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Texte
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LA
POLYNÉSIE
ET
MARQUISES;
LES ILES
VOYACEÜ» ET MABIIVE
ACCOMPAGNÉS d’üN
VOYAGE EN ABYSSINIE
EX
D’Dur coiip-n’œiii
SUR LA CANALISATION DE L’ISTHME DE
PANAMA;
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M.liOUIS Reybaud»
auteur
DES
ËTDDES SVli
LES RÉFOnMATEURS.
m
PARIS
A IiA UBBAIBIXi SE
GUIEEAITMIBJ,
Éditeur du Ditliomaiie du Gemierte et des Marehandises et de la Collection des principaux Économistes,'
Ealerie de la Bourse, 5, Passage des Panoramas.
—
1843
—
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Ch.
Duriez, imprimeur à Sentis.
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LA
POLYNÉSIE
ET
MARQUISES;
LES ILES
VOYAGES ET MARIVE
ACCOMPAGNÉS d’on
VOYAGE EN ABYSSINIE
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D’EN COVP-n’flEIE
SUR LA CANALISATION DE L’ISTHME DE
PANAMA;
PAR
M.liOElS REYBAED,
auteur
DES
ÉTUVES suit
LES
RÉFORMATEURS.
PARIS
A Xi A IiIBBAmiE DE
GUIUAUMlIff,
Éditeur duDictionnaire du Comerce et des Marchandises et de la Collection des principaux Économistes,
Galerie de la Bourse, 5,
~
Passag;e des Panoramas.
1843
—
o zy/r
\
VOYAGES ET MARINE
COUP-»*ŒIL,
SUR
SCIENCE
LA
GÉOGRAPHIQUE.
Quelque vaste que soit le champ des sciences
qui relèvent uniquement de la pensée, il est fa¬
cile de s’assurer, après un examen attentif,
que
les anciens l’avaient déjà foulé dans bien des sens
et que les modernes n’en ont
guère reculé les li¬
mites. En métaphysique et en morale,
par exem¬
ple, ne semble-t-il pas que tout ce qu’il y avait
de pertinent à dire ait été dit en des siècles
pius philosophiques que les nôtres, et n’est-il
pas évident que, si l’on voulait interroger avec
quelque soin les origines de nos spéculations ac1
VOYAGES ET MARINE.
2
tuelles, des plus téméraires comme des plus ti¬
mides, on retrouverait, en remontant les âges,
les preuves de leur filiation et les traces de leur
généalogie? Peu de noms récens, peu d’idées
nouvelles sortiraient intacts de cette recherche
paternité antérieure, et l’on pourrait in¬
d’abord, sur cette table ontologique,
les Orientaux avant Pythagore et Pythagore avant
Spinosa, Pyrrhon avant Bayle, Parménide avant
Emmanuel Kant, Epicure avant Helvétius, Platon
avant saint Augustin, Zénon avant saint Bernard,
et Lucien avant Voltaire. Ainsi, chaque penseur
d’une
scrire tout
ascendant direct, et, quant aux écoles,
si méritantes que soient celles d’Ecosse et d’Al¬
aurait
son
lemagne, il serait injuste d’oublier qu’elles sont
venues vingt siècles plus tard que les trois grandes
écoles grecques, l’Académie, le Lycée et le Por¬
tique. D’où l’on peut conclure que la philosophie
moderne, fille vivante de la tradition, a presque
tout emprunté à l’antiquité, tout, excepté la croix
et la ciguë.
Mais, s’il en est ainsi pour les sciences qui pro¬
cèdent de la réflexion pure, il en est autrement
de celles qui s’appuient sur l’observatic v exté¬
rieure. Ces dernières, nos aïeux n’avaiei
pas
mission pour nous les livrer toutes faites, car c’ést
le temps qui les fonde et qui les agrandit. On
peut, dans le monde des idées, nier la perfecti-
coup-d’oeil
sur la science
géographique.
3
bililé; dans le monde des faits, il est impossible
de la méconnaître. Ici le progrès est évidejnt,
continu, quotidien; il se touche au doigt, il se
mesure, il devient une vérité mathématique.
C’est le
cas
où
se
trouvent les sciences
physiques
naturelles; c’est celui de la géographie surtout.
La géographie est une science née d’hier; elle
s’est construite de nos jours et sous nos yeux :
sa tradition sérieuse remonte à peine à trois cents
ans. L’antiquité n’en connaissait guère que les
aspects fabuleux et naïfs, et, si nous ne craignions
pas d’encourir le reproche fait aux enfants deNoé,
nous pourrions rire, sur ce point, de la nudité
paternelle. Rien n’est plus bouffon que cette cos¬
et
mographie où le ciel repose sur des colonnes
dont Atlas est le gardien; rien n’est plus curieux
que ces périples de navigateurs qui emploient
deux ans à traverser la mer Egée au milieu d’en¬
chantements
sans
nombre. Ce sont là des rêves
géographie.
n’était ni la
force, ni l’étendue qui manquaient au génie an¬
tique, c’était la base même de la science, la ré¬
de
poètes,
ce
n’est point
une
Certes, pour en créer une, ce
colte des faits. Cette récolte devait être l’œuvre
siècles, et ici l’intuition ne pouvait pas sup¬
pléer la découverte. Longtemps avant que le
globe eût obéi à la main patiente qui le dompte,
la pensée qui a des aîles avait pu visiter les sphères
des
4
VOYAGES ET MARINE.
idéales; mais l’observation qui va lentement, soit
qu’elle chemine le bâton du voyageur à la main,
soit qu’elle ouvre la voile du navigateur à des vents
capricieux, avait besoin, pour étendre sa sphère
d’action, qu’on lui rendît les mers plus sûres et
les continents plus praticables. La civilisation lui
devait des routes, la science des instruments nau¬
tiques; c’est là
qui
retardé son avènement.
à peu l’astrolabe remplaçât le
gnomon, cet agent imparfait des mesures astro¬
nomiques, et que la boussole offrît, sur l’immen¬
sité liquide, des points de repère plus sûrs que
Il
les
a
ce
fallu que peu
chanceux
a
relèvements
d’une constellation
polaire. Ce progrès s’est continué sous nos yeux
par le chemin de fer dans la viabilité terrestre, et
par la vapeur dans la navigation maritime : le
chronomètre, ce dernier mot du calcul horaire,
complète le lot de notre temps. Qui sait ce que
les aérostats réservent à l’avenir?
Si les instruments concouraient
ainsi, par une
graduelle, à l’établissement de la
géographie, les événements historiques ne la ser¬
vaient pas moins. Tout lui était bon : les conflits
de races, les chocs dépeuplés, les invasions de
barbares, la conquête, la propagande. Elle pro¬
amélioration
fitait tout autant des désastres de la
guerre que
des loisirs de la paix, et butinait dans les
comme sur
les décombres.
palais
Voir, pour elle,, c’était
coup-d’oell sur la. science
géographique.
5
savoir; le mouvement était son ressort, la loco¬
motion son génie. Peu lui importaient les sym¬
boles, les couleurs, les bannières: elle s’asso¬
ciait à toutes les causes sans les juger, elle se
mêlait à toutes les luttes sans en partager les pas¬
Prompte à se transformer, elle fut
successivement, commerçante avec les
sions.
ainsi et
Phéni¬
guerrière avec les
Barbares, religieuse
avec les croisés. Un jour, à la suite des lils de
l’Islam elle sortait des déserts arabiques, lon¬
geait le littoral de l’Afrique septentrionale, et ve¬
nait planter sa tente aux pieds des Pyrénées; un
autre jour, sur la foi d’un pressentiment, elle
s’embarquait avec Colomb et aventurait son pre¬
mier enjeu dans une loterie qui devait lui rappor¬
ciens, poétique avec les Grecs,
Romains, inculte avec les
,
ter
deux mondes. Tantôt elle
s’inspirait du génie
catholique de l'Espagne qui cherchait, au-delà
des mers, des âmes à conquérir ; tantôt elle
s’identifiait aux génie commercial de l’Angle¬
terre, qui voyait, surtout le globe, des colonies
à fonder. Point d’exclusion, point de fierté chez
elle : que l’on fût un grand guerrier comme César,
ou un pauvre moine comme Rubruquis, un his¬
torien éloquent comme Polybe, ou un conteur
naïf comme Marco-Polo, un infidèle comme
Aboul-Feda, ou un saint missionnaire comme le
père Yerbiest, la géographie, curieuse seulement
VOYAGES ET MARINE.
6
de
faits,
se
préoccupait
peu
des personnes; elle
l’étape pénible
suivait d’un œil aussi bienveillant
pèlerin isolé que la marche triomphante des
qui la promenaient autour du monde
comme une reine. C’était par-dessus tout une
science collective, qui frappait à toutes les portes
du
escadres
et
d’élever ce
auquel chacun devait apporter sa
recevait de toutes les mains, afin
monument
pierre,
sans que personne
Cette phase
fût autorisé à lui don¬
d’élaboration patiente
a été longue; elle se poursuit de nos jours, elle
ne s’achèvera qu’après nous. Mais le gros de la
ner son nom.
moisson est évidemment recueilli, et, pour en
reconnaître la richesse, il importe peu que
quelques gerbes reposent encore, éparses et ou¬
bliées, dans les mille sillons de la plaine.
Pour simplifier l’histoire de la géographie, il
faut scinder les temps en deux parts fort iné¬
gales, mettre d’un côté cinquante-cinq siècles,
de l’autre trois. Avant et après Colomb, telles
sont
les divisions naturelles de la science. Dans
première époque, la géographie est à l’état
honteusement confinée
elle bégaie, elle se berce
de contes; dans la seconde, elle grandit, comme
par un prodige soudain, et s’empare du globe
d’uné'raain virile. Ainsi font, au dire des natu¬
ralistes, certains aloès qui, longtemps étiolés et
la
d’enfance ; elle semble
dans un coin de la terre,
coüp-d’oeil suk la. science
géographique.
7
rabougris, retrouvent, à un instant donné, tout
l’arriéré de leur puissance végétative et croissent
plusieurs pieds en vingt-quatre heures.
Que de temps il a fallu pour fonder une géo¬
graphie mathématique qui méritât ce nom? Nos
aïeux ont vécu trente-six siècles sans se douter
de la sphéricité de la terre, ce principe que com¬
de
aujourd’hui les enfants. On lit bien dans
l’univers a la forme d’un
œuf; mais, quand les mêmes livres parlent de
notre globe, ils le dépeignent comme une mon¬
tagne qui a perdu son équilibre, et qu’un dieu,
prennent
les vedas hindous que
soutient sur sa carapace.
Les Égyptiens, trop vantés pour leurs connais¬
sances astronomiques, n’en savaient guère plus
que l’Inde sur les phénomènes terrestres. Les
Grecs mêmes, qui semblent avoir concentré chez
eux les rayons de ces civilisations éparses, les
Grecs ne se montrèrent d’abord ni observateurs
transformé
en
tortue,
plus intelligents, ni géomètres plus précis. Homère
fait de la terre un disque qu’entoure le fleuve
Océan; Thalés en fait une ellipse, Hérodote une
plaine, Anaximandre un cylindre, Leucippe un
tambour, Héraclide un bateau. Chacun énonce
ainsi son hypothèse, jusqu’à ce qu’Eudoxe de
Cnide, selon les uns, Philolaüs de Crotone, sui¬
vant les autres, se soit déclaré pour la forme
sphérique. Dès-lors ce système prévaut; Aristote
.,
8
•
.
-,
-^••-
;
VOYAGES ET MARINE.
fait, Possidoniuset Eraappuient dans leurs mesures ter¬
restres ; Hipparque, Pline et Strasbon en font
sortir des déductions fécondes ; enfin Ptolémée,
père de la géographie mathématique chez les an¬
ciens, couronne cette série de travaux par une
théorie céleste, paradoxe immense qui a eu la
vertu de durer quatorze siècles.
Dans la géographie descriptive, les tâtonnements
ne sont
pas moindres. Chez les premiers Grecs,
c’est le bouclier d’Achille qui la résume. La fable
se mêle à la réalité : on connaît
déjà les noms
d’Asie et d’Europe, on distingue ces deux ré¬
gions, on les caractérise, on les décrit; mais
bientôt arrive la fiction, et alors paraissent les
Cimmériens, peupladesplongées dans d’éternelles
ténèbres, lesHyperboréens dotés d’un printemps
éternel; puis les Champs-Élysées, terre des âmes
heureuses ; enfin l’Atlantide et laMéropide, songes
de poètes sur lesquels devaient enchérir plus tard
Théopompe et Platon. Cependant, même dans
ces temps de croyances naïves, des observateurs
lui donne l’autorité d’un
tosthène s’en
sérieux sillonnaient la Méditerranée
et
visitaient
régulièrement ses cités commerçantes. Les Phé¬
niciens les Carthaginois avaient semé le littoral
de colonies nombreuses liées aux métropoles par
une navigation active. Avant tous les autres, ces
peuples franchirent les colonnes d’Hercule, for,
coup-d’oeil
sur la science
géographique.
9
primitif, et poussèrent
Hamilcon, jusqu’aux ri¬
vages de la Grande-Bretagne; avec Hannon, le
long des côtes occidentales de l’Afrique, jusqu’à
la hauteur du cap Bojador. Les Ég}'ptiens, de leur
côté, semblent avoir poursuivi sur le littoral op¬
posé des explorations analogues, dont M. Étienne
Quatremère a exagéré, après Hérodote, l’étendue
et l’importance. Enfin, le roi des Perses, Darius ,
fit aussi exécuter, dansl’Océan indien, par Scylax
de Cariandre, un périple qui dut comprendre le
golfe Persique et une portion de la mer Rouge.
Mais les récits de ces expéditions diverses sont si
fabuleux et si confus, ils se sont si évidemment
travestis sous la plume des rapsodes, toujours en¬
clins au merveilleux, qu’on ne saurait les accueillir
avec trop de réserve et trop de défiance.
Dans les âges suivants, le monde s’ébranle, les
peuples s’entre-choquent, et il en jaillit des étin¬
celles qui éclairent quelques existences obscures.
Cambyse ouvre cette période agitée : il déchaîne la
Perse contre l’Égypte et sème les sables libyens des
midabie limite du monde
leurs découvertes, avec
cadavres de
ses
soldats. Dès-lors
alternatif s’établit entre l’Asie et
un
mouvement
l’Europe, dans
lequel le rôle d’agresseur passe incessamment de
: Xercès vient frapper aux portes
de la Grèce avec un million d’hommes; Alexandre
pousse ses conquêtes jusqu’aux limites du monde
l’une à l’autre
10
VOYAGES ET
MARINE.
L’Inde n’est
plus un mystère; Diagnetus
décrivent; Néarque en explore le lit¬
toral; Pythéas opère sur un autre point et dé¬
couvre cette ultima Thule des
anciens, objet de
connu.
et Béton
la
de controverses. La
géographie se développe
ligne qui court du sud-est au
nord-ouest, des bouches du Gange aux îles de la
tant
ainsi
sur une
vaste
du Nord. A leur tour, les Romains arrivent
comblent d’immenses lacunes. Le peuple-roi
mer
et
met en
se
marche dans toutes les
réveiller de leur
long sommeil
directions, et va
tribus bar¬
ces
qui, plus tard, devaient lui rendre sa visite.
Grande-Bretagne, les Gaules, la Germanie, la
Scythie, la Sarmatie, l’Hybernie, les pays slavons, tout le nord de l’Afrique, l’Asie jusqu’audelà du Gange, la Baltique, l’Atlantique, l’O¬
céan indien, et les mers intérieures, tout ce ter¬
ritoire où il a envoyé ses légions, tous ces parages
où il a promené ses trirèmes, appartiennent dé¬
bares
La
sormais
bon
au
domaine de l’observation exacte. Stra-
Pline
description : Ma¬
Tyr et Ptolémée l’achèvent. C’est le monde
des anciens : de mille ans on n’y touchera plus.
La science est frappée d’engourdissement; on la
et
en commencent
la
rin de
dirait morte.
Cet intervalle est
occupé, plutôt qu’il n’est
rempli, par quelques moines chrétiens, tels que
Cosmas, Bernard, Adaman; par des faiseurs d’iti-
coup-d’oeil sur la science
géographique. 1 l
calqués sur celui d’Anlonin; enfin, par
description générale du globe, ouvrage d’un
Golh dont le nom est demeuré inconnu, et que
néraires
une
appelle le Géographe de Ravenne. Peu à peu
pourtant, ces derniers reflets des traditions grec¬
que et romaine pâlissent, se dispersent, et dans
l’intervalle apparaît le météore vif et court de la
civilisation arabe. Bagdad, Cordoue et Caïrwan
deviennent des foyers d’études géographiques
d’où sortentles maîtres de l’époque, Aboul-Feda,
El-Maqrizy, El-Bakoui et Léon l’Africain. Les
l’on
Arabes connurent les îles Fortunées, nos
îles Ca¬
que les pirates normands devaient con¬
quérir deux siècles plus tard. Ils poussèrent leurs
excursions dans le Sahara et jusqu’au Cap Blanc
d’une part; de l’autre, jusqu’au royaume de Mélinde et à l’île de Madagascar, où ils fondèrent
des colonies. L’Inde, les provinces du Caucase,
le Thibet, la Chine, que visitèrent, vers 742 , des
ambassadeurs du kalife Walid, les îles Malaises,
où le mahométisme est encore la religion ré¬
gnante, sont dès-lors des pays familiers aux Arabes
et fréquentés par leurs vaisseaux. Leurs naviga¬
teurs abordent à Guzurate, au pays de Canoge,
le Bengale actuel, à Calicut, aux Maldives, sur
la côte de Malabar ; ils paraissent même à KanFou, dans laquelle nos savants ont cru recon¬
naître l’importante ville de Canton. Pendant que
naries
,
12
VOYAGES ET MARINE.
l’activité arabe déborde ainsi
sur
les terres tem¬
pérées du globe, le Nord semble travaillé, de son
côté, par les premiers symptômes d’une fièvre de
découvertes. Les fils d’Odin
aventurent
orageuses leurs barques hardies et
les Scandinaves découvrent l’Islande ,
mers
sur
des
fragiles;
les îles
Féroé, et plus tard le Groënland. Les pirates
normands infestent toutes les côtes que
baigne
l’Atlantique; ils visitent les Açores, Madère et
Ténériffe. Des sagas consacrent ces expéditions
téméraires; Snorron, Adam de Brême, les re¬
cueillent et le roi Alfred ne dédaigne pas de tra¬
duire de sa main les deux voyages du Norvégien
,
Other et du Danois Wulfstan dans les pays Scan¬
dinaves. La navigation quelque peu suspecte des
frères Zeni
se
rattache à
cet
ordre de travaux et
de recherches.
placée entre la civilisation d’Odin et celle
Mahomet, que fait l’Europe chétienne, cette
héritière directe de la tradition antique? Elle som¬
meille toujours. Pourtant, vers lexni® siècle, une
pensée de propagande semble la réveiller. De
pauvres frères mineurs, comme Carpin et Rubruquis, Anscaire et Ascelin, sont lancés dans di¬
verses directions
pour gagner des âmes à Dieu.
L’un parcourt le nord de l’Europe; les autres, in¬
fatigables missionnaires, s’engagent dans le cœur
niêmedel’Asie, que vient de bouleverser la grande
Ainsi
de
coup-d’oeil sur la science
géographique. 13
dynastie mongole. Du Dniéper au fleuve Jaune,
on ne reconnaît plus qu’un maître : c’est le khan.
11 a soumis un continent entier au joug de l’unité
la plus despotique. Soit curiosité, soit calcul, les
voyageurs se portent tous alors sur ce point. Ben¬
jamin de Tudèle a ouvert la marche; Lucimel et
Ricoldt l’ont suivi; Marco-Polo, qu’on a nommé à
bon droit le Humboldt du moyen-âge, y paraît à
son tour, pour faire place à Pegoletti, à Mandeville,
à Clavijo à Haithon, à Barbaro, à Schilderberg.
De tous ces observateurs, Marco-Polo est le seul
qui ait vu sainement et raconté judicieusement.
Son itinéraire est immense; il embrasse presque
toute l’Asie : la vallée de Kachmir {Chesimur), la
petite Boukharie, la Mongolie entière, la Chine
( Cathay ), dont il décrit les capitales Pékin ( Camielu)el Nankin ( Quinsay); le Bengale, ou pays de
Mien, nom que divers Asiatiques lui donnent au¬
jourd’hui encore ; l’archipel Malais, dontilciteSu¬
matra {Samara)-, le groupe des Andamans et de
Nicobar (Necauvery); Ceylan , la presqu’île du
Dekhan, les royaumes de Malabar et de Guzurate
dans l’Inde, les villesd’Aden, d’Ormuset de Bassora dans la Perse; puis Madagascar {Magastar),
où il place le rock, cet oiseau fabuleux ; le pays
des Zinges et des Abyssins {Abasda); enfin la
Sibérie limitrophe de ce qu’il nomme le pays des
tendres, et la Russie {Ruzia), vaste empire tri,
,
14
VOYAGES ET MARmE.
Mongols. Quel pèlerinage, surtout
confusion et de barbarie! Mal¬
heureusement Marco-Polo, et moins que lui les
autres voyageurs cités, ne savent pas assez se dé¬
fendre de ce penchant au merveilleux, caractère
des âges d’ignorance. On voit paraître, dans leurs
récits, quelques fables qu’on dirait empruntées
aux époques mythologiques. Ce n’est plus, comme
dans Hésiode et dans Hérodote, des fourmis gar¬
diennes de sables aurifères, ou des bœufs garamantes qui paissent à reculons; mais c’est, chez
Marco-Polo, des montagnes du rubis-balai et de
lapis-lazuli; chez Carpin, une grande muraille
d’or massif; chez Oderic de Portenau, des oi¬
seaux à deux têtes; enfin, chez Mandeville, che¬
valier anglais et conteur imperturbable, un fruit
prodigieux récolté à Chadissa, fruit qui s’ouvre
de lui-même quand il est mûr, et présente un
agneau sans laine, excellent à manger. Au xv®
siècle de notre ère, la géographie en est encore
à son point de départ, aux féeries.
butaire des
dans
ces
temps de
Mais ici la science s’illumine
de rayons sou¬
dains; comme la loi hébraïque, elle se révèle au mi¬
lieu des éclairs et de la foudre. Ses deux révélateurs
sont Colomb et Vascode Gaina. Depuis longtemps
sans doute le pressentiment d’un vaste continent
avait dû s’emparer d’esprits supérieurs, et la trace
de
ces
soupçons,
plus poétiques que positifs,
coup-d’oeil sur la science
géographique.
15
plus vagues que formels, se trouve dans Sénèque,
dans Possidonius, dans Strabon, dans Pomponius Mêla et dans Chrysippe. Il y a plus : la dé¬
couverte positive de l’Amérique aurait pu passer,
même au x® siècle, pour un fait acquis; car, dès
ce temps, des Islandais avaient colonisé le Groënland, et l’un deux, Leif Ericson, avait pu recon¬
naître, vers le sud-ouest, une côte que l’on es¬
time être celle du Canada. D’autre part, et si l’on
en croit des autorités qui se plaisent aux hypo¬
thèses scientifiques, l’Afrique, longtemps avant
l’exploration portugaise, aurait été doublée deux
fois, et relevée dans tout son périmètre; la pre¬
mière fois par les Egyptiens de Néchos, la se¬
conde par les Arabes. Mais que veut-on induire
de ces insinuations dont la valeur et la portée lais¬
sent tant de prise à la controverse? Que Colomb
et Vasco de Gama sont deux plagiaires? On ne
l’oserait pas.
qui inspira ces hardis pilotes du xv® siècle,
fut moins le bruit vague d’un succès antérieur
Ce
ce
que leur confiance dans une navigation chaque
jour plus savante et plus perfectionnée. L’art des
contructions navales commençait
alors à sortir
d’une longue enfance, et les vaisseaux,
mieux membrés, osaient perdre de vue les côtes, pour aller,
dans la haute mer, affronter la violence des vents
le courroux des vagues. Les instruments nau-
et
16
VOYAGES ET MARINE.
tiques se ressentaient de ce mouvement; Martin
Behain, gouverneur de Fayal, venait de régula¬
riser l’emploi de l’astrolabe pour la mesure des
hauteurs solaires; la boussole était acquise à la
navigation. Ainsi, par le calcul combiné du mé¬
ridien et du parallèle, le pilote pouvait, loin de
rivage, déterminer la position précise de son
son compas, le maintenir
dans la route la plus directe et la plus sûre. L’au¬
dace soudaine qui se manifesta chez les praticiens
n’était donc pas un phénomène sans cause; les
tout
navire, et, à l’aide de
travaux
des théoriciens avaient ouvert cette voie
esprits aventureux. Depuis un siècle environ,
l’Allemagne possédaient des écoles d’as¬
tronomie et de physique, pépinières de maîtres
célèbres et d’ouvriers intelligents. Nousôvons cité
Martin Behain; il faut y ajouter le Florentin Toscanelli, qui eut quelques relations avec Colomb,
et Dominique Maria de Bologne, qui fut, à ce
que l’on croit, l’un des professeurs de l’illustre
Copernic. D’où il résulte que, s’il y eut un peu
de témérité dans l’élan de la navigation à cette
époque, il y eut encore plus de calcul. Ce fut un
hasard peut-être qui livra à Colomb l’Amérique,
sur
laquelle, assure-t-on, il ne comptait pas;
mais ce qui n’était pas douteux pour l’illustre
marin, quand il quitta les côtes d’Espagne, c’est
qu’avec du temps et des vivres il devait, en couaux
l’Italie et
COÜP-D’OEIL
suit LA SCIENCE
GÉOGllAPHIQUE.
17
l’ouest, et aucune terre inter¬
médiaire ne se présentant, aboutir immanquable¬
ment aux Indes. C’était la
conséquence forcée
de la sphéricité terrestre.
Quoi qu’il en soit, au moment où Colomb s’é
branle, la géographie en est encore à peu près au
point où l’a laissée Ptolémée. L’Europe, l’Asie,
le nord de l’Afrique, et les îles
qui en forment
comme les satellites, sont connut tant bien
que
mal ; mais au-delà des Açores et des
Canaries,
et dans cet espace de deux cents méridiens
qui
court de l’île de Fer au
Japon, les cartes n’of¬
frent que du vide : le périmètre de
l’Afrique
rant
toujours
vers
demeure flottant
science
indéterminé. Il manque à la
complets, le monde amé¬
le monde maritime ; les trois
quarts
et
deux mondes
ricain et
monde, l’Afrique, et un nombre illi¬
génie des décou¬
vertes s’empare alors du
globe avec tant de puis¬
sance et d’autorité,
qu’en moins de trois siècles
d’un autre
mité d’accessoires, Eh bienlle
gigantesque s’accomplit presque en
entier. C’est la seconde phase de la
géographie,
celle qui fait la gloire de l’ère moderne.
ce
travail
L’élan est
donné; le problème terrestre est
poursuivi dans ses deux inconnues : Colomb cin¬
gle vers l’ouest, et y trouve un continent; Vasco
de Gaina gouverne au sud, et arrive dans l’Inde
par le cap de Bonne-Espérance. L’enthousiasme
2
18
s’en
VOYAGKS ET MARINE.
mêlant, les continuateurs abondent. Ce sont,
Amérique, Balboa, Fernand Cortèz, Pizarre,
Vespuce, Sébastien Cabot, Walter Raleigh; en Asie, Albuquerque, Barros, Ferdinand
Perès, Barthélemy Dias, Vingt ans ne se sont
pas écoulés que Magellan double le cap Horn et
exécute le premier tour du monde. Mendana et
Quiros le suivent. Quelques groupes océaniens
son découverts. Jusqu’ici l’Espagne et le Por¬
tugal ont seuls marqué leur place dans cette
grande invasion maritime. A leur tour, la Hol¬
lande et l’Angleterre entrent dans la lice. Les
deux puissances catholiques voulaient, avant tout,
convertir le globe; les deux puissances luthé¬
riennes cherchent plutôt à le coloniser. Le génie
religieux lutte quelque temps avec le génie com¬
mercial; mais enfin ce dernier l’emporte. Le
sceptre de la mer demeure aux argonautes mar¬
chands. La France demande sa part de ces îles,
de ce littoral que l’on se partage; elle n’obtient
qu’un lot insignifiant. Cependant, si les ouvriers
changent, l’œuvre ne change pas. La civilisation
sillonne les océans, s’impose aux peuples bar¬
bares ou sauvages, les séduit par ses raffinements
ou les dompte par ses ressources. Elle tient le
globe dans ses mains, et semble vouloir le pétrir
jusqu’à ce que toutes ses aspérités s’effacent.
Vraiment, quand on assisteà ce spectacle meren
Âméric
coop-d’oeil sur la science
veilleux,
on se
moment
donné,
géographique.
19
sent ébloui et pris de vertige.
qui débordait, à un
la civilisation; aujourd’hui
c’est la civilisation qui va au loin déborder sur
la barbarie. Le mouvement a lieu en sens inverse,
mais le résultat demeure toujours le même :
vaincue dans son foyer, ou conquérante hors de
son foyer, la civilisation s’assimile toujours les
éléments qui s’exposent à son contact; ce qui lui
résiste périt. Elle éléve, elle redresse; elle ne
descend pas, elle ne déchoit pas. Ainsi le veut la
hiérarchie des êtres. Les organisations les plus
nobles sont celles qui donnent le ton, et l’autorité
est en raison de la supériorité. L’ascendant de
l’Europe sur le monde tient à cette cause. L’Eu¬
rope n’a de force et de vertu que par le principe
civilisateur qu’elle représente ; c’est là son levier.
Voyez où en est le globe depuis qu’il a été atta¬
qué ainsi et par tous les bouts! Peut-on citer au¬
jourd’hui un seul continent où l'Europe ne re¬
vive pas, et dans ses idées, et dans ses usages, et
dans sa population ? Est-il quelque part une inlluence qui ait osé tenir devant ta sienne? L’Asie
est-elle encore l’Asie; l’Amérique est-elle encore
l’Amérique; l’Océanie est-elle encore l’Océanie,
et n’y a-t-il pas beaucoup d’Europe au milieu de
tout cela? Récapitulons : en Océanie l’Europe est
partout ; elle a fondé Sydney et les colonies péAutrefois c’était la barbarie
sur
20
VOYAGES ET MARINE.
«aies de
est
l’Australie; elle est à Hobart-Town, elle
Malaises, aux Philippines, aux
dans les îles
Moluques, à Java; elle est dans les archipels océa¬
niens, à Hawaï, à Taïti, à Tonga, aux îles Mar¬
quises, à la Nouvelle-Zélande. En Asie, elle est souveraineausud et au nord, en Sibérie etauBengale;
elle y comprime, elle y tient en respect l’esprH
indigène; la Syrie, l’Asie mineure, s’agitent sous
son inspiration ; la Perse s’en défend mal ; la
Chine seule lui oppose sa grande muraille. En
Afrique, l’Europe a pris les clés de toutes les
positions : Alger au nord; le Sénégal, SierraLéone, Bathurst, les forts de la côte des Esclaves,
les échelles de Loanga et de Benguela à l’ouest;
le cap de Bonne-Espérance au midi, et les éta¬
blissements portugais à l’est; l’Egypte, qui com¬
plète cette ceinture, obéit-elle à une influence
africaine? Reste l’Amérique; mais y a-t-il main¬
tenant une Amérique ? Lorsque Colomb en fit la
conquête, cette vaste région nourrissait vingt
millions d’hommes cuivrés, ou d’indiens pour
parler la langue des découvreurs; combien en
reste-t-il aujourd’hui? Huit cent mille à peine;
les autres n’ont pu s’associer à la civili,sation, et
la civilisation les a dévorés. L’Amérique s’est-elle
dépeuplée pour cela? Non; l’Europe y a pourvu ;
elle a démembré le monde de Colomb, a donné
le nord à l’Angleterre, à la France et à la Russie;
,
coup-d’oeil
sur la science
géographique.
21
l’Espagne; l’est au Portugal ;
éparpillées sur ses flancs, à diverses puis¬
sances ; et une nouvelle
Aniérique est née avec
le centre et l’ouest à
les îles
blancs, issus de la conquête.
Voilà ce qu’à fait l’Europe en trois siècles, et
sans s’appauvrir elle-même, ou
plutôt ce qu’à
fait la civilisation, dont elle n’est que l’instru¬
ment. La fable des dents de Cadmus ne
pâlit-elle
pas auprès de cette réalité contemporaine?
Au milieu de ce déplacement d’hommes et de
ce bouleversement
d’existences, on devine quelle
dut être la tâche de la géographie. Non-seulement
on découvrait
pour elle des pays inconnus, mais
encore ces
pays se modifiaient à vue d’œil ; il fal¬
lait constater, puis contrôler. Chaque jour de
nouvelles reconnaissances agrandissaient son do¬
maine. Après Dampier Anson, Wallis et Bou¬
gainville, Cook avait paru dans l’Océan Pacifique
et y avait accompli trois
circumnavigations qui
sont deschefs-d’œuvrede hardiesse et de
patience,
de science et de sagacité. Son
exemple entraîna
bientôt toutes les puissances maritimes vers ces
plages nouvelles ; la France y envoya Lapérouse
et d’Entrecasteaux; l’Espagne,
Malespina et Maurelle; l’Angleterre, Bligh et Vancouver. De nos
jours même, cet élan ne s’est point ralenti : Kruscnstern, Kotzebue, Beechey , d’ürville, Duperrey, Laplace, Freycinet, Pauldinget Morrell ont
trente
millions de
,
•
22
VOYAGES ET MARINE.
sous des pavillons divers, ces longues
explorations autour du globe et poursuivi le re¬
lèvement des archipels océaniens. Si la carte du
monde maritime n’est pas complète encore, quant
aux détails, les lignes principales sont fixées, l’en¬
semble est arrêté. D’autres capitaines, non moins
entreprenants, cherchaient en môme temps la so¬
lution d’un problème plus ardu encore, celui
continué,
d’une communication entre les deux océans au
travers
des
mers
polaires
:
Davis, Hudson, Baf-
fin, Behring, et plus tard Parry et Ross, se dé¬
vouaient dans ce but à des dangers hors de pro¬
portion avec les résultats.
A côté de ces grandes reconnaissances collec¬
pour la plupart officielles, des voy ageurs
isolés récoltaient pour la géographie sur toute la
tives
et
surface du
globe. La Chine n’avait plus de secrets
pour les missionnaires devenus tout puissants à la
cour de Pékin ; les pères Gaubil, Verbiest, Adam
Shall, préparaient les voies aux ambassades de
Macartney et d’Amherst. L’Inde, vice-royauté
anglaise, se révélait tout entière, dans son anti- *
quité, aux savants Colebrooke et William Jones,
dans son état moderne, à l’évêque Héber, à Jacquemonlet à tous les observateurs intelligents des
Asiatic Researches; Kœmpfer voyait le Japon; Stamford Rallies et Marsden, les îles Malaises; Chardin,
Malcolm et Morier, la Perse ; Klaproth, l’Asie
COUP-D’OEIL SDK LA SCIENCE
GÉOGKAPHIQÜE.
23
tartare; Hiram Cox et Crawford, la Bir¬
manie; Burkhardt, la Syrie; Sadler, l’Arabie.
russe
et
Voilà pour
M.
l’Asie. L’Amérique n’était
pas
moins
tête de ses explorateurs figurait
de Humboldt, le voyageur par excellence, le
favorisée,
car en
encyclopédique. M. de Humboldt s’ap¬
propriait, parl’autorité d’une science presque uni¬
verselle, toute la partie équatoriale du nouveaumonde; Bullock, Ward, Penlland, côtoyaient ou
complétaient l’illustre touriste; Spix et Martius,
le prince Neuwied et Saint-Hilaire parcouraient
le Brésil ; Pœpig, le Chili et le Pérou ; Weddel
et King, la Patagonie; Mackensie
l’Amérique
insulaire; Pike, Long, Lewis et Clarke, les step¬
pes qui s’étendent du Mississipi aux MontagnesRocheuses; Mac-Gregor, le Canada ; Hearne
Franklin et Back, la région boréale au-dessus des
lacs. L’Afrique ne s’était point dérobée à ce vaste
réseau de recherches : sans parler de l’Égypte,
foulée par tant de curieux depuis Hérodote jusqu’à
l’empereur Adrien, depuis le père Sicard Jusqu’à
Volney, ce précurseur de l’expédition française,
l’Abyssinie et l’Éthiopie voyaient Bruce, Sait,
Poncet, Rochet et Combes s’engager dans leu rs pla¬
teaux inhospitaliers; la région hottentote se révé¬
lait à Levaillant et à Barrow; le Congo à GrandPré, à Tuckey et à Cardoso ; le Sahara à Caillé;
tandis que Mungo-Park,Bowdich, Denham, Clapvoyageur
,
,
24
VOYAGES ET
perton,
au
MAIÎliVE.
Laiiig et les frères Lancier cherchaient,
milieu de mille morts, à dérober aux
royaumes
l’Afrique centrale les mystères de leur exis¬
de leurnrganisation. Nous citons là tren te
noms, comme ils nous viennent et au hasard;
de
tence et
il faudrait
en
citer mille.
Ainsi, la situation a changé; la géographie des¬
criptive vient de décupler son domaine. De pauvre
et de stérile
qu’elle était avant ce bel essor du
XV® siècle, la voilà devenue
opulente et féconde,
opulente à ce point qu’elle en est à l’embarras
des richesses. Il s’agit maintenant d’ordonner la
science, de lui créer des allures méthodiques,
d’en trier, d’en contrôler les éléments. La théorie
de Ptolémée a été ruinée
par les découvertes de
Copernic et de Galilée; Mercator
rent sur cette
et Varéniusopè¬
base et renouvellent la
géographie
malhémathique. Keppler
rent
en
trouvant la
et Newton y concou¬
loi des mondes.
Conring
presse la statistique, Delisle et Haase cherchent à
recueillir les observations
éparses, pendant
Buache
que
jette dans le champ des hypothèses.
Mais les vrais fondateurs de la science
générale,
d’Anville et Busching, ne paraissent
qu’au milieu
du xvn® siècle.
D’Anville, esprit subtil et patient,
ouvre
la
se
la voie à
un
collationnement érudit
entre
topographie antique et la topographie moderne,
travail plus ingénieux
qu’utile et dans lequel ont
coup-d’oeil
sur la science
géographique.
25
trop abondé, selon nous, Heeren, Voss, Mannert, Gosselin et plusieurs autres. Busching est
plutôt l’homme des faits actuels; il rassemble et
accomplies. Le tracé des
cartes, jusqu’alors arbitraire et informe, acquiert
peu à peu cette précision et cette netteté qu’on
y admire aujourd’hui. Après Mercator qui, le pre¬
mier, changea le système de projection, parais¬
résume les découvertes
sent successivement
Sanson, Blacuw et Gassini,
dépassés à leur tour par Rennel, Dalrymple, Arrowsmith, Hogsburg, Lapie et Brué,
Cependant, au milieu de ces conquêtes abon¬
dantes et imprévues, la géographie
générale voyait
à chaque instant s’agrandir ou se modifier ses
perspectives. Chaque jour, quelques données
vieillissaient, se rectifiaient, se complétaient.
L’observation prenait un caractère plus
précis,
plus rigoureux, plus scientifique. Ce fut alors
que les livres succédèrent aux livres; les auteurs
aux auteurs. Tous les
quinze ans il fallait recon¬
struire la science, et comme précis élémentaire
et comme haut
enseignement. L’œuvre la plus
méritoire en ce genre, n’était pas celle du meil¬
leur esprit, mais celle du dernier auteur
qui avait
pris la plume. C’était plutôt une question de date
qu’une question de talent. Ainsi après Mentelle
et Pinkerton
parut Malte-Brun ; après MalteBrun, le savant Rilter et M. Adrien Balbi. Venu
,
,
VOYAGES
26
le
HT MARINE.
dernier, M. Balbi a sur les autres les avantages
qui résultent de son millésime. H a pu les copier
dans ce qu’ils avaient de plus authentique, et
emprunter ensuite, soit aux Annales et aux Re¬
vues de Weymar, de Paris, de Londres et de Cal¬
cutta, soit à des voyages récents, tout un ordre
d’observations et de faits qui échappaient forcé¬
ment à ses devanciers. C’est là le mérite le plus
réel de son livre ; quoique déjà vieilli, il est le
plus jeune. Un temps viendra sans doute où cette
mobilité, virtuellement inhérente à la géographie,
ne sera plus exagérée par des causes acciden¬
telles. Quand le globe sera connu et bien connu,
la science continuera sans doute à se
métamor¬
les faits statistiques et politiques ;
plus remise en cause à chaque
heure, dans toute son économie, dans ses divi¬
sions, dans sa terminologie, dans ses grands re¬
liefs, dans sa constitution orographique ou hy¬
drologique. Jusque-là , pourtant, nos géographes
devront se résigner, comme l’a fait M. Balbi, à
un rôle de compilation provisoire.
Didactiques
ou alphabétiques, ils sont menacés du même
oubli, et Y Abrégé de géographie ne résistera pas
plus à cette injure du temps que les diction¬
naires de Vosgien, de Macarthy , de Kilian et de
phoser
avec
mais elle
ne sera
Masselin.
On sait
beaucoup du globe; mais que de mys-
coup-d’oeil sur la science
térieuses existences
géographique. 27
il recèle encore? Que
d’hy¬
pothèses demeurent sans preuves, d’énigmes
sans mots, de problèmes sans solutions! Sait-on
bien comment l’Amérique se découpe sur l’Océan
polaire, et si le passage cherché depuis Frobisher
jusqu’à Ross'î est ime chimère ou une réalité?
N’y a-t-il pas à préciser le pôle magnétique et à
atteindre le pôle réel? L’Asie, ce vieux berceau
du monde, n’a-t-elle plus rien ù nous révéler;
ses populations sont-elles toutes connues;
ses
plateaux, pépinières d’hommes; ses chaînes, les
plus hautes du globe, sont-ils des objets acquis
à la science,-certains, fixés à toujours? Et l’Amé¬
rique, peuplée aujourd’hui de races intelligentes,
ne laisse-t-elle pas plusieurs de ses zônes sous le
voile? Le littoral nord de l’Océan pacifique, de¬
puis la Californie jusqu’aux îles Aleutiennes, le
versant occidental des Montagnes-Rocheuses,
les vastes prairies où campent les dernières
tribus sauvages, depuis l’Indiana jusqu’à l’O¬
régon, depuis le Texas jusqu’à la région des
lacs canadiens, les steppes inondées de l’Orénoque et de l’Amazone, les pampas argentins,
la péninsule patagonienne ; tout cela n’est-il pas
à revoir, à reconnaître, même après Long,
Clarke, Franklin, Mackensie, Spix et Weddel?
L’Océanie n’a-t-elle plus d’îlots coralligènes à ré¬
véler aux navigateurs, et les lignes de la Nou-
28
VOYAGES ET MARINE.
velle-Louisiane ne restent-elles pas indéterminées
sur toutes les cartes du monde maritime? Les
boréales ont été
explorées, on a constaté
gisements du Spitzberg et de la NouvelleZemble; mais que sait-on des régions australes,
même après Weddel et d’Urville ?"
N’y a-t-il là
qu’une immense muraille de glaces, ou faut-il
terres
les
voir dans le Nouveau-Shetland et dans les îles
Orkney les sentinelles avancées de
terres
plus
considérables? A part quelques points connus et
colonisés du littoral australien, ne vit-on pas dans
l’ignorance la plus absolue sur ce vaste continent
qui n’a pas moins de deux mille lieues de péri¬
mètre? Quant à l’Afrique, elle est encore comme
au
temps des anciens, un abyme, un labyrinthe
où s’égarent les
voyageurs quand le minotaure
ne
les dévore {jas. Les sources du Nil n’ont rien
perdu de leur inviolabilité antique; elles sont
aussi fabuleuses que du temps d’Hérodote
; Tom¬
bouctou reste à retrouver après M. Caillié, et le
Congo a besoin d’une autorité moins apocryphe
que celle de M. Douville. Centre, littoral, zone
équatoriale ou zone tempérée, depuis le revers de
l’Atlas jusqu’aux plateaux du
cap de Bonne-Es¬
pérance, depuis les cotes de la Guinée jusqu’à
celles du Zanguebar, sous tous ses méridiens et
sous tous ses
parallèles, l’Afrique demeure en¬
core un
problème que noire époque ne peut ré-
COUP-D’OEIL
sur la
science
soudre et dont le temps
les inconnues.
C’est
ce
GEOGRAPHIQUE.
29
seul peut dégager toutes
lot réservé, cette tâche de l’avenir
condamnent la science actuelle à des
qui
synthèses
provisoires. Ce que nous en disons n’est pas pour
déprécier de tels travaux; ils sont utiles ils sont
louables, ils servent au progrès des sociétés hu¬
maines. D’ailleurs, toutes les connaissances, filles
de l’observation, en sont au même
point; elles
marchent par étapes, et Dieu seul peut dire où
,
sera
le bout du chemin.
llIUiTOlRE ET COEOl^TÜATIOM
DE
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
PRESENT STATE OF THE JSLANDS
REPORT
ORDERED
1,
—
BY
Vues
THE
BROUGHT
OF NEW-ZEALAND.
FROM THE
LORDS,
HOÜSE OF GOMMONS TO BY
PRINTED.
g^énérale sur les lies Polynésienucs.
L’hypothèse accréditée par Malte-Brun, et repi'oduite par divers géographes, que les archipels
du inonde océanien ne sont que les sommets, et
pour ainsi dire les arêtes d’un continent englouti,
semble avoir été infirmée de nos jours par des
observations plus judicieuses et plus complètes.
L’Océanie, tout invite à le croire, est la plus ré¬
cente, la plus jeune des parties du globe. Qui¬
conque l’a parcourue a pu lui dérober le secret de
sa formation. Deux agents énergiques y concou¬
rent, ici les volcans, là les madrépores. Autour
32
VOYAGES ET MAIUiNE.
•
pics ignivomes s’agglomèrent des îles de lave,
des
onduleuses
et
travail des
lithophites,
tourmentées; dans les
centres de
vivants, la mer
Taïti, Hawaii, les îles
Marquises, appartiennent à la première de ces
origines; Tonga-Tabou (groupe des Amis), Pomotou (groupe delà
Société), procèdent de la
seconde. Ainsi, l’eau elle-même
coopère aux créa¬
tions géogoniques; ainsi, dans les
profondeurs
de la mer, la pierre
végète, se meut, s’anime, et
des myriades d’architectes
y construisent les ai¬
guilles fatales contre lesquelles viendront se briser
d’imprudents vaisseaux. On se ferait difficilement
coraux
soulève des îlots unis et bas.
une
idée de la
régularité qui préside
au
dévelop¬
pement de ces îlots de corail. On les voit s’élever,
les voit
grandir. Ce n’est d’abord qu’une cou¬
récifs, qui, graduellement exhaussée,
sort du sein de l’Océan en forme de
corbeille,
et conserve dans son centre un
petit lagon, vé¬
ritable coupe d’eau salée
; puis, quand les détri¬
tus
madréporiques ont peu à peu enrichi le sol,
une
végétation spontanée s’y manifeste, et l’é¬
cueil se pare d’une denture de cocotiers et de
palétuviers qui le signalent aux navigateurs. Alors
les agents sous-marins cèdent la
place aux agents
terrestres; ils vont soulever d’autres îlots que
ceux-ci auront plus tard la mission d’embellir. En
présence de cette loi de productions successives,
on
ronne
de
LA
33
NOUVELLE-ZELANDE.
explication si simple et si satisfaisante,
qu’est-il besoin de poursuivre des solutions em¬
piriques et de rêver d’autres Atlantides perdues,
après celle de Théopompe et de Platon?
L’Océanie offre d’ailleurs des problèmes bien
plus graves que ne l’est celui de sa constitution
géologique. Son ethnographie est pleine de mys¬
de cette
cuivrées, les
noires, toutes inégalement douées, se
présentent distribuées comme au hasard sur ces
tères. Des
races
diverses, les
unes
autres
qu’on puisse appré¬
quelle loi de
migration, quel mouvement de proche en proche
ont déterminé ces constrastes et régi cet éparpil¬
lement. Partout la navigation, encore dans l’en¬
fance, témoigne que la haute mer n’a été pour
ces peuples que le théâtre de voyages involon¬
taires, et que leur dissémination confuse sur les
différents points de l’Océan Pacifique tient plutôt
à des causes fortuites, à des accidents imprévus,
qu’à une tendance régulière et réfléchie. Rien
qu’à voir leurs frêles pirogues, il est aisé de se
convaincre que de pareils esquifs n’ont pu servir
nombreux
archipels,
sans
cier d’une manière satisfaisante
à des fins aventureuses et à des découvertes loin¬
Cependant voici le phénomène qui frappe
Sur cinq groupes distincts, éloi¬
gnés l’un de l’autre de mille lieues en moyenne,
la même race a été retouvée, rappelant, à peu de
taines.
l’observateur.
3
U
VOYAGES ET MAEIiNE.
prés, les mêmes mœurs, le même
type, le même idiome, les mômes préjugés, et
entre autre cet impérieux tabou ou tapou, inter¬
diction religieuse qui frappe ou temporairement
ou à toujours certains objets , certains hommes,
certaines localités. Ces cinq groupes sont ceux
d’Hawaii, de Tonga, de Taïli, des îles Marquises
et de la Nouvelle-Zélande; cette race est la race
polynésienne , celle qui va nous occuper.
Sans chercher à pénétrer des origines obscures,
domaine de l’imagination plutôt quedela science,
il suffit de dire que la race polynésienne est l’une
des plus curieuses qui se soient produites dans
l’état de nature. Tout ce qui fait l’orgueil des na¬
tions civilisées, la dignité naturelle, le respect de
la foi jurée, le courage, l’enthousiasme, le désir
de connaître, le besoin d’activité, l’aptitude à
tous les rôles et à toutes les fonctions, l’intelli¬
gence des choses nouvelles, se rencontre chez ces
tribus à un degré qui charme et qui étonne.
Limitée à Un seul de ces groupes, l’anthropo¬
phagie y est regardée moins comme une satisfac¬
tion physique que comme une excitation morale.
Il est honorable pour le vaincu d’être dévoré par
le vainqueur. C’est le sort des armes; des deux
parts on y compte. Tout prisonnier est avili s’il
ne meurt. L’anthropophagie ne règne, d’ailleurs,
qu’entre les tribus belligérantes, et seulement
de variantes
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
35
durant la guerre, ou bien encore de chefs à es¬
claves. Il est à croire que la présence des Euro¬
péens sur les parages de
la Nouvelle-Zélande,
et
toujours croissante d’une civilisation
plus humaine, feront disparaître cette horrible
coutume de toute la surface de la Polynésie. Une
passion raisonnée capitule plus facilement qu’un
appétit brutal.
l’influence
L’état social de
ces
tribus n’est autre chose
que cette organisation instinctive commune aux
peuples enfants. On retrouve chez elles les deux,
collective, l’auto¬
rité et l’obéissance, les droits de la supériorité
physique et même les privilèges de la naissance.
La population se partage en chefs et en esclaves,
et chacune de ces deux classes exprime dans son
conditions de toute existence
maintien et dans
ses
traits le sentiment de
sa
la conscience de son abjection. Le ta¬
touage est le blason des chefs; ses lignes cons¬
tituent toute une science héraldique. Entre no¬
bles, la hiérarchie s’établit un peu par le sang,
beaucoup par le courage. Les instincts guerriers
ayant, chez ces peuples, dominé et absorbé tous
les autres, le pouvoir a dû aller naturellement
vers la force en délaissant l’intelligence, et de
dignité
ou
cette investiture sont nées des mœurs intraita-
lables,
une
cessament
susceptibilité inquiète et
militante.
une
vie in-
Ce résultat s’est surtout
36
VOYAGES ET MARINE.
produit i\ la Nouvelle-Zélande où le fractionne¬
ment infini des tribus éternise les hostilités. Les
liabitudes belliqueuses ont, en revanche, servi à
maintenir la beauté du type
polynésien, la vi¬
des formes. En effet, cette fa¬
de sujets robustes et sveltes ,
avec un teint d’un jaune plein de vie, des yeux
bien découpés, un angle facial qui rappelle celui
des Européens, des cheveux noirs et lisses, des
lignes pures et correctes, seulement trop labou¬
rées par le tatouage. Nulle part ce type n’est plus
pur que dans la Nouvelle-Zélande, moins acces¬
sible que les autres îles à une invasion d’éléments
étrangers. L’obésité, devenue commune à Hawaii
et à Taïti, est jusqu’à ce jour demeurée inconnue
dans le groupe zélandais, et les progrès de la ci¬
vilisation n’y ont pas été suivis encore de simgueur musculaire
mille se compose
ptômes d’énervement.
Partout où l’Europe passe, il faut qu’elle laisse
son empreinte, soit politique, soit religieuse.
La
Polynésie lui appartient désormais. A
Hawaii,
Taïti, l’esprit indigène n’a pas même songé à
là résistance; il s’est livré sans conditions-, il
s’est résigné au sort du vaincu. Le vêtement na¬
tional a fait place à un costume sans nom qui a
cessé d’être sauvage sans devenir pour cela euro¬
à
péen. Toute originalité s’est effacée devant des
imitations grotesques, et la race elle-même sera-
T.A
MOUVKLLE-ZIÎLANDE.
37
dépérir sous les atteintes cio cette contagion
cjue le commerce promène autour du globe avec
ses infatigables vaisseaux. La Nouvelle-Zélande
n’a pas désarmé aussi promptement : elle a pro¬
testé à diverses reprises par des révoltes sou¬
daines et des colères imprévues. Ses mœurs mi¬
ble
litaires
se
sont
refusées à
une
as.similation immé¬
L’archipel a tenu tête à l’ascendant euro¬
péen avant de le subir, et, tout en cédant, il
s’est mieux défendu. Aujourd’hui même qu’il se
soumet en obéissant à l’admiration plutôt qu’à
la crainte, ni ses mœurs guerrières, ni ses al¬
lures indépendantes ne semblent être entamées
{îar le contact civilisateur. Le lahou y est tou¬
jours impérieux, la loi du talion toujours impla¬
cable. Ge que la Nouvelle-Zélande demande sur¬
tout à l’Europe, ce sont des mousquets, c’est-àdire les plus énergiques agents de destruction,
diate.
les derniers raffinements de la force brutale.
On
peut juger, par ce
fait, de ses tendances.
religieuse, le contraste
En matière d’influence
a
été le même.
Hawaii et Taïti sont, à
l’heure
qu’il est, deux petits royaumes gouvernés par
des missionnaires américains ou anglicans. Rien
ne
s’y dérobe à leur juridiction, pas plus le tem¬
porel que le spirituel. Quand les populations ne
sont pas au prêche, elles travaillent pour leurs
évangélistes ; elles ne quittent la Bible que pour
38
VOYAGES ET
MARINE.
aller féconder de leurs sueurs les
champs de la
mission. Peu s’en faut que, sur ces
ces
leurs mains un
monopole, celui des cultures et celui du
apôtres n’aient réuni dans
double
deux points,
commerce.
Tout
se
quement pour eux.
fait par eux et presque
uni¬
C’est l’idéal du pouvoir théo-
cratique. A la Nouvelle-Zélande, au contraire,
les missions ont été, pendant vingt années, plutôt
Quelques esclaves for¬
de cette petite église ; les chefs,
les nobles échappaient à son action et y échap¬
pent encore. Les grands guerriers du pays se
souffertes que reconnues.
maient le noyau
protection dé¬
daigneuse, déguisant mal leur pitié pour des
hommes qui ne faisaient pas leur chemin par les
armes. Si aujourd’hui, grâce aux bras européens
et à la merveilleuse fécondité du territoire, les
établissements des missionnaires ont acquis, dans
le nord de la Nouvelle-Zélande, une valeur con¬
sidérable, le succès semble avoir porté plutôt sur
le sol que sur les âmes, plutôt sur les castes su¬
balternes que sur la classe supérieure. L’esprit
indigène n’a pas encore abdiqué ici comme il l’a
fait dans les groupes situés entre les tropiques.
La trempe était plus forte; elle a mieux résisté.
contentaient de la couvrir d’une
Telle est, dans un aperçu sommaire, la phy¬
sionomie de la famille polynésienne. On a pu voir
par
quels points ses diverses branehes se tou-
la. nouvelle-zf.l.andl.
39
quelles nuances les séparent. C’est la
éprouvée par des modifications de
climats. Avant d’appeler l’attention sur les tribus
zélandaises, il était utile de constater rapidement
leur filiation. Nous allons maintenant passer à
client et
même
race
leur histoire.
U.
—
Premiers
Voyagres à ia j^onvelle-Kèlande.
hardi navigateur du xvii® siècle,
premier, en 1642, et nomma la
Nouvelle-Zélande. Entré dans le vaste détroit qui
sépare les deux grandes îles, et qu’il prit pour
Tasman,
ce
découvrit le
un
golfe profond, il jeta l’ancre près du rivage
envoya ses canots vers une aiguade voisine.
Pendant cette opération, des pirogues survinrent
et
chargées de naturels armés de lances et couverts
pour tout vêtement. On les invita à
monter à bord du Zechan^ ils s’y refusèrent, mé¬
ditant une surprise. En effet, peu de minutes
après, l’un des canots hollandais fut abordé de
vive force et perdit quatre hommes dans cette
attaque. Il fallut, pour se débarrasser des agres¬
seurs, faire jouer l’artillerie. Tasman quitta ces
parages inhospitaliers, qu’il nommAMoordenaar’sBay (baie des Meurtriers), et, après avoir cô¬
toyé l’ile septentrionale, il doubla le cap Nord
de nattes
40
VOYA-GES
ET MAIIIME.
cingla versi’Eurojîe, laissant dans la mémoire
indigènes quelques souvenirs confus de son
apparition.
Après Tasman, la Nouvelle-Zélande est oubliée
et
des
durant cent trente années environ. Cook
la
re¬
t769, dans la baie
de Taone-Roa. Comme Tasman, Cook fut dès le
trouve et
vient
mouiilei',
en
premier jour obligé de recourir à la force des
armes. Les naturels ayant tenté d’enlever une
chaloupe, on ajusta le plus hardi d’entre eux et
on
l’étendit raide mort. L’effet de l’arme à feu
fut d’abord
puissant; mais, le jour suivant, les
tentatives de vol recommencèrent. Il fallut sévir,
s’engagea. Avec leurs mas¬
jade
vert, les indigènes ne pouvaient tenir longtemps
contre la mousqueteric. Ils cédèrent à la deuxième
décharge, laissant un mort et plusieurs blessés
sur le champ de bataille. Pour en finir, le capi¬
et une
nouvelle lutle
sues en
bois
ou
leurs petits casse-têtes en
taine fit enlever trois de
ces
hommes, dans l’es¬
poir de les apprivoiser par de bons traitements.
jours à bord de l’Endeavour, et
repartirent enchantés de l’accueil qu’ils avaient
Ils restèrent deux
reçu.
Cependant Cook, qui ne faisait rien à demi, se
prit à poursuivre, dès ce premier voyage, la re¬
connaissance complète de ces régions inconnues.
Avant tous les autres, il constata que la Nouvelle-
LÎV
41
NOÜVELLE-ZFXANBK.
composait de denx grandes îles , Ikad’égale étendue à
peu près et séparées par un canal étroit. Il dé¬
couvrit et releva une foule de mouillages^ la baie
Pauvreté, la baie Tolaga, la baie des lies, la baie
Mercure, la rivière Tamise, la Ixiie de l’Amirauté
Zélande
se
na-lVIawi et Tavaï-Pounamou,
et
le canal de la Reine-Charlotte. Dans presque
tous
les lieux où il aborda,
démonstrations
il fallut
user
de
vigoureuses afin d’assurer les re¬
lations et d’intimider les mauvais
desseins. A
Teahoura, dans la baie d’Hawke, devant le cap
Run-away, dans la baie d’Abondance, l’artillerie
et les mousquets jouèrent un rôle court," mais
décisif. La baie Wangari, les îles Motou-Kovva,
furent aussi le théâtre d’exécutions
Peut-être Cook
se
montra-t-il
un
sanglantes.
à
peu prompt
employer cet argument souverain et à voir des
prises d’armes dans toutes les manifestations
bruyantes de ces sauvages. Chez un peuple qui
ne laisse rien d’impuni, et qui, sous laloi de son
oMtoM (satisfaction), exerce ses représailles n’im¬
porte dans quel temps et sur quelles personnes,
cette manière d’imposer l’obéissance, si elle est
irrésistible, devient quelquefois funeste. Il est
à croire que plusieurs des massacres qui suivirent
le passage de Cook, celui de Furneaux par exem¬
ple, furent une revanche des rigueurs du' navi¬
gateur anglais, comme l’assassinat du capitaine
42
VOYAGES ET MARINE.
français Marion servit d’expiation aux coupables
excès de Surville.
On sait comment Cook et
exécutaient
leurs
travaux
ses
de
collaborateurs
reconnaissance.
la Nouvelle-Zélande appartint
européenne. Cook en assura la con¬
figuration et la compléta dans trois voyages sucsuccessifs. L’ethnographie, l’histoire naturelle
Explorée
par eux,
à la science
contrées, furent fixées avec autorité, avec
certitude. Dès-lors, l’identité de cette race avec la
famille de Taïti et des Sandwich fut soupçonnée et
de
ces
physique,
plus martiale, plus riche, plus vigou¬
reuse. Chez les uns comme chez les autres, la cou¬
tume du tatouage, blason vivant del’individu, sil¬
lonnait désagréablement les chairs et dénaturait
l’harmonie des lignes. C’était aussi la même sou¬
plesse de formes, la même dignité et la même
fierté dans le maintien. Les chefs portaient d’é¬
légantes nattes depAommm, espèce de lin soyeux
et lustré, particulier à la Nouvelle-Zélande. Ces
nattes, qui ressemblaient à de longues chapes,
leur recouvraient le buste et descendaient jusqu’à
mi-jambe. Les cheveux, relevés à la japonnaise
sur le sommet de la tête, étaient, chez quelquesuns
ornés de plumes flottantes d’oiseaux de mer.
dénoncée. C’était la même constitution
seulement
,
Les femmes avaient moins de distinction dans le
type que
les hommes
;
courtes, ramassées,
elles
J.A
NOUVELLE-ZELANDE.
43
jolies que par exception et seulement
première jeunesse. Cook put recueillir,
sur divers points, des preuves irrécusables d’antropophagie; il trouva même, sur la plage du
Canal de la Reine-Charlotte, les débris d’un léstin de chair humaine. Le chirurgien Anderson
acheta une de ces têtes devenues depuis fort com¬
munes dans nos musées, et que recommande leur
parfait état de conservation, obtenue à l’aide des
procédés les plus simples.
Cependant la flore du pays se classait sous les
mains d’intelligents naturalistes. Ce n’étaient plus
ici les merveilleux paysages des tropiques où les
palmiers, les bananiers, les pandanus s’épanouis¬
sent avec une si gracieuse élégance. Dans son
aspect général, la Nouvelle-Zélande tranche
complètement sur cette naturemolle et riante, et
la plus australe de ses grandes îles reproduit plu¬
tôt les majestueuses perspectives de notre Europe.
Sur les hauteurs, les arbres rappellent le port
de nos essences, l’aspect sombre et sévère de nos
forêts. Dans les vallées, la végétation étale un
luxe inoui. On y chercherait vainement un espace
qui pût se comparer à nos pâturages et à nos pe¬
louses; mais des buissons touffus et des plantes
sarmenteuses les tapissent dans toute leur éten¬
due. A part les familles de l’organisation la plus
simple, comme les lichens et les mousses, aucun
n’étaient
dans leur
44
VOYAGES
ET MAIUNE.
végétaux tf a d’analogues dans nos zones.
plus grands arbres appartiennent au genre
dacrydium et podocarpus, ou bien au dracœna australis, dont les équipages de Cook assaisonnaient
et mangeaient les sommités en guise de cbou-palde
ces
Les
miste. Le Mnou
sert anx
Zélandais à teindre leurs
le taioa rappelle le sycomore pour
feuillage; le reioa, le hêtre pour le grain du bois;
l’écorce du wao est une sorte de liège, ^uant aux
arbustes ils sont innombrables : dans les ravins
humides et à l’ombre de quelques myrtacées, vi¬
vent deux cyathées qui sont l’honneur du genre;
puis se déroulent des champs de fougère comes¬
tible, dontles rameaux serpentent et s'entrelaoent
de manière à former des fourrés impénétrables.
Point ou peu de mammifères à la NouvelleZélande. Avant que le cochon y eût été importé
des groupes des tropiques, on n’y connaissait
que le chien et le rat. Les oiseaux sont plus nom¬
breux, et il en est, dans le nombre, de particu¬
liers à ces îles, comme le glaucope à caroncules,
l’aptérix, sorte decasoar à bec grêle, un échassier
du genre annarynque, peut-être le sphénisque
nain, une colombe à reflets métalliques, un gros
perroquet nestor au plumage sombre , puis un
philédon à cravate blanche des plus gracieux et
des plus coquets que l’on puisse voir. Il faut citer
encore un grimpereau si familier, qu’il vient se
étoffes
en
le
,
noir ;
LA NOUVELLE-ZELAINDE.
poser
45
jusque.surl’épauledu voyageur. Les espèces
communes aux
autres
contrées y paraissent abon¬
dantes; on J. remarque des taurterelles, des per¬
ruches, des moucljerolles,, des synallaxes, des
cormorans, des huîlriers. En fait de reptiles, on
de petits lézards. Le pois¬
son, appartenant aux familles des spares, scombre, serran et labre, est abondant sur certains
parages, rare sur d’autres. La classe des mollus¬
ques a fourni quelques sujets, importants, des
haliotides, des slruthiolaires, et un nouveau
genre ampullacère,, encore plus recherché.
Ainsi Cook avait tracé la route aux. explorateurs
qui devaient le suivre. Un capitaine français ,
SuFville, poussé par les vents, abordait toute¬
n’a
encore
a]>erçu que
fois les côtes de la Nouvelle-Zélande presque en
le marin anglais, et y poursui¬
explorations parallèles. Surpris par une
tempête dans la rade d’Oudou-Oudou, il dut à
un chef du pays le salut d’une portion de son
équipage, et, par un fatal malentendu, ce fut sur
ce même chef qu’il fit peser ses vengeances pour
la perte d’un canot qu’on lui avait enlevé. Arra¬
ché de sa hutte et transporté à bord , ce malheu¬
reux insulaire, avant de s’éloigner, vit encore
incendier son village. Ces douleurs successives
le tuèrent; il succomba en vue des îles de JuanFernandez. Cette mort et ce rapt allaient être
même
temps que
vait desi
VOYAGES Eï MARINE.
^6
expiés. Deux ans plus lard, un Fran¬
le capitaine Marion, commandant les na¬
Cruellement
çais
,
Castries, parut dans la baie
des Iles. Dès l’arrivée, les meilleurs rapports
s’établirent entre les naturels et les Européens.
vires/e Mascarin et le
pirogues accouraient échanger, le
long du bord, du poisson , des nattes et du lin
contre de vieux clous, des morceaux de fer et
quelques verroteries. Doués d’une intelligence
merveilleuse, ces visiteurs surent bientôt les noms
de tous les officiers, et voulurent, suivant l’usage
local, les échanger contre leurs propres noms.
Des milliers de
OneûtditqueZélandais et Français ne formaient
plus qu’une famille, tant la liberté des rapports
était poussée loin, même entre sexe différents.
Marion n’avait paru dans ces îles que pour y
réparer quelques avaries souffertes par ses vais¬
seaux. Quand il se vit entouré d’une sécurité suf¬
fisante, il fit établir ses chantiers dans une forêt
distante de trois lieues du rivages en assurant ses
communications au moyen de postes intermé¬
diaires. Les travaux commencèrent
au
milieu du
affectueux de la part des naturels.
se trouvaient trop fatigués
de leurs courses dans les terres, les Zélandais
les chargeaient sur leurs épaules, et les rame¬
naient ainsi à bord. Les échanges de services et
de présents étaient continuels de part et d’autre.
concours
le plus
Quand les matelots
LA NOUVELLE-ZELANDE.
47
prodiguait les verroteries et les couteaux,
apportaient les plus beaux turbots
de leur pêche. Le capitaine semblait être l’idole
du pays. On le proclama grand-chef, et comme
insignes de sa dignité, on lui posa sur la tête une
couronne
surmontée de quatre magnifiques
plumes blanches.
Marion
les sauvages
témoignages d’affection et de défé¬
une perfidie. Un jour Marion des¬
cendit à terre sous la conduite de Tekouri, son
courtisan le plus assidu, et chef du plus impor¬
tant village de la baie. Quelques officiers accom¬
pagnaient seuls leur capitaine. Il s’agissait d’une
partie de plaisir, d’une.pêche. Le soir venu, Ma¬
rion ne reparut pas ; mais personne ne s’en in¬
quiéta à bord : les rapports étaient si sùrSj les
l'elations si bienveillantes. Au jour, on expédia
la chaloupe à terre pour y faire les provisions
d’eau et de bois. Elle revint avec un seul homme;
le reste avait été massacré, coupé en morceaux
par les sauvages. Dès-lors plus de doute : Marion
et son escorte avaient subi le même sort; la guerre
était déclarée, et s’annonçait par la trahison la
plus inattendue et la plus affreuse. Les officiers
survivants songèrent d’abord au salut de leurs
équipages. Désormais aucune opération pacifique
n’était plus possible sur cette plage souillée de
sang; il fallait seulement dégager les matelots et
Tous ces
rence
cachaient
VOYAGES ET MARINE.
48
milieu des terres. On
forma un détachement qui marcha vers la forêt
et parvint à ramener à bord les hommes des chan¬
tiers et ceux des postes intermédiaires. Quelques
furieux essayèrent de s’opposer à l’embarque¬
ment, mais on en lit aisément justice. Une ambu¬
lance avait été improvisée sur une île de la baie ;
on l’évacua en faisant payer aux naturels une ré¬
les ouvriers
compromis
au
sistance insensée.
Cependant Crozet, qui avait succédé à Marion
commandement, ne voulait pas quitter la
Nouvelle-Zélande sans s’être assuré qu’il ne lais¬
sait aucun Français vivant sur ces funestes pa¬
rages. La mort du capitaine et de ses compa¬
dans le
gnons était une présomption, douloureusement
fondée il est vrai, mais pas une certitude. On
tristes pa¬
tué Marion);
avait entendu dans les groupes ces
roles: Tekouri mate Marmi
(ïekouri
a
matérielle du fait n’était ac¬
quise aux équipages. Un détachement bien armé
marcha donc vers le village, théâtre présumé de
la catastrophe. A l’approche des soldats de ma¬
rine, les insulaires s’enfuirent, et l’on put voir
mais
aucune
preuve
de loin ïekouri revêtu du manteau de
Marion,
qui était de deux couleurs, écarlate et bleu. En
cabanes, on trouva la chemise
ensanglantée du capitaine, les vêtements et les
pistolets du jeune lieutenant Vaudricourt, difouillant dans les
1 B
LA
verses armes
NOUVELLE-ZÉLANDE.
49
du canot et des lambeaux de hardes
Sur le sol
gisaient le crâne d’un
depuis quelques jours, auquel
adhéraient des chairs à demi rongées, et une
cuisse humaine dévorée aux trois quarts, af¬
freux débris d’un horrible banquet. Dans un
second village, où commandait un chef complice
de Tekouri, on trouva de nouveaux vestiges, des
entrailles humaines nettoyées et cuites, des cha¬
peaux des souliers, des sabres, des ustensiles
européens. C’étaient plus de preuves qu’il n’en
fallait pour corroborer de pénibles convictions :
on mit le feu à ces cases
inhospitalières,, et les
deux villages furent réduits en cendres. Marion
des marins.
homme mort
,
eut son
hécatombe.
on put croire que le massacre de
officier et de ses lieutenants n’avait eu d’autre
Longtemps
cet
la férocité naturelle de ces peuples.
ignorait alors cette loi sauvage et terrible qui
les régit, cet outou si analogue à la vendetta corse,
et qui, perpétuant la vengeance, la rend hérédi¬
taire dans les tribus. Aujourd’hui l’on sait que
Marion expia les fautes de Surville. Le Français
paya pour le Français. Tekouri appartenait à la
môme tribu que le chef enlevé de vive force et
d’une manière si barbare par les équipages de
Surville. D’après le code des représailles, la tribu
devait avoir une satisfaction; elle l’eut par les
cause
que
On
4
50
VOYAGES
ET
MARINE.
mains de Tekouri et dans la personne
de Marion.
Malgré cette fin malheureuse, le nom du capitaine
français est demeuré en grande vénération parmi
ces peuplades, et c’est aujourd’hui encore un
titre auprès d’elles que d’appartenir à la tribu de
Marion.
La
catastrophe arrivée
dans le canal de la
au
capitaine Furneaux
Reine-Charlotte dut aussi être
provoquée par des raisons analogues. Un matin,
yole quitte le bord du navire anglais pourâ41er
cueillir sur la plage quelques plantes comes¬
tibles : elle ne reparaît plus. On envoie à sa re¬
cherche une chaloupe armée qui, après une mi¬
nutieuse exploration, découvre, sur les bords
d’une crique déserte, les débris de l’embarcation,
quelques hardes, des souliers, des corbeilles,
les unes pleines de fougère, les autres de chair
humaine rôtie. Une main à demi brûlée portait
deux lettres, T. H. : c’était celle du matelot Tho¬
mas Hill, comme le
témoignaient ces initiales
tatouées d’après un procédé familier aux marins.
Plus loin, on reconnut encore les têtes, les cœurs,
les poumons d’hommes fraîchement égorgés;
dix Anglais avaient péri de la sorte. Furneaux,
mal servi par le temps et les circonstances, ne
put les venger, et Cook, revenu sur les lieux,
aima mieux amnistier le passé que de s’exposer
à d’interminables représailles. La tolérance, cette
la
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
51
fois, fut poussée si loin qu’elle scandalisa un
Taïtien alors embarqué sur les vaisseaux anglais.
On savait que l’auteur principal du massacre
était un chef nommé Kahoura qui, malgré ce
fâcheux précédent, n’en montait pas moins tous
les jours avec une imperturbable assurance, à
bord do la Résolution. Chaque fois que le Taïtien
apercevait cet homme, il s’élançait vers Cook et
lui disait:
«
Tuez-le! tuez-le! c’est le meurtrier
Anglais! » Puis, voyant que Cook s’obstinait
grâce : « Pourquoi ne le tuez-vous pas?
s’écriait-il; vous m’assurez qu’on pend en An¬
gleterre celui qui en assassine un autre; ce bar¬
des
à faire
bare
en
a
massacré
Tuez-le donc !
»
dix,
et de vos
compatriotes.
Le meurtrier écoutait
ces
propos
s’émouvoir, et, pour témoigner qu’il ne re¬
doutait pas la mort, il reparut un jour avec sa fa¬
mille, hommes, femmes, enfants, en tout vingt per¬
sonnes. Cook sympathisait avec de tels
courages :
il persista dans son pardon. Cependant il obtint
quelques éclaircissements au sujet de la catas¬
trophe. Une querelle pour des vivres avait amené
des voies de fait de la part des
Anglais, et les
indigènes, accourus en force, les avaient acca¬
sans
blés
sous
le nombre. Telle fut la version donnée
par les coupables. Cook s’en contenta et les rela¬
tions se maintinrent dès-lors sur le meilleur
pied.
Après le prince des navigateurs, tous les ex-
VOYAGES ET MARINE.
52
ploraleurs s’effacent. La moisson est faite; il faut
contenter des épis oubliés. Vancou vert en 1791,
d’Entrecasteaux en 1793, longent ces îles sans y
se
constater aucun
ins, y paraît
fait nouveau. Hansen, du Déda¬
à son tour en pirate
plutôt qu’en
les expéditions
officielles ont commencé, les spéculations parti¬
culières l’achèveront. Les baleiniers, accourus
marin. La voie est ouverte ; ce que
la pêche des phoques, s’engagent dans les
haies, sondent les passes, signalent les récifs. Ils
reconnaissent le détroit de Foveaux, à l’extré¬
pour
mité méridionale de Tavaï-Pounamou,
relèvent
rectifient l’hydrographie du groupe,
éclairent les mouillages et indiquent les points
de reconnaissance. La Nouvelle-Zélande est de¬
venue le but d’armements
nombreux; lecom-.
l’île Stewart,
la livre à une notoriété plus
vulgaire et moins scientifique. La marine mar¬
chande étudie ces peuples dans des vues d’ex¬
ploitation, et l’intérêt pénètre une foule de dé¬
tails qui s’étaient dérobés aux observations les
plus intelligentes. C’est ainsi que l’on entrevit le
double coté du caractère des naturels, aussi dé¬
merce
s’eh empare et
qu’implacables dans
qu’ils étaient,
irascibles mais prompts à se calmer, violents mais
sincères, fiers mais généreux. Grâce à quelques
concessions mutuelles
les relations devinrent
voués dans
leurs amitiés
leurs haines. On connut mieux ce
,
LA.
NOUVELLE-ZÉLANDE.
53
plus régulières, les massacres moins fréquents, et
en survint encore, on ne put les regarder que
comme les revanches de provocations odieuses.
Maîtres absolus dans ces parages, ne relevant que
de Dieu et de leur conscience, les capitaines ba¬
s’il
leiniers durent
se
livrer à des actes de violence
qui n’ont pas tous été révélés. Ce que l’on sait,
qu’à diverses reprises ils firent des rafles au
sein des tribus, et enlevèrent des hommes, qui
c’est
devenaient des marins
excellents, voués à
un ser¬
gratuit. Ils s’en servirent pour la pêche, les
épui.sèrent de fatigue, les accablèrent de mauvais
traitements, les vendirent même comme esclaves
sur d’autres archipels, couronnant ainsi ce sys¬
tème d’exploitation brutale et aggravant le rapt
par la traite. Aux abus de la force, les insulaires
ne pouvaient opposer que des massacres; et leurs
vengeances, mieux raisonnées, furent plus rares,
mais plus éclatantes et plus sûres.
L’affaire du Boyd en est la preuve. Le capitaine
de ce navire, John Thompson, avait reçu à son
bord, comme passager et contre le payement
d’une indemnité convenue, le fils de l’un des
chefs de Wangaroa, connu sur le navire sous lé
nom de
George, et dans son pays sous celui de
Taara. George, actif et vigoureux, se prêta d’abord
vice
volontairement
au
service de la manœuvre, et
remplit de bonne grâce le devoir d’un matelot
54
VOYAGES ET MARmE.
pendant la traversée de Port-Jackson à la Nou¬
velle-Zélande. Un jour seulement, malade, souf¬
frant, il se permit quelque repos. Le capitaine
éclata en invectives, priva l’insulaire de sa ration,
le menaça de le jeter à la mer, puis, poussant la
barbarie plus loin, le fit fouetter au pied du grand
mât. En vain George se plaignit-il de ce traitement,
en vain, invoquant sa qualité de passager, ajoutat-il qu’il était chef dans son pays, et qu’on outra¬
geait son rang en le traitant comme un esclave; on
ne l’écouta point, et de nouveau on le déchira de
coups. Quand il arriva dans la baie de Wangaroa,
ses
reins étaient sillonnés de cicatrices.
peine débarqué. George raconta tout à son
père, lui montra les stigmates de sa honte, et
en demanda la réparation. Un complot fut tramé.
On profita du moment où le capitaine s’était
rendu à terre avec une portion de son équi¬
page pour surpendre le navire et massacrer
les matelots qui le gardaient. En même temps le
chef indigène attaquait sur la plage les Anglais,
qui s’y étaient imprudemment dispersés, et as¬
sommait le capitaine d’un coup de casse-tête.Tous
ses compagnons eurent le même sort : les victimèsTurent rôties et dévorées; et plus tard les
héros de ce banquet se plaignaient d’un singulier
mécompte, la chair des blancs étant infiniment
moins délicate, disaient-ils, cl moins succulente
A
LA
que
55
NOUVELLE-ZELANDE.
celle des sauvages. Sur soixante-dix per¬
qui montaient le Boyd, il n’échappa que
sonnes
deux femmes et
un
enfant. Le
mousse
de la
grâce à l’intervention
Ce jeune homme avait eu queques at¬
tentions, quelques soins pour l’insulaire durant
la traversée. Au plus fort du carnage, il l’aperçut,
et se jetant dans ses bras : — George, s’écria-til vous ne voudriez pas me tuer, n’est-ce pas? —
Malgré l’exaltation du moment, le Zélandais sc
chambre fut aussi sauvé,
de George.
,
Non, mon garçon, lui dit-il ; vous
enfant, on ne vous fera point de mal.
En effet, il fut épargné. Cette catastrophe du
Boyd fut fatale de plusieurs manières. Dans la
sentit ému.
ôtes
un
—
bon
—
première ivresse du triomphe, les vainqueurs mi¬
rent le feu à un baril de poudre qui fit sauter
une
portion du navire et quelques naturels, parmi
lesquels se trouvait le père de George; et plus
tard quand il s’agit de tirer vengeance de cette
sanglante affaire, les Anglais en lirent retomber
la responsabilité, par une déplorable confusion
de noms, sur un chef qui y avait joué un rôle
honorable et conciliateur. Ainsi les représailles
s’engendraient les unes des autres.
A la longue, cependant, on éprouva des deux
côtés le besoin de s’entendre. Les Européens y
furent conduits par le mobile commercial, les
indigènes par le désir de posséder des armes à
56
VOYAGES ET MARINE.
feu.
Ces
armes
devaient leur
assurer
la
supé¬
riorité dans les guerres locales, et rien ne leur
coûta pour s’en procurer, ni les sacrifices en na¬
ture, ni les avances bienveillantes, ni même
l’oubli complet des griefs passés. Le prestige guer¬
l’Europe captiva ces peuples militaires,
lesquels l’ascendant religieux ne devait exer¬
cer
qu’une faible et lente influence. Ils reconnu¬
rent tacitement le patronage de la Grande-Bre¬
tagne, non comme foyer de christianisme, mais
rier de
sur
comme
atelier de carabines
L’autorité d’un chef
nombre de
ses
se
de mousquets.
mesurant désormais au
et
fusils, la suprématie devenait
une
question d’arsenal. Aussi s’établit-il dès-lors, à
l’effet d’acquérir ce mode d’influence, un mou¬
vement alternalifde tentatives particulières. D’une
part, des guerriers indigènes se hasardaient à vi¬
siter l’Europe, dans l’espoir de lui dérober son
foudroyant secret; de l’autre, des matelots euro¬
péens étaient enlevés par surprise et transportés
au milieu des terres pour le service de quelques
tribus.. Cesavèntures isolées forment, dans l’his¬
toire de la Nouvelle-Zélande, une suite de chro¬
niques dont nous détacherons un petit nombre
d’épisodes.
us.—'Voj'agcs
Les
en
Eînropc de «luelques Sélandais.
premiers indigènes, qui s’embarquèrent
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
57
des navires
européens, soit avec Surville,
Cook, périrent misérablement clans la
traversée. Ceux qu’enleva le Dedalus furent
plus
heureux. Débarqués sur l’île de
Norfolk, ils y
trouvèrent un protecteur dans le
gouverneur
King, qui les ramena lui-même sur les côtes de
sur
soit
avec
la Nouvelle-Zélande. Cet
de
loyauté laissa de
profondes traces dans le pays, et, quelques an¬
nées après, un chef du nom de
Tépahi arriva,
avec cinq de ses
lils, dans la colonie de Sydney,
où il rencontra l’accueil le plus bienveillant et le
plus empressé. Il repartit pour son île, comblé
de présents et abondamment
pourvu d’instru¬
ments utiles. Son
exemple décida la vocation de
son neveu
Doua-Tara, que l’on peut regarder
comme un
martyr de la civilisation zélandaise.
Doua-Tara n’eut, dans sa courte
vie, qu’une
idée dominante, celle de naturaliser chez les
siens les procédés agricoles de
l’Europe. Pendant
que les autres chefs dirigeaient toute leur activité
vers la guerre, seul il
aspirait à des conquêtes
pacifiques et s’immolait à la réalisation de ce des¬
sein. Dès l’âge de dix-huit ans, il servait comme
matelot à bord de baleiniers
qui, après l’avoir
employé à des travaux pénibles et gratuits, le dé¬
posaient sur quelque côte déserte, nu, souffrant,
exténué de fatigue. Jouet des
caprices de la for¬
tune, l’insulaire persistait toujours; il voulait
acte
VOYAGES ET MARINE.
58
acquérir l’expérience des choses nouvelles, il es¬
pérait voir l’Angleterre et le roi George. Enfin ce
vœu fut exaucé. A la suite d’une longue pêche
sur l’îlot de Bounty, où, durant six mois, il s’é¬
tait nourri de la chair des phoques et désaltéré
avec l’eau de pluie, Doua-Tara arriva enfin en
vue de Londres. Là, d’autres déceptions l’atten¬
daient. Comme il insistait pour voir le roi, on le
traita
comme un
enfant,
on
paroles. L’insulaire n’osait se
souffrait visiblement
: sa
l’amusa avec des
plaindre, mais il
santé dépérissait à vue
Enfin,
d’œil ; la fièvre et la toux le consumaient.
il repartit pour les mers australes, et rencontra,
qui le portait, M. Marsden,
chapelain de Sydney et chef de la mission de Parramatta, qui le prit en amitié, le fit .soigner, le
vêtit, le consola. A son arrivée dans la NouvelleGalles du Sud, on employa l’insulaire aux travaux
du petit domaine des missions : il y apprit à semer
et à récolter du blé, et, quand son éducation
agricole fut assez avancée, on le renvoya dans sa
patrie avec quelques sacs de semences et des ins¬
à bord du
truments
bâtiment
de laboureur.
le malheureux insulaire passe¬
les plus rudes épreuves. Au lieu de dépo¬
ser son passager sur les plages de la NouvelleZélande, ainsi qu’il s’y était engagé, le nouveau
capitaine se conduisit comme ses devanciers; il
11 était dit que
rait par
LA. NOUVELLE-ZELANDE.
59
garda, s'en servit pour traiter le long des côtes,
l’employa ensuite à la pêche de la baleine.
Dans cette campagne, Doua-Tara donna une
preuve bien remarquable de son courage et de
le
et
dévouement. Une baleine venait d’être ache¬
son
l’eau quand le capitaine
proie par un dernier coup
harpon. L’animal conservait encore un reste
vée; elle llotlait sur
voulut s’assurer de sa
de
de vie
il
:
se
débattit
sous
le fer, et brisant d’un
de queue la fragile embarcation, il blessa
grièvement le capitaine à la jambe. Le navire
louvoyait alors à un mille de distance : la seule
chance de salut était de le rejoindre à la nage.
Tout l’équipage du canot prit ce parti à l’excep¬
tion de Doua-Tara, qui ne désespéra pas de sau¬
ver son capitaine. Avec un adresse inouie et tout
en maintenant sur l’eau ce corps presque inanimé,
il parvint à composer, des débris de l’embarca¬
tion, une sorte de radeau 'sur lequel il le déposa,
puis il poussa ce lit flottant dans la direction du
coup
navire. On accourut et
on
les recueillit tous les
deux.
objet des vœux de
l’insulaire, semblait fuir devant ses yeux comme
Ainsi la Nouvelle-Zélande,
une
illusion. Doua-Tara
ne
la revit
qu’après avoir
Sydney et à Parramatta,
complétèrent son capital
d’instruments agricoles. Il arriva dans la baie des
fait
une
où
de
dernière halte à
nouveaux
dons
VOYAGES ET MARINE.
60
pouvoir enfin commencer ses
expériences. Sans perdre de temps, il rassembla
ses parents, ses voisins, ses amis, leur montra
son grain, ses outils, ses instruments de labour,
puis il leur expliqua comment le blé se multi¬
pliait à l’aide de cette semence, et comment avec
le blé on préparait le biscuit qu’ils mangeaient à
bord des vaisseaux européens. Les chefs se prê¬
tèrent tous à un essai; ils confièrent le grain à la
Iles, heureux de
terre.
Doua-Tara
en
fit autant de son côté, avec
plus de soin seulement et plus de sollicitude. Le
hlé poussa d’une manière merveilleuse; mais la
plupart des chefs l’arrachèrent encore vert et dans
sa première crue, s’imaginant que le produit
adhérait
aux
racines, comme pour les pommes
de
Désappointés, ils vinrent vers Doua-Tara,
.•
Parce que tu as voyagé, tu t’es
cru en droit d’abuser de notre inexpérience. C’est
mal, Doua-Tara! — Attendez, leur répliquait
celui-ci, et vous me rendrez justice. — En effet,
sa récolte étant arrivée à une maturité complète,
les indigènes purent voir de beaux épis d’or se
balancer sur leurs tiges. Restaient encore la mou¬
ture et la paniücation. Doua-Tara ne savait com¬
ment s’y prendre; il manquait d’outils. Un mou¬
lin d’acier que lui envoya M. Marsden le lira fort
heureusement de peine. Il broya son grain devant
terre.
et
lui dirent
—
les chefs assemblés, le
convertit
en
farine et en
LA
fit
un
cause
NOUVELLE-ZÉLANDE.
61
gâteau qu’ils se partagèrent à la ronde. La
gagnée, et le blé fut déci¬
du novateur fut
dément
en
honneur dans la Nouvelle-Zélande.
Ces succès n’étaient rien
auprès de
ceux que
qu’il
compagnie d’autres chefs, il
rêvait le Zélandais. Dans
Sydney, en
disait à M. Marsden
fit à
: «
un nouveau
voyage
Je viens d’introduire le
patrie, et, avec nos récoltes de blé,
ici des pioches, des haches, des
bêches, du thé, du sucre. Mais ce n’est rien en¬
core; il faut que mon pays ait une ville. » En effet,
à son retour, il en dressa le plan et en traça les
rues. Elle devait renfermer une église, une maison
pour le chef, une hôtellerie pour les marins. Des
cultures étendues l’auraient environnée, des glacis
l’auraient défendue contre les surprises guer¬
rières. Tels étaient les projets de Doua-Tara
quand la mort l’enleva à vingt-huit ans. La Nou¬
velle-Zélande perdit en lui un de ses plus nobles
enfants, et la civilisation européenne un intelli¬
blé dans
nous
ma
aurons
gent propagateur.
du grand chef Shongui ne fut pas
inspiré par des desseins aussi pacifiques. Shongui
n’estimait que l’art delà guerre, et il ne voyait
dans l’Angleterre qu’un grand atelier d’armes à
feu. Pressé par un ennemi redoutable, il résolut
d’aller chercher au dehors les moyens de le
Le voyage
vaincre. En vain les hommes de
sa
tribu voulu-
VOYAGES ET MARINE.
62
rent-ils le détourner de son
projet ; il fut inébran¬
partir, leur disait-il; je vous
rapporterai douze mousquets et un fusil à deux
coups. » Il s’embarqua en 1820 avec un mission¬
naire, M. Kendall. A Londres, aucun sentiment
lable
: «
Laissez-moi
de curiosité ne vint
sionné de
les
son
faire diversion
au
but
pas¬
voyage. Les évolutions des troupes,
de l’artillerie avaient seules le
manœuvres
privilège de l’intéresser. Présenté à George IV,
qui le combla de présents, il conserva, au milieu
des splendeurs de la cour, une gravité et une di¬
gnité naturelles : on eût dit qu’il était fait à ce
luxe et à cette pompe des grands états. Parmi les
présents du roi figuraient quelques armes, une
cuirasse et un magnifique uniforme : cette atten¬
tion seule le toucha, et ces objets l’accompagnè¬
rent
au
désormais dans toutes
reste, il
ses
campagnes.
Quant
l’échangea à Sydney contre des
mu¬
nitions de guerre. Ce voyage de Shongui tourna
d’ailleurs contre les missionnaires, qui, les pre¬
miers, lui
en
avaient suggéré l’idée. Le chef zé-
landais avait pu se convaincre que ces
listes n’étaient, dans leur pays, ni au
évangé¬
premier
rang ni de première naissance, et cette circon¬
stance suffisait pour les faire déchoir dans son
opinion : « Les missionnaires sont des esclaves
du roi George, avait-il coutume de dire. Quand
je lui ai demandé s’il avait défendu qu’on me
LA
donnât des
NOUVELLE-ZÉLANDE.
fusils, il m’a répondu
missionnaires auraient voulu
63
que non. Les
qu’on m’en refusât,
Esclaves, taisez-vous; je
veux contenter mon ami
Shongui L »
Ce qu’il y a de plus singulier dans le
voyage
du chef Toupe, c’est la hardiesse avec
laquelle il
s’imposa comme passager à un capitaine anglais
qui traversait le détroit de Cook. Monté à bord,
il renvoya sa pirogue et déclara son intention d’al¬
ler en Europe. On essaya de se défaire de cet hôte
importun, mais il se cramponnas! fortement aux
mâts et fit une si belle résistance,
que le capi¬
taine se laissa toucher. Toupe était un
guerrier
célèbre de l’îledu Nord : il aimait aussi les fusils,
et se plaisait à suivre les exercices à feu. Sou¬
vent il s’écriait : « Qu’on me fournisse
beaucoup
de mousquets, et je serai aussi
grand que le roi
d’Angleterre. — Durantson séjour en Europe, il
donna une foule de preuves de son
intelligence.
Rien n’échappait à ses observations surtout en
matière do travaux mécaniques. Tl mesurait l’im¬
portance deschoses à leur utilité, et prisait avant
tout les ustensiles de fer, les instruments aratoi¬
res
les couteaux les scies, les haches, les cimais le roi leur
a
dit
:
«
,
,
'
Ce fut
,
pendant le séjour de Shongui
en
Angleterre
que se
le chef zélandais et le baron Charles de Thierry un
traité pour une concession de terre à la Nouvelle-Zélande.
passa entre
VOYAGES ET MAKIKE.
paraissait une mervoulut la lui expliquer par sa propre
expérience; mais l’initiation fut si malheureuse
qu’il y renonça. A Liverpool, un peintre demanda
à faire son portrait. Il s’y prêta, et n’y mit qu’une
condition, celle de reproduire fidèlement son ta¬
touage. Il disait à ce sujet: — L’homme d’Europe
trace son nom avec une plume; Toupe porte son
seaux.
meille;
Un homme à cheval lui
on
visage.
l’on vient de citer ne sont
pas les seuls qui aient voulu s’instruire au spec¬
tacle de la civilisation européenne. D’autres guer¬
riers importants, d’autres chefs de tribus, ont
paru dans nos contrées, et récemment encore un
nom
écrit
sur son
Les Zélandais que
baleinier du Havre amenait en France deux Zé¬
landais que l’Angleterre a recueillis et employés à
notre refus.
Ces émigrations sont devenues si
fréquentes, qu’elles ont perdu leur premier inté¬
la société des missions
rêt de curiosité. Tantôt
expédie à Londres de jeunes sujets que l’on forme
le sacerdoce et qui succombent presque tous
sous l’influence du climat ; tantôt des individus
isolés s’embarquent sur des baleiniers, et, en
retour d’un apprentissage bien incomplet, se dé¬
vouent aux plus répugnants services. Pour satis¬
faire cette soif de connaître, l’un des personnages
les plus influents de l’île du Nord n’a pas craint na¬
guère de s’enrôler comme cuisinier à bord d’un
pour
LA
navire marchand. Ce même instinct
tres
poussé d’au¬
s’assurer, tantôt par la ruse, tantôt
la violence, de quelques matelots européens
a
chefs à
par
dont ils
IV.
65
NOUVELLE-ZELANDE.
—
se sont
fait de redoutables auxiliaires.
Biiropéens naturalisés dans la IVonvelle-Kélande
premier Européen qui se fixa sur ces îles fut
l’Anglais Bruce, qui consentit à se laisser tatouer,
et épousa, en 1805
la fille d’un chef. Il vivait
heureux au sein de sa nouvelle famille, quand
un de ses compatriotes,
capitaine de marine, l’en¬
leva, lui et sa femme, et vendit cette dernière
Le
,
comme
esclave dans
une
île de la
mer
des Indes.
parvint cependant à gagner Calcutta, où sa
jeune compagne put le rejoindre un peu plus
tard; mais ni l’un ni l’autre ne revirent la Nou¬
Bruce
velle-Zélande.
De toutes les aventures de
la plus
dramatique et la plus romanesque, ést celle du
matelot anglais Rutherford. Il servait surl’Ag'nés,
brick américain
quand celui-ci laissa tomber
ce
genre
,
,
l’ancre au fond d’une baie de la Nouvelle-Zélande
qu’on croit être celle de Takou-Malou. A la vue
du bâtiment européen, des pirogues se détachè¬
rent du rivage, et le pont fut bientôt couvert de
naturels. Leurs intentions ne paraissaient pas hos¬
tiles, mais des vols multipliés mirent sur-le-champ
66
VOYAGES ET MARINE.
l’aigreur dans les rapports : les hommes s’at¬
taquaient à tout, même aux clous du navire et
aux bordages des embarcations. Quant aux fem¬
mes, elles étaient si profondément versées dans
l’art du larcin, que l’idée les en poursuivait jus¬
que dans les moments où tout s’oublie. Pour
couper court à des scènes fâcheuses et éviter un
éclat, le capitaine ordonna l’appareillage. Il était
trop tard ; deux cents naturels armés de petits
casse
têtes en jade vert, encombraient alors le
navire, et leur chef, se dépouillant de sa natte,
entonna le chant de guerre. Ce fut le signal
d’un carnage affreux. Le capitaine tomba le pre¬
mier, frappé au crâne ; le maître, le timonier suc¬
combèrent à leur tour mortellement atteints.
Le reste de l’équipage fut terrassé, garotté et
transporté sur la plage. Durant le trajet, on put
voir les vainqueurs lécher le sang qui coulait des
blessures des znorts. A terre, le drame continua:
sur les douze
prisonniers, six furent assommés,
dépouillés, dépecés et rôtis par quartiers sur des
pierres ardentes. Le banquet eut lieu le lende¬
main, et les convives eurent le courage d’offrir
aux
Européens survivants des lambeaux de leurs
camarades. Cette expédition terminée, les tribus
quittèrent la plage et les prisonniers, partagés
entre les vainqueurs, furent emmenés dans l’in¬
térieur des terres. Rutherford échut, avec l’un de
de
,
-
,
,
L4
compagnons
nommait Emaï.
ses
67
NOUVELLE-ZELANDE.
d’infortune, à
chef qui
un
se
Dans les
premiers jours de sa captivité, Ru¬
en proie à des inquiétudes mor¬
telles : il croyait son supplice seulement différé, et
que la mort l’attendait. Quand, poussées par une
curiosité inquiète les femmes et les filles de la
tribu venaient le regarder de près, le toucher
l’examiner en détail, il s’imaginait qu’elles choi¬
sissaient sur sa personne le meilleur et le plus
therford vécut
,
,
désirable
morceau.
lorsqu’on procéda à
Ses terreurs
son
ne
cessèrent que
tatouage. Quelque cruelle
que fût cet opération, il s’y résigna avec joie : elle
entraînait une reconnaissance de naturalisation et
le don formel delà vie. Le tatouage est,
d’ailleurs,
compliquée, un travail d’artiste. Voici
qu’en dit Rutherford : « On nous dépouilla de
une œuvre
ce
nos
vêtements et
naturels
on nous
coucha
sur
le dos. Qua¬
retenaient, les autres allaient
nous
scalper. Ils y procédèrent avec un os tran¬
chant comme un ciseau qu’ils trempaient au
préa¬
lable dans du charbon pilé et légèrement hu¬
mecté. L’os était aiguisé à son extrémité comme
une lancette de
vétérinaire, de sorte qu’en frap¬
pant sur le manche avec un petit bâton on ou¬
vrait la peau et on l’incisait assez
profondément.
L’instrument allant jusqu’au vif, le sang coulait
en abondance, mais les femmes
l’essuyaient avec
tre
nous
,
VOYAGES ET MARINE.
68
des étoffes de lin. Pour ce
turels
travail délicat, les na¬
, tantôt
divers instruments
d’albatros, tantôt d’une dent de
se
servent de
requin.
L’opération est des plus douloureuses, et cepen¬
dant je ne poussai pas un cri, bien qu’elle se pro¬
longeât durant quatre heures. J’ignore quelle pen¬
sée présidait à la distribution des figures, mais
d’un
os
régulièrement
travail fut achevé, les femmes
vers la rivière, en me guidant
elles étaient harmonieusement et
dessinées. Quand le
me
conduisirent
la main , car j’étais devenu complètement
aveugle. Nous étions alors à la fois tatoués et ta¬
boues, c’est-à-dire sacrés. On ne devait pas nous
toucher, et nous-mêmes ne devions toucher à
par
seules le droit de porter
bouche. Elles se montrèrent
rien. Les femmes avaient
des vivres à notre
attentives, douces, vigilantes,
empressées. Grâce
bout de trois jours mes souf¬
frances étaient apaisées. Je recouvrai d’abord la
vue, et au bout de quelques semaines il ne me
restait plus de cette rude secousse que les traces
indélébiles empreintes sur mon corps. »
Bientôt Rutherford sut à quoi s’en tenir sur ses
fonctions auprès du chef indigène. Durant les
hostilités il était guerrier, chasseur et pêcheur
durant les trêves. Un fusil et des munitions pro¬
à leurs
soins,
venant
du dernier
il trompa
au
pillage lui furent confiés, et
l’ennui et l’oisivetéen tuantquelques ra-
LA
NOUVELLE-ZELANDE.
69
quelques cochons sauvages. Un seul évé¬
douloureux assombrit cette première pé¬
de sa captivité. Son compagnon fut immolé
miers et
nement
riode
pour une violation
vieille parente du
puérile de la loi du tabou. Une
chef étant morte après avoir
mangé des patates pelées par inégardeavecle cou¬
teau d’un blanc, les prêtres et les médecinsdu pays
déclarèrent que ce blanc devait mourir. En vain
Rutherford essaya-t-il d’intervenir et d’excuser
son
malheureux camarade. La
loi était inflexible :
l’Européen fut sacrifié. Dans le même moment, on
célébrait avec une grande pompe les funérailles de
la morte. Le cadavre porté dans la campagne ,
avait été adossé à un poteau et revêtu de magni¬
fiques nattes. Le visage fut enduit d’une couche
d’huile de requin; la tête fut couronnée de feuil¬
les de phormium et ornée de plumes blanches.
Aux premières décharges de la mousqueterie, les
populations accoururent de tous les environs, et,
s’agenouillant devant le cadavre, elles se dépouil¬
lèrent de leurs nattes et se déchirèrent les chairs
,
jusqu’à en faire jaillir le sang. Un festin splendide
termina la cérémonie ; puis le chef congédia ses
convives en échangeant avec eux le salut du nez *.
Demeuré seul. Rutherford comprit de nouveau
que sa vie était à la merci d’un caprice ou du
’
Le salut de la
ment les nez
Nouvelle-Zélande consiste à .s’appuyei'
l’im contre l’autre.
forte¬
70
VOYAGES ET MARINE.
plus involontaire et le plus puériL II ré¬
conjurer tout malheur, de s’identi¬
fier plus que jamais avec les mœurs, la vie, les
habitudes locales. Son costume européen, grâce
à des réparations infatigables, avait duré trois
ans; mais il était impossible de lui demander un
plus long service. Il adopta les vêtements du
pays, se couvrit de nattes et marcha désormais
sans
chapeau ni souliers. Cette métamorphose
produisit un tel effet que son protecteur l’éleva
au
rang de chef dans une cérémonie publique.
On lui coupa les cheveux sur le devant avec une
coquille d’huître, on lui donna un casse-tête en
serpentine, on passa, tant sur sa figure que sur
ses nattes, une
composition d’huile et d’ocre
rouge, tous signes distinctifs d’un rang élevé.
Pour épuiser ses privilèges. Rutherford n’avait
plus qu’à prendre deux ou trois femmes, selon
l’usage des chefs. Il choisit les deux filles de son
protecteur, qui se prêtèrent à cet arrangement
avec la meilleure
grâce du monde.
Cependant la guerre venait d’éclater. La tribu
tort le
solut,
pour
de Rutherfort devait marcher
en
auxiliaire
contre
les
peuplades de la baie des Iles, et l’Anglais fit
naturellement partie du contingent. La rencontre
eut lieu sur les bords d’une
petite rivière qui
coulait entre les deux
camps. Le
cbant de
guerre
ayant été entonné, les armées, fortes de mille
LA
hommes
NOUVELLE-ZÉLANDE.
71
chacune, se formèrent sur un front de
d’épaisseur, tandis que les es¬
deux combattants
claves
les
se
armes
repliaient sur l’arrière pour ramasser
et recueillir les blessés. L’affaire com¬
décharge générale des mousquets
poursuivit dans une mêlée corps à corps.
Les cris des femmes, qui suivent leurs maris sur
les champs de bataille, les chants des guerriers,
les plaintes des mourants animaient cette scène
et la remplissaient d’une sauvage terreur. Les
massues, les lances, tourbillonnaient dans l’air,
maniées avec une dextérité merveilleuse ; la main
gauche des combattants cherchait à saisir la che¬
velure du champion ennemi, tandis que la main
droite armée du casse-tête, menaçait de lui fen¬
mença par une
et
se
vif, mais il dura peu :
battit en re¬
les bois. Rutherford, heureux
dre le crâne. Le choc fut
l’armée de la baie des Iles céda, et
traite à travers
jusque-là, fut blessé à la cuisse par un fuyard,
puis soigné et pansé sur le champ de bataille.
Quand vint le soir, un beau spectacle réjouit
l’âme des vainqueurs. Vingt têtes plantées sur
des lances figuraient comme autant de trophées’,
et quarante cadavres promettaient d’autres joies
pour le lendernain. Ces saturnales de la victoire
durèrent deux
jours.
approchait où Rutherford
captivité laborieuse. Quoique
Enfin le moment
devait voir ünir
sa
72
VOYAGES ET MARINE.
depuis dix ans sur cette terre, il regrettait
patrie et n’attendait qu’une occa¬
sion favorable pour s’évader. Cette occasion
s’offrit. Un jour, dans tous les
villages de l’inté¬
rieur, le bruit courut qu’un navire venait de pa¬
raître sur la côté, et la fumée s’élevant de la
fixé
secrètement la
crête des
montagnes confirma cette nouvelle. A
signal familier, les tribus, poussées par la soif
du butin, se précipitèrent vers la
plage. Ruther¬
ford s’y rendit avec plus
d’empressement que
ce
les autres, mais dans des intentions bien diffé¬
rentes.
Quand il arriva,
quoique fort
brick était en vue,
chefs se consultèrent
l’Anglais pour attirer
piège. Rutherford accepta
un
au large. Les
et résolurent de
dépêcher
bâtiment dans
ce
un
s’embarqua dans
et
tout étonné
tes
un
:
—
sur
Voilà
un
avec
le pont du
Zélandais blanc!
aventures. Le
aux
officiers
ses
capitaine compâtit
Di¬
romanesques
aux
du matelot et consentit à le recevoir
j
la
—
Anglais tatoué, répliqua Rutherford.
Puis il raconta
—
pirogue
cinq natu¬
brick, qui
américain, le capitaine s’écria
une
rels. Quand il monta
était un baleinier
pirogue montée par les naturels,
reprit le large. Le chef zélandais
infortunes
on
renvoya
et le baleinier
ne revit
plus
gendre, et ses deux filles attendent encore
époux.
Il paraît, au
surplus, qu’unefoule d’existences
son
leur
LA.
73
NOUVELLE-ZÉLANDE.
se rencontrent dans l’intérieur de la
Nouvelle-Zélande, peuplée de marins déserteurs
analogues
et
de convicts
Partout
où
échappés des geôles de Botany-Bay.
ces
hommes
se
sont
fixés, ils ont
spectacle d’une dépravation raffinée,
jointe à un abrutissement barbare, et ont véçu
avec les naturels dans un état de promiscuité ré¬
donné le
voltante. Rutherford
son
en nomme
deux établis dans
voisinage, l’un et l’autre tatoués et mariés à
des filles de chefs. M. de Blosseville
en
cite
un
froisièrae, matelot réfractaire, qui non seule¬
ment avait perdu le sentiment de sa nationalité
antérieure, mais qui s’était identifié avec ces
mœurs hideuses au point de devenir un cannibale
passionné. Il faut le dire à la honte de notre ci¬
vilisation elle a souvent été représentée dans ces
mers par des hommes plus dégradés que ne le
,
sont les sauvages.
V.
—
lia IVonvelle-Xélaufle depuis l’établissciucnt
des missions.
L’origine des missions de la Nouvelle-Zélande
fait remarquer par le concours des plus fortes
et des plus douces vertus évangéliques, le cou¬
rage, la patience, la résignation et le dévoue¬
ment. Quand l’apôtre qui fut la tête et le bras de
cette pieuse entreprise, le révérend M. Marsden,
songea à fonder un établissement sur ces parages.
se
74
VOYAGES ET MARINE.
l’archipel n’était guère connu en Europe que
théâtre de catastrophes sanglantes. Des
massacres réitérés, des agressions audacieuses
attestaient les mœurs féroces et l’intrépidité na¬
turelle des tribus indigènes. Elles semblaient aussi
inaccessibles à la douceur qu’à la crainte, aux
bons procédés qu’aux voies de rigueur. Aucun
navire, si bien armé qu’il fût, n’était en sûreté
le long de cette côte, et le Boyd venait d’être en¬
levé et anéanti avec soixante hommes d’équicomme un
page.
Ce fut
au
milieu d’uii
peuple suspect et re¬
doutable à tant de titres que descendirent, au
mois de décembre 1814, trois missionnaires,
Kendall, Hall et King, avec leurs femmes,
leurs enfants en bas âge et un petit nombre de ser¬
viteurs. A cette époque et dans l’état du pays, le
succès était plus douteux que le martyre. M. Marsden seul avait la conscience d’heureux résultats,
il avait étudié le caractère zèlandais moins d’a¬
MM.
près les impressions publiques qu’à l’aide d’ob¬
servations intelligentes et personnelles. Divers
chefs s’étaient assis à ses foyers dans l’établisse¬
ment central de Parramatta, et l’étude qu’il en
fit lui permit de dire, dès 1813, que cette race
était susceptible de toute amélioration morale. Aussi
ne recula-t-il ni devant les périls de l’œuvre, ni
devant les hésitations de son gouvernement. Con-
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
75
de quelques chefs indi¬
gènes il partit lui-même avec ses missionnaires
et alla présider à leur installation.
fiant dans les promesses
,
Quand il arriva à la baie des Iles, la saison
Le ciel était pur, la
végétation puissante. Tout parut
sourire aux nouveaux venus, la nature et les ha¬
bitants. Les chefs se montrèrent tels que M. Marsden les avait jugés, méchants pour les méchants,
bons pour les bons. On traita avec eux d’un ter¬
rain qui devait servir aux premières cultures de
la mission. Deux cents acres furent cédés, dans
le district de Rangui-Hnu, en échange de douze
haches. La pieuse colonie s’y installa, construisit
quelques cases, s’occupa de ses premiers besoins,
défricha et ensemença son petit domaine. Ce fut
là le berceau des missions de la Nouvelle-Zélande,
composées d’abord de vingt-cinq membres, hom¬
d’été, animait
terre
mes
étalait
et
ces
parages.
une
femmes, maîtres et serviteurs. Dans quatre
voyages consécutifs, M. Marsden poursuivit le
développement de son œuvre avec un zèle intelli¬
gent et un courage infatigable. D’autres acqui¬
sitions furent faites sur divers points, et l’on vit
ainsi, dans un rayon de vingt lieues et au sein
des tribus principales de l’île du Nord, se fonder
des missions nouvelles qui toutes avaient leurs
jardins, leurs chapelles, leurs desservants an¬
glais et leurs protecteurs indigènes. L’œuvre de
76
.
VOYAGES ET MARINE.
fraya une voie, surtout par des moyens
temporels. Le succès parut si probable dès ce
temps, que la concurrence s’en mêla. L’église
anglicane avait eu jusqu’alors les honneurs exclu¬
sifs de celte conversion ; les églises dissidentes
voulurent s’y ménager un rôle. Des missionnaires
wesleyens, secte de méthodistes, parurent dans
Dieu
se
Wangaroa, et, chassés de ce point par
naturels, se reformèrent sur les rives de
l’Hoki-Angaet à Mangounga. Malgré les nuances
et les intérêts qui les séparaient, la meilleure
harmonie régna constamment entre les deux
églises.
Cependant leurs progrès n’ont pas été aussi
rapides qu’on l’avait espéré d’abord. Soit que
l’élément spirituel du culte protestant ne soit
pas doué de ce prestige inhérent au catholicisme,
soit qu’absorbés dans les soins de leur ménage
les missionnaires n’aient pu agir assez efficace¬
ment sur leur grande famille, il est certain que
l’influence religieuse fut à peu près nulle dans
les premiers temps. En acceptant la supériorité
des faits, les naturels ne voulurent pas com¬
prendre la supériorité des idées. Ils .voyaient
dans les missionnaires, artisants pour la plupart,
d’excellents forgerons, des armuriers inestima¬
bles; mais il ne leur venait pas à la pensée de les
regarder comme les dispensateurs d’un royaume
la baie de
les
LA.
NOUVELLE-ZÉLANDE.
céleste. Rencontrant chez eux
dités de la vie
quelques
77
commo¬
matérielle, ils les estimaient beau¬
cela, peu pour le reste; ils les respec¬
mais ne les écoutaient pas. Leurs tradi¬
tions guerrières, mêlées d’un vague sentiment
d’immortalité, suffisaient pour satisfaire leurs
instincts religieux. Ils y tenaient; ils ne voulaient
pas d’autre croyance. Aussi, même aujourd’hui,
quoi que les missionnaires aient pu dire ou faire
dire il n’y a pas, à la Nouvelle-Zélande et parmi
les indigènes, d’église chrétienne qui mérite ce
nom. On a gagné quelques esclaves, on a formé
quelques enfants; mais à peine cite-t-on un seul
chef qui se soit ouvertement rallié au giron des
deux missions. En exagérant les chiffres, on peut
attribuer, sur le papier, à l’une douze cents prosélites, à l’autre quatorze cents; mais qu’est-ce
que ce faible contingent auprès des cent cin¬
quante mille âmes de population que renferme
la grande île du Nord? Les missionnaires épisco¬
paux ne se sont point abusés sur un semblable
succès, et, renonçant à éveiller une foi inerte,
ils ont sur-le-champ aspiré à un autre mode d’in¬
fluence. Grâce à l’or de la société centrale, ils
se sont rendus
acquéreurs de vastes espaces de
terrains, les ont défrichés, les ont livrés à une
active culture. Aujourd’hui ils peuvent passer
pour les seigneurs suzerains de la baie des lies,
coup pour
taient ,
,
VOYAGES ET MARINE.
78
désormais, pour gargner des âmes à Dieu,
leurs richesses seront plus éloquentes que leurs
et
paroles.
Le plus grand obstacle à la propagation du
christianisme s’est rencontré dans l’essence même
divine, incompatible avec les habi¬
belliqueuses des.tribus zélandaises. On leur
défendait la guerre, qui était leur tradition, leur
culte leur vie. On leur interdisait la vengeance
des injures, qui formait leur code d’honneur. On
leur proposait d’échanger leurs mœurs inquiètes
contre des mœurs paisibles, l’impétuosité contre
la patience, la pétulance contre la tranquillité.
Un peuple ne se refait pas en un jour ; il né se
livre pas à l’inconnu sans combat et sans résis¬
tance. Les préjugés, les usages, les lois du pays
ne se laissèrent donc pas entamer, et plus d’une
fois ils réagirent violemment contre les étrangers
qui les menaçaient par leur présence. Presque
toutes les querelles entre les naturels et les mis¬
sionnaires provinrent de l’incompatibilité des ten¬
dances et des doctrines réciproques. Les mission¬
naires refusaient des mousquets aux chefs, qui,
à leur tour
refusaient des vivres' aux mission¬
de notre loi
tude
,
,
naires. Les baleiniers
prêtant san,s aucune
à feu, devaient
obtenir et obtenaient toutes les préférences des
indigènes, qui ne pouvaient s’expliquer les scrudifficulté
au commerce
,
se
des
armes
LA
-NOUVELLE-ZÉLANDE.
79
pilles des ministres de l’Évangile. Sous l’empire de
ces rancunes, les établissements religieux furent,
à diverses reprises, inquiétés, manacés, pillés,
dévastés. Les wesleyens de Wangaroa subirent un
sac complet ;
leur maison fut démolie, leurs
champs furent ravagés, leur vie même se trouva
en péril. A Pahia, à Waïmate, àTepuna, à WaïTangui, ces scènes se reproduisirent, mais toute¬
fois
avec
moins de violence. La
soudaines était
cause
de
ces
la mort d’un chef
rup¬
puis¬
d’armes à feu à l’occasion
d’une guerre prochaine.
La meilleure preuve du peu de succès des mis¬
sionnaires pendant les vingt premières années
de leur séjour peut se tirer de l’activité même
tures
ou
sant, ou une demande
,
des hostilités entre les tribus zélandaises durant
période. Ge fut presque une extermination
régulière et systématique. A peine une trêve étaitelle conclue sur un point, qu’une rupture écla¬
tait sur l’autre. Les grandes luttes de Shongui et
de Pômare datent dé ce temps. Quand Shongui
se rend à Londres avec un ministre de
paix, c’est
pour y mieux préparer la guerre. Les personnages
importants du pays périssent tous par les armes.
Shongui meurt des suites d’une blessure : Pômare
est dévoré par son ennemi. Entre les peuplades
du centre et celles de la baie des Iles, le combat
s’éternise sans merci et sans trêve. Chaque rencette
m
VOYAGES ET MARINE.
80
mousquets est un encouragement à de
nouvelles tentatives. Ceux qui n’ont pas cette res¬
fort de
source
imaginent mille ruses pour en neutraliser
l’ouest fait coucher ses gens à
l’effet. Un chef de
plat ventre au moment de la première décharge,
l’esquive ainsi, et se précipite ensuite sur ses an¬
tagonistes , fort embarrassés d’armes qui ont
épuisé leur effet. Aucune des anciennes coutumes
guerrières n’a disparu ; la victoire a toujours son
horrible lendemain. Le tabou règne plus impérieu¬
sement que jamais, il vient frapper les mission¬
naires jusque dans leurs champs, leurs cultures,
leurs maisons, leurs néophytes. Les nouveaux
chrétiens respectent ce que la loi du pays tient
pour sacré. Le code des représailles n’a point
adouci ses rigueurs. Rien n’est changé, si ce n’est
qu’on souffre sur les lieux des hommes qui y ont
importé une civilisation matérielle. C’est une
question de reconnaissance, d’égards, de bons
procédés, voilà tout. Les indigènes n’ont jamais
rendu le mal pour le bien.
Si la vie locale
ne
s’est que
faiblement modi¬
il ne faut pas croire que les missionnaires
aient assisté, sans tenter aucun effort, au spec¬
tacle de leur impuissance. Les voyages de M. Marsden, les laborieux travaux de ses collègues sont
des téfnoignages d’une activité louable
bien
fiée
,
qu’infructueuse. Mais là où le zèle religieux a
LA.
NOUVELLE-ZÉLANDE.
81
échoué, le mouvement commercial imprime déjà
de profondes traces. La baie des Iles, rendez-vous
des baleiniers, a reçu en 1836 cent cinquante-un
navires, en 1837 cent quarante-neuf, en 1838
cent
soixante-douze. C’est devenu
une
échelle im¬
portante où plus de six cents Européens forment
une sorte de
comptoir et un noyau de colonisa¬
l’esprit indigène doit être transformé,
l’influence reli¬
gieuse. Les Zélandais sont surtout un peuple
pratique; l’habitude les domptera plutôt que la
parole. Des rapports plus fréquents avec les Euro¬
péens entraîneront des besoins et des penchants
plus identiques, et déjà les naturels de la baie des
Iles ont vaincu leur répugnance pour les liqueurs
spiritueuses, que les autres tribus repoussent tou¬
jours avec dégoût. La population de ces îles gagnera-t-elle à cette métamorphose? Ceci est un
autre problème qui serait trop long à résoudre.
Un peuple ne change pas de mœurs, d’habi¬
tion. Si
c’est par ce contact et non par
tudes, de vêtements,
sans
subir de graves et
cruelles altérations. La vie sociale
vie de l’homme
est comme
la
régime l’at¬
phy¬
sique qui s’est déjà produit à Taïti et à Hawaï
n’épargnera pas sans doute la Nouvelle-Zélande. Il
se
peut môme qu’aucun de ces groupes ne résiste
à cette épreuve décisive, et ainsi se trouverait
teint dans
sa
: une
source
modification de
même.
L’énervement
6
VOYAGES ET MARINE.
82
jutifiée cette loi qui fait succéder les races aux
races, comme les individus aux individus.
Avec les
baleiniers la Nouvelle-Zélande a vu pa¬
plus grand nombre les vaisseaux
puissances européennes, les uns chargés de
missions scientifiques, les autres d’une surveil¬
lance militaire. L’Angleterre y a envoyé quelques
croiseurs, et dans le nombre, le capitaine Hobsondu Rattle-snake.ha France n’est point demeurée
en arrière, et, dans l’espace de douze ans, cinq
expéditions successives, ont montré aux indigènes
des hommes de Marion, comme ils les nomment
encore. En 1824, la Coquille mouille dans la baie
des Iles et y exécute de beaux travaux d’hydro¬
graphie. En 1827, l’Astrolabe, après avoir exploré
raître
en
bien
des
et
relevé toute la cote orientale de la Nouvelle-
Zélande, jette à son tour l’ancre dans les mêmes
complète avec une grande autorité les
observations antérieures. La Favorite y paraît en
eaux, et
1831, et nous donne de son voyage une relation
pleine de charme et d’intérêt. L’année 1838 est
encore plus féconde : deux fois le pavillon fran¬
çais se montre dans la baie des lies, la première
fois sur la corvette VHéroïne, capitaine Cécille; la
seconde sur la frégate l'a Vénus, capitaine DupetitThouars. L'Héroïne trouva
les lieux le pre¬
catholique qui s’y soit fixé,
Pompallier, évêque de Maronée. Arrivé à
mier missionnaire
M. de
sur
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
la Nouvelle-Zélande
83
la fin de 1837, ce
digne
ecclésiastique avait eu toutes les peines du monde
à
se
soustraire
aux
vers
violences furieuses des
natu¬
rels, ameutés par les missionnaires épiscopaux.
présence de l'Heroïne^, l’appui énergique et
loyal du commandant Cécille, firent sur-le-champ
au prêtre
catholique un meilleur sort et une meil¬
leure place. La malveillance fut intimidée, les
haines s’apaisèrent. La Vénus acheva ce queffferoïne avait si dignement commencé, et le brave
capitaine Dupetit-Thouars, nom glorieux dans
notre marine, couronna sa station par des tra¬
vaux
d’hydrographie et des observations judi¬
cieuses sur l’état social de ces peuples.
Cependant, depuis 1832, les Anglais avaient
compris qu’ils ne pouvaient laisser la NouvelleLa
Zélande à la merci des criminels
de toutes les nations. Sur
et
des forbans
point si fréquenté
par les vaisseaux, il fallait établir une justice
ou tout au moins une surveillance. Les
pouvoirs
qui avaient été donnés aux missionnaires en vertu
d’une loi de George IV étaient illusoires et insuf¬
fisants. Cette écume sociale qui, dès 1813, arra¬
chait de douloureuses plaintes à M. Marsden,
ne faisait
que gagner chaque jour du terrain.
^
L'Héroïne
ne
les insulaires de
Jean
un
quitta la baie des Iles
que pour
aller châtier
Chatain, qui avaient massacré l’équipage du
Bart, bâtiment français.
84
VOYAGES ET MARINE.
quelques années de tolérance., et la Nou¬
république de bou¬
caniers, régis par la loi d’une souveraine impu¬
nité. Il fallait aviser : on avisa, mais d’une ma¬
nière timide. L’Angleterre avait peur alors d’être
soupçonnée d’envahissements; elle se contenta
d’envoyer à la baie des lies , en 1835, un consul,
M. Busby, avec des attributions vagues et im¬
puissantes. Ce consul n’avait et n’a encore ni
juridiction définie, ni‘moyens d’action appré¬
ciables. Quelques procès-verbaux, quelques rap¬
ports , voilà à quoi s’est réduit jusqu’ici son
rôle officiel. Mais avec cette intelligence qui ca¬
ractérise les fonctionnaires anglais, il a su s’en
créer un autre, et il ne doit pas être demeuré
étranger aux dernières combinaisons commer¬
ciales qui se rattachent à l’exploitation de cet ar¬
chipel.
Ce consul venait à peine de s’installer dans la
baie des Iles, quand il apprit par la voie publique
qu’un baron français réclamait et s’attribuait la
souveraineté de la Nouvelle-Zélande. Voici à quels
faits se rattachait cette prétention. En 1820, du¬
rant le séjour de Shongui à Cambridge, le baron
Charles de Thierry avait acheté de ce chef zélandais, par l’entremise de M. Kendall, mission¬
naire, quatre-vingt mille acres de terre sur les
bords de l’Hoki-Anga et ailleurs moyennant
Encore
velle-Zélande devenait une
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
trente-six haches
comme
‘.
L’acte fut mis
85
en
règle, et,
droit, l’enquête du parlement n’a pas at¬
fait, c’est différent;
possession a été contestée,
mais elle semble avoir été refusée. Cependant,
en 1834, M. Charles de Thierry songea à donner
cours à son titre de propriétaire. Il forma à la
Guadeloupe une société qui devait poursuivre la
ténué
sa
valeur. Comme
non-seulement
la
colonisation de la
binant
avec
Nouvelle-Zélande,
en
la
com¬
la canalisation de l’isthme de Pa¬
l’appui de ses vues et pour préparer les
esprits, il lança un manifeste qui ne manquait
ni d’adresse ni d’assurance, et dans lequel, ne
retirant rien de ses prétentions sur le territoire
qui lui avait été inféodé, il déclarait cependant
reconnaître et vouloir respecter les droits des te¬
nanciers actuels. C’était à la fois juste et habile,
même en prenant la chose au sérieux. A cette
déclaration imprévue de suzeraineté, M. Busby
crut devoir répondre par une contre-déclaration
d’indépendance. Il réunit trente-cinq chefs de
nie du Nord et leur fit signer un acte dérisoire
qui ressemblait beaucoup à une constitution eunama.
A
marché, tout surprenant qu’il peut sembler, n’est pas le
ce genre. M. Marsden avait acquis
aussi, en 1814, un
assez grand espace de terrain
moyennant douze haches. Il faut
ajouter que M. Thierry se dit acquéreur à un titre bien plus oné¬
reux et parle de dix mille livres sterlings
qu’il avait données à
*
Ce
seul de
M. Kendall
comme
contre-valeur de
ses
achats.
86
VOYAGES ET MARINE.
ropéenne, avec congrès, séances annuelles et
équilibre des pouvoirs. Rien ne manquait à cette
parodie. Muni de cette pièce, il attendit M. Char¬
les de Thierry de pied ferme. Par surcroît de pré¬
caution il voulut même que la Nouvelle-Zélande
eût son pavillon, qui fut solennellement reconnu
par l’Angleterre.
Cependant M. Charles de Thierry n’arrivait
pas; il ne venait pas assurer son droit par une
investiture réelle. Longtemps retenu à Taiti et
dans la Nouvelle-Galles du Sud, il ne débarqua
à la Nouvelle-Zélande que vers la fin de 4837 ;
amenant avec lui soixante hommes qu’il avait re¬
crutés à Sydney, et qui n’étaient pas, comme
on peut le croire, des hommes de choix. A son
arrivée, on s’occupa de ses droits et de ses pré¬
tentions. S’il faut en croire l’enquête de la
chambre des lords, une assemblée de chefs au¬
rait déclaré que la vente des quatre-vingt mille
acres, datant de 4820, était nulle et périmée.
Mais, comme compensation, un des chefs d’HokiAnga aurait cédé à M. de Thierry quatre mille
acres d’excellente terre, aux prix de 200 liv.
sterl. payables en denrées. Voilà où en étaient les
choses à cette date. Aujourd’hui, si l’on s’en
rapporte aux documents de l’enquête des lords,
M. de Thierry n’en maintient pas moins ses pro¬
testations contre touteoccupation anglaise, enpre,
LA
nant
le titre
un
NOUVELLE-ZELANDE.
peu
.
87
ambitieux de roi de Rahaheva.
Cet incident une
fois vidé, la Nouvelle-Zé¬
partagée, vers la fin de 1838, entre
; celle de l’esprit indigène, tou¬
jours indomptable et entier; celle des mission¬
naires, qui continuaient à petit bruit et sur une
échelle réduite leur lent travail de prosélytisme;
enfin celle de l’esprit européen, envahissant le
pays pas tous les bouts, utilisant le mal comme
le bien, se propageant par le commerce et par la
politique, par les résidents et par les voyageurs.
C’est ce dernier phénomène qui a éveillé l’atten¬
tion de l’Angleterre sur un pays où elle enU’etient déjà un grand commerce sans y avoir fondé
aucune organisation régulière;
c’est lui qui a
donné naissance aux vastes projets de colonisation
dont il nous reste à parler.
lande restait
trois inlluences
VI. — Colonisation
angolaise de la
IVouvelle-îîélande.
récapitule ce que l’esprit d’entre¬
fait depuis un siècle pour l’Angleterre,
et ce que l’Angleterre a fait par lui, oh ne peut
se défendre d’un profond étonnement. Au temps
où le commodore Drake et le lord Delavvare ou¬
vrirent cette carrière de glorieuses aventures, l’un
Quand
prise
on
a
pavillon britannique autour du
globe, l’autre en portant la hache du pionnier
en
promenant le
88
VOYAGES ET MARINE.
Nouveau-Monde, la GrandeBretagne ne possédait que ses deux îles euro¬
péennes et quatorze millions de sujets directs.
Ce quelle a réalisé depuis lors en fait de con¬
quêtes dépasse toute imagination, et la statis¬
tique de nos temps positifs prend à ce sujet la
sur
les forêts du
couleur d’une tradition fabuleuse. Comme si c’é¬
légère que d’avoir peuplé et renou¬
l’Amérique du Nord l’une des grandes
Antilles et les plus belles îles de l’Océan atlantitiques, l’Angleterre s’est attaquée à l’Asie, et y a
fondé son empire des Indes, — aux terres aus¬
trales, et s’y est adjugé un continent. Jetant en
chemin des garnisons sur toutes les plages et plan¬
tant son drapeau sur tous les rochers, elle n’a eu
pour son génie de découvertes d’autres limites
que celles du monde. Aujourd’hui la Grande-Bre¬
tagne étend son pouvoir sur une superficie de
tait
velé
une
tâche
,
775,000,000 lieues carrées et commande à cent
quarante-huit millions de sujets immédiats. La
dixième partie du globe est dans ses mains. Qu’on
parle maintenant de sa décadence!
Ce succès merveilleux tient à deux causes, à l’es¬
prit public et au génie particulier. Point de lutte,
point de rivalité entre ces deux expressions de la
grandeur nationale. L’action collective a toujours
appuyé, complété, chez nos voisins, l’initiative
individuelle, et la force de tous n’a nulle part
LA
fait défaut
aux
NOUVELLE-ZÉLANDE.
hardiesses de chacun. Jamais
89
un
plus bel ensemble d’efforts n’a concouru à de
plus brillants résultats. Il faut ajouter que l’élé¬
vation du rôle a dû influer
beaucoup sur le cal’actère du peuple qui s’en était hardiment em¬
paré. Il est des mérites qu’une situation com¬
mande et aussi des vices qu’elle
impose. Une fois
lancée dans sa voie d’envahissement,
l’Angle¬
terre n’a plus eu ni le choix des
moyens, ni la
liberté des allures. Il fallait marcher devant soi
s’arrêter, sans regarder en arrière, entre¬
prendre toujours et toujours réussir. A défaut
du droit le fait, à défaut de l’adresse la
violence;
tout était bon,
pourvu que le succès fût au bout.
On ne saurait dire tout ce
qu'il s’est dépensé,
dans cette mission, d’égoïsme
persévérant et d’é¬
nergie impitoyable. De tels mandats n’éehoient
qu’à de fortes races, douées de l’esprit de suite et
du plus grand des
génies, celui de la patience.
Aujourd’hui même l’élan est tel qu’il emporte la
nation malgré elle, malgré un retour réfléchi sur
sans
son
état intérieur. Le gouvernement a beau se
refuser à de nouvelles
expérienees, le parlement
garde contre l’esprit remuant
des spéculations lointaines, le mouvement d’ir¬
radiation coloniale ne ce.ssera, ix)ur
l’Angleterre,
que le jour oû l’univers se dérobera sous ses
pieds ; ubi de fuit orbis. Sa foree d’expansion a
a
beau
se
tenir
en
^6«
VOYAGES ET MARINE.
90
tous
les caractères de celle de
la vapeur : elle n’a
puissante qu’à la condition d’être implacable.
qui arrive à propos de la Nouvelle-Zélande,
est une preuve bien décisive de cette tendance vers
un impérieux entraînement. Certes, on n’igno¬
rait rien à Londres, dans les bureaux des colo¬
nies et du Foreign Office, de tout ce qui se rat¬
tache à ces deux grandes îles australes, si di¬
gnes d’intérêt et d’un si précieux avenir. On
avait pu s’assurer depuis longtemps des avan¬
tages inhérents à leur possession, et des incon¬
vénients attachés à cette espèce de déshérence
qui les frappe; on connaissait les ressources du
sol, on pressentait quel immense parti le com¬
merce pouvait tirer de ce phormium tenax, le plus
beau lin du monde, objet d’inépuisables récoltes,
et des magnifiques bois de mâture que recèlent
les forêts de cet archipel. On se disait encore que
la Nouvelle-Zélande, rendez-vous des baleiniers
anglais, ne pouvait demeurer sans péril un ter¬
rain vague, ouvert à tous les criminels, une sentine pour tous les vices, un lieu d’asyle pour
toutes les corruptions. Oui, plus d’une fois, le
gouvernement anglais a dû se poser ces ques¬
été
Ce
tions, interroger son courage, calculer sa force,
sonder ses reins. Mais le cœur lui a manqué,
comme on l’a dit : il a craint d’ajouter un tour¬
billon nouveau aux tourbillons qui l’emportent;
Uk
NOUVELLE-ZÉLANDE.
91
défié du vertige. L’Inde et l’Aus¬
tralie, le Canada et la Jamaïque, sans compter
les appoints, lui paraissaient constituer une
somme assez forte de responsabilité coloniale et
un fardeau assez lourd, même pour les épaules
les plus vigoureuses.
il s’est sagement
Eh bien! telle
est
la loi irrésistible des desti¬
humaines, que, lorsque le gouvernement
anglais a fait une halte, étonné, effrayé de ses
succès, le génie particulier l’a repris par la main,
l’a forcé de se remettre en route, l’a rendu à la
fatalité de son rôle. En Angleterre, l’association
des forces individuelles est depuis longtemps
élevée à la hauteur d’un pouvoir public; c’est
presqu’un état dans l’état. L’empire des Indes
fut fondé par une compagnie de marchands, qui
l’administra avec une majesté et une prudence
dont peu de souverains seraient capables. L’as¬
sociation aspire encore à ces merveilles impossi¬
bles aujourd’hui, et elle a voulu tenter pour la
Nouvelle-Zélande ce que d’autres avaient réalisé
pour l’Inde. Le gouvernement semblait décidé à
oublier cet archipel, moins par indifférence que
par lassitude : l’association a offert de le sup¬
pléer dans cette tâche, de se substituer à ses de¬
voirs. Elle ne demandait qu’une jouissance tem¬
poraire, qu’un usufruit, couvrant ainsi la spé¬
culation sous le manteau de patriotisme. Pressé
nées
VOYAGES ET MARINE.
92
le gouvernement n’a pu résister, il
sur un terrain qu’il n’avait pas
choisi, et a obéi, par contre-coup, à des pensées
d’agrandissement dont il avait d’abord cherché à
se défendre. Ainsi, ce que n’avaient pu amener
ni les sollicitations itératives de M. Busby, consul
résident à la baie des Iles, qui se chargeait de
faire toute la police de la Nouvelle-Zélande avec
soixante soldats réguliers, ni les rapports du ca¬
pitaine Hobson du Rallle-smke, ni les dépêches
du gouverneur de Sydney, ni les pétitions inces¬
santes des armateurs pour la pêche de la baleine,
une compagnie entreprit de le faire à côté du gou¬
vernement, en ne lui demandant qu’une inves¬
titure légale, mais limitée. Telle est l’origine de
la compagnie territoriale de la Nouvelle-Zélande
(New-Zealand land company), qui a excité et excite
de la sorte,
a
été entraîné
encore une
si vive attention de l’autre côté de la
Manche.
Cette
compagnie s’est, à
son
début, contituée
l’héritière d’une société commerciale fondée sous
flax company [compagnie
Nouvelle-Zélande), et dont l’existence
remonte à 1825. Le nom de lord Durham, qui a
si souvent figuré dans les entreprises de ce genre,
a servi de lien au deux spéculations. La première
avait eu une lin ridicule. Une troupe de colons,
débarquéè à la Nouvelle-Zélande et accueillie sur
le
nom
de New-Zealand
linière de la
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
93
plage par des naturels qui exécutaient une
guerrière, fut saisie d’une telle frayeur à
l’aspect de ces gestes et en entendant ces cris,
qu’elle remonta précipitamment sur ses chalou¬
pes, se croyant menacée d’une agression sou¬
daine. Les vaisseaux repartirent comme ils étaient
la
danse
laisser un seul homme à terre. Ainsi
projet prématuré. La nouvelle compa¬
gnie a opéré sur d’autres bases et avec une toute
autre puissance. L’un des secrétaires de lord
Durham, M. Wakefield, en a été le plus ardent
promoteur. Grâce à lui, de grands noms de l’aris¬
tocratie s’empressèrent d’offrir leur
patonrage;,
des banquiers, des membres de la chambre des
communes, de jeunes baronnets se chargèrent
venus, sans
avorta ce
de donner l’élan
et
mirent leur influence
au ser¬
vice de l’affaire. L’essentiel était d’abord d’ob¬
tenir
sanction
législative. Les lords Durham
chargèrent de solliciter le concours de
la.chambre haute; MM. Francis Baring, Molesvvorth, William Thompson, celui de la chambre
des communes. Un peu de charlatanisme se mê¬
lant toujours aux spéculations, la
compagnie
commença par s’emparer des deux Zélandais du
détroit de Cook, qu’un bâtiment du Havre avait
conduits en Europe. Elle les attacha à son entre¬
prise et s’en fit une sorte de prospectus. L’uii
d’eux est mort depuis; mais l’autre, nommé Hiaune
et Petre se
VOYAGES ET MARINE.
94
kai,
a
survécu. Son témoignage a
l’enquête de la chambre
dans
d’y lire ses réponses empreintes
d’une précision judicieuse et pleines d’une intel¬
ligente réserve. Hiakai a dû être et a été l’inter¬
prète naturel de la première expédition.
Le plan de la compagnie était d’obtenir, avant
tout, la reconnaissance formelle du parlement,
et, pour dissimuler jusqu’aux apparences d’une
spéculation privée, elle se refusa à énoncer au¬
cune espèce de capital social. Cette manière de
procéder cachait un piège. Elle impliquait deux
choses, une prise de possession de la part de
l’Angleterre, et une délégation des pouvoirs à une
association commerciale. La compagnie se réser¬
vait comme moyen financier, de contracter un
emprunt qui aurait eu pour fonds d’amortisse¬
ment le premier produit des terres, et qui, émis
sous l’empire d’une investiture solennelle, se se¬
rait assuré sur-le-champ une belle place dans le
crédit public. On le voit, il y avait là-dessous
bien des primes d’encouragement à l’agiotage.
L’enquête de la chambre des lords n’avait pas à
s’en occuper ; mais, devant la chambre des com¬
munes, saisie de la question durant la session de
1838, ces dilficultés furent mises en évidence ,
ces intentions secrètes furent pénétrées. On com¬
prit qu’on allait engager le pays, avant l’heure,
vraiment curieux
,
>.
î
été recueilli
des lords, et il est
LA
dans
une
NOUVELLE-ZÉLANDE.
solidarité
mettre son
95
ne pouvait pas subir, et
service d’un intérêt par¬
qu’il
influence
au
D’ailleurs, une prise de possession, si dé¬
qu’elle fût, était un acte essentiellement
diplomatique, et, en risquant une semblable ini¬
tiative, le parlement franchissait les limites de sa
ticulier.
tournée
compétence. D’autres circonstances rnilitaient en¬
core contre l’acceptation du bill. La société évan¬
gélique de Londres, puissante par ses richesses
et par ses relations, s’était dès l’abord prononcée
contre toute colonisation civile. A l’entendre, ses
missionnaires seuls pouvaient poursuivre sage¬
ment et utilement la première éducation d’un pays
sauvage, lui inspirer des mœurs religieuses et
des habitudes- sociales. Tout autre mode d’ini¬
tiation devait non-seulement
core
échouer, mais
en¬
entraîner des résultats funestes. Les exem¬
ples pervers
littoral de la
n’abondaient déjà
que trop sur le
Nouvelle-Zélande, séjour d’une po¬
pulation nomade et corrompue, école de vices,
de crimes et d’infamies. Ainsi parla M. Coates,
secrétaire de la société des missions
Les
délégués wesleyens
sant de toutes
épiscopales.
en dirent autant, repous¬
leurs forces l’intrusion d’éléments
profanes dans la tranformation religieuse du
pays. Il est évident que ces raisonnements spé¬
cieux ne servaient qu’à couvrir des vues person¬
nelles et des jalousies transparentes : riches pro-
96
VOYAGES ET MARINE.
priétaires du pays, les missionnaires ne pou¬
vaient envisager d’un bon œil la concurrence im¬
minente de grands capitalistes. Cependant leur
résistance fut d’un grand poids : lord Glenelg et
lord Howick, membres du cabinet, s’y associè¬
rent. Sous ces diverses influences
le bill fut
écarté ; mais il demeura constant que la princi¬
pale cause de ce rejet était la crainte d’engager
légèrement l’Angleterre dans une question de
droit international. Lord Melbourne fit à quelque
temps de là une déclaration qui résumait cette
pensée et attribuait ce sens à la conduite du ca¬
,
binet.
Enfin, avant tous les autres le comité de
lords, interrogé sur cette mesure,
,
la chambre des
répondu que « l’augmentation du nombre
anglaises était une question qui ne
relevait que de la couronne. » Voilà des faits dont
notre diplomatie doit avoir pris acte.
Ainsi la Compagnie Zélandaise n’avait abouti qu’à
un avortement. Mais
à défaut d’un caractère
officiel elle pouvait prendre celui d’une spécu¬
lation nationale. L’attention publique avait été
vivement excitée à son égard : elle était dans les
conditions des choses dont l’opinion se préoccupe,
avait
des colonies
,
,
c’est-à-dire certaine de réussir. On lui avait
elle en revêtit une autre. Elle se
Compagnie territoriale de la Nouvelle-Zélande,
capital de 250,000 liv. sterling (6,500,000 fr.).
testé
fit
au
con¬
sa
forme
,
LA
divisé
NOUVELLE-ZÉLANDE.
97
2,500 actions de cent livres sterling
chaque. Elle eut pour gouverneur lord Durham,
pour gouverneur délégué M. Joseph Somes, pour
secrétaire M. John Ward, pour
agent principal
en
M. Wakefield. La
compagnie était déjà proprié¬
plusieurs terrains acquis par la société
précédente, et notamment de divers lots cédés
taire de
autrefois
au
lieutenant Donnell
sur
le territoire de
Kaïpara. Elle se constitua ce fonds qu’elle devait
compléter par des achats successifs, jusqu’à la
de cent dix mille
de terre,
di¬
sections, dont cent dix étaient
réservées pour les indigènes, et les neuf cent
qua¬
tre-vingt-dix autres mises à la disposition des émi¬
grants au prix d’une livre sterling l’acre. Un
quart du produit des ventes de terrain devait
amortir les dépenses de la
compagnie ; le reste se
distribuait entre des destinations
diverses, toutes
dans l’intérêt des colons telles
que les frais de
transport, les achats d’ustensiles, les débours de
premier établissement, et les améliorations locales.
La spéculation, on le voit, était
parfaitement
combinée. On comptait sur un succès, on obtint
un véritable
triomphe ; ce ne fut pas seulement
de l’assentiment, mais de l’enthousiasme. De tous
les coins de l’Angleterre et de l’Écosse arrivaient
des laboureurs, des ouvriers, des
fermiers, suivis
concurrence
visés
en onze
cents
acres
,
de leurs enfants et de leurs femmes.
L’engoue7
98
VOYAGES ET MARINE.
môme les jeunes têtes de l’aristocra¬
et à côté de la grande compagnie se forma
un comité de colonisation qui se chargea de re¬
cruter pour la Nouvelle-Zélande des fils de famille
ment
tie
et
gagna
,
des hommes considérables. La nouvelle colonie
aura
donc,
comme
membres résidents, des
noms
qui tiennent de près aux grandes maisons d’An¬
gleterre : MM. Henri Petre, Dudley - Sainclair
Daniel Évans, Molesworth et divers autres. Ces
,
messieurs ont
vu
là
une
sorte de
gageure, une
l’originalité patriotique; même
ainsi, c’est un noble passe-temps. Malheureuse¬
ment tout n’est pas demeuré aussi pur et aussi
irréprochable dans cette entreprise. Comme on
devait s’y attendre, l’agiotage s’en est mêlé. Les
actions de terrains ont été l’objet de négociations
aléatoires ; on a spéculé sur le premier feu de
l’opinion ; on a abusé de la crédulité populaire.
Ainsi le même acre de terre que la compagnie
cédait à une livre sterling, était coté dans un
journal à quatre - vingts livres. Ce journal luimême peut être regardé comme une de ces graves
plaisanteries dont les Anglais seuls ont le secret.
manière de faire de
Il s’intitulait New-Zeaïand Gazette, et, en
lançant
premier numéro à Londres, il déclarait que le
second ne paraîtrait qu’à la Nouvelle-Zélande, ce
qui ne l’empêchait pas d’appeler les abonnements
son
immédiats. Le charlatanisme alla si vite et si loin,
LA.
que
NOUVELLE-ZÉLANDE.
99
le Times crut devoir insérer la note suivante
sous
le titre d’Avis aux émigrants
:
Quatre mille
séparent notre pays de la Nouvelle-Zélande, et,
l’hypothèse d’un désappointement, ce nest pas là
une distance facile à franchir. Il règne, à l’heure gu il
est, une fièvre d’émigration qu’exploitent des personnes
intéressées, sans se préoccuper des souffrances qui atten¬
dent leurs victimes. C’est pour prévenir les misères qui
doivent résulter de ces calculs égoïstes et sordides que
nous conjurons le public de se tenir en garde contre
toutes les séductions de ce genre. Cette accusation est
lieues
dans
formelle pour qu’elle ne soit pas méritée.
Cependant les chefs de la compagnie , il faut
leur rendre cette justice, entraient activement et
trop
sérieusement dans les détails de la réalisation.
mai, une expédition préparatoire,
composée des navires le Tory et le Cuba, montés
par le lieutenant Smith , inspecteur-général!, et
M. Wakefield, agent principal de la compagnie,
appareillait pour la Nouvelle-Zélande. Les instruc¬
tions de M. Wakefield
qui ont été livrées à la
publicité, lui enjoignaient de se rendre d’abord
dans le détroit de Cook et d’y choisir un lieu
propice pour un établissement agricole, le port
Hardy, par exemple, sur l’île Durville , ou à
son défaut le
port Nicholson. Ce point une fois
fixé, M. Wakefield devait remonter la côte occi¬
dentale de l’île du Nord, toucher à Kaïpara et s’y
Dès le mois de
,
'■r /1-
-^-■'
VOYAGES ET MARINE.
100
faire mettre
en
possession des terres de la
com¬
pagnie, acquises par l’intermédiaire du lieutenant
Donnell. En même temps, et sur tous les points,
M. Wakelield avait pour mission de reconnaître
et
d’acheter les meilleurs lots de
nant en
territoire, pre¬
considération les avantages
naturels des
localités, les forêts, la qualité du sol, les cours
exploration achevée, il
l’arri¬
vée des premiers colons. Ces colons sont partis
en effet de l’Europe dans les mois d’août , sep¬
tembre et octobre 1839, sur de beaux navires
de cinq à six cents tonneaux et parfaitement amé¬
nagés. Cette émigration se compose principale¬
ment d’artisants et d’agriculteurs, choisis avec le
plus grand soin et d’une moralité éprouvée. Tout
ce
qui est nécessaire à une installation durable se
trouve sur ces transports, qui forment autant de
petites bourgades flottantes. On en est même ar¬
rivé aujourd’hui à songer aux objets de luxe et
il se construit à Londres, aux frais de l’état, un
hôtel portatif en bois de Norwège, qui pourra se
monter et se démonter avec la plus grande facilité.
Ce sera, dit-on le logement du gouverneur. On
n’évalue pas à moins de trois mille le nombre des
émigrants qui vont chercher une patrie dans ces
zones australes. Dieu garde ces nouveaux pion¬
niers des mécomptes si fréquents en matière de
et
les chutes d’eau. Son
devaitretourner
au
port Hardy et y attendre
,
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
101
colonisations lointaines!
L’Angleterre et la France
deux expériences cruelles
celledu cacique de Poyais et celle du Guazacoalco.
La compagnie avait bien prévu qu’en merchant
elle entraînait le gouvernement à sa suite, et peutêtre le gouvernement ne demandait-il pas mieux
que d’être entraîné! A l’heure où nous écrivons,
le cabinet anglais s’est déjà bien départi de ses
rigueurs, et il semble que la question n’est pas
demeurée pour lui au point où le parlement l’a¬
vait laissée. En face d’un mouvement qu’il n’a
pu vaincre, même en refusant de s’y associer, il
lui a paru qu’il ne pouvait pas abandonner sans
tutelle trois mille de ses sujets émigrant en masse
sur le même
point. Déjà, au mois de juin 1839,
en
réponse à une pétition du commerce de Glas¬
gow, M. Labouchère, secrétaire d’état, déclarait
que le gouvérnement préparait les moyens d’é¬
riger la Nouvelle-Zélande en colonie anglaise.
Plus tard, et dans les premiers jours d’août, le
marquis de Normanby expédiait sur k Druid le
capitaine Hobson, déjà au fait des localités, avec
ont
eu
en
ce
genre
le titre de consul
s’il faut
en
et
,
de
lieutenant-gouverneur,
croire le Colonial Gazette. Ses instruc¬
tions, citées par le Globe, impliquent, si elles
sont
authentiques,
sion. Il
de prise de posses¬
Nouvelle-Zélande tendant
anglaise, il importe que
une sorte
dit que, la
à devenir une colonie
est
10‘2
VOYAGES ET MARINE.
désormais les cessions de territoire se fassent au
de la
nom
couronne
britannique, et que toutes
les transactions de cette nature soient minutieu¬
sement
s’y étend avec complai¬
des considérations de cet ordre en les
surveillées. On
sance sur
les apparences d’une protection
indigènes contre les agioteurs de
terrains (land-jobbers).
Évidemment le cabinet anglais médite un chan¬
gement de front à l’égard de la Nouvelle-Zélande.
Il est vaincu par l’opinion, qui en fait un con¬
quérant malgré lui; il subit, à son corps défen¬
dant, la charge de possessions nouvelles. Mais la
France ne peut, ce nous semble, accepter la
question dans ces termes, et c’est à elle qu’il ap¬
partient de la ramener au point où elle était restée
dans le sein du parlement. La Nouvelle-Zélande
déguisant
sous
à accorder
est encore
aux
maintenant
un
terrain neutre pour
accessible à toutes
Elle se trouve dans
le même cas que Taïti et Hawaï, échelles poly¬
nésiennes avec un gouvernement local, nominal
pèut-être, mais du moins titulaire. En vain invoque-t-on un titre ancien résultant de la prio¬
tous les pavillons, une plage
les colonisations européennes.
rité de la découverte et des trois voyages
terre
par
de
priorité n’appartient pas à l’Angle¬
Cook a été, on l’a vu, devancé sur ce point
Tasman. D’ailleurs, les temps sont passés
Cook
:
,
cette
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
103
prises de possession illusoires, au moyen
desquelles cinq ou six puissances el vingt navi¬
de
ces
gateurs pourraient se disputer le même îlot. On
invoque aussi le cap. 96 des lois de George IV,
qui, fixant l’organisation des poursuites pénales
dans la
terre
de Van-Diemen et la Nouvelle-
Gnlles du Sud, étend, pour certains faits, la ju¬
ridiction de ce ressort jusqu’à la Nouvelle-Zé¬
lande, Taïti et les Sandwich. Mais cette loi ne
fait que déplacer une compétence en conférant
Sydney les pouvoirs que jus¬
qu’alors la métropole avait retenus, et en ren¬
voyant à des juges mieux informés les marins
coupables de baraterie et d’autres crimes de cette
aux
tribunaux de
nature. Au
Zélande
reste, l’assimilation de
avec
la Nouvelle-
Taïti et les Sandwich ne trancbe-
souverainement la difficulté?
du coté de
France, un
intérêt réel à ce que la Nouvelle-Zélande con¬
serve son indépendance. Depuis quelques années,
le principal rendez-vous de nos baleiniers est
dans les nombreuses rades qui l’entourent. A la
date des dernières nouvelles, on en comptait
neuf dans la seule baie des lies. C’est beaucoup,
vu l’état de notre marine marchande. Aujour¬
d’hui ces pêcheurs sont accueillis dans les havres
zélandais au même titre et sur le même pied que
t-elle pas
Non, il n’y a pas de droit sérieux
l’Angleterre, et il y a, du côté de la
104
yOYAGES ET MARINE.
de
L’Angleterre. Que celle-ci s’approprie cet
archipel, et à l’instant même des taxes différen¬
tielles d’ancrage et de
tonnage, des droits d’en¬
ceux
trée
nos
et de
sortie, rendront ces relâches onéreuses à
bâtiments, qui déjà soutiennent mal une con¬
currence
et,
redoutable. Vienne ensuite
placés
sous
ments seront
le
canon
confisqués
une
britannique,
en un
guerre,
nos bâti¬
clin d’œil. Nous
l’avouons, une plume
projets de l’Angleterre,
les pressentir, les
caresser, presque les encou¬
rager. La hardiesse n’est pas ce qui
manque à
nos
entreprenants voisins, et ce n’est point à nous
de leur donner du cœur. Oublions
qu’il existe sur
ces îles des
Français qui invoquent quelques
sympathies d’origine, oublions qu’il y a là aussi
un
prêtre catholique, un évêque en butte aux
haines de schismes intolérants et
qui se réclame
de notre nationalité, à défaut de notre
orthodoxie'.
avons vu avec
habile aller
au
regret, nous
devant des
Ne tenons compte
que des
ont la parole haute de notre
intérêts, puisqu’ils
temps. La NouvelleZélande n’appartient encore
qu’à la spéculation
Nous avons eu sous les
yeux une lettre vraiment
touchante,
écrite par M. de
Pompallier au capitaine Villeneuve, qui com¬
mande avec une fermeté et une activité
louables notre station
des mers du sud. Cette situation d’un
prêtre isolé au milieu de
concurrents jaloux et de
sauvages fanatisés doit exciter l’intérêet la sollicitude du gouvernement.
'
LA
NOUVELLE-ZÉLANDE.
t05
particulière; pourquoi la France en céderait-elle sa
part? Pourquoin’aurail-ellepas un lot quelconque
dans ce commerce que l’on dit
appelé à de belles
destinées, dans ces récoltes de lin, dans ces coupes
de bois de construction? En
supposant même
que rien ne soit prêt parmi nous pour d’aussi
vastes
entreprises, pourquoi engagerions-nous
Pourquoi aliénerions-nous des droits
l’avenir?
qui peuvent être réservés?
A cela on ne trouve
qu’une réponse, c’est que
l’esprit colonisateur. Ce re¬
reproduit, manque de justesse.
la France n’a pas
proche,
souvent
Dans le courant du siècle
lonisé
n’ont
nous avons co¬
empreinte
s’y est point encore ef¬
Alger, et en regard on
présente l’Inde. Mais nulle part les Anglais
et notre
facée. On
nous
passé,
Saint-Domingue, la Louisiane, le Canada,
eu
nous
affaire
ne
oppose
au
désert
et
à des cavaliers in¬
saisissables; mais l’Inde n’a été acquise qu’au
prix de quarante ans de luttes sanglantes, et pour
la soumettre il a fallu toute
l’intrépidité d’un
Clive, tout le sang-froid d’un Wellesley, toute
la sagesse d’un Cornwallis. Loin de nous la
pensée
d’encourager des spéculations hasardeuses ou de
venir en aide à de
chimériques projets. Il n’y a
plus aujourd’hui ni de Walter Raleigh, ni de Do¬
rades imaginaires. Mais
l’esprit d’entreprises
n’en est pas moins le
plus beau don que Dieu
106
VOYAGES ET MARINE.
départir à un peuple, le signe le plus in¬
sa grandeur.
Les richesses créées
dans son propre foyer n’ont qu’une valeur di¬
recte; celles qu’il fonde au loin s’accroissent de
toute l’activité indirecte qu’elles entraînent, de
l’ascendant qu’elles procurent, du jeu qu’elles
donnent aux facultés nationales. Ayons donc la
volonté de devenir des colonisateurs intelligents,
ait pu
faillible de
et nous
le
le
serons
serons comme nous
l’avons été; nous
personnelle que
des tendances plus géné¬
d’une manière moins
l’Angleterre, et
avec
reuses.
On
assure
cidé à
que notre gouvernement
fermer les
est dé¬
yeux sur une occupa¬
tion officielle de la Nouvelle-Zélande. Les jour¬
naux
ne
pas
anglais s’en offusquent déjà et se plaignent
surtout
de la fermeté de notre ministre de la
ma¬
reproche lui fait honneur : il doit être
important que
celui d’une prise de possession doit être néces¬
sairement précédé de l’échange de notes diplo¬
matiques; il convient de les attendre. Jusqu’ici,
d’ailleurs, l’entreprise ne sort pas de la ligne
d’une spéculation commerciale, spéculation lé¬
gitime et de droit commun. Pour y répondre,
des expéditions se préparent dans nos ports de
mer, et l’une d’elles doit être actuellement sur
rine. Ce
fier de le mériter. Un acte aussi
la route deé
mers
australes. Le gouvernement
LA
les
NOUVELLE-ZÉLANDE.
ouvertenienl
a
encouragées, il
la chambre de commerce
tant à
107
répondu,
de Dunkerque
a
qu’aux armateurs isolés, que, sur la question de
Nouvelle-Zélande, le cabinet était investi d’une
liberté entière; enfin, il est à la veille d’expédier
la
pour ces parages la gabarre r^wôe, chargée d’un
nombreux renfort de missionnaires catholiques.
périclite donc, ni la dignité du pavillon,
prétentions des tiers. ‘.Maintenant, si des
négociations s’ouvrent, on traitera. On verra s’il
n’existe pas un arrangement facile dans un grand
partage naturel; ou bien, si défiante de ses for¬
ces, la France craint d’encourir un jour le blâme
d’avoir empêché les autres d’agir, pour ne rien
faire elle-même, on recherchera si cette conces¬
sion lointaine ne peut pas être compensée par des
avantages équivalents et plus voisins de nous.
Tout est possible, parce que rien n’a été com¬
Rien
ne
ni les
promis.
Depuis la date de ce travail (1840),
l’usurpation anglaise a été consommée en dépit
des avis des hommes prévoyants. La NouvelleZélande appartient désormais à l’Angleterre; la
colonie d’émigrants s’y est établie et le capitaine
Hobson, gouverneur de cette possession nou¬
velle a déployé le pavillon britannique dans la
P.
S.
,
106
VOYAGES ET MARINE.
baie des Iles. Comme
la France vient
à-dire
nents
onee
:
ilôts
on ne
modestes.
réplique à cet empiétement,
d’occuper les îles Marquises, c’esten
retour de
deux vastes conti¬
saurait avoir des
prétentions plus
L’ARTÉMISE
A
TAÏTI.
(4839.)
Depuis long-temps notre commerce avait sujet
se plaindre du rôle auquel le
condamnait,
dans les archipels de l’Océanie, la prépondérance
jalouse de l’Angleterre et de l’Amérique du Nord.
Suzeraines des mers du Sud, ces deux puissances
semblaient avoir adopté, vis-à-vis des tiers, un
système d’exclusion brutale ou d’éviction souter¬
raine, et aucun établissement stable n’avait pu
se fonder à côté des leurs, ni dans un intérêt
religieux, ni dans Un intérêt maritime. Nos ar¬
mateurs, jouets de procédés odieux, avaient subi
de nombreux mécomptes sur les marchés polyné¬
siens, et les missionnaires catholiques, attirés
par l’espoir d’une moisson spirituelle, s’y étaient
de
110
VUS,
VOYAGES
ET
à diverses reprises,
cutions
lentes.
MARINE.
en
butte à des persé¬
ombrageuses et à des déportations vio¬
situation, si elle eûf été impunémept
soufferte, aurait fait à notre pavillon un tort dont
Cette
il
serait difficilement relevé
des na¬
imposante devenait
d’autant plus nécessaire, que les
évangélistes lu¬
thériens avaient eu soin d’inspirer à ces
sauvages
une idée
peu avantageuse des forces et de la gran¬
deur de la France. C’était, suivant eux, une
puis¬
sance du second
ordre, incapable d’intervenir
dans des affaires lointaines et
disposant à peine
de quelques corvettes de guerre. Il
importait de
dissiper ces illusions, de venger ce discrédit
moral, de faire acte de présence, de rétablir l’au¬
torité de notre pavillon. L’expédition de deux
frégates fut résolue. Opérant en sens opposé,
elles devaient, chacune de son
côté, traver¬
ser l’Océanie, en visiter les
principaux archi¬
pels, prêter main-forte aux résidents français
et aux missionnaires
catholiques. L’une de ces
frégates était la Vénus, placée sous les ordres du
capitaine Dupetit-Thouars ; l’autre était VArtémise, que commandait le capitaine Laplace. L’iti¬
néraire de la première devait la conduire dans
les mers du Sud par le
cap Horn; la seconde,
doublant le cap de Bonne-Espérance, avait
pour
se
turels.
Une démonstration
aux
yeux
l’arïémise
a
taïti.
111
parcourir les échelles de la Chine et
de l’Inde, puis d’accomplir le tour du monde à
la suite de stations intermédiaires dans les divers
mission de
groupes
de la Polynésie. C’est l’Artémise que nous
allons suivre, en
choisissant l’un des épisodes
plus intéressants de sa longue campagne.
janvier 1837, VArlémise
arriva dans l’Inde vers la lin de juillet, après
avoir successivement mouillé à Table-Bay, à
Bourbon, à Maurice et aux Seychelles. Dans le
les
Partie de Toulon en
cours
des deux années 1837 et 1838,
elle
pro¬
pavillon français dans les mers asiati¬
ques., se montra dans le Gange, où elle ne paraît
pas avoir obtenu de résultats bien décisifs, poussa
une reconnaissance plus fructueuse sur la côte
ouest de Sumatra, visita Colombo dans l’ile de
Ceylan, Cochin, Calieut, Mahé, Goa, Bombay,
mena
sur
le
la côte de Malabar, Diù et Maskat dans
le
golfe d’Oman, puisse rendit à Moka dans la mer
Rouge. L'Artémise se trouvait dans ces parages
quand l’Angleterre sut négocier à prix d’argent,
la^^cession d’Aden, et il ne semble pas que M. Laplace ait compris toutes les conséquences de ce
fait, accompli presque sous ses yeux. La pré¬
sence d’une frégate française pouvait ébranler
les résolutions du chef arabe qui vendit aux An¬
glais cette clé du golfe arabique. On n’essaya
rien dans ce but : VArtémise quitta Moka et passa
112
VOYAGES ET MARINE.
devant Aden
préoccuper de ces négocia¬
mystérieuses. Quelques relâches dans les
ports de la presqu’île indienne et une croisière
peu significative de la mer de Chine complètent
cette partie du
voyage et conduisent l'Artémise à
Hobart-Town et à Sydney. C’est de ce dernier
port qu’elle se dirigea vers les îles polyné¬
sans se
tions
siennes.
Dès les
premiers jours qui suivirent le départ,
marquèrent la traversée.
fut emporté par les
lames; un matelot,
de fâcheux événements
Un canot
tombé à la
sous
mer
les yeux
du bout d’une
vergue, se noya
de l’équipage
,
malgré les
des embarcations.
Cependant,
de temps orageux, on
Toubouaï, île de corail
tant dans
secours
après une suite
découvrit, le 49 avril,
comme on en rencontre
l’Océanie. Une ceinture de récifs
une couronne
et
de cocotiers révélèrent cette
côte,
laquelle les vagues brisaient sourdement leurs
nappes d’écume. Le jour tombait, et le soleil
versait dans les ravins,
chargés de masses de ver¬
sur
dure, les flots d’une lumière horizontale.
On
longea rapidement le rivage, et, quarante-huit
heures après, Taïti se dessina comme une
ap¬
parition confuse au milieu des ombres de la nuit.
A l’aube, la
gracieuse fille de la mer déroulait
devant la frégate les
paysages enchanteurs qui
avaient fait l’admiration de Wallis
et
de Bou-
l’artémise
a
TAÏTI.
113
gainville. Le ciel était chargé de brumes, l’ile en
était couronnée; on ne pouvait distinguer que
par échappées les accidents du terrain. Çà et là
des bouquets d’arbres à pain, d’hibiscus et d’aleurithes sortaient des anfractuosités du
roc
et
sol
volcanique.
végétation conservait partout un air de jeu¬
nesse et de
vigueur, des teintes chaudes, un éclat
métallique, un luxe sauvage. Bizarrement tour¬
mentée, l’île entière offrait ces aspects convuL
sifs qu’affectent toutes les formations de laves, ce
désordre particulier aux terres nées de feux sousattestaient la fécondité de
ce
Cette
marins. Tantôt
ses mornes
s’abaissaient
vers
la
grève par de molles ondulations, tantôt ils se dé¬
coupaient en vives arêtes ou en falaises verticales.
L’Artémise touchait au port : elle avait laissé
loin d’elle la presqu’île de Taïarabou, sorte d’an¬
nexe méridionale de Taïti ; elle avait
côtoyé toute
la partie nord-est de la grande île, pleine de sites
délicieux; elle allait doubler la pointe de Vénus,
sur laquelle Cook avait Jadis établi son observa¬
toire, quand un roulement sourd se fit entendre
dans les flancs de la frégate. Il n’y avait pas à s’y
tromper, elle heurtait un bas-fond, elle talon¬
nait. Tout l’équipage écouta, glacé d'effroi. Un
instant, on put croire que le bâtiment en serait
quitte pour effleurer les pointes tranchantes des
madrépores; mais une horrible secousse lit éva8
VOYAGES ET MAIUNE.
114
nouircette illusion. Le pont bondit sous les pieds ;
l’Arlémise s’arrêta comme clouée au rocher. Elle
venait d’échouer sur un banc de
cartes ne
signalent
pas, et
dans la couleur des eaux
Ce fut
un
moment
corail,
que
les
qu’un changement
aurait pu seul trahir.
affreux; la frégate s’agitait
déjà sur son lit de douleurs, elle se tordait dans
l’agonie. Les sabords avaient
été fermés; la mâture, chargée de voiles, fouet¬
tait l’air, s’arquait à vue d’œil, et menaçait de
couvrir le pont de ses débris. Dans un fort coup
de talon, le bâtiment s’inclina même comme pour
ne plus se relever, et sembla se rendre à merci.
Qu’on juge des angoisses de l’équipage! Voir
périr aussi misérablement un noble vaisseau,
assister au spectacle de son anéantissement, en¬
tendre ses craquements lugubres et le jeu des
eaux dans ses flancs entr’ouverts; que de dou¬
leurs dans le présent, que d’incertitudes dans
l’avenir! Pour un marin, le navire est tout: il
est la patrie, la maison, la famille. Depuis trois
ans, l’Artémise promenait autour du globe cette
colonie nomade. Son pont, ses gaillards, ses
batteries, étaient encore la France; sa force
était la force de tous, son pavillon le palladium
commun. Aussi, n’était-il personne à bord dont
la vie ne fût pour ainsi dire suspendue à celle
de VArtémise. Elle périssant, quel sort attendait
les convulsions de
L’ARTÉMISE
a
TAÏïl.
115
l’équipage? quel accueil rencontrerait-on sur ces
perdus au sein du grand Océan? quels se¬
cours y trouverait-on, quels moyens de retour?
Ces pensées rapides remuèrent tous les cœurs,
et se peignirent sur tous les visages. Il n’y eut
plus qu’un sentiment parmi ces quatre cents
hommes, celui du danger de la frégate.
Une seule chose pouvait la sauver. Si le ro¬
cher sur lequel elle était alors enchaînée for¬
mait l’extrémité du banc, on pouvait espérer
qu’une grande surface de voiles la ferait glisser
sur les coraux
et la rejeterait dans des eaux
plus profondes. On la sonda, la sonde rappor¬
tait de dix-neuf à vingt pieds; la proue du na¬
vire flottait en partie, et cherchait à entraîner
l’arrière, fortement engagé. L’équipage suivait
îlots
,
avec
cette
une
consternation muette les incidents de
lutte, où l'Ariémise semblait puiser de la force
l’énergie dans ses bles¬
gouvernail, broyé dans sa partie infé¬
rieure, flotta bientôt après avoir brisé ses énor¬
mes
gonds de cuivre. Le moment critique était
venu; quelques pieds de rochers de plus, et c’en
était fait du vaillant navire. Quelle attente! quel
triste moment! Un coup de talon ébranle la du¬
nette, fait crier les mâts : on peut craindre que
la coque s’entr’ouvre et ne sombre. Mais non ! la
quille a cédé, ses débris montent à la surface
dans
ses
sures.
Le
douleurs et de
VOYAGES ET MARINE.
116
(le
rOc(ian; la frégate'a payé sa dette au
récif.
plan rapide, elle divise de nou¬
veau les ondes, redresse son corps gracieux, et
s’éloigne du lieu fatal de toute la vitesse de sa
Lancée
sur
un
voilure.
s’épanouirent, le premier danger
s’était dégagée des étreintes
de l’écueil; mais ce passage sur des coraux aigus
l’avait profondément atteinte. Le gouvernail était .
désemparé, et une énorme voie d’eau accusait de
Les cœurs
avait cessé.
dans les œuvres vives. Le péril
changer de nature; on pourvut
au plus pressé; on restaura le gouvernail, on
courut aux pompes. La frégate faisait de sept à
huit pieds d’eau à l’heure; cent hommes, se suc¬
cédant sans relâche, suffisaient à peine pour les
étancher. Au milieu de ces opérations, la nuit
était survenue, et il fallait prendre un parti. De¬
vait-on tenir la mer, ou gagner la baie de Matavai,
qui n’était plus qu’à quelques lieues de distance?
Le commandant assembla le conseil, qui fut una¬
nime. On résolut de passer la nuit dehors, et de
n’attérir que le lendemain. Dans l’état où se trou¬
vait la frégate, une navigation pareille, sur des
parages peu fréquentés, pouvait avoir une triste
issue. Le hasard envoya du secours à l'Artémise :
un navire baleinier, trompé par le pavillon tri¬
colore, qu’il prenait pour un signal de recongraves avaries
n'avait fait que
l’artémise
naissance, vint
s’aboucher
avec
a
taïti.
117
ranger la frégate vers le soir, et
elle. 11 se nommait le Champion
de Dogaston, faisait route pour l’un des ports de
Taïti. On lui demanda de servir d’escorte et de
pilote au navire français; il accepta. Des fanaux
allumés furent, sur les deux bords, bissés au
haut des mâts, et les bâtiments naviguèrent dèslors de
conserve.
La nuit était affreuse. La
le vent
sifflait, la
pluie inondait le pont,
était courte et dure. UArtémise, obligée d’obéir aux manœuvres de son
guide, tenait sur pied une bonne partie de son
monde, tandis que le reste, nu jusqu’à la cein¬
ture
remuait les puissants leviers d’énormes
pompes à piston. Le bruit des brinqueballes, les
cris des travailleurs, la chaleur suffocante qui
régnait dans la batterie, ne permirent pas à l’é¬
quipage de fermer l’œil; le danger suffisait d’ail¬
leurs pour l’exciter à demeurer debout. L’eau
gagnait d’une manière sensible, et si l’une des
mer
,
deux
grandes pompes se fût trouvée hors de ser¬
vice seulement pendant une heure, l’Artémàe
l’engloutissait immanqua¬
jour venu, la situation s’a¬
méliora; le baleinier avait reconnu la terre, et il
forçait de voiles pour l’atteindre. La frégate l’i¬
mitait, et se maintenait dans son sillage. Les ac¬
était
perdue; la
mer
blement. Enfin, le
cidents de la côté taïtienne devenaient visibles
VOYAGES ET MARINE.
118
apercevait des mamelons boisés,
des vallées pleines de fraîcheur et d’ombre, des
cascades qui traçaient leur sillon d’argent sur la
de nouveau; on
bâtiment en détresse,
n’était plus assez sûre;
verdure des ravins. Pour un
la rade foraine de Matavaï
mouillage et
cingla vers Pape-Iti, le seule havre de cette cote
auquel on pût se confier.
l’Artémise
ne
fit que passer
La formation du havre
devant
ce
de Pape-lti
appartient
grand travail madréporique dont l’Océanie
litophytes,
ces rochers vivants, ces architectes sous-marins,
ont élevé sur ce point, comme en beaucoup d’au¬
tres, des barrières de corail qui défendent contre
la vague un bassin profond et tranquille. Aucun
ouvrage humain n’égalerait en sûreté et en soli¬
dité ces digues naturelles; leur seul inconvénient
au
offre des échantillons si curieux. Les
est
de rendre les abords du havre
difficiles et
dangereux. A peine la ligne du récif de Pape-lti
ouvre-t-elle sur deux points passage à des navires
d’un fort tonnage. L’ûne de ces issues est di¬
recte; elle se trouve au milieu même de la chaîne
de coraux qui ferme le port; mais, étroite et
dangereuse, elle est en outre le siège d’un cou¬
rant violent qui devient fatal aux navires surpris
par le calme. L’autre issue, indirecte et plus lon¬
gue, débouche dans la rade de ïanoa et se pro¬
longe, pendant un mille et demi environ, entre
L’ARTÉMtSE A TAÏTI.
la terre et la
119
ligne des brisants. Ce fut dans
ce
canal naturel que dut s’engager VArtémise après
avoir reconnu l’impossibililé d’aborder la passe
extérieure. Entre deux périls elle choisit le
moindre.
Cependant, dès le matin, la frégate avait été
secourue.
pavillon
M.
A la
vue
d’un navire de guerre portant
berne, l’agent consulaire français,
accouru à bord avec un
nommé James
pilote juré de Pape-Iti.
en
Moërenhout, était
Taïtien
,
Pauvre James ! habitué à manœuvrer de
petits
baleiniers, il paraissait fort soucieux à la
vue d’un bâtiment de guerre de 52 canons, et ne
cachait pas ses craintes sur le sort qui l’attendait
bricks
dans le canal de Tanoa. Fort heureusement
marin
un
anglais, M. Abrill, avait aussi accompagné
M. Moërenhout. Croiseur familier
de
ces
parages,
digne capitaine alliait au coup-d’œil le plus sur
l’intrépidité la plus rare. Il se mita la discrétion
du capitaine Laplace avec un désintéressement
qui égalait sa modestie, et si VArtémise se tira sans
encombres des passes dangereuses de Tanoa, ce
fut au capitaine Abrill, à son habileté, à sa pru¬
dence, à sa résolution qu’elle en fut redevable.
Jamais plus habile marin ne posa les pieds sur les
planches d’une frégate. Dès que le capitaine an¬
glais eut pris en mains le pouvoir, le pauvre Ja¬
mes sentit qu’il devait s’effacer, et il lé fit de fort
ce
120
VOYAGES ET MARINE.
Pourtant, en sa qualité de pilote
responsable, il se crut en droit des’effrayer quand
VArtémise rasa le récif de son élégante étrave, et
lorsqu’à l’abri de la terre, la brise manqua toutà-coup. Les voiles battaient le mât, et si l’élan
antérieur n’avait pas soutenu la frégate, elle se¬
bonne grâce.
rait tombée de
nouveau sur
les arêtes du rocher.
capitaine Abrill ne s’alarma point ; il fit
prendre la remorque à treize embarcations, et,
Mais le
dans
moment où
un
VArtémise semblait de
nou¬
marche, enclouée et immo¬
bile, il agita en l’air son chapeau de paille en
veau
arrêtée dans
sa
matelots des embar¬
répétèrent le cri d’alarme, et, se cour¬
poussant trois hourrahs? Les
cations
les avirons, ils entraînèrent la masse
flottante aux acclamations des naturels rassemblés
bant
sur
che
sur
le
,
rivage. Il était temps ; de droite et de gau¬
et presque à toucher le navire, des lames
furieuses déferlaient
L’Artémise mouilla
sur
ce
le récif.
soir-là dans le canal in¬
sur des eaux tranquilles et
tolet d’une côte enchanteresse. Des
térieur,
à porfée de pis¬
pirogues char¬
gées de fruits sillonnaient ce bassin, et venaient
opérer quelques échanges le long du bord. Les
hommes qui les montaient étaient d’une belle
taille et bien conformés- Chez ceux que défigu¬
raient des haillons européens, l’aspect extérieur
n’avait rien d’avenant
:
mais les autres, couverts
L’ARTÉMISK A TAITI.
I^l
simple pagne, se faisaient remarquer par
athlétiques, ornées d’un élégant ta¬
touage. Plusieurs jeunes gens portaient des cou¬
ronnes de fleurs ou de feuillage posées avec une
certaine coquetterie. Quoique peu réguliers, leurs
traits avaient une expression de douceur et de
gaieté qui n’était pas sans charmes. Chez tous ou
presque tous , les cheveux étaient rasés sur le
d’une
des formes
sommet et
le derrière de la tête, de manière à
laisser d’intact que la partie destinée à enca¬
drer le visage. Les premiers rapports que l’on
ne
indigènes furent pleins d’effusion,
Quelques femmes
venues dans les
pirogues, auraient même désiré
pousser les choses plus loin, et les pères, les frè¬
eut avec ces
d’intimité
res,
de
et
de bienveillance.
les maris, offraient aux matelots les services
belles, à l’aide d’une pantomine fort signi¬
ces
ficative.
Mais l’Arlémise n’étant
point hors de
danger, le commandant interdit de la manière la
plus formelle toute communication de ce genre.
Aucune femme ne fut admise à bord
et celles
qui avaient essayé de violer la consigne furent
impitoyablement chassées. C’était une privation
légère': les pirogues ne portaient guère que le
,
rebut du
sexe
taïtien.
L’horrible travail des pompes durait
toujours
et
I
r.
J‘22
VOYAGES ET MARINE.
plus rebutant encore, et à diverses
reprises des symptômes d’insubordination firent
sentir la nécessité d’appeler le concours des bras
indigènes. A la moindre interruption dans le tra¬
vail, l’eau gagnait de nouveau en hauteur, et ré¬
veillait les inquiétudes passées. De toutes les
manières, il fallait donc gagner le port de PapeIti. Le capitaineAbriü avait sondé le chenal ; il le
déclarait praticable pour la frégate. On leva l’ancre,
les embarcations prirent la remorque, quelques
voiles furent déployées, et après deux heures
de marche, dans lesquelles l’Artémise, dirigée par
le capitaine anglais, fit des prodiges d’évolution,
on mouilla devant
Pape-lti, à une ou deux encâblures du rivage. Rien de plus calme , de plus
gracieux que ce bassin, gardé contre les fureurs
de l’Océan par son rempart de madrépores. Ar¬
rondi en demi-cercle et terminé par deux langues
de terre que couronnent des cocotiers, il offre
toutes les conditions d’ancrage et de sûreté dési¬
rables. La perspective y est charmante. Une place
service devint
couverte
d’arbres
et une
rivière coulant
sous
des
reposent agréablement le re¬
gard. La partie orientale de la plage est celle que
les Européens semblent avoir préférée : on y dis¬
tingue leurs petites maisons, composées d’un sim¬
ple rez-de-chaussée et construites en claies re¬
couvertes d’une couche de chaux. De légèresréranvoûtes de verdure
l’artémise
das
en
a
123
TAÏÏI.
kiosques,
plus à l’ouest
feuilles de vacois leur servent de
large. Un peu
s’élèvent la belle maison des missionnaires et les
ouverts à
la brise du
églises protestantesVl’une destinée à la po¬
pulation indigène, l’autre à la colonieeuropéenne.
Toute la bande de terrain qui se développe en¬
deux
tre
la
mer et
les
mornes
boisés de rintérieur,étale
végétation la plus riche. Un air embaumé cir¬
ces vergers de bananiers , d’orangers,
de citronniers de goyaviers, couverts de fleurs
ou
chargés de fruits. Le pandanus odoratissirnus,
le bromsonetia papyrifera, le calophyllum, diverses
espèces d’aleurithes, ïartocarpus incisus, l’hibiscus
tüiaceus le tesmesia populnea, le cep/ja/anttts et plu¬
sieurs autres arbustes couvrent la zone plus re¬
culée dans laquelle s’abritent les cases des natu¬
rels, humbles réduits recouverts d’une toiture de
feuilles de palmier. Le mobilier de ces habitations
estd’une simplicité extrême. Sur le sol légèrement
exhaussé gisent plusieurs couches d’une herbe
fine plus moelleuse qu’un tapis. On y ajoute des
nattes souples et fraîches, et la famille s’y étend le
soir pêle-mêle pour dormir. De là sans doute cette
vie de licencieuse promiscuité contre laquelle ont
échoué jusqu’ici les rigueurs des missionnaires.
Quelques ustensiles de cuisine , des caisses, des
malles et des pièces de tapa , étoffe blanche tirée
d’un arbre particulier au pays, voilà de quoi se
la
cule dans
,
,
124
VOYAGES ET MARINE.
compose
a en
le reste de l’ameublement. Chaque case
petit enclos, qu’une barrière in¬
outre son
forme défend contre les dévastations des cochons
domestiques, trop abondants pour être surveillés.
A peine l’Artémise se trouva-t-elle mouillée dans
ce hâvre sauveur, qu’on s’occupa des moyens de
réparer ses avaries. La frégate était trop profon¬
dément atteinte pour qu’un désarmement complet
ne fût pas nécessaire. On y avisa: les maisons qui
bordaient la rivière furent louées pour cet usage.
palissada une vaste enceinte qui devait servir
d’entrepôt et d’arsenal. Cent vingt Taïtiens, en¬
gagés pour le service des pompes, épargnèrent
désormais à l’équipage ce travail pénible et in¬
grat. Les matelots n’eurent plus qu’à dégréer et
à alléger le navire. La poudre fut déposée sur la
petite île Motou^-Ta résidence favorite du célèbre
Pomaré ; les canons, saisis par d’énormes pou¬
lies roulèrent à terre sur des chantiers préparés
On
,
,
recevoir ; les boulets, lancés par des
bois se rangèrent sur la plage en
pyramides ; le gouvernail, les hauts mâts, toute
cette forêt de vergues et ce réseau de cordages
disparurent peu à peu sous des mains actives, et
VArlémise, si coquette naguère , vit tomber un à
pour les
conduits
un
tous
en
,
les atours de
sa
d’eau, on essaya d’abord
les plus simples. Des plongeurs de
Pour étancher la voie
les moyens
toilette maritime.
l’artémise a taïti.
perles
verses
125
des îles Pomotou, tentèrent à di¬
reprises d’aller reconnaître et boucher les
,
venus
ouvertures. Leurs
efforts furent vains. Il fallut
songer à un expédient plus décisif, à
carène. Les pompes redoublèrent
l’abattage
d’activité.
qui les servaient étaient jeunes, ro¬
bustes et gais; ils travaillaient en chantant un air
américain arrangé sur des paroles taïtiennes, et
quand l’eau ne venait plus, ils se rassemblaient
autour d’un danseur qui exécutait un pas natio¬
nal accompagné d’un récitatif lent et mélancoli¬
que. Dès les premiers jours, la plus parfaite har¬
monie s’était établie entre l’équipage et les natu¬
rels. Selon l’usage du pays, chacun de ces der¬
niers avait choisi un tayo parmi les matelots de
la frégate. Un tayo, pour le Taïtien, n’est pas
seulement un ami, c’est un autre lui-même. Entre
iayos, tout est commun : la propriété cesse où
cette amitié commence. L’échange des noms suit
en
Les naturels
la confusion des fortunes. Jamais compagnonnage
ne fut poussé plus loin. Les vieux dévouements de
Pylade pour Oreste, de Nisus pour Euryale, pâlis,
sent auprès de celui-là. La chose se fit d’ailleurs, à
bord del’Arlémise, de la manière la plus naturelle.
Dès l’abord, nos matelots, volontiers généreux,
avaient invité' à leur modeste ordinaire les indi¬
gènes, qui regardaient d’un œil d’envie le pain et
le vin de France. De là des
adoptions dans cha-
VOYAGES ET MARINE.
126
gamelles, qui toutes eurent ainsi leurs
amis. Cette amitié ne s’exerça pas à titre
onéreux. Bientôt, à l’heure des repas, on vit ac¬
courir de tous les points de Pape-Iti des enfants
et des femmes portant des paniers pleins de fruits,
de cocos, d’oranges, de goyaves, de majoré et
de pastèques. Assis sur le rivage, ces messagers
attendaient que le roulement du tambour eût an¬
noncé l’heure du repas, et quand ce signal se
faisait entendre, le cri de tayo, tayo, retentissait
dans les chantiers, et chacune des offrandes al¬
lait à son adresse. Puis, quand le soir était venu,
les î9rjjEïi-^qc-
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’
, ir
De semblables entreprises n’honorent pas seu¬
lement les hommes qui y concourent; elles de¬
viennent aussi des titres précieux pour les na¬
tions, elles propagent l’éclat de leur nom, elles
importent .à , leur grandeur. Même au seul point
de vue scientifique, il est digne, il est généreux,
de se dévouer ainsi pour ajouter quelque chose
vaux
au
de
ceux
faisceau des connaissances humaines. Ce sont
qui échoient aux peuples marqués
mieux : dans le
sens de l’intérêt le plus étroit, ces croisières loin¬
taines se justifient. Pour se créer quelqu’ascendant, un: pavillon a besoin de se déployer dans
ta des tâches
du
sceau
toutes
les
de l’initiative. Il y a
mers sous
des conditions d’autorité et
de force. On fonde ainsi sans
tudes de respect, on
violence des habi¬
donne des gages à la sécu¬
rité des relations commerciales. Personne ne veut
puissances absentes et à une influence
qui ne se fait jamais voir. L’Angleterre et l’Union
américaine ont compris cela, et leurs corvettes
de:guerre fatiguent toutes les plages. Aussi, ces
états n’ont-ils pas, comme nous, des insultes à
venger, ni des blocus onéreux à poursuivre. Me¬
nacer plutôt que sévir, prévenir plutôt que ré¬
primer, telle est leur politique. C’est la moins
coûteuse et la plus sûre.
croire
aux
EXPÉDITION
Les
DE
L’ASTROLABE
ET DE LA
ZÉLÉE.
expéditions scientifiques ont donc
245
cet in¬
térêt réel de porter le pavillon là où il est
peu
connu et d’en manifester au besoin la
puissance,
l’a fait le
capitaine d’Urville avec tant
d’à-propos et de succès. On peut les multiplier
utilement en y ajoutant des instructions
plus
étendues et plus de latitude dans les destinations.
Tout y gagnerait, l’art nautique que perfectionne
cette vie d’aventures, la politique
qui désormais
aurait moins de griefs à venger, le commerce
heureux d’obtenir une protection plus suivie et
plus efficace, enfin la science déjà si fière des
efforts de nos marins, et redevable de tant de
comme
matériaux
Zélée.
au
commandant de l’Astrolabe et de la
f.o'jijiifs'Jij'iHf
'fd
oqtp"
’
îrüjf
qc
ijO'
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n|jpi.f?!
*1^