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- Texte
-
INTRODUCTION
Il
est de ces hommes dont la destinée labo
rieuse et tourmentée, s'écoule en un combat
formidable. Quand ils no guerroient pas euxmêmes ils sont combattus ; on les attaque,
on les discute, on les blesse, on les frappe
à droite et X gauche, on voudrait les voir
disparaître.
Leur illustration, si méritée qu’elle soit,
excitant la fièvre de l’envie et des rivalités,
jalouses, leur est une sorte de pilori où les
cloue incessamment l’ambition de leurs ad
versaires et de leurs c ntempteurs.
Tel fut D um ont-dTrvillo pendant la durée
de sa grande carrière. Presque partout en
butte à un système opposé à ses convictions
personnelles, il ne se laissa jam ais abattre
par l’insuccès ou la résistance ennem ie; et
sa marche persévérante à travers la science
ues découvertes maritimes ne fut interrom1
Il
INTRODUCTION
pue que par la grande catastrophe que tout
le monde connaît, celle du 8 Mai 1842 !...
Parmi ses plus nobles enfants, la France
compte bien peu d’hommes à qui la nature,
l’éducation, le talent et les circonstances
aient fait une part plus large, plus féconde,
mieux douée d’éléments de succès.
L orsqu’on pénètre par l’intime détail dans
la Vie privée de Dumont- d’U i ville, toute pleine
de beaux contrastes et détonnante variété, on
est à chaque instant surpris charmé, captivé,
p a r l’originalité de nette organisation d’élite,
déses richesses intellectuelles, jointes ù une
naïveté d'âme, i\ une fraîcheur d'im agination,
à une vivacité de caractère qui rendent sin
gulièrement attachante l’étude de cet hom m elà.
Mais s ’il est démontré que les gens heureux
— comme les peuples — n'ont pas d'histoire,
c’est ici le cas de s'écrier : Pauvre d’Urvillo !
quelle histoire que la tienne !.:.
C’est le poème homérien d’une vie, tour
mentée parledésir de savoir toujours et tou
jours davantage, et que bien peu d’heures
INTRODUCTION
calmes ont reposée d'un gigantesque labeur!
Et cependant la mémoire de ce grand hom
me que nous envie l'Angleterre, — parce que
son capitaine Cook n’est pas aussi complet, —
n ’a point encore dans les Lettres françaises
une place vraiment digne do lui, digne de sa
patrie.
Nous lui avons, il est vrai, consacré un mo
nument dont la ville de C ondé-sur-N oireau,
est hère de posséder la gloire. Mais à part
cotte statue, et les panégyriques, — homma
ge devenu banal, tant il est prodigué,
le
circumnavigateur incomparable qui a enri
chi la France de tant de découvertes, et dont
la science encyclopédique nous a légué de si
riches trésors, est presqu’inconnu des nou
velles générations! Elles trouveraient pourtant
en lui un très beau type, un intéressant mo
dèle de persévérance et do courage à travers
les innombrables manifestations d’un génie
explorateur de premier ordre.
Ce n’est pas à nous, disons-le ici, qu’a p portient l’honneur de combler ce grand vide,
notre plume serait trop faible, notr6 horizon
IV
INTRODUCTION
trop étroit et notre science trop bornée, pour
embrasser un tel sujet.
Qu'il nous soit du moins permis de formu
ler le vœu que d'autres tassent revivre un.
jour Dumont-d ’Urville dans un monument
littéraire, plus vivant, plus complot, que
l’histoire sommaire écrite il y a quarante ans.
Ce n’est pas avec la simple nomenclature
des faits, qu’on parvient à intéresser la jeu
nesse... El c’est surtout à la jeunesse qu'il
est bon de montrer la puissance des œuvres
fécondes pour le bien social, et la sublime
beauté d’un caractère que nul péril, nul obs
tacle n’a pu vaincre.
Le récit qui va suivre n’est qu’une page in
time dans la vie de notre grand navigateur,
cette page contient des documents de fa
mille relatifs au troisième voyage au tour
du monde accompli par Dumonl-d’Urville de
1837 à 1340...
Nous les avons groupés de manière à
peindre telle quelle lut, la vie intime de l'il
lustre navigateur : sa physionomie morale à
bord comme au milieu des siens, et enfin les
INTRODUCTION
V
circonstances terrible et poignantes qui o:•>
DUMONT-DURVILLIÎ
comme scs altcctions sur lo seul héritier de
son nom et de sa race. Il avait rêvé uno belle car
rière pour sou îils unique; mais celui-ci beaucoup
trop ménagé par madame Lobreton, ( le père va
quant du matin au soir au soin de sa clientèle, )
avait conserve les défauts de l'enfance,-sans ac
quérir l’instruction de la jeunesse. De peur de
voir pleurer Louis sous une salutaire correction,
— alors qu'elle est facile et féconde, — on avait
laissé grandir sa paresse pour l'étude, et sa pas
sion pour le dessin au détriment do tout le reste.
Résultat : éducatiou manquée, instruction ab
solument nulle, travail intellectuel à refaire !
Sur ces entrefaites arrive le cher Oncle (1),
c’est ainsi que dans la famille on nommait
Dumont-d'UrvilIeetiL l'était plus encore par le
cœur (pie par le titre.
Sitôt débarqué, il accourt auprès de son frère
d’armes.
— Comment, c’est toi, Julien ? Quelle bonne
surprise 1
—Je u’ai pas voulu t’écrire que je venais ici,
Pierre, embrassons-nous; je t'annonce que mon
voyage au Pôle-Sud est décidé et que notre départ
(1) A la inode de B re ta g n e .
est prochain... dans six semaines, je reprends
la mer.
— C'est une magnifique expédition! Et puis,
ce sera ton troisième tour du monde. Plus heu
reux que le capitaine Cook, tu seras vainqueur
de la mor jusqu’à la fin de ta circumnavigation !
Jo sens cela d’avance, moi ; je t’ai vu à l'œuvre,
l’Océan te respecte, tu l'as si sou vont dompté !.
U s’en. souvient.......
— Oui. Pierre, les périls de la navigation
aventureuse, je les connais presque tous ; j'ai
me à les braver... Il y a dans cette formidable
lutte de l’homme do moraux prises avec son élé
ment,do terribles moments à passer !...mnis aus
si, quel indicible plaisir, quel légitime orgueil,
quand le monstre est dompté !... 11 est vrai que
le péril renaît sans cesse, et qu’on ne trouve la
victoire finale qu’en touchant le port où s’achève
la campagne!... Fidèle image do la vie, qui
nous ballotte ot nous jette an combat, sans trêve
jusquà la mort!... L'homme est taillé pour la
lutte...
— Oui, Julieu, mais tous n’ont pas la volonté
de lutter; tous n'ont pas la nature guerroyante :
tous no savent pas se servir de leurs armes.
— Parcequ’on ne le leur ? point appris, mor
24
IJÜMONT-n'UUVILLK
bleu ! L’homme ne suit que ce qu’on lui ensei
gne, puisqu’il vient au monde avec toutes les
ignorances et toutes les faiblesses... mais à ce
propos, que fais-tu do Louis, où est-il ?, où en
est-il do l’algèbre et du reste ?...
— Tiens, Jules, mieux vaut ne pas entamer
ce chapitre; Louis n’ost, pas taillé pour la lutte,
lui; il ne sera jamais qu’un inutile, un artiste
en herbe, un flâneur, un finit sec.’ Cette idée
me désole, je ne puis pas en parler sa ns chagrin.
Laissons-le. puisque cet entêté n’a jamais fait
autre chose que suivre son caprice et contenter
scs goûts... 11 me désespère 1Aucune carrière
no s’ouvre devant lui !...
— Mais parlons-en au contraire démon « ne
veu » ce n'est pasà son Age qu'on jette le manche
après la cognée, mille bombes I Un superbe gail
lard de dix-liuit ans, intelligent et robuste, on
eu tire parti, par tout et toujours... le tout est
desavoir s’v prendre, Pierre...
— Eh bien, ! ni ma femme ni moi n’avons su
nous y prendre, voilà... Parce que l'enfant avait
perdu sa mère, on le soignait avec excès, on le
ménageait au lieu de le pousser au travail ; dès
qu’il se plaignait d’un bobo, on lui faisait mille
gâteries et le coquin abusait de la tendresse pa-
m
DUMONT-n’UUVlU.K
~'o
tcrnello comme de la bonté de toute la i'amiile
et de scs maîtres... A présent il est trop tard
pour réagir... le mal est fait.
— Non, ce n’est pas trop tard, Pierre, et si tu
voulais me confier Louis, je m’en chargerais
bien volontiers... Je le désire même; prâte-lc
moi, major ; je saurai bien en tirer parti, de mon
grand neveu
— Moi, te charger d'un bon êi rien ! d’un igno
rant qui ne veut pas s’instruire; allons donc!
Ce serait te donner de l’embarras en pure perte,
mon Capitaine, je te remercie de tes bonnes in
tentions pour lui, mais c'est bien inutile d’y
[ songer, cher ami ! D’ailleurs, qu'en ferais-tu ?
Le commandant de l’Astrolabe ne peut encom
brer son vaisseau d'aucune non-valeur...
— Ce que je ferais de Louis, si tu me le laisses
emmener? Ceci me regarde ; j ’en réponds sur mon
honneur!... N’as-tu pas juré que s'il persistait
i\ te mécontenter tu l'embarquerais, finalement?
— Eh! oui, sans doute; Julien. Jlier encore,
je lui ai répété la menace....
— Eh bien?.... '
Eli bien, ! ce têtu de bas-breton écoute les re
proches et les plaintes sans plus en tenir compte
que de paroles en air !...
DÜMONT-DURVII.I.K
— Il a raison, morbleu ! Quand on me
nace il faut agir ; sinon ? ... mais peut-être
serait-il content do monter à bord de l'Astro
labe ?....
— Je no sais, il crayonne tout le jour. 11 a
peint des marines fie quoi en tapisser toute la
maison ; sa chambre en est pleine.
— Alors sa paresse n’est qu’une tocado ; je
saurais bien le guérir de cette maladic-là, Pierre,
si tu voulais?...
— Encore une fois qu’en ferais-tu ? où le pla
cer. cet obstiné rapiu?
— Je commencerai par saisir te taureau par tes
cornes, je le mettrai au pas, il faudra bien qu’il
marche : et j ’en ferai un homme.
— Un homme ! si cela se pouvait, tu comble
rais mes vœux...
— Eh !doue, laisse-moi essayer. Que risquonsnous ? si j’échone, je te renverrai notre fruitsec par le premier navire qui croisera VAstrolabe
pour rentier en France...
— Si je pouvais seulement espérer une amé
lioration!...
— Dans trois mois la question sera résolue.
Louis aurait un mois pour s'acclimater à bord,
un mois de noviciat marin, et un autre d’appli-
DUMONT-d ' ü RVILLE
27
cation à l’étude qui lui serait préparée... Allons
Pierre, décide-toi ! à quoi bon hésiter?...
— Dis-moi seulement où tu veux l’utiliser,
dans le cas où il t’obéirait mieux, qu’à nous?...
et alors je...
— Comment, c'est là ce qui t’inquiète? inter
rompit en riant Dumont-d’Urville... C’est par
trop paternel, major ; on abuse do ta faiblesse,
mille bombes ! on n’abusera pas de la mienne !
corbleu ! Allons, allons, voilà qui est conclu.
J'emmène Louis... et dès ce soir, tu entends,
Pierre, dès ce soir,je lui fais endosser l’uniformo.
— Lequel, Julien? lequel?
—L'uniformedecliirugien do troisième, corbleu,
monsieur le Major ! ne suis-je pas toujours maî
tre d’ajouter un aide au corps de mes officiers do
santé?
— Eh 1le malheureux enfant, il ne sait pas
plus de grec et de latin que de mathémati
ques !... C’est un àne, absolument un ûno 1...
— Un line savant, alors, puisqu'il dessine,
Pierre ; mais peu importe. Telle est ma résolu
tion : elle est irrévocable... Je crée « mon neveu
Louis n chirurgien de troisième ; aujourd'hui meme
il en prendra la livrée. J ’ai l'uuiforme en ques
tion dans ma valise !...
28
n u .M o x 'M i 'u i m U Æ
À ces mots, un fulgurant éclat de rire, parti
de la pièce voisine du salon, près de la porte
entrebâillée où d'Urvillo était assis, fit tressau
ter les deux amis... Le Commandant bondit vers
la porte qu’il ouvrit toute large, et vit son futur
aide de troisième, pris do fou rire, et se tordant
sur sa chaise, près de la table à écrire...
— Mille tonnerres ! Louis, (pie signifie ce ta
page ? que fais-tu là au lieu de te montrer ? Tu
écoutes aux porteslü c'est joli!...
— Mais non, mon oncle ; vous ôtes entré à
l’improviste dans le salon, avec mon père. 11
savait bien, lui, que j’étais là,puisqu'il m’a as
signé ce cabinet de travail... seulement j’atteudais le moment de vous saluer, quand tout à
coup, vous avez élevé la voix pour dire que vous
me bombardiez chirurgien de troisième !!! et alors,
y avait-il moyen do ne pas éclater ?... moi !...
docteur !!! ah ! ah ! ah !...
— Mais pourquoi écoutais-tu, mille bombes?
— Parce que mou père n’ayant pas fermé la
porte, il n'v avait pas moyen de faire autrement
que d’entendre, sans même éçoutcr ; car vous
parliez très haut, Commandant, et je ne suis pas
sourd !...
— C’est vrai, Julien, dit le major; je savais
DUMONT-J)’ü k v il l r
20
Louis près ilo nous; et je suis content qu’il ait
tout entendu... sans ('couler.
— Je ne répéterai rien alors, puisque tu as si
bien compris, mon neveu... Tu peux dès mainte
nant. faire ta malle.C’est unechose réglée, Pierre.
— Oui, mon ami, nous verrons cela après le
déjeuner. Tues à jeun, et le couvert est mis. Je
flaire le fumet du potage; allons-nous mettre à
table, Julien ; au dessert nous en recauserons. •>
A la fin du repas Duinont-dTJrvillc reprit sa
thèse.
11 déclara qu’à bord de l'Astrolabe Indiscipline
était admirable : et, qu’une fois en mer, sa vo
lonté était indiscutable. Que si Louis ne s'y pliait
pasde prime abord, Ce serait l'aflairede huit jours
pour acquérir l’habituded’obéir au premier signe.
Et qu’une fois la docilité acquise, le reste irait
tout seul. Que Louis n’était pas plus bête qu’un
autre, qu'il 11e manquait ni de cœur ni de persé
vérance puisqu’ildessinaitcomwGWMtfnrayé. Qu'il
pouvait emporter toutes ses wuores en dispotiibiliu\ pour tapisser les cabines de YAstrolabe et de
la Z l'Idc. Qu’il aurait l’occasion de peindre, à ses
loisirs de bord pour se reposer del’étude, etc., etc.
Puis, se tournant vers Louis, qu’il avait lait
asseoir à ses côtés :
2.
20
d u m o n t - d ' ü r v il l k
— Il a raison, morbïou ! Quand on me
nace il faut agir ; sinon ? ... mais peut-être
serait-il content do monter à bord de l'Astro
labe ?....
— Je ne sais, il crayonne tout le jour. Il a
peint des marines de quoi en tapisser toute la
maison ; sa chambre en est pleine.
— Alors sa paresse n'est qu’une tocado: je
saurais bien le guérir de cette maladie-là, Pierre,
si tu voulais ?...
— Encore une fois qu’en ferais-tu? où le pla
cer. cet obstiné rapin?
— Je commencerai par saisir le taureau par les
cornes, je le mettrai au pas, il faudra bion qu'il
marche: et j ’en ferai un homme.
— Ua homme ! si cela se pouvait, tu comble
rais mes vœux...
— Eh Idonc, laisse-moi essayer. Que risquonsnous? si j ’échoue, je te renverrai notre fruitsec par le premier navire qui croisera l'Astrolabe
pour rentrer en France...
— Si je pouvais Seulement espérer une amé
lioration !...
— Dans trois mois la question sera résolue.
Louis aurait un mois pour s’acclimater à bord,
un mois de noviciat marin, et un autre d'appli-
W jfjm
1 1
:A
DCMONT-D’CTRVILLE
27
cation à l’étude qui lui serait préparée... Allons
Pierre, décide-toi! à quoi bon hésiter‘A..
— Dis-moi seulement Où tu veux l’utiliser,
dans le cas où il t’obéirait mieux qu'à nous?...
et alors je ...
— Comment, c'est, là ce qui t ’inquiète? inter
rompit en riant Dumont-d’Urville... C’est par
trop paternel, major ; on abuse de ta faiblesse,
mille bombes ! on n’abusera pas de la mienne !
corbleu 1 Allons, allons, voilà qui est conclu.
J ’emrnôno Louis... et dès ce soir, tu entends,
Pierre, d
À ce cri los passagers assis près du banc de
quart, se levèrent épouvantés. Mais un mate
lot les rassura.
— C'est le requin qui a dévoré les restes de
Tigora! Ce brigand de monstre est friand do la
chair des animaux. Il nous suit, tantôt de loin
tantôt de près, pour sc procurer un autre fes
tin de Balthasar! Ne vous effrayez pas... C’est
lui qui a peur de VAstrolabe : du bord nous n’a
vons rien à craindre.
— Avis aux insurgés ; dit tout bas mon cousin
à l’abbé...
— Hélas I répondit celui-ci, de meme, aucun
68
dumont-d’ürvillb
capitaine de navire ne saurait tolérer la révolte!
Pour le salut de l’équipage, il est en droit de se
montrer sévère ! 11 ne faut parfois qu’une mau
vaise tète pour mettre en péril de mort
un vaisseau de quaire-vingt-dùc !... Mais en
appliquant le code Draeonnien, le chef n’agit
par pas passion... Il suffit, parfois do faire faire
un plongeon aux mutins pour les réduire... Il y
a de ces endiablés qui placés entre un acte de
soumission et ce gros requin, crieraient : grâce !
Alors, au premier signe de détresse, le chef
ordonne de jeter le harpeau. L’insurgé repen
tant s'en Saisit, et aborde au plus vite...
— Merci «le l'explication, cher abbé... Quand
je pense que sur tout autre vaisseau que YAs
trolabe, pareil sort pouvait être le mien !
Avec ça, je crains les bains de mer ailleurs
qu’à Concarneau.
11
Il faut noter ici, parce qu’ils sont à leur pla
ce, les fragments du journal de bord de mon
cousin.
31 octobre 1837. — « Nous «avons tourné Gi-
DÜMONT-D'unVlLLB
69
braltar, et passé de la Méditerranée à l’océan
Allant ique par un temps admirable. La brise est
toujours favorable
notre marche : seulement
elle est plus fraîche. Je n’ai plus le loisir do
suivre en rêvant, le sillage des navires; mais
je puis encore admirer « mon oncle » du coin de
l'œil, quand il apparaît sur le pont, passer la
revue de l'équipage... Quelle attitude que la
sienne ! Dumont-d’Urville sur son vaisseau, no
ressemble pas plus îl Vautre, celui de Paris ou de
Bretagne, qu’une chenille au papillon !
A Paris, « mon oncle » avait l’air d’un simple
mortel : ici quelle différence. On croirait voir
l’Hercule fies mers, il plane, il rayonne, il
commande avec une incomparable autorité......
L’éclair du génie brille dans son regard ; son
œil, vert et gris, comme l’onde, galvanise
tout l’équipage. Il semble se jouer des flots
et des abîmes.....11 est obéi avec entraîne
ment. avec joie, surtout avec exactitude. Enfin,
sa démarche, sa parole, sa physionomie, tout
est transformé, je crois qu’ici le Commandant
est lui-même ; ailleurs il est gêné. La mer est
son élément « sa vieille amie* disait-il, hior...
« Attention ! Le voici : il vient inspecter la tenue
des matelots, et réprimer le plus léger désordre...
70
!
1
DÜMONT-D’UftVILLB
« Matelot X, tes souliers 11 ’ont pas de cor
dons, que signifie cela?
« Pourquoi cet hélioscopo traîne-t-il. sur le
banc de quart ?
« Voilà un haubans mal fixé à son mât...
« Major L. le petit mousse qui a chuté est-il
guéri?
— Tout à fait, Commandant, le Père-Jant au
risque d’ètre blessé, lui a amorti le coup...
— Je le recounais bien là. cc digne hommo 1
Il est près des malades ?
— Oui, Commandant: c’est son assiduité à
l’infirmerie qui me permet de donner plus de
temps à monsieur Louis...
Àhl tant mieux... Voilà la bise jaune qui
prend; il va falloir forcer le coup de cingle (1)
et se préparer aux vents contraires.
III
2 novembre «—Je veux consigner ici la grande
ot profonde impression que je dois au spectacle,
continu de l’Océan. Quand je l’admirais de loin,
je ne pouvais concevoir la différence qu'il y a à
(1) Forme d'argot marin. Chaque marin a les «ions.
ï,—■Sas.
dumont-d’ uuvillic
71
regarder ses flots du rivage, ou à se voir perdu
dans l'immensité, au milieu des grandes eaux,
en pleine mer, depuis des mois, et sans autre
horizon que le ciel et l’abîme...
Il y a dos moments d'indicible terreur , de vi
sions grandioses, il y a des révélations de l'In
fini que je n’avais pas en Bretagne. Elles me
font tressaillir mystérieusement, et me portent,
muet, subjugué, recueilli, vers les espérances
éternelles!!! je me sens étrangement modifié en
dedans, depuis que nous flottons.....
Ce plancher liquide sur le gouffre béant, théâtre
formidable de naufrages et d'engloutissements
terribles, me suggère des pensées de plus en
plus grnves. il me semble que je ne reverrai
jamais mon père! Cette idée m’empoigne; et je
souffre !
Ici,Capitaine, pilote, équipage, tous livrent un
incessant combat aux plus redoutables forces de
la nature...
Quel mystôro que la vocation du marin !je l’ad
mire sans la comprendre, et surtout sans l’ai
mer !... Jamais le goût delà mer n o u e viendra,
j'eu puis jurer U! Mais la haute épreuve que je
subis, imprime au plus profond de mon être de
salutaires pensées, des sentiments inconnus, et
72
DUMONT-O’UIIVILLK
des aspirations généreuses que naguère je ne
connaissais pas !!!
Oui, ma situation présente modifio mes idées,
en attendant qu'elle modifie mes goûts, si faire
se peut!!!
Déjà je ne ressens plus autant de mollesse dans
la volonté ; je n'ai plus guère ce capricieux be
soin de bailler aux corneilles, ou de faire des
riens !!! je sens enfin que la vie no doit pas s’é
couler misérabloment à barbouiller du vélin, à
dessiner, sans utilité pour personne !!!
Ici, près du péril latent, exposé aux cataclys
mes dont l’habileté surprenante, non moins que
la science de Dumont-d'Urville nous délivrent
avant d'avoir heurté l'écueil, je vois des mystères
redoutables s'accumuler H! Que de difficultés en
cette vie sociale concentrée sur un vaisseau que
les flots et les vents soulèvent tour à tour !!!
Tout un monde se remue sur le plancher mou
vant de VAstrolabe'.... Que de drames en germe,
cachés peut-être en chaque individu présent à
notre bord...
Mystère, l’harmonie et la paix qu’impose la
discipline, eu mer... Mystère! lejeu des passions
sous le joug de l'obéissance absolue... Mystère!
les grands revirements de l’âme qui peuvent,
nUMONT-D’UKViLLB
73
comme je lésons en moi, changer en un instant
les mouvements du cœur...
Ici la raison commande au caprice; et le vaga
bondage de mon esprit fait place h la réflexion.
A peine si je me retrouve moi-môme !.. Le Com
mandant fait sur moi un essai vraiment prodi
gieux dans ses premiers résultats ; je pense, je
veux, mon intelligence s’élève par le travail, et
mon cœur devient capable du dévoûment sincère
à la cause commune !... Quelle transformation !
Si mon père voyait sondne de fils ! s’il savait sur
tout que depuis mon changement, j’expérimente
ce délicieux sentiment qui met tout l’homme
en paix avec lui-mème !... s'il savait que je dé
plore le temps que j’ai perdu !
IV
10 Novembre. — Mais, voici du nouveau.
Voici la rencontre des navires signalés par le
pilote... Hier, nous avons croisé l'Alouette-, pen
dant une grande henro, échange de dépêches,
de renseignements ; pourparlers entre les trois
Commandants des navires ; fraternisation bien
fugitive des équipages.
5
74
dumont- d' ubyillb
Qu’ils sont heureux de renier en France, les
passagers de YAlouette ! Ah I si j ’avais su et si
j’avais pu !... Mais non, je suis un coupable qui
porte le poids de ses fautes ; et encore faut-il
que je me sente plus que résigné. Il faut que je
sois relativement satisfait d’être puni, surtout en
songeant que je répare ici le temps perdu ; ce
qu'à terre je n’aurais jamais fait!...
Non, c’était écrit !... Je devais suivre Dumontd’Urville au bout du monde! Courage donc, et
vivons d'espérance, comme dit mou cher abbé
qui a toujours raison , d'après le Commandant !
Oui, çourage ! Déjà YAgathe est en vedette elle
avance rapidement vers nous. Jo vais porter à
« mon oncle » ma lettre pour mon père, avant
que ses dépêches officielles ne soient scellées ;
car tout notre courrier de bord doit être réuni à
huit heures, il en était sept.
Avec la lunette excellente que m’a laissée le
chirurgien de seconde, jo vois encoro un peu
YAlouette qui file vers les côtes de Franco, tan
dis que YAstrolabe s'éloigne à grandes bordées.
Heureux navire... Mais au fait, si YAlouette est
joyeuse de revoir les rives de Franco, c’est qu’elle
a fourni sa campagne, taudis que nous com
mençons la nôtre... seulement, elle sera longue,
dumont-d’crvillk
75
j’en ai peur... Mon père aura cetto lettre dans
quelques semaines ; et moi, quand recevrai-je
doses nouvelles?... Allons, Louis, travaillons
nu lieu de songer... »
Mais, il restait là, perdu dans ses regrets ; les
coudes sur sa table à écrire, et le front penché
sur sa main, s’oubliant à d’inutiles rôvories, le
cœur gros, et les yeux humides, quand par bouheur, le père Janick vint le trouver...
Témoin de ses premières doléances au croisage de l'Alouette, l’Abbé, sitôt que YAgathe eut
passé —* plus rapide que l’oiseau — sous le
vert de poupe, accourut vers son jeune ami pour
10 distraire et le remonter.
il prit mon cousin par les épaules, le secoua
doucement pour le réveiller de son engourdis
sement, le regarda dans le blanc des peux... puis
11dit : « qu’avez-vous doue, mon cher ami ? peu
s’en faut que vous ne pleuriez comme un enfant,
parce que nous avons croisé deux navires fran
çais... Que signifie cetto noire tristesse quand
il y a réjouissance ù bord?...
— Eh ! vous savez bien que je ne suis pas ici
pour mon plaisir, mon bon pôre-Jan... et alors...
je rumine.
— C’est ce qui me fâche... secouez cette tor-
70
DUMONT-D'URVILLB
peur, il le faut ! Quand un lutteur est entré dans
l’arène, s’il regarde en arrière, il est perdu!
D'ailleurs ce serait de la lâcheté, et certes, vous
n’ètcs pas un lâche !...
— Non, oh! non; mais je ne puis me fuir
moi-même... Et quand je regarde cet uniforme,
puis-je m'y faire? impossible, voyez-vous.
— Ah ! l'uniforme ! ce malheureux uniforme !
vous lui en voudrez donc toujours? Pourtant il
vous est bien utile, convenez-en.
— Je ne dis pas non, mais je ne m’y habitue
pas !...
— Comment! soutenu, encouragé, aimé de
tous, trouvant sur YAstrolabe, près de Dumontd’Urville, tout ce qu’il faut pour vous créer un
avenir; j’entends uno bonne place dans la so
ciété ; vous vous laissez aller h de vains regrets!
Mon cher Louis, cela n’est pas raisonnable...
hier encore, M. Charles, le chirurgien de seconde
m’a dit qu’il ne laissait échapper aucune occa
sion de vous soustraire aux corvées de votre
emploi, à cause de vos études... Aussi, ce pau
vre uniforme, dont vous vous plaignez tant,
devrait vous être léger... grâce ii lui tout le
monde vous aide...
— Grâce au Commandant, vous voulez dire...
DUMONT-D’ OItVILLB
77
En passant près de moi, hier, il a proféré senten
cieusement ces mots : « Heureux Vhomme qui
travaille : il porte en lui un trésor imprenable. «
Il est certain que, sans l’uniforme, qui me gêne
aux entournures, je prendrais mon sort en gré...
llumont-d'Urville fait aimer son autorité... et
puis votre amitié ine touche, père Janick.
— Allons ! voilà quo le courage vous revient ;
venez avec moi voir filer YAgathe... Le vent est
devenu tiède: le pilote s’en étonne, et le commandants’en inquiète, m’a-t-il dit. En attendant,
il faut en profiter.
Le major L. venait d’annoncer qu’une épidémie
était à craindre, et que plusieurs cas de choléra,
survenus do la veille, donnaient un signo avantcoureur des plus graves.
— Messieurs, vous savez, ça chauffe à l’offi
cine du major!., dit le second de YAstrolabe, qui
venait prévenir le père Janick.
Aussitôt, celui-ci quitta mon cousin, pour se
rendre à l’infirmerie avec cet officier supérieur,
qui ne lui dissimula pas l’inquiétude fondée du
Commandant, et la gravité de la crise épidémi
que.
Ici je laisse la parole à Louis dont je consulte
les notes et souvenirs...
78
DÜMONT-T)’ DRVILLE
* — Au nom de Dieu ! prenez vos précautions,
M. Louis, me dit le chirurgien de seconde è qui je
restituai sa longue-vue. Nous avons six malades
atteints subitement depuis trois heures ! Ne
soyez pas le septième... Je no voudrais pas vous
avoir à l'infirmerie... Je crains la peste ! et nous
sommes attaqués à l’improviste par le fléau...
Avant que le major L. soit en mesures do parer
contre l’invisible ennemi il y aura des victimes,
j ’en ai peur!... Au revoir, et que le ciel vous
préserve, mou cher élève... »
J’allai rejoindre quelques matelots bretons ; il
en manquait un... Où pouvait-il être? Près du
père-Jan, à l'infirmerie, bien sùr... J’y cours; le
matelot y était. Je le vois portant un bol de tisane
chaude à un malade. Je veux le lui prendre des
mains.
— Pornic, tu usurpes mon droit et mes fonc
tions; c’est émoi d'aller près des malades, lui
dis-je, en même temps...
— Vous ne savez pas où c'est, monsieur l’aide,
suivez-moi, seulement.
Et je suivis Pornic, sans mot dire.
Laumôuicr vint à moi — « Courage, et con
fiance en Dieu, mes pauvres amis; si cette fatale
brise de sud-est, nous apporte la contagion, oh!
bien, redoublons de vigilance et d’activité dans
le soin do nos malades; le ciel nous aidera!...
Chose étrange ! je sentis alors s’évanouir en
moi toutes les répugnances anti-médicales, et
je le dis à l’abbé.
— Tant mieux! et je m’en réjouis pour vous,
la peur étant pire que le m al... d’ailleurs la vic
toire appartient aux vaillants, M. Louis, venezvous travailler ici ?
— Certainement. L’infirmerie est le champ de
bataille des aides. Ce n’est plus l’heure de ré
péter :
« 3c su it peintre, vous dis-je, et nu suia que cola ! ■
Oh !non : mon poste est ici, entre ces messieurs,
les malades et vous. Je n’attendrai pas qu’on me
relance... Jo m'offre, employez-moi. Que faut-il
faire?...
—Jen’ai pas d’ordreà donner ici. Allez trouver
votre chef de file, le grand major; mon cher ami.
allez, allez !
J’y courus; il était aux prises avec l’horrible
fléau,et préparait d'énergiques mixtures. 11 m’ap
prit la désolante nouvelle, monsieur Goupil
était atteint!. On craignait qu'il succombât dans
la nuit... J’aurais voulu courir à lui, maison
80
dümont- d ’ürvillu
m’arrêta, en me disant qu’il était soigné chez lui;
qu’un aide déjà affecté à son service particulier
ne le quittait pas ; défense à moi d'y aller voir !...
Triste, le cœur navré, j ’entrai en fonction ac
tive, dans l'infirmerie. Avant le soir les hommes
tombaient comme des mouches!... Les bran
cards allaient et venaient entre les lits encore
vacants... Pendant la nuit ils furent presque
tous occupés... Les infirmiers ne suffisaient
plus à la besogne . Cinq cas foudroyants se
produisirent sous mes yeux !...
Mais à mesure que grandissait autour de moi
le danger, je sentais mon courage grandir aussi.
Décidément, il n'y a qu’à mettre la main à l’œu
vre pour se connaître soi-mème. J’aspirais sans
crainte l’air méphytique.
— Vous voilà!... c'est bien! aide Lebretou, me
dit monsieur le second, qui ne m'avait pas cncoro
aperçu et qui vint me serrer la main, près du lit
d’un matelotquiagonisait... hélas! dit-il,encore,
nous sommes rudement éprouvés !... »
— Arcucz par ici, M. Lebretou, il y a de la
besogne pour nous deux, ine cria M. Charles, le
chirurgien de Seconde qui réclamait un aide...
Vous arrivez à propos ! entre de pauvres mate
lots qui râlent.
DUMONT-D’ÜUV1LLB
81
.l’obéis on silcnco : l'infirmerie se comblait, il
était à craindre que les bras valides manquas
sent!... Si vaste que fût la salle, très aérée,
l’atmosphère était déjà empestée...
Le Commandant, sur pied toute la nuit, était
déjà venu trois fois à l’infirmerie ; il se multi
pliait et se dépensait sans compter...
.le le vis do loinfaire un signe approbatif
quand le major ordonna sur le matin , do
laisser les malades récemment atteints dans
leurs cabines. Cette mesure rendait les soins
do beaucoup plus pénibles aux infirmiers. —
Mais, dit d’Urville, nous ne manquerons pas
d'hommes do bonne volonté!...
En passant près des lits où je me tenais, le
Commandant qui disait à tous les malades une
bonne parole et offrait les secours en son pou
voir, me serra la main en la secouant avec une
énergie satisfaite... Puis, d’un regard navré et
humide, il embrassa le funèbre coup d’œil de
l’infirmerie et vint ensuite parler bas à l’abbé
Janick en lui pressant les mains !...
Quelle épouvantable scène de deuil ! Quinze
morts en une nuit! autant d’agonisants; en tout
plus de soixante personnes atteintes!!... C’est
affreux à voir, ces débats do l’homme aux prises
5.
82
Dumônt-d’ uevilub
avec la mort. Mieux vaudrait périr dans la tour
mente qu'ici !... N’y pensons pas» mais agissons
sans cesse...
Ce serait intolérable et par trop empoignant, si
je ne voyais, comme un ange consolateur, l’abbé
Janick, prodiguer son divin ministère à tous, car
tous le connaissent, l’aiment et rappellent !...
Il les embrasse, ces moribons, les bénit, les
absout, leur montre le ciel en leur disant : C’est
là haut qu’est la vie!... la vio éternelle où l’on ne
souffre plus jamais, où la lutte est Unie, l’ac
complissement du devoir récompensé! Où le
bonheur infini succède, inaltérable, inamissible, à
cette pauvre vie de la terre, qui n’est que peine,
travail et douleur !...
Aussi do douces morts succèdent aux cris
d’angoisse, aux agonies poignantes...
Un ingénieux vent ilateur imagiué par Dumontd’Urvillc vient d’ètrc établi au centre de l'infir
merie. Ce n’était pas sans besoin! Je me sentais
la tète lourde,j’étais asphixiô !... Bénie soitl’inspiration du Commandant et sa mesure sanitaire !
Nous allons pouvoir respirer un air moins char
gé d’exhalaisons morbides... nous échappe
rons peut-être au fléau !...
Je pensais cela parce que peu d’instants
dumont-d’ürvillk
83
avant l’introduction du ventilateur clans l'im
mense hall, je me sentais comme saisi par
un mal étrange, et le vertige me prenait!...
Mais voici que l’air renouvelé à temps me rend la
vio...
Profitons^en pour travailler de plus belle,
armé d’un tablier do pharmacie, une serviette
au bras, des potions à chaque main.
Tandis que le père Janick se penche sur cha
que lit pour entendre la confession suprême, le
Commandant revient, il examine le fonction
nement de son ventilateur?...
Au moins, dit-il avec un soupir entendu de
loin, —au moins, personne ne meurt sa ns secours
spirituels et corporels. Ici le dévouement frater
nel est infatigable !
Merci, père, merci, messieurs, mes paroles
sont insuffisantes à vous reconnaître comme je
le voudrais.
Des larmes plein les yeux, Dumont-d’Urville
s’activait plus que nous tous... Tous les ma
lades l’ont vu ; A tous, il a serré la main et pro
mis les « .«ecours de famille. »
A son exemple,les officiers de marine passaient
près des mourants : « Que désirez-vous, que
puis-je pour vous soulager? * — Demandez-
84
DUMONT-d ’ü KVILLE
moi tout ce qui est en mon pouvoir, je le ferai,
leur disait Duinont-d’Urville.
Le lendemain, à midi, nous étions sur les dents.
La fatigue, la soif, en dépit des cordiaux que
nous faisait prendre le major L., oui, la soif
nous semblait insatiable.
Mais, pour penser au repos, il fallait une
accalmie,elle s’accentua vers le soir seulement.
Je ne sais trop ce que j ’ai absorbé de café noir,
de bouillon de cacao, de liqueurs toniques dé
layées dans l’eau chaude, pendant trente-deux
heures?
Quant à manger, impossible; non seulement
l’estomac s'y refusait, mais qui aurait senti
l’appétit en présence de nos mourants ?...
La soif s’impose mais non la faim.
Tous ceux des malades qui ont pu boire à
temps l’énergique mixture composée par le ma
jor L., ont résisté à l’épidémio et bravé les
ravages de l’affreuse contagion.
Mais, hélas ! à côté des sauvés, (ils étaient
plus de trente), nous comptions treutc-ct-un
décès !... Quelle décimation, quel ravage déchi
rant! quelle perte pour l'escadre!... et en un
seul jour !...
Quel désastre! quel deuil pour les deux navi-
- d 'o
r v il l e
85
res, car la Zélée était frappée pour un tiers...
L’aumônier a accompli des prodiges de charité.
Son héroïque dévouement a fait resplaudir l’es
pérance divine sur les victimes que nous arrache
le fléau?...
« — Que Dieu soit loué et mille fois béni !...
11 vous a préservé, mon cher enfant ! disait ce
bon père Janick, quand nous sortîmes ensemble
des limbes de l’infirmerie !...
Notre bon, notre regretté Goupil est mort hier
minuit!... Avec quelle foi touchante il s’est
confié i\moi !...
Pendant six heures, il a cruellement souffert
mais sa résignation ôtait admirable ; je ne l’ou
blierai jamais !...
— Oh ! ni moi non plus ; il mérite tous mes
regrets !
En disant ces mots, j’exprimais ma pen
sée; mais j ’avoue que j ’étais tellement re
mué par tout ce que je venais de voir et de res
sentir, que je ne m’arrêtai pas alors à déplorer
la perte de M. Goupil, bien qu’ollc me touchât
de près, à cause de ses boutés pour moi... j’étais
tout aux malades qu'on espérait sauver ?
— Le Major a eu une heureuse idée «le fermer
l’infirmerie aux malades de la troisième journée.
_____
d d m o n t
80
DUMONT-D’tJB'VILLE
Soignés en cabine, ceux-là en réchapperont
presque tous, m’a (lit monsieur le « Second. »
Le sirop anti-surbatique, joint à l’élixir nou
vellement composé par le major L. a fait mer
veille sur eux ; mais la chance de ne pas voir
tant de mourants autour de soi, et sur tout, de ne
pas respirer l’air nauséabond d'une salle d’hô
pital, c’est encore le meilleur pour guérir !...
— Cependant M. Goupil était soigné chez
lui, et rien n’a pu le sauver ! Il est vrai que sa
santé était profondément altérée, et qu’il avait
moins de force de résistance que les^autres.
Inquiet pour tout son monde, Dumont-d’Urvillo avait ordonné d’atterrir. Nous étions en
vue des îles Açores : on se prépara donc au
mouillage...
Mais voici que le vent meurtrier cesse et avec
lui, les étourdissements, l'effroi, les nouvelles et
foudroyantes attaques du fléau.
Comme la foudre pendant l’orage, le souffle
de la mort avait passé sur nos têtes. Une brise
fraîche venant du Nord-Ouest, nous apporta
l’air salubre de la haute mer, en môme temps
que nous sentions se ranimer nos forces.
Déjà le sentiment du péril faisant place à
87
la confiance, lo mouillage n’eut pas lieu ; car,
dit d'Urville, ce n’est pas une trêve: c’est laiiu,
grâce oii vin égayaient môme les mousses) nous vîmes
accourir vers nous l’estafette de Dumontrd'yrville,
c’est-à-dire le petit Zaroff, dont la mine éveillée
semblait à mes yeux un présage île bon augure.
— Pourquoi to dépèchos-tu taut que ç a , mon
gentil mousse? lui-dit l’aumônier prenant sa
main pour l’arrêter au passage....
92
DUMOXT-D UltVILLR
—Père-Jan ne me retenez pas, j'ai un ordre
du Commandant à exécuter ; il invite le corpsmédical à son lunch ; et déjà le chef prépare lo
thé, car c’est tout de suite. Il faut que je coure
apres ces officiers ; le Commandant n’aimo pas
à attendre, vous le savez bien.
Mais vous êtes invités avec M. Lobreton; ot
vous lui ferez plaisir, si vous descendez immé
diatement chez lui...
Il est déjà dans son grand salon, où il lait les
cinq cents p as.... AUcz-y, messieurs, pendant
que je cherche les autres.
—Venez-vous, Louis? me dit l’abbé en se le
vant aussitôt.
— Certainement; je ne demande pas mieux
que d’arriver des premiers chez mon oncle.
Nous nous dirigeâmes du côté dos avants-pos
tes, vers l’appartement île Dumont-d’Urville. Il
n’était pas seul ; le capitaine de la Zélée et .von
second causaient avec lui. Déjà les préparatifs
de gala s’accentuaient; l’immense table, ordi
nairement, chargée de cartes, qui tenait le milieu
du grand salon, n’avait plus, sur sou tapis rouge
qu’un service à thé des plus complet, escorté de
llacons à liqueurs, et dé plateaux chargés de
conserves, de fruits et de gâteaux secs.
d u m o n t
- d ’ü
h v il l e
Ù3
En nous voyant mon oncle s’avança vers nous,
tendant une main ii l'abbé et l’autre à moi.
Son air avait toute la gravité que comportait
la circonstance.
— L'Expédition était en deuil! — néanmoins,
dans l’attitude do Dumont-d’Urville, je pressen
tis une satisfaction intime, uue joie contenue
qui mo fit aussitôt éprouver un sentiment de
bien-être et d’assurance. — C’était fort à propos
en présence d’une réunion d’élus et lYrtite, où je
me sentais fier d’être admis, quoique intrus... je
pensais même indigne î »
Pendant les réciproques salutations ot autres
politesses d’usage, tous les invités arrivèrent ;
et quand nous filmes en nombre, le Comman
dant. nous fit approcher do la longue table que
Zaroff avait entourée de sièges fort commodes.
Sans avoir cherché ma place, je me trouvais
assis entre mes deux amis, le Pèrc-Jan et le
chirurgien de seconde, ce qui ne me causa pas
un médiocre plaisir, car les autres officiers m’é
taient. plus ou moins étrangers...
— Nous avons tous besoin d’une détente,
Messieurs, dit alors Dumont-d’Urville, c’est
(Tabord à cette intention que j’ai désiré vous
avoir près de moi pour collationner ensemble.
94
dum ont
- d ’u
h v il l u
C’est le premier repos d’esprit, et do corps après
nos heures terribles et néfastes, si longues et si
exténuantes pour vous tous, Messieurs, qui
avez si généreusement payé detvos personnes...
Nous pouvons bien nous accorder cela...
Si nous sommes en communion de douils et
de grandes responsabilités, jamais aussi le dé
vouement ne fut plus unanime, plus complet,
j ’ai besoin de le dire et de vous répéter encore
combien j’en suis profondément touché 1! !
J’aurais voulu que l’état-major entier fût ici,
avec nous, ce matin, pour prendre lo thé ; Tous
nos savants se trouvaient déjà réunis pour dé
jeuner chez M. Lesson, quand je les ai fait
prier... Mais si nous sommes séparés par quel
ques cloisons et plusieurs toises de distance,
nos cœurs sont unis, car le but des deux as
semblées est le même.
—Oui, sans doute,Commandant! répondîmesnous en chœur.
Le chef, au moment môme, apportait une
énorme théière et l'arôme, agréable du thé
bouillant se répandait partout.
— « Allons, Messieurs et chers amis, réchauf
fons-nous ; buvons à la santé de l’Expédition
au Pôle-Sud, dit d'Urvillo avec entrain.
d ü m o n t
- d ’ü
r v il l b
95
On ne se le fit pas «lire «leux fois. Le chef
servait la ronde, versant thé, vins «l'Espagne,
et liqueur des îles au goût de chacun, tandis que
Zaroff faisait circuler plateaux et corbeilles,
sandwichs, fruits et gâteaux.
Après l'abondante réfection, surtout après
que les vins d’Espagne auront coulé à plusieurs
reprises, une pointe de gaieté reparut sur tous
les visages, y compris celui de l’amphitryon. Je
vis alors, avec une singulière émotion, lo regard
de Dumont-dTrvillo se porter sur moi, d’abord
avec une attention très bienveillante, puis une
expression narquoise qui se mélangeait do façon
a me troubler un peu...
Je ne lui avais jamais vu cet air-lù depuis
qu'il m’a pris ù son bord... Mais il l’avait en
Bretagne, chez mon père, pendant lo fameux en
tretien qui se termina par ma burlesque nomi
nation...
En tous cas,si le Commandant me tient une
nouvelle surprise eu réserve, elle ne sera pas do
même nature que la première, c’est certain...
Et, en pensant cela, le temps me durait qu’il
s’expliquât, car l’épanouissement, si rare, de son
sourire ne pouvait me l’aire redouter l’explication,
même eu public, j'en avais le pressentiment...
03
d d m o n t - d ’ ü k v il l iï
Mais il ne se pressait pas. Tout en regardant
du coin de l’œil, il causait avec ses deux voi
sins, le capitaine de la Zélée, M. Jacquinot, et le
major L ; il paraît que ces messieurs avaient
beaucoup à dire, car ils n’en finissaient pas, et
je perdais contenance sous la fixité du regard
de mon oncle... L’abbé s'en aperçut et me plai
santa, en me disant de profiter de l’occasion
pour demander un uniforme moins gênant et
mieux adapté à ma grande et forte taille...
— Je demanderais plutôt des nouvelles de
mon père, lui répondis-je avec une certaine vi
vacité, et de façon A ce que le commandant
m’entendît...
Il me regarda alors en face, et. scs voisins
cessèrent de parler aussitôt
de table, ce qui ramena le
côté.
— Louis, j’ai quelque chose à te dire, et je
désire que ces messieurs l’entendent ; articula
le Commandant, dont le geste impératif me cloua
à ma place, debout, l’oreille au guet, sans qu’il
me vînt à l’esprit de me rasseoir.
Mon cœur battait bien fort, au milieu do l’a
réopage ainsi constitué par Durnont-d’Unrviîle.
Sans doute, il s’en aperçut, puisqu'il me laissa
d o m o n t
-d 'd
97
r v il l b
le temps
Le Commandant s'arrêta, on jetant un regard
circulaire et investigateur autour de lui, comme
pour recueillir les impressions diverses...
100
m jm o n t
-d 'c
r v il l e
Mes yeux seuls le remercièrent...
Alors le chirurgien do seconde, mon éminent
professeur, comprit que Dumont-d’Urville atten
dait sa risposte.
11 se lova pour déclarer qu’il me regrettait;
beaucoup, comme a?de-major, surtout après le
beau fait-d’armes mentionné déjà ; mais que
l’intérêt général passant avant le sien, il ne
s’étonnait pas de me voir quitter l'uniforme de
docteur pour reprendre mes pinceaux.
Là-dessus, il vint me donner l'accolade la
plus cordiale; après lui l’abbé Janick m'étrei
gnit dans ses bras avec une énergie bretonne
tellement véhémente que je faillis étouffer. . .
Quant aux autres officiers do marine uous
échangeâmes seulement d'aimables salutations.
Le Commandant, les bras croisés, et penché
sur sa chaise regardait tout son monde d’un air
satisfait...
Je ne savais comment le remercier en public,
et j ’aurais voulu me trouver seul avec lui... Mais
au lieu de congédier l'assistance, il demanda
d’autres verres et d’autres liqueurs, Zaroff se mit
eu devoir d’obéir.
Alors, profitant du remue-ménage, pendant le
quel tous s’étaient levés, j ’allai baiser la main de
m ü m ont
-
d ’ü r v i l l r
101
mon oncle, on lui disant tout bas une parole
qu’il entendit seul... puis il me prit dans ses bras
et m'étreignit en disant: Mon fils était de ton
âge! si Dieu me l’eût laissé il serait avec
nous II!
Mais l'heure n’était point aux attendrisse
ments intimes. Dès que Zaroff eut placé sur la
table la grande cave à liqueurs, flanquée de
cristaux merveilleux et d'uno riche argenterie
do campagne, le Commandant remplit les verres
de curaço de Hollande ; puis élevant le sien à
la hauteur du front ; — Monsieurs, buvons à la
santé de tous les nôtres, absents ou présents, û
commencer par le nouveau peintre en chef de
l’Expédition ! Alors, au choc des verres, mille
crts s'entre mêlèrent harmonieusement. Les san
tés : à Mm*Dumont-d’Urville ! Au Commandant !
è .Iules d'Urvillel à Louis Lebrcton! etc., etc.,
tour-à-tour...
Messieurs ! dit lo capitaine Jacquinot, je bois
au plein succès de la Campagne et à la préserva
tion présente et future de tous ceux qui la font !
Un formidable vivat répondit ù ce toast, et
peu après chacun retourna à son poste. La fêto
était finie, ma joie commençait!...
Sur un signe du Commandant, le Père-jan et
6.
102
D [JMONT-D’im VILLE
moi, restés les derniers, nous vîmes Zaroff nous
barrer le passage...
J'étais content de me voir retenu, et je com
pris que mon oncle, avait encore à nous dire ce
qu’il n’avait pas voulu faire savoir au corps
médical...
Il était toujours en belle humeur, et fit une der
nière plaisanterie sur mon uniforme, que j ’allais
quitter au bon moment de le porter en témoigna
ge de mes succès...
J’avais un tel désir d’en être délivré, que je
priai en grâce le Commandant de m’autoriser à
reprendre sur l'heure, mon habit naturel qui
dumoins était à ma mesuro !
— Va donc ! Monsieur le peintre, mais reviens
de suite, avec Zaroff qui rapportera l’uniforme
au vestiaire général.
Quelques minutes après je rentrai, dans le
salon, vêtu en pékin .
— Ce n’est, ni beau ni brillant, à coup sûr, dit
mon oncle : cela ne produit pas l’effet, de l’uni
forme de chirurgien de marine, mais je suis obli
gé de convenir que tu es mieux ainsi.
Cependant, Louis, conviens aussi, toi, que le
port de l’uniforme t’a été favorable ?
Tant qu'a duré l’épidémie j ’ai tremblé pour
DUMONT-D* DEVILLE
103
toi ! Sonore donc !j ’en avais répondu à ton père !...
Heureusement ça a été court ; car l'angoisse
de mon àmo était cruelle. Mais, encore une fois,
maintenant que le fléau a disparu, je suis bien
aise que tu aies fait tes preuves, que tu aies été
brave au fou.
—Et moi aussi, Commandant. C'est l’occasion
qui rend brave voilà tout ; et peut-être bien quo
l’uniforme m’y a aidé. C’est égal, je souffrais
trop dans cette boîte, j’étais au supplice.
— Maintenant, Louis,je veux quo tu saches
combien notre regretté peintre en chef t’avait
pris en amitié. 11 savait tes répugnances pour
la chirurgie, ce bon Goupil ; et tes marines lui
plaisaient, surtout les dernières. Il vint un soir
me trouver et me dit: M. Lcbreton ne fera ja
mais rien qui vaille avec la lancette; tandis que
ses crayons ont du prix. Il y a en lui germe d’un
vrai talent ; et si j’osais vous le demander pour
aide? Commandant, il vous serait plus utile près
do moi, pour l'avenir qu’à la chirurgie du bord...
Je suis bien aise que tu saches cet intime détail
car tu dois un beau cierge à M. Goupil qui te
voulais tant de bien ! S’il eût vécu il aurait fini
pnr me persuader ; tu serais devenu son second ;
tu aurais tout aussi bien quitté l'uniforme, ainsi
104
D U M O N T -D U R V I U .P .
sa porte est pour toi l\ m o n t - d ’ u r v il l k
Les élèves qui donnaient là-dedans, je les
trouvais plus bêtes que des oies. Peut-on pous
ser à ce point la stupidité !...
Il y avait un certain élève,un prussien expatrié;
qui parlait d’éclectisme, du grand Œuvre, et de
Cagliostro.
Ses parents, adoptes d'une des nombreuses
sectes luthériennes, l'avaient élevé dans un
mélange bizarre de superstitions et de gros
sière négation impie.
Mais quand il voulait s'aviser do parler do re
ligion, hors de classe, nous le plantions là. Il
n'était pas aimé, et les autres s'en méfiaient...
— Tant mieux, cher ami ; c’était un bien dan
gereux camarade ; et, surtout pour la jeunesse,
si facile à séduire, la fuite était urgente...
Ici, du moins, bien qu’en dévorant l’espace,
nous soyons prisonniers de la mer, notre àmc
est dégagée de toute obsession malsaine; le
grand spectacle de l’Océan est une sorte d’en
seignement religieux...
Moi-môme je l'ai éprouvé, lorsque pour la pre
mière fois, je montai sur un navire faisant voile
pour l’Indo-Chine avec d’autres missionnaires.
— Comment 1vous avez été missionnaire en
Chine, bon Père-Jean ?
7.
Jtm S Ë a & fS P St
lis
s
m
i
DUMONT-DUR VILLE
— Bien peu de temps ; je liai pu m'habituer ni
au climat ni au régime. Je suis revenu en Franco
avec les malades; et c’est après mon entière
guérison que jo me suis présenté à Dumontd’Urville.
— Avez-vous eu la fièvre jaune ?
— Oui, avec addition de scorbut, de dyssenterie, et le reste...
— Malgré cela vous avez le courage d'affron
ter de nouveau la mer et la perspective de sé
journer dans la haute Asie?
— L’air de la mer ne m’est point nuisible, au
contraire ; quant aux futurs mouillages des
vaisseaux sur les côtes de l'Asie ou de l’Océanie,
je mo sens assez radicalement guéri pour braver
sous la conduite d’un capitaine aussi prudent
qu’illustre par ses exploits, toutes les chances
de l’expédition qu’il commando...
El puis, je suis missionnaire... sans quitter
le bord, nous sommes assez nombreux ici, —
et. sur la Zflde au besoin, — pour que mon mi
nistère soit désiré de nos marins, par conséquent
fécond et consolateur...
—Oh ! certainement, mon bon père ; n’y au
rait-il que moi pour exercer votre zèle, ce serait
déjà quelque chose... Mais voyez déjà tout le
d u m o n t
-
d ' c r v il l e
110
bien que vous avez accompli pendant cotte terriblo et. meurtrière visite du fléau ! Vous avez
été notre providence visible...
— Dites votre frère bien dévoué, chor ami ;
mais, notre providence visible c’est Dumont- d’Urvillel L’incomparable marin qui nous guide !.....
S'il se fût agi de partir avec un autrccommandant j ’eus peut-être hésité :
MaisluiiOnpeutdormircn paix sous sa garde;
par la incr la plus violemment agitée, nous
sommes sûrs de la main qui gouverne...d'Urvillo
adore Dieu !...
Cet admirable d’Urville ! n’a-t-il pas un don
sublime, qui le place même au-dessus de son
« modèle » le grand et illustre Capitaine Cook?
La Foi vivante, efficace,en l’intervention divine?
Rien que pour cette rare vertu, nous pour
rions nous confier à lui ! Et, croyez-moi. quels
que soient les périls formidables que nous iné- *
nage son troisième tour du monde; vous verrez
qu’il en sortira vainqueur... Car c’est, avant
tout, un homme religieux qui se fie encore plus
à Dieu qu’à sa scienco et à son habileté pour
dompter la mer.
Quand j ’entends ainsi parler le Pèrc-Jan,
je mo sens uno grande provision d’espérance : ot
m
DU M O NT- n 'U R VI LI.IÎ
mes idées noires, mes craintes de ne plus jamais
revoir les rivages de France, les côtes de Bre
tagne, et le foyer paternel, s’évanouissent mo
mentanément...
C’est vrai ! Le Commandant est un grand hom
me, il fait honneur à la France, à l’humanité.
Il y en a peu comme lui...
Il veille quand les autres dorment ; sa vigi
lance est de tous les instants..., Quand donc
prend-il son repos ?
Toute la nuit sur le pont, dès que la navigation
est difficile...
Tout le jour penché sur ses cartes,ou braquant
sa lunette marine...
Une activité, universelle, qui jamais n’arrête...
11 a donc une nature de fer, infatigable? Coin
ment peut-il résister si persévéramment à
une semblable tension d'esprit?...
Avec cela, s’il écrit ce qu'il pense, ce sont dds
éclairs de génie...
Sou Etat-Major et lui, forment une sorte d’en
cyclopédie vivante. La nature est avare do sem
blables types, ils apparaissent bien rarement.
A côté de ces hommes-là les autres s'effacent
et diminuent.
DUMÔNT-D’UBVILLB
121
Eli ! c’est co qui explique l'envie, la jalousie,
les animosités mesquines et vulgaires... C'est
à eux que s’applique le mot d'Alphonse Karr,
à propos du Tasse, je crois...
« Une couronne d'épines, voilà les lauriers de la vraie
grandeur.
Nousautres, chrétiens, nouscomprenons mieux
la profondeur de cette noble pensée....
« La nuit, Zaroff, le brave chien-mouxse, veille
près de son Maître s’il sommeille, avec rdre de
l’éveiller au moindre bruit suspect... L’enfant
dort ensuite dans la journée... Il en a grand
besoin, le pauvre petit 1... Aussi le voit-on bien
rarement se mêler à l’équipage ; et si les mate
lots l’aiment beaucoup, ils n’out guère occasion
de voisiner avec Zaroff...
Le 14 décembre. —«Le soir, quand sur l’initia
tive du saint missionnaire, nos formidables in
vocations montent, eu perçant les nues, par de
là l’horison, il me semble quo de radieux esprits
sillonnent la voûte azurée pou r|recucillir, en des
coupes d'or constellées de topazes, nos ardentes
et humbles prières... En prenant, place dans co
chœur de neuf cents hommes, qui font acte d’a
doration et de sublime confiance, jo suis comme
le premier jour, saisi d’une émotion profonde !..
122
DDMONT-D uRVILLE
Ah ! c’e6t que le besoin «le Dieu, — ce don si
beau déposé au fond du cœur de l'homme par
son Créateur, — ne se fait nulle part mieux sen
tir qu’au sein des dangers de ia mer...
Jeté sur le terribleélémentpourledompter etle
vaincre, sous peine d’être englouti sous ses flot
comment ne pas tout «lomander, et tout attendre
de : Celui à qui les vente et les mers obéissent'* »
a A l’horizon noyé dans la brume, lo pilote
signale un point noir...
Il a l’air sombre et soucieux, notre pilote
lui, si enthousiaste de sa vie /louante, si plein
d'assurance en la bonne étoile de d’Ürville!..
On dirait ce matin qu’il flaire un latent péril,
un écueil encore invisible...
De quoi donc va-t-il retourner?...
O. la mer ! théâtre merveilleux des plus grands
dramos de la nature !
Que je l’aimais, enfant,quand du haut des
falaises, le bruit do ses doux flots berçait mu
rêverie!... Quand les lames et le flux, agitant
mon batelet, captivaient mon oreille comme
une enchanteresse mélodie!
Quand elle baignait mes pieds nus de sonécumo
blanche, attiédie par un chaud soleil de mai!...
Dü MONT-d V r v ï LLE
123
Oui !... mais maintenant que je me vois livré
elle, à ses perfides et terribles caresses, j ’en
frémis parfois d’épouvante involontaire...
Si je ne savais prier, je l’apprendrais ici...
Mon ùme, soudainement envahie par la gran
deur, l’effroi, la majesté du spectacle, mon àme
se soumet, s'illumine, s’exalte, et adore !
L’Infini, le Maître divin, dans sa toute-puis
saute et très sage bouté, me subjugue et m’at
tire... Je me sens aimé de Lui, et porté dans ses
bras bien plus que sur les eaux !...
O mystère de la Création !... immensité de
Dieu, impuissance humaine, trahison des forces
io la nature quand le ciel s’en détourne, et pu
nit l’orgueilleux, combien plus éloquentes m’ap
paraissent vos démonstrations sous les lois de
l'Océan que sous celles de le terre ferme !...
Jeté sur un vaisseau, et laucé en pleine mer,
l’impie, suiærbe et gonflé de lui-mèmo, mais
eul, livré aux vagues impétueuses et irritées,
tantôt plaintives, tantôt terribles comme le
gouffre béant : cet homme, — à moins tTélre un
monstre ou un fou, — sentira naître eu lui l’ins
tinct de la prière, le besoin d’invoquer Dieu ! n
s'humiliera.....
Il n’y a pas de preuves, — si logiques soient-
124
d ü m o n t - d ’ u u v i l i .e
elles dans leur éloquence , — qui vaillent l’élo
quence des faits et la voix de la mer, pour dé
montrer Dieu et sa domination éternelle.....
Et puis, qu’il est doux, au sein des grandes
scènes de la nature, de monter à Dieu, do l'im
plorer, de le bénir !...
Essayez, pauvres incroyants ! si vous êtos
sincères, de vivifiantes effluves ressusciteront
votre Ame, — souffle divin — que vous ne pouvez
éteindre sans décapiter votre intelligence, fille
de l’Eternel !...
22. Décembre — Ici tout change de nom, de
face et de coutume; les usages convention
nels sont renversés comine un sablier qu'on re
tourne... Bientôt la nuit deviendra \ejour, et tété,
l'hiver... Mais, patience; pour ceci il faut avoir
franchi notre hémisphère, où l’Europe, malgré, sa
veiilesse,domino le nouveau Monde,la jeune Amé
rique.
D
— J’ouvre une parenthèse pour faire remar
quer au lecteur que mon cousin écrivait ses
notes de voyage en 1S37 et suivantes an
nées... —
Aujourd'hui il penserait autrement... Sans
doute, grâce aux idées du ’our, et aux progrès
américains.
*m
c h a p it r e v iii
L’à STROLABE ET LA ZÉLÉE SONT CERNÉES
PAR LES GLACES DU POLE.
.N
De latitude en latitude nous montons : le
froid devient intense, Dumont-d’Urville se pro
mène sur le pont, les mains derrière le dos, l’air
soucieux: il ne parle à personne, mais, de temps
en temps il s’approche du feu, la durée d’un
éclair... puis il arpente déplus belle le plan
cher du pont.
Personne n’ose interrompre sa méditation,
mais chacun sent que la situation est perplexe
De grands travaux scientifiques s’étaient déjà
accomplis sous l'impulsion du maître.
Plus de cent lieues de côtes à relever, des dan
gers signalés à temps et heureusement évités ;
le voisinage du cap Hom et. de ses tempétueux
parages : Magellan et ses écueils, tout cela, et
bien d’autres obstacles franchis en'compulsant,
d c m o n t
- d ’ u n V IL L E
127
travaux do géographie, d'éthnographie, d’ento
mologie de météorologie, d’astronomie, etc.
La tête du Commandant est une encyclopédie,
vivante, ses vastes préoccupations me semblaient
on ne plus naturelles.
Mais cette expression de gravité sombre que
je Usais sur sa mobile physionomie, ce silence
persistant et agité plus que de coutume, di
saient que de sérieuses choses se préparaient ;
(pie la lutte se condensait, en menaçant de de
venir subitement ardente ou meurtrière...
Mon attention, facilement distraite des inquié
tudes matérielles au spectacle du gigantesque
travail de messieurs nos savants, si admira
blement appliqués à leurs hautes études, m’enpèchait alors de m’ofFrayer d’avance pour uu mal
que je ne voyais point encore, et que d’ailleurs
notre Commandant saurait bien parer quand
viendrait l’heure désicive...
Et puis cette activité prodigieuse et si bien
ordonnée, dans le classement des documents
innombrables recueillis partout sur notre pas
sage, qui permet à Durnom-d’Urville d’amasser
en un mois, plus de trésors pour la science ex
périmentale qu’il n’eût pu le faire en un an sur
terre ferme cela m’intéressait infiniment plus
12S
n umont- i>’trn ville
pour le moment que la poursuit© île l'iucounu
et la divination de l'avenir...
« S’il estcoutrairc.à quoi bon s’eu tourmenter?
pensais-je philosophiquement ? je puis bien, h
l’exemple du Père-Jean, dormir sur mes deux
oreilles près d’un homme de la trempe de mon
oncle. »
D'ailleurs, pas plus l’état-major que nos sa
vants, personne, sauf le pilote, n’a l’air d’inter
préter avec pessimisme l’expression assombrie
du Commandant; encore que, depuis quelque
donnent ce noir souci h nos guides ?...
Pouvais-je me douter, dans ma parfaite igno
rance des dangers sous-marin, que l’absence totaledu veut, qui, depuis deux jours et demi, nous
tenait en échec par immobilité, était le trop juste
motif de mortelles inquiétudes?...
En avançant vers le pôle-nord, de six degrés
de plus que les circumnavigateurs précédants
ne l’avaient osé faire, Dumont-d’Urville avait
compté sur les courants qui régnaient assez ordi
nairement dans la région polaire ù l’approche
DCMONT-I)' l ItVlLLli
Ï2 9
fin solstice, pour nous livrer passage ; appuyé
sur l'expérience et non sur l’imprudence pré
somptueuse, l'homme dernier peut pousser la son
de et asseoir ses découvertes, sans compromet
tre le sort de son équipage.....
Toutes les observations météorologiques sc
coordonnaient jusqu’à la veille, de manière àjustifier les premières privisions de Dumont-d’Urville ; et voilà que tout à coup, depuis quelques
heures, ce vent, qui nous était nécessaire pour
circuler, sinon pour avancer—ce veut cessait, et
allait mettre ainsi l’Expédition en péril de mort,
par sa disparition inattendue!.....
Car, si l’air n'agitait plus de son souffle vital
la morne atmosphère, il n’en était pas de même
en la profondeur de l'ablme !...
Hélas! nos marins le sentirent bien vite, ce
courant précurseur du plus horrible naufra
ge! ! ! ...
Les blocs de glaces, durs comme d'immenses
pierres, se précipitaient avec d’effroyables ot si
nistres craquements contre YAstrolabe et la Zttte! En moins d’une heure les deux infortunés
vaisseaux allaient être cernés par une muraille
déglaçons énormes qui s'attachaient à leur flanc
comme le vampire à sa victime! ! !...
130
d u m o n t
- d ’c
b v il l e
Soudain, ot d’une voix étranglée, j ’entends le
pilote articuler ces mots......
— Sombrer là ! faute d’air, bloqués par les
glaces !1I
Debout, les bras croisés sur sa poitrine hale
tante, le regard morne, désespéré, mais non pas
vaincu, Dumont-d’Urville était effrayant à voir.
Je sentis un frisson me gagner, de peur
qu'il fût bientôt atteint d’apoplexie.
J’aurais préféré qu’il sc livrât à de violents
efforts, à des cris de détresse, au lieu de rester
dans cette immobilité redoutable...
— Seigneur !... ô notre Père1, qui ôtes aux
Cioux ! prenez pitié de nous 1
A cette invocation puissante, je me retourne
et vois notre abbé à genoux ainsi que les deux
jeunes matelots bretons qui ne sont contents
que près du bon prêtre...
— C’est donc fait de nous, mon Dieu ! dis-je
tout bas, et pressant à la briser la main glacée
du saint homme?...
— Oui, co serait la fin si le Ciel ne nous sau
ve)!! mais Jésus commande aux vents comme
aux flots ; l'Évangile nous l’affirme, dit le père
avec calme.
DDMONT-O’üBVILLE
131
— O Christ! ayezpitiéde nous ! délivrez-nous!
fis-je, en m'agenouillant près des jeunes Bre
tons, dont les dents claquaient ; ils étaient plus
pales que des spectres.
...... Si horrible que fût l'angoisse générale,
ce n’était que le préludo.....
L’agonie morale devançait l’autre ! Des jours
et des mortelles heures pouvaient s’écouler
avant la catastrophe suprême... Do grands feux
brillaient
bord de YAstrolabe et de la ZifUfe,
mais c’est à peine s,i nous eu sentions la cha
leur bienfaisante.
Dumont-d’Urville avait quitté le pont: où
était-il ? Je savais par Zaroff qu’il avait ses dou
leurs névralgiques mais il n’était pas homme
à s’occuper de lui en présence du désastre qui se
préparait...
— Je suis certain, me dit lo Pèrc-Jan, répon
dant à ma pensée, que notre capitaino chcrcho
les moyens désespérés de débloquer les na
vires.
11essaiera tout, avant de crier vers Dieu ! C’est
son devoir, et c’est l'instinct dos hommes do
génie ; le danger exalte et décuple leur valeur
morale...
Mais que peut lo génie contre le vent ?
m
d u m o n t
-d'
u r v il l b
L'homme, avec toute sa science, toutes scs
découvertes, est le jouet du veut !
O dérision ainère ! le roi de la création ne peut
se faire obéir par le souffle même le plus léger !
— Combien êtes-vous calme ! et maître de
vous-même ! Père-Jan, ne puis-je m’empêcher
de gémir à l’oreille du missionnaire.
— Mon ami, plus le péril avance, plus il faut
redoubler de présence d’esprit.
Que risqué-je entre les mains de Dieu ? Ah ! ce
n'est pas pour moi. c’est pour le Commandant,
pour l'expédition menacée, pour vous que je souf
frcctjc prie !!! C'est quand tout est perdu que le
ciel se déclare pour les siens ! Nous n’en som
mes pas là encore, mes enfants, dit-il en basbreton au jeunes matelots, au lieu de pleurer
ainsi, récitez le Rosaire pour le salut de l’é
quipage. Avant que vous l’ayez terminé, la con
fiance vous viendra au cœur ! ............................
Les deux matelots tirèrent sans parler leur
Chapelet à gros grains, se mirent un peu à l’é
cart, et l’immortelle invocation consacrée à
me nomma Che
valier de de Saint-Louis ; et le brevet do Lieu
tenant de vaisseau m’arriva ou inème temps
que le grand ouvrage sur l’Egypte, don gra
cieux de sa Majesté.
Accueilli dès lors parmi les membres de la
nouvelle société de Géographie, qui so créait,
je me liai bientôt avec l’un des fondateurs, le
capitaine Duperrcy, mon ancien camarade do
collège.
Il venait d’accomplir son premier tour du
monde sur la corvette Y Uranie ; il rêvait d’entreprendro un autre voyage de circumnavigation
plus important encore...
DÜMONT-D’üIlVILLE
209
Ob ! mou courage avait besoin d’un tel exem
ple! pour surmonter ma douleur il a fallu celai
Mais quand une mère puise dans sa foi la force
d u m o n t -d
’ü
r v il l e
213
et la résignation surnaturelle, comment auraisje pu murmurer ! Ne suis-je pas croyant, moi
aussi?..
Mais pourtant le chagrin du père était tou
jours là !... 11 me creusait.
Dix-huit mois après cette perte déchirante, un
second enfant me fut encore enlevé! c’en était
trop ; je pliai sons le coup !.... En vain mon ad
mirable Adèle s’oublia pour me consoler... ello
restait impuissante, pour la première fois '...
Je tombai malade ; la science déclara qu’il me
fallait la mer, pour rompre la monotonie do la
douleur/... Et j'entrepris en 1826, une nouvelle
circumnavigat ion.
Mon voyage avec le Capitaine Dupcrrey était
de ceux qui en appellent d'autros. Jo le savais,
néammoins j’aurais voulu mottre plus d’inter
valle entre les deux expéditions.
Un concours de circonstances détermina le
ministre de la marine à hâter l’embarquement
do la seconde Astrolabe, destinée, entre autres
missions lointaines, à rechercher les traces de
la première do nos Corvettes qui porta ce uom.
La France ignorait encore dans quels passa
ges notre infortuné La Pfrbuse avait sombré en
2U
DUMONT-n'UUVlLLB
170'«). .Jo dovais rechercher, dans les mers aus
trales, les vestiges nouvellement signalés par
dos navigateurs Anglais; et reconnaître enfin
le lieu du naufrage la mon table qui avaitengiouti
La Pe'rouse et ses doux navires : VAstrolabe et la
Boussole.
Toutefois je repris la mer en nourrissant l’es
poir quecetto nouvellcévolution [se prolongerait
moins que la première. Il en fut tout autrement.
Jo l’ai décrit trop en détail dans l'un de mes ré
cents ouvrages pour y revenir.
Ma seconde et terriblecampaguo de circumna
vigation universelle fut aussi dramatique dans
ses incidents, aussi pleine do périls et do luttes,
que l'autre avait été préservée et favorisée...
Quand nous revîmes la France, en 1820, mon
équipage était terriblement éprouvé !... do
longtemps il n’aurait pu tenir la m tr!...
Sauf le naufrage sans espoir, nous avions es
suyé tous les désastres. J'étais atteint do la
goutte h létat aigu.
Mon état- major de YAstrolabe n’était, pas
mieux partagé! plusieurs d’entre nous avaient
perdu la vue !
Ma première pensée, mon désir unique, (je le
dis parce que madame d’ürville partage tous
ÏÏDUONT-D’DRVILLE
215
mes sentiments, ) fut 'l'obtenir du gouverne
ment les justes rémunérations que méritaient
mes nobles compagnons...
Pour moi je ne voulais rien; je sollicitai avec
véhémence ce que je considérais commcladcttc
de la patrie euvers ses généreux serviteurs.
Hélas î je soutire d’y penser ! Le gouvernement
resta sourd à mes premières instances.....
Encore que le personnel e n tie rd e Astrolabe ait
ad mi ralliement concouru à l’accomplissementde
l'austère mission que j'avais assumée en 1826,
lorsqu'on Î829 j'exposai au ministre ses titres
ù de justes rémunérations, je me heurtai à l'in
différence la plus inconcevable, et disons-le, la
plus hautement blâmée par l'opinion publique.
Je ne dis pas qu'ii y eut dans cette injustice
une mauvaise volonté systématique, puisque
dix-huit mois après, â la veille de la Révolution
de Juillet, mes amis obtenaient, à la tin, ce que
j'avais réclamé pour eux !...
Mais alors, au mois de Juin 1830, c’était trop
tard !....
Le Rien pour être efficace doit se faire à pro
pos ; l'effet était produit, ot il fut déplorablo !...
Profondément attristé, blessé dans mes plus
délicates susceptibilités et voyant inesdéinarches
210
DU ilO N T-D U R VILLE
rester sans résultat auprès du ministère, jo
m’étais retiré à l’écart eu dehors de toute com
pétition comme des luttes do partis, j'étais étran
ger aux intrigues qui s'agitaient autour du
gouvernement.....
J ’avais connu les horreurs de la première ré
volution ; celle de 1830 me trouva plongé dans
les travaux ardus que nécessitait la récapitula
tion de mon voyage.
C’était un immense labeur qui ne pouvait
être achevé avant plusieurs années. D’autant,
plus que déyà, j'avais entrepris lerésuiné général
des voyages autour du monde ; ce qui devait me
conduire à 1836 !..... Je voulais meuer cela do
front.
L’amour de l’étude, et la passion d’agrandir
sans cesse le domaine des sciences qui ont trait
à la marine, no peuvent se concilier en moi
avec l ’esprit d’intrigue.
D’ailleurs, n’importe quel travail, dès lors
qu’il est sérieux, appelle le calme et n’aspire
qu’ù la paix !.....
Je vivais au sein de ma famille, dans iua
retraite du quartier Saint-André-des-Arts ; et
tellement captivé par un labeur qui s’adresse
plus encore à la postérité qu’à mes contempo-
DUMONT-D UKVILLB
217
rains, que quand l'émeute éclata, je n’y crus pas
d’abord.
J avais voulu la solitude ; à, part quelques
fidèles, de rares et. précieuses amitiés, je ne
voyais personne...j’étaisd’oillours soutirantd'uu
accès dégoutté, et Mme d’L’rville captivée par
tous les soins dont elle me comblait.
Je fus tardivement informé; jo craignais déjà,
(d’après le succès des barricades), «l’apprendre la
proclamation de la république !.....
Quand Duparrey vint m’annoncer que le parti
rlo l'Ordre se ralliait pour offrir au duc d’Orléans
de se mettre à sa tète, je me repris à l’espoir que
nous échapperions à la république, impopulaire
eu France, par ses excès ; le caractère national
ne se fera jamais aux mœurs républicaines.
Je dis à Duporrey : « La main de l’Angleterre
est pour quelque chose dans cette catastrophe.»»
C’est aussi mon opinion, dit-il.
Notre voisine prend sa revanche d’Alger ! »
Trois semaines après, j ’étais à peine délivré
d'un terrible accès de goutte. Le roi pensait à
moi pour la délicate mission que l’on sait, sur
laquelle tant de bruits inexacts ont défrayé la
curiosité publique à mes dépens.
11 importe peu ! je suis d'ailleurs- assez pliilo13
216
dümont- d’urville
Soplic pour subir la calomnie comme Socrate
accepta la ciguë !
Dès que Mine cTUrvillô connut la proposition
qui me fut laite île conduire Charles X et sa fa
mille en Angleterre, elle me supplia de ne pas ac
cepter, s’il y avait moyen défaire autrement.....
Mais j ’avais pressenti que lo roi se souvenant
du voyage de Païenne à Toulon, eu 1814, m'avait
désigné, pensant que son choix serait agréable
aux augustes voyageurs.....
Certes, c’était une mission pénible ; je no pou
vais l’assumer qu’à regret.
Aussi, après avoir exposé au ministre do la
marine mon état de convalescence, et ma ré
pugnance instinctive , lui demandant s'il ne
pouvait me faire remplacer?...
— Non, me dit-il ; le roi ne l’entend pas ainsi
Commandant, il compte sur vous.
— Eh bien I je me résigne ; thaïs à litre de ser
vice gratuit ... »
Le ministre m’avait compris. Il riposta vive
ment :
— Soyez, tranquille, Monsieur d’ürville, que
votre légitime iïerté se rassure : On ne vous offri
ra rien. Vous allez, remplir une mission d’hon
neur. — Voilà tout ......
DUMONT-d ’ ü R VILLE
219
Je ne me mis pas en peine de ce que pourrait
penser le public; il me suffisait d'avoir placé
ma détermination au-dessus des mesquines pas
sions et d’un vil in té rê t.....
Je me rendis à Cherbourg* pour prendre le
commandement des deux navires américains mis
à la disposition de la famille royale. C’étaient le
3e Great-Britain et le Charles-Caroll ; ils appar
tenait à MM. Patterson ; je dus commandera un
équipage qui n’était pas français....
Charles X se dirigea sur Cherbourg qu’il
avait choisi comme lieu d’embarquement. Il y
arriva lentement, librement, conservant dans
son attitude, le calme, Indignité, l’entière posses
sion de lui-même.
Je me rendis, vêtu en civil, sans aucun insigne,
devant le roi, et protestant de mou ontier dé
vouement. je priai sa Majesté de dire où elle
voulait être conduite.
— A Porsinouth, Commandant d’Urville.
La famille royale suivit son chef sur le GréaiBri/ain, avec quelques personnes de sa suite, les
serviteurs nécessaires.
Tous les autres voyageurs qui accompagnaient
l’Auguste exilé, montèrent à bord du CharlesC a r o ll.
1
220
DUMONT U* UIIVILLE
D’après mes ordres, mon appartement à bord,
était disposé pour recevoir Charles X.
Quant à moi, une tente sur le pont avec mi lit
do camp dressé le soir, devait mo suffire. Il
m’incombait une trop haute responabilité pour
que je quittasse le gouvernail.
La mer était houleuse, le veut contraire, la
traversée difficile. Ou eût dit un temps d'équi
noxe avec des boutfées du vent de foudre.
Il fallut louvoyer longtemps ; je n’étais pas
sans inquiétude ; et si le terrible vent, précur
seur des tempêtes, eût souftlé au départ, j ’eus
demandé un surcis!...
Mais il ne s’éleva qu’au bout de quelques
temps, vers le soir et par surprise. Je ne dormis
pas une heure pendant la traversée ; etello dura
Six jours !
C’estque le voyage de Cherbourg à Porsmouth
n’est jamais commode, et ne peut être couru
Ce n’est point une traversée facile comme celle
de Calais ù Douvres.
Déplus, j ’avais affaire à un équipage étranger;
ot je n’avais pour personnel français que deux
dévoués serviteurs ; deux murins sait*.
La manœuvre marchait bien, mais on n’avan-
çait guère avec vent de proue ! Le roi l’avait
compris ; ma vigilance inquiète le touchait.
Chaque fois queCharles Xdésiraitmaprésence,
je m'empressais de me rendre à ses ordres, avec
la plus entière déférence ; il me témoignait une
bienveillance parfaite.
Sa Majesté et le duc d'Angoulême avaient
trouvé dans leur salon mon dernier ouvrage ; ils
ne le connaissaient pas encore.
— Monsieur d’Urville, me dit un jour le roi, je
suis aux regrets de vous connaître trop tard
pour vous prouver ma haute estime, et vous créer
amiral.....
— Comment se fait-il, ajouta le duc d’Angoulôme, qu’on ne m’ait présenté ni votre personne
ni vos ouvrages?
Prince, je ne suis pas un homme de cour; je
me tiens ù l’écart, et je ne sais solliciter que
pour les autres I...
— Vous êtes un homme de tête et de cœur,
monsieur, reprit le roi avec une grande bonté;
je vous remercie de toutes vos attentions.
Je n’ai plus que mes sentiments de gratitude
pour reconnaître vos services; croyez que je
les apprécie...
222
dumont- d ’drville
— Sire, c’est la seule récompense que j’ambi
tionne...
Je n’ai pas voulu me joindre aux courtisans
de Votre Majesté, mais à présent je veux ne
m’épargner en rien...
— Nous le voyons bien, monsieur d’Urville,
et j ’y suis sensible.
Le roi me dit encore de charmantes paroles,
qui, ù mon tour, me touchaient... J'en avais be
soin, car, sentinelle vigilante, et tourmentée
par de violentes douleurs de tête, j ’avais passé
cinq jours et cinq nuits sans fermer l'œil ni
quitter un de mes vêtements ! J'étais excédé, et
môme écrasé de fatigue...
Les cotes d'Angleterre dont il fallait éviter les
brisants dangereux étaient en vue ; mais non
encore abordables. Le sixième jour fut rude
ment difficile ; et. la mauvaise humeur de certains
personnages à la suite de la famille royale m'of
fensa !...
— Suis-je un Dieu pour disposer du vent?
Des mots irritants et blessants m’atteignirent
alors que je faisais l'impossible pour mener à
bien la scabreuse traversée 11!
C'était plus que je n’eu pouvais entendre.
d u x io n t - d ' u r v il l r
223
dans l'état aigu do névralgie où j'étais, la pa
tience m’échappa ; ce fut un éclair!...
L'incident fâcheux,sans doute, fut commenté.,
envenimé et travesti. Je ne le relevai pas.....
Aussitôt ma mission achevée, le Grcat-Britain
me ramena à Cherbourg*.
J'v débarquai dans un état à faire pitié ; mes
amis m'attendaient dans do vives transes ,* on
craignait un sinistre!...
Madame d’Urville accourut de Paris. J ’avaia
une lièvre ardente ; presque le délire I On s’in
quiétait pour moi, et non sans motif.
Ma première parole à l’issue de la crise : —
La famille royale m’était confiée, et j'ai vu le
moment où mon vaisseau allait sombrer!!!
L’honneur était e n jeu ; et j’avais g-ardé pour
moi seul mes prévoyantes terreurs... *
Rentré à Paris, ma convalescence s’écoula
dans une solitude qui me devenait de plus en
plus nécessaire !...
Le hibou reparaissait...
Pas plus après 1830 qu'avant, les habitués
des Tuileries no me virent au milieu d'eux.....
J'avais besoin do calme, de silence et de paix...
J'envoyai mon rapport officiel au ministre de la
marine sur la traversée de Cherbourg* h Pors-
224
d u m o n t
-
d ' c t r y il l e
mouth, ot co fut tout.....Un ami se chargea do
l’expliquer....
Je ne réclamais que la liberté du travail et le
droit au silence.
Je ne voulais qu’être oublié; ....comptant sur
un lointain avenir pour obtenir de l’histoire
un jugement impartial (1) !..
O) Nous avons lu dans des livres qui font autorité, lo
démenti formol donné par madame lu Duchesse «le flérry
aux jmroloH attribuées faussement à Dumont-d’Urville.
De [dus son Altesse ltoynle d’après les mémoires in
times du Docteur Ménière officiellement envoyé A Blaye
pour soigner la princesse, dément expressément tout co
que- la malveillance avait imaginé contre d'Urvillc.
Son Altesse Hovalo démontégnlomont les paroles qu'on
lui a prêtées à elle-même. Elle déclare que loin d’avoir eu
A se plaindre de Monsieur d’Urville, elle no jwut quo
s'en louer ainsi quo la famille Royale.
« Les esprits Impartiaux n’ont pas attendu cette loyale
déclaration d’une princesse dont la franchise et la
générosité jde caractère sont connues de tous, pour épar
gner la mémoire do Durnont-d’UrvilJe.
Il suffit d'ailleurs «l’y réfléchir jtour être convaincu
quo l’illustre marin, gentilhomme de v ie ille ro c h e , servi
teur respectueux «le la monarchie, était parfaiiomont
incapaülu do so livrer, A l’égard do l ’augusto. famille,
A des paroles inconvenantes, dans la boucha d'un
hommo de em uret de sens.
On conçoit aisément quo les passagers A la suito de
la Camille lloyalu trouvassent la traversée des plus péni
bles.. Mais que de l'impatienco on soit «lescendu A l’in
jure, à la défiance même, à l’égard d’nn homme tel quo
Dumont-d’Urville, c’est plus qu’éto n n an t........................
ÛM6h
C’était une campagne de cabinet à fournir...
Je dus y consacrer six ans... Co n'était pas trop
pour édifier le monument scientifique, complé
ment d'une circumnavig-ation de neuf an
nées (1) !
Telle était la (in des premières notes sommai
res do Dumont-d’UrviUe.
Leur brièveté nous causa quelque regret.
Néanmoins c ’était beaucoup qu’il nous eût
confié ces courtes et précieuses pages.
Je les lui restituai le lendemain avec nos
meilleurs remercîments.
L’abbé Janik et M. Charles, qui aiment pro
fondément mon oncle, et qui, avant cette lec
ture, ne savaient absolument rien de la genèse
de leur cher Commandant, en veulent graver le
souvenir au fond de leur cœur !...
Mais s’il portait haut le sentiment do la vraie
dignité, Dumont-d’Ürvillo remplissait avec une
extrême simplicité les devoirs religieux par
lesquels la Foi catholique s’affirme et rend
témoignage â la vérité intégralo |dout le trésor
sacré lui appartient.
DUMONT-DUH VILLE
On le voyait chaque dimanche, (depuis que
sa santé lui permettait do sortir,) on le voyait,
entre madame d’Uurvillo et son fils, assister aux
offices de la paroisse voisine.
Ceux qui le connaissaient, on le retrouvant
là, caché au sein de la foule, qu’il édifiait sans le
savoir, se sentaient émus... Ceux à qui la fa
mille d’Urville était inconnue, s’écartaient res
pectueusement devant cet homme qui donnait
furtivement aux pauvres, et priait avec une
gravité profonde...
Là, ne paraissait ni le fier marin, ni le sa
vant illustre, ni le chef autoritaire dont la volon
té, à bord de VAstrolabe, s'imposait à tous...
Là. il n’y avait plus que l'humble croyant,
agenouillé comme le peuple, au milieu duquel
il venait s’oublier... Mais le grand exemple
d’un acte de foi sincère n’est jamais entière
ment perdu.
Le bien porte en lui-même une force féconde.
Il attiro naturellement les âmes... taudis que
le mal, pour attirer aussi, doit prendre les appa
rences du bien : il faut qu’il manie pour avuir des
adeptes.....
— « Priez bien pour inon mari et pour mon
fils, disait madame d’Urville, au milieu de ses
il.
DL'MONT-d ’ c RVILLE
207
larges aumônes aux pauvres de la paroisse...
Faites un pieux échauge avec moi, et je vous
serai encore redevable ! »
• •
Cependant le premier volume de la grande
publication maritime avait déjà paru. Dumontd'UrvUle en était au tirage du deuxième, au
mois de mars 18-12.
Il n'avait pas perdu son temps, l'infatigable
travailleur !... ses amis, son entourage, le doc
teur lui-même, s'émerveillaient de voir tant
d'énergie morale survivre à tant de ruines phy
siques...
Pour unique délassement, Dumont-d’Urville,
le soir, apprenait eu se jouant, la botanique à
sou tils. Les riches herbiers, rapportés du bout
du monde à Jules et à madame d’Urville, acca
paraient. l'attention générale; et l’adolescent
se faisait initier, avec un goût toujours plus
vif. à la science que l'Amiral, préférait à toutes
les autres.
Quand le temps était beau, le jardin du Luxem
bourg attirait, la famille, devenue, à mesure
qu’on la connaissait mieux l'objet de l’attention
prévenante et d’un rospcct attendri...
2C8
DDMOIi T-d ’UBVILLK
Peu à pou, dans ce quartier paisible et stu
dieux, on avait fini par connaître l’histoire des
d’Urville. Les domestiques jasaient. Ils disaient
quelle femme douce et forte ('•tait Mme d'Urville;
quel caractère celui de l'Amiral. Ils racontaient
le voyage, la maladie que Dumont-d’Urville ve
nait de traverser: les brillants succès do Jules
d’Urville, et le courage héroïque de ses parents...
Pion des gens, sans les connaître autrement
que do vue, avaient pour eux une sympathie
affectueuse.
Aussi, Iorqu’au jour dePdques on vit, au mo
ment de la communion générale & Snint-Suipice, M., Mme d’Lrvillo et leur fils s’approcher en
semble, il y eut comme un courant d’attention
qui so portait vers eux... M. le curé lui-mème participa, à l’impression qui dominait l’as
sistance... II savait mieuxquepersonnedequeîles
bénédictions, les plus déshéritées de ses ouail
les entouraient silencieusement la présonce des.
d’Urville au milieu d'eux, et dans sou église...
Qu’au rait-cc donc été si l’avenir se dévoilant
un mois d'avance, les bons paroissiens doSaintSulpice avaient pressenti la catastrophe du 8.
mai, 18121J !
J
DOMONT-S'UJfrILLiC
299
Il s'annonça beau, cejour qui devait finir par
un cataclysme dont, le cruel souvenir fait frémir
ceux qui s’en souviennent!..
Depuis longtemps Jules d'TJrville désirait aller
•\ Versailles, où l’inauguration du musée royal
entraînait, les foules vers l’ancien palais de nos
rois, transformé en temple dos arts...
Jamais occasion ne sembla plus propice:
C'était la fête du Roijlesgrandes eauxjouaicnt,
tout Paris courait h Versailles.
« — Cette magnifique journée passée à Ver
sailles vous reposera d’un labeur trop assidu,
disait Jules à son père. Manière aussi s’en trou
vera bien., u
Mais Dumont-d'Urville était indécis.... Lui
qui disait: ce n'est qu'à Féglise où les foules sont
belles \ » il redoutait et fuyait la foule... La foule
des curieux, oisifs, des voyageurs... Cette foule
encombrante, houleuse, tapageuse et bruyante,
au sein de laquelle on étouffe, en face d'un per
manent. danger et d’une gène incessante.
Dumont-d’Urville eût préféré visiter le musée
de Versailles ù loisir; après les gens pressés; ù
l’arrièrc-saison, peut-être !...
Malheureusement il n'en dit rien ; pour faire
plaisir h son fils.
300
D UM O NT- d ' c B V IL L B
Le programme do la fête tint ses promesses.
Lacolossalo et redoutable foule, dépassant tou
tes proportions, obligea l'administration à. dou
bler les locomotives, afin de pouvoir remorquer
des trains de voyageurs également doublés et
triplés î...
Mais ce qui, le matin, s’était éxécuté sans en
combre, donna lieu, le soir, à une effroyable
confusion.
Dumout-d’Urville, sa femme et son fils, mon
tèrent à six heures, dans le train qui devait les
ramener ù Paris. C'était le premier retour... On
croyait éviter la foule.
L’Amiral était excédé : cette brillante journée
de fôte avait été une longue corvée pour lui...
Le train, lancé à toute vitesse par deux loco
motives chauffées à blanc, fi la jusqu’après lîellevue sans autre désagrément que sa rapidité ver
tigineuse...
Mais avant d'atteindre Mcudon, un des es
sieux do la première locomotive se brise : la se
conde, précipitée sur elle, par l’impulsion
aveugle et violente, provoque un effroyable in
cendie, où chauffeurs et machinistes sont les
premiers dévorés ! ! !
Sept wagons, bondés de voyageurs, sont éga-
dumont -d’ürville
301
lcmeut précipités dans l'incendie. C'est une indes
criptible horreur !!!..
Et Dmnont-d’Urville, sa femme et son fils,
broyés, brftlés, consummés, sous un monceau
d’autres victimes!!!..
Encore que ce désastre, sans précédents, ait
bientôt un demi-siècle, je crois entendre le cri
lamentable des victimes !..
O Providence ! Vos décrets sont impénétra
bles !..
Il fallut, disent les journaux de l’époque,
il fallut trente heures de douloureuses re
cherches, à travers des ossements calcinés et
des monceaux de cendres humaines, pour re
connaître, au foud de ces navrants débris, ce
qui restait en ce inonde de Dumont-d’Urvillc,
et des siens !..
Enfin on retrouva des ossements réunis, en
lacés les uns aux autres, en quelque sorte. Une
montre, la croix de Saint-Louis, une chaîne d’or
où pendait, un médaillon contenant le portrait
de l’Amiral et des cheveux de son fils !... c’est là
tout ce qui restait de Dumont-dTrville !..
Séparés si souvent sur la terre, ils étaient
réunis dans cette cruelle mort, entrée mysté
rieuse de réternello patrie!...
DDMONT- d’üBVII.LR
302
Etrange destinée de notre illustre marin !
Epargné par les glaces ilu Pôle, les feux do
l'Equateur, les naufrages, les gouffres dos doux
mondes, il tombe aux portes de Paris et au re
tour d’une fête pat riotique î
Son existence commence et finit par un incen
die !..
Deux parents deDumont-d’Urville, MM.Pignot
et Lebreton, seuls alliés de la famille qui fussent
ù Paris, vinrent sur le lieu du sinistre, recon
naître scs restes, au cimetière Montparnasse.
Ce fut, pour toute la France, une grande émo
tion, la fin tragique de Dumont-d’Urvillc ! ...
Son nom était populaire ; il était aimé, admiré,
il excitait un intérêt profond, par la généreuse
grandeur de ses entreprises.
Aussi le sentiment qu’inspiraient les victimes,
se traduisit le lü mai 18*42, aux obsèques de
l’Amiral.
L’église Saint-Sulpice n’a pn contenir dans
ses vastes nefs la colossale assistauce ! On eût
dit un deuil national !
Toutes les notabilités de la marine, de l'armée,
de la science, se pressaient autour de ce cercueil,
pour rendre un suprême hommage à la mémoire
de l’illustre marin.
y'
303
La famille était représentée par Messieurs
Louis Dig’uett et Louis Lebreton.
M. Villemain, alors ministro de l’instruction
publique, tenait, un des cordons du poêle. Les
amiraux Beautemps, Beaupré et Labretonnière,
M. de Jussleux, le naturaliste, tenaient les au
tres.
Le ministre de la marine avait désigné MM.
Humbron, chirurgien-major de l'A s tr o la b e , et
Vincendon-Dumoulin, ingénieur hydrographe
do l’expédition au Pôle-sud, pour présider à la
cérémonie des obsèques.
Tous les amiraux, Jes officiers de la marine
présents à Paris, le secrétaire général, la plu
part des chefs de service et des employés de ce
département, assistaient au convoi. On y voyait
aussi uu nombre considérable d'officiers de toute
arme... Les membres delà chambre des Pairs,
la chambre des députés.
Le roi se fit représenter par un officier supé
rieur de sa maison militaire.
MM. de l’Institut : la société Géographique et
les autres corps savants ; les membres du bureau
des longitudes etc., etc., etc.
Enfin, le cortège était innombrable.... Un
détail bien touchant... Les élèves du tycée
301
PÜMONT-D’UBVILLB
Louis-le-Grnml voulant donner un témoignage
public do leurs regrets, accompagnèrent jus
qu’au cimetière la dépouille de leur infortuné
condisciple.
Au sortir de l’Eglise Saint-Sulpice le convoi
prit «les proportions énormes... La foule le sui
vait!...
Les uns sc souvenaient des bienfaits, des
vertus de Mmt d’Urvillo; des grandes choses ac
complies par l'illustre marin ; d'autres, parlaient
de ce beau jeune homme qu’on avait admiré près
de sa mère, la semaine précédente !... On se ré
pétait les poignants détails do la catastrophe,
les trois corps retrouvés ensemble après l’in
cendie...
D’autres encore se souvenaient do l'attitude
à l’église de la famille d'ürvillc.
— « Bien sftr ils sont au ciel ! # disaient les
pauvres gens qui pleuraient leurs généreux
bienfaiteurs...
La veille des obsèques, une composition, la
dernière du jeune d’Urvilie, mérita d'ôtre cou
ronnée !... Elle le fut, au milieu dos hommages
funéraires des élèves ! ! !
Quand après l'inhumation, l’énorme foule so
du.mont- d' ürvilliï
305
fut silencieusement écoulée hors (lu cimetière,.
ou la ville do Paris concède à perpétuité un
terrain pour la famille d'Urvillc, deux hommes,
le crêpe au bras et au chapeau, restés presque
seuls dans le vaste champ des morts, priaient
encore... Ils n’étaient pas ensemble...
Lun d’eux, à genoux par terre, la tète décou
verte en face de cette fosse fraîchement comblée
laissait voir une émotion profonde, et ses pleins
coulaient... c'était un prêtre.
L'autre, jeune homme de vingt-quatre ans, do
haute stature, debout adossé ù un arbre, grave,
morne, la tète inclinée, regardait douloureuse
ment le lieu do l'inhumation, et semblait perdu
dans nu monde de réflexions lugubres...
L1 s’écoula un certain temps, avant que le
prêtre, terminant sa prière, s’aperçût, en se re
tournant qu’il n’était pas seul...
Alors une double exclamation troubla le si
lence du désert ; les deux hommes s’étaient re
connus ! Ils s’embrassèrent...
C’était l’abbé Janiek et M. Lebreton.
Sans parler, ils quittèrent l'asile de la mort,
et marchèrent le long des boulevards jusqu’il ce
qu’ils eussent perdu de vue la clôture du cime
tière...
306
DUMONT-n’U im U J J
Alors l'abbé s’arrêta ; et, pressant plus forte
ment clans les siennes la main «lu jeune peintre :
— Nous sommes tellement remués l’un et l'au
tre, par cette grande manifestation jointe à
notre chagrin, à nos regrets, que l’oppression
nous ôte la parolo.
Mon cher Louis, vous faites une perte à jamais
déplorable !. J'ai le cœur plein de ce que je vou
drais vous dire.... Je ne quitterai jamais ce deuil,
au fond de l'Aine. Pauvre Amiral ! que n’étais-je
avec lui. avec eux. dans le wagon incendié !
pour leur donner les suprêmes consolations do
mon ministère !!!....
— Ah ! bon Père-Jan, je vous reconnais bien
là !.... Louis pleurait. Du moins, cher ami, nous
avons sa dépouille.... Ses précieux rentes sont
ici ; au lieu d’être ensevelis dans les flots do
l’Océan, comme ceux de La P é r o u s e ,de Cook ! de
tant d’autres marins I célèbres et,... perdus III..
Nous n’en sommes pas réduits envers Puraontd'Urville, à un culte purement idéal ; j'aime
mieux cela.
— Et moi aussi, assurément. Mon vif regret
c'estde ne l’avoi rpas revu depniscesderniersmois.
Nous uous retrouverons là haut. En attendant,
DUMONT- D’ORYIM.R
307
cette tombe chérie recevra mes prières et mes
fleurs. Prenons rendez-vous ici, cher ami ?.....
— Volontiers. Je suis libre le dimanche, après
midi.
— C’est entendu. J’occupe encore une aumô
nerie volontaire ; pas très loin.
Ils s’arrêtèrent de nouveau, marchantl’un près
de l'autre sans se parler... Puis, le prêtre, dont
les hautes pensées subjugaient l'Ame, dit, à voix
lente et couverte.....
— C’est la Providence qui a voulu rendre à ja
mais mémorable la fin de cette noble vie!..N’estil pas évident que la plus liante leçon se dégage
du drame terrible de cette mort tragique?...
Mourir à terre , lui ! lui, qui a cent fois
failli som brer!., mourir, à cinquante ans!
quand le but de sa carrière est atteint... Quand
tous nos inusées racontent ses campagnes
lointaines,et sos colossales conquêtes au profit
de la science...
Mourir quand il semblait toucher le port, le
repos glorieux, nécessaire ;mourir, etvoirmourirdans le mémo moment tout ce qu’il aimait J...
Après avoir tant travaillé pour la Franco, n’v
pas laisser l’héritier de son nom, do son œuvre
et de sa race !!!.
303
dumokt- d’urvillis
Ah ! si l'homme n’était que poussière ; si Du—
mont-d’Urville devait s'anéantir tout entier dans
l’incendie qui consuma son corps, ce serait ù
décourager de tous les dévoiïments !...
Que lui importent, à cet homme illustre ici-bas, Mi
les honneurs rendus h sa mémoire,le deuil public,
les regrets universels?.. Que lui importe sa sta- ‘ u
tue, des monuments, des éloges ??? s’il est
anéanti tout entier !...
Tout cela, ô dérision, co ne serait pas pour lui,
mais pour la consolation de ceux qui Tout connu,
oui l’ont aimé !...
i\ous savons qu 11 a quitte ia terre, en étrei
gnant dans ses bras ceux qu’il aimait, pour aller *
avec eux recevoir l'éternelle récompense.
Nous savons qu’il travaillait pour atteindre au
bonheur inamissible.
Consolons-nous ! nous irons le rejoindre ’
FIN.
>MJr
/ '
NOTES
EXTRAIT
(T ir? d e l'élogé de Dumonl-d' Urvillc)
par M. R obbrge .
u Sous un extérieur froid il cachait uno profonde
«• sensibilité. Lu sévérité du commandement était tem« péi-éc en lui p ar uno bonté qui no dégénérait pas en
« fuiMfcsse.il ignorait ou méprisait l'art do trom per en
• flattant... S a franchise souvent brusque, venait autant
• de son caractère quo do sa profession....... Lent à
« s'attac h er, scs am itiés étaient fidèles, son commerce
« facile et s û r . ..
« Il avait dans les manières, cotte simplicité natu■ relie aux hommes supérieurs qui no craignent point
o d’ètro vus de trop prés. Libéral dans ses idées e t sa
« conduite, J l portait un cœ ur inaccessible aux petites
• p a s s io n s ...
« T rop indépendant pour solliciter, trop fier pour
« devoir quclquo chose à la faveur ou à l’intrigue, il
a attendait qu'on songeât à ses services . . . tandis
« qu'avec le plus généreux em pressem ent, il appelait
« les rém unérations su r les oificiers et son équipage.
« — Coux qui no l'aim aient pas étaient forcé? de l'cs« tim er.
310
D U M O N T-IA ’RVJLLK
« II pesta toujours fidèle au x g ra n d s principes reli« gioux ; ils avaient servi du base à son éducation.
« La contem plation des g ran d es scènes de la nature,
« l'étude do ses ouvrages, la m er e t ses p érils, les tom« pètes e t leurs sublimes h o rre u rs ;
Fait partie de Dumont d'Urville : sa vie intime, pendant son troisième voyage autour du monde