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BULLETIN DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
N°312 - AVRIL 2008
Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°312 - Avril 2008
Sommaire
Avant-Propos ............................................................................ p.
2
Entre pays et paysages : dynamique des lieux
et développement touristique à Rurutu ..................................... p.
Yannick Fer et Gwendoline Malogne-Fer
4
Les généalogies de Rurutu sont-elles vraies ?
ou Comment on écrit l’histoire en Polynésie ............................. p. 37
Bruno Saura
Sur les traces du pupu à l’époque pré-européenne
(Recherche de variables significatives)..................................... p. 63
Jean-Marc Pambrun
The Dancing Cannibal Itinéraire d’un personnage de Murnau ..................................... p. 80
Yves de Peretti
Tour de l’île de Tahiti en chaloupe espagnole en cinq jours,
à la force des rames, en décembre 1772 .................................. p. 94
Don Tomas Gayangos, traduit par Liou Tumahai
Avant-Propos
Chers amis, membres de la Société des Etudes Océaniennes, chers
lecteurs. Votre comité de lecture a sélectionné pour premier numéro de
l’année 2008 deux articles importants consacrés à Rurutu.
Le premier, de Yannick Fer et Gwendoline Malogne-Fer traite de la
dynamique des lieux et du développement touristique entre pays et paysages. C’est le produit d’une enquête de terrain nous révélant des freins
et ressorts au développement dans une communauté insulaire de l’archipel des Australes.
Le second est de Bruno Saura qui interroge les généalogies de Teuruarii de Rurutu. La généalogie est souvent perçue comme une façon de
raconter l’histoire du groupe. En fait il s’agit peut-être d’un objet mémoriel, cette sorte d’objet où l’on entretient la mémoire telle une natte où
l’on croise et recroise les lanières de pandanus, natte ornementée parfois
au gré de l’inspiration de l’artiste.
Sans vraiment quitter Rurutu, nous nous intéressons au Pupu,
groupe, élément si essentiel dans la vie de la société polynésienne là où
sa culture arrive à garder la préséance. Jean-Marc Pambrun nous en propose plusieurs décodages.
Nous poursuivons avec The Dancing Cannibal d’Yves de Peretti, reprenant le titre du roman de Mildred Luber sur la vie de son amie Anna
Chevalier, la Reri de Tabou. C’est ainsi que nous sont révélés certains des
masques portés par des cinéastes tels que Murnau et Mankiewicz.
Enfin, nous terminons par le récit du tour de l’île de Tahiti en chaloupe espagnole en 1772, grâce à Liou Tumahai qui l’a traduit pour nous.
Ce numéro est aussi une occasion de préparer avec vous la prochaine Assemblée générale qui aura lieu le 29 mai à 16h30 dans la salle
de réunion du Service des Archives. Outre les bilans moral et financier
2
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ainsi que le projet de budget, il sera question du statut juridique des objets confiés par nos devanciers au Musée de Tahiti et des Îles.
Pour l’heure ces objets « nous » appartiennent. En clair, ils n’appartiennent pas au Musée et par conséquent en toute logique juridique,
s’ils peuvent faire l’objet d’un gardiennage et d’un dépôt conservatoire, ils
ne peuvent faire l’objet de dépenses par le musée sur « ses » crédits ;
pour la restauration par exemple. Son statut le lui interdit. Si cela a quand
même pu se faire jusqu’à présent, cela pourrait poser un réel problème.
Aussi, Jean-Marc Pambrun le directeur et Véronique Mu le conservateur
du Musée de Tahiti et des Îles sont venus poser ce problème à notre
conseil d’administration.
Nos prédécesseurs ont acquis et/ou reçus ces objets au nom de la
SEO, pour la collectivité. Dorénavant, il semble logique que les objets deviennent la « propriété » du Musée. L’insistance de nos instances à vouloir rester « propriétaire » était soutenue par l’idée que la SEO étant
animée par des personnes totalement indépendantes du politique, il lui
était plus facile de soutenir l’inaliénabilité des objets qu’un agent aussi
scrupuleux soit-il mais dépendant pour son emploi du bon vouloir des
politiques.
Le directeur et le conservateur nous ont proposé plusieurs hypothèses dont celle d’une étape intermédiaire consistant en une convention
de mise en dépôt annonçant à moyen terme, la cession définitive de ces
objets du patrimoine polynésien. Aussi, est-il essentiel qu’un grand nombre d’entre vous soit présent pour cette décision importante.
En attendant, je vous souhaite Bonne lecture.
Simone Grand
3
Entre pays et paysages :
dynamique des lieux
et développement touristique
à Rurutu1
Avant de figurer avec précision sur les mappemondes, Tahiti et la Polynésie ont existé dans l’imaginaire occidental comme un espace rêvé, au
bout du monde et hors du temps. Cette géographie imaginaire prédisposait naturellement la Polynésie française à jouer les premiers rôles dans
« la mise en fiction du monde » développée par l’industrie moderne du
tourisme, qui voit « la conversion des uns en spectateurs et des autres en
spectacle » (Augé, 1997 : 14). Aujourd’hui encore, si 66% des visiteurs
se disent attirés par « la beauté des paysages naturels des îles (...) le choix
de la destination correspond pour presque la moitié d’entre eux à la réalisation d’un rêve. » (ISPF, 2001 : 80).
Le mythe initié par Bougainville au XVIIIe siècle et l’intérêt économique contemporain se rejoignent pour perpétuer l’image d’un jardin
d’Eden, « avant-goût de ce qui aurait pu être la condition terrestre de
1 L’étude dont rend compte cet article a été réalisée en 2001-2002 dans le cadre du laboratoire IRIDIP (Université
de la Polynésie française) et financée par le secrétariat d’État à l’Outre-mer. Nous remercions en outre Rodrigue Tepa
pour son aide précieuse lors de l’enquête de terrain à Rurutu. Une version plus courte de cet article a paru en 2004
dans la revue Géographie et Cultures (n° 52, pp. 73-90), que nous remercions d’avoir autorisé la publication de la
présente version.
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l’homme s’il avait pu faire l’économie de l’histoire » (Eisenberg, Abecassis, 1992 : 56).
Mais tandis que la grande partie des touristes se concentre sur
quelques îles (Tahiti, Moorea, Bora Bora), d’autres poursuivent ce mirage
de « la Polynésie originelle »2 en partant par exemple pour Rurutu, dans
l’archipel des Australes. En 1980, J.-C. Guillebaud écrivait déjà :
« A Tahiti, on rêve bruyamment à cet archipel éloigné au Sud du Sud,
pour les mêmes raisons qu’à Paris, on rêve de Tahiti. C’est le mythe à
l’intérieur du mythe. C’est, m’a-t-on répété, un périmètre intact, un
morceau de passé en état de marche, le conservatoire des nostalgies
‘écolos’ » (Guillebaud, 1980 : 50)
Située à 572 kilomètres au sud de Tahiti, Rurutu est l’île la plus septentrionale des îles de l’archipel des Australes. Au dernier recensement de
2002, l’île, d’une superficie de 32,3 km2, comptait 2098 habitants (ISPF,
2002 : 30). Rurutu cherche aujourd’hui à transformer son image d’authenticité et de tradition en revenus tirés du tourisme, en s’appuyant sur
des pensions de famille définies comme des structures à la fois touristiques et familiales, des points de passage entre l’extérieur et l’identité
profonde de l’île. Cet essor, même embryonnaire, du tourisme s’accompagne d’une redéfinition des espaces et des identités insulaires qui s’inscrit dans une nouvelle dynamique des lieux.
La présence de l’étranger questionne les identités insulaires d’autant
plus fortement que certaines pratiques traditionnelles comme le tere
(tour de l’île) ou la visite des maisons sont désormais données à voir aux
touristes.
2 La Dépêche de Tahiti du 31 mars 2002, à propos de Rurutu.
5
-1Modalités et enjeux du développement touristique
à Rurutu
1.1 Le tourisme en Polynésie française comme axe majeur de
développement économique
Avec la fin des essais nucléaires et la diminution progressive des
fonds publics liés à l’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique, le tourisme apparaît comme l’activité fondamentale de la reconversion économique du Territoire.
En 1992, la Polynésie française accueillait 124 000 touristes internationaux, ils étaient 210 800 en 1999. Les recettes touristiques représentaient en 1999 11,5% du PIB avec 47 milliards de FCP, soit 60% des
ressources propres du territoire (ISPF, 2001 : 3, 6, 112).
Malgré le développement important de l’activité touristique ces dernières années, la marge de progression demeure relativement forte en
comparaison avec d’autres destinations du Pacifique comme les îles Fidji
(qui ont accueilli en 1999, 340 000 touristes) et les îles Hawaii [6,9 millions de touristes accueillis en 1998 (ISPF, 2001 : 8)]3.
Le développement de l’activité touristique s’accompagne d’une volonté politique de diversifier l’offre des structures d’accueil en favorisant,
à côté des hôtels haut de gamme, la création de pensions de famille et le
logement chez l’habitant.
Analysant l’évolution du tourisme et son rôle économique dans le
Territoire, le Conseil économique, social et culturel de Polynésie française, dans son rapport de décembre 1993, estimait que :
« …la démocratisation du transport aérien, la diminution de son coût
et l’augmentation significative du budget consacré aux loisirs, rendent
la destination plus abordable. La pratique du tourisme culturel et de découverte plaide également en faveur du développement du logement
chez l’habitant et de la petite hôtellerie. Ces formules favorisent les
3 La densité touristique, c’est-à-dire le nombre de touristes rapporté à la population totale, était en 1993 de 3 aux
îles Cook, de 5,3 à Hawaii, de 0,4 à Fidji et de 0,7 en Polynésie française (ISTAT, 1993 :146).
6
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échanges, la rencontre des peuples et l’enrichissement humain. Par ailleurs, elles permettent à la population de nos archipels de trouver une
source de revenus et donc de rester dans leurs îles. » (CESC, 1993 : 8).
Dans les faits, la petite hôtellerie non classée représentait une capacité d’accueil de 824 chambres en 1996 et de 1131 chambres en 2000,
passant de 20,75% à 24,25% de la capacité d’accueil totale (CESC, 2002 :
annexe 2).
Cette progression du nombre de chambres en pensions de famille ou
chez l’habitant s’accompagne d’une structuration du secteur. Les pensions de famille sont aujourd’hui, pour la plupart d’entre elles, regroupées au sein de la fédération Haere Mai4 qui œuvre pour une meilleure
information à destination des professionnels et des touristes.
Le développement et l’aide à la création des pensions de famille correspondent aussi à la volonté de promouvoir une autre forme de tourisme, un « tourisme « vert » ou « bleu » plus authentique et proche des
Polynésiens, de leurs cultures, de leur mode de vie. Il s’agit de montrer
que le tourisme ne concerne pas uniquement quelques îles et les grandes
chaînes hôtelières, mais l’ensemble de la population :
« Le développement du tourisme ne se fera que si la population le désire et elle ne le désirera que si elle en tire un bénéfice économique et
socioculturel, et si elle ne se sent pas menacée dans le respect de son
cadre de vie : les accès à la mer se raréfient, les plages et les lagons se
privatisent dans les faits, même si, dans le droit, ils restent publics »
(CESC, 1993 :20).
Au-delà des seuls gérants de pensions de famille, c’est l’implication
de tous les Polynésiens dans le projet de développement touristique qui
est recherchée. Or, cette adhésion des populations ne peut reposer sur les
seules retombées financières du tourisme, qui ne sont pas toujours significatives ni également réparties.
C’est sans doute pourquoi le discours officiel tend à gommer la dimension économique et commerciale des pensions, en présentant celles-ci
4 Expression qui signifie « Venez », et exprime une idée de bienvenue, d’accueil.
7
non comme des entreprises, mais comme le prolongement contemporain d’une « tradition de l’hospitalité » polynésienne. Ce n’est plus la pension qui reçoit des clients, c’est la population de l’île qui accueille
l’étranger. Ainsi, à propos des critères d’appréciation de ces établissements, la Dépêche de Tahiti, reprenant le compte rendu du conseil des
ministres du 3 avril 2002, écrit :
« Ce type d’hébergement se caractérise par une ambiance familiale, représentative de la tradition de l’hospitalité polynésienne. L’exploitant
et sa famille accueillent le visiteur dans leur environnement habituel et
lui font partager leur mode de vie, en lui permettant de participer à
leurs activités quotidiennes, de découvrir l’île dans ses différents aspects, en particulier culturels et d’établir des échanges directs avec sa
population ».
Cette représentation idéale - qui vise avant tout à légitimer l’activité
économique des pensions de famille aux yeux des populations insulaires
– ne met en scène que deux acteurs :
la communauté locale, enracinée dans son « environnement habituel », c’est-à-dire à la fois un territoire maîtrisé, organisé et un ensemble stable de pratiques qui constitue son identité « traditionnelle ».
l’étranger, le visiteur, qui « découvre » l’île et qui ne peut saisir cette
organisation socioculturelle de l’espace sans l’aide de la population, sans
les échanges, les « contacts directs » facilités par les pensions de famille.
Mais le visiteur, ce peut être aussi un enfant de parents rurutu, né à
Tahiti ou à Nouméa et qui revient pour la première fois sur « son » île. La
représentation d’une communauté stable passe en effet sous silence les
mouvements migratoires, particulièrement importants à Rurutu : à partir
de 1911 (et jusqu’en 1966), l’exploitation du phosphate à Makatea a attiré nombre de Rurutu, puis l’ouverture du CEP en 1963 et enfin, dans les
années 70, le « boom du nickel » en Nouvelle-Calédonie, où les Rurutu
sont les plus nombreux parmi la communauté polynésienne.
Si le visiteur n’est pas toujours un étranger, ceux qui l’accueillent, les
propriétaires des pensions de famille, ne sont pas non plus totalement
étrangers au mode de vie occidental. Et c’est bien cette situation intermédiaire, entre l’identité profonde de l’île (l’entre soi) et l’autre qui fait
8
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d’eux des médiateurs, chargés de mettre en scène la rencontre avec « la
vie quotidienne à la polynésienne ».
1.2 Qui monte une pension de famille à Rurutu ?
L’essor du tourisme à Rurutu, intimement lié à la création des pensions de famille, est devenu possible grâce à l’ouverture d’une piste d’aviation au milieu des années 1970. Deux établissements ont été créés au
début des années 1980 : le « Rurutu Village » et la pension « Chez Catherine ». L’activité touristique a par la suite connu une progression sensible à partir de 1995 avec l’installation saisonnière d’un club de plongée
professionnel permettant l’observation des baleines à bosse.
Les pensions de famille à Rurutu sont en 2002 au nombre de cinq,
trois autres pensions ayant été créées entre 1998 et 19995. L’ensemble de
ces structures d’accueil totalise une trentaine de chambres.
Créer une pension de famille constitue un double défi, d’ordre relationnel et social - comment accueillir convenablement une personne que
l’on ne connaît pas ? -, défi d’ordre financier - comment trouver les fonds
indispensables à l’investissement initial ?
Analysant la topologie des rapports sociaux à Rapa (Archipel des
Australes) au début des années 1960, l’ethnologue américain Allan Hanson notait :
« …les inconnus représentent la catégorie d’individus avec lesquels
les rapports ne sont pas codifiés. L’incertitude est la marque des relations avec un inconnu : il n’existe pas de référence à son sujet, ses motivations sont insaisissables, on ne sait ce qui le gênera ou l’offensera.
On craint qu’il ne vous humilie ou ne vous embarrasse. L’une des solutions au problème des inconnus consiste à les éviter à tout prix. »
(1973 : 75-77)
Il n’est pas surprenant dans ce contexte de constater que l’initiative
de créer une pension de famille à Rurutu revient à des personnes habituées à entretenir des liens avec des étrangers : soit par leur profession
– c’est le cas, en particulier, des commerçants - soit par leur parcours
personnel – qu’ils aient émigré pendant un temps à Tahiti ou qu’ils soient
5 Il faut aujourd’hui y ajouter le Manotel, un « hôtel familial » créé par Y. Gentilhomme et son épouse à Peva, ouvert en 2003.
9
eux-mêmes étrangers à l’île. Dans ce dernier cas, la légitimité sociale du
projet et l’accès à la terre ne peuvent venir que d’un conjoint originaire
de l’île.
Sur les cinq pensions de famille existantes en 2002, trois pensions
ont été créées ou gérées par des couples mixtes (un conjoint originaire
de l’île, l’autre conjoint non originaire de l’île). La mixité du couple permet de répondre aux exigences paradoxales du touriste chez l’habitant,
à la recherche d’authenticité et de dépaysement mais également d’une
certaine familiarité, d’une proximité avec ses hôtes. Ces derniers peuvent
d’autant mieux satisfaire de telles exigences qu’ils ont eux-mêmes fait
l’expérience du dépaysement et d’un mode de vie plus occidentalisé.
Deux pensions de famille ont été créées par des personnes ayant travaillé de nombreuses années à Tahiti, cette émigration ayant été l’occasion
de découvrir un autre mode de vie, mais aussi de trouver les fonds indispensables à la réalisation du projet.
Le deuxième défi est en effet d’ordre financier. La création d’une
pension de famille s’effectue par paliers, elle intervient fréquemment
comme la transformation ou l’extension d’un commerce.
Le petit-fils de Catherine raconte la création de la pension de sa
grand-mère :
« Le terrain a été acheté par la grand-mère. Tout au début, elle avait
commencé par un magasin d’alimentation et petit à petit elle a fait trois
chambres.6 »
Le Rurutu village a été repris en 2000 par un couple de Moerai qui
possède déjà un commerce d’alimentation générale au centre du village7.
Ariana avait un snack à Papeete, puis à Rurutu, avant de créer sa
pension de famille :
« Avant, il y avait un snack, je travaille sur le snack trois ans (c’est le
même site que l’actuelle pension), et puis après, j’ai entendu à la radio,
6 Entretien avec Raymond, petit-fils de Catherine, samedi 10 mars 2001.
7 Le Rurutu Village a depuis été fermé. Désormais propriété d’une société immobilière associée au club de plongée
Raie Manta Club, il devrait rouvrir en 2006 sous le nom de Rurutu Lodge.
10
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il y a des touristes qui vont aller dans les îles et il faut accueillir les
clients, c’est comme ça que j’ai eu l’idée avec mon mari.8 »
Enfin Landry Chong, propriétaire de la pension Temarama, dont le
père tient un des commerces de Moerai, explique comment l’idée de
créer une pension de famille lui est venue :
« Pourquoi j’avais pensé à ça ? C’est la façon de vivre à Rurutu. Je vois
comment c’est la vie dans cette île. C’est pour ça je pense que c’est intéressant de faire une quincaillerie. Après, le projet est tout préparé, ma
mère m’a donné ce terrain dans le village. J’ai tout terrassé, après il y
a la jalousie du côté de (la famille de) maman, elle m’a dit « tu
laisses », j’ai laissé tomber. Huit mois plus tard, on m’a donné ce terrain ici (en dehors du village), sur mon nom. En 1989, on a commencé
cette maison et terminé en 1991.
Après, jusqu’en 1998, on habitait, il y a des démarcheurs de l’extérieur
qui viennent, ils voient notre maison, ils viennent habiter chez nous
deux, comme ils vont dans le magasin de mes parents aussi. À la
longue, on nous a dit : pourquoi on ne fait pas une pension ? »9
Analysant les transactions polynésiennes à l’époque de l’arrivée des
premiers missionnaires, Jean-François Baré note que
« L’échange ‘commercial’ paraissait toujours avoir lieu entre personnes
n’ayant pas de liens sociaux et notamment entre non-parents » (Baré,
1987 : 167).
L’étranger est de fait prédisposé à exercer des activités commerciales
puisque ces dernières n’interfèrent pas avec les échanges de type dons /
contre-dons établis dans le cadre de la parenté.
À l’inverse, une personne originaire de l’île a d’autant plus de difficultés à transformer une activité occasionnelle en profession commerciale que cette dernière suppose que le produit jusqu’ici donné soit
vendu. La professionnalisation du secteur de la pêche, initiée à partir de
1988, reste ainsi limitée par les conditions sociales d’échange : le pêcheur peut difficilement introduire un calcul de rentabilité financière dans
8 Entretien avec Ariana, samedi 10 mars 2001.
9 Entretien avec Landry Chong, 9 mars 2001
11
les échanges avec ses parents ou ses proches, il donne plus souvent qu’il
ne vend10.
L’impossibilité de concilier les exigences professionnelles et l’appartenance sociale et familiale explique, pour partie, que les activités commerciales et les entreprises privées sont initiées par des étrangers. À défaut
d’obtenir un emploi public, les Rurutu exercent très souvent des activités
polyvalentes dans le cadre d’une économie de subsistance. La diversité des
activités exercées est un frein à la spécialisation professionnelle.
Le maire actuel de Rurutu, Frédéric Riveta, et l’ancien maire Tara
Tepa ont sur ce sujet des analyses relativement proches. Répondant à la
question « pourquoi si peu de projets professionnels aboutissent à Rurutu ? », Tara Tepa avance l’explication suivante :
« Disons que l’homme, ici à Rurutu, il fait un peu de tout, il est polyvalent, il est pêcheur, il est agriculteur, il est éleveur, alors si bien qu’il
ne fait pas beaucoup de choses, mais il fait un petit peu, mais pas une
chose particulière. Par exemple, en Métropole, il y a des gens qui font
uniquement du fromage, à Rurutu, non. Tu ne verrais pas un Rurutu qui
fait uniquement la pêche, (…) il fait de la pêche, de l’agriculture et il
élève aussi des animaux 11».
Frédéric Riveta, actuel maire de Rurutu analyse également l’absence
d’intérêt des Rurutu pour le tourisme et la création de pensions de famille :
« Ceux qui sont à Tahiti, ils s’intéressent (à la création de pension de
famille), là j’y crois plus à ces gens-là, je crois beaucoup plus à ces
gens-là, pas les gens qui habitent ici.
C’est (à cause du manque de) savoir faire, oser et risquer ». Les pensions de famille et les entreprises de Rurutu viennent généralement
d’un « savoir faire de l’extérieur », « ce sont des gars qui veulent faire
quelque chose, qui n’ont pas peur d’investir, très peu de gens vraiment
originaires d’ici investissent, ou alors s’ils investissent, ça ne dure pas.
Je regarde un peu ici aussi, les gens qui sont ici, et bien ce ne sera pas
un Rurutu pur qui va investir, il n’a pas besoin de plus. Mais à condition
10 Voir à ce sujet Fer Y., 2000.
11 Entretien avec T. Tepa, ancien maire de Rurutu, 12 mars 2002.
12
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qu’il y ait une autre personne qui vient de l’extérieur et qui dit qu’on
pourrait faire ça, « ah ok ! » Mais sinon, il ne demande pas plus le Rurutu, un peu de pêche, un peu de tarodières et puis après c’est tout,
c’est tout ce qu’il demande12. »
Les pensions de famille sont généralement créées dans le cadre
d’une transformation ou d’une extension d’un commerce. Cette relation
initiale entre les pensions de famille et le petit commerce engendre un certain nombre de critiques de la part de ceux qui font du tourisme une activité à part, une activité qui, sans être déconnectée des objectifs de
rentabilité économique, privilégie la qualité de l’accueil et des informations données aux touristes. Le maire, lors d’une réunion du comité du
tourisme en mars 2002, n’hésite pas à rappeler qu’« il ne faut pas seulement remplir les poches, sans réinvestir et rénover. Il faut penser à réinvestir dans les structures.13 »
1.3 Les retombées économiques du tourisme à Rurutu
À partir de 1995, des professionnels d’un club de plongée basé à
Rangiroa se sont installés de juillet à octobre à Rurutu afin de permettre
aux touristes d’observer les baleines à bosse qui viennent à cette période
à proximité de l’île. La mise en place de cette activité touristique a coïncidé avec la création de trois nouvelles pensions de famille. Pourtant, les
retombées de ce nouveau type de tourisme restent difficiles à chiffrer. En
effet, l’institut statistique de la Polynésie française analyse exclusivement
les retombées du tourisme international, en excluant de son champ d’application le « tourisme intérieur », c’est-à-dire les résidents de la Polynésie française voyageant dans les îles, qui constituent la clientèle
principale des pensions de famille. Par ailleurs, les pensions de famille accueillent aussi des personnes qui n’entrent pas dans la catégorie de touristes : agents commerciaux, fonctionnaires en mission etc.
Les pensions de famille demeurent les principales bénéficiaires de la
présence des touristes étrangers (notamment des Japonais et des Italiens)
12 Entretien avec F. Riveta, maire de Rurutu du samedi 9 mars 2002.
13 Idem.
13
durant la période. Landry Chong estime que le taux de remplissage de
toutes les pensions est de l’ordre de 70% durant la saison des baleines.
En dehors de cette période, le tourisme est plus local, composé en grande
partie de métropolitains qui habitent en Polynésie française ou qui viennent en voyage dans le cadre d’un tourisme affinitaire, de commerçants
et de quelques touristes internationaux.
Les pensions créent-elles des emplois ? Par elle-même, leur activité
économique n’est pas assez conséquente pour financer un nombre significatif de création d’emplois, même si en 2002 deux pensions ont un
employé à durée indéterminée14. Les exploitants bénéficient surtout,
comme les autres secteurs, des emplois D.I.J. (dispositif d’insertion des
jeunes), financés par le Territoire et distribués par les mairies.
En 2000, Rurutu a obtenu 84 DIJ, dont 5 attribués aux pensions, 6
à des snacks et 6 autres affectés auprès du comité du tourisme pour l’entretien des pistes de randonnée. La majeure partie de ces emplois DIJ se
retrouve dans l’agriculture (19), l’artisanat (17) ou les services communaux (15).
Le tourisme trouve ainsi sa place dans une économie basée davantage sur la distribution de subventions publiques que sur l’activité ellemême.
Les pensions ont-elles un impact sur l’économie locale, essentiellement agricole15 ? Ces retombées restent difficiles à mesurer. Les gérants
de pension reconnaissent que la plupart de la nourriture servie est importée, même s’ils achètent des légumes aux producteurs locaux. L’agriculture dépend avant tout des importateurs de Tahiti.
Pour mesurer pleinement le rôle économique du tourisme à Rurutu,
il faut s’intéresser à l’économie globale de la vie sociale, c’est-à-dire l’ensemble des moyens mis en oeuvre par la communauté pour s’adapter à
14 « Ramené à la chambre, l’hôtellerie classée est le principal employeur avec un ratio de 1,11 employé par chambre, moins de 0,15 déclaré pour la petite hôtellerie (pensions de famille) dont la gestion demeure principalement
familiale. » (CESC, 2002 : 10)
15 Au recensement général de 1996, l’agriculture représentait 22.1% de la population active de l’île (ITSTAT, 1999.
2 : 101).
14
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son environnement, maintenir son identité tout en intégrant le changement. Cette dynamique concerne autant les activités concrètes des habitants que leur représentation symbolique. Deux secteurs d’activités
permettent de mesurer cet impact socioéconomique : l’artisanat et la
pêche.
L’artisanat joue un rôle déterminant dans la construction de l’image
touristique de Rurutu, en apparaissant comme l’illustration la plus évidente d’une tradition vivante, exemplaire d’une combinaison réussie entre
la culture et le commerce. Il ne produit pas que des biens marchands,
mais aussi du lien social et de l’identité collective.
De même, l’attraction touristique construite autour des baleines
place les pêcheurs au croisement de l’économie des biens symboliques
et des échanges strictement marchands. Ils interviennent sur deux registres bien différents : la mise en récit des pêches à la baleine d’autrefois
fait renaître la légende, tandis que les pêcheurs d’aujourd’hui participent
à la nouvelle « chasse à la baleine » en conduisant les touristes pour le
compte du club de plongée.
a. Les dames de l’artisanat
Au XVIIIè siècle, les premiers visiteurs européens ont noté l’existence
de groupes de travail exclusivement féminins, organisés sur la base des
relations de parenté, des territoires politiques et selon l’âge ou le statut
marital. Après l’arrivée des missionnaires protestants, les femmes ont
continué à produire des objets artisanaux sous la direction des épouses
de missionnaires puis de pasteurs (Jones, 1991 : 25-29).
L’organisation actuelle de l’artisanat à Rurutu, bien que fondée sur
des associations professionnelles existant en dehors de l’église, témoigne
de cette combinaison historique des liens familiaux, des territoires politiques et de la vie paroissiale. Chaque village a ses associations artisanales, dont les noms font référence à une montagne, une rivière, une fleur,
ou au terrain sur lequel a été construite la maison de l’association. Elles
portent parfois le nom d’un ancêtre familial, comme l’association Arorai
de Moerai.
Dans ce village, les trois associations se répartissent dans l’espace
selon les mêmes lignes de partage que les groupes paroissiaux ou
15
‘âmuira’a : la rivière Vaipurua, qui donne son nom à une de ces associations, marque la limite entre le nord et le centre du village, qui correspond au ‘âmuira’a Tana et à l’association Tuivao. Passé la limite sud
du village, c’est un autre ‘âmuira’a et une autre association artisanale.
Il y a aujourd’hui sept associations artisanales à Rurutu, dont trois dans
le petit village d’Auti et une à Avera, née par la volonté du maire de regrouper toutes les associations du village en une seule. Elles occupent plus d’une
centaine de femmes, pour un revenu mensuel moyen de 50 000 Fcp16.
L’activité commerciale de ces associations a longtemps été centrée sur
les maisons d’artisanat situées dans chacun des villages, où se rendaient
les acheteurs, qu’il s’agisse des habitants de l’île ou des quelques touristes.
L’aéroport et le développement de la desserte aérienne ont contribué au
cours des quinze dernières années au déclin de cette fusion entre lieu de
production et lieu de vente qui permettait d’identifier nettement l’artisanat
de chaque village. Ce principe s’est effacé au profit d’une concentration des
ventes dans le local communal de l’aéroport, devenu ainsi la vitrine de l’artisanat, qui ouvre deux heures avant chaque arrivée d’avion. Les trois villages sont représentés de façon distincte, mais non immédiatement
perceptible pour un étranger, faute d’un signalement explicite17.
Apparemment tourné vers l’extérieur, vers les visiteurs de l’île plus
que vers les habitants, l’artisanat fonctionne pourtant essentiellement
grâce aux achats des Rurutu eux-mêmes - le plus souvent « quand des
amis arrivent, pour offrir », « pour la famille, quand il y a des départs »18
- ou des Rurutu installés à Tahiti (qui passent commande par téléphone).
C’est à l’aéroport que les habitants de l’île et les touristes se retrouvent pour acheter des produits de l’artisanat. Mais ce déplacement des villages vers l’aéroport n’est pas synonyme d’« aiport craft », d’un artisanat
qui chercherait uniquement à répondre à la demande touristique de
« cheap, portable, suitcase-sized souvenirs » (Douglas 1996 : 58), car
les visiteurs ne représentent finalement qu’une faible part des ventes.
16 420 euros.
17 Les objets présentés ne portent que le prénom de l’artisane qui les a confectionnés (pour faciliter la comptabilité), mais ils ne portent jamais le nom d’un village ou d’une association.
18 Entretiens avec Amaru Vahine, 12.3.2002 et les mamas présentes à l’aéroport le 14.3.2002.
16
Concours de tressage, festival du tiurai à Moerai (1993)
© Photo G. Malogne-Fer
Une maison abandonnée au centre du village de Auti (2002)
© Photo G. Malogne-Fer
« Les touristes », dit une artisane de Moerai, « c’est les petits paniers,
surtout des chapeaux, des petits souvenirs, pas grand chose ». Contrairement aux touristes, « les locaux, ils ne regardent pas le prix, ils veulent
quelque chose, ils l’achètent. »
Par ailleurs, les départs et les arrivées d’avion entretiennent une activité très spécifique, la fabrication de colliers végétaux, dont la majeure
partie est produite par des femmes d’Avera.
Le tropisme exercé par l’aéroport se traduit donc de façon un peu
paradoxale par un double mouvement : une concentration de l’artisanat
dans ce lieu de passage, excentré et presque extérieur, sous l’unique étiquette « Rurutu » ; un déplacement des habitants eux-mêmes vers l’aéroport pour acheter, à des artisanes clairement identifiées par village, des
objets qui expriment la permanence d’une identité « intérieure », d’un savoir-faire authentique.
b. Les pêcheurs
« Dès le mois d’avril, raconte Taria Walker, quand débute l’hiver à Rurutu, le ‘atae (érythrine), un grand et bel arbre flamboyant, se charge
de fleurs rouges et annonce ainsi que les baleines ne vont pas tarder à
venir de l’Antarctique pour accoucher dans les eaux moins froides des
Australes ». Les trois villages se préparent et « au signal du chef, baleinières et pêcheurs armés jusqu’aux dents quittent le rivage » pour
un combat qui peut durer deux jours. (1999 : 21)
Cette épopée des chasses à la baleine, qui s’est terminée en 1957, a
été ressuscitée par le tourisme, les uns en se mettant à la recherche des
derniers harpons, des marmites susceptibles de remplir un futur musée,
pendant que les enfants des écoles préparaient des expositions.
La génération actuelle de pêcheurs, qui n’a jamais participé à ces
pêches légendaires, bénéficie indirectement - et de façon inégale - de cet
engouement. En 1998, Rurutu comptait officiellement 14 pêcheurs professionnels et 11 bateaux de type poti mârara19 détenteurs d’une licence
de pêche (Iles Australes, 1998 : 33,38).
19 Hors-bord longs de 5,40 m à 7,63 m, équipés d’un moteur diesel.
18
N°312 - Avril 2008
Durant la majeure partie de l’année, les poissons sont rares et l’on
ne pêche que des mârara (poissons volants), ou des poissons du lagon
(pêche sous-marine). La saison de pêche ne dure que cinq mois, de mai
à septembre, elle recoupe donc largement la « saison des baleines ».
A Rurutu, poser la question des relations entre la pêche et l’activité
touristique, ce n’est pas seulement s’intéresser aux commandes de poissons passées par les pensions car les pensions, comme les autres habitants de l’île demandent du poisson. « Les gens d’ici, explique un pêcheur
d’Avera, mangent du poisson, ils en demandent tout le temps mais il n’y
en a pas assez 20». Mais c’est surtout au cours de la saison des baleines
que les pêcheurs se trouvent impliqués dans l’activité touristique, non
comme fournisseurs de poissons, mais comme prestataires de service : ce
sont eux qui, avec leur propre bateau, emmènent les touristes vers les
baleines, pour le compte du club de plongée.
Les enjeux et les interrogations liés à cette situation sont multiples :
la répartition de cette manne financière (15 000 Fcp par demi-journée)
entre les pêcheurs n’est pas le seul problème, il s’agit aussi de la définition même du métier de pêcheur.
Seuls les propriétaires des plus grands poti mârara répondent aux
exigences techniques du club et il y a six bateaux de ce type sur l’île, trois
à Moerai, trois à Avera. Le club travaille essentiellement avec un pêcheur
d’Avera. Deux autres pêcheurs du même village le rejoignent une à deux
fois par semaine, soit pour faire face à l’affluence des touristes, soit pour
assurer une continuité du service malgré le traditionnel repos dominical
(c’est un pêcheur témoin de Jéhovah qui travaille le dimanche).
Les tensions entre les pêcheurs, autour de cette activité extraprofessionnelle, sont liées à la fois à cette inégale répartition et à la légitimité
d’une telle activité, au regard des obligations - juridiques et culturelles d’un pêcheur : comment accepter en effet qu’un pêcheur promène les
touristes pendant la pleine saison de la pêche ?
Certes, les pêcheurs qui transportent les touristes y répondent quant
à eux par une sorte de compromis : quand ils amènent les touristes,
20 Entretien avec P. Harua, 11 mars 2002.
19
précise l’un deux, ils essayent de pêcher avant (à partir de 5 heures du
matin), ils reviennent pour les touristes (de 8 heures à 17 heures) et repartent ensuite à la pêche21. Mais, à travers cette activité particulière, c’est
la question plus générale d’une conciliation entre d’une part l’identité
« traditionnelle », de l’île et d’autre part la mise en spectacle opérée par
l’activité touristique qui se trouve posée.
Cette mise en spectacle inclut les habitants comme acteurs ou figurants
de ce qui est donné à voir aux touristes. Elle suppose aussi, inévitablement,
une mise en perspective de l’espace insulaire, qui n’est plus seulement la
terre de ses habitants mais aussi le décor d’une visite touristique.
-2Dynamique des lieux à Rurutu : entre pays et paysage
Comme le soulignent Ngairie et Norman Douglas,
« Tourism does not occur within a vacuum. Its effects upon a community must be considered within a complex web of political, economic, environmental and historical factors, many of which have
been powerful agents of change well before the introduction of
tourism22” (1996: 49).
Depuis l’évangélisation de l’île au XIXè siècle, l’espace insulaire n’a
cessé de se redessiner, faisant émerger des villages, des habitations dispersées, des chemins et des lieux. La présence du touriste, un consommateur de paysages qui attend tout autant un discours sur le paysage,
oblige les insulaires à revisiter leur territoire pour en donner un récit intelligible. À travers cette mise en spectacle de l’espace insulaire, c’est aussi
l’identité qui se construit sous le regard de l’autre, sous la forme d’une
représentation qui inclut certaines pratiques traditionnelles comme le tere
(tour de l’île) ou la visite des maisons et fonctionne sur un double registre, théâtral (pour les visiteurs) ou symbolique et social (pour les acteurs).
21 Entretien avec D. Moeau, 11 mars 2002.
22 « Le tourisme n’intervient pas dans le vide. Ses effets sur une communauté doivent être envisagés au sein d’un
réseau complexe de facteurs politiques, économiques, environnementaux et historiques, dont beaucoup ont été de
puissants agents de changement bien avant l’arrivée du tourisme ».
20
N°312 - Avril 2008
2.1 De la concentration villageoise
à l’amorce d’un éparpillement de l’habitat
Dès la fin du XVIIIè siècle, sous le règne du roi Teauroa, l’unification
politique de l’île réalisée aboutit à l’abandon quasi total du village royal
de Vitaria et à l’installation de la capitale « dans la baie qui porte aujourd’hui le nom de Moera’i (grand repos), en mémoire de l’ère de paix
instaurée alors. » (Vérin, 1969 : 173).
Avec l’évangélisation de l’île, qui débute en 1821, la concentration de
la population se renforce, les missionnaires souhaitant fixer les populations dans quelques villages pour mieux contrôler les nouveaux convertis, dont le mode de vie itinérant était perçu comme une entrave
redoutable à leur projet d’évangélisation. Les Rurutu se sont ainsi rassemblés autour de la construction des temples, avant d’entamer, toujours
sous la conduite des hommes d’église, la construction de maisons aux
murs de corail blanchi bordées de petits murets, qui font jusqu’à aujourd’hui la particularité des villages de Rurutu.
La population s’est progressivement répartie entre les trois villages
actuels - Hauti, Avera et Moerai, tandis que les anciens villages de Vitaria,
Peva ou Papara’i étaient abandonnés. Chaque village construisit son temple et forma une paroisse, en structurant son territoire à travers les différents ‘âmuira’a.
Les villages ont été longtemps relativement isolés les uns des autres.
Le mauvais état des infrastructures routières et l’implantation du port à
Moerai ont contribué à renforcer la prééminence de l’ancienne capitale
royale, surtout au détriment du petit village d’Hauti. Si les trois villages
sont aujourd’hui reliés par des routes bétonnées23, l’ouverture de l’aéroport, en 1976, à proximité de Moerai a encore accentué le déséquilibre
entre les trois villages. Aujourd’hui, ce village, où réside près de la moitié de la population (48%) concentre les services et les équipements importants de l’île : le collège, la poste, le port et l’hôpital.
La localisation des pensions de famille reproduit et aggrave cette dynamique spatiale qui tend à privilégier le village principal au détriment
des deux autres villages.
23 Ces routes bétonnées relient Moerai à Hauti et Avera (voir carte).
21
Les deux premières pensions de famille qui ont vu le jour au début
des années 1980 se situaient l’une à proximité de l’aéroport, l’autre au
centre du village de Moerai, en face du port. Les trois nouvelles pensions
de famille ouvertes à la fin des années 1990 sont toutes situées dans les
zones de Unaa et Vitaria, à proximité de l’aéroport.
La composition du comité du tourisme conforte cette idée : les habitants de Moerai sont plus disposés à se sentir concernés par les enjeux
et les activités liées au développement touristique de l’île : sur les 55 membres qui composent le comité en 2002, 80% habitent la commune de
Moerai.
Ariana, qui est originaire de Hauti et propriétaire de la pension du
même nom situé à Vitaria, à proximité de l’aéroport explique le choix du
site de sa pension de famille :
« Je suis née dans le village de Hauti, mon mari vient de Papeete. J’aime
bien ici (Vitaria), parce que c’est un peu près de l’aéroport et de tout,
pas trop de la ville (Moerai), c’est pas bien, ici, c’est bien. Hauti, c’est
trop loin.24 »
Le processus de concentration villageoise s’est cependant ralenti,
laissant émerger de nouvelles zones d’habitations permanentes, notamment la zone côtière, en bordure de la route qui s’étend de l’aéroport au
début du village de Moerai. Cette zone inhabitée il y a quinze ans compte
aujourd’hui une trentaine de maisons dispersées.
Cet éparpillement de l’habitat est une des conséquences de la gestion
problématique de l’indivision. Les terrains à l’extérieur du village étaient
jusqu’à présent peu convoités et donc plus facilement accessibles pour
ceux qui souhaitaient, dans le cadre des négociations familiales liées au
partage des terres, devenir propriétaires. C’est le cas de Landry Chong,
propriétaire de la pension Temarama, qui a dû bâtir à l’extérieur du village de Moerai pour éviter les jalousies et les mésententes familiales :
« En ce temps-là, c’est la première maison dans la brousse, la route
on ne peut pas passer quand il pleut. Après, il y a eu les maisons de
mon frère et de mes deux cousins. Il n’y avait pas de maison entre ici
24 Entretien avec Ariana du samedi 10 mars 2001
22
Temple protestant Betela, village de Moerai (2002)
© Photo G. Malogne-Fer
et l’aéroport, c’est tout nouveau. Quand on a construit, c’est la première maison [...]. Les gens disaient : pourquoi tu construis ta maison
dans la brousse ? Ils n’ont pas pensé à l’avenir, plus tard il y aura beaucoup de maisons qui seront construites.
J’ai pensé : il y a déjà le courant qui passe derrière, le courant qui reliait
déjà au village de Vitaria et pour l’eau, pour arriver jusqu’ici chez nous
deux, il ne restait que 300 mètres, c’est la commune qui a payé pour
l’eau, pour tirer le tuyau. Sinon, les maisons en dur, je suis le premier qui
a construit dans ce village, le reste c’est des baraques en tôle pour les
fa’a’apu [plantations], ceux qui ne veulent plus aller dans le village.25 »
L’électrification de l’île et la distribution de l’eau rendent une partie
de l’île habitable et contribuent à modifier la perception que les habitant
avaient de ces zones qui sont désormais attractives parce qu’offrant un espace calme, en dehors du village c’est-à-dire à bonne distance du contrôle
communautaire
Cette attractivité exercée par la zone située à proximité de l’aéroport
s’accompagne d’une désertion de certaines maisons au centre des villages, et notamment des maisons familiales, qui reproduisent au niveau
de l’habitat les inerties engendrées par le statut de l’indivision. Un habitant de Rurutu explique la complexité de la situation :
« Je sais que quand mon père et ses frères et sœurs ont fait leur partage, là où il y a le magasin, à côté il y avait la maison familiale, elle revenait à tout le monde, les autres terrains ont été partagés entre frères
et sœurs. La maison familiale et le terrain appartiennent à tout le
monde. On a cassé la maison, petit à petit tout commençait à s’écrouler, les enfants allaient s’amuser dedans. Nous, on a construit à côté, là
où il y a le magasin. On a habité dans la maison familiale de 1982 à
1986. […] Personne ne veut payer, on avait proposé de remettre en
état la maison, ça revenait plus cher que de construire une nouvelle
maison. On a demandé à nos frères et sœurs et mon père, ils étaient
d’accord pour remettre en état, mais pour investir non… Là ils
n’étaient plus d’accord. C’est une maison pour tout le monde, on ne
l’aurait pas habitée.26 »
25 Entretien avec L. Chong, 8 mars 2001.
26 Entretien avec F. Roomataroa, 13 mars 2001.
24
N°312 - Avril 2008
Les logements vacants à Rurutu (61 logements) représentaient au
dernier recensement de 2002 10% de l’ensemble des logements de l’île
(580 logements). La moitié de ces logements vacants sont situés sur la
commune de Avera, dont les habitants se sont dispersés en particulier
vers Vitaria.
Cette dissonance entre l’habitat traditionnel - qui inscrit l’identité et
l’histoire familiales dans l’espace du village - et les modes de vie contemporains plus autonomes, plus éloignés de la vie communautaire villageoise, oblige à distinguer entre lieux de vie et lieux de mémoire. C’est à
partir des villages que l’action missionnaire a façonné ce qui est aujourd’hui l’identité chrétienne traditionnelle des Rurutu, en rassemblant
la population dans des maisons familiales construites autour du temple.
La vie de la communauté croyante s’est organisée dans un espace où l’architecture, l’aménagement des maisons exprimaient, au-delà des générations qui se succédaient, la permanence d’une foi, d’une identité
familiale et communautaire.
L’évolution des modes de vie et d’habitation fragilise aujourd’hui une
coutume de Rurutu, la visite des maisons, au moment même où celle-ci
est mise en avant comme une attraction culturelle majeure. La nécessité
de faire vivre cette tradition contraste ainsi avec le déclin de sa signification sociale, si bien qu’on ne sait plus si le tour des maisons emmène les
touristes au coeur de la vie insulaire ou seulement dans sa vitrine.
Au contraire, le tour de l’île ou tere est l’occasion de renouer avec
les lieux délaissés lorsque la population s’est concentrée autour des temples. Si certains sites ont disparu de son itinéraire au profit d’autres plus
accessibles ou plus actuels, il permet, en réinvestissant des lieux qui auraient pu être oubliés ou abandonnés, d’actualiser la mémoire insulaire.
2.2 La visite des maisons
La visite des maisons a lieu à Rurutu deux fois par an, une première
fois le jour de l’an et une seconde fois au mois de mai, lors des festivités
du aufaura’a mê, quête organisée par les paroisses de l’église protestante
mâ’ohi.
La visite des maisons est une survivance des exigences missionnaires
en matière d’hygiène et de propreté. Cette visite avait initialement pour but
25
de récompenser la plus belle maison, la plus belle cour, le plus beau
pe’ue (natte) ou tîfaifai (patchwork) en stimulant l’esprit de concurrence, tout en encourageant les propriétaires à doter leur maison de tout
le confort moderne (installation des WC et de salle de bain à l’intérieur
des maisons, acquisition de nouveaux matelas).
Aujourd’hui le nombre des maisons à visiter a considérablement diminué, la disparition de l’attribution des prix allant de pair avec le désintérêt croissant des villageois. Surtout, presque toutes les maisons étant
désormais aux normes requises, la pertinence d’une telle visite est devenue moins évidente.
Peu de ménages acceptent désormais de voir défiler chez eux une
partie du village transformée pour l’occasion en comité d’inspection. Ce
qui faisait autrefois partie intégrante de la vie communautaire est désormais perçu comme une intrusion dans l’espace familial et privé, espace
qu’il faut protéger des regards extérieurs, de la convoitise et des vols.
Si cette pratique demeure, ravivée notamment par la présence des
touristes, la signification sociale de cette pratique s’est transformée. Il ne
s’agit plus de visiter toutes les maisons, et par là même toutes les familles,
mais simplement les maisons de ceux qui ont invité le comité organisateur à venir chez eux. L’auto sélection a remplacé le contrôle collectif a
posteriori. Seules quelques personnes âgées et les personnalités de la
paroisse ou du conseil municipal continuent à ouvrir leurs portes en signe
de bienvenue, marquant pour les uns leur attachement à la tradition et
pour les autres leur volonté de se distinguer en recevant, de façon ostentatoire, une partie de la population chez eux.
La présence des touristes, sans être directement à l’origine de la
transformation de cette pratique traditionnelle, a néanmoins contribué à
faire prendre conscience de la perte de sens de cette pratique.
Alors que jusqu’ici, la visite des maisons était aussi une visite des familles, la présence des touristes – d’autant mieux perçue que la participation des villageois tend à s’amoindrir – modifie les habitudes en
privilégiant un des aspects de la visite, l’aspect esthétique, au détriment
de la dimension sociale que revêtait autrefois cette visite, qui était aussi
l’occasion de se souhaiter la bonne année, de faire une prière pour les
malades et d’échanger quelques mots.
26
Carte de Rurutu
On retrouve cette même incertitude sur le sens du rituel lors du tere,
qui emmène touristes et insulaires autour de l’île, les premiers pour découvrir l’histoire légendaire de Rurutu, les seconds pour raviver leur appartenance à une terre où s’enracine la mémoire collective.
2.3 Le tere ou tour de l’île
Le tere ou tour de l’île a lieu à Rurutu tous les ans, généralement
durant la première semaine de janvier. Chaque village organise son tere,
qui passe obligatoirement dans les deux autres villages. Taaria Walker,
infirmière retraitée et habitante de Hauti décrit dans ses mémoires, le
tere en ces termes :
« …le lendemain, deux janvier, c’est le tere ‘a’ati, le tour de l’île traditionnel où les vieux révèlent aux jeunes les monuments ancestraux et
l’histoire de leur pays.
Toute la population, somptueusement habillée et couronnée, monte à
cheval, et le défilé s’arrête à chaque site remémorant un fait ou un événement historique. On procède au amora’a ‘o’a’i ou port des cailloux,
un sport déjà pratiqué par les ancêtres pour évaluer leur force. Au passage, on salue les deux autres villages, et le tour de l’île se termine au
village d’origine par un repas gargantuesque et le ‘a’aura’a pe’ape’a
ou réconciliation des personnes en conflit. » (Walker, 1999 : 26).
Outre les trois villages, le tere s’arrête obligatoirement à l’ancien village de Paparai pour le lever de pierres, et à la plage où débarquèrent les
premiers allochtones qui peuplèrent l’île. Le tere est donc un voyage à travers l’île, mais également à travers l’histoire de l’île. Il est l’occasion pour
les touristes de visiter l’île et pour les habitants de l’île de reprendre possession du territoire en visitant tous les ans des sites chargés de sens et
d’histoire.
Le tere s’apparentait autrefois à un voyage initiatique pour les jeunes
de l’île qui devaient apprendre les noms des lieux et les légendes liées
aux lieux. Louis Teinaore, vice-président du comité du tourisme, aujourd’hui âgé de 64 ans raconte :
« Ce que mes parents m’ont toujours dit, il faut retenir, alors depuis
mon enfance, j’ai retenu un peu ce que les orateurs ont raconté, et
quand tu entends ça tous les mois de janvier, tous les tere, et des fois,
28
Le village de Moerai vu de la route traversière (2002)
© Photo G. Malogne-Fer
on faisait trois à quatre tere par an, on était obligé. Nos parents nous
obligeaient à suivre le tere dans le but de retenir toutes les histoires
…c’était un peu dans le but de nous passer les histoires de notre île. »27
On comprend aisément que la coexistence des touristes et des insulaires s’accompagne de mode différents de penser et d’effectuer le tere.
Analysant les lieux « anthropologiques » définis comme des lieux à la fois
identitaires, relationnels et historiques, Marc Augé, estime que « le lieu anthropologique est simultanément principe de sens pour ceux qui l’habitent
et principe d’intelligibilité pour celui qui l’observe » (Augé, 1992 : 68).
Alors que les touristes n’ont aucun lien de parenté avec les héros
des récits, les personnes originaires de l’île perçoivent ces récits comme
autant d’occasions de se remémorer les liens de parenté et par là de propriété qu’elles entretiennent avec les lieux.
D’autre part, l’attrait touristique a parfois contribué à valoriser la
beauté esthétique d’un lieu au détriment de sa charge symbolique et de
sa signification historique.
Les modalités d’organisation du tere se sont considérablement transformées. Alors que le tere s’effectuait autrefois à pied ou à cheval, l’apparition des voitures et le bétonnage d’une partie des pistes et des sentiers
ont eu pour effets de rendre certains sites plus attractifs, notamment ceux
qui sont en bordure de route, et d’autres plus difficiles d’accès (comme
le plateau Tetuanui). Le tere est progressivement venu se superposer au
circuit de la route circulaire, qui lorsqu’il est effectué en voiture, contribue au rétrécissement de l’espace insulaire. Certains sites sont devenus incontournables alors qu’ils ne figuraient pas sur la carte il y a trente ans,
c’est le cas notamment de la mairie et des mairies annexes (la création
des communes date de 1972 en Polynésie française) qui organisent pour
l’occasion un concours de lever de pierres, traduisant par là la volonté des
élus locaux d’inscrire leurs actions politiques dans la continuité historique de l’île. Le tere est aussi utilisé pour légitimer l’action politique en
27 Entretien avec L. Teinaore, 9 mars 2002.
30
N°312 - Avril 2008
fournissant l’occasion d’admirer les réalisations et acquisitions communales éloignées des villages.
Alors que les visites des maisons tendent à raviver la compétition
intra villageoise, le tere, organisé par chaque village, repose sur la
concurrence entre les trois villages. Mais dans les deux cas, les jeunes se
sentent peu concernés par ces traditions qu’ils jugent répétitives et ennuyeuses. La transmission des savoirs qui était à l’origine, une des finalités du tere, s’est rompue du fait notamment d’une maîtrise insuffisante du
tahitien ou du rurutu chez les plus jeunes. Il faut redonner aux lieux une
signification, reconstruire un discours que l’on avait pu croire intangible. Désormais, la municipalité souhaite par la mise en place d’un toohitu ou comité des sages protéger et valoriser la mémoire de l’île, en
répertoriant par écrit l’ensemble des sites et des mythes associés.
Mais ce travail d’inventaire rencontre des difficultés, tant dans sa
mise en œuvre effective que du fait d’une incertitude sur l’utilisation ultérieure de ces savoirs accumulés, qui pourraient être rendus publics.
La mise en place du toohitu s’est faite dans le cadre du code des
communes qui donne la possibilité au conseil municipal de « créer des
comités consultatifs sur tout problème d’intérêt communal 28 ». La création de ce comité consultatif des sages a pour but de faire participer les
« anciens » de Rurutu aux affaires de la commune, relatives à la généalogie, au patrimoine culturel, linguistique et historique de l’île29. Le toohitu est composé de 21 membres, 7 membres par village. Il est chargé
selon le maire Frédéric Riveta de trois types de travaux : répertorier l’ensemble des légendes liées aux sites importants de l’île, notamment les
grottes et les marae, travailler sur le dialecte rurutu afin de publier un
lexique, enfin, d’établir les généalogies de l’île. Le toohitu est en somme
le « garant de la tradition », il a notamment pour but de préserver l’authenticité des propos des orateurs lors de l’organisation des tere en vérifiant la véracité des récits qui seront faits.
28 L’article L121-20-1 du code des communes de Polynésie française
29 Délibération n°35/rrt/99 du 28 mai 1999 portant création d’un comité consultatif dénommé « conseil des sages »
dans l’île de Rurutu.
31
Les personnes choisies sont généralement des hommes (une seule
femme est membre du toohitu) d’un certain âge, détenteurs des puta
tupuna ou livres de famille, qui datent le plus souvent de la fin du XIXè
siècle et dans lesquels sont consignés des informations pratiques, des récits et les généalogies familiales30. Mais la difficulté à laquelle se heurte
actuellement le toohitu tient à l’impossibilité de faire une synthèse entre
les différentes versions d’une même légende proposées par ses membres,
tous s’estimant détenteurs de l’unique version authentique, celle écrite
dans le livre des ancêtres et dont la parole ne saurait être remise en cause
ou sujette à compromis.
Le caractère familial des puta tupuna empêche la mise en place
d’une culture insulaire supra familiale, qui se voudrait univoque et détachée de toutes revendications foncières, une culture sans enjeu pratique,
destinée à faciliter la diffusion de l’information à destination des touristes.
Or les discussions quant aux attributions du toohitu révèlent des divergences d’interprétations. Une partie des membres du toohitu auraient en
effet souhaité ne pas être un simple pouvoir consultatif dépendant de la
municipalité et cantonné au domaine culturel, mais acquérir une autonomie juridique et financière dans le cadre du statut associatif conformément aux anciens toohitu chargés de régler les problèmes fonciers
de l’indivision en redistribuant pour partie les terres présumées domaniales, sur la base réactualisée des généalogies de l’île.
Derrière les différentes compréhensions du rôle que doit assumer le
toohitu, apparaissent des tensions quand à la définition de la culture,
entre d’une part une culture qui se montre et d’autre part une culture qui
se vit. Alban Bensa note une opposition comparable à propos de la
construction du centre culturel Jean-Marie Tjibaou à Nouméa et de la
place que doit occuper l’aire coutumière :
« Selon une attitude somme toute fréquente dans ce type de situation,
il n’est pas rare d’entendre dire qu’au fond la culture kanak est davantage une façon d’être qu’un ensemble de formes visibles et montrables. L’autonomie qu’acquiert la représentation de soi via les
30 Alain Babadzan note l’importance déterminante jouée par les puta tupuna dans le maintien de la tradition orale
(Babadzan, 1979).
32
N°312 - Avril 2008
institutions est valorisante parce qu’elle confère plus de visibilité mais
aussi contrariante dans la mesure où elle ne se superpose pas à ce qui
est effectivement vécu. Mais tout sentiment identitaire n’est-il pas immanquablement pris dans cette double contrainte ? » (Bensa, 2002 :
202)
La mémoire culturelle remise en ordre par le toohitu ne peut devenir spectacle qu’en passant sous silence les enjeux pratiques qu’elle représente pour les insulaires, de même que le territoire, pour se
transformer en paysage, en un espace offert au public, doit s’affranchir
des propriétés privées qui se veulent exclusives.
2.4 Les lieux à vocation touristique,
entre espace public et propriété privée
La présence des touristes implique une reformulation de l’espace insulaire, pour mettre en scène des paysages, des espaces à voir, par opposition au territoire vécu. Elle passe par la définition de « sites à vocation
touristique », par le tracé de chemins de promenade, c’est-à-dire le plus
souvent la revendication de lieux et de chemins susceptibles de constituer
un espace public ouvert aux touristes. Cette nécessité touristique s’oppose donc à l’idée (juridiquement fondée ou non) que la terre appartient à des propriétaires privés et l’île aux insulaires.
J.-D. Urbain a montré comment le rivage est devenu la plage au début
du XXè siècle européen, jusqu’à former une « société de plage » existant
en marge du monde réel (1996). Evoquant la cohabitation écologique
entre le milieu naturel - et ses habitants - et les estivants, il souligne le
« cannibalisme territorial » de l’activité balnéaire et la tendance à une
« privatisation des plages » (1996 : 312). A Rurutu, la transformation
d’une partie des rivages en plages se traduit au contraire par une « déprivatisation », qui rompt avec la conception traditionnelle polynésienne
selon laquelle la propriété d’une terre au bord du littoral se prolonge
jusqu’au platier et même, pour certains jusqu’au récif31.
31 Entretien avec T. Tepa, 12 mars 2002.
33
Ainsi, la plage de Naairoa, au sud de l’île, est depuis de nombreuses
années un lieu où se retrouvent les habitants de Rurutu et les visiteurs,
pour qui c’est une étape incontournable du tour de l’île32. Les propriétaires des terrains qui l’entourent se considèrent également propriétaires
de la plage, dont l’accès a pourtant longtemps été libre. Mais, raconte
l’ancien maire,
« …les gens ne faisaient pas attention, ils jetaient leurs bouteilles partout (...) et le propriétaire, à force de voir ça, il a mis un panneau au
bord de la route, les gens qui veulent aller là-bas, il faut d’abord aller
le voir et non pas aller de son plein gré (...) Il s’est dit : si je laisse tout
le monde entrer, je vais peut-être, un jour, voir ces gens sur mon coin,
et moi, je serai où33 ? »
La plage appartient bien, juridiquement, au domaine public, mais
les plages réputées publiques, ou d’accès libre, sont celles auxquelles on
peut accéder directement depuis la route, comme à Vitaria.
D’autres sites à vocation touristique soulèvent le même type de difficultés, comme les grottes et les marae34. Les dépliants touristiques vantent en effet les « grottes aux fantastiques stalactites et stalagmites »35 et
l’un des projets du comité du tourisme est d’aménager la grotte située à
Peva. Or, cette grotte, comme celle de Ana A’eo, indiquée par un panneau au bord de la route à Vitaria, sont situées sur des terrains privés. Le
comité du tourisme a dû renoncer à un « circuit thématique à Vitaria,
avec une piste piétonnière qui passait en arrière des sites, avec un accès,
des grands panneaux d’information36. ».
Les chemins de randonnée pédestre, qui représentent au total une
cinquantaine de kilomètres, sont situés sur les deux grands domaines du
Territoire, Metuarii et Atai - des domaines « territoriaux faute d’avoir été
32 « C’est la plus belle de Rurutu, avec son sable blanc très fin, ses rochers dans l’eau et son lagon peuplé d’une faune
et d’une flore multicolores », topoguide de Rurutu, Y. Gentilhomme.
33 Idem.
34 Lieux de culte de la Polynésie pré-missionnaire.
35 Topoguide de Rurutu, Y. Gentilhomme.
36 Entretien du 9 mars 2001.
34
N°312 - Avril 2008
cadastrés, il y a des revendications aujourd’hui, petit à petit » - et à Peva,
sur l’ancienne route Auti-Moerai, « dont personne ne se dit propriétaire37. »
Ce sont les panneaux de signalisation placés au bord des routes principales qui ont suscité le plus d’opposition de la part des habitants, si
bien que leur nombre reste très limité. S’ils ont toléré que des propriétaires de pension emmènent les touristes aux « sites touristiques », ils se
sont inquiétés du fait que « si tu mets un panneau, ça veut dire que tout
le monde peut y aller38. »
La lisibilité que suppose la transformation du pays en paysage fait
glisser des lieux considérés comme privés vers un domaine public « où
tout le monde peut aller » et peut être ainsi perçue comme une intrusion
dans l’espace privé des habitants, une atteinte à la privacy rurutu.
Le tourisme, dès lors qu’il est défini comme un axe prioritaire du
développement insulaire, semble agir (au moins dans un premier temps)
davantage comme un révélateur que comme un véritable agent de changement. A Rurutu, il vient prolonger et accentuer des dynamiques sociales
et spatiales déjà en oeuvre à l’intérieur de la communauté. Il simplifie la
représentation que celle-ci se donne d’elle-même en transformant des
tensions internes en confrontation avec des contraintes extérieures. Ainsi,
la mise en spectacle des lieux et des hommes est autant le fruit de la demande touristique que d’une volonté insulaire de construire un discours
sur soi, à un moment où l’identité collective paraît plus incertaine.
Yannick Fer
et Gwendoline Malogne-Fer
37 Entretien avec Y. Gentilhomme, 15 mars 2002.
38 Entretien du 9 mars 2001, op. cit.
35
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36
Les généalogies de Rurutu
sont-elles vraies ?
ou
Comment on écrit l’histoire
en Polynésie
La question de la « vérité » des traditions recueillies dans les sociétés océaniennes est depuis de longues années un objet de réflexion pour
les chercheurs en sciences humaines. Dans ces îles au peuplement récent à l’échelle de l’humanité, les périodes de l’histoire sont en effet relativement courtes. À défaut d’écriture dans les temps pré-européens, la
tradition orale s’avère un auxiliaire précieux des archéologues ou des
ethnologues désireux d’établir une reconstitution diachronique du passé.
En témoignent les très classiques travaux de José Garanger sur la sépulture du chef conquérant légendaire Roy Mata à Retoka (nord de Efate, Vanuatu), pour lesquelles les fouilles archéologiques ont confirmé les
différentes périodes évoquées par la tradition orale39.
En Polynésie française, c’est principalement sur la base d’études généalogiques que Paul Ottino a pu produire son inestimable Ethnohistoire
de Rangiroa (1965). Rappelons que cette étude inédite traite de l’origine du peuplement de Rangiroa, atoll des Tuamotu dont la langue est
quasiment identique à celle des îles de la Société. Au moyen d’une patiente enquête de terrain, travaillant au moyen de généalogies, de chants
traditionnels (fa’atara) de l’île et aussi à partir des courants marins et de
leurs noms, Paul Ottino a réussi à situer le berceau de ce peuplement. Il
s’agit de Vavau - ancien nom de Borabora -, que les ancêtres des habitants
actuels de Rangiroa auraient quittée environ vingt-huit générations avant
1960 (soit autour de l’an 1275, si l’on compte vingt-cinq ans pour une génération).
Malgré quelques belles réussites, le recours aux généalogies pour
reconstituer le passé océanien - polynésien en particulier - n’a pas manqué de susciter des interrogations et des réserves40, parmi lesquelles
celles restées célèbres de Robert Suggs (1960, rééd. 1981 : 55-56) :
« Ceux qui étudièrent la préhistoire polynésienne selon les traditions
orales crurent trouver un magnifique instrument dans les généalogies
recueillies dans les différentes îles, qui permettent de situer dans le
temps nombre de faits historiques importants (…) Des problèmes se
posaient cependant qui auraient dû faire douter de l’exactitude de ce
système. Tout d’abord, le fait que les généalogies de la Polynésie orientale et occidentale s’étendent sur des périodes très variables. C’est dans
les îles orientales, occupées en des temps relativement récents, que
l’on trouve les généalogies les plus étendues de toute la Polynésie (K.
Von Den Steinen 1928, vol. III, p. 64), certaines remontant à 2870
avant Jésus-Christ, alors que dans les îles occidentales, habitées depuis
des temps reculés et sources des populations orientales, les généalogies ne remontent avec certitude que de cinq cents ans dans le passé,
ou de sept cents ans au grand maximum (Cf. A. Krämer 1902, vol. III,
p. 465) (…) Comme si ces difficultés ne suffisaient pas, reste un autre
problème, celui d’évaluer le nombre d’années assigné à une génération, chiffre que personne n’est jamais parvenu à obtenir d’un Polynésien. On l’a fixé arbitrairement à vingt, vingt-cinq ou trente ans ; et l’on
est arrivé finalement au compromis de vingt-cinq. Mais que vaut ce
chiffre ? »
39 Pour un résumé de la question et son extension à diverses sépultures fouillées par José Garanger et d’autres archéologues au Vanuatu, voir Spriggs (1997 : 207-219).
40 Voir notamment Stokes (1930) au sujet de Hawaii, Rarotonga et la Nouvelle-Zélande ; Kelly (1940), toujours au
sujet de la Nouvelle-Zélande ; Latukefu (1968) pour Tonga; également, plus généralement, Mercer (1979).
38
N°312 - Avril 2008
En Polynésie orientale, qui plus est dans les îles de petite taille et aux
systèmes politiques autrefois assez hiérarchisés, la prudence s’impose
s’agissant d’examiner les généalogies de lignées de chefs pour lesquelles
les enjeux idéologiques et les répercussions dans le contrôle des terres
ont été et demeurent importants.
Anticipant les remarques de Suggs, le navigateur Eric de Bisschop –
qui effectua au début des années 1950 les relevés cadastraux de Rurutu
(Australes) – affichait ainsi une grande méfiance à l’égard des généalogies de cette île que les habitants venaient lui réciter ou lui montrer dans
de grands cahiers en langue vernaculaire où elles avaient été transcrites
depuis plusieurs générations.
Dans son article Rurutu, île sans passé ?41, de Bisschop écrivait
(1953 : 52) :
« Envoyé à Rurutu en mission topographique et cadastrale, je crus que
ma passion pour les ‘études’ polynésiennes allait pouvoir y être pleinement satisfaite. Il me fallut très vite déchanter, contrairement à ce
que j’avais espéré, je puis aujourd’hui, après plus de deux ans de séjour sur les lieux, affirmer qu’il est au contraire rare de trouver une île
polynésienne où tout ce qui aurait pu nous parler du passé avait été à
ce point effacé, à ce point ignoré, à ce point hélas méprisé. »
Il ajoutait ironiquement (1953 : 55-56) être malgré tout persuadé
« que si un jour, un de ces ethnologues dont je connais quelques
échantillons venait à débarquer dans cette île, nous le verrions après
quelques mois de séjour repartir enchanté de sa mission, riche d’une
documentation nouvelle, de révélations de vieillards, de ces ‘vieilles légendes’ et surtout d’impressionnantes généalogies qui bientôt lui permettront de publier un bulletin définitif sur l’ethnologie de Rurutu. »
Nous nous attacherons précisément ici à l’étude des généalogies de
cette île de Rurutu, conservées dans différents puta tupuna (livres – de
l’anglais book - ancestraux) de l’île, que nous avons consultés entre 1990 et
1998, principalement lors d’enquête sur place. Au sujet de ces puta tupuna,
41 Cet article est formellement signé Eric de Bischop (et non de Bisschop).
39
de leurs auteurs et conditions d’écriture, à Rurutu et aussi, plus généralement en Polynésie française, nous renvoyons à notre article : Quand la
voix devient la lettre. Les manuscrits autochtones – puta tupuna – en
Polynésie française »42.
Celui qui se penche sur les généalogies de Rurutu découvre bien vite
une controverse vivace, qui continue d’opposer dans cette île certains descendants de la famille Teuruarii, considérée comme la « vraie » lignée
royale de Rurutu, à ceux d’autres lignées. Ce dernier exemple mérite d’être
étudié dans le détail puisqu’il révèle mieux que tout autre la complexité du
travail généalogique en Polynésie française sur des sources nombreuses
mais contradictoires. Il pose de sérieuses questions sur l’élasticité du
temps sous les tropiques et sur la façon dont on écrit l’histoire…
Le litige porte sur la personne de Paa Teuruarii III, ari’i (roi) de
Rurutu au milieu du XIXè siècle, appartenant à la lignée des Teuruarii.
Certains prétendent qu’il serait en fait originaire des îles Sous-le-Vent et
ferait partie de la famille Teururai de Huahine (la proximité des patronymes - Teuruarii d’un côté, Teururai de l’autre - facilitant la thèse de la
confusion des deux généalogies). Bien que nous soyons là au cœur du
XIXè siècle, soit le temps de l’écriture, et qui plus, un temps relativement
proche de nous, le désaccord est grand, les sources ne permettant aucun
accord au sujet de la succession des rois de Rurutu à cette période et de
la nature des liens familiaux ou généalogiques qui les unissent.
Le jeune roi de 1822
Lorsque les missionnaires anglais William Ellis, Daniel Tyerman et
George Bennet débarquent à Rurutu fin septembre 1822 à bord du Mermaid, ils rencontrent le roi de l’île, décrit comme
« un jeune homme de dix-huit ans environ, au teint clair, à la figure
douce, à la démarche gracieuse : il s’appelle Teuruarii, sa jeune épouse
l’accompagne, « excessivement aimable et modeste » ainsi que leur
42 À paraître, dans le JSO N° 127, 2008-1. Voir aussi Babadzan (1979).
40
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enfant qui « pour la blancheur et la délicatesse de sa complexion
pourrait être comparé à la plupart des enfants d’Europe43. »
Qui est donc ce personnage, à l’intérieur de la lignée des ari’i Teuruarii ? La plupart des versions de la généalogie des Teuruarii consignées
dans les puta tupuna de Rurutu établissent que l’évangélisation a lieu du
temps du roi Toromona Teuruarii ; certaines indiquent toutefois qu’elle
intervient sous le règne de son prédécesseur, Teramana Teuruarii (qui
avait lui-même succédé à un dénommé Ariiatua Teuruarii). Compte tenu
du jeune âge du personnage évoqué par Ellis, il est tout à fait possible
qu’il s’agisse de Toromona, qui aurait vraisemblablement remplacé Teramana depuis peu de temps.
Les noms de ces rois posent néanmoins quelques problèmes. Tout
d’abord, leur proximité phonétique – Toromona et Teramana – peut là
aussi prêter à penser qu’ils pourraient ne faire qu’un. D’autre part, Toromona est clairement la traduction de Salomon, personnage biblique
dont la renommée se répand en Polynésie en ce début de XIXè siècle ;
que ce légendaire roi d’Israël ait pu inspirer l’identification de la part
d’un ari’i polynésien de Rurutu et devenir son nom de baptême ne fait
aucun doute, mais il est étrange que son nom polynésien préalable ne
soit pas resté dans les mémoires (la seule source, à notre connaissance,
qui donne à Toromona un autre nom – Taneinainaitera – est le puta tupuna du pasteur Teriimana Poetai sur lequel nous reviendrons).
La confusion se poursuit sous la plume de Pierre Vérin, qui dans
l’ouvrage biographique du Père O’reilly et (de) Raoul Teissier Tahitiens
(1962 : 558) rédige une notice ambiguë. Il remonte au règne de Teauroa
Teuruarii, qui fut le premier de la lignée Teuruarii à dominer toute l’île,
au XVIIIe siècle :
43 Cf. De Bisschop (1953 : 77), qui s’appuie lui-même sur les écrits des missionnaires. Notons toutefois une erreur
d’une année dans la chronologie résumée par De Bisschop : celui-ci date le début de l’évangélisation de l’île (entreprise par Au’ura, Puna et Mahamene) de juillet 1820, et le séjour des missionnaires de septembre 1821, alors
qu’Ellis (1972 : 690-691) date assurément l’évangélisation de juillet 1821 et son premier séjour à Rututu de fin septembre, début octobre 1822. Dans la suite de son article, De Bisschop rectifie sa chronologie en indiquant que la visite de John Williams date de 1823 (ce qui est exact) et qu’elle eut lieu un an après celle d’Ellis, Tyerman et Bennet.
41
« Le roi Teauroa n’eut aucune peine à étendre son hégémonie sur Rurutu en usant de la diplomatie et de la ruse. Il transféra la capitale à
Moerai, l’actuel chef-lieu de l’île où existe une vallée aménageable en
tarodières. Ses successeurs Mae, puis Ariiatua moururent jeunes. Les
premiers Européens découvrirent l’île sous leur règne. Teuruarii I fut roi
après Ariiatua et est connu sous le nom de Taromona, Salomon, qui fut
soit un nom de baptême, soit un nom donné par les marins. La conversion au protestantisme de Rurutu eut lieu au temps de Teuruarii II. Son
successeur, Paa Teuruarii III présida d’une main ferme à la prospérité
du petit royaume protestant de Rurutu. Il mourut âgé, un peu avant
l’établissement du protectorat ou la prise de possession effective par la
France44. »
Reprenons la chronologie de Pierre Vérin. Le premier signalement
de Rurutu par les Européens (le capitaine Cook, qui n’y débarque pas)
remonte à 1769 ; son évangélisation commence en 1821 sous l’égide de
Au’ura (ou A’ura), membre d’une famille de chefs de Rurutu qui a été en
contact à partir de mars 1821 avec les missionnaires protestants aux îles
Sous-le-Vent. En juillet 1821, il s’en retourne à Rurutu convertir les siens,
en compagnie des évangélistes polynésiens Puna et Mahamene. Cet épisode précède le débarquement des hommes de la London Missionary
Society (septembre 1822)45. À cette période, le roi de Rurutu est-il Teramana, Toromona ou bien encore Taromona ?
L’idée de l’existence d’un roi Taromona (qui n’apparaît que sous la
plume de Pierre Vérin) doit être abandonnée, car il s’agit clairement de
la fusion des deux premiers noms. Ce qui compte est qu’il indique bien
deux personnages distincts, précisant, dans son cas que l’évangélisation
de Rurutu a lieu du temps du second (Teuruarii II).
44 Paa Teuruarii est décédé en mars 1886. En mars 1889, le protectorat français est établi sur Rurutu ; l’annexion
a lieu le 25 août 1900. Sur ces épisodes, voir Vérin (1964 ; 1965 ; 1987) et Caillot (1910 : 493-520) qui reproduit
les lois codifiées du royaume en vigueur au début du XXè siècle. Sur la période pré-européenne, voir aussi Vérin
(1969).
45 Au sujet de l’évangélisation de Rurutu, voir aussi le résumé par Alain Babadzan (1982 : 11-18), basé sur les correspondances et écrits des missionnaires.
42
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La lignée s’interrompt
Poursuivons la lecture des textes relatifs à cette période de l’évangélisation de l’île, à travers le résumé d’Eric de Bisschop (1953 : 79) :
« Un an après la première tournée des trois pasteurs Ellis, Tyerman et
Bennet, Rurutu reçut la visite de Williams (1823), pasteur qui occupe
dans l’histoire des Missions protestantes du Pacifique sud une place
de premier plan. Lui aussi revient enchanté : il se félicite d’être arrivé
dans cette île de néophytes à un moment critique et à point ! Deux
camps s’y étaient formés, chacun sous la direction des deux conseillers
et instructeurs indigènes Puna, Mahamene, à cause de la succession
royale, le jeune roi Teuruarii n’ayant laissé aucun héritier direct en âge
de lui succéder. »
Ainsi, le ari’i ou roi46 de Rurutu est-il décédé entre la fin 1822 et la
fin 1823. Si le jeune roi aperçu en octobre 1822 est bien Toromona, on
peut légitimement se demander ce qu’est devenu le bébé signalé par les
missionnaires. Les seules explications possibles seraient que ce bébé soit
lui aussi décédé, ou qu’il n’ait pas été l’enfant de Toromona, d’où l’absence de postérité de celui-ci.
Dans l’ensemble des puta tupuna de Rurutu que nous avons consultés, il est toutefois bien précisé qu’après Toromona s’interrompt cette lignée, sectionnée à l’image d’une branche. Comme nous l’expliquait en
mai 1990 à Rurutu, Maevaroa Teuruarii47 – descendant direct de la famille
royale – « a mutu te ‘ua’ai, ‘a mutu te ‘a’atapu ia Toromona » (la
descendance s’arrête, la ramification est coupée avec Toromona).
L’idée que c’est pour la première fois que s’interromprait la lignée
des Teuruarii est aussi un indice permettant de relativiser l’exactitude de
cette généalogie, avant Toromona. Elle comporte pas moins de dix-huit
générations depuis l’ancêtre fondateur, Iroitepumau, jusqu’à Toromona
(fils de Teramana) – qui vient à la dix-neuvième génération –. Or, jusque
46 Le pouvoir politique étant centralisé à Rurutu depuis le XVIIIè siècle, on peut ici traduire ari’i par roi, même s’il
existe encore à cette époque d’autres chefs ou membres de lignées de chefs désignés du même nom (ari’i).
47 Né le 22-08-1941 à Moerai, Maevaroa Teuruarii y est décédé au début des années 1990. Il était fils de Toromona
Teuruarii (chef, puis maire de Rurutu à partir de 1972 ; lui-même petit-fils d’Epatiana, le dernier roi de l’île).
43
là, cette lignée établie par ordre de primogéniture, ne s’interrompt jamais et ne comprendrait que des héritiers mâles, ce qui est évidemment
très improbable à l’échelle de dix-neuf générations. Il y a tout lieu de
croire que c’est plutôt la consignation à l’écrit de ces généalogies, dans
un contexte d’acculturation missionnaire, qui a produit une telle recherche de patrilinéarité ; celle-ci détonne d’autant plus que les systèmes
de parenté des Polynésiens des îles Australes sont globalement indifférenciés, même si une certaine accentuation patrilinéaire est notable à Rurutu – Cf. Panoff (1970) –.
Pour en revenir à l’expression « a mutu te a’atapu », trois interprétations peuvent en être données :
– soit l’on considère que la lignée s’interrompt, le ari’i n’ayant pas
eu de descendance ;
– soit elle s’interrompt du fait qu’il n’ait pas d’héritier mâle ;
– soit il y a rupture du fait que l’aîné des enfants serait de sexe féminin.
Sur ce point, j’ai moi-même eu l’occasion d’assister à une controverse, en mai 1990 à Moerai (Rurutu) entre Maevaroa Teuruarii et sa tante
Teauraiarii Teuruarii Ariiotima – dite mama Temo –, sœur de Toromona
Teuruarii (le père de Maevaroa). L’aîné des enfants de Maevaroa étant une
fille (Gisèle; suivie de deux autres filles, Rackel et Maraeura, puis d’un
garçon, Claudio), celui-ci (Maevaroa Teuruarii) considérait qu’à nouveau,
à travers lui, la lignée royale s’interrompait. A l’inverse, sa tante, très soucieuse de la perpétuation du prestige des Teuruarii, arguait que la lignée
se poursuivait à travers Claudio, bien qu’il fût un cadet.
Quoi qu’il en soit, si la lignée royale s’interrompt officiellement pour
la première fois après la mort de Toromona en 1822 ou 1823, c’est certainement parce que, du fait de la présence d’Européens, l’absence d’héritier direct d’un Teuruarii n’échappe pas à la censure ou au rafistolage
généalogique.
La succession du ari’i Toromona, dont il est question ici, s’avère relativement difficile. William Ellis (1972 : 692) relate que :
« …le jeune roi était mort et la présence de deux candidats à l’autorité suprême avait entraîné la formation de deux villages au lieu d’un
44
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seul : à chaque village était attaché un maître48. Comme les amis
d’Auura n’avaient pas réussi à lui faire obtenir le gouvernement de l’île,
le maître qui lui était attaché proposa, en guise de compensation, de le
nommer roi de l’église. Quand on soumit le problème à M. Williams,
il leur dit que le Seigneur Jésus-Christ était roi de l’église ! qu’il était
leur souverain aussi bien que sauveur ! et que dans la Bible, il n’était
pas question de la nomination d’un autre roi dans l’église ! Ces raisons
parurent suffisantes et les amis d’Auura se satisfirent de le voir occuper la première place dans son propre district, tout en demeurant
subordonné à l’oncle du roi décédé qui avait été le candidat heureux
au gouvernement de l’île. »
L’étirement abusif des générations
Succède donc à Toromona, son oncle. Mais quel oncle ?
Pour Maevaroa Teuruarii (information orale, 1990), succède à Toromona (Teuruarii II) son frère cadet Teuirataaroa, dit Paa, connu sous
l’appellation Teuruarii III. Paa épouse Temata’urarii a Tavita, qui lui donne
une fille Tetuamarama (laquelle épouse Marama a Faatau a Teururai, de
la famille royale de Huahine). En secondes noces, Paa épouse Taarouru
a Mootua, qui lui donne quatre enfants ; l’aîné des quatre est une fille,
mais la lignée royale continue à travers le fils cadet, Epatiana Teuruarii IV,
né le 08-08-1879, et qui est le roi de Rurutu au moment de l’annexion
(1900). (On notera au passage que bien que l’aîné de chaque lit de Paa
soit une fille, la lignée royale se perpétue ici à travers son fils cadet; personne n’évoque ici une quelconque rupture, ce qui semble donner raison
aux arguments de mama Temo face à son neveu Maevaroa, dans le débat
relaté plus haut).
Il y a néanmoins lieu d’émettre de sérieux doutes au sujet de l’identité posée par Maevaroa Teuruarii entre Teuirataaroa – qui serait frère
de Toromona –, et Paa Teuruarii III. En effet, Ellis évoquait un remplacement du jeune roi (vraisemblablement Toromona) par son oncle et
non par son frère cadet. Par ailleurs, Epatiana, dernier roi de Rurutu,
48 Par maître, il faut comprendre : instructeur, évangéliste autochtone (native teacher).
45
voit assurément le jour en 1879 et meurt en 1933. Son père est effectivement connu sous l’appellation Paa Teuruarii III, mais compte tenu de la
date de naissance d’Epatiana, il serait impossible que Paa soit la même
personne que l’oncle de Toromona (si Toromona étant le jeune roi décédé entre 1822 et 1823).
D’ailleurs, d’autres généalogies (qui nous ont été montrées en 1991
et 1993 à Rurutu par Mitara Manate Alvès49) indiquent que Teuirataaroa
n’était pas le frère cadet ni même l’oncle, mais le grand-oncle de Toromona ; Teuiraataaroa serait frère de Ariiatua (lequel Ariiatua était le père
de Teramana, lui-même père de Toromona). Dans cette hypothèse, il devient tout à fait impossible que l’oncle ou grand-oncle du jeune ari’i décédé en 1822 ou 1823 ait une fille aînée (Tetuamarama) qui voit le jour
dans les années 1850 suivie d’autres enfants vingt ou trente ans plus tard.
Assurément, Teuirataaroa ne peut être Paa Teuruarii III. Soit, il est le
père de Paa ; soit il existe au moins un personnage faisant la transition
entre l’oncle ou grand-oncle de Toromona, et le roi Paa Teuruarii III.
Avant de nous interroger sur ce saut ou de cet étirement abusif de générations, examinons d’autres hypothèses quant à la succession de Toromona, en 1822 ou 1823.
Un puta tupuna de Rurutu appartenant à Roo Mateau (puta tupuna
qui n’est pas le même que celui de Taputu Mateau conservé au Peabody
Museum de Salem, Massachussets) donne la succession suivante (à partir d’ici, c’est nous qui traduisons) :
« - Teramana. Ua tae te evanelia.
- Toromona.
- Tiraatoaimaurea. E piti tana vahine, o Temataurarii e o Taarouru. »
Traduction :
- Teramana. Arrivée de l’évangile.
- Toromona.
- Tiraatoaimaurea; il eut deux femmes : Temata’urarii et Taarouru.
49 Née à Rurutu en 1943, elle y est décédée en 1994. Pour une évocation de cette grande dame, férue de généalogies, voir La dépêche de Tahiti, 08-11-1994, p. 14.
46
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S’il n’y a pas de doute que le dernier personnage soit bien le roi Paa
Teuruarii III (effectivement marié successivement à Temata’urarii et Taarouru), le problème est qu’ici, il se nommerait Tiraatoaimaurea50 (et non
Teuirataaroa). Toutefois, quel que soit son nom, il ne saurait s’agir de
l’oncle (ou grand-oncle) de Toromona qu’évoquait Ellis, car cet oncle
ou grand oncle serait bien trop âgé pour avoir des enfants dans les années
1880, comme on l’a vu précédemment.
Un autre texte de Rurutu51 donne de ce passage de la généalogie des
Teuruarii la version suivante :
Texte original
Teuruarii III teie.
Teuruarii taoto ia Temataurarii
Tetuamarama (v) taoto ia Teramana
Teriiteporouarai eo Teanunu (v) eo Temataurarii
Te piti o te vahine a Teuruarii
Teuruarii taoto i te vahine Taarouru
Teuruarii maha eo Mearoha eo Tautiare eo Ta utiti.
Traduction :
Au sujet de Teuruarii III.
Celui-ci dormit avec Temataurarii
(Leur fille) Tetuamarama (vahine) dormit avec Teramana
(Ils eurent pour enfants) Teriiteporouarai et Teanunu (vahine) et
Temataurarii
Quant à la deuxième femme de Teuruarii Teuruarii dormit avec
Taarouru
(Ils eurent pour enfants) Teuruarii IV et Mearoha et Tautiare et Tautiti.
Ce texte appelle deux remarques. La première, de détail, porte sur le
fait que l’époux de la fille aînée de Teuruarii III soit nommé ici Teramana.
50 Dans le puta tupuna de Taputu Mateau (p. 3), figure également le nom Tiraatoaimaurea comme successeur de
Toromona et prédécesseur de Epatiana.
51 Texte recopié par nous. Pas de mention de l’auteur du texte.
47
Il n’y a pas d’erreur, mais ce Teramana n’a rien à voir avec un autre Teramana, qui régna autrefois sur Rurutu, avant Teuruarii III. Il se trouve
que Teramana est aussi un des noms de Marama Faatau Teurura’i, prince
de Huahine, qui épouse bien la fille aînée de Paa Teuruarii III52.
La seconde remarque est plus essentielle. Au vu de ces recoupements
généalogiques successifs, la personne de Paa Teuruarii III devient mieux
connue (à travers ses épouses, ses enfants) mais l’idée qu’il ne ferait
qu’un avec l’oncle du jeune ari’i décédé dans les années 1820 s’éloigne
définitivement.
En effet, c’est en 1877 que Tetuamarama, fille aînée de Paa, épouse
Marama Faatau Teurura’i ; Marama est né en 1851, et son épouse semble plus jeune encore, c’est-à-dire, née vers 1855. Dans ces conditions,
le roi Paa n’est vraisemblablement pas né après 1835 et il serait douteux
qu’il soit né bien avant (en tout cas, avant 1820) puisqu’il est père pour
la première fois dans les années 1850 (les enfants de son second lit naissant même autour de 1880).
Il est donc clair maintenant qu’il manque une génération entre le
successeur de Toromona Teuruarii II, et Paa Teuruarii III53. Autrement
dit, comme à Raiatea54 où entre Tamatoa le grand (dit par Teuira Henry Tamatoa IV) et Tamatoa V (fils de la reine Pomare) existe un Tamatoa IV bis,
il y aurait à Rurutu un Teuruarii II bis dont on ne sait quel lien il entretient
avec Paa Teuruarii III (si ce n’est qu’il le précède sur le trône de l’île).
52 Selon les sources, ils se marient en 1877 à Fare, Huahine, ou le 8 août 1881 à Moerai, Rurutu. Une de leurs filles
est la dernière reine de Huahine, Tehaapapa III (que d’autres nomment Tehaapapa II).
53 Sur la dernière page d’un carnet de notes figurant dans le fonds Stokes des archives du Bishop Museum de Honolulu (Group 2, p. 7, box 12.3), figurent les indications suivantes : « Epatiana 1885. Teuruarii 1845. Aparaama
1825. »
Rappelons que John Francis Gray Stokes (1875-1960), longtemps directeur de ce musée et fondateur de la Anthropological Society of Hawaii, mena des missions ethnographiques aux îles Australes dans les années 1920. Nous ne savons comment lui sont parvenues ces informations (approximatives, car Epatiana devient roi en 1886 et non 1885,
de même que le dit Aparaama devient roi en 1822 ou 1823 plutôt qu’en 1825). Quoi qu’il en soit, on notera tout
d’abord ce nom Aparaama (transposition d’Abraham, l’un des personnages fondateurs de l’Ancien Testament ; nom
relevé uniquement ici et dans le puta de Taputu Mateau, (p. 21) ; également, le fait qu’ici aussi, Teuruarii (III, père
de Epatiana) ne devient pas roi dès les années 1820 mais plus tard, dans la décennie 1840.
54 Sur la généalogie des Tamatoa, voir le texte de René Calinaud repris par Raoul Teissier dans Chefs et notables
(1991 : 72-76), ainsi que notre ouvrage, Saura (2003).
48
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Un roi venu de Huahine ?
Pour comprendre les raisons de ce mystère, on peut se tourner vers
une autre version de la généalogie des Teuruarii, que nous a fournie Mitara Manate Alvès en mai 1990 à Avera-Rurutu. Elle s’établit ainsi (informations données ici en français) :
« Teramana dormit avec Rorotearii. Leur fils Toromona dormit avec
Naumi, et ils n’eurent pas d’enfants. Devint alors roi de Rurutu le dénommé Teuirataaroa, dit être le frère de Ariitua et donc l’oncle de Teramana et le grand-oncle de Toromona. »
Toromona Teuruarii dont l’épouse est nommée Naumi paraît toujours être le jeune roi que décrivaient les missionnaires en 1822 (récit de
William Ellis), âgé alors d’environ dix-huit ans. S’il meurt peu avant sa
vingtième année, fin 1822 ou début 1823, il est impossible que l’identité
de son successeur, qu’il s’appelle ou non Teuirataaroa (ou bien Tiraatoaimaurea) se confonde avec celle de Paa Teuruarii III – vraisemblablement pas encore né à cette date –. Pour Mitara Manate Alvès, succède
à Toromona son grand-oncle Teuirataaroa, qui épouse Tura’ura a Metuarii, laquelle lui donnerait deux filles (Tautiare et Vaiatae) et un garçon
(Paa Teuruarii III, qui épouse Temata’urarii et Taarouru).
Pourquoi la généalogie des Teuruarii telle que relatée par Maevaroa
efface-t-elle un personnage entre Toromona (dit Teuruarii II) et Paa (Teuruarii III) ? Et surtout, pourquoi, dans les mémoires comme dans les
textes, aucun numéro n’est attribué au roi qui s’intercale entre Teuruarii
II et Paa Teuruarii III ? S’agit-il d’une erreur ou d’un oubli volontaire ?
Devant nous, Mitara Alvès posait une autre hypothèse, à savoir que
ce flottement dans la généalogie servait en fait à dissimuler l’origine extérieure à Rurutu de Paa Teuruarii III. Dans ce raisonnement, ce ari’i ne
serait même pas l’oncle ou grand-oncle du jeune roi décédé dans les années 1820, mais un personnage venu de Huahine et qui se serait inséré
dans la lignée royale de Rurutu, en succédant à Teuirataaroa qui n’aurait
pas eu d’héritier mâle (seulement deux filles, Tautiare et Tautiti).
C’est surtout le pasteur protestant Teriimana Poetai qui n’a eu de
cesse, de son vivant, dans ses paroles et dans ses écrits, de soutenir cette
49
théorie d’une collusion (ou même d’une confusion) des Teuruarii de Rurutu et des Teururai de Huahine.
Sur le fond, l’idée que les Teuruarii seraient tous des Teururai ne fait
évidemment guère sens. En effet, toutes les généalogies (fournies par les
membres de la famille Teuruarii comme ceux d’autres familles) concordent pour poser que la lignée Uruarii ou Te-urarii (« les Uruarii ») de Rurutu s’étend sur quinze générations avant même le début du XIXè siècle55.
Il est cependant évident que certains habitants de Avera, fiers d’appartenir à d’autres lignées aristocratiques de Rurutu (notamment les Tanete’e
de Avera - dont descendent Teriimana Poetai et Mitara Manate Alvès -,
concurrents historiques des Teuruarii) tentent par tous les moyens
d’amoindrir la légitimité des ari’i Teuruarii. Ils trouvent donc prétexte
d’une proximité phonétique des patronymes Teuruarii et Teururai,
55 L’histoire pré-européenne de Rurutu a fait l’objet en 1939 d’une synthèse inédite ; conservée au Bishop Museum
de Honolulu) digne de foi, sous la plume d’Alan Seabrook, sur la base de différents puta tupuna de l’île datant des
XIXè et XXè siècles. En résumé, le premier peuplement de l’île pourrait remonter aussi loin que le Xè siècle de notre
ère, par des hommes venus des îles de la Société. Ceux-ci se seraient d’abord installés à Raivavae et Tubuai avant
de conquérir Rurutu. La lignée des Uruarii - dont le lointain fondateur serait Io ‘ura, originaire de « Avai » - existe
donc dès avant son installation à Rurutu. Dans cette île, les traditions évoquent une population antérieure aux
conquérants venus de Raivavae et Tubuai, formée d’hommes à la peau rouges, nommés les Aairi. Ceux-ci auraient
été exterminés par Toamiri’ura, chef du groupe des Tanete’e (parents des Uruarii, mais installés ultérieurement à
Rurutu, et donc rivaux de ceux-ci).
A Rurutu, les Uruarii s’installent principalement sur le littoral de Vitaria ; ils se divisent en groupes parentaux nommés Metuarii, ‘Atia, Vairuoroo, Vaerota. A Una’a, les Uruarii se subdivisent en Taura mo’ora, Taura, Tuivao, Tauirara’i,
auxquels s’ajoutent un groupe allié, les Atipa.
Les descendants de Toamiri’ura sont les Tanete’e et les Peva (ou Peva-tu-noa), qui ne vont cesser de lutter contre
leurs lointains parents Uruarii de Vitaria. Onze générations avant Epatiana, la tradition orale retient la défaite des
Uruarii contre les Peva, dans un combat qui se solde par la mort du chef Uruarii Taaroaiatua. Deux générations plus
tard, à Unaa, les Peva tuent le chef Uruarii Ariititia, mais battent en retraite. Puis les guerriers Peva sont décimés
lors du raid qu’ils tentent à nouveau à Una’a, à la falaise Aramaniania. Le secteur de Unaa est ravagé par de nombreuses guerres entre les différents groupes Uruarii et par les attaques de Peva, qui entraînent un repli de réfugiés
de Una’a vers Vitaria, chefferie Uruarii qui devient vite surpeuplée. Le chef Uruarii Taaitini lance à son tour une attaque contre les Peva-tu-noa de Avera, dans laquelle il trouve la mort ainsi que trois autres guerriers. Les gens de
Peva refusent de rendre leurs corps, qu’ils jettent à la mer, ce qui entraîne un appel à la vengeance émis par le grand
prêtre Uruarii Tua’anae’u. Effectivement, vidés de leur force, les Peva sont battus. Puis, Te’auroa, successeur de
Taaitini, tend un piège aux chefs Peva, qu’il invite à un repas de réconciliation à la grotte Anaio, où ceux-ci sont jetés
dans des fours. Ayant définitivement assis son pouvoir sur ses ennemis, il pacifie l’île, met fin au cannibalisme, fixe
sa résidence à Moera’i, confie la chefferie de Avera à des Tanete’e alliés aux Uruarii. La visite de Cook (1769)
aurait eu lieu au temps de Ma’e, successeur Uruarii de Te’auroa.
50
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renforcée par des liens familiaux (descendants, et non ascendants) à travers le mariage de Tetuamarama – fille de Paa Teuruarii – et de Marama
Teramana Teururai, pour aller parfois jusqu’à prétendre (nous l’avons
entendu) que les Teuruarii sont en fait des Teururai, totalement étrangers
à l’île ! Si ce point de vue est totalement exagéré (le nom Teuruarii – ou
Te uruarii – préexistant donc largement à l’union des Teururai et Teuruarii), un mystère demeure autour de la succession entre l’oncle ou
grand-oncle de Toromona, et le personnage de Paa Teuruarii III, ces deux
ari’i étant trop distants dans le temps.
Le puta tupuna du Pasteur Teriimana Poetai
Passionné de l’histoire de son île, Teriimana Poetai avait entrepris
dans les années 1950 et 1960 le sauvetage des puta tupuna de Rurutu
par une entreprise de recopiage qui eut néanmoins l’inconvénient d’ouvrir la porte à une modification des textes originaux. Nombre des puta tupuna, aujourd’hui conservés sur l’île sont en fait des copies récentes de
textes beaucoup plus anciens, remontant à la fin du XIXè siècle. Au fil de
ces recopiages, immanquablement, des altérations se produisent, des
nouvelles idées apparaissent, comme nous l’avons démontré (Saura
2005a) au sujet de l’assimilation très récente de la population ‘Äti ‘ura (lignage – ‘äti - lié à la couleur rouge – ‘ura –) à des « peaux-rouges »
(Amérindiens) venus de l’Est 56.
Teriimana Poetai est l’auteur d’un puta tupuna rédigé dans les années 1950/60 sur la base d’autres puta. Durant la décennie 1980, ce texte
a été entièrement dactylographié (sous la forme de deux volumes) par
Jeannine Pittman (épouse de pasteur) à l’initiative du président de l’Eglise
évangélique de Polynésie française (devenue Eglise protestante maòhi)
Utia Marurai et du secrétaire général John Doom. Comportant plus de
deux cents feuillets, ce tapuscrit a été mis à la disposition des lecteurs au
Centre de documentation de l’EEPF l’espace de quelques années (19881991 environ) avant d’être retiré de la consultation par des descendants
56 Si les textes anciens mentionnent bien l’existence d’une population dite ‘Äti ‘ura, il faut attendre les recopiages
des années 1960 pour qu’une telle assimilation soit posée explicitement, alors qu’elle est absente de tous les manuscrits originaux antérieurs.
51
du pasteur Poetai. Nous l’avons nous-même consulté de nombreuses fois
à l’EEPF autour de 1990.
Le puta du pasteur Poetai étant construit sur la base de différentes
versions de l’histoire et des généalogies de Rurutu, les contradictions n’y
sont pas peu nombreuses. S’agissant de la lignée des Teuruarii, la première version qu’il mentionne est ainsi rédigée :
(À la douzième génération des descendants de Taneuri, ancêtre des
Teuruarii, se trouve Ma’e, fils de Taaitini et de Tehouatearii vahine).
Texte original
« 13. Mae taoto i te vahine ia Teoarii fanau raua o Ariiatua
14. Ariiatua taoto i te vahine ia Teupoo fanau Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I
15. Roonuiariiatua Teuruarii I taoto ia Roro fanau Taneinainaitera ia
Teuruarii II
16. Taneinainaitera Solomona a Teuruarii, aore i fanau tama. Te haatapu mau teie, ua motu ! »
Traduction
13. Mae dormit avec la femme Teoarii et ils eurent (pour enfant) Ariiatua
14. Ariiatua dormit avec la femme Teupoo et ils eurent (pour enfant)
Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I
15. Roonuiariiatua Teuruarii I dormit avec Roro et ils eurent (pour enfant) Taneinainaitera a Teuruarii II
16. Taneinainaitera Solomona a Teuruarii n’eut pas d’enfant. La lignée
véritable s’interrompt ainsi !
Une autre version plus complète de la généalogie royale apparaît
plus loin dans son texte :
Texte original
Te vaheraa ono o te opu arii
Mae taoto ia Teoarii fanau :
1. Ariiatua 2. Tauniua 3. Ati 4. Teuirataaroa 5. Teapuarii 6. Haamana
7. Hiro 8. Hinaoiarii 9. Tetuamarama 10. Ieie 11. Atohinaupoo
tamarii rave : ua rave o Mae ia Teuirataaroa eo Ruatahito
52
N°312 - Avril 2008
Te huaai a Maevaroa
Ariiatua taoto ia Teupoo fanau :
1. Roomataaroa 2. Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I
Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I taoto ia Roro fanau :
Tanehinahinaitera Somolona a Teuruarii II
Tanehinahinaitera Somolona a Teuruarii II taoto ia Naumi aore i
fanau tama.
Traduction
La sixième branche de la famille royale
Mae dormit avec Teoarii et ils eurent :
1. Ariiatua 2. Tauniua 3. Ati 4. Teuirataaroa 5. Teapuarii 6. Haamana
7. Hiro 8. Hinaoiarii 9. Tetuamarama 10. Ieie 11. Atohinaupoo
enfants adoptés : Mae prit (adopta) Teuirataaroa et Ruatahito
La descendance de Maevaroa0
Ariiatua dormit avec Teupoo et ils eurent :
1. Roomataaroa 2. Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I
Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I dormit avec Roro et ils eurent :
Tanehinahinaitera Somolona a Teuruarii II
Tanehinahinaitera Somolona a Teuruarii II dormit avec Naumi. Ils n’eurent pas d’enfant.
Particulièrement intéressant est le fait que le pasteur Teriimana Poetai suggère dans cette deuxième version deux adoptions (tamarii rave)
en posant que Teuirataaroa et Ruatahito ne seraient pas les véritables
frères de Ariiatua. Dans le cas où Teuirataaroa aurait été le successeur de
Toromona (le jeune roi décédé vers 1822), cela procède d’une intention
d’affirmer qu’il n’était même pas le véritable oncle (ou grand-oncle) de
ce dernier.
Teriimana Poetai n’assimile toutefois pas implicitement Teuirataaroa à Paa Teuruarii III. Sa conviction (étayée plus loin) est que Paa Teuruarii III était même totalement étranger à Rurutu. Néanmoins, le doute
subsiste dans certaines parties de son puta. Ainsi, dans la section intitulée « Te vaheraa piti o te opu arii. Na Tamatoa » - La deuxième branche
53
de la famille royale. (Descendance) de Tamatoa -, il est fait mention de
Teuruarii III à l’intérieur d’une généalogie de Rurutu, comme s’il était un
véritable enfant de l’île :
« Tamatoa taoto ia (dormit avec) Teupooatira fanau (et ils eurent
pour enfants) :
1. Ariitetia 2. Maevaroa
Maevaroa taoto ia Mataroa fanau :
1. Temata taoto ia Teurunaehu fanau :
1. Iriura
Iriura taoto ia Teupootau fanau :
1. Ruai
Ruai taoto ia Ave fanau :
1. Ruatahito 2. Timiona 3. Tavita 4. Ioane 5. Terahatoa 6. Maria 7. Vaitae 8. Tautiare 9. Taetaua
Timiona taoto ia Raiatea fanau :
1. Tehinaaiarii, aore tamarii (qui n’eut pas d’enfant).
Paa Teuruarii III taoto ia Taarouru fanau :
1. Amaiterai 2. Epatiana 3. Tautiare 4. Tautiti 5. Mearoha
Maria taoto ia Otoa fanau :
1. Tetaaotera
Tautiare taoto i te tane ia (dormit avec l’homme) Terau, fanau (et ils
eurent)
1. Taio57 » …
Ainsi rédigée, cette généalogie laisserait à penser que Teuruarii III
(Paa) serait un enfant de Ruai et Ave, c’est-à-dire qu’il serait la même
personne que Ruatahito (lequel est-il le Ruatahito censé être adopté par
Ma’e en même temps que Teuirataaroa ?) ou bien qu’il ferait un avec Tavita ou avec Ioane ou encore avec Terahatoa.
57 Ailleurs, dans le manuscrit de Teriimana Poetai, une variante :
« (…) Tautiare taoto i te tane ia Terau fanau : 1. Uratiu 2. Maroaitiare.
Vaitae taoto i te tane ia Temapare fanau : 1. Taio (…). »
54
N°312 - Avril 2008
Gendre et ami du roi
À la lecture du puta tupuna de Teriimana Poetai, la conviction de
l’auteur est pourtant autre : Paa Teuruarii III serait totalement étranger à
Rurutu. Le pasteur Teriimana défend cette thèse avec insistance, dans différentes parties de son manuscrit (celles rédigées de sa main, et non
celles où il emprunte son savoir à des puta préexistants) :
Texte original
Paa a Teuruarii, e huiarii no Huahine, hoa here no Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I.
Na’na i tuu te io’a o Teuruarii III i ni’a ia Paa. Riro mai o Paa ei arii
no Rurutu. Parauhia ‘tura oia o Paa A Teuruarii III. Mono mai oia i te
poheraa atu o Taneinainaitera Somonona Teuruarii II ei arii no Rurutu.
Traduction
Paa a Teuruarii était membre de la royauté de Huahine, et grand ami
de Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I. C’est ce dernier qui donna
à Paa le nom Teuruarii III. Quand Paa devint roi de Rurutu, il fut connu
comme Paa a Teuruarii III. C’est à la mort de Taneinainaitera Solomona
Teuruarii II que Paa lui succéda comme Roi de Rurutu.
Plus loin dans son texte, Teriimana Poetai explique que les liens
d’amitié entre Teuruarii II et Paa étaient en fait des liens familiaux car
Teuruarii 1er aurait été le gendre de Paa. Cette version des choses est assurément erronée et ne résiste pas à l’analyse historique. Voici ce que
pose son texte :
Texte original
I te anotau o Teuruarii I, tei Rurutu ia o Paa i te faaearaa.
Ta’na vahine i te reira tau o Temataurarii. Ua fanau mai ta raua o
Tetuamarama. Taoto faahou atura o Paa i te piti o te vahine ia Taarouru, fanau mai nei ta raua :
1. Amaiterai (ua pohe)58 2. Epatiana 3. Tautiti 4. Tautiare59 5. Mearoha.
58 Il faut comprendre, « mort en bas âge ». Effectivement, Amaiterai voit le jour le 29-03-1883 à Rurutu, où il décéde le 03-02-1884.
59 Née le 31-12-1876, Tautiare est l’aînée des enfants de ce second lit de Paa. C’est pourtant son frère Epatiana, né
en 1879, qui succède à leur père, en vertu de la « loi salique » en usage dans ce royaume chrétien au XIXè siècle.
55
Te vahine matamua a Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I,
o Tetuamarama te tamahine a Paa, ua fanau mai ia :
1. Teriiteporouarai 2. Teaanunu (v) 3. Teuratauurarii (v)
Te huru ia no te fetiiraa mai o Paa raua o Teuruarii I…
Traduction
Du temps de Teuruarii I, Paa résidait à Rurutu.
Sa femme, à l’époque, était Temataurarii. Ils eurent (pour enfant) Tetuamarama. Puis, Paa eut une deuxième femme, Taarouru, et ils eurent pour enfants :
1. Amaiterai (décédé) 2. Epatiana 3. Tautiti 4. Tautiare 5. Mearoha.
La première femme de Roonuiariiatua Teramana a Teuruarii I était Tetuamarama - la fille de Paa -, et ils eurent :
1. Teriiteporouarai 2. Teaanunu (v) 3. Teuratauurarii (v)
C’est de cette façon que Paa était apparenté à Teuruarii I…
Des versions en contradiction
Cette version de la généalogie des Teurarii est inexacte, pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, elle nomme Teuruarii 1er le personnage dit aussi
Teramana, et pose que lui succède Paa Teuruarii III, sans qu’il y ait de
Teuruarii II. Nous avons déjà vu l’incertitude qui pèse, selon les généalogies, sur le nom du roi connu comme Teuruarii I, tantôt nommé Teramana, tantôt Toromona (et réciproquement pour le Teuruarii II) ; là n’est
toutefois pas le problème majeur. Il réside dans le fait que Tetuamarama,
la fille aînée de Paa Teuruarii III, voit le jour vers 1850/1855 et qu’elle ne
peut bien sûr pas avoir été l’épouse de Teuruarii Ier qui vivait au début du
XIXè siècle et mourut, d’après Teriimana Poetai lui-même, peu après l’introduction du christianisme à Rurutu, vers 1821-1822. Ailleurs dans son
manuscrit, en contradiction avec ce premier récit, Teriimana Poetai rend
compte que Teuruarii Ier fut remplacé sur le trône de l’île par son fils Taneinainaitera, qu’il nomme aussi Teuruarii II et évoque ainsi :
Texte original
Taneinainaitera… e arii tino nainai mai to’na vai tamarii raa ra…
aore hoi oia i maoro i te faatereraa i to’na toro’a arii i ni’a ia Rurutu. Te vai apî noa hoi oia, faarue mai ai i te ao nei. Monohia tura
oia e te tahi taeae huiarii no Huahine o Paa a Teururai’’…
56
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Traduction
C’était un roi au corps chétif depuis son plus jeune âge… il ne demeura pas longtemps roi de Rurutu, car il mourut alors qu’il était encore jeune. Lui succéda un membre de la famille royale de Huahine,
Paa Teururai.
Chronologiquement, la généalogie des Teuruarii établie plus haut par
Teriimana Poetai est en parfaite contradiction avec son exposé – plus narratif - de l’histoire de son île qui figure à l’intérieur du même puta tupuna. Cela provient de l’addition par copie, au sein du manuscrit, de
données empruntées ailleurs sans confrontation critique et également en
décalage par rapport à une synthèse historique a posteriori rédigée plus
récemment. Outre ces contradictions, la volonté du pasteur protestant de
poser l’origine étrangère à Rurutu du personnage Paa le conduit à des raccourcis et à des amalgames. Ainsi, Tetuamarama, fille de Paa, a bien été
mariée à un certain Teramana, mais il s’agit – nous l’avons vu – de Teramana Marama Faatau Teururai de Huahine et non Teramana Teuruarii Ier.
Le lien de parenté (relation de gendre à beau-père) posé entre Teramana
Teuruarii Ier et Paa, censé expliquer pourquoi l’un serait remplacé par
l’autre sur le trône de Rurutu, est totalement imaginaire et procède d’une
confusion : il existe bien un Teramana, gendre (et non beau-père) de Paa,
mais ce Teramana n’est pas le roi de Rurutu du début du XIXè siècle.
Dans son texte, c’est toujours avec une insistance particulière que
sont évoquées les supposées origines étrangères de Paa Teuruarii III, dont
il n’oublie pas de rappeler qu’il mourut à Huahine60 (ce qui semble d’autant plus logique qu’il en aurait été originaire :
Texte original
Ua pohe oia i Huahine i to’na ruhiruhiaraa. Ua parauhia ua faahoihia mai to’na tino i Rurutu i te vairaa tino o te Arii oia hoi i te
menema o te Arii. Na te pahi ra o Parii i faauta i te tino o Teuruarii
III i Rurutu tei raatirahia e Tianoa. O Pihapaina te taata i haapao i
te tino o te Arii i ni’a i te pahi (…)
60 Effectivement, Teuruarii III meurt à Huahine en mars (le 3 ou 21 ou le 31, selon les sources) 1886. Il y séjournait chez sa fille Tetuamarama. Voir Saura (2005b : 141-142).
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Te poheraa o Paa Teuruarii III, monohia’tura oia e Epatiana a Teuruarii IV ei Arii no Rurutu. Mea api noa oia i tuuhia’tu ai te toro’a
Arii i ni’a ia’na. Na to’na metua vahine o Taarouru i tauturu ia na
i te faatereraa i tona toro’a (…) Riro ato’a’tura hoi tona metua vahine ei Arii vahine hanahana (…).
Traduction
Il mourut à Huahine, âgé. On dit que son corps fut ramené à Rurutu
jusqu’au tombeau de la famille royale. C’est à bord du navire Parii que
fut transporté le corps de Teuruarii III jusqu’à Rurutu, navire commandé par Tianoa. C’est Pihapaina qui veilla sur le corps du roi durant tout le trajet en mer (…)
Succéda alors à Paa Teuruarii III comme roi de Rurutu, Epatiana Teuruarii IV. Celui-ci était très jeune lorsqu’il fut sacré roi. Sa mère Taarouru l’aida donc à remplir ses fonctions de gouvernant et fut comme
une régente (vahine hanahana) à ses côtés (…).
En définitive, nous voudrions tenter de conclure au sujet de la succession controversée au sein de la lignée des Teuruarii, en plein XIXè siècle, avant d’élargir nos observations sur la façon dont opère l’écriture de
l’histoire dans les cahiers de traditions autochtones de ces îles.
Sur le premier point, nous avons acquis la certitude que le roi Teuruarii III (décédé à Huahine en 1886) n’était pas la même personne que
le roi nouvellement désigné en 1823 (oncle ou grand-oncle du jeune roi
aperçu en 1822 et décédé peu après). Quels sont donc les liens qui unissent Paa Teuruarii III à ce personnage (« l’oncle ») ? La version la plus
conciliante de l’histoire consiste tout simplement à présenter Paa comme
fils de Teuirataaroa, lequel Teuirataaroa serait le roi désigné en 1823 ;
dans ce cas, il n’y pas rupture généalogique, mais simplement bifurcation : le jeune roi étant décédé sans postérité fin 1822 ou début 1823, le
pouvoir serait alors passé à une branche cadette de sa famille, à travers
un frère cadet de son père ou de son grand-père.
Cette explication ne suffit toutefois pas à entraîner l’adhésion totale du
lecteur. Tout d’abord, les informations sont contradictoires autour du fait
que la christianisation aurait eu lieu sous Teramana ou sous son successeur Toromona. Les deux personnages semblent avoir été au contact des
Européens car c’est avec eux qu’apparaît la numérotation des Teuruarii
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N°312 - Avril 2008
(Teramana étant dans tous les textes présenté comme Teuruarii I, et Toromona comme Teuruarii II). Si les informations de Teriimana Poetai posant que Taneinainaitera Teuruarii II ne fut roi que peu de temps sont
exactes, il est très probable qu’il soit la même personne que le dit Toromona, celui aperçu par les missionnaires en 1822. Il aurait connu l’évangélisation de Rurutu tout comme son prédécesseur Teramana qui aurait
pu mourir vers 1821-1822 (Teuruarii II décédant environ un an plus tard,
en cette période qui voit la population de Rurutu décliner très brutalement, du fait des épidémies).
Reste à faire le lien entre Teuirataaroa, oncle ou grand-oncle de Toromona, et le dénommé Paa Teuruarii III. L’étonnant est que, dans la lignée des Teuruarii, le personnage de Teuirataaroa, ne soit jamais doté
d’un numéro, comme s’il n’en faisait pas partie, ou ce qui laisse pour le
moins planer un doute autour de sa personne. Les affirmations orales de
Maevaroa Teuruarii arguant que Teuirataaroa serait Paa Teuruarii III (ce
qui effectivement permet de passer de Teuruarii II à Teuruarii III sans interruption de numérotation) ne peuvent être acceptées, pour des raisons
(déjà examinées) liées à l’âge de ces rois ; par ailleurs, ces affirmations
sont en contradiction avec une généalogie écrite fournie par le même
Maevaroa qui posait cette fois Teuirataaroa comme père de Paa.
Au total, un doute (bien manifesté par l’absence de numéro) existe
bien autour de Teuirataaroa et de son lien avec Paa Teuruarii, doute permettant toutes les suppositions quant à une possible usurpation généalogique. Le fait que Paa serait un Teururai de Huahine et non un vrai
Teuruarii paraît néanmoins très exagéré, car dans aucune généalogie de
Huahine (ou de Raiatea, ces deux familles royales étant liées) n’est mentionné un personnage nommé Paa, qui deviendrait roi de Rurutu.
Ainsi, nombreuses sont les versions de cette même généalogie, selon
les textes, les auteurs, mais aussi nombreuses sont les contradictions à
l’intérieur d’un texte attribué à un même auteur. Tel est le cas du puta tupuna du pasteur Teriimana Poetai de Rurutu. En Polynésie française, dans
le milieu des connaisseurs, ce texte est célèbre en raison de la personnalité de son auteur, longtemps pasteur de Avera à Rurutu, et décédé spectaculairement en chaire le soir du 31 décembre 1985 ; célèbre aussi en
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raison de la tentative d’accessibilité qui lui fut donnée à ce texte par l’EEPF,
avant que ce manuscrit ne retourne dans l’ombre. En fait, ces contradictions internes au texte témoignent de la nature même de ce que sont ces
cahiers de traditions. À l’image des tifaifai (patchworks) si prisés des Polynésiens, un puta tupuna est un assemblage de pièces diverses rapprochées parfois maladroitement, décousues, recousues. La préoccupation
de leur auteur n’est évidemment pas d’ordre esthétique mais historique
et idéologique. Peut-on d’ailleurs véritablement parler d’un auteur alors
que le savoir contenu dans ces textes relève pour partie de la tradition
orale (par nature, collective), et que les auteurs des manuscrits se succèdent, au fil du temps ? Ainsi, au gré des copies se produisent suppressions et ajouts, et lorsque l’auteur de la copie la plus récente double les
textes antérieurs d’une composition de son cru, celle-ci s’avère parfois en
contradiction flagrante avec celles qui précèdent. Dans le cas du puta tupuna du pasteur Teriimana Poetai, le manuscrit s’ouvre ainsi sur un récit
narratif ayant trait à l’histoire ancienne de Rurutu et à l’origine supposée
de sa population. Puis, les généalogies alternent avec d’autres passages
narratifs dans lesquels est proposée une synthèse de la période qui s’étend
de la fin du XVIIIè siècle jusqu’au début du XXè siècle, d’un point de vue
qui dément souvent ces mêmes premières généalogies.
Il serait donc illusoire de rechercher la « vérité » de ces généalogies,
qui doivent être comprises comme un discours sur l’origine de certaines
familles, lignées de chefs ou de rois, un discours invérifiable, idéologique,
mythique au sens de discours fondateur et idéal à la fois. D’où, néanmoins, leur grand intérêt à l’analyse, au second degré.
Soulignant la nature « à la fois historique et anhistorique » des
mythes, Claude Levi-Strauss écrivait (1955 : 239) que « rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacé
celle-là. » Il est en Océanie des sociétés où ces deux types de discours
continuent à cheminer de pair, voire même indissociablement.
Bruno Saura
60
N°312 - Avril 2008
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62
Sur les traces du Pupu
à l’époque pré-europééne
(Recherche de variables
significatives)
Position du problème
Le pupu qui peut se traduire au plan générique par groupe constitue à mon sens le fondement de la vie sociale traditionnelle polynésienne.
Cette idée que j’ai déjà affirmée par ailleurs (Pambrun, 1987, p.41) peut
paraître exagérée faute d’arguments irréfutables. Il est vrai qu’elle découle beaucoup plus de l’intuition et de la représentation que de l’expérimentation scientifique. Nous conviendrons donc de la considérer en
tant qu’hypothèse générale dans le cadre de ce travail dont les éléments
tendront soit à la confirmer, soit à l’infirmer, soit encore à la rectifier.
Paradoxalement, malgré les multiples observations faites sur l’existence du pupu dans les domaines les plus divers de l’activité humaine
polynésienne contemporaine, celui-ci n’a jamais été pris comme objet de
recherche anthropologique. Pourtant, et bien que peu d’auteurs l’aient
jusqu’à aujourd’hui brièvement exposé, commenté, sinon à peine évoqué, chacun d’entre eux a reconnu que le pupu devait constituer l’une des
formes traditionnelles de regroupement des populations polynésiennes
fondée sur l’entraide. Mention particulière doit néanmoins être faite des
travaux de C. Robineau (1984, 1985) qui a développé plus largement et
sous des aspects divers le fonctionnement du pupu.
Bien que chacun s’accorde à reconnaître, que le pupu correspond
à une forme de coopération et d’entraide (Ottino, 1965, pp.39-40 ; Bitard,
1966, p.1 ; Desroches, 1966, pp.73-74 ; Panoff, 1970, pp.91-92 ; Ringon,
1970 (a), p.79 / 1970 (b), p.199), il reste néanmoins difficile, d’une part
d’affirmer que le pupu constitue le cadre des regroupements les plus divers des Polynésiens, d’autre part de savoir « quelles étaient la structure,
l’inspiration et la finalité premières de cette forme d’entraide spontanée. »
(Pambrun, 1983 p.1314).
A travers mon exposé, je voudrais apporter des éléments de réponse
à ces deux problèmes pour deux raisons principales. Certains ont vu dans
le pupu un « tremplin au développement » en tant que forme pré-coopérative (Desroches, 1966, pp.74-75). Ensuite, je pense pour ma part
qu’à l’occasion de certains évènements nécessitant la constitution de
pupu, une bonne partie des relations sociales, économiques et symboliques étaient réglées, voire déterminées par, ou au sein du regroupement
lui-même. En effet, il n’est pas possible d’accepter le dynamisme et la
permanence du pupu même dans ses formes les plus contemporaines,
sans que quelque part celui-ci ne joue pas un rôle déterminant dans la vie
sociale polynésienne, et par extension dans son organisation.
Il apparaît donc urgent de commencer, sinon de poursuivre à la suite
des travaux de C. Robineau, une étude approfondie de cette notion afin de
fournir, tant à l’ethnologie qu’à l’économie du développement, des éléments et des éclairages nouveaux qui leur permettent de mieux saisir les
comportements associatifs et coopératifs actuels et les formes de regroupements les mieux appropriées au développement économique et
social de la Polynésie.
Le texte qui suit présente de manière synthétique, l’ensemble des hypothèses et des développements que je me propose d’éprouver et d’étudier
dans le cadre d’une approche du pupu à l’époque pré-européenne. Cet intitulé ne signifie pas pour autant que je prétende me référer à la littérature
des premiers Européens pour tenter de cerner les origines du pupu.
Cette absence ne devrait porter en fait aucun préjudice à l’analyse car
celle-ci prend appui sur une méthodologie qui n’exige pas pour le moment une compilation exhaustive de la littérature des XVIIIe et XIXe siècles
portant sur la Polynésie Française. En effet ma démarche s’organisera essentiellement autour de la recherche des constantes et des variables significatives concernant le pupu, à travers un état des travaux effectués en
la matière. Le but ultime de cette analyse étant de proposer pour des
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recherches ultérieures un guide d’exploration plus sûr de la littérature ethnographique et le cas échéant de la mémoire orale de nos contemporains.
Les bases
En l’absence d’une bibliographie particulière sur le sujet, l’essentiel
des travaux portant sur le pupu couvrent une période d’observations
faites entre 1960 et 1981 par des chercheurs de l’O.R.S.T.O.M. en particulier. À ma connaissance aucun d’entre eux n’a daté l’apparition de la
notion de pupu dans les études effectuées. D’autre part la recherche documentaire s’est révélée d’autant plus difficile, que la plupart des auteurs,
sinon la quasi-totalité, ne se réfère jamais aux évocations, même si elles
sont parcellaires, des précédents.
Faute de ne pouvoir remonter plus avant, puisqu’il n’y fait aucune allusion61 c’est P. Ottino qui parle le premier du pupu en analysant les
formes et la composition des groupements de pêcheurs en vue de la pêche
au grand filet. Il annonce en préambule que :
« il est souvent question en Polynésie des groupes confessionnels d’entraide permanente, pupu, lesquels, chargés à l’origine de la construction, de l’entretien et de la réfection des édifices culturels, ont
rapidement débordé ce domaine pour constituer souvent des groupements d’entraide économique à idéologie religieuse » (Ottino, 1965,
pp.39-40).
J’ai déjà dénoncé par ailleurs la formulation circulaire de l’énoncé
de P. Ottino qui n’amène rien d’intéressant quant à l’origine du pupu. La
suite de son exposé est plus riche d’enseignement :
« Les groupements d’activité économique dont il va être question diffèrent des pupu en plusieurs points. Il s’agit d’abord de groupements
qui, suivant leur importance, peuvent réunir seulement des parents ou
alliés ou, débordant les cadres de la parenté, s’étendre au voisinage
pour constituer de véritables actions économiques. La participation volontaire (et non obligatoire) comme dans les cas des pupu religieux
donnent lieu à rémunération. » (idem, p.40).
61 Hormis les renvois à Handy, Epstein et Ellis mais qui ne portent pas pour P. Ottino sur l’objet même du pupu.
65
Si l’on retire à cette phrase le dernier terme de rémunération, nous
avons là une première définition du pupu à caractère économique.
Ce rôle du pupu comme facteur de développement économique est
renforcé par une note en bas de page 40 où P. Ottino signale que
« dans de nombreux districts de Tahiti et des Îles Sous-le-Vent, le développement de la culture de la vanille a été lié à l’action des pasteurs
et des diacres protestants. »
Il ajoute aussi que les plantations des cocotiers sur des atolls inhabités des Tuamotu de l’Est ont été souvent l’oeuvre de pupu catholiques
organisés en coopératives.
Mais la contribution la plus importante de P. Ottino à la compréhension de la finalité du pupu réside dans l’objet même de son étude, à
savoir de mettre en rapport la conjonction et les modalités de recrutement
des groupements de pêcheurs au grand filet avec les critères de parenté,
de voisinage et de communauté d’idées religieuses ou politiques. A travers
l’analyse de plusieurs entreprises de pêches il amènera les éléments suivants comme autant de facteurs et de règles de constitution du pupu :
– 1) La composition et l’importance des effectifs sont fonction de la
grandeur du filet ;
– 2) Le recrutement des participants se fait parmi les proches parents ou alliés ;
– 3) Plus l’activité est importante et plus elle s’élargira aux alliés ;
– 4) Le degré de recrutement au sein de la parenté est fonction de
la résidence. Un frère ou une soeur du leader62 résidant hors de la sphère
géographique de recrutement – en l’occurrence le district – peut se trouver exclu de fait du pupu.
– 5) Le recrutement se fait d’abord et graduellement :
a) chez les frères et soeurs du leader (‘opu hoê)
b) chez les frères et soeurs de son conjoint (‘opu hoê)
c) chez les familles des parents (‘opu metua)
62 P. Ottino parle lui d’entrepreneur. Pour la cohérence de mon exposé je lui préfèrerais le terme générique de leader que j’emprunte à C. Robineau.
66
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– 6) Tous ces parents vivent ordinairement dans le même ‘utuafare
(maisonnée), sinon, dans le même ‘aua fare (enceinte résidentielle) ;
– 7) La communauté d’idées religieuses ou politiques conforte ou
restreint le nombre de participants recrutés au sein des proches parents
ou alliés ;
– 8) L’appartenance des participants au même district est une condition de participation associée à l’activité ;
– 9) Les « spécialistes » (pêcheurs, plongeurs) se recrutent de préférence parmi les proches parents du leader.
Enfin, et bien que ne découlant pas de ses propres observations, P.
Ottino fait allusion à ce qu’il appelle « l’engagement à caractère magicojuridique » (1965, p.45) - décrit par W. Ellis (1831, Tome I, p. 141) et
rapporté par E.S.C. Handy (1932, pp. 84-86) - que contractaient autrefois les chefs et les participants à l’occasion de la fabrication des seines
à Huahine. Cet échange cérémoniel a été commenté, par ailleurs, par C.
Robineau (1985, pp. 123-124). Nous y reviendrons ultérieurement.
En résumé, en extrapolant la pensée de P. Ottino, nous découvrons
que le pupu était une forme de groupement fondée sur l’entraide et tournée vers des activités à caractère économique (la pêche au grand filet attestée par W. Ellis à Huahine en 1830). Le pupu était constitué en principe
à l’initiative d’un leader et, selon la taille du filet et l’importance de l’activité, par ses parents cognatiques, les parents de son conjoint et les familles de parents résidant dans la même enceinte résidentielle, du moins
dans le même district. Le ‘opu hoê du leader constituait l’unité de base
du pupu et les spécialistes se recrutaient d’abord dans celle-ci. Le ‘utuafare du leader constituait de la même manière l’unité de base résidentielle
et domestique du pupu.
Nous constatons par ailleurs que parmi les formes apparaissant
comme les plus contemporaines du pupu, il existe aussi des pupu à caractère économique (culture de la vanille à Tahiti et aux Îles Sous-le-vent,
plantation de cocoteraies aux Tuamotu de l’Est) et des pupu à caractère
socioculturel (entretien, réfection et construction d’édifices culturels dans
l’ensemble de la Polynésie). Tous ces pupu sont d’inspiration confessionnelle et animés par des diacres protestants ou des prêtres catholiques.
67
Dans tous les cas le pupu suppose la participation volontaire de ses
membres et un échange ou une contrepartie (rémunération dans le cas
des entreprises modernes de pêche au grand filet, échange cérémoniel
dans le cas de la pêche à l’époque pré européenne).
Des précisions utiles
Dans son ouvrage sur La terre et l’organisation sociale en Polynésie Française (1970), M. Panoff va s’attarder plus longuement que P. Ottino sur les facteurs psychologiques, religieux et politiques qui animent
l’esprit des membres qui décident de se regrouper en vue de réaliser une
activité. Dans l’évaluation de la force de la communauté d’idées religieuses
ou politiques, M. Panoff apporte une précision qui, nous le verrons plus
loin, a toute son importance. Autant les opinions politiques semblent avoir
une faible incidence sur la cohésion de la société, autant l’adhésion aux
confessions religieuses sert de ciment à la structure sociale.
Il observe ainsi que :
« Les choix idéologiques ne réussissent à éveiller quelque intérêt que
le jour des élections parce qu’ils paraissent trop étrangers aux problèmes pratiques de la vie quotidienne. » (Panoff, 1970, pp.90-91).
Il remarque aussi que la participation des protestants aux groupes de
travail (‘ohipa pupu) de la paroisse est moins forte que chez les mormons et les sanitos. Ce degré plus important de participation chez ces
derniers serait fonction du caractère « intense et multiforme » (idem,
p.90) de l’activité de leur pupu. Je verrai pour ma part une seconde explication concomitante : le degré de participation des fidèles d’une confession est fonction du degré de politisation du pupu et en particulier de son
leader, le diacre ou le pasteur.
A travers son analyse, M. Panoff nous fait découvrir des nuances dans
les formes de regroupement du pupu, nuances qui sont fonction à la fois
de la nature de l’activité et de la confession à laquelle appartiennent ses
membres. Il distingue ainsi au sein des groupes paroissiaux qui constituent à la fois les pupu eux-mêmes et le cadre de référence de ceux-ci :
– 1) les ‘ohipa pupu, lesquels participent chez les mormons et
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sanitos au « financement des activités paroissiales par la constitution
d’équipes de travail mises à la disposition des particuliers moyennant rétribution » (id., p.91) ;
– 2) les ‘ohipa tauturu dont la vocation est de pratiquer – chez les
protestants – l’entraide à travers la construction des maisons, la réfection
des toitures de pandanus et les soins donnés aux malades.
Hormis ces groupes de travail et d’aide qui se constituent autour des
membres des différents confessions, il note que :
« …une solidarité plus large se manifeste de loin en loin au niveau du
district, dont l’origine remonte à l’époque précoloniale. Il s’agit des
‘ohipa huiraatira qui mobilisent en principe toute la population. »
(ibidem.).
Il rapporte que ces ‘ohipa huira’atira se regroupaient par exemple
à l’occasion de la confection d’un toit de pandanus ou de l’entretien d’un
chemin d’accès à la mer à l’intention des pêcheurs.
En résumé, M. Panoff, tout en confirmant l’idée selon laquelle le
pupu mobilisait en principe toute la population d’un district, évoque
celui-ci en parlant du ‘ohipa huira’atira (travail des huira’atira) dont
les activités portaient sur des réalisations à caractère domestique (confection d’un toit de pandanus), ou sur des opérations à finalité économique
(entretien d’un chemin d’accès à la mer pour les pêcheurs). Il introduit
par ailleurs deux notions importantes qui reviendront dans la suite de
mon exposé : celle de cadre ou d’entité socioreligieuse de référence (ici
le pupu) à partir duquel ou de laquelle les groupes se diversifient en
fonction de la nature de l’activité et de la spécialisation ; celle d’entraide
(tauturu) sociale (réfection des toitures de pandanus et soins apportés
aux malades).
Dernière précision apportée par M. Panoff : Lors de la confection
des toits de pandanus réalisée dans le cadre des pupu ‘ohipa huiraatira, cette activité était l’oeuvre des hommes du district.
L’apport de l’analyse socio-économique
Après les travaux de P. Ottino et de M. Panoff, la notion de pupu devient une donnée qui s’intègre dans le cadre des analyses socio-économiques
69
systématiques entreprises par l’O.R.S.T.O.M, sans que pour autant elle
soit réellement acquise et ne soit érigée en concept explicatif.
Pour donner un aperçu des différentes approches qui ont été faites
de la notion de pupu par les chercheurs de l’O.R.S.T.O.M. à la fin des années soixante, on peut rapporter en guise d’introduction la liste des mots
qu’ont utilisé ces derniers pour traduire le terme de pupu :
« Compagnie, troupe, groupe de personnes... groupes religieux à l’intérieur des paroisses... groupes de travail dans les villages » (Fages et
alli., 1970, liste des termes utilisés localement du Livre I).
G. Ringon évoquera à plusieurs reprises dans ses différents travaux
le pupu en tant que forme traditionnelle de coopération permettant l’intégration des familles. L’auteur résume l’ensemble des observations qu’il
a faites aux Îles Sous-le-Vent et à Moorea entre 1967 et 1969 en donnant
une définition générale mais précise du pupu :
« Le pupu était une forme de coopération très souple. Le pupu n’existait que temporairement mais pouvait aussi se reformer très spontanément ; En général il regroupait les hommes de 5 à 6 maisonnées. Il
était formé sur l’initiative d’un individu qui, à l’occasion de certains
travaux assez durs exigeant un temps assez long (coprah ou tarodière),
demandait à quelques maisonnées de venir travailler avec lui. Un roulement se faisait entre toutes les maisonnées appartenant au pupu. »
(Ringon, 1970 (b), p.199).
A travers cette définition, nous retrouvons les principales caractéristiques déjà évoquées par P. Ottino. L’intérêt de la contribution de G. Ringon
réside en fait dans l’évocation de quelques points qui concernent les modalités de fonctionnement du pupu, en particulier lors de la réfection des
toitures en pandanus à Afareaitu dans l’île de Moorea. Il explique d’abord
que, avant la guerre de 1939-1945, une société fut fondée pour assurer
l’entretien des toitures des maisons, mais que pour réaliser ces travaux, les
familles concernées préféraient s’intégrer dans les pupu plutôt que de faire
appel à des salariés. Nous reviendrons plus loin sur cette distinction.
Au plan de l’organisation et du fonctionnement du pupu, G. Ringon
indique donc que celui-ci pouvait se constituer à partir d’une demande
70
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formulée par quelqu’un qui décide, dans le cas de la réfection de toitures
en pandanus par exemple, de refaire la sienne et d’en aviser le président
de la société. Celui-ci se charge alors de déterminer la quantité de pandanus que chaque membre de la société doit fournir. Le jour fixé, chacun
apporte les pandanus qu’il a préparés et participe à la réfection du toit.
Le second intérêt de l’apport de G. Ringon à la compréhension du
pupu se situe dans la distinction qu’il fait entre ce dernier et la taiete
(société). Dans un premier temps, il voit ceux-ci comme deux formes
d’entr’aide séparées et différentes :
« Avant la guerre de 1939-1945, une taiete pour la réfection des toits
de maison est constituée(...) on rencontre aussi d’autres formes coopératives, les pupu. » (Ringon, 1970 (a), p.79).
Par la suite, comme on l’a vu précédemment, il finira par considérer le pupu comme étant une forme de regroupement traditionnel d’entraide pouvant se constituer au sein de cadres juridiques, économiques
ou religieux les plus divers tels que la taiete (société disposant d’un statut juridique particulier), la coopérative de producteurs, ou le ‘amuira’a
(division paroissiale correspondant à une division du district).
A propos du ‘amuira’a, G. Ringon indique que les groupes tels que
le pupu n’avaient pas seulement une fonction économique « mais étaient
aussi des groupes de vie sociale intense » (Ringon, op. cit., p.96) basés
sur des principes égalitaires et d’adhésion libre excluant souvent les rapports marchands et facilitant ainsi les échanges et la communication
entre les individus. Cette dernière remarque est importante et nous
amène à résumer les principaux points, extraits des travaux de C. Ringon,
que nous estimons pouvoir retenir : le pupu correspond à une forme
traditionnelle d’entraide qui permet l’intégration des familles au sein du
village et donc la réalisation d’une vie sociale intense basée sur des principes égalitaires et d’adhésion libre excluant des échanges marchands.
Ces pupu étaient mobilisés à l’initiative d’un leader, soit pour réaliser
des travaux intéressant toute ou seulement une partie de la collectivité,
soit pour venir en aide à une famille. En outre, ces groupes se réalisaient
au sein d’un cadre plus large qui, à la fois le dépasse et a besoin de lui
pour exister.
71
Par ailleurs, la composition des groupes était fonction de la tâche à
accomplir, de son importance et de sa nature. Des pupu de femmes pouvaient ainsi se constituer pour réaliser des travaux spécifiques, tels que le
tressage ou la vannerie.
L’approfondissement
La contribution la plus importante à la compréhension du pupu est
très certainement celle de C. Robineau. Pour lui c’est la notion même de
maisonnée qu’il faut tenter de cerner pour comprendre le fonctionnement des communautés polynésiennes, que ce soit du point de vue du
fonctionnement de l’économie domestique ou de la place de l’autosubsistance dans l’économie familiale.
« La maisonnée constitue ainsi une communauté de base, unité résidentielle et cadre élémentaire de la vie quotidienne reconnue par la
sémantique tahitienne (‘utuafare) comme une réalité, repérable dans
toutes les sociétés polynésiennes. » (Robineau, 1970, livre II, p.42)
Notant que la parenté (et l’alliance) jouent, malgré les apparences,
un rôle moins important dans la culture tahitienne que dans d’autres sociétés, C. Robineau explique en conséquence que la maisonnée, en tant
que communauté élémentaire de résidence, peut absorber :
« …toutes les formes possibles de la parenté : famille étendue, groupes de
siblings et leurs descendants, simples mariages, ascendants isolés, adoptifs
(fa’a’amu), visiteurs apparentés de passage” (ibidem), même si ces mai-
sonnées peuvent être « dominées » par la prépondérance au moins numérique de quelques « familles. »
C’est dans le cadre de cette communauté villageoise dont les rapports économiques étaient fondés sur la coopération en vue de l’autosubsistance des maisonnées, que « le ‘amuira’a pouvait constituer une
unité collective de production » (ibid.) tournée vers les plantations, les
récoltes, l’entretien des chemins d’accès, les constructions de maisons
et les fabrications artisanales.
Ce transfert soudain par C. Robineau des traits caractérisant le pupu vers
celui du ‘amuira’a, nous le percevons mieux à la lecture des précisions qu’il
apportera plusieurs années plus tard en se fondant sur leur étymologie :
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« ‘Amui, c’est être ensemble, (agir) ensemble, en association. Les gens
admettent qu’il s’agit là d’une ancienne valeur : ‘amuira’a signifie donc
rassemblement, groupements... autrement dit, c’est le rassemblement,
la réunion, le groupe par excellence (...) Un autre synonyme est pupu,
équipe, groupe de personnes” (Robineau, 1984, p.238).
Mais comment distinguer le ‘amuira’a du pupu ? C. Robineau estime
que, tout en désignant la même chose, le ‘amuira’a tend à exprimer « les
aspects religieux de la vie de groupe » alors que le pupu « tend à en noter
les aspects profanes, sociologiques et économiques. » (ibidem).
Cette distinction n’est pas mince car elle semble confirmer l’idée,
encore une fois, que le pupu sert bien de ciment à la vie sociale traditionnelle et en constitue son organisation de base au sein du mata’eina’a
(district), le amuira’a n’offrant en définitive que l’expression à un moment donné d’un cadre spécifique qui n’est pas en soit le moteur permanent du rassemblement des individus (Le cadre spécifique est ici en
l’occurrence le religieux). C. Robineau note à ce propos que « ‘amuira’a
et pupu ont un champ sémantique différent, analogue à l’opposition paroita (paroisse) / mata’eina’a”. (ibid.). Le ‘amuira’a correspond à une
subdivision de la paroisse fondée sur un certain rassemblement des fidèles d’un même village ou d’un même quartier ; en corollaire, le pupu
correspond bien, comme nous l’avons déjà vu avec C. Ringon, à une subdivision du district formée par le regroupement des « familles » d’un village ou de seulement quelques maisonnées.
Mais C. Robineau va plus loin dans la distinction qu’il fait entre le
‘amuira’a et le pupu. Celui-ci est la subdivision de celui-là et s’exprime
dans le cadre de l’entraide, le tauturu. Si le pupu est le « groupe opératoire qui se charge du travail », le ‘amuira’a demeure « le groupe de
référence fournissant aux pupu l’encadrement procuré par les diacres
et les membres de l’Eglise. » (Robineau, op. cit., p. 241). Mais cet encadrement est tout à fait relatif puisque, comme l’auteur le dit juste après,
dans le cadre du pupu chacun sait ce qu’il a à faire, de sorte que cet encadrement est peu nécessaire.
Rien ne permet d’attester pour le moment que le ‘amuira’a ait préexisté à l’influence des églises - protestante en particulier -. Il semble,
73
d’après même ce qui vient d’être dit, que le pupu constitue véritablement
la forme de regroupement élémentaire de base des Polynésiens. Qu’il ait
toujours eu besoin d’un cadre de référence pour être opératoire parait logique, mais ce cadre demeure toujours ponctuel et relatif puisque le pupu
pouvait se réaliser en référence à d’autres cadres : politique, économique,
culturel, etc. Cette idée est d’ailleurs corroborée, comme nous l’avons vu
plus haut, par P. Ottino, M. Panoff et G. Ringon.
À partir de l’exemple de la construction d’une maison de prières et
de réunion (fare putuputura’a) à Maatea (île de Moorea) en 1960, C.
Robineau énonce les facteurs l’ayant influencée et ayant permis que le
projet se concrétise :
– 1) Un objectif religieux (la construction d’une maison de prières)
réalisé dans un cadre religieux (le ‘amuira’a), lui-même doté d’une
structure d’encadrement ;
– 2) La rapidité d’exécution dans la conception du projet. Rapidité
permise grâce au groupe et à l’effort intense fournit par les membres de
celui-ci ;
– 3) Le travail en groupe comme élément de vie sociale communautaire stimulant le travail lui-même et la compétition dans l’émulation ;
– 4) L’entraide, l’aide (tauturu) comme élément déterminant pour
le groupe de se constituer.
Cette dernière notion est importante dans la réflexion de C. Robineau. Ce mot tauturu, qui signifie aider et soutenir quelqu’un (Lemaître,
1973, p.35 ; Davies, 1851, p.262), entre
« dans le domaine des dons et des contre-dons en matière économique
qui s’établissent à deux niveaux, à celui de la maisonnée (intra- ou
inter-maisonnées) et à celui du village. » (Robineau, op. cit., p.251).
Concernant ce dernier, le tauturu se rapporte à la coopération des
maisonnées au niveau de la communauté villageoise
« …en vue de réaliser en commun un certain nombre d’ouvrages, soit
à usage collectif, soit à usage individuel : il s’agit donc essentiellement
de ‘ohipa tauturu, le travail d’entraide. » (ibidem) que M. Panoff
avait lui-même évoqué précédemment.
74
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Afin de compléter son exposé au sujet du tauturu, C. Robineau souligne, à travers plusieurs exemples, l’importance des éléments qui caractérisent chaque opération d’aide, et qui sont au nombre de trois :
– 1) Le cadre social qui est essentiellement le ‘amuira’a, scindé
éventuellement en pupu distincts destinés à former des équipes compétitives ;
– 2) La nature de l’activité : cette dernière peut être tournée vers des
travaux à finalité économique (constructions de maisons traditionnelles,
tarodières, caféraies, chemins de vallées) ou vers des réalisations à caractère domestique (couvertures en pandanus) ;
– 3) Le but : l’entraide, le tauturu comme élément fondamental de
la communauté à travers laquelle s’expriment les rapports du chef polynésien et de son peuple, et la communauté de réciprocité qui en résulte.
Avant d’aborder ce que la notion de réciprocité recouvre, tentons de
résumer les principaux points de l’apport de C. Robineau à la compréhension du pupu.
– 1. Le pupu est la forme élémentaire et la structure de base du regroupement des Polynésiens, axé et fondé sur le ‘ohipa tauturu, le travail
collectif. Le pupu peut revêtir la forme d’une simple équipe composée, en
fonction de la nature de l’activité, d’hommes et/ou de femmes, ou correspondre aussi à un groupe plus important, identique à la communauté prise
dans son ensemble telle que le ‘amuira’a. Le pupu dans sa forme la plus
élémentaire peut ne regrouper que quelques ‘utuafare (maisonnées) et
dans sa forme globale, tout ou portion d’un mata’eina’a. Cette première
synthèse complète et renforce celle de P. Ottino.
– 2. Le pupu se constitue afin de satisfaire aux besoins d’un individu,
d’une partie de la communauté villageoise ou de celle-ci prise dans sa
totalité, au travers de la réalisation d’activités à caractère économique ou
à usage domestique, telles que la création d’une tarodière, la construction de maisons traditionnelles, la pêche au grand filet, la réfection de
toitures, la réalisation d’activités artisanales, l’ouverture et l’entretien de
chemins d’accès aux vallées et à la mer, etc. A ce titre, nous conviendrons
que ces activités constituent certainement « …quelques aspects d’un système de production qui devait être en grande partie gouverné par le travail collectif : ‘ohipa tauturu. » (Robineau, op. cit., p. 258).
75
– 3. Enfin, le pupu se constitue au sein d’un cadre de référence à caractère religieux, économique ou politique, lequel est représenté par un
leader et un encadrement qui conçoit, organise l’activité et mobilise les
individus à travers la formation d’un pupu. L’entraide, le tauturu constitue le moteur des regroupements et a pour but de maintenir la cohésion
sociale de la communauté afin d’éviter la concrétisation des clivages entre
les individus, les familles ou les groupes.
Néanmoins, le pupu ou la notion de regroupement n’est pas en soi
une donnée suffisante pour apprécier les raisons pour lesquelles les Polynésiens avaient une telle facilité à se réunir ou à se regrouper. La notion
d’entraide, d’aide – le tauturu – apporte un premier élément de réponse
à la question posée : pour quelle raison le pupu pouvait se constituer
aussi rapidement et aussi spontanément pour répondre à l’appel d’un
leader ? Le souci de maintenir la cohésion de la communauté, de préserver les liens communautaires et en conséquence de permettre l’intégration sociale des individus au sein d’une même enceinte résidentielle
(‘aua fare) ou d’un même village, voire d’un même district
(mata’eina’a) contient la réponse à cette question.
C. Robineau explique d’autre part que « on aide parce que si l’on
aide pas, cela ‘fait honte’.63 » (Robineau, op. cit., p.257). A notre avis
cette explication fait partie du sentiment de culpabilisation nécessaire qui
s’est inscrit dans les mentalités pour perpétuer le ‘ohipa tauturu et en
maintenir le bon fonctionnement. Plus intéressante est cette affirmation
de l’auteur :: « L’entr’aide contient la notion de réciprocité. » (ibidem).
Pour l’auteur, il existe deux types de réciprocité : une réciprocité horizontale qui concerne l’aide des parents entre eux ; une réciprocité verticale qui joue à l’échelle collective, apporte prestige et satisfaction à ses
membres et définit les rapports entre le leader et son peuple au travers
63 C. Robineau fait état d’une catégorisation dégressive des types de comportement économique des maisonnées,
en fonction de l’aide et des personnes à qui elle s’adresse : « Nous en avons recensé six : arofa (la compassion, la
pitié, notamment pour l’aide aux vieillards ...) ; tauturu (aide, entraide à l’intérieur de la maisonnée ou entre maisonnées, lié ou non au ‘opu ho’e et à la parenté, jouant entre amis, voisins ou à l’échelle de la communauté villageoise toute entière) : feti’i (le sentiment de la parenté) ; ‘opu ho’e (l’aide, les relations entre parents associés dans
ce rapport précis de parenté) ; la réciprocité stricte ; le prestige. (Robineau, 1984, p.232).
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d’une communauté de réciprocité nécessaire pour maintenir la cohésion
du groupe social considéré. Ces rapports dialectiques entre les notions de
réciprocité, de redistribution et de prestige ont déjà été décrits et analysés par ailleurs (Robineau, 1978 ; Pambrun, 1983).
Conclusion
L’ensemble des données issues des travaux de P. Ottino, M. Panoff, G.
Ringon et C. Robineau permet aujourd’hui de cerner un peu mieux le
schéma structurel du pupu et d’en caractériser les différents éléments.
L’élaboration de ce schéma procède de la problématique suivante : à l’instar de toute structure sociale, le pupu organise la vie des individus au
sein de la société ; cette structure sociale est réglée par certains rapports
qui en déterminent la finalité sociale ; la place et le rôle qu’occupent les
individus au sein de la structure définissent le contenu et la finalité de
cette dernière par rapport à la société globale. Cette problématique,
comme on peut le voir, offre des pistes de recherches ultérieures intéressantes. Il nous suffira pour le moment de s’en inspirer pour bien saisir l’enjeu de ce qui va suivre.
Le pupu était formé à l’initiative d’un leader qui était d’ordinaire un
chef (ra’atira voire ari’i ). L’importance des effectifs qu’il pouvait recruter était fonction de la nature de la tâche à accomplir et du prestige
que le groupe de référence lui accordait. Sa capacité de rassemblement
n’était pas fondée sur une démarche autoritaire de domination mais sur
le prestige qu’il incarnait aux yeux de son peuple et qu’il pouvait faire rejaillir sur ce dernier comme sur chacun de ses membres.
Le recrutement des membres composant lepupu se faisait d’abord
au sein des parents du leader vivant ordinairement dans le même ‘utua
fare, puis plus largement dans le même ‘aua fare. La notion de résidence,
au sens politique du terme, était une condition indispensable pour faire
partie du pupu. Cette nuance explique la possibilité, pour réaliser des
tâches plus importantes, de dépasser le cadre du mata’eina’a lui-même.
L’exemple célèbre rapporté par W. Ellis au sujet de la fabrication d’un
filet conduite par Hautia, chef d’un district de Huahine, est une illustration frappante. Pour mener à bien cette activité, Hautia demanda aux autres chefs de Huahine de lui apporter leur concours en participant à la
77
confection du filet. (Ellis, 1972, pp.105-106). Ce concours, apporté par
les autres chefs, se faisait dans le cadre d’un système de dons et de contredons dont la mise en acte visait à apprécier l’importance à accorder à la
demande formulée. C’est l’objet de l’échange cérémoniel évoqué par
P. Ottino, qui mériterait à lui seul une étude approfondie.
Pour un leader comme pour son peuple, la fonction principale du
pupu, hormis de permettre la réalisation de nombreuses activités allant
de la satisfaction d’un besoin individuel à l’organisation d’activités faisant
intervenir les communautés d’une île toute entière, était de préserver
l’homogénéité sociale d’une famille de parents voire même de consolider l’unité politique et religieuse avec leurs alliés. Dans chaque cas de
figure, en tenant compte de la nature et de la fonction de l’activité comme
de l’espace politico géographique concerné, le pupu semblait bien
constituer le fondement et l’expression de la vie sociale traditionnelle
polynésienne.
Jean-Marc Pambrun
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MEMOIRES N°100, Paris, 387 p.
79
The dancing cannibal,
Itinéraire d’un personnage
de Murnau
C’est un secret de polichinelle : la vie fournit les plus beaux scénarios. Mais comme le dit Harry Dawes, le personnage interprété par Humphrey Bogart dans La Comtesse aux pieds nus (The barefoot contessa,
1954), « un scénario doit avoir un sens et la vie n’en a pas ». Qu’est-ce
donc qu’un cinéaste, sinon quelqu’un qui cherche à retrouver dans les
trajectoires chaotiques d’autrui un écho de ses propres fantasmes, de ses
propres doutes ? Quelqu’un qui possède «un sixième sens », pour découvrir dans les existences les plus ordinaires les destins qui font les légendes ? Mais quelquefois, heureusement, les personnages échappent aux
meilleurs scénaristes.
Retour en arrière, en février 1931. Au terme de dix-huit mois passés
en Polynésie, Friedrich W. Murnau a englouti toutes ses économies dans
la production de son dernier film, Tabou. Rentré à Hollywood, il vient de
le vendre non sans difficultés à la Paramount. Il va mourir quelques jours
plus tard dans un accident de voiture qui donne lieu à de multiples rumeurs64 : n’a-t-il pas déchaîné la fureur des anciens dieux en bravant les
superstitions des Polynésiens ? Juste avant de disparaître, il prend soin
de présenter au monde celle qu’il appelle son « étoile du Sud ». Dans un
texte de circonstance, Murnau prédit à la jeune fille qu’il a découverte en
Polynésie la trajectoire d’une étoile filante :
64 Voir à ce sujet l’ouvrage de Lotte Eisner, F. W. Murnau, Le terrain vague, 1964, réédité dans la collection
Ramsay Poche Cinéma.
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« Voici comment une jeune fille belle comme le crépuscule, aussi retirée de
l’agitation du monde que l’était la Lucy Gray de Wordsworth est devenue
pour un seul film une étoile de cinéma et puis s’est replongée au sein de
l’obscurité. Elle s’appelle Reri, une étoile du Sud, née dans les îles du Pacifique ; elle a joué le principal rôle de Tabou, la légende d’amour polynésienne qu’il m’a été donné de tourner à 5000 kilomètres d’Hollywood.65 »
A y regarder de près, Murnau fait preuve d’une étrange sollicitude à
l’égard de son héroïne. Certes, il ne peut prévoir tout à fait l’engouement
que va susciter le film66. Mais il ne doute pas de l’attrait de la belle Polynésienne. Dans le langage de l’époque, Murnau devine que son charme
juvénile va séduire le public américain et européen :
« Jamais auparavant je n’avais vu d’aussi beaux traits, un aussi joli teint
et par dessus-tout d’admirables dents. Sa peau est une olive douce.
C’est une aussi belle femme que les plus accomplies des filles de Hollywood, avec la petite exception qu’elle présente cette légère platitude
de visage qui caractérise les races océaniennes.67 »
Après le tournage de Tabou, Matahi, le partenaire de Reri dans le film,
a continué de pêcher la langouste sur l’île de Bora Bora, pour nourrir sa famille. Il n’est sorti à nouveau de l’anonymat que 30 ans plus tard, pour jouer
le rôle du chef Hiti Hiti dans Les révoltés du Bounty, aux côtés de Marlon
Brando. Mais Reri, elle, est restée toute sa vie marquée par l’empreinte de
Tabou. En tournant un documentaire sur l’aventure de ce film singulier68, j’ai
été frappé par le destin de cette femme qui s’accorde si bien à l’univers de
Murnau. A entendre parler d’elle par ses proches, à consulter les albums de
photos qu’elle a elle-même soigneusement constitués, je me suis demandé
si, chassée du paradis dans le film, elle ne l’a pas été également dans la vie
réelle. Murnau est-il sincère lorsqu’il termine son texte par ces mots :
65 « L’étoile du Sud », texte de F. W. Murnau publié après sa mort dans la Revue du Cinéma (n° 21, juin 1931).
66 Le bulletin de presse édité par la Paramount le 1er août 1931, soit un peu plus de quatre mois après la sortie du
film, indique qu’il a été vu par plus de 200 000 spectateurs en 12 semaines au seul Central Park Theater de New
York, le cinéma qui l’a montré en première exclusivité. (Academy of Motion Pictures, Los Angeles).
67 « L’étoile du Sud », id.
68 « Tabou, dernier voyage » 1996, 77 minutes, film 35 mm, coproduit par Solera Films avec NDR/ARTE, RFO, RTBF.
81
« Puis je suis parti montrer mon œuvre au monde, laissant Reri continuer sa vie d’insoucieuse jeune fille polynésienne, au sein de sa famille,
nouant d’innocentes intrigues avec ses amoureux d’enfance. Tôt ou
tard elle se mariera » ?
Reri est une adolescente qui va avoir dix-sept ans lorsque débute le
tournage de Tabou. Ce n’est pas la première fois dans sa carrière que
Murnau travaille avec des acteurs non professionnels. Il préfère toujours,
selon ses propres termes, « une personne sans formation particulière,
qui n’a jamais joué, à une vedette en vogue.69 » Il a pris l’habitude de
tourner avec des actrices très jeunes, qu’il peut « prendre en main et modeler70 » : Camilla Horn n’a pas dix-huit ans quand elle débute dans Faust,
et Janet Gaynor à peine vingt ans au moment du tournage de L’Aurore.
Toutes les deux se sont plaintes plus tard, à mots couverts, des exigences
du cinéaste qui frisent parfois le sadisme. Mais leur collaboration avec
Murnau leur a ouvert des portes : Camilla Horn a été appelée par Hollywood immédiatement après le tournage de Faust. Et Janet Gaynor a récolté le premier Oscar de la meilleure actrice.
Cette fois-ci, Murnau préfère garder pour lui sa découverte. Est-ce
par souci de protection de la jeune Polynésienne ou bien devine-t-il que
celle-ci ne peut-être que la figure emblématique d’un film unique ? Il y a
des personnes qui s’incarnent complètement dans un film, plus qu’ils
n’incarnent un personnage. Des présences qui irradient la pellicule bien
différemment d’un acteur, comme s’il existait, en marge du cinéma, des
êtres qui attendent de lui quelque chose comme la révélation de leur existence71. D’ailleurs, Reri n’apparaît pas sous son vrai nom au générique de
Tabou. Murnau a dissimulé son identité trop peu exotique, Anna Chevalier.
69 In « Motion Picture Classic », octobre 1926, interview de Murneau par Matthew Josephson, citée par Luciano Berriatua, Los proverbios chinos de F.W. Murnau, Filmoteca española, 1992, p : 472.
70 D’après Luciano Berriatua, opus cit. : « Les femmes lui en imposaient et il adorait travailler avec des adolescentes petites et fragiles comme Horn, Gaynor ou Reri qu’il pouvait manier et diriger à son gré. »
71 Sophie Guillemin par exemple, dans le film de Cédric Khan, L’ennui, appartient à la catégorie de ces personnages qui deviennent plus réels que le rôle qu’ils jouent. Le film devient presque un documentaire sur elle. Un peu
comme dans Thérèse, Alain Cavalier ne se lasse pas d’explorer le mystère de Catherine Mouchet.
82
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Il choisit de la nommer par son troisième prénom, Reiri, (qui signifie
justement « étoile du Sud » en tahitien). Après la mort de son Pygmalion,
elle a gardé ce nom fétiche et, quand elle est venue en Europe, elle a entretenu des liens étroits avec la famille du cinéaste. Elle appelle « mother » la mère de Murnau, et lui envoie des lettres en français, adressées
à « Madame Ottelia P. Murnau ». cette question du nom n’est pas indifférente. En reléguant le patronyme familial « Plumpe » à une simple initiale,
Reri a en quelque sorte légitimé le pseudonyme choisi par le fils.72 Murnau a réussi post mortem à faire oublier à son entourage ce nom de famille inélégant qui n’allait pas à son personnage. Salka Viertel, la
confidente et amie allemande pendant le séjour hollywoodien confirme
que Murnau en avait des complexes :
« Les gens qui n’aimaient pas Murnau disaient que son ‘talon d’Achille’
était son vrai nom : Plumpe. Pour compenser ‘Plumpe’, il devait être
plus autoritaire, plus strict et plus exigeant que ne l’était sa nature.73 »
Anna/Reri ne vivait pas non plus « dans le charmant atoll de Bora
Bora » comme Murnau le laisse entendre dans le texte de la « Revue du
Cinéma ». Elle faisait partie de la classe privilégiée de Papeete. Sa « beauté
juvénile » tranchait parmi celles des jeunes filles de son âge et ceux qui
l’ont connue disent que la voir danser était une merveille. Sa mère était
une Tahitienne de bonne famille, son père, un français établi à Tahiti, du
nom de Laurent Chevalier, exerçant à la fois les fonctions de médecin et
d’instituteur.
La mémoire familiale raconte que la grand-mère a vendu, pour
quelques gallons de vin, le magnifique terrain sur lequel se trouve aujourd’hui le plus luxueux hôtel de l’île, le Beachcomber.
Murnau a rencontré Reri à Papeete par l’intermédiaire de Bill Bambridge, l’homme providentiel du tournage. Bill a exercé pour le film ses
talents d’acteur – il joue le policier dans la seconde partie – en même
72 Murnau est le nom d’une bourgade du Sud de la Bavière où le futur cinéaste a passé des vacances inoubliables
dans son enfance et où, plus tard ont résidé Kandinsky et les peintres du « Cavalier bleu ». « Plumpe » connote en
allemand quelque chose de lourd et de disgracieux.
73 In Salka Viertel, The kindness of strangers, Ed. Holt, Rinehart and Winnston, 1969.
83
temps d’homme-orchestre : tout à la fois assistant, régisseur, décorateur,
coproducteur et interprète auprès des Polynésiens qui ne parlaient pas le
français. La famille Bambridge est, encore aujourd’hui, une puissante famille de ce qu’on appelle à Tahiti des « demis », fruits des amours de
mères tahitiennes et de pères occidentaux. Ils possédaient les premières
salles de cinéma de l’île et avaient organisé l’infrastructure locale pour le
tournage d’Ombres blanches (White shadows in the South seas), le film
pour lequel Flaherty était venu la première fois à Tahiti avant d’être évincé
par la MGM.
Au cours des mois qu’il a passés en Polynésie, se faisant bâtir à Tahiti
une somptueuse résidence, Murnau s’est pris d’affection pour la jeune
fille. Il n’y a aucune ambiguïté sexuelle, évidemment, dans cette relation.
La Polynésie est infiniment plus tolérante que l’Amérique, et Murnau n’a
pas à cacher son homosexualité. Il a en quelque sorte adopté la coutume
tahitienne qui encourage les enfants, dès qu’ils sont autonomes, à se choisir librement des parents nourriciers. Il est devenu pour Reri une sorte de
père fa’a’amu. La jeune Tahitienne est d’une étonnante vivacité, mais Murnau éprouve sa fragilité lors du tournage. Les gallons de vin de la grandmère ont laissé des traces dans l’hérédité. Alors qu’elle n’a que dix-sept
ans, son goût immodéré pour le rhum oblige Murnau à la boucler sur le
motu, certains soirs, pour éviter qu’elle n’aille s’enivrer et que le tournage ne soit suspendu. Floyd Crosby, le caméraman du film, atteste :
« Le seul problème qu’on avait, c’était avec la fille, Reri. Elle se saoûlait tous les week-ends. Je devais aller la trouver le lundi matin et la ramener…74 »
La sollicitude paternelle du cinéaste allemand, qui la prend sur ses
genoux comme une enfant, aux dire de témoins de l’époque, s’explique
peut-être, lui qui ne buvait plus une goutte d’alcool depuis un accident
survenu lors de la guerre de 1914/1918, par la détresse secrète qu’il
perçoit sous sa gaieté débordante.
74 In « An oral history with Floyd Crosby » by Nicholas Pasquariello, The American Film Institute, 1973. Crosby fait
aussi état de fréquentes disputes entre Reri et Murnau sur le tournage.
84
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Murnau a de bonnes raisons de protéger son « ingénue polynésienne ». Connaissant les mœurs hollywoodiennes, il estime qu’elle sera
plus heureuse dans son île qu’en Amérique. Mais la propagande de la Paramount souhaite bâtir au film une légende pour faire rêver les midinettes. Après les premières previews du film, on a même suggéré à
Murnau de changer le nom de Reri en Euréka. La Paramount va utiliser
pour la promotion du film ce slogan racoleur :
« Marlène Dietrich, Nancy Caroll, Clara Bow et toutes les filles romantiques de 1931 peuvent prendre des leçons d’amour de la star enjouée
de Tabou. »75
A la première du film à New York, le 18 mars 1931, Murnau n’est
plus là pour protéger Reri. Florenz Ziegfield s’intéresse à la jeune fille. Cet
émigré allemand fait fantasmer l’Amérique en montrant les plus jolies
femmes du monde dans ses fastueuses Ziegfield Follies. Il a lancé au passage quelques stars, dont Louise Brooks. Son royaume nocturne vacille
depuis la crise de 29, mais il décide en 1931 de monter la Revue la plus
spectaculaire de tous les temps76. Il n’est pas difficile aux émissaires qu’il
dépêche à Tahiti de retrouver la trace de celle qui va déclencher la vogue
exotique que Murnau appréhendait77. Quelques semaines plus tard, « la
plus belle jeune fille des mers du Sud » débarque à San Francisco.
La Cendrillon de dix-huit ans se transforme en princesse de Revue et
devient le première « Miss Tahiti » à Long Beach. Dans ses albums de
photos, on la voit couverte de paillettes, en compagnie d’innombrables
bellâtres et de célébrités de l’époque comme Frédéric Marsh, Wallace
Berry et même son homonyme français d’Hollywood : Maurice Chevalier.
Gloire fugitive pour une jeune étoile qui, malgré les conseils de
Bill Bambridge, venu lui aussi quelque temps à Hollywood se frotter à
75 « Press sheet » de Tabu, rédigé par la Paramount à la sortie du film, L. A., Academy of Motion Pictures.
76 D’après Johannes Muggenthaler, Der Liebe im Paradies, in Der Liebe Pilgerfahrt, Münchner Stadtmuseum, 1992.
77 « Après avoir acheté le film, la Paramount insistait pour qu’il vit l’écrivain William Morris, qui habitait Monterey
et avait accepté d’écrire un roman d’après Tabou pour le publier en feuilleton dans un magazine. C’était tout à fait
contre la nature [de Murnau] de le faire, et il redoutait la tornade des mers du Sud qui allait émerger, mais il devait faire des compromis. » in Salka Viertel, ibid.
85
l’industrie du cinéma, a du mal à résister à ses démons : les hommes et
surtout l’alcool. Plus d’une fois, m’a-t-on raconté à Tahiti, Bill l’a mise
sous la douche pour la dessaouler. Est-elle prête à affronter l’Amérique,
elle qui n’aime que danser, faire la fête avec les amis, sans se préoccuper
du temps qui s’écoule, ni des bienséances de la vie mondaine ?
Mais Reri et les deux cents personnages des Follies 1931 se produisent devant les salles à moitié vides. Quand Ziegfield meurt de déception
en 1932, Reri continue à danser dans des revues plus modestes. En Californie, elle a fait la connaissance d’Ottelia et de Robert Plumpe, la mère
et le frère du cinéaste disparu, venus régler les questions d’héritage.
Malgré le soutien amical de son agent, Mildred Luber, Reri n’arrive
pas à s’adapter tout à fait à l’Amérique. A la fin de 1932, elle s’embarque
pour une croisière en Europe avec Mildred, qui va se marier prochainement avec un Hollandais. Le voyage est digne d’une « star » : Londres,
Paris, Berlin, Rome, en passant par Venise et Capri. A Berlin, elle est accueillie chaleureusement dans la famille de Murnau. Otellia rapporte dans
son journal :
« Je fus impressionnée par sa mentalité noble, sa conversation intelligente ; elle était pleine de tendresse envers moi. Les animaux de mon
fils Wilhelm : son chien Tommy, ses chats Lindi et Tscheko, le perroquet, les tortues et mes deux petites filles devinrent des compagnons de
jeux pour Reri. […] J’aurais désiré pouvoir garder Reri dans notre
famille, mais ses tournées l’emmenèrent loin de nous.78 »
Eva et Ursula, les nièces de Murnau, se souviennent que quand elle
sortait en ville, il y avait toujours un moment où on poussait les tables
pour qu’elle se mette à danser. Elle était si spontanée qu’un journaliste
d’une gazette locale fut déçu en la rencontrant :
« Malgré les cigarettes et les cocktails incontournables, Reri n’est pas
une ‘dame de salon’ et n’a pas une allure de « star ». Elle est simple et
d’une fraîcheur qui n’a pas besoin de maquillage.[…] C’est un véritable enfant de la nature qui change très vite d’humeur, préfère jouer
78 Citée par Lotte Eisner, id., p. 22.
86
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avec des poupées que de porter des colliers de perles. » Précision cocasse : « Elle se donnait beaucoup de peine pour porter des gants : le
fait de les mettre et de les enlever l’énervait tellement qu’elle se lavait
souvent les mains sans enlever les gants.79 »
Une « sauvageonne » en somme, plus à son affaire avec les jeunes
nièces de Murnau qu’avec les journalistes.
Dernier détail qui a son importance,
« …elle a mis du temps pour s’habituer aux chaussures et voulait souvent aller au théâtre pieds nus ».
Sur une photo prise dans la rue, en effet, on la découvre en tailleur
de ville, souriante et décontractée, tenant ses escarpins à la main. A Berlin, Reri danse au cabaret « Scala ». Dans un de ses albums, une photo
la montre tenant sous son charme une poignée d’officiers nazis. Cela se
passe en 1933, et le tout nouveau chancelier du Reich, paraît-il, n’est pas
insensible à son attrait80. A Berlin, elle enregistre même un disque au ton
mélancolique :
« Reri, petite Reri brune, bientôt les jours de bonheur vont arriver… »
A Paris, elle se fait réprimander comme une enfant pour avoir demandé familièrement de l’argent à la mère de Murnau :
« Tout est bien ici, mais seulement, mother, tu comprends les jeunes
filles de mon âge aiment beaucoup avoir de jolies robes, mais pour
moi c’est dur d’arriver à acheter (sic) une robe. »
Elle rendra cet argent lorsqu’elle reviendra à Berlin, mais il faut comprendre qu’elle sort beaucoup, et qu’à Paris, on ne peut pas toujours
s’habiller de la même façon : « Mother, il ne faut pas être chagriner (sic)
pour cela.81 »
79« Reri, enfant de la nature, fume » - Coupure de journal, sans indication de provenance ni de date (Bundesarchiv
de Berlin). Le sous-titre précise : « Elle préférait marcher pieds-nus et dormait par terre ».
80 D’après Johannes Muggenthaler, id.
81 Extraits d’une lettre envoyée en février 1933 à la mère de Murnau qui m’a été communiquée, ainsi que celles
qui sont citées plus loin, par Eva Diekmann, la nièce de Murnau.
87
Quelques mois plus tard, elle est à Varsovie, mariée à un bel acteur
polonais, aristocrate de surcroît, le comte Eugène Bodo. On ne sait pas
grand chose sur ce mariage qui surprend la mère de Murnau et ne dure
pas plus d’un an, pendant lequel elle tourne sous la direction de son mari
un film intitulé « Perle noire ». Une histoire polynésienne filmée en studio pendant le rude hiver polonais. A la fin de 1934, Reri est de nouveau
à Berlin et habite dans la maison de Murnau à Grunewald, au n°22 de la
Douglasstrasse. Plus que jamais, elle fait partie de la famille. Mais, d’après
Robert Plumpe, elle fait des cauchemars et croise certaines nuits le fantôme de Murnau :
« La chambre de Reri était à côté de la nôtre. La première nuit, on a entendu du bruit et, alarmés, nous nous sommes précipités dans sa chambre. Elle était allongée par terre à côté du lit et criait : Tupapau,
Tupapau. Nous avons secoué Reri qui tremblait et était toujours endormie. Quand elle s’est réveillée, elle a dit d’une petite voix : ‘il y a des
fantômes dans la maison, des personnes qui ne trouvent pas la paix.’
[…] Chaque matin, on retrouvait Reri couchée sur le tapis et pendant
longtemps, elle n’a pas trouvé le repos dans la maison de Murnau.82 »
Pour lui changer les idées, Mildred et son mari l’emmènent en Hollande. Elle y fait la connaissance d’un certain Fred Roozen. Ce mystérieux
protecteur l’installe au Carlton Hotel d’Amsterdam et prend soin d’écrire
à Madame P. Murnau – en français – qu’il « [sera] toujours bon pour
Reri, elle est si bonne que je ne pourrai pas lui faire de mal.83 »
Au mois de juillet 1935, elle a une adresse privée à Amsterdam et un
papier à en-tête au nom de Reri Chevalier. Mais la Polynésie commence
à lui manquer. À moins qu’elle ne se soit lassée des retombées d’une
gloire qui s’estompe. Elle repart à Tahiti. Mildred, son agent, essaie de relancer sa carrière à Hollywood. En 1937, Reri revient tourner un petit
rôle dans « Hurricane » de John Ford, au côté de Dorothy Lamour. Puis
elle retourne définitivement, à Tahiti où elle mène une vie « d’insoucieuse
82 Témoignage inédit de Robert Plumpe, Archives Murnau.
83 Lettre De F. Roozen à O. P. Murnau, 25 mai 1935.
88
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jeune fille polynésienne », se mariant sur le tard, comme Murnau l’avait
prévu. Là-bas, plusieurs hommes qui l’ont connue à cette époque s’en
souviennent avec émotion. Sa gaieté, son insouciance, son entrain perpétuel pour la danse et la musique – elle jouait assez bien de la guitare –
en faisaient une compagne idéale, toujours prête à « faire la bringue ».
A Tahiti, Anna Chevalier ne parlait plus de son passé. Une de ses
nièces, à qui Anna, avant de mourir en 1977, a confié ses albums de photos, m’a dit que sa tante était très superstitieuse et n’aimait pas les photos où il y a trois personnages. Elle y voyait un présage de mort.
Curieusement, parmi les centaines de photos qui racontent sa gloire éphémère, elle n’a gardé qu’une seule photo de celui qui en a été à l’origine.
C’est une photo toute simple, un peu floue, où un homme de grande taille
au chapeau blanc, assis sur le sable, tance une jeune fille qui a la main
sur la poitrine, en signe de contrition. Derrière lui, un autre homme, torse
nu, le front ceint d’un collier de fleurs, observe la scène avec détachement : Murnau, Reri, Matahi. Le triangle de « Tabou ».
Il y a dans la vie de Reri tous les ingrédients pour une histoire comme
le cinéma en raffole : le succès fulgurant à dix-huit ans, quelques années
de vie aventureuse aux quatre coins de l’Amérique et de l’Europe, des
amants sans compter, dont plusieurs connaissent une fin tragique … Et
puis l’alcool, auquel elle n’a jamais réussi à échapper. Après la deuxième
Guerre mondiale, Mildred entreprend de raconter la vie romanesque de
sa protégée. Le livre s’appelle The dancing cannibal84. Elle l’envoie à
Hollywood avec l’idée que ça pourrait faire un bon script : l’histoire d’une
danseuse découverte par un cinéaste, qui supporte mal de mettre des
chaussures, et finit par épouser un comte polonais …
Bifurcation. Le 13 avril 1953, une conférence de presse annonce la
naissance de Figaro Inc., une société de production indépendante créé
84 Je n’ai pas réussi à retrouver ce livre, mais je tiens ces éléments du propre neveu de Mildred Luber, Ansel Marks.
Au début des années 90, celui-ci a fait parvenir à Eva Diekmann une cassette enregistrée sur un dictaphone dans
laquelle il relate cette histoire.
89
par Joseph L. Mankiewicz. Celui-ci, au sommet de sa notoriété, est en délicatesse avec la Metro Goldwyn Mayer. Il prépare un film qui lui tient particulièrement à cœur, et qui va être un tournant dans sa carrière : The
barefoot contessa (La comtesse aux pieds nus), avec Humphrey Bogart et Ava Gardner. Pour la première (et l’unique) fois de sa carrière,
Mankiewicz en signe seul le scénario, qui n’est ni une adaptation, ni un
travail collectif. Mais il a quelques problèmes à la sortie de son film. La
critique parue dans Variety se sent obligée d’en faire mention :
« En note finale, ajoutons que Mankiewicz aurait dit qu’aucun de ses
personnages n’est tiré de la réalité. C’est pour répondre à la suspicion
que le producteur rupin pourrait être une image à peine déformée –
nommons-le pour aller droit au but – de Howard Hughes.85 »
Le richissime texan obtient, avant le montage final, quelques modifications qui éludent les allusions trop évidentes. Par contre, comme le
rapporte N. T. Binh dans son livre consacré à Mankiewicz86, « bien qu’il
s’agisse d’un scénario original, […] la sortie du film est grevée de deux
procès pour plagiats. » L’un est intenté par Mildred Luber, qui ne pèse pas
aussi lourd qu’Howard Hughes. Mankiewicz obtient un non-lieu. Mais les
similitudes sont troublantes avec certains éléments de la vie de Reri. Il y
a des détails que les plus brillants scénaristes n’inventent pas. D’ailleurs,
toute la critique de l’époque voit dans cette satire aiguë d’Hollywood un
film à clés. Les rumeurs font de Rita Hayworth le modèle du personnage
incarné par Ava Gardner87.
Mankiewicz s’en est fermement défendu :
« Je voulais raconter l’histoire de Cendrillon à Hollywood. A aucun moment dans le film on ne laisse entendre qu’elle pourrait être une grande
comédienne. On dit simplement qu’elle a fait sensation au box-office et
que l’on ne parle que d’elle dans la presse.88 »
85 In « Film Review » - Variety, 29 septembre 1954.
86 Voir N. T. Binh – Mankiewicz – Rivages cinéma, 1986.
87 Jacques Doniol-Valcroze et François Truffaut en font état au moment de la sortie en France de ce film très admiré par les jeunes critiques des Cahiers. (Cahiers du cinéma n° 49, juillet 55).
88 In Michel Ciment – Passeport pour Hollywood, Editions du Seuil, 1987.
90
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Peut-il s’agir d’une coïncidence ? À revoir La Comtesse aux pieds
nus, on retrouve dans le désordre tous les ingrédients de la vie de Reri :
la découverte dans un cabaret de la jeune danseuse, les pieds nus, la brève
carrière hollywoodienne, les liaisons successives avec des hommes richissimes qui ne parviennent pas à l’aimer, le mariage avec un aristocrate, l’insatisfaction,… Sans oublier les détails macabres : un des amants
de Reri s’est noyé aux Îles Cook, et son corps n’a pas été retrouvé, comme
le mari de la sœur du Comte Toriato-Favrini dans le film. Un autre est
mort en 1942 à Bir Hakeim, pas très loin de Benghazi où le Comte a perdu
sa virilité, etc. Le personnage du metteur en scène joué par Humphrey
Bogart semble assurer une sorte de passage de témoin entre Murnau et
Mankiewicz lui-même. Ce grand frère, ami et protecteur de Maria, définit la ligne de partage entre la vie et le cinéma : « Une fois de plus, la vie
esquinte le script, » dit-il à la fin du film. On comprend ce qui a pu relier
Mankiewicz à cette histoire. À dix-neuf ans, cet Américain est allé vivre à
Berlin où son père, d’origine polonaise avait grandi avant d’émigrer aux
Etats-Unis. C’était en 1928-29, au moment où Murnau se préparait à partir en Polynésie. L’image de ce célèbre prédécesseur qui cherchait à s’affranchir de la tutelle d’Hollywood a pu lui revenir en mémoire, en 1953,
lorsqu’il créa sa propre société. De nombreux détails du scénario de La
Comtesse aux pieds nus semblent des clins d’œil discrets à cette parenté
artistique. Des trois films qu’a tourné Maria (le personnage incarné par
Ava Gardner) pendant sa brève carrière hollywoodienne, le seul dont on
connaît le titre s’appelle Black dawn (Aube noire), sorte de contraction
entre l’Aurore et Perle noire, le film tourné par Reri en Pologne. La
« blessure de guerre » qui a rendu impuissant le Comte, Mankiewicz avait
d’abord pensé en faire un homosexuel89 - renvoie à celle de Murnau, qui
l’avait contraint à ne plus boire d’alcool. D’ailleurs, le fait qu’Harry Dawes
soit un alcoolique repenti peut être une allusion à l’éthylisme de Reri.
89 « Le prince charmant que rencontre ma Cendrillon n’est pas vraiment ‘à la hauteur’. Je voulais qu’il soit ou bien
homosexuel ou bien impuissant, mais c’était impossible. Il était hors de question de seulement évoquer l’homosexualité, et l’impuissance ne pouvait être qu’accidentelle. C’est pour cette raison qu’il a fallu inventer cette histoire
de blessure de guerre ». Citée par Pascal Mérigeau dans son livre : Mankiewicz – Denöel, 1993.
91
On ne saura sans doute jamais avec certitude si Mankiewicz s’est inspiré de l’histoire racontée par Mildred dans The dancing cannibal. Quoi
qu’il en soit, le romantisme de Maria, sa solitude inévitable, son appétit
trop absolu de la vie, la mort qui rôde, tout cela fait penser à l’univers du
cinéaste allemand. Jean Narboni, dans un article éloquent paru dans des
Cahiers du Cinéma, intitulé Mankiewicz à la troisième personne, voyait
un « malentendu » dans l’idée qu’on se faisait à l’époque du cinéaste,
considéré comme « la vertu cinématographique du langage » :
« C’est dans The barefoot contessa qu’est le plus nettement exprimée
cette idée commune à tous les films de Mankiewicz, d’un scénario bien
construit, d’un rêve cohérent, d’un ordre établi contre lequel s’acharneraient des forces venues du dehors…90 »
Comme chez Murnau, le rêve est menacé, les forces surnaturelles peuvent à chaque instant venir détruire l’équilibre précaire. Le comte TorlatoFavrini est un Nosferatu en puissance, qui veut arracher au monde celle qui
représente l’essence même de la vie. Mankiewicz partage avec le cinéaste allemand cette attirance pour les apparitions surnaturelles : ce thème court
dans plusieurs films, de The Ghost and Mrs Muir à Suddenly last summer,
où Katherine Hepburn incarne une créature nocturne tout à fait effrayante.
Dans une interview parue dans les Cahiers du Cinéma, en 1966.
Mankiewicz révèle une relation particulière au temps, qui explique son
goût et sa maîtrise des fameux flash-back :
« J’ai toujours été intéressé par les interférences entre le passé et le
présent. L’un n’existe pas sans l’autre. Le sentiment de quelque chose
de ‘déjà vu’ (en français dans la conversation) fait partie de ce que
j’ai toujours cherché à rendre sensible.91 »
L’inconscient des cinéastes fait parfois bien le travail. Entre le plus
« magique » des cinéastes du muet et le plus « intellectuel » des cinéastes
hollywoodiens, quelque chose s’est transmis. On trouve d’ailleurs un
90 Cahiers du cinéma n° 153, mars 1954, p : 27.
91 Cahiers du Cinéma n° 178, mai 1966, p : 43.
92
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curieux pressentiment de cette filiation cachée, dans une étude inédite
sur La Comtesse aux pieds nus, restée mystérieusement inachevée :
« On ne sait encore si l’on doit demeurer dans l’état d’éblouissement
de Maria, ou s’il faut s’abandonner à un pressentiment comme si un
piège monstrueux, invisible, était déjà tout tendu ; la voiture noire du
Comte s’est refermée sur Maria. […] L’imprégnation fantastique du
film atteint le comble du raffinement ; c’est un chef-d’œuvre du ‘fantastique de latence’, comme le nomme J.L. Martinet, dans la ligne de
Tabou, des Contes de la lune vague, où une menace sourde ronge le
réel, et fait pressentir une infinie décomposition. Ce qui remplit les
spectateurs d’un malaise épouvantable, c’est de s’apercevoir brusquement que Maria est guettée par un fantôme… »
Le texte fait de manière explicite le parallèle entre le destin de Maria
et celui de l’héroïne de Tabou : « Comme dans Tabou de Murnau, la mort
exige que lui soit payée en tribut les plus beaux fruits.92 »
A la fin du film, Mankiewicz fait dire au comte Torlato-Favrini,
s’adressant au personnage du cinéaste joué par Bogart : « Pour un scénariste, Monsieur Dawes, vous êtes un menteur incroyablement maladroit… » Le comte a tué Maria, qui le trompait car elle ne pouvait se
résoudre à être la dernière comtesse. Dawes vient de recueillir les confidences de celle-ci, mais il ne peut s’empêcher de dissimuler la vérité à son
interlocuteur. Un grand cinéaste ne peut pas tout dire. Quitte à passer, lui
aussi, pour un « menteur incroyablement maladroit ».
Yves de Peretti
92 Etude écrite par une élève de l’IDHEC, Elisabeth Riollet, datant probablement de 1966, retrouvée à Paris à la BIFI
(Bibliothèque du Film).
93
Tour de l’île de Tahiti
en chaloupe espagnole
en cinq jours,
à la force des rames,
en décembre 1772
En décembre 1772, la Santa María Magdalena, alias l’Aguila, frégate espagnole de la première expédition du capitaine don Domingo de
Boenechea, jette l’ancre dans la baie de Tautira. Quelques membres de
l’équipage sont chargés par leur capitaine, de faire le tour de l’île de Tahiti, afin de procéder à des sondages et relevés. Ce tour de l’île, effectué
par des Espagnols, du 5 au 10 décembre 1772, et consigné en une vingtaine de pages manuscrites en espagnol, fait partie du rare patrimoine
culturel de l’histoire écrite de Tahiti au XVIIIe siècle93.
Voici la traduction inédite de ce rapport94.
93 Journal de la navigation que, sur ordre de S.M. communiqué par son Excellence Don Manuel de Amat et Junient,
Chevalier de l’Ordre Royal de San Genaro, Vice-roi, Gouverneur et Capitaine Général des Royaumes du Pérou et du
Chili, fit de l’Île d’Amat et celle adjacentes, le Capitaine de frégate Don Domingo de Boenechea, Commandant de la
Santa Maria Magdalena (alias Aguila) depuis le port de Callao d’où il est parti le 26 septembre 1772, à la découverte de l’île appelée par les voyageurs le Roi Georges, ou Saint Georges, et par les Naturels, Oateiete et aujourd’hui
Amat, (Musée Naval de Madrid).
Pour la commodité du lecteur, tous les noms onomastiques et toponymiques tahitiens, ont été actualisés.
94 Traduction inédite de l’espagnol, par Liou Tumahai, MCF, UPF, 2006. Le traducteur a respecté au plus près le texte
source, critère qui parfois alourdit la traduction, mais il correspond bien au style de l’époque.
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Le pilote Don Ramón Rosales, un sergent, deux soldats et un artilleur
de brigade, font partie de l’équipage de la chaloupe armée95. Ils la mettent à l’eau le 5 décembre au matin et reviennent de leur tour de l’île,
dans l’après-midi du 10 ; l’officier chargé de cette mission de reconnaissance autour de l’île, rédige le rapport suivant.
« Relation quotidienne du voyage (que, sur disposition du capitaine
de frégate Don Domingo de Boenechea, commandant de la frégate de sa
Majesté, du nom de Santa Maria Magdalena alias Aguila, mouillée dans
le port de Tai’arapu dans l’île appelée Amat et par ses habitants Otaiete,
découverte le 8 novembre 1772 par le susdit commandant, à la latitude
17°29’, et de longitude 233°32’). Le tour de l’île a été conduit par le lieutenant de frégate don Tomas Gayangos, accompagné du Révérend père
missionnaire frère Joseph Amich et du second pilote de la Royale Armada,
don Ramón Rosales ; ils devaient faire la reconnaissance de toutes ses
pointes, les marquer ; consigner toutes les baies recensées dans l’île, relever les distances de l’une à l’autre, pour pouvoir établir un plan qui signalerait avec la plus grande exactitude, son étendue et sa forme.
Le 5 décembre 1772, à 5 heures 30 du matin, nous sommes descendus de la frégate pour naviguer à la rame à l’intérieur du récif, tout en
longeant la côte vers la pointe d’une cocoteraie, où a été reconnue une
passe dans le récif en question, située au N.1/4 N.E., d’une encablure de
large, d’une profondeur de 30 à 40 brasses ; à l’intérieur se trouve une
baie mais d’entrée et de sortie très difficiles, étant donné son étroitesse et
son fort courant.
De cette passe nous avons pris la direction N. jusqu’à pouvoir nous
dégager du récif et, une fois arrivés à distance moyenne, nous avons mis
la voile en direction du N-O, sous un vent léger et variable ; après avoir
parcouru une lieue de distance à l’O.S.O., nous avons découvert une
crique qui s’étend assez loin de la côte, sans récifs, et qui, se prolongeant
à l’O d’une à deux milles, se termine par une passe d’une largeur de trois
encablures, de grande profondeur. Elle offre, du côté intérieur, un lagon
95 NdT : en prévision de rencontres hostiles avec les Tahitiens.
95
spacieux d’une profondeur de 19 brasses, de sable fin noir, qui va en diminuant jusqu’à trois, dans laquelle la chaloupe a mouillé, proue vers
terre. À mi-lagon vers le S. à fond de galets, aux eaux troubles, se trouve
une autre passe au S.O. A l’entrée de ce lagon, nous avons trouvé une
grande pirogue sur laquelle se tenait le fils du arii régnant et qui était
monté à bord de la Frégate plusieurs fois, laquelle comprenait tant de
manifestants que quelques-uns d’entre eux, en voulant fuir précipitamment, se sont retrouvés les uns sur les autres et sont tombés par terre.
Nous avons fait des signes à ce arii pour lui signifier que nous voulions
nous retirer et il nous a accompagnés jusqu’à la plage, salués avec force
embrassades. Ce arii s’appelle Pahairiro et l’on a donné à cette baie, le
nom de Baie de la Vierge96.
Une fois embarqués, nous avons levé l’ancre pour continuer notre
mission, tout en poursuivant à l’intérieur du récif, car il se trouve dans ce
parage une bande de terre d’un mille, accompagnés de nombreuses pirogues qui nous suivaient sur une distance de plus d’un mille, où nous
avons trouvé une autre passe, d’environ deux encablures de large, très
profonde, par laquelle nous sommes sortis ; puis tout en longeant ce récif,
nous avons continué jusqu’à 5h30 de l’après-midi, où nous avons tenté
de mouiller à l’abri d’un îlot qui se trouvait à un mille et demi de la terre
et qui forme avec le récif deux chenaux suffisamment grands, d’une bonne
profondeur, suffisante pour accéder à la baie, ce qui rend la côte rase. Elle
se trouve à deux lieues à l’ouest de celle de La Vierge et on l’a nommée
Saint Nicolas.
On n’a pas trouvé d’abri sur cet îlot en raison de son mauvais fond,
on a effectué notre approche de la côte en 20 brasses, sable noir. A une distance d’un mille du fond de cette baie, dans sa partie nord et de la terre,
à un tiers d’encablure du récif, sont arrivées de nombreuses pirogues chargées de bananes, de cocos et d’autres fruits, lesquelles sont restées aux
alentours de la chaloupe jusqu’à la prière, et se sont retirées sur la plage.
Nous avons passé la nuit sous de nombreux grains de premier et dernier
96 Ce arii Pahiriro, arii de Anuhi (ancien Pueu), est cité par Gayangos comme un frère du père de Vehiatua, arii de
Taiarapu, du temps des Espagnols (1772-1775) et décédé en 1775. Cette baie de la Vierge correspondrait à la baie
qui se trouve en face de la passe de Rautea et Faraari, dans la localité de Pueu.
96
N°312 - Avril 2008
quartiers. Cette baie est appelée par les naturels Hitiaa, sous les ordres du
arii O Reti97.
Le 6 dudit mois, sous une pluie abondante et le tonnerre, vent du
N.E. frais. A 6h du matin, le ciel s’est un peu dégagé ; nous avons levé le
grappin et suivi à la rame la côte jusqu’à 7H30, heure à laquelle, voyant
que nous ne pouvions aller plus en avant, et que le temps allait se dégrader avec beaucoup de pluie, tonnerre et vent frais, nous avons mouillé à
20 brasses sur fond de sable noir, un peu plus au N. de l’endroit où nous
avions passé la nuit ; et à une heure de l’après-midi, le temps s’est amélioré ; nous avons levé sous un vent paisible du nord pour poursuivre à
la voile, à l’intérieur du récif. A deux heures, le vent s’est rafraîchi, le mât
s’est brisé, affalant tout d’un coup une voile, nous sommes retournés au
mouillage à la rame, pour constater sa rupture totale à une coudée audessus de la mèche98. Je décidai de couper par la faille afin de voir si par
cette démarche et en prenant les ris à la voile, il demeure encore utilisable, et de poursuivre la mission à moitié accomplie. Mais avant même de
pouvoir mâter, nous nous sommes aperçus de sa rupture totale en deux
parties, et comme il était nécessaire d’y remédier, je le fis faire avec trois
bâtons ferrés et quelques harnais. Comme il se faisait tard au moment
d’achever ce travail, je décidai de passer la nuit dans ledit parage, ordonnant à ce moment-là aux trois hommes de terre et mer de grimper en
haut d’une colline, pour voir si la mer était visible de l’autre côté de l’île,
ce qui échoua, car des collines qui s’élevaient très haut devant eux, les en
empêchaient. Ils n’ont pu apercevoir qu’une vaste plaine d’une lieue et
demie à deux qui surgissait de la baie au sud ; dès que les trois hommes
ont sauté à terre, un des Indiens principaux s’approcha d’eux, pour leur
demander par signes ce qu’ils comptaient faire ; il les accompagna en
leur montrant le chemin, les devança pour les aider à descendre, les soutint pour empêcher leur chute. Dans une des nombreuses pirogues de ce
parage, venues chargées des fruits ci-dessus mentionnés, se tenait un
97 O Reti était le arii de Hitia’a (orthographié Oydia dans le manuscrit), il a rencontré Bougainville, Cook et Gayangos avec lequel il a échangé son nom, lors du deuxième voyage espagnol.
98 Mèche : terme nautique ancien correspond au cabestan.
97
Indien d’environ 18 à 20 ans, de bel aspect qui nous a dit être arii de ce
district ; une fois près de notre chaloupe, il passa à bord, nous demanda
instamment de sauter à terre et de nous rendre chez lui, tout en nous
montrant où se trouvait sa maison. On lui a remis quelques colifichets
prévus à cet effet, et il en fut très satisfait. Il renvoya sa pirogue à terre,
laquelle revint rapidement avec des cocos et des bananes en échange de
notre cadeau, et tout en continuant une longue conversation avec force
démonstrations, il en vint à nous demander où nous allions, et nous répondîmes notre intention de faire le tour de l’île. Il s’offrit volontiers de
nous accompagner, proposition que j’acceptai avec plaisir, car elle me
parut avantageuse. Dès la tombée de la nuit, il décida de dormir à terre
en nous disant qu’il reviendrait tôt le matin pour continuer avec nous.
Nous avons passé la nuit sans incident aucun.
Jour 7, lever du jour sous un ciel dégagé, et vent de terre ; à 5 heures
du matin, nous avons levé l’ancre en nous dégageant du récif à la rame,
nous avons aperçu, distante d’une lieue, une pirogue où se tenait le arii
Teinui en question (c’est ainsi qu’il disait s’appeler), qui était venu pour
tenir sa promesse, avec une grande provision de fruits et de poissons pour
le voyage. A 6 heures, nous avons mis la voile, et après avoir envoyé sa pirogue à terre, le arii en question resta avec grand plaisir en notre compagnie. A une demi-lieue de notre proue, nous avons découvert une
multitude de pirogues, en pleine pêche, et une fois près d’elles, notre arii
nous a dit que son père se trouvait là, qu’il était le arii principal du district, et qu’il s’appelait Reti. Ils se sont tous arrêtés de pêcher en nous
voyant et se sont approchés de notre chaloupe. A ma demande, Teinui dit
à son père de transborder, je lui offris une petite hache et un couteau, ce
à quoi il répondit avec du poisson qu’il avait dans sa pirogue, et considérant cela comme bien peu, il a pris également celui de tous ceux qui
nous entouraient. Teinui fit savoir à son père le but de notre voyage et
qu’il s’était proposé de nous accompagner, ce à quoi il consentit avec
plaisir, se proposant de faire la même chose, demandant à un autre Indien du nom de Taruri (qui, selon ses explications, était le frère de sa
femme), il manifesta quelque répugnance à l’encontre de ce dernier, en
lui disant par signes qu’il n’avait pas à lui donner à manger de ce à quoi
98
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ils étaient habitués, ledit arii demanda de s’approcher de la terre, s’exécuta à une faible distance, il embarqua dans sa pirogue pour revenir avec
une grande provision de nourriture. Nous lui avons demandé de nous
remplir quatre tonneaux d’eau, ce qu’ils ont fait immédiatement d’une
rivière abondante qui se trouvait à proximité. Pendant ce temps, est venue
une pirogue avec deux femmes qui, de loin, criaient à nos Indiens avec
force démonstrations de peines, elles étaient probablement leurs parentes. Les Indiens ont répondu à leurs cris, et après un long moment de
conversation (dans laquelle, d’après ce que j’ai pu comprendre, ils leur
ont dit que nous étions de bonnes personnes), le arii Reti leur a envoyé
dans une pirogue la hachette et le couteau que je leur avais offerts, ainsi
que deux miroirs, deux colliers de perles de verre et quelques grelots
que je leur accordai de nouveau afin de les tranquilliser, et cela fit bon
effet, sans nul doute, puisqu’elles se sont retirées aussitôt, consolées. Nous
avons poursuivi notre voyage, à l’intérieur du récif, à une lieue et demie
de distance, nous sommes sortis de ce parage à la voile, vers l’extérieur
du chenal, en direction vers la pointe de l’île du N., car tout ce coin était
une côte sauvage, et la mer était très forte dans ce parage. Elle est toute
couverte d’eau et sort, à une lieue, une lieue et demie. A une heure de
l’après-midi, nous étions à cette pointe, entourée de récifs et s’étendant
au S.O. à plus d’un mille, et du côté terre, c’est la côte sauvage. Sur le côté
ouest, se trouve une passe où l’on n’a pas trouvé de fond à 25 brasses, et
elle continue sur une distance de quatre milles, et là elle forme une baie
où réside le arii Tu qui est l’homme important de l’île ; selon le récit de
nos Indiens, il règne sur tous les arii. Ici commence le récif qui forme
une pointe de la terre ferme, une grande passe de 17 brasses de fond.
Mais, à l’intérieur, cette baie est irrégulière, (avec) peu (de fond)99 ou de
mauvaise qualité ; sur la pointe de la terre ferme qui forme la baie avec
celle du récif, il y a comme une sorte de muret en pierre libre sans mortier, comprenant huit à dix marches sur lequel se trouvaient un grand
nombre d’Indiens qui nous portaient avec beaucoup de joie et de vacarme. J’ai donné l’ordre de nous diriger vers une autre pointe, car je
99 D’après le manuscrit, on lit « es mui desigual, poco y de mala calidad ».
99
désirais connaître et traiter avec ledit arii Tu dont j’avais eu quelques précédents par un Indien du district de Tai’arapu avec lequel je m’étais lié
d’amitié, lequel me donna quelques nouvelles. A deux heures nous avons
jeté le grappin à trois brasses de fond de sable fin, et avec la voile à une
encablure de distance. Aussitôt le drapeau hissé, sont venus à bord une
grande quantité de pirogues ; peu de temps après notre mouillage, nous
avons vu une multitude d’Indiens, environ 500, sortir en peloton d’un
beau bosquet et venir sur la plage ; parmi lesquels on distinguait six à
huit qui marchaient de front munis de longs bâtons ; et nous avons demandé à nos Indiens qui étaient ces gens-là, ils nous ont répondu qu’arrivait le arii Tu qui habite aux alentours dans une maison située près de
la plage. Je décidai de lui offrir des présents par l’intermédiaire du plus
important des Indiens qui se trouvait dans la chaloupe et, le faisant embarquer dans une des pirogues qui se trouvaient accostées, je lui donnai
une poule bien dorée et du pain frais pour qu’en mon nom, il les offrît
audit arii, et il l’exécuta selon mon désir. Il revint aussitôt avec une harangue très longue dont je n’ai compris que le geste de sauter à terre, venant à cet effet deux pirogues doubles. Ce que j’exécutai rapidement
escorté du sergent et d’un soldat. Comme j’arrivai à la plage sans me
mouiller, un Indien s’approcha volontairement des pirogues et me hissant sur ses épaules, il me débarqua. Nombreux furent ceux qui s’approchèrent immédiatement, animés d’une grande joie de nous voir à
terre, il y en avait tant que nous avions du mal à avancer d’un pas, jusqu’à
ce que deux de ceux qui tenaient de longues lances, ont commencé à
frayer passage, devant nous, pour nous accompagner ainsi disposés, tout
en nous guidant vers la maison dudit arii qui nous reçut assis par terre,
entouré de trois femmes et de quatre Indiens aux longs bâtons montant
la garde, et de 400 à 500 de pied ferme. Dès mon arrivée, il me salua du
mot de tayo100, que ces gens-là emploient généralement pour exprimer
leur amitié, ce à quoi je correspondis, et il m’entoura aussitôt de ses bras,
m’embrassa les tempes et changeant une couverture par une autre de
couleur incarnat et une autre encore de couleur marron, avec lesquelles
il s’enveloppait, il me la posa sur mes épaules. Les femmes qui se trouvaient
100 N.d.t. taio : terme tahitien ancien pour désigner hoa : ami.
100
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à ses côtés, firent la même démonstration affective, à laquelle je répondis de même. Elles ôtèrent également leurs couvertures pour me les offrir, et moi je sortis les colifichets que j’avais prévus à cet effet, je les
partageai entre lui et les femmes qui les apprécièrent fort, en particulier
les miroirs. Les quelques Indiens de devant qui s’étaient mis à me regarder avec grande attention, se retirèrent sur l’ordre du arii, et il me dit avec
des signes et des gestes que deux des trois femmes présentes étaient ses
sœurs, et la troisième sa mère. A ce moment-là vint une Indienne qui me
dit également être sa sœur, laquelle m’embrassa sur l’ordre du Arii. Elle
m’offrit sa couverture à laquelle je répondis par un mouchoir, car je
n’avais pas autre chose à lui offrir. Ce arii me demanda un mouchoir et
je dus lui donner le blanc que j’avais en main. Je remarquai que ledit arii
était pris de tremblements constants tout en observant une carabine que
je portais en bandoulière, et je la lançai au sergent qui se trouvait dans
mon dos, il revint me saluer du mot tayo, en changeant d’expression.
Je continuai ma conversation avec lui, me servant d’interprète le plus
important des Indiens, qui était dans la chaloupe avec lequel je parvenais
à me faire comprendre d’une manière ou d’une autre ; il m’a semblé
comprendre qu’il désirait savoir ou s’enquérir de l’endroit d’où nous venions, je lui dis par signes que nous venions d’une terre très grande, que
j’avais mis deux lunes, car c’est leur façon d’expliquer en comptant pour
chaque lune un mois. Il me demanda en combien de temps il serait dans
son île, et je lui dis qu’en une lune accomplie, je m’en irai à ma terre
pour retourner à Otaiete et que je lui rapporterai des haches, des couteaux et bien d’autres choses encore qu’ils aimeraient. Tout le monde manifesta un grand plaisir et nous leur fîmes également voir par
l’intermédiaire d’un point très grand l’étendue de notre terre, d’où j’étais
venu et par un point très réduit, la petitesse que représentait son île ; et
tout comme il régnait sur tous les arii de son île, le arii de cette grande
terre régnait sur elle, et sur toutes les autres. Il se produisit alors une
longue discussion entre eux, à la suite de mon explication, pour laquelle
je me demande bien ce qu’ils ont compris ou pas, car ils n’y ont pas répondu. A ce moment-là, arriva une Indienne très âgée qui, selon son aspect, était octogénaire ou nonagénaire, laquelle me fit des signes de
tendresse, et me fit cadeau d’une couverture ; et regardant vers le sergent
101
et les soldats qui se trouvaient dans mon dos armés, elle me fit comprendre par signes, manifestant par les mots de pupugia101 qu’ils étaient
armés. Je voulus la persuader qu’elles servaient à tuer les oiseaux qui
étaient dans le ciel, et comme elle ne voulut pas le croire, elle me fit voir
par démonstrations en fermant les yeux et ne les faisant tomber par terre,
qu’elles servaient à tuer les gens. Je me relevai en signe de départ vers le
bateau, et ladite Indienne me pria instamment de rester, qu’elle me donnerait à manger de sa main telle que cela se pratiquait avec ledit arii Tu.
Dès que je fus debout, ledit arii et les quatre Indiennes m’embrassèrent de nouveau, et se retirèrent avec la plupart des gens de leur cortège vers la plage, en direction d’un fare qui se trouvait au bord même de
l’eau tandis que je me rendais à l’endroit où j’avais sauté à terre, escorté
des Indiens aux longs bâtons ; et comme je m’apprêtais à embarquer, un
Indien se détacha du cortège du arii, et regardant dans sa direction, il me
dit en son nom de tirer un coup de fusil en l’air, ce que je fis sous l’admiration générale de tous les membres présents. Il me demande de l’exécuter trois fois, ce que je fis causant ainsi le même étonnement à chaque
fois. Et je m’embarquai dans une pirogue qu’ils avaient préparée, je me
retirai à bord de la chaloupe, sans avoir noté chez ce arii la moindre différence par rapport aux autres îliens, hormis la garde des Indiens aux
longs bâtons, sa maison ou fare circulaire de plus grande capacité que les
autres ; mais en paille, et sans autres meubles que quelques bancs
concaves et paniers au col étroit suspendus au toit.
Le arii Tu est un jeune homme de 20 à 22 ans, de stature plus que
moyenne, bien proportionné, de teint châtain clair, nez aquilin et yeux
noirs. Je fis lever le grappin avec le foc, nous longeâmes la côte, tout en
marquant les pointes et les sondages à l’intérieur du récif, accompagnés
d’un nombre infini de pirogues, et à cinq heures et demie de l’après-midi,
nous mouillâmes dans une baie à 14 brasses, de sable fin et noir, à une
lieue et demie de notre point de départ, juridiction du arii Tu, car parmi
les nombreuses pirogues qui sont venues à bord au moment où nous
avons laissé tomber le grappin, nous sont arrivés deux, l’un deux nous
101 Pupugia : tel quel dans le manuscrit, que l’on peut transcrire par pupuhia.1 Pupuhia,qui signifie mandatés ; 2 ;
pupuhihia = fusillé, ce sens convient le mieux dans ce contexte.
102
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disant être le arii qui régnait sur cette baie, il s’appelle Tomegoni102 et
l’autre, de l’île de Moorea103, visible, à une distance de quatre lieues, s’appelle Auri. Ils venaient tous deux accompagnés de leurs femmes qu’ils nous
offrirent avec deux couvertures, des bananes et des cocos. Nous nous montrâmes méfiants, car toute la nuit se déroula à une distance d’environ un
mille, dans deux pirogues doubles éclairées de trois lumières, et quelques
Indiens jusqu’au lever du jour où, en nous voyant lever l’ancre, ils s’approchèrent du bord. Je demandai également par signes si dans son île il y
avait quelque embarcation ou des gens comme nous, à quoi il me fit comprendre qu’il y avait eu dans son île (tout en nous montrant une baie située
au S.), une embarcation mais qu’elle était partie aussitôt sans laisser personne. Peu de temps après, vient également le arii de cette baie avec une
foule de pirogues, qui nous accompagnèrent jusqu’à l’extérieur du récif.
Jour 8. Au lever du jour, ce jour-là, nous entendîmes chanter des
coqs à terre et nous continuâmes à longer la côte par l’intérieur du récif
sur une distance d’environ deux lieues jusqu’à apercevoir un chenal par
lequel nous sortîmes à la voile par vent calme S.S.E., nous poursuivîmes
par l’extérieur jusqu’à la pointe S. de Moorea, pour avoir du vent, afin
d’avancer notre mission au possible ; mais comme le vent était totalement
calme, nous virâmes vers terre et à la rame jusqu’à une heure de l’aprèsmidi, car la pointe en question étant située à une grande distance, nous
y allâmes chacun avec une machette, un couteau, et pour les femmes, miroirs et colifichets. Il faut remarquer que, dès l’instant où les trois Indiens de notre compagnie ont entrepris le voyage, ils nous firent savoir
que le arii Titorea (celui du district où se trouvait la frégate) était en
guerre avec celui de Moorea, et qu’ils étaient partisans de Titorea. Ils
nous demandaient instamment d’aller contre ceux de l’île de Moorea,
mais aussitôt qu’ils virent le arii de l’île en question à l’intérieur de la
chaloupe, ils luis parlèrent avec force démonstrations d’amitié et me regardant avec insistance le chef des Indiens, et tournant l’épée vers celui
de Moorea, il posa sa main sur ma bouche, en disant de me taire. Dès que
102 Le déchiffrage de ce mot, à cet endroit, est difficile. On lit plus loin, et très nettement, Timeheni (feuillet 238).
103 Nous actualisons le nom de Moorea, écrit Morea dans le manuscrit.
103
je voulus déchiffrer cette énigme, et tirer la conversation du district où
était le mouillage de la frégate, où régnait le arii Titorea, cela a suffi pour
que celui de Moorea me dise, à grand renfort de démonstrations, que le
fameux Titorea venait dans son île pour voler et que c’était là la raison de
leur guerre. Le arii Timeheni appuyait les propos de celui de Moorea. Je
leur fis savoir qu’ils avaient bien raison, et ils en furent satisfaits. Cependant, celui de Moorea dut rester dans la baie, à l’intérieur du récif ; et vint
à notre rencontre le arii régnant, avec de nombreuses pirogues, lequel
transborda dans notre chaloupe, donna l’ordre à sa pirogue d’aller de
l’avant, afin de montrer les parages où nous devions mouiller. Ce que
nous fîmes, à une brasse et demie, fond trouble, à un quart d’encablure
de la terre. Cette baie de faible fond est mauvaise et on ne peut mouiller
qu’à l’entrée, sans abri et la côte est déchaînée ; plusieurs pirogues vinrent, et dans l’une d’entre elles trois femmes pour lesquelles le arii demanda de les laisser entrer dans la chaloupe, nous disant que deux
d’entre elles étaient les siennes. On les autorisa à entrer, et elles nous offrirent trois couvertures, des bananes, des cocos, des uru cuits, des patates couleur jaune d’œuf, et leur demandant quatre tonneaux d’eau, ils
ordonnèrent aux Indiens des pirogues de prendre les tonneaux, ce qu’ils
exécutèrent immédiatement, demandant lesquels il fallait décharger ; ledit
arii prit congé de nous, nous laissant les femmes dans les chaloupes, sur
une longue harangue dont je compris qu’il allait pêcher (j’ai bien compris), il revint dans sa pirogue, environ deux heures après, nous rapportant une bonite qui pesait à peu près une arrobe104 ; il nous disait avec
force démonstration de regrets que l’attirail de pêche avait été emporté
par un autre, et avec des signes, il nous donna des hameçons, et en retour nous fîmes don des nôtres (ceux que nous avions), il les méprisa
pour leur petite taille, nous désignant comme modèles ceux que voulait
l’un des siens, faits en fer et sans crochet. Je lui répondis que je n’avais
pas de ce modèle mais je sortis quatre clous que je lui remis, ce qu’il apprécia fort, me faisant comprendre qu’il y en avait là-bas, tout comme
celui qu’il venait de me montrer ; je lui demandai de qui il avait obtenu
104 Une arrobe : 11,502kg.
104
N°312 - Avril 2008
le fer pour fabriquer cet hameçon, et il me dit très clairement qu’il provenait d’une embarcation qui avait mouillé dans la partie opposée, et
qu’elle avait fait le tour de l’île en chaloupe ou en canot ; je vis également
dans des étuis (bourses ?) les balles des frondeurs, et prenant une en
main, il la porta à la bouche d’un des siens, disant par gestes qu’elle servait à tuer les gens105. Vint alors un Indien à côté de la chaloupe, avec une
lame de couteau, demandant par signes de lui mettre un manche, et lui
donnant en échange un couteau, il la céda volontiers ; cette fameuse lame
a en guise de marque une colonne couronnée et des lettres rendues illisibles par l’usure ; ledit arii s’appelle O Arii Potatau et sa femme Purutihara, et l’autre, E Taina. On lui offrit une machette, trois couteaux, trois
miroirs, quelques boutons et verroteries. A l’oraison, ledit arii me demanda par signes si je voulais aller dormir avec l’une de ses femmes, précisant que lui, resterait dans la chaloupe avec l’autre. Nous nous
réjouîmes de sa proposition, mais lui s’étonna davantage de notre refus
à accepter sa proposition et il s’en retourna à terre avec elles et nos trois
Indiens ; nous passâmes la nuit sans incident.
Jour 9 au lever du jour, vent de terre calme, et l’on entendit chanter
les coqs. A quatre heures et demie, nous levâmes l’ancre, et nous sortîmes du récif à la rame, accompagnées de plusieurs pirogues ;dans l’une
d’elles venaient nos Indiens, et nous longeâmes la côte jusqu’à découvrir
une grande baie où commence le district qu’ils appellent Papara, celui où
règne le arii Tavitoara qui se trouve à une distance de quatre lieues et
demie du parage que nous avions laissé, dans l’espace duquel règne un
autre arii appelé O Amo (selon les propos de nos Indiens). A une heure
de l’après-midi, nous sommes entrés par une passe découverte dans le
récif, qui rejoint N. et S. la pointe de Papara : elle doit avoir trois encablures de large, et de ce parage direction pointe du S. de Moorea à
l’O.N.O., ciel nuageux avec averses, nous avons continué à l’intérieur du
récif, pour jeter l’ancre à 7 brassées de fond, sable noir. A deux heures
et demie de l’après-midi, le temps se dégagea, nous avons suivi le cap à
105 Allusion au voyage de Cook dans la baie de Matavai, en 1772 (cf. manuscrit de Boenechea)
105
l’intérieur du récif, escortés de nombreuses pirogues, jusqu’à cinq heures
et demie où nous avons mouillé à l’abri d’un îlot à 7 brasses fond coquillages. Vinrent à bord une foule de pirogues avec des bananes et de
cocos ; parmi celles qui nous accompagnaient ce jour-là, se trouvaient
deux Indiens avec des cerfs-volants, de grande taille, de belle silhouette,
avec une armature en roseau et recouverts du tissu qu’ils utilisent pour
les couvertures et la queue en plumes. Avant la tombée de la nuit, nos Indiens s’en allèrent dormir à terre, à la demande d’une connaissance ou
d’un ami rencontré, nous indiquant par signes qu’au lever du jour, ils reviendraient à bord, et nous avons passé la nuit sans incidents. Les maisons
qui se trouvent dans ce district sont les plus grandes de l’île, et leurs habitants travaillent plusieurs couvertures.
Jour 10, lever du jour clair au premier et quart du cadran, et le reste
nuageux avec vent du N. frais ; à cinq heures nous levâmes l’ancre pour
suivre à la rame la côte, en quête du fond de la baie, accompagnés de plusieurs pirogues ; mais nos Indiens n’étaient dans aucune d’entre elles, et le
vent s’étant levé au N.NO., nous sortîmes du récif par une passe sans fond,
qui se trouve N.NO., S.SE. Sa marque à terre avec deux grandes vallées profondes formées à l’est, termine le récif, et selon deux autres petites à la côte
sauvage, que nous avons longées à la rame, le long de la côte, jusqu’à rencontrer le récif qui suit au N. distance de deux lieues, jusqu’au port de
Tai’arapu106, et en grimpant une énorme pointe avec cocotiers, nous découvrîmes la frégate. Il était alors quatre heures de l’après midi, la pluie
n’avait pas cessé depuis midi. A cinq heures et quart, nous arrivâmes à
bord, après avoir fait totalement le tour de l’île, et reconnu ses ports avec
la pleine satisfaction de n’avoir été abusés que par ses naturels107. »
Don Tomas Gayangos
Traduction Liou Tumahai
106 Dans le manuscrit, on lit : « Tayalabù ».
107 Sic dans le manuscrit.
106
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Le présent numéro traite essentiellement de
Rurutu avec les textes de Yannick Fer et Gwendoline
Malogne-Fer puis de Bruno Saura. Ensuite Jean-Marc
Pambrun nous livre sa réflexion sur le Pupu avant
de laisser place à Yves de Peretti qui nous éclaire
sur la vie et l’influence de Murnau et Reri dans le
monde du cinéma. Enfin, Liou Tumahai a traduit
pour nous le récit du tour de l’île de Tahiti en
chaloupe espagnole en 1772.
N° ISSN : 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 312