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B.E.& M .TH. D A N IELSSO N
L’OCÉANIE
NOUVELLE
LES
CHINOIS
ET
LES
EUROPÉENS
"
M I G R A T I O NS D E S P E U P L E S . — C O N T A C T D E S R A C E S .
CARACTÈRES
DE
LA
NOUVEAUX.
COLONISATION
AU
XIX*
SIÈCLE.
Pi n
J
ALFRED JACOBS
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-EDITEURS
5 III B H U E
VIVIENNE,
18G1
Tous droits réserves
S DIS
PRÉFACE
C’est un grand spectacle que celui de notre dixneuvième siècle, avec son activité, ses inventions,
son ardeur entreprenante ; un souffle de curiosité a
passé sur le monde, la passion du mouvement s’est
propagée d'un hémisphère à l’autre, rapprochant
des hommes qui se connaissaient à peine, et per
mettant aux contrées les plus diverses d’échanger
leurs populations, leurs habitudes, les procédés de
leur industrie. Le phénomène du vaste travail qui
s’accomplit en ce moment sur la terre est manifeste
partout à la lois : l ’extrême Orient, après tant de
siècles de défiance et d’isolement, déverse par tout
1
Pit È F A C E .
h
lo globe des millions d’hommes; l’Afrique n’a pres
que plus de secrets et entrouvre à nos exploita
tions des champs sans lim ite; dans l’Europe, ce
sont les nationalités qui se réveillent. En présence
de tant de faits nouveaux et compliqués, ne sem
ble-t-il par vraisemblable que nous touchons au
seuil d'une de ces périodes de crise et de renouvel
lement qui marquent un progrès et comme une ère
nouvelle dans la vie des sociétés? C'est d’ailleurs
la marche que le passé assigne à l'histoire ; il nous
montre les éléments qui étaient restés longtemps
épars et distincts finissant par se rattacher à l'ac. complisscmenl d’une œuvre commune, les socié
tés s'agrandissant toujours et faisant entrer con
stamment de nouveaux acteurs dans leur sphère
élargie.
Quelle que soit la foi que nous puissions avoir
dans ces perspectives de l’avenir, nous n’avons ce
pendant pas la prétention d’en pénétrer les mysté
rieuses combinaisons, sachant bien que la réalité
se joue des prévisions humaines et les dépasse tou
jours. Nous voulons seulement montrer, là où ils
nous semblent le plus sensibles, quelques-uns des
PREFACE.
Ill
résultats qui se sont déjà produits autour de nous.
L’Océanie, avec seS découpures sans nombre, ses
archipels 'd’étendues diverses, ses richesses natu
relles, est le théâtre où se groupent et se meuvent
avec le plus d’évidence les acteurs de ce spectacle
nouveau ; là, au m ilieu de régions encore en partie
sauvages, sur le grand Océan, si longtemps désert,
nous commençons à entendre l’écho de notre civi
lisation qui, du pôle austral, répond à notre pôle.
Lointains voyages, expéditions aventureuses, larges
colonisations, déplacements, migrations des races,
contacts imprévus entre les hommes les plus di
vers d’habitudes et d’instincts, telle est l ’étrange
physionomie que nous présentent Melbourne, Syd
ney, llobart-Town, Auckland, villes nées d’hier.
De Manille aux Sandwich et à Tawai-Pounamou, on
voit s’agiter dans un confus mélange le Chinois,
que rien ne rebute, l ’indomptable Ymi/ree, 1e gentle
man anglais, colon bien préparé ou touriste obser
vateur, l’émigrant pauvre et paisible d’Irlande et
d’Allemagne, settlors, squatters, mineurs, artisans,
venus de tous les coins du monde. Seule au milieu
de cd grand tum ulte, la race indigène rosie indo^
lente et farouche ; la civilisation occupe le sol sans
pouvoir en conquérir les habitdhts : quand tous les
autres prospèrent, ils s’ isolent et s’effacent, cl ils
sont comme frappés de mort dés qu’on les arrache
aux habitudes de leur ancienne existence. Leur dé
périssement est-il un (ail fatal et sans remède? N’en
sauvera-t-on pas quelque débris, et fait-on pour
cela tout ce que le sentiment d’humanité conseille?
Longtemps le rebut de nos populations a exercé
sur eux une désastreuse influence, et nous ne leur
avons porté que la contagion de nos vices. Pour
l ’honneur de notre époque, la conscience humaine
a fait de nos jours de notables progrès; des sociétés
catholiques et évangéliques ont répandu leurs mis
sionnaires sur les archipels de la Polynésie ; le
même sentiment qui avait ému en faveur des noirs
de l’Afrique de généreux citoyens de Boston et de
Philadelphie s'est manifesté pour les indigènes
océaniens. N’est-il pas intéressant de rechercher
comment procèdent ces tentatives de rénovation
et ce qu’on en peut espérer?
Européens, Chinois et sauvages, dans leur nou
veau contact, richesses du sol, produits jetés en
PRÉFACE.
v
abondance dans la circulation, villes naissant, et
grandissant dans des conditions et suivant des lois
que l’Europe n ’a jamais connues, monde à peine
exploité naguère et devenant le grand déversoir de
l’activité contemporaine : tel est donc le tableau
que ce livre essaye de reproduire. 11 n ’y faut pas
chercher les colonies hollandaises et espagnoles,
parce que nous nous occupons seulement ici de
l’Océanie nouvelle, et non de celle qui continue à
vivre suivant les procédés de la vieille colonisation.
D’ailleurs, la population malaise présente une phy
sionomie à part, qui ne se rattache qu’à celle des
peuples de l’extrême Asie, et qui a besoin d’en être
rapprochée. Les éludes dont la série forme ce vo
lume ont été faites à loisir, et leur auteur les a
composées surtout dans l’ intention de s’instruire.
Elles ne sauraient prétendre à un long avenir, tant
le monde auquel elles s’appliquent change vite
d’aspect; m ais, pour le moment, elles croient pou
voir revendiquer le mérite de l’exactitude et surtout
de la sincérité. Nous allons donner la liste des re
lations et des principaux mémoires qui nous ont
servi de documents ; ce sera à la fois rendre à leurs
l’ ni; FACE.
ailleurs un hommage légitime de reconnaissance et
donner un gage à nos lecteurs.
Victoria and the Australian goldmines in 1857, by \V. West-
garth.
Land labour and gold, or two years in Victoria, with visits
to Sydney, etc., by W. Ilowitt. — 2 vol. 1858.
Emigration guide to Australia for 1858.
The Journal o f the Royal Geographical Society o f London
and Proceedings. — 1855-1859.
Journals of Expeditions of discovery into Australia, by
E. Eyre. — 2 vol. 1815.
Discoveries in Australia, by J. Stokes. — 2 vol. 1819.
Australia, Tasmania and Hew-Zealand, by an English
man. — 1857.
Two years in Victoria, with visits to Van-Dicmen's land,
by W. Hovvitt. — 1858.
New-Zealand or Zealandia the Britain of the South, by
C. Ifursthouse. — 2 vol. 1857.
Narrative of adventures at llavaiian, Georgian and Society
islands, etc., by Edw. Perkins.— 1856.
Journal inédit de M. Tardy de Mentravel, capitaine de
vaisseau.
Les Marquises, par M. le. lieutenant Jouan, dans la Revue co
loniale de 1855 a 1858.
Journal des Missions évangéliques, 1850-1860.
Annales de la Propagation de la Foi, 185.0-1800.
The Annales of San-Francisco, etc., by Frank Soulé.— 1855.
The China Mail, 1850-1858.
Le Bouddha el sa religion, par M. Barthélémy Saint-lli-
laire. — 1860.
Mémoires el documents divers relatifs à l'isthme de Panama.
Aux auteurs de ces ouvrages, à ces voyageurs,
-
I.
PRÉFACE.
vu
acteurs ou spectateurs immédiats des grandes cho
ses qui s’accomplissent de nos jours, nous envoyons
tous nos remercîments. Heureux ceux qui vont
ainsi d’une région à l’autre, curieux du passé,
avides de l’avenir, et qui peuvent voir et juger de
leurs yeux les pays et les hommes 1 Le monde s’ou
vre devant eux comme un livre où il leurcst permis
de lire sans interprète ; ils pèsent de leurs mains les
éléments nouveaux qu’engendre chaque jour. Hans
ce spectacle varié des passions, des mœurs et des
figures humaines, leur esprit s’enrichit, leur expé
rience s’accroît, et leur mémoire se peuple de
souvenirs qui, à distance, ranimeront encore les
émotions qu’ils ont ressenties. Puis, lorsqu’ils re
viennent, ce sont leurs récits qui nous permettent,
à nous sédentaires habitants des vieilles villes, de
faire un moment trêve à nos occupations familières
pour lever les yeux vers les horizons nouveaux et
jeter des regards curieux dans l’avenir.
L’OCÉANIE NOUVELLE
CH APITRE PREMIER
l’a u s t h a l i e
c o l o n is é e
Ce qu'on appelle Australasie. — Double physionomie de l’Australie.
— Découverte des gisements aurifères. — Scs résultats sur la con
dition des villes. — Melbourne et le Victoria.— Législation, jour
naux, théâtres, mariage, habitudes sociales. — Villes secondaires.
— Population. — Sydney et la Nouvelle-Galles. — Physionomie
anglaise, prétentions aristocratiques de Sydney. — Projets de colo
nisation anglaise à la baie de Cambridge. — Adélaïde et ses ri
chesses agricoles. — Perth et ses convicts.
Les Anglais ont donné le nom d’Australasie à ce
Lean groupe de possessions océaniennes cpti embrasse
l’Australie, la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande, monde
colonial grand comme l’Europe, dont la France peut
1.
10
I,'OCÉANIE NOUVEI.I.E.
étudier de près le développement et l'industrieuse ac
tivité depuis le jour où, bien inspirée elle-même, elle
a planté son drapeau sur la Nouvelle-Calédonie. Dans
toutes les régions où les Européens mettent le pied
ils transportent avec eux la vie.et le mouvement : sur
le sol défriché, des maisons de brique et de pierre
ne tardent pas à remplacer les huttes de terre et do
branchages ; l’indigène vagabond recule devant le co
lon curieux et entreprenant ; des champs couverts de
moissons prennent la place des arbres enlacés de lia
nes et des buissons épineux. De cette lutte d el’homme
contre la nature résulte une double physionomie, sui
vant que l’on considère les contrées livrées à la colo
nisation dans leur état naturel et sauvage, ou sous
l’aspect que leur donnent les défricheurs et les mar
chands de l'infatigable Europe. Ce contraste n’est
nulle part plus complet et plus sensible que dans le
lointain continent dont l’Angleterre a su faire le centre
et le foyer de sa colonisation océanienne. Là se conti
nue une lutte persévérante entre la civilisation et la
barbarie, et si la première, servie par l’énergie et
l'activité de la famille anglo-saxonne, favorisée par
des circonstances particulières et inattendues, telles
que la découverte des gisements aurifères, fait chaque
jour des progrès, cependant il suffit de mesurer d’un
[.'AUSTRALIE COLONISÉE.
11
coup d’œil l’espace relatif qu’occupent dans l’Australie
les colonies d’un côté, de l ’autre la terre sauvage,
pour voir combien encore il lui reste à conquérir.
Si jamais j l y eut une terre réservée pour la barba
rie, et où la nature semblât se complaire à subsister
telle qu’au premier jour, vierge et libre des atteintes
de l ’homme civilisé, après le centre de l’Afrique, c’é
tait certes l’Australie. Sur les côtes, du nord-est au
tropique, d imperceptibles madrépores ont bâti, par
un travail sans relâche, ces bancs à fleur d’eau, aux
dessins capricieux et bizarres, (pie les navigateurs
appellent les récifs de la Grande-Barrière. Ni golfes ni
découpures ne pénètrent la masse compacte qu’enve
loppent et défendent ces redoutables murailles, et
l’explorateur terrestre, aussi peu favorisé que le ma
rin, ne trouve pas même en Australie, comme en
Afrique, la ressource des longues vallées et des grands
fleuves. Devant tant d’obstacles, l’homme civilisé sem
bla d’abord ratifier le verdict de la nature : il aban
donna pendant plus d’un siècle à sa solitude ce conti
nent, le dernier découvert et peut-être le dernier-né
de la création ; puis les hôtes qu’il lui envoya furent
des malheureux chassés en expiation de leurs fautes,
et mis au ban de la société en ce lieu solitaire et sau
vage. Telle est cependant la puissance communicative
I‘2
L'OCÉANIE NOUVELLE.
du génie européen, que ces réprouvés mêmes devin
rent un instrument de colonisation.
A la suite d'essais lents et pénibles qui datent de la
fin du dernier siècle, et d'explorations réitérées, l’a
sile ouvert aux convicts libérés grandit et se développa ;
bientôt de nouvelles villes sortirent du sol ; toutes les
extrémités du continent lurent attaquées à la fois ; des
flots d emigrants abordèrent tous les rivages; l’or
donna pour auxiliaire à ce mouvement son immense
attraction, si bien que l ’Australie est devenue un des
centres coloniaux les plus importants. Elle a donné la
vie à ses voisines, la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande,
et la ville de l'or, Melbourne, est une petite Londres ;
bientôt peut-être elle sera une autre Calcutta. Cela
n’empêche pas qu’aux portes des villes bâties à l ’eu
ropéenne, éclairées par le gaz et sillonnées par d'in
nombrables voitures, l ’indigène lasse entendre son
cri toujours sauvage, et que des plaines se dérou
lent sans fin, tristes et inexplorées, au sein des
quelles le voyageur périt quelquefois de soif et de m i
sère.
Il en résulte une double physionomie : l’Australie
colonisée apparaît comme un des exemples de ce qu’a
pu accomplir le génie actif et entreprenant de la fa
mille anglo-saxonne, toujours prompte à nouer des
L’ AUSTRALIE COLONISÉE.
13
relations et à porter les produits de son industrie à
tous les coins du globe, l’Australie sauvage se présente
comme un des derniers spécimens de la nature primi
tive, pleine encore de problèmes, et hostile aux intel
ligentes invasions de la race humaine.
Ce fut le 2 mai 1854, le lendemain du jour où
fut ouverte l'exposition universelle de Londres, que
la nouvelle officielle et certaine de l'existence des
gîtes aurifères en Australie fut rendue publique à
Sydney. Les colonies anglaises réparties sur l'Austra
lie étaient en ce moment au nombre de trois : la
Nouvelle-Galles du Sud, capitale Sydney, embrassant
Port-Philip, ou I'Australie-Heureuse, qui depuis en a
été détachée sous le nom de Victoria; l’Australie mé
ridionale, capitale Adélaïde; l’Australie occidentale,
ou colonie de la Rivièrc-des-Cygnes (Swan-River),
dont le chef-lieu est Perth. Celle-ci, séparée des deux
autres colonies par un intervalle de six ou huit cents
lieues, était pour le moment désintéressée dans la
découverte; mais on peut imaginer le trouble et la
fièvre que l’annonce de l'or jeta dans le public de
Sydney et des villes voisines à une époque où l’exploi
tation, récente encore, des mines de Californie em
plissait le monde du .bruit de ses fabuleux résultats.
L ’Australie allait donc avoir aussi ses poignantes émo-
\\
I,’ OCÉANIE NOUVELLE,
lions, ses fortunes inespérées et subites. Quels se
raient les favoris du sort? Chacun se tournait en
pensée vers les nouveaux placers, et il y avait dans
la foule nombre de personnes qui s’accusaient d’im
prévoyance et se reprochaient de ne pas avoir pris
les devants. Cette nouvelle, qui semblait éclater tout
d’un coup, avait été préparée cependant : Leichardt,
l’intrépide explorateur des régions centrales, n’avaitil pas annoncé l’existence de l’or, et le Prussien Str/.eleeki, dans une description qu’il avait laissée de l'Aus
tralie, n’avait-il pas écrit qu’on y devait trouver des
mines, comme dans l’Oural, comme en Californie, en
vertu des mêmes lois physiques? On racontait aussi
qu’un vieux berger écossais était venu proposer l’achat
d’immenses richesses, et n’avait été accueilli qu’avec
dérision, qu’un convict avait subi le fouet pour avoir
eu en sa possession des lingots qu’il prétendait avoir
trouvés.
Quoi qu’il en fût des récriminations et des regrets,
l'iiomme favorisé, l’heureux auteur de la découverte,
celui auquel le gouvernement colonial adjugeait une
récompense de cinq cents livres, était M. Hargraves.
Ce gentleman avait habité la Californie, puis, de retour
en Australie, il avait été frappé de certaines analogies
géologiques entre les deux contrées, et c’était à la suite
L’ AUSTRALIE COLONISEE.
15
de recherches et d’études intelligentes qu’il avait si
gnalé les gisements aurifères. En récompensant cette
découverte et. en nommant une commission chargée
de l’étendre, le gouverneur, M. Fitzroy, eut la bonne
intention de l'exploiter au profit de l’administration
coloniale, et de prévenir un désordre pareil à celui
dont la Californie était encore le théâtre : il revendi
qua par une proclamation l’exploitation des mines
comme propriété de la couronne, et menaça de pour
suites légales quiconque ferait des fouilles. Vaincs pré
cautions ! Bathurst, bourgade voisine de la crique de
Summer-Uill et de la rivière Macquarie, lieux d’abord
signalés à l’exploitation, la ville même de Sydney se
jetaient avec un fiévreux empressement sur les mines.
Chaque jour, à chaque heure, circulait parmi la foule
avide le bulletin des prospérités : tel mineur avait
trouvé un nugget (lingot) de plusieurs livres, tel autre
revenait déjà enrichi. Le vertige gagnait tous les es*
prits : Sydney n’était plus déserté seulement par les
manœuvres et les gens de la classe inférieure; une
foule de gentlemen abandonnaient des professions li
bérales pour revêtir la blouse, prendre en main la
pioche et la bêche. Le gouverneur débordé se bornait
à imposer une licence assez élevée, dont par la suite
le chiffre fut diminué, et qui cependant souleva les
l(i
L'OCÉANIE NOUVELLE.
plus vives récriminations, et ne fut pas toujours scru
puleusement acquittée.
Bathurst et la province île Sydney 11e demeurèrent
pas longtemps la seule région favorisée ; les colons de
Port-Philip, pleins d’envie et d’émulation, se mirent
en quête de l'or, et leurs recherches obtinrent un
plein succès. Le inouï Alexandre el Ballarat ne tardè
rent pas à rivaliser avec la Nouvelle-Galles et à la dé
passer, bien que dans cette lutte de richesses Sydney
produisit un jour une pépite de quarante kilos. En
même temps les étrangers, attirés de tous les coins du
monde par la grande nouvelle, abordaient en foule à
Sydney et à Melbourne ; ils trouvaient les rues déser
tes, les magasins fermés faute d’acheteurs et de mar
chands. Tout le monde était aux mines, et eux-mêmes
s'en allaient grossir les troupes de quarante ou cin
quante mille travailleurs qui avaient planté leur tente
dans les plaines marécageuses, y menant une vie pé
nible, hâves, sales, exposés à toutes les intempéries.
Ces temps sont déjà loin de nous, et trop de per
sonnes ont entendu faire le récit de cette fièvre de
l'or pour qu’il soit utile d’insister. Les villes austra
liennes, qui étaient dans une voie de prospérité paisi
ble, subirent un choc violent, et firent en quelques
mois, sous le rapport de la population et du mouve-
I,’ AUSTRALIE COLONISÉE.
47
ment, commercial, sinon de la moralité, des progrès
de plusieurs années. Le 1er juillet 1851, Port-Philip
fut détaché de la Nouvelle-Galles, et forma une colonie
séparée sous le nom de Victoria. Dès ce moment, sa
capitale, Melbourne, définitivement plus favorisée
sous le rapport du voisinage aurifère, commença à
prendre le pas sur Sydney. Melbourne cependant n’é
tait alors qu’une grosse bourgade, assez mal située
dans un lieu bas et peu favorable au commerce; elle
rappelait les villes naissantes de la Californie par le
nombre et la diversité des demeures provisoires que
s’y était bâties la foule des émigrants, en attendant
que les rues à angles droits et les belles maisons dont
la ville s’est couverte depuis fussent édifiées. 11 en
était de même de Geelong, qui, non loin de Melbourne,
doit autant au voisinage de l’or qu’à une admirable
situation sa rapide prospérité.
Les années 1852 et 1855 furent pour l’état nou
veau une période de trouble et de démoralisation. Le
désordre n'y était pas aussi absolu que sur les bords
du Sacramento, et ce n’était pas la loi du juge Lynch
qui suspendait les criminels à la potence; là était la
seule différence entre la jeune contrée aurifère et. sa
sœur aînée de Californie; d’ailleurs môme soif de l’or,
même débordement de toutes les mauvaises passions.
IS
L’ OCÉANIE NOUVELLE.
Avec leurs fils de convicts, Sydney el Melbourne n'a
vaient jamais brillé par la moralité ; ce fut bien pis
quand de partout furent arrivés par milliers, avec les
mineurs, les marchands et les industriels, des indivi
dus uniquement occupés à exploiter ceux-ci et à se
créer par des moyens plus ou moins légaux une part
dans leurs bénéfices. Le jeu mettait en ébullition de
bas en haut la société tout entière, et c’était un curieux
spectacle que celui des gens qui, sans préparation,
sans changement dans leurs habitudes, s’étaient su
bitement enrichis ; les uns s’adonnaient avec fureur à
l ’intempérance, les autres devenaient des types ac
complis d’avarice. Les relations d’amitié, de parenté
même, étaient suspendues. L’agiotage sur les terrains
atteignait un effrayant paroxysme : il y avait des mo
ments où le prix du sol dépassait cinq et six fois celui
des quartiers les plus favorisés de Londres ; aucune
classe de la société n’était exemple de cette fureur de
spéculation, et l’étranger qui croyait ne visiter Mel
bourne qu’en observateur (à vrai dire, cette classe de
voyageurs n ’était pas nombreuse) était bien vite en
traîné par le tourbillon, lorsqu'il avait mis le pied sur
cette terre de lièvre et de folie.
Peu à peu néanmoins, quelques bons éléments se
dégagèrent de cette fermentation : le gouvernement
I/ A U S T R A L IE C O L O N IS E E .
10
colonial déploya de la vigueur, et le calme scrétablit,
du moins à la surface. La crise financière qui suivit la
première fureur de spéculation eut pour effet de dé
livrer la place d’une foule d’aventuriers qui, sans ca
ractère sérieux et sans capitaux, faisaient subir aux
fonds une oscillation continuelle. Melbourne grandis
sait d’ailleurs, et la prospérité matérielle de la colo
nie prenait un vaste développement. Dès la lin de 1855,
les rues s’étaient alignées,, des maisons en pierre à
plusieurs étages avaient été bâties; les quartiers excen
triques n ’étaient plus des fondrières, et nombre d’éta
A
•
s
û
blissements et de constructions d’utilité publique
étaient commencés ou projetés. Un jardin botanique
réunissait des échantillons de la flore curieuse et va
riée de l’Australie ; un terrain avait été assigné au nord
de Melbourne à la construction d’une université. En
juin 1854, le nombre des écoles était de centsoixantcsepl, recevant douze mille enfants de toutes les com
munions. Cette extension du système d’instruction
publique, au milieu de l’agitation et des préoccupations
de toute sorte, est un des caractères remarquables des
colonies australiennes. Une bibliothèque publique fut
ouverte. Au mois d'octobre 1854, le Victoria eut une
exposition préparatoire de la grande exposition de Ta
ris. Ces pépites nues et enchâssées dans le quartz, ces
.1:1
Ni
V
21)
I/OCÉANLE NOUVELLE,
grains d’or, ces armes,) ces ustensiles indigènes,
ces spécimens de l'industrie australienne i|ue nous
avons contemples dans notre Palais de l’Industrie
en 1855, Melbourne les avait réunis d’avance et dis
posés dans un édifice construit à cet effet, pour juger
s’ils étaient dignes de ce grand concours. En trois ans,
la population avait plus que triplé; le chiffre des im
portations s'était élevé de huit cent mille livres à
dix-huit millions, et la prospérité n’avait cessé de
s’accroître, même à travers les embarras financiers
et la grande crise (pii signalèrent la lin de l’année
1854.
Le mode de gouvernement (pii fut introduit l’année
suivante dans la colonie contribua encore à lui donner
une physionomie particulière et y exerça une grande
part d’influence. A la suite de sa séparation d’avec la
Nouvelle-Galles, le Victoria, mécontent de sa situation
subordonnée, ne cessa de réclamer une administra
tion personnelle et la libre direction de ses propres
affaires. Le parlement anglais fit droit à sa demande
par un bill du 10 mai 1855, en vertu duquel la colo
nie obtint une chambre haute et une chambre basse.
Les conditions d’admissibilité dans la première sont
trente ans d’âge, la nationalité anglaise et la possession
depuis un an au moins dans le Victoria de biens-fonds
L’ AUSTRALIE COLONISÉE
21
d’un capital de cin<[ mille livres ou d’un revenu de
cinq cents. Les électeurs doivent posséder un fonds
de mille livres ou un revenu de cent. Les membres du
conseil ou chambre liante sont au nombre de trente.
Les soixante membres de l'assemblée législative doi
vent être choisis parmi les sujets anglais résidant de
puis deux ans ou les étrangers nationalisés depuis cinq
ans. Les autres conditions sont vingt ans d’àgc et la
possession de deux mille livres en biens-fonds. Un
membre du conseil pour chaque province se retire
tous les deux ans, et la durée de l’assemblée législative
est de cinq années. La colonie était divisée par le même
bill eu six provinces et en trente-sept districts électo
raux. Ainsi l’une et l'autre chambre était placée sous
l’empire du principe électif; les inégalités tradition
nelles de la vieille Angleterre n'avaient pas trouvé place
sur le sol neuf et démocratique de l’Australie. Néan
moins la cote de l’éligible à la chambre haute et de
son électeur semblait encore bien élevée. Sydney, dont
la chambre haute est nommée par le gouverneur et
par le conseil exécutif, n’a pas à subir ces conditions
d’âge et de fortune.
Aujourd’hui la nouvelle législation proclamée en
novembre 1S55 est en pleine vigueur, mais elle ne
fonctionne point, avec un assentiment unaifime : plus
'22
L’ OCÉANIE NOUVELLE,
d’ une réclamation s’est déjà fait entendre, plus d’un
amendement démocratique a été proposé. La jeune
colonie se contentera-t-elle longtemps de cet état de
choses? Un mot redoutable circule déjà, celui de fé
dération, qui sonne à plus d’une oreille comme sy
nonyme d’indépendance. Dans sa robuste croissance,
le principal centre colonial de la grande île semble
aspirer à une vie toute personnelle. Le ‘23 avril 1858,
un comité de l’assemblée législative du Victoria a en
voyé au secrétaire du colonial-office, M . Labouchère,
une députation chargée de lui demander la présenta
tion d’ un bill qui autoriserait les colonies australiennes
à former une assemblée fédérale. Il est à reinarquer
toutefois que les signataires de celte demande appar
tiennent en grande majorité aux colonies du Victoria
et de la Tasmanie. C’est (pic le Victoria, avec sa posi
tion centrale et la préférence que lui donne l’émigra
tion, a tout à gagner à un tel changement. Cette co
lonie peut devenir le cœur et la tête de l’Australie, et
la Tasmanie, par soit voisinage et ses relations, se
trouve engagée dans une certaine communauté d'in
térêts avec elle ; mais Sydney, mais Adélaïde, les capi
tales de la Nouvelle-Galles et de l’Australie méridio
nale, se résoüdront-elles à devenir les subordonnées
de Melbourne et des provinces du Victoria? Celte rl
L 'A U S T R A M E C O L O N IS É E .
‘23
valité est ce qui doit retarder la solution d'une ques
tion menaçante dans l’avenir pour l’Angleterre.
Dès leur installation, les chambres du Victoria ont
eu à s'occuper de faits importants : droits d'importa
tion, chemins de fer, taxe des mineurs, immigration,
aliénation des terrains. Une affaire qui a vivement
agité les esprits, et qui peint bien les singularités de
cette société, est celle qu’on appelle the prayer ques
tion; il s’agissait de lixer la formule de la prière par
laquelle s’ouvrent les séances du corps législatif, de
façon à ne pas blesser les susceptibilités des Irlandais
et des Juifs, car les Juifs ont été admis dans le parle
ment colonial. La presse ne contribua pas peu à sti
mule)- l’animation des débats ; à peine détaché de la
Nouvelle-Galles, le Victoria eut ses journaux et ses re
cueils particuliers. Le nombre s’en est multiplié à Mel
bourne, à Geelong, à Castelmaine, à Sandhurst, dans
toutes les localités importantes de l'État. Les princi
paux sont YArgus t le Herald, le Democrat. Le pre
mier est honoré du litre de Times colonial, et il jusiilîe
ce rapprochement par son originalité comme par
l'ardeur de sa polémique. Il faut voir quelle animation,
quelle vivacité déploient toutes ces feuilles publiques.
Les passions de ces cités nouvelles, (pic tourmente le
levain de la jeunesse, \ trouvent toutes à la fois leur
24
L 'O C É A N IE N O U V E L L E ,
echo ; les manifestations , réclamations, interpella
tions s’y croisent et s’y heurtent, et les autorités lo
cales n’y sontpas ménagées lorsqu’il s’agit de quelque
intérêt pressant; par exemple, île la fameuse question
chinoise ou de la menace pour la colonie dp subir,
sous forme de contrôle, la tyrannie, la dictature de
l’officier préposé par Sa Gracieuse Majesté à la direc
tion des colonies australiennes. L’article s’annonce
alors par quelque interpellation ironique ou provo
cante: «A nous, Denison! Ho .'Denison, lotherescue!»
et prend la plus vive allure. Certes sir William Denison
a fort affaire s'il entreprend d’écouter toutes les voix
et de concilier tous les vœux.
Comme les journaux, les théâtres, les lieux publics,
les édifices, tels qu’églises, hôpitaux, asiles, prisons,
se sont multipliés. Nombre d’omnibus, de cabs, de
voitures de toute espèce sillonnent les rues ; les ma
gasins sont éclairés au gaz ; quelques hôtels peuvent
rivaliser avec ceux de Paris et de Vienne. Un chemin
de fer relie Melbourne avec la baie de Hobson cl avec
Geelong; plusieurs autres sont en voie d’exécution.
Le télégraphe électrique communique avec cette
même ville, avec les mines, et même avec Adélaïde.
L'eau du Jarra-Jarra, rivière sur laquelle Melbourne
est bâtie, est infectée par les immondices qu’y dé-
‘25
1/AU ST R A LIE CO L O N ISÉ E .
verse la population qui se presse sur ses bords ; des
travaux ont etc entrepris pour amener de quinze et
vingt milles les eaux pures et fraîches de la rivière
Plenty. Des parcs et des squares sont ouverts à la
foule 1. On peut aisément imaginer la variété et le
mouvement qui animent les rues et le port. Toutes
les nationalités et tous les costumes y sont représen
tés. La colonie ne le cède pas à sa métropole pour la
fréquence des meetings et des dîners politiques, dont
le champagne est un indispensable élément. Les réu
nions particulières sont moins nombreuses, parce que
le chiffre des ménages et des familles pouvant tenir
maison est limité par le petit nombre des femmes.
Par suite aussi de celte rareté, toute jeune fille de
vient vite un centre d’attraction : une femme, des
enfants, un joli cottage, voilà le rêve de plus d’un en
richi. L’Australie est donc pour les jeunes filles une
terre promise ; à vrai dire, elle est aussi parfois une
terre de déceptions. Combien se sont mariés qui
avaient laissé femme et enfants dans la métropole !
combien ont abandonné leur jeune épouse peu après
1 Un chiffre donnera une idée de la quantité et de l’activité des
travaux et des constructions : de septembre 1856 en août 1857, la
corporation de Melbourne a consacré 78,400 livres aux travaux
publics.
'2
le mariage! On citait une pauvre femme délaissée le
lendemain de ses noces ; son mari était monté, sans
la prévenir, sur un bâtiment en partance, et on ne
l’avait pas revu. L'excuse de ces aventuriers, c’est
que, parmi les demoiselles à marier, se glisse plus
d'une aventurière. L ’introduction des femmes dans
la colonie est favorisée autant (pie possible, et ce ne
sont pas les jeunes ladies les plus distinguées par leur
éducation et par leur caractère qui viennent en Australie
tenter la fortune On conçoit que, dans de telles con
ditions, et avec l’énorme quantité de boissons spirilueuses qui est consommée à Melbourne et dans les
environs, la moralité laisse à désirer.
Melbourne, qui a eu la bonne fortune de devenir la
capitale du Victoria, parce qu'elle en était à peu près
l’unique ville au moment de la séparation, est loin
d’être aussi avantageusement située que plusieurs cités
nées depuis ce temps. Geelong, à l’extrémité occiden
tale de la baie de Port-Philip, a des avantages que
toute l’industrie humaine ne saurait donner à la capi
tale : tandis que celle-ci est bâtie dans un fond, sur
uhe rivière étroite et sinueuse, accessible seulement
aux bâtiments du plus faible tonnage, Geeulong s’é
tend en amphithéâtre sur une colline peu élevée, au
bord d’une large et profonde baie, où pourraient être
It
I.’ AUSTRALIE COLONISÉE.
27
établis des docks qui ne le céderaient pour les avan
tages de la position à aucun de ceux qu’offrent les
' 11
trois royaumes. Cette ville est destinée, de l'avis com
mun, à devenir le Liverpool de l’Australie. Cependant
elle n’est pas la seule qui, née d’hier sur ce sol fé
condé par l’or, ail déjà su atteindre à de vastes pro
portions. Dans le Victoria, il y a des villes que jamais
géographe n’a mentionnées, dont les noms frappent
pour la première fois nos oreilles, et qui sont plus
riches et plus populeuses que des chefs-lieux de comté
ou de département. Avec Melbourne, qui compte
quatre-vingt-dix mille habitants, et Geelong vingt
mille, ce sont Portland, Williamstown, Port-Albert,
villes maritimes, Castlemaine, Sandhurst, Ballarat,
Beechworlh, centres des principaux districts aurifè
res. La population entière du Victoria s’élève, d’après
le recensement de 1858, à cent quatre-vingt mille ha
bitants ; la population coloniale de toute l'Australie en
compte de huit cent soixante à neuf cent mille, ainsi
répartis : la Nouvelle-Galles, deux cent soixante-six
mille; l’Australie du sud, cent douze mille, et l’Aus
tralie de l’ouest, quinze mille seulement.
Ces autres colonies, bien que fort actives, n’ont ni
la turbulence, ni la richesse de leur jeune sœur. Syd
ney est, par rapport à Melbourne, une ville calme et
il
2S
L'OCÉANIE NOUVELLE.
décente; elle répudie les excès de sa voisine et la
traite avec mépris ; peut-être n’cst-elle pas sans lui
jeter un regard d’envie. Cependant, pour être juste,
il faut reconnaître qu'elle est dans une meilleure si
tuation maritime. Que le bruit de l ’or s’apaise, et
Port-Jackson pourra de nouveau attirer plus de navires
que la baie llobson. Le port Jackson, sur le bord du
quel s’étale la ville de Sydney, èst en effet un des ha
vres les plus sûrs et les plus beaux du monde. La ville
est en général bien bâtie ; les rues principales, GeorgeStreet, Paramatta-Street, etc., pavées avec de larges
quartiers de roc, sont sillonnées par des voitures pu
bliques, par des équipages splendides, et abondent en
somptueux magasins. On n’y voit pas la même diver
sité de visages et de costumes que dans Melbourne;
tout y rappelle l ’Angleterre, et Sydney aurait une
physionomie entièrement britannique, n’étaient les
squares et les jardins ornés de palmiers, de bananiers,
de minces bambous, et déployant toute la luxuriante
verdure des tropiques. Des hauteurs de llyde-Park,
promenade principale de Sydney, l’œil embrasse une
vue singulière : au premier plan, une ville anglaise
avec tous ses édifices, églises, muséum, université ;
plus loin, cette montagne couronnée de constructions
de tout genre à laquelle est resbj le nom bizarre de
L’ AÜSTlUtlE COLONISÉE.
20
Wooloomooloo ; plus loin encore, des fermes, des
troupeaux, une riche verdure ; puis, à l’extrême hori
zon, les lignes onduleuses et indécises des montagnes
qlii servent de barrière entre la civilisation et la bar
barie. Toute la côte qui s’étend entre Port-Jackson et
Botany-Bay, nom que cette région mérita, au temps
de la découverte de Cook, par ses variétés nouvelles de
plantes et ses richesses végétales, est couverte de
maisons de campagne qui, durant les mois les plus
chauds de Tannée, c’est-à-dire en décembre et jan
vier, servent de retraite aux riches négociants de.
Sydney. La différence de latitude avec Melbourne s’y
fait déjà fortement sentir; aussi son jardin botanique
est bien plus riche, et dans le musée zoologique de
Botany-Bay, à côté des kangurous, des écureuils vo
lants, des casoars, des cygnes noirs et des autres ani
maux bizarres que produit ce continent, vivent et
prospèrent le tigre et l’éléphant importés du Bengale.
C’est en \ 840 que Sydney a cessé de recevoir des
convicts; les pénitentiaires ont été transportés dans
la Tasmanie, et, à l’autre extrémité du continent,
dans la colonie de Perth. Le système de déportation,
qui a été le point de départ de la colonisation austra
lienne, doit-il continuer d'etre mis en vigueur, et
r.0
L’ OCÉANIE NOUVELLE,
t'aut-il l’appliquer à ces régions de l’Australie septen
trionale qui viennent, comme nous le verrons bientôt,
d’être le théâtre de grandes découvertes géographi
ques? C’est là une des questions les plus controver
sées en Australie et dans la métropole. Personne ne
met en doute cependant qu’on doive faire du point si
tué à l’ouest du golfe de Carpcnlarie et de Port-Essington, au fond de la baie de Cambridge, sur la ri
vière Victoria, récemment découverte, un nouveau
foyer colonial. Ce point jouit d'une position géogra
phique admirable : il commande le détroit de Torrès;
il est plus rapproché que tout autre de l’Inde et de la
Chine, et se trouve en contact immédiat avec le grand
archipel malaisien. Le sucre, le coton, toutes les pro
ductions de l’Inde et des Antilles y pourront croître
en abondance. Cela est vrai; malheureusement la ri
vière Victoria est à douze degrés de l’équateur, et à
cette latitude le travail est interdit aux blancs. 11 a été
question d'amener en ce lieu des coolies noirs, mais
c'est à peine si l’on peut s’en procurer pour les an
ciennes colonies. On a parlé encore d’ y diriger l'im
migration chinoise : il n’y a déjà que trop de Chinois
dans l’île, répondent Melbourne, Sydney et toute
l’Australie. On a proposé aussi d’y transporter en
masse les eipayes rebelles. Un journal a été jus-
I.',\USTftAlIE COLONISÈE.
51
qu'à indiquer un expédient plus étrange, l’union
de Chinois et d’Hindous avec des femmes blanches,
mais il n’est pas sûr que les enfants qui en provien
draient pussent vivre sous ce climat; le procédé, qui
n’est pas facile à mettre en pratique, ne donnerait
d’ailleurs que de très-lointains résultats. En général,
ou est d'avis en Angleterre de faire des essais de co
lonisation blanche au moyen des convicts, et de tenter
si un travail modéré et un régime spécial ne pour
raient pas balancer les inconvénients du climat. L'Aus
tralie se récrie vivement, Sydney surtout, qui depuis
quelque temps affecte volontiers des allures un peu
puritaines. On s’y demande si l’Australie est une terre
de rebut, si le voisinage de ses grandes villes doit être
souillé par la présence des criminels qui sont à charge
à l'Angleterre. Cependant, comme entre l’embou
chure de la rivière Victoria et Sydney il y a en ligne
droite sept cent cinquante lieues que des explorateurs
munis de bœufs, de chevaux et de provisions, n'ont
pas encore pu franchir, des déserts où l’on meurt de
soif et de faim, et qu’en ce lieu les convicts, de même
qu’à Perth, seront séparés de Sydney autant que s’ils
étaient sur un autre continent ; comme d'ailleurs il
importe beaucoup à l’Angleterre de s’établir sur un
point des rivages septentrionaux de l’Australie, nous
52
L’ OCÉANIE NOUVELLE.
apprendrons probablement quelque, jour que le golfe
de Cambridge a reçu un établissement de transporta
tion.
A côté de la bruyante Melbourne et de l’aristocrati
que Sydney, c’est une ville bien pâle et bien calme
qu’Adélaïde, capitale de l'Australie méridionale. Elle
n’a pas de mines d’or, jusqu’ici du moins. La décou
verte des gisements du Victoria lui fit subir un contre
coup dont elle faillit être ruinée : quinze mille de ses
habitants la désertèrent à la fois, et le commerce y
fut entièrement suspendu. Son gouverneur prit alors
de sages mesures : au moyen de puits et de ponts, il
ouvrit une route vers le mont Alexandre, le principal
des nouveaux placers, et établit une escorte pour la
protection des valeurs. L’Australie méridionale eut
aussi ses mineurs, et comme la plupart de ces hommes
avaient pris l'habitude du métier dans les mines de
cuivre, qui sont nne des richesses du pays, ils n’ont
pas été les plus malheureux. A la (in de 1852, ils pos
sédaient un million de livres sterling en lingots d’or.
Beaucoup d’entre eux ont converti leur gain en fermes
et en troupeaux, et peu à peu la fortune du Victoria a
pu contribuer ainsi à la prospérité de la colonie voi
sine. Adélaïde est d’ailleurs tres-favorisée sou$ le rap
port des richesses agricoles; elle a d’ immenses ter-
L'AUSTRALIE COLONISÉE.
55
rains en culture et des troupeaux considérables. Ces
avantages constituent pour toute l’Australie une ri
chesse véritable, qui doit survivre à la fièvre de l’or :
peut-être n’apprendra-t-on pas sans intérêt que le
chiffre des troupeaux, bêtes à cornes, bêtes à laine,
chevaux, porcs, chèvres, se monte, pour les quatre
colonies, à dix-neuf millions de têtes. Adélaïde possède
on outre l’embouchure cl le cours inférieur du Mur
ray, le seul grand fleuve que l’on connaisse encore à
l’Australie. La ville est bien située, elle a un bon port
au débouché d’une petite rivière qui la coupe en
deux : la-ville haute, anglaise et aristocratique, et
la ville basse, où est concentré le mouvement des af
faires.
Quant à la colonie de l’Australie occidentale, elle
est médiocrement peuplée, bien qu’elle possède de
vastes terrains arables et de magnifiques pâturages,
que son sol puisse produire du vin, des olives, et qu’on
y ail découvert des mines de cuivre et de plomb. Le
seul établissement de convicts que l’Australie possède
encore s'y trouve relégué, et c'est ce qui lui nuit.
Frcemantle et Perth, principales villes de cette colo
nie, ont bien la triste et monotone physionomie que
devait avoir Sydney il y a cinquante ans : à leurs
portes, la solitude commence, et elles nous servi-
C H A P I T R E II
LES MINES
Aspect primitif des mines. — Les trois modes d’extraction de l’or.
— Souffrances des m ineurs.— Inimitié des mineurs et des mar
chands. — Soulèvements à propos de la licence. — Droits re
vendiqués par l'administration. — État actuel des mines. — Les
femmes des mineurs. — Promenades, églises, théâtres, débits de
liqueurs. — Population variée des mines. — Population agricole,
les settlers et les squatters.
VerslaNoël de l'année 1852, un de ces Anglais que
la curiosité et l’espérance entraînèrent en foule vers
l’Australie, et qui en ont rapporté, à défaut de beau
coup d’or, de précieux renseignements, M. AV. Ilowitt,
parti de Melbourne, atteignait les Ovens digijins, dans
le district aurifère de Beechworth, à l’extrémité nord-
:,G
îi’ocEANiiù Nouvelle.
est de la colonie. Le trajet, qui est de cent quatre-vingts
milles environ, avait clé long et pénible. Au débouché
de la chaîne de hauteurs qui dessinent le bassin de la
rivière Oven, et de ces menus affluents temporaires
qui portent le nom de creeks, un spectacle des plus
étranges frappa les yeux du voyageur : à droite, le
long d’un petit cours d’eau qui descend de la mon
tagne et qu’on appelle le Spring-creek, s’étalait une
belle et verte pelouse où rien ne décelait qu’il dût y
avoir de l’or plus qu’en aucun des endroits où l’on
passe chaque jour; à gauche se déroulaient à perte de
vue, et pressées les unes contre les autres, des milliers
de huttes et de tentes au milieu desquelles des per
ches, surmontées d’un mouchoir, signalaient çà et là
des boutiques et des tavernes. Le sol était poudreux et
battu, des arbres coupés gisaient à terre avec leur
feuillage, des trous ronds cl carrés s’ouvraient à dis
tances inégales, les uns secs, les autres à moitié pleins
d’une eau noirâtre et croupissante; des membres d'a
nimaux dépedés, des immondices et des entrailles
exhalaient sous un soleil d'été une odeur infecte ; puis,
courbé sur la petite rivière, dans l’eau et à moitié nu,
tout un peuple lavait, pétrissait la terre, agitait les
berceaux et autres engins des mineurs.
En ce temps-là, on racontait encore en Angleterre,
.
LES MINES.
37
entre autres toiles exagérations, qu'un homme sorti le
matin de Melbourne avec un sac vide pouvait, en mar
chant deux jours, aller aux mines et en revenir avec
son sac plein d’or. 11 semblait qu’il n’y eut qu’à se
baisser pour ramasser nuggets, grains et poudre d’or.
La réalité différait beaucoup de ce rêve fait à distance.
11 y avait trois modes de procéder : fouiller le fond
des rivières, en agiter le gravier et la vase soit dans
une sébile, comme nos ravageurs, soit dans une ma
chine fabriquée à cet effet; creuser la terre sèche et
en transporter des monceaux aux rivières, ou amener
l'eau dans des trous ; briser le quartz et réduire en
poudre des masses de rocher. On appelle ces divers
procédés washing, dry-digging et quartz-crushing.
Tout cela se pratiquait à ciel ouvert, à la chaleur du
jour, à la fraîcheur îles nuits, sous des pluies subites
et torrentielles. Heureux celui qui, après sa rude
journée, pouvait prendre un repas suffisant et enve
lopper, sous une lente humide, ses membres dans
une toile goudronnée ! Durant la nuit, la crainte des
voleurs, les coups de feu continuels, les hurlements
des hommes ivres, interrompaient le sommeil. La
fièvre, la dyssenterie, les douleurs produites par le
travail dans l’eau, retenaient nombre de malheureux
sous leur lente ; et sur le flanc de la montagne il y
r.8
I,’ OCEANIE NOUVELLE,
avait un cimetière où l’on pouvait compter par mil
liers déjà les espérances déçues. Beaucoup, après avoir
passé par toutes les alternatives de la joie et du dé
sespoir, brisés par les émotions et la fatigue, se sen
taient incapables de mener cette vie plus longtemps,
et ils s’en allaient par troupes, sales, la barbe longue,
en guenilles; pour faire le chemin, ils avaient vendu
leur équipe, et s’en retournaient plus pauvres qu’ils
n’étaient venus. Les heureux ne réussissaient pas du
premier coup; bien peu parmi les plus favorisés se re
tiraient sans laisser une part de leur vigueur et de
leur santé en payement de l’or (pi’ils emportaient : la
terre bouleversée, les trous creusés et délaissés, attes
taient le nombre des recherches infructueuses. Mal
récompensés de leur peine, ceux qui ne se découra
geaient pas devaient transporter plus loin leur tente,
et c’est ainsi que le rayon du terrain exploré s’allon
geait toujours. En quittant le centre d’exploitation, le
groupe d e . travailleurs jouissait d’un air plus pur,
mais il trouvait moins de ressources pour les néces
sités quotidiennes de la vie, car l’Australie est pauvre
en fruits et en productions naturelles. Les fourmis,
les mouches, les serpents, des scorpions, des vers aux
mille formes bizarres, toute cette hideuse population
du continent le plus riche en insectes, livrait au mineur
UiS MINES.
ô'J
vagabond une guerre de tous les instants. Celui-ci,
son bagage sur le dos, la pioche et les outils dans une
main, devait de l’autre tenir le revolver, car les vo
leurs et les assassins, conviés par le désordre, étaient
venus de tous les bouts du inonde à ces saturnales de
l’or.
Dauslcs grands campements de mineurs, ce n’étaient
que disputes et rixes sanglantes entre des hommes
de toutes les nationalités et de toutes les langues.
Quelquefois ils se battaient faute de pouvoir s’eulendre; ce n’étaient que jalousies, usurpations, sub
stitution de la force au droit. En outre, dans les pre
miers temps, une haine, qui s’est en partie apaisée
depuis, divisait la population des mines en deux camps
bien distincts, — les mineurs et les marchands. Les
premiers, qui avaient de beaucoup le plus de peine,
étaient souvent loin d’être les mieux récompensés. Le
meilleur de leurs prolits s'en allait, emporté par les
nécessités de chaque jour; les moindres denrées avaient
acquis un prix énorme, qui s’augmentait continuelle
ment avec le nombre des nouveaux arrivants. Les mi
neurs criaient donc à l'exploitation, et ne voulaient
pas admettre que des hommes qui n’enduraient pas
les plûmes fatigues qu'eux lissent de plus sûrs profits.
Toutefois, en ce temps même, il y eut aüx mines des
•U)
L’ OCÉANIE NOUVELLE,
bonnes fortunes remarquables. Sous ce rapport, 1852
fut une année notable; la quantité d'or arrachée à la
terre fut plus considérable cette année, où le chiffre
des travailleurs n'était pas encore arrivé aux folles
proportions qu’il a atteintes depuis, que dans aucune
des années suivantes. En 1855 et 1854, la somme de
l'or extrait diminua de beaucoup, bien (pie le nombre
des mineurs fût doublé et triplé; aussi est-ce durant
cette période que le désordre parvint à son comble.
Le droit exigé des mineurs par le gouvernement
colonial à titre de licence fut surtout, pendant long- •
temps, une continuelle occasion de griefs et de trou
bles. Les fameuses mines de Ballarat, situées à
a
soixante-dix-huit milles seulement de Melbourne et à
soixante de Geelong, avaient attiré par leur proximité
et leur richesse un nombre considérable de mineurs.
À plusieurs reprises, elles furent le théâtre de luttes
sanglantes. En décembre 1854, les mineurs se réu
nirent, brûlèrent les licences, se mirent en insurrec
tion ouverte, et proclamèrent la suppression de cet
impôt. Le gouverneur marcha contre eux à la tète
d’un corps d’armée; il y eut à Bakery-Hill un engage
ment dans lequel un grand nombre d'hommes péri
rent de part et d’autre, et Ballarat porta longtemps
des traces de dévastation et de fureur.
LE S M IS E S .
il
Jamais on Australie les mines n’ont été abandonnées
à elles-mêmes; dès l'origine, le gouvernement colonial
v délégua des agents en permanence dont les tentes,
reconnaissables à leur toile bleue et au* factionnaires
chargés de les garder, s’alignaient au milieu du cam
pement général. Ces tentes sont aujourd’hui rempla
cées par de jolis cottages, divisés en autant de com
partiments et de pièces que l'exigent les besoins du
service, cl où l'on trouve tout ce qui est nécessaire à
une vie confortable. Les agents sont chargés d’inscrire
les.nouveaux venus, de percevoir les droits, de garder
l’or en dépôt, et de régler les contestations. Peu à peu,
grâce à ces officiers, et plus encore à l’intérêt général,
qui réclamait la paix, la situation des mineurs et l’étal
des mines se sont sensiblement améliorés. Un droit
sur l’or a remplacé cette odieuse licence que tous,
heureux et malheureux, devaient payer. Les grandes
machines et les entreprises par compagnies se sont
en partie substituées aux forces et aux ressources in
dividuelles, non sans opposition toutefois, car les tra
vailleurs de tous pays se sont longtemps révoltés et
mis en lutte contre les capitalistes et les entrepreneurs
qui prétendaient se servir de leurs bras pour s'enri
chir à distance. A la longue il a fallu céder. Aujour
d'hui le territoire aurifère est vendu ou affermé à des
!,'OCÉAN ‘ U NOUVEL!,E.
«
compagnies ou à des particuliers, el l'homme qui ar
rive aux mines avec ses liras pour seul capital n’a
d’autre ressource que de les louer, à moins que, servi
par le hasard, il ne trouve à exercer le jumping. C'est
un droit ou plutôt une convention admise par les mi
neurs, et consistant en ce (pie toute terre du centre
d’exploitation à laquelle on n'a pas travaillé durant
vingt-quatre heures, les grandes-fêtes exceptées, tombe
dans le domaine public, et peut être saisie par qui
conque se présente. Nombre d’hommes aux aguets se
tiennent toujours prêts à sauter, comme dit le mot
anglais, sur le champ d’autrui; aussi h jumping, que
les autorités n’ont pu faire disparaître, continue-t-il
d'être un prétexte de violences et de fréquents dé
sordres.
Aux mines mêmes, des demeures confortables et
parfois élégantes ont été bâties; des champs ont été
mis en culture, et parmi les huttes el les tentes on
voit se dresser des hôtels, des fermes et des villas.
Tout cela, comme une fourmilière, est animé par une*
incessante activité. Les hommes manœuvrent les ma
chines, agitent l’eau, frappent le rocher. Les femmes,
qui aujourd’ hui sont en grand nombre, lavent, font la
cuisine, élèvent des animaux de basse-cour. Il y en a
qui travaillent aux mines, et parmi celles-là quelques-
LES MISES
«
unes se distinguent par un costume commode, et qui
n’est pas dénué d’élégance; il consiste en un chapeau
où flotte un large ruban, et en un justaucorps assez
semblable à celui que portent les amazones. 11 ne fau
drait pas croire en effet que les femmes qui se sont
condamnées à cette rude existence aient banni toute
coquetterie. Le dimanche, jour de repos général, ou
en voit revêtues de costumes qui, dit un des visiteurs
de Bendigo, ne seraient pas déplacés dans les prome
nades de Londres; les mantelets, les chapeaux, les
ombrelles, ne font pas défaut. Ainsi parées, elles vont
et viennent dans les longues rues que forme l ’aligne
ment des tentes, ou s’assoient à la porte de leurs de
meures avec leurs enfants, car il y a là nombre de
familles au grand complet. Les hommes, le dimanche,
réparent leur cabane ou leur lente, s'exercent à divers
jeux, fument; d’autres vont aux offices religieux. Tout
le long du chemin, sur les arbres à gomme, sont pla
cardées des affiches indiquant que tel jour, à telle
heure, les ministres de telle ou telle communion prê
cheront un sermon ou célébreront un office. En effet,
dans cette foule d’hommes de tous les pays, la plupart
des cultes sont représentés. Des églises en toile, en
bois, rarement en pierre, spécimens d'architecture
simple et primitive, se dressent parmi les huttes et les
44
L'OCÉANIE NOUVELLE,
lentes ; îles ministres des mille sectes protestantes
sont installés le moins mal possible avec leur t’ar
mille: ils se livrent à toute sorte de petits travaux en
dehors de leurs fonctions sacerdotales, et de temps
en temps prêchent un sermon dont le texte est
presque toujours le mépris des richesses, les mau
vais effets ,de la cupidité, et les désastreux résul
tats d’une poursuite trop ardente des biens de ce
monde.
Avec leurs églises, les mines ont aussi leurs théâ
tres. En 1855, à celui du district de Creswich, vaste
hangar recouvert de toile, le prix des premières places
était de 5 schillings, et celui des secondes de moitié.
Un commissaire des mines, qui assistait alcrs à une
représentation, affirmait que, vu le lieu cl les circon
stances, il n’ y avait pas trop à se plaindre de l'exé
cution. Quant aux débits de liqueurs, ils avaient été
prohibés tout d’abord dans les districts aurifères, si
bien que les mines étaient à peu près le seul endroit
du Victoria où régnât la tempérance; mais les débits
clandestins s’étaient établis en si grand nombre, mal
gré la pénalité rigoureuse qui les condamnait aux
flammes, qu’il a bien fallu en venir à tolérer l'intro
duction des spiritueux. Financièrement, la colonie n ’y
a pas perdu : les droits prélevés sur les vins et liqueurs
LES MINES.
45
dans tout le Victoria montent au chiffre énorme d’un
demi-million de livres.
Toutes les mines ont leurs papiers périodiques, qui
les tiennent au courant des découvertes et des progrès
de l'exploitation. La feuille publiée à Ballarat est reçue
le jour même à Geelong et à Melbourne; c’ est une
compagnie particulière, établie par des Américains, qui
se charge du transport. Tous les jours partent de
Melbourne pour les principaux placers diverses espèces
de voitures et de chariots; le prix de la place d’un
passager avec son bagage est de 20 schillings pour
Ballarat, et de 70 pour Ovens; ces deux points mar
quent les limites extrêmes de l’exploitation.
Tel est l’état actuel des mines. Si maintenant on
est curieux de connaître la somme d’or déversée par
l’Australie dans la circulation, la voici d’après les
chiffres du compte rendu officiel des colonies : en
1857, la Nouvelle-Galles a exporté de l’or pour une
valeur de 223,212 livres sterling, et le Victoria pour
H , 028,188 livres. I.e Victoria seul, de 1851 au
15 juin 1858, a produit pour 65,107,178 livres, ce
qui donne 1,577,686,050 francs d’or en sept ans. Le
plus fort nagr/et ou lingot a été fourni par Ballarat; il
valait 9,000 livres ou 225,000 francs.
Après les sujets des trois royaumes, au milieu des-
40
I.'OCEANIE NOUVELLE.
quels les Irlandais cl les Écossais tiennent one large
place, la population qui de beaucoup est la plus con
sidérable aux mines et dans la colonie est celle des
Chinois. Nous leur consacrons un chapitre spécial1 et
nous nous bornerons à signaler ici un fait qui, à Mel
bourne, excitait l’intérêt par sa singularité : c’est le
mariage d’un Chinois avec une Irlandaise. L ’Asiatique
et la jeune Européenne avaient un joli enfant, et parais
saient vivre en fort bonne intelligence. Après les Chi
nois viennentles Allemands. L’immigration allemande,
favorisée par l’administration coloniale, qui cherchait
à introduire en Australie des hommes sachant tra
vailler la vigne, a précédé la découverte de l’ or. De
1849 à 1850, un millier d’Allemands entrèrent dans
l’Australie. Aujourd’hui on évalue leur nombre à en
viron six mille. Ils publient à Melbourne un journal
hebdomadaire ; ils ne sont pas seulement mineurs,
mais jardiniers, fermiers, laboureurs. Quelques-uns
d’entre eux ont des connaissances assez remarquables
comme ingénieurs et naturalistes. La plupart ont con
servé, au milieu de la démoralisation générale, leurs
habitudes d’ordre et leurs qualités de famille; cos
tume et maisons, tout ce qui leur appartient a retenu
1 Voir le chapitre intitulé les Chinois dans /e Pacifique.
LES MINES.
47
le cachet de leur pays; dans les champs, on reconnaît
leurs femmes à leur air de santé et à leur coiffure na
tionale. Comme ils sont venus moins pour faire for
tune que pour vivre, ils travaillent avec patience et
régularité. Ce sont les honnêtes gens de la colonie.
Le dimanche, on les voit aller aux offices, et leur grand
plaisir est de se réunir pour changer en chœur des airs
de leur pays.
A côté d’eux se trouvent en assez grand nombre
des Italiens, surtout des Piémontais. La plupart s’em
ploient aux mines du mont Alexandre, près de Castlemaine. Les Américains sont venus aussi apporter leur
part d’activité et d'industrie. Ils occupent tout un
quartier de Melbourne, au milieu duquel Hotte, sur
1 l’hôtel de leur consul, le drapeau aux bandes étoilées.
Initiative, concurrence, entreprises hardies, tout ce
qui fait reculer les autres est la part qu’ils s’adjugent.
Ils se réunissent annuellement à l ’occasion de leur
fête nationale du 4 juillet, et passent trois jours en
réjouissances. Le gouvernement ne voit pas rappeler
ce souvenir d’indépendance avec plaisir ; frère Jona
than répète bien souvent d’ailleurs à son jeune parent
d’Australie que les peuples nouveaux ont plus de sève
et de valeur que les vieilles nations.
Quant aux Français, ils sont assez nombreux. Le
48
L ’ O C È A N IE N O U V E L L E .
commerce du vin de Bordeaux et de l’eau-de-vie est.
en grande partie dans leurs mains. Aux mines, ils sont
actifs et turbulents, changent volontiers d'habitudes,
retiennent peu de chose de leur nationalité, et ne font
pas corps autant que les autres peuples. Un touriste
anglais racontait, il y a deux ans, qu'il rencontra un
jour, gardant philosophiquement des moutons, un
jeune homme dont la physionomie distinguée con
trastait avec de grossiers vêtements. La conversation
engagée, l'Anglais est surpris de trouver à son inter
locuteur une variété de connaissances peu communes;
il s’informe des circonstances qui l’ont conduit au
bord de Bel-Creek et de pike-Ramje, et apprend que
ce jeune homme, Français de naissance, a été prié un
jour d’une soif irrésistible de mouvement et de curio
sité en lisant des descriptions de l’Australie dans les
journaux anglais. 11 est parti. Débarqué à Melbourne,
il a vu son petit capital rapidement absorbé par de
timides essais de commerce. Il a couru aux mines;
mais, mal exercé, mal outillé, presque toujours ex
ploité dans cette foule où il n’a pas d’amis, le Fran
çais échoue là où peut-être eût-réussi un jeune Chi
nois. 11 est revenu à la ville, malheureusement il
n’est ni maçon, ni jardinier, ni charpentier, ni cor
donnier, ni tailleur, et ne sait (pie faire. Si le public
49
LES MINES.
s’y prêtait, il pourrait essayer de lui faire goûter dans
des lectures la poésie des Géorgiques, le charme
d’Horace, ou se livrer à des études de littérature com
parée; mais au Victoria ou a peu le goût des lettres.
Alors il ne lui restait cpi’à choisir entre les professions
\
de domestique, de portefaix, et de gardeur de trou
peaux. Il a préféré la dernière. Ce n'est d’ailleurs pas
un mauvais métier; son maître lui donne 40 livres, et
le défraye de tout, et on lui a expliqué qu'avec de
l’économie il aura dans trois ans le moyen d'acquérir
un troupeau et de l'exploiter à son compte. Si un pa
rent auquel il s’est adressé dans l’espoir d’obtenir les
fonds nécessaires pour rentrer en France ne lui ré
pond pas, qui sait si, un jour, il ne sera pas un des
squatters les plus hardis et des settlers les plus riches
de l’Australie?
Les settlers cl les squatters sont deux classes
d'hommes qui, suivant des modes d’existence divers,
et au milieu de rivalités qui ne sont, pas éteintes, ont
beaucoup aidé l'une cl l'autre au développement co
lonial. Les premiers sont des colons réguliers légale
ment établis sur des terrains qu’ils mettent, en cul
ture; les autres sont des sortes de pasteurs menant
avec eux de grands troupeaux, et marchant à la dé
couverte des terres arables et des pâturages. Ils oceu-
%
50
L ’ O C É A N IE N O U V E L L E ,
pent ainsi de leur seule autorité, et sans titre légal,
des terrains non encore colonisés. Le nom qui leur
est appliqué comportait dans l’origine l’acception d’a
venturiers et de vagabonds. Les conditions de leur
existence ont été autant (pic possible régularisées :
tout le Victoria est divisé en un millier de stations où
se dressent les fermes et les habitations des squatters,
et qui sont connue le centre de leurs pérégrinations.
Us payent à la colonie 10 livres par au pour le par
cours nécessaire à quatre mille brebis, et obtiennent
ainsi à titre de bail des territoires pour un temps qui
varie d’une à quatorze, années. Ils n’ont pns le droit
de vendre les produits tels que bois et récoltes. Les
settlers ne voient pas sans jalousie l'extension consi
dérable que prend souvent la fortune de leurs aven
tureux rivaux ; ils prétendent que ces hommes mettent
obstacle à l ’exploitation et à l’acquisition régulière du
sol. Cependant on ne peut pas nier les services que
les squatters ont rendus à l ’Australie ; ils reculent do
plus en plus les limites de la colonisation, et si, comme
on peut l’espérer après les belles découvertes de
M. Gregory, le nord du continent parvient à être rat
taché aux colonies de l’est, c’est à ces nomades (pie
sera duc sans doute celte nouvelle complète sur la bar
barie.
C H A P I T R E III
l.'lU STR AI.IE
SAl'VAÇE
ET
I. F. S
RÉCENTES
E X l ' I . OR A T I O X S
D'où sont venus les indigènes australiens? — Leur langue. — Iso
lement de leurs tribus. — Leurs armes. — Leurs fêtes. — Res
sources de leur existence.— Les animaux, le kangurou et l’ornitlioriuque. — Croyances religieuses. — État social. — Abjection et
dépérissement de cette race. — Topographie de l'Australie. — Le
lac Torrens. — Les rivières Murray et Darling. — Dernières ex
plorations. — Vaincs tentatives faites pour traverser l'Australie
en ligne droite.
Rien des personnes peuvent se souvenir d’avoir vu
à l’exposition de 1855, dans les galeries supérieures
du Palais de l’Industrie, au milieu des productions
envoyées par l’Australie, les portraits de grandeur
naturelle de deux indigènes. Leurs traits étaient gros
siers. moins cependant que ceux des nègres d'Afrique,
52
I,’ OCÉANIE NOUVELLE,
leurs cheveux formaient dos mèches épaisses non lai
neuses, leur peau était sombre et luisante sans être
absolument noire. L'honnnc, avec scs yeux enfoncés
dans leur orbite, avait un aspect farouche ; ses épaules
et sa poitrine paraissaient ne pas rrfanquer de vigueur.
Le visage de la femme était humble et craintif, et la
physionomie de tous les deux se montrait également
dénuée du rayon d’intelligence sans lequel l’homme,
mal armé contre la nature, tombe aux derniers rangs
de la création.
Quand et par quels chemins cette pauvre race, qui
s’efface tous les jours, et qui semble destinée à dispa
raître de l’Australie, comme elle a disparu déjà de la
Tasmanie, a-t-elle abordé cette terre déshéritée ellemême, qui ne lui a pas porté bonheur? C’est ce que
l’ethnologie n’a pas bien établi encore. Cependant on
pense que les nègres de cette famille ont quitté, il y
a de longues séries de siècles, la côte orientale d'Afri
que, pour s’échelonner d’étape en étape le long des
grandes presqu’îles de l’Asie jusqu’à l’extrémité de
celle de Malacca. Dans l'Indo-Chino, une partie d'entre
•
y
eux se serait unie à la race jaune, et do ce mélange
seraient sorties les familles du Siam et de la Cochinehine, qui, sous le rapport physique et intellectuel,
sont en effet inférieures aux Tartares et aux Chinois,
I,'AUSTRALIE SAUVAGE
53
tandis que les autres, poursuivant le cours de leur
longue migration, auraient pénétré par l’archipel malaisicn dans l’Australie. Le séjour des noirs australiens
dans les péninsules asiatiques semble" en partie con
staté par les données philologiques. En effet, on saisit
des relations entre les langues dravidiennes, qui ont
été parlées jadis dans l’IIindostah, et la langue de
l’Australie. Il n’y a qu’une seule langue dans ce vaste
continent; il est. vrai qu’elle est divisée en d'innom
brables dialectes, mais tous sont marqués des mêmes
caractères, et attestent, par la communauté de leur
origine, l’ancienne parenté de toutes les tribus. Celte
langue est du nombre de celles dites d’agglutination,
et si les hommes qui la parlent soid, les plus miséra
bles et les derniers de la création, on ne saurait, dire
quelle tienne le même rang, car, par l’adjonction
des particules exprimant des catégories grammaticales
et la liaison des syllabes entre elles, ce qui constitue
le caractère d’agglutination, elle est supérieure aux
langues monosyllabiques. D’ailleurs, elle est d’une
simplicité toute primitive*, ne. comporte ni genres, ni
mots abstraits, ni noms génériques, et n’a qu’un trèsmince vocabulaire.
Les pauvres indigènes qui parlent cette langue sont
disséminés dans tout le continent par familles peu
54
I,'OCÉANIE NOUVEM.E.
nombreuses sur le bord des rivières et des baies qui
morcellent les côtes. Leurs tribus ne communiquent
qu’exceptionnellement entre elles, et là sans doute
est une des causes de leur infériorité. Dans leurs que
relles fréquentes, les guerriers déploient un courage
et une férocité sauvages. Leurs armes, comme tous
les instruments dont ils se servent, sont d’une simpli
cité rudimentaire ; ce sont des casse-tête, des jave
lines courtes et longues, souvent dentelées, des espèces
de harpons ; il est à remarquer qu’ils ne connaissent
pas l'arc ; c’est un fait très-singulier, et qui donne à
penser que si les Australiens viennent de l’Afrique,
ils ont quitté cette partie du monde à une époque Lrèsancicnnc, car toutes les tribus y font usage de cet
instrument de guerre. Les sauvages de l’Australie
portent aussi des boucliers ovales et ronds, à l’aide
desquels ils parent avec une dextérité remarquable les
traits et les coups. Des danses au bruit de bâtons frap
pés en cadence, des représentations mimiques dans
lesquelles ils excellent à reproduire les mouvements
des animaux parmi lesquels ils vivent, sont leur ré
création favorite, et ils ne s’y livrent guère que la
nuit. La lueur des grands feux qu’ils allument, les
plumes ou le feuillage dont leurs têtes sont ornées, les
dessins blancs et rouges qui couvrent leurs corps, la
I / A U ST R A M E S A U V A G E .
55
solitude, des plaines et des forêts qui forment le fond
de la scène, tout cela donne à ces fêtes une apparence
étrangement fantastique. L’indolence de leur caractère
et de leurs habitudes rend assez rare, paraît-il, l’exer
cice de ce plaisir ; mais quand ils ont une fois com
mencé, ils s’y livrent avec foreur. C’est surtout quand
deux ou plusieurs tribus se sont amicalement ren
contrées que cette émulation se déploie : chaque tribu
danse seule tour à tour; les femmes, assises sur le
devant en ligne droite ou circulaire, forment de leurs
manteaux de cuir des espèces de tambours qu’elles
frappent avec la paume de la main, comme accompa
gnement, et elles poussent en même temps des sons
gutturaux. Les hommes s’agitent en cadence, sans irrégnlnrité, sans confusion ni méprise, s’assoient, s’ac
croupissent, se traînent, s’élancent tous à la fois,
imitant l'allure du kangurou ou de quelque autre ani
mal avec une précision étonnante. Leurs mouvements
sont alternativement lents et précipités ; ils s’élancent
les uns vers les autres avec de grand cris, comme dans
leurs combats, et s’arrêtent subitement, les massues
sur les têtes, les lances à la poitrine. 11 y a des danses
auxquelles les femmes prennent part : la tète ornée
de feuillage, des bâtons dans les mains, elles s'ali
gnent, s'enlacent, tandis que les hommes, se mêlant
/
Ml
L ’ O C É A N IE N O U V E L LE ,
à elles et se retirant, vont et viennent en cadence.
Il y a aussi des danses licencieuses et d’autres aux
quelles les plus jeunes femmes seules doivent par
ticiper.
Les fêtes ne se prolongent pas longtemps, car ces
hommes, qui sont condamnés pour vivre à toujours
errer, no peuvent ni s’agglomérer ni s’attarder sur
un même point. Il faut se séparer pour aller, chacun
dans sa direction, sur les territoires que les diverses
tribus possèdent, demander quelques moyens de sub
sistance à ce continent vaste et souvent, propre à la
culture, mais peu riche en productions spontanées.
Les ressources de la vie sont, pour ces hommes mi
sérables, la pêche, la chasse, quelques racines, des
plantes et des écorces. Les fourmis, les vers, les lé
zards, les serpents, tout ce «pii dans la création révolte
nos sens sert à leur nourriture. Sur les côtes, ils se
servent de canots grossiers où peuvent tenir six ou
huit personnes; dans les rivières, la pèche est aban
donnée aux femmes, et c'est à elles, en Australie
connue sur toutes les terres sauvages, que sont dé
volus les travaux pénibles. Tandis qu’elles portent
des fardeaux, bâtissent leurs huttes grossières, ou se
tiennent courbées dans l’eau et sous le soleil, les
hommes, nonchalamment étendus à l'ombre, les ro-
1
L’ AUSTRALIE SAUVAGE.
Ô7
guident faire. Ils se réservent la chasse. Ce sont eux
qui s’avancent en rampant à travers les bois jusqu’à
proximité du kangurou pour le frapper du javelot.
Parfois ils forcent à la chasse ce même animal,-ou
l’attendent tapis sous des roseaux près de la source
où il vient sc désaltérer. Ils se réunissent aussi pour
faire de grandes battues, incendient des espaces con
sidérables, forcent les animaux à la fuite, les enfer
ment entre deux rangées circulaires de chasseurs, et
les poussent vers une rivière ou dans des précipices.
C’est de même à force de ruse et de patience que ces
insulaires prennent l'ému, cette bizarre autruche de
l'Australie, cl l’opossum, celui des marsupiaux qui a
le (dus longtemps étonné les Européens, animal sin
gulier entre cejax que produit l’Australie,moins étrange
cependant que l'ornithorhynque. Celui-ci tient du qua
drupède, de l’oiseau, du reptile et du poisson. Il a la
peau couverte de poils ; par son bec et ses pieds anté
rieurs, (pii sont palmés, il ressemble au canard; ses
pattes de derrière sont armées de fortes grilles à cinq
doigts; on ne sait encore s’il faut le classer parmi les
ovipares ou les mammifères, parce que les sujets dont
on s’est emparé présentaient les caractères tantôt de
l'un et tantôt de l’autre genre. Il se creuse des sou
terrains sur le bord des rivières, et, s'il est menacé,
00
L'OCÉANIE NOUVELLE
leur expliquent quelles en doivent être les terribles
conséquences. Ceux qui tiennent ce rôle de sorciers
n’y arrivent qu’à la suite d’initiations et d’épreuves,
ils guérissent les maladies, produisent la pluie, dis
sipent les nuages ; les vents et la foudre leur obéis
sent, et ils ont des talismans qui garantissent leur
puissance. Au reste, les usages varient suivant les
tribus. A la côte septentrionale et sur une partie de
celle du sud, la circoncision est pratiquée ; il en est
de même du tatouage, dont les formes varient. Les
femmes subissent vers l’âge de la puberté un tatouage
particulier qui consiste à sillonner tout le dos de
lignes horizontales que l’on enduit, quand le sang
coule à Ilots, d'ocre rouge.
On ne peut pas dire que ces sauvages aient un gou
vernement , et que leurs tribus reconnaissent des
chefs ; ce sont généralement des vieillards qui por
tent la parole et (pii dirigent les débats et les réunions.
La polygamie est admise sans être très-commune, à
cause du peu d'abondance de la nourriture. Ce même
motif a multiplié les infanticides. La femme est la
propriété absolue de l'homme. Les pères et les frères
respectent, à ce qu’il parait, leurs lilies et leurs sœurs :
c’est tout ce que l’on peut dire à l'avantage de leur
moralité. Ils les échangent vers l’âge de douze ans,
L’AUSTRALIE SAUVAGE.
ül
contre désarmés, des ustensiles, ou contre d’autres
femmes. D’ailleurs pas de cérémonie pour le mariage :
le plus proche parent de la fille lui ordonne simple
ment de prendre son rocko, sac en cuir dans lequel
elle serre les peaux qui lui servent de vêtement, et
de suivre son nouveau maître. Ces mariages n’empêchenl pas une sorlc de promiscuité et de prostitution
commençant avec la première jeunesse : c’est en cela
sans doute que se trouve la cause principale de l’ab
jection de ces malheureux et du mépris qu’ils ont
pour leurs femmes. Ils n’ont pas la pudeur instinctive
de la plupart des autres sauvages : le costume n’est
destiné qu’à les protéger ; aussi, entre les tropiques,
vont-ils absolument nus. Des plumes ou des bran
chages sur la tête, de la graisse dans les cheveux,
un bâton dans le nez, voilà toute leur parure. Plus au
midi, comme il fait plus froid, la dépouille du grand
kangurou ou quelques peaux d’espèces plus petites
attachées grossièrement ensemble servent à les ga
rantir. Leur industrie consiste dans la fabrication de
nattes, de corbeilles et de filets d’écorce. Souvent
dans leurs pérégrinations ils couchent à terre ou dans
des trous, et c’est seulement lorsqu’ils doivent séjour
ner quelque temps en un lieu, durant les mois humides
et froids de juillet et d’août, qu’ils font bâtir par leurs
02
L’ OCEAN I E NOUVELLE.
femmes des huttes ou des tanières d’écorce et de bran
chages.
Les cérémonies des funérailles varient selon les tri
bus. En général, quand un de ces hommes a terminé
sa misérable existence, scs proches suspendent son
cadavre sur un lit de branches, où les oiseaux du ciel
en font pendant quelques jour$ leur pâture, puis on
le dépose dans une fosse, la tète tournée du côté de
l’occident. D’ailleurs il n’y a pas beaucoup de respect,
ni pour les vieillards, ni pour les morts.
Telle est dans sa triste réalité, et d’après les des
criptions d’hommes qu’on ne peut soupçonner ni de
partialité ni d’exagération, la condition des sauvages
de l’Australie. On ne saurait voir sans une émotion
douloureuse tant de misère cl d’abjection ; on se de
mande s’il est possible que des races aient été créées
pour vivre dans l’abrutissement et s’éteindre dans la
misère. Tous les jours celle-ci recule et diminue; les
Européens lui ont apporté l’eau-dc-vie, qui la dévore,
des maladies qui tarissent et corrompent la reproduc
tion dans sa source, et les settlers, les squatters chas
sent ces malheureux avec plus d'acharnement que le
kangitrou et le chien sauvage. Cependant, au milieu
des colons, il y a aussi des hommes généreux qui se
sont demandé si telle devait être la conduite de
I,’AUSTRALIE SAUTAGE.
G5
l’homme blanc; mie société (le protection s’est formée
en faveur des indigènes ; des missions protestantes et
une mission catholique se sont mises à l’œuvre. Tout
cela n’a pas eu grand succès : le jeune sauvage n’est
pas dénué d’intelligence, il s’adoucit et devient même
affectueux, mais des bancs de son école il mesure les
vastes espaces où sa famille erre en liberté; l’ordre,
la régularité, la vie sédentaire lui pèsent; la civilisation
avec tous ses profits ne le touche pas. Espérons néan
moins (pie la philanthropie anglaise ne se lassera pas
dans une lutte de laquelle dépend le salut de plusieurs
milliers d’hommes.
A l’exception de sa ceinture de rivages, la terre qui
porte ces hommes semble elle-même chétive et misé
rable, et c’est seulement aujourd'hui, comme l’Afri
que, qu’elle se laisse entrevoir. L'intérieur en est-il un
désert, un plateau, le lit desséché d’une ancienne mer,
le bassin d’une mer encore existante? y trouve-t-on
des oasis et des moyens de communication? Quand les
voyageurs entreprenaient de résoudre ces problèmes,
l'Australie opposait à leur curiosité, comme autant
d’ infranchissables barrières, à l’est ses montagnes
Bleues, à l’ouest, au sud et au nord, ses lacs salés, ses
plaines de sable, et là, comme en Afrique, plus d’un
a péri pour avoir porté la main sur le voile dont s’en-
04
L'OCÉANIE NOUVELLE,
veloppait cette sauvage nature. Enfin l’homme l ’em
porte, il a envahi l’Australie par les quatre points de
l’horizon : à l’est, au-delà des montagne -Bleues, ot
au sud-est, il a été récompensé de sa persévérance
par la découverte de splendides pâturages. Moins
heureux au midi, il s’est trouvé en présence des pla
ges désolées du lac Torrens ; à l’ouest, il a été arrêté
par des déserts de sable et par des lacs salés; mais au
nord il vient de découvrir avec une rivière un chemin
nouveau. 11 parait définitivement établi que l’intérieur
n'est qu'un vaste désert : lèvent qui arrive aux colo
nies méridionales après l'avoir traversé dessèche les
l'euilles, comme celui du Sahara, et tue les plantes ; la
lisière en est formée par des plages sablonneuses,
couvertes d’une herbe maigre, et assez semblables,
dit l'auteur des Discoveries in Australia, M. Stokes,
aux pampas américaines. A mesure qu’on pénètre plus
avant, les arbrisseaux épineux deviennent plus rares
et plus chétifs, et le voyageur voit se dresser dans le
plus lointain horizon des plateaux arides, des monti
cules sablonneux, des rochers nus. Toutefoison pense
que des ramifications de cours d'eau doivent dessiner
un chemin du nord au sud par lequel les indigènes
auraient traversé Tile et s’y seraient disséminés sans
suivre la longue route des côtes, et c’est principale-
I,’ AUSTRALIE SAUVAGE.
(55
niant à la recherche de cette route espérée et des ri
vières qui doivent la parcourir, que des voyageurs,
partis les uns du sud et les autres du nord, se sont dé
voués.
Le lac Torrens, qui a été découvert seulement
en 1842 par M. Eyrc, dessine, dans les parties de son
lit qui soid connues, une sorte de 1er à cheval dont
les extrémités se rapprochent très-sensiblement de la
côte; sa pointe occidentale n'est même séparée du
golfe Spencer que par un isthme extrêmement étroit.
Il ne peut pas servir à l’exploration intérieure, parce
qu’il n’a aucune profondeur à une très-grande distance
de ses bords. Rien de plus désolé que ses rivages :
après la saison sèche, ils sont sillonnés par des cre
vasses profondes, et après les pluies ils forment de
longs marécages et des fondrières. L ’eau, en se reti
rant par l’évaporation, dépose une couche de sel étin
celante. D’ailleurs pas la moindre verdure, le paysage
est aussi affreux que celui de la mer Morte. On
ne saurait s’y faire une idée exacte de la perspective
à cause des prodigieux effets de la réfraction et du
mirage. Ce phénomène est tel que, concourant avec
certaines autres circonstances, il a été, dans ces der
nières aimées, la cause d'un débat très-singulier entre
des explorateurs également, sérieux. En 1850 et 1857,
fill
L'OCÉANIE NOUVELLE,
deux voyageurs, MM. Babbage cl Goyder, s’étaient
avancés, après les grandes pluies d’automne, dans la
direction du lac. Au lieu des plages nues qu'avaient
signalées leurs prédécesseurs, ils avaient trouvé de la
verdure, une large nappe d’eau à peine saumâtre, et
dans le lointain ils avaient entrevu de riches prairies.
C’était la terre promise qui devait mener les colons au
cœur du continent, l’ar malheur, il a bien vite fallu
renoncer à ces espérances ; plus tard vint la séche
resse, et on retrouva les plaines désolées qu'avaient
signalées les premiers explorateurs ; la verdure née de
l ’inondation s’était flétrie et desséchée, l'eau de pluie
s’était évaporée, et le lac avait repris toute son amer
tume ; quant aux richesses du sol, aux îles, aux prai
ries, elles n’étaient, selon toute apparence, que le ré
sultat des décevantes illusions du mirage.
Reconnaissant qu'il n'y a décidément rien à espérer
de ce côté, les voyageurs se sont tournés vers la pointe
orientale du lac, et dans les premiers mois de 1S58,
trois corps d'exploration quittaient Adélaïde. Le pre
mier est revenu sans résultat après avoir épuisé scs
provisions ; le second, dirigé par M. Babbage, n’a
trouvé, en errant dans les affreuses solitudes qu’il s'ef
forçait de franchir, (pic des traces du désastre qu’a
vait subi la troisième expédition, composée de trois
T/AUSTUAUE SAUVAGE.
07
voyageurs, MM. Coulthard, Scotl et Brooks. Voici la
partie de la triste dépêche, datée du 16 juin, qui an
nonçait à la colonie que l’amour de la science et des
voyages venait de faire de nouvelles victimes : « ... J ’ai
trouvé le corps de M. Coulthard étendu sous un buis
son ; à quelques pas se trouvaient sa cantine et tout
son équipement. Sur un des côtés de cette cantine en
étain, offrant une surface convexe de douze pouces de
long sur dix de large, le malheureux voyageur avait
gfavé avec un clou ou la pointe de quelque instrument
les mots suivants : « Je n’ai nulle part rencontré d’eau
douce ; je ne sais depuis combien de temps j’ai quitté
Scott et Brooks, je crois que c’est lundi. Après avoir
saigné Pompée pour vivre de son sang, j ’ai pris le
cheval noir pour chercher de l’eau, et la dernière
-chose dont je me souvienne est de lui avoir ôté la selle
et de l'avoir laissé aller jusqu’à ce qu’il n’ait plus eu
de force. Je ne sais combien de temps s’est écoulé de
puis : deux on trois jours? Je l’ignore. Ma langue est
collée à mon palais, et je ne vois plus ce que j ’ ai écrit.
Je sens que c’est la dernière fois que je puis exprimer
mes sentiments... Faute d’e a u ,... mes yeux se trou
blent, ma langue b rû le ,... je n’v vois p lus... Dieu
m ’aide 1. . . »
M. Babbage s’est mis à la recherche des deux com-
08
L'OCÉANIE NOUVELLE,
pagnons do l’infortune Coulthârd. Sous le rapport
scientifique, il n’y a guère lieu d’espérer qu’il soit plus
heureux que ses prédécesseurs ; mais plus à l’est en
core, il y a un autre chemin : c’est celui que la rivière
Murray, avcc«es affluents le Darling, le Lachan et le
Murrumbidgc, ouvre dans l'intérieur. Il ne faut pas
croire cependant que ce chemin soit sur et facile ;
l’embouchure du Murray a longtemps été jugée impra
ticable à cause de la violence du ressac et des basfonds sur lesquels la mer se brise avec fureur. La ri
vière elle-même est obstruée par mille obstacles : ce
sont des bancs do sable, des barrages séculaires formés
de troncs d’arbres entrelacés. Puis, par un phénomène
particulier à ce continent bizarre, telle est l'absorption
du sol ou la force de l’évaporation, que les rivières affluentes n'augmentent pas le volume d'eau du fleuve,
souvent moins considérable au-dessous qu'au-dessus
de sa jonction avec elles. Le Murray a été remonté
pour la première fois en novembre 1853, après la
fonte des neiges sur les Alpes australiennes, par un steamer placé sous les ordres du capita ne T h. Cadell.
Ce n'est pas dans la mer même que ce fleuve débou
che, mais dans un lac appelé Alexandrina, large nappe
d’eau dont l’entrée est difficile et dangereuse, et qui
ne peut en aucune saison porter des bâtiments tirant
I.’ A U S T R A L IE SA U V A G E .
09
plus de cinq pieds. A son entrée dans le lac, et dans
le voisinage de la bourgade de W ellington, qui est bâ
tie sur ses bords, le' fleuve n’a pas moins de deux
cents yards de large et de dix falhoms de profondeur1.
11 ne tarde pas à se diviser et à remonter dans l’est et
le nord-est en plusieurs ramilications parmi lesquelles
ce n’est pas le Murray, mais celle qui porte le nom de
Wakul qui parait la plus considérable. Le volume
d’eau est très-inégal, et ni l’accession du Darling ni
celle du Murrumbidgc ne semblent l ’augmenter. Audessus de leur confluent, le Murray et le Wakul se
contournent, deviennent tortueux et embarrassés. Les
crues de ces rivières sont subites et très-inégales. Sur
les bords s'étendent des pâturages et des terres pro
pres à l’agriculture; des arbres assez grêles, d’essen
ces diverses, poussent le long des ri\cs et dans les
des. Sans produire encore de très-amples résultats,
cette exploration a servi à indiquer (pie les investiga
tions devaient se diriger de ce côté de l'Australie plu. tôt que vers les régions désolées découvertes par
MM. Erre et Sturt au nord du lac Torrens. Les
voyageurs, qui procèdent du nord à l’est, se pro
posent de reconnaître le cours supérieur de ces
Le yard vaut 015 millimètres, et le fathom le double.
70
I. ’ OCÊ ANI E NOUVELLE.
rivières cl de découvrir les régions qu’elles doivent
fertiliser.
Les golfes de Carpcntario et de Cambridge versent
dans la mer qui sépare l ’Australie de la Nouvelle-Gui
née un nombre assez considérable de rivières. La
plupart, malgré les apparences favorables que pré
sentent parfois leurs embouchures, ont peu d'éten
due, et ce n'était pas une petite difficulté que de
discerner, au milieu de l’irrégularité des faits géogra
phiques et physiques qui se produisent dans ce
continent, ceux des cours d’eau au moyen desquels il
sera possible de pénétrer dans l'intérieur. Enfin, dans
dans une exploration qui dura de 1857 à 1845,
M. J . L. Stokes eut le bonheur de reconnaître qu’une
rivière qui débouche dans le golfe de Cambridge, et à
laquelle il donna un nom dont le patriotisme anglais
devrait un peu moins abuser dans l'intérêt de la
clarté géographique, celui de Victoria, est susceptible
d’être remontée par un steamer, et peut, sur un es
pace assez étendu, servir de guide pour une explora
tion intérieure. Peu après, deo 1845 à 1846, un
homme dont le nom se rattache aussi tristement à
l’ histoire des découvertes australiennes que celui.de
Franklin au pôle arctique, Lèichardl, dans un par
cours d’environ deux cents lieues, reconnaissait par
I/lVUSTR ALIE SAUVAGE.
71
terre les eûtes Je l'Australie, de Port-Essiïigton au
nord à la haie Moreton à l’est. En 1848, le même voya
geur se lança de nouveau à la découverte, et, plus
ambitieux celte fois, il résolut de traverser le conti
nent dans tonte sa largeur. Dix années se sont écou
lées depuis son départ sans qu’aucun renseignement
ait éclairci les mystères de sa destinée, soit qu’il ait
péri sous les coups d’un sauvage, ou que la faim et
la soif l’aient lentement tué dans les déserts de sa
ble.
'
Autant poui' reconnaître la rivière Victoria que
pour tâcher d’obtenir quelques nouvelles de cet infor
tuné voyageur, M. Grégory, déjà connu par deux
voxages accomplis dans l’intérieur en 1846 et 1852,
reçut la mission de remonter la rivière aussi loin
(pic possible, et de chercher un chemin qui con
duisit du point le plus méridional du golfe de Carpentarie à la haie de Moreton, d’où Lcichardt était parti
en 1848. L ’expédition, placée sous la direction de ccl.
explorateur, se composait de vingt et une personnes,
parmi lesquelles figuraient des géologues, des bota
nistes et des dessinateurs ; elle emmenait cinquante
chevaux, deux cents moutons, des chariots, des mu
nitions et des vivres en abondance; en outre, une
goëlelle et un schooner devaient seconder ses mouve-
k
VI
L’ OCÈANIE NOUVELLE,
meats, la raviluiller, et, s'il était possible, remonter
le Victoria. Cette expédition, divisée en deux corps,
partit, le 2a septembre 1855, du cap qui dessine* son
extrémité septentrionale l’embouchure de la rivière.
L’extrême chaleur, les fatigues de la marche et sou
vent le défaut de pâturage firent tout d’abord périr
un grand nombre d’animaux ; quelques-uns lurent
aussi la proie des alligators qui pullulent dans les moin
dres cours d’eau de cette côte. Des avaries subies par
le schooner au milieu des récifs et de6 bas-fonds qui
obstruent la rivière retardèrent l’expédition, si bien
que ce fut seulement vers la lin d’octobre qu’elle at
teignit la chaîne des montagnes à laquelle M. Stokes a
donné son nom, Stokes-Rantjes, et qui marque le
point extrême atteint par ce voyageur. Une succession
de plaines boisées, de riches pâturages et de plateaux
sablonneux coupés de blocs de grès quelquefois énor
mes, et de chaînes demontagnes d’une médiocre hau
teur, tel était l’aspect général du paysage, suivant que
la région était arrosée ou privée d’eau. Les deux der
niers mois de l’année furent employés à une excursion
le long de la vallée du Victoria.
Rien d’inégal et de bizarre comme les rares lleuvcs
de l’Australie : le Victoria coulait, entre des berges
énormes, à neuf cents pieds au-dessous des hauteurs
L’ AUSTRALIE SAUVAGE.
73
<|iii dessinent sa vallée, et les déchirures que ses eaux
avaient tracées sur leurs lianes durant ses inondations
pénodiques accusaient un changement de niveau de
cent pieds. En se retirant, elles avaient fécondé le
sol, qui s’était couvert de riches pâturages. A l’époque
de l’année où l'observait M. Gregory, le fleuve com
mençait à grossir; chaque jour amenait une crue
énorme, et les voyageurs se retirèrent devant son dé
bordement. Le point extrême auquel M. Gregory par
vint sur les bords du Victoria approche du dix-sep
tième parallèle. Quant au schooner, ses avaries ne lui
permirent pas de remonter au delà de trente milles.
I,’expédition ne borna pas toutefois ses travaux à cette
incomplète reconnaissance : en continuant à se di
riger droit dans le sud, à travers des plaines im
menses où pousse par places inégales, au milieu d’un
sable rougeâtre, une herbe rare et maigre, et après
avoir contourné des chaînes de collines de grès et de
granit, les voyageurs parvinrent à une plaine cou
verte d'herbes et de roseaux qui annonçait l’approche
d’un nouveau cours d'eau. En effet, ils ne tardèrent
pas à atteindre, vers le 18e degré de latitude sud, une
rivière assez considérable (pii, après quelques détours
vers le nord, les conduisit brusquement au sud-ouest.
La rive droite en était fertile et animée par une végé5
71 ‘
L'OCEANIE NOUVELLE.
talion abondante, tandis que la rive gauche, sillonnée
de longues collines de grès, ne montrait au milieu de
buissons et de broussailles que de maigres arbiiltes.
Cette rivière, à laquelle les voyageurs ont donné le
nom de Sturt-Creek, et qu’ils ont suivie sur un espace
de trois cents milles, se perd dans une suite de lacs
salés à demi desséchés, qui s’en vont peut-être re
joindre par une série d’autres lacs le lit du Torrens, à
cent ou deux cents lieues de là.
Vainement M. Gregory et ses compagnons tentèrent
de pénétrer au delà des lacs; à partir de ce point, le
désert commençait dans toute sa sauvage horreur :
plus d’herbages, des collines de grès, des plaines où
les coquilles mêlées au sable attestaient le long séjour
des eaux. L’expédition dut songer au retour; elle avait
dépassé de vingt minutes le vingtième parallèle au
sud de l’équateur. Elle revint à travers des région»
voisines de celles qu’elle avait traversées, et présen
tant, la même physionomie alternative de sables et de
prairies. Elle se retrouvait à son point de départ en
mai T806. La fin de Tannée fut consacrée à une ex*
ploration dans le sud-est; M. Gregory suivit en partie
l’itinéraire tracé par Leichardt dans son voyage de
1845, le long de la côte nord et nord-est; il reconnut
la rivière Albert, plusieurs autres de celles qui, cou-
L’ AUSTRALIE SAUVAGE.
75
lant du sud au nord, se déversent dans le golfe de
Carpentaria, et atteignit à la lin de novembre les éta
blissements les plus septentrionaux de la NouvelleGalles du Sud, d’où il gagna la baie Moreton, puis
Sydney.
Le résultat le plus net de cette longue exploration
était de démontrer une fois de plus qu’il ne faut guère
espérer franchir en ligne droite l’Australie; on est
arrêté à une certaine distance des côtes par d’im
menses déserts; les rivières ne peuvent pas être d’un
grand secours à cause de l’inégalité du volume de
leurs eaux, des obstacles qui entravent leur cours, et
aussi parce qu'elles se perdent dans des lagunes ou
même dans les sables. Toutefois les rivages sont fer
tiles au nord comme au sud, cl une partie de la vallée
du lleuve Victoria, avec ses terres cultivables et ses
abondants pâturages, petit devenir le foyer d’un éta
blissement qui aura pour se développer une immense
lisière de terres fertiles le long de la mer. D’une autre
part, à mesure qü'on s’avance dans le nord-ouest, les
cours d’eau se multiplient, et avec eux la végétation.
11 semble qu'il y ait là, entre l’extrémité orientale du
golfe de Carpentaria, la rivière Murray et ses affluents,
àu nord et à l'oiiest de la Nouvelle-Galles et de la co
lonie de Victoria, tine vaste portion dit sol d e J’Aüs-
70
L’ OCÉANIE NOUVELLE,
tralie qui puisse entrer, en partie du moins, dans le
domaine de la colonisation, et c’est sur ce point que
doivent se concentrer désormais les efforts des voya
geurs anglais.
C’est en effet cette région que l ’infatigable Gregory
a choisie pour le nouveau théâtre de ses efforts, et il
parait que ses recherches ont été couronnées cette
fois d’un plein succès. Des renseignements parvenus
à la Société géographique de Londres domicilia espérer
qu'en suivant la rivière Victoria du major Mitchell,
qu’il faut bien distinguer de celle qui se jette dans le
golfe de Cambridge, il aurait pu reconnaître tout ce
réseau de rivières dont nous ne tenons jusqu’ici que
des fragments incomplets, trouver des communica
tions les reliant entre elles, et ouvrir à l’exploitation
des squatters et des settlers de nouveaux et vastes
domaines.
Pour compléter la série des récentes explorations
dont l’Australie vient d’être le théâtre, il nous reste
encore à dire quelques mots d’une tentative faite pour
la percer par l'ouest. En 1854, M. II. Austin est
parti de Northam, sur la rivière des Cygnes, avec le
projet de gagner Shark-lîay et la rivière de Gascogne,
sur le vingt-cinquième parallèle. 11 n’a pas pu réaliser
complètement ce programme; après une exploration
L’AUSTRALIE SAUVAGE.
71
qui a duré de juin à novembre, il a dû s’arrêter cin
quante lieues plus au sud et revenir par la rivière Mur
chison. Partout dans son trajet il avait rencontré des
plaines sablonneuses, des lacs salés, des montagnes
de médiocre hauteur, puis çà et là, avec quelques
maigres filets d'eau douce, un peu de végétation et
des prairies.
Telle est donc dans son ensemble la condition pré
sente de l’Australie : des régions centrales arides et
désolées, presque inaccessibles, et créées, à ce qu’il
semble, pour une éternelle solitude ; dans l'est, des
contrées plus heureuses qui commencent à se laisser
pénétrer, enfin partoutdes rivages fertiles, industrieux,
bruyants comme les deux bords de l’Atlantique, et
sur lesquels une jeune Amérique paraît grandir.
C’est en partie à l’existence et à la découverte des
gisements aurifères que l ’Australie doit l’immense
développement qu’y a pris la colonisation; mais nous
allons voir à côté d’elle, dans la partie de l ’Australie
qui répond à nos antipodes et qui rappelle dans l’hé
misphère sud les climats de TAngleterre et de la
France, d’autres vastes régions, la Tasmanie et la
Nouvelle-Zélande, dénuées des ressources de l'or,
atteindre, avec le seul secours de l’agriculture et du
commerce, à une non moins étonnante prospérité.
CHAPITRE IV
NOS A N T I P O D E S
L'Angleterre remplit aujourd'hui iï l'égard de la Nouvelle-Zélande un
rôle analogue à celui que Home tint jadis vis-à-vis d'elle. — Idée
que les sociétés primitives se firent du globe. — Les hommes dé
couvrent la sphéricité de la terre. — Conséquences de cette décou
verte. — Idées cosmographiqucs du moyen âge.
A l’époque où Tacite écrivait ses Annules, la Bre
tagne était, vers le nord, l’extrême limite du monde.
Si alors on demandait aux hommes qui étaient le plus
curieux de science et de voyages ce qu’il y avait au
delà de cette terre hnuneuse, ils répondaient par
quelques noms vagues auxquels s’attachaient des idées
plutôt fabuleuses que précises. Dans la Bretagne
NOS ANTIPODES.
70
même, où César avait posé son pied, où les légions re
paraissaient presque à chaque règne, la toute-puis
sante Rome taisait quelques essais d’établissement,
mais elle ne réussissait guère, et ne prévoyait point
que les habitants de cette île dussent jamais participer
à son industrie et à ses lumières, car ils étaient fa
rouches, belliqueux, et ne craignaient pas de verser
sur leurs autels le sang des captifs. Eh bien, cette
Bretagne inculte, patrie de barbares que n’effrayait
pas le sang humain, n’a pas seulement colonisé^ le
monde et fondé partout des empires : jouant à son
tour le rôle que Rome remplissait vis-à-vis d’elle, elle
essaye de porter la vie' à des régions qui gisent bien
réellement aux contins du monde, aux antipodes, dans
ce groupe de la Nouvelle-Zélande où subsistent les
dernières grandes tribus de sauvages belliqueux et
s’abreuvant de sang humain. Pour que ce coin de
l’empire romain, qui semblait voué à la barbarie, de
vint à son tour un foyer de civilisation, il a suffi de
quelques siècles à l’histoire; mais dans cette période
de temps la forme de la terre n’a été déterminée, les
diverses parties n’en ont été connues qu’à la suite de
longues études et de recherches réitérées. Des vérités
qui nous semblent simples et faciles, parce qu e ous
les contemplons du haut de la science que nos prédé-
80
L’OCÉANIE NOUVELLE.
cesscurs nous ont acquise, ont passé par bien des vi
cissitudes avant de prévaloir, et elles ont eu de
longues heures d’obscurcissement et d’oubli. Aujour
d’ hui que, dans leur pleine possession du globe, les
sociétés civilisées ne se bornent plus à tourner vers
les régions les plus lointaines un regard furtif et cu
rieux, peut-être, avant d’étudier l ’occident de l ’Eu
rope transportant à ses pieds, sous un autre ciel, ses
habitants, son industrie, sa fécondante activité, ne
sera-t-il pas sans intérêt et sans opportunité de jeter
en arrière un rapide coup d’œil sur les théories plus
ou moins judicieuses qu’imagina l’antiquité relative
ment aux antipodes, et sur les systèmes naïfs ou bi
zarres que lui opposa l’ignorance du moyen âge.
Lorsque l’homme des sociétés primitives commença
à détourner scs regards de lui-même pour les porter
sur la création, dans son inexpérience de tout ce qui
l’environnait, il s’abandonna aux vaines apparences,
et imagina un monde fait aux proportions de sa poli
tesse. La Grèce, qui nous a transmis par la pqésic scs
premières idées cosmographiques, se représentait la
terre comme un grand disque séparant deux voûtes
hémisphériques; l’une, qu'illuminaient les astres, était
le ciel; l’autre en dessous, froide et sombre, était
le Tartare. Autour du disque terrestre courait le
NOS ANTIPODES.
81
fleuve Océan, profond, rapide, tournant sur lui-même,
d'où sortaient à l’orient le soleil, la lune et les étoiles,
pour s’ y replonger à l’occident. Au delà de ces limites
cessait la lumière, et c'est là que se trouvait le séjour
des morts. De telles notions ne pouvaient suffire à des
esprits observateurs. Dieu des hypothèses furent
émises : la terre était un cube, un cylindre, une mon
tagne dont la base plongeait à l’infini dans la mer.
Enfin un marin, en naviguant de Grèce en Égypte,
remarqua que les étoiles du nord s’abaissaient et que
de nouvelles étoiles apparaissaient dans le sud, et il
s’écria : La terre est ronde !
Cette découverte, qui peut remonter à Thalès ou à
Pythagore, ouvrit le champ à de nouvelles conjectu
res. Si la terre est une sphère, quelle en est la circon
férence? Qu’y a-t-il à l’autre bout de son diamètre?
Et comme les sciences marchaient d’un pas plus lent
que l'imagination, Platon crut à une sphère immense
où la Méditerranée n’était qu’une baie imperceptible;
puis Aristote, tout en la diminuant, lui donna deux
fois encore son volume. Ces hommes de génie ne fai
saient plus, comme les peuples enfants, du lieu de
leur habitation le centre du monde, et ne se croyaient
plus l’unique objet de la création : leur pensée s’éten
dait au delà de l’horizon qu’embrassaient leurs yeux,
5.
82
L’OCÉANIE NOUVELLE.
et les anciens préjugés commençaient à faire place à
tic plus pardonnables erreurs.
Cependant savants et voyageurs étaient à l’œuvre.
Les uns, par la comparaison des ombres solaires, s'ef
forcaient de mesurer le globe; les autres s’aventu
raient au delà des colonnes d’IIercule, pour jeter un
regard curiedx sur le inonde. Dans le premier siècle
de l’ère chrétienne, au temps de Strabon, la sphère
terrestre est partagée en cinq zones : l'équateur brû
lant, une double ceinture de glaces aux pôles, deux
zones tempérées. Si le monde est sphérique, une con
séquence doit en résulter, devant laquelle Strabon ne
recule pas : c’est qu’en partant de la Bretagne ou de
l’ibérie, et en s’avançant droit devant lui, le naviga
teur doit arriver aux Indes. De plus, dans la zone tem
pérée méridionale, est-il invraisemblable qu’il y ait des
habitants? Strabon ne le pense pas; seulement ces
habitants, sans communication avec les régions que
nous habitons, doivent différer de nous.
Telle est, sous forme d’induction, la première men
tion de ce monde austral, peuplé par les Zélandais,
par les Mélanésiens, par des hommes en effet si dis
semblables des peuples de la Grèce. Poniponius Mêla
affirme leur existence : il les appelle les habitants de
l’autre terre, anüchthones, comme aujourd’hui nous
NOS ANTIPODES.
ST
les appelons les hommes qui vivent sous nos pieds les
antipodes. En ce temps-là, il y a dix-huit siècles, si
les terres du monde austral étaient peuplées, comme
il est vraisemblable ; si les sauvages qui se sont ré
pandus dans la Nouvelle-Zélande et dans l’Australie
avaient accompli leurs migrations et leurs mélanges,
ils devaient être incultes comme aujourd’hui, et de
même se repaître de chair humaine. Ce n’était pas là
pourtant ce qu’inventait le génie grec : dans ces ré
gions, séparées des pays connus par le soleil, quel
ques tronçons de fables et de légendes nous permet
tent de supposer que la Grèce plaçait, comme dans
Thulé, comme chez les llyperboréens, le séjour des
bienheureux. Aux fatigues d’une incessante activité
les poètes opposaient, connue image du bonheur, le
repos et la facile abondance. C’est ainsi que l’esprit
humain conduit toujours son réveau delà des réalités,
et embellit ce qu’il ne connaît pas. Les traditions
confuses qui se rattachent aux antiques déplacements
de nos pères nous racontent de même qu’en descen
dant. des plateaux de l'Asie, ils s’en venaient vers l’Oc
cident chercher des terres fortunées. Pour nous, les
régions de l'Inde, où naît le soleil, ont été jadis cette
terre d’abondance et de prospérité que l'homme place
vers des horizons qui reculent toujours; là, dans les
•
Si
1,’OCÊANIE NOUVELLE.
croyances du moyen âge, était situé le paradis, et
la Grèce elle-même, aux plus beaux jours de son
existence, cherchait l'idéal du bonheur dans des
régions qu’habitaient en réalité la barbarie et la mi
sère.
Un siècle après Strabon et Mêla, la science de la
terre faisait un grand progrès avec Ptoléméc, et la
géographie mathématique donnait une base certaine
aux découvertes des voyageurs. On pourrait croire
qu’à la suite de cet homme, en qui se résume la science
géographique de l’antiquité, la connaissance du globe
va multiplier ses progrès; mais les Barbares envahis
sent le monde, le moyen âge abandonne les conquêtes
des anciens, la terre n'est plus ronde : la géographie
ne sait plus invoquer que les témoignages de Moïse,
du roi David et des Pères de l’Eglise. Le moine égyp
tien Cosmas, que ses lointains voyages ont lait surnom
mer Indicopleustès, s’applique à démontrer que
croire la terre sphérique est une hérésie. Le seul sys
tème qni puisse concilier les apparences, l’Ecriture
sainte et les récits des voyageurs, le voici : la terre
est une plaine oblongue entourée d'une muraille sup
portant la voûte de cristal que nous appelons firma
ment. Au delà roule le cortège des constellations, et
le soleil circule à l’intérieur autour d’une haute
NOS ANTIPODES.
85
montagne qui produit les alternatives du jour et de
la nuit. Ce beau système n'obtient pas une approba
tion unanime. Le moine anglais Bède le Vénérable
imagine bientôt que la terre est placée au milieu du
monde comme le jaune au milieu de l’œuf; elle est
enveloppée d’eau comme le jaune est enveloppé de
blanc; puis vient l'air, qui en est comme la mem
brane, et le l'eu comme la coquille. Avec sa com
paraison étrange, celui-ci i’ait du moins un retour
vers la sphéricité. Virgile de Saltzbourg va plus loin :
il suppose un hémisphère austral avec des habitants,
un soleil, une lune, des saisons, tout un autre
monde ; mais l’Église jugea qu’il louchait à l’hérésie.
C'est, ainsi qu’au fond de leur retraite monacale
nombre d’hommes, obéissant aux instincts de curio
sité rpii ont toujours animé l’Occident, s’efforçaient
de pénétrer l’ordonnance de la terre. Seulement, dé
tournés de la voie scientifique, lente et certaine, sur
laquelle l’antiquité restait délaissée, dépourvus des
notions qui auraient pu diriger leur raisonnement,
tremblant de ne pas concilier leurs systèmes avec les
Écritures, ils cherchaient au hasard et croyaient, dans
leur présomptueuse ignorance, tout régler par quelque
bizarre invention. Vers le commencement du neu
vième siècle, un de ces moines, le plus ignorant peut-
4
chapitre y
Rapports physiques de lu Tasmanie avec l’Australie méridionale. —
Son climat. — Sa physionomie. — Launceston et IIobart-Town.
— Trajet entre ces deux villes. — Extermination des indigènes.
— Les convicts. — Port-Arthur. — Emancipists cl free men.
La Tasmanie se rattache entièrement par sa consti
tution physique à la partie orientale de l'Australie,
et la chaîne de montagnes qui la parcourt n’est que
la continuation de la longue cordillère des MontagnesBleues. La nature, dans ses convulsions, a hrisé un
des anneaux de cette chaîne, et, livrant ainsi passage
au courant d’eau que nous appelons le détroit de
Bass, elle a isolée la Tasmanie de la Nouvelle-Hollande.
üt>
L'OCÉAN 1E NOUVELLE,
de la culture du sol et de l’exploitation des bois ; mal
heureusement les bras Tout defaut : les mines de l’Au
stralie, qui ont rendu à la Tasmanie le service de la
débarrasser de la plus grande partie des convicts qui
l'infestaient, ont aussi enlevé beaucoup d'hommes
exercés au travail de la terre. Telle est la pénurie de
bras pour l’agriculture, que le gouvernement colonial
offre des primes à l'immigration : vingt livres pour
les adultes du Royaume-Uni, seize pour les autres Eu
ropéens; pour un enfant de trois à quatorze ans, dix
livres, et huit pour l'enlant au-dessous de trois ans.
Eu 1854, la Société d’immigration a envoyé en Écosse
un agent avec trois mille cinq cents livres pour en ra
mener cinq mille travailleurs.
Pendant une assez longue période de temps, l'ha
bitation des fermes ne fut pas sans danger; Pile était
alors un théâtre de meurtres et de brigandages pres
que continuels. Avant de disparaître, les derniers in
digènes, race plus forte et plus vaillante que celle de
l’Australie, ont exercé sur les blancs, qui les poursui
vaient comme des bêtes fauves, plus d’une sanglante
représaille; il a fallu pour les réduire une guerre qui
n’a pas duré moins de sept semaines en 1831). Ce fut
une guerre sansTnerci : tout noir indistinctement était
un but pour le fusil du squatter et du fermier, mais
LA TASMANIE.
07
aussi quelques-uns de ces malheureux parvenaient-ils
à se saisir d’un colon, ils le mettaient en pièces, et si
dans la nuit ils surprenaient une ferme, les femmes,
les enfants, les animaux même étaient égorgés. A la
faveur du désordre résultant de cette lutte incessante,
des convicts évadés, réunis en bandes peu nombreuses,
menaient dans les bois une vie à demi sauvage, et
portaient partout le ravage et la terreur. Noirs et blancs
tombaient également sous leurs coups : poursuivis, ils
avaient derrière eux de vastes espaces pour la re
traite, de véritables expéditions militaires étaient sou
vent le seul moyen de les disperser. Enfin l’ilc s’esL
débarrassée de ce double fléau : attirés par le bruit
de l’or, les bandits ont franchi le détroit, comptant
trouver le long des routes par où l'on revient des pla
ç a s de plus amples profits. Quant aux pauvres indi
gènes, presque anéantis, traqués dans leurs forêts, ils
ont écouté les propositions de quelques missionnaires;
les derniers survivants ont consenti à gagner IlobartTown, d'où ils ont été transportés dans les îles Flin
ders, petit groupe séparé de la Tasmanie septen
trionale par le détroit de Banks. C'est là que, déportés
au nombre de trois cent dix, hommes, femmes et en
fants, les derniers de cette race déshéritée par la
nature et persécutée par les blancs se sont éteints dans
c
98
L’OÈCAN IE NOUVELLE,
la misère. La colonie a enfin conquis par ce terrible
moyen une tranquillité suffisante, sinon absolue. On
peut aujourd'hui juger de sa prospérité par le nombre
de villages, de maisons de plaisance qui se pressent
dans les environs d’ïïobart-Town, sur les bords des
rivières et des moindres cours d’eau affluents du
Derwent.
Du côté de la terre, on arrive à la capitale par un
vallon étroit, enfermé entre deux rangées de hauteurs
assez peu escarpées pour être parfois en culture, et
offrant les lignes les plus variées ; puis on franchit
sur le Derwent un pont qui n’a pas moins d’un demimille de long. Le spectacle, à mesure qu’on avance,
devient plus magnifique : à gauche, le mont Direction
dresse sa tète abrupte et solitaire; à droite, le mont
Wellington projette sa masse énorme. Primitive
ment on l'appelait Table-Mount. Le sommet, en
tièrement plat, se présente en effet, de loin comme
une table gigantesque; c’est un plateau de plusieurs
milles d’étendue, qui termine brusquement line chaîne
de hautes montagnes. Du côté de la ville, il finit à
pic par un précipice de près de 1,50ü mètres, cl
ouvre aux yeux une perspective de quarante milles
dans Pile et sür l'Océan. De toittes parts se dressent de
gigantesques colonnes de basalte^ parfois si régulières
LA TASMANIE.
LO
qu’on les croirait taillées par la main de l’homme, et
d’énormes débris gisent entassés comme une image du
chaos. De l’autre côté du Derwent se dessinent des
montagnes moins abruptes, chargées de bois et de
cultures, du milieu desquels se détachent de jolies
villas. Au pied incme du Wellington, sur des émi
nences d’où l’œil domine encore le cours de la rivière,
apparaissent les premiers établissements et les mai
sons de la ville. La pierre qui a servi à les construire
est belle et abonde aux environs ; les rues sont larges,
bien pavées ; on y trouve de somptueux magasins et
de beaux quais. Le port peut contenir cent soixantequatorze bâtiments : la population dépasse vingt-troismille âmes. Enfin, outre la yazette du gouvernement,
cinq journaux bihebdomadaires sont publiés à IlobartTown. Des bâtiments de cent tonneaux seulement peu
vent remonter leDerwenl jusqu’à New-Norfolk, petite
ville récente, mais déjà industrieuse et prospère, qui
est située dans une belle position, à vingt et un milles
de la capitale. New-Norfolk est renommée pour les
magnifiques forêts d’érables et de pins qui l'envelop
pent et s’étendent jusqu’aux bords de la rivière à la
quelle l’officier français linon a laissé son nom lors
du passage du contre-amiral d'Entrecasteaux. A par
tir de ce point, le Derwent, qui jusque-là était large
100
L ’ O C É A N IE N O U V E L L E .
.
•
et bordé de plaines magnifiques, prend un aspect
inégal et torrentueux.
La société d’Hobarl-Town parait se ressentir beau
coup de son origine. Le mélange des anciens convicts
a exercé sur ses habitudes une fâcheuse influence, et
les touristes anglais se plaignent de n’y rien retrouver
du calme et de la politesse de la métropole. Un mou
vement continu, du bruit, de l'intempérance, quelque
chose de la rudesse, pour ne pas dire de la grossièreté
des mœurs américaines, tels en sont les caractères.
On y discute sans cesse, et avec une ardeur qui ne se
lasse jamais, des questions ardues et irritantes. 11 y a
quelques années, c’était Y émancipation , aujourd’hui
c’est la transportation.
En 1805, l ’Angleterre jeta sur l’ilc ses premiers
condamnés; l’année suivante, elle bâtit Uobarl-Town.
Peu à peu la geôle devint une ville; des employés du
gouvernement, quelques colons y constituèrent une
classe d’hommes libres, freem en, comme ils s'appel
lent avec un orgueil qui blesse profondément les au
tres. Les condamnés libérés et rentrés dans le sein de
la société, mais avec une tache originelle, forment
au-dessous une couche d’année en année plus large,
d’où provient la majeure partie de la population ac
tuelle. Enfin les convicts composent une troisième
LA TASMANIE.
101
classe, qui naturellement est tout à fait distincte des
deux autres. Voici quel a été à leur égard le système
employé dès l ’origine, lequel est encore en vigueur :
en arrivant dans la colonie, ceux d’entre eux qui ont
les moins mauvais antécédents, ou dont la conduite a
été la meilleure pendant la traversée, sont assignés
comme serviteurs aux colons. Ceux-ci leur doivent la
nourriture, le vêtement, le coucher et des soins hy
giéniques. 11 est interdit de leur allouer aucune rétri
bution, leur ration journalière est fixée légalement;
en outre, les maîtres donnent, si cela leur plaît, à
ceux dont ils sont contents, du thé, du sucre et du
tabac. Les heures de travail sont également réglées.
Tous les ans, les maîtres sont tenus d’adresser à l'ad
ministration un rapport circonstancié sur le travail et
la conduite des convicts à leur service. Le règlement
porte aussi qu’ils doivent tendre de tout leur pouvoir,
par l’exemple et les conseils, à l’amélioration morale
de ces hommes : le dimanche, il faut les conduire à
l'église, ou, si la distance pour s’y rendre est de plus
de deux milles, leur lire des prières et leur faire une
exhortation chrétienne.
11 y a une catégorie de condamnés qui jouissent de
plus de liberté, ceux qui, au bout d'un certain temps
de travail chez les colons ou dans les ateliers du gouG.
102
I.’ O CÉ A N I E NOUVELLE,
vernement, onL obtenu le laissez-passer, ticket o f
leave. Ouvriers ou cultivateurs, ils emploient leur
temps à leur profit ; placés sous la surveillance île la
police, ils sont seulement tenus île répondre à un ap
pel que fait le magistrat à l'église tous les dimanches.
Voici à quelles conditions s’obtient cette faveur : selon
la durée de la peine, fixée à cinq, sept, quatorze an
nées, ou enfin pour la vie, le condamné doit servir
pendant quatre, cinq, six et huit années. Les indivividus dans cette condition n’ont pas le droit d’acqué
rir des propriétés, et ils ne peuvent ni poursuivre ni
être poursuivis en justice, beaucoup d'entre eux se
font constables et surveillants. Délivrés des obliga
tions du ticket par l'expiration de leur peine, ils ren
trent dans la jouissance de tous les droits civiques,
et nombre de convicts, leur crime expié, ont acquis
de grandes fortunes. Plusieurs d'entre eux ou leurs
enfants comptent parmi les plus riches propriétaires
de la Tasmanie. Une ligne de démarcation ne les en
sépare pas moins des freem en; le préjugé subsistant
contre eux est presque aussi fort que celui qui sépare
les blancs des noirs aux États-Unis, et la fille d’un
convict, si gracieuse, si bien élevée, si riche qu’elle
soit, trouve difficilement un mari dans la classe libre
de la colonie.
LA TASMANI E.
103
Les statistiques attestent que parmi les hommes
qui subissent leur peine un quart montre une excel
lente conduite, la moitié une conduite assez bonne,
un huitième des mœurs irrégulières; enlin le dernier
huitième touche à la dernière limite du crime et de
la dépravation. Les femmes sont généralement pires
ipic les hommes : elles vivent à peu près sous la même
discipline; elles sont renfermées dans des maisons de
correction ou allouées comme servantes aux colons.
A Ross, petit village situé sur le Macquarie, affluent
du Tajnar, non loin de Campbcll-Town, entre Laun
ceston cl llobart-Town, il y a un établissement que
l'on appelle le comptoir des femmes, the female fac
tory ; c'est un dépôt considérable dans lequel elles
sont employées à des travaux de diverse nature, en
attendant que les colons viennent choisir parmi elles
des domestiques. L'établissement est bien situé, en
tretenu avec un soin et une propreté extrêmes, et la
surveillance, aidée par l'isolement, y a, dit-on, produitde bons effets. En général, pourtant, les femmes
qui parviennent à jouir des hénéüces du ticket o f leave
alimentent les maisons de prostitution des deux prin
cipales villes, et les autres recherchent toutes les oc
casions de s’enivrer de gin, en dépit des châtiments.
Ces châtiments sont ainsi gradués, selon la gravité
I,'OCEANIE NOUVELLE.
ÎIH
des délits : réprimande, fouet, condamnation à tour
ner la roue d’un moulin pendant un temps-limité,
travaux forcés le jour et emprisonnement solitaire la
nuit, travaux forcés sur les grands chemins, travaux
forcés dans les escouades, envoi à l’établissement pé
nal de Port-Arthur. Outre la réprimande, on inflige
aux femmes des immersions dans l’eau froide, la pri
son, le séjour dans un établissement où elles travail
lent en silence. Pour les convicts employés à la confec
tion des chemins, on dresse des baraques sur le lieu
même des travaux; ils y prennent leurs repas, et y
. sont enfermés le soir par escouades de dix ou douze
hommes, sous la surveillance des constables, et des
sentinelles sont disposées à des intervalles rapprochés
pour empêcher les évasions. A llohart-Town, ils sont
logés dans un vaste édifice, solide construction en
pierre, aux sombres et fortes murailles, et on les em
ploie dans la ville à enlever les immondices et à porter
les fardeaux.
Le fameux établissement, de Port-Arthur, si redouté
des convicts, est situé dans un endroit des plus pitto
resques, à l’extrémité de la péninsule de Tasman, qui
elle-même fait suite à la péninsule de Forestier, au
sud-est de File. Ce point, théâtre particulier des tra
vaux de l’expédition commandée par d'Entrecasteaux,
LA TASMANIE.
105
était on ce temps-là couvert de grandes forêts, vieilles
comme le monde, dontsubsistent encore d'imposants
débris, et sur la plage les indigènes, que ce naviga
teur ne cesse de louer dans sa relation pour leur bien
veillance et leur douceur, venaient durant l’été re
cueillir les coquilles et pêcher le poisson dont ils
faisaient leur nourriture. Aujourd’hui, au milieu des
arbres tombés sous la hache et à côté du long et som
bre pénitentiaire, il y a une exploitation de charbon
de terre. C’est là que se trouve le puits qui, avant la
découverte des couches houillères de Fingal, alimen
tait seul la colonie. 11 a cent quarante mètres de pro
fondeur; le nombre des convicts qu'on y emploie est
considérable ; cependant les évasions sont rares à
cause de la difficulté de vivre dans les bois, et surtout
grâce à des précautions multipliées. On trouve à PortArthur deux établissements distincts : celui des
hommes et celui des enfants. Celui-ci est bâti à une
extrémité de la péninsule que l’on nomme Point-Puer,
il consiste en une série de baraques en bois, complè
tement isolées et gardées par une ligne de constables.
Cinq cents enfants de douze à dix-huit ans y sont
employés dans de nombreux ateliers à des travaux de
menuiserie, de charpentage, de chaussure, etc.; ils
travaillent en silence sous la direction de constables
106
L’OCÉANIE NOUVELLE,
qui se promènent dans les salles, le fouet à la main.
Quelques-uns d’entre eux deviennent, dit-on, de trèsbons ouvriers; mais le ministre chargé de leur édu
cation morale se plaint de n’obtenir auprès d eux que
bien peu de succès.
Dans le pénitentiaire des hommes, il y a de sept à
huit cents misérables, la lie des bandits de l’Angle
terre, ayant subi, pour la plupart, des séries de con
damnations au delà desquelles il n’y a plus que la
mort; aussi ne leur épargne-t-on pas les corrections.
Un officier de notre marine, M. Demas, qui a été re
tenu en Tasmanie par une longue convalescence et
dont le journal abonde en détails intéressants sur
I’ort-Arthur, vit un jour fouetter un de ces miséra
bles. « Je me trouvais par hasard, dit-il, dans la cour
de la prison au moment où on allait fustiger un co?ivict que l’on venait de reprendre dans les bois après
une évasion de plusieurs jours; il était condamné à re
cevoir quatre-vingt-dix coups sur les reins. L’exécu
teur, armé du terrible cat, fouet à neuf branches
grosses comme des lignes d’amarrage, frappait à tour
de bras ; chaque branche laissait sur les chairs un
sanglant sillon. Je n'eus pas le courage de supporter
cet affreux spectacle : cet homme endurait son sup
plice sans pousser un cri ; seulement à chaque coup
LA TASMANIE.
107
tout son corps se tordait, et les muscles de sa figure
se contractaient d’une manière hideuse. »
Les évasions sont extrêmement rares. A Port-Arthur
cependant, un jour six détenus se saisirent d’une
barque et disparurent; on n’en a jamais entendu re
parler, il est probable qu’ils ont chaviré en pleine
mer. D'autres parvenaient à s’enfuir dans les bois ;
mais ils y menaient une vie si misérable, que le plus
souvent il leur fallait revenir. Deux ou trois néanmoins,
surmontant tous les obstacles, se sont faits'les chefs
de ces bandes déprédatrices qui ravageaient file au
temps de la dernière guerre contre les indigènes.
Pour sortir de la péninsule, le convict qui est parvenu
à s’évader de la prison et à tromper les postes de con
stables et la ligne de sentinelles a un terrible pas à
franchir : c’est l’isthme qui joint entre elles les pres
qu’îles de Tasman et de Forestier. Cet isthme est une
langue de sable étroite que l'on s’est avisé de couper
par une ligne de chiens furieux; leurs chaînes sont
juste assez longues pour leur permettre de se flairer
le museau ; le malheureux qui tente de franchir cette
formidable barrière est mis en pièces. Le long des
grèves, on a placé à des distances rapprochées, sur
des pilotis, des niches dans lesquelles sont établis
d’autres chiens qui, en cas d’évasion, donnent l'alarme
108
L ’ O C E A N I E NOUVEL LE.
aux sentinelles échelonnées sur le rivage, cl la mer
déferle au large avec trop de force pour (jju’un homme
puisse se hasarder sur les récifs.
La façon dont sont traités les convicts, l’obligation
qui leur est imposée de travailler gratuitement chez
les colons, bien plus encore, le mépris qui les suit
lorsqu’ils sont rentrés dans la vie régulière, tout le
système en vigueur et les préjugés qui en sont la con
séquence inséparable n’ont cessé de provoquer l'indi
gnation de la classe d’hommes que l’on emancipists,
laquelle se compose de libérés, de leurs enfants et de
leurs petits-enfants. Ils n'ont cessé de provoquer des
réformes : durant de longues années, les feuilles loca
les ont retenti de leurs plaintes et quelquefois de leurs
menaces; mais que faire'! Ils auraient bien pu réclamer
en vain pendant longtemps encore ; contre des préju
gés enracinés par l’usage et entretenus par une con
tinuelle importation de malfaiteurs, il n’y a ni législa
tion, ni actes administratifs qui puissent quelque
chose. Enfin un fait impatiemment attendu est venu
donner, avec un luit plus précis, une nouvelle force à
ces demandes : c’est la suppression de la transporta
tion à Sydney. La Tasmanie ne cesse depuis 1840 de
solliciter la même faveur; pourquoi la lui refuseraiton? S’en est-elle montrée indigne? llobart-Town mé-
109
LA TASMANIE.
rite-t-elle moins d’égards que Sydney? La plus belle
terre du monde doit-elle toujours être souillée par le
contact des bandits? Les emancipists se sont jetés
\
avec ardeur dans cette voie de nouvelles réclamations :
ils n’auront plus sous les yeux des misérables rappe
lant toujours par leurs présence et leur condition une
origine détestée ; peu à peu ils se confondront dans la
foule des honnêtes gens, émigrants libres affluant de
l’Angleterre, lis ont conquis des partisans et de nom
breux auxiliaires dans la classe des free men, en géné
ral peu satisfaits de voir la métropole se décharger de
scs malfaiteurs sur la Tasmanie; mais ils ont aussi,
dans la colonie même, des adversaires opiniâtres. Et
les ponts, les chemins, les édifices, qui les a bâtis? La
Tasmanie tout entière est due à la transportation :
faut-il la priver de cette ressource au moment où les
bras manquent à la terre et à tous les travaux, à tel
point fpie l'administration dépense en primes des
sommes énormes sans se procurer un nombre suffisant
de travailleurs?
Voilà où en eslla question. Toutefois les emancipists
prennent le dessus; les convois de condamnés se diri
gent aujourd’hui plutôt vers Perth que du côté d’IIobart-Town. La Tasmanie échange en ce moment sa
condition de colonie pénitentiaire contre celle de co-
I,os indigenes. — Leur hostilité contre les étrangers — Aventures
du matelot Rutherford. — Anthropophagie. — Idées religieuses
des Nouvcaux-Zélandais. — Supériorité de ces indigènes. — Colo
nisation anglaise. — Divisions administratives. — Auckland et les
principales villes. — Caractère particulier de la colonisation néozélandaise. — Produits naturels. — Grand avenir de la NouvelleZélande.
C’est dans la Nouvelle-Zélande que subsistent les
derniers des saUvages belliqueux^ énergiques datis
leur hostilité contre les Européens et franchement
cannibales. Que je te dévore la tête! Mange ton père !
telles sont leurs imprécations familières. Alt surplus^
il suffit de jeter les yeux sur les dessins l'apportés par
112
L ' O C É A N I E NOUVEL LE.
Polack ou par quelque autre des nombreux visiteurs
de la Nouvelle-Zélande pour saisir toute la différence
qui sépare des autres populations océaniennes les
énergiques Polynésiens de ce groupe. Leur grande
taille, leurs membres agiles et musculeux, de couleur
cuivrée, leur visage allier et farouche, au nez droit,
aux pommettes saillantes, aux lèvres surmontées de
longs poils, le tatouage qui sillonne leur front et leurs
joues, leurs colliers d’os, leurs cheveux relevés en
touffe et chargés de plumes, leur fière démarche sous
leurs nattes de phormium, tout en eux indique la har
diesse et la férocité. On leur croirait quelque parenté
avec les Peaux-Rouges plutôt qu’avec les races molles
et craintives de l ’Australie. Eux-mêmes se donnent le
nom de Maoris, qui a la signification à'autochthones
ou indigènes, et ils ne paraissent avoir gardé aucun
souvenir des lieux qu’ils ont pu habiter avant de s’être
fixés dans l’archipel zélandais.
Aujourd’hui il faut distinguer entre les Zélandais
des côtes et ceux de l’intérieur. Ces fiers sauvages
n’ont pas plus que les autres échappé aux désastreux
effets du contact avec les matelots, et là, comme en
tant d’autres régions, l’Europe, en transmettant au
sol l’activité qui lui est propre, menace d’en éteindre
les habitants. Autrefois les chefs qui abordaient les
I,A N O U V E L L E - Z É L A N D E .
Hâ
bâtiments européens se faisaient suivre de quelques
femmes esclaves qu'ils livraient aux équipages ; au
jourd’hui ils prostituent leurs fdles et leurs femmes
pour un couteau ou un verre d’eau-de-vie. Les liqueurs
les ont dégradés : ils ont échangé leurs nattes de phor
mium riches et artistement tressées contre des haillons
de laine ou d’indienne; leurs allures et leur industrie
native portent, comme leur costume, les tristes em
preintes de leur dégradation; mais ils n’auront pas
succombé sans résistance : les Européens ont chère
ment payé la possession des rivages, et de loin en
loin quelque sanglante catastrophe vient encore jeter
l’épouvante au sein des colonies anglaises.
Dès le premier jour, les relations entre les indigènes
et leurs visiteurs curent un caractère hostile. Tasman
quittait les terres de Van-Diémen quand il accosta,
en décembre 1642, un rivage également inconnu. Ses
canots, envoyés à la découverte, revinrent suivis de
pirogues longues et étroites, réunies deux à deux,
ornées sur les bords et aux extrémités de riches et
bizarres sculptures, manœuvrées à l’aide de pagaies
longues de deux mètres, et montées par un nombre
d’hommes variant de douze à quarante. Indigènes et
Européens s’observèrent avec défiance et curiosité;
les premiers sonnèrent de la conque marine, les autres
.
IU
L ’ O CE ANI E NOUVEL LE.
répondirent avec la trompette. On était ainsi dans
une sorte d'indécision; les sauvages refusaient d’ap
procher, quand Tasman, qui avait deux bâtiments,
détache de l'un vers l’autre un canot monté par sept
hommes. Les pirogues se mirent aussitôt en mouve
ment, se jetèrent sur l’embarcation avec une telle
impétuosité qu’elle chavira, et ils assommèrent avec
leurs cassc-lètc quatre matelots; les trois autres purent
se sauver à la nage. L ’artillerie des deux vaisseaux fil
aussitôt feu sur les pirogues et tua quelques sauvages.
Après cette vengeance, n’espérant plus nouer de re
lations amicales et se. procurer des vivres, Tasman lit
lever l’ ancre, abandonnant ce rivage, qui a conservé
le nom de buie du Massacre. Telle fut la découverte
de la Nouvelle-Zélande.
Cook et Surville, cent trente ans plus tard, ne
furent pas mieux reçus, et en 1772 le capitaine fran
çais Marion y fut massacré avec une partie de son
équipage, après avoir été accueilli par les démonstra
tions les plus amicales. L ’année suivante, Fumeaux,
commandant d’un navire cpii avait longtemps accom
pagné celui de Cook, ne voyant pas revenir un canot,
envoya à sa recherche. A la vue de l'embarcation
armée qui se dirigeait vers eux, les sauvages prirent
la fuite vers les bois. Alors, sur la grève restée déserte,
I,A NOUVELLE-ZELANDE.
«5
on reconnut les débris du canot, puis divers vêle
ments européens; plus loin se trouvaient une vingtaine
de corbeilles, dont les unes étaient pleines de fou
gère et les autres de chair humaine rôtie. Parmi ces
hideux tronçons, une main portait les lettres T II :
c’était la main du matelot Thomas Hill. Il est juste
de dire que la plupart de ces faits horribles avaient
été provoqués par les injustices et les brutalités des
Européens. En traitant les Nouveaux-Zélandais avec
justice et bienveillance, en leur épargnant les repré
sailles auxquelles ils s’attendaient, car le talion le plus
rigoureux est en vigueur parmi eux, Cook, dans son
troisième voyage, parvint à gagner et à s’attacher
même quelques-unes de leurs tribus, et il revint di
sant que si ces hommes sont des ennemis sanguinai
res et implacables dans leurs vengeances, ils peuvent
être aussi des amis dévoués et courageux. De leur
côté, les Zélandais étudièrent les Européens et surent
les apprécier; ils se montrèrent reconnaissants des
dons en plantes et en animaux que ceux-ci firent à
leur sol; puis, comme ils virent que leur supériorité
la plus réelle consistait dans la possession des armes
à feu, ils n’épargnèrent rien pour s’en procurer. Dans
l'origine, ils donnaient jusqu’à douze cochons et des
centaines de corbeilles de patates pour un seul fusil.
..
'•
•;1\
lie
L ' O C É A N I E NO UV E L L E .
A partir de ce moment,, les rapports furent tantôt
bienveillants et tantôt hostiles. Les Zélandais se prê
taient volontiers aux échanges; mais un coup, un
meurtre, de la part de ces matelots de baleiniers et de
vaisseaux marchands, toujours prompts aux rixes et
aux brutalités, devenaient le signal d’une série de bou
cheries humaines. Toutefois, dans ces circonstances
même, des blancs ont été épargnés, et il y a deux ou
trois exemples d’Européens ayant vécu dans l’fle ta
toués et soumis aux usages des Zélandais. En janvier
1820, le capitaine d'un brick américain faisant le
commerce dans les mers du Sud avait touché à une
des côtes orientales de la Nouvelle-Zélande. Six
hommes montèrent à son bord dans le costume in
digène; quel ne fut pas son étonnement en voyant à
l’un d’eux des cheveux blonds et une peau blanche
sous le tatouage qui la recouvrait! « Un Zélandais
blanc! » s’écria-t-il, quand l'autre, en bon anglais,
s’empressa de lui apprendre qu’il avait échappé, il y
avait dix ans, au massacre d’un équipage, et que de
puis ce temps il avait vécu parmi les sauvages; il
ajouta que ceux-ci avaient projeté de saccager le brick,
et que le capitaine n’avait rien de mieux à faire que
de repartir promptement; il demanda à être emmené
\Yv>\‘
et pria qu’on/renvoyàt sans leur faire de mal ses cinq
117
LA N O U V E L L E - Z É L A N D E ,
compagnons, qui étaient un fils de chef et quatre es
claves. Cet homme était John Rutherford, dont les
aventures ont eu un grand retentissement en Angle
terre.
Rutherford était embarqué sur l'Agnès, bâtiment
américain de quatorze hommes d’équipage, com
mandé par le capitaine Coffin, et faisant le commerce
de l'écaille de tortue et des perles dans les îles du
Pacifique. Après avoir touché à l’embouchure de la
Tamise, rivière qui coule du sud au nord dans EaheïnoMauwé, l’ile la plus septentrionale du groupe, le bâti
ment avait été porté par les vents et les courants vers
l’extrémité nord-est de Tile. Là il trouva une belle et
vaste baie, qui peut bien être Poverty-Bay de Cook,
et dans laquelle le capitaine jeta l’ancre, ayant grand
besoin d’eau. 11 avait à peine mouillé, que de tous les
points de la côte accoururent des pirogues manoeu
v re s par une trentaine de rameurs. Ce jour-là, peu
d’hommes montèrent à bord; mais les femmes s’en
tassèrent sur le pont, s’offrant aux matelots pour
quelques bagatelles et dérobant tous les objets qui
étaient à la portée de leurs mains. Le lendemain, un
chef du nom de Aimi abc: la l’Américain, avec une
pirogue de guerre longue de soixante pieds, montée
par cent hommes et chargée d’ustensiles, d’armes et
7.
118
L ’ OCÉAN I E NOUVEL LE.
île nattes qu’il apportait, disait-il, pour commercer.
Après quelques échanges, le capitaine, qui n’était pas
sans inquiétude, craignant de dégarnir le bâtiment
d’une partie de son équipage, demanda par signes à
Aimi s’il voudrait se charger d’aller chercher de l'eau.
Celui-ci y consentit; pendant ce temps, nombre de
naturels affluèrent encore, apportant des porcs et des
racines de fougère. Jusque-là on n’avait à se plaindre
que des vols des indigènes, ils avaient dépouillé l’ar
rière du bâtiment d’une partie de son plomb et enlevé
tous les clous à un canot; néanmoins le capitaine ré
glait son compte avec le chef pour le transport de
l’eau, il lui donnait deux mousquets, de la poudre et
du plomb. 11 y avait à bord plus de trois cents indi
gènes armés de leurs merys; on appelle ainsi une
pierre plate, de couleur verte, longue d'un pied, qui
se termine à une extrémité par une poignée, à l'autre
par un double tranchant, et dont ces sauvages se ser
vent pour frapper sur l’occiput cl sur le cou. A ce
moment, de grands feux brillèrent sur les hauteurs,
et les naturels se montrèrent en foule sur le rivage.
Le capitaine, de plus en plus effrayé, commanda les
manoeuvres pour le départ; les hommes s'étaient
élancés dans la mâture, et le capitaine restait seul sur
le pont avec le coq et le maître, quand le chef zélan-
LA N O U V E L L E - Z É L A N D E .
119
dais se dressa de dessus la natte qui lui servait alter
nativement de siège et de manteau, brandissant son
tomahawk et entonnant nu chant de guerre; les autres
bondirent à son exemple, entièrement nus, et se li
vrèrent à une danse furieuse. Un sauvage se glissa
derrière le capitaine, qui était penché vers son com
pagnon, le frappa sur le derrière de la tète et le tua.
Le coq voulut se mettre en défense, il fut en un instan t
massacré; le maître tenta de s’élancer sur une échelle,
il reçut sur la nuque un coup qui le fit tomber, sans le
tuer tout de suite; puis des sauvages se précipitèrent
contre la porte de la cabine, tandis que d’autres mon
taient dans les agrès pour en faire descendre le reste
de l’équipage. Deux matelots se jetèrent à la mer et
furent ramassés par les pirogues; les autres ne firent
pas de résistance : on les dépouilla de leurs couteaux,
de leurs boîtes, de leurs pipes, on leur lia les pieds
et les mains, et on les entassa dans une pirogue avec
les deux cadavres ci le maître, qui râlait horriblement.
La pirogue se dirigea vers la terre, et durant tout le
trajet un sauvage, agenouillé sur le maître, léchait le
sang qui coulait de sa blessure. Les femmes restées à
bord coupèrent le câble et gagnèrent la rive à la nage;
les voiles avaient été tranchées à coups de merys, le
bâtiment vint s’échouer à l'embouchure d’une petite
120
I.’ O C É A N I E NOUYI . I . LE.
rivière où il tut mis au pillage. Vers le soir, les ca
davres et les captifs, au nombre de douze, lurent
transportés à un village pçu distant de la côte. Les
survivants lurent attachés par les mains, chacun à un
arbre, et les trois cadavres (le maître avait expiré)
furent suspendus par les talons à des branches pour
que les chiens ne pussent y loucher. La nuit était
obscure, il pleuvait à verse; des feux allumés tout le
long du rivage servirent à diriger les pirogues, qui
n’abandonnèrent le vaisseau que quand il n’y eut plus
un clou, un morceau de fer, et qui y mirent alors le
l'eu. Au malin, cinq chefs, au nombre desquels était
Aiini, suivis d’une foule considérable, vinrent s’as
seoir en cercle dans un terrain nu, à côté du rivage,
et se mirent à délibérer avec des gestes véhéments et
de longs discours. Puis Aimi vint vers Rutherford, le
délia lui et un autre, et les lit asseoir. Les quatre
autres chefs prirent de même chacun un homme;
ensuite, faisant un signe à un indigène qui se tenait à
l’écart, ils lui dirent quelques mots. Celui-ci se leva
sans hésitation, prit son tomahawk, se dirigea vers
les arbres où six hommes étaient encore attachés,
brandit six fois son arme, et en abattit un à chaque
coup. Les naturels faisaient de hideuses contorsions
et poussaient de grands éclats de rire en entendant
I,A N O U V E L L E - Z É L A N D E .
121
les cris et les râlements de ces malheureux, tandis
que d’autres brandissaient leurs merys sur la tête des
survivants. Le carnage achevé, ils creusèrent huit
larges trous, profonds d’un pied, les emplirent de
bois sec et les couvrirent de pierres plates. Cepen
dant d’autres dépeçaient les cadavres et les coupaient
en morceaux; le bois avait été allumé; quand les
pierres furent rouges, des membres et dc& lambeaux
de chair, après avoir été lavés dans la rivière, y furent
appliqués; puis les sauvages s’assirent en cercle sur
un tas de feuilles et procédèrent à leur horrible festin.
Pendant qu’ils mangeaient, les enfants se disputaient
autour d’eux des ossements à demi rongés, et les
femmes préparaient du poisson et de la racine de
fougère pour les captifs. Le lendemain, les chefs,
assis en cercle, se firent apporter de grands baquets
dans lesquels ou avait préparé le restant des cadavres
avec du porc et des pommes de terre, et firent une
distribution à la multitude. Ensuite, après quelques
échanges ou partages de butin, ils se séparèrent.
Quatre des compagnons de Rutherford furent ainsi
dispersés, et jamais celui-ci n’eut de leurs nouvelles.
Le cinquième, épargné pendant un an, fut assommé
au bout de ce temps pour avoir, disait-on, contribué
par des maléfices à la mort d’une vieille femme, mère
132
L ’ O C E A N I E NOUVELLE.
sources et le bien-être de familles qui vivaient dans
une honnête médiocrité. Les conditions pour l’acqui
sition du terrain sont: 10 schellings comptants par
acre; on peut acquérir des lots de vingt à cent acres à
crédit en payant 1 schelling par acre pendant quatre
années, cl le surplus la cinquième. D ’ailleurs il y a
place dans les six provinces pour quiconque a les
mains endurcies au travail et ne craint pas la fatigue.
Le taux de l'intérêt est de 10 et de 12 pour 100. Une
des meilleures spéculations consiste, dit-on, à exploi
ter dans les villes naissantes un petit capital de 00 à
100,000 francs. D’ailleurs pas de maisons de jeu, peu
de représentations scéniques ; on défriche, on travaille,
on vit en famille. Ce n’est qu’à des époques annuelles,
par exemple pour l’anniversaire de la naissance de la
reine, que sont donnés quelques bals dans les princi
paux centres. Il y a aussi des concerts, des lectures.
Auckland possède un collège, et partout où sont aggloniérées quelques centaines de personnes, on trouve
des écoles, des églises, des réunions, sinon des so
ciétés littéraires et savantes.
C’est ainsi que la colonisation de la Nouvelle-Zélande
se distingue, à côté des autres colonisations austra
liennes, par des tendances vers l'ordre et par un ca
ractère sérieux ; la terre sur laquelle viennent se
155
LA N O U V E L L E - Z É L A N D E .
déployer ces qualités, assez nouvelles dans l’Océanie,
est parfaitement propre à les récompenser. "Par sa
fertilité naturelle et l’abondance de ses cours d’eau, la
Nouvelle-Zélande promet au pâturage et à l'exploita
tion agricole des ressources encore plus étendues que
l’Australie et la Tasmanie. L ’orge et le houblon y
viennent facilement, et déjà elle envoie à l’Australie
diverses sortes de bière. Le lin indigène, ce phormium
avcc'lcqucl les Zélandais fabriquent les belles nattes
qui leur servent de vêtement, peut fournir aux métiers
anglais une matière première abondante et précieuse.
Le sol renferme de la bouille, du cuivre, des minerais
de fer, que les indigènes ne savaient pas exploiter. On
dit aussi qu’au pied de la chaîne, toujours couverte
de neige, qui forme l’arête des deux grandes îles, il
y a des gisements aurifères. 11 est certain qu'on a
trouvé de l'or aux environs d’Auckland, mais en petite
quantité. Dans Taxvaï, non loin de l’établissement de
Nelson, il y a une exploitation de quelque rapport.
Que l’on découvre des mines plus productives, et d’ici
à peu d’années toutes les espérances que l’Angleterre
fonde sur l’acquisition de cette nouvelle colonie pour
ront être dépassées.
La Nouvelle-Zélande se trouve donc entraînée ellemême dans le mouvement industriel et commercial
8
tôt
L’OCÊANIE NOUVELLE,
qui, grâce au génie entreprenant de l’Europe cl aux
moyens de rapide locomotion dont elle dispose de nos
jours, gagne de proche en proche les régions les plus
lointaines. D’ici à quelques années, la terre dont les
ombrages ont abrité tant de boucheries humaines sera
couverte de pâturages, de champs fertiles, de villes
populeuses. La conquête du sol s’accomplit au profit
de l'Occident industrieux; (pie deviendront dans ce
mouvement les populations indigènes?
On estime aujourd’hui le nombre des Zélandais à
soixante ou soixante-dix mille, répartis en une dou
zaine de tribus qui sont plus particulièrement confinées
dans Eahcïno-Mamvé. Depuis soixante ans, le chiffre
de cette population a diminué des deux tiers. Est-ce
encore une race destinée à périr? Ici cependant les
Européens ne se trouvent plus en présence de qucl. qlles misérables tribus vagabondes, ne vivant que de
chasse ou de pèche, rebelles à l’agriculture, étrangères
aux premiers rudiments de l’industrie : les Polynésiens
zélandais sont une race autrement vivace et énergique
que les Mélanésiens de l’Australie, et leur climat ne
les a pas énervés comme les hommes de la même raefi
vivant soüs l’éqtialeur. Si beaucoup d’entre eux ont
été Coiromphs par le contact des misérables, rebut dé
l’EUropë et de l’Amérique, qui sb sont lés premiers
LA N O U V E L L E -Z É L A N D E ,
155
mêlés à eux, il en esl d’autres qui ont conservé toute
leur énergie guerrière, et qui ont tenté de s’opposer
à l’invasion des blancs. C’est ainsi qu'en juin 1845
deux chefs, Rauperaha et Rangihaiala, ont exterminé
les colons qui venaient prendre possession de leur
territoire. Ce sanglant épisode a pris le nom de mas
sacre de W iïiroa, d'une rivière sur les bords de la
quelle il s’est accompli, au nord de Tawaï-Pounamou.
Parmi ces indigènes, il en est heureusement un
grand nombre qui, animés d’une curiosité intelligente,
regardent fonctionner auprès d'eux les sociétés nou
velles, en témoignant un certain désir de s’initier à
leurs procédés. Les nouveautés ne leur répugnent pas
comme à tant d’autres sauvages; ils ont su se défaire
de plusieurs de leurs pratiques héréditaires. M. Ilurslhousc affirme qu’en 1857 l’anthropophagie avait
entièrement cessé parmi les Zélandais. On ne peut
néanmoins se dissimuler qu’ils sont dans des condi
tions défavorables pour s’élever et s’instruire, à cause
des habitudes exclusives, peu sympathiques aux races
étrangères, qui forment un des traits distinctifs du
caractère anglo-saxon. Les colons anglais leur envoient
des missionnaires, ils prennent des mesures louables
pour les former et leur procurer quelque bien-être,
136
L ’ O C E A N I E NOUVELLE.
mais ils ne consentiront jamais à les admettre à un
niveau d'égalité. Cependant, par plus d’un côté, avec
leur intelligence, leurs goûts belliqueux, leurs croyances
et leur énergie, ces hommes ont comme une lointaine
ressemblance avec nos ancêtres germains. Ceux-ci ont
été favorisés par les circonstances; ils se sont imposés
en maîtres aux sociétés civilisées de leur temps, et
pour vivre, les vaincus ont dû s'appliquer à polir et à
façonner leurs vainqueurs. Tel est le sort de la bar
barie : quand elle envahit la civilisation, elle est con
quise par elle; quand au contraire ce sont les hommes
civilisés qui vont trouver les barbares, ils ne se don
nent pas la peine de les élever jusqu’à eux. Ceux-ci
s’éloignent et s’éteignent. Le contact des Européens
et leur exemple seront-ils plus profitables aux Zélandais ? Les survivants de cette race sont-ils condamnés
à disparaître, ou leur sera-t-il donné d’avoir aussi leur
histoire, et de prendre un jour quelque part à l’œuvre
collective que nos sociétés accomplissent? C’est une
de ces questions que l’esprit aime à se poser après
avoir étudié les aptitudes et les usages de ces peuples
lointains; mais il ne saurait la décider, la solution en
appartient à l’avenir. Nous pouvons seulement prévoir
qu’il leur faudra pour vivre entrer dans les voies nou
velles de la civilisation : cesser d’être sauvages ou
*
LA N O U V E L L E - Z É L A N D E .
157
cesser d’exister, telle est l’inflexible alternative qui
s’ouvre devant eux.
Quoi qu’il en puisse advenir, soit que la NouvelleZélande doive désormais sa prospérité à des etrangers
ou à des indigènes, elle a définitivement pris place
dans le mouvement général. Elle est née sous nos
yeux, nous la voyons grandir, et déjà nous pouvons
entrevoir pour elle un avenir de vigueur et de prospé
rité qui lui permettra d'aspirer aussi à une vie indé
pendante et personnelle. Nous voici loin du temps des
fabuleux antïchlhoneS. Ce que sont ces habitants du
monde opposé au nôtre, nous ne l ’ignorons plus;
quelle terre est leur patrie, ce ne sont plus des poêles,
inventeurs de légendes, qui le demandent à leur ima
gination : nos naturalistes et nos géologues, avec des
échantillons du sol et des plantes dans la main, sont
venus nous le dire, et l’Angleterre a couvert de son
commerce et de son industrie cette région lointaine,
dernier refuge de la fable et de l’hypothèse. Dans les
îles de l'Océan austral, l’or résonne, le convict mêle
ses réclamations bruyantes aux rudes voix des squat
ters; on entend retentir sous la hache les vieux arbres
transformés en charpentes; on voit défiler en bandes
innombrables les troupeaux importés d’Europe; l’ar
tillerie tonne, les pavillons se saluent, les vaisseaux
8.
138
I.'O C È A N1E N O U V E L L E .
débarquent leur peuple d’émigrants, la foule avide se
mêle et se presse, et devant ces bruits nouveaux le
passé tout entier s’efface, et, avec ses sauvages et pit
toresques épisodes, disparaissent aussi les sites in
cultes, les forêts séculaires, sombres décors de la
nature qui servaient de cadre aux danses bizarres, aux
coutumes étranges, aux repas de chair humaine. Un
grand changement s’effectue de nos jours, au com
mandement de l’Europe, sur le théâtre du monde : là
où il y avait isolement, nous avons imposé les rela
tions et le mélange; aux régions silencieuses de la
barbarie, nous avons fait connaître le tumulte de notre
civilisation. L’activité, la soif d’acquérir, l'amour du
bien-être, nos passions et nos besoins, se sont substi
tués à l’ardeur des combats, à la soif du sang, au
talion implacable, aux passions barbares, de même
que les cottages ont remplacé les huttes et que des
villes se sont dressées sur l’emplacement des forêts.
La scène et les acteurs sont changés; ceux-ci se meu
vent suivant des combinaisons nouvelles, et. cette por
tion du monde si longtemps sauvage voit commencer
une nouvelle histoire. Ce qu’elle sera l’histoire de ces
sociétés naissantes, de ces nations dont la vie est en
core à sa première phase, qui de nous saurait le dire?
Nous pouvons seulement pressentir combien elle aura
I,A N O U V E L L E -Z É L A N D E ,
139
d’importance si son avenir répond à ses commence
ments. Pour signaler tout d’abord l'idée qui domine
son livre, le dernier historien de la colonisation zélandaisc, M. llursthouse, l’intitule Zealundia, the Bri
tain o f the Sontli (la Bretagne du Sud), el peut-être
a-t-il raison ; la Nouvelle-Zélande ne le cédera sans
doute en rien dans l’avenir à l’Angleterre. Le beaupère de Tacite, Agricole, se lut bien étonné si on fût
venu lui dire : Le sol barbare que foulent vos légions
sera un des foyers de la civilisation dans le monde ; le
petit fleuve au large estuaire, derrière lequel s’abritent
les tribus farouches des Angles et des Pietés, baignera
les pieds d’une ville grande comme la capitale de
l cmpire. Pour nous, en présence des faits qui s’accom
plissent incessamment sous nos yeux, nous ne sommes
pas en droit d’être surpris à la pensée que les géné
rations qui nous auront succédé comptent un jour
parmi les centres les plus actifs de leur puissance
llobarl-Town, l’industrieuse capitale de la Tasmanie,
et Auckland, celte ville qui vient de naître à l'extré
mité de la Nouvelle-Zélande.
C H A P I T R E VII
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E PAU I. A FI I ANCK
Diversité des colonisations française cl anglaise. — Causes de leur
différence. — La Nouvelle-Calédonie. — Établissement de Balade.
— La race calédonienne. — Le chef Buaraté. — Établissement de
Port-dc-France. — La Conception. — Hole des missionnaires fran
çais. — Quels résultats peuvent-ils espérer? —
Lorsque du spectacle des colonies anglaises on
passe à celui de nos établissements dans l’Océanie,
le changement est aussi complet qu’il est brusque. Ou
n'a plus à contempler l’activité, la force, la vie exubé
rante et turbulente, les vastes espaces livrés aux con
quêtes du défrichement : au fond de quelque anse où
mouillent des baleiniers et de rares bâtiments de com
merce se dresse une construction en brique et en
O C C U P A T I O N DK LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
141
terre; au-dessus flotte noire drapeau, à la porte veil
lent quelques soldats de marine. Des cases éparses
forment quelquefois un groupe d’habitations qui s’é
tend et prend l’aspect d’une petite ville ou d’un gros
bourg; mais tout cela est morne, sans mouvement, ex
cepté quand l’officier supérieur qui promène son pa
villon de l ’un à l'autre de nos établissements vient
par sa présence apporter un peu d’animation factice,
et plutôt militaire qu’industrieuse et commerçante.
Pourquoi celte inactivité? Sommes-nous donc inha
biles aux industries et aux travaux de nos voisins, et
les descendants de cette vieille race celtique, qui ai
mait tant à vagabonder par le monde, sont-ils devenus
ennemis du déplacement? Non certes; l ’Egypte, la
Perse et l'Inde, qui voient encore tant de Français
leur porter leur science et leur épée, sauraient témoi
gner du contraire. Les aptitudes colonisatrices non
plus n’ont pas toujours manqué à la France, témoin
le Canada et la Louisiane, sans parler de l’Inde, qui
aurait bien pu avoir d’autres destinées, si Dupleix, la
Bourdonnais, les héros du dix-huiticme siècle, n’a
vaient pas été abandonnés lâchement. Aujourd’hui
encore il y a une région où l'activité française se
complaît et se développe : ce sont les bords magni
fiques du Rio de la Plata. Nous ne sommes donc
142
I/O.CÉANIE NOUVELLE,
pas entièrement inhabiles aux procédés et aux travaux
de la vie extérieure; cependant il faut reconnaître que
diverses circonstances nous ont rendus inférieurs en
cela à nos voisins, Anglais et même Allemands. Hors de
son pays, le Français est ingénieur, soldat, aventurier,
il n’est guère cultivateur ni commerçant; de plus, le
détachement complet du sol natal lui est moins facile
qu’à tout autre expatrié. Quelle touchante et persévé
rante affection la Louisiane et le Canada ont conser
vée pour la métropole! La France en outre se suffit à
elle-même et n’a jamais forcé ses enfants à jeter des
regards de convoitise au delà des mers, à demander
les ressources de leur existence aux régions étrangè
res. De là est résultée une différence radicale entre
l’ éducation et les idées premières des peuples anglais
et français; ici on naît agriculteur et soldat, là matelot et commerçant. En Angleterre, les plus grandes
villes sont sur les eûtes, et un peuple d'hommes ber
cés par la mer, familiarisés avec les idées d’expatria
tion, comptent pour la plupart des amis et des pa
rents dans les contrées les plus lointaines; chaque jour
ils lisent dans les feuilles publiques des nouvelles de
leurs compatriotes de Chine et d’Australie, et ils sont
pour ainsi dire habitués à considérer le monde comme
une province de l’Angleterre.
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
143
La richesse et l’abondance naturelle de notre sol,
rattachement que nous avons pour lui, les circon
stances politiques de la (in du dernier siècle et du
commencement de celui-ci, notre gloire militaire con
tinentale, telles sont donc les causes honorables et
parfaitement avouables de notre infériorité colonisa
trice. Ne nous en plaignons pas : chaque peuple a eu
scs destinées, et les nôtres en Europe ne le cèdent à
celles de personne. A l’Angleterre le grand mouve
ment colonisateur, à elle de créer des empires, de
défricher le sol, de le couvrir de troupeaux, de bâtir
des villes à l’image de Londres et de Liverpool. C’est
un rôle plein de grandeur, mais qui a ses déceptions
et ses dangers : les colonies sont ingrates, bien ou
blieuses souvent et bien personnelles; plus d’une a
renié la métropole, et pour vivre, pour rester prospère
et puissante, il faut que l ’Angleterre recommence
toujours. Quelques hommes et quelques livres sortis
de France, voilà au contraire ce qui a suffi pour éta
blir la prépondérance cl répandre l'influence du gé
nie français par le monde. Jben des fois nous avons
entendu regretter que la France n’ait pas devancé
l’Angleterre dans l’Occupation de la Nouvelle-Zélande :
regrets sans motifs; cette colonie, devenue tout d’un
coup si riche dant> des mains anglaises, fût demeurée
144
1,' O C É A N I E N O U V E L L E ,
stérile dans les nôtres. D’ailleurs, pour le déploiement
de ce (pie nous avons d’aptitude en ce genre, n’a
vons-nous pas à nos portes l ’Algérie? Le commerce
peut bien se passer de colonies; les États-Unis n’en ont
pas, ce qui ne les empêche point d’être les premiers
trafiquants du globe. Ce que nous pouvons raisonna
blement demander, c’est un développement commer
cial en rapport avec le nombre de nos ports et l’éten
due de nos côtes, des compagnies trans-océaniqucs
organisées au Havre, à Bordeaux, à Saint-Nazaire; une
part dans les profits des pèches lointaines, et, pour
protéger et ravitailler nos bâtiments de commerce, des
stations maritimes bien approvisionnées. A ce titre,
nos établissements de l’Océanie suffiront le jour où ils
seront sur une bonne route de commerce, et nous
avons agi récemment dans la mesure de nos véritables
intérêts en prenant possession de la Nouvelle-Calé
donie.
Au commencement de 1855, la corvette la Con
stantine, commandée par M. le capitaine de vaisseau
Tardy de Monlravel, avait quitté Rochefort pour
prendre la station des mers de la Chine et du Japon,
et à la fin de la même année elle était à son poste,
devant llong-kong et Shang-haï, surveillant les inté
rêts de nos nationaux, quand son commandant reçut,
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
145
par un pli cacheté et dont le contenu devait rester
secret, avis de prendre le large. La corvette, se diri
geant par le sud, à travers les archipels de la Malaisie,
s’engagea entre le groupe des des Salomon et celui
des Nouvelles-Hébrides, au sud duquel elle allait oc
cuper, au nom de la France, la Nouvelle-Calédonie.
Cette île, dont dépendent celle des Pins et le petit
groupe des Loyalty, est située environ entre les vingt
et vingt-troisième degrés de latitude sud. Elle est.
longue de quatre-vingt-dix lieues, large de douze, for
mée par une arête montagneuse qui court du nordouest au sud-est, fertile et bien arrosée. Elle a été
découverte par Cook en 1774, puis visitée par d'Entrecasteaux et d’Urville. Une chaîne de récifs l’en
toure, comme la plupart des autres îles océaniennes,
et jusque dans ces derniers temps bien des bâtiments
ont péri sur ces côtes dangereuses et inhospitalières.
Lorsque la Constantine arriva en vue de Pile des
Tins en janvier 1854, déjà le drapeau français s'y
dressait ainsi (pie sur la grande île. Le contre-amiral
Fcbvrier des Pointes, craignant d’être prévenu par les
Anglais, était venu de Taïti dès le mois de septembre
s’entendre avec quelques missionnaires français éta
blis à Pile des Pins, et traiter de l’occupation avec un
des principaux chefs indigènes; puis cet officier supé-
HO
I,'O C É A N IE N O U V EL LE,
rieur était reparti après avoir bâti une sorte de petit
fort provisoire. A cetle époque, il y avait déjà une di
zaine d’années (pic les missionnaires qui servirent trèsofficaccmcnl les officiers français dans l’accomplissemcnt de leur lâche étaient établis à la Nouvelle-Calédo
nie. La corvette le Bucéphale avait débarqué à la fin
de 1845 quelques religieux au havre llalade, sur la
côte, ouest; elle avait élevé pour la mission un grand
bâtiment, qui, deux années plus tard, servit de refuge
à l'équipage de la Seine, naufragé dans les récifs de
file . En 1850, les missionnaires lurent rudement
traités par les indigènes. Entourés, ils étaient au mo
ment d’être pris, quand par bonheur un navire fran
çais, la Brillante, se présenta à point pour opérer un
débarquement et recueillir, après un combat assez vif,
nos compatriotes, qui furent transportés dans file des
Pins. Là, avec une persévérance qui leur fait honneur,
ils formèrent le noyau d’une nouvelle mission, parvin
rent à renouer quelques relations avec les naturels de
la grande terre, cl favorisèrent l’occupation française.
Après leur expulsion de Balade, un fait terrible avait
donné la mesure de la barbarie cl de la férocité des
insulaires. En 1851, un bâtiment de l'Etat, en re
connaissance dans ces parages, Y Alcm ène, avait
chargé deux jeunes officiers, MM. de Varenncs et
Sainl-Phal, d'opérer avec une chaloupe et quinze
hommes une reconnaissance le long des côtes et des
haies intérieures. Les imprudents se laissèrent sur
prendre par les naturels sur une petite ile qu’ils
croyaient inhabitée. Officiers et matelots furent mas
sacrés et dévorés. Le commandant de ïAlcm ène sac
cagea et brûla des huttes, mitrailla les sauvages qu’il
put atteindre; mais lui-même ne devait pas être beau
coup plus heureux que ses officiers : il perdit son bâ
timent sur la terrible chaîne de corail, aujourd’hui
seulement bien reconnue, qui enveloppe notre posses
sion nouvelle.
Au moment même où le commandant Tardy de
Montravel paraissait en vue de ces tristes parages, un
bâtiment français venait encore de s’ y perdre. C'était
un beau trois-mâts, appelé la Groix-du-Sud, qui deux
années auparavant était sorti des chantiers de Bor
deaux. Il avait commercé sur la côte d’Amérique,
dans la mer de Chine, en Australie, et il venait de
Melbourne, se dirigeant sur les Moluques avec l’inten
tion de loucher ait nouvel établissement français. Eti
doublant la pointe occidentale de l’îlê, trompé par des
Cartes inexactes, croyant s’engager dans Une passe, Il
s’était jeté au milieu îles récifs et s’v était échotté,
Son éqüipâge, compose dii capitaine, de sa jeune
ii8
I, O C É A N I E N O U V E L L E ,
femme et de douze hommes, n'avait pas eu d’autre
ressource que de se mettre, dans deux petits canots,
à la recherche du havre Balade, où il était parvenu,
après une navigation de sept jours, presque sans vi
vres, menacé parles affreux sauvages des îlots et de la
côte septentrionale, qui naguère avaient dévoré une
partie de l’équipage de l’Alcmène, La Constantine re
cueillit les pauvres naufragés; son commandant déta
cha un hrick à vapeur, le Promj, qui venait de le ral
lier, pour tenter de relever la Croix-du-Sud-, mais
après de vains efforts il fallut renoncer à celte espé
rance, et l’équipage du bâtiment de commerce fran
çais dut attendre dans notre établissement l'occasion
d’etre transporté à Sydney.
Ramener nos missionnaires et les établir solidement
à la grande terre, construire des postes et des habita
tions pour nos soldats et nos employés, traiter avec
les indigènes et leur faire accepter notre protectorat,
telle était la mission de l’officier français. A Balade, où
les deux puissantes tribus de Tourna et de P'pmpo su
bissaient complètement l’inllucnce des missionnaires,
la tâche ne fut pas difficile. Un chef qui, en accep
tant le baptême, avait échangé son nom barbare de
Bouhoné contre celui de Philippe se prêta assez vo
lontiers, moyennant quelques menus cadeaux, à ce
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
149
qu’on exigeait de lui : il (it des concessions de terri
toire, et accepta même la promulgation d’une espèce
de code qui cependant le dépouillait d'un de ses prin
cipaux privileges, celui de rendre la justice à coups de
casse-tête. Désormais il devait graduer la peine selon
la gravité des délits et. recourir en certains cas à la ju
ridiction française. Le commandant français eut en
outre l’ingénieuse idée d’intéresser les sauvages euxinémes à la répression des délits, et de les charger de
l’arrestation des coupables. Il organisa au milieu
d’eux un corps de surveillants, payés avec du tabac et
ornés d'un brassard aux couleurs françaises. Il fallait
voir comme ils étaient fiers de leurs fonctions et em
pressés de signaler les moindres délits. La mesure eut
un excellent effet. Quant au chef Philippe, c’était un
sauvage peu intelligent, brutal, et en qui il n’ était pas
trop sûr de se lier. On l’avait vu en 1850 parmi les
plus acharnés contre les missionnaires, et du pillage
de ce temps il conservait, malgré sa conversion ré
cente, une magnifique soutane dont il aimait à se pa
rer toutes les fois qu’un navire passait en vue du
rivage.
Après avoir consolidé et bien armé le fort de Balade,
la Constantine se transporta plus au sud, en un lieu
appelé l’ouébo, sur le territoire de la tribu des Mone-
150
L'OCÉANIE NOUVELLE,
libé. Là, le. paysage est plus agréable et plus animé :
ce ne sont plus des rochers nus et des crêtes dévas
tées: les hautes terres y prennent un aspect riant et
fertile. De leurs sommets au bord de la mer s'étend
une forte végétation, et une jolie rivière, que les canots
peuvent remonter durant plusieurs kilomètres, se dé
tache des montagnes, se précipite en cascades, puis
serpente dans la plaine. En ce lieu, il y a, comme à
balade, une mission (pii, après avoir suhi les mêmes
vicissitudes, s'était vue expulsée, puis rappelée par
les indigènes mêmes. Un des principaux chefs, en se
faisant chrétien, avait pris le nom d’ilippolyte; il ser
vait très-efficacement les missionnaires et balançait
par son autorité l’inlhiencc d’un autre chef, du nom
de Tarébate, qui refusait d’accepter le christianisme,
parce qu’il aurait été obligé de renvoyer trois de scs
quatre femmes.
A peine la Constantine avait-elle pris place au
mouillage de Pouého, que le chefllippolytes’en vint, à
l’instigation des missionnaires, solliciter pour sa tribu
l'établissement des mêmes mesures d'ordre qu’à ba
lade. Sa dcTnande lui fut accordée, et le commandant
français résolut, pour imposer à ces tribus, de mettre
dans ses relations avec leur chef quelque solennité. Il
emmena donc dans deux embarcations armées en
O C C U P A T I O N DE I , A N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
151
guerre une partie de son état-major, la compagnie de
débarquement et deux obusiers de montagne destinés
à saluer l'installation du pavillon français. La petite
expédition suivit les nombreuses sinuosités de la ri
vière et débarqua à quatre cents mètres d'un grand
village où toute la tribu en armes l'attendait avec une
extrême curiosité^ Elle accueillit avec de grands cris
la troupe française, qui se rangea en bataille devant la
maison de la mission. Après une courte allocution du
commandant, qui fut traduite par le chef llippolyle, le
pavillon français fut bissé et salué par notre artille
rie, le tout au milieu de beaucoup de gestes et de
clameurs. Ensuite llippolyle et Tarébate apposèrent
une sorte de signature au bas d'un acte en vertu du
quel ils acceptaient la souveraineté de France; puis
vinrent la lecture et l’explication du nouveau code pé
nal; enfin, ce qui de beaucoup plut le. mieux aux indi
gènes, une distribution générale de tabac et de biscuit,
et la remise aux chefs de cadeaux consistant en quel
ques oripeaux, en armes cl en ustensiles. Pour expri
mer leur joie de cette libéralité, les naturels se grou
pèrent devant les bâtiments de la mission, pendant que
les officiers y prenaient un frugal repas, et se mirent
à exécuter leurs danses. Ils sautaient et gesticulaient
au son d'un bambou frappé en cadence sur le sol, et
152
L’OCÉANIE NOUVELLE,
accompagné par un sifflement des danseurs. C’esl une
particularité des sauvages de ia Nouvelle-Calédonie
que celte substitution du sifflement au chant, et il pa
rait que rien ue saurait être plus fatigant ni plus dés-'
agréable.
Ces naturels sont en général grands et robustes, et
les marins qui les ont visités s’accordent à vanter leur
vigueur. En elîct, les photographies qui ont été ra pportées, et que nous avons eu occasion de voir, re
présentent des hommes bien membrés et musculeux;
mais leur physionomie est brutale et grossière. Les
femmes surtout, avec leurs cheveux laineux,leurs gros
traits hébétés, leurs seins pendants, leurs extrémités
difformes, ressemblent plutôt à des bêles qu’à des
créatures humaines. Les hommes sont entièrement
nus et se bornent à envelopper les parties sexuelles
dans un lambeau d’étoffe; quant aux femmes, elles se
couvrent le milieu du corps d’une ceinture large d’un
pied, à laquelle se rattache par derrière un pagne qui
descend des épaules aux jarrets. Il s’est fait dans la
Nouvelle-Calédonie un mélange des naturels abjects de
l’Australie et des belles races polynésiennes, et il en est
sorti une famille bâtarde, supérieure à ceux-là, infé
rieure à celle-ci, et participant aux usages des uns et
des autres. Une des supériorités les plus remarquables
O C C U P A T I O N DE I,A N O U V E U E - C A i . É D O N I E .
153
de Ces sauvages consiste clans la force et dans l’adresse
avec lesquelles ils manient leurs casse-tétc et leurs
javelots. D’Entrecasteaux, qui toucha à un point de la
Nouvelle-Calédonie, raconte que, des bandes mena
çantes s’étant multipliées autour de lui, il voulut don
ner aux indigènes une idée de l’effet terrible de nos
armes à feu. Il fit attacher un pigeon à un arbre, plaça
à dislance les trois meilleurs tireurs de ses équipages
et commanda le feu. Aucun coup ne porta. Alors un
indigène, qui était nonchalamment couché, se saisit
de sa zagaie, la brandit et transperça l’oiseau.
La prise de possession ne fut point partout aussi
facile qu’à Balade et à Pouébo. La Constantine pour
suivait son exploration le long de la côte orientale,
visitant les principales tribus et cherchant l'endroit
favorable à un établissement définitif. A mesure qu’elle
s’avançait du nord au sud, elle trouvait les peuplades
de moins en moins bien disposées. L ’action des mis
sionnaires cessait de s'y faire sentir, et elles étaient
travaillées et poussées à l'hostilité par quelques mate
lots déserteurs, anglais et américains, qui s’étaient
fixés au milieu d’elles, vivant de leur existence, exploi
tant le pays sans concurrence et sans contrôle, et
redoutant l'introduction d'une domination et d'une
influence étrangères. 11 y avait particulièrement, en
y.
131
L ’ OCÉANIE NO UVELLE,
un lieu appelé Ilicnguène, une tribu puissante* dont
le chef, nommé Buaraté, homme énergique et doué
d’une certaine intelligence, s’ était même autrefois
rendu à Sydney, où il avait été reçu avec de grands
égards et traité comme le roi de toute la NouvelleCalédonie. Buaraté professait un grand attachement
pour ses amis les Anglais, Sydney men, comme il les
appelait, et il avait annoncé qu'il résisterait à l’occu
pation de tous les autres hommes blancs. Les tribus
voisines avaient les yeux fixés sur la sienne, qui était
nombreuse et bien pourvue de fusils; il s'agissait donc
de frapper de ce côté un coup décisif.
Lorsque, dans les premiers jours de mai 1854, les
deux bâtiments, la Conslantine et le Prony, se pré
sentèrent devant Hienguènc, un nombre considérable
de pirogues se détachèrent de la côte, et les naturels
montèrent à bord avec familiarité en témoignant des
dispositions amicales; mais le chef ne parut pas. Bua
raté ayant refusé une première fois de faire acte de
soumission, un officier partit avec une embarcation
et un détachement armé pour lui faire savoir que si le
lendemain, à dix heures, il ne s’était pas rendu à l’in
vitation qui lui était faite, le commandant descendrait
avec une partie de son équipage en armes pour dres
ser le pavillon français et faire acte de souveraineté
OCCUPATION DK LA NOUVELLE-CALÉDONIE.
155
sur le territoire de la tribu, et qu’à la moindre appa
rence de résistance il serait déchu, et son territoire
déclaré propriété du gouvernement. L’enseigne chargé
de cette mission parvint, en remontant une rivière
assez forte qui traverse llicnguène, jusqu’à la demeure
de lluaraté ; il trouva le chef assis sur le devant de sa
case, un fusil à la main, et le décida, non sans peine,
à le suivre. Sur la corvette, Buaraté fut traité avec
plus de douceur qu’il ne paraissait s’y attendre, et
promit, après quelques difficultés, de se rendre le
lendemain sur la plage, devant le village principal,
avec ses guerriers, pour assister à la prise officielle
de possession. Le lendemain donc, huit embarcations
se détachèrent de la corvette et du brick, portant deux
cent cinquante hommes et cinq obusiers; elles se di
rigèrent sur la plage, opérèrent leur débarquement au
milieu d’un concours considérable de guerriers armés
de fusils, d’espèces de. zagaics et de, haches en fer qui,
dans les tribus en rapport avec les Européens, rem
placent le casse-tête national en pierre verte. L ’acte
de possession fut lu par le commandant et traduit par
un indigène des missions; le drapeau français fut dé
ployé, salué de trois décharges de mousqueterie, de
vingt et un coups de. canon de la Constantine, puis les
deux cent cinquante soldats défilèrent devant le dra-
peau, pendant (jue Buaraté et les principaux de la
tribu signaient l’acte d'occupation et de souveraineté.
La vue de tant d’hommes armés de fusils, celle des
obusiers, le bruit des canons de la corvette, firent une
impression profonde sur les sauvages ; on se sépara
bons amis, cl le commandant promit à Buaraté d'aller
lui rendre visite le lendemain même dans ses cases.
En exécution de cette promesse, les huit embarca
tions se rangèrent sur une lilc et se mirent à remonter
la rivière. Celle rivière de llienguèuc est barrée à son
embouchure par un large plateau de corail qui laisse
seulement un étroit passage à la pointe méridionale
de la baie; elle ne descend à la mer qu’après de nom
breux replis entre des montagnes abruptes qui lui dé
versent par des ravines profondes les eaux des pla
teaux supérieurs, et une riche végétation se détache
vigoureusement sur les rampes rougeâtres qui l'en
caissent. Dans le fond des ravines, des cocotiers abri
tent des cases relativement assez bien construites.
Les habitants accouraient en foule sur la rive pour
contempler un spectacle si nouveau pour eux, et sui
vaient les embarcations par l'étroit sentier qui de
chaque bord longe la rivière. Les hommes en armes
ouvraient la marche; les femmes et les enfants sui
vaient à quelque distance, et les deux bords retentis-
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
157
saient de cris assourdissants. Après deux heures de
celle navigation, des plantations de cocotiers et des
cases plus nombreuses annoncèrent le village; bientôt
sur un escarpement de la rive apparut le chef, entouré
de trois cents guerriers. Le débarquement s’opéra en
ce point. La petite troupe se forma en colonne, l’artil
lerie volante au centre, et vint se ranger en bataille
devant la principale habitation de Buaraté. Sur un
petit plateau, couvert à une de ses extrémités par des
arbres de diverses essences tropicales, s’élevait une
grande case calédonienne, sorte de cône dressé sur
un cylindre haut de quatrepieds, avec une porte basse
et étroite sur le devant, cl au sommet du toit conique
une sculpture grossière cherchant à représenter une
forme humaine; à droite et à gauche étaient bâties
d’autres cases, destinées aux femmes et aux étrangers;
au-devant du plateau, sur un petit tertre ovale, sept
poteaux se dressaient, habituellement surmontés de
crânes humains, mais le commandant français avait
exigé (pie ces hideux trophées disparussent pour sa
visite : telle était la demeure du chef Buaraté. Les
principaux de la tribu, au nombre de cejil cinquante
ou deux cents, étaient groupés devant la case centrale;
ils étaient diversement armés et tous nus, à l’exception
de Buaraté, qui se drapait dans une chemise de laine
158
L’ OCEANIE NOUVELLE.
bleue. D'autres groupes de guerriers sc tenaient à
quelque distance, et les femmes et les enfants, le long
des cases et derrière les arbres, regardaient avec eu i iosilé. Les artilleurs et les matelots en grande tenue
opérèrent diverses évolutions : un pavillon français fut
arboré, salué de vingt et un coups d'obusier, et remis
à Buaraté en signe de sa nationalité nouvelle. Le com
mandant profita de l'impression produite par cet im
posant cérémonial pour engager la tribu à ne plus sc
livrer à l'anthropophagie, représentant cette coutume
comme la plus honteuse et la plus exécrée des hommes
civilisés; puis il interdit à Buaraté de rendre désormais
la justice à coups de hache; enlin, pour adoucir l'amer
tume de ces nouvelles obligations, il distribua quelques
armes, quelques ustensiles, et invita le chef à s’asseoir
avec lui et ses officiers devant un mouton cuit tout
entier, à la façon calédonienne. De leur côté, les sol
dats prirent leur repas, et la foidc, débordant à ce
moment, se pressa autour d’eux, se précipitant sur les
os, sur le biscuit, sur les moindres débris qui lui
étaient jetés.
La démonstration militaire du commandant français
eut un plein effet : à partir de ce moment, Buaraté
se tint tranquille; les autres chefs suivirent son exem
ple, et nos bâtiments, franchissant les deux roches
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
159
bizarres que l’on appelle lours Moire-Dame, parce
qu’à distance elles rappellent ce monument par la
forme et par la hauteur, quittèrent llienguènc, et
purent vaquer paisiblement à la recherche de l’en
droit où ils devaient élever l’établissement principal
de la colonie. Ils visitèrent la magnifique baie de Kanala, où un chef, nommé K a ï, monta à bord sans
difficulté, tout fier d'une chemise, d’un pantalon,
d'une casquette et d'un vieux sabre, qui lui compo
saient un costume magnifique selon lui. Puis ils dou
blèrent la pointe méridionale, touchèrent à file des
Pins et vinrent reconnaître la partie inférieure de la
côte ouest.
Rien que le port de Kanala soit un des plus beaux
qu’on puisse voir, très-vaste, offrant d’excellents
mouillages, recevant une petite rivière qui est navi
gable durant un espace de sept ou huit milles, et sur
les bords de laquelle croit en abondance ce bois de
sandal que, depuis de longues années déjà, exploitent
des industriels, les sandalers australiens, cependant
la côte occidentale a été choisie de préférence pour la
création de nos premiers établissements coloniaux,
parce qu elle est en communication plus directe avec
Sydney et le reste de l’Australie. Elle présente des ca
ractères distincts de l'autre littoral, moins de fertilité,
100
L’ OCÉANIE NOUVELLE.
des pentes plus abruptes et moins arrosées. Quelques
points seuls font exception ; mais, par compensation,
c’ est là (pie se trouvent les richesses houillères qui
donnent à notre nouvelle acquisition dans l’Océanie
une si grande valeur. Tel est l’inappréciable avantage
de la haie de Montré, une des premières qui se pré
sentent quand on a doublé la pointe méridionale. De
nombreux cours d’eau y débouchent à la mer, et les
navires y trouvent une aiguade formée au pied d’une
cascade abondante qui descend du mont d’O r, pic
isole qui domine cette cèle, et qui tient son nom de
l’espoir que l’on avait conçu d’abord, sans le voir se
réaliser depuis, d’ y trouver des gîtes aurifères. La
cascade se précipite d’une hauteur de vingt mètres, à
quelque distance du rivage, dans une sorte de crevasse
qu’elle a creusée au milieu d’un sol rougeâtre. Elle
entraîne avec elle des blocs de granit, des quart/, verts
et des roches ferrugineuses. La richesse des vallées,
les facilités d’irrigation, la douce déclivité des mon
tagnes, appellent les cultures ; les forêts sont riches
en bois, les bords de la mer sont dégarnis de celte
bande triste et monotone de palétuviers, végétation
parasite que l ’on rencontre en tant d’autres points. De
larges savanes semées de bosquets d’arbres semblent
faites pour l'élève du bétail. Enfin des gisements
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
101
houillcrs occupent le pourtour de la haie : cinq veines
de charbon apparaissent à la surface du sol dans le
voisinage de la mer. Le petit vapeur le Promj profita
de cette circonstance pour renouveler sa provision ;
vingt bounties de son. équipage descendirent à terre,
et en cinq heures de travail ils préparèrent deux mille
deux cents kilogrammes de charbon, qui, immédiatc_
ment essayé, fut reconnu d’une excellente qualité.
Avec un mouillage meilleur, Morarc devenait le siège
tic notre principal établissement colonial. Faute de
celte condition indispensable, c’est la baie voisine de
Nouméa, aujourd'hui Port-de-France, qui voit se
dressdV le chef-lieu européen de la Nouvelle-Calédonie.
Voici un peu plus de quatre années que la première
pierre «le cet établissement a été posée, et peut-être
n’apprendra-t-on pas sans intérêt ce qu’est en ce mo
ment celte ville encore embryonique que la France
essaye de bâtir dans la Polynésie, à vingt-deux degrés
par delà l’équateur. A l’entrée d’une baie large et
bien abritée, bordée par un terrain montueux, et der
rière une presqu’île étroite, s’ouvre un port bien dis
posé, sûr, accessible, facile à défendre. Le terrain
qui le borde forme une sorte d’hémicycle enveloppé
par des montagnes qui s’étagent en amphithéâtre.
C’est remplacement sur lequel s’élève Port-de-France;
102
L’OCÉANIE NOUVELLE.
il a l'inconvénichl do n’ètre pas arrosé : le ruisseau le
plus proche est à six milles : on pourra le détourner
plus tard, mais pour le moment il faut creuser des
puits très-profonds. Sur la falaise qui horde la pres
qu’île s’allonge un hâtiment, sorte de caserne pouvant
contenir une centaine de soldats ; au sommet flotte
notre drapeau. A peu de distance sont éparses cinq
ou six maisons, parmi lesquelles celle du gouverne
ment, entourée d’un grand jardin où se font quelques
essais d'acclimatation et de culture.
11 y a loin de ce morne établissement aux villes
anglo-saxonnes dans la même période de leur exis
tence. he mouvement, la vie, les espérances d'avenir
que nous a montrés Auckland ne se retrouvent pas
ici; en revanche, ce qui dans les colonies anglaises ne
peut pas exister commence à naître sur ce littoral peu
fréquenté, c’est une ville indigène. Depuis 1855, les.
missionnaires persécutés par lîuaraté, Philippe et
d’autres chefs, que le départ des bâtiments français
avait délivrés de leurs appréhensions, sont venus
élever sous la protection de Port-dc-Francc un établis
sement appelé la Conception, dont ils ont fait, ainsi
que de Pouébo, sur l’autre côte, le centre de leurs
travaux. Là, à trois lieues de Porl-dc-France, près de
la mer et sur une colline qui longe le rivage, ils ont
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
10r,
groupé autour d’eux quelques centaines d’indigènes.
La petite ville calédonienne a été divisée en trois quar
tiers, suivant le nombre des tribus qui ont concouru
à l’élever, et il ne faut pas croire qu elle se compose
uniquement de huttes et de cases : quelques sauvages,
guidés par leurs directeurs européens, se sont mis à
bâtir des maisons recouvertes d’ardoises, produit que
l’ile fournit, abondamment, blanchies à la chaux, et
entourées de jardins et de cultures. C'est un spectacle
curieux et fort nouveau (pie celui de ces hommes pio
chant la terre, surveillant leurs plantations, vaquant
aux soins de leur ménage, traitant leurs femmes
presque en égales, se groupant en familles indus
trieuses et régulières, et n’ayant plus besoin d’as
souvir leur faim, faute d'aliments, avec de la chair
humaine. On les voit recouverts d’une sorte de pagne
ou de chemise, une médaille ou un chapelet au cou;
leur visage farouche s'adoucit quand ils échangent
entre eux, avec les mots de père et de frère, de cor
diales poignées de main. Une église assez spacieuse,
en brique et eu terre blanchie à la chaux, occupe le
centre du village. Quand la cloche les a appelés, ils
quittent Iqurs travaux, et on les voit s’accroupir et se
lever alternativement durant les offices; ils crient en
semble, sur un rhythme guttural et nasillard, les ré-
164
L'OCÉANIE NOUVELLE.
pons cl les chants religieux traduits par les mission
naires dans leur idiome, puis ils écoutent dans un
grand recueillement la leçon des chefs sacrés; c’est
ainsi qu’ils appellent les religieux français. Qu’ils y
comprennent grand’chose, c’est ce que nous n’ose
rions guère affirmer. Et comment en serait-il autre
ment, puisque leur esprit, étranger à toute idée ab
straite, ne s’était pas même élevé jusqu’ici à la notion
d’un être supérieur? Mais à défaut d’intelligence, cer
tains d’entre eux témoignent beaucoup de docilité cl
de bon vouloir, et il suffit de comparer leur bien-être
relatif à l’abjection dans laquelle ils sont nés pour
affirmer qu’ils sont l’objet d’une expérience utile et
digne d’encouragements. La même amélioration s’est
produite à Pouébo. Dans celte tribu, la mission est
située à une demi-lieue de la mer, à l’extrémité d’une
belle plaine et sur le penchant d’une colline qu’om
bragent des cocotiers. Les bâtiments, qui consistent
en deux grandes maisons, une église fort vaste et
quelques cases, sont entourés d’ateliers de menui
serie, de charpente et d’une forge où les mission
naires ont eu le bon esprit d’appeler ceux même des
jeunes indigènes qui ne se sont pas convertis, afin de
les disposer par le travail à l’adoption d’une vie nou
velle. Là des cultures de riz et de maïs ont particuliè-
g g y g l
O C C U PA T IO N DE LA N O U V E L L E -C A L É D O N IE .
ICo
renient réussi; on n’en est encore qu'aux premiers
essais [tour le froment et l'orge. Enfin de grands trou
peaux de bœufs, de porcs, de chèvres, animaux que
l’île ne connaissait pas, garantissent mieux que tous
les sermons l'abolition de l'anthropophagie. A l’ile des
Tins, le succès a été complet : un millier d’indigènes
y obéissent à un seul chef. Les cases sont groupées
autour de l’établissement religieux; par toute l’ile, au
pied des pitons couronnés de verdure s’étendent des
plantations de cocotiers, de cannes à sucre, de lialianes; la vigne, le figuier, diverses céréales euro
péennes, y prospèrent, et plusieurs indigènes ont ap
pris à élever des abeilles.
Voilà donc de fort bons résultats ; seulement il faut
reconnaître qu’ils sont très-circonscrits. Les catéchu
mènes n’atteignent pas au chiffre de deux mille, ce
qui paraît être moins du vingtième de la population1;
de plus, si autour des missions nous trouvons des in
digènes dociles et bien disciplinés, en revanche un
grand nombre témoignent à l’égard des innovations
1 M. Tardy de Montr.ivel croit pouvoir évoluer lu population «le la
Nouvelle-Calédonie à 00,000 âmes. Ce chiffre semble trop élevé; il
est probable qu'il sera arrivé à cet officier, comme à Cook et aux au
tres navigateurs, «l'être induit en erreur par le grand nombre d'indi
gènes qui se pressaient sur son passage, en désertant momentané
ment l’intérieur pour voir ses vaisseaux.
IOC
LUCKANIK NOUVELLE.
une extrême répugnance. Parmi ccs sauvages, à côté
des fervents prosélytes qui ne demandent qu’à croire,
il y a les indifférents : ceux-ci écoutent les plus vives
exhortations avec indolence; puis, quand le mission
naire s’est longuement évertué à faire passer dans la
langue de ces barbares ses préceptes de morale et de
religion, à faire entrevoir des espérances de récom
pense dans une vie future, des craintes de châtiment,
le sauvage, touché par ces dernières considérations,
lui répond : « Eh bien ! si ton baptême est si salu
taire et procure la félicité, reviens, lu me le donneras
quand je serai près de mourir. » 11 y a aussi les rai
sonneurs, qui ne reculent pas devant la discussion. Un
jour un bon père tâchait de faire naitre quelque indi
gnation dans l’esprit d’un de ces indigènes, en lui re
présentant l'horreur de se repaître de la chair d’un
autre homme : « Mais, dit le sauvage, si c’est un en
nemi tué dans le combat? — C'est ton semblable, un
homme comme toi, qui pourrait être ton parent et
redevenir ton ami. — Sa chair emplit atissi l'estomac
dt nourrit comme Une autre : d'ailleurs, toi-même ne
manges-tti pas le mouton et la pottle qUe ttl as nourris
de tes tnains ? »
Poilr Ces hommes, les animaux élevés dans les
Cases font pour ainsi dire partie de la famille, et ce
H
O C C U P A T I O N DE L A N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
107
qui est connue un des stigmates de leur infériorité,
c’est qu'en bien des cas entre les animaux et eux-
i
mêmes ils n’établissent pas de différence. D’autre
part, ceux qui acceptent volontiers les salutaires in
fluences des missions se montrent obéissants, dé
voués, même laborieux; mais on ne voit guère s’é
veiller en eux l’intelligence spontanée, la conscience
morale, le sentiment de la dignité humaine, si bien
qu’en présence de cette sorte de passivité on est couduit à se demander si, même dans les plus favorables
i
f •
hypothèses, ces sauvages seront jamais capables de
se diriger et de s’élever à une existence vraiment per
sonnelle. On ne peut guère espérer, à vrai dire, que
nos missionnaires, quels (pie soient leur courage et
leur zèle, organisent une société indigène vivant sous
leur constante direction. Ainsi avaient fait au dixlmitièmc siècle quelques jésuites à la côlc de Californie; puis les blancs, aventuriers cl cultivateurs, ont
abordé ce même sol. Que sont devenus alors les disci=
pies des missionnaires? Tout a péri, tout a été dis
persé, parce que ces pauvres gens, organisés pour
travailler et vivre comme un troitpeau docile, n’avaicnl pas été armés de l’énergiqtle personnalité, de
l’activité individuelle ipii seules pouvaient les protéger
contre l’activité envahissante du dehors.
i
108
L ’OCÉANIE NOUVELLE.
Il est donc impossible de rien préjuger encore en
faveur de l’expérience dont la Nouvelle-Calédonie est
en ce moment le théâtre. 11 n’en faut pas moins re
connaître (juc là s’accomplit en ce moment, au milieu
d'une des familles océaniennes, une expérience so
lennelle et décisive. Le grave problème de leur ave
nir a été longtemps éludé; mais il faut le regarder en
face aujourd’hui que nous avons mis le pied sur
toutes ces terres sauvages, en imposant à leurs habi
tants l'alternative ou de s’élever jusqu’à nous ou de
périr. Il s’agit de savoir si l’éducation peut conduire
ces hommes à un degré demoralisation et de dignité
qui leur donne, pour ainsi dire, droit d’existence dans
les conditions nouvelles où ils se trouvent, et si leur
intelligence est capable de s’ouvrir aux notions de de
voir, de travail et de société. Cette épreuve, l’Austra
lie et la Nouvelle-Zélande n'étaient point aptes à l'cntrependre. Sans doute il se trouve dans ces colonies
des hommes pleins d’une louable compassion : des
sociétés charitables s’y sont même organisées en fa
veur des naturels; mais que peuvent-elles? La coloni
sation y est trop active pour ménager le sauvage; les
squatters, le fusil à la main, débordent toujours. Il
leur faut le sol de la tribu, peu importe l’indigène :
c'est un être inférieur et malfaisant que l’on chasse
O C C U P A T I O N DE LA N O U V E L L E - C A L É D O N I E .
Iü9
comme un gibier. Celui-ci dans ces persécutions in
justes ne sent se développer que ses instincts de ven
geance et de haine; il en résulte une lutte sans merci
où le sauvage succombe, parce qu’il est le plus faible
et le plus mal armé. C’est ainsi que nous avons vu dis
paraître jusqu’au dernier les naturels de la Tasmanie.
Félicitons-nous donc de n’avoir pas tant d'ardeur co
lonisatrice; cette expérience que l’entraînement d’une
activité sans bornes ne permet pas aux grands coloni
sateurs de l’Océanie, nos missionnaires l’cntreprenncnl dans notre île de récente acquisition, cl on la
voit se poursuivre aussi, dans des formes cl au milieu
de conditions quelque peu différentes, sur d’autres
points de l’océan Pacifique.
CUM* ITUE VIII
I
TAÏTI
KT
LBS
MARQCI S KS
Aspect Jo Taili. — Sa capitale l’apccle. — Population étrangère cl
indigène. — Naturels des Marquises. — Sombre aspect dc NoukaIliva. — be Kara. —« Avenir des colonics françaises de l'Océanie.
En attendant que l’importance de la Nouvelle-Calé
donie se développe avec ses richesses naturelles, Taïti,
la principale des îles de l’arcliipel de la Société, est le
chef-lieU de nos possessions océaniennes. C'est Une
île charmante, couverte de bois, accidentée, dominée
par Un piton de deux mille quatre cent cinquante mè
tres qU’on appelle le Diadème. AU-dbssous de ce pic
majestueux, sur Un plateau élevé de cinq cents me-
T A ï TI ET L E S M A R Q U I S E S .
171
très, se trouve un lac long d’une demi-lieue el trèsprofond, dont l'eau est toujours à la température de
vingt-trois ou vingt-quatre degrés centigrades. De
toutes les hauteurs descendent en cascades de petites
rivières qui arrosent les vallons pittoresques, les belles
plaines el les baies où les habitations sont groupées à
l’ombre des cocotiers. La plus grande longueur de
l’ile est de douze à treize lieues, sa largeur de sept, et
une ceinture de madrépores l’enveloppe de toutes
parts, laissant seulement en quelques points d’étroits
passages. Les premiers navigateurs qui l’ont visitée,
frappés de la douceur de son climat et de toutes ses
magnificences, la vantaient avec enthousiasme. Voici
comment un officier de notre marine, qui l’a vue ré
cemment, en décrit les approches : « Le plus gracieux
panorama se déroule devant le navire qui, venant du
large, double la pointe de Vénus; pendant qu’il côtoie
le récif, long de dix milles, qui le sépare de la passe,
les pics abrupts de l’ile se déroulent devant lui, el au
milieu d'eux les pitons bien nets du Diadème se dé
couvrent brusquement et surplombent au centre les
plus riches vallées de l'ile. Les sommets secondaires
apparaissent couverts d’une végétation luxuriante au
milieu d&laquelle scintillent d’innombrables cascades,
puis la plage, couverte de cocotiers, de pandanus, d'o-
m
[,'OCÉANIE NOUVELLE,
rangers, d’arbres à pain, dont les ombrages abritent
ç.à et là quelques cases, et sur les bords de laquelle
vient expirer doucement la mer intérieure, parfaite
ment calme entre les récifs et la côle. Tel est le ta
bleau vigoureusement illuminé par le soleil des tro
piques qui charme le voyageur encore fatigué de la
dure navigation du cap Horn. » Bientôt on découvre
au fond d’une belle rade les cases blanches de Pa
peete, la ville française de l’Océanie.
La rade, d’accès facile et bien abritée, offre un bon
mouillage aux bâtiments de commerce; la plage qui la
borde se déroule en arc de cercle; un récif ferme la
baie du côté de la mer, et la ville s’étend d’une pointe
à l’autre, ayant à son centre un petit môle qui sert
d'embarcadère. Autour delà maison du gouvernement
ou protectorat, de l’arsenal, des magasins, des bara
ques et des chantiers de notre établissement, se dres
sent les habitations de deux ou trois mille personnes
tant étrangères qu’indigènes : ces maisons forment une
rue bien alignée le long du rivage, et sont générale
ment en bois; il n’y a que celles des consuls et les
constructions publiques qui soient en pierre et à deux
étages. A une centaine de pas du rivage s’ ouvre une
belle route qui fait le tour de l’île, et vis-à-vis de la
baie, dans l’hémicycle que forment les hauteurs éta-
TAÏTI ET LES MARQUISES.
173
gées en amphithéâtre, les maisons de quelques rési
dents et ties huttes d’indigènes sont semées au milieu
de larges et splendides jardins où l’oranger, le bana
nier, le cocotier, l'aloès, la vanille, vingt autres varié
tés des plantes intertropicales mêlent leur feuillage. Le
marché est situé au croisement des deux routes prin
cipales : il consiste en deux hangars couverts en
chaume et longs de trente pieds sur dix de large;
quelques naturels, vieillards, femmes et enfants, sont
assis entourés de leurs provisions : les fruits de l’arbre
à pain, des bananes, des oranges, des monceaux de
noix de cocos dépouillées de leur enveloppe, quel
quefois du poisson et des porcs vivants ou rôtis; ils
attendent patiemment les acheteurs ou débattent le
prix de leurs marchandises avec animation. Près de
l’arsenal se dresse une maison commode et assez co
quette, c’est la résidence de Sa Majesté la reine Pomaré, qui, selon son caprice, habite en ce lieux ou à
quelque distance dans l'est, à sa hutte indigène de Papaoa. Papeete offre quelques cabarets pour les hommes
du port et les matelots et quelques restaurants, mais
pas un hôtel confortable; cette circonstance et le per
mis de séjour exigé des étrangers de passage dans la
ville sont un sujet de plainte unanime pour les visi
teurs anglais et américains.
10.
•»
m
L’ OCEANIE NOUVELLE.
Au costume européen se mêlent dans la petite ville
la chemise indigène otle pflreu, sorte de loge de couleur
éclatante que les Taïticns jettent sur leurs épaules et
ramènent en plis élégants sur le cûté gauche. Avec les
belles formes et la taille élevée de la plupart d’ entre
eux, ce vêtement leur sied à merveille, tandis que ceux
qui ont eu la lâcheuse idée de revêtir des habits euro
péens sont gênés cl maladroits. 11 est d'usage d'aller
vers le soir respirer sur le rivage les douces brises de
la mer; voici comment un voyageur américain)
M. Ed. Perkins, qui visitait récemment Papeete, dé
crit cette promenade ; « La chemise et le pareil con
stituent pour les indigènes le costume général; quel
quefois même le royal époux de Pomaré daigne
descendre et se promener par les rues, pieds nus,
les reins couverts de deux mètres d'imprimé de Merri
mack, par-dessus lesquels flottent les plis de sa tu
nique indigène. La parure des femmes varie selon la
libéralité de leurs admirateurs : quelques-unes d’entre
elles déploient un luxe dispendieux de soieries; on
les voit marcher légèrement le long de Broom-Routl
avec leurs beaux cheveux noirs parfumés des senteurs
du manoe et ornés des fleurs blanches du jasmin du
Cap, qui tombent négligemment le long de leurs
tresses lustrées. Le soir, sur le rivage, se rencontre
TAï T1 ET LES MARQUISES.
175
l'assemblage le plus pittoresque et le plus varié qu’on
puisse imaginer : ce sont des marins, des employés,
des soldats aux uniformes de toutes couleurs, qui se
promènent bras dessus, bras dessous, avec les nym
phes taïtiennes. Cependant huit heures viennent de
sonner, ajoute le visiteur américain, une cloche re
tentit : il faut que les indigènes rentrent dans leurs
habitations; quant à l'étranger qui n'a pas la cau
tion ou le permis de séjour, il court grand risque
d’etre arrêté. »
Taïti n’a pas changé en apparence : ce sont tou
jours ces vigoureux indigènes, les plus beaux de la
race polynésienne, qu’admiraient les premiers naviga
teurs; ce sont aussi ces femmes gracieuses, au parler
facile et doux, insouciantes, paresseuses, se parant de
fleurs, ne cherchant que le plaisir; mais, hélas! aux
habitants de cette île vraiment fortunée les Européens
onlapporté bien des vices et bien des misères.Des neuf
mille indigènes dcTaïti, il n’ y en a presque aucun qui ne
garde des restes ou des traces des maladie venues d’Eu
rope, et tous recherchent avec passion les spiritueux,
surtout l’absinthe. Le matin à l’aube, l’Européen est
réveillé par les cris et le bruit que font dans les rues
une vingtaine de femmes de tout âge, depuis celle
qui a les cheveux gris jusqu’à la jeune fille à la figure
&
170
L'OCÉANIE NOUVELLE,
rieuse; elles sont condamnées à balayer, les unes du
rant une semaine, les autres plus longtemps, le che
min public, et leur crime est de s’être grisées et
quelquefois d’avoir été ramassées ivres-mortes.
Voici dix-sepl ans bientôt que la France a établi
son protectorat, ou pour mieux dire sa domination
sùrT aïli. C’est une précieuse acquisition, car celle
île est en ligne droite sur la route qui, de l'isthme
américain, Panama, Nicaragua et Tehuantepec, con
duit à l’Australie méridionale, région de l’or, vers la
quelle les émigrants se portent en foule. Les bâti
ments favorisés parla double direction des vents pour
l ’aller et le retour y relâchent quand ils vont de Mel
bourne à San-Francisco, et réciproquement. Les stea
mers y renouvellent leur provision de charbon de terre,
et c’est ainsi que Taïti et la Nouvelle-Calédonie sont
appelées à se donner la main ; celle-ci possède les ri
chesses houillères, celle-là leur offr e un débouché.
Quelques cultures indigènes, le laro, le sorgho, cette
fécule alimentaire qu’on appelle arrow-root, fournis
sent à la consommation intérieure; mais les richesses
naturelles, les ressources agricoles cl commerciales
pourraient prendre une extension considérable, si les
colons étaient plus actifs et plus nombreux. Fort peu
d’Européens ont entrepris dans File de grands et sé-
TAÏTI ET LES MARQUISES.
177
ricux essais de colonisation, et il est possible que là,
comme sur tant d’autres points de l’Océanie, ce rôle
soit réservé aux Chinois.
L’ilc n’avait vu encore que par exception les visages
jaunes, comme on les y appelle, quand en 1856 un :
bâtiment américain en apporta toute une cargaison.
C’était un ramassis de mineurs et de petits artisans
I i
que la misère et les mauvais traitements chassaient
des villes et des placers de l ’Australie; ils s’en allaient
en Californie avec la perspective presque certaine de
n’y être ni plus heureux ni'mieux reçus. Arrivés de
vant Papeete, ils firent demander au gouverneur l’au
torisation de s’ y fixer comme domestiques et porte
faix. De son côté, le capitaine américain, qui dans la
première partie de la traversée avait eu grand’peinc à
empêcher une rixe d’éclater entre son équipage et ces
hôtes dangereux, se trouva fort heureux d’en être dé
barrassé. C ’est ainsi qu'une centaine de ces hommes
sont devenus le noyau d’une petite colonie chinoise.
Ils ont leur quartier séparé, d'où ils se répandent tous
les matins, dès l’aube, par la ville et dans file entière
pour y exercer toute sorte d’industries et exploiter les
indigènes. Le rapprochement de ces deux espèces
d’ hommes si différentes, les Chinois et les naturels
océaniens, forme un très-singulier contraste que l’on
L i
H8
L'OCÉAN IE NOUVELLE,
ne pont guère observer qu’à Taïti et aux Sandwich,
parce que là seulement les indigènes se mêlent dans
les villes aux étrangers. A côté du Polynésien des
Sandwich et de Taïti, grand et fort, aux traits régu
liers, un peu sauvages, offrant une expression tan
tôt farouche et tantôt naïve, à la démarche à la fois
nonchalante et (1ère, le Chinois fait triste figure avec
son crâne nu muni de la longue queue, ses pom
mettes saillaules et son regard oblique. Accroupi à la
porto de sa tente ou courbé sous un fardeau, il a dans
sa physionomie quelque chose de craintif et en même
temps de fourbe et de railleur. Au regard qu:il jette
sur le sauvage, si brave de sa personne, mais si insou
ciant et si [ton industrieux, on voit qu’il le regarde
comme sa proie. A peine établi dans Pile, un de ces
Chinois avait remarqué la faveur dont les Bibles sont
l’objet parmi les indigènes. Ce sont des missionnaires
anglicans qui ont fait la première éducation religieuse
de Taïti, et l’introduction du catholicisme avec la do
mination française n’a pas altéré les primitives affec
tions des naturels. La Bible, traduite en cuncujue, a
continué d’etre leur livre de prédilection. Notre Chi
nois, muni de colifichets, de verroteries, d’articles de
toilette, s’était mis à parcourir Pile, et beaucoup de
Taïliens et de Taïtiennes, placés entre leur amour du
TAï TI ET LES MARQUISES.
nu
luxe et leur foi religieuse, avaient cédé aux tentations
mondaines. Le sectateur de Fô avait donc pu faire de
la sorte une assez ample moisson du livre chrétien,
il en avait monopolisé la vente avec de gros bénéfices,
vantant auprès des individus portés à la piété sa mar
chandise religieuse dans un langage où l'anglais, le
canaque et le chinois se mêlaient de la façon la plus
pittoresque. Un autre avait imaginé d'utiliser le pen
chant des (illes de Taïti pour le plaisir en organisant à
son profit une prostitution régulière; mais l'administra
tion l avait arrêté à ses premières tentatives, et sans
doute ce n’était pas sans un bien vif sentiment de re
gret et de convoitise que le soir il voyait passer, le
long de Broom-Road, des essaims de 'haïtiennes fo
lâtres. Hélas I voilà peut-être les hommes auxquels,
dans l’Océanie, appartient une grande part de l’ave
nir ! Ils portent avec eux l’activité et le travail; mais où
donc est le progrès, quand ces qualités ne sont que les
instruments de passions liasses cl vulgaires? Si un
jour le navigateur trouve là quelques milliers de ces
juifs de l ’Orient, entassant, faisant fortune, ne regretlera-l-il pas le temps où les pirogues amenaient aux
vaisseaux de Cook les naturels indolents, bienveillants
et paisibles de ces îles fortunées du Pacifique?
Aux Marquises, l’indigène, mieux préservé du con-
180
L’ OCÈAME NOUVELLE,
tact extérieur par l'isolement, parce que ces îles n'ont
pas été jusqu’ici sur le chemin du commerce et ne
voient guère que des baleiniers, a mieux gardé sa
physionomie personnelle et primitive. 11 semble au
reste appartenir à une famille plus énergique et plus
farouche que celui de Taïti : les tatouages compliqués,,
les danses guerrières, les sacrifices humains là où
notre influence ne, s'étend pas directement, sont en
core, dans le groupe des Marquises, en pleine vigueur.
Entre les naturels des deux archipels, il y a la même
différence qu’entre leurs des elles-mêmes : Nukahiva
n’a pas le riant aspect de Taïti; ses rivages ne pré
sentent au premier abord que des falaises sombres
qui tombent dans la mer par des escarpements in
franchissables, cl vont rejoindre des montagnes inté
rieures finissant en crêtes aiguës et dentelées. Ces
falaises de roches volcaniques noires et rougeâtres
sont couvertes au sommet d’une herbe dure qui donne
à tout le pays un air aride, çà et là quelques arbres
rabougris se montrent sur les crêtes; mais entre les
contre-forts qui des montagnes vont à la côte former
des baies plus ou moins profondes s'ouvrent des val
lées décorées d'une riche verdure, et que sillonnent
de petits cours d’eau et des torrents. Tapissées d’une
végétation inextricable, ne communiquant entre clics
TAÏTI ET LES MARQUISES,
181
que par îles passages à peine accessibles aux naturels,
ces vallées tiennent les tribus dans un isolement presque
complet, qui n’a pas dû être sans influence sur leur
caractère. Un fonds permanent de gravité et de tris
tesse se retrouve chez ces indigènes. Dans leurs réu
nions, dans leurs jeux, dans les rites de leur culte et
jusque dans leurs danses, ils demeurent sérieux. A
les voir demander au liava ses redoutables jouis
sances, on croirait que ces hommes cherchent l’oubli
d’un chagrin ou la distraction d’un incurable ennui.
Cinq ou six naturels se réunissent ; l’un d’eux mâche
la racine tendre cl blanchâtre de la plante indigène,
et de sa salive mêlée à de l’eau il forme une liqueur
jaune, douée d'un parfum pénétrant, mais non alcoo
lique, qui procure une somnolence et une ivresse
analogues à celles du haschisch. Celui qui en fait usage
ne trébuche pas, ne cric pas ; il conserve sa conscience
et sa raison. Il est pris d'un tremblement nerveux
général, projette la face en avant et ressent une
grande faiblesse aux extrémités et dans les articula
tions. 11 marche lentement cl d’un pas incertain, puis
s’étend sur une natte. Il lui faut un silence et un repos
absolus ; la circulation se ralentit, une sueur abon
dante survient, la vue se trouble, et alors se produisent
une sorte de torpeur, de calme et de bien-être, par
ti
I
182
L’OCÉANIE NOUVELLE.
Ibis des visions érotiques. Cette ivresse survient au
bout de vingt minutes et dure de deux à six heures,
quelquefois plus, selon la dose et les habitudes du
buveur. Au réveil se fait sentir une lassitude pro
fonde. L ’usage du kava a disparu de Taïti, où les in
digènes lui préfèrent l’eau-de-vie et l'absinthe, mais .
il est en pleine vigueur aux Marquises, où les vieux
buveurs s’y reconnaissent à leurs yeux injectés, à leur
extrême inaigreur, à des écailles blanchâtres qui re
couvrent toute leur peau; quelquefois aussi de pro
fonds ulcères rongent leurs membres.
Les Français ont augmenté les ressources natu
relles de ces îles en y important plusieurs de nos
animaux domestiques, les bœufs, les ânes, les mou
tons; déjà depuis longtemps les porcs et les chiens y
étaient connus. Par malheur, le rat s’y est aussi glissé,
et il cause parmi la volaille les plus grands dégâts ;
sans doute c’est pour se réserver l'usage exclusif de
celte nourriture que les prêtres et les chefs Font dé
clarée tapu ou tabou. Jamais on ne déterminerait un
naturel à en manger, ni même à reposer sa tète sut'
un oreiller fait de plumes de poules. Il en est de même
pour la tortue de mer, qui est assez rare et qui joue un
certain rôle dans les cérémonies religieuses. A Nukahiva, où les sacrifices humains ont disparu depuis l’oc-
gygj p*■
TAÏTI ET LES MARQUISES
.
183
cupation française, ce sont les tortues qui remplacent
les victimes humaines. Parmi les mets favoris de ces
sauvages figure encore le devil fish (poisson du diable),
sorte de grande raie dont la chasse à coups de har
pon, dans les pirogues indigènes, est pleine de dangers
et d'émotions. Le requin, avec sa chair rance et co
riace, est également une nourriture recherchée par
eux ; ils le mangent même en putréfaction. Les balei
niers américains qui fréquentent ces parages con
naissent bien ce goût bizarre et l’exploitent à leur
profit; on voit un bâtiment en panne dont tout l'é
quipage est activement occupé à amorcer des requins
à l'aide de vieux morceaux de cuir ; il se ravitaille :
en échange des poissons qu'il pourra pêcher, les
indigènes vont lui apporter des porcs et des mou
tons.
Ces insulaires-, dont on évalue le nombre à environ
douze mille, présentent, en général un beau type. Les
hommes sont grands et bien faits, leur figure serait
souvent très-agréable sans les tatouages dont ils se
Couvrent ; la cotdctir brun rotige de leur peau dispa
raît soils ces affreux stigmates ; ceux qtli sont complè
tement tatoués paraissent noirs ou bleii foncé. Ils
retroussent en formé d’éventail leur épaisse chevelure
avec Une bandelette d’étoffe. Leurs yeux sont noirs et
IS'»
L’OCEANIE NOUVELLE.
expressifs, leurs dents sont belles, et ils ont plus de
barbe que les autres Océaniens. Les femmes sont bien
faites et ont une ligure agréable. Elles sont nubiles de
bonne heure et lascives comme toutes les femmes de
l'Océanie. Hommes et femmes sont également aptes à
tous les exercices du corps; ils nagent et plongent
avec une merveilleuse habileté. Les dialectes parlés
aux îles Marquises et à Taïti sont bien connus aujour
d’hui, grâce aux travaux d’un ingénieur hydrographe,.
M. Ciâussin. Ils peuvent procéder d’une source com
mune, mais ils se sont modifiés en sens divers et ont
pris des caractères très-distincts selon les instincts et
les goûts des deux populations. « Quand, dit un offi
cier de notre marine, M. Jouan, qui a longuement ré
sidé à Nukahiva, on arrive de Taïti, où le peuple est
si bruyant et si causeur, où l’on entend de tous côtés
un idiome suave et coulant, on est étonné de la taciturnité des Nukahivicns. Us parlent peu et c’est tou
jours avec une voix de basse-taille formidable, en
scandant profondément les syllabes de leur âpre lan
gage. » Dans leur langue, ces indigènes s’appellent
.kanata, et aux Sandwich kanaka ; de là ce nom de ca
naques employé par nos marins pour désigner les in
sulaires du Pacifique.
C’est vers 1842 que la France prenait possession
TAï Tl ET LES .MARQUISES.
185
de Taïti et üeNukahiva; mais les deux établissements
ont eu des destinées différentes, qu’il faut attribuer à
leur position respective dans le Pacifique. Le premier,
sans atteindre à une grande prospérité, est arrivé ce
pendant à une existence utile et sérieuse : Papeete a
vu entrer dans son port, en 1856, cent quarante-trois
bâtiments de commerce; la valeur des importations s’ y
est élevée à près de trois millions, et celle des expor
tations à un peu moins de deux millions de francs.
Nukahiva n’a reçu que les baleiniers américains qui,
de la côte nord-ouest, descendent dans les mers du
Sud. Un hangar et quelques cases, voilà la ville; un
lieutenant, vingt soldats de marine et quelques mis
sionnaires composent toute la population européenne.
A. plusieurs reprises il a été question d’abandonner
celte possession, qui semblait stérile. Pourtant,, de ce
que l’occupation des Marquises n’a été jusqu’ici d’au
cune utilité pour la France, il ne faudrait pas con
clure qu’il en doive être toujours ainsi. A l’une et à
l'autre extrémité du monde, entre l’Afrique et l’Asie,
entre les deux continents américains, un grand projet,
en partie réalisé jadis et appelé par le vœu de la civi
lisation contemporaine, commence à recevoir son exé
cution; c’est le percement des isthmes de Suez et de
Nicaragua. Notre époque, un peu plus tôt, un peu
18C.
1/ OCÉAN IE NOUVELLE.
plus tard, est datlinée à voir tomber ces vieilles bar
rières qui allongent le chemin du Pacifique cl de la
mer des Indes. Ce jour-là, le groupe des Marquises,
l’archipel de la Société, la Nouvelle-Calédonie, éche
lonnés de l’est à l’ouest de l'océan Pacifique, entre
l’isthme américain et l’Australie, la Malaisie, la Nou
velle-Zélande, régions de l’or, de la colonisation et du
commerce, peuvent devenir autant d’étapes entre le
monde ancien et le monde nouveau. Ces rochers, long
temps inutiles, naîtront alors à une vie nouvelle, et
c'est aussi à cette même heure que l’arrêt des races
indigènes (pii les habitent sera prononcé. Ou elles au
ront pu se façonner à l’existence active et laborieuse
dont l’Europe fait une loi même aux îlots de l’Océanie,
ou elles auront cédé la place aux Américains, aux An
glais, aux Chinois, à tous les hommes (pii par le globe
s’agitent et travaillent.
Les tentatives d'éducation religieuse et morale des
missionnaires ont-elles réussi à Taïti et aux Marquises?
11 faut, par malheur, reconnaître qu’elles n’y ont pro
duit que de bien chétifs résultats. Aux Marquises, l’ in
digène écoute les missionnaires avec un visage fa
rouche et ne se convertit pas. A Taïti, un conflit des
plus regrettables s’est produit entre les missions pro
testantes et catholiques. L ’ilc, habituée aux premières,
C H A P I T R E IX
I.F.S SAN DW I Cl!
Honolulu. — Population étrangère et indigene. — Gouvernement. —
Constitution île 1840. — Les deux chambres. — Influences et ri
valités religieuses. — Les Knmehnmehn III et IV. — Désastres
et dépopulation de l'archipel. — Missions catholiques et protestantes.
— Education des races indigènes.
Aux Sandwich, dans un groupe d’iles important, la
population indigène a tenté de s’organiser à l'image
de nos sociétés européennes. Derrière le gouverne
ment, on voit, à la vérité, se mouvoir les mission
naires américains, et l’assemblée législative, qui, aux
termes de la constitution de 1840, est instituée pou1'
tempérer l’autdl'ité du souverain, n’est pas sans exciter
189
LES SANDWICH.
quelque peu le sourire avec ses Tonnes à la lois pré
tentieuses et naïves. Néanmoins dans cette tentative
il faut regarder ce qu'il y a de sérieux et de louable,
et rechercher quelles espérances elle donne pour
l’avenir.
D'abord voici Honolulu, la capitale indigène de
l’Océanie et véritablement digne du nom de ville.
I]
Quand on l’aborde en doublant le cap Diamond, les
pics dépouillés de Oaliu, la riche verdure des pentes
montagneuses, les hauts cocotiers de la plaine de
Waikiki, et les madrépores que laisse entrevoir l’eau
transparente de la mer ne semblent promettre qu’ un
de ces paysages océaniens dans lesquels la splendeur
de la nature compcnso la misère des hommes. Aussi
est-on agréablement surpris, à l’ouverture de la baie,
au lien des huttes entremêlées de maisons chétives,
de voir se dérouler le long d’un port animé, encombré
de bâtiments, garni de quais, des édifices, des hôtels,
des palais, comme dans une ville anglaise ou améri
caine. Cette prospérité est récente, et elle tient moins
à l’industrie des indigènes qu’à cette circonstance for
tuite qui a animé toute une région du monde : la dé
couverte de l’or. Il s’est produit ainsi entre la NouvelleCalédonie et les Sandwich une solidarité d’intérêts trèsprofitable à celles-ci, et Honolulu s’est mis à grandir
il.
I
■
%
11)0
L’OCÉANIE NOUVELLE,
presque en proportion île San-Francisco. Les princi
pales rues sont Main-Street et Nnuanu-Street, qui se
coupent à angles droits. La première traverse la ville
dans sa largeur, de la rivière des Perles aux plaines
de Waikiki; la seconde débouche sur le port, et va de
la mer à la riante vallée de Nuuanu, toute bordée de
riches villas, et terminée par un précipice fameux
dans les fastes de l’histoire loealc : le conquérant des
Sandwich, Kamchamcha le Grand, qui réunit sous sa
domination l'archipel entier, jeta dans ce précipice
son rival le roi d’Oalm avec les débris de son armée.
Ces deux rues, qui composent le beau quartier
d'ilonolulu, sont bien entretenues et bordées de mai
sons élégantes et de riches magasins; beaucoup d’é
trangers y font leur résidence. Un grand nombre de
rues moins considérables viennent y aboutir : celles-ci
sont souvent étroites et tortueuses, mais en général
elles sont remarquables par leur propreté. C’est là une
qualité qui n’est pas familière aux indigènes de l’Océa
nie à l’état sauvage, et qu’ils ont su, comme on le
voit, prendre ici. Il n’y a d’infect que, le quartier chi
nois, car là encore le Chinois a pullulé; la Californie
en a déversé sur les Sandwich quelques milliers, cl
même avant la découverte de l’or il y en avait déjà un
certain nombre dads l’archipel. Ils y sont, comme par-
LES SANDWICH.
191
tout, marchands, petits artisans, portefaix. On voit
aussi quelques gros commerçants débitant des tissus
des fabriques de Canton cl autres-villes du CélesteEmpire. Le Chinois est généralement ici plus humble
»
qu’à Taïti; le voisinage du Yankee le met mal à l’aise.
Un certain nombre d’entre ces immigrants ont épousé
des femmes indigènes et paraissent s’être définitive
ment fixés dans l’archipel. Ce que l’on voudrait voir
et ee que l’on cherche vainement dans les rues popu
leuses et commerçantes d'IIonolulu, ce sont de grands
magasins dirigés par les indigènes : ceux-ci abondent
dans le marché, font la vente de détail; mais les affaires
importantes, les grandes entreprises, qui pourraient
les mettre sur le niveau des marchands anglais et
américains, ils ne semblent pas encore bien les conce
voir. P.eut-être cependant l’exemple des hôtes indus
trieux tpic de ses deux rivages extrêmes le Pacifique
leur apporte, Chinois et Américains, finira-t-il par
compléter leur éducation commerciale. Cela est d’au
tant plus à désirer qu'il n’y a pas sur le globe de terre
plus avantageusement située que les Sandwich. Quand
l'isthme américain sera percé, ces îles seront la plus
importante de toutes les stations entre l’Europe, l’Amé
rique, la Chine et l’Australasie. Sans attendre la réalisa
tion de ce grand dessein, elles ont dès aujourd’hui
192
L'OCÉANIE NOUVELLE.
une activité et une prospérité remarquables, dues au
voisinage des placers, à la visite annuelle des baleiniers
américains et à la colonisation des plus importantes
régions de l’Océanie. Le gouvernement royal a beau
coup à se louer de l'activité qui anime son petit archi
pel : ses revenus angmentent chaque année; ils s’élè
vent aujourd’hui à environ 120,000 livres sterling, ce
quhest fort beau pour un roi constitutionnel de l'Océa
nie; mais ses sujets n’y prennent point une part suffi
sante et n'en profitent pas assez. Cependant le marché
présente tous les matins un spectacle plein d’anima
tion, et à y voir les détaillants indigènes empressés,
avenants, on sent que ni le bon vouloir ni l'intelli
gence ne leur manquent. On ne s’explique pas bien
comment ces gens, lorsqu'ils ont réuni un petit capi
tal, ne tentent pas davantage et ne deviennent pas
entreprenants, à l’exemple de tant d’étrangers qui
font fortune au milieu d’eux. Peut-être cela s’expli
que-t-il par les traditions militaires et pour ainsi
dire féodales de l’ancienne société, qui connaissait peu
le commerce et n ’estimait que la guerre.
Parmi les édifices remarquables d'IIonolulu,on peut
mentionner la maison du gouvernement, construction
à deux étages faite de beaux blocs de corail. Elle reçoit
le conseil législatif durant la session, et elle est occu
pée par les ministères de l'intérieur et des affaires
étrangères. Sur une large porte en plein-cintre est
sculpté un diadème doré, emblème de la dignité
royale. La douane, le palais de justice, le marché sont
également construits en corail, et ne manquent ni de
commodité ni d'élégance. Le palais, confiné à une
extrémité de Main-Street et entouré d’arbres et de
grands murs, est difficilement visible. 11 est spacieux,
et renferme à la l'ois des appartements décorés dans
le goût européen, avec tout le confortable du luxe
moderne, et quelques chambres disposées suivant le
vieux mode havaïen. A l'entrée du port se dresse une
forteresse, mais elle sert plus de prison que de dé
fense nationale; on y voit errer nonchalamment deux
ou trois sentinelles. Dans ces derniers temps ont été
construits des quais magnifiques, au pied desquels il y
a une assez grande profondeur d’eau pour que les
bâtiments du plus fort tonnage y puissent mouiller et
débarquer leur cargaison, ce qui n’cmpêche pas le
bassin d’être animé par le mouvement ininterrompu
des petits bateaux indigènes allant, venant, portant des
dépêches, échangeant des communications entre les
navires. Voici peu d'années seulemcntque les voitures
ont remplacé à Honolulu des espèces de litières traînées
par deux indigènes, et qui étaient seules employées;
190
1,’OCÈANIF, NOUVELLE,
des Imls, à organiser des promenades et des caval
cades. Il y a même par la ville des maisons publiques
- de danse où les femmes courent en foule, et dont les
missionnaires n’ont pu encore obtenir la fermeture,
malgré tout leur crédit.
Jusqu’en 1840, le gouvernement des Sandwich
consistait en une sorte de féodalité assez puissante,
groupée autour d'un souverain : de droit celui-ci était
maître absolu; mais de fait les chefs militaires char- '
gés de l’administration des diverses îles étaient aussi
puissants que lui. Il n’y avait pas de lois fixes, et un
gouverneur de Oahu peignait fort bien la situation en
disant que sa bouche était la loi. Depuis une vingtaine
d’années, des ministres américains répandus dans l’île
avaient fait un assez grand nombre de prosélytes, et s’ils
n’avaient pas réussi à s’emparer de l’esprit du roi Kamehameba 111, alors âgé de moins de vingt ans, jeune
homme intelligent, mais porté par son tempérament à
la dissipation et au plaisir, en revanche ils dominaient
complètement sa sœur, la régente Kinao. Sur ces en
trefaites, des missionnaires catholiques essayèrent d’in
troduire leurs prédications dans l’archipel; les minis
tres américains leur firent donner l’ordre de se.retirer,
et connue ils tardaient à obéir, on les jeta à la côte de
Californie. L ’amiral Laplace parut avec YArtémise de-
LES SANDWICH.
197
vant Honolulu pour obtenir réparation Je cette in
sulte, et ne quitta les îles Havaï qu’après la conclusion
d’un traité en vertu duquel l'exercice du catholicisme
était déclaré libre dans les États de Kamehameha et
favorisé des mêmes privilèges que le protestantisme.
Alors les ministres américains, menacés devoir leur
autorité amoindrie, engagèrent le roi à donner à son
peuple une constitution, afin d’exercer plus facile
ment leur influence sur le gouvernement, lorsqu’il
serait centralisé dans ses mains. C’est ainsi que fut
promulguée la constitution de 1840, bizarre mélange
d’institutions démocratiques et féodales, avec un
préambule et des considérations générales empruntés
à la déclaration d'indépendance américaine. La cham
bre des nobles se composait du roi, de onze mem
bres en partie héréditaires et de cinq femmes. De tout
temps les femmes ont joué un rôle politique aux
Sandwich, et leur admission dans la chambre noble
est une des singularités de la constitution havaïenne.
Ce corps législatif était complété par l’adjonction de
sept membres dont les noms étaient présentés au
choix du roi par la foule des électeurs. Ce premier
essai de constitution a subi quelques modifications à
la suite de la grande invasion d’étrangers qui a suivi
la découverte de l'or en Californie. Aujourd'hui la
200
I,’ OCÉANIE NOUVELLE.
à cent cinquante mille, il y a quarante ans ; en 1850
elle n'était plus que de soixante-dix-huit mille, et le
recensement qui a Suivi l’avénement de Kamelrnmeha FV ne l’a plus trouvée que de soixante et onze
mille. A ces désastres d'autres fléaux viennent s’ajouter.
Dés volcans en éruption permanente versent des torrents
de lave qui débordent dans la campagne, rasent les
forêts, détruisent tout sur leur passage jusqu’à la mer.
La terrible Pelé, déesse qui habite ces profondeurs
souterraines, gronde de ne plus recevoir scs offrandes
de victimes humaines dans son lac de feu. Les indi
gènes appellent ainsi un cratère de trois lieues de cir
conférence où la lave bouillonne toujours, et ceux
d’ entre eux qui, ouvertement ou dans le fond de leur
cœur, sont restés attachés aux anciennes superstitions
disent que les temps sont venus où, suivant d’antiques
prédictions polynésiennes, les terres seront boulever
sées, l ’hibiscus et le corail s’ étendront, et l’homme
disparaîtra des îles.
Dans ces circonstances et au milieu de ces désastres,
les Mormons, qui, du fond de l’Utah, recrutent des
adeptes dans toutes les parties du monde et jusqu’à
l’extrémité de la Norvège, ont envoyé quelques-uns
de leurs saints à travers le bras du Pâcifiquc qui sé
pare la côte ouest des Sandwich. Les missionnaires
I,ES SANDWICH.
201
mormons prêchent aux indigènes que, dans peu d’an
nées, le monde sera bouleversé, que les îles ébranlées
par les volcans s’abîmeront dans l’Océan, et ils invi
tent ceux qui possèdent quelques biens à les vendre
pour se rendre sur les bords du lac Salé à la montagne
de Sion, terre promise d’Israël où les élus vivront
pendant plus de mille ans dans l'abondance et la pros
périté. Ils ont réussi à faire dans les Sandwich de
quatre à cinq mille prosélytes. Le reste de la popu
lation de l'archipel se partage en tiers à peu près
égaux entre les protestants, les catholiques et ceux
des indigènes qui n’ont pas encore abandonné leurs
anciennes croyances. Dans un rapport daté de NewYork, novembre 1857, sur l’état des missions amé
ricaines dans les Sandwich, nous lisons que les églises
évangéliques comptent de vingt-deux à vingt-trois
mille membres effectifs et plusieurs milliers de caté
chumènes. Des écoles, au nombre de plus de trois
cents, sont réparties par tout l'archipel, et le gouver
nement affecte annuellement plus de quarante mille
dollars à l’entretien de ces établissements. Le chiffre
des églises est de trente environ, el Oahu a vu fonder
récemment une institution d'enseignement supérieur
où de jeunes indigènes sont préparés à la tâche d’é
vangéliste et d’instituteur. L’enseignement leur est
‘201
I,'OCEANIE NOUVELLE.
choses regrettable; mais n’cst-il pas à souhaiter que
les Pomotou, dont la France vient de prendre posses
sion, restent le domaine exclusif du catholicisme, qui
\ a obtenu déjà des résultats avantageux, et que dans les
Fidji au contraire, où l'Angleterre a récemment planté
son drapeau, dans les îles Samoa et en plusieurs autres
points, le catholicisme renonce à faire concurrence
aux ministres des diverses sectes protestantes (pii, de
puis quelques années, y ont porté leurs prédications?
Le catholicisme a dans notre Nouvelle-Calédonie, ainsi
que nous l’avons fait observer, un vaste champ d'ex
périences où tout le favorise : la protection de nos
officiers, l'isolement dans lequel ont vécu jusqu’ici les
sauvages, l’absence relative du contact extérieur. C'est
là surtout qu'il doit concentrer ses efforts.
Les essais d'éducation tentés dans les colonies fran
çaises et les Sandwich soulèvent une autre question :
convient-il que cette éducation soit exclusivement mo
rale et religieuse? 11 est un autre but que dans leur
rôle protecteur les hommes de bonne volonté auraient
dû également poursuivre : à cùté du salut de l’âme, il
serait bon de compter pour quelque chose celui de
cette vie présente. Or, pour apprendre à vivre, pour
acquérir la force de respirer, pour ainsi dire, au mi
lieu de la foule qui s’agite autour d'eux et les presse,
LES SANDWICH.
205
les indigènes océaniens auraient besoin de recevoir
une éducation plus pratique (pie celle qui leur est
offerte par les missions. Les cantiques ne suffisent pas;
il faudrait aussi quelque peu de cette arithmétique que
les Américains pourraient si bien enseigner. Le com
merce, les mille procédés de l'industrie, telles sont
aujourd'hui les conditions d’existence, surtout pour
une société qui subit le contact journalier des Yan
kees, des Chinois, de tous les marchands du globe. Par
malheur, une telle éducation ne se donne guère; elle
s’acquiert spontanément, et il faut bien reconnaître
qu’aux Sandwich l’exemple des étrangers n’a pas
beaucoup agi sur les naturels : tant d’activité les
étonne, mais ne les gagne pas. Un ne peut pas espé
rer que l ’absorption, sans doute prochaine, de l'ar
chipel par la confédération des Etats-Unis leur pro
fite davantage, et on ne saurait se dissimuler que ce
genre d’infériorité est l'un des principaux arguments
dont on se prévaut contre l’avenir des indigènes océa
niens. D’autre part, se peut-il faire que des races hu
maines entières disparaissent sans laisser de traces
sans avoir rempli un rôle dans l’histoire de notre
globe, et qu elles reculent devant nous comme des
troupes d’êtres inférieurs et malfaisants? Penser ainsi
ne serait-ce pas ravaler l’espèce humaine en la frap12
'200
L’ OCÉANIE NOUVELLE.
pant dans plusieurs de ses familles? Le problème est
plus grave et nous touche de plus près qu’il ne semble
d’abord : si entre les diverses familles humaines nous
admettons des inégalités natives et insurmontables,
rpie devient l’espèce entière? Une série d’êtres dcsccn.
dant par degrés de l’intelligence à la vie animale,
n’ ayant plus le droit de se prévaloir de celle âme im
mortelle et supérieure qui place l’homme à part dans
la création. 11 faut en effet, ou que les âmes de tous
les hommes soient égales entre elles, ou qu’elle s’a
baissent par degrés vers le principe qui anime les
êtres inférieurs. Croyons donc, dans l’intérêt de notre
dignité même, (pie ces hommes sont nos égaux et
vraiment nos frères, que des différences d’expérience,
de milieu, d’éducation ont seules mis entre eux et
nous tant d’espace. 11 faut nous souvenir aussi que
l’Europe, mère patrie de la civilisation, est partout
couverte de monuments où les prêtres de nos vieilles
religions versaient le sang des hommes, et (pic le
temps, qui ne parait pas compter avec les individus,
mais avec les espèces, a dû exterminer des quantités
innombrables de nos ancêtres avant ces âges reculés
où ils nous apparaissent encore sailvrtges, dans le
demi-jour de l’histoire. Les races incultes qui cou
vrent de si larges espaces du globe devront de même
I,ES SANDWICH.
207
survivre, et être représentées, par débris au moins,
dans les futures combinaisons de notre monde, et
peut-être existe-t-il quelque élément de salut inconnu
encore et propre à concilier avec les faits qui se pres
sent les grands principes de la philosophie et de la
religion. 11 n’y a là encore cependant (pie des hypo
thèses obscures et compliquées; on ne peut que les in
diquer, et c’est à l’avenir, à un avenir prochain
peut-être, d’ y répondre.
C H A PITR E X
l.E S
COOLIES
CHINOIS
Contact récent dis Chinois avec les Européens on Océanie. — Ce
qu'on appelle coolies. — Mauvais traitement ipi'ils ont à subir.
— Leurs représailles. — Révolte à bord du Spartan. — Massacre
de l’éipiipage du llobert-Brown. — Condamnation du trafic'des
coolies par les États-Unis. — Décroissance de ce trafic.
A côté de la race blanche qui déborde, défriche et
colonise et des pauvres indigènes inhabiles à noire ci
vilisation et presque partout détruits ou refoulés, un
troisième élément de population s’olïre en Océanie,
ce sont les Chinois; ils y tiennent aujourd’hui déjà
une grande place. Nous les avons entrevus à Taïti
et aux Sandwich, mais leur nombre et leur action
I>ES COOLIES CHINOIS.
209
sont peu de chose dans ces petits archipels en com
paraison de l’importance qn’ils ont prise sur les
bords du Pacifique et en Australie. C’est là un phéno
mène entièrement nouveau, .particulier à notre temps
et destiné sans doute à exercer bientôt une grande inlluence. Les vastes États de l’extrême Orient, qui
avaient appris à se défier du génie actif des Occi
dentaux et qui se croyaient préservés de nos entre
prises par l’isolement, sont forcés de se jeter dans le
mouvement général du monde. Des milliers d'hommes,
courbés depuis des générations sans nombre sur le
même sillon et végétant dans la misère, commencent
à jeter des regards avides et curieux du côté des ho
rizons que nous leur avons entr ouverts; ils apportent
des variétés nouvelles d’idées, d’aptitudes et d’instincts.
Naguère, quand les Européens s’en allaient à l’autre
bout du monde, ils étaient le plus souvent appelés
par dos relations de métropole à colonie. Sur les ri
vages les plus lointains, ils retrouvaient encore l’Eu
rope, et ils pouvaient se croire les seuls acteurs du
monde. Ouvrir aux produits de nos industries les
grands empire de l’extrême Asie, extérieurement
inactifs et en apparence immuables, tel fu it le rêve des
nations maritimes et commerçantes; voici que ces
vœux commencent à être déliassés, be Japon n’en est
12.
210
L'OCÉANIE NOUVELLE.
encore qu’à modifier l’ancien système de scs rela
tions avec les étrangers; mais la Chine verse déjà
au dehors deâ Ilots de marchands, d’ouvriers, do
mineurs; c'est un débordement qui s’accroît tous les
jours. 11 semble que le moment est venu où les deux
grandes races qui se sont autrefois séparées sur les
versants de fllimalaya et de l’Altaï, l’une, la race
blanche, pour aller féconder de son activité les rivages
de l’Atlantique, l'autre, la race jaune, pour fonder sur
les bords du Pacifique de vastes empires, doivent se
rapprocher et créer par leur contact une nouvelle pé
riode de l’histoire.
Quels résultats doivent sortir de ce contact? C’est
une question à laquelle il serait sans doute bien ambi
tieux de vouloir répondre, tant ces résultats promet
tent d’être compliqués. Ce (pie l’on peut essayer de
connaître, ce senties aptitudes, les qualités bonnes et
mauvaises, tout le contingent d'jdées et de notions que
les nouveaux-venus apporteront, si, comme il semble,
ils sont destinés à vivre ilvec nous d’une vie commune
et appelés à agir concurremment sur le globe. Pour
cela, il faut les suivre dans les conditions de leur nou
velle qxislence,.les voir à l’œuvre hors de chez eux,
dans les contrées vers lesquelles se dirigent leurs émi
grations. Ces émigrations ont un double caractère,
LES COOLIES CHINOIS.
21!
selon qu’elles onl été provoquées ou qu’elles sont
libres et spontanées. D;ins le premier cas, les Chinois
sont des mercenaires, ce (pic l’on appelle des coolies,
engagés au service des colons anglais, espagnols ou
français. Dans le second cas, ils agissent suivant les
seules lois de leurs instincts, de leurs besoins et de
leur volonté. Ces deux conditions distinctes de leur
existence hors de la Chine méritent d’être étudiées
séparément, parce qu’elles produisent des résultats
très-différents; l’une réussit peu, tend à disparaître
et appartient presque à l’histoire du passé, tandis que
l’autre prospère, se développe, et c’est elle qui l’ait
présager de grandes complications dans l'avenir.
L ’abolition de la traite avait bouleversé le vieux
système colonial, et l’Angleterre en souffrait plus que
toute autre nation. Les blancs, entièrement inhabiles
aux durs travaux des tropiques sous le soleil, devaient,
sous peine de perdre Maurice, la Guyane et les An
tilles, aviser au remplacement des bras dont ils étaient
privés désormais en partie. Les Anglais songèrent d’a
bord à recruter des travailleurs sur la côte occidentale
de l’Inde, cl ils en importèrent un grand nombre à
Maurice. Ces Indiens sont ce que l’on appelle propre
ment des coolies, nom qui par la suite a été appliqué
à toute espèce de travailleurs recrutés parmi les Chi
212
L'OCÉANIE NOUVELLE,
nois ou parmi les nègres. Les Français de la Réunion
eurent recours à ces mêmes Indiens etniiN Malgaches.
Cette ressource, suffisante pour les îles de la mer des
Indes, ne pouvait convenir à tout le vaste système des
colonies anglaises. Les Indiens refusaient de contrac
ter des engagements pour des contrées trop lointaines;
ils sont peu laborieux, et en outre la compagnie des
Indes anglaises, après avoir interdit aux Français d’y
recruter des liras, opposa de très-grandes difficultés
aux colons anglais eux-mêmes, parce qu'elle craignait
que l’émigration, qui s’emparait des sujets les plus
robustes et les plus vaillants, ne prît trop d'extension.
11 fallut essayer d’un autre moyen, et ce fut alors que
les Anglais, imités par les Espagnols, tournèrent les
yeux vers les Chinois. Quant aux Hollandais, il y avait
longtemps déjà, connue nous le verrons, qu’ils se
'trouvaient en contact avec l’émigration chinoise dans
les Indes néerlandaises.
Des agents .s’adressèrent donc à la population dont.
regorgent le Fo-kien, le Kwang-si et les autres pro
vinces méridionales et maritimes; ils répandirent leurs
appels et prodiguèrent leurs promesses à Hong-Kong
et dans les cinq ports. D'abord peu d’individus y ré
pondirent; les Chinois n’avaient pas encore pris l’ha
bitude de regarder au delà de leur pays; pour eux, le
I,ES COOLIES CHINOIS.
215
monde était toujours renfermé entre la grande mu
raille et leurs rivages; les lois qui interdisent l’émi
gration n’avaient guère cessé d’être respectées. Au
jourd'hui ces lois subsistent, mais on les élude sans
scrupule et sans difficulté. Cependant, quelques essais
partiels ayant paru réussir, les colons crurent avoir
mis la main sur le remède rpii devait ramener la pros
périté dans leurs cultures de cannes et de coton.
Leurs agents devinrent plus pressants; les mandarins
d'Amoy ou de Canton, bien payés, fermèrent les yeux
sur le départ des misérables qui encombraient les rues
des villes chinoises; enfin le branle fut donné. Quel
ques Chinois, rapatriés après l’expiration de leur en
gagement, émerveillaient la foide sans pain et sans
gîte parle récit des richesses et de l’ espace qu’offraient
des terres fécondes vierges d’ habitants. Dans une pé
riode d'une dizaine d’années, de 1840 à 1850 environ,
les Chinois se laissèrent exporter, travaillèrent dans
les colonies et y rendirent quelques services. Cuba
sollicitait en 1847 de sa junte royale l’introduction de
colons asiatiques, et s’en trouvait fort bien. En général,
on vantait la docilité, la frugalité, l’intelligence des
nouveaux coolies.
Diverses circonstances ne tardèrent pas à modifier
cet état de choses : après avoir mis leur activité au
211
L'OCÉANIE NOUVELLE.
service d'autrui, les Chinois commencèrent à songer
qu’ils trouveraient plus de profit à l’utiliser pour leur
propre compte. Beaucoup d'entre eux, durant leur
temps de service, trouvaient moyen, à force d’éco
nomie et de persévérance, d'amasser un petit pécule,
et ils essayaient d'exercer librement quelque industrie,
ou se faisaient rapatrier pour aller de chez eux aux
Philippines. D'ailleurs les planteurs ne tenaient pas
tous loyalement les conditions stipulées; beaucoup ne
semblaient faire aucune distinction entre les noirs,
autrefois leur propriété, et les Chinois, simples mer
cenaires. Le fait qui par-dessus tout ouvrit les portes
du Céleste Empire, et présenta Immigration sous une
forme nouvelle, fut la découverte de l’or. Nous ver
rons quelle immense impulsion, il donna à l’émigra
tion libre. Toutefois les engagements de coolies, loin
d’être suspendus, devinrent plus nombreux, parce
que les Chinois des provinces méridionales se por
taient en foule dans les ports ouverts aux étrangers.
Si le trafic des coolies se développait, les abus se mul
tipliaient aussi : le Chinois était regardé comme une
marchandise, et les matelots s’ingéniaient par tous les
moyens à le froisser dans ses habitudes et dans scs
goûts; avec sa longue queue, sa ligure étrange, scs
usages, nouveaux et bizarres, John Chinaman était le
L E S C O O L I E S C H IN O IS .
215
but de constantes railleries. Qu’était-ce d'ailleurs que
cet être à lace jaune et aux yeux obliques? Une espèce
inférieure, un objet de trafic, presqu’un esclave. Livré
à la rapacité des agents et à la grossièreté des hommes
du bord, l'émigrant n’obtenait ni la protection ni les
égards promis; les uns rapinaient sur la ration de riz
et de thé, les autres se jouaient durement de lui. Sa
queue même, l’objet sacré de sa personne, à laquelle
on ne saurait toucher sans exaspérer le Chinois le plus
pacifique, n’était pas respectée; les matelots ne con
naissaient pas de plus grand plaisir que celui d’en at
tacher plusieurs ensemble; quelquefois ils allaient
jusqu'à les couper. John Chinaman sortait par inter
valles de son calme habituel, et se livrait alors à de
terribles représailles. Parmi les hommes recrutés au
hasard sur le port d’Amoy ou de Shanghaï sans autre
garantie (pie celle de la vigueur physique, beaucoup
étaient le rebut de la population, et se tenaient prêts
à saisir les occasions de meurtre et de pillage. Aussi
ces dernières années ont-elles enregistré plus d'un
drame terrible.
A la fin de 185” , une barque anglaise, le Spartan,
était partie d’Amoy en destination de Sydney, emporlant un chargement de deux cent cinquante coolies.
Ils avaient conclu, par l’ intermédiaire d'un interprète
210
L'OCÉANIE NOUVELLE.
chinois et d’un agent ijiii parlait leur langue, un en
gagement de eiiK} ans. Chaque homme était muni d'un
papier signé par le capitaine du Spart an, par le con
tractant chinois, et cerlilié par l’agent comme tra
duction conforme. En vertu de ce document, chaque
Chinois s’engageait à servir le capitaine, scs agents,
administrateurs, actionnaires, ou toute personne qui
serait mise en sa place, à titre de berger, fermier,
serviteur, peur cinq années à dater de l'engagementLe capitaine convenait de son côté de payer quatre
dollars par mois, et de fournir une ration hebdoma
daire de sucre, riz, blé, viande et thé; les gages par
taient du quatorzième jour après l'entrée dans la co
lonie. Huit dollars avancés à chaque Chinois au moment
de son départ devaient être déduits des gages. Les
hommes, dit le correspondant de Singapore qui trans
mettait au China Mail ce récit, avaient été bien traités
dans le trajet, et avaient obtenu autant de liberté
qu'en comporte l'étendue du bâtiment. Tout alla bien
pendant les huit premiers jours; le neuvième, tandis
que le capitaine avec un maître se trouvait au milieu
des coolies, que le chef-maître était à une extrémité
du bâtiment et les hommes à l’arrière, tous les Chinois
s’élancèrent, se saisirent du timonier et s'efforcèrent
de le précipiter par-dessus le bord. Celui-ci parvint à
LES COOLIES CHINOIS.
•217
leur échapper et se réfugia dans les cordages. D’au
tres cependant se jetaient sur les cabines et arra
chaient les baïonnettes en laissant les mousquets,
faute, à ce qu’il parait, de savoir s’en servir. Plusieurs
hommes lurent frappés de coups de couteau, le se"
coud maître tué, le capitaine lui-même grièvement
blessé. Cependant l’équipage, revenu de sa première
surprise, se défendit de son mieux; les mousquets en
trèrent enjeu, une douzaine de Chinois furent fusillés
et jetés à la mer; l'ordre se rétablit . Le Spartan, es
corté par un navire américain qu’il avait rencontré,
se dirigea sur Singapore, où une partie des Chinois
fut livrée à la cour de justice pour meurtre et pira
terie.
L’affaire du Robert Browne fut autrement terrible.
Ce bâtiment américain avait quitté Amoy le 20 mars
185$, avec quatre cents coolies en destination pour
Cuba et le Pérou. A la hauteur des îles Loo-choo, entre
Formose et le Japon, quelque mécontentement s’était
manifesté parmi les
embarqués,
sans
être
tel
cependant qu’il pût exciter des craintes sérieuses,
lorsque trente Chinois assaillirent inopinément le capi
taine, l’égorgèrent, et massacrèrent la plupart des
matelots. Le second, retiré avec quelques hommes sur
le gaillard d’avant, engagea une lutte désespérée, mais
lô
■218
L’ OCÈANIE NOUVELLE,
inutile. Neuf matelots qui avaient cherché un refuge
à l’arrière du bâtiment furent seuls épargnés; les
Chinois leur ordonnèrent, le poignard sur la gorge,
de prendre la manœuvre. Du haut d’une des cabines
construites sur le pont, le chef de la bande, un Chinois
d’Amoy qui parlait l’anglais, un revolver à six coups
dans une main, un drapeau dans l'autre, donna
le signal du pillage, et en quelques instants tout le
bâtiment présenta une scène d’affreux désordre. Les
papiers du bord, les instruments, les effets du capi
taine, tout cela gisait pêle-mêle avec le riz, le biscuit,
le poisson salé; des Chinois brisaient les chronomètres
pour voir si la monture n’ était pas en or; d’autres s’a
musaient à faire courir en gouttelettes le mercure des
baromètres; un d’eux avait forcé la caisse aux médi
caments, cl, croyant avoir mis la main sur quelque
liqueur de prix, il vidait les bouteilles en mangeant
du biscuit; celui-là mourut au bout de quelques heures.
Les cartes marines, déchirées et maculées de. sang,
gisaient sur le pont, et les Chinois couraient, gesticu
laient, hurlaient tous ensemble. Ils se tirent conduire
à une petite île située au nord de Formose, ancrèrent
et prirent terre avec les embarcations en ne laissant
que vingt-deux des leurs à la garde des neuf matelots;
mais tandis qu’ils étaient absents, le vent se mit à
LES COOLIES CHINOIS.
21 y
souiller du rivage, les Américains en profitèrent pour
couper le câble; par les promesses et les menaces, ils
se rendirent maîtres de leurs gardiens ; un bâtiment
qu’ils rencontrèrent leur vint en aide, et ils purent
regagner Amoy. Le motif ou tout au moins le prétexte
de l’insurrection se trouvait dans les mauvais traite
ments et dans l'outrage fait à plus de deux cents
Chinois, qui avaient été privés de leur longue tresse de
cheveux.
Ces événements et d'autres semblables eurent en
Amérique et en Asie un grand retentissement. Les
journaux de Shanghaï, de llong-kong et des EtatsUnis prirent parti contre le commerce des coolies,
signalant les dangers qu’il présente, enregistrant les
catastrophes et déclamant contre ce qu’ils appelaient
la traite des jaunes, le commerce des esclaves chinois.
Cependant il fallait des bras dans les colonies; de plus,
le transport des Chinois se trouvait fort lucratif en
dehors de ces sanglants épisodes : le trafic ne fut pas
interrompu. Voici quelles étaient les promesses elles
conditions de l’engagement offert par les agents an
glais chargés de recruter des coolies pour les Antilles ;
tin climat chaud, la même température que dans la
Chine méridionale; la distance est grande, mais on la
franchit dans des bâtiments commodes cl bien dispo-
220
L'OCÈANIE NOUVEL LE.
ses; les usages des travailleurs ue subiront aucun
changement; rengagement est de cinq années. Après
une expérience d’un an ou de dix-huit mois, on sera
rapatrié si le travail déplaît. Seront alloués quatre dol
lars par mois, un à l’avance; deux habillements com
plets chaque année; dix livres cl demie de riz blanc ou
de blé par semaine, quatre de bœuf, porc ou poisson
salé, une de sucre, une once de thé, remplacées à vo
lonté par deux dollars. Chaque Chinois aura un coin de
terre pour y cultiver des légumes : il n’y aura pas de
travail le dimanche, à moins qu’on ne soit très-pressé,
et alors on recevra une paye exceptionnelle. Les femmes
et les enfants des coolies auront le passage libre et
seront rétribués dès leur introduction dans la colonie,
s’ils peuvent être utilisés. A bord de chaque bâtiment
sera placé un interprète chargé de rester un an ou deux
avec les coolies pour leur enseigner les usages et les
lois du pays où ils seront transportés. Enfin les soins
médicaux leur seront prodigués.
Si les Anglais faisaient de leur mieux pour régula
riser ce trade et en tirer quelque prolit, les Américains
des États-Unis, qui n’ont jamais trouvé d’ intérêt à le
pratiquer pour leur compte, et qui ont les premiers
entrevu et redouté la concurrence de T activité chi
noise, s’en déclaraieutles adversaires absolus. Ue 1855
LES COOLIES CHINOIS.
221
ii 1857, celle question reparaît dans tous les docu
ments législatifs publiés par le congrès deWashington :
il n’y a pas de commerce plus immoral et plus infâme;
il est égal à la traite et a coûté la vie à nombre de
victimes sans enrichir les survivants; il se fait par bâti
ments américains, et il en résulte que les honorables
relations des deux empires en sont compromises; les
citoyens des Etats-Unis feront donc bien de s’abstenir
de cet odieux trafic. En janvier 1850, par acte signifié
publiquement, le gouvernement américain déclare
illégal, immoral, plein d’horreurs, ce commerce des
coolies, qui entraîne, au mépris des anciennes lois de
l'empire et des décrets récents, des hommes, des
femmes, des enfants, sans qu’ils sachent où, et les
fait pour la plupart périr misérablement. Les capitaines
américains sont plus que jamais invités à s’en abste
nir: mais le moyen de détourner un citoyen des EtatsUnis d’une industrie lucrative?
On se bornait, dans les ports de la Chine ouverts
aux étrangers, à prendre toutes les mesures que l’on
croyait propres à conjurer les périls attachés à ce com
merce, et à garantir, au moins de la part des Chinois,
le loyal accomplissement des conditions stipulées. Nous
avons vu quelles étaient les promesses et les offres des
agents anglais; ils s’efforçaient de prendre les coolies
222
I/OCÉANIE NOUVELLE,
par la douceur. Eu outre, les recommandations les
plus minutieuses étaient prescrites par les agences
aux capitaines chargés du transport des coolies, pour
éviter tout motif de désaccord et de mécontentement.
De leur côté, les autorités portugaises de Macao pre
naient à tâche de réglementer par des prescriptions
précises et sévères le transport des Chinois. Malgré
ces précautions, l'emploi des coolies a été en déclinant
jusqu'au moment où la guerre de Canton lui a porté
un dernier coup. 11n'a pas entièrement cessé ; Amoy,
Shanghaï, llong-kong en ont encore fourni durant la
période des hostilités qui se sont élevées entre l’Eu
rope occidentale et le Céleste Empire ; mais cette res
source est devenue tout à fait insuffisante, les colonies
s’efforcent d'y suppléer par l’engagement des noirs
libres, cl l’Angleterre a songé même à transporter
sur ses cultures de cannes et de coton les cipayes
rebelles dont son armée de l'Inde pouvait s’emparer.
Quant aux Chinois qui consentent encore à subir la
condition de coolies, ils sont loin de déployer la même
activité et la même énergie que ceux qui travaillent
pour leur propre compte. Cette forme de leur émigra
tion a été le point de départ du grand mouvement qui
entraîne tant d'hommes hors des vieilles barrières de.
la Chine ; mais pour les voir à l’œuvre dans le complet
C H A P I T R E XI
LES
CHINOIS
DANS
LE
PACIFIQUE
Les Chinois «le Californie. — Leurs qualités et leurs défauts. — La
Petite-Chine à Snn-Francisco. — Divertissements, jeu, théâtres,
cérémonies religieuses. — Amour du sol natal. — Les Chinois
d'Australie. — Répulsion qu'ils produisent.— On veut les expul
ser. — Plaidoyer de Qunng-Cliew. — John Bull et John China
man. — Habitudes, fêtes, associations. — Rareté des femmes. —
Les,Chinois de Java, de Bornéo, du Japon, des Philippines. — Ca
ractère des Chinois, co qui leur manque. — Avenir possible de ce
débordement.
La nouvelle de la découverte des gîtes aurifères de
la Californie traversa le Pacifique avec autant de rapi
dité que l'autre Océan. Les Chinois qui se trouvaient
agglomérés dans les ports ouverts, attendant, les uns
un engagement de coolies, les autres une occasion de
LES CHINOIS DANS LE PACIFIQUE.
225
se faire transporter à Bornéo, où depuis longtemps le
travail de l’or leur était familier, se dirigèrent en grand
nombre vers la région signalée à leur activité. Dès
1850, un an après la découverte des mines, ils étaient
assez nombreux en Californie pour assister en corps
aux obsèques du président Taylor, et présenter une
adresse pour exprimer la part prise par eux à ce deuil
public. Dans les années suivantes, l’immigration aug
menta dans des proportions considérables; parmi eux
se trouvaient quelques coolies amenés par des compa
gnies, mais en petit nombre, à cause de la répulsion
des Américains pour ce genre de travailleurs; ils con
sentent à en charger leurs bâtiments pour les colonies,
parce que le transport en est lucratif, mais' ils n’en
veulent pas chez eux. Au surplus, le Chinois libre ne
tarda pas à être vu avec non moins d’antipathie.
Ces nouveaux-venus se distinguèrent, dès leur en
trée dans l’étal, par un esprit d’ordre et une persis
tance dans leur nationalité "vraiment remarquables.
Au milieu de la Babel où des hommes venaient de tous
les coins du monde croiser et mêler leurs habitudes
et leurs passions, les Chinois restaient toujours (ils du
Céleste Empire, et gardaient une physionomie parti
culière; ils ne cherchaient en rien à rompre l’isolement
dans lequel les plaçaient leur langue et leurs usages,
15.
I,’OCEANIE NOUVELLE.
2-Jii
organisant In travail entre eux et sc récréant à part,
(railleurs sobres, patients, économes, laborieux, con
tents dn plus mince profit, ne reculant devant aucune
tâche, et rappelant, par leurs qualités de patience et
de travail, ces lmérétiens, ces Maltais, ces Auvergnats,
qui ont monopolisé dans divers pays les travaux péni
bles et. rebutés. Aux mines, ceux qui n’avaient rien
pour entreprendre une exploitation louaient leurs bras
aux conditions les plus minimes, quatre ou cinq dol
lars par mois.
Avec ces qualités et à cause de ces qualités même,
les Chinois ne tardèrent pas à devenir pour les Amé
ricains un objet de profonde aversion : on ne pouvait
voir, disaient les journaux californiens, John China
man, John Couleur de Safran, et vivre à côté de lui
sans le prendre en haine et en dégoût. 11 est sale et
couard ; habit, couleur, visage, manières, toulpépugne
dans sa personne. Cependant le pauvre John était,
parmi tous les étrangers, le.seul qui payât scrupuleu
sement la licence exigée des mineurs; il était facile et
conciliant, se laissant, à la fantaisie des blancs, expul
ser des lieux qu’il avait choisis, et ne s’avisant jamais
de se présenter dans les riches exploitations que ceuxci se réservent. De l'aveu même d’observateurs améri
cains, il était généralement tranquille, industrieux,
I.ES CHINOIS HANS I.E PACIFIQUE.
227
charitable pour ses compatriotes, ne s'adonnait jamais
à l'ivrognerie; il était attaché à ses parents et plein de
respect pour la vieillesse, qui, disait-il, est la sagesse
même. Tout ce qu’il demandait, c’était une place, la
moindre et la dernière, pour travailler et vivre, puis
s’en retourner dans le pays de ses aïeux. En effet, la
plupart retournaient en Chine après avoir amassé une
petite somme, et ce fait est particulier aux Chinois
mineurs en Australie aussi bien qu’eu Californie ou à
Bornéo. Dans les autres régions baignées par l’Océan
Pacifique, ceux qui s’adonnent au commerce, et sur
tout à la culture, oublient plus facilement le pays où
ils sont nés; mais dans celui où ils s’établissent, ils
emportent leurs habitudes, conservent leur langue, et
transportent pour ainsi dire la Chine avec eux.
Si quelques Chinois, leur petite fortune faite, s’en
retournaient, en revanche un si grand nombre afiluait
que les Américains s’effrayèrent de cette dispropor
tion; dans un seul mois de '1852, il en arriva dix
mille, et l’on apprit qu’un nombre égal était en che
min : c’était à craindre que la Californie ne devint pays
chinois. On prit l’alarme, et des mesures furent solli
citées pour mettre un terme à cette invasion. Le pré
sident Bigler provoqua de la législature une loi inter
disant une plus grande immigration; mais son message
228
I,’ OCÉANIE NOUVELLE.
lut repoussé. Eu effet, si ces Chinois étaient mena
çants pour l’avenir, ils étaient bien utiles dans le pré
sent : il était si commode d'avoir sous la main ces
hommes qui, pour un mince salaire, faisaient la be
sogne la plus rebutante ! On se contenta de les dé
tester en s'en servant; la colonie chinoise put vivre et
se développer dans la Californie selon ses goûts et ses
habitudes; elle est aujourd’hui de cinquante .à soixante
mille âmes, et elle serait à coup sûr bien plus consi
dérable sans le dérivatif de l’ Australie.
San-Francisco pour sa part compte quelques mil
liers de Chinois, un peu répandus partout, pour les
nécessités de leurs industries, mais plus particulière
ment confinés dans un quartier que l’on appelle la Pe
tite-Chine, et qui comprend le haut de la rue Sacra
mento, la rue Dupont et celles qui y aboutissent. Un
nombre assez grand de riches marchands chinois y
ont leurs boutiques, où ils exposent les différentes
productions de leur pays. Ce sont en général des
hommes polis, tins, assez instruits et parfois géné
reux. Beaucoup parlent l'anglais avec facilité, les au
tres ont des interprètes attachés à leur maison. En
1854, ils ont bâti une espèce de bourse, spéciale
ment à l’usage de leurs compatriotes, e lle 29 avril de
la même année a paru, par leurs soins, le premier
L E S C H IN O IS D A N S LE P A C I F I Q U E .
229
numéro d’un journal chinois, the Gold Hills Neios,
petite feuille de quatre pages. Gold Hills, la Montagned'Or, est le nom que les Chinois donnent à SanFrancisco. Les riches marchands de la Petite-Chine
s'habillent d’une façon somptueuse; ils ont des maî
tresses qu’ils entretiennent, forment des cercles où ne
sont pas introduits leurs compatriotes de condition in
férieure, et s’adonnent à des plaisirs plus raffinés et
plus intellectuels que la masse.
Dans la ville, les Chinois pauvres, et c’est l’immense
majorité, sont portefaix, blanchisseurs, tailleurs; on
les voit en foule laver le linge aux puits et sur les bords
des lagunes, ou le repasser avec leurs petits réchauds
de charbons ardents. Pour la récréation de ce publie,
sont ouvertes, dans les rues Dupont et Sacramento,
nombre de maisons de jeu, pleines nuit et jour. Les
pièces contiennent trois ou quatre tables avec des
bancs; à la partie la plus reculée de chacun des sa
lons principaux se trouve un orchestre de cinq ou six
musiciens qui produisent, avec leurs bizarres instru-1
ments, les sons les plus discordants pour des oreilles
non chinoises. Quelquefois un chanteur accompagne
de notes rauques et aiguës cette étrange musique. On
admire, en pénétrant dans ces lieux de plaisir, l ’air
grave et mélancolique de tous ces consommateurs chi-
250
I,’OCÉANIE NOUVELLE,
nois cl leur singulière façon tfe s’amuser. Une masse
(le jetons en cuivre est éparpillée sur une table audessus de laquelle se balancent des lanternes en pa
pier de couleur; le banquier, avec une mince et longue
baguette, agite et compte les jetons un à un, tandis
que les joueurs suivent avec une attention avide tous
les mouvements, en échangeant de loin en loin des
sons rauques et gutturaux.
be petit nombre de femmes chinoises qui se sont
transportées en Californie ont pris pour leur part de
commerce la prostitution. Jusqu’en 1851, il n’en vint
(pie fort peu, car les lois qui interdisent l’émigration
sont particulièrement sévères en ce qui les concerne.
Peu à peu, les profits étant très-considérables, le
nombre s’en accrut malgré les Chinois même, qui
font tous leurs efforts pour les retenir en Chine.
C'est, il paraît, la portion la plus indécente et la plus
éhontée de toute la population de San-Francisco.
A leurs maisons de jeu les Chinois ont ajouté le di
vertissement du théâtre ; en 1852, une compagnie
dramatique régulière arriva de Chine et monta des
pièces purement chinoises; l'année suivante, un se
cond théâtre fut ouvert. Ils ont en outre un autre
genre de distraction qui offre un caractère religieux,
et qui se renouvelle à deux périodes de l’année, ini
L E S C H I N O I S D A N S l.E P A C I F IQ U E .
2M
printemps et à l'automne. Ils forment des processions
et marchent à leur cimetière eu longues bandes sépa
rées avec bannières et musique en tête. Sur leurs
larges étendards s’étalent de grands dragons dorés, et
ils portent avec eux des viandes de porc et de bouc
rôties dont l’odeur est agréable, disent-ils, aux esprits
de leurs parents et de leur compagnons morts. Ils
brûlent des pétards, des papiers mystiques, forment
des danses bizarres, puis retournent à la ville en pro
cession,.comme ils sont venus, pour manger et se ré
jouir. Tous prennent part à ces fêles nationales ; il y
a cependant parmi eux un grand nombre de chré
tiens, et une mission s’est installée à San-Francisco
même. Ils tiennent d'ailleurs bien profondément à
leurs habitudes et à leur pays ; un fait singulier en don
nera la preuve. Le 26 mai 1856 entra dans le port de
llong-kong un bâtiment qui venait de Californie ; pour
chargement, il y avait trois cents cadavres. Les pa
rents et les amis de Chinois morts les avaient fait
exhumer et transporter de Sis-kyiou et de Mariposa à
Francisco, puis il les avaient placés dans de longues
caisses, et ils leur faisaient traverser l’Océan pour
qu'ils pussent dormir dans le pays de leurs ancêtres.
Pour satisfaire à ce soin pieux, il. n’avaient pas craint
de dépenser des sommes énormes. A cette occasion,
232
L’ OCÉANIE NOUVELLE,
le Daily California écrivait : « La Californie n’a pas
de rivale dans l’exportation du Chinois; elle lient le
monopole : nous importons le Chinois à l ’état brut,
vivant; nous le renvoyons manufacturé, mort! »
Ces hommes ont aussi un étrange point d’honneur :
il arrive parfois (pie le débiteur qui ne peut payer ses
dettes se tue; la mort règle ses comptes. Il parait que
des femmes même se sont empoisonnées avec de
l’opium, ne pouvant pas remplir leurs engagements.
Des espèces de sociétés secrètes et des lois intimes
semblent exister au milieu d’eux, diriger leurs actions
et amener l’oppression ou le châtiment de quelquesuns. La police, lorsqu’elle voyait ceux-ci maltraités
par leurs compatriotes, essayait d’intervenir comme
protectrice, mais le plus souvent sans succès ; les op
primés, soit terreur, soit convention, refusaient de
mettre à profit sa bonne volonté. Il n’est pas possible
de savoir en vertu de quelles causes et de quelles
règles ils agissent ainsi ; les Chinois n’ ont jamais ré
pondu (pie par des mensonges aux questions relatives
à cet objet. D’ailleurs ils se conforment pleinement
aux lois de l’Etat et aux ordonnances municipales, et,
s’ils y manquent, ce n’est, le plus souvent (pie par
ignorance.
A la suite des nombreux et vastes incendies qui ont
LES CHINOIS DANS LE PACIFIQUE.
233
désolé San-Francisco, cette ville a en partie remplacé
les maisons de bois par des maisons de pierre, et cette
pierre, traversant le Pacifique, venait toute taillée de
la Chine. Cependant le quartier chinois est presque
entièrement construit en bois, et beaucoup des mai
sons qui le composent ont été apportées en pièces de
Chine et remontées sur place : elles sont petites et
incommodes; on ne saurait croire pourtant quelle
quantité de monde s’y entasse. 11 n’y a qu’un nombre
très-minime de Chinois qui aient adopté le costume
européen ; les autres conservent leur vêtement natio
nal, leur longue queue, et c’est surtout à cette cause,
au mouvement des rues, à l'activité qui y règne con
stamment, aux lanternes en papier peint qui les
éclairent, que le quartier chinois doit sa physionomie
originale.'
En Australie, les trente ou quarante mille Chinois
répartis dans les districts aurifères n’ont de même
rien abandonné de leurs habitudes et de leur caractère
national. Melbourne, comme San-Francisco, a ses rues
chinoises. C’est à partir de 1854 que l’émigration,
sans abandonner la Californie, se porta de préférence
vers l ’Australie, à cause sans doute du moindre éloi
gnement et par économie, car les Anglais ne lui ont
pas fait meilleur accueil que les Américains. La légis-
‘2.11
L'OCÉANIE NOUVELLE.
lature, en les voyant arriver en lonle, prit des me
sures qu’elle croyait propres à les détourner : elle
imposa dix livres sterling par tête, et interdit aux
bâtiments d'importer plus d’un Chinois par dix tonnes ;
mais les navires, se détournant de Port-Philip, abor
daient dans d’autres parties du continent australien,
et y déposaient les Chinois, qui gagnaient par terre la
colonie, en sorte que le port de Melbourne était privé,
sans résultat, d'une de ses principales sources de re
venu. Cette mesure, qui manquait son effet, fut sup
primée;
la première subsista seule. Les Chinois
payèrent l'impôt, et l'immigration continua, amenant
chaque mois des milliers de travailleurs, si bien que
l’alarme se répandit de nouveau. Les feuilles publiqucs’ déclamèrcnt contre cette invasion, qui mena
çait de faire disparaître les blancs au milieu des Mon
gols cl des Chinois « comme des aiguilles dans la
paille. » La chambre de commerce se réunit en confé
rence extraordinaire pour agiter la question chinoise
et délibérer sur les cinq articles suivants : — Les
traités entre la Grande-Bretagne et la Chine per
mettent-ils à une colonie anglaise d’exclure les natifs
chinois? — Le gouvernement de Victoria a-t-il le droit
de restreindre le mouvement qui s’opère entre ses
ports et ceux de la Chine? — Quels résultats une loi
L E S C H I N O I S D A N S LE P A C I F IQ U E .
255
(l’exclusion relative aux Chinois peut-elle avoir sur la
vie et les propriétés des sujets anglais résidant en
Chine? Quels résultats sur le commerce de la Grandeliretagne et des colonies australiennes avec la Chine?
— Quelles seraient les mesures propres à établir la
paix cl l'harmonie entre les Chinois et les colons
blancs?
En présence de ces nouvelles menaces, les Chinois
conçurent des craintes sérieuses; ils discutèrent les
1 moyens de détourner le péril, confièrent à un des
vieillards rpii les avait amenés le soin de leur défense,
et voici quel fut le plaidoyer de John Chinaman :
« Qiumg-chew, nouveau débarqué, homme sain de
raison el d'affections, et cinquième cousin du man
darin Ta-quany-tsinij-loo, qui possède plusieurs
jardins près de Macao.
« Bon peuple de la région attrayante de l'or, moi,
homme de quelques années d’âge au delà des Chinois
débarqués sur la plage hospitalière de vos champs
jaunes, et désirant d'abord exprimer avec respect la
gratitude et l’humilité quo je porte dans mon cœur,
ainsi que tous mes compagnons de voyage, sans ou
blier ceux qui sont modestement en chemin ; moi,
236
L 'O C É A N I E N O U V E L L E ,
homme de modération rt de prudence, sachant, se
lon le sage précepte de Cung-foo-t’sec cl de Laoshang, examiner la question sous les deux faces avant
de me prononcer, je ne puis trouver de mots pour
exprimer la surprise que me causent les bambous
noueux et mal taillés qui, selon le rapport de notre
interprète Atchaï, menacent les épaules des émi
grants du Célesle-Empire-Fleuri, notre lointaine terre
natale.
« L’homme est. sujet à bien des erreurs, entouré de
bien des ténèbres; il doit se soumettre avec résigna
tion. 11 faut qu'il soit patient et respectueux, toutes
les bonnes lois enseignent cela, et les Chinois ho
norent et respectent les lois, parce qu elles sont, les
plus belles fleurs cl les plus beaux fruits (pie le soleil
du ciel ait extraits des racines de la sagesse. l)e plus,
l’homme doit se courber comme un arc devant les
gouverneurs et les supérieurs, car eux-mêmes sont
les racines de la sagesse. Aussi, avec toutes les céré
monies d’usage, souhaitons-nous d’approcher et de
nous courber devant le gouvernement de cette ville.
« En quoi donc nous, Chinois, humblement débar
qués sur vos délicieuses plages, avons-nous pu donner
justement cause à votre colère? C’est, ce que nous
souhaitons tous d’ apprendre. L ’homme en tout temps
LES CHINOIS DANS LE PACIFIQUE.
237
a Itcsoin d’ instruction, et surtout lorsqu’il vient sur
une terre étrangère. Notre interprète Alchaï n’a pas
voulu nous ménager une déception ; Atchaï est un
digne jeune homme, autrefois agent de llouqua et
Mowqua, marchands de thé; mais il peut avoir mal
interprété vos débats et nous les avoir mal rapportés.
Telle est mon opinion et celle d’autres gens respec
tables.
u Jë sais par le témoignage de plusieurs personnes
distinguées de notre pays, et j'ai été convaincu par
d’autres qui ont vécu en Australie et sont retournées
dans le Célesle-Empire-Fleuri, que non-seulement le
peuple d'Angleterre vient ici, mais encore celui de
l’Inde, du Japon, d’Amérique et même des terres de
France cl d'ailleurs; qu’aucun peuple' d'aucune con
trée civilisée où les arts et les travaux utiles sont étu
diés d'après les plus sages et les plus anciennes tradi
tions et appliqués avec succès n’est exclu, mais qu'il
est, au contraire, cordialement accueilli des deux
mains et au son des triangles et des tam-tams. Donc,
en raison de cela, en toute révérence et avec toutes
les cérémonies d’usage, moi, l'orateur de ceci, Quangchew, homme Irès-lmmhle, mais de quelque raison,
je ne puis penser que le gouverneur, qui lient dans sa
main la balance de la sagesse, que scs hauts et sages
•JÔ8
L’OCÉANIE NOUVELLE.
conseillers (ses mandarins d’écorce d’orange) pro
posent que toutes les nations soient bienvenues, ex
cepté la nation chinoise. J ’en appelle à vous tous,
peuples divers de l’attrayante contrée de l'or : ne se
rait-ce pas un procédé manquant de justice cl de
droiture? A la pensée d’être renvoyés misérablement
et sans avoir causé d’offense, bien qu'innocents, bien
que purs de toute faute, nous sommes remplis de
crainte.
« Parmi nous, il y a des hommes habiles dans le
jardinage et sachant cultiver toute espèce de Ileurs et
de fruits, des charpentiers et des ouvriers qui tra
vaillent les bois précieux et l'ivoire ; nous avons de
lins agriculteurs qui savent comment on lire parti
d'un bon et d’un mauvais sol, particulièrement LeuLee et ses cinq neveux ; nous avons aussi deux ou
vriers qui sont habiles à ornementer les ponts, et un
homme plein d’adresse, nommé Yaw, qui excelle
dans l'art de faire des cerfs-volants aux ailes im
menses, avec de grands yeux eu verre. Nous recom
mandons encore le petit Yin, qui s’entend à l'éduca
tion des poissons, oiseaux, chiens, chats. Enfin nous
avons aussi d'excellents cuisiniers qui ne permettent
pas que rien soit gâché ou perdu, des serruriers, des
ciseleurs, des hommes habiles à faire des ombrelles, et
bien d'autres. Faut-il que tous ces talents soient ren
voyés avec disgrâce? Si par malheur il en est parmi
nous qui, dans l’ ignorance de vos lois, aient commis
quelque offense, punissez-les. Il y a deux manières
d’instruire les hommes : les sages préceptes et les
châtiments. Voilà ce que j'avais à dire; mais il faut
que je parle un peu de l’or.
« J ’ai beaucoup réfléchi sur ce sujet, et je puis af
firmer que chacun de nous n’est pas appelé à trouver
une fortune. Quelques-uns meme ne trouveront rien
du tout. Alors ces pauvres gens reviendront dans cette
ville ou iront dans les autres, dans les villages, dans
lus fermes, et vendront leur temps pour un bien
mince salaire, pour un peu de riz ... Une immensité
de terres au delà de cette ville n'a jamais été cultivée,
cl moi, Quang-chew, l’orateur de ceci, homme plein
d'humilité, mais de quelque raison, je suis certain que
beaucoup de ceux qui ont eu le bonheur de trouver
de l'or sont aujourd’hui possesseurs d’une large por
tion du sol. La possession de la terre fait les délices
de l'homme; il est lier de dire : « Mon enclos, mon
jardin, ma ferme. » Mais ces terres sont encore in
cultes, -et cela parce que ceux à qui elles appar
tiennent sont accoutumés seulement à travailler dans
les mines d'or, et non à labourer le sol, et aussi parce
‘2 ill
L’ OCÉANIE NOUVELLE.
que le nombre îles liras n’est pas en rapport avec les
besoins de l’agriculture.
« Si ce discours a quelque raison en soi, je sais
qu'il sera écouté d'une oreille attentive et la tète pen
chée sur une épaule. J ’espère anxieusement que le gou
verneur de cette ville et de toutes les villes et terres en
vironnantes daignera réfléchir un peu sur mes paroles,
dans l'espérance de quoi, et avec une profonde humi
lité de cœur et le cérémonial d’usage, nous attendons
en silence une réponse couleur de vermillon. »
Le Chinois gagna sa cause, cl son plaidoyer, rempli
de tant d'art et de tiucsse, méritait bien ce succès. La
chambre de commerce de Melbourne déclara que,
dans son opinion, il était contraire à l’esprit de notre
âge, opposé aux intérêts de la colonie et aux traités
avec la Chine, de voter aucune loi destinée à interdire
aux Chinois l'accès de l’Australie. Les régions de l'or
demeurèrent donc toutes ouvertes à l’industrieuse ac
tivité de cette multitude d'hommes que la misère
chassait de chez eux, et qui s'en venaient demander
au reste de la terre du travail et un peu de pain ;
mais, comme en Californie, les Chinois furent à Vic
toria un objet de haine et d’horreur. Ils avaient beau
se faire humbles et petits, ils étaient la cause de tous
LES CHINOIS DANS LE PACIFIQUE.
2tl
les préjudices; ils chassaient les blancs de leurs mines.
Sans doute ils ne s'y prenaient pas par la force, mais
ils absorbaient une énorme quantité d’eau pour leurs
opérations, et. d’ailleurs qui pourrait tenir à la puan
teur et à la saleté de leur voisinage? 11 est bien vrai
qu’ils ne se permettent pas d’exploiter de nouveaux
placers et qu’ils se contentent de relaver des mines
abandonnées ; mais ne voyez-vous pas qu’ils enlèvent
ainsi aux colons la ressource de revenir eux-mêmes
plus lard à ces mines? Et de plus, quel dépit si le Chi
naman fait sa petite fortune et récolte quelque riche
butin dans le lieu creusé par le blanc et délaissé par
lui comme stérile !
L’animosité des deux races se traduisit en rixes
fréquentes. Voici John Hull et John Chinaman devant
la cour de justice ; ils veulent parler ensemble, et c’est
en vain (pie le juge fait un appel aux nobles senti
ments qui doivent animer quiconque vit sur une terre
anglaise ; il a grand’peine à débrouiller le lil embar
rassé de la cause. John Bull atteste que, passant sur
le soir à travers le quartier chinois avec un ami qui
s’était permis un extra, et qui en conséquence allait
un peu la tète en poupe, ils ont été assaillis par A’hin,
par A’chin et par une douzaine d’autres, accablés
d'injures et de coups jusqu'à craindre pour leur vie.
n
242
I,-OCÉANIE NOUVELLE
Pm- bonheur, Vextra n’avait pas affaibli les poings de
John Bull, et il a pu mettre l’adversaire en fuite.
Quand c’est au tour du (Illinois de témoigner, il s'agit
d’abord de lui faire prêter serment, cl ce n’est pas une
petite affaire. Quelquefois il affirme qu’il est chrétien,
et son conseil garantit qu'il connaît la valeur du ser
ment ; mais quand cela n’est pas bien démontré, on
recourt à l’épreuve solennelle du vase brisé, cl comme
le Chinois est d'une économie proverbiale et que les
autorités ont déclaré que. le vase mystique serait fourni
par la partie plaidante, John Chinaman se munit d’un
vase fêlé, d’un fragment.ou même simplement d’une
anse pour garantir la vérité de son témoignage. Il af
firme pour sa part qu’il a été assailli durement et
sans motif, tandis qu’il était paisiblement accroupi à
la porte de sa lente. Le fait est que le Chinois se tient
à l'affût de l’Européen ivre, et que s’il peut l’attirer
dans un coin reculé, où il est sûr qu'aucun secours
ne lui arrivera, il le jette à terre et l'accable de coups;
c'est ainsi qu’il se venge des injures et des dédains
continuels auxquels il est en hutte.
Habitudes, fêtes, associations, les Chinois de l’Àus*tralie, comme ceux de la Californie, ont conservé tous
les caractères de leur physionomie nationale. En mai
■ 1856, ils ont, à l imitation de cctix-ci, publié Un jour*
LES C H I N O I S DANS LE P A C I F I Q UE .
243
nal, le Chinese Advertiser. En septembre suivant,
Joss-Ilouse a été inauguré. C’est un édifice en bois de
deux étages, long de soixante-dix pieds et large de
trente-cinq, consacré aux rites de la religion chinoise.
Les entreprises de cette nature sont accomplies au
moyen de souscriptions, et l'argent ne manque jamais.
Des tentatives faites par des missionnaires protestants
pour établir des missions à Melbourne et à Castlcmaine n’ont pas réussi ; ceux même des Chinois qui ■
se disent chrétiens conservent les grossières supersti
tions de leur pays. Ainsi, lors de l’éclipse de soleil qui
eut lieu en Australie en 185G, tous frappaient sur des
casseroles et des chaudrons pour détourner le mé
chant esprit qui voulait engloutir le soleil. Il est d’u
sage aux mines de ne pas travailler le dimanche. Les
Chinois, malgré le regret qu’ils éprouvent de perdre
une journée, s’abstiennent de travailler pour ne pas
contrevenir à cette règle ; mais ils ne vont pas, comme
l'espéraient les missionnaires, se distraire à l’office :
ils restent dans leurs tentes, s’occupent des petites af
faires de leur ménage, se rasent la tète et tressent leur
longue queue.
Ils n’ont presque pas amené de femmes en Austra
lie. M. Westgarth rapporte, d’après une autorité trèsadmissible, que sur (rente mille Chinois il y avait quatre
244
L ’ O C É A N I E NO U V E L L E ,
femmes seulement. Toute la masse chinoise est ac
cusée d'immoralité. Quelques individus eu très-petit
nombre ont épousé des femmes étrangères. Outre le
travail des mines, les Chinois se sont attribué le menu
commerce de détail et toute espèce de labeur pénible
cl rebuté ; ils rendent à la colonie mille services dont
elle se passerait difficilement. Aussi, en dehors des
matelots et des gens du peuple qui, en les détestant
•et les maltraitant, obéissent à une antipathie instinc
tive, ils ont, parmi les gens qui raisonnent et qui
écrivent, des partisans aussi bien que îles adversaires.
Les premiers les appellent et les admettent sans res
triction, au nom de l’ humanité et des progrès de la ci
vilisation ; les autres s'effrayent de ce débordement :
*
ils redoutent leur industrie patiente, et il faut recon
naître en effet que la concurrence de l'invasion chi
noise est une des grandes questions de l’avenir.
Bien longtemps avant de se répandre dans les co
lonies européennes, les Chinois ont entretenu des re
lations avec leurs voisins et se sont disséminés dans
les grands archipels occidentaux du Pacifique. Tout
le monde sait que Kiachta est l’entrepôt du commerce
considérable qu’ils font avec la Sibérie. Au Japon, ils
jouissent de privilèges un peu plus étendus que les
Hollandais. Un officier de notre marine, qui le pre-
I,ES CHINOIS DANS LE PACIFIQUE.
245
mier a montré le pavillon français aux ports du Japon
que se sont fait ouvrir les Américains, M. Tardy de
Montravcl, a'visité leur comptoir de Nangasaki. « Le
quartier chinois, dit cet officier, fermé par un mur,
est situé à Tune des extrémités de la ville et contient
environ deux cents maisons ou magasins. Cette mu
raille ne leur interdit pas le libre accès delà ville ; ils
peuvent la parcourir à leur gré, mais sous la surveil
lance incessante d’officiers de police et d'une foule
d’espions. Leurs privilèges sont compensés par un
tribut assez fort qu’ils payent au gouverneur de Nan
gasaki sous le nom poétique de fleur d’argent. Il est
vrai qu’ils ne sont pas, comme l'ont été jusqu’ici les
Hollandais, tenus d’envoyer à des époques détermi
nées ces ambassades qui nous ont appris à peu près
tout ce que jusqu’ici nous savons de Yedo, mais qui
absorbent la plus grande partie des bénéfices de la
factorerie. » M. de Montravcl a revu les Chinois hors
de chez eux, dans la ville toute moderne, mais trèsimportante, de Singapore, à.l'extrémité de la longue
presqu’île de Malacca, et comme tous les marins,
comme tous les voyageurs, il atteste la prodigieuse
activité, la richesse et l’importance de cette colonie
chinoise. Elle tient exclusivement tout un côté du
port, la rive gauche ; en outre, la plupart des rez-de14.
'2 tU
I,’ O C É A N I E NOUV EL LE.
chaussée des maisons sont occupés par des Chinois.
Leurs demeures sont en général des bouges obscurs
et sans air, où s’agite pêle-mêle un nombre incroyable
d’êtres vivants, hommes, femmes, enfants. Tout cela
va, vient, travaille; on dirait une fourmilière, mais
l’aspect en est sale et nauséabond.
Dans le royaume de Siam, un missionnaire, M. Pallcgoix, affirme (pie sur une population de cinq mil
lions d’âmes environ, il n’y a pas moins de quinze
cent mille Chinois. A Bangkok, deux cent mille payent
la capitation. Ce sont, il paraît, les plus actifs et les
plus industrieux habitants de cette capitale : ils tra
vaillent aux sucreries, font d’immenses plantations de
tabac, de poivre, de cannes; ils sont très-habiles
agriculteurs cl jardiniers. Beaucoup d’entre eux, leur
petite fortune faite, s’en retournent dans leur pays.
Les plus pauvres s’emploient aux terrassements et
aux constructions. Des femmes chinoises se sont
transportées dans cette région voisine de la leur ; elles
font des pâtisseries, élèvent des vers à soie, tressent
des nattes, tissent des étoffes. D’autres Chinois font
un petit commerce de cabotage le long des côtes cl
dans les rivières.
Dans la grande île de Java, d’après des documents
administratifs qui datent de 1852, près de deux cent
I. KS CHINOIS DANS I.E PACIFIQUE.
247
mille Chinois avaient des possessions territoriales trèsétendues. La grande ville de Samarang, sur le rivage
septentrional de Pile, a aussi son quartier chinois que
l’on appelle Campang-lchina ; après celui des Hollan
dais, c’est le mieux bâti, et volontiers on s’y croirait
dans une ville tonie chinoise : les inscriptions des
grandes portes qui le ferment, les enseignes, le cos
tume de la foule, la physionomie, le langage, rendent
l’illusion complète. Les yeux bridés, les pommettes
saillantes, feraient reconnaître des Chinois, à défaut
même de leur longue queue et de leur vêtement,
uniformément composé d’un large pantalon, d’une
veste et d’une chemise se boutonnant sur le côté et de
couleur blanche ou noire. Les marchands disposent
leurs boutiques avec beaucoup d’art; ils sont avenants,
polis et très-intéressés. Dans les croisements avec
les Javanais, le type chinois est peu altéré ; la peau
seulement prend les teintes basanées de la figure des
Malais.
Tout le groupe des Philippines a aussi ses Chinois,
agents d’un commerce considérable de 'curiosités et
d’objets manufacturés. Uu quartier de Manille est
rempli de leurs boutiques étroites, où ils savent dis
poser avec infiniment d’art un étalage des plus variés.
La boutique du Chinois est en même temps sa maison;
‘248
L ’ O C É A N I E NOUVELI, E.
toute une famille s’y entasse, et le matin, quand vers
cinq heures ils ouvrent la porte qui donne sur la rue,
il sort de tous ces bouges une odeur infecte. Nombre
d’entre eux ont des comptoirs dans tout l’archipel, et
les plus riches marchands ont, dans la seule ville de
Manille, jusqu'à une douzaine de boutiques contiguës
qu’ils font exploiter par des compatriotes pauvres
moyennant une mince rétribution, en sorte que l'a
cheteur, rebuté par le prix d’un objet, se détermine à
acheter, s’il entre dans les boutiques voisines, en
voyant que ce prix est partout le même. Le montant
des affaires laites par quelques-uns de ces Chinois
avec les principaux négociants anglais est considé
rable; il y en a qui font par mois, pour dix et quinze
mille dollars d'achats, payables avec des crédits de
trois, quatre, six mois après la date de la livraison. 11
y eu a bien quelquefois qui manquent à leurs paye
ments, mais en général ils sont honnêtes, autant du
moins que leur intérêt le commande. La plupart de
ces Chinois sont arrivés à Luçon comme coolies, sans
autre ressource que leurs bras, et c’est à force de tra
vail, de persévérance et d’économie qu'ils se sont li
bérés d’abord, et qu’ ils ont plus tard amassé des for
tunes quelquefois considérables. Si pauvres qu’ils
soient, ils savent tous lire et écrire. 11 n’y en a guère
L E S C H IN O IS D A N S L E P A C I F IQ U E .
249
qui, leur fortune faite, restent aux Philippines; ils re
tournent dans leur pays, et cela tient peut-être à ce
que l’administration espagnole leur accorde peu de
protection et de liberté.
Bornéo, à cause de ses riches mines d'or, est la
contrée qui, avec la Californie et l ’Australie, attire
le plus les Chinois. Il y a bien longtemps qu’ils en
savent le chemin, car un État aujourd’hui détruit par
les indigènes fut fondé à une époque reculée par dos
Chinois musulmans dans le district de Burni, au nord
de Pile, cl une ancienne légende raconte comment un
des pics élevés de cette région, le Kina-balou, a pris
leur nom. Un esprit femelle d'une grande beauté er
rait alors dans les gorges de la montagne. Un prince
chinois en devint amoureux, et entreprit pour le ren
contrer un long voyage; mais il se tua dans son as
cension en tombant dans un précipice, et depuis ce
temps on appelle l’esprit la veuve du Chinois, et la
montagne dont il fait son séjour le Kina-balou.
A Tundong, sur la branche occidentale du Sarawak,
rivière qui coule dans Bornéo du sud au nord, les
Chinois ont une riche exploitation d'antimoine, ce sont
eux qui ont découvert les mines de 1er. Quant à l’or,
les Malais ne leur permettant pas l’exploitation du roc
calcaire, laquelle est la plus productive, ils font des
250
I , ' OC É A N I E NOUVELLE,
tranchées au pied des montagnes et travaillent les
sables d’alluvion* D’après des documents qui datent
déjà de dix années, le nombre des Chinois occupés aux
mines d’or de Mentrada et autres localités du Bornéo
occidental montait à trente-deux mille, qui n’arra
chaient pas au sol de l'or pour moins de neuf cent
trente-six mille livres sterling par an. La population
d’agriculteurs, de manœuvres, de petits marchands,
était évaluée au double de celle des mineurs ; en
moyenne, cinq cents Chinois retournaient chaque
année dans leur pays. Pour cela, il faut qu’ils aient au
moins deux mille dollars; beaucoup doublent ou même
quadruplent celte somme. Ils. seraient bien plus ri
ches, la propriété du sol aurifère appartenant au pre
mier occupant, s’ils n'arrivaient dans un état de dénûment complet. Nombre d'affamés, attirés par les
perspectives de richesses que leur promettent les ri
vages aurifères de Bornéo, prennent passage sur des
jongucs au prix de dix dollars par tète. En débar
quant, ils sont incapables de payer celte somme et la
petite taxe imposée par l’autorité locale; pressés par
des besoins de toute sorte, ils ne peuvent travailler
à leur compte et engagent leurs services aux proprié
taires de mines pour trois ou quatre ans. Aussitôt leur
4
engagement terminé, ils sc remettent au travail avec
L E S C H IN O IS D A N S LE P A C I F I Q U E .
251
une ardeur nouvelle, amassent un petit pécule, cl s’en
retournent chez eux.
Au Chili, au Pérou, au Brésil, au Nicaragua, on
retrouvé encore les Chinois; mais à quoi bon insister?
Partout nous les voyons les mêmes : industrieux, ac
tifs, patients, ne demandant qu’à vivre et à gagner de
l’argent, pour cela se faisant humbles et ne reculant
devant aucune peine. Ce sont des fourmis humaines,
des millions de juifs qui se déversent sur le globe et
en occupent chaque jour de plus larges espaces.
Voici donc la Chine ouverte : on ne peut plus re
procher à ses habitants de se parquer dans un coin du
monde, il y a entre eux et nous un large contact, cl
les peuples commerçants ont enfin atteint le but
qu’ils ont si longtemps poursuivi. Qu’on redouble
l'activité des métiers de Birmingham et de Man
chester. Les traités, ne dussent-ils pas recevoir leur
pleine exécution, la Chine vient à nous; ses habitants ne
se préoccupent plus des lois séculaires d'isolement; leur
vieux gouvernement voudrait en vain les retenir : ils
entrent en communication avec les nations occiden
tales, et le marché qu'ils nous ouvrent est de trois
cents millions d'hommes. — Niais ces hommes ont-ils
plus besoin d’acheter que de vendre? Sont-ils si riches
et si peu industrieux qu’ils doivent échanger long-
252
I/’OCÉANIE NOUVELLE
temps leur argent contre nos marchandises? Là où
nous les avons vus à l’œuvre, ils n’achètent guère; ils
travaillent, vendent, ne reculent devant aucune be
sogne et amassent. Je sais bien <pie ces expatriés sont
des gens profondément misérables; n’y a-t-il pas ce
pendant un instinct commercial et un esprit d’épargne
communs à tous les Chinois? Cette race possède dans
une certaine mesure l'invention; elle a au plus liant
degré la patience. La cause de son infériorité à l'é
gard delà nôtre, c’est qu’elle a manqué jusqu’ ici des
ressources du perfectionnement ; mais on peut prévoir
qu’en contact avec nous elle ne tardera pas à s'appro
prier nos procédés. Le Chinois, si habile imitateur,
mettra-t-il beaucoup de temps à faire fonctionner la
vapeur et à dresser des métiers? On ne peut le penser.
Alors cette concurrence, qui porte aujourd'hui princi
palement sur le travail des mines et sur le commerce
de détail, trouvera à s’exercer sur une immense
échelle, et causera peut-être un véritable préjudice
aux fabriques, qui sont la vie et la fortune des na
tions commerçantes.
Les Chinois semblent préparés par leurs instincts à
accaparer le commerce, et prêts à se faire les ouvriers
et les courtiers du monde. S ’ils viennent jusque dans
nos villes d’ Europe exercer les petites industries cl
LES C H I N O I S DANS LE P A C I FI QU E .
2 53
apporter leurs services, les repoussera-t-on? L ’intérêt
immédiat des entrepreneurs, des fabricants, de tous
les industriels à «pii ils offriront les bénéfices d’un la
beur à bas prix s’y oppose; une telle mesure n’a d’ail
leurs été praticable ni en Californie, ni à Victoria;
comment le serait-elle dans nos pays de liberté acces
sibles à tous les peuples? Et si les Chinois nous inon
dent, s’ils privent une partie de nos populations de
leurs ressources souvent exiguës, n’en doit-il pas ré
sulter de nouvelles complications dans les difficiles
questions du prolétariat? On est heureux de songer
qu’avant d’arriver jusqu’à nous, ils ont bien des es
paces libres encore à remplir dans Bornéo, dans Cé
lèbes, la Nouvelle-Guinée, sous ces climats tropicaux
fermés à la race blanche, et dont l'empire semble ré
servé par la nature aux noirs et aux jaunes.
Le contact qui commence aujourd’hui entre les Chi
nois et nous dans ces régions nouvelles ne paraît pas,
d'ici longtemps, devoir se convertir en mélange : les
deux races ont peu de sympathie l'une pour l’autre,
et la famille anglo-saxonne, avec laquelle la race jaune
se trouve le plus en relation, est trop exclusive et trop
absolue dans sa fierté pour admettre aucun rappro
chement intime. Cependant des millions d’hommes ne
communiquent pas journellement entre eux sans agir
15
251
L ’O CÉ A N I E NO U V E L L E .
les uns sur les autres par un certain échange de goûts
cl de sentiments. On 11e saurait nier l'influence réci
proque qu'ont jadis exercée et subie les colonies grec
ques de l'Asie, les peuplades barbares transportées
dans l’empire avant la grande invasion, les Grecs eu
Egypte ou les Phéniciens dans l’Afrique septentrio
nale. Les temps et les personnages sont changés, mais
le principe reste le même, et il est servi de nos jours
par la rapidité de la locomotion et la multiplicité du
contact. Les Chinois ont beaucoup à recevoir; en re
tour, qu'ont-ils à nous donner'î Ils sont patients, so
bres, laborieux; leur unique, aristocratie est celle du
savoir; leur religion a de merveilleux élans de charité,
et l’on ne peut nier que la morale écrite dans les
livres bouddhiques ne soit presque égale à la nôtre.
Aux époques de déclin dans la loi et les vieilles
croyances, chez eux comme chez nous, des hommes
ont senti frémir en eux l'amour de l'humanité, et,
demandant à la raison les lois de leur conduite, ils se
sont rendus dignes, par l’excellence de leurs pré
ceptes, du respect qui s’attache encore à leur nom.
Que leur manque-t-il donc'.'
Ce qui leur manque, c’est de s’être élevés par l’es
prit au delà de cette vie présente, c’est le sentiment
spiritualiste dont nous avons abusé quelquefois pour
[.ES C H I N O I S DANS I.E P A C I FI Q U E .
255
nous égarer dans les profondeurs d’une métaphysique
sans issue, mais qui est le principe des nobles actions.
Pour les Chinois, il n'y a que celte terre; ils n’ont ja
mais nourri de plus hautes ambitions et de meilleures
espérances; leur législateur lui-même n’a rien inventé
de mieux : un large cercle de migrations dans ce
monde, puis l’anéantissement. Et cependant le senti
ment d’un autre avenir, l’idée que l’homme est supé
rieur à cette terre, des espérances qui ne se formu
lent pas, mais que l'on sent même quand on les nie,
voilà le seul principe des actions généreuses. Sans ce
principe, la meilleure morale, rejetée ou éludée par
les intérêts des passions humaines, devient bientôt
insuffisante. Si on lit la longue série des préceptes de
Çàkyamouni, le législateur bouddhiste, on est frappé de
respect et d’admiration. Et cependant y a-t-il quelque
part plus d’immoralité que chez les Chinois et les
Japonais ?
L ’introduction au milieu de nous de ces millions
d’hommes qui n’ont pas d’autre culte qtie celui des
choses humaines, voilà ce qu’on peut craindre à une
époque surtout où tant d’hommes dans nos sociétés,
par leurs appétits et leur oubli des jouissances intel
lectuelles, vont au-devant de ces noiiveaux-vcnus, et
semblent par avance se faire les auxiliaires des in-
'256
L ’ OCEAN 1E NOUV EL LE.
stincts matérialistes qui menacent le monde. Quant
aux arts, celte expression des sentiments de grandeur
et de beauté mis dans le cœur de quelques races pri
vilégiées, dépôt déjà affaibli que nous ont transmis la
Grèce cl Rome, (pie deviendront-ils si les Chinois sont
appelés un jour à exercer sur eux quelque influence?
11 ne semble pas, à en juger par l’exemple de l’Amé
rique, que le grand mouvement industriel leur porte
bonheur, et les hommes qui avant tout ne songent
qu’à acquérir n’ont guère l’âme accessible aux inspi
rations de l’art et de la poésie. Quel est le genre de
transformation que peuvent apporter,les Chinois avec
leur représentation des objets grossière cl matérielle
et leur petit esprit de gain et d’épargne?
Faudra-t-il donc, si notre civilisation se répand sur
ces hommes, qu’elle perde en qualité ce qu’elle aura
gagné en étendue? Ce serait une triste perspective
pour l’avenir. Par bonheur, le progrès a ses destinées
contre lesquelles rien ne peut prévaloir; en dehors cl
au-dessus des prévisions humaines, la Providence
garde ses combinaisons, qui n’ont jamais manqué à
l’histoire. Il semble que Pieu se soit l’ait l’architecte
d’un édifice dont il ne nous a livré ni le plan ni le
but, et dont nous sommes tous les ouvriers plus ou
moins humbles. Dans la foule (pii s’agite sans savoir
'
L E S C H I N O I S D A N S LE P A C I F I Q U E .
257
où son guide la mène, il y a quelques privilégiés, le
philosophe et l'historien ; ils regardent et disent, :
« Voilà ce qui a été bâti, voilà peut-être ce qui reste à
faire. » Mais ils sont sujets à l’erreur, comme tous
les hommes. Il y a neuf siècles, nos aïeux, levant leurs
regards sur l’étroit horizon qui pour eux enfermait
le monde, et voyant venir l’an mil, s’écriaient avec
terreur : « Le monde va finir! » Ne faisons pas
comme eux. A l ’approche de l’an deux mil, dont
quelques générations seulement nous séparent, nous
voyons que de grandes chosesvont venir; mais l’œuvre
de la Providence n’est pas achevée, et, pas plus que
le monde physique, le culte de l’esprit, l'intelligence
et les nobles instincts ne sauraient périr.
(
eiUPITRE XII
I.F.
linu HUIIISME
Étude du bouddhisme en Europe. — Naissance de Çâkyamouni. —
Son enfance. — Scs premières méditations. — Sa vocation. —
Il devient Bouddha. — I.es douze conditions et les quatre vérités.
— Contradictions de sa doctrine. — Causes de son succès. — I,c
Kiri'âna est-il l'anéantissement? — Prédications de Çùkyamouni.
— 11 entre dans le Nirvîna. — Broderies légendaires dont ses
disciples entourent sa vie.
Le bouddhisme, religion de la Chine, de la Mongo
lie, du Japon, de la Cochinchine, du Thibet, du
royaume de Népal et de Vile de Ceylan, compte de
trois à quatre cents millions d’ adhérents, et il n'y a pas
moins de vingt-cinq siècles qu’il tient cette grande
place parmi les croyances qui animent et dirigent les
LE BOUDDHISME.
‘2 D9
hommes. Depuis que les communications entre l'Eu
rope et l’extrême Asie sont devenues plus faciles et
plus fréquentes, notre curiosité s’est accrue en pro
portion des moyens que nous avions de la satisfaire,
et nos yeux se sont tournés à la fois vers la Chine,
dont on ne saurait méconnaître l’importance nouvelle,
et. vers l’Inde, où nous retrouvons le berceau de nos
races cl le secret de nos origines. Tandis que de nom
breux voyageurs racontent l'étal présent des croyances
et des superstitions de tant de peuples devenus nos
voisins, des savants, armés des ressources de la philo
logie, reconstituent l’histoire de ces mômes croyances,
en sorte qu’on peut aujourd’hui les embrasser dans
leur ensemble, les suivre dans leurs vicissitudes et
apprécier, en les étudiant depuis le point de départ
jusqu’aux derniers résultats, l'influence qu'elles ont
exercée sur la destinée des peuples qui les ont pro
duites ou adoptées. Servi par des circonstances favo
rables, le bouddhisme a pris une des meilleures parts
dans ces éludes, qui sont une des gloires de notre
époque. H y a trente ans, un homme qui, entre tous,
a bien mérité de la science historique, M. Hodgson,
résident de la compagnie des Indes au Népal, entrou
vrait le premier les trésors de la littérature boud
dhique, et parvenait à se procurer quatre cents vo
‘2G0
L ' O C É A N I E NOUVEL LE,
lumes sanscrits et Ihibcinins qu'il distribuait aux
sociétés asiatiques de Calcutta, de Londres et de Pa
ris. Vers le même temps, sur la foi d'une tradition et
séduit par des rapports de noms, un jeune Hongrois,
Csoma île Koros, s’en allait chercher vers l'Himalaya
le berceau de sa nation. Pendant plusieurs années, il
s'enferma dans un monastère du Thibet, et sa mort
'Seule interrompit les immenses travaux qu’il avait en
trepris. Il ne décida point avant de mourir à quelle
patrie avaient appartenu ses ancêtres, mais ses travaux
servirent à contrôler et à compléter les ouvrages dé
couverts par M. Hodgson. Nombre de savants s’enga
gèrent dans la voie qui venait d’ètre ouverte, et bien
tôt, grâce à l’émulation de l’Angleterre, de la France
et de l’Allemagne, au zèle infatigable de MM. Turnour,
Prinsep, Max Müller, de nos sinologues Abel Rémusal et Stanislas Julien, le corps des doctrines boud
dhiques put être extrait à la fois d’ouvrages sanscrits,
chinois, thibetaius, et même d'inscriptions recueillies
sur les bords du Gange, dans la région qui fut la terre
sainte du bouddhisme.
C’est alors que le législateur de cette religion si re
marquable par la force d’expansion qu’elle a possédée
en Orient commença à être vraiment connu. Depuis le
moment où M. Eugène Burnouf se fit en France le ré
LE B OUDDHI SME.
201
vélateur des doctrines de Çâkyamouni, le sentiment
de curiosité éveillé par l’admirable ouvrage qui accom
pagne la traduction du Lotus de la bonne loi ne s’est
pas ralenti : M. Foucaux a traduit le Laliluvistâra,
biographie légendaire du législateur. Un des hommes
qui ont étudié l’Inde .avec le plus de charme et de prolit, M. Pavie, faisait connaître le bouddhisme sous un
de ses plus curieux aspects, dans l’ile de Ceylan. Le
savant professeur qui tient au collège de France la
chaire d’histoire, M. Guigniaut, a choisi le bouddhisme
pour en faire l ’objet de ses leçons. Enfin un disciple
de Burnonf à qui l ’importance de ses travaux donne
une légitime autorité vient de réunir et de condenser
les dernières notions acquises par la science sur le
Bouddha et sur sa religion.
Quand on contemple ce grand mouvement de mi
grations et de mélanges qui est un des signes du dixneuvième siècle, on est tenté de se demander si le
bouddhisme, qui a tenu et. qui tient une si grande
place dans le monde, a terminé son rôle, et s’il n ’est
pas destiné encore à empiéter sur l’avenir. Nous
avions l’habitude de dépêcher vers lui les mission
naires de la religion qui s’est imposée à nos sociétés,
il y a dix-huit siècles, pour les relever et les rajeunir,
et voici qu’à son tour il déborde des régions où il
202
L 'O C È A N IE N O U V E L L E ,
était confiné avec des millions de sectateurs. Sans
doute l’invasion de scs pratiques et de ses supersti
tions n’est pas à craindre, mais peut-être le danger se
trouve-t-il dans les idées et les tendances qu’ il porte
avec lui. A côté des dogmes et des rites qui consti
tuent leur physionomie extérieure, les religions ont
des aspirations et comme un idéal qui s’emparent de
nos esprits pour les agrandir ou les abaisser : l’éternel
honneur du christianisme, le point sur lequel les
esprits élevés se réunissent, en dehors de toute con
testation, pour en reconnaître l'excellence, ce sont
ses tendances spiritualistes. En est-il de même du
bouddhisme? et si l’idée qu’il porte en soi est infé
rieure, n’avons-nous pas à en redouter les influences?
Une telle proposition n’a rien qui doive révolter notre
orgueil, car si nous sommes supérieurs aux sociétés
qui pratiquent cette religion, cependant l’expérience
nous enseigne que lorsque deux civilisations sont long
temps en présence, un certain niveau tend à s’établir
entre elles; nous savons aussi quelle force de commu
nication doivent produire un contact multiplié, une
infiltration lente et continue; enfin il faut bien ad
mettre qu’une religion qui a dirigé un si grand nombre
d’hommes durant tant de siècles a des côtés propres
à saisir les esprits de la foule. Le bouddhisme ne dût-
LE B O U D D HI S M E .
2G5
il jamais justifier ces craintes et porter son influence
hors de l'Asie, il n’en est pas moins intéressant de
voir son législateur dégagé des broderies dont l’ont
enveloppé les légendes et redevenu, par les soins de
nos savants, un personnage historique, d’assister à
l'enfantement de sa doctrine et de la suivre dans ses
conséquences, de vérifier enfin si c’est à juste titre
qu’on a prétendu trouver de sérieuses analogies entre
le christianisme et la religion du bouddha.
Un peu plus de six siècles avant Jésus-Christ, c es*à-dire vers le temps où Solon donnait des lois à Athè
nes, où Rome, sous les rois, empruntait à l ’Étruric les
éléments de sa première c vihsaiion, où nos aïeux in
cultes erraient à travers les forêts de la Gaule et de la
Germanie, dans l ’Inde, qui, depuis environ huit siè
cles, avait réglé sa religion et ses lois, un prince na
quit au royaume de Kapilavastou, sur les dernières
pentes de l llimalaya, entre les royaumes de Népal et
d'Oude. Son père, le roi Çouddhodana, appartenait à
la caste des kchattryas ou guerriers, et il était issu de
la noble race des Gôtamides et de la famille des Çâkvas : c’était un homme juste, qui régnait selon la loi.
Sa mère, admirablement vertueuse et belle, s’appelait
Màyà-Dévi, et l'enfant, à sa naissance reçut le nom de
Siddhàrlha, auquel bien d’autres noms glorieux de-
2 (ii
L ' O C É A N I E NOUVEL LE.
vaicnt s’ajouter dans la suite. Privé de sa mère, qui
était morte sept jours après l’avoir enfanté, Siddhârtha, confié au soin des autres femmes de son père, ne
tarda point à se distinguer par son intelligence et son
penchant à la méditation. Quelquefois il s'égarait dans
les bois et demeurait pendant de longues heures au
pied d'un arbre, plongé dansdes réflexions profondes.
Ainsi s’écoula son enfance.
D’étranges prédictions avaient accompagné sa nais
sance, et les brahmanes, s’agitant autour de son ber
ceau, avaient annoncé qu’il renoncerait à la couronne
pour se faire ascète. Les vieillards de la famille des
Çàkyasj dans l’espoir de prévenir cette menace, lui
proposèrent, d'accord avec son père, de prendre une
femme, dès qu’il fut en âge de se marier. Le prince
demanda sept jours pour réfléchir, et pensant, après
s’être profondément consulté, que le mariage ne lui
ôterait pas le loisir des méditations, il céda, à la con
dition qu'on lui amènerait une femme accomplie, et il
remit aux vieillards la liste des qualités qu'elle devait
réunir, déclarant d’ ailleurs que peu lui importerait la
caste dans laquelle elle serait née.
Après bien des recherches, il parut qu’une jeune
fille, nommée Gopà, pourrait répondre au type de
perfection proposé; elle appartenait aussi à la famille
LE BOUDDHI SME.
265
des Çâkyas cl elle était fille du prince Dandapâni. Gopâ
demanda à être conduite devant le prince, et fut dis
tinguée par lui entre toutes ses compagnes; mais son
père, à qui Siddhârtha semblait indolent, déclara quelle
appartiendrait à celui des Çâkyas qui s’en montrerait
le plus digne; cinq cents jeunes hommes accoururent
donc pour lutter dans les exercices du corps et de
l'esprit. Le programme du concours nous apprend ce
qu’était alors l’éducation dans l’Inde : Siddhârtha
l’emporta sur tous ses rivaux dans l’art de l’écriture,
de l’arithmétique, dans la grammaire, la syllogistique
cl la connaissance des Védas, recueil des hymnes sa
crés. 11 lut victorieux à la course, à l’arc, à la nata
tion, dans tous les jeux de force et d’adresse; la belle
Gopâ devint la première de ses trois épouses, et il lui
permit de ne pas se voiler le visage.
Cependant, au sein de celte heureuse union, envi
ronné de splendeurs et de fêtes, le jeune homme de
meurait pensif et plein de tristesse; il songeait à la
maladie, à la vieillesse, à la mort; à côté de ces trois
maux terribles, il plaçait le désir*, source de crainte et
de douleur, puis il envisageait la transmigration, qui
entraîne incessamment dans le cercle de ces desti
nées misérables, et il se demandait s'il n’existe pas
une loi qui peut sauver le monde, et placer les hommes,
'200
I/OCÈ A NIE NOUVELLE,
on dehors de la création, dans le repos. Celte loi, son
esprit la cherchait sans cesse, et il croyait voir en
songe des divinités qui lui montraient une voie meil
leure. Vainement son père et sa jeune épouse, étonnés
de ses préoccupations, redoublaient de soins pour l’en
distraire : trois rencontres successives vinrent confir
mer ses résolutions. Un jour qu’il sortait par la porte
orientale de la ville de Kapilavastou, il se trouva face
à face avec un vieillard cassé, décrépit, courbé sur un
bâton; une autre fois, sortant par la porte du midi, il
vil un homme brûlé de la lièvre, accablé de son mal,
épouvanté par la crainte de la mort; enfin, par la porte
de l’ouest, il rencontra un cadavre que des parents
escortaient en pleurant et en se couvrant de pous
sière.
Il songeait ainsi à la vieillesse, à la maladie, à la
mort, quand il vit un mendiant revêtu des habits reli
gieux, portant le vase aux aumônes et marchant les
yeux baissés, sans apparence de crainte ou de désir.
— Cette voie est la meilleure, pensa-t-il, et il rentra
dans la ville. La nuit.même il communiqua sa résolu
tion à sa femme Gopà et s'efforça de la consoler; le
lendemain d alla trouver son père; celui-ci, rempli de
chagrin, lui offrit ses palais, ses trésors, son royaume.
— « Faites, dit le prince, que je sois toujours en posses-
LE BOUDDHI S ME
267
sion de la jeunesse, que jamais je ne devienne la proie
de la maladie, que ma vie soit sans bornes, et je reste
rai auprès de vous. » C’est eu vain qu’on essaya de le
surveiller étroitement-, une nuit il lit seller son cheval
et partit, suis i seulement de son cocher Tchandaka.
Siddhàrtha avait alors vingt-neuf ans. En quittant Kapilavastou, il fit de touchants adieux à la ville où il
avait passé sa jeunesse, lui promettant de « venir
l'éveiller «quand il aurait obtenu la demeure suprême,
exempte de vieillesse cl de mort, quand il serait de
venu Bouddha, c’est-à-dire éclairé, savant, carie mol
houddh signifie simplement connaître.
Après avoir marché la nuit entière et s’être éloigné
du pays des Çâkyas, Siddhàrtha congédia son fidèle
serviteur, en lui remettant son cheval et ses parures;
puis il échangea ses habits de soie contre les vêtements
grossiers d’un pauvre chasseur, il coupa et jeta au
vent sa chevelure; désormais on devait l’appeler Çàkyamouni, ce. qui veut dire le Çâkya solitaire, ou bien
Çramana-Gaoutama, l’ascète gôtamide. 11 s’ en alla
d’école en école, chez les plus illustres brahmanes ;
plusieurs, pleins d'admiration pour sa science et sa
beauté, voulurent le retenir auprès d’eux; mais il lui
sembla que leur doctrine n’était pas vraiment libéra
trice, qu'elle n’enseignait pas 1 indifférence pour le
I .'**
‘2(18
[/OCÉANIE NOUVELLE,
monde, l'affranchissement des passions, le calme, l'in
telligence parfaite, et il les quitta. Cinq des élèves de
son dernier maître le suivirent; ce furent ses premiers
disciples. Le réformateur se trouvait alors, non loin
des bords du Gange, dans le royaume de Magadha,
qui a été la Galilée du bouddhisme; il se retira avec ses
nouveaux compagnons en un lieu appelé Ourouvilva,
voulant se replier sur lui-méme, au milieu des plus
austères mortifications, avant d'aller enseigner le
monde. 11 passa de la sorte six années dans les médi
tations, s’appliquant à dompter ses sens par les jeunes
et les souffrances. Au bout de ce temps, il revint à des
pratiques moins austères, et il eut à ce sujet un diffé
rend avec ses disciples, qui, croyant le voir faiblir, le
quittèrent momentanément. C’était l’époque où il arrê
tait dans son esprit sa doctrine et on il lixait les règles
de sa discipline. Le vêtement qu’un chasseur lui avait
cédé au début de sa vocation tombait en lambeaux; il
alla dans le cimetière déterrer un cadavre et se revêtit
de son linceul : de là pour les religieux bouddhistes la
coutume de se couvrir de haillons ramassés par les
rues, par les chemins, et même dans les cimetières;
c’est aussi à son exemple qu’ils vivent uniquement
d'aumônes. Çâkyamouni n’était encore en ce moment
(pie Bodhisatlva, c’est-à-dire le prédestiné, l’être heu-
LG B O U D D H I S M E .
20!)
m ix , qui a toutes les qualités nécessaires pour arriver
à connaître; encore quelques méditations suprêmes,
quelques longues extases, et il allait devenir le Boud
dha accompli. C’est en un lieu appelé Bodhimauda (le
siège de l’intelligence), sur les bords de la rivière Nairandjanâ, qu’eut enfin lieu cette transfiguration : le
Bodhisattva, voyant un homme qui coupait une herbe
longue et flexible, s’arrêta, tressa une* naltc, s’assit
sous un figuier, les jambes croisées, le corps tourné
vers l’orient, et s’écria : « Que ma peau se dessèche,
que mes os se dissolvent, si avant d’avoir obtenu l’in
telligence suprême je soulève mon corps de ce gazon! »
Il demeura ainsi sans mouvement un jour et une
nuit entiers; mais à la dernière veille, à l’aube, il sen
tit qu’il atteignait la triple science, qu’il revêtait la
qualité de Boudha parfait, et frappant de sa main la
terre : « Oui, s’écria-t-il, c’est ainsi que je mettrai fin
à cette douleur du monde! » Il avait alors la pleine
révélation de l’enchaînement mutuel des causes qui
donnent la raison d'être de cette vie, des quatre vé
rités sublimes qui peuvent racheter les créatures et les
conduire au nirvâna, le but suprême.
Ces points essentiels et bien authentiques de la doc
trine de Bouddha, les plus propres certainement à faire
comprendre la législation et le législateur, demandent
270
L’ O C É A N I E NO U V E L L E .
que l'esprit, pour les suivre, sc prête un moment aux
subtilités de la métaphysique indienne. Douze condi
tions, tour à tour effets et causes, s’enchaînent mu
tuellement pour produire les choses telles qu'elles
existent : la vieillesse et la mort ont pour cause la
naissance, puisque si on ne naissait pas, on n’aurait
pas à mourir; — la naissance est l'effet des préexis
tences, ce qui est logique dans le système indien des
transmigrations. — Celles-ci résultent de l ’attache
ment, sorte de chute qui fait que l’ être insuffisam
ment dégagé des attachements terrestres retombe
dans le cercle fatal des transmigrations. — L'attache
ment a pour cause le désir; — le désir résulte de la
sensation; — celle-ci provient du contact, puisqu'il
faut que les choses nous touchent, soit par les sens
extérieurs, soit par le manas ou sens intime, pour que
nous des sentions; — le contact est l'effet des six
sens ; la vue, l'ouie, l’odorat, le goût, le toucher, et
le manas ou cœur. — Les six sièges des sens ne sont
mis en action que sous l'influence et par la cause du
nom et de la forme, car c'est par là que les objets se
révèlent.— Cependant le nom et la forme seraient sans
valeur si nous n’avions la connaissance ou conscience
par le moyen de laquelle nous distinguons ces noms
et ces formes. — La conscience elle-même a pour
LE B O U D D HI S M E .
‘271
cause les concepts, sorte d'illusions composant les
idées qui apparaissent à notre imagination. — Enfin
la douzième et dernière cause, celle qui crée les con
cepts, c’est l’ignorance, qui consiste à regarder comme
durable ce qui n’est que passager, à croire permanent
ce qui s’écoule, à nous attacher à ce monde, qui ne le
mérite pas.
C’est ainsi que dans cette étrange série de déduc
tions, en suivant le raisonnement du Bouddha, l’igno
rance est la cause première et la mort le dernier et
terrible résultat. Les quatre vérités sublimes qui com
plètent le fonds de la doctrine sont : l’existence de la
douleur, — les causes de la douleur, c'est-à-dire le
désir et les passions, — l’existence d'un but suprême,
le nirvûna, où cesse la douleur, — le procédé pour
parvenir à ce nirvûna. C’est là tout ce (pie, dans ses
persévérantes méditations et dans ses longues extases,
cet homme d’un grand cœur, mais d’un esprit incom
plet, avait su imaginer pour se rendre raison de la vie
et racheter les créatures. Il n’avait envisagé la vie
que sous un de ses aspects, et en avait vu seulement
les douleurs et les misères, sans savoir se demander si
dans ces misères mêmes la créature ne peut s'élever
par l’expiation, l’épreuve ou l’espérance. La lutte de
l’homme contre la souffrance a des grandeurs qu’il
272
L’ OCEANIE NOUVELLE.
n'avait pas soupçonnées, et il avait tourné ses regards
autour de lui, dans un horizon restreint, sans les le
ver vers le ciel, où peut-être il aurait vu Dieu. Il avait
cru pénétrer le secret de la vie et des choses, et il n’a
vait trouvé qu’un vain enchaînement de mots. Lors
que, suivant la vie depuis ce qu’il appelle la première
cause jusqu’à son dernier effet, il croyait l’embrasser
tout entière, il oubliait de dire de quelle façon elle
avait commencé, et pour quelles raisons l’être un
jour était entré dans ce cercle fatal des existences.
Sa doctrine entière reposait sur une idée contradic
toire et fausse, car ce n’était pas la vie en elle-même
qui lui semblait haïssable : « Mon père, avait-il dit,
si vous faites qu’il n’y ait ni déclin, ni maladie, ni
mort, je resterai auprès de vous. » Et pour supprimer
ces maux,» il supprimait l’activité, la vie même, les
remplaçant par la contemplation et par l’extase. Il
déclarait que sa loi était pour tous une loi de grâce,
et cependant il constituait dans la pratique d’inévi
tables inégalités, puisqu’il fallait bien qu'une partie
des hommes demeurassent dans le tourbillon de la
vie, en dehors des voies du salut, ne fût-ce que pour
nourrir les mendiants ascètes qui, plus favorisés, pour
suivaient la félicité suprême, vêtus de haillons et le
vase aux aumônes dans la main.
LE 110 U DDII IS ME.
•275
Celle doctrine, assise sur une base si étroite et si
incomplète, n ’en allait pas moins obtenir un succès
immense : dans l’Inde d’abord, puis, expulsée de
l’Inde, elle allait pousser dans toutes les régions en
vironnantes des rejetons plus vigoureux que ne l'avait
été la souche primitive. C’est que de toutes les idées
humaines le Bouddha remuait la plus générale, et
chacun sentait retentir en soi un écho, quand il par
lait de la douleur, en ce temps où le monde n’avait
pas atteint le degré d’éducation et d’expérience mo
rale qui sait nous montrer dans la douleur une épreuve
souvent salutaire. De plus, au sein d’une société dont
les hautes régions, inquiètes, agitées par l’esprit mé
taphysique, avaient vu se développer déjà plusieurs
écoles religieuses et philosophiques, tandis que le
peuple avait altéré par de grossières superstitions le
naturalisme primitif des Védas, le Çàkya solitaire,
prêchant le renoncement, la charité, rempli d’une
compassion infinie pour toutes les créatures, dédai
gneux des castes, devait apparaître avec une douce
physionomie de réformateur. Ainsi c’est à titre de
réformateur moral et social, et aussi comme conti
nuateur des philosophes qui avaient successivement
modifié les croyances primitives, que le Bouddha obtint, d’abord un si grand succès dans l’ Inde. Dans la
•274
L’OCÊANIE NOUVELLE.
Chine, il semble que ce fut par d’autres causes :
quand le Chinois accueillit avec tant de facilité les
croyances religieuses d'une nation voisine et même
les vint étudier chez elle, ce peuple, de beaucoup de
sens pratique, mais d’un esprit positif et vulgaire,
était las de ses informes ébauches religieuses, résul
tant aussi d’un naturalisme dégénéré. La morale éle
vée des philosophes Lao-tsé et Confucius ne pouvait
convenir qu'aux lettrés; quant à la foule, à laquelle il
faut les pratiques et les pompes d’un culte religieux,
le bouddhisme, déjà surchargé de récits merveilleux,
altéré par les légendes, devait mieux lui plaire. Moins
métaphysicien que l'Hindou, le Chinois pouvait se
contenter des raisonnements incomplets du Bouddha
et de ses déductions en apparence ingénieuses, mais
établies bien plus sur des mots que sur des idées
justes cl claires. Né, à ce qu'il semble, pour ne regar
der ipie sur cette terre, et pour y vivre en l'exploi
tant de son mieux, il pouvait se satisfaire d’une reli
gion qui, tout en médisant de notre monde, ne montre
guère autre chose à travers toutes les transmigrations.
Quoi qu’il en soit, le bouddhisme n’a pas tardé à pro
duire partout où il s’est implanté des pratiques ido
lâtres et des superstitions repoussantes; c’est lui qui
semble avoir arrêté la Chiné dans la voie du progrès
LE il OU 1)1)11 ISM E.
‘275
spiriluel et moral, en supprimant la notion de Dieu,
en faisant mal connaître la véritable valeur de la vie,
en plaçant devant les esprits un idéal insuffisant.
Ce n’est pas que nous partagions d’une manière
absolue le jugement qu’une partie des savants qui se
sont occupés du bouddhisme, et particulièrement
M. Barthélemy Saint-IIilaire, ont porté du nirvana. Il
est impossible d'y voir l'anéantissement, l’extinction
complète de l’âme en môme temps que du corps. Au
jourd’hui même les docteurs de la religion bouddhi
que dans l’ile de Ceylnn protestent contre une telle
interprétation, et un élève de Burnouf, M. Obry, nous
semble avoir bien établi1 que le pur, le fortuné, l'im
mortel nirvâna, l’état futur du Bouddha parfait, le
joyau de l’omniscience, le plus précieux de tous les
biens (nous citons quelques-uns des noms et des épi
thètes par lesquels le Lotus de la bonne loi désigne
constamment le nirvâna) ne peut pas représenter le
néant, et que l'anéantissement de l’âme eût été une
récompense dérisoire pour tous ceux que Çàkyamouni
éloignait des biens de ce monde. Ses prédécesseurs,
les brahmanes et les sankhyas, école schismatique
alliée, dont le chef Kapila était antérieur au Bouddha
1 Du Xirvdna indien, pur J.-ü.-f’. Obry; Amiens, 1850.
27C
L' OCÉAN IE NOUV EL LE.
de deux ou trois ans cents, avaient admis l'immortalité
de l'âme. Les premiers, à la suite de ses transmigra
tions, lorsque la série des épreuves était épuisée, la
faisaient rentrer dans la grande âme du monde; ils ne
l’anéantissaient pas, ils la divinisaient dans le sein de
Brahma. Kapila représente l’âme individuelle, éter
nelle, infinie, cherchant à s'isoler de ce monde, et pé
nétrant, quand elle parvient à échapper au cercle fa
tal des renaissances, dans un ciel mal défini, le Kdivalyam, où elle demeure dans un état assez vague,
mais qui du moins lui laisse sa persistance et son indi
vidualité. Oter à l'âme ces privilèges, que l’Inde ad
mettait unanimement, devait être impossible au temps
du Bouddha : c’eût été reculer au delà même du point
de départ de toutes les croyances indiennes. Seule
ment Çàkyamouni a eu le grave toi l de laisser planer
sur cette question une grande incertitude; il n’y a pas
un soulra (on appelle ainsi les discours recueillis par
ses disciples, dans lesquels le législateur développe sa
doctrine) où le nirvdna soit nettement défini. M. Bur
nout’ se croyait donc en droit de dire : « Ce Bouddha
qui rejette le Brahma éternel et absolu dans le sein
duquel les âmes sont absorbées, qui ne semble pas
admettre la nature ou P r a b it i, procréatrice, dont
Kapila détache les âmes éternelles cl individuelles,
LE HOU DD II ISM E.
277
qui ne cesse de répéter que la vie est un mirage, une
illusion, un songe, ne croyant ni à Dieu ni à la réalité
de ce qui l’entoure, ne peut placer la lin suprême
que dans l'anéantissement. » M. Barthélemy SaintHilaire ajoute : « Nirvdna signifie extinction, n ir, non,
vd, souffler; les brahmanes ne cessent de reprocher
aux bouddhistes de croire à une destruction absolue;
enfin l'état qui, dans cette vie, approche le plus du
nirvdna, c’est le dijdna, sorte de contemplation ou
d’extase. Or le dtjdna a quatre degrés : le premier
est le sentiment intime du bonheur (pii remplit l'as
cète, quand, par le mépris de ce qui l’entoure, il est
parvenu à se détacher de tout autre désir que celui
du nirvdna; il juge et il raisonnne encore, mais il
est affranchi de toutes les conditions du péché. Au
second degré, il se défait du jugement et du raisonne
ment, et son intelligence, fixée sur le seul nirvdna,
ne ressent que la jouissance d’une pleine satisfaction
intérieure, sans la juger ni la comprendre. Au troi
sième degré, ce plaisir même a disparu, le sage
tombe dans l’indifférence, conservant toutefois un
vague sentiment de bien-être physique dont tout son
corps est inondé et une conscience confuse de luimême. Au dernier degré, l’ascète ne possède plus ce
sentiment de bien-être physique, non plus que la mé
lo
L ’ O C E A NI E NOUV EL LE.
278
moire, ni même le sentiment de son indifférence;
libre de tout plaisir, de toute douleur extérieure ou
intime, il est parvenu à l ’impassibilité aussi voisine
du niroâna qu’elle peut l'être durant cette vie. Cepen
dant, et c’est là le point remarquable, l’impassibilité
n’empêche pas l’ascète d'acquérir à ce moment même
l’omniscience. Si cet état de l’extase, ajoute M. Bar
thélemy Saint-Hilaire, est déjà un néant transitoire et
anticipé, que doit-on chercher dans le nirvdna, sinon
un néant éternel et définitif?
A cela pourtant on peut répondre (pic si l’àrne ac
quiert l'omniscience, il est impossible qu’elle soit
anéantie ;
de plus, le nirvdna
une extinction absolue,
ne désigne pas
ca r, suivant les soutras
boudhiques, il y a trois nirvdnas distincts, et il est
impossible que les deux premiers désignent absolu
ment la même chose que le troisième. Enfin, si le
Bouddha a nié la réalité des objets qui nous entou
rent, il n’a pu nier la réalité du sujet pensant, c’està-dire l’âme, et partant les Ames dos hommes qu'il
venait sauver ; si l’âme était simple, elle était indisso
luble. Enfin, voici les paroles mêmes que le Lotus,
traduit par M. Burnouf, attribue à ÇàkyamoUni t
« Le nirvdna n'est pas un composé, et il échappe à
toute conception. — Ce n’est ni la destruction ni la
LE BOUDDHI SME.
27«)
mort, parce que si c’était la mort, après lui revien
drait la chaîne des renaissances, et si c’était la des
truction, il tomberait sous la définition d’un être
composé. »
On peut donc croire que, dans la pensée de Çâkyamouni, nirvâna n’a pas été synonyme d’anéantisse
ment de l’âme. Il y a d’ailleurs dans ces esprits hin
dous de telles subtilités, que souvent ils s’arrêtent à
des nuances presque insaisissables. C’est ainsi que
dans l’extinction d’une lampe, à laquelle le nirvâna
est souvent comparé, ce n’est pas la flamme qui est
anéantie, mais la cause, c’est-à-dire l’huile. Quanta
la flamme, qui tendait à s’échapper en voltigeant au- „
dessus de la mèche, elle est simplement affranchie.
En conduisant le nirvâna an delà des dernières limi
tes de l'extase, c’est-à-dire de l'état qui, dans les con
ditions de notre existence, détache le plus l’âme du
corps, il est probable que le Bouddha prétendait
mener celle-ci à un état indéfinissable, mais supé
rieur, affranchissement des derniers liens de la ma
tière, où cesse l’ignorance, selon lui cause première
de tous les maux. On ne peut guère expliquer autre
ment la pensée de Çâkyamouni ; mais comme il n’a
rien défini, et (pie l’état vague auquel il voulait con
duire l’âme devait être le plus souvent incompréhen
•280
L'OCÉANIE NOUVELLE.
sible pour l’esprit du vulgaire, comme il a supprimé
la notion de Dieu et remplacé l’activité, .première loi
de la vie humaine, par la contemplation, ce qui pour
heauconp voulait dire inertie, il ne devait ni élever le
cœur ni animer l’esprit, et il n’est pas étonnant que
des sectes détachées de la sienne, poussant quelquesunes de ses spéculations à leur dernière Conséquence,
aient bientôt nié la réalité du sujet pensant aussi bien
que des objets pensés, et prétendu qu'il n’y avait ni
sauveur, ni sauvés, ni salut. Tel est le point de départ
et le fonds primitif de la doctrine de Çâkyamouni. Ces
explications nous ont semblé nécessaires pour bien
faire comprendre la deuxième partie de sa vie, celle
où d’ascète il est devenu Bouddha.
Lorsqu’il se jugea en pleine possession de la vérité,
Çâkyamouni se donna pour tâche d’en répandre la
connaissance. Toutefois ce ne fut pas sans quelques
luttes intérieures qu’il abandonna sa vie de contem
plation et d’extase pour entrer dans cette voie nou
velle. « La loi qui vient de moi, disait-il, est profonde,
lumineuse, déliée, difficile à comprendre; elle échappe
à l'examen, elle est hors de la portée du raisonne
ment, accessible seulement aux savants et aux sages ;
elle est en opposition avec tous les m ondes... Si j ’en
seigne cette loi, les autres êtres ne la comprendront
LE 110 UDD II IS Jl E.
2S1
pas ; elle peut m ’exposer à leurs insultes. » Par trois
fois il fut ainsi tenté de garder pour lui seul le secret
de la délivrance ; mais enfin, pris de pitié pour les
êtres plongés dans l’incertitude, plein de compassion
pour ceux qui cherchent, et qui, moins heureux que
lui, ne sauraient trouver, il surmonta toute faiblesse,
et, quittant le figuier sacré qui ombrageait Bodhimanda, le trône de la -sagesse, il franchit le mont
(lava, parvint au Gange, et entra dans la grande
ville de Bénarès. Il y retrouva les cinq disciples
qui l’avaient quitté à Ourouvilva. Ceux-ci, repen
tants, se jetèrent à ses pieds et le reconnurent pour
l'instituteur du monde. 11 ne tarda point à obte
nir bien d’autres conversions : le roi du Magadha et
celui du Koçala, royaume voisin situé sur les bords du
Gange, embrassèrent le bouddhisme, et ce fut près
d'eux, sous leur protection, qu’il prêcha le Lotus de
la bonne loi et un grand nombre de ses autres sou
tins. Râdjagriha, au centre du Magadha, lieu de son
séjour favori, devint la ville sainte dn bouddhisme.
Quelle fut l’opposition des brahmanes, dans quelle
mesure résistèrent-ils à son influence toujours crois
sante? Les soutras contiennent peu d’indications sur
ce point, et le Lalitavistâra, principal document dont
on extrait l’histoire du législateur, s’arêtepeu après le
282
L’OCÉANIE NOUVELLE,
moment où l'ascète devient Bouddha. Toutefois on peut
croire que la lutte se passa surtout en paroles : l’intolé
rance, comme l’a justement remarqué un critique élo
quent, est un fait propre à la race sémitique. Depuis le
temps même de la rédaction desVédas, l’Inde ne cessa
jamais de soumettre à l’esprit de recherche et d’exa
men ses croyances religieuses, et on doit croire «pie
le Bouddha, chef de secte, jouit à cet égard de la
même liberté que son prédécesseur le philosophe Kapila. Il est certain que, tout en se regardant avec un
mutuel mépris, les deux religions de l'Inde ont vécu
quatorze cents ans côte à côte. Le Bouddha n’usa ja
mais de la faveur (pie lui témoignèrent plusieurs rois
de l’Inde pour persécuter ses adversaires; il ne cher
cha des armes (pic dans la persuasion. Ce n’est qu’au
commencement du dix-neuvième siècle de notre ère
que le brahmanisme, prenant définitivement le des
sus, commença à se faire persécuteur, peut-être à
l’exemple de l’islamisme, qui commençait à apparaître
de l’autre côté de l'Indus, et réussit à expulser le
bouddhisme au milieu de circonstances historiques
qui ne sont encore (pic très-imparfaitement con
nues.
Le Bouddha, vainqueur de scs adversaires dans
plusieurs luttes métaphysiques et favorisé par les sou-
LE liOUDDIITSME.
‘285
vcrains, put donc multiplier les conversions et déve
lopper avec sécurité sa doctrine. Une des femmes cpii
l’avaient élevé, sa taule Malià Pradjâpati, vint le" trou
ver; il lui permit d’embrasser la vie religieuse, et ce
fut à cette circonstance que les femmes durent de
participer à la condition monastique. Son cousin
Ananda, beaucoup de ses parents, la puissante fa
mille des Çàkyas tout entière, grossirent bientôt la
foule de ses disciples. Son père lui-même vint le voir;
puis ce fut le Bouddha, à son tour, qui s’en alla, sui
vant sa promesse, « éveiller » la ville de Kapilavastou
du sommeil de l’ignorance. Là, il retrouva scs trois
femmes. La vertueuse Gopà, après l'avoir longtemps
pleuré, s'élail consolée en songeant à la grandeur de
sa mission. A l’exemple de sa tante Maliâ Pradjâpati,
elle embrassa la vie religieuse.
Durant quarante-quatre années, le Bouddha ne
cessa d'enseigner et de convertir, continuant, au mi
lieu de la gloire qui environnait son nom et se propa
geait de royaume en royaume, à mener une vie chaste
cl pauvre; il n’écrivit pas, mais entouré d’une multi
tude d’auditeurs dont la plupart étaient venus de ré
gions éloignées pour recueillir la parole de la sagesse
sous de frais ombrages ou au sommet du Pic du Vau
tour, montagne du Magadha, il commentait les diffî-
284
L’OCÉANIE NOUVELLE,
cultes de sa doctrine dans ces longs discours que ses
disciples ont recueillis sous le nom de soutins. Enfin
le Bouddha sentit que le jour suprême de la déli
vrance, la fin des transmigrations, l'heure du nirvihia allait venir. Il était en un lieu appelé Koucinagara, près du royaume de Koçqla, et sou cousin
Ananda marchait à côté de lui; ils allaient passer le
Gange, lorsque le Bouddha, se tournant vers son
compagnon, lui dit : « C'est pour la dernière fois (pie
je contemple de loin la ville de Uàdjagriha et le trône
de diamant. » Puis ils traversèrent le Gange, le
Bouddha lit ses adieux aux endroits qui avaient été
les témoins des diverses phases de sa mission et de
sa dernière existence; à une demi-lieue environ au
nord-ouest de Koucinagara, sur les bords de la rivière
Atchiravàti, il lut pris de défaillance; alors il s’arrêta
dans une forêt, où il rendit le dernier soupir. Celte
retraite, comme Bodhirnanda, où il s’était transfiguré,
comme Ourouvilva, premier séjour de son extase, de
vint à jamais consacrée dans l'histoire de la foi boud
dhique, et demeura jusqu’à l'extinction de cette reli
gion dans l’Inde un but d’incessants pèlerinages.
Quand il entra dans [cnirvûna, le législateur du boud
dhisme avait quatre-vingts ans, et suivant les calculs
les plus probables, c'était 545 ans avant Jésus-Chris!.
LE BOUDDHI S ME.
28.i
A la nouvelle de la mort du maître, ses disciples,
et à leur tète Kâcyapa, le plus illustre d’entre eux,
accoururent. On rendit au Bouddha les mômes hon
neurs funèbres qu’aux plus puissants monarques;
mais quand son corps précieux eut été livré aux
(lamines, de sanglantes contestations s'élevèrent pour
le partage de sos reliques, et ses disciples oublièrent
autour de son bûcher mémo ses préceptes de douceur
et de concorde. Les moindres parcelles attribuées au
corps de cet homme, qui cependant ne s’était donné
que pour un sage, allaient être grossièrement divini
sées. Toute sa doctrine allait subir de nombreuses al
térations, et sa vie, si simple en elle-même, devenir
un tissu de fables merveilleuses et de récits fantas
tiques.
A ses noms de Siddhârtha, Gôtama, Çàkyamouni et
Bouddha, plusieurs autres s’ajoutèrent pour traduire
ses qualités ou exprimer le respect populaire : on l’ap
pelait Tathâgata, ce qui veut dire celui qui a bien
suivi ses prédécesseurs. Ce titre, que Çàkyamouni pa
raît s’ôtre donné à lui-même, est d’une grande im
portance en ce qu’il indique que le législateur ne se
regardait que comme le continuateur de Bouddhas an
térieurs, de sages qui l’avaient précédé. De même il
admit qu’après lui des séries de sages s’élèveraient
‘280
I,’ O CE A N I E NOUVEL LE.
pareillement du rang île Bodhisattva, ce qui littérale
ment veut dire « qui a l’essence de la boilhi (sagesse) »
à celui de Bouddha parfait, pour aller, à travers les
divers mondes, racheter les créatures, puis entrer en
possession du joyau de l’omniscience, le fortuné
nirvûna.
Çâkyamouni fut encore appelé Sougata, le bienvenu,
Baghavat, le bienheureux, cl Arliat, le vénérable.
Enfin en Chine il s’appelle Fô ; mais ce nom ne re
présente ni un titre ni une qualité, comme les précé
dents, il est seulement le résultat d’une transcription
chinoise incomplète du nom de Bouddha. On racon
tait que la prédestination du sage fut nettement indi
quée à sa naissance par la manifestation des trentedeux signes caractéristiques et des quatre-vingts
marques secondaires auxquels un Bouddha peut être
reconnu. De ces signes merveilleux, voici les plus re
marquables : une protubérance du crâne sur le som
met de la tète, les cheveux bouclés, inclinant vers la
droite, d'un noir foncé à reflets changeants ; un front
large et uni ; une touffe de poils entre les sourcils,
blanche comme la neige ou l’argent, l’œil d’un noir
foncé ; des dents au nombre de quarante. Le trente
et unième signe consiste en une figure de roue impri
mée sous la plante du pied ; de là ces nombreuses cm-
LE BOUDDHISME.
-287
preintes du pied du Bouddha que l’on montre dans
plusieurs régions, et jusque dans l’empire de Siam et
à Ceylan, où il n’est jamais idle.
Dans la légende, la naissance du Bouddha revêt un
caractère merveilleux ; le Lalitavistâra le représente
au milieu des jardins célestes de Çrâvasti, entouré de
ses cinq disciples, de douze mille mendiants et de
trente-deux mille Bodhisnttvas, tous dans l'heureuse
perspective d’une seule et dernière renaissance ; il se
plonge dans la méditation. Alors une excroissance lui
pousse sur le sommet du crâne, et lui rappelle tous
les Bouddhas antérieurs; la lumière de la science sans
passion se produit en lui, et plein de pitié pour les
Bodhisattvas, les dieux, les hommes, les asouras (es
prits des airs) et le monde, il prend la parole et con
sent à raconter comment il doit s’incarner parmi les
hommes. Ses divers auditeurs sont dans une grande
affliction quand ils songent qu’ils vont perdre les le
çons précieuses do Baghavat. Pour les consoler, il
leur laisse à sa place le Bodhisattva Maitréya ; il lui
met de sa main son diadème sur le front, et le désigne
pour lui succéder comme Bouddha sur la terre, lors
que le inonde perverti aura perdu tout souvenir des
prédications qu’il va lui porter. Alors le Bodhisattva
descend dans le sein de sa mère Màyà-Dévi, où, pour
■ -88
L’ OCÊAN IE N O U VE M E .
accomplir une prédiction du Rigvéda, il prénd lu
forme d’uu éléphant armé de six défenses, couvert
d’un réseau d'or, à la tête rouge, à la mâchoire ma
jestueuse.Cependant des signes précurseurs annoncent
sa venue dans le palais de Çouddhodana : les oiseaux
y accourent, les jardins se couvrent de fleurs, les
étangs se remplissent de lotus, les instruments de mu
sique jouent d’eux-mèmes, les écrins de perles s'ou
vrent, le palais est illuminé d’une splendeur qui ef
face celle du soleil. Le Bodkisattva est placé dans le
sein de Màyâ-Dévi, les jambes croisées, tourné du
côté droit ; là Brahma vient lui rendre visite ; avec sa
tête, il salue les pieds de Ilhagaval cl lui offre une
goutle de rosée qui contient tout ce qu’il y a de vita
lité dans les trois mille grands milliers de mondes. A
sa suite, les rois des dieux inférieurs, les déesses cl
tout le panthéon brahmanique viennent se prosterner
devant le futur bouddha, embryon terrestre, bientôt
Màyâ-Dévi ressent les premières douleurs de l'enfan
tement ; elle est entourée par les dieux dans le jardin
de Loumbini, et elle accouche sous l'ombrage d'un
\daksha, debout et appuyée aux buanches de l'arbre.
Indra et Brahma se tiennent devant elle, et ce sont
eux qui reçoivent l'enfant. 11 descend à terre et s'as
sied sur un grand lotus blanc qui pousse à l’endroil
2S9
LE BOUDDHISME.
meme qu’avait touché son pied, puis il fait sept pas
vers chacun des quatre points de l'horizon et sept pas
vers les régions inférieures, en s’écriant : « Je vain
crai le démon cl l’armée du démon ; je verserai le
grand nuage de la loi, et les créatures seront remplies
île joie et de bien-être ! » Toutes les circonstances de
la vie du Bouddha sont dans la légende enveloppées
de merveilles. Dans sa retraite d'Ourouvilva, ce ne
sont plus les passions qui l’agitent ; elles sont person
nifiées dans un démon, dieu de l’amour, du péché,
de la mort, qui vient tenter l’ascète, et qui lui livre,
avec scs fils, ses filles et des légions de ses hideux
serviteurs, des combats gigantesques dont le sage sort
victorieux.
Telles sont les broderies dont l’imagination exubé
rante et bizarre des hommes auxquels s'adressait Çâkyamouni a entouré sa légende. Le Lalitavistâra n’est
que de trois ou quatre siècles postérieur au Bouddha;
cependant, si d’autres soulras ne venaient expliquer
ou rectifier certaines parties de celui-ci, nous pour
rions nous faire une très-fausse idée de l'homme et de
sa doctrine. C'est ainsi qu’on le voit ici divinisé, et
qu’entre ses transmigrations s’interpose le ciel appelé
'J’oushila, dont les habitants divins lui sont inférieurs
et semblent reconnaître en lui leur maître. Brahma,
17
290
L ' O C È A N I E NOUV EL LE.
Indra, les grandes divinités brahmaniques entourent
le Bouddha; mais elles lui sont aussi subordonnées.
La promptitude avec laquelle ces dieux reparaissent
peut faire supposer que le Bouddha ne les avait pas,
de parti pris, rejetés, comme le fit avant lui Kapila.
Seulement il put s’en passer, et même il dut ne sa
voir qu’eu faire, car son système n’en avait pas besoin.
L’homme en effet peut, suivant sa doctrine, faire seul
son salut, par la force persévérante de sa volonté, sans
s’appuyer sur une puissance extérieure et surnatu
relle : aucun être supérieur ne le guide vers le Jiirvâna, et ne se tient auprès de ce but suprême. C’est
dans ce sens que l'on peut dire, malgré 1 humilité, la
mendicité, le renoncement prescrits par le Bouddha,
que sa religion est orgueilleuse, qu'il a oublié détenir
compte de la faiblesse humaine, et qu’il n’a pas trouve
le véritable mobile de la vie.
Le Lotus de la bonne loi, dont la mise en scène et
les détails ne sont pas d'une physionomie moins bi
zarre que le Lalitavislâra, auquel il parait être un peu
postérieur, contient un fait qui s’oppose formellement
à ce que nous confondions le nirvdna avec l’anéantis
sement. Le Bouddha se trouve un jour près de la ville
de Ràdjagriha, au sommet de la montagne du Pic du
Vautour, et il n’est pas entouré de moins de milliers
L E BOUDDHI SME.
201
de Bodhisattvas, de religieux, de religieuses, et d’au
diteurs de tout rang que dans son précédent entretien.
Le sage est plongé dans une méditation profonde,
lorsque s’échappe de la touffe de poils qui sépare ses
sourcils un rayon dont sont illuminées les dix-liuil
mille terres situées à l'orient jusqu’au grand enfer et
jusqu’aux limites de l'existence. Ce prodige signifie
que le bienheureux va expliquer le soutra du Lotus de
la bonne loi. En effet il expose en vers, en prose et à
l’aide de paraboles, les difficultés que présente rensei
gnement, et dit quels sont les ménagements par les
quels on doit conduire les hommes dans la bonne voie,
puis il prédit à plusieurs centaines de ses auditeurs
qu'ils renaîtront Bouddhas à leur tour, et il leur dé
signe les mondes qu'ils auront à sauver; plusieurs
femmes participeront à cette faveur, seulement il leur
faudra, pour la circonstance, changer de sexe, liliagavat en est à ce point de ses prédictions, quand tout
à coup sort du sol un merveilleux sloupa, ainsi qu’on
appelle les monuments en forme de cônes et de cou
poles dont la foi bouddhique, au temps de sa première
ferveur, a couvert plusieurs régions de l'Inde. Ce
stoupa immense est fait de sept substances précieuses;
il s’élève dans les airs et se lient suspendu dans le
ciel devant l’assemblée, qui en admire les balcons
292
L ' OC É A N I E N O U V E L L E ,
chargés de fleurs, les milliers de portiques, de dra
peaux, de guirlandes, de clochettes, l’or, les diamants,
les cristaux, les émeraudes. Une voix sort de cette
splendide demeure pour louer Bhagavat du soulra
qu’ il développe. C’est la voix d’un Tathdgala ou
Bouddha antérieur, appelé Prabhoûtaratna, qui vient
offrir ses hommages à son successeur. Le Bouddha vi
vant, pour honorer son illustre visiteur, réunit des
centaines de mille, de millions, de myriades kotis (le
koti vaut dix m illions), de Uodhisaltvas, puis avec
l’index de sa main droite il sépare le stoupa par le
milieu. Alors apparaît le Tathùgata Prabhoûtaratna,
assis sur son siège, les jambes croisées et tout dessé
ché, sans que son corps ait diminué de volume. Il
doit être plongé dans le repos du nirvâna, puisqu’il
a tenu sa place, comme le nom de Tathâgata l’indi
que, dans la série des Bouddhas, et puisque sa mis
sion est achevée. Cependant il sort de son extase pour
combler son successeur d’éloges et l’engager à venir
s’asseoir à côté de lui dans le stoupa. Donc il n’est
pas anéanti, e t, bien que plongé dans le nirvâna, il
subsiste encore.
On voit que peu de siècles après la mort de Çàkyamouni la bizarrerie semble être devenue un des ca
ractères des ouvrages qui renfermaient l’essence de
LB BOUDDHI SME.
203
scs doctrines, et (|ue les débordements d’iuie imagi
nation maladive s’ y sont substitués au raisonnement
sur lequel le Bouddha, avec l’enchaînement des causes
cl les vérités sublimes, prétendait poser les bases de
sa religion. Il nous reste à montrer, par l’état présent
du bouddhisme, combien les résultats auxquels cette
religion est venue aboutir sont différents de ceux que
poursuivait le législateur.
CHAPITRE XIII
I.K
11O U D U I I I S M E
C O N T KM l’ O II A 1 N
Nombreux schismes. — Préceptes et législation du bouddhisme. —
Ix! bouddhisme au Mongol, au Thibet, en Chine, au Japon, âCeylan. — La dent du Bouddha. — Le bouddhisme et le christia
nisme. — Causes de l'infériorité du bouddhisme.
Suivant tut ouvrage chinois composé au septième
siècle «le notre ère, le roi du Magadha, Bimbisâra,
qui fut un des plus zélés protecteurs de Çàkyamouni,
vit en songe une pièce de coton et un bâton d'or qui
se divisèrent à ses yeux en dix-huit parties. Il interro
gea le Bouddha, qui lui dit : « Cent ans après que
j ’aurai quitté ce monde, il y aura un roi qui étendra
sa puissance sur le Djamboudvîpa. A. celle époque, la
LE B O UDDHI S ME C ONT E MPORA I N.
295
doctrine des Bhikchous se divisera en dix-huit parties
et donnera naissance à autant d’écoles qui, par des
voies différentes, tendront toutes au 1lirvâna. Ce que
vous avez vu en songe en est le premier présage, ne
vous en affligez pas, ô roi! » M. Stanislas Julien, qui
a recueilli cette anecdote, y joint, d’après trois ou
vrages chinois ' , traduits eux-mêmes de la langue in- *
dicnne, la liste de ces dix-huit écoles schismatiques
qui ont bien réellement existé.
Cependant après la mort du Bouddha, trois conciles
s’étaient appliqués à fixer ses doctrines. Le premier,
tenu dans la ville sainte de Ridjagriha, peu après que
le législateur eut quitté ce monde, avait été présidé par
le cousin du Bouddha. Ananda, et par son disciple
bien-aimé, Kâçyapa, celui qui boit la lumière. Ils
avaient rédigé ensemble le Tripilaka (la triple cor
beille), qui contient les soutras, YAbhid-harma (mé
taphysique) et le Vinuya (discipline). A la suite des
quatre vérités sublimes qui indiquaient à la fois la
cause des misères humaines et le chemin de la ré
demption, prirent place les cinq préceptes suivants :
ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre d'adul
tère, ne point mentir, ne point s’enivrer. La chasteté1
1 Journal asiatique, octobre, novembre 1859.
290
L ’ O CÉ A N I E N O U V E L L E ,
la plus rigoureuse fut imposée aux- religieux; il leur
fut prescrit de se vêtir de haillons, de vivre d'au
mônes, d'habiter les forêts, ce qui justifiait pleine
ment le nom de Bhikchous, mendiants, que les boud
dhistes se donnent à eux-mêmes. Avant d'obtenir la
suprême sagesse, au temps où il n’était encore qu’ascète, Çàkyamôuni s’était aussi appelé Mahà Bliikcbou, le seigneur mendiant. Les disciples, réunis en
concile, prescrivirent encore, en se conformant aux
préceptes du maître, la charité, la pureté, la patience,
le courage, la contemplation et la science. Ce fut ce
qu’on appela les pûramilûs ou vertus transcendantes
a qui font passer l’homme à l ’autre rive, c’pst-à-dire
à l’entrée du chemin qui mène au nirvana. » Ces
préceptes n’ont rien que de fort louable, mais ils sont
bientôt dénaturés comme tout le reste : la patience et
le courage se changent en longues tortures imposées
volontairement au corps, et l’extravagauce se mêle
même à la charité. C’est ainsi qu’une légende repré
sente le Bouddha rencontrant les petits d’une tigresse
affamés près des mamelles taries de leur mère : dans
l’excès de sa tendresse et de sa compassion, il leur
donne ses membres à dévorer. L ’humilité, également
prescrite, fut le principe d’une institution qui a passé
dans le christianisme : c’est la confession; deux fois
LE BOUDDHISME CONTEM PORAIN.
297
par mois, à la nouvelle et à la pleine lune, les reli
gieux confessaient publiquement leurs fautes, et les
laïques se réunissaient, mais à des intervalles moins
rapprochés, pour la meme cérémonie. Le Bouddha
recommanda encore la piété, le respect envers les
parents, et lui-même en donna l’exemple.
On voit que si la métaphysique du Bouddha était
faible et que si les procédés par lesquels il prétendait
conduire au salut étaient peu conformes aux véritables
lois de la vie humaine, du moins sa morale était pure.
Elle paraît avoir produit des résultats salutaires dans
la période de ferveur et de prosélytisme qui suivit la
mort du Bouddha, tant que le souvenir de sa figure à
la fois noble et touchante put dominer l’ensemble de
ses doctrines. Plus tard encore, transplantée dans des
pays étrangers, elle contribua à développer de géné
reux instincts de dévouement et de charité, et forma
des personnages vraiment vertueux. Tel est sans con
tredit Hiouen-Thsang, ce pèlerin chinois dont M. Bar
thélemy Saint-Hilaire a longuement raconté 1 histoire,
qui s’en alla, dans le septième siècle, de notre ère, re
tremper sa foi et compléter son éducation religieuse
au foyer des croyances bouddhiques. Néanmoins on
voit par ce personnage même, qui est un des héros du
bouddhisme, que si cette religion sut inspirer des
17.
m
1,'OCK A NIE NOUVELLE,
sentiments d'une charité poussée jusqu'au dévoue
ment, elle n’ avait rien cependant qui pût élever l’es
prit et agrandir l'âme, car il est impossible d’etre plus
superstitieux, plus crédule, plus étroit que ne le lut
ce pèlerin renommé entre tous les bouddhistes de
l'Inde et de la Chine pour sa science et sa sagesse, et
surnommé par eux le Maître de la loi et le Dieu de la
délivrance. Ces grandes qualités de charité et d’ainonr demeurèrent donc à pen près stériles; elles ne
produisirent que des résultats individuels et isolés
sans profit pour la foule, et n'empêchèrent pas le
bouddhisme de tomber dans l'état de dégradation
profonde où nous le voyons aujourd’hui.
Qu’on ouvre en effet des relations relatives à la
Chine, à la Mongolie, au Japon, à la Cochinchine, à
Ceylan : partout se retrouvent des pratiques absurdes,
honteuses, quelquefois abjectes, s’ adressant grossiè
rement aux sens, ne tenant aucun compte de ce qu’il
y a de plus élevé dans notre nature, mettant l’ homme
de niveau avec les hôtes les plus viles. Toutes les lé
gislations s’altèrent, et il n’y a pas de doctrine, si su
blime qu’elle soit à son point de départ, qui ne puisse
être pervertie par les interprétations intéressées ou
sophistiques des passions humaines : le christianisme
en a été souvent la preuve; mais dans ces sortes de
LE B OUDDHI SME CO N T E MP O R A I N .
299
naufrages on voil surnager quelque grand débris, un
principe, une idée à laquelle la vérité se rattache pour
trouver son salut et reprendre son chemin. Dans le
bouddhisme, rien de semblable : le raisonnement, le
renoncement aux biens de ce Ynonde, le détachement
par la contemplation, tout ce qui composait l'esprit
des doctrines de Çâkyamouui a disparu, parce que le
but et les procédés de sa religion étaient contraires
aux lois et aux conditions de la vie humaine, et des
pratiques grossières s’y sonl partout substituées.
En Mongolie, les lamaseries réunissent par milliers
des troupeaux de mendiants inutiles; dans leur habit
jaune consiste tout leur caractère religieux; ils sont
à charge à la population laïque, et consument leur
temps, sans aucun profit pour eux ni pour leurs sem
blables, à rouler les grains d'un chapelet, à nasiller
des paroles vides de sens, ou même à faire marcher
des moulins à prières pour mettre littéralement en
pratique cette expression symbolique d'un soutra, qui
dit que le Bouddha fit tourner à Bénarès la roue de la
loi. A la tête de la communauté, dans les plus illustres
lamaseries, un homme est à pen près divinisé à titre
de Bouddha vivant. Ce successeur de Çâkyamouni est
recueilli généralement on bas âge sur la foi d’indices
attestant sa prédestination; il vit dans la retraite et
300
L ’ O C É A N I E NO UV E L L E .
dans l’inaction, comblé d'honneurs futiles et entouré
des principaux lamas. Dans ces maisons religieuses,
deux qualités cependant ont survécu : la tolérance et
l’hospitalité.
Au Thibet, le talaï-làma, premier personnage poli
tique et religieux, est aussi un Bouddha vivant. Il ha
bite à Lassha un palais qui est le principal édifice de
cette ville, et qui se compose d'une réunion de tem
ples de grandeur différente, dont le plus considérable,
haut de quatre étages et d'architecture fantastique,
comme toutes les constructions religieuses de l’Asie
orientale, est surmonté d’un dôme recouvert de lames
dorées et entouré d’un vaste péristyle à colonnes
torses. Dans le sanctuaire, sur un trône placé à côté
de l’autel, se tient le lama souverain; on lui attribue
une puissance surnaturelle, et des milliers de pèle
rins suivent incessamment le chemin de Lassha, qui
est aujourd'hui une des villes saintes du bouddhisme,
pour venir adorer sa personne sacrée. Ainsi, dans une
région considérée comme un des centres et des foyers
modernes de la religion bouddhique, on a dénaturé
l'enseignement primitif au point de diviniser la créa
ture humaine, si misérable aux yeux de Çâkyamouni,
qu’ il ne lui enseignait la sagesse que pour la délivrer
à jamais des fatigues de l'existence! Ce fait devait se
LE BOUDDHI S ME C O NT E MPO RA I N .
301
produire : les hommes ont partout besoin de croire à
un être supérieur; ne le trouvant pas dans leur reli
gion, les sectateurs du Bouddha y ont suppléé en di
vinisant le Bouddha lui-même ou ses prétendus suc
cesseurs.
Au nord de la Tartarie et chez quelques peuplades
sibériennes, le bouddhisme confond ses pratiques
avec les sortilèges et les conjurations du chamanisme.
Dans l'empire de Siam, on sait que les âmes des bien
heureux qui renaîtront Bouddhas passent pour s'in
carner de préférence dans le corps de certains élé
phants, et il en résulte que là, au lieu d'adorer des
hommes, ce sont des animaux que l'on traite en divi
nités. En Chine, les classes supérieures ont échangé
les croyances religieuses contre les spéculations phi
losophiques, et les lettrés semblent généralement
avoir adopté une sorte de théisme auquel s’ajoute la
morale de Lao-tsé et de Confucius. Quant au peuple»
il a conservé Fô, les pagodes et leurs ministres les
bonzes; mais combien le Fù chinois est loin du
Bouddha primitif! Dans l'idole grossière, aux jambes
repliées, au bras levé, devant laquelle fume un bâton
de cire au fond d'une pagode, et qu’entourent quel
ques bonzes au regard éteint, faisant entendre pen
dant. de longues heures les mêmes exclamations, qui
302
L ’ OCÉAN IE NOUVELLE
reconnaîtrait l'ascète golâmide, épouvanté de la vie,
fuyant le monde et cherchant dans le raisonnement
et dans la méditation à pénétrer l'enchaînement des
lois qui peuvent relever la créature et la délivrer de
ses misères terrestres? Tout en devenant cosmopolite
et en franchissant sa muraille et ses vieilles barrières
pour aller demander aux autres régions des moyens
plus faciles de subsister, le Chinois demeure invinci
blement attaché aux usages que lui ont transmis ses
ancêtres; il transporte donc avec lui ses idoles et scs
superstitions. C'est ainsi que les Chinois de l'Austra
lie ont bâti, en 1856, une église dont les frais ont été
couverts par souscription. C'est une espèce de pagode
en bois, haute de deux étages, longue de soixante
pieds et large de trente-cinq; l’image du Bouddha y
a été solennellement installée; l’encens et les cierges
brûlent constamment autour de la statue; dans des
cérémonies particulières célébrées à certaines époques
de l’année et en l’honneur des morts, de longuos
processions se déroulent, guidées par des étendards
sur lesquels s’étalent de grands dragons dorés; on
brûle des pétards, des papiers mystiques, on forme
des danses bizarres. Telles sont les pratiques exté
rieures du bouddhisme en Australie; en Californie,
partout où de grandes masses de Chinois sont venues
LE B O U D D H I S M E C O N T E M P O R A I N .
30",
s'établir. Kilos ne font qu’inspirer du dégoût cl du
mépris aux populations étrangères au milieu des
quelles elles ont clé transplantées; aussi ee ne sont
pas les rites et les superstitions du bouddhisme, c’ est
l'invasion de ses tendances qu’il faut redouter. Cette
religion n’a conservé aucun idéal; les promesses
laites autrefois par le législateur ont perdu leur prix,
parce qu'elles n’avaient rien d’élevé et de désirable.
Or les disciples de Fù peuvent à la longue communi
quer aux populations qui les entourent, et qui aujour
d'hui affectent de les mépriser, la rapacité, le culte
exclusif des profits terrestres. Dans ces luttes d’acti
vité dont l'enjeu est toujours un bénéfice matériel, ils
peuvent contribuer à éteindre chez leurs rivaux les
dernières lueurs de sentiments élevés dus à une meil
leure éducation, et c'est, à ce titre que le contact de
tant de populations bouddhistes par la Chine, le. Ja
pon, la Sibérie, la Cochinchine et toutes les régions
où les Chinois se répandent, peut, dans l'avenir, de
venir funeste, à notre civilisation.
ho Japon, comme la Chine, nous montre dans les
bonzes qui desservent ses pagodes des hommes igno
rants, grossiers, avides, sans moralité, se bornant à
pratiquer quelques cérémonies extérieures, sans se
soucier de ces grandes questions relatives à la condi-
ZOl
L'OCÉANIE NOUVELLE,
lion humaine que le législateur du bouddhisme a mal
résolues, mais dont il a eu du moins le mérite de se
préoccuper. Le clergé de Ccylan, qui a la prétention
d'étre le plus lidéle dépositaire des doctrines du Boud
dha, n’a su qu'exagérer la sévérité de ses prescrip
tions en ce qui concerne l'aumône et la pauvreté des
habits. Un peut d'ailleurs juger du bon sens religieux
de la population de l'ilc par une cérémonie qui la mit
tout entière en émoi dans le courant de l'année 1858.
Il s'agissait de l'exhibition d’une prétendue dent du
Bouddha. Celle précieuse relique est conservée dans
la pagode de Maligaoui, qui est un des plus fameux
sanctuaires du monde bouddhique; il est très-rare
qu'on la tire du tabernacle où elle repose enfermée
dans neuf boites concentriques en or enrichies de
diamants, de perles et de rubis, et l'exposition pu
blique n’en peut avoir lieu qu’avec le consentement du
gouverneur anglais de Kandy. Voici à quelle occasion
ce fait notable se produisit récemment : Ceylan entre
tient des relations religieuses avec l’empire birman,
et il se fait de l’un à l’autre pays, par le golfe du Ben
gale, d'assez fréquents pèlerinages. Deux religieux de
i’ile, se trouvant à la cour d'Ava, apprirent avec sur
prise qu’on prétendait conserver dans cette ville une
dent du Bouddha longue de huit pouces, et mirent
LE BOUDDHISME CONTEMPORAIN.
505
en doute l’authenticité de celte relique. L’empereur
des Birmans exigea aussitôt que la question fût sou
mise à un concile de Bonzes : les religieux singhalais
objectaient que la deut birmane est plus que double
de celle de Ccylan, dont personne ne récuse l’authen
ticité, et en effet on ne trouva rien dans les textes
qui permit de conjecturer que jamais le Bouddha eût
prédestiné une de ses dents à être conservée au pays
birman. L’empereur, avec une impartialité qui lui fait
honneur, décida que deux bonzes iraient à Ccylan
examiner de près la relique rivale, et rédigeraient à
ce sujet un rapport.
Les deux bonzes vinrent en effet dans file . Le
gouverneur anglais ne pouvait refuser son autorisa
tion en présence d’une question si grave, et le 9 oc
tobre 1858 fut fixé pour la grande cérémonie de
l’exhibition. À cette nouvelle, la population indigène
afflua de tous les points de l’ile, et la pagode fut
splendidement décorée. Enfin, après de longs prélimi
naires, au signal donné par une trompette, le sanc
tuaire s'ouvrit, et l’on en vit sortir une longue pro
cession de bonzes suivis du grand prêtre, précédé de
la dent du Bouddha renfermée dans un coffret en
cristal, qui lui-même reposait sur une fleur de nénufar en or massif. A cette vue éclata un enthousiasme
500
L’OCÉANIE NOUVELLE,
immense, et le mot sûdhou!sâdhoti! qui peut se tra
duire par amen, retentit de façon à ébranler l’édifice;
le bruit des flûtes, des trompettes, des tam-tams s’y
mêla, et la foule se prosterna pêle-mêle. La relique fut
alors placée sur l’autel au-dessous du dais. C’est un
fragment d’ivoire de la dimension du petit doigt,
jaune fauve, un peu courbé vers le milieu et plus gros
à une •extrémité qu’à l’autre. Les envoyés de l’empe
reur birman examinèrent avec soin la relique, puis la
foule entière fut admise à défiler devant l’autel.
Voilà où en est aujourd’hui le bouddhisme. Toutel'ois, pour être juste, ce n’est pas à Çàkyamouni qu’il
faut s'en prendre si sa religion est tombée jusqu'à ces
adorations ridicules, c’est plutôt à l’esprit grossier de
la foule. Des faits semblables se sont produits ailleurs,
et dans le christianisme lui-mème. Nous ne pouvons
nier, en effet, que l'homme étranger à nos croyances
qui, en Italie, en Espagne et même en France, contem
plerait dans les églises catholiques la foule prosternée
devant un reliquaire ou couvrant d’ornements la ma
done et l’enfant Jésus, pourrait croire à de l’idolâtrie.
Ce sont des faits de cette sorte, joints à certaines res
semblances extérieures dans le rite, (pii ont donne à
penser qu'entre le bouddhisme cl le catholicisme exis
taient des rapports bien réels. La disposition inté-
LE BOUDDHISME COKTEMPO B A I N.
307
rieure des églises est la même; l’autel mystérieux, les
chandeliers, les chapes de nos prêtres se retrouvent
dans l’empire de Siam et en Mongolie; la croix est en
grand honneur au Thibet. La vie cénobitique, le cé
libat des religieux, la confession, sont des prescrip
tions de la religion bouddhique aussi bien que de la
nôtre. Enfin d’un côté l’ascète réformateur, de l’autre
le législateur divin, ont également fait, entendre des
paroles de pitié et de miséricorde, celui-là relevant les
castes déshéritées, celui-ci s’adressant aux petits, aux
faibles et à tous les misérables.
>
Ces laits paraissent constituer entre les deux reli
gions de sérieuses ressemblances, et on est tenté
d'abord de se demander comment, avec l’ une d’elles,
l'Asie orientale est tant demeurée en arrière, tandis
que l’autre, secondant l’ activité de l’occident de l'Eu
rope, lui a permis de s’avancer d’un pas ferme et as
suré dans la civilisation. En y regardant de plus près,
on ne tarde pas à se convaincre que ces ressemblances
sont purement extérieures et superficielles, et que si
ces religions présentent dans leurs pratiques quelques
analogies, elles n’en conservent pas moins dans leur
génie et dans leur constitution intime des différences
radicales. La vie de Siddhârtha nous a montré un
homme profondément louché de la misère de scs sem-
r,os
L ’ OCÉANIE NOUVELLE,
blables, s'écartant dans la solitude pour méditer sur
la guérison de leurs maux, et croyant avoir trouvé le
remède dans l’isolement, dans la contemplation, loin
des jouissances les plus naturelles et dans le mépris
de la vie même. Le mobile du Bouddha est la crainte,
et son but la récompense. Le Christ a une bien autre
figure : il n’apparaît pas en réformateur et ne change
pas l'histoire, il vient seulement la compléter, puisque
sa naissance est l’accomplissement des prédictions des
prophètes; il ne rejette donc point le passé, il l’achève,
il ne médit pas de la vie, il l’améliore. Si son enfance
est illuminée des rayons de la sagesse, si tout jeune il
vient s’asseoir dans le temple parmi les docteurs, ce
pendant il ne déserte jamais la vie active. Puis, quand
la foule l'environne et qu’il prêche, il ne va pas de
mander à des déductions métaphysiques, à des for
mules laborieuses les lois de la vie et les conditions du
salut. Sur tous ceux qui l’entourent, il jette sans cha
grin un regard de compassion; il élève leurs yeux et
leur entr ouvre le ciel pour leur montrer un Dieu plus
indulgent que ne l’avait été Jehovah.
Voilà la législation qui a contribué à nous faire ce
que nous sommes, bien plus qu'une supériorité de
nature que nos races invoqueront justement peut-être
à l'égard des Chinois, mais non en face des Hindous,
LE BOUDDHISME CONTEMPORAIN,
309
puisque ceux-ci ont été les parents de tous nos ancê
tres. Nous avons été admirablement servis par les cir
constances : l’Inde nous avait transmis ses goûts spé
culatifs et ses instincts élevés; la philosophie savante
et délicate qui s'était élaborée dans les plus nobles
esprits du peuple le mieux doué de la terre s’est en
richie pour nous des convictions monothéistes de la
Judée, adoucies par la charité merveilleuse d’un légis
lateur surhumain; héritiers à la fois de l'expérience,
des acquisitions et du génie différent de plusieurs
races, nous avons eu pour maîtres Platon, Moïse et
Jésus-Christ. C’est dans celte éducation qu’il faut cher
cher la raison de notre supériorité. Nous avons été
moins loin (pie nous ne le croyons peut-être des extrava
gances de l'hule; parmi les solitaires et les ascètes des
premiers temps chrétiens, plus d'un s’est imposé des
mortifications et des épreuves insensées que l'on pour
rait croire empruntées aux mendiants du Gange. Plus
lard, les disciples stigmatisés de saint François, dans
ces derniers siècles les mystiques, ont assez Prit voir
que le génie de l'Occident répugnait moins que nous
ne le pensons aux excès de la folie religieuse. Heureu
sement le travail, la vie active, que le christianisme
encourageai!, l’ont retenu sur la pente de cet abîme
où l’abus de la contemplation a précipité les disciples
510
L ’ O C É A N 1E N O U V E L L E .
de Siddhârtha : sainl Benoit, en imposant à ses céno
bites le travail des mains, les a sauvés du péril où les
jetait saint Basile avec ses grandes communautés re
ligieuses, créées sur un type qui lui avait été transmis
du fond de l’Orient. Mêlés aux luttes journalières de
la vie, l'acceptant avec ses alternatives inégales de
jouissances et de peines, nous sentons bien, au milieu
de ses déceptions, de scs faits inexplicables, de ses
injustices constantes, qu elle ne saurait se suffire à
elle-même, qu’une grande loi nous échappe, et qu’il
en faut chercher le but ailleurs. Si, dans les efforts
que nous faisons pour pénétrer celle loi, nous ne trou
vons rien qui puisse répondre d’une façon précise à
ces questions autour desquelles l’homme semble con
damné à tourner toujours sans jamais les résoudre,
du moins nous entrevoyons l’infini, Dieu, l ’âme im
mortelle; nous apprenons que la douleur et le sacrifice
comportent une généreuse satisfaction, qui elle-même
est une récompense. C’est un enseignement que le
Christ a consacré par son exemple; mais déjà l’anti
quité grecque l’avait coifhu, lorsqu'elle nous montrait
Promélhéc expiant avec une constance invincible son
bienfait dans un douloureux supplice. Le poêle d’Au
guste le proclamait encore quand il célébrait l'homme
juste et persévérant, inébranlable et sans crainte sous
LE BOUDDHISME CONTEMPORAIN,
511
les ruines mêmes du monde. Pourquoi en est-il ainsi?
C’est ce que nous ne pourrions exactement dire; mais
nous sommes certains qu’il y a un idéal du bien et du
juste qui a ses reflets dans notre cœur, et vers lequel
il faut tendre, phare lumineux qui éclaire des rivages
lointains, que nous ne connaissons pas, mais où nous
savons bien que nous trouverons un port. Ces nobles
aspirations, ce sentiment d’un autre avenir, cette
conviction que l'homme est supérieur à notre terre,
ce sont les bénéfices de notre éducation.
Tout cela manque au bouddhisme, et c’est la cause
de son infériorité. En condamnant cette vie sans en
seigner à l’homme l’amour désintéressé du bien, sans
lui montrer dans l’accomplissement des devoirs péni
bles, dans les luttes et dans les persécutions même,
une pure récompense, en le traînant hors des voies
de l’activité pour l'assoupir dans les ivresses éner
vantes de l’extase, quelles (pic fussent la charité de
son cœur et la noblesse de son esprit, Siddhàrtha
s’est trompé. Il jetait les hommes dans une impasse
infranchissable. Aux vertueux et aux sages il imposait
le renoncement, le sacrifice, sans leur en montrer la
grandeur, et leur proposait une inacceptable récom
pense. Avec les autres, sa loi ne pouvait manquer de
dégénérer en pratiques vaines et grossières. Le dis=
512
L'OCÉANIE NOUVELLE.
ciplc du Bouddha, sans appui divin cl dépourvu d’un
idéal vers lequel son âme pût s'élever, devait fatale
ment retomber sur cette terre, et il fallait bien qu’il
s’y rattachât, si triste qu’on la lui fit voir, puisqu’elle
était son unique domaine. 11 en est résulté que des
hommes, par centaines de millions, dénués d’aspira
tions vraiment généreuses, détournés du culte de l'es
prit et de l'âme, végètent dans des préoccupations
exclusivement terrestres et matérielles. C’est pour cela
que les doctrines du Bouddha font plus vivement sen
tir le prix de nos croyances spiritualistes. C’est aussi
pour ces mêmes raisons peut-être que, mis dans un
contact journalier avec tant d'individus de nos so
ciétés trop oublieux des enseignements que portent
avec elles ces nobles croyances, le bouddhisme gros
sier, sans élévation et sans idéal, tel qu'il est aujour
d'hui professé par trois cents millions d'hommes, peut
apparaître comme une des menaces de l’avenir.
I.cs divers passages.— Projet du canal de Nicaragua. — Les lacs et
le San Juan. — Travaux de canalisation. — Les deux isthmes. —
Avenir du percement. — Aspect et résultats généraux.
Devant le flot d’émigrants qui déborde de l’Europe
dans l’océan Pacifique, la nature a ouvert deux che
mins : l’un, par le cap Horn, en doublant la péninsule
qui l'orme l’Amérique du Sud, et l'autre par le cap de
Donne-Espérance. A ces routes longues et difficiles,
l’industrie humaine a tenté d'en substitue? de nouvel
les : elle a envoyé ses marins explorer les glaces du pôle
pour savoir s’il était possible de doubler par le nord
le continent américain; un passage existe, en effet, à
311
L OCÉAME NOUVELLE,
travers les archipels de l'océan Polaire : cette décou
verte est une des plus récentes conquêtes de la géo
graphie; mais elle n'est bonne qu’à satisfaire notre
curiosité, car le passage que l’on appelle Nord-Ouest,
intercepté par les glaces, encombré d’archipels inha
bitables et désolés, ne donnera jamais accès aux pro
duits de l’industrie humaine. Les Européens cepen
dant, avec Inactivité, le mouvement, le besoin de rapide
locomotion qui caractérisent notre époque, ne pou
vaient indéfiniment se contenter des longs chemins
d’autrefois; ils ont installé un transfert à l’isthme de
Suez, et c’est habituellement aujourd’hui par celte
voie, appelée Overland, que nos voyageurs se rendent
en Chine et dans l’Inde. Mais ce transbordement fait
perdre un temps précieux, et il s’agit en ce moment,
comme chacun le sait, de supprimer l’isthme lui-même.
De même aussi pour celui de Panama : ces barrières
dressées depuis la création devant nous, nous tentons
de les abattre, et ce défi jeté par l’homme à la nature
n'est pas une des moindres expressions de la hardiesse
et de l’activité de notre siècle. En présence des
difficultés de diverse nature qui entravent le perce
ment des deux isthmes, quelques esprits timides en
ont mis en doute la réalisation. Sans doute, il faudra
encore bien du temps et de l’argent pour atteindre un
NOUVEAUX CHEMINS DU PACIFIQUE.
315
tel but; toutefois il subit de jeter les yeux sur une
mappemonde et de considérer l'immense développe
ment qu’ont pris de nos jours la marine et le com
merce, pour être convaincu que quelques considéra
tions égoïstes ne sauraient plus prévaloir longtemps
contre l'intérêt général, et que l’heure est enfin pro
chaine où ce projet doit cire réalisé. Nous n’avons
pas à nous occuper ici de l'isthme de Suez. Mais,
après avoir suivi le flot d’émigrants qui se déverse
vers le Pacifique, il ne sera pas sans intérêt, sans
doute, de jeter un rapide coup d’œil aux projets
suivant lesquels on s'efforce en ce moment d’ouvrir
une route nouvelle et directe entre l'Europe et cet
Océan. Par lù désormais doit être le chemin principal,
car l’activité européenne n’attend pas que l’isthme
soit percé pour faire de l’Amérique centrale sa roule
de prédilection vers l’Océanie.
On sait que l’istlune de Tehuantepec, au sud du
Mexique, dans la province de Tabasco, celui de Gua
temala au fond du golfe de Honduras, la rivière San
Juan et le lac de Nicaragua, l ’isthme de Panama, et,
plus au midi, celui de Darien dans la Nouvelle-Gre
nade, ont été proposés comme présentant à divers
titres des facilités pour une canalisation maritime;
aucun de ces projets n’a pu encore être mis à exécu-
316
L'OCÉANIE NOUVELLE,
lion, et l’on s’est borné jusqu’ici à établir une voie
ferrée à Panama, et un service régulier tic transit à
San Juan de Nicaragua que les Anglais appellent Greytown, et à Tehuantepec. Cependant le projet d’établir
un canal n’ a jamais été abandonné; il est né le jour où,
du sommet de la sierra de Quaregna, llalboa put em
brasser d’un regard les deux océans, ce fut un des
vifs désirs, une des espérances intelligentes de Cortez;
vingt fois depuis il a été repris et chacun sait que ce
fut une des préoccupations de l’empereur Napoléon 111,
durant les années (pii précédèrent son arrivée au pou
voir. La dernière entreprise, dirigée par un Français,
n’a pas beaucoup- mieux réussi que celles qui la
précédaient. M. Belly n’a obtenu aucun résultat
immédiat. Toutefois, il s’en faut que l’entreprise soit
abandonnée en principe, et le fût-elle à l'heure pré
sente, elle ne tarderait pas à être reprise, car sa réa
lisation est devenue un fait nécessaire. Aussi allonsnous examiner le tracé par la rivière San Juan et le
lac de Nicaragua, points qui semblent le plus pro
pices à la canalisation.
La convention conclue entre les États de Nicaragua
et de Costa-Rica, qui ont pour frontière commune le
San Juan et la Compagnie française, concédait à
celle-ci un privilège de quatre-vingt-dix-neuf ans pour
.NOUVEAUX CHEMINS I)U PACIFIQUE.
517
l'exécution et l’exploitation d’un canal maritime entre
l’Atlantique et le Pacifique, à la condition que ce
canal remonterait le cours du rio San Juan, traver
serait le lac de Nicaragua, el aboutirait au Pacifique
entre les deux points extrêmes de Salinas et de Réalejo, situés, l’un sur le onzième, l’autre entre le dou
zième et le treizième parallèle nord. Quatre kilomè
tres de terrain étaient accordés en toute propriété à
la Compagnie, de chaque côté du parcours du canal,
avec les richesses minérales qui pouvaient y être trou
vées. En retour les concessionnaires se chargeaient,
sans subvention^, des frais de construction, d’entre
tien et d’ exploitation; 8 pour 100 du revenu brut
devaient, en outre, être attribués, par moitié, pendant
la durée de la concession aux trésors des deux répu
bliques. Les [torts formant tète de canal sur les deux
océans ont été déclarés ports francs; le canal doit être
construit de façon à donner accès aux plus forts bâti
ments, et assez large pour qu'ils puissent s’y croiser.
Des démarches devaient être faites auprès des EtatsUnis, de la France et de l’Angleterre, pour que la
neutralité du canal fût garantie. Enfin, une taxe de
10 francs par tonne (1,000 kilogrammes) était impo
sée sur les marchandises, et les voyageurs devaient
payer G0 francs par personne.
18.
r.18
L’ OCÉANIE NOUVELLE.
Dans le lac de Nicaragua, sur la côte occidentale, se
déverse une petite rivière, la Sapoa; c'est là que le
projet nouveau veut trancher l'isthme pour déboucher
dans le Pacifique par la haie de Salinas, et c’est dans
cette modification que consiste son originalité, car
jusqu'ici il avait été question de plusieurs autres points
qui n'offrent pas, comme celui-ci, l’avantage d’une
vallée naturelle séparant les massifs de la chaîne de
montagnes qui dessine à l’ouest le bassin des lacs de
Nicaragua et de Managua.
ties deux lacs, qui communiquent entre eux par le
rio Tipitapa, sont considérés comme le point de par
tage et le réservoir des eaux alimentant les deux bran
ches du canal. Leur élévation, d’après les plus récentes
études des ingénieurs américains, serait de trente-six
mètres au-dessus de l’Atlantique, eide trente-huit audessus du Pacifique, d’où résulterait, si ces calculs
ont un degré absolu d’exactitude, une différence de
niveau de deux mètres entre les deux océans1. Le lac
de Nicaragua a une profondeur moyenne assez consi
dérable, mais les bords en sont plats, et il faudra y
creuser un chenal au point de jonction des deux bran1 M. Klie île Beaumont, qui parait accepter ces chiffres, donne
pour cause à la moindre élévation du Pacifique, la direction que
suivent les vents alizés qui, en effet, soufflant du nord-est, tendent
à abaisser le niveau de cet océan.
NOUVEAUX CHEMINS DU PACIFIQUE.
519
clins. Les frais de ce premier travail sont évalués à
2,720,000 francs. — La branche orientale doit être
le lit canalisé du llcuvc San Juan dont le parcours,
avec ses sinuosités, se trouve être, depuis le lac d’où
il sort jusqu'à l’Atlantique où il se jette à Greytown,
de 175 kilomètres. Des barres et des rapides l’ obslruent en plusieurs points. La simple suppression de
ces obstacles serait insuffisante, car elle ne donnerait
pas au fleuve l a . profondeur voulue pour le passage
des grands bâtiments. La canalisation dormante à
biefs de niveau et l’exécution d’un canal latéral au
San Juan semblent impraticables à l’ingénieur de la
nouvelle Compagnie, soit à cause du nombre considérablcd’échisesqu’il faudrait construire, des affluents
perpendiculaires au San Juan sur lesquels 'il faudrait
jeter des ponts-acqueducs, et des détritus provenant
des immenses forêts vierges de cette région, lesquels
ne tarderaient pas à encombrer l’eau dormante des
bassins. Cet ingénieur propose un système mixte
consistant à régulariser le courant du fleuve au moyen
de sept barrages munis d’écluses, répartis sur son
cours entier ; il espère obtenir de la sorte un courant
assez faible pour offrir peu de résistance au balage
des navires, et suffisant néanmoins pour maintenir
ses troubles vaseux en suspension jusqu’à la mer.
">20
L’OCÉAME NOUVELLE.
Les écluses construites pour contenir quatre navires
à la fois permettraient, ajoute le rapport, de livrer
passage à trois cents navires par jour. Le Lois des
forêts vierges qui bordent le fleuve serait employé à
discrétion pour ces travaux où la charpente pourrait
remplacer souvent avec avantage la maçonnerie. L’en
semble de cette portion des travaux est évaluée à
24,100,000
francs. — Pour la construction de la
branche occidentale, il faudra canaliser le rio Sapoa,
puis creuser un bassin à travers les gorges et percer
un massif montagneux situé à quarante mètres audessus du lac, pour arriver à la baie de Salinas qui
peut, à ce que l’on prétend, être convertie facilement
en un port vaste et commode. La construction de
cette branche,bien qu'elle soit la moins étendue, sera
la plus longue et la plus dispendieuse ; les devis ap
proximatifs l'évaluent à 50 millions; ce qui, avec les
\
frais accessoires, imprévus, e tc., etc., fait, selon les
calculs de l’ingénieur, un total de 120 millions.
Quant à la main-d’œuvre, on espère qu'elle sera
fournie par la population de Nicaragua, par les indi
gènes, et surtout par les ouvriers et mineurs refluant
de Californie au Nicaragua dans des espérances de
colonisation. A côté de cette somme des dépenses,
d'après le mouvement maritime qui s’effectue aujour-
NOUVEAUX CHEMINS DU PACIE1QUE.
521
d’hui et qui va croissant chaque année, la direction
de la Compagnie croit pouvoir espérer un revenu île
cinquante à soixante millions. Là paraît se trouver
pour le moment quelque exagération ; on compte en
effet sur l’aller et le retour de bâtiments, dont un
grand nombre passant par l’istlnne pour se rendre en
Californie, aux Sandwich, au Pérou, pourront suivre
avec plus de prolit un autre chemin pour le retour ;
il est très-vrai aussi que les chemins les plus directs et
les plus avantageux pour gagner l’Australasie, à l’ ex
ception pourtant d’ une partie de la Nouvelle-Zélandej
seront encore la ligne du cap de Bonne-Espérance et
Overland, par Aden, Maurice et la mer des Indes. De
- plus il est question en ce moment, par suite du dévelop
pement énorme qu’a pris la colonisation australienne,
d’établir une communication nouvelle avec Sydney par
le détroit de Torres, Singapore, les mers de la Chine,
de l’Inde et Aden. Les relations nouvelles avec le Japon,
l’ouverture de l’empire du Milieu, favorisent pleine
ment ce projet, et pour lui donner toute sa valeur, ce
n’est pas l’isthme de Nicaragua, c’est celui de Suez
qu’il est utile de percer. Il y a certains points en effet
par lesquels les deux isthmes se font en quelque sorte
concurrence, et il est certain que Suez, avec toutes
scs riches étapes à travers le monde asiatique, a plus
322
L ’ OCÉANIE NOUVELLE,
d’ importance et offre plus d'avantages immédiats que
l’istlmie américain.
Est-ce à dire pour cela que l'entreprise soit pré
maturée? N on , certes. Si l’isthme américain doit
partager les profits de ses relations dans l’extrême
Asie, la Malaisie, et même dans une partie de l’Aus
tralasie, avec l ’isthme de Suez, en revanche il ouvre
seul des communications avec ce bord occidental de
l’Amérique du Nord qui, depuis dix années et chaque
jour davantage, est le théâtre d’un si merveilleux
développement: il mène aussi à la côte occidentale de
l’Amérique du Sud jusqu’à Valparaiso, aux Sandwich,
à tous ces groupes d’iles de l’Océanie, hier rochers
stériles, qui commencent à s’animer et naissent à la
vie européenne. N’est-ce pas pour se créer une station
entre l’isthme américain et ses grandes colonies océa
niennes que l’Angleterre a récemment mis la main sur
le bel archipel des iles Viti, au nord-est de notre
Nouvelle-Calédonie ?
En outre le canal possède des avantages d’une na
ture particulière : ce sont les richesses de la belle si
tuation géographique de la région où il s’établit.
Cette longue bande de terre découpée en golfes et en
haies sans nombre, bien arrosée, où l’élévation du sol
tempère la chaleur des Iropiques, et qui du cinquième
NOUVEAUX CHEMINS DU PACIFIQUE.
3 25
au vingtième parallèle nord relie les deux Amériques,
a été jusqu'ici stérilisée par la misère, le despotisme et
l’anarchie. Cependant que de ressources naturelles
elle offre ! bois, mines, cultures, emplacements favo
rables à l'établissement de cités maritimes sur l'un et
l’autre océan, elle possède tous les éléments d’une
prospérité sans limites, elle est au nombre des régions
que la nature a le mieux favorisées.
Les émigrants et les voyageurs que les circonstances
ont
menées
de
Tehuantepec à l'isthme Darien
s’accordent à vanter la fécondité inépuisable du sol.
Lorsque les déchirements civils auront cessé de l’agi
ter et que les flibustiers, plagiaires attardés des aven
turiers du seizième siècle, ne le menaceront plus, il
verra se déyelopper une prospérité sans bornes. San
José, la capitale du Cosla-Rica, a sextuplé sa popula
tion et sa richesse à la faveur d'un peu de paix et de
travail agricole ; Àspinwall, qui ne compte que quel
ques années d'existence, devient une grande ville
grâce à la voie ferrée de Panama. Bien d’autres villes
sont destinées à naître et à grandir sur ces rivages
devenus commerçants, dans des régions dont l’admi
rable fertilité sera secondée par le travail des hom
mes. L’Amérique centrale se reliera alors directement
à l’Europe et attirera pour elle-même l'industrie et
32i
L’ OCÉANIE NOUVELLE
les capitaux ; les bâtiments partis de nos côtes,
poussés par les vents alizés, franchissant son canal,
pourront, après de lucratives étapes à travers les
mers de l'Océanie, de la Chine et des Indes, regagner
par Suez le littoral européen, et les deux isthmes se
renvoyant de l’un à l’autre, par l'allée et le retour, les
bâtiments qui portent les produits de tous les peu
ples, favoriseront d’un commun accord le commerce
et l'industrie déjà si développés autour de nous.
C’est ainsi (pie les hommes de tous les pays et de
toutes les races, après s’être, durant des siècles, re
gardés de loin avec crainte ou indifférence, se préci
pitent aujourd’hui tous à la fois et par des chemins
nouveaux hors de leurs limites. Ils occupent, fertili
sent, relient entre elles toutes les régions; et à ces
régions si diverses la Chine envoie ses travailleurs
âpres et infatigables; l’Europe, de concert avec les
États-Unis, leur enseigne ses procédés de commerce,
d’industrie, de culture, elle entreprend jusque sous
les tropiques de façonner les indigènes à son image,
refoule les races indolentes et fait au globe entier une
loi de l ’activité qui est un des besoins de sa nature.
Dans cette propagande et dans ces conquêtes il y a
une grandeur qu’on ne saurait nier. Parfois, cepen
dant, en présence de ce débordement de l’activité
NOUVEAUX CHEMINS DU PACIFIQUE.
323
humaine, l'esprit est saisi de crainte presqu'autanl
(pic d'admiration, et il se demande si ce n’est pas
uniquement aux profits des passions grossières et des
intérêts matériels que tant de changements s'accom
plissent par le monde : au frottement des Chinois,
des marchands et des
aventuriers de tous pays,
au milieu de luttes qui n'ont pour mobile que l'ar
deur du gain, nos races ne perdront-elles pas quel
que chose de l’élévation, de la noblesse originelle qui
les distinguent; et le culte des arts, de l'intelli
gence, les nobles jouissances de l'esprit quelle sera
leur part dans ce débordement des peuples?
Sans doute ce n’est pas sans quelque raison qu’on
jettera ce cri d’alarme : l'émigrant que pousse à tra
vers le monde la soif de l’or, le Yankee égoïste et
pressé de son chemin, la foule avide venue des quatre
points de l'horizon pour se presser sur les champs
nouveaux de l'exploitation humaine, le déploiement
et la lutte de passions souvent malsaines attristent le
tableau de plus d’une ombre. Ces faits inévitables ne
sauraient toutefois lui enlever son intérêt et sa gran
deur; ainsi procède L'histoire : c’est par des crises
où le mal se mêle au hieu qu’elle pousse l'humanité
dans des chemins qui s’élargissent toujours ; quoi
qu'il en soit des détails, c'est un splendide spectacle
19
L'OCEANIE NOUVELLE.
mu
que celui de tant de régions qui commencent à
vivre, et de ces isthmes, barrières des océans,
qui tombent. La foule à laquelle il
tant des inté
rêts et des profils pour mobile de son activité,
cherche autour d’elle, et s’en va là où elle peut ac
quérir;
mais avec elle marchent les législateurs et
les savants. A coté des intérêts humains ils font va
loir ceux de la science ; à la foule désordonnée ils
imposent le frein de la loi ; ils la dirigent vers un but
plus élevé que celui qu’elle se proposait, et c’est par
celte combinaison des passions intéressées avec les
idées généreuses que se développent le bien-être phy
sique, que s'agrandit l'horizon, que s'élève la con
science humaine et que la race blanche, ainsi armée
de tout ce qui constitue la civilisation, fait marcher
le monde.
FIN
T A B L E D E S M A T IE R E S
P réface .
CHAPITRE P REM IER. — l ' a u s t r a l i e
colonisée
Ce qu’on appelle .1tistralasie. — Double physionomie de l’Australie
— Découverte des gisements aurifères. — Ses résultats sur la con
dition des villes. — Melbourne et le Victoria.— Législation, jour,
naux, théâtres, mariage, habitudes sociales. — Villes secondaires
— Population. — Sydney et la Nouvelle-Galles. — Physionomie
anglaise, prétentions aristocratiques de Sydney. — Projets de colo
nisation anglaise à In baie de Cambridge. — Adélaïde et ses ri
chesses agricoles. — Perth et ses convicts..............................
9
CHAPITRE II.
Aspect primitif des mines. — Les trois modes d’extraction de l’or.
— Souffrances des mineurs. — Inimitié des mineurs eldcsmar-
TAULE DES MATIERES.
528
chattds. — Soulèvements ù propos de In licence. — Droits re
vendiqués pur l'ndiuinislrnlion. — Èlnl nctuel des mines. — Los
femmes des mineurs. — Proinennde», églises, théâtres, débits do
liqueurs. — Population variée des mines. — Population agricole,
les selliers cl les squatters.....................................................................
35
C H AP IT R E III
— l'a us T K u. te s vov aoe
e x e 1.0 U a n o .vs
et
les iiécextbs
D’où sont venus les indigènes australiens? — Leur langue. — Iso
lement do leurs tribus. — Leurs urines. — Leurs fêtes. — Res
sources de leur existence.— l.csaniinnux.le kangurou et l’ornithoriuquc. — Croyances religieuses. — Etat social. — Abjection et
dépérissement du celle race. — Topographie de l’Australie. — Le
lac Torrens. — Les rivières Murray cl Darling. — Dernières ex
plorations. — Vaines tentatives faites pour traverser l'Australie
en ligne droite...................................................................................................
51
C H A P I T R E IV. — vos
antipodes
L'Angleterre remplit aujourd'hui à l'égard de la Nouvelle-Zélande un
rêle analogue à celui que Rome tint jadis vis-à-vis d'elle. — Idée
que les sociétés primitives se firent du globe. — Les homines dé
couvrent la sphéricité de la terre. — Conséquences de celle décou
verte — Idées cosmograpliiqucs du moyen âge........................
78
C H A P I T R E V. — IA TASMANIE
Happons physiques de la Tasmanie avec l'Australie méridionale.
— Sou climat. — Sa physionomie. — Launceston et llobarlTown. — Trajet entre ces deux villes. — Extermination des
indigènes — Les convicts. — Port-Arthur. — Emancipists et
free men..........................................%.........................................
89
C H A P I T R E VI. — I. A NOUVELLE-ZELANDE
Les indigènes. — Leur hostilité contre les étrangers — Aventures
du matelot. Rutherford. — Anthropophagie. — Idées religieuses
des Nouveauv-Zéland.iis. — Supériorité de ces indigènes. — Colo
nisation anglaise. — Divisions administratives.— Auckland et les
principales villes. — Caractère particulier de la colonisation néozélandaise. — Produits naturels. — Grand avenir de la NouvelleZélande....................................................................................................................
Ill
TABLE DES M ATIÈRES.
CH APITRE V II. — o c c u p a t i o n
Caléd o n ie
PAH
LA
de
la
529
No u v e l l e -
rnANCE
Diversité des colonisations française et anglaise. — Causes de leur
différence. — La Nouvelle-Calédonie. — Établissement de Balade.
— La race calédonienne. — Le chef Buaraté. — Établissement de
Porl-de-Francc — La Conception. — Rôle des missionnaires fran
çais. — Que1* résultats peuvent-ils espérer?..........................
140
CH A PIT R E V III. — T A Î T I
ET
LES
HAUQUISES
Aspect de Taï i — Sa capitale Papeete. — Population étrangère
et indigène. — Naturels des Marquises. — Sombre aspect de
Nouka-Hiva. — Le Kava. — Avenir des colonies françaises
de l’Océanie............................................................................................
170
CHAPITRE
IX. — l e s
sandw ich
Honolulu. — Population étrangère et indigène — Gouvernement. —
Constitution de 1840. — Les deux chambres. — Influences et ri
valités religieuses. — l.es rois Knmehatnehn III et IV .— Désastres
et dépopulation de l'archipel. — Missionscalholiqueset protestantes.
— Éducation des races indigènes.........................................................
188
CHAPITRE
X. — l e s c o o l i e s c h i n o i s
Contact récent des Chinois nvec les Européens en Océanie. — Ce
qu’on appelle coolies. — Mauvais traitement qu’ils ont à subir.
— Leurs représailles. — Révolte à bord du Sparlai!. — Massacre
de l’équipage du Robert-Brown. — Condamnation du trafic des
coolies par les États-Unis. — Décroissance de ce trafic. . 208
C H A P I T R E XI — l e s
chinois
dans
le
pacifique
Iæs Chinois de Californie. — Leurs qualités et leurs défauts. — La
Petite-Chine h San-Francisco. — Divertissements, jeu, théâtres,
cérémonies religieuses. — Amour du sol natal. — Les Chinois
d’Australie.— Répulsion qu’ils produisent. — Ou veut les expul
ser. — Plaidoyer de Quang-Chew. — John Bull et John China
man. — Habitudes, Idles, associations. — Rareté des femmes. —
Les Chinois de Java, de Bornéo, du Japon, des Philippine. — Ca
ractère des Chinois, ce qui leur manque. — Avenir possible de ce
débordement......................................................................................................
2J4
TABLE DES M ATIÈRES.
CH APITRE X II. — l e d o u d d h i s m e
Élude du bouddhisme en Europe. — Naissuuco de Çâkyamouni. —
Son enfance. — Ses premières méditations. — Su vocation. — Il
devient Bouddha. — Les douze conditions et les quatre vérités.
— Contradictions de sa doctrine. — Causes de son succès. — Le
Nirpdna est-il l’anéantissement?— Prédications de ÇAkyamouni.
— Il entre dans le Nirvana. — Broderies légendaires dont scs
disciples enlouront su vie...........................................................................
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CHAPITRE XIII
— l e no en oui sur. c o n t e m p o r a i n
Nombreux schismes. — Préceptes et législation du bouddhisme. —
Le bouddhisme au Mongol, au Thibet, eu Chine, au Japon, à Ceylan. — La dent du Bouddha. — Le bouddhisme et le christia
nisme. — Causes de l'infériorité du bouddhisme......................
294
C HAPITR E XIV. — n o u v e a u x
chemins
du
p a cifiq u e
Les divers passages — Projet du canal de Nicaragua. — Les lacs et
le San-Juau. — Travaux de canalisation. — Les deux isthmes. —
Avenir du percemeut.— Aspect et résultats généraux. . ,
315
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Fait partie de L'Océanie nouvelle, les Chinois et les Européens, migrations des peuples, contact des races...