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B.E.& M.TH. DANIELSSON
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LES
CANNIBALES
ET LEUR TEMPS
SOUVENIRS DE LA CAMPAGNE DE L’OCÉANIE
SOUS I.E COMMANDANT MARCEAU, CAPITAINE DE FRÉGATE
EUGÈNE
ALCAN
Auteur de la Légende des âmes et divers autres ouvrages
----- 336-----
DELHOMME & BRIGUET, ÉDITEURS
P A R IS
I
LYON
13, Rue de l'Abbaye
|
3, Avenue de l’ArchevÉché
1 887
TOUS DROITS RÉSERVÉS
A VA N T-PRO PO S
Depuis l’origine des temps, il y a dans l’homme,
cette créature essentiellement intelligente et
libre, des sentiments si contradictoires, qu’on se
trouve amené, en y rélléchissant sans parti pris,
à reconnaître que cet être supérieur a été affreu
sement blessé, au physique comme au moral. Et
ce n’est, hélas ! que trop vrai : au physique, les
maladies les plus cruelles et la mort, sont là pour
affirmer cette triste et douloureuse vérité, dou
loureuse pour le corps et surtout pour les senti
ments les plus intimes de l’àme ; au moral, c’est
bien pis encore, et les crimes qui se commettent
chaque jour n’en sont plus à affirmer cette vérité,
ils l’imposent ; et cependant, malgré toutes ces
misères, toutes ces tristesses, toutes ces ruines,
la nature humaine n’est pas tellement abandon-
I!
AVANT - PROPOS
née à ses propres forces, qu’elle ne puisse réagir
et s’élever vers des hauteurs pour lesquelles elle
avait été créée, et par suite opérer encore de
grandes, de sublimes choses.
L’homme avait, en effet, été déposé sur cette
terre pour marcher dans les sentiers du vrai, du
beau, du bien, ce qu’il aurait fait naturellement,
doucement, et avec joie, s’il n’avait, en écoutant
les paroles trompeuses de l’éternel ennemi du
genre humain, délaissé les sentiers où la divine
Providence l’avait placé, sentiers abondamment
pourvus de toutes choses, pour aller se jeter, eu
vue d’un bonheur chimérique, dans les voies dé
tournées, ténébreuses, au terme desquelles, au
lieu du bonheur rêvé, il n’a trouvé qu’un abîme,
et quel abîme, grand Dieu ! l’abîme de toutes les
misères, de toutes les tortures, de toutes les dé
solations !
La sublime origine de l'homme étant donnée,
et sa déchéance trop certaine, il s’ensuit que ce
type de race, par suite de ces deux états, est un
composé, un ensemble, de grandeur et de bas
sesse, de lumières et d’ombres, de vues élevées
et d'obscurités morales, obscurités qui l’em
pêchent de voir les choses sous leur vrai jour.
Les contradictions sont quelquefois si évidentes,
qu’on a peine à comprendre comment des ténèbres
AVANT - PROPOS
III
aussi épaisses ont pu envahir une intelligence
humaine.
11 est un fait qui nous a toujours frappé, c’est
la façon étrange avec laquelle des hommes, bons
d’ailleurs, humains, jugent des actes qui, par
eux-mêmes, ne sont rien moins qu’héroïques ;
nous voulons parler des actes accomplis par nos
vaillants missionnaires qui vont, au péril de
leurs jours, dans les contrées les plus lointaines,
porter le flambeau de la civilisation la plus vraie,
la plus efficace, à des peuplades qui se livrent,
par la plus monstrueuse des dépravations, à des
scènes d’anthropophagie qui dépassent tout ce
que l’on pourrait imaginer de plus révoltant pour
la nature humaine. Les faits sont là pour témoi
gner de la triste vérité que nous énonçons.
En présence de ces monstruosités, qui ne sont,
hélas ! que trop avérées, on rencontre des
hommes qui disent sérieusement : Si les mission
naires se font massacrer là-bas, c’est bien de
leur faute, pourquoi se mêlent-ils de ce qui ne
les regarde pas? Est-ce que les sauvages ne sont
pas libres de vivre chez eux comme ils l’en
tendent ? S’ils veulent se manger entre eux.
qu’ils le fassent, c’est leur affaire, il n’y a qu’à
les laisser faire.
Ceci nous remet en mémoire une scène que
IV
AVANT - PROPOS
nous avons vue dans notre enfance, et qui nous
est toujours restée dans la mémoire.
Deux hommes, les yeux injectés de sang, se
battaient dans une des rues de Paris, la grande
ville, la capitale du monde civilisé : ils se por
taient de rudes coups en plein visage, et le sang
ne larda pas à couler. Autour de ces deux énergumènes, se tenait une foule nombreuse qui
semblait prendre plaisir à cette lutte sans nom.
Du sein de cette foule, quelques timides voix
criaient : Assez! assez! Mais d’autres, en plus
grand nombre, s’élevaient pour dire : Laissez-Ies
faire!... laissez-les faire !
L’un de ces hommes, par un acte impossible à
décrire, avait renversé son adversaire, et là, il le
frappait sans trêve ni merci. Celui qui était des
sous, parvint à saisir le misérable qui avait si
cruellement brisé ses forces, et, dans un accès
de rage, de délire, il lui dévora le visage avec les
dents. Un coup violemment porté lui fit lâcher
prise, et le vainqueur, après s’étre relevé promp
tement, termina la lutte en donnant à celui qui
gisait à terre, un affreux coup de talon ferré en
plein visage. La foule, pour jouir d’un spectacle
sanguinaire, avait crié : Laissez-les faire, et
quand les agents de l’autorité survinrent, le niai
était fait. On l’avait laissé faire : et cela s’est
AVANT - PROPOS
V
passé dans le xix° siècle, celui dont on est si
fier.
Voyons, examinons froidement les choses, en
nous plaçant en face des faits et en mettant de
côté toute autre question pour n'envisager que
celle de l’humanité.
Chez nous, on en parle beaucoup d’humanité,
on va même jusqu’à faire des lois, et cela juste
ment, contre ceux qui maltraitent, plus que de
raison, les animaux, et particulièrement les che
vaux qui souvent n’en peuvent plus, tant ils sont
surmenés. Et l’on voudrait que, de gaîté de
cœur, on laissât des hommes qui sont nos frères,
malgré la distance qui nous sépare d’eux, s’entre
dévorer de la façon la plus hideuse, alors que
tout nous commande d'empêcher un si grand
mal.
Non, à la réflexion, hommes au cœur droit et
élevé, vous ne devez pas dire, vous ne direz plus :
Laissez-lesfaire; vous comprendrez que ce serait
là commettre une faute grave contre l’humanité.
En ce moment, nous ne traitons que cette ques
tion, parce qu’elle regarde tous ceux qui sentent
battre en eux une fibre fraternelle, et parce que
le sentiment qui remue cette fibre, qui l’ébranle
et excite l’émotion dans les âmes qu’il entraîne,
crie à l’humanité tout entière, de sa voix la plus
VI
AVANT - PROPOS
imposante : Tout homme qui peut empêcher un
mal de se produire doit l’empêcher sous peine
de manquer au plus saint des devoirs.
Si, par ce qui précède, on reconnaît qu’il ne
serait pas raisonnable de dire, alors que deux
hommes se déchirent entreeux : Laissez-les faire,
ce serait une chose contraire aux sentiments de
la nature de proférer ces inhumaines paroles,
alors que des héros de la charité vont, au péril
de leurs jours, nous le répétons, se jeter entre
des peuplades qui se font une guerre extermina
trice pour se ruer ensuite sur les vaincus, les
déchirer et les dévorer comme les fauves des
forêts ne le font pas entre eux.
Nous avons la douce espérance que les faits
historiques que nous avons à raconter, pourront,
en éclairant les hommes de bonne foi, les mettre
à même déjuger ces faits comme il convient, et
par suite nous les faire rencontrer, ces hommes,
parmi ceux qui, après avoir été les adversaires
de nos grandes institutions catholiques, en sont
devenus les plus ardents défenseurs. Cette espé
rance est d’autant plus permise, qu’il n’est pas
rare de voir des antagonistes passionnés d'une
grande idée, en devenir les apôtres : la bonne foi
au service d’un cœur généreux attire la lumière
et produit cette merveille.
AVAN T-PRO PO S
VII
Puisse notre travail aider quelques cimes à
monter jusque-là, ce serait pour nous une occa
sion de bénir une fois de plus la divine Provi
dence. Humble semeur, nous ne pouvons que
jeter notre grain en terre, puis nous en remettre
à la céleste rosée et aux doux rayons d’un bien
faisant soleil, pour le voir germer et produire un
aliment fortifiant et réparateur. La foi ne nous
manque pas, l'espérance nous soutient, Dieu
veuille qu’aucune de nos paroles ne blesse la cha
rité, la charité qui doit être la règle de tous les
actes, parce qu’elle doit demeurer toujours. C’est
là notre vœu, c’est le désir de notre cœur, puis
sent ce vœu et ce désir s’accomplir pleinement
aujourd’hui et toujours.
BBH
Il est de par le monde des lieux, enchanteurs
que l’homme, ce chef-d’œuvre de la création, ne
peut oublier une fois qu’il les a vus.
Si des voyageurs, en découvrant des sites
merveilleux, ont pu être ravis d’admiration à
leur vue, quel n’a pas dû être le ravissement de
nos premiers parents en ouvrant les yeux à la
lumière, lorsqu’ils aperçurent pour la première
fois, dans l’épanouissement de la nature au mi
lieu de laquelle ils se trouvaient, le plus beau, le
plus saisissant, le plus enivrant des spectacles.
Mais hélas ! cet enivrement a été de courte durée,
les suites de la faute originelle leur ayant cruel
lement fait sentir quelle en avait été la gravité.
\
PRÉFACE
Après cet immense malheur, ils ne devaient
plus vivre comme à l’aurore de leurs jours, où,
dans PEden, ils pouvaient, sans fatigue aucune, et
au milieu des joies les plus pures et des dons les
plus ineffables, user des biens qui y venaient en
•abondance; non, ils ne devaient plus vivre ainsi,
condamnés qu’ils étaient à arracher péniblement
à la terre une subsistance gagnée à la sueur de
leur front. Aucun bien, après leur lamentable
catastrophe, ne devait leur venir sans peine, au
cune joie sans douleur. Les enfants que Dieu leur
avait donnés, auraient contribué à leur bonheur,
si le mal qui était entré dans le monde par leur
faute, n’avait pris racine dans l’âme de Caïn, leur
premier-né, dont on commit la lamentable his
toire : Abel, le juste Abel, était agréable à Dieu
par les offrandes qu’il lui faisait; Caïn, son
frère, en conçut de la jalousie, et par suite, le
premier-né des enfants des hommes, devint le
premier des meurtriers.
Depuis ce meurtre, qui a dû faire comprendre
à nos premiers parents la grandeur du mal qu’ils
avaient commis, les victimes se succèdent par
tout et toujours ; et si le crime appelle la ven-
PRÉFACE
XI
geance, le sang innocent crie miséricorde, et ce
cri, d’une puissance extrême, ne peut que mon
ter au ciel, car il en est une pure émanation.
Le mal est sur la terre, c’est un fait indéniable,
il faut donc, de toute nécessité, qu’il soit racheté.
L’auguste victime du Calvaire, en souffrant et en
mourant pour payer la rançon du monde, a rendu
tout possible, et c’est ainsi que pour faire vio
lence au ciel, des hommes, en grand nombre,
partent tous les jours pour les contrées les plus
lointaines, afin d’y porter, avec la bonne nou
velle, la vraie civilisation.
Quand, dans la vie ordinaire, on entreprend un
long voyage, on est souvent poussé vers des sites
inconnus pour y voir les grands effets de la na
ture. Les uns sont attirés par les chutes d’eau
comme celle du Niagara qui tombe d’une hauteur
de 150 pieds et dont le bruit s’entend à trois
lieues de distance; les autres veulent voir ces
banquises dont l’aspect imposant ne manque pas
d’impressionner le voyageur qui ne recherche
que des émotions, émotions sans profit pour la
science et sans autre intérêt que de satisfaire
une vaine curiosité.
XII
PRÉFACE
Il n’en est pas ainsi de nos vaillants mission
naires, de ces :\mes qui sont élevées à la grande
école du sacrifice, oh ! non, et si ces âmes s’a
venturent dans les contrées les moins hospita
lières, elles le font pour se dévouer à la grande
cause de l'humanité. Les casso-tète, les lances,
les haches et tous les instruments de torture, ne
sauraient arrêter ces vaillants cœurs, car ils n’i
gnorent pas que le plus cruel des anthropo
phages est parfois plus près de la grâce du re
pentir que le civilisé qui, pour satisfaire ses
mauvais penchants, repousse le bien suprême
qui s’offre à lui tous les jours et sous toutes les
formes.
Nous abandonnons ce triste point de vue et
allons diriger nos regards vers un autre horizon,
celui de l’Océanie, pour esquisser quelques-uns
des actes qui se sont accomplis dans cette inté
ressante partie du monde, actes assez importants
pour nous occuper entièrement et fructueuse
ment, nous osons l’espérer.
En Océanie, dans un grand nombre d’iles, le
mal était extrême, et il ne fallait rien moins que
d’immenses sacrifices pour l’extirper ; ce n’est
I d’ailleurs qu’à ce prix que l’on peut mener à
I bonne fin une œuvre d’une si haute importance.
B De grandes âmes s’y sont employées, décidées
É q u ’elles étaient à ne rien négliger pour tirer ces
■affreux cannibales de l’abîme où les tenaient les
B nœ urs de leurs contrées, leur instinct féroce et
les monstrueux exemples qu'ils avaient toujours
eus devant les yeux.
Nous n’avons pas à dire que nous ne faisons
pas une œuvre d’imagination. Dans l’ordre d’idées
qui nous occupe, il n’est point nécessaire d’ap
peler la fiction à son aide pour intéresser, les
faits que nous avons à dire sont assez dramatiques
par eux-mêmes pour qu’il nous vienne à la pen
sée de recourir à des moyens factices pour émou
voir, moyens qui, en définitive, seraient au
moins très déplacés ici.
Plaise à Dieu que notre récit laisse à ces faits
l’esprit qui leur convient et la grandeur qui les
caractérise. Si nous étions assez heureux pour
atteindre ce but, nous nous prendrions à espérer
que le bien pourrait en ressortir en démontrant
‘ à tous, que si le mal est grand, la bonté de Dieu
le surpasse en grandeur, et quelque bas tombée
XIV
PRÉFACE
que soit la créature, Dieu est assez puissant pour
la relever, et assez miséricordieux pour couvrir la
multitude et l’énormité de ses crimes : Quia apud
Dominion misericordia et copiosa apud eum redemptio.
Puisse ce désir se réaliser, le bien se produire
et la paix entrer dans les âmes.
B u t de la ca m p a g n e .
La campagne de l’Océanie, ouverte en 1845, avait
pour but principal, celui de porter la civilisation
chrétienne dans les îles les plus lointaines et d'y
implanter, avec la croix du Rédempteur, le respect
de la créature, respect que les anthropophages que
’on voulait éclairer du flambeau de la foi, ne con
naissaient pas même do nom. L’entreprise était
grande comme toute chose que touche le doigt de
Dieu, elle était digne aussi de tenter un grand, un
vaillant cœur.
commandant Marceau en reçut le commandement,
tout l’avait désigné pour cette importante mission,
2
LES CANNIBALES ET LEUR TEMPS
et il n'a pas manqué un jour, une heure, de justi
fier la confiance qu’on avait mise en lui.
Cette campagne dura quatre années, et jamais,
durant ces longues années, la Providence n’a man
qué de se manifester; il est vrai de dire que l’illustre
commandant la secondait admirablement, et quand
il avait ainsi fait, il priait le Maître de toutes choses
de lui venir en aide comme s’il n’avait rien fait.
N’est-ce pas là, par excellence, la pratique de ce
grand conseil : Aide-toi et le Ciel t’aidera ?
Le commandant s’aidait toujours de son mieux,
et quand, dans une entreprise, il avait pour lui la
justice et la raison, il était ferme dans sa foi et
inébranlable dans sa résolution ; ceux qui l’ont
accompagné dans cette grande campagne, lui ont
vu accomplir des actes merveilleux, et alors qu’autour de lui chacun admirait sa persévérante con
fiance et son indomptable volonté, il demeurait
calme et croyait ne pouvoir mieux témoigner sa
reconnaissance envers la divine Providence qu’en
ne doutant pas de son intervention, et en ne déran
geant jamais les voies qu’Elle disposait pour l’ac
complissement des événements qui paraissaient
être dans ses desseins.
Nous allons suivre l’illustre commandant dans
quelques-unes des pérégrinations de son émou
vante campagne, et montrer comment sa confiance
envers cette bonne Providence a toujours été jus
tifiée.
LES CANNIBALES ET LEUR TEMPS
3
Nous avons, dans la Légende des âmes (1), parlé
des débuts de cette campagne et montré comment
Dieu l’avait protégée à son origine ; à l’heure ac
tuelle, nous pouvons, non en donner une histoire
complète, mais en raconter de grandes scènes, nous
aidant pour le faire de la version d’un témoin ocu
laire, et sa version est d’autant plus véridique, qu'il
ne s’est décidé à la donner qu’à la prière constante
et réitérée d'un ami qui, pour réussir auprès de lui,
a dû faire valoir le bien qui pourrait en résulter.
Le témoin de qui nous tenons les faits palpitants
que nous allons narrer est un officier du bord ;
nous le remercions ici de sa bienveillante commu
nication. Si maintenant, par le récit que nous allons
faire, quelque bien devait se produire, nous prie
rions Dieu d’accorder en retour, à notre ami, ce
qu’il aime le mieux ici-bas et ce qu’il espère le plus
pour l’avenir : nous avons nommé l’amour de Dieu
et la confirmation dans le bien.
Ce n’est pas une affaire de mince importance de
déposer un homme dans une île dont les naturels
sont plus ou moins anthropophages, et, quand on
est appelé à le faire, le cœur ne peut qu’en être
vivement impressionné. Le commandant Marceau a
souvent éprouvé ce sentiment, car il savait, de
science certaine, combien peu la vie des hommes
était sacrée pour les habitants de la plupart de ces
(1) La Légende des âmes, souvenirs de quelques conférences do S aintVincent de Paul, 2 vol. ia-18 jésu s.
A
LES CANNIBALES ET LEUR TEMPS
îles, et cela était tellement vrai que, clans l’une
d'elles nommée Lifu, quatre-vingts hommes avaient
été tués, rôtis et mangés en ce temps de triste et
douloureuse mémoire.
On conviendra sans peine qu’il n’y a ici rien de
bien séduisant pour la nature humaine, et qu’il faut
se sentir bien ardemment attiré vers le bien pour ne
pas se laisser arrêter par une si cruelle perspective.
Il faut de plus bien connaître le prix des âmes, et
savoir que, si dégradées qu’elles soient, on peut,
avec l’aide de Dieu, les racheter par le sacrifice, et
les sortir de l’état le plus barbare, le plus cruel, le
plus monstrueux, pour les amener à un autre qui
les mette à même de comprendre le respect qu’un
être humain doit à toute créature humaine.
Dans un ouvrage qui a pour titre : Le Comman
dant Marceau, il est question d’un vieillard qui
confirme au mieux cette consolante vérité. Ce vieil
lard cpi’on appelait le vieux tigre, parce qu'il en
avait les allures, était d’un aspect si farouche, qu’il
semblait impossible de rencontrer son pareil; c’était
le premier ministre du roi. 11 fut un des plus ar
dents persécuteurs du premier missionnaire de
l'Océanie, Mgr Bataillon, dès son arrivée dans file.
Eh bien, cet homme cruel, ce tigre altéré de sang,
est devenu un agneau, un agneau d’une douceur
extrême, et s'il se souvient encore de ses crimes,
c’est pour les déplorer et les pleurer amèrement :
« Pour moi, disait-il, dans un poétique langage —
I.E8 CANNIBALES ET LEUR TEMPS
9
car l’esprit s'élève quand le repentir entre dans un
cœur — pour moi, je suis frère d’un vieil arbre
penché sur le bord d’un abîme; je vous ai donné
autrefois de bien mauvais exemples. » Puis, mon
trant les missionnaires, il ajoutait : « Voici mainte
nant les guides que vous devez suivre, ils condui
ront votre pirogue au ciel. »
Voilà les transformations sublimes que les en
voyés de Dieu ont en perspective alors qu’ils s’enfgagent dans la grande voie du Calvaire pour courir,
à la suite du divin Maître, après la brebis errante
afin de la diriger vers les gras pâturages, ou après
le loup ravissant pour en faire un doux, un tendre
agneau, qui n’aimera rien tant alors que de se
rendre à l’appel du bon Pasteur, pour marcher sous
sa houlette et ne plus jamais quitter les douceurs
du bercail.
Et voilà pourquoi nos missionnaires vont, au
péril de leurs jours, à plusieurs milliers de lieues
de leur patrie, pour travailler au bien des âmes ; et.
quand ils ne peuvent aborder de front une île sau
vage, ils la contournent pour descendre dans l’en
droit le plus désert, n’ayant pour tout viatique que
le pain et le vin de la consécration et du sacrifice.
I Voilà le butin du missionnaire, oui, et quand vient
le lever de l’aurore, caché à l’ombre des forêts, le
ministre du Seigneur se dresse un rustique autel,
et otfre le saint sacrifice pour les peuples qui vont
le poursuivre et peut-être le mettre à mort.
»'•
LES CANNIBALES ET LEUR TEMI'S
Quelle ne doit pas être la prière du céleste mes
sager en ce moment, en ce moment sublime, où,
pour toute assistance, il n'a que les oiseaux du ciel
qui chantent à leur manière, les louanges de Dieu,
louanges que les échos répètent de leur voix la
plus plaintive, et que le missionnaire ne se rap
pelle jamais sans émotion, quand, épuisé de fatigue,
il vient se reposer quelques jours, au foyer de la
patrie où il n’est pas sans regretter sa vie pasto
rale, quelque agitée qu'elle ait pu être.
La narration que nous venons de faire n'est pas
une simple figure esquissée à plaisir, non, c’est un
fait qui s'est souvent renouvelé pendant les quatre
années qu'a duré la campagne de l’Océanie, fait qui
se renouvelle tous les jours encore.
L’Arche-ci Alliance avait à son bord des mission
naires ; deux de ces hardis pionniers de la civili
sation, devaient descendre à Rotuina, île située dans
l'océan Pacifique, mais le roi de cette île ayant re
fusé de les y recevoir, on dut la contourner poul
ies déposer dans sa partie la plus déserte, et là.
après leur avoir donné le baiser de paix, le com
mandant les confia à la garde de Dieu en leur
disant au revoir ou adieu, selon les événements qui
ne sont au pouvoir do personne, car là comme ail
leurs, l’homme est mené par une volonté supérieure,
Dieu restant partout et toujours le Maître de la vie
et de la mort. Cette certitude vient singulièrement
en aide aux missionnaires, et quelque perdus qu’on
I.ES CANN11IA1.ES
et
leuk
tem ps
7
I les croie au milieu des anthropophages, eux, avec
I
leur vive foi, savent, à n’en pas douter, que pas un
I cheveu ne tombera de leur tête, sans l’ordre ou la
I permission de Dieu.
Le commandant Marceau avait donc dit adieu aux
I deux Pères qu’il laissait à Rotuma, il le leur avait
I dit sans tristesse, mais non sans émotion, car sur
I c e s plages lointaines tout impressionne, tout est
éloquent, même le silence, le silence qui permet
d’entendre tout ce qui se meut dans la nature, tout
■ ce qui s'agite, et alors que les heures de la nuit
j-kimpriment un cachet de mort à toutes créatures, la
£ brise qui traverse les incomparables et si impoV; santés forêts, vient encore parler aux célestes mes■ sagers et leur apporter, comme un bienfait du ciel,
l'air pur qui rafraîchit les sens et répare les forces
î; ' qui sont si nécessaires à ceux qui vont, au lever
i.1 de l'aurore, courir, au milieu de tous les périls,
; ; après les révoltés de l'humanité pour qui, nous le
répétons, rien n’est sacré, pas plus l'enfant au ber) ceau que le vieillard courbé sous le poids des ans,
f-et dont la tombe est déjà entr’ouverte pour rece
voir sa dépouille mortelle.
Et quand l’envoyé de Dieu pense à toutes ces
misères, son cœur voudrait violenter ses pas poul
ies obliger à aller plus vite au-devant de ceux qui
vont le poursuivre pour le massacrer sans pitié et
le dévorer. Et ces hommes courent, sans crainte
! aucune, au-devant de ces cannibales, non pour les.
W SBR,"
LES CANNIBALES ET LEUR TEMPS
combattre, mais pour les embraser du divin amour
qui les pousse, qui les anime, qui les dévore.
Mais, ô envoyé de Dieu, pour subjuguer les can
nibales que tu recherches avec tant d’ardeur, tu as
au moins une arme ? une arme sûre ? une arme à
longue portée?
Oui, le missionnaibe a une arme à longue portée,
une arme sûre, une arme qui le rend invincible, et
cette arme, c’est la croix, la croix qui a transformé
le monde, le monde des âmes, et voilà des siècles
qu’elle lutte contre tous les obstacles sans se laisser
arrêter par aucun ; c’est devant elle que Clovis, le
lier Sicambre, se courba pour brûler ce qu’il avait
encensé et adorer ce qu’il avait brûlé ; c’est devant
elle que les cannibales, qui ne se plaisaient qu’à
empourprer leurs lèvres du sang humain et à dé
vorer les chairs palpitantes de leurs victimes, c’est
devant elle qu’ils se sont courbés, à leur tour, pour
déplorer les iniquités de leur vie et adorer sur la
croix le Dieu que ceux qu’ils ont maésacrés leur
ont appris à connaître et à aimer.
Voilà ce qui fait la force du missionnaire et quelle
est la grâce qui lui fait affronter tous les périls et
accepter doucement la mort en union avec Celui
qui, doucement aussi, s’est laissé crucifier sur le
Golgotha par amour pour l’humanité.
Nous avons donc raison de dire, que c’est sans
tristesse que l’on dépose un missionnaire sur une
plage lointaine, parce qu’on le sait armé pour le
LES CANNIBALES ET L E U ! TEMPS
I
9
combat qu’il doit livrer, et qu’avec la confiance qu’il
! a en Dieu pour qui il a tout sacrifié, il ne saurait
I jamais être confondu.
Après le départ de YArche-dAlliance de Rotuma,
| les deux Pères, dans l’intérêt de la Mission, se
I séparèrent ; l’un choisit le sud de File pour le
I centre de ses travaux apostoliques, et l'autre la
1 partie opposée. On pourrait s'étonner de cette sé■paration si l’on ne savait que les missionnaires
■catholiques ne cherchent avant tout que le bien des
(g âmes, et que d’ailleurs l’homme de Dieu n’est seul
S nulle part : il est partout avec Celui qui l’envoie, et
g [tins la solitude est profonde, plus son âme est liI bre de s’épancher dans le sein du Dieu de son
I enfance et de tous ses jours; le Dieu qui, dans ces
E immenses solitudes, parle plus haut que partout
I ailleurs à son cœur. Et quand, dans ce moment
I solennel, saisi d’une sainte émotion, le cœur du
missionnaire interroge une fois encore le ciel, les
I échos de l’immensité lui redisent les paroles laisBsées au monde, en un jour de grâce et de bénédic
tions, par le divin Maître : « Allez et enseignez toutes
' les nations (ite docctc gcntes) », et c’est le cœur
Fait partie de Les cannibales et leur temps : souvenirs de la campagne de l'Océanie sous le commandant Marceau, capitaine de frégate