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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N° 285/286/287
285/286/287 •• Avril-Septembre
Avril-Septembre 2000
2000
N°
Supplément au
au Mariage
Mariage de
de Loti
Loti
Supplément
BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 285 / 286 / 287 - Avril - Septembre 2000
Supplément au Mariage de Loti
Table des matières
PRÉFACES
Daniel Margueron Renaissance de Pierre Loti...............................................p. 4
Robert Koenig De Loti à Loti.......................................................................... p. 5
Daniel Margueron De Gustave à Julien Viaud et Pierre Loti,
biographies croisées autour de la Polynésie.................................................p. 6
LOTI COLONIAL
Alain Quella-Villéger Mon frère Gustave par 6°11’ latitude nord..................p. 14
Robert Koenig 1872, une année tahitienne...................................................p. 23
La légende de Loti et la vérité sur Tahiti.......................................................p. 35
LOTI MUSICAL
Philippe Blay L’opéra de Loti, l’Ile du Rêve de Reynaldo Hahn..................... p.
Bruno Vercier Reflets sur la sombre route.................................................... p.
Pierre Loti Impressions de théâtre (mars 1898)...........................................p.
Jean-Paul Berlier Les himene dans le Mariage de Loti................................... p.
Yannick Fer Des chansons de vahine à Rarahu ia Loti................................. p.
40
73
74
79
83
LOTI MONUMENTAL
Christian Beslu Histoire d’un monument à la Fautaua................................ p. 86
16 juillet 1934, inauguration du monument Loti........................................p. 100
Francis Cheung Tahiti, 1934........................................................................... p. 112
Henri Blondin Fantasmagories.......................................................................p. 119
Christian Beslu Loti timbré.............................................................................p. 123
Albert t’Serstevens, La vallée de Loti en 1950.................................................p. 124
2
LOTI LITTÉRAL
Bruno Vercier Tahiti dans l’œuvre de Loti.....................................................p. 127
Henry Fouquier Le Mariage de Loti par l’auteur d’Aziyadé, 1880.................p. 138
Philippe Draperi L’amour de la mort............................................................. p. 142
Patricia Roman De l’usage de la langue tahitienne.......................................p. 153
Jean-Jo Scemla Loti comme une chose morte............................................... p. 163
Daniel Margueron Supplément au Mariage de Loti........................................ p. 168
Paul Reboux A la manière de… Loti : Papaoutemari...................................p. 186
F. Devatine, S. Drollet, L. Peltzer, W. Pukoki, L. Sanford, Ch. T. Spitz
Le mythe exotique d’Occident et sa lecture polynésienne........................... p. 194
Pierre Bazantay Raymond Roussel à Tahiti....................................................p. 229
Francine Besson Lecture nouvelle de Loti......................................................p. 238
LOTI LOCAL
Pierre Boixière Adaptation à la radio avec Yves Roche.................................p. 241
Alain Collard lit le Mariage de Loti en 1990 à RFO.........................................p. 242
Alain Deviègre Le Mariage de Loti théâtral en 1995....................................... p. 244
Philippe Blay Impressions de… théâtre ?......................................................p. 248
LOTI FINAL
Pierre Loti Nostalgie (Journal intime 1917)................................................... p. 250
Bibliographie...................................................................................................p. 252
Doc. S.E.O.
Avec l’aimable autorisation de
Aiu Boullaire-Deschamps.
3
Renaissance
de Pierre Loti
«Un écrivain laisse moins une œuvre qu’une image» affirme l’auteur des
Fictions, l’Argentin Jorge Luis Borgès. Cette formule est particulièrement bien adaptée
à Pierre Loti.
Pierre Loti a laissé de lui des clichés - par nature réducteurs - auxquels il n’est
certainement pas étranger lui-même, mais qui ont enfermé le regard que l’on a eu
longtemps sur son œuvre. Après un demi-siècle de purgatoire, s’est progressivement
estompée l’imagerie usée à l’extrême qui collait à cet écrivain, celle d’un dandy coutumier des amours exotiques et coloniales mais toujours nostalgique et insatisfait.
Aujourd’hui nous redécouvrons autant l’homme dans sa diversité, que l’œuvre dont
notre modernité perçoit un faisceau d’intérêts cachés jusqu’alors par ces lieux communs relevant parfois de la caricature. On ne renaît pourtant pas tel que l’on a été.
L’affirmation est théologique, elle concerne également la littérature. A la suite des
recherches menées depuis une quinzaine d’années par d’éminents universitaires,
l’œuvre de Loti apparaît de nos jours plus dynamique et innovante.
Souvent copiée, l’œuvre de Pierre Loti s’identifie cependant encore aux pays - en
Polynésie comme ailleurs - que l’écrivain a «littérarisés». Le Mariage de Loti demeure,
malgré l’imposante production littéraire, le roman populaire et emblématique de
Tahiti.
Ce numéro spécial du Bulletin de la SEO souhaite répondre à quatre objectifs :
d’abord intéresser le lecteur aux nouvelles perceptions de l’œuvre océanienne de
Pierre Loti, puis rappeler l’importance de cet écrivain dans le contexte de l’histoire et
de l’imaginaire de Tahiti, permettre également aux Polynésiens de se définir par rapport à ce roman, enfin donner au lecteur à savourer les «suppléments» aussi multiples
qu’originaux que l’œuvre a, depuis 120 ans, générés.
Ce Bulletin veut être aussi et même surtout une invitation à lire ou relire les
textes océaniens de Pierre Loti. Lecteurs, chaussez-vous d’un regard nouveau !
Daniel Margueron
4
Le mot du président
De Loti à Loti en passant par la S.E.O.
Ce n’est pas la première fois que la S.E.O. tente de rimer avec Loti. En mai 1929 le quatrième président de notre honorable Société savante, l’abbé Rougier, faisait accepter
dans l’enthousiasme le projet d’une statue à la mémoire de Pierre Loti – mais c’est un
autre président, André Ropiteau, à la tête d’un “Comité Loti” qui a réalisé et inauguré
le monument de la Fautaua !
En mars 1934 la Société consacre à l’écrivain son 50ème Bulletin, un numéro spécial
de 57 pages. Emile Vedel y reproduit et compare les notes du journal intime du jeune
officier de marine et la troisième partie du roman Le Mariage de Loti ; le bois gravé par
Henri Bodin reprend une maquette en plâtre du monument, que le curieux d’aujourd’hui peut encore admirer dans le bureau de la S.E.O.
Enfin, en l’an 2000, et pour la création à Tahiti même de l’opéra de Loti L’île du rêve,
par Musique en Polynésie, nous proposons un autre Bulletin très spécial, notre premier numéro triple, plus de 250 pages richement illustré : s’y mêlent, autour du
Mariage de Loti, écritures locales et d’ailleurs, représentations mythiques d’ici ou de
là, l’occasion de faire le point sur un texte, sur des images, sur des passés et sur le présent.
Nous tenons à remercier tous ceux qui, depuis plusieurs mois et pendant plusieurs
mois, ont contribué à la réalisation de ce Bulletin et ont su l’attendre d’une patiente
impatience ; en particulier tous les auteurs de textes et tous ceux qui ont veillé à l’enrichir d’illustrations rares, souvent inédites, de documents de collection. Nous avons
voulu y associer des artistes contemporains comme Vaiana Drollet, Heirai Lehartel,
Jean-François Favre dans leurs couleurs, P’tit Louis et Andreas Dettloff dans leurs traits
au noir et blanc ; ils ont su faire passer du non-être à l’être, dirait Platon, le thème de
la rencontre amoureuse à la Fautaua. Nous désirons rendre un hommage amical à
Flora Devatine, Solange Drollet, Louise Peltzer, Loana Sanford, Chantal T. Spitz, qui ont
conjugué leur lecture de Loti au féminin contemporain – ainsi qu’à A. Quella-Villégier,
Bruno Vercier et surtout à Daniel Margueron, sans lequel rien n’aurait été possible.
Mentionnons enfin, pour leur aide efficace et généreuse, les éditions Albin Michel, la
maison Loti (J.-P. Melot), la Bibliothèque de la Corderie royale à Rochefort et la
Bibliothèque nationale de France.
Nous espérons que ce Supplément au Mariage de Loti sera reçu, lu et feuilleté avec
plaisir sinon enthousiasme par les membres de notre Société…
Le président
R. Koenig
5
De Gustave à Julien Viaud
et Pierre Loti
Biographies croisées autour
de la Polynésie
25 avril 1836 : Naissance de Louis
Gustave Viaud à Rochefort-sur-Mer
(Charente Inférieure, aujourd’hui
Maritime), deuxième enfant de Jean
Théodore Viaud (1804-1870), secrétaire
à la mairie de Rochefort, et de Nadine
Texier (1810-1896), originaire de l’île
d’Oléron. Une sœur, Marie (1831-1908)
fera des études de peinture et vivra en
Charente à Saint-Porchaire où son mari
sera percepteur.
14 janvier 1850 : Naissance de
Louis-Marie-Julien Viaud, 141 rue SaintPierre à Rochefort-sur-Mer. Gustave, qui
a participé au choix du prénom en tant
que futur parrain, dès la naissance de son
frère l’évoque en ces termes «le bon zézin
aimé». La famille, de religion protestante,
lit la revue «le Journal des Missions», qui
cherche à susciter des vocations outremer : «Je m’occupais beaucoup des missions protestantes en ce temps-là», écrit
Loti dans Prime jeunesse.
1854 : Bachelier, Gustave prépare
l’examen d’élève interne en chirurgie à
l’Hôpital Maritime de Rochefort qu’il
intègre en 1856. Le 16 mai 1858, il est
nommé chirurgien de 3° classe. «Là-bas,
comme ici, ma vie est entre les mains de
Dieu et s’il lui plaît de me rappeler à lui,
il pourra le faire aussi bien quand je serai
au milieu de vous, que quand je serai
dans les pays lointains» écrit-il, avec
sagesse et prémonition, à sa sœur aînée,
Marie.
4 juin 1858 : Gustave Viaud est
nommé chirurgien de la marine à l’hôpital de Papeete. Il offre à son jeune frère
Julien, avant de partir, un livre illustré,
Voyage en Polynésie. «C’est, écrira plus
tard Pierre Loti, le seul livre que j’aie
aimé dans ma première enfance».
Gustave demeure en Océanie du 11
juin 1859 au 5 juin 1862. Il habite un fare
entouré de cocotiers à «cent pas de l’hôpital et vingt pas de la mer», fréquente la
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reine Pomare IV et sa cour, les bals, joue
du violon grâce auquel il se construit une
réputation, se déplace à cheval et en
pirogue et, selon la correspondance qu’il
envoie irrégulièrement à sa famille, vit
sous le charme de Tahiti, «l’île délicieuse» où il mène une vie joyeuse : «Cette
nouvelle vie ne me déplaît pas, je vous
avoue que je ne me suis pas ennuyé un
seul instant depuis que je suis là». Ses
lettres enflamment l’imagination de sa
sœur Marie comme de son jeune frère
Julien, le futur Pierre Loti. Il se met en
ménage avec une jeune Tahitienne d’une
quinzaine d’années, appelée selon les
sources soit Taïmaha, soit Tarahu. «Elle
passe ses journées à chanter, à se doucher, à oindre ses cheveux d’huile de
coco, à laver ses vêtements, à rêver étendue sur sa natte». Il décrit dans une lettre
«Un lieu appelé Fataüa, qui était une vallée profonde […] une demi nuit perpétuelle y régnait […] et la fraîcheur des
cascades y entretenait des tapis de fougères rares.»
Sur le plan professionnel, il se préoccupe de la situation sanitaire des
Polynésiens, participe à des campagnes
de vaccination dans l’archipel. Il est également affecté un temps au fort de
Taravao.
En juillet 1861 il accompagne le
gouverneur de La Richerie dans une tournée de prestige autour de Tahiti, dont il
donnera au Messager de Tahiti une relation publiée de février à avril 1862. Son
camarade Louis Armand, commis de la
marine, illustre au moyen de douze lithographies rehaussées en couleurs cette
expédition qui s’intitule Promenade
militaire autour de Tahiti.
Il suggère également de développer
la vanille (introduite par l’amiral Hamelin
en 1848) afin d’offrir de nouvelles ressources à la colonie. Enfin, en compagnie
du chirurgien Jean Dudon, il prend les
premières photographies de Tahiti qui
nous sont parvenues : «Elles font l’admiration de tout le monde à Papeete». Elles
représentent des paysages, des bâtiments,
ainsi que le portrait de la reine de
Bora Bora. Un recueil des calotypes de
Gustave Viaud sera édité par le père P.
O’Reilly en 1964.
1863 : Dans une lettre à Gustave,
Julien confie qu’il deviendra marin.
1864 : Les résultats en composition
française de Julien sont médiocres. «Mon
frère, écrit Loti dans Prime jeunesse, qui
était toujours mon conseiller intime et
secret, ne semblait pas prendre au tragique mes insuccès en littérature scolaire…» Gustave lui prodigue ainsi les
conseils suivants : «Néglige sans crainte
les plus belles fleurs de la rhétorique de
ton caïman ; écris comme tu penses, aie
confiance en tes petits moyens, sois naturel, c’est la meilleure manière de te rapprocher des premières places. «
10 mars 1865 : Gustave Viaud, en
situation de rapatriement sanitaire à bord
de l’Alphée, meurt des suites d’une dysenterie «dans le golfe de Bengale par 6° 11’
de latitude Nord et 84° 48’ de longitude
Est» ; son corps est immergé le lendemain.
«Je meurs d’anémie, écrit-il à sa famille
quelques jours avant de disparaître, c’est
ma faute […] Je meurs en Dieu dans la foi
et le repentir […] au revoir mes bienaimés […] au revoir, c’est une pensée
consolante. « La famille est atterrée par ce
décès, notamment Julien, le futur Pierre
Loti, qui viendra se recueillir en 1883 sur
les lieux mêmes de cette mort.
7
9 octobre 1866 : Julien quitte
Rochefort pour Paris où il va préparer le
concours d’entrée à l’École navale. Il
emporte avec lui les dernières lettres de
son frère et sa Bible revenue d’Indochine.
Novembre 1866 : Julien Viaud
commence à Paris à écrire un Journal
intime, «pour échapper au présent
morose et pour me replonger dans mon
cher passé», activité qu’il tiendra jusqu’au 20 août 1918. «C’est la mine
inépuisable d’où a été tirée presque
toute la matière des 42 volumes dont se
compose son œuvre», écrit son ami
Émile Vedel.
1867 : Julien réussit le concours
d’entrée à l’École navale et rallie le
Borda, navire école stationné à Brest,
qu’il décrit comme «un cloître flottant
où la vie est rude et austère. «
1872 : Séjour dans le Pacifique de
Julien Viaud à bord de la Flore comme
aspirant de majorité du contre-amiral de
Lapelin. Il exprime son bonheur de «partir enfin pour Tahiti, ce qui réalisait le
rêve de toute mon enfance». Du 4 au 7
janvier il se trouve à l’île de Pâques (il
dessine des moai), puis effectue une
escale de 5 jours, du 19 au 24 janvier,
aux îles Marquises à Nuku-Hiva ; il réside à Tahiti du 29 janvier au 23 mars, puis
du 26 juin au 4 juillet (du 27 au 29 juin
il se trouve à Moorea). Entre ces dates
son navire est parti pour Honolulu et San
Francisco. Il regagne Brest le 4
décembre 1872.
A Tahiti, il fréquente la société
coloniale (fonctionnaires et commerçants) et l’aristocratie polynésienne par
le biais de la famille royale : la reine
Pomare IV et sa cour le surnomment
8
«Roti» devenu «Loti». Outre ses activités
professionnelles, il occupe ses journées
au bain matinal «dans la Fautaüa», au
kiosque à musique, aux promenades, à
l’étude de la langue tahitienne. Il apprécie la nourriture locale. Il adopte le costume tahitien (chemise et pareu). Il
déjeune au Cercle colonial et rate le
moins possible le bal du mercredi soir
donné par le Gouvernement. Le soir, il se
promène dans la rue de la Petite Pologne
(qui deviendra en 1953 la rue Gauguin) :
«En France cela s’appellerait un lieu de
prostitution», écrit Joseph Bernard, un
ami, à l’époque, de Pierre Loti.
Durant son séjour, grâce aux informations qu’il recueille de Charles
Guillasse (1812-1879), un ancien chirurgien de la marine resté à Tahiti à l’issue de son affectation réglementaire (de
1857 à 1870), Julien Viaud effectue également ou surtout une recherche sur la
descendance éventuelle que son frère
Gustave, «Roueri» dans son roman ou
«Rutavé» dans le Journal intime, mort
en 1865, aurait pu avoir avec sa jeune
compagne tahitienne Tarahu.
En outre, il dessine, illustre des
articles qui sont expédiés par sa famille
aux revues Le Monde illustré et
L’Illustration. Il vend même certaines de
ses productions. C’est de son séjour aux
îles Marquises que date la première photographie, annotée de sa main : il s’agit
de la maison de la reine Vaekehu (il fixera d’ailleurs de nombreuses scènes de la
vie quotidienne outre-mer au cours de
ses voyages). Il rapporte de Tahiti des
coraux et divers souvenirs : objets en
bois sculptés - tiki, pagaies -, coiffures et
parures de danse etc. avec lesquels il
décore sa cabine à bord de la Flore.
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«Je crains d’avoir dit adieu à Tahiti pour
toujours», écrit-il dans une lettre à J. B.
en avril 1873. Et à sa sœur il confie cette
phrase étrange, car elle semble réunir
des entités aux antipodes intellectuelles
l’une de l’autre : «J’ai maintenant deux
patries, Tahiti et la Saintonge».
A son retour de Tahiti, Julien Viaud
aménage dans la maison de Rochefort
«une chambre océanienne arrangée en
forme de case». Dans son cabinet de travail des années 1870-1880 se trouve également «le portrait à l’huile d’une princesse tahitienne» dont le nom n’est nulle
part mentionné.
29 novembre 1872 : Dans une
lettre datée de Tahiti, le pasteur de
Papeete, Frédéric Vernier, écrit à Marie
Bon (la sœur de Gustave et de Julien) :
«Je n’ai pu retenir mes larmes en lisant
les adieux suprêmes de votre bien-aimé
frère mort loin de vous, dans la foi au
seigneur Jésus». Concernant la demande
de recherche de paternité qui émanait de
la sœur de Gustave, le pasteur écrit : «Il
y a quatorze ans, Tarahu n’était qu’une
fort jeune fille. Pendant les trois années
où Tarahu a eu des rapports avec votre
frère, elle n’a pas eu d’enfant. Les vifs
regrets qu’elle ressentit à son départ finirent par se calmer et elle ne tarda pas à
former de nouvelles relations avec un
enseigne de vaisseau dont elle a eu deux
fils. […] Nouveaux chagrins, nouvelles
liaisons illicites […] La mère a continué
sa honteuse vie jusqu’à aujourd’hui. Elle
est encore jeune, avec ses 26 ou 27 ans,
figure agréable et des airs capables de
plaire encore à de nombreux étourdis.»
1879 : Extrait du Journal intime
du 23 janvier au 9 mars. «Le jour devant
le feu, je travaille à terminer le manuscrit
de Rarahu : il est difficile et pénible
d’évoquer ces souvenirs d’Océanie dans
ce milieu maussade».
1979 : Publication de Rarahu idylle polynésienne - par l’auteur
d’Aziyadé, 372 pages au format 16 cm
sur 20. L’ouvrage a d’abord paru en
feuilleton dans la Nouvelle Revue, que
Juliette Adam venait de créer. C’est elle
qui donna au roman son titre définitif.
15 mars 1880 : 1ère édition du
roman Le Mariage de Loti sous son titre
définitif. «Est-ce un roman, une idylle,
un récit de voyage, ce livre singulier que
je viens de lire ? « s’interroge le critique
Fouquier dans le Journal officiel de la
République française daté du 23 avril
1880. La critique accueille très favorablement ce roman : «Votre nom est partout, tout le monde est fou de Rarahu»,
écrit Alphonse Daudet à l’auteur du
Mariage de Loti, alors en mer. Pierre
Loti lui répond de Toulon le 10 juin
1880 : «Les critiques du Mariage de Loti
[…] à part M. de Saint-Victor, ils n’ont
guère compris : chacun d’eux a attrapé
par ci par là, les quelques bribes que son
genre d’intelligence lui permettait de
s’assimiler ; en général le charme polynésien leur a échappé, et il n’y avait que
cela dans mon livre, le reste ne méritait
pas leurs compliments.»
3 juillet 1881 : Il écrit à son ami
l’écrivain régionaliste Émile Pouvillon
(Montauban 1840-1906), auteur des
romans Césette, Jean-de-Jeanne,
Mademoiselle Clémence : «La Polynésie,
que j’ai aimé ce pays-là ! Ces plages de
corail, ces bois où on n’entend aucun
bruit, ce je ne sais quoi d’insaisissable
qu’il y a là-bas et qui hante encore mon
imagination d’une étrange manière.»
9
1884 : La 6ème édition du Mariage
de Loti indique Pierre Loti comme
auteur du roman et en 1893 le sous-titre
Rarahu est supprimé. Le paratexte ne
variera désormais plus.
24 juillet 1885 : L’écrivain est en
mission en au Japon ; il décrit Nagasaki
où il demeure un temps et précise dans
son Journal : «Tout cela est presque joli
à écrire. En réalité ça m’assomme.
Ailleurs, à Stamboul, en Océanie, les
mots ne disaient jamais assez, je me
débattais contre mon impuissance à
rendre avec les langues humaines le
charme pénétrant des choses.»
4 octobre 1886 : Loti note dans son
Journal intime : «Arrivent (à Rochefort)
les dessinateurs pour le Mariage de Loti
et j’exhume avec eux mes souvenirs
d’Océanie.»
20 octobre 1886 : Julien Viaud
épouse à Bordeaux Jeanne-Blanche
Franc de Ferrière (1859-1940), une
jeune femme protestante originaire du
Périgord. «L’homme était marié, l’officier l’était moins, Loti ne l’était pas», a
écrit avec humour Sacha Guitry, en évoquant l’écrivain des multiples amours
exotiques. Une de ses anciennes
connaissances raconte : «Loti aimait les
hommes et les femmes passionnément et
s’il y avait eu un troisième sexe, il l’aurait
aimé aussi.»
Avril 1888 : Le peintre Vincent Van
Gogh écrit à sa sœur : «Je puis très bien
me figurer qu’un peintre d’aujourd’hui
fasse quelque chose comme ce que l’on
trouve dépeint dans le livre de Pierre Loti
où la nature d’Otahiti est décrite». Sans
doute est-ce Van Gogh qui fit lire
quelques mois plus tard le Mariage de
Loti à Paul Gauguin venu le retrouver en
10
Arles. Mais c’est le peintre Émile
Bernard (1868-1941), venant de lire le
Mariage de Loti qui suggéra à Gauguin
d’installer l’atelier des tropiques à Tahiti.
Paul Gauguin lit alors le guide du pharmacien Édouard Raoul (1889) qui écrit
«La Tahitienne est en général un modèle
de statuaire…»
Mai 1890 : Publication du Roman
d’un enfant, autobiographie dans
laquelle Loti évoque l’image de Tahiti
que lui a communiquée, sans doute aussi
construite intérieurement, son frère
aîné, Gustave.
1890 et années suivantes : lors de
certains de ses passages à Paris, Pierre
Loti se rend au domicile de l’écrivain
Alphonse Daudet, atteint d’une grave et
douloureuse maladie nerveuse, conséquence tardive d’une syphilis. Là il chante de vieux airs tahitiens et y rencontre le
jeune compositeur vénézuélien Reynaldo
Hahn.
21 mai 1891 : Élection de l’écrivain Pierre Loti à l’Académie française au
fauteuil d’Octave Feuillet. Il bat Émile
Zola.
1892 : Les droits du Mariage de
Loti sont réservés pour une adaptation
qui ne verra jamais le jour (M. G.
Giffard, compositeur R. Planquette).
1893 : De retour de son premier
séjour à Tahiti et à cours d’argent, le
peintre Paul Gauguin souhaite écrire un
récit sur sa vie en Océanie qui lui assure
de confortables revenus. Il songe à un
livre qui ait le succès du Mariage de
Loti. Ce sera Noa-Noa dont on connaît
les aléas de la composition comme de la
publication. B. Danielsson écrit à propos
de l’opposition entre Rarahu et
Teha’amana (l’une des compagnes du
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peintre) : «La mariage de Gauguin est
plus réussi que celui de Loti, parce que
Teha’amana est une pure tahitienne,
alors que Rarahu, héroïne fictive, est le
prototype de la fille évoluée de Papeete.»
23 mars 1898 : Représentation au
théâtre de l’Opéra-Comique à Paris de
opéra L’Ile du Rêve, idylle polynésienne
en 3 actes ; texte écrit par Pierre Loti,
André Alexandre et Georges Hartmann,
musique composée par Reynaldo Hahn
(Caracas 1874 Paris 1947). Le chef d’orchestre (compositeur et directeur de
l’Opéra-Comique) est André Messager
(1853-1929). Les rôles principaux sont
tenus par Edmond Clément (ténor),
Marié de L’Isle, Julia Giraudon (soprano). Le livret est publié par CalmannLévy en mars 1898. Loti, le héros, s’appelle désormais Georges de Kerven et
Rarahu devient Mahénu. «La presse écrit Reynaldo Hahn - n’a pu étouffer
sous ses coups mon héroïne, ni fouler
sous ses lourds et immondes talons mes
petites fleurs polynésiennes… On me
reproche toutes les qualités de l’œuvre,
c’est-à-dire la langueur, la grâce et l’absence de mouvement».
«Quand j’ai composé L’Ile du
Rêve, confie Hahn à son neveu, j’étais
dans un état d’exaltation amoureuse
[…] Tout le rôle de Mahénu a été rédigé […] d’après la voix et les mouvements de Cléo. «Il s’agit de Cléo de
Mérode, un amour considéré comme
platonique. Reynaldo Hahn reprendra
l’opéra tahitien, durant l’hiver 1942,
alors qu’il dirige à Cannes la saison du
Casino.
Mai 1899 : Dans Reflets sur la
sombre route Loti raconte ses réactions
lors de la représentation de L’Ile du Rêve
à laquelle il a assisté : «Je vais voir
quelque chose qui sera comme. […] la
déformation en des cerveaux étrangers
d’un de mes anciens et encore douloureux souvenirs.»
Août 1900 : Pierre Loti écrit, près
de trente années après son séjour polynésien, à son ami le commandant Émile
Vedel : «Ces archipels lointains où j’ai
passé des années de ma prime jeunesse,
ont laissé en moi leur étrange et ineffable
empreinte. […] Combien tout cela est
indicible, n’est-ce pas ? Comment traduire l’isolement de ces îles perdues au
milieu des grandes houles australes, la
tristesse de leurs soirs, et la plainte éternelle de la mer sur leurs grèves de
madrépores […] Je garde un coffre où
dorment des fleurs de Polynésie, de
pauvres souvenirs sauvages, une mèche
coupée dans une lourde chevelure. Et les
mots humains jamais ne rendront la
mélancolie primitive qui s’exhale encore
pour moi, de ces choses.»
1907 : Le jeune médecin de la
marine Victor Segalen publie Les
Immémoriaux, roman consacré notamment aux effets de l’évangélisation en
Polynésie, dont il envoie un exemplaire à
Pierre Loti. Celui-ci lui répond en ces
termes amicaux : «Vous m’avez fait
revivre des heures de Polynésie avec une
intensité que je ne croyais plus possible.
Votre livre, votre talent ne ressemblent à
rien de déjà connu.»
9 juin 1908 : Dans une première
note sur l’exotisme, intitulée Contre
Estampes Contre-épreuves, Victor
Segalen, en cherchant à «fixer ses différentes visions de l’exotisme», écrit :
«Des impressions de voyage ? Non, Loti
en donne à revendre. « Et un peu plus
11
loin, il poursuit la charge ainsi : «Ma
faculté de sentir le divers […] me
conduit donc à haïr tous ceux qui tentèrent de l’affaiblir […] D’autres, pseudoexotes (les Loti, les touristes…) ne
furent pas moins désastreux. Je les
nomme les Proxénètes de la sensation du
Divers. « Segalen cherche alors «à promener (à Tahiti) une vision neuve servie
par une forme symboliste», qui deviendra dans l’Essai sur l’exotisme publié
en 1955 seulement, «l’esthétique du
divers».
1910 : Dans Le Château de la belle
au bois dormant, Pierre Loti aborde le
thème de la Polynésie à travers les objets
souvenirs rapportés de son séjour. Il
évoque les «fleurs de Polynésie», et surtout «un collier en fleurs d’hibiscus» qui
fonctionne comme un embrayeur au
retour de ses souvenirs ; «La lointaine
Polynésie revient pénétrer mon âme de
son mystère : son grand mystère de solitude et d’ombre, que j’ai vainement cherché à traduire dans un de mes livres
d’autrefois.» Au fil de ces quelques
pages, il mentionne également le vent, la
houle de l’océan et surtout la jeune fille
tahitienne qui lui a offert ce collier :
«Rencontrée une fois, au crépuscule, sur
une plage solitaire, et aimée ardemment
l’espace d’une heure, tandis que soufflait
avec violence dans nos poitrines une
brise humide et chaude qui était comme
saturée de vie».
26 avril 1913 : Dans la salle du
Théâtre Femina à Paris, un gala, dû à
l’initiative de Mme Jane Catulle-Mendès,
est donné en l’honneur de Pierre Loti.
De nombreux écrivains, acteurs et chanteurs déclament certaines pages de
l’écrivain ou entonnent les adaptations
12
musicales. Mlle Marie Leconte émeut le
public en lisant quelques extraits du
Mariage de Loti. Quant à Reynaldo
Hahn, il chante lui-même L’Ile du Rêve,
accompagné par Mme Engel-Bathori et
des chœurs.
Décembre 1919 : publication de
Prime jeunesse, nouveau récit autobiographique dans lequel Loti revient sur
son enfance, sur la vision qu’il avait alors
des colonies, sur son frère Gustave et sur
certains souvenirs d’Océanie.
1920 : L’écrivain Raymond Roussel
effectue un tour du monde qui le conduit
à Tahiti. Il écrit de Papeete à Pierre Loti
le 1er octobre : «Cher maître, Je vous
envoie ces fleurs cueillies au bord du
ruisseau de la Fataoua par un vieux pèlerin venu dans l’île délicieuse pour y baiser la trace de vos pas.» Il se fait photographier devant la tombe d’une certaine
Puta a Tarahu qu’on lui présente comme
la fille de Rarahu ! Raymond Roussel
cherchera vainement par la suite à rencontrer Loti en France.
10 juin 1923 : Mort de Julien Viaud
- Pierre Loti en littérature à Hendaye ; il
est enterré, selon sa volonté, dans le jardin des aïeules, sur l’île d’Oléron, à
Saint-Pierre, au terme de funérailles
nationales, le 16 juin.
3 mars 1928 : l’hebdomadaire
L’Illustration publie un article d’Émile
Vedel intitulé Sur la tombe de Loti. Il y
est déjà et encore question de savoir si
Rarahu a vraiment existé. L’article reproduit une photo inédite de Julien Viaud en
1872 ainsi qu’un portrait de la princesse
Takau Pomare-Vedel en train de fleurir
la tombe de Loti dans la propriété de l’île
d’Oléron.
N° 285 / 286 / 287 • Avril - Septembre 2000
1931 : Polémique dans la presse
parisienne au moment de la grande
exposition coloniale : «Pourquoi a-t-on
oublié Loti à Vincennes ?» s’étonnent de
nombreux journalistes. Finalement on
adjoindra un fare hau dans la section
Océanie, appelé case de Rarahu. Cette
lacune montre que huit ans après sa
mort, Loti est déjà passé de mode.
Robert Chauvelot, explorateur, sociétaire
de la Société des gens de lettres et auteur
en 1925 de l’ouvrage Iles de paradis,
puis en 1933 d’un roman Aimata, fille
de Tahiti, dédié à Pierre Loti, y prononcera une conférence intitulée : Tahiti
pays de rêve, suivie d’une chorégraphie
de chants et danses présentés par Tekua,
Teuira, Kanui et Tauhere.
16 juillet 1934 : Inauguration officielle du monument à la mémoire de
Pierre Loti, érigé dans la vallée de la
Fautaua à Papeete (île de Tahiti), grâce à
une souscription diligentée par le bour-
guignon et océaniste André Ropiteau.
L’œuvre est du sculpteur Albert Besnard
(peintre, décorateur et dessinateur français, 1849-1934), les bois de H. Bodin.
Enfin, en cette même année 1934,
le pape du surréalisme, André Breton,
dans l’ouvrage Le point du jour traite
Loti «d’idiot».
Biographies croisées de Gustave et
Julien Viaud établies à partir des sources
suivantes : L. Blanch, H. Bouillier, A.
Buisine, F. Caradec, B. Danielsson, R.
Lefèvre, T. Liot, N. Serban, P. O’Reilly, A.
Quella-Villéger, B. Vercier, correspondance
et Journal intime, Fonds Daniel Hervé
consacré à Pierre Loti conservé à la
Corderie royale de Rochefort.
Certaines dates ne coïncident pas
d’un ouvrage à l’autre.
Daniel Margueron
13
Mon frère Gustave,
par 6°11’ de latitude nord…
Il y eut Mon frère Yves, il y eut surtout Gustave, le grand frère, le
vrai, l’éternel absent durant sa courte vie, mais après sa disparition prématurée, le mort présent pour le reste de la vie de Pierre Loti. Gustave,
victime d’une mort confisquée, loin des siens, entre Saigon et l’Océan
Indien, celle d’un marin dont on immergea le corps, par 6° 11’ de latitude nord et 84° 48’ de longitude est dans le golfe du Bengale.
Or, Pierre Loti, fétichiste des souvenirs, du passé, dont la seule
maladie fut de devoir vivre avec la mort au cœur de tout, ne se remit
jamais de cette disparition de grand frère en pleine vie, en pleine jeunesse du grand frère. Il n’a jamais pris pour héros un médecin de Marine,
n’a pas écrit Mon frère Gustave, ou plutôt n’a pas cessé de l’écrire,
voire peut-être de le vivre, pour être avec lui, pour retrouver celui dont
il ne resta rien, pas même une tombe, pour le devenir peut-être. Le choix
de la carrière maritime est une façon de le suivre, de le poursuivre, en
espérant atteindre un jour celui qui, partant pour le Pacifique, avait
offert à l’enfant un Voyage en Polynésie aux effets durables. Le Mariage
de Loti, Bruno Vercier l’a fort bien relevé, est d’abord le «tombeau de
Gustave», mais aurait fort bien pu s’intituler Le Mariage de Rouéri.
Cette dimension familiale et psychologique du célèbre roman de
Pierre Loti, clef essentielle, doit nous rappeler que Gustave fut aussi le
frère pionnier en voyages, le parrain en récits exotiques, le premier
reporter connu du petit Julien Viaud, le grand épistolier nourrissant
l’enclos familial protestant de Rochefort des bouffées d’air tropical
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
qu’apportaient ses révélations colorées. Julien doit au seul frère qui fut,
fraternel et paternel1 à la fois, d’être devenu Loti. Qu’on ne s’y trompe
pas : le choix même de son pseudonyme, au-delà de toutes les expériences amoureuses de la Nouvelle Cythère, au-delà de toutes les beautés
du rivage et du rosé des lauriers-roses, est un hommage au grand frère,
au grand frère tahitien. Gustave Viaud qui fut Rouéri.
Gustave Viaud est né à Rochefort, le 25 avril 1836. Lorsque, médecin de Marine frais émoulu désigné pour les établissements français de
l’Océanie, il débarque sur «l’île délicieuse», le 9 juin 1859, sa vie bascule ; c’est son identité même qui s’envole. N’oublie-t-il pas d’écrire à sa
famille pendant une dizaine de mois ? De toute façon, ses lettres sont
rares entre janvier 1861 et juin 1862, c’est-à-dire durant la deuxième
partie de son séjour, quand Rouéri a pris le pas sur Gustave et s’est mis
à vivre en compagnie de la vahine Tarahu (Taïmaha dans Le Mariage de
Loti).
Or, le médecin éternellement fauché, outre qu’il soigne et fait son
travail avec un zèle reconnu, n’en reste pas moins un dilettante romantique, un rêveur artiste qui fréquente la petite cour de la reine Pomaré
IV, entendant bientôt jouir de la vie insulaire : pêcher, chasser, circuler
à cheval, se baigner, aimer. Dès que Gustave a terminé sa journée,
Rouéri reprend le contrôle de son corps, de ses promenades, de son
cœur, de ses yeux, puisqu’il se met à photographier et à dessiner.
Avec un ami, à l’automne 1859, il a investi pour moitié dans du
matériel photographique. On ne s’en étonnera pas car l’une de ses
vieilles tantes rochefortaises, Corinne, passionnée de cette nouvelle technique, fascine au même moment (entre 1860 et 1870) son jeune neveu
par la magie d’une telle machine à fixer le temps2. Elle opérait sur verre,
lui sur papier. Gustave Viaud photographe est d’ailleurs bien connu,
aujourd’hui. En 1964, Patrick O’Reilly et André Jammes exposèrent, au
1 Lui même ne découvre la présence affectueuse d’un père manifestement distant que durant
ce séjour : «Cher père, que tu as été bon pour moi ! Comme l’expérience me le fait bien sentir,
et pourquoi si tard ?» (Taboulet-Demariaux, par la suite indiqué ci-dessous TD, p. 89).
2 Voir «Pierre Loti et la photographie», in Pierre Loti photographe, catalogue d’exposition,
Musées de Poitiers, 1985.
15
Musée de l’Homme, vingt-quatre calotypes originaux datant de 18591862, et publièrent leur découverte d’un Gustave Viaud, premier photographe de Tahiti (Société des Océanistes).
Les calotypes publiés, dont il faut bien considérer qu’ils ne sont que
la trace émergée d’un iceberg fragmenté (Gustave dit donner des clichés
à plusieurs personnes), et fondu (par effacement, perte, destruction),
délimitent une première géographie de Papeete en 1860, rayonnant du
centre-ville au littoral : bâtiments officiels (résidence du gouverneur,
palais de la reine), bâtiments administratifs ou militaires (caserne, arsenal, boulangerie, ateliers de Fare Ute), et cases perdues sous la végétation. Les temps de pose permettent guère de photographier des personnes, ce sont des paysages, des vues immobiles.
Parmi ces cases, celles de Gustave, qui en occupa successivement
deux. Il décrit la première, en août 1859 : «Petite case en bon état avec
varangue [pour véranda] devant et petit jardin derrière, à cent pas de
l’hôpital, à toucher le restaurant», où il prend ses repas (est-ce l’hôtel
«Georges», dont il esquisse la façade, dont l’angle biseauté rappelle les
maisons anciennes du front de mer ? ) De la seconde, nous connaissons
une vue, avec barrière de claies blanches et véranda à l’arrière (photographie XIV publiée par O’Reilly-Jammes). Le cliché XIII, dont un tirage
sur papier3 est légendé par Loti, à l’encre noire, «case de mon frère à
Tahiti vers 1860», souffre manifestement d’une attribution erronée. En
revanche, le personnage qui se distingue à gauche est-il Gustave, ou bien
quelque «brave et digne colon» de ses amis, comme il y fait allusion le
15 août 1860, pour un portrait ?
Avec un appareil critique remarquable, Jammes et O’Reilly établirent la valeur documentaire de cet ensemble, au point d’occulter
l’autre versant de l’artiste : le dessinateur. Parce que les liens littéraires
de Pierre Loti avec Gustave sont connus, et que le photographe a été
déjà justement célébré – peut-être même reconnu immédiatement, si
l’on songe que certains clichés auraient été adressés «au Ministère et
à L’Illustration»4, c’est ce dernier aspect que nous retiendrons ici,
3 Maison de Pierre Loti, Rochefort : 236 x 168 mm (ensuite indiquée MPL).
4 TD p. 97 : ce n’est alors qu’un projet ; on ignore s’il y fut donné suite.
16
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
aucunement marginal si l’on songe que Pierre Loti sera en 1872 le
reporter avisé de Tahiti, et que ses propres dessins sont appréciés
aujourd’hui parmi les meilleurs laissés au sujet de l’archipel.
On ne saurait oublier que Loti enfant a connu, regardé, rêvé sur
l’ensemble de ces documents. S’il parle des photographies de sa tante,
et des lettres de Gustave, il omet dans ses souvenirs autobiographiques
ce double aspect du grand frère tahitien : photos et dessins. Une manière
peut-être de protéger le trop intime, ou bien de ne pas afficher trop clairement sa dette exotique ?
Si divers documents militaires, émanant du chef du Service de
santé, précisent les dates d’ordres de mission pour accompagner des
soldats, se rendre dans un hôpital, visiter des malades, aller vacciner des
enfants, on sait que Gustave a souvent voyagé à travers l’archipel, non en
dilettante, mais dans le cadre de déplacements à caractère sanitaire
(campagnes de vaccination, dès 1860), et n’est pas resté cloîtré à
Papeete. Des «tournées scientifiques» confiées par le commandant La
Richerie, parfois durant plusieurs semaines, l’ont conduit de district en
district, loin du chef-lieu. Par exemple, il accompagne La Richerie aux
Tuamotu en mai-juin 1861. Un voyage aux îles Sous-le-Vent est signalé,
en septembre-octobre 1861 (TD p. 112) : Raiatea, Tahaa, Huahine,
Bora Bora ; un autre à Moorea en novembre suivant, ainsi qu’un séjour
au fort de Taravao (sur l’isthme de la presqu’île de Taiarapu, fin 1861début 1862).
Pendant ce temps, Gustave dessine, ou du moins essaie, peu
convaincu par son talent : «Quand je vais me camper devant un paysage,
je suis sûr, au bout d’une heure ou deux, de l’avoir parfaitement regardé,
mais pas du tout reproduit. C’est peut-être parce que je crois qu’il est
impossible de le rendre avec assez de perfection» (cité par P. O’Reilly).
Certes, nous ne découvrons pas un dessinateur expérimenté, encore
moins un artiste de la trempe de son jeune frère, mais dans une famille
où chacun taquine quelque muse, y compris sa sœur, excellente peintre,
Gustave est démangé par le désir de laisser une trace graphique de son
séjour, comme il l’avait déjà tenté auparavant lors de son escale à
Ténériffe, en novembre 1858.
17
Un carnet de croquis est consacré à Tahiti5 : dessins à l’encre et au
crayon, avec des mentions de couleurs en vue sans doute d’aquarelles
futures. D’autres croquis sont éparpillés dans des carnets contenant des
notes manuscrites, des comptes, lexique et autres relevés d’adresses.
Une série de profils côtiers n’est pas pour surprendre. Loti fera de même
(exemple : sa vue des mornes de Rapa), Segalen également6, et sans
doute presque tous les marins gribouilleurs.
Parmi ces dessins, souvent à peine esquissés, plutôt pense-bête
qu’œuvres d’art, on retiendra quelques documents signifiants, associés
en vérité, non seulement aux photographies, mais plus encore aux velléités du jeune homme de devenir écrivain – trois attitudes qui en font
également l’aîné esthétique du futur Pierre Loti. C’est d’ailleurs une épidémie familiale (le père, Théodore Viaud, écrivait aussi). Un calepin de
sa sœur, Marie Bon7, portant mention de lettres reçues, laisse cette
assertion : «27 avril 1860 : Gustave hist. de roman». Gustave écrit à ses
parents : «Il y a dans ma tête un livre qui ne s’effacera pas» (TD, p. 98).
Excluons de suite une erreur d’attribution. Taboulet et Demariaux
ont fait amende honorable8 de leur attribution fautive à Gustave d’Une
chienne d’habitude, feuilleton paru dans Le Messager de Tahiti, dû en
fait au marin écrivain de Montpellier, G. de La Landelle9. Il n’empêche
que ce journal officiel des Établissements français d’Océanie (également
titré Te Veo no Tahiti), contient bel et bien la signature de Gustave
Viaud.
A l’occasion d’une «promenade militaire autour de l’île, le long
de la route en bordure de la mer» en partant vers l’Est, tournée de propagande et d’»amitié», en colonne de 250 hommes, durant dix-huit
jours (6-23 juillet 186110), Gustave est chargé de rédiger le compte
rendu pour le Messager de Tahiti : six articles bilingues, accompagnés
5 MPL : 113 x 62 mm, couverture rouge.
6 Voir la reproduction dans l’étude des Immémoriaux par Jean Scemla (éd. Haere po no Tahiti,
1986, p. 25).
7 Publié par Nicolas Serban, pp. 118-121.
8 Cahiers Pierre Loti, n° 36, mars 1962, p. 31.
9 Certes, son contemporain (1812-1886), et capitaine de frégate ayant démissionné pour se
consacrer à la littérature, notamment à des romans d’aventures maritimes.
10 Cf. TD, pp. 110-111.
18
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
du texte tahitien, qui paraîtront l’année suivante, les 16 et 23 février, les
2, 6 et 30 mars, puis le 6 avril 1862.
Ce récit11 offre à Gustave l’opportunité de redire, comme dans ses
lettres à ses parents, son bonheur de Tahiti, les habitants hospitaliers,
les bons repas, soleil généreux et eaux maritimes limpides, non sans
glisser vers le mythe du bon sauvage en célébrant les traditions des
«anciens âges» à Papenoo : «tout jusqu’aux habitations y est marqué
d’un cachet particulier ; ces vastes cases, bien aérées, sont élevées au
milieu d’un perron de galets noirs et luisants, large de plusieurs
mètres ; c’est là que les heureux indigènes viennent le soir s’étendre sur
des nattes et respirer la brise de terre parfumée des suaves émanations
des fleurs de l’oranger et du pandanus». Cela pourrait être une page de
Loti, d’autant que l’on y croise par avance des lieux qui enchanteront le
frère et héritier moral ès-enchantements polynésiens : la vallée de
Fautaua par exemple, que Gustave juge déjà «célèbre à plus d’un titre
dans les annales de Tahiti», vallée couronnée au loin par les «dentelures bleuâtres du Diadème» – que Loti dessinera, lui. Gustave Viaud
connaissait des toponymes tahitiens (dont Taravao) auxquels son frère
donnera l’écho romanesque. Au demeurant, la vision de Gustave est
gaie, celle de Julien sera mélancolique.
Quoi qu’il en soit, la série des dessins connus de Gustave mérite
l’attention, voire la comparaison avec les dessins de «notre compagnon,
M. Armand, le dessinateur de l’expédition qui voudrait à chaque pas
s’arrêter et enrichir son album d’un croquis nouveau», et dont douze
lithographies accompagneront le récit de Gustave. Si les deux «reportages» graphiques se complètent manifestement, entrecoupant les lieux,
le jumelage de certains est curieux : même cadrage, comme si l’esquisse
de Gustave avait pu servir à l’aquarelle finale d’Armand. C’est particulièrement net pour les étapes de Tuahotu (16 juillet) ou de Arue (6 juillet).
Le témoignage de Gustave donne un commentaire détaillé qui peut par
exemple nous aider à lire cette dernière aquarelle de Léon Armand, précisant la scène (la réception par la reine, un «Amu-raa-maa» magnifique, devant «le vaste Farepure-raa» avec harangues officielles, hourras
11 Repris et présenté par Monique Michaux, Revue historique de l’Armée, Paris, août 1965,
pp. 96-108.
19
enthousiastes, troupes, dames, «indiens» affairés, tables dressées.
Décor aussi : notamment un petit mausolée deviné à l’arrière-plan, à
l’ombre des arbres («une voûte épaisse de barringtonias, d’arbre de
fer»), en coraux blanchis et surmonté d’une simple toiture en pandanus», où furent inhumés Pomare II et l’un des fils de Pomare IV. Jusqu’à
l’anecdote d’une baleinière venue apportée du courrier «qu’elle est allée
chercher à bord d’un navire de commerce que nous apercevons au
large». On le distingue en effet !
Le frère aîné est la pierre angulaire d’une famille entière, dont Loti
est le dépositaire patenté de la mémoire collective. Gustave, avant de
mourir, avait terminé sa lettre aux siens par un «au revoir» chrétien.
Mme Viaud avait alors presque ordonné : «Groupons-nous tous au pied
de la croix ; attachons-nous y plus fortement que jamais, afin que pas un
de nous ne manque au rendez-vous que nous donne notre bien aimé
Gustave». Quelques mois plus tard, confiant à Julien la bible de son
frère, elle récidivait : «Sois, mon enfant chéri, le fidèle dépositaire de ce
si précieux souvenir, et n’oublie pas le rendez-vous que nous a donné
notre bienheureux Gustave en laissant cette vie». C’est chargé de cette
mission que le presque Loti arrive à Tahiti, à la fois (mais sans le savoir)
pour se retrouver, mais aussi dans la crainte «qu’il ne reste plus de vestiges de Lui, ni de son passage». Les vestiges sont en fait à Rochefort,
déjà en sa possession. Quant au rendez-vous fixé par le mourant dans
l’au-delà, pouvait-il être à Tahiti ?
«Lui», écrit Loti, qui l’a sanctifié, idéalisé, statufié. Mais ce saint a
commis une faute, laissant sur le lagon quelque probable descendance
illégitime. Loti a conscience «qu’il est d’usage de désavouer complètement les familles de ce genre» (au pasteur Vernier, avril 1872, TD
p. 264). Or, celui qui, plus tard, installera à demeure rochefortaise une
seconde famille basque, n’a pas de ces réticences morales, même si Le
Mariage de Loti, en contant la quête des enfants et «découvrant» qu’il
en est rien, sauve en quelque sorte l’idole du discrédit posthume. Rouéri
étant remisé au rang des accessoires exotiques, Gustave sort blanchi.
Reste que le «mythe du frère est bien le mythe fondateur du roman»
(B. Vercier).
20
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
Gustave, arrivé en juin 1859, est reparti le 5 juin 1862, n’emportant
presque rien, malade d’ailleurs. «Ses amis font porter au bateau une
malle ne contenant que les choses indispensables» (TD), le reste étant
donné ou vendu. La malle, embarquée sur la Dorade à destination du
Chili, doit contenir les calotypes, des carnets de dessins, des manuscrits
divers, aujourd’hui répertoriés à la Maison de Pierre Loti à Rochefort ou
bien conservés dans les archives familiales.
Gustave et Julien (âgé de douze ans) ont pu ensemble, à Rochefort,
parler de Tahiti, entre le 17 septembre et le 2 décembre 1862. Bref passage de relais car, partant pour l’Asie, Gustave ne reviendra jamais plus
(mort le 10 mars 1865, sur l’Alphée, à la sortie du détroit de Malacca,
immergé le lendemain). C’est Tahiti qui tisse définitivement entre eux
des liens fraternels forts, avant que Julien Viaud-Pierre Loti ne s’arrête
en Polynésie, entre le 19 janvier et le 23 mars 1872 (Nuku-Hiva, Papeete
et Moorea).
A eux deux, les frères Viaud laissent un reportage continu sur Tahiti,
dont on n’a peut-être pas assez souligné la cohérence et la diversité.
Cohérence chronologique et familiale, le second inscrivant ses pas dans
ceux du grand frère, et produisant, ce faisant, Le Mariage de Loti, grand
roman emblématique de la littérature océanienne. Diversité qui tient aux
supports et aux genres : écrits (lettres, récits, roman) ; dessins et croquis pour les deux ; photographies prises par l’aîné, objets rapportés
par chacun d’eux – Loti a d’ailleurs dessiné le premier intérieur exotique qu’il se soit fabriqué : sa cabine sur la Flore12 – ; envois et cadeaux
de Gustave pour les collections de Julien : coquillages, coraux, fleurs
séchées, colliers, coiffures de plumes, «une étrange pirogue tahitienne
en réduction, avec son balancier et ses voiles» (TD, p. 125 ; elle existe
toujours dans le «petit musée»)13 ; puis ceux collectionnés par Loti luimême : hameçons, plumet de danse, arcs, amulettes, etc. Ainsi que des
produits «dérivés» ! ouvrages d’enfance, correspondances reçues,
documents militaires, articles du Messager, illustrations plus ou moins
tardives, plus ou moins polynésiennes du Mariage de Loti.
12 Aujourd’hui au Musée d’Histoire Naturelle, Toulouse.
13 Voir, notamment le catalogue de la vente Pierre Loti de 1929 (Drouot, Paris, 29-30 janvier),
qui fait apparaître divers objets provenant des Marquises (n°s 190 à 193).
21
Toute une géographie, tout un imaginaire qui donnerait matière à
une belle exposition rétrospective ! Aucun des deux visiteurs n’est revenu sur l’archipel. Lorsque Loti dit un jour à la reine Pomare son espoir,
elle le rabroue : «Vous dites tous cela ! Ton frère Rutave (sic) aussi le
disait. Il voulait revenir pour cultiver la vanille. Mais personne ne
revient !» (TD p. 118).
Ils ne sont pas revenus ; ils avaient emporté Tahiti avec eux…
Alain Quella-Villéger
S O U R C E S
Les documents relatifs à Gustave Viaud, sauf mention contraire, proviennent des collections du Musée Pierre Loti, à Rochefort, grâce à l’obligeance de Marie-Pascale
Bault, puis de Gaby Scaon.
L’album des aquarelles originales de Léon Armand est conservé au Musée des Arts
d’Afrique et d’Océanie, Paris, cote 3406.
B I B L I O G R A P H I E
Pierre Loti, Le Mariage de Loti, édition critique par Bruno Vercier, Paris, GarnierFlammarion n° 583, 1991.
Jean-Claude Demariaux et Georges Taboulet : La Vie dramatique de Gustave Viaud,
frère de Pierre Loti, Paris, Éditions du Scorpion, 1961, 288 p. (indiqué TD dans le
texte).
Alain Quella-Villéger : Pierre Loti, le pèlerin de la planète, Bordeaux, Aubéron, 1998,
525 p.
Alain Quella-Villéger : Polynésie – Les archipels du rêve, anthologie contenant Le
Mariage de Loti, des photos prises par Gustave Viaud et des dessins de Pierre Loti.
Paris, Omnibus, 1996, XVIII-955 p.
Nicolas Serban : Un frère de Pierre Loti (Gustave Viaud), Paris, Nouvelles Éditions
latines, 1936, 197 p.
Doc. Q.-V.
22
1872,
une année tahitienne…
Ces quelques lignes du Messager de Tahiti annoncent l’entrée dans
la rade de Papeete le 29 janvier de la frégate à hélice La Flore.
Commandée par le capitaine de vaisseau Juin, elle porte, depuis son
escale à Valparaiso, le pavillon du contre-amiral de Capelin et transporte
– outre la tête d’un moai sciée à l’île de Pâques par les marins et destinée au Jardin des plantes de Paris – 425 hommes d’équipage, dont l’enseigne Julien Viaud, qui se fondent à leur manière parmi les moins de
trois mille habitants que compte la petite capitale d’un royaume de dix
mille citoyens, celui des Pomare et des Etablissements français
d’Océanie.
En effet La Flore accomplissait en 1872 son ultime grand voyage
dans les eaux du Pacifique : l’île de Pâques (du 4 au 7 janvier), les
Marquises (du 19 au 24 janvier), Tahiti (du 29 janvier au 23 mars), puis
Hawaii et San Francisco, et Papeete de nouveau (du 26 juin au 4 juillet)
sont les dernières étapes de la frégate qui aurait dû regagner Rochefort,
son port d’attache, mais qui rejoint Brest le 1er décembre 1872 pour y
être désarmée. C’est alors que l’enseigne de vaisseau Viaud, nommé
aspirant de première classe et même aspirant de majorité depuis l’escale
de Valparaiso, quitte la cabine dont il avait disposé tout seul, qu’il avait
décorée et qu’il vide de ses souvenirs et curios polynésiens…
Gustave Viaud arrive à Tahiti un 29 janvier et Loti, héros de roman,
est baptisé à la manière tahitienne le 25, “ à l’âge de 22 ans et 11 jours ”
et entre, avec une Idylle polynésienne de plus, dans la littérature et dans
le mythe. Ce délicieux anachronisme de quatre jours nous invite à parcourir la chronologie de toute l’année. En effet, Loti décrit la nature et
les paysages de Tahiti, de Moorea, de Nuku Hiva, ne voit rien des
Tuamotu et à peine les mornes de Rapa ; il dépeint les jardins, le palais
et le piano de la Reine, les avenues de Papeete et le “ bizarre mélange
d’odeurs chinoises de sandal et de monoï ”, le village mélanésien de la
plantation de Atimaono, les nuages et les fantômes de Orohena, le
temple de Afareaitu, les cases du district de Faaa, la rue de Taiohae –
mais aussi Honolulu, là où “ la race maorie [était] déjà arrivée à un
degré de civilisation relative plus avancé qu’à Tahiti ”, ou encore le
théâtre chinois de San Francisco et presque l’Amérique russe (qui n’était
pas encore le 49ème Etat des Etats-Unis) ; il est attentif au fils et à la petite-fille de Pomare IV, aux princesses, aux courtisans et aux courtisanes,
aux parents faa’amu de Rarahu, à la famille élargie de son propre frère
— mais Loti reste muet sur l’année elle-même.
Le Messager de Tahiti, le Bulletin officiel des Etablissements
français d’Océanie seront donc nos témoins de l’“ année tahitienne ”
de Loti, une année de 64 jours.
1872. Les 4.300 premiers déportés de la Commune arrivent en
Nouvelle-Calédonie, mais la défaite de Sedan et la chute du Second
Empire ont déjà deux ans ; tout comme, au Japon, l’abolition des castes,
l’école obligatoire et le premier repas de viande de l’empereur
Mutsuhito, tout comme, à Rome, le dogme de l’infaillibilité papale et,
dans le tout nouveau Second Empire allemand, les débuts du “ combat
pour la culture ”…
Et à Tahiti ? A 59 ans, Pomare IV, reine des îles de la Société et
Dépendances, règne depuis 1827. Le royaume des Pomare est un
Protectorat, pièce maîtresse des Etablissements français d’Océanie,
depuis 1842, avec les Marquises et les Tuamotu ; les Australes, les
Gambier et les îles Sous-le-Vent échappent encore à l’autorité du
Commandant des E.F.O., le Commissaire de la République aux îles de la
24
Doc. Danielsson.
Société arrivé 6 mois auparavant, Hyppolite-Auguste Girard.
L’administration est bicéphale : les officiers de la Royale représentent
l’Etat, la reine et sa cour, les chefs et les toohitu la société indigène. La
haute-cour tahitienne se réunit encore quatre fois en 1872 pour régler
les affaires entre sujets de la reine et en particulier les affaires de terre,
mais le vrai pouvoir politique et économique se trouve ailleurs, au
conseil de gouvernement et d’administration : l’exécutif est complexe et
le législatif absent puisque l’Assemblée législative ne se réunit plus
depuis 1866.
Les réformes tentées par La Roncière en 1869 sont abandonnées et
le nouveau commissaire de la République enterre définitivement les projets de retour aux garanties du Protectorat de 1842 et d’une administration locale payée par des recettes locales. Il gouverne en fait en consultant les avis d’un conseil composé de six fonctionnaires (Le Guay, ordonnateur et commissaire adjoint de la marine faisant fonction de directeur
de l’Intérieur ; Holozet, procureur de la République et chef du Service
judiciaire ; Doublé, lieutenant de vaisseau et directeur des Affaires indigènes ; Sourian, chef de bataillon de génie et directeur des Ponts et
chaussées ; sans oublier le chef de service de la Santé et le directeur de
l’artillerie) et de trois notables (Johnston, Sosthène Drollet et Etienne
Amiot – leurs suppléants sont Victor Raoulx, A. Servan et L. J. Laguesse).
Au Cercle civil ?
Les noms de ces notables figurent sur la liste des assesseurs du tribunal avec ceux d’autres habitants honorables : Pierre Bonnefin, Charles
Brunet, François Cardella, Jules Pater, Charles Séguin et Casimir Thunot.
Tous se retrouvent sans doute au Cercle civil avec Hégésippe
Langomazino (écrivain de marine), Théophile van der Veene (commissaire-priseur), Dorance Atwater (consul des Etas-Unis), Frédéric Smidt
(consul du Danemark), Enrique A. Schlumbach (consul de la république du Chili) et peut-être même avec C.J.C. Wilkens, le premier
consul de l’Empire allemand.
On n’y voit certainement pas Tepano Jaussen, évêque de Tahiti
depuis 1848 et qui a publié onze ans auparavant la première édition du
dictionnaire qui porte son nom, ni le révérend Juste-François Collette,
26
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
curé de la paroisse de Papeete, ni James Green, le dernier pasteur de la
London Missionary Society à la tête de la paroisse indépendante de
langue anglaise de Bethel, ni même Frédéric Vernier, pasteur de Paofai
et directeur de l’Eglise tahitienne de Papeete, ni certainement Charles
Viénot, directeur des Ecoles françaises indigènes. Alors que, sous la
direction de frère Théophile Guilhermier, se construit l’évêché de la
Mission et se reconstruit la cathédrale (rasée en 1870), Vernier et Viénot
lancent le 1er juin dans les colonnes du Messager un appel à “ MM. les
entrepreneurs qui voudraient se charger de terminer le temple indigène
de Papeete ”…
1872, c’est le temps de la réorganisation de la direction des Affaires
indigènes, de la valse des chefs aux Tuamotu et d’un véritable chassécroisé à la justice entre Tahiti, la Martinique et la Cochinchine : ainsi
Alexandre Holozet, nommé conseiller à la cour d’appel de la Martinique,
est remplacé par Charbonnet, juge au tribunal de 1ère instance de
Saigon ; Du Bahuno du Liscoët, président du tribunal supérieur et de la
haute-cour tahitienne, est nommé juge au tribunal de 1ère instance de
Saigon, alors que Berchon, ancien juge du tribunal de 1ère instance,
devient président du tribunal supérieur et que Pinaudier, ancien juge de
paix en Martinique, devient juge au tribunal de 1ère instance de
Papeete… Les justiciables peuvent compter sur les services compétents
d’Auguste-Benjamin Goupil, interprète pour la langue anglaise, de
Tapscott pour celle des îles Gilbert et archipels voisins, sur Barff et
Darling, interprètes de 1ère classe, sur Joinville, Cadousteau et Stringer,
élèves-interprètes pour la langue tahitienne.
Budget, subventions et argent
Le budget de l’exercice de 1872 est équilibré tant au niveau des
recettes, 510.000 fr. (dont 87.000 de contributions sur rôle, 232.000 de
contributions indirectes, de 159.000 de produits divers et de 32.000 en
recettes extraordinaires prélevés sur la caisse de réserve) qu’au niveau
des dépenses (452.000 obligatoires - dont 18.000 pour la solde du gouvernement, de l’administration et de la direction intérieure, 27.000 pour
celles de la reine et des chefs marquisiens et 41.000 pour l’instruction
publique – et 57.000 facultatives).
27
Les gendarmes perçoivent cette année-là une indemnité de litière
(500 fr.), le curé de Papeete celle de logement (720), les prêtres de
l’atoll de Anaa celles pour l’entretien d’un canot (720) ; que la fabrique
reçoit 1.500 fr., le temple 2.000, la propagande du vaccin 500 – tout
comme les archives confiées alors à Salot des Noyers – alors que les
capteurs d’amendes et de saisie touchent 2.000 fr.
En effet, malgré ce métier disparu depuis, malgré les 20 fr. de
contribution personnelle, malgré les 2 % de valeur locative de l’habitat
personnel de chaque contribuable, malgré les 8 classes de patente (de
celle des négociant/armateur/avocat/notaire à 600 fr. à celles des commissaire-priseur/médecin/pharmacien/chef d’institution et maître de
pension/distillateur à 400, des colporteurs de Tahiti et de Moorea à 100
ou des autres îles soumises au protectorat ou à la souveraineté de la
France à 50 fr.) ; malgré les 3 classes de licence des restaurateurs, cafetiers et aubergistes (4.000 fr. à Papeete et 500 dans les districts), malgré
les 12 droits de contribution indirecte, les taxes des lettres et des chiens
de la ville, la taxe d’octroi de mer de 9 %, malgré tout cet arsenal de
taxes (ou à cause de ?) il semble bien qu’il soit bien difficile de faire
entrer l’argent dans les caisses de la collectivité locale qui supportent
aussi les dépenses militaires et navales. Il faut créer, par arrêté du 12
juillet, pour les contribuables récalcitrants et les mauvais payeurs, un
atelier de discipline “ particulièrement affecté au nettoyage des rues de
la ville de Papeete, à leur entretien et à celui des routes ”, la moitié du
salaire payée aux dettiers, l’autre à la caisse.
Comment évaluer la valeur de l’argent en 1872 ? Le prix de la journée de traitement à l’hôpital militaire de Papeete est de 13,50 fr. pour
les officiers, de 11,50 pour un malade ordinaire salarié de l’Etat ou de
la colonie, de 10 pour un malade vraiment tout à fait ordinaire, de 6
pour un ouvrier et de 4 pour un indigent (alors que le salaire des
ouvriers marins de l’arsenal de Fare Ute varie de 1,50 à 2 fr., celui d’un
marin manœuvre de 1 à 1,50, que l’indemnité journalière d’un toohitu
est de 3 fr., que le prix de la journée d’un détenu est fixé à 1 fr. et que
le kg de viande de bœuf de première qualité ou de porc est de 1,50 fr.,
la solde mensuelle du gardien du poste de Fautaua de 20 fr., et le prix
d’une sépulture de 30 fr.).
28
Pierre Loti en costume d’aspirant lors de
son voyage dans le Pacifique (1872)
Doc. Beslu.
La Commission de commerce, ancêtre de la Chambre de Commerce
et d’Industrie, demande dans le Messager du 3 février le rétablissement
de la douane et l’abandon du système des taxes à “ une administration
qui ne se soucie pas assez de l’intérêt du contribuable ”, taxes dont les
“ augmentations ont grevé le commerce et [dont] les fonds ont été
dépensés sans résultat pour le bien de la colonie ”. Pour elle, “ l’administration ne doit prendre dans la poche du contribuable que ce qui est
nécessaire, absolument nécessaire, pour répondre aux besoins de la
communauté, pour satisfaire aux exigences impérieuses de la vie sociale. Quand elle va au delà, […] c’est un luxe. ”
La dette d’honneur de la défaite de 1870
L’indemnité de guerre, c’est-à-dire les 3 milliards de francs-or à
payer au vainqueur (qui évacue les territoires occupés de la métropole),
hante les pages du Messager de Tahiti dès l’appel du 8 avril lancé par le
Commandant Girard ; fonctionnaires, militaires et colons, sans oublier
la population locale, tous rivalisent de générosité pour déposer leurs
offrandes chez F. Cardella, Th. Van der Veen, V. Raoulx et Ch. Thunet.
Ainsi William Stewart donne 2.500 fr., les cadres de la plantation de la
Terre-Eugénie 1.500 fr., alors que le Commissaire de la République
abandonne 4 années de traitement de la Légion d’honneur (2.000 fr.),
le directeur des Affaires indigènes un mois de solde (300 fr.),
l’Ordonnateur 600 fr., “ à savoir 150 fr. comptant, et 450 fr. à retenir à
raison de 50 fr. par mois du 1er avril au 31 décembre 1872 ”, le Rév. P.
Collette 100 et les enfants de chœur de la paroisse de Papeete 5 fr., l’enfant de troupe Teissier 3 fr. Une loterie est même organisée, tirée le jeudi
9 mai ; les lots exposés au Cercle civil (à 1 fr. l’entrée) forment un inventaire à la Prévert : d’une robe de bébé à 12,50 fr. (don de Mme Holozet)
à la lampe/boîte à gants/3 lapins à 50 fr. (des dames de Saint-Joseph),
en passant par la couronne en pia de Mme Poroi (25 fr.), les 3 petits
cochons de M. et Mme Allenry et leur fils adoptif (30 fr.), la douzaine de
bas de Mlle B. Hamblin (7,50 fr.) et l’échiquier du P. Laval (20 fr.).
Pour le Commandant Girard, “ c’est une dette d’honneur que chacun doit acquitter, quand la patrie opprimée réclame son assistance ”.
30
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
Double nationalité, tahitienne et alsacienne
Comme aujourd’hui, le problème de la nationalité est d’actualité en
1872. Il y a d’abord le 10 mai l’arrêté 134 du Commandant Commissaire
de la République qui stipule dans son article 2 : “ Nulle personne étrangère à la nationalité tahitienne ne peut séjourner dans les Etats du protectorat sans avoir obtenu un permis de résidence. Sont seuls dispensés
[…] les fonctionnaires publics, les officiers, sous-officiers et soldats en
activité de service, et par suite leurs femmes, leurs enfants habitant avec
eux. ”
Il y a, ensuite, à partir du 15 octobre, lié à la cession de l’AlsaceLorraine à l’Allemagne, l’obligation pour les personnes originaires de
ces territoires, domiciliées ou de passage, de choisir leur nationalité par
une déclaration d’option si elles tiennent à leur nationalité française,
“ sous peine d’être considérées comme ayant opté pour la nationalité
allemande. […] Les mineurs et les femmes pourront également opter
pour leur nationalité, avec l’assistance de leurs représentants légaux. ”
La rentrée est fixée au 7 octobre
Loti aborde dans son roman le corps enseignant au travers d’“ un
bonjour moitié amical, moitié railleur, - un peu terrifié aussi, - [adressé]
à une créature baroque qui passait, […] vieille fille, demi-blanche,
métis efflanquée d’Anglais et de Maorie, […] ancien professeur à l’école de Papeete ” et à qui, de surcroît, Rarahu tire la langue. Pourrait-il
s’agir de Teuira Henry, alors âgée de 25 ans (fille d’Isaac Henry et d’Eliza
Orsmond née Teumere a Opea) qui, ayant souhaité son élève “ lui succéder dans son pontificat ”, la voit “ saisie de terreur à la pensée de cet
avenir, […] prendre sa course jusqu’à Apiré, quittant du coup la haapiiraa (maison d’école) pour n’y plus revenir… ” ?
Pourtant le 12 avril le Commandant Girard décide d’encourager
l’enseignement de la langue française dans les écoles des districts et
d’allouer aux instittuteurs, titulaires ou suppléants, un supplément
annuel de 60 fr. (mais un seul par école) que perçoivent dès le 21 mai
les Pères Sylvestre à Hitiaa, Richard à Tautira, Ortaire à Papara, Latuin à
Punaauia, ainsi que les suppléants Tetuaiteruru vahine à Faaa, Etaeta
tane et Raufaki tane à Arue, Amaru tane à Papetoai et Erere tane à
31
Haapape et même, le 28 novembre, d’une gratification supplémentaire
de 50 fr. “ comme témoignage de satisfaction pour la manière dont […
] l’école est dirigée, notamment en ce qui concerne l’étude de la langue
française ”, pour Etaeta à l’école protestante de Arue, pour Raufaki à
l’école catholique et pour Erere à Mahina.
Le 25 juillet est publié le programme et le règlement des Ecoles
libres proposés le 2 avril par l’évêque Tepano Jaussen et approuvé par
le Commandant Girard le 9 :
Règlement intérieur
Prière : Notre Père
Cantique
Deux heures de classe par jour, le samedi excepté
Demi-heure de lecture pour les plus grands enfants
Demi-heure d’écriture
Cinq minutes de répit et pour fumer
Une heure de calcul ou de géographie
Cantique
Prière : Notre Père, et renvoi à la maison
On approprie l’école le vendredi
Liberté, comme en famille, pour entrer, sortir et parler un peu
La seule punition reçue : arracher de l’herbe après l’école et menus travaux de
jardinage ou de culture
Programme
Instruction morale et religieuse
Lecture en tahitien et en français
Ecriture
Analyse grammaticale
Phrases en tahitien et en français
Calcul
Géographie
Chant
Dans le cadre de l’Instruction publique, les détails de la remise des
prix du 5 au 8 août aux 104 élèves des Ecoles libres de Papeete et aux
29 de Papeuriri sont publiés en français, en tahitien et en anglais dans
le Messager du 27 juillet, mais la place nous manque pour citer tous les
titulaires…
Quelques annonces
Quelques annonces ou plus exactement autorisations de mariage
sont publiées en 1872 (mais nous ne verrons pas celle de Loti et
Rarahu) : Antoine Jean-Baptiste Auméran avec Mme veuve Kaumatangi
née Farenuu a Tepaia, A-Nyen n°766 (cultivateur immigrant chinois de
32
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
Teavaro) avec Tetau a Vahapata, A-Foo n° 150 (charpentier de Papeete)
avec Teriiura a Tehuiarii, Chim-Look n° 243 (cultivateur de Pirae) avec
Maui a Moeore, ainsi que Joannou Stergios (restaurateur à Papeete)
avec Adèle Pater ; Jean-Baptiste-Benoît-Marie Agnieray (marchand à
Papeete) avec Adèle Morand…
Comme tant d’autres, Loti déplore l’arrivée de la civilisation et “ la
sauvage poésie [qui] s’en va avec les traditions et les coutumes du
passé ”. Pourtant l’ancienne civilisation résiste bien dans les colonnes
du Messager : ainsi entre autres le 21 septembre “ l’indigène Tairapa a
Hou, demeurant à Teaharoa, île Moorea, fait connaître qu’il a mis le tapu
sur les pandanus et tous autres objets qui se trouvent sur la terre Aroa
[…]”, tout comme “ la femme Huamanu a Faatauvira, demeurant à
Punaauia, [qui] fait connaître à tout le monde et principalement aux
gens du sous-district Moine, à Punaauia, qu’elle a mis le tapu sur tous
les produits qui se trouvent actuellement et à venir sur les terres
Tepunaiti, Tepapa et Moarau, […] tels que maiore, cocos, ignames,
etc., etc., et que toute personne qui ne tiendra pas compte du présent
avis sera rigoureusement poursuivie devant les tribunaux ”. Remarquons
que le mot tapu est “ rendu ” par rahui dans le texte tahitien de l’annonce !
Si Loti s’amuse encore à attacher les nattes de deux têtes chinoises
dans le théâtre de San Francisco, c’est plus sérieusement, le 23 juin à
Tahiti, que Nounou a Tepaua, âgé de 40 ans, conseiller de district, né et
demeurant à Papenoo, est condamné à 5 ans de réclusion pour avoir, à
l’aide d’une bûche de bois de goyavier, porté des coups et blessures
faites volontairement, mais sans intention de donner la mort, au Chinois
Sum-Moon, qui décède peu après. Est-ce pour cela et pour d’autres raisons que, le 19 août, plusieurs Chinois résidant à Tahiti demandent au
Commandant Girard l’autorisation de pouvoir “ constituer une société
de secours mutuels et de créer un hôpital ou maison de refuge pour les
membres de cette société ” ? Le Messager en publie le 27 décembre les
statuts ainsi que la liste des 19 membres fondateurs (John Smith, Lee
You, Wong Atoong, Chee Ayée, Tanglune, Hinsang, Cheong Shun, Lee
33
Shun, Huipat, Hotie, Quan Shun et Hoong Yoon) et, le 31, l’arrêté 254
qui nomme No Foo Sii dit John Smith interprète près les tribunaux du
Protectorat (au traitement de 600 fr. par an à imputer sur les fonds du
service Local) ?
La mort
La mort hante les îles de la Société : pour 10.000 habitants à TahitiMoorea, sont enregistrés 198 naissances, mais 315 décès en 1872. Peu
avant son départ, Loti décrit le lâcher des oiseaux chanteurs dans la vallée de la Fautaua par la petite-fille de Pomare IV, la princesse Teriinuiouru-maoua-iterai, qui préfigure sa mort et son enterrement le vendredi
20 décembre relaté par le Messager :
“ […] Les indigènes rangés par district, formaient la haie de
chaque côté de la rue de Rivoli, tous revêtus de vêtements de deuil ; la
plupart, particulièrement les femmes, avaient même coupé leur chevelure, selon l’ancienne coutume locale. […]
“ Le nombreux cortège qui, avec la Reine et sa famille, accompagnait le cercueil, s’est rendu au temple protestant, précédé par les cavaliers d’escorte portant un crêpe à la lance et par des gendarmes à pied
en armes, en suivant les rues de Rivoli, de Bréa et les quais, dans le plus
grand recueillement. Les maisons étaient désertes ; toute la population
assistait à cet enterrement, ainsi que les consuls des différentes puissances représentées à Tahiti.
“ A son entrée au temple, le corps a été salué de 21 coups de canon
par l’artillerie de marine, et la cérémonie religieuse a commencé, MM.
Green et Vernier, pasteurs protestants, ont successivement adressé à
Dieu leurs prières pour cette jeune princesse arrachée si prématurément à la tendresse de ses parents, et les himene des districts ont alterné
leurs chants religieux.
“ La Reine ayant désiré que sa petite-fille chérie, son enfant de prédilection, fût enterrée dans sa propre demeure, le cortège s’est rendu de
nouveau à la maison mortuaire, où elle devait être déposée. […]”
Julien Viaud, qui a quitté Tahiti en juillet 1872 et publié le Mariage
de Loti en 1879, s’est-il tenu au courant de l’actualité de Tahiti et des
îles ?
R. Koenig
34
La légende de Loti
et la vérité sur Tahiti
Rupe, rupe, Farani !
Rupe, rupe, Tahiti 14
[…]
C’est à Papeete15 que débarqua, vers 1872, le commandant Viaud,
alors aspirant de vaisseau et c’est son séjour dans l’île qu’il raconte dans
le Mariage de Loti.
Vous savez le thème de ce petit poème délicat et charmant, feu d’artifice de couleurs et chanson vibrante de mots qui disent si exactement
le paysage et la vie de Tahiti ; alanguissement charmeur de phrases qui
traduisent le calme profond de ces bois troués de soleil d’or et le silence
incommensurable de ces nuits baignées de lune ou criblées d’étoiles.
Au point de vue des descriptions, le Mariage de Loti est un chefd’œuvre de vérité et de justesse.
Mais là où Loti se trompe, où son talent de poète l’égare, c’est dans
la peinture de l’âme maori.
14 Fleuris, fleuris, ô France ! Fleuris, fleuris, ô Tahiti ! (Vieille chanson indigène)
15 N. E. C’est en faisant l’inventaire de la Bibliothèque de la SEO que nous avons découvert le
texte de ce petit ouvrage [Br/8/16d/144] de 23 pages en format 13x21 peut-être non cité dans
la Bibliographie de P. O’Reilly, conférence faite à la « Fraternité des peuples» à Paris : « Pour
toutes nos loges sœurs, pour tous ceux qui ne se désintéressent pas complètement du bon
renom mondial de la France & de l’œuvre de civilisation & d’humanité, la loge. «La fraternité
des peuples» a décidé l’impression de cette conférence [le] le 18 juillet 1905» et dont nous ne
publions que quelques extraits, pp. 7-9 ainsi que la conclusion p. 23.
Le nom de la franc-maçonnerie a souvent été associé à celui de Tahiti.
Aussi bien, au Japon, n’a-t-il vu que Mme Chrysanthème, et il y avait
alors, déjà, bien autre chose à entrevoir, dans ce grand peuple, que ce
bibelot joli d’étagère ; aussi bien, à Tahiti, n’a-t-il vu que la jeune
Rarahu, la sauvagesse grêle qui pour lui incarne l’âme de ce lointain
mystérieux.
La femme maori serait, d’après Loti, une mignonne petite âme
rêveuse, vaguement éprise de poésie, un être capricieux et inintelligent,
aimant les fleurs, les eaux, les palmes vertes, tour à tour passive et
ardente, — on ne sait trop bien au juste, — un petit corps et un petit
esprit d’animal caressant et bon.
Loti a vu faux, ou bien il n’a vu qu’une seule Rarahu ne ressemblant
nullement aux autres vahine (femmes) de ce pays.
Ce peintre prestigieux des paysages tropicaux s’attache à crayonner
et colorier la forme extérieure, et, s’il saisit ainsi jusqu’à l’âme des
choses, le fond de l’être humain lui échappe le plus souvent. Il ne décrit
jamais que la silhouette vivante.
L’indigène de Tahiti ressemble en tous points, en effet, à nos paysans et à nos pêcheurs français. Il a la même mentalité que ceux-ci, et
nous vous défions de trouver une Rarahu en Beauce ou sur la côte bretonne.
En tous cas, ce livre merveilleux et charmeur a fait à ce peuple
autant de mal que la mauvaise administration locale a pu jeter de misère
sur le pays.
On ne va plus à Tahiti sans avoir préalablement lu l’idylle du
Mariage de Loti ; et fonctionnaires et officiers, colons, soldats et marins
veulent tous y vivre, à leur tour, la légende du jeune aspirant.
La tâche à accomplir, administrative, militaire ou civilisatrice, est
oubliée : elle n’existe plus ; il faut retrouver Rarahu, et on la cherche,
hélas ! vous devinez où…
Il s’ensuit que la légende n’étant qu’une légende, la prostitution la
plus effrontée a remplacé dans la colonie les mœurs simples des indigènes.
Tout le monde y vit en concubinage ; même les fonctionnaires les
plus haut placés qui s’attirent ainsi le mépris des naturels, car il y en a
beaucoup parmi ceux-ci, sachant distinguer les nuances morales dont
l’européen, emballé, a perdu la notion.
36
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
Et, sauf les courageuses exceptions d’honnêtes hommes ayant su se
sacrifier aux enfants que leur amourette a produits, c’est une population
de petits métis abandonnés et malheureux que les générations de fonctionnaires et d’officiers laissent successivement derrière elles, semant
l’insouciance de l’enfance pauvre et nue dans un pays où le culte et le
respect de l’enfant sont une des qualités de la race.
Quant aux filles indigènes, elles ne sont plus qu’une chair à plaisir
qui finit dans l’alcoolisme et la syphilis : deux maux hideux que la population ne connaissait pas.
Il y a là une œuvre de moralisation à faire et qui devrait commencer
par un rappel énergique de l’Administration locale à la dignité et au
simple respect de la fonction dont le Ministre des Colonies revêt ses
divers mandataires.
Telle est la critique que nous adressons à l’œuvre de Loti, non pas
à l’œuvre littéraire, qui ne saurait en subir aucune, mais à ses effets involontaires ; encore s’adresse-t-elle plutôt à nos naïfs colons et à nos fonctionnaires, à ces derniers surtout, qui perdent dans ce pays toute leur
dignité, toute leur énergie, tout leur prestige.
Il faut avouer que ceux-ci sont de bien stupides snobs pour ne voir,
au cours de leur séjour colonial, qu’une occasion ou un besoin de
revivre le petit ménage de Rarahu et Loti, prenant pour une réalité ce qui
ne fut qu’un gracieux poème.
Aussi sots nous paraîtraient ici ceux qui voudraient par pur snobisme, revivre la légende d’Hermann et Dorothée ou quelque autre idylle
de ce genre…
Cela vous dit et la mentalité futile et le recrutement bizarre des fonctionnaires du Ministère des Colonies. — Dès leur arrivée à Tahiti, les
questions vitales de la Colonie leur deviennent indifférentes, ou bien ils
ne les aperçoivent pas. Tahiti, c’est, uniquement, l’endroit où l’on a pour
pas cher des femmes couronnées de fleurs, vêtues de longues blouses
aux couleurs brutales, et dont le langage naïf a la caresse bête des câlineries des filles de maisons publiques : et cela leur suffit.
Aussi, dans cette Colonie démoralisée, les fonctionnaires dignes, ou
simplement mariés, passent comme des silhouettes anachroniques, et
force leur est, sous peine de représailles cruelles, de saluer la vahine de
37
tel personnage, vahine qui présidera d’ailleurs, à côté de leurs femmes,
aux fêtes officielles.
Mais laissons là la légende de Loti et les pauvres sots qui la rêvent
éternellement, ne trouvant pas mieux à faire. Voyons ce pays lointain tel
qu’il fut autrefois, tel qu’il est aujourd’hui ; examinons ses ressources ;
ce qu’on aurait pu faire ; étudions les maux dont il souffre actuellement
et les remèdes qu’on pourrait lui apporter.
Enfin nous dévoilerons l’avenir ignoré de ce pays délaissé, de ce
paradis terrestre créé pour un peuple heureux, et qui languit d’être français, parce que nous lui imposons une administration incapable et futile
et une vie contraire à sa nature spéciale.
Ce pays merveilleux fut, en effet, autrefois, très heureux, même dans
les temps sauvages.
[…]
Ce que nous voudrions voir, nous républicains, c’est le Ministère
des Colonies se décider enfin à répandre dans ce malheureux pays, qui
meurt surtout des religions terrorisantes, un peu d’esprit laïque, l’instruction rationnelle qui n’y a jamais été organisée, et, avec elle, les idées
d’association qu’on étouffe, de solidarité qu’on néglige. Ce que nous
voudrions encore c’est qu’on y rétablît la Dignité et la justice. Ainsi parviendrait-on à ramener, à travers le progrès scientifique et social, ces
malheureuses populations aux temps heureux de leurs liberté premières, au bien-être physique et moral que nous nous étions engagés à
leur donner en échange de leur soumission et de l’abandon généreux de
leur sol natal.
Mais quelle voix s’élèvera vers la bonne volonté d’un ministre ?
La presse ignore, ou est payée pour se taire.
La France métropolitaine n’a jamais su exactement ce qui se passe
au delà de Marseille, à plus forte raison par-dessus les Amériques ; et
quant aux députés en velléité d’interpellation — on l’a vu dernièrement,
— toutes les fois qu’il s’agit des Colonies, ils savent docilement se
contenter de promesses avant même d’avoir osé ouvrir la bouche à la
tribune pour dire ce qu’ils peuvent avoir appris, tant la politique rend
veules et lâches les meilleurs de ceux qu’elle enlise dans ses fanges.
38
Supplément au Mariage de Loti • Loti colonial • Avril - Septembre 2000
Fidèle aux traditions de la Maçonnerie, la Loge la Fraternité des
peuples — que son titre distinctif semblait designer — veut prendre en
main cette cause, heureuse si elle pouvait arriver à soulager ceux qui
souffrent au loin sur une terre française, et fière d’apporter ainsi le
témoignage délateur de sa vigilante sollicitude pour tout ce qui touche
aux intérêts de notre pays en même temps qu’à l’œuvre de civilisation et
de progrès, de moralisation et de justice.
On avouera que nous sommes loin de la légende de Loti.
Doc. S.E.O.
39
L’opéra de Loti
L’Île du Rêve
de Reynaldo Hahn
16
Pourquoi Loti rend-il toujours le même son ?
– Ses romans sont tous écrits sur la même note.
– Sa lyre n’a qu’une corde, concluait Bouvard 17.
Cette boutade de Proust en forme de pastiche montre bien toute la
difficulté de transposer à la scène, et en musique, une prose aussi intime
et ténue que celle de Pierre Loti. Pourtant, plusieurs musiciens français
s’y sont appliqués à la fin du XIXème siècle, époque où toute réussite
artistique doit être confirmée – sur le plan social – par le théâtre. Cela
amène des romanciers comme Zola ou Goncourt à n’avoir de cesse de
triompher sur les planches, ambition à laquelle sacrifiera également
l’auteur d’Aziyadé.
L’Île du rêve mise à part, ces adaptations musicales sont au nombre
de trois, Madame Chrysanthème (comédie lyrique en quatre actes, un
prologue et un épilogue, livret d’André Alexandre et Georges Hartmann,
16 Pour une étude développée de cette œuvre, voir : Philippe Blay, L’Île du rêve de Reynaldo
Hahn : contribution à l’étude de l’opéra français de l’époque fin de siècle, Paris, 3 vol. (924 p.),
thèse nouveau régime, musicologie, Tours, 1999.
N. E. Nous remercions M. Blay qui a offert à la Bibliothèque de la SEO un exemplaire de sa
thèse et fort aimablement accepté de revoir son article pour ce Bulletin. La version originale se
trouve à la disposition des chercheurs et des curieux au siège de la Société.
17 Marcel Proust, «Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet», in Les Plaisirs et les jours,
éd. établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, [Paris], Gallimard, impr. 1976,
cop. 1971, p. 58, coll. «Bibliothèque de la Pléiade».
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
musique d’André Messager, créée le 30 janvier 1893, à Paris, au théâtre
de la Renaissance), Pêcheur d’Islande (drame en quatre actes et neuf
tableaux de Pierre Loti, en collaboration avec Louis Tiercelin, musique
de scène de Guy Ropartz, créé le 18 février 1893, à Paris, au Grand
Théâtre) et Le Spahi (poème lyrique en quatre actes, livret d’André
Alexandre et Louis Gallet, musique de Lucien Lambert, créé le 18
octobre 1897 au Théâtre national de l’Opéra-Comique ; cette œuvre a
obtenu le prix du Concours musical de la ville de Paris en 1896.
On peut signaler également que, dès 1887, l’année qui suit la parution du roman, Jules Massenet avait envisagé de mettre en musique
Pêcheur d’Islande, dont Henri Meilhac aurait tiré un livret. Mais ce projet n’aboutira pas. Massenet sera néanmoins inspiré par la figure de Loti
et écrira un quatuor vocal, avec piano et déclamation, intitulé La Vision
de Loti, sur un poème d’Édouard Noël, publié en 1913 chez Heugel.
Au début du XXe siècle, le 29 février 1908, sera créée au Théâtre
national de l’Odéon une pièce de théâtre en cinq actes et douze tableaux
tirée de Ramuntcho par l’auteur lui-même, dans une mise en scène
d’André Antoine, avec une musique de scène de Gabriel Pierné.
Comme le souligne Henri Borgeaud, aucun de ces ouvrages n’eut
de véritable succès, car les textes de Loti «offraient peu de ressources
aux librettistes au point de vue scénique18», la même remarque fut
d’ailleurs faite lors de la présentation des pièces que Loti tira de ses
romans les plus célèbres, Pêcheur d’Islande et Ramuntcho. Ces adaptations ne tinrent donc l’affiche que peu de temps, la critique trouvant
que tout cela manquait d’intérêt19.
La seule œuvre lyrique française qui est restée au répertoire, et que
l’on a prétendu être inspirée par un récit de Pierre Loti, est Lakmé de
Léo Delibes. Mais, en dehors du fait qu’y sont relatées les amours d’une
indigène et d’un Européen, cet opéra n’a aucun rapport avec Le Mariage
18 Henri Borgeaud, «L’œuvre de Pierre Loti et les musiciens», La Revue maritime, février
1950, nouvelle série, no 46, p. 274.
19 Madame Chrysanthème, dont la première fut pourtant triomphale, n’eut que 10 représentations et ne fut jamais reprise à cause du succès de Madame Butterfly de Puccini, au sujet
similaire, donnée pour la première fois à l’Opéra-Comique le 28 décembre 1906. Le Spahi n’en
eut que huit.
41
de Loti dont il serait tiré. Certes, Philippe Gille et Edmond Gondinet proposèrent effectivement à Delibes de mettre en musique ce texte, si l’on
en croit le témoignage d’Arnold Mortier20. Mais, d’après de récentes
recherches, si Le Mariage de Loti a pu orienter l’inspiration de Delibes
vers l’exotisme, c’est un ouvrage de l’orientaliste Théodore Pavie (18111896), Scènes et récits des pays d’outre-mer21, dont trois chapitres
concernent l’Inde («Les babouches du brahmane», «Sougandhie»,
«Padmavati»), qui a finalement servi de point de départ à ses librettistes22. Le plus étonnant, dans le cas de Lakmé, c’est qu’un rapprochement aussi superficiel ait pu perdurer. Il montre, en tout cas, l’importance que les mentalités peuvent attacher à l’entretien d’un lien entre le
récit d’un écrivain connu et une œuvre lyrique célèbre.
Apparemment, c’est Massenet lui-même qui encourage son jeune
élève Reynaldo Hahn à s’intéresser au livret de L’Île du rêve, considéré
tout d’abord comme la matière d’un immense exercice de composition23. C’est ce qu’indique le compositeur lui-même au journaliste Léon
Parsons : «Je n’avais pas vingt ans ; quittant Paris pour un séjour à la
campagne, j’allai voir mon cher maître Massenet, lui demandant de
20 Arnold Mortier, Les Soirées parisiennes de 1883 : un monsieur de l’orchestre, préf. par
Ch. Gounod, Paris, Dentu, 1884, p. 170.
21 Paris, Michel Lévy, 1853, VIII-472 p.
22 Cette source du livret de Lakmé a été découverte par Charles P. D. Cronin et Betje Black
Klier (« Théodore Pavies’s Les Babouches du brahmane and the story of Delibes’s Lakmé»,
Opera Quarterly, 12 April 1996, p. 19-33), grâce à des articles parus dans Le Petit Courrier
(Angers) en 1927 et dans La Province d’Anjou en 1933. Voir à ce sujet : Hervé Lacombe,
« Lakmé ou la fabrique de l’exotisme », in « Lakmé, Léo Delibes », L’Avant-Scène opéra,
1998, no 183, p. 68-73. On peut supposer que Gille et Gondinet ont renoncé à une adaptation
du Mariage de Loti car Pierre Loti avait déjà autorisé Pierre Giffard, en 1882, à tirer une œuvre
lyrique de cet ouvrage.
23 Arthur Pougin, dans sa « Semaine théâtrale « (Le Ménestrel, dimanche 27 mars 1898)
informe ses lecteurs qu’à l’origine L’Île du rêve n’était qu’un devoir et précise : « Ce n’est que
par la suite que l’œuvre subit certaines modifications, certaines transformations qui lui donnèrent l’apparence d’une œuvre scénique. « H. Borgeaud indique : « C’est grâce à lui [Massenet],
que le livret de l’Ile des rêves fut confié à Reynaldo Hahn alors âgé de 17 ans […] » (« L’œuvre
de Pierre Loti et les musiciens «, art. cit. , p. 276). Bernard Gavoty affirme pour sa part,
sans citer sa source : « Un jury de compositeurs, parmi lesquels Charpentier, Puget,
Paladilhe, Widor et Théodore Dubois, a élu ce livret parmi bien d’autres soumis à son choix. «
(Reynaldo Hahn : le musicien de la Belle Époque, Paris, Éditions Buchet-Chastel, impr. 1976,
note 4, p. 55, coll. « Musique »). Nous n’avons retrouvé, jusqu’à présent, aucune trace de
ce comité de lecture.
42
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
m’indiquer un travail profitable à faire, quelque chose comme un devoir
de vacances. Massenet m’envoya à M. Hartmann qui avait dans ses
tiroirs un livret de théâtre qui est celui auquel j’ai adapté ma musique24.»
Le roman dont ce livret est tiré, Le Mariage de Loti, est le deuxième
ouvrage publié par Julien Viaud qui adoptera par la suite le nom de son
héros comme pseudonyme. À sa sortie, en 1880, le livre obtient un tel
succès que l’éditeur, Calmann Lévy, doit le rééditer dans l’année25.
Le projet d’écrire une œuvre lyrique à partir de ce texte à la mode
date, semble-t-il, de 1882. L’écrivain autorise alors Pierre Giffard26 à tirer
un opéra-comique de son roman et accepte que le librettiste «ait toute
liberté pour agrandir le cadre, multiplier les personnages, modifier le
dénouement, en un mot approprier Le Mariage de Loti aux exigences du
théâtre, tout en conservant le sentiment général du livre27». C’est le compositeur Robert Planquette – lequel s’était surtout illustré dans l’opérette
24 « L’Ile du Rêve, chez M. Reynaldo Hahn », La Presse, jeudi 24 mars 1898.
25 Le succès des ouvrages de l’écrivain tient également à l’image alors positive de la France
coloniale : « L’engouement pour l’œuvre de Loti, après 1880, relevait de cette imprégnation
lente d’une société par son empire. De chacune de ses missions, le marin rapportait une aventure, en Turquie avec Azyiadé, en Polynésie avec Le Mariage de Loti, en Afrique noire avec Le
Roman d’un spahi, au Japon avec Madame Chrysanthème. Reproduits en volumes ou en
feuilletons, prépubliés dans les revues, ces récits apportaient des images et des odeurs de
l’empire à domicile comme aujourd’hui le cinéma ou la télévision. « (Jocelyne George, JeanYves Mollier, La Plus Longue des Républiques, 1870-1940, [Paris], Fayard, impr. 1994,
p. 268).
26 Né en 1853, Pierre-Louis Giffard est à la fois journaliste (Le Gaulois, Le Figaro), auteur
d’ouvrages de vulgarisation scientifique et d’actualité (La Lumière électrique, 1879 ; La Vie en
chemin de fer, 1887 ; La Vie au théâtre, 1888) et de pièces de théâtres (Le Manequin, comédie
en trois actes créée au théâtre Dejazet en 1880 ; Le Volcan, créé au théâtre du Palais Royal en
1882). « Malgré le talent déployé dans ces spirituelles compositions [des saynètes à deux ou
trois personnages], l’auteur s’est vu refuser l’accès de la Société des auteurs dramatiques,
sous prétexte que les pièces jouées au théâtre Dejazet ne comptaient pas. M. Pierre Giffard a
été appelé en 1887 par M. Marinoni à la direction du service des informations et de la télégraphie au «Petit Journal», service qu’il a créé de toutes pièces, et qui est aujourd’hui le plus
puissant qu’il y ait dans la presse du monde entier. » (Grand Dictionnaire universel du XIXe
siècle, [Supplément 4], éd. par Pierre Larousse, Nîmes, C. Lacour, 1992, p. 1315, coll.
« Rediviva », reprod. en fac-sim. de l’éd. de Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, 1890).
27 H. Borgeaud, art. cité, p. 274.
43
– qui est chargé d’écrire la musique28. Mais Giffard et Planquette ne réalisent pas ce projet.
Finalement, ce sont Georges Hartmann29 et André Alexandre30, deux
habitués des adaptations lyriques des œuvres de Pierre Loti, qui en héritent. Comme l’affirme H. Borgeaud : «En 1890 et 1891, Loti passa plusieurs contrats avec l’éditeur et librettiste Georges Hartmann. Il lui
donna notamment l’autorisation de faire des pièces de quelque genre
que ce soit, de Madame Chrysanthème, de Mon frère Yves et du
Mariage de Loti31. Afin de se démarquer du projet initial de Giffard et
sans doute pour éviter des problèmes de droit32, «il fut entendu que la
pièce porterait le titre de l’Ile des Rêves et serait inspirée par des épisodes, non seulement du Mariage de Loti, mais de Fleurs d’ennui et de
Propos d’exil33. « D’après Christian Genet et Daniel Hervé, Pierre Loti se
28 D’après H. Borgeaud, Robert Planquette s’est non seulement engagé à écrire la musique,
mais aussi à orchestrer et intercaler dans l’opéra un « prélude de Loti », écrit pour piano par
l’écrivain lui-même. Borgeaud précise en note : « M. Samuel Loti-Viaud [le fils de P. Loti], n’a
pu nous fournir aucune indication sur ce prélude ; il ignore s’il a été écrit et même si son père a
composé des œuvres musicales. », art. cité, p. 274).
29 Georges Hartmann, de son vrai nom Jean-François Romain (1843-1900) : éditeur de musique
parisien (il est l’éditeur de Massenet de 1868 à 1891, année où son fonds est racheté par Heugel)
et librettiste ; il s’essaye aussi à la composition. Il collabore aux livrets d’Hérodiade (sous le
pseudonyme d’Henri Grémont, en collaboration avec Paul Milliet et Angelo Zanardini) et de
Werther (en collaboration avec Édouard Blau et Paul Milliet) de Massenet. Avec André Alexandre,
il écrit le livret de Madame Chrysanthème (1893) de Messager, d’après l’œuvre de Pierre Loti
(voir : Anick Devriès, François Lesure, Dictionnaire des éditeurs de musique français, volume
II, de 1820 à 1914, Genève, Éditions Minkoff, 1988, p. 210-213, coll. « Archives de l’édition
musicale française, IV, 2 »). R. Hahn dédie « à Monsieur Georges Hartmann » sa mélodie Seule,
sur un poème de Théophile Gautier, incorporée dans le Premier recueil de mélodies.
30 André Alexandre (1860-1928) : poète et auteur dramatique, il est l’auteur de recueils de
poèmes (La Lande en fleur, 1880 ; Le Sonneur de biniou, 1881), ainsi que de pièces de théâtre
et de livrets. Outre Madame Crysanthème (voir note précédente), il écrit avec Louis Gallet le
livret du poème lyrique de Lucien Lambert Le Spahi (1897), d’après Le Roman d’un spahi de
Pierre Loti. Massenet a composé des mélodies sur ses textes.
31 H. Borgeaud, art. cité, p. 276.
32 Ce qui fut le cas en 1893, lors de la création de Madame Chrysanthème de Messager dont
« l’apparition provoqua des conflits : Loti en signant son contrat avec Hartmann avait complètement oublié qu’il avait déjà – en 1888 – accordé à MM. Henri Bocage et de Courcy le droit de
tirer un livret de son roman. » (H. Borgeaud, art. cité, p. 276).
33 Ibid. Borgeaud ajoute : « D’autre part les personnages ne devraient pas porter les noms du
Mariage de Loti. » C’est en effet le cas dans le livret (qui ne s’inspire ni de Fleurs d’ennui ni de
Propos d’exil), puisque Mahénu devient Rarahu ; Harry Grant, Georges de Kerven (le nom tahitien de Loti demeure cependant) ; Taïmana, Téria (nom d’une suivante de la reine dans le
roman) ; Tahaapaïru, Taïrapa ; la princesse Ariitéa, Oréna. Quelques personnages secondaires
gardent néanmoins leur nom (Tseen-Lee, Faïmana), ainsi que le frère disparu (Rouéri).
44
Doc. Blay.
serait alors «engagé à écrire des épisodes nouveaux pour faire une différence plus nette entre les œuvres» et Reynaldo Hahn «aurait même
adapté des airs tahitiens fournis par l’écrivain34. »
Hahn, comme son ami Marcel Proust, a été marqué très tôt par les
romans de Pierre Loti. Dans une lettre à l’écrivain voyageur, le jeune
compositeur exprime l’impact décisif que son style a produit sur sa personnalité : «Si dans mon humble talent, on distingue un peu de poésie,
c’est en grande partie à vous que je le dois […]. Vous avez charmé et
mélancolisé toute mon adolescence35. »
Interviewé dans La Patrie au moment de la création de L’Île du
rêve, Hahn se montre d’ailleurs confiant face au problème de la transposition musicale du texte lotien : « – Oui, nous dit M. Hahn, les romans
de M. Pierre Loti m’ont toujours enthousiasmé, et j’ai toujours cru qu’on
pouvait en extraire des sujets offrant de superbes thèmes à des compositeurs36. »
L’homme est d’ailleurs pour lui tout aussi suggestif que sa prose :
«Pour moi, Pierre Loti est un type idéal. C’est le jeune poète qui voyage,
ardent et sensible, et qui, de ses tournées lointaines, nous rapporte des
parfums37…»
34 Pierre Loti, l’enchanteur, Gémozac, C. Genet, 1988, p. 424. Dans le même ouvrage, il
est précisé que Pierre Loti, bon pianiste, a noté lors de son voyage en Polynésie des airs de
chansons tahitiennes (p. 417). H. Borgeaud indique également que « Loti s’engageait de son
côté à fournir […] les airs populaires qu’il avait rapportés de Tahiti » (art. cité, p. 276).
L’écrivain confirme tout cela à propos de la chanson tahitienne de l’acte III de L’Île du rêve
(« Tihi ‘ura teie ») qui est un chœur « tahitien, un vrai, celui-ci, un chant d’enfantine barbarie
rapporté de l’île ombreuse. « (Reflets sur la sombre route, Paris, Calmann-Lévy, 1899, p.
75 ; une note dans l’édition chant et piano précise qu’il s’agit d’un « air populaire de la
Polynésie », p. 88). Mis à part ce chœur et, sans doute, la modification des noms tahitiens,
il n’y a pas eu d’autre intervention manifeste de P. Loti dans l’agencement du livret qui ne
contient pas d’épisodes nouveaux par rapport au Mariage de Loti.
35 Cité in Lesley Blanch, Pierre Loti, Paris, Seghers, 1986, p. 219.
36 J. Lecocq, « La vie théâtrale », La Patrie, jeudi 24 mars 1898.
37 L. Parsons, « L’Ile du Rêve, chez M. Reynaldo Hahn », La Presse, 24 mars 1898, art.
cité, p. 2.
46
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Au début de son travail, il fait part à son ami Édouard Risler38 de son
enthousiasme pour Le Mariage de Loti et ne peut s’empêcher, à cette
occasion, de réveiller leur inlassable et amicale querelle à propos de
l’art allemand et de l’art français :
«Mardi […] Dis moi comment tu as trouvé le livre de Loti ; n’estce pas un chef d’œuvre de simplicité charmante ! franchement, mon
vieux, à côté de ça, Werther est bien embêtant ! Tu bondis, je te vois d’ici.
Mais, que veux-tu, je suis franc, avant tout, en matière d’art, et quand
Goethe m’embête et que Loti m’intéresse, je le dis. Je t’entends me dire,
cher ami, qu’il ne faut pas comparer : on dit toujours ça ; mais, si, au
contraire, il faut comparer, et toujours comparer. La comparaison est
une forme admissible de la pensée. […] enfin, tu m’as donné du courage pour l’Ile des Rêves ; je vais travailler [pour ? ]»
En mettant en garde Risler contre la fausse simplicité et la facilité
apparente du style de l’auteur d’Aziyadé, Hahn laisse entrevoir le caractère laborieux de sa propre inspiration qui, elle aussi, contrairement à
son reflet, n’a rien de spontané :
«Détrompe-toi, cher ami, Loti n’écrit pas au courant de la plume ;
c’est un piocheur, et on ne le dirait pas. Son charme réside avant tout
dans ses phrases, ses tournures qui ont quelque chose de [simplet ? ] et
de frais comme l’odeur d’un coquillage»
Le goût de la rêverie mélancolique réunit également l’écrivain sans
cesse en quête d’ailleurs et le musicien des Chansons grises. Ce dernier
ressent très fortement toutes les «fleurs du mal» contenues dans les
phrases d’un Loti qu’il considère comme un redoutable enchanteur :
«Chaque fois que je lis ce diable de Loti, je ne puis me défendre
d’une mélancolie douloureuse qui m’envahit ; c’est sa prose indécise et
frêle qui produit cet effet»
38 Joseph Édouard Risler (1873-1929) est élève d’Émile Decombes puis de Louis Diémer au
Conservatoire où il obtient un premier prix de piano en 1889, ainsi qu’un second prix d’harmonie en 1892 et un premier prix d’accompagnement en 1897. Grand admirateur de l’œuvre
de Wagner, Risler est l’un des premiers pianistes français à produire une forte impression en
Allemagne, notamment lors des cinq récitals qu’il donne à Berlin en 1897. Célèbre interprète
de Beethoven et de Liszt, Risler est le créateur d’œuvres de Fauré et de Dukas et enseigne le
piano au Conservatoire de 1907 à 1909.
47
La composition de L’Île du rêve représente de toute évidence pour
le jeune Reynaldo Hahn, à l’inspiration précoce et prolifique, une compensation à l’impossibilité de se présenter au prix de Rome, en raison
de sa nationalité vénézuélienne.
En pleine composition de L’Île du rêve, une lettre à Édouard Risler
témoigne parfaitement de la frustration ressentie par le jeune compositeur face à cette impossible consécration décernée par l’Institut, frustration ressentie d’autant plus fortement que Massenet lui confirme sa
valeur :
«Lundi soir, 9 h 1/2. […] Depuis que Massenet m’a fait ces compliments sur mon orchestre, je suis tout feu tout flamme. Et j’ai été
émoustillé aussi, par tous ces concours de Rome ! C’est une rage intérieure, et un cruel chagrin que je porte et que j’éprouve, grâce à ces
maudits concours de Rome ; quand je songe que jamais je ne pourrai
passer par ces émotions qui m’attirent comme un lac pâle, j’en ai des
convulsions morales ! Et pas d’aujourd’hui, seulement voila [sic] trois
ans que ça m’embête ! Si j’étais français, si je pouvais concourir, je n’en
aurais pas le désir ardent, parce que je me dirais que tout ce que font
ces gens là, je pourrais le faire, et plus ! Mais c’est de penser que même
si je voulais, je ne pourrais pas, qui me met hors de moi. Aussi, je roule
des projets infernaux ! Toujours est [-]il que je me suis promis une
consolation personnelle, et que dans ce but, je ferai tout ce que je pourrai pour que le 3e acte de l’Ile soit réussi39. »
À défaut de cantate sur un texte imposé, L’Île du rêve doit donc faire
la preuve de la compétence technique de Hahn en matière de composition musicale pour voix et orchestre, ainsi que de son sens dramatique.
En cela, elle est une œuvre de compensation et d’affirmation pour un
jeune artiste vénézuélien qui accepte difficilement de ne pas être officiellement reconnu et souffre de ne pouvoir «s’intégrer dans la société française», comme l’on dirait aujourd’hui, en suivant l’un des parcours
prestigieux qu’elle a établis.
39 S. l. n. d. , BNF. , Mus. , L. A. Hahn 218, d’une autre main : « Mai 1893 ». Cette lettre
doit dater de la fin du printemps 1893, époque à laquelle Massenet relit l’orchestration de Hahn
qui commence à écrire l’acte III le 22 juin à Saint-Germain-en-Laye.
48
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
À l’époque, en juin 1893, l’importance de «ce sacré prix de Rome»
pour un élève du Conservatoire est telle que Risler, pourtant voué depuis
le début de ses études à une brillante carrière de pianiste et dont la correspondance avec Hahn ne témoigne d’aucune véritable nécessité à
composer, est tenté de s’y présenter. Il y renoncera pour devenir l’immense interprète que l’on sait, mais ses hésitations témoignent bien de
l’aura qui entoure alors ce concours.
Une lettre de Hahn à Suzette Lemaire, écrite pendant la composition
du deuxième acte de La Carmélite, nous donne les grandes dates de
l’élaboration de l’œuvre :
«L’Île du rêve peut se résumer en trois dates, une pour chaque
acte : Münster et Hambourg, été 91, Villers été 92, St Germain, été 93. Je ne puis faire à Paris que certains travaux d’orchestration ou bien des
corvées rapides40.»
Les trois dates données, qui font bien apparaître L’Île comme une
sorte de devoir de vacances, correspondent à la chronologie de la composition de la version chant et piano – considérée alors comme le principal travail de création –, telle qu’elle apparaît à travers l’ensemble des
sources. L’orchestration, à laquelle Hahn travaille de manière certaine
dès l’hiver 1893, ne sera achevée dans sa version définitive qu’en 1894.
Malgré son goût pour la prose de Loti, la mise en musique de ce
premier livret ne se fait pas sans mal pour le jeune compositeur. Hahn a
des difficultés à articuler la logique dramatique de l’action avec l’élaboration d’un discours musical cohérent. La recherche d’une unité musicale à grande échelle, sur plusieurs actes et à travers divers caractères,
fondée sur un ensemble de thèmes musicaux, lui pose problème, d’où
son sentiment d’un manque de cohésion du livret :
«J’ai travaillé à ma [fin ? ], et je désespère absolument de faire
quelque chose de bien. Ce livret, charmant, du reste, est trop fouillis
pour moi. Je ferai mieux, j’en suis sûr, quelque chose de plus simple, de
plus entier ; et si jamais je termine cette Ile, je me mettrai à une messe
40 S. l. n. d. , H. U. , H. L. , bMS Fr 219. 1 (185).
49
ou quelque chose dans ce genre ; c’est fatigant de chercher tout le temps
la vérité dans l’expression, dans les mouvements, et puis la trame musicale, les motifs rappelés [sic] ( ! ) quelle scie ! ces motifs rappelés ! On
ne peut pourtant pas faire du «recitativo secco» ! J’aimerais à faire de la
musique très peu détaillée, très lente ; je suis persuadé que je pourrais
réussir les cortèges, les choses nobles, et faire chanter des gens d’une
autre époque qui seraient habillés en velours. Et puis, cet éternel chinois
m’emmerde ! Il faut être drôle ; c’est le comble !
Non, ce livret là est trop moderne pour moi, je m’y suis mal pris
depuis le commencement ; je me suis absolument trompé. Et pourtant,
comment faire ? Je ne peux pourtant pas plus que je ne puis41. »
Il est paradoxal de voir ici un futur maître de l’opérette se plaindre
de devoir être «drôle» en musique ! En revanche, son désir d’échapper
au monde contemporain et de se plonger dans le passé annonce son
«néo-classicisme» à venir, la veine «grand siècle» de La Carmélite
(1902), le style «troubadour» de la Pastorale de Noël (1908), l’évocation des fastes du quattrocento dans Le Bal de Béatrice d’Este (1909).
Mises à part ces critiques passagères et plus ou moins bien fondées,
dues surtout à un manque d’expérience de la musique théâtrale,
Reynaldo Hahn semble apprécier le livret. Il aime tout particulièrement
le dernier acte, celui des adieux, dans lequel s’exprime la nostalgie du
bonheur :
«Je fais des plans pour mon acte troisième : c’est celui qui contient
le plus d’action scénique, et où je vais déployer mon génie théâtral
[sic] ! ! Quelle horreur va sortir de là ! Il y a des vers ravissants dans
le troisième acte !
«Je mourrai donc comme les autres femmes
de ce pays qui meurt de volupté !»
«Ile charmante, ô paradis de l’âme,
Fait d’un parfum d’amour et d’un baiser de femme !»
«Nous ferons, avec notre tendresse,
Une Océanie, un pays d’azur»
41 Lettre de R. Hahn à É. Risler, s. l. n. d. , BNF. , Mus. , L. A. Hahn 177, d’une autre main :
« 1892 ».
50
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Tout cela est exquis, et si je puis en rendre convenablement
l’[impression ? ], ça pourra être bien42.»
Il est vrai que, dans l’ensemble, le livret de L’Île du rêve demeure
extrêmement fidèle à l’action principale du Mariage de Loti. Il ne la
bouleverse pas dans sa structure de base, mais procède par concentration sur un personnage d’éléments relevant d’une même orientation dramatique. Ainsi, la princesse Oréna prend en charge l’ensemble des
forces et des conventions sociales qui participent à la réunion et à la
séparation de Loti et Mahénu.
Alexandre et Hartmann ont donc évité d’introduire des éléments
extérieurs au récit de Pierre Loti – comme leur contrat le stipulait –
dont, à défaut de pouvoir restituer l’âme, ils sont parvenus à conserver
l’intrigue primordiale. Ils ont néanmoins été amenés, pour des raisons
de contraste dramatique et de représentation de l’action, à surévaluer le
rôle d’un protagoniste secondaire dans Le Mariage : le Chinois Tsen Lee.
Certains critiques ne s’y tromperont pas et le souligneront. Mais, s’il
s’agit là du principal défaut de cette adaptation théâtrale au regard du
texte dont elle est issue, l’introduction du Chinois ridicule peut se justifier par un souci de variété, tant dramatique que musicale.
Nous savons peu de choses sur l’opinion de Pierre Loti vis-à-vis de
la musique de L’Île du rêve. Peu après la création de l’œuvre, dans les
«Impressions de théâtre» qu’il livre à La Revue de Paris43, il dit apprécier cette musique «languissamment charmeuse», mais consacre principalement son article au malaise qui l’envahit peu à peu, jusqu’à l’angoisse, devant la mise en scène de son double à l’Opéra-Comique et que l’on
pourrait rapprocher du «déplaisir» dont parle Freud, «réaction
archaïque qui ressent le double comme étant étrangement inquiétant44».
42 Lettre de R. Hahn à É. Risler, s. l. , [printemps 1893 ?], BNF, Mus. , L. A. Hahn 210,
d’une autre main : « Mai 1893 ». Un quatrième acte, dont nous n’avons retrouvé aucune trace,
est évoqué dans une autre lettre à Risler (Balcombe Place, [septembre 1893], BNF. , Mus. L.
A. Hahn 274).
43 15 avril 1898, p. 731-736.
44 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris,
Gallimard, 1971, p. 204.
51
Dès la fin de 1892, Reynaldo Hahn fait entendre son premier acte à
l’écrivain qui semble ne pas avoir alors véritablement exprimé d’opinion :
«Soirée intime chez Daudet. Loti était là et m’a demandé de lui
jouer, avant son départ, le premier acte de l’Ile du Rêve. Sourire fin et
vague, bouche un peu pincée, tête obstinément levée pour se grandir,
très petit corps cambré, pieds de mousmé, voix faible, éteinte, allure un
peu distante. Musique45.»
Plusieurs années après, le jeudi 23 janvier 1896, Hahn prend rendez-vous avec Pierre Loti pour lui faire entendre la fin de l’idylle :
«Je suis allé ensuite chez Daudet pour demander à Loti, qui s’y trouvait, un rendez-vous afin de lui chanter le troisième acte de l’Ile du Rêve.
Chanté des chansons bretonnes avec Daudet et Loti, qui faisaient les
chœurs46.»
Et c’est le samedi 25 janvier47 que le musicien peut chanter son
œuvre à l’écrivain : «Donné une audition de l’Ile du Rêve à Loti, qui
paraissait ému48.» Risler tenait le piano lors de cette séance, comme en
témoigne une lettre que lui adresse Reynaldo :
«Dimanche […] En somme, j’ai passé cette semaine des soirées
assez agréables. […] Jeudi chez Daudet où j’ai bu de la bière, où je me
suis encore entendu jouer, et où je me suis promené sans chapeau avec
Pierre Loti […] Enfin, hier, promenade en voiture quasi découverte au
bois de Bologne [i. e. Boulogne], audition donné à M. Viaud, par moi et
l’accompagnateur Risler, de l’Ile des Songes, et retour par une pluie luisante à contre sens49.»
Faut-il voir un manque d’intérêt de la part de Pierre Loti dans le fait
qu’il ait attendu 1896 pour découvrir l’intégralité de L’Île du rêve,
45 Art. cit. , Candide, jeudi 15 août 1935.
46 R. Hahn, Notes, journal d’un musicien, Paris, Librairie Plon, impr. 1933, p. 37, coll.
« Choses vues ». Nous pouvons dater précisément cette visite, car Hahn nous indique qu’elle
a lieu le jour de l’élection d’Anatole France à l’Académie française.
47 Cette date est déduite à partir de la lettre de Hahn à Risler citée ci-après.
48 R. Hahn, Notes, op. cit. , p. 37.
49 [Paris], [dimanche 26 janvier 1896], BNF Mus. , L. A. Hahn 155. L’allusion au « Jeudi
chez Daudet » confirme bien l’enchaînement des dates.
52
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
terminée pourtant depuis plusieurs années ? Il est vrai que de janvier à
juin 1894, il voyage en Terre sainte et en Turquie, puis séjourne à
Rochefort où il installe non loin de chez lui sa maîtresse Crucita
Gainzanon. En 1895, il demeure toute l’année à Rochefort et continue
d’aménager une mosquée dans sa maison.
De plus, lors des différentes auditions, Hahn semble ne recevoir
aucun avis sur sa musique. Est-ce là de l’indifférence ? un manque d’esprit critique devant une forme de modernité lyrique ? Ou peut-on déjà y
percevoir le trouble d’un homme confronté à la mise à nue de son
propre théâtre ?
Doc. Bibliothèque nationale
53
Sans la nomination d’Albert Carré50 à la tête de l’Opéra-Comique, le
13 janvier 1898, on peut se demander si L’Île du rêve aurait jamais été
représentée. Refusée par Carvalho, son prédécesseur, malgré le soutien
actif de Massenet, l’œuvre était connue de Carré au moins depuis 1895,
comme l’atteste une lettre de Hahn à Suzette Lemaire :
«Dimanche. […] J’ai reçu une lettre de Carré, assez «sympathique» à Mahénu - malheureusement un directeur n’est pas un dieu, et
ne peut faire l’impossible. Attendons ; peut-être serons nous récompensés de notre patience51.»
À cette époque directeur des théâtres du Vaudeville et du Gymnase,
où l’on donnait essentiellement du théâtre parlé et surtout des comédies,
Carré envisageait – d’après les propos d’un journaliste au moment de la
création de L’Île – d’y présenter des œuvres musicales :
«Très épris de musique, M. Albert Carré avait songé, il y a deux ou
trois ans déjà, à employer le mois de juin au Vaudeville à une sorte de
petite saison musicale. C’est à cette intention qu’il entendit un jour la
partition de M. Reynaldo Hahn. Empêché de mettre à exécution son projet, il se souvint de l’Ile du Rêve le jour où il fut nommé à l’OpéraComique, et comme la troupe de ce théâtre offrait précisément une idéale interprétation des personnages de Mahénu et de Loti en la personne
de Mlle Guiraudon et de M. Clément, M. Albert Carré n’hésita pas à
mettre immédiatement l’Ile du Rêve en répétition52.»
50 Neveu du librettiste Michel Carré, Hugues-Michel-Albert Carré est né à Strasbourg le 22 juin
1852. Comédien de formation, il étudie au Conservatoire dans la classe de déclamation dramatique où il obtient successivement, dans la catégorie comédie, un 3e accessit en 1872, un
2e accessit en 1873 et un second prix en 1874. Il devient en 1875 un acteur attitré du théâtre
du Vaudeville qu’il quitte en 1884 pour devenir brièvement directeur du théâtre de Nancy où il
organise des concerts populaires qui seront repris par Guy Ropartz. Dès 1885, il revient au
Vaudeville comme co-directeur avec Raymond Deslandes et, la même année, devient directeur
artistique du cercle d’Aix-les-Bains pour la saison d’été, fonction qu’il assumera jusqu’en 1890.
À la mort de Deslandes, en 1890, il assure seul la direction du théâtre du Vaudeville, avant de
s’associer, de 1893 à 1898, à Porel et Réjane. Parallèlement, Carré et Porel succèdent à Victor
Koning à la direction du théâtre du Gymnase en 1894. Auteur d’un vaudeville, d’une comédie,
de plusieurs livrets ainsi que d’une «féerie orientale», il a par ailleurs « publié de nombreuses
chroniques d’art, de littérature dans le Journal d’Alsace, sous le pseudonyme de «MichelAlbert»
51 Beg-Meil, [entre le 6 septembre et le 26 octobre 1895], H. U. , H. L. , bMS Fr 219. 1 (201).
52 Un Monsieur de l’Orchestre (pseudonyme d’Émile Blavet), « La soirée », Le Figaro, jeudi
24 mars 1898.
54
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
On peut penser que la partition de L’Île du rêve avait dû beaucoup
séduire Carré pour qu’il l’inscrive si rapidement au programme de sa
première saison salle du Châtelet. Il justifie son choix dans la presse en
mettant l’accent sur son engagement envers la jeune musique française,
ce qui n’est pas incompatible pour lui avec la place due au répertoire
traditionnel :
«Travailler beaucoup, produire le plus possible d’œuvres nouvelles
et de compositeurs nouveaux, ce qui me paraît le seul moyen de faire un
classement, de savoir où nous en sommes en France et si vraiment,
comme on le prétend à tort, nos jeunes musiciens sont tous inféodés à
telle ou telle tendance étrangère. Je crois qu’il y a chez eux des personnalités qui ne demandent qu’à se révéler. Pour cela, il faut leur en donner le moyen, – ce moyen c’est de les jouer ; je les jouerai. Cela ne
m’empêchera pas de m’occuper du répertoire53.»
André Messager, nouveau directeur de la musique de la deuxième
scène lyrique parisienne, se passionne également pour l’ouvrage :
« (Messager est enthousiasmé de ce que je lui ai joué –) Je rougis
de le répéter mais je sais que vous en serez contente54.»
L’œuvre est bientôt présentée à l’ensemble de la troupe qui la reçoit
très favorablement : «Tout le monde était [mot biffé] ému et je me
contenterais d’un public comme celui là le jour de la première», écrit
Hahn à Madeleine Lemaire le 21 janvier 1898.
Le rôle de l’héroïne principale, Mahénu, n’a pas été attribué sans
tergiversations. Marie Van Zandt, créatrice du rôle de Lakmé salle Favart
en 1883, et qui s’intéresse à la partition, est éliminée55. Il est vrai qu’elle
correspond à une certaine tradition de l’opéra-comique, liée à la direction artistique de Carvalho, avec laquelle veut rompre Albert Carré.
53 Henri Heugel, « Le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, M. Albert Carré », Le Ménestrel, dimanche 16 janvier 1898, « Semaine théâtrale ».
54 Fragment de lettre de R. Hahn à Madeleine ou Suzette Lemaire, s. l. , [fin 1897-début
1898 ?], H. U. , H. L. , bMS Fr 219. 2. Bien que Messager ait également dirigé les représentations de La Carmélite, nous pensons qu’il s’agit ici de L’Île du rêve, l’ensemble du propos
étant à rapprocher de ce que dit A. Carré dans ses Mémoires (Souvenirs de théâtre, op. cit. ,
p. 207).
55 Van Zandt découvre L’Île du rêve par son édition chant et piano qui paraît chez Heugel en
septembre 1897 (voir la lettre de R. Hahn à É. Risler, s. l. , mardi 16 novembre [1897], BNF
Mus. , L. A. Hahn 365, d’une autre main, au crayon noir : « 1897 »).
55
Il en va de même pour Emma Wixom, connue sous le surnom de Nevada
– la ville de Californie où elle était née en 1860 –, et qui représentait à
l’époque le type même de la chanteuse menant une carrière internationale.
À l’opposé de ces deux stars, c’est la soprano Julia Guiraudon qui
est retenue pour le rôle de Mahénu, alors qu’elle ne chantait sur la scène
de l’Opéra-Comique que depuis le 8 février 1897. Née à Bordeaux en
1873, elle avait étudié au Conservatoire dans les classes d’Auguste
Giraudet (déclamation lyrique, opéra) et Émile Taskin (déclamation
lyrique, opéra-comique) où elle avait obtenu deux premiers prix en
1896 (elle était titulaire d’un second prix de chant obtenu en 1895). En
1897, elle avait participé à la création du Spahi, de Lucien Lambert, tiré
du roman du même nom de Pierre Loti, où elle incarnait Fatou ; puis à
celle de Sapho de Massenet, où elle chantait Irène. L’année 1898 la verra
également créer sur la scène de l’Opéra-Comique le rôle de Mimi dans
La Bohème de Puccini, Adolphe Maréchal chantant Rodolphe. Hahn
dédicacera sa mélodie L’Air, sur un poème de Théodore de Banville,
appartenant au cycle Rondels, « à Mademoiselle Guiraudon, qui a une
voix aérienne».
Le rôle de Loti (Georges de Kerven) est tenu par Edmond Clément
(1867-1928), qui deviendra internationalement connu et qui est, à cette
époque, l’une des vedettes de la troupe de l’Opéra-Comique. Après le
Conservatoire, où il obtient un premier prix de chant en 1889, il y fait
ses débuts le 29 novembre de la même année dans Mireille. Il participe
sur cette scène à la création française du Falstaff de Verdi (rôle de
Fenton), le 18 avril 1894, et aborde un vaste répertoire : Le Barbier de
Séville, Carmen, La Dame blanche, La Flûte enchantée, Lakmé,
Mignon, Manon… Sa voix est celle d’un ténor léger qui brille plutôt par
le timbre et la souplesse que par la puissance. Il incarnera un autre officier de marine sur la scène de la salle Favart, en y créant en 1906 le rôle
de Pinkerton dans Madame Butterfly de Puccini.
Le rôle de Téria, d’abord attribué à la mezzo-soprano Charlotte
Wyns – qui ne chantera pas finalement dans L’Île du rêve afin d’honorer
un autre engagement –, est confié à Jeanne Beugnon, dite Marié de l’Isle
(1872-1926), nièce de la célèbre Galli-Marié, créatrice du rôle de
56
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Carmen en 1875, qui avait pris en charge sa formation musicale.
Mondaud, basse qui avait débuté à l’Opéra-Comique en 1893, devait
jouer Taïrapa et sera remplacé au dernier moment par Hyppolyte
Belhomme (1854-1923) qui avait fait ses débuts en 1879 sur la même
scène, dans Lalla-Roukh56. Magdeleine Bernaert, née en 1861, joue le
rôle de la princesse Oréna. Le rôle du Chinois, Tsen Lee, est tenu par
Émile Bertin qui avait débuté dans la troupe en 1880 ; celui de Faïmana
par Françoise Oswald, qui avait commencé sa carrière à l’OpéraComique en 1896 dans Micaëla de Carmen. L’officier Henri est chanté
par le baryton Michel Dufour, premier accessit de chant au
Conservatoire en 1892, à l’Opéra-Comique depuis 1894 et qui y participera à la création de Louise (le chansonnier). Tony Thomas, à l’OpéraComique depuis 1892, et Éloi, qui remplace apparemment Durand,
interprètent deux autres officiers57.
La troupe se met bientôt au travail et il nous est possible, grâce au
Livre de bord de l’Opéra-Comique de l’année 1898, de reconstituer le
programme détaillé des répétitions. Nous y constatons que Hahn prend
en charge une partie des répétitions des solistes et assiste pratiquement
à toutes les répétitions d’ensemble, auxquelles participent également les
deux librettistes, Alexandre et Hartmann, dès que l’œuvre est mise en
scène. Si Carré n’est jamais nommé dans ce registre (sauf pour la première mise en place du décor) c’est, de toute évidence, parce qu’il n’est
jamais «convoqué» aux répétitions mais y collabore librement, de même
que son proche entourage.
56 Le Livre de bord de l’Opéra-Comique montre que Mondaud assiste aux répétitions du 24 janvier au 18 mars, ainsi qu’à la répétition générale du 22 mars. Belhomme le remplace aux répétitions des 19 et 21 mars, puis à la première et pour l’ensemble des représentations. Le 18
mars, Mondaud « demande un congé pour la journée de demain samedi » ; le 20 mars, il fait
savoir à l’Opéra-Comique « qu’il est dans l’impossibilité de chanter [le] soir et qu’il ne pourra
reprendre son service que mardi » (c’est d’ailleurs Belhomme qui le remplace ce soir-là dans
Carmen) ; le 21 mars, il répond à l’administration inquiète « qu’il répétera demain mardi », ce
qu’il fait avant d’abandonner le rôle le lendemain. On ne retrouve Mondaud en scène que le 30
mars dans Carmen. Belhomme commence à travailler le rôle dès le 4 mars, soit parce que
Mondaud montrait déjà des signes de fatigue, soit parce que l’on prévoyait une doublure dans
le cas où la pièce resterait au répertoire.
57 Georges Durand, qui avait débuté à l’Opéra-Comique en 1897, est toujours indiqué dans la
page comportant la distribution de l’édition chant et piano imprimée en mars 1898. Il assiste
aux répétitions jusqu’au 3 mars, mais il est définitivement remplacé à partir du 9 mars par Éloi
qui avait commencé à répéter l’œuvre le 25 février.
57
La première de L’Île du rêve a lieu le 23 mars 1898. L’orchestre,
comprenant 72 musiciens environ, est dirigé par André Messager58. Le
chef des chœurs est Henri Carré59. Albert Carré signe la mise en scène,
secondé par le directeur de la scène, Albert Vizentini. Les décors sont
d’Amable Petit, dit Amable, et les costumes de Marcel Multzer. L’œuvre
est représentée à la suite de Le Roi l’a dit de Léo Delibes, la durée de la
soirée tournant autour de quatre heures60.
L’Île du rêve, pour sa part, ne va pas davantage s’imposer au répertoire que Le Roi l’a dit lors de sa création. Elle ne va tenir l’affiche que
58 La nomenclature instrumentale est la suivante : 1 petite flûte, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor
anglais, 2 clarinettes (en si bémol et la alternativement), 1 clarinette basse, 2 bassons, 4 cors
(en fa), 2 trompettes (en fa), 3 trombones, timbales, triangle, célesta, 1 harpe, violons 1,
violons 2, altos, violoncelles, contrebasses. La musique en coulisse comprend 1 petite flûte,
1 flûte, 1 clarinette (en si bémol) et 1 harpe (pour l’acte III seulement) ; elle peut être exécutée
par des musiciens de la fosse, la partition leur laissant le temps de se déplacer. Le chiffre de
72 musiciens est calculé à partir du Registre d’appointements de l’orchestre, 1897-1898
(Paris, Archives nationales [A. N. ], AJ13 1541), qui nous indique qu’à cette période le
nombre de premiers violons est de 14, celui des seconds violons de 10, celui des altos de 8,
les violoncelles étant au nombre de 9 et les contrebasses de 7. Cette formation orchestrale
(bois principalement par trois, quintette de cordes de 48 exécutants) correspond à l’une des
formations traditionnelles que décrit Koechlin dans son Traité de l’orchestration (volume IV,
Paris, Max Eschig, cop. 1959, p. 277).
59 Les chœurs se composent – d’après le Registre d’appointements de l’Opéra-Comique,
chœurs, 1897-1898, A. N. , AJ13 1540* – de 12 premiers dessus, 13 seconds dessus, 12
premiers ténors, 10 seconds ténors, 8 premières basses et 10 secondes basses. Au premier
acte, un chœur de femmes (les compagnes de Mahénu), à deux voix (sopranos, contraltos),
intervient ; ainsi qu’un chœur de matelots en coulisse (premiers et seconds ténors, barytons,
basses). Au second acte, un chœur de vieillards tahitiens (premières et secondes basses)
accompagne Taïrapa dans sa lecture finale de la Bible. Le troisième acte fait appel à l’ensemble
du chœur (sopranos, contraltos, ténors, basses) pour l’exécution, en coulisse, en formation
variable, de la chanson tahitienne. Il n’est pas sûr que l’ensemble du chœur ait été utilisé, une
photographie de la scène du Baptême (cliché de Paul Boyer), parue dans Le Monde moderne
(Guillaume Danvers, «La musique», mai 1898, p. 767), montre Mahénu et Loti entourés de
dix tahitiennes. L’Inventaire des costumes et accessoires, 1898-1904 (A. N. , AJ13 1629*),
indique que 11 robes ont été créées par A. Carré pour ces représentations (mais ce registre ne
semble pas prendre en compte les costumes réutilisés), ce qui confirmerait le nombre induit
par la photographie (Mahénu et dix compagnes).
60 Le Livre de bord indique pour la représentation du 29 mars qu’elle débute à 20 h 30 et se
termine à 0 h 25. Il était fréquent à cette époque que l’on donne à l’Opéra-Comique deux pièces
dans la même soirée et cela était presque systématique en matinée. Néanmoins, Gabrielle
Ferrari, dans La Fronde, reproche au spectacle sa longueur : «Avant toute autre chose, je tiens
à dire ici que ceux qui iront entendre l’Ile du Rêve et Le Roi l’a dit, donnés ensemble, en auront
pour leur argent, ces deux pièces durant plus de quatre heures. En matinée, cela pourrait aller
encore, mais, le soir, cela devient difficile à supporter. » («Opéra-Comique», La Fronde, jeudi
24 mars 1898).
58
Doc. Bibliothèque nationale.
pendant 9 représentations : les 25, 26, 29 et 31 mars ; 2, 12 et 25 avril ;
12 mai 189861. Même si La Patrie note que «la partition […] a été
accueillie avec faveur par un public où l’auteur comptait de nombreuses
sympathies62», et si le très mondain Gaulois, acquis d’emblée à l’entreprise, promet à l’ensemble du spectacle un bel avenir, force est de
constater que la plupart des critiques trouvèrent l’œuvre monotone, les
personnages «à peine indiqués» et tenant «aussi du rêve63». L’examen
des recettes confirme d’ailleurs ce jugement assez négatif et le peu d’engouement du public64. Comme l’écrit Albert Carré dans Souvenirs de
théâtre : «L’œuvre elle-même eut un accueil honorable sans plus : on
reprocha à Reynaldo Hahn d’avoir beaucoup à apprendre et encore plus
à oublier. Et à moi l’on me fit grief d’accueillir un compositeur étranger,
les Français n’ayant plus, disait notamment un critique, qu’à aller se
faire jouer à Caracas65 !»
Il est vrai qu’Albert Carré, qui présentait ce soir-là son véritable premier spectacle, comme le soulignent nombre d’articles66, fut le point de
mire de beaucoup de critiques musicaux qui pouvaient à cette occasion,
et exemple à l’appui, préciser leur point de vue sur sa nomination.
Reynaldo Hahn et le nouveau directeur apparaissent donc intrinsèquement liés, L’Île du rêve incarnant sa vision de la jeune musique française :
61 Pendant ces représentations, la distribution ne change pas : Belhomme, Bernaert, Bertin,
Clément, Dufour, Éloi, Guiraudon, Marié de l’Isle, Oswald, Thomas. Le Livre de bord (source
citée) indique que le spectacle commence le plus souvent à 8 h, L’Île du rêve suivant Le Roi
l’a dit jusqu’à la représentation du 29 mars, à partir de laquelle l’ordre est inversé. Cette représentation du 29 mars est d’ailleurs programmée le jour même à la place de Sapho de Massenet,
Emma Calvé ayant fait savoir qu’elle ne pourrait pas chanter le soir.
62 Albert Renaud, « Critique musicale «, La Patrie, vendredi 25 mars 1898.
63 Alfred Bruneau, « Les théâtres «, Le Figaro, jeudi 24 mars 1898.
64 La recette moyenne sur 9 représentations (2726, 27 F) est bien inférieure à celle des deux
autres créations de la saison, Fervaal de d’Indy (3744, 09 F sur 13 représentations) et, surtout, La Bohème de Puccini qui la dépasse de plus du double, avec 6217, 72 F de moyenne
(pour 9 exécutions également), ce qui correspond à une bonne représentation de Carmen ou
de Sapho de Massenet. C’est donc La Vie de bohème que Carré va décider de reprendre et qui
ouvrira même la saison 1899-1900 (le 14 septembre), l’œuvre de Puccini s’installant durablement au répertoire du théâtre.
65 Op. cit. , p. 223.
66 « C’est seulement hier que M. Albert Carré a livré la première bataille de son règne ; les
autres soirs n’avaient été que des escarmouches. « (Monsieur Lohengrin, « Soirée théâtrale «,
Le Journal, jeudi 24 mars 1898) ; « […] cette soirée, qui peut être considérée comme la véritable
60
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Doc. Blay.
première de la nouvelle direction, a été la victorieuse prise de possession de M. Albert Carré
à l’Opéra-Comique. « (Un Monsieur de l’Orchestre, « La soirée », Le Figaro, 24 mars 1898,
art. cité) ; « Enfin, après deux grands mois d’essais, de préparatifs et d’attente, il a été donné
à M. Carré d’effectuer son début officiel comme directeur de l’Opéra-Comique en nous offrant
un spectacle entièrement combiné par lui, par lui mis en scène et qui pût faire juger de ce qu’on
pouvait attendre de son expérience et de son goût. « (Adolphe Jullien, « Revue musicale »,
Journal des débats, dimanche 3 avril 1898) ; « L’Ile du Rêve est donc la vraie prise de possession du théâtre par son nouveau directeur. « (Gaston Senner, « Soirée parisienne , » La
Presse, vendredi 25 mars 1898) ; « C’est hier que M. Albert Carré a véritablement inauguré sa
prise de possession de notre seconde scène lyrique […]. « (anonyme, « Théâtres », Le
Temps, vendredi 25 mars 1898) ; « Le spectacle d’hier inaugurait la direction de M. Albert
Carré à l’Opéra-Comique […]. » (B. de Lomagne [pseudonyme d’Albert Soubies], « Premières
représentations », Le Soir, vendredi 25 mars 1898) ; « M. Albert Carré faisait hier soir ses
véritables débuts directoriaux. » (Albert Montel, « Chronique dramatique », Le Rappel, vendredi 25 mars 1898).
61
«C’est le premier ouvrage nouveau monté par M. Albert Carré ; c’est
aussi la première œuvre que M. Reynaldo Hahn fait représenter sur une
scène lyrique […]67.»
La partition de Hahn va ainsi symboliser la musique «écrite selon la
forme moderne qui, par la suppression du dialogue parlé, se rapproche
plus de l’opéra sérieux que du vaudeville à couplets68». Elle devient l’emblème de tout ce qui se différencie d’une «œuvre du répertoire, élégante, pimpante, empreinte d’un comique franc et distingué69», «de ce style
aimable et gracieux», faisant «la joie des vieux habitués de la maison70».
Cette œuvre de tradition, c’est Le Roi l’a dit qui la représente désormais,
les demi-échecs de 1873 et 1885 étant oubliés et Delibes, auréolé du
succès de sa Lakmé, pouvant être considéré comme un «classique» de
la maison.
La presse insiste également sur ce «compositeur très jeune», ce
débutant, qui n’est ni français ni prix de Rome, dont l’œuvre a été écrite
«il y a un lustre, alors que son auteur ne comptait que dix-huit ans».
«L’extrême jeunesse de l’auteur ne nous permet pas d’être sévère pour
un premier essai», déclare même, plein de magnanimité, Le
Constitutionnel71. Les propos du musicien sont d’ailleurs explicites sur
ses expériences musicales, omettant d’ailleurs la musique de scène pour
L’Obstacle de Daudet :
«Je débute au théâtre ; oui, c’est la première fois que j’aborde la
scène. J’ai, comme tous les musiciens, composé de nombreuses mélodies et force morceaux instrumentaux72.»
67 A. Biguet, « Premières représentations », Le Radical, vendredi 25 mars 1898.
68 Anonyme, « Théâtres », Le Temps, 25 mars 1898, art. cité. Le Courrier du Centre parle
d’un « tout jeune musicien de l’école moderne » (anonyme, « Premières représentations »,
samedi 26 mars 1898).
69 Ibid.
70 Anonyme, « Théâtres », Le Temps, 25 mars 1898, art. cité.
71 Anonyme, « Premières représentations », samedi 26 mars 1898. Art. identique, anonyme,
« Premières représentations », L’Ordre, samedi 26 mars 1898.
72 J. Lecocq, « La vie théâtrale », La Patrie, 24 mars 1898, art. cité, p. 3.
62
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
L’image d’un compositeur chéri des salons, presque trop gâté par
la vie, apparaît invariablement, jusqu’à la caricature73. Edmond Stoullig
se délecte à présenter ce «prince Charmant des salons à musique de
chambre et des boudoirs à clavecins74» comme un joyeux dilettante, trop
aimé des dames de la haute société et se complaisant dans les petites
pièces pittoresques :
«C’est surtout par d’exquises mélodies d’amateur que jusqu’ici
s’était fait connaître dans les salons, ce gentil compositeur de vingtquatre ans, dont l’aimable ouvrage, naguère dédaigné par la précédente
direction, eut l’heur de plaire à M. Albert Carré et à son fidèle lieutenant
André Messager. A la Bodinière, l’«Heure de musique» d’Engel nous
avait révélé un fort joli chœur : O Phidylé, chanté par des femmes du
monde, et nous avions gardé le meilleur souvenir de certain Clair de
Lune, sur un texte illustré de M. Montégut75.»
73 « M. Reynaldo Hahn s’est fait connaître par des mélodies et des pièces de piano qui sont
sur tous les Pleyels des salons où l’on musique, ainsi que par un tableau symphonique, Nuit
bergamasque, dans lesquelles [sic] il évoqua les silhouettes légères et les ébats de Pierrot.»
(anonyme, « Théâtres », Le Temps, 25 mars 1898, art. cité) ; « M. Reynaldo Hahn s’est fait
connaître, depuis, par des mélodies d’un sentiment élégiaque dont les échos des salons retentissent souvent. » (F…, « Musique », Le Gaulois, 24 mars 1898, art. cité) ; « Élève de
Massenet, l’auteur de l’Ile du Rêve, auquel la fortune a singulièrement adouci les premières
années d’inspiration, est très lancé dans le monde, très joué dans les salons, presque victorieux avant d’avoir combattu. « (Monsieur Lohengrin, « Soirée théâtrale », Le Journal, 24
mars 1898, art. cit. ) ; « […] M. Reynaldo Hahn, déjà très connu dans les salons, bien
qu’ayant à peine atteint sa vingt-cinquième année. « (Victorin Joncières [pseudonyme de Félix
Ludger Rossignol], « Revue musicale », La Liberté, lundi 28 mars 1898) ; « […] M. Reynaldo
Hahn, élève de M. Massenet et déjà connu par de jolies mélodies répandues dans les salons.»
(A. Renaud, « Critique musicale », La Patrie, 25 mars 1898, art. cité) ; « M. Reynaldo Hahn
[…] qui a écrit des mélodies chantées avec succès dans le monde, et qui est l’élève de
M. Massenet. » (B. de Lomagne, « Premières représentations », Le Soir, 25 mars 1898,
art. cité).
74 Catulle Mendès, « Premières représentations «, Le Journal, jeudi 24 mars 1898.
75 « Premières Représentations «, Le National, jeudi 24 mars 1898. Cette vision « mondaine « de Hahn est accentuée par la présence lors de la création d’un certain nombre de personnalités. Le président Félix Faure « a fait avertir qu’il occuperait sa loge à l’Opéra-Comique « (L.
Parsons, « L’Ile du Rêve, chez M. Reynaldo Hahn «, La Presse, 24 mars 1898, art. cité,
p. 2). Le Figaro note que, lors d’un entracte, « M. Rambaud, ministre de l’instruction
publique, et M. Roujon, directeur des beaux-arts, sont allés […] féliciter le directeur metteur
en scène. « (Un Monsieur de l’Orchestre, « La soirée «, Le Figaro, 24 mars 1898, art. cité,
p. 4) Pierre Loti est là, « arrivé à Paris venant d’Hendaye «, et ayant assisté auparavant,
« pour la première fois, à l’Opéra-Comique, à la répétition de l’Ile des Rêves « (De Bergerac,
« Nouvelles Théâtrales «, La Fronde, mercredi 23 mars 1898). Autre personne remarquée que
la reine Nathalie de Serbie, « venue assister à la première représentation de l’Ile des Rêves,
63
L’ensemble de la presse insiste également sur le lien de maître à disciple qui unit Massenet – à qui «il a dédié l’Ile du Rêve» – et Hahn, soulignant «l’influence du compositeur d’Hérodiade et de Thaïs», qualifié
de «prestigieux magicien». Le wagnérien Catulle Mendès ironise même
à ce propos, évoquant les «cœurs les plus délicats» qui «espéraient une
plus complète pâmoison sonore» – les «mélodies de Jules Massenet ne
leur» ayant «pas suffi» – et qui «l’ont obtenue» avec les mélodies de
Hahn, «venu des pays lointains où l’idéal créole rêve au rythme des
balancins76».
L’opinion de l’auteur de Manon – qui me semble parfaitement sincère – est d’ailleurs plus que favorable. Il trouve que L’Île du rêve «est
un enchantement», que l’orchestre «comme une suite d’ondes en est de
1er ordre77» et, bien des années après, dans Mes souvenirs, qualifie
l’œuvre de «partition exquise78». C’est avis est partagé par Risler qui, audelà de son indéfectible amitié pour Hahn, perçoit parfaitement le point
fort de l’ouvrage, l’unité musicale :
«Comme tu as su conserver, dans l’enveloppement de l’ensemble,
cette unité de sentiment, cette atmosphère du milieu, cette senteur d’un
pays parfumé, où tout s’alanguit, la joie comme la douleur : voilà, plus
encore que tous les exquis détails, ce que j’admire le plus là dedans,
ou plutôt ces détails ne sont que la perfection dans une perfection
générale79.»
(suite p. 63) pour laquelle M. Albert Carré a mis gracieusement une loge à sa disposition », « la
baignoire d’avant-scène de droite, au fond de laquelle on apercevait aussi M. Pierre Loti » (Un
Monsieur de l’Orchestre, « La soirée », Le Figaro, 24 mars 1898, art. cité). La reine de Serbie
était en exil depuis 1891 ; elle vivait sur la côte basque, à Biarritz, et avait connu l’écrivain en
1892 par l’intermédiaire du baron Chassériau. Loti organisera un bal en son honneur dans sa
maison de Rochefort en octobre 1899. La danseuse Cléo de Mérode, une proche de Hahn,
était présente également et « sortait officiellement pour la première fois les diamants arrachés
à l’admiration des Américains » (Monsieur Lohengrin, « Soirée théâtrale », Le Journal,
24 mars 1898, art. cité, p. 3). Parmi les personnes qui souscrivent un abonnement à l’OpéraComique de mars à mai 1898, donc pendant les représentations de L’Île du rêve, on note un
nombre non négligeable de membres de la haute société, peut-être plus élevé que d’habitude
(Opéra-Comique : comptabilité : grand livre, 1896-1898, A. N. , AJ13 1634).
76 C. Mendès, « Premières représentations », Le Journal, 24 mars 1898, art. cité.
77 Lettre de J. Massenet à R. Hahn, Paris, 26 avril 1898, Stockholm, Stiftelsen
Musikkulturens Främjande, fonds Rudolf Nydahl, Massenet, J. Bes.
78 Nouv. éd. commentée par Gérard Condé, Paris, Éditions plume, 1992, p. 232.
79 Lettre d’É. Risler à R. Hahn, Dresde, [9 septembre 1893 ?], BNF Mus. , L. A. Risler 93.
64
Doc. Bibliothèque nationale.
Si les jugements sur l’œuvre elle-même furent donc extrêmement
mitigés et divergents, la critique, dans sa grande majorité, admira la qualité de la production, «montée avec un très grand soin» ! «l’idylle amoureuse de M. Hahn et l’opéra-comique de Delibes» ont «été présentés
dans les meilleures conditions possibles». Alfred Bruneau «loue le faste
pittoresque, le joli mariage de couleurs, le gracieux arrangement» de
l’ensemble.
La mise en scène, qui bénéficie d’une «figuration animée», est
jugée «intelligemment réglée», «luxueuse», «originale», «pittoresque»,
«absolument charmante», «superbe, au-dessus [de] tout ce que l’on
avait fait depuis longtemps à ce théâtre». L’expérience de Carré dans ce
domaine, ses «rares qualités de metteur en scène», sont reconnues,
ainsi que celles d’Albert Vizentini.
Les «trois exquis tableaux» dus au décorateur Amable, mis en
valeur par des «effets de lumière heureusement combinés», sont qualifiés de «très pittoresques», de «ravissants», de «charmants» ; ils «font
du rêve une réalité» et «sont d’une heureuse couleur locale et d’une
plantation ingénieuse».
L’ensemble de la presse considère également que l’œuvre est «très
bien interprété[e] « et que rien «ne laissait […] à désirer» sur ce planlà. L’exécution est estimée «très satisfaisante», «excellente», «au-dessus
de tout éloge» par les plus enthousiastes ; «aimablement interprétée» et
«fort bien rendue» par les plus modérés.
Julia Guiraudon, qui «a fait une création de premier ordre de son
rôle de Mahenu», reçoit tous les éloges. On admire «le charme qui lui
est particulier», «la fraîcheur de sa voix et l’intelligence de sa mimique»,
sa «grâce et [sa] sensibilité». Elle incarne «une exquise Mahenu», «à la
voix fraîche et souple, au charmant sourire, aux gestes gracieux», «avec
une grâce juvénile tout à fait adorable». Le plus bel avenir attend cette
artiste «délicieuse, très en progrès», «qui possède une voix exquise».
Les opinions sont davantage partagées concernant Edmond
Clément. Certes, on admire «son charme habituel80», sa «voix […] toujours fraîche81», «d’un timbre agréable», «chaude et bien timbrée»,
«flexible et d’une tendre sonorité», «toute désignée pour traduire les
pages aux douces effluves» ; ainsi que «sa diction expressive» qui prête
66
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Doc. Bibliothèque nationale.
80 E. Diet, « Premières représentations », Paris, 25 mars 1898, art. cité. L’adjectif « charmant » est celui qui revient le plus souvent pour qualifier Edmond Clément et son art : « M.
Clément a prêté le charme de sa jolie voix au rôle de Loti » (A. Poureau, « Musique », Le Jour,
vendredi 25 mars 1898), « Clément, vraiment charmant artiste » (A. Renaud, « Critique musicale », La Patrie, 25 mars 1898, art. cité), « M. Clément prête sa voix charmante à Loti luimême » (P. Lacôme, « Les premières à Paris », La Petite Gironde, 24 mars 1898, art. cité),
« le public a fortement applaudi M. Clément, le charmant officier Loti » (anonyme,
« Premières représentations », L’Autorité, vendredi 25 mars 1898).
81 M. de Monti, « Théâtres & Concerts, premières représentations », La France, jeudi soir
24 mars 1898, 37e année, p. 3. Clément n’a alors que 31 ans mais chante sur la scène de
l’Opéra-Comique depuis 1889.
67
«une saveur intense aux poétiques inspirations de M. Reynaldo Hahn».
Mais d’aucuns émettent des réserves sur le chanteur, «à l’uniforme trop
étroit, et à la voix pas assez large», «qui chante presque toujours avec
goût, avec un peu d’affectation parfois», et ne fait que compléter «un
bon ensemble». Clément aurait subi «l’inconvénient d’un rôle écrit dans
une tessitura sans éclat où ses moyens vocaux ne purent à l’aise se
déployer», il aurait été «assez peu favorisé par le compositeur» et
«moins bien partagé» que Julia Guiraudon.
De l’avis général, les autres artistes «se montrent excellents dans
des rôles très courts», mais «tenus avec soin». Les plus réservés trouvent
«l’interprétation […] satisfaisante», Guiraudon et Clément étant
«convenablement entourés» par des chanteurs qui méritent «quelque
approbation».
Dans la fosse, d’un point de vue quasi unanime, «l’orchestre s’est
montré d’admirable tenue sous l’archet de M. Messager, qui montait
pour la première fois au pupitre de l’Opéra-Comique82». Le chef d’orchestre, admiré par R. Hahn83, «a conduit ses musiciens à merveille,
avec rythme et vigueur», «s’acquittant de sa tâche avec une expérience
consommée de parfait musicien». Sa «mise au point a été vertigineuse»,
permettant «une interprétation parfaite de l’Ile du Rêve».
82 J. S. , « Les Premières Représentations », Le Petit Parisien, 24 mars 1898, art. cité.
L’orchestre est jugé également « excellent » par Le Journal de Rouen (G. V. , vendredi 25 mars
1898). L’orchestre de l’Opéra-Comique était principalement dirigé depuis 1876 par Jules Danbé
(né en 1840) qui ne tarde pas à donner sa démission avec l’arrivée d’A. Carré. Le Jour du
mardi 15 mars 1898 indique que « M. Danbé, qui ne quittera l’Opéra-Comique que le 1er avril,
reste chargé de la direction du Roi l’a dit » (anonyme, « Théâtres », mardi 15 mars 1898), ce
qui lui vaut d’être opposé à Messager par l’irréductible Gaston Salvayre : « Chef d’orchestre
flottant, inexpérimenté, sans autorité aucune, ou plutôt pas chef d’orchestre du tout, M.
Messager, en conduisant tout ce petit monde à la défaite, nous fit envisager hier, toute l’étendue de la perte douloureuse que va faire ce théâtre en la personne de M. Jules Danbé qui, dieu
merci ! se porte bien. » (« Premières représentations », Le Gil Blas, jeudi 24 mars 1898).
83 Le compositeur déclare à L. Parsons : « Dites bien surtout quelle joie j’éprouve à savoir
Messager au pupitre. Lorsqu’il conduit un orchestre, il ne laisse pas oublier quel compositeur
il est… » (« L’Ile du Rêve, chez M. Reynaldo Hahn », La Presse, 24 mars 1898, art. cité).
68
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Œuvre sans doute incomprise lors de sa création, et donc pratiquement non reprise par la suite84, L’Île du rêve se présente comme la succession de trois actes à la fois parallèles et évolutifs, chacun étant dominé par une idée musicale emblématique (thèmes de l’île, de la religion,
de Tahiti) et scandé par un entretien en tête-à-tête entre les deux héros
de l’«idylle polynésienne», Mahénu et Loti. On peut schématiser ainsi
l’organisation des séquences de ces trois actes.
I L’île
Mahénu
Intervention Arrivée de la Le baptême
et ses
du Chinois princesse
compagnes
et des
(Thèmes, île
officiers.
Bora Bora)
Dialogue
Mahénu Loti (duo)
(Thèmes île)
II La
religion
Lecture
biblique
(Thème
religion)
Intervention Dialogue
du Chinois Mahénu Loti
Intervention Dialogue
de Téria
Mahénu Loti (duo)
Lecture
biblique
(Thème
religion)
Dialogue (à Entretien
Dialogue
distance)
Oréna - Loti Mahénu Mahénu
Loti (duo)
(voix) - Loti
(monologue)
Entretien
Oréna Mahénu
III Tahiti
Chanson
indigène
Le bal
(Scène des
officiers)
Retour à
Bora Bora
et coda
(Chanson
indigène)
84 L’Île du rêve est donnée le mardi 15 mai 1900 dans l’hôtel de la rue de Monceau de
Madeleine Lemaire ; vers le mois de juin 1903 « dans la vaste galerie vitrée de l’Hôtel de la
Préfecture maritime « (Hemeling, « Le théâtre en province et à l’étranger », La Revue théâtrale,
juin 1903), à Toulon, chez le vice-amiral Bienaimé ; au théâtre du Casino municipal de Cannes,
les jeudi 19 et samedi 21 février 1942, sous la direction de R. Hahn lui-même, alors directeur
de la musique de cette salle.
85 On peut considérer que le dialogue entre Mahénu et Loti se fait d’abord à distance, la chanson en coulisse de la Tahitienne («J’ai tressé pour ma couronne») interférant dans le monologue de l’officier («Hélas ! voici l’heure suprême»). L’entretien commence ainsi par numéro
vocaux interposés.
69
Présentés et développés au début de chaque acte, ainsi que lors de
leurs conclusions, les trois thèmes musicaux prépondérants ne correspondent pas à des motifs symbolisant la passion entre les protagonistes
– Mahénu et Loti – ou la liaison entre le frère (Rouéri) et Téria ; ils
n’illustrent pas l’histoire d’amour, présente et passée. Comme trois
décors sonores, ils encadrent une action dramatique et musicale qui
semble ne pouvoir les atteindre et les modifier. À l’acte initial dévolu à
l’île succèdent deux représentations fortes de l’ordre supérieur : la religion occidentale à travers la Bible et l’hymne chantée, la société tahitienne via son folklore musical. Ainsi, dans le raccourci formel le plus global se marque déjà l’emprise de la civilisation sur l’individu : à l’aspiration à l’insularité amoureuse énoncée au premier acte par Mahénu et
Loti répond aux actes suivants le chant social, sacré puis profane.
Dans la même logique, le dialogue-duo entre Mahénu et Loti sur
lequel s’achevait l’acte I est au fur et à mesure de l’œuvre recouvert par
d’autres séquences : la lecture biblique au deuxième acte, l’intervention
d’Oréna et le retour vocal à Bora Bora et sa coda au dernier acte. Le colloque sentimental qui apparaissait tout d’abord comme un aboutissement dramatique devient, dans ses réitérations, de plus en plus difficile
à sauvegarder : il est interrompu (Téria), écartelé (chant à distance de
l’acte III), contredit (l’entretien Oréna-Mahénu annule le retournement
de Loti à la séquence précédente).
Le «texte poétique» de L’Île du rêve, c’est-à-dire «la matière poétique littéraire et la manière dont la matière poétique musicale est distribuée, transformée et exploitée selon la matière poétique littéraire86»
apparaît donc en parfaite harmonie avec un récit littéraire fondé sur la
répétition d’une action (trois escales et trois départs) : ici, l’articulation
des trois duos transpose en une seule action tripartite ce cheminement
qui va de la séduction à l’abandon.
De plus, le caractère à la fois très articulé (succession de petits chapitres) et très fondu (relation incessante du quotidien) de la narration
de Pierre Loti trouve sa correspondance dans l’œuvre lyrique à travers
86 Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, [Paris], Minerve,
D. L. 1991, p. 275, coll. « Voies de l’histoire, Culture et société ».
70
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
une structure en même temps séquentielle et continue. Les numéros
vocaux peuvent être repérés, mais ils ne sont pratiquement jamais véritablement commencés et achevés sur eux-mêmes ; ils se coulent dans un
devenir perpétuel : l’air de Loti de l’acte II («Mahénu, ce que j’aime en
toi») prend appui sur le récit précédent de Mahénu, le duo lyrique entre
les amoureux dans le même acte («Ô mon ami, je veux t’aimer») s’engage à l’orchestre sous une note tenue de l’héroïne faisant fonction de
lien ; même le chant initial de Bora Bora, à l’acte I, ne se termine pas
véritablement mais est promptement coupé. Arthur Pougin a bien noté
ce flux continu :
«Analyser la musique de l’Ile du Rêve est chose à peu près impossible. Tout se tient dans cette musique, tout se suit et se poursuit, tous
les épisodes sont soudés ensemble, sans un temps d’arrêt, sans une
solution de continuité. Il en résulte que rien ne peut être détaché de cet
ensemble, et qu’il faut juger l’œuvre en bloc87. »
Certes, ce tuilage quasi permanent n’est pas propre à l’œuvre de
Hahn et reflète une époque musicalement à la recherche d’une symphonie infinie et dramatiquement hantée par une scène où se perdrait «toute
notion de la différence entre théâtre et réalité88». Ce qui le renforce
cependant dans L’Île du rêve, c’est qu’il est combiné à une expression
lyrique amenuisée – tendue vers une déclamation retenue et étale –, à
l’intégration de formes vocales d’esthétique naïve (chanson de marins,
chanson tahitienne, chanson de Mahénu), certaines étant issues du folklore ou l’imitant, et non à un exotisme de bazar. L’ensemble prend
d’ailleurs ses distances avec les références théâtrales : non seulement
numéros et scènes ne sont plus indiqués, comme nous l’avons dit, mais
le mot «acte» n’apparaît plus, les trois tableaux étant seulement repérés
dans la partition éditée par I, II et III.
Pourtant, demeurent un certain nombre de conventions liées au
genre de l’opéra-comique : les scènes burlesques avec Tsen Lee assurent
l’alternance indispensable entre les styles sérieux et léger, la voix parlée
87 « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 27 mars 1898, art. cité, p. 100.
88 Jean-Jacques Roubine, Introduction aux grandes théories du théâtre, mise à jour bibliographique Jean-Pierre Ryngaert, Paris, Dunod, D. L. 1998, p. 87, coll. « Lettres sup ».
71
est très brièvement utilisée, le cadre formel général donne une certaine
diversité à l’ensemble (ensembles vocaux, ritournelles orchestrales,
airs, duos).
C’est sans doute ce mélange de respect et de désengagement par
rapport aux traditions lyriques du temps qui fait de L’Île du rêve une
œuvre caractéristique du tournant du siècle. Contemporaine des aspirations symbolistes à un théâtre dématérialisé, elle demeure ainsi à michemin entre l’exotisme codifié de Lakmé de Léo Delibes (1883) et le
renouveau scénique et musical que représente Pelléas et Mélisande de
Claude Debussy (1902).
La recherche d’un équivalent sonore à la prose poétique de Loti a
amené Reynaldo Hahn à écrire sur un livret conventionnel, mettant en
jeu un cadre exotique usé, une musique au temps immobile et au rythme
statique, où l’expression vocale est volontairement amenuisée et la simplicité d’écriture voulue. C’est sûrement dans cet antagonisme entre
théâtre et musique que réside le principal intérêt historique de cette partition qui porte encore en elle les conventions de la scène dix-neuviémiste, mais où se perçoivent également les ruptures lyriques à venir.
Philippe Blay
Chant tahitien de l’opéra L’île du rêve
Un chant tahitien parcourt l’opéra de Loti, il joue donc “ un rôle structural, tant sur le plan
musical (retour thématique) que théâtral (point fixe dans une action en évolution). […] La
description de ce point d’eau [dans les jardins du palais de la reine], où l’eau est fraîche
et où l’on dort sur le sable, n’est pas sans évoquer le bassin de Fautaua que va revoir Loti,
en compagnie de Rarahu, la veille de son départ définitif. ”
Ce chant provient, nous dit le livret “ d’un air populaire de la Polynésie ” dont l’origine est
encore inconnue. A-t-il été ramené de Tahiti par Pierre Loti ? En voici le texte, redressé et
traduit par Louise Peltzer1, interprété par un chœur lointain et chantant fort :
Tihi ‘ura teie
I te vai to’eto’e
Te Hamuri te mata’i
O Hiro e.
I ta’oto noa na ho’i au e
I te one aua
I pa’epa’e.
C’est Tihi’ura
A l’eau fraîche
Le vent de Hiro
Est le Hamuri.
Je dormais
Sur le sable où l’on aimait
Se reposer.
1 In Philippe Blay, L’île du rêve de Reynaldo Hahn – Contribution à l’opéra français de l’époque
fin-de-siècle, tome III, II-2 Etude thématique, pp. 335-336.
72
Reflets sur la sombre route…
Le 20 mars 1898, dans son Journal, Loti note qu’il
apprend, à dix heures du matin qu’il est mis à la retraite d’office : «Dehors tombe la pluie glacée, la neige… une infinie
tristesse, d’un genre qui m’était inconnu - comme si l’on
venait de sceller sur moi un couvercle de tombeau -… Avec la
belle reine Nathalie, il me faut subir aussi cette épreuve d’aller
entendre Le Mariage de Loti à l’Opéra Comique. Oh ! voir des
aspirants en uniforme, entendre chanter un himene de là-bas,
quand je ne suis plus de cette marine, quand tout cela est fini
pour moi…»
Ces quelques lignes vont donner naissance à un article
Impressions de théâtre, publié dans La Revue de Paris le 15
avril 1898, que Loti inclut dans le recueil Reflets sur la sombre
route publié le 5 mai 1899. Recueil assez composite dont la plupart des textes ont cependant rapport à l’année 1898 et qu’unifie
une thématique des temps anciens, de la mort et de la souffrance
des humbles. Le livre s’ouvre par une «nocturne» où Loti s’interroge sur le mystère de la vie et du cosmos, se poursuit par un
hommage funèbre d’Alphonse Daudet, passe par l’évocation d’un
vieux cheval de corrida, fait un détour par le Sénégal, avant de
traiter de Chiens et chats, qui précède nos Impressions de
théâtre. Les textes suivants ont pour cadre l’Espagne et le Pays
Basque. Dans le très long texte L’Ile de Pâques, sous-titré Journal
d’un aspirant de la Flore (1872), Loti retrouve la période du
Mariage de Loti. Or le livre se clôt sur Après une lecture de
Michelet qui lui permet d’évoquer l’un de ses premiers souvenirs
de marin «en plein milieu de l’Atlantique sous l’équateur».
La «sombre route» est donc celle de l’existence humaine et
les «reflets» ces quelques scènes, si brèves par rapport à l’infini
des espaces et des temps.
Bruno Vercier
Impressions de Théâtre
Après la première représentation
à l’Opéra-Comique du Mariage de Loti,
musique de Reynaldo Hahn.
mars 1898
à S. M. la Reine Nathalie de Serbie
Au fond d’une baignoire d’avant-scène, dans la demi obscurité que
l’on connaît, j’attends que le rideau se lève sur un spectacle qui, d’avance, me cause une inquiétude vague. Je vais voir là quelque chose qui sera
comme la matérialisation d’un de mes rêves, — ou plutôt comme la
déformation en des cerveaux étrangers d’un de mes anciens et encore
douloureux souvenirs…
Mon Dieu, pourquoi ai-je permis que cela fût joué ? Je n’avais pas
réfléchi, évidemment, lorsque je donnai, il y a déjà plusieurs années,
cette autorisation-là, je n’avais pas réfléchi, qu’un soir finirait par arriver
qui serait le soir de cette «première».
Cela commence… Dans la rumeur finissante de la foule, l’orchestre prélude. Quelque chose de doux et d’étrange s’envole des
archets, une musique venue d’ailleurs, dirait-on, enveloppée de brumes
de passé et de lointain…
Mais le rideau se lève, le banal rideau rouge, et, du coup, pour moi
le charme qui déjà semblait monter s’évanouit et tombe. Le décor est
beau pourtant ; il est même ce que l’on pouvait faire de mieux avec les
misérables moyens du théâtre, un peu de toile, un peu de peinture, et
des lampes en guise de soleil ou de lune. Maintenant, je souris en regardant les Tahitiennes qui au premier abord, me donnent l’impression
d’une mascarade de hasard : c’est à peu près cela, je l’accorde ; mais un
rien leur manque, qui était essentiel.
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Cependant voici, avec sa pâleur bistrée et le cerne bleuâtre de ses
yeux, la jeune fille qui représente Rarahu ; elle traîne sa robe légère, et
porte dans sa chevelure une fleur d’hibiscus rouge, piquée au-dessus de
l’oreille, à la mode de là-bas… Tout de suite, je la prends au sérieux,
celle-ci : quelle profonde artiste est donc cette petite fille, qui n’a pas
vingt ans, pour s’être composé ce je ne sais quoi d’exotique, ce voile de
mystère et de langueur ! … Et l’orchestre continue son incantation lointaine, qui peu à peu, de plus en plus, transforme les toiles peintes en des
visions de rêve…
Entrée de la princesse Oréna et des femmes de la cour, accompagnées par des officiers de marine en tenue. Alors je sursaute de gêne et
d’impatience : cela, je ne l’avais pas prévu. Avec mes idées militaires, —
ridicules et surannées, si l’on veut, — je trouve que c’est choquant, et
je me révolte. Et puis, j’avais un instant oublié, moi, dans le bercement
exquis de la musique, j’avais oublié que depuis ce matin je n’en fais plus
partie, de cette marine que j’ai tant aimée ; 89 devant l’apparition de ces
uniformes, tout à coup je me souviens ; il m’est douloureux infiniment
de voir ces vestes blanches galonnées d’or, qui me rappellent le service
aux colonies, ou bien le service à terre, dans la vieille caserne paisible
de mon port, durant les chaudes journées des étés de France ; tout un
passé de jeunesse et de soleil s’évoque en moi à l’aspect de ces costumes
blancs, tout un passé évanoui à jamais, irrévocablement évanoui comme
dans la mort… Et je me retire, me dissimule davantage au fond d’un
recoin sombre, derrière la souveraine qui m’a fait l’honneur de
m’admettre dans sa loge et par qui ma subite angoisse est devinée et
comprise…
A présent, sur la scène, la lumière baisse et le décor semble gagner
en profondeur. Par la magie de la musique, un mystère de là-bas continue de s’épandre au milieu de ces toiles peintes qui veulent imiter la
forêt polynésienne. Le cortège de la princesse Oréna s’en est allé. Les
filles de Tahiti, qui font davantage illusion dans la pénombre, entourent
89 Ceci se passait le jour même où l’auteur venait d’être illégalement rayé des cadres de la
marine, avec une trentaine d’autres officiers, par un précédent ministère. Depuis, le Conseil
d’État a fait justice, comme on sait, en réintégrant dans leur corps M. Pierre Loti et ses camarades. (Note de l’éditeur).
75
un aspirant de marine qu’elles ont retenu seul au milieu d’elles et que je
sens devenir vaguement moi, — un moi d’il y a plus de vingt ans. C’est
la «scène du baptême», et la musique en est si languissamment charmeuse que j’en arrive à entendre, presque sans éprouver de gêne, la voix
de la jeune fille aux fleurs d’hibiscus prononcer pour la première fois
mon nom…
Alors je ferme les yeux pour revoir en moi-même — oh ! avec quelle mélancolie qui ne se peut exprimer ! — la vraie scène de ce baptême,
là-bas, au delà des mers, très loin au fond du temps. Et c’est comme sous
des couches de cendre que je retrouve tout cela, les figures, les formes,
les senteurs, l’enivrement étonné de ma prime jeunesse, à minuit, parmi
les orangers, au scintillement des étoiles australes…
Mes yeux rouverts, il me faut un moment pour laisser agir le charme de la musique et pour pouvoir admettre de nouveau tout le factice
étalé devant moi. Ce que je perçois d’abord, c’est un mouvement d’ensemble chez les choristes qui jouent les filles de Tahiti : elles s’en vont ;
dans l’illusoire crépuscule des lampes, leurs traînes et leurs couronnes
de fleurs s’éloignent et disparaissent ; à ce départ, on ne distingue plus
leurs visages, auxquels on n’avait pu donner l’expression maorie, et
voici qu’elles recommencent d’avoir les silhouettes qu’il faut pour me
tromper un peu. Sous la puissance enchantée de la musique, un sentiment de Polynésie persiste, s’accentue même, et de temps à autre me fait
tristement frémir…
Ils restent seuls tous deux, dans la forêt où la nuit tombe, enlacés,
éperdus, l’aspirant qui vient d’être baptisé Loti — et la petite fille aux
fleurs d’hibiscus, à la chaude pâleur, aux yeux cernés. Et leurs deux voix
jeunes se mêlent en un duo d’amour qui ne me révolte plus, tant l’harmonie en est délicieuse…
Le deuxième se passe sans m’émouvoir, dans un décor très beau,
mais insuffisamment exact pour moi. Ce n’est pas cela. Et, durant cet
acte, chaque fois que mon nom est prononcé, il me fait sourire, ou bien
il m’exaspère au point que le sang me monte au visage. Mon Dieu ! comment n’ai-je pas songé à prier les aimables librettistes, qui certainement
y auraient consenti, de changer ce nom en quelque autre ?
76
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Quand c’est fini, me sentant redevenu tout à fait étranger à la pièce
qui se joue, gardant seulement, du premier acte et des événements
imprévus qui viennent de changer ma vie, une sorte de pénible stupeur,
je vais féliciter dans leurs loges, d’une façon quelconque et moins qu’ils
ne le méritent assurément, les artistes qui ont si bien chanté ; mais pour
l’instant ils ne figurent à mes yeux plus rien des personnages de mon
souvenir et, de même, ce n’est plus moi qui leur parle.
Maintenant le troisième acte s’annonce et de nouveau le recueillement se fait dans la salle.
En même temps qu’on prélude à l’orchestre, on prélude aussi cette
fois sur la scène avant qu’elle soit visible ; à travers la toile, qui reste
baissée, s’entend un chœur tahitien, un vrai, celui-ci, un chant d’enfantine barbarie, venu de là-bas, rapporté de l’île ombreuse, donnant dès
l’abord l’impression qu’il y a de l’Océanie, par là, derrière… Cela encore, l’effet de ce chant sur moi, au soir d’un pareil jour, je ne l’avais pas
prévu, et je sens passer, dans l’air frelaté du théâtre, comme un grand
frisson triste.
Le rideau, le toujours même banal rideau rouge se lève enfin : une
nuit de lune dans des jardins encombrés de palmes ; au milieu de la
scène, la véranda d’un palais tahitien qu’éclairent en rose des lanternes
chinoises. C’est joli, mais une fois de plus ce n’est pas cela — et, au premier aspect de ces choses, ma furtive émotion s’envole.
Cependant, sous cette véranda ouverte, des groupes s’agitent, entre
les colonnades de bois des îles : des Tahitiennes en costume de fête, plus
étranges et plus ressemblantes que celles du premier acte, sous leur
folles coiffures de roseaux et de fleurs ; et surtout, des officiers de marine en grande tenue, habit brodé et épaulettes… Oh ! alors, je demande
permission à la souveraine qui est là de me retirer un instant de sa loge,
honteux de ce que mon émotion va devenir visible et de ce que mes yeux
se voilent… Il semble, en vérité, que par quelque ironie voulue et cruelle j’aie été amené à ce spectacle, à cette reconstitution essayée de mes
premiers souvenirs de marin, précisément en ce jour de funérailles où
je quitte mes épaulettes pour jamais…
J’ai réagi et je suis rentré. La pièce va finir. La véranda s’est vidée de
ses groupes joyeux d’officiers et de femmes.
77
Et voici la princesse Oréna qui, sous la colonnade de son palais,
revient seule, exotique et charmante dans ce dernier costume, avec sa
couronne de grands lis et de roses ! Lentement elle va descendre dans
les jardins où tombent des rayons de lune et, sur les marches, elle s’arrête pour appeler : «Loti !»
Son appel, cette fois, me trouble comme s’il s’adressait à moimême, du fond des temps ensevelis. Il me trouble, mais il ne me choque
ni ne m’étonne plus, tant la puissance inexpliquée de la musique m’a
transporté ailleurs, dans le recul des années — et en dehors des
conventions, des convenances mondaines.
Un autre que moi y répond, à cet appel ; un autre qui porte des
épaulettes de théâtre, et qui était là dans l’irréel jardin, à la lueur d’une
fausse lune : sorte de fantôme de moi-même, qui, malgré son talent et sa
jolie voix, me demeure intolérable… Le sentiment du ridicule qui se
dégage pour moi de tout ce factice, si séduisant qu’on soit parvenu à le
rendre, me tient, depuis le commencement de la pièce, flottant entre la
tristesse infinie et l’envie de sourire.
Mais, à partir de ce moment jusqu’aux dernières mesures chantées,
c’est la tristesse, autant dire l’angoisse, qui domine.
Ne plus jamais vous voir, enchantement des nuits de Polynésie…,
murmure celui qui porte mon nom et qui va pour toujours, comme
je la quittai jadis, quitter l’île délicieuse… Oh ! dans les circonstances
que je traverse, entendre cette phrase, très mystérieusement agrandie
par la musique ! …
O pays de Bora Bora,
Grand morne bercé par le flot sonore,
prononce avec une lenteur d’agonie la petite fille en qui Rarahu
s’est un instant réveillée…
Et, pour finir, le chœur tahitien, le chant d’enfantine barbarie qui
m’avait donné le frisson tout à l’heure, reprend comme un grand adieu
derrière les arbres et les rayons de lune, dans les lointains du théâtre, à
la fois sourds et vibrants ; les harmonica de l’orchestre lui donnent une
profondeur insondable, et, tandis que le rideau tombe, il continue avec
obstination, ne s’éteint que par degrés, impitoyablement évocateur…
78
Les himene
dans Le Mariage de Loti
Pour écrire Le Mariage de Loti, Julien Viaud s’est bien sûr appuyé
sur les observations faites lors de son séjour en Polynésie et, comme
beaucoup d’autres auteurs des XVIIIème et XIXème siècles, il souligne
l’importance de la musique90 tant dans le quotidien qu’à l’occasion
d’événements festifs. Mais la différence des nombreuses mentions sur la
danse et les chants de Tahiti ou d’îles de Polynésie française que l’on
peut relever dans d’autres ouvrages, celles rapportées par Loti émanent
d’un auteur dont les connaissances musicales fournissent des éléments
pertinents pour une étude comparative avec la musique polynésienne
d’aujourd’hui.
Dans cette étude, nous nous limiterons aux formes de musique
vocale a capella, laissant de côté la musique de danse (upa upa) et la
musique instrumentale, l’une ayant fait l’objet de descriptions précises
et abondantes mettant en avant les débordements gestuels qui entraînaient une mise en transe (grâce notamment au procédé de l’accelerando, toujours présent dans certains ote’a et surtout dans le tamure),
l’autre apparaissant plutôt à travers un vocabulaire traduisant des sensations émotionnelles («le son plaintif du vivo» ou «le beuglement lointain des trompes en coquillage91»).
90 Les mots tahitiens les plus cités dans le Mariage de Loti sont himene (15 fois), mot qui
désigne les chants mais aussi parfois la formation chorale (15 fois) et upa upa, la danse (9
fois), avec Tupapahou (revenant, fantôme), traité en nom propre.
91 Le Mariage de Loti, édition GF Flammarion, Paris 1991, p. 88
Dans Le Mariage de Loti, toute musique vocale non liée à la danse
est désignée par le terme himene ; en fait cette appellation recouvre des
formes musicales très différentes. En effet himene, sous la plume de
Loti, désigne aussi bien le chant monodique, celui que chante Rarahu
pour se donner du courage et combattre sa peur des tupapau, lors du
retour nocturne de Papenoo, que le chant polyphonique simple (à deux
ou trois solistes) ou complexe, interprété par un groupe important. Au
XXème siècle une distinction dans la qualification de ces différentes
formes de chant sera faite et il est intéressant de voir à quelles formes de
himene aujourd’hui répertoriées appartiennent ceux décrits dans Le
Mariage.
Ceux pour lesquels les indications musicales sont les moins précises voire inexistantes sont les chants les plus simples. La remarque la
plus intéressante est faite sur la spontanéité et la facilité de la mise en
polyphonie de ces chants : les deux voix du himene des îles
«Pomotou92» ou les trois voix du chant composé par Rarahu93 montrent
que cette pratique était devenue habituelle94 tant dans une exécution par
des gens simples que par ceux évoluant dans le milieu aristocratique.
Cette pratique se rencontre très fréquemment aujourd’hui où de
nombreux interprètes aiment chanter les chants les plus populaires du
répertoire ancien ou moderne en «faisant la seconde», c’est-à-dire en
chantant un contre-chant en tierces parallèles.
La seconde remarque que l’on peut faire à propos des chants individuels est la mention de l’improvisation de certains de ces chants interprétés par Rarahu95, reflétant bien l’aisance qu’ont les Polynésiens de
s’exprimer par le chant et de créer, selon des schémas mélodiques dont
ils sont fortement imprégnés, une ligne vocale dans laquelle la liberté de
prosodie est très grande et la souplesse mélodique toujours au service
du texte.
92 Ibid. p. 86
93 Ibid. p. 151
94 Profitant de l’attrait des Polynésiens pour la musique, les missionnaires enseignaient la
nouvelle religion par ce biais et avaient introduit la polyphonie occidentale et ses consonances.
Cf. Lesson René, Primevère, Journal d’un voyage pittoresque autour du monde exécuté sur
la corvette La Coquille de 1822 à 1825, Paris 1830, et Ellis William, Polynesian Researches,
Londres 1829.
95 Ibid. pp. 119-120.
80
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
Les himene interprétés par des groupes importants de chanteurs et
mettant en œuvre une polyphonie complexe sont, eux, les sujets d’informations plus riches et plus complètes.
C’est à l’un de ces groupes qu’il faut rattacher le chœur d’Apiré [de
Pirae] dont Rarahu «était un des premiers sujets96». Dans ce chœur, le
rôle vocal de Rarahu décrit par Loti est celui d’une des solistes dont le
chant le plus aigu domine l’homorythmie de la masse des chanteurs, en
courtes vocalises, dont les mélismes fournissent les fantaisies mélodiques et rythmiques et la légèreté qui contrastent avec ce que réalise le
chœur proprement dit, bloc sonore impressionnant de puissance. Cette
description correspond très exactement à ce qu’exécute une perepere.
A l’opposé de ces acrobaties élégantes, les voix masculines du ahu,
dans un bourdon, répètent sur la pulsation ou le temps fort une onomatopée sourde sur la dominante, qui trouve sa résolution sur la tonique à
la fin de la strophe, dans une longue tenue, souvent interprétée dans les
mains en coquille, pour assourdir le timbre de voix et le faire ressembler à celui d’un instrument (frappement sur la membrane du pahu ou
souffle de la trompe marine)97.
Entre ces deux voix extrêmes, l’une virtuose, l’autre rustique, le
plus grand nombre98 des chanteurs débitant le texte dans une homorythmie presque parfaite sur un rythme rapide et dans un ambitus restreint
«avait une précision à dépiter les choristes du Conservatoire99».
Cette description correspond très précisément et avec une justesse
d’observation remarquable au type de himene connu aujourd’hui sous
la dénomination de himene tarava.
Ce himene, chant en plein air100 interprété toujours fortissimo et
traitant de sujets légendaires ou mythologiques, était exécuté «dans
toutes les fêtes indigènes101», mais ne peut évidemment être celui interprété pour l’inauguration du temple de ‘Afareaitu à Moorea.
96 Ibid. pp. 119-120.
97 Ibid. p. 93.
98 Les quatre voix du groupe central : faa’ara’ra, parau parau, huti, maru tamau
99 Ibid. p. 93
100 « produisait le soir dans les bois des impressions qui ne se peuvent écrire », ibid. p. 93
101 Ibid. p. 92
81
Il s’agit ici, sans doute, d’un himene ru’au102, dont le tempo plus
lent sied mieux à la solennité de l’événement, permettant aussi une
meilleure compréhension des textes de la nouvelle religion, bien que ce
soit, cette fois, «l’exaltation religieuse» qui favorise «les variations les
plus fantastiques» de la soliste103.
Si les éléments de ces himene sont suffisamment précis pour nous permettre de faire le lien entre la musique entendue par Loti en 1872 et celle que
l’on peut encore entendre plus d’un siècle plus tard, alors qu’il s’agit d’une
musique de transmission orale, il convient de relever toutefois l’invraisemblance de l’attribution du rôle de perepere à une jeune fille de 14 ans.
Soucieux de parer son héroïne de qualités qui la rendent attachante104 à un public européen, de toute évidence, Loti tombe dans l’invraisemblance en lui attribuant un rôle qui est nécessairement confié,
dans la réalité, à une femme plus âgée : en effet, être capable de maîtriser cet art du chant tant vocalement (la puissance est nécessaire pour
«surpasser» un groupe d’une cinquantaine de chanteurs) que techniquement (décalages rythmiques, tessiture très aiguë et ambitus large,
frottements «harmoniques» sur le plan polyphonique) demande une
maîtrise et une expérience inconcevables chez une frêle jeune fille de
l’âge de Rarahu.
Si donc la voix de Rarahu lui permettait d’interpréter des «chants
bizarres» au «charme singulier de tristesse105», sachons gré, cependant,
à Loti d’en avoir fait, en plus, une participante remarquable du chœur
d’Apiré, ce qui nous permet de disposer aujourd’hui des informations
les plus pertinentes sur cette musique vocale de la seconde moitié du
XIXème siècle qui nous soient parvenues.
Cela démontre de façon très nette la pérennité du himene tarava,
ce que confirme l’analyse des éléments musicaux constitutifs des productions actuelles de cette forme polyphonique originale, spécifique et
bien vivante à Tahiti, aux îles Sous-Le-Vent et aux Australes.
Jean-Paul Berlier
102 « Chant interprété comme des vieux »
103 Ibid. p. 147.
104 « Elle avait dans la voix des notes si fraîches, si douces, que les oiseaux seuls et les petits
enfants peuvent en produire de semblables », ib. p. 92.
105 Ibid. pp. 119-120.
82
Des chansons de vahine
à Rarahu ia Loti
Après plusieurs décennies de rencontres et d’échanges, au gré des
bateaux qui, fin 19ème-début 20ème, faisaient escale dans les îles polynésiennes (en particulier aux Tuamotu), les années cinquante ont vu,
avec l’arrivée de compositeurs popa’a, l’émergence à Tahiti d’un corpus
homogène de chansons d’amour dites «populaires» puis «traditionnelles». «Forme d’expression orale standardisée106», elles mettent en
musique, sur des rythmes inspirés de thèmes anglais (boston), américains et français (Jean Sablon, Tino Rossi), les archétypes masculins de
l’exotisme.
Les récits des navigateurs européens du 18ème siècle, notamment
ceux de Bougainville et de Cook, qui racontaient comment les femmes
s’offraient à eux, ont en effet donné naissance à un «malentendu culturel» tenace, décrit et analysé par Marshall Sahlins107 : «Les femmes s’offraient parce qu’elles croyaient qu’il y avait un dieu, et les marins les
prenaient parce qu’ils avaient oublié qu’il y en eut un. » «Force d’attraction capable d’imposer l’échange en réponse au désir», la beauté était
par là utilisée pour instaurer, par un contre don obligé, une relation
d’alliance avec les nouveaux venus. L’union par les femmes rejouait «la
conjonction originelle du Ciel mâle et de la terre femelle, et le fruit de
ces amours royales, c’est un nouveau dieu.»
106 Jack GOODY, La raison graphique, Editions de Minuit, Paris, 1979, p. 198.
107 Marshall SAHLINS, Des îles dans l’histoire, Le Seuil, Paris 1989, pp. 23-32.
Les vahine célébrées par ces chansons sont des femmes fleurs, que
l’on cueille et dont le parfum enivre, beautés volages que l’on rencontre
sur la plage et que l’on retrouve la nuit dans les vallées profondes pour
se livrer aux jeux de l’amour. Elles incarnent le Tahiti mythique, celui du
jardin d’Eden, «avant-goût de ce qui aurait pu être la condition terrestre
de l’homme s’il avait pu faire l’économie de l’histoire108». Les amours se
nouent sur la plage qui, au-delà de toutes les métaphores («sensualisation du rivage, de l’écume, de la marée, de ses flux et reflux109») est
aussi, comme l’a appelé Jean-Didier Urbain, «la terre même de l’utopie», ce sable «fluide et solide à la fois, où se mêlent l’éphémère et
l’éternel, la trace et son absence110 […]. La beauté, le bonheur simple
et tranquille, «alangui sous les caresses111», hors du temps «sur le lagon
la lune luit, dans un baiser le temps s’enfuit, le temps n’est plus», ces
chansons célèbrent la face heureuse d’une Polynésie rêvée dans laquelle
d’autres verront un piège redoutable, énième variation sur le thème éternel du chant des sirènes : la vahine, «jolie fantôme, en somme, que la
Polynésie blessée n’en finit pas d’agiter devant ses conquérants pris au
piège. Rendant les armes, croyant entrer en possession du mystère, et
sans comprendre que ce ne sont point là des amours pour eux, ils
n’étreignent jamais qu’un peu de vide parfumé112.
La chanson Rarahu ia Loti, écrite en 1958 par Yves Roches, se distingue de cet ensemble par le point de vue original qu’elle adopte : celui
de Rarahu, qui espère le retour de Loti, comme épilogue polynésien à
cette dérobade devant «ces mille fils inextricables, faits de tous les
charmes de l’Océanie qui forment à la longue des réseaux dangereux113».
D’abord chantée par Loma, pour qui elle fut écrite, cette chanson,
108 Josy EISENBERG et Armand ABECASSIS, A Bible ouverte II, «Et Dieu créa Ève», Albin
Michel, Paris 1992, p. 56.
109Jean-Didier URBAIN, Sur la plage, Payot, Paris 1996, pp. 325-326.
110Idem
111Ces paroles et l’extrait suivant sont tirés de la chanson Tahiti e, parole de Bob Putigny,
musique d’Yves Roche, traduite du tahitien dans le recueil «chanson de Tahiti», vol 3, éditions
Manuiti, Tahiti, 1996, pp 8-9.
112 Jean-Claude GUILLEBAUD, Un voyage en Océanie, Le seuil, Paris 1980, p. 74.
113 Le Mariage de Loti p 124, cité dans Daniel MARGUERON, Tahiti dans toute sa littérature,
L’Harmattan, Paris 1989, p 262.
84
Supplément au Mariage de Loti • Loti musical • Avril - Septembre 2000
précise Yves Roche, «a eu tout de suite un réel succès à l’échelle locale,
puis dans toute la Polynésie». Elle «a fait l’objet de reprises par nombre
d’artistes ou groupes polynésiens ainsi que d’adaptations en aparima
par les groupes folkloriques aux fêtes traditionnelles de juillet».
Yannick Fer
Rarahu ia Loti
Au mihi Rarahu ia Loti e
Rarahu a regretté son cher Loti
Mai te mahana reva tu ai
Le jour où il est reparti
A hoi mai e parahi taua e
«Reviens, afin que nous restions ensemble,
Te nounou nei au ia oe
J’ai tant besoin de toi.
A hoi mai i Tahiti
Reviens à Tahiti
Aita to’u e maitai raa
Je ne suis plus rien sans toi,
Aue ta’u tane iti here
Oh mon amour
Roto noa vau te faa oromai
Je t’attendrai toujours»
Mihi noa Rarahu ia Loti e
Rarahu languit tellement sans Loti
Ta’u tiaturi hoe roa
«Je n’ai plus qu’un espoir,
Te nounou nei hoi au ia oe
Celui de te voir revenir,
Roto noa vau te faa oromai
Je souffre de tant d’impatience».
(avec l’aimable autorisation d’Yves Roche)
(Yves Roche, arrivé en Polynésie après la guerre, est compositeur, interprète, musicien et
éditeur de musique. La chanson Rarahu ia Loti a eu pour effet d’offrir à l’écrivain Pierre Loti un
ancrage plus marqué en Polynésie).
85
Histoire d’un monument
à la Fautaua
d’Emmanuel Rougier
à André Ropiteau
L’histoire du Monument Loti dans la vallée de la Fautaua s’inscrit
dans l’histoire de la Société des études océaniennes et en particulier ce
25 janvier 1930. Ce jour-là, ce jour d’Assemblée générale, deux logiques
s’expriment, celle du bureau sortant présidé par le Père Emmanuel
Rougier pour qui la Société est «de création gouvernementale» avec un
Président appelé par le gouverneur chargé «de former un Bureau», et
celle d’Edouard Ahnne, Secrétaire de rédaction, pour qui la Société «n’a
plus besoin de tutelle» et «demande qu’il soit procédé de suite à cette
élection […] On passe au vote et M. Ahnne est nommé Président par 30
voix sur 36 votants [sur plus de 300 membres résidents]. Il faut rappeler ce contexte pour comprendre que l’idée du Père Rougier en S. E. O.
est reprise et réalisée par le Comité Loti à l’initiative d’André Ropiteau…
Mais laissons la parole au président sortant et à son budget prévisionnel : «Nos dépenses étant normales, tout irait bien s’il n’y avait pas
menace qu’elles soient anormales. En effet, votre Bureau qui rend ce
jour ses pouvoirs entre vos mains, et vous rend compte de ses activités,
a, durant 1929 émis le vœu d’une statue à Pierre Loti : non pas que le
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
Bureau en ait pris la responsabilité, mais il en a conçu l’idée pour la discuter dans cette assemblée générale et si nous sommes tous d’accord
elle pourrait bien devenir une réalité. Notre rôle a donc consisté à en
rechercher les possibilités, afin de vous les soumettre. Les voici : de la
correspondance avec le sculpteur […] M. Philippe Besnard, il résulte
qu’il accepterait de faire la statue pour 40 000 frs, d’y ajouter le bronze
pour 10. 000. Transport et imprévu [sont estimés à] 20 000 frs, [soit
un] total de 70 000 frs.
«Ceci pourrait se réduire, si la Marine faisait présent de quelques
vieux canons, si les Messageries se chargeaient du transport à titre gracieux, si les Travaux Publics érigeaient le piédestal.
«Mais où trouver ces 70 000 frs., ou plus, car il faut prévoir le pire ?
«Je demande la permission de faire un essai de programme que
nous reprendrons pour discussion, après les élections :
SEO par loterie, jeux ou fêtes......................... 35 000 F.
Souscriptions dans son Bulletin,
et surtout dans les Revues Maritimes............ 25 000 F.
La statue étant exposée à Paris,
vente des ouvrages de Loti.......................... .....5 000 F.
Don du Gouvernement local............................10 000 F.
Total.................75 000 F.
Au besoin la SEO s’endettant d’un maximum de 10 000 frs. Ceci
serait la manifestation de 1930 dont je parlais au début de ce rapport114
[…]».
Le nouveau président de la Société consulte «l’Assemblée au sujet
du projet mis à l’étude par M. Rougier : l’érection d’une statue à Pierre
Loti.
«Sans doute, il y aurait intérêt à faire revivre et à perpétuer dans le
cadre tahitien le souvenir de celui qui a tant aimé notre petit pays, qui
l’a si bien compris et dépeint, mais cette idée trouvera-t-elle les appuis
nécessaires parmi notre public tahitien. Avec les moyens restreints dont
dispose notre Société il ne faudrait pas s’exposer à un échec.
114 Toutes les citations viennent du B.S. E. O. n° 35 de mars 1930.
87
«Plusieurs membres expriment des doutes touchant la réussite de
ce projet. M. le Dr. Cassiau, Maire de la Ville, pense que si on ne peut
faire une statue, on pourrait se contenter d’un buste qui s’harmoniserait
peut-être mieux avec la cadre un peu restreint de notre ville.
«La question est mise aux voix et la majorité se prononce pour un
buste.
«Il est entendu cependant que cette solution n’est pas définitive et
que, si cela est possible, tous les Membres de la Société seront consultés
à ce sujet. 115»
C’est ainsi que le projet Loti de la S. E. O. devient celui du «Comité
Pierre Loti constitué le 2 février 1932 sous l’impulsion d’André
Ropiteau, viticulteur bourguignon actif et entreprenant, qui s’était inscrit
à la S. E. O. dès son arrivée sur le territoire en 1928.
Statuts du «Comité Pierre Loti»
Préambule
Considérant que Tahiti et toutes les îles de l’Océanie française ont un
devoir moral de reconnaissance envers le grand artiste qui a si bien exprimé
leurs charmes, qui les a fait tant connaître et tant aimer, envers Pierre Loti ;
Considérant que la meilleure expression de cette gratitude serait l’érection, à Papeete, d’un monument très simple à Pierre Loti, c’est-à-dire un
buste du jeune Officier de marine, posé sur une stèle décorée d’une tête de
Rarahu, l’ensemble étant entouré de fleurs, dans un coin calme et aussi tahitien que possible de Papeete, au carrefour de la Fautaua par exemple ;
Dans ces conditions, il est constitué un Comité Pierre Loti, selon les
premières modalités générales suivantes :
Chapitre Général
Art. 1er. - Il est formé à Papeete un Comité Pierre Loti, dont l’objet est
d’élever un monument à la mémoire de Pierre Loti.
115 Ibid.
88
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
Art. 2. - Considérant d’abord dans l’artiste dont il veut perpétuer le
souvenir sa qualité d’Officier de Marine français, le Comité Pierre Loti est
placé sous la Présidence d’Honneur du Commandant des Forces Navales
françaises dans l’Océan Pacifique.
Art. 3. - Le Président du Comité Pierre Loti sera M. André Ropiteau, en
vertu principalement de l’article 6 ; mais s’il était jugé qu’une autre personne
dût mieux occuper cette place, M. André Ropiteau se ferait un agréable devoir
d’abandonner la dite place.
Art. 4. - Le Bureau est constitué de la façon suivante, Le Président du
Syndicat d’Initiative, le Président de la Société d’Etudes Océaniennes, le
Président du Comité des Fêtes et d’un Représentant tahitien. (Paragraphe
additif à l’article 4. - Le Président du Comité des Fêtes, Capitaine Maillot,
assurera la charge de Vice-Président et M. Anthony Bambridge, le
Représentant tahitien, assurera les fonctions de Secrétaire-Trésorier. ) […]
Art. 6. - Le Comité de Pierre Loti s’efforcera de réunir des fonds de différentes manières : souscriptions, fêtes, loteries, etc… mais le fonds initial
sera réalisé par les profits résultant de la projection du film «Promenades à
Tahiti» de M. André Ropiteau. […]
Fait à la réunion du 2 Février 1932.
Le Président, A. Ropiteau, signatures :
Em. Rougier, E. Ahnne, A. Bambridge, Bastard, Maillot.
Ainsi investi, le président se rend en France et prend immédiatement avec le «tout Paris» qui se presse alors dans l’atelier du sculpteur
Ph. Besnard et, jusqu’à la réalisation finale et l’expédition vers Tahiti, les
différents quotidiens et revues métropolitains, soigneusement renseignés
par A. Ropiteau, donneront périodiquement des nouvelles sur l’avancement du projet.
«La Liberté» - (4 février 1933)
Nous l’avons dit ; un comité s’est constitué que préside M. André
Ropiteau, en vue de rassembler les fonds nécessaires à l’érection à
Papeete d’un monument à Pierre Loti dont M. Philippe Besnard a
déjà composé la maquette.
89
Monument très simple d’ailleurs ; le buste de l’écrivain est posé
sur un socle dans lequel une vahine sculptée en bas-relief tend une
fleur au poète ; car on peut dire «le poète» en parlant de Loti. Cette
fleur qui symbolise Tahiti, Loti la passe à sa boutonnière.
Ce soir sera donné, au cercle militaire, au profit de ce monument pieusement évocateur, une soirée artistique au cours de
laquelle Paul Chack fera une conférence sur Tahiti : «De
Bougainville à Loti», et l’amiral Lacaze évoquera l’auteur
d’»Azyadé».
André Ropiteau pense recueillir les fonds nécessaires grâce aux
recettes d’un film, intitulé «Promenade à Tahiti» et à diverses fêtes,
dont nous parlerons en temps opportun.
L’œuvre est achevée en décembre 1933 et immédiatement acheminée jusqu’au Havre d’où elle repart par mer sur Marseille pour être finalement embarquée, dûment conditionnée, sur le Ville de Strasbourg.
De nombreux journaux relatèrent le départ de la statue vers
l’Océanie, toujours sous la dictée d’A. Ropiteau. Quelques rares journalistes essayèrent malgré tout de mettre une empreinte un peu originale
tel Jean la Veyrie dont nous reproduisons un passage extrait de
l’Intransigeant du 13 décembre 1933 :
Pierre Loti à Tahiti - Un buste vient de partir…
Un socle, une stèle, un buste, le tout pesant quatre ou cinq
tonnes, voilà ce que vient d’emporter du Havre, à destination de
Papeete, le robuste cargo Jormigny. A Marseille, transbordement
régulier où la Compagnie des Messageries Maritimes, s’associant à
un hommage quasi-national, accorde une hospitalité gratuite aux
emballages volumineux dont nul «objecteur», pauvre fou, ne saurait
entamer la solide armure. Et dans trois mois, alors que l’été austral,
resplendira sur les îles fortunées, l’envoi sera parvenu à bon port.
Où va-t-on dresser le monument ? Sans doute au lieudit «Le
Bain de Loti», auprès de la rivière murmurante, toute proche de
Papeete, vers laquelle se font d’incessants pèlerinages. Et peut-être
dans la rivière elle-même, car elle n’a rien d’un fleuve impétueux.
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
L’idée n’est pas sans grâce, mais d’autres paraissent également
recommandables. L’essentiel est qu’un noble symbole, témoignage
public et durable, illustre désormais, sur la terre où il inaugura sa
destinée, le poète sans égal dont le cœur pourtant incertain, resta
toujours fidèle à son premier amour, l’Océanie.
Le navire arrive à Tahiti le 10 janvier 1934 et le débarquement s’effectue aussitôt. André Ropiteau entame sans délai les pourparlés avec le
Conseil Municipal de la ville afin que celle-ci accepte de prendre à sa
charge la mise en place et l’entretien du monument dont le Comité lui
fait donation.
Finalement, après d’âpres discussions, le Conseil Municipal accepte
la proposition (Arrêté n° 236 du 4 avril 1934) et le lieu de l’érection du
monument étant fixé à l’endroit dit «Bain Loti», on en profite pour donner officiellement l’appellation d’»Allée Pierre Loti» au chemin longeant
la rivière Fautaua depuis Mamao ; lequel chemin portait d’ailleurs cette
dénomination depuis déjà plusieurs années.
Emile Vedel, journaliste au Temps, avait connu Loti (vieillissant… !) et était lui-même à Papeete, d’où un récit un peu plus imagé
et précis intitulé «Au jour le Jour, un buste de Loti à Tahiti» en avant-première de l’inauguration :
«Le Temps» (du 13 juillet 1934)
Loti va avoir son monument à Tahiti.
Il le devra à un enthousiaste de bonne volonté. M. Ropiteau.
Celui-ci alla à Tahiti, se familiarisa avec les souvenirs que Loti avait
pu y laisser, en ramena des films qu’il tourna au bénéfice de ses projets, fit des conférences, entreprit les démarches nécessaires, en un
mot se démena tant et si bien qu’il finit par venir à bout de tout. En
février dernier il repartait pour là-bas, emportant avec lui un buste,
exécuté par le maître sculpteur Philippe Besnard, qui représente un
Loti en aspirant de marine, posé sur un socle où une Tahitienne est
taillée en bas-relief. L’idée est charmante. Loti, qui n’aimait pas
vieillir, eût été ravi de se revoir si jeune, en train de passer une tiare
- la fleur de Tahiti - à la boutonnière de son tourond de midship.
91
Je ne garantis pas la ressemblance, n’ayant connu Loti que plus
avancé en âge, et M. Besnard pas du tout, je crois. Je me permettrai
seulement d’observer que l’on ne porte pas de fleurs en uniforme, et
qu’à Tahiti elles se mettent à l’oreille. Quant à la Rarahu du piédestal, c’est dommage que l’artiste n’ait pas eu une Tahitienne comme
modèle. A tout dire, j’aurais préféré une simple inscription - un nom
et une date - gravée quelque part à même le rocher.
Ropiteau avait décidé que le buste serait dressé sur les bords de
la Fautaua, dans l’adorable vallée tout en haut de laquelle «on voyait
percer dans le lointain la corne noire du Diadème», vallée chantée
par un écrivain dont le génie se révélait dès sa vingtième année.
L’endroit choisi est communément appelé le Bain de Loti, mais à
tort, son véritable emplacement restant un peu plus en amont. J’ai
été à même de le vérifier une quinzaine d’années après le passage de
mon illustre camarade et grand ami, en m’y faisant conduire par
Faimano, la négresse Tetouara, et autres citées dans le livre.
Pour régler ce point d’histoire, il n’y a du reste qu’à consulter le
Mariage de Loti […].
C ’est à propos de la mise en place du buste que les choses faillirent se gâter. M. Ropiteau était arrivé à Tahiti au lendemain de l’élection d’un délégué au conseil supérieur des colonies. Pauvre petite
île, à laquelle nous avons fait l’absurde et néfaste don du suffrage
universel ! Le vote l’avait mise en effervescence, et les passions
n’étaient pas encore calmées. Elles se traduisirent par un refus que
le conseil municipal de Papeete opposa à l’installation du buste dans
le site agréé par la haute administration, et peu s’en fallut que M.
Ropiteau ne s’en retournât avec son lourd colis. Mais on comprit de
part et d’autre le ridicule, pour ne pas dire l’odieux, qui en rejaillirait sur la colonie, et une entente s’ensuivit. Tahiti ne devait pas
moins à celui qui, après Bougainville, a le plus efficacement contribué à établir sa réputation de paradis retrouvé.
Bref, son buste va être inauguré ces jours-ci, à l’occasion des
fêtes du 14 juillet, là même où lui fut donné le nom qu’il devait
rendre immortel.
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
Et bien certainement que les petites vahine, quand elles viendront prendre leur bain et se livrer à leurs ébats habituels, sous ses
yeux, ne manqueront pas de le couronner de fleurs en se jouant
alentour.
La tombe de Loti dans une île, et sa statue dans une autre, n’estce pas un satisfaisant raccourci du curriculum vitae d’un marin qui
fut en même temps un grand magicien ès lettres ?
Le jour «J» arrive enfin. Le 16 juillet le Tout-Tahiti se rend dans
la vallée de la Fautaua pour une inauguration «à l’arraché». Le
compte-rendu de l’inauguration est aussitôt expédié aux journaux
métropolitains qui le restituent quasiment textuellement et du 10
au 21 août 1934 les titres suivants s’étalent dans la presse française dans Le Temps («Loti commémoré à Tahiti»), Les Nouvelles
Littéraires («Comment Tahiti a inauguré son monument à Pierre
Loti»), Les Beaux Arts («La pittoresque inauguration du monument
élevé à Loti à Tahiti»), L’Echo de Paris («Pierre Loti a son monument
à Tahiti»), Comoedia («Souvenir de Loti - Le charme exotique de la
cérémonie d’inauguration du monument de Loti à Tahiti»), et enfin
dans la Liberté :
Inauguration du Monument Loti à Tahiti
Au milieu des longues et joyeuses fêtes qui, chaque année, à
Tahiti, consacrent l’anniversaire de la prise de la Bastille — et surtout le goût du Tahitien pour les plaisirs ! — vient d’avoir lieu à
Papeete l’inauguration du monument Loti, œuvre du sculpteur
Philippe Besnard.
Le lundi 16 juillet, par une belle après-midi d’hiver austral, dans
la vallée de la Fautaua, à trois kilomètres de Papeete, au lieudit
Puatehu ou Bain Loti — sur une vaste esplanade nouvellement
ouverte au bord de la rivière — une foule blanche se presse vers une
sorte d’obélisque — enveloppé dans de grandes feuilles vertes de
cocotier : tout près, de gros manguiers versent leur ombre épaisse
sur une jolie piscine, aménagée ces jours derniers à la place de l’ancien petit bain Loti : au loin, les pics dentelés du Diadème ferment
le fond de la vallée.
93
Des «mutoi» — les beaux agents de police de Papeete — forment une première haie d’arrivée ; des matelots tahitiens de la Zélée,
des soldats tahitiens de l’infanterie coloniale rendent les honneurs
militaires ; tous les chefs français et tahitiens sont là, entourés d’une
grande masse recueillie d’admirateurs de Loti, de Tahitiens de cœur
ou de sang.
Le président du comité Loti prononce d’abord une allocution
pour rappeler ce que Loti à Tahiti et ce que doit être Tahiti à Loti ; il
remet le monument à la ville de Papeete, et quand il s’incline, à la
salutation finale «Ia ora na oe, Roti», une jeune Tahitienne habillée
de l’ancien costume maori, toute parée de fleurs, détache le manteau de feuilles de cocotier qui entourait le monument ; le buste de
Loti apparaît, souriant de jeunesse et de bonheur, porté par la petite
Rarahu de la stèle, salué par un hymne tahitien qui chante : «O Loti
et Rarahu, que votre mémoire à vous deux ne change jamais comme
le parfum éternel de la fleur de tiaré». A la fin du chant, la jeune
Tahitienne monte sur une échelle fleurie jusqu’au buste de bronze,
le couronne de fleurs et dit : «Ta petite Rarahu n’est pas morte tout
à fait, o Loti bien aimé, je viens la représenter, je viens représenter
toutes celles qui restent encore dans l’île».
Puis le maire lit une adresse de remerciements ; ensuite un chef
tahitien (Teriieroo) d’une haute et forte taille, comme l’étaient les
chefs d’autrefois, orateur à la façon des anciens orateurs tahitiens,
exprime, avec noblesse, l’hommage des chefs et habitants maoris de
ces îles.
Enfin, le secrétaire général du gouvernement des Etablissements
français de l’Océanie, délégué par le gouverneur, qui n’honore pas de
sa parole cette manifestation de haute propagande française et
océaniennes, lit un discours officiel.
L’article rédigé par Jean La Veyrie dans l’Illustration du 18 août
1934 donne quelques détails inédits de l’inauguration :
Le 16 juillet dernier, comme le programme officiel le comportait, le monument de Pierre Loti, œuvre de Philippe Besnard, a été
inauguré au lieudit Puhatehu, à 3 kilomètres de Papeete, par un bel
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
et doux après-midi de l’hiver austral où le thermomètre marquait
24° centigrades.
Tenant lieu du voile qui sert chez nous à dérober aux regards
l’effigie que l’on va présenter au public, un rideau de larges feuilles
de cocotier masquait d’abord la statue. Ce fut une gracieuse vahiné,
montant les degrés d’une échelle fleurie, qui rabattit et fit glisser jusqu’au sol ce vêtement de la dernière heure. Le président du comité,
M. André Ropiteau, prononça alors l’allocution de circonstance et
remit le monument à la ville de Papeete. Ainsi se terminait, à la
satisfaction générale, une entreprise dont le succès parut un
moment compromis.
L’assistance était nombreuse et choisie. A côté du gouverneur et
du secrétaire général, se tenaient l’amiral britannique Burnes
Watson et une délégation du croiseur néo-zélandais Dunedin, alors
sur rade de Papeete, le commandant Mourral et les officiers du stationnaire français Zélée, les autorités civiles et les chefs tahitiens.
L’un d’eux, Teriieroo, de haute et puissante stature, comme l’étaient
tous les chefs d’autrefois, fit un speech fort remarqué avant qu’un
chœur indigène, recruté parmi les meilleurs chanteurs du pays, ne
célébrât à son tour la gloire du marin romancier.
«Ia ora na oe, o Loti, te tamaiti nehenehe tuiroo, ia ora na oe,
e Rarahu, te tiare Tahiti» ce qui veut dire : «Salut à toi, Loti, bel
homme célèbre, salut à toi, Rarahu, fleur de Tahiti», telles sont les
invocations initiales de l’hymne qui s’éleva, en conclusion de la
cérémonie, sous les ombrages fameux de la vallée de la Fataua,
cependant qu’un rayon de soleil, glissant entre les ramures, couronnait d’or le buste, souriant et juvénile, de l’enseigne de vaisseau
Julien Viaud et consacrait, sur une terre où règne encore quelque
poésie, le retour du chantre inspiré dont les accents trouveront toujours le chemin des cœurs délicats.
Le 16 juillet sur le rivage de l’île lointaine fut donc un jour
mémorable entre tous. En voilà, trop affaibli par la distance, le premier écho parvenu jusqu’à nous.
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La revue Pierre Loti (Rochefort juillet/septembre 1981) publie un
texte inédit d’André Ropiteau qui permet de mettre un point presque
final à l’histoire du monument :
Dès l’année 1929, l’idée d’élever un monument Loti à Tahiti
avait été émise par le Père Rougier, alors Président de la Société des
études océaniennes. Mais des difficultés pécuniaires, des dissensions
personnelles arrêtèrent vite le premier bon mouvement. M. Ahnne,
succédant à la présidence de la société, mit bien sagement le dossier
dans un tiroir… Tandis qu’à Paris, le sculpteur pressenti, Philippe
Besnard, ne perdait pas tout espoir ! En janvier 1932, à mon troisième retour à Tahiti, le Père Rougier me conseillait de reprendre le
projet de monument Loti.
Dans la salle du Syndicat d’Initiative, sur le «Wharf» de Papeete,
par une chaude matinée d’été austral, le missionnaire-businessman
jette quelques chiffres sur une feuille de papier ; vite conquis et
entraîné par un tel maître, je prépare avec lui un premier programme de cinéma au profit de l’œuvre projetée. En quelques jours, après
avoir tâté le terrain de différents côtés, je mets au point mes projets,
à la «patapata», sur la véranda du Cercle Lapérouse-Fontana, à
Uturoa — Mea maitai — tout s’arrange vite et bien avec le
Commandant Bastard, le Capitainbe Maillot, M. Ahnne, le Père
Rougier, Tony Bambridge et moi.
Nous passons tout de suite à l’exécution de nos projets : Bal, soirées cinématographiques spéciales, combats de boxe et autres fêtes
sont organisés dans les districts de Tahiti et aux Iles Sous-le-Vent.
Mon séjour à Tahiti se termine et je quitte l’île en juillet [en
deux soirées et par sa liste de souscription A. R. a déjà recueilli près
de 13. 000 frs].
En France, je me mets en relation avec plusieurs personnes que
je pense pouvoir intéresser à notre projet et décide d’organiser,
comme à Tahiti, des fêtes au profit du Comité. Paul Chack accepte
de donner une conférence. Une fête tahitienne est prévue. Elle aura
lieu à Paris, le 3 février 1933, dans la salle des fêtes du Cercle
Militaire des Armées de terre, de mer et de l’air. Elle fut le plus beau
succès que l’on ait pu espérer à Paris.
96
Inauguration du monument de Pierre Loti à Tahiti
Une vahine pare d’un collier de fleurs le buste de l’auteur de “Rarahu”
Doc. Beslu.
Je prépare une campagne de publicité par la presse, la radio, le
cinéma.
Comme tout se présente bien, Philippe Besnard et moi n’attendons pas plus longtemps pour signer un contrat définitif. L’ensemble
du monument aura 3 m 25 d’élévation. Il sera alloué à M. Philippe
Besnard pour le monument près à l’atelier, y compris l’emballage du
socle, une somme de trente mille francs. Et le sculpteur commence
l’ébauche du monument en s’inspirant, pour les traits de la figure,
d’une photo de Loti à vingt ans 116 […]
J’organise une nouvelle grande matinée tahitienne, avec
François Mauriac et Marc Chadourne. Celle-ci aura lieu à Paris, salle
Iéna, le samedi 15 juin à 15 heures. Bon succès d’estime, mais mince
succès d’argent. Alors j’essaie un peu de «tapage» direct selon la formule habituelle et gênante. Résultats divers.
Enfin le budget du monument est atteint. Le buste est fondu en
bronze par Rudier, la stèle en pierre, sculptée par Magin. Tout est terminé en automne et solidement emballé et, par une dernière amabilité de l’Amiral Lacaze, j’obtiens des Messageries Maritimes la gratuité du transport du monument, de France à Tahiti. […]
Et le 16 juillet, dans la vallée de Fautaua, au bain Loti, l’inauguration de notre monument est une bien jolie fête.
Lors de son deuxième séjour en Polynésie, en 1934, Alain Gerbault
décrit ainsi le monument :
«La race blanche qui occupait ces îles venait justement d’élever
une statue, j’allais dire un tiki, à Pierre Loti près des bassins d’adduction d’eau en ciment et d’une piscine qui avaient fait disparaître
le fameux bassin naturel dont il ne reste plus trace. Hélas ! Pauvre
Loti, lui qui aimait la nature vierge et les indigènes, placé là dans un
de ses paysages préférés défigurés par la civilisation destructrice
qu’il n’aimait guère. « (Iles de Beauté, Gallimard, 1941)
Et aujourd’hui, en l’an 2000 ? Bien que plus personne ne le fasse à
pieds, il faut un certain courage et de la constance pour aller voir le
monument Loti. Certes le buste est toujours à la même place, bien dégagé
et entouré d’un bel ombrage et la Fautaua coule encore presque claire en
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
cet endroit mais le bassin-piscine a été comblé et les écoles n’y emmènent plus les élèves en promenade.
Il faut dire que pour accéder au lieu il est nécessaire de traverser
une zone industrielle dont le romantisme laisse quelque peu à désirer.
Guère plus romantique sont les logements sociaux en tous genres qui
parsèment toute la vallée et n’agrémentent bien sûr pas le paysage mais
surtout dont les effets secondaires (route défoncée, dépôts sauvages
d’ordures, chiens errants…) constituent autant d’obstacles assez démoralisants.
Mais qui se soucie de Loti maintenant… ?
Christian Beslu
Doc. Beslu.
99
Allocutions
du 16 juillet 1934
Allocution de M. André ROPITEAU,
Président du Comité «Pierre Loti».
Monsieur le Gouverneur,
Monsieur le Maire, Amiral, Commandant,
Mesdames, Messieurs,
Loti… Pierre Loti à Tahiti… c’est un peu un conte de fées, l’histoire de cet être magique aux îles d’Océanie : puisque nous allons tout à
l’heure en fêter l’épilogue, permettez-moi tout d’abord de vous rappeler
brièvement l’histoire.
Il était une fois, au temps du dernier Pomare, un jeune officier de
marine français, qui vint un beau jour aborder aux rives tahitiennes —
c’était un joli garçon, à la tournure fine et délicate, doué d’une sensibilité extraordinaire, de la plus vive intelligence ; dans son cœur chantait
tout le romantisme de ses vingt ans, et son âme tourmentée rêvait tout
l’infini des rêves…
En arrivant à Papeete, il n’était pas tout à fait étranger à ces îles —
il les connaissait par les récits de son frère aîné, qui les avait habitées
pendant plusieurs années - et il les aimait déjà, beaucoup.
Pendant les deux escales de quelques semaines qu’il fit à Tahiti, il
se donna tout entier au charme si prenant de l’île : A Papeete, il assista
aux belles fêtes de la Reine dans l’ancien palais, aux grands himene et
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
otea sur la place du Gouvernement ; surtout, dans les districts, il alla
souvent chercher, auprès des petites cases d’autrefois, les souvenirs de
l’ancienne vie maorie ; il sut voir avec des yeux de qui a su tout de suite,
avec une parfaite délicatesse, l’harmoniser à la poésie naturelle de ces
montagnes, de cette rivière, de ces ombrages et de ces fleurs. Ce grand
bain qu’elle a fait aménager si joliment aux pieds du monument, ajoute
le plus heureux intérêt pratique à l’intérêt idéal du monument. Nous
avons toute confiance que la Ville de Papeete terminera bientôt les derniers travaux, discrets, qui ont été prévus, et qu’elle entretiendra tout ce
sol avec un dévouement digne de Loti et de Tahiti.
Monsieur le Gouverneur, Monsieur le Maire, Amiral, Commandant,
Mesdames, Messieurs, au nom du Comité Pierre Loti, j’ai l’honneur de
vous présenter le monument tahitien élevé à Pierre Loti :
Ia orana oe, e Roti
Doc. S.E.O.
101
Merci, Monsieur Montagné, notre Gouverneur.
Merci, Monsieur le Maire.
Merci, au Conseil Municipal de la Capitale de Papeete.
Merci, Monsieur Ropiteau pour avoir élevé cette image de Pierre
Loti, le beau jeune homme célèbre.
Tahiti la Grande !
Vous savez bien tous que le corps de Rarahu a cessé de vivre à
Tahaa.
Mais sa mémoire est toujours vivante dans toutes les Nations et
comme ici à Puaatehu ce jour.
Et maintenant, tout comme si Rarahu n’était point morte, je suis ici
devant vous comme si elle était vivante, qui remémore son idylle avec
Pierre Loti pour le Tiare Tahiti.
Tahiti la Grande ! Que leur mémoire reste à jamais intangible
comme l’odorante fleur du Tiare Tahiti.
Salut à vous !
Doc. S.E.O.
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
Salut à toi Loti, l’homme beau et célèbre !
Salut à toi Rarahu, la fleur aimée de Tahiti
Nous voyons aujourd’hui, taillé dans la pierre, le signe fleuri que
Loti fixe pour l’éternité sur sa poitrine d’officier français et de héros, toi
que nos ancêtres ont bien connu autrefois.
Nous sommes fiers, nous, jeunesse d’Océanie, de cette belle réalisation dans notre cher pays, nous la devons à vous, cher et sympathique
M. Ropiteau, aidé par le concours de vos bons amis.
Nous vous remercions, Monsieur Montagné, notre Gouverneur.
Nous vous remercions aussi, Messieurs les Membres du Conseil
Municipal de notre capitale Papeete, qui avez su élever ce chef-d’œuvre
en cette année 1934, dans cette partie du Pacifique, sur cette place si
fraîche de Puaatehu, orgueil de cette rivière de Fautaua dont l’eau a
maintes fois reflété la double image de Loti et Rarahu.
O toi, pauvre Rarahu, morte à Tahaa bien avant ce grand jour, c’est
grâce à ton amour que Loti a pu faire une délicieuse fable, lue avec ravissements dans toutes les parties du monde.
Que votre mémoire reste à jamais intangible, comme l’odeur éternelle du Tiare Tahiti.
103
Monsieur le Gouverneur Montagné, celui qui dirige les îles françaises de l’Océanie,
Salut !
Monsieur l’Amiral du Croiseur anglais, l’ami de longue date du gouvernement français,
Salut !
Monsieur le Maire, les deux adjoints et les Membres du Conseil qui
ont contribué à l’installation de cette jolie et admirable statue.
Salut !
Au Comité de Pierre Loti, y compris le Père Rougier décédé et les
membres dudit Comité qui ont travaillé à son achèvement,
Salut !
Monsieur Ropiteau, l’enfant de France de haute naissance qui a si
bien organisé le travail, s’est rendu en France pour la statue de Pierre
Loti et est revenu dans le pays pour son inauguration.
Salut à toi !
Et toi Tahiti la Grande !
Contemple la statue inaugurée aujourd’hui d’un fils renommé de
France, Pierre Loti arrivé dans notre pays en 1872. Il a habité parmi la
famille royale, a été aimé des princesses de notre Patrie, enlacé, entouré
lorsqu’il prenait son bain dans l’eau rafraîchissante de la Fautaua ; une
fleur sur l’oreille et sur la tête une couronne de roses Fautaua parce
qu’il était aimé.
En peu de temps, son cœur fut gagné par la beauté de tout ce qui
l’entourait.
Il retourna dans son pays natal et c’est là qu’il écrivit un livre dans
lequel il relata son admiration et fit connaître les charmes de Tahiti,
notre petite patrie.
Ce livre a été lu par toutes les nations européennes et fut la cause
que les voyageurs du monde entier accoururent pour contempler le
pays.
C’est ce que tu constates encore aujourd’hui.
Et vous autres les filles de Tahiti !
Admirez !
Lorsque vous vous délassez dans le bain de Pierre Loti, pensez à lui
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
et faites connaître à vos enfants Pierre Loti, ce fils glorieux de la France
qui aimait notre cher pays.
Vive Pierre Loti !
Vive la France !
Vive Tahiti !
Salut.
Allocution de M. G. BAMBRIDGE, maire de Papeete.
Monsieur le Gouverneur,
Amiral,
Commandant,
Messieurs les Membres du Comité Pierre Loti,
Mesdames, Messieurs,
Au nom de mes collègues du Conseil Municipal comme en mon
nom personnel, au nom de la ville de Papeete tout entière, je remercie
le Comité Pierre Loti du don qu’il vient de faire à notre cité -
[traduction]
Traduction de M. Joseph Buillard de l’allocution
de M. Teriierooiterai a Teriieroo, chef du District de Papenoo
105
Ce monument, en immortalisant sur cette terre tahitienne l’officier
de marine qui chanta notre pays va désormais donner à ce site enchanteur un attrait nouveau et faire retentir une fois de plus, de par le monde
ces deux noms : Loti-Tahiti.
Je ne saurais trop vous remercie Monsieur le Gouverneur d’avoir,
avec l’Amiral Burges Watson, rehaussé par votre présence l’éclat de cette
cérémonie à laquelle les notabilités de la ville et la population ont tenu
à apporter le témoignage de leur sympathie.
Permettez-moi avant de finir, Monsieur le Gouverneur de vous
adresser mes plus chaleureux remerciements pour l’affectueux
concours que la Ville a trouvé auprès de vous en cette occasion et qui
permettra aux uns et aux autres de bénéficier, pour accéder à ce lieu,
d’une route donnant satisfaction aux plus difficiles.
Allocution de M. Léon LE BOUCHER,
Secrétaire Général du Gouvernement des Etablissements
français de l’Océanie
Monsieur le Gouverneur,
Mesdames, Messieurs,
Le chef de la Colonie m’a confié le difficile honneur de le représenter auprès de vous cet après-midi. Je suis chargé en son nom, — et vous
m’en voyez tout heureux, — de remettre officiellement à la Municipalité
de Papeete, en la personne de son sympathique maire, M. Bambridge,
— le terrain sur lequel s’érige la statue de Pierre Loti, due à l’initiative
si louable du Comité Ropiteau auquel il m’est infiniment agréable de
rendre ici un public hommage.
De même, par arrêté en conseil privé du 13 juillet 1934, le
Gouverneur a donné le nom d’Allée Loti à la voie du domaine local qui
permet d’accéder au bain du même nom. Il a semblé ainsi à M.
Montagné qu’il répondait bien au sentiment général en associant la colonie qu’il dirige aux heureuses initiatives prises par le Comité Loti et la
Municipalité de Papeete, en l’Honneur du Grand Homme de lettres qui,
par son renom universel, appartient au patrimoine de la France tout
entière.
106
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
Aussitôt prononcé le nom prestigieux de Loti qui évoque une poésie
d’une qualité si rare, une sensibilité si aiguë, on serait presque tenté, —
tant l’impression produite sur nous par votre pays est profonde, — de
s’essayer soi-même à célébrer le contour dentelé de vos îles si gracieuses et si accueillantes, le pittoresque de vos pics érigés en plein ciel
bleu, le chant allègre de vos fraîches cascades, la lumière exceptionnelle, réellement unique au monde, de tous les Établissements français de
l’Océanie et peut-être aussi, et peut-être surtout, le charme enjoué et primesautier de la race maorie, d’une plastique si parfaite et d’un cœur si
noble.
Cependant que je vous parle, toutes ces images, plus attrayantes les
unes que les autres, se pressent en foule à mon esprit et émeuvent doucement mon cœur de Français.
Dans le même temps, voici que prend soudain un relief saisissant le
visage mélancolique de Rarahu, que le burin magistral de Philippe
Besnard a fixé pour toujours dans la pierre, après que Loti l’eût magnifié
déjà dans les pages inoubliables, si familières à chacun de vous.
Certes, Rarahu n’a jamais existé ; mais d’abord bien des gens qui la
chérissent presque autant que la chérissait en son rêve Loti lui-même
ignorent cette particularité. Alors pourquoi les décevoir ? Vous savez
bien qu’un peu d’illusion est toujours un aliment indispensable à notre
pauvre cœur humain ? En outre, d’autres filles maories, aussi exquises
que l’était Rarahu, n’existent-elles donc plus ? Et alors l’héroïne de Loti
n’apparaît-elle pas comme un symbole vrai, comme une réalité de tous
les jours, et ne sommes-nous pas fondés dès lors à voir en toutes vos
filles autant de Rarahu accomplies ?
Il me souvient que, dans une autre œuvre, Mme Butterfly, une petite
Japonaise avait été magnifiée également pour l’amour si pur qu’elle avait
voué à un officier de marine blanc ; mais si la même mélancolie aimable
émane de deux œuvres, celle dont est paré le Mariage de Loti dégage un
charme plus poignant encore.
C’est qu’en effet, Rarahu, elle, était la délicieuse enfant d’une petite
France lointaine. Elle était donc bien de chez nous, comme était bien de
chez nous aussi Loti, le beau marin gentilhomme de la Grande France
107
continentale. On avait ainsi l’impression d’un chagrin un peu puéril que
se seraient causé mutuellement, sans le vouloir, deux enfants d’une
même famille dont le destin, brutalement, se serait révélé contraire, sans
qu’ils sussent trop ni comment ni pourquoi, ainsi qu’il advient, hélas, si
fréquemment en amour !
J’aimerais, O filles d’Océanie, que, dans vos himene, le soir, vous
célébriez toujours cette peine jolie de deux héros d’une légende si
aimable, pareillement sympathiques l’un et l’autre, appartenant à la
même patrie française, l’un et l’autre.
Aucun Métropolitain, aucun Maori ne saurait, en tout cas, oublier
jamais l’allégorie charmante que cette stèle a pour objet de mettre à
l’abri des atteintes du temps ; car elle symbolise à merveille l’attachement des Français d’Occident pour leurs compatriotes océaniens, l’attachement des Océaniens pour leurs compatriotes d’Occident.
D’un mot, le mariage de Loti, c’est toute l’Océanie ; mais c’est aussi
toute la France ; c’est toute l’Océanie et c’est toute la France, soudées
l’une à l’autre par un sentiment d’indéfectible attachement, quoi qu’en
pensent et quoi qu’en disent certains défaitistes irréductibles.
L’ironie trop facile de quelques critiques superficiels aurait sujet de
s’exercer là. Vouloir tirer d’un roman signification aussi élevée, diraientils peut-être ? Je leur répondrais alors tout simplement par cette phrase
du discours prononcé par Loti lui-même le jour où il a été reçu à
l’Académie française ; «Je n’ai jamais composé un roman ; — je n’ai
jamais écrit que quand j’avais l’esprit hanté d’une chose, le cœur serré
d’une souffrance ; et il y a toujours beaucoup trop de moi-même dans
mes livres».
En outre, je vous rappellerai que Frédéric Mallet a dit de Loti : «Ses
grands yeux, pleins de rêve, savent, quand il le faut, voir le réel avec une
netteté saisissante». Il était donc bien exact d’affirmer que la fusion des
cœurs français et océaniens était le sens vrai de la cérémonie qui nous
groupe aujourd’hui autour de cette statue, évocatrice, dans le cadre qui
nous entoure, de l’œuvre magistrale du grand écrivain, pareillement regretté par nous et par ceux des Océaniens qui l’ont connu ou qui l’ont lu.
Promenez vos regards tout à l’entour ; voici les mêmes eaux chantantes où s’ébattait le groupe charmant de jeunes filles qui, à la vue de
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
l’homme blanc, se dissimulaient en hâte derrière les blocs rocheux et les
frondaisons épaisses.
Bien que, depuis lors, plus d’un demi-siècle ait coulé au sablier du
temps, voici les mêmes senteurs parfumées des goyaviers tout proches,
les mêmes hautes collines vertes qui servent de cadre au bain Loti et,
tout là-bas, dans le lointain, vers la source de la Fautaua, les mêmes
arrêtes montagneuses mauves, le même Diadème sombre, buriné par la
nature avec un si rare souci de la perfection qu’il semble un énorme
joyau posé sur l’ensemble du relief tahitien, à la manière d’une couronne sur le front de la plus belle des îles du Pacifique.
…Écoutez aussi ces bruits comme chuchotés sous les fourrés.
Émanent-ils des gens ou des choses ? Par delà la mort, par delà le temps,
ne serait-ce pas le groupe insouciant de ces Polynésiennes rieuses, avec
lesquelles, la main dans la main et le front ceint de tiare, aimait à se promener le frère de Loti, après le bain pris ici même ?
Et maintenant, fixons la statue de Besnard. Considérons le front
incliné et chagrin de Rarahu ; considérons le masque rêveur de ce Loti
encore adolescent ; considérons l’ambiance tout à l’entour et
recueillons nous.
… Voici que passent, impalpables, mais toujours présents, tous les
personnages du roman, tous les sites somptueusement décrits, toutes les
douleurs, toutes les mélancolies de l’œuvre d’amour et de beauté de
Loti, œuvre «écrite, disait Jules Lemaître, avec je ne sais «quoi d’incessant qui plane et qui pleure, où la tristesse des choses «s’est fondue dans
la mélancolie de l’auteur ? « Quant au fond de l’œuvre, Mariage de Loti,
«Rêve de Loti», objectent certains détracteurs systématiques de notre
œuvre civilisatrice. En vérité, pauvres gens que ceux-là ! Tout ce qu’écrivit Loti n’aurait donc été qu’utopie personnelle, mirage entrevu durant
ses nombreuses nuits de fièvre ?
Moi, je proclame bien haut que la réalité actuelle est plus belle
encore que ne l’était la rêverie, pourtant si jolie, du marin poète qui
«exprimait les larmes des choses pour en distiller leur pur miel».
Parfois, voyez-vous, dans la sécheresse du document administratif,
dans la froideur du rapport officiel, il advient que les administrateurs
que nous sommes découvrions soudain le fait qui rassure et réconforte,
109
la beauté de sentiment qui exalte et nous fait souhaiter chaque jour un
progrès plus tangible sur le progrès de la veille.
Je n’en veux pour preuve que le tout petit point d’histoire relaté par
notre Gouverneur à son retour des mers australes, le 27 juin 1934 : En
arrivant à Rimatara, M. Montagné, parmi le concours empressé de
population venu pour le saluer, aperçoit sur un grabat un Maori de haute
taille, grandi encore par la maigreur et dont le masque, stigmatisé par la
douleur, a l’expression désolée de ceux qui vont mourir. Ce Maori fixe
intensément. Le Gouverneur s’approche avec bienveillance ; le malade
salue, défèrent, et déclare : «Je ne peux plus guérir ; mais toi, le grand
chef blanc, tu es venu jusqu’à nous. Maintenant que je t’ai vu, je puis
mourir».
«Toi, le grand chef blanc, tu es venu. Maintenant que je t’ai vu, je
puis mourir».
Mesdames, Messieurs, lorsqu’un peuple, spontanément, a de telles
réactions ; lorsqu’un moribond qui a fini d’espérer a de tels mots, on est
en droit d’affirmer une fois de plus que le génie français n’a pas fait
faillite, qu’il ne peut pas faire faillite, qu’il ne connaîtra jamais la désaffection des peuples placés sous son égide et cela parce que, partout et
toujours, son amour pour l’indigène force l’amour de l’indigène.
Et alors n’est-ce pas, j’avais raison de proclamer que, sous ces
cieux bénis d’Océanie, la réalité que nous avons la joie de vivre chaque
jour est plus belle encore, plus radieuse que ne l’était ton rêve, pourtant
si joli, pourtant si élevé, ô Loti !
Mais Dieu et les hommes ont eu raison de vouloir que ta mémoire
fût immortalisée par l’allégorie charmante que tu avais créée toi-même
et qu’a excellemment stylisée Philippe Besnard sous la forme d’un symbole pareillement charmant : l’Océanie et la France à jamais unies l’une
à l’autre.
…Et c’est pourquoi, nous tous qui sommes groupés ici, FrançaisOcéaniens et Français-Européens, sommes tellement heureux de nous
recueillir un moment ce soir, pour adresser à ta mémoire, ô Loti, prestigieux poète, mais aussi prestigieux précurseur de la civilisation française, l’hommage fervent de notre administration et de notre gratitude».
110
L’année 1934 à Tahiti
«Ô temps, suspends ton vol» Pierre Loti aurait pu faire siens ces
vers de Lamartine lorsqu’il séjourna à Tahiti en 1872. La vision «viaudesque» des îles enchanteresses et envoûtantes du dernier océan à s’ouvrir à la Civilisation est cruellement altérée un demi-siècle plus tard.
Exubérants restant identiques voire immuables mais la société humaine
s’adaptant aux circonstances de son époque tend à vicier irréversiblement cette atmosphère de plénitude si chère à Loti.
En 1934, les Établissements Français de l’Océanie, qui désignent les
possessions françaises en Polynésie Orientale (à l’exception de l’île de
Pâques), fonctionnent conformément au statut colonial à travers lequel
la métropole entend marquer sa domination. La vie publique se cristallise autour des faits et gestes du gouverneur Lucien Montagné, entré en
fonction le 17 juin 1933. Celui-ci, qui a le monopole du pouvoir décisionnaire, incarne l’État en Océanie et il est assisté par une administration pléthorique, souvent dénigrée, et des institutions locales Délégations Économiques et Financières (DEF), Chambre de Commerce
et d’Agriculture, Conseils de district… - dont les fonctions sont limitées
et secondaires et dont la représentativité est contestable et peu satisfaisante.
Aux antipodes de la politique d’assistanat sinon de mendicité d’aujourd’hui, la colonie a dans l’obligation de subvenir à ses propres
besoins en matière de fonctionnement et d’investissement. Coprah,
vanille, nacre et phosphate absorbent près de 90 % des exportations et
rapportent de substantielles devises. Cependant, une morosité ambiante
et pesante entoure les milieux économiques et d’affaires d’autant que les
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
EFO subissent les retombées tardives de la crise de 1929 dont les effets
pernicieux perdurent jusqu’à la veille de la guerre.
Dans ce climat difficile et délicat, l’autorité de tutelle s’efforce
autant que les finances et les bonnes volontés le lui permettent de s’attaquer aux trois piliers qui sont le fondement de la Civilisation française
dans l’Empire, les Travaux publics, l’Instruction et la Santé.
Sur le plan des infrastructures, les équipements se multiplient et
viennent enlaidir - ou embellir - le paysage (réfection de la chaussée,
pose de canalisations, construction d’écoles…) ; dans le port de
Papeete, fenêtre ouverte sur le monde extra océanien (élargissement de
la passe, amélioration du wharf…).
Par contre, l’Instruction, l’instrument par excellence pour assimiler
les populations autochtones, donne des résultats peu probants. La réussite scolaire est spectaculaire au niveau du Certificat local (81 admis sur
95 présentés en 1934) mais le gouvernement colonial émet de sérieux
doutes sur la portée de ce diplôme ; d’ailleurs, le nombre de diplômés,
essentiellement les enfants des familles occidentalisées, s’amenuise à
mesure que le niveau de connaissances exigées s’élève (Certificat et
Brevet métropolitains).
En matière sanitaire, le bilan est inespéré, miraculeux et d’une
signification révélatrice. La race polynésienne, qui agonisait à petits feux
à la fin du siècle dernier et dont la disparition imminente fut annoncée
par des plumes mal trempées d’écrivains et de journalistes, connaît une
renaissance, une résurrection dans une colonie où le christianisme est
solidement enraciné. Médecins, infirmiers soutenus précieusement par
les pasteurs protestants et les missionnaires catholiques dans les archipels collaborent avec efficience en s’attaquant à la mortalité infantile et
en repoussant les conséquences néfastes des maladies vénériennes au
point de vue de la fécondité.
D’après un rapport du docteur Morin, chef du Service de Santé, la
population des EFO compte plus de 41 000 habitants en 1933 (contre
environ 20. 000 habitants au lendemain de la Grande Guerre) dont 80 %
sont considérés comme des Maohi. Mais, il ne faut pas se leurrer, outre
l’assistance sanitaire, le métissage assume un rôle actif essentiel dans un
tel redressement.
113
Le démographe italien Carlo Valenziani s’interroge longuement sur
la pureté réelle ou supposée de la race originelle. Le cosmopolitisme et
la pluriethnicité frappent plus d’un visiteur débarquant dans le chef-lieu
d’un paquebot mixte de l’Union Steamship Company ou des Messageries
Maritimes : en 1934, le tiers des habitants de Papeete sont des étrangers,
principalement des Chinois, des Américains et des Anglais.
La société des EFO est typiquement coloniale, c’est-à-dire qu’elle est
fortement cloisonnée. Tout un ensemble socioculturel qui associe le
rythme de vie, l’habitat, les occupations, les modes vestimentaires distingue les groupes ethniques majeurs.
Au bas de la pyramide, les Maohi, dans leur insouciance naturelle,
aspirent à la tranquillité. Ils subissent l’évolution et ne sont pas prédisposés à accompagner les événements générés par le contact avec la
modernité (modification des circuits économiques, organisation du
marché, développement effréné du crédit, circulation monétaire…).
Elle n’est pourtant pas si éloignée l’époque de Loti où les insulaires s’auto-subsistaient grâce à une nature généreuse et abondante. Dorénavant,
le taro, le maiore, l’avocat… sont supplantés par des produits importés, estampillés «made in USA», «product of New Zealand», «fabriqué en
France». L’accroissement des échanges dans une zone où prévalent le $
et la £ se répercute sur les prix pratiqués ; l’alcool et la délinquance
deviennent alors un dérivatif, un exutoire dans la mesure où un grand
nombre de Polynésiens s’adaptent difficilement à cette situation inflationniste galopante. Ainsi, en 1934, les différents tribunaux (première
instance, supérieur, justice de paix, audience foraine) ont réglé 1. 760
affaires (contre 803 en 1913). Autrement dit, l’image agaçante, qui persiste aujourd’hui, vantant la nostalgie d’un «Tahiti, la joie de vivre»
d’avant-guerre, doit être rangée irrémédiablement au fond d’un tiroir
fermé à clé à double tour, pour autant qu’elle ait existé !
Au milieu de la pyramide, les étrangers fortunés, surtout d’origine
anglo-saxonne, succombent aux sirènes d’un mythe alimenté parfois
d’une manière dithyrambique par la littérature, la peinture ou le cinéma.
Plus laborieux, les immigrants économiques, pourvus d’un contrat de
travail, viennent dans leur grande majorité d’Indochine, la colonie française la plus importante d’Asie. Ils sont recrutés par la Compagnie
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
Française des Phosphates de l’Océanie. Toutefois, à cause du marasme
économique international, la main d’œuvre étrangère sur le site de
Makatéa devient, pour la première fois, minoritaire en 1934 (79 étrangers contre 80 locaux). Les éléments perturbateurs sont les Chinois lesquels constituent une communauté en marge (7/10 des étrangers dans
les années 1930), vivant recluse au sein de ses propres structures
(écoles, associations, temple…). S’appuyant sur leur dynamisme et leur
esprit d’abnégation, ils sont présents dans tous les rouages de l’appareil
économique et pénètrent activement les circuits de production,
d’échanges et de distribution (agriculture, artisanat, commerce de petit
détail, société d’import-export…) Un tel succès ne fait pas l’unanimité,
loin de là.
Au sommet de la pyramide, les Français blancs (par différenciation
avec les Français d’origine maohi) et les Demis dits évolués, un milieu
élitiste miné par des querelles d’intérêt, exercent un monopole politique
et administratif sans partage. Mais, ils subissent une vive concurrence
des Chinois dans le domaine économique et commercial.
En 1934, les métropolitains accaparent la haute administration et
les professions libérales. Majoritaires sont les descendants de soldats
d’Infanterie de Marine ou d’ouvriers de l’artillerie coloniale à l’époque
où la France voulait imposer sa présence par l’entretien d’une escadrille
dans les Mers du Sud. Plus modeste est le nombre de colons installés
définitivement à des dates plus récentes. Au total, la communauté
blanche non métissée de nationalité française représente environ 2, 5 %
de la population dans les années 1930. Papeete, le centre administratif,
les districts de Tahiti, les îles Sous-Le-Vent, qui sont des foyers de colonisation agricole et commerciale, abritent une majorité conséquente
d’entre eux.
Autour de cette communauté gravite une clientèle de familles
demies. Les Demis adoptent une vie à l’occidentale après avoir reçu une
instruction relativement poussée et cultivent leurs relations avec les
Popa’a. La notion d’appartenance au groupe repose moins sur l’aspect
racial que sur des critères économiques et de standing social. Les factions politiques se résument à des grandes familles qui ont su garder une
audience auprès des insulaires par le biais d’un réseau solide d’alliances
115
matrimoniales. Dans la période de l’entre-deux guerres, le personnel
politique est constitué d’une infime minorité de colons français
influents, Blancs ou Demis. Aucune idéologie précise et aucun débat
digne de ce nom ne viennent animer les campagnes (que ce soit à la
mairie de Papeete ou dans les organisations professionnelles), une douzaine de têtes, toujours inlassablement les mêmes, sont élues : elles forment une corporation en se donnant les allures de défenseurs acharnés
des intérêts de la colonie, mais en usant aussi de leurs fonctions
publiques pour leurs affaires privées. Tous les élus ont une situation
sociale appréciable comme l’atteste la profession des conseillers municipaux de Papeete en 1934, élus en 1931 ; 2 sont des propriétaires terriens (P. Tehanai et H. Juventin) ; 2 exercent des professions libérales
(W. Ahnne, chirurgien-dentiste, et H. Hoppenstedt, avocat) ; 4 sont fonctionnaires (T. Céran, contrôleur des Douanes et des Contributions, T.
Anahoa, directeur de l’Imprimerie, M. Peni, commis greffier au tribunal,
et H. Villierme, secrétaire à la Caisse Agricole) ; 5 sont dans le commerce (M. Frogier et G. Bambridge, directeurs de la Société Commerciale de
Tahiti et de la Bambridge, Dexter et Compagnie, C. Coppenrath, directeur de la Maison Donald, A. Alexandre, bijoutier et A. Hervé, exportateur de vanille. Trois d’entre eux (Hervé, Ahnne et Bambridge) siègent
également à la Chambre de Commerce, dont certains membres sont liés
aux premiers par mariage ou par intérêts commerciaux communs.
Par conséquent, les hommes politiques locaux sont agrégés directement ou indirectement au monde économique. Dès lors, ils profitent
des tribunes que leur offrent les assemblées pour préserver leurs intérêts personnels tout en attaquant l’Administration coloniale omnipotente
contre laquelle une fronde est menée. Ainsi, plusieurs personnalités
renoncent à participer à la session ordinaire de 1934 des D. E. F. où les
élus locaux ne peuvent ni débattre sur les 9/10 des dépenses dites obligatoires, ni critiquer le gouvernement !
Ces luttes d’influence sans merci atteignent leur apogée, voire leur
forme la plus caricaturale dans l’Affaire Kong Ah, laquelle compromet
d’une façon pitoyable les communautés dominantes économiquement
(Blancs, Demis, Chinois) et politiquement (notables locaux et haute
116
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
administration métropolitaine dont le gouverneur Montagné en
personne).
En effet, la société commerciale Kong Ah, co-fondée par Yune Sing
en 1921 et spécialisée dans les exportations du coprah, tombe en faillite.
Sa mise en liquidation judiciaire le 6 février 1933 (soit, hasard du calendrier, un an jour pour jour avant l’Affaire Stavisky en France) entraîne
une continuation de ses activités, sous le contrôle du notaire Maître
Dubouch, du négociant A. Hervé représentant les plaignants et du président du tribunal de première instance de Papeete, Barranger.
Les investigations menées par Gravière, juge-commissaire nommé
par Goguillot, un nouveau procureur de la République, aboutissent à la
découverte de malversations commises par les trois figures précitées. Or
ces dernières siègent aux côtés du gouverneur Montagné au sein de
Conseil privé, un organe qui est consulté obligatoirement sur le projet
de budget. Mais les liens vont au-delà de simples considérations politiques puisque Hervé, Barranger et le chef de la colonie lui-même appartiennent à la franc-maçonnerie. Les sommités prises dans le tourbillon
judiciaire font partie de la gauche laïque ; elles sont des cibles idéales
pour la droite cléricale incarnée par E. Rougier, nommé syndic de la
faillite de la société Kong Ah, également membre des D. E. F. et de la
Chambre d’Agriculture.
Une fois l’enquête achevée, les sanctions tombent en 1935.
Hervé est incarcéré à la prison de Tipaerui puis hospitalisé.
Barranger est expulsé des EFO alors que le gouverneur Montagné est
rappelé en métropole. Dans la liste des inculpés émarge le nom de G.
Bambridge, maire de Papeete. La communauté chinoise est aussi affectée : le Kuo Min Tang, dont l’un des cadres est Yune Sing, ayant des participations dans de multiples entreprises asiatiques, est secoué par des
dissidences.
Cette tumultueuse affaire politico-judiciaire qui associe malversations, rebondissements, diffamations, calomnies, coups bas, magouilles
et qui contribue à empoisonner la vie publique à Tahiti pendant quatre
années entre 1933 et 1937, est loin d’atteindre son épilogue. Georges
Simenon, l’envoyé du journal Paris-Soir, en est le témoin : il y trouvera
matières pour ses romans.
117
Entre-temps, le 16 juillet 1934, c’est dans un contexte de morosité,
d’incertitude, d’instabilité, de doute, de suspicion que le monument
dédié à Pierre Loti fut inauguré en présence des plus hautes autorités de
la Colonie qui se regardaient, peut-être, en chiens de faïence…
Francis Cheung
Inauguration du monument de Pierre Loti, au site dit Bain-de-Loti,
dans la vallée de la Fataua (Tahiti).
André Ropiteau, président du comité, prononce son discours devant le monument
encore voilé d’un rideau de larges feuilles de cocotier.
Doc. Beslu.
118
«Fantasmagories»
Inauguration
du buste de Loti
Une somme de textes journalistiques publiée dans les années 33 et
34 résonnent comme autant de tentatives à scruter le monde tahitien par
le prisme de Loti. Chacun tente une rétrospective objective des faits mais
ne sait comment éviter l’écueil de la relation amoureuse avec la femme
indigène. Image vieillie, image sculptée, ou image représentée, Rarahu
apparaît toujours comme garante de cet éternel amour inaccompli. Seul,
un homme vient rompre par sa volonté de puissance, ce lénifiant amour.
André Ropiteau, figure emblématique de la survivance de Loti en
Polynésie. Tant de pugnacité à faire aboutir son projet, de ténacité
reconnue dans les différents journaux, poussent au respect et à l’admiration. Il sembla si naturel de se substituer au regard d’André Ropiteau
pour recréer l’espace d’un instant «l’univers masqué» de Loti.
Quand André Ropiteau entendit le ramage des Bulbules, Tangara et
Tourterelles, il bondit de son lit soulevant la moustiquaire amidonnée,
s’en vint sur sa terrasse qui surplombait Papeete. Là, dans les faîtages
des flamboyants qui couvraient la ville silencieuse et éparse, les pépiements frénétiques s’apaisèrent lors même que tous virent le soleil
poindre sur l’îlot de Motu Uta. Il resta longtemps prostré, baigné par la
frondaison vert-de-grisée, nimbé par la lumière bleutée de l’océan. Dans
ce silence matutinal retrouvé, avant que ne s’éveillent à son tour les
bruits des hommes, André, la tête encore bouillonnante d’une fin de
semaine agitée, pensa, que ce lundi 16 juillet 1934 ferait date. Il mit son
paréo à grosses fleurs rouges et regarda le ciel dans la direction de la
Fautaua. Là-bas, à quatre kilomètres, l’attendait son ami Loti : l’aboutissement d’années de luttes protocolaires pour avoir enfin le droit d’ériger
son buste de bronze.
Toute la matinée se passa dans ce plaisir béat de la tâche accomplie
et les légers froissements d’un corps anxieux dans un tifaifai.
Un coq et sa couvée vinrent le tirer de sa torpeur, 14 heures
piaillaient à son fare. Sur le dossier de sa chaise, reposait soigneusement, sa tenue blanche de cérémonie : un pantalon de flanelle et une
chemise en lin. Il les enfila, se chaussa et partit à toute hâte vers la
Fautaua. En chemin son esprit battait la chamade, si bien qu’il n’entendît
ni les enfants qui le hélaient de l’autre côté de la berge, ni les grondements orageux au-dessus des pics du diadème. André serpentait le long
de la rivière, suivant dans les hautes graminées, un étroit chemin qui le
mènerait sur l’esplanade de l’inauguration. Tout près de lui, sans les
voir, il entendit la longue cohorte des invités dont les piétinements
empruntaient la route de terre et tournoyaient contre les flancs abrupts
de la vallée.
Le soleil dardait dans le ciel, ployait ses épaules. André s’approcha
au bord de la rive, humecta ses lèvres et son front. Dans les méandres
de la rivière, il eut soudain une vision chimérique. Là, devant lui, le buste
de son cher Loti lui faisait signe d’une main et de l’autre attachait à sa
boutonnière une fleur de tiaré tendue par la douce Rarahu. André n’en
croyait pas ses yeux. Regroupés autour du monument, ils étaient tous là,
ces Loti qu’il avait tant aimés, siégeant dans leur différence et leur unicité. À droite, déguisé en sultan, la tête enturbannée comme un moudjahidin, la posture roide dans un long cafetan ourlé de fils d’argent et
chamarré de pierres précieuses, la taille ceinte d’un terrible yatagan, un
jeune giaour à l’œil noir et au menton rétif, fixait l’entrelacement
du moucharabieh où s’abritait de la chaleur sa jeune maîtresse circassienne.
André vit alors débouchant sur l’esplanade d’un chemin pierreux,
un carrousel bruyant, pétaradant. Une fantasia où les femmes mauresques poussaient des «you you you» stridents, tandis que les
hommes sur leur fier alezan criaient : raïa ! Tous installèrent enfin leur
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Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
campement au bord de la Fautaua qui avait pris pour l’occasion des airs
de oued.
Un rire nerveux fit vaciller André. Pour la première fois il se sentait
si proche de Loti, de ses univers fantasmagoriques. Il reconstituait à son
tour ces lieux lointains qui lui paraissaient si familiers ; ses personnages
de papiers qui lui semblaient si réels. Un plaisir intense le poussait dans
son expérience.
Sa vision se prolongea à gauche du monument. Un spahi s’y tenait
en habit de gala clinquant, avec son dolman couvert de boutons et de
décorations, son jodhpurs saillant, son casque colonial, son long sabre
de cavalier et sa petite moustache effilée : un homme tout en pointe.
Derrière lui, un grand numide vêtu d’un pagne de léopard balançait lentement un flabellum. L’officier ganté agité machinalement sa cravache au
rythme des balancements.
Plus près de la rivière, André reconnut une frêle mousmé avec qui,
il croisa le regard et fit de multiples salutations. La geisha paraissait si
triste, son visage opalin, sa bouche miniature d’un éclat ponceau. Elle
fixait le fil de l’eau qui bruissait entre nénuphars et lotus. Engoncée dans
son kimono, la taille serrée par les boucles d’un obi argenté, elle faisait
tournoyer entre ses doigts une magnifique ombrelle peinte en yamato-e.
Au-dessus, la nature s’obscurcit, sauf l’un des pics du diadème qui étincela. On eut dit le mont Fuji dans sa ganse de neige et à ses pieds, cette
concubine tout droit sortie d’un Kabuki.
André jubilait charmé par tous ces poncifs qui se bousculaient ; ces
univers carton-pâte, ce vaste manteau d’arlequin peuplé de marionnettes. Il lui sembla voir Loti écrivant dans l’espace confiné de sa cabine.
Le jeu se poursuivit : le monument prenait tour à tour des allures de
catafalques, de mausolées, de pagodes, et de marae. André pensa qu’il
lui serait facile de convier d’autres personnages. Et l’on vit sortir
d’outre-tombe tout ce que la terre avait porté d’excentriques, de bigarrés : les Hirsutes, les Hydropathes, les Zutistes débouchaient sur la
place. Monsieur de Phocas, brandissant d’une main sa canne à pommeau de rohart, de l’autre son haut de forme en hermine, vitupérait de
sa faconde tonitruante contre son voisin Des Esseintes qui, le visage
émacié, dans un habit de satin noir portait une carapace de tortue
121
incrustée de diamants. Plus loin venait Dorian Gray au visage angélique
et poupin dissimulant une âme ténébreuse. L’œil torve, il toisait ce bon
Tartarin, à la fleur au fusil, à la chéchia écarlate. Tout ce joli monde se
précipita dans les rangs formés des invités coloniaux, tirant, poussant,
désorganisant la cérémonie. Ce fut enfin, l’entrée d’une troupe d’éléphants et leurs cornacs, d’une méhari et ses chameliers, d’un vol de perroquets apprivoisés… André vacilla.
Quand André recouvra ses esprits au bord de la Fautaua, une nuée
de moucherons l’avaient pris pour cible. Le chemin s’arrêtait là sur une
grande esplanade qui réunissait une foule patiente. D’un côté des mutoi
formaient un cordon de sécurité, de l’autre, dans leur tenue blanche et
couverts de canotiers, les officiels et leur dame. Plus loin, en retrait, une
foule plus compact d’admirateurs regardait une jeune Tahitienne juchée
sur une échelle et couronnant le buste de Loti en chantant : « O Loti et
Rarahu, que votre mémoire à vous deux ne change jamais comme le
parfum éternel de la fleur de Tiaré».
Henri Blondin
Doc. Beslu.
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Loti timbré
C’est dans le but de réunir les fonds nécessaires à l’érection d’un
monument à la gloire de Pierre Loti que la Poste de France émit en 1937
un timbre poste représentant l’écrivain en uniforme d’enseigne de vaisseau sur fond de ville d’Istanboul avec Corne d’Or et mosquée Ste Sophie
(vignette réalisée en «taille-douce» par le graveur G. Barlangue). Les 50
centimes de la valeur faciale du timbre furent rehaussés par une surtaxe
de 20 cent. pour servir à la construction de la statue.
Le timbre mis en vente à Tahiti en 1973 à l’occasion du 50ème anniversaire de la mort de Loti le montre au contraire vieillissant, avec chapeau et cape, entouré de symboles se rapportant à ses écrits (Le
Mariage…, Pêcheur d’Islande…). Egalement réalisé en taille-douce, le
timbre a été gravé par J. Combet.
Deux sortes d’enveloppes «1er Jour» ont été émises, l’une reprenant
le sujet exact du timbre, l’autre montrant un environnement de
pêcheurs.
Lorsqu’en 1995 fut montée à Tahiti une pièce inspirée du roman Le
Mariage de Loti, l’Office des Postes émit un timbre reproduisant une
scène du spectacle donné en plein air. Hormis l’enveloppe «1er Jour»
officielle, les philatélistes cherchèrent les supports les plus originaux
possibles pour mettre cette vignette en valeur (cartes postales, photographies et même page de présentation d’une édition du livre).
Christian Beslu
La vallée de Loti en 1950
Notre première étape117, en quittant Papeete du côté de l’est, ne
nous mènera pas loin. La ville s’étend par là jusqu’à la Fautaua, jardins
touffus et sincères, haies d’hibiscus, maisons confortables, noyées dans
la verdure et les fleurs. Avant de franchir la rivière, c’est-à-dire le torrent, on prend, à droite, une large avenue qui vient buter contre la colline et se résout en une route étroite, celle de la vallée.
Le fantôme de Loti doit avoir l’occasion de verser des larmes s’il se
promène dans cette vallée qu’il a rendue célèbre et s’il découvre le jardin public qui perpétue le site délicieux où le midship et Rarahu faisaient du sentiment, les pieds dans l’eau.
C’était un recoin tranquille au-dessus duquel faisaient voûte de
grands arbres à pain, des mimosas, des goyaviers et de fines sensitives.
Un botaniste pourrait se demander comment les sensitives, qui sont
des plantes de prairie hautes tout au plus de trois pieds, pouvaient «faire
voûte» au-dessus d’une rivière ; à quelle époque et dans quel recoin
tranquille on a bien pu planter des arbres-à-pain au bord de l’eau, ce
qui ne se fait jamais, et pour cause ; et où Loti a pu voir dans l’île ces
mimosas dont il parle à chaque instant ; il n’en existe dans toute la
Polynésie qu’un seul plant importé vers 1936, je crois, par un Français
qui en est très fier et en porte toujours un brin à son veston.
On pourrait relever dans le Mariage de Loti bien des erreurs de ce
genre et de beaucoup d’autres genres, notamment la psychologie de la
Tahitienne ; mais on ne peut pas demander à un poète qui a passé six
semaines, puis neuf jours, à Tahiti, la connaissance même superficielle
d’une flore aussi neuve et aussi variée. Mais je ne veux pas m’arrêter
plus longtemps à des vétilles au sujet de ce livre charmant qui nous a
117 N. E. Albert T’serstevens (1886-1974), écrivain franco-belge, a séjourné en Polynésie de
1946 à 1949. Nous remercions les éditions Albin Michel qui nous ont aimablement autorisés
à reproduire les pages consacrées au bain Loti publiées en 1950 dans Tahiti et sa couronne.
Supplément au Mariage de Loti • Loti monumental • Avril - Septembre 2000
laissé de bien jolies images d’un Tahiti défunt, celui de Papeete pomaréen et de ses environs directs. Je dirai même qu’il fallait à Loti une sensibilité presque féminine pour avoir si bien vu, en si peu de temps, ce
district de l’île. On ne peut pas lui reprocher de l’avoir idéalisé : par une
pente naturelle de son esprit, il n’en pouvait montrer que les attraits
faciles, à l’exclusion de tout ce qui est force, luxuriance et rudesse. Tout
est adouci par cette plume séduisante qui s’est toujours refusée à la
redoutable sincérité. S’il est possible qu’il nous ait donné une idée fausse de tous les pays qu’il a visités, il n’en est pas moins vrai qu’il a
enchanté des millions d’êtres humains en leur montrant le monde tel
qu’ils le souhaitent, tel qu’il n’est pas.
On ne sait pas au juste où se trouvait le «recoin tranquille» qui servait d’alcôve aux amants du livre, sans doute non loin de l’embouchure,
entre la route et le lagon, où il y a encore aujourd’hui des ombrages
mystérieux et des bassins naturels. On a cru pouvoir le placer beaucoup
plus haut, à un bon mille de la route ; et pour consacrer ce lieu sanctifié
par la littérature, on en a fait un décor invraisemblable, tel qu’en peuvent concevoir les cerveaux déliquescents de fonctionnaires imbibés
d’apéritifs multicolores, et pleins des souvenirs du Robinson banlieusard.
On a débroussé et nivelé un vaste espace de deux ou trois hectares,
en bordure de la rivière, et on l’a semé d’un beau gazon de boulingrin
régulièrement tondu, épluché et nettoyé de la moindre feuille morte.
Pour protéger ce billard végétal des quelques roues d’autos qui s’aventurent jusque-là, on l’a fermé de petites bornes en ciment dont la forme
a été patiemment étudiée pour réaliser le maximum de laideur géométrique. On y a planté avec symétrie des arbustes grêles entourés d’un
cercle de gros galets blanchis à la chaux. L’ensemble évoque un square
de cité ouvrière établi par un entrepreneur économe.
A l’entrée de ce jardin sans ombre s’élève un bâtiment ultra-moderne, un cube de ciment à toit plat, peint en vert amande : c’est le filtre
régulateur des eaux de Papeete, car on a capté en cet endroit une partie
de la Fautaua, et la grande cité coloniale à ce torrent littéraire.
Tout le bord de l’eau est fermé par un mur de béton coupé de place
en place pour laisser passer les baigneurs. On a, en effet, construit un
125
barrage, cimenté le lit de la rivière, et fait de la vasque au courant limpide célébrée par Loti une piscine de natation, avec échelles et rampes
de fer à l’usage des nageurs.
Au fond de ce décor sportif, un obélisque décoré d’une Tahitienne
de convention supporte le buste en bronze de Pierre Loti, non pas le Loti
popularisé par la photographie, visage rond, nez moyen, moustaches
avantageuses, le parfait officier de Marine de 1890, mais une sorte de
pédéraste anémié par le climat tropical, et qui ne ressemble en rien au
père de Rarahu. Derrière lui, quelques beaux arbres sauvés de la dévastation ombragent des bancs de guinguette et une manière de kiosque à
musique qui a le mérite de n’être que bêta.
Tel est l’ensemble saugrenu que les esthètes de l’Administration
offrent aux lecteurs dévots du Mariage de Loti pour leur rappeler le
«recoin tranquille» où sous une voûte de «fines sensitives» s’ébattaient
les sveltes naïades maories couronnées de fleurs et fuyants comme des
biches devant le Tinito118 libidineux.
J’en vois ici de beaucoup moins farouches, en jupe et taamu titi 119,
qui se livrent à la baignade, les cheveux dénoués, un hibiscus à l’oreille.
Comme le font et l’ont toujours fait les Tahitiennes, elles ne plongent pas
la tête la première, avec la grâce et la souplesse de nos ondines
blanches, mais sautent dans l’eau, les pieds en avant, à croupetons,
d’une main tenant leur jupe ramenée entre les cuisses, de l’autre se bouchant le nez avec le pouce et l’index. Cela ne fait pas un tableau très
«poétique», mais je n’y suis pour rien…
Pauvre cher Loti… Je crains bien que, pour ses péchés, s’il en a
jamais commis, un démon impitoyable ne l’oblige quelquefois à revenir
sur ces rives qu’il a décrites avec tant de charme. Il doit se dire, non sans
amertume, que la gloire a les revers les plus singuliers, et que les lauriers les plus vivaces, tressés par des mains maladroites, peuvent devenir
des couronnes d’épines…
Albert T’serstevens
118 Chinois, en tahitien
119 Taamu, lier ; titi, sein : soutien-gorge
126
Tahiti
dans l’œuvre de Loti
On limite trop souvent la présence de Tahiti dans l’œuvre de Loti au
seul Mariage de Loti. Un rapide balayage chronologique montre pourtant que l’écrivain revient vers cet univers à peu près tous les dix ans et il ne s’agit ici que des textes assez longs, pas des allusions dispersées
dont le relevé nécessiterait une autre approche. Ainsi, le séjour réel de
1872 donne naissance aux textes publiés dans L’Illustration en septembre et octobre 1873 ; en 1880 c’est donc Le Mariage de Loti, en
1890 Le roman d’un enfant, en 1899 «L’ île de Pâques» dans Reflets
sur la sombre route, en 1910 «Un vieux collier» dans Le Château de la
Belle au Bois Dormant, et Prime jeunesse en 1917.
Un rêve
La publication récente du Journal des années 1914-1918, sous le
titre (qui n’est pas de Loti, même si c’est du Loti) Soldats bleus120,
montre que le souvenir de Tahiti n’a jamais quitté la conscience - ni l’inconscient - de celui qui y avait trouvé son nom, comme il le raconte au
début du Mariage. Le 22 juillet 1917, en permission à Rochefort, après
avoir déjeuné avec ses «deux autres fils», Raymond et Edmond, ses
enfants basques, et alors qu’il doit bientôt repartir pour le front et une
mission sur le front d’Italie (qui aura lieu du 10 au 20 août), Loti fait la
sieste « par terre dans la mosquée». Vient une longue page qu’il faut
citer en entier [reprise dans la sixième partie de ce Bulletin intitulée
«Nostalgie»] car elle constitue un extraordinaire condensé de tout ce
que Tahiti a représenté pour l’écrivain.
120 Pierre Loti, Soldats bleus, Journal intime 1914-1918, édition établie par A. QuellaVilléger et B. Vercier, La Table ronde, 1998.
Avant et afin d’analyser en détail cette page, où s’orchestrent non
seulement les souvenirs tahitiens mais aussi les thèmes principaux de
l’imaginaire lotien, il convient de revisiter les étapes principales de
l’œuvre en tant qu’elles sont marquées par la Polynésie. Nous reviendrons sur les articles de L’Illustration de 1873 qui concernent NukaHiva lorsque nous étudierons le rêve de 1917.
Traces
Dès le premier livre, Aziyadé, Tahiti apparaît, de manière indirecte,
voilée certes, mais indiscutable - ne serait-ce que dans le nom du personnage masculin, Loti, bien improbable pour un «lieutenant de la marine anglaise» ! il faudra bien sûr attendre Le Mariage pour apprendre
que l’origine de ce nom a partie liée avec Tahiti ; mais d’autres traces
figurent dans le livre : si l’utilisation du mot «case», pour désigner la
maison, peut être attribuée au séjour sénégalais de 1873 autant qu’au
séjour tahitien, une phrase du début de la IIème partie du livre, elle, ne
se comprend guère que par référence à un tel hors-texte : lors de la traversée de Salonique à Istanbul, le narrateur écrit «Nous étions une
bande ainsi composée : une belle grecque, deux belles dames juives, un
Allemand, un missionnaire américain, sa femme, et un derviche. (…) Il
y avait même, entre le missionnaire et moi, des apartés en langue polynésienne», ce qui est pour le moins étrange si l’on accepte la fiction d’un
Loti anglais… Aucun commentaire pour éclairer cette surprenante
connaissance de la langue polynésienne121. A l’autre bout du livre, juste
avant la mort du héros, Loti évoque « tous les coins du monde où j’ai
vécu et aimé, mes amis, mon frère, des femmes de diverses couleurs que
j’ai adorées» ! là encore, allusivement, ce sont Tahiti et le séjour de son
frère dans cette île qui sont évoqués.
Nous ne parlerons pas pour l’instant du Mariage de Loti, pièce centrale du dispositif, mais pièce que nous supposons bien connue et qui
demanderait à elle seule tout un article122 : nous y reviendrons lorsque
121 Le journal intime donne une version plus explicite, mais tout aussi mystérieuse pour qui
n’a pas lu les pages du journal sur le séjour à Tahiti : «Une bande ainsi composée : un camarade
à moi de Tahiti, un peu kanaque comme moi-même».
122 Je renvoie le lecteur à ma préface de l’édition GF-Flammarion, où j’étudie les différents
aspects et l’importance de Tahiti pour l’écrivain.
128
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
la nécessité s’en fera sentir. Il suffit de noter pour le moment que c’est
avec ce livre que Julien Viaud est reconnu comme écrivain, qu’il fait
connaissance avec un succès qui ne se démentira plus jusqu’à la fin de
sa carrière.
Rêves d’enfance
Dix ans après (1890), avec Le roman d’un enfant, livre de souvenirs autobiographiques qui est avant tout un récit de vocation, Loti
donne à lire les étapes d’une double vocation : celle du marin et celle de
l’écrivain. Lui qui a publié des livres ayant pour cadre les quatre coins
du monde - Turquie, Sénégal, Japon, Algérie, Monténégro, etc - va
construire, par petites touches, «sans suite ni transitions»123, un mécanisme dont les pièces essentielles ont, pour la plupart, rapport à Tahiti.
Partons de la fin, ce sera plus clair : et de la scène (chapitre LXXX) où
l’adolescent expédie à son frère aîné, qui se trouve alors en Indochine,
une lettre dans laquelle il scelle son «pacte avec la marine». Que de
détours et d’hésitations avant de franchir ce pas, mais aussi, rétrospectivement, que de cohérence : comment l’enfant trop choyé, un peu craintif, entouré de femmes trop aimantes, en arrive-t-il à prendre cette décision, c’est là le vrai sujet du livre.
Chaque pièce du puzzle a en fait rapport avec cette scène finale,
dans un système d’échos, de reprises, de ricochets extrêmement subtil,
dans le détail duquel il serait trop long d’entrer. D’un côté les circonstances de la vie : Rochefort port colonial, Oléron l’île des ancêtres maternels, la ruine du père qui empêche l’adolescent de préparer l’École
polytechnique, et surtout ce frère aîné, chirurgien de marine dont la première affectation est Tahiti d’où il envoie des lettres qui enflamment
l’imagination, des fleurs séchées et d’où il rapporte des objets exotiques ; de l’autre, les livres et les images qui font rêver, comme par
exemple ce Voyage en Polynésie donné par le frère (chap. XXVI),
comme le mot «colonie»(chap. XIV), comme le journal de bord d’un
navire du siècle passé lu à la Limoise - mais c’est tout le livre qu’il
conviendrait de citer. Afin de voir comment, face aux obstacles qui se
dressent (le chagrin de la mère, la peur de l’inconnu, le sens du devoir
123 Le roman d’un enfant, GF-Flammarion, 1991, éd. B. Vercier, p. 43
129
religieux), l’enfant ruse pour s’inventer un chemin, qui, de la vocation
de pasteur (rappelons que la famille Viaud est protestante), passe par
une étape insulaire - pasteur dans l’île d’Oléron -, puis une étape lointaine - missionnaire -, avant de se diriger, à l’exemple du frère, vers les
prestiges exotiques du métier de marin. Pour l’adolescent, ce n’est pas
la marine en tant que telle qui constitue l’objet de désir où se mêlent terreur et fascination ; il n’est presque jamais question de navires. La marine est le moyen qui lui permettra d’atteindre l’ailleurs, dans la réalité
concrète et non plus dans le rêve (chap. XLVI), et cet ailleurs a indiscutablement le visage de Tahiti, c’est-à-dire une île tropicale à l’autre bout
du monde - même si, dans l’énumération finale, Loti associe «les forêts
pleines de fougères de l’île délicieuse» aux «sables du sombre Sénégal»
et au «Grand Océan austral où des dorades passaient» (p. 250), ceci
afin de mieux couvrir toute la gamme de son univers d’écrivain (Le
Mariage, Le Roman d’un spahi, Pêcheur d’Islande et Mon frère Yves).
Il est remarquable que la Turquie soit absente de cette reconstruction du «roman» de l’enfant, elle qui va occuper la première place dans
la vie et dans le cœur de l’écrivain marin. C’est que Tahiti est d’abord,
comme l’a raconté Le Mariage, liée au frère disparu et sans cesse
recherché. Médecin colonial, il a été envoyé en Polynésie française ;
l’empire ottoman était loin de ses itinéraires. Tahiti est bien la strate primitive des fantasmes de l’enfant, celle qui se superpose le plus facilement à la strate encore plus élémentaire, archaïque, celle de l’île
d’Oléron qui rassemble tradition familiale et ouverture sur la mer, avec
l’apparition de la «petite créature sauvage», Véronique, la première de
toutes les femmes aimées, à propos de qui Loti écrit : «…et surtout ces
adieux à des petites créatures sauvages, aimées peut-être précisément
parce qu’elles étaient ainsi, - ça représente toute ma vie, cela…»
Viendront ensuite (chap. XXII), dans le Voyage en Polynésie déjà mentionné, «deux belles créatures au bord de la mer, couronnées de fleurs
et la poitrine nue, avec cette légende : ‘Jeunes filles tahitiennes au bord
de la plage.» Tahiti et la marine ouvrent la voie à un autre monde,
trouble, inconnu, celui des sens, si loin de la maison parentale et du
musée (le monde de la science) de l’enfant avec ses risques d’embaumement, de sclérose dans les jupes maternelles.
130
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Femmes aux seins nus, palmiers au bord de la mer, pervenches
envahissant les cases, l’image de Tahiti, dans Le roman d’un enfant, est
simplifiée à l’extrême, Loti reconstituant l’état d’esprit de l’enfant qu’il
était alors. Le retour du frère (chap. LXXIII) complique un peu cette
image de «l’île délicieuse». Parmi les objets qu’il a rapportés, figurent «
des colliers en coquilles enfilés de cheveux humains, des coiffures de
plumes, des ornements d’une sauvagerie primitive et sombre». Loti se
rappelle qu’il a, dans Le Mariage, donné de Tahiti une vision où le
sombre et le mélancolique l’emporte fréquemment sur le «pays de fleurs
et de belles jeunes femmes» (voir par exemple le chapitre XX de la première partie sur « le charme de ce pays» ou le chapitre XXXV : «Il y a
dans le charme tahitien beaucoup de cette tristesse étrange qui pèse sur
toutes ces îles d’Océanie…» ).
Le texte sur «L’île de Pâques», que Loti publie dans Reflets sur la
sombre route en 1899, ne fait pas à proprement parler partie du corpus
tahitien. Mais en choisissant d’inclure dans ce recueil très hétéroclite
ces pages qui reprennent les premières qu’il ait jamais publiées (signées
XXX, puis Julien Viaud Aspirant de 1ère classe), Loti fait retour dans ce
« Grand Océan» où il navigua «dans (sa) prime jeunesse, sur une frégate à voiles» (ce sont là des expressions du prologue) juste avant l’escale de Tahiti à bord de cette même Flore. Nostalgie pour le temps de sa
jeunesse qui va se retrouver, dix ans après, dans «Un vieux collier».
L’île de quel rêve ?
Ce texte d’une dizaine de pages124 m’apparaît comme un relais
essentiel entre Le Mariage de Loti et le rêve de 1917. Dans le livre Loti
avait, on le sait, créé le personnage de Rarahu à partir de « plusieurs
personnages réels»125. Ce «vieux collier» - conservé dans une des nombreuses boîtes qui remplissent sa maison de Rochefort, «reliquaire de la
période passée aux îles du Grand Océan, au Chili, et ensuite sur les
sables du Sénégal, depuis 1872 jusqu’à mon arrivée en Orient et mon
124 Ce texte figure dans l’édition GF-Flammarion du Mariage de Loti, pp. 261-265
125 Ibid. , p. 252
131
initiation à l’Islam. »126 - fait revivre l’une de ces jeunes filles, anonyme,
rencontrée au hasard, sur une plage solitaire. La vie «amoureuse» de
Loti y apparaît dans sa crudité : celle de la drague facile. Mais cette expérience assez triviale est transformée en une expérience quasi métaphysique : le rapprochement des deux corps devient l’occasion d’une méditation sur la vie, la mort, l’incompréhension entre les êtres et les races.
Il faudrait citer le texte tout entier. Et surtout montrer comment le paysage nocturne de Tahiti, immense, effrayant, participe de cette révélation. L’île du bout du monde n’est plus guère «l’île délicieuse» ! elle est
un point perdu dans le Grand Océan, de l’autre côté de la terre, et les
deux amants ne sont plus que deux enfants «seuls et perdus au milieu
d’ambiances trop farouches». Loti trouve des accents pascaliens pour
dire leur angoisse, et les cocotiers du bord de la mer se transforment en
roseaux qui en rappellent d’autres127 : «Leur verdure, leurs bouquets de
plumes vertes se tenaient si haut que nous ne voyions, en marchant, que
leurs tiges couleur de cendre, trop longues et trop minces, à ce qu’il
semblait, pour supporter en l’air toutes ces palmes ; rien que les gerbes
des tiges, la forêt des tiges géantes qui se courbaient au souffle du large
comme d’effrayants roseaux, nous faisant tout petits et négligeables,
nous deux, sous leur agitation de chose immense» (pp. 162-163).
Avant de quitter Loti, «elle» lui donne son «collier en fleurs d’hibiscus» (liées par des fils de roseau : c’est moi qui souligne), seule trace
de ce qui fut un moment de tendresse mais surtout l’occasion d’une
interrogation qu’aucune réponse ne vient combler. Rencontre sans lendemain ; puisque leur rendez-vous suivant est rendu impossible par une
bourrasque, et que de toute façon le «pauvre petit aspirant de marine»
quitte Tahiti pour ne plus y revenir : on a là, comme en germe, le schéma
des amours lotiennes qu’il avait formulé, on l’a vu, dans Le roman d’un
enfant, et que sa biographe, Lesley Blanch, a résumé dans la formule
célèbre : «Landing, loving, leaving»128.
126 Ibid. , p. 261
127 «Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se
regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; […] Qu’est-ce qu’un homme dans
l’infini ? » «L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant» (Pensées).
128 «Aborder, aimer, abandonner»
132
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
«Un vieux collier» se termine par une autre méditation, plus générale encore, sur le temps, la mémoire et la mort : confusion des souvenirs, précarité des êtres humains - «La gorge qui fut jeune et admirable,
comment est-elle aujourd’hui, et comment sont les grands yeux interrogateurs»-, et finalement précarité de l’objet lui-même : ce collier d’hibiscus, que la fantaisie de Loti a arraché à son destin - retourner à l’humus des îles océaniennes -, il finira «jeté aux immondices» après avoir
vécu cette «quasi-existence, desséchée et fragile comme l’existence des
momies» (p. 168)129.
Tahiti, lieu du désir enfantin, lieu de la beauté (on pense à
Baudelaire, à Gauguin) -«Elle avait inconsciemment la grâce exquise des
attitudes, avec la perfection absolue de la forme, toute l’originelle splendeur humaine que les peuplades de ces îles ont conservées» (p. 163)-,
mais aussi lieu des interrogations premières : il est significatif que, pour
accéder aux étagères où se trouvent les souvenirs de ses «premières
campagnes de marin», Loti doive soulever des soies d’Orient, et que
cette période soit celle qui précède son «arrivée en Orient et (son) initiation à l’Islam» (p. 158). Si l’expérience avec Aziyadé répète, sur une
durée plus longue, l’expérience de la jeune fille au collier de fleurs d’hibiscus, l’Islam, avec sa profusion culturelle de palais et de monuments,
avec le pittoresque de ses rues et de ses bazars, avec les mystères des
harems et l’incertitude des identités, va dissoudre l’interrogation métaphysique dans une fascination romanesque sans cesse renouvelée. Tahiti
- l’île de quel rêve ? - installe l’homme face à la nature, à sa nature, dans
un dialogue d’une nudité essentielle. Ce que Le Mariage de Loti avait
plus ou moins bien masqué derrière une autre quête, celle de la famille
du frère, «Un vieux collier», où le romanesque est réduit à presque rien,
le fait éclater au grand jour : «le besoin qu’a toute âme d’une autre âme,
et, - dans un ordre plus humble, mais, hélas ! aussi humain, - ce désir
que tout corps éprouve d’un autre corps doux à caresser et à étreindre,
129 Il faudra attendre le prologue de Prime jeunesse, en 1919, pour voir l’écrivain dépasser
cette angoisse devant la précarité des êtres et des choses et affirmer sa confiance en la pérennité de l’écriture : « Ce livre […] comme la tentative désespérée d’un de leurs frères qui va sombrer demain dans l’abîme et voudrait, au moins pour un temps, sauver ses plus chers souvenirs. »
133
pour tromper l’angoisse de se sentir seul devant le mystère des impassibles choses» (p. 164). Le mot «amour» n’est jamais prononcé,
l’amour existe-t-il, ou bien n’est-il qu’un des leurres que l’homme invente pour tromper son angoisse ? «Un vieux collier» ! la matrice de tous
les «romans» de Loti, celui qui dit le tragique de notre condition.
Travail du rêve
On voit mieux alors la logique dans laquelle s’inscrit le rêve de
1917 : dans cette période de grande angoisse et de grande incertitude
sur le destin de ceux qui lui sont chers, ses trois fils notamment, et sur
celui de sa chère France, Loti rêve de Tahiti. Notons qu’une fois encore
la Turquie fait partie du domaine du réveil (du préconscient) alors que
Tahiti vient des couches les plus profondes de la psyché. Utiliser ici les
concepts freudiens n’a rien de provocant tant ce rêve semble obéir de
façon archétypale aux mécanismes du rêve tels que Freud les a décrits,
à savoir condensation et déplacement. Déplacement d’abord : Loti situe
ce rêve à Nuka-Hiva, remontant de la sorte à ses tout premiers textes,
ceux de L’Illustration, fermant ainsi la boucle alors qu’il se dit au « seuil
de la vieillesse et de la mort». Dans Le Mariage de Loti, les chapitres
consacrés à Nuka-Hiva (IIème Partie, chap. I à IV, et le chap. II est une
lettre de Rarahu) ne sont pas essentiels, l’écrivain parlant même pour le
premier d’un «hors d’œuvre nuka-hivien» «qu’on peut se dispenser de
lire»…Trois chapitres donc, décrivant un monde qui se meurt, et une
reine, Vaékéhu, à l’agonie. Chapitres d’ethnologie et de géographie, sans
trace aucune d’une nuit passée avec une indigène. Retenons cependant
la dernière phrase du chapitre IV, à propos de la reine : «Vaéhéku est la
dernière des reines de Nuka-Hiva ; autrefois païenne et quelque peu cannibale, elle s’était convertie au christianisme, et l’approche de la mort ne
lui causait aucune terreur…» Sentiment bien contraire à celui de Loti,
tel qu’il s’exprime ici au début du rêve, et tel qu’on le retrouve tout au
long de son œuvre, élaborée comme un rempart contre la fuite du temps
et contre la mort. Déjà dans Le Mariage, Loti avait «déplacé» une partie
des articles sur Nuka-Hiva, situant à Tahiti une description de forêts130
130 Voir Le mariage, éd. GF-Flammarion, Note 24 et Annexe IV pour le passage supprimé.
Les passages cités plus loin font référence à cette même édition.
134
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
et supprimant un passage dont certains éléments vont se retrouver,
déformés, dans le rêve de 1917. Comme si l’inconscient voulait rendre
à Nuka-Hiva ce qui lui appartient, comme si Loti voulait apurer ses
comptes…
Rien ne dit qu’une telle scène n’a pas eu lieu à Nuka-Hiva, mais le
texte du rêve semble plutôt condenser toute une série d’éléments
empruntés au texte tahitien du Mariage qui reste bien évidemment le
texte central de la vision tahitienne de Loti, qu’il ne peut que revisiter
bien des années plus tard. Et par exemple, pour se limiter à des passages
nettement repérables de ce livre :
- «La nuit, mon cœur se serre un peu dans cet isolement de
Robinson. - Quand le vent siffle au dehors, quand la mer fait entendre
dans l’obscurité sa grande voix sinistre, alors j’éprouve comme une
sorte d’angoisse de la solitude, là, à la pointe la plus australe et la plus
perdue de cette île lointaine, - devant cette immensité du Pacifique, immensité qui s’en va tout droit jusqu’aux rives mystérieuses du continent polaire.» (p. 95)
- «Il faisait une complète obscurité dans ce bois, et on y sentait une
bonne odeur répandue par les plantes tahitiennes. Le sol était jonché de
grandes palmes desséchées qui craquaient sous nos pas. On entendait
en l’air ce bruit particulier aux bois de cocotiers, le son métallique des
feuilles qui se froissent» (p. 102).
- (à Moorea) : «Ce site où nous étions avait quelque chose de
magnifique et de terrible : rien dans les pays d’Europe ne peut faire
concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ; ces splendeurs et cette
tristesse ont été créées pour d’autres imaginations que les nôtres. (…)
Je sentais lourdement l’effroyable distance qui me séparait de ce petit
coin de la terre qui est le mien, l’immensité de la mer, et ma profonde
solitude…» (p. 186).
- (une nuit à Moorea) : «Alors commença une nuit étrange, toute
remplie de visions fantastiques et d’épouvante.
Les draperies d’écorce de mûrier voltigeaient autour de moi avec
des frôlements d’ailes de chauves-souris, le terrible vent de la mer passait sur ma tête. Je tremblais de froid sous mon pareo. - Je sentais toutes
les terreurs, toutes les angoisses des enfants abandonnés…
135
Où trouver en français des mots qui traduisent quelque chose de
cette nuit polynésienne, de ces bruits désolés de la nature, - de ces
grands bois sonores, de cette solitude dans l’immensité de cet océan»
(p. 194 ; p. 224, Loti parle de «la terrible nuit de Moorea»).
- (sur Rarahu) : «Et pourtant on aime de toute son âme cette âme
qui vous échappe. Et puis, la mort est là qui attend ; elle va prendre bientôt ce corps adoré, qui est la chair de votre chair. La mort sans résurrection, sans espoir (…)» (p. 200).
A plusieurs reprises, bien sûr, l’évocation du bain de Fataoua
(Première partie, chap. X, chap. XV jusqu’à la dernière fois : Troisième
partie, chap. XXXI et XXXII) qui donne le cadre de la scène du rêve ; un
peu partout aussi les robes de mousseline qui voilent à peine la nudité
de Rarahu et de ses compagnes, Rarahu qui (p. 54) ressemble aux
femmes des îles Marquises, ce qui nous ramène à Nuka-Hiva.
Tahiti, Moorea, Nuka-Hiva, le rêve de 1917 opère une synthèse de
toutes les expériences du jeune aspirant du Mariage, à travers le filtre
proposé par «Un vieux collier» ! l’érotisme et la sensualité ne sont là que
comme incitation à méditer sur la mort, Éros et Thanatos aussi étroitement «enlacés» que Loti et sa conquête d’une heure. Si la stèle d’Aziyadé
est devenue le centre de la maison de Rochefort, élément décoratif
autant que monument commémoratif, l’anonyme jeune fille morte de
Nuka-Hiva, exotique réincarnation de la petite Véronique oléronaise du
Roman d’un enfant, est pour Loti la prêtresse de ce culte de la mort
qu’il n’a cessé de célébrer tout au long d’une œuvre à qui le titre Le livre
de la pitié et de la mort conviendrait si bien.
A travers ces créatures sauvages, n’est-ce pas, plus profondément,
la mémoire de Gustave qu’il célèbre, le frère qui l’a aidé à échapper au
cocon familial, en lui faisant miroiter les mirages polynésiens131, mais
qui, en un sens, l’a trahi en disparaissant au milieu de l’océan ? Les
quelques phrases de Prime jeunesse où Loti est amené à évoquer Tahiti
ont forcément, elles aussi, rapport avec la mort puisqu’elles racontent
les réactions à cette disparition de Gustave et au retour des objets du
131 Dans Le mariage de Loti, à propos de Pomare dont Rarahu est une suivante : «Cette
femme, dont le nom était mêlé jadis aux rêves exotiques de mon enfance» (p. 55) : voir le chapitre XXII du Roman d’un enfant.
136
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
défunt. L’abandon - que Loti associe toujours à Tahiti («une sorte de terreur d’enfant abandonné», rêve de 1917) - n’est-ce pas celui qu’a ressenti Julien adolescent132 avant de le ressentir à nouveau lorsqu’il se
retrouve à Tahiti devant la case vide, et devant la fausse famille - doublement trahi ?
Tahiti, l’île du rêve ? certes, mais pas un rêve de carte postale, pas
un rêve d’enfant «d’île délicieuse» ; une île qui, dans l’âme de Loti,
occupe, bien loin des clichés dont il a dû se défaire, une place essentielle, en rapport avec son histoire familiale, restée toujours vivace, et dont
les textes nous donnent une version de plus en plus fidèle, de moins en
moins romanesque, jusqu’à cette épure qui révèle les blessures ineffaçables d’un enfant dont l’imagination et la sensibilité le conduisirent à
proposer de ces lointains exotiques une image toute personnelle, de terribles tropiques.
Bruno Vercier
Doc. S.E.O. Loti 1899
132 J’ai montré dans ma préface au Roman d’un enfant (GF-Flammarion, 1988) comment la
fin du livre ne se comprend qu’en supposant un autre sentiment d’abandon : Julien trahi par sa
sœur aînée, Marie, lorsque celle-ci se fiance au cousin Armand Bon. Ce que Loti dit presque
en clair dans le début de Prime jeunesse.
137
Le Mariage de Loti
par l’auteur d’Aziyadé
Est-ce un roman 133, une idylle, un récit de voyage, ce livre singulier
que je viens de lire ? Aucune de ces trois choses et beaucoup de toutes
les trois. De là peut-être son plus grand charme. Nous trouverions que
le récit est bien mince pour un roman, habitués que nous sommes à des
aventures compliquées ; l’idylle nous semblerait peut-être longue, le
récit de voyage décousu. Et le livre, tel qu’il est, dans le laisser-aller un
peu apprêté d’un poème en prose, interrompu par des digressions, des
notes de voyages, des descriptions qui font penser parfois à quelque
chant de Don Juan est plein d’un intérêt qui nous pénètre. C’est que derrière le pseudonyme ou derrière le nom anglais que se donne l’auteur
quand il parle de lui-même, on devine sans peine une histoire vécue,
une idylle vraiment goûtée aux lieux où elle est décrite, et, sous un artifice littéraire parfois trop grand, des sensations et des émotions sincères.
«Loti» est le nom - un nom de fleur - que les jeunes filles de Tahiti
ont donné à un jeune midshipman, Harry Grant, que je soupçonne fort
de servir dans notre base marine. Loti est venu en station dans l’île
enchanteresse, où Pomare régnait encore il y a quelques années. Il a
aimé la jeune Rarahu, une enfant de quinze ans, et, selon l’usage du
pays, il l’a épousée temporairement. Puis est arrivée l’heure du départ :
Loti est retourné en Europe, et Rarahu est morte, non de chagrin, mais
d’avoir trop appris à aimer d’amour, et Loti y pense souvent dans sa
vieille patrie ! Voilà le roman.
133 N. E. Le texte d’Henry Fouquier a paru dans le Journal officiel de la République française
du 23 avril 1880 p. 4 414.
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
La description de l’île, les montagnes volcaniques, les forêts silencieuses, sans oiseaux, les plages, les bancs de coraux où brise la mer, le
grand souffle de l’océan, les bains aux sources fraîches, les nuits aux
étoiles, les théories de jeunes filles chantant leurs chansons qu’elles
appellent «hyméné» - comme dans l’Hellade -, les fleurs couronnant
toutes les têtes, les ceintures de gaze aisément dénouées, voilà l’idylle.
Les chants de Tahiti, les mœurs des habitants décrites sans ordre et à
l’aventure du roman, voilà le livre de voyage ; et tous ces éléments mêlés,
sans grand ordre, composent un tout charmant, plein de couleurs et parfumé, comme un bouquet de fleurs exotiques et capiteuses.
«Qui peut dire où réside le charme d’un pays ? qui trouvera ce
quelque chose d’intime et d’insaisissable que rien n’exprime dans les
langues humaines ? « dit l’auteur : et il a raison car ce charme de l’archipel tahitien, qu’il a ressenti, il nous le fait partager plus qu’il ne nous
l’explique. Tahiti est une île volcanique faite, au centre, de plateaux
déserts et de morne, avec une ceinture de forêts impénétrables et
muettes : la faune est pauvre, la plage est [banale ? ] et l’île est comme
gardée et défendue par les récifs de coraux ; les sources vives et les
fleurs sont le seul charme du paysage, coupé [monotonement ? ] par les
cocotiers droits. Paysage triste dans son ensemble autant qu’on peut se
le figurer par l’imagination. Mais il faut y ajouter, dans les vallées fertiles,
une végétation puissante et la pureté d’un ciel clair et la limpidité d’une
atmosphère fouettée par les brises marines et chargées de senteurs. Et
dans ce cadre sévère ou gracieux, il est facile de voir en rêve la singulière race de Tahiti ; qu’il serait imprudent d’affirmer maorie ou malaisienne [ ? ], race bizarre, qui tient à l’européen par la beauté physique, la
blancheur relative du teint, le courage, la facilité d’assimilation et qui
reste cependant d’une naïveté extrême dans ses croyances et dans ses
mœurs.
C’est la présence de cette race qui explique surtout «le charme tahitien». Les hommes y sont hospitaliers et francs, les femmes belles et
amoureuses. N’était la hideuse ivrognerie, qu’ils nous doivent, ces peuplades qui disparaissent pourraient passer pour avoir atteint l’idéal de
bonheur que peut donner la vie physique.
139
Inconscients du bien et du mal, n’ayant guère d’autre religion que
la croyance enfantine aux revenants, nourris sans travail par l’arbre à
pain, les Tahitiens suivaient librement leur instinct qui les poussait uniquement sous les voluptés de l’amour sans jalousie. La coutume de
l’adoption des enfants par les vieillards affranchissait des devoirs de
famille les jeunes couples reformés sans cesse par la fantaisie.
Ces mœurs, qu’on peut presque sans paradoxe qualifier de pures
malgré leur licence extrême, car elles étaient faites d’une sorte d’innocence paradisiaque, paraissent près de disparaître : les Européens et les
Chinois ont apporté leurs vices avec eux et les prêtresses ingénues de la
Vénus libre et sauvage sont devenues des prostituées, que l’amour ou le
caprice ne conduisent plus seuls. L’auteur du Mariage de Loti a raconté
un des derniers épisodes, peut-être, des rapports encore nobles et touchant dans leur abandon que les Tahitiennes avaient avec les beaux
étrangers. Il l’a fait dans une forme un peu singulière, mais pleine d’intérêts : le livre est formé de courts chapitres qui ressemblent parfois à
des stances d’un poème en prose. Ce qui y frappe surtout, c’est que le
récit de ces amours d’un jeune officier de marine et d’une petite sauvagesse de quinze ans, amours purement physiques où le cœur n’intervient
que sur le tard, garde le bon parfum d’une honnêteté presque chaste ; il
est des instants où cette aventure de garnison, dans son cadre tropical,
entre deux êtres très beaux et très jeunes, fait songer aux pures amours
de Paul et Virginie. Il faut en conclure que ce qu’on appelle l’idéal en
pareille matière ne […illisible…] qu’on y mêle, et surtout peut-être à
la façon dont on en parle. Le Mariage de Loti rappelle encore Graziella,
et il est curieux de voir ces idylles pour lesquelles il faut des mœurs primitives et des cœurs simples et passionnés reculer leur théâtre de plus
en plus loin de la vieille Europe et aller abriter leur récit charmant
jusque dans la plus perdue des îles océaniennes.
L’idylle de Rarahu et de Loti n’occupe pas tout entière le livre dont
nous parlons ; il est encore plein de détails intéressants sur la civilisation tahitienne à la veille de disparaître. Cette civilisation a ce caractère
bizarre de ressembler à la fois à un reste d’organisation dégénérée ou
à une esquisse de société interrompue ; c’est une sorte de féodalité sans
règle où le patriarcat joue le plus grand rôle, comme chez les Hébreux
140
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
primitifs ; quant à la religion, il semblerait qu’elle n’existe que pour donner raison à Lucrèce lorsqu’il pensait que la terreur avait donné naissance aux dieux. Les Tahitiens, la nuit, éprouvent toutes sortes de frayeurs
superstitieuses, et leurs esprits sont hantés par les fantômes sortis des
bois et des cimetières. Mais viennent le premier rayon de soleil, le premier chant du coq qui faisait rentrer sous terre le fantôme d’Hamlet, et
ces esprits légers ne songent plus qu’à chanter, qu’à danser, en se couronnant de fleurs, et qu’à aimer. En un mot, Tahiti paraît être, et surtout
avoir été, un des points du globe où l’instinct de l’animal humain d’un
climat singulièrement énervant, qui dissuade de toute autorité et de tout
travail. La langue tahitienne, dont l’auteur nous donne de nombreux
échantillons en publiant les lettres de sa «petite amie», Rarahu, révèle
ce caractère de la civilisation tahitienne ; elle est douce et enfantine,
poétique et extrêmement riche en mots d’une harmonie imitative destinée à introduire les sensations de l’amour ou de la terreur religieuse et
de la mort, deux choses qui se touchent de près, et hantent particulièrement les imaginations naïves désintéressées de tout travail. La mélancolie est la note dominante du Mariage de Loti. Mais cependant l’esprit
français et la gaieté de la jeunesse ne perdent pas aisément leurs droits,
et en mainte page l’auteur nous donne de gais tableaux des mœurs
bizarres nés de la rencontre de notre civilisation et de nos usages officiels avec la libre fantaisie tahitienne.
C’est ainsi qu’il décrit avec verve la cour de la reine Pomare, et ce
tableau est tout à fait curieux. Mais en somme, c’est l’idylle amoureuse
qui frappe surtout nos esprits au cours de cette lecture, c’est elle qui
donne au livre son plus grand mérite et qui peut-être lui assure de vivre
longtemps, tout au moins aux mains des curieux qui se plaisent à
connaître les sentiments et les sensations que l’amour peut faire naître
chez les êtres de race et de civilisation aussi profondément distantes que
le beau Loti et la petite Rarahu.
Henri Fouquier
141
L’amour de la mort
Avant de partir à la recherche de Pierre Loti […], je n’étais qu’un
îlien de 10 ans, passionné par un peuple océan confronté depuis deux
siècles à l’ethnocentrisme de la galaxie Hegel. Dans ce contexte, Victor
Segalen me paraissait l’auteur définitif du monde polynésien. A la fois
par la rupture qu’il impose au point de vue culturel dans la reconnaissance de l’autre maohi, mais également au niveau de l’écriture somptueuse. Parcourant à grandes enjambées le riche espace littéraire polynésien, j’avais été avec Pierre Loti et notamment à propos du Mariage un
lecteur hâtif et plutôt sévère. A dire vrai, auprès de l’auteur des
Immémoriaux, celui de «l’idylle polynésienne» apparaissait superficiel.
Fils d’une époque dialectique et d’une anthropologie se sentant
coupable et par trop «exotique», nous voulions que l’autre prenne enfin
la parole. Dans ce dialogue océanien établi, Segalen, précédé d’ailleurs
de Gauguin, nous semblait de première importance. Quant à Loti il
s’agissait sans aucun doute d’une autre vision, ancienne, dépassée. Au
premier la profondeur des choses, la noblesse d’esprit qui condamne un
Occident sans vergogne et fustige, avec art, un peuple pour qu’il retrouve
son audace et sa joie d’autrefois. Au second la surface des phénomènes,
l’immédiateté comme une promenade nonchalante mais aveugle d’un
Occidental transportant sa peine sous les Tropiques du cancer de l’âme.
N.E. : Nous remercions Mme Draperi qui a bien voulu nous autoriser à reproduire le texte de
Philippe, tiré d’un projet de livre resté inédit, “lecture du Mariage de Loti”. [R.K.]
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Aujourd’hui mon jugement est devenu moins tranché.
Tout d’abord j’ai découvert un homme, Julien Viaud, avec ses
contradictions, ses partis pris, avec une sensibilité énorme. A lire cette
mauvaise langue d’Ed. de Goncourt 134 les réflexions même de ses amis,
comme Alphonse Daudet qui s’exclame «votre style a la saveur molle
d’une banane», sans parler de l’humour torride d’Alphonse Allais appelant l’écrivain «Loto commandant de Vessie», on sent naître en nous
comme une sympathie. Amitié pour cet être, parfois violemment aimé
mais toujours et encore sujet de moqueries. Mais Julien Viaud, pour
complexe et pathétique qu’il soit, ne doit pas à son tour nous masquer
Pierre Loti, un écrivain incontestable. S’embarquer sur la prose de cet
auteur, au rythme des alizés, avec l’attention d’un pêcheur de bonite,
c’est avoir un réel plaisir de lecture, tandis que cette soi-disant superficialité devient signifiante - Hegel lui-même, père de la modernité philosophique, ne disait-il pas que l’apparence est l’essence de l’essence ?
Alors, Pierre Loti à sa manière nous dévoile une autre culture. Même si
Julien Viaud parle d’impossibilité, Loti réussit pourtant à nous dessiner
avec des mots cet ailleurs, cette différence nécessaire.
Comme une Polynésie d’autrefois qui palpite au creux de la main
telle une mouette rieuse blessée, tenir le livre du Mariage de Loti c’est
un peu ressentir cela et donc devenir attentif à l’univers maori.
Nous sommes tous des robinsons sur l’île de la Conscience et les
récifs de la Mort. Pierre Loti, plus Robinson que certains, nous permet
d’apercevoir un Vendredi et sa propre solitude. Cela ne veut pas dire que
toutes les angoisses s’effacent ; on voit bien que Viaud poursuit sa route,
mais au passage il nous signale un possible auquel il croit lui-même un
instant et auquel nous sommes libres d’espérer toujours. […]
134 Dur mais pertinent portrait que tracent les Goncourt dans leur Journal de l’année 1884 :
« L’auteur du chef-d’œuvre intitulé Le Mariage de Loti, M. Viaud en pékin est un petit monsieur,
fluet, maigriot, aux yeux profonds, au nez sensuel, à la voix ayant le mourant d’une voix de
malade Taciturne, comme un homme horriblement timide, il faut lui arracher les paroles…
Comme Daudet lui demande s’il est d’une famille de marins, il répond le plus simplement du
monde, de sa petite voix douce : Oui j’ai eu un oncle, mangé sur le radeau de la Méduse. » Le
plus fort c’est que cela était vrai !!
143
Le voyage comme tristesse
Loti l’exotique certes, mais ce n’est pas un simple écrivain tou135
riste . Ses livres ne sont pas des guides poétisés, Le Mariage n’est pas
une histoire d’amour tropicalisée de plus. La critique a tort lorsqu’elle
parle à son propos d’un exotisme «fin de siècle» un peu niais. En fait ce
créateur invente le voyage comme tristesse, et finalement Julien Viaud
reste la seule terre inconnue de Loti. Constant exil pour cet Ulysse désenchanté qui n’a point d’un Ithaque où poser son être mais des ports d’escale où l’attendent de fantomatiques et androgynes Pénélopes. L’autre,
Rarahu par exemple, quand il se présente c’est l’illusion d’une rencontre possible, d’un amour possible, mais la communion n’est jamais
complète. L’Etre passe, toujours indéchiffrable, et reste la nostalgie.
Voyager ou écrire c’est partir à la recherche de cet Etre, une quête
douloureuse essentielle de l’indicible que l’on veut à la fois comprendre
et préserver. Pour Julien Viaud, dans une esthétique des ruines et de la
cendre, les voyages sont autant de descentes au pays des morts ; la mort,
cet ultime ailleurs que Le Mariage nous impose également.
On comprend alors pourquoi Pierre Loti aime ces peuplades
rêveuses qui s’engourdissent dans le silence et le sommeil. Cette
ambiance d’éternité qu’il traduit par une phrase alanguie et épuisée, utilisant force points de suspension…
Dans ces intervalles le temps y est en effet suspendu. Tout est là,
dans ces trois points, le souffle court des tropiques, un espace comme
pour faire galoper l’imagination, et puis ce qui ne peut se dire… trois
petits points et puis s’en va…
L’île initiatique
Lorsque Le Mariage de Loti paraît en 1880, l’auteur n’a plus abordé Tahiti, «l’île délicieuse», depuis 1872. Julien Viaud à bord de la Flore
avait relâché à la Nouvelle Cythère du 29 janvier au 23 mars 1872, puis
du 26 juin au 4 juillet de la même année. Deux petits mois donc136,
135 « On n’attend de moi, je le sais, que l’illusion du voyage… »
136 Il est étonnant de constater combien d’auteurs essentiels de « l’espace littéraire polynésien » sont en fait restés si peu de temps sur ces archipels. Le record est détenu par le père
du mythe, lui-même, Bougainville avec 10 jours !
144
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
durant lesquels il aura goûté voluptueusement cet Eden dont son frère
Gustave Viaud avait connu les rives en 1860. «En lui ouvrant le monde,
la marine lui a ouvert la littérature» nous dit justement Raymonde
Lefèvre 137. De ce fait Tahiti fut pour cet être une véritable initiation exotique du corps et de l’écriture, comme elle le sera plus tard pour un
autre maître de ce genre littéraire : Victor Segalen.
«L’air était chargé de senteurs énervantes et inconnues, tout doucement je m’abandonnais à cette molle existence, je me laissais aller aux
charmes de l’Océanie. »
Mais cette île, Viaud la connaissait, mieux, la rêvait déjà tout enfant,
lorsque son frère envoyait à sa famille des lettres flamboyantes de son
séjour polynésien. A dix ans, pour Julien, féerie rimait avec Polynésie 138.
Dans une sorte de réciproque Tahiti le pousse à la carrière de marin :
«Un désir immodéré de la voir, n’a pas peu contribué à me pousser vers
ce métier 139.»[…]
L’écriture lotienne
La séduction suscitée par l’œuvre de Loti, les critiques du temps
l’ont reconnue aussitôt, est tout entière concentrée sur son style. A son
propos, on parle de magicien des mots, du musicien qui enchante, d’une
écriture envoûtante ; comme «la plus délicate machine à sensations que
j’ai rencontrée» précisait Jules Lemaître.
Une fois son manuscrit achevé, Loti l’envoya à son ami Plumkett,
qu’il sait fin critique. A côté des annotations nombreuses 140, on peut lire
à propos de l’ensemble présenté :
«Le caractère de Tahiti, tel que vous le faites sentir, je le définirais
ainsi : de très vieux que nous sommes quand nous y touchons terre,
nous ne tarderons pas, sitôt pris par cette ambiance, à redevenir très
137 Raymond Lefèvre, Le Mariage de Loti, Société Française d’éditions littéraires et techniques, 1935.
138 Victor Segalen. Lettre à H. Manceron - du 23. 9. 1911, Seuil 1985.
139 Loti parle de sortilège, comme d’un charme qui lui est jeté à propos de cette île dans Fleur
d’ennui et Un jeune officier pauvre.
140 Raymonde Lefèvre, op. cit. pp. 70-71 et La vie inquiète de Pierre Loti. Loti adopte le
plus souvent les suggestions de Plumkett dont R. Lefèvre donne de pertinents exemples p. 77
et suivantes.
145
jeunes, jeunes comme les Adam et Ève de la Bible, au lendemain de leur
naissance en face de l’exquise nature…
«La mentalité de ce peuple est, du reste, admirablement exprimée
par cette langue tahitienne si joliment harmonieuse et dont vous avez eu
la très heureuse idée de donner des spécimens qui en disent plus long
que de longues théories sur le sujet. Sentiments empreints d’une délicieuse grâce primitive, émotion infiniment poétique, mais d’une poésie
sui generis, puisée à la source lointaine de la poésie, c’est-à-dire aux
origines mêmes de l’humanité, sentiment cosmique empreint de mysticisme religieux tout cela, sans en rien nommer, indirectement, par la
puissance, par la magie de mots simples, vous le faites sentir ; mais ces
mots simples sont bien à leur place, et c’est en cela que réside leur
magie. »
Plumkett, que l’amitié n’aveugle pas, a donc bien situé le génie
propre de Loti. Cet écrivain a l’art d’agencer des mots qui n’ont rien de
compliqué, au contraire. Il est capable de suggérer une impression des
plus intenses avec un arsenal de vocables simples. C’est cet arrangement
de mots ordinaires dont il a seul le secret141 qui provoquera l’étonnement et même l’admiration de stylistes aussi fameux qu’Anatole France
et André Gide.
Loin du naturalisme régnant, du symbolisme délicieusement décadent, Loti pratiquait «naturellement» l’impressionnisme en littérature.
Avec lui l’instant est pétrifié à jamais dans le Verbe. Le subjectivisme, à
ce degré, ne se sauve que par l’absolue spontanéité. Loti était cet être
immédiat qui écrivait plus vite que son ombre. Lui qui ne «lisait pas»
avait pourtant jeté un œil dans Pascal, Byron, Chateaubriand, de son
propre aveu. Cependant peu d’écrivain peuvent revendiquer Loti pour
disciple. Comme l’auteur des Natchez, il véhicula une mélancolique
désillusion, mais il n’essaie pas de colorer en sentiment chrétien son
incurable pessimisme. Seul Fromentin avec Un été dans le Sahara, et
Une année dans le Sahel pourrait parler de paternité, mais Pierre Loti
affirme à un critique de l’époque qui déjà voulait le «classer» ! «Vous
141 Sauf la recherche de la progéniture possible de son frère. Rappelons humblement que l’Art
ne s’explique pas, qu’il est du domaine du mystère, de l’ineffable. La critique, quant à elle,
ne peut que critiquer aisément, dit-on.
146
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
pourriez supprimer Leconte de Lisle, Baudelaire, Fromentin… que j’affirme n’avoir jamais lus.»
Le style de Pierre Loti enthousiasma des générations entières de
voyageurs en fauteuil. D’une manière certaine il démocratise l’écriture
de l’ailleurs, passant du détachement aristocratique à une veine plus personnelle. Le lecteur immobile s’identifiait ainsi plus aisément à ce regard
intime et pouvait goûter, comme le disait Anatole France «jusqu’à l’ivresse, jusqu’au délire, jusqu’à la stupeur, l’âcre saveur d’amours exotiques». Aujourd’hui en ces temps de pérégrinations massives, d’uniformité, nous sommes moins sensibles à ce style et au sentimental qu’il
véhicule. Il faut le dire, certains aspects de l’écrit de Loti sont démodés.
Par exemple : points d’exclamation, répétitions, complaisances sentimentales. Un enfant sous la plume de Loti devient : «Oh ! ce pauvre petit
fantôme.»
La phrase de l’auteur du Mariage est à l’évidence sensuelle. On
pouvait même préciser le sens dominant de cet écrivain comme le firent
les Goncourt dans leur Journal du 8 juin 1884. Les deux frères, après
avoir précisé l’importance de la vue chez Gauthier, de l’oreille chez
Fromentin, arrivent à l’odorat avec Zola et Loti. Ce fameux nez de Viaud,
dont Daudet se moquait tel un canidé, sait reconnaître toutes les odeurs,
tous les lieux. Précisément cet écrivain a de puissantes capacités d’observation, affinées sans doute lors des longues promenades paternelles
et instructives de son enfance. En quelques mots, détails et anecdotes il
sait rendre compte de l’essence d’un lieu, d’une ville, d’un pays. Le tour
de force réside dans le fait que l’objectivité est éclairée par sa subjectivité. Autrement dit, ce qui frappe ce moi complaisant n’en est pas moins
un trait essentiel du paysage. Cette sensation, subtile imprévue nous
informe souvent mieux que n’importe quel traité. Les livres de Loti ne
sont que «les reflets des choses sur lesquelles mes regards s’étaient
posés», selon ses dires. Quels regards ! pourrions-nous ajouter, puisque
malgré la mort de l’exotisme, ils savent encore nous ravir.
Dans la présentation générale nous parlions d’un «impressionniste
de l’écriture» à propos de ce créateur. Le Mariage de Loti est rédigé
dans cette sorte de spontanéité qui tient du geste pictural. Un reflet, un
simple reflet sans fards du monde océanien traversé par l’amour et la
147
mort. A parcourir le journal intime de l’auteur, il est étonnant de voir
combien les références aux peintres de son temps sont inévitables.
Lorsqu’il dépeint l’univers du cirque il n’est pas loin de ToulouseLautrec. Dans sa présentation du Maroc sa plume rivalise avec le pinceau de Delacroix. Enfin, Pierre Loti en Polynésie est un véritable
Gauguin avant la lettre, mieux : la palette. Paul Gauguin qui, dit-on, a
débarqué en Océanie après la lecture du Mariage. Certaines œuvres du
peintre142 pourraient illustrer avec bonheur la vie de Rarahu.
La petite Rarahu du district d’Apiré [de Pirae]
Dans l’ensemble les héroïnes de Loti sont des femmes plutôt
conventionnelles et toujours issues du peuple. Les mères sont, comme il
se doit, admirables, les sauvageonnes empreintes d’une naturelle distinction, et les femmes de matelots d’une noblesse innée. Qu’en est-il de
la relation entre Rarahu et Loti ? Lorsque notre futur académicien
débarque sur l’île espéré, ses premiers contacts sont pour le moins
décevants. Le Mariage lui-même l’exprime : «Ce pays des rêves, pour lui
garder son prestige j’aurais dû ne jamais le toucher du doigt»143 ; sa correspondance le confirme : «J’y arrive après de longues années et n’y
trouve qu’une amère tristesse.»
Mais Loti se ressaisit vite et désormais goûtera sans réserves aux
plaisirs insulaires. L’île redevient le royaume du rêve et de l’amour. Le
voilà qui picore fébrilement dans le gynécée local, et de ses maintes
aventures vécues il a l’ambition (avouée dans son Journal) de créer un
personnage unique : Rarahu, qu’il espère une «étude assez fidèle de la
jeune femme maorie». La touchante et amoureuse Rarahu se profile
comme un mythe, un paradigme de ce que l’Occident croit être une
Polynésienne. Il y eut donc plusieurs Rarahu et toutes ne durent mourir
de chagrin, ce qui pour Raymonde Lefèvre «est d’ailleurs tout à fait
étranger au caractère des femmes de l’île, pour qui l’amour est une
fonction naturelle, une occupation agréable et nullement une passion
142 -Le petit prince Atiti sur son lit de mort (1892) - Otahi (1893) - D’où venons-nous ? Que
sommes-nous ? Où allons-nous ? (1898)…
143 Le Mariage op. cit
148
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
dont on meurt»144. A nous d’apprécier ce jugement. On trouve là encore
toutes les contradictions et les phantasmes de l’Occident dont tous les
discours sur la Polynésie sont plus révélateurs du sujet maori.
A cette époque, Loti avait un ami, Monsieur Vedel, commandant de
son état et donc suffisamment expert en chiffres pour comptabiliser les
conquêtes de l’aspirant. Ce gradé de la marine donna les résultats de ses
calculs dans L’Illustration du 3 mars 1928. Il affirme que celle qui
semble avoir joui principalement des faveurs de Julien Viaud îlien, s’appelait Faimana. Peut-être Loti fait-il allusion à elle lorsqu’il écrit à sa
sœur : «J’aime un peu» comme un «j’aime bien»145 confirme si besoin
était l’insupportable écart qu’il y a avec un «j’aime» tout court.
Enfin, il y eut bien à la cour de la reine Pomare une jeune fille nommée Rarahu ; mais que Loti eût été son amant rien ne peut le confirmer.
Elle-même garda toujours une attitude dubitative et répondait quand on
l’interrogeait sur ce point décisif qu’elle ne s’en souvenait pas. Voilà que
devrait clore toute recherche sur l’existence de l’héroïne. Rarahu est
donc le portrait idéal de la Polynésienne pour Loti, qui, par le miracle
de l’écriture, a su transfigurer plusieurs amourettes passagères en un
seul amour durable. D’aucuns diront que l’auteur n’a point lésiné dans
cette idéalisation146 mais il ne faut jamais oublier le contexte et la puissance du désir et de l’imaginaire occidental147 qui, en 1872, règnent
encore sur le monde.
Chez Pierre Loti, l’amour est mélancolie, nostalgie, car les amants
restent prisonniers chacun de leur moi. Cela est d’autant plus sensible
que les différences de race, de religion et de mœurs sont grandes. La
petite Rarahu, qui donne bien plus qu’elle ne reçoit, qui aime avec son
cœur et son corps ce marin surtout cérébral, le dit ingénument : «J’ai
peur que ce ne soit pas le même Dieu qui nous ait créés148».
144 R. Lefèvre op cit. p. 17
145 C’est d’ailleurs ce que s’écrie Grant au moment de quitter Rarahu : « Je l’aime bien mon
Dieu, pourtant ! »
146 Loti n’a pas d’imagination et quand il s’essaie dans ce genre, le portrait sonne faux.
Certains critiques voient en Rarahu ce qu’il y a de moins réussi dans Le Mariage.
147 Nous pourrions dire aussi polynésien. En effet, lorsque le 16 juillet 1934 dans la vallée de
la Fautaua au lieu dit « Bain Loti » fut élevé un monument commémoratif à l’auteur du Mariage,
une jeune Tahitienne couronna de fleurs la statue […].
148 C’est bien sûr une métaphore puisque tous les deux sont protestants.
149
L’amour de la mort
De tous les thèmes chers à Loti, celui de la mort est certainement le
plus présent dans son œuvre. Le Mariage ne fait pas exception puisqu’en
plus de la disparition de l’héroïne, nous percevons l’agonie du peuple
maori, dont la reine Pomare symbolise la dernière lueur. Comme par
hasard, en 1880, lorsque paraît ce sauvage récit, la Polynésie est
annexée à la France 149. Jules Lemaître peut affirmer à juste titre : «Une
langueur mortelle s’exhale de chaque page du Mariage de Loti. »
En fait, chez cet exote, la mort est inséparable de l’amour, mieux,
c’est la même chose. De ce point de vue, l’ouvrage étudié s’inscrit avec
facilité dans la tradition littéraire qui va de la tragédie grecque aux
poètes modernes passant bien évidemment par Tristan et Iseult, Roméo
et Juliette, Racine… La liste serait fastidieuse tant il apparaît que toutes
les époques ont associé avec une constance obsessionnelle la mort et
l’amour. Pour assumer ce sentiment excessif, qu’il soit partagé ou non,
pour vaincre la corrosion du temps, libérer les amants des limitations
humaines, seule la mort semble offrir la même force, le même mystère
sur la balance du supportable. Chez Loti, l’approche de la mort n’est
certes pas philosophique. Il y a plutôt chez cet homme comme une complaisance masochiste et morbide à décrire, à sentir le létal. A ce titre,
une des réussites les plus subtiles du Mariage, c’est que la mort, en
Polynésie si palpable, si omniprésente, objectifiée, est perçue au plus
près par un auteur prédisposé au mortifère. Dire la mort qui justement
n’est pas un concept est un des tours de force de l’écriture de Loti. 150.
La philosophie ne nous éclaire en rien sur l’empire de la mort impensable par définition et, pour ce sujet essentiel, l’art est bien plus didactique, pour ne pas dire initiatique. Comment expliquer la prédominance
de ce thème chez Pierre Loti ?
149 Le roi Pomare V fait donation de ce territoire, Protectorat français depuis 1843, à l’État
français le 29 juin 1880.
150 « Loti, lui ne s’interrompt pas pendant 40 ans de hurler à la mort. Toute son œuvre n’est
qu’une plainte monotone, déchirante », affirmait François Mauriac.
150
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
La mort dans ses bagages
Son histoire personnelle, une fois de plus, nous révèle que le spectacle de la mort ne devait jamais lui être épargné. Que ce soit l’enfant qui
s’approche
sans
méfiance du cadavre
de sa grand-mère,
l’adolescent qui perd
son frère, avec
l’océan pour toute
sépulture, que ce
soit l’homme dont le
nouveau-né meurt
au bout de quelques
minutes,
Julien
Doc. S.E.O. Loti 1899
Viaud fut en constante relation avec la grande faucheuse. Même les animaux, ses chats surtout, il les enterrait avec pompe. Cette extrême sensibilité s’est toujours manifestée dans la ville de Rochefort, peuplée de
veuves de marins vêtues de noir. Ce goût de la mort, on veut trop souvent
le rattacher à une manifestation de «l’esprit fin de siècle». Il est vrai que
littérature et peinture, au XXème siècle déclinant, sous l’impulsion symboliste, abondent dans ce sens. Mais chez Loti, cette angoisse n’est pas
le reflet d’une mode. Pour lui, l’heure crépusculaire du jour, de l’amour,
151
de la vie sera toujours insupportable. Voyant sa mère âgée se promener
avec difficulté dans leur jardin, il ne se contente pas d’avoir de la peine
comme tout un chacun, aussitôt il rabâche : «…dans le moment terrible
et prochain où on l’emportera, pauvre débris fini, dans le trou du cimetière 151». Même l’onirique prend la forme du cauchemar. La mort ne
peut être qu’effrayante pour cet être qui n’avait plus la foi mais qui brûlait de croire. Dans ce perpétuel regret d’une jeunesse où l’espérance
avait un sens, il tentera au cours de ses voyages de retrouver Dieu, fûtce dans l’ombre et l’encens d’un temple hindou. Loti est bien cet homme
qui «recherche» son être et son Dieu mais sans grand espoir de réussite,
tel un mystique manqué.
Rarahu, le drame aux camélias
Très vite, à la lecture du Mariage de Loti, on sent que l’union entre
Rarahu et Grant ne peut être que fatale. Lui, le marin de devoir qui a
encore le monde à parcourir, elle, la petite femme du ruisseau de la
Fautaoua, fille d’une île, à jamais lasse de la stupéfiante migration de ses
ancêtres. Disproportions des destins, des cultures, des manières d’aimer. Lui qui s’écrit «je l’aime bien», elle qui pleure : «Loti je suis à toi…
Je suis ta petite femme n’est-ce pas ? … Va, tout ce que tu m’as demandé
je le ferai… Je quitterai Papeete, je n’aurai point d’autre époux et
jusqu’à ce que je meure, je prierai pour toi… « Mais le marin a beau la
mettre en garde, la reine la protéger, une amie l’accueillir dans une île
plus calme, Rarahu reviendra à Papeete.
Cette grande ville va alors n’en faire qu’une bouchée, surtout qu’elle y jette un corps sans âme comme pour brûler sa vie, tandis qu’à l’intérieur, la sournoise tuberculose, telle un crabe des cocotiers, grignote
ses poumons. La semi-prostitution de Papeete, Rarahu officieuse d’officiers, l’alcool, la mort d’une culture, voilà la fin de ce «récit sauvage»,
et on sait à présent qui est le sauvage. Pour pathétique que soit Rarahu,
fille perdue pour un amour perdu, elle n’est que le symbole de la mort
dont ces îles sont étrangement porteuses.
Philippe Draperi
151 Journal intime le 6 sept. 1895.
152
De l’usage de la langue
tahitienne dans
Le Mariage de Loti
En ce dernier quart du XIXème siècle où la renommée de la France
se pare des noms des plus grands auteurs, resplendit de l’abondance de
leurs productions et chatoie de la diversité de leurs genres, la fierté littéraire comme l’orgueil occidental peuvent être ébranlés dans leurs plus
solides raisons d’être, après le choix de Julien Viaud, qui prend pour
nom d’auteur celui - tahitien, ou qui se veut tel - de son héros Loti, nom
bien vite devenu emblème de sa gloire, le titre initial du roman Rarahu
ayant été abandonné, après deux ans, pour celui du Mariage de Loti.
Choix paradoxal en effet que celui fait d’un emprunt fait à la langue
tahitienne, langue d’un bout du monde encore peu connu, porteur de
rêves et de curiosités certes, mais dont le seul support écrit est une traduction de la Bible. Premier paradoxe culturel, même si le paradoxe
apparent dissimule peut-être, en réalité, un choix porteur de sens.
Jeu d’auteur, stratégie de séduction, mystification facétieuse qui
joue entre autobiographie et création, cette mise en scène de soi dans
laquelle le pseudonyme, comme le masque, révèle tout autant qu’il dissimule, cesse d’être dissimulation pour parer l’auteur de la réalité du
personnage de fiction, dans un retour à lui-même. Jeu extrême des
confusions, où fiction et réalité se confondent sans cesse, et grâce
auquel on découvrira, in fine, que la vérité de l’auteur est quelque
part dans ce bref espace de désignation polynésienne.
Autre sujet d’étonnement : l’ouverture du roman, où le statut de la
langue tahitienne apparaît comme particulièrement privilégié. En effet
l’épigraphe de l’ouvrage est un dicton polynésien,
E hari te fau
E toro te faaro,
E no te taata
dont la traduction n’est donnée qu’en second lieu (Le palmier croîtra, le corail s’étendra, mais l’homme périra), alors que la préface
d’Aziyadé faisait, elle, référence à Musset et à Hugo, et que les autres
romans de Loti s’en tiennent simplement à une dédicace qui sacrifie aux
règles du genre.
Langue tahitienne et interrogation sur le devenir de l’homme et du
monde, sont données comme indissociables en pré-ouverture de roman,
qui se trouve ainsi projeté dans une perspective philosophique ; ainsi
serait estompée, à l’instant même où l’énoncé crée l’illusion de
l’ailleurs, la concession convenue à l’exotisme. Exotisme donné et repris
d’emblée, langue de l’autre porteuse de la fondamentale interrogation sur l’homme, deuxième paradoxe.
Autre motif de surprise : l’incipit du roman se fait sous le signe de
la mort et de la naissance du héros ; le baptême tahitien, évoqué rapidement et comme allant de soi, occupe la première page. Les «sons durs»
des noms de Harry Grant et de Plumket «qui révoltaient [les] gosiers
maoris» cèdent la place à des noms de fleurs, Remuna et Loti : ainsi est
aboli, de façon immédiate, l’identité initiale, britannique, des héros - ou
du héros - qui se trouverai[en]t, de la sorte, embarqué[s] pour une
nouvelle existence, voire en partance pour la quête d’un nouvel être.
S’agit-il, en ce début d’ouvrage, de donner à entrevoir, au travers du
prisme de l’exotisme, de lointains lieux aux pratiques étonnantes et des
personnages transfigurés par elles, ou plutôt de suggérer immédiatement une re-naissance, et une quête de soi dont la clé magique serait
ce prénom tahitien ; est-ce à dire en définitive que l’accès à la langue
de l’autre permettrait une conquête de soi ?
Triple paradoxe qui semble accorder d’emblée à la langue tahitienne, une place de choix dans la démarche littéraire et personnelle de
l’auteur et qui invite à en mieux mesurer l’importance et la fonction dans
154
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
l’économie du roman, par delà la coloration exotique qu’elle lui donne
nécessairement, a fortiori en un temps où elle est attendue.
A une période où la France est en pleine expansion coloniale, où les
salons parisiens sont avides de s’emparer de l’ailleurs pour renouveler
leur imaginaire, pour élaborer de nouvelles modes (comme en attestent
l’invention des rubans Rarahu, ou l’engouement pour le style épistolaire
polynésien, découvert dans les lettres de l’héroïne), Loti satisfait à cette
attente du lecteur en lui dévoilant un nouveau monde, dans un dévoilement où, étrangement, le procédé littéraire de la description ne prend
guère de part, mais laisse plutôt place à des évocations, des suggestions
de sensations, qui prennent racine en partie, dans la restitution de réalités polynésiennes au travers de l’usage de la langue tahitienne. Une
technique fréquemment usitée est celui de l’enchâssement dans le tissu
linguistique français, de termes tahitiens, parfois traduits, glosés ou
bientôt simplement repris au fil du roman, comme si le lecteur s’était
approprié cette langue.
Dès le début, l’acquisition de la langue tahitienne a été donnée
comme préoccupation première dans le roman. Lorsque la reine propose au jeune officier de conclure un mariage tahitien avec la petite Rarahu
du district d’Apiré, Loti décide d’apprendre cette langue, se procure un
dictionnaire, et découvre à la fois une langue et une approche du
monde, quand sa jeune amie renomme tous les membres de l’équipage,
d’un point de vue tahitien, concret, qui établit en quelque sorte une typologie des regards et mimiques (p. 157 mata pifaré, œil-de-chat…), dans
une démarche où elle s’efforce de réduire la distance entre elle et Harry
Grant, alors qu’antérieurement, la fausse scène de première rencontre en marge de toute convention littéraire - s’est déroulée en deçà de toute
verbalisation, et de tout véritable échange par le regard, puisqu’il s’agit
d’une scène à trois regards croisés, surpris où deux petites filles, deux
moineaux fuient le babouin, qu’est l’Occidental indiscret. L’apprentissage
de la langue sera-t-il le médiateur de la rencontre ?
Notons, au passage, que Rarahu, très souvent présentée comme un
personnage à l’intelligence sommaire, fait ici dans cette scène de
155
re-nomination preuve de beaucoup d’intuition en donnant à Loti le surnom de Mata reva, Regard-des-profondeurs, du mystère, nom qui
semble bien prendre en compte les préoccupations et les interrogations
majeures qui sont les siennes.
Au fil du roman, il apparaît que Loti a acquis la maîtrise - relative de plusieurs domaines du lexique tahitien, et que le lecteur, à son tour,
est entraîné dans le même cheminement linguistique.
Le vocabulaire de la désignation de l’ailleurs est emprunté globalement à trois grands domaines fondamentaux de la vie polynésienne :
celui de la nature (fleurs, fruits, plantes, océan), celui du chant et de la
danse, celui de l’environnement familier (lieux, habitat, relations familiales ou sociales), comme si Loti donnait à vivre à son lecteur, sa propre
découverte du pays, au travers de mots clés, clés d’un mode de vie, et
qui, c’est à souligner, restent encore les médiateurs de cette découverte
pour l’occidental d’aujourd’hui qui s’ouvre à la Polynésie.
L’abord de la vie polynésienne se fait de façon très directe, par le
biais de l’insertion d’un substantif traduit, quand c’est possible («les
maiorés, fruits de l’arbre à pain») ou non (p. 158 «deux morceaux de
bourao desséché») quand l’usage du terme polynésien l’emporte dans
la langue de l’occidental qui vit à Tahiti. Notons que le champ lexical de
la nature est particulièrement abondant, indice d’un mode d’alimentation (fei, popoi) et d’habillement (tapa), des préoccupations de parure
et d’esthétique (monoi, poumiraira, miri, reva-reva, tiare).
Fortement révélateur du mode de vie polynésien, le champ lexical de la
danse, du chant et de la musique est également extrêmement important :
on en rencontre de nombreux termes (vivo, amurama…) mais les
occurrences les plus fréquentes sont celles de himéné et upa-upa, deux
temps forts de la vie de groupe et de la fête tahitiennes.
Quand l’insertion d’un mot tahitien ne peut fonctionner de façon
explicite, les termes usités sont glosés «les reva reva sont de grosses
touffes…» ; ainsi la langue tahitienne devient réellement objet du roman
pour dévoiler une réalité ; il semble bien alors que la dimension de
convention littéraire attachée à la notion d’exotisme, s’estompe dans une
démarche, parfois un peu appuyée il est vrai, de restitution d’un univers,
que le lecteur, après Loti, s’approprie un peu.
156
Doc. S.E.O. Loti 1899
Le même procédé se répète : i te fenua California est traduit dans
une antéposition (p. 189), alors que la traduction suit parfois entre
parenthèses : les îles Pomotous (Iles de la nuit ou Iles soumises,
p. 188). Notons qu’au fil du texte les caractères italiques cèdent la place
aux caractères romains (tapa, p. 202), la traduction disparaît (le farehau du district, p. 210). La langue tahitienne cesse donc un peu, au fil
des pages, d’être une langue étrangère, et perd en partie sa coloration
ornementale ; comme Loti, le lecteur se trouve en train de la faire sienne
en même temps qu’il intègre les réalités qu’elle désigne - tout en gardant, à la différence de Loti, sa distance de lecteur -. L’exotisme est passé
alors au second plan, a cessé de faire diversion : la langue de l’autre est
devenue conquérante, s’emparant de Loti, s’emparant du lecteur, les
façonnant quelque peu sans doute, en les englobant dans un autre
univers.
Aux champs lexicaux précités s’ajoutent tous les éléments phatiques
de la langue, salut (Ia orana, aue), terme d’accueil, de bienvenue
(haere mai), les injonctions (mamou), encouragements (mea maitai), qui sont les marques de la langue orale, les indices du discours
vivant, pratiqué dans les relations de l’échange élémentaire, de la communication première, discours offert au lecteur lui aussi, lequel réussit
à réutiliser en particulier le salut usité dans les lettres de Rarahu.
Fréquentant la cour et désireux de faire un mariage à la tahitienne
avec Rarahu, Grant a vite appris ces rudiments de communication, ces
paroles de salut, qui seront reprises plus tard un soir dans la brume londonienne (p. 249) comme un emblème récurrent du passé, un signe de
reconnaissance - de l’autre et surtout de soi -, comme le font encore
aujourd’hui les Occidentaux éloignés, auxquels la Polynésie s’est un jour
un peu donnée, se saluant d’un nana de connivence et de ralliement,
moins à un lieu qu’à ce qu’il véhicule, d’un nana de reconquête fugitive
d’une part d’eux-mêmes, perdue et retrouvée. Ainsi l’histoire de Loti
n’est-elle point singulière…
Il semble donc bien que la langue tahitienne ouvre au sein du
roman une voie d’accès à un autre lieu dans sa réalité profonde, comme
dans ses significations ; peut-être que le lecteur d’Aziyadé ou de
Madame Chrysanthème est-il moins fortement marqué par des
158
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
contrées, dont la langue n’est jamais - ou si peu - présente, dont les réalités restent à la fois moins tangibles et moins porteuses de rêves, et qui
restent appréhendées par le seul biais du jugement de l’auteur.
En ce qui concerne le Mariage de Loti, force est de constater que
la langue tahitienne, loin d’être seulement la marque et le symbole d’un
lointain ailleurs, est également au cœur de ce qui fait la substance apparente du roman, à savoir l’intrigue amoureuse dont les lettres et le chant
de Rarahu se font l’écho.
Cela n’exclut pas pour autant que l’emploi du tahitien a parfois sans
doute, dans le roman, la fonction de «faire vrai». La recherche décevante de la descendance de Roueri s’achève par la lecture donnée, comme
une douloureuse élucidation, en tahitien et en français, des documents
officiels communiqués par le chef de district. Ailleurs, le salut de
Tamatoa à Loti ou les exclamations retentissantes dans la nuit du vieil
Ariifaite, scandent un quotidien restitué au travers de ses sonorités familières et spontanées.
Quant aux exclamations ou propos de Rarahu, ils révèlent, de façon
à peine esquissée, comme le conçoit délibérément l’auteur, quelques
facettes de sa personnalité, donnée comme celle d’une enfant tahitienne,
grandie à l’écart du monde : elle laisse éclater avec violence sa jalousie
à l’encontre des jeunes filles de la cour, rivalise d’insultes vives avec sa
compagne de jeu (Tinito oufa - Mignonne de Chinois, Ouiri, amutaata
- Sauvage, cannibale), ou redevenue tout petit enfant, elle murmure de
tendres paroles à son chat. Les termes alors employés constituent autant
d’éclairages rapides sur le personnage de la jeune Rarahu, qui ainsi est
campée comme surprise dans son milieu, alors qu’elle va vivre une
intrigue amoureuse où jamais la distance ne sera abolie entre les deux
protagonistes. Malgré ses efforts pour apprendre un tahitien sommaire
qui ne permet pas le rapprochement, rapprochement qui n’est sans
doute guère recherché, Loti reste face à la jeune Polynésienne qui ne sait
rien - ou si peu - du lointain fenua ; l’Occidental est en proie à sa nostalgie, à sa recherche de sensations premières, à sa quête d’un moi plus
vrai et d’un monde enfui, qu’il cherche vainement dans une race déjà
perdue, à ses yeux.
159
Curieusement la langue tahitienne dont Rarahu use, avant d’entrer
dans la démarche créatrice, la fait percevoir comme séparée de Loti
dans cette intrigue amoureuse bien ténue. On pourrait dire que Rarahu
et Loti, malgré quelques vocables communs, ne sont pas du même
monde, ou plutôt ne sont pas en quête du même ordre du monde. La
jeune fille ne peut être ni par sa personnalité, ni par son langage, une
médiation vers une quintessence polynésienne idéale, pas plus que le
tahitien affaibli de la plage ne peut rendre compte de la beauté d’une
langue qui s’érode pour bientôt disparaître.
Et si l’on en revient à l’écrivain, on peut se demander jusqu’à quel
point les mots de la langue française sont pipés pour que l’interrogation
sur le devenir de l’homme doive se faire en tahitien ? L’Occident s’est-il
à ce point dilué qu’il ne puisse plus être porteur des interrogations fondamentales ? Telles sont les questions auxquelles renvoie le roman. Mais
aussi comment ne pas se remémorer, en filigrane à la scène de baptême
tahitien de Loti, la démarche-matrice du frère Georges devenu Roueri,
certes selon les exigences consonantiques de la langue polynésienne,
mais devenu autre - participant d’une autre race - pour le jeune Julien,
du jour où, enfant, ce dernier a aperçu sur le bureau de son frère des
lettres «écrites dans une langue inconnue», suscitant la première fascination pour cette langue, à laquelle peut-être, il assigne déjà confusément une fonction de médiation.
Dès lors, avant même l’arrivée de l’officier britannique en
Polynésie, tout un imaginaire sur ce pays préexiste chez le futur Loti, et
il a pour origine ces mots mystérieux, à la rencontre desquels il ira naturellement, peut-être dans une apparente démarche de communication
(dont le roman, par son issue comme par ses vains échanges épistolaires, montre combien elle est illusoire), plus sûrement dans une
démarche de quête de soi, de recherche de l’être premier de l’enfance,
porteur de tous les rêves et de toutes les sensations indéfiniment recherchées, durant toute une vie ; dans une démarche de l’homme adulte à la
recherche du sens.
C’est dire l’importance des mots tahitiens, de la langue maorie qui
devient, en quelque sorte, objet et sujet du roman, non pas tant parce
qu’elle participe de l’exotisme, que parce qu’elle est médiation vers un
160
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
autre peuple dans sa dimension philosophique, dans son rapport à la
nature, médiation dans un rapport à l’univers, comme le montre l’observation des chapitres où le dictionnaire des frères Picpus devient support
du roman, tissu de la méditation de Loti. «Ce fut ce livre qui le premier
m’ouvrit sur la Polynésie d’étranges perspectives, - tout un champ inexploré de rêveries et d’études», vaste appel à la réflexion sur la profondeur et l’immensité du monde, que sous-tendent nécessairement les
questions de l’origine et du devenir.
Mais l’usage de la langue tahitienne ne façonne pas seulement Loti ;
l’auteur après avoir gommé l’héroïne va lui laisser une chance, à elle qui
n’a pas su, pu séduire, au point de le retenir, son partenaire. Elle va
conquérir le lecteur occidental et devenir, à travers ses lettres et son
chant, la créatrice du bout du monde qui dévoile son émotion, donnée
comme brute, dans des textes qui figurent dans le roman en langue tahitienne, en regard d’une traduction française. Respect, reconnaissance
de Loti-Viaud, oubli, indifférence de Loti-Grant. Revanche de l’écrit sur
le vécu, de la langue qui se trouve ainsi fixée sur le papier, pour témoigner, pour vivre encore longtemps auprès d’un lointain lectorat ; ici les
démarches de Loti-Viaud et de Rarahu se croisent. L’un porte témoignage d’une langue qui se dérobe et lui donne vie dans la durée par la place
qu’il lui laisse dans son œuvre ; l’autre, jusque-là personnage flou, se
met à exister parce qu’elle crée, qu’elle laisse trace.
L’importance accordée par Loti à l’insertion de ces textes en langue
tahitienne se mesure autant à leur volume qu’à leur qualité. Tous, malgré
une graphie parfois incertaine, des éléments de traduction imprécis ou
légèrement faussés, témoignent d’une véritable démarche de pensée
polynésienne, et semblent avoir été écrits par quelqu’un qui, à défaut de
d’écrire le tahitien, a su habilement réutiliser des lettres authentiques, a
eu connaissance de chants polynésiens.
Nouvelle naissance de l’écrivain qui fait acte de reconnaissance de
la langue de l’autre comme support de création, qui transfigure sa
propre création, accédant à un autre style, entrant dans un autre dire.
Nouvelle naissance de Rarahu qui célèbre, dans sa langue à elle, la
souffrance amoureuse, la fidélité, le retour à la foi chrétienne, qui chante
161
en tahitien les valeurs de l’Occidental. C’est à ce prix que Rarahu est
devenue pour l’Occidental, l’étrangère aimable, dans cette double essence du même et de l’autre, de l’exote et de l’identique. Ainsi c’est dans
l’imposture que lui a proposée Loti que Rarahu a trouvé sa vérité de
femme aimante dans le roman, comme dans l’imaginaire occidental.
Renaissance d’une Rarahu occidentalisée, renaissance qui lui permet
d’entrer dans l’éternité de la légende, en France comme en Polynésie,
s’échappant du roman lui-même…
Surprenant roman où se croisent, accomplis ou suggérés, les nouvelles naissances, les baptêmes, les re-dénominations ; grand jeu où l’on
cède son identité d’Occidental ou de Polynésien, dans un mouvement
permanent ; Roueri, Loti, l’équipage du Render, Rarahu, chacun change
(ou veut changer) la donne de son destin, et toujours par la médiation
de la langue tahitienne, pour accéder à un plus être, voire à une nouvelle
dimension capable d’embrasser le monde, ou de toucher ses fondements.
Force donnée dans le roman à la langue tahitienne, qui ne se
contente pas d’être l’emblème de l’exotisme, qui n’est plus simplement
médiatrice d’un univers ou d’un sens, mais qui devient créatrice des personnages, ou tout au moins des deux protagonistes essentiels, à qui elle
permet d’atteindre leur vérité, vérité diverse, il est vrai. Force donnée
par le roman à la langue tahitienne, qui recrée l’écrivain.
Patricia Roman
La pagination du Mariage de Loti, à laquelle renvoie l’article
est celle de la Collection Omnibus aux Presses de la Cité.
BI BL IO G RAPHI E
Mai-Arii Cadousteau et J. Anisson du Perron Dictionnaire moderne
(français-tahitien et tahitien-français)
Genet Christian & Hervé Daniel, Pierre Loti, l’enchanteur, La Caillerie, Gémorac
Lefèvre Raymonde, Le mariage de Loti, Soc. Fr. d’Ed. litt. et techn.
Margueron Daniel, Tahiti dans toute sa littérature, L’Harmattan
Panoff Michel, Tahiti métisse, Destins croisés, Denoël
Quella-Villéger Alain, Pierre Loti, le pèlerin de la planète, Aubéron
Seban N. , Un frère de Pierre Loti (Gustave Viaud), Nlles Ed. lat. 1936.
162
Loti
«comme une chose morte»
Il est dans Le Mariage de Loti un passage à part qui représente l’expérience la plus forte du séjour polynésien de son auteur. Ce passage est
celui du voyage à Moorea, l’île voisine de Tahiti. Loti s’y rend pour voir
l’un des enfants (le deuxième serait à Raiatea) que son frère Gustave
Viaud aurait eus, treize ans plus tôt, avec la Tahitienne Tarahu (ainsi
appelée dans Le Journal de Loti 152 et prénommée Taimaha dans le
roman).
Dès son arrivée à Papeete, le jeune Julien Viaud a recherché obstinément celle qui vécut trois ans avec son frère. La proximité des noms
entre Tarahu (l’épouse réelle de son frère) et Rarahu (son épouse fictive
dans le roman : «J’ai combiné plusieurs personnages pour en faire un
seul») suffit à indiquer le désir sentimental de faire revivre le parcours
de Gustave. A Tahiti, tout rappelle le grand frère adoré, mort prématurément en 1865, à 27 ans, et dont les descriptions avaient autrefois
enflammé son imagination d’enfant. Ainsi, la visite au pays de la «volupté» et de la «nonchalance» se transforme vite en pèlerinage douloureux
dans la mémoire de ce frère dont il n’a pas fini de porter le deuil. Il met
donc ses pas dans les pas de Gustave, ce qui l’amène à aller à Moorea,
où réside le fils de Tarahu dont il veut vérifier l’état civil.
152 Le Journal de Loti, notes inédites présentées par E. Vedel dans le B.S.E.O. N°50 paru en
mars 1934.
Pour la première fois de son séjour tahitien Loti est appelé à quitter
le monde protégé de Papeete et celui très fréquenté et surprotégé du
palais de la reine Pomare. C’est à Moorea qu’il va découvrir la vraie altérité et, plus que son «mariage» avec Rarahu153, connaître la vraie rencontre avec la Polynésie.
Après une navigation de quatre heures, pendant laquelle les éléments se déchaînent et «la baleinière se remplit d’eau», il lui faut traverser une partie de l’île «sous une voûte admirable» de palmiers et de pandanus. «On se sentait sous ces grands arbres aussi écrasé, aussi infime,
qu’un squelette microscopique circulant sous de grands roseaux […].
Le vent sifflait tristement là-dessous comme parmi des tuyaux d’orgues
gigantesques. »
La traversée se poursuit ainsi jusqu’à un site «magnifique et terrible» où habite la famille de Taimaha. «Rien dans les pays d’Europe ne
peut faire concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ; ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d’autres imaginations que les
nôtres.» Ce sentiment d’«étrangeté» (le mot est l’un des plus employés
dans le passage) se confirme lorsqu’il «examine les gens qui l’entourent» ! «Ils me semblaient différents de ceux de Tahiti ; leurs figures
graves avaient une expression plus sauvage […]. Je regardais ces indigènes comme des inconnus, – pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions ; […
] j’étais isolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plus
déserte.» Cette «différence radicale» devrait l’enchanter, lui qui cultive
le goût pour l’étrangeté et l’incompréhension d’où naît le charme tant
recherché. Pourtant, il ne s’en réjouit pas. Est-ce parce que cette «première fois», selon son expression, est trop déstabilisante ? Toujours estil que c’est la peur qui domine.
Lorsqu’on lui apporte enfin l’acte de naissance du fils supposé de
Gustave, Loti comprend qu’il a été abusé par Taimaha. «Un grand effondrement venait de se faire, un grand vide dans mon cœur, – et je ne voulais pas voir, je ne voulais pas croire. – Chose étrange, je m’étais attaché
153 Dans chaque pays lointain, Loti vit avec une épouse indigène. Aziyadé en Turquie précède
Rarahu, elle-même suivie par Madame Chrysanthème au Japon et Fatou-gaye au Sénégal.
164
Doc. Maison de Loti, Rochefort.
à l’idée de cette famille tahitienne154, – et ce vide qui se faisait me causait
une douleur mystérieuse et profonde ; c’était quelque chose comme si
mon frère perdu eut été plongé plus avant et pour jamais dans le néant ;
tout ce qui était lui s’enfonçait à jamais dans la nuit, c’était comme s’il
fut mort une seconde fois. – Et il semblait que ces îles fussent devenues
subitement désertes, – que tout le charme de l’Océanie fût mort du
même coup, et que rien ne m’attachât plus à ce pays.»
Après le repas du soir, auquel Loti fait peu honneur, «tous s’étendirent silencieusement sur leur lit de chaume, roulés comme des momies
d’Égypte dans leurs paréos sombres». «Alors commença une nuit étrange, toute emplie de visions fantastiques et d’épouvante. « Il se met à ressentir les terreurs de l’enfant abandonné : «Les draperies d’écorces voltigeaient autour de moi avec des frôlements d’ailes de chauves-souris, le
terrible vent de la mer passait sur ma tête. Je tremblais de froid sous
mon paréo.» Loti a la fièvre. L’immense forêt devient alors peuplée de
fantômes. «Les toupapahous de la légende polynésienne, courant dans
les bois avec des cris lamentables, des visages bleus, des dents aiguës et
de grandes chevelures…»
Vers minuit, il est tout heureux d’entendre des voix humaines. «Et
puis une main prit doucement la mienne : c’était Teharo (dans le roman,
ou Tauvira dans le journal, le frère de Taimaha) qui venait voir si j’avais
encore la fièvre. Je lui dis que j’avais aussi le délire par instants et
d’étranges visions, et le priai de rester près de moi. Ces choses sont
familières aux Maoris, et ne les étonnent jamais. « Ainsi rassuré, il finit
par s’endormir.
Trois heures plus tard, le temps s’est calmé, on apprête la pirogue
et Teharo vient le réveiller pour partir. «A ce moment, je me crus sous
le toit béni de la vieille maison paternelle», écrit-il dans le roman, «couché à la Limoise, dans la chambre blanche…», précise-t-il dans le
Journal. Loti parvient à se lever et à sortir, mais sa fièvre est si forte qu’il
s’appuie sur la case, «incapable d’aller plus loin.» Il observe sans bouger le mouvement d’animation des Maoris tout occupés aux préparatifs
154 Entre deux séjours à Papeete, Loti avait écrit, de San Francisco, au pasteur de Tahiti pour
se dire prêt à aller contre l’usage dominant qui veut que l’on «désavoue ce genre de famille».
166
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
du départ. Teharo le supplie de rester, mais lui s’obstine à partir. Et il va
s’étendre, «épuisé», au fond de la pirogue. Dans le Journal, il est plus
explicite : «On m’emporta dans la pirogue comme une chose morte.»
Loti n’en a pas fini, cependant, avec les frayeurs. Par cette nuit sans
lune, et cette mer agitée, la pirogue doit encore franchir le récif barrière. Plusieurs fois elle heurte le corail avec un bruit sourd, endommageant la quille. Le corail se brise mais la pirogue passe. Au large la brise
tombe et la houle cesse aux premières lueurs de l’aube. Loti sent soudain sa fièvre passer. A bord, une vielle femme est endormie. Afin de ne
pas la réveiller, chacun glisse en silence dans l’eau de la mer et procède
à sa toilette. Puis tous fument des cigarettes de pandanus. «Les fantômes
de la nuit s’étaient envolés ; je m’éveillais de ces rêves sinistres avec une
intime sensation de bien-être physique.» Loti ressuscité, sinon régénéré,
voit, avec le soleil levant, combien il aime encore ce pays.
Jean-Jo Scemla
Doc. S.E.O. Loti 1899
167
Supplément
au Mariage de Loti
La littérature française consacrée à la Polynésie semble priser une
forme particulière de production littéraire que l’on pourrait qualifier de
versions complémentaires inspirées par des œuvres déjà publiées ;
qu’on en juge plutôt : Denis Diderot155, en écrivant le Supplément au
voyage de Bougainville, a pu ainsi, à sa guise, subvertir le texte fondateur du célèbre navigateur français intitulé Voyage autour du monde ;
Jean Giraudoux156, avec une ambition moindre, a fait de même avec Cook
et produit une pièce de théâtre le Supplément au voyage de Cook pleine d’humour et d’insolence. D’autres écrivains ou voyageurs moins
connus157 ont effectué une démarche analogue. De nombreux récits
consacrés à l’Océanie sont en réalité des suppléments d’œuvres déjà
publiées ; ce phénomène de fiction au sein d’un corpus livresque a été joliment nommé par Michel de Certeau une «navigation bibliothécaire158».
155 Supplément au voyage de Bougainville, ouvrage écrit en 1772, mais publié seulement en
1796.
156 Supplément au voyage de Cook, éditions Bernard Grasset, Paris 1937.
157Petit supplément au voyage de Bougainville de L. A. Zbinden, à la Baconnière, Neuchâtel,
1964. On peut y ajouter l’ouvrage dont le titre est de la même veine : Cook, Bougainville et
moi écrit par Paul Gavault, Paris 1936. L’anthropologue Marshall Sahlins a intitulé une conférence faite en juin 1981 à Paris «Supplément au voyage de Cook, ou le calcul sauvage», reprise dans son livre Des îles dans l’histoire, éditions Gallimard-le Seuil, Paris 1989. Le supplément constitue ici une tentative d’explication de la mort de Cook aux îles Hawaï, une recherche
de sens. Par ailleurs on peut regretter que certains écrivains ou critiques ou universitaires ne
mentionnent pas l’origine de leurs emprunts. La chaîne de l’intertextualité (définie par Roland
Barthes à propos du récit de voyage) comme «dialogues d’écritures à l’intérieur d’une écriture»
est alors arbitrairement rompue. (Citation de Barthes reprise de l’ouvrage : Récits de voyage
et intertextualité, publication de la faculté de Nice, 1998)
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Qu’en critique littéraire ce procédé s’appelle tantôt du plagiat, tantôt de
la parodie ou du pastiche, qu’il relève des différentes techniques de l’intertextualité, voire du palimpseste, les grands textes fondateurs de la littérature océanienne, d’une part se répondent, d’autre part ont vu s’adosser à eux, en s’en réclamant explicitement la plupart du temps, une
cohorte de récits, dont les titres, l’inspiration, la trame narrative, le style
parfois, rappellent les récits premiers. Imiter n’est point créer certes,
mais un récit réécrit contribue à élargir l’espace littéraire du modèle et
peut assurer le relative célébrité de son épigone. Pour nombre d’écrivains ou de critiques, l’expérience de l’écriture se limite à ce mimétisme
auquel ils doivent leur relative et souvent fugace notoriété.
Concernant Pierre Loti, on peut dire que le phénomène de «supplément» se retrouve dans les différentes productions du même écrivain :
les études critiques159 présentant en vis à vis le texte du Journal intime
et le récit du Mariage de Loti ont révélé les techniques de fabrication
romanesque chez Loti, procédé que Bruno Vercier nomme le réemploi.
Le Mariage de Loti est donc en quelque sorte le supplément du Journal
intime.
C’est en aval de l’œuvre première également que se vérifie notre
hypothèse : le Mariage de Loti est à l’origine d’une multitude de récits
qui empruntent au modèle soit le noyau du récit (l’aventure éphémère
entre un Européen et une vahine160), soit le programme narratif (les
aspects exotiques : le ton sentimental, le lexique ou le style, l’utilisation
de la langue tahitienne, la position ethnocentrique du narrateur etc. ).
Parfois encore, le Mariage de Loti sert d’ouvrage pivot ou de référence
à partir desquels s’élabore un nouveau récit qui s’inscrit ainsi dans sa
constellation.
158 Michel de Certeau, Les Grands navigateurs du XVIII° siècle, éditions Ramsay, Paris 1977.
159 Raymonde Lefèvre, Le Mariage de Loti, Société française d’éditions littéraires et techniques, Paris 1935 ; BSEO n° 50, Papeete, mars 1934.
160 Le premier récit racontant la relation amoureuse et tragique entre un marin et une vahiné
se trouve dans l’ouvrage de Max Radiguet intitulé Les derniers Sauvages, la vie et les mœurs
aux îles Marquises, écrit dans les années 1860. Livre édité en 1929 à Paris et repris en 1978
par les Éditions du Pacifique.
169
Mais, le lecteur va découvrir au fil de ces pages, que le Mariage de
Loti aura une postérité autre que littéraire. Instrumentalisé, il sera à
l’origine de «suppléments» éloignés de tout art, le roman deviendra
l’objet d’un maillage idéologique dont les enjeux seront politiques, touristiques ou commerciaux, selon les circonstances.
Littérature et réalité
De fiction qu’il est sur le plan culturel, le roman le Mariage de Loti
au fil du temps se transforme, change de statut pour le lecteur et devient
rétroactivement la réalité des années mille huit cent quatre vingt ; en
quelque sorte un repère, l’an 1 d’une réalité à partir de laquelle l’évolution de Tahiti va être perçue. Les voyageurs chercheront désormais à
retrouver l’île telle qu’ils en lisent la description dans le roman. Cette
attitude inévitablement entraîne une suite de désillusions161 qui ont pour
effet de renforcer l’image d’un Tahiti idéal que le temps use et abîme. «Il
est de bon ton, à notre époque, écrit Fernand Laplaud en 1934, d’affirmer à tout venant ; Tahiti n’est plus la Tahiti de Loti». Et Georges
Ferré162 de surenchérir : «Le lyrisme le plus sincère devient mensonge
avec le temps».
L’écrivain Pierre Benoît, après un voyage dans le Pacifique163 effectué
courant 1928, prononce à Paris une conférence intitulée Ce que j’ai vu
au Pacifique, au cours de laquelle il passe en revue les bienfaits de l’influence française dans nos colonies du grand Océan. Abordant Tahiti, il
déclare enthousiaste : «Il s’est trouvé un écrivain qui l’a célébrée de
telle façon que l’on peut, grâce à lui, prétendre à la connaissance de
cette merveille sans avoir jamais été admis à la contempler… Le
charme de Tahiti est posé par Pierre Benoît qui se demande si «on peut
espérer voir suspendre son secret par un autre que Pierre Loti ? […]
161 Cette attitude a été la même un siècle avant au moment de la découverte de Tahiti par les
occidentaux. Leur arrivée constituant en quelque sorte la profanation d’un mythe.
162 Gorges Ferré, Tahiti toute nue, Paris 1933, page 15.
163 Il écrit le récit Océanie française publié en 1933 aux Éditions Alpina à Paris. Ouvrage réédité en 1985 par les éditions du Pacifique avec une introduction de Michel-Claude Touchard.
Pierre Benoît qui publiera le roman Erromango l’année suivant son retour ne reste à Tahiti que
24 heures (!)
170
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
La princesse Takau Pomare, fille de la dernière reine de Tahiti, fleurissant la tombe de Loti,
dans le jardin de la Maison des Aïeules, à l’île d’Oléon. - Photo L. Babadié.
Doc. Margueron.
Sur la plage de Papeete, une seule voix s’élève, que l’on ne songera
pas de longtemps à contredire ni à égaler». Il est habituel de dénigrer
Tahiti ou de banaliser l’intérêt du Mariage de Loti or «la vérité est que
nous nous trouvons à Tahiti, en présence d’une double réussite : un
chef d’œuvre de la nature, allié à un chef d’œuvre de l’esprit». On voit
dans ces quelques lignes comment le récit de Loti conditionne la vision
du réel. Il existe une vérité, elle s’identifie à la fiction et son référent - la
réalité - devient l’effet de cette vérité originelle. Quelle extraordinaire
inversion des principes et des modes de connaissance ! La réalité vécue
ou observée qui sert de matière à un roman (historique) perd sa qualité
première lorsqu’elle est figée et piégée dans une écriture nommée
roman. Le roman paraîtrait-il plus vrai que la réalité ?
Étrange autant qu’étonnante est l’histoire suivante qui manifeste
l’influence lotienne en France et un certain manque de discernement.
Une femme excentrique dont l’appartement est encombré de «talismans exotiques» et qui se faisait appeler la princesse Mareva, anima
certaines soirées de la côte d’Azur au lendemain de la deuxième guerre
171
mondiale. Présentée comme la veuve d’un officier décédé, elle est persuadée descendre de Pierre Loti ! «Ma mère naquit de l’union de
Pierre Loti et de Rarahu, déclare-t-elle à la presse ; celle-ci mourut en
la mettant au monde. Elle s’appelle Taouna et fut élevée à la cour de
Pomare. Elle épousa le comte de Nys, un officier de marine, mon
père. Elle est décédée lorsque j’avais dix ans. « Lorsque le journaliste
qui l’interviewe en 1953 lui fait remarquer que la famille Viaud pourrait
«protester contre ses allégations», elle répond sans hésiter :
«Pourquoi protesterait-elle contre une vérité que Loti lui-même a
laissé apparaître dans sa correspondance ? […] Je reste fière d’avoir
dans mes veines du sang de Pierre Loti et des Maoris». Cette anecdote
provient certainement d’une femme aux tendances mythomanes, mais le
fait intéressant c’est qu’elle s’est appropriée sur le plan du vécu un univers entièrement imaginaire. Elle incarne donc la confusion qui existe
entre Pierre Loti, pseudonyme d’écrivain et Rarahu héroïne de roman.
Cette histoire prouve à quel point fiction et réalité se confondent dès
qu’il s’agit de ce roman et plus généralement de Tahiti.
Puissance d’un livre164
Peut-on échapper au nom de Loti et à son œuvre, Le Mariage de
Loti, lorsqu’on évoque Tahiti et ses îles ? Le «mariage» entre Loti et
Rarahu semble moins fort que celui qui réunit le couple Tahiti et Loti, un
mariage, sur le mode local, non dénué d’ambiguïtés mais qui, finalement, se défait - sans jamais être un divorce165-, non sans laisser un certain nombre d’enfants lecteurs, orphelins de mère pour les uns, de père
pour les autres, cherchant leur identité à travers les mots à défaut de la
construire dans la réalité. Le mythe éclate de lui-même, mais chacun
souhaite s’y projeter et cherche à le recomposer.
164 titre repris d’un article de Francis de Miomandre paru le 8 septembre 1934 dans «Les
Nouvelles littéraires». Marguerite Duras écrit dans Un barrage contre le Pacifique, en évoquant
le départ de ses parents de France : «Elle se maria avec un instituteur qui, comme elle, se
mourait d’impatience dans un village du nord, victime comme elle des ténébreuses lectures de
Pierre Loti».
165 Le divorce de Loti : idée suggérée par Monchoisy dans La Nouvelle Cythère, 1888, p. 52.
172
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Renée Hamon166 publie dans le quotidien L’Intransigeant du 12 au
22 janvier 1938 un reportage intitulé «Tahiti escale de luxe». Elle se
rend au bain Loti et découvre les lieux : « un mur en ciment empêche
la jolie rivière de suivre son cours tumultueux, des cabines de bain
et un w. c. indiscret entourent une statue noire sur un socle blanc
[…] C’est là Loti». La déception est à la mesure du rêve.
Cette contradiction avait déjà été perçue dans l’aventure en Océanie
du peintre Paul Gauguin, elle est savamment orchestrée par Romain
Gary dans La Tête coupable. On peut en tout cas s’interroger sur les raisons de la survivance du «mythe» tahitien et lotien en pleine époque
coloniale167. L’appel à l’aventure - maritime ou amoureuse - dans les
mers du Sud est rappelé par Camille Quoniam168 : «Loti ! Que de mères
vous devront d’avoir perdu leur fils ! Combien sont partis que la gloire des conquérants et des découvreurs n’aurait pas arrachés au foyer
familial, si vous n’aviez, dans leur âme adolescente, jeté le charme
de vos troublantes fictions ! «
Après la publication du Mariage de Loti, ni le voyage en Océanie ne
peut plus s’accomplir comme avant, ni l’écriture ne peut s’afficher à
l’identique. Chaque récit consacre une ligne ou un chapitre à Loti169.
C’est devenu une évidence : que les écrivains et auteurs de récits de voyage chaussent les bottes de Loti ou cherchent à s’en distancier, Loti est
omniprésent, de plus et surtout, il a été lu de manière à ce qu’une image,
faite d’un exotisme sensuel et nostalgique d’inspiration populaire, fige la
Polynésie et ce, jusqu’au seuil de notre proche modernité.
166 Renée Hamon, femme globe-trotter de l’entre-deux-guerres. Elle a écrit notamment Aux
îles de lumières (1939) et Amants de l’aventure (1943).
67 Voir l’article de John Klein dans Matisse et l’Océanie, catalogue de l’exposition Le Cateau
Cambrésis, mai-juin 1998.
168 Camille Quoniam dans Dites, qu’avez-vous vu ? Cahiers de la Quinzaine, Paris 1928, page 41.
169 Par exemple Pierre Charrier dans «Tahiti Terre de plaisir», 1928. Titaÿna écrit, en outre,
dans Loin (1929 p. 60) : «Si en toutes les colonies, le «roman» de la femme indigène n’est
qu’une simplification de la crise des domestiques, ici, le vernis léger est plus poétique. Le
cadre s’y prête et les voyageurs de commerce ont tant apporté de Loti dans leurs valises que
l’on peut trouver encore d’assez bonnes imitations de Rarahu». Pour une étude sur le jeu de
séduction à Tahiti, voir notre article à paraître dans les «Carnets de l’exotisme» (nouvelle série)
intitulé : «Une Polynésie sous le regard de femmes».
173
Réappropriation d’un mythe
Julien Viaud meurt en 1923 et l’écrivain Pierre Loti est rapidement
oublié en France : les goûts littéraires, les sensibilités ont évolué,
l’époque ne se reconnaît plus dans les «mièvres aventures» exotiques
d’un marin. C’est à Tahiti pourtant que l’image de Loti va être préservée
ou réhabilitée, la colonie cherchant à en faire un usage économique.
Le canal de Panama est ouvert depuis 1914. Les navires assurant la
desserte des passagers et du fret entre la France et les Établissements
Français de l’Océanie effectuent le voyage, à partir de 1924, entre quatre
et cinq semaines. Selon les escales desservies, il faut douze jours pour
relier San Francisco à Tahiti et neuf jours d’Auckland à Papeete. Tandis
que les Surréalistes redécouvrent l’art océanien dit «primitif», surtout
dans ses manifestations micronésiennes et mélanésiennes, à Tahiti se
crée, dans les années trente, le Syndicat d’Initiatives qui sera l’embryon
d’une politique de développement touristique : l’idée d’un tourisme de
luxe apparaît donc dès la création des dessertes maritimes directes et
régulières. Ce tourisme cherche à capter et à entretenir l’engouement
qu’a pu provoquer la publication du Mariage de Loti, puisque les îles
polynésiennes constituent le réservoir inépuisable du mythe paradisiaque : «Loti, qui a chanté les riches archipels, a compris et rendu
en des notations exactes, le charme puissant qu’ils dégagent, l’émotion étrange et subtile du voyageur à leur contact170». Les premiers
dépliants touristiques sont imprimés et les flammes postales sont apposées sur les enveloppes : Visitez Tahiti, perle du Pacifique ou bien Voir
Tahiti et y vivre.
A partir de 1926, sur le marae Arahurahu de Paea, se met en place
à l’initiative de la savante Société des Eudes océaniennes fondée en
1917, une fête du folklore qui cherche à revaloriser un certain nombre
d’aspects de la culture polynésienne171 comme l’art oratoire, les danses
ou les légendes. Le cinéma s’intéresse aussi aux îles : Moana est tourné
à Samoa par Robert Flaherty, Ombres blanches (Flaherty et van Dyke)
170 Citation puisée dans le Mémorial polynésien, vol. 5, p. 409.
171 Voir le Bulletin de la SEO n° 15 daté de décembre 1923. Dans le n° 6 de la même revue,
Lucien Sigogne (avocat, maire de Papeete entre 1917 et 1920) avait écrit un article intitulé Le
tourisme en Océanie.
174
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
date de 1928, Tabou (F. W. Murnau et R. Flaherty) est tourné en 1930.
Les Expositions coloniales - surtout celle de 1931 - rappellent également
l’existence des colonies que la France administre dans le Pacifique Sud
et cherchent à y encourager le tourisme d’une part, l’émigration d’autre
part. De nombreux artistes, écrivains et journalistes empruntent désormais les cargos mixtes des Messageries Maritimes. Citons notamment
Raymond Roussel (1920-1921), Jean Dorsenne (pour un séjour de
1921 à 1925), Paul Eluard (1924)172, Titaÿna (1927), Pierre Benoît
(1928), Henri Matisse (1930), Fabien Fabiano (1930), Georges
Simenon (1935), Renée Hamon (1936), André Gain (1936-1937) etc.
Les livres et reportages consacrés à Tahiti dans cette période de l’entredeux guerres sont nombreux dans les revues comme Le Tour du
monde, L’Illustration, Voilà, etc.
A la recherche de Rarahu
La «petite fiancée» de Pierre Loti, Rarahu, sorte de Lolita avant
l’heure, intrigue. On aimerait la rencontrer, la retrouver, la faire parler,
lui demander de raconter sa vie amoureuse avec Julien Viaud ou Pierre
Loti ou encore Harry Grant - on ne sait -, aventure qui a alimenté les
rêves et l’imaginaire de nombreux Français. Il s’agirait d’une part de
vérifier la validité des dires de l’écrivain, d’autre part de perpétuer la
présence littéraire du Mariage de Loti et du mythe tahitien.
Émile Vedel173, comme s’il souhaitait nous mettre en garde contre
de possibles exploitations abusives, signale que, dans le Journal intime
172 Le voyage de Paul Eluard est ce que l’on peut appeler un «non événement littéraire». C’est
au moment d’une grave crise dans ses relations avec sa compagne Gala, qu’il s’embarque le
24 mars 1924 à Marseille pour un tour du monde. Paraît le lendemain de son départ Mourir
de ne pas mourir qui fut considéré par ses amis comme son testament. Le voyage ne constitue-t-il pas une forme de fuite, de suicide ? Paul Eluard effectue une escale à Tahiti fin mai
début juin 1924. Il n’évoqua jamais ce séjour et n’écrivit aucun poème sur Tahiti, même si des
allusions à un long voyage en mer peuvent être décelées ici ou là dans son œuvre. On trouve
toutefois dans «l’album Eluard» de la Pléiade (1968), p. 77 à 79, six photographies de son
escale tahitienne. Deux photos représentent des jeunes filles tahitiennes, deux autres des
bords de mer, une cinquième montre une sortie en montagne, peut-être vers le lac Vaihiria,
tandis que la sixième présente un portrait de Paul Eluard en paréo sur un bord de mer. L’une
des photographies est dédicacée «à l’inouï Paul Grindel».
173 Émile Vedel Sur la tombe de Loti, dans L’Illustration n° 4435 du 3 mars 1928. Le
Commandant Vedel (1858-1937), par ailleurs homme de lettres et ami de Pierre Loti, est le
père de la princesse Takau Pomare (1887-1976), enfant qu’il eut avec la reine Marau Taaroa
(1860-1934) et qu’il adopta tardivement (voir p. 177).
175
de Loti consacré à la «campagne dans les mers du Sud de 1872», on
ne trouve «pas la moindre trace de Rarahu». D’ailleurs, écrit-il, «le
temps n’aurait pas été assez long pour la formation d’un semblable
nœud». J. Viaud ne semble pas avoir été insensible, par contre, au charme d’une certaine Faimana que l’on retrouve dans le Journal et le
roman. Émile Vedel estime que le personnage de Rarahu est un «simple
artifice littéraire destiné à coordonner des impressions fugitives».
Raymonde Lefèvre174 penche pour la même analyse : «Rarahu, la touchante amoureuse, est un mythe». Elle serait plutôt le produit d’une
combinatoire de relations vécues avec des vahine. Et Bengt Danielsson,
que cite Jean Scemla, jouant du paradoxe, surenchérit en affirmant de
manière provocante, que Rarahu représente tout ce que n’est surtout
pas la Polynésienne. Loti lui-même dans une lettre adressée à Plumkett175
en 1879, correspondance révélée plus tard au public, a tenu à préciser
la vraie nature de son modèle : «J’ai combiné plusieurs personnages
réels pour en faire un seul : Rarahu, et cela me semble une étude
assez fidèle de la jeune femme maorie». Quant à l’écrivain et marin
Claude Farrère, qui connut bien Pierre Loti, il déclare à La Revue de
Paris en 1927 : «Pierre Loti m’a souvent conté à moi-même, à bord
du Vautour en 1904, qu’à Tahiti il n’avait pas eu une vahiné, mais
vingt ; que son roman était un roman, point autre chose. « Rarahu
constitue donc «le symbole» d’une Polynésie «qu’on gâte et qui
meurt» comme l’écrit M. G. Lerner.
En 1910, Georges Froment-Guieysse176 retrouve, non sans difficultés, à Tahaa une Polynésienne du nom de Rarahu qui prétend avoir été
la compagne du «bel officier à deux galons». La rencontre est sobre ;
174 Raymonde Lefèvre, Le Mariage de Loti, SFELT, Paris 1935, page 18.
175 Plumkett s’appelle en réalité Lucien-Hervé Jousselin (1851-1932). Les deux hommes se
sont connus au Borda à Brest. «Il fut le confident amical et privé de julien Viaud, celui à qui
on raconte tout, ses joies, ses chagrins, ses amours, ses désirs de suicide et les charmes
de sa maîtresse et (il fut aussi) le conseiller littéraire de Loti, celui qui l’encouragea…, celui
qui eut l’honneur de réviser ses premiers manuscrits et de les critiquer» R. Lefèvre, op cit.
176 Né en 1880, P. O’Reilly le définit comme un «publiciste colonial». A la suite de nombreux
voyages en Océanie (1909, 1912, 1920), il crée en 1909 le «Comité de l’Océanie française»
qui a vocation à développer la colonie. Il est l’auteur de très nombreux articles de journaux à
dominante économique et a donné également beaucoup de conférences afin de promouvoir la
Polynésie.
176
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Doc. Margueron.
le lyrisme du Mariage se transforme en entretien poli avec
une femme cinquantenaire
«dont les yeux sont restés
beaux et langoureux».
L’article égrène les souvenirs
de Rarahu, en tous points
fidèles au roman d’où, en réalité, ils semblent extraits. Elle
n’a pas lu l’œuvre de Loti mais
demande au voyageur de le
saluer «par le vrai Dieu». La
conversation s’achève, la photo
souvenir est prise, mais l’on
demeure perplexe autant que
dubitatif sur la véracité du
témoignage et l’adéquation de cette femme avec Rarahu. Julien Viaud rappelons-le- n’a pas été le seul marin à se mettre en ménage avec une
jeune Tahitienne.
Henri Duvernois reprend la même année dans un article du journal Femina177 l’information concernant la mort de Rarahu. Cet article
est composé comme une broderie puisant ses sources soit dans l’article
mentionné précédemment, soit dans le roman de Loti lui-même. Ainsi
une biographie imaginaire est composée moitié littéraire, moitié anecdotique. Selon Duvernois Rarahu est décédée dans l’île de Tahaa : «Elle
avait tout oublié, ne savait plus guère lire ni écrire». La description
qu’il fait de la régression dans laquelle l’ancienne amie de Loti se trouve, est effrayante : «Rarahu est vieille et abêtie […] elle n’était plus
rien que l’épouse d’un vieux pêcheur du nom de Tehere. Mariée,
Rarahu s’était laissée aller tout doucement au fil d’une de ces existences fleuries et passives, dans un pays de rêve où tout effort est
complètement inutile, où les femmes ne mangent pas mais grignotent, ne parlent pas mais jabotent, ne marchent pas mais trottent.
177 Femina, 15 novembre 1910.
177
« D’autres journaux surenchérissent même et cherchent à percer le
mystère de l’attachement à Rarahu de certains voyageurs et feuilletonistes de la presse française. «Elle nous plaisait parce qu’elle était
délicieusement sauvage et que l’amour seul la civilisa durant
quelques semaines» peut-on lire. «Elle avait mis l’exotisme à la portée des plus petites gens et des plus petits cœurs […] petite femme
elle était, petite femme elle resta, il faut louer cette modestie». Au
fond Rarahu s’est identifiée à une héroïne ordinaire et fragile, ressemblant aux lectrices populaires du roman sentimental de grande diffusion
de l’entre-deux-guerres.
Marc Chadourne178 affirme en 1934 : «Rarahu - car elle a existé est morte en 1918179, pendant l’épidémie de grippe espagnole […]
Elle habitait dans l’île de Raiatea où j’ai pu retrouver la case qui
avait été la sienne». Il prétend avoir recueilli ses informations du pasteur Vernier180 qui l’avait connue. Elle serait devenue membre d’Église181,
puis selon l’expression mal traduite de Chadourne diaconesse182. La
revoyant de temps à autre, au gré de ses tournées missionnaires, le pasteur Vernier se faisait un plaisir de lui lire les lettres extraites du roman,
qu’elle-même, Rarahu, avait été sensée écrire à Loti quelques décennies
plus tôt ! Nous sommes en présence d’un témoignage bouleversant celui
d’une édifiante rédemption qui sert l’apologétique chrétienne : de la vie
dans le péché à la sainte existence, tel est le destin rapporté de Rarahu.
L’art saint sulpicien protestant - rare, il est vrai - s’est enquis là d’un bel
178 Marc Chadourne (1895-1975), administrateur en Océanie de 1921 à 1924 et écrivain,
auteur de Vasco (1927) et en collaboration avec le lieutenant de vaisseau Maurice Guierre de
Marehurehu (1925), recueil de «croyances et textes poétiques des Maoris d’O Tahiti». D’une
liaison avec la Tahitienne Pauline Oturau Aitamai (1903-1999), future épouse d’Etienne Schyle,
l’amie également, plus tard, du peintre Henri Matisse, est né en 1923 un fils, Marcel Pittman,
qui réside en France. Le frère de Marc, Louis Chadourne (1890-1925) également écrivain est
l’auteur du récit Le pot au noir consacré aux Antilles.
179 La cause de son décès rend encore plus dramatique le destin de Rarahu depuis le départ
de Loti.
180 Il s’agit certainement de Paul Vernier (1870-1956), missionnaire protestant en Polynésie
de 1897 à 1932. Il a servi de médecin et de confident au peintre Paul Gauguin (voir V. Segalen,
Journal des Iles). Il a traduit l’Évangile selon Jean en marquisien.
181 Membre d’Église, fidèle confirmée ou etaretia.
182 Le terme «diaconesse» doit être remplacé par celui de «diacre». Y avait-il en Polynésie
des femmes diacres au début du siècle ? Je n’en ai pas la certitude.
178
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
exemple ! Dubitatif lui-même, Marc Chadourne achève son allusion à
Rarahu par ces termes : «En réalité sous les traits de sa petite océanienne, Loti a écrit moins une femme qu’une race, qu’un pays […]
Loti a épousé l’Océanie qui a donné à son style […] à sa voix une
inflexion triste et caressante comme la supplication d’un regard,
l’effleurement d’une main». Rarahu serait ainsi l’expression d’un type
humain, une héroïne collective exprimant la personnalité tahitienne collective. «Rarahu, écrit et confirme, le capitaine Camille Quoniam, qui
dramatise intentionnellement le débat, c’est la chute aux vices
immondes, la folie de l’opium, les brumes de l’alcool, le démon du
jeu. La souillure ineffaçable du sang. Bientôt il n’était plus resté
dans cette âme ardente qu’assez de conscience pour goûter l’amertume de sa déchéance».
Les journalistes reporters sont nombreux dans l’entre-deux-guerres
à effectuer le voyage à Tahiti. Jean Montaigne183 comprend que la
recherche de l’amour exotique «parce que Loti l’a mis dans son livre»
est savamment orchestrée localement, où les taxis fournissent aux candidats à cette expérience le nom et l’adresse de femmes disponibles ainsi
que l’itinéraire pour se rendre jusqu’au dancing «le Lafayette» situé à
Arue «un bistrot sordide sur le bord de la route». Du tourisme sexuel
avant l’heure en quelque sorte.
Plus récemment encore, en 1958184, le chroniqueur du Figaro littéraire, André Billy, évoque une mystification dont a été victime le commandant de l’aviso de la marine le Dumont d’Urville. Une jeune fille de
Tahiti, nommée Tematai, se présentant comme la fille du fils adoptif de
Rarahu, lui montre la tombe de son aïeule à Tahaa, qui se serait appelée
Tetuanui Rere Haore et serait décédée le 19 janvier 1915. Une cérémonie officielle du souvenir est même organisée avec l’équipage de l’aviso,
la famille et le district. André Billy rapporte également les propos écrits
par un ancien Administrateur en poste à Uturoa Jacques Girardet185, dans
183 Jean Montaigne L’amour cette blague dans Voilà n° 357 du 21 janvier 1938.
184 André Billy, de l’Académie Goncourt, premier article intitulé Sur la tombe de Rarahu le 7
juin 1958 ; le deuxième La vraie Rarahu aurait été laide le 28 juin 1958.
185 Jean-Pierre Atea (atea, nuage en tahitien) Sous le vent de Tahiti, Frédéric Chambriand,
éditeur, Paris 1951, p. 172.
179
son livre de souvenirs intitulé Sous le vent de Tahiti. L’auteur affirme
avoir retrouvé la tombe de Rarahu à Tahaa, il bavarde alors avec un vieil
homme qui lui déclare : «Je n’ai jamais bien compris pourquoi vous,
les popaa, vous intéressiez tant à cette fille. On dit même qu’elle est
dans un livre. Je vais te dire la vérité : elle n’était pas jolie, elle était
toute noire et pleine de poils, il lui manquait des dents. Et puis… et
puis, pour ne pas mentir c’était une grande p…»
Fin connaisseur de la littérature française et des procédés de fabrication qu’elle met en œuvre pour exister à partir du réel, Maurice Rat186
évoque quelques femmes ayant inspiré de grands poètes et s’intéresse lui
aussi au cas de Rarahu. Il rappelle l’épisode de la pose d’une plaque
«Rarahu 1858-1915» par l’équipage du Dumont d’Urville en 1958 sur
une tombe dans l’île de Tahaa et ajoute : «Loti a rassemblé sous ce nom
imaginaire les souvenirs qu’il avait gardés, huit ans plus tard, des
jolies et faciles suivantes de la reine Pomaré». Si, en outre, des jeunes
filles tahitiennes d’aujourd’hui revendiquent le titre de descendantes de
Loti, il ne faut pas, pense Maurice Rat, y voir un abus, mais au contraire
«le plus bel hommage à la créature de roman, en laquelle Loti écrivain transfigura, par magie, son rêve». Il se félicite donc que Rarahu,
«sylphide romanesque» survive dans l’esprit des jeunes Tahitiennes des
années soixante.
Femme mythique, femme mystifiée, femme dévalorisée, femme
célèbre et célébrée malgré elle, l’ambiguïté entoure la fiction de Rarahu.
Cette héroïne tour à tour consacrée et profanée, aurait-elle été traitée
ainsi si elle n’avait été une créature exotique, issue d’une littérature
coloniale ?
L’œuvre en devenir
Loti se situe au confluent d’enjeux littéraires, idéologiques et plus
bassement économiques (touristiques) qui expliquent sa persistante
renommée - en particulier à Tahiti - et justifient le titre de notre étude :
Le supplément au Mariage de Loti est en effet polymorphe.
186 Maurice Rat, universitaire et auteur d’ouvrages didactiques, notamment d’un Dictionnaire
des locutions françaises (Larousse 1957) ; in Cahiers de l’Ouest n° 23, mai/juin 1958.
180
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Sur le plan littéraire la formule «composite» du Mariage de Loti a
longtemps plu, les nombreuses rééditions du roman en témoignent. Cl.
Lévi-Strauss perçoit la co-présence de textes divers (roman, récit de
voyage, journal intime etc. ) dans une œuvre comme relevant d’un «bricolage». Le Mariage de Loti peut ainsi jouer sur plusieurs tableaux littéraires. Bien que la culture occidentale évolue par renouvellement et
transgression des formes artistiques acquises, nombreux sont les prosateurs qui exploiteront le succès du Mariage de Loti à leur avantage.
Sur un plan plus idéologique, le Mariage de Loti s’insère dans le
puissant mouvement d’inspiration utopique qui valorise l’évasion et le
principe de plaisir au détriment des contraintes du réel hic et nunc. Le
Mariage de Loti appartient, comme le souligne Bruno Vercier187, à la littérature «fantaisiste» qu’exploite concurremment autant que paradoxalement la propagande coloniale. «La vraie vie est ailleurs», écrivait Arthur Rimbaud, Loti a établi le visage de l’évasion auquel le public
a, non sans quelque complaisance, adhéré. Et qu’importe ce qu’on trouve vraiment là-bas, c’est à dire pour nous ici, en Polynésie, puisqu’il n’y
a pas de communication entre ceux qui produisent du langage sur les
îles et ceux qui sont le sujet de ce langage. Le malentendu est donc total ;
il explique que l’imposture ait pu durer si longtemps188.
Touristiquement parlant, Tahiti est un réservoir de mythes ; ses îles
constituent à elles seules une panoplie d’un riche imaginaire qui répond
à la douloureuse attente occidentale. A l’époque où Tahiti veut créer sa
première image touristique, elle redécouvre l’écrivain Pierre Loti et le
valorise. Le monument de la Fautaua participe de cette entreprise de
promotion. Quant à la quête en direction de Rarahu, elle s’apparente à
la recherche du temps perdu. Le public des tours du monde de l’avantguerre sont des journalistes, mais aussi des gens lettrés qui désirent
découvrir les pays par le truchement de la littérature. Loti est tout trouvé
187 Bruno Vercier, in Loti en son temps, colloque de Paimpol, p. 13.
188 En 1950 l’écrivain franco-belge A. T’Serstevens publie le récit d’un long séjour qu’il fit
après la guerre en Polynésie Tahiti et sa couronne. Estimant que l’image de Tahiti n’est pas
conforme à la réalité qu’il perçoit, un résident français, Alphonse Hollande, répond quatre ans
plus tard avec un ouvrage intitulé Tahiti sans couronnes. La réaction est intéressante, mais il
s’agit en réalité d’une querelle entre «Européens» n’impliquant nullement la population polynésienne.
181
pour servir de faire-valoir à Tahiti. L’île métaphore féminine, l’île lieu
d’évasion et de bonheur, l’île expérience du ressourcement existentiel et
de la quête identitaire, l’île lieu des sensations que l’on peut approfondir, tout s’ajoute pour provoquer le désir du voyage. Quant aux malentendus pouvant naître du décalage existant entre représentation et réalité, «c’est la faute à Loti» écrit Georges Ferré en 1933189 qui poursuit :
«Il a clamé dans ses ouvrages : à ceux qui veulent vivre, j’offre le
monde et c’est ainsi qu’il a lancé sur les routes le milliardaire et le
chemineau». Le désespéré a troqué ses valeurs sociales pour celles des
sensations nouvelles, du désir et de la jouissance. Rien ne dit d’ailleurs
que cette expérience sera aussi celle du voyageur au sortir du cargo des
Messageries Maritimes. Cette démarche esthétique ne recherche ni ne
prend en compte la réalité ou les réalités polynésiennes.
Le pouvoir de la littérature
Dès que l’œuvre a échappé à son auteur pour devenir un parcours
dynamique de lectures et d’interprétations, Le Mariage de Loti s’est
trouvé pris dans un scénario éprouvé. Ce roman donc, pris en étau entre
une défictionnalisation et une réalité qui se fige, pose en réalité la question du pouvoir et des limites de la littérature.
Depuis Bougainville, la réalité polynésienne parait à beaucoup
livresque ou si l’on préfère, relevant de l’ordre de la culture écrite190 ;
avec Loti le schéma se conforte, il se réactualise même en s’identifiant à
l’habit littéraire fin de siècle nommé «l’exotisme sentimental» ! l’écrit
recouvre l’espace du réel, il impose son point de vue, ses références,
son mode de fonctionnement. Le livre crée un discours puis une culture,
parfois une doxa191. Si bien que le réel est tenu de ressembler au livre,
aux images, aux représentations dont il est un effet. On donne ainsi à lire
à travers les mots de l’exotisme leurs connotations, puis on bâtit un
monde intérieur ou imaginaire, enfin on recouvre la réalité de ce
189 Georges Ferré : Tahiti toute nue, page 13, éditions Ophrys, Paris 1933.
190 Voir notre ouvrage Tahiti dans toute sa littérature, L’Harmattan, Paris 1989.
191 Se reporter dans les Actes du colloque intitulé La mémoire polynésienne, l’apport de
l’autre, Tahiti, mars 1992, à notre intervention : L’écriture, invention d’une nouvelle mémoire.
182
Doc. Margueron.
masque travestissant : telles sont les étapes de ce parcours-pouvoir
patiemment élaborées. Cette pression intellectuelle posée sur un pays
s’étend également aux êtres humains ; elle conduit à interférer dans leur
communication, dans la mesure où chacune des ethnies protagonistes polynésienne et européenne - a construit une image de l’autre et essaie
de s’y conformer. En Polynésie, l’imaginaire est donc devenu principe de
réalité. Certains192 ont appelé ce phénomène historique et culturel un
«malentendu productif». C’est en fait un «compromis historique» qui
s’épanouit, toujours valide, qui piège les relations de la vie quotidienne
et témoigne d’un lien fondé sur un «mentir-vrai».
La perception de la réalité a donc été changée par un livre inclassable et unique venant lui-même à la suite d’une chaîne livresque centenaire. Telle est la puissance de la littérature : produire un effet qui éclipse la réalité. La grande majorité de la production littéraire allogène
constituerait-elle une forme «d’opium» à l’adresse de la Polynésie ?
A moins - mais peut-on y croire ? - que ne s’épanouisse à Tahiti, et
nulle part ailleurs dans le monde, un quotidien merveilleux, parfois qualifié de réalisme de rêve ou de réalisme mythique, qui ne constitue ni
l’écriture d’un imaginaire, ni la fiction d’une étrange et supplémentaire
fiction. Une pure et froide et éternelle réalité, en quelque sorte !
Daniel Margueron
192 Marshall Sahlins, les références se trouvent en début d’article.
184
Pasticher Loti
L’écrivain français Paul Reboux (1877-1963) est moins
connu pour ses romans historiques ou ses ouvrages de savoirvivre bien oubliés de nos jours, que pour ses pastiches (les premiers écrits en collaboration avec Charles Muller) contenus
dans une série d’ouvrages intitulés A la manière de… publiés de
1908 à 1950.
Les textes dits «premiers» sont rares ou perdus ou hérités
d’une oralité envolée ; en réalité, dans notre civilisation de
l’écriture, «un texte est toujours en relation avec d’autres
textes193». Le pastiche se donne donc à lire comme un travail de
réécriture composé d’une reprise, d’une référence et d’une imitation.
L’écriture d’un pastiche implique d’abord une lecture analytique du texte à reprendre, puis le démontage de ses mécanismes stylistiques, enfin une activité de rédaction comprise
dans une perspective de distanciation critique. Le lecteur d’un
pastiche doit être en mesure de percevoir les ressemblances et les
différences avec le modèle.
Paul Reboux a défini dans la préface du livre de G. A.
Masson A la façon de… (1949) sa méthode pour fabriquer un
pastiche : d’abord s’attaquer à un écrivain connu, ensuite repérer ses «tics», les «thèmes récurrents», ses «particularismes»,
enfin forcer le trait, le tout devant être aussi divertissant que
possible. Il cherche donc à retrouver et imiter la syntaxe, le vocabulaire, le rythme, le ton et les thèmes des modèles qu’il imite.
«Ces pastiches - écrit M. P Schmitt - ne ruinent pas la littérature,
ils lui rendent hommage. « Rappelons qu’au début du siècle ce
genre littéraire était prisé (voir les Pastiches et mélanges de
Marcel Proust publiés en 1919) et faisait même partie des exercices didactiques en vigueur dans les lycées jusqu’à la réforme
scolaire de 1902 qui consacra désormais la dissertation littéraire.
[D. M. ]
193 M. P. Schmitt et A. Viala, Savoir-lire, chapitre sur les intertextes, éditions Didier 1982.
A la manière de… Loti
Papaoutemari
I
Une plage semée de tortues vertes, de noix de coco et de rameaux
de corail. Un sable rouge, d’un rouge brun de sang séché. Sur ma tête,
une voûte mystérieuse formée par des cholas, des palétuviers, des manguiers, des arbres à pain, des baobabs et des dighuelas. En face, la mer.
C’est une mer verte et magnifique, pareille à un miroir bleu —, mais à
un miroir qui ne refléterait rien, et dont ne changerait jamais la couleur
étincelante et profonde.
L’Amiral Picard, le sous marin de haut de bord que je commande,
est depuis un mois au radoub dans la cale sèche de Toutouasamémé. Me
voilà immobilisé en pleine Polynésie, de l’autre côté de la boule terrestre. Et une grande mélancolie amère et puissante me serre le cœur
quand je songe que, partout où j’ai vécu, où des femmes m’ont aimé,
j’étais partout aux antipodes de quelque chose…
194
II
Lorsque je ne suis pas retenu à bord par les obligations du service,
j’habite près de la grève une case qui a des murs en pandanus et en
roseaux.
J’ai acheté à un vieux sorcier les quelques meubles qui m’étaient
nécessaires. Oh ! bien peu de chose ! Une couchette de jonc, un rideau
de plumes de perruches, une calebasse qui me sert pour les ablutions
matinales, et une descente de lit en peau de porc-épic. C’est tout.
Là, je me sens chez moi. J’ai adopté le costume indigène, fait de verroteries, de tatouages et de fibres. Il laisse paraître agréablement les
lignes harmonieuses de mon corps, et me donne, ma foi, très bon air.
Ma demeure est intime et sombre. On n’y pénètre que par un petit trou,
pareil à l’entrée d’une ruche d’abeilles, tout au ras du sol.
194 N. E. Nous remercions les éditions B. Grasset qui nous ont permis de reproduire le texte
de P. Reboux et Ch. Muller.
186
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Quelquefois, à plat ventre, je m’étends là pour regarder la mer, la
mer trop bleue, et le rivage étincelant où passent en silence les ombres
des gypaètes…
III
Je la revois quand elle marchait sous les cacaouettiers, dans la
grande lumière matinale, je revois ma petite amie Papaoutemari.
Je l’ai appelée : Papaoutemari, ce qui veut dire, dans le langage
polynésien, Regard de Vierge.
Moins grande que moi, elle me vient à la ceinture. Elle porte les
cheveux en brosse, ainsi que les femmes annamites. Je revois ses oreilles
de poupée, toujours froides comme celles des chattes, ses lèvres noires,
ses mains délicates dont l’intérieur est pâle, la souple ligne de son dos
rougi vers le bas, et ses yeux petits, rapprochés, pétillants de malice…
Mais comment peindre cette chose enchanteresse, les yeux de
Papaoutemari ?
Ce n’est pas sans peine que je suis devenu son ami. Jamais, ni pour
Rarahu, ni pour Azyadé, ni pour Mme Chrysanthème, il ne m’a fallu tant
de diplomatie !
J’ai dû poser devant ma porte une écuelle pleine de lait de bufflonne, des colliers, une montre, une paire de bretelles et un parapluie…
Ainsi, j’ai gagné sa confiance. Chère petite Papaoutemari ! Où es-tu
maintenant, toi dont l’âme ingénue m’a permis de comprendre ce
qu’étaient nos premiers ancêtres aux premiers âges du monde ? Peutêtre es-tu vieille, peut-être es-tu morte, puisque c’est l’inexorable destin… Mais sans doute d’autres petites Papaoutemari sont nées à leur
tour, et, sur la plage où tu gambadais, jouent en ce moment avec les tortues vertes…
IV
Un matin ma petite amie m’a présenté sa famille, qui est devenue un
peu la mienne. Étrange famille éphémère perdue en plein océan, et que
je vais peut-être quitter demain pour toujours…
Ils étaient trois, qui se sont d’abord tenus à l’écart en faisant des
gestes. Ils se communiquaient leurs impressions sur moi, sans doute…
Mon beau-père a une singulière figure, et semble assez peu vénérable, je dois le reconnaître, malgré sa barbe en éventail pareille à celle
187
que je voyais aux matelots sur mes images d’enfance. Ma belle-mère
l’accompagne, une petite vieille ridée et renfrognée, mais qui a les yeux
de Papaoutemari… Il y a là aussi mon beau-frère, un enfant…
J’ai dû faire un mouvement trop brusque, car toute la société, soudain, s’effarouche… Mon beau-père bondit sur un palmier et y monte
des pieds et des mains, à la mode néo-zélandaise, très vite, comme ayant
quelque affaire urgente à terminer là-haut. Ma belle-mère presse contre
elle, d’un geste protecteur, Papaoutemari et le petit beau-frère, et me
regarde en poussant des cris d’effroi.
Mais on me voit si calme que la panique s’évanouit.
Ma nouvelle famille se rapproche ; nous nous asseyons en rond, et
je distribue des cacaouettes dont Papaoutemari choisit les plus beaux
pour me les éplucher. Ce fut notre repas de noces.
V
Chaque jour, quand j’arrive, après avoir été relever le point sur
l’Amiral Picard toujours au radoub, je trouve Papaoutemari en train de
jouer à un jeu différent.
Elle est coquette cette petite. La glace que j’emploie pour me raser
est, dans son esprit, quelque chose de prodigieux. Elle la prend, se
regarde, puis passe vite la main derrière… Personne ! … Surprise, irritée, elle vient vers moi, me tire par la manche et me demande des explications dans sa langue qu’aucun missionnaire ne parle sur la surface du
globe, et que nul n’a pu m’enseigner.
........................................................................................................
Elle veut s’instruire et montre pour m’imiter une volonté touchante
de perfectionnement. Comme elle a vu cirer mes bottes, elle a essayé
l’autre jour de faire briller ses pieds en les frottant avec ma brosse à
dents et de la pâte dentifrice. Chère petite Papaoutemari !
........................................................................................................
Elle est si délicieusement puérile, si fantasque ! Hier, à la nuit tombante, n’a-t-elle pas plongé sa main mignonne dans mon grand encrier,
et barbouillé toutes les feuilles d’un manuscrit de roman… Chère petite
Papaoutemari ! Elle a bien compris que j’étais très en colère et que je
faisais la grosse voix. Alors elle est allée se réfugier sur le sommet de la
paillote. J’ai dû moi-même grimper là-haut, avec des agilités d’acrobate
188
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
pour la rejoindre ; je l’ai consolée doucement jusqu’à ce qu’elle appuyât
sa petite tête sur ma poitrine, et m’entourât le cou de ses bras fluets et
tièdes. Ainsi nous nous sommes réconciliés, et couché près d’elle sur les
palmes sèches de la toiture, j’ai connu l’orgueil et le délice d’être aimé
d’un amour primitif, sous la Croix du Sud, dans l’absolu silence et la
paix magnifique d’une nuit équatoriale.
VI
Nous sommes au mois d’août. C’est l’hiver. Il est onze heures du
matin, et il fait nuit noire, car sous ces lointaines latitudes l’ordre des
saisons et des heures se trouve renversé, et ce n’est pas la moindre cause
de ma perpétuelle angoisse que ce retournement des choses naturelles.
Vers midi, l’aube est venue, l’aube de mon dernier jour.
Oui, c’est mon dernier jour à Toutouasamémé. Depuis 2 mois que
je vis ici, séparé des miens par l’épaisseur effroyable de la terre, je me
suis endormi dans une existence de rêve et d’oubli. Mais il faut partir.
L’ordre est arrivé hier, comme un coup de foudre. L’Amiral Picard met
à la voile dans une heure. Il faut partir.
Quel temps ! il fait sombre et froid. Les nuages semblent traîner sur
le sol, et le ciel menace d’un déluge.
Les empaquetages ont commencé.
Dans son instinct de créature primitive, Papaoutemari a prévu ce
départ. Ses regards s’attachent sur moi avec une mobilité déconcertante ; elle suit tous mes gestes.
Comme elle me voyait emballer les souvenirs que je voulais emporter — des madrépores, quelques-uns de ces mouchetons irisés qui naissent et dansent une heure au crépuscule, des idoles de porphyre, ma
descente de lit, un tronc de baobab —, elle m’a d’abord imité. Elle a
essayé de ranger et d’empaqueter. Le mouvement trompait sa douleur. Et
puis elle a exigé un souvenir, elle aussi. Elle s’est rapprochée de moi parderrière, pour recueillir une mèche de mes cheveux. Comme elle ne sait
pas se servir des ciseaux, elle a saisi une touffe à pleines mains et s’est
mise à tirer… Je n’ai pas eu le courage de lui faire des reproches…
Deux heures. L’alizé souffle avec une violence croissante. Oh ! la tristesse des adieux, par ce temps d’averse et de rafales, par ce froid subit, si imprévu dans la nature tropicale, et qui lui donne un aspect morne et transi…
189
Tout à l’heure il faudra se dire adieu pour toujours. Et l’éternité va
commencer entre nous deux… Ah ! si du moins un enfant issu de mon
sang pouvait perpétuer ma race sur cette terre perdue…
........................................................................................................
Ma famille a voulu me saluer une dernière fois, et je l’aperçois làbas, toujours très réservée, très discrète… Je fais un signe et je montre
quelques cacaouettes… Mon petit beau-frère galope aussitôt vers moi,
suivi de loin par mon beau-père et ma belle-mère. Je m’assieds au
milieu de mes parents sauvages, et nous attendons, de cette attente
cruelle et désœuvrée qui précède les grands départs. Papaoutemari s’est
blottie, suivant son habitude, contre moi. Sans pouvoir parler, elle
tremble, et elle m’exprime, par ses yeux si profondément touchants, la
détresse de son cœur.
Un coup de sifflet m’annonce que la baleinière va venir me prendre.
Allons, c’est la fin… Il faut se quitter, avec la certitude de ne plus jamais
nous revoir. Ah ! c’est aussi horrible que si nous mourions tous, à ce
moment-là, les uns devant les autres…
Mais voici qu’un accident trouble nos adieux. L’équipage du canot
se dirige vers moi. Ma famille comprend qu’on vient me prendre.
Papaoutemari ramasse un crabe vert, et le jette contre ces méchants. Les
siens l’imitent, et mes hommes doivent s’avancer en se garant contre
cette fusillade imprévue.
Comme ils savent qu’elle affection m’unit aux agresseurs, ils n’osent
trop rien dire. Pourtant, j’en entends un qui pousse tout bas un gros
juron.
Mes ballots s’en vont un par un. Il ne reste plus rien de ce qui fut
ma maison tant aimée. Un dernier coup d’œil autour de moi, un dernier
baiser à Papaoutemari, et je m’embarque.
Tandis que le canot rejoint l’Amiral Picard, je regarde tristement
ceux qui sont restés sur la rive. Mon beau-père seul paraît ému et, pour
me dire au revoir, agite sa queue tricolore 195. Mais ma belle-mère se
gratte l’aisselle ; Papaoutemari et son frère jouent ensemble, déjà
presque consolés.
195 Les navigateurs rapportent que les singes de l’archipel Toutouasamémé sont ornés d’une
queue jaune, brune et blanche (Buffon, XVIII, Hist. Nat. ).
190
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Ainsi, durant ces deux mois de vie commune où nous avons dormi
côte à côte, cette petite guenon ne m’a pas compris, et sans doute je ne
l’ai pas comprise. Personne n’arrive à se connaître, hélas ! Et il en fut
d’elle et de moi comme de tous les êtres qui demeurent étrangers les uns
aux autres, et ne sont vraiment unis que le jour où ils se confondent,
sous la terre clémente, en une poussière sans nom.
Paul Reboux
Commentaire du récit,
pastiche ou parodie grotesque ?
Une première lecture de ce pastiche permet de retrouver les éléments constitutifs du récit de Loti : l’exotisme des lieux et des objets, le
climat psychologique fait de mélancolie et d’inquiétude face au temps à
venir de la séparation ou de la mort, la sentimentalité voire le paternalisme qui fonde la relation sociale entre un marin et une vahiné, le lien
sans cesse décalé entre Loti et la jeune fille nommée Papaoutemari
«regard de vierge», l’attention portée à des événements insignifiants, la
disposition des paragraphes, de la ponctuation, enfin les phrases courtes
et banales. L’exercice renvoie donc globalement à la résonance lotienne
à laquelle le lecteur est habitué.
Pourtant, une lecture plus attentive du pastiche permet de percevoir
les écarts existant par rapport au modèle, ainsi que les inexactitudes et
les contradictions internes du récit.
Le pastiche apporte d’abord une dimension critique et humoristique vis-à-vis des multiples excentricités de l’homme Loti. On rappelle
ses manies du déguisement : le costume indigène «fait de verroteries,
de tatouages (sic) et de fibres», son plaisir de l’exhibition physique qui
confine au narcissisme : le costume «laisse paraître les lignes harmonieuses de mon corps et me donne, ma foi, très bon air». Sa case
comprend «une couchette de jonc, un rideau en plumes de perruches… et une descente de lit en peau de porc-épic» équipement qui
renvoie à la recherche du caractère local, au fétichisme des objets
comme au goût pour le précieux et le bariolage. Le texte se construit sur
191
une autodérision, gage que la distance critique est bien perçue ; l’entrée
de sa case notamment se fait «par un petit trou pareil à l’entrée d’une
ruche d’abeilles tout au ras du sol».
Sur le plan textuel ensuite, certains arbres nommés évoquent
l’Afrique et non l’Océanie, le «baobab» par exemple ; l’auteur peu au
fait de la nature animale des madrépores évoque «les rameaux de
corail». Il est fait mention indirectement des «singes» peuplant l’archipel. Le marin distribue à plusieurs reprises des «cacaouettes»196 dans le
contexte des échanges ou du don. Une contradiction apparaît également : au début du pastiche le narrateur personnage est commandant
d’un «sous-marin», tandis qu’à la fin du récit, une fois l’ordre de
départ donné, «l’Amiral Picard met à la voile» ce qui semble indiquer
l’oubli du type de bateau annoncé. Le personnage a dû «acheter»
Papaoutemari au moyen d’objets de pacotille pour «gagner sa confiance». Les parents de la jeune fille deviennent instantanément son «beaupère» et sa «belle-mère». Le repas de noces est composé de cacaouettes
distribuées et «épluchées» comme une dot que l’on offre à la famille. On
remarque également des incongruités climatiques : «Il est onze heures
du matin et il fait nuit noire, car sous ces lointaines latitudes l’ordre
des saisons et des heures se trouve renversé… Vers midi l’aube est
venue. « L’auteur ne semble pas saisir que lorsqu’il fait nuit en Europe,
il peut faire jour aux antipodes.
De manière générale le portrait de Papaoutemari se rapproche
d’une caricature, peut-être même d’une charge dans la mesure où le
trait dans la description est forcé et où une intention critique est manifeste. Si le sens donné au nom de la jeune fille «regard de vierge» fait
figure d’allusion malicieuse à un aspect du personnage plus qu’à une
réalité, Papaoutemari est perçue comme «puérile», comme une «petite
guenon (qui) ne m’a pas compris». Au départ de Loti, le narrateur
écrit : «Mon beau-père… agite sa queue tricolore197… ma belle-mère
196 Autres orthographes : «cacahuète», «cacahouette» fruit de l’arachide. Plante peu cultivée
en Polynésie en tout cas non représentative du pays.
197 Note de l’auteur : «Les navigateurs rapportent que les singes de l’archipel Toutouasamémé
sont ornés d’une queue jaune, brune et blanche» ; Il s’appuie sur un argument d’autorité :
«Buffon, XVIII, Hist. Nat».
192
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
se gratte l’aisselle». On n’est plus dans le domaine du lieu commun
habituel au récit exotique : Papaoutemari est constamment dévaluée
dans son inaptitude à bien imiter le blanc (elle utilise, par exemple, une
brosse à dents et de la pâte dentifrice pour cirer les bottes de son compagnon). L’ensemble de ce travail pourrait plutôt s’apparenter à une
parodie aux accents racistes. T. Todorov utilise l’expression de «racialisme vulgaire198» à propos de Loti. Le détournement - ici d’un texte -,
procédé courant d’évolution dans l’histoire des arts, peut conduire à des
imprudences, même lorsqu’il s’agit d’un jeu. Est-ce une concession faite
à l’esprit colonial199 de l’époque où ce pastiche a été écrit ? Là où Loti
suggère ou finement évoque voire effleure, le pasticheur Reboux
emploie le burlesque et s’adonne à la parodie. Le décalage est évident,
peut-être risible, en tout cas gênant, car ce n’est pas seulement le texte
de Loti qui est revisité et mis à nu ou transgressé, c’est une nouvelle
vision du monde, datée et ciblée, qui s’étale. Reboux se trompe d’écrivain, ce n’est en effet plus Loti qu’il relit et réécrit…
Daniel Margueron
Doc. S.E.O.
198 Tzvetan Todorov, Nous et les autres, p. 353, Le Seuil 1989.
199 Rarahu est également le nom du perroquet dans le récit à épisodes intitulé L’espiègle Lili
qui a paru en octobre 1909 dans le revue Fillette. La série des Lili a été rééditée en juin 1999
(éd. Vents d’Ouest).
193
Lectures polynésiennes
d’un mythe occidental
Comment a-t-on lu dans le passé, comment lit-on aujourd’hui
à Tahiti Le Mariage de Loti ? Et ce comment, de quel lectorat est-il
l’expression ?
Pendant la période coloniale, Pierre Loti fut l’écrivain emblématique, officiel de Tahiti200 : encensé et adulé, au centre des représentations de la Polynésie, comme si le symbole était plus puissant
que le texte et le texte plus vrai que le réel. Le Mariage de Loti a fonctionné comme la superstructure idéologique à dominante exotique
d’une réalité coloniale particulière. Histoire et littérature sont, dans
le cas de Tahiti, en conflit. Loti n’a pourtant pas eu la chance d’offrir
son nom à un lycée ou au front de mer de Papeete. Il a néanmoins
son monument, son quartier au bord de la Fautaua, sa chanson de
bringue intitulée «Rarahu ia Loti» et, par deux fois en vingt ans, son
timbre postal.
L’intrusion brutale de Tahiti dans la modernité a poussé par
contre le roman de Victor Segalen, Les Immémoriaux, sur le devant de
la scène. «Livre phare de la recherche identitaire201» ce roman complexe a rendu Le Mariage de Loti obsolète ; il l’a si rapidement vieilli
qu’il fut remisé telle une curiosité de bazar que le regard a tant vu
qu’on souhaite l’oublier un temps. Les anciens ont certainement
200 Pierre Loti est aussi l’écrivain incontournable d’autres anciennes colonies ou pays d’outremer.
201 Voir le livre de Jean Scemla, Les Immémoriaux de Victor Segalen, éditions Haere po no
Tahiti, Papeete 1986.
vénéré encore en secret Loti, tandis que la première génération polynésienne d’intellectuels occidentalisés a porté aux nues l’écrivain
breton202 parce qu’il avait semblé la comprendre ou du moins comprendre la déchirure que la modernité introduit en chacun. L’époque
contemporaine a fourni à Segalen une revanche tardive sur l’oubli
ou l’incompréhension tout en accentuant son «inactualité» flagrante.
En l’an 2000, la recherche identitaire n’est plus l’apanage d’une
minorité, pure et romantique ; cette quête est devenue celle d’un
peuple qui a mûri, qui s’est massifié, qui recherche une reconnaissance, qui prend son destin en main. Le monde politique, par
conviction ou opportunisme, l’a bien compris.
Que devient Loti et son Mariage polynésien dans notre histoire
contemporaine ? De même que l’ancien maire de Papeete a reconstruit le palais de la reine Pomare en guise d’Hôtel de ville, que l’actuel Président du gouvernement en a fait de même avec la caserne
Broche de l’avenue Bruat, un regard nostalgique sur l’art colonial,
c’est-à-dire le seul connu, n’exclut pas une marche vers l’évolution.
Loti reste donc une référence, même si on l’édulcore pour que son
regard colonial ne choque point. L’absence de regard critique sur le
passé permet à Loti de figurer dans le musée Grévin de la Polynésie.
Pour situer Pierre Loti dans le paysage culturel contemporain,
nous avons demandé à un certain nombre de personnalités polynésiennes de porter leur regard personnel sur l’œuvre polynésienne de
Loti. En deux mots de proposer une lecture culturelle du Mariage de
Loti. Nous présentons donc ces interprétations qui révèlent la diversité polynésienne contemporaine. Loti ou l’ambivalence : entre fascination et rejet.
Daniel Margueron
202 Voir notre article publié dans le BSEO n° 265/266, mars-juin 1995, Segalen entre Marae
et Menhirs, ou les voies d’une quête identitaire.
196
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Rarahu ou Le Mariage de Loti
Au souffle des vagues, et repoussés par le vent, bulles de frai, brins
d’algues et fleurs d’écume, tournicotant, se pressent vers le rivage, tantôt
aspirés dans les anfractuosités du récif frangeant, tantôt brimbalés par
le clapotement des flots,
Des espaces où nos esprits, oreilles de souris recroquevillées,
feuilles jaunies et grignotées, s’abîment et se balancent, dans des langueurs et rêveries qu’impulsent les vagues à l’âme tourneboulée avec les
embruns.
Crissement de brisures de coquilles dépolies, roulées à l’infini, sur
la grève, sous le bruissement des palmes !
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire pour y retrouver des
impressions ressenties, à la lecture du Mariage de Loti, je ne recueille
que pensées confuses, et le refus :
Refus d’entrer dans le récit d’une histoire d’amour, «vraie», du
moins, le croyait-on ! , qui présagerait des temps modernes, «civilisés»,
«éclairés»,
Concomitamment, une grande désespérance !
Refus de s’intéresser à la fiction créée par l’imagination jugée délirante d’un écrivain en mal d’exotisme !
Un méli-mélo de distance, méfiance, avec de la tristesse et de
l’amertume,
Une vague conscience ou intuition de la fragilité, inconstance, insécurité… des liens tissés entre les êtres, en particulier, entre ceux venus
du large avec ceux issus de l’île !
En fait, le refus du récit du Mariage de Loti prenait aussi sa source
dans le malaise de voir la société tahitienne du 19ème n’être qu’un fairevaloir des gens de passage : se servir du mythe de l’île, et de la réputation
de Tahiti pour faire le récit de leurs voyages !
197
En effet, ce qui me mettait mal à l’aise, c’était la lutte du ‘umete de
bois contre le ‘umete de pierre, pot de terre contre pot de fer,
Ce choc des cultures où tout est connu, fixé, d’avance :
Une société locale «sauvage», «incompréhensible»…
Pour un «civilisé» qui y fonde sa supériorité, et la proclamant d’une
façon évidente à jamais,
«Sauvagerie» de l’une et «supériorité» de l’autre étant inscrites noir
sur blanc, prêtes à perdurer, grâce à l’écrit.
Ainsi mal considérée, la société polynésienne, en particulier tahitienne, du 19ème siècle, était bien mal lotie !
Dans œuvre en question, le thème est éternel, universel :
C’est celui de la femme délaissée qui se laisse aller et qui finit par
mourir d’amour.
Le thème de la femme délaissée est commun à «l’oraliture» polynésienne : Tiaitau de Raiatea, (Rarahu, elle, est de Bora-Bora, elle rentrera
pour y mourir ! ) apprenant que son mari qu’elle croyait à la pêche, la
trompait, de douleur, elle monta sur le mont Temahani, pour se jeter du
haut de la falaise.
Ti’aitau, vahine paro’
E aha te mea i pohe ai e
E ta’i ri’i tane i pohe ai e»
(traditionnel)
Ti’aitau, femme célèbre,
De quoi est-elle morte ?
Elle est morte d’avoir pleuré l’homme
(de sa vie)
Aussi «la tristesse», avec «le cœur serré», de l’auteur, me paraissaient bien feints, bien légers, malgré son talent d’écrivain,
A côté de la souffrance de celle qui n’oubliera jamais jusqu’à en
mourir !
Malheureusement, nous n’avons pas la version de Rarahu,
Et si cela Était, ce serait sans aucun doute, une toute autre histoire,
Et ce, pour deux raisons :
Racontés par un homme et par une femme, les faits diffèrent,
198
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Et racontés, de plus, par deux cultures aussi différentes l’une que
l’autre, du moins se ressentant comme telles, il pourrait bien arriver que
les faits non seulement divergent, mais que vraisemblablement l’on n’arrive pas à lier les deux récits !
Dans son esprit, Rarahu, elle, se sentait véritablement mariée à Loti,
son «mariage tahitien», selon les façons de vivre du moment de sa société, Était bien valable pour elle,
Et «(l’enchaînait)», aussi, «pour la vie»,
Autant que le feraient «ces mariages suivant les lois européennes»,
pour des Européens !
De plus, elle a dû croire Loti différent des autres,
Mais le voyage à Moorea va matérialiser le mur, entre eux, mur
qu’elle portera désormais sous son regard.
Ainsi, c’est une jeune fille qui est partie à Moorea,
C’est une femme qui en est revenue,
Une femme qui a tout compris de l’Autre
Et qui débute son errance.
Et quand Loti dit d’elle qu’elle est «sauvage», qu’il ne la comprend
pas,
C’est, en réalité, lui qui ne comprend pas et qui ne se rend pas
compte qu’il est prisonnier de sa culture, incapable de s’ouvrir à l’Autre.
Loti refuse Rarahu, et sa façon de penser, d’être, de se comporter
Il répète sans cesse qu’elle est différente, montrant par là même
qu’il n’accepte pas cette différence, certainement au nom de l’universalisme qui avait cours à son époque.
Mais pour Rarahu, la différence n’est que de pure forme, même
quand celle-ci porte sur le fond.
Pour elle, la différence réside, et doit être appréhendée, dans les
formes.
199
Pour elle, la différence ne s’efface que dans la forme,
Ou plutôt, elle reste un point de passage obligé pour toute relation,
Même quand elle ne prime pas.
C’est une attitude de respect de l’Autre, en ne considérant que la
forme, comme les coutumes, te peu, sans toucher au fond.
Ainsi, Rarahu comprend, cerne les deux cultures, mieux que ne le
fait Loti, pour qui il n’y en a qu’une,
La sienne !
Analysant, jugeant «la forme» (comportements, façons d’être de
Rarahu…), pour en tirer une conclusion, toujours la même, sur «le
fond» de ce qu’il croit être de la nature profonde de Rarahu («mystérieuse», «complexe», «bizarre»…)
Mon refus du Mariage de Loti s’étendait jusqu’à la chanson
«Rarahu ia Loti», composée en 1958 par Yves Roche203.
Chanson s’inspirant de l’œuvre, en particulier, des lettres de
Rarahu,
Lettres qui ne sont que quelques exemples de la tradition des lettres
d’amour des Polynésiennes,
Dont certaines ont traversé des siècles : les lettres d’amour de Ai
fenua Vahine ou de Tai mai vahine de Taapuna, en 1858, relevées par le
pharmacien de marine Gilbert Cuzent
Lettres qui, bien plus que simplement «attendrissantes», expriment
l’amour, et toute la sensibilité, la poésie de l’âme polynésienne,
Et cela ne cadre pas avec la réputation de légèreté de la tahitienne.
En fait, où que l’on soit, dans l’espace ou dans le temps, la femme
reste un être pensant et sensible.
203 Voir le texte dans Chansons de vahine p. 83.
200
Doc. S.E.O. Loti 1932
Il est bien regrettable que la littérature, jusqu’à présent, n’ait véhiculé qu’une image fausse de la Tahitienne,
L’authenticité étant sacrifiée au folklore !
Cette situation résulte du fait que les Polynésiens n’ont pas écrit sur
eux-mêmes : car les paroles malheureusement s’envolent, et seuls les
écrits étrangers demeurent.
Aujourd’hui, après le refus, mais avec du recul,
Et dans le reflux qui suit la découverte de la grande sensibilité de
l’auteur, de ses «émotion(s) immense(s)»,
«beaucoup de mots et d’images», de l’Autre, «deviennent intelligibles», à leur tour, pour nous !
De plus, et avec notre «naïveté», des sentiments, des images, des
impressions de nos propres vies, par moments, viennent planer, parfois
se poser, au-dessus du texte,
Comme une histoire analogue qui se vivrait plus d’un siècle après :
Même rêverie, même tempérament contemplatif, même difficulté à
exprimer les sensations,
Même fragilité dans la vie, même décalage, même fossé, même tristesse, même drame en sourdine, qui avance en silence, inexorable !
Projection ? Identification ?
Une forme de paix, de confiance qui s’établit !
Ainsi donc, lorsque je refusais de lire Le Mariage de Loti,
C’était à cause de ce que je pressentais de ce qu’il en dirait de nos
«silences étranges»,
Mais en fait, je refusais ma mélancolie,
Je refusais de revivre en moi cette tristesse, cette souffrance silencieuse,
Je ne voulais pas, je ne voulais plus de cela.
Et pourtant, quelque chose était bien là, bien présent,
Que rien ne pourrait effacer : des mélancolies, des langueurs,
202
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Et cette….
Nostalgie !
Nostalgie de ma terre,
Nostalgie de mes ancêtres,
Nostalgie du passé,
De ma maison, des miens, des amis…
Nostalgie, nostalgie, quand tu me tiens !
Je vis, et me nourris de toi,
Je te fuis, et m’accroche à toi !
Nostalgie,
De toi, je ne me libérerai donc jamais !
Il est une nostalgie que je ne connais pas, et qui, en moi, pleure !
Nostalgie,
Qu’as-tu à me coller à la peau ?
Qui es-tu à me poursuivre ?
Nostalgie, nostalgie, m’apprendrais-tu de moi ?
Il est un puits profond de souffrances qui, en moi, s’écoulent, perlent au fredonnement d’airs anciens !
Il est une mélancolie qui s’y abreuve, s’épanche, intense, sur les
brisants,
perepere des chants de mon âme !
Il est, en moi, des rythmes transporteurs de douleurs à travers le
temps !
203
Nostalgie, nostalgie,
Ton nom est maladie,
Indéfinissable !
Ton nom est douleur,
Eternelle !
Il est des silences qui contiennent tous les bruits, comme aux
heures de grande chaleur où le souffle se fait râle !
Il est des espaces de jour où l’air pesant fige, immobilise, à ne plus
savoir, à ne plus pouvoir se mouvoir ; tout s’arrête, et c’est le vide qui
désempare !
Nostalgie,
Ton nom est mien !
Il est des paysages des temps et des lieux oubliés qui ramènent à la
mémoire des chants d’oiseaux !
Nostalgie, nostalgie,
Des souvenirs qui reviennent,
Dans les langueurs qui soupirent,
Des émotions qui remontent,
Aux mélancolies qui chantent !
Comme il est des mouvements de palmes qui éventent, rafraîchissent, allègent l’esprit,
Nostalgie,
Poème scandé d’un autre temps,
Passé romancé d’une autre vie !
204
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Nostalgie,
Ton nom m’est évasion !
Comme il est des branches qui s’agitent, se balancent à l’envi,
Et des fleurs au bout des branches qui ne demandent rien d’autre !
Nostalgie, nostalgie, ma méduse, mon génie
Ton nom m’est doux,
Ton nom est beau !
Ton nom est source de création,
Ton nom est un poème !
Je ne m’en déferai pas !
Depuis Rarahu ou Le Mariage de Loti, il a bien fallu ce temps, et
quelques générations, pour entrer en cela, et ressentir cela, accepter
tout cela,
Rencontrer l’Autre, rencontrer soi !
Flora Devatine
Doc. S.E.O. Loti 1899
205
Bien avant, mais bien avant Le Mariage
Bien avant, mais bien avant Le Mariage, nous avons connu Loti, une
stèle posée «dans un coin ombreux, au bord du ruisseau de la Fataoua»
et le bain Loti qui fut notre nid à délices du temps de nos plus jeunes
années. Sautillant «le long de ce ruisseau qui courait doucement sur les
pierres polies», nageant et plongeant comme des dorades agiles dans
l’eau blanche de ses cascades, nos jeux de bruit et de fureur étaient aussi
d’innocents jeux de cour. Là, «entre les broussailles de mimosas et de
goyaviers» où Loti avait, dit-il, rencontré Rarahu là où il avait commencé, dans ce «district d’Apire», cette romance inachevée.
«Mais que c’est loin tout cela, Mon Dieu ! « et Loti pouvait pleurer
«toutes des émotions, tous ces rêves d’autrefois, ce charmé du passé disparu qu’aucune puissance ne pouvait plus jamais rendre».
Le Mariage de Loti, c’était ce chant de nostalgie, cette mélodie de
l’éternel départ que nous continuons de fredonner. Quand nous
croyions entendre en tournant les pages de ce livre «le son plaintif d’un
vivo partir la nuit du fond des bois», nous avions, nous aussi, renoué
doucement avec nos souvenirs les plus lointains et retrouvé les fastes de
l’ancienne colonie des Établissements de l’Océanie. Car les choses les
plus belles sont encore celles qui ont à jamais disparu. Sans doute,
avions nous retrouvé, dans ce roman, ce vieux désir lancinant d’un long
voyage dans notre passé.
C’était bien sûr ces mêmes rivages, dans cette rade illuminée où
s’était réfugié le Rendeer, qu’étaient établis les premiers comptoirs de
colons et leur Administration. Une société nombreuse venue avec sa civilisation plutôt brillante. Près de l’ancien Palais de la Reine, s’entendaient
au crépuscule de joyeux concerts. A chaque escale d’une frégate, les
filles en âge d’être courtisées étaient conviées avec des officiers de marine à des jeux gais et colorés. Elles rejoignaient d’élégants «Loti» dans
des cercles exubérants et insouciants. Alentour, les bois bruissaient de
rendez-vous galants. Les soirées légères succédaient aux nuits romantiques. On dirait qu’en ce temps-là, on ne savait parler que de plaisir et
de beauté.
«Alors au fond de ce bateau», enfants, «nous examinions les scènes
avec des mines de souris qui sortaient de leurs trous». Nous étions
206
Avec l’aimable autorisation de Terai Lehartel.
toutes des Rarahu éblouies, en quête d’un héros romantique pour nos
songes les plus futiles ou tout simplement cherchant fortune auprès d’un
marin qui nous emmènerait dans une patrie inconnue, de l’autre côté de
l’horizon.
Comme Rarahu, qui avait une imagination d’enfant, nous étions
«curieuses de ces hommes venus des pays fantastiques de par-delà des
grandes mers, aux extrémités du monde qui apportaient dans l’immense
Polynésie, tant de changements inouïs et de nouvelles imprévues»,
curieuses de ces étrangers qui passaient toujours sans jamais s’arrêter
longtemps.
Dans les jardins de l’Eden qui s’étaient recrées, c’était plutôt Rarahu
qui séduisait Loti. Ils partaient ensemble pour des voyages de rêve, pour
ceux qui s’accomplissaient par la puissance du désir et sur tout les chemins de nature, du lac Vaihiria à la vallée de la Fataua, vers des régions
solitaires qui ne traversait plus aucun sentier humain. Là où «se dressaient des bois d’oranger gigantesques dont les fruits et les fleurs jonchaient un sol délicieux». Vers n’importe quelle terre promise ?
Loti était le révélateur d’espaces, celui qui ouvrait la passe de la barrière de corail et gagnait le large en direction d’horizons infinis. Avec lui,
l’île avait brisé son isolement.
Après lui, nous en témoignons, Rarahu avait pleuré quelques
larmes amères, l’instant d’une pensée, en attendant d’autres rencontres
sans cesse renouvelées. Du temps des colonies qui était le bon temps, les
chagrins ne duraient jamais longtemps. Était-ce même des chagrins
d’amour ?
A vrai dire, nous avions lu la dernière lettre de Rarahu. Elle était
posée sur une table de la véranda près d’un vase de pervenches roses
gorgées de soleil. Pleine de poésie alanguie, elle décrivait avec des mots
simples du cœur, la douceur de vivre d’une île de légende, les événements amoureux d’une Cour somptueuse et les préparatifs fébriles de
son remariage prochain.
A l’ombre d’une maison du Tahiti ancien, la lettre oubliée de
Rarahu nous a laissés apaisés. Alors, nous avions tourné les dernières
pages du Mariage de Loti et abandonné avec regret la scène de notre
nostalgie.
208
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Dans le lointain de notre mémoire résonna le sermon du curé.
C’était l’ultime, prêche du curé de la paroisse à l’école du catéchisme.
«N’écoutez pas, n’écoutez pas, disait-il, Loti qui fit de Rarahu une fille
perdue et de la Tahitienne, une fille à matelots. «
Solange Drollet
Doc. S.E.O. Loti 1899
209
Lecture contemporaine de Loti
Notre bon professeur de l’École centrale ne fut pas surpris de ma
réponse, tout au plus, me sembla-t-il, son visage marqua une certaine
lassitude lorsque, après avoir dit que je n’avais pas lu le Mariage, j’avais
ajouté, sans provocation aucune, que je n’avais même jamais entendu
parler de son auteur. Ce n’est qu’un peu plus tard que je me rendis
compte que ce n’était pas tout à fait exact. Pour mon année de
Terminale, mes parents avaient émigré à Tahiti et s’étaient installés dans
l’une des quelques maisons délabrées squattées par les envahisseurs des
îles Sous-le-Vent, à l’entrée de la vallée de Titioro.
A cette occasion, j’avais vaguement entendu dire qu’au fond de la
vallée, il y avait un lieu dit «Bain Loti» ; je n’en savais pas plus et bien
entendu personne n’avait songé à m’y emmener. Mes parents avaient
déjà bien du mal à faire face à la nuée d’enfants qui grouillaient partout,
les nôtres et ceux des trois familles qui vivaient sous le même toit. Quant
à moi, dès mon retour de l’école, on me mettait un bébé dans les bras à
charge de l’endormir et, après avoir avalé mon bol de café, je me mettais
à mes devoirs, heureuse d’être dispensée enfin de l’interminable bol de
coquillages à percer qui agrémentait autrefois mes soirées. Je n’avais
donc fait aucun rapprochement - comment aurai-je pu le faire ? - entre
ce bain Loti que je n’avais jamais vu et le célèbre écrivain dont je n’avais
jamais entendu parler.
Comme la petite poignée d’étudiants tahitiens, nous étions au degré
zéro de la culture. Culture occidentale, cela va sans dire, mais en existet-il d’autre ? Je ne me souviens pas, du moins à cette époque, avoir
jamais entendu parler de culture tahitienne ou polynésienne. Associer
les deux termes n’aurait pas été une «défaite de la pensée» mais faire
preuve d’une «pensée défaite» selon un titre célèbre. Je lus donc le
Mariage de Loti. J’avais demandé à mes compatriotes de m’éclairer sur
les motivations de la demande du professeur, ils m’avaient répondu de
ne pas m’inquiéter, que le scénario était toujours le même pour les nouveaux arrivants et qu’après Loti ce serait Segalen - «Qui ça ? « - et
quelques autres encore. L’analyse de ces ouvrages ne faisait pas partie
de notre programme, on attendait de nous que nous les ayons lus, c’était
210
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
tout ; sans doute était-ce la première couche d’un vernis culturel que
l’équipe enseignante tentait, avec grand mérite, de nous badigeonner.
Quant aux commentaires de mes condisciples sur le chef d’œuvre de
Loti, ils étaient particulièrement éclectiques, allant de «super» à «bof».
C’est dans ces circonstances que j’entamais ma lecture. Je sais que
je vais en peiner beaucoup et autant le dire brutalement, sans fioritures :
j’ai aimé. Pour les psychologues, la cause est entendue, je le devine, une
telle opinion ne peut être que le résultat d’une acculturation avancée
proche de «l’aliénation coloniale» détectée par les anthropologues.
Combien j’en suis navrée, mais ne faisais-je pas partie de la dernière
génération née indigène des îles Sous-le-Vent ?
J’ai apprécié l’atmosphère de mystère, le charme des situations à
peine esquissées, la simplicité des dialogues, l’immense poésie finalement qui se dégage de l’ouvrage. Je me souviens qu’il m’avait fallu
atteindre presque la moitié de l’ouvrage pour que la magie m’apparaisse
enfin, cela tenait au fait que, sachant l’énorme succès de l’ouvrage à sa
publication, je m’étais fait une fausse idée de son contenu d’où naît l’inévitable désappointement. J’avais imaginé une intrigue rocambolesque,
des personnages hors du commun, du suspense, des ruptures et autant
de trahisons, un meurtre peut-être, que sais-je encore.
Le Mariage justement était à l’opposé de ces sornettes, il était
ailleurs, dans un monde presque irréel où les mots perdent leur pouvoir
de dire et ne sont là que pour suggérer des situations. Après avoir perdu
mes illusions je pus, sans retenue, me laisser entraîner par la magie de
l’auteur. Aujourd’hui encore le Mariage reste pour moi un mystère.
Comment construire un roman sur une intrigue aussi pauvre ? Quelle
affligeante banalité que cette idylle entre un officier de marine, en mal
d’exotisme probablement, et une créature des îles superbe à n’en pas
douter mais insaisissable ! Mais toute rencontre entre un homme et une
femme n’est-elle pas un voyage dans l’exotisme ?
Faisant partie de cet univers océanien je n’aurai pas dû me laisser
séduire, et pourtant ! Savoir susciter l’imagination du lecteur est un art
tout en finesse et de sensibilité dont Loti m’apparaît comme le maître.
211
Trente ans après, le jeu proposé consiste à relire le Mariage et à
comparer ses impressions. J’ai voulu me prêter de bonne grâce à cette
opération amusante et qui aurait pu se révéler instructive, mais inconsciemment mes quelques réticences du départ ne firent que s’amplifier et
finalement j’ai dû y renoncer. Pendant plusieurs mois pourtant le livre
ne m’a pas quittée, aussi précieux que ma trousse de toilette, il me suivait partout, au bureau, au Conseil, dans mes déplacements. Je l’ai fait
beaucoup voyager sans jamais trouver le moment propice pour le
feuilleter, ou plutôt en m’inventant mille excuses pour ne pas le faire,
une main invisible me retenait.
Certains livres, certes, ont besoin d’un certain confort pour être
dégustés, mais ce n’était pas le cas. Le lieu importait peu, je savais que
même au quinzième étage du blockhaus de mon hôtel moderne dans ma
chambrette aseptisée il me suffisait de l’entrouvrir n’importe où, d’effleurer du regard les premiers mots pour que la moquette de ma
chambre se transforme en prairie rafraîchissante, que les meubles prennent les formes tortueuses des arbres de la forêt et que la penderie
devienne un ‘ora gigantesque derrière lequel apparaîtrait la silhouette
gracile de Rarahu, puis à quelque distance derrière, marchant à grand
pas, l’officier en «grand blanc», les mains gantées, bras en avant, tentant
vainement d’étreindre l’ombre insaisissable de sa petite amie, vision bercée par la musique cristalline d’une cascade toute proche, que le bruit
de ma baignoire en train de se remplir ne simulait que très imparfaitement. Et pourtant je ne l’ouvris point.
La main invisible qui me retenait était celle de la rumeur dont je
m’étais tenue éloignée certes mais qui, malgré moi, avait fini par m’atteindre bien que fortement atténuée. Je ne pouvais plus faire semblant
d’ignorer que depuis des décennies des experts s’étaient penchés sur le
cas Loti. L’autopsie n’était pas terminée, les experts étaient nombreux, il
y avait foule, on faisait la queue, il fallait ouvrir, disséquer, analyser,
extraire avec minutie une à une toutes les ficelles qu’avait utilisées le
magicien pour tromper son auditoire. On fit même appel à des experts
ès-vahine, spécialistes rarissimes, qui firent sensation : leur diagnostic
fut sans appel, Rarahu était tout ce que l’on voulait, sauf tahitienne. L’île
aux cocotiers dans son écrin de jade était le fantasme de base, insuffisant
212
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
pour certains, il fallait, disaient-ils, que le bijou fût porté pour prendre
vie. Vahine faisait partie du complot, elle aussi était coupable. Longue et
souple comme une liane, à peine vêtue de sa longue chevelure ondulante, la poitrine offerte, le regard langoureux, elle participait, inconsciemment peut-être, à la dégénérescence des esprits. Curieusement elle était
épargnée, quelques égratignures sans conséquences, à croire que le
Comité lui-même en était amoureux. On préférait tirer sur le pianiste.
Mais quel crédit apporter à une expertise qui laissait une des pièces maîtresses dans l’ombre, il fallait absolument tuer le monstre qui avait,
depuis des générations, transformé tant de braves gens de par le monde
en illuminés, en somnambules de l’exotisme. Le mal était profond, il
transcendait les époques, les âges, les cultures, et même si dans la phase
d’incubation il semblait plus particulièrement s’intéresser à la gent masculine, depuis que l’humanité s’orientait vers la constitution d’une masse
asexuée, tout le monde était désormais concerné. Il fallait agir vite.
Jamais les experts n’avaient eu à faire face à une telle responsabilité. Ils
étaient pourtant confiants, les symptômes en effet étaient partout identiques. Le livre terminé, le lecteur le refermait calmement sans excitation
apparente ; yeux mi-clos il méditait quelques instants puis lentement se
levait, entrouvrait les paupières sur un regard brumeux qui ne semblait
plus apercevoir, désormais, qu’un horizon lointain visible de lui seul.
Entouré de sa famille stupéfaite, qu’il ne reconnaissait plus, il avançait,
sourd aux gémissements, aux lamentations de ses proches, insensible
aux supplications déchirantes, les bras tendus, prenait le chemin de l’île
mythique que le livre venait de faire surgir dans son esprit irrémédiablement atteint, et abandonnant tout, disparaissait à tout jamais.
Dans nos refuges insulaires nous n’étions certes pas concernés,
nous étions d’ailleurs bien les seuls, mais pouvais-je, connaissant l’anathème qui frappait le livre coupable, me livrer, à nouveau, à une lecture
naïve, primaire, comme autrefois ? Ce n’était hélas plus possible. Il ne
me restait plus qu’à imiter l’autruche et, la tête dans le sable, seule peutêtre, à continuer d’aimer Loti.
Louise Peltzer
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Avis de recherche
C’est en suivant les traces du passage de son frère à Tahiti que Loti
entreprend des recherches troublantes et confuses concernant une femme
… et des enfants qui se dédoublaient sous l’identité des plusieurs personnes.
L’auteur dans son roman présente différents personnages dans plusieurs tableaux exotiques. La rencontre avec Rarahu n’est pas un pur
hasard. La consonnance de ce prénom est proche de celui de la Princesse
Marau. Il met en évidence la similitude des deux destins : jeune fille dont
les origines ancestrales remontent à l’île de Borabora, aimant les officiers
britanniques, faisant partie des proches de la Reine qui veut la marier à
l’âge de 14 ans, éduquée à la façon européenne sans bien maîtriser le français et le tahitien et sans bien connaître les chants traditionnels, les mythes
et les légendes de son île. D’autre part, en prenant comme pseudonyme le
nom du rosier appelé Roti no Fautau’a, Loti s’enorgueillit de son attachement, voire de son de enracinement sur cette terre d’accueil puisqu’on lui
accorde, dit-il de : «bien connaître la langue du pays», «s’habiller d’un
pareo» avec «un chapeau de paille» et «manger de la nouriture indigène».
Après un bref séjour aux îles Marquises, Loti retrouve Rarahu orpheline de ses deux parents. Jouant ainsi auprès d’elle le double rôle de mari
et de tuteur. Loti se dédouble : il [re]trouve tout d’abord la femme de son
frère Rouéri comme si c’était la sienne. Apprenant ensuite l’existence de
deux enfants issus de cette union et qui ont été adoptés par la famille de
Taimaha, la femme de Rouéri, Loti agit en tant que tuteur et part à la
recherche de ces enfants qu’il considère comme les siens. Il retrouve tout
d’abord le cadet Atario à Faaa, puis Taamari dans l’île de Moorea, mais il
doute qu’il soit vraiment le fils aîné naturel de son frère Rouéri. A quelques
jours du départ du Rendeer pour l’Europe, Loti emballe ses souvenirs en
passant ses derniers moments avec Rarahu et au palais de la Reine.
L’aventure touche à sa fin, l’avis de recherche s’estompe : c’est la fin d’un
réel rêve… le retour à la réalité. Loti regagne l’Angleterre. Comme les correspondances de Rarahu sont restées sans réponse d’Angleterre, tout
reprend son cours, comme au point de départ : chacun rentre chez soi, vit
dans son île, la femme de Loti à Borabora…
Winston Pukoki
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Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Le Mariage de Loti ou
L’incompatibilité culturelle
Le Mariage de Loti pose le problème de l’incompatibilité des cultures, «culture clash» si l’on veut, qui entraîne souvent un sacré malentendu. En effet, rares sont ceux qui parviennent à percevoir un objet en
soixante-quatre jours, en l’occurrence lorsque cet objet est la femme de
Tahiti et ses îles, l’objet exotique par excellence. De même, rares sont
ces couples du 19ème siècle capables de faire abstraction de leur différence culturelle. Ainsi dans ce roman, un officier du navire à vapeur
anglais le Rendeer nous présente une société peuplée de femmes dont
la beauté et le caractère surprennent à plus d’un titre. En arrière-plan se
dressent une nature mi-idyllique, mi-fantastique, et l’imminence du
départ.
Hormis les spéculations que l’on est en droit de faire sur l’authenticité des êtres, voire des événements, il y a le fait indéniable d’un amour
qui naît entre deux êtres que tout sépare, un Popa’a et une Tahitienne,
qui tentent de se rejoindre en dépassant progressivement les obstacles
culturels, pour enfin s’apercevoir que leur rencontre avait été justement
favorisée par ce qu’ils avaient tenté de surmonter, leur différence. Le
Mariage de Loti raconte donc l’expérience heureuse et malheureuse,
sans cesse renouvelée par les uns et les autres depuis que Tahiti hante
l’imagination des Occidentaux, d’êtres attirés par un exotisme mutuel.
Cependant, de cette expérience il n’y a qu’une seule version, et notre
démarche consiste donc, en tant que Maohi de souche, à explorer par
le biais de l’œuvre ce que Rarahu aurait pu penser, ressentir, et vivre
bien qu’il s’agisse d’une fiction.
La cour de Pomare IV
Le gynécée maori de Loti occupe au départ deux lieux. Au sommet,
celui officiel, «civilisé», huilé par le protocole que côtoie tout personnage important en débarquant, trône la reine Pomare, une veille créature
au teint cuivré, à la tête impérieuse et dure, pâle reflet d’une jeunesse
prestigieuse qui a hanté plus d’un navigateur, incarnation de l’autorité et
présumée représenter l’essence maohi : tricheuse, joueuse, bringueuse,
215
bon enfant, sage et nostalgique. A ses côtés, on trouve ses suivantes au
charme indéfinissable, qui secondent leur maîtresse royale, notamment
dans la mission de perpétuer la tradition : être belle, accueillir et divertir. Et enfin, s’impose une image inaccessible mais captivante, celle de la
princesse Ariitéa, la reine qui est éloignée.
La cour de Tétouara
Le deuxième lieu, qui symbolise sous bien des aspects le monde
clos d’un enfant, «l’ombre de l’épaisse verdure descendait sur nous […]
l’air était chargé de senteurs énervantes et inconnues…» uniquement
réservé à ceux qui prennent le temps de découvrir l’île, qui a élu domicile au ruisseau de Fataua, est dominé par Tétouara, celle qui veille, pendant trivial de la reine. C’est dans ce monde merveilleux que Loti aperçoit pour la première fois Rarahu, réplique triviale de la princesse
Ariitéa qu’il poursuit pour l’extirper de son monde originel, «creux de
rocher, recoin tranquille, au-dessus duquel faisaient voûte de grands
arbres à pain aux épaisses feuilles, des mimosas, des goyaviers et de
fines sensitives». Peu importent les conséquences, Rarahu devient
comme Taïmaha, une parmi ces nombreuses filles de Papeete qui
«s’aventurent» d’un Popa’a à un autre, sans jamais savoir qui est le père
de leurs enfants, parce que le Popa’a rentre avec des reliques de cette
rencontre, après un jeu de «je veux mais je ne peux pas» favorisé par les
deux gardiennes respectives des gynécées, la reine Pomare et Tétouara.
Rarahu
Ainsi, hanté par le fantôme du frère disparu, Loti entreprend la
conquête de Rarahu, sans trop de conviction cependant. Rarahu n’est
pas une princesse, elle n’est qu’une de ces nombreuses filles des îles
que tant de parents envoient à Tahiti avec le secret espoir qu’on lui
apprenne les manières popa’a, seule solution pour s’adapter au monde
civilisé. La décision parentale, bien que légitime, revenait à lui couper
symboliquement le cordon ombilical. C’est Ève chassée de l’Eden. A
Tahiti, elle trouve un lieu qui la rapproche du paradis perdu, là où Loti
l’aperçoit pour la première fois. La scène de la première rencontre étant
la plus importante, la première image que Loti conserve de Rarahu est
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Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
celle d’un moineau, preuve que les autres nous considèrent comme des
créatures de zoo, et cela malgré tous nos efforts d’adaptation.
Néanmoins, comment ne pas être flattée quand on suscite l’intérêt de
quelqu’un, qui plus est, représente le prestige, agrémenté de surcroît
par l’uniforme. Le rapprochement, l’étape la plus exaltante de l’expérience amoureuse, celle qu’un couple se rappelle volontiers dans les
moments durs, nous est épargné. Le propos n’est pas de décrire ce que
Mme Lafayette avait trop bien exprimé dans La Princesse de Clèves. A
quoi bon ! Les deux reines et les parents adoptifs de Rarahu ayant
consenti à cette union, tout le charme de la bataille qui range les amoureux côte à côte pour abattre les barrières sociales les unes après les
autres, n’est pas de mise ici. Le combat est autre. Il s’agit en effet de
rayer progressivement la différence culturelle.
Les artifices de Rarahu
Rarahu effectue une entrée fracassante dans la cour royale en s’attaquant à ce qu’un Européen a de plus cher, son uniforme. Elle signifie
par là qu’elle a du caractère. Mais d’une manière symbolique elle incite
Loti à se débarrasser de ses oripeaux de Popa’a, entreprise assez ardue,
bien que celui-ci écrive à sa sœur qu’il «croit qu’il voudrait vivre, aimer
et mourir» à Tahiti. Insatisfaite du résultat, Rarahu revient à la charge en
apparaissant au bord du ruisseau d’Apiré vêtue d’une tunique traînante
en gaze vert d’eau. La petite sauvage se métamorphose. Ainsi accoutrée,
elle espère provoquer l’objet de son désir. Malheureusement, l’effet qui
suit la surprise est cette ironie dont les vahinés du ruisseau sont seules
capables, la robe étant un cadeau de Chinois. Néanmoins, elle réussit à
susciter chez Loti la jalousie qui le mène à l’espionner et à découvrir
cette scène insupportable du Chinois nu offrant des cadeaux aux deux
petites Tahitiennes. Le bonheur n’existe pas sans larmes. Rarahu l’apprend à ses dépens lorsqu’elle avoue l’épisode du Chinois. La fin justifiant les moyens, Rarahu réussit à occuper une place dans le cœur de
Matareva, complaisance aidant. Mais il faut encore attendre la mort du
tuteur de la jeune Tahitienne pour que Loti se décide à vivre avec elle.
Symboliquement, c’est une grande victoire pour Rarahu. Socialement,
c’est l’occasion d’exercer ses talents de maîtresse de maison, ce à quoi
217
toute femme est destinée. Psychologiquement, son amour pour Loti
grandit à tel point qu’il est impossible qu’elle lui ait été infidèle, comme
Loti le craint. Mais si l’on juge sa vahiné selon ses propres expériences,
Loti en effet trompe Rarahu avec les suivantes de la reine Pomare IV et
passe son temps à rechercher la femme de son frère, alors elle ne peut
que lui paraître infidèle.
L’amour de la vahine
L’amour que Rarahu porte dans son cœur est rare. Loti aurait dû
s’en apercevoir. Mais l’attitude de ce dernier, mu par le complexe de
supériorité et par la croyance que des créatures telles que les vahine
sont incapables de ressentir un sentiment aussi noble, dénonce une certaine légèreté. Quand on n’a pas les mêmes dieux, on n’a pas les mêmes
croyances, combien même Rarahu introduirait ses lettres par «au nom
de notre Seigneur». Toutefois, la jeune fille croit à son amour. Pour elle
c’est un sentiment universel capable d’enrayer les barrières culturelles.
Pour le prouver, elle apprend l’anglais, en espérant aussi qu’elle comprendrait mieux son Here. Pour son grand malheur, elle perd ce charme
qui lui a valu l’intérêt de l’autre. Elle cesse d’être l’objet énigmatique de
l’Européen pour devenir un singe, savant certes, mais un animal de
cirque. Les derniers moments de Loti à Tahiti sont passés loin d’elle.
Après une brève apparition, il part sans jamais revenir, et Rarahu restera
toujours synonyme de nostalgie.
Bien que Le Mariage de Loti soit une pure fiction, la même scène
se répète, un Popa’a rencontre une Tahitienne, et ils s’aiment.
L’aboutissement est parfois malheureux, signe que ni l’un ni l’autre ne
tolèrent l’autre culture d’une part, et de l’autre que la quête de la vahiné
n’est pas authentique. Mais souvent, la rencontre finit par un mariage
signe que le 20ème siècle est plus tolérant, la preuve en est qu’il existe
beaucoup de Demis à Tahiti.
Loana Sandford
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Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Rarahu iti e, autre moi-même
Le Mariage de Loti, best-seller fondateur du mythe, roman exotique
par excellence, se construit sur une logique imparable et se résume à
peu de choses : Loti débarque à Tahiti, Terre de toutes les délices, se voit
offrir une indigène-enfant, l’épouse à la mode locale, la trompe, la quitte
pour retrouver la civilisation, elle en meurt. Tout le reste n’est qu’habillage pour le mythe qu’il faut établir définitivement. Roman qui continue de faire recette depuis 1880, alibi de tous les Occidentaux qui
débarquent en aspirant à la même aventure avec une vahine-enfant ou
en rêvant à la civilisation d’un peuple-enfant. Roman exotique plein de
tous les fantasmes qu’on n’ose avouer et qui hantent tous les imaginaires.
Je m’attacherai seulement à ce qui fait pour moi l’essence du
Mariage de Loti. La perception, la description, la vision, l’idée, l’image
des Maoris - c’est le terme employé par Loti - et des Chinois. Je ne m’intéresse qu’au roman exotique-mots-blessures plein de tous les racismes
qu’on nie, qu’on renie, qui fourmillent, le récit contre les indigènes,
contre les Chinois, contre les… non-Blancs.
Le Mariage de Loti débute par le baptême de Harry Grant, midship
de la marine de S. M. Britannique, «en dessous, sur l’autre face de la
boule terrestre», en présence de trois Tahitiennes «couronnées de fleurs
naturelles, et vêtues de tuniques de mousseline rose, à traînes» (49).
Plus qu’un baptême, c’est une nouvelle naissance, qui le rend autre, qui
le fait autre. Il n’est plus lui-même, Harry Grant-Julien Viaud devenu
pour la postérité pour l’éternité Pierre Loti. Nouvelle identité qui le
dédouane d’un détournement de mineure avéré puisque «au moment où
commence cette histoire, elle [Rarahu] venait d’accomplir sa quatorzième année» (50). Heureusement, mythe oblige, Loti est à Tahiti et
«Tetouara aurait été personnellement très satisfaite si ces deux petites
filles se fussent laissé apprivoiser par moi ; elle pousse très vivement à
tenter cette aventure» (59). De plus, Pomare elle-même «Loti, pourquoi
n’épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d’Apiré ? « (60). Loti
bien sûr, belle âme : «Bien longtemps j’avais hésité. J’avais résisté de
toutes mes forces» (63). «Et puis, et surtout, il y avait l’éventualité d’un
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prochain départ, et laisser Rarahu dans les larmes, en eût été une conséquence inévitable et assurément fort cruelle» (61). Pauvre Loti. Tout est
contre lui, si moral : «Les vieux parents de Rarahu […] avaient sur ces
questions des idées tout à fait particulières qui en Europe n’auraient
point cours. […] Ils avaient déjà jugé que mieux valait Loti qu’un autre.
Loti très jeune comme elle, qui leur paraissait doux et semblait l’aimer»
(63). Le voici donc forcé d’obtempérer au désir de tous et particulièrement de Pomare : «Le mariage tahitien ne pouvait plus être entre nous
deux qu’une formalité…» (64). En réalité, Loti aurait de loin préféré la
princesse Ariitea «à la figure douce, réfléchie, rêveuse» (55). Loti se
retrouve ainsi marié à Rarahu à la mode locale, un peu malgré lui, si
propre si bon si moral si chrétien si comme il faut.
Rarahu, puisqu’il l’a acceptée, doit être différente des autres
femmes. Elle l’est assurément, «petite créature qui ne ressemblait à
aucune autre […] type accompli de cette race maorie qui peuple les
archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde […],
d’une petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée ;
sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique»
(53). Pas de ces femmes perdues de Papeete, filles à marins, puisqu’elle
«n’avait jamais quitté depuis sa petite enfance la case de sa vieille mère
adoptive» (56). C’est donc un fruit bien vert qu’il cueille, représentation
du mythe de la vahine tahiti, celle sur laquelle on fantasme, femmeenfant, femme-objet, femme-désir, femme-plaisir… femme-animal.
Loti-Pygmalion s’attache à éduquer civiliser Rarahu-presqu’enfantloup, car «dans son cœur de pauvre petite croissant à l’aventure dans les
bois, les notions du bien et du mal étaient restées imparfaites» (80).
Grâce à Loti elle fait ses premiers pas dans le genre humain. «L’étrange
petite créature qui pleurait là sur mes genoux […] m’apparaissait sous
un aspect encore inconnu ; pour la première fois elle me semblait quelqu’un» (80). Voici Rarahu après quelque temps de vie commune, quelqu’un au lieu d’être quelque chose quelque animal quelque sauvage.
L’espoir est permis : «Je commençais à soupçonner la femme adorable
qu’elle eût put devenir, si d’autres que ces deux vieillards sauvages eussent pris soin de sa jeune tête» (81). Qui d’autre que Loti-même ?
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Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
D’ailleurs la fréquentation quotidienne de Loti éveille l’esprit de Rarahu
qui réalise la différence la supériorité de la race blanche. «Elle comprenait vaguement qu’il devait y avoir des abîmes intellectuels entre Loti et
elle-même, des mondes entiers d’idées et de connaissances inconnues.
Elle saisissait déjà la différence radicale de nos races, de nos conceptions, de nos moindres sentiments : les notions même des choses les
plus élémentaires de la vie différaient entre nous deux «(90). Grâce à
Loti, Rarahu hume la civilisation. «elle était assez civilisée déjà pour
aimer quand je l’appelais petite sauvage» (127). Elle prend conscience
de son évolution, elle en est fière, la revendique. Elle blanchit, en remercie Loti, comme les amis de celui-ci la remercient de vouloir sortir de sa
condition afin d’accéder à la supériorité blanche, seul statut digne de
respect et tous «l’aimaient et la distinguaient comme une personnalité à
part, ayant droit aux mêmes égards qu’une femme blanche» (128).
Quelle chance, Rarahu, d’avoir été acceptée par Loti ! Même son île lui
serait restée inconnue puisque «les paresseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnue que
les contrées les plus lointaines» (133). Grâce à Loti, Rarahu visite l’intérieur de Tahiti et elle rapporte de «cette expédition autant d’étonnements et d’émotions que d’un voyage au pays lointain. Son intelligence
s’était ouverte à une foule de conceptions nouvelles» (138). Maururu
pai ia oe e Loti iti e 204…
Pourtant malgré les efforts de ce pauvre Loti, Rarahu reste une
indécrottable sauvage. «La upa-upa réveillait au fond de son âme inculte la volupté fiévreuse et la sauvagerie» (126) «des idées étranges lui
revenaient de sa petite enfance sauvage ; […] son sang maori lui brûlait
les veines» (155). Pour la sauver il envisage même de se sacrifier et
songe «qu’il pourrait y avoir un charme souverain à aller vivre avec elle
comme avec une petite épouse, dans quelque district bien perdu, […] à
la conserver là telle que je l’aimais, singulière et sauvage, avec tout ce
qu’il y avait en elle de fraîcheur et d’ignorance» (124-125). Il n’y peut
rien et en perd conscience «entre nous deux, il y avait des abîmes pourtant, de terribles barrières à jamais fermées ; elle était une petite sauvage ;
204 Trad. «Merci à toi ô petit Loti…»
221
entre nous qui étions une même chair, restait la différence radicale des
races, la divergence des notions premières de toutes choses» (149).
C’est sans doute pour cela qu’il ne se prive pas de rêver goûter à d’autres
corps. L’image de Loti si propre si bon si moral si chrétien si comme il
faut se ternit quelque peu par ses infidélités - à moins qu’elle ne se voie
grandie ? Mythe oblige mâle oblige… - Rarahu lui en veut mais lui pardonne aussitôt bien entendu. «Elle m’aimait encore, elle, comme on
aimerait un être surnaturel, que l’on pourrait à peine saisir et comprendre…» (153). La découverte de ces infidélités plus encore que le
défaut annoncé de Loti, marque pour Rarahu le début de sa lente mort,
elle qui a désormais la certitude qu’elle n’a aucune valeur humaine. «Je
le savais bien, va, que je n’étais qu’une petite créature inférieure, jouet
de hasard que tu t’es donné. Pour vous autres, hommes blancs, c’est tout
ce que nous pouvons être. Mais que gagnerais-je à me fâcher ? Je suis
seule au monde ; à toi ou à un autre, qu’importe ? j’étais ta maîtresse ;
ici était notre demeure ; je sais que tu me désires encore. Mon Dieu, je
reste et me voilà» (153).
Déjà advient la promesse du départ de Loti, la séparation définitive.
C’est Tiahoui, amie d’enfance de Rarahu, qui introduit le sujet comme si
Loti lui-même y est étranger. «Loti, dit-elle, Rarahu se perd à Papeete.
Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir ?» (154). Tiahoui par ce mots
le charge de l’avenir de Rarahu même en son absence. Pauvre Loti obligé pour Tiahoui, par Tiahoui, de régenter toute la future existence de «la
petite femme de Loti» (149), incapable de se prendre en charge, qui
«voyait maintenant qu’il ne fallait plus songer à me garder auprès d’elle»
(198). C’est le début de la déchéance de Rarahu qui n’est rien sans lui.
Elle l’a prouvé lors d’un de ses voyages. «En mon absence, je ne sais ce
qu’avait fait la pauvre petite ; on ne lui avait pas connu d’amants européens, c’était tout ce que j’avais désiré apprendre» (198). Les amants
tahitiens ne comptent pas - sont-ce seulement des hommes ? - Loti tellement comme il faut, si Blanc si supérieur, incomparable, inégalable,
inégalé, unique : «J’avais conservé au moins sur son imagination une
sorte de prestige que la séparation ne m’avait pas enlevé, et qu’aucun
autre que moi n’avait pu avoir» (198-199). Loti ne veut pas quitter
Rarahu parce qu’il l’aime ? Parce qu’il ne supporte pas l’idée qu’elle
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Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
continue de vivre pendant son absence ? Oh ! ma chère petite amie, lui
disais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ» (199).
Parce qu’il fait l’amer constat que malgré tous ses efforts pour la civiliser, la blanchir, Rarahu n’est que ce qu’elle est ? «Et je comprenais bien
qu’après mon départ elle serait une des petites filles les plus folles, les
plus perdues de Papeete» (199). Malgré tous ses efforts Rarahu n’a pas
changé et «le côté sombre et inexplicable de sa nature reprend sur lui
[son cœur] sa force et ses droits» (199). Heureusement… au moment
où s’évanouit le décor de l’acte qui vient de finir» (207). Rarahu, pauvre
petite perdue si perdue sans Loti, pleurnichant…«Loti, dit-elle, je suis à
toi… je suis ta petite femme, n’est-ce pas ? …Va, tout ce que tu m’as
demandé, je le ferai… Demain je quitterai Papeete en même temps que
toi, et on ne m’y reverra plus… j’irai vivre avec Tiahoui, je n’aurais point
d’autre époux, et, jusqu’à ce que je meure, je prierai pour toi…» (207).
Loti peut s’en retourner chez lui vers la civilisation au-dessus «sur
l’autre face de la boule terrestre», après avoir confié Rarahu à Pomare.
Tranquille.
Quand il apprendra quelques années plus tard le décès de Rarahu,
Loti aura ces quelques paroles légères… épilogue-épitaphe : «C’est un
beau pays que l’Océanie ; - de belle créatures, les Tahitiennes ; - pas de
régularité grecque dans les traits, mais une beauté originale qui plaît
plus encore, et des formes antiques. . Au fond, des femmes incomplètes
qu’on aime à l’égal des beaux fruits, de l’eau fraîche et des belles fleurs
[…]. En somme, un charmant pays quand on a vingt ans ; mais on s’en
lasse vite, et le mieux est peut-être de ne pas y revenir à trente». (227)
La logique est imparable. Le mythe est à jamais établi. Définitif.
Le mythe serait cependant incomplet inaccompli sans les Maoris et
les Chinois, ingrédients incontournables, figurants intégraux de ce
tableau. Je ne peux m’empêcher le plaisir de relever quelques passages
remarquables, nonchalamment semés au fil des pages aux hasard de
l’intrigue :
— Sur nous, «le caractère des Tahitiens est un peu celui des petits
enfants. - Ils sont capricieux, fantasques, - boudeurs tout à coup et sans
motif ; - foncièrement honnêtes toujours, - et hospitaliers dans l’acception du mot la plus complète…» (74)
223
«Les années s’écoulent pour les Tahitiens dans une oisiveté absolue
et une rêverie perpétuelle, - et ces grands enfants ne se doutent pas que
dans notre belle Europe tant de pauvres gens s’épuisent à gagner le pain
du jour…» (75). «Le vieux Tehaapairu étendait ses longs bras tatoués
jusqu’à une pile de bois mort ; il y prenait deux morceaux de bois desséché, et les frottait l’un contre l’autre pour en obtenir du feu, - vieux
procédé de sauvage» (83). «Sous cette ombre épaisse, dans les lianes et
les grandes fougères, rien ne vole, rien ne bouge, c’est toujours le même
silence étrange qui semble régner aussi dans l’imagination mélancolique
des naturels» (97). «Tiahoui, dans son effusion, avait embrassé Rarahu
avec le nez, - suivant une vieille habitude oubliée de la race maorie, habitude qui lui était revenue de son enfance et de son île barbare»
(99). «Libre et sauvage jusqu’en 1842, cette île [Nuku-Hiva] appartient
depuis cette époque à la France ; entraînée dans la chute de Tahiti, des
îles de la Société et des Pomotous, elle a perdu son indépendance en
même temps que ces archipels abandonnaient volontairement la leur»
(105). «La popoï, un de leurs mets raffinés, est un barbare mélange de
fruits, de poissons et de crabes fermentés en terre. Le fumet de ces aliments est inqualifiable» (107). «Le christianisme superficiel des indigènes est resté sans action sur leur manière de vivre, et la dissolution de
leurs mœurs dépasse toute idée… On trouve encore entre les mains des
indigènes plusieurs images de leur Dieu. C’est un personnage à figure
hideuse, semblable à un embryon humain. La reine a quatre de ces horreurs sculptées sur le manche de son éventail» (108). «Leur figure [les
femmes de la reine Vaekehu] est d’une dureté farouche ; elles vous
regardent venir avec une expression de sauvage ironie. Tout le jour
assises dans un demi-sommeil, elles demeurent immobiles et silencieuses comme des idoles…» (109). «Les pensées qui contractent le
visage étrange de la reine restent un mystère pour tous, et le secret de
ses éternelles rêveries est impénétrable. Est-ce tristesse ou abrutissement ? Songe-t-elle à quelque chose, ou bien à rien ? Regrette-t-elle son
indépendance et la sauvagerie qui s’en va, et son peuple qui dégénère et
lui échappe ? «(110). «Destinée mystérieuse que celle de ces peuplades
polynésiennes, qui semblent les restes oubliés des races primitives ; qui
vivent là-bas d’immobilité et de contemplation, qui s’éteignent tout
224
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
doucement au contact des races civilisées, et qu’un siècle prochain trouvera probablement disparues…» (123). «Nous nous arrêtâmes dans un
village bizarre construit par des Sauvages arrivés de la Mélanésie»
(123). «A côté d’elle, Paüra, son inséparable amie, type charmant de la
sauvageresse, avec son étrange laideur ou son étrange beauté, - tête à
manger du poisson cru et de la chair humaine, - singulière fille qui vit
au milieu des bois dans un district lointain, - qui possède l’éducation
d’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole…» (141). «Là,
c’était la race maorie arrivée déjà à un degré de civilisation relative plus
avancée qu’à Tahiti» [en parlant des Hawaiiens] (171). «Je me heurtais
encore contre l’impossible, - contre l’inertie et les inexplicables bizarreries du caractère maori» (181). «Je regardais ces indigènes comme des
inconnus, - pénétré pour la première fois des différences radicales de
nos races, de nos idées et de nos impressions ; bien que je fusse vêtu
comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étais isolé au milieu
d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plus déserte» (187). «Il
ne nous est pas possible, à nous qui sommes nés sur l’autre face du
monde, de juger ou seulement de comprendre ces natures incomplètes,
si différentes des nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l’on trouve pourtant, à certaines heures, tant de charme,
d’amour, et d’exquise sensibilité». (201)
— Sur les Chinois : «Les marchands chinois de Papeete sont pour
les Tahitiennes un objet de dégoût et d’horreur…[…] Mais les Chinois
sont malins et sont riches ; - et il est notoire que plusieurs de ces personnages, à force de présents et de pièces blanches, obtiennent des
faveurs clandestines qui les dédommagent du mépris public…» (77)
«La stupeur me cloua sur place… Une chose horrible était là dans ce
lieu, que nous considérions comme appartenant à nous seuls : un vieux
Chinois tout nu, lavant dans notre eau limpide son vilain corps jaune…
» (77). «Soit pudeur, soit honte d’étaler au soleil d’aussi laides choses,
il courut à ses vêtements…» (78) «La scène se passait à minuit, - en mai
1873, - dans un théâtre du quartier chinois de San Francisco de
Californie. […] Les artistes, revêtus de costumes de l’époque des dynasties éteintes, poussaient des hurlements surprenants, inimaginables,
avec des voix de chats de gouttières ; - l’orchestre, composé de gongs et
225
de guitares, faisait entendre des sons extravagants, des accords inouïs.
[…] Devant nous, le public du parterre, - un alignement de têtes rasées,
ornées d’impayables moues que terminaient des tresses de soie. Il nous
vint une idée satanique, - dont l’exécution rapide fut favorisée par la disposition des sièges, l’obscurité, la tension des esprits : attacher les
queues deux à deux, et déguerpir…» O Con ! (173-174)
Le Mariage de Loti comme une blessure supplémentaire mais elles
sont tellement plurielles depuis notre «découverte», depuis que nous
sommes nés de la venue de l’Autre, que nous avons grandi de ses mots
écrits dits lus chantés que nous avons été établis par ses théories ses certitudes ses discours ses définitions. Non je n’aime pas ce Mariage de
Loti. Non je n’aime pas Pierre Loti. Non je n’aime pas le roman la littérature exotiques liés au mythe vivant par le mythe se nourrissant du
mythe enfantant du mythe. Non. Définitivement je n’aime pas le mythe,
ce mythe qui m’entrave ce mythe qui mutile mon peuple ce mythe qui
flétrit les Chinois. Définitivement je n’aime pas cette littérature exotique
qui roman après roman siècle après siècle redit réécrit ressasse les
mêmes inepties les mêmes caricatures les mêmes mépris.
Rarahu iti e autre moi-même… Ils sont si fiers d’avoir créé le
mythe de la Nouvelle Cythère de tous les possibles peuplés de bons sauvages. Nous sommes si fiers d’être le mythe. Je devrais être fière moi
aussi d’être un mythe. Le Mythe. C’est drôle mais ça m’énerve. C’est
drôle mais ça me blesse. Rarahu iti e autre moi-même… Comment
pourrais-je t’aimer comment pourrais-je m’aimer «petite fille maorie,
ignorante et sauvage», «petite créature inférieure, jouet de hasard»
donné à l’homme blanc. Comment pourrais-je aimer les gens de mon
peuple au caractère «comme celui des petits enfants», «ces natures
incomplètes chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage», «restes
oubliés des races primitives». Comment pourrais-je aimer les gens de
mon pays «objet de dégoût et d’horreur», «une chose horrible» qui se
rhabille par «honte d’étaler au soleil d’aussi laides choses» !
Chantal T. Spitz
226
Andreas Dettloff
Le Mariage de Loti
un lien entre Raymond Roussel
et la princesse Takau Pomare
Dans sa biographie consacrée à Raymond Roussel,
François Caradec (Fayard 1997) rappelle les liens que l’auteur d’Impressions d’Afrique a noués avec la famille royale
Pomare à laquelle il enverra et dédicacera ses propres
ouvrages à son retour en France. Raymond Roussel était, par
ailleurs, familialement lié avec Michel Leiris ; ce dernier rédigera un Cahier Raymond Roussel que Jean Jamin vient fort
opportunément de publier (Fata Morgana/Fayard 1998).
L’éditeur écrit (p. 131) en note : «De son côté Raymond
Roussel, de retour à Paris, envoie en octobre 1920 un exemplaire du Mariage de Loti dédicacé à S. A. la Princesse Tekau
Pomare très respectueusement offert en souvenir de mon
inoubliable pèlerinage dans l’île délicieuse». Cet exemplaire,
qui se trouve toujours à Tahiti, est en la possession de l’entrepreneur Daniel Palacz qui nous a autorisés - et nous l’en
remercions vivement - à reproduire la page de dédicace.
L’erreur typographique - Tekau à la place de Takau -, reprise
par les biographes et exégètes de l’écrivain français, provient
de Raymond Roussel lui-même, ainsi qu’on peut l’observer
dans l’illustration ci-contre. [D. M. ]
Doc. Palacz.
Raymond Roussel à Tahiti
En 1896, Raymond Roussel craignait, pendant la rédaction de son
premier roman La Doublure, que la lumière du génie qui, croyait-il,
émanait de sa plume n’allât jusqu’en Chine. Un siècle après, il faut bien
reconnaître que la diffusion de cette gloire a emprunté des voies moins
fulgurantes. Si sa réputation est allé grandissant, l’auteur d’Impressions
d’Afrique est encore largement méconnu dès que l’on s’écarte de la
sphère littéraire. Raymond Roussel est-il inconnu à Tahiti ? On peut le
supposer. Pourtant la relation qu’il entretint avec la Polynésie à l’occasion du séjour qu’il y fit en 1920 au cours de son tour du monde, a marqué un temps fort de son existence, même si cela a trouvé peu de traduction directe dans son œuvre. On peut même ajouter, avant d’en chercher les manifestations, que Tahiti a représenté pour Roussel un
moment d’expérimentation de la conception – à défaut de théorie
constituée – qu’il se faisait de la littérature.
L’insularité, l’exotisme, la mémoire de Pierre Loti, la dynastie de la
reine Pomare ont, par un effet de concentration voulu et qui sans doute
a motivé son déplacement, métamorphosé pour un temps Tahiti au yeux
de Roussel. Pour lui, ces îles se sont muées en une sorte de Locus Solus
(c’est le titre de son roman de 1914) mais aussi, telles ces descriptions
des paradis insulaires de l’océan Indien que l’on trouve chez Bernardin
de Saint-Pierre, en un locus amoenus, lieu unique et édénique, où texte
et territoire, fiction et réalité, images et imaginations se sont croisés
assez curieusement. Le relief de ce voyage tient aux lieux, mais il dépend
aussi de la personnalité du voyageur. Et, Raymond Roussel fut tout, sauf
un voyageur banal.
Né en 1877 à Paris, ce fils d’un agent de change et d’une grande
bourgeoise amie des Arts et des Lettres, elle fut assez liée à Paul Bourget
et à la cantatrice wagnérienne Rose Caron, se trouva assez tôt à la tête
d’une fortune considérable. Conditions favorables, mais certes pas suffisantes pour entrer en littérature. Sans s’attarder sur les mystérieuses raisons qui déterminent le passage à l’écriture, on peut disposer avec
Roussel de quelques éléments objectifs, en guise d’hypothèses, qui ont
joué un rôle radical dans ce désir d’écriture, si pressant qu’il se convertit en crise personnelle, écho intime de celle qui s’exprime dans l’espace
230
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
littéraire à la fin du 19ème siècle. Le prestige social de l’écrivain à la fin
du siècle, le relatif isolement que connaissent les avant-gardes poétiques, la crise que rencontre le roman post-naturaliste orientent le
jeune Roussel dans une voie qu’il estime novatrice : aborder l’écriture
en prestidigitateur pour susciter l’admiration (ainsi que son premier
poème Mon Ame l’affirme). Sa certitude est telle qu’elle lui procure une
véritable extase, où le jeune écrivain se sent envahi par la gloire littéraire ; en Robert Houdin de l’écriture, Raymond Roussel s’ingénie à rendre
lisibles ses performances : descriptions exagérément développées dans
le roman en vers La Doublure, labyrinthes narratifs construits à partir
de son procédé dans les deux grands romans, Impressions d’Afrique
(1910) et Locus Solus (1914), digressions incessantes dans le théâtre
des années 25, jusqu’aux invraisemblables et fascinants emboîtements
des parenthèses de Nouvelles Impressions d’Afrique (1932) ;
Dépressif, neurasthénique, toxicomane, Raymond Roussel, en dépit de
ses rêves de gloire ne connaît pas vraiment le succès en dehors des scandales suscités par ses pièces de théâtre, il finit par se suicider (un doute
subsiste sur ce point) à Palerme en 1933 ; et, dernier tour de passepasse, il laisse à la postérité un curieux Comment j’ai écrit certains de
mes livres où révélant quelques-uns de ses trucs, il contribue à obscurcir durablement le mystère de son écriture et les singularités de sa personne.
Du voyage, il est question dans ce Comment j’ai écrit certains de
mes livres ; se laissant aller à quelques confidences personnelles, il
écrit : «Il faut encore que je parle ici d’un fait curieux. J’ai beaucoup
voyagé. Notamment en 1920-21 j’ai fait le tour du monde par les Indes,
l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les archipels du Pacifique, la Chine, le
Japon et l’Amérique.» (p. 26)
Et, il ajoute, entre parenthèses : «(Pendant ce voyage je fis une halte
assez longue à Tahiti, où je retrouvai encore quelques personnages de
l’admirable livre de Pierre Loti. )» (ibid. )
Mais, dans un final un peu déceptif, il tient à préciser : «Or de tous
ces voyages, je n’ai jamais rien tiré pour mes livres. Il m’a paru que la
chose méritait d’être signalée tant elle montre clairement que chez moi
l’imagination est tout.» (ibid. )
231
Ces lignes, sibyllines à force de transparence, ont fini résonner de
façon un peu mythique pour les lecteurs de Raymond Roussel. On y
constate que Tahiti, logé entre parenthèses bénéficie d’un statut particulier, au cœur du souvenir comme l’exemple même, archétypique, du
voyage roussellien. C’est d’abord, dans l’expression, une équation de
faits, selon les termes de Robert de Montesquiou ; pour Roussel :
Tahiti fusionne avec Loti. L’île et l’écrivain ne font qu’un. Au cœur de
cette identité remarquable, le livre de Loti, joue le premier rôle. Livre
«admirable», et célèbre à tel point que l’allusion suffit à le désigner aux
lecteurs de Roussel. Il est vrai qu’à plus d’un titre le Mariage de Loti,
paru d’abord sous le titre Rarahu en 1879, avait lieu d’opérer sur
Roussel une fascination particulière. C’est d’abord le livre de la gloire ;
B. Vercier le rappelle dans la Préface de son édition : « [le] succès du
Mariage de Loti est immense205», c’est donc, dans la mythologie personnelle de Raymond Roussel, un livre sacré et mystérieux, un ouvrage
fétiche. Pour quelles raisons ? Tout simplement parce que ce livre renferme un secret après lequel il ne cesse de courir, celui de la gloire littéraire ; l’écrivain qui parviendrait à le déchiffrer accéderait au panthéon des auteurs (Roussel fera une lecture similaire de Jules Verne).
Ensuite, c’est le livre où fiction et réalité se mêlent étroitement, le livre
dans lequel éclate le «pouvoir des mots 206», jeux des noms propres,
ambiguïtés des références, mélanges des langues ; dans Le Mariage de
Loti radicalement se déploie l’empire des signes selon le mot de
Barthes ; le passage de Julien Viaud à Pierre Loti n’est pas la moindre de
ces manifestations : l’auteur réel se métamorphose en pure gloire par la
force du pseudonyme, détaché de toute matérialité, qui circule librement entre réel et fiction lorsqu’il est personnage. Enfin, c’est l’ouvrage
de Pierre Loti, lui-même en délicatesse avec la thématique et les lieux
communs dont s’entoure la Polynésie, qui ouvre la question paradoxale
de l’exotisme207.
205 Bruno Vercier, in Pierre Loti, Le Mariage de Loti, GF 1991, préface, p. 14.
206 Id. ibid. , p. 35.
207 Cf. sur ce point Denise Brahimi, Exotisme, « Éros et Thanatos dans trois romans de Loti »
in Exotisme et création, Actes du Colloque international, Lyon 1983, L’Hermès, 1985, pp.
287-297.
232
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Ce n’est pas la moins complexe ; c’est aussi l’endroit de tous les
malentendus. Il suffit de se référer aux notes du voyage en Égypte, que
Roussel effectua vers les années 1910, pour comprendre qu’il ne s’intéresse pas vraiment à l’autre. Ou du moins, il ne possède pas directement
cet «œil de l’ethnographe» dont parle Michel Leiris. Ce n’est pas pour
autant qu’il soit fermé à l’étranger ni rebelle aux charmes de l’ailleurs,
mais, il semble avoir éprouvé, c’est en tout cas ce que les textes nous
disent, une sorte de relation double à l’égard de l’exotisme. Il y aurait
une version convenue et banale serait en quelque sorte un exotisme
silencieux et de consommation privée et, au-delà de ce premier aspect,
une autre forme, plus valorisée celle-là, un exotisme métamorphosé par
la médiation esthétique. Plus sensible à l’effet produit par l’exotisme
dans le texte, que par la réalité exotique elle-même, Roussel a depuis
longtemps fait son choix, l’Afrique de Jules Verne, c’est-à-dire une
Afrique de mots, est plus passionnante, voire plus vraie, que celle de
Livingstone, de même les Indes que représentent les décors des féeries
du Châtelet sont plus excitantes que celles qu’il entrevoit avec sa mère à
bord du Barbarossa en 1911.
A partir de ce contexte particulier, il faut tenter de comprendre le
sens du voyage de Roussel à Tahiti en 1920. Des souvenirs qu’il nous a
laissés de ce voyage, on déduit sans peine qu’il s’est agi là non d’un voyage, mais plutôt de deux voyages, répondant à cette double figure de
l’exotisme, qui se sont superposées dans le même temps.
Le premier est éminemment décevant ; Raymond Roussel n’est pas
«dupe du métier de touriste208» ainsi que le précise justement Michel
Leiris ; ainsi la carte postale qu’il envoie à son amie Charlotte Dufrène
ne laisse pas de doute sur la manière dont il censure ce qui chez d’autres
aurait pu se traduire par la manifestation de l’émerveillement du voyageur : «A Papeete, j’habite rue de Rivoli juste à l’envers de celle de Paris.
Si ma rue de Rivoli manque de Rumpelmeyer209, en revanche, on y
mange des fruits étonnants. Je suis juste le voisin de la reine et nous
208 Michel Leiris, « Le voyageur et son ombre », in Roussel l’ingénu, Fata Morgana, 1987,
p. 32.
209 Du nom d’un célèbre salon de thé que fréquentait Roussel.
233
sommes en très bons termes. Elle sait très bien le français et est très intéressante quand elle parle de son île. J’ai entendu l’autre nuit des «himénés», ce sont des chœurs tahitiens tout à fait étranges et poétiques210.
Ce qui surprend Raymond Roussel – outre les fruits étonnants qui
le montrent toujours proche des émois de l’enfance – c’est qu’à ses yeux
l’exotisme de Tahiti relève d’emblée de l’univers du signe. D’abord frappé par le dédoublement du monde, l’existence de deux rues de Rivoli211
l’amuse, c’est tout ce qu’il note du paysage. Après viennent les récits de
la reine qui «sait très bien le français» et puis les chants tahitiens auxquels Loti consacrait déjà quelques pages dans son roman.
La leçon de ces impressions de voyage est simple : pour Roussel le
voyage est une forme d’absence au monde, l’occasion par conséquent
d’une sorte de retrait dans l’imaginaire pour mieux cultiver l’accord
indéfini de l’étrange et du poétique212, comme si toute référence directe
à la réalité se dissolvait, et que l’expérience des sens, à jamais perdue,
ne pouvait se transmettre. Cet échec de l’ailleurs est à l’origine du
«second voyage», un voyage dans les signes, véritable objet du déplacement roussellien. Il s’agit d’un pèlerinage au sens fort. Roussel, dès arrivé, il songe à Pierre Loti auquel il s’empresse d’envoyer des fleurs :
Cher maître,
Je vous envoie ces fleurs cueillies au bord du ruisseau de
Fataoua par un pieux pèlerin venu dans l’île délicieuse pour y baiser
la trace de vos pas.
Papeete, 1er octobre 1920. 213
210 Cité in Roussel l’ingénu, p. 28
211 C’est un thème classique : Tahiti est à l’opposé de la France, Loti l’écrit dès les premières
lignes de son roman, situé à Tahiti donc « en dessous, sur l’autre face de la boule terrestre,
dans les jardins de la feue reine Pomaré… » op. cit. p. 49 ; il précise même, « En sens inverse
des cascades du bois de Boulogne et de Hyde Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, en
dessous du vieux monde » (op. cit. p. 131) ce que Roussel, dans une carte postale à Robert
de Montesquiou reprend presque terme à terme : « J’ai vu la cascade de Fataoua » qui coule
en sens inverse de celle du bois de Boulogne « et j’ai entendu des himénés au clair de lune. »
in François Caradec, Raymond Roussel, Fayard, 1997, p. 202.
212 Cité in Caradec, p. 202.
213 Raymond Roussel, Locus Solus, édition Gallimard 1963, p. 85.
234
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
Il suffit de confronter cette remarque avec un passage de Locus
Solus écrit une dizaine d’années avant ce voyage dans lequel le poète
Gilbert «en dilettante curieux et noblement avide de sensations artistiques214» est censé se rendre en Asie mineure sur les traces de son poète
favori, Missir, pour comprendre à quel point la fiction anticipe la réalité.
Les mêmes intentions semblent avoir motivé le véritable voyage de
Roussel à Tahiti.
Ce déplacement n’aura donc rien d’ethnographique, ni même de
touristique. Il ne faut pas hésiter à le qualifier de littéraire. Si, en 1920
dans un voyage autour du monde qui déjà s’inspire dans son principe et
certaines de ses étapes du Tour du Monde en quatre-vingts Jours,
Roussel se rend à Tahiti à l’autre bout du monde et à l’envers du monde,
c’est pour regarder l’envers du décor, probablement pour vérifier, non
que le livre de Loti est conforme à la réalité, mais que la réalité s’est bien
modifiée sous la pression du livre ; il n’aura de cesse d’en découvrir des
traces au prix d’étonnantes entorses à la vérité ou à la cohérence.
L’héroïne du livre, Rarahu, n’existe pas, Loti lui-même l’avoue215.
Qu’importe, et pour autant qu’on le déduise des documents qu’il nous a
transmis, Raymond Roussel profite de son séjour à Tahiti pour se lancer
dans une sorte d’enquête personnelle destinée à retrouver dans la réalité
tahitienne des traces «authentiques» de l’imaginaire de Loti.
Les objets et les preuves qui résultent de son enquête ont été retrouvés dans le fonds Roussel, déposé à la Bibliothèque Nationale de
France216 en 1989, ce qui a permis d’en reconstituer les temps forts.
Ainsi, rappelle François Caradec, il se fait photographier devant la tombe
d’un enfant de Rarahu, il achète une «photographie de Rarahu»
(comme Roussel est milliardaire, les faussaires ne manquent une si
214 « J’ai combiné plusieurs personnages pour en faire un seul, Rarahu » in Caradec,
« Images, visages et voyages de Raymond Roussel, Revue de la Bibliothèque Nationale, n°43,
printemps 1992. p. 27. », Revue de la Bibliothèque Nationale, n°43, printemps 1992
215 Cf. Annie Angremy, « La Malle de Roussel, Du bric-à-brac au décryptage », Revue de la
Bibliothèque Nationale, n°43, printemps 1992, pp. 37-49.
216 Roussel ne sera pas seulement victime de faussaires et fera l’objet de nombreux chantages, au point que Leiris – ainsi que le rappelle M. Margueron a pu écrire que chaque voyage
était dû à un chantage. Nous avons seulement la preuve d’un seul que nous avons fournie à
François Caradec qui se situe dans les années 1904-1905. (op. cit. p. 125).
235
belle occasion de lui soutirer un peu d’argent217) ; il obtient également
d’un officier de l’état civil des «copies en français de l’acte de décès de
Rarahu» qui aurait exercé le métier de «blanchisseuse» et dont le nom
réel serait : «Tetuanuirerehaou a Huitia», décédée le 19 janvier 1915.
Roussel aurait-il mal lu le roman de Loti ? Cette mort ne cadre nullement
avec les épisodes du roman dans lequel, retournée à Bora Bora en 1875,
Rarahu ne vécut que «quelques jours 218». Que faire de cette différence
de quarante années entre les deux documents ? Mais est-il encore question de cohérence chronologique ? De surcroît, il fait dédicacer l’exemplaire du Mariage de Loti qu’il possède (édition Calmann-Lévy de 1916)
par de prétendus descendants de l’héroïne. Ainsi se succèdent pour la
séance de signature, le 29 septembre 1920, Laurent Rarahu ; le 1er
octobre 1920, Louis Rarahu s’exécute ; ensuite (le même jour ? ) c’est
au tour Taouea, sous le paraphe de laquelle Roussel précise «Signature
de la sœur de Rarahu» avant de signer à son tour. Puis Taua, dont
Roussel, toujours en quête de la précision la plus grande explique le
degré de parenté avec l’héroïne : «Signature de Taua fils de la sœur de
Rarahu et élevé par Rarahu. « Sur le peu de place qui reste, une dernière
signature complète ces dédicaces : «Teriimaevarua Apomare ariinoporapora» qui, nous dit Roussel, est bien «la signature de Teriimaevarua II
reine de Bora Bora219».
La puissance d’un livre se mesure à sa capacité à modifier la réalité,
et Roussel fait jouer à plein ce pouvoir avec le Mariage de Loti au point
de transformer son exemplaire en un monument à la gloire de la fiction,
valeur ajoutée dont il est pleinement conscient puisqu’il lègue le livre
fétiche à la Bibliothèque nationale.
Il est manifeste que Roussel a atteint son but dans son voyage à
Tahiti. La gloire de Loti – et avec lui celle de toute littérature – s’est visiblement matérialisée et «l’île délicieuse» devient une sorte de jardin
217 Op. cit. IV, 10, p. 226.
218 Dans le chapitre « Le tour du monde : Pierre Loti et Tahiti », François Caradec donne toute
précision sur cet aspect, op. cit. p. 200-210. Il existe dans la correspondance retrouvée de
Roussel déposée à la Bibliothèque nationale quelques lettres de la reine Marau Taaroa à
Raymond Roussel.
219 Le Mariage de Loti, op. cit. p. 66.
236
Doc. Margueron.
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
maintenant chargé
de sens. Roussel
semble travaillé par
le même désir d’élucidation que celui
qu’il prête dans
Locus Solus aux invités de Martial
Canterel lorsqu’ils
découvrent, en un
long parcours initiatique qui fait le sujet principal du roman, que les
objets accumulés par le maître dans sa propriété de Locus Solus ne sont
pas vides de sens mais au contraire saturés par lui.
C’est une façon de concevoir la littérature comme un voile qui doit
recouvrir la nature et lui conférer du sens ; il faut, sous peine d’être
engloutie par elle, réfréner l’exubérance inquiétante de la nature tropicale de même qu’il faut forcer le sens des «mots tristes, effrayants, intraduisibles» de la langue maorie220. L’écrivain de génie déchire ces
ténèbres effrayantes, puisque sa plume transforme le monde en l’éclairant. Roussel reconnut au plus haut point ces pouvoirs à Jules Verne et
à Pierre Loti et, rédigeant à son tour ses Impressions d’Afrique et
Nouvelles Impressions d’Afrique, il est probable qu’il ne s’oubliait pas.
Après ce voyage au cours duquel il semble avoir entretenu d’amicales
relations avec l’aristocratie autochtone, amitié qui s’est prolongée par
un échange de courrier tout aussi courtois que banal, Roussel n’en est
pas resté là. De retour à Paris, il cherchera à contacter Loti pour lui soumettre le résultat de ses fouilles et les preuves qu’il a glanées dans l’archipel polynésien. En vain. Le maître n’a jamais répondu et Roussel n’est
jamais retourné à Tahiti, dans cette île qui prit pour lui singulièrement
la forme d’un livre.
Pierre Bazantay
220 Lettre à Gaston Mauberger, citée in Caradec, p. 207. Gaston Mauberger fut le secrétaire
de Pierre Loti.
237
Lecture nouvelle de Loti
Une thèse soutenue à l’Université de Lille est parue en 1988 qui propose une façon nouvelle de lire Loti. Alain Buisine utilise l’histoire littéraire, il assimile donc l’homme à l’oeuvre mais en partie seulement,
puisqu’il utilise des méthodes critiques s’appuyant sur les lectures de
Sigmund Freud, Roland Barthes, Vladimir Jankélévith, Michel Serres et
des notions modernes celle de la viduité par exemple. Un vrai plaisir de
relecture qui donne envie de relire Loti autrement.
Une personnalité étonnante
Dans un premier temps pour mettre en évidence la personnalité
troublante de Julien Viaud, Alain Buisine montre son attachement aux
portraits de lui-même, aux nombreuses photos prises comme s’il n’était
que «le porte-manteau de son déguisement, le cintre de son ridicule»(p18). L’écrivain est en sorte l’image que les autres posèdent de lui,
qu’ils reçoivent, puisqu’il distribue à tous des clichés et devient parfois
ainsi «la tête de Turc des humoristes et des journalistes» (p 34) Il
existe d’innombrables photos de Loti déguisé en Albanais, en Grec, en
Breton, en Dieu Osiris, en Académicien… «L’original est le cliché dont
Loti loin d’être le modèle ne constitue qu’un tirage». Cette inversion
de point de vue éclaire la lecture de l’oeuvre. L’auteur s’identifie ainsi à
l’autre, à l’image qu’il donne et on peut lire dans le Mariage de Loti «
Rien n’empêchait qu’à un certaine moment je me prisse pour un
indigène». L’habit en quelque sorte fait le moine chez Loti. La dissolution de l’auteur, celle de son physique est redoublée de celle de son
identité, de son nom puisqu’il use et abuse de nombreux pseudonymes,
«il porte tous les noms sauf justement le sien».
Viaud / Loti et Julien / Pierre,
possède t-il une double personnalité ?
Cette instabilité222 et ce jeu onomastique se retrouvent dans celui de
ces personnages troublants qu’il a si bien dépeints que Rarahu est passée
Supplément au Mariage de Loti • Loti littéral • Avril - Septembre 2000
pour une vraie personne et a été recherchée par nombre d’amateurs
d’exotisme et l’on peut dire est devenue un mythe vrai à Tahiti. Or dans
le journal intime qui évoque les aventures de son frère on peut lire : «Le
fond de l’histoire n’est pas vrai- j’ai combiné plusieurs personnages
réels pour en faire un seul : Rarahu».
Qu’est-ce qui donne encore alors envie de lire Loti ?
Buisine propose les descriptions dans lesquelles on pourrait peutêtre trouver un charme exotique. Mais il nous démontre immédiatement
que son pouvoir de décoloriste, agit comme un puissant décolorant de
l’image. «Loti broie de l’incolore» (p. 96). « Loti dé-peint plus qu’il ne
peint. . . la luxuriante diversité des couleurs se fond et se confond,
ton sur ton, en de molles grisailles légèrement nuancées de coloris
très doux et très moelleux…les couleurs franches s’estompent en
d’indécises nuances. . . et chez Loti plus la description se prolonge
moins on y voit». Ce royaume du tiède et de l’insipide fait écrire à Gide
que son style n’est jamais tendu mais : «une phrase sans muscle, macérée de douceur». L’écriture dispose de toute une «batterie d’opérateurs
textuels de indistinction : «Cela» en tête de phrase est d’un emploi
étonnant exactement comme le «et» qui relie les propositions ou les
amorce, il affectionne aussi les tournures comme «C’était…Il y avait…
et le mot vague de choses». C’est «comme si les paysages étaient voilés
de brume, de brouillard, de vapeur» (p. 107).
Pourtant Loti fut dessinateur avant d’être écrivain
Ses dessins sont précis, nets sans bavure. Ainsi Viaud dessinateur et
Loti romancier n’ont rien de commun. C’est peut-être la raison pour
laquelle l’auteur a besoin de deux noms pour présenter une double
oeuvre, «ils ne pourraient cohabiter sous le même patronyme».
Quand le Mariage de Loti parut illustré de ses dessins le volume n’eut
pas grand succès. L’illustration est incompatible avec l’écriture comme
le souligne Flaubert : «Ah ! qu’on me le montre, le coco qui me fera
le portrait d’Hannibal…Ce n’était pas la peine d’employer tant d’art
à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon
rêve par la précision inepte» (Lettre du 24 juin 1862).
239
L’amour et la mort
Toutes les histoires d’amour chez Loti se terminent immanquablement par la mort d’un des partenaires. La mort produit du texte et La
maison de Rochefort «comme un sanctuaire du souvenir «est constituée de tombeaux : chambre de la mère, de la tante, nécropole
d’Aziyadé, sa stèle…Etre et ne pas être, être encore et ne plus être : le
texte lotien est travaillé par une ambivalence de l’attitude sépulcrale, conservation et disparition des reliques (p. 326).
Loti, auteur posthume : pratiques du vide
En 1879 parait Aziyadé sans indication de nom d’auteur et le récit
commence par un incipit sous forme d’épitaphe. «Ce roman nous
raconte la liaison d’un officier de la marine anglaise avec une jeune
turque. Séparation, mort de la jeune fille : l’officier désespéré
cherche et trouve la mort en combattant. Tout au long du texte
Aziyadé s’adresse à son amant en lui donnant le nom de Loti». Mais
le narrateur est mort au combat, ce narrateur portant le nom de son
auteur. Dès lors, tous les récits écrits seront signés d’un auteur posthume, où le mort reprend la plume. «Jusqu’à un certain point ce premier roman ne sert qu’à faire mourir l’auteur »(p. 403).
En somme Buisine se demande pourquoi un sujet, plutôt que de se
contenter de ne rien écrire, se met à écrire le rien. «Ce je ne sais quoi»
cet impalpable, ce fugitif. «Loti embaume ses souvenirs, les fixant et
les enfermant dans les lignes, dans les bandelettes de sa réécriture
sépulcrale».
Nous espérons que ce compte rendu rapide donnera envie de se
procurer l’étude mentionnée qui est très enrichissante.
Francine Besson
Bibliographie d’Alain Buisine
Tombeau de Loti, Aux amateurs de livres, 1988, 431 pages
Pierre Loti, L’écrivain et son double, Tallandier, 1998, 322 pages
240
Loti local
Le Mariage de Loti adapté à la radio
avec Yves Roche
Les années 60
Tahiti n’a qu’une seule Radio ; c’est Radio-Tahiti, rue Dumont d’Urville, un bâtiment simple, quelques bureaux et un studio à partir duquel sont diffusées trois
séquences horaires, matin, midi et soir. Michel Espinasse dirige une équipe familiale,
assisté par Jo Adam. Deux techniciens, Yves Roche et Julio Copie président à la
technique. John Martin anime les séquences tahitiennes. Autour d’eux gravitent des
«pigistes» qui interviennent en français ou en tahitien : Pouira, Te Arapo et ses
légendes, Paimore, le tutu’u ma’i et sa chronique santé, Pierre Boixière et ses émissions «jeunes»…
La Polynésie entière est à l’écoute «Allo les Iles, Allo les Iles» et lorsque à 19
heures les voix tahitiennes s’enfoncent dans la nuit au son du Maururuu a vau, les
émissions en langue française prennent le relais. La Tribune de l’Histoire, Les
Maîtres du Mystère, toute la production vient de Métropole. Pourtant le créneau 19
heures/19 heures 30 ouvre un espace à la production locale et c’est ainsi que naissent des émissions comme «33/45/78/X» qui permet aux jeunes talents polynésiens
de trouver une rampe de lancement : Gabilou, Les Savates jaunes, Esther et combien
d’autres sont venus chanter au studio.
Et puis, une ou deux fois par an, désireux de sortir de leur train-train quotidien,
des animateurs se lancent dans l’aventure de productions importantes.
C’est ainsi que naîtra Le Mariage de Loti, adaptation radiophonique de Pierre
Boixière et Yves Roche, qui prennent sur leur temps libre pour réaliser cette production locale qui sera diffusée en «prime time» comme on dit aujourd’hui.
L’adaptation se veut fidèle au roman. Le montage permet de sélectionner des
tranches intégrales de texte, restituées par un «lecteur» lorsqu’il s’agit d’éléments
narratifs, ou «jouées» par des comédiens lorsqu’il s’agit de dialogues. Ainsi Hilaire
Gire en narrateur, Pierre Boixière dans le rôle de Loti, Roselyne Ahtchoy dans celui
de Rarahu et Chantal Guilbert dans le rôle de la Princesse font revivre l’espace d’une
soirée les héros de Loti.
La part de la musique - vivo, himene, danses - est essentielle : c’est elle qui
crée l’ambiance et pose le décor. Ces «illustrations» musicales sont choisies par
Yves Roche dont la double compétence d’ingénieur du son et de compositeur fait
d’autant plus florès que c’est l’une de ses créations, la célèbre chanson «Rarahu ia
Roti» qui fournit le leitmotiv de l’œuvre.
A coup sûr, Le Mariage de Loti sur les ondes de Radio-Tahiti fut une production
unique dont on parla longtemps !
Pierre Boixière
Alain Collard lit Le Mariage de Loti
à R. F. O. en 1990
Dans le ciel, moitié miroir aux alouettes moitié auberge espagnole de Tahiti,
tournent et virevoltent deux noms d’artistes autour desquels se complaît l’île aux
rêves, qui file, bâtit ou égraine ses images à son gré : d’un côté Paul Gauguin, le
peintre maudit, rebelle, déclassé, que l’on n’a pas su regarder, le peintre qui a recouvert Tahiti d’une nouvelle identité et d’une étrange aura ; et de l’autre Pierre Loti,
l’écrivain des amours épurées, le courtisan affable du palais de la reine, l’écrivain
récupéré, anesthésié, débonnaire, apprivoisé, littérairement triste mais ô combien
correct.
Août 1990, la rentrée des classes approche. Un animateur de la radio publique
(R. F. O. ), Alain Collard, me téléphone : «Monsieur Margueron, je vais lire à l’antenne
pendant toute une semaine de larges extraits du Mariage de Loti et je voudrais que
vous évoquiez l’écrivain que fut Pierre Loti et que vous commentiez certains des passages lus».
Pourquoi pas ? J’ai alors gribouillé rapidement sur un coin de feuille blanche
quelques idées forces à faire prévaloir. D’abord contrecarrer les nombreux clichés, la
mièvrerie répandue ainsi que les idées reçues, qui sont légion concernant Loti et son
Mariage tahitien ; puis valoriser l’œuvre dont l’intérêt n’est ni totalement stylistique,
ni totalement romanesque, mais dans son caractère composite. Et pourquoi ne pas
insister sur l’échec personnel, collectif, historique sur lequel s’appuie ce roman ?
La semaine radiophonique Loti commença. L’animateur ne manquait pas d’expressivité dans sa lecture, mais je trouvais que la radio se prêtait mal à cet exercice
oratoire, finalement long et monotone, qui requiert de l’auditeur une attention qu’il
ne peut pas forcément offrir, là où il est et compte tenu de ce qu’il fait. L’animateur,
lui, tenait au mythe qui englobe si confortablement Loti et Tahiti - il n’avait, hélas, pas
lu le décapant roman La tête coupable de Romain Gary - ; de mon côté je fus l’iconoclaste, l’empêcheur de rêver en rond en suggérant une analyse plus dramatique de
cette œuvre qui ne retient des connotations du Mariage que l’angoisse de l’inéluctable séparation et que la mort, toujours redoutée, toujours à venir ! Fin de règne, fin
de vie, agonie de la culture, nostalgie, détresse…
Je ne suis pas sûr d’avoir convaincu l’animateur ou même les auditeurs. Tant
de gens ont besoin de voir Tahiti avec les yeux d’un autre, en l’occurrence les yeux
de la douce Chimène, afin d’y vivre sans trop de mauvaise conscience et de troubles
métaphysiques !
Des échos de cette émission-feuilleton, je n’en ai point reçus ; l’animateur, par
contre, m’a assuré du succès de la prestation ! Il voulait remettre cela avec Jean
Reverzy (Le Passage) et Albert T’Serstevens (La Grande plantation). Le destin l’en a
empêché.
A Tahiti le prix de la fête est chèrement payé. Rétroactivement on peut affirmer
que Loti l’avait bien compris.
D. M.
242
Supplément au Mariage de Loti • Loti local • Avril - Septembre 2000
D’autres adaptations du Mariage de Loti ont été récemment présentées à Tahiti.
Mentionnons-en deux.
En 1988, le spectacle annuel du collège Pomare IV, le «Pomare show», a présenté
du roman la scène où l’opéra de Meyerbeer, Vasco, est chanté à la cour. Au-delà du
plaisir de montrer une séquence à finalité esthétique, l’idée consistait à mettre en
scène le faste d’une société - déjà pluriethnique - qui gravitait autour du pouvoir et
était avide de nouveautés autant que de plaisirs. Malheureusement la population
tahitienne était, à l’époque coloniale, tenue à distance de ces réjouissances.
En mai 1992, dans le cadre de la célèbre «soirée merveilleuse» de l’hôtel
Beachcomber à Tahiti, un spectacle intitulé «La légende du Mariage de Pierre Loti»
est présenté : la musique et la chorégraphie sont créées par Ura et son groupe Torea
Ura nui). Il s’agissait de symboliser, selon les concepteurs du spectacle, à travers
Rarahu et Loti, la rencontre réussie de deux cultures. Le thème de l’arrivée du navire
et de l’accueil traditionnel est d’abord développé. Puis on assiste à l’échange de
cadeaux que clôt un immense tama’ara’a. Rarahu attiré par l’étranger en uniforme,
Loti lui offre une danse qui est une invitation à l’amour. Un mariage polynésien est
alors rapidement organisé sous l’égide d’un grand prêtre. Un parfait amour unit
Rarahu et Loti. Le spectacle s’achève avant le départ du marin. [D. M. ]
Doc. Margueron.
243
Le Mariage de Loti théâtral en 1995
Pourquoi adapter le Mariage de Loti ?
La société polynésienne contemporaine étant pluriethnique donc pluri-culturelle, il était impératif, à mon avis, de concevoir et de proposer un spectacle pouvant
rassembler toutes ses composantes. Après avoir relu le Mariage de Loti l’idée d’une
adaptation s’imposa comme une évidence pour en faire un spectacle total, bilingue
alliant le théâtre, le chant et la danse.
Cela n’était certes pas un projet facile, mais l’entreprise était intéressante ; tout
d’abord, puisque Julien Viaud situe l’action de son roman à Tahiti, et que c’est ici en
Océanie qu’il héritera de son pseudonyme «Roti», le nom d’une jolie fleur parfumée
«Roti Fautaua», (la rose qu’il transformera lui même en Loti). Ensuite l’action se
situant en 1872, il était périlleux mais passionnant, d’essayer de recréer ce Tahiti
d’autrefois, qu’avait connu Loti. Enfin parce que sa vision sentimentale et poétique
du roman exotique d’aventures peut plaire à tous, au grand public comme aux
esthètes. C’est un roman qui chante aussi le malheur, celui de Loti, dans sa différence incurable, comme dans la nostalgie d’une pureté qui le fascine. Nostalgie certes,
mais également rêves multipliés, puisque l’illusion d’une rencontre avec les Tahitiens
devient possible le temps d’une escale et d’un amour en la personne de Rarahu,
jeune Polynésienne imaginée et sublimée par Loti, sans jamais arriver cependant à
la communication complète centrée sur une idylle romantique.
Comment adapter le Mariage de Loti ?
La difficulté principale de l’adaptation résida à rétablir un ordre chronologique
dans le roman afin qu’il se transforme en spectacle ; en effet Le Mariage de Loti n’est,
comme la plupart des livres de cet auteur, que transcription de notes de voyages et
de lettres, pas toujours rédigées dans un ordre chronologique. Entreprise périlleuse
que d’imaginer un canevas et des dialogues entre les personnages du roman,
puisque dans son œuvre Loti ne nous livre que quelques phrases dialogiques. Le
reste du roman étant composé de descriptions et de sensations ; Il n’y a pas beaucoup d’action dans le roman qui pourraient charpenter une solide trame théâtrale.
Il fallait donc, après avoir ébauché un plan global de l’action, qui se résume à
l’idylle entre Loti et Rarahu, insérer des scènes dialoguées d’après les impressions,
les lettres et descriptions de l’auteur tout en essayant de rester dans son esprit
romantique, nostalgique, idéaliste.
La vraisemblance historique
Une recherche historique était impérative concernant ce Tahiti des années
1870, afin d’éviter au maximum de grossières erreurs :
- Quelles étaient réellement les mœurs de l’époque tant à la cour de la reine
Pomare IV, qu’au bord de la «Fautaua» lieu privilégié de rendez-vous d’une certaine
jeunesse de Papeete,
- Quelles étaient les tenues de l’amiral et des officiers de marine de l’époque et
comment se les procurer ?
Des amis métropolitains se sont documentés, notamment au musée de la
Marine à Paris et m’ont adressé les éléments nécessaires afin que les costumes
soient réalisés sur place par le maître tailleur du camp d’Arue.
244
Doc. Beslu.
Madame Régine Lussan, Présidente de l’Association Internationale des Amis
de Pierre Loti fut également contactée : elle nous fournit quelques précisions supplémentaires sur l’auteur. Mme Lussan vint d’ailleurs à Tahiti pour organiser conjointement au spectacle une exposition sur Loti et son œuvre, en particulier suite à la
publication d’un ouvrage sur des dessins et des illustrations inédits effectués par
Loti durant son séjour en Polynésie ;
C’est muni de tous les renseignements précités et avec l’aide des personnalités
suivantes que je tiens à remercier, à savoir : Le Président de l’Assemblée de
Polynésie, le Haut-Commissaire et l’Amiral, que la grande aventure de l’adaptation
pouvait alors commencer.
Un lieu scénique
Le spectacle se jouant en plein air il fallait premièrement trouver le lieu scénique le mieux approprié, si possible le moins excentré de Papeete, et celui paraissant le plus féerique. Ce lieu devait permettre également la construction de trois «
fare» de structure en bois recouverts de «niau». Très vite un lieu s’imposa, il s’agissait du Bain de la Reine situé en centre-ville, dans les jardins de l’Assemblée de
Polynésie mais dont une partie du plan d’eau demeure la propriété du HautCommissariat. Un retour aux sources en quelque sorte puisque c’est le centre historique de Papeete. Les autorisations nécessaires furent facilement obtenues. Les lieux
scéniques furent alors établis, à savoir ;
- le « fare champêtre de la reine Pomare IV»
- la vallée de la Fautaua, au lieu dit «le bain Loti»
- la case de passage chez la reine Pomare IV
- la case des vieux parents de Rarahu
- les falaises des îles Marquises.
Le travail de réécriture
La réécriture pouvait débuter en nous référant aux indications recueillies, mais
également en restant au plus proche de l’œuvre et surtout des sensations ressenties
par l’auteur. Ce travail s’est effectué sur quatre mois environ et se fit en langue française, assisté de Mylène Raveino avec laquelle, partant des situations décrites par
l’auteur, nous ébauchions oralement nos dialogues avant de leur donner une forme
définitive sur notre manuscrit ; Mylène était donc tour à tour la Reine, Rarahu,
Tiahoui, etc. De même que j’étais alternativement Loti, John, Plumket, Tseen Lee,
etc. Certaines scènes devant être interprétées en langue tahitienne (en reo maohi),
elles furent traduites par Maco Tevane, directeur de l’Académie tahitienne. En effet le
projet lui a paru séduisant et il nous a bien aidés.
Des acteurs à la scène
L’adaptation terminée, le problème de la distribution des rôles se posa comme
une difficulté supplémentaire ; il fallait trouver des acteurs polynésiens bilingues au
nombre de dix, un comédien d’origine chinoise, quatre comédiens européens, plus
vingt jeunes Polynésiens et Polynésiennes pour recréer «la bande de la Fautaua» jeunesse oisive, insouciante, mais sympathique et pleine de charme. A cela il fallait
ajouter vingt danseurs et danseuses ainsi que sept musiciens. Pour les quatre comédiens européens, à savoir Loti, l’Amiral, Plumket, et John, ces deux derniers étant
246
Supplément au Mariage de Loti • Loti local • Avril - Septembre 2000
des amis de Loti, le choix fut simple, puisque tous avaient déjà interprété des rôles
dans mes spectacles précédents. D’autre part, chose extraordinaire, le comédien
Olivier Souliman ressemblait étrangement au document photographique représentant Loti que j’avais consulté lors de mes recherches. Pour le reste, donc pour l’essentiel de la distribution, il a fallu prospecter, convaincre, et en un mois les personnages furent trouvés, qu’ils en soient ici encore remerciés.
Les répétitions commencèrent en décembre 1994, après plusieurs lectures en
commun du texte ; elles s’échelonnèrent en un rythme de plus en plus rapide jusqu’à
la première du spectacle du 19 mai 1995. Les chants furent créés par le fameux chorégraphe Coco Hotahota, les danses furent placées sous sa direction.
La construction des fare avançait parallèlement aux répétitions ; ils furent réalisés en bois et recouverts de niau par les techniciens de l’Office Territorial d’Action
Culturelle aujourd’hui Maison de la Culture. Le fare de la reine étant construit sur
pilotis sous lequel coulait l’eau, il fallut donc tester la profondeur du plan d’eau issu
du bain de la Reine et obtenir l’aide du «Fonds d’entraide aux îles» (le FEI), afin d’asseoir de façon solide et dans toutes les conditions normales de sécurité ce fare, ainsi
que la plate-forme, sise à l’avant, destinée à servir de lieu scénique pour les danses
et réceptions se déroulant chez la Reine Pomare IV. Le bain de la Reine, devenait le
bain de Loti, la pièce d’eau générée par ce dernier devenait la «Fautaua». La végétation existante et les éclairages donnèrent à ce lieu l’effet paradisiaque souhaité.
Les représentations
L’accueil du public fut chaleureux à souhait. Les soirées prévues furent toutes
remplies. Le public était pluriethnique : Tahitiens, Français, Chinois sont venus en
nombre. De plus l’Office des Postes et Télécommunications a émis, pour l’occasion,
un timbre et une enveloppe premier jour d’une valeur faciale de 66 Francs représentant les deux comédiens principaux Loti et Rarahu, photographiés par Jean-Claude
Bosmel. Certains spectateurs polynésiens avaient, au sortir du spectacle, quelques
larmes qui perlaient au coin des paupières, le romantisme les ayant visiblement
émus, et peut-être pour certains, remémoré quelques souvenirs empreints de nostalgie. D’autres peut-être étaient touchés par la symbolique du final réunissant définitivement Loti et Rarahu, unis dans la même pose que celle représentée par la statue du bain Loti, dans la vallée de la Fautaua. Un désir plus qu’une réalité puisque le
marin Julien Viaud autant que l’écrivain Pierre Loti sont repartis et n’ont plus jamais
rejoint les rives de l’ Océanie.
Alain Deviègre
Distribution (62 Interprètes) :
La Reine Pomare IV : TEIKIOTIU Penina. Le majordome : MAAMATUA Heremoana. La Princesse Ariitea :
FOSTER Makau. Faimana (suivante de la Reine) : MAIRAU Mariane. Teria (suivante de la Reine) : OOPA
Elisabeth. L’Amiral : BOURCART Roland. Loti : : SOULIMAN Olivier. Plumket (ami de Loti) : BONNETAIN
Patrice. John (ami de Loti) : LEROY Yves. Tetouara (maîtresse du domaine de la Fautaua) : DEXTERCARILLO Pauline. Tiahoui (amie de Rarahu) : ESTALL Tekura. Rarahu : ESTALL Tekuriri. Huamahine (mère
de Rarahu) : MIRIA Arlette. Tahaapainu (père de Rarahu) : MIRIA Filipo. Tseen-Lee : SACAULT Yves. La
Bande de la Fautaua (animation et figuration) : 10 jeunes gens & 10 jeunes filles.
Chants et danses traditionnels : 10 danseurs, 10 danseuses, 7 musiciens
Adaptation libre : Alain Deviègre et Mylène Raveino. Reo maohi : Maco Tevane. Chorégraphie : Coco
Hotahota. Mise en scène : Alain Deviègre
247
Impressions de… théâtre ?
La reprise inespérée de l’Ile du rêve à Papeete – sur les lieux mêmes qui
ont inspiré Pierre Loti – nous enseigne une fois de plus à quel point
invraisemblable peut faire partie de la vie. Et pourtant, tout cela paraît si
simple, si logique : un opéra mettant en scène la Polynésie représenté en
Polynésie ! Mais encore fallait-il oser remonter une œuvre totalement
oubliée d’un compositeur encore bien méconnu et dont la philosophie
esthétique, celle d’un classicisme hédoniste, s’oppose de plein fouet au
goût pour la seule spéculation intellectuelle qui a dominé la musique
française depuis la dernière guerre. En faisant entendre l’opéra de
Reynaldo Hahn, le festival “ Musique aux îles ” a pris le risque de
renouer avec une tradition d’élégance lyrique à la française qui, au-delà
de la palette de Massenet, tient sur le même fil de soie Gounod, Méhul,
Rameau et le père fondateur : Lully.
Tahiti a fait sonner ce qui ne sonne plus, ou si peu, en France : de la
beauté divertissante. L’île aurait pourtant des raisons de rejeter cet art
colonialiste, cet exotisme qui la transforme en lagune de carton-pâte et
réduit une humanité autre à un spectacle. Mais elle a, au contraire,
accueilli les conventions passées d’un siècle – le XIXe – qui recherchait
désespérément l’ailleurs, et les a fait s’épanouir, comme des fleurs
séchées injectées de sève, en les nourrissant de sa lumière, de ses
effluves, de l’espace maritime et montagneux qui annihilait toute notion
de décor : les représentations se sont déroulées sous les impressionnantes augures de l’île de Moorea.
C’est donc une véritable transformation qu’a subie “ l’idylle polynésienne ” créée en 1898, véritablement recréée en 2000. Cela jusqu’à être
investie de l’intérieur par la sensualité sauvage d’un authentique ballet
tahitien qui est venu embraser la fête donnée chez la princesse Oréna au
dernier acte. Loin de rompre la continuité stylistique de l’œuvre, cet
intermède est apparu comme surgi du sable qui tenait lieu de scène,
comme sécrété par la terre tropicale qui réaffirmait ainsi ses droits originels. Aucun théâtre n’aurait pu nous offrir ainsi l’expérience d’un rêve
et d’une réalité à ce point animés l’un par l’autre, véritable moment de
fusion des cultures.
Supplément au Mariage de Loti • Loti local • Avril - Septembre 2000
Tout est parti de l’île et lui est maintenant revenu. Elle l’a voulu ainsi et
a permis la réalisation d’une aussi difficultueuse entreprise, jusqu’à retenir la pluie qui menaçait le soir de la dernière. C’est un moment de grâce
qui nous fut donné… nous ne le retrouverons jamais, mais rien ne pourra nous l’enlever.
Philippe Blay
Reprise de l’Ile du rêve à Tahiti
les 6, 7 et 8 avril 2000
Livret d’André Alexandre et Georges Hartmann, d’après Pierre Loti
Musique de Reynaldo Hahn
IIIe festival “ Musique aux îles ”
Directeur général : Pierre Boixière
Directeur artistique : Michel Lethiec
•Loti (Georges de Kerven) :
•Taïrapa :
•Tsen Lee :
•Un officier (Henri) :
•Un officier :
•Mahénu (Rarahu) :
•Téria :
•La princesse Oréna :
•Faïmana :
•Chœurs de Musique en Polynésie
•Chef des chœurs :
•Ballets Temaeva de Coco Hotahota,
dirigés par Fabien Dinhard
•Chef d’orchestre :
•Orchestre de Cannes-Provence-Alpes-Côte d’Azur
•Directeur artistique et chef d’orchestre
•Mise en scène :
•Assistant :
•Costumes :
•Décors :
•Eclairages :
•Conseiller historique :
Antoine Normand
Steeve Mai
Jacques Lemaire
Pierre Esplaut
Charles Atger
Myong Son Han
Karine Verdu
Jacqui-Lynn Fidlar
Violeta Poleksic
Jean-Paul Berlier
Roger Taaae
Philippe Bender
Robert Fortune
Pierre Ziadé
Rosalie Varda
Patrick Maindron
Jean-Michel Bauer
Philippe Blay
249
Nostalgie
C’est fini223, la vie ; c’est demain la mort. J’ai eu jadis, en pays chaud,
des réveils de sieste dont je retrouve encore l’angoisse en souvenir.
Aujourd’hui quand mes yeux se sont ouverts, levés d’en bas sur le beau
plafond de cèdre aux ciselures mordorées, qui a entendu tant de prières
d’Islam, je me suis dit d’abord : «La Turquie, je ne la reverrai plus ; la
chère petite tombe dans le cimetière de Stamboul, la vallée de Beïcos,
c’est fini… « Mais dans mon sommeil, j’avais rêvé d’Océanie, ce qui ne
m’arrive presque jamais plus, et alors j’ai retrouvé tout à coup le souvenir presque oublié de certaine nuit de Nuka-Hiva, mais je l’ai retrouvé
avec une intensité poignante, presque terrible. C’était une nuit de grand
vent et de ciel tourmenté. Dans les bois de là-bas, au bord d’un ruisseau,
sous une voûte de grandes palmes, j’étais étendu par terre, sur des
roches si polies par ce ruisseau capable de devenir torrent qu’elles me
faisaient une couche presque douce. Une petite fille sauvage de là-bas,
nue sous une mousseline, était étendue aussi, presque enlacée à moi ;
c’était tout près de l’eau où nous venions de nous baigner ; dans les
brousses alentour, on entendait chuchoter, en cette langue polynésienne
que j’entendais si bien alors, d’autres couples sans doute un peu enlacés
comme nous. Mais c’était d’en haut que venait un grand bruit étrange,
un bruit métallique, comme de lames d’acier qui se froisseraient : les
immenses palmes tourmentées par le vent. De temps à autre, dans la
déchirure des nuages sombres, une demi-lune nous envoyait ses rayons
d’argent.
222 Extrait du Journal intime de Loti, 1917. Voir la bibliographie et l’analyse de Bruno Vercier
dans Tahiti dans l’œuvre de Pierre Loti.
Supplément au Mariage de Loti • Loti local • Avril - Septembre 2000
Ce perpétuel froissement des palmes est une musique de Polynésie ;
mais elle était, ce soir de tourmente, presque terrible. Le vent avait beau
être tiède, et tiède aussi l’eau du ruisseau, je me sentais envahi par une
sorte de terreur d’enfant abandonné, à être si loin, si loin, dans des
ambiances si étranges. La nuit ! Donc j’étais sur le versant que notre
pauvre petite terre affolée tournait vers les incommensurables vides
noirs ; où elle tomberait éperdument dès la minute où cesserait l’attraction de ce soleil qui tout le temps cherche à la happer dans ses fournaises. J’avais peur de ce vide noir, et de ces trop grandes plantes làhaut, avec leurs résonances métalliques, et peur de savoir que cette toute
petite île couverte de forêts n’était elle-même qu’un point imperceptible
au milieu du grand océan austral, agité dans les ténèbres. Et cette pauvre
petite chair jeune, si ferme sous ses mousselines, qui par hasard s’était
enlacée à moi, à quelle méconnaissable poussière est-elle retournée ?
Oh ! oui, plus effrayant, l’infini vide et noir que regardait la terre à cette
heure-là, plus effrayant encore que ce soleil qui de l’autre côté la tirait
à lui, pour l’anéantir peut-être quelque jour, dans ses cyclones de feu.
Ah ! se rappeler cela, cette nuit polynésienne, et presque la revoir,
ici, du seuil de la vieillesse et de la mort, et quand il faut se dire que mes
yeux, encore si clairs pourtant, bientôt ne verront plus rien. Qu’il était
triste, au-dessus de nos têtes, au-dessus de notre furtif soir d’amour, ce
bruissement des grandes palmes échevelées, que tourmentait le souffle
de l’océan austral !
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BIBLIOGRAPHIE DE LOTI
Le nombre important d’ouvrages consacrés à Pierre Loti, à sa famille et à son œuvre nous oblige
à n’en présenter ci-dessous qu’une sélection. Il ne sera pas fait mention non plus des nombreux
articles de presse qui ont pu, ici ou là, inspirer certaines contributions.
BIOGRAPHIE
BLANCH, L. Pierre Loti, Éditions Seghers, Paris 1986 (titre original : Pierre Loti,
portrait of an Escapist, traduction de Jean Lambert).
BUISINE A. , Tombeau de Loti, Aux Amateurs de livres, Paris 1988.
BUISINE A. , Pierre Loti, l’écrivain et son double, Tallandier, Paris 1998.
FARRERE C. , Loti, éditions Flammarion, Paris 1930
LEFEVRE R. , La vie inquiète de Pierre Loti, Société française d’éditions littéraires et
techniques, Paris 1934.
LE TARGAT F. A la recherche de Pierre Loti, Seghers 1974
PRAIRIE Y. la, Le vrai visage de Pierre Loti, l’Ancre de Marine, Saint-Malo 1995.
QUELLA-VILLEGER A, Pierre Loti, le pèlerin de la planète, éditions Aubéron, Bordeaux
1998 (auparavant Pierre Loti l’incompris, Presses de la Renaissance, Paris 1986).
VEDEL E. , A propose de Pierre Loti à Tahiti in BSEO n° 50, Papeete 1934.
PIERRE LOTI, FAMILLE ET AMIS
DEMARIAUX J. C. et TABOULET G. , la vie dramatique de Gustave Viaud,
frère de Pierre Loti, éditions du Scorpion, Paris 1961.
LEFEVRE R. , En marge de Loti, Éditions Jean Renard, Paris 1944 (il y est question des
amis de Loti notamment de Plumkett).
REILLY P. O’ et JAMMES A. , Gustave Viaud, premier photographe de Tahiti, Paris
Société des Océanistes.
SERBAN N. , Un frère de Pierre Loti (Gustave Viaud), Nouvelles éditions latines (1936 ?),
VALENCE O. et PIERRE-LOTI-VIAUD S. , La famille de Pierre Loti ou l’éducation
passionnée, Calmann Lévy éditeur, Paris 1940.
PIERRE LOTI ET SES DEMEURES
BOISDEFFRE P. de, Pierre Loti et ses maisons, Christian Pirot éditeur, Saint-Cyr sur Loire
1996.
LIOT T. La maison de Pierre Loti à Rochefort, Éditions Patrimoines médias, Chauray
(Deux Sèvres), 1999.
EDITIONS DU MARIAGE DE LOTI
Rarahu -idylle polynésienne- par l’auteur d’Aziyadé, Calmann Levy éditeur, Paris 1879.
Éditions Calmann Levy, Paris 1880 (nombreuses éditions par la suite)
Le Livre de poche, n° 4708, Paris 1976
Les Éditions du Pacifique, Tahiti 1982
Garnier-Flammarion n° 583, Paris 1991
AUTRES ŒUVRES DE LOTI
Le roman d’un enfant, G/F n° 509, édition critique de Bruno Vercier, 1988.
Prime jeunesse, Folio classique n° 3280, édition critique de Bruno Vercier, 1999.
252
Doc. Beslu.
Cette éternelle nostalgie, Journal intime 1878-1911, édition établie par Guy Dugas,
Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, La table ronde, Paris 1997.
Soldats bleus, Journal intime 1914-1918, édition établie par Alain Quella-Villéger et
Bruno Vercier, La Table ronde, Paris 1998.
Un jeune officier pauvre, fragments du journal intime rassemblés par son fils Samuel
Viaud, La petite Illustration n° 143 à 146, avril-mai 1923.
ÉDITIONS ILLUSTRÉES DU MARIAGE DE LOTI
Le Mariage de Loti, illustrations de Pierre Loti et A. Robaudi, éditions Calmann Lévy,
Paris 1898,
Le Mariage de Loti, illustré par R. Woog, A. Devambez, R. Lelong, Lobel-Riche, M.
Orazi et Gaumet, Éditions Pierre Lafitte, Paris 1923,
Le Mariage de Loti, illustré par François de Marliave, Henri Cyral éditeur, Paris 1932,
Le Mariage de Loti, illustrations de J. G. Domergue, Calmann-Levy éditeur, Paris 1936,
Le Mariage de Loti, graffiti de Sylvie Picard, éditions Safrat, Morsang-sur-Orge 1990,
Le Mariage de Loti, illustrations de Jacques Boullaire, 1944, réédité en 1992 par les
éditions le Motu (Tahiti).
Oeuvres complètes de Pierre Loti en 8 volumes, Michel de l’Ormeraie éditeur, préface
de Maurice Rheims, dessins inédits de l’auteur, 1986.
EDITIONS CRITIQUES DES ŒUVRES DE LOTI MENTIONNEES
Le Mariage de Loti, édition de Bruno Vercier, G/F. n° 583, Paris 1991,
Le Mariage de Loti in Polynésie, Les archipels du rêve, par Alain Quella-Villéger,
Omnibus Paris, 1996,
Le Roman d’un enfant, édition de Bruno Vercier, G/F n°509, Paris 1988,
Le Roman d’un enfant suivi de Prime jeunesse, édition Bruno Vercier, Folio classique
n°3280, Paris 1999.
ANALYSES CRITIQUES
DRAPERI P. , Le Mariage de Loti, texte dactylographié 103 pages, Papeete 1987.
FAESSEL S. , Utilisation du fantastique dans le Mariage de Loti, in Magie et
fantastique dans le Pacifique (colloque), éditions Haere po no Tahiti, Papeete 1993.
GANDIN E. , Le voyage dans le Pacifique de Bougainville à Giraudoux, éditions
l’Harmattan, Paris 1998.
LEFEVRE R. , Le Mariage de Loti, Société française d’éditions littéraires et technique,
Paris 1935.
MARGUERON D. , Tahiti dans toute sa littérature, l’Harmattan, Paris 1989.
ROMAN P. , la communication dans le Mariage de Loti, mémoire de CEDIFLE, UFP,
Papeete 1991
TODOROV T. , Nous et les autres, éditions le Seuil, Paris 1989.
WALKER T. Le domaine de la fiction dans Le Mariage de Loti de Pierre Loti et les
Immémoriaux de Victor Segalen, mémoire de maîtrise, Université de Paris IV, 82 pages,
1984.
ANTHOLOGIES
Lectures polynésiennes, textes réunis par J. M. Barre, Les éditions du Pacifique, Papeete
1984.
254
Supplément au Mariage de Loti • N° 285 / 286 / 287 • Avril - Septembre 2000
Littératures francophones d’Asie et du Pacifique (présentation Daniel Margueron),
Éditions F. Nathan Paris 1997.
Pierre Loti, pages choisies, classiques Vaubourdolle, librairie Hachette (notes de
Fernand Duviard) 1952.
Le Voyage en Polynésie, par Jean-Jo Scemla, Collection Bouquins, édition Robert
Laffont, Paris 1994.
PIERRE LOTI ET LA MUSIQUE
BLAY Ph. L’Ile du rêve de Reynaldo Hahn, contribution à l’étude de l’opéra français de
l’époque fin de siècle, Université François Rabelais de Tours, thèse en musicologie,
1999. Ouvrage publié aux Presses universitaires du Septentrion, collection «Thèses à la
carte», B. P. 199, 59654 Villeneuve d’Ascq Cedex. Année 2000.
GAVOTY B. Reynaldo Hahn, le musicien de la Belle Époque, Buchet-Chastel, Paris 1976.
PIERRE LOTI DESSINATEUR ET PHOTOGRAPHE
FARRERE Cl. , Cent dessins de Pierre Loti, Tours, Arrault 1948.
GENET C. et HERVE D. Pierre Loti l’enchanteur, La Caillerie, Gémozac (Charente
Maritime), 1988.
LOTI Pierre photographe, exposition du musée de la ville de Poitiers 1985-1986.
LOTI Pierre, dessins tome 1, photographies tome 2, Galerie Régine Lussan, Paris 1994
et 1996.
A PROPOS DE RAYMOND ROUSSEL
BAZANTAY P, Archéologie d’un fait littéraire : Raymond Roussel, thèse de doctorat,
Université de Rennes II, juin 1987.
CARADEC F. , Raymond Roussel, éditions Fayard, Paris 1997.
LEIRIS M. , Roussel and Co. , éditions Fata Morgana/Fayard, Paris 1998.
QUELLA-VILLEGER A. , Pierre Loti dans le musée imaginaire de Raymond Roussel,
in Mélusine n° 6 : «R. Roussel en gloire», éditions l’Age d’Homme, Lausanne 1984
(colloque de Nice, juin 1983).
OUVRAGES DIVERS
BARTHES R. in revue Critique n° 297, février 1972 «Le nom d’Aziyadé». (Texte
important : la «nouvelle critique» se saisit d’un auteur tombé totalement en désuétude).
COLLOQUE de Paimpol, Loti en son temps, juillet 1993, interventions notamment de
Bruno Vercier «Loti, écrivain en son temps», François Bellec «Quand Julien Viaud
illustrait Pierre Loti», A. de Noblet «L’oreille musicienne de Loti», Pierre Bazantay
«Ramuntcho, pèlerin pieux», Alain Quella-Villéger «L’impossible synthèse», Presses
Universitaires de Rennes 1994.
DANIELSSON B. , Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, les Éditions du Pacifique,
Papeete, 1975.
REBOUX P. et Muller C. , A la manière de… «Papaoutemari», parodie de Pierre Loti,
Édition Bernard Grasset, Paris 1914.
VEDEL E. , Notes inédites de Pierre Loti à Tahiti, in Bulletin de la Société d’Eudes
Océaniennes, N° 50, Papeete, 1934.
Daniel Margueron
255
PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres
En vente au siège de la Société,
aux Archives Territoriales.
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Mémoires de Marau Taaroa,
par Takau Pomare
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
3.000 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
ISSN 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 285-286-287