Poilus Tahitiens_PANNEAU 24 La grippe espagnole.pdf
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La grippe espagnole
Si les populations sont sur les quais, beaucoup de parents des Poilus tahitiens sont néanmoins absents.
Ils ont été terrassés par la grippe espagnole. Les Poilus tahitiens d’El Kantara accusent avec de la peine la perte de leurs parents, frères, sœurs et amis qu’ils ont
laissés au fenua il y a trois ans passés.
Berthe Rougier nous relate ces tragiques journées qui vont endeuiller toutes les familles de la colonie. Leurs noms nous sont devenus familiers. Extraits :1(…)
Hier est arrivé un télégramme apprenant la mort d’une jeune fille que nous avons vues chez Manini le 15 août et qui est morte à New York en quelques jours …
Elle était partie pour un voyage d’agrément !
Personne n’ose l’apprendre à son père Mr Vincent, il a déjà perdu deux fils à la guerre.
Samedi 23 novembre : Grand banquet de la victoire aujourd’hui …
Il y a eu beaucoup de discours, la séance a duré cinq heures. Madame Brander a la grippe.
Lundi 25 novembre : Millaud le pharmacien nous a appris qu’il y avait déjà quatre cent cas ! Madame Brander est très mal et Mr Brander est au lit.
Le Navua, un paisible vapeur anglais arrive à Papeete le 16 novembre 1918.
À son bord, des membres d’équipages sont malades et le service de santé décide de les isoler au lazaret de Motu Uta.
Mardi 26 novembre : Nous sommes allés à Papeete munies de camphre. Deux mille personnes sont malades en ville (…) Mme Sovina est très malade.
Cependant, les passagers et marins qui ne présentaient aucun symptôme visible sont autorisés à débarquer du vapeur
Mercredi 27 novembre : Tous les Raoulx sont malades …
qui allait devenir le plus meurtrier des bateaux.
Jeudi 28 novembre : En arrivant en ville, nous voyons tous les drapeaux en berne. (…) chez Millaud, la boutique était pleine de monde. Il y a trois mille malades.
Savina est morte ainsi qu’une dame Bambridge. A la sortie de Papeete, nous trouvons l’enterrement de Lovina (…) ancienne grande cheffesse, et en temps ordinaire
toute la ville aurait suivi son convoi. Aujourd’hui il y avait une dizaine d’hommes à pied et quatre autos. Nous passions devant Motu Uta quand une barque à rames et une embarcation à voiles s’en détachèrent et prirent la direction de la grande passe.
On avait le cœur très serré, c’est le 6ème qui est jeté en mer.
Vendredi 29 novembre : Rencontre de deux enterrements : Mme Bambridge qui est mère et grand-mère de quarante enfants, s’en est allée toute seule à sa dernière demeure.
Samedi 30 novembre : Une fille de Mme Bambridge est décédée : Mme Gournac âgée de trente-cinq ans. Elle est morte le lendemain de sa mère.
Dimanche 1er décembre : Les pauvres Vincent sont bien éprouvés. Un jeune de dix-sept ans est mort hier à moins de quinze jours de sa sœur. Le vieux père est fou de douleur.
Mardi 3 décembre : Chez les Bambridge quinze sur vingt-deux sont morts et un matin ceux qui se réveillent trouvèrent huit des leurs morts. On a divisé la ville en quartiers et par religion,
et tous les malades sont réunis dans les salles de cinéma. Les Chinois tombent comme des mouches, et comme les os des Chinois doivent retourner en Chine, leurs amis les enterrent
chez eux (…) Mme Brander, son fils et son neveu sont morts (…).
Des Tahitiens se trainent le long des routes et fuient Papeete où, chose macabre, on jette tous les morts à la mer (…) On les arrache à leurs familles car pour les Tahitiens
c’est pire que tout d’être jeté à la mer.
Vendredi 6 décembre : Cette nuit et l’autre, il est mort cent trente et cent quarante personnes chaque nuit. On les brûle maintenant pour que cela aille plus vite (…).
Mme Raoulx est morte il y a quatre jours. (…) Le pharmacien Millaud est décédé l’autre nuit. Mr et Mme Levy, Petiti. Mr Gournac est mort le lendemain de sa femme.
En ville, on est ému par des radios d’appel des Samoa. Que répondre à ces S.O.S fréquents quand ici c’est la désolation et la mort.
Samedi 7 décembre : Chez les Mallardé (bouchers), ils vont tous très mal. La vielle mère est morte.
Dimanche 8 décembre : Hinatea a été voir ses fetii, tahitiens qui l’avaient adopté. Il est revenu navré, ils sont morts tous les deux, et les maisons des alentours sont vides.
Chigetomi 2 est venu le voir ; sans argent et sans travail, il souffre beaucoup à Papeete. Lui aussi a vu beaucoup de choses macabres. Il parle de huit cent morts,
sans compter les districts ; mais qu’en sait-il ? (…) A la Mission, tous les domestiques sont morts.
Mardi 10 décembre : Le capitaine du Moana a annoncé la mort de Mrs Young en Nouvelle-Zélande et de cinq mille personnes à Wellington.
Mercredi 11 décembre : On a su aujourd’hui que Tati Salmon ainsi que sa belle-fille et son fils étaient morts. (…)
A Pirae, Gifford, un anglais que nous connaissions bien est mort hier. (…) A Mahina, le télégraphiste Gerelan est mort et sa femme est devenue folle. Ils s’aimaient
beaucoup et avaient chanté la Marseillaise ensemble au banquet de la Victoire. Que de gens qui étaient au banquet ne sont plus. (…) A Papeete, Mme Héraud est
morte, puis Mme Miller. (…) Le capitaine Neagle qui devait conduire le Manureva à Christmas est mort et a été brûlé. Raoulx a perdu presque tous ses capitaines (…)
Mme Vermersch est morte aussi (…) Notre voisin Mr Graff est mort après sa mère. (…) Le fils de Mme Pindray et le petit-fils de ce pauvre Vincent notaire est mort avant-hier ;
on dit le grand-père un peu fou. (..) Mme Kock de Paea est morte. Son mari est soldat : elle laisse trois enfants, l’aîné a sept ans. Le père Célestin les a pris sous sa garde.
Il en a trente-deux qui n’ont plus personne (…) Les Brander ont perdu vingt membres de leur famille.
Carnet IX de Berthe Rougier-1918 dit Carnet lugubre - Bulletin de la Société des Études Océaniennes.
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Il s’agit de Yochiro Shigetomi, grand-père du commissaire de l’exposition.
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