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-
BULLETIN DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
N°310 - Août / Septembre 2007
e
90
Anniversaire
1917 - 2007
Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°310 - Août / Septembre 2007
Sommaire
Avant-Propos.............................................................................. p.
2
Fac Similé partiel du n°2........................................................... p.
5
Un Suédois aux Marquises en 1819........................................... p. 35
Adam Graaner, introduit par Brita Akerrén
La Calabria au secours des sinistrés du cyclone de 1906........... p. 65
Réveil, Inspecteur des colonies,
introduit par Christian Stegen
S.E.O. septembre 1926 - Dans la bibliothèque du Musée........... p. 70
Jean Ably
Pipiri ma, enfants de Tahiti........................................................ p. 73
Ioana Atger
Pipiri ma selon.......................................................................... p. 104
Gilbert Cuzent et Constant Guéhennec
Comptes-rendus de lecture par.................................................. p. 114
Jean Guiart – Robert Koenig – Simone Grand
Rapport moral 2006..................................................................
Compte de trésorerie 2006........................................................
Projet de budget 2007...............................................................
Résolutions................................................................................
p.
p.
p.
p.
143
146
147
148
Avant-Propos
Chers amis,
En cette année anniversaire, votre comité de lecture vous présente
une copie partielle du numéro 2 paru en septembre1917. Partielle, car
certains articles ont déjà été repris. Nous avons donc retenu : l’installation par le gouverneur Julien du premier bureau présidé par M. Simon ;
une étude linguistique et ethnographique sur l’île Uvea par A. Leverd et,
Moeava le grand Kaito pa’umotu par P. Hervé Audran. La première
guerre mondiale faisait rage inspirant un poème patriotique à H. Michas.
Notre société recevait la protection du ministre Maginot et avait pour
membre d’honneur, le général Liautey. C’était l’année où disparaissaient
M.M. Cardella et Guitteny ainsi que le frère Allain Guitton.
Suivons Adam Graaner, Suédois embarqué sur la Rebecca et séjournant aux Marquises en 1819 ; présenté par Brita Akerrén.
Quatre-vingt-sept ans plus tard, introduit par Christian Stegen l’inspecteur des colonies Réveil rend compte de l’aide apportée par le croiseur italien Calabria aux populations des Tuamotu après le cyclone de
1906.
Lisons un texte déniché et extrait pour nous par Robert Koenig dans
Tahiti aller et retour de Jean Ably où il raconte sa visite à la bibliothèque
de la SEO en 1926.
Ioana Atger pédopsychiatre à Tama Hau, utilise le matériau offert
par les familles et le personnel des institutions pour dire une souffrance
d’autant plus difficile à exprimer que d’aucuns les ont enfermés dans les
mythes de « Tahiti ou la Joie de vivre », de « l’enfant roi », puis… de
« l’enfant abusé ». Quand les gens de pouvoir et les experts, savent
mieux que vous qui vous êtes, vous n’avez aucune chance d’être vu et
entendu. Alors, comme on jette une bouteille à la mer avec à l’intérieur
un message, il ne vous reste plus qu’à raconter des histoires extraordi2
N°310 - Août / Septembre 2007
naires en espérant qu’un jour quelqu’un prendra la peine de lire votre
parole, vous entendra et vous verra. C’est ainsi qu’en recevant des
enfants en danger et leurs familles, c’est la légende de Pipiri ma qui lui
est offerte en premier. Se rendant compte qu’elle entend, ses patients lui
décodent la légende. A partir de ce décodage, Ioana nous introduit dans
le monde de la souffrance psychologique des enfants de Tahiti et des
solutions qui leur sont proposées : troublante réalité.
Cette utilisation d’un récit transmis par Gilbert Cuzent, pharmacien de
la marine de Napoléon III, à Papeete de 1854 à 1858, a déclenché un
débat passionné au sein de notre comité de lecture. Aussi, nous vous restituons le récit et le sens perçus par Cuzent ainsi que les commentaires et
décodages de Constant Guéhennec parus en 1988 aux éditions Haere Po.
Poursuivons avec les Comptes-rendus de lecture.
Le Professeur Jean Guiart a lu pour nous deux livres de Hiery
(Hermann Joseph), présentant un Pacifique Sud allemand.
Robert Koenig nous invite à lire Globalization and the re-shaping
of christianity in the Pacific islands, publié sous la direction de
Manfred Ernst.
Pour ma part, je tenais à partager le plaisir né de la lecture de :
Variations sur les arts premiers – Vol. I. La manipulation de Jean
Guiart et Les écritures de la mission dans l’outre-mer insulaire –
Anthologie de textes missionnaires publiés sous la direction de Claire
Laux.
Vous trouverez aussi, les rapports moral et financier de notre
Conseil d’administration, le budget et les résolutions votés par notre
Assemblée générale. Dans notre nouveau Conseil, si Yves Babin, Moetu
Coulon, Pierre Romain et Robert Koenig restent fidèles à leurs postes ;
sans nous abandonner, Eliane Noble-Demay a confié la vice-présidence
à Jean Kapé, Constant Guéhennec le secrétariat à Michel Bailleul et ;
John Mairai nous a rejoints.
Bonne lecture.
Simone Grand
3
Nukuhiva en 1819
Journal
d’un voyageur suédois
En 1819, le capitaine Arent Schuyler de Peyster, Américain d’origine
hollandaise, embarquait sur la brigantine Rebecca sous pavillon britannique pour traverser le Pacifique de Valparaiso à Calcutta. On ne trouve
guère de trace de cette expédition dans la littérature d’exploration, et
elle n’est mentionnée que dans trois documents : Discovery of the
Pacific Islands (p. 195) de Sharp, Of Islands and Men (p. 115) de
Maude et un article du Journal of the Polynesian Society (vol ; 89 : 2,
p. 181) de Chamber et Munro. Néanmoins, de Peyster donna aux îles
qu’il découvrit le nom de son armateur, Ellice, dénomination officielle
de ce qui est devenu par la suite l’Etat indépendant de Tuvalu.
Le seul récit détaillé de la traversée de de Peyster se trouve dans le
journal non publié de son passager, l’officier suédois, le Major Adam
Graaner1. Né en 1782, Graaner entra dans la marine suédoise à l’âge de
seize ans et servit pendant dix ans dans la flotte de la mer Baltique ; il
se distingua pendant la guerre de 1808-1809 contre la Russie. En 1810,
il passa dans l’armée et participa aux combats sur le continent pendant
les guerres napoléoniennes. En 1815, il quitta l’armée avec le rang de
major, pour faire un « voyage d’étude » dans les provinces de La Plata
en Amérique du Sud. Les rapports qu’il fit au gouvernement suédois sur
le commerce et la politique des pays qu’il avait visités firent une si forte
impression que ledit gouvernement le chargea en 1817 d’une mission
1 L’article de Brita Akerrén a paru en 1983 dans la revue Pacific Studies (vol. VII, n°1, pp. 34-58). Nous remercions
Marie-Thérèse et Bengt Danielsson, qui avaient attiré notre attention, et Marie-Thé Jacquier qui a bien voulu le traduire,
Mgr H.-M. Le Cleac’h, M.-N. et P. Ottino qui ont bien voulu le relire. R.K.
officielle en vue de négocier des traités commerciaux avec les nouvelles
républiques indépendantes d’Argentine et du Chili. Ayant rempli sa mission, Graaner décida de rentrer dans son pays via l’océan Pacifique et
l’océan Indien et embarqua sur le vaisseau britannique Rebecca qui
quitta Valparaiso le 28 mars 1819.
Le 25 avril, l’île de Tahuata, dans l’archipel des Marquises, fut en
vue et, deux jours plus tard le vaisseau mouillait dans le seul port sûr de
l’archipel, Taiohae à Nuku-Hiva. Le premier à monter à bord fut un
Américain, George Ross, qui se trouvait à Taiohae depuis six ans pour le
commerce du bois de santal ; il y resta jusqu’en 1822. Il représentait la
maison Wilcox, négociant de Philadelphie qui avait une succursale à
Canton. Il y avait alors en Chine une très forte demande de bois de santal
et Canton était le principal port d’entrée dans ce pays. Ross servit plus
tard comme second sur le navire de Peter Dillon, le Saint-Patrick, lors
de son voyage mouvementé vers les îles Santa Cruz en 1826, au cours
duquel l’énigme de l’expédition de La Pérouse fut résolue.
Immédiatement Graaner se lia d’amitié avec Ross qu’il décrit
comme un homme sans beaucoup d’instruction mais possédant « un
bon sens naturel de bon aloi » et parlant le marquisien couramment.
Pendant l’escale de six jours du Rebecca à Taiohae, Graaner « pompa »
littéralement Ross d’une telle quantité d’informations qu’il en remplit les
soixante-deux pages de son journal. Après son transfert sur un autre
navire britannique à Calcutta, Graaner, malade depuis quelque temps
déjà, mourut en mer avant l’escale de la ville du Cap. Son journal fut
remis au représentant du gouvernement suédois à Londres et se trouve
maintenant à la Bibliothèque royale de Stockholm. Seule la partie du
journal décrivant les découvertes de de Peyster à Tuvalu (Funafuti et
Nuku-fetau) a déjà été publiée en suédois, par l’historien Axel Paulin
dans Forum Navale (vol. 8, Stockholm, 1947).
Si l’on compare les notes de Graaner sur les Marquises à des récits
contemporains et autres études savantes, on n’y trouve que quelques
erreurs et inexactitudes de peu d’importance. Officier de marine, il était
certainement compétent pour décrire la construction des pirogues et les
charmes des Marquisiennes. Il est précis dans ses observations et trouve
toujours la métaphore et le style approprié qui rendent son récit vivant
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N°310 - Août / Septembre 2007
et fidèle. Ses notes, prises sur le vif et à la hâte, sont un peu décousues
et parfois répétitives ; si le style manque parfois d’élégance, le récit est
haut en couleurs et empreint de spontanéité.
Bien que ses descriptions des coutumes marquisiennes ne manquent pas d’intérêt - il n’était pas le premier sur ce terrain - l’intérêt
majeur de son journal se trouve dans le compte-rendu qu’il fait du degré
d’acculturation atteint aux Marquises à cette époque précise, alors que
le commerce du bois de santal approchait de sa fin2.
Les informations données par Ross et Graaner ajoutées à celles du
journal du capitaine français de Roquefeuil, déjà publié, donnent un
tableau complet de la situation de l’époque. Au cours d’un voyage commercial autour du monde, de Roquefeuil fit escale à Nukuhiva du 23
décembre 1817 au 28 février 1818.
La partie marquisienne du journal donnée ci-dessous non abrégée
est la première traduction faite à partir du manuscrit original du
Professeur Peter Malekin. Après avoir enseigné l’anglais à l’université
d’Uppsala en Suède, le Pr. Malekin a enseigné à l’université de Durham
en Grande-Bretagne. Je remercie également Rolf Du Rietz, d’Uppsala, et
le Dr Bengt Danielsson de Papehue à Tahiti, pour leurs conseils et leur
aide dans la préparation de cette introduction et des notes. Afin d’éviter
toute confusion, j’ai adopté l’orthographe moderne pour tous les noms
de lieu.
Brita Akerrén
2 La meilleure description du commerce du bois de santal aux îles Marquises se trouve chez Dening (1980 : 115-22).
Le pionnier en la matière fut le capitaine américain William Rogers, sur le Hunter de Boston : en novembre et décembre 1810, il ramassa 200 tonnes à Nuku-Hiva, avec l’aide de deux marins vagabonds. Il vendit sa cargaison à Canton
pour $27.500, soit $18 le picul [une mesure cochinchinoise qui vaut 62,5 kg]. En 1818, de Roquefeuil (1823 : 53)
écrit : « Maintenant tout a changé. L’exportation de près de 1.800 tonnes a presque épuisé les ressources de cette
petite île ; les quelques arbres de santal qui restent à l’intérieur des terres sont mal formés, tordus et très petits, la
plupart n’excédant pas 2 inches (5 cm) de diamètre. » Selon sa propre expérience, « on ne peut plus récolter que dix
à douze tonnes de bois de santal par mois. »
Dening estime que de 1810 à 1821 les indigènes de Nuku-Hiva et Hiva-Oa ont fourni plus de deux mille tonnes de ce
bois, sur ces deux seules îles. Les insulaires n’acceptant en paiement que des mousquets et de la poudre, la modernisation de leur armement fut la cause du nombre accru de morts lors de leurs fréquentes guerres tribales. Le commerce
du bois cessa avec l’épuisement de la ressource. A cette époque, le cours à Canton était tombé à $2,50 le picul, à la
suite de la découverte de bois de santal sur de nombreuses autres îles du Pacifique.
37
A Nukuhiva, îles Marquises, le 27 avril 1819
Mouillage au port de Taiohae, ou selon son appellation usuelle,
port Anna Maria, sur la côte sud de Nukuhiva, vers 9 heures. C’est un
port excellent, dont je donnerai plus tard une description détaillée ainsi
que les sondages, dès que je pourrai faire mes observations. Tout
d’abord je me contenterai de noter ce que j’ai vu de plus remarquable.
Juste avant de jeter l’ancre, nous avons vu sur le rivage, des indigènes
occupés à mettre une pirogue à l’eau. Un homme vêtu à l’européenne, en
pantalon long, veste et chapeau chilien, leur donnait des ordres, ce qui éveilla
notre curiosité. La pirogue se rapprocha avec à son bord l’homme qui barrait
et cinq rameurs. Avant de le laisser monter à bord, je lui demandai en espagnol quelle était sa nationalité ; il ressemblait à un Espagnol ou à un métis.
Comme il ne comprenait pas ma question, je la répétai en anglais et lui
demandai s’il était Anglais. Il me répondit en bon anglais qu’il était Américain.
Dès qu’il fut à bord, il nous apprit qu’il avait été envoyé à Nukuhiva six ans
plus tôt par un négociant nord-américain, Wilcox, de Philadelphie, avec la
mission d’acheter du bois de santal dont les Américains font un commerce
profitable à Canton. Les Chinois emploient ce bois aromatique (au parfum de
rose et de poirier) pour faire des boîtes, des éventails, des commodes etc. A
Vaitahu le bois de santal s’échangeait à raison d’un mousquet pour 5 piculs,
soit environ 800 livres (un picul équivaut à 133 livres). Selon cet Américain,
le prix ici est de 300 livres pour un mousquet, ce qui est sans doute plus intéressant pour lui. Il vit sur cette île, dans ce port et cette vallée, depuis plus de
six ans, et il semble particulièrement apte à vivre entièrement isolé parmi des
étrangers dont nous connaissons si peu de choses.
Après avoir obtenu de l’Américain tous les renseignements nécessaires sur le port, nous avons porté à terre. Il nous présenta le chef des
habitants de cette partie de l’île, qui règne sur six tribus des diverses vallées côtières. Son nom est Moana et il est le petit-fils de Kiatonui, chef
âgé et hautement respecté, qui règne sur toutes ces tribus 3.
3 Il doit s’agir du chef Moana que Graaner écrit « Manoha ». Graaner orthographie mal également le nom de
Kiatonui, qu’il appelle toujours « Getenui » dans son Journal. Le fait intéressant est que Kiatonui était toujours en
vie à cette époque. Dans son excellente esquisse biographique, Dening (1974:326-35) suppose que Kiatonui mourut
dans la même année.
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N°310 - Août / Septembre 2007
Le fils de Kiatonui épousa une femme de la tribu ennemie, les Taipi,
et Moana naquit de ce mariage. Son père étant mort, il exerce maintenant une autorité limitée sur ses concitoyens. Son pouvoir ne dépasse
pas les frontières de son territoire et se limite au règlement des problèmes intérieurs et des conflits entre les tribus sous son autorité. En cas
de conflit avec les Taipi, leurs seuls ennemis héréditaires - ils vivent de
l’autre côté de la montagne au-delà d’une forêt de bois de santal, dans
la partie nord de l’île - on choisit un autre chef et des guerriers professionnels. Le chef habituel en temps de paix participe alors au combat
comme simple soldat ou guerrier.
Moana est un homme d’une beauté remarquable, au teint cuivré de
métis, dont l’allure et le port montrent la dignité, la confiance en soi et la
fierté qui accompagnent l’exercice de l’autorité et la conscience d’une
supériorité reconnue. Mon jugement ne reposait sur aucun préjugé en sa
faveur car j’avais été frappé par son allure imposante bien avant de
connaître son rang. Contrairement à la coutume, il ne portait aucun
tatouage, et pour tout vêtement une étoffe blanche ceinte autour de ses
reins et une sorte de coiffe faite de paille blanche et ressemblant à un chapeau de grenadier. Cette coiffe n’était pas un signe d’autorité, car je l’ai
vue portée par des hommes du peuple. Avant de monter à bord, il avait
consommé une telle quantité de kava qu’il était à demi -saoul, ou plutôt
à demi endormi. Ce breuvage, préparé à partir de racines mâchées, est si
enivrant, voire même paralysant, que quiconque en boit tombe rapidement dans une sorte d’hébétement. Après l’arrivée de ces étrangers, je me
rendis immédiatement à terre avec le capitaine et l’Américain que nous
prîmes avec nous pour chercher une bonne aiguade.
L’Américain nous fit visiter sa maison, située un peu en hauteur
dans une sorte de jardin de bananiers et d’arbres à pain. Il revint à bord
pour dîner avec nous ainsi que Moana et un homme de sa suite. A ma
grande surprise, ces Indiens maniaient très bien le couteau et la fourchette et se conduisaient à table cent fois mieux qu’un gaucho ou un
indigène de la Nouvelle-Grenade4 ou du Chili. Nous n’avons pas réussi à
4 La Nouvelle-Grenade était une « province » de l’empire espagnol en Amérique du Sud qui regroupait la Colombie,
l’Equateur, le Venezuela et Panama avant l’indépendance de ces pays en 1819. La capitale en était Bogota.
39
les convaincre de boire du vin ou du porto. Or, selon l’Américain, ils
sont habitués à boire des boissons alcoolisées et nombre d’entre eux ne
s’en privent pas s’ils parviennent à s’en procurer. On sait qu’à l’époque
de Wallis et de Cook, l’alcool était très mal toléré par les habitants des
îles du Pacifique Sud.
Après dîner nous sommes retournés à terre, chargés de plusieurs
barils à eau, le capitaine et le docteur à bord d’une chaloupe, et moi seul
dans une pirogue avec pour équipage quatre Tahitiens et un Marquisien.
Ces Tahitiens sont supérieurs aux gens de Nukuhiva tant par l’intelligence que par l’agilité et l’aspect physique, mais ils sont un peu plus
noirs de peau. Dès qu’ils furent montés à bord, et sans être sollicités, ils
participèrent à toutes les manœuvres du navire avec notre équipage,
grimpant aux mâts pour ferler le hunier et le perroquet avec grande agilité et savoir-faire.
Voyant les qualités inattendues de ces hommes, je fus amené à
poser un grand nombre de questions sur Tahiti, et je vais noter de suite
les réponses de l’Américain à ce sujet. Les quatre Tahitiens étaient arrivés à Nukuhiva sur un brick américain engagé dans le commerce du
bois de santal et faisant voile vers la côte nord-ouest de l’Amérique. De
ce fait, les quatre hommes attendaient une occasion de retourner à
Tahiti. Ils nous racontèrent que de nombreux missionnaires anglais
s’étaient établis là-bas dix ou douze ans auparavant et qu’ils avaient
fondé des écoles dans lesquelles les enfants apprenaient à lire et écrire
la langue anglaise. A ma demande, l’un d’eux écrivit dans mon journal
quelques lignes tout à fait lisibles qui s’y trouvent toujours. La polygamie
et la société des arioi qui existaient précédemment à Tahiti ont été bannies et aucune femme ne couche avec un homme avant que le mariage
n’ait été légalement contracté. On m’affirme que cette règle est respectée
scrupuleusement. Les droits de propriété sont strictement respectés et il
n’y a plus aucun vol de nos jours. Les deux tribus ennemies, les Taiarapu
et les Porionuu, qui possédaient chacune une partie de l’île, sont maintenant unies et vivent dans la plus grande harmonie. Toutes les formes
de combat et de raid ont cessé et la paix universelle règne sur l’île
entière. Toutefois, ces tribus sont toujours prêtes à se défendre contre
les attaques émanant d’autres îles. Non seulement les miliciens sous le
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N°310 - Août / Septembre 2007
commandement du roi Pomare, mais aussi vingt-quatre citoyens éminents possèdent chacun un ou plusieurs fusils dont ils savent parfaitement se servir. De nombreuses familles anglaises se sont établies là-bas
et contribuent à l’introduction et à la culture de fruits et à l’élevage d’animaux domestiques. Voici en bref ce que m’a déclaré le capitaine Ross,
témoin oculaire, et ce que les Tahitiens eux-mêmes, dont deux parlaient
un peu d’anglais, m’ont entièrement confirmé. C’est grâce au commerce
du bois de santal que ces insulaires ont été approvisionnés en fusils et
en poudre par les Nord-américains ; ces articles sont maintenant
presque épuisés sur l’île de Tahiti.
A Owahi, l’une des îles Sandwich, le roi Tamehameha est un autocrate qui règne également sur les îles Owaho (Oahu), Rajnai (Lanai ?)
et peut-être aussi sur Morotai (Molokai ?), Maui et Tahoroa. Les îles à
l’ouest de cet archipel, Atohi, Anihaa, Arihua et Tahura, ont leur propre
chef, qui est indépendant de Tamehameha. Ce dernier réside principalement à Owaho, dont le port est protégé par des fortifications en terre, et
de temps à autre il passe quelques mois avec sa cour à Rarkikua5.
Comme Christophe, il a monopolisé tout le commerce sur l’île et il ne
permet à aucun de ses sujets de négocier avec les navires étrangers sans
sa permission. L’usage de l’argent est bien connu et pratiqué couramment. La monnaie courante est la piastre espagnole. Souvent le roi
achète des cargaisons entières de marchandises étrangères, surtout des
étoffes, des soieries, etc. Il les distribue ensuite aux chefs, lesquels les
vendent aux gens du peuple. Il achète aussi parfois des navires contre du
bois de santal. Le bateau acheté, de préférence de construction légère,
facile à vendre, avec de belles cabines spacieuses et des couchettes, est
rempli à ras bord de bois de santal. Le bois est ensuite chargé sur un
autre navire mis à disposition par le vendeur et représente le paiement
du navire vendu. L’usage du fusil est très répandu. Le roi possède
une armée organisée et une garde personnelle permanente.
Malheureusement, la consommation d’alcool est également répandue et
l’alcoolisme se répand de jour en jour, de même que le tabagisme ;
5 Graaner a mal compris ces noms hawaïens parmi lesquels je n’ai pu identifier que Owahi = Hawaï, Owaho = Oahu
et Rarkikua = Kealakekua.
41
hommes et femmes fument la pipe, et le tabac est devenu l’un de leurs
besoins essentiels. C’est ainsi que l’appât du gain a créé chez ce peuple
un appétit nouveau pour des marchandises importées non indispensables, alors que précédemment ils vivaient heureux avec les quelques
produits que leur terre fertile leur donnait en abondance. J’ai vu ici de
nombreux insulaires des îles Sandwich et j’en déduis que les habitants
de Owahi sont beaucoup plus grands et de teint plus foncé que ceux de
Tahiti ou de Nukuhiva, ces derniers ayant le teint le plus clair des trois
peuples insulaires.
Parlons maintenant de Nukuhiva. Le port où nous avons mouillé et
dont j’ai déjà parlé, est la principale agglomération de l’île, et les vallées
avoisinantes abritent, dit-on, environ huit cents habitants répartis en six
tribus, toutes sous l’autorité de Moana. Les habitants des nombreuses vallées débouchant sur les baies des côtes est, sud et sud-ouest sont en bons
termes avec celle de Taiohae, si bien que la population totale vivant en
bonne harmonie se monte à quatre mille habitants, dont six cents vivent
sur la baie du Contrôleur (Schiomi), et six cents autres à Port Lewis6,
excellent mouillage, presque un bassin, situé à six miles anglaises à
l’ouest de Taiohae. Néanmoins le port de Taiohae est le plus sûr que l’on
puisse souhaiter, avec douze à dix-sept brasses de fond partout, un fond
d’argile compacte, aucun rocher dangereux, un bon débarcadère et de
l’eau douce près du rivage. De mémoire d’homme, aucun fort vent ni
houle n’est jamais arrivé par le sud, la seule voie d’accès au port.
Depuis de nombreuses années les habitants pratiquent le commerce du bois de santal ; ils sont en effet propriétaires des forêts qui
s’étendent dans la grande vallée au nord de la première rangée de collines. Les navires américains spécialisés dans ce commerce leur fournissent des fusils et de la poudre, seuls articles de valeur qu’ils acceptent
maintenant en échange du bois. C’est ainsi qu’il n’est pas rare de trouver
dans la maison d’un homme aisé six ou sept fusils en bon état, alignés
contre le mur près de la porte. Les perles, miroirs, rubans, plumes,
6 C’est une erreur d’attribuer la découverte de Hakaui au lieutenant Lewis de la Marine des Etats-Unis, venu à
Nukuhiva au début des années 1810. En effet, Hakaui fut visité tout d’abord par l’expédition de Kruzenstern en 1804
et nommé alors baie de Tchitchagov, du nom de l’amiral Vasiliy Yakovlevich Tchitchagov, héros de la Marine impériale
russe. La baie du Contrôleur est le nom donné par le lieutenant Hergest à la baie de la vallée de Taipi.
42
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boutons et autres pacotilles qu’ils appréciaient tant il y a quelques
années sont maintenant presque sans valeur à leurs yeux. Seules les
femmes, qui sont très vives, mais puériles, indécentes et lascives, y portent encore quelque intérêt. A part les fusils et la poudre, certains objets
tels que les rasoirs et autres couteaux, les hachettes et les haches sont
encore très recherchés, car ils peuvent être échangés contre d’autres
objets de valeur7.
Dès que nous eûmes débarqué, l’équipage se mit à remplir nos
barils d’eau. L’aiguade recevait les hauts brisants de plein fouet, aussi
notre embarcation ne put s’en approcher, et les Tahitiens transportèrent
les barils depuis la terre jusqu’à bord en traversant les brisants à la nage
avec la plus grande adresse. Dès que nous eûmes mis pied à terre, une
foule d’indigènes se pressa autour de nous, pour la plupart de jeunes
garçons et des enfants, qui nous suivirent jusqu’à la maison de M. Ross.
Ils ont tous le teint clair des métis avec une nuance cuivrée ; les femmes
ont la peau nettement plus claire et leur teint est plus doré que cuivré.
Certaines ont la peau aussi claire que des femmes du Portugal ou des
Açores. Chez Ross plusieurs chefs se trouvaient rassemblés. Nous y restâmes pendant un moment, puis nous partîmes à pied le long de la rive
ouest de la vallée, dans le plus beau site de campagne que l’on puisse
imaginer, une suite ininterrompue de petites collines à la végétation
luxuriante et de petites vallées. Cocotiers, bananiers et arbres à pain y
poussent en abondance autour de fermes et de maisons spacieuses, propres, bien aménagées et clôturées ; les parois des maisons sont faites
d’une sorte de canne grossière et soutenues par des piliers de cocotier
et autres types de bois dur. Toutes les maisons sont à peu près de
construction similaire, et presque toutes ont un enclos planté de taro
dans un espace de jardin dégagé. Nous visitâmes de nombreuses maisons et fûmes reçus partout avec amitié et hospitalité, au point même
que toutes les femmes sans exception nous invitèrent de la manière la
plus explicite à coucher avec elles, en dépit de la présence de leurs
maris, et ceci se répéta pendant toute la durée de notre séjour à
7 Prix payés par de Roquefeuil (1823:53) : « Un mousquet contre 500 livres de bois de santal ; deux livres et quart
de poudre contre 200 livres ; une hachette contre 45 livres ; une dent de cachalot contre 200 livres. »
43
Nukuhiva. En fait, les maris encourageaient souvent de telles relations
intimes et, de la même manière, les pères offraient leurs filles et leurs
sœurs sans la moindre gêne. Contrairement à nous, cette conduite ne
leur paraissait nullement inconvenante.
Nous remontâmes la vallée en direction du nord-ouest. Nous
n’étions pas armés, car le port d’arme est non seulement sans utilité
mais pourrait aussi être considéré avec mépris et dérision par ce peuple
civilisé, amical et si inoffensif que je n’ai jamais rencontré son pareil
parmi les races civilisées ni les nombreuses tribus d’Indiens que j’ai eu
l’occasion de rencontrer en Amérique du Sud. Après environ une demiheure de marche à travers un bois de cocotiers et d’arbres à pain, je fus
à la fois surpris et ravi par un spectacle si nouveau et inattendu que j’aurais du mal à décrire les sensations qu’il suscita en moi. La forêt dense
que nous traversions s’ouvrit d’un coup sur un espace ouvert, une place
bordée au nord et à l’ouest de deux rangées de sièges occupés par plusieurs centaines de naturels des deux sexes8. Tous étaient en costume de
cérémonie : les hommes portaient leurs fameuses coiffes ornées de
plumes qui, de loin, produisaient un effet de splendeur ; les femmes
étaient drapées de leurs tuniques blanches ou jaunes et portaient des
coiffes d’une sorte de gaze blanche9, comme de la mousseline, faite avec
l’écorce de l’arbre à pain, ainsi que des parures de fleurs, des éventails,
des boucles d’oreille et des colliers d’une grande variété de forme et de
couleur. A droite de la place, sur le côté est, se dressait un gradin sur
lequel aucune femme n’était autorisée à monter. Les chefs et les hommes
de haut rang y étaient rassemblés, splendidement vêtus ; plusieurs d’entre eux tenaient de longs bâtons ornés de plumes rouges et blanches.
Au milieu de la place se trouvait un orchestre de tambours en forme
de cône tronqué, la plus petite extrémité étant recouverte d’une peau de
requin et la plus grande ouverte. Le corps du tambour était fait d’un
mince tronc d’arbre évidé, et la peau pouvait se tendre à volonté à l’aide
8 La meilleure description du tohua marquisien, espace de rassemblement sur lequel avaient lieu les festivités ko’ina,
est donnée par Linton (1925 : 24-53). De nombreux sites viennent d’être restaurés aux îles Marquises. Les festivités
ko’ina sont décrites par Robarts (Dening 1974 : 59-60).
9 En fait, du tapa.
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de cordelettes de fibre de coco, de manière identique à nos propres
tambours. Dix musiciens placés en cercle frappaient des mains à l’unisson au rythme des tambours. Tous suivaient une sorte de chef d’orchestre qui menait cet étrange concert en battant le rythme à grands coups
de sa main droite sur son avant-bras gauche. Il frappait avec tant de
force qu’à la fin du concert son bras était tout gonflé et en partie à vif.
Ensuite les dix musiciens debout en cercle entonnèrent un chant peu
mélodieux, qui ressemblait à un chant de messe ou plutôt à un canon où
chaque chanteur entonnait à son tour avec grande emphase et solennité.
Après ce chant vint un danseur dont la prestation n’avait rien d’admirable : de simples sauts et divers pas et postures, comme dans une danse
norvégienne. En revanche il portait un costume extraordinaire et tout
son corps était tatoué et couvert de teinture jaune10 et d’huile de coco.
Après m’être rafraîchi de lait de coco sur la plate-forme à droite, je
parcourus l’endroit et fis présent d’une bague de pierres rouges et vertes
à la jeune fille de l’un des principaux chefs, particulièrement bien vêtue
et d’allure plaisante. Elle accepta ce présent avec grand plaisir. Après
avoir passé deux heures sur ce lieu de rassemblement, nous retournâmes
chez Ross. La fête avait été donnée pour quarante étrangers d’une tribu
amie venus d’une vallée proche en visite à Taiohae. Tous portaient des
coiffures de plumes, des colliers faits de graines rouges de forme conique
et de longs bâtons dont le haut était orné de plumes rouges. Nombre
d’entre eux étaient badigeonnés de la tête aux pieds de curcuma jaune et
enduits d’huile de coco, si bien que leurs corps entièrement tatoués ressemblaient à un calicot multicolore et brillant. A notre retour chez M.
Ross, un concert vocal fut donné par trois jeunes et jolies filles qui chantèrent une sorte de messe ou de canon précis et bien rythmé, mais sans
beaucoup de mélodie. Elles chantèrent pendant plusieurs heures sans
interruption, jusqu’à ce que certains d’entre nous rentrent à bord. Je passai toutes les nuits chez Ross pendant notre séjour sur l’île.
Le lendemain matin, avant le lever du jour, les gens de l’île commencèrent à s’agiter ; leur premier soin fut de se laver dans le ruisseau
10 En fait du ‘eka.
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qui serpente de la montagne jusqu’au port entre des massifs d’arbustes
fleuris et des bananiers du paradis (banane plantain). Je suivis leur
exemple et vis bientôt arriver l’une des femmes du chef qui, sans aucune
gêne, se déshabilla et entra dans l’eau pour se baigner au même endroit
que moi. En quelques minutes dix à douze jeunes filles l’avaient rejointe
pour faire de même.
Je passai ce jour et les suivants en compagnie de M. Ross et visitai
presque toute la zone autour de la côte sur une distance de trois à quatre
miles anglais. M. Ross, qui vivait dans ces lieux depuis six ans et possédait parfaitement la langue locale, s’efforça de me fournir tous les renseignements qu’il put. Je vais donc faire un compte-rendu précis de ce
qu’il m’a dit ainsi que des observations personnelles que j’ai pu faire.
Nukuhiva, nommée l’île Sir Martin Henry sur les cartes anglaises, est
une île haute située, selon nos observations, entre 8°40’ et 8°57’ de latitude sud et 139°34’ et 140°6’ de longitude ouest. L’île possède deux ports
naturels, dont la baie du Contrôleur ou Schiomi qui est située le plus à l’est
et se trouve protégée par un promontoire à l’extrémité sud-ouest de l’île.
Ce mouillage est vaste et sans danger, on y trouve de l’eau douce. Les gens
qui y vivent sont d’agréable disposition et en bons termes avec ceux qui
vivent alentour. Le deuxième mouillage, appelé généralement Port Anna
Maria - Taiohae pour les insulaires - est plus large et meilleur que Schiomi ;
le fond est sain et atteint treize à vingt-sept brasses. La baie de Lewis, du
nom de son découvreur, le lieutenant Lewis, de la frégate américaine
Essex, est un excellent mouillage ou plutôt un bassin naturel, situé à environ six milles anglais au sud-ouest de Taiohae ; c’est probablement le
mouillage mentionné dans le Voyage de Krusenstern. On y trouve de l’eau
douce, des fruits en abondance, et six cents habitants. La zone que j’ai vue
consistait en vallées étroites descendant en pente abrupte jusqu’à la côte
et couvertes d’arbres fruitiers et d’une herbe splendide. Les habitations
sont espacées à l’ombre des arbres à pain et des bananiers du paradis ;
elles sont proprement encloses et possèdent pour la plupart un jardin clôturé juste à côté de la maison, où l’on cultive la plante avec laquelle est
préparée leur fameuse boisson, le kava.
J’ai vu quantité de fruits et de plantes dont les noms et les propriétés
me sont complètement inconnus, mais je pense que les plus beaux
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produits de l’île sont les noix de coco, les fruits de l’arbre à pain et les
bananes plantains qui constituent les aliments de base des indigènes. Ils
profitent de ces fruits toute l’année, car lorsque ceux-ci viennent à manquer dans les vallées, d’autres arrivent à maturation dans les zones plus
hautes et vice versa. Les noix de coco mûrissent en onze ou douze mois,
mais à toutes les périodes de l’année on trouve des noix de différentes
tailles et différents degrés de maturation. Le fruit de l’arbre à pain peut
être récolté au bout de six mois ; il est alors cueilli et pelé d’une manière
ingénieuse que j’ai pu observer. Le noyau est retiré à l’aide d’un coquillage tranchant, puis le fruit est déposé dans un trou carré où il est écrasé.
Quand une grosse quantité de fruits a été récoltée et écrasée ainsi, on les
couvre de feuilles de bananier et de terre et on les laisse surir et fermenter. Ils sont ensuite pétris en boules plus ou moins rondes placées dans
une autre fosse, qui fait souvent trois aunes de superficie et six aunes de
profondeur ; cette fosse est tapissée de nattes finement tissées avec des
feuilles de bananiers du paradis. Ensuite, deux ou trois hommes pétrissent la pâte de l’arbre à pain fermenté avec leurs pieds jusqu’à ce qu’elle
soit devenue dure. Quand la fosse est remplie, elle est recouverte de
nattes. Les gens s’approvisionnent dans cette fosse de stockage pendant
la période de l’année où les arbres ne portent pas de fruit.
On ne connaît sur l’île aucun animal ni insecte venimeux, à l’exception du mille-pattes, mais je n’en ai pas vu. En revanche, il y a des milliers de souris, et les mouches sont très gênantes dans la journée, tout
comme les fourmis et les cafards dans la forêt. Toutefois, je n’ai vu
aucun de ces insectes dans les maisons. On trouve une espèce de lézard
inoffensif sur les rives du port et dans les fissures des rochers. On ne
trouve sur l’île ni bétail ni animaux domestiques, à l’exception des
porcs, qui ne sont pas très nombreux. Il y a quelques poulets, mais les
habitants ne les mangent pas, car leurs prêtres les ont déclarés tabou ou
interdits.
Il en était de même pour les cochons roses que seuls les prêtres
étaient autorisés à manger. On m’a dit qu’il y avait quelques chèvres sauvages dans les hautes vallées mais je n’en ai vu aucune. Il y a quelques
années, une vache et un taureau furent introduits par des Américains ;
ils sont toujours vivants et ont eu deux veaux ; on espère donc que d’ici
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quelques années cette espèce très utile se sera répandue. Quelques ânes
du Chili ont été aussi introduits par des marchands de bois de santal,
mais ils furent abattus et mangés par les habitants. Il n’y a pas de chien
sur l’île11. On ne voit pas beaucoup d’espèces d’oiseaux sauvages ;
presque tous ceux que j’ai remarqués sont amphibies. A l’aube on
entend trois ou quatre espèces d’oiseau chanteur qui chantent merveilleusement bien.
A l’exception du porc, qui n’est consommé que lors des grandes
fêtes, la nourriture la plus prisée est le poisson ; on en pêche plusieurs
espèces dans le port. On les attrape avec une seine attachée à l’aide de
fibre de coco, ou bien la nuit au harpon et au filet, ou bien encore à la
main par des plongeurs qui plongent avec une incroyable rapidité au
milieu d’un banc de poissons. Les poissons sont parfois grillés sur des
pierres chaudes. Les insulaires ne disposant pas de récipients capables
de résister au feu, la pratique de bouillir le poisson ou tout autre nourriture est absolument inconnue ici. Nous leur avons laissé une chèvre et
son chevreau, dont ils ont promis de prendre soin, et j’ai donné à M.
Ross plusieurs graines de chirimoya rapportées du Chili12. Ils ont promis de les semer, et l’on peut ainsi espérer que ce fruit magnifique poussera un jour à Nukuhiva. Nous n’avons trouvé ici ni arbre ni plante sauvage ou cultivée d’origine européenne, à l’exception d’un arbre peumo
apporté du Chili, qui était couvert de fruits13.
Les hommes de Nukuhiva ont des traits réguliers, et ils sont en
général grands et bien proportionnés. Ils ne ressemblent pas aux
Indiens d’Amérique. Ils ont le nez droit et fin, les yeux parfaitement horizontaux, les lèvres plutôt minces, et la forme de leur tête est exactement
semblable à celle des Européens. Leurs dents sont d’une blancheur et
d’une régularité inégalées, leurs mains et leurs pieds sont bien formés et
11 Il est intéressant de noter que le chien n’avait pas encore été introduit sur l’île. De nos jours, les chiens sont très
nombreux, de même que les chèvres sauvages qui courent dans les montagnes et sont responsables de la forte érosion
du sol.
12 Annona cherrimola, petit arbre originaire des hauts plateaux andins où il est appelé cherimoya, de la famille des
Annonacées (corossolier, cœur de bœuf et autre pommier cannelle).
13 Personne n’a jamais entendu parler de peumo (Cryptocarya alba appelé aussi peumo au Chili) ou pengu aux
Marquises. Sur ces arbres, voir Friederici (1947:180-190).
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petits par rapport à leur taille qui est rarement en dessous de cinq pieds
onze pouces et dépasse souvent les six pieds. Leur peau est cuivrée, et
bien que certains aient le teint plus clair, ils paraissent en général plus
foncés qu’ils ne le sont en réalité à cause du tatouage bleu foncé qui couvre presque toute la surface de leur corps. Leur chevelure et leurs yeux
sont noirs ; la chevelure est en général coupée court chez les hommes
et bien qu’elle soit hirsute ou lisse, elle est plutôt bouclée. Sur l’île
Dominique ou à Hivaoa, les chevelures sont longues et bouclées. Leurs
yeux en général grand ouverts sont beaux mais pas très vifs, et le blanc
de l’œil est souvent un peu rouge, ce que l’on peut certes attribuer à leur
usage immodéré du kava et à beaucoup de sommeil. Leur allure détendue et leur démarche légère dénotent force et confiance en soi. Leurs
corps très bien proportionnés ne sont pas très musclés et plutôt corpulents que nerveux. Ils s’épilent la barbe et les poils sur toutes les parties
du corps autres que le sommet du crâne, la pointe du menton et la lèvre
supérieure, si bien qu’ils ont tous des barbes pointues et des moustaches. Ils s’épilent aussi les aisselles. Ils sont tous circoncis (ou plutôt
supercisés ou partiellement circoncis). Quand ils vont au combat, à la
pêche ou pour toute autre activité qui demande qu’ils soient entièrement
nus, ils étirent le prépuce sur leur membre viril et l’attachent devant le
gland avec un fil de fibre de coco. Ils se considèrent alors vêtus convenablement et se montrent ainsi sans aucune gêne.
Les gens de Nukuhiva sont d’un caractère joyeux que n’assombrit
aucun souci ni préoccupation d’aucune sorte et de l’aube au coucher ce
ne sont que bavardages, plaisanteries, chants, rires et jeux ininterrompus, même parmi ceux dont l’âge ralentit les mouvements. Toutes les
tâches indispensables - peu nombreuses, en fait - sont accomplies dans
les rires et les bavardages. A mes yeux, c’est un peuple de grands
enfants, qui jacassent et jouent avec des poupées, et dont la liberté et le
bonheur de vivre nous dépassent, nous Européens éclairés qui, en dépit
de notre philosophie ne parvenons pas à les imiter. Je n’ai jamais été
témoin d’aucune querelle ni désaccord venant troubler ce perpétuel
contentement. Selon mon interprète, lorsque quelques rares disputes
surviennent, elles se dissipent vite après quelque échange de mots difficiles de part et d’autre, parfois accompagnés de quelques coups sur
49
l’oreille ou crêpage de chignons. Une fois le conflit réglé, les deux parties hostiles se retrouvent en parfait accord et la querelle est considérée
comme formellement réglée.
Leurs combats portent la marque de leur tempérament non belliqueux. En effet, bien qu’ils partent souvent en guerre contre les Taipi,
leurs ennemis implacables du nord des montagnes, ils reviennent souvent
sans s’être mesurés à eux ou du moins sans avoir perdu plus d’un ou
deux hommes. En cas de telles pertes, et surtout s’il s’agit de l’un de leurs
nombreux chefs, il y a plus de pleurs et de deuil chez eux qu’il n’y en a
en Europe pour la perte de toute une armée. Ils n’aiment pas se mesurer
à leurs ennemis en terrain découvert, à moins qu’ils ne soient nettement
supérieurs en nombre et leur stratégie la plus courante est de les surprendre dans leurs maisons, ou de leur tendre pièges et embuscades
dans la forêt, du haut des arbres où ils se cachent. Actuellement leurs
armes sont des lances de bois de cocotier ou de bois de fer aiguisées aux
deux bouts et longues d’environ 14 ou 15 pieds avec un diamètre maximum d’un pouce. Bien que ces lances ne soient pas terminées par une
pointe de métal, lorsqu’elles sont lancées avec force elles peuvent pénétrer les bois tendres tels que le tronc des bananiers du paradis (plantain)
etc. On dit qu’auparavant ils utilisaient des arcs et des flèches, mais on
n’en voit plus du tout maintenant, les fusils les ayant remplacés14.
On trouve des fusils dans chaque maison en plus ou moins grande
quantité. Je n’ai vu aucun insulaire s’en servir, et Ross m’assure que bon
nombre d’entre eux n’ont pas encore complètement surmonté leur
crainte originelle de ces armes et qu’on les voit souvent trembler avant
de tirer un coup de feu. Toutefois, il y a parmi eux beaucoup d’excellents
tireurs, qui s’amusent à tirer sur les oiseaux en vol. Des frondes faites de
fibre de coco sont aussi utilisées pour lancer des pierres, mais seulement par les jeunes garçons et d’autres qui ne sont pas assez mûrs pour
posséder des fusils. Ils lancent des pierres avec force et rapidité en l’air
et aussi à l’horizontale comme des boulets. Leur mode de combat est
totalement désordonné ; ils s’éparpillent dans toutes les directions en
14 Cette description est en accord avec les récits de Robarts qui prit souvent part aux guerres tribales (Dening 1974 :
24-25, 78-84, 114-115).
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petits groupes sans commandement général, chacun agissant comme
bon lui semble. Prisonniers et butin sont répartis entre tous au retour.
Il est de notoriété publique que les prisonniers sont destinés à l’effroyable cérémonie qui consiste à les servir en repas aux vainqueurs. En
général, les prisonniers sont tués sur le champ de bataille, mais ils sont
parfois ramenés vivants à travers la montagne et abattus en un lieu destiné à cet effet ; ce lieu est entouré de bancs de pierre sur lesquels les
convives victorieux s’assoient. Ross m’a raconté qu’il n’avait jamais été
témoin de telles festivités, bien que celles-ci aient eu lieu de nombreuses
fois pendant son séjour sur l’île. Il affirmait aussi que, parfois, la victime
captive était rôtie vivante. Je m’en tiendrai là, bien que je n’aie pas de
raison de mettre ses paroles en doute sur d’autres sujets. En faisant
appel à mon ami, le chef Moana, j’ai tenté de sonder la cause et l’origine
de cette coutume barbare, mais je n’ai trouvé aucune explication tout à
fait satisfaisante. Je lui ai demandé, par l’intermédiaire de Ross, si la
chair humaine avait un goût particulier. Il me répondit que non, mais
que c’était une coutume qu’en sa qualité de chef il était obligé d’observer avec réticence. En effet, son grand-père Kiatonui, maintenant âgé et
affaibli mais très respecté sur l’île, l’avait exhorté à maintenir toutes les
anciennes lois. Il ajouta de plus que leurs ennemis, les Taipi, mangeaient
habituellement leurs prisonniers et qu’il devait exercer une justice de
vengeance. Selon lui, la chair humaine n’avait aucune valeur culinaire
particulière, mais devait plutôt être considérée comme une sorte de trophée signifiant la défaite d’ennemis implacables15.
Envers les étrangers, les insulaires se montrent aimables, serviables
et dignes de confiance. Ils montrent une certaine curiosité pendant les
premiers jours, mais cela passe rapidement et les étrangers sont alors
considérés comme de vieilles connaissances. Si quelqu’un fait un séjour
assez long sur l’île, ce qui est souvent le cas des Américains venus résider ici pour acheter du bois de santal, l’un des chefs âgés décide souvent
de devenir l’ami de l’étranger, ce qui veut dire qu’il lui fournit un logis,
de la terre ainsi qu’une femme le plus souvent, et tout ce dont il a besoin
15 Ross fait presque les mêmes remarques que Roquefeuil (1823:59-60) un an plus tôt.
51
pour s’installer. Le chef ne reçoit en échange aucun paiement ni contrepartie, mais il garde à toute heure le libre accès à la demeure de son
protégé, ainsi que le droit d’en disposer ; son protégé reçoit en général
le titre de beau-fils. Cet ami est de plus un conseiller digne de confiance,
un protecteur et un mentor, et il n’y a pas d’exemple qu’aucun n’ait
jamais manqué au devoir sacré de l’hospitalité ; son épouse fait preuve
de la même prévenance. Lorsque les deux hommes deviennent des amis
intimes, il est de coutume ici comme à Tahiti qu’ils échangent leurs
noms. C’est ainsi que je m’appelai Moana et Moana s’appela Gana - il ne
parvenait pas à prononcer mon nom autrement.
Leur connaissance des peuples et des pays étrangers se limite aux
îles Sandwich, aux îles des Amis, à l’Angleterre et à l’Amérique du Nord.
Ainsi, tous les étrangers qu’ils rencontrent doivent répondre à l’une des
quatre appellations : Owahi, Otaheiti, Paketani (Angleterre ou GrandeBretagne) et Merike (Amérique). Malgré toutes mes recherches, je n’ai
pu trouver aucune trace d’une quelconque pratique religieuse ou spirituelle. Néanmoins, je ne doute pas que cela existe ici d’une manière ou
d’une autre, bien que mon interprète Ross qui ne semble pas s’être
beaucoup intéressé à la question, m’ait assuré qu’il n’avait jamais pu
découvrir aucune trace de religion16. En revanche, il me dit qu’ils avaient
des prêtres et des prêtresses. L’une d’elle, hautement respectée sur l’île,
passait ses journées chez lui, enveloppée de sa cape sur laquelle tombaient ses cheveux bouclés ; elle restait ainsi presque toute la journée
allongée sur une natte finement tressée que personne d’autre n’osait utiliser. Cette prêtresse, qui incidemment se trouvait enceinte, ainsi que son
mari étaient les plus hauts dignitaires religieux de la vallée, mais leurs
tâches se bornaient à soigner les maladies et les blessures par des applications d’herbes et des décoctions ainsi que par diverses simagrées
superstitieuses ; ils déclaraient interdits ou tabou certains objets, lieux
ou coutumes. C’est ainsi que tous les porcs roses étaient tabou et ne
pouvaient être servis que sur la table des prêtres. Une maison pouvait
être déclarée tabou et donc inhabitable bien qu’étant en bon état, et ceci
16 Pour une fois, Graaner fait une remarque abusive et totalement infondée, sans doute induit en erreur par Ross qui,
manifestement, était totalement indifférent à toute religion.
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parce qu’elle avait été profanée par des entrailles de porcs lors de leur
abattage. Toutes les pirogues sont tabou pour les femmes, si bien que si
l’une d’elle s’avisait de monter sur une pirogue, celle-ci serait à tout
jamais inutilisable pour la pêche ou la guerre. Pour s’amuser, notre
capitaine attrapa une fillette avec l’intention de la soulever et la déposer
sur la proue d’une grande pirogue double qui se trouvait à terre sous un
abri. L’un des indigènes se précipita pour l’en empêcher. Ross déclara
que sinon la pirogue serait restée inutilisable pour toujours.
Les habitants de l’île avaient coutume de fabriquer eux-mêmes leurs
vêtements avec l’écorce d’un arbre qui ressemble au mûrier. Or les prêtres, pour une raison inconnue, exigèrent des gens le serment de ne plus
le faire, et la fabrication d’étoffe à partir de cet arbre fut déclarée tabou.
Depuis lors, l’étoffe faite à Nukuhiva est fabriquée avec l’écorce de l’arbre à pain, et les autres étoffes sont importées de Hivaoa ou de la Ste.
Dominique17. Les sièges à haut dossier sur les places publiques sont également tabou pour le beau sexe, qui n’est guère considéré sur cette île.
La consommation de viande de poulet leur est aussi tabou. En vérité, les
prêtres ne sont ici que des législateurs et des médecins, qui exercent
avec les chefs un pouvoir quasiment illimité là où la superstition peut
influencer les esprits crédules des insulaires.
Les hommes se promènent presque entièrement nus - selon notre
façon de voir - mais ils ne se considèrent pas comme tels, car à l’âge
adulte ils ont le corps entièrement couvert de tatouages. A part cela, ils
ne portent qu’une étroite et longue bande d’étoffe enroulée autour de
leurs reins et passée une fois entre leurs fesses et leurs cuisses, couvrant
ainsi complètement leurs organes génitaux (hami). L’extrémité de cette
bande de tissu pend sur une hanche, raccourcie par plusieurs nœuds
coulants telle un fouet. Ils ne portent ni chaussures ni sandales et pour
tout vêtement un collier et une coiffure. Leurs colliers sont très variés,
parfois une rangée de fruits secs, rouges et triangulaires enfilés sur un
fil18, parfois une double rangée de défenses de sanglier enfilées serrées
sur une cordelette autour du cou, les pointes vers l’extérieur, ce qui
17 Roquefeuil (1823:43-46), qui visita Hivaoa, a beaucoup écrit sur le commerce inter îles florissant.
18 Il s’agit certainement des fruits du pandanus, Pandanus tectorius.
53
donne un air particulièrement féroce à leur physionomie fortement
tatouée. La parure de cou la plus appréciée est une dent de cachalot bien
polie suspendue à un cordon ; cet ornement s’échange en général contre
une caisse de bois de santal d’une valeur de $4.500 ! Ils ont aussi beaucoup de parures d’oreille : la plus courante est un grand disque d’os
avec une broche longue d’un pouce qui passe à travers le lobe et dépasse
derrière l’oreille. Les coiffures varient selon les goûts de chacun : certains portent un turban blanc fait de fine gaze fabriquée avec l’écorce de
jeunes branches d’arbre à pain et complètement transparente ; de petits
trous marquent l’emplacement des rameaux sur l’arbre. Lors des cérémonies et autres festivités, ils portent très souvent une sorte de diadème
fait de plumes multicolores qui tombent à droite et sont attachées sur la
tête par un ruban, sans couvrir l’arrière de la tête. Le haut du crâne est
souvent orné d’une touffe de poils de barbe gris attachée par un ruban
rouge. Un autre type de coiffure, fait des mêmes plumes, se dresse verticalement comme un soleil et peut atteindre 36 pouces de hauteur.
Les tatouages décrits par de nombreux voyageurs se pratiquent ici
plus ou moins comme à Tahiti. La teinture utilisée provient d’une noix
huileuse brûlée dont la suie est mélangée avec de l’eau. L’instrument utilisé pour tatouer, un coquillage découpé et tranchant, est plongé dans
cette teinture presque après chaque incision. Cette opération est extrêmement douloureuse et, la partie du corps qui a été tatouée reste fortement
enflammée et gonflée pendant deux ou trois jours. Néanmoins, c’est une
pratique locale très courante et les artistes qui font preuve de créativité et
d’imagination dans cet art sont bien payés et respectés. Dans la vallée que
nous avons visitée un seul homme âgé possédait ce talent. Il semblerait
que certains types de tatouage inspirent un grand respect et que le facteur
déterminant est le caractère achevé du tatouage et l’étendue des parties
sensibles du corps qui en sont couvertes. Les gens commencent à se faire
tatouer à l’âge de vingt ans environ et ils poursuivent cette pratique pendant plusieurs années selon leurs moyens et l’occasion qui se présente,
et ceci jusqu’à ce que leur corps soit tatoué jusqu’au bout des doigts et
des orteils. De nombreuses fêtes sont données qui ne sont accessibles
qu’aux personnes tatouées d’une façon particulière (j’ai moi-même été
témoin d’une de ces fêtes pendant mon séjour sur l’île). Ceux qui étaient
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autorisés à suivre les festivités et à manger du porc rôti étaient tous
tatoués d’un cercle noir autour de l’œil gauche.
A cause de la chaleur et des myriades de mouches, ils portent à la
main une sorte d’éventail finement tressé et monté sur un manche en
bois de santal ou en os. Ces éventails ne sont pas fabriqués à Nukuhiva
mais à Uapou et donc considérés comme des objets rares et de grande
valeur. Moana en possédait un très bien fait, avec un manche en os
humain, auquel il tenait beaucoup.
La tendresse et l’attention dont ils entourent leurs morts sont tout
aussi exagérées que déplaisantes pour les autres, car lorsque quelqu’un
décède, son cadavre est exposé au milieu de l’habitation sur une sorte
de plate-forme ou cage faite de bambous. Tout autour, une foule de
parents et d’amis fait le deuil pendant une journée ou plus en fonction
du rang du mort. Les femmes en particulier se relaient autour du cadavre en se lamentant et en criant leur affliction. Peu après, lorsque leur
tour de lamentation est passé, on les voit rire, plaisanter et chanter
comme avant - et ceci jusqu’à ce qu’elles retournent pleurer autour du
cadavre. Lorsque le temps du deuil est achevé, le cadavre reste à la
même place dans la maison, recouvert d’une ou plusieurs pièces
d’étoffe, et ceci généralement pendant trois ou quatre mois, parfois
même jusqu’à deux ans, comme il m’a été donné de le voir. Les proches
dorment à tour de rôle juste en dessous de la plate-forme sur laquelle le
cadavre est exposé, sans se soucier de la puanteur si insupportable qu’il
est presque impossible d’approcher d’une maison où se trouve un cadavre exposé ainsi. Toute la famille poursuit sa vie quotidienne dans la
maison sans le moindre souci. Il faut attendre que l’odeur ait disparu et
qu’il ne reste plus que la peau et les os du cadavre pour qu’il soit roulé
dans une ou plusieurs pièces d’étoffe d’écorce d’arbre à pain attachées
en trois endroits avec des bandes de gaze que j’ai déjà décrites. La
dépouille est alors accompagnée par ses proches jusqu’au lieu de sépulture familial, le morai19. Celui-ci est une maison de bambou ordinaire,
construite comme il est de coutume sur l’île sur une parcelle de terrain
19 Graaner, grand lecteur des Voyages du capitaine Cook, utilise l’orthographe du grand navigateur morai pour le mot
tahitien marae, qui signifie « temple de plein air » ; la forme marquisienne correcte serait me’ae.
55
éloignée appartenant à la famille, en général au milieu d’épais buissons.
Les cadavres y sont disposés côte à côte sur une plate-forme de longs
bambous, à environ cinq pieds au-dessus du sol.
Les repas des insulaires sont extrêmement simples, et je ne les ai
jamais vus manger autre chose que du fruit de l’arbre à pain rôti et
trempé dans une noix de coco remplie d’eau de mer. Ils mangent individuellement et en grande quantité chaque fois qu’ils ont faim et sans la
moindre notion de repas à heures régulières. Ils font preuve d’une
grande propreté corporelle : ils se baignent trois ou quatre fois par
jour, se lavent les mains et le visage et se rincent la bouche avant et après
chaque repas. Toutefois, ils mangent la vermine qu’ils trouvent en
s’épouillant les uns les autres, surtout les femmes qui souvent rivalisent
d’adresse pour être la première à découvrir un pou. Leurs corps ne portent en général ni plaies ni rougeurs et ils n’ont pas de parasites. Seuls
quelques pêcheurs semblent avoir des plaies aux jambes dues à leur
mode de vie. Parmi les centaines d’indigènes des deux sexes que j’ai pu
voir, à l’intérieur de maisons comme à l’extérieur, aucun n’était infirme
ni handicapé de la moindre façon.
La jalousie est un vice entièrement inconnu quand un étranger est
concerné, mais les indigènes semblent plus susceptibles entre eux et
peuvent fort bien battre leurs femmes s’ils les surprennent en train de
commettre l’adultère avec un de leurs semblables. En revanche, les
hommes offrent ouvertement leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs
aux étrangers qui les visitent, et les femmes manifestent en paroles et en
gestes leurs encouragements et leur consentement. Je pense que l’hospitalité montrée aux étrangers est une sorte de privilège que les femmes
d’ici ont hérité de temps immémoriaux, car aucun homme ne songe à
empêcher sa femme ou ses filles de monter à bord des navires étrangers,
bien qu’ils sachent très bien ce qui les y attend. Et beaucoup de ces
femmes retournent chaque nuit sur les navires, mois après mois, sans
que les hommes interfèrent ni l’interdisent. Il est clair que la recherche
du profit n’a rien à voir avec cela, car la plupart reçoivent très peu en
contrepartie, et souvent rien du tout. Par l’intermédiaire de M. Ross, j’ai
pu questionner l’une des épouses les plus respectées de l’île en présence
de son mari, lui demandant si elle avait reçu de beaux présents à bord,
56
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où je savais qu’elle avait passé la nuit. Elle répondit gaiement qu’elle
avait reçu deux très bons pitohe [?] mais rien d’autre, et qu’elle avait
l’intention de retourner à bord le soir même.
Les enfants des deux sexes se promènent nus jusqu’à l’âge de neuf
ou dix ans et, vers douze ans, ils commencent en général à coucher
ensemble. Le mariage est conclu sans autre cérémonie que l’accord
mutuel des deux partenaires, et le consentement des parents ou de la
parenté n’importe nullement. Les mariages polygames sont autorisés aux
deux sexes et dépendent entièrement de la quantité de terre et d’arbres
fruitiers possédés par les parties qui s’allient. J’ai vu plusieurs chefs
ayant quatre ou cinq femmes, et de nombreuses filles de chef qui avaient
autant de maris. Curieusement, c’est une situation plus courante parmi
les femmes aisées que parmi les hommes de la classe supérieure.
Les femmes ont la peau moins colorée que les hommes ; leur teint
est doré, un peu comme celui d’une mulâtre d’Amérique du Sud ou celui
d’une brunette de l’Europe méditerranéenne. Elles ont un regard de feu
qui exprime sans ambiguïté la force du désir qui semble être leur seule
raison de vivre. Leurs dents sont d’une blancheur incomparable, propres et régulières, leur haleine est agréable, leur peau et leur chevelure
sont lisses et douces comme de la soie, leurs mains et leurs pieds sont
extraordinairement petits et mieux formés que tous ceux que j’ai pu voir
ailleurs. Cependant, leur poitrine se relâche bien trop tôt, sans doute à
cause de leurs relations immodérées et prématurées avec le sexe masculin. Elles sont très propres, se baignant trois ou quatre fois par jour,
se lavant les mains et le visage avant et après chaque repas, mais comme
les hommes, elles ont l’indécente et désagréable habitude de manger
leurs poux lorsqu’elles sont entre amies.
Les femmes sont vêtues d’une pièce d’étoffe teinte en jaune avec de
la racine de safran, qu’elles enroulent autour de leurs reins ; sur le haut
du corps elles portent une sorte de cape faite d’une grande pièce
d’étoffe, ouverte le long du côté gauche et retenue sur l’épaule gauche
par un gros nœud, si bien que le bras et le sein droits sont couverts mais
le bras et le flanc gauches sont exposés. Ce costume est assez joli et de
loin ressemble à une robe de fine mousseline blanche. Elles portent
toutes les cheveux longs et relevés sur la nuque en une sorte de cercle –
57
exactement comme la mode européenne actuelle – et attachés par une
bande torsadée faite de gaze d’écorce d’arbre à pain ; dans cette coiffure sont piquées des fleurs de diverses couleurs. La mode des coiffes de
femme est presque aussi changeante que dans nos pays civilisés, et il
faudrait beaucoup de temps et de place pour la décrire. Elles utilisent
divers types de parures d’oreille, mais le plus souvent ce sont les mêmes
disques d’os que ceux portés par les hommes ; leurs colliers sont le
plus souvent faits avec un splendide fruit rouge.
Le vêtement de femme que je viens de décrire est leur vêtement de
fête. Les jours ordinaires et à la maison elles portent seulement la pièce
d’étoffe enroulée autour de leurs reins décrite précédemment. Cette
étoffe descend au plus jusqu’aux genoux et laisse leur poitrine et leur
tête découvertes. Parfois elles sont entièrement nues, couvrant seulement leurs épaules d’une étoffe carrée si un étranger survient.
Les femmes sont légèrement tatouées, portant ça et là sur les
hanches et les jambes l’image d’un arbre à pain, d’une palme de cocotier ou d’un poisson volant20. Leurs visages ne sont pas tatoués, à part
leurs lèvres souvent marquées de trois ou quatre lignes bleues perpendiculaires. Leurs bras et leurs épaules sont en général légèrement
tatoués, tout comme la face arrière de leurs cuisses. On voit sur la main
droite des dames les plus distinguées un tatouage dont elles semblent
particulièrement fières ; c’est un tatouage dense fait avec un certain
goût et qui n’est pas sans rappeler un motif jadis souvent imprimé sur
les gants en France. Leurs mains et leurs ongles - ceux du pouce et de
l’index souvent longs - sont presque toujours jaunis par la racine de
safran qu’elles utilisent pour teindre leurs vêtements. En général elles
s’épilent sur toutes les parties du corps sauf la tête, y compris sous les
aisselles. Elles s’occupent de leurs enfants avec beaucoup de tendresse
et prennent grand plaisir à les parer d’ornements pour les grandes fêtes
publiques ; autrement ils se promènent tout nus.
20 Des motifs de tatouage similaires étaient aussi très en vogue à Tahiti à la même époque et peuvent être attribués
à des influences européennes.
58
N°310 - Août / Septembre 2007
Les femmes passent le plus clair de leur temps allongées, nues sur
leurs nattes joliment tressées. A peine couvertes d’une pièce d’étoffe
d’écorce d’arbre à pain, elles agitent nonchalamment leurs éventails.
Lorsque la nuit commence à tomber, elles déambulent le long du rivage,
vêtues de leurs plus beaux atours. Elles se couchent vers 9 h 30 ; la
famille et les visiteurs dorment ensemble, parfois à dix ou quinze dans
la même pièce. Vers 2 heures du matin, ils commencent à se réveiller et
à parler entre eux, et bientôt toute l’assemblée prend part à la conversation. Environ une heure plus tard, tout le monde se rendort. Ils dorment
jusqu’au lever du soleil ou presque ; une demi-heure avant, tous se
lèvent d’un seul coup pour se baigner et faire leur toilette avec le plus
grand soin. Chacun déjeune avec ce qu’il trouve : noix de coco, banane
plantain, fruit de l’arbre à pain grillé ou poisson cru. Peu après, les
femmes se recouchent, tandis que les hommes accomplissent d’autres
tâches. Je crois pouvoir dire que c’est à ce moment de la matinée qu’ils
éprouvent les plus vifs désirs de plaisirs sensuels.
Les femmes ont une vie sociale très animée, et toute la journée ce
ne sont que rires, jeux, bavardages et joie de vivre sans contrainte. Elles
sont d’un tempérament très voluptueux, et tout ce qui a trait aux plaisirs
des sens alimente leurs conversations. Les femmes plus âgées sont
enclines aux commérages, et parfois leurs conversations durent une ou
deux heures. Elles aiment se reposer, et je les ai souvent vues assises
immobiles, les jambes croisées, au même endroit pendant huit ou dix
heures. Elles sont en général très corpulentes, voire obèses. Elles ont un
cou et des épaules magnifiques, et les jeunes filles d’une douzaine d’années ont de très belles poitrines. Ensuite celles-ci commencent à grossir
et à s’affaisser, car elles ne savent pas soutenir leurs seins, comme font
nos femmes jusqu’à un âge avancé.
Toutes les maisons sont spacieuses, accueillantes et bien
construites. Elles mesurent normalement trente à quarante pieds de
long et consistent en une seule pièce ; certaines maisons, telle celle de
Monsieur Ross, ont jusqu’à quatre-vingts pieds de long. Les maisons
sont toutes construites sur le même modèle : l’un des murs les plus
longs est assez haut, de seize à vingt pieds, sans fenêtre ; l’autre mur,
fait d’un treillis de bambou aéré, fait environ neuf pieds de haut. Ces
59
murs sont recouverts d’un toit en pente, si bien que la maison ressemble un peu à une serre ; au milieu du plancher, une longue poutre relie
un pignon à l’autre. Entre cette poutre et le plus haut des murs longs,
des nattes sont étalées sur le sol. C’est là que les membres de la famille
s’assoient, dorment et accomplissent leurs tâches ménagères. L’autre
partie du sol, située entre cette longue poutre et le mur de façade, est
couverte de grandes dalles. Ils n’utilisent ni tables ni chaises, et leurs
ustensiles ménagers sont peu nombreux : quelques calebasses entourées d’un filet en fibre de coco tressée, quelques paniers à fruits, etc.,
ainsi que leurs vêtements et leurs parures et ornements. Leurs fusils
sont suspendus et entretenus avec grand soin. Portes et serrures sont
inconnues : elles ne sont pas nécessaires, puisque le vol est un vice
absolument inconnu. Ross m’a assuré que pendant son séjour de six
ans rien ne lui a été volé, quand bien même il ait eu des biens de grande
valeur dans sa maison, où les insulaires entrent et sortent continuellement sans surveillance. Je peux affirmer moi-même qu’aucun de nous,
à terre ou à bord, ne s’est fait voler la moindre chose, et ceci bien
qu’aucune précaution n’ait été prise contre le vol et que des indigènes
des deux sexes aient été à bord nuit et jour pendant une semaine
entière.
Les indigènes ne fabriquent qu’une seule sorte d’étoffe à partir de
l’écorce de l’arbre à pain ; cette étoffe n’est pas aussi blanche et souple que celle fabriquée à Hivaoa (appelée aussi la Dominique) à partir d’une sorte de mûrier teint, qu’ils troquent contre divers objets en
métal et autres petites marchandises étrangères – la Dominique est
rarement abordée par les navires étrangers dû à l’absence de mouillage. Les habitants de cette île sont de nature moins amicale que ceux
de Nukuhiva et ont commis il y a peu plusieurs meurtres d’étrangers
qui s’étaient aventurés parmi eux seuls. Des crimes semblables ont eu
lieu à Vaitahu sur l’île de Tahuata (ou Santa-Christina) ; sur ces deux
îles, les victimes furent rôties et mangées21. La fabrication d’étoffe à
partir de l’écorce de l’arbre à pain a été si bien décrite dans les
21 De Roquefeuil (1823:44-45, 63) décrit en détail les attaques menées contre des vaisseaux étrangers à Uapou et
Hivaoa quelques années plus tôt.
60
N°310 - Août / Septembre 2007
Voyages du capitaine Cook que je n’ajouterai rien. Chaque fois que
j’ai eu l’occasion d’observer le déroulement de cette fabrication, j’ai
été étonné par la rapidité avec laquelle une pièce de vingt à vingtquatre pieds de long et quatre à six pieds de large se trouve achevée
en trois jours. Les costumes faits avec cette étoffe durent en général
un mois, après quoi on les jette sans jamais les réparer ni les rapiécer. Ils ne supportent pas le lavage mais sont soigneusement humidifiés de temps à autre puis pressés entre les mains pour être rendus
propres.
Leurs pirogues, en général assez grandes et lourdes, sont
construites à peu près de la même manière que celles des autres insulaires de cette région du Pacifique. Le fond est fait d’une pièce de bois
de quarante à soixante ou même quatre-vingts pieds de long.
Les joints entre les planches sont calfatés puis recouverts sur
toute la longueur de la pirogue d’une latte très ajustée sur laquelle
sont serrées les ligatures citées plus haut ; une même latte est fixée
au même endroit et de la même manière à l’intérieur de la pirogue.
Les proues portent en général un long bout-dehors, comme celui de
nos galères, qui représente une tête de poisson, tandis que l’étambot
a la forme d’une queue. Ces pirogues sont équipées d’un mât, de haubans et d’un seuillet, et la plupart peuvent transporter de quarante à
cinquante hommes. Les pirogues doubles sont faites de deux coques
fortement reliées l’une à l’autre par des espars fixés en travers. Les
coques sont écartées de dix pieds, et une sorte de treillis est fixée sur
les espars qui les relient, formant une plate-forme sur laquelle sont
entassés les gens, les marchandises, les fruits etc. Ces pirogues sont
utilisées pour visiter ou faire du commerce avec les îles avoisinantes.
Leurs pirogues de combat sont similaires à celles décrites plus haut
mais un peu plus longues, allant jusqu’à quatre-vingt pieds de long ;
elles sont plus hautes à l’avant comme à l’arrière. A la poupe elles ont
une sorte de cage ou d’échafaudage ressemblant à un parc à moutons,
où se tient sans doute le capitaine. Elles sont toutes équipées d’un
balancier de chaque côté, dont les extrémités sont solidement reliées
à des espars parallèles à l’axe central de la pirogue. Les pirogues de
pêche, plus petites et de construction très fragile et rudimentaire,
61
n’ont qu’un seul balancier et ne peuvent transporter que cinq ou six
hommes22.
Le calendrier marquisien est aussi simple qu’imparfait. Dix mois
(maa ma) correspondant chacun à une lunaison, forment leur tari
mais, au-delà du tari ou année, ils ne mesurent pas le temps, si bien
qu’aucun d’entre eux n’a la moindre idée de son âge en terme d’années.
Je n’ai pu constater aucun décompte horaire du temps ; on parle seulement de l’obscurité à l’ouest, au sud et à l’est, et de la nuit.
Il est à noter que les habitants des Marquises ont à ce jour conservé
leur système de société patriarcal ou plutôt féodal, alors que les
Tahitiens comme les Hawaiiens, à la suite de leurs contacts avec des
nations civilisées, ont opté pour l’obéissance à un monarque. Il m’est
difficile de concevoir si un tel changement rendrait les habitants de
Nukuhiva plus heureux. Néanmoins, je peux assurer que dans leurs
conditions de vie présentes, ils semblent vivre dans une paix parfaite
sous un système de gouvernement familial. Ross dit n’avoir constaté
durant son séjour ici aucun crime ni délit, ni aucun acte de désobéissance envers l’autorité paternelle, hautement respectée dans ce pays.
Moana, qui possède la majeure partie des terres, est probablement le
chef le plus important de cette vallée, mais son pouvoir est néanmoins
fort limité, et le respect et la déférence qui lui sont témoignés procèdent
plutôt de la soumission volontaire à ses ordres. Lors des assemblées plénières, il ne semble pas jouir d’un avantage éminent. En fait, quiconque
possède beaucoup de terres et un grand nombre d’arbres à pain etc., est
une sorte de chef, qui possède plusieurs femmes et donc une grande
famille. Tous ceux qui vivent sur ses terres ont l’obligation d’effectuer les
tâches qu’il exige d’eux et sont donc en quelque sorte des ouvriers journaliers. Avec leur aide et en conformité avec des coutumes immémoriales,
22 La description des pirogues de guerre à double balancier donnée par Graaner ravive une vieille querelle que
Haddon et Hornell pensaient avoir réglée dans leur ouvrage monumental Canoes of Oceania (1936, 1:29-31), lequel
rejette des descriptions similaires par Quiros et Porter comme étant trop ambiguës pour être prises au sérieux. Or la
description de Graaner est parfaitement claire, et elle est confortée par celle de Lafond de Lurcy (1844, 3:6-8), qui se
trouvait aux îles Marquises en 1822. Il est donc permis de penser qu’un examen approfondi de toutes les sources disponibles prouverait, après tout, l’usage de pirogues à double balancier par les Marquisiens.
62
N°310 - Août / Septembre 2007
le chef pourvoit à la subsistance de sa famille et règle les désaccords
mutuels. Cependant, en cas de désaccord entre le chef et ses ouvriers,
ou bien entre eux et un autre chef, ils ont recours à Moana ou aux prêtres, qui enquêtent sur l’affaire et règlent le différend, sans aucun appel
possible.
Voilà le fruit des observations que j’ai pu faire lors de mon escale
de six jours à Nukuhiva. La plus grande partie de ces informations m’a
été fournie par le capitaine Ross, qui a fidèlement traduit les questions
et les réponses échangées avec les plus intelligents des naturels. Bien
qu’il n’ait pas un niveau d’éducation élevé, le capitaine Ross possède un
bon sens naturel et du discernement.
Au bout de six jours, nous avons quitté ce havre splendide, bien
pourvus en noix de coco, plantains, arbre à pain, poivrons verts, etc.
Nous avons laissé à Ross nos noms et le nom de notre navire, et celui-ci
nous a accompagnés jusqu’au dernier promontoire de l’île. J’ai donné
un rasoir au Tahitien Amaru et lui ai laissé en souvenir une carte avec
mon nom imprimé dessus, comme il l’avait souhaité. De plus, j’ai écrit
une lettre adressée à Kantzow, le chargé d’affaires suédois, le priant d’informer les autorités compétentes de mon passage aux îles Marquises,
pour le cas où quelque chose m’arriverait au cours de la traversée restant à faire. Celui-ci m’a promis qu’il la remettrait à un navire américain
devant accoster l’île prochainement. Dans la maison du chef Moana,
devant la porte, j’ai accroché un exemplaire imprimé de l’acte d’indépendance du Chili dont j’ai expliqué la teneur de mon mieux23. Il m’a
promis de conserver ce document avec soin, lequel pourrait lui être fort
utile si un navire du nouvel état abordait cette côte. Ross me fit cadeau
d’une belle lance et d’une pièce d’étoffe.
Major Adam Graaner
(trad. Marie-Thé Jacquier)
23 L’indépendance du Chili a été proclamée le 12 février 1818.
63
BIBLIOGRAPHIE
DENING, Greg, ed. 1974, The Marquesan Journal of Edward Robarts, 1797-1824, Pacific History
Series n°6, Canberra, Australian National University Press.
DENING, Greg, 1980, Islands and Beaches, Discourse on a silent land: Marquesas 1774-1880,
Melbourne, Melbourne University Press.
FRIEDENCI, Georg, 1947, Amerikantstisches Wörterbuch, Hamburg, Universität Hamburg.
HADDON, A. C. & Hornell, James, 1936-1938, Canoes of Oceania, Bernice P. Bishop Museum
Special Publication, vols. 1-3, Honolulu.
LAFOND de LURCY, Gabriel, 1844, Voyages autour du monde, vols. 1-5, Paris.
LINTON, Ralph, 1925, Archaeology of the Marquesas Islands, Bernice P. Bishop Museum
Bulletin 23, Honolulu.
ROQUEFEUIL, Camille de, 1823, A Voyage round the World, London.
64
Le cyclone de 1903
aux Tuamotu
et le croiseur italien Calabria
Après un voyage de 22 jours en provenance de Callao, le croiseur
italien Calabria24 arrive dans le port de Papeete le 12 janvier 1903. Il est
accueilli chaleureusement par les autorités et par la population, ce qui
contraste avec la froideur de la réception offerte quelques jours auparavant au croiseur anglais Shearwater.
Ayant entendu qu’un cyclone avait frappé l’archipel voisin des
Tuamotu25 et que de l’aide y était acheminée, le commandant du
Calabria offre ses services immédiatement et, les nouvelles alarmantes
confirmées, M. Edouard Petit, le gouverneur, accepte cette offre.
Il n’y avait alors que deux vieux navires de la Marine : la Durance,
avec le gouverneur à son bord, qui fait route vers le centre de l’archipel
– on disait qu’il y avait eu à Hikueru seul 400 victimes – l’autre, la Zélée,
qui se dirige vers le Sud26.
24 Nous remercions Christian Stegen qui s’intéresse si vivement à l’histoire des îles isolées et qui a bien voulu faire
des recherches au Ministère de la marine à Rome : le texte qui suit est extrait de la Storia delle Campagne Oceaniche
della R. Marina (vol. III, édité par l’Ufficio storico della R. Marina). Avant de porter secours aux victimes du cyclone
dans l’archipel des Tuamotu, le croiseur italien avait aidé celles de l’explosion de la Montagne Pelée, en l’île de la
Martinique en mai 1902. (R. Koenig).
25 Nous poursuivons grâce à l’album de la Zélée une histoire photographique des archipels (cf. BSEO n°288) qui a
déjà mené le lecteur du Bulletin aux Marquises en octobre 1902 au temps de Gauguin (BSEO n°299), sur les atolls
de Raroia et de Hao aux Tuamotu en janvier 1903 (BSEO n°298) et jusqu’à Rapa en septembre puis en décembre
1903 (BSEO n°300).
26 Le croiseur italien avait été construit en 1894, la Zélée en 1899.
M. Revel, l’Inspecteur de la colonie, M. Georges Piétri, le juge, et un
pilote27 embarquent à bord du croiseur ; il lui avait été demandé de visiter les atolls du Nord et du Nord-Ouest. Le Calabria part le 27 janvier,
fait escale le 28 à Makatea et à Rangiroa (qui a souffert de sévères dommages matériels), puis le 29 à Takaroa, où une vague de deux mètres de
haut avait fait beaucoup de dégâts. Le même jour le Calabria jette l’ancre à Fakarava, où le village de Rotoane avait été inondé à trois reprises
par une grande vague les 13 et 15 : de nombreuses maisons avaient été
emportées, les cocoteraies détruites et les habitants manquaient grandement de nourriture. Le croiseur fait escale à Raraka ; du matériel et des
provisions sont descendus à chaque atoll visité : il n’y avait pas de victimes car le cyclone avait frappé les îles du Sud-est avec beaucoup plus
de violence.
Dans son rapport28, l’Inspecteur des Colonies écrit :
« Monsieur l’Inspecteur,
« J’ai l’honneur de vous rendre compte de l’exécution de la mission confiée à la Calabria sur laquelle vos m’aviez désigné pour prendre
passage, comme représentant du ministre des Colonies et délégué du
Gouverneur. Elle consistait dans la visite des îles de la partie Ouest,
Nord-Ouest des Tuamotu, îles sur lesquelles aucun renseignement n’était
parvenu à Papeete depuis le cyclone du 13 janvier. Il était convenu au
départ que la Calabria après avoir secouru les habitants de Rangiroa,
Ahe, Manihi,Takapoto et Takaroa, descendrait sur Fakarava où ne sorte
de rendez-vous était pris avec la Durance, portant pavillon du
Gouverneur, et où, tout au moins, nous devions laisser des nouvelles de
notre tournée.
« Ce programme a été rapidement exécuté : car, le cyclone n’a
produit que des dégâts matériels, relativement peu importants dans
l’Ouest des Tuamotu.
27 Il s’agit d’Auguste Vincent qui est volontaire pour guider le Calabria et qui refuse toute rémunération, un témoi-
gnage supplémentaire des liens amicaux qui se nouent entre l’administration locale et l’équipage du croiseur italien.
28 Dans son rapport, le Commandant Castiglia ne cite que le dernier paragraphe de celui de l’Inspecteur Revel. Nous
en proposons le texte complet qui a paru dans le Journal Officiel des E.F.O. du 12-13 février 1903, p. 45.
66
N°310 - Août / Septembre 2007
« Le 28 au matin la Calabria était devant Makatea : le Chef
Taapuhu venu à bord nous rend compte que les dégâts causés par les
coups de vent des 13 et 16 janvier sont purement matériels et de peu
d’importance. L’île est pourvue d’eau douce ; j’ai fait mettre à terre une
caisse de biscuit. Le chef avait des nouvelles de Tikehau, où il n’y avait
que fort peu de dégâts.
« Le même jour, dans l’après-midi, à Rangiroa, je suis descendu à
terre. Le gendarme Thévenin m’a fait constater les dégâts matériels causés par la tempête ; l’île a peu souffert du vent ; mais la mer, couvrant
l’atoll, a détruit les cases en feuilles de cocotier. Les autres habitations
ont résisté. Il n’y a eu ni morts, ni blessés. Les vivres et l’eau douce sont
en quantités suffisantes, les magasins de Narii Salmon n’ont pas été touchés. Quelques heures avant notre arrivée, le père Ferréol avait passé,
venant de faire avec un cotre la visite des îles environnantes. Il apportait
des nouvelles de Apataki, Arutua, Niau, Aratika où les dégâts purement
matériels n’étaient pas très considérables, et où les habitants étaient
pourvus de vivres et d’eau douce.
« Ces nouvelles nous décident à faire route directement sur
Takaroa, où nous arrivons le 29 au matin. Là, comme à Rangiroa, les
dégâts les plus importants ont été causés par la mer, dont le niveau s’est
élevé de plus de deux mètres, les 13 et 14 janvier. Les magasins appartenant au nommé Mapuhi sont en bon état ; les citernes sont pleines.
Les habitants, les femmes et les enfants particulièrement, souffrent de la
rougeole. Le gendarme Luret espère décider les habitants à déblayer le
village, réparer la route et le quai. Les nouvelles de Ahe, Manihi et
Takapoto sont rassurantes.
« Le même soir nous entrions dans le lagon de Fakarava. Le village de Rotoava a été beaucoup plus éprouvé que ceux des îles précédentes, les cocotiers ont été arrachés, des maisons détruites. Le
mutoi Tukihiti et le père Vincent de Paul nous donnent des détails sur
la marche du cyclone ; le vent, venant de l’Est, a été très violent pendant les trois premiers jours, les dégâts les plus considérables ont été
causés par la mer. J’ai réquisitionné des planches chez les nommés
Smith et Peters pour la réparation des conduites pour la citerne du
village. Il y a suffisamment de vivres ; mais quelques indigènes étant
67
dans le dénuement le plus complet, j’ai remis 4 caisses de biscuit au
mutoi.
« Le père Vincent de Paul avait des nouvelles satisfaisantes de
Kaukura et de Toau.
«Quoique la visite de la Calabria fût terminée, le Commandant
Castiglia a insisté pour visiter d’autres îles, et je n’ai pu qu’accepter sa
proposition avec reconnaissance.
« Le 30 à midi, nous avons visité Raraka, où il n’y avait que onze
individus ; les autres habitants avaient quitté l’île avant le cyclone. Il ne
subsiste que quelques maisons ; l’île a été dévastée. Les habitants ont
des cocos et peuvent pêcher ; je leur ai laissé trois caisses de biscuit.
« En approchant de Katiu nous apercevons la Zélée ; nous échangeons des signaux, et nous rapprochons pour que je puisse me rendre
à bord de la Zélée. Le Commandant Richard avait à bord des indigènes
recueillis à Hikueru et qu’il conduisait à Raroia. Il avait visité Anaa,
Reitoru, Marokau, Motutunga, Tepoto, Tuanake, Katiu, il allait à Raroia
et Tauere pour rentrer ensuite à Hikueru. Hikueru a été dévasté ; il y
avait 400 morts, c’est un désastre complet ; l’état sanitaire était bon et
la disette n’était pas à craindre.
« L’Excelsior avait eu des nouvelles de Makemo ; la Durance
devait être à Hikueru avec le Gouverneur.
« Notre mission était remplie et j’ai demandé au Commandant
Castiglia de rentrer à Papeete.
« Le Commandant, les officiers et l’équipage de la Calabria n’ont
cessé d’apporter l’entrain et l’ardeur les plus entiers dans l’accomplissement de la mission qu’ils avaient sollicitée, quoique la navigation surtout pour un bâtiment comme la Calabria ne soit pas aisée dans l’archipel des Tuamotu. Avec la complaisance la plus grande, le Commandant
Castiglia et le lieutenant de vaisseau De Riseis, officier de navigation, ont
fait des routes difficiles et même dangereuses, pour porter secours aux
indigènes éprouvés par le cyclone et ne se sont laissés rebuter par
aucune des difficultés que nous avons rencontrées. Je dois même ajouter
que j’ai trouvé de la part de ces Messieurs, les plus grandes facilités pour
l’exécution de ma mission, et qu’ils s’effaçaient avec tant de simplicité
amicale et de vraie cordialité, que j’ai toujours dû insister auprès du
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N°310 - Août / Septembre 2007
Commandant pour qu’il se fît représenter par ses officiers quand je descendais à terre et entrais en relation avec les gendarmes ou chefs des îles
que nous visitions.
« L’empressement apporté par la Calabria à offrir son concours
dès que les mauvaises nouvelles des Tuamotu étaient parvenues à
Papeete, n’a été égalé que par l’ardeur, le zèle et le dévouement avec lesquels le commandant, l’état-major et l’équipage ont rempli plus que la
mission dont ils avaient réclamé une part avec la Durance et la Zélée.
« Je vous prie, Monsieur l’Inspecteur, d’agréer l’expression de
mon profond respect.
L’Inspecteur de 3e classe des Colonies,
REVEL.29 »
29 Le commandant Castiglia reçut aussi des lettres de remerciements chaleureux de la part du gouverneur Petit, du
commandant de la Durance et du ministre des Affaires étrangères Delcassé. Le 15 juin 1903 on parla de son intervention à la Chambre des Députés, et le ministre des Colonies rendit hommage au croiseur italien sous les applaudissements des parlementaires français.
69
S.E.O. septembre 1926
dans la bibliothèque du Musée...
Journaliste, critique littéraire et écrivain, Jean Ably fait le récit
d’un voyage qui le mène de San Francisco à Panama en passant par
les Etablissements français d’Océanie où il séjourne six mois en 1926.
Véritable « mémoire exotique », il se fait l’écho des cancans de
Papeete et de la « vie paumotuane » à Fakarava et à Hikueru.
Dans son ouvrage publié en 1929, Tahiti aller et retour, J. Ably
décrit (pp. 193-200) le premier siège de la S.E.O. dans les bâtiments
administratifs près du tribunal et du monument aux morts ; paisible
lieu de recherches et de rencontres, la bibliothèque du Musée de
Papeete favorise les entretiens prophétiques et géopolitiques sur la
rivalité américaine et japonaise dans le Pacifique.
La S.E.O. reste dans ces locaux, en haut de l’ancienne avenue
Bruat, jusqu’en septembre 1935, date de l’inauguration de son nouveau siège à l’emplacement de l’Hôpital Mamao…
Robert Koenig
Un matin de septembre dernier, j’étais venu lire à la bibliothèque du
Musée de Papeete.
L’endroit est agréable, encore qu’ignoré des citadins. On y est au frais
et quelques douzaines d’ouvrages capitaux, pour qui s’intéresse au passé
des îles, dorment là, dans les armoires. Mais, sinon deux ou trois spécialistes américains et autant d’amateurs locaux, qui donc, à Tahiti, s’intéresse au passé tahitien ?…
On accède au Musée par une des plus belles avenues de Papeete,
spacieuse, droite, plantée de vieux arbres à l’ossature tourmentée, aux
troncs momifiés, mais dont les hautes branches, au-dessus de la chaussée, ont encore la force de se rejoindre en une nef verte. La seule fausse
note qui, par bonheur, ne suffit pas à léser la majesté charmante du lieu
N°310 - Août / Septembre 2007
est ce monument aux morts de la guerre, qu’un gouvernement guadeloupéen – bien intentionné – fit venir à grands frais de la métropole. Une
des banalités commises en grande série pour l’uniforme enlaidissement
de tant de nos bourgades : stèles amorphes surmontées d’un bric-àbrac de pétrifications emblématiques ; et rien ne rappellerait ici l’attribution particulière de ce cénotaphe, n’était, – ronde bosse interchangeable, – un profil d’indigène casqué auquel une pleureuse omnibus fait
respirer le laurier d’usage. Mais on passe, on ne voit plus, au-dessus de
soi, que le jour verdoyant et bleu, en face, que les crêtes fantastiques des
monts de l’intérieur et, sur les deux côtés de l’avenue, que des édifices
de pierre aux proportions presque nobles pour Papeete, ville de bois
aux petites maisons volières.
Ces constructions abritent des services gouvernementaux : Travaux
Publics, Enregistrement, Tribunaux, Caserne, etc. Malgré le badigeon
ocre et rouge brique qui les enduit généreusement, toutes ont un aspect
tant soit peu ruineux. Constructions honnêtes pourtant, solidement
assises dans la glèbe polynésienne par des maçons du vieux pays, leur
délabrement ne paraît pas être tant le fait de l’abandon que des changements d’affectation survenus au cours des années ; ainsi, d’anciens ateliers du génie servent, si je ne me trompe, de cantonnements à des terrassiers annamites, la caserne hospitalise les tribunaux, cependant que le
Palais de Justice primitif est devenu une salle de bal.
L’administration fait de son mieux – sans y parvenir, – pour animer
ce Papeete de pierre, bâti au temps où Tahiti était la base de notre division navale du Pacifique, au temps où il y avait à terre une garnison et
dans la rade des navires de guerre, au temps où l’on n’ignorait pas, en
France, l’existence de notre colonie d’Océanie…
A quelque chose, malheur est bon. Si l’administration tahitienne
n’était aujourd’hui trop au large dans ses vieilles pierres, eut-elle pu
vouer et bien modeste centre d’études de la colonie – cette maison vide
qui se mourait de ne servir à rien ?
Pour gagner la bibliothèque, on traverse une cour ombragée de mombins et dont une végétation effrénée – graminées tropicales, lis sauvages,
faux tabac – a envahi les pelouses et effacé les allées. Cadavres de canons
couchés dans l’herbe, les bâtis de bois qui leur tenaient lieu d’affûts
71
s’étant effondrés, deux petites pièces de marine encadrent l’entrée de la
salle de lecture : l’une appartint à l’aviso Zélée coulé dans la rade de
Papeete par les croiseurs de von Spee en septembre 1914, l’autre provient du Seeadler, corsaire allemand échoué aux îles Sous-le-Vent et capturé en 1917.Ces témoins muets, – qui ne l’ont pas toujours été – de la
dernière guerre auraient peut-être dû me faire pressentir, lorsque je franchis le seuil, que c’était pour entendre évoquer la guerre à venir.
A la bibliothèque, pour la première fois, un lecteur m’avait précédé.
Assis près d’une armoire de livres, il en parcourait le catalogue. Il leva
les yeux à mon arrivée, répondit à mon salut puis, crayon à la main,
poursuivit sa recherche. Un homme grisonnant, au visage rasé, au corps
trapu, en complet colonial d’une confortable élégance. Sans doute, estce ce Palm Beach anglo-saxon qui fit que je ne le pris pas tout d’abord
pour un Français. Je l’oubliai bientôt, absorbé par la lecture du vieux
livre que j’avais feuilleté quelques jours auparavant et que je m’étais promis de revenir savourer à loisir : cet inestimable voyage du capitaine
Wilson, à bord du Duff, amenant en 1796 les premiers évangélisateurs
de la London Missionary Society à Tahiti, aux Tonga et aux Marquises.
J’en avais trop entendu vanter les mérites pour ne pas souhaiter pousser
fort avant en cette odyssée de pasteurs publiée à Londres en 1799 et qui,
dans la littérature de la découverte océanienne, occupe une place de
choix, immédiatement après Cook et Bougainville.
Il était dit que, ce matin-là, je n’irais pas… le Duff plus loin que Rio
de Janeiro. Mon voisin, en effet, m’adressant la parole en un français
sans accent (Tiens, un compatriote !…) me demanda si, à ma connaissance, la collection contenait quoi que ce soit en fait de documents de
première main relatifs à l’affaire Pritchard. Je ne su répondre qu’en le
renvoyant au catalogue général : de très vagues souvenirs historiques
entouraient pour moi le nom du pharmacien pasteur Pritchard.
« - C’est bien loin cette affaire », pensai-je tout haut, « et comme on
imagine mal qu’elle ait failli provoquer une guerre entre la France et
l’Angleterre… »
En faut-il donc plus aujourd’hui pour déclencher une conflagration
universelle ?
Jean Ably
72
Pipiri ma,
enfants de Tahiti
Mythe et réalités de la pédopsychiatrie
Introduction :
Dans la première partie de ce travail je vais vous raconter la
Légende de Pipiri ma, une histoire d’enfants de Tahiti. Pourquoi Pipiri ma ?
Elle m’a été raconté, enseignée, donnée en exemple à plusieurs reprises
par des personnes d’âges, d’horizons et formations diverses lorsqu’ils
apprenaient que je m’intéressais aux enfants en souffrance et à leurs
familles. J’ai essayé de voir ce qu’on pouvait lire dans cette légende,
après tout « légende » vient du latin legere, legenda : ce qui doit être
lu. Une légende, à la différence d’un conte est liée à un élément précis
et se focalise moins sur le récit lui-même que sur l’intégration de cet élément dans le monde quotidien ou dans l’histoire de la communauté à
laquelle la légende appartient. C’est une évolution populaire du mythe
dans sa fonction fondatrice d’une culture commune.
S’il serait erroné de la prendre au pied de la lettre, il serait tout
aussi faux de croire qu’elle est dépourvue de toute base réelle.
Pipiri ma m’intéresse dans sa fonction métaphorique, symbolique,
liée à ce qui questionne, ce qui interpelle encore aujourd’hui.
Si elle est censée comme toutes ses semblables bâtir des ponts entre
le sacré et le profane, servir d’exemple, assurer une transmission des
représentations et des émotions entre les générations, alors elle mérite
un regard attentif de celui dont le travail est justement de rendre un matériel clinique utilisable pour la symbolisation. Pipiri ma sera pour moi un
« médium malléable » (1) et une occasion d’évoquer des dizaines
d’histoires cliniques condensées pour parler finalement de mon travail
et de mes interrogations de pédopsychiatre exerçant depuis bientôt trois
ans à Tahiti à la « Maison de l’enfant en danger ».
Une consultation de psychiatrie, avec une écoute psychanalytique,
et a fortiori une histoire commune de processus de soin psychique est
une expérience très intime de connaissance et reconnaissance mutuelle.
La langue, la couleur de la peau et les gestes sont là pour témoigner
de l’altérité mais le partage des paysages psychiques et des émotions
n’est pas moins indéniable.
Je pourrais raconter Pipiri ma aux enfants déprimés de la banlieue
parisienne, comme j’ai été amenée à raconter l’histoire du « nœud gordien » à une mère tahitienne accusée de tentative d’infanticide. Ce sont
là les merveilles de « l’empathie métaphorisante », un des plus puissants
leviers thérapeutiques.
Par la suite, dans la deuxième partie de ce travail je vais comparer les
caractéristiques de notre population de 300 enfants dits « en danger »
avec celles d’un échantillon de 100 enfants pris en charge par le Service
de Psychiatrie infanto-juvénile (service ambulatoire de pédopsychiatrie
classique qui fonctionne depuis 1988).
La « Maison de l’enfant en danger » a fonctionné pendant deux ans
comme un centre de consultations médico-psychologiques couplées à des
ateliers de médiations thérapeutiques dans le cadre d’un établissement
public administratif (Le « Fare Tama Hau » littéralement, maison de l’enfant en paix ou maison de la paix des enfants…) crée en 2004, et comportant trois autres entités : La ligne verte d’écoute contre la maltraitance,
L’Observatoire de l’enfant en Danger et de l’Adolescent en Difficulté et
l’Observatoire de l’Enfance en Danger et de l’Adolescence en difficulté.
Dans ce cadre administratif particulier où les quatre unités étaient
destinées à pallier les carences de structures publiques existantes, nous
avons essayé de mettre en place un travail de soins psychiques spécifiques pour ces enfants et leurs familles en complémentarité avec les
structures existantes.
Le but de cette comparaison est d’essayer de dégager quelques
caractéristiques communes aux enfants consultant en pédopsychiatrie à
Tahiti de celles éventuellement « spécifiques » des enfants en danger.
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N°310 - Août / Septembre 2007
Nous allons confronter ces données à quelques idées reçues ou
préconçues.
Mais surtout, nous allons essayer de voir comment résoudre les
conflits dans le processus de soin, comment élaborer, tresser ensemble
du « symbolique » pour échapper à l’exigence du sacrifice mythique,
dans la réalité.
Cette étude clinique et psychopathologique, sous une forme
condensée, a fait l’objet d’une communication au 1er congrès francophone de psychiatrie en Polynésie Française sur le thème : « Les
humeurs Océaniennes » qui a eu lieu en octobre 2006 à Tahiti.
PREMIERE PARTIE
Le mythe :
légende de Pipiri ma commentée
J’ai appris cette première légende polynésienne très rapidement
après mon arrivée à Tahiti en cours de reo maohi. Notre professeur
Mme Astrid Raimbaud- Drollet a trouvé que c’était le meilleur moyen
pour nous, soignants au Fare Tama Hau, « la maison de l’enfant en paix »
d’apprendre les mots « des maux » qui pourraient nous guider dans
notre travail.
Elle nous a apporté des photos pour apprendre à la réciter avec les
gestes et le pathos, à la manière d’un orero (conteur et maître des cérémonies traditionnelles).
Plus tard, à partir d’une vieille affiche défraîchie ayant survécu sur
les murs de l’école d’infirmières de l’Institut Mathilde Frébault, j’ai
découvert que cette légende avait donné son nom à la première association pour la cause de l’enfant en Polynésie, crée en 1991 par le
Dr. Philippe Nadaud. Il était un passionné de la lutte contre la maltraitance et avait réussi à mettre en place déjà à l’époque, une ligne d’écoute
téléphonique pour l’enfance maltraitée.
75
Ce premier chef du service de psychiatrie infanto-juvénile de
1988 à 1999 est parti depuis rejoindre ces étoiles dans le ciel (voir le
Tahiti Pacifique Magazine, octobre 2003), sa disparition pèse sur la
pédopsychiatrie, par ce qui est assimilé à un sacrifice. Il fait partie du
mythe.
J’ai retrouvé plus tard Pipiri ma, évoquée par Aimeho a Raa
Ariiotima (9) pour illustrer la problématique des enfants fa’a’amu
(adoptés à la polynésienne).
Ces mêmes questions ont été reprises lors du Colloque de Nouméa,
en avril 2002, par le Dr. Noëlle Barbiera (9) pédopsychiatre fondatrice
de l’AFAREP (Association de Formation, action et recherche en
Polynésie) partie depuis exercer son art dans le beau port de Marseille
J’ai entendu les aides-soignantes chanter la chanson de Pipiri ma en
nettoyant le service de pédiatrie, elles me l’ont apprise, traduite, expliquée, chacune à sa manière.
Vous l’aurez remarqué, c’est une histoire qui travaille, une histoire
qui questionne...
La reprendre et la commenter de ma place de taote popa’a (littéralement médecin crabe rougi au soleil), fut-il taote mi- mana’o
(médecin du pouvoir de la pensée), l’exercice sera périlleux.
Je vais devoir naviguer au gré des vagues et des courants des tenants
du mythe et de ceux des réalités des soins de l’enfance à Tahiti.
Ce récit appartient à un temps hors de l’histoire et je vais m’intéresser à ce qui « aujourd’hui et maintenant » est « comme ailleurs et
autrefois ».
Je vais la teinter d’une acception psychanalytique (qui se voudrait
universelle et universaliste dans sa spécificité mais qui, pour fondamentale qu’elle soit risquerait de fâcher les tenants de la si précieuse spécificité culturelle) ou alors d’une vision « culturelle » au sens condescendant de « culture locale » forcément réductionniste qui va mettre
de coté et refouler vigoureusement des joyaux de l’inconscient et de la
vie fantasmatique.
Faisons le pari que dans un contexte comme le nôtre, le particulier,
lorsqu’il est accueilli et reconnu, se révèlera précieux par ce qu’il permettra d’ouvrir vers l’universel. (10)
76
N°310 - Août / Septembre 2007
L’histoire commence en bord de mer le soir alors qu’il fait nuit
« Ua Pö ! » et que les étoiles brillent dans le ciel « Te purapura nei te
mau feti’a i roto i te ra’i. (2)
Les enfants : Pipiri et sa soeur Rehua semblent dormir paisiblement sur des nattes de pandanus tressé, alors que les parents préparent
devant le fare, sur la plage, leur matériel pour la pêche de nuit.
Les parents s’appellent : Tau’a Tiaroroa et Rehua (la maman porte
le même prénom que la petite fille, attention à les différencier dans l’histoire).
Ils vont partir tous les deux en mer sur leur pirogue en laissant les
enfants à la maison.
La pêche sera fameuse ils vont attraper des crabes, des loches, des
perroquets, des rougets, quel chance, quel mana ! « Manuia i te
tautai ! »
Au retour, au milieu de la nuit le dîner est préparé et le fumet de
poissons grillés sur les pierres chaudes réveille les enfants qui se sont
couchés le ventre creux.
Ils regardent la scène (primitive ?) de leurs deux parents enjoués
et ils écoutent la conversation : leur maman propose qu’on les réveille
pour partager le repas alors que leur père n’est pas d’accord, il considère qu’il est tard et que ce serait mieux de les laisser dormir.
La frustration (de l’avidité orale ?) est grande et plonge les enfants
en larmes dans un gouffre d’angoisses d’abandon et de perte d’amour.
Pipiri dit à sa sœur : « Nous n’avons plus rien à faire ici, nos parents
ne nous aiment plus, mieux vaut s’en aller que mourir de faim » !
Le garçon propose alors une solution, la première trouvée : la
fugue (le passage à l’acte) : « Partons, nous n’avons plus rien à faire
ici. » Sa petite sœur le suit, la loyauté dans la fratrie est forte, les frères
et sœurs sont souvent des figures d’attachement secondaire, sinon primaires, lorsque l’instabilité des adultes les y contraint.
Entre temps, les parents qui se sont rendus compte de leur absence
courent les chercher et les implorent de revenir.
Pour ce faire ils leur chantent la chanson que beaucoup d’enfants
et d’adultes connaissent et fredonnent, encore aujourd’hui, sans forcément connaître toute l’histoire :
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PIPIRI MA HOI MAI E
AITA MAUA HO’I A TU E
TAUTAI INO MAU
HAAVI, TAMARII E
Pipirima, revenez !
Non, nous ne reviendrons pas
Sinon votre pêche sera encore mauvaise
Et les enfants seront encore brimés
Il fait nuit et c’est l’heure de tous les dangers comme de toutes les
épreuves initiatiques.
Les versions de cette légende commencent à ce point de l’histoire :
dans l’une, les enfants rencontrent un « mauvais esprit » qui leur dit
« Vos parents sont des mauvais parents, ils vous appellent mais ne veulent pas partager ce qu’ils ont avec vous, venez avec moi au ciel ! »
Dans d’autres versions (4), alors qu’ils s’abritent dans une grotte
dans la montagne ils font trois rencontres (qui seront autant d’épreuves)
successives : un mauvais esprit vengeur (un tupapa’u ?), un prêtre sorcier (un tahu’a ?) et « un vent fou » (mata’i puai ?) qui, tour à tour,
les encouragent à partir pour se joindre respectivement à eux.
Les enfants sont perdus alors que, surgissant de nulle part ou
envoyé par Ta’aroa (le Dieu suprême) lui-même, apparaît devant eux un
cerf volant, un päuma géant.
Ce dernier est un jouet très prisé à Tahiti comme ailleurs car il est
un symbole des rêves de vol et d’envol, de liberté.
Pipiri dit à sa soeur : « Ce cerf-volant nous est envoyé pour regagner le ciel, là-haut nous serons plus heureux qu’ici ! ». Ils s’accrochent à lui et s’envolent ensemble.
Alors que les parents restés à terre deviennent de plus en plus
petits, les enfants montent de plus en plus haut dans le ciel où ils deviendront les deux étoiles les plus brillantes de la constellation du Scorpion
(ou du hameçon de Maui) (qui gardera la forme du cerf volant).
Discussion :
Pour les Polynésiens, le ciel est le pays des étoiles qui symbolisent
les ancêtres morts mais qui continuent à « guider » les vivants lors de
leurs voyages en mer ou sur terre, (par exemple la constellation du
Scorpion indique Hawaiki, terre des origines). (4)
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N°310 - Août / Septembre 2007
La démarche des enfants, en dépit de la joie ou de l’ivresse
maniaque de la montée aux cieux et de la connotation de « vengeance
» par rapport aux parents, reste néanmoins désespérée.
Monter au ciel et devenir une étoile, cela se passe après la mort et
cette solution trouvée par les enfants semble gaie mais elle a bel et bien
une connotation suicidaire.
Les fins cliniciens auront déjà repéré chez les enfants tout au long
du récit, des symptômes de la souffrance dépressive (les sentiments
d’abandon), de la réponse dépressive (inhibition, dévalorisation, sentiment d’être mal aimé), et les défenses contre la position dépressive
(conduites autopunitives et des équivalents suicidaires). (6)
En même temps, force est de constater que cette légende met en
scène une série de transgressions des parents par rapport aux règles de
fonctionnement de la société. (8)
Pour un professionnel, ces agissements sont autant de questions de
psychopathologie. Je vais relater quelques commentaires de mes collègues ou patients tahitiens avec lesquels j’ai évoqué cette légende :
— Les femmes ne partent pas à la pêche en laissant leurs enfants tous
seuls dans la maison. Pourquoi cette maman le fait si facilement ?
Pourquoi on ne prévient pas les enfants ? Si c’est pour éviter la
culpabilité parentale, le résultat sera coûteux pour les enfants qui
pourront s’attendre alors à tout moment que les parents partent
sans prévenir. Et si ce n’est pas la première fois, peut-être même
qu’il y a eu une suite de séparations réelles. (Au Fare Tama Hau
la moitié des enfants a vécu au moment de la consultation plus de
3 configurations différentes du foyer parental.)
— On ne laisse pas un grand garçon et une grande fille seuls
ensemble, les mamans protègent les filles sauf…lorsqu’il y a
répétition trans-générationnelle des traumas incestueux déniés
et non élaborés.
— La pêche de nuit est réputée dangereuse, on ne sait jamais si on va
revenir, les hommes partent en groupe il n’y a pas de femmes avec
eux. Il faudrait savoir alors si ces parents ont des comportements
à risque (par rapport aux règles habituelles du groupe social ou
bien on peut leur « accorder » les circonstances atténuantes du
79
« besoin alimentaire » par rapport auquel prendre des risques
seraient l’équivalent d’un devoir ?
— On mange toujours avant de partir, pour tenir, pour avoir des
forces pour être prêt à regagner la plage à la nage s’il le faut. Il
y a toujours quelque chose à manger même chez les plus pauvres car la nature est généreuse à Tahiti : il y a partout des noix
de coco, des uru (fruits de l’arbre à pain), des fruits… On ne
mange jamais au milieu de la nuit, le fruit de la pêche c’est pour
le petit déjeuner. Pourquoi alors ces parents-là ne peuvent pas
attendre, pourquoi cette impossibilité pour eux de différer la
satisfaction ?
— Les parents ne sont pas d’accord lorsque se pose la question de
réveiller ou pas les enfants. L’avis du père prévaut. Si on suppose qu’il y a là un désaccord parental, est-il ancien, voire chronique ? Et dans ce cas, Pipiri et Rehua cherchent-ils inconsciemment par leur fugue, (comme la plupart des enfants à travers leurs symptômes), à « aider » les parents ? (Dans ce cas,
c’est précisément l’inquiétude par rapport à la disparition des
enfants qui les remettraient d’accord.)
— Il y a deux choses différentes qui semblent insupportables pour
les enfants : les parents sont partis à la pêche en les laissant
seuls et par la suite ils n’ont pas partagé la nourriture. La
seconde angoisse vient confirmer la première et nous voilà passés de la crainte de perte d’objet à la crainte de la perte de
l’amour de l’objet.
— En Polynésie on se plaît à répéter qu’il y a un primat du collectif
sur l’individuel et qu’on partage toujours la nourriture : Haere
mai tama’a, « viens manger avec nous » est une règle d’hospitalité pour les étrangers qui passent et qui sont invités systématiquement à table. Ce partage est donc encore plus indiscutable lorsqu’il s’agit de ses propres enfants. Qu’est-ce qui justifierait alors que ses propres enfants soient traités moins bien
que les étrangers ?
— Par ailleurs il est intéressant de préciser qu’adopter un enfant (à
la polynésienne) se dit fa’a’amu, ce qui veut dire littéralement
80
N°310 - Août / Septembre 2007
« faire manger ». Les parents adoptifs sont ceux qui donnent à
manger pendant un temps, la question du retour dans la famille
biologique restant toujours possible ou bien en suspens. Il n’est
pas étonnant alors que certains auteurs aient vu dans cette
légende une illustration du phénomène fa’a’amu (9). Les enfants
seraient alors adoptés par les étoiles dans la légende comme les
grands-parents ou d’autres membres de la famille adoptent les
enfants de parents trop jeunes ou en difficulté pour les nourrir.
Cette forme d’adoption a de multiples fonctions sociales : elle est à
la fois chérie et redoutée dans ses effets, compte tenu des problèmes
qu’elle tente de résoudre et qu’elle génère également. (5)
De l’autre coté les enfants ont certes, des raisons de se sentir frustrés mais, leur conduite résulte-t-elle d’une réaction primaire à un
besoin non satisfait ou bien d’un modèle d’élaboration secondaire issue
de la répétition d’autres situations de souffrance ?
Et puis, pourquoi les enfants ne disent rien aux parents lorsqu’ils se
réveillent au milieu de la nuit ? - « Ils ont honte pa’i », m’ont répondu
tous ceux auxquels j’ai posé cette question. « La honte » dans ce type
de contexte apparaît comme un mélange de peur, de colère et de tristesse face aux sentiments d’impuissance. (10)
Le maniement des pulsions agressives est le plus souvent problématique chez les enfants car ils pensent (peut-être à raison) qu’on va les
taparahi (rosser, taper).
Ils ont peur de revenir, peur de représailles, et ils ne veulent pas se
séparer l’un de l’autre.
Dans la petite chanson les enfants évoquent leur culpabilité tout en
suscitant celle des parents : « on ne reviendra pas sinon le pêche sera
encore mauvaise et il y aura encore des brimades pour les enfants… »
L’agressivité vis-à-vis des parents (vous serez mieux tous les deux
quand on ne sera plus là) et l’identification à l’agresseur dans cette fuite
peuvent être évoquées.
Et si les choses se passent comme ça cette fois-ci, il est permis de
penser que ce n’est peut-être pas la première fois.
Evoquer cette légende nous permet d’évoquer des bribes de
dizaines d’histoires cliniques, mais la question qui se pose à nous c’est
81
celle du rôle que les professionnels de l’enfance pourraient jouer dans
des scénarios de ce type :
Sont-ils à la place de l’esprit trompeur qui pousse à la séparation ?
à celle du tupaupa’u qui véhicule la culpabilité inconsciente ? (un
tupapa’u étant un esprit d’ancêtre mécontent qui hante encore les
vivants), à celle du tahu’a, prêtre sorcier admiré et craint car supposé
tout-puissant ? ou bien du fameux « vent fou » qui souffle sans savoir
d’où il vient ni où il va et qui ne sème que du désordre sur son passage
(symbole ultime d’un travail de dé-liaison au service de la pulsion de
mort)… ?
En ce qui nous concerne, de notre place de psychothérapeute-passeur, ce qui retient notre attention c’est le symbole du cerf-volant.
Si cette famille devait venir nous consulter, pendant l’hospitalisation
des enfants en service de pédiatrie ou à la demande du service social,
nous les recevrions d’abord ensemble.
Le papa ne viendrait probablement pas au premier rendez-vous,
nous lui téléphonerions pour expliquer notre démarche, l’assurer du
secret et de notre absence de jugement moral. Il viendrait ensuite le vérifier en demandant peut-être au taote : « Et toi, en quoi tu crois toi ? »,
superbe et raffinée façon de demander « Qui est-tu ? »
Ce sera aussi difficile pour eux de parler qu’il sera pour nous de
répondre : nous guetterions au début les haussements de sourcils, les
regards croisés qui cherchent l’autorisation de parler, les frottements du
ventre, les soupirs, les grimaces mais aussi les jeux et les dessins des
enfants silencieux.
Nous utiliserions nos maigres connaissances de reo maohi et d’astronomie, mais c’est encore avec nos proverbes de grand-mères que nous
retrouverions cette mystérieuse et universelle empathie métaphorisante.
Nous serions émus et surpris par la qualité des associations d’idées
et des images évoquées dans le groupe familial tout en s’entendant dire :
« Nous on ne sait pas pa’i parler ! »
On apprendrait sûrement en même temps que les enfants l’histoire
de la famille sans avoir besoin d’aller voir les ancêtres au ciel, car dans
les raisons avouées des agissements des parents se dessinera leur
loyauté envers les ancêtres, figures surmoïques redoutables.
82
N°310 - Août / Septembre 2007
Nous penserions encore à « Totem et Tabou », Œdipe et inceste,
lorsque les animaux protecteurs de la famille seront enfin évoqués à
demi-mot. (4)
Les projections narcissiques trans-générationnelles seraient dessinées.
Les enfants seraient émus d’apprendre ces histoires et ils se surprendraient ensemble, enfants et parents très proches et complices,
dans un partage des paysages psychiques.
Nous leur proposerons probablement dans un second temps des
ateliers de médiation thérapeutique dans lesquels nous aurions probablement comme projet de les aider à fabriquer un cerf-volant, de leur
propres mains et de leurs propres souvenirs, de leur force et de leur
créativité, un cerf-volant solide et souple, qui servirait à faire des allersretours dans la tête, sans bouger, et apporter un peu de la vraie liberté,
celle de rêver, d’imaginer. (12)
Nous montrerons un jour ces cerfs-volants confectionnés par les
enfants aux parents qui s’étonneraient de les avoir déjà vus quelque part
ou de les avoir eux-mêmes rêvés.
A la fin ils nous confieraient peut-être comme ce papa de Manatea :
« J’ai compris maintenant pourquoi tu nous a fait parler pa’i, comme ça
c’est pas toi qui racontes des choses à mon enfant, tu attends que c’est
moi qui le fait ! »
Les 300 enfants que j’ai rencontrés dans le cadre du dispositif psychothérapique du Fare Tama Hau, avec leurs frères et sœurs et leurs
familles, ne s’appellent pas tous « Pipiri » ou « Rehua », mais ils ont
vécu des bribes d’une histoire qui ressemble en partie à la leur, elle les
a parfois bouleversés ou profondément attristés.
En termes de destins possibles de l’angoisse d’abandon, la quasitotalité de la sémiologie en psychiatrie de l’enfant ou de l’adolescent peut
être rattachée à la dépression. Il est néanmoins surprenant de rencontrer
à Tahiti un pourcentage très élevé de troubles dépressifs (dépression et
équivalents dépressifs) chez les enfants de notre population.
Ces troubles, en termes de psychopathologie, sont liées le plus souvent à la répétition des expériences d’abandon et de perte, aux difficultés
de maniement des pulsions agressives ou à l’incapacité des parents (ou
tout au moins des figures d’attachement) d’accompagner un
83
mouvement dépressif d’un enfant autrement qu’en l’amplifiant en miroir
par sa propre dépression.
Si les professionnels de l’enfance ont du mal à reconnaître et accepter la dépression de l’enfant, pour les parents l’admettre serait un désaveu de leur fonction. C’est moins difficile pour les symptômes somatiques : troubles du sommeil, modification de l’appétit et du poids ; qui
sont traités comme tels mais qui reviennent car ils ne remplissent pas
longtemps leur fonction de signal d’alarme ! « Tu n’as rien à la fin, tu
fais seulement semblant ! »
Ce qui se produit alors c’est pour l’enfant une perte supplémentaire :
celle de la compréhension empathique de ses parents, le sentiment d’être
incompris, de ne plus pouvoir compter sur ses parents : sentiment
accentué par la connotation finale négative des ses symptômes : « Il est
paresseux, il est bon à rien, il est trop gâté c’est ça son problème ! »
L’évolution défavorable va voir se mettre en place le passage à l’acte
comme mode de défense privilégié en réponse au vécu dépressif avec
des troubles du comportement : « Il est terrible ! » et des difficultés
d’adaptation sociale. (6)
Les consultations familiales thérapeutiques, les psychothérapies
brèves et de soutien rétablissent un contact empathique et la confiance
pour l’enfant dans ses objets oedipiens, ce qui atténue le sentiment
d’être incompris et sans secours possible.
Dans le cadre des ateliers de médiation thérapeutique, à travers les
créations qui racontent leur histoire, ils découvriront qu’il y a de bonnes
et belles choses à l’intérieur d’eux.
La quintessence du processus thérapeutique peut être résumée
ainsi : créer un dispositif qui permet d’attirer et de concentrer le transfert (« ici et maintenant » comme « ailleurs et autrefois ») condition
sine qua non pour permettre une pré-figuration et une re-figuration des
conflits. A partir de leur représentation il y a ensuite le travail de mise en
récit, destiné au tiers thérapeute et restitué dans un second temps aux
parents et aux enfants lorsqu’ils seront prêts à l’accueillir avec l’émotion
qui lui est liée.
Sans ce travail minutieux où la clinique, le travail institutionnel, la
formation et la recherche se conjuguent pour offrir des soins de qualité,
84
N°310 - Août / Septembre 2007
la compulsion de répétition entretenue par les réponses hâtives guidées
plus souvent par des contre attitudes non reconnues et non élaborées ne
conduit qu’à la répétition douloureuse des situations déjà connues.
Conclusion de la première partie :
Autorités de la santé, professionnels de l’enfance, esprits
(plus ou moins) bienveillants de tous les horizons, attention à la qualité des cerfs-volants que vous envoyez à ces
enfants !
DEUXIEME PARTIE
Quelques repères cliniques
et épidémiologiques
de la pédopsychiatrie à Tahiti
Pour apporter d’autres éléments à notre discussion nous avons analysé une population de 300 enfants âgés de 0 à 12 ans, ayant consulté en
pédopsychiatrie à « La Maison de l’Enfant en Danger » du Fare Tama
Hau établissement public administratif créé en 2004 pour répondre
essentiellement aux demandes de soin des enfants en danger et de leurs
familles.
Nous avons ensuite comparé cette population à une cohorte de 100
enfants pris en charge au SPIJ (Service de Psychiatrie infanto-juvénile),
service « classique » de pédopsychiatrie, fonctionnant depuis 1988,
afin de déceler les différences et les similitudes rencontrées chez nos
petits patients.
Les paramètres que nous allons utiliser pour la comparaison sont :
— l’origine de la demande,
— le sexe,
— le rang dans la fratrie,
— l’âge de la mère au moment de la naissance,
85
— le statut social de l’enfant en termes de fa’a’amu (adoption à la
polynésienne) ou pas,
— la répartition par diagnostic (catégories CFTMEA- et équivalences CIM 10),
— la répartition par catégories ODAS (Observatoire décentralisé
de l’Action Sociale) en enfants en souffrance, à risque ou maltraités,
— la répartition des diagnostics en fonction des catégories ODAS.
1. Origine de la demande :
Les enfants consultant à La Maison de l’Enfant en Danger nous sont
adressés par des médecins pour près de la moitié, donc il y a une indication préalable vers la pédopsychiatrie posée par un pédiatre ou un
médecin généraliste.
Les familles consultent d’elles-mêmes dans 20% des cas ; elles sont
à 15% adressées par le Service social et à prés de 15% par des professionnels de l’éducation nationale.
Les patients du Service de Psychiatrie Infanto-juvénile sont amenés
par les parents pour la moitié des cas , l’autre moitié étant adressé en
ordre par des médecins, l’éducation nationale et en dernier lieu par le
Service social.
Contrairement aux idées répandues, les familles sont venues facilement en consultation.
La cohabitation de plusieurs générations sous le même toit et l’intrication des conflits trans-générationnels, leur transposition dans le
quotidien rend le travail avec les familles à Tahiti particulièrement
fécond.
Dans un dispositif comme le nôtre, à aucun moment les parents ne
se sentent « dépossédés » de leur enfant, de leur histoire. Nous avons
été à plusieurs reprises touchés par des grands-mères se déplaçant
régulièrement pour ces rencontres, par des mamans ne possédant qu’un
scooter et faisant le trajet en plusieurs fois avec tous les enfants.
Des remarques comme « Ce n’est pas un petit travail que vous
faites là ! » nous ont aidés à poursuivre dans des moments institutionnels difficiles.
86
N°310 - Août / Septembre 2007
2. Répartition par sexe
Dans les deux structures il y a une surreprésentation de filles par
rapport à une population consultant en pédopsychiatrie en France :
45% des filles au Fare Tama Hau et 32 % au SPIJ.
Au Fare Tama Hau ceci s’explique en partie par un nombre élevé de
filles victimes d’abus sexuel.
Répartition par sexe (FTH)
Répartition par sexe (SPIJ)
3. Le rang dans la fratrie
Les études issues du courant de la thérapie familiale systémique
nous ont incités à nous pencher sur la question du rang dans la fratrie
du « patient désigné » (celui pour lequel la famille consulte, celui d’où
viendrait le problème donc celui par lequel implicitement une solution
peut arriver).
Dans les deux populations d’enfants on retrouve une grande majorité d’aînés (autour de 50%). On aurait pu croire que l’âge de la mère
jouerait un rôle si ces enfants étaient issus de grossesses à risque de
mères mineures. Or le faible pourcentage de mères mineures infirme
cette hypothèse.
87
Il pourrait en effet s’agir d’un rang « à risque » de l’aîné en tant que
celui qui « fait les parents » et sur lequel le poids des projections est le
plus lourd.
En Polynésie l’aîné, le premier petit enfant pour les grands parents,
mo’otua, est celui qu’on donne le plus souvent en adoption, mais la faible proportion d’enfants adoptés dans notre échantillon n’explique pas
à elle seule la prépondérance d’aînés.
Rang dans la fratrie (FTH)
Rang dans la fratrie (SPIJ)
4. L’âge de la mère au moment de la naissance
Dans la population d’enfants en danger le pourcentage de mères
mineures est relativement faible : 4,15%, et il s’élève à 11% dans la
population du SPIJ.
Il serait d’environ 15% dans la population générale à Tahiti (maternité du Centre Hospitalier Territorial). Il reste néanmoins élevé, car, à
titre de comparaison le taux de natalité de mères mineures en France
était de 0,7% en 1987. (3)
Les enfants de mère mineure seraient, selon nos chiffres, plutôt
moins « en danger » que les autres, le réseau familial et le relais des
grands-parents étant le plus souvent très fort autour de ces mères.
88
N°310 - Août / Septembre 2007
Ces pourcentages n’expliquent pas non plus, en eux-mêmes, la proportion élevée d’aînés (à supposer qu’ils seraient des enfants de mères
mineures) parmi nos consultants.
Age des mères (FTH)
Age des mères (SPIJ)
5. Statut des enfants : adoptés ou pas adoptés
La question de l’adoption à Tahiti a fait couler beaucoup d’encre.
Après tout, la question du « roman familial » taraude chacun d’entre
nous. C’est un des sujets les plus sensibles à aborder (ou à ne pas aborder…) avec un Polynésien, surtout s’il est professionnel de l’enfance. Il
ne faut pas oublier que la fidélité envers les images parentales n’est
chose facile pour personne et c’est encore plus compliqué quand il y en
a plusieurs…
Le fa’a’amu : (l’adoption à la polynésienne : pratique supposée
ancestrale, réversible et sans cadre légal), a de nombreuses fonctions. A
coté de sa fonction « utilitaire », de planning familial ou de gardiennage pendant les périodes de travail dans les îles, cette pratique répond
à des logiques sociales dont la plupart pourrait se résumer à la nécessité
de maintenir ou d’établir une alliance entre la familles des parents
89
biologiques et celle des adoptants (qui font souvent partie de la famille).
(4, 5, 8, 9)
La solidité ou la fragilité de cette alliance fait perdurer ou pas l’accueil des enfants.
Son ambiguïté et son ambivalence rend ces derniers plus exposés
aux comportements mal traitants ou incestueux, bien qu’un certain
nombre d’entre eux se plaisent à se raconter comme « gâtés -pourris »
par leurs parents fa’a’amu (revers de la même médaille).
A la plupart des adoptants qui déclarent qu’ils ont traité leurs petits
fa’a’amu et leurs enfants biologiques de façon identique et qu’ils avait
de la chance d’être « chez eux » dans les deux familles, les adoptés
racontent les choses autrement. En effet, la plupart disent qu’ils ne se
sont pas sentis comme les enfants biologiques ni d’un coté ni de l’autre
et qu’ils n’étaient pas vraiment chez eux ni dans la famille biologique ni
dans la famille d’adoption.
Autre point important : il semblerait qu’il y ait depuis quelques
années une dénaturation de la notion de fa’a’amu qui comportait une
durée plus élevée autrefois, bien qu’étant réversible, alors que de nos
jours la durée du placement de l’enfant serait plus courte et les placements plus nombreux. Ces pratiques sont tolérées par les structures juridiques et sociales au nom du respect des traditions culturelles. C’est
ainsi qu’elles se retrouvent parfois, hélas, amplifiées.
La pratique du fa’a’amu est-elle ancestrale (antérieure au traumatisme de la colonisation) ou traditionnelle (postérieure à la colonisation) et ayant une fonction de mécanisme adaptatif ?
Adoptés (population FTH)
90
N°310 - Août / Septembre 2007
Adoptés (SPIJ)
Le pourcentage identique dans les deux populations : 16% et 18% ne
permet pas de conclure que les enfants adoptés sont plus « en danger »
que les autres.
Néanmoins le pourcentage d’enfants adoptés reste particulièrement
élevé dans notre population d’enfants de Polynésie (dix fois plus important !) par rapport à la France (ou le pourcentage serait de 1,3% adoptés dans la population générale et 2,9 % des enfants consultant en
pédopsychiatrie. (3).
6. Nombre de séparations du foyer parental subies depuis
la naissance
Nous avons rencontré beaucoup d’enfants ayant des histoires de
répétition d’expériences de séparation et de perte. Les causes sont multiples ; nous évoquerons quelques-unes :
— accouchement à Papeete avec prolongation du séjour de l’enfant pour des raisons de santé, alors que la mère, ayant d’autres
enfants en bas âge doit retourner dans les îles.
— parents jeunes laissant les enfants chez les grands-parents,
— délocalisations parentales fréquentes pour du travail temporaire
dans les îles,
— l’instabilité des couples et les familles recomposées sont la règle
et non pas l’exception,
— les enfants sont « placés » dans la famille ou chez des amis
pour des raisons de proximité de l’école (le transport en commun est quasi-nul à Tahiti, tout le monde ne possède pas de
moyen de transport, et les collèges sont rares en dehors de
grandes agglomérations).
91
— pourcentage très élevé d’enfants adoptés (huit à neuf fois plus
élevé qu’en France)
Ce type d’enfants représente la moitié de la population d’enfants en
danger (consultant au Fare Tama Hau) alors qu’ils ne représentent
« que » 20% dans la population du SPIJ.
Nous reviendrons sur ce point mais nous pouvons dire désormais
qu’à population égale d’enfants adoptés nous avons parmi les enfants en
danger plus d’enfants ayant subi des expériences répétées de séparation
et de perte ce qui est désormais classiquement admis.
Nombre de séparations Fare Tama Hau
Nombre de séparations SPIJ
Ce type de parcours est bien connu des cliniciens pour être celui
des enfants de l’assistance publique, des délinquants juvéniles, des victimes d’abus sexuel ou de maltraitance (7) et lorsqu’elles sont nombreuses et précoces, des organisations de type état limite.
92
N°310 - Août / Septembre 2007
Grandes catégories diagnostic (FTH)
Nous avons utilisé pour notre étude la CFTMEA de Misès et coll ; et
ses équivalences avec la CIM 10. Une fois de plus nous avons constaté la
supériorité de la première par rapport à la seconde en ce qui concerne
la clinique infantile, bien que des améliorations des outils de diagnostic
en pédopsychiatrie restent encore un souhait des cliniciens.
Le taux élevé de dépression (D) dans la population d’enfants en
danger est l’élément qui fait la différence la plus notable. Elle est de
35%.
Si on ajoute à la dépression les troubles anxieux avec troubles de
comportement (TATC) nous arrivons à un taux de 63% !
Nous ne pouvons pas ne pas évoquer la relation entre les deux en
ce qui concerne la population d’enfants en danger. En effet, compte tenu
du nombre élevé de séparations et de pertes dans cette population,
beaucoup d’auteurs s’accordent pour dire que la réaction à la séparation dépend entre autres de l’âge des enfants. Si la proportion de dépression est élevée chez l’enfant jeune, avec l’âge celui-ci a tendance à développer des réactions de type caractériel (TATC) qui ne seraient selon
certains que des équivalents dépressifs.
La proportion de troubles envahissants du développement (TED)
est la même (5%) dans les deux groupes, on retrouve un pourcentage
plus élevé des états de stress post-traumatiques (ESAPT) parmi les
enfants en danger et plus d’états limites (EL) dans la population du SPIJ.
Elément notable aussi, au SPIJ, un tiers d’enfants qui consultent ne
présente aucun trouble (il faut se souvenir que les parents consultent
93
beaucoup d’eux-mêmes pour des troubles de la relation parents enfants auxquels ils cherchent des causes du côté de l’enfant), contrairement à la population du FTH, adressé en grande partie par des médecins et travailleurs sociaux ayant repéré des troubles manifestes chez les
enfants.
Grandes catégories diagnostic (SPIJ)
Catégories ODAS (FTH)
Lorsqu’on applique aux enfants de notre échantillon les définitions
de l’Observatoire Décentralisé de l’Action Sociale : enfants en souffrance (S), enfants à risque ® ou enfants maltraités (M), sachant que
l’ensemble des enfants à risque et maltraités constituent les enfants en
danger, la distribution est parlante :
94
N°310 - Août / Septembre 2007
Catégories ODAS (SPIJ)
Dans la population consultant au SPIJ 80% des enfants ne correspondent pas aux critères des enfants en danger alors que les enfants
consultant au FTH sont à 80% des enfants en danger.
Il n’y a pas là de véritable surprise, mais on peut se demander où
consultaient ces enfants auparavant puisque l’ouverture du Fare Tama
Hau n’a pas diminué les files actives des autres services accueillant des
enfants. En tout cas, nous pouvons supposer que peu d’entre eux bénéficiaient de prises en charge psychologiques individuelles et familiales
adaptées. Les décisions des autorités publiques de supprimer le volet de
soins pédopsychiatriques de La Maison de l’enfant en Danger et de La
Maison de l’Adolescent en difficulté laissent songeur….
Il est difficile d’avancer des chiffres concernant la maltraitance à
Tahiti, les seules disponibles étant celles de la maltraitance judiciarisée.
Le Dr. Barbiera les cite (9, p. 71) : en 1999, 419 mineurs ont été
signalés à la justice et 327 en 2000, sur un total de 1759 enfants placés
sous suivi administratif ou judiciaire.
Dans « L’Etat des lieux de l’enfance en danger en Polynésie
Française », établi par l’Observatoire de l’enfant en danger et de l’adolescent en difficulté du Fare Tama Hau, en 2005, il apparaît qu’en 2004
on comptaient 569 signalements de mineurs au parquet de Papeete et
483 signalements de mineurs auprès du Service des Affaires Sociales.
En 2004, le nombre total d’enfants sous mesure de protection
(administrative ou judiciaire) était de 1808
95
Répartition de diagnostics par catégorie ODAS (FTH)
Comme on pouvait s’attendre, c’est dans la population d’enfants en
danger qu’on retrouve les taux élevés de dépression (D), troubles
anxieux avec troubles du comportement (TATC), états de stress aigus
post-traumatiques (ESAPT) et états limites (EL) ces derniers étant quasiabsents chez les enfants en souffrance.
Conclusion
A Tahiti, dans les descriptions de l’enfant nous sommes passés du
« mythe de l’enfant roi », à une dénonciation passionnée et polémique
de la maltraitance, des abus sexuels et des pratiques parfois douteuses
de dons d’enfants. En contrepartie, nous constatons parfois que les politiques de placement généralisé où les projets de soins discontinus ou
mal conduits arrivent aux mêmes effets sinon augmentent les conséquences des causes qui les ont justifiées.
Dans ce domaine, les champs judiciaire, social, médical et plus
récemment psychologique y sont fortement sollicités, impliqués et affectés à un niveau conscient mais aussi à des niveaux archaïques, en grande
partie inconscients.
Cette première modeste et imparfaite étude psychopathologique
montre plusieurs choses déjà connues et véhiculées :
96
N°310 - Août / Septembre 2007
— Il y a parmi les consultants en pédopsychiatrie une proportion
plus forte des filles (victimes d’abus sexuel) qu’ailleurs. Peut-on
pour autant conclure qu’il y a plus d’abus sexuels qu’ailleurs ?
La question reste ouverte.
— Les médecins scolaires et les parents sont en première ligne
pour adresser les enfants en consultations spécialisées, c’est
très bien mais le font-ils toujours ? Le font-ils à bon escient ?
— Le pourcentage de mères mineures est très élevé à Tahiti. Pour
autant les enfants de mères mineures de nos deux cohortes
apparaissent plutôt moins en danger que les autres. Nous avons
émis l’hypothèse d’une prise en charge familiale et grandparentale plutôt protectrice pour eux. Faut-il pour autant renoncer à considérer les grossesses de mères mineures comme
grossesses à risque ?
— Le pourcentage d’enfants adoptés est plus élevé à Tahiti qu’en
France, aussi bien dans la population générale que dans la
population d’enfants consultant en pédopsychiatrie. Oui mais,
elle est quasiment identique dans la population d’enfants en
danger et dans la population consultant dans le service de
pédopsychiatrie « classique ». Ce ne sont pas les enfants adoptés dans leur ensemble qui constituent une population d’enfants
en danger. Il ne faut pas confondre néanmoins les enfants adoptés (qui ont changé une fois de figure d’attachement) avec ceux
qu’on appelle abusivement selon certains fa’a’amu, et qui ont
subi plusieurs changements de figure d’attachement.
— Le pourcentage d’enfants ayant subi une succession de séparation et de pertes est très élevé dans les deux populations mais
encore plus dans la population d’enfants en danger. C’est une
donnée déjà connue de longue date, que ce type de parcours est
un risque pour la maltraitance et pour la délinquance juvénile.
— Plus les séparations sont précoces et multiples, plus les dégâts sont
sévères du côté de la psychopathologie. C’est une donnée connue
mais elle suppose une attention accrue du coté des professionnels,
surtout lorsque les effets des « soins » vont dans le même sens.
La protection de l’enfance doit être entendue comme « protection
97
de l’enfant » et de ce qu’il a de plus précieux pour sa maturation
(à savoir une relation stable et fiable avec une figure d’attachement
« suffisamment bonne ») et non pas comme une protection uniquement de ceux qui s’occupent de son « cas » (sinon ils
seraient supposés responsables s’ils ne signalaient pas, s’ils ne
prendraient pas des mesures à tout prix etc.) Combien même la
décision d’une séparation du milieu familial serait justifiée elle
n’est efficace que lorsqu’elle sert à la compréhension, à l’élaboration et aux soins spécifiques du trouble de la relation.
— Les séparations précoces et multiples créent chez les jeunes des
troubles dépressifs, des troubles du comportement avec des
troubles anxieux et à la longue, ou chez les enfants plus âgés des
organisations de type borderline impulsif ou état limite. Ce type
de pathologie est quasiment absent chez les enfants « uniquement » en souffrance.
Peut-on soigner uniquement avec des « bons sentiments » et faire
l’économie de la formation et du travail continu d’évaluation des contreattitudes des soignants ?
Peut-on éviter les séparations précoces et multiples dans un espace
géopolitique aussi discontinu, grand comme l’Europe et peuplé de seulement 235.000 habitants ?
La maltraitance, les abus sexuels, les grossesses de mères mineures
et le fa’a’amu sont-ils des phénomènes antérieurs ou postérieurs au
traumatisme de la colonisation ?
Tahiti est-il le paradis des enfants rois ou l’enfer des enfants maltraités, abusés et déplacés ? Ces deux positions extrêmes se retrouvent
déjà dans les récits des voyageurs mais aussi dans ceux des patients et
des professionnels de l’enfance.
Bien que toutes les relations d’amour soient un tant soit peu ambivalentes, ajoutons qu’à Tahiti, pas plus qu’ailleurs, il n’est aisé d’attenter aux
dogmes de l’infaillibilité de l’amour entre parents et enfants, de l’image
édénique de l’enfance dans les reconstructions défensives des adultes.
Une citation de Teuira Henry , extraite de « Tahiti aux temps
anciens » de 1848 (4, p 282-283) témoigne pourtant de façon déconcertante de cette ambivalence :
98
N°310 - Août / Septembre 2007
« Les Tahitiens ont toujours adoré les enfants. Ceux qui n’en avaient
pas en adoptaient et ceux qui en avaient beaucoup faisait des échanges
avec d’autres familles (…). Malgré cette affection pour les enfants,
l’infanticide était si fréquent que le Capitaine Cook l’ayant remarqué
essaya, sans effet d’ailleurs, de faire au roi Pomare des remontrances
à ce sujet. Lorsque les premiers missionnaires débarquèrent ils
constatèrent qu’au moins les deux tiers des enfants étaient tués dès
leurs naissance (…) Si l’enfant survivait jusqu’à ce qu’il ait respiré et
ouvert les yeux il avait la vie sauve car on estimait alors qu’il avait son
iho (personnalité) et par conséquent un droit à la vie. »… et au sta-
tut d’enfant roi ?...
Pour rechercher les sources de Teuira Henry, allons regarder dans
le journal de James Cook, le récit du premier voyage ou, dans le chapitre
« Description de l’Ile du Roi George », au paragraphe « Divertissements »
il relate :
« Il est une autre distraction ou coutume, qu’il me faut mentionner,
bien que, je l’admets, je ne m’attende pas à être cru, étant donné
qu’elle procède d’une habitude si indigne de l’homme et contraire
aux principes fondamentaux de la nature humaine : c’est la suivante,
à savoir que pour plus de la moitié, les meilleurs parmi ces indigènes
appliquent la décision qu’ils ont prise de jouir librement des plaisirs
amoureux sans se préoccuper ou s’embarrasser de ses conséquences ;
ils se mélangent et cohabitent en toute licence, et les enfants qui ont
le malheur d’être ainsi engendrés sont étouffés à l’instant de leur naissance ; chez ces gens, beaucoup contractent des liaisons intimes et
vivent en ménage, comme mari et femme, pendant des années au
cours desquelles les enfants qui naissent sont exterminés. Bien loin de
s’en cacher, ils considèrent plutôt ce comportement comme un prolongement de la liberté dont ils se targuent. Appelés ari’oi, ils organisent des rencontres au cours desquelles les hommes se divertissent à
la lutte, etc., et les femmes à la danse obscène dont j’ai parlé plus
haut, y donnant pleine liberté à leurs désirs, mais, à ce que je crois,
sauvant les apparences de la décence. Je ne fus jamais présent lors
d’aucune de ces rencontres… » (11, page 109)
Nous voyons là que Cook parle des « ari’oi » alors que Teuira
Henry en fait des pratiques généralisées.
Lors de son deuxième voyage, en 1774, Cook écrit : « Hitihiti (un
99
ari’oi) dément que les enfants nés de leurs maîtresses sont mis à mort
comme Tupaia et d’autres nous le laissèrent entendre » (11, p. 209).
D’autres visions des voyageurs méritent d’être citées. Ainsi, Louis
Antoine de Bougainville écrit en 1768 :
« Les enfants partagent également les soins du père et de la mère. Ce
n’est pas l’usage à Tahiti que les hommes, uniquement occupés de la
pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture ». (11, p 53)
William Pascoe Crook, missionnaire arrivé sur le « Duff » écrit en
1797 :
« Ils paraissent aimer beaucoup leurs enfants. En me promenant
dans la vallée, j’ai souvent vu les hommes jouer avec eux et les faire
danser sur leurs genoux. » (11, p. 491)
Ces deux derniers témoignages sont plutôt positifs et décrivent des
comportements parentaux souvent loin des pratiques de l’époque en
Europe.
Nous ne pourrons pas citer dans le cadre de cet exposé tous ceux qui
ont évoqué le statut des enfants à Tahiti de sa découverte par les Européens
jusqu’à nos jours. Limitons-nous à dire que les témoignages se partagent
souvent les positions extrêmes que nous avons décrites précédemment.
Les questions sur le traitement des enfants à Tahiti autrefois resteront
ouvertes et feront encore l’objet de moult projections. Nous pouvons dire
néanmoins, qu’elles ont été des occasions pour l’Europe prérévolutionnaire
de réfléchir à ses propres comportements, dans une dynamique souvent
projective où ce qui est refoulé ou dénié chez soi est projeté à l’extérieur :
« le bon, le civilisé, c’est nous, le mauvais, le sauvage, c’est l’autre ! » ou
bien : « le paradis c’est là-bas, l’enfer c’est la civilisation ».
Les deux positions comme les deux tendances co-existent, le tout
est de savoir comment on s’accommode de nos ambivalences.
Posons-nous donc plutôt des questions sur nos prises de position
« professionnelles » d’aujourd’hui et sur leur traduction dans les dispositifs de soins actuels.
Car, la crainte de se voir confronté avec l’imago maternelle dans ses
aspects les plus archaïques et terrifiants n’est pas uniquement un obstacle
pour admettre les mauvais traitements mais aussi pour admettre qu’il y
100
N°310 - Août / Septembre 2007
a des mauvaises solutions, fussent-elles motivées par les meilleures
intentions conscientes.
Si les mécanismes projectifs permettent de juger les attitudes parentales, il est autrement plus difficile de questionner les vocations et les
contre-attitudes des professionnels de l’enfance, de ceux et celles qui
sont appelés par leurs vocations à constituer des nouvelles « images
parentales », tout en gardant en l’esprit que l’enfant qu’ils ont été
s’identifie aussi massivement aux enfants pris en charge.
Les émotions fortes brouillent les démarches d’évaluation et poussent les prises en charge vers des extrêmes : placements « passage à
l’acte » pour le salut de l’enfant ou maintien au foyer lorsqu’il court un
risque certain.
Dans la littérature anglo-saxonne (2, 12) les études démontrent
que les résultats les plus fructueux dans ce domaine sont dus à l’action
conjointe du psychiatre travaillant avec la famille et du travailleur social
qui fait des suivis à domicile.
Mais, tous les professionnels et les rapporteurs successifs s’accordent pour dire que le travail avec les familles occupe une place encore
trop périphérique tout comme les dispositifs de soins modernes, cohérents et adaptés à ces pathologies, reconnues comme peu perméables aux
psychothérapies classiques où l’alliance avec la famille est indispensable.
Cette première modeste et imparfaite étude psychopathologique
montre que le problème ne peut pas se réduire à la maltraitance, ce n’est
pas uniquement le fa’a’amu, ce n’est pas uniquement la jeunesse des
parents c’est le plus souvent une répétition d’expériences de séparation
et de perte d’autant plus graves que généralisées, induites ou tolérées,
minimisées dans leurs conséquences et d’autant plus graves qu’elles sont
plus nombreuses et avec un début précoce.
Quelle piste éthiopathogénique privilégier alors qu’il s’agit de prendre en compte des questions aussi vastes que les conditions socioéconomiques, les structures sociales et familiales et leur évolution au contact
des Européens, les réalités géographiques (éparpillement de îles sur un
territoire grand comme l’Europe) et les politiques publiques conjuguées
ou pas, entre l’Etat et le Pays (transport, cadre juridique de l’adoption,
absence de sectorisation en psychiatrie) ?
101
De nombreuses études restent à faire pour rendre compte des
constats cliniques quotidiens en ce qui concerne l’instabilité, l’attachement insécure, la dépression, la maltraitance, les pathologies psychosomatiques et l’obésité, les mauvais résultats scolaires, la prépondérance
de troubles du comportement et des tentatives de suicide à l’adolescence.
Quelles recommandations pour les professionnels s’occupant des
enfants et de leurs familles ?
La liste n’est pas exhaustive :
– repérer les relations stables durables et fiables qui existent malgré tout et établir un projet de soin en les préservant, en les utilisant comme piliers.
– travailler avec des professionnels stables et fiables, ne pas répéter
dans la prise en charge les répétitions des séparations et de
pertes.
– ne pas confondre « passage à l’acte » et « passage à l’action »
dans les soins.
– repérer l’idéal, l’indispensable et le possible et essayer de situer
le « possible » entre l’idéal et l’indispensable et non pas en dessous de l’indispensable pour ne rien faire d’autre que renforcer
les résistances et la compulsion de répétition.
– associer aux démarches de soin un véritable travail institutionnel
et de formation continue
A propos de l’histoire de Pipirima : n’oublions pas qu’il y a
un monde entre une constellation et un cerf volant !!!
L’auteur tient à remercier les collègues du Service de Psychiatrie
infanto-juvénile qui ont accepté de collaborer à cette étude : Dr. Anita
Vabret, chef de service, Dr. Jean Marie Poulain, Mme. Irmine Sainjoux et
Mme. Huguette Lii ainsi qu’au Dr. Emmanuel Girardin et à Christophe
Psychogios pour leur aide précieuse en statistiques.
Dr. Ioana Atger
102
N°310 - Août / Septembre 2007
BIBLIOGRAPHIE
(1) CHOUVIER B & al : Les processus psychiques de la médiation, Editions Dunod, Paris,
février 2002
(2) COSTE M.H., MILLECAMPS S. : La légende de Pipiri ma, Editions des Mers Australes,
Tahiti, 1994
(3) De AJURIAGUERRA J., MARCELLI D. : Psychopathologie de l’enfant, Editions Masson,
Paris 1989
(4) HENRY T. : Tahiti aux temps anciens, Publication de La Société des Océanistes N° 1, Paris,
septembre 2000
(5) LALLEMAND S. : La circulation des enfants en société traditionnelle, Editions l’Harmattan,
juin 2002
(6) MARCELLI D. : « La dépression de l’enfant », dans le Nouveau Traité de psychiatrie de
l’enfant et de l’adolescent, Editions Quadrige, Presses Universitaires de France , Paris, juin 1999
(7) NISSE M. : Enfant maltraité, du bon usage de l’indiscrétion, Editions Ramsay, Septembre
2004
(8) O’REILLY P. : Tahiti la vie de chaque jour, Nouvelles Editions Latines, Mars 1982
(9) PEROUSE de MONTCLOS O. : Santé Mentale de l’enfant et de l’adolescent dans le
Pacifique, Editions l’Harmattan, juillet 2005
(10) RIGO B. : Lieux-dits d’un malentendu culturel, Editions Au Vent des Iles, Papeete 1997
(11) SCEMLA J-J. : Le voyage en Polynésie, anthologie des voyageurs occidentaux de Cook à
Ségalen, collection Bouquins, Editions Robert Laffont, avril 1994.
(12) WILSON K., RYAN V. : Play Therapy, a non-directive approach for children and adolescents, Editions Ballière Tindall Elsevier 2005
103
Voici la légende de Pipiri-ma telle que l’a entendue, comprise et transmise Gilbert Cuzent,
pharmacien de 2e classe de la Marine de Napoléon III, affecté à l’hôpital de Papeete de 1854 à
1858. Elle est extraite de l’édition de 1860 revue et corrigée par les éditions Haere Po en 1983
(pp. 161-163). Nous apportons des précisions à son lexique des notes de bas de page.
Avec Ioana Atger supra, nous avons pu voir comment des patients s’approprient une
légende et la font vivre pour servir de support à leur propre histoire trop difficile à raconter.
Histoire des ‘Ainanu
Légende de Pipiri-ma
30
Selon Cuzent
Par une nuit splendide, Taua Tiaroroa et Rehua, sa femme, quittent à
pas légers leur demeure où, sur de moelleuses et fraîches nattes, dorment
paisiblement leurs petits enfants Pipiri et Rehua, sa sœur. La pirogue gisante
sur le sol, promptement dépouillée de son abri de feuilles sèches, est mise
à flot ; les deux époux s’y élancent et allument un rama31. En quelques
coups de pagaie les voilà au large où ils vont pêcher au flambeau.
Les poissons de la baie et jusqu’au plus petit crabe viennent se
prendre dans leurs filets.
Aussi nos heureux pêcheurs ne tardent – ils pas à regagner le
rivage.
Taua Tiaroroa apprête le umu32 en toute hâte et bientôt, disposé sur
les cailloux rougis au feu, le poisson grille en répandant au loin une
odeur appétissante.
30 Ai, manger, Nanu, non conviés à. (N.d.éd. Si ‘ai veut bien dire manger, nanu désigne les mucosités nasales que le
père ou un tahu’a aspire à la naissance d’un enfant qui, autrement est gêné pour respirer. Le fait de pleurer de dépit,
renifler, entraîne la sécrétion de mucosités qui, par moquerie, peuvent constituer le seul aliment de personnes non
conviées à un repas. D’où l’expression ‘ai nanu pour « être lésé ». S.G.)
31 Rama, lumière, torche, faisceau, formé de feuilles sèches de cocotier ou de vieux bambous provenant de la démolition des clôtures et qu’on allume la nuit pour pêcher.
32 Umu, trou creusé dans le sol et qui sert de four. (. N.d.éd. Umu signifie bien four et non pas trou, même si le four
tahitien est un trou, tous les trous ne sont pas des fours.)
N°310 - Août / Septembre 2007
Cependant Pipiri-ma33 ne dorment plus. Impatients d’apaiser la faim
qu’excite en eux le parfum du poisson cuit, ils sont déjà assis sur leur
couche, munis chacun d’un morceau de maiore34 et d’une coupe en
coco pleine de pape miti35.
Comment se fait-il qu’on ne les appelle pas encore pour manger ?
Ils s’inquiètent et leurs yeux se mouillent de larmes.
Rehua, la mère, fait diligence pourtant, et, en guise d’assiettes, étale
avec symétrie sur le aretu36 du fare noa37 de larges feuilles de purau, où
elle dispose le maiore cuit, le taioro38, le miti no’ano’a39, le popoi fe’i
et des vases pleins d’eau pure. Des cocos dépouillés de leur enveloppe
fibreuse sont ouverts et laissent voir leur doux nectar limpide.
« Tout est prêt, dit-elle joyeuse à son mari, va, maintenant, va éveiller nos petits amis. »
Mais Taua Tiaroroa craint d’interrompre le sommeil de ses chers
enfants. Il hésite et répond : « Non, ne les réveillons pas, ils dorment
d’un profond sommeil ! »
Et pourtant Pipiri-ma attendent et se consument d’impatience dans
le fare moe40.
Les paroles de leur père les attristent et les blessent profondément.
Eux que l’on appelle toujours pour venir se régaler du produit de la
pêche au flambeau, on les délaisse aujourd’hui ! Rehua, toute pensive,
mange à peine et songe à ses petits amis. Le repas achevé, elle se dirige
avec son mari vers le fare moe. En les entendant approcher :
33 Ma se met pour indiquer un pluriel. On le place après le nom de la personne dont on parle : Pipiri-ma ou Pipiri
et sa sœur. D’autrefois, après le nom de la personne à laquelle on s’adresse : ainsi, les indigènes nous saluaient
quelque fois par ces mots : Iaora na Tute ma ! Bonjour, Cuzent et la compagnie !
34 Maiore, fruit de l’Artocarpus altilis, qu’on mange en guise de pain.
35 Pape miti ou simplement miti, eau de mer, assaisonnement habituel du poisson.
36 Aretu, c’est l’herbe sèche que les Tahitiens répandent à l’intérieur des cases pour atténuer les aspérités du sol.
37 Fare noa, c’est la case dans laquelle on se réunit pour causer et prendre les repas.
38 Taioro, assaisonnement préparé avec de l’eau de mer, de la noix de coco râpée, des chevrettes ou du poisson coupé
menu. On ne peut mieux comparer ce mélange qu’à du riz crevé.
39 Miti no’ano’a, (eau de mer parfumée). C’est une sauce d’une odeur désagréable, quoi qu’en disent les Tahitiens.
On la prépare en faisant fermenter dans des calebasses bien bouchées, de la noix de coco dans de l’eau de mer :
c’est un régal pour les indigènes. (N.d.é. Il s’agit sans doute de miti fafaru ; appelé no’ano’a par moquerie.)
40 Fare moe, c’est la case réservée pour se livrer au sommeil.
105
« Sauvons-nous ! » disent Pipiri-ma. Mais la porte est fermée alors ils
se fraient un passage à travers les branches sèches de purau qui forment
le pourtour de la case et vont se blottir au dehors sous l’auvent qui la
protège.
Les parents s’avancent à pas comptés et palpent doucement dans
l’obscurité les nattes encore chaudes … Mais où sont donc les enfants ?…
« Nos petits amis n’y sont réellement pas ! » s’exclame Rehua
d’une voix brisée par l’émotion. Ils parlent, ils palpent de nouveau et
leur inquiétude est à son comble, car la couche est déserte !
Mais d’où vient que la clarté du ciel pénètre dans la case ?…
Taua Tiaroroa et Rehua aperçoivent alors l’ouverture par laquelle
les enfants se sont échappés ; ils s’élancent au dehors en appelant : «
E Pipiri-ma ! Pipiri-ma ! »
Les enfants, se voyant découverts, s’enfuient à toutes jambes et ne
s’arrêtent hors d’haleine que sur le sommet d’une montagne. Le frère
précède sa sœur plus faible, qu’il entraîne par la main. « Retourne vers
nos parents, lui dit-il, retourne. »
Mais celle-ci pleure et ne répond pas, car c’est son frère qui est
l’auteur de cette belle équipée.
Les parents approchent toujours !
Un cerf-volant flottait par là d’aventure, Pipiri-ma se cramponnent
à sa queue et se laissent emporter vers les cieux. A cette vue, les parents
se lamentent et s’écrient :
« E Pipiri-ma ! Pipiri-ma ! Revenez vers nous !… »
mais les enfants :
« Non nous ne reviendrons pas, la pêche au flambeau serait encore
mauvaise, ce ne serait pas une pêche pour les enfants !! … »
Certain Mahu41 (2) qu’ils rencontrent les encourage dans leur fuite.
41 Mahu, esprit trompeur. On appelle encore mahu les indigènes qui adoptent les habits d’un sexe différent du leur :
ils en prennent aussi toutes les habitudes. Les femmes qui portent des vêtements d’homme se livrent aux travaux les
plus rudes ; elles vont dans les montagnes chercher le fei, luttent avec les hommes ; elles ont, comme eux, les cheveux
coupés, et la chose est poussée à ce point qu’elles choisissent une épouse avec laquelle elles habitent. Nous avons
connu un mahu auprès de Papeiti, au village de Mamano : il s’appelle Piha Vi (cercueil de Vi, Spondias dulcis, dont le
bois était employé autrefois à confectionner la pirogue des sépultures). Piha Vi, que tous les étrangers prennent pour
un homme, est une femme âgée, d’un caractère très gai et qui, depuis sa plus tendre enfance, porte des habits
d’homme. Cette vieille coutume est abandonnée de nos jours.
106
N°310 - Août / Septembre 2007
« Gardez-vous, leur dit-il, gardez-vous de retourner sur vos pas. »
Puis, s’adressant aux parents, ce méchant mahu les appelle trompeurs !
Et les parents de crier encore, de crier toujours :
« E Pipiri-ma ! Pipiri-ma ! Revenez, revenez vers nous ! »
Mais les enfants :
« Non nous ne reviendrons pas, la pêche au flambeau serait encore
mauvaise, ce ne serait pas une pêche pour les enfants ! »
« C’est assez crié, dit Taua Tiaroroa à sa femme, tu vois bien que
nous ne pourrons jamais les rejoindre : retournons et ne nous obstinons pas davantage. »
Rehua n’entendait plus son mari ; folle de douleur, elle répétait :
« E Pipiri-ma ! Pipiri-ma ! Revenez, revenez vers nous ! …»
Et dans le lointain allaient s’éteignant ces paroles si cruelles pour la
pauvre mère : « Non, nous ne reviendrons pas, la pêche au flambeau a
été mauvaise, elle n’a pas été une pêche pour les enfants. »
Depuis ce temps, lorsque les belles constellations du Sud apparaissent dans tout leur éclat sur le ciel pur de Tahiti, les Tahitiennes montrent du doigt le scorpion et disent :
« Voilà Pipiri-ma, les Ainanu changés en étoiles42. Un soir, ils
furent emportés à la queue d’un cerf-volant qui, lui aussi, fut métamorphosé en un brillant flambeau rouge43. »
L’âme attristée par cette légende, un instant elles s’arrêtent ; puis,
après avoir considéré le ciel, elles reprennent leur marche en murmurant à demi voix cette parole plaintive : « E Pipiri-ma !…
42 Les deux dernières étoiles de la queue du Scorpion représentent Pipiri-ma. Pipiri est à l’avant dernière et la suivante, plus petite, figure sa sœur.
43 Le flambeau rouge est l’étoile rouge ou Antares, cœur du Scorpion.
107
Commentaires de la légende Pipirima
par Constant Guéhennec
44
Les Sources
La légende des Pīpiri mā ou ‘Ainanu est rapportée par William Ellis
dans A la recherche de la Polynésie d’autrefois (t. 2, pp. 569-570). Elle
est également mentionnée par John Davies dans A Tahitian and English
Dictionary (p. 17). Gilbert Cuzent enfin en a donné une variante un peu
plus longue dans Archipel de Tahiti.
La Légende
L’intrigue est toute simple: des parents revenant de la pêche avec du
poisson négligent de partager leur repas avec leurs deux enfants, un garçon et une fille, Pīpiri et Rehua selon Ellis, Pipiri et Rehia selon Davies
et Cuzent, sous prétexte qu’ils étaient assoupis. Les enfants sont alors
‘ainanu « insatisfaits, mécontents et fâchés » et s’envolent dans le ciel,
vers la constellation du Scorpion où ils se transforment en étoiles.
Des étoiles
Si la légende des Pīpiri mā semble limitée à l’archipel de la Société,
les étoiles du même nom ont par contre été identifiées comme faisant
partie de la constellation du Scorpion, te matau a Māui, non seulement
dans l’archipel de la Société mais aussi dans les aires limitrophes, aux
Tuamotu, dans l’archipel des Cook et en pays maori de NouvelleZélande.
Les informations divergent quant à la situation exacte de ces étoiles
dans la constellation du Scorpion : Ellis, Moerenhout et Henry les
situent même dans les Gémeaux et les nomment Castor et Pollux.
44 Le Ciel de Tahiti et des Mers du Sud, Maurice Graindorge et Constant Guéhennec, Ed. Haere Pō, 1988. (pp. 151 et
155-156)
108
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Personnages de la légende
En regard de chacun des personnages de la légende correspond une
image acoustique reconnue, laquelle renvoie à un concept unique. C’est :
– ‘ainanu, “un état de déplaisir ou d’envie”
– pīpiri, “une étoile mâle, le garçonnet”
– rehīa, “une étoile femelle, la fillette”
– māhū, “un personnage androgyne”
La légende des Pïpiri mä ne nous est pas rapportée dans sa version
originale en reo Tahiti et cela est regrettable. Bien qu’un mot sorti de son
contexte ne soit sans doute pas complètement défini par son étymologie
ou par la signification de ses divers emplois, il nous a paru toutefois intéressant d’examiner les noms propres des personnages mis en scène. En
effet, l’observation du vocabulaire apporte un éclairage nouveau permettant d’avoir une autre lecture de la légende…
Le vocabulaire
1) te ‘ainanu
Les ‘ainanu (–> kainanu) de la légende seraient des « mécontents », des « insatisfaits », des « rouspéteurs » parce qu’ils n’auraient
pas eu à manger. Ils seraient littéralement « nourris de ressentiments ».
C’est vrai que le terme nanu était ou est en usage pour signifier,
dans l’archipel de la Société, comme dans les archipels voisins, aux
Tuamotu, aux Cook et en pays maori de Nouvelle-Zélande « un état de
déplaisir, de chagrin, d’envie » ; « un état d’insatisfaction de quelqu’un
estimant qu’il n’a pas reçu sa part de nourriture » dans les îles de la
Société, à Amanu et à Vahitahi aux Tuamotu.
Mais nanu peut signifier aussi “cette matière blanchâtre et gluante
s’écoulant du nez du nouveau-né” à Tahiti et à Fangatau; le « muguet »,
cette matière également blanchâtre due à la multiplication d’un champignon parasite dans la bouche d’un nouveau-né, à Anaa.
2) Pipiri
On trouve pour pipiri les sens suivants « état de convoitise, état de pingrerie ou d’avarice » dans les îles de la Société ; « état de désir charnel »
109
aux Tuamotu, autre état de convoitise ; « être proche à se toucher » dans
les îles de la Société, aux Tuamotu, aux Cook et en Nouvelle-Zélande.
Nom donné à deux étoiles doubles dans les îles de la Société ; nom
de l’une des deux principales étoiles de la constellation Pipiri ma à
Takume aux Tuamotu ; pipirima piri-ere-ua-ma, à transcrire par piri e
re’ua ma, étoiles doubles dans le Scorpion, « les inséparables » à
Rarotonga et dans les îles Cook. Notons qu’ici piri n’est pas rédupliqué, et
que dans la langue des îles Cook le /h/ et le /f/ sont érodés : rehua devient
re’ua.
Pipiri premier mois de l’année en Nouvelle-Zélande. Le « mois »
pipiri reconnu dans d’autres aires de la zone orientale du triangle polynésien correspond au 6eou 7e mois selon un type de calendrier (année
matari’i i ni’a), au 10e, 11e ou 12e mois selon un autre type (année type
matari’i i raro), soit de février à avril. C’est à cette époque de l’année,
sous nos latitudes, qu’on voit se lever à l’est la constellation du Scorpion.
3) Rehia, Rehua
Davies parle à propos de Rehia associée à Pipiri mais rien d’autre.
Rehīa est l’étoile Antarès dans la constellation du Scorpion à Hao,
à Takume, à Anaa.
Rehūa est Antarès du Scorpion à Vahitahi.
Rehua est Antarès du Scorpion en Nouvelle-Zélande et indique le
début de l’été.
Lehua kona (soit rehua tonga) est une étoile dans la Voie Lactée,
peut-être Antarès dans l’archipel hawaiien.
‘Ehua est le nom d’une constellation et désigne la grande saison du
fruit à pain aux Marquises.
Rehūa signifie « rassasié en nourriture » à Vahitahi, et « couronné,
encerclé, nimbé d’un brouillard, enveloppé de buée » à Anaa.
Dans le panthéon maori de Nouvelle-Zélande, Rehūa est un dieu
important habitant le dixième ciel : dieu de la bonté, il disperse « mélancolie et chagrin ». On fait appel à lui quand on est dans la peine.
4) Mahu
Dans la version Cuzent, le personnage Mahu encourage les enfants
dans leur fuite vers le ciel.
110
N°310 - Août / Septembre 2007
Māhu désigne familièrement un personnage androgyne, c’est l’acception de Cuzent dans sa version. Cela est également admis à Anaa.
Māhu signifie aussi « brume ou brouillard, nuage bas » dans les
îles de la Société, et « une nébuleuse » à Anaa.
Mahu signifie enfin « doux, non irritable », le contraire de nanu
et pipiri, mais comme rehūa « satisfait dans ses désirs, être rassasié ».
Ainsi l’examen du vocabulaire permet de relever un phénomène
intéressant d’antonymie entre ces concepts :
ainanu = pipiri, « non rassasié », « état de désir », « élément
mâle »
versus
rehūa = mahu, « rassasié », « satisfait », « élément femelle ».
Par ailleurs, on observe que rehia et rehua sont indifféremment
utilisés dans la légende et deviennent synonymes, sans doute en raison
d’une image acoustique très voisine.
rehīa et rehūa = l’étoile Antarès (du Scorpion) = être rassasié.
Cette forme de jeu de mots est sans doute volontaire puisqu’elle
conduit à lire :
rehīa = rēia à Fangatau,
rēia = l) encerclé ou comblé par des bontés, du dieu de la bonté
Rehua en pays maori NZ. 2) arrivé, parvenu quelque part, comme Pipiri
et Rehia échappés vers le ciel.
reia = s’accaparer de la nourriture sans réserve, rassasié, dans les
îles de la Société.
Une autre lecture
Pipiri et Rehia sont aussi proches dans le ciel qu’ils le sont dans la
légende et par ailleurs on a noté des informations convergentes pour
identifier Rehia ou Rehua comme étant sans doute Antarès. Antarès, une
étoile super géante double, ne passe pas inaperçue dans le ciel, d’abord
par sa brillance (elle occupe la 17e place parmi les 50 étoiles les plus
brillantes du ciel), puis par sa couleur rouge et enfin par sa situation
dans la constellation du Scorpion ; on en connaît l’importance dans la
société polynésienne d’avant le contact pour son aide à la navigation et
comme point remarquable pour déterminer l’année.
111
Dans le voisinage immédiat d’Antarès, l’observateur attentif notera
une petite tache blanchâtre, appelée par les spécialistes M4. C’est un
amas globulaire, c’est-à-dire un rassemblement en forme d’oeuf de milliers d’étoiles qu’on dirait collées les unes aux autres.
On ne manquera pas de faire le rapprochement entre l’amas globulaire M4 près d’Antarès, et le nanu, cette matière blanchâtre du nouveauné. D’ailleurs n’appelle-t-on pas aussi les étoiles Pipiri ma de cet autre
nom ‘Ainanu.
En conclusion, il nous semble désormais difficile d’admettre la
« promenade » des Pipiri dans les Gémeaux pour les uns, ou tout au
long de la queue du Scorpion pour les autres.
On ne peut pas dire que les étoiles repérées dans le Scorpion (Mu,
Zeta, Sargas, Schaula, Lesath) soient des points remarquables pour l’oeil
nu de l’observateur dont la préoccupation était autrefois de lire le plus
aisément possible « son » ciel, de tracer une route maritime ou de
déterminer le retour des saisons dans l’année.
N’est-ce pas d’ailleurs une preuve de bonne santé, ou de bon sens,
que de retrouver l’information suivante à Tatakoto et à Hao, aux
Tuamotu pour désigner Antarès : hua toto qu’on peut traduire trivialement par la vulve couleur sang ? Faut-il pour autant affirmer que les
‘Ainanu soient les Pipiri ma ? Nul doute qu’Antarès fasse partie des
Pipiri, mais les Pipiri étaient sans doute perçus plus largement comme
un ensemble dans la constellation du Scorpion, à laquelle tout naturellement, appartenaient les ‘Ainanu.
Que penser de cette légende tahitienne ?
D’abord qu’elle puise ses sources dans la cosmogonie polynésienne, et ce n’est pas une lapalissade que de le souligner, car on a pu
suspecter quelquefois telle ou telle légende polynésienne d’avoir été
réécrite, après le contact, tant son contenu paraissait une copie
conforme à un événement biblique bien connu. La légende des Pipiri ma
trouve donc tout naturellement sa place dans une aire élargie à la zone
orientale du triangle polynésien.
Ensuite sa trame n’est pas si faible qu’elle peut paraître à première
vue. On pourrait rester ‘ainanu c’est-à-dire sur sa faim après une lecture
rapide.
112
N°310 - Août / Septembre 2007
Ce récit semble peu coller avec l’esprit polynésien ; d’ordinaire,
quand il y a affrontements dans une légende, ils se produisent parmi les
dieux, ou bien entre les dieux et les demi-dieux, ou encore au sein de la
communauté humaine; on a rarement vu une légende se nourrir d’un
conflit parents – enfants, enfants que les Polynésiens chérissent particulièrement.
Mais la légende des Pipiri ma, plus qu’une histoire à raconter, n’estelle pas un chant ? C’est-à-dire un pehe, sorte de divertissement et de
pense-bête tout à la fois.
Devant ce festival de jeux de mots, on peut émettre l’hypothèse d’un
langage à deux niveaux : une langue populaire de communication réservée aux non-initiés. Tout est conçu dans cette histoire simple pour servir
d’outil mnémotechnique, permettre au plus grand nombre de se situer
dans l’espace temps. Une autre langue plus savante, réservée à ceux qui
détiennent la connaissance et le pouvoir : cela marche de pair dans la
société polynésienne d’autrefois, comme les Pipiri ma semble-t-il.
Constant Guéhennec
113
COMPTES-RENDUS
DE LECTURE
Hiery (Hermann Joseph), hrsg, 2.002, Die Deutsche Südsee,
1884-1914, Ein Handbuch, Ferdinand Schöningh, Ratisbonne,
Munich, Vienne, Zurich, 2. durchgesehene und verbesserte Auflage,
880 p., 27 figures, 59 cartes dont deux couleurs, 115 photographies
noir et blanc.
Hiery (Hermann Joseph), 2.005, Bilder aus der Deutschen
Südsee, Fotografien 1884-1914, Ferdinand Schoningh, Ratisbonne,
Munich, Vienne, Zurich, 277 p., 546 photographies noir et blanc, 2
cartes couleurs.
Ces deux ouvrages témoignent du sérieux des auteurs allemands, et
en particulier de leur éditeur, le professeur Hiery. Tout y est, ou presque,
suivant un exercice logique tout à fait classique et les auteurs, dont certains excellents (Gerd Koch et Robert Aldrich), doivent être félicités de
la conscience avec laquelle ils traitent leur sujet. Cependant, malgré le
nombre de pages, chaque sujet est traité en résumé, par une ou deux
pages au plus ou même quelques paragraphes seulement. C’est dire que
l’exercice trouve rapidement ses limites, malgré la compétence des
auteurs. Les parties les plus intéressantes sont les documents présentés,
toujours d’époque, avec les ignorances du moment. Il s’agit ainsi là en
fait d’une encyclopédie qui ne dit pas son nom, la curiosité professionnelle étant renvoyée à chaque fois aux auteurs et aux publications plus
spécialisés.
Un bon point est que les insurrections océaniennes dans les possessions allemandes ne sont pas toutes oubliées, insurrections faisant suite
à d’autres contre les Espagnols, du moins en Micronésie (un peu
Carte de la répression de l'insurrection de Ponape en janvier 1911 (tome 1 pp. 596-597)
comme les insurgés philippins de l’époque se sont retournés contre la
nouvelle armée d’occupation américaine). La carte de la répression de
l’insurrection de Ponape, avec les routes suivies par les colonnes militaires pour l’attaque de positions fortifiées, et surtout avec l’itinéraire
des quatre croiseurs allemands, et les données techniques de leurs bombardements, est en soi un document étonnant, le seul dont on dispose,
malgré les nombreux bombardements ailleurs par des navires de guerre
français ou anglais, dont les témoignages sont rarement écrits (pour
celui de Port Résolution à Tanna, à la demande d’un révérend australien
irascible, désireux de se venger de torts imaginaires) ou physiques, par
le moyen des obus de marine non explosés, dans l’herbe de la cocoteraie de Laravèt au nord-ouest de Malekula.
Cette affaire de Ponape est la seule traitée vraiment dans le détail
pour l’ensemble de l’ouvrage. Le camp pro-allemand était protestant et
avait à sa tête Henry Nahnpei, notable traditionnel (Häuptling) et principal homme d’affaires et commerçant de l’île. Les opposants, tout aussi
traditionnels, étaient nominalement catholiques. L’administration allemande avait commis la faute, militaire, d’abandonner le vieux fort espagnol, perché sur une montagne, sans le démolir. Les insurgés s’en saisiront. Elle y a perdu des hommes à en ordonner l’assaut. Comme tous les
pouvoirs coloniaux du moment, elle collait partout à la côte.
Les dix-sept principaux membres de l’insurrection (les « meneurs »
selon la phraséologie coloniale classique), qui étaient plutôt jeunes, ont été
fusillés (le même chiffre que les morts canaques dans la grotte d’Ouvéa),
par un commando spécial, ce qui rappelle de bien mauvais souvenirs (les
Sonder-Kommando), et plusieurs centaines de personnes, hommes et
femmes, ont été exilées à Yap et à Truk. Le IIe Reich ne connaissait pas non
plus la générosité en matière de répression coloniale. A la même époque,
les Britanniques ont été moins sanguinaires aux îles Fidji, se contentant de
peines de fouet infligées aux insurgés de l’intérieur de Viti Levu.
Les auteurs sont beaucoup moins diserts sur la révolte de la région
de Madang où, par le fait d’une trahison, la répression s’est appliquée
avant le jour fixé pour l’insurrection et le massacre des blancs, voleurs
de terres papoues, répression qui s’est marquée par l’exil de plus ou
moins trente mille personnes à 300 km de leur district d’origine. Elles
116
N°310 - Août / Septembre 2007
ont été rapatriées, après 1914, par le nouveau pouvoir australien, qui
laissa les gens rentrer comme ils pouvaient. Comment cet exil a été organisé n’est pas raconté. Cet événement est seulement indiqué au passage
par une allusion dans une légende de l’atlas illustré. On sait fort peu de
choses sur le détail de ce dossier.
Les historiques des missions catholiques (dont une française) et protestantes allemandes sont les bienvenus. Le chapitre traitant du talk pisin
est assez médiocre. Les chapitres historiques sont plutôt bons, même s’ils
prennent l’apparence de chroniques et ne se préoccupent guère d’analyse
critique. Les auteurs n’imaginent pas de se pencher sur les a priori du système colonial allemand, ni surtout de les mettre en cause. Cela devient de
l’histoire un peu plate : les noms, les lieux, les dates.
Les chapitres médicaux sont fort intéressants, montrant en particulier les hésitations que l’on avait alors sur le dosage de la quinine. Les
travaux italiens et français de l’époque (ceux de mon père, le docteur
Jules Guiart) sur le traitement du paludisme dans les Marais Pontins ne
semblent pas avoir été retenus. Ils serviront pourtant à l’armée d’Orient
où les pertes étaient plus dues au paludisme (qui n’était pourtant pas à
falciparum), que par le fait des opérations militaires.
Mais il s’agit là surtout d’une chronique coloniale allemande.
L’ethnographie n’est pas à la hauteur des possibilités du moment, en particulier dans les légendes des photographies. Les auteurs ne distinguent
pas entre les objets présentés pour la vente et ceux photographiés en
situation. De façon générale, les légendes sont trop courtes et laissent
fortement à désirer. On pourrait, sur la base de ce que l’on sait (j’ai travaillé dans la vallée du Sépik, dans la région de Madang et en NouvelleBretagne, visité deux fois les îles Salomon et les Samoa occidentales) et
de l’information contenue dans l’ouvrage principal, tripler facilement
leur volume, mais ceci n’est pas un exercice possible dans un compterendu : il faudrait y ajouter toutes les photos légendées à nouveau, et
trop de photographies ne sont pas en état d’être scannées.
La photo d’un mort kukakuka, appartenant à ceux que l’on désigne
aujourd’hui sous le nom d’Anga, montre que les Allemands avaient
poussé dans l’intérieur du nord de la Nouvelle-Guinée, par la vallée de
la Marckham, tout près des sociétés nombreuses des hautes vallées.
117
Un cadavre, attaché à un brancard, prêt pour l’exposition dans une
grotte, une falaise ou un abri sous roche (vol. 1, pl. 70), c’est-à-dire
préparé pour un rite funéraire, est considéré, bien à tort, comme voué
à une consommation cannibale. Il y a même un chapitre, bien inutile,
consacré au cannibalisme dans l’ouvrage collectif, en plus de la photographie montrant les deux plus grands cannibales de la NouvelleBretagne (photo 140 p. 96, vol. II) et de la légende à la manière de la
littérature missionnaire du moment, et imaginant de toutes pièces un
cannibalisme alimentaire chez les Tolai. C’est dire que les concepts
coloniaux sont encore bien vivants ici.
Ce chapitre comprend surtout un tableau historique de tous les cas
relatés. C’est là l’idée cocasse d’un historien pratiquant le fétichisme des
archives coloniales. Ce tableau ne signifie rien. Les morts et les meurtres
sont peut-être des faits, l’exactitude n’étant pas assurée et les indications
souvent floues, mais le cannibalisme est toujours une interprétation
coloniale. Il n’y a pas là le moindre moyen de preuve et certains exemples sont d’un ridicule achevé.
Vingt-six personnes tuées et mangées en Nouvelle-Irlande en 1896,
on ne sait le lieu et on ne connaît pas les acteurs. Un autre exemple parle
de « nombreux indigènes et probablement de deux blancs » : on ne
sait qui ? Un troisième exemple affirme le meurtre, et la manducation,
de trente hommes baining au cours d’une expédition de chasse aux
esclaves par des habitants tolai de la côte, etc.
Cette notion de l’existence d’un cannibalisme alimentaire fausse
constamment les esprits. Les relations entre les Tolai et les Baining,
s’établissant de village en village, étaient parfaitement formalisées
dans le cadre d’une domination constante de village Tolai à village
Baining. Mais cette relation inégale ne comprenait pas de droits cannibales. Par contre les Baining étaient instrumentalisés pour l’exécution des vengeances des premiers, et l’on peut concevoir qu’à l’occasion, ils aient eu recours à leurs maîtres pour leurs propres vengeances. L’idée d’une « chasse aux esclaves » est aussi une conception européenne introduite dans la situation. S’il y a domination, ce ne
peut être que sous la forme de l’esclavage, et s’y a esclave, il y a
« chasse aux esclaves ».
118
N°310 - Août / Septembre 2007
Ce sont là les idées qui couraient la région et qui étaient, en particulier, celles des recruteurs australiens pour les plantations du
Queeensland, celles des beachcombers et plus tard aussi celles des
coprah-makers. Les Européens se sont tôt satisfaits de tout ce qui pouvait faire passer leurs futurs sujets pour des barbares, et justifier par
contrecoup tous leurs mauvais coups à eux.
Le choix des photographies ethnographiques, pas toujours de bonne
qualité, laisse à désirer. Il y a beaucoup mieux, et beaucoup plus précis,
dans la littérature allemande de l’époque. Le choix des photographies
dans l’ouvrage principal (n°2) est pourtant plus satisfaisant, et elles sont
généralement de meilleure qualité que dans l’atlas photographique.
L’intérêt pour nous de ces images est en particulier dans la comparaison avec nos Territoires et dans la constatation, qu’à l’époque, tout le
monde agissait de la même façon, ou à peu près.
L’architecture était partout la même. Il n’y a donc pas grand-chose
à en dire : les maisons en bois, livrées démontées du Queensland ou de
Nouvelle-Zélande, ou ici suédoises, ont circulé partout. Seuls détonnent
les forteresses et les résidences espagnoles ou de style espagnol, mais de
construction allemande, de Micronésie (deux photographies), le seul
territoire où l’on construisait en pierre, excepté un bâtiment administratif allemand dans l’île de Savai’i. Les blockhaus, ou maisons fortes, préparées pour résister à l’assaut des Indiens au Canada français, puis à
ceux des Maoris en Nouvelle-Zélande, aussi à ceux des Canaques en
Nouvelle-Calédonie, n’ont pas été imités en Nouvelle-Guinée où l’image
d’un assaut frontal canaque ne faisait apparemment pas l’objet des cauchemars blancs locaux. Par contre, les « maisons de maître », ou
« maisons de chefferie », construites par les notables traditionnels
locaux et comme dans le reste du Pacifique Sud, font état en Micronésie
d’une originalité architecturale relative et plus intéressante que les résidences européennes, parfois frappées d’une forme de folie des grandeurs.
On aurait aimé des plans de la division intérieure de ces bâtiments-là.
Le mobilier, comme pour les résidences britanniques, provient des
ateliers chinois de Hong-Kong, ce qui coûtait moins cher que de le faire
venir d’Europe. D’une certaine façon, on nous présente ici le témoignage d’une civilisation, devenue universelle, du fauteuil et des meubles
119
en rotin fabriqués en Chine pour les coloniaux européens.
L’introduction ancienne des coffres en bois, doublés ou non en bois de
camphre, exportés à partir de Hong-Kong, apparaît ici ancienne et destinée aussi à la clientèle « indigène ».
Mais il y a plus étonnant que cette monotonie. Les troupes françaises ont fusillé les chefs insurgés de Nouvelle-Calédonie, considérés
comme meurtriers, mais ils n’ont pas photographié les exécutions. Les
Allemands nous donnent ici trois photos d’exécution par les armes de
« meurtriers » papous. Les Britanniques n’ont pas fusillé les chefs
insurgés en Nouvelle-Zélande, mais ils ont massacré leurs familles à
Koroareka et pendu quelques personnes, sans photos connues, pour le
moment. Les soldats français ont coupé les têtes des insurgés, mais il
n’en ont pas laissé de photographies, comme pour celles des deux policiers papous originaires de Bougainville aux Salomon du Nord, meurtriers de l’administrateur Curt von Hagen, fusillés par d’autres policiers
papous. Cette iconographie particulière, en Nouvelle-Zélande et en
Australie, était plutôt le fait des dessinateurs des feuilles de chou coloniales. Trouver ces images ici provoque une gêne, même si elles relèvent
de l’intention d’être complet et de ne rien cacher. Une aurait suffi. L’une
d’ailleurs est presque illisible. Sa seule valeur, très relative, est qu’elle
précède de peu le débarquement des troupes australiennes en 1914.
Les photographies des « factoreries » allemandes, terme oublié
aujourd’hui, remplacé par celui de « plantations », de Nouvelle-Guinée
ou de Micronésie, ne vont malheureusement pas avec des plans détaillés
qui permettraient de comparer et d’analyser leur fonctionnement. Il y a
bien celui de Jaluit aux îles Mariannes, mais cette carte à trop faible
échelle ne montre vraiment qu’une seule chose, la trop faible proportion
de terres laissée aux premiers habitants de l’île. L’organisation d’un club
européen de tir local témoigne de la crainte diffuse d’une révolte un jour
de ces derniers.
A priori, ce fonctionnement était le même qu’ailleurs, mais on pouvait espérer que l’efficacité allemande s’y montrerait dans certains
détails. De rares photos montrent des coins, sans explications bien
utiles. Deux photographies bien nettes, nous montrent un wagon ouvert,
sur rails, traîné par deux bœufs, sur lequel trône un colonial casqué
120
N°310 - Août / Septembre 2007
quoique bénéficiant là d’un toit. Le casque en liège était-il devenu une
seconde nature, ou était-il le symbole absolu du maître blanc ?
Les Samoans, prévoyants, avaient disposé des barres horizontales
où l’on pouvait accrocher le couvre-chef du représentant du Reich, flanqué de celui d’un amiral. Ils avaient aussi montré qu’ils pouvaient se battre à l’occasion et provoquer des pertes sensibles dans les rangs allemands, ce qui leur a valu un certain respect. Mais le monument aux
marins morts est celui aux marins noyés dans le cyclone du 16 mai
1889, qui retourna comme une crêpe deux navires de guerre allemands
et un américain. Seul le navire de guerre britannique présent en rade se
tira de cette affaire, ayant mis ses machines en marche à temps.
L’événement est si connu qu’on est content de voir les photographies de
navires de guerre coulés par un phénomène naturel et dont les canons
n’auront servi à rien. Cela poussa, sur le moment, les chancelleries intéressées à la modération.
La différence de vocabulaire correspond à une transformation économique relative et à une différence d’échelle. Les factoreries traitaient
de tout, aussi bien des noix de coco sèches apportées par les habitants
des villages alentour, des coquillages (dont le bénitier et le troca), des
poissons ou des holothuries (bêche, devenue biche, de mer, par crase)
et en assuraient la première transformation, avant l’exportation en
Chine, organisant en même temps des plantations expérimentales de
toutes sortes : tabac, palmier à huile, coton, sisal, maïs, cacao à Samoa
(le riz était apparemment catholique et missionnaire).
Les « plantations » se sont spécialisées. Elles ont en réalité surtout
proliféré à partir du modèle imaginé par Richard Parkinson pour la
fabrication du coprah à partir de la noix de coco. Ce modèle permettait
de court-circuiter le producteur canaque et impliquait la mise sur pied
d’établissements de moyenne ou faible importance, mais présentait aussi
le grave inconvénient de multiplier les spoliations foncières au profit des
planteurs européens rêvant de réussir aussi bien que « Queen Emma »,
et commençant par confisquer les cocoteraies canaques le long de la
côte de la Nouvelle-Irlande (Neu-Mecklenburg).
Plusieurs photographies d’Angaur en Micronésie, et de Nauru,
montrent le détail de l’exploitation des phosphates pour l’exportation
121
vers les marchés agricoles nord-américain et australien. Il manque une
image des moyens de chargement en mer, qui existent pourtant ailleurs
pour Nauru, Ocean Island et pour Makatea. Sur Angaur, on chargeait le
phosphate dans des sacs mis dans les canots du bord, ce qui contraste
avec la modernité du petit chemin de fer à voie étroite. Ce chargement
se faisait par le moyen de deux « chèvres », d’apparence plutôt rustique (photo 445, p. 227, vol. II). Joignant l’utile à l’agréable, les
condamnations aux travaux forcés, pour crimes politiques, de dizaines
d’habitants de Pohnpei, avaient été traduites, comme en NouvelleCalédonie, par la fourniture d’une main-d’œuvre gratuite au bénéfice de
la Société des Phosphates d’Angaur, dont on peut supposer qu’elle prenait à sa charge la nourriture et le logement des condamnés et des policiers papous qui les surveillaient.
Ce que l’on note surtout est que la main-d’œuvre est souvent, pas
toujours, chinoise ou indonésienne, mélanésienne à Samoa, ce qui marginalise d’autant, au plan économique, les habitants des villages voisins
des plantations allemandes, qu’il aurait fallu payer plus cher pour les
fidéliser, s’ils voulaient bien travailler pour ceux qui avaient pris leurs
terres.
L’institution, universelle dans la région, de la bonne canaque qui
s’occupe des enfants blancs est inscrite ici pour la postérité. A quoi pouvaient bien s’occuper les femmes blanches ? A boire du café entre elles
(mit Schocolader-Torte ?), selon une autre photographie. Celle du
gouverneur jouait apparemment du piano.
Par contre, le ramassage des sacs de coprah, par mer, le long des
côtes, les fait apparaître protégés par un rouf, mais à l’air, ce qui est
utile, le coprah chauffé à blanc en cale pouvant présenter des comportements dangereux. On doit bien rappeler que Richard Parkinson, ingénieur agricole travaillant pour la compagnie hambourgeoise Godeffroy,
qu’il quittera pour le service de « Queen Emma », parce qu’époux de
Phœbe Forsayth, sœur cadette d’Emma, est l’inventeur de la technique
de fabrication du coprah et de l’organisation du fonctionnement des
plantations de cocotiers européennes dans toute l’Océanie.
On note que les planteurs allemands à Samoa utilisaient un four
pour sécher le coprah, fours qui seront abandonnés par la suite dans la
122
Inauguration du monument aux morts allemandsà Apia, en janvier 1891 (tome 2 p. 246)
région parce qu’ils prenaient trop facilement feu, pour être repris dans
les années soixante, dans une formulation moins dangereuse imaginée
par des techniciens britanniques pour les îles Salomon.
Les bicyclettes apparaissent sur les routes sablonneuses des atolls
micronésiens, mais pas en Nouvelle-Guinée, où l’on note cependant un
missionnaire et son épouse dans un side-car, le seul cas de missionnaire aussi privilégié dans toute la région à ce moment-là.
L’organisation de la poste était aussi parfaite et efficace que possible, sur le moment, afin d’assurer le moral des troupes. Les bateaux de
poste sont impressionnants de qualité, quoique plus petits que les
navires des Messageries Maritimes françaises.
On nous apporte ici un grand nombre de photos de familles allemandes expatriées. En dehors du fait que les femmes européennes se
couvraient d’une véritable armure d’étoffes - on se demande comment
elles pouvaient tenir le coup à la chaleur - l’intérêt n’est pas très grand
et la répétition provoque la monotonie. Il semble que les concubines
locales des fonctionnaires et des employés commerciaux allemands,
s’habillaient à l’européenne, mais quand même en plus léger.
Mais que ces personnages grassouillets, bedonnants, en uniformes
blancs pas très bien repassés, sinon pas du tout, paraissent ridicules par
rapport aux officiers jeunes et athlétiques de la période conquérante du
IIIe Reich ! Il faut dire que les gouverneurs coloniaux français étaient
tout aussi bedonnants et tout aussi ridicules avec leurs bicornes à plumes.
Celui qui présente l’apparence la moins guerrière dans cet ensemble est
un colonel espagnol remettant la Micronésie aux Allemands et c’est lui
qui, étant le plus petit, a le plus de plumes sur son couvre-chef. Les officiers de marine allemands donnent partout l’impression, sauf à Samoa en
pique-nique avec de jeunes Samoanes, de profondément s’ennuyer. On
aperçoit en passant, un amiral visiblement malheureux d’être obligé de
s’asseoir sur une natte dans un fale cérémoniel samoan.
On est content de voir le gouverneur Hahl, en Nouvelle-Guinée,
qui était un homme de qualité, intelligent, efficace et capable physiquement de se joindre à des expéditions de reconnaissance de l’intérieur
- la vision présentée des autres hiérarques, mis en série ici chacun
avec ses titres ronflants, étant bien moins utile. On appréciera aussi de
124
N°310 - Août / Septembre 2007
voir l’ethnographe hongrois Lajlos Biro, un des hommes les plus méthodiques, en particulier sur le terrain, et le plus véritablement savant de sa
génération (photo 320, p. 175, vol. II).
Les photographies des établissements missionnaires ne sont pas
toujours bien intéressantes, mais certaines le sont véritablement, montrant comment les pères et les sœurs, ou les pasteurs avec leurs épouses,
leurs médecins et leurs infirmières, parvenaient à gérer des communautés importantes, essentiellement composées, autour d’eux, d’enfants des
deux sexes. Une partie des classes, et autant que possible les repas,
avaient lieu en plein air, ce qui n’est pas une si mauvaise idée. On note
que l’âge moyen des enfants est bien plus bas qu’il ne le sera de longtemps dans les autres terres de missions océaniennes. L’importance du
nombre des soignants est une des rares caractéristiques positives de ce
système colonial. Ils soignaient les habitants des îles (au moins dans les
missions et en ville), mais cela n’a pas laissé de traces statistiques.
Certaines photos font état du fait que des colons, commerçants ou
officiers de marine collectaient déjà des œuvres « d’art premier ». A
regarder les pièces d’aussi près que le permet la qualité de la photographie, on s’aperçoit que la machine à fabriquer des curios était déjà en
marche, en particulier pour des masques malanggan de NouvelleIrlande, mais le bas Sépik s’y était apparemment mis, aussi bien que la
péninsule de la Gazelle et le pays Tolai. La tradition orale d’une fabrique
« indigène » de faux malanggan au bénéfice des acheteurs allemands,
recueillie sur le terrain en Nouvelle-Irlande par Mme Brigitte Derlon, est
ainsi confirmée (photo 329, p178, vol. II). L’ennui est que les pièces
sont aujourd’hui dans les musées occidentaux et que les conservateurs
ne sont pas prêts à y jeter un regard critique.
La photo d’un attirail de pièces malanggan toutes neuves, offertes
à la vente, explique une gravure allemande de l’époque, dont on pouvait
penser qu’elle représentait une vue synthétique de cet art. Non, c’était la
copie de la photo présentée ici. Cela signifie que la conception selon
laquelle les pièces de l’époque allemande étaient authentiques était erronée. Cela signifie aussi que 90% des pièces des collections privées et
muséales nord-américaines et européennes de l’époque étaient des faux,
en fait des curios de première génération, confectionnés, y compris avec
125
un travail technique de qualité, par des Océaniens malins, qui prenaient
les blancs pour des imbéciles. Ils avaient malheureusement raison. Ces
mêmes blancs sont toujours en train de s’acheter entre eux, de plus en
plus cher, des pièces qui ne relèvent d’aucune authenticité.
Les seules pièces vraies sont celles dont on peut prouver, après un
examen en laboratoire, qu’elles ont été faites avec des outils traditionnels, feu, lames de pierre, coquillages, incisives de chien, défenses de
porcs sauvages, pierre ponce, etc. Tout ce qui a été confectionné avec
des lames métalliques est suspect.
Le père O’Reilly nous avait déjà appris que nombre de pièces polynésiennes classiques (pagaies et cuillères des îles Australes, herminettes
« rituelles » des îles Cook) sont aussi des curios de première génération, confectionnés pour la vente aux marins de passage, en plus des
faux de la main de ces marins eux-mêmes.
Le détail de la vie quotidienne papoue est peu illustré (en dehors de
la technique de la fabrication locale d’une pipe en terre cuite). On ne
parle presque pas du sagou (1 photo), pas non plus du taro (sinon par
l’image d’une femme portant un panier empli de taros qu’on ne voit pas)
et pas du tout de l’igname, qui est cultivé pourtant en abondance le long
de ces côtes.
L’expédition punitive contre les Tolai, ces derniers protestant contre
la spoliation de leurs terres, expédition organisée par le révérend
méthodiste George Brown, moins évangélique ici qu’aux Samoa où il
vivait auparavant (expédition à laquelle participa Richard Parkinson),
est marquée par une photographie de groupe, ici sans casques coloniaux, apparemment peu pratiques pour ce genre d’exercice. Mais
c’était avant l’époque allemande.
On nous présente une très bonne série de photographies de
« Queen Emma », la métisse américano-samoane, aux traits plus européens que samoans, qui ne respirent d’ailleurs pas la douceur, mais qui
était certainement la personne la plus intelligente de la région. Elle a su
construire un empire commercial qui faisait de l’ombre à beaucoup (la
société Hernscheim et la Neu-Guinea Kompagnie), mais aussi prévoir à
temps les événements, et la guerre, tout vendre, bien, avant 1914, et se
faire oublier avec son dernier mari allemand, Kolb,… sur la côte d’Azur.
126
N°310 - Août / Septembre 2007
Et utiliser au mieux sa cour de jeunes parentes samoanes, qui ont fait de
beaux mariages, pour l’époque, avec des fonctionnaires allemands. La
société Godeffroy a fait faillite, mais pas Emma Forsayth. On est content
aussi de voir son beau-frère, Richard Parkinson, célèbre également pour
de nombreux ouvrages d’ethnographie et de voyages, fort intelligents et
bien illustrés. Une photo de lui, aux Salomon du Nord, le montre émacié
et visiblement pas en bonne santé. Il va nettement mieux lorsqu’il est
avec sa femme Phœbe.
On notera en passant que certains des points essentiels de l’emprise
allemande, Matupit, Herbertshöhe et Rabaul, ont été détruits depuis par
des éruptions volcaniques (Herbertshöhe était mieux choisi comme lieu
d’implantation que Rabaul). L’île de Matupit, siège du premier consulat
allemand, heureusement lieu d’une monographie anthropologique
anglaise récente, a totalement disparu. Les documents illustrés sont
d’autant plus précieux.
Ce qui frappe le plus dans cette série d’illustrations, c’est que tout
cela sue la misère, pas la misère blanche bien sûr, mais la misère
canaque, la misère papoue.
L’habitat pré-européen comportait des éléments de costumes qui
étaient toujours végétaux, que l’on brûlait quand on les remplaçait, ce
qui ne coûtait que les efforts mécaniques du traitement des feuilles, des
tiges, et des écorces utilisées. Cette façon d’être, en plus de la mise au
feu une fois par an des nattes qui constituaient l’essentiel de l’ameublement des cases, assurait une hygiène plutôt satisfaisante.
Les insulaires habillés entièrement à la manière traditionnelle peuvent faire bonne figure, surtout les plus jeunes. Par contre, les marges
de la civilisation ont fourni les haillons, dont le remplacement impliquait
plusieurs mois de salaire, et donc on les usait jusqu’à ce qu’ils soient
vraiment à jeter.
L’introduction de vêtements européens, portés même quand le tissu
était raidi par la crasse, parce qu’on n’imaginait pas, bien sûr, de les
jeter au feu, créait un festival de bactéries porteuses de tout ce que les
blancs apportaient avec eux.
Les vieilles nattes ceintures polynésiennes larges, transmises de
génération en génération, enroulées sur des éléments plus neufs, avaient
127
une certaine allure. Les hardes dont on faisait cadeau aux « indigènes »
font frémir, du moins jusqu’à l’arrivée du savon, du fer à repasser et de
la machine à coudre, éléments culturels occidentaux devenus à bon droit
universels, et qui se sont installés en Polynésie, et à l’évidence aux Samoa,
bien plus tôt qu’en Nouvelle-Guinée. On rencontre ici la photo de la première femme papoue à pratiquer la machine à coudre à pédale. Cet instrument, mais sous sa forme portative, deviendra partout en Mélanésie un
outil essentiel, exigé de leurs maris par les épouses, et qui permettait
d’habiller la famille à moindres frais. Les femmes océaniennes ont appris
à confectionner, sans patron, les vêtements européens plus ou moins
adaptés que tous les peuples de la région ont fini par accepter. On trouve
partout, aujourd’hui en panne, de ces machines à coudre, essentiellement de marques allemandes. Singer est venu bien après.
Les quelques « aristocrates » allemands perdus en NouvelleGuinée, dont l’un s’était construit un « château » sur un atoll perdu
(Hermit island, ce qui explique la multiplication des statuettes soclées
originaires de cette île, porteuses d’un double losange sur le front, souvent confondues avec des statuettes modernes de Nouvelle-Calédonie),
avaient bien d’autres soucis financiers que de s’intéresser aux « natifs »
qui peuplaient le paysage et étaient pour eux plus un irritant qu’autre
chose, eux qui si souvent nageaient dans l’alcool bi ou tri quotidien,
ingurgité sur les vérandas. Ils peuvent être comparés aux fils de l’aristocratie britannique, très bien élevés, devenus acheteurs de perles aux îles
Trobriand, et dont parlait Bronislaw Malinowski, qui jugeait que leurs
concubines canaques avaient plus de tête que le moindre d’entre eux.
On peut à raison se demander pourquoi ces photographies provoquent souvent une si grande impression de tristesse, ce qui n’est pas le
cas des images que l’on connaît, à Tahiti, ou même en NouvelleCalédonie, mais qui par contre s’impose aussi à voir les photographies
maories de la même époque.
Tristesse des couples européens en dehors de chez eux, et qui ne
respirent nullement la satisfaction conquérante. Qu’avaient-ils conquis
d’ailleurs, en réalité, en dehors de quelques points côtiers voués aux
moustiques et au paludisme, malgré les expéditions vers l’intérieur de
quelques individus plus courageux et plus sportifs ? Le mélange de
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N°310 - Août / Septembre 2007
schnaps et de quinine ne devait pas vraiment faciliter la vie quotidienne.
Les morts européennes, en particulier de femmes, ont été longtemps
nombreuses. La qualité médiocre de tant de photographies, et celle aussi
de l’impression, y sont peut-être pour beaucoup.
La photographie d’un exploit de chasse : sept oiseaux de paradis
suspendus à une barre de bois, et une jeune femme blanche toute fière
de la chose, puisque son mari en obtiendrait un bon prix en Europe,
pour les chapeaux des élégantes de la « haute », n’est pas la photo du
siècle et témoigne de l’insensibilité générale qui touchait les Européens
expatriés.
Tristesse aussi des marginaux canaques de la colonisation, voués à
des tâches ancillaires ou aux travaux de force que leurs maîtres alanguis
étaient incapables d’envisager, et qui n’avaient pas encore adopté,
excepté à Samoa, les étoffes à grandes fleurs d’aujourd’hui, déjà populaires à Tahiti. Les étoffes blanches, pas très propres, portées en sulu, et
trop long, sont d’une certaine façon constitutives de cette tristesse. Les
Britanniques avaient popularisé, à la même époque une étoffe de serge
bleue qui faisait meilleure figure, portée plus court.
Les aventuriers australiens qui remplaceront les Allemands sur la
côte nord de la Nouvelle Guinée s’habillaient bien plus court encore et
feront montre d’une activité physique bien plus intense (voir la photographie de deux Allemands en costume d’été, se prélassant dans des fauteuils pendant que l’on pèse le coprah devant eux, illustration rare de la
formule caractérisant le « colon de véranda »). Les commerçants allemands ne semblent pas connaître la balance romaine, moins exacte,
mais beaucoup plus pratique et surtout transportable.
Mais ces Australiens sauront beaucoup moins bien utiliser la maind’œuvre canaque que les Allemands, qui laissèrent derrière eux, dans le
pays tolai, au nord-ouest de la Nouvelle-Bretagne, un système de routes
parfaitement bien construites, qui rendit de grands services plus tard
aux troupes d’invasion japonaises. Les ingénieurs allemands étaient de
bonne qualité. Les Australiens se transformaient à l’occasion en ingénieurs, mais sans en avoir la formation. Le budget colonial, tenu bien
plus serré qu’à l’époque allemande, ne pouvait se payer les spécialistes
nécessaires.
129
Et les « natives », ayant supporté les représentants de l’empire germanique, puis ceux de l’empire japonais, devenaient rétifs et difficiles à
manier, si souvent membres de millénarismes dont l’ambition principale
était de s’organiser en dehors de l’univers blanc colonial. Dans l’intervalle entre la fuite précipitée des colons australiens et l’arrivée des
troupes japonaises, ils avaient tué des blancs, dont des sœurs catholiques noyées volontairement au passage du fleuve Ramu.
Ces meurtriers-là ne n’ont été ni recherchés, ni pendus, ce qui rappelle le massacre de cinq « nonnes » catholiques chez les Baining sous
le régime allemand. Il ne semble pas que, dans ce dernier cas, le pouvoir colonial se soit posé la question de la relation de subordination
entre les Baining et les Tolai qui les dominaient, ce qui fait penser que
les ordres provenaient de chefs tolai qui n’ont pas été inquiétés, et qui
voulaient se venger de spoliations foncières au profit de la mission
catholique sans risquer de répression (les spoliations foncières au profit
de la mission luthérienne avaient lieu le long de la côte de la Nouvelle
Guinée proprement dite). On n’a fusillé que les meurtriers baining. On
ne parle pas de « la chasse aux têtes », le long du fleuve Sépik, qui fera
l’objet d’une tentative de répression, plus tard, par le pouvoir australien.
Comme ailleurs dans la région, en dehors des Adventistes du
Septième Jour et des Mormons plus riches, les maisons mères métropolitaines n’envoyaient jamais assez d’argent pour faire vivre les nouvelles
paroisses missionnaires papoues, et les responsables locaux des
Missions étaient amenés à chercher des moyens financiers en établissant
de grandes plantations, où ils faisaient travailler leurs convertis en
échange de l’éducation donnée aux enfants de ces derniers. Ces
domaines missionnaires, importants, particulièrement dans la région de
Madang, ont changé de mains au jour de l’indépendance. Dans l’intervalle, les chrétiens locaux s’étaient aperçus que la conversion n’entraînait pas la prospérité matérielle, comme ils l’avaient cru, et n’ont pas
hésité, à l’occasion, à dire aux missionnaires leur sentiment qu’ils les
avaient trompés, et que l’égalité entre chrétiens était loin de ce qui leur
avait été annoncé. Ils voulaient bien le Royaume de Dieu, mais sur terre.
Les luthériens nord-américains, qui avaient remplacé les missionnaires allemands après 1914, ont tout examiné pour tenter d’expliquer
130
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la perte de chrétiens au profit des mouvements prophétiques comme
celui de Yali, sauf la substance foncière retirée aux communautés chrétiennes. Ils n’ont jamais imaginé de rendre ces terres-là. Un chef tolai
m’expliquait qu’il faudrait bien que la Mission catholique du Sacré-Cœur
rende les domaines pris à ses gens, du fait de la pression démographique qui se faisait de plus en plus intense. Là aussi, les missionnaires,
confrontés au problème du financement des activités de la mission,
n’imaginaient pas de rendre ce qui avait été pris autour de Vunapope.
On a connu le même problème, en certains points du Vanuatu, pour
la Mission presbytérienne, et beaucoup plus rarement la Mission catholique. La Mission anglicane a toujours soigneusement évité partout de
tomber dans ce piège.
La brutalité des Japonais, aux abords du front mouvant le long de la
côte nord de Nouvelle-Guinée, au cours du dernier conflit mondial, avait
succédé à la brutalité australienne entre les deux guerres, fruit de la
cupidité et de l’avarice, de la volonté de trouver de l’or à tout prix (dont
la découverte initiale était allemande) et d’utiliser pour ce faire la maind’œuvre locale en la payant le moins possible et en la faisant travailler
(les porteurs) aux limites de sa résistance physique.
On doit bien reconnaître que la fièvre de l’or n’a jamais été allemande, et que la brutalité sanguinaire des chercheurs d’or australiens a
dépassé tout ce que les Allemands auraient pu envisager pour marquer
leur autorité, malgré la réputation dont on les affuble à tort. C’est d’ailleurs ainsi que tout le monde agissait plus ou moins dans les colonies à
ce moment-là.
Mais ce sont les Australiens qui ont introduit les avions comme
moyen de communication pionnier, y compris sur les flancs montagneux
des hautes vallées, puis ont dû revenir, trop tard, aux routes terrestres,
à la veille de l‘Indépendance. L’avion, même en vol acrobatique, se
posant sur les lignes de crête, est une grande commodité dans de telles
circonstances, en particulier pour les Missions chrétiennes de l’intérieur, ainsi que pour l’évacuation des malades, même papous, mais il n’a
jamais été un moyen de développement économique.
Les photographies illustrant la Micronésie et Samoa portent à d’autres commentaires. La domination espagnole sur la Micronésie, en
131
dehors de Guam, était d’une extrême légèreté, inexistante en dehors de
micro capitales coloniales (Kolonia à Ponape). On se retrouve donc
devant des sociétés ayant poursuivi leur propre évolution, qui se tenaient
encore bien, et devant des hommes et des femmes pas encore à l’ère des
haillons. Si les chercheurs allemands (J.S. Kubary, G. Thilenius) ont fait
de l’ethnographie micronésienne une science presque exacte, il faudra
attendre l’ère américaine pour bénéficier d’études analysant le fonctionnement interne des sociétés insulaires de cette région.
Aucune photographie n’est présentée des splendides mégalithes
micronésiens, en particulier des villes aux murs de pierres appareillées
construites sur le récif à Ponape et à Chuuk, autour d’un réseau de
canaux, et où l’on accédait en pirogues, ce qui est troublant. Nan Madol,
celle de Ponape, avait été pourtant visitée par un voyageur néo-zélandais
bien avant la prise de possession allemande. Ces villes semblent avoir été
abandonnées à la fin de la période espagnole. Il apparaît ainsi que la
curiosité allemande armée d’appareils photographiques ne voyageait
guère au-delà des établissements commerciaux et administratifs côtiers,
du moins en Micronésie. Mais la photographie de la fabrication des
monnaies de pierre (énormes disques plats troués au centre) de Yap est
par contre un document rarissime. On voit aussi les mégalithes spécifiques de Guam, copiés, transformés en éléments décoratifs placés en
ligne devant des bâtiments administratifs allemands.
La photographie de Bartola Beck (photo 422, p. 219, vol II), décrite
comme la veuve du pirate américain Bully Hayes, pose quelques questions. Combien de veuves, éplorées ou non, Hayes a-t-il laissées autour du
Pacifique Sud, en particulier à Samoa ? Beck, en réalité Louis Becke, est
un des grands noms de la littérature sur le Pacifique au cours du XIXe siècle. Il a effectivement eu des relations personnelles avec Bully Hayes, avec
lequel il a fini par se brouiller. Le nom de Beck porté par cette femme
signifie-t-il qu’elle a été reconnue et légitimée par son père ? Est-ce plutôt le résultat de l’habitude océanienne de porter le nom du père blanc,
même s’il n’y a pas eu reconnaissance légale, ce qui permettait de revendiquer un statut social et juridique échappant à celui des « indigènes »
assujettis ? Ou, est-ce le fruit de la préoccupation morale d’un auteur
blanc de bonne volonté voulant corriger l’injustice du sort ?
132
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L’auteur de cet ouvrage ne pouvait savoir que pour rédiger deux de
ses manuscrits, l’un portant sur la colonisation de l’intérieur de la
Nouvelles Galles du Sud en Australie, l’autre sur un voyage à pied, en
1842, du sud-est au nord-est de la Nouvelle-Calédonie, ainsi traversée
dans sa longueur avant la prise de possession française, le non moins
célèbre beachcomber dit Cannibal Jack, et rival littéraire de Becke,
s’était installé à Pohnpei (Ponape), parce que, disait-il, c’est là qu’il
pourrait vivre au moins cher possible, écrivant avec une encre fabriquée
avec du charbon de bois pilé mélangé à son urine. Il se fera voler tous
ses biens terrestres du moment par les gens du pays, envoyés par un chef
local qui voulait réduire ce blanc à être un de ses serviteurs, mais sauvera ses manuscrits.
Par contre, Samoa présentait une organisation politique, ancienne,
extraordinairement complexe, quoique européanisée en apparence. Le
Fono i Faipule, le parlement local à la samoane, n’a pas manqué d’être
honoré, même sous l’administration coloniale allemande.
On a un pincement au cœur en voyant Vailima, la résidence que
s’était construite l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson, le meilleur
des Européens qui aient écrit sur le Pacifique, transformée en demeure du
gouverneur allemand après la mort du tusitala, le raconteur d’histoires,
qui avait lutté justement, à la limite du possible, contre cette mainmise
allemande. Il y a là une vengeance silencieuse des puissants du moment.
Il n’est pas précisé que l’administration allemande, qui ne tolérait pas
de trous ni de cuvettes dans ses routes, alors que les Néo-Zélandais qui lui
ont succédé s’en sont désintéressés, encourageait les mariages mixtes de
ses fonctionnaires, et était plutôt mieux organisée à Samoa qu’en NouvelleGuinée, quoique en définitive avec moins de monde. La reconnaissance
des cadres traditionnels samoans y était pour beaucoup. Ils fonctionnaient
comme un rouage gratuit de cette administration coloniale, qui n’avait
ainsi pas à s’occuper des bricoles, mais était en contrepartie très occupée
à suivre le dédale infiniment complexe des compétitions de prestige, des
alliances et des trahisons des aliki du pays, cherchant parfois, par exaspération, à trancher, bien inutilement, dans le vif, sans obtenir le moindre
résultat. Le mépris des responsables néo-zélandais vis-à-vis des métis
européens locaux, en fera les chefs du mouvement du Mau.
133
La présentation de Samoa et de son histoire coloniale, dans un
volume rédigé sous le patronage de la Royal Navy, et la direction scientifique de Raymond Firth, est plus détaillée, plus complète et plus finement analysée qu’ici. La forme de présentation des « sources », peu
maniable, est ici copiée sur l’ouvrage anglais.
La structure coloniale par luluai (chefs administratifs) interposés
était moins efficace, quoique plus directe en Nouvelle-Guinée. On a
pensé y voir la naissance d’une élite canaque. Cela était vrai dans le pays
tolai où les luluai étaient des chefs traditionnels, mais sur la côte nord
de la Nouvelle-Guinée, à défaut de chefs traditionnels peu visibles, ou se
plaçant volontairement en retrait, on a nommé les individus qui cherchaient à se mettre dans les bonnes grâces des blancs. L’efficacité ne
sera alors pas au rendez-vous.
L’explorateur russe Miklucho-Maclay, qui avait précédé les
Allemands sur la côte nord, en savait plus qu’eux sur le fonctionnement
des nouvelles sociétés côtières sujettes. Même les pères catholiques qui
ont écrit d’abondance sur la Nouvelle-Bretagne et principalement sur les
Tolai, n’ont eu que des illuminations passagères et marginales sur les
sociétés qu’ils christianisaient. Encore ces pères étaient-ils mieux informés que les administrateurs civils, et même mieux que Richard
Parkinson, malgré la très grande curiosité professionnelle de ce dernier.
On le voit recueillir de la tradition orale debout, dans sa plantation, en
présence de sa femme assise. Ce n’est pas très sophistiqué comme technique de terrain. Il ne pouvait obtenir ainsi que de l’information résumée. Par contre Augustin Kraemer, en Micronésie, paraît savoir travailler
dans des conditions qui nous paraissent normales. L’œuvre magistrale
qu’il a laissée sur Samoa n’a pas encore été égalée.
Ce qui explique pourquoi les chapitres sur Samoa et sur la
Micronésie sont parmi les meilleurs de l’ouvrage.
La puissance allemande dans le Pacifique Sud n’était fondée sur
aucune base solide, sa flotte ne pouvant se ravitailler nulle part en cas
de guerre et de la perte inévitable de sa base principale en Chine du
Nord. La déclaration de guerre du Japon en a consommé la chute, la
Micronésie tombant sans coup férir et l’Australie et la Nouvelle Zélande
ramassant sans problèmes majeurs le reste. En fait, la réflexion stratégique
134
N°310 - Août / Septembre 2007
allemande avait péché là par romantisme. Son organisation n’était fonctionnelle qu’en période de paix. En période de guerre, la métropole était
impuissante à défendre et à conserver ses conquêtes provisoires, à
défaut d’une alliance de poids dans la région. Si le Japon était resté neutre, ç’aurait été autre chose. Mais il a vu là un moyen d’augmenter à bon
marché son empire insulaire, en attendant mieux, plus tard. Même les
Chinois y ont trouvé l’occasion de prendre leur revanche.
Les officiers de marine allemands, et en particulier leurs amiraux,
qui avaient l’air si peu enthousiastes, se rendaient-ils compte de l’inutilité probable de leurs efforts ? En fait, cet empire insulaire allemand
était purement commercial, et non militaire, ses soldats et marins
n’étant là que pour assurer le maintien de l’ordre. Ils n’ont jamais
constitué, en Océanie, nulle part, une force de combat crédible. Bien
plus tard, les établissements britanniques et américains dans la grande
région s’effondreront pour des raisons parallèles, devant l’absence d’organisation en profondeur possible de contingents militaires expatriés et
ressentis comme des armées d’occupation. Seule survivra la puissance
financière de la diaspora chinoise, assise sur la présence de millions
d’immigrés souvent fort anciens.
Il est important de noter que les structures administratives allemandes n’ont guère été touchées, ni par les Australiens en Nouvelle
Guinée, ni par les Néo-Zélandais à Samoa (les Japonais en Micronésie
ont appliqué le principe simple de tuer qui n’obéissait pas et ont introduit des milliers de colons japonais et de travailleurs coréens, qui seront
évacués par les forces américaines après 1945).
Si le temps de la domination allemande a été celui d’une certaine
créativité, la période de l’entre-deux guerres est devenue celle d’un
immobilisme presque parfait. Il s’agissait d’exploiter, dans la mesure du
possible, ces Territoires sans que cela ne coûte rien aux nouvelles
métropoles. On ne voulait même pas imaginer la nécessité d’aider financièrement à l’implantation d’une colonisation européenne, qui se constituera néanmoins dans des conditions de liberté laissée aux aventuriers
(dont une future gloire d’Hollywood), de se lancer dans n’importe
quelle entreprise, quel qu’en soit le coût en termes de vies humaines
papoues, et dans le mépris total des intérêts de la population locale, en
135
répudiant tout contrôle et en cachant soigneusement leurs traces, au
moyen de rapports écrits fort peu sincères. La tradition orale papoue
raconte à chaque fois une autre histoire, et récite encore aujourd’hui le
nom de chaque mort.
Les auteurs auraient pu constater ainsi que l’emprise allemande
(qui, elle, estimait de nécessité publique le contrôle des initiatives individuelles), même par personnes interposées, aura duré bien au-delà de
la reddition des forces du Reich en Océanie.
Les nouveaux colonisateurs n’ont même pas imaginé de mettre en
place un nouveau système de domination. Ils ont suivi dans les pas de leurs
prédécesseurs, en y consacrant beaucoup moins d’argent. Ils ont fini par
ne plus être pris au sérieux par des populations ne voyant pas quel intérêt
elles auraient, même de continuer à faire semblant de jouer le jeu des
blancs, populations qui se sont révoltées de différentes manières aux
années précédant la dernière guerre (voir les millénarismes en Nouvelle
Guinée et le mouvement dit du Mau à Samoa, et les bataillons papous, à
officiers papous, recrutés par les Japonais au cours de la dernière guerre).
Les racines de ces révoltes remontent à l’ère allemande, mais cette étude,
conçue sur un schéma européen trop tranché, n’en aura pas parlé.
Au moment de la répression militaire de l’insurrection de
Bougainville contre la société internationale exploitant une mine d’or et
de cuivre, au cours de la dernière décennie, les bataillons tolai de l’armée de la Papouasie-Nouvelle-Guinée se sont vengés sur la population
de Bougainville des massacres perpétrés par les membres de la police
militaire originaires de Buka et Bougainville, travaillant autrefois pour
« Queen Emma », puis la Neu-Guinea-Kompanie, puis l’administration
coloniale allemande, et qui avaient littéralement fait régner la terreur.
Rien de cela n’avait été oublié, après plus de cinq générations. On a dû
retirer ces troupes de la région insurgée. J’ai pu constater, à ce momentlà, que la mémoire officielle, telle que reçue par les hauts fonctionnaires
australiens qui ont eu à traiter du dossier, avait occulté ce facteur-là.
Envoyer des officiers tolai réprimer à Bougainville se sera révélé une
catastrophe. Ils ont massacré à leur tour avec la plus grande satisfaction.
Ils avaient des morts à venger. L’ignorance officielle si fréquente du
passé peut ainsi se traduire un jour par des drames imprévus.
136
N°310 - Août / Septembre 2007
On a d’ailleurs l’impression, partout dans la région, que les
archives, si elles sont mises en forme, ici et là, ne sont guère consultées
par ceux qui en bénéficieraient le plus, et que les origines, anciennes de
tel ou tel événement, sont ainsi parfaitement ignorées. Les archives coloniales locales ont subi en particulier les conséquences des opérations
militaires, ou celles de nombreux déménagements (presque aussi dangereux), dans des locaux toujours plus ou moins inappropriés.
Le résultat est que les fonctionnaires expatriés de toutes nationalités, parachutés dans le Pacifique Sud, répètent indéfiniment les mêmes
erreurs. C’est dire l’intérêt de ces deux ouvrages, qui portent à la surface
des choses d’aujourd’hui une masse de renseignements, en particulier
visuels, qui n’étaient pas facilement disponibles. Mais, si les auteurs
avaient vraiment voulu être lus, ils auraient dû prévoir une édition
anglaise.
Jean Guiart
137
Globalization and the re-shaping of christianity in the
Pacific islands (Pacific Theological College, Suva, Fiji, 2006)
Publié sous la direction de Manfred Ernst, cette « Mondialisation et
restructuration du christianisme dans les îles du Pacifique » de 866
pages est une véritable… Somme, un voyage rare dans l’espace et le
temps, riche de tableaux, de statistiques, de cartes et d’un précieux
index.
M. Ernst et son équipe (Yannick Fer et Gwendoline Malogne-Fer
pour la Polynésie française) dressent l’état des lieux du christianisme en
Mélanésie, en Micronésie et en Polynésie et, rappelant l’histoire de cette
christianisation du Pacifique, décrivent les anciennes et institutionnelles
religions majoritaires confrontées aux nouvelles formes d’évangélisation.
Démystifiant le passé, cet ouvrage nous invite à réfléchir aux nouveaux enjeux d’une mondialisation qui n’est pas seulement économique
et politique, mais aussi culturelle et pourquoi pas métaphysique à l’orée
du XXIè siècle, comme le prophétisait Malraux…
L’ouvrage peut être consulté à la bibliothèque de la S.E.O.
Robert Koenig
138
N°310 - Août / Septembre 2007
Deux ouvrages récemment offerts à la SEO m’ont incitée à les commenter.
Variations sur les arts premiers – Vol. I. La manipulation - Jean Guiart Ed. Le Rocher-à-la-Voile Nouméa (2006) 279p. ;
commence par une dénonciation du grand spectacle organisé autour de
pièces classées sous l’intitulé « Arts premiers ». Il déplore le démantèlement du Musée de l’Homme et le transfert de ses réserves vers l’espace
subaquatique et donc peu fiable pour leur conservation au Quai Branly.
Il s’indigne que l’opération ait été confiée à un marchand d’art, en véritable camouflet et vrai « déshonneur pour la recherche française ».
Jean Guiart qui eut à veiller sur ce patrimoine nous emmène dans
les péripéties vécues lors de la constitution de collections muséographiques où des personnages les plus divers interviennent : fonctionnaires rigoureux et foncièrement honnêtes, chercheurs de grande qualité, individus peu recommandables ou fantaisistes mais aussi des collègues incompétents sinon vénaux.
Les notes de bas de page regroupées après la conclusion, forment
comme une deuxième partie incitant à revenir sur la première pour en
découvrir d’autres facettes.
La 3è partie : De la naissance au grand jour à la mort sans
phrases, - Les fossoyeurs du musée de l’Homme, raconte la vie de ce
prestigieux musée ainsi que les joies et vicissitudes de celui qui dirigea
l’Institut d’ethnologie avec exigence et passion.
La 4è partie est une bibliographie instrument de travail.
J’ai reçu ce livre comme une précieuse étude anthropologique du
groupe des muséologues, ethnologues et anthropologues parisiens ainsi
que des lobbys syndicalo-politiques ; réalisée par un membre de la
tribu. A travers des portraits saisissants de personnalités de premier
plan, d’autres secondaires ou accessoires et ayant parfois joué un rôle
inversement proportionnel à leurs compétences, c’est l’histoire de ces
disciplines, celle des institutions, des nations occidentales et de leurs
colonies secouant le joug européen sans forcément se réapproprier ni
leurs cultures ni la fierté des peuples. D’être issu d’un pays colonisé
libéré ou non, ne garantit en rien le sérieux ni la connaissance, ni le respect du patrimoine.
139
C’est une réflexion sur l’étrange relation que certains hommes
nouent avec les objets sacrés qui, une fois désacralisés sont sacrifiés au
veau d’or de la spéculation et du trafic international tant par certains de
leurs « propriétaires » autochtones que par des acquéreurs et intermédiaires étrangers.
Intéressante aussi sa description de l’attitude de l’occidental expert
d’un groupe humain lointain dont il se fait le héraut médiateur officiel
affectueux mais qui, dès qu’un membre de ce groupe réifié se hasarde à
muter en sujet, panique et élabore des stratégies d’élimination et de disqualification. La dénonciation du capitalisme, du colonialisme, de l’exploitation de l’homme par l’homme n’empêche nullement cette volonté
de bâillonner leurs « objets » d’étude. On peut se demander si les
moins scrupuleux des étudiés ne bénéficient pas d’une plus grande
indulgence de la part de certains maîtres en sciences humaines que les
candidats au statut de sujets chercheurs de leur propre groupe.
A force d’en observer, il m’a semblé que certains universitaires ont
fondé l’essence même de leur identité sur le silence obligé de ceux qu’ils
ou elles ont choisis comme objets de leurs recherches. Quand l’objet
devient sujet, ils agissent parfois comme s’ils éprouvaient un intolérable
sentiment de perte de leur propre objet identitaire, voire de leur identité.
Ce qui est loin d’être le cas de Jean Guiart.
Tout est passionnant dans ces récits incisifs couvrant plus de
soixante ans de l’histoire de l’ethnologie. Si l’auteur y déboulonne
quelques socles occupés par des vedettes médiatiques, il rend hommage
au travail de bien d’autres. Ce livre devrait être lu par tout étudiant en
sciences humaines qui trouvera là de quoi méditer sur la nécessité de
développer une méthode, de consacrer du temps au terrain et d’affiner
en permanence son esprit critique afin d’échapper aux modes pour au
contraire, s’inscrire dans la durée d’une pensée exigeante.
140
N°310 - Août / Septembre 2007
Les écritures de la mission dans l’outre-mer insulaire –
Anthologie de textes missionnaires publiés sous la direction de
Claire Laux. Ed. Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur les
Ecritures Missionnaires. » 242 p. (2007)
« Pour les apôtres du christianisme, la rencontre avec les îles de
l’outre-mer a fréquemment été un choc que rendent leurs écrits. » Ce
livre traite de « l’influence de l’insularité sur l’écriture des missionnaires outre-mer » dans l’espace Caraïbe, l’Océan indien et le Pacifique.
Aux Antilles, les premiers habitants ayant été emportés par les épidémies, les conquérants et exploitants Blancs ont prospéré sur l’esclavage
des Noirs, système un temps reconnu et intégré dans les missels avant
d’être dénoncé et combattu par certains abbés malgré une position
ecclésiastique prudente comme en témoigne la correspondance de
l’abbé Bardy (1829-1841) présentée par Philippe Delisle. Christian
Chanel pour sa part, nous propose « Un regard suédois sur les missions
aux Caraïbes » (1835). Le pasteur luthérien Carl Adolf Carlsson très
virulent contre les méthodistes, traduit en 1835 l’ouvrage de l’Anglais
Henri Nelson Coleridge lui aussi très critique envers les méthodistes et
leurs « excès abolitionnistes ». (p.52) :
« Si les planteurs en général ne sont pas très civilisés, en revanche,
ils ne sont absolument pas les ‘cannibales’ tels que le parti anti-esclavagiste s’est plu à l’affirmer. Un planteur aime son esclave comme un
paysan suédois aime son cheval, c’est-à-dire souvent plus que sa
femme. »
Les écrits présentés par Nivoelisoa Galibert sur Madagascar et les
Mascareignes commencent au XVIIe. Pour peupler les îles Bourbon
(Réunion) et de France (Maurice), Anglais et Français organisent la traite
d’esclaves à partir de Madagascar, d’Afrique et d’Inde, que les missionnaires protestants et catholiques tentent de convertir, achoppant sur les
langues multiples et l’hostilité des maîtres envers la diffusion du message
de liberté chez leurs esclaves. Au sujet d’une veuve de missionnaire, apparaît le statut peu enviable dévolu aux femmes dans l’Angleterre puritaine
d’alors et le regard qu’elles portaient sur le monde et les « sauvages » en
particulier.
141
Annie Baert rappelle les efforts déployés en vain par Mendaña pour
convaincre ses supérieurs de financer des missions d’évangélisation
dans le Pacifique. Puis Yannick Essertel nous présente un choix de lettres et recommandations de Mgr Pompallier (1838-1868), qui conseilla
les chefs Maoris sollicitant son avis lors de la signature du traité de
Waitangi, de défendre leurs libertés de culte et leurs coutumes. Etonnant
missionnaire qui n’exigeait pas des Maoris qu’ils s’habillent absolument
à l’Européenne et semblait ne pas les considérer comme des sauvages.
Christian Sorrel présente des lettres du père Garin de la Société de Marie
(1841) en Nouvelle-Zélande où il décrit les Maoris et les rivalités avec
les protestants anglais.
Jean-Pierre Delbos nous emmène aux Gambier dans les tourments
du père Laval en butte aux tracasseries administratives et la malice des
Blancs, relatés dans un manuscrit de roman inachevé intitulé Les
épreuves d’une mission catholique ou la lutte du bien et du mal en
Océanie (histoire vraie) et jamais publié.
Enfin, Frédéric Angleviel évoque les derniers « bouts du monde »
à être évangélisés, les cinq Etats mélanésiens que sont : PapouasieNouvelle-Guinée, Salomon, Vanuatu, Nouvelle-Calédonie et Fidji.
Ces écrits témoignent d’expériences humaines vécues surtout
durant le 19ème siècle où l’Angleterre et la France envoyaient des prosélytes convertir les Naturels en butte aux traumatismes du Contact ayant
entraîné la disparition de leur monde fragile ; aux rivalités entre catholiques et protestants dans la conquête des âmes et entre Anglais et
Français dans la conquête politique et économique. Ces textes s’attardent sur des détails précis qu’il n’est pas d’usage d’évoquer et qui révèlent une époque, un état d’esprit et des relations sociales particulières
avec leurs codes de conduite et d’inconduite.
Simone Grand
142
RAPPORT MORAL
Le bulletin
En 2006, les bulletins parus sont les numéros 305-306 et le 307308 qui ont tous deux connus un franc succès auprès du public ; surtout le 305-306 dont il ne reste plus qu’une centaine d’exemplaires. Le
307-308 a fait partie des cadeaux de Noël.
Les publications
L’ouvrage de notre ami Christian Beslu, Naufrage à Okaro n’a pu
sortir qu’en janvier 2007 et bien que n’ayant pu faire partie des cadeaux
de fin d’année, connaît un succès appréciable.
Les Salons
La SEO est membre de l’AETI, l’Association des Editeurs de Tahiti et
des îles où elle est représentée par notre trésorier Yves Babin qui, en
2006, assura le secrétariat.
La SEO a été physiquement présente à trois salons :
– celui du Livre de Paris du 17 au 22 mars où la SEO était représentée par votre présidente sur un stand commun aux éditeurs de
Polynésie Française et de Nouvelle-Calédonie.
– Celui du livre de Papeete, place To’ata, du 18 au 21 mai 2006, où
le stand de la SEO animé essentiellement par Yves Babin, relayé
de temps à autre par des membres du conseil d’administration.
Nous y avons enregistré des ventes de bulletins, récents et
anciens, pour un montant significatif.
– Celui de Raiatea, où votre présidente consacra une journée fructueuse en adhésions et vente.
La SEO s’est faite représentée par l’AETI à Ouessant en août 2006 et
au ministère d’Outre-mer à Paris en octobre 2006.
Conseils d’Administration d’autres structures
et Commissions
La SEO est titulaire de :
– deux sièges au conseil d’administration du Musée de Tahiti et des
îles - Fare Manaha, sièges tenus par Simone Grand et Yves Babin ;
qui se réunit entre deux à trois par an.
– un siège au conseil d’administration du Centre des métiers d’art
pourvu par Constant Guéhennec ; qui se réunit une à deux fois
par an.
– Un siège au conseil d’administration de l’Association des éditeurs
de Tahiti et des Iles (AETI) avec Yves Babin et Simone Grand, qui
organise les salons.
– un siège à la Commission des sites et monuments naturels avec
Eliane Hallais Noble-Demay ; se réunit à la demande et sous la
présidence du ministre de l’Environnement.
– La SEO n’est plus titulaire d’un siège au conseil d’administration
de la Maison de la culture, Te Fare Tauhiti Nui , mais Robert
Koenig, représentant permanent, continue d’y siéger à titre de
personnalité qualifiée et assure la liaison de la SEO avec cet organisme.
Votre Conseil d’administration se réunit soit avant, soit après le
comité de lecture (les 1er février, 3 mai, 7 juin, 6 septembre et 11 octobre). Les procès-verbaux sont rigoureusement tenus par notre ami
Constant Guehennec et ils sont à votre disposition au secrétariat, réunis
par notre secrétaire adjoint : Moetu Coulon. Certaines réunions ont dû
être prolongées par une, voire deux, séances supplémentaires.
Les principales questions traitées par le conseil, outre les sujets
évoqués plus haut, ont été :
– la préparation de l’assemblée générale ordinaire du 11 octobre
2006
– le budget prévisionnel de l’exercice 2007,
– le toilettage des statuts à proposer à l’assemblée générale extraordinaire du 11 octobre 2006,
144
N°310 - Août / Septembre 2007
– les projets de réédition de deux dictionnaires, pour lesquelles des
subventions ont été sollicitées, le projet de créer un site Internet.
– La convention de co-production d’un film avec Marc Louvat.
Le conseil d’administration ne se réunit qu’avec un nombre de
membres tout juste égal au quorum fixé par les statuts.
Pendant la même période, le comité de lecture et de rédaction du
bulletin s’est réuni les 1er février, 12 avril, 3 mai, 7 juin, 6 septembre et
11 octobre.
Nous nous rencontrons régulièrement au bureau de la SEO pour
des réunions informelles et restons en communication par mail. Nous
avons plaisir à nous retrouver pour préparer notre bulletin, répondre à
différents courriers et penser à d’autres projets qui nécessiteraient la
mobilisation d’autres membres.
Saluons le travail remarquable réalisé par Yves et Chantal Babin son
épouse dans notre réserve bibliothèque. Ils ont classé, rangé : les livres,
revues et documents qui avaient besoin de l’être ; réalisant en outre un
inventaire de nos stocks de bulletins et livres à vendre.
La Présidente
145
COMPTES DE TRÉSORERIE
2006
En comptes le 29 12 06
CCP............................................
Banque de Polynésie.................
Total........................................
Engagements : –1 433 021
483 280
4 719 022
5 202 302
Reliquat réel : 3 769 281
Recettes
Dépenses
Cotisations
1 480 000
Ventes directes
Ventes en librairies
Ventes salon du livre, PPT
Salon Paris (42959)
Salons (Ouest et OM)(10815)
712 074
2 486 020
302 200
*
**
Salon Raiatea
47 900
Vente Mururoa
138 884
secrétariat
Cotisation AETI
10 000
achat photocopieur
44 900
Salon PPT
Salon du livre/Paris
Solde
5 167 078
+ 2155 482
* et ** non encore payés
146
55 000
110 802
Salon Raiatea
12 600
Achat de livres
109 415
création site internet
140 000
2 communiqués presse AG
Total
248 730
85 008
Achat/ARCH
28 000
Achat//Haere Po
82 860
Achat// Acad Tahit
12 500
Maquette Alcmène
400 000
1er acpte Alcmène
404 298
BSEO n° 303-304
569 800
BSEO n° 305/306
697 683
Total
3 011 596
N°310 - Août / Septembre 2007
BUDGET PREVISIONNEL
2007
Dépenses
Recettes
Cotisations
Ventes directes
Ventes en librairies
Ventes salon du livre, PPT*
1 480 000
700 000
2 500 000
300 000
secrétariat
400 000
secrétaire
540 000
cotisation CPS
180 000
Salon PPT
60 000
110 800
Salon Paris
50 000
Salon du livre/Paris
Salon Bora Bora
70 000
Salon Bora Bora
Salon Octobre
50 000
Salon Octobre
110 800
Vente Mururoa
80 000
Achat de livres
110 000
Subvention
Report au 31 12 06
1 000 000
3 769 281
2 communiqués presse AG
90 000
maintenance site
60 000
Achat/ARCH
28 000
Remboursement/Haere Po
83 000
Achat/ Acad Tahit
12 500
Achat/ Montillier
50 000
Cotisation AETI
20 000
solde Alcmène
407 738
Autres frais Alcmène
181 955
BSEO n° 307/308
852 500
BSEO n° 309
600 845
BSEO n° 310/311
852 500
Réédition Dordillon
1 309 132
Réédition Stimson
2 000 000
Autres frais commémoration
300 730
Préparation Rééd, Tahitiens
423 781
Imprévu
*Cotisations exclues
Total
9 999 281
15 000
200 000
Scan documents
1 000 000
Total
9 999 281
147
Résolutions votées par
l’Assemblée générale du 16 mai 2007
Résolution 1 : L’Assemblée générale a approuvé le bilan moral présenté par la présidente.
Résolution 2 : L’Assemblée générale a approuvé les comptes de trésorerie présentés par le trésorier.
Résolution 3 : L’Assemblée générale a approuvé le projet de budget
pour l’année 2007.
Résolution 4 : L’Assemblée générale autorise le Conseil d’administration à solliciter auprès des pouvoirs publics les crédits
nécessaires au scan des documents les plus anciens de
la SEO mis en évidence par les actuels travaux de rangement de la réserve opérés par Yves et Chantal Babin.
Résolution 5 : L’Assemblée générale a adopté les treize candidats à être
membres du Conseil d’administration qui : soit ont
posé leur candidature par écrit dans les délais ; soit ont
déclaré l’avoir fait et posté leur courrier dans les délais
tolérés. L’Assemblée générale a confié aux membres du
CA le soin de valider ou non ces candidatures45.
45 Une candidate s’étant avérée non membre de la Société et un candidat n’ayant pas rédigé sa demande en temps
voulu ; leurs candidatures ont été invalidées. Notre Conseil d’administration est donc composé de onze membres
présentant toutes les conditions requises.
148
PUBLICATIONS DE LA SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservé aux membres, en vente au siège de la société/Archives Territoriales de Tipaerui
Dictionnaire de la langue tahitienne
par Tepano Jaussen (11ème édition)................................................
2 000 FCP
Dictionnaire de la langue marquisienne
par Mgr Dordillon (3ème édition).................................................... 2 000 FCP
Etat de la société tahitienne à l’arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis (2ème édition)...............................................
700 FCP
Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez............................................................ 2 000 FCP
Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon.......................................................................... 1 500 FCP
Les cyclones en Polynésie Française (1878-1880),
par Raoul Teissier........................................................................... 1 200 FCP
Chefs & notables au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier........................................................................... 1 200 FCP
Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai’arii....................................................................................
1 500 FCP
Choix de textes des 10 premiers bulletins de la S.E.O.
(mars 1917 – juillet 1925)............................................................ 1 500 FCP
Papeete, BSEO n°305/306
par Raymond Pietri........................................................................
1 200 FCP
Colons français en Polynésie orientale, BSEO n°221
par Pierre-Yves Toullelan...............................................................
1 200 FCP
Les Etablissements français d’Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)......................................................... 1 200 FCP
Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu......................................................................... 1 200 FCP
Tranche de vie à Moruroa,
par Christian Beslu......................................................................... 4 000 FCP
Naufrage à Okaro
par Christian Beslu......................................................................... 1 900 FCP
Les âges de la vie – Tahiti & Hawai’i aux temps anciens
On becoming old in early Tahiti and in early Hawai’i
Par Douglas Oliver.......................................................................... 2 500 FCP
Tahiti au temps de la reine Pomare,
par Patrick O’Reilly........................................................................
1 500 FCP
Tahiti 40,
par Emile de Curton....................................................................... 1 500 FCP
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des Bulletins de la S.E.O. :.................................................................. 200 000 FCP
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N° ISSN : 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 310