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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N°300
Mars 2004
MARINE I
Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°300
Mars 2004
Sommaire
Christian Beslu
Lettre d’un marin du Phaéton........................................................................... p.
2
Ferdinand Sigure
Taïti, le 23 avril 1844…................................................................................... p.
3
Gérard Vauterin
Note liminaire sur la relation médico-chirurgicale de J.-H. Bouffier................. p.
6
Joseph-Honoré Bouffier
Campagne en Océanie à bord du Gassendi (1846-1849)................................ p.
8
Christian Beslu
Vie et mort de la canonnière Zélée 1897-1914................................................. p. 27
Chaze,
administrateur des îles Sous-le-Vent
Sauvetage des équipages abandonnés par le Seeadler
sur l’atoll de Mopelia en 1917.......................................................................... p. 38
Ct Lefevbvre
Les Forces Navales Françaises Libres du Pacifique 1940-1945.......................... p. 72
Robert Koenig
Rapport moral pour 2004................................................................................. p. 112
Photographies de la campagne de la Zélée à Rapa, septembre 1903................. p. 117
Photographies de la campagne de la Zélée à Rapa, décembre 1903 ................ p. 122
Lettre d’un marin
du Phaéton 1844
La Bibliographie de Tahiti de P. O’Reilly et E. Reitman donne
quelques renseignements sur le vapeur de S. M. Le Phaéton qui quitta
la rade de Toulon le 24 avril 1843 sous le commandement du capitaine
de vaisseau Eugène Maissin dont le journal fut en partie diffusé par les
Annales Maritimes et Coloniales (1847). Il est d’autre part fait mention
des notes extraites de la correspondance du Comte d’Orsery, alors officier à bord de ce bâtiment, lequel fut le premier vapeur français a être
passé par le détroit de Magellan pour se rendre en Océanie française.
Après un passage aux Marquises et la prise de possession de cet
archipel, le Phaéton arrive à Tahiti le 9 janvier 1844 et son équipage doit
participer à la lutte contre les insurgés Tahitiens.
Les hasards heureux de la philatélie nous avaient déjà permis de porter à la connaissance des lecteurs de notre bulletin une lettre de Charles
Baker, midship anglais à bord du HMS Grampus (BSEO n°219) et nous
avons de nouveau dans les mains une autre lettre d’un marin, français
cette fois, Ferdinand Sigure qui, dans une écriture phonétique parfaitement lisible, conte à ses parents son voyage et sa guerre.
Nous ne connaissons pas le rôle ni le grade de ce marin qui s’exprime malgré tout aisément, et nous avons tenu à traduire intégralement
sa lettre en respectant scrupuleusement son orthographe et ses compliments finaux qui n’en finissent pas…, mais le courrier était si rare et
mettait si longtemps à parvenir aux destinataires à l’époque, qu’il valait
mieux n’oublier personne…
Merci à Ferdinand Sigure de nous restituer, à travers sa propre
vision et son orthographe à géométrie terriblement variable un pan de
l’histoire du Phaéton1.
Christian Beslu
1 Un grand merci à Kay Gaetjens qui nous a donné l’autorisation de reproduire cette lettre faisant partie de sa collection.
2
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Taïti le 23 avril 1844
Mes cheres parend, je profite de location d’un navire qui pard pour
frances pour vous faire passer de mes nouvelles et je vous dirai que je
me porte trai biein pour le moment je soitte que la praisente vous trouve
de meme il y a quelques temps que nous sommes arrivai au illes
Marquise dont j’ai restai 40 jours à NouKiva et de la j’ai embarquai pour
partire pour les illes de la sociétée qui sont a 600 lieu plus loingt. L’ille
ou nous sommes se nomme Taïti autres fois on l’appellet paris des antipotte et depuis que nous sommes la, les canacques se sont raivoltais
deux foie et nous avons eut deux combat. Le premier s’est livrai à
Taravahaut celui la à été peut de chose mais le deuxième qui s’est livrai
à Mahéna nous avons été obligés de fonssaire dans leures redouttes à la
bayonette et les morts était si épai que l’on nana comptai jusque à six
l’un sur l’autres dans leures redouttes et le lendemain nous sommes été
pour les enterrai mais nous aurions eut trope d’ouvrage et il sentoit
trope mauvai et il n’y a encor pas d’espoire de paix et sous peut nous
pensons les attaquai de nouvau mais nous (sommes ?) faible en monde
mais nous attendons du renfor pour les attaquer de nouveau et le gouverneur a jurai qu’il les massacreret tout tend qu’il sonts mais si l’on
recomense et que je puise men retirai comme je men sui retirai a
Mahéna je n’ai reçu que deux balles donc l’une a persai ma giberne et
l’autre apprai avoire frappai sur la rou de la pièce ou j’aitait et venu brissai le fourau de mon sabre et il y a un jeune homme de pontarlié qui se
nomme veinet qui a reçu une balle dans la cuise et elle est entrai un peut
plus haut que le genoux et elle est resortie proche de l’anüse. Si toutes
foie il y avait quelque personnes du paiy qui vouluse avoir la bonté
quand il irons à pontarlié de bien vouloire le dire à ces parend ou a tissot le gisseure que son fraire était à la battaille avec nous mais il na reçu
aucune blessures.
Je fini sur cette affaire la car les daitaille deviendrai trope long
j’irai vous donner quelque daitaille sur ma traversai lorsque nous
somme partit de frances la première tere que nous avons vue et goré ou
nous avons restai 8 joures pour prendre de l’eau et de la nous sommes
3
partit pour riogainaire qui se trouve a 1800 lieu plus loingt dans l’amérique septentrional, et c’est de dla que la famme du prince joinville vieint
et nous avons eut l’honneures daitre la quand il a marié, il y avait cinq
navires dont voici les noms : le véseau la ville de Marceille, la Belle
poule, la frégate la Danaé ou j’aitai en barquée, la gabare la Mouette, la
corvette la Coquette et quinzre jours apprai la célébration de son
Mariage nous sommes partit pour Madrass ou nous avons restai vingt
jours je ne pui pas tout vous donner les daitailles de se paiy la mais tout
ce que je pui vous dire que Madrasse c’est une ville quie est plus grande
que paris et il y a de belle plages et de dla nous sommes partit pour valparesse dans le Chili et c’est la que nous avons passer le maudit caporne
ou nous avons failliy perdre la vie tous trensi que nous étions nous avons
restai trois jours et trois nuits dans les glasses se net que le quatrièmes
jours que nous avons arivai en fasse de la tere de feu que les glasse nous
ont quitté avec 59 degré de froideur et en fasse de la platta nous avons
eut huits jours de cappe on aurait dis tous les vents était daichainnai et
au pasage de magellende nous avons restai onze jours a la cappe et c’est
la que je me sui crut perdus mais le vent a cessai le onzième jours et
nous avons eut toujours bon vent jusque au potau noir ; ce que l’on
appel le potau noir c’est un pasage qui a appene trois cents lieu de long
et toujour il tombe de lau n’importe enquel saison que se soie et apprai
toute ces misaire nous sommes arrivai a valpares rempli de vermine et
beaucoup de monde malade et on a restai un mois à valparese pour
nous raitablire la santté et de la nous sommes partit pour Lima capital
du péroux ou nous avons restai 4 (?) joures mais c’est un des plus beau
paiy du monde.
Et de Lima nous avons passai les archipelle dengereuse avant que
d’arrivai a noukaiva. Je fini car je ne puis pas vous donner les daitaille
sa deviendrai trop longs. Vous ferai bien des conpliment a tout les personne donc je vai vous citer. Vous embrasserai biein ma sœur de ma part
et mon beau frère et mon petit filieu et mon oncle jago et ma tente son
épouse et mes deux cusine éléonore et ( ?) et vous ferai biein des
conpliment de ma part a chair ma tente gabriel et a mes cousine et a ma
tente Marie et vous salurai biein chair mes cousin dauprai duppont et
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N°300 • Mars 2004
sur la raiponse vous me ferai savoir si mon cousin chairubin et de retour
au paiy. Vous ferai biein des conpliment de ma part a chair M.
Gourmend et a chair M. Lembert et au Frespomey a josephe et a alexendre a Jules Gendre et a toute la famile et au petit charle et a sa mère et
au père Peinchet et a toutes la famille et Aimey Jacquier et a Baptiste
Paichard et a Loui Robein.
Je fini ma lettre et je sui pour la vie votre fils.
Ferdinan Sirugue
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Relation médico-chirurgicale
par Joseph-Honoré Bouffier
Note liminaire1
« Joseph-Honoré Bouffier est né le 20 septembre 1821 à Solliès
Pont, petit village situé à 6 km à l’Est de Toulon. Ayant perdu ses
parents très jeune il fut élevé par son oncle, Cyprien Bouffier propriétaire terrien dans ce même village. Il fit ses études de médecine
à Montpellier et soutint sa thèse à 36 ans. La raison de cette soutenance tardive tient au fait, qu’ayant choisi de servir dans la Marine,
il a déjà à son actif plusieurs campagnes, dont celle qui l’amena en
Océanie de 1845 à 1850. Après avoir pris sa retraite comme médecin principal il fit une deuxième carrière, bénévolement, au service
1 Le document que nous publions ci-après est extrait de la thèse publiquement soutenue à la
faculté de médecine de Montpellier le 30 mars 1857 pour obtenir le grade de docteur en médecine, par Joseph Honoré Bouffier chirurgien de première classe de la Marine. Cette relation
médico-chirurgicale a été proposée à notre attention par Monsieur Gérard Vauterin, Médecin
chef des Armées (ancien directeur interarmées du service de santé en Polynésie française), lointain descendant de Joseph-Honoré Bouffier qui a avec sa famille « découvert avec bonheur en
l’an 2000, cette Polynésie à laquelle leur aïeul s’était tant attaché il y a plus de 150 ans ». Nous
remercions vivement Gérard Vauterin. Voici ce qu’il nous rapporte de son ancêtre, mais
quelques mots tout d’abord de cette corvette à vapeur le Gassendi, qui honore la mémoire d’un
philosophe français du XVIIe siècle ; Pierre Gassend dit Gassendi fervent adepte d’Épicure qui
était aussi astronome et mathématicien adhérent avec Galilée au principe de la rotation de la
Terre.
Que dire encore de ce périple d’un médecin de marine embarqué dans cette campagne en
Océanie. Une des particularités du médecin de marine c’est qu’il est comme praticien un
acteur essentiel de la vie du bord, il participe à la bonne marche du bâtiment. À terre il continue
de soigner et soulage les populations éloignées. Il est toujours un témoin privilégié. J.H.
Bouffier a analysé d’un œil attentif la campagne du Gassendi. Il parle de son métier sans doute
avec justesse ; on apprend ainsi quels étaient les petits bobos du quotidien ou les pathologies
mortifères touchant les équipages comme les populations autochtones. Il nous fait part de
considérations parfois pertinentes, souvent abruptes, sur les hommes et les femmes rencontrés à Tahiti et dans les îles. Même réduite à l’état de photographie de la carte sanitaire de Tahiti
au début du Protectorat, cette relation de voyage présente quelque intérêt.
Par ailleurs, en ce qui concerne le document, nous avons convenu de transcrire les termes vernaculaires tels que l’auteur les a rapportés phonétiquement, dans le souci de restaurer cette
relation dans son contexte : cette fin de la décennie 1840 en Océanie, un temps où les modes
d’écriture des langues polynésiennes étaient en gestation. C.G.
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de la population toulonnaise. Il mourut à Toulon le 26 avril 1898.
Une anecdote mérite d’être racontée. Papeete apprit avec quatre
mois de retard les événements de février 1848 qui avaient destitué
le roi Louis-Philippe et rétabli la République. Des réactions pour ou
contre eurent lieu sur le fenua. Joseph-Honoré, républicain dans
l’âme, manifeste bruyamment son enthousiasme et propose d’ouvrir
une subvention « pour venir en aide à la République ».
Le gouverneur en place remet les choses au point en faisant
savoir que « les vrais républicains n’ont pas besoin d’être stimulés
par des officiers n’ayant aucune qualité pour le faire et… donnent
à leurs démarches un caractère regrettable d’excitation ».
« En 1845 ce bâtiment de 58 mètres de long, 9 de large, construit
à Indret qu’a que 6 ans. Outre ses voiles il dispose de chaudières à
vapeur développant 220 chevaux. Il est armé de six bouches à feu
latérales. Le capitaine de frégate Janvier en est le commandant. Pour
cette mission, l’équipage, normalement de 120 hommes est supplémenté de 25 matelots. L’âge moyen est de 22 à 25 ans ; si l’élément
provençal domine dans la maistrance et la machine, l’élément breton est prédominant chez les matelots. Les conditions d’hygiène
apparaissent satisfaisantes et le moral des marins excellent, Tahiti
étant déjà à l’époque un lieu où « la douceur et la salubrité du climat »
sont connues de tous. »
7
Campagne en Océanie de la
corvette à vapeur Le Gassendi
(4 avril 1846-14 décembre 1849)
Au mois de mai 1850, je suis revenu au port de Toulon après une
absence de cinquante-cinq mois, j’en étais parti le 16 octobre 1845.
Pour me conformer aux règlements en vigueur dans la chirurgie de la
marine, je dus présenter au Conseil de santé un rapport sur ma campagne. C’est de ce travail que j’extrais aujourd’hui la majeure partie des
documents que renferme ma thèse ; j’espère que mes Juges ne refuseront pas à cet écrit l’indulgence que les membres du Conseil de santé ont
bien voulu accorder autrefois au rapport lui-même.
Je transcris ici la lettre que j’adressai à cette occasion au président
du Conseil, parce qu’elle contient les raisons de la marche adoptée dans
le rapport. Voici comment je m’exprimais dans cette lettre :
« À la fin de la longue campagne que vient d’achever le Gassendi,
il est de mon devoir de faire connaître au Conseil de santé les différentes
réflexions qui m’ont été suggérées soit par les pays que j’ai visités, soit
par les cas nombreux de médecine ou de chirurgie que se sont offerts à
mes yeux. Je n’ai pas le projet de retracer l’historique de toutes les affections que se sont montrées à bord durant les cinquante-cinq mois qu’a
duré la campagne. Outre qu’un pareil travail serait démesurément étendu, il aurait le grave inconvénient d’être d’une monotonie fastidieuse, et
d’offrir un intérêt bien faible à ceux qui, à terre, observent chaque jour
des maladies identiques. J’aime mieux exposer sommairement l’itinéraire du Gassendi, et présenter au fur et à mesure quelques considérations
particulières sur les diverses contrées qu’il a parcourues. Ces considérations auront trait, tantôt à la position géographique et au climat de ces
pays, tantôt aux mœurs et aux habitudes des habitants, d’autres fois aux
maladies qui y sont les plus communes. Je n’hésiterai pas non plus à rapporter quelques-unes des observations que j’ai recueillies, et que je croirai susceptibles d’appeler l’attention des praticiens. J’ai cru convenable,
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pour mettre de l’ordre dans mon travail, de le diviser en trois parties. La
première commence au départ de Toulon (16 octobre 1845), et s’étend
jusqu’au jour où le Gassendi met à la voile de Montevideo pour
l’Océanie (24 décembre 1846) ; elle comprend une période de quatorze mois environ. La seconde embrasse près de trois ans de durée, puisqu’elle ne finit que le 14 décembre 1849, époque à laquelle le navire
partit de Taïti pour retourner en France. La troisième période, qui est la
plus courte, se termine au moment où le vapeur laisse tomber l’ancre en
rade de Toulon (19 mai 1850) ; elle compte six mois environ. »
Arrivée à Nouka-Hiva ; fréquence du bubon
Le 4 avril, le Gassendi mouilla dans la baie de Taioahé (île de
Nouka-Hiva). Cette baie, dans laquelle existait le seul établissement que
nous eussions créé dans l’île, est profonde et offre aux navires un abri
commode et sûr. La chaleur qui y règne est considérable, mais on y
remarque peu de maladies graves. Cependant, en 1846, la garnison a été
visitée par la fièvre typhoïde ; il n’y a pas été observé depuis d’autre épidémie. En revanche, une affection que les chirurgiens sont très fréquemment appelés à traiter à Nouka-Hiva, c’est la syphilis à tous les degrés
sous toutes les formes. De tous les accidents syphilitiques, le bubon, soit
seul, soit accompagnant d’autres symptômes vénériens, se rencontre le
plus souvent. Du reste, ce n’est pas aux Marquises seulement que cette
particularité existe ; on la trouve encore à Taïti et surtout aux îles
Sandwich1. Quelle peut être l’explication d’un fait si différent de ce qui
se passe ailleurs ? Pour moi, je crois que si le bubon, en Océanie, sous
le rapport de la fréquence, occupe, parmi les accidents primitifs, un
rang plus élevé qu’en France, cela tient à la plus grande activité du virus
puisé dans certaines îles. En effet, le contact répété des équipages de
navires baleiniers infectés le plus souvent, avec les populations de ces
îles, a développé au milieu d’elles des cas nombreux de vérole. Comme
1 Note de l’Éditeur : lire archipel hawaiien.
9
elles sont parfaitement ignorantes des remèdes capables de détruire l’infection, ou qu’elles se refusent à en user, elles vivent pendant des années
entières avec des symptômes fort graves et au moyen desquels elles
empoisonnent à leur tour les individus sains qui ont des relations avec
elles. Les accidents survenus après un coït pareil se ressentent naturellement de cette absence complète de soins hygiéniques et médicaux.
Aussi les bubons, qui sont un signe d’infection plus profonde, se déclarent plus fréquemment que chez nous.
Pour beaucoup d’îles de l’Océanie, la syphilis est un mal désastreux, parce que chez elles aucun remède ne vient entraver sa marche, ni
amoindrir son intensité. Aux Marquises, il n’est pas rare que des habitants meurent de ses suites, et à Taïti on rencontre bien des fois, dans les
districts de l’île, des exemples effrayants des ravages qu’elle est susceptible de produire lorsqu’elle n’est pas convenablement traitée. À l’île de
Moréa, j’ai vu une femme qui pendant une maladie vénérienne avait
perdu les deux yeux, le nez, et chez laquelle, par suite de la destruction
de la voûte palatine et de la cloison, la bouche et les fosses nasales ne
formaient qu’une seule cavité ; la peau de son visage était couturée par
des cicatrices d’ulcères syphilitiques. Son aspect était hideux.
À Taïti cependant, dès 1847, les cas de vérole avaient diminué de
fréquence et de gravité. Cet heureux résultat était dû d’abord à ce que
les habitants avaient moins de répugnance alors qu’autrefois à prendre
des remèdes anti-syphilitiques ; ensuite, à l’arrivée sur rade d’un très
petit nombre de navires baleiniers, et puis à la défense qui avait été faite
aux femmes d’aller à bord de ces bâtiments passer la nuit, en orgies de
toute espèce. En effet, la plupart du temps, les équipages des navires
baleiniers, les Américains surtout, ont des accidents vénériens qu’ils
négligent de traiter, qu’ils gardent tant que dure la campagne, et qu’ils
propagent dans toutes les relâches. Aussi, leur arrivée dans un pays estelle marquée par un accroissement considérable dans la quantité de
femmes infectées.
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Arrivée à Taïti
Le 12 du mois d’avril, nous arrivâmes enfin à Taïti, lieu de notre
destination, il y avait alors dix-huit mois que nous étions partis de
Toulon. Dans la plupart des stations, ce laps de temps constitue en général la moitié de la durée de la campagne ; mais à Taïti il n’en fait guère
que le tiers. Dans le courant des trente-deux mois passés dans ce pays,
j’ai eu bien moins souvent occasion qu’avant, de rédiger des observations particulières. La présence d’un hôpital à terre m’a presque toujours permis de ne pas garder des malades graves à bord. Aussi, dans le
compte rendu rapide que je vais présenter des affections qui se sont
montrées sous l’influence du climat de Taïti, je me bornerai à des considérations générales sur l’ensemble et serai sobre de descriptions de cas
individuels.
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Île de Taïti. Son climat
L’île de Taïti, comprise entre les 17° et 18° de latitude Sud, et les
151° et 152° de longitude Ouest, est divisée par une presqu’île d’un
mille de largeur, en deux portions de grandeur inégale. La partie Ouest,
où se trouve Papeete, siège de notre gouvernement, est beaucoup plus
importante que la partie Est, qui porte le nom de Tairabou2. Le climat de
Taïti est chaud, une température un peu basse ne s’y observe jamais. Sur
un relevé d’observations thermométriques faites par M. Pichaud, alors
pharmacien de seconde classe, et comprenant vingt-huit mois, d’août
1846 à décembre 1848, les variations extrêmes du thermomètre centigrade sont 34°, 1 en février 1848, et 19°, 4 en juin de la même année.
En juin 1847 de six heures à six heures et demie du matin, il a marqué
une fois 17°, 21. On voit par ces chiffres, que l’échelle des variations est
très limitée.
Quoique élevée, la chaleur est très supportable à Taïti ; elle n’y est
pas accablante comme dans d’autres lieux situés sous la même latitude.
Dans l’hivernage, malgré qu’on soit en plein été, le corps n’est pas
dépourvu de toute vigueur, et on se sent encore capable de mouvement.
L’esprit même ne perd pas tout son ressort, et il lui reste assez d’activité
pour pouvoir réagir contre la chaleur et s’appliquer à un travail quelconque. Il n’en est pas ainsi à Nouka-Hiva, qui, plus rapprochée de la
ligne de cent lieues environ, offre pendant la saison chaude une température étouffante. À Taioahé (baie de Nouka-Hiva), il y a des jours où
l’on se sent anéanti. Papeete doit le précieux avantage dont il jouit, aux
vents quotidiens qui régulièrement rafraîchissent l’atmosphère.
L’air de Taïti est très salubre. Contrairement à ce qui arrive dans les
Antilles, dans îles de la côte d’Afrique, et même dans beaucoup d’îles de
l’Océanie, le groupe de la Société est vierge de tout fléau épidémique
tenant à des émanations particulières du sol. On y observe les maladies
des pays chauds, telles que la dysenterie, les hépatites, les coliques sèches,
etc… mais le principe, le miasme des fièvres à caractères tranchés,
2 Note de l’Éditeur : lire Taiarapu.
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comme la fièvre jaune, la fièvre intermittente pernicieuse, ne paraît pas
s’y développer. Ce fait surprend d’autant plus, qu’à Taïti par exemple, on
rencontre dans une foule d’endroits de l’île des marais plus ou moins
étendus. Ainsi, dans Papeete même, quoique plusieurs terrains marécageux aient été comblés depuis l’occupation, il en reste encore beaucoup
au milieu de la ville, et pourtant les affections intermittentes y sont rarement observées. Ici, plus encore que dans le Parana, il est difficile de
donner une explication satisfaisante de l’innocuité d’un pareil voisinage,
ailleurs ordinairement si dangereux. La culture du taro dans les marais,
la constitution poreuse du sol, la sécheresse habituelle de la température,
et surtout, suivant moi, la brise qui règne régulièrement l’après-midi, et
qui rafraîchit l’air, sont les causes probables de l’absence de la fièvre
intermittente.
Fréquence des bronchites chez les Taïtiens
J’ai fait remarquer plus haut qu’à Taïti il y avait peu de différence
entre les variations extrêmes du thermomètre, et qu’il ne descendait
jamais bas en hiver ; pourtant les affections des voies aériennes n’y sont
pas rares, surtout parmi les indigènes. Cela tient, sans doute, à ce que
dans ces climats, où la température se maintient généralement de 24° à
13
28° centigrades, un abaissement léger impressionne aussi vivement le
corps, habitué de longue main à une température plus considérable, que
peut le faire chez nous un froid bien plus intense. Le séjour prolongé
dans un milieu échauffé comme l’est Taïti, rend les individus qui y
demeurent très sensibles aux changements atmosphériques. Il n’est donc
pas étonnant que les naturels de cette île succombent assez fréquemment
à des maladies des organes thoraciques. J’ai vu moi-même une jeune fille
mourir en moins de deux semaines d’une hémoptysie aiguë.
De la médecine chez les Taïtiens
Ces terminaisons funestes sont d’autant plus communes chez les
Taïtiens, qu’ils n’ont encore aucune idée de l’importance des soins
hygiéniques pour conserver la santé, ou pour la rétablir quand elle a été
ébranlée. À toute heure du jour ou de la nuit, le corps étant en sueur ou
non, ils courent se plonger dans l’eau la plus voisine. Dans la nuit, que
la température soit basse ou élevée, qu’elle soit sèche ou humide, ils
vont au dehors de leurs cases satisfaire leurs besoins, toujours en étant
fort peu vêtus. Quand ils sont malades, des médecins indigènes les traitent ; les remèdes qu’ils leur administrent sont tous tirés du règne végétal. Chaque médecin en emploie un petit nombre, qu’il donne indistinctement à peu près contre toutes les maladies internes. Il est rare en outre
que chaque famille n’ait pas le sien, qu’elle préconise contre une affection spéciale. Plusieurs de ces médicaments sont très violents ; de sorte
que, si dans certains cas leur action sur l’économie est héroïque, souvent elle détermine des effets nuisibles. Le mode de préparation de ces
remèdes est assez simple : ou bien la plante, desséchée auparavant, est
réduite en poudre fine ; ou bien la partie qui renferme le principe actif
est pilée à l’état frais, exprimée avec soin, et le jus, dépouillé de toutes
les matières étrangères solides est mêlé à du lait de coco qui lui sert
d’excipient ; parfois le médicament résulte du mélange du suc de plusieurs plantes. Après que le malade en a pris la dose indiquée, il doit
faciliter son action en buvant de l’eau de coco. La plupart de ces remèdes agissent énergiquement sur le tube digestif ; ce sont presque tous
des vomitifs ou des purgatifs.
14
N°300 • Mars 2004
Une médication que j’ai vu souvent mettre en pratique à Taïti, c’est
la révulsion générale sur le tégument, par l’eau portée à une haute température au moyen de cailloux chauffés au rouge blanc. Cette eau,
quoique très chaude, sert à laver le corps du patient, qu’un individu
vigoureux masse en même temps avec force ; les chairs sont pétries en
tous sens, les articulations disjointes, les membres tiraillés, et cette opération se continue sans relâche presque pendant une heure, malgré les
cris et les gémissements du malade. Le massage une fois terminé, le
patient est essuyé avec soin, enveloppé de linge sec et reporté dans son
lit. Une transpiration abondante ne tarde pas à s’opérer, le sommeil arrive
et, quand le malade s’éveille, toute douleur a disparu ; il est guéri. On
ne saurait nier que la dérivation produite par ce genre de traitement ne
soit très puissante, surtout quand on a eu l’occasion de voir la vigueur
que les Kanacks apportent à son emploi. Mais cette médication, dont l’utilité est inconstestable dans bien des circonstances, est appliquée par
eux, malheureusement, sans grande distinction de maladies ; ils la dirigent tout aussi bien contre un lumbago ou une sciatique que contre une
bronchite ou une indigestion.
Une maladie sur laquelle les Taïtiens n’ont pas de prise, c’est la
syphilis constitutionnelle. Les indigènes savent combattre les accidents
primitifs, en tant que locaux, mais ils n’ont rien à opposer à l’infection
générale ; aussi l’apparition des symptômes syphilitiques secondaires estelle commune chez eux. Depuis ces dernières années, il commencent à
avoir recours, soit aux missionnaires, soit aux médecins français et
anglais, pour le traitement de ces accidents. Mais quand ils se décident à
venir réclamer nos soins, la maladie a fait déjà beaucoup de progrès ;
pourtant, sur ces natures neuves, sur ces organisations que nos remèdes
n’ont pas encore éprouvées, les médicaments ont une action tellement
rapide, qu’en une ou deux semaines on voit s’améliorer et quelquefois
guérir des symptômes vénériens fort graves. Chez les Taïtiens, ce qui est
difficile, ce n’est pas d’obtenir une amélioration notable dans l’état général du malade, mais bien de l’amener à une guérison complète et durable ; car dès qu’il est mieux, l’indigène a la plus grande tendance à laisser
là le remède et à recommencer son ancien genre de vie, qui, comme on
le suppose sans peine, n’est guère favorable à la réussite du traitement.
15
Procédé singulier pour rappeler
les noyés à la vie
Avant d’en finir avec la médecine taïtienne, je dirai quelques mots
du moyen employé par les Kanacks pour rappeler les noyés à la vie. À
peine le corps est-il retiré de l’eau, qu’un homme robuste le saisit par
les pieds, les appuie sur ses épaules, les embrasse solidement avec ses
mains, et part au pas de course, emportant derrière son dos le noyé, qui
pend la tête en bas et le visage en arrière. Quand il a parcouru une longueur de cent ou deux cents mètres, il revient sur son chemin et recommence le même exercice jusqu’à ce qu’il soit fatigué. Dès que ce
moment arrive, un autre individu prend sa charge, court de nouveau et
ainsi de suite sans discontinuer pendant des heures entières. Dans cette
course précipitée, le corps du noyé, la tête et les bras surtout sont soumis à des mouvements, à des chocs de toute espèce. Les Taïtiens prétendent qu’après toutes ces succussions3 prolongées, l’eau étant rendue par
la bouche et les narines, la respiration reparaît et le noyé est sauvé. Ils
ont le soin de ne cesser la promenade du sujet, même lorsque la respiration s’exécute, que quand toute l’eau est évacuée. Alors seulement,
pour eux, tout danger est passé et le malade peut être laissé tranquille.
En décembre 1849, un enfant de six ans fut retiré complètement
noyé d’un bassin où il était tombé sans que personne ne s’en aperçût. Il
fut de suite porté chez le médecin anglais qui, après avoir inutilement
essayé l’excitation de la membrane pituitaire et l’insufflation de l’air
dans les poumons, déclara aux indigènes que l’enfant était mort et qu’ils
pouvaient l’emporter. Une fois sortis de la maison du docteur, ils chargèrent à tour de rôle le corps sur leur dos et lui imprimèrent, suivant
leur habitude, des oscillations et des secousses dans tous les sens. Je vis
l’enfant dans ce moment : il avait le visage bleuâtre, bouffi ; les yeux ternes, saillants ; la bouche écumeuse, le pouls nul, la peau froide, excepté
3 Note de l’Éditeur : une succussion est selon le Littré, un mode d’exploration employé par
Hippocrate pour s’assurer de l’existence des épanchements dans la poitrine ; il consiste à saisir par les épaules le malade placé sur son séant et à communiquer une secousse au tronc,
pour écouter si l’on entend la fluctuation d’un liquide.
16
N°300 • Mars 2004
à la partie antérieure de la poitrine. Cet examen dura à peine quelques
secondes, car le Taïtien qui le portait et que j’avais arrêté un instant,
repartit de suite avec son fardeau ; cependant, il aurait suffi pour me
faire ajouter peu de croyance à la possibilité du rappel, même momentané, de cet enfant à la vie. Pourtant, deux heures après j’appris qu’il
avait rendu beaucoup d’eau, qu’il avait respirée ; mais que conduit
alors dans une maison européenne où les indigènes n’avaient pas pu
pénétrer, il était mort. Les Taïtiens ne manquèrent pas de dire que si on
leur avait laissé l’enfant jusqu’au bout, ils l’auraient sauvé.
Séjour du Gassendi à Taïti
Pendant les deux ans et demi qu’il est resté attaché à la station de
l’Océanie, le Gassendi a fait un service très actif. Plusieurs fois, dans cet
intervalle il a visité les différents districts de Taïti et de Moréa, les Ilessous-le-vent, les Pomotous, les Marquises, et en dernier lieu il a poussé
une excursion jusqu’aux îles Sandwich.
Dès notre arrivée à Papeete, l’équipage subit d’assez grandes modifications dans sa composition. Plusieurs matelots dont le temps de service était fini, obtinrent de permuter avec des apprentis marins de la frégate l’Uranie et partirent avec elle.
Le 13 avril, le boulanger Laugier âgé de cinquante ans mourut subitement d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Depuis longtemps il était
valétudinaire4 et au moment où il succomba si inopinément, il allait
s’embarquer pour se rendre à l’hôpital.
Dans le mois de mai entrèrent au poste plusieurs hommes atteints
de constipation, de diarrhée, d’embarras gastrique ou de céphalalgie. Je
dus traiter un cas de dysenterie et deux de fièvre muqueuse. L’un de ces
derniers, observé sur l’apprenti marin, Beaurreaux, eut une fin malheureuse à terre.
Le 4 juin, le Gassendi étant à la mer pour se rendre à Nouka-Hiva,
je perdis de la dysenterie le nommé Mahé que la frégate la Sirène avait
4 Note de l’Éditeur : une personne valétudinaire est comme chacun sait, une personne dont la
santé délicate et chancelante est prédisposée à la maladie.
17
mis à bord quelques heures avant le départ, et dans un état très alarmant. Dans le courant du même mois, le chauffeur Piston et le second
commis aux vivres Arnaud, souffrant, le premier d’un catarrhe pulmonaire et le second d’une bronchite chronique, furent renvoyés en France
sur la corvette de charge la Somme.
Fréquence des plaies à Taïti
Pendant tout le reste de la campagne, je n’ai pas cessé d’avoir,
comme dans le Parana, des plaies à panser ; mais ici une cause toute différente présidait à leur fréquence. Ce n’était plus ainsi que dans le fleuve,
les piqûres de moustiques qui rendaient ces accidents communs, mais
bien l’habitude qu’avaient les hommes de marcher toujours pieds nus,
soit pour économiser leur chaussure, soit parce qu’ils en manquaient
absolument ; les souliers qu’ils avaient dans le principe ayant été promptement usés par les travaux au milieu du charbon ou sur les coraux.
Dysenterie et fièvre typhoïde à Taïti
En 1847, les cas de diarrhée ont été nombreux, mais généralement
peu graves. Un seul homme qui ne se rétablissait pas a quitté la colonie.
En octobre, novembre et décembre, la dysenterie a sévi. À la même
époque, du reste elle régnait sur la frégate la Sirène, et à terre où elle
faisait des victimes ; deux de nos marins en sont morts. En même temps
que la dysenterie a éclaté la fièvre typhoïde qui a atteint plusieurs de nos
matelots ; un entre autres l’a été très sérieusement. C’est le nommé
Sarciaux qui, après avoir éprouvé des hémorragies très abondantes par
l’anus, n’en a pas moins eu la chance d’échapper. Au moment où ce
symptôme, presque toujours d’un présage si funeste se produisait chez
lui, il apparaissait aussi sur un jeune chirurgien de nos collègues, sur M.
Gravouille, qui moins heureux que Sarciaux, a promptement succombé.
Chez ce dernier, la convalescence a été très laborieuse et très longue.
Entré à l’hôpital en octobre 1847, il n’était pas rétabli au mois de mars
suivant et il a dû être dirigé sur un port de France.
18
N°300 • Mars 2004
Cette épidémie de fièvre typhoïde est la première que les chirurgiens aient observée à Taïti. Elle a coïncidé avec un rassemblement
considérable de troupes dans Papeete, et avec le renouvellement d’une
partie de la garnison et de la station. Elle n’a pas épargné les indigènes ;
j’en ai vu mourir un qui avait offert les symptômes typhoïdes les plus
tranchés : somnolence, coma, fuliginosités des dents et de la langue,
pétéchies, épistaxis, hémorragies intestinales, tout cela avait été observé.
…
Au mois d’août 1847, la corvette fut envoyée dans l’archipel des îles
Pomotous, pour y venger le meurtre de tout un équipage français. Seize
sauvages furent arrêtés et conduits à Papeete. Trois ayant été condamnés
à être pendus, le Gassendi retourna à l’île où le crime avait été commis,
et fit exécuter la sentence. Sans doute, au point de vue de l’humanité, de
pareilles représailles sont regrettables ; elles sont nécessaires,
indispensables pour protéger efficacement la vie des Européens qui
naviguent dans ces parages dangereux.
19
Habitants des îles Pomotous
Les naturels des Pomotous, quoique occupant des terres plus rapprochées des îles de la Société que des Marquises, ressemblent plus aux
Marquisans qu’aux Taïtiens : seulement ils sont Marquisans en laid :
maigres en général, foncés en couleur, brûlés par le soleil, d’une taille
assez élevée, ils ont le système osseux développé, les membres longs et
grêles, la barbe rare, le regard en dessous, et la physionomie singulièrement astucieuse. Ce sont d’excellents plongeurs. Leur intelligence est
peu active, et leur infériorité sous ce rapport est si bien établie, qu’elle
est passée en proverbe dans les îles de la Société. Le Pomotou est pour
l’indigène de Taïti, ce qu’était le Béotien pour le Grec d’autrefois.
Donner sérieusement à un Taïtien l’épithète de Pomotou, c’est lui adresser
une injure à laquelle il est très sensible.
Empoisonnement par les graines
de datura stramonium
Dans le courant de l’année 1847, toute une compagnie d’infanterie
fut empoisonnée à Papeete par les graines de datura stramonium5.
Cette plante est très commune à Taïti, où elle croît dans les rues de
Papeete même. Les graines qui empoisonnèrent les soldats étaient
mêlées à des haricots. Les symptômes observés sur les malades furent
ceux de l’empoisonnement par une substance narcotico-âcre, tels que,
agitation, cris aigus, délire et surtout des hallucinations, des illusions
étranges. Plus de la moitié de la compagnie courut se précipiter à la mer.
À mesure qu’on retirait les hommes de l’eau, ils s’y jetaient encore ;
deux se noyèrent. À l’autopsie, on trouva dans l’estomac de ces malheureux des graines de datura stramonium. Tous les autres malades se
rétablirent plus ou moins promptement.
5 Note de l’Éditeur : Datura stramonium ou herbe au diable, herbe aux sorciers dont le nom
vulgaire est la stramoine ; le suc de son fruit serait aussi dangereux que celui de la cigüe. Nous
n’avons pu repérer même en flânant dans les rues de Papeete cette herbe au diable, ni découvrir
son nom vernaculaire en reo tahiti.
20
N°300 • Mars 2004
Principales maladies observées en 1848
Les affections de 1 848 diffèrent un peu de celles de l’année 1847.
En 1848, les fonctions du tube digestif sont rarement troublées d’une
manière sérieuse. Les amygdalites, les angines sont aussi en moins grande
quantité ; mais, d’un autre côté, les maladies des organes respiratoires
sont plus fréquentes et plus sérieuses. Je suis obligé de renvoyer en
convalescence deux matelots atteints de bronchite chronique. Deux
hommes meurent, l’un de pneumonie et l’autre de phtisie pulmonaire.
J’observe des affections rhumatismales, des névralgies sciatiques, nouvelle preuve de l’influence qu’a la plus légère température basse dans un
pays ordinairement chaud. Les maladies vénériennes sont rares, ce qui
est d’autant plus remarquable que l’équipage allait à terre chaque soir :
mais alors les navires baleiniers ne venaient presque plus en relâche, et
avec eux les cas de vérole avaient beaucoup diminué.
Poissons vénéneux à Taïti
Le 13 février de la même année, les baleiniers du commandant
achetèrent à des kanacks une espèce de bonite qu’ils mangèrent à leur
dîner. La chair de ce poisson était un peu avancée. Vers deux heures, ils
furent tous pris de symptômes d’empoisonnement. Chez trois d’entre
eux, la peau se couvrit d’une éruption générale dont le caractère dominant était une rougeur tellement foncée que le tégument semblait noir.
Ces hommes accusaient en outre une vive douleur à la région frontale ;
le soir, ils eurent des vomissements. Les trois autres en furent quittes
pour l’apparition de l’érythème. Cet accident, du reste n’a eu aucune
suite fâcheuse et le lendemain ces matelots reprirent leur service.
Ces empoisonnements par la chair de certains poissons ne sont pas
rares à Taïti et dans les îles voisines. Vers la fin de 1847, tous les
employés de la boulangerie de Papeete furent gravement indisposés
pour une cause semblable. Un chat qui avait dévoré les entrailles du
poisson mourut promptement ; tous les boulangers se rétablirent, mais
chez quelques-uns la convalescence fut longue. On connaît peu les
caractères propres à ces espèces de poissons ; pourtant les indigènes,
21
par le seul effet de l’habitude, en sont arrivés à la simple inspection, à
ne se tromper que rarement sur les bonnes ou mauvaises qualités de
celui qu’ils viennent de pêcher. En général, on doit se méfier des poissons qui, au sortir de l’eau ont des couleurs vives et variées et qui en
changent promptement au contact de l’air. Il en est de même de ceux
dont la peau est gélatineuse et imbibée d’un liquide blanchâtre et laiteux.
À Raroia (île Pomotou), au dire des naturels, ces poissons dangereux
sont communs. Au mois d’août 1847, la goëlette la Papeete, qui était
venue dans cette île à la remorque du Gassendi, prit au mouillage une
grande quantité de poissons. Après en avoir mangé, tout l’équipage se
trouva empoisonné. Le symptôme prédominant fut encore une rougeur
générale avec tuméfaction des téguments. Chez beaucoup d’hommes,
des vomissements eurent lieu ; un Taïtien qui était sur la goëlette et qui
fut malade aussi se traita par le moyen suivant : avec une corde de la
grosseur du petit doigt, il exerça une forte compression sur ses membres
inférieurs ; partant du pli de l’aine cette corde descendait en s’enroulant jusqu’aux orteils. Il fut le premier à retourner à son service.
Maladies observées en 1849
Les maladies observées à bord en 1849 sont variées et nombreuses :
céphalalgies, les embarras gastriques, les douleurs rhumatismales sont
fréquentes ; mais l’affection qui dans les douze mois a appelé sur elle
plus spécialement l’attention par le nombre des individus qu’elle a
atteints, c’est sans contredit celle que les auteurs désignent sous le nom
de coliques sèches.
Épidémie de coliques sèches
C’est dans le mois de juillet que cette maladie a régné d’une manière vraiment épidémique ; cinquante et un hommes ont été frappés. Mais
en notant ceux qui, à la même époque, eurent des indispositions légères,
il s’ensuit que presque tout l’équipage fut influencé plus ou moins par la
cause déterminante de l’épidémie.
22
Longtemps j’ai cru que ces coliques sèches pouvaient reconnaître
pour origine la falsification du vin consommé à bord ; c’était même
l’opinion que j’avais émise dans mon rapport de fin de campagne. Mais
aujourd’hui, après ce que j’ai observé aux Antilles et dans d’autres lieux,
je suis convaincu que, comme les autres épidémies de coliques sèches,
celle-ci était exclusivement sous l’influence d’une constitution
atmosphérique spéciale.
Le 9 juillet 1849, le Gassendi partit pour Nouka-Hiva. De ce port,
il devait se rendre aux îles Sandwich. Quatre hommes, qui étaient trop
gravement malades de coliques restèrent à l’hôpital de Papeete ; le 16,
j’en avais trente-six à bord. Le même jour, j’en envoyai dix-huit à terre à
Nouka-Hiva : les jours suivants, douze autres. Le 27, je les repris tous,
sauf cinq qui étaient trop faibles et le vapeur fit route pour Oahu
(Sandwich). Le 14 août jour de notre arrivée à Honolulu, je n’avais plus
au poste qu’un seul homme qui avait rechuté, et qui depuis a vu succéder à ses coliques une paralysie des muscles extenseurs de la main et
des doigts.
…
Absence de la gale à Taïti
Je terminerai cette seconde partie en faisant observer que depuis le
départ de France jusqu’au 14 décembre 1849, je n’ai eu à traiter à bord
aucun cas de gale. Je crois que dans l’archipel de la Société, cette maladie,
si fréquente dans d’autres pays, est tout à fait inconnue ; du moins je
n’en ai jamais vu un seul exemple durant tout mon séjour. C’est une nouvelle preuve que cette dégoûtante affection pourra disparaître de nos
contrées, quand les masses feront un plus grand usage des soins de propreté : car il est probable que si les Taïtiens sont épargnés par elle, cela
tient uniquement aux bains qu’ils prennent pendant toute la journée. Il
est vrai que la haute température au milieu de laquelle ils vivent, les sollicite à se servir fréquemment de ce moyen, et qu’ils trouvent dans l’immersion dans l’eau un véritable plaisir.
24
N°300 • Mars 2004
Séjour à Honolulu (îles Sandwich)
Le 14 août 1849, le Gassendi mouilla devant Honolulu. La frégate
amirale la Poursuivante était au mouillage. Grâce à son faible tirant
d’eau, le vapeur put entrer dans le port. Là, du reste, sa présence était
utile pour en imposer au gouvernement des îles Sandwich avec lequel
nous avions alors des démêlés.
Le 25 août, le roi Kaméamea III, ayant refusé tous les arrangements
proposés par le contre-amiral Legoarant de Tromelin, un débarquement
protégé par les canons du Gassendi eut lieu, et les marins français occupèrent sans coup férir le fort d’Honolulu et les principaux édifices publics.
Le 4 septembre, les dernières conditions contenues dans l’ultimatum de
l’amiral n’ayant point été acceptées, les canons du fort furent encloués,
leurs tourillons brisés et les poudres jetées à l’eau. Cette exécution terminée, la compagnie de débarquement de la frégate rallia le bord, la goëlette
de guerre le Kaméaméa partit pour Taïti, et le consul de France, amenant
son pavillon, s’embarqua avec toute sa famille sur la Poursuivante.
Le lendemain, 5 septembre, le vapeur et la frégate appareillèrent,
l’un pour Taïti, et l’autre pour San Francisco (Californie).
Pendant notre séjour à Honolulu, j’ai eu quelques bronchites à traiter, mais elles ont peu duré. Les cas de syphilis ont été nombreux.
Quoique les communications avec la terre n’aient été autorisées que
pendant huit jours, les hommes ont attrapé, dans ce court espace de
temps, plus de maladies vénériennes qu’à Taïti en plus d’un an.
L’équipage a rapporté du voyage aux îles Sandwich, onze infections
syphilitiques, dont trois bubons, cinq chancres, et trois chancres et
bubons. Il paraît d’ailleurs que tous les navires qui relâchent dans ces
îles sont aussi maltraités que le nôtre. Cette profusion d’accidents vénériens tient aux visites continuelles des bâtiments qui pêchent la baleine
à la côte Nord-Ouest, et à l’incurie des autorités du pays qui, au lieu de
faire traiter les femmes malades, ne savent que prélever une amende sur
celles qui sont prises en flagrant délit de prostitution.
Revenus à Papeete le 13 octobre, nous y avons trouvé le vapeur le
Cocyte, qui devait nous remplacer dans la station. Dès lors notre campagne dans l’Océanie était terminée, et il ne nous restait plus qu’à effectuer
25
notre retour en France. Les dispositions furent immédiatement prises
pour mettre le navire en état de partir. Les préparatifs de départ étant
achevés deux mois après, le 14 décembre 1849, le Gassendi quitta Taïti
où il était arrivé trente-deux mois auparavant. Il y avait alors cinquante
mois que nous étions absents de Toulon.
…
Départ de Taïti
Parti de Papeete à la vapeur, le Gassendi, une fois au large éteignit
ses feux, démonta ses pales, amena sur le pont sa cheminée et se transforma complètement en navire à voiles. C’était dans des conditions semblables de marche qu’il avait fait, quatre ans auparavant, la plus grande
partie de la traversée de France en Océanie, et c’était encore ainsi qu’il
allait effectuer actuellement presque tout son retour.
Joseph-Honoré Bouffier
26
Vie et mort de
la canonnière Zélée
1897 - 1914
Le nom de Zélée apparaît pour la première fois en Océanie avec
l’expédition de Dumont-D’Urville (1837/1840) qui explore le Pacifique
au nom du roi de France avec les corvettes Astrolabe et Zélée.
Cependant, ce nom de deuxième génération de navire de guerre évoque
plus souvent pour la plupart des Français et en particulier pour ceux qui
sont originaires de Polynésie, une tranche héroïque de la « Grande
Guerre ». Bien peu sont, malgré tout, au courant de la vie de ce bâtiment
et de ses différents équipages pendant les 15 années de service précédant 1914, passées presque exclusivement en Océanie.
Bien que nous n’ayons eu en main aucun des rapports de fin de
campagne, quelques éléments recueillis auprès du Service des Archives
de la Marine nationale et l’acquisition de l’album de photographies d’un
jeune officier, présent à bord de cette canonnière de juillet 1902 à janvier
1904 nous permet de projeter quelques tranches de la vie de cette
canonnière qui fit partie du paysage polynésien durant quasiment toute
sa carrière1.
1 Cf. nos derniers Bulletins.
« Monsieur le Vice-Amiral, conformément à la faculté laissée par
l’article 46 de la loi des finances du 29 mars 1897, j’ai l’honneur de
vous faire connaître que j’ai décidé la mise en chantier dans votre port
d’une canonnière semblable à la « DECIDEE » et qui sera inscrite dans
la 1ère partie de la liste de la flotte sous le nom de « ZELEE ».
C’est par cette note du Ministre de la Marine envoyée le 21 avril
1898 au Vice-Amiral, Commandant en Chef et Préfet Maritime de
Rochefort que commence la carrière de ce bâtiment dont les caractéristiques sont d’abord les suivantes :
– Longueur entre perpendiculaire : 56 m, 19
– Largeur au dessus de la flottaison : 8 m, 04
– Tirant d’eau moyen : 3 m, 10
– Déplacement : 646 t x 894
– Puissance : 900 ch
– Vitesse : 13 n
– Appareil moteur et évaporatoire : une machine horizontale à
triple expansion actionnant une hélice.
– Deux chaudières Nicausse.
– Voilures pour trois mats.
– Distance franchissable : 2.700 miles à 10 nœuds (75 tx de charbon)
– Armement : 2 canons de 100 m/m TR, 4 canons de 65 m/m TR,
4 canons revolvers de 37 m/m pour la teugue et la passerelle
(avec 4 postes dans les hunes)
– Effectif : fixé à 100 hommes, y compris l’état-major composé de
6 officiers et 1 aspirant.
La construction est aussitôt entreprise avec bien évidemment
quelques modifications au fur et à mesure de l’avancement des travaux.
Le 5 octobre 1899, le Vice-Amiral Pottier demande au Ministre de
la Marine d’accepter la date du 18 octobre 1899 pour le lancement du
nouveau bâtiment.
La mise à l’eau s’effectue correctement et l’armement pour essais se
fait à Rochefort du 10 avril au 1er mai 1900, supervisé par le Lt de
Vaisseau Exelmans qui sera donc le premier Commandant de la Zélée.
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N°300 • Mars 2004
La voilure s’avère mal adaptée et un devis rectifié pour celle-ci est
rapidement accepté. Un nouvel essai effectué en Méditerranée met déjà
en évidence des ennuis de chaudières ; la conformité est cependant
accordée après des rectifications apportées aux calculs de centre de gravité de la coque, le remplacement des 4 canons 37 « revolvers » par 6
canons de 37 TR, l’ajout d’un sondeur Thomson et la pose d’un gouvernail en bronze.
Affectée à la Division Navale de l’Extrême Orient et du Pacifique
Oriental, la Zélée quitte Rochefort le 1er août 1900 direction la mer de
Chine pour être à Saïgon le 18 septembre. Son équipage se compose
alors de 7 officiers et de 97 matelots et sous-officiers. Après avoir vainement essayé de se procurer des tubes pour les chaudières défectueuses,
elle repart de Saïgon le 9 octobre à destination des Etablissements français
d’Océanie où elle est affectée en remplacement de la Papeete ; elle touche Tahiti le 19 janvier 1901.
Dans tous les rapports des différents commandants figurent de longues plaintes au sujet des pièces de rechange pour chaudières en particulier de 100 cylindres qui n’arrivent jamais et dont une dizaine de notes
et télégrammes signalent l’absence, ou, au contraire, l’arrivée « prochaine »
dans des ports aussi différents que Saïgon, New York, Valparaiso, SanFrancisco. Le manque de fiabilité des chaudières et les incroyables difficultés d’approvisionnement de pièces de rechange nuiront en effet
énormément au bon fonctionnement de ce bâtiment dont les missions
s’avéreront pourtant des plus utiles à la vie militaire et civile de
l’Océanie.
La première campagne de la Zélée est double (janvier 1902-avril
1904). Le remplacement de l’équipage et des officiers s’effectuant lors
d’un voyage annuel à Nouméa, synchronisé avec l’arrivée du paquebot
des Messageries Maritimes qui touche la Nelle-Calédonie dans les derniers jours d’avril.
C’est le Lt de Vaisseau Richard (arrivé à Nouméa par le Ville de
Bretagne en mai 1902) qui prend le commandement de la Zélée lors
du passage annuel de celle-ci en Nelle-Calédonie à fin de révision dans
le port d’Auckland. Elle y restera en cale sèche du 16 juillet au 14 août.
29
Outre le Commandant Richard, les autres officiers sont alors les E.
V. Sourges, Bouchard, Tailliez, Cochin et l’Asp. Demarguay, la relève sans
doute arrivée soit sur le Ville de Bretagne, soit par l’Australien que
nous pouvons voir sur les photos prises au moment de cette longue escale
ayant, entre autres, comme passagers la famille Piétri venant s’installer
à Tahiti.
Le retour se fait par Fidji où l’équipage a droit aux danses de bienvenue (fin août 1902). C’est ensuite une longue mission aux Marquises
(octobre 1902) au cours de laquelle la chasse aux animaux plus ou
moins sauvages mais également celle à la photographie tiennent, comme
c’est souvent le cas chez les officiers de marine de l’époque, des places
primordiales dans le délassement.
Après le terrible cyclone de février 1903, tous les bâtiments disponibles se rendent aux Tuamotu afin de venir en aide aux populations très
éprouvées ; c’est ainsi que la Zélée part pour la tournée « Pomotu »
avec l’aviso Durance (sur lequel officie le médecin Victor Segalen), le
Protet et le croiseur italien Calabria. Quelques civils se joignent à l’expédition au fur et à mesure de leur ramassage sur les différentes îles :
le Dr Brunati, médecin des troupes coloniales et administrateur par intérim en place à Hikueru et qui donne au commandant les indications
nécessaires à la bonne exécution de la tournée, MM Salmon et Brander
qui, connaissant parfaitement les Tuamotu, servirent habilement de pilotes
(voir extraits du rapport du L.V. Richard dans le BSEO 298)
Malgré ce difficile début d’année, les fêtes de juillet 1903 revêtent
une liesse particulière et la Zélée se trouve réquisitionnée pour tous les
transports des groupes de danse et les photographes amateurs s’en donnent à cœur joie.
Un bref rapport du Ct Richard à la fin d’une mission aux îles
Australes de décembre 1903 à janvier 1904 laisse percer chez celui-ci
un pessimisme quant à la durée de service du navire.
Le L. V. Hurbin prend le commandement de la Zélée à Nouméa en
avril 1904 et emmène celle-ci à la révision dans un bassin de Sydney en
août 1904. Le marché de gré à gré passé entre les autorités françaises
et le directeur de la Mort’s Dock and Engineering Company comprend
une importante liste de réparations à effectuer sur le navire.
30
En dépit de toutes ces interventions, la Zélée reste toujours bien fragile. Le rapport que le Commandant Hurbin établit à Apia aux îles
Samoa, lors d’une grande tournée dans le Pacifique oriental au milieu
de l’année 1905, fait bien état des énormes difficultés qui viennent
contrecarrer la marche du bâtiment.
Même son de cloche de la part du L. V. Stabenrath qui prend la suite
du Ct Herbin en 1906 et bien que nous n’ayons pas vu beaucoup de notes
portant sa griffe, un rapport « très urgent » issu de la Direction des
Chantiers Navals au sujet de « l’achat d’un bâtiment destiné à remplacer
la Zélée dans la Direction Navale du Pacifique » est assez explicite :
« La Zélée qui fait actuellement partie de la D. N. du Pacifique doit
être affectée à la D. N. de l’Extrême Orient. Ce bâtiment qui a Tahiti pour
Centre de stationnement, a pour rôle de mettre les différents archipels
des Iles de la Société en communication entre eux, d’assurer leur ravitaillement, de transporter le Gouverneur des Etablissements français de
l’Océanie ou des fonctionnaires coloniaux se rendant à leur résidence
ou en tournées d’inspection, afin d’effectuer des reconnaissances hydrographiques dans les archipels en question.
Le Département ne disposant d’aucun navire susceptible de remplir,
dans de bonnes conditions, le rôle qui était dévolu à la Zélée, et d’autre
part la Marine ayant pris l’engagement envers le Ministre des Colonies
de maintenir un bâtiment en service dans les archipels de la Société, la
meilleure solution à adopter consisterait en l‘achat d’un cargo-boat qui
serait destiné à remplacer la Zélée.
Ce navire devrait avoir un déplacement de 900 à 1.100 Tx environ,
fournir 10 nœuds à la vitesse économique et 12 nœuds à la vitesse maximum, être muni d’un phare carré et de quilles à roulis et recevoir une
artillerie se rapprochant de celle de la Zélée. Il devrait être pourvu d’aménagements confortables, chambres de passagers pour le Gouverneur et
les fonctionnaires coloniaux, de cales de chargement assez vastes et
d’installations sommaires pour les travaux hydrographiques.
D’après la loi de finances (1907 – art. 92), aucun bâtiment de plus
de 1.000 Tx ne peut être mis en chantier s’il n’est compris dans un programme de constructions neuves ayant fait l’objet d’une loi spéciale.
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N°300 • Mars 2004
Affranchissement mixte (Etats-Unis-E.F.O.) sur lettre philatélique sans doute donnée à la canonnière Zélée à San Francisco pour être postée à Papeete avec ajout de 25 centimes E.F.O. (cachet
d’arrivé S.F. au dos 31 juillet 1909, taxée à quatre cents ?)
doc. Beslu
Dans ces conditions et par analogie à une décision prise par le
Ministre à la date du 17 avril 1907 au sujet de la mise en chantier d’un
bâtiment hydrographe, il y aurait lieu de faire de l’achat du bâtiment destiné à remplacer la Zélée, l’objet d’un projet de loi spécial.
Vu l’urgence et en raison de l’intérêt qu’il y a à profiter des disponibilités budgétaires, je demande au Ministre de bien vouloir m’autoriser à
engager, dès maintenant les premiers pourparlers pour la fourniture éventuelle d’un cargo-boat répondant au programme indiqué ci-dessus. »
Paris – avril 1907
La Zélée sera effectivement (officiellement) rattachée à la Direction
Navale de l’Extrême-Orient à compter du 1er janvier 1910 mais continuera cependant à effectuer son service dans le Pacifique sous le commandement successif des Lieutenants de Vaisseau suivant, L. V. Lagorio
(muté depuis le Catinat) de 1908 à 1910, L. V. Fischbacher de 1910 à
1912 et L. V. Bienaymé de 1912 à 1913
En décembre 1910, le Contre-Amiral de Castries, commandant de
la Division Navale d’Extrême-Orient, ayant son pavillon à bord du
Montcalm lors d’un passage à Papeete, relance le Ministre pour le remplacement de la Zélée «… qui aura à la fin de 1912 plus de 12 années
consécutives de campagne dans le Pacifique… ».
33
Non seulement la Zélée n’ira pas en Extrême Orient, non seulement
il n’y aura pas de remplaçant, mais jusqu’en 1914, ce ne seront qu’allers
et retours entre Papeete et Sydney, toujours via Nouméa, la dernière arrivée en Australie pour mise en carène se situant en novembre 1913…
C’est donc d’un bateau bien usé dont hérite le Lt de Vaisseau
Destrémeau au début de l’année 1914, ce qui ne l’empêche nullement
de continuer à représenter la France dans un rayon restreint du
Pacifique, d’assurer le service inter-îles et parfois même de rectifier des
erreurs cartographiques et hydrologiques tout en sachant qu’en cas de
guerre, comme il en est de plus en plus question, il lui serait pratiquement impossible de faire face à une menace ennemie quelconque…
Malgré la présence dans l’équipage d’un opérateur radio, la Zélée
n’a jamais été équipée de poste radio (refusé aux premiers essais !) et
c’est alors qu’elle se trouve à Raiatea au côté du Montcalm de nouveau
dans les eaux polynésiennes (et qui l’avait pris en remorque jusque là !)
que l’équipage apprend (le 6 août 1914) par un cargo néo-zélandais
que l’état de guerre existe entre la France et l’Allemagne. Le Montcalm
prend aussitôt le large (il reviendra quelque temps après le bombardement de Papeete et l’Amiral demandera alors des comptes à Destremeau
et à ses officiers !) tandis que la Zélée fait péniblement route sur Tahiti
pour essayer d’appliquer les consignes depuis longtemps données en
cas de conflit.
Pourtant, déjà à moitié désarmée, la canonnière n’hésite pas à aller
prendre possession du cargo allemand Walküre alors en phase de chargement de phosphate à Makatea et de le ramener, avec son équipage,
comme prise de guerre à Tahiti.
La suite de l’histoire héroïque de la Zélée, de son commandant, de
son équipage et de nombreux autres intervenants, tant civils que militaires (tels le peintre Octave Morillot, Melle Drollet (qui épousera
d’ailleurs en première noce René Gasse le quartier-maître radio de la
Zélée), le chef Salmon, les docteurs Cardella et Bachimont, Mgr
Hermel…) a été largement écrite, décrite et commentée avec plus ou
moins de véracité, parfois même terriblement romancée. Nous nous
34
Claude Farrère
et Paul Chack
Sur mer 1914.
doc. Beslu
doc. Beslu
contenterons donc d’en donner une petite suite en précisant qu’après
que l’Enseigne de Vaisseau Barbier ait fait ouvrir les vannes sur l’ordre
du Commandant Destremeau, la canonnière ne coula pas au milieu de
la passe mais à une trentaine du mètres du quai, non loin de la cale de
halage de Fare Ute, …deux obus des croiseurs allemands Scharnorst et
Gneisenau de l’escadre de l’amiral von Spee ayant d’ailleurs aidé à sa
disparition. La Walküre, dont elle venait à peine de se découpler, reçut,
elle aussi, deux obus qui l’endommagèrent moins gravement.
Une partie de l’équipage et de l’état major de la Zélée fut envoyé à
Nouméa afin de renforcer le réarmement du Kersaint, l’épave devenant,
elle, « Zélée-annexe » sous le commandement du Lt de Vaisseau A.
Ladonne.
Il est intéressant de noter que, dès le 12 décembre 1914, une commission d’enquête était nommée pour « comprendre » la perte de la
Zélée et que le renflouement de celle-ci ainsi que celui du Walküre
furent demandés en 1915. Si ce dernier fut effectivement réparé et acheté par la maison de commerce John & Hooper de San Francisco (port
qu’il rejoint en 1916 sous le nom de Republic), on ne réentend officiellement parler de la canonnière qu’en avril 1925 par une note de la
Marine nationale qui en demande à nouveau le renflouement, avec l’aide
pécuniaire de l’Etat.
La Zélée gisait alors par une douzaine de mètres de fond, dans la
partie sud du port, ses superstructures contrariant considérablement la
navigation dans cette zone. Décision fut donc prise de dynamiter la passerelle, les mats et la cheminée mais l’épave ayant sans doute bougée, il
fallut encore intervenir plus tard en urgence et faire scier par les Travaux
publics l’arbre d’hélice qui risquait de gêner les manœuvres d’un navire
de gros tonnage attendu pour le lendemain.
Les anciens se rappellent encore aujourd’hui avoir vu quelquefois
apparaître d’importantes plaques métalliques accrochées aux ancres de
gros navires mouillés dans le port. Elles étaient immanquablement attribuées à la Zélée et rejetées au large… Il est donc vraisemblable que ce
qu’il reste de cette célèbre unité gise encore, bien envasée au fond du
port de Papeete.
C. Beslu
36
doc. Beslu
Sauvetage des équipages
abandonnés par le Seeadler
sur l’atoll de Mopélia en 1917
Conformément1 aux instructions contenues dans votre lettre N°804
du 4 octobre dernier, j’ai l’honneur de vous rendre compte que je me
suis embarqué ainsi que M. le Pharmacien Lespinasse, ce même jour à
midi sur la goélette Tiare Taporo, Capitaine Winchester, pour diriger la
mission envoyée au secours des équipages capturés par le corsaire allemand Seeadler et abandonnés à Mopélia.
Favorisés par une forte brise d’Est, nous étions en vue de cet îlot
Samedi vers 7 heures du matin. Sans renseignements précis sur la route
suivie par l’équipage allemand qui, après l’échouage du Seeadler avait,
suivant un télégramme de Tutuila, quitté Mopélia depuis près d’un mois
et craignant son retour possible dans cette île avec un nouveau navire, il
nous apparut prudent d’agir avec circonspection. A cet effet, le Tiare
Taporo se tenant à une distance suffisante de la côte, décrivit sous voilure réduite un demi-cercle en suivant les récifs afin de permettre aux
veilleurs placés dans la mâture de se rendre compte de la présence ou
de l’absence de bâtiments dans l’intérieur du lagon. Pendant cette
manœuvre des feux produisant une lourde fumée s’élevaient de l’emplacement où s’établit ordinairement le village indigène pendant la période
1 Note S.E.O. : Nous remercions Emile Malé qui a bien voulu mettre à notre disposition le
document Chazal du “Sauvetage des équipages abandonnés par le Seeadler sur l’atoll de
Mopélia” qu’il a sauvé des termites : il s’agit en fait d’une lettre de M. Chazal, alors administrateur des îles Sous le Vent, adressée le 17 octobre 1917 au Gouverneur des Établissements
Français de l’Océanie relatant la mission de secours aux équipages capturés et abandonnés à
Mopélia par le corsaire allemand Seeadler.
Le B.S.E.O. avait déjà publié dans son n°2 de septembre 1917 un « Fragment d’histoire
contemporaine » relatant la fin du corsaire à Mopélia, article repris en septembre 1989 dans
Choix de textes 1917-1925, B.S.E.O. n°248. Le texte sur le « Sauvetage » s’inscrit en suite
directe des « Félicitations officielles aux personnes s’étant distinguées en portant secours aux
victimes du Seeadler » du B.S.E.O. n°174.
N°300 • Mars 2004
de plonge et nous indiquaient que l’îlot était habité et qu’en outre nous
étions signalés. Aucun navire n’étant aperçu par les veilleurs, je me décidais de me rendre à terre avec quatre hommes dans une embarcation du
bord, en convenant à l’avance avec le capitaine de signaux me permettant de lui faire connaître si les Allemands avaient fait retour à Mopélia.
L’absence de ces signaux serait l’indication nette de leur présence à terre
et la goélette devait dans ce cas, sans plus se préoccuper de moi, s’éloigner le plus vite possible pour venir vous en aviser. M. Le Pharmacien
Lespinasse sollicita l’autorisation de faire partie de cette reconnaissance
et je ne crus point devoir refuser son aide volontaire.
Ce projet allait être mis à exécution lorsque successivement deux
embarcations à voile débouchant de la passe vinrent à notre rencontre.
Nous étions alors persuadés que si les Allemands avaient définitivement
abandonné Mopélia, aucun moyen de communication ne pouvait avoir
été laissé à la disposition de leurs prisonniers. Ces deux embarcations
nous parurent donc suspectes. A ce moment, le Capitaine Winchester fit
immédiatement rétablir la voilure et accélérer la marche du moteur,
puis après avoir changé de route pour se placer dans les meilleures
conditions, il lança sa goélette droit sur la première dans l’espoir de la
couler par le choc. Quelques instants après, nous reconnaissions à bord
de l’embarcation M. Miller. Dans la deuxième, deux Américains nous
faisaient des signaux. En quelques minutes, ils abordaient et nous apprenions avec joie que tous les abandonnés étaient sains et saufs et que les
Allemands n’avaient point reparu dans l’île.
Vers onze heures, arrivé à hauteur de la passe, je m’embarquais sur
un des canots du bord avec M. Le Pharmacien Lespinasse et M. Miller
pour me rendre au campement situé dans l’intérieur du lagon à environ
2 milles de ce point. A notre approche, aucun mouvement ne se produisit., la plage restant presque déserte, mais M. Faïn nous ayant reconnus
annonça notre arrivée. Certains enfin qu’il ne s’agissait point du retour
des Allemands tous les hommes sortirent précipitamment de leurs tentes
et nous acclamèrent. Trois hurrahs en l’honneur de la France furent
poussés par les équipages réunis.
Je fis part à tous de mon désir de regagner Papeete le plus rapidement possible afin de faire cesser les inquiétudes et fixais le départ pour
39
le soir même. Une bruyante et joyeuse activité régna alors dans le camp
et dès ce moment, un va et vient entre la terre et la goélette fut établi avec
toutes les embarcations disponibles.
Pendant ces opérations, je procédais à la visite des installations.
Campement de Mopelia
Situé sur la plage dans l’intérieur du lagon à environ 2 milles de la
passe, sur l’emplacement où s’établit ordinairement le village indigène,
le campement de Mopélia comprend vingt quatre habitations spacieuses
faites de toile à voile supportée par une charpente en tronc de pandanus.
Primitivement divisé en deux parties distinctes pendant la présence des
Allemands, il ne forme plus qu’un seul groupe. Dans chacune des tentes
existe un petit mobilier provenant des cabines du Seeadler et comprenant des coussins de couchettes, des lavabos, des tables, des chaises ou
des fauteuils. La plus éloignée qui servit de logement au Commandant du
corsaire est habitée par MM. Faïn et Miller. On y rencontre, en outre du
mobilier ci-dessus indiqué, un divan, un joli bureau et différents autres
meubles malheureusement en partie brisés sur l’ordre des officiers
avant leur départ. Vient ensuite la tente servant de salle à manger avec
un grand buffet abîmé et de nombreux fauteuils à pivot et de grandes
tables. Puis les logements des officiers, les cuisines avec four à pain, une
installation pour fumer le poisson et un matériel de popote. Plus loin, les
tentes des matelots allemands, puis l’infirmerie où existe encore une
armoire à médicaments contenant des produits, enfin les abris pour les
prisonniers.
A l’arrière de cette première ligne qui longe la plage on retrouve les
installations de T.S.F. qui, à en juger par les débris de moteurs, de
machines et d’appareils divers constituaient une station puissante. A proximité de cette organisation, un poste vigie représenté par un tonneau
fixé au haut d’un grand cocotier haubané permettait de surveiller l’horizon à une distance de 20 à 25 milles au moins. Enfin, une pompe à bras
fournissait l’eau potable provenant d’un puits peu profond. La plus grande
propreté régnait au camp.
Pendant le cours de cette inspection, je fis rassembler plusieurs
objets présentant un caractère documentaire tels que : appareils brisés
40
N°300 • Mars 2004
de T.S.F., vaisselle provenant de bâtiments coulés par le corsaire, journaux de bord de l’Antonin, cartouches etc… Vers 5 heures du soir, je
chargeais M. Faïn de surveiller la fin des opérations d’embarquement et
je me rendais à bord de l’épave du Seeadler.
Epave du Seeadler
Légèrement penchée vers la haute mer, l’épave du Seeadler qui
porte en proue le nom IRMA repose par 5 ou 6 mètres de fond, presque
à l’entrée de la passe sur la droite, parallèlement et à environ 15 à 20
mètres du récif. Les mâts sont brisés et pendent le long du bord le plus
incliné. Un incendie total a complètement détruit tous les ponts et toutes
les boiseries, ne laissant subsister que la coque et les poutrelles en fer
dont certaines ont été tordues par la chaleur. Le navire est envahi par
l’eau qui répand une odeur nauséabonde due à la décomposition des
vivres laissés dans les cales.
A l’avant, les tôles de la coque sont perforées en plusieurs endroits
par les obus qui ont éclaté dans la soute à munitions. On aperçoit baignant dans l’eau un grand nombre de débris de ces derniers et aussi
quelques obus intacts que je n’ai pas cru devoir enlever, leur manipulation me paraissant trop dangereuse.
Sur le pont, deux canons de 105 m/m sont encore en place, mais
l’incendie d’abord puis les bombes volontairement placées contre les
pièces principales les ont rendus inutilisables.
Au centre du navire, la chambre des machines contient un très puissant moteur Diesel à 4 cylindres d’un nouveau modèle (il a, paraît-il,
figuré à la dernière exposition de Bruxelles ou de Gand) pouvant donner
au navire une vitesse de 10 à 12 nœuds. Certains éléments principaux,
probablement les carburateurs et soupapes ont été enlevés et sans doute
jetés à la mer. L’ensemble de la machine ne paraît point avoir trop souffert de l’incendie et d’autre part aucune trace de l’éclatement de bombes
n’est visible. A côté de la machine, d’énormes réservoirs à pétrole lourd
ont explosé et la chaleur dégagée par ce carburant a sûrement dû atteindre et modifier la valeur des aciers de la machine
A l’arrière il ne subsiste plus rien en dehors de la coque et de
l’armature métallique.
41
N’ayant aucune connaissance technique il m’est impossible d’indiquer si le renflouement de cette épave doit être envisagé, mais je pense
que la coque presque intacte, sauf à l’avant, l’ensemble de l’armature
intérieure, à part quelques pièces tordues et le moteur représentent une
grosse valeur. Toutefois il est à remarquer que le navire doit fatiguer
assez sérieusement sous le poids de la mâture qui le fait pencher vers la
haute mer et que d’autre part la houle pourtant bien faible au moment
de ma visite lui imprime un balancement d’une amplitude qui doit provoquer l’usure des tôles de la coque.
Dans l’intérieur du lagon, au débouché de la passe et sur le récif, il
existe sous un abri de toiles un dépôt de longs récipients en zinc ayant
autrefois contenu des obus et des cartouches pour le canon de 105 et
actuellement remplis d’eau potable provenant de l’approvisionnement
du Seeadler.
Vers 20h30, grâce à l’activité et au dévouement dignes d’éloges de
l’équipage de la Tiare Taporo, la dernière chaloupe rejoignait le bord et
nous reprenions la route de Papeete. M. Le Pharmacien Lespinasse donnait ses premiers soins aux hommes qui souffraient des plaies provenant
sans doute de blessures faites par les coraux pendant leur séjour à terre
et le capitaine Winchester présidait lui-même à leur installation et leur
faisait préparer un bon repas.
Conformément aux dispositions prises au départ, nous nous dirigions sur Bora-Bora où la goélette Vahine Raïatea placée en sentinelle
doit surveiller notre retour et au besoin nous porter secours si, à la date
fixée, nous n’avons pas encore touché ce port.
Contrariés par une forte brise d’Est, par les courants et par la grosse mer nous n’atteignons cette île que le lundi 8 octobre à 3 h30 du
matin. La Vahine Raïatea vient à notre rencontre en avant de la passe et
son Capitaine, Ellacott A, nous prie au nom de la population de nous
rendre au wharf où ont été rassemblés des vivres frais généreusement
offerts par les habitants aux équipages capturés.
J’accepte cette invitation mais sous réserve que nous ne toucherons
pas terre afin d’éviter tout retard.
42
doc. Palacz
M. le Gendarme Deloffre, Délégué de l’Administrateur, le Chef de la
circonscription Vaea, les fonctionnaires indigènes et notables accompagnés d’un très grand nombre d’indigènes s’embarquent sur la Vahine
Raïatea et viennent accoster la Tiare Taporo en rade. Le Chef, au nom
de tous, remet suivant la coutume, aux capitaines des navires américains
les cadeaux de la population et en quelques instants le pont est couvert
de fruits, de volailles et de porcs.
Cette réception est franche, ce beau geste de sympathie et de
secours ont profondément touché les équipages délivrés ; le plus ancien
des capitaines américains remercie en termes émus et fait pousser par
tous ses hommes trois hurrahs en l’honneur de Bora-Bora et de la
France.
La population avait en outre préparé une grande réception pour le
soir, tous districts réunis ; mais à mon grand regret je dus refuser cette
invitation après avoir, en votre nom, exprimé à tous ces braves gens
l’heureuse satisfaction que méritait une manifestation de charité patriotique aussi sincère.
A neuf heures du matin, nous quittions Bora-Bora.
La brise d’Est continue à gêner notre marche et nous n’atteignons
Papeete après une traversée assez dure que le mercredi 10 Octobre à 3
heures et demie du matin.
Au nom des capitaines et des équipages des navires capturés et de
la Tiare Taporo je me permets de vous renouveler nos très respectueux
remerciements pour l’accueil bienveillant que vous avez bien voulu nous
réserver à notre arrivée à quai.
Le corsaire Seeadler2
Le Seeadler qui porte actuellement inscrit sur le nom IRMA est un
ancien trois-mâts, à voile, en fer, d’environ 1700 tonnes.
Construit en Angleterre et vendu à une maison américaine de
Boston, il avait été en 1914 après l’ouverture des hostilités, expédié de
2 Renseignements fournis par les équipages des navires capturés d’après les conversations
échangées avec les officiers ou matelots du corsaire
44
N°300 • Mars 2004
ce port sur Hambourg avec un chargement de marchandises conquises
dans la contrebande de guerre. Il portait alors le nom de PASS OF BALMAHAR.
Au cours de son voyage, il fut capturé par des croiseurs anglais et
dirigé sur un port du Royaume-Uni. Mais saisi à nouveau pendant son
voyage par des navires allemands, il fut conduit à Hambourg.
Envoyé ensuite à Brême et maquillé en navire marchand norvégien,
il dissimule sous un chargement de bois couvrant tout le pont un puissant moteur Diesel, le combustible, deux canons de 105 m/m, six
mitrailleuses et de nombreuses munitions ainsi que les appareils de
T.S.F. Le Commandant, le capitaine et seize hommes d’équipage parlant
le norvégien sont seuls visibles à bord. Le reste de l’équipage, soit 47
hommes est caché dans les cales. Dans la chambre des officiers, des portraits du Roi et de la Reine de Norvège, des objets divers, des souvenirs,
des gramophones ne jouant que des airs norvégiens et le nom NORGE
en grosses lettres sont peints sur la coque.
Le 21 décembre 1916, il quitte Brême avec des papiers indiquant
qu’il vient de Christians et qu’il se rend à Sydney. Le 25 décembre, il est
arraisonné près de l’Irlande par le croiseur anglais Highland Scott, qui,
trompé par les apparences, lui laisse franchir la ligne du blocus. Dès cet
instant, il se débarrasse de son chargement et se transforme en corsaire.
Son équipage se compose :
Commandant Félix Graff Von Lukner : Tenue aristocratique portant
des bracelets et des colliers d’or. Prétend avoir assisté au combat de
Juttland où il a été blessé. Se dit ami personnel du Kronprinz. N’a pris le
commandement du corsaire que le jour du départ, enlevant ainsi la
direction des opérations au capitaine Alfred Kling qui en avait été l’organisateur et se montre fâcheusement surpris de cette modification. Paraît
n’avoir que de vagues connaissances nautiques.
Capitaine Alfred Kling : Capitaine de la marine marchande, officier
de réserve qui eut le premier l’idée de transformer le navire en corsaire
et trouve auprès de grosses maisons de Hambourg les capitaux nécessaires pour préparer son expédition dont le commandement lui échappa
par la suite. Sérieux, sévère, mais soumis à son chef.
45
Docteur Karl Holsk : Prétend avoir été embarqué sur le Moewe.
Aurait assisté à la bataille de Verdun qu’il essaye de raconter en français
qu’il parle à peine. Peut seulement dire dans notre langue à ce sujet :
« beaucoup morts ».
– Officier Mécanicien : Krause
– Officiers : Richard Priess
– Kircheis
– Ludmann
Équipage : 59 hommes dont la plupart reviennent des tranchées.
Hommes d’assez bonne éducation, provenant sans doute d’écoles techniques (mécaniciens, télégraphistes, pointeurs) En résumé, presque pas
de marins.
Campagne du Seeadler
d’après le récit des équipages capturés
Récit de M. Stuttger, Hollandais, maître d’hôtel à bord du Lundy
Island de 5000 tonnes, pavillon anglais, port d’attache Cardiff. Équipage :
25 hommes.
Nous quittons Maurice dans les premiers jours de décembre 1916
avec un chargement de sucre pour nous diriger sur le Cap-Vert où nous
devons recevoir des ordres. Arrivés à ce port, nous sommes expédiés sur
Nantes. Le 10 janvier 1917, à 200 milles environ de Madère, nous sommes
poursuivis. Nous essayons de fuir, le corsaire nous envoie des obus ; le
33e brise le gouvernail et nous sommes capturés. Le Lundy Island est
coulé à coups de canon. J’ai cru voir le nom : BURGEND inscrit à l’arrière du corsaire. Il y avait déjà à bord 26 hommes faits prisonniers 10
heures environ avant nous et provenant du vapeur Gladys Royal de 5000
tonnes, pavillon anglais, allant de Cardiff à Buenos Aires, avec un chargement de charbon. Nous avons ensuite tenu la mer dans les parages de
l’équateur, environ entre le 3° degré de latitude Sud et 7 degrés de latitude Nord, à mi-distance entre les côtes de l’Afrique et d’Amérique.
46
N°300 • Mars 2004
Pendant cette croisière, le corsaire a capturé et détruit 10 autres navires
comprenant 7 voiliers français, un voilier italien, un voilier et un vapeur
anglais dont je n’ai pu retenir les noms. Nous avons aussi poursuivi par
erreur, à coups de canon, le vaisseau-école danois Viking. Des excuses
ont été présentées à son commandant et tout l’équipage du corsaire,
dans une cérémonie spéciale, à laquelle nous avons dû assister, a salué
solennellement les couleurs danoises. Comme les équipages capturés
s’élevaient à près de 250 hommes et que peut-être le Seeadler ne se sentait pas en sécurité, le commandant s’est décidé à faire embarquer tous
ses prisonniers sur le dernier navire saisi, un Français, en leur donnant
l’ordre de se rendre à Rio de Janeiro, éloigné de 700 milles environ. La
mâture de ce voilier fut coupée à moitié pour obliger ceux qui le montaient à obéir à ses instructions.
Je devais faire partie de ce contingent, mais l’incident suivant m’obligea à continuer ma route sur le Seeadler : certains matelots capturés
comme moi étaient employés à bord moyennant un salaire égal à celui
des Allemands. Je fus choisi comme boulanger. Avant de nous embarquer sur le voilier français, je reçus comme les camarades une certaine
somme de marks-papier et comme je demandais à mon capitaine la
valeur de ces coupures, il me dit qu’elles ne devaient pas représenter
grand chose. Vexé, je lui répondis que ces dernières n’étaient donc bonnes
que pour les cabinets et je fis le geste de les employer à cet usage.
Fâcheusement, le commandant allemand m’aperçut à cet instant et,
rendu furieux, m’ordonna de rester à bord. Trois jours après, je passais
en conseil de guerre où il me fut déclaré que je n’étais plus désormais
considéré comme neutre, mais bien comme ennemi et qu’au moindre
refus d’obéissance de ma part je serais fusillé.
Après ces incidents, le Seeadler fit route au Sud, passa le Cap Horn
et rentra dans le Pacifique3.
C’est dans cet Océan que nous avons capturé en premier lieu le voilier A. B Johnston.
3 Interrogé sur les conditions de ce voyage, le nommé Stuttger a refusé de donner d’autres
indications. Une enquête faite auprès des capitaines américains semble démontrer que ce
matelot d’esprit révolté est peu sûr ; il est même soupçonné par eux d’avoir rapporté aux
Allemands les conversations tenues au camp de Mopélia.
47
Récit du capitaine Petersen
Capitaine du A. B Johnston, quatre-mâts, goélette de 460 tonnes,
pavillon américain, port d’attache San Francisco.
Équipage :
– Capitaine : A. B. Petersen, Américain
– Premier second : Tweed
– Deuxième second : A. J Miller
– Cuisinier : Henery Toge, Japonais
– Matelots : Michel Yourgrau, Américain (né à Marseille)
– R. Batty, Anglais
– Andersen, Suédois
– Charles Julius, Suisse
– Passagère : Miss Trainer
Parti du port de Reymond (Orégon) pour New Castle avec un chargement de bois, je me trouvais par 151°30 longitude Ouest et 1°37 de
latitude Sud, non loin de l’île Chrismas, le 15 juin 1917, lorsque vers 3
heures de l’après-midi, un voilier se trouva en vue. Suivant l’habitude,
j’envoyais mon second dans la mâture pour l’échange des signaux de
reconnaissance, lorsqu’un obus vint éclater à 121 pieds à peine du gouvernail de mon bateau, soulevant une gerbe d’eau qui retomba sur la
poupe. Je mis en panne aussitôt. S’approchant de nous rapidement
grâce à son moteur, le corsaire nous ordonna de baisser les voiles et
détacha un canot monté par un officier et 10 hommes armés. Ceux-ci,
dès qu’ils furent à bord, nous déclarèrent que nous étions prisonniers et
qu’un délai d’une demi-heure nous était accordé pour prendre nos
effets personnels et quitter le navire. Dix minutes après à peine ils nous
poussaient dans l’embarcation et nous déposaient sur le corsaire où l’on
nous indiqua l’emplacement qui nous était réservé. J’ai remarqué à
l’avant le nom IRMA inscrit à la proue et celui de SEEADLER sur les
bouées de sauvetage.
Comme la nuit était venue, l’officier et les dix hommes restèrent à
bord du A. B Johnston.
Dès le lendemain matin, les Allemands firent transporter sur leur
bateau tout le matériel et l’approvisionnement de mon voilier, opération
48
N°300 • Mars 2004
qui dura jusqu’à 4 heures du soir. Puis ils tentèrent sans y parvenir de
faire sauter les mâts avec des bombes, enfin ils le canonnèrent et au 25ème
coup, ils l’abandonnèrent en flammes.
Le 18 juin, le corsaire s’emparait du voilier Slade.
Récit du capitaine Petersen4
Le Slade quatre mâts goélette, de 600 tonnes environ, pavillon américain, port d’attache San Francisco, expédié de Sydney pour San
Francisco avec un chargement de coprah.
Équipage :
– Capitaine : Smith, Américain
– Premier second : C. Boer, Américain
– Deuxième second : J. Johnson, Russe
– Cuisinier : Tacky, Japonais
– Matelots : Aalsen, Norvégien
– Bruce, Ecossais
– T. Hammond, Américain
– Andersen, Suédois
– M. Rass, Russe
– Otto, Russe
Le 18 juin 1917, vers 3 heures de l’après-midi et par 15° long
Ouest et 20 ° latitude Nord, la vigie du Seeadler où j’étais prisonnier,
signale un voilier en vue. Le moteur étant en marche, nous nous rapprochons rapidement et à 4 h 1/2, à la distance de dix milles, un premier
coup de canon est tiré. Le voilier essaye de s’enfuir, mais au 9° obus qui
éclate auprès de lui il se met en panne, se rendant bien compte que son
ennemi dispose d’un moyen mécanique de propulsion, bien qu’aucune
fumée ne soit visible (le moteur en effet est silencieux et le peu de fumée
qu’il produit s’échappe par le tuyau de la cuisine). A 6 heures et demie,
étant à courte distance, un canot où prennent place des hommes armés
se rend à bord du voilier et ramène l’équipage.
4 Le capitaine Petersen parle au nom du capitaine Smith « un des courageux sauveteurs qui
se rendit aux Samoa… »
49
Le lendemain, les Allemands s’emparent du matériel et des provisions, placent des bombes, versent sur le coprah de la gazoline et mettent le feu. Le bateau est en flammes lorsque nous l’abandonnons.
Continuant à patrouiller dans les mêmes parages, le corsaire s’empare du voilier Manila.
Récit du capitaine Southard
Capitaine du Manila quatre mâts goélette de 650 tonnes, pavillon
américain, port d’attache San Francisco
Equipage :
– Capitaine : Southard, Américain
– Premier second : Hans Hansen, Américain
– Deuxième second : Fred Williams, Américain
– Cuisinier : H. Tuner, Anglais
– Matelots : C. Brown, Américain
– Anely Halaner, Russe
– Frank Saarni, Russe
– J. Salenen, Russe
– Ch. Thomson, Suédois
– A. Kersten, Hollandais
Nous avons quitté New Castle avec un chargement de charbon à destination d’Honolulu et nous traversions une période de fort mauvais temps
lorsque étant par 148°30’ de longitude Ouest et 6°30 de latitude Nord, le
8 juillet 1917, mon second vient me prévenir vers 4 heures de l’aprèsmidi qu’il venait d’entendre au loin le bruit d’une explosion. Monté sur le
pont, j’aperçus à la faveur d’une éclaircie un voilier, et comme je distinguais nettement les coups de canon, je crus d’abord à des appels de
détresse. Mais un obus, éclatant tout proche à l’arrière, me fit comprendre
mon erreur. Je me mis en panne aussitôt. Peu de temps après, le corsaire
était tout proche et détachait une vedette montée par des hommes armés
qui nous crièrent de mettre nos embarcations à l’eau car le bateau allait
être coulé. Dans l’impossibilité de résister, je donnais les ordres utiles,
mais par suite de l’état de la mer et ne disposant pas au surplus de portemanteaux pour exécuter cette manœuvre, l’opération restait fort difficile.
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N°300 • Mars 2004
Les Allemands s’en rendirent compte, et après nous avoir enjoints de cesser nos efforts, ils vinrent nous prendre, ne nous laissant qu’une demiheure pour apporter nos effets personnels. A 7 heures du soir, tout mon
équipage était à bord du corsaire, tandis que l’on transportait le matériel
et les vivres sur le Seeadler. Puis, deux bombes placées à l’avant et à l’arrière du Manila explosèrent et vers 10 heures du soir il coulait.
Récit des capitaines américains
depuis la prise du Manila jusqu’à la capture de la goélette Lutèce
Pendant une dizaine de jours le Seeadler poursuivant sa campagne,
croisa dans les parages compris entre l’équateur et le 8° de latitude
Nord et entre le 149° et le 152° de longitude Sud sans rencontrer aucun
navire. Durant cette période, nos équipages et nous-mêmes nous n’avons
pas eu à nous plaindre des Allemands qui ne nous infligèrent aucun
mauvais traitement et nous fournirent des vivres suffisants. Parfois le
Commandant Von Lukner nous faisait parvenir du champagne, des
liqueurs et venait même causer avec nous.
Comme depuis plus de six mois le corsaire tenait la mer sans aucune escale, le commandant décida de toucher terre pour laisser reposer
son équipage et nettoyer son bateau. L’île Flint fut d’abord choisie
comme point de relâche, mais en cours de route, après examen des cartes, il donna l’ordre de mettre le cap sur Mopélia, îlot désert, où une
passe était indiquée pouvant peut être permettre l’entrée du lagon.
Le 21 juillet 1917, dans la matinée, nous arrivions à Mopélia, par
calme plat, la mer ne brisant pas sur les récifs. Un canot détaché du bord
envoyé pour sonder la passe revint annoncer qu’elle n’était pas praticable. Le commandant nous fit alors appeler et nous demanda s’il y avait
danger à ancrer son navire près des récifs. Étrangement surpris par une
telle question qui ne pouvait être posée que par un homme bien peu renseigné sur la navigation, nous n’hésitâmes pas à lui affirmer que nous
avions l’habitude de toujours procéder ainsi dans ces parages et qu’il
était même d’usage courant de maintenir le navire par des amarres placées sur le récif et d’établir un pont léger faisant communiquer le bord
avec la terre.
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Le capitaine Kling s’opposa bien de toutes ses forces à une pareille
manœuvre, mais le commandant ne voulut s’en remettre qu’à nos affirmations.
Dès lors, nous étions certains de la perte du navire à la moindre
saute de vent et ainsi s’évanouirait notre crainte d’être amenés prisonniers à Hambourg comme nous l’avait annoncé le commandant à plusieurs reprises.
Ayant aperçu sur le récif trois indigènes, il envoya un canot explorer
l’intérieur du lagon et descendit lui-même l’après-midi à terre avec le
docteur pour faire une partie de chasse sur l’îlot situé à droite de la
passe, où un grand nombre d’oiseaux étaient réunis. Revenu à bord très
heureux de sa promenade, il ordonna de mouiller contre le récif du côté
de cet îlot.
1er août. Le Seeadler dérapa et au petit jour nous étions à 6 ou 7
milles de la terre. Bien décidé à reprendre son premier mouillage, il
ordonna de revenir sur ce point, mais en plaçant préalablement une
ancre à l’entrée de la passe pour laisser ensuite dériver le bateau qui vint
se placer de lui-même contre le récif. Cette opération terminée sans
accident grâce à l’état de la mer, il descendit, dans la matinée à terre
avec le docteur et 5 hommes armés pour explorer le pays.
A son retour, il se déclara enchanté de sa visite, disant que l’île
n’était habitée que par 4 indigènes, qu’il y avait de nombreux porcs et poulets, qu’il s’emparait de l’île, devenue la seule, il est vrai, mais la plus charmante colonie allemande. Il était si satisfait qu’il nous invita le lendemain
à un pique-nique qu’il désirait organiser au campement indigène.
2 août. La nuit se passa sans incident et à 9 heures du matin, nous
partions avec le commandant et tous les officiers, sauf celui désigné
pour assurer le service à bord, dans une forte chaloupe à moteur qui
devait nous conduire au lieu choisi pour le pique-nique. Toutefois, cet
officier exprima à ce moment ses inquiétudes sur la sécurité du
Seeadler, déclarant qu’il dégageait sa responsabilité, mais le commandant lui répondit qu’ayant pris conseil de nous trois, ses craintes
n’étaient réellement pas justifiées. Moins d’un quart d’heure après et un
peu avant d’accoster au campement indigène, un coup de canon partit
du bord. Nous fîmes demi-tour immédiatement ; un deuxième coup de
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canon fut entendu et le commandant ordonna de presser l’allure. Il était
alors convaincu que ce signal indiquait un navire en vue et déjà il se
réjouissait de sa capture, lorsque, quelques instants après, son enthousiasme tomba. Poussé par le courant dont la direction avait changé, le
Seeadler se mettait au plein, l’arrière talonnant déjà avec force. Nos prévisions se réalisaient donc enfin.
Sans plus s’occuper de nous, sans nous adresser de reproches, mais
sûrement fort vexé, sans vouloir le faire paraître, d’avoir été ainsi trompé,
le commandant essaya de dégager son navire par des manœuvres incompréhensives. Le moteur fut mis en marche, ce qui naturellement occasionna la mise hors service de l’hélice faussée ou brisée par les coraux
Enfin, n’obtenant aucun résultat, il s’adressa à nous. Certes, il était encore possible de sauver le navire, et des marins de métier y seraient parvenus fort probablement, mais nous nous gardions bien de le renseigner,
lui assurant tout au contraire que le bateau étant en fer, aucun moyen
n’était à notre connaissance capable de le déséchouer.
Il nous crut encore une fois, ordonna de cesser toute manœuvre et
de débarquer immédiatement les vivres et les munitions. Ce travail fut
entrepris immédiatement par tous et dura toute la journée et la nuit suivante. Tout alla bien jusqu’au moment du transport des boissons, car cette
opération conduite par le docteur qui préleva tout le premier une assez
grande quantité de spiritueux et surtout le champagne qu’il dégusta immédiatement le mit dans un tel état que la surveillance devint inexistante.
Officiers, matelots allemands et nos équipages suivirent l’exemple, et en
peu de temps tous étaient complètement pris de boisson. Le commandant
lui-même se tenait à peine, pleurnichait, nous parlait de sa fiancée Irma et
nous invitait à ne plus appeler son bateau que sous ce nom, ajoutant que
cela nous porterait bonheur. Seul, le capitaine Kling était resté sérieux. Le
moment eut été bien choisi pour s’emparer de la vedette à moteur et nous
y avons bien songé, mais nous ne pouvions compter sur nos équipages
dont nous sommes peu surs et qui, au surplus, participaient à l’orgie.
L’occasion de fuir, bien fâcheusement, nous échappa pour ces raisons.
3 août. Le débarquement des vivres et des munitions se poursuit,
sans arrêt. Le commandant quitte le bord avec ses officiers et descend à
terre. Le soir, ils ne sont pas de retour.
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4 août. Le travail continue. Le commandant ne rentre pas.
5 août. Revenu à bord, le commandant décide d’installer un camp
à terre, sur l’emplacement occupé par les indigènes.
6 au 8 août. On nous distribue de la toile de tente et nous procédons à l’installation du camp. Nous sommes complètement libres sous
la direction du capitaine, le plus ancien, M. Southard, nommé par le
commandant Chef de camp.
9 août. Le capitaine Kling resté à bord du Seeadler jusqu’à cette
époque vient s’installer au camp et nous sommes dès cet instant, soumis
à un régime plus sévère. Défense de sortir du camp, gardé jour et nuit
par deux sentinelles en armes, extinction des feux à 9 heures du soir.
10 au 24 août. La télégraphie est installée, la chaloupe à moteur
préparée pour une expédition, et les vivres transportés de la passe au
camp. Notre régime est sévère, la nourriture mauvaise, car on nous
donne des soupes faites avec des Bernard l’hermite écrasés ou des poissons ni vidés ni écaillés.
Le commandant vient souvent nous visiter pour essayer d’obtenir de
nous des renseignements sur les défenses de Papeete. Le capitaine
Southard qui récemment est passé à Tahiti comme capitaine du Irmgard lui
raconte que Papeete est bien armé et qu’il y a des troupes régulières. Ces
précisions le font renoncer à son projet primitif, qui consistait à se rendre
en chaloupe à Papeete, à s’emparer d’un navire ou d’une forte goélette à
moteur et à venir nous reprendre tous pour continuer sa campagne.
25 août. Vers 2 heures de l’après-midi, le commandant s’embarque avec 3 officiers et deux matelots sur la chaloupe à moteur gréée
en cotre (grande voile, deux focs et voile d’étai), armée d’une mitrailleuse.
Des fusils, des revolvers et des bombes sont placés à bord, des provisions pour deux mois, de la gazoline en quantité suffisante pour un voyage de 500 milles complètent le chargement.
Avant son départ, il nous réunit, et dans un long discours, nous
expose que Mopélia est une colonie définitivement allemande et qu’il
part chercher un grand navire qui lui permettra de conquérir tout le territoire de la Colonie française d’Océanie. Il nous dit encore qu’il se rend
aux Fidji ou aux Samoa et qu’il sera de retour avant peu. Il prend la
direction du Sud-Ouest.
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26 au 27 août Le capitaine Kling est resté à terre et fait constamment exercer une consigne sévère. Il crée avec nos marins des équipes
de pêcheurs placées sous la surveillance de matelots allemands. Malgré
nos demandes, il nous refuse de préparer nous-mêmes nos repas.
28 août. Un groupe d’Allemands se rend à bord du Seeadler pour
faire sauter les deux-mâts arrière et essayer de débarquer les canons en se
servant du mât avant. Cette opération mal conduite met le feu au navire.
28 août au 2 septembre. L’incendie du Seeadler alimenté par
les huiles de pétrole de la machine, dure pendant trois jours. Nous
entendons continuellement les explosions des obus qui éclatent dans la
soute aux munitions. Les Allemands retournent à bord et détruisent avec
des bombes ce que le feu a épargné.
3 au 4 septembre. Pendant la nuit, la T.S.F. a enregistré des télégrammes que personne ne peut traduire. Le capitaine Kling croit que ces
messages indiquent la capture de son commandant. Dès lors, n’espérant
plus aucun secours de lui, et craignant d’être capturé à son tour, il se
décide à abandonner l’île avec ses hommes. Il a à sa disposition la 2ème
chaloupe à moteur du Seeadler, un petit cotre en station à Mopélia et
deux canots, mais il se résout à n’employer que la grande chaloupe et
ordonne de supprimer le moteur dont le poids est trop considérable.
Dans la soirée du 4 le travail commencé n’est pas terminé, quelques pièces du moteur ont pu être enlevées. A ce moment, une grande agitation
règne dans le camp allemand. Des sentinelles nombreuses sont postées
sur le front de mer et le capitaine passe la nuit en promenades entre ce
point et le camp.
5 septembre. La sentinelle du poste de vigie installé dans un
cocotier signale dès le matin une voile en vue. Immédiatement, les pièces enlevées du moteur sont remises en place, des hommes armés s’embarquent avec une mitrailleuse, et la chaloupe se dirige vers la passe.
Elle revient vers 9 heures ayant en remorque une goélette, La Lutèce,
d’où débarquent deux Européens, 2 Chinois et des indigènes qui sont
conduits au campement.
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Récit de M. Miller, armateur de La Lutèce
Lutèce goélette à voile de 137 tonneaux, pavillon français, port
d’attache Papeete. Armateurs, MM. Grand & Miller & Cie.
Equipage :
– Capitaine : Porotu, indigène
– Second : Tetaura, indigène
– Mécanicien : Teiti (chaloupe à gazoline)
– Cuisinier : Etera, indigène
– Maître d’équipage : Mihaera, indigène
– Matelots : Pita, indigène
– Tetai, indigène
– Maru, indigène,
– Tagihia, indigène
– Passagers : MM. Miller, Français
– Faïn, Russe
– Tonio, indigène,
– Tioni, indigène
– Mapukana, indigène
Le 27 août. Je quittais Papeete avec ma goélette Lutèce et touchais
Bora-Bora le 29, où je séjournais jusqu’au 2 septembre. De là, je devais
me rendre à Mopélia pour en ramener 3 indigènes, nos travailleurs, les
conduire à Maupiti leur résidence habituelle, et faire route ensuite vers
les Tuamotu.
Le 4 septembre. Vers 6 heures du soir nous sommes en vue de
Mopélia. A 9 heures, nous approchons de la côte et mettons en panne, à
environ 4 milles, afin d’attendre le jour pour nous approcher de la passe.
Le 5 septembre. A l’aube, je donne l’ordre au capitaine de se diriger vers une masse plus sombre que je prends pour l’îlot situé à droite de
la passe. Quelques instants après, le second vient m’aviser que cette masse
l’étonne, car il aperçoit des mâts. En nous rapprochant, je distingue nettement une épave, fait mettre à l’eau le petit canot à gazoline pour aller
vérifier son nom, mais comme le moteur ne se met pas en route, je reviens
à mon bord. A ce moment, une forte embarcation montée par 4 hommes
débouche du lagon par la passe et se dirige vers nous. Je pense que ce sont
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des naufragés venant demander du secours. A environ 100 mètres,
M. Faïn croit reconnaître une mitrailleuse, mais déjà le canot aborde et
20 hommes qui s’y étaient dissimulés sautaient à bord, portant des armes
et des grenades. L’officier nous ordonne de descendre les couleurs, mais
aucun d’entre nous n’obéit, un matelot de l’embarcation descend notre
pavillon et le remplace par un drapeau allemand. Puis cet officier nous
invite à prendre nos effets personnels et à nous rassembler dans notre
baleinière qui venait d’être mise à l’eau et où 8 hommes armés nous surveillaient. Enfin, la chaloupe allemande nous prend en remorque, gagne la
passe et nous conduit à un campement déjà installé où une tente nous est
affectée. Le docteur, qui essaye de s’exprimer en français, nous interroge
sur la présence possible de croiseurs dans le Pacifique. Je lui réponds
qu’à Papeete la censure très rigoureuse ne nous permet pas d’être exactement renseignés sur ce point, mais que toutefois le Kersaint absent
depuis plusieurs mois, doit probablement être en route pour rejoindre
Tahiti. Il nous demande ensuite si Papeete est défendu et si des troupes
régulières y stationnent. Je lui fais la remarque qu’il doit être au courant
de l’aventure du Scharnhorst et du Gneisenau et j’ajoute qu’il doit bien
se douter que de nouvelles précautions sont prises. Quant à la question
des troupes régulières, je lui affirme qu’un fort détachement tient garnison
à Papeete, mais que je ne connais pas le nombre de soldats mobilisés.
Pendant cet interrogatoire, les Allemands chargent leurs bagages
avec précipitation sur toutes les embarcations pour les transporter sur La
Lutèce qui croise dans la passe. Des hommes sont désignés pour briser
à coups de hache les machines de la T.S.F. et le mobilier laissé à terre, les
cartes sont jetées au feu, plusieurs boussoles et sextants sont détruits.
Vers 2 heures de l’après-midi, le capitaine vient au camp et je profite de sa présence pour lui réclamer une pièce constatant la prise de ma
goélette et des marchandises qui s’y trouvaient. Il y consent, mais exige
de moi un reçu prouvant que l’argent de notre coffre nous est laissé. Je
signe une attestation dans ce sens que je lui remets. Il n’est pas inutile
de noter qu’au moment où nous étions faits prisonniers, un officier m’a
demandé s’il y avait de l’argent à bord et que ce n’est qu’après s’être rendus compte que nos valeurs étaient en billets de la Banque d’Indochine
qu’il nous a autorisés à les conserver.
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A six heures du soir, le déménagement étant terminé, le capitaine fit
réunir tous les prisonniers et dans un discours il nous recommanda d’éviter les querelles entre nous, de ne pas molester les indigènes placés
maintenant sous la protection du drapeau allemand et d’obéir au capitaine Southard maintenu dans ses fonctions de Chef de camp. Puis, laissant à notre disposition une petite embarcation en partie démolie et en
cours de réparation, il partit avec la chaloupe, transportant quatre
mitrailleuses, de nombreuses munitions et un appareil de T.S.F, notre
petit cotre et tous les autres canots.
Vers 8 heures, trois éclatements de bombes retentirent, sans doute
venaient-ils de détruire ainsi toutes les embarcations inutilisées par eux.
Sitôt leur départ, nous nous réunissons et décidons que dès le lendemain une équipe se mettrait à l’ouvrage pour réparer aussitôt que
possible le canot démoli pour me permettre d’aller chercher du secours
à Maupiti, tandis qu’il serait procédé au recensement des vivres par les
capitaines américains.
Le 6 septembre. Dès le matin, tous ceux connaissant le travail du
bois se mettent à l’ouvrage.
A 8 heures, arrêt du travail. Nous nous rassemblons au pied du mât
dressé au milieu du camp et un drapeau français préparé à l’insu des
Allemands est hissé pendant que trois hourras sont poussés en l’honneur de la France.
M. Hansen, second à bord du Manila est chargé de la distribution
journalière des vivres et approvisionnements qui comprennent :
Farine avariée et de bien mauvais goût venant d’Allemagne : 1000 kg
– Farine française provenant
de La Lutèce : 225 kg
– Biscuits : 125 kg
– Sucre : 200 kg
– Petits pois : 200 kg
– Riz : 250 kg
– Pommes de terre séchées : 25 kg
– Prunes séchées : 50 kg
– Haricots secs : 250 kg
– Café vert : 25 kg
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– Café torréfié : 250 kg
– Thé : 50 kg
– Sel : 100 kg
– Épices divers 5 kg
– Pommes séchées : 10 kg
– Beurre : 100 kg
– Vinaigre chimique : 4 litres
– Pétrole : 40 litres
– Tabac hollandais : 100 kg
N°300 • Mars 2004
Malheureusement la majeure partie de ces vivres provenant
d’Allemagne et conservés en caisses zinguées sont de bien mauvaise
qualité.
Puis nous nous organisons pour assurer normalement notre existence. Un homme est désigné pour la corvée d’eau, deux autres pour
l’approvisionnement en bois, un quatrième pour la fourniture de cocos
dont la pulpe râpée sera mélangée au pain des indigènes. Nous choisissons un boulanger et des cuisiniers. Enfin, nous formons des équipes de
pêche et de chasse qui, par roulement, fourniront à la popote générale
du poisson frais, et qui, de nuit, captureront des tortues. D’autre part,
nous chargeons un Américain de la pharmacie ; un aide indigène,
Tonio, qui deviendra réellement le docteur du Camp, lui est adjoint.
Ce dernier prendra par la suite son rôle au sérieux et soignera avec
assez de succès d’ailleurs les plaies produites par les coraux, toujours
difficiles à guérir
Il est recommandé à tous de ne boire l’eau provenant du puits qu’après l’avoir fait bouillir en y ajoutant un peu de thé ou de sucre. Quant
à la provision provenant du Seeadler et conservée dans des récipients
laissés à l’entrée de la passe, il ne nous parut pas prudent de nous en
servir, car les Allemands ont procédé à une analyse démontrant qu’elle
n’était pas potable, par suite sans doute de la fermeture faite d’un bouchon fileté en cuivre.
Disposant de toutes les tentes, nous nous répartissons dans chacune d’entre elles. Le logement du commandant est affecté à M. Faïn et à
moi.
7 septembre. Les charpentiers ont fait diligence et l’embarcation
est en état à 4 heures de l’après-midi. C’est une baleinière d’environ 6,5
m de long sur 1,6 m de large, gréée avec une voile carrée et un foc.
L’avant est recouvert par une toile fixe allant jusqu’au mât. Une autre
toile mobile part de ce point et couvre une partie de l’arrière. Un flotteur
circulaire fait avec des ceintures de sauvetage court le long du bord extérieur. Des vivres sont réunis et il est placé à bord deux sextants, une
boussole, une bonne montre et 4 avirons. Mais la nuit vient alors que
nos préparatifs sont incomplets, le départ est donc différé jusqu’au lever
de la lune.
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Tentative de secours organisée
par M. Miller,
à l’aide d’un canot baptisé
Deliverer Mopelia
Récit de M. Miller
8 septembre. Vers une heure du matin, au lever de la lune, nous
nous mettons en route dans l’espoir d’atteindre Maupiti, distant de 80
milles environ.
– L’équipage des volontaires comprend :
– Le capitaine Southard, du Manila
– Le capitaine Porotu, de la Lutèce
– Le 2° second Williams, du Manila
– Les matelots, Mauri, de la Lutèce
– Etera, de la Lutèce
– Maru, de la Lutèce, soit 7 personnes.
Une légère brise d’est nous permet de gagner par bordées dans la
direction choisie. Au petit jour, nous nous trouvons à 9 milles environ au
Nord de Mopélia. La journée se passe sans incident, mais l’un de nous
doit constamment vider l’eau qui pénètre dans l’embarcation car la
remise en état a été faite trop vite pour obtenir une parfaite étanchéité.
D’ailleurs, nous espérons qu’au contact de l’eau, les bois gonfleront suffisamment pour arrêter cet inconvénient.
9 septembre. Le point de midi nous donne : 18 milles au N.N.E.
de Mopélia. Le vent tourne au Nord et nous faisons route vers l’E.S.E.
L’embarcation continue à faire de l’eau.
10 septembre. Le point de midi nous donne 20 milles à l’Est de
Mopélia, sous la même latitude.
Vers une heure de l’après-midi, la brise étant tombée, nous continuons à l’aviron jusqu’à 9 heures du soir, dans la direction de Maupiti.
Puis le brise ayant repris, nous repartons à la voile vers l’E.S.E.
60
N°300 • Mars 2004
Décidément notre embarcation ne s’améliore pas et il nous faut continuellement vider l’eau.
11 septembre. Le vent tourne au Sud, nous tirons une longue
bordée au Nord. Le temps se couvre et il ne nous est point possible de
prendre le point à midi. La mer grossit, mais la brise reste assez faible.
Une bordée vers le Sud est tentée.
A deux heures de l’après-midi, nous reprenons les avirons jusqu’à
4 heures. La brise passe à l’Est et pour nous maintenir, nous continuons
à ramer jusqu’à 9 heures du soir.
12 septembre. La brise assez faible nous permet de reprendre à
la voile. Le point de midi nous donne : 20 milles à l’Ouest de Maupiti.
Nous ne sommes plus loin du but. Le soir, le temps se couvre à nouveau,
nous faisons route vers l’E.S.E.
13 septembre. Au petit jour, le temps couvert ne nous permet pas
d’apercevoir Maupiti, mais la présence de petits oiseaux de mer qui ne
quittent la terre qu’avec les premières lueurs matinales, nous indique
que nous ne devons pas être à plus de 15 milles de cette île.
Vers 7 heures du matin, une violente brise d’Est se lève. Nous
essayons de fuir dans l’Ouest, mais malgré notre voilure réduite, l’embarcation est soulevée et la mer embarque. Nous installons en hâte une
ancre flottante avec le mât, le gui et les voiles et tout le bois dont nous
disposons. Deux hommes manœuvrent les avirons, un troisième est à la
barre pour nous maintenir en cape. Nous nous débarrassons de la ceinture que nous avions crue en liège, et qui, imbibée d’eau, alourdit notre
embarcation. La mer est démontée, le vent d’Est est violent. Nous luttons
toute a journée et toute la nuit sans arrêt.
14 septembre. La tempête ne se calme pas. Nous grelottons car
depuis 24 heures nous sommes trempés et pour tenir, 4 hommes sont
indispensables : deux aux avirons, un à la barre, et un chargé de vider
continuellement l’eau. la fatigue se fait sentir, car nul ne peut dormir.
Nous estimons notre dérive vers l’Ouest à 5 milles par heure.
15 septembre. Le jour se lève et la situation n’a pas changé, nos
forces s’épuisent, le vieux capitaine Southard est à bout.
Enfin, heureusement, vers midi l’horizon s’éclaircit, la brise d’Est
devient maniable, nous pouvons rétablir notre voilure et nous diriger
61
dans l’Ouest vers Mopélia. Mais nous ne savons plus notre position.
J’estime que nous sommes encore un peu à l’Est de Mopélia, ma conviction n’est pas partagée par tous. Vers le soir, le doute s’empare de nous
car aucune terre n’est en vue. Nous ne perdons pas cependant espoir, et
nous essayons de nous maintenir sur place jusqu’au lendemain, en
abaissant la voilure et en faisant route vers l’Est avec les avirons.
D’un commun accord, ne nous arrêtons que si le lendemain nous
n’apercevons pas la terre. Il n’est plus douteux que Mopélia soit dépassé
et que dans ces conditions nous devons essayer de gagner les Samoa. Il
nous reste assez de vivres pour tenter l’aventure : la ration journalière
est fixée à 2 biscuits et un verre d’eau par homme.
16 septembre. Au lever du soleil, je monte sur le petit mât pour
essayer de voir au loin. Mais l’embarcation est trop faible pour supporter cette manœuvre. Je me jette à l’eau vivement pour éviter de chavirer.
Rien en vue. Nous continuons quand même vers l’Ouest. Le point de
midi nous assure que nous restons toujours sous la latitude de Mopélia,
mais sans chronomètre réglé rien ne peut nous indiquer la longitude et,
partant, notre position à l’Est ou à l’Ouest de cette île. Si ce soir aucune
terre n’est en vue, nous continuerons franchement vers l’Ouest pour
atteindre les Samoa.
A 3h1/2, enfin, j’aperçois la terre à 7 ou 8 milles dans le S.S.O. Nous
sommes sauvés !
Vers 5h1/2 du soir, nous rentrons dans la passe de Mopélia ou nous
croisons une embarcation venue à notre rencontre. Les hommes sont
armés d’un fusil, d’un revolver et de harpons. Ils nous avaient pris pour
les Allemands et étaient décidés à combattre coûte que coûte.
Nous arrivons au village exténués, les jambes enflées et soutenus
par nos amis qui nous prodiguent les soins les plus empressés. Nous
regagnons nos tentes, navrés de notre insuccès, mais réconfortés par les
bonnes paroles de nos compagnons.
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N°300 • Mars 2004
Réci de M. Faïn5
7 septembre. Tous les préparatifs de l’expédition sur Maupiti
étant terminés, M. Miller, qui doit la diriger, fixe le départ dès le lever
de la lune vers une heure du matin. La direction du camp est confiée au
Capitaine Petersen, en remplacement du Capitaine Southard, qui accompagne M. Miller.
Des dispositions sont prises, pour qu’au retour de l’expédition,
aucune surprise ne soit possible car nous craignons toujours le retour
des Allemands. C’est ainsi qu’il est convenu de laisser toutes les nuits
une lanterne allumée à la ponte Nord-Est de l’île. Ce signal indiquera
qu’ils ne sont pas revenus. Pour plus de sûreté, cette organisation est
tenue secrète et seuls, le capitaine Petersen et deux indigènes sûrs de l’équipage de la Lutèce sont mis dans la confidence.
Du 8 au 13 septembre. L’espoir d’être bientôt délivrés a relevé
le courage de chacun. La vie au camp se poursuit sans incident. Notre
approvisionnement en poissons et en tortues est plus que suffisant. Seul
le pain laisse à désirer car pour ménager notre stock de bonne farine,
nous devons le fabriquer avec un mélange de celle laissée par les
Allemands et de la nôtre. Nous réparons un petit canot coulé près du
parc à tortues et que les Allemands n’ont pas songé à détruire.
14 septembre. Les indigènes me font part de leurs doutes sur la
réussite de l’expédition car un très gros temps dure depuis hier.
15 septembre. De graves appréhensions m’assaillent, je me
reproche d’avoir poussé mon camarade Miller à tenter le voyage sur
Maupiti.
16 septembre. Vers 5 heures du soir, le capitaine Petersen en
promenade sur les récifs revient en courant et nous annonce qu’une
voile est en vue. Une très grande émotion règne sur le camp. Il ne peut
s’agir, croyons nous encore, de l’arrivée de secours, ce sont sûrement
les Allemands qui reviennent. L’exaspération gagne chacun de nous.
Nous ne voulons plus être prisonniers. Certains cependant plus craintifs,
demandent à descendre le pavillon, mais tous les autres s’y opposent.
5 Le récit de M. Faïn, un des propriétaires de la Lutèce, englobe la période du 7 au 16 septembre à Mopélia, pendant le voyage de M. Miller
63
Le capitaine Hansen a déjà sauté dans le petit canot, suivi de C. Brown,
C. Thompson du Manila Miller et Yourgrau du A. B. Jonhston, Aslsen
du Slade. Miller a un revolver qu’il a toujours réussi à dissimuler ; les
autres emportent des harpons. Ils sont décidés à s’approcher de l’embarcation signalée, à se présenter en prisonniers soumis et à sauter chacun sur un des Allemands et d’en avoir raison.
Ils partent ; de notre côté, nous nous organisons pour la défense.
Arrivés à la passe, nous les voyons accoster l’embarcation puis revenir. Dès
que la distance le leur permet, ils nous annoncent le retour de nos camarades. Nos braves amis sont dans un bien triste état, c’est à peine s’ils peuvent marcher, leurs figures amaigries disent leurs souffrances. Nous préparons des bains chauds et faisons l’impossible pour les leur faire oublier. M.
Miller porte à la jambe une mauvaise brûlure faite par le filet du bord sans
qu’il s’en aperçoive tant le froid l’avait rendu insensible à la douleur.
Suite du récit de M. Miller
17 septembre. Une bonne nuit, des soins empressés et la chaude
sympathie qui nous entoure nous a complètement remis. Aussi dès le
matin, nous décidons qu’une nouvelle expédition de secours tentera le
voyage sur les Samoa situées à environ 1000 milles, mais plus faciles sans
doute à atteindre malgré la distance grâce à la constance de la brise d’Est.
Par la voix du vote, le Capitaine Southard est chargé de l’organiser
et de la conduire. Mais cette désignation qui montre la confiance que
nous avons en lui n’est pas maintenue, car il est âgé et de plus, loin
encore d’être remis des fatigues de la première expédition. Sur nos
instances, il y renonce et désigne le capitaine Smith, du Slade, à qui toute
latitude est laissée pour le choix de son équipage.
Notre embarcation est mise à sec, les réparations commencées
aussitôt.
18 septembre. A quatre heures de l’après-midi, l’embarcation
baptisée Deliver of Mopelia est remise en état et modifiée. L’expérience
précédente nous a fourni d’utiles renseignements que nous mettons à
profit en rehaussant le bordage de 10 cm et en la couvrant de toile à
voile fixée solidement sauf à l’arrière où elle reste mobile. Le départ est
fixé au lendemain à 8 heures.
64
doc. Palacz
19 septembre. A l’heure indiquée, le Deliver of Mopelia prend la
mer, salué par trois hourras.
Équipage :
– Capitaine : Smith du Slade
– 2° second : G. Johnson, du Slade
– 2° second : F. Williams, du Manila
– Matelot : C. Thomson, du Manila
20-21 septembre. La vie au camp a repris comme par le passé.
Pour la première fois je vais visiter l’épave du Seeadler dans l’espoir d’y
découvrir des vivres. L’eau a envahi les cales, plus rien ne peut être
sauvé.
22 septembre. Navré de l’insuccès de mon expédition, je me propose de tenter une deuxième fois la chance sur Maupiti, en profitant
d’une période de calme permettant d’accomplir le voyage à l’aviron. Sur
mon invitation, trois volontaires se présentent pour m’accompagner :
Miller, 2° second du Johnston, Aalsen, matelot du Slade et Brown, matelot du Manila.
Nous modifions le petit canot qui doit nous servir en élevant son
bordage de 8 cm. En outre, nous préparons une petite voile de fortune.
23 septembre. Aucune occasion favorable ne se présente, la forte
brise d’Est souffle sans arrêt.
29 septembre. Le capitaine Hansen propose de construire un
canot pouvant porter trois hommes, destiné à préparer une autre expédition. Sa proposition est acceptée et le travail commencé immédiatement.
30 septembre au 7 octobre. Le temps ne se modifie pas et
l’énervement nous gagne. Je décide qu’à moins de vent non maniable
nous partirons, si, dimanche, aucune nouvelle ne nous est parvenue.
Samedi 6 octobre. Le matin de bonne heure, notre canot baptisé
Last Chance est mis à l’eau. Avec deux hommes, je monte à bord pour
me rendre compte de sa stabilité et faire une partie de pêche.
Nous étions déjà hors du lagon lorsqu’une grandes fumée s’élève du
camp. Je crus d’abord à un incendie, mais un homme sur la plage nous
faisait des signaux en nous montrant le Sud. En me retournant, j’aperçois
une voile. Il n’est plus possible de songer au retour des Allemands et
66
N°300 • Mars 2004
sûrement c’est le secours si longtemps attendu qui nous arrive. Notre
joie est si grande à bord qu’en gesticulant, nous chavirons presque.
Aussi vite que nous le pouvons, nous allons à sa rencontre ; je
reconnais la Tiare Taporo.
Nous approchions rapidement lorsque, subitement, elle changea de
route. Inquiet et supposant qu’elle allait s’éloigner, je retirais mon tricot
blanc pour le placer en haut d’un harpon. A ce moment, elle vint doit
sur nous à toute vitesse et passe tout près. Je reconnus à bord M.
L’Administrateur des Îles sous le Vent. Quelques instants après nous
étions à bord et serrions les mains de nos sauveurs. Je ne me souviens
pas d’avoir jamais ressenti une joie aussi profonde.
Récit de M. Faïn
6 octobre. M. Miller était parti à la pêche après le lancement du
Last Chance lorsqu’une grande rumeur s’éleva du camp. Notre vigie placée au haut du cocotier signalait une voilure. Nous nous
précipitons sur le front de mer, mais rien n’est en vue. Nous revenons rapidement au village et nous apercevons une voile dans le Sud.
Sûrement le secours tant attendu arrive enfin. Nous allumons un grand
feu sur lequel nous versons du pétrole lourd pour obtenir une fumée
épaisse. Dans un petit canot, deux hommes partent vers la passe.
Le bateau signalé contournait l’île à petite vitesse. Vers 11 heures
du matin, des embarcations sont détachées du bord et pénètrent dans le
lagon, se dirigeant sur le camp. Cependant nous n’étions pas entièrement rassurés et la plupart des hommes se cachaient sous les tentes. J’ai
reconnu M. Miller qui faisait de grands gestes, puis M. L’Administrateur
des Iles sous le Vent. Aussitôt, j’ai appelé tout le monde. Enfin, nous
étions sauvés et 3 hurrahs, poussés à pleine poitrine saluèrent ceux qui
venaient nous délivrer.
La joie de tous était indescriptible, je ne perdrai jamais le souvenir
de cette date 6 octobre.
67
Récit de Terai6
Employé de la maison Grand et Miller, je résidais à Mopélia depuis
avril avec mon fils et deux travailleurs, Mauri et Riri. Nous étions chargés
de la préparation du coprah, de la pêche à la tortue et de l’élevage de
porcs et de volailles.
Notre séjour devait durer jusqu’à la fin de juin, mais comme personne n’était venu nous chercher à cette date comme il avait été convenu,
je m’étais décidé à regagner Maupiti avec le petit cotre Torea laissé à ma
disposition.
31 juillet. J’avais fait mettre le cotre à l’eau lorsque mes travailleurs qui avaient été se baigner du côté du récif vinrent me prévenir
qu’un grand voilier croisait au large. J’ai supposé que ce navire profitait
de la proximité de la terre pour faire une partie de pêche.
Vers 4 heures de l’après-midi, une embarcation montée par un
officier et 6 hommes sans armes a abordé au village. Comme nous
n’avions pas reconnu le pavillon qui flottait à l’arrière, Mauri qui parle
un peu le Français a demandé des renseignements. L’officier a répondu
qu’il était Allemand. Nous avons eu très peur car nous pensions être tous
fusillés, mais nous avons compris qu’ils ne nous voulaient pas de mal.
L’officier nous a demandé si nous avions des bœufs ; comme nous ne
comprenions pas sa demande, il a ramassé à terre une boîte de conserve
et nous a montré l’étiquette où se trouve dessiné cet animal. Nous avons
pu leur répondre que nous n’en possédions pas mais que nous avions
des porcs et des poulets.
1° août. En revenant de notre travail, nous avons retrouvé le matin
au village 29 Allemands dont l’un portait un revolver. Ils nous ont encore
demandé si nous avions des bœufs et nous avons répondu négativement.
Ils se sont alors emparés d’un porc, l’ont tué, puis l’ont fait cuire pour
le manger immédiatement. Après, ils sont partis.
2 août. Nous avons vu le voilier au plein, la peur nous a repris car
nous avons pensé que les Allemands allaient s’installer à terre.
6 Terai est le chef de l’équipe des travailleurs de Mopélia.
68
N°300 • Mars 2004
3 août. Je pars avec les travailleurs pour aller aux nouvelles, mais
en cours de route ils m’invitent à rester caché avec mon enfant. Je
reviens au village où déjà une tente est dressée ; un officier, que j’ai su
plus tard être le commandant nous a annoncé qu’il allait s’installer à
Mopélia.
4 août. Je tiens conseil avec mes travailleurs et nous décidons de
gagner de nuit le Sud du lagon et de franchir le récif avec le cotre pour
nous sauver. Nous ne pouvons malheureusement pas réussir car il est
trop lourd et nous revenons au village avec un chargement de cocos
pour expliquer notre absence.
5 août. De nombreuses tentes sont construites, l’équipage allemand et des prisonniers sont installés. Le commandant nous fait appeler
pour nous expliquer que nous sommes libres dans l’île, mais qu’il ne
faut pas voyager de nuit en embarcation. Il nous défend de causer avec
les prisonniers et nous dit de le prévenir si l’un d’eux nous demande
notre cotre.
Le commandant nous fait distribuer des vivres et des vêtements. Il
nous prie d’apprendre à ses matelots à faire la pêche. Puis il nous
demande si nous espérons la venue d’un bateau. Nous répondons que
nous ne savons rien de précis à ce sujet car nous devrions être de retour
à Maupiti depuis un mois.
Du 6 au 24 août. Le commandant venait souvent nous voir ou
nous faisait appeler chez lui pour nous faire entendre son phonographe,
nous faire assister à des expériences de bombes, ou nous montrer le
maniement des mitrailleuses. Il nous racontait que si son bateau ne
s’était pas mis au plein, il aurait été bombarder Papeete pour punir la
ville d’avoir résisté aux croiseurs allemands. Un jour, il s’est aperçu que
nous refusions de manger de la soupe aux bernard l’hermite et a ordonné
de ne plus nous servir de ce plat.
Nous étions libres, sauf la défense d’aller au camp des prisonniers
et de circuler de nuit en embarcation.
25 août. Le commandant est venu nous dire au revoir avant son
départ et m’a donné son phonographe. Il nous a annoncé qu’il allait
chercher un autre bateau avec lequel il viendrait nous prendre pour
nous ramener à Maupiti.
69
Du 26 août au 4 septembre. Notre situation reste la même
après le départ du commandant. Le capitaine qui le remplace nous laisse
toujours libres.
5 septembre. Les Allemands se sont emparés d’une goélette et partent le même jour. Nous faisons connaissance avec de nombreux tahitiens
capturés et nous nous entendons avec tous les prisonniers pour organiser
le camp.
Du 6 septembre au 5 octobre. M. Miller a essayé d’aller à
Maupiti chercher du secours, mais après neuf jours de voyage, il est
revenu sans avoir réussi. Un capitaine américain est parti pour les
Samoa, nous n’avons plus de ses nouvelles.
6 octobre. L’Administrateur des Îles sous le Vent vient nous chercher avec la goélette Tiare Taporo pour nous conduire à Papeete.
RS
En terminant ce rapport, je me permets d’attirer votre attention sur :
M. Winchester, Capitaine de la goélette Tiare Taporo pour sa froide
résolution à l’approche des embarcations qui pouvaient être armées par
les Allemands ; pour l’intérêt éclairé qu’il a porté aux équipages rapatriés pendant le voyage de retour.
M. Lespinasse, Pharmacien militaire qui sur sa demande a fait partie de l’expédition et s’est offert pour m’accompagner à terre ; pour les
soins dévoués qu’il a prodigués aux malades.
L’équipage de la Tiare Taporo qui a accepté de suivre son Capitaine
dans cette expédition et a montré le plus grand dévouement lors de l’embarquement à bord des équipages abandonnés.
Le Capitaine Smith et son équipage de volontaires qui ont réussi à
franchir les mille milles qui séparent Mopélia de Tutuila pour chercher
70
N°300 • Mars 2004
du secours.
M. Miller, armateur de la Lutèce et son équipage de volontaires
pour leur décision et leur courage lors de leur tentative pour atteindre
Maupiti.
La population de Bora-Bora qui a gratuitement fourni de nombreux
vivres frais à notre expédition lors de notre retour.
Le brigadier de police Tehihio a Aperehama, du détachement des
îles sous le Vent, qui, se trouvant en congé à Papeete, s’est volontairement offert pour accompagner son Administrateur7.
Signé : Chazal
7 Le ministre des Colonies accordera des médailles d’honneur de 2ème classe en argent au capitaine Winchester, en or au pharmacien-major des troupes coloniales Lespinasse et à l’administrateur de 1ère classe des colonies, en bronze à l’équipage de la Tiare taporo (Willie Orbeck,
subrécargue ; Gaspard Peri, cuisinier ; Arai a Teiro, aide-cuisinier ; Panaho a Rapu, Tiri a
Haapena, Tehei a Teura et Arearea Arearea, matelots) ainsi que la Croix de guerre avec palme
au gouverneur Julien pour s’être « tout particulièrement distingué en organisant dans des circonstances exceptionnellement difficiles une opération de guerre dont le résultat fut de ravir
soixante-quatre prisonniers aux corsaires allemands et de ramener à Papeete de nombreux trophées. » (cf. Mémorial Polynésien, tome V, p. 129).
71
Les Forces Navales Françaises
Libres du Pacifique
1940 - 1945
Préambule
Les Territoires français du Pacifique sud, à l’exception de Wallis,
ont été parmi les premiers à rallier le général de Gaulle : le condominium des Nouvelles-Hébrides1 en juillet 1940, puis les Etablissements
français de l’Océanie (E.F.O.) au début septembre, enfin la NouvelleCalédonie quinze jours plus tard. A chaque fois, ces ralliements ont été
opérés sans effusion de sang par une poignée d’hommes portés par une
large adhésion populaire. Sentiments et intérêts se mêlent dans ces
élans. Eloignées du théâtre européen et enclavées dans un monde anglosaxon qui résiste, les opinions ne sont pas plus disposées à comprendre
la défaite qu’à se couper de leurs soutiens économiques naturels. Sauf
aux Nouvelles-Hébrides, où Henri Sautot, le résident français, fut l’âme
du mouvement, elles imposent leur vue à une administration, par nature
prudente et conformiste.
Passé le premier enthousiasme, le départ ou la mise à l’écart des
fonctionnaires réticents posent le problème de la gestion quotidienne. Il
faut improviser une hiérarchie avec les ressources locales dont la bonne
volonté et l’ardeur militante ne suffisent pas toujours à une tâche particulièrement difficile dans cette période compliquée. La situation à
Papeete et Nouméa conduit le général de Gaulle au printemps 1941 à
dépêcher sur place en inspection le gouverneur général Richard Brunot
disponible depuis que Leclerc s’est substitué à lui en août 40 à Yaoundé.
L’action de ce haut fonctionnaire expérimenté n’est pas à la hauteur de
1 Le Vanuatu actuel.
Le Chevreuil à Papeete, un jour de fête nationale.
ses titres ni de la confiance qu’on a placée en lui. A Tahiti, sa prise de
pouvoir et son comportement ajoutent à la confusion ambiante.
Plusieurs mois sont ainsi perdus alors que la tension ne cesse de croître
dans le Pacifique avec les surenchères japonaises. Pour remettre de l’ordre et renforcer la défense de territoires désormais menacés, de Gaulle
nomme le capitaine de vaisseau, bientôt amiral, Georges Thierry
d’Argenlieu haut-commissaire au Pacifique et affecte dans la zone le
Chevreuil et le Cap des Palmes. Dans une intention plus politique que
militaire, il appuie ce déploiement en y ajoutant, à ses débuts, le contretorpilleur Triomphant, l’une des unités majeures des Forces navales
françaises libres. Les trois bâtiments gagnent l’Océanie séparément au
début de l’automne 1941. Jusqu’à la fin de la guerre de nombreux
marins polynésiens partageront leurs destins. C’est leur histoire et celle
de leurs équipages qui sont évoquées ci-après.
Présentation
Le Chevreuil est entré en service à Lorient à la déclaration de guerre. C’est un aviso dragueur colonial qui déplace 650 tonnes pour une
longueur de 77 mètres, une largeur de 8,5 mètres et un tirant d’eau de
2,4 mètres. Son système de propulsion est simple, robuste et endurant.
Il est conçu autour de deux moteurs diesel Sulzer de 2000 chevaux
entraînant chacun une ligne d’arbres. L’ensemble lui assure une vitesse
de pointe de 20 nœuds et lui permet de franchir 10 000 milles à 9
nœuds et encore 4000 à 14 nœuds. Il est en travaux à Portsmouth
depuis le 23 mai pour l’installation d’un ASDIC et quelques réparations,
quand les Anglais se saisissent de lui le 3 juillet 1940, jour de l’attaque
de Mers El Kebir. Il est remis aux FNFL2 le 3 septembre et prend armement le 12. Avant sa reprise d’activité, il reçoit quelques améliorations.
On lui installe une ceinture d’immunisation contre les mines magnétiques. On lui implante aussi devant la passerelle un 40 mm Pom-Pom
antiaérien et on remplace son vieux 100 mm arrière modèle 97 par une
2 Forces navales françaises libres
74
Le Chevreuil.
arme de même calibre modèle 32 prélevée sur le torpilleur Flore. Le
reste de son armement est constitué de plusieurs mitrailleuses, d’une
drague mécanique, ainsi que d’un grenadeur et de quatre mortiers ASM,
compléments logiques de son ASDIC. Sa protection contre avions est
renforcée en août 1941 avant son déploiement en Océanie par deux
affûts de 20 mm Œrlikon. Il conserve cette configuration jusqu’à son
grand carénage de fin 1943 au Craig Shipyard de San Pedro, à l’occasion
duquel il reçoit enfin des moyens de détection électromagnétique : un
radar anglais centimétrique 271 pour la veille surface et un 291 pour la
veille aérienne. A l’issue de cette modernisation son équipement comprend une tourelle double de 102 mm en remplacement du 100 mm
arrière, 6 affûts de 20 mm Œrlikon antiaériens, un Pom-Pom à l’avant,
deux grenadeurs, deux mortiers, deux mitrailleuses de 12,7 mm à la
passerelle, deux radars, un ASDIC, une drague acoustique et une ceinture
d’immunisation.
Le Chevreuil est commandé à son armement par le lieutenant de
vaisseau Fourlinnie. Son officier en second, l’enseigne de vaisseau Kerez,
le relève le 14 mai 1943 en attendant la prise de fonction le 10 août suivant du lieutenant de vaisseau Mariotti, qui combat sous le pseudonyme
de Villebois. Ce dernier est remplacé le 16 août 1944 par le lieutenant
de vaisseau Teisseire qui préside aux destinées de l’aviso jusqu’à l’armistice. L’équipage comprend initialement 99 personnes dont quatre officiers. Ses effectifs s’accroissent par la suite, au fil des améliorations militaires, jusqu’à dépasser 110 hommes. Il embarque une trentaine de
Tahitiens à son arrivée en Océanie. Les conditions de logement qui sont
confortables pour les officiers, restent satisfaisantes pour l’ensemble de
l’équipage compte tenu des précautions prises lors de la construction
pour limiter les effets de la chaleur. Le pont du Chevreuil est en bois et
les cloisons des locaux d’habitation sont isolées, ce qui lui vaut le qualificatif de « colonial ».
Le Cap des Palmes est à l’origine un cargo fruitier bananier de la
compagnie Freycinet construit en 1937 au Danemark. Son nom, tiré
d’un amer remarquable du littoral libérien, évoque son théâtre de prédilection. Long de 108 mètres, large de 13,4 mètres, il déplace 4150 tonnes
à pleine charge. Un moteur diesel Burmeister & Wain de 9000 chevaux,
76
N°300 • Mars 2004
lui assure 15 nœuds en croisière et 18 nœuds à pleine puissance. Il a
été saisi par les Forces françaises libres le 9 novembre 1940 lors du ralliement du Gabon et, malgré le désir des Britanniques de le conserver au
registre du commerce, a pris armement au sein des FNFL le 8 août 1941
après avoir accompli diverses missions de transport. L’intention de
l’amiral Muselier3 est de le transformer en croiseur auxiliaire, mais la
situation en Océanie impose de le déployer sans attendre et sa refonte
est reportée à une période plus opportune. Le Cap des Palmes est sommairement militarisé avant son départ à l’aide de 2 pièces de 90 mm
datant de 1877 dotées d’un total de 48 coups et placées l’une à l’avant,
l’autre à l’arrière. Dans cette configuration, où il ne dispose d’aucun
moyen de détection autre que la vue, ses qualités résident dans son autonomie qui est celle d’un cargo, dans sa vitesse, dans son tirant d’eau
relativement modique pour un bâtiment de ce déplacement, enfin dans
sa capacité d’emport d’une trentaine de passagers dans des conditions
dignes d’un paquebot.
Il sera transformé en croiseur auxiliaire à l’arsenal de Mare Island
près de San Francisco du 2 novembre 1942 au 20 mars 1943. Sa coque
est profondément réagencée : les installations de froid pour les fruits
sont démontées ; les cales sont cloisonnées et lestées ; la passerelle et
plusieurs autres points névralgiques sont, en outre, protégés par un blindage. L’effort principal porte néanmoins sur les équipements et l’armement. Les pièces de 90 mm hors d’âge sont débarquées tandis qu’on
installe des matériels couvrant très convenablement tous les domaines
de lutte, notamment un radar, un sonar, un canon de 152 mm4 sur l’avant
du château, et un autre sur l’arrière, 6 tubes lance-torpilles de 533 mm,
1 rampe de six « mouse traps5 », 2 mortiers lance-grenades, 2 mortiers
Thornycroft, enfin sur le gaillard arrière, un canon de 76 mm et sur le
pourtour du bâtiment battant tout l’horizon, douze affûts antiaériens de 20
mm Œrlikon. Le croiseur auxiliaire est aussi un bateau-piège. L’innocente
3 Fondateur et commandant des FNFL
4 152 mm = 6 pouces.
5 Système de lancement de grenades sur l’avant, équivalent américain du « Hedge Hog »
anglais.
77
silhouette du bananier est préservée grâce à des camouflages. Les
canons de 6 pouces sont dissimulés sous un décor de radeaux de sauvetage qu’une simple manette actionnée en passerelle suffit à replier. Les
tubes lance-torpilles, qui sont logés dans les cales arrière, sont masqués
par des sabords rabattables invisibles de l’extérieur. La coque enfin est
couverte de bandes de peinture bleu foncé et blanc destinées à compliquer l’élaboration des éléments de tir par l’adversaire. Le camouflage
perd de son réalisme en 1944 lors du deuxième passage du Cap des
Palmes à San Francisco. Les 152 courts sont alors remplacés par des
152 longs incompatibles avec les décors.
Le Cap des Palmes est commandé à son armement par le capitaine
de corvette Ybert, puis par le capitaine de frégate Cabanier6 à partir du
3 mars 1944, enfin par le capitaine de corvette Cloarec à compter du 24
février 1945. Son équipage comprend 12 officiers, 20 officiers mariniers
et 120 quartiers-maîtres et matelots dont 30 à 60 Polynésiens selon les
périodes.
Le Triomphant a été admis au service en 1936. Il appartient à la
série des 6 contre-torpilleurs de la classe Le Malin. Ceux-ci ont été
conçus pour mener des raids à très grande vitesse et sont construits
autour de leur machine qui constitue à la fois leur fierté et leur principal
sujet de préoccupation. Celle-ci développe environ 90.000 chevaux. Elle
est capable de propulser sur deux hélices les 3000 tonnes du bâtiment
à plus de quarante nœuds, une performance unique qui n’a jamais été
égalée depuis pour un bâtiment de ce tonnage. L’autonomie se ressent
logiquement de ces exigences. Elle est de 4000 milles à 15 nœuds et déjà
d’un peu moins de 3000 milles à 21 nœuds. La coque mesure 132 mètres
de long et 12 de large, pour un tirant d’eau de 3,8 mètres. Les chaises de
lignes d’arbres se révèlent à l’expérience mal dessinées et sont cause de
plusieurs indisponibilités. La machine laisse une place suffisante pour
loger un équipage de 210 hommes dont 13 officiers, et pour installer
cinq tourelles de 138 mm, deux affûts doubles de 37 mm antiaériens,
neuf tubes lance-torpilles de 550 mm et deux lance-grenades.
6 Le commandant Cabanier achèvera sa carrière comme chef d’état-major de la marine dans
les années soixante.
78
Le Cap des Palmes camouflé.
Le Triomphant s’est illustré avant l’armistice pendant la campagne
de Norvège. Les 23 et 24 avril 1940, il est engagé avec L’indomptable et
Le Malin à partir de Rosyth en Ecosse dans un raid sur le Skagerrak
visant à perturber le flot de renforts que les Allemands acheminent le
long de la côte norvégienne pour consolider leurs positions encore
incertaines. Il y affronte des vedettes lance-torpilles et essuie une violente
attaque de la Luftwaffe. Dans le cours de l’action, une bombe allemande
explose à proximité de la coque et endommage l’arbre porte-hélice
bâbord et une turbine, ce qui le contraint à rentrer à Lorient pour réparer. Quelques semaines plus tard, la veille de l’arrivée des Allemands, il
s’échappe du port breton sur une ligne d’arbres pour se réfugier à
Plymouth où les Britanniques le saisissent le 3 juillet, puis le remettent
aux FNFL qui le réarment le 28 août. Avant de reprendre son activité, il
subit quelques modifications. Il reçoit un ASDIC, deux Pom-Poms
anglais simples de 37 mm et 10 mitrailleuses lourdes de 13,2 mm. La
pièce n°4 de 138 est, en outre, remplacée par un 102 mm britannique
antiaérien. Enfin un radar est installé au printemps 1941. Telle sera sa
configuration durant toute son activité dans le Pacifique.
Le Triomphant est commandé par le capitaine de vaisseau
Auboyneau jusqu’en mars 1942 date à laquelle celui-ci est appelé à
prendre la suite de l’amiral Muselier à la tête des FNFL. La relève est
confiée au chef de l’état-major particulier du général de Gaulle, le capitaine de vaisseau Ortoli, qui a déjà commandé le sous-marin Surcouf.
Le dernier commandant, le capitaine de frégate Gilly, prend ses fonctions
le 15 septembre 1943. Il attendait ce moment sous l’uniforme d’officier,
puis de commandant en second, depuis le début des activités du bâtiment au service de la France libre.
Le commandement opérationnel des trois bâtiments est exercé, jusqu’au 16 février 1943, par le contre-amiral, Thierry d’Argenlieu, hautcommissaire au Pacifique, puis est confié au contre-amiral Auboyneau,
commissaire national à la marine. Au plan organique, le commandant
du Triomphant est commandant de division navale indépendante. On
envisage à ce titre, au début 1942, de placer sous son autorité le sousmarin Surcouf et le contre-torpilleur Léopard. Mais le projet d’affecter
le Léopard en Océanie ne débouche pas et le Surcouf disparaît dans des
80
N°300 • Mars 2004
Le contre-torpilleur Le Triomphant.
circonstances mystérieuses, le 19 février 1942, la veille de franchir le
canal de Panama. Le contrôle opérationnel du Triomphant et du Cap
des Palmes, d’abord exercé par le capitaine de frégate Cabanier commandant de la défense du Pacifique, est transféré le lendemain de Pearl
Harbor au commandant en chef britannique en Extrême-orient
(Commander In Chief Eastern Fleet). Le premier relève de cette autorité
jusqu’à son départ du Pacifique. Le second jusqu’à sa refonte à San
Francisco en novembre 1942. Il est ensuite placé sous les ordres du
commandant américain pour le Pacifique sud (COMSOPAC), fonction
dans laquelle se succèdent les amiraux Ghormley et Halsey. Le
Chevreuil, quant à lui, reste sous contrôle national, mais il est admis
qu’il peut être détaché à l’occasion. Pour le choix du contrôleur on tient
compte, dans la mesure du possible, de la contribution de chaque pays
à l’entretien des bâtiments. En application de ces dispositions, les bâtiments embarquent une équipe de liaison qui est notamment chargée des
codes. Elle est américaine sous commandement des Etats-Unis, anglaise
dans les autres cas. Le Chevreuil compte ainsi dans ses rangs un officier
et quatre marins de la Royal Navy, tandis que le Cap des Palmes héberge
un officier américain à qui sont adjoints quatre officiers-mariniers et
quatre matelots.
81
Le taux de disponibilité des trois bâtiments est très variable d’une
unité à l’autre. Le Chevreuil qui possède une propulsion plutôt robuste
et dont l’armement n’appelle pas de modification majeure est immobilisé
pour entretien environ le quart du temps et soutient un taux d’activité
moyen sur toute la durée de la guerre de 160 jours par an. Il répond de
ce fait à l’essentiel des attentes du commandement. Il joue en particulier
un rôle de premier plan en Océanie, à l’échelle des responsabilités
nationales, et se montre particulièrement actif en Atlantique-sud dans la
dernière partie du conflit, période pendant laquelle il navigue en moyenne plus de 210 jours par an. Le Cap des Palmes qui connaît de sérieux
ennuis de machine et subit une refonte de grande ampleur pour sa
transformation en croiseur auxiliaire, passe 38% de la guerre dans les
arsenaux. Cette situation affecte logiquement son taux d’activité qui s’établit à 134 jours de mer par an. Sa refonte le tient en outre éloigné du
théâtre mélanésien au moment critique de la bataille des Salomon. Il reprend dans ce secteur des activités alors que l’essentiel de l’effort de guerre s’est déplacé en Micronésie. Par la suite, une série d’ennuis mécaniques contribue un peu plus à le cantonner dans des tâches mineures
qui incitent les FNFL à le changer de théâtre. Mais cette mesure intervient
trop tard pour avoir des effets significatifs sur son emploi et son histoire.
Ces contretemps n’empêchent pas le Cap des Palmes d’accomplir son
devoir et de vivre son lot d’aventures et de dangers inhérents à la guerre
sur mer. Le Triomphant, quant à lui, est victime d’un sort mécanique
contraire qui le poursuit avec acharnement. Il reste prisonnier des chantiers navals plus de 65% de la durée du conflit, ce qui, d’une certaine
manière, doit heureusement constituer un record. Dès avant son départ
pour le Pacifique, une petite indisponibilité de trois semaines autour du
nouvel an 1941 se transforme sous l’effet d’un accident portuaire suivi
d’un incendie en une immobilisation cinq fois plus longue. De même, en
mars 1942 à Sydney, alors qu’il est arrêté pour 2 mois au maximum afin
de remettre en état ses chaudières, les difficultés d’approvisionnement,
la surcharge du chantier, ainsi que la découverte de travaux complémentaires, le clouent à quai par reports successifs jusqu’en janvier 1943. Ses
ennuis ne s’arrêtent pas pour autant. Dès sa reprise d’activité, on constate la rupture de sa chaise de ligne d’arbres bâbord, avarie majeure,
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N°300 • Mars 2004
séquelle probable de son combat dans le Skagerrak en 1940, qui va de
nouveau commander son emploi et lui faire fréquenter à plusieurs reprises les arsenaux australiens. Pour clôturer cette série de déboires, il
essuie, sur son chemin vers la Méditerranée, un cyclone qui lui impose
une immobilisation supplémentaire de huit semaines à Diégo-Suarez. Il
subit, enfin, à l’arsenal de Boston d’avril 1944 à février 1945 la refonte
majeure appliquée à tous les bâtiments de sa catégorie. Au total son activité annuelle ne dépasse pas 90 jours de mer par an ce qui est modeste
en temps de guerre. Mais surtout, ses multiples avaries vont priver la
France libre d’une de ses unités majeures à des moments où son intérêt
aurait pu être mis en relief, notamment pendant la bataille de la mer de
Corail en mai 1942 et la phase critique des opérations aux Salomon
d’août 1942 à février 1943. Il consacre avec abnégation le reste de son
temps à des activités d’escorte indispensables et souvent obscures mais
non dépourvues de danger, et s’illustre à l’occasion de l’évacuation des
îles Nauru et Banaba en février 1942.
83
L’instrument militaire
Les missions d’escorte
Les capacités militaires du Cap des Palmes et du Chevreuil les désignent pour des missions d’escorte anti-sous-marines. Le Triomphant,
pour sa part, pourrait prétendre à des tâches plus offensives, mais le
déroulement du conflit, ses nombreuses indisponibilités et les obligations
nationales qui le cantonnent dans les parages des territoires français,
conjuguent leurs effets pour le contenir dans un rôle défensif à la périphérie du théâtre principal d’opérations. Les missions d’escorte constituent donc une part essentielle des activités militaires des trois bâtiments
FNFL du Pacifique. Elles sont complétées par des tâches de présence, de
soutien des postes de défense terrestre, et de transports divers.
Le Triomphant est affecté au début 1942, en pleine expansion japonaise, à la protection du trafic en direction des Fidji. Au premier semestre 1943, après sa longue indisponibilité à Sydney, alors que les
Américains ont amorcé la reconquête du Pacifique, il opère le long de
la côte australienne, de Melbourne à Brisbane. Quelques mois plus tard,
en août 1943, il contribue brièvement, mais intensément, à la sécurité
des convois dans le secteur de la Papouasie. Pour le Cap des Palmes, les
missions d’escorte débutent en mai 1943 après sa transformation en
croiseur auxiliaire. En dehors de ses transits entre l’Australie et la
Californie, il opère principalement dans le secteur des îles Salomon à
une époque où la suprématie américaine sur Guadalcanal n’est plus
réellement contestée. Le Chevreuil, quant à lui, connaît au total une activité plus variée qui s’exerce en Atlantique nord jusqu’à l’automne 1941,
puis entre l’Australie et la Nouvelle-Calédonie jusqu’à son carénage à
San Pedro fin 1943, enfin sous le tropique du Cancer en Atlantique dans
la dernière partie de la guerre.
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N°300 • Mars 2004
La lutte anti-sous-marine
La menace sous-marine, sans être obsédante, constitue tout au long
des escortes la préoccupation dominante des trois bâtiments en raison
du risque majeur, sournois et permanent qu’elle représente. Elle est particulièrement redoutée à cause de l’efficacité des torpilles qui atteignent
leurs cibles dans les œuvres vives avec une charge explosive considérable.
Pour détecter les sous-marins en plongée, les escorteurs disposent
de l’ASDIC, un équipement dont le concept découle des travaux de
l’« Allied Submarine Detection and Investigation Committee » créé pendant la première guerre mondiale. Le système exploite les capacités de
détection d’un émetteur-récepteur d’ondes ultra-sonores. Sa portée qui
ne peut dépasser 3000 m, est fortement réduite et perturbée par les
caractéristiques thermiques des eaux tropicales. La cadence d’information est soumise à la vitesse du son dans l’eau qui est d’environ 1500
mètres par seconde, à comparer aux 300,000 km/s des phénomènes
électromagnétiques sur lesquels repose le fonctionnement des radars.
Elle est également limitée par la finesse et la vitesse de balayage horizontale du pinceau de détection. Le système est imparfait et délicat d’emploi,
mais il est le seul capable de sonder les profondeurs des océans.
L’arme des escorteurs est la grenade sous-marine. Il s’agit de fûts
d’explosif de 100 à 250 kg dont l’immersion de détonation est réglable
avant le lancement. Il en existe deux modèles plus ou moins lestés pour
différencier leur vitesse de descente. Les charges sont soit larguées par
grenadeurs, dans le sillage du lanceur, soit projetées latéralement à l’aide de mortiers. Leur rayon de léthalité est de six mètres, une performance insuffisante au regard des nombreux aléas de lancement. Pour un
bâtiment isolé, la tactique d’attaque consiste à se précipiter dans la
direction de l’écho pour déployer sur son avant deux chapelets de grenades légères et de grenades lestées. La manœuvre est conduite à grande
vitesse pour éviter que les explosions soient plus sûrement dangereuses
pour le lanceur que pour l’objectif. C’est là le risque principal d’une
attaque, car les sous-marins sont, pour ce qui les concerne, dans l’incapacité de riposter. Dans cette situation, leur salut est dans la fuite ou la
dissimulation.
85
A partir de ces éléments, on conçoit combien les actions anti-sousmarines peuvent être incertaines, intenses et frustrantes. Incertaines, à
cause de l’opacité du milieu marin et de la difficulté d’identifier l’origine
de l’écho. Un rocher, un pic, une falaise, un banc de poissons, sont
autant d’individus océaniques capables de réfléchir le pinceau sonore de
l’ASDIC comme le ferait un sous-marin. Intenses à cause de la portée de
détection qui est faible, et exige une réplique immédiate laissant peu de
place à l’analyse. Frustrantes, enfin, en raison des efforts qu’elles requièrent et de l’importance déterminante du hasard dans le résultat final.
La lutte anti-sous-marine dans le Pacifique
La doctrine d’emploi des forces sous-marines japonaises privilégie
l’attaque des porte-avions américains. Mais dans la pratique, les circonstances imposent à l’état-major impérial de consacrer d’importants
moyens au ravitaillement des troupes à terre dans des zones dominées
par l’adversaire. La lutte contre les communications ne vient qu’après et
constitue un objectif très secondaire auquel sont dédiés de rares moyens
sur le pourtour de l’Australie et en Océan indien, qui n’ont d’autre prétention que de fixer du potentiel adverse.
Compte tenu de leurs objectifs généraux, les forces sous-marines mettent en œuvre des submersibles de grande taille, dits « de haute mer »,
longs d’une centaine de mètres et pouvant déplacer plus de 3500 tonnes en
plongée. Certains d’entre eux emportent un hydravion de reconnaissance,
selon un concept cher à l’amiral Yamamoto et analogue à celui adopté par
la marine nationale avec le Surcouf. D’autres sont conçus pour transporter
des sous-marins de poche, baptisés « midget7 » par les Américains, et destinés à porter l’insécurité jusqu’au cœur des rades ennemies.
Concrètement, dans les approches de la côte orientale australienne
où les trois navires FNFL ont opéré, la menace va revêtir un caractère
épisodique auquel les Japonais tenteront de donner, dans la période de
leur essor triomphal, une tournure spectaculaire relativement moderne
7 Midget : nain en anglais.
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N°300 • Mars 2004
dans ses intentions illustrée par l’attaque du mouillage de Sydney. Cette
opération surprend les Australiens le 31 mai 1942 alors que deux des
trois bâtiments FNFL séjournent dans le port pour entretien8. Elle fait
partie d’un plan qui vise à frapper les esprits par l’étendue des capacités
japonaises et qui prévoit à cet effet d’attaquer simultanément Sydney et
Diégo-Suarez à Madagascar avec des sous-marins de poche. Outre sa
valeur diplomatique, Sydney est un objectif militaire de choix. Sa rade
sert régulièrement de lieu de rendez-vous pour la formation des convois
de troupes du Pacifique sud. Elle est fréquentée à ce titre par des paquebots de grand renom comme le Queen Mary ou l’Ile de France. Le projet japonais mobilise cinq grands sous-marins : le I21 et son hydravion
de reconnaissance, et quatre porteurs de midgets, les I22, 24, 27 et 29,
qui acheminent chacun nuitamment un engin jusqu’aux atterrages du
port. Heureusement pour les Alliés, un sort funeste frappe l’entreprise à
hauteur de l’audace déployée. Un engin se perd tout d’abord dans les
filets d’acier qui barrent une partie du goulet, mais les trois autres franchissent le détroit sans encombre. Derrière l’obstacle ils découvrent en
pleine nuit une rade sereine et silencieuse, vide de tout convoi, où sont
cependant mouillés les croiseurs américain Chicago et australien
Canberra. La surprise semble totale, mais le premier engagement qui
vise le Chicago se retourne tragiquement contre son auteur. La torpille
explose dans son tube de lancement. Elle pulvérise le sous-marin lanceur, donne l’alerte, et incite les deux autres, qui ne comprennent pas
ce qui se passe, à précipiter leur attaque. Faute de précision, aucune des
torpilles n’atteint sa cible. Toutefois, l’une d’entre elles poursuivant sa
route au-delà de son objectif coule le Kattabul, un ferry désarmé qui
sert de caserne dans la base navale, et fait périr vingt marins australiens.
Un déluge de feu s’abat dès lors sur les agresseurs, qui n’ont d’autre
issue que de s’échouer. Le formidable exploit que les Japonais étaient
sur le point de réussir a basculé, pour eux, dans la tragédie au moment
d’accéder au triomphe. En dignes héritiers de leurs traditions, les deux
membres qui composent chaque équipage choisissent de se sacrifier.
8 Le Triomphant et le Cap des Palmes sont en carénage. A cette date le Chevreuil est occupé
au ralliement de Wallis.
87
Globalement, l’effort des forces sous-marines japonaises contre le
trafic marchand fut insuffisant pour gêner véritablement les Alliés. Sur la
durée de la guerre, et en pratique de 1942 au début de 1944, on compte
une vingtaine d’attaques, occasionnant environ 90.000 tonnes de perte.
Le péril est réel, mais parcimonieux, et comparativement très inférieur
à celui régnant en Atlantique. Les Alliés semblent en avoir tirer pour
principe d’escorter le trafic chaque fois que possible, mais d’accepter, le
cas échéant, le risque de ne pas protéger les convois les moins précieux.
Malgré son caractère épisodique, cette menace se rappelle à l’attention
des trois bâtiments FNFL à diverses occasions.
Le Triomphant n’est directement sollicité qu’à une seule reprise,
dans des circonstances évoquées par ailleurs, lors du torpillage du
minéralier Iron Knight au sud de Sydney le 8 février 19439.
L’histoire du Cap des Palmes est en revanche plus riche en événements. Ses marins témoignent avoir échappé en septembre 1942 dans
les parages de Sydney à une attaque nocturne de plusieurs torpilles dont
ils auraient parfaitement distingué les sillages par phosphorescence, et
estiment n’avoir dû leur salut qu’au faible tirant d’eau de leur bâtiment.
Quelques mois plus tard, ils connaissent une nouvelle alerte. Le bâtiment
sort de refonte et d’un mois d’entraînement en Californie. Il rejoint son
théâtre d’opérations en escortant deux transports de troupe lourdement
chargés. A 12 heures 35 le dimanche 16 mai 1943, alors que le convoi
se trouve à une centaine de nautiques au NNE de Niue10, un contact est
pris au sonar. C’est le premier écho du nouveau Cap des Palmes qui fait
immédiatement tête à 15 nœuds sur le but tandis que l’équipage est rappelé au poste de combat. L’enseigne de vaisseau Aluome rejoint le
« Recorder » au PC ASM. L’objectif se déplace et sa largeur est représentative de celle d’un sous-marin. A 300 yards la vitesse est réduite et un
chapelet de cinq « mouse traps » est tiré sans résultats, suivi à la verticale du but par le largage de 7 grenades à moyenne profondeur. Les
explosions s’égrènent sans manifestations particulières. L’écho est repris
9 Cf. l’aventure maritime.
10 En 17° 34’ S - 169° 00’ W. Les Samoa américaines sont à 200 nautiques dans le NNW.
88
et l’attaque est renouvelée avec des réglages à grande profondeur. Cette
fois, chacun a le sentiment que quelque chose s’est passé. Des bulles
crèvent la surface. L’écho a disparu, une nappe d’huile se répand sur la
mer et quelques débris surnagent. L’excitation est grande quand la voix
du commodore de convoi rappelle le Cap des Palmes à son poste de
garde. L’attaque n’a pas été homologuée après la guerre, mais les archives des marines alliées signaleraient qu’à la même époque un sousmarin japonais de la classe R0 en patrouille dans ces parages n’a jamais
regagné sa base.
A quelque temps de là, le 19 août 1943, le Cap des Palmes assure
la grand’garde aux passes de Boulari qui contrôlent l’accès à Nouméa.
Depuis le début de la matinée, les forces alliées dans le secteur sont en
alerte et les Kingfisher Vought11 de l’île Nou ont reçu l’ordre de
patrouiller dans les approches pour tenter de repérer le porteur de l’hydravion qui a survolé Nouméa aux premières heures de la journée. Un
premier contact est établi à 14 heures 22 à une cinquantaine de milles
dans le SSE des passes par la corvette néo-zélandaise HMNZS12 Tui qui
escorte deux navires américains entre Nouméa et Espiritu Santo aux
Nouvelles-Hébrides. Son attaque est infructueuse, mais elle permet de
réorienter la patrouille des avions dont l’un d’eux repère un périscope
à 14 heures 30 et largue à son tour deux grenades dans d’excellentes
conditions, forçant le sous-marin à faire surface. Il s’agit du I17. Une
voie d’eau s’est déclarée dans sa tranche arrière et, faute de pouvoir
plonger, son commandant décide de s’éloigner. Il est d’abord servi par
la chance. L’avion, à bout de potentiel, doit quitter la zone, et le Tui, qui
est hors de vue et ne paraît avoir aucune liaison radio avec les autres
unités, tente de rejoindre son convoi. Mais les Alliés qui n’ont pas l’intention de laisser passer l’opportunité de détruire un sous-marin japonais, rassemblent leurs moyens. Les avions sont réapprovisionnés, le
Cap des Palmes reçoit l’ordre de faire route à vitesse maximum vers le
fuyard, et le Tui finit par être dérouté par un Kingfisher qui se pose en
désespoir de cause dans son voisinage immédiat pour solliciter son
11 Hydravions américains monomoteur.
12 His Majesty New-Zealand Ship
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N°300 • Mars 2004
concours. Le sous-marin, incapable de plonger, ne peut plus désormais
échapper à son destin. Il succombe au crépuscule sous les coups conjugués du Tui et des hydravions américains. Il entraîne avec lui 97 marins.
Six autres sont recueillis par la corvette néo-zélandaise dans les minutes
qui suivent le naufrage. Le Cap des Palmes n’a pas eu le temps de rallier.
En chemin, il apprend le succès de l’opération et reçoit pour instruction
de rechercher les naufragés. Il patrouille onze heures sur zone sans rien
trouver avant d’être renvoyé à sa faction.
Au début du mois de novembre, il est placé sous les ordres du commandant de la « Forward Area ». Il va dorénavant opérer à partir des
mouillages de Purvis Bay et de Tulagi sur les rivages de l’île Florida
située à une dizaine de milles au nord de Guadalcanal dans l’archipel
des Salomon. Les Américains y ont installé à cette époque une base avancée pour soutenir les opérations dans l’archipel des Bismark et la
Nouvelle-Guinée, 500 km plus à l’ouest, où porte désormais leur effort
de reconquête. Le 23 novembre, le bâtiment français reçoit l’ordre de
participer à la recherche d’un sous-marin repéré à une soixantaine de
nautiques dans le sud-est de San Cristobal, soit à 240 milles environ de
Purvis Bay. Le lendemain, il rejoint sur zone l’USS13 Guest et des
Catalina14. La présence d’un sous-marin japonais sur les arrières américains n’est pas étonnante. Le théâtre principal d’opération n’est guère
éloigné et les motifs d’une action ne manquent pas : attaque du trafic ou
des bases mobiles, renseignement, mouillage de mines, opération commando, etc. Ceci explique que la recherche n’est abandonnée, faute de
résultat, qu’après 72 heures. Le Cap des Palmes quitte les lieux en dernier dans la journée du 26 novembre. Il s’agit pour lui de son ultime participation à une action ASM pendant la guerre.
Le Chevreuil, pour sa part, accomplit ses principales actions de
lutte anti-sous-marine en Atlantique. Il connaît néanmoins quelques
alertes au large de l’Australie. En juillet 1942, lors d’une mission d’escorte du Cap des Palmes à destination de Sydney, il détecte un écho à la
sortie des passes de Boulari. Le secteur, comme on le sait, attire les
13 USS : United States Ship, bâtiment de la marine américaine
14 Hydravion multimoteur américain
91
sous-marins, mais il est également propice par nature aux échos de
fond. Le grenadage qui s’ensuit ne donne rien et le contact est perdu.
L’hypothèse d’un écho géologique devient probable, et l’action est rapidement abandonnée. Quelques mois plus tard, en mai 1943, l’aviso
reçoit mission d’escorter entre Sydney et Nouméa, le Polynésien, caboteur des Messageries Maritimes, ainsi que deux minéraliers, le Cap
Tarifa et le Capitaine Illiaquer, qui sont affrétés pour le transport du
nickel. Le temps est exécrable dès l’appareillage du 15. La visibilité est
réduite, et une mer démontée endommage sérieusement les superstructures. C’est dans cette éprouvante situation qu’un message signale un
sous-marin sur la route du convoi, alors que les cargos ne possèdent pas
l’armement défensif normal des bâtiments de commerce en temps de
guerre. Pour l’enseigne de vaisseau Kerez, qui commande l’aviso depuis
la veille15, le baptême est rude mais exaltant. Il prend la décision de
dérouter les navires de charge et réussit, non sans mal, à en préserver
la cohésion tout en recherchant en vain le sous-marin toute la journée
du 18 mai au sud-est de Brisbane. Il ramène le convoi à bon port après
plus d’une semaine de mer au lieu des quatre jours habituels. L’exploit
n’est pas mince, le gouverneur de Nouvelle-Calédonie le salue en témoignant officiellement sa satisfaction.
La lutte anti-sous-marine en Atlantique
Le Chevreuil est le seul des trois bâtiments FNFL d’Océanie à avoir
fréquenté de manière significative le théâtre Atlantique. On ne peut s’étonner, quand on sait l’effort considérable que les forces sous-marines allemandes consacrèrent à la lutte contre les communications, qu’il ait vécu
en Atlantique ses expériences les plus marquantes dans ce domaine. La
menace n’était plus celle de grands submersibles isolés agissant sporadiquement pour entretenir l’insécurité, mais celle de meutes de U-Boots
endurants et agiles entièrement tendus vers la destruction de la flotte
marchande alliée. Les premières rencontres remontent au début de sa
15 Le lieutenant de vaisseau Fourlinnie est affecté à un cours de pilote aux Etats-Unis.
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carrière dans les approches européennes. Les dernières se déroulent
dans les eaux tropicales de janvier 1944 à l’armistice.
A la fin de l’été 1941, le Chevreuil rejoint le Pacifique. Sur la première partie de son trajet entre Belfast et la Jamaïque, il participe à l’escorte du convoi OS4 qui fait route vers Freetown en Sierra Leone. Il est
alors confronté aux attaques en meute des loups de l’amiral Doenitz
dans les circonstances tragiques relatées plus loin à l’occasion du sauvetage des cargos Saugor et Trémoda16. La tactique de la meute est bien
rodée à cette époque mais les Allemands ne peuvent mettre en ligne que
15 à 20 sous-marins, et n’ont pas encore les moyens de compenser les
progrès britanniques en matière d’escorte. Les pertes alliées connaissent
de ce fait un relatif répit en juillet et en août, où elles ne dépassent pas
100.000 tonnes par mois, contre les 300.000 tonnes de moyenne du trimestre précédent et les sommets de 7 et 800.000 tonnes de 1942. On ne
connaît donc pas encore l’acharnement destructeur des mois à venir. La
traversée n’en sera pas moins mouvementée. L’attaque du 27 août au
cours de laquelle sombrèrent le Saugor et le Trémoda, a lieu dans le
trou de l’Atlantique, au-delà du rayon d’action des aéronefs du Coastal
Command britannique. Les risques sont depuis lors maximaux jusqu’au
méridien 26°W, limite de la zone de neutralité panaméricaine17 que les
Etats-Unis ont repoussé en avril d’une trentaine de degrés vers l’est pour
aider les Britanniques dans leur lutte. Le 28 août au matin, les routes du
Chevreuil et du convoi se séparent. Le danger n’a pas disparu pour
autant, et on comprend la vivacité de la réaction de l’aviso, quand dans
l’après-midi par 52°37’N et 21°40’W, son ASDIC perçoit un écho. Le cap
est promptement mis sur la menace et deux grenades sont lancées malgré
la perte prématurée et définitive du contact. L’événement aurait été relativement banal, si les rescapés des naufrages de la veille ne s’étaient précipités dans les embarcations de sauvetage dès la première alerte, révélant
par cet acte la profondeur de leur traumatisme et de leur détresse. Le 29
août, l’atmosphère se détend, l’aviso pénètre dans la zone de neutralité,
16 Cf. chapitre II, l’aventure maritime.
17 Zone dans laquelle les Etats-Unis s’octroient le droit de riposter en cas d’attaque contre les
navires de pays non belligérants.
93
mais dans la soirée, peu avant 18 heures, une nouvelle alerte se déclare
à 800 yards sur tribord avant. On est en 50°32’N - 26° 53’W. Nouveau
poste de combat. Nouvelle prise d’assaut des embarcations par les rescapés. Le contact est excellent et se déplace. Une première attaque avec
deux grenades paraît sans effet. Comme l’écho est repris, elle est renouvelée, mais cette fois-ci avec cinq grenades, sans autre résultat tangible
qu’une avarie de l’appareil à gouverner. Le duel se poursuit à la barre à
bras. Quatre grenades sont de nouveau lancées. La dernière a raison du
contact qui plonge s’enfonce encore et ne sera plus retrouvé. Le
Chevreuil est convaincu d’avoir eu affaire à un sous-marin, mais les
archives allemandes n’ont pas trace de cet engagement. Le transit
s’achève sans autre incident et les 32 rescapés de la nuit du 27 arrivent
indemnes à la Jamaïque le vendredi 12 septembre. La joie de chacun est
sans partage.
Lors de la deuxième période d’activité du Chevreuil en Atlantique,
de janvier 1944 à mai 1945, la situation a radicalement changé. Les
Alliés sont fortement implantés en Afrique du nord. Ils disposent de facilités aux Açores depuis octobre 1943 et préparent le débarquement de
Normandie. La guerre des communications maritimes est maîtrisée au
prix d’une véritable révolution dans les concepts de protection et les tactiques ainsi que dans l’ampleur et les capacités des moyens déployés. Les
records de tonnage coulé de 1942 font partie d’un passé révolu, les
bilans mensuels oscillent autour de 100.000 tonnes. Les Allemands n’ont
pourtant jamais disposé d’autant de submersibles. L’U-Boots-Waffe
compte au début de 1944 plus de 400 sous-marins dont 161 sont opérationnels. Ses progrès technologiques et sa combativité toujours intacte
ne lui permettent pourtant plus de progresser. Elle sert surtout à fixer un
énorme potentiel allié qui sans cela serait occupé à la reconquête du territoire européen. A la reprise d’activité du Chevreuil, la bataille de
l’Atlantique est donc gagnée depuis plusieurs mois. Cependant, jusqu’en
août, date du retrait des forces sous-marines allemandes des ports français, on peut considérer qu’une certaine menace subsiste dans le sud et
dans l’ouest du théâtre. Ailleurs, la bataille est cantonnée dans les latitudes élevées à hauteur du Royaume-Uni.
94
A la sortie de Norfolk, le 23 février 194418, le Chevreuil met le cap
sur Dakar où il doit former avec La Gazelle et l’Annamite une division
d’escorteurs affectée à la protection du trafic le long de la côte africaine.
Pour la traversée, il fait partie d’un convoi de 70 bâtiments protégés par
22 escorteurs. L’accroissement de la taille des convois et de leur escorte
est l’une des parades inventées pour résister à l’effet de saturation des
meutes de sous-marins. Les jours s’égrènent autour de cette armada
dans une utile monotonie rompue par quelques exercices de tir. Le 3
mars, à une semaine de Gibraltar, un porte-avions et son escorteur d’accompagnement viennent renforcer le dispositif. Le 4, le Chevreuil doit
renoncer à s’approvisionner en combustible après avoir heurté son ravitailleur. La houle rend la tenue de poste périlleuse. Le 6 vers 20 heures,
dans les parages des Canaries, un escorteur proche de l’aviso lance une
alerte ASM qui sort le convoi de sa torpeur. Poste de combat sur le
Chevreuil qui bientôt prend le contact. L’écho est incertain et disparaît.
Aucune grenade n’est lancée malgré un passage à la verticale présumée.
Les recherches ultérieures sont vaines. Le convoi qui s’était dispersé se
reforme et la routine reprend son cours. Le 9 mars le Chevreuil quitte
l’escorte à destination de Casablanca où il accoste le lendemain à couple
du cuirassé Jean Bart et retrouve de nombreux autres bâtiments français. De là, il rallie Dakar le mercredi 22 mars au soir en participant à
l’escorte d’un nouveau convoi de 20 navires marchands. Le Chevreuil va
désormais prendre son tour jusqu’à l’armistice dans les patrouilles au
large de Dakar et dans l’escorte des convois principalement entre la
capitale de l’AOF et Freetown, et plus rarement Lagos au Nigeria ou
Takoradi au Ghana. Remis à neuf, depuis son carénage de San Pedro, il
fait preuve d’une disponibilité sans faille. Naviguant en moyenne plus de
210 jours par an, il apporte une contribution majeure à une tâche ingrate qu’il accomplit avec conscience et abnégation. Cette routine est
cependant interrompue en janvier 1945 par un passage à Toulon, premier contact avec la terre de France depuis 1940, et en mars et avril
1945 par l’escorte de Porto Rico à Gibraltar d’un dock flottant destiné à
18 Cf. l’aventure maritime.
96
N°300 • Mars 2004
Mombasa. Cette période sans gloire, en marge des débarquements de
Normandie et de Provence, et de la libération de la France, apporte
néanmoins au Chevreuil son lot d’aventures. Elle est ponctuée par six
actions anti-sous-marines toujours aussi imprévisibles et éprouvantes
malgré l’inconsistance grandissante de la menace au fil du temps. Les
dernières grenades sont larguées le 20 août 1944 lors d’une escorte
entre Dakar et Freetown et le 9 septembre au large de la Mauritanie.
L’été 44 est également agrémenté par l’arraisonnement du paquebot portugais Quanza qui est soupçonné de transporter de l’armement au profit
des Allemands. Ce jour-là, le 4 août, la visibilité est bonne. Comme les
indications de position sont fiables, le suspect est bientôt repéré et intercepté dans la matinée. Il obtempère sans difficulté aux injonctions du
Chevreuil rejoint par la corvette Lobélia. La suite des opérations se
passe sans plus d’encombre. Une équipe de prise se rend à bord sous
les ordres de l’enseigne de vaisseau Devaux pour signifier au commandant, après les formalités d’usage, l’intention de dérouter le paquebot
sous escorte jusqu’à Dakar distant de quelques milles. Cette affaire
réglée, le Quanza appareille dans la soirée vers Gibraltar avec une garde
renforcée pour y subir une inspection approfondie.
Escortes ordinaires
Malgré le caractère latent de la menace sous-marine tout au long du
conflit, de nombreux accompagnements ne donnent lieu à aucune action
faute de réalité du risque ou d’occasion de rencontre. Le milieu et la fin
de l’année 1943, où les trois bâtiments FNFL fréquentent simultanément
le Pacifique sud-ouest, offrent de nombreux exemples de cette routine
intense, mais sans relief.
A ce moment de la guerre, les Japonais ont totalement évacué
Guadalcanal depuis février. Ils ont perdu l’initiative stratégique et ont
décidé d’établir une ligne de défense jalonnée au sud-ouest par les
Gilbert, Nauru, les Marshall, l’archipel des Bismark et la NouvelleGuinée. Le commandement de la Flotte combinée d’abord établi à
Rabaul dans les Bismark, est transféré à Truk dans les Carolines après
97
la disparition de l’amiral Yamamoto19. Au même moment, les Américains,
fortement sollicités sur le théâtre européen, se contentent de consolider
leurs arrières, sous la protection de l’armée de l’air qui engage les forces japonaises dans des combats aériens incessants au-dessus des terres
les plus occidentales de l’archipel des Salomon. Ils préparent leur offensive future qui se développera selon trois axes : deux au sud-ouest sous
le haut commandement du général Mac Arthur, le long de la côte nord
de Nouvelle-Guinée à partir de la fin août, et dans les Salomon, dès le 30
juin pour achever ce qui a été commencé à Guadalcanal ; un autre au
nord-est à compter du mois d’août sous le haut commandement de
l’Amiral Nimitz dans l’éparpillement des archipels coralliens des Ellice20
et des Gilbert21. Dans l’intervalle, la bataille navale connaît un certain
répit, mais l’activité dans la zone arrière reste intense. La situation offre
au génie américain de l’organisation un vaste champ d’application qui
se concrétise par la réalisation de nombreuses bases navales mobiles
capables de suivre à distance la progression du front. Espiritu Santo aux
Nouvelles-Hébrides, avant même Nouméa et Port-Havannah à Efate, en
constitue le modèle le plus achevé avec ses docks flottants, ses bâtiments-atelier, ses ravitailleurs, ses bâtiments-base, et le rassemblement
fébrile des unités de combat et de soutien.
Dans ce contexte, le Chevreuil avant son départ fin juillet pour San
Pedro, et le Cap des Palmes qui a rejoint les approches australiennes fin
mai 1943 après sa refonte à Mare Island, connaissent à partir de juin
une période d’intense activité d’escorte sous commandement américain
qui les conduit à rayonner entre les Nouvelles-Hébrides, – surtout
Espiritu Santo – , la Nouvelle-Calédonie, les Fidji, les Tonga et les Ellice.
Ce dernier archipel situé à la limite nord du dispositif allié est soumis à
des attaques aériennes japonaises incessantes. Le Cap des Palmes y
essuie sans dommage en juin son baptême du feu lors de l’escorte du
19 L’avion de l’amiral Yamamoto est abattu par la chasse américaine le 17 avril 1943 au-dessus
de Bougainville.
20 Les Ellice sont l’actuel Tuvalu.
21 Les Gilbert forment l’archipel composant la partie ouest de l’actuel Kiribati.
98
pétrolier américain Patapsco à Funafuti où est implantée une base de
forteresses volantes. Quelques semaines plus tard, les deux bâtiments
connaissent au même endroit de nouveaux déboires à cause de la dégradation du balisage due aux combats. Le Cap des Palmes talonne à l’entrée du lagon. Les dégâts, apparemment insignifiants, se révéleront plus
tard lourds de conséquence. Le pétrolier, de son côté, s’échoue sur le
récif et ne retrouve sa liberté qu’avec l’assistance de son escorteur. A la
même époque, l’activité du Triomphant ne se distingue guère dans son
principe de celle de ses compagnons. Avant de quitter le Pacifique, il
participe en août et septembre, dans les dernières semaines de commandement du capitaine de vaisseau Ortoli, à l’escorte de dix convois en
mer de Corail en soutien de l’offensive alliée en Nouvelle-Guinée.
Début novembre, ainsi que cela a déjà été mentionné plus haut, le
Cap des Palmes fait mouvement vers Guadalcanal. Le front des Salomon
est situé à cette époque sur l’île de Bougainville à 210 milles nautiques
plus à l’ouest, tandis qu’en Nouvelle-Guinée les Américains qui avaient
conquis Lae et Salamaua en septembre, constituent à Finschhafen à l’extrémité du Golfe de Huon la base de ravitaillement nécessaire à leur
offensive d’avril 1944 sur Aitape et Hollandia22. Jusqu’au 10 décembre,
le croiseur auxiliaire consacre toute son activité à protéger les sousmarins américains qui transitent en surface à travers les Salomon. La
menace résulte plus des risques de méprise de l’aviation américaine très
active dans le secteur que des actions ennemies. Les Japonais concentrent à cette époque leurs moyens aéronavals dans le Pacifique central,
théâtre à dominante maritime, où depuis le 20 novembre les intentions
américaines se précisent avec l’assaut sur Tarawa, Apamama et Makin
dans les Gilbert. La mission du Cap des Palmes consiste à escorter les
submersibles entre le point White au nord de l’île Florida côté Pacifique
et le point Wind à l’ouest de Guadalcanal côté mer de Corail. Les deux
extrémités du chenal ne sont pas distantes de plus de 70 nautiques.
Parfois le trajet est agrémenté par une halte de ravitaillement à l’îlot de
Tulagi sur les rivages de Florida dont le mouillage abrite une base de
sous-marins. Dans cette période, neuf membres du « Silent Service »
22 Aujourd’hui Djayapura.
100
N°300 • Mars 2004
profitent de son obligeance, un dixième, le Corvina, ne parviendra
jamais à son rendez-vous. Parti de Pearl Harbor le 4 novembre, il a reçu
mission de patrouiller au large de Truk, mais n’a jamais accusé réception de l’ordre lui enjoignant de rejoindre Tulagi. Malgré son silence, le
Cap des Palmes l’attend au point White depuis l’aube, le 7 décembre. A
10 heures les inquiétudes à son sujet se confirment. La station est prolongée de deux jours. Peine perdue, le Cap des Palmes rejoint seul
Tulagi le 10 décembre. La perte du Corvina est rendue publique le 23.
On sut après la guerre qu’il avait été vraisemblablement torpillé le 16
novembre au sud de Truk par un sous-marin japonais.
Quand il n’est pas occupé par une escorte, le Cap des Palmes participe au dispositif de protection que les Alliés entretiennent entre Tulagi
et Guadalcanal. Il lui arrive aussi d’exécuter des patrouilles de recherche de la batellerie japonaise. Il exploite dans ces occasions toutes les
ressources de son camouflage et arbore un pavillon soviétique, couleur
d’un pays allié qui offre la particularité de ne pas être en guerre avec le
Japon et de posséder une flotte marchande suffisamment importante
pour que le subterfuge ne soit pas éventé au premier regard. L’efficacité
du stratagème reste une énigme faute de la moindre rencontre avec l’ennemi dans ces circonstances.
L’activité du Cap des Palmes est brutalement interrompue après la
vaine attente du Corvina par de graves soucis sur les paliers de tête de
bielle de son moteur principal et surtout sur sa ligne d’arbres. Avec le
temps, les conséquences du talonnage de Funafuti en août se révèlent
dans toute leur acuité. La remise en état nécessite le concours d’un arsenal, mais pour pouvoir atteindre un chantier de réparation un dépannage
provisoire s’impose. Deux mois d’immobilisation s’ensuivent dont plusieurs semaines à couple du navire-atelier USS Argonne au mouillage
des îles Russel à moins de trente milles dans l’ouest de Guadalcanal.
L’Argonne soutient une flottille de vedettes lance-torpilles chargées d’assurer le blocus de Bougainville. Cette situation vaut au Cap des Palmes
le privilège d’un bombardement aérien nocturne, heureusement imprécis et inoffensif. Une fois remis provisoirement en état, il reçoit pour
instruction de faire route à destination de San Francisco, sans qu’on
sache dans cette décision la part des motifs techniques et des priorités
101
d’emploi des docks d’Espiritu Santo. Cette avarie le tiendra éloigné six
mois du théâtre du Pacifique sud-ouest, au lieu de quatre mois au grand
maximum pour une réparation sur zone. On mesure avec cet exemple
tout l’intérêt opérationnel du dispositif de bases avancées américain.
Après Pearl Harbor, les préoccupations de Canberra sont partagées
par les Américains. Le danger japonais et les risques de rupture de la
liaison Etats-Unis Australie donnent du prix à la Nouvelle-Calédonie,
mais aussi aux Nouvelles-Hébrides, à Wallis et à Tahiti. Les accords
aboutissent rapidement en Polynésie où les premiers éléments américains prennent pied à Bora Bora dès le 17 février 1942. Peu après, des
négociations plus globales débouchent sur une reconnaissance effective
de la souveraineté de la France libre sur les Territoires français du
Pacifique23. Elles se soldent par l’installation à partir du 12 mars de plusieurs bases américaines en Nouvelle-Calédonie et dès la fin mai à
Wallis, précipitant à cette occasion les opérations de ralliement du protectorat resté jusque-là fidèle au Maréchal.
Jusqu’à la fin de 1943, la vie des archipels du Pacifique sud est
dominée par la formidable présence américaine et rythmée par les campagnes des Salomon et de Nouvelle-Guinée.
En Nouvelle-Calédonie, cinq pistes d’aviation sont agrandies, achevées ou construites le long de la côte ouest : à Koumac dans le nord,
dans la plaine des Gaïacs au centre non loin de Pouembout, à Tontouta à
60 kilomètres au nord de Nouméa, enfin à la Dumbéa et à Magenta dans
le voisinage immédiat de l’agglomération. Les premiers sont capables
d’accueillir les bombardiers, les deux derniers sont réservés à l’aviation
embarquée et aux liaisons. Parallèlement la rade de Nouméa abrite une
hydrobase et le lagon connaît une agitation fébrile où se mêlent cargos,
pétroliers, minéraliers et une multitude de bâtiments de guerre du porteavions aux engins de débarquement. La ville héberge des hôpitaux ainsi
que plusieurs états-majors américains, notamment celui du commandant
du Pacifique sud, COMSOPAC, que dirigent successivement les amiraux
23 Cf. L’instrument politique – Reconnaissance du comité national français par la NouvelleZélande et l’Australie.
102
Ghormley et Halsey, et celui du général Patch24, dont la division
« Americal » constitue la garnison de l’île. La veille des grandes opérations le territoire accueille jusqu’à 170.000 hommes qui s’entraînent
intensément sur ses rivages. Mais la moyenne se situe autour de
130.000, ce qui représente trois fois la population ordinaire. Les vies
sociale et économique en sont profondément transformées et le régime
de l’indigénat en sort sérieusement ébranlé.
Wallis vit aussi, à son échelle, un véritable bouleversement. Deux
pistes d’aviation y sont tracées, la principale à Hihifo au nord et une
autre de moindre ampleur à Lavegahau au centre. Une hydrobase complète le dispositif avec un wharf à Halalo au sud-ouest qui sert aussi de
quai aux cargos. La marine s’implante sur le rivage de Gahi au sud-est,
un hôpital militaire surgit à Papakila dans le district de Lano, tandis que
le commandement porte son dévolu sur Afala. L’ensemble est placé sous
la couverture d’un radar dont l’antenne se dresse au sommet d’une tour
métallique sur la hauteur de Matalaa. Dans le même temps le génie trace
une route centrale de 16 mètres de large qui relie les deux aérodromes,
puis achève et renforce la route circulaire. Les cargos déversent des
véhicules, des canons, des tanks, des munitions qui rejoignent leurs postes et leurs magasins en attendant un hypothétique emploi. Pendant deux
ans, le paisible royaume polynésien héberge en moyenne 4000 hommes
en armes, avec une pointe à 6000. La garnison s’entraîne régulièrement
à repousser un ennemi qui heureusement ne se montrera jamais, puis
en février 1944 évacue la position, pour ne conserver qu’un échelon de
gardiennage de 300 hommes qui s’amenuise au fil du temps. Malgré
l’absence de combat, le territoire est profondément marqué par cette
ère d’abondance et les Américains n’éprouvent aucune difficulté à susciter à leur départ en 1946 un mouvement de sympathie en leur faveur,
qu’il faut probablement rapprocher de la politique de bases à mandat
international envisagée du temps du président Roosevelt, mais auquel ils
ne donnent pas suite.
24 Le général Patch dirigera en 1944 le débarquement de Provence.
104
N°300 • Mars 2004
Les Nouvelles-Hébrides, quant à elles, vont servir pendant plusieurs
mois de tremplin vers les Salomon et la Nouvelle-Guinée. Les Américains
s’installent à Port-Vila et Port-Havannah dans l’île d’Efate, et surtout dans
les parages de Luganville à Espiritu Santo. Selon leurs habitudes, ils
réalisent d’importantes infrastructures à terre, principalement des hôpitaux, des routes, des ouvrages de défense aérienne, et des terrains d’aviation capables d’accueillir des B-17 comme à Bauer Field à Efate ou
Button Field sur Santo. Ils établissent également des hydrobases pour les
Catalina et les Kingfisher. A Santo, l’ensemble atteint des proportions
gigantesques. Au plus fort de l’activité, l’île compte cent mille
Américains. Quatre terrains d’aviation sont en service. Plus de deux
cents navires fréquentent quotidiennement les quais et les mouillages du
canal du Segond et de la baie de Pallicolo. Le concept de « Maintenance
Fleet25 » y est éprouvé avec succès. Il invalide une donnée stratégique
essentielle des plans japonais en permettant de soutenir les forces alliées
à proximité immédiate du théâtre d’opération. Les docks flottants constituent le cœur du système. Ils sont composés de barges élémentaires
aisément remorquables qui sont assemblées les unes aux autres sur le
site choisi jusqu’à composer un dock de la puissance de levage requise.
Celui qui est mouillé du côté de Pallicolo est capable de caréner des cuirassés et des porte-avions. En 1943, la base navale d’Espiritu Santo rivalise avec les plus grands arsenaux permanents de l’Amérique continentale. Son spectacle ne manque pas d’impressionner l’enseigne de vaisseau Bureau lors du passage du Chevreuil les 19 et 20 juin : « Dans le
canal du Segond que nous avons connu si désert » écrit-il dans ses souvenirs, « sont mouillés une multitude de bâtiments comme nous avons
connu la Clyde tête de pont des grands convois d’Atlantique… Santo était
devenu comme Nouméa, une grande base américaine, base pour la plus
grande part flottante, avec bâtiments-ateliers, bâtiments-ravitailleurs pour
croiseurs, torpilleurs, hydravions, docks flottants, base qui pouvait d’île
en île suivre l’avance de la flotte ». Cette concentration ne laisse pas les
Japonais indifférents. Beaucoup se rappellent sur le Cap des Palmes le
25 Train d’escadre.
105
spectacle de cet avion de reconnaissance qui slalome à hauteur des mâtures au milieu d’une flotte sidérée et paralysée par la crainte de tirs fratricides. Cet épisode justifie sans plus de commentaire les changements de
mouillage incessants qu’on impose aux bâtiments pendant leur séjour.
Au total, l’impact de cette agitation et de ce déferlement de richesses sur les populations primitives de ces îles est plus difficile à évaluer
que dans les archipels plus occidentalisés. La cohabitation éphémère
mais contrastée des deux civilisations ne semble avoir eu d’autre conséquence que de renforcer les formes locales du culte du cargo comme le
« Naked Cult » de Santo ou le « John Frum Movement » de Tanna. La
présence américaine a en revanche contribué à l’éveil politique de la
communauté annamite qui se montra après la guerre très sensible aux
messages d’émancipation en provenance d’Indochine.
En définitive, l’effort américain en Nouvelle-Calédonie, aux
Nouvelles-Hébrides et à Wallis, a rapidement calmé les inquiétudes que
les autorités de la France libre éprouvaient au sujet de la défense de ces
Territoires, mais il a laissé place à des problèmes de cohabitation et de
souveraineté, à vrai dire, beaucoup moins critiques. A Tahiti, malgré
quelques similitudes, la situation est cependant radicalement différente
en raison de l’éloignement du théâtre d’opérations.
Au début du conflit, le bilan des moyens militaires reste modeste,
pourtant les hommes ne manquent pas. Un premier contingent de 65
marins composé pour l’essentiel par le personnel débarqué du Dumont
d’Urville en juillet et bloqué depuis lors à Tahiti faute de transport, quitte
Papeete le 16 janvier 1941. Un second formé de 44 volontaires emmenés
par le lieutenant de vaisseau Gilbert, commandant la marine, le suit le
31 mars avant même les 300 soldats du bataillon du Pacifique dont le
départ intervient le 21 avril. Le recrutement ne tarit pas pour autant. Les
effectifs d’un deuxième bataillon que le gouverneur Orselli s’emploiera
habilement à retenir pour la défense du territoire, sont non moins facilement réunis. La base navale n’est pas en reste dans ce pays essentiellement maritime et ne cesse d’accueillir les volontaires qui formeront le
moment venu l’ossature du Chevreuil et du Cap des Palmes et compléteront l’équipage du Triomphant.
106
La situation des équipements est en revanche franchement préoccupante. Les capacités de défense disponibles sont très limitées. S’agissant
de la marine, l’aviso Dumont d’Urville, principal moyen de protection
des E.F.O., a quitté Tahiti le 13 août 1940 pour se mettre à la disposition
du gouverneur de la Nouvelle-Calédonie et se trouve à Nouméa au
moment du ralliement. Son absence n’est pas regrettée, car il s’est engagé sans état d’âme du côté de Vichy. Les hydravions de l’escadrille 8S5,
un CAMS 37 et deux CAMS 55 qui sont stationnés à la base navale, n’ont,
quant à eux, malgré leur relative modernité qu’une faible valeur militaire. Après le départ du personnel d’active qui a majoritairement refusé de
se rallier, ils ne peuvent tenir une alerte vu la minceur des effectifs de
pilotes. Les contrôles révèlent, en outre, que leur stock de bombes est
en mauvais état et que deux engins sur trois sont déficients. Leur avenir
est enfin compromis par l’incertitude de leur soutien logistique. Comme
il n’y a pas d’alternative, le lieutenant de vaisseau Gilbert qui est le seul
pilote breveté ne se laisse pas décourager par ces sombres perspectives.
Tout en assumant les fonctions de commandant de la marine, il s’emploie consciencieusement et avec succès à lâcher le quartier-maître
Pommier avant de partir pour l’Angleterre. Les moyens restants sont
constitués de petites unités disparates. La goélette Zélée propriété de la
marine, qui prend l’eau sous le poids de sa cargaison dès qu’on veut la
transformer en mouilleur de mines, est bientôt remplacée par l’Oiseau
des Iles réquisitionné auprès de la Société des phosphates de l’Océanie.
A partir de 1943, cette utile mais modeste formation est renforcée par
deux petites vedettes américaines capables d’atteindre les îles Sous-leVent26. Aucune de ces unités ne peut prétendre assumer d’autres activités
que des tâches de police ou de liaison
La menace reste heureusement hypothétique. Dès le début du
conflit plusieurs mesures sont prises pour faire face à une éventuelle
intrusion des sous-marins japonais et à un retour des bâtiments
d’Indochine. Les recettes du commandant Destremeau qui ont permis de
décourager le Scharnhorst et le Gneisenau en septembre 1914 sont
26 Elles serviront jusqu’en 1972.
108
N°300 • Mars 2004
reconduites. Les réserves de combustible sont ostensiblement piégées
pour ôter tout espoir de ravitaillement aux forces de l’amiral Decoux27.
Une batterie est réactivée à Faiere sur les hauteurs de Papeete. Elle tient
la passe sous les feux de deux canons de 100 mm et deux affûts de 65
mm. Quelques armes automatiques et deux pièces de 47 mm sont montées sur des camions réquisitionnés. L’accès au port est condamné
chaque soir par un filet tendu dans la passe après que la goélette administrative Tamara a pris sa faction nocturne devant le récif pour tenter
de surprendre un éventuel sous-marin. En complément, des postes de
guet sont installés dans plusieurs îles, et trois d’entre eux, à Moorea,
Faaone et à Rapa, sont confiés à la marine. Au total, si les moyens sont
dérisoires, les actions entreprises témoignent de la combativité des
défenseurs. Les autorités de la France libre sont néanmoins conscientes
des insuffisances du dispositif et s’attachent à y remédier à l’occasion de
la reprise en main générale qu’elles opèrent dans les Territoires du
Pacifique à l’été 1941. Le 11 juillet, deux jours après la désignation du
capitaine de vaisseau d’Argenlieu comme haut-commissaire au
Pacifique, elles nomment le capitaine de frégate Cabanier au commandement de la défense du Pacifique et décident d’affecter le Chevreuil et
le Cap des Palmes dans la zone. La nouvelle équipe débarque en
Océanie fin septembre sur le Triomphant dans des conditions relatées
par ailleurs et reçoit le renfort des deux nouveaux stationnaires avant la
mi-octobre. Le Cap des Palmes amène dans ses soutes à Tahiti quatre
pièces de 100 mm prélevées en Angleterre sur le patrouilleur auxiliaire
Léoville. La menace restant diffuse, le commandant Cabanier n’entreprend de réorganiser l’artillerie qu’en juin 1942 quand un expert, en l’occurrence le capitaine Molina28, est enfin disponible.
Mais à cette époque, la situation générale a déjà sensiblement évolué. Les E.F.O. bénéficient depuis quelques mois, comme la NouvelleCalédonie, de la présence rassurante des Américains. Ces derniers sont
27 Haut-commissaire de Vichy en Indochine.
28 Cf. chapitre III, l’instrument politique, le ralliement de Wallis.
109
arrivés le 17 février 1942, trois semaines plus tôt qu’à Nouméa, mais
n’occupent qu’un seul site, dans l’île de Bora Bora, à 120 milles dans
l’ouest de Papeete. L’opération BOBCAT est la première projection d’une
base logistique dans le Pacifique. Elle a été menée sans expérience et
dans la précipitation, avec le souci d’endiguer la fulgurante avance japonaise. Soixante et onze jours seulement se sont écoulés depuis Pearl
Harbor, mais en raison du désordre du plan de chargement, 52 jours
supplémentaires sont nécessaires pour décharger les cinq cargos qui
composent le convoi. Bora Bora fait alors connaissance, en avant-première, avec la magie de la puissance américaine. Le projet de base initial
ne comporte pas de terrain d’aviation. Il s’ordonne autour d’un port de
ravitaillement dans la baie de Faanui avec des quais, des réservoirs et
des entrepôts. Il comprend une hydrobase qui est installée sur le lagon
nord dans l’anse de Tupua et abrite une escadrille de huit Kingfisher
Vought. La défense est confiée à plusieurs batteries à vocation antiaérienne ou antinavires. Huit canons de sept pouces couvrent tout l’horizon.
Ils sont hissés sur les hauteurs qui dominent les pointes de Pahua en
face de la passe, Tereia au nord-ouest, Haamaire au nord-est et Matira
au sud. Ce n’est qu’en décembre 1942 que débute la réalisation du terrain d’aviation du Motu Mute dans l’intention de constituer une base
d’assemblage de chasseurs. L’ensemble des travaux est accompagné par
une profonde modernisation du réseau routier et l’installation d’un système d’adduction d’eau. Mais, quand en avril 1943, à l’achèvement de la
piste, la base aérienne est enfin opérationnelle, la victoire de
Guadalcanal et le début de la reconquête américaine conduisent les stratèges à transférer une partie des moyens en Nouvelle-Calédonie. Après
avoir compté jusqu’à 4000 hommes, les effectifs seront très sensiblement réduits. A la même époque Bora Bora cesse d’être une « base avancée » pour devenir « une station navale », et à partir du 1er avril 1944,
son rôle ne consiste plus qu’à ravitailler de petites unités égarées dans
le Pacifique sud. Comme les autres terres placées dans la même situation, l’île reste profondément marquée par cette période de prospérité
que ses habitants se remémorent avec nostalgie et tentent de prolonger
encore aujourd’hui à travers un particularisme américanophile.
110
N°300 • Mars 2004
Au total, la domination américaine dans le Pacifique et la présence
de l’US Navy à Bora Bora mettent les E.F.O. à l’abri d’une agression. Pour
cette raison, la fréquentation des archipels polynésiens par les bâtiments
FNFL devient épisodique, à l’exception d’une mission de présence du
Chevreuil d’octobre 1942 à mars 1943 qui constitue à tous égards une
parenthèse hors de la tragédie du temps dans la vie du bâtiment.
Dans ce contexte, Tahiti ne sera le témoin, contrairement au précédent conflit, d’aucun engagement avec l’ennemi. Pourtant Papeete a été
le théâtre d’un incident cocasse qui aurait pu être tragique et diplomatiquement délicat. Un jour d’août 1943, le déjeuner des riverains de la
rade est troublé par le hurlement des sirènes, bientôt suivi par les rafales
de la batterie antiaérienne de Fare Ute. Celle-ci prend à parti un avion
qui s’approche du récif à moyenne altitude et n’insiste pas devant l’accueil qui lui est réservé. Après un virage, il s’éloigne vers le nord puis
vers l’ouest. L’événement est unique en son genre. Que venait faire cet
appareil qui n’était pas annoncé et n’a pu être identifié ? S’agit-il, même
si cette hypothèse est peu probable, de l’avion d’observation d’un sousmarin japonais tant attendu et redouté ? La paisible capitale des E.F.O.
va-t-elle devoir revivre les heures tragiques du 22 septembre 191429 ? La
question est d’importance, et mérite d’être éclaircie sans tarder. La clé
de l’énigme est dans un message confidentiel reçu en fin de matinée qui
est resté en souffrance pendant l’heure de midi dans les locaux du chiffre. A la reprise du travail, on découvre un peu tard l’annonce du passage au-dessus de Papeete de l’avion d’Eleanore Roosevelt, l’épouse du
Président des Etats-Unis, qui a rendu visite la veille aux GI’s de Bora
Bora. Après cela, on ne regrette plus que la défense aérienne de Papeete,
dont la réaction a été diligente, n’ait pas administré la preuve de son
infaillibilité.
Commandant Lefebvre
29 Date de l’attaque de Papeete par les croiseurs allemands Scharnhorst et Gneisenau.
111
Rapport moral du président
pour 2004
Avec l’aval du conseil d’administration de la S.E.O. du 21 avril1, le dernier de
cette mandature, j’aimerais donner exceptionnellement un ton personnel à ce rapport moral. Je voudrais considérer non pas les trois dernières années, mais remonter jusqu’en 1989, il y a quinze ans, au décès du regretté Dr Moortgat et au premier
Bulletin de la S.E.O. dont j’ai assuré la responsabilité, le numéro 248. Il était
consacré à un recueil de textes choisis et parus entre 1917 et 1925, Bulletin qui a
depuis été réédité.
1989–2004, cela fait donc quinze ans, du numéro 248 à 299, cela fait donc
50 Bulletins, un sixième de toute la collection à ce jour, et vous avez pu noter
sinon apprécier les changements non pas de format mais de style, de présentation
et même de dos : finis les dos pliés et agrafés !
En 1994, lors de mon élection à la présidence, c’était le numéro 265 : le
logo de la S.E.O. s’est transformé et l’ancien chasse-mouche est devenu un porteplume tenu par une main tatouée, une idée géniale d’Andreas Dettloff, et un très
beau timbre à 50 F tiré à plus d’un million d’exemplaires. C’était lors de la fête du
80e anniversaire de la S.E.O. au Musée de Tahiti et des îles, et une très belle exposition, qu’il avait fallu prolonger…
Des Bulletins avec des hauts et des bas, des Bulletins éclectiques ou spéciaux
comme celui du Kon Tiki, de l’île de Pâques ou de Seurat, des Bulletins pour le
plaisir et pour le réfléchir et même à grincement de dents, puisque le Bulletin
Papatumu-Archéologie a donné naissance, pendant cette mandature, à un extraordinaire Comité de rédaction et de lecture. Je vais faire souffrir leur modestie, mais
c’est, je crois, le seul moyen de rendre hommage à leur disponibilité, à leur compétence, à leur bonne humeur – c’est grâce à elles et à eux que tous les derniers
Bulletins ont pu sortir, rattraper d’inévitables retards de parution – je les cite
donc, Moetu Coulon et Simone Grand, Constant Guéhennec et Christian Beslu, sans
oublier Liou Tumahai, parfois avec ordinateur, parfois avec stylo et crayon, mais
toujours avec attention et toujours dans le cadre d’une chaleureuse et conviviale
hospitalité.
1 Enoncé lors du conseil d’administration du 21 avril 2004, le rapport moral a été approuvé le
28 avril.
112
N°300 • Mars 2004
Merci à vous tous d’avoir permis de sortir les Bulletins et même, dans votre
élan, de préparer un ou deux Bulletins d’avance !
N’empêche, 50 Bulletins, cela fait beaucoup, d’autant qu’ils ne sont plus très
minces et qu’en abandonnant leur dos plié et agrafé pour un dos carré-collé, ils
ont pris du poids et même ressemblent parfois à de vrais livres !
N’empêche, 50 Bulletins, cela fait beaucoup, et je l’avoue, j’ai besoin de
souffler un peu, de prendre du recul et certainement une petite année sabbatique,
ce qui n’est pas prévu par les statuts de notre Société.
J’ai besoin de respirer un peu, le décès d’une amie, Marie-Thérèse
Danielsson, de nouvelles responsabilités, un devoir de mémoire en Suède et à
Tahiti, et maintenant le décès de mon père m’obligent à faire le point et à trouver
un nouvel équilibre.
Aujourd’hui, à cette assemblée générale, à ce changement de mandature, je
n’ai ni la tête ni le cœur à constituer et à vous présenter une nouvelle liste d’où
sortira un nouveau bureau, avec un président qui préside, un vice-président qui
vice-préside, un secrétaire et un secrétaire-adjoint qui secrétairent et un trésorier
et trésorier-adjoint qui trésorisent.
Bref, je ne peux présenter à vos suffrages une équipe soudée et compétente,
où chacun peut compter sur l’autre, où chacun se respecte et respecte l’autre, sans
humeur mais dans la bonne humeur, sans crispation mais dans le plaisir partagé
de travailler sans arrière-pensée de prestige ou de pouvoir. Je m’en remets donc
à la sagesse océanienne de votre A.G. pour désigner un nouveau bureau.
Je voudrai ajouter à cela que lors de cette mandature comme lors de la précédente, nous avons occupé, Philippe et moi, la place d’administrateurs au Musée
de Tahiti et des îles, j’ai représenté la S.E.O. au Centre des Métiers d’art et indirectement à l’OTAC et, dernièrement, pour deux séances, à la Commission des monuments et des sites en remplacement de Janine Laguesse qui a dignement représenté
notre Société et qui vient de surmonter une dure épreuve : nos pensées respectueuses et affectueuses l’accompagnent.
Christian Beslu, Constant Guéhennec et moi-même avons assuré régulièrement chaque semaine une permanence au bureau de la S.E.O., bref nous avons fait
de notre mieux pour accueillir les chercheurs et guider les étudiants, pour donner
un visage et une continuité de contact - toujours dans le souci d’un travail partagé
et transparent. Les P.-V. du Comité, des rencontres et des débats en témoignent,
merci à Constant, et à Moetu qui a bien voulu être la mémoire de nos rencontres
au ministère de la culture et au Musée de Tahiti et des îles…
L’état global des membres de notre Société n’a pas beaucoup varié malgré les
efforts de tous, il est de 423 dont 46 sont membres à vie et 7 membres de droit :
nous échangeons nos publications avec 45 institutions dans le monde entier.
113
Un peu plus de 300 membres actifs donc (325 exactement) et une centaine à jour
de leur cotisation (111 exactement). Il y a donc du retard et des relances à faire.
Le tirage de notre Bulletin varie entre 700 et 900 exemplaires selon le thème,
il est expédié à tous nos membres et, depuis les n° 294 et 295 qui nous a valu tant
de plaintes il y a deux ans et tant de demandes de réexpédition, nous avons décidé
d’expédier les Bulletins autrement et par avion à l’étranger, ce qui est un peu plus
cher mais plus sûr. Les autres se retrouvent en stock à la société ou en librairie.
La numérisation de nos Bulletins avance bien grâce au matériel et à la compétence du Service des archives: à ce jour, sur les 130 numéros numérisés, 102
sont déjà consultables immédiatement sur écran, une manière de ne plus fatiguer
nos vieux papiers.
Dans le souci de la mémoire, vous vous rappelez tous que nous avions acheté
l’album de photos de la canonnière la Zélée, cette fois-ci, il y a un mois, nous
venons d’acheter le manuscrit autobiographique de Gouwe, écrit par son ami
Müller et corrigé par l’artiste lui-même : il faudra trouver le traducteur hollandais
qui fera surgir la vie de Gouwe et celle du Tahiti des années trente aux années
soixante.
Enfin, outre les retirages de Chefs et notables et celle des Généalogies, ainsi
que la réédition du Journal de Morrison dans une nouvelle présentation, la Société
a participé à la publication du livre de Douglas Oliver, Les âges de la vie, une
étude comparative entre Tahiti et Hawaii au temps des premiers contacts, une
édition bilingue en français et en anglais avec Haere Po - et tous les ouvrages se
trouvent à la Société, seule habilitée à les vendre - ainsi qu’au très bel album de
Christian Beslu, Moruroa, tranche de vie, publié avec les Editions Le Motu et dont
la souscription a été un succès. Nous continuons à diffuser le Dictionnaire du tahitien nouveau et biblique du regretté Pierre Montillier, peut-être se vendrait-il
mieux si plus de gens prenaient conscience de la richesse de ce re’o afa…
Je pense que notre trésorier est plus habilité que moi pour parler de nos
comptes et de nos budgets, mais avant de lui laisser la parole pour le rapport financier, deux thèmes encore.
Deux soucis plutôt, des soucis, pleins de soucis, malgré les explications pleines
de rationalité psychologique ou institutionnelle données par Simone Grand ou
Claude Girard, des soucis de culture, de la culture avec un grand C : deux soucis
que je n’ai pu régler, que notre bureau n’a pu régler et dont le prochain bureau
aura la charge…
D’abord nous avons hérité d’une collection d’objets océaniens, la collection
Brai, et c’est la deuxième fois que je l’évoque en A.G. Un petit rappel : Patrick Brai
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N°300 • Mars 2004
nous a contactés, Constant et moi, il y a 3 ans, lors du premier Salon du livre, pour
nous léguer sa collection d’objets et de clichés océaniens - surtout mélanésiens, il
faut le dire. L’inventaire en a été patiemment et méticuleusement dressé depuis par
Christian Beslu et ses amis Jean-Jacques Laurent et Rémy Carbayol. Merci à vous
pour ce précieux travail. Nous avons accepté le principe du legs fort naïvement, car
fort naïvement nous pensions ceci : c’est facilement que ces objets culturels du
Pacifique trouveraient une place naturelle au Musée de Tahiti et des îles. J’avoue
que, aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi ils n’y sont pas encore. Nous
sommes toujours en attente d’une convention : que demandons-nous ? Rien !
Sauf peut-être le respect dû à un héritage, à la beauté et que le temps fasse son
œuvre de tri dans les réserves du Musée, comme il le fait partout ailleurs dans le
monde ! La valeur d’un objet n’est pas fixée par le seul catalogue Christie’s ni par
les offres des galeries d’art de Paris ou d’ailleurs : qui sommes-nous pour dire
aujourd’hui ce qui aura de la valeur demain ? Le MTI n’accueille-t-il pas déjà
solennellement des pagaies cérémonielles qui sont les premiers curios ; des objets
faits à l’ancienne et détournés de leur fonction première pour faire plaisir aux premiers touristes-collectionneurs qu’étaient les redécouvreurs de nos îles ?
Je ne comprends pas pourquoi ce geste généreux de Patrick Brai, pourtant
accepté en conseil d’administration du Musée de Tahiti (avec réserve certes, pas
d’objets africains et une participation de notre Société au rangement), ne puisse
devenir aussi l’exemple, le modèle de tous ces gestes qui, venus du plaisir de constituer une collection privée, font suffisamment confiance aux Musées publics pour
enrichir un patrimoine commun.
Ensuite, et c’est le même cas pour la deuxième collection, une collection de
tableaux héritée de Marie-Thérèse Danielsson. Qu’est-ce que j’en veux ? Rien,
sinon la déposer de façon irrévocable au Musée de Tahiti et des îles ! Rien ! Même
pas une médaille, sauf peut-être en chocolat comme tout le monde le sait ! Un
dépôt irrévocable, oui, mais avec obligation, avec un droit de regard sur la gestion
de ce patrimoine, sur les expos ou les prêts, pouvoir dire oui et non et, au-delà de
moi-même, permettre à la Société des Etudes océaniennes (qui représente si bien,
d’après moi, la société civile et culturelle de ce pays) d’avoir un droit de regard
permanent sur la gestion de ce fonds qui appartient à la communauté océanienne.
Je ne comprends pas comment dans les propositions de convention qui me
sont faites est occulté le rôle, ou la charge, de notre Société : le principe est accepté
en conseil d’administration du Musée mais notre Société disparaît sur le papier…
Alors que le geste - je ne sais pas s’il est généreux – devrait pouvoir être suivi par
d’autres : il n’a qu’un seul mobile, enrichir le patrimoine commun, notre patrimoine culturel.
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Savoir et patrimoine ont toujours été très importants pour la Société : vous
serez heureux de savoir que nous venons de récupérer nos archives déposées au
musée de Tahiti lors du grand et hâtif déménagement de la rue Bréa et de l’immeuble Bailly : 10 mètres d’archives à trier et à enregistrer encore. Il ne nous reste
plus qu’à retrouver ici, à notre siège, les P.V. des A.G. et des C.A. de notre Société
des années 45 au décès du président Jacquier en 1976 et qui manquent cruellement
à notre mémoire collective comme en témoigne la quête identitaire d’un musée
dans les îles, texte un peu sommaire de Claudine Ellis qui vient de paraître.
Collections Brai & Danielsson, caricature et incomplétude de notre mémoire
collective, tous ces points de blocage m’obligent à croire, peut-être même à penser,
que je pourrais en être la cause et que les intérêts, les valeurs et les objectifs à long
terme de notre Société, pourraient être mieux défendus autrement.
C’est donc parce que
1) j’ai besoin de respirer un peu
2) je ne comprends plus rien à cette culture au grand C,
que je ne sollicite pas un nouveau mandat ni ne souhaite faire partie d’un prochain
bureau, mais reste cependant disponible pour être membre du C.A.
Ce n’est pas un testament mais un rapport moral, et s’il est trop personnel,
j’en suis désolé.
Je voudrais remercier encore une fois tous ceux qui, pendant toutes ces
années, m’ont fait confiance et ont travaillé dans ces grands chantiers que sont le
Bulletin et les collections.
Somme toute, maintenant que c’est dit et fini, malgré tout mais grâce à vous,
j’ai été heureux d’avoir pu être le neuvième président de notre Société de 1994 à
2004, merci !
Robert Koenig
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La campagne de la Zélée à Rapa,
septembre 1903
Le village.
A la chasse au canard.
Indigènes de Rapa.
Indigènes de Rapa.
La campagne de la Zélée à Rapa, septembre 1903
Indigènes de Rapa.
Indigènes de Rapa.
Indigène de Rapa aux fougères arborescentes.
La campagne de la Zélée à Rapa, septembre 1903
La femme du mutoï (agent de police indigène).
Te tamarii no Rapa.
Les cadeaux (chèvres).
La pêche au requin en rade de Rapa.
La campagne de la Zélée à Rapa, septembre 1903
Monsieur Le Goffic, agent spéciale, seul blanc de l’île, et sa femme native des îles Gilbert.
La fabrication de la popoi (bouillie de taro) dans l’unique ruisseau du village.
N.E. Malgré la qualité de la photo de 1903, nous avons pensé la garder parce qu’elle témoigne de la vie quotidienne à Rapa.
La campagne de la Zélée à Rapa, septembre 1903
Te vahine no Rapa.
Te taata no Rapa.
PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres - En vente au siège de la Société, aux Archives Territoriales
•Dictionnaire marquisien “Dordillon 1904”
1.500 FCP
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
•Les âges de la vie - Tahiti et Hawai’i aux temps anciens
On becoming old in early Tahiti and in early Hawai’i
par Douglas Oliver
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
2.500 FCP
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Mémoires de Marau Taaroa,
par Takau Pomare
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
3.000 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
Table et chaises du Seeadler
au Musée de Tahiti et des îles.
ISSN 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 300