B987352101_PFP3_2009_317.pdf
- Texte
-
Société
Etudes
des
Fondée
le
1er
janvier
Océaniennes
1917
c/o Service des Archives de
B.P. 110,
•
e-mail
:
98713 Papeete, Polynésie
seo@archives.gov.pf
•
Polynésie française, Tipaerui
française • Tél. 41 96 03 - Fax 41 96 04
web : etudes-oceaniennes.com
•
web : seo.pf
Banque de Polynésie, compte n°12149 06744 19472002015 63
CCP Papeete, compte n°14168 00001 8348508J068 78
Composition
Conseil d'Administration 2009
du
PRESIDENTE
Mme Simone Grand
M. Fasan Chong
dit
Vice-President
Jean Kape
Secretaire
M. Michel Bailleul
Mme Moetu Coulon-Tonarelli
SECRETAIRE-ADJOINTE
TRESORIER
M. Yves Babin
TRESORIER-ADJOINT
M. Pierre Romain
Administrateurs
M. Christian Beslu
•
M. Constant Guehennec
Mme Eliane Hallais Noble-Demay
M. Robert Koenig
•
M. John Mairai
Membres Correspondants
M. Bernard Salvat
«
M. Darrell T. Tryon
Membre d'Honneur
M. Raymond Vanaga Pietri
Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
Sommaire
Avant
Propos
p.
4
p.
6
p.
10
p.
45
poisson un aliment aux vertus multiples à moduler pour certaines espèces
certaines périodes de la vie
Dewailly É., Suhas É., Mou, Y., Dallaire R., Château-Degat M-L., Chansin R.
p.
58
Les vertus de la papaye,
p.
68
p.
75
p.
93
p.
99
p.
108
p.
112
Quelques chansons sur la nourriture
Ta’oto 'aiu
Mm maitai te
uru
I to matou haereraa i te matete
E horo tam i te pae
kereteki
Nourritures et identité
: une
socioanthropologie de l’alimentation à Tahiti
Christophe Serra-Mallol
Se nourrir dans la
rue :
pratiques alimentaires des sans-abri à Tahiti
Christophe Serra-Mallol
Le
en
Tita
Jean-Paul Ehrhardt
Histoire de
l’exploitation et du commerce du santal dans le Pacifique
Jean-François Butaud
Pétroglyphes Petite histoire d’un gros caillou
Christian Beslu
Le sorcier de Hiva Oa identifié
Othon Printz
Hommage à Douglas Oliver
Koenig
Robert
Courrier ministériel
des
sur
la question
objets collectés par la SEO
de l’appartenance
Avant-propos
Chers lecteurs,
chers membres, chers amis,
quatre chansons dont trois en tahitien et une
pa’umotu. Toutes quatre célèbrent la nourriture dont Christophe
Serra- Mallol a étudié, la relation avec l’identité en Polynésie française
ainsi que l'alimentation des sans abris de Papeete. Accueillons son travail.
Ensuite, prenons connaissance des résultats des études menées à
l’institut de recherches médicales Louis Malardé en collaboration avec
des chercheurs du Canada sur les apports en nutriments et autres
éléments du poisson dans notre diététique ; tandis que Jean-Paul Ehrardt
nous présente les vertus multiples de la papaye.
Ce numéro s’ouvre par
en
Poursuivons
par Jean-François
avec une
histoire de
l’exploitation du santal racontée
Butaud.
Enfin, avant de suivre Othon Printz sur l’identification du sorcier de
Hiva Oa d’un tableau de Paul Gauguin attardons-nous avec Christian Beslu
sur un gros caillou observé dans la rivière de Tipaerui qui fut transporté
à Faaa puis au Musée de Tahiti et des îles. Partageons la perplexité de
Christian devant l’indifférence de tous envers les autres pierres qu’il n’a
pas eu le temps de sauvegarder et sont irrémédiablement perdues.
Comment faire pour ébranler notre désaffection envers notre patrimoine
polynésien ? Quelles sont les origines de notre ambiguïté où, aux discours
énonçant avec une force parfois agressive un attachement au patrimoine
polynésien s’oppose un désintérêt de fait envers ce mêfne patrimoine ?
C’est sans doute cette ambiguïté-là qui motiva la création de la Société
des Etudes Océaniennes.
Enfin, il importait de vous communiquer un courrier de monsieur
Joseph Kaiha, ministre du patrimoine nous informant des décisions
prochaines du gouvernement concernant les collections d’objets réunies
par la SEO et remises au musée de Tahiti et des îles lors de son ouverture.
Selon son analyse, nos fondateurs avaient reçu une mission de service
4
N°317 - Octobre / Décembre 2009
public consistant à collecter,
objet matériel
polynésienne. Lors de l’ouverture du Musée
à Punaauia, ce mandat serait tombé de lui-même, mais aucun texte juridique ne l’a spécifié. Le ministre nous informe donc que cela sera fait dès
que les membres de la SEO en seront informés.
Toutefois, nous demeurons propriétaire des documents conservés
dans une pièce mise gracieusement à notre disposition au Service des
Archives. Notre trésorier Yves Babin et son épouse en ont fait l’inventaire
il y a deux ans. Et notre budget consacre annuellement 130 000FCP à son
ou
conserver et transmettre tout
immatériel de la culture
enrichissement.
L’an
prochain, lors de notre assemblée générale, il y aura renouvellement de bureau. N’hésitez pas à faire acte de candidature et apporter vos
idées et compétences.
Bonne lecture.
La
présidente
Simone Grand
5
Quelques chansons
la nourriture
sur
Ta’oto ‘aiu
Ta’oto ‘aiu
‘Era papa
tei tefe’i
‘Era marna tei te penu
E popoi
iti na ‘aiu
Dodo bébé
Dodo bébé
Papa est aux fe’i
Maman est au
Une
pilon
purée pour bébé
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
Maa maita’i te ‘uru
‘E ‘e ‘e
maa
maita’i te ‘uru
la tunu ia ‘ama
Paahi te paa
Ta’iri’iri e
Iau’au’ae
Iriti te hune
‘E ‘ai te ‘io
Le bon fruit du ‘uru
Oui oui oui le ‘uru est
Mis
au
un
bon fruit
feu et bien cuit
Enlevons
sa
peau
Tapotons-la soigneusement
Qu’elle soit bien onctueuse
Une fois son pétiole retiré
Mangeons sa chair
7
bulletin
de la
Société de& études- Océaniennes
Te matete
I to matou haereraa I te matete
I to matou ho’oho’ora’a I tepahua
Ano’i hia i te vanira,
E
ua
rori e te mimi
na te mau hoa
riro ei tamaaraa
haapa’oraa ‘ore e
te tihopu pouroa e
Aue te ma’a e, te
Aue,
aue,
Au marché
En allant
Nous
au
avons
marché
acheté des bénitiers
Mélangés vanille, holothurie et chat
grand festin pour tous les amis
Hélas quelle nourriture ! immangeable oui !
Un
Hélas ! hélas ! le vrai ratage
!
Chansons traduites par Simone
Grand
N°317
E horo taua i te pae
1er
-
Octobre / Décembre 2009
kereteki
couplet
E horo taua i te pae
E kimi ai i te
kereteki
ora
Refrain
E aha
ra
te
katiga i tôku nei henua ?
Ümoto ê te paru ê
Auë, e ora ihoâ ê
2ème couplet
Kua kimi mai koe ia ku
E aha nâ ‘oe ?
e marna
Allons côté sud
Allons côté sud
Chercher à manger
Qu’y a-t-il à manger dans mon île ?
poisson
Suffisent pour vivre
Le coco et le
Tu
partie à ma recherche
Qu’as-tu fait ?
es
ma
chérie
Chansonpa’umotu traduite par Jean Kape
9
Nourritures et identité
une
:
socioanthropologie de
l’alimentation à Tahiti'
L’objectif de cet article est d’analyser l’alimentation et les prestations
comme pré-texte pour décoder et interpréter
les symboles de la culture tahitienne, et le lien avec l’identité ma’ohi.
Nous nous inscrivons ici dans une anthropologie que l’on pourrait qualifier de « critique » qui localise au sens premier du terme la culture
étudiée dans un contexte historique, politique, économique social et
symbolique. Plutôt que de rejeter l’histoire hors de l’anthropologie, nous
prenons ainsi en compte le contexte colonial de la société tahitienne
comme élément documentaire et explicatif de la structure et de la stratification sociales et politiques.
La problématique consiste ainsi à étudier de façon diachronique, en
dynamique », le système alimentaire et les représentations des Tahitiens
aujourd’hui, et à déterminer sous quelles modalités l'alimentation des
Tahitiens est constitutive, à la fois en tant que signe et vecteur, de l’identité individuelle et sociale, et de sa re-construction constante depuis le
contact avec les premiers Européens.
alimentaires des Tahitiens
«
1
Cet article
ment Privé
reprend le texte d'une conférence donnée le 09 avril 2008 à l'Institut Supérieur d'EnseignePolynésie (ISEPP) à Papeete.
de
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
Pour tâcher de
comprendre l’alimentation tahitienne contemporaine,
pencher sur celle de la société ancienne, ainsi que
sur les conditions
écosystémiques au sens large qui les ont permises.
L’analyse des facteurs de changement qui ont pu influer dans le temps sur
les pratiques et représentations peut ainsi expliquer ou éclairer des
comportements et représentations actuels.
il
nous
faut ainsi
nous
Il n’est pas question ici
uniquement de cuisine ou de consommation
alimentaire, mais du système alimentaire dans son ensemble, entendu
comme l’ensemble des opérations nécessaires
depuis la production et les
échanges, la séparation des tâches et des fonctions, la circulation et
le stockage, la préparation, la cuisson, la présentation et la consommation alimentaire, et leurs représentations par les acteurs, c’est à dire
l’image que s’en font les membres de la société considérée, et l’image
qu’ils en tirent d’eux-mêmes et des autres. Ce système alimentaire est
inclus lui-même dans un espace du mangeable, déterminé par les produits
considérés comme aliments à une période donnée, qui s’inscrit à son
tour dans un environnement naturel doté de ressources
végétales et
animales, sinon minérales.
Les changements de l’environnement influent bien sûr sur
l’espace
du mangeable, sur le système ahmentaire, et les représentations bées.
Ainsi, le système ahmentaire de nos contemporains diffère-t-il de celui
des anciens Tahitiens, comme nous le verrons précisément plus loin.
Selon C. Lévi-Strauss
:
La cuisine d’une société est un
langage dans lequel elle traduit inconsculture, à moins que, sans le savoir davantage, elle ne se
résigne à y dévoiler ses contradictions. »
«
ciemment
sa
Loin d’avoir seulement
fonction
biologique, certes vitale, de
sociologues et anthropologues ont montré que l’ahmentation
a en même temps une fonction sociale et culturelle essentielle.
Appffqué à la Polynésie française, le propos prend encore plus d’importance. De nombreux analystes de la société polynésienne et plus précisèment tahitienne ancienne ont mis l’accent sur la place centrale de
une
nombreux
11
à
bulletin de ta Société de& ètude& 0cca/iie/i/i e&
prestations alimentaires. Support de la circulation des
d’échanges, de rituel et de festif, et vecteur
symbolique de la structure et de la stratification de la société, l'aliment est
au centre des pratiques et des représentations des anciens Tahitiens.
Le système alimentaire des anciens Tahitiens constitue un modèle
explicatif de la société tout entière, un phénomène social total au sens où
l’entendait Marcel Mauss2. L'alimentation est ainsi à considérer comme
l’alimentation et des
biens
sous
forme de dons et
catalyseur et révélateur de l’état des relations d’une société à un moment
donné, un des facteurs structurants de l’organisation sociale.
partie de cette recherche, pour ce qui concerne notamment la
période « ancienne » et « traditionnelle », repose sur une approche docuUne
critique, notamment des écrits des premiers en contact, et des
analyses des anthropologues et sociologues ayant travaillé sur la Polynésie en général et Tahiti en particulier. Pour ce qui concerne le recueil
de données dans le Tahiti contemporain, j’ai commencé en 2001 par
mentaire
enquête sur les repas de la veille auprès d’un échantillon de
500 ménages résidant à Tahiti, qui m’a permis de dresser quelques
premières hypothèses. J’ai cherché à les valider de plusieurs façons, la
transversalité du sujet nécessitant le recours à des méthodes de recherche
complémentaires et variées, à la fois quantitatives, basées sur des enquêtes
auprès de milliers de personnes dans les îles de la Société, et qualitatives,
au moyen d’observations participantes et d’entretiens qualitatifs en
profondeur au long de trois années dans deux quartiers des îles Du Vent,
Maatea et Pamatai. Les méthodes et outils utilisés sont ainsi ceux à la fois
de la sociologie et de l’anthropologie, pour tenter de saisir les contours
d’un objet multiforme et pluridisciplinaire.
réaliser
une
s'expriment « à la fois et d'un coup toutes sortes d'institutions : religieuses, juridiques et morales
politiques et familiales en même temps ; économiques- et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation (...) sans compter les phénomènes esthétiques auxquels
2
-
Lieu où
et
celles-ci
morphologiques que manifestent ces institutions. » (Mauss Marcel,
dans les sociétés archaïques », extrait de L'Année
Sociologique seconde série, 1923-1924, t.l, in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, Quadrige, 1950, p. 143279,8ème éd. ).
aboutissent ces faits et les phénomènes
1999.
12
«
Essai
sur
le don. Forme et raison de l'échange
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-
Octobre / Décembre 2009
L’espace alimentaire des anciens Tahitiens était composé en grande
partie, en plus des produits marins, d’aliments que les premiers Polynésiens avaient apporté avec eux au cours de leur
pérégrination trans-océanique depuis l’ouest du Pacifique. Ainsi en est-il des animaux terrestres :
porc, volaille, chien, rat. Il en est de même pour les végétaux considérés
comme aliments de base : fruit de l’arbre à
pain ou ‘uru, ou aliments
complémentaires comme le taro et ses dérivés (farm, 'ape...), igname,
manioc, bananiers, et même certaines variétés de cocotier. Ces produits
ont fait l’objet de croisements et d’amélioration successives, comme
pour
le maiore par exemple. Des dizaines de variétés différentes d’une même
espèce végétale ont ainsi été recensées par les premiers Européens3. A
ces aliments s’ajoutaient d’autres
végétaux tels que des fruits (vi Tahiti ou
Spondias didcis dite pomme Cythère, ahi’a Eugenia malaccensis dite
pomme malaise, corossol, pandanus, canne à sucre...), des aliments de
disette » comme des racines ou des fougères. Parmi les racines l’on
peut citer : hoi (Ipomea ou Dioscorea bulbifera), uhi (Dioscorea alata
ou esculenta), patara
(Dioscoreapentaphylla), pia (Taccapinatifida
ou leontopetaloides), racine du ti
(Gordyline termimlis oufructicosa),
teve (Amorphophalluspaeoniifoliusj... ; et,
parmi les fougères : para
(Marattia fraxinea ou salicina), nahe (Angiopteris evecta).... foutefois, il est avéré que l’espace alimentaire des anciens Tahitiens n’était pas
seulement constitué d’aliments apportés depuis l’ouest du Pacifique. En
effet, la calebasse ou hue et la patate douce ou ‘umara proviennent de
l’Amérique centrale, preuve matérielle d’un contact pré-européen entre
les Polynésiens et les Amérindiens.
Quant aux produits marins, constitués par les nombreux poissons,
crustacés, gastéropodes et coquillages du lagon, de l’océan ou des cours
et lacs d’eau douce, et également par certaines
algues, ils constituaient la
base de l’apport quotidien en matière de protéines.
«
3
Une soixantaine pour
fe'i ou
plantain,
une
le ‘uru,
quinzaine
une
trentaine pour le bananier et le taro et une vingtaine pour
le cocotier, une douzaine pour le /ietc.
la banane
pour
13
bulletin da la Société des/ études Gcéani
techniques agricoles et de pêche étaient variées et développées,
parfaitement adaptées aux conditions environnementales, requérant
par là une connaissance approfondie du milieu naturel, et ont fait l’objet
de l’admiration unanime des premiers Européens notamment en matière
de pêche.
Les conditions naturelles des îles de la Société en faisaient des lieux
de relative abondance, permettant la disponibilité quasi-annuelle des
produits de base de l'alimentation. L’alternance des deux grandes saisons
tropicales, et la fructification du maiore, rythmaient toutefois le quotidien des anciens Tahitiens, en une succession de période d’abondance et
de période de disette. La notion de disette ne doit pas être confondue avec
celle de famine : il ne s’agit que d’un phénomène de soudure entre deux
périodes de production de l’aliment considéré comme de base.
Les
et
élargi constituait l’unité élémentaire de production
échanges inter maisonnées existaient, y compris entre les familles de l’intérieur des îles et les familles
vivant essentiellement de la pêche. Le dégagement d’un surplus de production était nécessaire pour alimenter le flux des prestations qui remonLe groupe familial
alimentaire et de consommation. Des
taient
vers
les sommets de la structure sociale tahitienne, et fournir en
vivres les chefs et leurs serviteurs.
partir de la maisonnée familiale élargie où s’organisait la producse structurait le réseau d’échange, quatre formes de circulation des biens alimentaires coexistaient avec les autres maisonnées et la
communauté tout entière : la mise en commun des ressources et des capaA
tion et d’où
production pour l’assistance mutuelle (tauturu), les échanges
réguliers entre maisonnées (tarahu et ho’o), l’hospitalité individuelle
(iaroha) ou collective (‘utu), et l’hébergement d’un proche
(fa’a’amura’a) à domicile.
La pression sociale qui s’exerçait sur l’hôte qui recevait, sur le
donneur, était aussi forte chez le receveur : à l’obligation de donner
correspondait l'obligation de rendre. De ce fait, la nourriture qui entrait
en jeu dans les dons, échanges, paiement pour un service, et même pour
les cérémonies, n’était jamais offerte gratuitement et de façon « désintécités de
14
N°317
ressée
»,
-
Octobre / Décembre 2009
contrairement à la vision des premiers Européens. Il y avait
toujours attente d’un retour, d’un contre don, immédiat ou différé, et pas
nécessairement strictement
équivalent.
façon, la redistribution spécifique à la fonction de chef
sous forme de gigantesques festins périodiques qui pouvaient durer
plusieurs jours constituait une forme particulière de don, forme tout
autant obligatoire de réciprocité entre le chef et sa communauté. Dans ce
cas, l’abondance de la redistribution, effectuée à partir des prélèvements
instaurés sur la population mais également des stocks propres du
donneur, est signe de prestige pour le chef, prestige qui rejaillit sur l’ensemble de la communauté qui a participé à l’approvisionnement en vivres.
Le système de dons et d’échange n’était donc pas purement utilitaire
ou se réduisant à une simple règle d’équivalence : il constituait le moteur
de l’économie tahitienne. Le fait de donner, et pour le receveur d’accepter
le don, était considéré comme le moyen d’entretenir des relations à
travers des liens psychiques qui liaient entre eux donneur et receveur. La
circulation des biens avait ainsi pour fonction de construire et renforcer
De la même
le lien social.
Les conditions
technologiques des anciens, et notamment l’absence
depuis la fin de l’ère Lapita, limitaient les conditions de
stockage, et les aliments de base utilisés ne se conservaient que peu de
temps4. Les conditions climatiques particulières du Pacifique insulaire,
et l’avènement régulier de phénomènes naturels tels que les tempêtes
tropicales ou les cyclones, ont pu induire les habitants à développer des
formes particulières de conservation des principaux végétaux.
La conservation par fermentation anaérobique ou semi-anaérobique
grâce au stockage souterrain était la principale méthode développée. La
fermentation acide était utilisée dans toute l’aire du Pacifique insulaire,
pour les préparations de stock de 'uni, de taro, ou de bananes. Le mahi
est une préparation issue de la fermentation du ‘uni mûr, qui permettait
de poterie
4
Quelques jours
l'igname.
pour
le taro et le 'uru, quelques semaines
pour
la patate douce, quelques mois
pour
15
bulletin de la Société des études (Océaniennes
plus longue conservation couvrant ainsi les périodes de rupture entre
sa préparation, et du fait des quantités nécessaires de ‘uni pour le préparer, le mahi faisait l’objet d’entraide et de
recours aux autres maisonnées, qui mettaient en commun leurs surplus
de fruits Les fosses à mahi sont donc essentielles dans le système alimentaire polynésien, et pouvaient atteindre des dimensions imposantes, cinq
mètres de diamètre et de profondeur pour les fosses marquisiennes.
Une autre forme de conservation utilisée aux îles de la Société est la
macération liquide à partir de préparations crues mélangeant fruits du
lagon et de l’océan, morceaux de chair de coco presque mûre (omoto)
et eau de mer, à l’exemple du miti hue. Cette « sauce » est ensuite utilisée
pour assaisonner les végétaux consommés. Le mélange liquide, dont on
renouvelait régulièrement l’eau de mer, pouvait être transporté dans des
contenants faits de calebasses, noix de coco, ou segments de bambou, et
servir ainsi pendant les voyages inter insulaires.
Il n’y a dans les sources primaires que peu d’exemples de conservation par le séchage, ou sous forme de poudre, à Tahiti. L’un d’eux
concerne Yarrow root ou pia qui pouvait se conserver sous forme de
pâte séchée. Il semble toutefois que dans la période pré-européenne, le
séché ait été rituellement réservé à une utilisation bien particulière : la
nourriture des corps embaumés des chefs.
Les autres techniques de conservation mentionnées dans les îles de
la Société sont peu nombreuses. On peut citer la conservation par cuisson,
mais à capacité limitée dans le temps, et qui a pu être utilisée aussi
pendant les voyages inter insulaires (tuparu).
D’une façon générale, les Polynésiens n’utilisaient pas le sel contrairement à Hawaii : l’eau salée à la base des sauces qui accompagnent le
ma’a constituait leur seul mode de salage.
De nombreuses préparations culinaires étaient élaborées à partir de
quelques ingrédients de base. Les principales préparations utilisées les
plus couramment l’étaient sous forme de bouillies, pâtes ou purées élaborées à partir du fruit ou féculent épaissi par cuisson, à l’exemple du poi
ou de lapopoi. Les mêmes préparations variaient selon le féculent utilisé :
‘uru, ou encore tara, igname, pia, ou bananes.
une
deux récoltes de ‘uni. Pour
16
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Différentes préparations
dénomméespo’e étaient également utilisées :
préparation mélangeant des tubercules râpés ou des fruits avec du lait de
coco
et le tout cuit
au
four dans des feuilles de bananiers5.
Les modes de
préparation et les ingrédients variaient donc largeplusieurs exemples sont relevés à partir d’un nombre pourtant restreint d’ingrédients de base.
Outre la consommation de fruits, le cru était particulièrement utilisé
pour apprêter la chair animale marine. Les poissons, crustacés, coquillages et gastéropodes, ainsi que l’oursin, étaient consommés crus, ou
légèrement macérés dans de l’eau de mer. La présence de sauces et condiments à partir de lait de coco et d’eau de mer était importante, sous forme
defa’arara (lait de coco crufa’arara ota ou cuitfa’arara tutu), de miti
hue (liquide salé et fermenté), ou de mitiero (l’ancien nom du taioro),
pulpe de noix de coco encore verte et tendre dissoute dans de l’eau de
mer, soit mûre et râpée fine à laquelle étaient ajoutés des morceaux de
crustacés crus, en général la tête de la « chevrette ».
A part les cas de consommation crue évoqués plus haut, les Polynésiens préparaient par différents modes de cuisson toute leur nourriture,
la grande majorité des aliments de base devant être cuits pour être
ment, dont
consommés.
La cuisson par
braises ou aux cendres
plus utilisées par les
Tahitiens, avec la cuisson au four. En revanche, peu ou pas de préparation bouillie n’est relevée faute de récipients tenant au feu vif. Une des
rares solutions utilisées pour pallier l’absence de récipients tenant au feu
était la cuisson à la pierre chauffée dans le ‘umete. C’était ce mode de
préparation, par « pierre chauffante » ou ahipihapiha (de ahi feu et
pihapiha qui émet de la vapeur), qui permettait d’élaborer avec un autre
mode de cuisson qu’au four enterré le po’e.
constituait
5
une
exposition directe au feu,
aux
des deux méthodes de cuisson les
po'e alulare (à base de 'uru et de lait de coco), po'e laro, le po'e pia (pia râpé, noix de coco râpée et
le pia faisant office d'amidon, le tout cuit au four), luparu à base de tara, de ‘uru, ou d'igname, de
bananes mûres et de lait de coco, passés au filtre et mis à cuire au four dans des feuilles etc.
Le
eau,
17
bulletin
da la
tfôciété de#- étude# (Océanienne#
ahima’a (de
ahi feu et ma’a nourriture), est au centre des repas collectifs, quotidiens
et familiaux ou festifs et cérémoniels. La technique serait très ancienne,
générale dans la zone Pacifique intertropicale, et sous une forme plus
rudimentaire en Afrique ou en Amérique équatoriales.
La préparation et la consommation de festins sacrés dans les fours
souterrains étaient spécifiquement polynésiens, des fours différents étant
utilisés pour les différentes classes de participants en fonction de leur
position sociale. Plutôt que de parler « du » four polynésien, il faudrait
donc plutôt parler de « fours polynésiens » au pluriel, chacun correspondant à un usage différent: four à tortue pour les cérémonies sur les
marne, four à bonite, four à requin, four à ti etc.
Des distinctions étaient établies selon plusieurs critères : en fonction de la destination (type de chair cuite), du nombre de convives
(membres d’une maisonnée, rassemblement collectif...), et de l’usage
(profane ou sacré). On peut supposer que du fait de la séparation des
genres, certaines maisonnées, et notamment celles des chefs, devaient avoir
deux fours enterrés, l’un pour les hommes et l’autre pour les femmes.
Le four à ‘uni constitue un des types de four polynésien, utihsé
notamment pour conserver le fruit. A l’occasion de la récolte des fruits de
l’arbre à pain, compte tenu de la saisonnabté de la récolte et de la nécessité de conserver en partie les fruits récoltés, ou au moins d’utiÜser les
excédents, des fours collectifs à ‘uni étaient préparés. Issu de cette préparation, le opi’o avait le mérite de permettre une conservation un peu plus
longue du ‘uru et constituait l’occasion du rituel d’enfermement et de
gavage (ha’apori) qui sera décrit plus tard.
La cuisson à l’étouffée
avec
le four enterré, le umu ou
majeure partie de l’alimentation au quotidien était à base de
locaux, dénommés ma’a, du nom générique qui désigne
aujourd’hui la nourriture. Le « repas » type était ainsi composé d’un
végétal de base {ma’a), d’un morceau de viande ou de poisson plus
souvent (ina’i), une sauce (miti), et une boisson, triade typique de l’alimentation polynésienne. Viande, et produits marins surtout, ne constituaient que l’accompagnement, le ‘ina’i, des végétaux.
La
vivriers
18
N°317
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Les aliments consommés
dépendaient bien évidemment des saisons
périodes de fructification, mais d’une façon générale, au quotidien,
la viande des animaux terrestres était très peu consommée, le poisson, ou
les autres aliments animaux tirés de la mer, faisaient habituellement office
de ina’i, d’accompagnement carné.
Les plats servis au cours du tama’ara’a l’étaient sous forme synchronique : tous les aliments préparés étaient servis en même temps. Cette
synchronicité de la présentation des aliments était caractéristique de la
façon de manger des anciens Tahitiens, et l’est restée jusqu’à aujourd’hui.
Le quotidien alimentaire tahitien est celui de Tuniformité et de l’isolement
relatif, fait de gestes répétés depuis l’enfance avec quelques produits, toujours
les mêmes : ‘uni en morceaux ou préparé, des bananes plantains ou du taro
et des ignames, de la noix de coco pour son eau et son lait, l’eau de mer pour
le salé, poissons crus ou cuits. C’est le temps de l’irrégularité, les aliments étant
fournis selon la disponibilité, de la frugalité au moins qualitative.
Le festif (‘oro’a) est le temps du regroupement communautaire, du
manger ensemble », du « bien-être partagé ». Il est lui-même support
de rites, dont un mode de préparation et de répartition des aliments qui
répond aux normes et à la hiérarchie sociales, le modèle polynésien du
festin étant relié à des concepts fondamentaux de statut, de stratification,
et de pouvoir des chefs.
Le festif est le temps du rite, de la cérémonie dont le retour rythme
le quotidien, avec ses excès alimentaires et sa nature profondément
sacrée. Les comportements de « gloutonnerie » relevés par les premiers
Européens correspondaient sans doute aux moments rituels et festifs, où
chacun mangeait beaucoup et vite et aux excès démonstratifs d’un ari’i.
Le même comportement est avéré dans tout le Pacifique insulaire.
Il ne faut pas croire pour autant que n’importe quel Tahitien pouvait
se nourrir de n’importe quel aliment. De nombreux interdits et
séparafions marquaient les différences entre membres de la société ancienne,
faisant de Tahiti la « métropole du tabou » comme la surnomme Dumont
d’Urville. L’ancienne culture tahitienne a instauré un système complexe
d’interdits, composé d’interdits permanents et temporaires, imposés à
tous ou à un groupe donné variable.
et des
«
19
système polynésien ancien, le principe de contagion tel que
Claude Fischler et Paul Rozin, était omniprésent. La contagion
dépend du contact, un contact minime suffit, et son effet est permanent.
Cette contagion peut s’exercer indirectement, comme par le biais des
conduites d’eau dans les plantations, par le feu et même par un simple
regard. La contagion est le plus souvent interpersonnelle : par le contact
avec un aliment, que ce soit en le cultivant ou en le pêchant, en le transportant ou surtout en le cuisinant, un individu peut faire pénétrer son
essence dans cet aliment. Car incorporer un aliment c’est faire siennes ses
caractéristiques : l’incorporation est un processus d’identité à la fois indiDans le
défini par
viduelle et collective.
principe de contagion impliquait le fait que les anciens Tahitiens
la nourriture n’entrait pas en contact physique avec des
objets jugés dangereux, ainsi que les précautions prises pour éviter le
contact avec les ari’i qui contaminaient de leur sacré tout objet touché y
compris le sol. En certaines périodes, ou dès lors qu’il s’était ceint du
symbole de son rang, le maro’ura, le chef était tellement sacré qu’il ne
pouvait se servir de ses mains pour se nourrir lui-même et devait être
Ce
s’assuraient que
nourri.
Prendre
en
compte l’effet omniprésent de la contagion dans la société
tahitienne ancienne, c’est reconnaître comme le fait Mary Douglas que la
crainte de la souillure est un système de protection symbolique de l’ordre
culturel propre à une société. Les règles d’évitement d’une société donnée
rendent visibles les frontières des structures idéologiques et politiques. Le
système polynésien des interdits recouvrait ainsi les lignes de force et de
séparation de sa structure sociale.
Les interdictions alimentaires étaient de plusieurs ordres. D’abord en
fonction du sexe de la personne et de son statut : les femmes comme les
hommes non jugés « fibres » se voyaient interdire de consommer de façon
permanente certaines nourritures, celles qui étaient utilisées pendant les
rites sur les marne : porcs, grands poissons, certaines variétés de 'uru,
de taro etc. La tortue était strictement réservée à des occasions rituelles
sur
le
marae.
Certaines situations entraînaient
alimentaires temporaires, comme
20
également des interdits
la mort d’un ari’i, la naissance d’un
N°317
enfant,
-
Octobre / Décembre 2009
le rahui décrété par les chefs sur une partie de la production,
marine, pendant un délai domié et sur un territoire donné etc.
Ces interdictions et séparations alimentaires strictes touchaient l’ensemble du système alimentaire, depuis la production, la mise à disponibilité et les échanges, jusqu’à la préparation et la consommation. Le
respect de ces règles impliquait un mode de relations sociales particulier,
basé sur la séparation entre le mangeable et le non mangeable, entre le
ou
terrestre ou
sacré et le
profane.
Un autre
aspect important chez les anciens Tahitiens est lié aux repré-
sentations du corps.
L’importance de l’aspect physique a été relevée chez
Pacifique, mais était particulièrement marquée à
Tahiti. Issu des dieux, le corps humain représentait le microcosme du
macrocosme divin des Tahitiens, il était à la mesure du monde et de l’univers, et donc particulièrement sacralisé.
Les corpulences fortes constituaient un trait physique très apprécié
des anciens Polynésiens, et des Tahitiens en particulier, caractéristique
des personnes de la classe des ari’i : il semble que le surpoids caractérlsé, l’obésité permanente, ait été un trait physique attribué aux chefs dans
toutes les sociétés polynésiennes. La corpulence était le signe de leur place
dans la structure sociale, le symbole même du bien-être de la commutous
les insulaires du
nauté tout entière.
Une nourriture
appropriée et abondante, des soins insistants portés
inactivité physique patente, et surtout des « cures » d’engraissement, constituaient les ingrédients pour faire des chefs des obèses
aux yeux des Européens, et le symbole de la fertilité de leurs terres, de la
générosité des dieux à leur égard et du prestige de leur communauté aux
yeux des anciens Tahitiens.
La pratique tahitienne du ha’apori, de l’engraissement systématique,
a été relevée dans une bonne partie du Pacifique insulaire oriental6. Les
personnes soumises au ha’apori étaient enfermées à l’ombre dans des
au
corps, une
‘Tahiti mais
également Manihiki-Rakahanga, Mangaia, Mangareva, l'île de Pâques, et l'île de Rurutu.
21
Œul/etin da la Société des, études Océaniennes
fare, et nourries abondamment d’une préparation à base de
popoi ou de ‘opio. Tout mouvement, tout exercice étaient proscrits. Il
s’agissait d’une pratique plutôt réservée aux jeunes et aux femmes. Une
fois « engraissés » de façon telle « qu’ils sont tellement gras qu’ils peuvent
à peine respirer et il leur faut plusieurs semaines avant de pouvoir
marcher à quelque distance » selon J. Morrison, les individus soumis au
maisons
ou
public à leur chef pour qu’il apprécie la
même pratique est relevée à Puka Puka et à
Mangareva par Buck qui précise que cette pratique concernait principalement les aînés des garçons de chaque famille et que si les garçons
vomissaient leur nourriture par trop-plein, ils devaient manger de
nouveau ce qu’ils avaient rejeté.
Le ha’apori en tant que tel était réservé à certaines personnes en des
périodes bien déterminées de leur existence, aux membres les plus
importants de la société ou à des rites de passage. Les rituels d’engraissement pratiqués en Polynésie étaient associés à la beauté physique et à
la fertilité, et sont à analyser dans une optique sociale, maintenir la cohésion de la société, aussi bien que biologique, accroître les chances de
fertilité féminine et assurer la reproduction de la société. La même
pratique d’engraissement systématique et institutionnalisée a été relevée
dans des sociétés où règne une forme d’anxiété alimentaire du fait de
graves pénuries saisonnières, au Nigeria, chez les Touaregs, ou au Cameroun, substituant ainsi une prospérité symboliquement créée par l’homme
à une situation de disette naturelle et régulière. L’engraissement volontaire et prolongé est un élément central de l’ancien culte tahitien de
l’abondance et du rite ‘arioi, et dont le rapport particulier au corps se
retrouve jusqu’à aujourd’hui.
Systématisées et réservées à une minorité, les pratiques d’engraisseha’apori étaient présentés
en
rondeur de leurs corps. La
renforcent et illustrent le statut social de
qui s’y adonnent, au
point de tracer une ligne de démarcation entre « sur-nourris » et les
autres, visible morphologiquement. Hormis les périodes de festins et de
gavage » général strictement encadrées, l’abondance alimentaire est
donc limitée à des groupes dont une des fonctions est justement de
symbohser et garantir l’abondance naturelle. Au total, plus qu’une simple
ment
«
22
ceux
N°317
société de l’abondance
naturelle
-
Octobre / Décembre 2009
la société polynésienne pré-occilimitée, par le jeu
croisé de la redistribution, de l’imposition d’interdits temporaires et
permanents et de périodes de surconsommation de masse. Abondance et
restriction allaient donc de pair.
Dès les premiers contacts avec les navigateurs européens, Tahiti a
été perçue comme le Paradis terrestre, l’Eden retrouvé, selon les idées du
naturalisme européen du XVIIè siècle. Tahiti devient la représentation de
l’île mythique d’abondance naturelle où la Nature offre spontanément,
sans nul effort humain, ses plus beaux fruits à
manger, comme à aimer
ainsi que le montre S. Tcherkézoff7. C’est la vision que les Européens
donneront des îles de la Société au reste du Monde occidental pour les
dentale est
une
«
»,
société de l’abondance socialement
siècles à venir.
Ces
premières observations sont le fait de visiteurs qui ne séjournent
que quelques jours dans les îles comme Bougainville, ou qui ne se rendent
pas clairement compte du statut et du type d’accueil qui leur sont réservés.
Des pirogues emplies de porcs cuits entiers, de fruits, de légumes et de
poissons, abordent les navires qui mouillaient à Tahiti après des semaines
de navigation. Les dons plantureux et les festins leur étaient offerts en tant
que visiteurs étrangers, et avaient pour fonction de donner une impression d’abondance par l’accumulation extraordinaire d’aliments choisis,
signe de prestige pour les hôtes tahitiens.
Mais le mythe d’un Tahiti édénique ne résiste ainsi pas au second
regard porté sur l’île en matière de partage des richesses et d’abondance
des repas quotidiens. Le premier regard, le premier contact, est celui du
don munificent, de l’abondance naturelle et des festins qui se suivent. Le
deuxième regard saisit la monotonie du quotidien alimentaire, la distinction des statuts, et l’alternance de période de disette avec des périodes de
fête et de suralimentation. L’abondance alimentaire à profusion et librement disponible ne constitue donc en fait qu’une représentation des Occidentaux, généralisée à partir de l’accueil qui leur est fait et de
7
Tcherkézoff Serge, 2004.
naissance du
Tohiti 1768. Jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la
mythe occidental, Papeete, Au Vent des Iles.
23
bulletin/ de lev Société de& études Océanienne#'
des différentes cérémonies. Même Bougainville, qui pourtant par ses récits du « bon sauvage » contribuera à lancer
le mythe d’un Tahiti édénique, le reconnaît dans son Journal : l’abondance est très inégalement répartie, socialement limitée, les aliments ne
sont pas disponibles pour tous à tout moment de l’année.
l’observation mal comprise
Pendant les dix à quinze premières
missionnaires
a
années de présence des premiers
le message chrétien
système de pensée tahitien. Car le change-
protestants dans les îles de la Société,
du mal à s’installer dans le
métaphysique
complet : accepter de passer de dieux mangeurs, qui réclament constamment leur part de nourriture végétale, animale et humaine, se délectant
de l’âme humaine qu’ils râpent comme de l’amande de coco, à un dieu
mangé » sous la forme de l’hostie, doux et bienveillant, qui ne réclame
aucun sacrifice. Mais si le Dieu chrétien ne réclame pas d’être nourri, et
donc n’impose pas de sacrifices, il ne peut alors assurer de réciprocité,
valeur centrale dans le système tahitien et dans les relations entre les
ment
de divinité demande
aux
Tahitiens
un
retournement
«
hommes et les dieux.
temples. Le
profané par leur consommation
pubhque par les chefs nouvellement convertis, et notamment le rite le
plus sacré de l’ancienne religion : la consommation de la tortue, jusque
là réservée aux chefs après une préparation rituelle dans l’enceinte même
du marae. Les violations volontaires sont multiples de la part des chefs
polynésiens8, et tahitiens en partieuher : la préparation de la tortue est
faite en-dehors de l’enceinte sacrée du marae, cuite sur un feu non dédié,
aucun morceau n’est offert en préalable aux dieux en sacrifice, et l’ensemble de l’assemblée invitée à partager ce mets. Le même moyen est
Sur les ruines des anciens marae s’élèvent les nouveaux
caractère sacré de certains aliments est
utilisé à Rurutu et à Tubuai, et
à Hawaii.
fait, la transgression ostentatoire des usages alimentaires permet
de signaler l’abandon pur et simple d’une rehgion, la rupture avec son
groupe d’origine. La volonté est clairement exprimée et l’entreprise systéDe
8
Le même moyen a
24
été utilisé à Rurutu, à Tubuai et à Hawaii.
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
matique : à travers la transgression du tapu alimentaire le plus strict du
système ancien, l’objectif est bien de « détruire le système entier », sa
structure, son organisation, et ses modes de classification. Du point de vue
des premiers missionnaires, on passe d’une société vue comme paradisiaque, du « bon sauvage », à une vision d’une société aux modes de vie
barbares » et « païens », jusque dans les détails de la vie quotidienne,
«
et l’alimentation en
particulier.
été l’une des premières cibles des missionnaires britanniques. Les débordements de la chair et les festins, contraires à une
certaine idée de la retenue, sont perçus plus proches du gaspillage que
d’une signification sociale et culturelle. L’irrégularité des « repas », entre
quotidien et festif, est combattue, s’opposant aux habitudes alimentaires des
Tahitiens. L’influence de la religion s’est imprimée également à travers les
cours d’apprentissage
ménager pour la tenue du foyer qui comprenaient
les nouveaux modes de préparation des aliments récemment introduits,
mis en place pour les jeunes filles de famille ari’i dans un premier temps
par les épouses de pasteur d’abord puis par les religieuses catholiques
ensuite. L’adoption progressive des « bonnes manières chrétiennes » est
passée par l’apprentissage d’un code de conduite qui distancia dans un
premier temps le comportement des classes supérieures des autres, véritable marqueur de stratification sociale, avant qu’il ne se diffuse largement
dans la population avec les ustensiles qui l’accompagnent.
Les missionnaires n’ont introduit en fait que peu de produits alimentaires nouveaux et réellement consommés par les Tahitiens durant la
première moitié du XL\è siècle. En revanche, ils ont modifié de façon systématique le rapport aux aliments, les rites attachés à leurs production,
préparation ou consommation, séparant par là l’aspect matériel de ces
aliments, leur valeur nutritive, des représentations qui y étaient attachées,
même si les comportements alimentaires ne variaient pas ou très peu au
quotidien. Comme ailleurs dans le monde, les missionnaires ont imprimé
en Polynésie un nouveau rythme de cuisine, le
rythme hebdomadaire du
repas dominical, au cours duquel les Tahitiens continueront à utiliser la
technique de la cuisson au four enterré jusqu’à nos jours. Le système de
règles qui régit les pratiques alimentaires est ainsi utilisé pour donner
Le manger a
25
une
domestique, pour garantir un certain ordre
L’exemple tahitien permet de vérifier que l’alimentation est bien à
vision nouvelle de l’ordre
social.
considérer
comme un
lieu de normalisation sociale.
échanges entre Tahiti et les Etats du Pacifique évoluérent sensiblement pendant le deuxième tiers du XEXè siècle, sans toutefois
trop interférer encore avec les produits alimentaires disponibles au quotidien, avec peut-être un accès accru aux aliments autrefois réservés à l’élite
tahitienne. La transformation des rites anciens, et l’ouverture à la variété
alimentaire, commencent à modifier sensiblement les modes de consommation à Tahiti. L’alimentation reste encore largement traditionnelle, avec
des apports ponctuels d’aliments étrangers largement captés par les ari’i
Les circuits des
et leur
entourage.
Malgré les quelques aliments nouveaux (farine, sucre, légumes secs,
viande, poisson et lait en conserve...) disponibles dans les commerces
de proximité à partir de la fin du XIXe siècle, considérés d’abord comme
aliments de luxe » et qui s’ajoutent aux aliments locaux plutôt qu’ils ne
«
remplacent, le mode socioéconomique de vie n’avait pas en effet vraibasé essentiellement sur l’autoconsommation : la production
vivrière a fait vivre la quasi totalité de la population jusqu’à la veille de la
2è guerre mondiale. Le volume ingéré par les Polynésiens au cours d’une
seule prise alimentaire est toujours perçu comme supérieur à celui des
Occidentaux, avec une forte irrégularité de ces prises au cours d’une
journée. Les premiers chiffres disponibles sur la valeur calorique de l’alimentation au quotidien des Tahitiens montrent que la part des calories
quotidienne apportée par les produits importés dépasse 50% en 1947.
L’alimentation est encore fondée en majeure partie sur l’auto production, mais on note le recul de cette dernière : les plantations vivrières
collectives ont été définitivement remplacées par les plantations commerdales, détournant en partie les Tahitiens des composants traditionnels de
leur alimentation, et des membres toujours plus nombreux de la communauté sont salariés ou perçoivent des revenus monétaires.
A la fin des années 1950, des rapports sur l’alimentation dans le Padfique insulaire montrent que l’alimentation est à base de nourritures
les
ment varié,
N°317
-
Octobre /Décembre 2009
importées, et que si tous les territoires du Pacifique importent des
produits alimentaires, peu sont aussi dépendants à leur égard que la Polynésie française, délaissant de plus en plus la production au profit de la
seule consommation.
La Polynésie montre
donc encore un visage dual au début du dernier
XXè siècle : une partie importante de la population réside dans
l’agglomération de Papeete et a adopté un mode de vie et de consommation basé sur la monétarisation, pendant qu’une autre partie résidant dans
les districts de Tahiti et dans les archipels éloignés surtout a conservé un
mode de consommation alimentaire encore fondé en grande partie sur
l’auto-production et les échanges en nature. Le poids des aliments
importés dans l’alimentation tahitienne a pris une place importante : leur
apport calorique représente la majeure partie de l’apport calorique total.
L’autoconsommation ne s’observe désormais qu’en résidu de l’alimentation, faisant de plus en plus de l’individu un « consommateur pur » : la
société tahitienne devient une société de consommation sans production.
Aujourd’hui, le recours à l’autoproduction revêt un caractère moins
fréquent qu’il y a trente ou quarante ans parmi les ménages enquêtés. Une
raison principalement évoquée est la monétarisation perçue de l’économie
domestique, et les changements induits dans la vie quotidienne par une
forme de « modernité occidentale ». Pour de nombreux hommes, l’autoproduction était le signe qu’ils pouvaient convenablement nourrir leur
famille, et même faire des dons autour de la maisonnée. L’autoproduction
était le support d’une estime de soi qui n’existe plus aujourd’hui sous cette
forme. Il en résulte aujourd’hui que le chef de ménage sans emploi fixe,
et n’ayant plus recours à cette forme d’approvisionnement alimentaire
par
absence de terres ou par désintérêt, ce travail étant jugé moins valorisant
qu’un emploi salarié, peut se sentir désœuvré, devenu « inutile ».
La possibilité de disposer facilement de mode de
réfrigération et de
prolonger la chaîne du froid dans les foyers a permis aux ménages polynésiens une meilleure conservation des aliments, pour un temps plus
long, et le recours plus fréquent aux denrées surgelées, et notamment
animales. L’installation de la grande distribution alimentaire dans les
quart du
27
Œul/etin de- la Société des études- Océaniennes
précipite le phénomène, suivant le principe selon lesquels
techniques et marchandes met fin à l’autarcie
ou à l’artisanat familial ou villageois des sociétés traditionnelles.
Ru,punupua’a torn et maquerel, poulet et veau surgelé, conserves
de plats préparés, plats à emporter, café-pain-beurre, grignotage au long
de la journée, composent aujourd’hui le quotidien alimentaire des Tahitiens. Est-ce à dire que le passage du mangeur « ancien », puis « traditionnel », a abouti aujourd’hui de façon définitive au « consommateur
années 1980
le
recours
moderne
»
à des solutions
occidentalisé ?
Malgré sa baisse, la part de l’autoconsommation reste pourtant très
importante en Polynésie française. D’après un rapport du CIRAD9, la quasi
totalité des vivriers, environ 40% des légumes et les deux tiers des fruits
produits sur le Territoire polynésien sont auto-consommés, donnés,
échangés ou perdus. L’autoconsommation, et les aspects qui lui sont attachés, dons et échanges, sont encore bien présents dans les îles de la
Société. Nous avons pu vérifier au cours de notre terrain de recherche que
l’autoconsommation, importante aujourd’hui encore en volume comme
en variété de produits, est non pas le fait du seul petit groupe des producteurs, mais s’élargit à un groupe de maisonnées bien plus important du
fait des liens familiaux et de proximité existants : l’autoconsommation
dans les îles de la Société est aujourd’hui plus fondée sur les dons et
échanges que sur l’autoproduction. La décision de consommer des
produits locaux traditionnels dépend désormais moins du goût, que de la
possibilité d’avoir accès aux sources de production, directement ou par
le réseau familial interposé, et du niveau de revenus du ménage.
Nous avons valorisé au prix du marché local l’autoconsommation
alimentaire relevée, qui comprend également les dons reçus. En consolidant les dépenses alimentaires avec la valorisation de l’autoconsommation, on peut ainsi considérer que 25 à 30 % de la valeur moyenne de
9
C.I.R.A.D., 2000. Etude sur la commercialisation des produits vivriers et horticoles en Polynésie, Papeete,
Rapport Productions, Service de Développement Rurol-CIRAD
28
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Octobre / Décembre 2009
l’alimentation consommée hors restauration dans les îles du Vent proviennent de l’autoconsommation au sens
large ; le taux est plus faible dans la
partie urbaine de l’île de Tahiti que dans le reste des îles du Vent. Ces
fonction des saisons, l’influence des périodes de fructification et de reproduction étant très forte notamment pour les fruits et
pour certaines espèces de poissons ; ils varient également de façon inversement proportionnelle avec le niveau de revenus déclarés.
Malgré les
Umites inhérentes à ce type de calcul10, ils sont toutefois bien supérieurs
à ceux évalués en France métropolitaine, établis aujourd’hui à 5% environ
taux varient en
de la valeur de la consommation alimentaire moyenne.
On peut
donc continuer à affirmer que, malgré l’urbanisation, l’auune source
importante de l'alimentation pour
environ la moitié de la population, constituée précisément des Tahitiens
ou Ma’ohi. D’autant
que si le prix des produits importés est resté stable,
ou même a baissé avec l’arrivée de la
grande distribution alimentaire à
Tahiti, le prix des produits locaux a connu une nette augmentation depuis
une trentaine d’années. Les vivriers locaux tels
que taro et ignames sont
désormais des produits de luxe. Les familles les moins aisées économiquement sont obhgées de se rabattre sur les produits de faible qualité, en
général figurant dans la liste des produits de première nécessité subvendonnés par le gouvernement local. Mais ces familles sont aussi celles qui
sont le plus amenées à consommer des vivriers locaux du fait d’une
propension plus forte à s’inscrire dans des réseaux de dons de ces
produits.
toconsommation constitue
10
Ces limites concernent notamment la structure comparée des prix des produits importés et des
produits
locaux : si on inclut la part des aliments « acculturés » qui proviennent de l'auto production (légumes tels
que avocats,
haricots, tomates, salades...) ou des dons (y compris des aliments achetés dans le commerce
par le donneur, qu'elle que soit leur origine), et en les valorisant au prix du marché, les produits « locaux »
étant à la vente plus chers que les produits importés, le risque est en effet de surestimer la valeur de l'autoconsommation dans le total des
produits consommés. En effet, l'autosubsistance et les échanges obéislogique différente de la logique marchande : la valeur d'usage de l'autoconsommation ne se
fait nullement en fonction de la valeur d'échange marchande ou de revenus anticipés de leur vente sur le
marché. Avec ces mêmes modes de calcul, nous avons dans notre enquête, établi la part de l'autoconsommotion à 25% des dépenses alimentaires moyennes à Tahiti et Moorea.
sent à
une
29
(ûtd/clin
de la
Société des- éludes (Océaniennes
Les taux d’autoconsommation sont d’autant plus
importants que l’on
s’éloigne de l’agglomération urbaine de Papeete mais restent relativement
élevés y compris pour cette dernière zone. Il s’agit d’un signe fort d’une
économie basée sur le réseau d’échanges inter-maisonnées, et concerne
non seulement des produits « traditionnels » (uni, taro, ‘umara, poissons...) mais également des produits introduits par les Européens ou les
Chinois et faisant partie désormais du régime alimentaire des Tahitiens.
Dans les quartiers des îles Du Vent enquêtés, le réseau de parenté et
d’apparentement est dense avec des enchevêtrements dus aux changements de résidence sur les abords du quartier et même au-delà de l’île
pour devenir interinsulaire, à la base des relations qui lient les maisonnées entre elles. Dans un bon nombre de cas, l’unité de consommation
n’est donc pas délimitée par les murs de la maison. La maisonnée ne
correspond pas forcément au groupe domestique, et n’y est pas toujours
englobée non plus. Certaines de ces relations inter-maisonnées nous ont
paru être systématisées. Les prestations alimentaires à destination d’une
ou plusieurs maisonnées peuvent être exercées quotidiennement, ou à
des rythmes différents, par une personne donnée le plus souvent, ou une
maisonnée, ou par rotation entre les différents descendants. D’autres reladons impliquent des membres de la famille résidant loin des terres famiÜales dont sont issus les ménages concernés.
Un envoi de produits bruts depuis les îles éloignées fait ainsi l’objet
d’une distribution aux autres membres de la fratrie, et parfois aux
proches ». Ces dons reçus provenant des îles d’origine, grâce à des
envois de glacières emplis d’aliments (poissons et fruits surtout), sont
revêtus d’une forte charge affective, « qualitative », qui n’a aucune mesure
avec leur valeur strictement économique. Ils constituent des « love
food11 » réputés avoir un goût et une saveur différents des mêmes
aliments obtenus par l’achat. Le réseau d’échange ne se limite donc pas
au quartier, mais s’étend à l’ensemble de la Polynésie, d’une surface pourtant comparable à celle du continent européen.
«
11
Alexeyeff Kalissa, 2004. « Love food: exchange and sustenance in the Cook islands diaspora », AustroMelbourne, 04 avril, http://www.24hourscholar.eom/p/articles/.
lion Journal of Anthropology,
30
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
Les dons faits pour
l’utilisation commune dans la maison familiale
parfois ressortir au-delà du simple phénomène de don,
acte qui n’est pas pour autant «
gratuit », d’une véritable « stratégie »
basée sur des manœuvres pour se gagner la sympathie du reste de la
famille installée dans le quartier, et affirmer de nouveau sa place dans le
jeu complexe des revendications foncières familiales. Si le donateur ne
peut être perçu comme résidant sur la terre familiale, ses différentes
actions, et notamment ses dons et son engagement dans les travaux colléetifs, démontrent toutefois pour lui son attachement à cette terre et donc
le bien-fondé de ses prétentions foncières.
Les dons sont constitués principalement de produits bruts, fruits et
vivriers locaux des jardins ou terrains familiaux, produits de la mer
(poisson principalement, crustacés et coquillages parfois), ou de parts de
plat déjà préparé à partir de préparations « traditionnelles » {ma’a tahiti,
fafaru, poisson cru...) pour les membres de la maisonnée. Les services
donnés peuvent être alimentaires (invitation à dîner permanente, terrains
plantés donnés ou laissés à disposition préparation systématique de plats
spécifiques...) ou non alimentaires (bricolage, ménage, entretien de
matériel, gardiennage d’enfant, utilisation de l’équipement d’une autre
maisonnée en bateau ou automobile...)
Les relations sont aujourd’hui sous-tendues par
l’aspect économique,
mais celui-ci n’empêche pas l’existence de relations fondées sur les liens
familiaux, et donc à Tahiti le rattachement à une terre et à des relations au
nous
semblent
sein de la communauté
ou
amuira’a. Il les modifie mais leur donne aussi
souplesse, lisible dans les relations régulières entre maisonnées
sur une réciprocité qui va au-delà du
simple échange. Ainsi, on ne
note pas de dynamique d’alternance dans les autres
dynamiques d’échange
identifiées entre maisonnées apparentées. Pour autant une forme d’équilibre final s’instaure soit par la réciprocité différée dans le temps.
cette
basées
Les actions familiales
entreprises en commun sont désormais moins
fréquentes à Tahiti, et limitées aux fêtes annuelles, ou alors au repas familiai du dimanche qui constitue souvent encore l’occasion d’un ma’a
tahiti. L’habitude du ma’a tahiti du dimanche permet ainsi de préserver
et
renforcer
un
lien social
en
faisant de l’occasion de consommation
31
i
Œul/eti/t
de la
Société dex Sladcx ûcéa/ué/mcx-
l’opportunité de réunir un groupe de personnes unies par des liens forts,
d’abord de parenté. Le ma’a tahiti est l’occasion d’être ensemble, sinon
de produire ou de préparer ensemble quand les produits sont achetés
déjà préparés auprès des commerçants de proximité.
Au-delà des aliments qui le composent, respectant le marqueur
gustatif culturel constitué par le lait de coco, et de son mode de préparation qui varient de plus en plus, et malgré un coût relatif des produits
plus élevé que celui des produits importés, le ma’a tahiti est l’occasion
de rassembler la famille, les amis proches ou l’ensemble de la communauté autour d’une abondance de nourritures, ceux pour qui se nourrir
ensemble signifie autre chose qu’un simple acte biologique : un acte social
fort. Si l’aliment de base de la nourriture quotidienne paraît ne pas
toujours résister comme marqueur identitaire, le riz a remplacé depuis
bien longtemps le luru et le taro, en revanche la nourriture festive est
vécue tout à la fois comme un rappel de la ‘tradition’, et comme ‘espace’
et ‘temps’ où s’affirment des identités. L’excès, propre au don, est alors
de mise. Le week-end, et le moment de la fête, de la « bringue », sont
l’occasion de repas qui s’éloignent du « quotidien urbain ». Le repas du
dimanche permet au-delà de la réunion de la famille « élargie » d’affirmer son appartenance culturelle. Manger du ma’a tahiti, même
uniquement au seul déjeuner du dimanche en famille, c’est affirmer ses
racines polynésiennes, tout en inventant de nouvelles formes de lien social
à partir de l’imitation de modèles acquis au sein d’une sociabilité antérieure. La cuisson
au
ahima’a reste d’actualité à
ces
occasions dans
quelques cas, même si la tendance dans les appartements modernes et les
sans beaucoup de terrain disponible est à passer de la cuisson
au four à la cuisson à l’eau ou au four à gaz ou électrique. La cuisine
calendaire du passé, festive et du dimanche, est ainsi considérée comme
maisons
«
la
»
cuisine traditionnelle.
Une dernière forme de dons et
d’échanges alimentaires relevée est
l’hébergement, ou plus exactement en tahitien le fait de nourrir une
personne (fa’a’amura’a) souvent membre de la famille élargie, pratique
traditionnelle toujours courante. Un quart des maisonnées observées a
32
N°317
une
personnefa’a’anm sous leur toit,
-
Octobre / Décembre 2009
dans la très grande majorité des cas
enfant de la parentèle. La pratique dufa’a’amu est un facteur supplémentaire de persistance des relations entre maisonnées, et des
échanges
un
de services, notamment alimentaires. Mais cette
hospitalité peut être
parfois ressentie comme une gêne, si elle dure au-delà d’un temps donné
et devient contrainte quotidienne, ou si la
contrepartie attendue de façon
explicite ou implicite ne finit pas par aplanir les tensions12.
La persistance des hens familiaux a permis la diffusion rapide des
biens et comportements « occidentaux ». La pression interne de la famille
élargie pour disposer de ces biens a sans doute dû accélérer leur diffusion, avec le prestige conséquent pour la famille au sein de la communauté de disposer de biens nouveaux. Au cours de notre travail de
recherche, nous avons mis en évidence dans la zone urbaine aujourd’hui
la permanence des grands principes de la famille communautaire en
matière alimentaire : mise
en commun
«
horizontale
»
des biens, obser-
de la
réciprocité même si elle ne revêt pas de caractère d’équivalence stricte et immédiate, partage de valeurs et croyances, intensité des
relations informelles entre membres... Malgré l’ampleur du changement
vance
social qu’a connu la Polynésie, le milieu familial13 au sens large reste un
heu privilégié du réseau d’entraide et des hens sociaux, et d’intégration
des nouveautés. La famille est
heu de
circulation, de transmission et
d’échanges, mais aussi un lieu d’enjeux et de conflits, un moyen de
contrôle et de prestige dans une logique d’acteur : on passe de nos jours
d’une solidarité familiale subie à une solidarité familiale voulue, construite
ou re-construite. L’importance de la notion de réseau en
Polynésie, qui
s’étend au-delà de la famille à la communauté de vie, est une fois encore
12
Cette
«
un
hospitalité limitée », déjà mise en évidence dans les écrits des premiers Européens, rejoint une
des obligations des marques les plus fortes d'hospitalité en Afrique : en Sierra Leone, un proverbe dit « Au
bout de trois jours, donnez-lui la houe », et chez les Bédouins « l'obligation d'un hôte envers son invité dure
longtemps que le sel du repas reste dans l'estomac de ce dernier » (Goody Jack, 1984.
cuisine and class. A study in comparative sociology (Cuisines, cuisine et classes), Paris, Centre
aussi
Cooking,
Georges
Pompidou, Centre de Création Industrielle, coll. Alors, p.127).
13
Nous entendons par famille l'institution, cellule de base de la société, qui a une fonction de socialisation
et transmet des normes, des valeurs, des rôles sociaux.
33
ÇPii/lelin
à mettre
da la-
Société- dos- études Océaniennes
évidence pour
expliquer les faits d’organisation sociale tahiégalement la persistance de modes d’alimentation traditionnels : irrégularité forte du volume consommé entre la semaine et le
week-end, synchronicité de présentation de la nourriture...
en
tienne. On note
L’absence de tapu religieux sur la nourriture avec la christianisation
de la société, des transferts financiers massifs depuis la métropole pendant
les quarante dernières années qui ont plus bénéficié à la consommation
qu’à l’investissement, et la disponibilité alimentaire dans les circuits de
distribution moderne, ont donc libéré les Tahitiens des anciennes
contraintes. Aujourd’hui, les seules limites sont d’ordre monétaire, mais
la politique de subvention des produits alimentaires de première nécesdans les années 1980 permet un approvisionnement en
volume d’aliments industriels de masse.
sité mis
en œuvre
beaucoup des personnes rencontrées, et notamment dans les
catégories sociales les plus démunies, bien manger, c’est manger tant qu’il
y a à manger. Cette façon de procéder (« je mange beaucoup... parce
que ça va finir ») évoque l’expression samoane le polo e naea mea mata,
mange tant que tu vois la nourriture : c’est la disponibilité en aliment qui
guide le mangeur. Cette philosophie de la satisfaction du plaisir immédiat
rappelle les remarques de P. Bourdieu (1979: 203) sur l’hédonisme des
classes populaires
.qui porte à prendre au jour le jour les rares satisfactions (‘les
bons moments’) du présent immédiat (...) seule philosophie concevable
pour ceux qui, comme on dit, n’ont pas d’avenir et qui ont en tout cas peu
Pour
«
..
de choses à attendre de l’avenir
Et il
».
les groupes les plus défavorisés en matière sociale
économique à Tahiti sont sur-représentés statistiquement parmi la
population qui se considère comme Ma’ohi. En effet, nous avons montré
que les ménages qui déclaraient que « bien manger » était « manger beaucoup » se déclaraient Ma’ohi. Ils vivent au sein des familles les plus étendues, plus de six personnes en moyenne, avec des revenus par unité de
consommation particulièrement faibles. Ce groupe est aussi le plus exposé
aux incitations commerciales : l’attention première lors de l’achat,
et
34
se
trouve que
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
en-dehors du prix, se porte sur
la présentation du produit et son appa» au produit, délaissant des critères de
choix plus « consuméristes » comme les qualités intrinsèques du produit
(goût, aspect nutritionnel..Il s’agit donc du groupe le plus soumis à
l’influence publicitaire.
rence,
soit des critères
«
externes
Le volume des aliments consommés constitue donc
toujours un
facteur très important, rejoignant par là les représentations polynésiennes
traditionnelles. Les idées d’abondance et de plaisir expliquent en grande
partie les modes actuels de consommation alimentaire. L’alimentation des
Polynésiens, et des Tahitiens en particulier, est fortement calorique, et
importante en volume lors du principal repas pris dans la journée en
semaine, lors des copieux ma’a tahiti du dimanche, ou à l’occasion des
repas pris à l’extérieur. La surconsommation alimentaire et son irrégularité s’avèrent être à Tahiti le phénomène caractéristique du groupe éconoiniquement et socialement défavorisé, qui se trouve être ceux desMa’ohi.
On ne doit pas compter pendant le repas, et surtout pendant les repas de
fête dont on n’évalue pas les quantités servies en fonction des convives,
mais en fonction des restes nécessaires et des arrivées impromptues de
convives. On doit prévoir « plus ». Le trop n’est pas excès chez les Tahitiens,
il est précaution. Il est aussi liberté, absence de contrôles, de contraintes
et de restrictions en matière de nourriture, dans une vie jugée de plus en
plus contraignante et facteur d’exclusion notamment économique.
A Tahiti, en matière alimentaire, bien manger signifie manger beaucoup et réciproquement : c’est le volume ingéré, ressentir la sensation
de réplétion, l’impression physique de plaisir que procure la satiété d’un
estomac bien rempli, qui guident le mode d’alimentation. La valorisation
de la charge intestinale, la sensation de satiété rapidement obtenue et le
sentiment de plénitude engendré au cours de la digestion, se retrouve
aujourd’hui dans l’expression tahitienne pa’ia : le fait de s’éprouver
comme totalement rempli de nourriture.
Nous avons montré que les très fortes corpulences étaient des signes
de position sociale élevée en Polynésie française, jusqu’au moins à la fin
du XfXè siècle. De nos jours, la culture polynésienne valorise toujours les
fortes corpulences. Etre gros, avoir un ventre proéminent, faere ou ‘opu
35
bulletin de la Société de& études- &céan
fetete, n’est pas considéré comme négatif, mais comme « imposant »,
‘i’i, de l’ordre du superlatif. La valorisation de la corpulence à Tahiti est
un phénomène toujours persistant, comme il peut l’être plus
largement
dans le Pacifique insulaire, malgré l’influence forte à travers les médias
notamment télévisuels du modèle de la minceur corporelle.
Au cours d’une enquête menée en 200214, nous avons utilisé des
silhouettes de femmes et d’hommes réalisées à partir des profils morphologiques correspondant aux différents degrés de corpulence, et donc d’indice de masse corporelle ou I.M.C., en demandant aux personnes
interrogées de se situer personnellement parmi les différentes silhouettes
proposées. Le décalage entre corpulence perçue et corpulence réelle est
symptomatique : si 51 % des personnes enquêtées se percevaient suivant
leur corpulence réelle, seules 4 % se voyaient comme plus corpulentes
qu’elles n’étaient réellement (ces personnes avaient un I.M.C. moyen de
23, bien en dessous de la moyenne générale, et étaient plutôt des femmes,
vivant en zone urbaine), tandis que 45% se voyaient comme moins corpulentes qu’elles n’étaient réellement, et notamment des hommes, se perceMa’ohi, vivant en zone rurale, et considérés comme
d’après leur I.M.C. Près de la moitié des personnes interrogées
se considèrent donc comme moins corpulentes
qu’elles ne le sont en
réalité, et il s’agit des personnes les plus corpulentes.
Les résultats de cette enquête indiquent par ailleurs que les préférences traditionnelles des Polynésiens pour les corpulences fortes existent
toujours mais ont tendance à s’estomper, surtout de la part des femmes
elles-mêmes, malgré une différence de corpulence moyenne encore nette
par rapport aux populations d’origine européenne ou asiatique. La Polynésie française semble donc connaître une phase de transition entre un
modèle traditionnel et prégnant de valorisation des corpulences fortes et
un modèle occidental
d’esthétique corporelle privilégiant la minceur.
vant comme
obèses
«
14
»
Direction de la Santé de
Polynésie française et Université de Toulouse II, 2002, Alimentation et corpulence
Polynésie française. Etude socio-anthropologique de l'obésité, des représentations du corps, des modèles
et des pratiques alimentaires, Ministère de la Santé, de la Fonction Publique et de la Rénovation de l'Aden
ministration - Université de Toulouse II le Mirail.
36
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
Un des caractères
physiques propres aux Polynésiens, et immédial’observateur étranger, est la surcharge pondérale.
Pour l’ensemble de la Polynésie française, des travaux menés en
199515,
établissaient la ration quotidienne moyenne à 3350 calories chez les
femmes et 4400 calories chez les hommes, soit presque le double de la
valeur moyenne métropolitaine. Dans l’enquête de 2002, le taux moyen
de prévalence de l’obésité était de 45% pour les femmes et 42% pour les
hommes qui se définissent commeMa’ohi. A titre de comparaison, le taux
de prévalence de l’obésité en 2003 est de 11,3% chez les adultes français
contre 8,2% en 1997, et de 30% aux Etats-Unis où l’obésité est vue
depuis
plusieurs années déjà comme un problème majeur de santé publique et
tement visible pour
d’un coût social très élevé.
Malgré des différences de méthode et d’échantillonnage, nous
de façon diachronique trois enquêtes réalisées en 1986,
1995 et l’enquête à laquelle nous avons participé en 200216. On peut ainsi
noter une forte augmentation de la prévalence à l’obésité entre 1986 et
1995, passant d’environ 19% à 39% de la population étudiée, et un tassement entre les deux dernières enquêtes. Si le taux d’obésité ne semble
plus
augmenter au même rythme depuis une dizaine d’années, le constat n’en
est pas plus rassurant, d’autant que le
surpoids apparaît tôt dans la population : plus d’un tiers des jeunes de 16 à 19 ans présentent un embonpoint,
et entre un quart et un tiers des 20-29 ans sont
déjà obèses.
Cette étude montrait en outre de façon nette le caractère très
marqué
du profil de la personne en surpoids dans les îles de la Société : l’indice
de masse corporelle augmente avec l’âge et le sexe, et avec l’éloignement
de l’agglomération de Papeete. L’I.M.C. est également lié de façon inversement proportionnelle au niveau d’études, à la catégorie
socioprofessionnelle de la personne interrogée, et au revenu mensuel du ménage.
pouvons comparer
15
Direction de la Santé de
Polynésie française et Institut Territorial de Recherche Médicale Louis Malardé,
Enquête de la prévalence de l'hypertension, du diabète, de la goutte et de l'obésité en relation avec
les habitudes alimentaires Sept.-Nov. 1995, Papeete, Ministère de la Santé et de la Recherche, septembre.
16
1986 (Delebecque et Delebecque, 1987), L'excès pondéral chez les salariés à Tahiti., Papeete, Service
d'Hygiène
et de Salubrité Publique, n° 375 / SH daté du 19 février), 1995 (Direction de la Santé de
Polynésie française
et ITRMLM, 1998) et 2002 (Direction de la Santé de Polynésie française et Université de Toulouse
II, 2002).
1998.
-
37
ÇÊullelin
de la
Société des- études* Océaniennes
Mais le critère
qui entraîne la plus forte disparité entre les sous-groupes
communautaire » : l’I.M.C. varie
ainsi pour ses extrêmes de 23 (« Asiatique ») à 30 (« Ma’ohi ») en passant
par 25 pour les « Européens » et 27 pour les « Demis ». La même observation a été faite en comparant les I.M.C. moyens d’un groupe d’habitants
est
le critère
«
sentiment d’appartenance
d’Australiens d’origine européenne17 : la diffémoyenne est de 3,2 (hommes) à 4,5 points (femmes) en faveur des
Maori. Selon la définition des degrés de corpulence définis par l’O.M.S.,
des îles Cook et d’un groupe
rence
l’obésité à Tahiti
concerne
ainsi
43% des «Ma’ohi
»,
29% des
«
Demis
»,
Européens » et moins de 3% des « Asiatiques .I8»
qui favorise le développement de l’obésité,
et qui vient renforcer les facteurs précédemment évoqués, est la dépense
énergétique. Dans les îles de la Société, le déclin de l’agriculture, activité qui
demande un effort physique important, au profit des activités tertiaires, n’est
certainement pas sans effet sur l’évolution de l’obésité, notamment auprès
des catégories sociales les moins aisées. L’enquête de 1995 montrait que
68% de la population ont une activité physique réduite (sédentaire et
légère), avec une différence significative entre les hommes (51%) et les
femmes (86%), expliquant en partie la différence de corpulence constatée
entre les deux sexes. La couverture des besoins énergétiques (le rapport
entre apport énergétique et besoin énergétique moyen défini par l’O.M.S.)
est ainsi largement excessive : 62% de la population couvrent plus de 120%
de leurs besoins énergétiques, et 39% plus de 150%, alors que la dépense
énergétique est faible, et avec une sur-représentation des femmes.
L’évolution n’a pas préparé les individus à l’abondance, et notamment dans le Pacifique insulaire à cause de l’irrégularité de la disponibilité
alimentaire et de son absence de variété. Au contraire, les humains sont
sans doute munis de dispositifs de régulation biologique qui permettent la
17% des
«
Un autre facteur important
17
Craig P.L., Swinburn B.A. et alii, 1996. « Do Polynesians still believe that big is beautiful ? Comparison
body size perceptions and preferences of Cook Islands, Maori and Australians », New Zealand Medical
Journal, 109, pp. 200-203.
18
La moyenne métropolitaine est un I.M.C. de 25,0 pour les hommes et de 23,5 pour les femmes d'après
les données d'une étude réalisée par l'Union Française des Industries de l'Habillement auprès de 11 562
of
personnes entre
38
avril 2003 et avril 2005 (Union française des Industries de l'Habillement, 2006).
N°317
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Octobre / Décembre 2009
réserve
d’énergie sous forme de graisse utilisable pendant les périodes de
de pénurie. Cette régulation se reproduit au niveau social
puisque à l’irrégularité et à « l’uniformité » de l’alimentation au quotidien
succédaient chez les anciens Tahitiens des périodes de suralimentation.
En évaluant l’apport journalier moyen d’une alimentation traditionnelle
dans les îles hautes, et celui d’un jour de fête, on trouve ainsi des valeurs
disette
ou
qui varient entre 2800 calories et 4200 calories.
Le processus de régulation biologique continue à fonctionner,
y
compris quand les besoins du corps sont largement couverts, en période
d’abondance pléthorique « moderne », où la nourriture est plus régulièrement et facilement disponible, et les
exigences de la psychologie individuelle et culturelle prenant le pas sur les exigences biologiques. Ainsi,
selon C. Fischler, (1979 :191) :
.tout se passe comme si, dans les sociétés contemporaines, la
prolifération des ‘signaux externes’ qui sollicitent sans cesse notre appétit
était devenue telle que les signaux internes de satiété et de
réplétion ne
puissent plus se faire entendre. »
L’hypothèse d’un facteur génétique prédisposant à l’obésité en situation alternée d’abondance et de disette développée par J.V. Neel (1962)19,
et appliquée au Pacifique a été toutefois minimisée, en faveur des facteurs
environnementaux et culturels, et notamment l’occidentalisation de la
consommation comme cela a été montré avec les populations Wallisienne
«
et
..
néo-calédonienne.
Les taux de
prévalence du diabète dans le Pacifique insulaire sont
importants, parmi les plus élevés au monde dans certaines îles.
La Polynésie française se situe dans le groupe de tête avec un taux
moyen
de prévalence du diabète de 21% en 1998, plus élevé chez les femmes
(23,6%) que chez les hommes (16,5%). Et le phénomène ne semble pas
récent : des éléments conduisent à considérer que le changement profond
de l'alimentation à Tahiti, et ses conséquences en matière d’excès calorique, a sans doute eu heu dès le premier quart du vingtième siècle.
ainsi très
19
Neel J.V., 1962, « A Thrifty Genotype rendered detrimental by progress ? » American Journal of Human
Genetics, 14,352-362.
39
Œu/felii)
de la
^Société des études- &céan
Alimentation excessive
volume, qualitativement déséquilibrée, valodes corpulences fortes, et faible activité physique :
tous les facteurs sont donc réunis pour placer la Polynésie française, et les
Tahitiens en particulier, en tête des territoires les plus exposés à la surcharge
pondérale excessive et aux risques de diabète. Des habitudes de consommation héritées du passé - irrégularité dans les prises quotidiennes et hebdomadaires, suralimentation régulière, importance accordée aux graisses et
aux sucres...- exposent aujourd’hui particulièrement la population polynésienne à des phénomènes de mauvaise alimentation aux conséquences
néfastes pour la santé, et plus encore quand il s’agit de ménages nombreux
aux revenus faibles. Des
campagnes d’information et de prévention contre
l’obésité et les maladies non transmissibles sont menées depuis une dizaine
d’années par les services du Ministère local de la Santé, mais la prise de
conscience est lente et leurs effets peu notables, surtout au regard de la
pression publicitaire des industriels de l’agroalimentaire.
Face à ces campagnes, et au modèle corporel diffusé par les canaux
de télévision ouverts sur l’extérieur, la perception du surpoids sévère et
des risques liés à l’obésité et au diabète consécutifs aux modes d’alimentation commence à apparaître parmi la populationMa’ohi, et notamment auprès des moins de quarante ans et des femmes. Les rations trop
lipidiques, chargées en graisse, font l’objet d’une surveillance dans
quelques cas, surtout de la part des malades avérés ou des plus jeunes
générations. Une « vulgate médicale alimentaire » semble ainsi peu à peu
se développer parmi la population tahitienne, et notamment féminine.
Pour autant, sucres et graisses ne font pas l’objet d’une « diabolisation »
comme en Europe. Il ne semble pas exister comme en France de condamnation, sous des aspects moraux ou traditionnels de la viande, du gras et
du sucre, hormis la réserve énoncée précédemment, et le surpoids ou
l’obésité ne sont pas considérés par les Polynésiens en général, et les
Tahitiens en particulier, comme pathologiques ou à risques, et stigmatisés en tant que tels comme dans le monde occidental.
En replaçant l’obésité en Polynésie française dans son contexte « écosystémique », on évite l’écueil d’une vision strictement culturaliste qui au
en
risation toujours présente
mieux ferait de la suralimentation et de l’obésité
40
un
pattern propre aux
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
Polynésiens, et au pire en rejetterait la responsabilité sur les individus en
risquant la stigmatisation d’un groupe social donné (celui des Ma’ohi, ou
encore les ménages les plus défavorisés...), sans remettre en cause les
inégalités socioéconomiques ni se poser la question de la pertinence des intervendons de santé publique. La dimension socio-anthropologique de
l’alimentation est ainsi essentielle pour comprendre en quoi ces facteurs
peuvent être associés au développement de l’obésité. La prise en compte des
facteurs socioculturels et environnementaux au sens large, c’est-à-dire intégrant des facteurs politiques (les intérêts variés et souvent convergents des
différents acteurs, les modes d’organisation de la production et de la distribution des aliments) et économiques (les décisions prises localement en
matière de taxation de certains produits, les statuts socioéconomiques des
différents groupes), et de leur évolution historique respective, s’avère primordiale. Mais il nous paraît également indispensable, notamment dans un
contexte historique post-colonial, de prendre en considération les revendications identitaires récentes qui passent par l’expression de modes de
production ou de consommation pouvant entrer en « résistance » avec ce qui
est perçu comme venant de l’extérieur, et notamment le discours nutritionnel.
L’acculturation alimentaire est importante aujourd’hui à Tahiti, mais
mis en évidence la perpétuation de la dimension sociale de
nous avons
l'alimentation, la persistance des modes d’échange au sein d’un réseau
familial élargi. L’alimentation ne peut se réduire à son aspect strictement
fonctionnel et nutritionnel, mais touche également à des aspects et des
motivations d’ordre social et culturel qui ressortent de l’identité tahitienne, ma’ohi sinon polynésienne, y compris dans la zone la plus urbanisée des îles de la Société. Lieu des permanences culturelles, les
pratiques alimentaires contemporaines sont bien le fruit des bases de
l’ancien et de la recomposition partielle de l’époque traditionnelle, christianisation et colonisation, dans des caractéristiques alimentaires
qui
dépassent le cadre de la « cuisine ».
L’analyse des échanges alimentaires entre maisonnées dans les îles
de la Société, à travers les rapports réels qui se nouent autour de ces
signifiants » matériels, permet ainsi de retracer la topographie et la
«
41
Çftudlelùi de lev Société de& ètude& ôcéa/i
densité du réseau social et l’étude
approfondie du contenu concret des
motifs d’action sociale et des formes de sociabilité. Et c’est à la lumière de
les échanges alimentaires
revêtent encore de nos
jours une importance particulière. Les dons et échanges alimentaires ne
doivent pas seulement se mesurer à leur seule valeur économique, mais
aussi à l’aune d’autres valeurs plus relationnelles et subjectives au sein
d’une communauté élargie, de valeurs de « lien ». Les réseaux sociaux
ainsi construits préservent ou retrouvent « l’esprit du don », basé sur la
réciprocité et la circulation pratiquement infinie des biens et services
échangés, une forme de « dette » mutuellement et socialement entretenue.
Les comportements autour de la nourriture subsistent longtemps
malgré les changements radicaux intervenus dans la vie sociale, comme
ces
liens sociaux
qu’il
a
fallu
«
décrypter
»
observés entre maisonnées à Tahiti et Moorea, qui
dans les îles de la Société
au cours
des deux derniers siècles. Ils sont
éclairage assez particulier sur la culture
donné, malgré l’impact de la colonisation,
des systèmes de production industrielle alimentaires, du développement
des techniques de conservation, et de la christianisation générale de la
société qui les ont précédés. Au-delà du processus d’incorporation,
l’homme en mangeant s’incorpore dans un système culturel, où les modes
de production, d’échanges, de « cuisine » et de consommation sont cultudonc
susceptibles de jeter
d’une nation
ou
un
d’un groupe
Tellement déterminés. L’alimentation est ainsi
un
élément central de la
construction des identités : les
particularismes alimentaires sont parmi les
marqueurs » à disparaître, et l'alimentation saisie dans son
contexte culturel peut être utilisée comme un puissant symbole d’identité,
notamment en Polynésie, comme affirmation de sa cohésion interne et
de son hétérogénéité par rapport aux cultures voisines.
Bien sûr, notre vision est celle d’un Popa’a, ne maîtrisant guère la
langue tahitienne, et il est probable sinon inévitable que notre perception
européenne » de l'alimentation et des prestations alimentaires ait pu
quelque peu biaiser les observations, et notamment les préparations euhderniers
«
«
naires observées et les déclarations en matière d’aliments
consommés, ce
qui vient de l’extérieur étant souvent considéré comme supérieur. Par
ailleurs, l'alimentation comme la sexualité sont les lieux de Yintimus, du
42
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
plus secret, profond en soi, et les difficultés parfois rencontrées dans leur
expression et les distorsions conséquentes restent toujours valables pour
le chercheur en sciences sociales. Les Polynésiens ne partagent pas facilement leur repas quotidien à domicile avec des personnes considérées
comme « étrangères ». De
plus, le fait de partager des repas avec des
personnes fait jouer les règles de l’hospitalité et provoque une distorsion
par rapport aux repas quotidiens. La seule solution pour objectiver les
observations et minimiser les biais liés à la présence de l’observateur était
de passer à l’improviste à l’heure des repas afin de vérifier si les comportements réels correspondaient au déclaratif. Un autre point à prendre à
compte est la crainte pour les femmes interrogées, par un homme de
surcroît, de montrer une « infériorité » en matière culinaire et de ses
représentations associées, et préférant parler de repas extraordinaires et
plantureux plutôt que du quotidien.
En conclusion, il nous paraît utile d’insister sur la nécessaire prise
en compte des contextes historiques et culturels de la
production de
connaissances, avec l’étude de l’impact du pouvoir colonial sur les
cultures des colonisés, et dans la reproduction des représentations et des
pratiques coloniales dans le présent.
Christophe Serra Mallol
43
Œullctiu
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SERRA MALLOL
Christophe, - 2005, « Tahiti : du culte au mythe de l'abondance », Journal de la Société
des Océanistes, Paris, Musée de l'Homme, 120-121, novembre, 149-156. - 2007, Changement social et
traditions alimentaires. Approche socio-anthropologique de l'alimentation à Tahiti, Punaauia, Université de
la
Polynésie française, Thèse de doctorat en anthropologie, 2 tomes.
COMMUNITY, 2001, Changes in Food and Nutrient Intake in Pacific Island Countries and
SOUTH PACIFIC
Territories, Nouméa, SPC.
44
Se nourrir dans la
rue :
pratiques alimentaires des
sans-abri à Tahiti
Dans toutes les
sociétés, l’alimentation est un acte éminemment
culturel, comme nous l’avons montré pour la Polynésie française
dans l’article précédent. Mais qu’en est-il alors des sans-abri, pour qui la
recherche de nourriture est une contrainte quotidienne ? Comment jouet-elle alors son rôle social auprès de populations caractérisées justement
par leur désocialisation ? Si on est ce que l’on mange, comment se perçoivent les sans-abri à travers leur nourriture ? Et en
premier heu quelle est
la réalité de la situation alimentaire de ces personnes à Tahiti ?
Nous montrerons dans cet article les pratiques et les perceptions des
sans-abri polynésiens en matière d’alimentation, et celles des personnes
et institutions chargées de leur prêter assistance notamment dans le
social et
domaine alimentaire.
(Mid/etin
de la,
Société des Stades, Océaniennes,
Les modalités de
l’enquête et l’évaluation quantitative de la
population
La population visée par l’étude1 a été définie comme les personnes
dépourvues d’un espace privé nécessaire à l’accomplissement de fonctions vitales : se nourrir, se vêtir, se laver... dans l’agglomération de
Papeete et Moorea, et les personnes qui sont accueillies à un moment
donné dans une structure d’accueil temporaire. Sont donc exclues du
cadre de la présente étude les personnes résidant dans un abri de fortune
sur un terrain leur appartenant, ainsi que les familles logées temporairement en attente d’être relogées par décision administrative.
Le nombre total de personnes interrogées au cours de l’enquête et
répondant à la définition retenue est de trois cent vingt et une personnes,
non compris vingt-huit enfants de moins de douze ans qui n’ont pas été
interrogés, dont 80 % ont été recensés dans la seule ville de Papeete. Nous
avons
été amenés à faire
une
différence de situation entre des sans-abri
que l’on peut qualifier de « permanents » et qui constituent précisément
le public suivi à Papeete par l’équipe du Club de Prévention Spécialisée2,
temporaires » qui vivaient dans
l’enquête quantitative mais qui font des retours
périodiques vers un logement, soit leur logement familial d’origine, soit
des logements successifs et temporaires. Parmi les personnes enquêtées, environ 55 % constituent des sans-abri « permanents » et 45 % des
et des sans-abri que nous nommerons «
la
rue au
moment de
1
Cette étude, commanditée por le Contrat Urbain de Cohésion Sociale (C.U.C.S.) de l'agglomération de
Papeete dont je remercie Roméo Le Goyic, Sylvie Jarles et Heimana Ah-Min, s'est déroulée entre novembre
2007 et septembre 2008 en trois phases : une phase documentaire et d'entretiens qualitatifs approfondis
auprès de vingt sans-abri, une phase d'enquête quantitative de type exhaustif par recensement systématique auprès de plus de trois cents cinquante sans-abri dans l'agglomération urbaine de Papeete et l'île de
Moorea, et une dernière phase d'évaluation des structures d'aides existantes et d'entretiens auprès d'acleurs
2
associatifs
et
institutionnels.
Le Club de Prévention
Spécialisée est une structure associative créé en 1998 regroupant onze personnes
(en majorité travailleurs sociaux) et dédiée à l'assistance aux personnes en situation d'exclusion et oux
interventions dans la rue, de jour comme de nuit. En ce sens, on peut l'assimiler à une forme de Samusocial polynésien. Un local d'accueil, le « Centre de Jour », leur a été mis à disposition en 2002 par la Mairie
de Papeete, doté de machines à laver le linge, de sèche-linge et de casiers de rangement individuels. L'association dispose depuis 2005 de deux studios et d'un F3 pour loger temporairement des familles.
46
N°317
sans-abri
«
temporaires
».
-
Octobre / Décembre 2009
La population totale prise en compte dans
l’étude est donc de trois cent quarante neuf personnes.
Mais ce chiffre ne constitue qu’une « photographie
du phénomène
pendant le déroulement de l’enquête statistique. En effet, en considérant
le « flux » observé pendant les six semaines d’enquête quantitative et en
l’extrapolant sur une année complète, et en évaluant la sous-estimation de
cette population (« fuite » devant les enquêteurs, personnes en mouvement qui n’ont pas été repérées, personnes vivant dans des endroits
reculés et inaccessibles dans les conditions de l’enquête etc.), on aboutit
à un total de six cent cinquante personnes sur une année qui représenteraient un pourcentage d’un peu plus de 0,4 % par rapport à la population considérée, celle de l’agglomération de Papeete et de l’île de Moorea.
Nous sommes donc proches des taux moyens retenus pour la France, et
bien loin des données officielles disponibles localement, qui évaluent les
personnes vivant dans la rue pour l’ensemble de la Polynésie française à
deux cents personnes, dont 60 % dans la seule agglomération de Papeete.
»
Un
profil sociodémographique spécifique
profil en matière de sexe des personnes interrogées peut être
scindé en trois groupes, selon les répondants eux-mêmes : les hommes
constituent 81 % du total, bien plus nombreux que les femmes (14 %),
et que les rae ra&’ (5 %), en estimant toutefois le nombre de femmes
Le
sous-évalué.
En matière
d’âge, quatre groupes de taille à peu près équivalente se
détachent (sans compter les mineurs de moins de quinze ans vivant avec
leurs parents), représentant chacun 20 à 30 % de la population étudiée :
les 15-24 ans, les 25-34 ans, les 35-44 ans, les 45 ans et plus.
est de 35 ans, avec une variation très large.
3
Un
rae rae
est
un
homme qui
travestir et recourir à des
de seins,
L’âge moyen
adopte le comportement et l'apparence physique d'une femme, jusqu'à se
procédés médicaux (prises d'hormones féminines) ou chirurgicaux (implantation
ablation des organes génitaux masculins).
47
i
bulletin de la Société de& études Océan
La grande
majorité des personnes rencontrées est célibataire (79 %)
concubinage (14 %), formant parfois des couples entre
sans-abri. Seule une minorité se déclare marié, séparé, divorcé ou veuf.
Plus d’un tiers des personnes interrogées (40 %) ont des enfants
mineurs, rarement vus dans la rue. Sur cent quinze enfants mineurs ainsi
recensés, vingt-huit vivent dans la rue avec les parents, trente avec l’autre
parent « domicilié », vingt-deux en famille fa’a’amu (adoption locale)
sans üen familial, neuf placés en famille d’accueil et le restant dans la
famille au sens large.
Pour ce qui concerne le lieu de naissance, on note une part prépondérante de Tahiti (67 %) et de Papeete en particulier, du fait de l’obligation des femmes vivant dans les archipels éloignés dépourvus d’un hôpital
d’accoucher à Papeete. Mais l’élément remarquable est la sur-pondération forte des personnes provenant des archipels des Australes et des
Tuamotu Gambier par rapport à leur poids réel dans la population totale.
La durée moyenne de vie totale dans la rue est de cinq ans (les
extrêmes vont de trois jours à quarante-sept ans). L’âge moyen auquel on
a connu la rue est de vingt-neuf ans avec des extrêmes
qui vont de dix
ans à soixante-neuf ans : au total, 16 % des
répondants ont connu « la
rue » avant l’âge de dix-huit ans.
Le restant vit
•
en
Des conditions de vie
socio-économiques précaires
Les conditions de vie sont
particulièrement précaires pour la popurépondants déclarent dépenser 500 F cfp par jour
ou moins (soit environ 4,2 euros), soit un maximum de 15 000 F
cfp par
mois (125 euros). Ces dépenses recouvrent principalement la nourriture,
mais également des besoins annexes (boissons, tabac à rouler...) Les
repas quotidiens cités représentent très souvent une valeur de 200 Fcfp
(environ 1,7 euro), chiffre cité en grande majorité : « 51 Fcfp lu boite, soit
102Fcjp les deux boites, et deux pains [baguettes] à 47 F cfp».
L’alimentation est bien le poste budgétaire pour lesquels les écarts sont
les plus importants entre les groupes de revenus (Cavaillet et Momie, 2004),
et encore plus quand on s’attache aux populations très défavorisées : le
poids des achats alimentaires dépasse 50 % des dépenses quotidiennes pour
lation étudiée. 38 % des
48
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
près de la moitié des personnes interrogées, alors que ce taux n’est que de
19 % en moyenne pour la population totale dans la zone urbaine de Tahiti.
Les personnes interrogées déclarent près de deux moyens principaux de se procurer des ressources. « Faire charité » est la principale
ressource pour plus d’un sans-abri sur deux. Une personne vivant dans
la me interrogée sur cinq déclare recourir à des « petits boulots » : petits
travaux de maçonnerie, aider des snacks et des vendeurs du marché de
Papeete, entretenir des jardins de particuliers, pêcher, assurer le ménage
et le gardiennage chez des particuliers, vendre de fruits donnés ou
volés... Des façons annexes ou complémentaires de gagner de l’argent ou
de se procurer de la nourriture existent. Un sans-abri sur trois déclare des
activités illicites voler (dans les voitures, à l’étal des magasins...),
recourir à la prostitution ou à la protection de prostituées, ou encore
procéder au trafic depaka lolo (cannabis).
D’autres moyens de subvenir à ses besoins sont également déclarés de
façon minoritaire : argent donné par la famille, économies personnelles,
emploi régulier... Ainsi, une personne sur sept déclare percevoir une pension
régulière (d’un montant de 40 000 F cfp en moyenne soit 330 euros environ) :
retraite, pension invalidité ou adulte handicapé, prestation familiales... Mais
il ne semble pas que la personne en soit toujours la bénéficiaire.
Les problèmes rencontrés lorsqu’on vit dans la rue sont nombreux
selon les personnes interrogées. Contrairement à l’image communément
partagée du sans-abri représentant un danger public pour les citoyens
normaux », la me est vécue par deux personnes qui y vivent sur trois
comme un heu de danger, d’agressions et de vols, et notamment par les
plus jeunes et les plus âgés d’entre eux, et par les femmes. Le fait de « ne
pas avoir d’endroit pour dormir » constitue bien sûr la spécificité des
personnes vivant dans la rue et le deuxième inconvénient cité en moyenne
par un tiers des répondants.
La faim, troisième réponse énoncée par près d’un quart des
personnes interrogées : « depuis que je vis dans la me j’ai tout le temps
faim », « la vie est dure quand on ne sait pas comment trouver à manger »,
est de nouveau un coup porté au heu commun souvent entendu, y compris
de la part d’élus locaux : « en Polynésie, on ne peut pas avoir faim ».
«
49
Rail éfoulletin de !(l Société de& études Océaniennes*
insuffisante en quantité et en qualité
L’alimentation des sans-abri n’est pas séparable de leurs conditions
Une alimentation
quotidien et du fait de son caractère social, des relations entred’autres personnes, domiciliées ou pas. Hormis l’idée que
les personnes vivant dans la rue l’étaient de leur plein gré, par volonté
délibérée de ne pas vivre au sein du domicile familial (« ils sont dans la
rue parce qu’ils le veulent bien », « tout le monde a de la famille en Polynésie, donc personne n’est sans-abri » etc.), dans un pays où les relations sociales et surtout familiales sont censées être restées traditionnelles
et denses, un des les beux communs les plus souvent énoncés à propos
des sans-abri dans l’agglomération de Papeete est qu’ils n’ont pas à souffrir de la faim puisque végétaux et poissons sont librement disponibles.
Outre que cette affirmation « il suffit de tendre le bras pour cueillir
des fruits disponibles toute l’année », partagée par certains des élus et
acteurs institutionnels rencontrés, est issue d’une perception mythique
d’un Eden polynésien où la nourriture est toujours et librement disponible en abondance (Serra Mallol 2005), elle ne reflète en rien la réalité
dans l’agglomération urbaine tahitienne, et surtout à Papeete même où
sont concentrés 80% des personnes vivant dans la rue : jardins privés
clôturés, passage de plantations vivrières au profit des fleurs dans les
jardins, disparition avérée depuis plus d’une cinquantaine d’années des
plantations vivrières communautaires en lisière des communes ou en fond
de vallée au profit de rares plantations commerciales à Tahiti... De la
même façon, la fréquentation et la pêche accrues des lagons de l’agglomération et du chef-lieu en particulier, font qu’il est désormais nécessaire de disposer d’un matériel minimal (canne à pêche, filet, sinon
bateau ou pirogue) pour pouvoir assurer sa subsistance en matière de
produits de la mer.
Sans compter la nécessaire préparation culinaire de ces produits qui
impose le recours à un appareil de cuisson et aux ustensiles de cuisine,
dont ne disposent évidemment pas la quasi-totalité des sans-abri rencontrès. Rares sont en effet les sans-abri qui disposent des ustensiles nécessaires à la préparation alimentaire. Il s’agit des personnes vivant de façon
installée » dans un squat ou un « château », et qui grâce à la détention
de vie
au
tenues avec
«
50
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
d’un minimum d’ustensiles (une casserole ou une cocotte, des assiettes
et des cuillères) et à la
disposition d’un lieu de cuisson, souvent issus de
la
récupération, peuvent réchauffer une boite de conserve ou confecune préparation
liquide ou semi liquide de type soupe ou ragoût
à partir de produits variés (légumes récupérés, boite de bœuf achetée... )
Dans ce cas, le moment consacré à la préparation ahmentaire et à sa
consommation revêt toujours une importance particubère.
De fait, la réahté est bien différente. Le seul repas complet pour beaucoup de sans-abri rencontrés est celui du matin, grâce à la distribution
gratuite en semaine de repas complet organisée bénévolement à Vainimore par le Centre Te Vaiete4 : 38 % des
personnes rencontrées déclarent
bénéficier de façon plus ou moins régulière de ce service. Trente à
quarante personnes sont présentes en permanence, un peu moins les
jours de pluie, et les premiers arrivent aux alentours de 05h00 et attendonner
dent patiemment l’ouverture du Centre, assis sur les trottoirs de l’autre
côté de la rue. Les repas ne sont pas réservés aux sans-abri, mais ouverts
à toutes les personnes
désireuses de se nourrir. Les produits sont donnés
par des importateurs (boites de conserve au format collectivité) au
Secours Cathoüque polynésien et entreposés dans le local qui dispose
outre des espaces de réfrigération (négative et
positive), une cuisine
aménagée et des ustensiles nécessaires à l’élaboration des plats tous les
matins. La main d’œuvre est constituée d’un prêtre assisté d’une
rehgieuse
et souvent d’un(e) paroissien (ne) bénévole,
auxquels se joignent les sansabri présents pour assurer le service (distribution des repas, retrait des
plats, vaisselle et ménage). Aucune subvention n’est demandée ni allouée
pour l’organisation de ces repas si ce n’est la mise à disposition gracieuse
du local par la commune.
4
Le Centre Te Vaiete est
structure associative créée par
le Secours Catholique polynésien, déclaré à la
fournir des attestations de résidence. Depuis
1995, des bénévoles servent des repas complets (plat chaud, dessert, barres de chocolat, jus) le matin de
06h30 à 08h00 environ du lundi au vendredi. Les produits sont donnés par des importateurs (format colléetivité) et des commerçants. Le local, adjacent à celui du Club de Prévention Spécialisée, a été mis à disposition par la commune de Papeete qui prend également en charge les frais d'électricité et d'eau. Le local
dispose également d'une douche, d'une machine à laver le linge et d'un sèche-linge.
une
Direction des Affaires Sociales
comme «
gîte officiel
» pour
51
Kjgjfc bulletin de la Société des études* (Océaniennes
Les sans-abri qui lie profitent pas de ce service se satisfont le matin
d’une nourriture frugale achetée ou offerte par charité, et notamment les
invendus de fin de journée des snacks et restaurants ou par échange de
tâchant de rester
invisibles
pour ne pas nuire à la
clientèle du commerçant, tâchant ainsi de perpétuer les avantages tirés de
la situation. Le repas du matin est alors constitué d’un « café-painbeurre » en majorité, pain accompagné d’une boite de sardine ou de pâté,
services tout
en
«
»
sandwich, pain seul, mais également de restes de nourriture glanés dans
des poubelles et notamment dans celles des fast-food de la ville, avec
l'obligation de ne garder les sandwichs et hamburgers préparés que
pendant un laps de temps réduit et dans les snacks. Ces sandwichs sont
en général placés dans des sacs en papier et laissés sur le dessus des
poubelles, et font l’objet d’une appropriation par certains sans-abri, véritable « chasse gardée ». Parmi les plus jeunes des personnes rencontrées, tous mineurs, on relève des évocations de petits-déjeuners offerts
par les « copines » de la nuit (prostituées).
A propos du repas de milieu de journée, 46 % déclarent ne rien
manger. Les autres prennent les mêmes en-cas que ceux cités pour le
matin (« casse-croûte », pain accompagné d’une boite de conserve, restes
de nourriture...), consommés debout en général. Seuls 13 % prennent
un plat chaud ou un repas complet acheté ou offert. Parmi ceux qui déclarent manger à midi, 54 % achètent leur nourriture, 19 % se la voient offrir
par charité ou par échange de services et notamment auprès de snacks et
restaurants de la ville qui se débarrassent de leurs invendus, mais aussi
des restes de fruits gâtés du marché de Papeete. Une minorité déclare
partager leur nourriture avec d’autres sans-abri ou des prostituées, la
voler, utiliser des restes du repas gratuit du matin, ou avoir mangé à midi
dans un centre d’hébergement, dans leur famille ou chez des amis.
Le dîner est en général plus consistant et plus fréquent que le
déjeuner : seuls 10 % déclarent ne rien manger. Pour ceux qui mangent,
le repas du soir est en général composé d’un plat chaud acheté dans une
roulotte ou encore partagé avec d’autres sans-abri, mais aussi de pain
accompagné d’une boite de sardine ou de pâté achetés dans le commerce
ou encore partagés, de restes de nourriture trouvés dans les poubelles, de
52
N°317
café seul
ou
Seule
minorité bénéficie d’un repas
-
Octobre / Décembre 2009
accompagné de pain beurre, de pain ou de fruits seulement.
complet le soir, offert en général
par leurs clients aux personnes vivant dans la rue et qui se prostituent, ou
déclare avoir mangé le soir au domicile de la famille, chez des amis, ou
dans un centre d’hébergement.
Le week-end, certaines associations religieuses prennent partiellement le relais, notamment l’Eglise Evangélique qui organise tous les
samedis midi un « repas partagé » pour ses membres, ouvert aux sansun
abri. La démarche est louable et le caractère festif de l’événement est
la décoration (fleurs sur les tables, présence de musiciens...) mais il s’avère que les rares sans-abri présents sont toujours
les mêmes, l'Eglise ne faisant pas grande publicité autour de cette action
qui vise d’abord les sans-abri « connus » de ses fidèles. De plus, on note
une gêne des sans-abri présents au milieu des paroissiens qui, même si
les responsables prennent soin de les placer en les « éparpillant » au
milieu des autres convives, ont l’impression d’être « en trop », et de faire
l’objet des regards certes compatissants mais jugés stigmatisants, « on est
les pauvres », de la part des autres convives. Ici encore, aucune subvention n’est utilisée pour l’achat et la préparation des repas : les aliments
sont donnés par les paroissiens et les repas préparés par ces derniers
dans une cuisine équipée elle aussi grâce à des dons privés. L’Eglise
Pentecôtiste assure également de façon bénévole une distribution de
repas le 3ème jeudi du mois sur la petite place jouxtant le marché de
marqué
par
Papeete.
ailleurs, est organisé une fois par mois (en général le premier
jeudi du mois) sur la même petite place du marché de Papeete, lieu
central par excellence et espace « historique » de rassemblement des
sans-abri à Tahiti, un repas ouvert à toutes les personnes qui souhaiteraient en profiter : sans-abri, mais également personnes ayant un logement
mais vivant dans une situation particulièrement précaire, sans emploi ou
travailleurs pauvres. Organisé et pris en charge en alternance par le Club
de Prévention spécialisé et l'Eglise Adventiste, les repas sont des repas
complets (plat chaud, fruit, jus) préparés à l’avance et réchauffés sur
place à l’aide de réchauds à gaz. Le budget nourriture pour un repas est
Par
53
bulletin de la Société des études Océaniennes
évalué à 40 000 F
cfp. Une animation composée de musiciens bénévoles
(animateurs du Club de Prévention ou paroissiens de l’Eglise Adventiste
de Mataiea et de
Tipaerui) précède et agrémente le repas (ainsi qu’une
prière lorsque vient le tour de l’organisation pour l’Eglise). Cinquante à
cent personnes profitent de ces repas gratuits, en grande majorité des
personnes vivant dans la rue mais également des prostitué(e)s,des
familles domiciliées mais vivant dans des conditions matérielles précaires.
Cette manifestation est couplée à une action sanitaire de dépistage de
maladies sexuellement transmissibles (test de VIH, distribution de préservatifs...) organisée conjointement par le Club de Prévention et des
personnels médicaux et paramédicaux bénévoles. Elle constitue donc l’occasion pour des prostitué (e) s de recourir à des tests gratuits, et de se
nourrir également.
L’alcool est absent de tous les repas distribués. Certains sans-abri
particulièrement désocialisés ou ne pouvant se déplacer pour des raisons
physiques, sont soit amenés en minibus à ces distributions de nourriture
par le Club de Prévention spécialisée, soit font l’objet d’une distribution
de sandwichs et de barres chocolatées offerts par cette association quand
les personnes refusent d’assister à ces repas partagés.
Nourriture insuffisante en qualité et en volume, durée forcément
réduite d’une nuit agitée, inconfort des conditions de sommeil, absence
générale de couvertures et de vêtements « longs » (pantalons, tricots à
manches longues), il ne semble dès lors pas étonnant que certaines
personnes avouent souffrir du froid même sous un cÜmat plus clément
que celui de la France métropolitaine, à l’encontre des lieux communs
généralement formulés « la misère est moins dure au soleil »... Les
conditions de vie des personnes rencontrées paraissent ainsi particulièrement précaires, notamment en matière de besoins « basiques »,
élémentaires : nourriture mais aussi toit, soins, habillement, transports...
L'alimentation des sans-abri à Tahiti n’est pas pour autant complètement
soumise à la
dépendance alimentaire, mais plutôt « entre autonomie et
dépendance » (Amistani et Terrolle 2008) puisque majoritairement
provenant de « débrouille » et de moyens multiformes et parfois ingénieux de disposer du minimum nécessaire à la survie dans la rue.
54
N°317 - Octobre / Décembre 2009
Une nourriture
Nous
jugée comme « de survie »
montré dans l’article précédent l’importance tant
qualiquantitative de la nourriture et des prestations alimentaires dans
la culture polynésienne, dont les principales caractéristiques sont d’être
basées sur une notion d’abondance quantitative et sur l’irrégularité des
prises (Serra Mallol 2007). Si cette irrégularité des consommations est
avérée chez les sans-abri interrogés, il s’agit ici bien plus souvent d’une
contrainte de fait que d’habitudes de consommation. De même, la notion
avons
tative que
d’abondance est exclue des discours. Le caractère compensateur, principe
de plaisir plus physique qu’organoleptique (l’expression tahitiennepai’a,
s’éprouver à la fois rassasié et empli de nourriture)
que nous avions
relevé, est ici absent (ou en creux, comme souhait : « bien manger, c’est
être rassasié, pour faire la sieste après »), à l’image de l'alimentation en
hôpital
: on mange
d’abord par nécessité vitale, « je mange pour
qu’il faut pour avoir des forces », « je mange
« si je ne mange pas je risque d’avoir des problèmes
survivre », « manger ce
pour être en forme »,
de santé » etc.
Le caractère aliénant d’une nourriture considérée
survie
»
est
comme
«
de
bien perçu par les personnes considérées. Le pain est omni-
présent, ainsi que les conserves bas de gamme de bœuf en boite (punu
pua’a torn), de poisson (sardines, maquereau) ou de légumes
(lentilles, haricots). La viande est rarement évoquée (et plutôt le poulet
que les viandes dites rouges), sauf comme aliment « important », au
même titre que le poisson. Et en matière budgétaire, l’achat de d’alcool, de cigarettes ou de paka lolo est souvent prioritaire sur celui de
la nourriture.
A la
bien manger, qu’est-ce que cela
signifie ? », nous relevions ailleurs des réponses hées au caractère culturel
de la nourriture, avec des réponses qui évoquaient les aliments perçus
comme « typiques », « traditionnels », de l'alimentation tahitienne : fruits
et tubercules locaux, poisson cuit ou cru préparé « à la tahitienne »,
présence importante de préparation à base de sauce au lait de coco. Dans
les réponses données par les personnes vivant dans la rue, rien de tout
cela : l’objectif est la survie.
question
« pour vous,
55
Œu/lctin
de la
Société
des
études 0céa/i
Conclusion
représentations de Tahiti basées autour des notions d’abondance
naturelle, et de tradition d’accueil et d’hospitalité, font partie de l’imaginaire occidental, et sont également intériorisées par les populations
locales. Les représentations communes agissent au niveau des différents
acteurs chargés d’œuvrer auprès de ce groupe de population et ont une
influence sur les attitudes et pratiques des sans-abri eux-mêmes suivant
le modèle du jeu des interactions (Goffman 1971, 1974). En sus de la
désaffiliation sociale et de la stigmatisation dont font l’objet les sans-abri,
ils sont également exclus de la société en matière d’ahmentation, étant
conscients que ne s’apphquent pas pour eux les règles de la sociabüité et
des traditions affmentaires (Serra Mallol 2009).
La question de la distribution gratuite de nourriture aux plus pauvres
fait ainsi toujours l’objet d’un débat qui se concrétise à Tahiti par la question de l’utilité de telles mesures : nourrir gratuitement les pauvres, n’estce pas les rendre dépendants et les conforter dans leur situation
d’assistés ? De nombreuses personnes rencontrées remettent ainsi en
question la légitimité de la distribution gratuite de repas organisée par le
Secours cathobque polynésien et le Club de Prévention spéciahsée, en
fonction de l’idée selon laquelle les pauvres doivent être méritants. La
quahté nutritionnelle des repas servis n’est pourtant pas des meilleures,
souvent élaborés à partir de produits bas de gamme et parfois en bmite
Les
de date d’utihsation.
Les sans-abri tahitiens constituent donc la
de Tabonquarante dernières années et bien mal
partagée et la face obscure et de moins en moins cachée d’un mythe de
l’abondance édénique toujours vivace : décidément, la misère n’est pas
plus supportable au soleil...
dance matérielle déversée
«
part maudite
»
ces
Christophe Serra Mallol
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
BIBLIOGRAPHIE
AMISTANI Corole
et
TERROLLE
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dance, Anthropology of Food, n°6, [en ligne], http://aof.revues.org/index4952.html
CAVAILLET F. et MOMIC
M., 2004. Une approche de la pauvreté par les budgets alimentaires en France,
(coord.), L'alimentation comme dimension spécifique de la pauvreté. Etude de la consommalion alimentaire des populations défavorisées, Rapport pour l'Onpes, novembre.
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GOFFMAN
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-
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1974. Les rites
SERRA MALLOL
Christophe, - 2005. Tahiti : du culte au mythe de l'abondance, Journal de lu Société
des Océanistes, Paris, Musée de l'Homme, 120-121, novembre, 149-156. - 2007. Changement social et tradilions alimentaires. Approche socio-anthropologique de l'alimentation à Tahiti, Punaauia, Université de la
Polynésie française, Thèse de doctorat en anthropologie, 2 tomes. - 2009. Abondance et précarité. Condilions de vie et alimentation des sans-abri à
l'Homme, n° 128,2009
pp.
Tahiti, Journal de la Société des Océanistes, Paris, Musée de
91-106.
57
poisson un aliment
aux vertus multiples
à moduler pour certaines espèces
en certaines périodes de la vie
Le
Préambule
résumé de différentes communications
scientifiques,
de publication, sur différents travaux réalisés en Polynésie française par une équipe de l’Université Laval du Québec menée
par le professeur Eric Dewailly en collaboration avec le Dr Edouard Suhas
de l'Institut Louis Malardé, tous deux à l’origine de cet article.
Ceci est
un
parues ou en cours
Introduction
Polynésiens, comme beaucoup d’autres populations insulaires
de tous temps fondé leur culture et puisé leur nourriture quotidienne
dans leur environnement océanique.
Les
ont
population de Polynésie française estimée à 275 000 personnes,
répartit sur 68 de ses 118 îles ou atolls. La plus grande partie (70%)
La
se
réside
sur
l’île de Tahiti.
Les îles hautes telles les
nord de la
zone
Marquises, situées à 1400 kilomètres au
différencient nettement des atolls
urbaine de Papeete se
(îles basses) qui composent l’archipel des Tuamotu. L’environnement
également l’éloignement par rapport à Tahiti ont des incidences sur
mais
N°317
-
Octobre / Décembre 2009
les habitudes alimentaires et le mode de vie des
populations comme par
exemple leur consommation en poissons récifaux et espèces pélagiques.
La population polynésienne figure, avec une moyenne de
lkg/semaine/pers, parmi les gros consommateurs de poisson au monde
(la valeur moyenne mondiale se situant autour de 300 g/semaine/pers1).
Le poisson contient des protéines de bonne qualité et des nutriments
essentiels aune bonne santé. Toutefois, cette ressource alimentaire expose
également ses consommateurs à des contaminants tels que le méthyl(MeHg).
L’équibbre des risques et bénéfices bé à une consommation des
produits de la mer est un débat d’actuahté dans le monde.
De nombreuses études ont montré que le MeHg présent dans les
poissons prédateurs constitue une menace potentielle en matière de santé,
notamment pour le foetus. La principale cible de ce contaminant est le
système nerveux dont il affecte le développement en perturbant la division
mercure
cellulaire neuronale.
Dans le même
temps, les produits marins contiennent des nutriments
contrebalancer les effets toxiques du MeHg2.
Les organisations mondiales de santé recommandent de manger du
poisson deux fois par semaine. La consommation de poisson est en effet
largement reconnue comme favorisant le développement intellectuel et
les propriétés protectrices contre les maladies cardiovasculaires. Il est
aussi avéré que les populations ayant une consommation importante de
poissons ont des teneurs corporelles élevées en acide gras polyinsaturés
(AGPI) dont les composés les plus connus sont l’acide eicosapentanoïque
(EPA) et l’acide docosahexanoïque (DHA). Durant la grossesse, la
consommation de poisson permet à la mère et au foetus de se fournir en
DHA connu pour favoriser le développement du cerveau et de la rétine. De
surcroît, le poisson est une bonne source en sélénium (Se) et d’iode (I) ;
essentiels pouvant
1
FAO, fishery information. Data and statistics Unit- 2005
ChapmanL., Chan HM. The influence on methylmercury intoxication. Environ. Health. Perspect. 2000:108
suppl. 1: 29-56. 4 Harris WS. Are omega-3 fatty acids the most important modulators of coronary heart
cf/seoses r/s/r? Curr. Arfherosde. Rep. 2004, 6(6): 447-452
2
59
Œu/tetin
de ta
deux éléments
Société des, études &céan
contrebalançant les effets toxiques du MeHg pour le séléet du système nerveux
nium et favorisant un bon fonctionnement thyroïdien
l’iode.
pour
Lors d’une étude portant sur
des séries de
des cas d’intoxication due à la ciguatéra,
prélèvements mesurant les teneurs en méthylmercure, iode,
sélénium furent conduits
-
-
:
dans le cordon ombilical des nouveau-nés,
chez des adultes vivant à Tahiti et Moorea
La
première étude fut menée de 2001 à 20043 sur 65 individus
intoxiqués par la ciguatéra et 130 individus non exposés. Tous sont des
adultes âgés de 18 ans et plus, originaires de Tahiti et Moorea. 115
hommes (moyenne d’âge : 46.8 ± 9-4 ans) et 80 femmes (moyenne
d’âge : 45.1 ± 8.7 ans) ont participé à cette étude.
Il s’avère que la concentration sanguine moyenne de mercure est de
108 nmol/L
avec un
La teneur
sélénium est également
en
maximum de 420 nmol/L mesuré chez
un
individu.
élevée. La forte corrélation entre ces
leur origine
de mercure, de sélénium et d’acide gras prouve
commune : la consommation de poissons.
teneurs
Les teneurs
sanguines en mercure, Se et Acides gras polyinsaturés
plus élevées chez l’homme que la femme. Les 35-49 ans présentent
les concentrations les plus élevées. Ceci semble montrer un régime
alimentaire différent en poisson en fonction de l’âge et du sexe. Aucune
corrélation n’a pu être établie entre ces concentrations et l’indice de
masse corporelle, le fait de fumer et/ou de consommer de l’alcool.
sont
La seconde étude fut menée entre octobre 2005 et
Furent sélectionnées pour
3
La consommation de
février 20 064.
cette étude les femmes enceintes vivant
poisson et la santé
en
en
Polynésie française. Paru dans Asia Pac J Clin Nutr (2008)
17(1): 86-93.
4
L'exposition prénatale de la population polynésienne au
(2008) 17(3): 461-470.
60
mercure.
Article
paru
dans Asia Pac J Clin Nutr
N°317
Polynésie française depuis
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Octobre / Décembre 2009
moins 5 ans et leurs bébés. 234 mères
questionnaire lors d’un entretien. Furent mises en
évidence leurs habitudes de vie, caractéristiques sociodémographiques
et consommation de poisson.
L’échantillonnage a pris en considération les
furent soumises à
au
un
facteurs
géographiques et sociologiques.
sanguin a été prélevé dans le cordon ombilical des
nouveau-nés. L’échantillonnage souhaité en 2004 était basé sur Lettregistrement des naissances de 2002 repris dans le tableau 1 en tenant
compte de l’origine géographique des participants.
Un échantillon
Tableau 1
Origine géographique des participants avec les échantillonnages souhaités et réalisés
Nb naissances
en
îles du Vent
Tahiti
2002
Taille échantillon Taille échantillon
souhaité (ns)
réalisé (n)
3 332
91
89
264
21
20
îles Sous-le-vent
599
50
48
Marquises
162
22
20
92
8
8
306
38
38
Moorea
Australes
Tuamotu-Gambier
Non déterminé
11
Total
4 755
Les résultats
sur
les teneurs
en
241
234
métaux et les concentrations de nutri-
représentés par les moyennes arithmétiques et géométriques
intervalle de confiance de 95%. Les valeurs minimales et maxi-
ments sont
avec un
males ont
étaient
également été notées. Les mères ayant participé à cette étude
âgées de 15 à 44 ans (moyenne = 26 ans).
61
bulletin de- la- Société des études- Océaniennes-
poissons par archipel
donne la fréquence de consommation de poissons
La consommation de
Le tableau 2
rapporté par archipel en distinguant le poisson lagonaire du poisson
pélagique.
Tableau 2
Nombre de repas en poissons lagonaires et pélagiques/mois
chez les femmes enceintes en Polynésie française
Consommation de
poisson (repas/mois)
Poisson
Archipels
lagonaire
Poisson
pélagique
Iles du vent
Tahiti
15,9
12,4
Moorea
20,1
11,4
îles Sous-le-vent
19,5
9,5
Marquises
17,3
17,5
Australes
18,2
6,3
Tuamotu-Gambier
38,5
8,1
21,3
11,5
Moyenne
Une très faible variation est
observée entre les archipels pour
la
moyenne de consommation de poisson : 33 repas par mois correspondant
à 21.3 repas de poissons lagonaires et 11.5 repas de poissons pélagiques.
Comme
attendu, les mères originaires des Tuamotu Gambier ont la plus
forte consommation de poissons lagonaires (38 repas/mois) et ce sont les
mères originaires des Marquises qui ont la plus forte consommation de
poissons pélagiques (17.5 repas/mois).
Les teneurs en mercure
Des moyennes
de concentration en mercure dans les cordons ombi-
beaux des nouveaux-nés ont été obtenues. La concentration moyenne est
à 64.6 nmol/L (dans
était de 90.3
62
nmol/L).
l’étude présentée précédemment, cette moyenne
N°317
Il semble
-
Octobre / Décembre 2009
priori surprenant de constater que la moyenne à Tahiti
comparée aux autres îles ou archipels car on pouvait
s’attendre à une consommation moins importante de poisson dans
a
soit aussi élevée
cette
île.
Des
dosages de mercure ont également été réalisés sur des prélèvede cheveux des participantes. Grâce à cette méthode, il est possible
d’estimer la teneur moyenne en mercure sur les 5 derniers mois. Ces
ments
analyses montrent
est restée
la majorité des participantes, la
quasiment constante sur cette période.
Les teneurs
que, pour
en
moyenne
iode, sélénium, plomb
et en acide gras
polyinsaturés
La concentration moyenne en
iode mesurée dans les cordons ombiles îles Sous-le-Vent ont la teneur la plus élevée, avec
une moyenne de 2.60 Pmol/L, alors
que les nouveau-nés originaires des
Australes ont la concentration moyenne la plus faible avec 0.46 Pmol/L.
La concentration moyenne en sélénium mesurée dans les cordons
ombilicaux est de 2.0 Pmol/L. Elle est plus forte chez les nouveau-nés
originaires des Marquises (2.7 Pmol/L) et la valeur la plus faible est
relevée pour les nouveau-nés originaires de Moorea et des Australes (1.83
Pmol/L). Ces concentrations moyennes de sélénium sont en corrélation
avec les teneurs de mercure (r = 0.39,
pcO.001) et avec les niveaux
d’acides gras oméga-3 (r = 0.20, p
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 317