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VOYAGE
l»K L’ASTROLABE ET DE LA ZÉLÉE,
*O lI» l.f.» OMIIKLS
D u c o i i f r c - a i n i r a l D u i n o v it - < r U r v H le ,
PEXDAMT LES ANNÉES 1*57”, 5 8 , 59 tT <0 .
P AB. É U I LE G U ILLO U ,
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(.liirurfiiOHDa|*r ■!» I* /.«j i«.
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OubrflQf rnticbi br nombreux Draaino et bf Hoirs acirniiSquro
U l* EN OMlHL
PAR J . ARAGO.
\
PARIS
b e r q u e t et p é t i o n , é d it e u r s ,
« ji n un J i r o i i u t , i l .
u*< I.
n
CHILI. - MANGARÉVÀ.
D é p a r e «le T a l c l i a u n n o . — Y o l p a r u l s o . — I l e d e
J u a n F e r n a n d e z . — A r r i v é e il M n n i f n r é v n .
Que vous dirui-je des mœurs et des habitudes dans
les principales cités de lu république chilienne? De
puis quelque temps le commerce européen y u établi
un grand nombre de ses comptoirs, et vous voyez ar
river aussi de l'intérieur, ù travers les pampas du
Paraguui et les cordiliêres neigeuses, des caravanes
«le voyageurs fnisantéebelle à San-Vngo, ville brilluute
et riche, pour venir plus lard apporter sur la côte les
débris non vendus de leurs pacotilles. Vous le recon
naissez comme moi, le Chili est un vaste bazar où l'on
ne doit pas cire plus surpris de se rencontrer que
nous lie le sommes en nous retrouvant dans une ville
européenne.
1
10 t
VOYAGE AlTOCB D I MOINDi:
Au surplus, si le sang y est chaud, les plaisirs y sont
calmes, et peut-être en trouverions-nous la cause dons
la lassitude de la jouissance : rien n'est mortel comme
un bonheur continu. La coquetterie est ici à l'ordre
du jour chez presque toutesles femmes; pour elles, le
luxe est le nécessaire; et ce qu'elles aiment avant tout,
c'est leur domination sur l'étranger qui les visite.
Une chose assez remarquable frappera tous les
voyageurs : c'est qu’au Chili, où tant de sang espa
gnol se trouve mêlé au sang indien, vous rencontrez
un grand nombre de femmes blondes et à tempéra
ment lymphatique, caractère distinctif de tous les peu
ples nés sous une zone rigide.
Le jeu est un besoin du Chilien : j'avoue à ma honte
que je n'ai pas demandé si le gouvernement tolérait
l’ouverture de ces maisons pernicieuses qui englou
tissent tant de fortunes; mais ce que je sais, c'est qu’il
en existe un très grand nombre à Conception, où hom
mes et femmes, jeunes et vieux, vont tenter les capri
ces du sort. Quand nos vices prennent leur volée, ils
font vite le tour du monde et se cramponnent par
tout avec une incroyable ténacité... Allez, allez, quoi
que dise le moraliste, la civilisation n'est pas toujours
un bienfait, et elle laisse souvent après elle bien des
misères et de la corruption.
Les femmes sont ici d’une beauté remarquable,
elles ont dans leur démarche cette allure d’indépeudance et de jeunesse qui caractérise les Andalouses,
et leurs regards audacieux sont le dédain ou la provo-
DE l ’aSTROLARE ET DE LA ZÉLÉE.
'105
cation : tout étranger est bien accueilli; tout Fronçais
bien fôté.
Dans presque toutes les maisons vous trouvez un
piano; dons toutes sans exception, ou moins une gui
tare. Du reste, peu ou point de talent remarquable :
on fait de la musique parce qu’elle accompagne des
paroles amoureuses. Les elianls patriotiques sont plus
rares et s'oublient petit ù petit dans les douceurs de
la paix ou les loisirs du far nicnte, un des plus doux
passe-temps de la lille Chilienne.
La contredanse française est à la mode et lutte, sans
en triompher, avec la contredanse anglaise; inuis tou
tes deux cèdent le pas à quelques danses nationales
qui sont presque toujours un véritable drame avec ses
déclarations, son amour, ses péripéties, son dénoue
ment.
Le Chilien est brave. Ne touchez pas à ses usages,
U insultez ni à son climat ni à sa nationalité. Selon
lui, le Chili est le plus beau pays du monde, et il pour
rait bien avoir raison.
\ ous comprenez avec quel regret nous dûmes quit
ter Talehauano après un mois et demi de séjour parmi
ses heureux habitants; mais nous avions encore une
station à faire à Yulparaiso. Le 25 mai, nous levâmes
l'ancre, et le 25 nous mouillâmes pour la seconde fois
dans un port du Chili.
Valparaiso est une cité européenne : en quelques
heures vous avez compris la ville et ses habitants;
aussi dés que nous eûmes assisté à une course de che
vaux, nous ne trouvâmes que de futiles études h comi.
n
ilWi
VOYAGE Al Toi II lil MONDE
plcter, el nous nous hâtâmes île retourner à bord,
d’où le signal du départ venait «le se faire entendre.
Salut au Chili !
Cependant pour dernier adieu à ee sol poétique, si
souvent ébranlé par les tremblements de terre, ajou
tons que les chevaux sont magnifiques, bien taillés,
généreux, et qu’ils peuvent faire sans se reposer une
trentaine de lieues par jour. Ici hommes cl quadru
pèdes sont de nature privilégiée.
Le canon retentit, léchant du matelot résonne, on
vire au cabestan, l’ancre dérape, hisse le grand foc;
en route.
Je viens de dire un long adieu à tout pays civilisé.
Un vaste océan s’ouvre devant nous; des archipels sau
vages nous attendent; peut-être resterons-nous bien
des mois, bien des années sans recevoir des nouvelles
de notre vieille et bien-aimée patrie... N’importe :
devant nous sont les périls et la gloire, courons à la
gloire et aux périls.
Cette terre haute, montagneuse, volcanique, qui
pointe à l'horizon et sur laquelle nous mettons le cap,
est une ile de 8 à 10 lieues de circonférence, et cepen
dant elle occupe un vaste espace dans les souvenirs de
la jeunesse. C'est Juan-Fernandez, c’est l’ile de Ro
binson Crusoé. Aujourd'hui il ne reste rien ni de
Vendredi, ni des cannibales, ni du héros extraordi
naire qui nous a si vivement intéressés, ni mémo
de la nature du sol ou de l'aspect des sites décrits
par Foc.
C’est un point important que celte lie, placée à deux
DE l / ASTftOLABF. ET DE U ZÉLÉE.
107
oeuls lieues environ du continent. Les baleiniers y ottérissent dans toutes les saisons quand ils viennent se
reposer au Chili ; et on les voit souvent y compléter
leur cargaison d huile et de peaux par la chasse des
phoques qui y ont établi leur domicile.
Les corvettes mirent en panne, j'allai à terre avec
Goupil, le dessinateur, et quelques autres officiers dé
signés à cet effet; mais notre course n’eut aucun résul
ta! bien remarquable, et nous retournâmes à bord
après avoir recueilli divers échantillons de roches
volcaniques.
Nous trouvâmes établies sur le rivage deux ou trois
ramilles dé pêcheurs; et I un d’eux s étail même logé
dans l’une des cavernes profondes creusées pour ser
vir de prison aux Espagnols du Chili condamnés à
l'exil.
L'intention du commandant avait été de relâcher a
Pile de Pâques; si célèbre par ses magnifiques ruines
et sc> curieuses antiquités; mais pendant plus d'un
mois les vents nous furent coutraircs, cl nous finies
route vers l’archipel Gambier. aujourd’hui Mnngaréva.
Voici la première de ees des nommée Crescent;
nous ne nous y arrêtons pas, et nous liions droit sur le
groupe même pour mouiller au milieu des rescifsqui
le protègent. Tnudisqu’à petites voiles nous cherchons
un passage, deux pirogues se détachent de la cote,
l'une se dirigeant vers l'Astrolabe, l’antre vers la Z ti
lde. Plusieurs hommes ou teint brun-rouge, et. dont
deux bu trois seulement tatoués, montent vibord; ils
108
VOYAGE AUTOlft n i NO.XDF.
étaient tons couverts de vêtements à l’européenne, dé
chirés, niais propres; ils se montrèrent confiants et
gais, nous serrant la main et nous saluant en étant
leur chapeau : on eût dit de bons bourgeois endiman
chés, mais pieds nus. lis prononçaient avec empresse
ment les deux mots Catholica Romana, qu'ils s’ap
pliquent avec une sorte d’orgueil. Nous les interro
geons par nos gestes les plus significatifs et à l’aide de
quelques mots de la langue taïtienne, puisés dans le
vocabulaire de Bougainville; ils nous font à leur tour
parfaitement.comprendre qu’ils ont tous reçu le bap
tême et qu’ils ont dans leurs iles diverses personnes
de notre nation.
C'était pour eux une joie que notre arrivée; c'était
pour nous un grand étonnement que de trouver nu
milieu de l'Oeéan-Pacilique, dans un de ces archipels
jadis si funestes aux explorateurs, des êtres à demi
civilisés, des costumes de notre pays et quelques-uns
de nos usages. Nos missionnaires avaient opéré ce pro
dige, et nous leur rendions grâces d’avoir presque ci
vilisé des insulaires qui avaient jusque-lù considéré
tout visiteur comme un ennemi à combattre.
Au surplus, disons que le commerce plus encore
que ln marine militaire est utile aux progrès de la civi
lisation. Ici déjà, avant les missionnaires français, des
pécheurs de perles, mouillés au milieu de l'archipel,
avaient commencé l’œuvre de régénération, et leur
conduite toute bienveillante et pacifique était parvenue
à vaincre les défiances des insulaires. Lo bronze peut
soumettre, mais l'empire des bons procédés a plus
DE L'iST&OUDË ET UE 1.4 ZÉLÉE.
<09
de puissance, et lu parole porté plus loin que le ca
non.
Les naturels arrivés abord voyant l'incertitude de
nos manœuvres, s’empressèrent de nous piloter et de
nous conduire à un mouillage sur et commode. Nous
devions nous montrer reconnaissants d un pareil ser
vice, et. nous leur offrîmes une grande quantité de nos
objets d'échange, qu'ils reçurent avec une parfaite
gratitude, .l'ajoute qu’ils se liront matelots pour nous
être plus efficacement utiles; ils grimpaient avec une
grande agilité au haut «les mâts cl ou bout des ver
gues.
Dans mes études physiologiques, je voulus prendre
la dimension exacte de la charpente de la plupart d'en
tre eux, elje lis à cet égard une remarque extrêmement
curieuse : c’est que les insulaires qui étaient tatoués
avaient quelque honte à nous montrer ces dessins, et
ils s’empressaient «le nous faire comprendre qu’ils leur
avaient été imposés par la violence avant l'arrivée des
missionnaires; mais que désormais ils n’accepteraient
plus «le pareils caractères «le sauvagerie.
Ceci est bien différent deceque nous avons vu plus
tard dans d'autres archipels et de ce que raconte notre ami J. Arago, «jni prétend avec raison que les indi
gènes des Caroline», des Sandwich et quelques peu
plades sauvages de l’intérieur du Brésil tirent haute
ment vanité des dessins qui les couvrent cl assurent
leur distinction, puisqu''ils disent à tous, comme nos
pages écrites, leurs exploits et ceux de leurs ancêtres.
Nous avions hâte de varier uos desserts. Aussi le soir
HO
VOÏAfiB AUTOUII |)D MONDE
môme de notre mouillage, le { août, plusieurs canots
furent mis a la mer et lancés dans diverses directions,
mais surtout vers les deux iles les plus rapprochées de
nous. I*s missionnaires établis dans le pays nous ac
cueillirent avec une aménité parfaite et nous tirent
cadeau de eocos rafraîchissants, de bananes succu
lentes et du précieux fruit de l’arbre à pain. — Vous
le voyez, notre première visite à un archipel sauvage a
l'air d'une balte nu milieu d'un peuple de frères. Le
drame viendra-t-il plus tard?
L’histoire primitive de ces insulaires, aujourd'hui si
bons, présente le plus haut intérêt. Nulle tradition ne
dit s’ils sont venus des Sandwich, îles Caroiilies, des
Maria n nés, des autres iles océaniques ou même de
quelque continent,* mais, ce qui est certain, c’est que
pendant de longues années la misère et les maladies
les plus fatales aux hommes ont pesé sur eux. Dans
leur désir d’excursion, ils abattaient les arbres les plus
vigoureux et les plus utiles, alin de s’en fabriquer des
pirogues; la famine les assaillait de toutes parts; le
plus fort seul trouvait des vivres assurés dans ses mas
sacres; et les pères, réduits à manger leurs enfants,
consentaient ou plutôt proposaient un échange de
ceux-ci avec leurs voisins, pour ne pus s’abreuver de
leur propre sang : c’était la pitié dans le carnage.
Nos pieux missionnaires arrivèrent au milieu de
cette désolation générale; ils apportèrent des paroles
de consolation et d’espérance; ils sc dévouèrent dans
ce que la religion a de plus magnanime au bénéfice de
ces malheureux, à qui ils tirent comprendre les bien
4 1I
faits do la charrié. Le* arbres fruitiers lurent respec
tés, des plantations utiles enrichirent une terre déjà si
féconde, les familles dormirent avec plus de sécurité,
et la douceur des mœurs naquit avec la paix et l'abon
dance.
La première religion des Mangaréviens était l'idolâ
trie; ils avaient des temples ornés d’un grand nombre
d'idoles taillées dans le bois. Quand les missionnaires
y arrivèrent pour la première fois au milieu de l'épi
démie, ils furent assez prudents pour ne point parler
tout d abord «le religion. La piété surtout a besoin
de sagesse pour se faire jour ù travers les croyan
ces. Nos prêtres donnèrent à entendre aux indigènes
que pour que le fléau cessai scs ravages, il fallait trans
porter les malades dans un lieu abrité, et le principal
temple, en effet, servit d'asile a ceux qui jusque-là
mouraient autant par lu contagion que par le caprice
et les rigueurs de l'atmosphère. La maladie eut un
temps de repos, et c'est alors seulement queles mission
naires parlèrent de leur Dieu unique, si grand, si plein
de miséricorde. « Notre puissant génie, dirent-ils, se
rait blessé du contact de tous ces dieux que vous lui
donnez pour frères; ceux que vous avez adorés jusqu'à
ce jour ne sont rien auprès du nôtre; renversez-les,
brisez-les, li\rez-les aux flammes, et notre grand Dieu
étendra sur vous sa main paternelle. »
Le sacrifice lui uccompli, et de ce jour le fléau sem
bla cesser ses ravages. C'est que l'espérance est déjà
une consolation, c'est qu'une consolation est le plus
efficace remède à bien des infortunes.
DR I.ARTItOLABF. RT l»l
\A ZÉLF.F..
1 12
VOYAGE ACTOl'IL DU MONDE
En moins de quatre onnées tout cet archipel devint
catholique, et l'on ne s’vsouvient qu’avec horreur des
scènes de dévastation qui ont failli en faire un désert.
L’archipel de Mongaréva est un des points d’arrêt
les plus commodes pour les navires qui, partis du
Chili ou du Pérou, traversent de PE. à l’O: le vaste
Océan-Pacifique: je le signale aux navigateurs. On y
trouve en effet des ancrages passablement abrités, une
température presque toujours bienfaisante, un ciel pur
et des vivres en abondance. Les porcs, les poules, les
fruits vous sont donnés en échange des bagatelles eu
ropéennes, telles que couteaux, haches, scies, mais
surtout contre des vêtements. Vous ne verrez pas un
seul homme nu dans ce groupe de cinq ou six iles,
toutes riches d une végétation puissante.
Les perles qu’on y pêche ne sont pas d’une aussi
belle eau que celles dcCcylan; mais le commerce en
lire déjà de grands bénéfices, et nul doute que dans
l’avenir cette industrie ne devienne une puissante
source de richesses. Ce commerce est principalement
exploité par un négociant français, M. Jacob, chez qui
nous avons reçu la plus franche et la plus cordiale
hospitalité.
Du reste, contrairement aux habitudes mercantiles
des ministres anglais, qui semblent faire delà prédica
tion de l'Évangile, une propagande de comptoir, nos
missionnaires français de In maison dePicpus, se sont
interdit de se livrer à aucun commerce, à aucune ex
ploitation. Le missionnaire français donne et ne vend
point.
DC l ' aSTROLAVF. F.T UE LA ZÉLÉE.
-H 3
Baptêmes, mariages, cérémonies escortant le chré
tien depuis sa naissance jusqu’à su mort, toutes nos
pratiques religieuses sont en usage dans l’archipel «le
Gain hier; et avant notre départ l'état-major des deux
corvettes, en grande tenue, assista à une messe solen
nelle dite par monseigneur de Nicopolis, au milieu
d'une vaste esplanade ornée de tentes, et au bruit de
la mousqueterie. Il y eut piété, recueillement, grati
tude dans lésâmes: c’était la religion catholique dans
toute sa majesté.
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NOUKAH1TA.
V aiiY B fC en . — l,o » F o m m o N . — D é f a i t » .
Le hasard plus encore (pic le calcul fait les conquê
tes. Dites-uioi pourquoi, par exemple, cet archipel,
Pun des premiers découverts par les navires européens,
est encore aujourd'hui le plus sauvage, le plus rebelle
à la civilisation?
Comme aie Sandwich, aux Philippines, aux Mariannes. dans l'archipel des amis, à Tnlti, à la Nou
vel le-Zélnnde, les missionnaires ont apporté à \oukaliiva «les paroles de paix et de bienveillance, des ronsnInlions pour le présent, des espérances pour Pavenir.
Comme partout, ils se sont jetés ici avec un /èle ai
dent pour la propagation du christianisme qu'ils
venaient v prêcher. Comme nulle part, ils ont eu de<
11 <;
VOYAGI' tliTOl'R IK
MONDl.
difficultés à combattre, des impossibilités» vaincre, <*l
IVoukahivo est encore aussi sauvage que si nul navire
n uvait mouillé dans ses ports, que si ses indigènes
n'avaient eu aucune idée de nos mœurs, de notre
puissance, de nos habitudes européennes.
\e me dites pas que les naturels de ces iles sont
plus farouches que ceux de la Nouvelle-Zélande ou
des Sandwich. Là-bas comme ici il \ a eu «les meur
tres, des expéditions cannibales, «les massacres de nos
concitoyens isolés sur l«*s plages; mais là-bas plus
qu'ici, l«‘s regrets et le repentiront suivi le carnage, «*!
la paix est venue bientôt en aide au commerce pour
rétablir l'harmonie entre des hommes dont jusque-là
le plus tort écrasait le plus Faible, ou pur les armes ou
par la trahison.
Eh! voyez : des comptoirs anglais, espagnols,
françaisou américains sont établis dans tous les archi
pels qui pavent lcgrand Océan-Pacifique; les nouveaux
venus y respirent à l uise et y agrandissent presque
toujours leur fortune. A Noukahiva, mil comptoir
pour les Européens, nuis vêtements pour les indigènes.
C'est l'homme primitif dans tout ce qu’il a de plus
abrupte; «*'est pour ainsi «lire l<» milieu entre nous
et le singe, c'est l’intelligence du besoin et rien audelà.
Je sais bien que je prononce peut-être une hérésie,
et quevous me répondrez que quoiqu'il fasse l'homme
révèle toujours l'homme, et lu plus grande puissance
du Créateur. Eh! que m'importe, à moi, qu’il se soit
créé une religion généreuse ou barbare, qu'il ait des
DK l 'ASTROLABE ET DE LA ZÉLÉE.
H 7
temples. des idoles, des pratiques pieuses, des es
tes pour s'abriter? Ce que je veux, c'est que la logique
des faits ait ses conséquences; c'est que lorsque vous
apportez des secours à celui qui souffre, il y oit de la
reconnaissance chez l'un comme il y a delà générosité
chez l'autre. \ Noukabiva, autant que dans toutes les
parties du monde, les saisons ont leurs caprices, l'at
mosphère ses rigueurs, la maladie son intensité. Eh
bien! l’homme y est nu, complètement nu, il n'a pas
voulu de vos vêtements; ses cases y sont incomplètes,
il n'a pus voulu de vos habitations bien closes; le
commerce lui eût donné quelques jouissances delà
vie, il n u pas voulu de votre commerce— Mais n'an
ticipons pus sur notre narration et peut-être aurai-je
quelque chose à modilier dans mes récits.
C’est le 2 i août que se dressèrent devant nous les
premières îles de cet archipel si curieux ; et nos prépa
ratifs de défense et d’excursion furent bientôt achevés.
Cependant, comme déjà notre ardente curiosité avait
reçu un grand éehceù Mangaréva, comme nous avions
déjà étudié une demi-civilisation de nos demi-compa
triotes dans ce dernier archipel, nous dûmes penser
que Noukabiva serait bientôt déchue à nos yeux de
cette réputation terrifiante que lui ont faite les naviga
teurs.
Nous voici à peu de distance des iles Dominique et
Madré de Dios. Nos longues-vues interrogent toutes
les criques, toutes les sinuosités, toutes les anses de
ces côtes volcaniques et peu boisées ; nous apercevons
de loin eu loin quelques maisonnettes carrées, blan-
ja i-./in ilfU ifiM j
(
H8
vomir. .itnoon ot mo .nd i;.
«.‘lies, et île» pavillons flottant sur elles. — Plus tard
nous apprîmes que c'étaient les premières tentatives dé
pécheurs baleiniers ou de quelques échappés de Port
Jokson qui venaient ici se reposer de leurs courses lutigauU», ou tenter d’y reconquérir leur liberté per
due. —
I ne pirogue se détache de la Dominique et pagaye
vers nous ; elle avance, la voici presque bord à bord,
nous lui jetons une amarre, les indigènes s v cram
ponnent, et en deux élans un sauvage est parmi
nous.
Adam n était pas mieux vêtu: il Pétait moins, ear le
nouveau-venu avait cru sans doute voiler ses formes à
l aide do bizarres tatouages le couvrant des pieds à la
tôle. C'étaient des zones en zigzag, des courbes, des
losanges, des figures menaçantes, de* requins la gueule
ouverte, disposés avec une sorte de symétrie.
II est grand, bien taillé, souple, d’une extrême agi
lité; vous le diriez piqué de la tarentule; il s’assied, se
redresse d’un bond comme frappé par une secousse
volcanique; il gesticule, il parle, il va de I un à l’au
tre, prononçant quelques mots anglais nu milieu «le
sou langage éclatant ; il nous fait les propositions le*
plus incandescentes que ses gestes nous aident à com
prendre; il nous invite à aller à terre en nous mon
trant son Ile, et en nous apprenant de la manière la
plus précise que nous y trouverons toutes le* commo
dités de In vie, abondance, repos, bons mouillages
pour les navires; en un mot jamais le charlatanisme
de nos paroles n’a été aussi loin que le charlatanisme
D r L lSTHOLAUn CT DC 1.4 ZÉLÉE.
1*19
des gestes de ce curieux insulaire; mes yeux en sont
encore fascinés.
Tandis qu'il consent à garder ( immobilité de quel-*
que* minutes, nous étudions sa charpente et su phy
sionomie. Sa tête est rasée; seulement au sineiput
deux touffes de cheveux d'une grande longueur, mais
roules en chignons. Son Iront est haut ,* légèrement
déprimé, son nez aquilin, ses yeux vifs, brillants, sa
bouche moyenne, ses dents d une blancheur éclatante,
son teint calé an luit foncé, sa ligure ovale.
Il u la poitrine large, les liras et les jambes charnus
et nerveux a la fois, l'abdomen peu proéminent, les
pieds et les mains bien modelés; enfin c'est un homme
taillé pour lu force et pour I agilité, un véritable gla
diateur. comme nVu ont pus eu souvent les cirques de
Rome.
Deux autres sauvages I avaient necompagné; e‘était
un contraste -, ils étaient taciturnes, moroses, inquiets;
ils semblaient dominés par le premier dont la peau
était pure de toute tache, taudis que la leur offrait
de larges plaques de dartres hideuses à voir; peu de
tatouages, leurs cheveux légèrement crépus, leurs
formes moins athlétiques: c'étaient évidemment le
chef et les esclaves.
Notre gai sauvage voyant que nous ne voulions pas
cédera son invitation d'aller mouiller à la Dominique
et que nous poursuivions notre roule, s'élança, rejoi
gnit sa pirogue cl nous dit adieu après avoir reçu quel
ques légères bagatelles en échange de son empresse
ment et «le sa joveuselé. Le lendemain nous mptiillâ-
v4lâtf
1 20
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
mes à la baie de Tayo-Huô, sur l'ile Noukahiva, la
principale de cel archipel, qui lui doit le nom sous le
quel on le désigne aujourd'hui.
A peine eûmes-nous laissé tomber l’ancre, qu’un
essaim de vierges folles du pays entoura le navire;
elles étaient toutes venues à la nage, car depuis quel
que temps lt*s pirogues se trouvaient tabous pour elles,
r’est-ù-dire sacrées, et on les eût sévèrement punies si
elles avaient violé cette loi fondamentale de leur reli
gion.— La plupart d’entre elles tenaient verticalement
d une main, lundis qu’elles nugcaient de l’autre, un
bâton de deux à trois pieds de longueur, au bout du
quel elles avaient amarre quelques guenilles pour voi
ler leurs charmes dès qu elles seraient arrivées à bord;
elles criaient, elles gesticulaient, elles faisaient mille
évolutions bizarres; ou eût dit un vol de canards sau
vages abattus sur un étang. On les voyait so crampon
ner aux câbles, aux tilains qui étaient à la traine, aux
chaînes de porte-haubans, grimper et essayer de se
faufilera travers les mailles du lilel d’abordage, qui
avait été placé pour éviter ce dangereux assaut; res
source salutaire à laquelle on adjoignit encore la vi
gilance de quelques sentinelles échelonnées sur la du
nette et les bastingages.
C’était un curieux spectacle, je vous l'assure, que
celui de tant de femmes jeunes, alertes, avides de plai
sirs, curieuses jusquu l’impertinence, escortées de
petites filles de huit à dix ans, donnant un énergique
assaut à des marins âpres à la curée dont ils ne pou
vaient approcher ni des doigts ni des lèvres. Hâtons-
DE L ASTROLABE ET DE LA ZÉLÉE.
121
nous d'ajouter, pour diminuer l'amertume des re
grets, que la plupart de ces femmes portaient sur leur
corps des empreintes hideuses d’ulcères darlreux, et
qu’il eut été fort imprudent de les accueillir avec trop
de confiance.
Deux hommes seuls obtinrent la permission de fran
chir lu barrière; ils nous avaient fait entendre qu'ils
appartenaient à des familles de chefs, ce que les des
sins de leur corps semblaient assez indiquer; et puis,
ils s’étaient présentés à nous avec plus de formes, plus
de confiance; ils venaient comme pour traiter «l’égal
à égal; nous étions d’ailleurs bien aises de les dessi
ner. et certainement nous devions obtenir d’eux d’utiles
et curieux renseignements.
Initiés à certains usages du pays pur le récit des
voyageurs qui nous avaient précédés, Dubouzet et moi
acceptâmes la proposition qui nous fut faite par les
nouveaux venus de devenir leurs tayos, c’est-à-dire que
nous échangeâmes nos noms, et «pie nous nous trou
vâmes ainsi liés à lu vie, à la mort.
Nous les invitâmes à notre table où ils mangèrent
avec sobriété. Quand ils virent arriver un poulet.
l'un d’eux se retira de deux pas en s’écriant : Tabou !
tabou ! (sacré.)
En effet, nous ne pûmes parvenir à leur faire accep
ter un morceau du volatile, et nous opprimes d’eux
qu’étant destinés à l’état «le prêtres ou de devins, ils
ne pouvaient enfreindre les préceptes saerés de leur re
ligion. Au surplus, ce n’était qu’un noviciat à subir.
I.
1 22
VOYAGE AITOLB DE MOXDE
et plus lard In permission de manger du poulet et au
tres mets interdits devait leur être octroyée. Il en
est ainsi de toutes les croyances, de tous les états : aux
forts et aux puissants toutes les douceurs, aux faibles
et aux esclaves toutes les privations.... C'est là une ma
ladie universelle.
Nous n'avions pas encore complété le cérémo
nial du tayo; le lendemain il devait être achevé. Mon
frère, mon moi m'apporta un grand éventail en feuilles
de vaquois parfaitement tressé, une espèce de haussecol courbé en fer à cheval, orné de graines rouges, et
une belle lance en bois durci. — Je lui donnai en
échange une chemise, des hameçons, diverses autres
bagatelles et une vieille redingote dont il parut vive
ment épris.
\ dater de ee jour Élouari Le Guillou m'accom
pagna dans toutes mes excursions, et il n'aurait pas
confié à d'autres le soin de veiller à mu sûreté et de
pourvoir à mes besoins.
\e vous hâtez pas de me croire en contradiction
avec les premières lignes de mon livre sur ce curieux
archipel; car, sans l’égide que je m'étais donnée, je
n'aurais trouvé nulle sécurité au milieu de ces peuples
antropophages.
C’est unecurieuse histoire que celle du tayo «h? notre
lieutenant Dubouzet, et je vais vous la conter aussi suc
cinctement que possible.
11 était venu à bord avec des laçons si joviales, des
allures de dévouement si franches et si naïves, que
0
r>F. i. AsTiioi.utr; et de la zélée.
125
nous avions tous pour lui une sincère et vive amitié;
il riait de tout, il s'amusait de tout, et toujours il y
avait dans sa joie une dignité que nous, gens civilisés,
nous pouvions prendre pour une exquise politesse. I.a
fourmi n'est pas donneuse, et mon ami Dubouzet est
de la famille des fourmis; il prêtait volontiers son
manteau cl son fusil, mais il ne les dormait pas, et son
sauvage, soit ipi il restât chez nous, soit qu'il se prome
nât à terre, se parait avec orgueil de ses «leux demiradeaux, qu’il rapportait religieusement à bord tous les
soirs; jamais il ne marupiait «le venir passer la nuit sur
notre canapé qui lui était exclusivement destiné ; et
nous avions une telle confiance «*n lui, que nous au
rions dormi avec sécurité après lui avoir livré la garde
«lu navire....
Ah! drôle...’ comme lu l es joué de nous! comme
tu ns abusé de notre bonne foi! Va, jouis encore du
fruit de ta rapine; mais je te recommande dans ces
véridiques pages, ô mon cher Maté-Oumo, à la \igiInncc «les navigateurs «pii mouilleront sur les cotes, et
à «pii ton signalement est donné avec In fidélité du
peintre le plus habile; ta jolie figure ne te sauvera pas
de notre vengeance, et encore aujourd’hui, comme tu
vois, je te garde rancune «h; la félonie.
Donc, M. Dubouzct, confiant comme la droiture,
aurait cru se déshonorer en outrageant son tayo par le
plus léger soupçon; mais une nuit où Maté-Oumo se
promenait en IIAneur sur le pont de h Zélée, tandis
«pic le quart était fait avec assez «le mollesse, notre
chenapan disparait sans que les flots aient retenti, sans
m
VOYAGE Al ro m DI .MONDE
que le plus léger bruissement ait éveille le navire;
éclipse, éclipse totale du tayoqu’on appelle vainement,
qu'on cherche inutilement dans tous les recoins de la
<x>rvette.
Lè manteau bleu doublé de rouge était là, le fusil
aussi... rien ne semblait indiquer la cause d’une fuite
aussi clandestine’; que pouvait donc être devenu notre
intéressant ami Mflté-Oumo?
Un bruit arrivé de terre nous apprit bientôt que le
Tayo-Dubouzet avait eu des songes, qu'un esprit du
pays lui avait dit qu’il courait de grands périls nu mi
lieu de nous, et qu’en conséquence il s'était retiré
chez une peuplade voisine. PSous crûmes ou feignîmes
de croire; mois, deux jours après, lorsque l'enseigne
Montravel voulut descendre à terre pour une excur
sion, il chercha son beau fusil à deux coups, et il ne
le trouva point; le fusil s’était enfui avec Je rusé tnyo...
Ce qui lit «lire à Lemoine, notre facétieux infirmier,
que M. Montravel avait des fusils qui partaient sans
être chargés.
Les conteurs aiment les digressions; celle-ci sera
courte. Comprenez-vous, un infirmier jovial et facé
tieux! Un infirmier, c’est-à-dire un homme «pii vit
au milieu des douleurs et des misères des autres: de
plus, un infirmier (pii a nom Lemoine! Il est vrai,
que dons certains couvents la gaité est a l'ordre du
jour, et dans ce cas, Lemoine «le la Zélée eût pu,
sans anachronisme, endosser le froc et porter | q san
dale.
DK i.'AsTnoi tnv; rrr nr. la zélée.
425
Notre* Lemoine avait un remède amer pour toutes
les tortures de ceux qui lui étaient confiés; mais il
avait aussi pour eux des paroles de consolation et d'es
pérance; et ! i«fortuné qui s’en allait, lui pressait la
main comme ii un nini. .le lui donnai certain jour une
potion détestable pour un de nos scorbutiques; mais
ù peine les lèvres du malade l1eurent-elles touchée,
que In nauséabonde liole fut rendue à l'infirmier.
Or, Celui-ci sachant très bien qu’on ne persuade à
merveille que par l’exemple, dit au récalcitrant sur
son hamac : « Tiens, mon brave, puisque tu n’en
veux pas, je te remercie de la résistance, ce sera mon
second déjeuner. » Et il avala le calice.
J’ai tant dechoséssérieuses à vous conter, que vous
me pardonnerez ces ligues en faveur d'un homme
qui n rendu de si grands services à ses camarades les
matelots de la Zélée.
Maintenant poursuivons notre récit:
Je ne vous dirai pas la ténacité des femmes qui
étaient venues nous joindre au mouillage; mais j’a
voue à notre boule que la vigilance des gardes fut
mise en défaut, et que bon gré, malgré, nous nous
vîmes contraints d’accueillir des créatures qu’il eût
été inhumain de renvoyer la nuit, exposées h la dent
vorace du requin.
Le lendemain elles revinrent à la charge* et cette
fois toute liberté leur fut octroyée strr le pont, car nous
ne voyagions pas seulement pour voir de loin les peu
ples, mais aussi pour les étudier de près. Accroupies
en rond, clics commencèrent ce qu’elles nommaient
120
VOVAGI’. Al'TOUR DU MONDE.
une danse, ce que j'appelle, moi, un chant. Il serait
plus exact de dire que c elait un chant et une danse
h In fois, quoique les jambes fussent étrangères à cet
exercice. C'étaient des mouvements de corps en avant,
à droite, à gauche, rapides, précipités; c'étaient des
battements de mains, des gestes de bras, s’élevant et
s'abaissant en mesure; le tout chaud, passionné, étant
sans doute la représentation de quelque drame natio
nal.
Ce que voulaient surtout les actrices de ces scènes
fort amusantes, c’était nous inspirer de la joie ou de
l'intérêt ; elles y réussirent parfaitement.
Groupés autour d’elles nous étions tout yeux, tout
oreilles pour suivre leurs mouvements, leurs chants,
leurs cadences, cl nous avions trop de courtoisie pour
cacher notre plaisir; aussi force nous fut de nous mon
trer sages jusqu'au fanatisme pour ne pas suecomber
aux mille tentations qui nous étaient offertes; je ne ré
ponds pas cependant que tous les Joseph du bord ayenl
abandonné leur manteau à ces ardentes Putiphar du
\asle Océan-Pacifique.
Leur chant n'était pas sans harmonie, loin de là.
C'était un accord parfait de notes tantôt longues, tan
tôt précipitées, formant des mesures exactes, réguliè
res, marquées pur des battements de main, et certains
claquements de langue fort bizarres il entendre.
Voici une de leurs chansons, intitulée Chant de
départ de V avao, traduite dans notre langue mu
sicale :
428
VOYAGE AITOCH WJ MONDE
Mais, pour se faire une idée exacte de celte musique,
il faut avoir été témoin de ces élans, d'abord calmes et
timides, qui grandissaient par degrés; et In lin de la
scène étuil vraiment dramatique, quoiqu avec beau
coup moins d'excentricité que n'en donnent aux Saudwichiens les récits de M. J. Ara go.
Du reste, à Noukahiva ainsi qu’à Owhyhée, les fem
mes dansaient seules en rond, accroupies; et comme
les tatouages des deux peuples ont une parfaite iden
tité; comme les mots les plus sacramentels des deux
langues ne diffèrent en rien dans les consonnances,
nul doute que les deux nations n'aient la même ori
gine; nul doute que les enfants de Noukahiva la sau
vage, ne descendent des lies Sandwich, presque civi
lisées aujourd’hui.
Nous n’étions pas gens à nous montrer ingrats
pour la bonté des dix à douze jeunes lillcs que nous
avions accueillit* ca jour-lù, et il nous fut d'autant
plus facile de b* rendre heureuses, que lu générosité
n'enlevait rien celte fois à notre opulence. Pour dîner,
elles se contentèrent de galettes, de biscuit ; des verro
teries, de vieilles chemises, furent pour elles des ca
deaux précieux; et comme les pirogues étaient tou
jours tabou pour elles, nous les portâmes à terre dans
nos embarcations.
La nuit était venue; nous allions nous livrer au som
meil quand plusieurs feux allumés près de la cote atti
rèrent nos regards. Petit à pétillé nombre s’en accrut,
et bientôt plus de cent foyers se reflétèrent sur les eaux
paisibles. Nous crûmes d’abord à une attaque contre
DE l ’aSTUOUBE ET DE LA ZÉLÉE.
'129
les navires, et déjà nous nous préparions à une dé
fense vigoureuse; mais nous ne tardâmes point à être
rassurés: c’était une pèche nu\ flambeaux.
Cne torche résineuse est pincée sur l'avant d’une pi
rogue pagnyée avec le moins de bruit possible. Un
homme est là. debout, silencieux, attentif, armé d une
sorte de trident dont les pointes sont eu os ou en arê
tes de poisson emmanchées dons un long roseau. At
tiré par l’éclat du leu, le poisson vient à la surface;
au même instant le dard est lancé, il a saisi su proie,
elle roseau frétille fébrilement sous les derniers mou
vements du prisonnier. L’adresse de ces chasseurs est
vraiment miraculeuse; j’en ai vu peu à trois brasses de
distance manquer le but indiqué.
Les périls des premières rencontres n'existaient plus;
uos matelots s’éluienl familiarisés avec les agaçantes
nymphes de NouMma, et moi, protégé par mou
Tayo, je pouvais me livrer à mon goût prédominant
d’exploration.
.le descendis à terre ; les maisons bâties sur une es
trade en lave, élevée à trois pieds du sol, sont parfai
tement construites; elles se composent de deux por
tions bien distinctes, l’une destinée au coucher, l’au
tre aux repas et aux réunions de familles. Conques de
gu. ire, fusils eu assez grande quantité, calebasses,
armes de pèche, nattes, casçe-lète, voilà tout le mobi
lier. Je trouvai en outre çà et là quelques lambeaux de
tissus européens, des couteaux, des verroteries et des
bouteilles accrochées à des piquets ou placées sur des
étagères le long des murailles.
i.
150
VOYAGE ACTOrn nu MONDE
il parait que le eulle de la mort est en gronde fa
veur chez les habitants de Xoukahivn, car auprès de
presque toutes les demeures vous voyez de petits mo
ral s, c'est-à-dire des cimetières, au bord desquels on
ne passe qu'avec le plus profond respect. Vous voyez
aussi un grand nombre de cocotiers talou, consécra
tion indiquée par une bande de l’étolfe appelée lapa
dans le pays, fortement liée au tronc de l’arbre. Nul
n'oserait, sans s’exposer aux plus épouvantables sup
plices, fouler aux pieds ces raornîs vénérés ou toucher
aux fruits sacrés de ces arbres.
Mais tout près du rivage sevovent les constructions
en lave d'un moral gigantesque ou sont encore, debout
sur des pieux, plusieurs figures grossièrement sculp
tées en bois, toutes couvertes de feuilles de cocotier ou
de lambeaux de lapa. — Sur une vaste place pavée de
larges dalles s’élève, à hauteur d’homme, une estrade
carrée d’une soixantaine de mètres de côté; sur cette
estrade un grand édifice destiné sans doute aux réu
nions d’appareil, et deux troncs de cocotiers fichés en
terre supportant un cadavre.
L’air retentissait des sons clairs du tam-tam; les
abords du moral étaient gardés par de jeunes senti
nelles, et vis-à-vis sc dressaient les préparatifs d une
fête.
Je m'approchai; quatre hommes dans la force de
Page se relayaient pour faire résonner plusieurs tu;,.boiirins de diverses grandeurs; de larges fossés étaient
creusées en terre et au-dessus de grands feux allumés.
Bientôt des porcs tout entiers tlunqués de fruits à
13(
pain, prirenl la pince des charbons incandescents et
furent recouverts de pierrèset de cendres chaudes; les
tiges de knva infusaient dans d'énormes calebasse-,
Les populations accoururent, mais elles se tenaient à
distance, et j appris que I on célébrait en ce moment
l’anniversaire de la mort d’un homme très considéré
dans le pays.
Tout-à-eoup sur un monticule voisin parut une
espèce de chef ou de grand-prélrc, vêtu d’un manteau
blanc de Tapa, d’une toque ornée de longues plumes
coloriées, et portant à la main un large éventail blan
chi à la chaux, il s’avança lentement, monta avec gra
vité les gradins du moral ; les musiciens le saluèrent
avec respect et lui cédèrent leurs baguettes; le grandprêtre frappa quelques mesures sur les tambourins, sc
dépouilla de sou manteau, et le repas commença.
Des jeunes gens parés de colliers do graines rouges
et de curieuses plaques blanches en guise de boucles
d’oreilles, servaient de cuisiniers et d’éehansons. Le
repus terminé, le grand-prêtre reprit son manteau,
frappa de nouveau quelques coups sur les tambou
rins et se retira avec le même cérémonial, la même
gravité que j’avais remarqués à «on arrivée.
Les convives étaient peu nombreux; quatre à cinq
hommes seulement prenaient part à ce repas; aucune
femme n’y assistait, aucune même ne donna la main
aux préparatifs; mais après le festin je vis porter à di
verses cases «les quartiers de porcs, et les restes des
fruits qui avaient élé cuits dans les fours souterrains :
d’abord le maguilique festin du grand-prêtre, puis les
UE !.’ VSTROLABL Eï UE LA ZELEE.
132
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
modestes repas des familles; partout les religions ont
leurs privilèges.
Depuis cinq jours que nous étions mouillés à TayoIlac, j’avais scrupuleusement examiné tous les environs
de la haie, et nulle part je n'avais été sérieusement
inquiété, même dans les promenades solitaires que je
finis par oser me permettre; toutefois j'engage les na
vigateurs à montrer un peu plus de prudence que je
ne l'ai fait, car les naturels de ces Iles sont excessive
ment voleurs, et dès que j'étais seul je devenais leur
victime. Mou impuissance à les punir leur donnait
une audace extrême ; certain jour un de ces drôles
fouilla dans ma carnassière et me déroba un marteau,
un ciseau à froid et ma boussole. Dans ce moment je
m'amusais à jouer de leurs tambours, fabriqués ù
l'aide d’un tronc d'arbre creusé, et d une peau ten
due; mais à Pair malin et goguenard de ceux qui
m'entouraient je soupçonnai une perfidie; aussitôt
qu'elle me fut connue, je m’adressai à mon voisin, et
je la lui reprochai sévèrement; il me fil entendre qu’il
ne possédait rien à moi, ce qui du reste était vrai puis
qu’il avait glissé les objets volés à ses confrères sur
lesquels je trouvai le marteau dont je m’emparai de
vive force, et la boussole pour laquelle je dus capitu
ler; m'estimant heureux qu’on me In rendit en échange
d'un petit eustache de la valeur d’un liard au moins;
je ne revis plus mon ciseau à froid.
Le vol ici n’est pas un vice, il est peut-être une vertu.
Cependant comme j'ai pour habitude, ainsi que jo
vous l'ai déjà dit, de m’éloigner de nos points de relu-
T>F. T.’ a STROLADF, F.T DF. LA ZÉLÉE.
155
che et de chercher des éludes périlleuses, je m’adres
sai n quelques transfuges anglais établis dans le pays,
pour savoir d’eux de quel côté mon excursion me sé
rail le plus favorable. Ils me répondirent qu’en (re
versant la montagne à l'E. du mouillage, on arrivait a
une peuplade farouche fort intéressante à voir, mais
qu’il fallait pour cela user d’une grande prudence.
— .le puis vous nceompngner, me dit l'un d'eux, je
connais à peu près la roule; néanmoins nous pren
drons encore un guide du pays, et tous trois bien armés
et bien résolus nous pourrons nous défendre contre
des ennemis s'il s’en présente.
Comme on le voit, mes recherches géologiques n’é
taient pas tou jours des courses de plaisir.
Nous parûmes; le ciel était pur, la chaleur tempé
rée. Je portais un beau fusil u deux coups et un excel
lent pistolet; mes guides s’armèrent aussi.
Dès que vous quittez la plage, se dresse une colline
que vous montez avec fatigue; plus loin une crête plus
rapide que vous ne pouvez gravir qu’en vous aidant
de vos mains. Mais dés que cet obstacle est vaincu, le
paysage se dessine de l’autre côté avec certaines ondu
lations, et vous découvrez In rade du ComptrollcrAont
vous êtes éloigné de six è huit milles.
Nous cheminions enchantés de ln rencontre de quel
ques sauvages très enjoués, et de plusieurs jeunes filles
fort, aises de la visite d’aussi bons étrangers, mais qui
nous faisaient de sottes grimaces ou des propositions
qu’il n’eiU pas été soge d'accepter, quand le bruit
d’une décharge de mousqueterie se fit entendre. Nous
I5 Î
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
nous tînmes en alerte, et nous interrogions d'un o?il
inquiet tous les sites qui nous environnaient lorsque,
peut-être près de rétrograder, nous vîmes venir à nous,
au pas de course, un indigène effrayé... Nous l'arrê
tâmes; et le voilà racontant à mes guides le sujet de sa
terreur : « Deux années ennemies, les Happas et les
Talpii en étaient venues aux mains; la bataille avait
lieu de l'autre côté de la baie du Comptroller, et no
tre présence serait utile au parti que nous voudrions
protéger. •* Point n’est besoin de vous dire que je
n'avais gardedc venir en aide ni aux uns ni aux autres.
La rade du Comptroller est divisée en deux parties,
séparées par une colline peu élevée; sous mes pieds le
village des Happas; plus loin la plaiuc desTai-pii, où
le combat était engagé.
Je me décidai à descendre, bieu résolu cependant
à renoncer au projet que j'avais formé de passer lu
nuit loin du bord. Je trouvai le village des Happas
presque désert; quelques femmes seulement, quel
ques enfants erraient çà et là ; j etais regardé par eux
comme un être surnaturel ; je trouvai une trentaine de
maisons réuuicsct entourées de places publiques et de
nioraï semblables à ceux de Tuyo-Haé.
L’accueil qu oi» me lit témoignait de l'étonnement,
mais fort peu de bienveillance; j’étais à coup sur un
objet de curiosité, en même temps un sujet de con
voitise, et certainement si la nuit m'eût surpris dans le
village, il est à présumer que je ne vous raconterais
pas aujourd’hui celte excursion aventureuse. Je partis
donc sans donner le temps au soleil d’avancer dans su
DF. l ’ a s t r o l a b r r.T nr. la
r it ii.
m
course, j’admirai à mon reloue In magnifique vallée
des Happas, el je me hniai le plus possible «le fuir un
lieu où mes jours ét lient en danger.
Bientôt j’urrivni à un petit village fort gai, tout odo
riférant ou je fus accueilli avec une grande aménité.
On me donna des bananes, des,cocos, et je fis cadeau
«mi échange de petits couteaux, de colliers et de mi
roirs dont on parut apprécier la magnificence. Une
petite fille de huit à dix ans vint à moi en m'accablant
des plus naïves caresses, et tandis (pie je dessinais sa
jolie figure, mes guides se prirent de querelle avec un
indigène qui me semblait fort irrité. Je m'armai
promptement de mon fusil ; mais John, mon Anglais,
me fit signe que j'étais dans l’erreur, que cet homme
venait en ami, et que nous îfavions rien à craindre de
lui; il m’apprit aussi qu'il nous fallait hâter le pas
et prendre désormais «h; grandes précautions pour
échapper aux dangers qui nous menaçaient avant d'aclicver notre course; car on venait de l'instruire que.
nous devions être attaqués.
Nous redoublâmes de xitesse, et « p e u d'instants
nous nous vîmes en effet entourés d'une cinquantaine
d'individus dont les manières n’étaient pas très rassu
rantes; déjà nous nous préparions à repousser la force
par la force, quand une jeune et belle fille absolument
nue s'élance vers moi, m'enlace dans scs deux bras,
fait face aux curieux importuns cl jure qu’ellcme pro
tégera contre toutes les attaques. C'était une chaleur
ardente, c'était une lionne, celui à coup sûr ma sau
vegarde et j ’arrivai avec elle jusqu'à lu crête aiguë
mi
I3G
VOYAGE ADTOÜR DU MONDE
d'où je découvrais les navires. Là mon ange tutélaire
rne dit adieu, et il me fut aisé de comprendre qu elle
aurait voulu pour témoignage dé mon nmilié autre
chose que le serrement de main affectueux que je lui
donnai.
Quel ne lut pas l'étonnement de tous ceux que je
rencontrai sur la plage en me voyant arriver sain et
saul'l C’est alors seulement que je compris l'immi
nence des dangers ouxqùels-je venais d'échapper; la
population ébahie de Toyo-Haé m'entourait avec un
étonnement mêlé de doute$ on ne croyait pas que
j'eusse visité les Happas si voisins des Taï-pii, dont ils
ne prononçaient le nom redouté qu’avec terreur; et
ceux qui avaient foi en mes paroles étaient les plus
émerveillés de mon miraculeux retour.
Sur les corvettes la joie de me revoir fut grande,
car le bruit y était accrédité que j'avais été fait prison
nier, rôti et mangé; aussi des préparatifs devengeance
étaient déjà faits, les caronnades chargées, mes amis
pleins de zèle eide dévouement, et les navires allaient
déraper pour s’embosser duns la rude du Complrollcr
et y mettre tout à feu et à sang.
Pour nia part, j'avoue qu il m’a été fort agréable d’a
voir pu, dans celle circonstance, me passer des lions
offices de mes camarades, et je déclare que mis à la
broche par les Taï-pii ou les Happas, je leur uurais
servi un mets fort coriace.
Après les épisodes, la masse; après les détails, les
généralités; ainsi doit-on procéder pour ne pas s'éga
rer dans la route.
DF. l ’ASTROLABE r.T DF LA
7Â\Az.
137
Les Marquises ont été découvertes en 1505, par
Mindana, qui les appela du nom qu’elles portent, en
reconnaissance des bienfaits qu’il avait reçus de la
marquise de Mendoça.
Mindana était parti du Pérou pour compléter la
reconnaissance des Salomons qu’il avait découvertes à
un précédent voyage. Il ne retrouva pas les Salomons,
mois il dressa la carte de plusieurs îles du magnifique
archipel de Noukahiva. Chose bizarre; ce ne fut que
deux cents ans après que les Fitji, les lies des navi
gateurs, Otaïti et les Sandwich furent découvertes.
Cook, l’illustre navigateur, qui ne voulait point de
secret pour lui dans le vaste Océan-Pacifique, visita les
ilesNoukahiva en 1774, et n’y obtint l'hospitalité qu’après des escarmouches sanglantes. Plus tard arriva le
capitaine Wilson, dont l'unique mission était de répan
dre dans l’Océanie, un grand nombre d'apôtres de l'É
vangile ; il en déposa 6 Noukahiva ainsi qu’à bien d’au
tres archipels de l’Océan-Pacifique ; mais les résultats
obtenus n ont pas été les mêmes partout. ATaïti, par
exemple, nous aurons bientôt occasion de le constater,
les missionnaires firent de nombreux prosélytes; à
Noukahiva leurs enseignements lurent tout-à-iait sté
riles.
Du reste l’histoire des missionnaires Crook et Harris
est fort curieuse, et je vais vous la dire en peu de
mots; elle prouve que pour être apôtre il ne suffit pas
d’avoir une charité ardente, il faut avoir aussi du cou
rage et de la persévérance.
Les indigènes de Too-wuti étaient peu disposés à
l.
17
138
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
écouler des prédications saintes. Leur roi, partant
pour une expédition de quelques jours, proposa à ses
nouveaux ilôléè dé raccompagner. Crookaccepta, Har
ris refusa et demeura confié aux bons soins de la reine
près de laquelle il devait, d’après l'usa {je du pays,
remplacer en toute chose le roi absent.
Malheur en advint à l'infortuné Harris, car il fesait
de la chasteté un principe religieux, et la reine humi
liée de son indifférence en vint bientôt à des doutes et
à des perquisitions alarmantes pour la pudeur du pré
diront. \fin de s’v soustraire. Harris s’enfuit dans les
Lois; mais le besoin et la frayeur égarèrent ses sens, et
quelques jours après, quand les matelots de M. NNilson
vinrent le recueillir sur la plage, ils le trouvèrent
complètement fou. C'est pousser bien loin la charité
chrétienne, et Joseph, de chaste mémoire, eut une
frayeur moins grande «le la vivacité de Putiphar.
Crook revint de son expédition ; il ne convertit per
sonne à Too-wati; mais il y vivait dans l’espérance
d’un meilleurovcnir, et s'était acquis l’estime générale,
lorsqu'un transfuge italien dont j'ai oublié le nom,
dobarquu au milieu de la population qui lui donnait
l’hospitalité. Le nouveau-venu était animé de sen
timents tout opposés à ceux du pieux missionnaires;
il ameuta contre lui les indigènes et obligea Crook
à renoncer à son œuvre de civilisation.
Depuis celte époque, des navires de guerre ou des
baleiniers de diverses nations ont fréquenté lés Nôuknbivu; lu plupart ont été obligés de recourir aux armes
pour réprimer les méfaits des farouches indigènes, cl
m. m
-159
cependant nous voyons de temps h autre des matelots,
des pécheurs ou des échappés de Sidncy chercher ici
un terme à leurs courses aventureuses, ou un al>ri
contre les punitions qu'ils ont encourues. De ces hom
mes, les uns se bornent a jouir paisiblement de ra
hondance des vivres et de la facilité des plaisirs dans
ces lies parfumées. D’au 1res visent à de plus hautes
fortunes, exploitent les penchants destructeurs «le ces
peuples et se mettent à la télé de leurs guerriers; mais
aucun exemple, aucun enseignement venus du dehors,
n’a jus«|u’û présent apporté de changement réel aux
mœurs dcsNoukahiviens. En 1858, ils sont encore ce
qu’ils étaient du temps de Mindnna et de Crook, c’està-dire de véritables anthropophages.
Vous dirai-je l'apparition de Porter au milieu de ces
populations féroces? Cet intrépide Américain était
parti d'un des ports «lu Pérou pour ses luttes de
corsaire contre des navires anglais. Arrivé à Noukahiva, il décida que l’une des bnies de ces iles servirnil à garder ses prises; mais il fallut d'abord vain
cre les sauvages Naturels qui s'opposaient vigoureuse
ment à sa descente. Une heureuse circonstance vint à
son secours; les Tayo-Haé étaient en guerre avec les
Happas; il se mit à la tête de ceux-là et marcha avec
eux vers la haie du Comptroller. Les Happas furent
soumis et Porter se déclara suzerain «h? I llc entière.
Toutefois, les Taï-pii qui ne voulaient point de domi
nation étrangère et «jui se croyaient en force contre
Porter, s’ameutèrent, tonnèrent mu; armée avide de
carnage, et ce ne fut qu après deux batailles sauglunde l ’astrolabe e t de la zélée .
140
VOYAGE ACTOCR DE MONDE
les quelecapitaine Américain, qui étaiil descendu avec
deux cents hommes armés de fusils et de sabres, par
vint à soumettre les Taï-pii.
Au surplus, la férocité de ces indigènes fut toujours
la même; sitôt que dans une rencontre ils se sentaient
les plus forts, les massacres avaient lieu, et ce fut pour
se protéger contre ces cannibales que Porter se vit
obligé de bâtir un fort et une petite ville.
Il partit; ses hardis navires continuèrent leurs croi
sières ardentes. Le lieutenant qu'il laissa il Noukahiva
se trouva bientôt contraint de combultrc ses soldats ré
voltés; et las enfin de tant de fatigues, de meurtres et de
périls, il prit un beau jour le large avec un des navires
capturés aux Anglais, et il abandonna les naturels de
ce groupe d'iles à leur instinct féroce.
Aujourd'hui nulle trace n’existe, ni du fort, ni de la
ville bâtis par Porter. Quand les sauvages veulent
prouver leur puissance, les ruines et le sang viennent
l'attester.
Ce fut pour nous un grand désappointement d'ap
prendre quelques jours plus lord que le capitaine DuPelil-Thouars, pendant que nous étions a Tnyo-IIae,
déposait à une ile voisine des missionnaires qui avaient
pris passage sur sa frégate. L'avenir nous dira si le
zèle de nos compatriotes a triomphé enfin de la sauva
gerie des .\oukahiviens.
TAl TI
G é n é r a lit é * . — llœ u r s . — H c lo ii# .
Voici donc celle lie joyeuse dont on fait à l'Europe
de si ravissants tableaux! Voici ce ciel toujours pur,
ces rivages pleins de suavité, ce peuple de frères, d’a
mis tendant la main à chaque étranger, lui offrant
ses fruits pour ses repas, ses demeures pour abri, soit
lit pour lieu de repos.
Bougainville découvre Tâlti ; — il débarque sur une
plage facile qu'il nomme anneréontiquement la pointe
de Vénus. Lui, son état-major et son équipage sont
reçus avec une cordialité sans exemple; et peu s’en
faut que, comme Annihal à Cnpoue, ils n'oublient
tous leur patrie absenté,
442
VOYAGE ADTOCR DD MONDE
Les récits de Bougainville sont empreints d'un ca
ractère de vérité qui ne permet point le doute; et
puis, n'y a-t-il pas plus de profit à publier les hosti
lités des insulaires que leur aménité? Otez la diffi
culté, vous ôtez le mérite; et Bougainville, ce chef
d'escadron fait tout d'un coup capiLaine de frégate,
aimait assez le merveilleux pour qu'il dût reculer de
vant un mensonge, alors surtout qu'il n eût rien rap
porté à sa vanité de voyageur. Peu s on fallut, après
ces récits, que l'Europe émerveillée n'émigrât pour
cette Olaïti, douce vallée d'amour, jetée nu sein du
vaste Océan Pacifique, au milieu de peuplades anthro
pophages, éternel effroi des navires aventureux.
Mais voilà que cet homme indompté par les tem
pêtes de toutes les zones, ce matelot infatigable qui a
doté le inonde de tant de découvertes, et qui a trouvé
enfin une tombe au sein des Ilots qu'il avait sou
mis , voilà Cook qui découvre Olaïti presque en même
temps que Bougainville.
Lisez les récits du capitaine anglais. Rien n’y est
suave, rieu n'y est parfumé; c'est une description de
mœurs et d usages absolument pareils à ceux qu'il a
déjà étudiés dans d'autres archipels voisins ou éloi
gnés. Avec son tact exquis il signale bien quelques
modifications importantes, quelques délicatesses de
plus ou quelque peu de sauvagerie de moins dans les
habitudes olaïtiennes; mais il a raison de les attribuer
a la douceur de la température et à linlluenee de lu
végétation vive et puissante qui sc presse sur les co
teaux de la nouvelle découverte.
44$
Quoi qu’il en soit, ce n’ést plus du passé d'Olaïti
que nous allons nous oééàpér àujôutd’hui ; il appar
tient désormais à (histoire des premières conquêtes dé
nos navigateurs, et ce n'est pas pour ce pays à demicivilisé que l'Europe émigrera désormais. Si‘elle vêtit
un ciel plus pur, une terre plus féconde, des eaux
plus limpides, une vie plus heureuse, elle li a qu’à
faire halle îi Mowlié. dans ce délicieux village de Lahéna, où notre ami ÀragO faillit perdre son lidèle Pe
tit, ce matelot si dévoué que vous aimez déjà sons
doute.
En partant de NOufcahivo, le 2 septembre. VAstro
labe toucha fortement sur un rescif de corail, et ce fié
fut qu’après de longs efforts et un travail de douzé
heures qu’on parvint à la remettre à Ilot.
ÎNotis longeâmes quelques petits Ilôts, bas, très boi
sés, appelés dans le pays moutons, sur les premiers
plans desquels se dressaient dé belles touffes de coco
tiers aux palmes onduleuses se jouant avec la brisé.
De chacun de ces points de terre, que vous diriez des
berceaux de verdure flottant au gré des vagues, se dé
tachaient ces élégantes pirogues à balancier qui cou
pent lé vent avec tant de vitesse, et qui étaient pugayées par des hommes dont quelques-uns vêtus l\
l'européenne. ÎNotre relâche avait été assez longue 5
Noukuhivo; nous savions que la marine n'eat autre
cho e que la guerre de l'homme contre les éléments,
et qu'il faut profiler de tous les vents favorables. Noufe
ne pûmes donc recevoir aucun des visiteurs, et du
reste nous avions à répondre à la courtoisie des vents.
DE L'ASTROLABE ET DE LA ZÉLÉE.
\
u
VOYAGE AITOIU DÛ MONDE
qui nous poussaient avec une constance toute amicale.
Jamais jusque-là nous n'avions fait de traversée plus
facile; jamais peut-être nous n'en ferons de plus ra
pide. Une fois orienté, le navire, pendant huit jours,
n’eut besoin d’aucune manœuvre.
La houle était forte, il est vrai, comme on le voit
souvent après une tempête; mais nous étions déjà fa
çonnés au roulis, et nous voyions avec amour le sil
lage s'allonger derrière nous jusqu'à l’horizon.
En vérité, ce trajet est trop beau, lecoup-d’œil qui
s’offre à nous trop riant; c’est Otaiti! Nous cherchons
la rade de Matovay ; et pour prendre le mouillage nous
rangeons à portée de pistolet les rescifs de la côte, en
glissant devant la Pointe-des-Cocotiers. La Poinle-deVénus est plus à PE. ; mais que nous importe la dis
tance? Nous comptons bien pouvoir la franchir d’une
manière ou d’une autre; car il est des noms histori
ques qui rappellent tant de souvenirs qu’on ne peut
se dispenser de les visiter, alors même qu'il y a péril
au voyage. Heureusement ou malheureusement, ici
la course est aisée, et le pèlerinage se fait au travers
d une plage riante de sable., auprès de laquelle s’é
lève une belle végétation, et presque à chaque pas
vous voyez accourir à vous de jeunes femmes cher
chant à lixer sur elles seules votre curiosité de voyageur.
Le rivage en est encombré; des pirogues à balan
cier voltigent autour de nous. Est-ce l'Europe civili
sée qui se déroule à nos regards, et qui est venue s as
seoir au milieu du vaste Océan Pacifique? Est-ce plu
nr l ' a s t r o l a b e e t d e la z é l é e .
1-15
tôt uue île sauvage jetée par les tempêtes sur nos côtes
envahies, et le peuple nouveau clierclie-t-il dans sa
politesse à adopter nos mœurs et nos usages?
Ici point de nudités, point de ces scènes hideuses
sur lesquelles l’œil du navigateur ne se repose qu'a
vec discrétion. Les modes de notre pays ont déserté,
et les voici toule-pu issu nies ou milieu d’Oloïti et des
iles coquettes qui l’avoisinent. Nous avons peine à en
croire nos regards; et c’est un spectacle bien curieux,
je vous l’atteste, que ces robes, ces mousselines, ces
Heurs et ces chapeaux qu’on croirait sortis naguères
de chez nos couturières et nos modistes, voilant et pa
rant ii la fois des femmes au teint bronzé, toutes prêtes
à fraterniser avec nous. Aussi avons-nous hâte dodes
cendre et de nous rendre compte de ce curieux phéno
mène, car nous cruignons encore de nous tromper
sur la réalité des tableaux qui viennent de nous frap
per.
C’est bien cela, pourtant; nous donnons la main
aux (haïtiensqui nous voyenl arriver avec plaisir, mais
sans étonnement et sons enthousiasme. C’est lu l’Europeou peu s'en fout, l’Europe moins la chaussure et la
couleur. A (Haïti les hommes ont lu tête rasée, excepté
un petit cercle en forme de couronne, mais à cela près,
ce sont des fasliioriables en chemise de laine rouge,
sans souliers ni bas. L’emprisonnement des pieds n’a
jamais été compris par aucun peuple île l'Océanie; il
ne l est pas plus par les nations africaines et les sauva
ges des deux Amériques.
Nous avons ou beau faire cependant, nos soins et
18
AAO
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
noire persévérance n’ont pu donner aux Otaïtiennes
ni celle démarche élégante de nos jeunes femmes, ni
cette grâce toute décente dont elles se parent dans nos
salons à la mode. Ici l'on sautille et l'on sedandine en
cheminant; l'on s'accroupit sur scs talons pour s'as
seoir ou se reposer. Vous comprenez combien doit en
souffrir lu fraîcheur de la toilette. Par exception, tou
tefois, une de ces jeunes tilles se lait remarquer par
ces ail ures presq ne parisiennes, et si, comme nous, vous
Paviez vue à cheval, vous l'auriez prise pour une de3
meilleures élèves de Faucher ou de Franconi. Tenezvous à vous eu convaincre? cela en vaut la peine, et
vous n'avez que quelques pas à faire : Franchissez l’A
tlantique; doublez le formidable cap llorn; courez au
N.-O., laissez tomber l'ancre à Papéïti, et vous trou
verez la gentille Maria, attirant à elle tous les étran
gers, et les lésant servir dans l'auberge fort achalan
dée de son père. Ne diriez-vous pas que je vous parle
d’un village a quelques lieues de Paris?... 01» ! la civi
lisation a des ailes de feu, et quand elle le veut, les fo
rêts n ont point de solitudes assez profondes, les mon
tagnes point de cimes assez escarpées, les zones point
de frimats assez décorateurs, les Océans point de tem
pêtes assez redoutables.... Quand elle le veut, elle se
pose, elle usurpe, elle domine.
Hélas! cst-cc un bienfait pour les peuples soumis,
est-ce un bienfait pour elle-même ? Je suis plutôt voya
geur que philosophe, à d’autres à résoudre la ques
tion.
Ne croyez pas pourtant que ce soit sans une lutte
t
DF. l’aSTROLABU r.T DF. LA ZÉLÉE.
447
ardente que la sauvagerie ait courbé la tète devant nos
usages, et qu'elle ait abandonné tout-ù-fait ses pre
mières habitudes. Il n'eu est point ainsi ; et, soit ins
tinct, soit calcul, la coquetterie des femmes y gagne
quelque chose.Tenez, voyez: leurs oreilles, ou lieu de
nos anneaux stupides et sans grâce sont vaniteusement
parées de morceaux d’étoffes rongés ou de Heurs odo
riférantes. Cela est étrange, j'en conviens; mais cette
bizarrerie vous reporte involontairement vers le passé,
et vous dexiliez presque le peuple primitif dans celui
que vous venez, pour ainsi dire, de tailler à votre res
semblance. La femme est femme dans tous les pays de
la terre; et à (Haïti, elle l’est peut-être plus qu'ailleurs. Pardon pour mes compatriotes de la grande
cité du monde.
Une heure environ après avoir laissé tomber l'an
cre, nous vîmes arriver une gracieuse pirogue à sim
ple balancier, portant un missionnaire qui monta à
bord. Il nous apprit qu'à Pnpéïti était aussi mouillée
la frégate la V énus, commandée par M. Du PetitThouors, et que nous serions près do lui plus en sûreté
encore qu à Matavay. Lo commandant de l'expédition
en décida autrement; il résista aux instances du capi
taine de la frégate qui lui avait envoyé un pilote; et
comme l'état sanitaire de la Zélée me permettait une
excursion, je partis le soir même dans la grande piro
gue de Pnpéïti. Ce ne fut pas sans un bien vil plaisir
que je me trouvai bientôt au milieu dequelques vieux
camarades tout joyeux de me revoir. Nous pressions
nos demandes avec une active curiosité; nous pnrlinns
M
8
VOYAGE ALTOrn I»l
MONDE
avec amour de notre pays si éloigné, et nous nous
donnions rendez-vous dans un de res beaux ports eu
ropéens où nous devions enlin trouver la récompense
de nos travaux et de nos fatigues.
Comme je crois vous l'avoir dit dans mon chapitre
précédent, le capitaine l)upelit-Thouars venait de dé
poser deux missionnaires à Madré (le JJios, archipel
Psoukahiva. Il avait déjà sillonné une partie des océans
qui bordent les Indes, touché au Kamehnlkn, à la Ca
lifornie, au Pérou, au Chili; il avait visité les Sand
wich pour une négociation diplomatique, et il se
trouvait maintenant à Otaïti pour demander satisfac
tion d'insultes faites à des missionnaires français.
Fesons de Thistoire.
Deux de nos zélés prédicanls étaient arrivés à Otaïti
dans le but d'y établir la religion catholique. Comme
cela se pratique dans tout pays civilisé, ils avaient de
mandé à la reine!» permission «l’éclairer le peuple, en
le réunissant sur In place publique. Celte permission
obtenue, les deux saints npûlresqui avaient déjà appris
la langue du pays, montèrent sur des tréteaux et pro
clamèrent les grandes vérités «lu catholicisme; mais la
reine agissant sous l'influence des ministres anglicans
établis déjà dans cet archipel, ordonna aux nouveaux
venus de cesser leurs sermons. Ceux-ci se présentèrent
à elle; et loin de vouloir lutter par la force, ils lui di
rent que leur but n’etuil point de détruire le culte
déjà établi par les Anglais, qu'ils venaient essayer de
faire quelques prosélytes, qu'ils ne demandaient pas
pneux qu une lutte de principes lût ouverte entre les
DK I,'ASTROLABE ET !>E LA ZÉLÉE.
HO
deux Églises, <ju ils ne voulaieut se servir que des
armes de la persuasion, et que In reine elle-même au
rait à choisir entre les deux religions prt'cliées.
Les Anglais ne voulurent po.int accepter l'épreuve;
ils étaient forts et puissants, ils tinrent ?» rester puis
sants et forts; et, pour cela, ils usèrent de ruse et de
violence. Une des lois fondamentales du pays défend
sous des peines sévères de forcer les portes des habi
tants pendant la nuit. Que firent les missionnaires An
glais? Ils grimpèrent sur les maisons où logeaient
de vive force les nouveaux venus par celte ouverture;
et après les avoir insolemment jetés dans une goélette
qui leur était dévouée, ils les firent partir pour les
Sandwich.
Le commandant Dupetil-Thouars voulait réparation
de ect outrage au droit public : il signifia donc à la
reine, comme ultimatum, que, sans aucun délai, on cul
a lui compter 5,000 francs en piastres; que le pavil
lon français llottàl sur In petite ile qui sert de demeure
habituelle à la reine, et qu’il fût immédiatement salué
de vingt-un coups de canon. De plus, le capitaine exi
geait qu'on garantit à l'avenir à tout Français le libre
exercice de son industrie, soit qu’il vint à Otaïti pour
des affaires de négoce, soit qu'il y arrivât pour prêcher
la religion de sou pays.
La reine allait se soumettre; mais les missionnaires
anglais arrivèrent en toute hâte au puluis, et lui repré
sentèrent combien il serait honteux pour elle de céder
à tant d'exigences; aussi la réponse se fesmil utten-
■ lï)0
VOYAGE A IT O IR DU MO.NDE
dre, le commandant de la J ênus annonça, que si, lo
lendemain, h neuf heures, les 5,000 francs u’étaicnl pas
à bord, quelques minutes plus tard le village serait
détruit.
Pendant cet intervalle, le missionnaire Pylstar, con
seiller suprême de la reine, après s'être concerté avec
Sa Majesté, arriva a boni de la frégate française, fit ob
server nu capitaine que les trésors de Pomaré, sa sou
veraine, étaient à sec, et qu’elle s'estimerait heureuse
qu'on voulut se contenter d’une indemnité de deux
mille francs,* mais M. Du Petil-Thouars tint ferme, et
tout fut complet dans la réparation exigée.
La vie de cette reine est assez singulière et a droit ù
quelques lignes du voyageur, ('.'était nnguères une
jeune fille fort aecorte et fort avenante, fort mouvais
sujet surtout, qui avait l'adresse d’attirer il elle tous les
étrangers de distinction arrivés à Otalti. Elle ne don
nait aucun sens aux mots pudeur et tendresse, et résu
mait toutes ses passions en deux seules : ambition et
plaisirs. Ge que nous appelons fidélité était chose in
comprise par Pomaré ; mais quand les missionnaires
eurent exercé sur elle un certain empire en la lésant
rougir du vice et de l'odieux des liaisons trop passagè
res, elle consentit h prendre un époux, et depuis quel
ques années elle règne paisiblement sur son peuple à
côté d’un gros gaillard assez bien tourné, qui partage
avec elle les douceurs de l'hymen cl les bienfaits de la
souveraineté. Ne croyez pas, ou reste, qu elle soit hou
leuse de ses précédents si peu farouches; au contraire,
elle en tire vanité, et sans l'œil vigilant du mission-
DE L ASTnOLADE ET DE LA ZELEE.
«151
noire, Sa Majesté Pomàré exposerait la gravité de son
mari à de rudes atteintes, car une trentaine d onnées
iront rien ôté à la princesse de sa grâce et dosa coquet
terie.
l’omoré se tient le plus souvent dans Pile joyeuse
(pii s'élève au milieu de la rude, et dont je vous ni déjà
parle. Là est son palais et un petit ehaloou-lort armé
d une douzaine de canons qui le protègent. Dès qu'elle
vient au village, un camp est établi dans une grande
plaine; ce camp est Tonné d'un nombre assez considé
rable de tentes en toiles, dans lesquelles dorment les
parents et amis de la souveraine, el où sont gardés
également des meubles, des cassettes et une partie de
ses trésors. Quant à elle, nous la voyez presque tou
jours couchée sur des nattes moelleuses, et elle laisse
couler ses jours dans la douceur dos conversations in
times. Si la monotonie est le bonheur, lu souveraine
d'Otuïti est la plus heureuse des femmes.
L’omnipotence anglaise se fait partout sentir, om
nipotence insolente de gouvernement à gouvernement,
omnipotence rapace d homme à homme, de comptoir
à comptoir: lu monde entier est un vaste bazar bri
tannique. Dès la première appuritiou du culte angli
can dans ces iles, ai nsi que dans toutes les autres de
cet imineuse océan, on a pu voir que les apôtres qui
venaient y prêcher la paix cl l'union s'emparaient d'a
bord avec adresse de l'esprit des puissants, les ama
douaient par de légères concessions à leurs caprices, et
b urimposaient plus tard un,joug tyrannique. Le code,
c'est la volonté de ces hommes, et la volonté de ce»
VOYAGE
Auront DU MONDE
hommes, c’est la forlunc et In souveraineté. A eux seuls
les droits et les privilèges; à eux seuls le monopole de
tout ce qui produit et rapporte.
Ainsi, nul ne vendra de l’eau-de-vie sans leur per
mission, et comme ils ne permettent à personne......à
eux seuls tout ee commerce.
Défense aux jeunes tilles d étaler leur nudité aux
regards; et comme eux seuls encore ont les bazars des
étoffes, vous comprenez que ce qu’ils appellent loi de
pudeur est une loi de richesses.
Lu sagesse est quotidiennement précitée aux jeunes
Ot&ftiennes; mais hélas! les antiques habitudes du sol,
l'air parfumé, les eaux diaphanes, le ciel bleu, le so
leil radieux et chaud rendent inefficaces les prédica
tions des missionnaires; et comme j’ai promis de tout
dire, je me hâte d'ajouter que, du haut de sa chaire
évangélique, le ministre tombe souvent vaincu parle
mauvais exemple, et que, grAce à lui, le front de la
jeune (Haïtienne perd petit à petit quelque chose de sa
teinte cuivrée. D’autre part, cl pour compléter la vé
rité de ma narration, je dois constater ici, quelque
douloumise qu'en soit la confidence^ que les femmes
légitimés et les filles des missionnaires venus d'Europe
ont pris quelque chose des mœurs du pays, et que leurs
enfants se colorent, je ne sais par quel miracle, d’une
couleur foncée de café au lait dont un jaloux irréflé
chi pourrait tirer quelque ombrage.
l)e tout cela résulte que la religion anglicane li a
aucune racine, et qu elle consiste seulement en réu
nions du reste assez suivies dans les temples otoîtiens.
HR 1/ASTROLABE ET DE LA ZÉLÉE.
I “>5
Je commence mes courses intérieures; c'est une ha
bitude dont je ne veux pas me défaire. Partout de bel
les plantations, de vastes champs de cannes ù sucre,
des scieries mécaniques, de nombreuses sucreries;
voyez : le commerce et l'industrie se prêtent la main.
Parmi les fruits savoureux qui croissent sans cultu re, la mangue moelleuse, le coco rafraîchissant, l'onc
tueuse banane, et surtout lu goyave odoriférante enri
chissent les forêts. Ne craignez pas de vous perdre dans
cescumpegnesriuntcs; point d'insectes venimeux, point
de serpents, point de bêles fauves, toujours le calme
et la tranquillité; partout des criques paisibles pour
vous délasser de la fatigue ; et si vous rencontrez sur
vos pas une case isolée, pénétrez-y sans crainte, vous
y trouvez des nattes, un bon accueil, une jolie fille a
qui vous ne demandez rien qu’elle puisse vous refu
ser.
Cela est bizarre en effet de voir un peuple en appa
rence soumis au précepte rigoureux d'une religion
nouvelle, assister aux officices divins avec une cer
taine dévotion, suivre assez régulièrement les prati
ques qui leur sont imposées, cl se llûler un instant
après de rentrer dans les joies faciles des mœurs pri
mitives de tout cet archipel.
A Mangaréui nous avons remarque autre chose
qu une dévotion extérieure; la foi sainte a placé son
drapeau dans toutes les unies; la religion est plus
qu'un nom, les missionnaires sont plus que des hom
mes, et le Dieu que ceux-ci ont appris à vénérer est un
Dieu de miséricorde et de chanté.
l‘J
i.
154
VOYAGE ACTODR DU MONDE
Ici le culte est un nom, le ministre moins qu'un
homme, le temple un lieu rie repos d'où l’on s’échappe
pour reconquérir les vieux usages...... A Otaïli In nu
dité des femmes est voilée par de riches étoffes ; mais
le vice est sans vêtements ets’y promène en plein jour.
A qui la faute? demandez-le aux prédicnnts sans con
viction, demundez-le à leurs femmes et à leurs tilles
sans pudeur.
Depuis quatre ans seulement des missionnaires
français ont pénétré à Mangaréva ; depuis vingtans les
Anglais trônent à Otaïli...... Il y a pourtant plus d’un
siècle entre ces deux archipels.
Olalti sera long-temps encore Pile des plaisirs faci
les : le passé est prophète de l'avenir.
La rade de Malavay où nous avons mouillé est la
moins fréquentée de l’Ile; Pupéïti est la seule que visi
tent d'ordinaire les navires voyageurs. Ils y trouvent eu
abondance des fruits délicieux, des vivres frais, un
mouillage sur, un consul qui les représente, des doua
nes pour assurer leurs droits, bon et cordial accueil
dans toutes les demeures, oubli des fatigues passées,
ressources inépuisables contre les fatigues à venir.Olaïti
est jetée au beau milieu de lOcéan-Paeilique, et sem
ble l'échelle naturelle posée là par Dieu pour venir
en aide à tous les explorateurs du monde; étonnezvous après cela si nous la quitlous avec tant de regrets.