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- Texte
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■
H
COMMENTAIRES
D’UN MARIN.
AU V I C E - A M I K A L
COMTE BOUET-WILLAUMEZ
SÉNATEUR
TBH OfGN AUH
DE
H ECO X N A ISS A N C E
HT
II ' A I' HE CT I OX
FELIX JULIEN.
AVANT-PROPOS.
N oire bu t, en commençant ce livre, a été de réunir,
en quelques courtes pages, les réflexions que nous a
inspirées la lecture de la vie d’un homme de bien, d’ un
homme énergique et courageux, dont l’exem p le, s’il
n’est pas facile à su iv re, est du moins toujours bon à
être rappelé.
Tout en restant dans notre premier p la n , et sans
en prévoir l'éten d u e, nous nous sommes trouvé en
présence d’ un sujet plus vaste, celui des Missions
chrétiennes. C ’est ainsi que nous avons été amené à
nous occuper de l’ouvrage anglais de W illiam M arshall,
dont une partie de notre livre n ’est que le résumé.
Plusieurs éditions successives marquent le succès
que cet important ouvrage a eu en Angleterre. M algré
sa grav ité, il s’est élevé en Amérique jusqu’à la pu
blicité du feuilleton. Et pourtant, c’est une œuvre
sérieuse de controverse et d’apologétique, hérissée
d’ innombrables textes et (l’étonnantes citations. Ces
citations, il importe beaucoup de les reproduire avec
fidélité; car qui ignore l ’abus qu’on peut en faire et
les erreurs qui peuvent s’y glisser? C ’ est pour éviter
A V A N T -P R O P O S .
ce danger que M . de W aziers a soumis sa belle tra
duction française au contrôle de l ’auteur lui-m êm e.
C ’est à elle que nous renvoyons nos lecteurs pour la
vérification des textes et des litres d’ouvrages que
nous avons nous-même reproduits. Dans une étude
sommaire comme la n ô tre , nous n’avions pas à en
contrôler l’origin e; notre seul but était d’en signaler
l ’importance et l’intérôt.
Quant à la vie de M arceau, qui nous a servi de
point de départ et de g u id e , nous devons à son his
torien la plupart des détails auxquels nous nous
sommes arrêté. Ce n’est point une h isto ire, encore
moins une biographie; c’est une simple élude; c’est
la vie d’un marin ju gée par un m arin ; ce n’est qu'un
com mentaire.
LES
COMMENTAIRES
D’UN MARIN.
PREMIÈRE PARTIE.
M ARCEAU.
CH APITRE PREM IER.
La vio de Marceau. — École polytechnique. — Vocation du marin.
— Première campagne. — La croix d'honneur.
Nous venons de parcourir la vie du commandant Mar
ceau, écrite par un de scs amis. Nous ne sommes pas
surpris du succès de ce livre, dont la deuxième édition
contient un grand nombre de faits nouveaux et de détails
intimes communiqués à l’auteur par les anciens cama
rades du saint et brillant officier.
Au point de vue maritime, c’est de l’histoire contem
poraine; et à ce titre, il offre tout l’intérêt qui peut
s’attacher à une époque qui fut celle du développement
et de la transformation de nos forces navales. Au point
1
O
LES C O M M E N T A I R E S D ’ UN MARIN.
de vue philosophique et religieux, ce livre offre des pages
que l’on dirait extraites de la vie des saints ou de l'his
toire des moines d’Occidcnt.
Quel est le lien qui peut relier ces deux sujets en ap
parence si contraires ou tout au moins si étrangers l’un
à l’autre? Pour beaucoup d’esprits, même non prévenus,
ce lien n’existe pas; la seconde partie du livre de Mar
ceau fera oublier la première. L’ami des moines et des
couvents, l'apôtre des missions lointaines, l'homme du
mysticisme et des macérations feront du tort à l’homme du
monde, au jeune et savant officier don tics talents et l’activité
ont concouru aux progrès de l’arme spéciale qu’il a servie.
Cette appréciation n’est point la nôtre; il nos yeux, les
contrastes conviennent à cette physionomie vive et ori
ginale. Ils font mieux ressortir la vigueur de ce carac
tère ardent et passionné dont l’infiuence a laissé plus de
traces qu’on ne le suppose dans le milieu maritime où il
s’est montré.
C ’est par l’Ecole polytechnique que Marceau entra
dans la marine. Cette voie n’est qu’exccptionncllemenl
ouverte chaque année (1 un très-petit nombre d’élèves
qui préfèrent le métier de la mer il toutes les autres car
rières civiles ou militaires qui peuvent s’ouvrir devant
eux. Bien que détournée, cette voie ne conduit pas moins
facilement au but que la voie plus ordinairement suivie
de l’Ecole navale.
On s’est bien des fois demandé à quoi pouvait servir,
dans la pratique de la vie maritime, le bagage scientifi
que dont on surcharge ces jeunes officiers.
MARCEAU.
3
« Ce ne sont point des savants qu’il nous faut, « s’é
criait à la tribune, en répondant à A rago, un ancien
marin de l’Empire, qui n’avait pas eu besoin du calcul
infinitésimal pour canonner vaillamment les Anglais dans
l’Inde, au combat du grand Port.
Malgré leur surcroît de science, les jeunes aspirants
dont on mettait ainsi en doute l’aptitude pour la vie ma
ritime ont pourtant assez bien fait leur chemin. Plusieurs
sont amiraux. L ’un d’eux même est devenu ministre et
maréchal de France.
La supériorité de leurs études ne les empêche pas de
s’initier aussi promptement que les autres au côté spécial
de leur profession. Celle supériorité, il est vrai, est loin
de constituer pour eux un privilège; car ce n’est point
exclusivement dans leurs rangs que se rencontrent les offi
ciers les plus versés dans les hautes spéculations de la
science pure et de la science appliquée. Il nous suffirait de
citer ici les noms de l’amiral Bourgois et du commandant
de Jonquières, pour rappeler des travaux scientifiques
dont l’importance promet à leurs auteurs l’honneur de
représenter à l’Académie le corps auquel ils appar
tiennent.
Pourquoi Marceau choisit-il la marine de préférence
à tant d’autres carrières qui s’ouvraient devant lui?
Son historien fait à la fois de ce choix une question de
calcul et de délicatesse, d’ambition et de froide raison.
Dans l’armée, le nom illustre qu’il portait ne pouvait plus
recevoir de lui aucun nouvel éclat. A ses yeux, ce nom
ne pouvait devenir qu’un obstacle, en cachant sous les
4
I.ES C O M M E N T A I R E S D'UN MARI N,
dehors inévitables d’un favoritisme apparent ou réel la
valeur personnelle de ses œuvres. O r, celle faveur et
celte protection, lui, Marceau, neveu de l’héroïque général
de la République, il ne voulait la devoir qu’il son propre
mérite. C ’était, nous l’avouons, une forte ambition; mais
nous croyons aussi que, dans un pareil choix, il céda eu
partie à l’attrait qu’offrent à l'imagination d’un homme
de vingt ans les choses de la mer.
A cet âge, en effet, qui ne s’est laissé aller au charme
des voyages, aux récits des campagnes lointaines, aux
péripéties d’une vie d'aventures, de recherches et d’ex
plorations? Qui n’a aspiré aux missions périlleuses? Qui
n’a entrevu sans terreur la lutte contre les hommes et
contre la tempête? Ce sont des rêves de jeunesse : mais
ils sont séduisants, dorés par le soleil, éclos aux harmo
nies de la mer et du vent. Et quand cette carrière, ainsi
aperçue sous son plus hel aspect, vint s’offrir à Marceau,
pourquoi n'aurait-elle pas déterminé chez lui une vraie*
vocation? Les vocations de marin sont nombreuses; elles
répondent à cet ardent besoin qui pousse l’àme vers l’in
connu et vers la poésie.
Pendant son séjour à l’école, un heureux hasard lui
permit de suivre, plus attentivement qu’on ne le faisait
alors, l’élude des machines.
La vapeur ne laissait point encore présager tous les
prodiges qu’elle devait si prochainement accomplir.
Ce goût particulier dénotait à la fois chez lui un sens
droit et pratique, tourné cependant vers les innovations
et le progrès.
MARCEAU.
Les connaissances spéciales qu’il
dehors même du programme
acquit ainsi, en
ordinaire
des études,
ne tardèrent pas à trouver leur application. Dès le début
de sa carrière, elles lui aplanirent les obstacles et lui
facilitèrent l’accès des commandements.
On arrive généralement à l'Ecole polytechnique à un
âge où les aptitudes et les caractères se dessinent d’une
manière assez tranchée pour laisser deviner déjà les
hommes d’étude et les hommes d’action, les esprits posi
tifs et ceux plus enclins aux spéculations hasardées.
L’époque à laquelle y arriva Marceau était d’ailleurs
plus particulièrement travaillée par la fièvre des ré
formes sociales et des doctrines nouvelles. Saint-Sim on,
sur son lit de mort, léguait à scs disciples sa foi, son
culle et scs dogmes nouveaux sur le christianisme de
l’avenir.
« Pour lui, la science n’avait point encore fait divorce
avec Dieu. En nous initiant aux merveilles du plan pro
videntiel, elle nous révélait la gloire de son auteur. A
son plus haut degré d’exaltation, elle était une inspiration
sublime et un hymne religieux 1. »
Auguste Comte, au contraire, ne demandait rien à de
telles inspirations. 11 n’avait pas besoin de dogme pour
arriver à la paix universelle. « Comme s’il était possible
de supposer que les hommes soient capables de s’unir
entre eux s’ils ont des idées différentes sur l’homme, sur
la société et sur l’Être divin2. « Désormais la science
* Guépin, Exposition
Enfantin.
2
de la doctrine de Saint-Sim on.
6
LES C O M M E N T A I R E S D' ON MARIN.
remplaçait la religion; le positivisme allait déterminer
l’avenir en fonction du passé.
C ’était aux portes de l’École polytechnique que ve
naient frapper tous ces hardis rénovateurs. Enfantin le
proclamait très-haut : « 11 faut que l’École polytechni
que soit le canal par lequel nos idées se répandent dans le
monde. C ’est le lait que nous y avons sucé qui doit nour
rir les générationsà venir. C ’est là que nous avons appris
la langue positive et la méthode de recherche et de dé
monstration qui doivent aujourd’hui faire marcher les
sciences politiques '. »
Quoi d’étonnant, dès lors, que ces âmes jeunes et ar
dentes, accessibles à toute aspiration généreuse, se soient
laissées aller au souffle de toutes ces doctrines?
Marceau était sous leur empire lorsqu’il entra dans
la marine. Heureusement sa première campagne l’em
porte loin de notre vieux monde; les débuts de la navi
gation ont presque toujours une influence décisive sur
toute la carrière d’un officier. La révolution de 1830
venait d'éclater. Marceau ne se trouva point mêlé à ce
déchaînement de passions, de haines et de colères qui ne
semblent éclater périodiquement dans notre histoire que
pour nous préparer des lendemains pleins de surprises,
de déception et d'amertume.
Pendant que scs anciens camarades d’école, acclamés
par le peuple dans les rues de P a ris, se précipitaient
à l’assaut du Louvre et de l’hôtel de ville, lu i, infini
ment plus heureux, se battait à quatre mille lieues de
1 O l i u m s de Saint-Sim on et d 'E n fa n tin . Dcnlu, I860.
1
MARCEAU.
France contre des ennemis qui n’étaient point Français.
Une expédition partie de Bourbon venait d’aborder la
côte orientale de Madagascar. Elle avait pour but de
châtier les Hovas de Foulpointe. Comme il arrive souvent
dans ce genre d’attaque, la descente s’effectua sans ren
contrer d’obstacle. Les retranchements furent franchis,
les palissades emportées et quelques villages incendiés.
Mais arriva ensuite le moment difficile du rembarque
ment. Hélas ! sur combien d’autres plages que celles de
Foulpointe n’avons-nous pas appris à nos dépens com
bien est critique cette opération! En ce moment, en
effet, les Hovas reprirent l’offensive. Cachés derrière les
buissons et les palétuviers, ils s’élancèrent de tous les
plis du terrain, accoururent en masse compacte sur le
bord de la mer et coupèrent la retraite à un détachement
de marins engagés trop avant dans l’intérieur. Marceau,
comme aspirant, commandait la chaloupe chargée de
protéger la plage. Il juge avec sang-froid la gravité de la
situation. Sans hésiter, il s’éloigne momentanément de
la position qu’il occupe; à force de rames, il côtoie le
rivage, s’engage dans une sinuosité d’où il prend l’en
nemi en écharpe, et là , pointant lui-même la caronade
qui défend l’avant de sa chaloupe, il mitraille les Hovas
à demi-encablure. Quelques instants suffirent pour dé
blayer la plage, pour en ouvrir l’accès aux marins com
promis et pour sauver l’honneur de notre pavillon.
Le commandant en chef apprécia
comme elle le
méritait cette belle conduite, en faisant nommer Marceau
chevalier de la Légion d’honneur. Pour un jeune aspirant,
8
LES C O M M E N T A I R E S 0' U N MARIN.
c'était à cette époque une faveur insigne. Aussi, quand il
revint en France, cette croix si noblement gagnée dut le
consoler des triomphes éphémères qu’avaient remportés
sans lu i, devant les barricades, ses jeunes camarades
d'école, les vieux généraux de vingt ans.
C H A P IT R E
II.
Expédition do Louqsor. — Lo flouvo du Sénégal. — Le Soudan cl
lo Sahara. — L ’officicr do quart. — Un grain à bord. — Un
homme à la mer.
Comme enseigne de vaisseau, il fut pendant un an
attaché «à la croisière de la cote septentrionale d’Afrique,
et, en 1832, il fit partie de l’expédition scientifique char
gée de rapporter en France l’obélisque de Louqsor.
Quel fut le résultat de ses explorations? Comment
parcourut-il les solitudes de la haute Egypte, encore
toute couverte des imposants débris d’une civilisation
antérieure à l’histoire de tous les autres peuples? De quel
reil contempla-t-il ces vastes nécropoles de Thèbes et de
Memphis, o ù , depuis les rois pasteurs jusqu’aux Ptolé
mées, depuis les Pharaons jusqu’à Cléopâtre, tant de gé
nérations dorment amoncelées : gigantesque ossuaire que
les pyramides, les obélisques et les sphinx de granit ne
semblent décorer encore Çà et là que pour proclamer
plus haut le néant de la dépouille humaine.
Devant cet inépuisable champ de recherches ouvert
MA RCE AU.
9
aux investigations (lu philosophe et du savant, quelles
furent les impressions de notre sceptique cl fougueux offi
cier? C ’est ce que son historien laisse entièrement dans
l’oubli. Il passe rapidement sur une époque de sa vie trop
livrée aux plaisirs, et où le je u , les aventures galantes,
les duels même, absorbent tous les instants d’une ardente
et frivole jeunesse.
Heureusement que la vie maritime est féconde en con
trastes. La tempête parfois purifie de l’orgie, per aquas
abluens, comme d itl’Ecriture. Les privations, les fatigues,
la fièvre, n’arrivent que trop tôt faire expier les heures de
folie.
Il passait presque sans transition des bouches du Nil à
celles du Niger et du Sénégal. A cette époque si peu
éloignée de la nôtre, tout était mystérieux dans l’inté
rieur de l’Afrique; les grands fleuves y prenaient leur
source dans des solitudes encore inexplorées. Le mou
vement des découvertes qui vient de marquer nos vingt
dernières années n’était point commencé ; à peine se fai
sait-il pressentir.
On ne connaissait l’Afrique que par son pourtour, et
encore, dans les régions même les plus favorisées, n’élaitce que sur une étendue relativement bien restreinte.
Dans le nord, par exemple, au centre même de notre
vieux monde, qu’étaient-ce que les zones de l’Algérie ou
du Maroc, de Tunis ou de Tripoli, comparées à l’immen
sité du Sahara qu i, sur une profondeur de quinze degrés
de latitude, embrasse le continent dans toute sa largeur,
depuis les bords du Nil jusqu’à ceux de l’Atlantique.
10
L E S C O M M E N T A I R E S D’ DN MARI N.
Mais au delà de celle mer de sable, en approchant de
la zone équatoriale, apparaissent de nouvelles rives ver
doyantes, régulières et continues; ce sont les confins du
Soudan. Un peu plus bas que le niveau du Sahara, son
sol uni, fertile et peuplé, est arrosé par de puissants
cours d’eau, et encadré à l’est par les hauts plateaux do
l’Abyssinie, à l’ouest par les grandes montagnes qui
donnent naissance au Niger, à la Gambie et au Sénégal.
Une infinité de petits Ftals s’y disputent la suprématie.
Ils sont eux-mêmes aux prises avec les tribus nomades
et pillardes des Touaregs et des Tibbous, qui se partagent
l’empire du désert. Les diverses races primitives do
l’humanité semblent s’étre donné rendez-vous au Sou
dan. A côté des Arabes et des Berbères, on retrouve lo
marabout fanatique, le noir fétichiste et le Foulah séné
galais 1. Malgré l’incomparable fertilité de son sol, l'homme
ne sait point y appliquer les ressources de l’agriculture.
L’ivoire, la poudre d’or, le trafic des esclaves, c’est
là tout son commerce. Ne lui demandez pas une industrie
quelconque. La loi du prophète a passé par là. Flic a
tout frappé de stérilité. Ne cherchez pas dans leurs nom
breuses villes des traces d’art ou de monuments, des ves
tiges et des souvenirs d’histoire antérieure. Non ; à côté
de leurs habitations, les gigantesques fourmilières do
termites qu’on y rencontre offrent à l’œil plus de régu
larité et plus de symétrie que les buttes de paille et les
mosquées d’argile que l’homme s’est construites.
* Pouls, Pouls ou Foulah. La (Icniie appelle l’Afrique le pays île
Fout.
MAIICEAU.
11
Comment espérer voir la civilisation se répandre au
Soudan, quand seulement pour s’y introduire l’Européen
rencontre déjà tant de difficultés ! On a essayé d’y pénétrer
par le haut du Nil, en se dirigeant de Karthoum au Kordofan, au Darfour et au W adaï. On l’a tenté aussi par
l’Atlantique, en suivant le cours du Niger, comme les
Anglais, ou en remontant le Sénégal, comme l’ont fait
successivement nos
compatriotes
Caillé cl Raffencl,
Mage et Quentin. C ’était ce que Marceau rêvait, lorsqu’avec le petit navire dont on lui avait donné le com
mandement il put s’avancer dans le fleuve jusqu’aux
cataractes du Fcllou.
Mais ce n’est généralement pas la roule qu’ont suivie
les expéditions les plus riches en résultats. C ’est directe
ment du nord quelles sont arrivées. C ’est par là qu’en
1823 Clapperlon réussit à franchir, le premier, les
quinze cents lieues qui séparent Tripoli du Golfe de
Bénin.
C ’est à travers les sables du Sahara que les plus illus
tres voyageurs africains de nos jours ont pénétré dans les
fertiles régions du Soudan.
Dans cette direction, trois routes y conduisent; ce
sont celles des caravanes. Elles ne sont marquées çà et
là que par des puits et quelques rares oasis.
En 1855, l’expédition de Barth, partie de Tripoli, prit
par Mourzouk et Ghât, découvrit l’Asben et Agadès, et
tomba au cœur du Soudan sur les bords du Niger, à
Saï, à Gando et à Sakatou.
On sait que ses compagnons Richardson et Overweg
LES C O M M E N T A I R E S D ' UN MARIN.
n'allèrent pas plus loin; ils payèrent là , de leur vie, leur
courageuse entreprise. Deux ans plus tard, le jeune et sa
vant Vogel, parti de Londres pour rejoindre l'expédition,
vint à son tour, avec son fidèle caporal Maguire, se faire
assassiner à Ouara par le chérit du W adaï. 11 avait tra
versé le désert par une route inclinant plus à l’est;
comme Barth, partant toujours de Mourzouk et de l’ex
trémité du Fezzan, mais passant par Bilma au milieu
des Tibbous, pour aboutir au Bornou et sur les bords du
lac de Tchad. Après lu i, le baron de Beurmann, s’aven
turant tout seul à sa recherche, suivit la même direction ;
elle le conduisit fatalement au môme dénoùmcnt; il
mourut à Kouka.
La troisième route cnlin, en partie située sous le mé
ridien de P aris, semble plus facile et plus importante,
puisqu’elle relie l'Afrique française au Sénégal, en passant
par les oasis du Touàt, d’Insallah et par la célèbre et
mystérieuse Tombouctou. C ’est naturellement celle qui
a le plus attiré l’attention; et pourtant aucun Européen,
à notre connaissance du moins, n’a été assez heureux
pour la parcourir.
Naguère encore, le jeune et intrépide Ghérard Bbolf
l’a tenté vainement. L’insurrection des tribus du Touàt
l’a forcé de se replier circulaircment vers l’est, comme
l’avait* fait avant lui son ami Duveyrier, en gagnant le
Fezzan par Ghadamès et par Ghàt.
Plus heureux que ses devanciers et que ceux qui
depuis l’ont suivi, le docteur Barth, pendant son éton
nant voyage de cinq ans au Soudan , a pu faire impuué-
MARCEAU.
13
ment il Tombouctou un séjour prolongé. Il y a constaté
la justesse des observations de noire compatriote Caillé,
et résolu la fameuse question de la bifurcation du Niger,
en complétant nos connaissances géographiques sur le
cours si longtemps inconnu de ce fleuve étrange q u i,
courant à peu près dans toutes les directions, se déroule
comme un cercle immense et revient se jeter à la mer à
un point relativement peu éloigné des hautes montagnes
où il a pris naissance.
Ici, comme dans les autres parties de l’Afrique, les
conquêtes scientifiques faites par les derniers explorateurs
sont fort considérables; Marceau les pressentait. Parvenu
dans le haut Sénégal aux chutes du Fellou, il aspirait au
rôle de ces voyageurs héroïques; il entrevoyait déjà
leurs triomphes. Ilélas! il ne put pas même en être un
précurseur. Ce ne fut pour lui qu’une hallucination,
qu’une espérance vaine qui s’évanouit dans un accès de
fièvre. Comme tant d’autres officiers, il fut forcé de re
venir en France pour réparer sa santé compromise. Son
rétablissement fut lent et difficile; la convalescence dura
six mois. La quinine avait coupé la fièvre; mais les soins
de la famille seuls triomphèrent des suites, du remède et
du mal.
Marceau venait d’être nommé lieutenant de vaisseau.
Le temps d’aspirant et d’enseigne est pour ainsi dire un
temps d’étude et de noviciat, un stage consacré à la con
naissance spéciale du métier, connaissance qui, dans la
marine plus que partout ailleurs, ne s’acquiert que par la
pratique et par l’observation,
LES CO MMENT A I KES D' UN MARI N.
Dans le grade suivant, la situation se dessine; l'homme
doit y montrer tout ce qu’il a acquis. Marceau y arriva à
l’Age de trente an s, dans tout l'épanouissement de son
intelligence eide scs facultés. Dans la hiérarchie militaire,
le grade de lieutenant de vaisseau, par la nature des
fonctions qu’il comporte, offre deux positions également
brillantes, dignes toutes les deux de grandir l’homme
à scs propres yeux, en mettant à chaque instant à l’épreuve
ce qu’il peut y avoir de ressource dans son esprit et de
vigueur dans son caractère.
C ’est la position d’officier de quart sur un vaisseau de
ligne el celle d’officier commandant un navire isolé.
Sur le banc de quart d'un vaisseau il domine, il com
mande, il remue par centaine des hommes prêts à lui
obéir quel que soit le danger.
A son gré, il les lance dans la mâture, les répand sur
les vergues, les suspend au gréement. Ce sont des ris A
prendre, des voiles à serrer, des mâts à dépasser. Sur
rade ou par beau temps, ces manœuvres ne sont qu’un
exercice d’un imposant effet ; mais quand l’orage gronde,
quand la nuit devient sombre et quand la mer se creuse,
de qui dépend alors l’existence de tous ces braves gens per
dus dans le gréement? Une saute de vent, un mauvais
coup de barre, un faux commandement peuvent précipiter
dans les flots ces gabiers intrépides, cramponnés à l’cxtrémité d’une vergue qui décrit au roulis, à cent pieds
dans les airs, des angles d’une amplitude immense.
Ces hommes admirables, rarement accessibles aux ter
reurs, au découragement, connaissent plus souvent l’i—
MARCEAU.
• 15
vresse de la lutte ; c’est ce qui les soutient. Oh! qui pourra
décrire l’aspect qu’offre, dans un gros temps, la mâture
d’un grand vaisseau de ligne? Jamais parole humaine
n’en redira l’effet. C ’est tout un monde à part; un chaos
sur l’abîme, un inextricable fouillis de vergues et de mâts,
de poulies et d’agrès, de cordes et de voiles que la mer
et le vent arrachent par lambeaux. Il en sort des cris en
trecoupés, des sifflements aigus, des craquements sinis
tres ; sauvages harmonies que n’oublie plus l’oreille qui
les a entendues. Et puis, ce sont des coups de fouet à
faire lâcher prise; ce sont des secousses, des chocs q u i,
sans les plus violents efforts, peuvent à chaque instant
vous lancer dans l’espace. C a r, bien bas sous vos pieds,
la mer roule comme une épave le malheureux navire
dont le pont disparait sous un linceul d’écume.
Pour suivre la manœuvre, dans ces moments critiques,
les aspirants sont les premiers en haut. C'est leur poste
d’honneur. A défaut de leurs bras, ils payent de leur per
sonne : l’exemple est toujours bon.
Nous n’oublierons jamais nos premières heures pas
sées, après un démâtage, dans la hune d’une frégate
fuyant devant le temps sur le banc des Aiguilles.
Voyez à l’horizon cette panne grisâtre; on dirait un
voile de vapeur, un rideau de fumée. C ’est un grain qui
se forme. Il monte, il grandit, il menace. L ’apparence
du ciel, la forme des nuages, les reflets de la mer, rien
ne doit échapper à l’œil scrutateur. D’ailleurs, il faut
deviner juste. Si l’on se hâte trop, on passe pour timide,
on lasse l’équipage et l’on perd de la route. Et d’un autre
lti
L E S C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
côté, il quels dangers ne s’expose-t-on pas si l’on attend
trop lard !
Malheur à l'imprudent qui se laisse surprendre. Juste
au moment précis, il faut savoir rentrer les voiles inutiles.
Comme on le dit très-bien en termes du métier, c’est
saluer le grain qui va tomber à bord.
Mais alors, quel saisissant spectacle que celui du vais
seau qui s’incline aux premières rafales, mais qui promp
tement se relève, obéissant à la voix qui commande;
docile comme un être anim é, agile comme l’oiseau de
mer qui fait tète à l’orage en repliant ses ailes. C ’est
l'intelligence et la vie, c’est la poésie en action; c’est
l’homme maître de la tempête et dominant les Ilots.
Une autrefois c’est un homme ù la mer! Jamais cri
plus lugubre ne retentit à bord.
Ce vaisseau dont la brise enlle toutes les voiles, com
ment l’arrêter tout à coup dans sa course rapide?
Comment le ramener au point où l’homme a disparu?
Difficile problème dont la solution doit être immédiate;
manœuvre délicate et souvent périlleuse, dont le succès
dépend du premier mouvement et de l’inspiration de l’of
ficier de quart.
Aussi, pour dominer l'émotion qui l’entoure, quel
sang-froid ne doit-il pas garder ! Quelle lucidité duns
l’esprit! quelle précision dans les commandements! 11
faut qu'il refoule au fond de sa poitrine sou angoisse
poignaute; il a à manœuvrer les voiles, à diriger la
barre, à veiller la bouée. Ut si la houle est forte et le
roulis violent, se hasardera-t-il à mettre un canot à la
MARCEAU.
n
mer? pour sauver un seul homme en exposera-t-il vingt
à une mort probable? Si l’on peut tenter ce moyen de
salut, tout reste à bord dans un morne silence; car
l’angoisse redouble pendant qu’une baleinière ou qu’un
frêle canot lutte péniblement dans chaque creux de lam e,
bondissant sur leur crête et disparaissant dans les pro
fonds sillons d’une mer sans limites. Mais lorsque par
bonheur, bonheur trop rare, hélas ! ces courageux efforts
ne sont point stériles, lorsqu’on peut ressaisir sur l’abîme
le malheureux prêt à s’y enfoncer, lorsqu’il reparaît sur
le pont comme un ressuscité, alors tous les cœurs se
dilatent, les fronts se dérident, la joie s’exhale de toutes
les poitrines.
O u i, si sur son banc de quart l’officier de vaisseau a
des moments de terrible anxiété, en revanche il a aussi
ses heures de triomphe. C ’est un vrai piédestal sur lequel
il s’élève et grandit en proportion de son intelligence et
de sa fermeté.
C H A P IT R E III.
Un premier commandement. — Courage et savoir. — Marceau sauve
le vaisseau anglais le Pembroke.
Toutefois, c’est comme commandant que l’officier de
vaisseau est surtout appelé à donner la mesure de toute
sa valeur.
2
18
LES C O M M E N T A I R E S D ’ UN MARIN.
Avec ses charges et scs prérogatives, cette position est
de celles qu’il faut avoir occupées de bonne heure. 11 faut
être encore assez jeune pour s'habituer il porter sans flé
chir le fardeau quelquefois écrasant de la responsabilité.
En face du danger, ce n’est point seulement l’existence
des hommes que l’on tient dans ses m ains, c’est encore
l'honneur du pavillon.
En exaltant ainsi les facultés de l'Ame, une pareille
tâche montre tout ce que la nature de l’homme peut ren
fermer de force ou de faiblesse, d’énergie ou de défail
lance. M ais, dira-t-on , dans les circonstances communes
de la navigation, on ne se trouve que rarement en face
de ces situations extrêmes. C ’est vrai; mais en mer, ce
pendant, ces situations, pour ainsi dire, surgissent sous
vos pas. Elles se manifestent tout à coup, sous mille as
pects divers. C ’est un homme qui tombe, une voile em
portée, la mâture qui craque. Tantôt c’est l’incendie, la
voie d’eau , l’abordage ; ce sont enfin ces innombrables
causes de naufrages que les plus clairvoyants ne peuvent
conjurer.
Dans la vie du commandant M arceau, ces exemples
abondent : nous n’avons qu’à les prendre au hasard.
Pour son premier commandement comme lieutenant de
vaisseau, on lui donnu la mission de conduire de Tou
lon à Lorient le bateau à vapeur le Minos.
Peu d’officiers, à cette époque, étaient aussi versés
que lui dans la connaissance théorique et pratique des
machines. Ce fut la cause de cette distinction.
Dès le début dans la Méditerranée, la traversée, insi-
M ARCEAU.
19
guidante comme navigation, faillit se terminer tragique
ment par une catastrophe duc à la négligence ou à l’in
capacité de son mécanicien.
Ce malheureux , de quart pendant la nuit, s’endormit
à son poste, au lieu de surveiller les feux.
lin ouvrant les yeux tout à coup, il s’aperçoit que l’ali
mentation de la chaudière a cessé et que toute la paroi
supérieure est rouge, incandescente. Une goutte d’eau, la
moindre dénivellation, un simple coup de roulis vont suf
fire pour la faire éclater. Effaré, éperdu, il court sur le
pont, croyant se soustraire au péril. Ici la nature de
Marceau nous apparaît dans toute sa violence, mais dans
toute sa courageuse énergie. Prévenu immédiatement de
la situation, il ne fait qu’un bond de sa chambre, dé
croche un pistolet, saisit à la gorge le contre-maître,
qu’il entraîne avec lui au poste qu’il a fui; et là , donnant
l’exemple, travaillant de ses mains, soulevant les sou
papes , ouvrant les robinets et fermant les cendriers, il
sauve le navire et les cent cinquante hommes que le gou
vernement du roi lui avait confiés.
Marceau n’accomplit là que strictement son devoir;
m ais, pour le remplir dignement, il ne suffit pas seule
ment toujours d’en avoir le courage,, il faut encore en
avoir la science et la capacité.
Dans cette même traversée du Minos, Marceau obtint,
comme marin, un de ces triomphes qui remplissent le
cœur d’un doux et noble orgueil. 11 était à Gibraltar,
mouillé devant la ville, pour renouveler sa provision de
charbon ; les navires à vapeur de cette époque ne pou3.
'20
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARI N.
voient, sans celte précaution, fournir une bien longue
course.
Pendant ce temps, les vents d’ouest soufflaient dans le
détroit. Le baromètre baissait, le ciel se chargeait de
nuages. Ainsi qu’il arrive toujours quand les vents souf
flent de cette direction, un grand nombre de navires
marchands, accumulés à l’entrée de cet étroit passage,
louvoyaient péniblement dans la baie pour gagner un
abri.
Au milieu d’eux se trouvait un beau vaisseau anglais,
le Pembroke, portant le pavillon du commodore Parker.
Tout à coup, géné dans sa manoeuvre par un de ses in
nombrables voisins, il manque à virer de bord. L ’espace
ne lui permet plus de continuer sa bordée; les récifs sont
tout près. 11 laisse successivement tomber toutes scs
ancres, car le fond est il p ic, la tenue est mauvaise et le
vent bat en côte. La nuit peut devenir critique. C ’est
ainsi que le pense Marceau.
Seul officier militaire présent à Gibraltar, il comprend
l’étendue de sa charge. Qu’importe la nationalité du na
vire en détresse? 11 pousse activement scs feux; en
moins d’une heure, il peut appareiller; il vient passer à
poupe du Pembroke et offre au commodore l’aide de sa
machine.
Ses services ne sont point acceptés. Marceau a deviné
la cause du refus , car si le Minos est bien le seul bâti
ment de guerre mouillé à Gibraltar, eu revanche il s’y
trouve des steamers anglais qui n’auraient pas dû se lais
ser devancer pour voler au secours d’un vaisseau portant
MARCEAU.
21
les couleurs britanniques. Tout en respectant ce senti
ment, peut-être exagéré, de la susceptibilité nationale,
mais peu rassuré sur ses suites, Marceau ne voulut pas
s’éloigner du Pembroke pour revenir à son premier mouil
lage. Il resta sous pression, son cabestan garni, scs gre
lins élongés, prêt, au premier signal, à prendre les remor
ques. 11 attendit ainsi le dénoûment de cette nuit d’hiver.
La nuit fut en effet féconde en émotions. Les rafales
se succédèrent de plus en plus violentes ; d'heure en
heure, malgré toutes scs ancres, le vaisseau chassait sur
les brisants. Au jour, la position devint insoutenable. Un
premier choc, un coup de talon formidable vint avertir
le commodore Parker qu’il fallait se résigner à accepter
le secours du navire français. Il n’y avait désormais de
salut qu’à ce prix. C ’est si triste d’ailleurs qu’un vaisseau
en détresse! Les voiles en lambeaux, la mâture brisée,
les cordes emportées, tordues, échevelées. Et puis, ce
noble corps, cette coque arrondie, ces rangées de canons,
ces courbes gracieuses, tout ce chef-d’œuvre enfin de
l’art et du génie, cet imposant ensemble de la puissance
humaine, tout cela balayé par la mer, démoli pièce à
pièce, englouti sous l’écum e, perdu dans les brisants.
Rien n’est plus douloureusement beau que le naufrage
d’un grand vaisseau de guerre. Marceau eut le bonheur
de sauver le Pembroke d’un semblable désastre.
Au fort de la tempête, le Minos habilement conduit se
rapproche de lui, se laisse dériver, glisse sous son beau
pré, le saisit par l’avant et s’attelle au colosse comme un
triton docile.
22
L E S C O M M E N T A I R E S D' ON MARI N.
Alors, rassemblant dans ses (lanes (ont ce qu'il a de
force de vapeur, haletant, tout couvert d’écume et de fu
m ée, il l'ébranle, l’entraîne, l’éloigne des récifs, e t, au
milieu des hurrah frénétiques, il le ramène en triomphe
à l’entrée de la baie. Hurrah pour le M inos! et hurrah
pour la France! Ce n’est pas tout; le roi de la mer, le
man o f w arn 'a pas plutôt reconquis son empire, que,
hissant au plus haut de ses mâts les couleurs nationales
de son libérateur, il les salue de son artillerie.
Jamais coups de canon ne durent retentir plus avant
dans le cœur de Marceau. Ce n’était point seulement
l’honneur d’un service rendu à un puissant voisin, c’était
encore la satisfaction d’une difficulté vaincue, du danger
affronté, et surtout pour le cœur du marin, c’était le suc
cès toujours si enivrant d'un beau coup de manœuvre.
C H A P I T R E IV .
Escadre de la Méditerranée. — L'amiral Lalande. — Derniers triom
phes do la voile. — Encore une royauté qui s'en va. — Ilégnc
éphémère du Napoléon. — La cuirasse et l'artillerie.
Après six ans de commandements successifs, nous le
retrouvons, vers le milieu de 1841, simple officier de
quart embarqué sur le Scipion, l’un des vaisseaux de
notre escadre mouillée en ce moment en rade de Toulon.
Cette époque était pour la marine française une véri
table période de renaissance et de transformation.
MARCEAU.
23
Anéantie sous l'Empire, étouffée dans scs germes sous
la Restauration, elle brisa ses premières entraves pour
conquérir Alger. P u is, profitant de l’impulsion acquise,
elle continua il s’étendre, à se développer peu à p eu , à
se constituer vaisseau par vaisseau, et, sous la main puis
sante de l’amiral Lalande, elle finit par devenir cette
incomparable escadre de 1840 qui, dans les eaux de
Beyrouth, en face des Anglais, faillit résoudre sommai
rement la question d’Orient, en faisant craindre un instant
à la diplomatie que nos canons ne partissent tout seuls.
Ce fut la cause de son brusque rappel.
Elle rentra à Toulon, frémissante mais non humiliée,
nous dit l’élégant écrivain qui fut l’élève et le digne
appréciateur des talents militaires de l’amiral Lalande1.
Nous n’aimons pas toutefois les réflexions dont il ac
compagne la fin prématurée de ce grand chef d’escadre :
« 11 mourut, nous dit-il, calme et fier, triste sans
amertume, résigné sans espoir. Les souffrances n’avaient
pu le lasser de l’existence, car il aimait ce monde dont
tant de fous médisent3. »
Ilelas ! qu’ils sont donc nombreux les fous de cette
espèce, et qu’ils raisonnent juste, après tout, quand ils
dédaignent un monde qui ne peut leur promettre pour
le moment suprême qu’une résignation sans espoir !
L’œuvre de l’amiral Lalande lui a survécu. Succès1 Trente ans plus tard, le vice-amiral Jurien de la Gravière lui a
succédé dans ce poste comme commandant en chef l’escadre d’évolu
tions de la Méditerranée.
2 Marine d’autrefois, par un marin d'aujourd’hui. (Vice-am iral
Jurien de la Gravière.)
24
I,ES C O M M E N T A IR E S D' UN MARIN.
sivcmcnt confiée à des mains habiles, l’escadre d’évolulions de la Méditerranée s’est toujours maintenue à la
tète du mouvement de progrès et de transformation que
le génie de notre époque a imprimé à l’art des construc
tions navales. Dans toutes les circonstances, elle se montra
digne de ses missions.
C ’est ainsi que nous la vîmes franchir, en plein hiver,
les bouches du llosphore, entrer dans la mer N oire, y
croiser pendant des mois entiers dans les brumes du
golfe d’Odessa et de Sébastopol. Et ce n’est pas chose si
ordinaire qu’on pourrait le penser, que ces croisières de
vingt vaisseaux dans une mer étroite et dangereuse. Après
de longues nuits d’hiver, rien n’est imposant comme le
spectacle de ces nombreuses voiles se retrouvant, au retour
de l’aurore, échelonnées à leur poste, par groupes régu
liers , s’avançant en bon ordre comme un vol d’alcyons
bercés dans les sillons d’une mer tourmentée.
Plus lard, quand, pour assurer le salut de l’armée,
l’escadre, en pleine côte, dut soutenir l’assaut d’un se
cond hivernage, elle fit bravement face à tous les dan
gers. Elle affronta l’ouragan du 14 novembre; ce fut sa
dernière bataille. Elle y perdit quelques-uns de ses plus
beaux vaisseaux ; mais il y a parfois des pertes qui hono
rent. D’ailleurs, pour avoir été obscure et sans triomphe,
celte lutte acharnée contre les éléments n’en a pas moins
été digne d’admiration, supérieure peut-être, comme
danger vaincu, à la formidable mais stérile attaque opérée
un mois auparavant devant la Quarantaine et le fort
Constantin.
MARCEAU.
25
Celte vaillante escadre, à la disparition de laquelle
nous avons assisté, a été la dernière des escadres à voile.
Elle mérite nos respects si ce n’est nos regrets. Pour les
marins d’un autre âge, elle sera plus d'une fois un objet
de surprise et de méditation. Par sa nature même et par
les éléments de sa constitution, elle se rattachait presque
sans transition aux escadres de Louis X IV et de Louis X V I,
de la République et du premier Empire.
Sauf quelques perfectionnements de détail, c’étaient
toujours les mêmes principes dans les manœuvres, la
même tactique dans les évolutions. Ainsi que l’observe
l’écrivain que nous avons cité, il n’y avait pas, au fond,
bien grande différence entre le Royal Soleil de Tourville
et les vaisseaux à trois ponts de l’escadre Hamelin. Mais
entre ces derniers et le Napoléon il y eut tout un monde;
il y eut la vapeur.
Ce qui exigeait autrefois de la part d’une escadre des
efforts inouïs, des prodiges d’adresse, nos vaisseaux
transformés l’ont fait en se jouant ; mais c’est précisément
ce déploiement d’exercice et d’adresse qui ajoutait tant
d’art et de prestige aux anciennes manœuvres.
On peut n’êlre point du métier et comprendre pourtant
ce qu’il fallait de justesse et d’habileté pour faire évoluer
ces colosses flottants qui en définitive n’avaient d'autre
moteur et d’autre point d’appui que le vent et les flots.
La machine sans doute a tranché le problème. Elle fait
grand honneur à l’industrie de l’homme, mais infiniment
moins au génie du marin.
La voile, la simple voile q u i, gonflée par la brise ou
chargée par le grain, s’incline cl s’orienle pour se jouer
du vent, le retenir captif, décomposer sa force et l’obliger
par un adroit détoura rétrograder ou du moins à pousser
le navire justement dans le sens opposé à celui d’où il
souffle, c’est là le merveilleux secret de la route au plus
p rès, la clef du louvoyage; c’est l’éternel attrait qui de
meure attaché à la marine à voile.
Mais aussi que de grandes choses n’a-t-cllc donc pas
faites? C ’est elle qui la première a parcouru le monde, elle
qui si souvent a décidé du sort de nos grandes batailles.
Devant la grandeur de son rôle, devant tant de pres
tige et tant de poésie, et tout en accordant au présent sa
part d’admiration, on comprend les regrets de tous nos
vieux marins; on respecte l’illusion de ceux qui, comme
l’amiral Lassuse, proclamaient jusqu’au dernier moment
que la voile resterait la reine de 1a mer.
Hélas! comme tant d’autres royautés, elle fut détrô
née. Elle a disparu devant de hardis novateurs dont le
triomphe n’a pas duré longtemps. Aux lourds et noirs
steamers que commandait Marceau, succédèrent des ba
teaux plus rapides. Les roues firent place à l'hélice; et
depuis cette époque, la transformation a continué à mar
cher toujours si promptement, qu’à peine une flotte estelle mise à l’eau qu’il faut immédiatement songer à la
remplacer par des types nouveaux. Le Napoléon et les
magnifiques vaisseaux construits sur son modèle n’ont
e u , eux aussi, qu’un empire éphémère; et s’ils ont jeté,
un moment, quelque éclat, il a été sinistre : il nous a
fait voir avec quelle rapidité on pouvait, sans laisser nulle
MARCEAU.
27
trace, faire évacuer les côtes du Mexique à une armée
française de quarante mille hommes.
D ’ailleurs, dés sa naissance le vaisseau à vapeur était
frappé à mort.
Près de lu i, à Kimburn, la cuirasse parut sous forme
embryonnaire. Mais l’embryon fut prompt à sortir de son
moule. 11 grandit, prit des forces, et si dans peu de
temps il se perfectionna assez pour devenir la Gloire et le
Solferino, en revanche il ne put jamais se dépouiller de
sa laideur première. Ne lui demandez pas des lignes élé
gantes, des courbes gracieuses, des mâtures coquettes et
des proues élancées. Chez lu i, l’art disparaît sous une
masse informe; tout est sacrifié au poids de son armure.
Mais qu’on ne s’y fie point! son aspect est trompeur, car
sa marche est rapide, sa manœuvre assurée et ses coups
sont mortels.
En réduisant au silence la vieille artillerie, la cuirasse
a causé dans le monde un moment de stupeur. Si on n’a
pas cru quelle allait clore à jamais l’ère des destructions,
du moins on a espéré quelle allait donner à l’art de la
défense un avantage immense.
Espérance trompeuse!
Loin de ralentir les progrès des inventions meurtrières,
la cuirasse au contraire n’a fait qu’en stimuler l’ardeur.
Devant cet obstacle imprévu, l’attaque a repris l’offensive
avec un redoublement d’énergie et dans des proportions
jusqu’alors inconnues.
D’un seul coup, elle a sacrifié scs vaisseaux à vapeur,
comme elle l’avait fait dix ans auparavant pour ses vais
seaux à voile; elle les a mis au rebut, ou réduits tout au
28
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
plus au rôle de transport. Sans plus d’hésitation, elle a
mis au vieux fer tous les canons de trente, l’orgueil de ses
escadres; et ses fameux Paixkans dont les récents triom
phes et les épouvantables effets avaient précisément con
duit à l’idée du blindage.
Pour l’attaque désormais, il n’y a plus qu’un but.
11 lui faut à tout prix traverser la cuirasse. Q u’on l’é
branle par des coups contondants, ou qu'avec des bou
lets en acier on perfore ses plaques comme à l’emportepièce; qu'on la frappe directement en face avec un
éperon ou traîtreusement en dessous à l’aide des torpilles,
tous les moyens sont bons ! C'est alors qu’on s’est pris à
couler en fonte, à forger en 1er ou en acier fondu ces piè
ces monstrueuses, de tout calibre, de toute forme, de
toute dimension. Il n’est pas de projectile que l’on n’ait
essayé, pas de poudre dont on n’ait fait usage : poudres
brisantes et poudres ordinaires, poudres fulminantes et
poudres prismatiques. Il n’est pas jusqu’à la force môme
du recul que l’on n’ait cherché à utiliser pour manœuvrer
la pièce et l’obliger, à l’aide d’un contre-poids, à revenir
toute seule au sabord '.
Les Américains ont gardé la pièce à âme lisse; mais
ils lui ont donné un si grand diamètre qu’ils sont parve
nus à lancer des boulets pesant un quart de tonne, dont
un seul peut suffire pour couler un navire. C ’est ce qui
leur est arrivé contre les monitors aux combats de Mobile
et de la Nouvelle-Orléans.
1
Ccl ingénieux appareil, qui vient d'obtenir le plus grand succès,
porte le nom de son inventour, le capitaine Moncrieff.
M A RCE AU.
29
En Europe, on a généralement préféré la précision du
tir et la pénétration. Notre canon français atteint déjà un
très-fort diamètre ' ; il est en fonte de fer, n’admet que les
poudres lentes et se charge par la culasse.
Les canons anglais d’Armstrong et de IVitworlh, ainsi
que le célèbre Krüpp des Prussiens, sont rayés, freltés
comme les nôtres ; mais pour les rendre plus résistants en
core, ils sont formés d’une série de tubes de fer ou d'acier
composés de rubans forgés, soudés et tordus en hélice.
Ils se chargent par la bouche ou par la culasse, sup
portent les poudres vives, et avec un calibre relativement
modéréa, ils donnent au projectile la plus grande vitesse
initiale et le maximum de pénétration que l’on ait encore
obtenus. Avec de telles pièces, l’obus en fonte blanche,
dit obus Palliser, traverse vingt centimètres de f e r , sans
compter la muraille. C ’est le double de l’épaisseur qu’a
vait il y a dix ans la première cuirasse. C ’est un duel à
mort entre elle et le canon. A qui restera l’avantage? A
chaque pouce de pénétration gagné par le boulet on ré
pond par une augmentation progressive dans l’épaisseur
des plaques. Mais cette progression doit avoir des limites;
il faudra bien s’arrêter un jour dans la surcharge cl dans
les dimensions toujours plus colossales de nos vaisseaux
blindés. Le Rochambeau, l’Achille et le Wilhelm 1er pèsent
près de dix mille tonnes. C ’est trois fois le déplacement
d’un ancien vaisseau de haut bord et six fois sa valeur 3.1
3
2
1 Vingt-sept centimètres.
2 Vingt-trois centimètres.
3 Le Rochambeau a coûté ù la France de douze à treize millions. It
30
I ÆS C O M M E N T A I R E S D ’ UN MARIN.
Et encore, si l’on pouvait compter sur l’invulnérabi
lité réelle de ces ruineux chefs-d’œuvre! Mais le combat
de Lyssa nous a fait voir ce qu’il fallait en croire. 11 est
vrai que, quelque perfectionné que soit un instrument, il
faut toujours le supposer entre des mains habiles.
Dans cette fièvre d’innovations guerrières, dans cette
lutte acharnée entre les progrès de l’attaque et ceux de la
défense, la France a su prendre au début un sérieux
avantage. Mais est-elle certaine de le garder toujours?
Est-elle même sûre de l’avoir conservé? Que penser de
la déclaration que le premier lord de l'amirauté vient de
faire à la chambre en affirmant que la Grande-Bretagne
peut, dès ce jou r, opposer quarante-sept cuirassés aux
trente-sept que possède la France, ajoutant qu’il n’y a
aucun doute sur la supériorité bien constatée des vais
seaux anglais de première cl de deuxième classe 1?
Cela signilie-t-il que leur artillerie traverse nos cui
rasses et que la réciproque n’existe plus pour nous? ün
le répète aussi de ce côté-ci du détroit.
M ais, en vérité, sommes-nous condamnés à ne plus
faire reposer les destinées d’un peuple que sur des supé
riorités de tir, des succès de poudre et de calibre, sur des
avantages de polygone, et en un mot sur les résultats de
toutes les expériences qui se poursuivent à Vincennes, à
Gavres et à Shœburyncss?
a clé acheté aux États-Unis, à Icpoquo où les Prussiens achetaient à
Londres le Wilhelm /or.
1 Discours de M Childers à la chambre des communed. Séance du
MARCEAU.
31
Pour noire part, la construction de ces monstrueuses
machines de guerre nous cause plutôt un sentiment de
surprise que d’admiration.
Saris doute, elles résument tous les progrès, toutes les
inventions ; nous ne le nions pas. Mais tout en ne rele
vant point à ses propres yeux le génie du marin, ces
redoutables engins, par une sage loi d’équilibre, se re
tournent pendant la paix contre les peuples mêmes qui en
exagèrent l’emploi; elles épuisent leurs finances, et en
dernier ressort, quand toutes les nations auront les mê
mes armes, à qui restera l’avantage? Ne sera-ce pas à
celle qui aura été assez sage pendant la paix pour accu
muler sur son sol le plus de richesse et le plus d’indus
trie? A celte heure, les Américains nous donnent cet
exemple.
A l’époque où Marceau se trouvait embarqué sur l’es
cadre de la Méditerranée, de tels problèmes n’agitaient
point encore les esprits; du moins, la manière vague dont
ils étaient posés ne laissait point prévoir l'importance
qu'ils allaient si promptement avoir.
C H A P I T R E V.
Recherche de la vérité. — Science et foi. — Conversion. —
Un aumônier du bagne.
Marceau était d’ailleurs lui-même arrivé à ce moment
de la vie où l’on commence à se lasser des plaisirs et de
LES C O M M E N T A I R E S D ’ UN MAIUN.
32
l'existence frivole à laquelle se laissent trop facilement
entraîner les jeunes officiers.
Il est un âge où il faut savoir opter entre les tendan
ces sérieuses de l’esprit et les distractions banales de la
vie.
Deux courants se dessinent alors, et l’on peut bien
observer ceux pour lesquels l’étude est devenue une né
cessité. Dans la vie maritime, le nombre en est considé
rable, cl il est facile de le comprendre.
Dans cette existence en commun, dans les grand!cham
bres de nos vaisseaux, au milieu de jeunes hommes ins
truits, intelligents, ayant déjà beaucoup vu à un âge où la
plupart de leurs condisciples ne sont point encore sortis
de chez eux, on comprend que l’esprit puisse être tenu
en éveil non-seulement par les problèmes si variés de la
profession du m arin, mais encore par les grandes ques
tions de science, de politique ou de philosophie, qui de
près ou de loin s’y rattachent.
A celte époque, le courant des idées portait à la ré
forme. La société semblait livrée aux grands rénovateurs:
Fourier et Saint-Sim on avaient partout des adeptes. L’i
magination se laisse si facilement aller à celte séduisante
doctrine de « l’identité de Dieu avec les hommes » , de
« ce grand Tout embrassant l’humanité entière » . C ’est
le point de départ du panthéisme antique et le point d’ara
rivée du rationalisme contemporain.
11 n’y a pas d’erreurs, si graves quelles soient, qui ne
conservent quelques traces des vérités premières d’où
elles sont parties. Mais ces bribes de vérité, ces parcelles
JIA R C E A U .
33
lumineuses dont Saint-Simon émaillait sa doctrine ne
suffisaient plus à Marceau. Il ne se posait plus en disci
ple du maître. Ce qu’il cherchait, c’était la vérité, la vé
rité entière, la vérité en Dieu.
— Ali! répétait-il souvent, qui pourra donc me dire ce
que nous sommes venus faire en ce monde? Quelle est la
destinée de l’homme sur la terre?
Question importune! Redoutable inconnue qui pour
suit inévitablement tous ceux chez qui la vie des sens n’a
point paralysé la vie intérieure. Chaque jour, cette pen
sée s’imposait plus impérieusement à l’esprit de Marceau;
elle le tourmentait au milieu des plaisirs et des fêtes, lin
jour, dans un haï où, contrairement à scs allures élégan
tes et enjouées, il se tenait à l’écart et pensif, un de ses
amis lui demanda en riant :
— Mais quel problème êtes-vous en train de résoudre?
— Vous avez raison, lui répondit Marceau, c’est un
vrai problème, mon cher, et tout ce qui m’entoure ne
m’aide pas à y arriver.
Car cc n’est point au bal que lame se déploie.
La cendre y vole autour des tuniques de soie,
L ’ennui sombre autour des plaisirs.
Ce à quoi je songe, c’est au grand problème de la
vie.
Entre deux quadrilles, la boutade de Marceau fut
trouvée plaisante; elle fit le tour du salon, et un vieux
capitaine de vaisseau qui lui avait toujours témoigné une
paternelle affection, le prenant à la boutonnière:
3
— Ali ç a , mon cher monsieur Marceau, qu’avez-vous
aujourd’hui? Pourquoi ne dausez-vous donc pas? A voire
âge, on ne vient point ici pour songer aux questions sé
rieuses. Croyez-moi, la plus sérieuse de toutes les ques
tions pour vous, c'est la rencontre d’une riche et jolie hé
ritière. La chose est difficile, mais elle en vaut la peine.
Vous avez de l’avenir, un beau nom; comment trouvezvous la fille de l’amiral '***?
— Hall! fil froidement Marceau, si j ’avais pour femme
la plus jolie fille de Toulon, j'aurais peur quelle ne m'ai
mât pas; et si j ’étais sur de sort amour, alors j ’aurais peur
de la mort. Quant à l’argent, je suis comme tout le monde ;
si j ’avais deux m illions, j ’en désirerais bientôt quatre.
Quelques jours après, en se promenant sur la dunette
du vaisseau le Scipion avec un de scs amis, le comman
dant Ducouédic, dont les idées religieuses lui étaient par
faitement connues, la conversation s’engagea naturelle
ment sur le même sujet.
— Je vous accorde, lui disait-il, que Dieu soit notre
but unique, qu’il soit le seul objet de nos investigations;
mais encore faut-il que ce Dieu inconnu se manifeste il
nous d’une façon quelconque. O r, pour ma part, il y a
dix-huit ans que je cherche, et c'est entièrement en
vain.
— C ’est qu’apparcmmenl vous ne le cherchez pas où il
est, lui répondit son ami. La science et l’étude ne suffi
sent pas pour cela; comment feraient les pauvres? 11 faut
surtout du désir, du cœur et de la volonté.
De tous les systèmes philosophiques et religieux qui
M ARCEAU.
tourbillonnaient dans sa tète, Marceau avait jusqu’a
lors éliminé a priori et instinctivement la religion chré
tienne, et en particulier la secte des prêtres et des jésuites,
ainsi qu’il désignait l’Eglise catholique. Il cédait, à son
insu, contre elle à cette haine implacable dont elle seule
au monde a conservé l'immortel privilège.
— Comment voulez-vous, répondait-il à son ami, que
nous puissions jamais nous entendre? Vous affirme? et moi
je nie. Vous me parlez de surnaturel et de révélation
quand ma raison n’admet que la critique et le libre examen.
Marceau ne savait pas que « l’affirmation ne peut appar
tenir qu’à la vérité. L’erreur, au contraire, nie toujours ;
elle nie quand elle ne ricane. C ’est un trait saillant de
Son caractère1, n
Le Cbrisl n’a pas dit aux apôtres : Allez et discutez avec
les nations; il leur a dit : Allez et enseignez ! je suis la
voie, la vérité, la vie!
C ’est ce que lui faisait remarquer son ami Ducouédic :
— Vous niez, mon cher Marceau, c’est fort bien; surtout
c’est fort commode. Mais avant de tant vous révolter
contre une doctrine quelconque, faut-il encore le faire
avec connaissance de cause. Vous qui avez approfondi
le saint-simonisme, le positivisme, le fouriérisme, le
rationalisme, le criticisme cl toutes les doctrines philo
sophiques que les savants s’efforcent tour à tour de prê
cher au peuple cl aux ignorants, avez-vous jamais étudié
le christianisme, c’est-à-dire la seule doctrine qui, prêchée par des ignorants, ait été crue par de vrais savants
1 Joseph de Maistro.
3.
'ill
I
*
36
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARI N.
Dès lors, pourquoi condamner sans connaître? Pour
quoi, en fait de religion, seriez-vous moins loyal qu’en
toute autre matière? D'un esprit sérieux comme le votre,
serait-ce trop exiger que de lui demander quelques heures
d’étude? Et encore, je vous le'répète, l’étude né suffit pas
sans cet ardent désir qui pousse vers Dieu; c’est ce que
nous nommons la prière.
Le commandant Ducouédie avait raison : « Aimer,
c'est voir
» Et si la foi ne se dérobe pas aux investigations
de l'étude et de la science, en revanche elle ne s'acquiert
que par l’élévation du cœur. C ’est un don de Dieu, une
.
vision de l'àm c, et ce don n’est accordé au chercheur,
au savant, au philosophe, que le jour o ù , dépouillé de
toute idée préconçue, de tout parti pris d’avance, il
s’écriera dans toute la sincérité de son âme : « Seigneur,
je suis prêt à tout, devant votre souveraine vérité. Parlez!
que faut-il que je croie8? n
Trois mois s’étaient écoulés depuis cette conversation.
Pendant ce temps, le commandant Ducouédie avait fait
un voyage à Alger; il n’avait plus entendu parler de
Marceau.
A son retour à Toulon , quelle ne fut pas sa surprise en
le rencontrant, un matin de bonne heure, en uniforme,
drapé dans son manteau, sortant avec la foule de la porte
d’une église. Il ne put en croire ses yeux.
— Ah ! je vous y prends ! . . . lui cria-t-il en sautant à son
cou ; est-ce bien vous que je vois? N’est-ce pas un rêve?
1 Saint-Augustin.
2 Dom üuérangor.
H
MARCEAU.
37
— Vous ne rêvez pas du tout, lui répondit Marceau,
calm e, sérieux, sans embarras. C ’est bien moi; depuis
que je ne vous ai v u , j ’ai suivi vos conseils : j ’ai lu , j ’ai
prié, Dieu a fait le reste.
Depuis sa dernière conversation, en effet, Marceau, de
plus en plus tourmenté, voulut en avoir le cœur net. 11
se jeta avec avidité, mais avec une conscience droite,
sur les premiers livres de doctrine chrétienne qui lui tom
bèrent sous la main. Il ne fut pas difficile sur le choix et
n'eut pas à pénétrer bien avant dans les abstractions de
la théologie. Un petit livre lui suffit. 11 a pour titre : le
Christ (levant le siècle'.
Dès les premières pages, ce qui l’étonna le plus, ce
fut la gravité des preuves et l’autorité des témoignages
sur lesquels reposait le caractère surnaturel de la mission
du Christ. Il chercha à leur opposer des témoignages
historiques de même valeur. Ce fut en vain.
11 trouva, au contraire, que les actes de celte divine
existence s’étaient toujours et partout accomplis en public,
au grand jour, devant des milliers d’hommes, souvent
même en face des pharisiens et des docteurs de la loi. 11
trouva que depuis cette époque, chrétiens, juifs
et
païens avaient contrôlé tous ces actes; qu’ils les avaient
pesés et discutés, tournés et retournés, passés au crible
de toutes les critiques. Et devant le plus large et le plus
constant assentiment que jamais croyance ait obtenu au
monde, il resta ébranlé.
1 Le Christ derailI le sitcle, ou nouveaux témoignages des sciences
en faveur du catholicisme, par Rosclly de Lorgucs.
38
L E S C O M ME N T A I R E S D' UN MARIN.
Puis, dans la plénitude de sa raison, on pourrait pres
que dire au nom même de sa raison, un rayon lumineux
vint traverser son âme.
Comme saint Paul sur le chemin de Dam as, il en fut
terrasse.
Il est vrai que M . Henan n’avait point encore écrit son
livre ; l’école de Tubingue n’avait point encore érigé en
science celle critique abstraite et négative, arbitraire et
mutilée, qui est forcée de se séparer de l’histoire pour
soutenir sa lutte passionnée. Mais n’importe, même après
Strauss et Henan, même après les recherches les plus
exactes et au nom des sciences les plus profondes, ne
reste pas incrédule qui v e u f !
Devant la certitude historique de cette sublime et lu
mineuse réalité, Marceau crut; il crut à la divinité du
Christ. De là à l’institution de l’Église il n’y a qu’un pas;
il le franchit encore : il crut aux sacrements, à l’Eu
charistie, à la pénitence, et à la confession. Mais la con
fession, c’est trop fort !
Pour un homme de sa valeur, y songe-t-on? Il y a là
vraiment de quoi faire reculer un marin d’épouvante;
Marceau ne recula pas!
Dans ce moment critique, il se souvint du mot de
Pascal : u Si pour croire que deux cl deux font quatre,
il fallait être sobre, chaste et se confesser, on verrait
les trois quarts des hommes passer leur vie à démontrer
que deux et deux font cinq. »
Il comprit que pour dominer scs passions, son carac1 Note A à la fin du vol mm*.
M An CE A U.
39
1ère violent et surtout son orgueil insensé, c’était bien
par là qu’il fallait commencer; il alla droit au but. En
plein jour, sans hésitation, sans fausse, manœuvre, si ce
n’est toutefois sans un effroyable froissement d’amourpropre, il alla s’agenouiller dans une église , au milieu de
la foule, devant la porte d’un confessionnal. C ’était celui
d’un saint prêtre, d’un aumônier du bagne et de la flotte,
dont les vertus avaient attiré autour de son nom une véri
table célébrité. Nous voulons parler de l’abbé Marin.
Aux yeux de tous ceux qui l’ont connu, l’abbé Marin
représentait, en effet, un de ces types qui honorent l’hu
manité, un de ces apôtres d’abnégation, de foi et de cha
rité, tels que le catholicisme nous en offre encore de si
remarquables exemples.
C ’était aux derniers rangs de la société, aux deux
classes stigmatisées, aux forçats et aux fdles perdues,
que s’adressait plus spécialement son zèle évangélique.
Ce n’était point seulement un devoir et une pieuse lâche
qu’il semblait accomplir; c’était avec amour, avec une
sainte passion, qu’il allait rechercher au fond de cet impur
mélange ce qui pouvait encore être purifié et sauvé.
Une publication fort répandue à son époque, mais
oubliée de nos jours, les Français peints p a r eux-mêmes,
en faisant connaître sa physionomie, a popularisé l’apo
stolat de l’abbé Marin au bagne de Toulon. Sur les
marches de l’échafaud ou sur leur lit d’agonie, que de
grands criminels il a réconciliés avec Dieu! Là où la
justice des hommes restait inexorable, la grâce et la mi
séricorde se répandaient par ses mains.
Pendant vingt-cinq a n s, il a consacre son temps et
sa fortune nu développement de l’œuvre qu’il avait com
mencée. Aujourd’hui, grâce à lu i, plus de deux cents
personnes, vouées à la prière et au travail, vivent en paix
dans un asile qu’il a ouvert au repentir. C ’est la maison
du lion Pasteur. Derrière les hautes cl sombres murailles
qui l’isolent d’une grande cité, que de douleurs secrètes,
que de désespoirs inconnus ! que de romans commencés
dans la joie et finis dans la honte! Mais aussi, que de
souillures lavées dans la pénitence et dans les larmes! que
d’àmes transfigurées et bénies!
Toutes les fois qu’à travers les grilles de ce cloître on
entend s’élever en chœur ces voix de femmes, dont quel
ques-unes sont encore fraîches et vibrantes, on se laisse
involontairement aller à je ne sais quelles douces et vagues
pensées; on se surprend à songer au calme après l'orage,
au port après la tempête, aux fantômes de l’amour pro
fane s’évanouissant aux premiers rayons de l’amour divin.
Dans ses dernières années, l’abbé Marin consacrait
une partie de son temps à l’instruction religieuse des
équipages delà flotte. Tous ceux qui, le dimanche, l’en
tendaient à la messe expliquer, en quelques mots, l’Evan
gile du jou r, restaient frappés de la lumière et de l’autorité
de ses paroles. Les officiers et les matelots se pressaient
près de lui. 11 possédait à un point merveilleux cet art
si difficile de parler simplement. Sa parole s’imposait en
allant droit au cœur. Son œil vif et doux s’animait; son
front, autour duquel semblait déjà briller l’auréole des
saints, s’illuminait de tous les reflets de son àme. Jamais
41
M ARCEAU.
figure liumiiinc ne nous présenta mieux le type éternel de
la beauté chrétienne; beauté sévère, mais idéale; beauté
qui fait rêver, qui améliore, qui console, et qui récon
cilie l'homme avec l’humanité.
C H A P IT R E
V I.
line erreur du génie maritime. — Résistance de Marceau. — Prestige
de la vie militaire. — Nouvelle direction donnée à sa carrière.
A peine entré dans cette voie nouvelle, Marceau ren
contra des difficultés qu’il ne pouvait prévoir. Cet homme
qui, à juste titre, avait passé pour un modèle de droiture
et d’honneur, se vit tout à coup ju g é , critiqué, suspecté
par ceux-là même qui l’avaient tenu jusque-là en la plus
haute estime. A tort ou à raison, le monde n’aime pas
les conversions soudaines.
En toute chose, disait-on, il faut de la mesure. Ne
peut-on croire en Dieu sans être fanatique? En cessant
d’être impie, faut-il pour cela devenir superstitieux, ridi
cule ou dévot?
El d’ailleurs après tout, ces convictions sont-elles bien
sincères? sont-elles exemples d’intrigue et de calcul?
L’ambition bien souvent prend ce masque trompeur. Le
hasard sembla même justifier un instant cette supposition.
A cette époque, en effet, Marceau fut nommé au com
mandement d’un navire construit à Indret, sur des plans
I.ES C O M M E N T A I R E S D'UN MARIN.
tout nouveaux; il était emménagé avec un luxe extrême.
C’était le Comte cl’E u , destiné à conduire le roi Louis-Phi
lippe au Tréport, et à servir de yacht à toute sa famille.
Les avantages de cette position avaient mis eu éveil
toutes les ambitions. Aussi ne manqua-t-on pas d’attribuer
la faveur d’un tel choix à l’influence de la reine Amélie,
dont les idées religieuses n’étaient point un mystère.
Dès lors, Marceau ne recueillait-il pas ainsi les fruits
de son inexplicable transformation?
Mais le temps ne tarda pas à le venger de ces odieuses
critiques; il lit ressortir, au contraire, tout ce qu’il y avait
de vigueur et d’inflexible droiture dans son caractère
énergique.
II suivait depuis quelques mois l’armement du navire
qui lui était confié; il l’observait dans ses moindres
détails, étudiait sa coque et sa machine, et avant même
que les expériences en mer fussent commencées, il dé
clara hautement qu’au point de vue des qualités nau
tiques, jamais ce navire ne remplirait le but de sa desti
nation.
C’était bien hardi pour un simple officier d’oser pro
clamer une semblable erreur. C ’était attaquer de front
le corps puissant du génie maritime, et c’était plus qu’il
n'en fallait pour risquer sa carrière. Marceau n’hésita pas.
Appelé sur-le-champ à Paris dans le cabinet du mi
nistre, mis en présence de l’inspecteur général des con
structions navales, il renouvela, eu la motivant nettement,
son assertion première.
Cette déclaration lit grand bruit au dehors. Mlle rn-
M A R C E A IJ.
43
vivait la latte soarde qui existe entre les officiers et les
ingénieurs, deux classes d’hommes doués d’une égale
valeur, qui se voient de près cl qui s’estiment, mais qui,
par la nature de leur service, sont trop souvent appelés à
juger, si ce n’est à subir, les conséquences réciproques de
leurs œuvres. Ainsi dans notre marine, l’officier militaire
commande son vaisseau, mais ne le construit point. 11
reçoit de l’artillerie les canons qu’il charge, qu’il pointe
et qu’il manœuvre. Au milieu de fous les corps spéciaux
qui n’ont de raison d’être que sa propre existence, il
n’est lui-même qu’une spécialité brillante, m ais, sur beau
coup de points, sans l’initiative et la prépondérance que
semblerait devoir lui donner l’immense responsabilité
dont, à certains moments, il se trouve chargé '.
De là ces difficultés incessantes qui doivent se produire,
surtout dans les rapports avec le génie maritime, dont
l’influence et le prestige sont d’ailleurs justement mérités.
Celte supériorité, personne ne la conteste ; elle existe
aujourd’hui comme elle existait à l’époque où les Anglais
n’adoptaient d’autres types, pour modèles, que ceux qui
leur étaient offerts par nos vaisseaux capturés.
Dans les transformations successives qu’a subies notre
1 Commo l'observé un (le nos écrivains maritimes les plus dislingués, « s’il apparlicnl à l’ingénieur d’imaginer le système d’armcmeul
de nos forteresses flottantes et à l'artillerie de fondre les canons en
Imrmonio avec eo système, qui n’aperçoit que ces deux influences ne
sauraient se combiner entre elles qu’à l’aide d’un troisième élément?
Ce troisième élément, destiné à jouer le role d’arbitre des deux autres,
n’cst-ce pas l’officier militant, seul responsable du succès devant le
pays et devant l’ennemi? » ( De la guerre maritime avant et depuis les
nouvelles inventions, par le capitaine de vaisseau Kicliild Grivel.)
44
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
(lotie, d'abord par l’emploi de la vapeur, ensuite par celui
des cuirasses, nos ingénieurs, nous l’avons déjà dit, ont
conservé longtemps l’avantage sur toutes les marines
européennes. C’est un fait peu controversé; mais s’il
fallait des preuves, il suffirait de citer le Napoléon dans
un cas, la Gloire cl le Solferino dans l'autre. On pourrait
ajouter le type si remarquable de corvette blindée q u i,
comme coup d’essai, a fait le tour du monde. Mais il ne
faut pas s’y méprendre. Avec leur esprit de persévérance,
nos voisins nous atteignent et bientôt nous dépassent; et
cela se comprend.
Dans l'aristocratique Angleterre, ainsi que dans la dé
mocratique Amérique, il y a dans l’art des constructions
navales, comme en tant d’autres choses, liberté et ab
sence de privilège. 11 n’y a pas de corps d’ingénieurs
exclusivement consacrés à cet art. L'Etat juge et con
trôle; il ne centralise pas. Comme chez nous, il ne se
fait pas constructeur de navires, fabricant de machines,
préparateur de poudre et fondeur de canons. Witworth
est un industriel, Armstrong un .avocat. De ces deux
systèmes, quel est le préférable? Ce n’est que l’expérience
qui peut le décider. En France, chez les hommes spé
ciaux auxquels s’adresse exclusivement le gouvernement,
ce n’est certes ni le talent, ni l’instruction, ni la supé
riorité même qui manquent. Mais quand un de ces
hommes vraiment supérieur vient à se produire, quand,
aidé par son mérite et par la fortune, il parvient promp
tement à la tête du corps, qu’arrive-t-il fatalement alors?
Sans contrôle possible, isolé dans sa spécialité, il cesse
MAHCE AU
45
de grandir cl linil par décroître, par le seul fait de son
omnipotence. Privé de conseils, les bienfaits du concours
et du libre examen n’existent plus pour lui. S’il a produit
un chef-d’œuvre à son point de départ, ce chef-d’œuvre
désormais lui servira invariablement de modèle et de
guide. Les Anglais, au contraire, tâtonnent, imitent, et
par la concurrence arrivent au progrès. Les deux sys
tèmes ont été parfaitement mis eu lumière à l’Exposition
universelle, où on a pu en saisir les contrastes.
Dans la partie française réservée aux constructions
navales, on ne rencontrait qu’un seul modèle de coque
et de machine, qu’une seule pensée réalisée sous des
formes diverses; on se trouvait en présence d’une seule
individualité, forte et puissante sans doute, mais con
damnée, à l’immobilité par le seul fait de son isolement.
Dans la section anglaise, au contraire, tous les types
étaient admis. Tous les systèmes sans distinction d’origine,
toutes les élucubrations maritimes s’y étaient donné ren
dez-vous : mâtures à tripod, gréements en fd de fer,
carènes métalliques, coque à cloison étanche et â double
enveloppe; puis venaient Béliers et Monitors, vaisseaux
casematés, vaisseaux â batterie et vaisseaux à tourelle.
A tort ou à raison, la tourelle s’y posait déjà connue une
des meilleures solutions du problème. Tourelle fixe ou
tourelle mobile, tourelle latérale à barbette ou tourelle
centrale; c’est elle qui, rapprochant les constructions an
glaises de celles d’Amérique, servait de base à la Jlotle
île l’avenir de l’amiral Halstead. On pouvait y suivre
sans peine la marche lente mais progressive de nos
46
LES C O M M E N T A I R E S D'UN MARIN.
voisins, depuis les monstrueuses constructions du li'tirior
et du Black Prince, qui mettaient pins d'un quart d’heure
ii virer de bord, jusqu’à leurs derniers et rapides évolueurs
YAchilles, YHercules et le Bellerophon q u i, grâce à leur
gouvernail compensé et à leurs grands angles de barre,
exécutent un tour complet aussi rapidement et même plus
rapidement que les nôtres, c’est-à-dire en quatre minutes
cl quelques secondes
Ce simple aperçu pourra faire comprendre combien
était brûlante la question que soulevait à celte heure la
résistance du commandant .Marceau. Ses expériences
réitérées, continuées sur mer, à la voile et à la vapeur,
ne firent que confirmer son appréciation.
Sévèrement jugé par toutes les commissions qui pas
sèrent à bord, le Comte il’E u fut condamné, désarmé,
débaptisé. Son capitaine, pour sa ferme et loyale conduite,
reçut les plus vives félicitations du prince de Joinville et
de l’amiral de Lassuse, bons juges l’un et l’autre en pa
reille matière. Mais ce fut tout. Quant aux promotions
cl aux commandements, il n'en fut plus question. Le vide
se fil momentanément près de loi; Marceau put croire
sa carrière finie. Il était prêt à tous les sacrifices, prêt à
abandonner sans amertume, si ce n’est sans regrets, les
chances de succès qu’il avait devant lui. Toutefois, en
se repliant sur lui-méme, le cercle de ses pensées ne
s’était point rétréci.1
1 Ces éludes comparatives, faites à l'Exposition, ont conduit l'ami
ral Ilourgois n une nouvelle et savante théorie du gouvernail, publié»
dans ta /lieue maritime du celte année.
MARCEAU.
Al
La carrière maritime offre en effet deux faces bien
distinctes. D’un côté c’est le prestige de la vie militaire
avec ses illusions et scs grandeurs, ses charges et scs
commandements ; ce sont les évolutions entraînantes et
les exercices guerriers; c’est toujours l'activité et le pro
grès de l’esprit appliqué au grand art des batailles.
Mais quand la fortune vient en aide à l’imagination,
quand la réalité succède aux simulacres, quand c’est la
guerre enfin qui éclate avec ses péripéties émouvantes,
scs situations imprévues, ses marches, ses contre-marches
et ses manœuvres savantes devant l’ennemi, oh! alors, on
peut aller jusqu’aux limites de l’idéal; on peut se re
présenter le capitaine, debout sur son banc de quart,
déployant tout ce qu’il a de hardiesse dans l’esprit, de
justesse dans le coup d’œil; dominant la situation, évitant
ou donnant l’abordage. Toujours calme dans son élan,
froid dans son enthousiasme, en plein développement du
son intelligence et de sa raison, on le voit tomber s’il le
faut, mais tomber à son poste, enseveli dans les flots
comme dans un noble et incorruptible linceul.
Ce n’est làqu’un beau rêve ; mais il seréaliscparfois : c’est
assez pour enflammer l’imagination d’un jeune homme.
L’autre perspective, pour être moins brillante, n’en a
pas moins d’attraits. C ’est la navigation proprement dite;
c’est la mer avec ses séductions et ses dangers, ses
horizons immenses et ses rivages inconnus; c’est en un
mot tout cet ensemble qui constitue cette vie errante à
travers l’Océan, vie d’étude et d’action, de recherches et
de contemplation.
L E S C O M M E N T A M E S D 'U N MA 111 N.
Dumont d’ Urville semble avoir clos pour nous l’èrc
des grands navigateurs. Le temps des voyages d’exploration
et de découvertes est pussé.
Mais si sur notre trop étroite planète il ne reste plus
de nouveaux caps à doubler, plus d’îles à découvrir, il
nous reste encore au delà des mers d’utiles conquêtes
à faire, de belles missions à accomplir.
11 nous faut réunir par un lien commun les peuples
divisés, relever de leur dégradation ceux qui sont encore
au dernier degré de l’échelle, appeler enfin ù la lumière
ceux qui vivent dans les ténèbres.
Dans la disposition d’esprit où se trouvait Marceau,
des considérations de ce genre étaient de nature à parler
à son cœur; elles devaient finir par l’emporter sur le
puissant attrait de la vie militaire. Dès 18-4:2 la rencontre
du jeune évêque d’Amata avait déjà éveillé son zèle
apostolique; elle avait allumé la première étincelle du
l'eu qui devait bientôt remplir toute son âme.
Il avait, en effet, assisté à Toulon au départ de tous
ces vaillants hommes qui s’en allaient sans ostentation audevant du martyre. 11 les avait salués avec admiration, il
avait baisé leurs pieds comme ceux des apôtres, et partagé
avec eux l’agape des adieux.
1
v
MARCEAU.
C H A P IT R E
V II.
\
Société maritime) Et cette opinion, d’a
près le gouverneur général lord W illiam Bentinck, « est
malheureusement partagée par tous les indigènes 1 » .
Ainsi que nous l’avons déjà signalé plus haut, ajoutez
à ces causes de souverain mépris les vices que les Euro
péens étalent à leurs yeux : l’ivresse, l’arrogance et ces
habitudes d’insolente oppression que les Anglais ont adop
tées dans l'Inde et que l’impunité, disait, il y a vingtcinq ans, le comte de W arren, développe au delà de ce
qu’on peut décrire.
On comprend, dès lors, que ces levains de haine et de
empressé. .Le prestige du ministre du culte catholique est si bien
établi au sein des tribus nomades, que je n’hésite pas à prétendre
que, meme dans les temps de trouble et de révolte, un prêtre, pourvu
qu’il fut connu pour tel et qu’il put se faire comprendre, pourrait,
sans rien craindre pour sa vie, pénétrer au milieu des territoires
insurgés. » (Les Arabes et l’occupation restreinte, par un ancien curé de
Laghoudt, p. 43.)
* Travels and adventures o f I)r W olff, chop. xx.
$6
LES C O MM E N T A I R E S D' UN MARIN.
colère s’amoncellent, fermentent et éclatent soudain en
scènes effroyables de massacre et de v io l, comme celles
qui, dans la dernière révolte des cipayes à Delili, à Agra,
à Lucknow, sont venues épouvanter le monde.
Sans la présence permanente d’une armée de cinquante
mille hommes, qui peut affirmer que ces scènes ne se
renouvelleraient pas demain dans les rues de Constan
tine ou d’Alger?
Au point de vue des progrès et de la civilisation, chez
les Hindous, comme chez les musulmans de l’Inde et de
l’Afrique, on ne peut imaginer un échec plus complet.
Comme auxiliaire, on a dédaigné ou plutôt on a pro
scrit l’action religieuse. Qii’a-t-on retiré, nous le deman
dons une fois encore, qu’a-t-on gagné à ce système d’ex
clusion? L’expérience le condamne autant que la logique.
Qu’on n’oppose donc pas des causes d’impossibilité aux
héroïques ouvriers dont disposent aujourd’h u i, comme
au seizième siècle, les missions catholiques.
Chaque jour on peut les voir à l’œuvre. Ils ne sont
point indignes de leurs prédécesseurs1.
* Des deux missions nouvelles que le Saint-Siège a créées en Afrique,
l’une s'étend au sud de Tripoli, à l’ouest do l’Egypte, dons le Fezzau
et l’est du Sahara; l’autre comprend l’espace qui s’étend jusqu’à l’Atlan
tique, de l’Algérie au golfe de Guinée. C’est celle du Soudan on du
pays des nègres.
• Par un sentiment de délicatesse que tout Je monde saura apprécior,
le souverain Pontife a voulu que ces vastes régions, situées sur les
confins de nos deux grandes possessions africaines, fussent confiées à
un évêque français. Est-ce une prophétie des conquêtes futures de la
France dans ces pays encore si peu connus et plongés la plupart, malgré
leurs richesses, dans une si profonde barbarie? C ’est le secret de Dieu.
« Vtais ce que l’on ne peut s’empêcher de trouver vraiment digne
MI S S I O N S C H R É T I E N N E S .
87
C H A P IT R E X .
Anciennes missions catholiques dans l'Inde. — Leur œuvre jugée pâl
ies protestants. — Sociétés évangéliques. — Église officielle. —
Luxe asiatique. —• L'entretien d'un missionnaire anglican coûte
quarante fois celui d'un prêtre catholique.
Trois siècles se sont écoulés depuis les prodiges que
saint François Xavier a accomplis dans l’Inde, et les tra
ces de son passage ne sont point effacées. Bien que les
Hindous aient voulu le mettre au rang de leurs idoles,
l'histoire de sa vie n’est point une fiction, une simple
légende. Les églises qu’il a fondées à G o a, au Maduré et
sur la côte de Malabar subsistent encore de nos jours.
Malgré les temps d’arrêt, les difficultés politiques et les
persécutions, leur foi n’a pas faibli. Privées de tout se
cours d’Europe, de 1760 à 1820, elles se sont maintedu ‘[rand cœur de Pic I X , c’est la pensée de fonder dans le Sahara
une mission catholique, d’y établir de proche en proche des stations
qui s’avanceront à la fois vers le Sénégal et vers le Soudan, de porter
ainsi les lumières de l’Evangilo et celles de la civilisation jusqu’au
centre de l'Afrique, et de relever de son abaissement séculaire l’an
cienne race indigène, depuis si longtemps courbée sous le joug d'une
minorité conquérante. D éjà, pour former de futurs missionnaires, un
séminaire spécial est ouvert sous la direction des Pères de la Compa
gnie de Jésus. Une fois leur préparation terminée, ils partiront et
iront se perdre dans le désert, embrassant absolument le genre de vie
des indigènes, costume, langue, nourriture; s’y faisant tout à tous
pour les gagner tous à la civilisation du Christ. « (Journal des Missions
catholiques, extrait d'une récente lettre de l'archevêque d’Alger sur les
vestiges du christianisme chez les peuples du Sahara et du Soudan.)
\
88
L E S COMMENT A I RE S D' UN MARIN.
nues intactes cependant; elles progressent aujourd’h u i,
et s’accroissent chaque année de plusieurs milliers de
fidèles recrutés chez les Hindous, les Arméniens, les
nestoriens et les musulmans, ainsi que chez les sectes
diverses d’anglicans, d’anabaptistes et de presbytériens.
On sait avec quelle étonnante vigueur se sont conser
vés jusqu’à nous les germes de vie que le grand apôtre
avait semés au Japon. « La foi implantée dans le cœur
de quelques milliers d’hommes n’était pas une foi pure
ment nominale et qui devait céder au premier choc des
persécutions. Le feu qui brûlait l'àme de saint François
Xavier n’est point complètement éteint. 11 se conserve
encore dans la poitrine de quelques-uns de ceux qui ont
reçu les traditions de son enseignement *. »
C ’est à un ambassadeur anglais que nous devons cette
révélation. Ecoulons le témoignage d’un autre représen
tant de Sa Majesté britannique :
J ’ai des raisons de croire que dans la seule île de
leso il y a plus de quatre-vingt mille personnes qui pra
tiquent encore, à la dérobée, le culte de leurs ancêtres
chrétiens. Sans les persécutions du gouvernement, l’E
glise catholique romaine serait saluée avec transport et
proclamée à l’unanimité a. «
Au moment même où nous écrivons, ces persécutions
ne sont point ralenties. Loin de faire oublier les chré
tiens, les luttes du Taïcoun et du Micado semblent avoir
* Oliphant. Lord Elgin’s Missions, vol. I I , clinp. n.
- A Itcsidenee in Ja pon , by Peinboi'lon llodyson, ancien consul (la
S . M. B ., chap. vi. 1804.
MI S S I O N S C H R É T I E N N E S .
89
redoublé conlre eux les rigueurs du pouvoir. Le sang
des martyrs coule encore sous les yeux des représentants
de toutes les grandes puissances de l’Occident. Quand
donc viendra, pour cette antique féodalité japonaise,
l’heure de la régénération et de la liberté?
Après deux siècles d'apostolat et de pacifiques conquê
tes, les Jésuites curent leur époque de crise. Le gouver
nement portugais les chassait à la fois de l'Inde, du
Brésil et du Paraguay. Ce n’était plus, il est vrai, le temps
de Vasco de G aina, du grand Albuquerque et de Barthé
lemy D iaz. Le marquis de Pombal triomphait à Lis
bonne; il y inaugurait cette politique fameuse qui devait
fatalement conduire son glorieux pays à l’alliance et plus
tard à la domination anglaise.
Nous n’avons pas à nous occuper ici de la suppression
des Jésuites dans l'Inde. A ce sujet, toutefois, uous ne
pouvons nous empêcher de faire une remarque : c’est
que cette suppression, dans la plupart des États où elle
s’est produite, ne coïncide pas précisément avec l’époque
la plus glorieuse de ces Liais. Au lendemain de Sadowa,
n’a-t-elle pas été demandée à grands cris par les mêmes
bourgeois qui avaient supplié l’empereur d’Autriche de
ne point les exposer au danger de défendre leur capitale?
Quant à la valeur des membres de la Compagnie de
Jésus comme missionnaires, c’est aux protestants et aux
Anglais eux-mêmes qu’il faut en demander l’appréciation.
« Au milieu du siècle dernier, nous dit llan ke, si les
Jésuites n’avaient pas été supprimés, ils auraient converti
l’ Inde entière. Leur succès dépassa toute attente. » C ’est
I.ES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
aussi l’opinion très-formellement exprimée par George
Campbell ' : « Malgré toutes les préventions du monde,
on ne peut nier que les Jésuites n’aient été de grands
maîtres dans l’art d’instruire; la supériorité des chrétiens
de Pondichéry en est la preuve â. »
C ’est à propos de l'évêque catholique et des mission
naires de Pondichéry qu’un agent consulaire ajoute celte
étrange remarque : « Us transmettent en une seule an
née plus de documents utiles à l'Europe, et ils contri
buent plus à répandre la lumière et la civilisation dans le
monde que ne le font dans leur vie entière les agents
officiels, sans m’excepter moi-même, de tous les gouver
nements réunis 3. »
D’après le major Scott W aring, le docteur liuchanan,
a
l’un des membres les plus célèbres du clergé protestant
p,
dans l’Inde, le même qui comparait sa mission à celle de
saint Jean dans File de Patm os, rendant pleine justice
aux missionnaires catholiques, les dépeint comme des
hommes « ayant fait beaucoup de bien par la pureté de
leur vie et l’infiuencc de leur exemple *. » Et il ajoute
« qu’ils méritent le respect et l'affection de tous les gens
de bien 5 » .
Le docteur Middleton, le premier évêque anglo-indien,
envoyé à Calcutta aux appointements de cent vingt-cinq
mille francs par an , remarque avec surprise qu’on ren1 India as il may be, Hiap. val.
2 Un essay on the religious prejudices o f India.
3 Voyage dans l'Inde, par V. Fontanier. 1844.
4 Letter to the Iter. John Owen, par te major Scoll Waring.
" Christian liesearehes in Asia. 1840.
ilcÆw
I
m
m
MISSIONS CHRÉTIENNES.
91
contre l'Église de Home dans toutes les parties de l’Asie :
« 11 y aurait fanatisme, d it-il, à vouloir nier les mer
veilles qu’elle a accomplies en Orient 1. »
Enfin, lassé de constater les progrès que les catholi
ques continuent à faire dans les Indes, un écrivain an
glais se demande : « Pourquoi donc les protestants dé
sespéreraient-ils d’en accomplir au tan t1
2? »
On peut leur répondre encore aujourd’hui ce que
notre spirituel compatriote Victor Jacquemont leur di
sait il y a déjà plus de trente ans : « Les missionnaires
anglais s’étonnent de ne point opérer de conversions! ils
ont une femme, des chevaux, des domestiques; ils habi
tent des maisons vastes et commodes , et ils se disent
missionnaires! mais il y a d’autres missionnaires qui
parcourent le pays à pied, souvent même pieds nus, dans le
but de convertir les infidèles. Ils en ont converti un grand
nombre et en convertissent encore chaque jou r. Ils imitent
l’exemple des apôtres et souvent aussi leurs succès 3.
A la fin du siècle dernier, quand la Compagnie des
Indes, tout en s’opposant au prosélytisme religieux, son
gea cependant à organiser pour son propre compte le
service des chapelains, elle ne trouva aucune sympathie
au sein de l’Église anglicane. Ses docteurs ne lui fourni
rent pas un adepte. Des luthériens danois et allemands,
la plupart ouvriers sans emploi, répondirent seuls à son
appel.
1 Life o f Bishop Middleton, vol. I I , chap. ir.
2 Duty o f Britons in India, par Joseph Barrclt.
Cité par . 208.
3 Ancient and modern India, chap, xxvii.
4 Theory andpratice o f caste, par Irving. 1853.
MI SSIONS C HR É T I E N N E S .
97
« Les Indiens qui se disent chrétiens ne se distin
guent que par leur mauvaise conduite. Ils n’observent pas
l'abstinence de la viande et du vin ; mais en revanche ils
sont ivrognes, paresseux et voleurs. Ils sont mal vus dans
les regiments de cipayes et l'on n’en veut pas pour être
domestiques 1. «
lin 1858, un voyageur américain, fort surpris d’enten
dre un indigène lui affirmer que tous les Indiens de Cal
cutta étaient chrétiens, lui demanda : « Mais à quelle
Eglise appartiennent-ils donc? — Ah! monsieur, pour
l’Eglise, je ne peux vous le dire; mais ce que je sais bien,
c’est qu’ils sont bons chrétiens. Ils mangent du porc et
boivent de l’eau-de-vie 9. »
u Si les Anglais étaient chassés du pays, quelles traces
du christianisme y resterait-il 3? n Difficile question, en
vérité, à laquelle l’illustre Iîurkc répondait qu’il n’y res
terait pas trace de la domination d’êtres supérieurs aux
tigres et aux orangs-outangs *.
Aujourd’h u i, le gouverneur de llornéo, sir James
Brooke, est tout aussi explicite eu s’adressant à la société
des missions de Londres : « Avec les mahométans vous
n’avez fait aucun progrès ; avec les Hindous pas davan1 - Les trois universités de Bombay, de Madras et de Calcutta sont
presque exclusivement fréquentées par les indigènes pour qui elles ont
été créées. Aux derniers examens qui ont eu lieu à Calcutta, il ne s’est
pas présenté moins de treize cents candidats, et sur ce nombre on ne
comptait que soixante et onze chrétiens. ( Discours d’ouverture à Vécole
des langues orientales. 1863.)
2 From New-York to D ehli, par Robert Minturn.
Narrative o f a journey to India, par le colonel El wood.
* Burke, Speech on East India Bill.
l.ES C O M M E N T A I R E S D'UN MARIN
tage
V ous
s exactement
meme
premier jour où vous vîntes dans l’Inde '. » Enfin, un
chapelain anglican complète tous ces témoignages en re
commandant
scs coreligionnaires d'abandonner l’Inde
pour la Chine. « Les Indes, dit-il, comme les sables de
leurs déserts, engloutissent tout ce que les missionnaires
ont pu y déposer !
Nous n’irons pas plus loin dans le dépouillement des
volumineux documents recueillis par Marshall.
Ils suffisent peur dessiller les yeux des plus aveugles,
et pour « briser le cœur de ceux qui ont eu l’espérance
d’évangéliser l’Inde par l'Eglise anglicane 3. « Dans l'Inde,
comme ailleurs, l’expérience prouve que n’a pas le droit
qui veut de prêcher aux Gentils. C ’est là le privilège au
quel on reconnaît les apôtres du Christ.
C H A P IT R E X I.
Rendez-vous des sectes au cap de Bonne-Espérance. — L ’évéquc
Colenso et la polygamie. — Le docteur Livingstone. — Ce qu’il
pense des missions catholiques. — Dernières nouvelles de l'illustre
voyageur. — Les sources du Nil. — Les Anglais dans l’Abyssinie.
— Le catholicisme au centre de l'Afrique.
Nous venons de voir le prosélytisme protestant aux
prises avec les vieilles civilisations de l’Asie. Sera-t-il
plus heureux avec les tribus barbares de l’Afrique?
1 Speech al Liverpool, Times, sept. 1858.
2 How me got to Pchin, pnr Rev. M'Gliec, chapelain do l'armée.
3 Christian remembrance. July 1860.
MI S S I O N S C H R É T I E N N E S .
99
Ici encore, sans sortir de la domination britannique,
nous pouvons l’étudier dans les conditions les plus favo
rables à son développement.
La colonie du cap de Bonne-Espérance, depuis sa fon
dation par les Hollandais, n’a cessé d’être exclusivement
ouverte au protestantisme. Mais c’est surtout depuis l’oc
cupation anglaise, depuis trois quarts de siècle environ,
que toutes les sectes diverses semblent s’y être donné
rendez-vous.
Malheureusement, quand il s'agit de la propagation
de la morale et de la foi, la variété n’est point un élément
de succès.
« Chaque secte a ses dogmes particuliers ; à l’exclusion
d’autres vérités, elle les enseigne à ses disciples, dont
elle est avide d’augmenter le nombre. De là cet esprit de
rivalité qui, joint à un extérieur de sombre roideur, pro
duit naturellement un profond dégoût pour son ensei
gnement l . n
«Sur un seul point de la côte de Natal, nous dit le Ré
vérend Holden, sept religions se trouvent en présence,
pour répondre aux croyances, aux goûts et aux caprices
des indigènes s. »
L’archidiacre Mcrriman déplorant, avec une franchise
qui l’bonore, les effets de cette désunion, raconte qu’il
était un jour sur le point de prêcher aux païens du haut
d’une charrette, lorsqu’au même moment, juste en face
de lu i, un missionnaire wesleyeu s’apprêtait à les évan1 M. Moodio, Ten years in South A frica , 1835.
2 Hstory o f the colony o f Natal, 1855.
7.
100
L E S C O M M E N T A I R E S D' EN MARIN.
géliser pour son propre compte. 11 n’eut que le temps de
proposer un arrangement pacifique; et pour se tirer
d’embarras, il se borna au simple récit des prières angli
canes, pendant que le ministre méthodiste épuisait en
plein vent les trésors de son éloquence 1.
C ’est encore le spectacle de celte division qui affligeait
un évêque de la colonie, le docteur Armstrong, lorsque,
en traversant un village de sept cents habitants, il ren
contrait trois temples différents, sans compter celui de
l’Église anglicane.
Le même prélat confesse avoir été trop occupé des
querelles de son clergé pour pouvoir s’inquiéter des indi
gènes.
i Les Cafrcs se trouvent par milliers dans mon dio
cèse; mais je ne compte pas une conversion *. »
C ’est à lui qu’un chef de tribu, après un sermon
écouté dans un profond silence, demandait en guise de
conclusion : Maintenant il faut nous apprendre comment
on fait la poudre?
« Sous l’influence des sociétés de Londres, nous dit un
illustre voyageur, les sectes diverses se sont tellement
multipliées dans l’Afrique du S u d , que les néophytes de
n’importe quel nom sont recueillis avec empressement
par les sectes rivales. Au milieu d’un pareil trafic, quelle
place peut-il encore rester aux vertus chrétiennes 1
3? »
2
Ce qui surprend toujours , c’est la différence qui existe
1 Journal de l'archidiacre Merriman.
2 Memoirs o f Bishop Armstrong, by Iter. Carter, 1857.
:i Livingstone, Narrative o f a resilience in South Africa.
entre les bulletins des sociétés évangéliques et la réalité
des faits établie d'après le récit des voyageurs les plus
impartiaux.
Ce qui ne surprend pas moins, c’est l’étonnant con
traste des sommes dépensées et des résultats obtenus.
« D ’après ce qui se passe dans l’Afrique méridionale,
l'Église d’Angleterre en est encore à apprendre les élé
ments d’ un bon système de missions. La plupart de ses
membres quittent leur ministère dès qu’une bonne occa
sion se présente de prendre une ferme ou d’entrer au
service de L’Etat
»
Ce colonel Napier les représente « comme des hommes
marchant.à la conversion des païens, une bible d’une
main et une épouse hottentote de l’autre ; et, si le peu
ple auquel ils ont à faire est plus dissolu que jamais , il
faut ajouter que plusieurs des Révérends ne leur ont pas
donné l’exemple d’une moralité plus sévère3. »
Cette appréciation du colonel Napier ne tardait pas à
recevoir une éclatante confirmation de la part d’un des
chefs de l'Église anglicane, du trop célèbre docteur C olenso, évêque de Natal.
11y a quelques années, en effet, ce prélat africain tour
nait la difficulté d’une façon tout à fait musulmane. Déses
pérant de convertir les Cafres, il se convertit lui-même à
leur morale. La montagne n'était point venue à lu i, il alla
droit à elle ; et dans son diocèse, la polygamie résistant au
protestantisme, ce fut le protestantisme qui céda à la poly' Archidiacre Merriman, déjà cité.
2 Excursions in Southern Africa.
102
L E S C O M M E N T A I R E S D ’ UN MARIN,
garnie. Au nom de la Bible, il fut démontré qu'une telle
doctrine n’avait rien de contraire au pur enseignement de
tEvangile. Car pourquoi parler aux païens d’Abraham,
d’isaac et de Jacob, si, sur le point le plus intéressant pour
eux, on les force à réprouver les mœurs patriarcales?
En pareille matière, on ne s’arrête pas quand on veut.
Pour défendre son opinion, l’évêque progressiste com
posa de volumineux mémoires contre les Écritures et la
divinité du Christ.
Au nom des trente-neuf articles qui régissent l’Église
d’Angleterre, il en avait le droit. L’émotion n’en fut pas
moins profonde dans tout le corps de l’épiscopat. L ’ar
chevêque de Cantorbéry le réunit dans le concile pananglican; mais il eut beau vouloir exiger une rétracta
tion et recourir, tout comme les papistes, aux foudres de
l’Église pour lancer une excommunication , ses efforts
furent vains.
Colenso resta inexpugnable devant la loi. Il eut pour
lui les décisions de la haute cour de justice, les sympa
thies du libéralisme et par-dessus tout l'inflexible logique.
Quand on considère encore le christianisme comme le
seul point fixe de l’humanité, on ne rompt pas impuné
ment un seul anneau de la chaîne qui nous y tient rivés.
Aux yeux du pasteur polygame, « l’influence de la
femme est si grande, que c’est à elle, dit-il dans l’un de
ses ouvrages, qu’il faut attribuer la ruine des missions.
Leurs querelles et leur mauvaise humeur neutralisent
l’action de leurs maris 1. » Mulgré son patronage épisco1 Colenso, p. 5 2 , 117.
M I SS I O N S C H R É T I E N N E S .
103
p al, la polygamie est en Calrerie ce quelle est partout :
la cause première et immédiate de la dégradation de la
femme.
Dans l’Afrique du S u d , on rencontre un nom plus
justement célèbre, celui du docteur Livingstone. On ne
pourra désormais s’empêcher de le saluer avec admi
ration toutes les fois qu'on jettera les yeux sur la carte de
ces contrées. 11 complète noblement la liste glorieuse des
explorateurs que, depuis dix années, l’Angleterre a l'hon
neur d’avoir presque exclusivement envoyés dans le sud
de l’Afrique.
Après d’excellentes études, Livingstone vint au Cap, où
il passa deux ans au service des sociétés évangéliques.
C’est de là qu’il partit pour ces vastes régions, inconnues
et supposées désertes, qui s’étendent au sud de l’équa
teur, entre l’Atlantique et l’océan Indien.
Ce fut là son champ d’exploration. Vaste comme cinq
fois la France, sillonné de cours d’eau ou couvert de
marais, presque partout habité par des tribus sauvages,
il l’a traversé dans toutes les directions : d’abord du sud
au nord, puis de l’ouest à l'est, du Cap à Luanda et de
Loanda à Mozambique ; il a remonté tour à tour le Zam
bèze, la Sh yrc, la Rosmaa et découvert les deux lacs
Shinva et Nyassi.
Partout il a apporté les aspirations d’une àrae géné
reuse, secondées par un grand savoir et une indomptable
énergie. Partout il a appelé de ses vœux, pour ces mal
heureux peuples, les bienfaits de la civilisation par le
commerce et par i'Kvangile.
10-i
LES C O MM E N T A I R E S 1VUN MARI N.
Aussi, ne comprenons-nous pas les critiques du Times
qui signale ses échecs comme consul et comme mission
naire, cl qui l’accuse d'avoir usé de la supériorité de ses
armes pour se défendre contre les indigènes. — Sans
doute, le vrai titre de gloire du docteur Livingstone n’est
pas celui d’apôtre évangélique. Comme missionnaire, son
rôle est assez effacé. Mais en se dévouant entièrement à
la science, au péril de sa vie, il n’en a pas moins servi
l’humanité.
Dans un de ses premiers voyages, en revenant de
l’intérieur de l’Afrique vers les colonies portugaises, il
rencontra sur les bords de l’Atlantique les traces du ca
tholicisme. Sous ces latitudes, à partir du quinzième siè
cle, les disciples de saint François et de saint Dominique
s’étaient aventurés dans des contrées où aucun Européen
n’avait encore songé à pénétrer '.
u Au C on go, leur influence a été si grande que les
naturels, sous la direction de maîtres indigènes, appren
nent encore à lire et à écrire *.» Leur roi fait hautement
profession de chrétien et possède encore douze églises
debout.
« Pauvres gens! s’écrie Livingstone, q u i, malgré leur
ignorance et l’abandon dans lesquels on les laisse au
jourd’hui, s’efforcent encore de garder les cérémonies du
culte catholique s. »
Eu se rapprochant de la m er, i travers les districts de1
*3
1 Discoveries and travels in Africa.
- The Cape and Matai M acs, janvier 1859.
3 Missionary travels in South A frica , cl>&|>. xn.
MISSIONS CHRÉTIENNES.
105
l’Embacca cl de l'Angola, il est de plus en plus surpris
du grand nombre d'enfants sachant lire et écrire.
Quel contraste n’offrent point ces nègres du Congo
avec les banlieues de nos grandes cités, où la proportion
des enfants illettrés est si grande qu’on n'ose pas l'avouer!
Chez nous, ceux qui ne remontent pas à la source du
mal n’y voient d’autre remède que l’instruction gratuite,
obligatoire.
Le docteur Livingstone ne s’embarrasse guère de nos
préjugés universitaires. « Un tel résultat, nous dit-il, est
le fruit des Jésuites et des Capucins qui furent les pre
miers apôtres du pays. Depuis leur expulsion des colo
nies portugaises parle marquis de Pombal, les indigènes
ont continué à s’instruire les uns les autres. Ces hom
mes dévoués sont encore dans le pays en grande véné
ration .
« C ’est toujours avec le plus grand respect que l’on
parle des Padres Jcsuitas 1. n
P u is, avec sa simple et loyale nature, l’illustre voya
geur se demande : « Nos sages pourraient-ils nous dire
pourquoi les anciennes missions, les monastères primitifs
se soutenaient eux-mèmes. en devenant les foyers de la
civilisation dont nous éprouvons encore les bienfaits ;
tandis que nos missions modernes, incapables de leur
être comparées, ne sont que de vrais dépôts de mendi
cité (pauper eslablishmen) a. »
Le docteur Livingstone accomplit aujourd’hui
1 Livingstone, chap. xix.
- Livingstone, Missionary travels in South Africa.
son
106
I.ES C O M M E N T A I R E S D' UN MA1UN.
sixième voyage au centre de l’Afrique. A plusieurs repri
ses on a fait circuler sur son sort (le sinistres nouvelles.
Les Arabes de son escorte, après l’avoir abandonné près du
lac Nyassi, sont rentrés sur la côte en annonçant sa mort.
Il n’en était rien, grâce à Dieu! Comme d’un pays
d'outre-tômbe, il a pu nous faire parvenir quelques
lueurs d’espoir. 11 était sur les bords du lac Tauganika;
il se proposait de le contourner par le nord, d’explorer
les montagnes qui le dominent et les cours d’eau qui
peuvent le relier aux deux grands lacs Victoria et Albert
Nyanza, découverts récemment par Speke et par lîaker
Placés sous l’équateur, à une altitude de près de
mille mètres, entourés de montagnes et de frais pâtura
ges, ce sont les mystérieux réservoirs, les sources éter
nelles d’où s’élance, depuis quatre mille ans, sur un par
cours de plus de neuf cents lieues, le vieux Nil de Moïse
et des Pharaons. Il était réservé â la seconde moitié de
ce siècle de nous révéler enfin ces mystères. Mais à com
bien de tentatives infructueuses l’exploration du Nil Blanc
n’avait-clle pas déjà donné lieu? Depuis dix années seu
lement Lejean, M iani, de Bono, Heuglin , de Peney et
Schweinfurth s’y sont tour à tour succédé. Les victimes1
1 Dans sa séance du 15 février 1869, l’Académie des sciences l’a
nomme à la place vacante de mombre correspondant. Mais, bêlas! pus
de nouvelles depuis! l.o jjraml explorateur africain a-t-il continué
sa marche au nord par les lacs équatoriaux ot le fleuve Bleu, ou, tour
nant à l’ouest, a-t-il cherché à regagner la côte par Saint-Paul do
Loanda? Passe le ciel que la haute distinction dont il viont d'etre
l'objet parmi nous ne soit pas trop tardive, que ce ne soit pas une
couronne sur un cercueil!
M I SS I O N S C H R É T I E N N E S .
107
n’ont pas manqué ; hier encore nous perdions notre com
patriote le Saint. Les grands explorateurs de l’Afrique du
Sud ont été plus heureux, Burton et Spcke, Grant et Ba
ker sont arrivés au but. Ils laissent à la science un nom
impérissable. Sous la zone torride, ils ont accompli ce
que Maclure, Franklin, Kane et Macclintock ont tenté
dans les glaces du pôle. Tous appartiennent à cette na
tion virile, à cette forte race que l’on rencontre partout
où il y a un pas à faire en avant, un vrai progrès à ac
complir pour l'humanité.
Comme celui des missionnaires, le rôle de ces hardis
voyageurs est noble et sacré. Ils tracent le premier sillon
qui tôt ou tard doit guider les générations futures dans
la voie qui leur est assignée.
Au cœur de l’Afrique centrale, dans des pays que l’on
croyait déserts, maudits, inhabitables, Speke et Grant
ont rencontré de fraîches et profondes vallées, des pla
teaux verdoyants où, au milieu de hautes graminées, des
asclépiadées gigantesques et des bois de palmiers, pais
sent en paix des troupeaux de buffles et d’éléphants.
Point de disette à craindre; dans l’ Uganda et dans l’Unyoro, les champs de bananiers, d’ignames et de patates se
succèdent comme dans un jardin. Les huttes sont nom
breuses et les villages répandus çà et là.
Le peuple qui habite ce paradis terrestre n’est pas
tout à fait noir. I)u m oins, le nègre y est mêlé à une
race moins nombreuse, mais dominatrice, qui fournit
tour à tour des pasteurs comme chez les G allas, et des
agriculteurs comme en Abyssinie.
108
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
Cette race, venue de l’est, se rattache probablement à
ce peuple d’origine sém i-liam ilique dont la conversion
remonte aux premiers siècles du christianisme. C ’est au
jourd’hui le seul peuple chrétien de l ’Afrique, et il l’était
déjà quand les Gaules étaient encore barbares. Malheu
reusement il n’a point progressé. Livré à tous les schis
mes de l’Orient, il s’est trouvé sans défense devant l’in
vasion des Turcs du quinzième siècle.
L’islamisme qui s'éteint en Kuropc se ravive en Afri
que. Nous le voyons se répandre au Soudan : « 11 a
gagné les deux tiers des Galles et menace l’Abyssinie. «
C ’est un savant voyageur français, Antoine d'Abbadie,
qui, sur ce dernier point, signule le danger.
La récente expédition des Anglais, en attirant l’atten
tion publique, n’a fait que confirmer la réalité de ces
craintes '.
Il est impossible de défendre plus heureusement et
plus habilement qu’ils ne l’ont fait l’honneur du pa
villon. Les difficultés vaincues semblaient insurmon
tables.
On signalait d'avance leurs projets d’ambition; on les
accusait de vouloir dominer de plus haut la mer Itougc.
Chimériques alarmes! aujourd'hui que leur but a été
si brillamment atteint, ne pourrait-on pas leur reprocher1
1 L'Abyssinie esl une proie convoitée par l'Egypte; elle doit sou
indépendance au fanatisme religieux do scs habitants. Le vice-roi espé
rait y prendre pied en prêtant à l'expédition anglaise le concours de
quelques bataillons. C'est un honneur pour l'Angleterre d'avoir refusé
celte offre intéressée. • (Louis d'Heudecourt, Revue tlei Deux-Mondes,
avril 1869.)
plutôt d’avoir abandonné trop précipitamment le lieu
de leur triomphe? L’excès du désintéressement peut aller
quelquefois jusqu’à l’indifférence; surtout quand il s’agit
d’un peuple qui va retomber dans son isolement et subir
de nouveau l’étreinte musulmane.
Un seul point, favorablement choisi sur le bord de la
mer, un port franc ouvert aux consulats d'Europe eût
suffi pour interrompre la continuité de ce cercle fatal et
y entretenir, jusqu'au cœur du pays, une artère nou
velle par où s’infiltrerait la civilisation.
Ce n’est pas tout d’avoir fait briller un instant à leurs
yeux les prodiges de l’industrie moderne, en débarquant
sur leur côte des machines distillaloires, des télégraphes
et des chemins de fer.
Il faut savoir se placer plus haut et s’élever jusqu'à des
considérations de morale internationale et d’humanité
universelle. Ce point de vue a d’autant moins dû échap
1! W M
il
per aux Anglais, qu’ils savent le peu d'espoir qu’ils ont
le droit de fonder sur l’influence de leurs propres mis
sions.
Ce n’est pas que les ministres protestants aient man
qué à leur poste; l’un d’eux était à Makdala. Mais,
malgré ses erreurs, le peuple abyssinien a conservé un
si profond respect pour la hiérarchie de l’E glise, dont il
lait remonter l'origine à saint M arc, que toutes les fois
qu il voit venir chez lui un docteur protestant avec femme
et enfants, sans culte extérieur, sans pratique de jeûne et
d’abstinence, il a beaucoup de peine à le croire chrétien1.
1 Major Harris, The Highlands o f Ethiopia, vol. II.
\
ï.
no
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
Scs sympathies et scs affinités sont naturellement poul
ie catholicisme. Aussi, nos missions y ont-elles repris,
depuis plus de trente ans, leur œuvre interrompue par
les révolutions des siècles précédents. Avec le souvenir
de ses vertus et de sa sainteté, Mgr de Jacobis vient
d’y laisser un nom qui s’impose à la vénération. Son
successeur, Mgr M assaja, a reculé les limites de son
apostolat. 11 a franchi l’Éthiopie, pénétré avec ses prêtres
au pays des Gallas; il louche au Sennaar. Sur les bords
du Nil Hlanc, il concourt avec les postes avancés de
Khartoum et de Gondokoro à étendre jusqu’aux derniers
confins de l’Afrique centrale l’admirable réseau des mis
sions catholiques.
On ne se doute peut-être pas dans le monde du prix
de ces efforts.
u Sur un seul de ces points, à Khartoum, les Jésuites,
les Franciscains, les religieux de Vérone se sont tour à
tour succédé; tous y ont succombé. Il y a quatre ans,
plus de trente missionnaires arrivèrent à la fois pour
évangéliser ces contrées. Six mois après, dix-huit étaient
m orts, les autres dévorés par la fièvre ou minés par ce
climat brûlant.
« Mais ces vides seront bientôt remplis; d’autres ou
vriers sont en route pour remplacer les morts *. »
• OEuere des écoles (l'Orient, mars 1864.
MISSION'S CII UÉT1EN NES.
11
C H A P IT R E X II.
Rncc lalino et race anglo-saxonne en Amérique. — Quelle est celle des
doux races qui a le mieux réussi à exterminer les Indiens? —
Moines et conquérants. — Missionnaires et gouverneurs.
Au point de vue qui nous occupe, l’Amérique nous
offre un contraste non moins intéressant, celui des deux
races qui se partagent ce double continent.
D’un côté, au midi et au centre, c’est la race latine, his
pano-ibérique, avec le souvenir de ses aventuriers célèbres,
de ses fabuleuses conquêtes et de ses galions chargés d’or.
De l’autre, dans le nord du tropique, c’est la race
anglo-saxonne, formée de quakers et de puritains, accrue
des Hollandais calvinistes, des huguenots français et des
proscrits religieux de toutes les nations. D ’un côté donc,
la réforme avec tous les dehors de tolérance et de liberté;
de l'autre, le catholicisme dans toute la plénitude de sa
puissance et de sa despotique unité.
On sait de quel côté penchent depuis un siècle les
sympathies populaires. Ce n’est pas vers les conquérants
espagnols, dont on ne dépeint les exploits que sous de
sombres couleurs. C ’est toujours au milieu du sang et
des supplices qu’on nous les représente ; et ce n’est qu’à
travers les fantômes de l’inquisition et escortés de moines
fanatiques qu’on nous les montre marchant à lacivilisation
ou, disons m ieux, à l’extermination des races indigènes.
Or, de nos jours, quand sous ce point de vue, c’est-àdire sous le rapport des relations des Européens avec les
races primitives, quand on jette un coup d’œil d’ensem
ble sur les deux Amériques, quelle n’est pas la surprise
que l’on éprouve en rencontrant les faits en parfait dé
saccord avec ces opinions?
u Dans l'Amérique du S u d , plus d’un million et demi
d’indiens, de race indigène pure, professent le christia
nisme 1* , « lorsque toutes les tentatives de conversion chez
les Indiens du Nord n’ont été qu’une série d’échecs 1 » ,
pour le savant clhnologistc anglais, auteur de l’histoire
naturelle de l’homme, u ce fait honore le catholicisme et
jette une ombre épaisse sur l’histoire du protestantisme3. »
11 y a plus, dans l’Amérique intertropicale et méridio
nale, la race indigène se maintient et même sc déve
loppe dans les environs des missions; aux Etats-Unis, au
contraire, elle décroît et s’évanouit avec une effrayante
rapidité4. « Les indigènes, nous dit de Tocqueville, y
sont exposés à d’inexprimables douleurs. Jamais aucun
autre peuple ne nous a donné le spectacle d’un dévelop
pement aussi prodigieux à côté d’une destruction si ra
pide. n— uHommes etbêlcs sauvages, l'Américain du Nord
refoule tout devant lu i; rien ne résiste à sa rapacité. Loin
de civiliser les tribus, il les replonge systématiquement
dans la barbarie *. ■■ Ces derniers traits de civilisation,
pour une nation protestante, sont caractéristiques.
Ils n’excusent pas les cruautés des peuples catholiques;
ils n'atténuent point leurs crim es, mais ils permettent de
mieux juger l’action et l’influence des missionnaires au
milieu des conquêtes du seizième siècle. Cette influence
religieuse a pu parfois servir les conquérants, les aider à
asseoir leur puissance et leur domination; qui peut nier
le fait? Fernand Cortez appelait à lui les religieux fran
ciscains et les présentait aux Indiens comme les en
voyés du ciel : « Les couvents et les moines, écrivait à
Charles-Quint un des premiers vice-rois du Mexique,
nous font plus de bien que les forteresses garnies de
soldats
«
Mais est-ce une raison pour confondre les rôles, pour
condamner en bloc victimes et bourreaux, et pour enve
lopper dans le même anathème la cruauté des uns et le
dévouement des autres poussé jusqu’au martyre?
C ’est là une erreur monstrueuse, un préjugé inique,
né d’une philosophie frivole et d’une philanthropie scep
tique. On est heureux d’avoir, pour les combattre, les
preuves que nous apportent eux-mêmes les auteurs pro
testants. Ce sont d’éloquents témoignages, puisés à toute
source, et recueillis dans le savant ouvrage de William
Marshall *.
u Ce clergé catholique, nous dit l’incrédule Robert
son, a exercé une salutaire influence pour protéger les
1 Helps, p. 200.
5 Nous croyons inutile de rappeler une fois encore que c’est à cet
inépuisable recueil que nous avons emprunté, sans pouvoir toutefois
vérifier nous-méme les originaux, la plupart des citations qui accom
pagnent cette partie de notre élude.
8
Ill
LES C O M M E N T A I R E S LI ' II N MARIN.
Indiens contre la férocité des Européens1. » D’après le
naturaliste anglais Scenian, on ne saurait assez admirer
la piété des missionnaires, qui, dans ces contrées habi
tées par des êtres entièrement dégradés, affrontent sous
toutes leurs formes la douleur et la mort, pour appor
ter aux Indiens les bienfaits de la foi et de la civili
sation *.
u Ces moines instruits des lois de l’histoire, nous dit
un autre écrivain, tirent appel aux grands principes gé
néraux de l’humanité. Ils résistèrent avec fermeté au
soldat qui n’est que conquérant ; l’évêque de Zumarraga
et ses confrères n’hésitèrent pas il entrer en lutte contre
Nuno de Gusman et contre scs séides *. »
Ainsi reparaissait dans le nouveau monde cette éter
nelle lutte entre ce qu'on est convenu d’appeler les em
piétements de l’ Eglise et les prérogatives de l'Etat.
C ’était alors au nom de ces prérogatives que d’insatia
bles gouverneurs de province prenaient les indigènes
comme bêtes de somme et dépeuplaient le pays pour les
travaux des mines. C ’était au nom de l’Eglise, au con
traire, que « le pape Paul 111 lançait ses foudres d’ex
communication majeure contre tous ceux qui réduiraient
les Indiens en esclavage, ou qui les dépouilleraient de
leurs biens 1
4. » C ’était en son nom que le célèbre Père
3
2
Las Casas parcourait l'Amérique, de Mexico à Carthagène,
1 Robertson, Histoire tie Charles V, vol. X , p. 400.
2 Narratives o j H . M . S. Herald, parSeeman, vol. II, p. 153 (1853).
3 Helps, liv. X IV .
* Ibid.
MI SSIONS C HR ÉT IE NNES .
115
de Carthagènc à Lim a; c’était encore au nom de l’Église
que les Dominicains provoquaient du roi les arrêts qui
« ne laissaient aucun Indien, payé ou non payé, porter un
fardeau contre sa volonté, et ne l’autorisaient à descen
dre aux mines qu’accompagné des prêtres qui veillaient
à son bon traitement et à son instruction
»
Ce que les vaillants disciples de saint François et de
saint Dominique accomplirent au Mexique et au Guate
mala, les Jésuites l’entreprirent en même temps sur une
plus vaste échelle de l'autre côté de l’Équateur. Ils em
brassèrent dans toute son étendue l’Amérique du S u d ,
d’un Océan à l’autre, des bords de l’Orénoque à ceux de
la Plata. Par le fleuve des Amazones, leurs missions du
Pérou se reliaient à celles du Brésil; elles s’étendaient,
comme un vaste réseau, à travers les steppes, les cours
d’eau, les forêts et les tribus sauvages. Autour de BuenosAyres, elles rayonnaient encore .à travers les pampas, à
l’ouest jusqu’au pied des A ndes,.au sud jusqu’aux der
niers contins de la Patagonie.
« Dès le début et partout, nous dit l’auteur anglais de
la plus importante histoire du Brésil, on vil les Jésuites
exercer envers les Indiens une bienveillance dont ils ne
se sont jamais départis jusqu’à l’extinction de leur or
dre i 2
. Ce dévouement philanthropique pour les indigènes
attira sur eux la haine de leurs compatriotes 3. »
Ils n’eurent pas seulement à souffrir de la férocité des
1 Helps, liv. XIV.
2 History o f B ra sil, par Robert Southey.
116
L E S C O MME NT A I R E S D'UN MARI N.
tribus, mais encore de l’immoralité et de la rapacité des
aventuriers portugais.
En s’opposant énergiquement à leur cruauté et à
l’ignoble trafic des esclaves, ils s’attirèrent de leur part
toutes les vexations, et celte haine implacable qui a sur
vécu au temps et aux révolutions. Ce sont deux ministres
protestants qui nous le disent : - Lorsque, par crainte de
la cbassc à l’homme, les Indiens retournaient se cacher
au fond de leurs forêts, les Pères Jésuites allaient à leur
recherche pour leur apporter les secours du service divin
et l’instruction chrétienne '. » Certes, ce n’était pas tou
jours impunément qu’ils s’avancaient ainsi, seuls et sans
autres armes que leur bréviaire et leur chapelet, le long
des grands cours d’eau et au milieu des forêts où les sol
dats d’Espagne ou de Portugal n’osaient pas pénétrer. 11
ne faut pas être d’une trempe vulgaire pour aller, « à
l’exemple des Pères Nobrega, Anchieta, Azevedo, llodriguez ou Vicyra, chercher dans une mort violente la ré
compense de ses travaux*. » Ces hommes intrépides se
comptaient par milliers. On a pu rire de leur dévouement.
Du fond de leur cabinet, les philosophes et les gouver
neurs de provinces ont pu leur jeter de loin l’ironie ou le
blâme.
11 n’en est pas moins vrai que toutes les fois qu’à d’in
contestables talents et à d’austères vertus on ajoutera le
mérite suprême d’avoir devant la mort une héroïque con
tenance, on finira toujours par s’imposer au respect et à
1 Brazil and the Brazilians, by Kidder and Fletcher, chap. xx.
2 Expedition into the icalley o f the Amazons, hy Clement Markhan.
M I SS I O N S C H R É T I E N N E S .
Ill
l’admiration des sauvages eux-mêmes. C ’est ce qui ne
manquait pas d'arriver et ce qu’observe très-justement
Soulliey. Leur mépris du danger attirait peu à peu l’at
tention des Indiens, u Ils étaient curieux de voir de près
ces hommes étonnants; une fois sous leur charme, ils
étaient subjugués : de meurtriers qu’ils étaient, ils deve
naient disciples. »
Avec l’esprit pratique qui les caractérise, persuadés
que c'est avec la religion et non avec des principes
abstraits de morale ou de philosophie que l’on convertit
et que l’on civilise, les Jésuites, en se mêlant à ces peu
ples sauvages, s’efforcèrent avant tout de combattre leur
paresse, et par suite l’instinct ou plutôt le besoin de
leur existence nomade.
Il leur fut plus facile de triompher de leur férocité que
de cette stupide et inerte indolence qui est un des signes
les moins équivoques de la dégradation de l’homme pri
mitif. Après des efforts inouïs et des prodiges de persévé
rance, ils finirent par les fixer au sol; en faisant naître
en eux le goût de la culture, ils leur firent sentir la né
cessité du travail, cette dure mais noble loi dont le Christ
est venu nous donner sur la terre le précepte et l’exemple.
Ainsi ils s'emparèrent de ces populations errantes; ils
réussirent à les retenir auprès d’eux; ils les réunirent par
groupes, par hameaux, par villages. Le respect du tra
vail et de la morale leur rendit faciles les applications des
arts et de l’industrie. Dès le commencement du dixseptième siècle, nous dit llau k c, nous voyons le grand
édifice du catholicisme produire son puissant effet. «Cinq
118
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
archevêchés, vingt-sept évêchés, plus de quatre cents
monastères, des paroisses sans nombre, des cathédrales
et des hospices. Puis, pour les arts libéraux, des écoles;
pour la grammaire, des collèges; pour les sciences et la
théologie, des universités célèbres, comme celles de Lima
et de Mexico, de Cordova et de Carthagène. »
Telle est l’œuvre inouïe de civilisation que le christia
nisme en moins d’un siècle accomplit en Amérique,
u Est-il étonnant, ajoute le même historien, que les reli
gieux qui avaient appris aux sauvages à lire et à chanter,
à semer et à moissonner, à planter et à bâtir, leur aient
inspiré en même temps une vénération si profonde et une
affection à toute épreuve *? »
u Les acquisitions de l’Eglise catholique dans le nou
veau monde, observe à ce propos lord Macaulay, com
pensent et nu delà ce qu’elle avait perdu dans l’ancien*.»
C H A P IT R E X III.
Le Paraguay. — Phalanstère chrétien. — Les Jésuites jugés par les
Anglais. — Le Paraguay moderne.
Malgré ces rapides progrès et ces prodiges de civilisa
tion, il restait encore à cette époque, loin des bords de
la mer, au centre même de l’Amérique et à la limite des
1 Ranke, liv. vu, vol. II.
2 Assay on Ranke s History o f the Popes.
M I SS I O N S C H R É T I E N N E S .
119
régions tropicales, un vaste espace recouvert de forêts,
coupé par de grands fleuves, et dans lequel les Euro
péens n’avaient point pénétré.
Là vivaient les hordes errantes des M oxos, les sauva
ges Indiens du Grand Chaho, les indomptables et nom
breuses tribus des Guaranis et des C/iic/uitos. Ce fut le
terrain que les missionnaires choisirent pour compléter
leur œuvre. « Sur une immense échelle, c’était une expé
rience tentée dans le plus pur esprit évangélique, desti
née à sauver et à civiliser de malheureux sauvages q u i,
sans cela, allaient fatalement périr victimes de la guerre
et de la servitude 1 n .
Si le sol était vierge des attentats des blancs, s’il n’é
tait point souillé de leurs déprédations, il n’était pas du
moins à l’abri de leur perlide envie.
Ce ne fut pas sans les mécontenter que la cour de
Madrid renonça en faveur des futurs néophytes à tout
droit d’esclavage; elle s’engageait à ne leur faire sentir
sa suzeraineté qu’à l’aide d’un impôt ; libre à eux de se
donner aux maîtres de leur choix !
Ce choix ne se fit pas attendre.
Dans ces conditions d’isolement, de liberté, de paix,
l’apôtre devint législateur.
Du fond des forêts, du milieu des tribus naguère an
thropophages, le Jésuite fil sortir un monde tout nou
veau; un monde à part, régénéré, fondu, créé tout
d’une pièce; un monde avec son organisation, ses lois,
ses magistrats, ses chefs à l'élection ; avec son peu1 Woodbine Parish.
pie enfin, actif, intelligent, formé de laboureurs, d’ou
vriers , de pâtres et d’artistes. Deux siècles avant nos
utopistes, il avait réalisé la fameuse formule de la dis
tribution des fonctions selon les aptitudes.
Ce n’était poim assez d’avoir réhabilité le travail, on
l'avait entouré de prestige et d'attraits. 11 s’accomplissait
sans efforts, sans douleur; toujours entremêlé de repos
et de fêtes.
Tel est, d’après la plupart des voyageurs anglais, le
tableau qu'offraient au milieu du dix-huitième siècle les
célèbres missions des Jésuites du Paraguay.
C ’était, nous dit Chateaubriand, un précieux joyau de
l'antiquité grecque ressuscité au fond de l’Amérique ;
c’était une république chrétienne inspirée de celle de
Platon; c’était la réalisation du monde évangélique, le
retour de l’Eden sur la terre, le vrai phalanstère chrétien
tel que, dans leurs généreuses aspirations, n’en virent
jamais passer de pareils dans leurs rêves Fourier et SaintSimon, et tous les plus hardis réformateurs du dix-neu
vième siècle.
u II est vrai, dit Southey, qu’il n’exista jamais une autre
société dans laquelle on vît le gouvernement s'occuper
avec une égale sollicitude du bien-être temporel et éter
nel de son peuple. Aussi, pendant de nombreuses géné
rations et plus que toute autre population de la terre, ce
peuple fut-il exempt de maladies physiques et morales 1. «
C’est à peu près la même conclusion à laquelle arrive
Alcide d'Orbigny. « Grâce à une sévère moralité, nous
1 Southey, History o f Brazil , vol. II.
121
M I SS I O N S C H R É T I E N N E S .
d il-il, les épidémies qui affligent aujourd’hui ces tribus
étaient inconnues du temps des Jésuites : on ne peut
d’ailleurs
assez admirer les résultats sans
exemple
obtenus en si peu de temps parmi des hommes à peine
sortis de l'état sauvage
»
La république chrétienne du Paraguay ne fut pas seu
lement agricole, pastorale et industrielle ; les incursions
des aventuriers portugais et des chercheurs d’esclaves la
forçèrent à se faire guerrière. Elle avait obtenu de l’Es
pagne, et non sans peine, l'autorisation d’exister; il lui fal
lut plus de peine encore pour obtenir celle de se défendre.
Extraire de son sein les matières premières, créer des
arsenaux, foudre les canons, tremper l'acier des armes,
exercer une armée et la mettre en campagne, ce fut là
l’ouvrage de leurs maîtres! Tout passa par leurs mains;
cl dès le premier choc, les envahisseurs furent si rude
ment refoulés au delà des frontières que tout danger de
leur part se trouva conjuré.
Mais l’orage grondait plus haut. Sollicitée par la cour
de Lisbonne et trompée par un gouverneur vendu à
l’Angleterre, l’Espagne, en échange de la colonie du SanSacramento, céda, à son grand détriment, par le traité
de 1750, tout le territoire de ses vastes missions situées
au nord de la Plata. Les efforts des Jésuites pour dé
tourner le gouvernement espagnol de ce marché funeste
restèrent inutiles. Leur patriotisme se retourna contre
eux ; il ne lit que raviver les haines et les jalousies im
placables qui commencèrent par d’odieux mensonges pour
1 l)’Orhi{{iiy, Voyage dans iAmérique méridionale, vol. I et II.
122
LES C O M M E N T A I R E S D' EN MAIUN.
'
aboutir u à la plus injuste et à la plus impolitique des
proscriptions 1 » .
C ’était le moment où régnait, dans les hautes régions,
un souftle malsain d'impiété cl de philosophie railleuse;
le beau temps du marquis de Pombal à Lisbonne, du
comte d’Aranda en Espagne et du duc de Cboiseul à
Paris. Ces grands seigneurs, courtisans du peuple,
croyaient pouvoir lui jeter impunément la robe noire du
prêtre comme un objet de haine, comme un épouvantail,
comme la banderille rouge que l’on agite sous les yeux
du taureau. Imprudent stratagème! perfide expédient!
Ils ne se doutaient pas qu’à son premier bond dans l’a
rène, le taureau furieux emporterait les banderilles et les
toréadors, les robes noires et les babils dorés.
« Jam ais, dit Southey, la méchanceté ne fut plus stu
pide dans ses calomnies. » C ’est à propos de l’expulsion
des Jésuites du Paraguay et pour les besoins de la cause,
que fut imprimée et répandue en Europe l'Histoire de
Nicolas Ier, ce fameux roi jésuite, dont la fantastique
odyssée dépassa en invention tout ce qu’a pu enfanter la
verve du Constitutionnel, du Siècle et du Juif-errant.
Et pourtant, « l’éloignement de quelques vieux prê
tres suffit pour renverser ce puissant édifice, ce mer
veilleux E tat, cet imperium in imperio qui avait attiré
l’admiration du monde et excité à un si haut degré la
jalousie des princes * » .
a En s’établissant dans le nouveau monde, les Jésuites
1 Southey.
2 Sir Woodbine Parish. Ihienot-Ayres, rhnp. xxn.
MI SSIONS C HR ÉT IE NNES .
123
n’eurent en vue que l’humanité, [.’emploi de leurs talents
contribua à en développer le progrès '. »
« Par leur héroïque constance, ces grands missionnai
res du dix-septième siècle réparèrent et firent pardonner les
maux causés par le zèle aveugle de leurs concitoyens*. »
a Leur conduite dans ces contrées est un des plus
illustres exemples de dévouement chrétien, de patience
et de charité. La suppression de l’ordre fut une perte
grave pour la littérature, un grand mal pour le monde
catholique et un malheur pour les tribus indigènes. Sous
le coup d’une disgrâce imméritée, personne n’eût agi avec
une pareille grandeur d’âme 3. » « Rien dans l’histoire
ne peut être comparé à l’acte de sublime abnégation par
lequel les Jésuites renoncèrent, sans coup férir, à l’ em
pire qu’ils avaient fondé sur de si fortes hases 4. « On
comprend la réflexion du voyageur anglais qui devant un
pareil spectacle se demande ce qu’il y eut de plus grand,
u du bien qu’ils firent ou du mal qu’ils surent éviter » .—
u Les Jésuites avaient fait des sauvages indiens un peu
ple industrieux, brave et relativement policé 5. » Ce
peuple simple et viril en voyant tout à coup ses bienfai
teurs chassés comme des criminels, se leva en masse pour
prendre leur défense. Cent mille guerriers étaient prêts 6;
les Portugais connaissaient leur valeur.
' Robertson, Charles V, vol. V, liv. VI.
- Sir .laines Mackintosh, vol. II.
5 Howit, Colonisation and Christianity, chap,
4 Mansfield.
B Southey, vol. III.
0 Mansfield, p. 443.
h
l.ES C O M M E N T A I R E S D' UN MARIN.
Dans ce moment suprême, les mêmes hommes dont
on redoutait tant l’ambition se jetèrent aux pieds de leurs
disciples, les suppliant au nom de leur ulïcction, au
nom de leur devoir, au nom de la religion, de mettre
bas les armes
lit, certes, on se rend compte sans peine de la force
de résistance qu’ils pouvaient opposera leurs spoliateurs,
quand aujourd'hui encore, après un siècle d’abandon , de
trouble et d’anarchie, après la lourde dictature du doc
teur Francia et des deux généraux Lopez, on voit la ré
publique du Paraguay donner au monde civilisé un aussi
bel exemple de persévérance, de dévouement et de ver
tus guerrières. Pendant longtemps le général en chef
marquis de Caxias, à la tète des forces alliées, a p u, à
ses dépens, en juger la valeur. Au nom de la libre navi
gation des rivières, au nom du principe des nationalités,
et en résumé au nom du droit du plus fort, l'empire du
Brésil, la Bande orientale et la république Argentine, se
sont rués contre ce noble peuple, isolé et perdu derrière
ses grands fleuves. Trois armées combinées sont venues
se heurter contre la citadelle qui en fermait l’entrée.
Tout ce que l’art moderne a fourni à la guerre d’en
gins de destruction, flottilles à vapeur, chaloupes canon
nières, batteries cuirassées, monitors et béliers, tout a été
tenté contre Humaïla.
Après un siège à jamais mémorable, la place a dû
céder et la capitale subir un bombardement inutile.
Mais la défense a peu perdu d’espace. Ses lignes se sont
1 Mansfield.
M I S S I O N S C HK ÉT 1ENNE S .
lia
repliées à quelques lieues plus haut, mieux gardées, plus
compactes et plus infranchissables. Mlles ont résisté en
core pendant près d’une année, et la prise de Villeta a
coûté aux alliés d'incalculables pertes *.
Il est vrai que dans le territoire desanciennes missions,
tout ce qui est valide est sur pied ; les femmes mêmes ont
pris les armes. Kn Kurope, ou est beaucoup trop agité pour
avoir le temps d’admirer comme il le mérite cet héroïsme
lointain. II aurait fallu pour cela lui pardonner sa tache
originelle et effacer le nom des maîtres qui le firent éclore.
Mais devant la grandeur de l'œuvre qu’ils ont faite, leur
souvenir vit encore dans ces lieux, et pour beaucoup de
gens ce souvenir est une ombre importune!
On sait quelles furent pour l’Amérique du Sud les
conséquences de la proscription des Jésuites. « Au Brésil,
la décadence commença avec leur expulsion *. «
Dès le commencement du siècle et au premier souffle
de leur indépendance, le C h ili, le Pérou, le Mexique et
la Plata en firent le sujet de reproches amers à leur mé
tropole égoïste :
o
Vous nous avez arbitrairement privés des hommes
auxquels nous devons notre état social, notre civilisation,
nos connaissances et des bienfaits enfin pour lesquels
notre reconnaissance doit rester éternelle. »
On n’est pas loin de croire avec l’historien anglais que
« s’ils n’avaient pas été interrompus dans leur œuvre par
une mesure aussi impolitique qu’injuste, les Jésuites au1 Décembre 1868.
2 Voyage au Brésil , par le prince Adalbert de Prusse, vol. II.
126
I. ES CO M M ENTAIR ES D’ ON M A R IN .
raient complété la conversion et la civilisation de toutes
les tribus, et sauvé probablement les colonies espagnoles
des horreurs et des désastres d’une guerre civile sans
fin
«
« A ces religieux dévoués, qui s’étaient consciencieu
sement et joyeusement mis au service de leurs sembla
bles, succédèrent des hommes dont le seul mobile était
la soi! de l’or 1 »
Au précepte de l'Evangile qui dit : \:e fais pas à au
trui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit, précepte de
justice que la science économique contemporaine, d’a
près le Père Gratry, démontre être à la lois la morale et
la loi de l'histoire, on vit succéder le règne des hommes
de joie et de proie, administrateurs affamés, comme les
appelle Southey, agents rapaces et cruels , émissaires de
fraudes, de rapines et d’obscénités.
a Sur le territoire de leurs missions, les Jésuites
avaient obtenu du gouvernement espagnol l’abolition de
l'esclavage. Ses nouveaux agents, au nom de la liberté,
le rétablirent audacieusement. L'appât du gain les rendit
oppresseurs1
3. n « Pour se soustraire aux travaux de l’Etat
2
et au traitement d’esclaves qu’on leur faisait subir, les
Indiens en grand nombre s’enfuirent dans les bois 4. n
Dès ce moment tout progrès de civilisation cessa; la po
pulation diminua promptement, u L’ivrognerie et les
1 Southey, vol. III.
2
3
Id., ibid.
Id., ibid.
4 Voyage au Brésil, par le priDce Maximilien de Neuwied (1820).
. MISSIONS C H R É T I E N N E S .
127
vices qni raccompagnent ne iirenl que hâter sa marche
décroissante 1. »
Sur un grand nombre de points, les pauvres Indiens
qui avaient déjà goûté aux bienfaits de la civilisation se
virent de nouveau plongés dans la misère. Ils avaient eu
des champs bien cultivés, des troupeaux nombreux, les
moyens de satisfaire aux besoins et même aux douceurs
de la vie. Les lettres et les arts ne leur étaient point
étrangers.
Ils avaient des peintres, des sculpteurs , des fondeurs
en métaux, des orfèvres et des imprimeurs.
Passionnés pour le chant, la musique et la danse, ils
confectionnaient les instruments dont
ils s’accompa
gnaient dans leurs journées de fête; elles étaient nom
breuses.
Au son des orgues construites par eux-mêmes, sous les
voûtes de leurs belles églises inondées de lumière et de
Heurs, d'harmonie et d'encens, ils venaient, en élevant
jusqu’à Dieu leurs pensées et leur cœur, raviver les élans
de leur nouvelle vie consacrée à l’accomplissement d’un
devoir sans contrainte, d’un travail sans excès et presque
sans fatigue.
A toute heure, mais surtout aux jours de scs solenni
tés, l'Église n’est-elle pas par excellence le vrai palais du
pauvre? du pauvre des campagnes comme de celui de
nos grandes cités? En Amérique, les Indiens y connu
rent le secret du bonheur. Hélas ! tout est fini aujour1 Southey.
/lAJTi
•'T,:
? J IR !
W.
128
I.ES C O M M E N T A I R E S 1)'UN MARIN.
d'hui : « Tout est en ruines. Les maisons s’écroulent, les
cathédrales s’effrondent, les plantations se couvrent de
broussailles, les troupeaux sont en fuite et les manu
factures à jamais arrêtées 1. n
Les Indiens errent demi-nus et mourants de faim au
tour de leurs demeures. Au milieu des débris quclquefois encore imposants de leur trop courte prospérité, une
seule chose est restée debout, intacte, inaltérable, « c'est
leur attachement au culte catholique, mêlé au sentiment
du respect filial que leur inspire toujours le souvenir vé
néré de leurs bien-aimés pères * ».
« C’étaient nos maîtres et nos bienfaiteurs « , disaient
à Alcide d’Orbigny les vieillards qui se rappelaient en
core l’époque de leur fatale expulsion. Ils n’en parlaient
qu’avec d’amers regrets.
« Des siècles ne suffiront pas pour réparer le mal que
leur départ soudain a causé. Protecteurs d’une race op
primée, avocats de l'humanité, fondateurs de la civilisa
tion , leur patience au milieu d’une persécution injuste
ne fut pas un des traits les moins remarquables de leur
caractère a. »
1 Southey.
2 D’Orbigny, Voyage dans lAmérique méridionale, t. II.
3 Journal o ja royage to Brasil, par lady Calcotl, 1824.
ft
M I SS I O N S C H R É T I E N N E S .
129
C H A P IT R E X IV .
Amérique du Nord. — I.e Go a head chrétien. — A travers les mon
tagnes Rocheuses. — Lo catholicisme pendant la guerre. — Aumô
niers et sœurs de charité. — Paroles prophétiques d’Alexis de
Tocqueville.
Les missions catholiques ne se sont point limitées à
l'Amérique méridionale; elles se sont étendues dans le
nord, au delà du Mexique, dans le Texas, la Californie
et l’Orégon. Partout le même spectacle est offert au voya
geur; partout les mêmes impressions, les mêmes témoi
gnages. « Ce qui reste encore au Texas peut donner la
mesure de l’étrange patience des Pères espagnols
»
« Les ouvrages d’art, églises, aqueducs élevés sous leur
direction par la main des indiens, offrent un beau monu
ment de leur habileté s . » « Dans la Californie, observe
en 1853 M. licrthold Sheeman, tout rappelle le dévoue
ment des Pères franciscains *. »
Ces bons moines pourtant y avaient été précédés par
d’autres pionniers évangéliques, « qui triomphèrent les
premiers de ses rudes habitants cl de son sol plus rude
encore 4 » .
« En élevant sur ces rocs stériles des monuments agri
coles, économiques et architecturaux, les Jésuites ne
1 Olmsted, Texas, p. 154.
Shea, Missions among the Indian tribus.
Voyage o f //. M . S. Herald, vol. II.
4 Forbes, California, chap. it.
9
130
L E S C 0M M E N T A I U E S U 'U X M A R IN .
léguèrent pas seulement à leurs successeurs (le beaux
modèles et de bons ouvriers; ils leur laissèrent surtout
la preuve de celte vérité précieuse : que rien ne résiste à
une persévérante énergie
«
Ce sont, ajoute Forbes, ces hommes purs, désintéres
sés, vrais soldats de la Croix, que l’on a vainement cher
ché à remplacer par quelques fanatiques illettrés. (. \os
missionnaires ne peuvent entrer en ligne avec eux.
L’expérience le démontre, et la meilleure preuve de
l’irréprochable conduite des Pères catholiques, c’est le
dévouement sans limite qu’ils ont su inspirer à leurs
sujets indiens. C ’est de l'affection poussée jusqu’à l’ado
ration a. »
« Les néophytes déclarent que si les Pères sont forcés
de quitter le pays, ils sont tout prêts à partir avec eux ;l. >
>■ Sous leur gouvernement paternel, le rude sauvage avait
renoncé à la guerre et à la vie nomade pour s’attacher au
sol et devenir cultivateur paisible 4. «
Jusqu’ici, ce sont des protestants anglais qui nous ont
parlé des missions; voyons ce qu’en disent à leur tour
les Américains, .c Toute prévention à part, écrivait en
1832 le capitaine M orel, il est impossible d’observer les
travaux des missionnaires catholiques et les résultats de
leurs philanthropiques efforts, sans admirer leur zèle infa
tigable pour le bien. Les Mexicains et les Espagnols sont1
1 Sir George Simpson, Journey round the world, vol. II.
2 Forbes, C a lifo r n ia , chap, i et v.
3 Capitaine Becclicy, Voy. to tlic Pacific , vol. II.
4 Walpole, Four years in the Pacific, vol. II. 1851,
généralement sales et indolents; les indigènes convertis
sont au contraire industrieux, propres et instruits
»
Le même contraste est signalé par cet autre voyageur qui
ne peut se défendre d’un sentiment de surprise « en
voyant un village indien entouré de champs cultivés et
bien arrosés, à côté de la profonde misère où sont plon
gés les pueblos des blancs, sous le libre gouvernement de
leur soi-disant république s. »
« Sur quelques points de la Sonora, dit Bartlett, les
résultats de l'industrie des Jésuites sont encore apparents.
n La mission de Saint-Gabriel, par exemple, marquait
cinquante mille veaux par a n , fabriquait trois mille bar
riques de vin et récoltait trois cent mille boisseaux de
blé. Tout le bois nécessaire à la construction d’un brick
était abattu, scié et préparé sur place, puis transporté
au rivage, où le navire était monté, chevillé, gréé et mis
à la mer. Cinq mille Indiens étaient réunis autour de la
mission. Ils étaient sobres, actifs, bien nourris, bien
vêtus. Ils ne formaient qu’une vaste famille dont les
Pères étaient les chefs religieux, sociaux et presque
politiques 3. »
M. Itussell Bartlett est zélé protestant, et de plus il est
haut fonctionnaire de l'Union ; pourlant, cette organisa
tion théocralique n’a rien qui l’épouvante. Devant les rui
nes qu’il traverse, il ne peut s’empêcher d’ajouter : « Au
2 Duflot do Moiras, Exploration du territoire de iOrégon.
a Personal narrative o f exploration in Texas, New Mexico, Cali9.
133
l.liS C O M M E N T A I R E S D'UN MARIN.
nom de l'kumanilé, on désirerait voir ces missions res
taurées, leurs murs relevés, leurs maisons recouvertes et
les salles encore peuplées par leurs anciens habitants,
industrieux, contents et heureux. »
Telle était la situation des missions répandues le long
du Pacilique, jusqu'aux environs de l’ile Vancouver. Leur
prospérité se prolongea jusqu'à l’époque, assez récente
d’ailleurs, où le Mexique, dans un accès de libéralisme,
décréta leur sécularisation, c’est-à-dire, la substitution
des agents de l’IOtat à l'administration intelligente cl pa
ternelle des religieux. Com m eau llrésil, c’était toujours
au nom de la liberté que l'on se proposait d’ouvrir et de
féconder ces vastes territoires, jusqu’alors interdits, disaiton, à l’activité publique.
Pour un peuple aussi indolent et aussi peu compacte
que le peuple mexicain, le prétexte était spécieux. D’a
près Mœllhauscn, c’est parce que l'influence du clergé lui
portait ombrage que le gouvernement s'empara de scs
biens. Ce procédé n’est pas nouveau. Il a été du goût de
presque tous les présidents qui se sont succédé au pou
voir, sansen excepter Santa-Anna. On sait comment il fut
employé par Juarez; et ses conséquences n’ont-elles pas
eu un contre-coup funeste dans le dénoùment du drame
de Queretaro? On comprend, dit à ce propos William
Marshall, qu'en Angleterre la confiscation des biens de
l’Eglise ait préparé la situation actuelle de la société; si
tuation discutable sans doute et dans laquelle, pour avoir
remplacé les monastères par les workhouses, les moines
par les constables, l’Etat n’a pas beaucoup diminué pour
MI S S I O N S C H R É T I E N N E S .
133
cela la charge des impôts ni l'intensité des misères du
peuple
Le niveau des souffrances physiques et morales
a-t-il bien varié? Assurément, chez une race active
comme la race anglaise, les résultats peuvent se discuter;
mais au Mexique ils se sont traduits par une ruine à peu
près générale. Dans une seule province, la sécularisation
de vingt-quatre missions entraîna la dispersion de vingttrois mille Indiens convertis, lin 1832, sous l'adminis
tration cléricale, la haute Californie comptait une popu
lation de trente mille chrétiens cultivant en céréales
soixante-dix mille hectares de terrain, et possédant des
troupeaux de cinq cent mille bœufs, de trois cent mille
moutons et soixante mille chevaux.
Huit ans plus lard, sous l’administration libératrice du
gouvernement mexicain , les quatorze quinzièmes avaient
disparu. Il ne restait plus dans la même province que
cinq mille chrétiens, deux mille chevaux et quatre mille
hectares de terrain cultivé. Ces chiffres sont empruntés
à l’ouvrage de DuQot de Mo Ira s a. Avec sir George Simp
son, on peut donc dire, en toute vérité, que “ la spo
liation des missions y a directement flétri la civilisation
dans son germe. «
Il est vrai que les spoliateurs ne lardèrent pas à être
1
■ En Europe, nu moyen âge, tout était inégalité et confusion à
la surface; nu fond, malgré tes violences cl les crimes, la liberté
agissait comme un ferment généreux; les peuples vivaient L'Eglise,
toujours sur la brèche, parlait, écrivait, enseignait; c'est elle qui
défendait les peuples conlro la tyrannie des grands. Partout l’art, la
science, la richesse, naissaient avec In liberté. C’était lu floraison du
monde moderne. ■ (l.ahoulayc, te Prince Caniche.)
- Exploration rlu territoire rtc f O réjon , p. l i a .
LES C O M M E N T A I R E S D ’ UN MARIN.
eux-mêmes chassés par une autre race plus énergique et
plus entreprenante.
Le grand mouvement d’expansion des Anglo-Saxons
vers le Farwest date de cette époque. Après la marche
victorieuse du général Scott, le traité de Guadalupe, en
cédant aux États-Unis le T exas, le Nouveau-Mexique et
la haute Californie, enlevait d’un seul coup à la répu
blique mexicaine cent dix mille lieues carrées environ ;
c’était plus de la moitié de son territoire national. Nous
ne ferons pas remonter à la destruction des missions la
cause première de ces événements. Sans pousser jusquelà la logique des faits, il est impossible cependant de ne
point en remarquer la coïncidence.
Lorsque les Américains s’annexèrent successivement
les vastes territoires de l’Ouest, ils agirent avec les In
diens convertis et à demi civilisés qui s’y trouvaient çà et
là , comme leurs ancêtres avaient fait avec les malheu
reuses tribus qui couvraient le sol de l’Amérique. Ils les
avaient chassés des bords de l’Atlantique vers les lignes
de l'Ohio et du Mississipi; puis, devant le flot des immi
grants, ils les avaient successivement refoulés, à travers
les prairies et les territoires déserts, jusqu’aux abords
des montagnes ltocheuses. Quelle qu’ait pu être 1a
bonne foi du gouvernement de l’Union, les traités solen
nels conclus avec les indigènes n’ont jamais pu être
respectés.
Le seul voisinage des blancs devient pour eux fu
neste; il détruit leurs moyens d’existence1, leur crée de
1 De Tocqueville.
MISSIONS CHRÉTIENNES.
135
nouveaux besoins, cl leur inocule des vices contre les
quels ils n’ont point, comme nous, la force de réagir.
1< A tous les points de contact avec nous, la race in
dienne se fond graduellem ent'. » 11 serait difficile qu’il
en fût autrement avec les sujets de haine, de vengeance
qu’on leur suscite, et les occasions de guerre qu’on fait
naître sous leurs pas. u On les expulse de leur terrain de
chasse; leurs engins de pèche sont détruits; sur leurs
terres, dans leurs propres demeures, quatre cents In
diens sans défense sont surpris la nuit et égorgés,
hommes, femmes, enfants, par une troupe armée de
race blanche, commandée par des officiers de l’Union,
autorisée par un gouverneur de province. Cette horrible
scène se passait dans la Californie chrétienne, cà quelques
jours de marche de la capitale a. »
Il y a plus, nous dit Julius Frœ bel, « il est certain
que les blancs ont cherché à empoisonner les tribus. J ’ai
souvent entendu traiter, à ce sujet, la question des
moyens les plus expéditifs, n « Notre conduite à leur égard
est infâme, s’écriait en 1861 le Révérend Henri Beecher,
un des plus célèbres prédicateurs protestants de l’Amé
rique. Tous les crimes possibles ont été commis contre
les Indiens.
Ah ! quel terrible compte notre nation
n’aura-t-elle pas à rendre au jour de la justice distribu
tive 3 ! » Aussi, qui peut être surpris de leur si prompte
disparition?1
2
1 Olmsted, Texas, p. 29fi.
2 Times. 15 mars I860.
.1 Star in the ll'est , par Elias Boudinol.
136
LES C O M ME N T A I R E S D ’ ON MARIN.
Le recensement de 1850 portait à quatre cent mille
environ le chiffre total de la population indienne des
Etats-Unis. Sept ans plus tard, ce chiffre avait diminué
de soixante et dix m ille, et les relevés plus récents n’ont
fait que confirmer la progression de celle diminution si
rapide.
D’après ces données, on peut calculer à coup sur le
terme assigné à l'existence de ces races inoffensives, fa
talement condamnées à s’éteindre. Le temps qui leur
reste à vivre n’est pas considérable.
Si la politique et l’industrie n’ont jam ais rien fait pour
arrêter le m al, la religion du moins n'est pas sans avoir
tenté de généreux efforts. Ces tentatives, toutefois, n’ont
servi qu’à mieux faire ressortir ici ce que l’on a déjà pu
si souvent constater à l’égard de l'impuissance des sectes
protestantes.
Nous n’avons point parlé de leurs travaux dans l'Amé
rique méridionale ; cçttc seule moitié du nouveau conti
nent, d’après l'Annuaire diplomaliijite et statistique (le
1864, compte plus de vingt-deux millions de catholiques.
Il est inutile d’y chercher le progrès des sectes réfor
mées.
De leur propre aveu iis sont nuis. * Pendant que
l’Eglise romaine, nous dit un voyageur anglais, a ramené
dans son sein toute la population indigène, je n’ai jamais
rencontré un seul Indien converti au protestantisme,
malgré le grand nombre de temples et de missionnaires
envoyés d'Angleterre 1. »
1 Nine months residence, par Augustin Karl.
I,es résultats de la propagande des sectes n’ont pas été
beaucoup plus heureux parmi les tribus de l’Amérique
du Nord.
« C e s pieux Yankees, nous dit Mœllbausen, regar
dent avec indifférence les païens qui sont q leur por
tée; mais en revanche ils envoient des missionnaires
prêcher le christianisme sur les points les plus éloignés
du globe.
« Ils attendent que les Indiens soient tous exterminés
pour aller dans les prairies désertes visiter leurs wigwams,
tenir des meetings et élever des églises sur les lombes de
leurs victimes1. « Comme ledit Melville, « c’est en dé
truisant l’indigène qu'ils réussissent à détruire le paga
nisme
Quel est donc le but de « ces apôtres évangéliques qui
n’ont jamais élevé la voix contre la cbusse à mort faite
aux pauvres Peaux-Rouges, et qui consentent cependant
à toucher de fort beaux honoraires pour leurs inutiles
missions du Levant3? >/
Les mêmes Sociétés, si généreuses pour l’entretien
des missions de Siam , de Perse ou des îles Sandwich,
consacrent à peine quelques dollars à la conversion des
malheureux Indiens3. »
Humboldt lui-même est forcé d’avouer que les débris
des races indigènes en contact avec les sectes anglaises
1 Journey from the Mississipi to the coast o f the Pacific.
2 The Marquesas island.
3 Le docteur Moritz Wagner.
4 America, par J . Buckingham.
I.US C O M M E N T A IR E S D ’ UN MA111N.
ou américaines « sont en train de tomber dans un étal
moral inférieur à celui qu’elles avaient avant la con
quête1. » En somme, quelque rares qu'elles aient été,
les tentatives de propagande n’ont pas été heureuses.
Un éminent prédicant méthodiste nous signale à ce
sujet le curieux exemple d’une mission fondée dans l'Oré
gon par 1a puissante secte des épiseopaliens.
« Soutenue à l’origine par les espérances les plus bril
lantes et le zèle le plus ardent, cette mission, qui dans
une seule année ne dépense pas moins de quarante-deux
mille dollars, finit par occasionner à la Société et à ses
souscripteurs le plus pénible désappointement.
» Au bout de six ans elle entretenait soixante-huit per
sonnes, la plupart engagées dans les affaires séculières,
occupées à revendiquer de vustes territoires, à réclamer
des lots de ville, à exploiter des fermes, à élever du bé
tail et i\ faire le commerce de brocanteurs, fermiers et
marchands de chevaux.
» Dans ces conditions, la mission ne tarda pas à de
venir odieuse ; et de tous les Indiens qui la fréquen
taient il n’en reste pas un seul aujourd’h u i*. »
Cet exemple n’est point une exception. D’après tous
les documents que M . Marshall nous met sous les yeux,
il semble au contraire constituer la règle.
« A Okanagam, à IVallamette et dans leurs autres
établissements de l’Orégon, les missionnaires se sont
faits agriculteurs ou agents politiques. « Leurs desseins
1 Preface to Mullhausen s Journey, p. 13.
- T h r Works of Stephens Olin.
MISSIONS CHRÉTIENNES.
139
primitifs se sont modifiés ; ils n’ont songé qu’à l’aisance
et au bien-être '. «
Quelques-uns, comme M. Townshend, avouent «n e
s'être rangés sous la bannière des missions que pour la
simple satisfaction de voir un pays nouveau et jouer un
rôle dans des aventures extraordinaires3. » D’autres,
moins courageux, désertent la partie, « parce que, disentils, dans ces régions reculées, les moyens de subsistance
sont trop problématiques 3. »
L’aveu est naïf, mais il est précieux. Il explique le
succès de ces autres apôtres, engagés eux aussi dans les
mêmes régions, mais q u i, avec saint P au l, ont pu dire
souvent : « Nous avons souffert de la faim et de la soif,
des coups et de la nudité4. »
Mais never m ind! les problématiques moyens de sub
sistance ne les arrêtent point. Eux aussi savent, quand
il le faut, pousser du fond du cœur un généreux go u head;
go a head de l’Apôtre, go a head ennobli par l’héroïsme et
par le sacrifice. Ces hommes, nos explorateurs modernes
les ont vus à l’œuvre dans toutes les contrées.
En Orégon, de l’aveu d’un ministre, le Révérend Ni
colay, « les missionnaires catholiques contrastent avan
tageusement avec leurs frères protestants. »
« Au pied des montagnes Rocheuses, dans les déserts
les plus reculés de l’Ouest, il y a maintenant des ouvriers*
* The Oregon territory, by Rov. Nicolay.
2 Townshend, Rocky Mountains, 18-iS.
3 Ten years in Oregon, by I.ee and Frost missionary.
Corinth., Ilf.
140
LES C O M M E N T A I R E S D' UN MARI N.
dont le passé garantit le succès; ce sont les agents de
l'Église romaine
r u Us ne viennent p:is chercher pour
eux et pour leurs familles des installations confortables.
Dirigés dans une admirable unité de vues, leurs efforts
ne tendent qu’à la propagande; et c’est avec un dévoue
ment absolu qu'ils la font*, n
Au Texas, u les établissements agricoles des Jésuites
sont pour nous un exemple3. •* Dans le Nouveau-Mexi
que et en Californie, ci quoi qu’en puissent dire les sectes
rivales, ce qu’il y a d’incontestable, c’est que les ordres
catholiques ont obtenu des tribus sauvages la soumis
sion la plus complète. Comment j sont-ils parvenus? Ce
n’est assurément ni par l’or ni par l’épée, encore moins
par l’emploi des agents subalternes, qui les auraient trom
pés sans scrupule. Leur secret est d’avoir enseigné le
christianisme avec l’amour du travail et le goût des arts
et de la vie civilisée. Avec ces simples moyens, ils on
plus fait pour l’amélioration du sort des Indiens que les
États-Unis depuis leur prise de possession 4.
Naguère, un voyageur anglais ne pouvait cacher sa
surprise en rencontrant, à plusieurs jours de marche des
eaux du Missouri, dans les tribus des Polawathomies,
un grand village entièrement instruit dans la foi catho
lique *. »
‘ Oregon territory, by Alex. Simpson. 1840.
- The Statesman o f America , by Milton Maury.
•l Journey through Texas, by I,aw Olmsted, 1857.
4 Bartlett, Personnal narrative, vol. II.
r' The English sportsman in the Western Prairies , by Gruntiuy Berke
ley, 1801.
M I S S I O N S C II H KT1 EN Ai K S.
141
Un aulrc voyageur est plus expansif dans ses impres
sions sur le même sujet. C ’est un touriste de Boston, un
descendant des vieux puritains du Massachussets, égaré
,1'f
au milieu des contre-forts abruptes des montagnes Mo
elleuses.
u Le soleil venait de se coucher quand nous arrivâmes
%
en face de la Mission, située à mi-côte. Nous nous élan
çâmes dans la vallée au moment où le jour nous quit
tait. Nos Indiens avaient pris les devants pour aller offrir
aux prêtres leur salut am ical, quand bientôt nous les
d 'il'
vîntes nous attendre au pas de leurs chevaux, puis s’ar
rêter tout à coup dans un profond silence. En appro
■ m
chant , en effet, un son de voix pieuses arriva jusqu’à
nous. C ’était le chant des vêpres ! Les vêpres en ce lieu
si sauvage !
« Trois âmes adoraient Dieu dans une humble cha
pelle, bien humble, car ce n'était qu’une cellule en
L 1
terre.
« Mais on y sentait la présence de la Divinité, autant
que dans ces sombres et vieilles cathédrales où de nom
breux fidèles viennent, à la même heure et dans une
autre langue, exhaler de leur cœur les mêmes vœux et
les mêmes prières. Jam ais, dans aucun temple, ces prières
ne me semblèrent si puissantes et si près de l’oreille de
Dieu. »
Une amicale bienvenue accueillit le voyageur protes
tant. « Toute la Mission, ajoute-t-il, se réduisait à une
f
espèce de hutte en terre appliquée sur une charpente de
i
y:
1
branches d’arbres. L à , dans cette vallée solitaire, sur
!lit
£
T
L E S C O M M E N T A IR E S D 'U N M A R IN .
les bords pierreux de l’Atinam, vivaient deux Pères de la
Société de Jésus, hommes doux, cultivés et intelligents;
l'absence de tout bien-être et les privations les plus dures
étaient leur apanage. Ils préparaient la traduction d’uu
vocabulaire de la langue yakiniah; c’était la seule res
source intellectuelle qui restait à ces pionniers isolés 1. »
O r, ces pionniers se rencontrent partout avec les
mêmes caractères.
Au delà de L'embouchure de l’Orégon, sur la côte de
la Colom bia, à la hauteur de l’île Vancouver, deux offi
ciers anglais, malgré leurs préjugés de secte et de nation,
nous font ainsi assister à l’arrivée de quelques-uns de
ces hommes :
u Quel enthousiasme et quel empressement parmi les
naturels, tous profondément attachés à la foi catholique!
Mous nous trouvions alors dans le détroit de Johnstone.
Les Indiens étaient en ce moment dispersés pour la pêche
ou attirés par la curiosité auprès de notre navire. Mais
dès qu’ils aperçurent un canot sur lequel flottait une
bannière, ils s’élancèrent tous vers lui en criant : Voilà
le prêtre! voilà le prêtre!
j> Deux missionnaires, en effet, étaient blottis au fond
de ce canot. Transis de froid, légèrement vêtus, ils fai
saient sur la côte leur tournée, de village en village. Ils
nous parurent dans un bien triste état. Le vent soufflait
du nord, il pleuvait! La nuit les atteignit avant d’arriver
au rivage. Assurément, si les peines d’ici-bas trouvent
1 Adventures among the North Western rivers and forests, by YVinlrop.
Boston , 1803.
MISSIONS CHRÉTIENNES.
l/4
LES C O M M E N T A IR E S D-UN MARIN.
(lissaient d’astres nouveaux pour eux; déjà la Croix du
Sud levait à l’horizon ses bras étincelants.
A eette heure, en ce lieu, mettez au fond des cœurs
un peu d’espérance et de foi, et vous aurez un de ces
spectacles qui répondent si bien aux besoins et aux aspi
rations les plus intimes de l'àiue.
Pour en compléter l’harmonie, rapprochez-le si vous
voulez, comme effet de contraste, du génie classique et
familier de ces lieux, dont le marin ne fait (pie trop sou
vent une divinité de taverne, avec ses défroques de mardi
gras et les refrains avinés de ses chansons obscènes.
Ce fut par le détroit de Magellan que Marceau pénétra
dans le Grand Océan. C ’est le chemin que suivent aujour
d’hui les bâtiments à vapeur qui se rendent d’un Océan
dans l’autre. Mais pour un bâtiment à voiles, pour un
bâtiment de commerce surtout, les diiilicullés sont trop
considérables. A la hauteur de cette latitude, eu effet,
on a abandonné depuis longtemps la douce influence des
alizés. Les vents souillent constamment de l’ouest, et
leur régularité, autant que leur violence, rend la navi
gation très-dure aux navires qui doublent le cap Horn
dans cette direction.
Depuis quelques années, la météorologie, en nous
donnant des notions très-précises sur la nature des cou
rants et des vents, a permis de réaliser de véritables
progrès dans la navigation.
C ’est ainsi que les navires frétés pour l’Australie ou
pour l’Océanie s’en vont, toujours poussés par un veut
favorable, entre le 40° et le 50' degré de latitude sud,
OCÉANIE.
105
du cap de Bonne-Espérance au cap Horn, accomplissant
rapidement le tour complet du monde, de l’orient à
l’occident, dans la direction précisément contraire à
celle où elle fut accomplie pour la première fois par les
caravelles de Magellan.
Iticn donc de surprenant qu’en arrivant dans ces pa
rages TArche d'alliance fût assaillie par une de ces tour
mentes qui régnent si fréquemment à l’extrémité de
l'Amérique du Sud. Pour Marceau, affronter le cap Horn
c’était perdre du temps; c’était surtout sacrifier l’existence
de quelques personnes gravement malades qu’il avait à
boni. Un secret désir le poussait en outre à communiquer
avec les habitants de la Terre de Feu.
Dans sa perplexité et au plus fort de la tempête, il (il
comme scs illustres devanciers du seizième siècle, comme
avaient fait Colom b, Magellan et Vasco de Gàma ; il se
jeta il genoux sur le pont, et, les yeux au ciel, il invoqua
le Dieu qui envoie aux cœurs droits les lumières d’en haut.
La mer était énorme, le vent toujours contraire. De
vant de tels obstacles, il ne crut pas devoir résister plus
longtemps. Il cède enfin, laisse porter, et poussé alors
dans sa nouvelle route par la tempête qui l’entraîne avec
une vitesse de douze milles à l'heure, il s’engage, au
milieu de la nuit, dans l’entrée du sombre et dangereux
dédale où Magellan pénétrait pour la première fois trois
siècles auparavant.
Quand on touche à ce seuil formidable, on ne peut
s’empêcher d'admirer le courage des hommes qui, les
premiers, osèrent le franchir. Où couraient-ils ainsi?
’ i<
LES C O M M E N T A IR E S D'UN MARIN.
Quel en était le guide? C ’était la foi en la science, diraiton aujourd’hui. A cette époque c’était de la confiance en
Dieu. C’était le sentiment qui soutenait l’illustre Portu
gais, lorsque pendant un long hiver passé dans ces pa
rages, il eut i\ triompher des maladies, des privations et
même des menaces des marins révoltés qui le sommaient
de rentrer en Europe.
Aussi quelle émotion put égaler la sienne quand,
après deux mois de lutte dans cet étroit passage, il vit
s’ouvrir devant lui la mer libre et sans bornes, et quand,
pour opérer le tour complet du monde, il puf h toutes
voiles traverser ce nouvel Océan qui lui permettait d'at
teindre, par l’ouest, les îles Philippines et l’archipel
Indien, auquel on n’était encore arrivé que pur le sud de
l’Afrique et l’extrême Orient.
Après trois siècles, et malgré tous les moyens dont les
navires disposent aujourd’h u i, la manœuvre de [Arche
d ’alliance n’en fut pas moins hardie. Son exemple n’a
pas été suivi; et c’est, croyait Marceau, le seul bâtiment
marchand à voiles de cette dimension qui ait tenté ce
passage dans cette direction. C ’est à ce propos qu’il expri
mait en ces termes à sa mère les émotions dont sou cœur
débordait :
« Tu sais combien je redoutais le commandement de
[Arche d'alliance, parce que depuis longtemps j’étais
éloigné de la marine à voiles ; mais l’assistance que m’a
donnée le Maître des vents et de la mer a changé mes
craintes en confiance. Aussi je ne peux me décider à faire
la relation de mon voyage, puisque dans mon esprit tout
sc résume en cette seule pensée : La providence de Dieu
est admirable 1! »
La première terre polynésienne que Marceau aborda
fut la voluptueuse O laïli, la reine des mers du S u d , la
Cylhère océanienne.
C ’est toujours sous de merveil
leuses couleurs qu'on a dépeint cette île enchanteresse.
La nature s’y est montrée si riche en séductions, qu’en
nous les décrivant les marins sc sont faits facilement
poêles.
L’aspect des lieux n’a point changé.
Des massifs de verdure dessinent le rivage derrière nne
ceinture d’écume et de coraux. Une pointe avancée bor
dée de cocotiers marque l’étroit passage qui conduit au
mouillage; c’est la pointe Vénus. Kilo abrite la rade cir
culaire au fond de laquelle s’étend Papéiti avec ses mai
sonnettes blanches, ses jardins palissadés et scs cases en
paille à moitié enfouies sous le feuillage du bananier et
de l’arbre à pain.
Au-dessus de la ville, vers le milieu d e file , de hautes
montagnes élèvent brusquement leurs sommets basalti
ques. Elles cachent dans leurs flancs les profondes vallées
d’où s’échappent les torrents d’eau limpide q u i, sous des
berceaux de lierre et de grandes fougères, courent jus
qu'au rivage répandre leurs trésors de fraîcheur et de
fécondité. La nature prodigue y est inépuisable. Mais la
population douce, belle, avenante, que Cook y avait
rencontrée et qu’il n’évaluait pas à moins de quatre-vingt
mille âmes, qu’est-elle devenue? Où sont les chefs et les
* Vit de Afnrccau.
168
l.ES C O M M E N T A IR E S D'UN MARIN.
guerriers qu’il avait vus montés sur de riches pirogues?
Hélas! ce peuple entier non-seulement s’étiole, mais il
s'éteint, il s’évanouit; il est déjà réduit au dixième et
même au vingtième de ce qu’il était il n’y a pas cent ans
Encore quelques années, il aura disparu. C ’est une loi
mystérieuse que l’arrivée des blancs semble imposer aux
peuples indigènes; loi implacable que nous avons vue
sévir contre l’Amérique du Nord et qui ue pèse pas moins
inexorablement sur la Polynésie, l'Australie et la Nou
velle-Zélande.
« Les Nouveaux-Zélanduis décroissent si promptement,
que d’ici à moins d’un demi-siècle ils auront presque
entièrement disparu 3. n C ’est une destinée fatale, inévi
table, dont il est impossible de parler « sans bonté et sans
indignation, » ajoute lord Goderich 3. •• Dans la Tasma
nie , l’extermination de presque toute une race a été
l’œuvre de vingt ans4, n
“ Dans les environs de Sydney, la présence d'un indi
gène devient une curiosité presque aussi rare qu’en Eu
rope 5. » Cette disparition si prompte des naturels dans
toutes les colonies anglaises, observe le docteur Lang,
est un phénomène ethnologique aussi triste qu'inexpli
cable.
Faut-il l’attribuer à « l’atroce usage de mêler de l’ar
senic au pain que les colons leur distribuent de temps en
1 Évaluation de Bligh cl do lord Waldogrnvo.
- Tasmania, Australia and New Zealand, by R . P . P aul, 1857.
New Zealand, by Ch. Torry, p . 112.
4 The catholic Missions in Australia, by Ullalborn, p. 47.
5 Reminiscences of New South ll/ales, by Thomas Lloyd, p. 313.
169
temps1?!) \Ton certes; bien d’autres causes plus puis
santes que le poison concourent à leur extermination.
Mais devant ces effrayants symptômes, qu’ont fait les
missionnaires des Sociétés bibliques pour enrayer le m a l,
pour combattre l’anéantissement du peuple auquel ils
viennent apporter les bienfaits du pur Evangile et du libre
examen? Leur arrivée dans les îles du Pacifique date
d’un demi-siècle; ils les ont inondées de bibles, de lois
coercitives et de prédications.
Ils s’en sont emparés
comme d’autant de fiefs tbéocratiques et d’apanages com
merciaux voués à leur famille. Ils o n t, à leur profit,
utilisé l’influence des chefs et le travail du peuple. Par
tout ils se sont fait construire des maisons confortables
et parfois somptueuses.
Tour à tour marchands et fournisseurs, spéculateurs
et consuls, on les a vus, comme dans la Nouvelle-Zé
lande, devenir grands acquéreurs de terrain et « se
mettre à la tète de la conspiration des Européens pour dé
pouiller les indigènes de la presque totalité des terres *. »
Dumont d’Urville, si sympathique aux missionnaires
protestants dans son premier voyage, ne peut, en 1838,
se défendre contre eux d’un vif sentiment de surprise et
d'indignation, u Ils ont perdu, nous dit-il, la superbe
position qu’ils occupaient ici en se déconsidérant par
leur orgueil et par leur ambition. »
Et qu’attendre de l’ambition quand elle est doublée de
fanatisme?
1 Tracks across Australia, by John Davis, p. 390; 18G3.
2 New Zealand, by doctor I.anjj, p. 33.
no
I.ES C O M M E N T A IR E S IVUN MARIN.
Kotzebue nous rapprend : « La nouvelle religion,
dit-il, a été établie ici par la violence. Les envoyés pro
testants ont changé en bêtes féroces ces populations au
trefois si dociles, et les persécutions qu’ils ont excitées
contre elles ont été plus meurtrières que la peste 1. »
Aux Sandwich, comme à Otaïti, ces persécutions se
sont tournées contre les catholiques. On a chassé leurs
premiers apôtres en se portant contre eux à d’ignobles
violences*. On a renouvelé contre leurs néophytes les
rigueurs de la Rome païenne1
3.
2
\Tos amiraux Laplace et Dupctit-Thouars, et depuis
eux la plupart des capitaines anglais et américains sont,
à cet égard, unanimes dans leur témoignage et la sévérité
de leurs jugements.
ü
Les missionnaires, nous dit le commandant anglais
Reechey, en extirpant l'idolâtrie dans l’Océanie, n’ont pas
substitué de meilleurs principes. Le seul effet du chan
gement a été d'abaisser le christianisme au niveau de ces
peuples sauvages, qui n’ont reçu de la civilisation que ses
vices4. »
Tels sont les résultats de leur intervention.
C’est là qu'ont abouti les efforts des Missions protes
tantes.
Or, c’est aux œuvres que se mesure toute entreprise
humaine; c’est aux fruits que l'on reconnaît l’arbre.
1 Kotzebue's, iVeic voyage rouml llic irorld, 1X50.
2 /tenue des Deux-Mondes, 1813.
2 Ibid.
1 Edinburg-Review, n° 5 0 , p. 217.
0 CÉ A K 1E.
171
A (Haïti, comme dans toutes les îles soumises à l'ac
tion protcstanlc, l’arbre n’a plus de sève et le fruit est
tombé, racbitiquc et gâté.
On a voulu interdire en public les je u x , les chants
d’amour et les danses lascives; on a changé en long sar
rau de toile leur légère tunique de feuilles d’hibiscus; on
a pu arrêter, au rivage, les chœurs des jeunes filles qui,
au temps de Cook et de Bougainville, s’élancaient à la
mer pour aller à la nage au-devant des navires. A X’oukaliiva, il n’y a pas trente ans, Dumont d’Urville, en ve
nant au mouillage, se vit encore aux prises avec ces
folâtres essaims.
Pour sauver la discipline, si ce n’est la morale, il fit
tendre autour de ses corvettes les filets d’abordage ; bien
fragile barrière que la nuit vit tomber, et qui, le premier
jo u r, ne retint dans scs mailles ces sirènes bronzées que
pour mieux étaler au soleil les vigoureux contours de
leurs tailles cambrées et de leurs épaules ruisselantes.
A Taïti, pour avoir perdu ses libertés d’allure, le vice
n’en circule pas moins à pleins Ilots dans les veines.
Sous ce ciel des tropiques, à l'ombre des orangers en
fleur, on respire, comme dans les bois de Paphos, des
brises embaumées, des parfums d’Aphrodite, pénétrantes
senteurs qu’exhalent de leur sein ces Cyclades océa
niennes.
Le vice, en se cachant, y a perdu l’attrait de l’inno
cence et l’apparence de l’ingénuité: mais la contrainte,
pour cela, n’a point diminué le mal. Sous l’œil des mis
sionnaires, la prostitution y règne en souveraine. A l’ori-
1T2
LES C O M M E N T A IR E S D'UN MARIN.
gine, on condamnai! les coupables au macadam des
routes; plus tard on s’est borné à une amende beaucoup
plus lucrative.
Pour un dollar, il n’est pas d'ignominies auxquelles ils
ne se livrent1, u A la vue des scènes de débauche dont
rougiraient les banlieues les plus dévergondées de Lon
dres, on chercherait en vain à reconnaître dans ces habi
tants dégradés, hébétés et malades, les belles ligures des
Tahitiens telles que Cook les a dépeintes*. «
Tous les discours du prêche, les extraits de la Bible
et la rigoureuse observation du repos du dimanche n’ont
rien fait pour réformer ces mœurs. Est-ce avec un froid
méthodisme, une foi sans chaleur et le culte d’un livre
poussé jusqu’à l’idolâtrie, que l’on parviendra jamais à
captiver le cœur de ces peuples enfants, à dominer leurs
sens et leur esprit, à s’emparer enfin de leur âme obscur
cie pour y opérer les merveilles de lu régénération chré
tienne? Nous ne le croyons pas.
Jusqu’à présent tous les efforts des Sociétés bibliques
n’ont réussi qu’à implanter le marasme et le spleen sur
cette terre qu’il eût mieux valu laisser au culte de
l’am our, du soleil et de la liberté.
Quand Marceau passa à Ta'iti, la triste situation mo
rale du pays n'aurait pas arrêté son zèle apostolique.
Mais il y arrivait encore sous l’impression du vote d’in
demnité eu faveur de Pritchard , et du désaveu de la
1 Voyage de l'Astrolabe et de la Zélée, note do M. Uulnnizcl.
- Narrative o f a Whaling voyage, par le naturaliste anglais
Bennet.
O C E A N IE *
noble conduite d’un de nos amiraux. Son cœur se rem
plit de tristesse en voyant le pavillon français couvrir de
son protectorat le succès politique des missions angli
canes. Après quelques jours de relâche il lit voile
p o u l
ies archipels de Tonga et des Navigateurs.
C H A P IT R E X V I.
Archipel des Navigateurs. — Un roi civilisé. — L'esprit de prudence
et la folie de la croix.
Dans l’archipel des Amis, le roi Georges règne à
Tonga-Tabou comme la reine Pomaré règne à Olaïti.
L’un et l'autre, depuis longtemps convertis aux principes
des méthodistes, sont soumis à leurs conseils et à leur
influence.
Celle influence semble porter bonheur à
Sa Majesté de Tonga; car, comme durée, son règne peut
faire envie à toutes les royautés de l’Europe. En 1838,
Dumont d'Urville le reçut à son bord; il était déjà dans
la force de l’âge et drapait dignement son torse vigou
reux sous les plis ondoyants de sa natte polynésienne.
Mais depuis cette époque les temps sont bien changés !
le roi Georges s’est converti; il porte des épaulettes, un
grand chapeau à plume et un habit brodé. 11 a troqué sa
case pour un palais en bois envoyé tout meublé de NewYork. Il a un équipage avec chevaux anglais, et à sa ta
ble, le champagne est versé par des grooms galonnés.
174
LES C O M M E N T A IR E S D’ EN MARIN.
On croira peul-êtrc que c'est en découvrant quelque gise
ment d’or qu’il a , comme un roi des Mille el une Nuits,
opéré ces merveilles. Point du tout! Il n’a pus besoin de
lampe d’Aladin pour sc procurer ces trésors. Aidé par scs
ministres, il a tout simplement décuplé les impôts.
Impôts sur les personnes cl impôts sur les biens, impôts
sur les mariages, impôts sur les divorces, impôts sur la
naissance el impôts sur la mort.
11 faut que chaque année le malheureux Kanak verse
au trésor royal la valeur de quatre ou cinq dollars en
huile de coco. Sous ce rapport, on le voit, Tonga n’a
rien à envier aux nations policées. M ais, en si bonne
voie, le roi Georges naturellement n’a pas pu s’arrêter.
11 a voulu, comme on dit en haut lie u , couronner l’édi
fice. Le pouvoir de ce monde ne lui a pas suffi; il lui a
fallu encore la direction des âmes. Il a voulu lui aussi
interpréter la lliblc, ordonner des prières, réformer la
morale. Qui le croirait! il a proscrit les danses et les
chants nationaux. Le dimanche surtout il est impitoya
ble. Il interdit les jeux les plus vulgaires et les plus
innocents. 11 faut hou gré mal gré , immobile et muet,
accroupi dans sa case, passer dans le sommeil et le Ju r
niente la journée du Seigneur.
C ’est sa manière à lui d'honorer le bon Dieu ! Aussi,
en récompense de son puritanisme, Sa Majesté Tongienne a eu l’honneur d’être élevée au rang de missionary
par un certain docteur méthodiste Thomas, le même au
quel le capitaine Dillon adressait en 18A7 celle énergi
que épîlre : u Que dira le peuple anglais si généreux,
OCÉANIE.
1"5
dont les libéralités entretiennent votre Société et vous
permettent de vivre avec luxe dans ces îles, que dira-t-il
lorsqu’il apprendra que pour propager les saintes Ecritu
res vous détruisez les homines, les femmes et les enfants,
comme vous venez de le faire à Tonga1? »
Après le chevalier Dillon, le commodore américain
Wilkes exprime son étonnement de l’indifférence avec
laquelle les missionnaires parlent de la guerre. « Pour
eux, la guerre n’est qu’un moyen de propager l’Evan
gile a, et c’est ce qu’avoue aussi le missionnaire Williams
quand il dit que a le christianisme ne peut être introduit
dans une île importante sans y amener fatalement la
guerre 3 » .
Malgré ces témoignages, on a de la peine à croire que
c’est par la violence que les missionnaires ont établi leur
règne sur les fies de l’Océanie. Il serait plus naturel d’ad
mettre que c’est par leur aptitude aux affaires et par l’inté
rêt commercial développé autour d’eux. Eli bien, c’est une
erreur. Dans cette voie, ils ont rencontré un écueil qu'ils
n’ont pas su éviter : c’est le journal de la Société Royale
de géographie qui nous le signale : « Tous les mission
naires, nous dit lord W aldegrave, sont engagés dans le
commerce-, ce qui doit nuire à leur ministère. Us trafi
quent en huile de coco et ont le monopole du bétail dont
ils approvisionnent les navires *. » Le docteur Lang,
1 Lettre du capitaine Dillon dans le Voyage autour du monde de
l'amiral Dupelit-Thouars.
2 United States exploring expedition, vol. I l l , chap. i.
Narrative o f Missionary interprise, by K. John W illiams, chap. xu.
'l Journal o f the lloyal geographical Society, vol. I l l , p. 180.
176
A i ;£■
L E S C O M M E N T A IR E S D 'U N MA1UN.
dans son Histoire de la Nouvelle Galles du S u d , et dans
un style plus lmmouristique que respectueux, nous dit
que scs confrères « partis de Londres, accompagnés des
vœux du peuple anglais et des bénédictions de la Société
des missions pour convertir les infidèles du Pacifique,
se sont trouvés convertis eux-mômes en astres de qua
trième et cinquième grandeur, dans la constellation du
Bélier et du Taureau ; qu’en d’autres termes, ils se sont
faits marchands de bœufs et de moutons
Enfin, à propos de la mort de l’infortuné W illiams, tué
par les sauvages qu’il a trop pressurés, les directeurs
eux-mêmes de la Société de Londres reconnaissent dans
une lettre adressée à leurs représentants que plusieurs
missionnaires se sont fort compromis dans des transac
tions mercantiles; ils ajoutent que cette pratique, en
avilissant leur caractère, les engage dans une rivalité
haineuse cl dégradante avec leur propre troupeau, dont
les intérêts se trouvent liés dans les mêmes affaires1.
Malgré la sévérité de ces critiques et la différence du
point de départ auquel nous nous plaçons, nous ne de
mandons pas mieux que de nous incliner devant tout
effort sincère tenté dans un but désintéressé de civili
sation.
Mais ici, est-ce encore bien le cas?
Les missions anglo-américaines, avec les immenses
ressources dont elles disposent et les trésors qui leur sont
1 Hist. jV. S. Wales, vol. I I , chap. n.
2 Citation du docteur Brown, vol. I I , p . 184. (Extrait de Mar
shall.)
O CÉ AN IE.
m
versés |)ar une aristocratie généreuse, ne représententelles pas une œuvre purement humaine, une entreprise
par trop industrielle?
N’ofTreut-elles pas une carrière avantageuse, semblable
à beaucoup d’autres, analogue, par exemple, à celle des
consulats, dans laquelle, avec de la conduite et une
suffisante aptitude, on arrive à se créer loin de la mère
patrie une position lucrative et indépendante?
« Un honnête homme, s’écriait avec raison le R . P . Félix
dans la chaire de Notre-Dame, un honnête homme,
bourgeois ou gentilhomme, aimant les voyages et le bien
vivre, monte avec une femme et des enfants sur un vais
seau de l'Etat. Il s’en va couvert du drapeau d’un grand
peuple aux rivages de l’ Inde, de la Chine ou des mers
du Sud, consommer un revenu qui suffit à l’aisance, sou
vent à l’opulence; et cela, à la charge de semer sur ces
plages lointaines les feuillets d’un livre que le vent em
porte je ne sais où. Avec de tels apôtres vous pouvez
peut-être préparer des sujets à la Heine, mais pas un seul
au Christ 1. »
Nous admettons volontiers, avec un de nos éloquents
publicistes, que les missions protestantes sont capables
de créer autour d’elles des centres de culture, de vérita
bles oasis de civilisation. Elles nous offriront, si l’on
veut, des fermes-modèles exploitées par des ménages
heureux qui à l’exemple de toutes les vertus domesti
ques joindront encore le savoir d’une exploitation agri
cole.
h
Mais serait-ce donc calomnier ces missions que
1 Sixième conference do Notre-Dame, 1808.
(le leur refuser l’esprit île sacrifice contre lequel la Iléfortne n’est qu’une solennelle protestation ! La suppression
du célibat des prêtres n’est-elle pas tout simplement pour
elles la prudence humaine substituée à ce que l’iiglise
catholique n’a cessé d’appeler la lblie de la croix 1? «
Celte sublime folie transforma jadis le vieux monde ;
elle convient encore admirablement aujourd'hui au génie
de ces peuples enfants. C ’est elle qui captive leur cœur cl
leur esprit, qui domine leur âme pour les préparer aux
merveilles d’une régénération et d’une vie nouvelle. Or,
dans l’apostolat, comme on l’a fort bien dit, c’est une
faible vertu que la probité toute seule. 11 n’y a que la
probité divinisée, c’est-à-dire la sainteté, qui puisse con
venir à de pareils efforts s.
«Otez le sacrifice et vous supprimez l'héroïsme; vous
n’avez plus que le prosaïsme du bien, le terre-à-terre de
là vertu 3. » Nous ne citerons qu’un seul fait.
Comm ent, par exemple, ces jeunes populations com
prendront-elles l’égalité et la fraternité évangéliques,
quand le minislrc chargé de leur annoncer ces étonnants
principes viendra lui-même donner la preuve du con
traire en se retranchant dans une irréprochable demeure,
dans un confortable cottage peuplé de beaux enfants et
de fraîches et blondes ladies? Aux yeux du pauvre sau
vage, ce seront là sans doute des apparitions merveilleu
ses qui pourront exciter son envie, peut-être son amour.
* Louis du Carne, Revue îles Deux-Mondes, 13° année, p. 205.
2 Soirées de Saint-Pétersbourg.
Mais jamais les allures du predicant ne lui laisseront
l'espérance de franchir le seuil qui le sépare de ce monde
inconnu et meilleur.
La remarque n’est pas de nous.
C ’est Dumont d’ Urville, très-favorable d’ailleurs au
mariage des prêtres dans les nations civilisées, qui, dans
les pays idolâtres, d’accord sans s’en douter avec l’opiuion de saint Paul, considère ces liens de famille comme
un invincible obstacle à toute entreprise sérieuse de pro
pagande et de conversion.
Telle était la position qu’occupaient les missions protes
tantes dans les îles centrales de l’Océanie, quand les
premiers prêtres catholiques y apparurent. C’était en
1837; ils étaient peu nombreux.
Conduits par Mgr de Pompalier, évêque de la Nou
velle-Zélande, ils furent jetés çà et là sur les principaux
groupes. On sait l’accueil qui leur fut fait à Taïti. Comme
aux Sandwich, les violeuces allèrent si loin qu’elles sou
levèrent l’indignation publique et contraignirent le gou
vernement du roi Louis-Philippe à une solennelle dé
monstration. 11 est vrai que c’était pour aboutir au
désaveu de la conduite d’un amiral français et à un vote
d’indemnité en faveur du missionnaire anglais auteur de
toutes ces violences.
Aux Tongas cl aux Sam oas, pour être moins connu,
l’accueil fait à nos prêtres n’en fut guère plus bienveil
lant. Traqués de toute part, en hutte et sans ressources
contre les moyens d’action de leurs puissants compéti
teurs, ils se réfugièrent à une cinquantaine de lieues dans
LE S C O M M E N T A IR E S D'UN 1IAU1N.
l’ouest, dans deux îles encore peu connues, Wallis et
Futuna, que la nature du sol et la férocité des indigènes
avaient jusqu'alors mises à l'abri du zèle des métho
distes.
Les débuts furent rudes. A Futuna, notre premier
apôtre devait être un martyr. Simple, doux et timide
comme une jeune lille, le II. P . Chanel parvint à travers
des épreuves saus nom à se maintenir seul et pendant
trois années au milieu d'un peuple anthropophage. A la
fin, épuisé, sans ressources, n’ayant plus que son cœur
à donuer, il tomba frappé d’une flèche â 1a tète, priant
Dieu pour ses assassins.
Comme tout sang volontairement répandu, ce sang
généreux ne fut point stérile. Il attira sur les pas du
martyr d’ardents imitateurs.
Ce furent eux qui en 1842, en voyant la corvette
F Allier se disposer à tirer vengeance du meurtre du Père
Chanel, se jetèrent aux pieds du commandant français
pour le dissuader d'un pareil dessein.
u Nos actes, disaient-ils, ne sont pas du ressort de la
justice humaine. Nous sommes tous prêts à mourir. Mais
de grâce, au nom de Dieu et au nom de la France, pas
de sanglantes représailles! Notre sang ne peut être versé
(juc pour faire ici des chrétiens et non pas des victimes. «
Ces vœux généreux sont ceux du véritable apôtre; ils
devaient être exaucés.
Les natures les plus rebelles fléchirent peu à peu ; les
femmes, les enfants donnèrent l’impulsion; les hommes
la suivirent. L'anthropophagie s’arrêta; au bout de peu
de temps Tile devint chrétienne. « Au centre du Pacifique,
elles offrent, dans la plus sérieuse acception du m ot,
l’exemple d’une sincère et complète conversion 1. «
C H A P IT R E X V II.
1,03 îles W allis. — Le Père Ilalaillon. — Marceau dans le salon
Fait partie de Les commentaires d'un marin