ventrue de la terre. Un antre dont toute une population
superstitieuse ne voulait surtout pas entendre parler, sinon une fois tous
les dix ans. D’ailleurs, peu importait pour nous de savoir où nous nous
trouvions exactement, car qu’aurions-nous pu faire ou ne pas faire
puisque nous étions emmurés ?
En attendant une hypothétique délivrance, nous devions tout simplement tenter de survivre. Pour moi, l’expérience durait depuis
quelques jours seulement. Rien de comparable à l’enfermement de
quatre mois que venait de vivre Monii ! Pour ce faire, nous avions organisé notre vie. Nous étions perdus pour la société, mais notre envie de
vivre berçait nos espoirs quotidiens. Les jours se déroulaient tel un rituel
138
Rencontres océaniennes
immuable, rythmés par des activités strictes et précises, indispensables
à notre survie. La quête alimentaire était notre priorité. Le matin, Monii
partait se procurer notre nourriture dans une sorte de vivier miracle,
entièrement naturel. Les poissons, piégés par le courant violent de la
mer tourbillonnante, venaient s’enliser dans un sillon sableux et ne pouvaient plus en sortir. Monii ramassait alors sa pêche miraculeuse, s’é-
tonnant parfois de la variété des espèces. Souvent, il faisait des provi-
sions en fumant ses prises. Prévoir les jours maigres pendant lesquels
le sort ne remplirait pas notre garde-manger providentiel s’avérait une
préoccupation majeure pour Monii. Surtout depuis qu’il se retrouvait
plus à nourrir. Il cuisinait au feu de bois lorsqu’il ne
manquait pas de cette matière première devenue, d’après lui, de plus
en plus rare. Selon son humeur, il pouvait décider de manger sa nourriture crue. Au début, j’avais eu de violentes nausées lorsqu’il m’avait obligée à avaler de la tortue. Je pensais ne plus jamais pouvoir regarder
ces pauvres bêtes avec les mêmes yeux qu’autrefois. Monii m’expliqua
que chez lui, cet animal évoquait le passage d’un état vers un autre,
allant jusqu'à établir un parallèle avec le symbolique voyage des âmes
avec une bouche de
vers un
autre monde.
Arlette Peirano
Littérama’ohi N°5
Frédéric Ohlen
REPERES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES
Issu d’une famille d’émigrants danois et de déportés de la Commune de Paris
installée dans l’archipel depuis six générations, Frédéric Ohlen est né en 1959 dans
l’une des dernières fermes nouméennes. Toute sa jeunesse
s’y déroule dans une
atmosphère propice à la symbiose avec la nature.
Répondant à l’appel d’une vocation précoce apparue dès l’école primaire, il écrit,
à l’âge de dix ans, son premier livre : Uécureuil, éditions Fabry, 1970.
Fin cavalier, il sera, trois années durant, de 1975 à 1977, champion territorial de
sauts d'obstacles, en individuel et par équipe.
Il milite, plus tard, à Paris, dans une association de lutte contre la torture pour faire
libérer des dissidents soviétiques, et notamment, Andreï Sakharov.
Après des études de droit et de sciences politiques (il est, à la Sorbonne, l’élève
de Robert Badinter et de Catherine Lalumière), il devient Volontaire à l’Aide Technique,
en
Brousse, à Bourail, dans un lycée expérimental, cycle de remédiation qui accueille
des enfants en grande difficulté. Il passe ensuite brillamment le CAPET de LettresHistoire. Il est, en effet, le premier Calédonien à sortir major d’un concours national.
Tout en continuant à écrire, il consacre désormais le plus clair de son temps à
diverses entreprises culturelles et sociales. Homme de cœur et d'action, de musiques
et de
rythmes, il met en scène des chorégraphies équestres pour douze cavaliers
(1977-1979) ainsi qu’un spectacle de danse retraçant l'épopée du XXe siècle au vélodrome de Magenta (1986).
Il crée et anime aussi bénévolement, durant une décennie (1987-1997), à raison
de trois cents heures par an, un atelier de création littéraire destiné aux jeunes désœuvrés des quartiers : Les Feuillets d’Hypnos, en hommage à René Char. Il rassemblera
les fruits de cette expérience dans un ouvrage pédagogique : Les Chemins de ia créadon (Centre territorial de Recherches et de Documentation, 1993).
Il dirigera également un festival de cinéma, à tarif réduit, Les 24 Heures du
Fantastique, qui remporte un énorme succès, affichant complet depuis sa création, en 1986.
Très attaché à la promotion de la lecture, il met en place à Rivière-Salée, i’un des
quartiers les plus pauvres de Nouméa, la Grande Bibliothèque de l’Imaginaire (1994),
assortie d’une dotation de plusieurs milliers d’ouvrages, bibliothèque qui deviendra,
quelques années plus tard, médiathèque municipale.
140
Rencontres océaniennes
Dans la même perspective, il crée deux prix littéraires :
le Prix TranspaSci-Fique (1989-2000),
biennale bilingue (anglais-français) de
associent les 17 pays et territoires membres de la Communauté du
Pacifique. Il regroupera et préfacera les meilleurs textes issus de ce concours interna-
nouvelles qui
tional au sein de deux ouvrages :
En d’autres Temps, en d’autres Lieux (éditions du Sci-Fi Club, 1994), repris en
partie par le Livre de Poche dans une anthologie présentant les meilleurs auteurs de
l'Hexagone ;
-
-
La Dernière Fugue (1998, id.) avec des textes de Nouvelle-Zélande, de Tonga
et du Vanuatu, dont il supervisera la traduction en français.
le Prix Orphée (1989-2002), biennale poétique à destination des scolaires et du
grand public, qui a concerné, depuis treize ans, des milliers d’enfants et d’adolescents
-
à travers tout le territoire.
Frédéric Ohlen a fondé, dans la foulée, une maison d’édition, vouée à la publication de nouveaux talents. Il a ainsi édité, sous forme associative, une quinzaine d’ouvra-
Pierre Gope
(S'ouvrir, 1999) et Paul Wamo (Secrète Aria, 2002), jeunes auteurs kanak dont il est le
premier à publier les poèmes.
Il n’a cessé depuis de sillonner la Grande-Terre et les îles pour se mettre au service des collectivités, écoles, collèges, lycées, universités, bibliothèques, maisons de
quartier, afin de susciter, à travers ateliers, séminaires et rencontres, le goût de lire et
le plaisir d’écrire.
Dans le cadre du Printemps des Poètes, il est ainsi à l’origine de trois recueils, coécrits avec les étudiants de l’Université de la Nouvelle-Calédonie : Lianes (1999),
Solstice (2000) et Secrète Aria (2002).
Il a édité également Avant que la Nuit tombe (L’Herbier de Feu, 1999), un ouvrage collectif, illustré par Mathieu Venon, et vendu sous l’égide de la Croix-Rouge internationale, au profit des enfants victimes de la guerre.
Très sensibilisé aux problèmes de notre temps, et mandaté en qualité d’expert par
le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Frédéric Ohlen a été, en 2002, l’un des principaux rédacteurs du Colloque sur l’Enseignement, pour tous les problèmes liés à la
santé en milieu scolaire et à l’intégration des handicapés.
Il a aussi mis en place, l’an passé, avec le concours de la Fédération des Œuvres
Laïques et de la mairie de Nouméa, une opération dénommée 2002, Odyssée bleue,
qui a permis à une trentaine d’enfants des quartiers périphériques de partir, pour la preges et plus de quarante auteurs, en cinq ans (1998-2003). Parmi eux,
mière fois de leur vie, en vacances.
Invité par le Secrétariat d’État aux DOM-TOM (à deux reprises, pour représenter
à Paris la Nouvelle-Calédonie), par des centres culturels, des universités ou des alliances
françaises à l’étranger, lauréat de nombreux prix, dont :
141
Littérama’ohi N°5
Frédéric Ohlen
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-
-
Prix de la Nouvelle (semaine du Livre calédonien, 1988),
Prix Raymond de Laubarède (1994),
pour son action en faveur de l’environnement,
Prix de Littérature Jeunesse (bibliothèque Bernheim, 1998),
Prix de la fondation des Nickels de l’initiative (4 fois entre 1994 et 2000),
Prix du Salon international du Livre insulaire d’Ouessant (2001), en qualité d’é-
diteur,
il est actuellement responsable de l’Unité d’Enseignement et de Recherches 5,
«
Production d’écrits », à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. L’un de ses derniers livres,
Premier Sang (Grain de Sable, 2001), vient d’être traduit en italien (Stampatori, 2002,
Turin).
Écrivain emblématique de la Nouvelle-Calédonie, auteur d'une quinzaine d’ouvrages :
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La Maison au bord du monde (1982)
Sang d’encre (1987)
Ode à Édo (1988)
Le Letchi et l’Argile (1989)
Le Cœur goéland (1989)
regroupés sous le titre : La Voie solaire (Guy Chambelland, Paris, 1996), avec le
concours du
-
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ministère de la Culture et de la Province Sud ;
La Peau qui marche (1993)
Impairs (1994)
Cinquante-Douze poèmes cybernétiques (1995)
B & B poésie, eleven irish poems (1995)
Demande au vent du soir (1996)
regroupés sous le titre : La Peau qui marche et autres poèmes (L’Herbier de Feu,
1998) ;
Les Mains claires (1999)
Les Manguiers de la République (id.)
Le Soleil assassin (id.)
Dernier été (id.)
Destination jour (id.)
La Porte de jade (id.)
Le Nom du monde est colline (id.)
Le Sang fusillé (id.)
Une Lampe dans la montagne (id.)
Tu pars (id.)
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Rencontres océaniennes
écrits d’une traite, dans les cent derniers jours du siècle,
et regroupés sous le
titre : Le Marcheur insolent (Grain de Sable, 2002) ;
il est également l’auteur d’une pièce de théâtre, Duo (in
Ô saisons, ô châteaux,
L’Herbier de Feu-Province Sud, 2000) et d’une tétralogie romanesque, saga familiale qui
1821 à 2008 :
va de
Brûlures (Grain de Sable, 2000)
-
Premier Sang (illustrations de Bernard Berger, Grain de Sable, 2001)
-
Les Cerfs-Volants (à paraître)
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La Huitième Trompette (id.)
-
Frédéric Ohlen a été salué par de nombreux confrères :
Marcel Béalu (1986) :
-
«
Vous avez raison ! La poésie est partout et la vie est extraordinaire. Gardez cette
pureté, cette sérénité, ce calme qui permet au silence intérieur de se déchaîner. »
Guy Chambelland (1994) :
Une grande pulsion vous habite, que vous communiquez au lecteur aisément,
parce que votre monde relève autant du réel que de l’image. Voilà de la surprise, de la
parole qui demeure. »
-
«
Georges-Olivier Chateaureynaud (Président de la Société des Gens de Lettres,
prix Renaudot 1982) :
« Je
crapahute à travers votre œuvre comme dans les plus divers des pays et des
paysages. Il y a de tout : de la gravité et du jeu, de la faconde et de l’émotion, de la virtuosité et de la simplicité. Je compte la faire connaître à d'autres. »
-
-
«
Joël des Rosiers (Prix international de Poésie 2000) :
Une voix poétique comme celle de Frédéric Ohlen a su d’emblée me toucher : à
la mort, les îles, elle noue avec le monde
de l’intime et celui de la Terre, des terres, un lien quasi viscéral dans lequel je me suis
creuser des thèmes élémentaires : l’enfance,
reconnu. »
Dominique Jouve (professeur à l'Université de la Nouvelle-Calédonie, 2002) :
[Cette oeuvre] m'a émue car j’y sens le courage, la dignité et la sensibilité d’un
homme qui prend position dans la lignée familiale et l’histoire de la Nouvelle-Calédonie,
qui ose dire les souffrances et les replace dans le Temps. Elle m’a touchée également
à un autre titre, parce qu’en proposant une référence intérieure à la littérature de la
Nouvelle-Calédonie, le poète affirme l’existence de ce champ littéraire calédonien, désire s’y situer et opère ainsi une rupture subtile avec le regard ethnocentriste pour lequel
tout repère est métropolitain.
-
«•
143
Littérama'ohi N°5
Frédéric Ohlen
Il dit avec tendresse ses racines océaniennes mêlées d'émigration, sans rien
perdre de ce qu’il avait déjà d’universel : ce n’est pas une limite, comme lorsqu’on parle
un peu dédaigneusement de littérature régionale, mais au contraire, une nouvelle force,
un sang plus généreux, qui vient irriguer par résurgence les landes de la vie. »
-Alain Bosquet (Président de l’Académie Mallarmé, 1994) :
«
En poésie, il faut savoir être contagieux. Vous l’êtes à de nombreux moments.
Homme au chapeau mordu par tous les vents du monde, votre identité, qui vous rend
unique, est d'en avoir plusieurs.
«
Vous utilisez notre langue. Vous en avez la modernité : notre planète rétrécit, et
vous écrivez, nous pourrions l’écrire. La fraternité du verbe est ainsi conservée,
dépit des antipodes. Vous nous aidez à conserver l’universalité du français, bien que
votre paysage ne soit pas le nôtre.
ce que
en
« Vous avez d’autres
originalités : à l’origine de votre conscience, se situe une
manière de péché originel. Ce sont nos ancêtres qui ont rejeté vos ancêtres hors de
France. C’est que les empires et les républiques ne furent pas toujours cléments.
« Vous avez, en
supplément, un assez rare privilège : vous vous exprimez dans
langue imprégnée par /'Ici : vous y puisez des sonorités particulières, des cris du
corps, une fierté enracinée sur un territoire exigu, comparable à aucun autre. »
une
Aujourd'hui, Frédéric Ohlen fait partie de ce noyau d’hommes et de femmes,
qui souhaitent porter haut et loin le souffle de la Nouvelle-
acteurs de leur temps,
Calédonie.
144
Rencontres océaniennes
DYNAMIQUE DE LA CATASTROPHE :
LE CAS DU MOTOR-SHIP LA MONIQUE
PAR
FREDERIC OHLEN
communication donnée à la convention de la FILLM,
dans la salie de conférences de la Communauté du Pacifique,
à Nouméa, le lundi 20 octobre 2003.
L’acte de création
me
semble autant dépendre d’un mouvement
profond de l’être, en tant qu’entité singulière, que de ses réactions face
qu’animal social, inscrit dans un certaine histoire et dans un certain espace. Peut-on imaginer l’artiste sans son terreau ni son terroir d’origine, comme un sujet standard et indifférencié,
procédant et progressant dans une espèce d’inactualité ou de pure
aux circonstances, en tant
immanence ?
Cette réalité dont il est issu - j’entends par là cette intrication de
faits, de fratries, de fils mémoriels, de prêt-à-penser, de modes de
représentation, de symboles et de rites - faut-il qu’il s’en éloigne pour
justement la penser ? Et cela consiste-t-il à la réfléchir passivement, à
en extraire une éternelle paraphrase, message éculé de supposés
voyants à destination d'un peuple de supposés sourds ?
L’artiste n’est pas un simple témoin des opacités et des injustices, il
lui est donné de surcroît, s’il porte en lui assez de vie, de modifier notre
idée même de la réalité. Passant devenu passeur, respirant devenu pensant, il sait que notre perception du monde, que notre champ de conscience, doit faire l’objet d’un enrichissement constant, d’un réajustement.
À l’origine de toute démarche artistique, conçue comme une mise
en marche et une remise en formes, il y a, de fait, presque toujours un
ébranlement, un pic critique, fruit d’une expérience fulgurante ou d’une
lente maturation. Non, les choses ni les êtres ne sont pas exactement
tels qu’on nous les avait présentés. De ce hiatus, naît une tension qui
ne se résout partiellement que dans l’expression, dans une création qui
145
Littérama’ohi N°5
Frédéric Ohlen
n’est pas ronron ni reprise mais quête d’un sens qui relèverait, non du
sublime ou de la grâce, mais d’une poéthique concrète.
Vient alors un moment où se dissolvent les frontières du social et
du politique, le moment où des interventions privées peuvent et doivent
bouleverser, les liturgies, les traditions, les institutions autour desquelles s’organise l’espace public.
Une société qui ne serait qu’un rassemblement plus ou moins réglé
d’hommes réunis par des intérêts communs ne m’intéresse pas.
L’opportunisme des alliances, le réseau des soumissions et des subordinations, le psittacisme langagier, les formes actuelles de l’appropriation et de la jouissance, cela suffit-il à constituer un corps social autre
que fonctionnel, à fonder une identité autre que plaquée ?
L’endormissement, le refus de voir, de se voir, d’assumer, est-il parfois si profond qu’il nous faille des séismes, des tragédies, des deuils,
pour échapper enfin au fatras des faux-semblants, parvenir à nous
éveiller à l’Ici, et, selon le mot du poète, à « habiter notre nom » ? Fautil des chocs, des événements imprévus mais prévisibles, pour se
connaître et se reconnaître, pour s’écouter et se comprendre, en lavant
jusqu’au sang nos vieux mots inaptes à inventer le futur ?
Mais ce qu’entre nous, ni les révoltes ni les guerres, ni la spoliation
ni l’exil, n’ont pu, de la sorte, en un siècle et plus, tisser, un naufrage est
en passe de l’accomplir.
Sur toute la Grande-Terre et aux îles, il n’est pas un Calédonien,
blanc ou noir, gada ou dridri, qui n’en ait entendu, un tant soit peu, par1er : La Monique ! Caboteur parti du port de Tadine, à Maré, avec 126
personnes à son bord, le 31 juillet 1953, et disparu, par beau temps,
corps et biens.
Et ce n’est pas l’ampleur du désastre ni de la souffrance qui rendent illustre ce nom, ni le grand mystère qui entoure cette disparition, ni
même cette facile métaphore de la nef Calédonie, alourdie par trop mar-
chandises, mais ayant aussi charge d’hommes, de toutes origines. Non,
ce nom de femme, c’est une chanson qui l’a rendu, à tous, intime, familier. Celle du vieux Abraham Manane. Son Oceano Nox.
146
Rencontres océaniennes
Mais aujourd’hui, plus de tristesse : deko sheusheu !
Leçon de Joie, à contre-courant.
Car, ce matin-là, face au large, alors que nous étions rassemblés à
Tadine pour nous souvenir, ensemble, de ces vies englouties, les autorités coutumières de l’île nous ont fait, très officiellement, don de ce
chant auxquelles elles tiennent tant, à charge pour nous de le continuer
en
français, pour qu’il devienne, peut-être un jour, l’hymne de ce pays.
Seuls des hommes infiniment libres sont capables d’un tel geste.
Plus qu’une lecture commune de l’Histoire, mieux qu’une vague
vision d’avenir, il nous est proposé ici d’entrer dans la chair du chant et
même de le tresser plus avant. Alors, ce qui ne paraissait qu'adjonctions
successives, chaos sociétal, empilement sans fin de conquêtes forcées
et de relégations arbitraires, à travers cet événement-là, prend soudain
du sens.
Tout l’intérêt de l’Art consiste à capter des énergies qui nous mettent en mouvement. Et le propre de l’artiste n’est pas d’être le traduc-
monde, le médium d’une claire représentation des forces qui
conduisent, mais bien de nous faire signe, nous desceller, nous
arracher à nos réticences et à nos frayeurs, et ainsi, au sens strict du
teur du
nous
terme, configurer l’avenir.
L’État, le gouvernement, ne permettent pas de poser à eux seuls
l’unité de la société civile. En se constituant en État, les hommes ne partagent pas seulement une volonté commune que manifestent des institutions plus ou moins souveraines, ils se reconnaissent aussi des références et des rêves communs dans la durée, c’est-à-dire beaucoup plus
qu’une espèce de coexistence pacifique des individus et des groupes, arraisonnés, agrégés malgré eux, à la traîne d’une classe politique qui ne
conçoit, le plus souvent, son action qu’en termes de développement économique, qu’en opérations ponctuelles de sauvegarde ou de secours.
147
Littérama’ohi N°5
Frédéric Ohlen
Arbitrer les légitimités, réguler et coordonner, nourrir et loger, soigner et enseigner, soit, c’est nécessaire, mais quid de qui nous li(e)ra
au-delà de nos besoins basiques et de nos intérêts bien compris ?
Sera-ce ce navire évaporé, cette « part manquante » où le corps social
d’ores et déjà se réinscrit ?
Aux seigneurs des murs
aux insensés
qui disent
que nul ne leur ressemble
qu’il n’est rien à partager
dans l’eau ni dans la mémoire
voici le cercle qui rassemble
Qu’est-ce donc qu’un pays
Même corps soudain
même voix
Non le passé
qui s’embracèle
pauvre diadème
mais
le corps là
et les mains qui se tiennent
Frédéric Ohlen,
Nouméa, 14 octobre 2003.
148
Rencontres océaniennes
ussell Soaba
"... I teach literature and creative writing. My classes consist of first and second year stu-
dents, a bit like freshmans and sophomores in the American system. And we enjoy what
in the classroom situation.
we do
Now I'm not sure if the writing I do will be good, but I am sending two samples of what
I would like to write about nowadays; and that is to go back to the villages and dig up
what words of wisdom I can find there. Papua New Guinea is so rich with oral literature
and cultural traditions, and it will take a good story-teller to capture these colorful mate-
rial. I can only wish I could learn the art of story-telling somehow. ”
Russell Soaba
«
...J'enseigne ta littérature et l’écriture créative. Mes cours s’adressent aux étudiants
de première et deuxième année, un peu comme les « freshmans » (nouveaux) et les
«
sophomores » (étudiants de 2eme année) dans le système américain. Et nous aimons
faisons en classe.
ce que nous
Je ne suis pas certain si ce que j'écris sera bon, mais je vous envoie deux échantillons
de ce que j’aimerais écrire sur aujourd’hui; et cela signifie pour moi : retourner dans les
villages et creuser pour voir quels mots de sagesse je pourrai y trouver. La PapouasieNouvelle Guinée est si riche en littérature orale et traditions culturelles qu’il faudrait un
bon conteur pour capturer toute cette matière colorée. Je peux seulement souhaiter
apprendre à être un bon conteur d’une manière ou d’une autre...
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
149
Littérama’ohi N°5
Russell Soaba
LECTURES FOR BREAKFAST
[A series of traditional oratories, nowadays known as lectures for breakfast, as would be
delivered by the elders of the Anuki aristocracy to the younger generations of the day.
Such oratories would be delivered during waking hours (5.45 to 7.45 am) and would
serve as appetizers to or spices for some well-deserved morning meals. And well that
these lectures serve as such since what ensued thenceforth for the youth were long
and strenuous days of subsistence farming out in the fields, skilful hunting expeditions
in the wilds of unknown forests or of daring fishing trips to the open and perilous seas...]
I.
KAVEVERA DA BANIGOA : THE BIRTH OF CHAOS
Once, when the world was younger than a new-born babe in its
mother’s arms, there lived in the Great Anuki Country two friends, Owl
and Bandicoot. These two were inseparable. They roamed the Anuki
countryside from one end to the other, in search of food and meat, and
often came home with plenty which they called moura, and this moura
they stored away in a hut they called maghara. The meat, which they
salted and smoked with ginger spices and other preservatives, was
carefully stored away at the upper shelves of the maghara hut. The
vegetables consisting only of the finest species of yams found in the
whole country they stored at the lower shelves of the maghara hut. Such
a rich provision of meat and yams would last them for moons on end,
and thus lived the two as friends, never once, by chance or intent, one
finding reason or cause to offend or upset the other.
Now it happened that a great misfortune in the form of draught began
plaguing the whole country. The lush greenery that enchanted the landscape began turning pale at the slight touch of each morning’s ray of
sunshine and birds and other creatures seemed to have lost all desire
for song and merriment. There was silence all around and this disturbed
Owl and Bandicoot deeply. Within days the supply of food and meat at
their maghara hut began decreasing at an alarmingly incredible rate.
Something had to be done to combat the encroaching famine.
150
Rencontres océaniennes
COURS DU PETIT DEJEUNER
(Une collection de déclamations traditionnelles, de nos jours plus connues sous le nom
dé cours du petit déjeuner, comme les auraient donné les anciens de l’aristocratie Anuki
plus jeunes générations. De telles déclamations auraient été données au réveil
(entre 5h45 et 7h45 du matin) et auraient servi d'amuse-gueules ou d’épices pour
quelque copieuse nourriture matinale. Ces cours étaient ainsi servis bien que s’ensuivraient pour les jeunes de longues et difficiles journées de subsistance, travail dans les
champs, habiles expéditions de chasse dans des régions sauvages de forets inconnues
ou audacieuses campagnes de pêche sur des flots périlleux en pleine mer...)
aux
I. KAVEVERA DA BANIGOA : LA NAISSANCE DU CHAOS
Il était une fois, au temps où le monde était plus jeune qu’un nouveau né
dans les bras de sa mère, dans le grand pays d’Anuki, deux amis, Owl et
Bandicoot. Ces deux-la étaient inséparables. Ils parcouraient le pays Anuki
d’un bout à l’autre, à la recherche de nourriture et de viande, et revenaient
souvent à la maison avec beaucoup de ce qu’ils appelaient moura, qu’ils
stockaient dans
une
hutte qu’ils
nommaient maghara. La viande qu’ils
salaient et fumaient avec du gingembre et d’autres produits conservateurs,
était rangée soigneusement sur les étagères les plus hautes de la hutte
maghara. Les légumes consistaient seulement en de très fines espèces de
yams trouvés dans tout le pays et étaient entreposés sur les étagères les plus
basses de la hutte maghara. De si riches provisions de viande et de yams
auraient pu durer jusqu’ à la fin des lunes. Ainsi vivaient les deux amis, sans
que jamais une seule fois, par hasard ou volontairement, l’un d’entre eux ne
trouve une raison ou un motif d’offenser l’autre ou de lui faire de la peine.
Mais un jour advint un grand malheur sous la forme d’un courant d’air qui
commença à infester tout le pays. L’opulente verdure qui enchantait le paysage commença à pâlir à la légère touche de chaque rayon de soleil matinal et les oiseaux et autres créatures semblaient avoir perdu tout désir de
chanter et d’être gai. Le silence régnait de partout et cela perturbait profondément Owl et Bandicoot. Les jours passant, les réserves de nourriture et de
viande de leur hutte maghara commençaient à diminuer jusqu’à atteindre
un niveau vraiment très alarmant. Il fallait faire
quelque chose pour combat-
tre la famine envahissante.
151
Littérama’ohi N°5
Russell Soaba
The two friends then decided to take turns in venturing out to the vast
savannah landscape to determine the cause of the famine. By nightfall
of each
day, the one having offered to go out scouting came home
empty-handed, tired and hungry, and with news of more fresh sightings
that were far more discomforting to see than what was related by the
other the day before. In the end both gave up hope and could only stay
home, wondering what had befallen their great country. By and by their
supply at the maghara hut ran out completely.
With so much hunger and thirst now hovering over them the two
great friends succumb quietly to the plague of the famine. They grew
weak in body and spirit, and became so sickly looking that they could
barely venture far from their house, let alone crawl to the nearest bushes
to relieve themselves of the last scraps of food that they had consumed
days before.
One fine morning, many days and weeks later, a crow came and
sat on the roof of the two as they both lay dying, and sharing an ear or
two of his breakfast of grain with them began boasting of a new wave of
humans who had come as settlers to the Great Anuki Country. They
brought with them new techniques of building houses and canoes, the
crow rattled on in excitement, new methods of preserving food
by tilling
the soil and throwing in young shoots that grew up into succulent and
nutritious vegetables, new ideas about taming and rearing wild animals
for protein, and new inventions in the art of fishing and hunting which
kept them ever the lords over the great gubura landscape and the sea
waters stretching to other lands. Amazed, Owl and Bandicoot resolved
to go out once again, and in turns, to see the works of the new arrivals
and to learn of the new types of development that they had brought with
them to the Anuki Country.
Owl, still feeling very weak, wondered aloud if Bandicoot could go
exploring and the latter agreed. So Bandicoot went, in the direction that
the crow pointed out to him as it flew away. Owl waited with anxiety the
best part of that day, but by mid afternoon he was able to forget the hunger that was gnawing at him and look out into the direction in which
Bandicoot went with a fresh gaze of hope and anticipation. They had
152
Rencontres océaniennes
Les deux amis décidèrent alors de s’aventurer à l’extérieur, chacun son
tour, dans le vaste paysage de savane afin de déterminer la cause de cette
famine. A la nuit tombée de chaque jour, celui qui était sorti en éclaireur,
rentrait à la maison les mains vides, fatigué et affamé, avec comme seules
nouvelles de nouveaux soupirs plus douloureux encore à voir que ceux rap-
portés par l’autre le jour précédent. A la fin, tous les deux avaient abandonné tout espoir et n’étaient plus capables que de rester à la maison, se
demandant ce qui s’était abattu sur leur grand pays. Petit à petit leurs réserves à la hutte maghara s’épuisèrent complètement.
Si affamés et assoiffés, planant maintenant au-dessus d’eux-mêmes, les
deux grands amis succombaient lentement à la famine. Leur esprit et leur
corps s’affaiblissaient et ils avaient l’air si malades qu’ils pouvaient à peine
s’éloigner de leur maison pour ramper jusqu’aux buissons les plus proches
afin de se soulager des derniers restes de nourriture qu’ils avaient consommés plusieurs jours auparavant.
Un beau matin, des jours et des semaines plus tard, un corbeau arriva et
s’assit sur le toit des deux amis allongés et mourants et, tout en partageant
avec eux une oreille ou deux de son petit déjeuner de grains, il commença
à vanter une nouvelle vague d’êtres humains venus comme colons au
grand pays Anuki. Ils apportaient avec eux de nouvelles techniques pour
construire maisons et bateaux, le corbeau siffla d’excitation, de nouvelles
méthodes pour conserver la nourriture en cultivant le sol et en y jetant de
jeunes pousses qui grandissent en légumes délicieux et nourrissants, de
nouvelles idées pour apprivoiser et élever les animaux sauvages pour les
protéines, de nouvelles inventions dans l’art de pêcher, de chasser, qui font
d’eux les seigneurs du pays de la grande gubura et des mers étendues jusqu’aux autres terres. Surpris Owl et Bandicoot résolurent de sortir une nouvelle fois, et à tour de rôle, de voir les travaux des nouveaux arrivants et
d’apprendre les nouveaux types de développement qu’ils avaient apportés
avec eux dans le pays Anuki.
Owl, se sentant très faible, se demandait à haute voix si Bandicoot pouvait
aller explorer le premier et lui irait ensuite. C’est ainsi que Bandicoot partit,
dans la direction que lui avait indiquée le corbeau en s’envolant. Owl attendit
avec anxiété la plus grande partie de cette journée, mais au milieu de l'aprèsmidi il fut capable d’oublier la faim qui le rongeait et regarda dans la direction
ou Bandicoot était parti avec un regard plein d’espoir et d’anticipation.
153
Littérama’ohi N°5
Russell Soaba
been the greatest of friends, Owl reasoned, and this was the very bond
of companionship which he, Owl, would now look back to with pride and
confidence. But by late evening Owl saw no sign of Bandicoot’s return
and his heart sank. Yet he managed somehow to imagine how heavy his
friend’s load might be, if he found anything, and the struggle that might
cause him
in carrying the fresh supplies over the hills and valleys of the
vast gubura. With that feeling of assurance in his heart Owl then offered
his thanksgiving to the god
Raganiwonewoneyana and retired for the
night.
The next day, Owl woke up early and looked around their house.
Again there was no sign of Badicoot. The following day he did the same.
Then on the third, fourth and fifth. Still, Bandicoot never came home. On
the sixth day, and fearing that the worst might have come upon his
friend, he whimpered up enough courage and energy to set out in the
direction that Bandicoot had taken. It didn’t take him long to come
across a fresh field of what looked like a garden constructed by the new
migrants of humans. He approached cautiously, carefully studying a
neat display of wood tied together to keep out intruders such as he or
Bandicoot. Then what he saw beyond the fence was a sight too extraordinarily astonishing for words. Foods of all sorts ranging from yams to
bananas to tomatoes to pineapples to magoes and pawspaws grew in
abundance. It seemed no one bothered keeping watch over this tantalizing display of fruit and vegetables. Owl timidly reached out a talon and
plucked out a red tomato. The fruit tasted fresh and icy cold like the
water from the streams higher up the gubura landscape, and this made
him eat more and more.
Then he saw what he would later hope not to have seen in all his
life. There, not far from where he was feasting, and lying deep in fat and
pawpaw tree, was his beloved friend
Bandicoot. Yes, Bandicoot had fattened himself so much during the last
satisfying slumber, under a
five days he forgot to return to his friend Owl with a fresh supply of food
for the both of them. Indeed, the rich abundance of food in this garden
by humans made Bandicoot forget his old friend Owl.
154
Rencontres océaniennes
Ils avaient été les meilleurs amis, raisonnait Owl,
c’était un lien d’amitié
dont Owl se souvenait aujourd’hui avec fierté et confiance. Mais tard dans
la soirée, Owl ne vit aucun signe du retour de Bandicoot et son coeur chan-
cela. Il essaya quand même d’imaginer combien la charge de son ami pouvait être lourde s’il avait trouvé quelque chose, et les efforts qu’il lui fallait
faire pour transporter les vivres à travers les collines et les vallées de la
vaste gubura. C’est avec ce sentiment d’assurance dans son soeur que
Owl offrit ses remerciements au dieu
Raganiwonewoneyana et se retira
pour la nuit.
Le jour suivant, Owl se réveilla très tôt et regarda autour de leur maison. De
il n’y avait aucun signe de Bandicoot. Le jour suivant il fit pareil.
Puis le troisième, le quatrième et le cinquième. Bandicoot ne revint jamais
nouveau
à la maison. Le sixième jour, craignant que le pire soit arrivé à son ami, il
rassembla assez de courage et d’énergie pour se diriger dans la direction
que Bandicoot avait prise. Il lui fallut peu de temps pour traverser un nou-
champ qui avait l’air d’un jardin construit par les hommes nouveaux
migrants. Il s’approcha prudemment, étudiant soigneusement une rangée
de bois attachés ensemble afin de laisser les intrus, comme lui et
Bandicoot, à l’écart. Puis ce qu’il vit à travers la clôture lui parut trop
extraordinaire et surprenant, au-delà des mots. Des aliments de toutes sortes s’étendaient là, des yams, des bananes, des tomates, des ananas, des
mangues, des pawpaws, poussant en abondance. Personne ne semblait
s’occuper de surveiller cette tentante exposition de fruits et de légumes.
Owl avança timidement un talon et cueillit une tomate rouge. Le fruit avait
un goût frais et glacé comme l’eau des ruisseaux qui sont plus en hauteur
dans la gubura, et cela le fit manger encore et encore.
Puis il vit ce qu’il espérera plus tard n’avoir jamais vu dans toute sa vie. Là,
pas très loin du lieu où il festoyait, était allongé l’air satisfait et repu, dans
un sommeil profond, sous un arbre pawpaw, son ami adoré Bandicoot. Oui,
Bandicoot s’était tellement empiffré durant ces cinq derniers jours qu’il avait
oublié de retourner auprès de son ami Owl avec des aliments frais pour
tous les deux. En effet, la riche abondance de nourriture dans ce jardin
veau
cultivé fit oublier à Bandicoot son vieil ami Owl.
155
Littérama’ohi N°5
Russell Soaba
O kavevera, O banigoa
Thus : the birth of chaos in a once universe of ordered things. The cos-
mology which was that universe of ordered things, has been disturbed
by Bandicoot’s negligence of personal duty towards a friend.
The word kavevera, which means giving and sharing became meaningles. It was now only banigoa, meaning greed and selfishness.
Thenceforth, the earth itself became one common ground for doubt and
confusion among all. For all living creatures everywhere, a new slogan
has been adopted through Bandicoot’s selfishness and greed. And that
slogan was sung as follows: “Fend for yourselves, one and all, for the
time of sharing has long since come to pass.”
II.
WARAKAMNA : THE FEAST OF ORATORY ART
It has been a week now since the Gaesasara started observing the
feast of Warakamna. Visitors and guests came from miles around to
offer their skills at oratory, along with their supplementary talents in the
other arts such as choreography, poetry and song, chant and incanta-
tion, drama and opera, wood carving, tattooing, sessions of riddles and
parables and wrestling and beauty contests, not to mention their accompanying gifts of food and wealth which formed a giant pyramid in front
of the Gaesasara household.
It was during this feast of the Warakamna that a woman in her early
twenties
caught the attention of the elders at the courts of the
Gaesasara. Even the wisest of orators began marvelling at her talents
of eloquent speech
never before
and manner of presentation which they felt was
heard nor seen in the Great Anuki Country. This tall and
powerful looking woman ambled about the village square with an imposing aristocratic gait that made even the most skillful oratorial competitors wonder aloud if there was any wisdom present “in that
lofty and
beautiful head of her’s.” Yet after the first week of oratorial contests word
reached the Gaesasara that she was the
156
one
groomed by the god
Rencontres océaniennes
O kavevera, O banigoa
Ainsi
la naissance du chaos dans un univers de choses autrefois ordon-
nées. La cosmologie, qui était cet univers de choses ordonnées, a été perturbée parla négligence de Bandicoot de son devoir personnel envers un ami.
Le mot kavevera, qui signifie donner et partager, avait perdu tout son sens.
Ce n’était plus maintenant que banigoa,
c’est-à-dire, avidité et égoïsme.
Depuis ce temps là, la terre elle-même devint un terrain de doute et de
confusion pour tout le monde. Pour toutes les créatures vivant de partout,
un nouveau slogan a été adopté à cause de l’avidité et de l’égoïsme de
Bandicoot. Et ce slogan était chanté comme suit : « Débrouillez vous tout
seuls car le temps du partage est terminé depuis ce jour là. »
II. WARAKAMNA : LA FÊTE DE L’ART ORATOIRE
Cela faisait une semaine maintenant que le Gaesasara avait commencé à
observer la fête de Warakamana. Visiteurs et invités venaient depuis des
kilomètres à la ronde pour offrir leur habileté à l’art oratoire, ainsi que bien
d’autres de leurs nombreux talents comme la chorégraphie, la poésie et la
chanson, les chants et les incantations, le drame et l’opéra, la sculpture sur
bois, le tatouage, les séances d’énigmes et de paraboles, la lutte et les
concours de beauté, sans parler de la profusion des offrandes de nourriture
qui les accompagnaient et formaient une pyramide géante devant la
famille Gaesasara.
Ce fut pendant cette fête de Warakamna qu’une femme, tout juste âgée de
20ans, attira l’attention des anciens dans la cour des Gaesara. Même le
plus sage des orateurs commença à s’émerveiller de ses talents d’éloquenfaçon de présenter ce qui, selon leurs sentiments, n’avait jamais
été ni vu ni entendu dans le grand pays Anuki. Cette grande jeune femme
à la fière allure traversa tout le village, d’un pas tranquille, avec une imposanté démarche aristocratique qui rendait même le plus talentueux des
compétiteurs dubitatif au sujet de la présence d’une sagesse quelconque
dans cette « tête belle et hautaine. » Pourtant après la première semaine
de joute oratoire, la rumeur parvint aux Gaesasara qu’elle était celle que le
dieu Raganiwonewoneyana avait choisi pour succéder au vieux
ce et de sa
157
Littérama’ohi N°5
Russell Soaba
Raganiwonewoneyana to succeed old Tomoghanaki as the Chief
Advisor to the court of Warakamna orators. Old Tomoghanaki, of course, died some months previously, and this Warakamna feast has there-
fore become an ideal occasion in which his successor would be chosen.
In the second week of the Warakamna monologue after monologue has
been heard from various competitors on the topics of politics and admi-
nistration, individual and authority, higher laws and man-made laws,
control of population growth, family responsibilities, health and educa-
tion, status of women and youth in society and inter-communal trade
and relations. The young woman was noted to have excelled in all these.
Upon the third and final week of the contests, it became obvious in the
eyes of every one that the young woman had now no more rivals left
except elder Tomaya, a cousin of the late Tomoghanaki. Elder Tomaya,
whose fame as the wisest of orators spanned the entire region of the
Great Anuki
Country, indeed as far afield as Tufi-Musa in the Oro
Province and Weraura-Maramatana including Alotau and Robinson
River in the Milne Bay Province, was the one she would out-do in the art
of oratory in order to obtain the title of Warakamna Badana or chief
Advisor to the court of Warakamna orators. Immediately after she had
defeated her last rival from Weyara (Goodenough Island), a day was set
for her to finally meet elder Tomaya, eye to eye as it were, and in the presence of the
Gaesasara.
Our narrator now excuses himself from continuing this tale, as what was
witnessed
on
the chosen day of the young woman's encounter with
elder Tomaya, is left entirely to the young generations to write and rewrite about as their history. But it is true that on that fine day of oratory
contests, a woman was selected for the first time in Anuki history to
head the advisory body of one of the
highest ranking courts in the
Gaesasara household.
Russell Soaba
Rencontres océaniennes
Tomoghanaki comme conseiller du chef à la cour des orateurs de
Warakamna. Le vieux Tomoghanaki, il est vrai, était mort plusieurs mois
auparavant et cette fête de Warakamna était devenue l’occasion idéale de
choisir son successeur.
Durant la deuxième semaine à Warakamna, monologues après monolo-
gués, on avait entendu de nombreux compétiteurs sur des sujets comme
la
politique et l’administration, l’individu et l’autorité, les lois supérieures et les
lois humaines, la maîtrise de la croissance de la population, les responsabilités familiales, la santé et l’éducation, le statut de la femme et la jeunesse dans la société et les relations commerciales inter communautaires. La
jeune femme s’était faite remarquer en excellant sur tous ces sujets.
Lors de la troisième et dernière semaine de compétition, il devint évident
aux yeux de chacun, que la jeune femme n’avait plus de rival à l’exception
de Tomaya, ancien et cousin de feu Tomoghanaki. Tomaya l’ancien, dont la
célébrité, en tant que le plus sage des orateurs, couvrait toute la région du
grand pays Anuki, et s’étendait, en effet, aussi loin que Tufi-Musa dans la
province d’Oro et Weraura-Maramatana y compris Alotau et la rivière
Robinson dans la province de Milne Bay, Tomaya l’ancien était celui qu’elle
devait sortir du concours oratoire afin d’obtenir le titre de Warakamana
Badana ou conseiller du chef à la cour des orateurs de Warakamana. Tout
de suite après avoir vaincu son dernier rival de Weyara (Ile Goodenough),
un jour fut fixé pour sa rencontre finale avec Tomaya l’ancien, yeux dans les
yeux comme il se devait, et en présence des Gaesasara.
Notre narrateur s’excuse maintenant pour la suite de l’histoire car le témoignage sur ce jour choisi pour la rencontre de la jeune femme et de Tomaya
l’ancien, est laissé entièrement au choix des jeunes générations qui écriront et réécriront leur histoire. Mais il est vrai qu’en cette belle journée de
joutes oratoires, une femme fut sélectionnée pour la première fois dans
l’histoire Anuki pour être à la tête du conseil de l’une des plus hautes positions chez les Gaesasara.
Russell Soaba
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
159
Littérama’ohi N°5
Teresia Teaiwa was born in Honolulu, Hawaii to an African American mother and a
Banaban (I Kiribati) father. She was raised in Fiji and now lives in Wellington,
Aotearoa/New Zealand with her partner Sean, and her two sons Manoa and Vaitoa.
Teresia’s collection of poetry Searching forNei Nim’anoa was published by Mana/South
Pacific Creative Arts Society in 1995 and her spoken word features on the cd TERENESIA : Amplified poetry and songs by Teresia Teaiwa and Sia Figiel (2000).
Teresia Teaiwa est née
a Honolulu, Hawaii d’une mère afro-américaine et d'un père
(des îles Kiribati). Elle a été élevée à Fidji et vit maintenant à Wellington à
AotearoaINouvelle-Zelande avec Sean, son partenaire et ses deux enfants Manoa et Vaitoa.
Le recueil de poèmes de Teresia « Searching for Nei Nim’anoa » (A la Recherche de
Nei Nim’anoa) a été publié par ManalSociété d’art et de création du Pacifique Sud en
1995 et sa version enregistrée sur CD « Térénesia : Chants et poésie amplifiés » par
Teresia Teaiwa et Sia Figiel, sortit en 2000.
(Trad A.R. Coeroii)
Banaban
Two Postcards from Samoa, 29 June 2001
Dear Morgan,
Cher Morgan,
Fa'afetai tele lava for taking us to
Savai’i. And thank you for patiently
Merci beaucoup de nous avoir accueilli à
answering my questions about
Samoan words for this and that.
And thank you for sharing your
wonderful knowledge and alofa for
your history and culture, and the
beautiful way you weave
Savai’i. Et merci d’avoir répondu
patiemment à mes questions sur les mots
samoans pour dire ceci ou cela. Merci
d’avoir partagé tes connaissances
extraordinaires, ton amour pour ton
histoire et ta culture et la merveilleuse
multicultural histories into
façon avec laquelle tu tresses des
histoires multiculturelles en parlant avec
your conversations with people.
les gens.
With respect and affection, always,
Avec respect et affection, toujours,
Tere.
Tere.
P.S. I love the way the coconuts
lean towards the sea in this
P.S. J’aime la façon dont les cocotiers
penchent vers la mer sur cette carte postale,
vraie vie.
postcard and in real life, too.
comme dans la
This sight and my epiphany—
Cette vue et mon épiphanie —
coconuts lean towards the sea—
les cocotiers se penchant vers la mer —
kept taking my breath away that
day you took us to Savai’i.
emmènent toujours mes soupirs
160
vers le
jour où tu nous as emmens à Savai’i.
Rencontres océaniennes
Dearest Sean,
Très cher Sean,
I can’t describe how wonderful
Je ne peux décrire combien c’est
it’s felt to be in Samoa. It’s
merveilleux de se sentir aux Samoa.
making me realise how much I physically
Cela me fait réaliser combien les îles me
miss the islands.
manquent physiquement.
Aujourd’hui nous sommes allés faire un
tour à Upolu et nous avons nagé près de
la plage de l’autre côté de l’île.
Je suis de retour à l’hôtel et je ne veux
pas laver la sensation ni le goût ni l’odeur
Today we went around Upolu
and swam at a beach on the other side
of the island. Now
I am back at the hotel and I
don’t want to wash the feel,
the taste or the smell of the
sea
away!
I chose this postcard because
I love how the coconut trees
de la mer !
J’ai choisi cette carte postale car
j’aime la façon dont les cocotiers
se penchent vers la mer.
lean towards the sea.
your teine, Tere
your teine, Tere
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
161
Littérama’ohi N°5
Anita Heiss
WINNER OF THE 2003 ASA
(UNDER 35) MEDAL
Born in 1968, Dr Anita Heiss is a Sydney-based descendant of the Wiradjuri nation
owestern NSW. Her published works include the historical novel Who Am I? The Diary
of Mary Talence, Sydney 1937, the poetry collection Token Koori and a work of satirical
social commentary Sacred Cows. The 2003 Sydney Writers’ Festival will see the launch
of two more: Dhuuluu-Yala (To Talk Straight) - Publishing Aboriginal Literature, and a
children’s book entitled Me and My Mum. Anita has also edited editions of Southerly,
Five Bells and the anthology Life in Gadigal Country. She is Chair of the literacy orga-
nization
Indij Readers Ltd, sits on the Literature and History Committee and the
Indigenous Arts Reference Group of the NSW Ministry for the Arts. She has been a
member of the Australian Society of Authors Committee of Management since 1998 and
is currently Communications Adviser for the Aboriginal and Torres Strait Islander Arts
Board of the Australia Council.
The Under 35 Medal to Dr Anita Heiss for her work on behalf of Indigenous writers and the Indigenous community. As well as her considerable achievements as a wri-
ter, Anita Heiss has worked tirelessly to create opportunities for Indigenous writers.
Anita Heiss has displayed remarkable energy and imagination in her attempts to
address and overcome the structural and personal problems faced by Indigenous writers. As well her work at the Australia Council she
was one
of the founders of the
Sydney’s Gadigal Koori Writers Group and has produced the The Flannel’ radio show
for Sydney’s Koori Radio Station, 93.7 FM. She is also chair of the non-profit literacy
company, Indij Readers Ltd, and sits on the Literature and History Committee and the
Indigenous Arts Reference Group of the NSW Ministry for the Arts.
Since being elected to the ASA’s Committee of Management in 1998 Anita Heiss
has also been instrumental in
establishing the ASA’s highly successful Indigenous
Mentorship Program, the first national mentorship program for Indigenous writers. Run
in conjunction with the Australia Council this program has brought together emerging
Indigenous writers with more experienced writers in an effort to help them develop their
skills. Anita Heiss is also the first Indigenous student to be awarded a Phd by the
University of Western Sydney. Her doctorate on Aboriginal media has recently been
published as Dhuuluu-Yala (ToTalk Straight) - Publishing Aboriginal Literature.
162
Rencontres océaniennes
LAUREATE DE LA MEDAILLE ASA 2003
Auteurs australiens moins de 35 ans
Née en 1968, Dr Anita Heiss est une descendante, basée à Sydney, du peuple
Wiradjuri de l’ouest de la region des Nouvelles Galles du Sud (NSW). Le travail qu’elle
a publié comprend la nouvelle historique : « Who Am I ? The Diary of Mary Talence, (Qui
suis-je ? Journal de Mary Talence), Sydney 1937 », le recueil de poèmes « Token
Koori » (Témoignage Koori) et un commentaire social satyrique « Sacred Cows »
(Vaches Sacrées). Le festival 2003 des écrivains à Sydney lancera deux autres livres :
« Dhuuiuu-Yala » (Franc parler) - Publication Littérature
Aborigène - et un livre pour
enfants intitulé « Me and My Mum » (Ma mère et moi). Anita a aussi publié aux Editions
du Sud, « Five Bells » (Cinq Cloches) ainsi qu’une anthologie « Life in Gadigal
Country » (Vie dans le Pays Gadigal). Elle est présidente de l'association d’alphabétisation « Indij Readers Ltd », et siège au Comité d’Histoire et de Littérature et Groupe
de Référence des Arts Indigènes de NSW pour le ministère des Arts. Elle a été membre
du comité directeur de la société australienne des auteurs depuis 1998 et est actuellement conseillère en communication au bureau des arts aborigènes et des îles du détroit
de Torres au sein du Conseil Australien.
La médaille, catégorie moins de 35 ans, a été attribuée au Dr Anita Heiss, pour
son travail en faveur des écrivains
indigènes et de la communauté indigène en général.
Tout en étant parvenue à une réalisation remarquable en tant qu’écrivain, Anita Heiss a
travaillé sans relâche à créer des opportunités pour les écrivains indigènes.
Anita Heiss a montré une énergie et une imagination remarquable dans ses tentatives de mettre en évidence et de dépasser les problèmes structurels et personnels
auxquels sont confrontés les écrivains indigènes. Elle a effectué un travail important au
Conseil Australien. Membre fondateur du « Groupe des Ecrivains Gadigal Koori de
Sydney », elle a produit l’émission de radio intitulée : « Le Flannel » pour la station de
radio Koori de Sydney, 93,7 FM.
Depuis qu’elle a été élue au comité de direction d’ASA en 1998, Anita Heiss a
contribué à la mise en place d’un programme de parrainage indigène qui a été couronné de succès, le premier programme national de parrainage pour écrivains indigènes.
Développé en partenariat avec le Conseil Australien, ce programme réunit des écrivains
indigènes débutants et des écrivains plus expérimentés pour les aider à développer
leurs talents. Anita Heiss est aussi la première étudiante indigène à avoir été récompensée à Phd par l’université de Sydney Ouest. Son doctorat sur les médias aborigènes a
été publié récemment sous le titre de « Dhuuluu-Yala » (Franc Parler) - Publication
Littérature Aborigène.
(Trad Annie, Reva'e Coeroli)
163
Littérama’ohi N°5
Anita Heiss
WHO AM I ? THE DIARY OF MARY TALENCE
SYDNEY 1937, (EXTRAIT)
Wednesday 27th January 1937
Bomaderry Aboriginal Children’s Home
My name is MaryTalence. I used to be called Amy Charles, but they
changed my name when I came to live here at the Home five years ago.
I was only five then and today it’s my 10th birthday. And you were a
birthday present from Matron Rose. She’s in charge here and almost
like a proper Mum to me. She always gives me a birthday present cos
I’m her favorite. She likes me so much that she let me stay here at the
home much longer than the other kids. Most of the girls that come here
have to leave for Cootamundra Girls’ Home by time they are ten years
old, and the boys have to leave for Kinchela Boys’ Home. That’s the really dark kids though. The light-skinned ones, they go to other orphanages like the Burnside homes at Parramatta, Lutanda or Wentworth Falls.
Those homes are for all kids without parents, not just Aboriginal kids.
But not me, they let me stay longer and I help with the little kids. I feel
like this is my home and I don’t want to have to make a new family at
Burnside or “Coota”, that’s what they call the girl’s home. And some of
the other kids even go and live with new families. It’s funny cos the ones
that go and live with the new families are not the dark kids but the light,
cos it’s meant to be easier for them to fit into white families and schools
and stuff like that.
I’ve got light-brown skin and Matron calls me her “coffee coloured
Princess” and I’ve
got long dark brown curly hair and brown eyes.
There’s kids here though that are really, really dark brown, they must
have got lots of sun I reckon. We sometimes have to line up from the
darkest to the lightest, so they know which ones have to go to which
■
homes, and who can be fostered to white families. None of us kids really know what’s goin’ on at all, we just do as we’re told cos the Matron is
like a real mum so she must know what’s best for us eh ?
164
Rencontres océaniennes
QUI SUIS-JE ? JOURNAL DE MARY TALENCE
SYDNEY 1937(EXTRAIT)
Mercredi 27 Janvier!937
Maison pour enfants aborigènes de Bomaderry
Je m’appelle Maryïalence. On m’appelait Amy Charles avant, mais
changé mon nom quand je suis venue vivre dans cette maison il y
5 ans et aujourd’hui c’est l’anniversaire de
mes dix ans. Et tu es mon cadeau d’anniversaire de la part de mère
Rose. Elle est responsable ici et est vraiment comme une mère pour
moi. Elle m’offre toujours un cadeau pour mon anniversaire car je suis
sa préférée. Elle m’aime tellement qu’elle me laisse rester ici dans cette
maison beaucoup plus longtemps que les autres enfants. La plupart des
filles qui viennent ici doivent s’en aller à la maison des filles de
Cootamundra, à l’âge de 10 ans, et les garçons eux doivent aller à la
maison des garçons de Kinchela, ça c’est pour les enfants vraiment foncés de peau. Ceux qui sont clairs vont dans d’autres orphelinats comme
on a
a 5 ans. Je n’avais alors que
les maisons de Burnside à Parramatta, Lutanda ou des Chutes de
Wentworth. Ces maisons sont pour tous les enfants qui n’ont pas de
parents, pas seulement pour les enfants aborigènes. Mais moi non, ils
me laissent rester ici plus longtemps et je donne un
coup de main pour
les petits. J’ai l’impression que c’est ma maison et je ne veux pas avoir
à me faire une nouvelle famille à Burnside ou à “Coota”, c'est pourquoi
on m’appelle la fille de la maison. Certains enfants vont même vivre
dans de nouvelles familles. C’est amusant car ceux qui vont dans ces
nouvelles familles ne sont pas les plus bronzés mais les plus clairs,
c’est fait pour qu’ils s'intégrent plus facilement dans les familles blanches, dans les écoles et d'autres choses du même genre.
J’ai une peau de couleur brun clair et Mère m’appelle sa “princesse couleur café”, j’ai de longs cheveux bouclés châtain foncé et des
yeux marron. Il y a des-enfants ici qui sont réellement marron très très
foncé, je pense qu’ils ont du rester longtemps au soleil. Nous devons
parfois nous ranger du plus foncé au plus clair, comme cela ils peuvent
165
Littérama’ohi N°5
Anita Heiss
My best friend is Marj and she’s my age and Matron calls her the
“chocolate princess” cos she is really dark with big brown eyes and dark
brown hair. She laughs real funny and loud. She sleeps right next to me
and we are the bestest friends in the world. We tell each other every-
thing. I think we’ll be friends for life.
Matron Rose said I should write in you every day about all the
things I do and stuff. And I do lots of things that I’m gunna tell you about.
So, I’m gunna make you my new best friend, and tell you secrets. But I
have to go to bed now so I’ll write again tomorrow.
Thursday 28th January
So I guess you wanna know how I got here. Well, I don’t remember
lot, cos I was only about five when I was brought here with my two
baby brothers Bluey, Busta, my sister Betty and my cousin Max. And the
day we left our real family was the saddest day of my whole life. My aunties and my Mum was all crying and Mum was saying she didn’t want us
to go, but the men in the suits just said we had to go with them. My
baby
brothers and sister was so little they don’t even remember but they was
crying cos they was scared I think I still don’t know why we was
brought here.
Bluey, Busta, Max and Betty are all gone now to the other homes
and I haven’t heard from them. I miss them a lot and cried for days and
days when they left. I thought my heart had broken into lots of little pieces cos now my real parents and my brothers and sisters were all
gone
from my life. I wanted to go too cos I wanted to stay with my family, but
Matron Rose said it would be better if I stayed with her at the Home. I
think about them all the time I hope they’re alright.
I also have two older sisters Margaret and Janie but I don’t know
where they are, or my older brother James. Maybe they’re still with our
real Mum and Dad in the country. I asked Matron Rose about them a few
times, but then she said I wasn’t allowed to talk about them no more, so
I stopped askin’. Marj is kinda like a sister now.
a
.
'
166
Rencontres océaniennes
savoir lesquels doivent aller dans quelles maisons et lesquels peuvent
être placés chez des familles blanches. Aucun enfant parmi nous ne sait
qu’il se passe, nous faisons juste ce qu’on nous dit de faire car, la
Mère étant comme une vraie mère, elle doit donc savoir ce qui est le
ce
mieux pour nous, n’est-ce-pas ?
Marj est ma meilleure amie. Elle a le même âge que moi et Mère
l’appelle sa “princesse en chocolat” car elle est vraiment foncée de peau
avec de grands yeux bruns et des cheveux châtain foncé. Elle a un rire
très fort et très amusant. Elle dort à coté de moi à ma droite et nous
sommes
les meilleures amies du monde. On se dit tout. Je crois que
nous serons amies pour
toute la vie.
Mère Rose dit que je devrais écrire dans toi, chaque jour, tout ce
que je fais etc. Je fais beaucoup de choses et je vais t’en parler. Je vais
donc te faire mon nouveau meilleur ami et te dire mes secrets. Mais
maintenant je dois aller au lit, aussi je continuerai demain.
Jeudi 28 Janvier
Bon, je suppose que tu veux savoir comment je suis arrivée ici. Bien
que je ne me rappelle pas grand-chose car je n’avais que 5 ans quand on
m’a amenée ici avec mes deux petits frères Bluey, Busta, ma soeur Betty
et mon cousin Max. Le jour où nous avons quitté notre vraie famille a été
le plus triste de toute ma vie. Mes tantes et ma mère pleuraient et maman
disait qu’elle ne voulait pas que nous partions, mais les hommes en
costume ont seulement répondu que nous devions aller avec eux. Mes
frères encore bébés avec ma soeur étaient si petits qu’ils ne se rappellent
même pas qu’ils n’arrêtaient pas de pleurer parce qu’ils étaient terrorisés
je crois. Je ne sais toujours pas pourquoi on nous a amenés ici.
Bluey, Busta, Max et Betty sont aujourd’hui partis vers d’autres maisons et je n’ai plus entendu parler d’eux. Ils me manquent beaucoup et
j’ai pleuré pendant des jours et des jours après leur départ. J’ai pensé
que mon cœur s’était brisé en milliers de tous petits morceaux car mes
vrais parents, mes frères et ma soeur étaient tous sortis de ma vie. Je
voulais partir aussi pour rester avec ma famille mais Mère Rose a dit
167
Littérama’ohi N°5
Anita Heiss
The day we got here we didn’t know what was goin’ on. I thought
we was going on a holiday or somethin’ cos we had this
big trip on the
train. I was a bit excited cos we got sandwiches and biscuits. But Mum
and Dad weren’t with us so I didn’t really know what was going on. I just
kept lookin’ after the little ones.
All the Sisters here are nice, but no-one ever told us why we was
here or why we didn’t live with our parents anymore. Mum came to visit
couple of times and then she didn’t come any more. Maybe it’s cos she
always so sad. Or, maybe she didn’t want to see me anymore. I
wonder if I did something bad? She cried a lot and it made me cry cos
I missed her so much. I miss her huggin’ me and singin’ to me. She
taught me to sing good. I love singin’ and now I sing all the time too, so
I’m really like her. When I get sad now though, Matron Rose always
gives me a hug, and she says I should write to you about what I feel,
which is what I’m doing eh ?
I’m lucky I can remember my real Mum and Dad. My Mum was really beautiful with long black wavy hair right down to her backside. She
wasn’t really tall, not as tall as my Dad anyway. Dad was really tall, some
people called him “Stretch”. He had really short hair and green eyes and
was really muscly, musta been from
carrying wood to build things. He
was always building things, that’s about all I can remember
my Dad
doin’. Oh, he liked to fish too, he was a god fisherman, and my Mum was
a good cook, always maken’ big stews for the whole
family to eat. I miss
my Mum and Dad a lot and think about ’em nearly every day. But I don’t
talk about them. No-one talks about their parents or their families, there’s just a big silence around that. Even when I hear some of the little
girls cry at night, or have nightmares or when they we the bed all the
time, I know it’s cos they miss their mum’s but no-one ever says anything. Not even Marj or me, you just don’t.
a
was
But lots of the little kids don’t even remember their mums and dads
anyway, cos they came here when they was babies. They even think the
Sisters or Matron are their mums, so they call Matron Rose “Mum”. She
'
doesn’t mind, I think she likes it. And they call the other workers Aunty
so-and-so. It’s kinda like a family here, a really big family eh ?
168
Rencontres océaniennes
qu’il valait mieux que je reste avec elle à la Maison. Je pense à eux tout
le temps et j’espère qu’ils vont bien.
J’avais aussi deux soeurs plus âgées, Margaret et Janie mais je ne
sais pas où elles sont. Il en est de même pour mon grand frère James.
Peut-être sont ils toujours avec ma vraie maman et mon vrai papa au
pays. J’ai interrogé plusieurs fois Mère Rose à leur sujet mais elle
répondit que je ne devais plus jamais parler d’eux, alors j’ai arrêté de
poser des questions. Marj est un peu comme une sœur maintenant.
Le jour où nous sommes arrivés nous ne savions pas ce qui se
passait. Je pensais que nous allions en vacances ou quelque chose de
ce genre à cause de ce grand voyage en train que nous avions fait.
J’étais un peu excitée car on nous avait donné des sandwiches et des
biscuits. Mais maman et papa n’étaient pas avec nous aussi je ne
savais pas vraiment de quoi il retournait et me contentais juste de faire
attention aux petits.
Toutes les Soeurs ici sont gentilles, mais aucune d’entre elles ne
nous a jamais dit pourquoi nous étions là ou pourquoi nous ne vivions
plus avec nos parents. Maman vint nous voir deux fois puis elle n’est plus
jamais venue. Peut-être parce qu’elle était toujours trop triste. Ou, peutêtre parce qu’elle ne voulait plus me voir. Je me demandais si j'avais fait
quelque chose de mal. Elle avait beaucoup pleuré et cela m’avait fait
pleurer aussi car elle me manquait tellement. Ca me manquait de ne plus
être dans ses bras et de ne plus l’entendre me chanter des chansons.
Elle m’apprenait à bien chanter. J’aime chanter et même aujourd’hui je
chante tout le temps, donc je suis vraiment comme elle. Quand je suis
triste maintenant, Mère Rose me prend toujours dans ses bras et me dit
de t’écrire ce que je ressens, c’est ce que je fais n’est-ce pas ?
J’ai de la Chance de pouvoir me souvenir de ma vraie Maman et de
mon vrai Papa. Ma Maman était vraiment belle avec ses longs cheveux
noirs ondulés qui descendaient dans son dos. Elle n’était pas très grande, pas aussi grande que mon Papa en tout cas. Papa n'était pas très
grand, certaines personnes le surnommaient “Stretch”. Il avait des cheveux très courts et des yeux verts et était très musclé, il devait être fait
pour porter du bois pour construire des choses. Il était toujours en train de
169
Littérama’ohi N°5
Anita Heiss
They even brought a new baby on today. She’s only a week old, that’s really small. Some of the babies that come here are really, really tiny,
like little brown dolls. So this is the only family they know. Other babies
couple of months old, but they are still too small to know who their
mothers and fathers are. I wonder where their parents are, and why they
are a
to live here, like I had to. I asked Matron ones why kids come
here, and where their parents are and she just says “It’s for the best” or
come
that “Their parents are dead”. She doesn’t say how they died though, so
that’s really strange. I wonder why they all died. I didn’t ask though cos
no-one talks about that stuff.
Cos I’m
really good helping with the little children, and some of
them are babies, I was told I was real grown up by the Sisters here. I
think that’s why they let me stay, so I could help like a grown-up.
Anita Heiss
Who Am I ? The Diary of Mary Talence,
Sydney 1937, Scholastic, 2001
170
Rencontres océaniennes
construire quelque chose, c’est à peu près tout ce que je me rappelle de
lui. Oh, il aimait également pêcher, il était le dieu des pêcheurs et ma
Maman était une bonne cuisinière faisant toujours de grands ragoûts pour
nourrir toute la famille. Ma Maman et mon Papa me manquent beaucoup
et je pense à eux presque chaque jour. Mais je ne parle pas d’eux.
Personne ne parle de ses parents ni de sa famille, il n’y a qu’un grand
silence autour de tout ça. Même quand j’entends des petites filles pleurer
la nuit ou avoir des cauchemars ou quand elles mouillent leur lit tout le
temps, je sais que c’est parce que leur mère leur manque mais personne
ne dit rien.
Pas même Marj ni moi, tout simplement ça ne se fait pas.
Mais beaucoup de petits enfants ne se souviennent même pas de
leur mère ou de leur père, de toute façon ils sont arrivés ici alors qu’ils
n’étaient que des bébés. Ils pensent même que les sœurs et Mère sont
leurs mères, c’est pourquoi ils appellent Mère Rose “Maman”. Çà ne la
gêne pas, je pense même qu’elle aime ça. De même, ils appellent les
autres employées « taties » etc. C’est comme une grande famille ici,
une famille vraiment grande n’est-ce pas ?
Ils ont même apporté un nouveau bébé aujourd’hui. Elle n’est âgée
que d’une semaine, c’est vraiment petit. Certains bébés qui arrivent ici
sont vraiment minuscules, on dirait de petites poupées brunes. Alors
c’est la seule famille qu’ils connaissent. D’autres bébés sont âgés de
deux mois, mais toujours trop petits pour se souvenir qui sont leur père
ou leur mère. Je me demande où sont leurs parents et pourquoi ils sont
venus vivre ici comme moi. Une fois, j’ai demandé à Mère pourquoi les
enfants venaient ici et où étaient leurs parents, elle a seulement répondu “c’est pour leur bien” ou que “leurs parents sont morts”. Elle n’a pas
dit comment ils sont morts ce qui est très étrange. Je n’ai rien demandé de plus car personne ne parle de ça.
Comme je sais bien m’occuper des petits et que certains sont des
bébés, on m’a dit que j’avais vraiment grandi avec les soeurs ici. Je crois
que c’est pour ça qu’on m’a laissée rester, comme ça je pouvais aider
comme une grande personne.
(Trad Annie, Reva’e Coeroli)
171
Littérama’ohi N°5
Sia figiel
BIOGRAPHIE
Née aux îles Samoa il y a une quarantaine d’années, Sia Figiel a écrit son premier
roman, « Where we once belonged », en 1996 ; elle est depuis traduite en douze lan-
gués, reçue et fêtée dans le monde entier, de la Nouvelle-Zélande aux États-Unis, en
Allemagne, en Espagne et, très bientôt à Tahiti.
Ecrivain, peintre, Sia Figiel est née aux îles Samoa d’un père américano-polonais
et d’une mère samoane,
Après des études aux Samoa, en Nouvelle-Zélande, aux Etats-Unis, elle a vécu
Allemagne, s’y adonnant à la peinture.
Elle a travaillé au East-West Center à l’Université de Hawai’i, au Pacific Wrinting
Forum, à l’Université du Pacifique Sud à Suva-Fidji, à l’Université de Technologie de
Sydney, et au Logoipulotu College à Savaii
en Europe notamment en
Elle est considérée comme une des grandes voix du Pacifique. Ses livres sont tra-
duits dans une douzaine de langues, ce qui en fait un auteur internationalement connu,
de la Nouvelle-Zélande en Amérique, de l‘Allemagne en Espagne.
« Deux courants
s'expriment avec force dans son oeuvre ; l’un qui frappera, à première lecture, le lecteur européen, où s’exprime, parfois avec rudesse, le « samoan way
of life » ; l'autre, d'abord plus discret, où se révèle la blessure jamais refermée depuis
le premier contact entre les civilisations du Pacifique et de l’Occident : « En Nouvelle-
Zélande tout le monde a de la chance. Tout le monde est riche et n’a pas de problèmes.
Comme en Amérique et en Australie. Et on rêve des moyens d’aller là-bas. Où on vivra.
Comme Cendrillon. Heureuses, jusqu’à la fin des temps. »
Pas de fausse naïveté, dans le propos de Sia Figiel, ni de recours aux facilités d’un
exotisme réducteur ; au contraire, un regard attachant mais sans complaisance sur l’univers samoan, porté par une expression rigoureusement maîtrisée.
172
Rencontres océaniennes
LA PETITE FILLE DANS
LE CERCLE DE LA LUNE
(Extrait)
En Nouvelle-Zélande
Les pommes et les poires poussent partout. Les glaces et les cho-
colats aussi. Et tout le monde porte toujours des nouveaux habits tout
le temps. Tout le monde a deux et quelquefois trois voitures. Trois télés.
Une dans chaque pièce. Et tout le monde a sa chambre à lui. Même les
filles comme Tupu et moi. Une chambre avec un placard pour mettre
tous ses nouveaux habits dedans et ses jouets aussi, et tout le monde
petits moutons derrière sa maison. Et les gens ne mangent même pas de la queue de dinde comme ici dans les Samoa. Ni de
elegi comme ici dans les Samoa. Et les enfants peuvent faire ce qu’ils
veulent en classe et les professeurs ne leur tapent jamais dessus
comme le fait Mrs Samasoni. Ils ne leur crient même pas après. Et on
peut répondre aux professeurs en les insultant et leur dire qu’on les
déteste et quitter la classe sans même se faire envoyer dans le bureau
du principal. Ni se faire coller !
a un vélo. Et des
En Nouvelle-Zélande tout le monde a de la chance. Tout le monde
est riche et n’a pas de problèmes. Comme en Amérique et en Australie.
Et on rêve de moyens d’aller là-bas. Où on vivra. Comme Cendrillon.
Heureuses, jusqu’à la fin des temps.
Dans notre cercle
Le soir on s’assoit dans l’herbe. Qu’elle soit humide ou sèche. Qu’il
ait plu ou non. Et on parle des autres filles. Des familles des gens. Des
garçons. Et de nourriture.
173
Littérama’ohi N°5
Sia Figiel
Moa et sa famille ont mangé un kale pisupo hier soir. Avec du lait
de coco et des cubes de pommes de terre. A Malaefou, ce sont les
seuls à le faire comme ça. Les seuls. Avec une grosse gamelle de riz.
Et Moa a dit qu’ils avaient eu le droit de se servir deux fois. Trois fois,
même. Mais elle n’en pouvait plus. Et elle a donné ses restes à Whisky.
Notre chien. Qui sait bien où traîner le soir.
Talalelei n’a pas dit ce qu’ils avaient mangé. Et personne n’a rien
demandé. Talalelei, qui ne va pas à l’école. Qui a peur de se baigner
dans la mer. Qui passe son temps chez elle assise par terre les yeux
dans le vague.
Tupu a mangé du pain. Du pain chaud de la boulangerie Ah Wong.
Du pain chaud avec du beurre et du café au lait, elle a dit. Tupu, qui fait
peur à tout le monde avec sa grosse voix. Et il n’y a pas une fille de
Vaiese qui ose nous approcher quand on est avec elle. Tupu, qui dit à
tout le monde ce qu’ils ont mangé. Ce qu’elle n’a vraiment pas besoin de
dire. Puisque tout le monde a pu le savoir rien qu'en écoutant leur loku.
La voix de sa mère, surtout. La voix de soprano la plus aiguë de
Malaefou. Tellement jolie. Tellement
douce. Tellement agaçante. Qui
volette comme des bébés papillons entre les persiennes. Entre les tôles
du toit. S’échappe
dans la nuit. Où elle plane au-dessus du malae.
Tourne autour de la falesa. S’élève dans les deux.
Pour aller dire aux anges et aux étoiles et à tout l’univers que c’était
le deuxième jeudi du mois. Le jour de la paie. Une fois encore. Sa voix
disait tout ça. Une voix qu’on reconnaît. Celle qu’on possédait aussi mais
,
qu'on n’utilisait pas parce que Pili ne serait pas payé avant vendredi prochain. Ce qui explique pourquoi notre lotu était silencieux hier soir. Et les
soirs d’avant. Humble. Une humilité totale. Dans l’espoir que quelques
familles du village le “sentiraient”. Et nous feraient porter un mealelei.
Puisque Tomasi n’a pas eu de chance avec ses filets de toute la semaine. Et qu’on devait encore une fois se contenter d’un saka kaamu. Avec
une
174
infusion de feuilles de citronnier. Encore une fois. Sans sucre.
Rencontres océaniennes
Dans notre cercle, il y a des choses dont on parle et des choses
dont on ne parle pas. Les choses dont on ne parle pas portent malheur.
Ou attirent des fantômes. Alors on n’en parle pas. Jamais.
On ne parle pas du bébé de Lole. Qui est mort au bout d’une
semaine. Après qu’Eseta s’est assis dessus sans le vouloir et a écrabouillé son petit corps. Lole a raconté une tout autre histoire à l’hôpital
pour expliquer sa mort. Une histoire que nous, les filles, on ne connaît
même pas. Et le bébé n’avait pas de nom. N’était même pas baptisé. Et
il va devenir un ange de l’enfer,
d’après ce que nous a dit la vieille
Agiagi, à nous, les filles.
On ne parle pas de la fausse couche de Feala. Et cette chose qui
est sortie, on aurait dit un lézard. Un rat. Enterrée dans une boîte de
pisupo d’un kilo et demi. On n’en parle pas parce qu’on sait toutes qui
est le père. Ce qui fait de Feala la sœur de son propre bébé.
Voilà les choses dont on ne parle pas. Les choses qui sont tabou.
Dont les petites filles de notre âge ne sont pas censées parler. Des choses qui arrivent. Des secrets. Les secrets de Malaefou. Et qui ne sont
pas censés être révélés.
En plus de ça, il y a d’autres choses. Des choses que les autres villages savent sur nous. Des choses auxquelles on ne peut rien. Des choses
qu’il vaut mieux taire. Comme les histoires de losua. Egele. Et Ina.
losua, le futur avocat. Et le premier de Malaefou à avoir obtenu une
bourse d’études
en
Nouvelle-Zélande. Qui est rentré de Nouvelle-
Zélande au milieu de sa deuxième année et s'est suicidé avec un fusil.
Dans sa chambre. Le jour de Noël. Après le koagai du dimanche. Après
avoir souhaité un joyeux Noël à tout le monde. Qui est-ce qui aurait pu
savoir ? Savoir pour la fille enceinte en Nouvelle-Zélande ? Et qu’il avait
perdu sa bourse d’études parce qu’il buvait trop, qu’il n’allait pas à l’université et qu’il travaillait aux docks. Personne ne savait. Du moins personne en
Nouvelle-Zélande originaire de Malaefou. Et qui l’apprendrait
par d’autres sources. D’autres villageois. Seulement après son enterrement. »
175
Littérama’ohi N°5
Sia Figiel
BIBLIOGRAPHIE DE SIA FIGIEL
La petite fille dans le cercle de la lune
Roman, traduit de l’anglais par Celine Schwaller
Actes Sud, Antipodes, 1999
L’île sous la lune
Roman, traduit de l’anglais par Celine Schwaller
Actes Sud, Antipodes, 2001
Ce livre est dédié aux « femmes qui sont toujours en avance d’un pas ou deux »
et aux « filles qui savent tout ce qu’il y a à savoir ». Suite, prolongement ou approfondissement de La Petite Fille dans le cercle de la lune “(Actes Sud, 1999), ce roman est
composé d’une multitude d’histoires, de saynettes, de voix, de légendes et de souvenirs, qui peu à peu racontent les îles Samoa... ( Note de l’éditeur)
Le tatouage inachevé
Roman, traduit de l’anglais par Celine Schwaller
Actes Sud, Antipodes, 2004
...Dans son style inimitable mêlant réel et imaginaire, tendresse et brutalité, poésie et crudité de langage, Sia Figiel suit la difficile recherche d’identité de son héroïne
à travers la jungle des non-dits familiaux. Elle nous montre aussi que, là-bas comme
ailleurs, quand on se débat dans la survie ordinaire et qu’on se trouve en pleine solitude, il est bon d’avoir une culture, un monde parallèle auquel se rattacher. (Note de l’é-
diteur)
176
Rencontres océaniennes
n-Noël Chrisment
REPERES BIOGRAPHIQUES
Né en 1952 à Saint-Maur. Chirurgien, il mène parallèlement à sa
carrière médicale une activité d’écriture, loin de toute précipitation littéraire. Guillevic, Aragon,
Bonnefoy seront les lecteurs de ses premiers
textes. Il rencontre Ernst Jünger, Julio Cortazar, Michel Leiris, se lie d’amitié avec Jacques Réda et Michel Deguy.
Il publie en revue, dans Poésie, La NRF, Sites notamment.
Extrémités, son premier livre paraît chez Gallimard en 2000.
Il quitte la France pour l’Océanie et séjourne trois ans en Nouvelle-
Calédonie. Nommé à
actuelle à Raiatea
l’hôpital des
Iles-Sous-Le-Vent, il vit à l’heure
.
Un intérêt soutenu pour l’anthropologie et la confrontation régulière avec la
souffrance, la précarité humaine, ont imprégné son écriture,
en ont infléchi
la démarche même.
Extraits
QUATRE PROFILS DU VENT
L’espace noir et conciliant
C’est pourquoi ce vent parfumé
semble venir d’autres vallées
que la leur. L’autre âge, qui vient
du fond, semble contemporain.
Si l’époque se localise
entre leur peau et leur chemise,
entre leur nuque et leurs cheveux,
chaque soir est un autre lieu.
Du fond de la mansuétude
Et que les étoiles s’allument
que leur témoignent de plus rudes
façons de vivre que les leurs,
quand ils mûrissent, quand ils fument,
prouve que l’espace défère
à leur taciturne prière.
l’immobile vient de Tailleurs.
177
Littérama’ohi N°5
Jean-Noël Chrisment
Descendre vers l’eau
Cette autre colère
aux
hommes venue,
si nue qu’elle en est
soudain presque laide.
l’herbe a résolu
de les en défaire.
Mais les hommes savent
écarter de leur
Les hommes descendent
destin la laideur,
pieds nus à travers
ce
qu’ils en perçoivent,
l’herbe, l’autre vert.
C’est vers l’eau qu’ils tendent.
ce
Il y a ce calme,
et la déraison
impeccables vues
des chances marines.
qu’ils en devinent
derrière les plus
infime des sons
froissés dans les palmes,
son
L’usage d’obliques
systèmes les rend
plus simples devant
cette botanique
à l’autre sans fin.
volonté, superbe,
temps qui devient
attente même,
passant d’un extrême
ce
cette volonté
Il y a le vent,
de les apaiser
ça, et le désir
dont se targue l’herbe.
âpre d’en finir
avec ça pourtant.
Le temps qui devient
Le calme de l’eau,
patience même,
passe d’un système
qui les encourage,
à l’autre si bien
sa
rend le paysage
complètement beau.
que le rude effort
de l’herbe les prend
Leur colère cède
comme à
à cette beauté
et les sort du temps.
178
bras-le-corps
Rencontres océaniennes
Défaussement
Le vent, privé de senteur propre,
d’identité mûrie,
sur les arbres odorifères se défausse.
Les peaux aérées que les ongles frôlent
s’aggravent d’être
ainsi, par le dur, le cassant, frôlées.
Quand vous en serez là, insurgez-vous que le désir,
utilise les mêmes
senteurs que les bourrasques.
Pulpe d’oiseaux
Les clans d’oiseaux éclatent dans le ciel orange,
pulpe blanche déchiquetée, leur bruit dérange
la mer où les éclats, les lambeaux se reflètent.
Car l’eau accueille l’euphorie blanche des têtes.
Le ciel est beau comme un visage de métis.
Les corps ont un quartier d’orange entre les dents
ils retournent leur peau derrière le jusant
avec un désarroi
qui leur vient de jadis.
Que le sommeil attende, équivoque superbe.
Ce battement d’oiseaux élargit le latex
du cœur et lui décerne une tendresse d’herbe,
une
pitié de libellules circonflexes.
179
Littérama’ohi N°5
Jean-Noël Chrisment
Poésie
•
3 EMOTIONS LARGES CONTENUES, Orphée, Nouméa, 2003 ; 27 : 5.
•
VOLCANS
•
VOLCANS (extrait), Nouvelle Revue Française, Gallimard, 2002 ; 562 :
•
•
( extraits ) et autres textes, Titanesques, California State University,
Fullerton, december 2002 :17-29
96-101
RETARD SUR L’APPARENCE, Orphée, Nouméa, 2002 ; 26 : 24.
VOLCANS SUR LA MER (un extrait ),( publication bilingue), Sites, the journal of20th-
century!contemporary french studies, 2001 ; 5, issue 1 :231-234
•
DESIR, AVEC PASSAGE D’ANTILOPES, Barca /,2000 ; 14 : 113-115
•
AUTRES POEMES NOIRS, NRF, 1999 ; 548 : 310-313
•
QUATRE POEMES NOIRS, NRF, 1998 ; 540 : 76-81
•
LA MINCEUR, Poésie, Belin, 1997 ; 81 : 87-91
•
UN ETAT PARFUME DES LIEUX, NRF, 1995 ; 509 : 57-61
•
TESSONS, NRF, 1993 ; 484 : 48-50
•
•
•
POEMES, Poésie 92, Seghers, 1992 ; 44 : 38-41
FEUX DES HALTES, NRF, 1992 ; 469 : 48-50
BISEAU DE L’HERBE HEUREUSE, NRF, 1991 ; 460 : 72-75
•
DEPOTS, NRF, 1989 ; 443 : 44-48
•
NOUVELLES EXTREMITES, Poésie, 1989 ; 48 : 47-53
•
•
•
EXTREMITES, NRF, 1988 ; 421 : 22-27
TEGUMENTS SOUCIEUX, Recueil, Champ Vallon, 1986 ; 3 : 71-78
L’ECART DE L’ORANGE AU GRIS, Pictura, hiver 85-86 ; 8 : 49-50
•
LE PAYSAGE FATAL, Recueil, 1985 ; 2 : 95-98
•
EXTREMITES, Poésie, 1984 ; 29 : 72-78
•
•
LA MORT EN PROVENCE, Poésie, 1983 ; 23 : 69-73
3 VERSIONS DU DESERT, Pictura, 1983 ; 2 : 65-67
•
POEMES, Poésie, 1981 ; 19 : 75-80
•
PLAGE MORTE, Sud, 1978 ; 24/25 :112-114
•
POEMES, Sud, 1976 ; 18 :107-110
Critique
•
LE MARCHEUR INSOLENT, de Frédéric Ohlen, Encre marine, Nouméa, 2003
'
•
LE TEMPS NON MESURABLE, Résonance, 1997 : 50-51
•
FEMINITE, contours et lignes, Résonance, 1996 : 72-73
180
Rencontres océaniennes
Lectures, causeries, conférences
•
«
CONFLIT ET CREATION », atelier animé par Luis Cardoso,
Fédération Internationale de
•
•
•
•
Convention de la
Littérature et lettres modernes, Communauté du
Pacifique Sud, Nouméa, 19-24 octobre 2003
L’IDENTITE EN POESIE », table ronde animée par Frédéric Ohlen, 1er salon du livre
de Nouvelle-Calédonie, Poindimié, 16-19 octobre 2003
BIBLIOTHEQUE DE KONE, Nouvelle-Calédonie, causerie-lecture : 7 août 2003
«
ALLIANCE FRANÇAISE, Port Vila, Vanuatu, conférence : 14 mai 2003
THEATRE DE POCHE, Nouméa, « Printemps des poètes », lecture : 13,21 & 22 mars
2003
•
•
•
CENTRE D’ART, Nouméa, « Les thé-arts », lecture : 23 février 2003
ALLIANCE FRANÇAISE, Port Vila, Vanuatu, lecture : 12 février 2003
CALIFORNIA STATE UNIVERSITY,
Fullerton, USA, Department of Foreign
Languages and Literatures, conference : december 12, 2002
■CALIFORNIA STATE UNIVERSITY, Fullerton ( Associated Students Inc.),
Humanities, H110, reading : december 6th, 2002
•
•
ALLIANCE FRANÇAISE, Sydney, Australie, causerie-lecture : 27 mai 2000
CALIFORNIA STATE UNIVERSITY, Fullerton, Department of Foreign Languages and
Literatures, april 16, 2002
•
INTERNATIONAL COLLOQUIUM in 20th/21st-century
French Studies, Hartford,
Connecticut, Poetry as extremity, conference : april 4-7, 2002
•
UNIVERSITE DU PACIFIQUE SUD,
Département de Lettres Modernes, Nouméa,
Nouvelle-Calédonie, conférence : La poésie comme extrémité, 28/3/2002
•
•
•
THEATRE DE POCHE, Nouméa, « Printemps des poètes », lecture : 21, 22 & 23/3/2
BIBLIOTHEQUE BERNHEIM, Nouméa, conférence-lecture : 14/3/2002
DIRECTION DES AFFAIRES CULTURELLES, Montpellier, France, conférence-lecture : 3/4/2000
•
•
LIBRAIRIE MOLIERE, Montpellier, causerie-lecture : 31/3/2000
LIBRAIRIE OMBRES BLANCHES, Toulouse, France, causerie-lecture : 10/3/2000
181
Littérama’ohi N°5
Vatea Yune
Je suis actuellement en Maîtrise d'Anglais (LLCE) à l’Université de
la Polynésie Française. Je suis arrivée à Hawaii en Septembre pour préparer mon mémoire que je vais essayer de présenter en Juillet ou en
Septembre à Tahiti. Je suis quelques classes en tant qu’auditrice libre à
l'Université de Hawaii à Manoa.
Le semestre dernier, mon professeur de « Littérature du
Pacifique », Ku'ualoha Ho'omanawanui, m’a invitée à participer à une
réunion dont les thèmes principaux étaient la Littérature en Polynésie
française, la revue « Littérama’ohi », et comment dépasser les barrières
linguistiques pour faire entendre notre voix à travers nos écrits.
Je lui suis extrêmement reconnaissante, d’avoir pensé à moi bien
sûr, mais surtout pour ses efforts pour connaître et faire connaître notre
Littérature. Dans son cours par exemple, elle a inclus dans sa liste de
lecture Breadfruit de Célestine Hitiura Vaite, l’une des rares auteurs de
Tahiti à écrire en Anglais. Beaucoup d’étudiants ont apprécié le livre
mais le plus important, je pense, c’est que cette oeuvre leur a
permis
d’avoir un aperçu de notre vie à Tahiti.
Le thème de
«
Littérama’ohi
n°5 est « Encounters » ou
Rencontres ». Rencontres avec nos voisins du Pacifique, rencontres de
ce
«
»
cultures, de nos différences, de nos aspirations communes. Rencontres
pas pour se connaître, mais pour se reconnaître. Rencontres pour
apprendre, rencontres pour échanger, rencontres pour partager. Ce serait
dommage de laisser une langue entraver ces rencontres.
Une rencontre avec un étranger est tout autre. Elle débouche générâlement sur un étonnement. Un étonnement qu’il essaie de ne pas
marquer mais qu’on lit quand même dans ses yeux (oui monsieur, je
sais parler français, un français correct). Si la rencontre est assez Iongue, l’étonnement va grandissant (oui monsieur, je peux soutenir une
conversation avec vous, je suis allée à l’école vous savez ?).
C’est une rencontre qu’on peut faire en allant en France par exemple :
Une jupe en végétal ? Un more vous voulez dire ? Euh oui, pour danser oui, au Heiva. Non non, pas pour aller au travail non. En
pirogue ? Ben
en voiture, c’est plus pratique ên fait. Des huttes en
pandanus ? Ben, c’est
pas très indiqué pour les cyclones, on préfère du dur, du béton quoi.
nos
non
—
182
Rencontre • Découverte de sa littérature
Le Pacifique à l’étranger n’est pas connu, il est rêvé. Un ailleurs
mythique, une destination idyllique, une innocence retrouvée. Quel
beau rêve, quelle belle carte postale.
Mais que savent-ils de nos peurs, de nos espoirs, de nos ambitions ? Que savent-ils de nos incertitudes, d’une identité trouble qui
essaie de se retrouver dans une société pluriethnique, multiculturelle ?
Que savent-ils de nous ?
Moi-même, je ne sais pas grand-chose de nous. Mais je veux
apprendre. Et notre littérature me permet de connaître des points de
vue semblables ou différents, de me remettre en question. De nous
écouter, enfin ! C’est pourquoi il faut écrire. Et pour moi, notre littérature ne comprend pas seulement la littérature en Polynésie française
mais bien toute la littérature en Océanie.
Dans son essai, « OurSea of Islands » (Inside Out, édité parVilsoni
Hereniko et Rob Wilson, 1999), Epeli Hau'ofa souligne la nécessité de
prendre conscience de notre identité régionale. Cette identité est ancrée
dans l’Océan. Elle a été forgée par les migrations de nos ancêtres, qui
ne connaissaient pas de frontières à l’époque, qui ont traversé l’immensité, peuplé les îles les plus éloignées, créé des liens, des échanges. Elle
continue à se forger par nos voyages vers les îles voisines et au-delà. Ce
n’est pas un hasard après tout si je suis venue à Hawaii.
L’Océan est notre maison, notre chez-nous. “We are the sea, we
are the ocean.”(Epeli Hau'ofa, “Our Sea of Islands”)
Alors il faut écrire, écrire pour nous faire entendre, écrire pour joindre notre voix au chœur de l’Océanie. Ecrire pour dire : « j’existe », écrire
pour se décrire et ne plus être décrit, écrire pour être le sujet et ne
plus être l’objet. Je pourrais peut-être dire : « je suis donc j’écris » ou
«
j’écris donc je suis » (mais sûrement pas une philosophe). Et je pourrais peut-être leur dire : on vous a fascinés, amusés, même effrayés,
maintenant écoutez...
Vatea Yune
183
I
-
c
Pascale Taurua
Sur des couleurs de terre, Pascale Taurua peint des visages
et des corps en attente.
En 1982, elle est au
Conservatoire des arts de Papeete et
elle expose à l’Office du Tourisme.
reçoit le Prix Brasseur d’Art attribué par le
Rotary Club de Nouméa.
En 1996 elle
Mais elle étend aussi son art par une formation en encadrement et à la conservation d’oeuvres d’art à Sydney, des stages
en
poterie et en sculpture à Nouméa, puis retour en Polynésie
en
2000.
En 2003 elle a aussi séjourné en Métropole auprès de l’ar-
tiste Franck Janca.
Ve’ave’a
Oeuvre de Pascale Taurua
EDITIONS
TEITE ISBN 2-9518794 5-8
Fait partie de Litterama'ohi numéro 5