B987352101_PFP3_2009_317.pdf
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-
Société
des
Etudes
Océaniennes
Fondée le 1er janvier 1917
c/o Service des Archives de Polynésie française, Tipaerui
B.P. 110,
•
98713 Papeete, Polynésie française • Tél. 41 96 03 - Fax 41 96 04
e-mail : seo@archives.gov.pf • web : etudes-oceaniennes.com • web : seo.pf
Banque de Polynésie, compte n°12149 06744 19472002015 63
CCP Papeete, compte n°14168 00001 8348508J068 78
Composition du Conseil d'Administration 2009
PRESIDENTE
Mme Simone Grand
Vice-President
M. Fasan Chong dit Jean Kape
Secretaire
M. Michel Bailleul
Mme Moetu Coulon-Tonarelli
SECRETAIRE-ADJOINTE
TRESORIER
M. Yves Babin
M. Pierre Romain
TRESORIER-ADJOINT
Administrateurs
M. Christian Beslu • M. Constant Guehennec
Mme Eliane Hallais Noble-Demay
M. Robert Koenig • M. John Mairai
Membres Correspondants
M. Bernard Salvat « M. Darrell T. Tryon
Membre d'Honneur
M. Raymond Vanaga Pietri
Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Sommaire
Avant Propos
p.
4
Quelques chansons sur la nourriture
p.
6
p.
10
p.
45
espèces
périodes de la vie
Dewailly É., Suhas É., Mou, Y., Dallaire R., Château-Degat M-L., Chansin R.
p.
58
Les vertus de la papaye, Tita
p.
68
p.
75
p.
93
p.
99
Ta’oto 'aiu
Mm maitai te uru
I to matou haereraa i te matete
E horo tam i te pae kereteki
Nourritures et identité : une socioanthropologie de l’alimentation à Tahiti
Christophe Serra-Mallol
Se nourrir dans la rue : pratiques alimentaires des sans-abri à Tahiti
Christophe Serra-Mallol
Le poisson un aliment aux vertus multiples à moduler pour certaines
en certaines
Jean-Paul Ehrhardt
Histoire de l’exploitation et du commerce du santal dans le Pacifique
Jean-François Butaud
Pétroglyphes Petite histoire d’un gros caillou
Christian Beslu
Le sorcier de Hiva Oa identifié
Othon Printz
Hommage à Douglas Oliver
p. 108
Robert Koenig
Courrier ministériel sur la question de l’appartenance
des objets collectés par la SEO
p. 112
Avant-propos
Chers lecteurs, chers membres, chers amis,
tahitien et une
pa’umotu. Toutes quatre célèbrent la nourriture dont Christophe
Serra- Mallol a étudié, la relation avec l’identité en Polynésie française
ainsi que l'alimentation des sans abris de Papeete. Accueillons son travail.
Ensuite, prenons connaissance des résultats des études menées à
l’institut de recherches médicales Louis Malardé en collaboration avec
des chercheurs du Canada sur les apports en nutriments et autres
éléments du poisson dans notre diététique ; tandis que Jean-Paul Ehrardt
nous présente les vertus multiples de la papaye.
Ce numéro s’ouvre par quatre chansons dont trois en
en
Poursuivons avec une histoire de l’exploitation du santal racontée
par Jean-François Butaud.
Enfin, avant de suivre Othon Printz sur l’identification du sorcier de
Hiva Oa d’un tableau de Paul Gauguin attardons-nous avec Christian
Beslu
caillou observé dans la rivière de Tipaerui qui fut transporté
à Faaa puis au Musée de Tahiti et des îles. Partageons la perplexité de
Christian devant l’indifférence de tous envers les autres pierres qu’il n’a
pas eu le temps de sauvegarder et sont irrémédiablement perdues.
Comment faire pour ébranler notre désaffection envers notre patrimoine
polynésien ? Quelles sont les origines de notre ambiguïté où, aux discours
énonçant avec une force parfois agressive un attachement au patrimoine
polynésien s’oppose un désintérêt de fait envers ce mêfne patrimoine ?
C’est sans doute cette ambiguïté-là qui motiva la création de la Société
sur un gros
des Etudes Océaniennes.
Enfin, il importait de vous communiquer un courrier de monsieur
Joseph Kaiha, ministre du patrimoine nous informant des décisions
prochaines du gouvernement concernant les collections d’objets réunies
par la SEO et remises au musée de Tahiti et des îles lors de son ouverture.
Selon son analyse, nos fondateurs avaient reçu une mission de service
4
N°317 - Octobre / Décembre 2009
public consistant à collecter, conserver et transmettre tout objet matériel
ou immatériel de la culture
polynésienne. Lors de l’ouverture du Musée
à Punaauia, ce mandat serait tombé de lui-même, mais aucun texte juridique ne l’a spécifié. Le ministre nous informe donc que cela sera fait dès
que les membres de la SEO en seront informés.
Toutefois, nous demeurons propriétaire des documents conservés
dans une pièce mise gracieusement à notre disposition au Service des
Archives. Notre trésorier Yves Babin et son épouse en ont fait l’inventaire
il y a deux ans. Et notre budget consacre annuellement 130 000FCP à son
enrichissement.
L’an prochain, lors de notre assemblée générale, il y aura renouvel-
lement de bureau. N’hésitez pas à faire acte de candidature et apporter vos
idées et compétences.
Bonne lecture.
La présidente
Simone Grand
5
Quelques chansons
sur la nourriture
Ta’oto ‘aiu
Ta’oto ‘aiu
‘Era papa tei te fe’i
‘Era marna tei te penu
E popoi iti na ‘aiu
Dodo bébé
Dodo bébé
Papa est aux fe’i
Maman est au pilon
Une purée pour bébé
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Maa maita’i te ‘uru
‘E ‘e ‘e maa maita’i te ‘uru
la tunu ia ‘ama
Paahi te paa
Ta’iri’iri e
Iau’au’ae
Iriti te hune
‘E ‘ai te ‘io
Le bon fruit du ‘uru
Oui oui oui le ‘uru est un bon fruit
Mis au feu et bien cuit
Enlevons sa peau
Tapotons-la soigneusement
Qu’elle soit bien onctueuse
Une fois son pétiole retiré
Mangeons sa chair
7
bulletin de la Société de& études- Océaniennes
Te matete
I to matou haereraa I te matete
I to matou ho’oho’ora’a I tepahua
Ano’i hia i te vanira, rori e te mimi
E ua riro ei tamaaraa na te mau hoa
Aue te ma’a e, te haapa’oraa ‘ore e
Aue, aue, te tihopu pouroa e
Au marché
En allant au marché
Nous avons acheté des bénitiers
Mélangés vanille, holothurie et chat
Un grand festin pour tous les amis
Hélas quelle nourriture ! immangeable oui !
Hélas ! hélas ! le vrai ratage !
Chansons traduites par Simone Grand
N°317 - Octobre / Décembre 2009
E horo taua i te pae kereteki
1er couplet
E horo taua i te pae kereteki
E kimi ai i te ora
Refrain
E aha ra te katiga i tôku nei henua
?
Ümoto ê te paru ê
Auë, e ora ihoâ ê
2ème couplet
Kua kimi mai koe ia ku e marna
E aha nâ ‘oe ?
Allons côté sud
Allons côté sud
Chercher à manger
Qu’y a-t-il à manger dans mon île ?
Le coco et le poisson
Suffisent pour vivre
Tu es partie à ma recherche ma chérie
Qu’as-tu fait ?
Chansonpa’umotu traduite par Jean Kape
9
Nourritures et identité :
une
socioanthropologie de
l’alimentation à Tahiti'
L’objectif de cet article est d’analyser l’alimentation et les prestations
alimentaires des Tahitiens comme pré-texte pour décoder et interpréter
les symboles de la culture tahitienne, et le lien avec l’identité ma’ohi.
Nous nous inscrivons ici dans une anthropologie que l’on pourrait quali-
fier de « critique » qui localise au sens premier du terme la culture
étudiée dans un contexte historique, politique, économique social et
symbolique. Plutôt que de rejeter l’histoire hors de l’anthropologie, nous
prenons ainsi en compte le contexte colonial de la société tahitienne
comme élément documentaire et explicatif de la structure et de la stratification sociales et politiques.
La problématique consiste ainsi à étudier de façon diachronique, en
dynamique », le système alimentaire et les représentations des Tahitiens
aujourd’hui, et à déterminer sous quelles modalités l'alimentation des
Tahitiens est constitutive, à la fois en tant que signe et vecteur, de l’identité individuelle et sociale, et de sa re-construction constante depuis le
contact avec les premiers Européens.
«
1
Cet article reprend le texte d'une conférence donnée le 09 avril 2008 à l'Institut Supérieur d'Enseigne-
ment Privé de Polynésie (ISEPP) à Papeete.
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Pour tâcher de comprendre l’alimentation tahitienne
contemporaine,
il nous faut ainsi nous pencher sur celle de la société ancienne, ainsi
sur les
que
conditions écosystémiques au sens large qui les ont permises.
L’analyse des facteurs de changement qui ont pu influer dans le temps sur
les pratiques et représentations peut ainsi expliquer ou éclairer des
comportements et représentations actuels.
Il n’est pas question ici uniquement de cuisine ou de consommation
alimentaire, mais du système alimentaire dans son ensemble, entendu
comme l’ensemble des opérations nécessaires
depuis la production et les
échanges, la séparation des tâches et des fonctions, la circulation et
le stockage, la préparation, la cuisson, la présentation et la consommation alimentaire, et leurs représentations par les acteurs, c’est à dire
l’image que s’en font les membres de la société considérée, et l’image
qu’ils en tirent d’eux-mêmes et des autres. Ce système alimentaire est
inclus lui-même dans un espace du mangeable, déterminé par les produits
considérés comme aliments à une période donnée, qui s’inscrit à son
tour dans un environnement naturel doté de ressources
végétales et
animales, sinon minérales.
Les changements de l’environnement influent bien sûr sur
l’espace
du mangeable, sur le système ahmentaire, et les représentations bées.
Ainsi, le système ahmentaire de nos contemporains diffère-t-il de celui
des anciens Tahitiens, comme nous le verrons précisément plus loin.
Selon C. Lévi-Strauss :
«
La cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit incons-
ciemment sa culture, à moins que, sans le savoir davantage, elle ne se
résigne à y dévoiler ses contradictions. »
Loin d’avoir seulement une fonction biologique, certes vitale, de
nombreux sociologues et anthropologues ont montré que l’ahmentation
a en même
temps une fonction sociale et culturelle essentielle.
Appffqué à la Polynésie française, le propos prend encore plus d’importance. De nombreux analystes de la société polynésienne et plus précisèment tahitienne ancienne ont mis l’accent sur la place centrale de
11
à bulletin de ta Société de&
ètude& 0cca/iie/i/i e&
l’alimentation et des prestations alimentaires. Support de la circulation des
biens sous forme de dons et d’échanges, de rituel et de festif, et vecteur
symbolique de la structure et de la stratification de la société, l'aliment est
pratiques et des représentations des anciens Tahitiens.
Le système alimentaire des anciens Tahitiens constitue un modèle
explicatif de la société tout entière, un phénomène social total au sens où
l’entendait Marcel Mauss2. L'alimentation est ainsi à considérer comme
au centre des
catalyseur et révélateur de l’état des relations d’une société à un moment
donné, un des facteurs structurants de l’organisation sociale.
Une partie de cette recherche, pour ce qui concerne notamment
la
période « ancienne » et « traditionnelle », repose sur une approche docu-
des
analyses des anthropologues et sociologues ayant travaillé sur la Polynésie en général et Tahiti en particulier. Pour ce qui concerne le recueil
mentaire critique, notamment des écrits des premiers en contact, et
de données dans le Tahiti contemporain, j’ai commencé en 2001 par
réaliser une enquête sur les repas de la veille auprès d’un échantillon de
500 ménages résidant à Tahiti, qui m’a permis de dresser quelques
premières hypothèses. J’ai cherché à les valider de plusieurs façons, la
transversalité du sujet nécessitant le recours à des méthodes de recherche
complémentaires et variées, à la fois quantitatives, basées sur des enquêtes
auprès de milliers de personnes dans les îles de la Société, et qualitatives,
au moyen d’observations participantes et d’entretiens qualitatifs en
profondeur au long de trois années dans deux quartiers des îles Du Vent,
Maatea et Pamatai. Les méthodes et outils utilisés sont ainsi ceux à la fois
de la sociologie et de l’anthropologie, pour tenter de saisir les contours
d’un objet multiforme et pluridisciplinaire.
religieuses, juridiques et morales
politiques et familiales en même temps ; économiques- et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation (...) sans compter les phénomènes esthétiques auxquels
aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions. » (Mauss Marcel,
1999. « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », extrait de L'Année
Sociologique seconde série, 1923-1924, t.l, in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, 1950, p. 143279,8ème éd. ).
2
-
Lieu où s'expriment « à la fois et d'un coup toutes sortes d'institutions :
et celles-ci
12
N°317 - Octobre / Décembre 2009
L’espace alimentaire des anciens Tahitiens était composé en grande
partie, en plus des produits marins, d’aliments que les premiers Polynésiens avaient apporté avec eux au cours de leur
pérégrination trans-océanique depuis l’ouest du Pacifique. Ainsi en est-il des animaux terrestres :
porc, volaille, chien, rat. Il en est de même pour les végétaux considérés
comme aliments de base : fruit de l’arbre à
pain ou ‘uru, ou aliments
complémentaires comme le taro et ses dérivés (farm, 'ape...), igname,
manioc, bananiers, et même certaines variétés de cocotier. Ces produits
ont fait l’objet de croisements et d’amélioration successives, comme
pour
le maiore par exemple. Des dizaines de variétés différentes d’une même
espèce végétale ont ainsi été recensées par les premiers Européens3. A
ces aliments s’ajoutaient d’autres
végétaux tels que des fruits (vi Tahiti ou
Spondias didcis dite pomme Cythère, ahi’a Eugenia malaccensis dite
pomme malaise, corossol, pandanus, canne à sucre...), des aliments de
disette » comme des racines ou des fougères. Parmi les racines l’on
peut citer : hoi (Ipomea ou Dioscorea bulbifera), uhi (Dioscorea alata
ou esculenta), patara
(Dioscoreapentaphylla), pia (Taccapinatifida
ou leontopetaloides), racine du ti
(Gordyline termimlis oufructicosa),
teve (Amorphophalluspaeoniifoliusj... ; et,
parmi les fougères : para
(Marattia fraxinea ou salicina), nahe (Angiopteris evecta).... foutefois, il est avéré que l’espace alimentaire des anciens Tahitiens n’était pas
seulement constitué d’aliments apportés depuis l’ouest du Pacifique. En
effet, la calebasse ou hue et la patate douce ou ‘umara proviennent de
l’Amérique centrale, preuve matérielle d’un contact pré-européen entre
les Polynésiens et les Amérindiens.
Quant aux produits marins, constitués par les nombreux poissons,
crustacés, gastéropodes et coquillages du lagon, de l’océan ou des cours
et lacs d’eau douce, et également par certaines
algues, ils constituaient la
base de l’apport quotidien en matière de protéines.
«
3
Une soixantaine pour le ‘uru, une trentaine pour le bananier et le taro et une
vingtaine pour la banane
fe'i ou plantain, une quinzaine pour le cocotier, une douzaine pour le /ietc.
13
bulletin da la Société des/ études Gcéani
variées et développées,
conditions environnementales, requérant
par là une connaissance approfondie du milieu naturel, et ont fait l’objet
de l’admiration unanime des premiers Européens notamment en matière
Les techniques agricoles et de pêche étaient
et parfaitement adaptées aux
de pêche.
Les conditions naturelles des îles de la Société en faisaient des lieux
de relative abondance, permettant la disponibilité quasi-annuelle des
produits de base de l'alimentation. L’alternance des deux grandes saisons
tropicales, et la fructification du maiore, rythmaient toutefois le quotidien des anciens Tahitiens, en une succession de période d’abondance et
de période de disette. La notion de disette ne doit pas être confondue avec
celle de famine : il ne s’agit que d’un phénomène de soudure entre deux
périodes de production de l’aliment considéré comme de base.
Le groupe familial élargi constituait l’unité élémentaire
de production
alimentaire et de consommation. Des échanges inter maisonnées exis-
taient, y compris entre les familles de l’intérieur des îles et les familles
vivant essentiellement de la pêche. Le dégagement d’un surplus de production était nécessaire pour alimenter le flux des prestations qui remon-
taient vers les sommets de la structure sociale tahitienne, et fournir en
vivres les chefs et leurs serviteurs.
A partir de la maisonnée familiale élargie où s’organisait
la produc-
tion et d’où se structurait le réseau d’échange, quatre formes de circulation des biens alimentaires coexistaient avec les autres maisonnées et la
communauté tout entière : la mise en commun des ressources et des capacités de production pour l’assistance mutuelle (tauturu), les échanges
réguliers entre maisonnées (tarahu et ho’o), l’hospitalité individuelle
(iaroha) ou collective (‘utu), et l’hébergement d’un proche
(fa’a’amura’a) à domicile.
La pression sociale qui s’exerçait sur l’hôte qui recevait, sur le
donneur, était aussi forte chez le receveur : à l’obligation de donner
correspondait l'obligation de rendre. De ce fait, la nourriture qui entrait
en jeu dans les dons, échanges, paiement pour un service, et même pour
les cérémonies, n’était jamais offerte gratuitement et de façon « désinté-
14
N°317 - Octobre / Décembre 2009
ressée », contrairement à la vision des premiers Européens. Il y avait
toujours attente d’un retour, d’un contre don, immédiat ou différé, et pas
nécessairement strictement équivalent.
De la même façon, la redistribution spécifique à la fonction de chef
sous
forme de gigantesques festins périodiques qui pouvaient durer
plusieurs jours constituait une forme particulière de don, forme tout
autant obligatoire de réciprocité entre le chef et sa communauté. Dans ce
cas, l’abondance de la redistribution, effectuée à partir des prélèvements
instaurés sur la population mais également des stocks propres du
donneur, est signe de prestige pour le chef, prestige qui rejaillit sur l’ensemble de la communauté qui a participé à l’approvisionnement en vivres.
Le système de dons et d’échange n’était donc pas purement utilitaire
ou se réduisant à une simple règle d’équivalence : il constituait le moteur
de l’économie tahitienne. Le fait de donner, et pour le receveur d’accepter
le don, était considéré comme le moyen d’entretenir des relations à
travers des liens psychiques qui liaient entre eux donneur et receveur. La
circulation des biens avait ainsi pour fonction de construire et renforcer
le lien social.
Les conditions technologiques des anciens, et notamment l’absence
de poterie depuis la fin de l’ère Lapita, limitaient les conditions de
stockage, et les aliments de base utilisés ne se conservaient que peu de
temps4. Les conditions climatiques particulières du Pacifique insulaire,
et l’avènement régulier de phénomènes naturels tels que les tempêtes
tropicales ou les cyclones, ont pu induire les habitants à développer des
formes particulières de conservation des principaux végétaux.
La conservation par fermentation anaérobique ou semi-anaérobique
grâce au stockage souterrain était la principale méthode développée. La
fermentation acide était utilisée dans toute l’aire du Pacifique insulaire,
pour les préparations de stock de 'uni, de taro, ou de bananes. Le mahi
est une préparation issue de la fermentation du ‘uni mûr, qui permettait
4
Quelques jours pour le taro et le 'uru, quelques semaines pour la patate douce, quelques mois pour
l'igname.
15
bulletin de la Société des études (Océaniennes
une
plus longue conservation couvrant ainsi les périodes de rupture entre
deux récoltes de ‘uni. Pour sa préparation, et du fait des quantités nécessaires de ‘uni pour le préparer, le mahi faisait l’objet
d’entraide et de
maisonnées, qui mettaient en commun leurs surplus
de fruits Les fosses à mahi sont donc essentielles dans le système alimenrecours aux autres
taire polynésien, et pouvaient atteindre des dimensions imposantes,
cinq
mètres de diamètre et de profondeur pour les fosses marquisiennes.
Une autre forme de conservation utilisée aux îles de la Société est la
macération liquide à partir de préparations crues mélangeant fruits du
lagon et de l’océan, morceaux de chair de coco presque mûre (omoto)
et eau de mer, à l’exemple du miti hue. Cette « sauce » est ensuite utilisée
pour assaisonner les végétaux consommés. Le mélange liquide, dont on
renouvelait régulièrement l’eau de mer, pouvait être transporté dans des
contenants faits de calebasses, noix de coco, ou segments de bambou, et
servir ainsi pendant les voyages inter insulaires.
Il n’y a dans les sources primaires que peu d’exemples de conservation par le séchage, ou sous forme de poudre, à Tahiti. L’un d’eux
concerne Yarrow root ou pia qui pouvait se conserver sous forme de
pâte séchée. Il semble toutefois que dans la période pré-européenne, le
séché ait été rituellement réservé à une utilisation bien particulière : la
nourriture des corps embaumés des chefs.
Les autres techniques de conservation mentionnées dans les îles de
la Société sont peu nombreuses. On peut citer la conservation par cuisson,
mais à capacité limitée dans le temps, et qui a pu être utilisée aussi
pendant les voyages inter insulaires (tuparu).
D’une façon générale, les Polynésiens n’utilisaient pas le sel contrairement à Hawaii : l’eau salée à la base des sauces qui accompagnent le
ma’a constituait leur seul mode de salage.
De nombreuses préparations culinaires étaient élaborées à partir de
quelques ingrédients de base. Les principales préparations utilisées les
plus couramment l’étaient sous forme de bouillies, pâtes ou purées élaborées à partir du fruit ou féculent épaissi par cuisson, à l’exemple du poi
ou de lapopoi. Les mêmes préparations variaient selon le féculent utilisé :
‘uru, ou encore tara, igname, pia, ou bananes.
16
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Différentes préparations dénomméespo’e étaient également utilisées :
préparation mélangeant des tubercules râpés ou des fruits avec du lait de
coco et le tout cuit au four dans des feuilles de bananiers5.
Les modes de préparation et les ingrédients variaient donc large-
ment, dont plusieurs exemples sont relevés à partir d’un nombre pourtant restreint d’ingrédients de base.
Outre la consommation de fruits, le cru était particulièrement utilisé
pour apprêter la chair animale marine. Les poissons, crustacés, coquil-
lages et gastéropodes, ainsi que l’oursin, étaient consommés crus, ou
légèrement macérés dans de l’eau de mer. La présence de sauces et condiments à partir de lait de coco et d’eau de mer était importante, sous forme
defa’arara (lait de coco crufa’arara ota ou cuitfa’arara tutu), de miti
hue (liquide salé et fermenté), ou de mitiero (l’ancien nom du taioro),
pulpe de noix de coco encore verte et tendre dissoute dans de l’eau de
mer, soit mûre et râpée fine à laquelle étaient ajoutés des morceaux de
crustacés crus, en général la tête de la « chevrette ».
A part les cas de consommation crue évoqués plus haut, les Polynésiens préparaient par différents modes de cuisson toute leur nourriture,
la grande majorité des aliments de base devant être cuits pour être
consommés.
La cuisson par exposition directe au feu, aux braises ou aux cendres
constituait une des deux méthodes de cuisson les plus utilisées par les
Tahitiens, avec la cuisson au four. En revanche, peu ou pas de préparation bouillie n’est relevée faute de récipients tenant au feu vif. Une des
rares solutions utilisées pour pallier l’absence de récipients tenant au feu
était la cuisson à la pierre chauffée dans le ‘umete. C’était ce mode de
préparation, par « pierre chauffante » ou ahipihapiha (de ahi feu et
pihapiha qui émet de la vapeur), qui permettait d’élaborer avec un autre
mode de cuisson qu’au four enterré le po’e.
5
Le po'e alulare (à base de 'uru et de lait de coco), po'e laro, le po'e pia (pia râpé, noix de coco râpée et
eau, le pia faisant office d'amidon, le tout cuit au four), luparu à base de tara, de ‘uru, ou d'igname, de
bananes mûres et de lait de coco, passés au filtre et mis à cuire au four dans des feuilles etc.
17
bulletin da la tfôciété de#- étude# (Océanienne#
La cuisson à l’étouffée avec le four enterré, le umu ou ahima’a (de
ahi feu et ma’a nourriture), est au centre des repas collectifs, quotidiens
et familiaux ou festifs et cérémoniels. La technique serait
très ancienne,
générale dans la zone Pacifique intertropicale, et sous une forme plus
rudimentaire en Afrique ou en Amérique équatoriales.
La préparation et la consommation de festins sacrés dans les fours
souterrains étaient spécifiquement polynésiens, des fours différents étant
utilisés pour les différentes classes de participants en fonction de leur
position sociale. Plutôt que de parler « du » four polynésien, il faudrait
donc plutôt parler de « fours polynésiens » au pluriel, chacun correspondant à un usage différent: four à tortue pour les cérémonies sur les
marne, four à bonite, four à requin, four à ti etc.
Des distinctions étaient établies selon plusieurs critères : en fonction de la destination (type de chair cuite), du nombre de convives
(membres d’une maisonnée, rassemblement collectif...), et de l’usage
(profane ou sacré). On peut supposer que du fait de la séparation des
genres, certaines maisonnées, et notamment celles des chefs, devaient avoir
deux fours enterrés, l’un pour les hommes et l’autre pour les femmes.
Le four à ‘uni constitue un des types de four polynésien, utihsé
notamment pour conserver le fruit. A l’occasion de la récolte des fruits de
l’arbre à pain, compte tenu de la saisonnabté de la récolte et de la nécessité de conserver en partie les fruits récoltés, ou au moins d’utiÜser les
excédents, des fours collectifs à ‘uni étaient préparés. Issu de cette préparation, le opi’o avait le mérite de permettre une conservation un peu plus
longue du ‘uru et constituait l’occasion du rituel d’enfermement et de
gavage (ha’apori) qui sera décrit plus tard.
La majeure partie de l’alimentation au quotidien était à base de
locaux, dénommés ma’a, du nom générique qui désigne
aujourd’hui la nourriture. Le « repas » type était ainsi composé d’un
végétal de base {ma’a), d’un morceau de viande ou de poisson plus
souvent (ina’i), une sauce (miti), et une boisson, triade typique de l’alimentation polynésienne. Viande, et produits marins surtout, ne constituaient que l’accompagnement, le ‘ina’i, des végétaux.
vivriers
18
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Les aliments consommés dépendaient bien évidemment des saisons
et des périodes de fructification, mais d’une façon générale, au quotidien,
la viande des animaux terrestres était très peu consommée, le poisson, ou
les autres aliments animaux tirés de la mer, faisaient habituellement office
de ina’i, d’accompagnement carné.
Les plats servis au cours du tama’ara’a l’étaient sous forme synchro-
nique : tous les aliments préparés étaient servis en même temps. Cette
synchronicité de la présentation des aliments était caractéristique de la
façon de manger des anciens Tahitiens, et l’est restée jusqu’à aujourd’hui.
Le quotidien alimentaire tahitien est celui de Tuniformité et de l’isolement
relatif, fait de gestes répétés depuis l’enfance avec quelques produits, toujours
les mêmes : ‘uni en morceaux ou préparé, des bananes plantains ou du taro
et des ignames, de la noix de coco pour son eau et son lait, l’eau de mer pour
le salé, poissons crus ou cuits. C’est le temps de l’irrégularité, les aliments étant
fournis selon la disponibilité, de la frugalité au moins qualitative.
Le festif (‘oro’a) est le temps du regroupement communautaire, du
manger ensemble », du « bien-être partagé ». Il est lui-même support
de rites, dont un mode de préparation et de répartition des aliments qui
répond aux normes et à la hiérarchie sociales, le modèle polynésien du
festin étant relié à des concepts fondamentaux de statut, de stratification,
et de pouvoir des chefs.
Le festif est le temps du rite, de la cérémonie dont le retour rythme
le quotidien, avec ses excès alimentaires et sa nature profondément
sacrée. Les comportements de « gloutonnerie » relevés par les premiers
Européens correspondaient sans doute aux moments rituels et festifs, où
chacun mangeait beaucoup et vite et aux excès démonstratifs d’un ari’i.
Le même comportement est avéré dans tout le Pacifique insulaire.
Il ne faut pas croire pour autant que n’importe quel Tahitien pouvait
se nourrir de n’importe quel aliment. De nombreux interdits et
séparafions marquaient les différences entre membres de la société ancienne,
faisant de Tahiti la « métropole du tabou » comme la surnomme Dumont
d’Urville. L’ancienne culture tahitienne a instauré un système complexe
d’interdits, composé d’interdits permanents et temporaires, imposés à
tous ou à un groupe donné variable.
«
19
Dans le système polynésien ancien, le principe de contagion tel que
défini par Claude Fischler et Paul Rozin, était omniprésent. La contagion
dépend du contact, un contact minime suffit, et son effet est permanent.
Cette contagion peut s’exercer indirectement, comme par le biais des
conduites d’eau dans les plantations, par le feu et même par un simple
regard. La contagion est le plus souvent interpersonnelle : par le contact
aliment, que ce soit en le cultivant ou en le pêchant, en le transportant ou surtout en le cuisinant, un individu peut faire pénétrer son
essence dans cet aliment. Car incorporer un aliment c’est faire siennes ses
caractéristiques : l’incorporation est un processus d’identité à la fois indiavec un
viduelle et collective.
Ce principe de contagion impliquait le fait que les anciens Tahitiens
s’assuraient que la nourriture n’entrait pas en contact physique avec des
objets jugés dangereux, ainsi que les précautions prises pour éviter le
contact avec les ari’i qui contaminaient de leur sacré tout objet touché y
compris le sol. En certaines périodes, ou dès lors qu’il s’était ceint du
symbole de son rang, le maro’ura, le chef était tellement sacré qu’il ne
pouvait se servir de ses mains pour se nourrir lui-même et devait être
nourri.
Prendre en compte l’effet omniprésent de la contagion dans la société
tahitienne ancienne, c’est reconnaître comme le fait Mary Douglas que la
crainte de la souillure est un système de protection symbolique de l’ordre
culturel propre à une société. Les règles d’évitement d’une société donnée
rendent visibles les frontières des structures idéologiques et politiques. Le
système polynésien des interdits recouvrait ainsi les lignes de force et de
séparation de sa structure sociale.
Les interdictions alimentaires étaient de plusieurs ordres. D’abord en
fonction du sexe de la personne et de son statut : les femmes comme les
hommes non jugés « fibres » se voyaient interdire de consommer de façon
permanente certaines nourritures, celles qui étaient utilisées pendant les
rites sur les marne : porcs, grands poissons, certaines variétés de 'uru,
de taro etc. La tortue était strictement réservée à des occasions rituelles
sur le marae.
Certaines situations entraînaient également des interdits
alimentaires temporaires, comme la mort d’un ari’i, la naissance d’un
20
N°317 - Octobre / Décembre 2009
enfant, ou le rahui décrété par les chefs sur une partie de la production,
terrestre ou marine, pendant un délai domié et sur un territoire donné etc.
Ces interdictions et séparations alimentaires strictes touchaient l’en-
semble du système alimentaire, depuis la production, la mise à disponibilité et les échanges, jusqu’à la préparation et la consommation. Le
respect de ces règles impliquait un mode de relations sociales particulier,
basé sur la séparation entre le mangeable et le non mangeable, entre le
sacré et le profane.
Un autre aspect important chez les anciens Tahitiens est lié aux repré-
sentations du corps. L’importance de l’aspect physique a été relevée chez
tous les insulaires du Pacifique, mais était particulièrement marquée à
Tahiti. Issu des dieux, le corps humain représentait le microcosme du
macrocosme divin des
Tahitiens, il était à la mesure du monde et de l’univers, et donc particulièrement sacralisé.
Les corpulences fortes constituaient un trait physique très apprécié
des anciens Polynésiens, et des Tahitiens en particulier, caractéristique
des personnes de la classe des ari’i : il semble que le surpoids caractérlsé, l’obésité permanente, ait été un trait physique attribué aux chefs dans
toutes les sociétés polynésiennes. La corpulence était le signe de leur place
dans la structure sociale, le symbole même du bien-être de la communauté tout entière.
Une nourriture appropriée et abondante, des soins insistants portés
inactivité physique patente, et surtout des « cures » d’engraissement, constituaient les ingrédients pour faire des chefs des obèses
aux yeux des Européens, et le symbole de la fertilité de leurs terres, de la
générosité des dieux à leur égard et du prestige de leur communauté aux
yeux des anciens Tahitiens.
La pratique tahitienne du ha’apori, de l’engraissement systématique,
a été relevée dans une bonne partie du Pacifique insulaire oriental6. Les
personnes soumises au ha’apori étaient enfermées à l’ombre dans des
au corps, une
‘Tahiti mais également Manihiki-Rakahanga, Mangaia, Mangareva, l'île de Pâques, et l'île de Rurutu.
21
Œul/etin da la Société des, études Océaniennes
maisons ou fare, et nourries abondamment d’une préparation
à base de
popoi ou de ‘opio. Tout mouvement, tout exercice étaient proscrits. Il
s’agissait d’une pratique plutôt réservée aux jeunes et aux femmes. Une
fois « engraissés » de façon telle « qu’ils sont tellement gras qu’ils peuvent
à peine respirer et il leur faut plusieurs semaines avant de pouvoir
marcher à quelque distance » selon J. Morrison, les individus soumis au
ha’apori étaient présentés en public à leur chef pour qu’il apprécie la
rondeur de leurs corps. La même pratique est relevée à Puka Puka et à
Mangareva par Buck qui précise que cette pratique concernait principalement les aînés des garçons de chaque famille et que si les garçons
vomissaient leur nourriture par trop-plein, ils devaient manger de
nouveau ce qu’ils avaient rejeté.
Le ha’apori en tant que tel était réservé à certaines personnes en des
périodes bien déterminées de leur existence, aux membres les plus
importants de la société ou à des rites de passage. Les rituels d’engraissement pratiqués en Polynésie étaient associés à la beauté physique et à
la fertilité, et sont à analyser dans une optique sociale, maintenir la cohésion de la société, aussi bien que biologique, accroître les chances de
fertilité féminine et assurer la reproduction de la société. La même
pratique d’engraissement systématique et institutionnalisée a été relevée
dans des sociétés où règne une forme d’anxiété alimentaire du fait de
graves pénuries saisonnières, au Nigeria, chez les Touaregs, ou au Cameroun, substituant ainsi une prospérité symboliquement créée par l’homme
à une situation de disette naturelle et régulière. L’engraissement volontaire et prolongé est un élément central de l’ancien culte tahitien de
l’abondance et du rite ‘arioi, et dont le rapport particulier au corps se
retrouve jusqu’à aujourd’hui.
Systématisées et réservées à une minorité, les pratiques d’engraissement renforcent et illustrent le statut social de ceux qui s’y adonnent, au
point de tracer une ligne de démarcation entre « sur-nourris » et les
autres, visible morphologiquement. Hormis les périodes de festins et de
gavage » général strictement encadrées, l’abondance alimentaire est
donc limitée à des groupes dont une des fonctions est justement de
symbohser et garantir l’abondance naturelle. Au total, plus qu’une simple
«
22
N°317 - Octobre / Décembre 2009
société de l’abondance « naturelle », la société polynésienne pré-occidentale est une société de l’abondance socialement limitée, par le jeu
croisé de la redistribution, de l’imposition d’interdits temporaires et
permanents et de périodes de surconsommation de masse. Abondance et
restriction allaient donc de pair.
Dès les premiers contacts avec les navigateurs européens, Tahiti a
été perçue comme le Paradis terrestre, l’Eden retrouvé, selon les idées du
naturalisme européen du XVIIè siècle. Tahiti devient la représentation de
l’île mythique d’abondance naturelle où la Nature offre spontanément,
sans nul effort
humain, ses plus beaux fruits à manger, comme à aimer
ainsi que le montre S. Tcherkézoff7. C’est la vision que les Européens
donneront des îles de la Société au reste du Monde occidental pour les
siècles à venir.
Ces premières observations sont le fait de visiteurs qui ne séjournent
que quelques jours dans les îles comme Bougainville, ou qui ne se rendent
pas clairement compte du statut et du type d’accueil qui leur sont réservés.
Des pirogues emplies de porcs cuits entiers, de fruits, de légumes et de
poissons, abordent les navires qui mouillaient à Tahiti après des semaines
de navigation. Les dons plantureux et les festins leur étaient offerts en tant
que visiteurs étrangers, et avaient pour fonction de donner une impression d’abondance par l’accumulation extraordinaire d’aliments choisis,
signe de prestige pour les hôtes tahitiens.
Mais le mythe d’un Tahiti édénique ne résiste ainsi pas au second
regard porté sur l’île en matière de partage des richesses et d’abondance
des repas quotidiens. Le premier regard, le premier contact, est celui du
don munificent, de l’abondance naturelle et des festins qui se suivent. Le
deuxième regard saisit la monotonie du quotidien alimentaire, la distinction des statuts, et l’alternance de période de disette avec des périodes de
fête et de suralimentation. L’abondance alimentaire à profusion et librement disponible ne constitue donc en fait qu’une représentation des Occidentaux, généralisée à partir de l’accueil qui leur est fait et de
7
Tcherkézoff Serge, 2004. Tohiti 1768. Jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la
naissance du mythe occidental, Papeete, Au Vent des Iles.
23
bulletin/ de lev Société de& études Océanienne#'
l’observation mal comprise des différentes cérémonies. Même Bougain-
ville, qui pourtant par ses récits du « bon sauvage » contribuera à lancer
le mythe d’un Tahiti édénique, le reconnaît dans son Journal : l’abondance est très inégalement répartie, socialement limitée, les aliments ne
sont pas disponibles pour tous à tout moment de l’année.
Pendant les dix à quinze premières années de présence des premiers
missionnaires protestants dans les îles de la Société, le message chrétien
système de pensée tahitien. Car le changemétaphysique
complet : accepter de passer de dieux mangeurs, qui réclament constamment leur part de nourriture végétale, animale et humaine, se délectant
de l’âme humaine qu’ils râpent comme de l’amande de coco, à un dieu
mangé » sous la forme de l’hostie, doux et bienveillant, qui ne réclame
aucun sacrifice. Mais si le Dieu chrétien ne réclame pas d’être nourri, et
donc n’impose pas de sacrifices, il ne peut alors assurer de réciprocité,
valeur centrale dans le système tahitien et dans les relations entre les
a du mal à s’installer dans le
ment de divinité demande aux Tahitiens un retournement
«
hommes et les dieux.
Sur les ruines des anciens marae s’élèvent les nouveaux temples. Le
caractère sacré de certains aliments est profané par leur consommation
pubhque par les chefs nouvellement convertis, et notamment le rite le
plus sacré de l’ancienne religion : la consommation de la tortue, jusque
là réservée aux chefs après une préparation rituelle dans l’enceinte même
du marae. Les violations volontaires sont multiples de la part des chefs
polynésiens8, et tahitiens en partieuher : la préparation de la tortue est
faite en-dehors de l’enceinte sacrée du marae, cuite sur un feu non dédié,
aucun morceau n’est offert en préalable aux dieux en sacrifice, et l’ensemble de l’assemblée invitée à partager ce mets. Le même moyen est
utilisé à Rurutu et à Tubuai, et à Hawaii.
De fait, la transgression ostentatoire des usages alimentaires permet
de signaler l’abandon pur et simple d’une rehgion, la rupture avec son
groupe d’origine. La volonté est clairement exprimée et l’entreprise systé8
Le même moyen a été utilisé à Rurutu, à Tubuai et à Hawaii.
24
N°317 - Octobre / Décembre 2009
matique : à travers la transgression du tapu alimentaire le plus strict du
système ancien, l’objectif est bien de « détruire le système entier », sa
structure, son organisation, et ses modes de classification. Du point de vue
des premiers missionnaires, on passe d’une société vue comme paradisiaque, du « bon sauvage », à une vision d’une société aux modes de vie
barbares » et « païens », jusque dans les détails de la vie quotidienne,
«
et l’alimentation en particulier.
Le manger a été l’une des premières cibles des missionnaires britan-
niques. Les débordements de la chair et les festins, contraires à une
certaine idée de la retenue, sont perçus plus proches du gaspillage que
d’une signification sociale et culturelle. L’irrégularité des « repas », entre
quotidien et festif, est combattue, s’opposant aux habitudes alimentaires des
Tahitiens. L’influence de la religion s’est imprimée également à travers les
cours d’apprentissage
ménager pour la tenue du foyer qui comprenaient
les nouveaux modes de préparation des aliments récemment introduits,
mis en place pour les jeunes filles de famille ari’i dans un premier temps
par les épouses de pasteur d’abord puis par les religieuses catholiques
ensuite. L’adoption progressive des « bonnes manières chrétiennes » est
passée par l’apprentissage d’un code de conduite qui distancia dans un
premier temps le comportement des classes supérieures des autres, véritable marqueur de stratification sociale, avant qu’il ne se diffuse largement
dans la population avec les ustensiles qui l’accompagnent.
Les missionnaires n’ont introduit en fait que peu de produits alimentaires nouveaux et réellement consommés par les Tahitiens durant la
première moitié du XL\è siècle. En revanche, ils ont modifié de façon systématique le rapport aux aliments, les rites attachés à leurs production,
préparation ou consommation, séparant par là l’aspect matériel de ces
aliments, leur valeur nutritive, des représentations qui y étaient attachées,
même si les comportements alimentaires ne variaient pas ou très peu au
quotidien. Comme ailleurs dans le monde, les missionnaires ont imprimé
en Polynésie un nouveau rythme de cuisine, le
rythme hebdomadaire du
repas dominical, au cours duquel les Tahitiens continueront à utiliser la
technique de la cuisson au four enterré jusqu’à nos jours. Le système de
règles qui régit les pratiques alimentaires est ainsi utilisé pour donner
25
domestique, pour garantir un certain ordre
social. L’exemple tahitien permet de vérifier que l’alimentation est bien à
une vision nouvelle de l’ordre
considérer comme un lieu de normalisation sociale.
Les circuits des échanges entre Tahiti et les Etats du Pacifique évolué-
du XEXè siècle, sans toutefois
trop interférer encore avec les produits alimentaires disponibles au quotidien, avec peut-être un accès accru aux aliments autrefois réservés à l’élite
rent sensiblement pendant le deuxième tiers
tahitienne. La transformation des rites anciens, et l’ouverture à la variété
alimentaire, commencent à modifier sensiblement les modes de consommation à Tahiti. L’alimentation reste encore largement traditionnelle, avec
des apports ponctuels d’aliments étrangers largement captés par les ari’i
et leur entourage.
Malgré les quelques aliments nouveaux (farine, sucre, légumes secs,
viande, poisson et lait en conserve...) disponibles dans les commerces
de proximité à partir de la fin du XIXe siècle, considérés d’abord comme
aliments de luxe » et qui s’ajoutent aux aliments locaux plutôt qu’ils ne
«
les remplacent, le mode socioéconomique de vie n’avait pas en effet vraiment varié, basé essentiellement sur l’autoconsommation : la production
vivrière a fait vivre la quasi totalité de la population jusqu’à la veille de la
2è guerre mondiale. Le volume ingéré par les Polynésiens au cours d’une
seule prise alimentaire est toujours perçu comme supérieur à celui des
Occidentaux, avec une forte irrégularité de ces prises au cours d’une
journée. Les premiers chiffres disponibles sur la valeur calorique de l’alimentation au quotidien des Tahitiens montrent que la part des calories
quotidienne apportée par les produits importés dépasse 50% en 1947.
L’alimentation est encore fondée en majeure partie sur l’auto production, mais on note le recul de cette dernière : les plantations vivrières
collectives ont été définitivement remplacées par les plantations commerdales, détournant en partie les Tahitiens des composants traditionnels de
leur alimentation, et des membres toujours plus nombreux de la communauté sont salariés ou perçoivent des revenus monétaires.
A la fin des années 1950, des rapports sur l’alimentation dans le Padfique insulaire montrent que l’alimentation est à base de nourritures
N°317 - Octobre /Décembre 2009
importées, et que si tous les territoires du Pacifique importent des
produits alimentaires, peu sont aussi dépendants à leur égard que la Polynésie française, délaissant de plus en plus la production au profit de la
seule consommation.
La Polynésie montre donc encore un visage dual au début du dernier
quart du XXè siècle : une partie importante de la population réside dans
l’agglomération de Papeete et a adopté un mode de vie et de consommation basé sur la monétarisation, pendant qu’une autre partie résidant dans
les districts de Tahiti et dans les archipels éloignés surtout a conservé un
mode de consommation alimentaire encore fondé en grande partie sur
l’auto-production et les échanges en nature. Le poids des aliments
importés dans l’alimentation tahitienne a pris une place importante : leur
apport calorique représente la majeure partie de l’apport calorique total.
L’autoconsommation ne s’observe désormais qu’en résidu de l’alimentation, faisant de plus en plus de l’individu un « consommateur pur » : la
société tahitienne devient une société de consommation sans production.
Aujourd’hui, le recours à l’autoproduction revêt un caractère moins
fréquent qu’il y a trente ou quarante ans parmi les ménages enquêtés. Une
raison principalement évoquée est la monétarisation perçue de l’économie
domestique, et les changements induits dans la vie quotidienne par une
forme de « modernité occidentale ». Pour de nombreux hommes, l’autoproduction était le signe qu’ils pouvaient convenablement nourrir leur
famille, et même faire des dons autour de la maisonnée. L’autoproduction
était le support d’une estime de soi qui n’existe plus aujourd’hui sous cette
forme. Il en résulte aujourd’hui que le chef de ménage sans emploi fixe,
et n’ayant plus recours à cette forme d’approvisionnement alimentaire
par
absence de terres ou par désintérêt, ce travail étant jugé moins valorisant
qu’un emploi salarié, peut se sentir désœuvré, devenu « inutile ».
La possibilité de disposer facilement de mode de
réfrigération et de
prolonger la chaîne du froid dans les foyers a permis aux ménages polynésiens une meilleure conservation des aliments, pour un temps plus
long, et le recours plus fréquent aux denrées surgelées, et notamment
animales. L’installation de la grande distribution alimentaire dans les
27
Œul/etin de- la Société des études- Océaniennes
années 1980 précipite le phénomène, suivant le principe selon lesquels
le recours à des solutions techniques et marchandes met fin à l’autarcie
villageois des sociétés traditionnelles.
Ru,punupua’a torn et maquerel, poulet et veau surgelé, conserves
de plats préparés, plats à emporter, café-pain-beurre, grignotage au long
de la journée, composent aujourd’hui le quotidien alimentaire des Tahitiens. Est-ce à dire que le passage du mangeur « ancien », puis « traditionnel », a abouti aujourd’hui de façon définitive au « consommateur
ou à l’artisanat familial ou
moderne » occidentalisé ?
Malgré sa baisse, la part de l’autoconsommation reste pourtant très
importante en Polynésie française. D’après un rapport du CIRAD9, la quasi
totalité des vivriers, environ 40% des légumes et les deux tiers des fruits
produits sur le Territoire polynésien sont auto-consommés, donnés,
échangés ou perdus. L’autoconsommation, et les aspects qui lui sont attachés, dons et échanges, sont encore bien présents dans les îles de la
Société. Nous avons pu vérifier au cours de notre terrain de recherche que
l’autoconsommation, importante aujourd’hui encore en volume comme
en variété de produits, est non pas le fait du seul petit groupe des producteurs, mais s’élargit à un groupe de maisonnées bien plus important du
fait des liens familiaux et de proximité existants : l’autoconsommation
dans les îles de la Société est aujourd’hui plus fondée sur les dons et
échanges que sur l’autoproduction. La décision de consommer des
produits locaux traditionnels dépend désormais moins du goût, que de la
possibilité d’avoir accès aux sources de production, directement ou par
le réseau familial interposé, et du niveau de revenus du ménage.
Nous avons valorisé au prix du marché local l’autoconsommation
alimentaire relevée, qui comprend également les dons reçus. En consolidant les dépenses alimentaires avec la valorisation de l’autoconsommation, on peut ainsi considérer que 25 à 30 % de la valeur moyenne de
9
C.I.R.A.D., 2000. Etude sur la commercialisation des produits vivriers et horticoles en Polynésie, Papeete,
Rapport Productions, Service de Développement Rurol-CIRAD
28
N°317 - Octobre / Décembre 2009
l’alimentation consommée hors restauration dans les îles du Vent proviennent de l’autoconsommation au sens
large ; le taux est plus faible dans la
partie urbaine de l’île de Tahiti que dans le reste des îles du Vent. Ces
taux varient en fonction des saisons, l’influence des
périodes de fructifi-
cation et de reproduction étant très forte notamment pour les fruits et
pour certaines espèces de poissons ; ils varient également de façon inversement proportionnelle avec le niveau de revenus déclarés.
Malgré les
Umites inhérentes à ce type de calcul10, ils sont toutefois bien supérieurs
à ceux évalués en France métropolitaine, établis aujourd’hui à 5% environ
de la valeur de la consommation alimentaire moyenne.
On peut donc continuer à affirmer que, malgré l’urbanisation, l’autoconsommation constitue une source importante de l'alimentation pour
environ la moitié de la population, constituée précisément des Tahitiens
ou Ma’ohi. D’autant
que si le prix des produits importés est resté stable,
ou même a baissé avec l’arrivée de la
grande distribution alimentaire à
Tahiti, le prix des produits locaux a connu une nette augmentation depuis
une trentaine d’années. Les vivriers locaux tels
que taro et ignames sont
désormais des produits de luxe. Les familles les moins aisées économi-
quement sont obhgées de se rabattre sur les produits de faible qualité, en
général figurant dans la liste des produits de première nécessité subvendonnés par le gouvernement local. Mais ces familles sont aussi celles qui
sont le plus amenées à consommer des vivriers locaux du fait d’une
propension plus forte à s’inscrire dans des réseaux de dons de ces
produits.
10
Ces limites concernent notamment la structure comparée des prix des produits importés et des
produits
locaux : si on inclut la part des aliments « acculturés » qui proviennent de l'auto production (légumes tels
que avocats, haricots, tomates, salades...) ou des dons (y compris des aliments achetés dans le commerce
par le donneur, qu'elle que soit leur origine), et en les valorisant au prix du marché, les produits « locaux »
étant à la vente plus chers que les produits importés, le risque est en effet de surestimer la valeur de l'autoconsommation dans le total des produits consommés. En effet, l'autosubsistance et les
échanges obéisdifférente de la logique marchande : la valeur d'usage de l'autoconsommation ne se
fait nullement en fonction de la valeur d'échange marchande ou de revenus anticipés de leur vente sur le
marché. Avec ces mêmes modes de calcul, nous avons dans notre enquête, établi la part de l'autoconsommotion à 25% des dépenses alimentaires moyennes à Tahiti et Moorea.
sent à une logique
29
(ûtd/clin de la Société des- éludes (Océaniennes
Les taux d’autoconsommation sont d’autant plus importants que l’on
s’éloigne de l’agglomération urbaine de Papeete mais restent relativement
élevés y compris pour cette dernière zone. Il s’agit d’un signe fort d’une
économie basée sur le réseau d’échanges inter-maisonnées, et concerne
non seulement des produits « traditionnels » (uni, taro, ‘umara, poissons...) mais également des produits introduits par les Européens ou les
Chinois et faisant partie désormais du régime alimentaire des Tahitiens.
Dans les quartiers des îles Du Vent enquêtés, le réseau de parenté et
d’apparentement est dense avec des enchevêtrements dus aux changements de résidence sur les abords du quartier et même au-delà de l’île
pour devenir interinsulaire, à la base des relations qui lient les maisonnées entre elles. Dans un bon nombre de cas, l’unité de consommation
n’est donc pas délimitée par les murs de la maison. La maisonnée ne
correspond pas forcément au groupe domestique, et n’y est pas toujours
englobée non plus. Certaines de ces relations inter-maisonnées nous ont
paru être systématisées. Les prestations alimentaires à destination d’une
ou plusieurs maisonnées peuvent être exercées quotidiennement, ou à
des rythmes différents, par une personne donnée le plus souvent, ou une
maisonnée, ou par rotation entre les différents descendants. D’autres reladons impliquent des membres de la famille résidant loin des terres famiÜales dont sont issus les ménages concernés.
Un envoi de produits bruts depuis les îles éloignées fait ainsi l’objet
d’une distribution aux autres membres de la fratrie, et parfois aux
proches ». Ces dons reçus provenant des îles d’origine, grâce à des
envois de glacières emplis d’aliments (poissons et fruits surtout), sont
revêtus d’une forte charge affective, « qualitative », qui n’a aucune mesure
avec leur valeur strictement économique. Ils constituent des « love
food11 » réputés avoir un goût et une saveur différents des mêmes
aliments obtenus par l’achat. Le réseau d’échange ne se limite donc pas
au quartier, mais s’étend à l’ensemble de la Polynésie, d’une surface pourtant comparable à celle du continent européen.
«
11
Alexeyeff Kalissa, 2004. « Love food: exchange and sustenance in the Cook islands diaspora », Austrolion Journal of Anthropology, Melbourne, 04 avril, http://www.24hourscholar.eom/p/articles/.
30
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Les dons faits pour l’utilisation commune dans la maison familiale
nous semblent
parfois ressortir au-delà du simple phénomène de don,
gratuit », d’une véritable « stratégie »
basée sur des manœuvres pour se gagner la sympathie du reste de la
famille installée dans le quartier, et affirmer de nouveau sa place dans le
jeu complexe des revendications foncières familiales. Si le donateur ne
peut être perçu comme résidant sur la terre familiale, ses différentes
actions, et notamment ses dons et son engagement dans les travaux colléetifs, démontrent toutefois pour lui son attachement à cette terre et donc
le bien-fondé de ses prétentions foncières.
Les dons sont constitués principalement de produits bruts, fruits et
vivriers locaux des jardins ou terrains familiaux, produits de la mer
(poisson principalement, crustacés et coquillages parfois), ou de parts de
plat déjà préparé à partir de préparations « traditionnelles » {ma’a tahiti,
fafaru, poisson cru...) pour les membres de la maisonnée. Les services
donnés peuvent être alimentaires (invitation à dîner permanente, terrains
plantés donnés ou laissés à disposition préparation systématique de plats
spécifiques...) ou non alimentaires (bricolage, ménage, entretien de
matériel, gardiennage d’enfant, utilisation de l’équipement d’une autre
maisonnée en bateau ou automobile...)
Les relations sont aujourd’hui sous-tendues par
l’aspect économique,
mais celui-ci n’empêche pas l’existence de relations fondées sur les liens
familiaux, et donc à Tahiti le rattachement à une terre et à des relations au
acte qui n’est pas pour autant «
sein de la communauté ou amuira’a. Il les modifie mais leur donne aussi
souplesse, lisible dans les relations régulières entre maisonnées
basées sur une réciprocité qui va au-delà du simple échange. Ainsi, on ne
cette
note pas de dynamique d’alternance dans les autres
dynamiques d’échange
identifiées entre maisonnées apparentées. Pour autant une forme d’équilibre final s’instaure soit par la réciprocité différée dans le temps.
Les actions familiales entreprises en commun sont désormais moins
fréquentes à Tahiti, et limitées aux fêtes annuelles, ou alors au repas familiai du dimanche qui constitue souvent encore l’occasion d’un ma’a
tahiti. L’habitude du ma’a tahiti du dimanche permet ainsi de préserver
et renforcer un lien social en faisant de l’occasion de consommation
31
i
Œul/eti/t de la Société dex Sladcx ûcéa/ué/mcx-
l’opportunité de réunir un groupe de personnes unies par des liens forts,
d’abord de parenté. Le ma’a tahiti est l’occasion d’être ensemble, sinon
de produire ou de préparer ensemble quand les produits sont achetés
déjà préparés auprès des commerçants de proximité.
Au-delà des aliments qui le composent, respectant le marqueur
gustatif culturel constitué par le lait de coco, et de son mode de préparation qui varient de plus en plus, et malgré un coût relatif des produits
plus élevé que celui des produits importés, le ma’a tahiti est l’occasion
de rassembler la famille, les amis proches ou l’ensemble de la communauté autour d’une abondance de nourritures, ceux pour qui se nourrir
ensemble signifie autre chose qu’un simple acte biologique : un acte social
fort. Si l’aliment de base de la nourriture quotidienne paraît ne pas
toujours résister comme marqueur identitaire, le riz a remplacé depuis
bien longtemps le luru et le taro, en revanche la nourriture festive est
vécue tout à la fois comme un rappel de la ‘tradition’, et comme ‘espace’
et ‘temps’ où s’affirment des identités. L’excès, propre au don, est alors
de mise. Le week-end, et le moment de la fête, de la « bringue », sont
l’occasion de repas qui s’éloignent du « quotidien urbain ». Le repas du
dimanche permet au-delà de la réunion de la famille « élargie » d’affirmer son appartenance culturelle. Manger du ma’a tahiti, même
uniquement au seul déjeuner du dimanche en famille, c’est affirmer ses
racines polynésiennes, tout en inventant de nouvelles formes de lien social
à partir de l’imitation de modèles acquis au sein d’une sociabilité antérieure. La cuisson au ahima’a reste d’actualité à ces occasions dans
quelques cas, même si la tendance dans les appartements modernes et les
maisons sans beaucoup de terrain disponible est à passer de la cuisson
au four à la cuisson
à l’eau ou au four à gaz ou électrique. La cuisine
calendaire du passé, festive et du dimanche, est ainsi considérée comme
«
la » cuisine traditionnelle.
Une dernière forme de dons et d’échanges alimentaires relevée est
l’hébergement, ou plus exactement en tahitien le fait de nourrir une
personne (fa’a’amura’a) souvent membre de la famille élargie, pratique
traditionnelle toujours courante. Un quart des maisonnées observées a
32
N°317 - Octobre / Décembre 2009
fa’a’anm sous leur toit, dans la très grande majorité des cas
une personne
un
enfant de la parentèle. La pratique dufa’a’amu est un facteur supplé-
mentaire de persistance des relations entre maisonnées, et des
échanges
de services, notamment alimentaires. Mais cette hospitalité peut être
parfois ressentie comme une gêne, si elle dure au-delà d’un temps donné
et devient contrainte quotidienne, ou si la
contrepartie attendue de façon
explicite ou implicite ne finit pas par aplanir les tensions12.
La persistance des hens familiaux a permis la diffusion rapide des
biens et comportements « occidentaux ». La pression interne de la famille
élargie pour disposer de ces biens a sans doute dû accélérer leur diffusion, avec le prestige conséquent pour la famille au sein de la communauté de disposer de biens nouveaux. Au cours de notre travail de
recherche, nous avons mis en évidence dans la zone urbaine aujourd’hui
la permanence des grands principes de la famille communautaire en
matière alimentaire : mise en commun « horizontale » des biens, observance de la
réciprocité même si elle ne revêt pas de caractère d’équivalence stricte et immédiate, partage de valeurs et croyances, intensité des
relations informelles entre membres... Malgré l’ampleur du changement
social qu’a connu la Polynésie, le milieu familial13 au sens large reste un
heu privilégié du réseau d’entraide et des hens sociaux, et d’intégration
des nouveautés. La famille est un heu de circulation, de transmission et
d’échanges, mais aussi un lieu d’enjeux et de conflits, un moyen de
contrôle et de prestige dans une logique d’acteur : on passe de nos jours
d’une solidarité familiale subie à une solidarité familiale voulue, construite
ou re-construite.
L’importance de la notion de réseau en Polynésie, qui
s’étend au-delà de la famille à la communauté de vie, est une fois encore
12
Cette « hospitalité limitée », déjà mise en évidence dans les écrits des premiers Européens, rejoint une
des obligations des marques les plus fortes d'hospitalité en Afrique : en Sierra Leone, un proverbe dit « Au
bout de trois jours, donnez-lui la houe », et chez les Bédouins « l'obligation d'un hôte envers son invité dure
aussi longtemps que le sel du repas reste dans l'estomac de ce dernier » (Goody Jack, 1984.
cuisine and class. A study in comparative sociology (Cuisines, cuisine et classes), Paris, Centre
Cooking,
Georges
Pompidou, Centre de Création Industrielle, coll. Alors, p.127).
13
Nous entendons par famille l'institution, cellule de base de la société, qui a une fonction de socialisation
et transmet des normes, des valeurs, des rôles sociaux.
33
ÇPii/lelin da la- Société- dos- études Océaniennes
à mettre en évidence pour expliquer les faits d’organisation sociale tahitienne. On note également la persistance de modes d’alimentation tradi-
tionnels : irrégularité forte du volume consommé entre la semaine et le
week-end, synchronicité de présentation de la nourriture...
L’absence de tapu religieux sur la nourriture avec la christianisation
de la société, des transferts financiers massifs depuis la métropole pendant
les quarante dernières années qui ont plus bénéficié à la consommation
qu’à l’investissement, et la disponibilité alimentaire dans les circuits de
distribution moderne, ont donc libéré les Tahitiens des anciennes
contraintes. Aujourd’hui, les seules limites sont d’ordre monétaire, mais
la politique de subvention des produits alimentaires de première nécessité mis en œuvre dans les années 1980 permet un approvisionnement en
volume d’aliments industriels de masse.
Pour beaucoup des personnes rencontrées, et notamment dans les
catégories sociales les plus démunies, bien manger, c’est manger tant qu’il
y a à manger. Cette façon de procéder (« je mange beaucoup... parce
que ça va finir ») évoque l’expression samoane le polo e naea mea mata,
mange tant que tu vois la nourriture : c’est la disponibilité en aliment qui
guide le mangeur. Cette philosophie de la satisfaction du plaisir immédiat
rappelle les remarques de P. Bourdieu (1979: 203) sur l’hédonisme des
classes populaires
.qui porte à prendre au jour le jour les rares satisfactions (‘les
bons moments’) du présent immédiat (...) seule philosophie concevable
pour ceux qui, comme on dit, n’ont pas d’avenir et qui ont en tout cas peu
«
..
de choses à attendre de l’avenir ».
Et il se trouve que les groupes les plus défavorisés en matière sociale
et économique à Tahiti sont sur-représentés statistiquement parmi la
population qui se considère comme Ma’ohi. En effet, nous avons montré
que les ménages qui déclaraient que « bien manger » était « manger beaucoup » se déclaraient Ma’ohi. Ils vivent au sein des familles les plus étendues, plus de six personnes en moyenne, avec des revenus par unité de
consommation particulièrement faibles. Ce groupe est aussi le plus exposé
aux incitations commerciales : l’attention première lors de l’achat,
34
N°317 - Octobre / Décembre 2009
en-dehors du prix, se porte sur la présentation du produit et son apparence, soit des critères « externes » au produit, délaissant des critères de
choix plus « consuméristes » comme les qualités intrinsèques du produit
(goût, aspect nutritionnel..Il s’agit donc du groupe le plus soumis à
l’influence publicitaire.
Le volume des aliments consommés constitue donc toujours un
facteur très important, rejoignant par là les représentations polynésiennes
traditionnelles. Les idées d’abondance et de plaisir expliquent en grande
partie les modes actuels de consommation alimentaire. L’alimentation des
Polynésiens, et des Tahitiens en particulier, est fortement calorique, et
importante en volume lors du principal repas pris dans la journée en
semaine, lors des copieux ma’a tahiti du dimanche, ou à l’occasion des
repas pris à l’extérieur. La surconsommation alimentaire et son irrégularité s’avèrent être à Tahiti le phénomène caractéristique du groupe éconoiniquement et socialement défavorisé, qui se trouve être ceux desMa’ohi.
On ne doit pas compter pendant le repas, et surtout pendant les repas de
fête dont on n’évalue pas les quantités servies en fonction des convives,
mais en fonction des restes nécessaires et des arrivées impromptues de
convives. On doit prévoir « plus ». Le trop n’est pas excès chez les Tahitiens,
il est précaution. Il est aussi liberté, absence de contrôles, de contraintes
et de restrictions en matière de nourriture, dans une vie jugée de plus en
plus contraignante et facteur d’exclusion notamment économique.
A Tahiti, en matière alimentaire, bien manger signifie manger beaucoup et réciproquement : c’est le volume ingéré, ressentir la sensation
de réplétion, l’impression physique de plaisir que procure la satiété d’un
estomac bien rempli, qui guident le mode d’alimentation. La valorisation
de la charge intestinale, la sensation de satiété rapidement obtenue et le
sentiment de plénitude engendré au cours de la digestion, se retrouve
aujourd’hui dans l’expression tahitienne pa’ia : le fait de s’éprouver
comme totalement rempli de nourriture.
Nous avons montré que les très fortes corpulences étaient des signes
de position sociale élevée en Polynésie française, jusqu’au moins à la fin
du XfXè siècle. De nos jours, la culture polynésienne valorise toujours les
fortes corpulences. Etre gros, avoir un ventre proéminent, faere ou ‘opu
35
bulletin de la Société de& études- &céan
fetete, n’est pas considéré comme négatif, mais comme « imposant »,
‘i’i, de l’ordre du superlatif. La valorisation de la corpulence à Tahiti est
un phénomène toujours persistant, comme il peut l’être plus
largement
dans le Pacifique insulaire, malgré l’influence forte à travers les médias
notamment télévisuels du modèle de la minceur corporelle.
Au cours d’une enquête menée en 200214, nous avons utilisé des
silhouettes de femmes et d’hommes réalisées à partir des profils morphologiques correspondant aux différents degrés de corpulence, et donc d’indice de masse corporelle ou I.M.C., en demandant aux personnes
interrogées de se situer personnellement parmi les différentes silhouettes
proposées. Le décalage entre corpulence perçue et corpulence réelle est
symptomatique : si 51 % des personnes enquêtées se percevaient suivant
leur corpulence réelle, seules 4 % se voyaient comme plus corpulentes
qu’elles n’étaient réellement (ces personnes avaient un I.M.C. moyen de
23, bien en dessous de la moyenne générale, et étaient plutôt des femmes,
vivant en zone urbaine), tandis que 45% se voyaient comme moins corpulentes qu’elles n’étaient réellement, et notamment des hommes, se percevant comme Ma’ohi,
vivant en zone rurale, et considérés comme
obèses » d’après leur I.M.C. Près de la moitié des personnes interrogées
«
se considèrent donc comme moins
corpulentes qu’elles ne le sont en
réalité, et il s’agit des personnes les plus corpulentes.
Les résultats de cette enquête indiquent par ailleurs que les préférences traditionnelles des Polynésiens pour les corpulences fortes existent
toujours mais ont tendance à s’estomper, surtout de la part des femmes
elles-mêmes, malgré une différence de corpulence moyenne encore nette
par rapport aux populations d’origine européenne ou asiatique. La Polynésie française semble donc connaître une phase de transition entre un
modèle traditionnel et prégnant de valorisation des corpulences fortes et
un modèle occidental
d’esthétique corporelle privilégiant la minceur.
14
Direction de la Santé de Polynésie française et Université de Toulouse II, 2002, Alimentation et corpulence
en
Polynésie française. Etude socio-anthropologique de l'obésité, des représentations du corps, des modèles
alimentaires, Ministère de la Santé, de la Fonction Publique et de la Rénovation de l'Ad-
et des pratiques
ministration - Université de Toulouse II le Mirail.
36
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Un des caractères physiques propres aux Polynésiens, et immédiatement visible pour l’observateur étranger, est la
surcharge pondérale.
199515,
établissaient la ration quotidienne moyenne à 3350 calories chez les
femmes et 4400 calories chez les hommes, soit presque le double de la
valeur moyenne métropolitaine. Dans l’enquête de 2002, le taux moyen
de prévalence de l’obésité était de 45% pour les femmes et 42% pour les
hommes qui se définissent commeMa’ohi. A titre de comparaison, le taux
de prévalence de l’obésité en 2003 est de 11,3% chez les adultes français
contre 8,2% en 1997, et de 30% aux Etats-Unis où l’obésité est vue
depuis
plusieurs années déjà comme un problème majeur de santé publique et
Pour l’ensemble de la Polynésie française, des travaux menés en
d’un coût social très élevé.
Malgré des différences de méthode et d’échantillonnage, nous
pouvons comparer de façon diachronique trois enquêtes réalisées en 1986,
1995 et l’enquête à laquelle nous avons participé en 200216. On peut ainsi
noter une forte augmentation de la prévalence à l’obésité entre 1986 et
1995, passant d’environ 19% à 39% de la population étudiée, et un tassement entre les deux dernières enquêtes. Si le taux d’obésité ne semble
plus
augmenter au même rythme depuis une dizaine d’années, le constat n’en
est pas plus rassurant, d’autant que le
surpoids apparaît tôt dans la population : plus d’un tiers des jeunes de 16 à 19 ans présentent un embonpoint,
et entre un quart et un tiers des 20-29 ans sont
déjà obèses.
Cette étude montrait en outre de façon nette le caractère très
marqué
du profil de la personne en surpoids dans les îles de la Société : l’indice
de masse corporelle augmente avec l’âge et le sexe, et avec l’éloignement
de l’agglomération de Papeete. L’I.M.C. est également lié de façon inversement proportionnelle au niveau d’études, à la catégorie
socioprofes-
sionnelle de la personne interrogée, et au revenu mensuel du ménage.
15
Direction de la Santé de Polynésie française et Institut Territorial de Recherche Médicale Louis Malardé,
1998. Enquête de la prévalence de l'hypertension, du diabète, de la goutte et de l'obésité en relation avec
les habitudes alimentaires
16
-
Sept.-Nov. 1995, Papeete, Ministère de la Santé et de la Recherche, septembre.
1986 (Delebecque et Delebecque, 1987), L'excès pondéral chez les salariés à Tahiti., Papeete, Service
d'Hygiène
Publique, n° 375 / SH daté du 19 février), 1995 (Direction de la Santé de Polynésie française
et ITRMLM, 1998) et 2002 (Direction de la Santé de Polynésie française et Université de Toulouse
II, 2002).
et de Salubrité
37
ÇÊullelin de la Société des- études* Océaniennes
Mais le critère qui entraîne la plus forte disparité entre les sous-groupes
est le critère « sentiment d’appartenance communautaire » :
l’I.M.C. varie
ainsi pour ses extrêmes de 23 (« Asiatique ») à 30 (« Ma’ohi ») en passant
par 25 pour les « Européens » et 27 pour les « Demis ». La même observation a été faite en comparant les I.M.C. moyens d’un groupe d’habitants
des îles Cook et d’un groupe d’Australiens d’origine européenne17 : la différence moyenne
est de 3,2 (hommes) à 4,5 points (femmes) en faveur des
Maori. Selon la définition des degrés de corpulence définis par l’O.M.S.,
l’obésité à Tahiti concerne ainsi 43% des «Ma’ohi », 29% des « Demis »,
17% des « Européens » et moins de 3% des « Asiatiques .I8»
Un autre facteur important qui favorise le développement de l’obésité,
facteurs précédemment évoqués, est la dépense
énergétique. Dans les îles de la Société, le déclin de l’agriculture, activité qui
demande un effort physique important, au profit des activités tertiaires, n’est
certainement pas sans effet sur l’évolution de l’obésité, notamment auprès
des catégories sociales les moins aisées. L’enquête de 1995 montrait que
68% de la population ont une activité physique réduite (sédentaire et
légère), avec une différence significative entre les hommes (51%) et les
femmes (86%), expliquant en partie la différence de corpulence constatée
entre les deux sexes. La couverture des besoins énergétiques (le rapport
entre apport énergétique et besoin énergétique moyen défini par l’O.M.S.)
est ainsi largement excessive : 62% de la population couvrent plus de 120%
de leurs besoins énergétiques, et 39% plus de 150%, alors que la dépense
énergétique est faible, et avec une sur-représentation des femmes.
L’évolution n’a pas préparé les individus à l’abondance, et notamment dans le Pacifique insulaire à cause de l’irrégularité de la disponibilité
et qui vient renforcer les
alimentaire et de son absence de variété. Au contraire, les humains sont
sans doute munis de
17
dispositifs de régulation biologique qui permettent la
Craig P.L., Swinburn B.A. et alii, 1996. « Do Polynesians still believe that big is beautiful ? Comparison
of body size perceptions and preferences of Cook Islands, Maori and Australians », New Zealand Medical
Journal, 109, pp. 200-203.
18
La moyenne métropolitaine est un I.M.C. de 25,0 pour les hommes et de 23,5 pour les femmes d'après
les données d'une étude réalisée par l'Union Française des Industries de l'Habillement auprès de 11 562
personnes entre avril 2003 et avril 2005 (Union française des Industries de l'Habillement, 2006).
38
N°317 - Octobre / Décembre 2009
réserve d’énergie sous forme de graisse utilisable pendant les périodes de
disette ou de pénurie. Cette régulation se reproduit au niveau social
puisque à l’irrégularité et à « l’uniformité » de l’alimentation au quotidien
succédaient chez les anciens Tahitiens des périodes de suralimentation.
En évaluant l’apport journalier moyen d’une alimentation traditionnelle
dans les îles hautes, et celui d’un jour de fête, on trouve ainsi des valeurs
qui varient entre 2800 calories et 4200 calories.
Le processus de régulation biologique continue à fonctionner,
y
compris quand les besoins du corps sont largement couverts, en période
d’abondance pléthorique « moderne », où la nourriture est plus régulièrement et facilement disponible, et les
exigences de la psychologie individuelle et culturelle prenant le pas sur les exigences biologiques. Ainsi,
selon C. Fischler, (1979 :191) :
.tout se passe comme si, dans les sociétés contemporaines, la
prolifération des ‘signaux externes’ qui sollicitent sans cesse notre appétit
était devenue telle que les signaux internes de satiété et de
réplétion ne
puissent plus se faire entendre. »
L’hypothèse d’un facteur génétique prédisposant à l’obésité en situation alternée d’abondance et de disette développée par J.V. Neel (1962)19,
et appliquée au Pacifique a été toutefois minimisée, en faveur des facteurs
environnementaux et culturels, et notamment l’occidentalisation de la
consommation comme cela a été montré avec les populations Wallisienne
«
..
et néo-calédonienne.
Les taux de prévalence du diabète dans le Pacifique insulaire sont
ainsi très importants, parmi les plus élevés au monde dans certaines îles.
La Polynésie française se situe dans le groupe de tête avec un taux
moyen
de prévalence du diabète de 21% en 1998, plus élevé chez les femmes
(23,6%) que chez les hommes (16,5%). Et le phénomène ne semble pas
récent : des éléments conduisent à considérer que le changement profond
de l'alimentation à Tahiti, et ses conséquences en matière d’excès calo-
rique, a sans doute eu heu dès le premier quart du vingtième siècle.
19
Neel J.V., 1962, « A Thrifty Genotype rendered detrimental by progress ? » American Journal of Human
Genetics, 14,352-362.
39
Œu/felii) de la ^Société des études- &céan
Alimentation excessive en volume, qualitativement déséquilibrée, valorisation toujours présente des corpulences fortes, et faible activité physique :
tous les facteurs sont donc réunis pour placer la Polynésie française, et les
Tahitiens en particulier, en tête des territoires les plus exposés à la surcharge
pondérale excessive et aux risques de diabète. Des habitudes de consommation héritées du passé - irrégularité dans les prises quotidiennes et hebdomadaires, suralimentation régulière, importance accordée aux graisses et
aux sucres...- exposent aujourd’hui particulièrement la population polynésienne à des phénomènes de mauvaise alimentation aux conséquences
néfastes pour la santé, et plus encore quand il s’agit de ménages nombreux
aux revenus faibles. Des
campagnes d’information et de prévention contre
l’obésité et les maladies non transmissibles sont menées depuis une dizaine
d’années par les services du Ministère local de la Santé, mais la prise de
conscience est lente et leurs effets peu notables, surtout au regard de la
pression publicitaire des industriels de l’agroalimentaire.
Face à ces campagnes, et au modèle corporel diffusé par les canaux
de télévision ouverts sur l’extérieur, la perception du surpoids sévère et
des risques liés à l’obésité et au diabète consécutifs aux modes d’alimentation commence à apparaître parmi la populationMa’ohi, et notamment auprès des moins de quarante ans et des femmes. Les rations trop
lipidiques, chargées en graisse, font l’objet d’une surveillance dans
quelques cas, surtout de la part des malades avérés ou des plus jeunes
générations. Une « vulgate médicale alimentaire » semble ainsi peu à peu
se développer parmi la population tahitienne, et notamment féminine.
Pour autant, sucres et graisses ne font pas l’objet d’une « diabolisation »
comme en Europe. Il ne semble pas exister comme en France de condamnation, sous des aspects moraux ou traditionnels de la viande, du gras et
du sucre, hormis la réserve énoncée précédemment, et le surpoids ou
l’obésité ne sont pas considérés par les Polynésiens en général, et les
Tahitiens en particulier, comme pathologiques ou à risques, et stigmatisés en tant que tels comme dans le monde occidental.
En replaçant l’obésité en Polynésie française dans son contexte « écosystémique », on évite l’écueil d’une vision strictement culturaliste qui au
mieux ferait de la suralimentation et de l’obésité un pattern propre aux
40
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Polynésiens, et au pire en rejetterait la responsabilité sur les individus en
risquant la stigmatisation d’un groupe social donné (celui des Ma’ohi, ou
encore les ménages les plus défavorisés...), sans remettre en cause les
inégalités socioéconomiques ni se poser la question de la pertinence des intervendons de santé publique. La dimension socio-anthropologique de
l’alimentation est ainsi essentielle pour comprendre en quoi ces facteurs
peuvent être associés au développement de l’obésité. La prise en compte des
facteurs socioculturels et environnementaux au sens large, c’est-à-dire intégrant des facteurs politiques (les intérêts variés et souvent convergents des
différents acteurs, les modes d’organisation de la production et de la distribution des aliments) et économiques (les décisions prises localement en
matière de taxation de certains produits, les statuts socioéconomiques des
différents groupes), et de leur évolution historique respective, s’avère primordiale. Mais il nous paraît également indispensable, notamment dans un
contexte historique post-colonial, de prendre en considération les revendications identitaires récentes qui passent par l’expression de modes de
production ou de consommation pouvant entrer en « résistance » avec ce qui
est perçu comme venant de l’extérieur, et notamment le discours nutritionnel.
L’acculturation alimentaire est importante aujourd’hui à Tahiti, mais
nous avons mis en évidence la
perpétuation de la dimension sociale de
l'alimentation, la persistance des modes d’échange au sein d’un réseau
familial élargi. L’alimentation ne peut se réduire à son aspect strictement
fonctionnel et nutritionnel, mais touche également à des aspects et des
motivations d’ordre social et culturel qui ressortent de l’identité tahitienne, ma’ohi sinon polynésienne, y compris dans la zone la plus urbanisée des îles de la Société. Lieu des permanences culturelles, les
pratiques alimentaires contemporaines sont bien le fruit des bases de
l’ancien et de la recomposition partielle de l’époque traditionnelle, christianisation et colonisation, dans des caractéristiques alimentaires
qui
dépassent le cadre de la « cuisine ».
L’analyse des échanges alimentaires entre maisonnées dans les îles
de la Société, à travers les rapports réels qui se nouent autour de ces
signifiants » matériels, permet ainsi de retracer la topographie et la
«
41
Çftudlelùi de lev Société de& ètude& ôcéa/i
densité du réseau social et l’étude approfondie du contenu concret des
motifs d’action sociale et des formes de sociabilité. Et c’est à la lumière de
ces
liens sociaux qu’il a fallu « décrypter » les échanges alimentaires
observés entre maisonnées à Tahiti et Moorea, qui revêtent encore de nos
jours une importance particulière. Les dons et échanges alimentaires ne
doivent pas seulement se mesurer à leur seule valeur économique, mais
aussi à l’aune d’autres valeurs plus relationnelles et subjectives au sein
d’une communauté élargie, de valeurs de « lien ». Les réseaux sociaux
ainsi construits préservent ou retrouvent « l’esprit du don », basé sur la
réciprocité et la circulation pratiquement infinie des biens et services
échangés, une forme de « dette » mutuellement et socialement entretenue.
Les comportements autour de la nourriture subsistent longtemps
malgré les changements radicaux intervenus dans la vie sociale, comme
dans les îles de la Société au cours des deux derniers siècles. Ils sont
donc susceptibles de jeter un éclairage assez particulier sur la culture
d’une nation ou d’un groupe donné, malgré l’impact de la colonisation,
des systèmes de production industrielle alimentaires, du développement
des techniques de conservation, et de la christianisation générale de la
société qui les ont précédés. Au-delà du processus d’incorporation,
l’homme en mangeant s’incorpore dans un système culturel, où les modes
de production, d’échanges, de « cuisine » et de consommation sont cultuTellement déterminés. L’alimentation est ainsi un élément central de la
construction des identités : les particularismes alimentaires sont parmi les
derniers « marqueurs » à disparaître, et l'alimentation saisie dans son
contexte culturel peut être utilisée comme un puissant
symbole d’identité,
notamment en Polynésie, comme affirmation de sa cohésion interne et
de son hétérogénéité par rapport aux cultures voisines.
Bien sûr, notre vision est celle d’un Popa’a, ne maîtrisant guère la
langue tahitienne, et il est probable sinon inévitable que notre perception
européenne » de l'alimentation et des prestations alimentaires ait pu
quelque peu biaiser les observations, et notamment les préparations euh«
naires observées et les déclarations en matière d’aliments consommés, ce
qui vient de l’extérieur étant souvent considéré comme supérieur. Par
ailleurs, l'alimentation comme la sexualité sont les lieux de Yintimus, du
42
N°317 - Octobre / Décembre 2009
plus secret, profond en soi, et les difficultés parfois rencontrées dans leur
expression et les distorsions conséquentes restent toujours valables pour
le chercheur en sciences sociales. Les Polynésiens ne partagent pas facilement leur repas quotidien à domicile avec des personnes considérées
comme « étrangères ». De
plus, le fait de partager des repas avec des
personnes fait jouer les règles de l’hospitalité et provoque une distorsion
par rapport aux repas quotidiens. La seule solution pour objectiver les
observations et minimiser les biais liés à la présence de l’observateur était
de passer à l’improviste à l’heure des repas afin de vérifier si les comportements réels correspondaient au déclaratif. Un autre point à prendre à
compte est la crainte pour les femmes interrogées, par un homme de
surcroît, de montrer une « infériorité » en matière culinaire et de ses
représentations associées, et préférant parler de repas extraordinaires et
plantureux plutôt que du quotidien.
En conclusion, il nous paraît utile d’insister sur la nécessaire prise
en compte des contextes historiques et culturels de la
production de
connaissances, avec l’étude de l’impact du pouvoir colonial sur les
cultures des colonisés, et dans la reproduction des représentations et des
pratiques coloniales dans le présent.
Christophe Serra Mallol
43
Œullctiu de* la Société des études Océan
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44
Se nourrir dans la rue :
pratiques alimentaires des
sans-abri à Tahiti
Dans toutes les sociétés, l’alimentation est un acte éminemment
social et culturel, comme nous l’avons montré pour la Polynésie française
dans l’article précédent. Mais qu’en est-il alors des sans-abri, pour qui la
recherche de nourriture est une contrainte quotidienne ? Comment jouet-elle alors son rôle social auprès de populations caractérisées justement
par leur désocialisation ? Si on est ce que l’on mange, comment se perçoivent les sans-abri à travers leur nourriture ? Et en
premier heu quelle est
la réalité de la situation alimentaire de ces personnes à Tahiti ?
Nous montrerons dans cet article les pratiques et les perceptions des
sans-abri polynésiens en matière d’alimentation, et celles des personnes
et institutions
chargées de leur prêter assistance notamment dans le
domaine alimentaire.
(Mid/etin de la, Société des Stades, Océaniennes,
Les modalités de l’enquête et l’évaluation quantitative de la
population
La population visée par l’étude1 a été définie comme les personnes
dépourvues d’un espace privé nécessaire à l’accomplissement de fonctions vitales : se nourrir, se vêtir, se laver... dans l’agglomération de
Papeete et Moorea, et les personnes qui sont accueillies à un moment
donné dans une structure d’accueil temporaire. Sont donc exclues du
cadre de la présente étude les personnes résidant dans un abri de fortune
sur un terrain leur appartenant, ainsi que les familles logées temporairement en attente d’être relogées par décision administrative.
Le nombre total de personnes interrogées au cours de l’enquête et
répondant à la définition retenue est de trois cent vingt et une personnes,
non compris vingt-huit enfants de moins de douze ans qui n’ont pas été
interrogés, dont 80 % ont été recensés dans la seule ville de Papeete. Nous
avons été amenés à faire une différence de situation entre
des sans-abri
que l’on peut qualifier de « permanents » et qui constituent précisément
le public suivi à Papeete par l’équipe du Club de Prévention Spécialisée2,
et des sans-abri que nous nommerons « temporaires » qui vivaient dans
la rue au moment de l’enquête quantitative mais qui font des retours
périodiques vers un logement, soit leur logement familial d’origine, soit
des logements successifs et temporaires. Parmi les personnes enquêtées, environ 55 % constituent des sans-abri « permanents » et 45 % des
1
Cette étude, commanditée por le Contrat Urbain de Cohésion Sociale (C.U.C.S.) de l'agglomération de
Papeete dont je remercie Roméo Le Goyic, Sylvie Jarles et Heimana Ah-Min, s'est déroulée entre novembre
2007 et septembre 2008 en trois phases : une phase documentaire et d'entretiens qualitatifs approfondis
auprès de vingt sans-abri, une phase d'enquête quantitative de type exhaustif par recensement systématique auprès de plus de trois cents cinquante sans-abri dans l'agglomération urbaine de Papeete et l'île de
Moorea, et une dernière phase d'évaluation des structures d'aides existantes et d'entretiens auprès d'acleurs associatifs et institutionnels.
2
Le Club de Prévention Spécialisée est une structure associative créé en 1998 regroupant onze personnes
(en majorité travailleurs sociaux) et dédiée à l'assistance aux personnes en situation d'exclusion et oux
interventions dans la rue, de jour comme de nuit. En ce sens, on peut l'assimiler à une forme de Samusocial polynésien. Un local d'accueil, le « Centre de Jour », leur a été mis à disposition en 2002 par la Mairie
de Papeete, doté de machines à laver le linge, de sèche-linge et de casiers de rangement individuels. L'association dispose depuis 2005 de deux studios et d'un F3 pour loger temporairement des
46
familles.
N°317 - Octobre / Décembre 2009
sans-abri « temporaires ». La population totale prise en compte dans
l’étude est donc de trois cent quarante neuf personnes.
Mais ce chiffre ne constitue qu’une « photographie » du phénomène
pendant le déroulement de l’enquête statistique. En effet, en considérant
le « flux » observé pendant les six semaines d’enquête quantitative et en
l’extrapolant sur une année complète, et en évaluant la sous-estimation de
cette population (« fuite » devant les enquêteurs, personnes en mouvement qui n’ont pas été repérées, personnes vivant dans des endroits
reculés et inaccessibles dans les conditions de l’enquête etc.), on aboutit
à un total de six cent cinquante personnes sur une année qui représenteraient un pourcentage d’un peu plus de 0,4 % par rapport à la population considérée, celle de l’agglomération de Papeete et de l’île de Moorea.
Nous sommes donc proches des taux moyens retenus pour la France, et
bien loin des données officielles disponibles localement, qui évaluent les
personnes vivant dans la rue pour l’ensemble de la Polynésie française à
deux cents personnes, dont 60 % dans la seule agglomération de Papeete.
Un profil sociodémographique spécifique
Le profil en matière de sexe des personnes interrogées peut être
scindé en trois groupes, selon les répondants eux-mêmes : les hommes
constituent 81 % du total, bien plus nombreux que les femmes (14 %),
et que les rae ra&’ (5 %), en estimant toutefois le nombre de femmes
sous-évalué.
En matière d’âge, quatre groupes de taille à peu près équivalente se
détachent (sans compter les mineurs de moins de quinze ans vivant avec
leurs parents), représentant chacun 20 à 30 % de la population étudiée :
les 15-24 ans, les 25-34 ans, les 35-44 ans, les 45 ans et plus. L’âge moyen
est de 35 ans, avec une variation très large.
3
Un rae rae est un homme qui adopte le comportement et l'apparence physique d'une femme, jusqu'à se
travestir et recourir à des procédés médicaux (prises d'hormones féminines) ou chirurgicaux (implantation
de seins, ablation des organes génitaux masculins).
47
i
bulletin de la Société de& études Océan
La grande majorité des personnes rencontrées est célibataire (79 %) •
Le restant vit en concubinage (14 %), formant parfois des couples entre
sans-abri. Seule une minorité se déclare marié, séparé, divorcé ou veuf.
Plus d’un tiers des personnes interrogées (40 %) ont des enfants
mineurs, rarement vus dans la rue. Sur cent quinze enfants mineurs ainsi
recensés, vingt-huit vivent dans la rue avec les parents, trente avec l’autre
parent « domicilié », vingt-deux en famille fa’a’amu (adoption locale)
sans üen familial, neuf placés en famille d’accueil et le restant dans la
famille au sens large.
Pour ce qui concerne le lieu de naissance, on note une part prépondérante de Tahiti (67 %) et de Papeete en particulier, du fait de l’obligation des femmes vivant dans les archipels éloignés dépourvus d’un hôpital
d’accoucher à Papeete. Mais l’élément remarquable est la sur-pondération forte des personnes provenant des archipels des Australes et des
Tuamotu Gambier par rapport à leur poids réel dans la population totale.
La durée moyenne de vie totale dans la rue est de cinq ans (les
extrêmes vont de trois jours à quarante-sept ans). L’âge moyen auquel on
a connu la rue est de vingt-neuf ans avec des extrêmes
qui vont de dix
ans à soixante-neuf ans : au total, 16 % des
répondants ont connu « la
rue » avant l’âge de dix-huit ans.
Des conditions de vie socio-économiques précaires
Les conditions de vie sont particulièrement précaires pour la popu-
lation étudiée. 38 % des répondants déclarent dépenser 500 F cfp par jour
ou moins
(soit environ 4,2 euros), soit un maximum de 15 000 F cfp par
mois (125 euros). Ces dépenses recouvrent principalement la nourriture,
mais également des besoins annexes (boissons, tabac à rouler...) Les
repas quotidiens cités représentent très souvent une valeur de 200 Fcfp
(environ 1,7 euro), chiffre cité en grande majorité : « 51 Fcfp lu boite, soit
102Fcjp les deux boites, et deux pains [baguettes] à 47 F cfp».
L’alimentation est bien le poste budgétaire pour lesquels les écarts sont
les plus importants entre les groupes de revenus (Cavaillet et Momie, 2004),
et encore plus quand on s’attache aux populations très défavorisées : le
poids des achats alimentaires dépasse 50 % des dépenses quotidiennes pour
48
N°317 - Octobre / Décembre 2009
près de la moitié des personnes interrogées, alors que ce taux n’est que de
19 % en moyenne pour la population totale dans la zone urbaine de Tahiti.
Les personnes interrogées déclarent près de deux moyens principaux de se procurer des ressources. « Faire charité » est la principale
ressource pour plus d’un sans-abri sur deux. Une personne vivant dans
la me interrogée sur cinq déclare recourir à des « petits boulots » : petits
travaux de maçonnerie, aider des snacks et des vendeurs du marché de
Papeete, entretenir des jardins de particuliers, pêcher, assurer le ménage
et le gardiennage chez des particuliers, vendre de fruits donnés ou
volés... Des façons annexes ou complémentaires de gagner de l’argent ou
de se procurer de la nourriture existent. Un sans-abri sur trois déclare des
activités illicites voler (dans les voitures, à l’étal des magasins...),
recourir à la prostitution ou à la protection de prostituées, ou encore
procéder au trafic depaka lolo (cannabis).
D’autres moyens de subvenir à ses besoins sont également déclarés de
façon minoritaire : argent donné par la famille, économies personnelles,
emploi régulier... Ainsi, une personne sur sept déclare percevoir une pension
régulière (d’un montant de 40 000 F cfp en moyenne soit 330 euros environ) :
retraite, pension invalidité ou adulte handicapé, prestation familiales... Mais
il ne semble pas que la personne en soit toujours la bénéficiaire.
Les problèmes rencontrés lorsqu’on vit dans la rue sont nombreux
selon les personnes interrogées. Contrairement à l’image communément
partagée du sans-abri représentant un danger public pour les citoyens
normaux », la me est vécue par deux personnes qui y vivent sur trois
comme un heu de danger, d’agressions et de vols, et notamment par les
plus jeunes et les plus âgés d’entre eux, et par les femmes. Le fait de « ne
pas avoir d’endroit pour dormir » constitue bien sûr la spécificité des
personnes vivant dans la rue et le deuxième inconvénient cité en moyenne
par un tiers des répondants.
La faim, troisième réponse énoncée par près d’un quart des
personnes interrogées : « depuis que je vis dans la me j’ai tout le temps
faim », « la vie est dure quand on ne sait pas comment trouver à manger »,
est de nouveau un coup porté au heu commun souvent entendu, y compris
de la part d’élus locaux : « en Polynésie, on ne peut pas avoir faim ».
«
49
Rail éfoulletin de !(l Société de& études Océaniennes*
Une alimentation insuffisante en quantité et en qualité
L’alimentation des sans-abri n’est pas séparable de leurs conditions
de vie au quotidien et du fait de son caractère social, des relations entretenues avec d’autres personnes,
domiciliées ou pas. Hormis l’idée que
les personnes vivant dans la rue l’étaient de leur plein gré, par
volonté
délibérée de ne pas vivre au sein du domicile familial (« ils sont dans la
qu’ils le veulent bien », « tout le monde a de la famille en Polynésie, donc personne n’est sans-abri » etc.), dans un pays où les relations sociales et surtout familiales sont censées être restées traditionnelles
rue parce
et denses, un des les beux communs
les plus souvent énoncés à propos
des sans-abri dans l’agglomération de Papeete est qu’ils n’ont pas à souffrir de la faim puisque végétaux et poissons sont librement disponibles.
Outre que cette affirmation « il suffit de tendre le bras pour cueillir
des fruits disponibles toute l’année », partagée par certains des élus et
acteurs institutionnels rencontrés, est issue d’une perception
mythique
d’un Eden polynésien où la nourriture est toujours et librement
dispo-
nible en abondance (Serra Mallol 2005), elle ne reflète en rien la réalité
dans l’agglomération urbaine tahitienne, et surtout à Papeete même
sont concentrés 80% des personnes vivant
où
dans la rue : jardins privés
clôturés, passage de plantations vivrières au profit des fleurs dans les
jardins, disparition avérée depuis plus d’une cinquantaine d’années des
plantations vivrières communautaires en lisière des communes ou en fond
de vallée au profit de rares plantations commerciales à Tahiti... De la
même façon, la fréquentation et la pêche accrues des lagons de l’agglomération et du chef-lieu en particulier, font qu’il est désormais nécessaire de disposer d’un matériel minimal
(canne à pêche, filet, sinon
bateau ou pirogue) pour pouvoir assurer sa subsistance en matière de
produits de la mer.
Sans compter la nécessaire préparation culinaire de ces produits qui
impose le recours à un appareil de cuisson et aux ustensiles de cuisine,
dont ne disposent évidemment pas la quasi-totalité des sans-abri rencontrès. Rares sont en effet les sans-abri qui disposent des ustensiles nécessaires à la préparation alimentaire. Il s’agit des personnes vivant de façon
installée » dans un squat ou un « château », et qui grâce à la détention
«
50
N°317 - Octobre / Décembre 2009
d’un minimum d’ustensiles (une casserole ou une cocotte, des assiettes
et des cuillères) et à la
disposition d’un lieu de cuisson, souvent issus de
la récupération, peuvent réchauffer une boite de conserve ou confecdonner une préparation liquide ou semi liquide de type soupe ou
ragoût
à partir de produits variés (légumes récupérés, boite de bœuf achetée... )
Dans ce cas, le moment consacré à la préparation ahmentaire et à sa
consommation revêt toujours une importance particubère.
De fait, la réahté est bien différente. Le seul repas complet pour beau-
coup de sans-abri rencontrés est celui du matin, grâce à la distribution
gratuite en semaine de repas complet organisée bénévolement à Vainile Centre Te Vaiete4 : 38 % des personnes rencontrées déclarent
bénéficier de façon plus ou moins régulière de ce service. Trente à
quarante personnes sont présentes en permanence, un peu moins les
jours de pluie, et les premiers arrivent aux alentours de 05h00 et attendent patiemment l’ouverture du Centre, assis sur les trottoirs de l’autre
côté de la rue. Les repas ne sont pas réservés aux sans-abri, mais ouverts
à toutes les personnes désireuses de se nourrir. Les produits sont donnés
par des importateurs (boites de conserve au format collectivité) au
Secours Cathoüque polynésien et entreposés dans le local qui dispose
outre des espaces de réfrigération (négative et
positive), une cuisine
aménagée et des ustensiles nécessaires à l’élaboration des plats tous les
matins. La main d’œuvre est constituée d’un prêtre assisté d’une
rehgieuse
et souvent d’un(e) paroissien (ne) bénévole,
auxquels se joignent les sansabri présents pour assurer le service (distribution des repas, retrait des
plats, vaisselle et ménage). Aucune subvention n’est demandée ni allouée
pour l’organisation de ces repas si ce n’est la mise à disposition gracieuse
more par
du local par la commune.
4
Le Centre Te Vaiete est une structure associative créée par le Secours Catholique
polynésien, déclaré à la
Direction des Affaires Sociales comme « gîte officiel » pour fournir des attestations de résidence.
Depuis
1995, des bénévoles servent des repas complets (plat chaud, dessert, barres de chocolat, jus) le matin de
06h30 à 08h00 environ du lundi au vendredi. Les produits sont donnés par des importateurs (format colléetivité) et des commerçants. Le local, adjacent à celui du Club de Prévention Spécialisée, a été mis à disposition par la commune de Papeete qui prend également en charge les frais d'électricité et d'eau. Le local
dispose également d'une douche, d'une machine à laver le linge et d'un sèche-linge.
51
Kjgjfc bulletin de la Société des études* (Océaniennes
Les sans-abri qui lie profitent pas de ce service se satisfont le matin
d’une nourriture frugale achetée ou offerte par charité, et notamment les
invendus de fin de journée des snacks et restaurants ou par échange de
services tout en tâchant de rester « invisibles » pour ne pas nuire à la
clientèle du commerçant, tâchant ainsi de perpétuer les avantages tirés de
la situation. Le repas du matin est alors constitué d’un « café-pain-
beurre » en majorité, pain accompagné d’une boite de sardine ou de pâté,
sandwich, pain seul, mais également de restes de nourriture glanés dans
des poubelles et notamment dans celles des fast-food de la ville, avec
l'obligation de ne garder les sandwichs et hamburgers préparés que
pendant un laps de temps réduit et dans les snacks. Ces sandwichs sont
en général placés dans des sacs en papier et laissés sur le dessus des
poubelles, et font l’objet d’une appropriation par certains sans-abri, véritable « chasse gardée ». Parmi les plus jeunes des personnes rencontrées, tous mineurs, on relève des évocations de petits-déjeuners offerts
par les « copines » de la nuit (prostituées).
A propos du repas de milieu de journée, 46 % déclarent ne rien
manger. Les autres prennent les mêmes en-cas que ceux cités pour le
matin (« casse-croûte », pain accompagné d’une boite de conserve, restes
de nourriture...), consommés debout en général. Seuls 13 % prennent
un plat chaud ou un repas complet acheté ou offert. Parmi ceux qui déclarent manger à midi, 54 % achètent leur nourriture, 19 % se la voient offrir
par charité ou par échange de services et notamment auprès de snacks et
restaurants de la ville qui se débarrassent de leurs invendus, mais aussi
des restes de fruits gâtés du marché de Papeete. Une minorité déclare
partager leur nourriture avec d’autres sans-abri ou des prostituées, la
voler, utiliser des restes du repas gratuit du matin, ou avoir mangé à midi
dans un centre d’hébergement, dans leur famille ou chez des amis.
Le dîner est en général plus consistant et plus fréquent que le
déjeuner : seuls 10 % déclarent ne rien manger. Pour ceux qui mangent,
le repas du soir est en général composé d’un plat chaud acheté dans une
roulotte ou encore partagé avec d’autres sans-abri, mais aussi de pain
accompagné d’une boite de sardine ou de pâté achetés dans le commerce
ou encore partagés, de restes de nourriture trouvés dans les poubelles, de
52
N°317 - Octobre / Décembre 2009
café seul ou accompagné de pain beurre, de pain ou de fruits seulement.
Seule un minorité bénéficie d’un repas complet le soir, offert en général
par leurs clients aux personnes vivant dans la rue et qui se prostituent, ou
déclare avoir mangé le soir au domicile de la famille, chez des amis, ou
dans un centre d’hébergement.
Le week-end, certaines associations religieuses prennent partiellement le relais, notamment
l’Eglise Evangélique qui organise tous les
samedis midi un « repas partagé » pour ses membres, ouvert aux sansabri. La démarche est louable et le caractère festif de l’événement est
marqué par la décoration (fleurs sur les tables, présence de musiciens...) mais il s’avère que les rares sans-abri présents sont toujours
les mêmes, l'Eglise ne faisant pas grande publicité autour de cette action
qui vise d’abord les sans-abri « connus » de ses fidèles. De plus, on note
une gêne des sans-abri présents au milieu des paroissiens qui, même si
les responsables prennent soin de les placer en les « éparpillant » au
milieu des autres convives, ont l’impression d’être « en trop », et de faire
l’objet des regards certes compatissants mais jugés stigmatisants, « on est
les pauvres », de la part des autres convives. Ici encore, aucune subvention n’est utilisée pour l’achat et la préparation des repas : les aliments
sont donnés par les paroissiens et les repas préparés par ces derniers
dans une cuisine équipée elle aussi grâce à des dons privés. L’Eglise
Pentecôtiste assure également de façon bénévole une distribution de
repas le 3ème jeudi du mois sur la petite place jouxtant le marché de
Papeete.
Par ailleurs, est organisé une fois par mois (en général le premier
jeudi du mois) sur la même petite place du marché de Papeete, lieu
central par excellence et espace « historique » de rassemblement des
sans-abri à Tahiti, un repas ouvert à toutes les personnes qui souhaiteraient en profiter : sans-abri, mais également personnes ayant un logement
mais vivant dans une situation particulièrement précaire, sans emploi ou
travailleurs pauvres. Organisé et pris en charge en alternance par le Club
de Prévention spécialisé et l'Eglise Adventiste, les repas sont des repas
complets (plat chaud, fruit, jus) préparés à l’avance et réchauffés sur
place à l’aide de réchauds à gaz. Le budget nourriture pour un repas est
53
bulletin de la Société des études Océaniennes
évalué à 40 000 F cfp. Une animation composée de musiciens bénévoles
(animateurs du Club de Prévention ou paroissiens de l’Eglise Adventiste
de Mataiea et de Tipaerui) précède et agrémente le repas (ainsi qu’une
prière lorsque vient le tour de l’organisation pour l’Eglise). Cinquante à
cent personnes profitent de ces repas gratuits, en grande majorité des
personnes vivant dans la rue mais également des prostitué(e)s,des
familles domiciliées mais vivant dans des conditions matérielles précaires.
Cette manifestation est couplée à une action sanitaire de dépistage de
maladies sexuellement transmissibles (test de VIH, distribution de préservatifs...) organisée conjointement par le Club de Prévention et des
personnels médicaux et paramédicaux bénévoles. Elle constitue donc l’occasion pour des prostitué (e) s de recourir à des tests gratuits, et de se
nourrir également.
L’alcool est absent de tous les repas distribués. Certains sans-abri
particulièrement désocialisés ou ne pouvant se déplacer pour des raisons
physiques, sont soit amenés en minibus à ces distributions de nourriture
par le Club de Prévention spécialisée, soit font l’objet d’une distribution
de sandwichs et de barres chocolatées offerts par cette association quand
les personnes refusent d’assister à ces repas partagés.
Nourriture insuffisante en qualité et en volume, durée forcément
réduite d’une nuit agitée, inconfort des conditions de sommeil, absence
générale de couvertures et de vêtements « longs » (pantalons, tricots à
manches longues), il ne semble dès lors pas étonnant que certaines
personnes avouent souffrir du froid même sous un cÜmat plus clément
que celui de la France métropolitaine, à l’encontre des lieux communs
généralement formulés « la misère est moins dure au soleil »... Les
conditions de vie des personnes rencontrées paraissent ainsi particulièrement précaires, notamment en matière de besoins « basiques »,
élémentaires : nourriture mais aussi toit, soins, habillement, transports...
L'alimentation des sans-abri à Tahiti n’est pas pour autant complètement
soumise à la dépendance alimentaire, mais plutôt « entre autonomie et
dépendance » (Amistani et Terrolle 2008) puisque majoritairement
provenant de « débrouille » et de moyens multiformes et parfois ingénieux de disposer du minimum nécessaire à la survie dans la rue.
54
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Une nourriture jugée comme « de survie »
Nous avons montré dans l’article précédent l’importance tant qualitative que quantitative de la nourriture et des prestations alimentaires dans
la culture polynésienne, dont les principales caractéristiques sont d’être
basées sur une notion d’abondance quantitative et sur l’irrégularité des
prises (Serra Mallol 2007). Si cette irrégularité des consommations est
avérée chez les sans-abri interrogés, il s’agit ici bien plus souvent d’une
contrainte de fait que d’habitudes de consommation. De même, la notion
d’abondance est exclue des discours. Le caractère compensateur, principe
de plaisir plus physique qu’organoleptique (l’expression tahitiennepai’a,
s’éprouver à la fois rassasié et empli de nourriture) que nous avions
relevé, est ici absent (ou en creux, comme souhait : « bien manger, c’est
être rassasié, pour faire la sieste après »), à l’image de l'alimentation en
hôpital : on mange d’abord par nécessité vitale, « je mange pour
survivre », « manger ce qu’il faut pour avoir des forces », « je mange
pour être en forme », « si je ne mange pas je risque d’avoir des problèmes
de santé » etc.
Le caractère aliénant d’une nourriture considérée comme « de
survie » est bien perçu par les personnes considérées. Le pain est omni-
présent, ainsi que les conserves bas de gamme de bœuf en boite (punu
pua’a torn), de poisson (sardines, maquereau) ou de légumes
(lentilles, haricots). La viande est rarement évoquée (et plutôt le poulet
que les viandes dites rouges), sauf comme aliment « important », au
même titre que le poisson. Et en matière budgétaire, l’achat de d’alcool, de cigarettes ou de paka lolo est souvent prioritaire sur celui de
la nourriture.
A la
question « pour vous, bien manger, qu’est-ce que cela
signifie ? », nous relevions ailleurs des réponses hées au caractère culturel
de la nourriture, avec des réponses qui évoquaient les aliments perçus
comme « typiques », « traditionnels », de l'alimentation tahitienne : fruits
et tubercules locaux, poisson cuit ou cru préparé « à la tahitienne »,
présence importante de préparation à base de sauce au lait de coco. Dans
les réponses données par les personnes vivant dans la rue, rien de tout
cela : l’objectif est la survie.
55
Œu/lctin de la Société des études 0céa/i
Conclusion
Les représentations de Tahiti basées autour des notions d’abondance
naturelle, et de tradition d’accueil et d’hospitalité, font partie de l’imaginaire occidental, et sont également intériorisées par les populations
locales. Les représentations communes agissent au niveau des différents
acteurs chargés d’œuvrer auprès de ce groupe de population et ont une
influence sur les attitudes et pratiques des sans-abri eux-mêmes suivant
le modèle du jeu des interactions (Goffman 1971, 1974). En sus de la
désaffiliation sociale et de la stigmatisation dont font l’objet les sans-abri,
ils sont également exclus de la société en matière d’ahmentation, étant
conscients que ne s’apphquent pas pour eux les règles de la sociabüité et
des traditions affmentaires (Serra Mallol 2009).
La question de la distribution gratuite de nourriture aux plus pauvres
fait ainsi toujours l’objet d’un débat qui se concrétise à Tahiti par la question de l’utilité de telles mesures : nourrir gratuitement les pauvres, n’estce pas les rendre dépendants et les conforter dans leur situation
d’assistés ? De nombreuses personnes rencontrées remettent ainsi en
question la légitimité de la distribution gratuite de repas organisée par le
Secours cathobque polynésien et le Club de Prévention spéciahsée, en
fonction de l’idée selon laquelle les pauvres doivent être méritants. La
quahté nutritionnelle des repas servis n’est pourtant pas des meilleures,
souvent élaborés à partir de produits bas de gamme et parfois en bmite
de date d’utihsation.
Les sans-abri tahitiens constituent donc la « part maudite » de Tabon-
dance matérielle déversée ces quarante dernières années et bien mal
partagée et la face obscure et de moins en moins cachée d’un mythe de
l’abondance édénique toujours vivace : décidément, la misère n’est pas
plus supportable au soleil...
Christophe Serra Mallol
N°317 - Octobre / Décembre 2009
BIBLIOGRAPHIE
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in CAVAILLET F. (coord.), L'alimentation comme dimension spécifique de la pauvreté. Etude de la consomma-
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l'Homme, n° 128,2009 pp. 91-106.
57
Le poisson un aliment
multiples
à moduler pour certaines espèces
en certaines périodes de la vie
aux vertus
Préambule
Ceci est un résumé de différentes communications scientifiques,
parues ou en cours de publication, sur différents travaux réalisés en Poly-
nésie française par une équipe de l’Université Laval du Québec menée
par le professeur Eric Dewailly en collaboration avec le Dr Edouard Suhas
de l'Institut Louis Malardé, tous deux à l’origine de cet article.
Introduction
Les Polynésiens, comme beaucoup d’autres populations insulaires
ont de tous temps
fondé leur culture et puisé leur nourriture quotidienne
dans leur environnement océanique.
La population de Polynésie française estimée à 275 000 personnes,
répartit sur 68 de ses 118 îles ou atolls. La plus grande partie (70%)
réside sur l’île de Tahiti.
se
Les îles hautes telles les Marquises, situées à 1400 kilomètres au
nord de la zone urbaine de Papeete se différencient nettement des atolls
(îles basses) qui composent l’archipel des Tuamotu. L’environnement
mais également l’éloignement par rapport à Tahiti ont des incidences sur
N°317 - Octobre / Décembre 2009
les habitudes alimentaires et le mode de vie des populations comme par
exemple leur consommation en poissons récifaux et espèces pélagiques.
La population polynésienne figure, avec une moyenne de
lkg/semaine/pers, parmi les gros consommateurs de poisson au monde
(la valeur moyenne mondiale se situant autour de 300 g/semaine/pers1).
Le poisson contient des protéines de bonne qualité et des nutriments
essentiels aune bonne santé. Toutefois, cette ressource alimentaire expose
également ses consommateurs à des contaminants tels que le méthyl(MeHg).
L’équibbre des risques et bénéfices bé à une consommation des
produits de la mer est un débat d’actuahté dans le monde.
De nombreuses études ont montré que le MeHg présent dans les
poissons prédateurs constitue une menace potentielle en matière de santé,
notamment pour le foetus. La principale cible de ce contaminant est le
système nerveux dont il affecte le développement en perturbant la division
mercure
cellulaire neuronale.
Dans le même temps, les produits marins contiennent des nutriments
essentiels pouvant contrebalancer les effets toxiques du MeHg2.
Les organisations mondiales de santé recommandent de manger du
poisson deux fois par semaine. La consommation de poisson est en effet
largement reconnue comme favorisant le développement intellectuel et
les propriétés protectrices contre les maladies cardiovasculaires. Il est
aussi avéré que les populations ayant une consommation importante de
poissons ont des teneurs corporelles élevées en acide gras polyinsaturés
(AGPI) dont les composés les plus connus sont l’acide eicosapentanoïque
(EPA) et l’acide docosahexanoïque (DHA). Durant la grossesse, la
consommation de poisson permet à la mère et au foetus de se fournir en
DHA connu pour favoriser le développement du cerveau et de la rétine. De
surcroît, le poisson est une bonne source en sélénium (Se) et d’iode (I) ;
1
FAO, fishery information. Data and statistics Unit- 2005
ChapmanL., Chan HM. The influence on methylmercury intoxication. Environ. Health. Perspect. 2000:108
suppl. 1: 29-56. 4 Harris WS. Are omega-3 fatty acids the most important modulators of coronary heart
cf/seoses r/s/r? Curr. Arfherosde. Rep. 2004, 6(6): 447-452
2
59
Œu/tetin de ta Société des, études &céan
deux éléments contrebalançant les effets toxiques du MeHg pour le sélénium et favorisant un bon fonctionnement thyroïdien et du système nerveux
pour l’iode.
Lors d’une étude portant sur des cas d’intoxication due à la ciguatéra,
des séries de prélèvements mesurant les teneurs en méthylmercure, iode,
sélénium furent conduits :
-
-
dans le cordon ombilical des nouveau-nés,
chez des adultes vivant à Tahiti et Moorea
La première étude fut menée de 2001 à 20043 sur 65 individus
intoxiqués par la ciguatéra et 130 individus non exposés. Tous sont des
adultes âgés de 18 ans et plus, originaires de Tahiti et Moorea. 115
hommes (moyenne d’âge : 46.8 ± 9-4 ans) et 80 femmes (moyenne
d’âge : 45.1 ± 8.7 ans) ont participé à cette étude.
Il s’avère que la concentration sanguine moyenne de mercure est de
108 nmol/L avec un maximum de 420 nmol/L mesuré chez un individu.
La teneur en sélénium est également élevée. La forte corrélation entre ces
teneurs de mercure, de sélénium et d’acide gras prouve leur
commune : la consommation de
origine
poissons.
Les teneurs sanguines en mercure, Se et Acides gras
polyinsaturés
sont plus élevées chez l’homme que la femme. Les 35-49 ans présentent
les concentrations les plus élevées. Ceci semble montrer un régime
alimentaire différent en poisson en fonction de l’âge et du sexe. Aucune
corrélation n’a pu être établie entre ces concentrations et l’indice de
masse
corporelle, le fait de fumer et/ou de consommer de l’alcool.
La seconde étude fut menée entre octobre 2005 et février 20 064.
Furent sélectionnées pour cette étude les femmes enceintes vivant en
3
La consommation de poisson et la santé en Polynésie française. Paru dans Asia Pac J Clin Nutr (2008)
17(1): 86-93.
4
L'exposition prénatale de la population polynésienne au mercure. Article paru dans Asia Pac J Clin Nutr
(2008) 17(3): 461-470.
60
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Polynésie française depuis au moins 5 ans et leurs bébés. 234 mères
furent soumises à un questionnaire lors d’un entretien. Furent mises en
évidence leurs habitudes de vie, caractéristiques sociodémographiques
et consommation de poisson.
L’échantillonnage a pris en considération les
facteurs géographiques et sociologiques.
Un échantillon sanguin a été prélevé dans le cordon ombilical des
nouveau-nés. L’échantillonnage souhaité en 2004 était basé sur Lettregistrement des naissances de 2002 repris dans le tableau 1 en tenant
compte de l’origine géographique des participants.
Tableau 1
Origine géographique des participants avec les échantillonnages souhaités et réalisés
Nb naissances
en 2002
îles du Vent
Taille échantillon Taille échantillon
souhaité (ns)
réalisé (n)
Tahiti
3 332
91
89
Moorea
264
21
20
îles Sous-le-vent
599
50
48
Marquises
162
22
20
Australes
92
8
8
Tuamotu-Gambier
306
38
38
Non déterminé
Total
11
4 755
241
234
Les résultats sur les teneurs en métaux et les concentrations de nutriments sont représentés par les moyennes arithmétiques et
avec un intervalle de confiance de 95%. Les
géométriques
valeurs minimales et maxi-
males ont également été notées. Les mères ayant participé à cette étude
étaient âgées de 15 à 44 ans (moyenne = 26 ans).
61
bulletin de- la- Société des études- Océaniennes-
La consommation de poissons par archipel
Le tableau 2 donne la fréquence de consommation de poissons
rapporté par archipel en distinguant le poisson lagonaire du poisson
pélagique.
Tableau 2
Nombre de repas en poissons lagonaires et pélagiques/mois
chez les femmes enceintes en Polynésie française
Consommation de poisson (repas/mois)
Poisson lagonaire
Poisson pélagique
Tahiti
15,9
12,4
Moorea
20,1
11,4
îles Sous-le-vent
19,5
9,5
Marquises
17,3
17,5
Australes
18,2
6,3
Tuamotu-Gambier
38,5
8,1
Moyenne
21,3
11,5
Archipels
Iles du vent
Une très faible variation est observée entre les archipels pour la
moyenne de consommation de poisson : 33 repas par mois correspondant
à 21.3 repas de poissons lagonaires et 11.5 repas de poissons pélagiques.
Comme attendu, les mères originaires des Tuamotu Gambier ont la plus
forte consommation de poissons lagonaires (38 repas/mois) et ce sont les
mères originaires des Marquises qui ont la plus forte consommation de
poissons pélagiques (17.5 repas/mois).
Les teneurs en mercure
Des moyennes de concentration en mercure dans les cordons
ombi-
beaux des nouveaux-nés ont été obtenues. La concentration moyenne est
à 64.6 nmol/L (dans l’étude présentée précédemment, cette moyenne
était de 90.3 nmol/L).
62
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Il semble a priori surprenant de constater que la moyenne à Tahiti
soit aussi élevée comparée aux autres îles ou archipels car on pouvait
s’attendre à une consommation moins importante de poisson dans
cette île.
Des dosages de mercure ont également été réalisés sur des prélèvements de cheveux des participantes. Grâce à cette méthode, il est
possible
d’estimer la teneur moyenne en mercure sur les 5 derniers mois. Ces
analyses montrent que, pour la majorité des participantes, la moyenne
est restée quasiment constante sur cette période.
Les teneurs en iode, sélénium, plomb
et en acide gras polyinsaturés
La concentration moyenne en iode mesurée dans les cordons ombi-
beaux montre que les îles Sous-le-Vent ont la teneur la plus élevée, avec
une moyenne
de 2.60 Pmol/L, alors que les nouveau-nés originaires des
Australes ont la concentration moyenne la plus faible avec 0.46 Pmol/L.
La concentration moyenne en sélénium mesurée dans les cordons
ombilicaux est de 2.0 Pmol/L. Elle est plus forte chez les nouveau-nés
originaires des Marquises (2.7 Pmol/L) et la valeur la plus faible est
relevée pour les nouveau-nés originaires de Moorea et des Australes (1.83
Pmol/L). Ces concentrations moyennes de sélénium sont en corrélation
avec les teneurs de mercure (r = 0.39,
pcO.001) et avec les niveaux
d’acides gras oméga-3 (r = 0.20, p<0.002) et sont donc associées à la
consommation de poisson.
Les teneurs en plomb étaient toutes d’un niveau très faible et aucune
ne
dépassait la valeur guide de 0.48 Pmol/L. Ces concentrations de plomb
sont significativement supérieures chez les fumeuses
(0.074 Pmol/L)
comparativement aux non fumeuses (0.057 Pmol/L ; p= 0.002).
Les niveaux d’acides gras polyinsaturés oméga-3 (AGPI n-3) ont été
mesurés dans les membranes cellulaires. Aucune différence notable n’a
pu être mise en évidence entre les archipels.
63
Si
dduüetin de la Société des études Océaniennes
Discussion
Rappel de quelques définitions
Le méthylmercure est un neurotoxique potentiel intervenant particulièrement lors du développement du foetus. Deux études se sont intéressées à l’effet de l’exposition prénatale du MeHg sur le développement
neuronal chez l’enfant. Aux Seychelles5, l’étude n’a pas mis en évidence
l’exposition de MeHg et la déficience dans le développement neuronal
chez les enfants âgés de 6 à 108 mois (9 ans). Au contraire de la seconde
étude, réalisée sur une cohorte6 aux îles Feroe7, qui a montré des dysfonctionnements neuropsychologiques dans le langage, des troubles de l’attention et de la mémoire chez des enfants âgés de 7 ans, des temps de
réaction lents et des troubles du langage chez des enfants de 14 ans.
Plusieurs hypothèses ont été évoquées pour expliquer les différences entre
ces deux études comme une exposition par pics au MeHg (Feroe) alors
qu’aux Seychelles cette exposition serait stable. La forte teneur en sélénium (Seychelles) plus modérée aux îles Feroe expÜquerait des différences sur les profils en acides gras dans les deux populations étudiées.
Il est couramment admis que le sélénium8 joue un rôle d’antioxydant intervenant dans la prévention des maladies cardiaques. Il semblerait
Prenatal methyl mercury exposure from fish consumption and child development: A review of evidence
and perspectives from the Seychelles Child Development Study NeuroToxicology, Volume 77, Issue 6,
December 2006, Pages 1106-1109 Philip W. Davidson, GaryJ. Myers, Bernard Weiss, Conrad F. Shamlaye,
5
Christopher Cox. - Methylmercury and neurodevelopment: Longitudinal analysis of the Seychelles child
development cohort Neurotoxicology and Teratology, Volume 28, Issue 5, September-October 2006, Pages
529-535 Philip W. Davidson, Gary J. Myers, Christopher Cox, Gregory E. Wilding, Conrad F. Shamlaye, Li
Shan Huang, Elsa Cernichiari, Jean Sloane-Reeves, Donna Palumbo, Thomas W. Clarkson
6
Une "cohorte" est une étude sur une période donnée d'une population avec des caractéristiques communes,
par exemple une cohorte de naissances recoupe tous ceux nés telle ou telle année. Dans une enquête de
cohorte, on mesure l'exposition des sujets au point A et on étudie leur devenir du point de vue de la maladie.
1
Evoked Potentials in Faroese Children Prenatally Exposed to Methylmercury Neurotoxicology and Teratology, Volume 21, Issue 4, 8 July 1999, Pages 471 -472 Katsuyuki Murata, Pal Weihe, Shunichi Araki, Esben
Budtz-J0rgensen, Philippe Grandjean
•
WHO (World Health Organization) Environmental Health Criteria 101- Methyl mercury: World Health Orga-
nization; 1990, Geneva. Dewailly E et al. Inuit are protected against prostate cancer. Cancer Epidemiol.
Biomarkers Prev. 2003,12; 926-7
64
N°317 - Octobre / Décembre 2009
que l’on puisse ajouter des effets antitoxiques contre le MeHg. Le sélénium
est également très efficace dans la prévention du cancer de la
prostate.
L’iode est un élément est essentiel au bon fonctionnement thyroïdien.
La carence en iode est associée au retard mental sévère.
Situation en Polynésie française
D’après nos différentes études, les Polynésiens ont une teneur
moyenne en méthylmercure les situant au niveau d’une population dite à
risque (entre 54 et 108 nmol/L). Cette situation est probablement la conséquence d’une évolution du régime alimentaire où le poisson lagonaire est
délaissé au profit des espèces pélagiques, plus contaminées en mercure.
D’autres travaux réalisés par l’Institut Louis Malardé (en cours de
publication) ont révélé que la consommation de thons est essentiellement
responsable de ce niveau en MeHg.
Aussi serait-il souhaitable qu’une promotion du poisson lagonaire
et des espèces pélagiques peu contaminées comme le mahi mahi et les
bonites soit privilégiée auprès des femmes enceintes et chez les parents
de jeunes enfants9.
Les teneurs en sélénium apparaissent très importantes au niveau de
la population polynésienne.
Les teneurs moyennes en iode se situent dans les moyennes basses
comparativement aux directives de l’Organisation Mondiale de la Santé.
Une supplémentation en iode des jeunes, voire des femmes enceintes,
pourrait être une mesure à envisager.
Conclusion
1. Des recommandations contradictoires existent dans la littérature
médicale à propos de la consommation de produits de la mer par la
femme enceinte et les jeunes enfants. Ceux qui y sont favorables tiennent
essentiellement compte de l’apport, via ce type d’alimentation, des acides
9
Ce qui correspond aux recommandations polynésiennes ancestrales d'éviter la consommation de poisson
du large pour toute femme enceinte, tout enfant en bas âge et aussi durant une maladie. (Note de l'éditeur).
65
bulletin de la Société des- études &céaniennes
gras essentiels de type n-3. Ces composés non synthétisés par l’organisme
humain jouent un rôle essentiel lors de la constitution du système nerveux
chez le foetus. Il a également été démontré que ce type d’alimentation
halieutique était en relation avec une gestation menée à terme : le risque
de naissance prématurée est de 7.1% chez les femmes ne consommant
aucun produit de la mer alors que cette incidence est de 1.9% chez celles
qui consomment du poisson une fois par semaine10.
2. Toutefois, certains auteurs pointent du doigt les différents conta-
minants présents dans le poisson. Si la Polynésie française n’est pas
concernée par nombre de toxines bées aux rejets industriels (PCB,
plomb...), par contre, le mercure, du fait de son origine et de sa dispersion, a une incidence. Le mercure atmosphérique 11 (Hg°) provient du
dégazage naturel et continuel de l’écorce terrestre et des éruptions volcaniques (2 700 à 6 000 t/an), et des activités humaines (environ 4 000
tonnes de mercure par an, issu surtout de la combustion de combustibles
fossiles, de l’incinération des ordures, des décharges,...) Ce mercure est
emporté par les vents et peut parcourir des milliers de kilomètres, contaminant des zones très éloignées de la source d’émission. Le mercure se
disperse alors dans les océans où il subit des transformations par l’action
de microorganismes. Il intègre alors la chaîne alimentaire sous une forme
organique (MeHg) avec un phénomène de bioaccumulation : la vitesse
d’entrée de ce composé dans un organisme est supérieure à sa vitesse de
sortie car le MeHg est piégé à l’intérieur des cellules.
Nos différentes études montrent que ces teneurs avoisinent les seuils
dits à risque pour une population particulièrement concernée qui est celle
des femmes enceintes et les jeunes enfants.
Toute recommandation spécifique à l’attention de la population polynésienne doit obligatoirement prendre en considération la distinction
entre le poisson lagonaire et le poisson pélagique.
10
Olsen SF, Secher NJ, Low consumption of seafood in early pregnancy os a risk factor for preterm delivery:
prospective cohort study. BMJ. 2002; 324(7335):447.
66
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Dans une autre étude (en cours de publication) financée par l’Eta-
blissement public pour la prévention (EPAP), nous avons vérifié les
teneurs en mercure et acide gras dans différentes espèces de poissons
lagonaires. 90 échantillons de poissons ont été collectés à Tikehau et
Moorea. Les analyses réalisées révèlent des teneurs intéressantes en acide
gras de type n-3 et des teneurs (souvent à l’état de trace) très faibles en
mercure.
En s’appuyant sur les différentes connaissances acquises sur le sujet,
il est possible d’affirmer que l’importante teneur en mercure trouvée dans
la population polynésienne s’explique par sa forte consommation de thon.
Afin de tirer tous les bénéfices de cette alimentation riche en poisson
et d’en atténuer les effets indésirables, la recommandation la
plus appropriée pour la population polynésienne serait de continuer de consommer
de grandes quantités de poisson mais pour les femmes enceintes et les
jeunes enfants de privilégier le poisson lagonaire (voire les bonites ou
mahi mahi) au thon11.
Extrait d’articles publiés par
Dewailly É., Suhas É., Mou, Y., Dallaire R., Château-Degat M-L, Chansin, R.
11
www.non-DU-mercure-dentaire.org/_fichiers/origine-mercure-poissons.pdf
67
Les vertus
de la papaye Tita
Origine et variétés des Papayes de Polynésie
De la famille des caricacées, la papaye (Caricapapaya L.), est pour
certains auteurs, originaire du Mexique d’où elle fut introduite en
Poly-
nésie par les premiers découvreurs européens. Toutefois, selon P. Pétard
(1986), les papayers existaient à Tahiti comme aux Marquises bien avant
l’arrivée des Européens.
Comparée à un melon de petite taille, elle est parfois allongée et peut
atteindre 40 cm de long. Sa peau, verte au début, se colore en orange à
maturité. Sa chair orangée est plus ou moins ferme selon son degré de
maturité. Son goût évoque celui du melon. En son centre, on trouve une
multitude des graines noires.
Deux variétés principales existent en Polynésie.
La variété Vi inana serait la plante originelle alors que la Vi oahu ou
variété « solo » proviendrait de Hawaï apportée par les premiers missionnaires (Pétard P. 1986). Si la première a la chair jaune celle des papayes
«
solo » est rouge.
Normalement la plante est dioïque (plants mâles et plants femelles)
mais dans les espèces sélectionnées on a également des fleurs bisexuées.
Suivant les plants on peut avoir affaire à trois genres
de papayes qui se
différencient par le sexe de leurs fleurs (Y.Bertin). Dans les plants mâles
les fleurs sont en grappe sur des pédoncules allongés et sont stériles. Le
papayer mâle ne fait pas de fruits et il est éliminé. Tous les fruits femelles,
N°317 - Octobre / Décembre 2009
les fleurs individuelles naissent sur le tronc. Elles sont incomplètes car
sans
étamines, donc sans pollen. Les fruits issus de ces fleurs sont globu-
leux et assez gros.
Les plants hermaphrodites ont des fleurs individuelles, complètes et
donnent naissance à des fruits plus petits que les femelles, en général
piriformes ou plus allongés.
Emplois culinaires de la Papaye
La Papaye se mange au naturel. Par exemple, au petit déjeuner, en
hors d’œuvre ou au dessert. Le fruit est fendu en deux, débarrassé de ses
graines, éventuellement saupoudré de sucre et d’un jus de citron vert.
Elle peut aussi intervenir dans la préparation de certains plats comme
les cuisses de canards braisées aux ignames, le curry de poulets aux
fe’i
et aux patates douces, le ragoût de tarua aux deux viandes. On la
mange
crue ou cuite {en
po’e) avec un peu de vanille ou de lait de coco, en
salade ou en gratin. On trouve même un jus de papaye (mélangé au jus
d’un autre fruit connu, le fruit de la passion).
Les propriétés médicinales et médicales.
Le latex frais du papayer est utilisé par les pays d’Asie et de
l’Amérique
tropicale comme un vermifuge actif sur les Ascaris, Oxyures, Trichines mais
non sur les Ankylostomes (Pétard 1986). Les Tahitiens
préfèrent utiliser les
graines moins actives mais aussi moins dangereuses que le latex.
Le latex aurait encore des propriétés vermicides, coricides et anti
eczémateuses. Paul Pétard conseille le mélange - d’1 kg de latex de
papaye, de 60 g de borax, avec 10 g d’eau pour badigeonner les lésions
précitées trois fois par jour.
Une décoction de papayes vertes, coupées en petits morceaux
agirait
sur les empoisonnements
par les poissons vénéneux (ichtyosarcotoxisme,
ciguatera). La pâte de papaye est encore utilisée pour traiter les brûlures
de méduses ou de raies car elle lyse les toxines de leur venin.
Mûre, la papaye est le plus digeste des fruits. Elle est une source de
vitamines : A, ce qui est rare, Bl, B2, C (àl’égalité avec l’orange) et D. Vu
sa faible teneur en sucres, elle convient aux
diabétiques.
69
Œu/leliu de la Jociété des- études &céanienn
Elle est par ailleurs recommandée à ceux qui souffrent de paresse
intestinale. Cette propriété provient d’un enzyme, la papaïne. Ses
propriétés se rapprochent de celles de la pepsine et de la trypsine. Active
sur les protéines, on la qualifie de protéase.
Cette papaïne intervient aussi dans le traitement des hernies discales,
en lysant le noyau de disques intervertébraux. Cette nucléolyse à la papaïne
est la seule technique à avoir fait la preuve de son efficacité dans des
études comparées versus placebo, chirurgie et corticoïdes. Selon le Dr
Brévile, cette efficacité se rencontre chez 65 à 70% des sujets traités de
façon durable. La papaïne est également présente dans les feuilles et le
tronc de papayer. En l’absence de réfrigérateur, la viande, débitée en
morceaux est enveloppée dans des feuilles de papayer. Au bout de
quelques heures, la viande devient aussi tendre que si elle était restée 36
heures à +10°C (P. Pétard, 1986). C’est également elle qui est responsable de la disparition des taches de sang des tissus traités par la décoction de feuilles de papayer.
Vertus cosmétiques.
En cosmétologie, la papaïne est connue pour agir comme une
gomme douce et naturelle, à propriétés assouplissantes et lissantes. Elle
détruit les cellules mortes de la peau sans toucher aux cellules saines.
En Jamaïque, les femmes laissent couler le jus de la papaye verte sur
une verrue ou un cor au
pied plusieurs fois par jour pendant sept jours.
Cette répétition engage un effet de gommage : la verrue tombe et laisse une
peau saine.
En masque sur le visage, on constate qu’elle permet de lutter contre
les points noirs. Ce masque s’obtient en mixant une papaye mûre et en
appliquant la pulpe sur le visage démaquillé (en évitant le contour des
yeux et de la bouche). On laisse agir 15 minutes. Pour le maintien de
cette préparation on découpe une compresse de gaze à la forme du visage,
en faisant deux trous pour
les yeux et deux autres pour les narines. Il
suffit de poser cette compresse sur le masque. Pour un effet maximum,
peut poser une serviette éponge chaude sur la compresse. Les pores
de la peau se dilatent et le suc de la papaye pénètre d’avantage.
on
70
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Contre les taches de rousseur, on écrase une papaye verte qu’on
délaye avec de l’eau de façon à obtenir une pâte semi-liquide avec laquelle
on se frotte le
visage matin et soir.
En enveloppement du corps, les propriétés gommantes laissent une
peau douce au toucher.
La papaye, enfin, est parfaite pour hydrater les peaux agressées par
le soleil. Une astuce pour un effet maximum consiste à recouvrir le corps
enduit de papaye avec des feuilles de bananier. Sous la feuille, la peau se
réchauffe et les pores de dilatent.
L’intérêt industriel
L’action dissolvante de la papaïne est utilisée dans les brasseries et
l’industrie alimentaire.
Dans certains pays, (Ceylan, Tanganyika et en Ouganda), elle intervient aussi dans l’industrie du cuir, de la laine et de la soie.
Production et ennemis du papayer
Selon le ministère de l’agriculture, la production de la papaye était
de 296,14 tonnes en 1995 dont 80% (236.5 tonnes) provenant des I.D.V.
-
-
-
de 257 1 en 2003 (2,9% de la production de fruits)
de 440t en 2004 (4,9 % de la production des fruits)
de 4841 en 2005 (4.2% de la production des fruits)
La chute de la production entre 1995 et 2003 serait imputable à la
mouche pisseuse (la cicadelle, Amalodisca coagulata) introduite en
1999- Cette mouche, insecte piqueur-suceur, s’attaque aux fruits et aux
tiges libérant la sève de l’arbre, ce qui est néfaste à la fructification.
La lutte contre les mouches comporte la destruction des femelles en
utilisant un attractif alimentaire (hydrolysat de protéines) additionné à
un insecticide. L’éradication des mâles utilise un attractif sexuel
(phéro-
mones) également additionné d’un insecticide.
Dans les plantations agricoles dotées de pulvérisations motorisées (à
longue portée), il est possible de pulvériser sur les arbres un insecticide
efficace. Dans les jardins on recourt à des appâts alimentaires additionnés
d’un insecticide que l’on projette à la main sur les feuilles. Sinon les pièges
71
bulletin de ta Société des études Océa/i
existent dans le commerce. L’appât est fixé au fond d’un entonnoir
que l’on suspend aux branches. On peut également agir sur
renversé
l’accouple-
lâchers innondatifs de femelles stériles.
Lorsque les arbres portent des fruits, l’erreur serait d’utiliser des
insecticides systémiques (au sens phytosanitaire du terme) car ils s’accumuleraient au niveau des fruits les rendant impropres à la consommation. Deux solutions sont alors possibles. Soit utiliser des insecticides de
contact qui ne pénètrent pas dans l’arbre et donc dans les fruits. Soit
recourir à un répulsif pour éloigner les mouches de l’arbre. Tel est le cas
de la kaoline, poudre d’argile qui présente cette action répulsive vis-à-vis
de la mouche pisseuse. Déjà utilisé en Californie, elle est préconisée par
le service de protection des végétaux. Outre les insectes, le papayer est
attaqué par un champignon connu, le phytophtora, les cochenilles, les
acariens, les virus et les bactéries.
La lutte contre le phytophtora est avant tout préventive par un bon
choix du terrain (drainage maximum) et une bonne plantation (sur butte)
selon Y.Bertin. Des pulvérisations d’Aliette (phosethyl-al) 2 à 3 fois par
ment des mouches par les
jour peuvent assurer une bonne protection).
Les cochenilles blanches qui sont les plus fréquemment rencontrés sont
facilement maîtrisées par les applications de Methitadion ou du Méthomyl.
Contre les acariens (Tétraniques ou Tarsomène), on traitera les
1988).
papayes au soufre liquide et des acaricides spécifiques (Bertin Y,
Enfin le papayer peut être victime de maladies virales ou bactériennes. Parmi les viroses, le virus de la mosaïque et parmi les bacté-
rioses, Erwinia papaya sont redoutables, capables de décimer une
plantation. Mais comme l’affirme Bertin, ils n’ont pas encore été déterminés en Polynésie.
Des stations d’avertissement agricoles indiquent chaque année et
dans chaque île les époques, ou les traitements préventifs doivent être
apphqués. Les papayers portent des fruits surtout d’avril à Octobre. Les
rendements varient avec l’âge des plantations et les conditions de cultures.
Bien que les papayers puissent vivre 10 ans et plus, leur exploitation n’est
plus rentable au-delà de 3 ans lorsque l’on récolte la papaïne et de 4 à 5
ans lorsque l’on récolte les fruits (BertinY, 1988).
72
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Conclusion :
La papaye, compte tenu de son triple intérêt culinaire, médical et
cosmétique ne saurait disparaître de la vie polynésienne. Elle toute la vigilance de l’Economie rurale et des cultivateurs. En protégeant la papaye,
nous
sauvegardons la qualité de notre vie présente et future.
Jean-Paul Ehrhardt
BIBLIOGRAPHIE
BERTIN Y. 2008 : Note technique sur la culture des papayes. Economie Rurale, Atuono, Marquises.
BREVILLE Ph. 2008 : Hernie discale : traitement percutané. In Arthro & douleurs, Articles choisis 20022007 ; p.32, HUVEAUX France éd.
I.E.O.M. La Polynésie française en 2006. Paris, juin 2007.
LEROY J.F. 1968 : Les fruits tropicaux et subtropicaux, que sais je ? n° 237, P.U.F
PETARD P. 1986 : Quelques plantes utiles de Polynésie. Editions Haere Pono, Tahiti.
73
dSaggénoeturaplhuirqm
Répartion
Histoire de l’exploitation
et du commerce du santal
dans le Pacifique :
évaluation de leur impact
sur la
répartition actuelle
de l’espèce en Polynésie
Cette étude est tirée d’une thèse de doctorat réalisée au Laboratoire
de Chimie des Substances Naturelles de l’Université de Polynésie française
(Butaud, 2006), avec la collaboration et le soutien du Service du Développement Rural (SDR) et du CIRAD.
Introduction
Le santal est mondialement connu pour son bois de cœur odorant
utibsé en parfumerie sous forme d’huile essentielle, comme encens lors
de pratiques religieuses
(hindouisme et bouddhisme) ou pour ses
propriétés médicinales. En Polynésie française, il est notamment très
employé pour parfumer le monoï (mono’i ahi tahitien ou punipuahi
marquisien).
Actuellement, 17 espèces de santal sont reconnues et restreintes à la
région Indo-Pacifique (Barrett & Fox, 1995 ; Harbaugh & Baldwin, 2007 ;
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f
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Harbaugh, 2007). D’autres espèces devaient probablement être présentes
dans d’autres îles, comme Me de Pâques (Orliac & Orliac, 1995) mais
ont aujourd’hui disparu. Il s’agit d’arbustes ou d’arbres appartenant au
genre Santalum de la famille des Santalacées (Carte 1).
En Polynésie orientale, une seule espèce
(,Santalum insularé)
divisée en 9 variétés botaniques distinctes est présente (Fosberg & Sachet,
1985). Sept de ces variétés se développent en Polynésie française (2 aux
Marquises, 3 dans la Société et 2 aux Australes), une autre à Mitiaro aux
îles Cook et la dernière à Henderson aux îles Pitcairn (Carte 2).
I. Commerce bimillénaire en Asie et à ses frontières
Le commerce du santal d’Inde (Santalum album) était effectif dès
le VIè siècle avant J.C. à partir d’Inde et jusque dans les pays méditerranéens via la mer Rouge, et était déjà bien développé avec la Chine
quelques siècles plus tard (Hillis, 1987). L’histoire du commerce du
santal avec la Chine découle probablement de l’introduction du bouddhisme en provenance d’Inde au premier siècle de notre ère. Avec cette
introduction, arriva également la pratique de brûler du santal dans les
temples. Or, la Chine n’ayant pas de ressource propre en santal, il lui fallut
développer un commerce avec l’Inde (Brennan & Merlin, 1993). Ce
commerce s’est ensuite
élargi au santal de l’actuelle Indonésie et du Timor
oriental avec l’occupation de Malacca (Singapour) par les Portugais en
1511 afin d’y établir un comptoir commercial (Hillis, 1987).
Au début du XIXè siècle, les Britanniques avaient établi des plantations
dans l’état de Mysore en Inde et utilisaient Singapour comme marché
principal. Vers 1870, des restrictions quant à l’exportation de santal hors
d’Inde ont été promulguées du fait de l’échec de ces plantations et de la
forte consommation intérieure (Hillis, 1987), entraînant en cela les
niveaux de prix élevés du santal et de son huile que nous connaissons
encore aujourd’hui.
IL Exploitation du santal dans le
Pacifique
Le commerce du santal entre la Chine et l’Inde perdura seul
pendant
plusieurs centaines d’années jusqu’à la fin du XVIIIè siècle. En effet, à
77
N°317 - Octobre / Décembre 2009
cette époque, les Anglo-saxons
(Américains et futurs Australiens) voulu-
rent commercer avec la Chine son thé, sa soie ou ses porcelaines et durent
alors trouver une monnaie d’échange acceptée par les Chinois comme
les fourrures, les bêches de mer, les peaux de phoques, les nids d’hiron-
déliés, les tortues, les perles, le corail, les ailerons de requins ou encore
le bois de santal (Brennan & Merlin, 1993 ; Shineberg, 1986 ; Dening,
1980). Cela mena à la découverte du santal dans de nombreuses îles du
Pacifique. Il s’ensuivit alors une exploitation brève mais intense du santal
océanien par les santaliers (Brennan & Merlin, 1993).
Le commerce triangulaire entre les îles du Pacifique, la Chine et les
Anglo-saxons (Carte 3) commença à Hawaii peu après 1790 et s’acheva
par la disparition de la ressource vers 1865 et les derniers chargements
de santal du Sud-Ouest de la Mélanésie (Brennan & Merlin, 1993). Dès
1817, le santal était la principale marchandise de l’Est du Pacifique mais
le commerce était déclinant du fait que les ressources en santal étaient
épuisées dans beaucoup d’îles et que le gouvernement australien imposait une taxe sur la tonne de santal importée (Maude, 1968).
Classées chronologiquement, les périodes durant lesquelles le santal
fut exploité dans les différents archipels du Pacifique sont les suivantes :
-îles Hawaii : de 1790 à 1840 (Merlin & VanRavenswaay, 1990),
-îles Fidji : de 1804 à 1825 (Shineberg, 1967),
-îles Marquises : de 1811 à 1826 (Dening, 1980), et
-
Nouvelle-Calédonie et Vanuatu : de 1825 à 1865 (Shineberg, 1967).
ailleurs, dès 1846, l’exportation de Santalum spicatum,
jusqu’alors brûlé ou utilisé comme poteaux du fait des défrichages pour
l’agriculture en Australie, commença. Ces exportations furent nettement
augmentées après 1870 du fait des restrictions relatives à l’exportation du
santal d’Inde promulguées par les Britanniques. Un pic des exportations
Par
fut atteint vers 1920 mais ces dernières diminuèrent fortement jusque
vers les années 80
(Hillis, 1987).
Enfin, le santal des îles Juan Fernandez au large du Chili (.S.fernan dezianum) a disparu aux alentours de 1916, victime de l’exploitation
sans retenue, alors qu’il était particulièrement abondant dans les
temps
passés (Skottsberg, 1953).
79
Ç&uUetim de ta dociété des. études &céan
En un peu moins d’un siècle, la quasi-totalité des îles contenant du
santal furent ainsi visitées par les santaliers jusqu’à épuisement de la
ressource et l’extinction notable d’une
espèce. Aucune précaution ne fut
prise afin de s’assurer de la pérennité de la ressource. Il s’agissait d’une
exploitation sans lendemain. Seuls les Britanniques ont tenté sans succès
de produire le santal indien par plantation.
III. Exploitation du santal en Polynésie française
Il est vraisemblable que le santal polynésien ait été exploité au XKè
siècle par les santaliers dans les trois archipels de Polynésie française où
il est encore présent. Malheureusement, les traces écrites de cette exploitation sont très inégales entre les différents archipels, reflétant en cela
probablement l’intensité de l’exploitation et l’abondance initiale du santal
dans chacun d’entre eux. Nous ne disposons ainsi d’aucune donnée relative à cette exploitation dans l’archipel des îles de la Société, de très peu
aux Australes et de
beaucoup plus aux îles Marquises.
III. 1. Archipel de la Société
Les informations relatives au santal des îles de la Société durant les
XVIIIè et XIXè siècles portent exclusivement sur ses utilisations traditionnelles (Henry, 1962 ; Morrison, 1981 ; Parkinson, 1773), sa description
botanique (Guillemin, 1837 ; Nadeaud, 1864) et sa répartition (Nadeaud,
1873) dans l’île de Tahiti. Il apparaît que l’espèce est très rare dans Parchipel de la Société (Henry, 1962) et que sa collecte à Tahiti nécessite
plusieurs journées de marche (Morrison, 1981) car il ne se trouve qu’à
partir d’une certaine altitude en montagne (Cuzent, I860).
Il paraît alors raisonnable de penser qu’à la redécouverte européenne,
le santal était déjà rare et très difficilement accessible à Tahiti et dans les
autres îles de la Société. Une exploitation commerciale n’a donc probablement pas pu être menée dans cet archipel ou sinon passer inaperçue du
fait du faible volume obtenu ou des passages de navires déjà fréquents dans
cet archipel à cette époque. Il faut par ailleurs noter qu’aucune source ne
cite le santal en dehors des îles de Tahiti, Moorea et Raiatea alors que des
stations favorables existent notamment sur Bora Bora, Huahine et Tahaa.
80
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Aujourd’hui, les populations étant rares, méconnues et difficiles
d’accès, aucune exploitation du santal n’est réalisée dans l’archipel de la
Société. Par ailleurs, les deux variétés de santal tahitien sont protégées
depuis 1996 (var. insulare) et 2006 (var. alticola) par la réglementation en faveur de la protection de la nature.
III.2. Archipel des Australes
Des informations assez précises narrent le passage de santaliers dans
les îles de Raivavae et de Rapa.
Ainsi, à Raivavae, le santal semble avoir été exploité au début du XIXe
siècle. La découverte du santal dans cette île a été rendue publique par le
capitaine Fodger du navire Daphne (Massai, 1973). A l’occasion de son
passage dans l’île en 1812, il a convaincu les habitants de Raivavae de lui
procurer 1,5 tonnes de santal comme rançon en échange de la übération
d’un des chefs de Me qu’il tenait en otage (Sears, 1995 ; Maude, 1968 ;
Maude & Crocombe, 1962). En 1819, le capitaine Lewis du navire The
Arab a été persuadé par le roi Pômare II de Tahiti de l’emmener à Tubuai
et Raivavae en échange de bois de santal de Raivavae, suite aux indications
de Fodger (Maude, 1968 ; Massai, 1973 ; Edwards, 2003).
Concernant Rapa, l’exploitation du santal a été documentée au milieu
des années 1820. Ainsi, en 1825, profitant d’une escale à Rapa, la goélette
Snapper a embarqué quelques tonnes de bois de santal (Hanson, 1973)
Par ailleurs, en 1826, un négociant anglais s’est installé sur l’île pour y
exploiter entre autres du santal (Hanson, 1973). Il est probable que ce
négociant ait alors alimenté en santal les navires de passage et notamment le Minerva du capitaine Ebrill. En effet, ce dernier
rapporta en
Australie 40 tonnes de santal lors de son passage en 1826 et 28 tonnes en
■
1827 (Shineberg, 1967).
L’exploitation du santal des îles Australes s’est donc déroulée de façon
ponctuelle sur deux décennies (1812 à 1827). Néanmoins, il est probable
que plus de santaliers vinrent, notamment à Raivavae qui comptait d’importantes populations de santal et même à Tubuai où plusieurs sources
indiquaient sa présence passée (Sam Tahuhuterani comm. pers., 2002 ;
Aitken, 1931 ; Edwards, 2003) alors que des prospections effectuées en
81
la Société des études Océanienne
2002 et 2003 n’ont pas permis de le retrouver. En considérant qu’un
santal moyen représente 40 kg de bois de cœur, nous pouvons alors
estimer le nombre de pieds de santal coupés à Rapa comme avoisinant
1750 à partir des 70 tonnes exploités. Pour une petite île de 40 km2, ce
chiffre est important puisqu’il a dû nécessiter l'extirpation de nombreuses
populations naturelles. Par ailleurs, au regard de la faiblesse de la
ressource subsistante, seuls 14 individus vivants ayant été comptés lors de
prospections intensives en 2002, cette exploitation peut être qualifiée de
quasi-éradication de l’espèce, les populations ne s’en étant jamais
remises.
Aujourd’hui, l’exploitation du santal n’est pas présente sur l’île de
Rapa mais un commerce s’est récemment développé sur l’île de Raivavae
avec l’exploitation de populations naturelles. Le bois de santal de cette
île est principalement vendu brut ou en poudre à l’extérieur de l’île et
notamment aux Marquisiens. En effet, à l’occasion des nombreuses expositions artisanales à Tahiti tenues depuis les années 1990, des artisans
des Australes et des Marquises ont pu se rencontrer et des hens se sont
tissés relativement à l’approvisionnement en bois de santal brut. Le santal
de Raivavae subit donc une seconde vague d’exploitation plus de 150 ans
après la première.
Il faut noter que le santal de Rapa est protégé depuis 2006 par la
réglementation en faveur de la protection de la nature.
III.3- Archipel des Marquises
1113-1 Exploitation auXIXè siècle
■
L’épopée du santal et le passage des santaliers dans l’archipel des
îles Marquises ont été abondamment décrits dans l’ouvrage de Dening
(1980) portant sur l’histoire de l’archipel à partir du moment de sa redécouverte et de sa colonisation par les Européens
(1774) jusqu’en 1880.
Durant cette période, les capitaines de navires recherchant le bois de
santal se renseignaient par l’intermédiaire des écumeurs de grèves
(marins déserteurs ou beachcombers). C’est de cette manière que le
santal fut exploité pour la première fois aux îles Marquises. Le 5 novembre
1811, le navire Hunter s’ancrait dans la baie de Taiohae à Nuku Hiva,
82
N°317 - Octobre / Décembre 2009
informé quelques mois plus tôt lors d’un premier passage de la présence
de bois de santal par deux écumeurs de grèves. Ce navire, commandé par
Rogers et provenant de Boston sur la côte Est des Etats-Unis, collecta plus
de 200 tonnes de bois en 65 jours (près de 740 m3 selon Roquefeuil
(1823). Il est néanmoins probable qu’un navire non identifié ait déjà
chargé du santal marquisien à destination de Canton (Chine) en 1805
(Dening, 1980).
L’origine du santal de Rogers n’est pas restée inconnue. En effet,
après avoir laissé sept hommes sur l’île pour collecter le prochain chargement, 1 e Hunter a appareillé pour Canton et vendu le bois à 30 dollars
les 100 kg pour un total de 27 500 dollars (avec seulement 1 000 piastrès de produits d’échange au départ selon Roquefeuil (1823)). Cette
arrivée a alerté les capitaines de plusieurs navires américains {Lydia,
Pennsylvania Packet et America) de la découverte de nouvelles îles à
santal, d’autant plus que le frère du propriétaire du Lydia était consul
américain à Canton. Riches de cette information, ces navires ont rejoint
le Hunter pendant les 6 semaines de la traversée du retour à Nuku Hiva,
en
juillet 1812. Les navires Hunter, Lydia et Pennsylvania Packet mené-
rent une campagne commune tandis que le America collecta seul. Le
santal apparut être présent en faibles quantités à Ua Pou, Ua Huka et
Tahuata. Fatuiva ne possédait pas d’ancrage sûr. Par contre, le bois de
santal se trouvait en grandes quantités à Hiva Oa : les navires s’ancraient
dans la baie sûre de Vaitahu à Tahuata et envoyaient leurs chaloupes ou
baleinières vers les vallées du Nord et du Sud de Hiva Oa (la baie de
Hekeani fut alors baptisée baie du santal).
Les marins du Hunter restés à Nuku Hiva ne purent récolter de bois
car la tribu des Teii de Taiohae n’avait
pas pardonné à Rogers la supercherie qui consistait à faire passer des sculptures en ivoire pour de réelles
dents de baleine. En effet, les Marquisiens qui estimaient beaucoup de
telles dents étaient prêts à les échanger contre du santal. Les Teii ne
voulant donc plus récolter de bois, les navires allèrent dans la baie voisine
de Hakaui où la tribu des Taioa était plus coopérative. Cette baie fut
nommée par la suite, la baie Lewis, du nom du capitaine du Pennsylvanta Packet qui y collecta le premier du santal (Dening, 1980).
83
Œu/letin de la Société des études Océan
Pour récolter le santal, les Européens durent négocier la coopération
des Marquisiens. En effet, si dans les premiers temps le santal proche des
côtes fut exploité, il fallut bientôt gagner le fond des vallées encaissées et
les plateaux élevés pour trouver des populations subsistantes. Les équipages des santaliers ne furent donc plus suffisants pour subvenir à cette
tâche, d’autant plus que la récolte du bois comprenait notamment le déracinement de l’arbre pour récupérer les racines et le désaubiérage afin de
ne conserver que le bois de cœur en éhminant l’aubier blanc non odorant.
Les monnaies d’échange usuelles étaient constituées de haches, clous,
quincaillerie, miroirs, perles, vêtements, tissus (mouchoirs, toiles bleues
et blanches) et alcool. Mais au fil du temps, les Marquisiens devinrent
plus exigeants en demandant des mousquets ou armes à feu (et poudre
ou munitions), des baleinières, des
plumes à panache rouges (de pailleen-queue notamment), des habits rouges (car la couleur rouge était
réservée au chef), des dents de baleine, d’orque ou de phoque (pour les
plus grosses), des ustensiles d’autres îles polynésiennes, des bibelots ou
des couverts. Il faut noter que la main d’œuvre seule était rémunérée et
non la matière brute, le bois de santal
(Dening, 1980).
De cette manière, le Hunter hit de retour à Canton le 29 janvier 1813
avec 232 tonnes de bois de santal
que Rogers vendit à 22 dollars les 100 kg
avec, au départ, la valeur de 3 000 pence de produits d’échange (Roque-
feuil, 1823). Deux jours plus tard, 1 America arriva presque vide avec 13
tonnes. Le 23 mars, le Pennsylvania Packet atteignit le port avec 105 tonnes
tandis que le Lydia ne rentra que le 23 novembre avec 66 tonnes.
Malheureusement pour eux, une semaine après l’arrivée du Hunier,
les nouvelles d’une guerre entre les Etats-Unis et l’Angleterre atteignirent
Canton. La marine britannique ayant établi un blocus, aucun de ces
navires n’a pu repartir aux Marquises, abandonnant les six hommes du
Pennsylvania Packet laissés à Nuku Hiva pour rassembler la cargaison
suivante. Sur ces six hommes, quatre furent tués par les Marquisiens et les
deux survivants sauvés par l’équipage du navire militaire américain USS
Essex, commandé par Porter, en octobre 1813 (Dening, 1980).
Ainsi, du fait de ce blocus, la nouvelle de la découverte du santal aux
Marquises ne fut pas diffusée auprès des grosses compagnies maritimes
84
N°317 - Octobre / Décembre 2009
américaines de Boston et Salem. Par ailleurs, un bateau britannique
retenu auparavant prisonnier par Porter à Nuku Hiva
atteignit PortJackson (actuelle Sydney en Australie) le 30 Juin 1814 avec comme équipage des marins britanniques évadés. Ainsi les marchands coloniaux de
Sydney prirent connaissance de la nouvelle et, dans les 5 années qui s’ensuivirent, firent 14 voyages vers les Marquises, ramenant au total 550
tonnes de santal à Sydney avant de les convoyer à Canton. Ce fut
probablement le quart de tout le santal exploité aux Marquises durant la période
1811-21.
Ces marchands coloniaux apportèrent avec eux toute la violence des
condamnés dont ils étaient issus, la future Australie étant originellement
une colonie
pénitentiaire. Ils agirent sans penser au lendemain, prenant
tout ce qu’ils pouvaient et notamment des chargements de 40 à 60 tonnes
de santal pour des voyages de 8 mois. Ils essuyèrent alors de nombreuses
attaques de la part des Marquisiens et comptèrent parfois des morts parmi
leurs équipages, souvent à cause de leur propre comportement ou celui
de leurs prédécesseurs. Ils vécurent sous la menace permanente de
naufrages, mutineries ou abordages par les Marquisiens, se permettant
tout pour s’emparer de quelques
kilogrammes de bois ; et ceci en toute
impunité vis à vis de l’administration coloniale australienne. Par la suite,
les conseils de méfiance et de prudence des écumeurs de grèves furent
très écoutés et suivis (Dening, 1980).
A partir de 1815 et de la fin de la guerre d’indépendance des EtatsUnis, les Américains de Nouvelle-Angleterre étaient de retour dans le Pacifique. Le Panther collecta 200 tonnes de santal en 1815 et aurait pu en
collecter 100 de plus s’il avait eu plus de mousquets à échanger. En 1817,
le Resource collecta seulement 60 tonnes après une visite de 5 mois.
l’Indus collecta quant à lui seulement 770 kg de bois et rapporta les
dangers à collecter le santal d’Hiva Oa et de Tahuata.
Camille de Roquefeuil sur le Bordelais, navire de Bordeaux, fut le
témoin du commerce du santal à la fin de 1817 (Roquefeuil, 1823). Il en
collecta lui-même 80 tonnes dans les baies du Nord et du Sud de Hiva
Oa. Il nota qu’un mousquet était échangé à cette époque contre 230
kg
de santal, 1 kg de poudre contre 45 kg de santal, 1 hachot (fendoir à bois
85
bulletin do lu Société dos- études 0icaamenne&
merlin) contre 20 kg de santal et une dent de baleine de 3 doigts
santal. Le santal était vendu à Canton 4,2 dollars les 100
kg à la même époque. Ainsi, Roquefeuil échangeait un mousquet de 2 ou
3 dollars contre plus de 9 dollars de santal. En 1818, il établit un bilan
de l’exploitation du santal aux Marquises et plus particulièrement à Nuku
Hiva qui produisait le meilleur santal. Ainsi, au début de la décennie, il
était facile et rapide de constituer une cargaison de santal (quelques
semaines). Par contre, à l’époque de son passage, 28 à 34 m3 seulement
pouvaient être récoltés par mois. Il ne restait alors dans l’intérieur des
terres que des santals rabougris, tordus et de très faibles dimensions.
Roquefeuil estime que l’exportation de près de 5 100 m3 a presque épuisé
les ressources en santal de l’île. Cela a également fait monter les prix
d’échange du santal par les Marquisiens.
En 1826, la ressource en bois de santal était épuisée. L’épopée du
santal était alors terminée aux Marquises. Une autre commençait, celle de
la baleine (Dening, 1980).
ou
contre 45 kg de
Par extrapolation des données de Dening (1980), nous pouvons
estimer que plus de 2 200 tonnes de santal furent ainsi exploitées aux
îles
Marquises entre 1811 et 1821. Cela représente entre 27 000 et 55 000
arbres en comptant entre 40 à 80 kg de bois de cœur par arbre (les
santals marquisiens présentant de plus grandes dimensions que ceux des
Australes) et donc de 27 à 55 arbres exploités par kilomètre carré de
terre émergée ou de un arbre tous les 2 à 4 ha. La plupart des zones d’altitude n’ayant probablement pas été atteintes par les santaliers, l’exploitation fut alors beaucoup plus intense à basse altitude que ces chiffres
moyens ne l’indiquent. L’ensemble des populations accessibles de basse
altitude fut alors anéanti, ne laissant alors que de rares rejets car les
racines elles aussi étaient récoltées.
L’impact des santahers ne s’est pas limité à la surexploitation des
populations de santal. En effet, ils laissèrent derrière eux de profondes
cicatrices dans la société traditionnelle marquisienne. La récolte du santal
(accès aux populations, déracinement, sélection des meilleures racines,
troncs et branches, désaubiérage, empaquetage et transport) demanda
beaucoup d’efforts, efforts qui étaient auparavant consacrés à des
86
N°317 - Octobre / Décembre 2009
activités artisanales ou des coutumes ancestrales (conception de vêtements en tapa, construction de pirogues et d’outils en
pierre...) Ainsi, le
tapa fut délaissé pour le tissu, les pirogues pour les baleinières, les herminettes et outils en pierre pour ceux en fer... Les porcs très utilisés durant
les fêtes et rituels tapu (tabou, sacrés, interdits) furent vendus pour
approvisionner les navires. La patate douce fut cultivée sur de grandes
étendues pour la même raison. Les tapu furent donc brisés et l’autorité
des chefs ou haka’iki disparut, eux-mêmes ayant parfois leur propre activité commerciale. Une large panoplie de talents, compétences et rituels
s’évanouit alors. De plus, quelques années plus tard, les affres des maladies introduites par les navigateurs et de l’alcool se firent sentir, entrainant par là une forte dépopulation.
III.3.2. Exploitation récente
Depuis le milieu du XIXe siècle et jusque dans les années 1970, les
populations de santal résiduelles ont été peu exploitées et alors essentiellement pour la fabrication du monoï au santal et la confection d’autres
objets traditionnels. Mais l’arrivée du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP) et le développement accéléré consécutif de la Polynésie française changèrent cela. En effet, l’afflux de métropolitains et plus tard de
touristes entraîna une demande accrue en souvenirs artisanaux en santal,
bois précieux mythique en Europe tandis que de nombreuses voies
d’accès étaient ouvertes dans des sites jusqu’alors très reculés.
La piste reliant Taiohae à Terre-Déserte sur l’île de Nuku Hiva inau-
gurée en 1979 et en construction depuis 1974 désenclava le plateau de
Toovii et les crêtes associées, derniers refuges des populations de santal
originelles. Durant sa construction, les santals se situant à proximité furent
exploités pour être exportés à destination de Tahiti. Le développement
agricole et forestier du plateau fut aussi la source de l’exploitation préalabié de nombreuses populations de santal.
La demande de sculpture en bois de santal fut créée tout d’abord
par l’arrivée de fonctionnaires et autres agents administratifs européens
installés temporairement à Nuku Hiva et sur les autres îles de l’archipel
puis également par les touristes. Cette demande fut satisfaite par les
87
Çûid/etm de la Société des étude# ôcéa/i
sculpteurs marquisiens, d’autant plus facilement que la ressource était
alors devenue très accessible.
Du fait de la demande croissante et de la raréfaction du bois dispo-
nible à Nuku Hiva, des coupes de bois de santal mort ont été autorisées
et contrôlées en 1987 et 1989 par le service forestier
(20 m3 de bois sec
exploités ; Cherrier, 1993)- La disparition de la ressource peu après n’a
pas rendu possible la tenue de nouvelles opérations similaires.
Aujourd’hui, le braconnage du santal a toujours lieu, essentiellement
pour des sculptures à destination des touristes ainsi que pour le monoï
parfumé au santal. Ainsi, en 2002 et 2004, près de 0,3 m3 de bois de
santal braconnés à proximité d’une nouvelle route ont été saisis à Nuku
Hiva aux îles Marquises (J.P Malet, SDR, comm. pers. 2004).
Ces exploitations sauvages ont conduit, en 2003, à protéger régiementalement le santal des Marquises.
III.3.3. Impact sur la répartition du santal
entre et au sein des îles
Historiquement, le santal était connu des 6 îles habitées des
Marquises. Lors de récentes prospections de botanistes et forestiers, il a
pu être retrouvé dans 5 îles mais a vraisemblablement disparu de Ua
Huka. Cette disparition peut résulter de plusieurs facteurs, notamment de
l’impact initial des santaliers mais également du surpâturage herbivore
ultérieur.
Au sein des îles, le santal n’est plus connu que par de rares populations dans la plupart des îles. Ainsi, Hiva Oa, Ua Pou et Fatuiva ne comptent chacune que moins de
10 petites populations localisées sur des
pentes fortes ou dans d’autres zones difficilement accessibles. L’île de
Tahuata compte quant à elles plusieurs dizaines de populations de santal
connues mais les pieds sont tous de petite dimension, probablement du
fait de l’exploitation régulière des plus gros individus. Aucune de ces îles
peut ainsi subvenir aux besoins d’un commerce durable de bois de
santal, du fait de la faiblesse de la ressource.
ne
Seule Nuku Hiva a pu conserver des populations de santal plus consé-
quentes puisque plus d’un millier de pieds est connu des régions d’altitude,
88
N°317 - Octobre / Décembre 2009
difficilement accessibles jusqu’au milieu des années 1970. Néanmoins,
depuis cette date, le milieu a été profondément modifié par l’élevage bovin
ainsi que des plantations forestières, et le braconnage a contribué à la
disparition de la plupart des arbres exploitables.
Enfin, l’estimation minimaliste de 27 000 pieds de santal exploités
par les santaliers au début du XIXè siècle aux îles Marquises est à
comparer avec le nombre de pieds dénombrés récemment, soit près de
2000 individus (Butaud, 2006). Encore une fois, il est possible de
constater que les populations actuelles consistent uniquement en des
reliques des véritables « forêts de santal » du passé.
IV. Bilan de l’exploitation du santal en Polynésie française
La surexploitation des populations naturelles de santal par les santa-
liers a été intense en Polynésie française durant deux décennies, entre
1810 et 1830. Elle a conduit à l’exploitation de plusieurs milliers de
tonnes de bois de cœur et de plusieurs dizaines
de milliers d’arbres sur
des îles jusque là très peu connues du monde extérieur. Il est probable
que toutes les populations de santal accessibles aient été éliminées à cette
occasion, résultant en la disparition du santal d’une grande partie de son
aire de répartition originelle tant au sein des îles, qu’entre les îles (dispa-
rition probable de Ua Huka aux Marquises, Tubuai aux Australes et
Makatea aux Tuamotu).
Plus de 150 ans après, une seconde vague d’exploitation s’est
produite du fait d’une demande nouvelle et de l’accès aisé à des sites
autrefois reculés. La surexploitation de cette ressource naturelle en principe renouvelable et traditionnellement estimée est donc toujours à
l’ordre du jour.
Conclusion
Le commerce du bois de santal dans le Pacifique s’est produit très
précocement après la redécouverte des différents archipels par les navigateurs occidentaux. Il a non seulement eu des conséquences importantes
sur les populations de santal mais également sur les sociétés insulaires de
l’époque avec parfois un premier contact très peu altruiste, voire sanglant.
89
En effet, le santal a disparu plus ou moins récemment de certains
archipels ou certaines îles (Samoa, Juan Fernandez, Ua Huka, Tubuai ou
encore Makatea) et s’est très largement raréfié dans d’autres pour ne
constituer que des populations relictuelles très fragiles à d’autres perturbâtions (feux, surpâturage, urbanisation..
D’un autre coté, les santaliers fragilisèrent aussi les sociétés traditionnelles par l’introduction de nouveaux besoins mais également de
nouvelles maladies dévastatrices.
L’époque des santaliers fut donc lourde de changements pour les
milieux naturels et les hommes Polynésiens.
Il est à espérer que relativement au santal, les récentes plantations
conservatoires mises en place par le SDR entre 2001 et 2007 dans les îles
de Nuku Hiva, Moorea, Hiva Oa et Tahiti puissent contribuer efficacement à la sauvegarde et au développement
de cette ressource naturelle
renouvelable.
Jean-François Butaud
Laboratoire de Chimie des Substances Naturelles
Université de la Polynésie française
BIBLIOGRAPHIE
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Le pétroglyphe des jumeaux
Pétroglyphes
Petite histoire d’un gros caillou
(Reprise et suite du rapport paru daas le bulletin N° 170 de la S.E.O. de mars 1970)
C’est en feuilletant le fascicule N° 1 des irremplaçables « Dossiers des
Océanistes » que j’appris l’existence d’un fabuleux pétroglyphe photo-
graphié par Kenneth Emory en 1925. Je demandais des renseignements
au puits de connaissances qu’était Aurora Natua, alors secrétaire de la
S.E.O., mais elle ne put m’indiquer qu’une vague direction et je décidais
donc de partir en exploration dans la vallée de Tipaerui où devait se
trouver le légendaire rocher.
Je rodais donc dans le secteur des jours durant jusqu’au moment où
gamin, ayant sans doute trouvé curieux le manège de ce Popa’a
esseulé, me demanda si je ne cherchais pas par hasard le « caillou qui
parle » ? Devant ma réponse affirmative, il m’invita à le suivre et nous
remontâmes sur 2 ou 300 mètres un ruisseau coulant entre les terres
dites « Otiotiroa » et « Fenuaute », assaillis par des nuages de moustiques, les pieds plus ou moins dans l’eau, jusqu’au moment où l’enfant
s’arrêta en me déclarant : « Je suis dessus ! ». Je ne vis d’abord rien si ce
un
n’est un gros rocher sur lequel l’eau s’écoulait doucement.
Il faisait très sombre dans cette partie de la vallée et les choses chan-
geaient de formes et de couleurs suivant la position du soleil dans le ciel.
Sous les pieds du gamin je distinguai enfin les sculptures en creux que
l’écoulement de l’eau du ruisseau avait sans doute déjà commencé à
Esquisse de tortue
sur
roche éclatée
N°317 - Octobre / Décembre 2009
éroder ? Comment un tel monument patrimonial pouvait-il se trouver à ce
point abandonné ? Je réfléchissais donc au moyen de sauver ce mégalithe
(sans penser qu’il deviendrait plus tard le symbole culturel de la Polynésie !) et je demandais l’avis d’Henry Jacquier alors président de la SEO
qui me donna immédiatement sa bénédiction.
Nous étions en juin 1969 et je travaillais déjà depuis quatre ans à
Moruroa mais les évènements de 1968 en Métropole faisaient que tout
était en stand by au « Centre d’Expérimentation du Pacifique » et que les
quelques agents permanents que nous étions se retrouvaient bloqués au
Centre de Mahina ou en congés sur place, ce qui était mon cas. L’idée me
vint alors de faire appel à l’Armée pour m’aider à sauver le pétroglyphe
et ce ne fut pas sans quelque réticence que le colonel du 5ème RMP de
Arue accepta de me prêter 5 hommes, un lieutenant et du matériel et il
nous fallut pas moins de 5 jours pour arriver à nos fins au milieu d’une
chaleur très lourde et de myriades de moustiques.
La photographie prise en 1930 (?) par Kenneth P. Emory montre que
la base du rocher se trouvait déjà à cette époque un peu dans l’eau et, le
poids et le désintéressement aidant faisaient qu’il s’était de plus en plus
enfoncé dans le ruisseau.
Le petit remue ménage dans ce corn perdu avait évidemment attisé
la curiosité de l’entourage et tous les jours nous avions un groupe de visi-
d’environ quatre
mal de problèmes et nous étions
dans l’expectative, après avoir déjà plié deux chèvres (trépied servant à
soulever des objets lourds), lorsque plusieurs de nos « admirateurs »
nous glissèrent gentiment à l’oreille qu’il suffirait d’une pente constituée
de branchages, de feuilles et de boue pour haler le rocher sur la berge à
l’aide d’un tire-fort attaché sur un arbre plus haut. Ayant adopté cette
tactique le pétroglyphe se retrouva bientôt sur une des rives du ruisseau
(j’appris, plus tard, que ce n’était pas la bonne et qu’il y eut, paraît-il,
quelquespeapea à ce sujet entre les deux propriétaires... !)
teurs aux sourires plutôt moqueurs. Sortir cette pierre
tonnes du ruisseau encaissé posait pas
95
Et
in
■'
Une des glyphes
1 observées
| en I 969
Bordure
accentuée
Partie de pierre
détachée
Ce dessin sans doute inconnu jusqu'à présent
n'est pas du tout du même style que "le pétroglyphe" il est cependant d'une facture remarquable et en plus de la gravure l'artiste a essayé
de mettre le tout en relief en creusant sur le
contour de la pierre ce
qui a d'ailleurs peut être
occasionné le bris d'une partie de la sculpture.
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Nous le tirâmes assez haut pour qu’il ne retombe pas dans le ruisseau et nous l’encastrâmes entre deux rochers
plus petits. Les légion-
naires firent un peu de ciment pour le fixer un peu mieux mais je
m’aperçus à temps que l’un de ces deux rochers était lui aussi gravé et j’en
ôtais vivement le ciment encore mou. Cette découverte fortuite m’incita à
regarder de près toutes les roches du voisinage et après de solides séances
de brossage, je découvris une dizaine de glyphes plus ou moins marqués
que je m’empressais de photographier. Quelques roches sises au bord
du chemin portaient des encoches très marquées d’environ 25cm qui
avaient sans doute servi de support à d’anciennes constructions. Peutêtre l’endroit était il un heu sacré ou à tout le moins cultuel ?
Je fis un petit rapport pour la SEO, rapport qui parut dans le bulletin
N° 170 de mars 1970, illustré des meilleures photos. Le journal la
Dépêche du 6 juin 1969 ht également paraître deux pleines pages sur le
sujet, l’article se terminant sur le souhait de voir ce monument couvert
d’un petit toit de ni’au et de la mise en place d’un panneau indicateur au
bord de la route principale en attendant de voir figurer ce morceau de
patrimoine en bonne place au futur Musée de Tahiti et des îles dont on
parlait fort à cette époque. Le directeur des Archives Territoriales quant
à lui émettait le vœu de voir le pétroglyphe trôner au milieu de l’entrée du
futur bâtiment des Archives car il s’agissait en effet d’un des premiers
messages du passé. La légende voudrait que le dessin représente Tetauri
vahiné, morte en donnant naissance à des jumeaux, morts, eux aussi,
juste après elle ; l’histoire fut d’ailleurs reprise par J.M. Pambrun, alors
directeur de l’OTAC, qui en fit une pièce de théâtre.
En explorant les alentours, je trouvai plusieurs autres roches gravées
dont la Dépêche se fit l’écho dans les numéros du 9 et du 20 juin 1969
mais j’en restai là faute de temps et le silence retomba sur ces trouvailles
durant de nombreuses années. Aucune fouille ni aucun relevé ne furent
officiellement faits et il fallut qu’une équipe mandatée par le « Centre
Polynésien des Sciences Humaines » entreprenne en novembre 1986 un
moulage sur place pour que l’on réentende parler du pétroglyphe sans
97
Œullctin Je la Société Je» SûrJe» &céamenne»
qu’il fut toutefois question de le déplacer pour le mettre en valeur (La
Dépêche du 3 novembre 1986).
En décembre 1988, un ami me demanda de lui faire voir le monument ; mais de monument... point ! Il n’était plus en place et l’interro-
gation des personnes chargées du patrimoine n’apporta aucune lumière.
Je prévenais les journaux locaux et l’affaire fit grand bruit. On apprit finalement que la pierre se trouvait dans l’enceinte de la mairie de Faaa
(posée sur des pneus quand même !) et que le maire de cette commune
qui considérait que l’emplacement originel était sur son agglomération,
envisageait de la mettre en valeur en la plaçant devant la mairie (la
Dépêche et les Nouvelles des 27, 28 et 29 décembre 1988).
Les propriétaires du terrain où se trouvait auparavant la pierre accep-
tèrent que celle-ci soit déposée au Musée où elle est enfin mise en valeur
après un assez long stationnement, à plat, devant l’entrée où elle servit de
table aux visiteurs durant un « certain » temps.
Cette pierre est maintenant englobée dans le jardin du Musée avec, au
dessus, une notice explicative (en courbe) sensée la protéger des intempéries mais force est de constater qu’ainsi les gravures ne sont guère visibles
et qu’un éclairage rasant serait peut-être nécessaire pour les faire apparaître
telles que le soleil me permit de les voir dans leur vallée d’origine.
En 1999, Jean-Marc Pambrun présentait sa pièce de théâtre : La
légende desjumeaux de Tipaerui. Aujourd’hui, la partie de la vallée où
se tenaient toutes les pierres sur lesquelles j’avais repéré des gravures est
recouverte d’immeubles HLM dans lesquels toutes les traces ont été englobées. Il eut été pourtant judicieux d’entreprendre une campagne de sauvetage, chose qui n’a pas l’air d’avoir cours dans notre Pays...
Souhaitons que cet exemple mette la puce à l’oreille des autorités
«
culturelles » du territoire
C. Beslu
(mars 2009)
98
Le sorcier de Hiva Oa
identifié ?
Lorsqu’en octobre 1995 s’est ouverte à Liège - dont le Musée d’Art
Moderne et d’Art Contemporain abrite le célèbre tableau appelé communément Le sorcier d’Hiva Oa
-
une
exposition portant sur « Gauguin, les
XX et la Libre Esthétique », Pierre Somville a donné ce conseil :
«
Pour bien voir le tableau, il faut faire trois pas en arrière, puis deux
latéralement vers la droite, afin d’être dans l’axe que parcourrait le
sorcier immobile, s’il se mettait en mouvement... »
C’est dans cette posture que nous avons essayé de récapituler mentalement tout ce que nous avons pu lire, voir et entendre au sujet de cette œuvre
magnifique durant le temps de préparation de notre essai sur Gauguin et le
protestantisme. Rencontre avec des hommes et... desfemmes1.
Une question continue à faire débat : sur quel modèle Gauguin s’estil appuyé pour réaliser son chef-d’œuvre ? Avec prudence la notice du
musée de Liège dit : « il a été identifié par certains auteurs comme étant
Haapuani ». Dans l’un des plus récents livres consacrés à Gauguin, JeanFrançois Staszac reprend cette hypothèse et parle d’un :
«
personnage aux jambes nues et aux épaules recouvertes d’une cape
rouge tenant dans sa main une plante ou une fleur : probablement un
initié, un ‘sorcier’, sans doute Haapuani2 ».
1
Othon Printz, Gauguin et le Protestantisme, Rencontre avec des hommes et... des femmes, Jérôme Do
Bentzinger Editeur, Colmar, 2008.
2
Jean-François Staszak, Gauguin voyageur, Geo Solar, 2006, p. 173 et 177.
Qui était Haapuani ?
C’est dans un bref article, malheureusement peu connu et difficilement accessible, de Jacques
Bayle-Ottenheim3, que se trouve, à notre avis,
le meilleur condensé des renseignements connus sur ce personnage. Aussi
dans ces lignes, qu’apporter quelques compléments
rapides à la biographie de Haapuani.
ne pouvons-nous,
Haapuani, le “sorcier de Hiva Oa”
En plus de son identité marquisienne, Haapuani portait le nom
d’Isaac Puhete4. Le port de deux prénoms, l’un ancré dans la tradition
ancienne, l’autre judéo-chrétien, est une pratique à mettre en rapport
avec la
particularité de l'évangélisation des îles Marquises.
Après quelques tentatives, plutôt infructueuses, effectuées par des
missionnaires protestants anglais et tahitiens, ce sont des pasteurs originaires des îles Hawaii qui ont pris la relève. L’histoire de leur venue mérite
d’être contée.
Un navire américain, ayant à son bord un insulaire des îles Hawaii,
s’arrêta aux Marquises. Ce matelot hawaiien, donc polynésien, parlant
langue proche de celles des Marquises, avait obtenu le droit
d’épouser la fille d’un chef et de rester dans l’archipel.
Le beau-père, frappé par l’intelhgence de son gendre, voulut absolument visiter la patrie de ce dernier. Il réussit à concrétiser son rêve. En
arrivant en 1853 à Honolulu, il entra en contact avec une association
évangélique hawaiienne et demanda derechef un missionnaire protestant
pour les Marquises. La société répondit positivement à son désir en
envoyant deux prédicateurs hawaiiens. En 1865 un troisième pasteur,
également hawaiien, leur fut adjoint5.
une
3
Jacques Bayle-Ottenheim, Tohotaua et Haapuani: deux amis marquisiens de Gauguin, 5èrae Salon international du livre insulaire, île d'Ouessant-Bretagne du jeudi 21 août au dimanche 24 août 2003, l'archipel
des lettres. Aux îles Marquises : sur les traces de Paul Gauguin pp. 25-29.
4
E.S.C. Handy, Marquesan legends, Bishop Museum, Honolulu, 1930.
5
Sur l'évangélisation des Marquises on peut consulter Henri Vernier, Au vent des cyclones, Les Bergers et
les Mages, Paris, 1986.
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Au départ, le travail de ces missionnaires polynésiens fut couronné
de succès. En 1875, ils faisaient état de 2 000 protestants. Le plus connu
des trois missionnaires, James Kekela (1824-1904), a travaillé longtemps
dans la région de Puamau, à l’endroit même où Haapuani a passé ses
années de jeunesse. C’est là, en effet, qu’a commencé pour ce dernier
l’initiation à la culture marquisienne, parallèlement à sa formation chrétienne protestante. Handy, un ethnologue américain qui travaillait en 1920
Marquises, a recueilli ce témoignage concernant Haapuani :
«... dans sa jeunesse, [on] le voyait fréquemment assis au milieu d’un
groupe d’hommes plus âgés qui contaient les exploits de héros tels que
Kae ou Tana-oa ; les oreilles et l’esprit en éveil, il s’appliquait alors à
retenir les mots qui, plus tard (...) lui permettraient de sauver de
l’oubli, une part au moins, du fabuleux savoir qui avait été celui de tous
les Marquisiens cultivés des temps anciens. ,.6»
Quant aux missionnaires protestants hawaiiens, eux-mêmes, rappelons-le, Polynésiens de race et de langue, ils ne cherchaient pas tant la
rupture avec les traditions anciennes qu’une évolution de celles-ci vers le
aux
christianisme.
À cet élément, à nos yeux essentiel, il faut ajouter qu’en 1834 les
missionnaires catholiques sont venus faire concurrence aux protestants.
Les conflits entre les deux confessions furent souvent rudes. S’appuyant
sur les débuts de la colonisation
française, les catholiques ont ouvert des
écoles où le français fut enseigné, alors que les missionnaires protestants
donnaient leur formation en marquisien.
Lorsque Haapuani était enfant, les autorités coloniales françaises ont
poussé à la fermeture des écoles protestantes et encouragé l’ouverture
d’écoles catholiques. C’est dans ce contexte que Haapuani fréquentait ces
dernières, d’où sa bonne connaissance de notre langue. C’est ce qui lui
permettra plus tard d’avoir des conversations suivies avec Gauguin.
Concluons. Solidement initié à la culture marquisienne ancienne,
Haapuani devint « tau’a », une fonction qui s’apparente à celle de
prêtre » ou de « sorcier ».
«
6
Traduit par Bayle-Ottenheim, article cité p. 27.
101
Œulletùi, de la Jociété des études Océaniennes
Tant que les pasteurs hawaiiens étaient à l’œuvre, il pouvait, dans
certaines limites, cumuler ce rôle avec son appartenance chrétienne. La
possibilité, en ces temps lointains, d’un tel cumul a été récemment
rappelée par Jean-Marc Pambrun :
«... Je m’en suis allé à Maupiti consulter un autre de mes aïeux,
Mahuru, décédé à l’orée finissante du XIXème siècle. Premier
pasteur, et donc plus haute autorité de l’île à cette époque, il était
aussi un tahu’a hi’ohi’o, un voyant, qui n’avait pas craint de
refuser de se couper les cheveux pour les missionnaires, ni de se
raser la tête en signe de deuil lors du décès de la reine Pômare
IV, et qui avait pris le parti du mouvement de rébellion mené par
Teraupo contre le protectorat et l’annexion des des Sous-le-Vent7.
Lorsque le christianisme marquisien s’est occidentalisé par la venue
de missionnaires français, catholiques ou protestants, il y eut une rupture
entre les deux cultures : le cumul n’était plus possible. Aussi, les souvenirs de Guillaume le Bronnec, qui a bien connu Haapuani vers 1910, sontils quelque peu inexacts lorsqu’il dit que «Haapuani avait le rang de tau ’a
ou prêtre avant l’arrivée des missionnaires8 ». Il faut préciser : c’est Parrivée d’un missionnaire français qui l’a conduit à « renoncer à sa prêtrise
pour devenir organisateur et maître de cérémonie des festivals et célébrations d’Hiva Oa9 ».
Haapuani, un « Hercule »
Le Bronnec décrit Haapuani comme un homme « d’une trentaine
d’années, pur marquisien, taillé en hercule...10 »
7
Jean-Marc Tera'ituatini Pambrun, ethnologue, écrivain et artiste polynésien in Héritage et confrontations,
Actes d'un colloque qui s'est tenu à Tahiti en 2003, Edition Le Motu, Papeete, p. 59. Notons au passage que
Gauguin a bien connu ce mouvement de rébellion évoqué par Pambrun.
8
Rappelons-nous que les missionnaires hawaiiens sont arrivés en 1853 et les anglais dès 1797.
9
Guillaume Le Bronnec dans Gauguin, sa vie, son œuvre : réunion de textes, d'études, de documents sous
la direction et avec la collaboration de Georges Wildenstein, Paris, PUF, 1958 pp. 193-200.
10
Guillaume Le Bronnec, opus cité p. 207.
102
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Voici deux photos.
Celle de gauche le montre vers 1930, âgé d’environ 50 ans, à côté
d’un tiki marquisien11. La photo de droite, inédite à notre avis, nous a été
confiée par le petit-fils du pasteur Paul Vernier. Ce dernier a été missionnaire protestant à Hiva Oa à l’époque de Gauguin. Il a bien connu
le
peintre ; et c’est lui qui l’a soigné, faute de médecin présent sur l’île à
cette époque12.
Cette reproduction se trouvait dans un album comprenant d’autres
photographies, réalisées par Grelet, photographe amateur et ami commun
de Gauguin et du pasteur Vernier. Elle date probablement de 1902 et
montre Haapuani âgé d’une vingtaine d’années. Assis sur sa chaise, il
apparaît, ici aussi, comme un homme massif, à l’allure de chef, loin de
la figure fine et énigmatique du « sorcier ».
Haapuani, gendre de Tioka.
Un peu plus haut nous avons mentionné l’étonnement de Handy
quant aux exceptionnelles connaissances de Haapuani. Interrogé par l’ethnologue américain, il lui a confié,
qu’en plus de ce qu’il a appris dans sa jeunesse à Puamau, c’est le
père de Tohotaua, son épouse, un homme de haute culture, qui a large«
ment contribué à enrichir l’apport initial ».
Or le « père de Tohotaua » n’est autre que Tioka13, le diacre de la
paroisse protestante, ami et « frère » de Gauguin par l’échange de leur sang14.
Deux sources soulignent les grandes connaissances de Tioka en
matière de traditions marquisiennes. D’une part le pasteur Vernier, dans
11
La photographie se trouve dons l'ouvroge de Hondy, cité plus haut.
12
Sur les liens entre Gauguin et le pasteur Vernier, voir Printz, opus cité, pp. 95-110.
13
Dans son ouvrage sur Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises (Editions du Pacifique, 1975), Bengt Danielsson
écrit : « Le modèle préféré de Gauguin n'est pos Marie-Rose, comme on pourrait le croire, mois la fille
adoptive de son domestique, Kahui, une jeune femme rousse nommée Tohotoua » (p. 292). Dans notre livre
nous avons repris cette erreur manifeste. Ce n'est bien sûr pas « Kahui, le jeune et intermittent domestique
de Gauguin » (lettre du posteur Vernier du 8 mars 1904 à Daniel de Monfreid) qui est le père adoptif de
Tohotaua mois bien Tioka lui-même, comme l'affirme Haopuoni.
14
Sur les liens entre Tioka et Gauguin, voir notre essoi, pp 81-83.
103
N°317 - Octobre / Décembre 2009
ses souvenirs, rapporte
que « Gauguin aimait beaucoup Tioka, son voisin.
En effet, Tioka renseignait Gauguin, qui savait un peu le tahitien, sur les
traditions du pays ». D’autre part nous connaissons les témoignages de
Victor Segalen, très élogieux au sujet des connaissances de Tioka.
Écoutons ces quelques extraits d’un écrit de Segalen. Chez le pasteur
Vernier, non loin de la maison où est mort Gauguin, Segalen écoute un
récit de l’histoire des îles fait par une vieille femme,
« la seule dont la mémoire
ait encore conservé de telles vieilles
choses ». « L’heure est plaisante, note-t-il dans son journal, sur un
rocking la silhouette blanche, blonde, claire, menue et sympathique
de Jeanne Vernier. Lui-même [Paul Vernier] interprète avisé et infa-
tigable, puis des jeunes femmes, qui, un peu étonnées, écoutent l’immémoriale histoire ; Tioka, l’ami de Gauguin, commente les vieux dires,
et la récitante, accroupie dans un coin, les
yeux dans le vide, balançant d’un rythme égal sa main sèche, scande d’une oscillation chaque
nom de sa longue dynastie15 ».
Tioka et ses trois enfants adoptifs
Dans le même album de photos qui contenait celle de Haapuani nous
en avons découvert une autre,
qui montre, de gauche à droite, Timo, fils
adoptif de Tioka et traducteur de Gauguin, Tioka lui-même, une « jeune
fille aux fleurs », qu’en un premier temps nous n’avons pas su identifier
et, sur le cheval de Gauguin, Kahui, également enfant adoptif de Tioka et
cuisinier du peintre.
Curieusement, la moitié gauche de cette photo, représentant Timo
et Tioka, a été publiée comme illustration de
l’ouvrage de Victor Segalen,
Hommage à Gauguin, l’insurgé des Marquises'6.
15
Cité par Gilles Manceron, Segalen et Gauguin, Actes du colloque Gauguin Musée
d'Orsoy, 13 janvier 1989,
La Documentation Française, Paris 1991, p. 36.
16
Ouvrage publié en 2003 par Magellan, Paris, avec une introduction de Jean-Luc Coatalem. Le fait qu'Anny
Segalen Joly, la fille de Segalen, soit en possession de la photo de Tioka avec ses enfants adoptifs prouve
que Gauguin possédait bien cette photographie au même titre que celle qui lui a servi pour peindre La jeune
fille à l'éventail. Les photos que Grelet a envoyées au pasteur Vernier en 1948 sont des retirages des films
originaux que celui-ci a conservés. Cité par Gilles Manceron, Segalen et Gauguin, Actes du colloque Gauguin
Musée d'Orsay, 13 janvier 1989, La Documentation Française, Paris 1991,
p. 36.
105
Rapprochons à présent la photo de « la jeune fille aux fleurs » avec
celle du « sorcier d’Hiva Oa ». La ressemblance est troublante. Des
«
physionomistes » m’ont affirmé qu’elle est aussi nette que celle d’une
autre photographie de Grelet - qui se trouve dans le même
album - avec
la célèbre peinture de la Jeune fille à l’éventail.
Or cette seconde photo représente Tohotaua, épouse d’Haapuani, et
fille adoptive de Tioka. A ces photos nous pouvons ajouter un témoignage
épistolaire. Le pasteur Vernier, dans une lettre à Grelet datée du 22-071948, ajoute aux remerciements pour le courrier reçu : « Les photos sont
épatantes. La vahiné de Gauguin est très réussie, je vous en remercie du
fond du cœur. »
Ajoutons encore qu’au même titre que Haapuani, le mari de Tohotaua portait comme second prénom celui d’Isaac, son épouse portait, très
probablement, celui de Sara. Cette hypothèse se fonde sur un propos de
Victor Segalen. Citons deux phrases d’un texte plus largement repris dans
notre livre :
—
—
—
Comment t’appelles-tu ?
Sara.
Sara ! Et puis ? Je ne pus obtenir d’avantage...
Sara rougit. Elle le pouvait aisément, car le mélange parcimonieux de
ses deux sangs,
danois et maori, lui avait laissé toute la blancheur des
n’aurait pu que pâlir un peu... »
races du Nord... un maori pur
Il est bien connu que Tohotaua était métissée.
Conclusion
A l’évidence, le « Sorcier d’Hiva Oa » ne peut-être identifié avec le
portrait physique de Haapuani. Si Gauguin s’est inspiré ici, au même titre
que pour peindre la « Jeune fille à l’éventail », d’une photographie de
Grelet, le célèbre tableau du musée de Liège ne représente ni un homme,
ni un mahu (androgyne), ni un raerae (homosexuel) [le terme n’existe
pas encore !!!] mais une jeune femme, Tohotaua-Sara, sans doute la
dernière que le peintre ait profondément aimée. Peut-être bien que cet
amour fut plus ou moins platonique et que l’homme, malade qu’il était,
n’ait plus pu avoir de relations sexuelles avec Tohotaua-Sara.
106
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Ceci expliquerait un autre propos énigmatique de
Segalen. Parlant de
Sara, Victor Segalen dit à Tioka :
Tioka, j’ai demandé le nom de toutes les femmes que le Maître a connues.
Pourquoi ne m’as-tu pas dit celle-ci ? Tioka sourit avec dédain. ‘Elle n’a
jamais dormi avec lui, celle-là.’ Et Sara se mit à pleurer beaucoup... »
Quant au fait d’avoir fait porter la cape rouge de taua, signe du prêtre
marquisien, à Sara, Gauguin a peut-être voulu « ‘fondre’ les images de
Tohotaua etHaapuani11 ». Il a aussi pu vouloir exprimer une conviction
déjà formulée lorsqu’il vivait avec Teahamana, sa bien-aimée du premier
séjour à Tahiti : « Les dieux d’autrefois se sont gardé un asile dans la
«
mémoire des femmes. »
Finalement, Gauguin n’ayant pas donné de titre à ses tableaux marquisiens, nous pouvons laisser libre cours à notre fonction fabulatrice.
Ceux qui ont vu un homme dans cette
magnifique peinture l’ont inti-
tulée Le Sorcier de Hiva Oa, ou Le Marquisien à la
cape rouge ou encore
L’Enchanteur.
Nous qui avons cru identifier une femme, nous écartons le titre de
Sorcière de Hiva Oa.
Parler de La Marquisienne à la cape rouge nous conviendrait un
peu plus.
Reste L’Enchanteresse : le mot ne sonne peut-être pas bien, mais il
répond sans doute mieux que les autres titres au vécu de Gauguin avec
Tohotaua-Sara...
Othon Printz
17
Correspondante entre Bayle-Ottenheim et Printz du 13 novembre 2008. La « fusion » entre Haapuani et
Tohotaua est plus nette sur le tableau, également réalisé en 1902, appelé Les
Baigneurs. Ici la tête de Toho-
taua repose sur un corps d'homme solide, comme
Haapuani l'a été.
107
Hommage
à Douglas Oliver
Douglas vient de nous quitter à l’âge de 96 ans. Un hommage lui a
été rendu ce 13 novembre à Hawai’i, à la Faculté d’anthropologie de l’Uni-
versité de Mano’a, et il nous semble normal de lui rendre hommage aussi
à Tahiti.
Né en Louisiane en 1913, Douglas Oüver a étudié dans des univer-
sités américaines et à Vienne ; il a participé à la guerre du Pacifique en
conseillant à Nouméa l’amiral Halsey puis l’administration américaine
pour les affaires du Pacifique de 1947 à 1950. Il a
enseigné à Harvard de
1948 à 1973 puis à Hawai’i de 1970 à 1978.
Spécialiste des îles Salomon, Douglas Oliver y a inauguré une
démarche originale en analysant le système foncier et les mythes de
Bougainville. Avec lui les mythes ne sont plus des histoires à dormir debout
(ni à endormir les enfants) - au contraire, ils sont le véritable cadastre
océanien, le fieu de la propriété, des appropriations et des revendications.
Au seuil des années soixante, des années cruciales pour l’étude d’une
vieille » société tahitienne et d’une « nouvelle » nourrie au développement du tourisme et à l’installation du CEP, Douglas Oliver, alors à
Harvard, a mis sur pied avec ses collègues et ses étudiants une équipe
multidisciplinaire.
Il confia, par exemple, l’étude des relations économiques des Chinois
des îles de la Société (et de leur système de capitalisation et de prêt) à
Richard Moench ; celle des comportements polynésiens à Robert Levy,
«
N°317 - Octobre / Décembre 2009
un
psychanalyste qui a su lier les discours des hommes et des femmes
rencontrés à Papeete et à Huahine aux concepts psychologiques contenus
dans le premier dictionnaire tahitien-anglais (celui de Davies, 1851) ;
celle des travailleurs de la ville et des champs à Ben Finney et à Paul Kay,
et celle des ménages à Antony Hooper.
Lui-même a étudié dans un ouvrage fondamental les activités sociales
et économiques de deux villages tahitiens confrontés à la modernité :
Beaucoup de ce qui est décrit dans cet ouvrage a disparu - ce qui donne
particulière à la description elle-même - une autre
relique à déposer dans le Musée du passé de l’humanité »...
Faut-il constater qu’aucun de ces travaux n’est encore disponible en
langue française - sauf celui de Robert Levy, bientôt ?
Douglas Oüver a pubüé en 1974 son Grand Oeuvre en trois volumes,
Ancient Tahitian Society : il y a reconstitué le système de croyance, il
décrit les outils, la vie quotidienne, les âges de la vie, les relations sociales
et économiques ainsi que le système de pouvoir et l’évolution d’une
société d’avant le choc de 1767. Il y a analysé la lente émergence des
Pômare et l’effacement des Teva, les conséquences des guerres des
mutinés de la Bounty devenus mercenaires et de l’apparition surprenante
des premiers missionnaires - ainsi que la nouvelle donne de 1815, le
«
une valeur toute
new deal de la bataille de Fei Pi.
Ce travail extraordinaire, lui non plus, n’a jamais (encore) été traduit
en
langue française.
Nous avions eu, Denise et moi, la chance de pouvoir rencontrer
Douglas Oliver et sa femme Margaret Mc Ajrthur (une spécialiste de la
Mélanésie) chez eux à Black Point. Il avait tenu à nous montrer l’outil
même de sa démarche si innovante pour comprendre les sociétés du Pacifique, de ce qu’il nommait controlled comparison, le seul moyen pour
arriver à des généralisations d’ordre scientifique en procédant, selon lui,
à des « expériences contrôlées » sur l’objet étudié. Cet outil, bien avant
l’ère de l’informatique, était un extraordinaire système de fiches percées
et de tiges métalliques qui avait permis à Douglas Oliver de « pêcher » les
informations dont il avait besoin au sein d’un répertoire indexé constitué
à partir de multiples lectures.
109
Œul/cli/i de la Société des, études, ôcéa/uenm
C’est alors qu’il nous avait confié un travail inédit, la seule étude de
comparaison contrôlée » éditée en 2002 à la fois en anglais et en français, On becoming old in early Tahiti and in early Hawai’i - Les âges
de la vie, Tahiti et Hawai’i aux temps anciens publiée par la SEO et par
«
les éditions Haere Po.
La disparition de Greg Dening (qui avait été son élève), il y a deux
Oliver sont aussi celle de personnages aimables, accessibles et généreux, ayant une vision globale du Padfique et d’une Océanie sans frontière (ni de politique ni de discipline) ;
ans, puis aujourd’hui celle de Douglas
leur démarche, innovante et audacieuse, était de spécialistes sans spécialisation... Ils laissent donc la place à une nouvelle génération de chercheurs qui restent dans le champs étroit et rassurant de leur propre
spécialisation, aux archéologues qui archéologuent, aux anthropologues
qui anthropologuent, aux ethnologues qui ethnologuent... tous et chacun
dans leurs quatre coins du triangle polynésien.
Robert Koenig
N°317 - Octobre / Décembre 2009
BIBLIOGRAPHIE
Parmi les travaux de Douglas Oliver disponibles en
sur la
-
anglais
Polynésie française :
The Pacific islands, 1951 (revu et repris jusqu'en 1989) Harvard University Press
-Ancient Tahitian Society, 1974, Hawai'i University Press
-
Two Tahitian villages, 1981 (voir CR dans BSEO 226 de
1984) Institute of Polynesian
Studies, Hawai'i
-
Return to Tahiti, 1988 (2e voyage de Bligh, voir CR dans BSEO 247 de
1989), Hawai'i
University Press
-
Oceania : the native culture of Australia and the Pacific islands, 1989, Hawai'i
University
Press
En français, on peut trouver :
-
-
Jeux et sport dans la Polynésie ancienne (BSEO 288 de 2001 )
Les âges de la vie, Tahiti et Hawai'i aux temps anciens (trad. Marie-Thérèse
Jacquier),
2002, SE0 et Haere Po.
111
Courrier ministériel sur la question de
l'appartenance des objets collectés par la SEO
POLYNESIE
MINISTERE
n°
DE L’ARTISANAT
ET DU PATRIMOINE CULTUREL
Le ministre
Papeete, le
FRANÇAISE
yl69
/MAP
3 0 JUIL 2009
AMrsjnMe.E&ti
KL Hinanui Cauchois
à
Mme Simone Grand
Présidente de la Société des Etudes Océaniennes
(S.E.O)
BP. 110 98713 Papeete
Objet :
Réf. :
P.J. :
Régularisation juridique du statut des collections de la S.E.O
Rencontre du mardi 7 juillet 2009
Note sur la situation juridique des collections du « Musée de Papeete »
Madame la Présidente,
Suite à notre réunion du mardi 7 juillet 2009, je souhaiterais vous confirmer la volonté du
Pays de régulariser la situation des collections du Musée de Papeete en affirmant leur caractère
domanial.
l’historique de ces
jours. A l’examen de ces informations, vous constaterez que la
Dans cet objectif, je vous transmets une note sur la situation juridique et
collections de 1921 à
nos
domanialité des collections semble évidente, la S.E.O étant chargée d’une mission de service public
à travers la gestion des collections et de
la bibliothèque du Musée de Papeete depuis l’arrêté du 31
décembre 1921. Comme vous le savez, l’essentiel des collections a été transféré au Musée de Tahiti
et des Iles lors de sa création entre 1975 et 1976. Elles y résident depuis cette période tandis que le
fonds bibliographique est toujours géré par la S.E.O au sein du Service des Archives Territoriales
situé à Tipaerui.
collections
Pays
Notre objectif commun est de transférer juridiquement ces
au
en
effectuant les démarches suivantes : il s’agit, dans un premier temps, de faire un projet d’arrêté
abrogeant l’arrêté du 31 décembre 1921 qui confère une mission de service public à la S.E.O. et,
dans un second temps, de prévoir l’affectation juridique des collections au Musée de Tahiti et des
Iles.
B.P. 2551,98713 Papeete - TAHITI, Polynésie française -1" étage Immeuble des affaires
économiques, Fare Ute
Tél. : (689) 50.86.20 - Fax. : (689) 50.8622 - Email : sccrctariat@artisanat.min.gov.pf
N°317 - Octobre / Décembre 2009
113
(bulletin de la Société de& études ôicea/uc/me-n
NOTE
sur la situation
juridique
des collections du « Musée de Papeete »
Par arrêté du 1er janvier 1917 (P.J. n° 1), le gouverneur des Etablissements
Français de l’Océanie (EFO) donnait naissance à la Société des Etudes Océaniennes (SEO)
objet : « ...l’étude sur place de toutes les questions se rattachant à l’anthropologie,
l’ethnologie, la philologie, l'archéologie, l’histoire et les institutions, mœurs, coutumes et
traditions des maoris de la Polynésie Orientale. ».
avec pour
D’autre part, l’article 5 de cet arrêté prévoyait que « La Colonie ... devra, autant
que possible, mettre à sa disposition les locaux et le matériel mobilier nécessaires pour ses
réunions et la conservation en lieu sûr de ses archives, ouvrages de bibliothèque, collections,
etc. ».
Les collections en question formeront un musée historique, ethnographique et
économique dénommé Musée de Papeete (voir Arrêté du 28 décembre 1918 créant dans la
colonie un emploi de conservateur du Musée de Papeete - PJ. n° 2).
Le 12 août
vœu
1921, réunis en séance plénière, les membres de la SEO émettent le
que « Le Musée resterait propriété de la Colonie et serait géré par la Société ». (P.J.
n°3)
Le gouverneur des EFO fait droit à cette demande en confiant à la SEO par arrêté
du 31 décembre 1921, l’administration du Musée de Papeete (PJ. n° 4).
Le 31 mai 1950, le gouverneur abroge l’arrêté du 1er janvier 1917 ayant créé la
SEO ainsi que son arrêté modificatif du 15 décembre 1922 et la SEO fonctionnera désormais
sous le
régime de la loi du 1er juillet 1901.
Elle
poursuivra néanmoins sa mission de service public d’administrer les
collections du Musée de Papeete et pour se faire, elle prévoira à l’article 14 de ses statuts :
«La société se considère comme dépositaire, pour le compte de la collectivité
océanienne, des biens et collections qu ’elle détient actuellement comme de ceux qui pourront
lui échoir dans l’avenir ».
Par collectivité océanienne, il faut entendre Etablissements Français de l’Océanie,
aujourd’hui Polynésie française.
La SEO a donc acquit la personnalité morale en 1950. Elle ne pouvait cependant
toujours pas accepter des dons et legs, la loi du 1er juillet 1901 dans sa version en vigueur en
1950 ne le prévoyant pas (l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901 n’ayant été modifié que le
23 juillet 1987 par l’article 16 de la loi n° 87-571 sur le développement du mécénat).
Ainsi, jusqu’en 1975, date de la prise en charge des collections du Musée de
Papeete par le Musée de Tahiti et des Iles (MIT), tous les objets figurant à l’inventaire du
Musée de Papeete sont la propriété de la Polynésie française.
1/1
114
N°317 - Octobre / Décembre 2009
En effet :
de 1917 à 1950:
-
La SEO n’a pas la personnalité morale et n’a donc pu acquérir aucun objet pour
son
propre compte ni à titre gratuit, ni à titre onéreux. Toutes les acquisitions
étaient faites
pour le compte de la Colonie. Son règlement intérieur prévoyait d’ailleurs à l’article 17 que
« Toute
acceptation de don en legs, ... ne pourra être fait sans l’approbation du
Gouverneur... » (P.J. n° 5). Cette approbation prenait la forme d’un arrêté comme, par
exemple, celui du 11 avril 1934 pour l’acceptation d’un ti’i de Moorea, don du Vicomte
Hastings (P.J. n° 6).
Les deux évènements
qui suivent, étayent, si besoin est, la domanialité des
collections du Musée de Papeete :
1°) Le Musée de Papeete a démarré son existence, avec les collections du Frère
Alain, ce dernier les ayant offertes à la Colonie. Elles en ont constitué le socle. Pour remercier
le frère Alain de ce don, le gouverneur Julien lui a octroyé, sur le budget local, une rente
viagère de 600 F (P.J. n° 7). Cette décision n’a été prise qu’en considération de l’appartenance
du Musée de Papeete à la Colonie.
2°) L’épisode des objets provenant du Musée de Dunedin (Nouvelle-Zélande) est
également révélateur quant à la domanialité des collections du Musée de Papeete.
Par lettre du 19 mai
1931, le président de la SEO informe le gouverneur que le
de recevoir un certain nombre d’objets en provenance du
Musée de Dunedin (Nouvelle Zélande) et sollicite par le fait même «... de bien vouloir les
Musée de Papeete est en passe
considérer comme destinés à l’Administration et les exonérer de tous droits d’entrée dans la
Colonie. » (P.J. n° 8).
Après avis du chef du service des Douanes et Contributions, le gouverneur réserve
(P.J. n° 9).
une suite défavorable à cette demande
Le 12 juin 1931, le président de la SEO sollicite à nouveau le gouverneur pour lui
réclamer les droits de douanes qui venaient d’être acquittés par ce groupement à hauteur de
330 F.
Le gouverneur des EFO prend alors, le 20 juin 1931, un arrêté attribuant une
allocation spéciale de 330 F à la SEO, « à titre de remboursement des droits de douane et
d'octroi de mer réclamés sur certains objets reçus pour le compte du Musée de Papeete et
indûment acquittés par elle ». (P.J. n° 10).
On peut également lire dans les visas :
« Considérant que
le Musée étant propriété de la Colonie, il appartient au Service
local de prendre lesdits frais à sa charge, qu 'il importe, en conséquence, de désintéresser la
Société d’Etudes Océaniennes ; »
115
bulletin do la Société des études/ Océemle/mes
-
de 1950 à 1975:
A partir de
1950, la SEO est régie par la loi du 1er juillet 1901 et son décret
d’application.
Cette loi, telle qu’applicable localement durant cette période, ne prévoyait pour les
associations déclarées que la possibilité d’acquérir à titre onéreux et ce, dans un nombre limité
de cas (local destiné à l’administration de l’association et à la réunion de ses membres ;
immeubles strictement nécessaires à l’accomplissement du but qu’elle se propose).
La loi ne permettant pas, à cette époque, aux associations déclarées d’accepter des
dons et legs, la SEO n’a pu le faire, encore une fois, que pour le compte de la collectivité
qu’elle représentait.
En conclusion, la prise en charge, en 1975 et 1976 des collections du Musée de
Papeete par le MTI, a mis un terme de facto à la mission confiée par le gouverneur à la SEO
en
1921.
Il convient par conséquent d’abroger l’arrêté du 31
décembre 1921 et d’affecter,
par arrêté, les collections du Musée de Papeete au Musée de Tahiti et des Iles.
3/3
116
Publications de la Société des Etudes Océaniennes
Prix réservé aux membres, en vente au siège de la société/Archives Territoriales de Tipaerui
Dictionnaire de la langue taliitienne
2 000 FCP
17 €
2 000 FCP
17 €
2 000 FCP
20 €
2 000 FCP
20 €
700 FCP
6€
2 000 FCP
17 €
1 500 FCP
13 €
1 200 FCP
10 €
par Raoul Teissier.
Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
1 200 FCP
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par Mai’arii
Choix de textes des 10 premiers bulletins de la S.E.O.
1 500 FCP
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(mars 1917 - juillet 1925)
Papeete, BSEO n°305/306
par Raymond Pietri
Papatumu - Archéologie
1 500 FCP
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1 200 FCP
1 200 FCP
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10 €
1 200 FCP
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1 200 FCP
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Tranche de vie à Moruroa,
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Les âges de la vie - Tahiti & Hawai’i aux temps anciens
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par TepanoJaussen (ll™e édition)
Dictionnaire de la langue marquisienne
par Mgr Dordillon (3Ème édition)
Dictionnaire de la langue paumotu
par J.F. Stimson et D.S. Marshall (2ème édition)
Dictionnaire de la langue mangarévienne
par Edward Tregear (2Ème édition)
Etat de la société tahitienne à l’arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis (26n,c édition)
Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
Les cyclones en Polynésie Française (1878-1880),
par Raoul Teissier.
Chefs & notables au temps du Protectorat (1842-1880),
Colons français en Polynésie orientale, BSEO n°221
par Pierre-Yves Toullelan
Les Etablissements français d’Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
Tahiti 40,
par Emile de Curton
Collection des numéros disponibles
des Bulletins de la S.E.O. :
200 000 FCP 1676 €
Le Bulletin de la Société des Etudes Océaniennes
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Imprimé à Tahiti par Timprimerie STP Multipress
Mise en page : Backstage
Ce BSEO célèbre la nourriture dans quatre chansons ; la traite sous
l’angle identitaire y compris dans l’errance urbaine (Christophe SerraMallol) ; analyse le poisson (Edouard Suhas et al) et la papaye (Jean-Paul
Erhardt). Jean-François Butaud raconte l’exploitation du santal. Christian
Beslu s’étonne des cailloux à glyphes de la vallée de la Tîpaerui. Othon
Printz identifie le sorcier de Him Oa cher à Gauguin. Robert Koenig
rend hommage à Douglas Oliver. Le ministère du patrimoine présente
son projet de formalisation juridique du
passage de relais des objets de
notre patrimoine de la SEO au Musée de Tahiti et des îles.
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 317