SPAA_L8-00189.pdf
- Texte
-
COMMUNALE HUE T
DISTRIBUTION DES PRIX DE 189t
ïDivision
PRIX
'cccrne a
'■Le 'Havre,
■MfniMCRig
ou C
ommence
C 'O J m L
'HAvne. 30080
L’OCÉAN
PACIFIQUE
OC CI DE NT AL
DESCRIPTION DES GROUPES D U ES AU NORD ET A L’EST
DU CONTINENT AUSTRALIEN
PAR
W ALTER COOTE
J. AV. ILYY
Avec une carte et trente-deux illustrations par WHYMPER,
d’après les dessins de l’auteur, et par H. CLERGET.
TRADUIT DE ^A N G LA IS PAR
DEUXIÈME ÉDITION
PA RIS
L I B R AI R I E CH. DE LAG RAVE
15,
RU E S O U F F L O T ,
1887
15
PRÉFACE DE LA TRADUCTION
Voici un petit livre qui, n’ayant pas été fait
pour les jeunes Fi'ançais, doit pourtant intéres
ser vivement tous ceux d’entre eux qui, non con
tents de s’acquitter envers la patrie de ce qu’elle
leur commande, veulent encore connaître par
quelles causes elle souffre et par quels moyens
elle prend de la force, tous ceux enfin qui comp
tent ne rester indifférents à rien de ce qui
importe à la prospérité et au relèvement de la
Fi’ance.
11 est vrai que dans les pages qu’on va lire il
n’est parlé que de ce qui se passe à nos antipodes.
— Mais aux antipodes il y a pour nous des colo
nies acquises et à acquérir.
Il est vrai que, fait par un Anglais et un bon ci
toyen anglais, ce livre n’a guère en vue d’autres
VI
PRÉFACE
intérêts que ceux de l’Angleterre. — Mais il est
tout à fait important pour nous de voir, par le dé
tail, comment les Anglais forment et complètent
morceau par morceau le grand empire qui fait
leur admirable force, et comment ils parlent des
colonies des autres ou des pays qui sont encore à
coloniser. N’est-ce pas une chose importante aussi
que de connaître, au moins par un échantillon, ces
publications d'oulre-Manche qui continuellement
renseignent nos voisins sur tous les points du globe
où peut flotter leur pavillon? Le précieux ser
vice qu’elles rendent est de préparer l’attention
publique: grâce à elles on reçoit avec intérêt de
l’autre côté du détroit, on- apprécie en connais
sance de cause les nouvelles de tout progrès co
lonial, de toute annexion de quelque importance
qui sera un accroissement de la patrie. La patrie
pour eux ce n'est pas la Grande, c’est la plus
grande, toujours plus grande Bretagne (Greater
Britain, expression maintenant usitée).
Il serait bon que de semblables publications se
multipliassent chez nous. L’auteur a avoué quelque
part « qu’on n’enseigne pas ou que de son temps,
qui ne date pas de bien loin, on n’enseignait pas
PRÉFACE
VII
la géographie dans les écoles publiques d’Angle
terre ». Et par parenthèse voilà de quoi nous
consoler des accusations portées contre nous par
ceux qui définissent le Français : un Monsieur
décoré qui ignore la géographie. Mais tout Anglais
qui lit l’apprend continuellement dans ses admi
rables journaux, dans les Revues, les brochures
qui paraissent. C’est mieux qu’un devoir scolaire,
c’est une passion nationale.
Et l’Angleterre colonisatrice s’en trouve bien !
— en dépit d’un groupe d’originaux qui voudraient
voir leur empire britannique réduit à l’ancien
Royaume-Uni.
Nous autres Français, nous n’avons certes pas à
nous jeter dans l’imitation coloniale de l’Angle
terre; nous ne le pourrions pas faire utilement.
Nous avons de trop graves soucis, des intérêts
trop voisins et trop difficiles à sauvegarder pour
nous complaire dans la chimère de vastes acqui
sitions par delà les mers, pour émietter nos
forces dans les grandes aventures d’expéditions
lointaines. On sait la fable de l’Astrologue et du
puits qu’il ne voit pas à ses pieds. Le sol même sur
lequel nous marchons, le sol sacré, n’est pas si
vni
PRÉFACE
absolument sûr que nous puissions tenir les yeux
toujours levés sur les mondes lointains.
Mais, pour prendre une comparaison plus
simple, quand une famille bien gouvernée s’in
terdit les acquisitions coûlcuses, s’abstient-elle
pour cela d’entretenir en bon état et de défendre
contre la cupidité d’autrui ce qu’elle a légitime
ment acquis? Sans parler des intérêts commer
ciaux, par cela même que la grande famille fran
çaise tient aux territoires acquis déjà par elle
et à l’existence même de sa marine militaire
(où sont peut-être ses enfants les plus héroïques
et les plus aimés), il faut bien qu’elle tende à
augmenter, ne fût-ce que pour être plus sûre de
ne les pas diminuer, à renforcer tout au moins,
à enrichir par tous les moyens les colonies qu’elle
possède. C’est le point que je voudrais mettre en
évidence.
Sans avoir l’outrecuidance de traiter ici les
questions coloniales, il me sera permis d’y toucher
pour rappeler aux jeunes lecteurs à qui je pré
sente ce livre, certaines idées directrices, cer
taines indications, connues de tous, mais qu’ils
doivent avoir présentes .à la pensée.
g
PRÉFACE
IX
Ce n’cst pas par orgueil national ni pour soute
nir la réputation de nos ancêtres que nous devons,
surtout quand nous auflns une armée coloniale
distincte, consacrer une partie de nos forces à
maintenir, sinon à développer notre expansion
dans les diverses parties du monde. Hélas ! cet
orgueil-là a reçu une rude atteinte, et nous aime
rions mieux n’en avoir pas été si durement guéris
par une si brusque leçon ! Ce n’est pas même que
dans l’expansion coloniale nous voyions à coup
sûr pour la grande famille française la somme la
plus considérable de bonheur immédiat, de pros
périté rapidement réalisée. Non ! 11 s’agit de notre
conservation, dont notre flotte nous est une des
plus sûres garanties. Si notre puissance maritime
n’était pas en état de faire échec à celle d’une ou
deux des nations voisines, si l’une d’elles se voyait
un jour pleinement assurée dans une guerre na
vale contre la France, et si alors toutes deux
s’unissaient par aventure, qui peut dire à quel
péril serait exposée notre sécurité nationale?
Or, il faut aux vaisseaux do guerre des dépôts
de charbon pour renouveler leur provision, il
leur faut des « abris sûrs, des points de concen-
______'
S
FRÉFACE
tration et de ravitaillement autour desquels ils
puissent rayonner et combattre ». Si nous n’avons
pas de stations navales à nous, ce ne sont point
les puissances neutres qui nous offriront ces abris
et ces dépôts. Et nous ne sommes plus au temps
des voiliers qui ne demandaient qu’à l’air et aux
ondes la source de leurs forces.
Donc, sans colonies françaises, pas de flotte qui
puisse combattre pour la France. Les camps re
tranchés, les forteresses autour desquelles ma
nœuvre une armée de terre en campagne, ne lui
sont pas plus nécessaires que les colonies d’un
pays à ses escadres.
Notre système colonial, a dit un amiral qui a aujour
d'hui la plus grande autorité pour parler de la marine
française4, est étroitement lié par une loi harmonique à
notre édifice naval. Sans une certaine organisation de nos
colonies les énormes dépenses que nous consacrons chaque
année à notre flotte de combat resteraient entièrement
improductives... Mieux alors vaudrait vendre de suite nos
vaisseaux désormais impuissants12, et nous confiner entre
1. Les colonies nécessaires, par on Marin, Paris, 1885, in-18.
2. Le journal officieux de M. de Bismarck, la Post, disait, il y a
quelques années, aux Allemands qui ne veulent pas de colonies :
« Nous ferons bien alors de ne pas dépenser un sou pour outiller
notre marine en vue d’expéditions transatlantiques et nous nous
bornerons exclusivement à la dépense de nos côtes. »
PRÉFACE
XI
nos frontières... Au contraire, une saine politique colo
niale en développant, grâce aux nouvelles assises qu’elle
lui ménage sur le globe, la valeur offensive de notre puis
sance navale, donnera à notre alliance, aux yeux de la
Russie, un prix inestimable et inspirera au besoin à l'Eu
rope un salutaire respect de notre force.
Diminuer nos colonies, ce sérail paralyser
notre marine et aller droit à ce résultat envisagé
avec horreur par un poète que nous aimons :
!
Que la France n’ait plus chez les peuples du monde
Ni voix dans leurs arrêts ni place à leur grandeur1!
Or, le repos absolu n’existant pas, ce qu’on ne
développe aucunement, on le diminue : qui ne fait
pas de progrès recule. Du reste aménager, forti
fier, compléter les colonies que nous avons, ce n’est
pas, à proprement parler, convoiter ni conquérir.
Des territoires annexés en des points du globe où
nous ne sommes pas établis, des protectorats nou
veaux seraient, sans doute, dans les temps que
nous traversons, une charge trop lourde pour la
France. En 1885, par exemple, un négociateur in
téressé cherchait à persuader à notre gouverne
ment qu’avec une poignée d'hommes, en protéI. Paul Déroulèdc, Chants patriotiques, p. 22.
XII
PRÉFACE
géant le roi de Birmanie contre certaines tribus in
disciplinées de sa monarchie, on mettrait aisément
la main sur l’exploitation de merveilleuses mines
de rubis. On juge aujourd’hui combien il est heu
reux qu’aucun homme d’Élal français n’ait accueilli
ces indications et que les risques d’une pareille
aventure nous aient été épargnés. Combien il est
à souhaiter que la France s’abstienne de sembla
bles entreprises et refuse de pareils clients !
Au contraire, assurer les frontières d’une co
lonie, prévoir les dangers qui la menaceront, —
occuper quelque îlot qui, n’appartenant à aucune
nation civilisée, dépend géographiquement d’une
colonie à nous ou bien se trouve commander une
embouchure de fleuve, un détroit qui en dépen
dent, — annexer la Tunisie à l’Algérie, agir en
Egypte comme on aurait pu le faire pour garder
la possession réelle du canal deM. de Lesseps, —
de telles précautions ne sont-elles pas des actes
de sage et ferme administration ?
Justement, à propos d’un des groupes d’iles
parcourus et décrits par l’auteur du présent vo
lume, une nécessité de ce genre paraît s’im
poser à ceux qui s’occupent de nos affaires
PRÉFACE
XIII
étrangères. Ces groupes peuvent être divisés en
trois : les uns sont à l’Angleterre, d’autres à la
France et d’autreS* enfin sont encore aux mains
des indigènes. Mais l’auteur, on verra pourquoi,
néglige cette distinction toute simple sur laquelle
nous insisterons. Il les considère tous ensemble
comme un panorama dont la plate-forme centrale
serait placée quelque part sur le rivage australien.
Et c’est en effet le centre autour duquel toutes
ces îles sont rangées en arc de cercle. Se plaçant
Ici par la pensée, il remarque qu’on peut les con
sidérer comme des dépendances géographiques
de ce continent anglais, et s’il ne les lui adjuge
pas formellement, c’est qu’il a tenu à écrire un
livre loyal de voyageur et d’observateur plutôt
qu’un plaidoyer. On devine aisément ses senti
ments personnels, et nos lecteurs lui reconnaîtront
le droit qu’il a, comme bon citoyen anglais, de
les professer ouvertement.
Seulement nous prendrons le même droit à
notre point de vue. Nous considérerons, nous, ce
même chapelet d’iles en nous plaçant, à l’est,
à la future ouverture sur le Pacifique de ce canal
de Panama creusé par un Français. Et c’est ici
XIV
PRÉFACE
qu’apparaissent, ce me semble, tout l’intérêt et l’àpropos de ce petit livre. L’Australie est anglaise.
’ Mais la Calédonie est à nous. Et sur le chemin de
Panama à la Nouvelle-Calédonie et à l’Australie,
après l'archipel Fij i qui est anglais, il y a un groupe
d’îles qui n’appartient à personne. Ce sont les
Nouvelles-Hébrides, séparées par un simple canal
de notre colonie. Dans quelques années, quand la
roule française de Panama sera ouverte aux vais
seaux, si les Nouvelles-Hébrides sont en d’autres
mains que les nôtres, ces mains auront les clefs
d’une maison qui est à nous. Tous les avantages de
l’entreprise française du canal seront perdus pour
nos colons calédoniens, c’est-à-dire pour nous. De
plus, c’est des Hébrides que nos nationaux tirent
leurs travailleurs, c’est là qu’ils ont fondé d’im
portants établissements agricoles. Habitées par
des Français, n’est-ce pas à nous qu’elles appar
tiennent naturellement?
L’Angleterre, au moment où paraît ce livre,
vient d’approuver tacitement celle doctrine en pre
nant le groupe Kermadec. Les îles Kermadcc sont
à la Nouvelle-Zélande à peu près ce qu’est le
groupe des Hébrides à la Nouvelle-Calédonie.
PRÉFACE
XV
On' comprend qu’il nous les'faut, ces îles. Mais
les aurons-nous? Il y a sept ans, nous avons con
senti à une convention établissant que ni la France
ni l’Angleterre n’en prendraient .possession. Nous
demandons maintenant à l’Angleterre, qui prend
les îles Kermadec, qui partage tranquillement
avec M. de Bismarck la Nouvelle-Guinée, de
nous rendre un engagement dans la conclusion
duquel ne sont entrés en ligne de compte ni les
résultats futurs du passage par Panama, ni les
efforts colonisateurs de nos nationaux aux Hé
brides. Nous demandons des îles — que nous
aurons d’abord à purger des cannibales. (Hier en
core un quartier-maître français était massacré
par les indigènes à Mallicolo.)
Mais des membres de la Chambre des com
munes interpellent le gouvernement anglais, pro
testant par avance contre notre intrusion ! Avant
de nous répondre on consulte l’Australie. Les co
lonies australiennes, qui voudraient que le Paci
fique occidental fût un lac australien, déclarent
qu’elles ont peur de nous voir infester ce lac de
nos déportés et de nos récidivistes. Or la France
a renoncé à envoyer ses récidivistes dans les îles
XVI
PRÉFACE
du Pacifique, et un témoin désintéressé, un Autri
chien, M. le baron de Htibner, dans le très remar
quable voyage qu’il vient de raconter en anglais
et en français déclare que pour beaucoup
d’Australiens cette peur n’est qu’un prétexte.
Aurons-nous gain de cause?
Regardera-t-on finalement les Hébrides en se
plaçant à Panama ou au Queensland? C’est la
question.
Il suffit qu’elle soit posée pour qu’il y ait plaisir
à lire sur ces pays en litige les notes de voyage
et les réflexions d’un Anglais qui sait voir et ren
dre avec charme ses impressions, impartial d’ail
leurs et modéré autant que son patriotisme le lui
permet.
1. A travers l’empire britannique, 2 vol. in-S», Paris, ISSG.
Jain 18S6.
L’OCÉAN PACIFIQUE OCCIDENTAL
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
LA N O U VE L L E -G U IN É E . ---- VUE d ’ e NSEMBLE SUR
LES ILES FORMANT AU N O R D- E S T UNE CEINTURE
A l’a u s t r a l ie .
I
Je me propose de faire parcourir au lecteur celle
série d’îles qui enserrent le continent australien
comme les mailles d’une chaîne partant du nordouest, tournant à l’est et courant jusque du côté du
sud-est.
C’est surtout à propos de leurs rapports avec l’Aus
tralie que je m’intéresse aux îles du Pacifique; je
ne parlerai donc pas des Indes néerlandaises. Les
relations entre ces îles et nous autres Anglais font
partie des choses d’extrême Orient plutôt qu’elles
ne sont des affaires australiennes. Toutefois, sans
m’étendre davantage, je veux dire en passant mon
admiration pour ce beau modèle de parfaite adminis1
L’ OCÉAN PACIFIQUE OCCIDENTAL
tralion : cet empire colonial hollandais soutient avan
tageusement la comparaison avec ce qui a été accom
pli de mieux dans ce genre par l’Angleterre, l’Es
pagne et d'autres nations encore.
Timor, Vultima Thule néerlandaise, est la dernière
dans cette magnifique rangée de positions stratégiques
qui, au temps des voiliers, lorsque le commerce hol
landais était h son apogée, gardait, comme un autre
Gibraltar, l’entrée occidentale du Pacifique.
C’est donc à partir de Timor que je suivrai ces îles
disposées en quart de cercle, sans lesquelles l’Aus
tralie, bien plus séparée de l’Angleterre que l’Afrique
et l’Amérique méridionales, occuperait une position
vraiment unique, isolée, reléguée loin des points de
passage naturel des vaisseaux, confinée dans sa soli
tude, avec ses animaux aux formes bizarres, ses ar
bres qui laissent tomber leur écorce, ses déserts inté
rieurs et les mystères de ses territoires inexplorés...
Immédiatement après Timor, en traversant la mer
d’Arafura parsemée d’ilots sans importance , nous
rencontrons la Nouvelle-Guinée, la plus grande île
du monde, dont la superficie esta peu près la moitié
de celle de l’empire germanique.
Mais je n’ai pas pénétré en Nouvelle-Guinée. En
parler comme je ferai des autres groupes décrits dans
ce livre serait m’exposer à passer pour uii auteur de
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
3
seconde main. Toutefois, j’ai traversé le détroit de
Torres, aperçu quelques-unes des îles qui le bordent,
beaucoup entendu parler sur place de ce pays : il me
sera peut-être permis de donner, pour n’être pas
incomplet, quelques renseignements dans un cha
pitre préliminaire sur cette terre intéressante et pres
que inconnue.
*vv
La Nouvelle-Guinée paraît avoir été découverte
en 1326 par un navigateur portugais, Menenis, qui
y aborda par hasard en faisant voile pour les Moluques.
Ensuite on l’aperçut, et on y toucha même assez
fréquemment en allant aux îles Philippines ou au
Céleste Empire. Torres, qui a donné son nom au détroiL qui sépare la Nouvelle-Guinée de l’Australie, a
beaucoup fait pendant les premiers temps pour l’ex
ploration de l’île. Il y débarqua sur plusieurs points,
mais ne lit aucune tentative pour pénétrer dans l’in
térieur, qui est encore aujourd’hui terre inconnue.
L’histoire de l’exploration de la Nouvelle-Guinée
par les Européens est pleine de désastres. Tous les
projets pour coloniser et pour explorer les plateaux
intérieurs et les montagnes on t misérablement échoué.
Il faut excepter cependant la tentative de M. Chester,
le magistrat infatigable de l’ile du Jeudi, qui avait
été chargé par le gouvernement de Queensland de
proclamer l’annexion du pays , en avril 1883 *.
1. Le gouvernement de la reine Yictorian’a pas ratifié cet acte, qui
est resté nul et non avenu. Mais pour donner une idée du cérémo-
4
l’ o c é a n
PACIFIQUE OCCIDENTAL
M. Chester est celui qui a pénétré le plus loin dans
l’intérieur de la Nouvelle-Guinée : les missionnaires,
qui pourtant n’avaient pas ménagé leurs efforts, ont
dù se borner à la côte, ou bien remonter seulement
une ou deux des grandes rivières.
Le climat de la Nouvelle-Guinée est absolument
malsain, du moins dans les parties basses de la côte.
Il doit ressembler, selon moi, à celui des basses ré
gions de Bornéo, des Célèbes et de Java. Il ne faut
pas cependant, par celle seule raison, médire du
pays entier; car il est presque certain qu’à l’intérieur,
sur les hauteurs, on trouvera des milliers de milles
carrés de régions salubres et parfaitement habitables,
comme dans l’ile de Java et dans la presqu’île ma
laise.
Les plus hautes montagnes sont déjà connues,
nommées, et on en a déterminé approximativement
la hauteur. La plus élevée paraît être le mont
Owen Stanley, qui a 13,250 pieds ; et il en est trois
ou quatre qui dépassent 10,000 pieds.
niai avec lequel les agents anglais prennent possession de territoires
nouveaux, nous donnons la proclamation lue par M. Chester devant
le pavillon britannique hissé le 4 avril en présence de treize Euro
péens et de deux cents indigènes :
« Moi qui me nomme Henry Marjoribanks Chester, magistrat, de
meurant à l'ile du Jeudi dans la colonie de Queensland, agissant
conformément aux instructions du gouvernement de ladite co
lonie, prends possession par le présent Acte de toute la NouvelleGuinée, des îles et des ilôts voisins se trouvant entre le 141° et le
lii'jc méridien de longitude est, au nom et en faveur de Sa Majesté
la reine Victoria, ses héritiers et ses successeurs.
« En foi de quoi j'ai hissé et salué le pavillon britannique ii Mo
resby (Nouvelle-Guinée), ce jour 4 avril A. D. 18S3. Dieu garde la
Heine. »
-4 \
l ’océan pacifique occidental
7
Quant ;ï la merveilleuse fécondité de Pile, scs im
menses forêts d’arbres gigantesques, ses plaines
d’une incomparable fertilité, la richesse présumée de
ses mines, il n’est pi?s nécessaire d’en parler ici.
Je dois dire cependant que, dans ce vaste pays qui
dépasse en étendue n’importe quel pays d’Europe, à
l’exception de la Russie, les richesses naturelles sont
multipliées avec celte profusion qui, pendant des siè
cles, a fait considérer l’Amérique centrale et le Bré
sil comme de vrais Eldorados par les navigateurs et
les marchands. En lisant l’histoire d’Amérique et les
récits des boucaniers, en songeant aux galions es
pagnols chargés d’or et aux descriptions faites par
les Jésuites, nous ne pouvons guère nous étonner
que les gouvernements coloniaux convoitent une pa
reille possession.
Et si nous blâmons celte avidité, si nous sommes
plus disposés à éviter qu’à imiter des entreprises pa
reilles à celles d’il y a trois siècles, nous pouvons du
moins concevoir la raison de ces projets d’annexion,
en nous rappelant que ce pays d’abondance est en
quelque sorte un avant-poste naturel du continent
australien.
Ill
Si, après la Nouvelle-Guinée, on suit la chaîne
d’ilcs dont nous avons déjà parlé, on rencontre celles
dont la description est le but de cet ouvrage. Ce sont
d’abord les îles Salomon, cet archipel qui a tant
8
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
d’avenir, qui ne nous est connu que par les sombres
drames dont ses côtes ont été si souvent le théâtre,
mais qui sera certainement avant peu regardé comme
un des plus importants de la mer du Sud.
Yoici plus loin les îles de Santa-Cruz, les NouvellesHébrides, enfin la Nouvelle-Calédonie, que la France
s’est annexée depuis longues années et qui fait partie
de son empire colonial.
L’ile de Norfolk et la Nouvelle-Irlande forment les
derniers anneaux de cette chaîne, qui embrasse plus
de la moitié de la périphérie du continent australien,
du côté où il est le plus vulnérable *.
IV
[Quand on considère la position de ces îles, on voit
tout de suite que de leur situation géographique le pro
jet d’annexion à l’Australie tire toute son importance.
Quoiqu’il ne soit pas du goût de beaucoup d’An
glais, ce projet mérite, à mon-sens, une étude réflé
chie et impartiale, au lieu d’être classé sans examen
parmi les entreprises telles que l’acquisition de ré
gions riveraines du Congo, ou d’immenses terri
toires inutiles dans le Transvaal.I.
I. Nous traduisons Apeu près textuellement, mais entre crochets,
la tin de cette introduction où l'auteur quitte le terrain purement
descriptif et géographique pour indiquer ses opinions personnelles
et patriotiques Apropos des îles du Pacifique, A savoir qu'en dehors
des Indes néerlandaises, les autres, dans leur ensemble, devraient
appartenir Al'Australie et, par suite, Al’Angleterre.
l ’o c é a n
PACIFIQUE OCCIDENTAL
H
Celle annexion projetée est lout honneme'nt un
acte défensif des colonies d’Australie, qui ne songent
à. chercher querelle à personne, mais aimeraient
aussi pouvoir des Japonais ou des Péruviens que des
Allemands ou des Français prendre ce qu’elles con
sidèrent comme un rempart qui doit leur appartenir,
et une frontière naturelle. C’est, à leurs yeux, une
question vitale, et qui n’a rien à voir avec la politique
de l’Europe. Quoiqu’il y ait d’autres raisons pour et
contre, ainsi que d’autres questions, comme, par
exemple, l’achat du travail indigène dans le Pacifi
que, qui pourront être résolues aisément avec l’aide
des gouvernements européens, ce qui importe dès à
présent, c’est d’assurer par une politique prévoyante
aux futures générations australiennes une frontière,
un rempart leur assurant la paisible possession de
leur continent, afin que la vie commerciale et indus
trielle puisse s’y développer en toute sécuriLé.]
CHAPITRE PREMIER
l ’ i LE
DE NORFOLK
L’ile de Norfolk est la première des îles de l’océan
Pacifique qui ait été définitivement colonisée par les
hommes blancs. Elle fut découverte en 1774 par le
capitaine Cook, qui en fit une description brève et
exacte. L’île étant inhabitée et offrant des avantages
naturels, on décida, en 1788, d’y établir une colonie
pénitentiaire, analogue à celle de Port-Jackson, dans
la Nouvelle-Galles du Sud. On y envoya, dans ce
but, un vaisseau qui portait vingt-quatre personnes,
sous les ordres du lieutenant King, et on les y dé
barqua pour fonder la colonie. Pendant soixantesept ans, à l’exception d’un court intervalle en 1805,
cet endroit, isolé au milieu de l’océan Pacifique,
a servi de prison pour nos malfaiteurs les plus en
durcis.
En 1855, on cessa d’y envoyer des forçats, et
l’année suivante, les habitants de l’île de Pitcairn
(petit îlot dans l’océan Pacifique d’une superficie de
l’o céa n p a c i f i q u e
o ccidental
13
4 milles 1/2), descendants des mutins de la célèbre
Bounty, se trouvant trop à l’étroit dans leur île minus
cule, furent transportés, sur leur demande, àl’ile de
Norfolk.
Depuis leur arrivée, la condition de l’île est de
meurée la même.
La Mission mélanésienne, sous la direction de
l’évêque Patleson, y établit son siège central en 1866,
et son installation a eu pour effet de développer
fructueusement dans l’île les relations sociales.
L’île de Norfolk, politiquement parlant, se trouve
dans une position tout anormale. Ce n’est pas une
colonie australienne, et elle jouit d’une très grande
indépendance, étant située à 600 milles d’Auckland,
dans la Nouvelle-Zélande, à 930 de Sydney N.-S.-O.,
et dépourvue de toute communication régulière avec
l’Australie ou la Nouvelle-Zélande : le peuple y vit à
peu près comme bon lui semble, même à l’égard du
gouvernement, et il ne paraît pas s’en trouver plus
mal. Il n’y a dans toute l’étendue de cet Océan qu’une
parcelle de terre dont la position soit analogue à
celle-ci : c’est l’île de Lord Howe, avec sa curieuse
hauteur, en forme de pyramide, connue sous le nom
de pyramide de Bail. L’île et la pyramide sont très
élevées et bien boisées.
Là, bien qu’il n’y ait que quelques acres de terre, on
trouve une vingtaine d’hommes solitaires qui ont fait
de ce coin leur patrie, et qui gagnent péniblement leur
vie en échangeant leurs légumes et leurs fruits avec
les baleiniers ou autres navires qui peuvent y toucher.
14
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
Pour donner une idée de la petite colonie de Pile
de Norfolk, je ne saurais peut-être mieux faire que
de raconter mes propres impressions pendant une des
visites que j’y ai faites. Tous les autres renseignements
passeraient aux yeux de mes lecteurs pour du rem
plissage, et ils les trouveraient bien mieux exprimés
et plus exacts dans certains livres écrits sur ce sujet.
L’aspect de Pile de Norfolk n’a rien d’engageant.
Point d’abri ni de mouillage sur ses côtes abruptes,
où le débarquement se fait toujours avec difficulté.
Lors de ma première visite, j’y suis arrivé de Sydney
sur le vapeur de Fiji, me proposant de débarquer en
passant, si le temps le permettait.
En cette occasion j’eus à subir d’assez rudes pé ripéties. Le vent soufflait en tempête ; la mer était des
plus dures, même par le travers de Pile placé sous le
vent, que nous côtoyions d’assez près pour faire un
signal avec notre canon.
Après une bonne heure, unibaleiniertvint nous
chercher, luttant contre les vagues orageuses. âhélait
monté par quatre gros gaillards, et au gouvernail se
trouvait un vieux loup de mer portant un chapeau
dont la forme même était faite pour inspirer con
fiance.
Se transborder dans ce bateau était toute une
affaire : car le steamer tanguait et roulait tellement,
que plus d’une fois je crus que Iç^baleinièreallait se
briser contre les flancs du navire.
Nous attendîmes le moment propice et nous sau
tâmes l’un après l’autre dans le bateau. On y jeta
l’o céa n
pacifique
occidental
15
quelques sacs, et en peu d’instants nous fûmes déga
gés du steamer et comparativement en sûreté.
Mais quelles immenses vagues!... et quelle frêle
embarcation au milieu de cette grande mer, qui res
semblait fort à celle qu’on voit peinte sur les troncs
de la société de sauvetage ! Je ne me serais jamais
figuré qu’il eût été possible de gouverner aussi bien
un bateau. A l’exception des embruns qui se déta
chaient de la crête des vagues, nous n’êmbarquâmes
pas une goutte d’eau, et nous montions d’une vague
sur l’autre comme avec un air d’orgueilleux défi.
Nous avions quitté le steamer à deux milles de la
côte, et il nous fallut de rudes efforts pour l’attein
dre. Mais au bout d’une heure ou à peu près on nous
avertit que nous n’étions pas au bout de nos peines.
Celte fois il fallait prendre terre. Celte course en
bateau en pleine mer n’était qu’un jeu d’enfant en
comparaison des difficultés qui nous attendaient. Je
soupçonne même que notre brave équipage de Nor
folk se faisait un malin plaisir de nous énumérer les
épreuves que nous avions en perspective.
Ils avaient trop à faire et étaient trop essoufflés
pour parler autrement que par phrases entrecoupées,
mais ils le faisaient avec une mimique expressive.
En nous approchant des brisants nous pûmes à peine
distinguer une jetée basse, en pierres, qui s’avance
d’environ 20 mètres dans la mer, et sur la pointe de
laquelle il y avait un certain nombre de personnes
qui nous observaient.
Notre limonier se leva, et l’équipe laissa les rames
16
l ’o c é a n
pacifique
occidental
immobiles pendant un instant ; nouveau coup do
rames, nouveau repos.
Un homme, sur la pointe de la jetée, suivait des
veux le. mouvement des brisants. Pendant quelques
instants nous restâmes tantôt montas sur la crête des
vagues, tantôt abîmés dans le fond ; puis tout à coup
un cri éclata, un signal fut fait du quai et le timonier
cria : Levez les rames, enfants ! Le moment précis
était arrivé, et ces matelots, faits à la tempête,
exécutèrent le commandement avec un merveilleux
ensemble. Pendant un moment nous fûmes arrêtés
au milieu d’un véritable tourbillon d’écume ; puis
tout à coup, lancés avec violence, nous passâmes
la pointe de la jetée et nous nous trouvâmes en eau
calme.
A terre, un rassemblement nous attendait pour
nous souhaiter la bienvenue ; une drôle de foule : des
hommes au teint bronzé par les intempéries , des
femmes à peau jaune et à cheveux noirs, de char
mantes jeunes fdles aux pieds nus et des enfants
qui nous regardaient avec curiosité et presque avec
ahurissement.
Nous nous acheminâmes, à travers cette haie de cu
rieux, vers une petite cabane en pierres, où nous
prîmes du thé chaud et où nous ôtâmes nos babils
mouillés.
Ensuite, nous nous dirigeâmes à travers l’île vers
la Mission, où nous fûmes reçus avec cordialité ; l’on
mit une cabane à toiture de chaume à notre dispo
sition.
l ’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
17
Il y a deux communautés de missionnaires anglais à
l’ile de Norfolk : d’abord celle que nous avions rencon
trée en arrivant, et ensuite la Mission mélanésienne.
Les « Norfolkcrs », comme on appelle les proprié
taires de l’île, y furent transportés, nous l’avons dit,
« La ville, » île de Norfolk.
de l’ile de Pitcairn, aux frais du gouvernement, et
débarquèrent dans leur nouvelle patrie en 18o6.
On tira au sort les principaux édifices et les meil
leurs lots de terrain, et les arrivants prirent ainsi pos
session de toute Pile et de toutes les constructions qui
avaient servi aux forçats.
O
d8
l ’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
On donnait à tous les couples nouvellement mariés
KO acres de terres ; mais, depuis quelques années,
celte, concession a été réduite à 25 acres.
La plupart vivent dans l’ancienne ville des forçats,
comme on l’appelle, sur la côte méridionale. Il y a de
grands édifices qui ont servi de prison et de casernes,
et on ne saurait se figurer de plus tristes construc
tions.
On n’a pas pu faire de réparations aux plus grandes,
de sorte qu’elles tombent en mine et ont l'air d’avoir
traversé des siècles.^ On conserve les maisons habitées
.parles officiers, qui sont en pierre de taille, ainsi que
les maisons moins grandes, où demeurent les gens
un peu plus aisés.
Nous parcourûmes à plusieurs reprises le dédale de
ces prisons et de ces casernes, et l’on nous raconta
de tristes histoires des temps passés.
Les forçats qu’on y envoyait étaient tout ce qu’il y
avait de pire, et je crois que leur biographie n’ajoute
rai! pas un beau lustre aux annales de la mère patrie.
On voit encore la potence où des centaines ont
expié leurs crimes : l’on en pendait quelquefois de
quinze à dix-huit dans la matinée.
La chapelle où les prisonniers assistaient aux
prières et à l’office est ruinée. D’un côté se trouvait
une estrade sur laquelle se rangeait une compagnie de
soldats, les fusils chargés. On devine pourquoi... La
précaution n’était pas inutile, puisqu’un jour, quelques
forçats ayant fait mine de se révolter pendant l’office,
on entendit le commandement de « Feu ! » et une
l’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
19
trentaine de ces misérables tombèrent morts ou blessés
sur le carreau.
Quel lugubre tableau : l’office interrompu, le mi
nistre s’empressant de gagner la sacristie, les femmes
des officiers tombant en défaillance, les enfants hur
lant et les soldats fusillant sans pitié les prisonniers
en pleine église ! Telle était la vie du temps des anciens
convicts ! Je crois que personne n’en pourrait tracer
un plus sombre tableau que ce rapport officiel tiré
des procès-verbaux de la Chambre des communes :
« Comme je lisais les noms de ceux qui devaient
mourir, ils tombèrent, l’un après l’autre, à genoux,
en remerciant Dieu d’être enfin délivrés do cet endroit
terrible, pendant que les autres restaient debout silen
cieux et pleurant. Je n’ai jamais vu quelque chose
de plus horrible... » {Déposition du Très Révérend Wil
liam Ullathome D. D. 1838■ 9-267. Rapport de là
Commission d’enquête sur la déportation.)
Et plus loin... « Deux ou trois hommes ont assas
siné leurs camarades, sans cause apparente et sans
emportement, sachant bien qu’ils seraient décou
verts et condamnés à mort. Ils ont avoué qu’ils sa
vaient qu’ils seraient pendus, mais que cela valait
mieux que de rester où ils étaient. » {Déposition de
Sir Francis Forbes, Q. 1335, 1343, même Rapport.)
Ces tristes souvenirs vous reviennent près de la
mer, où, à la distance d’un mille environ, il y a une
pièce de terre entourée d’une muraille.
Je crois n’avoir jamais vu quelque chose de plus
désolé que ce cimetière abandonné et oublié ; ses an-
20
l ’-o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
cicns monuments en pierre tombant celui-ci d’un
côté, celui-là d’un autre, et l’herbe épaisse recouvrant
les tombes !
Ici, on voyait le tombeau de l’enfant d’un capitaine,
là celui de la femme d’un colonel, et plus loin celui
d’un nouveau-né, tous cachés sous le gazon vert dans
cette ile lointaine de l’océan Pacifique ! Ailleurs, ce
lui de simples soldats, d’officiers, qui, après avoir
échappé à mille dangers, sont venus mourir ici de la
main d’un assassin !
De courtes inscriptions sur la plupart des tombes
rappellent le genre de mort du défunt. Maintes fois
on lit : « Brutalement tué en s’acquittant de son de
voir; » mais bien plus souvent : « Noyé en traversant
la barre. »
Il n’est jamais bien gai de visiter les cimetières ;
mais, dans cet endroit écarté eL abandonné de file de
Norfolk, on éprouve une tristesse qu’on ne saurait
décrire.
On a parlé de File de Norfolk comme d’un des plus
beaux sites du monde ; ces sites forment une liste fort
longue ; mais Norfolk n’y estpas sans raison. Sa beauté
n’est pas celle des pays tropicaux, bien qu’elle se trouve
sous une latitude où poussent les fougères arborescen
tes et d’autres magnifiques productions naturelles.
La beauté des pays tropicaux est une chose à part ;
mais il y a dans nos zones tempérées des ta
bleaux dont n’approchent pas les magnificences des
tropiques. J’ai beau me représenter les plus beaux
spectacles de la nature, les forêts vierges du Brésil,
21
les îles des mers du Sud, les hautes montagnes de la
Malaisie et les Andes dans leur robe de jungles, je
n’y retrouve pas le charme poétique de nos lacs
il’Ecosse ou des vallées du Japon ! Je sais que Kings
ley a dit, dans un de ses livres, qu’un jour il y aura
aux Indes occidentales des poètes, artistes tropicaux,
qui dépasseront ceux qui ont chanté chez nous les
lacs et les Highlands, autant que la nature des pays
du soleil dépasse la nôtre.
A mon avis c’est une grave erreur, comme le sa
vent d’ailleurs tous ceux dont les sensations ne se
sont point arrêtées aux premiers enchantements que
produisent ces enivrants spectacles.
Le paysage des tropiques ressemble à ses fruits
succulents, à ses (leurs brillantes. La splendeur et la
richesse du coloris nous éblouissent pendant quelques
instants ; mais ce ravissement est passager, et il cède
bientôt à la nostalgie des lacs des Highlands d’Ecosse
ou de nos coteaux du Nord.
Il n’y a pas longtemps que je me promenais sur
les bords du lac Derwentwater, et je sentais bien que
ni les pics majestueux des Andes, ni les précipices des
Himalaya, ni les forêts tropicales, n’avaient autant
de charmes que cette douce lumière tamisée par les
nuages, jouant un chassé-croisé sans lin sur les verts
coteaux, sur les rives du lac bleu, et, mariant dans
ses jeux les teintes azurées du ciel avec les verts
reflets des prairies et des bois et déroulant devant
l’œil étonné des tableaux d’une indicible poésie !
Le paysage de l’ilc de Norfolk a quelque chose do
l’océan p a c i f i q u e
occidental
22
l ’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
ccs enchantements: ni les quelques rangées de fou
gères arborescentes, ni les pins gigantesques qui rap
pellent la végétation des tropiques ne peuvent lui ôter la
calme beauté qui caractérise ses vallées et scs coteaux.
Que de jolies promenades à cheval dans les clai
rières ou sur les falaises ! Que de courses folles dans
les immenses prairies déblayées du temps des forçats,
dans les sentiers ravissants qui sillonnent les forêts
jadis impénétrables ! Paysage délicieux, où tout res
pire le calme et la paix!
La surface de Pile ne dépasse pas lu milles
carrés; mais le sol est tellement accidenté, si ondu
leux dans son exiguïté, que les excursions y semblent
sans limites. Dansles temps passés, avant la cessation
des grands travaux, cette terre a dû être un véritable
paradis terrestre. De belles routes parcouraient Pile
dans tous les sens, des jardins dans presque tous les
vallons , l'herbe lisse et coupée sur tous les coteaux :
on eût dit un parc immense.
Aujourd’hui elle garde encore à peu près le même
caractère.
Je n’oublierai jamais les cavalcades dans les belles
'forêts, dans les vallées, sur les falaises, le grand air
pur qu’on y respire, les rayons dorés du soleil perçant
à travers le feuillage et les beaux reflets de lumière
et d’ombre sur l’immense nappe de l’Océan.
La société de l’ile a un cachet particulier d’origi
nalité. A sa tête se trouve le vénérable vieillard
M. Nobbs, dont l’histoire a été racontée si souvent
que j’en fais grâce à mes lecteurs.
Un paysage dans l'ile de Norfolk.
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
2o
Les hommes sont île grands et beaux gaillards ;
mais chez les femmes on retrouve l’ancienne race de
Tahiti. Elles se fanent vite, et, dut cette appréciation
paraître peu galante, on ne voit que de toutes jeunes
filles et de vieilles femmes. Le patois de ces insulaires
est curieux : c’est celui d’une race de marins, avec
un léger soupçon d’accent étranger.
Ces braves gens mènent assurément une vie assez
douce. Fruits et légumes croissent à foison presque
sans culture. Les animaux domestiques, porcs, va
ches , moutons, volaille et chevaux y sont en abon
dance.
La pêche à la baleine est Tunique source de revenus
des habitants ; car ils sont d’une paresse incorrigible,
et ils travaillent tout juste pour pouvoir manger et se
vêtir. Les jeunes gens sont d’intrépides bateliers,
habitués dès leur enfance à braver tous les dangers.
Un des traits les plus intéressants de leur caractère
est leur attachement pour leur île. 11 y en a beaucoup
qui ne voudraient pas la quitter, ne iut-cc que pour
quelques semaines. Pour eux le monde se résume
dans les étroites limites de Tile, et ils sont absolument
dépourvus de toute curiosité de rien voir au delà.
En voilà assez au sujet des propriétaires légi
times de Tile, qui la possèdent en vertu d’un décret
royal1.
I. Les habitants de l’ile sont gouvernés par un magistrat suprême,
qui est élu par leurs suffrages, et dout les fonctions sont de courte
durée.
Toute contravention il la loi est punie d’une amende. Les assassi
nats sont jugés devant la cour suprême, A Sydney.
26
l ’o c é a n
p a c if iq u e o cc idental
Il y a dans l'ile dos missionnaires dont j’ai déjà dit
quelques mots : c’est le collège de la Mission méla
nésienne, dont le siège central y est définitivement
établi.
1,000 acres furent vendus à la Mission, à raison de
2 livres sterling par acre1. Cette Mission est des plus
importantes. Le collège de la Mission est organisé
comme une école d’Europe. Il y a sept demeures,
auxquelles sont attachées des salles d’étude, et dans
chacune d’elles réside un ministre avec une ving
taine ou une trentaine d’habitants des îles de l’océan
Pacifique. Au centre se trouve une grande salle, où
l’on prend les repas et qui sert aussi de •classe.
Ajoutez-y une imprimex-ie, des ateliers de charpentier,
une forge, la maison du fermier surintendant et la
ferme; enfin la chapelle, bâtie en souvenir dé Jean
Patteson, évêque et martyr.
Voici quelques détails sur l’organisation de. la
Mission.' Elle possède un navire, la Croix-du-Sud,
qui visite les îles deux ou trois fois par an, et en ra
mène des aborigènes, garçons et filles, qu’on place
dans les demeures. Ils y restent pendant deux ou trois
ans. On leur enseigne à lire et à écrire, à manier la
charrue, à semer legrain, à fabriquer leurs vêtements,
et on leur inculque des principes de morale.
On les renvoie ensuite à leurs îles, les uns pour y
rester, les autres comme en visite. Ceux-ci, on lesi.
i. Les 2,000 livres qui proviennent de la vente du terrain û la Mis
sion mélanésienne sont placées à Sydney, afin d’entretenir un mé
decin et pourvoir ù quelques autres dépenses.
l’océan p a c i f i q u e
occidental
27
ramène, et s’ils montrent des capacités, on leur
* donne une instruction supérieure ; ils deviennent
instituteurs ou diacres.
Les heures de travail sont très courtes, et avec
raison. Ils ne travaillent que trois quarts d’heure
trois fois par jour ; ils consacrent aussi quelques
heures aux travaux des champs ; enfin, il y a deux
offices à la chapelle. L’appel des noms n’a pas lieu
connue dans nos écoles, mais il paraît que tout le
monde y assiste.
Le système de la Mission est sage. On a soin
d’abord du corps et ensuite de l’àme. Les mission
naires n’essayent pas de changer plus qu’il ne faut les
coutumes nationales. Ils font tout leur possible pour se
créer partout de bonnes relations, et, en s’associant
aux occupations comme aux plaisirs et aux peines de
leurs élèves, ils obtiennent les résultats les plus satis
faisants.
Je crois devoir donner une description de l’office tel
qu’il est célébré pour les indigènes dans la chapelle :
car c’est le plus solennel que je me rappelle avoir vu.
L’édifice est en pierre de taille, et durera pendant
des siècles.
L’intérieur est très beau. Le dallage, tout en mar
bre, est disposé en mosaïque. C’est un don fait à la
Mission en mémoire d’un M. Frccmanlle.
Mais ce qui surpasse tout, ce sont les vitraux :
M. Burnc Jones en a fourni le dessin , et ils ont été
peints par Morris.
Rien au monde n’égale le splendide coloris de
28
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
ces vitraux, les plus beaux qu'on puisse voir dans
toute l’Australie. Sans entrer dans plus de détails,
bornons-nous à dire que l’intérieur de la chapelle
est d’un style imposant.
Au son de la cloche, les insulaires entrent douce
ment nu-pieds et s’agenouillent pendant quelques in
stants avant de gagner leurs chaises. Lorsque l'heure
a sonné, on ferme la porte et l’office commence. Il est
célébré en langue mota, langue qu’on parle dans les
îles Banks.
Tous répètent les réponses et montrent le plus
grand recueillement. Ils ne chantent pas mal. Le
rituel est celui de l'Église anglicane. L’office terminé,
il se fait un grand silence pendant quelques instants.
Pendant que ces deux cents insulaires demeurent age
nouillés, on entendrait tomber une épingle sur le
marbre des dalles.
Ensuite tous se lèvent et gagnent doucement la sortie.
On leur donne les jours de congé d’usage, et ils
jouent au cricket ou à d’autres jeux avec assez d’en
train.
Les samedis, ils font de grandes parties de pèche ou
dînent en pique-nique, parcourant l’île par groupes
de deux ou trois, contents de n’avoir pas besoin d’ar
mes et de pouvoir aller partout au gré de leur fantaisie.
J’aurais mauvaise grîlce à ne pas dire quelques
mots de la condition sociale de celle petite commu
nauté de deux cents âmes.
Il n’y a point de domestiques. C’est l’application
rigoureuse du système communiste.
l’océan
p a c ifiq u e occidental
20
Tous les travaux, tels que la cuisine, le blan
chissage, les occupations de la ferme et le jardinage,
sont répartis également entre élèves et instituteurs,
ii partir de l’évêque ; et chacun est fier de prêter son
concours à l’œuvre commune partout où il est néces
saire et à n’importe quel moment.
Les relations des ministres avec leurs élèves sont
celles des pères avec leurs enfants. Point de disci
pline rude et austère, point de métaphysique creuse et
inabordable, mais bien une joyeuse camaraderie; et
tous apportent le même entrain dans le travail que
dans le jeu. Ces missionnaires paraissent avoir
triomphé de la vieille incompatibilité qui semblait
exister entre la jeunesse et l’étude : car les garçons
courent à l’école avec autant de bonne volonté et de
gaieté que s’ils allaient jouer.
Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable, c’est
le fait de celte vie libre et commune entre hommes,
femmes, garçons et filles, sans que rien trouble la
bonne harmonie.
Je ne crois pas qu’on puisse en trouver un exemple
dans les sociélés de blancs, soit dans les temps his
toriques, soit de notre temps.
30
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
CHAPITRE II
FIJI
De File de Norfolk, un des plus anciens établisse
ments parmi les îles de l’océan Pacifique, jusqu’aux
îles de Fiji, il y a une traversée de 8 à 900 milles.
Ce sont, si Ton met à part Chypre, les plus récentes
des colonies anglaises.
Ce groupe a certainement des avantages tout
spéciaux ; mais ce qu'il a de plus important, c’est la
position qu’il occupe sur la roule future de l’Angle
terre à l’Australie par l’isthme de Panama (dont le
percement est l’œuvre d’un Français).
Les livres qui traitent des Fiji sont si bien faits et
si nombreux, que ce serait presque de l’outrecuidance
de donner ici une histoire détaillée de ces îles.
Mais de meme que les ouvrages sur l'Egypte trouvent
toujours des lecteurs, quoique leur nombre soit suf
fisant pour en construire une pyramide imposante,
de même, dans les observations personnelles d’un
voyageur, il peut se trouver quelques détails ayant
leur intérêt, même après la part considérable qui a
été faite-à l’histoire et à la science.
Le groupe Fiji est un des plus grands et des plus
importants de l’océan Pacifique. Le monde occi
dental en a eu connaissance depuis plus de deux
l ’o c é a n
pacifique
occidental
31
siècles; mais comme tant d’îles du Pacifique, il a été
négligé pendant longues années après sa découverte.
Aussi n’est-ce qu’au commencement de ce siècle
qu’on a fini par en avoir une description à peu près
exacte.
L’archipel se compose d’environ trois cents îles,
dont la superficie est presque celle du pays de Galles.
Il n’y en a que soixante-dix qui soient habitées :
la plus grande est Viti Levu ou le Grand Fiji. On a
choisi le nom de Fiji pour désigner le groupe'entier :
car Vit?) Fidji, Fiji, Fidgee, Feejee, etc., ne sont que
des orthographes différentes du môme mot.
Entre Viti Levu et File qui s’en rapproche le plus
par son importance (Yanua Levu ou Grande Terre)
se trouve l'ilôt montagneux d’Ovalau, sur lequel est
située Levuka, qui en était la capitale à l’époque de
ina visite.
Un récif de corail entoure File, et au dehors on
voit l’Océan agité par la forte brise des vents alizés.
Au dedans, une lagune calme et azurée, mouchetée
de quelques petites vagues, qui se brisent en clapo
tant sur le rivage sablonneux.
On ne saurait, je crois, exagérer la beauté d’un récif
de corail ; je ne trouve pas d’expression pour dé
peindre l’effet de cette éclatante ceinture de vagues, à
la croie couronnée d’écume blanche comme la neige,
qui se brisent sans cesse avec le bruit du tonnerre sur
la digue de corail.
Levuka est un petit village aux maisons éparses,
comme on en voit généralement dans le nouveau
32
l ’o c é a n
PACIFIQUE OCCIDENTAL
monde. Les maisons sont en bois, avec toiture en fer,
et entourées d'un balcon léger.
Derrière l’unique grande rue se dressent les mon
tagnes aux pics fantastiques que nous avions tant
admirées en entrant au port.
Je ne crois pas qu’il y ait dans tout Levuka un
quart de mille dont le terrain soit plat, et je crains
qu’il ne s’élève jamais de ville dans une situation si
peu favorable.
Le site est plus abrupt encore qu’à Hong-Kong, et
plusieurs siècles pourraient bien s’écouler avant
qu’on pût y exécuter autant de travaux que dans
notre, petite colonie des mers de Chine.
C'est là une des nombreuses raisons qui ont fait
transporter le siège du gouvernement à un autre
endroit dont je parlerai plus loin.
Dans les rues de Levuka, ou plutôt dans la rue, car
il n’y en a qu’une seule, c’est un va-et-vient perpétuel
toute la journée.
Les marchands et les planteurs passent et repas
sent, vaquant à leurs affaires. Ce sont des gens à
larges chapeaux, à écharpes rouges, à ceintures de
cuir, qui semblent contents de voir des étrangers
dans leur patrie insulaire.
Le club est une agréable maison à balcons donnant
sur la mer, avec de grandes salles fraîches où l'on peut
lire, écrire ou jouer au billard.
C'est un petit peuple de mécontents : ils ont plus
de griefs qu’un fermier anglais.
Je n’ai jamais été autant obsédé par les récrimina-
l’o c é a n p a c i f i q u e
33
occidental
lions ! Pris par la boutonnière, mené à l’écart, forcé de
m’asseoir, obligé de payer à boire, littéralement enve
loppé de gens qui m’importunaient de leurs plaintes
contre l’administration... c’était à se croire engagé
dans un véritable complot fijien... de la Halle au
seigle '.
11 n’y a pas lieu ici d’expliquer les causes du malen
tendu qui existe malheureusement au Fiji.
11 est incontestable que la conduite du dernier gou
vernement a été motivée par un désir sincère de sau
vegarder les intérêts de la colonie ; et si l’on veut
connaître les détails de la querelle entre les planteurs
et Fadministration, il faut consulter les différentes
brochures qui ont paru sur ce sujet.
Un des caractères de la vie de la rue à Levuka,
c’est la foule d’indigènes qui vont et viennent inces
samment.
Ceux-ci ne se pressent ni pour aller travailler ni
pour en revenir ; mais ils passent sans bruit, avec cet
air de dignité et de calme qui appartient aux races
indigènes.
Les hommes ne portent que le sarang de Java
ou des colonies du détroit malais, qu’on appelle ici
sulu. Les femmes le portent aussi.
Leurs têtes crépues n’ont pas besoin d’abri : leur
épaisse chevelure se dresse comme une auréole ; mais1
1. Complot qui avait, dit-on, pour but le renversement de Jac
ques II. Le comte Russell, on le sait, fut accusé de l’avoir formé
et condamné à mort. Les réunions avaient lieu dans une salle audessus de la Halle au seigle.
3
34
l’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
ceux qui se piquent d’y donner quelques soins se coif
fent d’une espèce de turban en drap du pays, afin de
se protéger contre la pluie ou la poussière.
La couleur de cette chevelure varie entre les nuan
ces du blanc ou du brun foncé, selon le temps qui
vient de s’écouler depuis qu’elle a été enduite de
chaux. La couleur qui domine est le brun jaunâtre,
qui n’est pas désagréable ;'i l’œil.
On ne voit rien de la véritable vie fijienne à Levuka.
Les indigènes qui peuplent les rues viennent pour
la plupart d’autres îles, d’où ils sont tirés en vertu du
« système de travail » qui est bien connu.
A 2 milles de Levuka, il y a cependant un charmant
petit village que j’ai visité plus d’une fois. On n’y
voyait plus de navires ni de maisons ; et pendant
quelques heures, au moins, on pouvait se croire dans
un autre petit monde, primitif et original.
Un jeune Anglais, qui a un établissement à Levuka,
y vit en indigène, et préfère cet agréable village aux
misérables cabanes en bois que les Européens habitent
à la colonie. Nous passâmes deux soirées couchés sur
des paillassons propres et faits dans sa demeure
fijienne, qui est bien construite.
Les indigènes étaient tous couchés à terre, et un
petit feu brûlait dans un coin.
On distinguait à peine la toiture à la faible lumière
d’une lampe à huile posée sur le sol, et, en y regar
dant, on apercevait des poutres enfumées et des lances
placées en travers.
D’un côté, la petite entrée carrée a à peine 4 pieds
l’océan p a c i f i q u e
occidental.
35
de hauteur ; au dedans pénétraient quelques rayons
de la pleine lune, éclairant le buste et les membres
bronzés d’un des domestiques qui dormait. Au de
hors, l’ombre flottante des palmiers, la lagune sans
mouvements... au delà, le grondement des vagues
se brisant sur le récif. J’ai rarement contemplé un
Maisons Bjicnnes.
spectacle plus grandiose et plus calme ! De temps en
temps passait une sombre figure allant se cacher dans
les palmiers, ou bien, dominant les mugissements
lointains de la mer, s’élevait le refrain sauvage d’un
chant national. La paisible demeure de cet Anglais
dans les parages perdus du Fiji respirait je ne sais
quel charme secret.
36
l’o c é a n , p a c i f i q u e
o cc idental
Quelques jours après mon arrivée, je pris des ar
rangements avec un des chefs qui allait faire la tra
versée de Mbau, demeure insulaire du feu roi Thakornbau, pour qu’il me conduisît en bateau à la
grande île de Yiti Leyu.
• Nous quittâmes Levulta en passant par la jolie
maison du gouverneur, bâtie à peu près comme celles
du pays, cl nous arrivâmes au village dont je viens
de parler pour y attendre le bateau.
Pendant que j’étais couché sur un paillasson propre,
dans une jolie cabane près de la côte, un nègre entra,,
et nous liâmes, conversation.
Il m’apprit qu’il s’appelait Bill Noir, et il ajoutait
avec orgueil qu’on parlait de lui dans toils les livres.
îl paraissait avoir beaucoup voyagé, et, comme tous
les nègres, racontait d’une façon plaisante.
Autrefois, il avait été factotum du roi Thakombau,.
et-il me dit d’un air tragique que, s’il avait servile bon
Dieu aussi bien que le roi fijien, il ne serait pas là
aujourd’hui à raccommoder des voiles. Nous causâmes
pendant une bonne heure des Etats-Unis du Sud, de
la guerre, de Baltimore où il avait demeuré, de San
Francisco où il avait mendié dans les rues, de Lon
dres où il avait été il l’hôpital, de mille et une choses
enfin.
On ne tient aucunement compte du temps au Fiji ;
et, bien que le départ fût fixé pour neuf heures, il était
midi passé lorsque nous allâmes chercher le bateau
au gué.
La navigation le long de la côte fut très agréable.
l’océan p a c i f i q u e
occidental
37
La mer était calme et azurée ; à droite des collines
la végétation luxuriante, à gauche les vagues écumeuses qui se brisaient en grondant. Le charme ne fut
l as de longue durée. Il nous faillait dépasser le récif
qui nous abritait pour le moment, et nous avions it
faire quelques milles ii travers un bras de mer très
houleux et très désagréable.
De plus, notre bateau était tout neuf et venait d’ar
river depuis quelques jours seulement de la NouvelleZélande.
Il fit bientôt des siennes : avant de quitter la lagune
la corne fut emportée, et pendant que nous guettions
le moment favorable pour passer la barre, quelques
espars de moindre importance s’en allaient aussi, et
nous fûmes forcés de jeter l’ancre. .
Après avoir raccommodé le gréement tant bien que
mal, nous nous-élançàmes vers l’ouverture.
Pour celui qui n’a jamais traversé une barre, c’est
un bien mauvais quart d’heure.
Les hommes se levèrent sur les bossoirs afin de
se garer des écueils ; les brisants nous entouraient
d’une façon menaçante ; nous courûmes devant le vent
à travers les vagues en partie brisées jusqu’en pleine
mer houleuse.
• Pendant un instant notre situation était des plus
graves : car si la corne d’artimon, si mal raccommodée,
avait encore cédé, nous aurions flotté à la dérive, à la
merci des vagues ; et on n’a qu’à les voir fondre sur le
récif lorsque les vents alizés soufflent un peu fort,
pour savoir quelle eût été notre destinée.
38
l’o céa n
pacifique
occidental
Pendant quelques heures, nous courûmes devant
le vent sur les hautes vagues, abîmés quelquefois
dans le gouffre béant.
On n’est jamais rassuré quand on navigue dans une
petite embarcation sur une mer orageuse ; mais, cette
fois, ce qui augmentait encore nos craintes, c’est que
le chef s’était mis à dormir après la traversée de la
barre, et comme je n’avais aucune confiance dans
l’équipage, je ne savais de quel côté diriger le bateau.
Mais nous nous trouvâmes bientôt à l'abri d’un
grand récif qui s’avance dans la mer, du côté est
de la grande île, et, au bout d’une heure environ,
en eau calme. Je crus pouvoir m’accorder quelques
instants de repos; je fus brusquement réveillé par un
craquement sinistre, et, en me levant en sursaut, je
vis que la voile et le gréement du bateau s’étaient dé
traqués, et que le mât allait tomber à l’eau. Nous
venions d’échouer sur un écueil, et le bateau se trou
vait à moitié hors de l’eau. Après avoir poussé et tiré
le bateau, comme cela se fait d’ordinaire, ce qui me
rappelle d'autres accidents semblables sur le Nil, nous
parvînmes à nous remettre à flot, et nous jetâmes
l’ancre au coucher du soleil, tout près de la côte de
Mbau, île royale du Fiji.
Cette petite île historique fait presque partie de Viti
Levu, n’en étant séparée que par un bras de mer
étroit et peu profond. Longue d’un demi-mille et large
d’un quart de mille, elle doit tous ses attraits à ses
pentes verdoyantes, au feuillage des palmiers et aux.
jolies petites cabanes des indigènes.
l ’o c é a n
pa c ifiq u e occidental
39
Toutes les famillles qui demeurent ici sont d’un
rang plus ou moins élevé ; mais l’habitant le plus con
sidéré est le vieux Thakombau, jadis roi des Fiji, le
plus grand des anthropophages connus, et le plus re
douté des monarques sauvages *.
Aujourd’hui sa gloire est bien passée, et le titre
de roi ne lui est accordé que pour le flatter ; il reçoit
cependant une bonne pension du gouvernement, et
vit à sa façon avec quelque apparat.
On nous mena, après avoir débarqué, à une mai
son très propre et assez confortable, où nous fûmes
accueillis de la façon la plus hospitalière.
Comme notre chef était souverain de Suva, il n’était,
pas chez lui ici ; mais il fut reçu, et moi aussi grâce à
lui, avec des marques de considération et des égards
particuliers.
On nous prépara bientôt un souper des plus succu
lents... à la mode indigène. Parmi les mets se trou
vaient des tourtereaux envoyés par Thakombau, et
une feuille de banane remplie d’un délicieux mélange
de plantain, de noix de coco, de maïs, etc.
On nous servit le tout par terre, sur des nattes. De
larges feuilles de bananier remplaçaient les assiettes,
et quelques feuilles de palmier tressées faisaient
l’office de plats.
La maison était comme d’habitude une construc
tion oblonguc, à toiture et à murs épais, en chaume.
Les poutres et le toit étaient noircis par une couche
1. J’avais terminé mon manuscrit lorsque la nouvelle de la mort
du roi Thakombau a été connue en Angleterre.
40
l’o c é a n p a c i f i q u e
OCCIDENTAL
épaisse de fumée provenant du feu de bois, qui, dans
les intérieurs fijiens, brûle toujours dans un des coins
du logis.
Le sol, mou et élastique, était formé de plusieurs
couches de nattes : celle qui reposait à terre était faite
de grosses feuilles de palmier, et celle de dessus, de
feuilles blanchies avec un art merveilleux : les habi
tants des îles du Sud excellent il ce travail.
A l'un des bouts de la salle s’élève une sorte d’es
trade à la hauteur d’un pied ; c’est là que couchent les
maîtres.
De ce côté, deux espèces de trous ou fenêtres lais
sent pénétrer la délicieuse fraîcheur des vents alizés.
Les demeures des indigènes aisés sont presque tou
jours bien tenues, propres et confortables. A l’entrée,
il y a souvent une bûche creuse contenant de l’eau
pour se laver les pieds, et à côté une natte grossière
pour les essuyer.
Les portes et les fenêtres sont pourvues de volets
en feuilles de palmier, de sorte que, pendant les soi
rées trop fraîches, on peut les fermer pour se reposer
à l'aise.
J’ai visité beaucoup de maisons indigènes dans
toutes les parties du Pacifique ; mais, à l’exception
des cabanes à plate-forme et des maisons perchées
sur des arbres du groupe Salomon, je n’en ai jamais
vu qui puissent égaler celles du Fiji pour le confor
table.
Après souper, on devait boire la coupe de « kava »,
cérémonie de rigueur.
l’o céa n p a c i f i q u e o c c id e n t a l
41
On lit entrer quelques jeunes filles, assez jolies et
coquettement parées : elles s’assirent toutes en rang
d’un côté cle la cabane.
Plusieurs amis de la famille vinrent se joindre à
nous, et au bout de quelques minutes notre réunion
était assez nombreuse et pleine d’entrain.
On décrocha une énorme coupe, qu’on mit entre
nous et les jeunes filles. C’était une pièce magnifique,
qui avait été la propriété de la famille pendant des
siècles. Le diamètre en étaiL de 4 pieds, et l’intérieur,
peu profond, était couvert d’un émail couleur crème.
Elle avait quatre supports, et elle avait été faite
d’un seul bloc de bois dur de couleur noire.
Le kava, ou la racine du « yangona », comme on
l’appelle dans le groupe Fiji, ressemble assez à un
grand morceau de raifort. On gratte la peau sale, et
on coupe la racine en morceaux qu’on donne aux
jeunes filles ; celles-ci les mettent dans leur bouche et
commencent à les mastiquer méthodiquement d’un
air solennel. Je sais bien que lord Pembroke a affirmé
que ruminer était le vrai mot ; mais j’eus beau ap
peler à mon aide les idées les plus romanesques pom
me faire illusion sur la triste réalité, je ne pus arriver
à me persuader que l’acte auquel elles se livraient fût
quelque chose de moins repoussant ou de plus raffiné
qu'une dégoûtante mastication.
Au premier moment, cela m’avait paru une occupa
tion peu digne de ces brunettes; mais lorsque je les
vis se bourrer la bouche de morceaux de racine, et
les mâcher gravement, les joues gonflées et les yeux
42
l’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
tout dilatés, j’en ressentis vraiment une impression
d’horreur.
Lorsqu’une des jeunes filles croiL que sa bouchée
est à la consistance voulue, elle porte la main à sa
bouche pour en extraire le contenu qu’elle place dans
la grande coupe à kava. Cela fait, elle se rince la
bouche avec de l’eau et recommence la même opé
ration.
Enfin, lorsqu’il y a dans la coupe un nombre suf
fisant de morceaux de kava mâchés (qui ressemblent
à autant de houlettes de mortier), on y verse la quan
tité d’eau nécessaire pour qu’ils baignent.
On apporta ensuite une chose filandreuse faite avec
des libres de noix de coco, et ressemblant il une vieille
perruque, à travers laquelle on filtra le contenu de la
coupe, comme fait une blanchisseuse qui lord le linge ;
les parties solides qui étaient restées attachées aux
filaments furent ensuite versées sur une natte ; quant
au liquide, il était clair et... bon à boire.
Boire le kava n’esL pas un passe-temps jovial, mais
bien une cérémonie de rigueur.
On me donna un beau gobelet en noix de coco polie,
et une de ces demoiselles y versa la boisson savon
neuse qu’elle avait recueillie dans une coupe.
Je fis la grimace en m’apercevant que mon verre
contenait une pinte et demie, car je savais que c’était
l’usage de le vider d’un trait. Je l’avalai cependant
d’un seul coup, et, comme on me l’avait recommandé,
je jetai le gobelet vide sur la natte de façon k le faire
tourner, au milieu de battements de mains et des cris
l’o céa n
pacifique
o ccidental
43
(le Ah mata! que les indigènes poussaient en chœur
de- leur voix de basse. Pour un étranger, c’est une
boisson des plus désagréables, ayant un goût de terre
ou de poudre de Grégory délayée dans l’eau.
Étant forcé de recommencer fréquemment ces liba
tions pendant les journées suivantes, j’avais fini par
m’y accoutumer, et, avant de quitter le Fiji, cette bois
son m’était presque agréable. Beaucoup d’Européens
en boivent, et souvent même ils en font excès.
Je n’en ai ressenti que des effets narcotiques,
comme ceux du tabac ; les indigènes boivent jusqu’à
l’ivresse, mais ils ne deviennent pas bruyants. Ils sont,
comme on dit, pris par les jambes ; ils tombent à
terre et s’endorment au lieu d’être surexcités.
Plus tard dans la soirée, je m’aperçus que mon
index était un peu enflammé, et avant qu’une heure
se fût écoulée il était assez enflé. Je supposai que
cela devait provenir de la morsure d’un insecte veni-.
meux, et je demandai ce qu’il y avait à faire.
Mon hôte, qui savait quelques mots d’anglais, dit :
« Ob ! médecin indigène ; » et quelqu’un alla le cher
cher. Au bout de quelques instants le médecin arriva.
Ce n’était pas, comme je m’y attendais, un vieux fakir
de quatre-vingt-dix ans aux cheveux blancs, mais
une jeune fille, jolie et très timide, de seize à dixsept ans.
Elle s’assit très gravement à côté de moi, et pendant
une demi-heure, sans parler ni sourire, elle se con
tenta de me toucher légèrement le doigt avec le sien.
J’avoue que le lendemain j’étais complètement
44
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
remis, mais je ne saurais affirmer positivement que ce
résultat fût du au traitement de mon joli médecin.
Le malin on m’apporta de l’eau "fraîche et claire
dans un grand bain en bois noir. Ensuite je partis
pour faire une excursion ;’i travers l’ile.
Il y a un homme blanc qui demeure à. Mbau, l’ile
historique du groupe, comme je l’ai déjii dit: c’est
M. Langham, missionnaire wesleyen, qui y est établi
depuis les premiers temps. Il était absent à l’époque
de ma visite.
Je me promenai donc seul pendant la fraîcheur dela matinée, et je vis l’endroit où s’accomplissaient au
trefois les grands festins. L’ancien arbre sur lequel on
gravait le nombre de ceux qui avaient été sacrifiés ii
différentes fêtes avait été renversé par le dernier.ouragan; mais on voyait les restes du four, ainsi que
le tam-tam ou « lali » qu’on battait pour appeler aux
festins.
Ces tam-tam résonnent avec un bruit étrange, .mais
qui n’est pas déplaisant et qu’on peut entendre de très
loin.
Celui dont je parle avait environ 5 pieds de lon
gueur sur 1 de largeur, 'et le son en. était plein
Quelles scènes ne se sont pas passées au son de ce
tam-tam ! ! !
Il y avait à peine vingt ans que cet. emplacement
servait de lieu de rendez-vous, lorsqu’on devait célé
brer une fête ou faire une cérémonie quelconque !...
11 y avait à peine vingt ans que ce même Thakombau,
que j’allais voir dans quelques heures, jouait le rôle
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o ccidental
43
principal dans ccs affreux massacres ; c’élail bien le
théâtre de ces drames horribles et sanglants !
Je tâchai d’évoquer ces terribles souvenirs, de me
représenter les sacrifices humains, les visages à
expression avide autour du four en pierre ; mais des
enfants jouaient gaiement sur le gazon, l’eau scintillait
aux rayons du soleil, et mon esprit ne put se retracer
l’image de ces temps barbares.
Après déjeuner, je suis allé voir l’école, qui se
trouve au milieu de l'ile dans une grande maison
basse, bâtie comme les autres, mais plus grande.
Il y avait une centaine d’élèves de quatre à cinq ans,
jusqu’à des adultes, hommes et femmes, ces dernières
même avec leurs bébés.
Ils paraissaient très heureux et contents, garç’ons et
fdles, hommes et femmes, mêlés les uns aux autres.
Les cris qu’ils jetaient auraient, je crois, quelque
peu étonné un instituteur anglais ; mais le plaisir qu’ils
prenaient au travail et l’absence de ce sentiment de
contrainte scolaire qui est inné'chez la jeunesse an
glaise, tenaient lieu de discipline.
Il n’y avait naturellement que des maîtres indi
gènes, eL les élèves étaient, je suppose, répartis en
‘ différentes classes.
Quelques-uns divisaient ou multipliaient par 3, S,
7, 9, et ainsi do suite; d’autres épelaient de petits
mots lijiens ; mais tous étaient de bonne humeur, et
gais comme si on leur eût conté des histoires pour rire
au lieu de leur faire une leçon.
Tout à coup ils entourèrent un des instituteurs,
46
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
s’accroupirent sur les nattes, et un chant curieux et
sauvage se fit entendre. Ils ne riaient plus, les figures
étaient devenues aussi sérieuses qu’à une cérémonie
religieuse. Je crois, en effet, que les paroles étaient
tirées des Psaumes, mais la musique était indigène.
Une grande belle fille chanta un refrain étrange
que les autres accompagnaient méthodiquement. La
mesure était parfaite^ et je «’oublierai jamais l’effet
de leurs pauses subites. Au moment où l’on s’y at
tendait le moins, le son cessait, comme si on l’eût
coupé avec un couteau ; ensuite, la première repre
nait, et les autres l’accompagnaient en chœur de leur
voix monotone.
Je partis pendant qu’ils chantaient, mais leurs voix
remplissaient toute Pile. Ils continuèrent pendant quel
ques heures, et dans quelque endroit que je me trou
vasse, j’entendais les accents de ce refrain sauvage.
Plus tard, dans la journée, nous fûmes appelés
auprès du roi Thakombau.
Il habile une maison qui ressemble à celles du
peuple; mais le jardin est plus grand, et une espèce
d’avenue de bananiers mène tout droit à l’entrée.
Comme nous entrions, escortés par plusieurs chefs,
nous le vîmes étendu sur une natte à l’autre bout de
la maison. Il fit semblant de ne pas s’apercevoir de
notre arrivée ; nous nous assîmes près de la porte, et
nous attendîmes quelques instants.
Bientôt il parut se ranimer, et demanda à un de
scs serviteurs qui nous étions. Il m’appela près de
lui. On me fit avancer, etje lui fus présenté. Je lui dis
47
« Saïandra », salut indigène, et je pris, non sans fris
sonner, cette main qui avait commis tant de meurtres.
Je demeurai assis pendant un temps qui me parut une
éternité, subissant une espèce d’interrogatoire, dont
je ne compris guère que les réponses que j’y faisais.
Je compris cependant, lorsqu’il me questionna au
sujet de mon voyage, de l’étendue de la Russie, et
quand il me demanda mon avis au sujet de l’Inde.
Quelle comédie, en effet, que cette visite!... Je soup
çonne fort ce misérable de ne pas mal connaître
l’anglais.
Plein des tristes souvenirs des temps passés, je ne
pus maîtriser le dégoût qui s’empara de moi à sa vue.
Je me le figurais parcourant la rangée de prison
niers, en désignant ceux qui devaient servir à son
propre usage. Dans celte chambre même, il avait dé
voré je ne sais combien d’êtres humains, et naguère
pendaient encore û son toit les crânes de ses viclimes.
Je vois encore ce vieillard, à la figure sévère, har
gneuse et chagrine, entourée de favoris blancs, et aux
petits yeux éveillés.
Sa demeure est assez simple et ressemble à toutes
les autres. Il n’y a rien qui indique son caractère
royal, à l’exception d’une chaise provenant de HongKong, cadeau du gouverneur, et cl’une ancienne illus
tration française accrochée au mur et qui représente
une dame blonde.
Après avoir pris congé du roi, nous retournâmes
chez notre liôte, et, avant mon départ, on me fit
présent d’une belle massue, teinte du sang de deux
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
48
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
victimes, et de la petite coupe à kava dont je m’étais
servi la veille. On me fit comprendre que la coupe
était précieuse, puisqu’elle avait servi au roi TliakomLau pendant de longues années.
CHAPITRE III
F I J I . ---- LE DISTRICT REWA
De Mbau, nous naviguâmes jusqu’à la grande île
de Viti Levu.
Après avoir suivi la côte en deçà du récif pen
dant quelque temps, nous entrâmes dans une des
embouchures de la Rewa, que nous remontâmes sur
une longueur d’environ 10 à 12 milles.
La Rewa est la principale rivière de Viti Levu ; c’est
un très grand fleuve pour une île aussi petite ; et il
dé.charge ses eaux dans la mer par un delta qui est
une miniature de celui du Nil.
C’est certainement une belle rivière, que de petits
vapeurs peuvent remonter jusqu’à 50 milles. Les meil
leures plantations à sucre de tout le Fiji se trouvent
sur ses rives.
Le delta de ce fleuve me paraît l’endroit le plus
malsain que je connaisse. On n’y voit qu’une masse de
végétation surabondante, des marais vaseux, des pa-
l ’o c é a n
pacifique
occidental
49
léluvicrs, (le l’eau... toujours de l’eau et (les palétu
viers. C’est un tableau du centre de l’Afrique ou des
vallées riveraines de l’Ecuador et de la Colombie,
pays fiévreux par excellence, et l’on croirait, au pre
mier aspect, que le climat doit être meurtrier pour
l’homme blanc.
Cependant, chose étrange, il n’y a point de fièvre
tremblante ou autre dans le district de la Rewa, et
tout le groupe fijien est exempt de ce fléau des tropi
ques. La raison en est certainement digne d’étude ;
mais le monde médical nous a laissé dans l’ignorance
la plus profonde à cet égard.
J’ai rencontré des Anglais aux Fiji demeurant sur
les bords d’estuaires d’eau croupissante, entourés
d’une végétation inextricable, dans un pays infesté par
les moustiques et par d'autr.es insectes analogues.
Pendant les fortes chaleurs, leurs maisons se trouvent
au milieu [de grandes plaines vaseuses ; à l’époque
des inondations, l’eau bourbeuse monte jusqu’aux
balcons, et malgré cela ces gens sont robustes et se
portent bien.
J’en suis parti pour visiter, quelques semaines plus
tard, les îles du groupe Salomon et celles des Nou
velles-Hébrides. Le sol est un fond de corail mis à sec ;
sur les terres hautes, d’où les eaux pluviales descen
dent rapidement à la mer, soufflent continuellement les
vents frais alizés, et cela à la distance de quelques cen
taines de milles du groupe fijien, sous la même lati
tude et dans les mêmes conditions atmosphériques.
Cependant, c’est presque un arrêt de mort, pour un
4
50
l’o c é a n
pacifique
occidental
homme blanc, d’y passer plus de quelques mois ; et
d’une manière générale toute personne qui y demeure
constamment ne peut espérer se soustraire à de fré
quents accès de fièvre.
On devrait pourtant, h notre époque de progrès
scientifique, avoir trouvé l’explication de ce fait.
C’est dans un L'den de ce genre que l’on me
déposa à terre, dans la soirée du jour de mon départ
de Mbau. Ayant donné mon sac à porter â un indi
gène, jë me. dirigeai à pied vers un endroit appelé
Harry Smith’s, où l’on m’avait dit que je pouvais
passer la nuit.
La route traversait une partie du delta de la Rewa ;
j’étais content de n’y voir que des propriétés indi
gènes, dont les villageois étaient les maîtres et les
cultivateurs.
Le sol paraissait très fertile, cL certainement les in
digènes en appréciaient la valeur.
Nous passâmes à travers de petits champs plantés
de maïs, de tabac, d'ignames, de kumaras, de laru et
de cannes àsucre; ensuite, sur un terrain plus ouvert,
où poussaient des arbres à pain, des cocotiers, des
citronniers et des bananiers. La végétation parais
sait vigoureuse, et tous les 100 mètres on voyait une
cabane ou même un groupe de cabanes.
Notre chemin n’était qu’un sentier, qui traversait en
zigzag les petits lots de terre dont l’aspect rappelait
d’assez près certains districts agricoles do la Chine.
Ce pays paisible et tranquille faisait plaisir à
voir. Les habitants paraissaient contents de leur
l' océan p a c if iq u e o cc id en ta l
SI
sort, et l’on avait peine à s’imaginer que, quelques
années auparavant, cette île était le repaire des plus
cruels anthropophages des mers du Sud.
Je suis arrivé à Harry Smith’s après une prome
nade de 7 à 8 milles, faite à la fraîcheur du soir,
Fruit de l’arbre à pain.
après avoir vu plusieurs choses intéressantes qui me
donnaient de-nouvelles impressions du Fiji.
Entre autres curiosités, je dois citer un canot indi
gène qui descendait la rivière pendant que j’en lon
geais le bord.
Ce canot arrivait si doucement cl s’avançait avec
tant de facilité sur l’eau, calme et claire comme un
miroir, que je ne iis pas attention à ceux qui s’y trou-
l ’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
52
yaient. Mais, comme il approchait, je vis que celui
qui tenait la palette était un garçon aux cheveux
blonds, accompagné de sa sœur également blonde,
dont la chevelure prenait des teintes d’or sous les
rayons du soleil couchant..
Impossible de concevoir un tableau plus ravissant.
Ils manœuvraient leur frêle esquif avec autant d'ai
sance que les indigènes, et les éclats de leur rire
enfantin, avec leurs jolies voix d’Europe ,■ retentis
saient harmonieusement répercutés par les flots.
Je passai la nuit à Harry Smith’s avec deux ou
trois planteurs et cent mille moustiques.
Le lendemain, je louai un bateau et j’engageai un
bon équipage indigène pour remonter la Rcwa jus
qu’aux moulins à sucre.
La distance était d’environ une vingtaine de milles,
de sorte que la lâche n’était pas des plus faciles. Nous
remontâmes assez gaiementaveclamarée; les hommesramaient très bien, mais la chaleur était excessive.
Il y a deux ou trois moulins à sucre sur la Rewa ;
mais ils sont des plus primitifs, et ils seront bientôt
distancés par les beaux moulins neufs de la Compa
gnie coloniale sucrière, qui dépense 100,000 livres
sterling sur la Rewa.
Cette société offre 10 shillings par tonne de cannes
à sucre débarquée sur ses propriétés riveraines ; elle
s'attend à en broyer 150,000 tonnes sur une superficie
de 3,500 acres.
Les hommes qui labourent ces propriétés sucrières
viennent pour la plupart de l’étranger.
l’o c é a n
pa c ifiq u e occidental
53
Les indigènes proviennent des Nouvelles-Hébrides
ou du groupe Salomon ; les planteurs les engagent
pour trois ans. On m’a dit qu'ils travaillaient assez
Lion ; pendant les quelques jours que j’ai passés sur
la Rcwa, ils m’ont semblé heureux et contents de leur
sort.
Eucalyptus globulus d’Australie.
J’aurai un mot à dire de ce système de travail,
lorsque je parlerai des îles d’où l’on tire les indigènes.
Il serait difficile d’exagérer la beauté de la vallée
de la Rewa, qui est enserrée du côté de la source de
la rivière par une belle chaîne de montagnes, à.
formes tellement étranges et d’un bleu si vif et si
pur, que je ne pus m’empêcher de les comparer aux
montagnes de l’Orgue îi Rio-Janeiro.
54
l’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
La vivacité de leur coloris était rendue encore
plus frappante par l’extrême fertilité du vallon.
On ne voit des deux côtés de la rivière, pendant
plusieurs milles, que des plaines bien cultivées, dis
posées en fermes qui produisent du sucre, des bananes
et des oranges.
En suivant un des chemins qui longent chaque rive
du fleuve, j’ai parcouru, plusieurs milles en admirant
la beauté du paysage ; j’étais émerveillé de la grande
richesse et de la prospérité des plantations de la Rewa.
Je pouvais à peine me croire au Fiji : le pays sem
blait avoir connu les bienfaits de la civilisation et de
la prospérité depuis de longues années.
Par-ci par-là, sur les côtes, des cabanes à toiture de
chaume ; sur les bords de l’eau, des jardins anglais, des
bosquets d’orangers, et de petites maisons, à la porte
desquelles on voyait des colons robustes et barbus fu
mant tranquillement leur pipe.
J’ai même aperçu une ménagère anglaise, toute
proprette, assise devant la porte de sa maison, et
cousant je ne sais quel vêtement microscopique, tout
comme on aurait pu la voir en Angleterre à quinze
milles de Londres.
J’étais contrarié de quitter Rewa qui me paraissait
si paisible et si beau, mais je ne pouvais rester long
temps au Fiji. Donc, je m’empressai de revenir à
Levuka.
Je descendis la Rewa, et je lis la traversée d’Ovalau sur un petit vapeur en fer, que la suie et l’odeur
d’huile rendaient aussi insupportable que possible. Les
l ’o c é a n
pa c ifiq u e occidental
S3
excentricités auxquelles ce petit navire de 6 tonnes se
livra, pendant la traversée ,du bras de mer houleux
qui sépare ces îles, dépassent toute description.
Un mot de la jolie résidence du gouverneur. Elle
est bâtie dans une petite vallée, ou chine, comme di
raient les habitants du sud de l’Angleterre, à un mille
Eucalyptus globulus ; détails de la fleur.
environ de Levuka, et appropriée également au pays
et au climat.
Elle se compose d’un assemblage de maisons d’un
étage, reliées entre elles par des balcons. Les murs
sont pour la plupart en cannes minces et légères, pla
cées perpendiculairement et donnant un libre cours à
l’air. Par cette disposition, la maison ressemble à
celles de l’Ecuador et de l’Amérique centrale.
56
l’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
Los salles de réception sont ornées de curiosités
indigènes de toute espèce, et tendues dans quelques
endroits de « tappa » ou drap du pays.
Au bout du salon, on voit une belle collection de
faïence fijienne, qui a tant de rapport avec celle des
anciens Incas du Pérou, qu’elle a suggéré des théo
ries ingénieuses au sujet de l’origine des Fijiens.
Cette poterie est d’un brun vif, grossièrement tra
vaillée, mais de formes pures et d’une conception
parfois bizarre et grotesque.
Les planchers sont couverts de nattes fijiennes, sur
lesquelles glissent sans bruit des indigènes aux for
mes athlétiques et les pieds nus.
Un soir, j’assistai à un grand dîner et je dois recon
naître l’ordonnance parfaite de ce festin, servi sans
l’aide du moindre domestique européen.
Debout derrière nos chaises, une rangée de beaux
garçons, vêtus de tuniques blanches et décolletées
de manière à laisser voir leurs bustes bronzés, re
muaient sans relâche de grands éventails en feuilles
de palmier, tandis qu’au milieu de ces imposantes
figures allaient et venaient sans interruption les va
lets affectés au service de la table, qui s’acquittaient
de leur besogne aussi bien que des domestiques chi
nois ou indiens.
Il n’y a rien qui puisse être comparé à la beauté
tranquille des soirées à Levuka, avec cet air si pur et
si parfumé, ces hautes montagnes à pics étranges
dressant leur sombre*relief sous un ciel resplendissant
d’étoiles, et la lune inondant de ses pâles clartés les
l ’o c é a n
pa c ifiq u e o cc idental
37
longues franges d’argent que la vague expirante sem
ble coudre au rivage.
Le gouverneur devait faire une visite à Suva, la
nouvelle capitale désignée. On prévint donc le pa
quebot-poste de venir le prendre, dans sa roule de
Levukaà Sydney.
J’eus l’occasion de voir ce qui sera à l’avenir un des
endroits les plus importants du Fiji.
Environ six heures après notre départ de Levuka,
nous traversâmes la barre, pour arriver dans le beau
port de la future capitale. Je suis resté plusieurs heures
à terre, et je ne pus qu’approuver la sagesse qui avait
dicté le choix de cet emplacement. Le transfert du
siège du gouvernement a rencontré, cependant, beau
coup d’opposition ; mais il n’est pas douteux que tout
le monde no se félicite maintenant de cette détermi
nation.
«
La situation de la nouvelle capitale est très belle, et,
à mon avis, il eût ôté difficile d’en trouver une autre plus
j ol ie ou plus salubre, avec de pareils avantages naturels.
Lesmontagnes do Yiti Levu font saillie vers l’ouest;
le soir de mon arrivée, le soleil, en disparaissant der
rières les cimes, empourprait le ciel des plus bril
lantes couleurs qu’on puisse rêver.
Naturellement, un des principaux avantages de la
nouvelle capitale est d’être voisine du district sucrier
de la Rewa. Sous peu, on construira une bonne route
conduisant au centre de l'île : on évitera ainsi les frais
énormes d’un double chargement des produits, ainsi
que de leur transport à File d’Ovalau.
58
l ’o c é a n
pacifique
o cc idental
Après avoir joui d’une charmante journée à terre,
nous traversâmes la barre en vapeur, et bientôt nous
perdîmes de vue l’ile de Viti Levu et le soleil couchant.
il y aurait quelque présomption de ma part à parler
des ressources ou de l’avenir commercial du Fiji. En
règle générale, il ne faut pas prendre trop au sérieux
les opinions des voyageurs, qui, après avoir passé
quelques semaines agréables dans un pays, chez des
amis hospitaliers, mettent la main h la plume une fois
revenus chez eux, et dissertent sur les pays qu’ils
n’ont fait qu’entrevoir, comme s’ils y étaient restés
toute leur vie.
J’ai fait une visite intéressante au Fiji. J’ai causé
pendant de longues soirées avec ses admirateurs ; j'ai
entendu aussi bon nombre de ses détracteurs ; j’ai
étudié le pays par moi-même aussi minutieusement
qu’il m’a été possible de le faire ; et je résumerai mes
impressions en disant que c’est un pays d’avenir.
C’est une riche contrée ajoutée à l’empire britanni
que ; on n’a pas besoin de rester longtemps au Fiji
pour se convaincre que sa situation future contras
tera aussi favorablement avec son état actuel que
celui-ci avec l’époque de l’établissement des premiers
pionniers, il y a vingt ou trente ans.
Le coton du Fiji est connu depuis longtemps , et
tout fait prévoir que son exploitation se développera.
Bien que le sucre soit un article récent sur le mar
ché, il rivalise déjà avec celui du Queensland. La cul
ture du café donne des résultats satisfaisants, et n’était
la question du travail, il pourrait être l’objet de tran-
N
l’océan p a c i f i q u e
occidental
59
sactions considérables. On a même essayé, avec quel
que succès, la culture du llié.
Pendant que je me promenais au milieu des planta
tions de la grande vallée de la Rcwa, je contemplais
avec étonnement un dns effets de la civilisation dans
ces îles sauvages ; j’apercevais deux enfants d’Europe
descendant la rivière en canot, en partie de plaisir,
loin do tout homme de race blanche, le long des vil
lages indigènes qui s’élèvent sur les bords, et sous
les yeux de sauvages qui allaient et venaient dans les
sentiers, ou bien remontaient la rivière dans des ca
nots chargés d’ignames ou d’autres provisions.
Songez que les hommes de la génération actuelle
ment vivante ont été en grande partie anthropophages.
Ceux-là même qui saluaient ces enfants de « Saïanclra », ou de quelque autre mot analogue, adressaient
peut-être à leurs divinités païennes, dix-huit mois au
paravant, des prières semblables à celles-ci : « Vi
vons, et périssent ceux qui disent du mal de nous ! Que
l'ennemi soit tué à coups de massue, qu’il soit balayé,
anéanti, et qu’il y ait des monceaux de cadavres ! Que
leurs dents soient brisées ! Puissent-ils tomber la tète
la première dans un abîme! vivons et périssent nos
ennemis1! »
C’est aux missionnaires wesleyens en grande partie
qu’est dû ce changement merveilleux, cl je me repro
cherais de terminer ces pages sur le Fiji sans parler
1. Au Fiji, lorsqu’on éternue, les assistants s’écrient en saluant :
« Puissiez-vous vivre! » 11 est d’usage d’y répondre par un bon
souhait : « Merci ! puissiez-vous tuer (c.-à-d. un ennemi) ! »
GO
l ’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
ele leurs nobles efforts. Personne ne peut leur refuser
son admiration.
Ils«ont travaillé au milieu d’une race des plus
féroces et des plus cruelles, avec autant de courage
que de persévérance ; et afin de montrer quels évé
nements terribles se déroulaient jadis sur la petite île
de Mbau, en rappelant une seule épopée de la vie
des missionnaires des temps écoulés, il me sera peutêtre permis de me servir des lignes suivantes de l’ou
vrage de Williams, le Fiji et les Fijiens :
« Le bruit parvint bientôt h Wiwa et arriva à la
Mission qu’on devait amener quatorze femmes à
Mbau le lendemain, pour y être tuées et cuites pour
le peuple de Mbutoni. Mra0Calvert et Mmo Lyth étaient
toutes seules avec leurs enfants. Leurs maris se
trouvaient îi je ne sais combien de milles sur une
autre île.
« La seule pensée de l'horrible sort des malheu
reux prisonniers émut de pitié ces deux, femmes qui
étaient seules. Mais que faire? S’aventurer dans le
Mbau, au milieu de cette excitation diabolique, afin de
contenir le peuple avide de sang, serait une folle en
treprise. Néanmoins, ces deux femmes héroïques ré
solurent d’y aller. Elles se procurèrent un canot, et
pendant qu’elles traversaient le banc à. la perche, elles
entendirent en tremblant le bruit confus des cris sau
vages qui devenaient de plus en plus forts.
« Le tambour de mort avait un son sinistre, et l’on
faisait partir des décharges de mousqueteric en signe
de triomphe.
iM ' 1 H
';|;
l’o céa n p a c i f i q u e o c c id e n t a l
61
« Puis, en s’approchant, des cris répétés dominèrent
les bruits confus, et leur annoncèrent que le massacre
était commencé..... Protégées par je ne sais quel
concours providentiel d’événements, ces femmes di
vines passèrent au milieu des cannibales enivrés de
sang, sans danger. Elles gagnèrent à la bâte la mai
son du vieux roi Tanoa, dont l’entrée était rigoureu
sement interdite aux femmes. Ce n’était guère le mo
ment de songer à l’étiquette. Tenant une dent de
baleine des deux mains, elles affrontèrent la terrible
présence du roi, et demandèrent miséricorde. Le
vieillard demeura stupéfait de tant d’audace. Comme
il entendait mal, elles élevèrent la voix pour deman
der la vie de leurs sœurs nègres. Le roi répondit :
« Celles qui sont mortes sont bien mortes, mais celles
qui survivent resteront. »
« A ces mots un homme courut arrêter la boucherie
et revint pour annoncer que cinq des quatorze survi
vaient : les autres avaient péri. »
Telle était, il y a vingt ans, la vie des pionniers au
Fiji, et de ces histoires on en raconte par douzaines.
Enfermés dans nos intérieurs d’Europe, nous n’avons
qu’une faible idée des difficultés que représentent la
découverte et la colonisation des contrées nouvelles.
Au Fiji, aujourd’hui, on irait seul sans grand dan
ger dans n’importe quelle île du groupe ; et, sans trop
s’avancer, on peut prédire que d’ici à quelques aimées
on pourra y vivre avec autant de sécurité que dans la
Nouvelle-Galles du Sud.
Voilà, ce que la civilisation a pu accomplir dans
62
l ’o c é a n
pacifique
occidental
l’océan Pacifique pendant le dernier quart de ce
siècle.
CHAPITRE IY
LES NOUVE LLE S-H ÉB RID ES
Dans les trois chapitres précédents, j’ai tâché de dé
peindre les colonies des îles Fiji et de Norfolk telles
que je les ai vues pendant mes voyages dans le Paci
fique occidental. Le sujet, me paraissait des plus in
téressants, puisque ce sont possessions anglaises.
Je passe maintenant à d’autres groupes sur lesquels
on possède moins de renseignements. Ils ont attiré
l’attention du public dans ces derniers temps, et il est
probable que l’intérêt ira toujours en augmentant.
Dans les remarques qui servent d’introduction à cet
ouvrage, je me suis assez étendu sur l’importance de
ces groupes ; il ne me reste donc plus qu’à raconter
mon voyage.
Un premier juillet, à l’époque du solstice d’hiver
dans cette partie du monde, je me trouvais pour la
seconde fois à Pile de Norfolk.
A environ un mille de la côte mouillait le petit na
vire de la Mission, la Croix-du-Sud, portant le guidon
de l’escadre des yachts royaux de la Tamise et le pa
villon Lieu.
l’o c é a n
p a c if iq u e o cc idental
63
Il no jauge que 123 tonnes ; mais il est muni d'une
petite machine auxiliaire, qu’on nomme à bord « le
moulin à café », qui sert quelquefois sur une lagune
ou pendant les accalmies. Comme j’y devais de
meurer pendant trois mois consécutifs, je contemplais
ce bateau du haut des falaises, près de la Mission,
avec un intérêt facile à comprendre.
Lorsque j’ai visité l’île de Norfolk pour la première
fois, l’évôque Selwyn avait bien voulu m’inviter à
l’accompagner la prochaine fois qu’il ferait la tournée
des îles. Il se proposait cette fois non seulement d’al
ler aux îles Salomon, aux Nouvelles-IIébrides et aux
groupes avoisinants, mais aussi de faire la tentative
de débarquer sur l’île principale, Santa-Cruz, et do
nouer, si possible , des rapports amicaux avec les in
digènes, qu’on redoutait beaucoup. Ils avaient ôté en
quelque sorte laissés de côté depuis la désastreuse
visite du commodore Goodenough, en 1873.
Plusieurs bateaux allaient et venaient entre le
navire et la terre ; ils portaient des provisions à bord,
telles que des ignames, des cochons, des chats et
aussi des caisses, des colis, et amenaient quelques
jeunes garçons.
On devait renvoyer quarante indigènes dans leurs
foyers, et, il faut bien le dire, quarante touristes de
Cook n’auraient pas fait autant de tapage.
Les uns avaient des cochons ; d’autres des chats ;
tous des caisses, des paquets ; quelques-uns même
des bébés.
Parmi ce monde, se trouvaient sept à huit femmes
64
l' océan p a c if iq u e o cc idental
qui avaient une petite chambre à elles en arrière de
notre cabine. Les garçons devaient occuper une
grande salle à l’avant ; au delà se trouvait le gail
lard pour huit marins.
Le soir, nous formions à nous tous une bruyante et
joyeuse assemblée, et pendant quelque temps il fut
difficile d’obtenir quelque calme. Je doute même que
nous y fussions parvenus sans l’aide d'une forte
brise, qui imprima au navire, virant devant le vent,
un mouvement qui ressemblait fort à celui d’une
course de haies, ce qui mit bientôt tout le monde en
place, et cela bien plus rapidement que ne l’aurait pu
faire tout autre moyen.
Nous mîmes cinq à six jours pour aller à notre
première escale, Nengone (Mare), dans le groupe
Loyalty. C’était ma première traversée sur un voilier,
et quoique je veuille bien admettre qu’à certains
égards les voiliers surpassent les vapeurs en confor
table, j’estime que les barques jaugeant 120 tonneaux
soumettent nos facultés nautiques à une bien plus
rude épreuve qu’aucun des bateaux à vapeur dans les
quels j'ai pris passage.
Je fus malade tout le temps, d’abord avec une
belle brise ; malade avec vent arrière « près et
plein », et six aires de vent ; malade virant vent ar
rière ; malade virant vent devant ; malade avec une
bonne brise de travers ; malade enfin lorsque nous
mîmes en panne, en vue de notre destination.
Toutes les fois que j’allais mieux, le vent sautait
d’une aire ou deux, et un autre mouvement common-
—
♦
T
Les indigènes de Santa-Cruz qu’on redoutait beaucoup...
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
67
çait. Jo fus donc très content de mettre le pied sur la
terre ferme après six jours de navigation, et j’envisa
geais assez Iristcment la perspective de douze se
maines de ce genre d’existence.
Les îles Loyalty sont basses et plates. Le contour
s’élève en terrasses qui marquent les variations du
niveau de la mer, lequel paraît s’élever très rapide
ment. Les pins qui boisent la basse terre sont de la
même espèce que ceux auxquels l’ile des Pins doit
son nom. Ce sont des arbres minces, d’aspect étrange,
dont la forme est celle de l’instrument à nettoyer la
pipe. Je leur crois une assez étroite parenté avec les
pins de l’ile de Norfolk, mais ils ne leur ressemblent
que très jeunes.
Ils ont reçu le nom générique de « Coolcii, », cri
mémoire du grand navigateur qui les a signalés le
premier. Les îles Loyalty appartiennent à la France
et, au point de vue administratif, font partie inté
grante de la Nouvelle-Calédonie. Il y a un résident
français qui n’est pas surchargé de besogne.
Le matin, après avoir longé la côte pendant envi
ron 10 milles, nous arrivâmes à une petite baie où
il y avait quelques maisons. L’ancre mouillée, nous
mîmes un canot à la mer. Après avoir traversé en
gigue le passage assez difficile du récif, beaucoup
d’indigènes vinrent à notre rencontre ; ils remor
quèrent le bateau en contournant les écueils de la
petite lagune et nous débarquèrent enfin sur une
plage de sable.
Nous trouvâmes les habitants dans la plus grande
08
l’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
désolation. Naiselene, leur vieux chef, venait de mou
rir, et ils se montraient inconsolables, comme de loyaux
sujets qu'ils étaient.
Les insulaires les plus marquants avaient la figure
couverte de suie ; là-dessus coulaient abondamment
leurs larmes, pendant qu’ils racontaient les événe
ments des dernières semaines.
Je n’ai jamais vu quelque chose de plus hideux
que la reine douairière, qui devait avoir au moins
cent ans. Sa chevelure était toute blanche et
touffue, son visage barbouillé de suie , sillonné
en ce momment par des torrents de larmes,
qui allaient ensuite retomber sur sa poitrine dé
charnée.
Courbée sous le poids des années et de la douleur,
elle était le tableau vivant de la désolation sauvage.
C’est que son fds avait été en effet un bel homme et
que, pour l’île, sa perle était irréparable.
xVprès avoir attendu quelques heures, en compa
gnie d’une centaine de sauvages de tous les âges et
de toutes les tailles, étendus par terre ou à l’ombre
des cocotiers, nous fûmes surpris de voir arriver
des chevaux.
Montés sur ces animaux, qui ont été importés de la
Nouvelle-Calédonie, nous nous lançâmes à travers le
pays et après 9 à 10 milles de route nous arrivâmes à
l’endroit où demeure M. Jones, de la Société des mis
sions deLondrcs.
Je dois peut-être expliquer ici que ce groupe n’ap
partient pas à la Mission mélanésienne, mais a été
l’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
69
cédé à la Société des missions de Londres, il y a
vingt ans, par l’évêque Selwyn aîné.
La promenade n’était pas belle ; la route suivait
une plaine de corail aride où ne poussent que des
cocotiers.
L’île paraît être de formation si récente, qu’elle n’a
eu que le temps de se revêtir d’une légère couche de
terre. Après une longue course, car la marche dans
un sentier de corail ou de lave est toujours pénible,
nous arrivâmes sur le haut d’une falaise escarpée,
au-dessous de laquelle nous vîmes une petite langue
de terre qui dominait la mer. La Mission était bâtie
sur ce promontoire, et nous y descendîmes à pied, en
nous tenant aux rochers avec les mains.
Trois mois plus tard, à mon retour des îles, la
Croix-du-Sud m’y déposa ; j’y ai passé cinq jours
agréables avec M. Jones, le missionnaire.
Je ne voudrais donc pas m’exposer à une répétition
en donnant ici une description de cet endroit; je me
contenterai de dire qu’après avoir passé une heure
en ce lieu, nous reprîmes nos chevaux aussitôt que
commença la fraîcheur de la soirée, et finalement
nous arrivâmes après la tombée de la nuit au bateau,
qui nous avait attendus toute la journée.
De Ncngone, nous fîmes 200 milles vers le nord,
et au bout de quarante heures nous arrivâmes à
l’enlrée du port d’Havannah, dans l’île Sandwich, une
des Nouvelles-Hébrides.
Cet endroit est soigneusement indiqué sur toutes
les cartes ; c’est une escale de prédilection pour les
70
l ’o c é a n
pacifique
o cc idental
navires de guerre et marchands. C’est en effet un
magnifique port naturel, formé par une profonde
échancrure de la côte, dont une île protège l’entrée.
Au fond du port le mouillage est bon, et nous
y trouvâmes trois vaisseaux et un vieux bateau
désarmé. Un de ces vaisseaux était une goélette
américaine à trois mâts qui s’y était réfugiée pour
réparer son gréement, après un voyage assez long
au milieu des îles du Nord. Elle revenait du groupe
de l'Amirauté, où elle avait été pour ramasser de la
bêche-de-mer.
La condition de l’équipage était des plus tristes.
Le capitaine avait succombé, sur la côte de la Nou
velle-Guinée, ù une complication de plusieurs mala
dies ; le capitaine en second n’était pas aimé ; et
l’équipage, mécontent, toujours prêt à se mutiner.
J’ai causé longuement avec un Italien américanisé,
qui avait fait partie de l’expédition.
11 me dit qu’ils avaient passé trois mois au milieu
des îles de l’Amirauté, et y étaient même restés pen
dant quelque temps à terre, échappant par miracle
ù un massacre prémédité.
Evidemment, leurs pourparlers avec les indigènes
avaient mal tourné ; mais comment s’en étonner, avec
un capitaine comme celui-là et un équipage aussi in
discipliné ? Ce sont les navires de ce genre qui sont
la cause des drames sanglants dont les mers du Sud
sont le théâtre, et qui sèment continuellement la dis
corde entre les indigènes et les blancs.
Nous abordâmes le vieux bateau. C’était ce qui
71
restait d’une frégate française appelée Cheviot. Elle
avait été frétée et chargée de marchandises à desti
nation des îles ; mais elle avait été démâtée et réduite
à cette triste condition par le dernier ouragan. Nous
trouvâmes tant d’objets à bord, que nous achetâmes
des verroteries, des couteaux, du tabac, du rouge
d’Andrinople, des haches, etc., jusqu’à concurrence
de 35 livres sterling (875 francs).
Nous, débarquâmes peu après, et nous rencon
trâmes deux marchands qui étaient installés près du
mouillage.
Leurs magasins, dont l’un arborait le pavillon
d’Amérique, l’autre celui d’Angleterre, étaient de
véritables baraques tombant en ruine, où l’on débi
tait des boissons à bon marché et de vieilles carabines
rouillées.
De cet endroit, qui compose apparemment la ville
du port de Havannah, nous fîmes trois milles à pied
le long de la côte pour aller à la Mission.
Cette île est sous la direction spirituelle de la So
ciété des missions presbytériennes.
Nous y trouvâmes M. et Mm0 Macdonald, avec trois
petits enfants blonds : ils avaient tous l’air d’être souf
frants et découragés. La tâche qu’ils accomplissent
dans cette île n’a rien qui puisse stimuler le zèle. Us
n’ont qu’un entourage d’une quarantaine d’indigènes;
et bien qu’ils aientpassélàbuitans, M. Macdonald m’a
affirmé qu’il n’avait jamais pénétré au delà de 4 milles
à l’intérieur de l’île.
Cependant le petit village indigène semblait prol ’o c é a n
pacifique
occidental
72
l ’o c é a n
pacifique
occidental
pre et joli. Devant la maison du missionnaire, un
charmant jardin descendait en ponte vers le ri
vage dont le sable blanc est du corail, sur lequel
clapotaient, avec une certaine cadence musicale, de
jolies vagues.
On a tenté plusieurs fois de coloniser cette île de
Sandwich, ou Yaté, comme l’appellent les habitants.
Des Australiens et des Allemands l’ont essayé ; ils
ont déblayé pas mal de terrain boisé, et y ont fait
venir des moutons ; mais, d’après ce que j’y ai appris,
ces tentatives ont été définitivement abandonnées
comme inutiles.
Les montagnes qui environnent le port sont très
belles ; on ne saurait se figurer quelque chose de plus
paisible que celte baie profonde, à l’heure où nous en
sortîmes, favorisés parunebrise légère, etfendantdoucement les vagues, sous la lumière du soleil couchant.
De Vaté, nous nous dirigeâmes vers le nord, en
passant par Mae et Api, et en suivant le détroit qui
sépare Malicollo du grand volcan d'Ambrym, jusqu’à
l’ïle d’Aragh ou de la Pentecôte.
J’aurais bien voulu descendre à Ambrym pour dé
couvrir quelque chose de certain à l’égard du volcan.
A en juger par l’aspect du ciel, on croirait que
le cratère dépasse en grandeur celui du grand Kilanea
de Hawaii.
Aucun homme blanc n’en a fait l’ascension, et
les indigènes en ont horreur. C’est la même crainte
superstitieuse qu’ont les Maori de la montagne de
Tongariro, ou qu’avaient les habitants de Hawaii
l’océan
p a c if iq u e occidental
73
(lu Kilanea, avant que les missionnaires l’eussent
vaincue.
En outre, d’apr'es les on-dit, l’ascension en serait
des plus difficiles ; et même en admettant qu’on eût
le temps de la tenter avec l’aide des habitants, il
ignames.
faudrait probablement les forces d’un Whymper pour
atteindre au sommet.
L’ile d’Aragh est longue et étroite. Elle se dirige
du nord au sud. Les montagnes ont une élévation de
2.000 pieds, et sont couvertes d’une abondante végé
tation.
On voit quelques villages semés sur la côte, et à
74
l ’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
la pointe septentrionale de File il y a une petite baie
ouverte où nous jetâmes l’ancre.
Lorsqu’il y a beaucoup d'indigènes à bord, une
opération devient de temps en temps nécessaire :
c’est celle de s’approvisionner d’ignames, soutien de
la vie dans ces parages. Nous résolûmes donc de
nous pourvoir dans ce petit village.
On mit à l’eau deux canots, que l'on remplit de
couteaux, de tabac et de baches, et nous abor
dâmes au récif qui borde la côte et n’en est
éloigné que de quelques mètres. Des centaines
de sauvages, s’avançant dans l’eau jusqu’aux ge
noux, nous entourèrent, et il s’éleva un tel va
carme que je n’en ai pas entendu de pareil, si ce
n’est en Egypte. Ils ne parlaient pas seulement tous
en même temps; ils criaient, hurlaient et tempêtaient
tous à la l'ois.
Hommes et femmes portaient de petites pochettes
pleines d’ignames que nous payions selon la conte
nance. Parmi eux, il y en avait dont l’air méchant
justifiait leur réputation, laquelle n’est pas des meil
leures ; car, l’année précédente, deux équipages
avaient été entourés, quelques milles plus bas sur la
même côte, et plusieurs hommes avaient été massa
crés. 11 fallait donc veiller à empêcher toute dis
pute, toute cause de surexcitation, ce qui paraissait
impossible, à voir l’effervescence qui régnait déjà
parmi eux.
Lorsque nous eûmes acheté plusieurs cargaisons,
les gens se calmèrent un peu et nous traversâmes
L
L O CÉAN
PA C IFIQ U E
O CCID EN TA L
75
péniblement les cailloux tranchants et pointus clu
récif pour arriver à la côte.
Le village n’est pas bâti sur le rivage, comme l’on
pourrait croire (en effet, nous avons rarement ren
contré clés maisons sur la côte) ; mais il est perché
sur le haut d’une falaise où l’on parvient par un
s'entier escarpé.
A propos de ces sentiers insulaires, c’est tout sim
plement un affreux supplice que de les gravir par un
temps humide : ce qui du reste arrive fréquemment.
Le passage perpétuel des pieds nus en rend la surface
glissante, et avec nos chaussures d’Europe on tombe
de la façon la plus désagréable.
On voyait sur le versant des collines des plantations
d’ignames et de maïs auxquelles on a dû consacrer
une grande somme de travail.
Je n’ai pas l’intention de parler ici des maisons ni
des villages de celle île, car ils ressemblent à ceux
de l'ilc que nous visitâmes ensuite. Comme j’y ai
séjourné assez longtemps, je tâcherai de dépeindre
sur le vif la vie intime aux Nouvelles-Hébrides, lors
que je raconterai l’excursion que j’ai faite à l’île
Maewo.
Du haut de la falaise, le coup d’oeihétaitmagnifique:
nous y passâmes quelques heures. La majeure partie
des hommes et des jeunes gens portaient des arcs et
des flèches. Je parvins à déterminer quelques-uns
d’entre eux à me montrer leur adresse à se servir de
leurs arcs en miniature.
Avec les flèches, garnies au bout d’un morceau de
76
l’o céa n p a c i f i q u e
occidental
corail émoussé, on pouvait abattre de petits oiseaux
sans les tuer.
Je n’ai pas vu les hommes tirer. Ils ne le font que
dans les circonstances importantes ; mais ils doivent
être habiles au maniement d’armes dont ils ont
l’habitude dès leur enfance.
CilAPITRE Y
MAEWO ET OPA
Notre point d’arrêt était à l’extrémité septentrionale
de Maewo, île dont la forme est à peu près colle
d’Aragh. Sur les cartes elle se nomme Aurore.
Il y a là une double cascade formée par une jolie pe
tite rivière, à l’embouchure de laquelle nous passâmes
trois journées à l’ancre ; nous pûmes nous y baigner
autant de fois qu’il nous en prit fantaisie, et ne man
quâmes pas de remplir les citernes du bateau do
cette belle eau limpide.
Comme il n’y avait ni village ni maisons sur la
côte, après avoir rempli les citernes nous nous mîmes
en route pour aller au village situé sur le plateau qui
occupe le centre de l’île. La promenade débutait,
comme d’habitude, par une rampe escarpée. Beaucoup
d’indigènes étaient venus voir le bateau, et ils nous
accompagnèrent jusque dans l’intérieur de l’île.
77
Parmi toutes les îles que j’ai vues dans le Pacifique,
il n’y en a pas de plus belle que celle-ci. C’est un
petit paradis terrestre ; je ne trouve pas de mots pour
dépeindre comme il convient les mille atlraits de
notre promenade.
La côte que nous gravissions était tapissée d’une
plante grimpante ressemblant au convolvulus, et les
rochers étaient parsemés de fougères noires et de
lichens.
À presque tous les détours du sentier, qui rampait
comme un serpent aux flancs de la colline, des ouver
tures naturelles dans ce mur de verdure laissaient
apercevoir lamer et les îles qui, dans le lointain, s’éle
vaient au-dessus des Ilots.
Je n’oublierai jamais l’impression délicieuse que
nous avons éprouvée, appuyés contre les rochers re
couverts de mousse, en contemplant ces tableaux im
provisés dans un cadre de fleurs.
Lorsque nous eûmes atteint les hauteurs, ce que la
vue gagnait en étendue, elle le perdait en agrément :
car nous ôtions exposés aux rayons brûlants du soleil
qui perçaient à travers le feuillage des arbres, tandis
que plus bas les plantes plus touffues nous avaient mis
à l’abri.
Devant nous, la mer s’étalait comme un immense
tapis d’azur ; mais elle avait perdu le charme que lui
donnaient les échappées de verdure qui nous la lais
saient seulement entrevoir pendant notre ascension.
Cce sentier était taillé dans le flanc du rocher
comme à Gibraltar, mais avec celte différence qu’au
l ’o c é a n
pacifique
occidental
78
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
lieu d’un rempart de roc vif qui protège contre les
obus ennemis, nous trouvions un abri contre les ar
deurs d’un soleil tropical sous une voûte de verdure.
A mesure que nous poursuivions notre route, elle
devenait plus unie et plus agréable, et cela pendant
quelques milles ; elle décrivait de gracieux zigzags
dans la forêt, passant tantôt sous l’ombrage d’un im
mense figuier des Indes, qui pouvait bien couvrir
2 acres, tantôt le long de la rivière, que nous traver
sâmes à plusieurs reprises, et toujours semblable
jusqu’au centre de l’ile.
Après une marché de 4 milles, nous atteignîmes un
village de belle apparence, dont la vue était aussi
charmante qu’inattendue.
Au lieu d’un assemblage de cabanes sordides au mi
lieu des arbres, nous trouvâmes un grand espace dont
le sol uni ne laissait apercevoir aucune trace de gazon
ou d’herbes parasites. On y aurait distingué la coque
d’une noix de coco s’il y en avait eu à terre. Pax--ci
par-là, une douzaine de maisonnettes, dont quelquesunes entourées de petites barrières en canne blanche,
et ayant à leur porte des arbres ou des arbrisseaux
en fleur.
Ces maisons, élégantes et coquettes comme des
jouets d’enfants, avec leurs couleurs vives et brillan
tes, semées sur ce terrain si propre et si uni, rappe
laient à s’y méprendre un décor de féerie.
Quelques-uns de ces arbrisseaux, mis là pour
leur beauté, étaient vraiment, magnifiques : ici, res
plendissaient de larges fleurs écarlates; là, les fleurs
l’o c é a n p a c i f i q u e o c c id e n t a l
79
couleur crème du chèvrefeuille; plus loin étaient sus
pendues de fines clochettes jaunes.
Hélas ! personne parmi nous ne savait assez de bo
tanique pour classer ces végétaux, et, quoique
grands voyageurs, nous n’avons pu les comparer à
celles que nous avions vues ailleurs.
Les maisons des Nouvelles-Hébrides.
Le feuillage des arbres n’était pas moins beau :
on ne voit pas souvent un aussi brillant assemblage
de couleurs passant du brun foncé au cramoisi et au
jaune d’or.
Los maisons sont petites et, pour ainsi dire, n’ont
pas de murs. Elles consistent en un comble à pignon
reposant sur le sol ; elles ont plutôt l’air de grandes
80
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
cages à poulets; mais elles sont très bien bâties,
comme je l’ai déjà fait remarquer.
Une petite porte carrée, de 2 pieds de hauteur
environ, donne accès à la seule pièce qui compose le
modeste intérieur, dont le plancher est recouvert de
nattes grossières.
Il y avait peu de monde, car la plupart des habi
tants étaient allés travailler à leurs petites planta
tions. Ce n’est pas du reste une belle population.
Après avoir traversé ce petit hameau et repris le
sentier à travers la forêt, nous rencontrâmes à plu
sieurs reprises des clairières parsemées de cabanes.
Telle est la vie des habitants : leurs villages sont
des agrégations cle villages, et les habitants de chaque
hameau sont unis soit par la parenté naturelle, soit
par le mariage.
Chaque village possède un club ou gamal. C’est la
règle générale dans toutes les îles du Pacifique occi
dental, sauf quelques différences de détail. Lorsque
les garçons ont atteint l’âge de douze ans, ils quittent
la maison paternelle pour aller manger et dormir au
gamal, qui est généralement au centre du village.
Us payent une petite cotisation d’entrée, prennent
leurs repas et couchent dans ce qu’on appelle la par
tie inférieure du club : ce qui équivaut au plus bas
degré parmi les francs-maçons; mais ils peuvent arri
ver successivement à tous les grades en payant chaque
fois des honoraires aux chefs du gamal.
Le gamal est généralement long de 30 à 40 pieds ;
l’intérieur en est distribué en petites divisions, sans.
l’océan p a c i f i q u e
81
o cc idental
qu’il y ait de véritables cloisons ; ces divisions ne
sont indiquées qu’au moyen de bûches de palmier
placées à terre.
Dans chaque division il y a plusieurs lits, au-dessus
desquels sont suspendus des arcs et des flèches;
quelques coupes en bois sont accrochées âu mur.
Les gainais que nous avons visités étaient tous
inoccupés, saiif un au fond duquel se tenait un vieux
chef trop âgé ou d’un rang trop élevé pour- aller tra
vailler.
À propos de ce qu’on paye pour être admis dans
ces loges singulières, il faut que je dise quelques
mots d’une coutume curieuse de ces îles.
Naturellement, la monnaie varie dans chaque
groupe d’îles comme dans nos pays d’Europe ; mais
ici elle est tellement bizarre, qu’elle mérite une men
tion â part.
Près du centre du village où nous fîmes halte, se
trouvait une petite maison d’un caractère tout à fait
particulier. Elle était entourée de barrières, et la
façade était plus travaillée que celle des maisons ordi
naires. C’était YHôtel des monnaies. On nous mena
voir l’intérieur, où nous entrâmes par une petite
porte, en rampant. Nous aperçûmes huit à dix nattes
suspendues aux poutres, au-dessus d’un feu de bois,
dont elles n’étaient éloignées que de 1 pied. Elles
étaient longues de 2 pieds et larges de 1S pouces. La
fumée les revêt d’une brillante croûte noire qui s’ac
croît de façon à prendre la fprmc de stalactites, ou
de mamelles, comme disent les habitants.
c
82
l ’o c é a n
pa c ifiq u e occidental
Pour cette opération, il faut que le foyer soit tou
jours surveillé ; car si la flamme montait, les nattes
prendraient feu, et si elle s’ctcignait, la formation des
croûtes s’arrêterait. Il faut donc qu’un homme soit
là pour veiller à la confection de cet étrange numé
raire; c’est le temps qu’il est forcé d’y passer qui
donne de la valeur à ces nattes.
C’est avec cette monnaie seule qu’on peut acquitter
la cotisation du gamal.
Une natte d’un âge respectable vaut un sanglier
aux belles dents recourbées.
De toutes les monnaies que j’ai eues sous les yeux,
celle-ci est à coup sûr la plus étrange ; car on ne
peut pas l’emporter, et elle ne change jamais de
place lors même qu’elle change de propriétaire.
Les indigènes avaient construit une fort jolie
maison à l’usage de M. Dice, le missionnaire, qui
nous donna les renseignements les plus favorables
au sujet des progrès de la civilisation dans Pile.
Pendant que l’évêque y était, il y a un an, les na
turels avaient enterré une femme vivante, et l’on
entend souvent parler encore de quelque vieille
créature mise à mort lorsqu’ils sont affligés de la
perte d’un enfant ou d’un parent. Mais peu à peu ils
abandonnent ces coutumes sauvages, auxquelles ils
ne font jamais allusion sans une. sorte de bonté.
Les cimetières sont aussi beaux que singuliers. On
entoure les tombeaux d’un petit mur en pierre et l’on
y plante de beaux arbres ou arbrisseaux à fleurs. Les
tombeaux ont l’air de petits jardins pleins de fleurs,
l’ o c é a n
pa cifiq u e o ccidental
83
eparpillés sur les terrains libres autour des villages ;
l’effet en est très pittoresque.
Tous les hameaux que nous avons vus, et nous en
avons vu beaucoup, étaient propres, bien tenus et
arrangés avec goût... c’étaient des villages modèles ;
les soins donnés aux arbres et aux fleurs sont au-des
sus de tout éloge.
Intérieur de la hutte où on revêt de fumée les nattes
(Hôtel des monnaies).
Le chemin que nous suivîmes pour revenir à la
côte était encore plus beau que celui par lequel
nous étions venus. Nous traversâmes plusieurs fois
la rivière, qui, dans son cours inférieur, forme des
cataractes; nous y trouvâmes des gués délicieux,
où des cascades en miniature sont encaissées entre
des rochers à pic tapissés de plantes grimpantes. Ces
gués et ces cascades font l’effet de diamants au milieu
de cette scène féerique.
Nous découvrîmes dans deux endroits des terrasses
84
l’o céa n
pacifique
occidental
dont les marches et les bassins ressemblaient à ceux
de Rotomaliana, dans la Nouvelle-Zélande. Cepen
dant leur nature géologique n’est pas du silicate
comme à Rotomaliana, mais une substance grise qui
s’en rapproche. Ce qu’il y a d’intéressant à examiner,
c’est la forme des bassins et la disposition des mar
ches qui surplombent. Si l’on admet l’exactitude de la
théorie émise au sujet des terrasses de la NouvelleZélande, expliquée par S\I. Albay devant la Société de
géologie en 1878, l’eau était chaude à l’époque de leur
formation1.
Ce qui corrobore cette opinion, c’est que plus en
aval, où l’eau aurait été plus froide, on trouve bien
les mêmes incrustations, mais les terrasses sont rem
placées par un plan incliné.
Dans plusieurs endroits, et notamment à l’endroit
appelé « la cataracte », la pente était tellement rapide
que, même aidés et conduits par nos guides, nous y
aurions certainement perdu pied, sans la présence de
cette formation tenace ; et l’eau qui nous montait
jusqu’à la cheville ajoutait beaucoup à la difficulté du
trajet. Lorsque nous arrivâmes sur un terrain plus
uni, nous traversâmes de nombreuses plantations
d’ignames et des champs de taru. On cultive le taru,
comme le riz, dans des champs couverts de quelques
pouces d’eau. Les travaux d’irrigation étaient très com
pliqués et rappelaient ceux des rizières en Chine.
I. Voyez un Mémoire par le Rév. R. Albay, dans le Quarterly,
journal de la Société géologique, mai 1S7S, sur la formation des
terrasses en geyserite blanc de Rotomahana.
l ’o c é a n
p a c if iq u e o cc idental
85
Je n’ai visité qu’une autre île du groupe des Nou
velles-Hébrides, Opa, ou Vile des Lépreux, qui a de
très belles montagnes et s’élève au-dessus du niveau
de la mer à une hauteur de 4,000 pieds. Son profi
ressemble au dos d’une baleine. Nous y avons été
trois fois et nous avons abordé au nord-ouest ou côte
de dérive.
Les habitants sont plus beaux que ceux de Maewo
cL d’Aragh. Les femmes sont tatouées de dessins qui
rappellent ceux dont le corps des coolies du Japon
est orné. Parmi les hommes, il y en a qui portent
des boucles à. leur chevelure dégouttante d’huile, à
la mode des anciens Égyptiens et des Nubiennes
d’aujourd’hui. Les femmes avaient généralement les
cheveux ras comme les forçats.
Le costume des femmes se compose d’une petite
jupe; celui des hommes, d’une natte retenue au
moyen d’une ceinture.
La condition actuelle d’Opa laisse beaucoup à dé
sirer. Il y a eu plusieurs massacres de blancs, et les
démarches faites par le commodore et lé haut com
missaire n’ont point encore produit'de résultats satis
faisants *.
Nous visitâmes le village où, quelques semaines
avant, on avait tué le négociant Johnson, à coups de
fusil ; mais les gens paraissaient animés des meilleurs
1. Depuis que nous avons écrit ceci, les journaux auglais ont
publié la nouvelle de l’arrivée du navire royal Miranda sur la côte
d'Opa. Tout en faisant une large part aux inexactitudes de pareilles
nouvelles, une punition sévère aurait été infligée à. ceux qui ont
participé aux massacres du May Queen, ainsi qu’à d’autres.
86
l ’o c é a n
pacifique
occidental
sentiments à notre égard, et ils ont, même dit ii
M. Bicc qu’ils le protégeraient contre toute at
taque.
Nous vîmes un pauvre garçon, couché à l’ombre
d’un bananier, qui soutirait d’une pneumonie aiguë
et qui semblait suffoqué. Nous lui appliquâmes lin ca
taplasme chaud d’ignames et le couvrîmes de feuilles
de bananier.
Il se remit bientôt, et huit semaines après, ii notre
retour, il allait bien ; mais il venait de se couper le
gros orteil, et la blessure avait été tellement né
gligée que la gangrène était survenue ; il en est
mort probablement. Nous vîmes dans le club des
arcs et des flèches empoisonnées, ainsi que quelques
carabines; mais l’intérieur était sale, enfumé, tom
bant en ruine, sans cependant laisser d’être pitto
resque.
*. *
Nous eûmes à faire une longue course en mer
pour regagner le navire, et une rafale venant des
montagnes faillit nous submerger. Ces orages sont
extrêmement violents et éclatent soudainement sur
les côtes des îles montagneuses des Nouvelles-Hé
brides, mais ils sont surtout à craindre sur la côte
d’Opa. En y allant, nous avions une cargaison d’igna
mes que nous destinions, comme cadeau, aux habi
tants pauvres ; c’était de grand matin, et nous
pûmes triompher sans peine d’une légère brise venant
de la côte. Mais ce fut pour le retour bien autre
chose..... Nous traversions une petite baie et nous
nous trouvions h peine à un mille de la côte, lors-
l’o c é a n
pacifique
occidental
87
qu’un coup de vent nous surprit; comme le bateau
n’était plus lesté, il faillit être enlevé en l’air.
Au plus fort de l’orage, la voile se mit à trébucher
avec une telle violence que le bateau s’inclina, et la
mer, passant par-dessus la lisse, nous inonda.
L’équipage indigène, paralysé parla peur, ne sut
rien faire. Comment la barque put-elle se redresser?
c’est encore pour moi un mystère. Je vous laisse à
penser si nous fûmes heureux lorsqu’à travers les
embruns nous pûmes distinguer notre navire, et sur
tout lorsque, quelques minutes après, nous fumes en
sûreté à l’abri de scs flancs.
CHAPITRE VI
LES ILES BANKS ET TORRES
Nous visitâmes les îles Banks, au nord des Nou
velles-Hébrides. Moins connues que les îles avoisi
nantes, elles ont été découvertes en 1789 par le capi
taine Bligh, pendant son voyage à Timor après la
révolte à bord du Bounty *.1
1. Le paragraphe suivant, extrait du Voyage dans la mer du Sud
(Londres, 1792, par le capitaine Bligh), rappelle cette découverte :
« La vue de ces îles ne fit qu’augmenter l'horreur de notre situa
tion. Nous mourions de faim avec l’abondance devant les yeux ;
mais toute tentative pour alléger nos malheurs était tellement dan-
88
l’o c é a n
pacifique
occidental
Chemin faisant entre Opa et les îles Banks, nous
finies escale à Merelava, ou Pic fie l’Étoile, îlot vol
canique qui ressemble à. Stromboli ; mais aucun des
indigènes ne se rappelle l’avoir vu en éruption.
Mota fut le premier îlot du groupe Banks que nous
visitâmes. C’est le dépôt général de la Mission méla
nésienne, et ce qui le rend intéressant, c’est que la
langue qu’on y parle est la plus parfaite de toutes les
langues du Pacifique occidental. On s’en sert comme
langue nationale dans les écoles de Pile de Norfolk,
et on l’apprend à tous les jeunes gens, de quelque
pays qu'ils viennent, au lieu de l’anglais.
Les habitants étaient très contents d’apercevoir
notre navire ; ils vinrent par centaines jusqu’aux ro
chers nous souhaiter la bienvenue.
II n’y a pas d’eau dans Pile, ce qui est un sérieux
obstacle à son développement. Quoique la Mission y
ait fait de nombreuses visites depuis dix-sept ans,
l’attitude des habitants est des moins encourageantes.
Nous rencontrâmes sur Mota Lava, qui est plus
grande et n’est éloignée de Mota que de quelques
milles, un négociant européen.
La situation est aussi jolie que salubre, car le sol
est d’un sable léger. Ce négociant venait de passer
quelques mois h terre, où il recueillait du copra. Il
gcrcuse, qu’il nous sembla préférable deprolongcr notre vie au mi
lieu de ces souffrances que nous pourrions peut-être supporter,
plutôt que de la risquer dans de vains efforts.
« Quant à moi, je considère la pluie et le mauvais temps comme
providentiels ; car s’il avait fait chaud, nous serions morts de soif ;
et il est probable que la pluie et la mer en nous mouillant nous
ont préservés de cette horrible calamité. »
89
semblait y vivre cl’une façon très confortable avec sa
femme,native de Samoa, qui tenait très bien la maison
et qui m’offrit du thé. Elle savait quelques.mots d’an
glais et me fil cadeau d’un éventail de son pays, dont
le manche était fait du gros bout d’une baguette de
fusil. Je n’ai rien vu de bien remarquable dans le
village avoisinant, sauf le chef, qui se croyait même
(rop important pour demeurer dans le gamal. Aussi
's’était-il fait construire au bout du gamal une sorte
de sanctuaire tout petit, mais très élevé, pour son
propre usage ! ! !
J’indique ici quelques coutumes des îles Banks, •
qui ressémblent assez à celles des Nouvelles-Hébrides,
et qui m’ont été communiquées par mes compagnons
de voyage.
Les mariages se règlent généralement entre les
parents des parties intéressées. On donne dé l’argent
au père, qui consent à céder sa fille au moment op- •
portun. Il n’y a aucune cérémonie religieuse, mais au
moment du règlement entre les parents- il y a-souvent
une fête.
Le jour du départ de la fiancée de la maison pater
nelle, on fait un cadeaii au gendre. Les filles non
mariées ne sortent pas seules. Il est d’usage d’avoir
deux femmes.
On ne prononce jamais le nom de son beau-père,
mais on peut le fréquenter et lui parler ; quant à la bellemère, on l’évite, on ne la nomme jamais, et s’il faut
absolument lui parler, on le fait en s’approchant
d’elle le moins possible. On ne nomme pas non plus
l ’oCÉAN PACIFIQUE OCCIDENTAL
.
90
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
ses beaux-frères ni sa belle-fille, cl dans toutes les
îles personne ne dit son propre nom. Dans le Fiji et
dans l’Opa, frère et sœur ne peuvent se parler.
Dans les cas d’extrême vieillesse ou de maladie, il
est d’usage d’enterrer vifs les patients, à moins que
les missionnaires ne s’y opposent.
On le fait lorsqu’on est fatigué de soigner les ma
lades. On les enterre jusqu’à la tète; de celle façon
leurs amis peuvent aller voir de temps en temps
s’ils sont encore de ce monde.
Dans les îles Banks, le cannibalisme est inconnu,
bien qu’il soit en usage dans toutes les autres îles de
cette mer. On peut emprunter à des conditions fixes :
létaux d’intérêt est de 100 pour 100 sans limite de
temps.
Nous fîmes escale à YanuaLava, îlot qui a le même
nom que la seconde île du Fiji, et nous visitâmes
Santa-Maria, la plus méridionale du groupe. SantaMaria est assez intéressante. Elle est de forme ronde
et a 12 milles de circonférence. Au centre, on voit
un beau lac qui paraît èlre l’ancien cratère d’un volcan
éteint, à 2,000 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Les habitants ont une mauvaise renommée : ils sont
querelleurs et traîtres ; mais depuis quelques années
ils se sont, paraît-il, un peu civilisés.
Un récif qui fait saillie entoure toute file ; nous le
traversâmes dans un des canots de notre navire.
Du côté de l’îlc qui est exposé au vent, il y a un
joli petit village que j’ai gagné en me promenant à
travers une belle forêt d’environ un mille d’étendue.
91
On nous dit qu’à cause du grand nombre de co
chons qu’élèvent les habitants, les maisons sonlconsiruites sur de fortes fondations en pierre; et, en
effet, elles en imposent par la vue.
Il y a beaucoup de ces cochons, et cet endroit est
célèbre pour les dents de sanglier qu’on emploie à
fabriquer les bracelets en usage dans les îles Banks et
les Nouvelles-Hébrides.
Nous vîmes de petits magasins, élevés sur pilotis à
quelques pouces de terre, qui ressemblaient à ceux
dont se servent les Maori dans la Nouvelle-Zélande.
Le trait caractéristique du village est un long mur
en pierres, qui traverse le groupe de maisons et qui
est orné par-ci par-là de quelques images en bois de
palmier. Ces images, très grossièrement sculptées,
ne sont point des idoles, mais des monuments rap
pelant la mémoire d’anciens chefs décédés.
Il paraît que les flèches qu’on fabrique ici sont plus
dangereuses qu’ailleurs. Toutes les fois qu’il me pre
nait fantaisie d’en acheter, un petit garçon du navire,
qui m’accompagnait et parlait quelques mots d’an
glais, m’en avertissait en m’assurant qu’elles étaient
aussi meurtrières qu’un fusil.
En longeant la côte sous le vent, on aperçoit un
charmant paysage près 'd’un endroit appelé promon
toire de l’Épervier; on n’a pu me dire l’origine de
ce nom. Tout récemment encore on tirait sur les ba
teaux ; mais depuis peu cela n’arrive plus.
Sur ce promontoire se trouve un antre, ayant la
forme d’une bouteille courte, avec une seule issue en
l’o c é a n
pacifique
occidental
92
l’o céa n p a c i f i q u e
occidental
haut, ce qui rappelle les cellules où l’on enferme les
forçats les plus dangereux sur l’ilc de Norfolk.
Au sujet de cet antre, on a raconté à l’évêque une
légende assez amusante, que je crois devoir repro
duire.
LÉGENDE DE L’OISELEUR AVIDE
« Un jour un grand nombre de guerriers avaient
quitté le village pour aller tirer des oiseaux et des
poissons, afin de nourrir leurs familles et eux-mêmes.
« Quelques-uns suivaient le rivage, d’autres er
raient sur les coteaux ; chacun allait où bon lui sem
blait, si bien qu’ils se trouvèrent éparpillés de tous
côtés.
« Tout à coup un des chefs, qui marchait seul,
découvrit un trou dans la terre, sorte de caverne où
s’étaient réfugiées plusieurs centaines d’oiseaux.
« Ce chef, était un homme avide, et il ne voulut
pas en prévenir ses amis ; mais il revint chez lui et
ne souffla mot.
‘« Le soir, n’étant vu de personne, il se dirigea
vers le trou avec une corde pour s’y laisser glisser et
prendre beaucoup d’oiseaux.
« Il y réussit très bien ; mais malheureusement la
corde, mal assujettie, s’étant détachée, tomba avec
lui et il se trouva prisonnier.
« Il était inutile d’appeler au secours : car tous ses
amis étaient chez eux au village, et personne n’au
rait pu l’entendre.
l’océan p a c if iq u e
occidental
93
« Il resta ainsi pendant plusieurs jours au fond de
l’antre ; ses amis crurent qu’il avait été dévoré par
un requin ou tué par quelque tribu ennemie.
( Se voyant sur le point de mourir il commençait
à perdre courage, lorsque tout à coup il lui vînt une
idée ; il se mit à dépecer la corde et à en faire de pe
tits bouts de ficelle.
' « Quand il eut achevé cette besogne, il s’arma de
son arc, et avec quelques libelles émoussées il abattit
un grand nombre d’oiseaux.
« Il attacha les oiseaux à ses membres, ayant soin
de leur laisser les ailes libres. Lorsqu’il en eut at
taché un grand nombre à ses bras et à ses jambes, il
fit un grand vacarme et s’agita autant que ses forces
le permirent.
« Les oiseaux, épouvantés par le bruit, s’élancè
rent vers l’ouverture de l’antre qu’ils franchirent .en
le traînant h leur remorque; de sorte que cet homme
égoïste eut la vie sauve, mais après une bonne leçon! »
Nous quittâmes l’ile de Santa-Maria un soir par
un temps des plus calmes, et après quelques jours
nous arrivâmes à Lo, petite île du grand Torres, qui
se compose de quatre îles basses au nord-ouest du
groupe Banks.
Elles sont de formation récente, et leur configura
tion ressemble à celle des îles Loyally. Nous en vi
sitâmes une seulement. On l’avait visitée déjà une
fois, et je crois que la Mission va s’en occuper plus
sérieusement à l’avenir.
94
l ’o c é a n
pacifique
occidental
Nous fîmes deux escales, en allant et en revenant;
nous y déposâmes, au retour, l’évèque Sclwyn qui
devait, y séjourner deux mois. Les habitants étaient
en proie à une foule de maladies, qui allaient en
s’aggravant à cause du manque d’eau et du défaut
de soins.
Toutes les îles du groupe Torres, plusieurs des
îles Banks, manquent complètement d’eau. Le sol
est de corail friable, à travers lequel la pluie filtre
comme à travers du sable. Les habitants ne boivent
que du lait de coco et ne font point d'ablutions.
Déjà, à Mola, j’avais remarqué l’effet que produisait
le manque d'eau ; mais ici c’était bien pire.
Les hommes enfoncent un bâton de bois noir et
poli, long d’un pouce et demi et large de trois quarts
de pouce, dans leurs narines pour les relever, ce qui
donne à leur figure une expression hideuse. Ces bâtons
sont ornés, à chaque bout, d’un disque en nacre.
Nous aperçûmes beaucoup de monde sur les rochers
de corail où nous avions l’intention de débarquer.
Cette population avait un aspect assez guerrier. Les
hommes étaient tous armés d’arcs et de flèches ; mais
en nouant des relations avec eux ils se déridèrent et
se montrèrent d’humeur gaie et facile.
Plusieurs navires faisant le transport des travail
leurs avaient dû mouiller ici : car certains indigènes
savaient un peu d’anglais des plantations, comme on
dit; mais l’expérience qu’ils avaient faite de la civili
sation ne leur avait plu que médiocrement. Ils avaient
été à Port Mackay, dans le Queensland, centre de la
l’o céa n
PA CIFIQUE OCCIDENTAL
9Î)
culture sucrière. 11 y avait parmi eux un homme qui
répétait sans cesse une phrase en anglais au sujet de
son travail et des mauvais traitements qu’il avait subis
à Port Mackay. Selon lui, on lui avait imposé un tra
vail au-dessus de ses forces et sa robuste constitution
en avait souffert ; il était heureux de se trouver
avec d’autres blancs que ceux de Port Mackay.
Ornement nasal des indigènes de nie Torres.
Lorsque nous repassâmes, après sept à huit se
maines, la situation sanitaire avait empiré. Une
longue file d’habitants nous suivit portant nos ba
gages. Us avaient promis de construire une nouvelle
maison, mais n’avaient pu le faire.
Us étaient exténués par la maladie. On rencontre
ici, comme dans les autres îles, des hameaux épars,
reliés entre eux par un chemin qui serpente à travers
les bois. A certains endroits, les femmes elles jeunes
9G
l ’o c é a n p a c i f i q u e
OCCIDENTAL
Giles quittaient le sentier que nous suivions pour en
prendre un autre, parce que le nôtre était taboné
(sacré) pour leur sexe. Elles étaient assez gaies, mais
l’état de leurs villages faisait pitié. Je n’en ai jamais
vu de pareils.
A l’extérieur des cabanes se trouvaient des ap
pentis où gisaient les malades. Je ne connais’rien de
plus horrible que le mal dont ils souffraient et qui
s'attache d’abord aux membres. Les mouches et le
manque d’eau produisent la gangrène, et le patient
meurt. On s’étonnait de voir ces malades encore en
vie, et leur aspect était tellement épouvantable que
nous ne pûmes les regarder.
Tout le long du chemin, un guide bavard nous
indiquait de nombreux tombeaux. Celte maladie
paraît être contagieuse, ce qui nous créa quelques
difficultés pour notre visite : ce peuple superstitieux
pouvait facilement se persuader que les hommes
hlancs avaient apporté la maladie.
Beaucoup d’habitants, émerveillés, nous suivirent
jusqu’au centre de l’ïlc. Ils n’avaient jamais vu
d’hommes blancs : car les vaisseaux qui exploitent
le travail n’en envoient jamais à terre.
Les jeunes filles et les garçons n’avaient point peur
de nous et nous prirent les mains. Ce qui les frappa
surtout, ce fut nos ongles; quelques-uns s’aventu
rèrent jusqu’à les toucher. Lorsque je retroussai la
manche de mon habit, ils reculèrent d’épouvante à
la vue de ma peau blanche.
Avant notre départ, ils voulurent connaître no's
l ’o c é a n p a c i f i q u e
97
o ccidental
noms. Ils m'avarient demandé le mien à plusieurs re
prises; mais je ne comprenais pas ce qu’ils nous vou
laient, lorsque quelqu’un devina le but de leur cu
riosité. Ensuite ils répétaient avec extase les noms
de Bisopé (Bishop, évêque) et Kooti, en nous dési
gnant du doigt.
Les habitants des îles Torres sont peu intelligents,
quoique gais ; ils savent faire de très belles petites
(lèches en bois pâle etlrès bien ornées. Les arcs aussi
témoignent de leurs idées artistiques ; ils font des
couteaux d’écaille légers comme des coupe-papier;
c’est d’ailleurs toute leur industrie.
Après avoir séjourné dans un pareil endroit, on
apprécie le luxe d’avoir de l’eau. Les indigènes ne
veulent pas se laver avec de l’eau de mer, bien qu’ils
y prennent des bains pendant qu’ils pèchent, ou peutêtre même pour leur agrément ; mais en dépit de
leur malpropreté la gaieté ne leur fait pas défaut.
C’était seulement à la vue des misérables qui se mou
raient par douzaines hors de leurs maisons, sous des
appentis, que l’on se représentait bien quelle terrible
chose c’est d’être en proie, dans un pays tropical, aux
maladies et à d’horribles insectes sans avoir à sa dis
position l’élément qui purifie.
Nous quittâmes Avava, comme on appelle le groupe
Torres dans la langue du pays, et nous allâmes vers
Santa-Cruz, laissant les pauvres habitants tout joyeux
de savoir qu’en revenant nous leur laisserions l’évêque.
7
98
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
CHAPITRE Vil
LES ILES DE SANTA-CUUZ
En 1SG7, don Alvaro de Mcndana quitta le port du
Callao, se dirigeant vers l’ouest, afin de découvrir
de nouveaux pays, d’y planter le drapeau de l’Es
pagne et de compléter la série, déjà longue, des
possessions espagnoles.
L’expédition traversa l’océan Pacifique, à la pour
suite du soleil couchant, et pendant plusieurs mois les
navigateurs continuèrent leur voyage avec l’espoir
d’être récompensés de leur persévérance. Leur tra
versée fut beaucoup plus longue que celle d’Europe
au nouveau monde; mais, soutenus par le souvenir
de Cortez et de Pizarre, rien ne pouvait les décou
rager. Enfin ils découvrirent un groupe d’iles vastes
et fertiles ; ils jetèrent l’ancre dans une haie bien
abritée qui se trouvait à l’extrémité méridionale de
l’une d’elles. Puis ils se mirent à examiner leur nou
velle conquête.
L’histoire rapporte que celui qui en avait fait la
découverte les nomma îles Salomon, afin que ses
compatriotes, se figurant que ce roi en avait fait
venir de l’or pour enrichir le temple de Jérusalem,
fussent tentés d’y émigrer en masse.
Mendana, en effet, en publia des descriptions toutes
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
99
pleines do merveilles. La terre était d’une fertilité
incomparable ; le Pérou n’était rien auprès. Point de
montagnes arides, point de déserts, mais un véritable
paradis terrestre, qui abondait en bois précieux, comme
l’Amérique du centre, où la nature, prodigue de scs
dons, avait semé partout l’or et les sources limpides.
Ces marins, de retour dans leur pays, avaient faci
lement oublié les épreuves qu’ils avaient subies,
pour ne plus se rappeler que l’espèce de charme
qu’on éprouve en découvrant des terres nouvelles ; et
leurs récits, où ils mêlaient inconsciemment la fiction
ù la réalité, étaient recueillis avec avidité par les po
pulations ignorantes de leur pays qatal.
Ces histoires extravagantes eurent le résultat prévu.
Des volontaires s’empressèrent de s’enrôler pour
aller aux îles Salomon, et même plus loin, si besoin
était. Vingt ans après son retour, Mendana quitta de
nouveau Callao à la tête d’une petite troupe d’aven
turiers qui désiraient s’installer dans ces nouvelles
îles du Pacifique.
Pendant son voyage, le grand navigateur aborda
dans une île qui semblait répondre à la description
donnée. Mendana se ravisa bientôt; il déclara que
cette île n’appartenait point aux Salomon et qu’il ne
l’avait point vue pendant sa dernière expédition.
Mais les aventuriers, fatigués de cette longue tra
versée, résolurent de s’y installer, et après s’être
assurés que les îles avaient de l’eau en abondance et
que la terre était fertile, ils voulurent essayer d’y
fonder une colonie.
100
l’océan
PACIFIQUE ' OCCIDENTAL
La description du débarquement de Mendana ré
sume avec tant d’exactitude les premières tentatives
faites par les Européens pour se mettre en rapport
avec-les peuplades nouvellement découvertes, que le
lecteur me saura gré d’en reproduire le récit d’après
les Voyages de Burney :
« La Capitana cl le Ga/iot se trouvaient près de
la côte nord de Santa-Cruz, lorsqu’un petit canot à
voile quitta le rivage, suivi d’une flottille de cinquante
autres canots pleins de gens qui criaient et gesticu
laient, tout en s’approchant des vaisseaux avec une
extrême circonspection. Lorsque les canots furent
assez rapprochés, nous vîmes que les indigènes
étaient d’un teint noir; quelques-uns l’avaient plus
foncé que les autres ; leur chevelure était laineuse et
teinte en blanc, en rouge ou en d’autres couleurs ;
quelques-uns avaient la tête à moitié rasée. Leurs
dents étaient teintes en rouge... Beaucoup d’entre
eux s’étaient peints en noir, pour rendre leur peau
plus foncée qu’elle ne l’était naturellement. Après
quelques instants d’hésitation, il se mirent à pousser
de grands cris et nous envoyèrent une grêle de flè
ches. Les Espagnols, qui s’y étaient préparés, tirè
rent sur eux. Un Indien fut tué et beaucoup d’autres
blessés. »
Les Espagnols triomphèrent par les armes de cette
résistance, et ils purent bientôt fonder un établis
sement sur la partie moyenne de l’ile. L’histoire de
cette petite colonie est du plus grand intérêt, quoique
très courte.
l’o c é a n
PACIFIQUE OCCIDENTAL
101
Il est à présumer que les Espagnols se conduisirent
comme ils l’avaient fait dans les Indes occidentales
et dans l’Amérique du Sud ; mais ici les indigènes
n'avaient pas le même caractère, et l’histoire de cette
colonie n’est qu’une longue succession de désastres
et de sang versé.
Mendana mourut sur l’ile principale, en octobre
150:5; les Espagnols, découragés en partie par cet
événement et par l’opiniâtre résistance des habitants,
abandonnèrent cette possession qui leur avait tant
coûté. Ils revinrent à Callao, et il se passa deux
cents ans avant qu’on entendit parler de nouveau du
groupe de Sanla-Cruz.
Ces îles furent découvertes de nouveau, à la fin du
siècle dernier, par Carteret et d’Entrecasteaux, qui
donnèrent des noms à quelques-unes et prirent note
de quelques particularités relatives à. ce groupe.
Cependant rien d'intéressant, sauf quelques obser
vations au sujet de la barbarie des habitants et de la
beauté de leurs canots, n’a été rapporté à ce sujet
jusqu'à ces derniers temps.
En 1871, l’assassinat de l’évêque Patteson et
de quelques-uns de ses compagnons dans la petite
île de Nukapu, attira de nouveau l’attention du public
sur ces îles. Les détails de cette horrible tragédie
sont trop connus pour les reproduire ici ; on est à
peu près certain aujourd’hui que ce fut une vengeance
préméditée, pour l'enlèvement de cinq des habitants
qui avait eu lieu précédemment. En 1875, on apprit
avec surprise le meurtre d’un des commandants les
102
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
plus estimés de la marine anglaise. Comme toujours,
les indigènes manifestèrent les dispositions les plus
amicales jusqu’au moment où la petite troupe allait
reprendre la mer ; puis, soudain, les naturels l’atta
quèrent et le commandant Goodcnougli avec deux
marins furent frappés de flèches empoisonnées ; neuf
jours après ils mouraient tous les trois du tétanos.
Depuis cet événement tragique, les îles ont été lais
sées de côté, et on n’y a plus tenté de débarquement.
C’était vers ce groupe, de renommée à la fois si
curieuse et si tragique, que nous nous dirigeâmes
après avoir quitté les îles Torres ; nous aperçûmes
bientôt Yanikoro, une des îles les plus méridionales.
Ce groupe, nommé, d’après File principale, la isla
grande de Santa-Gruz, et que les indigènes appellent
Nitendi ou Ndeni, se compose d’une douzaine d’iles,
dont huit îlots au nord, îles Hirondelles ou Récif; à
côté de celles-ci, Nitendi, et au sud, Tapua et Yani
koro.
C’est sur cette dernière que s’échoua La Pérouse,
le Franklin des mers du Sud.
On ne saurait imaginer une terre dont les appro
ches soient plus dangereuses. Elle est entourée de
toutes parts de récifs gigantesques qui donnent à la
côte un aspect terrifiant. Tandis que nous longions
cette côte, j’observais les brisants du haut de la lmno
de petit perroquet; les vagues déferlaient dans toutes
les directions comme les tentacules de l’octopus.
Quoique l’ilc elle-même soit très petite, la circonfé
rence du récif n’a pas moins de 35 milles.
l ’o c é a n
pacifique
occidental
103
Pendant les dernières années, quelques négociants
d’Europe y sont venus, sur la foi de certaines re
lations affirmant qu’on pouvait tirer profit des épaves
du naufrage de La Pérouse, qui s’échoua au sudouest de l’ile. Le capitaine Ferguson, assassiné, il
y a trois ans, aux îles Salomon, parvint à en sauver
quelques canons qui se vendirent à Sydney pour
600 francs. On dit que les habitants se montrent
conciliants : s’il en est ainsi, les hommes blancs y
viendront.
Comme nous n’avions pas l’intention de faire escale
à Vanikoro, après avoir suivi la côte, nous nous diri
geâmes vers Tapua, qui en est éloignée d’une ving
taine de milles au nord et à l’ouest; nous y abordâmes
le lendemain matin. Il y a un bon port, à l’entrée du
quel nous mîmes en panne de bon matin ; mais après
avoir largué un canot pour trouver un passage à tra
vers le récif, nous dûmes renoncer à notre entreprise :
car le vent ne nous aurait pas permis de repartir, à
supposer qu’il nous eût été possible d’aborder.
Nous partîmes donc et, après avoir passé à l’est de
la grande île, nous aperçûmes, le lendemain, Nufili,
une des îles Récif, visitée par l’évêque il y avait deux
ans.
Ces îles Récif de Santa-Cruz sont de petits rochers
de corail qui s’élèvent à peine d’une trentaine de
pieds au-dessus du niveau de la mer. Les récifs qui
les entourent n’ont jamais été explorés. Nous fîmes
abattre la grand’vergue dans un chenal étroit qui
sépare les îles de Nufili et Pilcni, et nous laissâmes
•104
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o cc idental
approcher la flottille de canots qui venait des deux
îles.
Les indigènes nous abordèrent sans peur : car ils
connaissaient le navire, et l’évêque leur avait ramené
en 1878 un des leurs qu’il avait trouvé prisonnier
dans une des îles Salomon.
Ils étaient très émus : car, depuis deux ans, ils
n’avaient point vu de navire.
L’ancien prisonnier vint le premier à bord et il
parut charmé de revoir ses anciens amis. Bientôt
après, le pont était plein d’indigènes qui grimpaient
jusqu’au plat-bord comme des singes.
G’élcîîent de beaux gaillards d’une couleur cuivre
foncé. Ils portaient aux narines des anneaux en écaille,
d’environ I pouce 1/2 de largeur, et aux oreilles ils
en avaient une vingtaine de même dimension.
Leur costume, comme celui des habitants d’Opa, se
composait simplement d’une natte finement tressée.
Pour ornements, ils portaient des bracelets et une
cuirasse plate en écaille suspendue au cou.
Mais ce qui était plus important, ils étaient tous
sans exception armés de grands arcs en bois rouge,
et de douze à vingt flèches empoisonnées et bien tra
vaillées. Les canots étaient chargés de carquois pleins
de flèches empoisonnées, armes les plus dangereuses
que j’aie jamais vues.
Les flèches, dans ces parages, no sont point faites,
comme chez nous, avec des plumes : ce ne sont que
des cannes de 4 à 5 pieds, bien sculptées et peintes
en rougé ou en blanc. Les pointes, d’un brun clair,
l’océan
pacifique
occidental
105
sont longues cl minces et terminées au bout par (les
ossements humains.
Les canots de ce groupe d’îles ont, comme les habi
tants, un type à. part. Ils sont construits de toutes
pièces au lieu d’être creusés dans un bloc de bois,
comme chez les races moins intelligentes. Ils sont
peints en blanc et, en outre du bout-dehors habituel,
ils ont, du côté opposé, une plate-forme, sur laquelle
Brassards de Santa-Cruz.
on peut placer des flèches, des noix de coco et d’autres
provisions ou ustensiles. Les naturels manient ces
pirogues très adroitement. Nous en vîmes plusieurs
chavirées et pleines d’eau ; mais en un clin d’œil
ceux qui les montaient les regagnaient à la nage, les
vidaient d’un mouvement de balançoire et y remon
taient avant qu’on eût le temps de s’en. apercevoir.
Après avoir, pendant plus d’une heure, cherché à
nous assurer des bonnes dispositions des habitants,
106
l ’o c é a n
pacifique
occidental
nous nous décidâmes à aller à terre. L’évêque avait
déjà débarqué à la petite île Nufiluli ; donc, il n’y
avait rien à craindre, si ce n’était la jalousie qui existe
entre cette île et celle de Pileni, à quelques milles
dans le nord. Si l’on se montre sympathique à un chef
de Nufiluli, les habitants de Pileni en témoignent leur
mécontentement, et réciproquement.
Notre baleinière nous amena jusqu’à une ouverture
dans le récif, qui était entourée par plusieurs pirogues.
La lagune était peu profonde, et les habitants ôtaient
venus à notre rencontre par douzaines, en se mettant
dans l’eau jusqu’à la ceinture.
Le récif est un des plus beaux que je connaisse. Au
dehors, la mer est très profonde, peut-être bien de
80 à 90 brasses, mais d’un bleu foncé et claire comme
un miroir. Le mur de corail s’élève en ligne perpen
diculaire, tout comme s’il eût été construit par des
maçons. Mais quel travail humain pourrait être com
paré à celui-là ! Les murs de Baalbek, le Réseau des
Sarrasins, le Campanile de Giotto (à Florence), les
piliers sculptés de la chapelle de Roslyn, les plus
belles conceptions de l’homme peuvent-elles soutenir
le parallèle avec les œuvres de la nature? J’ai vu
bien des chefs-d’œuvre de l’adresse, de la patience
et de l’industrie humaines ; mais je dois avouer que
ce rempart élevé autour de Pile par le corail, cet ar
chitecte qui travaille sans relâche pendant sa vie si
courte, fait pâlir tout ce qu’on avait coutume d’ad
mirer et confond l’imagination. C’esL une merveille
que l’on ne saurait ni dépeindre, ni même concevoir.
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
107
Ce travail, qui a peut-être 500 pieds de la base au
sommet, est d’une telle pureté que l’œil y chercherait
vainement un défaut.
Nous dirigeâmes notre bateau à travers une fissure
étroite de ce mur, surplombant de chaque côté de je
ne sais combien de centaines de pieds, et nous fûmes
bientôt dans un bassin peu profond, parsemé d’ilots
de corail. Enfin, tantôt poussés, tantôt remorqués
pendant 2 milles, nous échouâmes notre embarcation
sur le sable et nous prîmes terre.
Sur le rivage étaient halées quelques pirogues
bien faites, garnies de mâts et de voiles et destinées
à de longs voyages. Elles avaient environ 40 pieds
de longueur, et étaient couvertes de façon que la car
gaison pût être abritée contre le mauvais temps. Sur
la plate-forme, entre le corps de la pirogue et le ba
lancier, il y avait une petite hutte où l’on pouvait
faire du feu.
La voile, qui était faite de nattes, avait la forme
d’un cœur échancré en demi-cercle par le haut. Ce
genre d’embarcations ne peut pas naviguer prés du
vent ; mais elles peuvent parcourir de grandes dis
tances vent arrière.
Les habitants de Santa-Cruz font de longues croi
sières hors de vue de la terre, car ils connaissent fort
bien les étoiles. Un jeune garçon que nous avions
pris avec nous enseignait les noms des étoiles à
ses camarades moins âgés, et nous fûmes surpris du
nombre qu’il en connaissait. Et soit de jour, soit de
nuit, quelle que fût la direction du vaisseau, même le
108
l ’o c é a n p a c i f i q u e
o ccidental
plus jeune cle ces enfants, âgé de dix ou douze ans,
savait indiquer la position de son pays, et cela à
plusieurs centaines de milles au sud du groupe do
Santa-Cruz.
En débarquant, nous fûmes entourés de curieux,
mais les femmes étaient absentes. On nous mena
tout de suite au club. Les clubs ici ne diffèrent pas
sensiblement de ceux des Nouvelles-Hébrides; mais
la maison était plus vaste et mieux bâtie que celles
des îles plus méridionales. Par terre, il y avait des
nattes; on nous en offrit une, des meilleures, pour
nous asseoir. Les chefs du village prirent place au
tour de nous, et on nous apporta des fruits de l’arbre
à pain et des ignames chaudes pour notre repas. Nous
avions avec nous un habitant du groupe Loyally qui
était resté ici quelques mois, deux ans auparavant :
il nous servit d’interprète. Pendant une heure, on
nous fit subir une sorte d’interrogatoire, tandis que le
commun des assistants nous regardait avec une sorte
d’extase. Ma barbe surtout excitait parmi eux une
telle admiration, qu’ils faisaient entrer leurs amis
pour la contempler et même la loucher ; ceux-ci, à
leur tour, sortaient tout joyeux pour communiquer
leurs impressions aux curieux restés à la porte.
Un des chefs nous mena à sa maison ; nous nous
assîmes de nouveau sur des nattes, et on nous offrit
des fruits de l’arbre à pain.
Cette maison, qui faisait partie d’un groupe, était
entourée d’un mur en pierre. C’est là que nous vîmes
pour la première fois des femmes et des enfants. Les
'109
filles étaient, bien faites et d’une vigoureuse santé ;
l ’océan PACIFIQUE OCCIDENTAL
Plan d’un canot de Santa-Cruz allant A la mer, et vue du même
montrant la voile et la cabine sur le pont.
les enfants timides, mais avec de beaux yeux pleins
de feu.
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
Les femmes et les jeunes filles avaient (les boucles
d’oreilles à profusion ; les hommes et les jeunes gens,
un grand anneau épais au milieu du nez.
Dans la maison du chef se trouvaient quatre com
partiments séparés par des cloisons de 4 pieds, comme
des stalles d’écurie ; ils servaient de dortoir aux
femmes do ce chef. Lorsqu’un étranger arrive, les
femmes se retirent dans ces pièces et n’en sortent que
si on les demande.
Dans quelques maisons il y avait au moins six
cloisons.
Après avoir subi plusieurs présentations analogues,
nous suivîmes la côte pendant un mille, sous un soleil
brûlant, jusqu’à un autre village, où il nous fallut
subir les mêmes cérémonies. On nous offrit des sacs
de noix, du fruit à pain, des noix de coco et des
Pour chaque présent qu’on nous faisait, on s’atten
dait évidemment à recevoir quelque chose d’une
plus grande valeur.
Les perles bleues font fureur dans ces îles, elles
servent d’argent ; on y recherche beaucoup aussi de
petits morceaux de fer de 8 pouces de long sur 1 1/2
de large. Ils valent deux sous chacun, et on les pré
fère à des haches bien travaillées. La raison en est
vraisemblablement qu’on peut les façonner à sa guise
selon les besoins. Se figure-t-on quel travail il faut
et quelle patience pour faire des outils maniables avec
de petits bouts de fer, en les frottant sur une pierre
dure !
l ’o c é a n
PA CIFIQUE OCCIDENTAL
111
Parmi les objets à acheter, il y a surtout les nattes,
dont quelques-unes sont très bien travaillées et rap
pellent les nattes à épée de nos pays. Nous avons
aussi acheté quelques spécimens de la monnaie cou
rante, qui est assez curieuse. Elle se compose de rou
leaux qui ressemblent à une vieille courroie large d’un
pouce, couverte de plumes écarlates qu’on y coud, et
qu’on porte autour du cou les jours de gala. Nous
n’en avons pu obtenir depuis, car nous n’en avons
jamais revu. Les spécimens que nous avons achetés
étaient très vieux, et la couleur écarlate des plumes
se voyait seulement lorsqu’on les élevait en l’air. On
nous exhiba aussi des modèles de pirogues ; il y en
avait un qui aurait pu tenir un enfant. On les des
tine apparemment aux enfants comme jouets.
Après une très fatigante journée, nous prîmes nos
dispositions pour nous rembarquer, ce qui n’est pas
toujours facile : tout ce peuple veut entrer dans le ba
teau, et quand on s’y refuse, soit du geste ou de la
voix, les querelles arrivent très aisément.
Nous avions atteint le but de notre visite, qui était
de déterminer quelques-uns des habitants à nous ac
compagner jusqu’à un village où on les connaissait,
sur l’ile principale, afin de nous présenter au chef.
Nous étions fiers de notre succès, et nous étions en
train de regagner notre vaisseau, accompagnés par
des douzaines de pirogues, que nous laissâmes bien
tôt derrière nous dès que nous eûmes bissé la voile,
lorsque, dans un canot, un vieillard à cheveux blancs
et crépus, avec une figure de diable, se leva et se mit
112
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
à crier si fort que nous carguâmes la voile afin de le
laisser approcher. Il vint tout essoufflé et tremblant
d’émotion, prit la main de l’évèque avec laquelle il se
frotta le nez; ensuite, il me donna une de ses flèches,
une des plus anciennes et des plus laides, et s’en
alla tout content. L’excentricité, à ce qu'il paraît,
fleurit môme à Santa-Cruz, et nous avons beaucoup
ri de la conduite bizarre de ce vieillard.
Nous étions vraiment contents de nous retrouver
sains et saufs à bord ; car, à terre, aucun des indigènes
n’avait un instant déposé son arc ou ses flèches, et il
aurait tenu à peu de chose qu’une rixe n’éclatàt.
CHAPITRE VIII
SANTA-CHUZ. — l ’ i LE PRINCIPALE
Nous fîmes route, accompagnés de nos six hommes,
des îles Récif vers Nitendi, tout en nous tenant à
une distance prudente de la côte, afin de ne pas être
aperçus par les tribus riveraines jusqu’à l’endroit où
nous désirions débarquer. L’ile de Nitendi est bien
plus élevée que les îlots de corail, dont elle diffère
en ce qu’elle n’a point de récif en saillie. Nous nous
mîmes sous vapeur, avec notre petit « moulin à café »,
de peur que le navire ne pût, le cas échéant, gagner
s
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
113
o c c i d e n t a l
le large-si le venl venait à tomber et si nous étions
forcés de battre en retraite.
Après avoir passé l’endroit où fut assassiné le com
mandant Goodenougb, nous fîmes balle à environ
un mille de là, à l’ouest, à l’entrée d’une baie ou
verte, au village de Lelouova. Chemin faisant, nous
avions remarqué des pirogues à cinq milles de la
côte ; aucune n’avait osé s’approcher de nous ; mais
lorsque nous vînmes plus près de terre, elles devinrent
plus nombreuses. Nous fîmes monter dans la mâture
nos hommes des îles Récif, qui connaissaient quel
ques mots de la langue de cette île, afin de lier conver
sation avec ceux qui les montaient. Ceux-ci s’étant
approchés, nos hommes se firent bientôt comprendre.
Alors les moins timorés vinrent contre le navire. En
leur montrant des perles et du rouge de Turquie, nous
pûmes les persuader de monter sur le pont. Étant arri
vés aussi près que la prudence le permettait, nous
stoppâmes.
Des centaines de naturels escaladèrent le plat-bord
du navire ; ils semblaient bien plus sauvages et
plus incultes que ceux des îlots du Nord.
Qu’on s’imagine un sauvage de couleur cuivrée,
les cheveux rasés par places, le reste de la tête cou
vert de toulfes laineuses et crépues, formant des
pointes divergentes comme les rayons d’une roue, et
teintes tantôt en blanc, tantôt en rouge, selon le
goût ; la figure barbouillée d’une couche de suie tra
versée par des bigarrures jaunes ou écarlates, le
corps couvert d’écailles comme celui d’un poisson,
8
114
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
et jaunâtre par suite de l’usage de nattes de safran,
les jambes couvertes d’une natte légère, une plaque
d’écaille ronde sur le buste, les bras ornés de bracelets
de perles, un anneau dans le nez et une vingtaine
d’autres anneaux dans les oreilles ; avec cela, une
bouche hideuse, démesurément large, teinte en rouge
avec du suc de noix d’arec ; qu’on y ajoute une ving
taine de grosses flèches bien sculptées, peintes en
rouge et en blanc, les pointes en ossements humains
et empoisonnées, un arc rouge, et parfois aussi une
belle massue.....et l’on aura le tableau des hommes
qui se pressaient par douzaines sur le pont de la
Croix-du-Sitd. Parmi eux, il y avait de beaux gaillards
jeunes, pompeusement ornés de bracelets de perles,
de boucles d’oreilles en écaille, portant^ dans les
narines de petites plaques de nacre d’un travail
exquis, ce qui leur cachait à moitié la figure. Il y
avait aussi des vieillards aux cheveux courts et gris,
dont la figure avait une laideur diabolique ; et tout ce
monde-là agité au plus haut degré.
Toutes les pirogues étaient bien garnies de flèches,
et nous pûmes nous en procurer en échangeant des
perles et du fer.
U y a je ne sais quoi de sinistre dans ces faisceaux
de flèches, quelque chose qui impressionne bien plus
que n’importe quelle autre arme. Est-ce leur couleur
et leur décoration, les longues pointes lisses en osse
ments humains trempées dans je ne sais quel poison
mortel, dont la plus légère égratignure peut causer
le tétanos et la mort; ou bien, est-ce simplement les.
»
l ’o c é a n p a c i f i q u e
occidental
Ho
histoires qu’on raconte à leur sujet qui nous inspi
rent cette terreur, tout comme celle de l’hydrophobie?
Je ne saurais le dire; mais le tout ensemble leur
donne un aspect sinistre, lorsqu’on les voit entre les
mains des sauvages ou bien empilées par douzaines
sur les plates-formes des pirogues.
Ornement nasal, Saula-Cruz.
Ces sauvages portaient un petit sac comme celui
des marchands d’habits de Londres, mais moins
grand, où ils avaient mis les objets qu’ils désiraient
troquer contre d'autres.
On nous offrit des nattes à profusion,
unes étaient véritablement d’un goût et d
parfaits. On nous montra aussi des
116
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
ressemblaient point à celles qu’on voit ordinairement,
polies et dures, mais blanches, d’une forme bizarre,
ornées de dessins peints en rouge et en noir.
Leur désir de vendre était des plus vifs ; lorsque
nous tenions dans la main quelque chose qu’ils con
voitaient, ils quittaient leurs canots par douzaines en
s’élançant pour escalader le navire, où ils arrivaient
tellement essoufflés et agités qu’ils pouvaient ii peine
parler, et avec une expression qui faisait vraiment
peur.
Ap.■ es environ une heure, Mesa, le chef do cet en
droit et probablement de cette partie de l’ile, vint nous
rendre visite, en gala. L’évèquc le reçut dans le salon,
et résolut de l’accompagner à terre. On mit un canot
à l’eau ; mais on jugea prudent de n’y laisser aller
que l’évèque et l’homme des îles Loyally qui avait
passé quelques semaines aux îles Récif, il y avait
deux ans. Lorsque le canot toucha l’eau, vingt sau
vages s’y jetèrent : l’évêque se mit au gouvernail au
milieu de ce monde, hissa la voile et dirigea le
bateau vers la terre.
Nous étions convenus de garder autant de sauvages
que possible à bord et de faire des signaux, si l’un
d’eux cherchait à gagner la côte. C’était une besogne
délicate : car personne n’avait touché ici depuis le mois
de septembre 1875, époque où les habitants furent
punis pour le meurtre du commandant Goodenough.
Au bout d’une demi-heure, le bateau revint de la
côte avec l’évêque, qui nous fit un rapport favorable sur
les dispositions amicales des habitants ; il avait l’in-
117
tenlion d’y laisser pendant deux mois l’homme des
îles Loyalty et ensuite dele ramener. Wadrugal est le
nom de cet homme : c’est un des premiers disciples
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
Massue oruée, Sauta-Cruz.
de l’évêque Selwyn, et il est courageux, comme tous
les naturels des îles Loyalty. Il accepta la proposition,
et voulut même y amener sa femme. Après que les
préparatifs nécessaires eurent été faits, l’évêque et
118
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
moi nous l’accompagnâmes à terre au milieu de la
foule des sauvages.
Nous débarquâmes sur une côte en pente, où l'on
marche sur une sorte de sable ferrugineux, tel qu’on
en voit sur les côtes de la Nouvelle-Zélande.
Les vagues s’y brisaient avec force, cl nous nous
mîmes à l’eau jusqu’à la ceinture, afin d’assujettir
le bateau en tirant sur le plat-bord.
Un grand nombre d'indigènes nous attendaient et
se tenaient près de l’avant du bateau ; nous pensions
qu’ils nous donneraient un coup de main pour haler
le bateau hors des brisants ; mais ils ne bougèrent
pas, se bornant à crier et à gesticuler. Cela me sem
blait être un mauvais signe, car il était évident qu’ils
ne voulaient pas nous aider, et nous ne pûmes com
prendre un mot do ce qu’ils nous criaient.
Après une attente anxieuse, leur -conduite équi
voque fut éclaircie par l’arrivée d’une longue file de
femmes, qui vinrent nous aider, pendant que leurs
maîtres se contentaient de nous regarder. Nous
vînmes bientôt à bout de notre besogne, bien que les
femmes parussent très effrayées.
Mesa, le chef, s’était à bord rapproché de moi, en
partie, je crois, pour le rouge de Turquie que je
portais sur ma casquette, bien que j’eusse jugé pru
dent de la laisser derrière moi. Quand notre embar
cation fut hors de l’eau, il me conduisit très amicale
ment loin du rivage, évidemment dans le but de me
montrer quelque chose.
Nous passâmes à côté de quelques pirogues qui
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
H 9
étaient bien plus grandes et plus belles que celles
que nous avions vues sur l’autre île, et nous prîmes
un petit sentier qui traversait la forêt.
Nous arrivâmes bientôt à un village où se trouvait
un beau club (ofllau). Ici il fallait subir la présenta
tion et le repas de fruit à pain de rigueur ; mais il
y avait peu de monde, car la plupart des habitants
Le club à Santa-Cruz.
avaient été attirés par la vue du navire, et beaucoup
d’entre eux se trouvaient auprès de l’évêque près du
bateau. Cependant quelques hommes s’assirent au
près de moi, et quelques moutards me regardèrent
par la porte basse. Nous fîmes pas mal de tapage,
bavardant et riant, sans pouvoir comprendre un mot
de ce que nous nous disions. Je déboulonnai ma
chemise, et la vue de ma peau blanche leur causa
120
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
un plaisir des plus vifs, qui fut à son comble lorsque
je fis voir mes pieds de la même couleur.
Tous se pressaient pour voir et toucher l’étranger ;
ils ne pouvaient revenir de leur étonnement. Je
n'avais apporté aucun cadeau et mon costume se
bornait au strict nécessaire; on avait jugé prudent
de ne pas exciter leur cupidité ; mais, par hasard,
dans une de mes poches, je trouvai un petit paquet
d'hameçons que je distribuai à la foule avide et cu
rieuse.
C’était, on en conviendra, une étrange aventure
que de me trouver assis au milieu d’une foule de sau
vages, et surtout au milieu de ceux-là, les plus perfides
de ces parages. La pièce était sombre : car elle n’était
éclairée que par deux ou trois ouvertures servant de
portes; un petit feu brûlait dans un des coins, et, au
centre, se dressait une espèce de lit sur lequel
s’empilaient des sacs de noix, des faisceaux de (lè
ches, etc.
Chacun portait un arc et des flèches et persistait à
les garder, même pour traverser la pièce ; malgré
moi, je craignais quelque mauvais coup et quelque
dispute ; je me rassurais en regardant, par la porte,
les vagues se briser contre les rochers et notre navire,
au large, entouré de canots.
Nous ressortîmes, accompagnés de Mesa, toujours
aux petits soins, et nous traversâmes le village, où
les femmes étaient très craintives et semblaient être
en état d’esclavage. Une petite fille assez jolie s’es
quiva à notre arrivée. En revenant par la forêt pour
LOCÉAN* PACIFIQUE OCCIDENTAL
121
regagner le bateau, une femme, qui tenait un enfant
à la main et qui portait un vase d’ignames sur la
tête, nous évita et se cacha le visage, comme l’aurait
fait une femme arabe. L’enfant s’enfuit, et un autre,
qui suivait, courut en pleurant se cacher dans les
arbres.
•Mesa et ses compagnons eurent un ricanement de
mépris ; mais, eux aussi, ils s’étaient montrés peu
rassurés lorsqu’ils étaient à bord.
Je marchais devant, mais je ne pouvais m’empôclier d’être inquiet, les mouvements de mon escorte
sauvage échappant à ma vue. Le sentier était étroit,
couvert de mousse et de fougères, un petit ruisseau
avec des marchepieds naturels le traversait. Les
rochers étaient noirs, et avec l’ombre des arbres et les
effets de lumière à travers bois, j’aurais pu me croire
dans une petite vallée près de l’abbaye de Bolton
ou dans la forêt de Fontainebleau, n’eût été la voix
rude des habitants qui. me suivaient. En réalité,
j’avais de la peine à me figurer que je me trouvais
en effet sur l’île principale du groupe de Santa-Crûz,
•et que peut-être j’étais le seul blanc qui eût visité ce
village et foulé le sol de ce petit sentier.
.Nous trouvâmes beaucoup de monde sur le rivage :
tous les visages semblaient exprimer le regret de
nous voir partir; mais le jour baissait et tout retard
aurait été imprudent. Ce ne fut pas sans difficultés
que nous pûmes effectuer notre départ,' au milieu
d’un tapage général ; nous jetâmes à l’eau le plus
grand nombre de sauvages que nous pûmes pour
122
leur faire lâcher prise : car ils se cramponnaient au
bateau et semblaient ignorer que la capacité des ba
teaux, même d’hommes blancs, est limitée à un cer
tain nombre de personnes.
Au bout d’une heure environ, le navire fut débar
rassé de naturels, et nous finies route vers le nordouest, accompagnés toujours de nos six hommes des
îles Récif, pour visiter de nouveau Nufiluli et Pileni,
où nous devions les laisser.
Jamais je n’ai été aussi fatigué et énervé qu’après
cette visite.
11 est vrai que nous étions tout heureux d’avoir fait
cette épreuve et de n’avoir plus h la recommencer.
L’expérience avait réussi, et nous ne nous y atten
dions pas. C’était un premier pas de fait sur une île
qu’on avait abandonnée par découragement.
Nous ne savons pas ce que les habitants ont pensé
de notre visite ; mais après avoir vu que nous étions
venus sans armes, animés de bonnes intentions à
leur égard, il est probable qu’ils nous ont considérés
comme des amis.
Il est incontestable que la présence des six hommes
des îles Récif y était pour quelque chose ; mais l’évê
que Patteson, il y a dix ans, avait fait une pareille
tentative et avait été attaqué, parce qu’on ne com
prenait point ses intentions.
Croyant que les habitants des petites îles du nord
étaient mieux disposés, il s’y transporta, pour nouer
des relations avec eux, mais il y trouva la mort.
Nous débarquâmes le lendemain nos six hommes
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
123
des îles Récif chez eux, et nous fîmes quelques vi
sites.
Nous pûmes persuader à trois jeunes garçons de
nous accompagner : c’était la première fois qu’on en
prenait d’ici. Le plus jeune se fit bientôt des amis à
Lord. 11 s’appellait Nauveo ct'pélillail d’intelligence.
Il portait trente boucles d’oreilles *, dont quelques-unes
Il portait trente boucles d’oreilles...
étaient assez grandes, et un anneau au nez. 11 souf
frit d’abord du mal de mer, mais il s’en remit bientôt
et prit un grand plaisir au reste du voyage.
1. Les naturels de Sanla-Cruz se servent d’appuis pour la tète
qui, pour la forme et la dimension, ressemblent beaucoup à ceux
qu'on a trouvés en Égypte. Ces espèces de traversins en bois sont
aussi 1res communs aux îles Fidji et ii la Nouvelle-Calédonie; mais
ils ne sont pas destinés, comme au Japon et peut-être chez les an
ciens Égyptiens, à protéger la coiffure. Avec le grand nombre d’an
neaux que ces sauvages portent aux oreilles, il leur serait impos
sible de dormir en appuyant leur tête soit par terre soit sur tout
autre genre de coussin.
124
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
11 s’amusait surtout à un jeu qui consiste à entre
lacer les doigts d’un filet de petites cordes et à les
Ôter avec la plus grande rapidité. On l’appelle ber
ceau de chat. Les indigènes s’y montrent très adroits,
et peuvent y jouer pendant de longues heures.
Nous nous trouvâmes, par une belle soirée calme,
à la hauteur de Nukapu, où l’évèque Patteson fut as
sassiné ; mais aucune pirogue ne quitta la côte, el
les habitants ne donnèrent pas même signe de vie.
La dernière descente faite dans celle île datait de
neuf ans, époque à laquelle le vaisseau de la marine
royale anglaise le Rosario s’y présenta, après la mort
de l’évêque, et eut un engagement avec les naturels.
Gomme le temps était au calme, nous ne finies
aucune tentative de débarquement ; il nous semblait
prudent de ne pas nous exposer plus longtemps au
milieu de ces peuplades.
Dès l’aube, nous avions laissé les côtes de Nukapu
pour celles d’un petit îlot, Nupané, où les habitants
semblaient conciliants. Plusieurs de leurs canots vin
rent jusqu’à nous cl nous n’eûmes pas grand’peine
à les décider à venir à bord. Le rouge de Turquie les
passionnait encore plus que leurs voisins : ils deve
naient presque fous de joie lorsque nous en atta
chions un ruban autour de leurs tètes. Avant de l’avoir,
ils étaient en proie à une anxiété profonde, tant ils le
désiraient ; mais après avoir reçu ce cadeau, ils tré
pignaient, hurlaient et sifflaient comme des aliénés.
Presque tout le temps, nous pûmes apercevoir le
volcan de Tinjxkolo, véritable cône qui paraît s’éle-
Nous pûmes apercevoir le volcan de Tinakolo...
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
127
ver au-dessus de la mer : il en sorlail une fumée
blanche et légère. Le dernier soir que nous l’avions
encore en vue, nous en vîmes sortir un filet brillant
et incandescent, qui descendit des flancs de la mon
tagne jusque dans la mer comme une immense fusée.
Quelle splendide soirée que celle où nous quit
tâmes Sanla-Cruz ! Une brise légère nous apportait
une délicieuse fraîcheur, comme pour nous faire ou
blier les ardeurs d’une journée accablante ; c’est à
peine si une ride plissait la surface de la mer unie
comme un miroir ; les étoiles brillaient comme pen
dant les nuits glaciales des pays du Nord ; et, en
entr’ouvrant les yeux, nous apercevions au loin la
gigantesque silhouette du volcan mystérieux d’où
s’échappaient mille ruisseaux de feu projetant leurs
éclatantes lueurs sur le ciel des mers du Sud !
De Sanla-Cruz nous mîmes le cap à l’ouest, en
route pour Ulaua, dans les îles Salomon.
CHAPITRE IX
ILES SALOMON. ---- ULAUA ET S AN-C HRI STO VA L
Un jour viendra où l’on reconnaîtra que les îles
Salomon sont les plus belles et les plus fertiles du
Pacifique occidental. Il est vrai qu’elles ont été le
128
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
sujet do moins de légendes que le groupe SanlaCruz ; mais plus on les étudie, plus on devine qu’elles
sont pleines de promesses.
D’ailleurs, depuis ces dernières années, Santa-Cruz
a un mauvais renom. Comme les baleiniers du
siècle dernier, les trafiquants d’aujourd’hui les évi
tent ; jusqu’à présent c’est une terre mystérieuse, et
ceux qui louvoient dans ces parages, en attendant
un moment favorable pour débarquer, se trouvent
exactement dans la position du capitaine Cook, ou
même de Mendana, qui avaient l’inconnu devant eux.
Dans les îles Salomon, rien de semblable ; à peu
près la moitié du groupe a été mise en coupe réglée
par les écumeurs de mer. Les baleiniers ont laissé
des traces de leur passage dans les îles du Sud, les
trafiquants et les négriers ont rôdé le long de chaque
plage, en quête de quelque dépouille ; il n’y a point
de baie, de cap ou de promontoire qui ne rappelle
quelque sanglante tragédie.
Toutefois, quoique les vingt dernières années aient
été souillées de sang et de crimes de toute sorte, on
ne peut nier que c’est bien la terre qui répond le
mieux à la description de l’explorateur espagnol ; et
la nation qui entreprendra d’établir des relations,
fondées sur une mutuelle confiance, entre la race
nègre etlarace blanche, en rétablissant l’ordre le long
de ces côtes, sera récompensée de cette œuvre civi
lisatrice par l’acquisition d’une opulente possession.
Ce groupe se compose de six grandes îles, d’envi
ron 1,500 à 2,000 milles carrés, et d’une trentaine
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
129
o c c i d e n t a l
d’ilols qui s'étendent sur une superficie de 600
milles. Ces îles sont très élevées, sans que leur alti
tude maxima dépasse 8,500 pieds ; elles possèdent
de larges plaines qui descendent en pente vers la mer,
bien exposées pour la culture de la canne à sucre et
du coton, des baies très sûres dont l’entrée est bien
abritée, et probablement, dans les terres hautes, des
gisements considérables de minéraux.
Cependant, il y a le revers de la médaille : .c’est
le climat. D’après ce qu’on en sait, il est absolument
mauvais, et à moins qu’il ne soit plus salubre et
moins fiévreux pour les hommes de race blanche dans
les parties élevées, il est incontestable que c’est un
désavantage des plus sérieux, capable d’éloigner
beaucoup de colons européens ou de faire abandonner
toute idée d’annexion par les colonies australiennes.
Quant aux indigènes, j’en parlerai dans deux
ou trois des chapitres qui vont suivre. Ils sont doués
d’une ingéniosité incontestable et de qualités pré
cieuses, qui ont seulement besoin d’être dirigées du
bon côté.
Ils construisent des canots admirables, d’excellentes
habitations, et ils ont des armes aussi remarquables
au point de vue artistique que de l’usage qu’ils en
savent faire pour attaquer ou pour se défendre.
Arrivant en vue du groupe en venant de l’ouest,
nous mîmes en panne en face d’Ulaua, petit îlot situé
entre San-Christoval, le plus méridional, et Malania.
Cette île, comme tant d’autres que nous avions déjà
visitées, était merveilleusement belle ; mais sa végé9
130
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
talion se rapprochait bien plus de celle de la Malaisie
que tout ce que nous avions vu à l’ouest ou au sud ;
les arbres étaient plus élevés et la broussaille plus
épaisse.
Nous débarquâmes du côté de l’îlc sous le vent,
sur des rocs de corail, où des centaines de sauvages
gesticulant nous accueillirent avec force démonstra
tions amicales. Nous montâmes avec eux un sentier
escarpé et nous fîmes quelques mètres dans l’inté
rieur jusqu’à leur village, bitti dans une clairière au
milieu de la forêt; on eût dit une immense avenue,
bordée de petites cabanes grandes comme des jouets,
construites au pied des arbres. Cette clairière avait
à peu près un mille de superficie. Ces habitations
avaient meilleure apparence que celles que nous
avions vues jusqu’alors ; leurs murs latéraux étaient
élevés de quatre ou cinq pieds et surmontés de toits
plats ; à vrai dire, elles avaient quelque ressemblance
avec les plus pauvres chalets de la Suisse.
11 est vrai que tout ici est différent. La race a tous
les traits de celles de la Papouasie ; elle est plus
foncée que celle de Santa-Cruz ou des NouvellesHébrides ; les hommes et les femmes ont une taille
bien prise ; il y a même des types qui sont vraiment
beaux.
Ils sont prodigues d’ornements sur leur personne.
Ce ne sont que bracelets et anneaux autour des che
villes, espèces de chapelets faits avec des coquilles
peintes en rouge, en bleu ou en jaune.
Parmi les jeunes filles, quelques-unes portent au
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
131
bout du nez un ornement qui a la forme d’un petit
oiseau en nacre, ce qui leur donne un aspect singu
lier. C’est un peuple réellement ingénieux ; ils sculp
tent finement leurs coupes et les incrustent de nacre
ou d’autres coquillages, sans parler de leur habileté
comme constructeurs de canots.
PIÈCES DU COSTUME DES FEMMES A ULAUA, ILES SALOMON
(Oiseau en nacre porté dans le nez. — Bloc passé en travers de l’oreille. —
Cordon.)'
Les îles Salomon sont peut-être plus renommées
encore pour leurs canots que pour toute autre indus
trie, et cela avec juste raison. Les gondoles de Ve
nise elles-mêmes n’ont point une grâce aussi exquise
que ces coquettes embarcations.
Leurs membrures sont faites avec des planches rc-
■ 132
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
courbées, reliées par de fortes traverses et calfatées
au moyen d’une espèce de gomme tirée d’un arbre
du pays. L’arrière est très élevé à la façon de l’avant
d’une gondole ; souvent même, dans les grands canots,
l’avant et l’arrière ont la même forme élégante. Ces
bateaux sont étroits, et n’ont point de bouts-dehors;
ils sont posés sur l’eau absolument « comme un ca
nard ». Lorsque l’avant n’a pas la forme de gondole,
on lui donne celle d’une tète de requin, et tout canot
de quelque distinction est orné de sculptures. Il est
vrai que les dessins sont tout de convention, sans
pour cela laisser d’être artistiques.
Je suppose que ces canots sont les plus difficiles
à manier qu’il y ait wu monde ; mais les indigènes
n’hésitent pas à les mettre à l’eau par un gros temps
et les manœuvrent avec une habileté sans pareille.
Les pagaies sont courtes et minces ; on s’en sert in
différemment des deux côtés en donnant deux ou trois
coups d’un côté, deux ou trois de l’autre, et ainsi de
suite.
Dans tous les villages de ce groupe que nous
avons visités, nous avons trouvé une ou deux maisons
servant à remiser les canots qui n’étaient pas en ser
vice, et presque tous les chefs de quelque importance
ont un canot de parade qui est généralement remisé
dans leur propre habitation.
Parmi ceux-ci, j’en ai vu d'incruslés d’au moins
mille morceaux de nacre bien travaillés.
La Mission mélanésienne a une école et un insti
tuteur indigènes à Ulaua, et les missionnaires s’y
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
133
rendent quelquefois. J’ai assisté à un des examens,
qui était vraiment très amusant ; il faisait un plaisir
immense aux petits écoliers, qui se montraient très
fiers du moindre éloge qu’on leur accordait.
Pour donner une idée du caractère de ce peuple,
Canots des Iles Salomon.
je vais raconter ce qui s’est passé à. une autre visite
que nous fîmes plus tard à Ulaua.
On avait construit pour l’instituteur indigène une
maison dont on pouvait se servir pour l’école, ainsi
que pour recevoir les missionnaires en visite. Mais
les chefs du village s’en étaient emparés afin d’y éta-
134
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
le club. L’évêque ayant protesté, ils soutinrent
que le prix payé pour la construction était insuffi
sant. On décida donc d’y ajouter quelques haches et
quelques hameçons. On commençait à les distribuer,
lorsque tout à coup un homme à. la mine renfrognée,
qui venait de recevoir une hache, se mit en colère
et la jeta à terre. C’était un mauvais signe ; il s’éleva
un bruit de paroles auquel personne ne comprit rien,
pas même l’instituteur, trop effrayé probablement
pour y prêter attention. C’était encore une chance
qu’ils fussent sans armes : car Dieu seul sait quel
eût été notre sort..... La cause de cette clameur était
pourtant bien simple : l’homme qui l’avait provoquée
s’était cru insulté parce qu’un autre, qui lui était infé
rieur, avait reçu une hache avant lui.
On peut juger d’après ce fait comment les rixes
peuvent éclater , et combien il est difficile d’éviter le
plus léger froissement, à moins d’avoir une connais
sance profonde des mœurs indigènes.
Nous fîmes escale à plusieurs endroits sur l'ilc de
San-Christoval ; nous prîmes une provision d’eau à
une agréable rivière située au nord, et nous visitâmes
Wango, qui servait anciennement pour prendre de
l’eau du temps des baleiniers.
Les habitants ont été tout à fait démoralisés par
les trafiquants et les baleiniers. Il est vraiment très
regrettable d’avoir à constater que le contact avec
l’homme blanc est souvent des plus préjudiciables
pour les races indigènes. Si le blanc supprime le can
nibalisme, il donne l’exemple de l’ivrognerie et sou-
Lût
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
135
vent d’une moralité équivoque. A comparer les deux
races, ce n’esl vraiment que le genre du vice qui en
constitue la différence ; et si nous jetons les hauts
cris à la vue de leur cruauté, que pensent-i's de notre
code moral, de nos ruses, de nos mensonges?
Wango est une assez grande ville, dans une belle
situation sur le bord d’une rivière ; les maisons aussi
sont bien bâties, avec balcons comme celles des Maori
Coupe ornée des lies Salomon.
de la Nouvelle-Zélande. Les habitants ont un phy
sique agréable, surtout les jeunes fdles, et à l’excep
tion des naturels des îles Sandwich, ils ont meil
leure apparence que ceux des •autres îles que nous
avons visitées.
De l’autre côté de la rivière, il y a un grand village,
où j’ai vu des coupes magnifiques sculptées en
forme de canard. Celle que j’ai le plus remarquée
avait au moins 5 pieds de long. La coupe représente
le corps de l’oiseau, et l’on y ajoute une tète ; devant
le bec, on attache un poisson, et on n’oublie pas la
136
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
-O C C ID E N T A L
.
queue du canard, le tout incrusté de nacre ou d’autres
coquillages.
Mais le goût pour ces productions s’en va ; les indi
gènes perdent aussi leur habileté à construire les ca
nots. Dans ce village il y avait une maison pour les
canots qui tombait en ruine, mais qui était remar
quable. Les pihers représentaient des requins dévo
rant des hommes. Sur l’un, la victime était engloutie
la tète la première ; sur l’autre, étant assise ; sur un
troisième, elle était saisie par les jambes.
Après avoir quitté Wango, nous fîmes escale à
Mwàtta, qui est peut-être moins visité ; l’état moral
des habitants était identique à. celui de Wango. On
ne fit pas attention à notre arrivée ; on voyait bien
qup les naturels-savaient à quoi-s’en tenir sur les
hommes blancs et qu’ils n’éprouvaient pas le besoin
d’entrer en relations avec eux. Le cannibalisme per
siste chez eux, à en juger par une trentaine de crânes
qui ornaient l’extérieur de la maison pour les canots:
sur l’un de ces crânes on voyait encore des lambeaux
de chair.
Nous allâmes voir quelques malades, ce qui parut
nous faire regarder d’un moins mauvais œil ; mais
on parut néanmoins très content de nous voir partir.
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
137
CHAPITRE X
MALANTA ET FLORIDA
Nous visitâmes ensuite Malania, où nous abor
dâmes seulement à Saa.ct à Pululaa. Les habitants
ont une détestable renommée : dans le Dictionnaire
géographique du Pacifique du Sud, on les qualifie
ainsi : « les plus traîtres et les-plus sanguinaires des
sauvages que l’on connaisse. » Je ne crois pas qu’on
se soit trompé à leur égard.
Nous abordâmes à Pululaa, le malin, après avoir
parcouru un bras de mer dont les côtes étaient cou
vertes de palétuviers. Lorsque nous arrivâmes à
l’embouchure de la rivière, nous fûmes surpris de ne
voir aucun canot venir â notre rencontre, quoiqu’il y
eût beaucoup d’indigènes sur le' rivage. En nous ap
prochant, nous pûmes observer qu’ils étaient tous
armés de javelots, d’arcs et de flèches. On se préparait
à quelque chose, mais à quoi... ? Ils ne s’occupaient
point de nous, ni pour nous saluer, ni pour nous
souhaiter la bienvenue ; ils se mirent en file le long
de-la côte, ce qui, avec leurs armes, leur donna une
attitude des moins conciliantes. Rebrousser chemin
eût été impossible, sinon imprudent : nous continuâ
mes donc d’avancer jusqu’à ce que le bateau tou
chât; alors, sautant dans l’eau, nous prîmes terre.
138
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
Personne ne se souvenait de nous, et l'évêque,
quoiqu’il ne connût aucun visage au milieu de celle'
foule armée, continuait il répéter le nom du chef, en
attendant son arrivée.
Cette troupe devait être étrangère, et les hommes
qui la composaient ne se montrèrent point ouverte
ment hostiles ; seulement, ils nous évitaient, criaient
et paraissaient prêts à tout. Les femmes el les enfants
faisaient complètement défaut, et cette petite troupe
avait plus d’armes que d’ordinaire. Leurs ornements
étaient très beaux : quelques-uns portaient en sautoir
de larges écharpes faites avec des perles et agré
mentées d’une bordure de dents d’homme.
Cet état de choses dura un grand quart d’heure,
pendant lequel nous causâmes entre nous en riant,
lâchant de faire contre mauvaise fortune bon cœur,
lorsque survint un vieillard à physionomie réjouie,
qui était en effet le chef que connaissait l’évêque. 11
adressa à la foule armée quelques paroles qui la ras
surèrent à notre égard ; dès ce moment les hommes
voulurent bien entamer des pourparlers avec nous
pour nous vendre leurs arcs et leurs (lèches. Ce chef
avait été enlevé pendant son enfance et amené à
Fiji, où il avait travaillé quelques années. Il y avait
appris l’anglais, qu’il assaisonnait de force jurons ; il
nous dit que son fils était malade et qu’il désirait
quelques médicaments. Nous pûmes comprendre
qu’on allait célébrer une fêle ; des invitations avaient
été lancées dans toutes les directions, ce qui nous
donna l’explication de cette réunion.
Ces fêles sont très curieuses. On n’y consomme
point les provisions préparées pour la fêle elle-même ;.
mais chacun mange ce qu'il a apporté pour la durée
de son séjour. C’est à son départ qu’il reçoit sa pari
du festin et qu’il l’emporte.
Cette coutume tient à la sévérité des lois de tabou,
qu’il serait impossible de ne jamais enfreindre dans
un repas public. On emporte donc chez soi ce qui
vous est offert. Voici un exemple des difficultés que
le tabou fait naître quand on mange sur place.
*
t
Écharpe bordée de dents d’homme, lies Salomon.
Si dans un repas de ce genre un des convives em
porte, par hasard ou à dessein, une partie de la nour
riture, il peut jeter un sort sur l’amphitryon ; et celuici, dès qu’il s’en aperçoit, rachètera au prix de
n’importe quel sacrifice le morceau enlevé, pour con
jurer le mauvais sort. Quelques semaines avant notre
arrivée il y avait eu une fête sur une île voisine. Un
des invités emporia un morceau de noix d’arec. L’am
phitryon tomba malade, et se douta de quelque chose.
■ 140
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
été détourné. Bien que le convive qui s’était rendu
coupable de cette indiscrétion habitât une île loin
taine, il envoya chez lui pour racheter le petit débris
du festin pour quarante dents de chien, soit la valeur
de quatre mille noix de coco.
J’eus bientôt l’occasion de faire l’expérience de la
mauvaise foi de ces gens. J’avais acheté pas mal
d’ornements et de lances, et je terminais mon marché
avec un homme d’assez mauvaise mine en troquant
mon couteau contre un arc et un faisceau de flèches.
Nous étions pressés tous les deux de conclure le
marché, moi pas moins que lui, parce que les deux
objets étaient très beaux. Mais lorsque je lui remis le
couteau, il me glissa les flèches dans la main et s’es
quiva avec l’arc !
Il n’y avait rien â faire, car il eût été imprudent
de faire naître une querelle. D'autre part, si les indi
gènes savent qu’ils peuvent vous tromper, ils perdent
tout respect pour vous. Généralement, en pareil cas,
on arrête la vente jusqu’à ce que l’objet volé soit
rendu; mais, dans le cas actuel, avec l’affluence
d’étrangers et la physionomie belliqueuse de la foule,
nous jugeâmes prudent de passer sur l’incident.
Un mol des lances des îles Salomon. Ce sont les
plus belles armes des mers du Sud ; une de celles
que je m’étais procurées avait 16 pieds de long ; elle
était en bois noir poli, ornée au bout d’ossements hu
mains peints de diverses couleurs et d’un travail des
plus délicats.
Les lances qu’on porte ordinairement ne mesurent
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
141
que 10 pieds. Près de l’extrémité, une douzaine de
pointes semblables à. celles du bout. On les attache
au bâton avec une ligature de bois de canne peint, et
on les colle avec la substance résineuse qui sert à cal
fater les pirogues. Ces lances valent chacune un rou
leau et demi de tabac, soit 3 sous.
Commme l'heure de leur festin approchait, nous
laissâmes les sauvages pour gagner un petit groupe
Ornement en écaille de tortue porté sur le front
(1 de grandeur naturelle).
d’ilots connu sous le nom des Florida?, par le détroit
appelé « Indispensable ». Espérons que sur le menu
il ne figurait rien de plus terrible que des ignames
ou de la viande de porc.
Le détroit « Indispensable » sépare les deux lon
gues îles montagneuses de Malanta et de Guadal
canal-. Il est enfermé entre les Floridas au nord-ouest
et l’ile de San-Christoval au sud-est ; ses dimensions
sont do 50 milles de longueur sur une largeur de
40 milles.
'
' tm'iW» m lfliA î»
142
l ’ océan p a c if iq u e o c cid en ta l
Les montagnes de Guadalcanal1sont imposantes,
car elles ont au moins 8,000 pieds de hauteur.
Dans ces parages nous avons pu jouir du plaisir
qu’on a toujours à croiser près des îles de la mer du
Sud. Le temps était superbe, la mer azurée, les îles
vertes, les vagues battaient les récifs, semblables à de
la neige qui serait aussi de l’écume. Ce tableau était
encadré par les montagnes empourprées du Guadal
canal qui, dit-on, n’ont jamais été foulées par un
pied humain. Les indigènes superstitieux les préten
dent habitées par des crocodiles et des hommes che
velus; mais les parties basses étant â peine explorées,
il est à présumer que le reste est inhabité. Le pays
qui sépare les montagnes de la mer est fertile et
plat, et ressemble au district de Rcwa dans le Fiji.
C’est une terre qui fournira probablement un jour
du sucre ou du coton aux marchés d’Europe.
Nous allâmes tirer des pigeons sur une de ces îles
boisées; nous y vîmes des restes de cabanes, ayant
servi à des pêcheurs probablement, et un four en
pierre polie et arrondie, à côté.duquel se trouvaient
un crâne et quelques ossements : nous n’eùmes pas
de peine à deviner le genre de mort qu’avait subi la
victime.
On connaît peu le groupe Florida, et il est indi
qué vaguement sur les cartes de l’Amirauté. Nous
passâmes une nuit à Saeta, une des îles les plus mé
ridionales de l’archipel; depuis deux ans la Mission
s’en était occupée sérieusement.
Le village était situé sur une hauteur à quelques
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
143
milles de la côte, et nous dûmes, pour y parvenir,
traverser un pays de forêts marécageux, escortés par
une trentaine d’habitants. Près du village, au fond
d’un ravin, il y avait un ruisseau où nous pûmes
nous baigner, ce qui est un véritable luxe dans ces
parages.
Les maisons, dans cette contrée, sont à plate-forme
et élevées de terre de quelques pieds. Sur cette plate
forme ou balcon on peut s’asseoir et respirer l’air
frais. Pendant que je jouissais de ce plaisir, l’évêque
adressait un discours, au moyen d’un interprète, à.
une cinquantaine d’habitants réunis dans la maison.
Quelle assemblée! Des guerriers à barbe grise,
plongés dans une contemplation qui les reportait
aux temps passés; de vieilles mégères au regard
soucieux et chagrin, accroupies dans les coins ; de
belles jeunes fdles aux yeux brillants et aux traits in
telligents, avec des ornements que certainement elles
croyaient coquets sur les bras ; des guerriers vigou
reux dans la fleur de la jeunesse écoutant tranquille
ment ces paroles, si nouvelles pour eux; enfin, au
milieu de tout ce monde, des petits garçons et des
petites filles, avec une physionomie moitié vieillotte
moitié enfantine, la tête toujours en mouvement, les
yeux étincelants, aux gestes comiques et qui rappe
laient les contorsions du singe. Comme toutes les
races non civilisées se ressemblent !
Pendant qu’on chantait, je regardais voltiger les
mouches phosphoriques, les grands sagoutiers om
breux et la montagne sombre derrière laquelle se
144
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
couchait Yénus: tout ce que je voyais rendait déli
cieuse pour moi cette paisible soirée.
La maison où nous passâmes la nuit avait un in
convénient des plus sérieux, qui détruisit un peu
le charme des premières heures de notre arrivée.
C’est un rendez-vous de scolopendres. Je crois que
leur morsure n’est pas dangereuse, mais elle cause
assez de douleur pour qu’on les craigne autant que
les alligators. 11 y a toujours un point noir, même au
soleil le plus brillant. Dans ces pays tropicaux on a
des serpents, des alligators, des moustiques, des re
quins, et enfin des scolopendres. Il n’y a point de rose
sans épines. Quant à moi, j’étais simplement dévoré
par ces scolopendres; et le seul moyen de nous pro
curer quelque répit consistait ù allumer de temps en
temps une bougie pour effrayer cette vermine avide1.
Savo est une des jolies îles du groupe et nous y
avons fait escale deux fois. Je me promettais un grand
plaisir de cette visite, parce que le chef de File était à
bord avec nous depuis notre départ de File de Norfolk.
Le seigneur de Savo, comme on pourrait l’appeler,
avait abandonné son gouvernement, etlaisséle champ
libre à ses ennemis. Affublé d’un pantalon et d’une
chemise, et suivi d’une petite escorte fidèle, il avait
1. Huit semaines plus tard, eut lieu l’épouvantable massacre du
lieutenant-commandant Bower et de quatre matelots du Sandfly. Le
théâtre de ce drame sanglant était une petite lie inhabitée devant
laquelle avait mouillé notre vapeur, pendant notre visite. 11 est
assez singulier qu’à l’endroit où nous fûmes si bien accueillis, le
seul où nous ayons pu passer la nuit pendant notre course eu ba
teau, un pareil événement se soit produit. On trouvera plus loin, nu
chapitre xiv, quelques détails supplémentaires sur ce triste sujet.
l
'o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
145
traversé la mer, afin de voir la magnificence du dé
pôt central de la Mission mélanésienne.
C’était un bon diable; nous avions passé plusieurs
heures tâchant de nous communiquer nos idées
à l’aide de force gestes et d’une pantomime ex
pressive.
Je l’avais du reste séduit par d’énormes rations
de tabac et des cadeaux; en échange il me promit
Maisons ù plate-forme des îles Salomon.
un accueil des plus hospitaliers et des curiosités en
masse dès que je mettrais le pied sur le seuil de son
royaume.
Ma confiance dans la foi de ce sauvage reçut une
rude atteinte, lorsqu’à la fin de ma seconde visite
je m’aperçus que jusqu’alors je n’avais été régalé que
d’une grappe passablement dégarnie de médiocres
ignames. En partant, je marchandai une lance à un
homme de la suite dix chef, et voyant que le marché
44G
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
- o c c i d e n t a l
n’allait pas à mon gré, je fis appel au chef. Celui-ci
se montra à la hauteur de la circonstance. Il s’écria
avec effusion : « La lance n’est pas à moi, autrement
je vous l’aurais donnée. Je rie saurais rien vous re
fuser, moi. Elle appartient à ces gens! » Je quittai
Savo entièrement désillusionné au sujet des chefs de
la Mélanésie.
CHAPITRE XI
YSA BEL
Les autres parties des Floridas n’offrent qu’un inté
rêt médiocre. Ici nous trouvions un beau port; là on
nous indiquait où le Dancing Wave avait été assailli,
ou bien l’endroit où un navire de guerre était venu
faire un acte de justice sommaire. Après avoir louvoyé
dans le dédale de ces îles, nous nous dirigeâmes vers
le nord et nous jetâmes bientôt l’ancre dans le beau
port d’Ysabel de la Estrella, comme l’avait nommé
Mendana. C’est un joli petit mouillage, situé dans
un grand golfe appelé baie cle Mille-Vaisseaux sur
quelques cartes, mais Bugutu par les indigènes.
Comme c’était le dernier point de notre course, nous
y restâmes quelques jours.
Ce qu’il y a de hideux dans les îles Salomon, au
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
147
moins celles du nord, c’est la passion pour la chasse
aux tètes d’hommes. On la poursuit là avec l’ardeur
qu’on met ailleurs à collectionner des faïences. Les
tribus du nord se jettent de préférence pour cela sur
le midi d’Ysabel, et y viennent en masses aguerries
des îles do Choiscul et de la Géorgie. Les insulaires
du midi se défendent contre ces incursions grâce à
leurs maisons bâties dans les arbres et à des retran
chements sur la montagne. Ces maisons sur des ar
bres sont très intéressantes classez nombreuses. On y
habite même pendant la paix. Les habitants y grim
pent et se promènent dans les branches avec la
même aisance que dos singes.
Il n’y avait qu’une de ces maisons dans le village
où nous avions mouillé d’abord, mais c’en était un
beau spécimen. L’arbre sur lequel cette maison était
perchée croissait sur la falaise; toutes les branches
inférieures avaient été enlevées, ce qui lui donnait
une physionomie particulière. Une échelle en ro
tin servait à monter jusqu’aux branches supérieures.
L’ascension est des moins attrayantes; l’échelle,
d’aspect assez fragile, danse d’une façon peu rassu
rante; les marches sont de simples morceaux de
bois arrondis, pris par le milieu dans une corde, qui
n’offrent aucun appui solide aux chaussures euro
péennes.
En arrivant au sommet, je vis avec étonnement
que la maison était grande, bien construite, de plainpied, et fixée avec beaucoup d’habileté dans les bran
ches. Le parquet était tapissé de nattes, et très
148
l
’o c é a n
P A C IF IQ U E
o c c i d e n t a l
propre. L’habitation a 26 pieds de long sur 18 do
large, et le support central, une dizaine de pieds.
Ce qui frappe, c’est la solidité de cette maison, où
tous les habitants peuvent se réfugier. A chaque
bout, des terrasses, dont une donnant sur la mer.
Celte construction singulière est à 70 pieds de
terre; on y trouve des monceaux de pierres qui ser
vent d’armes défensives. Lorsque les chasseurs de
tètes d’hommes arrivent, les habitants s’y retirent
et remontent l’échelle. Si l’ennemi tâche d’abattre
l’arbre , ce qui n’est guère facile, car l’écorce
est dure comme le fer, les assiégés leur jettent des
pierres; et à moins que l’ennemi ne soit armé de
fusils, ces sortes de forteresses doivent être impre
nables.
Quant à celles qui se trouvent dans les montagnes,
elles sont perchées sur des pics rocheux, et leurs ap
proches sont défendues par de larges fossés, qui té
moignent d’un travail considérable.
Le temps que nous avons passé parmi ces gens
nous a laissé les meilleurs souvenirs. Ce peuple est
îles plus habiles, ses habitations sont de vrais mo
dèles : elles sont toutes à. plate-forme, ce qui est né
cessaire dans ce pays humide.
Quelques-uns des canots appartenant à. ce village
étaient splendides, un entre autres incrusté de coquil
lages; mais ils sont faits moins pour le service ordi
naire que pour flatter l’amour-propre des chefs, ou
exciter l’envie des visiteurs. Malgré l’habileté de celle
race, elle paraît peu travailleuse, car elle a peu
l ’ océan p a c if iq u e o c c id e n t a l
151
d’armes et fabrique peu de vêlements indigènes ; les
plantations d'ignames sont mal soignées : le passetemps de prédilection des naturels est de s’asseoir
sur le rivage et de jouir du dolce far niente.
Les trafiquants y font souvent escale. Chaque indi
gène porte une hache à manche en bois noir, qu’il
a fabriquée lui-même : cette arme s’appelle « maltiana », ou « sa mort ». L’ambition de la jeunesse de
Bugutu est d’en posséder une.
Dans les soirées, les plus actifs s’occupent de la
pèche, perchés sur des trépieds plantés sur des écueils
près de la côte. Ils y sont généralement quatre avec
un grand filet.
.Les cacatoès, les toucans cl les perroquets verts et
■ écarlates abondent dans cette île. Nous fûmes entou
rés par les premiers un beau malin, pendant notre
bain, et ils semblaient furieux de la liberté que nous
prenions chez eux. C’étaient des cris aigus de colère;
ils venaient si près de nous que nous aurions faci
lement pu les abattre à coups de bâton.
Rien de curieux comme la monnaie dans les îles
Salomon. La monnaie courante se compose de chape
lets de perles en coquillages,' de la grandeur environ
d’un boulon de chemise. Elle est enfilée sur des fils de
6 pieds de long et se décompose en monnaie rouge
et blanche. Ensuite, il y a les dents de chien, qui ont
la valeur de l’or. On ne peut donner que deux dents de
chien comme monnaie légale ; et d’après la table qui
suit, l’on verra que leur valeur est fort grande. Cha
que dent est trouée, et lorsqu’on en a une quantité
lo 2
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
suffisante, on les enfile et on les porte en collier. J’en
ai vu qui valaient 30 livres sterling-. On se sert aussi
de dents de marsouin, mais elles ne valent que le
cinquième des dents de chien.
Il y a encore un autre numéraire qui a cours :
c’est un anneau en marbre qu’on porte sur la poi
trine, et auquel on attribue aussi les vertus d’une
amulette.
La valeur de cette monnaie diffère peu dans le
groupe, et peut s’évaluer à peu près comme suit :
10 noix de coco
10 fils de monnaie blanche
10 fils de monnaie rouge
(0 isas
1 « bakiha » (anneau en
marbre)
1 bakiha
1 bakiha
_ ( i chapelet de monnaie blanche.
— ( I rouleau de tabac.
_( 1-chapelet de monnaie rouge :
— j soit 1 dent de chien.
I u isa » : soit 50 dents de marsouin.
= 1 femme de bonne qualité,
= 1 tète d'homme.
= un très bon cochon.
= un jeune homme moyen.
D’après celte table, l’on verra que le prix d’une
femme convenable serait de dix mille noix de coco;
mais il va sans dire que ce prix varie selon la posi
tion du père bien plus que d’après la beauté ou les
qualités de la jeune fille.
Les coutumes à l’égard du mariage sont intéres
santes. Lorsqu’on demande une fille en mariage à
son père, on fait un marché avec celui-ci, qui naturel
lement estime sa fille au plus haut : soit dix mille
noix de coco.
Si le jeune homme ne peut donner cette somme,
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
153
il s’adresse à tous ses amis et s’engage à faire une
certaine quantité de travail à l’occasion. De cette
manière, il réussit souvent à leur emprunter la somme
voulue. La fille est censée engagée, mais un temps
assez long s’écoule avant que tout soit réglé.
On donne une fête pour célébrer le mariage : on y
convie ceux qui ont fait des avances au fiancé, et ils
Canot d'apparat des îles Salomon.
reçoivent des cadeaux en conséquence. Par exemple,
l’oncle A., qui a donné deux chapelets de monnaie
blanche, reçoit cinquante ignames; l’ami C., qui a
donné quelques dents de chien, reçoit un cochon, et
ainsi de suite : soit 50 pour 100 du don.
11 s’ensuit que les pères qui estiment trop haut
leur filles ne peuvent les marier.
Takua, un grand chef des Floridas, a trois filles qui
ne sont pas mariées. Un malheureux, l’année précé
dente, avait demandé la moins âgée en mariage,
184
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
mais on lui fille prix de soixante mille noix de coco.
Il fit des efforts pour se procurer la somme, mais
n’y put parvenir. Alors le chef Takua, indigné, le
condamna à une amende de mille noix de coco pour
avoir osé faire une telle proposition sans avoir do
ressources. Le malheureux s’en fut chez un plaideur
de profession, afin d’obtenir que le jugement fût
cassé, mais il perdit sa cause, et sa réputation avec.
Les jeunes filles des îles Salomon sont petites,
mais bien faites, avec de jolies mains cl de jolis pieds.
Elles se tatouent la figure, mais si légèrement qu’il
faut s’approcher pour s’en apercevoir.
Cette opération, qui est un événement important
dans la vie d’une jeune fille, s’effectue de la manière
suivante.
On fait venir la veille une quantité de gens, qu’on
paye une dent de marsouin chacun, pour chanter
autour de la demeure de la jeune fille et l’empêcher
de dormir.
Le lendemain, l’artiste arrive. On le paye fort cher,
souvent plusieurs milliers de noix de coco, et il com
mence son ouvrage. On entaille la figure d’un des
sin qui se compose de cercles concentriques ou de
polygones. Les cercles extérieurs ont la largeur d’une
pièce de 10 sous; et le tout ressemble à un rayon de
miel.
Lorsque tout est terminé, on laisse la jeune fille,
fatiguée parla douleur et par l’insomnie, se reposer
pendant plusieurs heures, à la fin desquelles elle
souffre déjà moins de l’opération qu’elle a subie.
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
lo o
Après avoir fait escale sur plusieurs points des îles
Malan ta et San-Christoval, nous quittâmes les îles
Salomon pour les îles Torres, en faisant route au
sud-est. Pendant treize affreux jours nous eûmes
â lutter contre un fort vent alizé du sud-est, ne fai
sant que 360 milles, et essuyant des orages épouvan
tables, et tellement rapprochés que nous en avons
Boucle d’oreille en bois noir marqueté, ornée de perles et de dents
humaines.
compté quarante dans la même journée. Celui qui
veut faire l'expérience du peu de confort d’un voilier
de 100 tonnes n’a qu’à l’essayer pendant une quin
zaine, battu constamment par des orages, avec deux
ris dans les huniers.
Le mouvement que lui imprimaient les vagues
était d’une telle violence qu’on 11e pouvait se.tenir
ni assis ni môme couché, à moins de se cramponner.
156
Ce mauvais temps nous tint compagnie jusqu’à
notre arrivée au sud des Nouvelles-Hébrides, soit
un mois environ.
Pendant tout ce temps, nous eûmes à peine quel
ques heures de répit.
Deux fois nous dûmes jeter l’ancre pendant, que
les vagues balayaient le pont : en bas, tout sentait
l’humidité; l’équipage était malade, les indigènes
aussi, et nous-mêmes nous étions d’une humeur facile
à comprendre. Il y avait presque trois mois que nous
n’avions eu ni viande fraîche ni légumes, si ce n’est
quelques ignames; le pain commençait à manquer.
Cependant notre petit navire se comporta admi
rablement. Si nous avions bissé deux petites voiles
et lié la barre du gouvernail, il se serait maintenu
pendant un mois, s'il l’eût fallu.
Pendant que nous faisions tous nos efforts pour
gagner les îles Torres, notre élai de misaine se dé
traqua ; mais au bout de sept heures on le remit en
état; et moi qui ai fait sur mer plus de 100,000
milles, c’est le plus long retard que j’aie éprouvé par
suite d’un accident: ceci soit dit à l’adresse des voya
geurs timides !
À la fin de la quatrième semaine, le vent vira à
l’est, ce qui nous permit enfin de continuer tran
quillement notre route vers les îles Loyally.
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
137
CHAPITRE XII
LES ILES LOYALTY
On me déposa le 10 septembre à Nengone, clans le
groupe Loyalty, et la Croix-du-Sud continua sa roule
jusqu’à l’île Norfolk.
Cet adieu m’attrista plus que je ne saurais le dire :
car, pendant mon séjour à bord, j’avais vu pas mal de
pays curieux, et j’avais lié connaissance avec les
indigènes qui, malgré la barbarie de leur éducation,
étaient, à tout prendre, d’assez bons diables.
J’avais espéré passer de Nengone à Nouméa, 'dans
la Nouvelle-Calédonie, où il y a un service tous les
quinze jours pour Sydney.
M. et Mmo Jones, de la Société des Missions de
Londres, m’accueillirent de la façon la plus hospita
lière, et je vécus chez eux d’une vie bien plus paisible
que celle que j’avais passée à bord du petit voilier,
ballotté par les orages fréquents de ces parages. La
maison était aussi bien installée que celles de l’Aus
tralie, et M. Jones y était déjà depuis vingt-cinq ans.
Il paraissait très aimé de tout le monde.
Il y avait eu une guerre religieuse depuis notre
dernière visite : les relations entre les deux partis
étaient des plus tendues. La bataille venait d’avoir
lieu : vingt et un morts étaient restés sur le champ
438
de bataille, parmi lesquels onze enfants. Celle rixe
s’était élevée entre protestants et catholiques.
La France a pris officiellement possession de celle
île en 1866, et peu après on y envoya un résident et
des missionnaires catholiques. Les relations entre
les protestants et les catholiques laissent beaucoup à
désirer. Après une rixe sérieuse, les catholiques ont
dû se réfugier h l’ile des Pins. Cet état de choses est
des plus regrettables.
Maintenant, à part ces querelles, il faut bien avouer
que les indigènes- ont beaucoup profilé des efforts
des missionnaires, et ils en font preuve. Ils bâtissent
de grandes églises, s’habillent à l’curopéc-nne, ce qui
ne leur sied pas très bien, et donnent généreusement
tout ce qu’ils peuvent aux missions. De plus, ce sont
les insulaires les plus courageux de ces parages : ils
savent affronter tous les dangers sur mer et sur terre;
aussi les explorateurs cherchent-ils à se procurer une
escorte d’indigènes des îles Loyalty.
J’ai passé cinq jours des plus agréables avec
M. Jones. Je pus constater qu’il avait donné une
bonne instruction pratique et utile tant aux hommes
qu’aux femmes ; aux uns, il avait fait apprendre des
métiers : la menuiserie, la construction des bateaux;
aux autres, les travaux du ménage et de la ferme.Il y a deux négociants sur l’île qui prennent aux
indigènes les champignons et le copra en échange du
tabac et du calicot.
Un de ces négociants s’était fait construire un
cutter jaugeant 6 tonnes. J’entrai en pourparlers avec
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
139
lui pour la traversée de Nouméa, et je m'embarquai
au môme endroil où la Croix-du-Sud m’avait déposé.
La soirée était belle, notre équipage se composait
du propriétaire et de trois indigènes, mais la mer était
houleuse avec peu de vent. Nous étions ballottés de
la façon la plus déplaisante.
A l’aube, nous avions perdu la terre de vue ;
notre situation était peu rassurante, et nous fûmes à
la merci des vagues toute la journée ; dans l’aprèsmidi, une forte brise s’éleva et nous arrivâmes en vue
de la côte, vers l’entrée qu’on appelle le Passage de
la Havane.
Le courant de la marée était très fort, et, venant à
l’encontre du vent d’est, les vagues se soulevaient
en véritable tourbillon.
Je n’ai rien vu de semblable, si ce n’est à la cascade
du Niagara.
11 fallut beaucoup d’adresse pour guider notre
petit cutter au milieu des brisants du côté du récif.
Plusieurs fois les vagues poussées par lé vent sem
blaient vouloir nous engloutir, et si le cutter avait
chaviré, c’en était fait de nous, car il eût été impos
sible de lutter contre le courant.
Les récifs de la Nouvelle-Calédonie, comme ceux
de Fiji, s’étendent à plusieurs lieues en mer, formant
ainsi de belles lagunes, où de puissants vapeurs peu
vent naviguer : toutefois, ces parages sonL très dan
gereux, à cause de l’inexactitude des caries.
Nous suivîmes la côte au sud-est de la NouvelleCalédonie pendant SO milles, entre de petits îlots et de
_ .
'
.
^
■ ass.
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
hauts promontoires qui nie rappelaient Ja Grèce. G’élait
une navigation charmante favorisée parla pleine lune.
Je dois dire que les montagnes, fort stériles en réa
lité, paraissaient bien plus belles qu’elles ne l’étaient.
La Nouvelle-Calédonie est la plus grande des îles
de la mer du Sud. Elle est complètement séparée
de l’ile des Pins et des récifs qui l’entourent. Elle a
230 milles do long sur 30 à 40 de large. Une chaîne
de montagnes la traverse dans toute sa longueur,
ne laissant qu’une marge fort petite des deux côtés.
Si, d’une part, celle configuration met obstacle aux
communications intérieures, de l’autre, c’est une in
dication non équivoque de la présence de richesses
minérales. Toutes les montagnes doivent recéler des
mines de fer, à en juger par leurs couleurs bril
lantes. Nous passâmes par le mont d’Or, beau pro
montoire qui doit être riche en nickel, mais dont le
nom est à coup sûr trompeur.
Nous entrâmès dans la nuit au port de Nouméa,
par un calme plat, une mer aussi transparente qu’un
miroir.
J’avais espéré trouver dans le port le vapeur por
teur des malles pour Sydney, dont le départ était
lixé pour le lendemain. Comme nous passions sous la
poupe d’une goélette, je criai à un indigène penché
sur le pavois :
« Le vapeur est-il arrivé?
— Non, répondit-il. Vapeur pas venu, vapeur ar
rêté sur une pierre, tous les hommes aller dans l’eau
salée, beaucoup d’hommes mourir, vapeur fini. »
T’ OCÉAN PACIFIQUE OCCIDENTAL
163
C’étaicnL de bien graves nouvelles, et ce qui était
pire, elles étaient apparemment vraies; carie station
naire français chauffait, et allait partir à la hâte à
la recherche du vapeur retardataire.
Comme j’étais très fatigué, je me couchai surle-champ et résolus de laisser jusqu’au lendemain la
question de la non-arrivée du vapeur.
C’était une fausse alerte: car, le lendemain, nous
apprîmes que le départ du vapeur de Sydney avait
été retardé pendant quarante-huit heures par le cour
rier de San-Francisco, avec lequel il correspond.
I
CHAPITRE XIII
LA NOUVELLE-CALEDONIE
Nouméa, la capitale de la Nouvelle-Calédonie et de
ses dépendances, est une ville poussiéreuse, découpée
en carrés ; les rues sont droites et larges, les maisons
en bois à toiture de fer.
Il y a pas mal d’estaminets ou de bars américains.
On ne voit presque que des Français. On en voit aux
bai’S, buvant leurs sirops, jouant au billard, aux
portes de leurs magasins ; on aperçoit aussi des Fran
çaises en promenade, bien chaussées, bien habillées
et fort gracieuses. Tout a une physionomie bien
'
164
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
française : les hommes s'arrêtent pour saluer et lier
conversation avec leurs amis, avec cette animation
qui est propre aux races latines : n’élait le soleil brû
lant des tropiques, on se dirait dans je ne sais quelle
ville de France.
Il y a aussi des négociants anglais, des capitaines
au repos comme on en voit dans le voisinage des
ports, et qui sentent l’étoupe et le goudron de Suède.
Mais la classe la plus nombreuse, ce sont les forçais,
qu’on y voit en très grand nombre.
Ceux qui se promènent dans les rues, ce sont des
libérés, ou bien des déportés qui purgent leur peine.
Voici des Arabes à la démarche majestueuse, habil
lés du caftan, coiffés du fez et du turban : ce sont des
prisonniers politiques de provenance algérienne ;
n’oublions pas, enfin, les condamnés aux travaux for
cés, accompagnés d’une escorte armée.
Actuellement, il existe huit mille condamnés à la
Nouvelle-Calédonie, logés pour la plupart sur Pile
Nou, située dans le port, et sur laquelle il y a de
grandes prisons, des casernes et des ateliers. 11 y a
aussi quelques prisons sur Pile principale, mais elles
sont insignifiantes auprès de celles de Pile Nou.
Le système de libération est assez vague, et il y a
des terres qu’on alloue « conditionnellement » et
« dans une proportion raisonnable ».
Les libérés sont au nombre de deux mille environ :
ils forment de petites colonies et vivenl à part.
Tous les ans il arrive quelques centaines de colons
français.
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
167
Il est clair que si la France veut profiter de cette
possession, il faut qu’elle encourage l’immigration
des colons, tirés peut-être du midi de la France.
Je fis une longue promenade en voiture dans
l'après-midi. Les routes sont magnifiques et ont été
faites par les condamnés. Après avoir quitté les fau
bourgs de Nouméa, qui a 3,000 habitants, les ca
sernes et les petites maisons de campagne, nous ar
rivons en pleine campagne au milieu des broussailles,
oui, broussailles, tout ce qu’il y a déplus broussailles:
voici les plantes à gomme qu’on rencontre sans cesse;
l’eucalyptus rabougri, noueux, à écorce blanche et
raboteuse, qu’on voit partout en Australie, ce qui
prouve la parenté de la Nouvelle-Calédonie avec le
continent australien.
La campagne environnante ressemble à s’y trom
per aux alentours d’Adélaïde, sauf les hautes et belles
montagnes qu’on ne rencontre point sur le continent
australien. Nous vîmes quelques cabanes indigènes
avec leur toiture en bonnet de fou; mais il y a peu
d’indigènes dans les environs de Nouméa, parce que,
depuis la dernière insurrection, on les a refoulés
jusque dans les montagnes.
On évalue leur nombre à 20 ou 30,000; mais ils
ont diminué de plus de moitié pendant les dernières
cinquante années. Ils portent le même costume que
les tribus de l’Afrique méridionale.
Nous rentrâmes dans les rues désertes par un
temps frais et agréable ; mais ce qui était bien plus à.
notre goût, c’était de nous retrouver, après trois
168
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
mois do séjour chez les sauvages, assis à une table
bien mise, avec des gens civilisés, pendant que des
domestiques indigènes nous servaient à dîner, en fai
sant le service comme l’eussent fait des Européens.
Les Anglais ont des maisons de commerce consi
dérables à Nouméa, ils ont aussi des navires; mais
on voit partout le pavillon français. Le service de
Sydney est fait par des steamers d’une Société an
glaise, moyennant une subvention de 6,000 livres
sterling par an.
J’étais contrarié de n’avoir pu visiter la partie sep
tentrionale de l’ile, fort riche en productions mi
nières, et qui n’attend que l’arrivée de capitaux et
de courageux travailleurs. On pourrait même y cul
tiver le sucre, sans pour cela négligerde produit le
plus important.
Je partis pour Sydney un dimanche matin; tous
les Européens, parmi lesquels un assez grand nombre
de dames en toilette, s’assemblèrent sur le quai pour
voir le départ. Nous mîmes deux heures pour traver
ser la lagune, nous passilmes à côté du phare et nous
sortîmes du récif. Je le v.oyais disparaître dans le
lointain avec je ne sais quel sentiment de regret,
avec son éternel accompagnement de vagues écumantes que je connaissais si bien : c’était comme si
je me séparais d’une personne amie.....que je ne de
vais plus revoir!
-
l ’ océan p a c if iq u e occidental
171
CHAPITRE XIV
DU TRAVAIL ET DU COMMERCE DANS LES ILES
DU PACIFIQUE
Je demande maintenant la permission de dire
quelques mots de l’organisation et de l’exploitation
du travail dans les îles du Pacifique, au Queensland,
au Fiji et à la Nouvelle-Calédonie
Actuellement, l’organisation du travail n’est que la
traite des noirs sous un autre nom. On dit qu’on paye
les habitants des îles. D’accord ; mais quel salaire
donne-t-on? En admettant que les articles de com
merce qu’on leur donne comme salaire soient bons,
ils ne leur servent de rien.
En débarquant dans leurs îles, ils abandonnent
ces articles qui n’ont aucune utilité pour eux.
J’ai vu vendre, pour quelques sous de tabac, à des
Européens un pantalon en gros coton à côtes qui
valait 25 francs, échanger des chemises de flanelle,
des chaussures, des chapeaux, etc., contre des cou
teaux et de petites perles en verre.
Que voulez-vous qu’on fasse de ces chemises ou
de ces pantalons?
J’admets parfaitement que si un des indigènes, sa
chant dans quel pays il va et à quel genre de travail
on le destine, désire un article de provenance euro-
472
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
péenne, on puisse le lui proposer comme salaire ;
mais cela ne saurait servir d’excuse pour ces capi
taines qui ignorent la langue du pays, ou bien ces
soi-disant « agents du gouvernement » qui attirent
les indigènes sur leurs bateaux, en leur promettant
.dii drap rouge ou du tabac, et qui les emmènent dans
des pays qui leur sont inconnus.
Quant b. l’engagement si vanté de trois ans, avec
rapatriement à la lin, ai-je besoin do faire remarquer
qu’aucun indigène n’a la moindre idée de ce que veut
dire trois ans?... pas plus qu’un bébé aux bras de sa
nourrice !
Il est incontestable, à mon avis, que le système
actuel est foncièrement mauvais car on enlève les
hommes les plus forts au plus beau moment de la
vie, pour les renvoyer dans leur pays démoralisés et
maladifs : ainsi on désorganise la société indigène,
et on l’affaiblit dans des proportions considérables.
Le commerce du copra, de la bêche-de-mer, de
l’ivoire végétal, etc., est mal réglé. Sans doute parmi
les négociants et les capitaines il y a nombre d’honnètes gens; mais cela n’empêche pas qu’il y ait aussi
des coquins, qu’il faut surveiller de près.
Les navires anglais passent beaucoup trop de temps
dans les ports de Sydney, de Melbourne et de IlobarlTown; et lorsqu’ils visitent les îles, il est d’usage,
comme au temps du commandant Goodenougli, de
ne fréquenter que les endroits connus.
Depuis longtemps il n’y a presque pas eu de sur
veillance dans celte partie du Pacifique, et les diffé-
173
rents groupes sont fort peu connus. Les cartes sont
anciennes et fautives ; il est probable que les naviga
teurs français du dernier siècle en savaient autant
que nous.
Cependant, il est bon de dire qu’on a ordonné aux
commandants des navires de redoubler de surveil
lance et de punir tout outrage commis par des noirs
ou par des blancs.Cet ordre a été donné après le massacre du com
mandant Goodenough à Santa-Cruz, en 187o.
Le commandant Bower et quatre matelots de la
goélette Sandfly furent tués sur une île des Floridas
en octobre 1880, et cela sans motif apparent.
Cependant je me l’explique assez. Les indigènes
avaient fini par ne plus croire aux navires de guerre.
C’est d’ailleurs ce que disait Hailey, le chef de
Coolangbangara, dans les îles Salomon ’.
Du reste rien de plus naturel. Les indigènes voient
souvent les négociants et les vaisseaux qui s’occu
pent du trafic des noirs. On leur parle de grands
navires qui viendront les punir, au besoin; mais la
plupart n’en ont jamais vu et les traitent de fables.
J’insiste sur le fait de l’assassinat du commandant
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
1. Cet homme annonce dans le langage suivant le massacre de
YEsperanza dans un message au capitaine Ferguson : « Leroi Hailey
de Coolangbangara est un beau guerrier : j’entamons pour parler
avec vous ; moi kiké (ai mangé) onze hommes qui appartiennent à
YEsperanza; moi ai tout pris : fusils, poudre à canon, tabac, perles
en grande quantité ; moi ai fait grand feu ; vaisseau fini.
« Et encore homme blanc, rien qu’une femme, ne sait pas se bat
tre; si une femme vient, elle fait du bruit; donc, si un navire de
guerre vient, il en fera aussi, mais il ne se battra pas plus qu’une
femme. »
174
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
O C C ID EN T A L
Bower, comme fournissant une terrible preuve de la
situation actuelle dans ces parages. Il eut lieu dans
un pays où l’on connaissait parfaitement les Euro
péens, et non pas dans un endroit où on n’en avait
presque pas vu. J’ai raconté plus haut ce que notre
expérience personnelle nous a appris sur Gaeta, où
nous avons passé une nuit et presque deux jours, ù
peine quelques semaines avant l’attaque. Il est évident
que si des navires de guerre avaient visité cet endroit
une ou deux fois dans l’année, les habitants auraient
eu des preuves manifestes de l’existence do tels
navires et auraient agi en conséquence.
La suite de cette sombre tragédie du Sandfly n’est
pas sans intérêt.
Tous les coupables furent pris et mis à mort, à
l’exception d’un garçon de seize ans : c’est ainsi
qu’on fil la leçon aux habitants.
Ceux qui désirent de plus amples détails sur ces
événements les trouveront in extenso dans le dernier
Bine Book (C. 3641), sur les indigènes du Pacifique
occidental et le trafic des noirs.
Je me bornerai à en extraire un passage qui a
trait à l’évêque Selwyn, tiré de la dépêche du com
mandant à l’Amirauté.
« J’ai grand plaisir en faisant remarquer à mes
Lords le dernier paragraphe de la dépêche du com
mandant Bruce, où il loue l’énergie ainsi que le cou
rage de l’évêque Selwyn, qui a le plus aidé il mettre
les chefs des Floridas à. la raison en les déterminant
à livrer les assassins. »
l’o c é a n p a c i f i q u e o c c i d e n t a l
Ce chapitre ne saurait être complet sans un résumé
chronologique (les attaques contre les Européens
depuis 1875 jusqu’en 1881.
Janvier 1875. — Le brick James Birney est pris
d’assaut par les habitants d’une île du groupe Lord
Howe. Le capitaine Fletcher, avec huit hommes
blancs et deux noirs, est massacré.
Août 1875. — Attaque du bateau Pearl à Nitendi,
île principale de Santa-Cruz. Assassinat du comman
dant Goodenough et de deux matelots; trois hommes
blessés.
Juillet 187G. — La Luey et Adélaïde, bateau du
trafic de Brisbane, attaqué à Saint-Barthélemy, île
dans le voisinage d’Espiritu Santo, Nouvelles-Hé
brides. Massacre du capitaine Anderson, et tout
l’équipage blessé.
Février 1877. — Attaque de la goélette Douglas,
dans l’archipel de laLouisiade. Deux blancs tués, cinq
blessés.
Novembre 1877. —Meurtre d’un négociant blanc,
nommé Easterbrook, à la baie du Soufre (SulphurBay), Tanna, Nouvelles-Hébrides.
1878. — Grande insurrection à la Nouvelle-Calé
donie, où plus de cent cinquante blancs perdirent
la vie.
Mai 1878. — Assassinat d’un négociant à SanChristoval, dans les îles Salomon.
Juin 1878. —Meurtre d’un négociantblanc nommé
Morrow et d’un garçon de Savo près de la sonde de
Marau, îles Salomon.
17G
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
Septembre 1878. — L’équipage de la May Queen
entouré à Aragh, Nouvelles-Hébrides : le second et
un marin de Tanna tués.
Novembre 1878. — Perle de l’équipage de la goëlelte Mystery à Opa, Nouvelles-Hébrides. L’agent du
gouvernement et quatre indigènes tués.
Novembre 1878. — Le William Isler, de Cooktown,- est attaqué à Brooker Island, archipel de la
Louisiade. Un nomné Ingram, l’équipage blanc,
deux Chinois et trois indigènes tués.
Novembre 1878. — Meurtre de James Martin de la
Heather Bell à Opa, Nouvelles-Hébrides.
Novembre 1878. — Meurtre de Robert Towis à
Guadalcanal, îles Salomon : trois indigènes tués.
Décembre 1878. — Meurtre de MM. Irons et Ar
thur à Cloudy-Bay, Nouvelle-Guinée.
Mai 1879. — Meurtre de Charlie à la sonde de Marau, îles Salomon.
Juillet 1879. — Meurtre du second et de trois
hommes de l’équipage de la goélette Aynes Donald iï
Aragli, Nouvelles-Hébrides.
Août 1879. — Le capitaine Levison tué par John
Knowles à New-Bntain.
Octobre 1879. — Meurtre du second de la Mavis à
l’ile de Tanna, Nouvelles-Hébrides.
Octobre 1879. — .Meurtre de l’équipage du Pride
of Loyar à Delele, Nouvelle-Guinée.
Mars 1880. — Meurtre d’un négociant blanc,
nommé Johnston, à Opa, Nouvelles-Hébrides.
Août 1880. —Massacre de Fraser, le second, et de
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
177
o c c i d e n t a l
Nichdl, agent du gouvernement, avec l’équipage de
la Daimtless, à Api, Nouvelles-Hébrides.
Août 1880. — Le bateau auxiliaire à hélice Hippie
est attaqué à Bougainville, lies Salomon. Le capilaine Ferguson et cinq indigènes tués; deux blancs
grièvement blessés.
Septembre 1880. — L'Esperanza attaquée à la
Nouvelle-Géorgie, îles Salomon. Le capitaine Mac
kintosh, le second, un marin européen et quatre in
digènes tués.
Septembre 1880. — Massacre de l’équipage d’une
jonque chinoise sur la côte de la Nouvelle-Guinée.
Octobre 1880. — Attaque du briganlin Borealis à
L gi, îles Salomon. Cinq blancs et un Fijien tués.
Octobre 1880. — Attaque du cotre Idalio à Espirilu Santo, Nouvelles-Hébrides. Le capitaine McMil
lan et une partie de l’équipage massacrés.
Octobre 1880. — Meurtre de trois blancs faisant
partie de l’équipage du Lælia, à Kabeira, NouvelleBretagne.
Octobre 1880. — Meurtre de l’équipage du HoncjKong h File Leveade, Nouvelle-Bretagne.
Octobre 1880. — Attaque de l’équipage d’une cha
loupe du navire Sandfly, à Mandoliana, aux Florides,
îles Salomon. Le lieutenant-commandant Bower et
quatre matelots tués.
Novembre 1880. — Assassinat du capitaine Fore
man et de l’équipage composé de huit blancs et de
trois Chinois, appartenant au navire Annie Brooks, à
l’île Brooker, archipel de la Louisiade.
12
178
I.’oCÉAN PACIFIQUE OCCIDENTAL
Novembre 1880. — Attaque du Jabbenoock, à
Tanna, Nouvelles-Hébrides : plusieurs morts.
Novembre 1880.—Meurtre deneuf Chinois del’équipage de la Prosperity, dans l'archipel de la Louisiade.
Janvier 1881. — Attaque de la goélette Zéphyr, à
Ghoiseul, îles Salomon; massacre du capitaine et de
l’équipage.
Janvier 1881. — Meurtre du capitaine Schwartz
du Leslie, à l’ile Russell, lies Salomon.
Février 1881. — Assassinat de quatre instituteurs
des missions, il Ivalo, Nouvelle-Guinée.
Enfin, la Pearl et la Manon Rennie furent entou
rées il Rubiana, dans les îles Salomon ; la Danciny
Wave et la Lavinia, attaquées et prises aux Floridas. Trois équipages de baleiniers ont été pris par
les habitants des îles du Trésor, et quatre par ceux du
groupe Lord Howe.
Le capitaine Blake a été égorgé tout récemment
à Simbo, près de Rubiana dans les îles Salomon ; et
une expédition de naturalistes français massacrée à
File Basilisk, dans l’automne de 1880.
En revanche, mes lecteurs voudront bien méditer
la contre-partie de cette liste fournie par M. Neilson,
missionnaire des plus aimés, au Melbourne Argus,
ce qui donnera une idée des violences commises sur
les indigènes par les Européens.
Voici ce qu’écril M. Neilson : « J’ai connu un
blanc qui avait des ouvriers indigènes, et qui un
jour, s’étant enivré, en tua un d’un coup de re
volver. On ne lui fit même pas de procès.
l
’o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
179
« Un aulre blanc avait aussi des ouvriers indi
gènes. Il en appela à son aide, et, s’impatientant de ce
qu’ils n’arrivaient pas assez vite, il déchargea son
revolver et fracassa le pied à un des hommes, qui fut
estropié pour la vie. Le blanc ne fut pas puni.
« Un autre blanc avait beaucoup d’ouvriers indi
gènes, qu’il suivait avec un grand fouet, dont il
les frappait s’ils ne travaillaient pas assez. Plus
tard, cet homme ne pouvant marcher se fit faire
une litière, et se faisait porter afin de pouvoir les
fouetter.
« Un navire faisant le recrutement des travailleurs
aborda dans une des îles. Les matelots saisirent les
femmes et les emmenèrent de force dans le bateau.
Alors les indigènes assaillirent les marins qu’ils
tuèrent, et ils les mangèrent ensuite.
« On envoya un navire de guerre pour châtier les
indigènes, qui expliquèrent le fait au capitaine. Mais
celui-ci imposa une amende de vingt-cinq cochons, et
comme elle ne fut pas payée, il lit brûler le village.
« Un indigène se trouvant à bord d’un vaisseau
avait commis un petit acte de désobéissance. On l’at
tacha à la vergue et on le tortura jusqu’à ce qu’il
mourût, sans que personne fût puni.
« Le blanc qui commença l’achat du travail des
noirs, et qui était un des pires coquins que j’aie
connus, m’a affirmé que, sur plusieurs îles, les indi
gènes avaient détruit leurs bateaux et n’allaient plus
en mer, craignant d’être enlevés.
« J’ai connu très bien un capitaine faisant le trafic
180
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
dos travailleurs, qui avait l’habitude de dire que les
indigènes n’avaient point d’âme, et qu’on pouvait les
tuer comme des chiens.
« Deux fois j’ai pu persuader, mais à grand’peine,
à des capitaines de navires anglais de ne pas attaquer
les indigènes, qui n’étaient coupables que d’avoir
repoussé légitimement les attaques d’hommes blancs.
« Un groupe de huit indigènes avait été pris pour
travailler à une plantation. Fatigués des traitements
qu’on leur faisait subir, ils s’emparèrent du bateau de
leur maître et s’échappèrent. Mais pendant qu’ils re
gagnaient leur pays, ils furent forcés par un orage de
se réfugier sur les côtes d’une île, où on en tua et
mangea six.
« J’ai connu un homme blanc qui commença une
plantation et fit venir vingt-cinq indigènes pour y
travailler. Il ne pouvait leur donner assez à manger,
et avant qu’ils pussent se procurer le nécessaire, il
en mourut huit.
« Un blanc s’était emparé de force d’une parcelle
de terre qui appartenait h un des chefs, et il menaça
les indigènes de faire venir un navire de guerre pour
les punir ; de sorte que les indigènes ont dû l’y laisser.
« Comme on a parlé du caractère des agents du gou
vernement sur les navires faisant le trafic et le recru
tement des noirs, il faut bien que je dise que j’en ai
vu pas mal et j’en ai connu notamment deux, dont
voici le portrait :
« L’un était un ivrogne incorrigible. Le capitaine
d'un navire de guerre me dit à son propos : « Je
l
’ o c é a n
p a c i f i q u e
o c c i d e n t a l
181
« ne comprends pas pourquoi le gouvernement du
« Queensland nomme un pareil individu. Il vendrait
« son âme contre un verre de whisky. »
« L’autre avait été capitaine engagé dans ce trafic
et destitué pour sa conduite irrégulière. C’était éga
lement un soudard qui se servait des armes à feu à
tout propos.
« On le nomma agent du gouvernement sur un
vaisseau du Queensland, et au premier voyage qu’il
entreprit en celte qualité, il reçut une blessure de
lance à la jambe, dont il mourut.
« Sur son lit de mort il se repentit de ses méfaits,
et dénonça le trafic comme une abomination : il au
rait voulu vivre afin d’en dévoiler les horreurs.
« J’ai connu bon nombre de blancs tués par les
indigènes pendant qu’ils étaient engagés dans ce tra
fic; et je dois reconnaître qu’ils n’ont eu que ce qu’ils
méritaient.
« Aussi, lorsqu’on entend parler de massacres, ou
de violences commises sur des blancs dans les mers
du Sud, il ne faut pas conclure de suite que la faute
en est surtout aux indigènes ; car je puis affirmer en
connaissance de cause que, dès l’origine du trafic,
dix indigènes ont péri de la main des blancs pour un
blanc qui a été sacrifié par les indigènes.
« Je tiens à votre disposition plusieurs faits ana
logues, si vous le désirez. »
Je ne crois pas, après avoir parcouru ces pages,
qu’on puisse persister à abandonner indéfiniment la
solution de celte question du travail dans la Poly-
•182
l ’o c é a n
pacifique
o cc idental
nésie.Ilme semble, au contraire, que c’est une ques
tion qui réclame une réforme dont l’urgence s’impose
à tous les gouvernements européens.
Toutes les découvertes ont été marquées à leurs
débuts par des abus et même par des crimes. Mais
aujourd’hui les nations européennes doivent com
prendre leur rôle autrement que les premiers explo
rateurs. Ce n’est point en infligeant des traitements
barbares aux malheureuses peuplades sauvages
qu’elles les amèneront à la civilisation, mais bien
plutôt en leur inspirant confiance par les bons pro
cédés, par la douceur et surtout par la plus stricte
loyauté.
Cette mission n’est pas indigne d’elles, et les îles du
Pacifique occidental sont un vaste champ où elles
peuvent l’exercer avec honneur et profit.
TABLE DES MATIÈRES
.—
P réface de la traduction .........................................................................................
C h a pitr e pr élim in a ir e . — La Nouvelle-Guinée. —Vue d’ensemble
sur les îles formant au N.-E. une jceinture à l’Australie.........
CnAPiTRE pr em ie r . — L’ile de Norfolk.......................................
Chapitre II. — Fiji......................................................................
Chapitre III. —' Fiji. — Le district de Rewa..........................
Chapitre IV. — Les Nouvelles-Hébrides...................................
Chapitre V. — Alaewo et Opa....................................................
Chapitre-VI. — Les lies Banks et Torres................................
Chapitre VIL — Les îles de Sauta-Cruz...................................
Chapitre VIII. — Santa-Cruz. — L’ile principale.......................
CnAPiTRE IX. — Iles Salomon. — Ulaua et San-Cristoval.......
Chapitre X. — .Vlalonta et Florida.............................................
Chapitre XI. — Ysabel...............................................................
Chapitre XII. —Les lies Loyalty..............................................
Chapitre XIII. —La Nouvelle-Calédonie....................................
Chapitre XIV. — Du travail et du trafic dans les îles du
Pacifique....................................................................................
SOCIÉTÉ ANONYME D'IM PRIM ERIE DE VILLE FRANCHE-DE-ROÜERGDE
Jules Bardouxt directeur
1
12
30
48
62
76
87
98
112
127
137
146
1S7
163
171
Fait partie de L'Océan Pacifique occidental : description des groupes d'îles au nord et à l'est du continent australien