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-
BULLETIN DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
N°309 - Avril 2007
e
90
Anniversaire
1917 - 2007
Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°309 / Avril 2007
Sommaire
Avant-propos................................................................................ p. 2
BSEO N°1..................................................................................... p. 7
L’introduction du Code Civil en Polynésie française
Eric Moana Duval...................................................................... p. 42
Un récit sur l’immigration chinoise en Polynésie française
André Shan................................................................................. P. 57
Attitude et intégration sociale des métropolitains expatriés à Tahiti
Laura Schuft............................................................................... p. 75
La consommation des algues en Polynésie française,
étude sur les survivances d’une pratique pré européenne
Eric Conte et Claude Payri....................................................... p.105
Avant-Propos
Chers amis,
Pour sa quatre-vingt-dixième année d’existence, souhaitons « Bon
anniversaire » à La Société des Etudes Océaniennes. Quatre-vingt dix
ans, c’est un bel âge pour une association née sous le timbre de
« Société savante » au début du XXe siècle.
Durant ces années, les bureaux successifs ont assuré la parution de
notre Bulletin dont nous avons le plaisir de vous restituer le premier
numéro. On peut y lire la liste des membres fondateurs, majoritairement
métropolitains européens dont beaucoup ont fait souche. S’ils pouvaient
nous voir, ils seraient sans doute fort surpris que certains de leurs descendants se revendiquent Ma’ohi avec tant de passion.
La création de notre société eut lieu durant cette période où, pour
prouver qu’ils n’étaient plus les idolâtres qu’ils n’ont d’ailleurs jamais
été, les Indigènes étaient encore sommés de détruire leurs objets sacrés
tant matériels qu’immatériels. Cette destruction fit se rallier au gouverneur Julien, des Européens et quelques Demis, tous notables, pour fonder la Société des Etudes Océaniennes. Ils ont sauvegardé, recueilli, rassemblé, conservé, partagé et transmis ce qu’ils ont pu de ce patrimoine
culturel saccagé au nom du dieu unique et dispersé au gré des voyageurs
férus d’humanité autre.
Les objets sont désormais confiés au Musée de Tahiti et des Îles qui
poursuit l’œuvre de sauvegarde et de mise à disposition de ce patrimoine au public en exposant une partie de ces objets recueillis par la
SEO et qui constituent 80% des objets sous sa garde.
La SEO a continué à gérer ses livres entreposés au service des archives
par l’intermédiaire de qui l’Etat a mis à notre disposition un de ses agents
N°309 - Avril 2007
CEAPF en la personne de Hilda Picard dans un local concédé par le Pays.
Depuis 27 ans, Hilda gère nos bulletins d’hier et d’aujourd’hui ainsi que
notre bibliothèque pour les chercheurs de tous ordres : universitaires,
journalistes, écrivains, descendants d’indigènes et de colons en quête de
précisions sur leurs origines, simples curieux… Elle a terminé ce travail
au service de notre patrimoine le 30 mars de cette année 2007.
Sa compétence aimable et enjouée nous manquera. Et comme nous
n’avons pu « scanner » ce que contient sa précieuse mémoire sur les
péripéties de la vie de notre Société, nous nous sentons quelque peu
abandonnés et appauvris. Elle m’a confié souhaiter revenir de temps à
autre travailler avec nous, comme ça, pour le plaisir. Souhaitons que les
jours où elle le décidera, le trajet Papara – Papeete - Papara ne soit pas
un chemin d’agacements éteignoirs de bonne humeur. Tant il est vrai
que de nombreuses bonnes volontés s’effritent dans les embouteillages
et finissent par privilégier la sérénité d’un chez soi, même un peu solitaire à l’absurdité de nos cohues routières.
Nous recrutons un(e) secrétaire comptable à temps partiel au moins
trois fois trois heures par semaine de 9h à midi les lundi, mercredi, vendredi. Elle s’occupera essentiellement de gérer nos bulletins et nos
quelques parutions autres comme les dictionnaires (le dernier étant le
Dordillon) et les livres comme Naufrage à Okaro. Des membres du
bureau ont envisagé d’y être présent les mardi et jeudi ainsi que les autres
jours. La bibliothèque sera désormais fermée au public. Tout au moins
durant un certain temps.
Pour ce numéro commémoratif, votre comité de lecture a sélectionné quatre articles paraissant indépendants les uns des autres au premier abord. Or, en rédigeant le présent avant-propos, curieusement
dans les trois premiers, se dessinent les contours des fondations de la
société polynésienne d’aujourd’hui.
Eric Moana Duval nous initie aux notions de propriété relative et de
propriété absolue. Il dévoile les enjeux de l’introduction du Code civil en
Polynésie française. Il donne à penser sur la manière dont se partagent
dorénavant le foncier et l’espace vital. En tous les cas, le Code civil permit aux colons de s’installer et de devenir propriétaires.
3
Le regretté André Shan nous livre les récits transmis dans la communauté chinoise sur son immigration en Polynésie française qu’il nomme
« colonisation ». Car c’en est bien une et comme telle, elle disqualifie
les colonisés « indolents… paresseux… » Quand on sait qu’à l’arrivée
des colons blancs et chinois, la population indigène n’était plus composée que de survivants d’une catastrophe humanitaire, de convalescents
d’un désastre sanitaire !… Mais dans la lutte pour la vie, c’est souvent
chacun pour soi. Et quand les vestiges d’une population initiale désespèrent, les nouveaux venus affairés prospèrent sous des lois nouvelles.
Avec Laura Schuft, entendons les voix des modèles types de fonctionnaires expatriés : le patriote amer, le fier intégré et le laissezfaire fataliste. C’est une ouverture hélas vite fermée car son professeur
d’université lui a demandé de changer de sujet. Aussi, ce travail est-il
d’autant plus précieux. Espérons qu’il sera repris et poursuivi.
Claude Payri et Eric Conte, nous font découvrir les algues qui furent
et sont encore, consommées aux Marquises et aux Australes.
Le 16 mai 2007, se tiendra notre Assemblée générale de renouvellement de notre Conseil d’administration qui devra impérativement être
composé de personnes disponibles au moins quelques trois heures par
quinzaine. Il n’est plus acceptable que les toujours absents, postulent à
nouveau pour bloquer des postes, alourdissant la charge des dévoués
permanents qu’ont été durant cette mandature : Constant Guéhennec,
Yves Babin, Moetu Coulon, Robert Koenig, Pierre Romain, Jean Kape et,
quand elle le pouvait, Eliane Noble-Demay. Un conseil d’administration
avec des membres fantômes est un luxe que le départ à la retraite de
Hilda nous interdit dorénavant.
Des formulaires de procuration sont contenus dans le présent bulletin. Je vous saurais gré de bien vouloir ne pas systématiquement donner votre pouvoir à votre présidente qui ne peut en porter que deux.
Merci de laisser le nom du bénéficiaire en blanc.
Avant de vous souhaiter « Bonne lecture », ayons une pensée amicale pour deux de nos amis qui viennent de nous quitter.
L’archéologue, Professeur José Garanger joua un rôle déterminant
dans la compréhension des sociétés océaniennes. Ceci en conjuguant
« les méthodes de ‘l’ethnologie du présent et du passé’ »…et
4
N°309 - Avril 2007
« Au-delà d’une collaboration féconde avec les ethnologues, José
Garanger a développé en Océanie les principes d’une ‘ethnologie préhistorique’, telle qu’elle était pratiquée en France par André LeroiGourhan »… Venu à l’archéologie océanienne à un moment de complète mutation des données scientifiques, José Garanger est devenu par
les méthodes qu’il a mises en œuvre... l’un des acteurs essentiels du
renouvellement des connaissances.1 »
Lors du Salon du Livre à Paris en mars 2006, Jean-Jo Scemla a
renouvelé son adhésion à la SEO. Homme de lettres discret et sensible,
exigeant envers lui-même et bienveillant envers les autres, il est revenu
à plusieurs reprises durant ces journées partager quelques moments
avec nous, échanger des propos sur la littérature et sur la vie tout simplement. Il a aimé la Polynésie française où nous l’avons apprécié. Il
était élégance.
Leur souvenir demeure.
La présidente
Simone Grand
1 Avant-propos de Mémoire de pierre, mémoire d’homme – Tradition et archéologie en Océanie – Hommage à José
Garanger. Publications de la Sorbonne (1996) 467p.
5
L’introduction du Code Civil
en Polynésie Française
1842 - 1900
Le milieu juridique français fêtait en 2004, le bicentenaire du Code
Civil. Ce code que beaucoup s’accordent à considérer comme un chefd’œuvre juridique, a eu un grand rayonnement au cours des siècles, en
Europe, mais aussi en Amérique, en Afrique ou en Asie. Il fut promulgué
le 21 mars 1804. Le projet de sa rédaction est dû à la crainte de voir la
société se dissoudre et l’angoisse de ne pas fixer l’essentiel révolutionnaire dans le droit2. Le travail de codification (50% de synthétisation des
lois civiles dans un document unique et 50% de création d’un droit
neuf) fut confié à une commission gouvernementale composée de quatre membres : François Tronchet, Jean Portalis, Félix Bigot de
Préameneu et Jacques de Maleville. La commission présenta un projet
de Code Civil au bout de cinq mois. Ce travail fut ensuite soumis à l’examen du Conseil d’Etat et des assemblées législatives : le Tribunat et le
Corps législatif. En 1804, la vie de l’ensemble des citoyens français est
dorénavant régie par une loi unique qui s’applique à tous. Connu à partir de 1807 sous le nom de « Code Napoléon », le Code Civil, « modèle
de législation » selon Bigot de Préameneu, ne connut pratiquement
aucune modification durant le XIXe siècle. Aujourd’hui, la moitié des
articles est encore d’origine.
2 Halpérin (J-L) 200 ans de code civil, des lois qui nous rassemblent, Dalloz 2004, 69 p.
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En 1804, l’adaptation des citoyens métropolitains au Code Civil, se
fait sans difficulté, car d’une part, celui-ci reprend des règles déjà existantes dans les coutumes provinciales et d’autre part, les nouvelles
règles qu’il introduit répondent aux attentes de la majorité des Français.
L’introduction du code civil, dans les quelques territoires d’outre-mer
français s’appréhende plus difficilement. En effet, les immeubles par
destination de l’art. 524 c. civ. par exemple, comme « les pigeons des
colombiers », « les ruches à miel » ou « les lapins de garenne », sont
plus familiers aux Sarthois qu’aux Réunionnais3… Face aux incompatibilités culturelles ou géographiques qui peuvent surgir, avait été mis en
place le principe de spécialité législative : c’est-à-dire que « le régime
des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales »4.
L’introduction du Code Civil semble dès lors compromise outre-mer, à
un moment où le territoire national y est encore en formation. La question va donc se poser pour l’Océanie qui deviendra un jour, la Polynésie
Française5.
Les Français arrivent en 1838 et établissent un protectorat sur les
îles de la Société, en 1842. La même année, l’archipel des Marquises est
réuni à la France. Dès lors, l’introduction du droit français ne pose pas
de difficultés d’ordre juridique en ce qui concerne les Marquises. En
effet une ordonnance du roi Louis-Philippe, le 28 avril 1843 y rend
applicable les « lois françaises modifiées, soit par ordonnances royales,
soit par les usages du pays »6. Cette ordonnance vérifie donc le principe
de spécialité législative et met en place un procédé d’adaptation de la loi
aux circonstances locales. Si ce principe s’applique à un territoire
annexé, il est d’autant plus vrai pour un territoire sous protectorat.
3 Le professeur Sylvain Soleil précise que le Code Civil sera pourtant introduit à la Réunion comme à Maurice, de sorte
que les Anglais lors de la conquête de Maurice vont s’obliger à respecter le Code.
4 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, p.17 (Constitution de l’an VIII).
5 Comme la période ici traitée s’étend de 1842 à 1900, on utilisera dans cet article l’ancien nom de la Polynésie Française,
Océanie, qui avait court à l’époque.
6 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, pp. 22 et 23.
43
Pour les îles de la Société, comme il ne s’agit que d’un protectorat,
le droit français ne s’applique pas automatiquement, même s’il est soumis à adaptation par des lois ou règlements spéciaux. Dans ce protectorat prévaut alors le principe d’une législation élaborée par des conseils
locaux – ou tout du moins ceux-ci adaptent-ils ou reprennent-ils les lois
de la métropole. Le gouvernement de la reine Pomare IV est le seul à
déterminer la loi pour le protectorat. Les français vont confirmer la coutume locale à travers le code Pomare de 18427. Mais la Reine est absente
au moment de l’établissement du protectorat, consenti par son régent.
Elle est déchue de sa fonction et un conflit de quatre ans s’ensuit8. Cette
absence de gouvernement local stable semble favoriser une première
intégration de quelques normes de droit français, ne serait-ce que pour
régir les relations nouvelles qui s’établissent en Océanie avec les nouveaux arrivants de la métropole. En effet à partir de 1844, les autorités
commencent à vider le contenu du code Pomare de 1842, pour introduire quelques règles plus favorables aux Farani (Français)9. C’est le
début de l’introduction du droit français en Océanie. Ainsi l’interdiction
posée par les articles 12 et 13 du code Pomare de vendre ou louer des
terres aux Occidentaux et la prohibition de toutes transactions entre
Tahitiens est remise en cause en deux temps. D’abord par la loi du 1er
octobre 1844 qui autorise la location des terres aux Occidentaux.
Ensuite par la refonte du code Pomare de 1845, qui autorise la vente des
terres aux Français10.
Dès cette époque, aussi bien pour les territoires qui font déjà partie
intégrante de la France, comme les Marquises, que pour les protectorats, toute législation, même spécialement formée pour l’Océanie ne
peut pas être appliquée directement outre-mer. Une promulgation spéciale par le gouverneur est exigée, à laquelle s’ajoute une publication
7 Panoff (M.) La terre et l’organisation sociale en Polynésie, éd. Payot, Paris 1870, p.27.
8 O’Reilly (P.) Tahitiens, publication de la Société des Océanistes, n°36, Musée de l’Homme, Paris 1975, p.449.
9 Panoff (M.) La terre et l’organisation sociale en Polynésie, éd. Payot, Paris 1870, p.27.
10 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, pp.108-109.
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par insertion dans un journal officiel local : le Messager de Tahiti de
1853 à 1883 et à sa suite le Journal officiel des Etablissements français d’Océanie ou le Bulletin Officiel des Etablissements français
d’Océanie (1843-1902). A Papeete, les lois sont donc applicables le
lendemain de leur publication et le lendemain de l’arrivée du journal,
pour les autres localités11.
La Reine se réconcilie avec le commissaire du Roi, Armand Bruat,
et se trouve rétablie dans ses fonctions. Elle règle alors le fonctionnement du protectorat, le 5 août 1847. Selon la lettre de l’article 5 de cet
accord : « la Reine exerce le pouvoir exécutif » dans le cadre d’une
administration commune avec le commissaire du Roi, devenu gouverneur12. Quelques lois françaises passent, comme celle du 25 mars 1851
sur l’immatriculation foncière13.
Cependant, dans sa fonction, la Reine devient népotique au préjudice de familles locales qui, initialement, lui sont socialement supérieures. Certains gouverneurs ont l’occasion de se plaindre de Pomare14 :
l’autorité de la Reine était alors un obstacle à l’introduction du droit
français de plus en plus nécessaire avec l’arrivée de nouveaux
Occidentaux voulant ouvrir des exploitations ou développer le commerce. En effet, les relations juridiques entre eux, les Tahitiens et le territoire sont confuses et l’usage commercial s’oppose à l’usage rituel15.
Or, face à ce blocage de la progression du droit français, il faut respecter
le principe d’administration et de législation locale par les Tahitiens. La
solution réside alors dans « l’assemblée législative tahitienne » qui
assiste le gouvernement Pomare. Le gouverneur renforce alors le rôle de
cette assemblée, disposant d’une autorité sur les archipels de la Société
et des Tuamotu. De 1851 à 1863, cette assemblée permit d’introduire le
11 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, pp. 22 et 23.
12 O’Reilly (P.) Tahitiens, publication de la société des Océanistes, n°36, Musée de l’Homme, Paris 1975, pp. 450-451.
13 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p.109.
14 O’Reilly (P.) Tahitiens, publication de la société des Océanistes, n°36, Musée de l’Homme, Paris 1975, pp. 450-451.
15 Langevin (C.) Tahitiennes, de la tradition à l’intégration culturelle, L’Harmattan 1990, p.38.
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droit français à Tahiti, à travers des lois tahitiennes16. On passe ainsi
outre la réticence de la Reine.
Parallèlement, à Paris d’un point de vue plus général, on envisage
l’extension automatique des lois de la métropole à l’outre-mer. Il s’agit
alors de savoir si les lois fondamentales de l’Etat ne sont pas de plein
droit applicables à l’outre-mer. En effet, la Cour de Cassation reconnaît
dans sa jurisprudence qu’une application sans promulgation est déjà
possible pour certaines lois (comme le code forestier automatiquement
applicable en Algérie). Cependant cette idée d’application automatique
est balayée par un Sénatus-consulte de 1854 qui rappelle la nécessité
d’une promulgation spéciale et locale17. Cette automaticité aurait sans
doute porté atteinte au principe de spécialité législative, car la loi n’aurait plus été adaptée ni par le gouverneur, ni par l’administration
Pomare et l’assemblée législative tahitienne.
L’introduction du Code Civil en Océanie est loin d’être acquise, car
le statut de protectorat ne le permet pas. L’assemblée législative de Tahiti
intègre peu de normes issues de la législation française et certainement
pas le Code Civil en entier. Lieu de débordement et d’éthylisme18, cette
assemblée ne fut plus réunie à partir de 186319. Dorénavant, le principe
de l’accord de 1847 sur l’organisation du protectorat, selon lequel la
Reine a la seule administration du territoire, s’applique pleinement,
même si elle est appuyée par le gouverneur. De plus le gouvernement
Pomare conserve seul l’administration de la justice, alors constituée de
tribunaux coutumiers qui appliquent uniquement les usages locaux20. La
progression du droit français en Océanie et l’intégration du Code Civil ne
dépendent plus dès lors que de la Reine Pomare.
16 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p. 59.
17 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 473 n°276.
18 O’Reilly (P.) Tahitiens, publication de la société des Océanistes, n°36, Musée de l’Homme, Paris 1975, p. 451.
19 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p. 59.
20 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 452 n°174.
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Une étape décisive est alors franchie le 14 décembre 1865. A cette
date, Pomare consent à prendre une ordonnance royale qui porte attribution aux tribunaux français du contentieux pénal (crimes, délits et
contraventions) mais aussi des contestations civiles « autres que celles
relatives à la propriété des terres »21. Cette ordonnance dépossède donc
les tribunaux coutumiers de la quasi-totalité de leur compétence. Or
ceux-ci appliquaient jusqu’ici le droit coutumier ainsi que les rares loi
tahitiennes qui transposent le droit métropolitain. Une question fondamentale se pose alors pour les juridictions civiles françaises : faut-il
appliquer le droit coutumier ou le droit civil français ? La réponse est
donnée le 27 décembre 1865 par un arrêté du commissaire impérial,
qui enjoint aux juridictions de l’île d’« appliquer les dispositions du
Code Napoléon ». Une loi tahitienne du 28 mars 1866 – prise par l’assemblée législative tahitienne réunie exceptionnellement en 1866, pour
la circonstance22– reprend l’ordonnance royale de Pomare du 14
décembre 1865 et dispose que « les contestations entre indigènes
autres que celles relatives aux lois de la propriété des terres, seront de
la compétences des tribunaux du protectorat qui jugeront conformément aux lois françaises »23. En vertu de ces trois textes (l’ordonnance,
l’arrêté et la loi) les tribunaux français peuvent dorénavant appliquer
l’intégralité du Code Civil (Code Napoléon) à l’exception de tout ce qui
touche à la propriété foncière au sens large : la propriété immobilière
en elle-même, avec les servitudes, mais aussi les moyens dont on l’acquiert par succession, donation, vente, échange…
Cette réserve sur le contentieux de la propriété foncière s’avère
conséquente mais nécessaire car les conceptions océaniennes et françaises sont radicalement différentes. En France, depuis l’avènement du
Code Civil, la propriété est un droit individuel et absolu, c’est-à-dire
qu’une seule personne est propriétaire de la totalité des droits qui s’y
21 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 452 n°174.
22 O’Reilly (P.) Tahitiens, publication de la société des Océanistes, n°36, Musée de l’Homme, Paris 1975, p.451.
23 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, pp. 22 et 23.
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rattachent et principalement le droit d’utiliser (usus), de récolter les
fruits (fructus) et d’aliéner (abusus). En cas d’indivision, cela ne
change pas : les co-indivisaires disposent chacun et individuellement de
la totalité de ces droits. La propriété océanienne est tout l’inverse, elle
est relative et collective. En effet, une personne ne peut pas être propriétaire des trois droits – usus, fructus, abusus – à la fois. La propriété
océanienne appartient au groupe familial, mais elle est inaliénable, il est
par exemple impossible de la vendre. Autrement dit, le droit d’aliéner
n’existe pas. Le droit de récoler les fruits juridiques (exemple : couper
les cocotiers) et les différents droits d’usage existant (exemple : droit
de pâture, droit d’habitation…) peuvent être possédés par une multitude de mandataires de la famille. Seuls ces droits d’usage sont transmissibles et aliénables, par le mandataire24.
Si l’on y regarde de plus près, la conception océanienne de la propriété n’est pas si étrangère à la conception occidentale. En métropole,
avant le Code Civil, la propriété de l’Ancien Régime était tout à fait semblable : le seigneur et les roturiers possédaient des droits différents sur la
même terre, la propriété était relative car certains possédaient sur la parcelle, le droit de pâture, d’autres le droit de couper des arbres, d’autres
encore le droit d’habiter… Aujourd’hui encore en droit anglais on
retrouve ce principe de propriété relative. Finalement, en Polynésie où le
prestige du chef est tributaire de la terre qu’il possède et sur laquelle vivent
ses sujets25, on retrouve ce principe de propriété relative présent dans
toutes les sociétés féodales. Or la société polynésienne est aussi une
société féodale26. Il n’est donc pas possible que les sujets possèdent de
manière absolue la terre, car la supériorité du chef ne serait plus justifiée.
Pour que le droit de propriété puisse être absolu, la société doit
être basée sur l’égalité sociale de tous les individus qui la composent,
24 Panoff (M.) La terre et l’organisation sociale en Polynésie, éd. Payot, Paris 1870, p.45.
25 Langevin (C.) Tahitiennes, de la tradition à l’intégration culturelle, L’Harmatthan 1990, p.98, illustration : le prestige
de la terre, à Tahiti.
26 Panoff (M.) La terre et l’organisation sociale en Polynésie, éd. Payot, Paris 1870, p.13.
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N°309 - Avril 2007
c’est-à-dire une société de citoyens. Or dans la propriété relative tous les
droits exercés sur la terres ne sont pas égaux : les droits les plus importants appartiennent à la collectivité familiale ou au chef. Dans une
société juridiquement égalitaire, la constitution des hiérarchies est
déconnectée de la possession de la terre. Chacun peut donc posséder
une propriété foncière absolue (usus, fructus, abusus) sans que cela
ébranle la hiérarchie sociale.
L’égalité juridique est l’essence du Code Civil. La conception absolutiste de la propriété est son cœur, suite aux abus et à la complexité du
droit foncier de l’Ancien Régime27. Cependant en 1804, cette conception
qui reprend le droit romain, est très isolée, face à des sociétés qui fonctionnent encore sur le mode féodal. Revenant à la question de la propriété polynésienne, plus qu’une opposition entre droit français et droit
océanien, il s’agit plutôt d’une confrontation entre droit féodal et droit
romain28.
Concrètement cette réserve apportée par Pomare à travers son
ordonnance du 14 décembre 1865, à la compétence des tribunaux français, se traduit par le maintien des tribunaux coutumiers. Ces tribunaux
compétents pour les litiges relatifs à la terre, sont appelés Toohitu.
27 Anne-Marie Patault note dans son Introduction historique au droit des biens (PUF 1989, p.164-163) l’altération des
mécanismes féodaux de la simultanéité des propriétés dès les XIVe et XVe siècles. En effet « les institutions mises en place
coutumièrement au Moyen Age pour traduire la force de la propriété directe (ou éminente) du seigneur, disparaissent ou
deviennent de simples formalités à caractère fiscal ». Les rituels d’hommage et de foi sont remplacés par des actes écrits
d’aveu et dénombrement à chaque changement de propriétaire.
28 Rouland (N.) dans son Introduction historique au droit français (PUF 1958, pp. 498-499) précise que ce genre de
confrontation entre conception juridique métropolitaine et locale n’est pas propre à la Polynésie. En effet, il indique que
dans l’ensemble de la conquête coloniale « le colonisateur français se trouve pris dans une contradiction. D’un côté, la justification de l’aventure française outre-mer réside dans l’assimilation des indigènes. Elle doit notamment aboutir à l’application de la conception civiliste à la propriété du sol. Mais d’autre part, celle-ci ne correspond en rien aux coutumes indigènes ; de plus, ce transfert signifierait que dès à présent, l’autochtone est l’égal du colonisateur, ce qui n’est nullement
accepté, surtout sur place. Enfin, l’écho des doctrines de Vattel se fait entendre : l’indigène n’utilise pas le sol de manière
rationnelle. Donc, on ne peut lui reconnaître la maîtrise qu’après vérification, notamment de son intention de se comporter
de façon moderne. Comme l’écrit Boudillon (un spécialiste du droit foncier) en 1907 : « La question de la mise en valeur
du sol qui dans la métropole a cessé complètement ou à peu près de se poser, constitue au contraire le point capital d’un
programme de colonisation tel qu’il se conçoit à notre époque ».
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Ces tribunaux spéciaux étaient composés de sept notables tahitiens qui
tranchaient les litiges grâce, d’une part à l’examen des généalogies de
chacun des plaideurs et d’autre part, à l’audition des témoins qui donnent leur avis sur la généalogie – en raison des lacunes de l’état-civil29 –
et la propriété de la terre (preuve testimoniale)30. C’est tout l’inverse des
dispositions du code civil qui exige une preuve écrite et n’accorde aucun
effet de droit à l’apparence de la propriété. Cette juridiction ne valait
donc que pour les litiges entre les Tahitiens, suivant la loi tahitienne de
1866. Les litiges fonciers entre Popa’a (occidentaux) et Tahitiens relèvent quant à eux des juridictions françaises, qui doivent en principe
appliquer le Code Civil, suivant l’arrêté du 27 décembre 1865.
Cette attribution de compétence aux juridictions françaises en
matière civile et pénale, motive alors le gouvernement pour organiser
l’administration judiciaire en Océanie. Cette réglementation intervient
par décret impérial, le 18 août 1868. Deux justices de paix sont créées
à Taravao et Anaa, et un tribunal de première instance ainsi qu’un tribunal supérieur d’appel sont établis à Papeete. Cette organisation sera
complétée en 1882 par la création d’une justice de paix aux Gambier et
à Moorea31. Ce sont généralement les règlements organisant la justice
outre-mer, qui y introduisent le droit civil. Comme ici la reine Pomare
avait déjà consenti cette introduction en 1865, le décret de 1868 ne fait
que réitérer la base légale pour les tribunaux. En effet, il dispose
qu’« en matière civile (…) les tribunaux français de l’Océanie (…)
appliquent la loi française ». Ce règlement rend définitivement applicable le Code Civil à l’ensemble du territoire de l’Océanie32. Ceci dit la
même réserve de compétence des tribunaux est conservée dans l’article
4 du décret :
29 Langevin (C.) Tahitiennes, de la tradition à l’intégration culturelle, L’Harmattan 1990, p. 99.
30 Panoff (M.) La terre et l’organisation sociale en Polynésie, éd. Payot, Paris 1870, p. 27.
31 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 452 n°174.
32 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, pp. 22 et 23.
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« Toutefois les contestations entre les indigènes des Etats du protectorat, relatives à la propriété des terres seront soumises à la juridiction spéciale maintenue par l’ordonnance de Sa Majesté la Reine Pomaré, en date du 14 décembre 1865 »33.
Cependant, le gouvernement français s’achemine de plus en plus
vers une « législation empruntée à la métropole ». Le principe de la
législation pour l’outre-mer est alors l’assimilation aussi complète que
possible avec « la mère patrie ». Plus spécifiquement cela induit une loi
unique pour les transactions et les procès. On conçoit en effet que les
Français qui arrivent de la métropole doivent avoir la même législation,
pour pouvoir développer les relations commerciales. La loi civile de la
métropole est donc promulguée au début avec de nombreuses réserves
en raison des divergences de conception sur la propriété34. Parallèlement
la compétence des tribunaux français est sans cesse augmentée en
matière civile foncière, par le biais des contentieux qui ne relèvent pas
des Toohitu, c’est-à-dire ceux qui n’opposent pas uniquement des
Tahitiens.
Mises à part les dispositions du Code Civil portant sur la propriété
foncière, les autres règles sont introduites en Océanie par promulgation
spéciale du gouverneur et appliquées par les tribunaux. De concert avec
la Reine, puis avec le roi Pomare V, les gouverneurs successifs adaptent
les lois métropolitaines au moment de la promulgation spéciale. C’est
ainsi qu’en 1877, le gouverneur modifie le délai de deux jours imposé
par le Code Civil pour la déclaration des naissances, en raison des circonstances géographiques35. Pareillement le consentement des parents
au mariage de leurs enfants, n’est pas obligatoirement formulé dans un
acte notarié, mais simplement légalisé par l’autorité locale36.
33 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 567 n°838.
34 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 567 n°838.
35 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, p. 38.
36 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, p. 41.
51
A l’aube de 1880, le Code Civil est déjà bien introduit en Océanie,
la seule réserve demeure toujours la propriété foncière. Le 29 juin
1880, Pomare V décide de la réunion à la France, des îles de la Société
et de ses dépendances. Cette réunion aurait pu entraîner la suppression de la réserve de compétence sur la propriété foncière, mais
Pomare subordonne son engagement à une condition : « nous désirons que l’on continue à laisser toutes les affaires relatives aux terres
entre les mains des tribunaux indigènes ». Le Sénat et la Chambre des
Députés ratifient l’engagement de Pomare V par la loi du 30 décembre
1880, à laquelle est annexée la déclaration du Roi. La compétence des
tribunaux Toohitu est donc indiscutable en matière de propriété foncière. Pour leurs jugements, ces juridictions se fondent alors sur les
seules lois locales du 30 novembre 1855 et du 7 avril 1866. Par le
traité de 1880, la suppression du protectorat ne change donc rien à
cette législation en matière de terre37.
Ceci dit concernant l’application du Code et des lois civiles en général, la réunion des deux Etats n’entraîne pas ipso facto, l’application de
la législation française. Pour respecter le principe de spécialité législative, la France doit donc manifester sa volonté expresse d’opérer l’extension de sa propre législation. La condition de l’extension est donc double. Il faut d’abord une déclaration d’applicabilité à l’Océanie, formulée
soit dans la loi concernée elle-même, soit par un décret distinct. Ensuite,
la norme doit faire l’objet d’une promulgation spéciale par arrêté du
gouverneur – maintenue par le décret de 1885 – pour rendre la loi obligatoire, à défaut, elle est facultative. Cette promulgation spéciale vise la
déclaration d’applicabilité et non la loi concernée38. Finalement, il n’y a
pas de différence avec le système antérieur du protectorat. Mais dorénavant, la loi civile de la métropole est le principe. Certains décrets d’application permettent des adaptations aux circonstances locales, comme
celui du 27 janvier 1883, qui souhaite faciliter les unions légitimes en
37 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 567 n°838.
38 Camerlynck (G-H) Code civil de l’Union Française, LGDJ 1950, pp. 3 et 4.
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dispensant les époux de demander l’autorisation aux ascendants directs
pour se marier ou encore en les dispensant de produire leurs actes de
naissances, de procéder aux publications des bans39…
Suite à la réunion des îles de la Société, les Marquises déjà réunies
à la France depuis 1842 sont placées sous l’administration de Tahiti en
1881. Les Gambier sont réunis à la France en 1881 mais les habitants
refusent le Code Civil et conservent leurs coutumes codifiées. Pour le
gouverneur Lacascade : « ce code [local] (…) [est une] entrave à
l’introduction [des] mœurs et [des] lois » françaises. Une même
opposition au droit français est manifestée aux Australes où les habitants de Rapa déclarent : « Nous ne comprenons ni n’admettons votre
intervention dans nos affaires. Nous avons accepté le pavillon de la
France, mais nous avons stipulé que nous ne voulions rien de ses lois ».
C’est ainsi que toutes les mesures du Code Civil et surtout l’état-civil, y
sont rejetées40.
Le Code Civil, étant dorénavant le principe en Océanie, les gouvernements français successifs vont s’employer à faire disparaître tout ce
qui y fait exception. L’exception majeure reste la propriété foncière.
C’est le 24 août 1887, qu’un décret portant délimitation de la propriété
en Océanie met un terme à la propriété coutumière ainsi qu’aux
Toohitu. Le code local des Gambier est alors supprimé et le Code Civil
s’applique dorénavant en intégralité dans tous les archipels d’Océanie41.
Le décret de 1887 prévoit alors une procédure spécifique à l’Océanie
pour appliquer les dispositions du Code Civil relatives à la propriété
foncière.
Ceci dit dans une large mesure, cette application du Code Civil à la
propriété foncière océanienne, fait échec. En effet, les gouvernements
39 Bécquet (L.) Répertoire du droit administratif, Paris1884, tome 4 p. 567 n°838.
40 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p. 66-70.
41 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p. 70.
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veulent classer les divers éléments de cette propriété dans les cadres
civilistes de la propriété. Or cette opération est impossible car les
conceptions françaises et océaniennes sont radicalement opposées et
inconciliables. En 1804, la conception absolutiste de la propriété foncière du Code Civil était justement née du refus de la conception
ancienne de propriété relative. L’application du Code Civil à l’Océanie,
en cette matière va donc s’avérer désastreuse. Les Tahitiens ne conçoivent pas pouvoir céder autre chose que l’usage de la propriété, conformément à leur coutume. C’est la raison pour laquelle, quand en 1845
la vente de terre aux Français est permise, les Tahitiens vont leur céder
une propriété relative (usus, parfois fructus) alors que les Français
seront persuadés d’acquérir une propriété absolue42 (usus, fructus,
abusus). Les Métropolitains se plaignent donc de ne pas disposer d’une
propriété véritablement reconnue et les Tahitiens ont le sentiment
d’avoir été spoliés43.
Parallèlement, comme on ne voit plus la propriété foncière en
Océanie qu’à travers le spectre du Code Civil, on fausse la réalité juridique. On nie la propriété relative – où par exemple une première personne disposait du droit de couper les cocotiers, une deuxième de faire
paître les bêtes, une troisième de pêcher et une quatrième d’habiter –,
pour considérer qu’il s’agit uniquement de l’indivision d’une propriété
absolue – où, dans le même exemple, les quatre personnes disposeraient
chacune des quatre droits : couper, faire paître, pêcher et habiter –.
Pour réaliser une transaction, il faut dorénavant réunir les signatures
42 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p. 107.
43 A la différence d’autres territoires d’outre-mer, les terres d’Océanie disposent de possesseurs bien identifiés. Par contre
en Afrique Occidentale Française, Roulant (N.) souligne dans son Introduction historique au droit français (PUF 1958, p.
499), que l’Etat français s’est d’abord considéré comme successeur des chefs précoloniaux pour s’attribuer la propriété des
terres, mais des juristes se sont élevés contre se procédé qui diverge de la « mission civilisatrice de la France », car la
France « ne peut se proclamer le successeur de souverains 'barbares', imposant des coutumes cruelles à leur peuple ».
Avec un décret du 23 octobre 1904, on s’est alors reporté sur les articles 539 et 713 du Code Civil à propos des terres
vacantes et sans maître, pour justifier l’attribution. En 1935 un autre décret ajoute que pour recevoir cette qualification,
les terres doivent avoir été inexploitées ou inoccupées depuis dix ans. Cette prescription extinctive d’un droit ancestral est
difficilement comprise des paysans africains.
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d’une foule de propriétaires indivis. On rejette la généalogie comme
preuve de la propriété, pour la remplacer par la preuve par écrit (enregistrement)44.
L’application du Code Civil en matière de propriété foncière
entraîne aussi certains abus. Comme initialement, les droits dont disposaient les Tahitiens sur les terres n’étaient pas tous égaux, ce sont ceux
qui disposent des droits les plus importants qui bénéficient le plus de la
nouvelle législation et se font ainsi reconnaître des droits proportionnellement plus importants que ceux dont ils disposaient sous l’empire de la
coutume. C’est ainsi qu’à Tahiti, des chefs obtiennent la propriété de
grandes terres, au détriment de leurs anciens sujets ; aux Tuamotu des
insulaires se font reconnaître la propriété de motu entiers sur lesquels
ils n’avaient initialement aucun droit45. Des ajustements interviendront
par la suite, à travers une reprise par les tribunaux français du système
probatoire coutumiers, en accordant plus d’importance à la preuve
orale. Mais une fois ces droits établis, ils se heurtent souvent aux cadres
civilistes de la propriété foncière, comme la prescription acquisitive des
possesseurs de la terre46.
44 Roulant (N.) précise dans son Introduction historique au droit français (PUF 1958, p. 500), que l’immatriculation foncière
généralisée à l’ensemble de l’outre-mer français est une institution venue des droits anglo-saxons, le système Torrens, du nom
de son initiateur. Le Torrens act est une loi de 1857 par laquelle des titres de propriété devaient être attribués aux possesseurs
de terre en Australie du Sud. Il fut étendu à de nombreux territoires anglo-saxons en voie de peuplement (Honduras britannique en 1858, Utah en 1917, etc.). Il entre dans le droit colonial français en vertu du décret foncier du 26 juillet 1906, valable pour tout l’AOF, qui repose sur le principe de l’immatriculation des immeubles au registre foncier. Les indigènes qui veulent
se voir reconnaître un titre de propriété individuelle sûr et définitif doivent passer par la procédure instituée par le décret. Il
leur faut obtenir un certificat du maire de leur commune ou de l’administration de leur circonscription constatant les modalités
de détention du sol. Si le détenteur exploite le sol de façon « rationnelle », c’est-à-dire productive et moderne, à l’européenne, l’autorité lui délivre ce certificat. Dans le cas contraire, il reste dans la précarité du droit coutumier, inférieur à celui
du colonisateur, et sous la menace d’une affirmation des droits de l’Etat sur l’immeuble concerné. Dans la pratique, fort peu
de terres furent immatriculées, le paysan préférant suivre ses coutumes ». On peut toutefois douter de cette influence anglosaxonne d’une part et de la date de 1906 pour l’introduction de cette règle d’autre part, puisque Toullelan relève dès le 25
mars 1851, une loi française portant sur l’immatriculation foncière (Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication
de la Sorbonne 1984, p.109).
45 Toullelan (P.-Y.) Tahiti colonial 1860-1914, publication de la Sorbonne 1984, p. 111 et 114
46 Langevin (C.) Tahitiennes, de la tradition à l’intégration culturelle, L’Harmatthan 1990, p.99 et 100
55
Ce point de résistance de la coutume face à l’introduction du Code
Civil en Océanie, traduit donc un attachement indéfectible des
Polynésiens à leur conception relative de la propriété foncière. Il est
d’ailleurs paradoxal de constater l’inapplicabilité d’un code qui en 1804
a eu pour but notamment de proclamer la propriété. Mais les conceptions de la propriété entre la métropole et l’Océanie sont si différentes…
A l’inverse, les autres dispositions du Code Civil sont rapidement intégrées par les Océaniens et garantissent l’égalité juridique entre tous les
citoyens français de métropole et d’outre-mer47.
Eric, Moana Duval
47 Bibliographie complémentaire : Halpérin (J.-L.) Le Code Civil, Dalloz 2003 et L’impossible Code Civil, PUF 1992 ; Bart
(J.) Histoire du Droit, 2e éd., Dalloz 2002, 146 p. ; Durand (B.), Chêne (C.) et Leca (A.), Introduction historique au droit,
Montchrétien 2004.
56
Un Chinois raconte :
les premiers immigrés chinois
en Polynésie française
48
Une implantation précoce non programmée
En cherchant dans les archives, les premiers Chinois seraient arrivés bien avant 1860.
En effet, dès les années autour de 1840, plusieurs dizaines de
Chinois auraient pris pied sur le Territoire. Probablement en route pour
les Etats-Unis, ces Chinois auraient débarqué ou été débarqués occasionnellement par des navires britanniques au cours de touchées pour
refaire éventuellement de l’eau ou des provisions à Tahiti ou dans l’une
des îles du groupe. Ils auraient construits le premier temple chinois qui
fut détruit lors d’un incendie en 1982. Ce temple portait l’inscription suivante à l’entrée : « Fait en l’an 3 du règne de Tsou Tsu », soit 1856
selon le calendrier romain. Ces immigrés involontaires possédaient pour
la plupart, divers objets de culte qu’ils avaient emmenés avec eux. Ils
croyaient en effet que grâce à ces objets (bombe de parfum en bronze,
plaquettes d’ancêtres et effigies de divinités) ils resteraient liés au grand
pays qu’ils avaient été obligés de quitter. Malgré la distance et l’éloignement, ils n’étaient pas seuls et isolés. Dans ce pays étranger ils ressentaient le besoin de se regrouper entre personnes originaires du même
village, de la même province ou parlant le même dialecte. Selon les traditions orales parvenues jusqu’à nous la plupart se mirent avec les
48 N.d.e. Ce texte remis par monsieur A. Shan il y a bien des années, méritait d’être partagé. Nous l’avons respecté tout
en ayant apporté quelques corrections au niveau de l’orthographe, de maladresses d’expression et d’éléments historiques.
femmes du pays et firent souche... Cette même tradition orale fait même
état de crânes retrouvés dans des grottes funéraires ayant des dents en
or ou en argent. Je n’ai jamais eu l’occasion au cours de visites de nombreuses grottes funéraires, de tomber sur un de ces crânes... Il y a une
anecdote assez connue sur Anaa, atoll des Tuamotu, où l’on parle du cuisinier chinois d’une expédition scientifique russe qui, après le naufrage
de son navire à Anaa se réfugia à terre et fit souche avec une femme de
l’île. Selon certaines traditions il s’agirait de l’ancêtre de la famille Taufa.
Ce que l’on sait de ces premiers colons Chinois c’est qu’aucun,
peut-être que le contexte de l’époque ne s’y prêtait pas, ne se fit commerçant, ni même cuisinier. Nous pensons qu’ils se firent maraîchers ou
horticulteurs.
L’immigration la plus importante, les tensions internes,
le mythe
C’est en 1862, lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis que la
plus grosse immigration chinoise se fit. En effet du fait du blocus de la
production de coton des Etats du Sud par le Nord, le coton se fit rare.
Pour pallier cette pénurie William Stuart citoyen américain imagina de
cultiver cette plante à Tahiti. Il pensa à la main-d’oeuvre chinoise qui
avait fait ses preuves notamment dans la construction des chemins de fer
aux Etats-Unis, main-d’oeuvre bon marché, âpre au travail et facilement
disciplinée. Il se mit en contact alors avec les compradores de Hong
Kong et Shangaï qui se mirent à embaucher des coolies.
Il y eut aux moments les plus forts, près de 5000 Chinois49 travaillant
dans la grande plantation d’Atimaono. Si dans leurs relations avec les
autorités et le propriétaire de la plantation les Chinois étaient dociles ;
entre eux, il ne se passait pas un jour sans histoires, rixes ou même
crimes. Les querelles, rivalités de clans etc. généraient des bagarres
incessantes dont les effets troublaient la bonne marche de la plantation.
49 N.d.e. Ceci paraît bien excessif ; la moitié serait plus probable. Toutefois, selon Cuzent, en 1858, la population indigène
était de 6198 à Tahiti et 960 à Moorea. En 1860, elle était de 7169 à Tahiti (3878 hommes et 3291 femmes) et 1114 à
Moorea (603 hommes et 511 femmes).
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Les châtiments corporels assez lourds n’arrivaient pas à dissuader les
Chinois de cesser leurs bagarres intestines. Il fallut sévir d’une façon
exemplaire. Des rixes entraînèrent la mort d’un ouvrier. Stuart demanda
au ou aux coupables de se dénoncer. Dans un premier temps ce fut
peine perdue... Il menaça alors les coolies d’un châtiment collectif,
c’est-à-dire le renvoi en Chine. Alors là, après tractations et conciliabules, un coupable se présenta : Shim Soo Paul. Après un simulacre de
jugement il fut condamné à la décapitation, ce sera l’occasion d’essayer
la nouvelle machine du docteur Guillotin, fraîchement arrivée dans la
colonie. Au jour fixé, le prisonnier fut emmené sur la place prévue pour
le supplice où il dut, avant de passer sa tête dans la lucarne, assister à
plusieurs essais de la guillotine sur des troncs de bananiers ! Puis justice fut rendue. La tradition populaire perpétuée encore aujourd’hui
prête à Paul Shim Soo des sentiments humanitaires très élevés. Innocent
du crime reproché, il se serait sacrifié pour éviter la punition collective
à ses compatriotes.
En ce qui me concerne, connaissant un peu la mentalité des coolies
et les croyances et aspirations de mes compatriotes, je pencherai plutôt
pour une autre version. Les Chinois ont une vision de la vie et de la mort
différente des Occidentaux. Pour eux, la vie après la mort continue sur
un autre plan, dans une société similaire à la société terrestre avec ses
mandarins et le peuple. Les riches restaient riches et acquéraient des
mérites par des offrandes que leur faisaient ceux qui étaient restés
vivants. Un pauvre coolie qui mène une existence misérable sur terre
pourrait dans l’autre vie acheter une charge mandarinale et vivre une
existence luxueuse si les vivants lui faisaient des offrandes de papier
sapèques ou des lingots d’or ou d’argent, ces produits s’achetaient dans
le monde terrestre.
Selon ma version très personnelle, il y aurait eu marchandage et
accord dans le cas du soi-disant martyr. La communauté chinoise
actuelle a perpétué ce rite et aujourd’hui encore elle sacrifie tous les
ans de nombreuses offrandes à Shim Soo. Elle a même été plus loin
car elle a édifié un autel au temple de Mamao dédié à la mémoire de
Shim Soo promu au rang d’ancêtre et peut-être un jour, qui le sait,
divinité.
59
Les sociétés secrètes
Ces coolies chinois avaient aussi apporté avec eux les Sociétés
Secrètes de Chine : Lotus Blanc, Triade, Boxer etc. La première société
de l’époque semble avoir été la Société des cinq provinces, société
secrète qui avait pour but l’entraide entre sociétaires et gérait aussi les
enterrements. Cette société a aujourd’hui entièrement disparu et a été
remplacée par la Société Si Ni Tong, secrète au départ mais qui
aujourd’hui ne s’occupe plus que d’entraide et de « social », gérant le
cimetière ainsi que le temple de Mamao.
La vague fondatrice de la communauté actuelle
Sur ces 5000 Chinois la majorité en fin de contrat fut rapatriée en
Chine. Seuls moins d’une centaine décidèrent de rester à Tahiti, se
marièrent avec des filles du pays, s’installèrent maraîchers et 3 ou 4
ouvrirent un restaurant à Papeete, aux alentours du marché. Ce furent
les points de ralliement des Chinois de la deuxième vague, fondateurs de
la communauté chinoise actuelle. En 1898 six Chinois dont Chin Foo
débarquèrent à Papeete en provenance de San Francisco. L’histoire de
l’arrivée de ces six Chinois est assez intéressante. Selon les témoignages
recueillis, Monsieur Chin Foo était allé à San Francisco attiré par le
mirage de la « Montagne d’or », nom donné par les Chinois à San
Francisco. Donc Chin Foo arriva à San Francisco avec dans la tête les histoires fabuleuses d’or à San Francisco. Selon les rumeurs qui circulaient
en Chine, on n’avait qu’à se baisser pour ramasser les grosses pépites
qui tapissaient littéralement le sol. Or il dût vite déchanter en arrivant
car, d’or point mais des mineurs turbulents, violents et xénophobes. Il y
en avait partout, attrapant les Chinois, les rouant de coups et sous la
menace de leurs armes à feu, les enduisaient de peinture et suprême
humiliation, leur coupaient la natte. Humilié Chin Foo se réfugia dans le
quartier chinois où avec quelques amis ils prirent l’habitude de se rencontrer dans un salon de thé pour discuter de la situation et du pays. Un
jour, alors que les amis étaient réunis, quelqu’un amena un journal de
la place ou R.L. Stevenson publiait une série d’articles sur un voyage qu’il
venait d’effectuer dans le Pacifique Sud. Il parlait de « Tahiti le pays de l’Eté
perpétuel » où la Nature était prolifique, où tout y poussait à foison : fruits
60
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tropicaux, vanille, café, et en plus les filles y étaient belles et facilement
accessibles, leurs seins nus etc. Au fil des pages, nos compères petit à
petit se firent à l’idée d’y émigrer. Ils se rendirent les jours suivants à
l’ambassade de France se renseigner sur les formalités à remplir pour y
aller. Ils obtinrent tous un laissez-passer et un visa. Justement, un voilier
4 mâts le Tropic Bird allait s’y rendre dans les semaines suivantes. Nos
six amis réservèrent leurs places et après un voyage de deux semaines
ils virent apparaître Tahiti avec ses pics couverts de végétation : une
vision de rêve.
Dès le débarquement nos six amis se mirent à arpenter les rues de
la « ville », ils virent les Indigènes à la peau bronzée et furent assaillis
par la fragrance ambiante faite d’un mélange de vanille et de mille fleurs
exotiques. Les premières impressions étaient à la hauteur des espérances mûries pendant le voyage. En continuant leurs pérégrinations
dans cette ville nouvelle ils arrivèrent tout bonnement aux alentours du
marché et là oh ! Surprise ! Ils virent l’enseigne en chinois et français
d’un restaurant le « Youn Foung Tai ». Ravis nos compères s’y précipitèrent et firent connaissance avec le propriétaire, un ancien coolie
d’Atimaono arrivé vers 1869 et qui était resté à Tahiti après le rapatriement de ses compatriotes. Quoique les dialectes diffèrent, ils réussirent
à converser en punti ou cantonais. Après plusieurs heures de conversation, ils en vinrent à exposer le motif de leur venue et se renseignèrent
sur les possibilités commerciales dans la Colonie.
L’introduction de nouvelles habitudes culinaires
et de nouveaux colons
Ils décidèrent vu la faiblesse de leurs finances que la meilleure activité serait le colportage, activité relativement facile d’autant plus que les
Indigènes étaient relativement indolents50. On leur vendait même de l’eau
bouillante, car allumer un feu pour bouillir de l’eau était un désagrément pour beaucoup d’Indigènes. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nos six amis
50 N.d.e. Il n’est pas le premier à parler d’indolence indigène depuis cette période-là ; en contraste flagrant avec les
observations de Wallis, Cook et même Morrison décrivant une société dynamique et prospère. Les survivants des maladies
auraient-ils été dépressifs ?
61
décidèrent dans un premier temps de prendre pension chez notre commerçant chinois et dès qu’ils pourraient, lorsque les finances iraient
mieux et lorsqu’ils auront appris la langue du pays, ils chercheraient à se
loger ailleurs. Leurs premières expériences furent assez dures car ils ne
parlaient pas la langue du pays mais avec force gestes ils purent se
débrouiller. Ils vendaient des bonbons, des bâtons d’allumettes, de l’eau
bouillante, du sucre etc. Bientôt ils imaginèrent faire des pâtisseries avec
de la farine et du sucre. Ils adaptèrent quelques recettes et inventèrent le
firifiri. Tout de suite ce fut un succès et les pièces d’argent s’amoncelaient au fil des jours d’activité. La première année passa assez vite et nos
six compères avaient réalisé leur premier pécule assez important pour un
établissement autonome. Très vite, chacun trouva un local et selon les
affinités, ils se firent l’un cuisinier, l’autre vendeur de parfums, un autre
pâtissier mais tous ouvrirent un commerce ayant trait à la vente de marchandises diverses. Bientôt ils écrivirent en Chine pour commander
divers produits, surtout alimentaires. Profitant de cette correspondance,
certains firent venir qui un frère, qui un cousin ayant des connaissances
en comptabilité pour les aider dans leurs nouvelles activités. Avec ces
renforts ils se mirent à acheter des produits locaux : café, vanille, nacre
etc. Avec les contacts de San Francisco ils organisèrent un début d’exportation vers les Etats-Unis. L’exportation des produits tahitiens fut un succès et ce secteur d’activité prit un essor rapide. Bientôt le besoin se fit
sentir pour une aide supplémentaire et nos nouveaux colons encore une
fois firent appel à la famille restée en Chine. D’autres colons arrivèrent et
se mirent au travail, la nouvelle communauté prit forme et bientôt les
Chinois dépassèrent la centaine. Un tripot fut organisé avec un bordel qui
recrutait les filles du pays. Au fil de ces années la prospérité venant, certains nostalgiques pensèrent à se marier avec une Chinoise, d’autres se
mirent avec des Tahitiennes. Vers 1910, arrivèrent les premières épouses
de Chine. Les mariages chinois de l’époque étaient assez simples. A l’arrivée, les épouses étaient attendues par leurs futurs époux. Après une
visite au temple chinois de Mamao où elles étaient présentées aux divinités et aux tablettes des ancêtres, la cérémonie était terminée et les époux
regagnaient leur domicile où le mariage était consommé. Une anecdote
raconte que ces époux envoyaient en Chine des photos périmées d’eux,
62
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prises 10 voire 20 ans auparavant et que les fiancées en arrivant ne
reconnaissaient pas leurs promis. Une de ces fiancées ne trouvant pas son
promis d’après photo s’adressa à une personne d’un âge certain à côté
d’une carriole, lui demanda « al pak ! Je cherche Mr untel mon fiancé ! »
Réponse du vieillard : « ben ! Untel c’est moi ! » Désarroi de la jeune
fille qui fut emmenée au temple et mariée. Cette mésaventure ne fut pas
unique, bien de ces jeunes filles furent abusées par ce genre de procédé
mais isolées et perdues dans un pays étranger, que pouvaient-elles faire
d’autre que d’accepter et de suivre leurs fiancés ? Cependant, malgré ces
aléas on peut dire que cela se passait plutôt bien et tous ces couples plus
ou moins bien assortis s’entendirent assez bien et donnèrent naissance à
une descendance nombreuse.
L’expérience bancaire
Chin Foo fit très vite des bénéfices substantiels avec l’achat et l’exportation du café, il imagina très vite de fonder la première banque de
la Colonie : la Banque Chin Fo qui eut pour clients toute la communauté
chinoise et la fortune de Chin Foo s’accrut considérablement en même
temps que sa notoriété. Au moment des événements en Chine, la révolution contre la dynastie Ching des Mandchous, la colonie chinoise fut sollicitée par les révolutionnaires et les monarchistes. La colonie fut partagée entre les partisans des uns et des autres et naturellement se constituèrent deux partis au sein de la communauté chinoise de Tahiti, forte à
l’époque de près de 10.000 âmes, une partie adhéra au nouveau parti
révolutionnaire et envoya sa contribution financière à Sun Yat Sen, l’autre partie considérant qu’ils étaient à Tahiti pour commercer décidèrent
de rester neutres, ils furent qualifiés par les révolutionnaires d’impérialistes. Ces soi-disant impérialistes formaient les membres influents d’une
association à but philanthropique : l’Association Philanthropique chinoise de Tahiti. Les révolutionnaires constituèrent l’Association du Kuo
Min Tong et un antagonisme de plus en plus exacerbé naquit entre ces
deux groupes. L’antagonisme augmenté par des rivalités et des jalousies
latentes éclata très vite en bagarres verbales, pamphlets et rixes où les
clans faisaient se mesurer leurs champions d’art martiaux. Les bagarres
suivaient un rituel quasi immuable : un défilé de participants, gongs et
63
étendards au vent, paradant les uns face aux autres en poussant des cris
de défis. Certains arboraient des sabres et diverses armes blanches mais
malgré ces armes d’aspect terrifiant les dégâts furent bénins et après un
engagement brouillon tout le monde se retirait et soignait ses blessures
jusqu’à la prochaine confrontation. En attendant les histoires allaient
bon train et chacun faisait son commentaire sur les événements.
A cette époque, une grande société contrôlait toutes les importations
de Chine et les propriétaires faisaient une fortune équivalente à celle de
Chin Foo. Mr Yee Pah Hong le plus gros actionnaire, dirigeait la Société
Kong Ah qui fournissait tous les commerçants chinois. Cette société exportait aussi du café, de la vanille, des oranges, des nacres ainsi que des
perles fines. Elle avait des comptoirs aux îles Sous-le-Vent, aux Tuamotu,
aux Marquises et quand Mr Yee se rendait aux îles pour inspecter ses
magasins, les autorités de la Colonie, gouverneur en tête l’accompagnaient
jusqu’à la goélette. C’était le grand faste. Mais rien n’est éternel, nous
allons le voir. Des bruits commençaient à courir sur la solvabilité de la
Banque Chin Foo et il fallut un retard assez normal sur un chargement de
coprah à destination de San Francisco pour que tout l’édifice, patiemment
construit s’écroule avec grand fracas. Poussé par l’ambition de Mr Yee,
Chin Foo prit de plus en plus de risques et la faillite incroyable du colosse
Kong Ah entraîna dans sa chute celle de la banque Chin Foo. Les rumeurs
devinrent de plus en plus inquiétantes et les épargnants devinrent de plus
en plus pressants. Ils voulurent retirer tous leurs fonds et le chargement
de coprah prenait du temps pour arriver à San Francisco.
Un jour, on ne put reculer davantage et il fallut payer les épargnants.
Ce fut la ruée, les guichets furent pris d’assaut et certains ne purent être
payés car les liquidités de la banque étaient épuisées. Ce fut l’émeute, les
autorités s’en mêlèrent et la Banque dût déclarer faillite. Avec la faillite
de Kong Ah, ce fut la catastrophe économique. Il n’y avait plus d’argent
nulle part. On enregistra même des suicides, du commissaire de police,
etc. Tout le monde dans la colonie s’en trouva groggy...
La reconversion agricole
Il fallut beaucoup de temps et de travail pour que la communauté
chinoise se relève de ce coup du sort. Chin Foo se reconvertit dans
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N°309 - Avril 2007
l’agriculture. Après quelques essais infructueux dont plusieurs essais de
culture dont des rizières sur des terrains achetés à Papara. Les jeunes
pousses de riz poussaient bien et prospéraient, mais hélas au moment
où les grains de riz montaient, des nuées de vini apparurent et dévastèrent la récolte. Chin Foo imagina plusieurs moyens pour enrayer les
vini : épouvantails, chasseurs etc. rien n’y fit, les récoltes furent maigres
et Chin Foo se résigna à abandonner la rizière. D’ailleurs tout semblait
se liguer pour que cette entreprise soit difficile, même les forces
occultes s’en mêlaient. Les ouvriers de la rizière qui habitaient sur place
étaient la proie d’événements mystérieux et de nombreuses persécutions
d’origine, paranormales. Tous les soirs leur cabane était lapidée par des
pierres qui apparaissaient du néant. Il arrivait même que ces pierres
apparaissent dans les marmites où cuisait le riz du repas. Chin Foo fit
appel à son frère Chin Si Fun expert en sciences occultes et arts martiaux. Si Fun se rendit sur les lieux et dressa un autel devant la cabane
des travailleurs. Au premier coup de gong une pierre énorme se matérialisa devant l’autel juste devant Si Fun. Au deuxième coup de gong la
pierre se déposa devant lui comme par bravade, alors Si Fun prévint les
spectateurs qu’il était en présence d’un esprit plus puissant que lui et il
abandonna. Chin Foo fit alors appel à un guérisseur, sorcier local Tiurai.
Le jour dit Tiurai se rendit sur place et dès son arrivée sur les lieux il se
dirigea sans hésiter vers un endroit au milieu des champs. Arrivé à un
endroit, il se baissa et avec ses mains, fouilla la vase, il en retira des
débris d’ossements d’un crâne humain qu’il ramena vers les spectateurs
présents. Il questionna les ouvriers. L’un d’eux lui répondit que sa bêche
un jour a dû fracasser un crâne qui était enseveli à cet endroit. Ce genre
d’incident, selon lui, était assez fréquent et il n’y avait pas attaché de l’importance. Mais à y penser il se rappela que les incidents avaient commencé peu après cet événement. La clef du mystère était trouvée. Tiurai
rassembla les ossements épars et les enterra à nouveau à un endroit protégé, de ce jour là toutes les manifestations cessèrent et le travail put
reprendre sereinement avec les résultats catastrophiques dus aux vini.
Chin Foo fonda alors la première huilerie de coprah de Tahiti à
Titioro. Parallèlement, il poursuivait ses activités sociales, il avait repris
en mains les anciennes associations chinoises : le Si Ni Tong, le
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Philanthropique, etc. Il était aidé dans cette tâche par deux de ses gendres MM Siu Kung Po et Giau Afo qui étaient devenus prospères avec
leurs commerces respectifs. Ces deux hommes remplacèrent naturellement Chin Foo lorsqu’il décida de se retirer de la tête de ces sociétés.
Dans la plupart de ces sociétés les statuts étaient peut-être suffisants
pour empêcher toute contestation à l’époque, mais à présent, vu l’évolution des gens d’aujourd’hui cela a donné lieu à une contestation
sérieuse c’est pour cela qu’on voit des descendants des actionnaires de
Si Ni Tong exprimer leurs revendications d’héritage. La loi devrait trancher sur leur recevabilité. La contestation porte en fait sur la quasi totalité des biens de la Société Si Ni Tong dont les possessions venaient en
partie de la Société des cinq provinces Coum Hang Tong. Ces propriétés
au fil des ans avaient pris une grosse valeur ce qui a provoqué le réveil
des convoitises. On le sait aujourd’hui que pour les terrains sur lesquels
sont édifiés le temple chinois vers 1982 il y eut une quasi tempête entre
les anciens et les jeunes, car les jeunes nouveaux dirigeants du Si Ni
Tong avaient décidé la reconstruction du temple jugé trop vétuste et
détruite en fait dans le courant de cette année là par un incendie d’origine douteuse au cours duquel le vieux gardien de l’époque perdit la vie.
Le mécontentement des anciens avait pour origine quelques années plus
tôt la construction par une société sportive l’A. S. Chong Wah de deux
terrains de tennis et pour ce faire selon les anciens, ils auraient transformé l’environnement de l’édifice sacré, ce qui selon eux, aurait des
répercussions graves sur l’avenir de la communauté chinoise de Tahiti.
Il faut le rappeler que l’édification d’un tel édifice, répondait et répond
toujours à des règles bien précises. Entraient en ligne de compte de
savants calculs notamment en géomancie, science importante s’il en est.
Son nom chinois c’est le Foung Shui ou Feng Shui littéralement le vent et
l’eau. Selon les vieilles croyances animistes chinoises il fallait faire les
édifices en les plaçant à l’abri de ces deux forces naturelles et on peut
être assuré que les premières constructions du temple l’avaient fait, en
tenant compte peut-être des éléments aujourd’hui ignorés ou perdus. Or
premier point de désaccord selon les anciens, lors de la construction
des courts de tennis, d’abord on aurait exhumé et déplacé des tombes,
celles des premiers Chinois, enterrés là. Profanation selon les anciens.
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Deuxième point, l’abattage d’arbres et le déplacement des pierres placées là. Selon les anciens, ces pierres et arbres avaient été placées là
pour corriger les forces telluriques car aucun lieu aussi idéal soit-il
n’était parfait. Les constructeurs du temple auraient placé là ces pierres
et ces arbres pour assurer un équilibre plus parfait des lieux. La disparition de ces repères entraînerait à la longue des déséquilibres qui
entraîneraient à leur tour des événements graves pour l’avenir de la
communauté chinoise. Lors de la reconstruction du temple, il fut fait
appel à un architecte de Taiwan qui décida d’une nouvelle orientation à
l’opposé de l’ancienne « assis au sud, face au nord ». Tollé général
chez les anciens : « on ne respecte plus rien » clamaient-ils ! Mais
rien n’y fit, le nouveau temple fut reconstruit selon les plans de l’architecte de Taiwan. Bien sûr les rumeurs catastrophiques continuèrent.
Mais en ce qui nous concerne nous ne pouvons qu’assister en spectateur
intéressé aux événements et seule l’histoire nous dira ce qui en est. En
attendant, à chaque fois que quelque chose ne marche pas il y a des gens
qui accusent la nouvelle orientation du temple. Les Chinois de Tahiti
depuis leur arrivée à Tahiti ont dû travailler dur et dans un contexte très
facile pour eux car le climat des îles, extrêmement émollient rendaient
les naturels assez paresseux51, donc les Chinois s’engouffrèrent dans cet
espace facile et sans concurrence sérieuse. L’esprit d’économie se
mêlant à tout ce contexte ils firent fortune, surtout lorsque le marché
s’agrandit avec l’arrivée de l’armée française. Alors se produisit de
grands changements dans les habitudes commerciales, on vit des agriculteurs, fortune faite, se lancer dans l’épicerie, les épiciers firent de
grands magasins et leurs fortunes s’agrandirent.
Quelques recettes :
Le cochon rôti : un porcelet d’une dizaine de kilos entier, enduit de
poudre aux 5 épices, salé et poivré, badigeonné avec du miel et une
gousse d’ail haché, mélangé avec du soyou est enfourné dans un four en
briques rouges. Au bout d’une heure quel festin ! Le porcelet ensuite
51N.d.e. En toute bonne foi, Monsieur Shan nous livre là une vérité coloniale : « les rescapés et les convalescents indigènes des maladies introduites sont des paresseux. »
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était découpé en petits morceaux et vendu tous les matins au marché de
Papeete.
En plus du porcelet rôti il y avait les filets de porc en cha sao, la
préparation est un peu différente : les filets de porc sont marinés dans
un mélange de rhum, sel et sucre, durant quelques heures à 24 heures
où la sauce pénètre les filets qui sont alors accrochés à des pinces métalliques et cuits rapidement à grande chaleur, le secret c’est que moins
longtemps cela cuit, moins il y a déperdition de poids. Ces filets cuits
sont ensuite vendus le matin au marché de Papeete.
Parallèlement à ces 2 recettes ils avaient aussi les produits accessoires du cochon : le sang, les abats etc. Tous les matins à partir de 5
heures, ces produits prêts à consommer étaient disponibles au marché.
Cela serait incomplet si j’omettais le sempiternel firifiri en forme de huit
qui est entré dans les moeurs tahitiennes. Le firifiri est l’équivalent du
bretzel en Europe. La recette est très simple : de la pâte, de la levure et
du sucre. La pâte façonnée en forme de huit est frite dans un mélange
d’huile végétale et de saindoux.
Pour clore ce chapitre culinaire il y a le chao pao et le tsout tzai.
Le chao pao est un beignet avec une farce de viande ou de pâte de soja
sucré, cuit à la vapeur de même que le tsout tzai qui est constitué d’une
farce de viande de porc enrobée dans une pâte fine. La recette de base
est la suivante : hacher le porc avec du topinambour, saler et poivrer au
goût et c’est tout ; on peut ajouter aussi à cette farce des champignons
parfumés. Dans cette ambiance de labeur, les Chinois s’enrichissaient
mais cela n’allait pas sans entraves car ils rencontraient la jalousie et
aussi des problèmes causés par les choses occultes.
Les esprits des ancêtres indigènes expriment
leur mécontentement
On l’a vu plus tôt avec Chin Foo et sa rizière de Papara. Je vais vous
raconter une autre anecdote à ce propos. Au début du siècle, un Chinois,
boulanger, pâtissier de son état décida de s’installer à Raiatea aux îles
Sous-le-Vent. Arrivé sur place il se mit en quête d’un emplacement pour
implanter son four à pain. Pour ce faire, il se mit en quête d’une pierre
réfractaire. Dans ses recherches il tomba sur une pierre qui selon son
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jugement convenait parfaitement pour l’usage qu’il voulait en faire. Pour
la déplacer il dut faire appel à des Tahitiens qui à la vue de la dite pierre,
eurent un mouvement de recul et refusèrent de la toucher. Il dut se
débrouiller tout seul et après des efforts considérables il emmena la
pierre à l’endroit adéquat. Lorsqu’il chauffa son four pour la première
fois, ses ennuis commencèrent. Vers midi ce jour-là il vit apparaître un
Tahitien torse nu, le corps couvert de tatouages qui le défia en combat
singulier. Notre Chinois qui avait des connaissances en arts martiaux ne
se déroba pas et s’engagea dans le combat qui dura tout l’après midi. Il
n’y eut ni vainqueur ni vaincu et fatigué notre Chinois prépara son repas
et se coucha. Le lendemain même scénario et après le combat très
éprouvant il put bénéficier d’un repos bien mérité. Cela se reproduisit
tous les jours et notre Chinois maigrissait et était de plus en plus épuisé.
Ces combats incessants attiraient aussi des curieux qui venaient pour le
spectacle. En fait, ils ne voyaient que notre Chinois car son opposant
était invisible aux yeux de tous sauf de notre Chinois qui se mettait en
posture de Kung Fu, donnait des coups dans le vide, tombait, se relevait,
retombait. Il portait aussi des traces de coups. Cela dura plusieurs mois
et un beau jour, épuisé notre Chinois se coucha pour mourir. Le Tahitien
en fait était l’esprit qui hantait la pierre et il a gagné. Cette histoire courut
longtemps parmi les spectateurs et la communauté chinoise de Raiatea.
Une autre anecdote concerne un Chinois tailleur à Papeete. Il avait
l’habitude quand il buvait son verre de thé de jeter le restant du verre
dans un coin de la pièce de son magasin. Au bout de plusieurs années
commencèrent les ennuis, il fut possédé par un esprit. Toutes les nuits il
hurlait à la mort, cela commençait par des grognements affreux qui se
poursuivaient par des hurlements inhumains. C’était effrayant et cela
rameutait tout le quartier. Un beau jour la famille fit appel à un tahu’a
de Pueu qui vint le voir. Il scruta le magasin et s’arrêta devant le coin
concerné et il déclara que dans ce coin, enterré se trouvait une pierre
de marae, un tiki, qui à force d’être échaudé régulièrement par le thé
jeté là était devenu furieux et demandait vengeance. Il ordonna des
fouilles et l’on exhuma une pierre rougeâtre vaguement sculptée. Le
tahu’a s’en saisit et s’en alla. Cela fut insuffisant. Notre Chinois restait
possédé. Alors le tahu’a revint pour agir sur le possédé. Il commença à
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le masser en commençant par les pieds et au fur et à mesure que le massage remontait vers le milieu du corps, le possédé se crispait et hurlait,
au grand effroi de l’assistance. Le tahu’a transpirait à grosses gouttes.
Face à cette résistance très forte, il interrompit son massage, récita une
incantation et reprit le massage en commençant cette fois-ci par la tête.
Arrivé au thorax, le possédé se mit à hurler et avait les mains crispées.
D’un geste brusque, le tahu’a saisit les mains crispées et les ouvrit de
force. A ce moment-là, l’assistance sentit un tourbillon et les chiens du
quartier à l’unisson se mirent à hurler à la mort. L’esprit venait de quitter
le possédé. Pour plus de sécurité le tahu’a décida d’emmener l’homme
avec lui à Pueu pour pouvoir le surveiller. Au bout de quelques semaines
il put regagner son magasin. Les premiers temps tout semblait revenu à
la normale mais peu de temps après ces phénomènes reprirent et le
tahu’a appelé à la rescousse dût constater que l’esprit chassé était
revenu avec des renforts dépassant les forces du tahu’a. Les choses
empirèrent et finalement le possédé décéda dans une grande crise. Les
gens du quartier purent enfin dormir tranquille.
Une vie affairée
Lorsque les grands événements secouèrent le monde, guerres
notamment, l’incidence en Polynésie fut économique. En période de
guerre les Chinois s’organisèrent dans la pénurie et les plus débrouillards
en profitèrent pour augmenter leur profit. Durant la deuxième guerre
mondiale naquit un artisanat local qui fut florissant : un grand nombre
de Chinois se firent sculpteurs sur nacre et marchands de Curios. Les soldats américains stationnés à Bora-bora formaient le gros de la clientèle.
A la fin des hostilités la clientèle ayant disparu, ces curios périclitèrent
pour la plupart et ils se reconvertirent. La clientèle locale étant limitée,
les échoppes de la ville ouvraient pour la plupart de 7 heures du matin
jusqu’à 22 heures avec deux arrêts repas vers 9 heures 1/2 le matin pour
le déjeuner et vers 17 heures pour le dîner. Les cafés restaurants situés
aux alentours du marché de Papeete ouvraient de 5 heures à 21 heures.
Voilà comment s’organisait la vie d’une famille, dans les échoppes.
Les parents se lèvent à 5 heures du matin, se rendent au marché pour faire
les achats de la journée car à l’époque les réfrigérateurs n’existaient pas.
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On pouvait acheter des légumes frais, choux chinois, fouka, concombres, tomates, légumes chinois salés, des fruits, de la viande de porc ou
de boeuf et des poissons frais pêchés dans la nuit. Il y avait aussi de quoi
préparer le petit déjeuner, firifiri, brioche, cochon laqué ou rôti, pâté
de foie ou de tête de cochon, pieds de porc, boudin etc. Vers 6 heures,
retour au magasin où l’on préparait le café et le petit déjeuner des
enfants qui devaient se rendre à l’école. Le petit déjeuner pris, les
parents se mettent au travail. La plupart étaient tailleurs ou couturières.
On coupait, taillait et cousait toute la journée. Les machines à coudre
étaient à pédale. Vers 9 heures l’un des parents, normalement le père
s’interrompait pour aller à la cuisine, cuire le riz et préparer le déjeuner
des enfants qui revenaient vers 11 heures. L’heure du déjeuner progressivement fut décalé. Le déjeuner pris, le travail recommençait jusqu’à 16
heures où l’on préparait le dîner et cela repartait jusqu’à 19 heures. A
19 heures le papa sortait une chaise et s’installait sur le trottoir devant
le magasin. Alors commençait la conversation avec les voisins les plus
proches. Les nouvelles circulaient de proche en proche et ce tout le long
de la rue. Sans se déplacer, on apprenait les dernières nouvelles, les
questions et réponses transitaient d’un magasin à l’autre, il n’y avait pas
de secret. Tout le monde savait tout, les ragots allaient bon train et chacun y allait de son commentaire. Vers 2 heures on rentrait les chaises et
tout le monde allait se coucher.
La journée d’un café, d’un restaurant était un peu différente. Le lever
se fait juste après minuit alors commence la confection du firifiri, des
brioches, du pa’apa’a pua’a, des gâteaux. Tous ces préparatifs se terminaient vers 5 heures du matin, heure de l’ouverture, le café chauffait toute
la journée dans une cafetière dans laquelle on ajoutait de l’eau en cas de
besoin. Selon les habitudes locales les petits déjeuners étaient assez
consistants, outre les firifiri, les clients commandaient du poisson cru ou
grillé ou frit même et cela allait jusqu’au steak-frites. Dès le matin aussi
on mettait les haricots rouges à cuire pour le ma’a tinito recette qui ressemble un peu au plat mexicain chili con carne. Les haricots sont bouillis
en même temps mais séparément que des morceaux de porc, de la
couenne et du gras, voire des os dans un bouillon. Lorsque le porc est cuit
on le sort du bouillon et le découpe en petits dés. Dans une casserole on
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fait roussir de l’oignon découpé en petits morceaux en y ajoute ensuite
les dés de porc avec du soyou ou de la sauce d’huître on ajoute de l’eau
et du poivre et on laisse mijoter. Du chou chinois découpé en morceaux
saisis à la casserole ainsi que des nouilles ébouillantées complètent la
recette du ma’a tinito élevé au rang de plat national tahitien. La journée
pour eux se terminait vers 21 heures.
Le dimanche vers 9 heures du matin, le café restaurant fermait et
on pouvait vaquer ou se reposer. Les enfants et adolescents eux avaient
la vie plus facile et utilisaient leur temps libre en jeux divers et passaient
souvent leur temps sur les quais à la pêche, vivant au rythme des saisons
de poissons. A cette époque-là, les quais de Papeete recelaient toutes
sortes de variétés de poissons. Il y avait les ature ou chinchards qui mordaient la nuit ou très tôt. Le matin, c’était au tour des operu qui ressemblent aux premiers puis des fa’ia rougets barbus, des moï, sardines, les
otava, sortes de bonites rayées. Outre ces espèces saisonnières, il y avait
les sédentaires : carangues, para’i, paraha et mata ‘ana’ana, ‘o’eo etc.
Cette pêche était souvent bonne et abondante ce qui permettait d’améliorer l’ordinaire des familles. Le surplus était salé pour la conservation
et surtout pour une préparation qui correspond au goût culinaire.
La pêche à la nacre, une bonne affaire
Une fois par an à la saison de plonge de la nacre aux Tuamotu, certains commerçants envoyaient des représentants sur les atolls lointains
pour y acheter la récolte de nacre et de perles fines. Les Tuamotu et les
Gambier ont toujours été réputés pour leur nacre et leurs perles. Les
Chinois n’y furent pas indifférents. Très tôt ils organisèrent de réelles
expéditions commerciales. Ils y allaient avec des marchandises, boîtes de
conserves, cigarettes et même des plongeurs qu’ils payaient de préférence en marchandises ou argent. Les plongeurs fournissaient leur
plonge au Chinois qui leur avançait la nourriture et les boissons, ce système favorisait le Chinois qui prenait un bénéfice substantiel sur les marchandises et troquait les nacres à un prix relativement bas. Ces opérations
se révélaient particulièrement fructueuses. Certains pendant la saison de
plonge envoyaient des tables de billard, des projecteurs de cinéma avec un
stock de films, des sorbetières, du matériel de cuisine etc. Tout était bon.
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Par exemple le cornet d’ice cream qui se vendait 2F 50 à Papeete se vendait 20 F aux Tuamotu, le plat de maa tinito à 20 F à Papeete se vendait
100 F aux Tuamotu. Les nacres, envoyées à Papeete étaient nettoyées au
coupe-coupe puis empaquetées dans des fûts métalliques pour être expédiés vers l’Amérique ou l’Europe. Les Chinois faisaient flèches de tout
bois. La chair de la nacre était séchée et servait à la confection de la
soupe chinoise, certains profitaient du séjour de quelques mois pour
faire du poisson salé qui est devenu aujourd’hui une délicatesse appréciée autant en Chine, Hong Kong qu’aux Etats-Unis, notamment à San
Francisco. Aujourd’hui le poisson salé confectionné selon les mêmes
recettes par des Chinois et des Pa’umotu est un article d’exportation très
prisé. Le poisson le plus utilisé est le ‘o’eo ou bec de canne et le tamure.
Les autres poissons sont aussi utilisés mais servent à la consommation
familiale. Au fil des années ces saisons de plonge drainèrent de nouveaux
colons aux Tuamotu car si la plupart des Chinois regagnaient Tahiti à la
fin de la plonge, de nouveaux colons s’établirent dans les îles les plus
peuplées pour y installer des magasins de marchandises générales. Ces
magasins fonctionnèrent selon le même schéma que ceux de Papeete
avec les marchandises qu’on trouvait à Papeete et un système de troc
peut-être plus étoffé à tel point que la plupart des autochtones en dépendirent entièrement. Les magasins faisaient presque entièrement crédit et
fournissaient les marchandises en avance sur la récolte de coprah ou de
la prochaine plonge de nacre, engendrant une véritable main mise sur les
populations. A part les préoccupations d’ordre mercantile, les Chinois
jouèrent par l’entremise des métis un rôle important dans tous les
domaines même celui du militaire notamment au cours de la première
guerre mondiale avec Chong Chong Ah Min, fils de coolie et d’une tahitienne qui finit sa carrière comme chef du district de Papeari.
Au cours de la deuxième guerre mondiale, un groupe de jeunes
Chinois proposèrent de se joindre aux engagés polynésiens mais furent
refusés par les autorités militaires. Ils participèrent à l’équipement de
nos engagés et certains s’enrôlèrent dans la légion Valmy, groupe de
miliciens chargés de la défense de l’île. Dans les souvenirs de cette
époque de guerre, la communauté chinoise a encore en mémoire le bombardement de la ville de Papeete en 1918 par les croiseurs allemands
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qui convoitaient le stock de charbon de Papeete. Les Chinois avaient fui
la ville et leurs magasins. Toute la famille avait été rassemblée deux jours
avant le bombardement et un plan d’évacuation fut mis au point selon les
directives des autorités de l’île, il fallait attendre l’ordre d’évacuation.
Certains avaient décidé de partir avant cet ordre, d’autres dont notre
famille avaient décidé d’attendre cet ordre. L’inquiétude régnait sur toute
la colonie chinoise et les rumeurs les plus fantaisistes couraient sans
contrôle et puis l’ordre d’évacuation fut donné. Toute la famille rassemblant les biens qu’elle jugeait les plus précieux prit la route vers la vallée
de Fautaua. La panique était telle qu’au moindre bout de bois ou tronc
flottant dans la rivière, on criait : « un sous marin allemand » et tout
le monde de se débander. Toute la journée la famille chemina dans la
brousse et escalada la montagne, on trouvait que ce n’était pas assez
loin. Lorsque les bombardements commencèrent quelques obus frappèrent la montagne au dessus des fugitifs, provoquant des éboulements de
rochers, ce à quoi on cria : « ouvrez les parapluies ! » Réflexe de
défense bien dérisoire contre les chutes de pierre, vous en conviendrez
avec moi. Une semaine après le bombardement, la famille craintivement
regagna la ville et put constater les dommages importants.
Heureusement pour eux, leur magasin avait été épargné. Les dévots ne
manquèrent pas d’aller au temple chinois de Mamao pour remercier
Kan Ti et les ancêtres pour la protection de leurs magasins.
La vente et le trafic d’opium
Sans transition, passons à un autre sujet qui a importé pour la communauté : l’opium. Cette drogue fut tolérée, légale, débitée par des
fermes gouvernementales avant d’être interdite par la suite. Mais les drogués devenus dépendants s’approvisionnaient au noir, développant un
trafic fructueux. Il y avait 3 fumeries principales à Papeete et leurs clientèles comptaient quelques Blancs. Le trafic d’opium dura jusqu’à la fin
des années 1960. Aujourd’hui les familles de quelques anciens drogués
ont encore en leur possession des blocs de résine cristallisée par le
temps, utilisés en médecine.
André Shan
74
Attitudes et intégration sociale
des fonctionnaires
métropolitains à Tahiti
Après un siècle de colonialisme, suivi par un demi-siècle pendant
lequel la bombe atomique a fait exploser les sentiments anti-français
ainsi que les migrations en provenance de la France métropolitaine, la
compréhension de la société contemporaine à Tahiti doit forcément
prendre en compte la population migratoire française d’aujourd’hui. Les
migrations de la Métropole, souvent dans le cadre de la fonction
publique, sont pour la plupart temporaires et d’un statut socioéconomique relativement élevé. Ces qualités rendent ces migrations uniques
par rapport aux sociétés migratoires traditionnellement observées, où
l’on constate un mouvement du sud vers le nord, de l’ancienne colonie
vers sa Métropole. Pourtant, la population popa’a52 contemporaine de
Tahiti n’a pas jusqu’à présent fait l’objet d’une étude sociologique, les
sujets demeurant tournés vers la population polynésienne, demie ou chinoise53. Tandis que la population métropolitaine à Tahiti durant la
période coloniale a fait l’objet d’études, telles Farani Taioro de Michel
Panoff (1981) ou Tahiti Colonial (1860-1914) de Pierre-Yves
Toullelan (1987), la population migrante de la période contemporaine
52 Souvent employé pour désigner les Français métropolitains, popa’a se traduit par « blanc » ou étranger.
53 « Demi » comprendrait ceux qui partagent une parenté mixte européenne et polynésienne, mais comme toute catégorie ethnique, elle est plus une construction sociale qu’un métissage ou produit biologique. « Tout le monde sait qu’il n’y
a plus de Polynésiens purs en Polynésie française et que les “demis” sont une classe sociale. Il existait des Polynésiens plus
métissés que des “demis” se déclarant “polynésiens” parce qu’ils n’appartenaient pas à la classe sociale des “demis” »
(Rallu et al., 1997, p. 381). Sur les théories de constructions ethniques, voir Poutignat et Streiff-Fénart (1996). Sur la
population chinoise de Tahiti, voir Coppenrath (1967) ou Saura (2002).
a figuré seulement dans de rares publications (Saura 1998, BramiCelentano 2002) qui mettent au premier plan le regard polynésien, sans
s’intéresser à son complément, le regard métropolitain. Mais comment
appréhender la société dite polynésienne sans comprendre la population qui, par tradition, a toujours étudié et regardé l’Autre, qui a ainsi
imposé une identité et une image polynésiennes par son regard extérieur, sans être elle-même examinée comme sujet d’étude ? Comment
adopter le mythe populaire de Tahiti comme creuset idyllique de métissage racial et culturel (Panoff 1989, Toullelan et Gille 1992, Doumenge
1999), sans considérer la population popa’a ?
Cette recherche54 analyse la population expatriée à Tahiti en zone
urbaine, lieu de contact franco polynésien le plus élevé, et tente de comprendre les attitudes des membres de cette population envers l’Autre, en
particulier le Polynésien, et envers leur propre intégration sociale55 en
Polynésie française. Quels sont les attitudes et les sentiments d’intégration de la population métropolitaine dont la migration représente une
continuation moderne de la migration coloniale ? Représentant l’Etat
français, les fonctionnaires d’Etat exposeront peut-être de manière
exemplaire les relations interethniques et l’esprit métropolitain d’aujourd’hui, forcément modulés par l’histoire coloniale. S’appuyant sur
des interviews qualitatives de fonctionnaires expatriés et exerçant dans
trois établissements divers, cette étude cherche à observer les effets
sociaux, particulièrement sur l’intégration sociale, de la politique migratoire à Tahiti, qui a comme objectif de maintenir comme nouveaux venus
permanents une certaine quantité de migrants métropolitains.
Se concentrant uniquement sur les migrants fonctionnaires de première génération, sont comparés ceux dont la durée du séjour est déterminée par la fonction publique (quatre ans maximum) et les migrants
pouvant rester plus longtemps (en particulier plus de six ans). Cette
54 L’étude entière se trouve dans notre mémoire de D.E.A. soutenu à l’Université de la Polynésie Française, 2004.
55 L’intégration peut traduire « le fait qu’une population dans un milieu donné ne pose plus de problèmes, ni à ellemême, ni à cet environnement » (Pierre Milza, « Mécanismes de l’intégration », in Ruano-Borbalan 1998 : 273) ou
sinon la participation et l’interaction dans un système social (Saura 2002 : 375), mais l’importance pour cette étude est
l’idée que l’on se fait de sa propre intégration sociale, et non une définition précise.
76
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comparaison permet d’observer comment la durée façonne les attitudes,
la volonté et la potentialité d’intégration et d’adaptation vers l’Autre.
L’étude permet également de dévoiler la nature du contact et du brassage
interethnique à Tahiti en vue des migrations temporaires et constantes.
Dans les pages qui suivent, nous traiterons des représentations des
Métropolitains dans la société tahitienne, représentations non sans
répercussions dans leurs attitudes, suivi par l’analyse des attitudes ellesmêmes. Enfin, les similarités avec d’autres populations migratoires
seront brièvement examinées, ainsi que les conclusions et les perspectives que nous pouvons tirer des résultats.
Les représentations des migrants métropolitains
Les migrations auxquelles participent les acteurs sociaux interviewés
risquent d’être ressenties comme des invasions par la population hôte,
non seulement de par le nombre constant d’arrivées, mais aussi de par la
domination sociale exercée par la culture française et ses porteurs.
Toullelan et Gille (1999 : 9) affirment que depuis toujours, le phénomène universel de migration se présente sous sa forme la plus brutale,
celle d’invasion. Bruno Saura (1998 : 83) parle d’un sentiment croissant
d’« invasion » qui va de pair avec la croissance de vols aériens en provenance de la France métropolitaine. Similairement, Jean-Marc Regnault
fait référence au mythe d’invasion de la Polynésie par des « étrangers »,
désignant les Français métropolitains. Il souligne le discours politique
d’Oscar Temaru, qui a dénoncé de tels dangers de migration de l’Europe,
une politique qu’il a appelé une « politique de blanchiment » ou un
« génocide au compte-gouttes »56. Quelle que soit l’amplitude ou la
prolifération de cette vision, on constate l’existence d’un sentiment d’invasion et de menace par les migrations françaises.
Contribuant à cette perception, la culture française exerce, depuis le
début de l’histoire coloniale, un pouvoir social dominant dans les structures éducatives et législatives en Polynésie française. Même le concept
républicain d’égalité est lié à l’assimilation aux valeurs dominantes,
56 Oscar Temaru aux Nations Unies, 8 octobre 1990, document Tavini, in Regnault (1995 : 145).
77
propagées par la langue, l’école et les structures sociales. Mais cette
conception contient des paradoxes :
« Si l’égalité se traduit par une négation des différences et donc des identités
individuelles, elle crée, de fait, une nouvelle inégalité, puisqu’elle prend
comme modèle universel les valeurs d’un groupe dominant » (De Carlo
1998 : 39).
L’endroit où le modèle de valeurs dominantes s’expose le plus est à
l’école, ainsi Bourdieu montre que les groupes dominants exercent une
violence pédagogique symbolique qui a comme but de reproduire la structure sociale des classes dominantes (Bourdieu 1970 : 21-22). Sa thèse
affirme que toute pédagogie résulte des relations de pouvoir entre groupes
et correspond aux intérêts des groupes dominants. Cette hypothèse peut
s’appliquer au système pédagogique de la Polynésie française, emprunté à
la France depuis les lois de Jules Ferry en 1883. Ces lois ont fait de l’école
française un passage obligatoire pour tout citoyen, y compris pour les
« sujets » des colonies. Jules Ferry a parlé de la « mission éducatrice et
civilisatrice qui appartient à la race supérieure » (De Carlo 1998 : 19), le
système scolaire étant un moyen d’instiller les valeurs et la culture françaises et « supérieures » à ceux qui ne seraient pas « civilisés ». Malgré
le remplacement de ces concepts par l’idée d’égalité, « l’Ecole, c’est
l’école du citoyen »57, et les élèves sont censés en sortir citoyens français
égaux, imprégnés des symboles et valeurs de la culture dominante.
En plus des omissions d’histoire et de géographie du Pacifique, un
exemple concret de « la violence pédagogique symbolique » de l’école
française en Polynésie est l’interdiction de parler une langue polynésienne à l’école, règle stricte qui a perduré jusqu’en 1980, date à
laquelle un nouveau statut politique a permis de mettre la langue tahitienne au même niveau que la langue française (Baré 2002 : 26).
Comme l’a décrit de Sigoyer, la langue est
« sans doute le lieu où s’exerce de la façon la plus nette et la plus évidente la
pression sociale. La langue, élément constitutif de toute culture, joue un rôle
essentiel… parce qu’elle est… le plus important modèle de socialisation…
(et) constitue le mode de transmission et de diffusion majeur des cultures »58.
57 Schnapper, Dominique, « Existe-t-il une identité française ? », in Ruano-Borbalan (1998 : 302-3).
58 De Sigoyer, Marie-Angèle, « Identité et politiques culturelles à la Réunion », in Saez (1995 : 158-9).
78
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La domination de la langue française comme sa culture font partie
de l’image des migrants métropolitains qui représentent cette structure
postcoloniale et qui la perpétuent.
Le discours politique fait écho à ce dessein de domination française, discours qui affecte les attitudes et les sentiments des migrants. A
l’époque des interviews, Oscar Temaru et le parti indépendantiste
n’avaient pas encore été élus à la tête du gouvernement local. Son parti,
le Tavini huiraatira, avait précédemment prétendu que le peuple
ma’ohi serait la seule population du Territoire constituant une préoccupation des autorités locales59, déshéritant ainsi le peuple métropolitain.
Comme son prédécesseur Pouvanaa a Oopa60, Oscar Temaru continue à
évoquer l’histoire coloniale, et appelle à « réinscrire la Polynésie française sur la liste de pays à décoloniser »61. Les inégalités provoquées par
la domination française et par la structure coloniale résiduelle sont donc
encore sources de réactions vives dans le discours politique, et de
contre-réactions dans le discours des migrants.
La domination ressentie dans le discours politique et dans la structure sociale est fortifiée par des vrais écarts économiques entre les
métropolitains agents d’Etat et le résident polynésien moyen. La plupart
des fonctionnaires français en Outre-Mer jouissent d’un statut d’élite,
grâce aux primes d’installation, aux indexations de salaires par 40 à
120%62 et au manque relatif de candidats qualifiés sur place qui justifie
les recrutements en Métropole. La vertu de qualification se voit renforcée par l’obligation des concours, voie par laquelle passe tout fonctionnaire. Ces facteurs participent à une élévation du statut de l’expatrié en
Polynésie. Des différences économiques selon l’origine ethnique en
résultent, ce qui contribue à façonner l’image du migrant comme dominant et profitant.
59 Saura (1986 : 223). Ma’ohi désigne, en langue polynésienne, le peuple indigène de la Polynésie française.
60 Pouvanaa, député territorial en 1949 et vice-président du Conseil territorial en 1957-58, avait mené le peuple contre
l’administration française « injuste et colonialiste » et les inégalités résultantes (Regnault 2004 : 22).
61 Oscar Temaru, après avoir gagné la majorité dans les élections de mai 2004, in Tahitipresse, Les Dépeches,
(consulté mai 2004).
62 Alex W. du Prel (octobre 2003). « Touche pas à mes privilèges », Tahiti Pacifique Magazine, p.5.
79
Dans Tahiti : Du Melting-Pot à l’Explosion ? (1992 : 21),
Bernard Poirine décrit un pays où la croissance des différences économiques et des migrations exacerbent les tensions ethniques. Selon son
analyse du recensement ITSTAT de 1988, les ménages européens et assimilés représentaient 72% des cadres et des professions intellectuelles
supérieures et 43% des professions intermédiaires, et ceci pour une
population qui constitue seulement 20% du nombre total de ménages.
Au contraire, les ménages dits polynésiens, constituant 58% du nombre
total de ménages, représentaient seulement 10% des cadres et professions intellectuelles supérieures, mais 82% des agriculteurs et 76% des
travailleurs cols bleus. L’avantage socioéconomique des migrants semble
perdurer. Sur les 12 318 actifs en 1996 qui sont nés en dehors du
Territoire, plus de trois quarts occupent des postes dans des secteurs
supérieurs63, ce qui laisse à penser que les écarts socioéconomiques de
1988 notés par Bernard Poirine sont encore des divisions liées à l’ethnie.
La domination socioéconomique réelle et perçue crée ce que
Bruno Saura appelle une « allergie » qui
« se manifeste surtout à l’égard de la classe des militaires et fonctionnaires de
passage venus en Polynésie faire des économies grâce à la bombe atomique et
qui ne font même pas profiter l’économie locale de leurs hauts salaires »
(Regnault 1995 : 145).
Cette perception sévère peint une image de profiteurs, présents
principalement en raison d’intérêts égoïstes et économiques. Saura réaffirme que les Popa’a sont perçus comme individualistes et manquant de
générosité (1998 : 83). Les attitudes des Métropolitains sur leur propre
intégration sociale et sur l’Autre risquent donc d’être largement affectées
par ces visions négatives de leur groupe ethnique64.
L’autre facteur de réplique des Métropolitains est la culpabilité de
l’histoire coloniale, et par extension des essais nucléaires (1966-1995),
63 1996 ITSTAT, MI1.13. La population considérée comprend tout individu né en dehors du Territoire et non seulement les
Métropolitains. La catégorie ethnique a été enlevée après 1988 avec l’application de la loi « Informatique et liberté ».
64 Comme l’a expliqué Max Weber (1968 : 389), l’appartenance ethnique ne constitue pas un groupe, mais facilite sa
formation. Les « groupes ethniques » seront considérés les groupes d’individus qui ont la croyance subjective en leur
ascendance commune, liée aux similarités physiques, coutumières ou les deux.
80
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culpabilité qui a une forte présence dans les interviews. Doumenge
exprime la polarisation ethnique qui en résulte, le Français métropolitain
représentant le « commis de l’Etat parisien » et le résident polynésien «
celui qui a ‘souffert’ parce que l’Etat et ses commis l’ont ‘exploité’ »
(Doumenge 2002 : 29). Bruno Saura évoque également la représentation coloniale du Métropolitain, déclarant que « le Français est toujours
et d’abord colonisateur » (Saura 1998 : 86). Enfin, on trouvera une
similarité surprenante entre les réactions des Métropolitains à Tahiti et
celles observées par Albert Memmi (1957) sur les Métropolitains en
Algérie coloniale. La présence d’une culpabilité coloniale aura des effets
importants sur les relations ethniques de l’île, l’interviewé adoptant
diverses attitudes en réaction à la culpabilité associée à l’histoire coloniale et aux images négatives de son groupe d’appartenance ethnique65.
Les trois idéaux types des Métropolitains
Les interviews ont été conduites avec des agents expatriés d’un collège, d’une gendarmerie et de l’université, sur leur lieu de travail. Les
questions étaient ouvertes, permettant ainsi aux répondants de développer leur discours librement. Trois idéaux types ont pu être dégagés par
rapport aux réflexions sur leur propre intégration sociale à Tahiti. Selon
Max Weber, l’idéal type espère,
« en construisant des types rationnels appropriés, […] en faisant apparaître
les formes les plus “conséquentes” […] d’un comportement […] déductible
de présupposés clairement établis, présenter plus facilement la diversité des
comportements, qui sinon est insaisissable » (Weber 1996 : 412).
Les idéaux types n’existent peut-être pas réellement dans leur
forme parfaite, mais sont un outil d’analyse du monde social pour le
sociologue. Il existe évidemment des personnes qui se situent entre les
catégories typiques, qui ont traversé différents stades ou qui se sentent
avoir réussi à réconcilier les appartenances ethniques et socioculturelles
pour trouver un équilibre entre intégration sociale et conservation
65 L’appartenance ethnique est le sentiment, continuellement renforcé par le regard extérieur et les interactions sociales,
d’appartenance à un peuple qui pourrait avoir en commun une langue ou un mythe d’origine. C’est « une construction
sociale, situationnellement déterminée et manipulée par les acteurs », et donc produite par l’interaction sociale et jamais
stable (Poutignat et Streiff-Fénart 1995 : 136-7).
81
d’identité. Les trois idéaux types, qui reflètent un assortiment d’attitudes
envers le Polynésien et envers l’intégration sociale en Polynésie française,
sont : le patriote amer, le fier intégré et le laissez-faire fataliste.
1. Le patriote amer
Le patriote amer se caractérise par un rejet, d’ampleur variée, du
Polynésien. L’incapacité à s’intégrer participe d’une amertume envers les
Polynésiens qui « ne sont pas accueillants » comme prévu. Se sentant
rejeté injustement pour son appartenance ethnique, alors que « Tahiti,
c’est la France », le rejet de l’Autre est encore plus renforcé et justifié.
Parallèlement, le patriote amer fait preuve d’un patriotisme accru
envers la France métropolitaine et accuse les Polynésiens d’abuser du
privilège de cette appartenance, prétendant que ces derniers « ne
connaissent pas leurs privilèges. Ce sont des enfants gâtés ». Leur discours invoque donc une barrière solide entre « nous » les Français
métropolitains et « eux » les Polynésiens.
Rejet du Métropolitain
Le sentiment de rejet, d’injustice et de racisme envers les
Métropolitains est un premier grand thème du patriote amer. Cette première interviewée de l’université, qu’on nommera A., se lamente :
« On dit : ‘mais ils sont Polynésiens ; c’est comme ça’… Avec les gendarmes, la loi a deux vitesses… un Polynésien arrêté n’a pas de PV… Les
gens sont morts (en France) pour des idées… que la loi est pour tout le
monde pareille. Dans le privé on se sent discriminé… (On utilise) la
langue (comme)…excuse. Ce n’est pas juste ; un Polynésien à Nantes ne
doit pas parler Breton… Ils vivent avec mes impôts…
Venir ici, c’est un droit. Ils te font venir parce qu’ils ont besoin de toi, mais
c’est ton droit de venir » (A.)
Le rejet du Métropolitain est couplé avec le favoritisme envers le
Polynésien. L’histoire française et les impôts français renforcent le sentiment d’injustice pour un traitement différencié. Elle ajoute que le système
français prescrit une migration des Métropolitains vers la Polynésie, laissant encore moins de droit aux plaintes contre les Métropolitains de la
part des Polynésiens qui, au contraire, devraient être reconnaissants.
82
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Un interviewé du collège, également dans sa troisième année, se
sent rejeté et confirme que le racisme existe envers les Métropolitains :
« …il y a un problème… de racisme. Les Popa’a ne sont pas les bienvenus ici… Ça se montre même dans la politique… Le racisme surprend un
peu… Ils ne t’acceptent pas parce qu’ils pensent que tu ne devrais pas être
là » (B.)
Il donne la faute aux Polynésiens, coupables du rejet :
« Au début on côtoyait des Polynésiens. Mais on a arrêté. On s’est aperçu
que ça ne servait à rien. Ils profitent beaucoup. On a invité plusieurs fois
les mêmes gens et on n’a jamais été re-invité » (B.)
Un interviewé de la gendarmerie, dans sa quatrième année, se sent
également visé par le racisme, et évoque dans ce cas l’image colonialiste
et profiteuse du Métropolitain :
« On commence à avoir des propos racistes. Par exemple ici le
Métropolitain est surnommé le Popa’a, et quand tu vois la définition de
Popa’a, finalement c’est cet esprit colonisateur. C’est à dire que… lui il est
colonisateur, il pique mon travail, il se sert, et après il s’en va. Ou alors il
reste, mais il pique la place… Toi tu n’as rien à faire ici… Ça c’est ma
terre, ma culture ; rentre là-bas » (C.)
Le rejet du Métropolitain est donc associé avec des images coloniales négatives, images que l’interviewé associe au terme même de
désignation de son groupe ethnique, « popa’a ». Un couple d’enseignants du collège, arrivé depuis deux ans, évoque des sentiments
similaires :
« …il y a une barrière… Bon, on est perçu quelque part comme des envahisseurs ; mais en fait les Polynésiens, tu te rends compte qu’ils ne sont pas
d’ici non plus. C’est un mélange, chinois, demi ; personne n’est “d’ici” »
(mari de D.)
Le sentiment d’être à tort perçu comme des envahisseurs est encore couplé avec l’injustice : les Polynésiens n’ont pas le droit de les percevoir
ainsi à cause de l’histoire des migrations et du métissage racial de la
Polynésie française. La femme de ce couple se concentre moins sur le
rejet, mais atteste d’une « barrière » malgré leurs efforts :
83
« …au niveau des invitations, on est surtout invités par des gens comme
nous… qui sont là pour un certain temps. On n’a pas eu d’invitation de
résident, par exemple. Et pourtant on a fait l’effort d’inviter… Mais ça n’a
pas eu de retour » (D.)
Ayant fait des efforts initialement, le patriote amer laisse croire
qu’il aurait pu s’intégrer, mais que le rejet et le manque de retour ont
engendré son propre rejet.
Le patriote amer se sent souvent rejeté parce qu’on lui aurait fait
comprendre qu’il n’est pas chez lui. Cette interviewée de l’université,
présente depuis douze ans, affirme :
« Il y a des petites choses qui te font sentir que tu n’es pas chez toi. Mon
mari… a eu des problèmes qu’il n’aurait pas eu s’il était Chinois ou
Tahitien » (E.)
L’appartenance ethnique paraît être un facteur d’inégalité raciste,
qui s’étend à la liberté de se sentir chez soi ou pas. Cet interviewé, également de l’université et à Tahiti depuis douze ans, relate une expérience
similaire :
« Je leur ai dit justement de ne pas jeter la poubelle partout et on m’a
répondu qu’ils sont chez eux. On m’a fait comprendre que je ne suis pas
chez moi » (F.)
Et de continuer avec le sentiment de rejet, associé à l’image d’envahisseur :
« …à un certain moment il y a un certain rejet du Popa’a… (qui veut)
prendre notre terrain,… notre travail… Non. Si on a quelqu’un qui travaille c’est parce qu’il n’y a personne d’autre, parce que vous êtes plus
compétitif que l’autre… Alors il y a une forme de racisme à l’envers… à
certains moments. Des fois les Polynésiens sont très désagréables » (F.)
L’image des Métropolitains comme profiteurs est encore une fois contestée
comme raison fausse et injuste de traitement différencié. Ce dernier exemple, d’une fonctionnaire de l’université depuis de longues années, témoigne
également de la présence du racisme, en particulier dans l’emploi :
« …je trouve qu’on le ressent (le racisme) de plus en plus. Je le ressens
davantage maintenant qu’il y a onze ans. Déjà parce que les gens font cette
84
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discrimination par rapport à l’emploi. Quand quelqu’un veut postuler pour
un emploi, s’il n’est pas Polynésien, il n’a aucune chance… Je connais des
exemples de jeunes qui sont nés ici parce que leurs grands-parents se sont
installés ici et qui n’ont pas d’emploi parce qu’ils ne sont pas…
Polynésiens de souche » (G.)
Mais son mécontentement s’étend à son propre lieu de travail, où
elle ressent encore des discriminations :
« Dans le milieu du travail, il y a ségrégation entre les Polynésiens et les
non Polynésiens, même si tu peux avoir de bonnes relations avec certains
collègues… Tu le sens quand même. Les Polynésiens… utilisent très vite le
prétexte de racisme… Et au moindre désaccord, on taxe beaucoup les
Français de racisme, mais je pense que le racisme c’est surtout dans l’autre
sens » (G.)
L’accusation de racisme dans le sens colonial est donc inversée
pour voir au contraire le Métropolitain comme victime d’inégalité
raciste.
« Tahiti, c’est la France ! »
L’injustice du rejet et du racisme ressentis est renforcée par le fait
que l’égalité devrait régner, vu que « Tahiti, c’est la France ». A une
question sur le terme « expatrié », le patriote amer conteste cette
expression, plus ou moins vivement. Ce premier témoignage exprime
clairement ce sentiment :
« Ça fait partie de la France. C’est français, la Polynésie française. Le terme
expatrié, c’est surprenant. C’est très surprenant parce que pour moi, la
Polynésie elle est française, donc je me disais que c’est chez moi. Pour moi,
j’allais partir découvrir une partie de mon pays que je ne connaissais pas.
Donc je suis venue dans cet état d’esprit. Et quand justement je ressens, pas
un rejet, mais la méfiance vis-à-vis des Popa’a… je me dis, qu’est-ce qui
se passe, c’est chez moi… et en même temps, je me dis que si jamais j’ai
la chance de rencontrer des Polynésiens en Métropole, je ferai un effort…
de bien les accueillir, de les aider, de leur montrer qu’ils sont chez eux,
chez eux en Métropole…
Oui, oui, pour moi, je suis en France. Et je me sens chez moi (ici), oui. Je
suis expatriée dans le sens que je suis à des milliers de kilomètres de la
Métropole » (D.)
85
Malgré les interactions sociales qui lui font comprendre l’inverse, elle
tient à se croire en France, à justifier ce statut et à contester tout rejet
injuste. Elle retourne la médaille, déclarant qu’un Polynésien en
Métropole devrait se sentir chez lui. D’autres font écho à ce sentiment,
tel : « Expatrié ? Non, je ne suis pas en dehors de ma patrie ici » (B.),
ou plus vivement :
« Ici expatrié ? Non, je suis français, moi. Mais non. Pourquoi ? C’est une
université française dans le Pacifique. Quand j’étais en Afrique, oui. Si
c’était un pays indépendant… Il n’y a pas de raisons que je sois expatrié
ici… Est-ce qu’un Tahitien, quand il va à Paris, il est expatrié ? Est-ce qu’on
l’emmerde comme ça ? La notion de patrie, je suis français. Je suis du sud
de la France, j’aime bien le sud de la France… comme les Polynésiens la
Polynésie » (F.)
L’attitude hyper défensive est typique du patriote amer, qui justifie
sa présence et son rôle social en Polynésie et défend vivement toute
accusation ou remise en cause de la légitimité de sa présence à Tahiti en
tant que ressortissant français.
Le Polynésien gâté par la Métropole
Un autre thème récurrent chez le patriote amer, et qui est un stéréotype de longue date (Rigo 1997 : 75), est l’image du Polynésien
comme « enfant gâté », à qui la Métropole fait trop de cadeaux. Cette
interviewée, dans sa quatrième et dernière année à l’université, déclare :
« Il y a une méconnaissance totale de ce qui se passe en France… Ils ne
savent pas leurs privilèges ; ce sont des enfants gâtés » (H.)
L’indifférence envers la France est méprisée, vu les privilèges fournis par la Métropole. Une autre interviewée y voit la volonté de profiter,
prétendant qu’« ils prennent de la France que ce qui les arrange » (A.).
Une autre encore attribue le bonheur des Polynésiens à l’aisance obtenue grâce à la Métropole :
« Il y a beaucoup de Polynésiens qui devraient partir faire un petit tour à Fidji.
Ils verraient comment c’est bien ici après. Cette pauvreté… Parce que quand
tu entends certains discours qui crachent un peu dans la soupe, et quand tu
vois un pays comme Fidji – tu vois, ils ont eu leur indépendance – mais c’est
terrible… Ici les gens ils sourient… Je me dis : ‘tiens, peut-être ils devraient
aller faire un tour là-bas comme ça ils se rendront compte qu’ici c’est une île
86
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riche’… Regarde toute la couverture médicale qui provient quand même de
Métropole » (E.)
L’aisance des Polynésiens est mise en binôme avec leur ingratitude
dont le désir d’indépendance fait preuve. Le collègue de l’université y fait
écho :
« Ici, par rapport à l’Afrique, il y a tout. Et les gens, les Polynésiens, ne sont
pas conscients à mon avis de la richesse et du bonheur qu’ils ont. Ils sont
assistés… sécurité sociale pour tout le monde… C’est cool ici » (F.)
Alors que le Métropolitain serait reconnaissant, le Polynésien est
accusé de ne pas apprécier son bonheur provenant de la Métropole.
Le manque d’appréciation et le racisme ressentis vont de pair avec
le patriotisme défensif envers une Métropole exemplaire. Les assertions
défensives rejettent la culpabilité coloniale. Une interviewée va jusqu’à
nier l’histoire coloniale, déclarant :
« Ils n’ont pas été colonisés… Ils étaient évangélisés… Ce n’est pas de
leur faute… Qu’est-ce qu’on est venu (les Français) les perturber? On a
amené des maladies, même si on a aussi amené la civilisation… » (H.)
Cet amalgame d’idées contradictoires fait ressortir la culpabilité
d’avoir perturbé les Polynésiens, qui sont innocents (« ce n’est pas de
leur faute »), et d’avoir amené des maladies. Mais en même temps, elle
nie la colonisation même et vante le bienfait de la Métropole, ayant
« amené la civilisation ». On note enfin qu’elle s’approprie l’histoire
coloniale, employant « on » pour parler des colonisateurs, ou tout au
moins des Français qui ont amené les maladies et « la civilisation » en
Polynésie.
L’interviewé suivant fait preuve de sentiments plus vifs. Il mène son
discours sans provocation sur le sujet :
« Est-ce que je me sens coupable d’avoir colonisé la Polynésie ? Pas du
tout… Est-ce que je me sens coupable d’avoir colonisé l’Afrique ? Pas du
tout. C’est l’histoire. L’histoire est comme ça. Est-ce que l’Italien se sent coupable parce que les Romains ont colonisé l’Europe ? Pas du tout. Est-ce que
les Anglais se sentent coupables d’être venus en Amérique... ? On ne pose
pas de question. Je n’ai aucune culpabilité. Aucune. Pas du tout » (F.)
87
Sa réaction au terme « expatrié » comprend un refoulement ultra
défensif de culpabilité coloniale. Il la met sur le biais de l’histoire pour
se débarrasser de ce sentiment et justifier sa présence. La présence
actuelle des Métropolitains est justifiée par le bienfait de la Métropole et
par le désastre que voudrait dire l’indépendance :
« Si les Polynésiens sont suffisamment intelligents pour comprendre
qu’être au milieu de l’Océan tous seuls à 240 000 habitants ou à 200 000
parce que beaucoup partiraient à ce moment-là… Ou alors ils seront soumis à la pression d’autres… Ce ne sera plus les Français qui donneront le
pognon. Parce que la France donne quand même beaucoup d’argent : 18
milliards versés à chaque fois… Si le tourisme peut marcher tout seul… Il
faut se mettre au travail tout de suite. Il faut nettoyer les hôtels… Je ne vois
pas l’intérêt (d’être indépendant) ». (F.)
La Métropole est encore mise en avant, tandis que les Polynésiens
sont suggérés être non seulement ingrats à la Métropole, mais pas intelligents, paresseux et sales.
La déception
Un dernier thème du patriote amer, plus fréquent peut-être chez
les migrants de séjour à court terme, est sa déception en arrivant sur
l’île, parce que moins « français » que prévu, comme démontré auparavant, et parce que moins paradisiaque :
« (On imaginait) le mythe… images de chaleur, du lagon…l’idée
mythique. (On était) vite déçu… La vie quotidienne n’a rien à voir… Les
gens ne sont pas accueillants (comme attendu) » (A.)
« J’avais l’image d’une vie facile, plage, cocotiers, la gentillesse des gens.
Ce n’est pas du tout ça… C’est un lieu comme ailleurs… A Tahiti c’est la
même vie que partout… on est déçu. Je m’attendais à une vie facile, mais
c’est plutôt dur. Il y a les bouchons… c’est une vie parisienne ! » (B.)
Pour ce dernier, la déception est liée à la banalité ou à la démystification du lieu, tous deux ayant imaginé un lieu mythique et paradisiaque. La déception par rapport aux attentes mythiques contribue à «
l’effet de l’amertume » observé par Bernard Rigo : « l’Européen a perdu
ses illusions ; il espérait rencontrer le bon sauvage » (Rigo 1997 : 161).
Les désillusions par rapport aux attentes, y compris celles concernant
88
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l’intégration, semblent effectivement avoir fait leur marque sur le
patriote amer.
2. Le fier intégré
Le fier intégré possède des caractéristiques opposées à celles du
patriote amer. Acceptant les critiques envers les Métropolitains et la
culpabilité coloniale, le fier intégré utilise une autre stratégie de préservation d’identité, se distanciant des autres Métropolitains et valorisant
tout ce qui est polynésien. Prétendant que les autres Métropolitains
« sont là pour mettre de l’argent de coté », ont « une mentalité colonialiste », ou bien « vivent dans leur petit monde », le fier intégré
affirme qu’il « ne noue pas de contacts avec des Popa’a ». Il se considère une exception à la majorité métropolitaine et essaie constamment
de se distinguer de cette appartenance et des idées négatives qui y sont
assignées. Le fier intégré fait donc preuve de fierté à l’égard de sa réussite sociale parmi les Polynésiens, considérant que les autres
Métropolitains n’ont pas le même mérite, ayant échoué à cause de
défauts personnels, culturels ou d’un manque de volonté.
Adoption de la perception négative des Popa’a
En premier lieu, le fier intégré accepte la perception dévalorisante
des Popa’a. Ce gendarme, dans sa troisième année à Tahiti et marié avec
une Polynésienne depuis son séjour militaire à Mururoa en 1989, partage l’image très négative des Popa’a :
« Ils ne profitent pas forcément de la Polynésie ; ils sont là pour mettre de
l’argent de côté… Je n’aime pas la mentalité de prendre tout et de partir.
Surtout les militaires essaient de mettre le maximum de coté…
Il y a toujours un problème d’intégration : style colon, comme les profs.
Les profs sont souvent (passés par)… l’Afrique. Ils ont l’habitude d’être
servis… de payer peu pour des services. Ça passe mal (ici)… Ils font de
la ségrégation… Les profs ne se mélangent pas… se sent[ent] supérieur à
l’Autre… le regard hautain…
Les Popa’a profitent de leur gentillesse…
(Les Popa’a disent) “Ils ne sont pas accueillants”… Descendez de la montagne de Punaauia et regardez dans les vallées » (I.)
89
Sa liste de reproches comprend l’image du Métropolitain profiteur
qui est là pour mettre de l’argent de côté et aussi celle du Métropolitain
ayant une mentalité supérieure et colonialiste. On ressent aussi de la
colère envers les Métropolitains qui, au lieu de se plaindre des
Polynésiens, devraient descendre des quartiers riches et luxueux « de la
montagne » pour voir la pauvreté et la simplicité de vie des quartiers
populaires « dans les vallées ». Les militaires et les professeurs, agents
d’Etat français, sont visés en particulier, mais il généralise pour parler
des Popa’a en général.
Un autre gendarme, à Tahiti depuis quelques années et souhaitant y
rester avec sa compagne qu’il a rencontrée ici, partage ces reproches
par rapport au Popa’a.
« Et puis les Popa’a qui sont en Polynésie depuis de nombreuses années,
ils ont une mauvaise (attitude)… Ils se croient supérieurs aux Polynésiens.
Et ils ont une mentalité qui n’est pas bonne. Pour eux, ils sont les Popa’a,
les Blancs, et c’est eux qui dirigent, qui commandent. Ils ont cette mentalité
là. Donc, évidemment avec une mentalité comme ça on rentre en conflit
avec les Polynésiens. C’est normal.
Généralement ce sont des retraités. Des gens qui ont travaillé dans les
administrations, ils restent en Polynésie, et du fait qu’ils ont un salaire plus
important, ils ont une belle maison, parce qu’ici, les Polynésiens, c’est vrai
qu’ils vivent dans des maisons qui ne sont pas belles…
Ils ont l’argent, ils ont travaillé pour le Territoire, donc ils ont un niveau de
vie qui est supérieur. Ils ne cherchent pas à nouer des contacts. Ils sont
dans leur petit monde, et ils ne cherchent pas à nouer des contacts » (J.)
La supériorité et le regard hautain, relevant de la position socialement et économiquement supérieure, font encore partie des images
négatives adoptées. Les Popa’a, et en particulier les retraités, sont
encore accusés de manque de volonté, de ne pas faire des efforts pour
« nouer des contacts » avec les Polynésiens et de rester « dans leur
petit monde ». La logique de cette accusation est néanmoins mise en
cause quand il ajoute qu’il a de la chance d’entrer en contact avec les
Polynésiens. La chance est ici soulignée :
« Moi, j’ai eu la chance – bon, je suis très sociable aussi- de nouer des
contacts, d’être invité dans les familles…. [Et plus tard] : Moi, j’ai eu la
chance d’avoir un ami qui était là et par lui j’ai rencontré d’autres personnes, des Polynésiens que lui, il connaissait. » (J.)
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N°309 - Avril 2007
Il illustre que ce n’est pas facile d’entrer en contact avec des
Polynésiens et que ceci relève du hasard et non pas de la volonté. Il
contredit ainsi ses propos précédents, soulignant dans tous les cas sa
singularité par rapport aux autres Métropolitains.
Un autre fier intégré, à Tahiti depuis douze ans et marié avec une
Métropolitaine également fonctionnaire d’Etat, critique les Popa’a aussi
vivement :
« …beaucoup surtout chez les professeurs… n’ont pratiquement aucun ami
polynésien, ils sont restés pratiquement comme si ils étaient en métropole. Ils
ne fréquentent que des Français, des Blancs, des Métropolitains… Parce que
c’est dans leur mentalité.
C’est à nous, en arrivant de Métropole, d’aller vers eux. Tu vois tout de suite si
tu es accepté ou pas. Tu ne vas pas dire : ‘moi, je suis professeur, je sais tout.’
Non, non. Il faut rester humble… Il y a des gens, des Métropolitains, ils sont
restés quatre ans, ils n’ont jamais mis le pied dans une maison de Polynésien.
Parce qu’ils se disent ‘on n’est que de passage’. Ça vient d’eux parce que le
Polynésien, il aime le contact…
Je ne fréquente pas beaucoup les profs. Quelques-uns. C’est tout. Ils sont
nuls… ils veulent les sous. Ils ne le disent pas mais… Ça se voit parce qu’en
France un professeur ne veut pas faire d’heures supplémentaires. Parce que…
tu paies les impôts dessus… Il y en a qui profitent d’être ici… Ils ont visité le
Chili, Hawaii, Nouvelle Zélande… qui profitent. Et d’autres, très peu. Ils amassent. Comme ça quand ils rentrent en France ils achètent la belle maison…
C’est pour économiser. Et nous, tout l’argent qu’on gagne, on le dépense ici,
sur le Territoire…
On a deux collègues, ça fait deux ans qu’ils sont là et ils ne vont pas renouveler
leur contrat ; ils n’aiment pas. Je ne sais pas (pourquoi). C’est dans leur
caractère. Ils sont loin de la famille, de maman, de papa, des cousins, du clocher de l’église… En France, les gens n’aiment pas voyager » (K.)
Son discours révèle plusieurs aspects de son attitude par rapport
aux Popa’a. Il partage l’idée que les autres Popa’a ne sont pas intégrés
socialement avec les Polynésiens parce qu’ils ne font pas d’efforts, les
critiquant pour leur manque de volonté. Les professeurs sont visés en
particulier, traités de profiteurs, image récurrente, et même critiqués
pour le désir de rentrer en Métropole.
Deux autres collègues du collège, toutes deux à Tahiti depuis l’adolescence, et dont les parents ont eu des postes d’Etat à l’époque, partagent
91
ces critiques sur les professeurs popa’a. Une avoue que son image des
autres professeurs n’est « pas très positive » et déclare : « mes vrais
amis sont des Polynésiens » (L.). L’autre développe cette image « pas
très positive » :
« …il y en a qui ne viennent que pour les sous… Les gens qui arrivent
dans un pays et qui disent, nous, on est mieux, ce qu’on pense c’est bien,
ce que les Tahitiens pensent, ce n’est pas bien… Mais on n’est pas dans un
système colonial… Il y a des gens qui fonctionnent encore dans un système
colonial… Ils ne sont jamais contents. Ils ne vont jamais donner cinq
minutes de plus…
Ils gagnent presque deux fois plus que ce qu’ils gagnent en France, ils ont
des vacances, ils ont 20 heures par semaine… Mais ils critiquent. Les
élèves ici, ils sont adorables… Quand tu vois des gens qui sont bien payés
qui viennent faire leurs manières… vaut mieux qu’ils restent chez eux…
Il faut multiplier leur salaire en métropole par 1,84… Et moi je connais des
gens tahitiens qui galèrent, qui n’ont pas de fric, qui vivent pauvrement, simplement… C’est pour ça que même moi avant j’étais anti-popa’a » (M.)
L’attitude coloniale est encore évoquée, ainsi que la supériorité et le
mécontentement malgré les privilèges économiques qui seraient la raison du séjour en Polynésie. Ces critiques des professeurs sont typiques
du fier intégré et, comme on voit dans le terme « anti-popa’a », sont
encore appliquées au groupe ethnique de manière générale.
Distanciation des Popa’a et rapprochement aux Polynésiens
Le fier intégré se sépare de ces images négatives, valorisant les personnes et la culture polynésiennes et s’en rapprochant. Le gendarme
marié avec une Polynésienne se distingue des autres Métropolitains par
ce biais :
« Je suis pour la discrimination positive. Il faut favoriser les Tahitiens au
niveau équivalent… Je n’ai aucun droit de rester si ce n’était pour mon
épouse » (I.)
Au contraire du patriote amer, il affirme des droits différenciés des
Tahitiens et peut se rapprocher de ce groupe d’appartenance grâce à sa
femme. De plus, il se sent chez lui, proclamant, « On est chez nous »,
et s’identifie aux résidents, utilisant « on » pour référer au Territoire
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N°309 - Avril 2007
(« On va aller vers l’indépendance »), à l’inverse du patriote amer qui
se sert de « on » pour faire référence à la Métropole.
Un autre gendarme (J.), qui avait attribué son intégration en
Polynésie à « la chance », se distancie des autres Métropolitains par
son caractère d’aventurier, qu’il affirme tout au long de l’interview :
« Je le vis comme un aventurier. Tu sais que tu vas rencontrer des gens très
différents… il n’y aura pas toutes les commodités qu’il y a en Métropole, il
y a une culture autre… C’est pour ça que je t’ai dit qu’il faut être un peu
aventurier pour venir…
Je suis aventurier, et les choses matérielles, ça ne m’attire pas. Donc pour
ça, pour l’intégration, il n’y a pas de problème. Mais il y a des collègues qui
ne s’y font pas »
Il affirme que des collègues « ne s’y font pas », mais que son propre caractère lui permet de s’intégrer, montrant ainsi qu’il est une
exception par rapport aux autres Métropolitains. Il continue :
« Moi, je ne noue pas de contact avec des Popa’a, des Blancs. Moi, j’ai plus
de facilité à entrer en contact avec les Polynésiens » (J.)
Non seulement il aurait une personnalité convenable et différente
des autres Métropolitains, mais en plus il ne s’associe pas et ne s’identifie pas avec ceux-ci. Il préfère plutôt s’associer aux Polynésiens.
Au collège, K. souhaite également s’identifier aux Polynésiens et se
différencier des Métropolitains :
« Moi, beaucoup de Polynésiens sont persuadés que je suis né ici. Parce
que j’ai l’accent des Pieds noirs…
Beaucoup de gens, de parents, pensent que je suis né ici. Parce que je parle
avec un accent, je parle beaucoup, je parle avec les mains » (K.)
Il souligne les similarités avec les Polynésiens qu’il possède par
nature, se montrant content qu’on pense parfois qu’il est né sur le
Territoire. Quand on l’associe avec les Métropolitains, par contre, sa
réaction est autre :
« Un Farani, c’est quelqu’un né en France. Moi, je ne suis pas né en France…
Voilà, Farani, c’est Métropolitain… Il y a un intendant qui vient de renouveler
son contrat et il veut rester là. Et il veut faire croire qu’il est d’ici… et quand il
voit un Blanc, il dit : ‘ah, bonjour Farani.’ Donc la dernière fois, j’ai dit : ‘ça
suffit ; moi, je ne suis pas Farani parce que je ne suis pas né en France » (K.)
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On voit presque une compétition d’intégration, chacun voulant être
associé au Territoire et être une exception des autres Farani, Français
métropolitains. Il poursuit cette distanciation des Popa’a en faveur d’un
rapprochement des Polynésiens, et fait preuve de fierté par rapport à son
intégration :
« J’ai plus de connaissances et d’amis polynésiens que popa’a… Parce
que je les trouve sympas, parce que c’est un peu dans mon caractère,
j’aime parler avec les gens, même la fête… Je suis bien avec eux.
J’ai des amis de Bordeaux qui sont là, qui me rendent visite. Ils sont étonnés
parce que… bon, de ma position et ma profession, je connais tous les
parents… Quand je vais à Carrefour acheter une baguette de pain je mets
trois heures. ‘Oh, ça va ?’ Quand je passe en voiture, ‘Bonjour !’… ‘tu
connais tout le monde’ » (K.)
Sa collègue, qui est arrivée à Tahiti très jeune et qui s’est mariée
à un Polynésien, se sent également différente des autres
Métropolitains, choisissant plutôt « le camp » des Polynésiens :
« Toute ma vie, ma famille est ici… Je suis tellement impliquée… Souvent
les gens me demandent si je suis née ici. J’ai une approche qui fait penser
que je suis d’ici.
Je me sens plus d’ici que d’ailleurs… Je ne me sens pas popa’a. Je ne me
sens pas tahitienne, mais je le sens plus d’adoption. Et si je devais choisir
un camp, je choisis le camp des Tahitiens… C’est chez moi ici » (M.)
Après avoir fait preuve d’hostilité envers certains Métropolitains,
elle affiche clairement une appartenance à Tahiti et une association avec
les Tahitiens plutôt qu’avec la Métropole et les Métropolitains.
3. Le laissez-faire fataliste
Le troisième idéal type concerne le laissez-faire fataliste, qui se situe
entre le patriote amer et le fier intégré. Le laissez-faire fataliste
reconnaît des divisions ethniques et une impossibilité regrettée de s’intégrer aux Polynésiens sur le plan social. Par contre, le laissez-faire
fataliste n’est pas amer et n’essaie pas de s’assimiler à la culture polynésienne au détriment de sa représentation des Métropolitains. Sans
trop critiquer ni l’un ni l’autre des groupes d’appartenance ethnique, il
se contente des avantages et des points positifs de sa situation pour vivre
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au mieux et profiter de son séjour, ce qu’il voit comme préférable à un
séjour en Métropole.
Reconnaissance de divisions ethniques regrettées
En premier lieu, le laissez-faire fataliste reconnaît des divisions
ethniques qu’il se résigne à accepter. Un professeur de sport au collège
a décidé de ne pas renouveler son contrat après ses deux premières
années à Tahiti. Il constate la présence de barrières qui font que les
relations avec les Polynésiens demeurent superficielles.
« Les Polynésiens sont très gentils. Mais de là à avoir des relations un peu
plus suivies… Dans le quartier où on est, ça se passe bien. On se dit toujours bonjour, mais ça s’arrête là… C’est assez dur le vrai contact avec les
Tahitiens. La réticence… ça reste superficiel. Ce n’est pas évident » (N.)
Les raisons données pour ces divisions et pour la superficialité des
relations restent neutres, expliquées par des différences socio-économiques et culturelles :
« Au kite-surf… c’est une activité qui coûte cher. Donc là encore on est
entre nous…
C’est lié aussi à l’argent. Si je peux discuter avec les voisins d’un côté c’est
parce qu’eux, ils travaillent, ils partent tous les deux le matin comme nous.
Tandis que de l’autre côté ils ne travaillent pas ; ils pêchent, ils vendent des
fruits et du poisson au bord de la route... On n’a pas la même culture, on
ne se comprend pas…. C’est une autre vie » (N.)
Plusieurs fois il explique les divisions ethniques par des différences
culturelles, sans jamais valoriser ou culpabiliser un camp ou un autre.
Une enseignante de l’université qui a demandé l’autorisation de garder
son poste en Polynésie (mais s’est néanmoins désistée après avoir reçu
l’autorisation), atteste également de la superficialité des relations :
« C’est une amitié différente… pour découvrir l’île… C’est une culture
différente… Après, je me suis éloignée…ça ne correspondait pas à ce que
je voulais. Avec les Tahitiens (j’ai eu que des) contacts superficiels… (On)
reste en dehors… (Il y a) les différences socioéconomiques, différences
d’intérêt… (Il y a) un grand écart entre ceux qui ont fait des études…
La culture est fermée…c’est difficile de s’intégrer… il faut faire l’effort…
Je pense qu’il y a deux choix : soit on s’intègre complètement et prend la
vie quotidienne des Tahitiens, soit on reste à l’écart » (O.)
95
On voit encore les explications neutres et un regret résigné que
ses relations avec les Tahitiens soient superficielles et que des divisions nettes existent entre ethnies ou cultures. L’acceptation de son
rôle d’étranger lui permet d’accepter ces divisions que le patriote
amer refuse violemment :
« Je ne veux pas m’imposer… C’est leur pays, le pays des Tahitiens. Mais
c’est bien comme ça… J’essaie de faire comme eux, à respecter les codes
locaux (par exemple les codes de la route)… de ne pas klaxonner… de
laisser passer les gens même si c’est à eux de s’arrêter » (O.)
Elle se dit prête à faire des efforts d’intégration sociale, mais aussi
à accepter des obstacles, et pense qu’il est de son rôle d’étranger de
devoir faire des efforts pour s’adapter. Un collègue de l’université, en
Polynésie depuis dix ans, a également accepté ces divisions, vivant bien
avec femme et enfants et en ayant des relations conviviales avec sa communauté de résidence.
« Les vrais amis sont surtout des Popa’a qui sont là depuis longtemps…
Au début on avait deux couples d’amis polynésiens… (des voisins et un
couple d’amis). Par eux on allait à des bringues polynésiennes… Mais
depuis, ils sont partis à Moorea et on a un peu perdu le contact… C’est un
peu dommage » (P.)
Il regrette que le contact approfondi avec des Polynésiens ne se soit
pas poursuivi. Une autre collègue dans sa cinquième année, fait écho de
ce regret et de ces barrières ethniques :
« (J’ai du mal à m’intégrer parmi les Tahitiens) mais j’aimerais… J’ai
essayé d’avoir des contacts quand j’ai vu que les enfants avaient quelques
amis polynésiens… Ils (les Polynésiens) ne font pas d’effort parce qu’ils
savent qu’ils (les Popa’a en général) sont là pour mettre de l’argent à
côté… (Il y a des) obstacles pour l’intégration. On a des loisirs différents…la bringue, l’humour, la langue aussi » (Q.)
Elle témoigne que les différences culturelles produisent des obstacles naturels, auxquelles elle a dû se résigner. Son ethnicité est une autre
barrière à l’intégration dû à la perception négative du Popa’a qui est
renforcée par la structure des privilèges économiques.
Au collège, un enseignant, à qui a été aussi récemment accordé le
CIMM permettant de conserver son poste à Tahiti, confirme que les
96
N°309 - Avril 2007
« barrières » sont difficiles à percer, et exprime une volonté de s’adapter dans un futur imprécis :
« Il faut aller vers lui. Et même quand tu vas vers lui à la limite des fois il
dit : ‘De toute façon tu n’es que de passage, tu ne m’intéresses pas…’ Des
fois il y a ce recul par rapport à l’étranger…
Je ne peux pas dire que je connais la culture polynésienne actuellement. Je
n’ai pas vraiment le temps de me plonger dedans. Mais j’aimerais bien me
plonger dedans, soit au niveau de la langue ou au niveau de la culture en
soi… Mais ce n’est pas facile… Je ne ressens pas de rejet, mais je n’ai pas
l’impression d’être intégré à 100% non plus. J’espère que ça viendra. » (R.)
Il témoigne de ces barrières mais, face au regret, il garde l’espoir
qu’avec le temps un sentiment d’intégration et un contact amélioré
s’installeront.
Pour un gendarme commençant sa deuxième année sur le
Territoire, la vie urbaine de Papeete, où il réside et travaille, est attribuée
au manque de contact :
« On regrette d’être à Papeete. Je pense qu’ailleurs il est plus facile de vivre
bien et avec les Polynésiens. Dans les îles, il y a moins de Popa’a ; ils sont
là avec ; ils vivent avec. A Papeete, on a l’impression qu’on vit à côté » (S.)
Ce dernier témoignage résume bien l’impression et le regret du
laissez-faire fataliste de vivre « à côté » des Polynésiens.
Se sent bien
Malgré ces regrets des barrières ethniques, le laissez-faire fataliste prend le meilleur de sa situation pour vivre bien et profiter des
avantages de la vie en Polynésie. Certains prouvent cette satisfaction par
leur désir de rester sur le Territoire au-delà du contrat temporaire
prévu. D’autres disent explicitement se sentir bien et chez eux :
« Je n’ai pas l’impression de vivre très différemment de ce que j’ai vécu en
métropole, ni au niveau des copains. Je vis à l’aise, avec beaucoup de bonheur… Il y a une culture différente, oui, mais je n’ai pas l’impression d’être
expatrié. J’ai l’impression d’être quelque part en France, comme si j’étais
passé de la Bretagne au sud de la France » (R.)
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Le laissez-faire fataliste, après avoir affirmé des divisions ethniques bien regrettées, se sent quand même chez lui et vit en Polynésie
« avec beaucoup de bonheur », bien que cette dernière citation fasse
preuve de cynisme :
« Je me sens bien. Je ne sais pas. C’est difficile. Pour mon statut, oui (je
me sens intégré). Pas de problème. Je suis là pour garder les élèves. On
paie très cher les enseignants, sans avoir les conditions pour travailler. J’ai
cette impression, qu’on est là pour gagner du fric, et cet argent est distribué
sur le Territoire. On est une boîte à lettre pour prendre l’argent et le distribuer. Si je suis intégré, c’est parce que je joue mon rôle de boîte à lettres :
je paie un loyer très cher, etc. Mon rôle social ici est plus ça qu’autre chose.
Je pense que c’est la structure qui est faite comme ça » (N.)
Selon lui, son rôle et son intégration sociale sont liés à son rôle professionnel. En tant que représentant de l’Etat français, sa place sociale
est ainsi déterminée par la structure des rapports entre l’Etat et le
Territoire. Malgré cette position prédéterminée, il affirme se sentir bien
tout de même.
Réactions communes aux divisions structurelles
et aux représentations négatives
Similarités avec d’autres populations migrantes
Les idéaux types observés au cours de cette étude peuvent ressembler
aux réactions et aux attitudes d’autres populations migrantes, dans des
conditions de domination sociale ou l’inverse. On a trouvé des similarités
surprenantes avec des études menées sur la population migrante arabe en
France, sur la population migrante élite de sociétés transnationales et sur
la population coloniale d’Algérie. Chaque idéal type des Métropolitains ressemble à un idéal type des autres populations observées.
L’étude sur la population immigrante arabe en France met l’accent
sur le fait que les migrants réagissent de manière diverse à une image
négative de leur appartenance ethnique (Camilleri 1989). La sur-affirmation est donc une manière de réagir pour combattre l’image négative, mettant la propriété critiquée en avant. Cette réaction ressemble
98
N°309 - Avril 2007
nettement à la mise en avant de la nationalité française dans le cas du
patriote amer, qui défend et renforce la partie de son image la plus critiquée. Une autre étude, Mobilité internationale des élites et stratégies
de l’identité, appelle les migrants qui manifestent ce type de réaction les
défensifs (Pierre 2003), parce qu’ils défendent fortement la partie de
leur appartenance qui serait le plus critiquée. Enfin, on a vu un idéal
type similaire chez Albert Memmi (1957), idéal type qu’il nomme « le
colon qui s’accepte », où celui qui se perçoit ou est perçu comme
colon défend sa légitimité avec vigueur.
En ce qui concerne le fier intégré, Malewska-Peyre et Camilleri
dénomment cette réaction la négativisation déplacée, où le migrant
accepte l’image ethnique négative, tout en se considérant différent de
cette image et donc du groupe visé. En d’autres termes,
« le sujet évacue la dépréciation en s’assimilant au dominant et en déplaçant
l’injonction dévalorisante de celui-ci sur les autres membres de l’ethnie dont
il se sépare ou voudrait se séparer » (Camilleri 1989 : 383).
Pour Philippe Pierre, ces migrants
« souffrent d’être placés entre une population […] d’appartenance qui sert
aux autres à les désigner comme membres d’une catégorie plus générale (la
nation, la couleur de la peau…) » (Pierre 2003 : 39).
Ils sont surnommés les convertis, ayant changé leur mode de vie et
leur comportement pour s’assimiler aux normes dominantes. Memmi
appellerait ce type de réaction « le colon qui se refuse » parce qu’il
refuse l’histoire coloniale et le concept de soi en tant que colon ou membre du groupe dominant et, pour lutter contre cette notion, décide de
moduler son comportement pour montrer (à soi ou aux autres) ce
refus.
Dans les idéaux types binômes de Memmi, le laissez-faire fataliste ne rentre pas dans le schéma. Mais Camilleri appelle cette réaction
la déréalisation parce que le migrant reconnaît l’existence d’images
négatives associées à son groupe ethnique ou, dans notre cas, de
« barrières » infranchissables entre groupes ethniques, mais choisit
de se comporter comme si elles n’existaient pas. Le migrant refoule une
99
quelconque douleur provoquée par l’intolérance ou par des préjugés
pour se protéger et continuer à vivre bien. Pour leur volonté de vivre
agréablement et de voyager, Pierre nomme ces migrants les opportunistes, qui déclarent prendre plaisir à la découverte, au changement, au
voyage et au fait de vivre dans un environnement étranger. Les similarités
avec ces populations migrantes nous dévoile que leurs expériences sont
propres à toute population migrante ou minoritaire qui cherche à trouver une identité favorable quand leur groupe d’appartenance ethnique
risque d’être mis sous une lumière défavorable.
Divisions structurelles
L’ensemble des discours indique des frontières ethniques structurelles, dont la perméabilité difficile provoque des réactions diverses. Ces
divisions sont continuellement créées et renforcées par la polarisation
des perceptions ethniques, menant les acteurs sociaux à choisir « un
camp » ou un autre et à diviser les groupes entre « nous » et « eux ».
Bruno Saura confirme les divisions ethniques structurelles, écrivant :
« En ce qui concerne la minorité ‘popa’a’ […], elle peut vivre en circuit
fermé et de manière presque complètement autonome par rapport à la population polynésienne, car elle occupe des fonctions liées aux institutions et aux
superstructures françaises importées en Polynésie ». Il ajoute : « Au lieu de
chercher à s’intégrer, ou tout au moins, à s’adapter au territoire et à ses habitants, la minorité française sert et profite d’un système » (Saura 1985 : 9).
La culpabilité est placée sur la volonté des migrants, stéréotype fréquemment entendu qu’on souhaite à reconsidérer. La persistance de
cette image, par exemple, rend difficile l’intégration et l’adaptation du
migrant, quelle que soit sa fonction professionnelle ou sa volonté. Les
barrières structurelles apparaissent au niveau macro social, plutôt qu’au
niveau individuel, rendant l’appartenance ethnique, désormais polarisée, une appartenance non choisie.
La définition même d’ethnicité relève de la construction des groupes
macro sociaux, formés avant l’arrivée de l’individu et dans lequel l’individu finit par participer et perpétuer l’existence. Marco Martiniello
confirme que « l’ethnicité concerne les contraintes structurelles de
nature sociale, économique et politique qui façonnent les identités
100
N°309 - Avril 2007
ethniques » (Martiniello 1995 : 24), indiquant que la polarisation
structurelle des perceptions et des formations des groupes génère des
contraintes qui s’étendent à l’individu. Parallèlement, Frederik Barth
considère la culture comme « une conséquence ou une implication de
l’établissement et de la reproduction des frontières entre les groupes
ethniques » (Martiniello 1995 : 49), ce qui rend le concept de frontière, bien qu’évoluant constamment, central à la conscience d’ethnicité.
Ces divisions et leurs contraintes structurelles affectent fortement les
migrants interviewés, leur appartenance ethnique et les images qui y
sont attachées leur étant imposées et n’étant pas le résultat d’une volonté
ou d’un choix.
Dans ce cadre, l’intégration des Métropolitains ne serait pas une
intégration sociale, mais une intégration systémique66. L’intégration
sociale comprend la présence physique des acteurs sociaux dans les
interactions sociales de la vie quotidienne, chacun interagissant directement avec les membres de la population globale. A l’opposé, l’intégration systémique comprend une réciprocité entre groupes ou entre processus et est une interaction à distance qui fonctionne par interdépendance des groupes. Il semble que les Métropolitains fonctionnaires,
selon les témoignages, participent d’une intégration systémique, arrivant
dans une structure préétablie où les contacts entre individus sont limités
par les groupes d’appartenance et façonnés par leur fonction professionnelle.
Perspectives
Contrairement aux attentes, les trois idéaux types sont distribués
parmi les migrants de séjour à court terme et à long terme, sans corrélation entre les attitudes et la durée de séjour. Cette étude n’a pas pu
explorer le sujet de la deuxième génération, où les enfants naissent et
sont socialisés sur le Territoire. La co-socialisation à l’école et dans le
monde social en ferait un schéma qui, encore dans l’idéal, effacerait les
divisions ethniques par assimilation. Selon Richard Alba,
66 Voir The Constitution of Society de Giddens (1984), dans Jary (1991 : 452).
101
« L’assimilation ethnique serait, avant tout, une question de générations… et de
contexte socioculturel. Sous cet angle, il est communément admis que les ‘premières générations’ d’immigrés éprouvent de réelles difficultés d’intégration,
leur âge plus ou moins avancé limitant leurs capacités à assimiler de nouvelles
habitudes et de nouveaux comportements » (Alba 2003 : 34).
Laurent Mucchielli convient que l’intégration
« …est un processus historique qui se déroule toujours sur plusieurs
générations et qui ne rencontre aucun obstacle majeur tant que les
populations concernées (quelle que soit leur origine) ont les moyens
socioéconomiques de s’y impliquer »
et que l’intégration « est en effet une ‘vertu de la longue durée’ selon
l’heureuse expression de l’historien Pierre Milza » : « La France intègre toujours ses immigrés » dans Ruano-Borbalan (1998 : 272). Ces
affirmations contribuent à l’idée que l’intégration des migrants de première génération soit perdue d’avance, et que la dissolution des barrières entre ces groupes ethniques ne pourra être accomplie que par les
enfants et les petits-enfants de ceux qui viennent s’installer.
On a observé que les migrants fonctionnaires de court et de long
terme se côtoient facilement et fréquemment et qu’ils font partie d’un
groupe ethnique structurel qui se distingue d’un groupe « Polynésien ».
Cette différenciation nous laisse croire que la présence continuelle de
nouveaux arrivants nourrit la vie sociale des migrants métropolitains
sur place, défavorisant leur adaptation sociale. La présence et l’arrivée continuelles de migrants temporaires reproduisent donc la structure sociale divisée et reconstruisent continuellement des frontières
ethniques. La politique migratoire semble ainsi participer aux divisions ethniques polarisées plutôt que de participer à la formation
d’une société « néo-polynésienne », but de certains politiciens dont
l’idéal serait de trouver un « mélange permanent et quotidien de cultures, ce syncrétisme culturel qui a fait de la Polynésie ce qu’elle est
aujourd’hui, et non une quelconque juxtaposition des cultures, à l’intérieur d’un même territoire » (Saura 1986 : 236). Un tel but semble juste pour toute société désormais mélangée de cultures et de
populations diverses.
102
N°309 - Avril 2007
Si l’on considère une telle société néo-polynésienne comme idéale,
il serait néanmoins difficile de l’atteindre tant que les représentations
stigmatisantes, créées et confirmées dans le monde social, sont nourries
par la politique des migrations qui conserve les avantages économiques
structurels de l’histoire coloniale. Ne pourrait-on donc pas revoir la
structure institutionnelle sociale, le cadre dans lequel arrivent ces
migrants métropolitains de la fonction publique, pour tenter d’assouplir
les frontières ? Ne pourrait-on pas envisager de limiter le nombre de
migrants temporaires ou de réduire les privilèges socioéconomiques qui
restent à la base de la culpabilité « coloniale » et des critiques qui sont
revendiquées et assumées, transposées ou ignorées par les migrants
métropolitains d’aujourd’hui ? Ce faisant, on pourrait peut-être participer à l’éradication de la présence coloniale dans l’esprit de la société
polynésienne. Ainsi, la première barricade des frontières ethniques
pourra être abattue et la construction d’une identité sociale commune
pourra commencer.
Laura Schuft
Université de la Polynésie Française et Université de Nice Sophia Antipolis
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104
La consommation actuelle
des algues en
Polynésie française :
étude sur les survivances d’une
pratique pré européenne
Introduction
Dans un précédent article (Conte & Payri, 2002), nous avions évoqué les premiers résultats acquis lors d’une enquête conduite pour l’essentiel sur l’île de Ua Huka aux Marquises. En conclusion de cet article,
nous insistions sur la nécessité de poursuivre les recueils ethnographiques à propos de la consommation des algues avant que l’information concernant cette pratique, de moins en moins courante, ne soit trop
érodée et peut-être même à jamais perdue.
Pour que ce souhait ne demeure pas au stade du vœu pieux, nous
avons continué, nous-mêmes ou avec le concours de collaborateurs, à
effectuer des enquêtes dans quelques-unes des îles de Polynésie française (Fig.1) où les algues sont encore consommées de nos jours.
On connaît peu de chose sur la consommation des algues en
Polynésie française, pour les périodes récentes comme pour celles antérieures au contact. Faute d’information sur ce sujet dans les récits des
premiers Européens, il est difficile d’estimer si cette pratique était plus
développée par le passé que de nos jours, ce qui est possible.
Cependant, on peut penser que jamais la consommation des algues
Polynésie française n’a dû connaître la même ampleur que dans l’archipel de Hawai’i, par exemple.
Figure 1 : Les archipels de Polynésie française
Conditions d’enquête et évaluation des données recueillies
Aux Marquises, après Ua Huka où une étude avait été réalisée par
Eric Conte en août 1999, deux enquêtes successives furent menées à
Nuku Hiva, l’une en avril-mai 2002 par Solange Sidolle, l’autre en septembre et octobre 2003 par quatre élèves de seconde du Lycée de
Taihoae, sous la direction de Ghislaine Mirale67. Quelques informations
nous avaient également été données par des habitants de Ua Huka
concernant les algues mangées par ceux de Ua Pou, île qui fait aussi partie du groupe Nord des Marquises.
Pour l’archipel des Australes, nous disposons d’informations sur
les îles de Rapa, Raivavae et Tubuai. A Rapa, l’enquête a été réalisée par
Claude Payri et Antoine N’Yeurt, lors d’une mission en novembre 2002
consacrée à l’étude de la biodiversité des algues marines de cette île. Les
informations sur Raivavae sont dues à Tarim Monod qui séjourna dans
67 Il s’agissait d’une action réalisée dans le cadre de « la fête de la science 2004 »
106
N°309 - Avril 2007
l’île en 2000. Il y a aussi obtenu quelques renseignements sur d’autres
îles de l’archipel et, notamment, sur l’île voisine de Tubuai. Une enquête
plus systématique y a été réalisée en septembre 2003 par Madame Jany
Dautrey aidée par ses élèves de troisième du collège68.
Plusieurs remarques peuvent être formulées sur les conditions dans
lesquelles furent conduites ces enquêtes. Il nous faut tout d’abord préciser
que ce projet étant assez marginal dans nos programmes respectifs, nous
n’avons pas élaboré une réelle stratégie de recherche et le choix des îles
concernées, parmi celles où les algues sont consommées, a été davantage
dicté par les possibilités d’enquête ou de collaboration qui s’offraient à
nous que par un plan prédéterminé. S’il ne dépendait que de nous, après
Ua Huka, nous n’aurions pas privilégié Nuku Hiva qui appartient au même
groupe Nord des Marquises, mais plutôt une île du Sud (Hiva Oa,
Tahuata…). De même, aux Australes, nous avons obtenu des informations
de Tubuai et de Raivavae qui sont très proches culturellement sans pouvoir
procéder à des enquêtes à Rurutu et surtout à Rimatara, un peu plus
conservatrice de traditions, qui constituent un autre ensemble. En
revanche, acquérir des données à Rapa, une île isolée et très différenciée
culturellement du reste de l’archipel était de première importance.
Ces remarques ont pour objet de devancer les critiques qui pourraient nous être, fort justement, adressées d’une certaine redondance
dans nos enquêtes alors que des espaces susceptibles de présenter des
différences significatives n’ont pas été explorés. Cela nous permet surtout d’indiquer des pistes pour de futures recherches afin de combler les
zones d’ombre qui demeurent.
A partir de l’étude menée à Ua Huka, une « grille d’enquête » fut
définie, servant de fil conducteur aux recueils effectués dans les autres
îles afin d’obtenir, un tant soit peu, des informations comparables. De
plus, chaque fois que possible, des échantillons d’algues ont été prélevés
lors des enquêtes, puis déterminés par C. Payri et A. de N’Yeurt69.
Toutefois, l’information recueillie est de qualité inégale et la « grille »
68 Cette enquête, comme celle de Nuku Hiva, s’inscrivait dans le cadre de « la fête de la science 2003 ».
69 Cette identification a été effectuée en utilisant les spécimens conservés à l’herbarium phycologique de l’Université de
la Polynésie Française et le code indiqué dans le texte correspond à celui des spécimens de référence.
107
n’a guère été complétée avec précision en dehors de Ua Huka. Si les
données disponibles sont parfois très allusives, cela est sans doute dû
aux conditions d’enquête diverses (durée, formation des enquêteurs,
etc.) ; mais cela traduit surtout une pratique en déclin en maints
endroits et une nette érosion de certaines connaissances traditionnelles
jugées « inutiles » à sa réalisation70, même lorsque cette activité technique demeure relativement vivace. Ce constat souligne l’urgence qu’il y
avait à effectuer ces recherches et l’intérêt de les poursuivre notamment
dans les îles mentionnées plus haut. En outre, la quasi-absence d’informations publiées sur la question concernant la Polynésie française fait
que, malgré leurs lacunes, les renseignements recueillis nous semblent
mériter d’être divulgués.
La consommation des algues
aux Marquises et aux Australes
De nos jours, les algues ne sont consommées, avec une intensité
variable selon les lieux, qu’aux Marquises et aux Australes71.
Les Marquises : Ua Huka, Nuku Hiva et Ua Pou,
Comme on l’a dit, des enquêtes de terrain n’ont pu être conduites
qu’à Hua Uka et Nuku Hiva, deux îles appartenant au groupe Nord72. Lors
de l’enquête à Ua Huka, nous avons obtenu quelques renseignements
sur l’île de Ua Pou (elle aussi du groupe Nord) où certains de nos informateurs avaient eu l’occasion de séjourner par le passé. Par ailleurs,
nous avons appris, sans plus de détails, que des algues sont également
mangées à Tahuata dans le groupe Sud.
70 Mais cela n’est pas spécifique au sujet qui nous intéresse, notamment chez les jeunes générations.
71 Très récemment, des habitants des Gambier, au contact de gens des Australes, se sont mis à consommer des algues
alors que, au moins durant ces dernières décennies, ils n’en mangeaient pas.
72 Il est évidemment regrettable de ne pas disposer, à titre comparatif, d’informations provenant du Sud de l’archipel.
108
N°309 - Avril 2007
A Ua Huka, comme à Nuku Hiva, le terme générique désignant les
algues est imu. Les différentes espèces et variétés sont dénommées par
ce vocable suivi d’un qualificatif renfermant un terme descriptif, souvent
en référence à un autre élément (cheveu, racine, etc.).
Six espèces d’algues sont consommées de nos jours à Ua Huka
parmi lesquelles cinq le sont également à Nuku Hiva et trois au moins à
Ua Pou.
Les espèces consommées :
terminologie vernaculaire et identification (Figures 2a -j)
Les algues vertes (Chlorophyta)
• Caulerpa racemosa (Forsskal) J. Agardh var. turbinata
(J. Agardh) Eubank. (Fig. 2c, spécimens : UPF 800, UPF 2006)
A Ua Huka, cette espèce est appelée imu topua (algue-fleur) en
raison de l’aspect de ses pinnules, tandis qu’à Nuku Hiva, le terme de
imu pukupuku (algue-boulettes) lui est appliqué. A Ua Huka, lors du
ramassage, on prend grand soin de ne pas écraser ses « fleurs » et,
dans le panier en palme de cocotier qui sert à la collecte des algues,
elles sont mises à part pour les protéger. Cette algue serait également
consommée à Ua Pou.
• Cladophora patentiramea (Montagne) Kützing (Fig. 2d,
spécimen : UPF 0064)
A Ua Huka, on nomme cette espèce imu ouoho (algue-cheveux) à cause
de la finesse et de la longueur de ses éléments. Elle n’est pas consommée
à Nuku Hiva ni, semble-t-il, à Ua Pou.
• Codium arabicum, Kützing. (Fig. 2f, spécimen : UPF 0073)
A Ua Huka comme à Nuku Hiva, cette algue est connue sous le nom de
imu tutae kioe (algue - crotte de rat). Là encore, c’est son aspect, censé
rappeler celui des excréments de rat, qui est à l’origine de son identification. On mangerait aussi cette algue à Ua Pou. Une information donnée
à Nuku Hiva pourrait contribuer à renforcer cette identification aux
excréments, au-delà de l’aspect lui-même : on précise qu’il ne faut pas
tarder à manger cette algue après la récolte car après quelques heures
il s’en dégage une odeur désagréable.
109
a
b
c
d
f
e
h
i
g
j
Figure 2 : Les espèces consommées aux Marquises et aux Australes
110
N°309 - Avril 2007
• Ulva flexuosa Wulfen (Fig. 2a, spécimens : UPF 0819, UPF 2711)
A Ua Huka, cette espèce est la plus répandue parmi celles consommées
et la plus couramment mangée. Elle y est désignée par plusieurs noms
vernaculaires qui, curieusement, semblent différer selon les vallées de
l’île. Ainsi, à Vaipaee, elle est connue sous deux appellations : imu vai
(algue-eau douce) et imu tapaa (algue-mûre). Cette dernière désignation serait une allusion au fait que les habitants de cette vallée attendent
un jour avant de la manger, ce que l’on ne fait pas dans la vallée de
Hokatu, du moins de nos jours. Dans cette dernière vallée, cette espèce
est désignée par le terme imu ketaha (algue-qui envahit) ce qui rend
compte de son abondance.
A Nuku Hiva, cette algue, également consommée, est nommée imu
ouohu (algue-cheveux). Elle serait aussi mangée sur l’île de Ua Pou.
• Ulva lactuca Linnaeus (Fig. 2e, spécimens : UPF 0818, UPF
2715, UPF 0136)
Cette espèce est désignée à Ua Huka comme à Nuku Hiva par le terme
imu kokuu, le nom de kokuu étant celui d’une plante, Sapinus saponaria (sapindeceae) qui, dit-on, lui ressemble. A Nuku Hiva, on la
nomme également par l’expression aux connotations plus modernes de
imu sarata (algue-salade).
Une algue brune (Heterokontophyta)
•Chnoospora minima (Hering) Papenfuss (Fig. 2b, spécimens : UPF :817, UPF 1989).
A Ua Huka, le nom désignant cette espèce est imu keikei aoa, terme qui
s’applique d’ordinaire aux jeunes racines de banian (Ficus marquesensis) auxquelles son aspect fibreux et sa couleur l’associent. Les habitants
de Nuku Hiva la nomment imu makamaka (algue-branche d’arbre) ce
qui renvoie à une idée du même ordre.
Outre ces espèces bien identifiées, des noms d’algues, qui seraient
consommées, ont été relevés à Nuku Hiva, sans que l’on sache à quelles
espèces ils se rapportent. Nous les mentionnons ici pour mémoire en
vue d’enquêtes ultérieures : imu pua ika kioe, imu hoo kioe (pourrait
être la même espèce que la précédente) et imu huu puaka. Par ailleurs,
tant à Ua Huka qu’à Nuku Hiva (baie de Hakaui), l’algue d’eau douce
Rhizoclonium riparium (Roth) Kützing ex Harvey (spécimen UPF
111
2694) appelée localement Imu vai ou imu tipapa est utilisée dans la
préparation du remède raau hati contre les douleurs articulaires et
musculaires.
Figure 3 : Les lieux de collecte sur l’île de Ua Huka
Les lieux des collectes (Fig. 3)
Les algues sont récoltées à pied sur les platiers en contrebas des
falaises ou sur les rochers lorsque la mer se retire. Nous avons essayé
de repérer précisément les lieux de collectes des espèces consommées.
Cela documente un aspect économique (zones d’approvisionnement),
tout en révélant quelques-unes des connaissances écologiques dont ces
sociétés (et comme on le verra plus loin celles du passé) disposent.
Notons, toutefois, que cela n’a pu être réalisé qu’à Ua Huka où, à l’aide
des informations recueillies, parfois confirmées par la visite de certains
sites, nous avons dressé une carte montrant les lieux où se rencontrent
les différentes espèces d’algues consommées de nos jours (Fig.3). Sont
indiqués sur cette carte tous les lieux de l’île connus par les informateurs pour donner de telles algues.
Quelques commentaires peuvent être faits et certains compléments
apportés à l’information donnée par la carte de la figure 3.
112
N°309 - Avril 2007
Tout d’abord, on est frappé par le caractère localisé des populations d’espèces d’algues consommées au niveau de l’île tout entière73.
Seuls trois foyers de peuplement, d’inégale ampleur et tous situés sur la
face Sud de l’île, ont été identifiés : l’un centré sur la baie de Hokatu et
ses abords immédiats, l’autre dans le secteur de l’aéroport et enfin, un
foyer très réduit dans la baie de Vaipaee. Il est notable, outre la faiblesse
spécifique du peuplement algal de Vaipaee (une seule espèce représentée), que la baie de Hane, elle aussi située sur la côte Sud de l’île, soit
dépourvue des espèces mangées à Ua Huka, ce qui n’empêche pas ses
habitants de consommer des algues prélevées dans la baie de Hokatu et
ses environs comme dans la région de l’aéroport qui sont proches de
leur lieu de résidence.
En outre, il apparaît que si certains lieux, comme celui de Pahonu
où ont été effectuées les collectes d’échantillons, rassemblent plusieurs
espèces, d’autres n’en comportent parfois qu’une. Il faut également
noter que dans les lieux où plusieurs espèces sont présentes, il y a une
zonation dans la répartition de chacune d’elles, certaines pouvant couvrir d’ailleurs un espace très réduit. Ainsi, une portion du site de Pahonu
dont il a déjà été question ne comporte que le Cladophora tandis qu’un
autre endroit n’est peuplé que de Codium. A propos de ce site Pahonu,
remarquons que son nom indique qu’il s’agit d’un lieu où viennent les
tortues et que l’on peut supposer que la motivation de cette venue réside
justement dans la présence d’une abondante colonie d’algues dont elles
feraient leur nourriture74.
Des remarques ont également été formulées par nos informateurs
sur des associations entre certaines espèces. Ainsi, dit-on : là où l’on
73 Aux dires de nos informateurs, les algues consommées ne se rencontrent qu’aux lieux indiqués sur la carte. Dans la
mesure où ces zones correspondent à la partie habitée de l’île (à l’exception notable de Hane) on pourrait penser que l’information que l’on possède résulte en partie de la fréquentation par nos informateurs de certains espaces au détriment
d’autres et que des algues pourraient bien exister ailleurs dont ils n’auraient pas connaissance. Toutefois, le fait que les
informateurs soient pour certains des pêcheurs très actifs, connaissant bien tous les secteurs de l’île et qu’il y ait unanimité
sur ce point entre les témoignages, nous encourage à considérer que la carte de répartition est, a priori, exacte, ce qui
mériterait sans doute d’être vérifié par des observations de terrain.
74 Plusieurs genres d’algues cités ici ont été recensés par Claude Payri dans des estomacs de tortues en provenance
d’atolls des Tuamotu du Sud-Est.
113
trouve Ulva flexuosa se rencontre aussi Ulva lactuca et lorsque la première disparaît, la seconde perdure sur les rochers.
On note aussi le caractère expansif de certaines espèces. Ainsi,
notamment, Ulva flexuosa qui, dans la baie de Hokatu, ne se trouvait il
y a quelques années que dans le secteur de Titihemouna, se rencontre à
présent aussi dans celui de Hanatea.
Évidemment, ces considérations sur l’examen de la répartition spatiale des espèces consommées sont un constat établi à partir des informations dues aux habitants de l’île et de nos observations de terrain.
Certain facteurs naturels, voire anthropiques, sont susceptibles d’influer
sur la présence des algues. Ainsi, les algues consommées à Ua Huka sont
des espèces communément rencontrées sur les récifs et les littoraux
polynésiens. La répartition à Ua Huka des trois espèces d’algues vertes
(Ulva flexuosa, Ulva lactuca et Cladophora) est conforme à celle classiquement rencontrée dans les autres archipels dès lors qu’il y a des platiers frangeants battus par la mer et soumis régulièrement à un apport
d’eau douce ruisselant le long de falaises auxquelles s’adossent généralement ces platiers. De même, l’exposition des platiers au ressac est
favorable à l’installation de populations de l’algue brune Chnoospora
minima et la présence de cuvettes d’eau permet à la caulerpe et au
Codium de se développer.
A Nuku Hiva, l’examen des zones de collecte a été plus sommaire et
l’on a seulement noté que les algues marines comestibles sont cueillies
sur les rochers à marée basse, dans les baies de Taiohae et de Hatiheu
les plus accessibles et où la majorité de la population de l’île vit.
Variations saisonnières
A Ua Huka, Chnoospora, Caulerpa et Codium passent pour être
présentes toute l’année aux lieux indiqués sur la carte. Toutefois, il ne
s’agit pas d’une règle absolue. Ainsi, en août 1999, avons-nous vainement cherché le Codium sur les deux lieux où il était censé se trouver
et qu’il nous était possible de visiter (Pakeeika et Pahonu). Maurice
Rootuehine qui s’est chargé, avec sa femme Delphine, de la collecte des
échantillons (fig. 4 et 5) a dit ne pas comprendre ce phénomène, cette
algue étant d’ordinaire très commune en ces lieux. On manque hélas de
114
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données scientifiques pour apporter une réponse. Faut-il y voir un effet
de la sécheresse qui sévissait depuis plusieurs mois au moment de notre
enquête ? En revanche, en février 2002, sollicité par nous pour collecter
l’échantillon qui nous manquait encore, Maurice n’eut aucun mal à en
trouver, ce qui témoigne d’une certaine fluctuation dans le temps de la
présence d’algues réputées pourtant courantes.
Ulva flexuosa, Cladophora et Ulva lactuca passent, elles, pour être
d’occurrence saisonnière. Elles sont, dit-on, normalement présentes en
juin, juillet et août. On a pu effectivement le constater lors de notre collecte au mois d’août 1999. On précise toutefois que s’il pleut durant ces
mois, il n’y a pas d’algues tandis que la sécheresse et une mer agitée
(situation rencontrée durant notre séjour), sont des conditions favorables à l’abondance de ces espèces.
Ces observations confirment les variations saisonnières mais aussi
pluriannuelles décrites pour la flore marine des îles de la Société (Payri,
1987) mais signalées également dans d’autres régions tropicales et
notamment à Fidji pour une autre espèce de Codium (South, 1993).
Goûts et modes de consommation
A Ua Huka, parmi les six espèces consommées, nos informateurs
ont indiqué leurs préférences (nous ne possédons pas cette information
pour Nuku Hiva). Ainsi, Ulva flexuosa et Caulerpa racemosa sont
considérées comme les meilleures par l’ensemble des habitants de l’île.
Mais à propos d’une espèce moins appréciée comme Cladophora, on
note des différences de goût entre les habitants de Hane et de Hokatu.
Tandis que ceux de la première vallée goûtent cette algue, ceux de
Hokatu disent n’en manger que lorsqu’ils ne disposent pas d’autres
espèces.
A Ua Huka comme à Nuku Hiva, toutes ces algues peuvent être
consommées crues, directement sur le lieu de leur collecte à l’occasion
de pêches ou de ramassages de coquillages par exemple. Mais elles sont
aussi mangées durant les repas. A Ua Huka, les caulerpes sont les seules
algues qui possèdent assez de goût pour être appréciées telles quelles,
même lors des repas. Les autres sont arrosées d’un jus de citron auquel
on ajoute d’ordinaire du lait de coco. Avant d’être consommées ainsi,
115
certaines espèces doivent subir un traitement pour les rendre plus tendres. A Ua Huka, c’est le cas de l’algue brune Chnoospora qui doit être
mise à “reposer” (mito) un jour avant d’être mangée afin qu’elle ramollisse. Aujourd’hui, il est également d’usage de l’ébouillanter pour obtenir le même effet. Dans ce dernier cas, précise-t-on, elle change également de couleur et devient verte. Cela est dû à la dégradation de certains
de ses pigments.
On a vu qu’un tel délai avant consommation était également appliqué par les gens de Vaipaee à Ulva flexuosa, tandis que ceux de Hokatu,
du moins à présent, mangent cette algue le jour même. A Nuku Hiva,
cette algue, mais aussi Ulva lactuca (qui ne bénéficie pas de traitement
équivalent à Ua Huka) sont mises à tremper durant une journée dans de
l’eau de mer afin de les attendrir. Puis, elles sont consommées avec du
citron et du lait de coco.
Les Australes : Rapa, Tubuai et Raivavae
A Rapa, trois espèces d’algues vertes sont mangées, qui toutes sont
des caulerpes :
• Caulerpa racemosa (konini) (Fig.2g, spécimens : UPF 2340,
UPF 2341, UPF 0669)
• Caulerpa racemosa var. peltata (konini) (Fig.2h, spécimens :
UPF 2125, UPF 2126, UPF 0031)
• Caulerpa cupressoides var. lycopodium (mamanga) (Fig.2-i,
spécimen : UPF 2000).
Elles sont ramassées principalement par les femmes, sur le bord
des platiers frangeants. Toutes sont mangées en salades assaisonnées
d’un jus de citron. En raison de la rareté des cocotiers sur l’île le lait de
coco n’est pas utilisé dans l’assaisonnement.
A Raivavae, on mange Caulerpa racemosa, comme à Rapa, et aussi
une autre caulerpe : Caulerpa bikiniensis (Fig.2j, spécimen : UPF
2703). Ces algues ne sont consommées que crues, souvent directement
sur le récif. Lors des repas, elles sont préparées avec un jus de citron et
mangées avec de l’amande de noix de coco. D’après notre informateur,
la consommation des algues à Raivavae serait plus occasionnelle qu’à
116
N°309 - Avril 2007
Rimatara et Tubuai. L’intérêt pour cette ressource y étant moins vif, les
connaissances (sur la variation des lieux de collecte durant l’année, par
exemple) y seraient moindres que dans ces îles.
Ce n’est toutefois pas l’impression que donne l’enquête menée à
Tubuai en 2003 par Jany Dautrey qui ne témoigne pas de connaissances
très détaillées chez les personnes interrogées75. Deux espèces d’algues,
dont le nom générique est remu, sont consommées dans cette île. Ce
sont des caulerpes : Caulerpa racemosa var. turbinata, nommée
remu vine (algue-grappe de raisin) et une autre espèce nommée remu
haari (algue-cocotier76) dont nous n’avons pas pu obtenir d’échantillon
mais qui, d’après la description qui en est faite, doit être Caulerpa bikiniensis, également mangée à Raivavae.
Les informations sont un peu floues mais il semble que Caulerpa
racemosa, la plus commune des deux espèces, soit présente toute l’année avec toutefois une plus forte abondance durant la saison chaude.
C’est également durant cette saison que Caulerpa bikinensis serait
cueillie. Dans les deux cas les récoltes se font à marée basse sur le platier à pied, très rarement en plongeant.
Notre enquêteur de Raivavae parlant des gens de Tubuai donne une
information intéressante sur la façon dont ils collectent les algues.
Contrairement aux habitants de Raivavae, moins attentifs aux algues,
ceux de Tubuai procèderaient à une forme de gestion de la ressource :
lors de la collecte, ils ne feraient que couper l’algue sans l’arracher de
telle façon que celle-ci puisse continuer à pousser. La collecte a lieu
d’ordinaire en famille, hommes et femmes y participant. De nos jours, il
semble que la collecte des algues puisse, notamment au moment des
fêtes du mois de juillet, faire l’objet d’une exploitation à des fins commerciales. En effet, conservées dans les glacières, elles seraient exportées sur Papeete pour y être vendue aux touristes japonais. Lorsqu’elles
se rencontrent dans les mêmes lieux, les deux espèces sont ramassées
75 Mais l’enquête ayant été menée par une personne non formée à ce type travail, on ne peut pas exclure un défaut dans
la collecte de l’information qui fausserait notre appréciation de la réalité.
76 Le nom de cette algue vient du fait qu’elle ressemble, évidemment en bien plus petite, à une palme de cocotier.
117
dans les mêmes paniers et ne seront éventuellement séparées que
lorsqu’on les rince à l’eau de mer avant leur consommation. Cette dernière doit intervenir rapidement après la collecte car les algues ne se
conservent guère plus de trois jours. Aujourd’hui, certains les mettent au
réfrigérateur, d’autres préfèrent les laisser à tremper dans de l’eau de
mer (mais jamais dans de l’eau douce). Quand les algues ne sont pas
mangées sur place, elles le sont en entrée lors des repas avec du citron
et du lait de coco comme cela se fait ailleurs.
Une préparation cuite de ces algues (mais on ne sait pas si elle s’applique aux deux espèces et, sinon, à laquelle) est également signalée77. Les
algues sont disposées dans une demi noix de coco ayant encore son
amande à l’intérieur puis l’ensemble est empaqueté dans des feuilles et mis
au four de terre. Même si elle est un peu imprécise, voire douteuse, cette
information est intéressante car c’est la seule mention recueillie durant
toute notre enquête d’une cuisson des algues en Polynésie française.
Quelques éléments de synthèse
Les informations, comme on l’a dit, étant très inégales d’une île à
l’autre, nous ne pouvons pas établir des synthèses comparatives sur tous
les aspects liés à la consommation des algues et nous devons nous
contenter de quelques remarques d’ordre général.
Sur les espèces consommées (tableau 1)
Au total, d’après les résultats de notre étude, ce sont dix espèces
d’algues qui sont consommées de nos jours en Polynésie française78.
C’est aux Marquises que la variété est la plus grande non seulement
d’ailleurs pour les espèces mais également en termes de diversité de
groupes taxonomiques et ce bien que la flore n’y soit pas particulièrement
77 Il convient d’être prudent car nous tenons cette information de notre correspondant à Raivavae qui ne semble pas avoir
observé directement cette pratique à Tubuai.
78 Ce n’est là qu’un nombre provisoire puisque plusieurs îles des Marquises et des Australes où les algues sont mangées
n’ont pas été étudiées. Quoi qu’il en soit, s’il était supérieur, le nombre réel ne devrait pas excéder de beaucoup celui indiqué ici et la proportion entre les archipels devrait rester la même.
118
N°309 - Avril 2007
plus riche. En effet, aux Australes, seules les caulerpes (dont une
espèce est également mangée aux Marquises) sont exploitées de nos
jours, tandis que les Marquisiens consomment six espèces différentes
dont cinq algues vertes et une espèce d’algue brune. Partout, donc, on
consomme Caulerpa racemosa, ce qui n’est guère étonnant puisqu’elle
compte parmi les algues les plus appréciées au monde (South, 1998 ;
South and Pickering, 2005). En revanche, on rencontre aux Marquises
des espèces inattendues comme Codium arabicum qui, avec C. geppiorum, était autrefois utilisée à Rotuma (archipel des Fidji), à l’état
desséché, comme éponge abrasive (N’Yeurt, 1996). On notera toutefois, que dans l’archipel des Hawai’i deux autres espèces de Codium
(C. edule et C. reediae) sont consommées ou rentrent dans la préparation de remèdes (Abbott, 1992). Toujours aux Marquises, on est surpris de retrouver parmi les algues consommées l’algue brune
Chnoospora minima dont l’aspect et la texture interpellent quant à
leur choix pour un usage alimentaire.
Tableau 1 : Les espèces d’algues marines consommées en Polynésie française
119
Tableau 2 - Eventuels traitements et assaisonnements pour une consommation lors des repas
Sur les modes de consommation (tableau 2)
D’une façon générale, la façon de manger les algues est assez similaire
entre les îles et archipels pris en compte, autant dans les conditions
(lors de la collecte ou en salade pendant les repas) que dans les préparations qui, éventuellement, leur sont appliquées. Notons tout d’abord,
qu’excepté à Tubuai où une information (non confirmée par l’enquête
de terrain) signalait une préparation par cuisson au four, sans que l’on
sache exactement quelles espèces sont concernées, toutes les algues
sont consommées crues. Cela autant lorsqu’elles sont mangées à l’occasion sur le lieu de récolte que quand elles le sont lors d’un repas. Dans
120
N°309 - Avril 2007
ce dernier cas, elles ne constituent pas un plat à proprement parler mais
sont servies, un peu comme de la salade, en entrée ou en accompagnement. C’est alors d’ordinaire avec du jus de citron et du lait de coco que
la plupart des algues sont mangées. Quelques variantes existent : une
caulerpe (Caulerpa racemosa var. turbinata) peut être consommée
« nature » à Ua Huka ; à Rapa seul le jus de citron est employé en l’absence de lait de coco, etc. Le fait de manger les algues avec du citron et
du lait de coco rappelle bien sûr la préparation du poisson cru, même
s’il semble s’agir là plus d’un assaisonnement que d’une « cuisson »,
même rapide, sous l’action du citron. Remarquons à ce propos que le
citron étant un agrume importé par les Européens, si ces algues étaient
mangées avant le contact avec les Occidentaux - ce qui à notre sens ne
fait pas de doute - elles devaient l’être (comme le poisson cru d’ailleurs)
telle quelle79, sans aucune préparation, comme cela se fait encore quand
elles sont consommées sur les lieux de collecte. Si pour les caulerpes, il
est d’usage de les manger sans délais, on a coutume d’appliquer des
traitements variés aux espèces de consistance plus coriace dans le but
de les ramollir : elles sont mises à reposer un jour ou mises à tremper
dans de l’eau de mer, voire même à présent ébouillantées pour
Chnoospora. En fait, tous ces traitements n’existent qu’aux Marquises,
seul archipel où ces espèces sont consommées.
Quelques remarques sur les connaissances
concernant les algues
Il est difficile d’estimer les connaissances que possède la population
des différentes îles étudiées dans la mesure où notre investissement en
termes d’enquête n’a pas été équivalent partout comme cela a été expliqué plus haut. Mais un constat général peut déjà être fait : c’est auprès
des anciens, ceux âgés de plus d’une cinquantaine d’années que peut,
partout, être recueillie l’information la plus complète et la plus fiable.
Cela témoigne d’un phénomène dont nous avons déjà parlé : les jeunes,
même lorsqu’ils savent que les algues se mangent, et qu’ils se livrent
79 Ou bien avec seulement du lait de coco et / ou l’adjonction d’un condiment dont on n’a pas conservé la mémoire et
que le citron a remplacé.
121
même parfois à leur cueillette, sont peu soucieux d’apprendre les noms
vernaculaires et autres informations sans utilité pratique immédiate. Les
renseignements de ce type ont été enregistrés auprès des anciens.
Certes, les conditions d’enquête influent probablement sur la qualité
des résultats, mais il semble cependant que les informateurs de l’île de
Ua Huka possédaient sur le sujet un savoir bien plus précis et détaillé que
ceux de Nuku Hiva, une île pourtant située dans le même groupe des
Marquises et où le nombre d’algues exploitées est équivalent. Cela doit
être le reflet d’un mode de vie un peu plus traditionnel conservé jusqu’à
nos jours, avec une exploitation plus régulière des ressources naturelles,
notamment chez les habitants de la petite vallée de Hokatu où notre
enquête fut conduite. Il est possible que les mêmes disparités se retrouveraient entre les îles des Australes, notamment si des enquêtes étaient
conduites à Rimatara qui se trouve par rapport à Rurutu un peu dans la
même situation que Ua Huka avec Nuku Hiva. L’impression de pauvreté
dans notre information concernant cet archipel vient, là aussi, de la façon
dont les enquêtes ont été conduites, sans doute moins intensivement qu’à
Ua Huka, et de la situation culturelle de l’archipel. Mais cela résulte aussi
du fait qu’aux Australes, les espèces d’algues consommées sont peu nombreuses, et appartiennent toutes au genre Caulerpa. Possédant des caractéristiques proches, ces différentes espèces se mangent de la même façon
et leur consommation ne réclame pas de traitements particuliers comme
c’est le cas pour plusieurs mangées aux Marquises. Aussi, les choses y
étant plus simples, les gens ont-ils peut-être moins à savoir et à dire.
Lorsque les noms des algues et leur signification ont été enregistrés,
nous avons pu constater que, sauf à Rapa, le terme générique signifiant
algue (imu, remu) est suivi d’un mot qui décrit et particularise l’espèce
concernée en la comparant avec une fleur, une feuille, des excréments
de rats, etc. Notons le terme de sarata employé à Nuku Hiva qui assimile
les algues à de la salade, une catégorie à la fois botanique et culinaire
européenne, et celui de remu vine à Tubuai qui compare l’une des caulerpes à des grappes de raisin. Là se lit l’influence européenne dans la
substitution ou l’ajout de termes descriptifs importés (qui traduisent un
changement dans les représentations) à la place de ceux qui devaient
exister auparavant ou qui subsistent en doublon.
122
Fig. 4 : Delphine Rootuehine collectant des algues sur le lieu-dit Pahonu à Ua Huka. (cl. E.C.)
Fig.5 : Maurice Rootuehine
ramasse des algues au lieu-dit
Pahonu à Ua Huka. (cl E.C.)
Elargissement du champ : le temps et l’espace
Du présent au passé
Malgré ses carences, l’information qu’il nous a été possible de
recueillir lors de ces enquêtes a permis la mise en évidence d’un comportement alimentaire actuel méconnu en Polynésie française. L’intérêt de cette
étude est également de nous permettre une plongée dans le passé pré européen de ces sociétés insulaires. En effet, dans leur reconstitution des modes
de vie des populations avant le contact, les archéologues portent une attention soutenue à la manière dont les ressources des îles étaient exploitées
par leurs anciens habitants. Cela dans l’objectif de documenter les bases
économiques de leur société mais aussi, autant que possible, d’accéder à
la dimension idéelle de leur relation avec l’environnement, naturel ou
domestiqué, de leurs îles : terminologie descriptive et classifications, représentions symboliques, mythes et croyances... Par leur nature, les sources
archéologiques liées aux activités matérielles ne permettent que rarement,
et de manière à la fois ambiguë et très limitée, d’accéder à cette dimension.
La permanence de certaines activités, jusqu’à une période récente voire
jusqu’à nos jours, offre la possibilité, par le recours à l’enquête orale ou
même à des observations actuelles, d’acquérir un ensemble de données
qui, sous certaines conditions qu’il s’agit d’évaluer, sont utilisables pour
la période pré européenne. Ces dernières nous permettent à la fois d’enrichir nos connaissances sur les aspects matériels de l’exploitation des ressources, tels que révélés par l’étude des vestiges archéologiques, et de lui
restituer en partie sa dimension immatérielle.
La consommation alimentaire de certaines algues marines est un
des domaines qui illustrent les possibilités de cette démarche ethnoarchéologique. En effet, cette survivance du passé constitue, en quelque
sorte, une parcelle de préhistoire qui perdure et est donc directement
connaissable en détail alors qu’aucune trace matérielle ne pourrait en
rendre compte à travers une approche archéologique classique. Ainsi
une pratique culturelle probablement pré européenne peut-elle être saisie avec une certaine précision, ce qui est une contribution à la reconstitution de la relation des anciens Polynésiens avec leur environnement
marin sous les divers aspects évoqués plus haut.
124
N°309 - Avril 2007
Aux Marquises où nous avons pu étudier avec une certaine précision cette activité, les mentions de cette pratique dans la littérature ethno
historique sont rares (Robarts, 1974 : 279) mais n’en témoignent pas
moins de son caractère pré européen. Quant aux écrits ethnographiques
plus récents, ils sont à notre connaissance muets sur la question ; que
celle-ci ait échappé aux observateurs ou ait été jugée indigne d’intérêt.
Pour le reste de la Polynésie à la période du Contact et celle juste
antérieure que couvrent les sources historiques, les mentions faites dans
les textes sont des plus laconiques, même si elles attestent cette pratique.
Oliver, par exemple, sur la somme des 1419 pages qu’il a consacrée à
l’ethnohistoire des îles de la Société, se contente de dire que “Some seaweeds were occasionally used by the Maohis as a food supplement”
(1974 : 25). Pour le vingtième siècle, Setchell (1926 : 69) rapporte
également que Ulva lactuca, désignée comme rimu miti (algue salée)
était consommée naguère à Tahiti. Cette indication, même fort ténue,
prouve que jusqu’à une période relativement récente, la consommation
des algues possédait encore une extension géographique plus ample que
celle constatée de nos jours et l’on peut supposer que celle-ci a pu être
plus étendue dans un passé plus lointain. Toutefois, bien que des
nuances devraient probablement être apportées, il nous semble raisonnable d’estimer que ces rares mentions sont le reflet de la réalité
ancienne, à savoir d’une consommation peu importante, en termes
quantitatifs, des algues dans les îles de l’actuelle Polynésie française en
comparaison, par exemple, avec la situation de Hawai’i où celles-ci
étaient traditionnellement très consommées et où une trentaine d’algues
le sont encore (Abbott, 1984, 1992).
Vers Hawai’i
Dans la mesure où les habitants de Hawai’i sont probablement originaires des Marquises, il est remarquable que cet archipel demeure
dans l’actuelle Polynésie française l’endroit où se consomme encore le
plus grand nombre d’espèces. Quant à la place plus importante tenue
traditionnellement par les algues dans le régime alimentaire des habitants de Hawai’i, il serait intéressant de faire la part entre un déterminisme lié à la présence d’une plus grande flore algale consommable et
125
un choix motivé par des conditions socioculturelles. Cela dépasse le
cadre limité de cet article, mais quelques remarques préliminaires peuvent déjà être formulées.
Ainsi, le plus grand nombre d’espèces consommées aux îles
Hawai’i est certainement lié à la richesse plus élevée de la flore mais également à une configuration géomorphologique des littoraux plus propice à la cueillette à pied : présence de nombreuses cuvettes d’eau et de
platiers praticables à marée basse. Pour la période pré européenne,
Abbott (1991) explique l’abondance et la diversité des algues dans l’alimentation des Hawaiiens par une cueillette assurée préférentiellement
par les femmes en raison des fortes interdictions alimentaires (kapu)
qui leur étaient imposées (Valeri, 1985) et de la proximité du littoral sur
lequel elles pouvaient collecter algues et autres invertébrés marins alors
que les hommes, eux, pêchaient le poisson.
Le deuxième point remarquable est qu’aucune algue rouge ne
figure parmi les espèces mangées, à ce que l’on sait, en Polynésie française alors qu’à Hawaii (mais aussi à Fidji et à Rotuma) ce sont les plus
nombreuses et les plus appréciées. Pour les Marquises, l’explication
biologique est évidente puisque ces espèces y sont absentes sur les platiers. Toutefois, certaines d’entre elles existent dans les autres archipels
sans que l’on puisse savoir si jadis elles y furent consommées. De même,
l’algue verte Codium gepppiorum, très prisée à Hawai’i et dans de nombreuses îles du Pacifique, n’est pas, à notre connaissance, consommée
en Polynésie française, alors qu’elle y est commune sur les platiers.
Autant de constats qui soulèvent des questions dont la solution
appelle une recherche documentaire plus exhaustive et, surtout, la poursuite des enquêtes sur les usages traditionnels des algues dans les îles
des Marquises et des Australes qui n’ont pu encore être étudiées.
Eric Conte et Claude Payri
Université de la Polynésie Française
126
N°309 - Avril 2007
BIBLIOGRAPHIE
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CONTE E. & PAYRI C.E. 2002- La Consommation des algues en Polynésie française : premiers résultats
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OLIVER D., 1974- Ancient tahitian society, 3 vols. The University Press of Hawaii, 1419 p.
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Univ. Amsterdam. (CD-ROM series).
VALERI V., 1985- Kingship and sacrifice. Ritual and society in ancient Hawai’i. Chicago: University of
Chicago Press.
REMERCIEMENTS
L’enquête à Ua Huka a été rendue possible grâce à l’aide amicale et énergique de Monsieur Léon Litchlé,
Maire de l’île, ainsi qu’à nos principaux informateurs : Ema Poevai, Kohu Teikipeepupuni, Etua
Teikipeepupuni, Maurice et Delphine Rootuehine. Que tous soient vivement remerciés. Pour les autres îles,
nous exprimons nos plus vifs remerciements aux enquêteurs, S. Sidolle, T. Monod et à Mesdames G. Mirale
et J. Dautrey et leurs élèves de la classe de seconde du lycée de Taiohae et de la classe de troisième du collège
de Tubuai. Nos remerciements vont également à la Délégation Régionale à la Recherche et à la Technologie
de Polynésie française et à la Direction de l’Enseignement Secondaire qui ont soutenu cette action dans le
cadre de la ‘Fête de la Science 2003’. A. de N’Yeurt est remercié pour la confirmation des identifications des
espèces. Cette étude a été conduite dans le cadre des programmes de recherche menés à l’Université de la
Polynésie française et financés par la Sous-direction de l’Archéologie, Ministère de la Culture à Paris.
127
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N° ISSN : 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 309