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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N°283 • Décembre 1999
BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 283 - Décembre 1999
Sommaire
Henri Bouvier Odyssée baleinière de Tehei, harponneur tahitien...................................................p.
2
Enquête sur les maladies non transmissibles
en Polynésie française........................................................................................p. 14
Etude de la prévalence de l’hypertension, du diabète,
de la goutte et de l’obésité en relation avec les habitudes alimentaires.
Louise Peltzer
Brève histoire de l’enseignement du tahitien en Polynésie française....................... p. 43
Pierre Ottino
Carnets de terrain : le me’ae Meaiaute de Hane, Ua Huka...................................... p. 96
Compte-rendus d’ouvrages
de Pierre Verrin, Daniel Margueron et Yves Lemaître..................................p. 112
Le mot du président........................................................................................... p. 120
Odyssée baleinière
de Tehei, harponneur tahitien,
une whaling fiction
Les scrimshaws, ces œuvres artisanales des matelots baleiniers
américains du 19ème siècle, sont connues mondialement comme illustrations populaires de la saga baleinière1 de la “ grande époque ”,
lorsque des centaines de navires à voiles (principalement américains)
sillonnaient le Pacifique à la recherche des cétacés. Pour leur plus grande part, ces scrimshaws sont des dents de cachalots gravées au trait, à
l’aiguille à voile et sur lesquelles figurent, le plus souvent, des scènes de
chasse aux baleines, en haute mer ou près des îles, dans leurs péripéties
quotidiennes.
Les équipages n’étaient pas toujours composés que d’Américains.
Au cours des escales dans les îles – comme dans les accidents de la
chasse – les désertions et les morts creusaient des vides dans les équipages. Et les capitaines étaient souvent amenés à recruter des insulaires
(surtout des Polynésiens) pour remplacer les disparus. C’est ainsi qu’en
1844, plus de cinq cents indigènes du Pacifique naviguaient sur ces
1 Il est regrettable que le terme de baleinage n’existe pas encore dans la langue française…
bateaux, la plupart comme harponneurs. Ils acquirent rapidement une
réputation de harponneurs de très haut niveau et de grande sociabilité.
Il serait bien improbable que, parmi eux, aucun Polynésien n’ait jamais
eu envie d’imiter les matelots popaa et de confier à des dents de cachalots les souvenirs de ses aventures. Cependant, à ma connaissance,
aucun objet de ce genre n’est parvenu jusqu’à nous. Ce qui m’a inspiré
l’idée de me mettre dans la peau d’un de ces matelots polynésiens en lui
prêtant ma main (et mon échoppe2) pour raconter son histoire.
J’ai imaginé qu’un Tahitien, recruté à Papeete sur un baleinier pour
une campagne de chasse, était ainsi devenu graveur de dents de cachalots – à l’école de ses camarades américains.
J’ai nommé Tehei mon sympathique personnage, en situant vers
1840 le début de notre histoire. A cette époque, les Tahitiens avaient
appris à lire et à écrire dans leur langue selon l’orthographe fixée par
les missionnaires. Tehei pouvait donc préciser par écrit le sens des
images qu’il gravait. J’ai choisi son itinéraire en le faisant passer par des
îles ayant conservé leurs noms indigènes pour la beauté et la logique de
l’histoire. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, je le fais arriver à Kunie
(“ l’île des Pins ” de Cook) ; aux Nouvelles-Hébrides, il fait escale à Vao
(de préférence à Espiritu Santo), aux îles Salomon, il passe à Malaita (et
non à San Cristobal ou à Santa Ysabel) etc… En Nouvelle-Zélande
(Aotearoa), j’ai pris, pour lui, une petite liberté avec l’orthographe maorie des missionnaires (qui ont rendu le son “ f ” par “ wh ”). C’est ainsi
que Tehei écrit Fanga Nui pour Whanga Nui afin de rendre ce nom de
lieu comme il l’avait entendu prononcer sur place.
Quant au style de nos images, il est nécessairement “ primitif ” voire “ naïf ”. Il rend, par des moyens simples, la figuration de profil des
navires, des pirogues, des animaux, des plantes, en à-plats sans modelé
ni perspective, ce que Tehei voit et ce qu’il comprend de ce qu’il voit. Les
voiles des navires et des pirogues sont plates et non gonflées par le vent
– ceci pour représenter exactement leurs formes. Les quatre rames des
baleinières sont figurées du même côté de l’embarcation pour bien en
préciser le nombre ; les personnages (sauf deux) sont réduits en signes,
2 Outil de graveur.
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en silhouettes. Les différents éléments de l’image sont dessinés à des
échelles correspondant à l’importance que Tehei accorde mentalement à
chacun d’eux et, aussi, à l’espace disponible sur la dent. Ainsi, le guetteur
qui signale, du haut du mât, la présence du cachalot est représenté plus
grand que le matelot sur le pont du bateau. D’autre part, le navire gravé
près de la pointe de la dent sera plus petit que l’autre, situé sur la plus
grande largeur de cette dent – surtout si ce dernier est engagé dans une
action plus importante pour le récit. Enfin, tous les éléments du décor
sont représentés tels que Tehei aurait pu les voir en 1840. J’ai, pour cela,
utilisé des documents de l’époque concernant les personnages, les
pirogues anciennes, les habitations, les sites et les techniques baleinières.
Le film de notre histoire se déroule sur deux dents de taille moyenne (16 cm de longueur chacune) de même forme et symétriques, appartenant vraisemblablement au même animal. On sait que le cachalot n’a
de dents fonctionnelles qu’à la mâchoire inférieure. D’après leur courbure, il est évident que les nôtres proviennent l’une, du maxillaire droit,
l’autre du maxillaire gauche. Elles forment une paire parfaite.
Et maintenant, embarquons-nous avec Tehei. De Tahiti, nous allons
directement en Nouvelle-Zélande. Nous arrivons sur la côte est de l’île du
Nord dans une baie que Cook nomma, en 1769, Mercury Bay et que les
Maoris appelaient Te Fanga Nui O Hei (“ la grande baie de Hei ”). Comme
Cook et ses compagnons, Tehei y admire, près du rivage, “ la chose la
plus belle et la plus romantique que j’aie jamais vue, …un îlot rocheux
et escarpé formant une arche au sommet de laquelle se trouve un groupe
de cinq ou six maisons ” ainsi que le décrivait, dans son Journal de voyage, Sir Joseph Banks, le naturaliste de la première expédition de Cook. Ce
site portait le nom maori de Te Puta O Paretauhinau (la percée de
Paretauhinau). Le groupe de maisons signalé par Banks était enclos dans
une palissade comme tous les villages maoris, c’était un pa, que Tehei
désigne comme “ le pa de Te Fanga Nui O Hei ”, Te Pa I Te Fanga Nui O
Hei. A travers la percée de l’arche, on aperçoit une pirogue maorie à
voile. Comme partout en Polynésie, les noms de ces lieux évoquent d’anciennes légendes locales – dont, peut-être, Tehei eut quelque écho. Ce
paysage tient toute la base de la face de notre première dent.
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Au-dessus de ce motif, Tehei raconte sa première expérience de
chasse à la baleine. A la pointe de la dent, cela débute par l’arrivée d’un
trois-mâts dont la vigie, en haut du grand mât, signale la présence d’un
cachalot. A bord, c’est le branle-bas de combat : les baleinières sont
mises à l’eau tandis qu’à l’arrière du bateau, un second cachalot plonge.
Au-dessous de ce “ préambule ”, Tehei groupe, en une seule scène, les
différents incidents de la chasse : un premier cachalot, harponné, entraîne, dans sa fuite, la baleinière qui l’a attaqué ; à gauche, un énorme mâle
brise dans sa mâchoire une autre chaloupe, précipitant dans la mer tout
son équipage, tandis qu’une seconde baleinière s’approche pour le harponner et qu’un gros requin arrive pour profiter de l’aubaine ; enfin,
pour compléter ce tableau, une dernière baleinière accourt pour sauver
les naufragés. A la limite droite de la scène, une baleinière a hissé sa
voile carrée à livarde.
A mi-hauteur de la dent, un autre navire procède au traitement
d’une prise. La voilure a été réduite pour faciliter les opérations. Le
cachalot mort est amarré le long du bord, décapité. Sa tête est suspendue à l’arrière en attendant d’être hissée sur le pont. Une partie de
l’équipage procède au dépeçage du corps en arrachant la couche de
graisse qui l’enveloppe. Deux matelots découpent, avec des pelles tranchantes, une bande de lard crochée par un cabillot fixé au bout d’un
câble dont l’extrémité s’enroule sur le tambour d’un guindeau situé à
l’avant du bateau et actionné par une autre équipe. Un jeu de palans fixés
au grand mât transmet à la bande de lard la traction du guindeau. Le lard
est ainsi arraché tandis que le cachalot tourne sur lui-même, pelé
comme une orange. Coupé en tranches minces – si minces que, dans le
métier, on les appelait des “ pages de Bible ” -, le lard est ensuite jeté
dans les grandes marmites du fondoir (ou “ trypots ”, en anglais) pour
le transformer en huile de baleine. La tête de l’animal fournira une huile
fine de grande valeur, le spermaceti, et la mâchoire l’os des maxillaires
et l’ivoire des dents. Deux matelots travaillent au fondoir dont la cheminée fume à travers le gréement. Un gros cachalot qui part en soufflant et
un vol d’oiseaux remplissent l’espace restant.
L’autre face de la dent raconte la chasse à la baleine pratiquée par
les Maoris, à partir des rivages, ainsi que le précise la légende gravée à
7
la base de la dent, te patiaraa tohora a te Maori, (“ la chasse à la baleine des Maoris ”) telle que Tehei put l’observer. Dès que les relations
entre Blancs et Maoris s’améliorèrent suffisamment, des stations de ravitaillement des navires – puis de chasse côtière – se créèrent en
Nouvelle-Zélande. Des Maoris s’embarquèrent sur les baleinières et y
apprirent le métier. D’autres le firent dans les premières stations côtières
créées par les Pakeha (les Blancs). Les Maoris entreprirent, ensuite, de
se lancer pour leur propre compte dans cette activité – la seule à leur
portée puisqu’ils n’avaient pas de navires. N’ayant pas, non plus, les
moyens d’exporter leur huile, ils la vendirent aux navires pakeha, leur
permettant ainsi de compléter plus vite leur cargaison.
Dans le cadre de cette coopération, les baleiniers fournirent aux
Maoris l’outillage indispensable : trypots, harpons, lances, pelles à
dépecer, tranchoirs etc., ainsi que les barils. Une station baleinière se
composait de quelques huttes d’habitation, de hangars pour les baleinières et les barils. Elle était située en bord de plage, dans un endroit
riche en cétacés. La chasse se pratiquait de la même façon qu’à partir
des navires, mais le dépeçage et les opérations suivantes s’effectuaient
au bord de l’eau et à terre dans des conditions plus difficiles qu’à bord
des navires. Le nombre des hommes et leur force musculaire devaient
suppléer à l’absence de moyens mécaniques. Les chasseurs de ces stations s’attaquaient surtout à trois sortes de baleines fréquentant les eaux
côtières, la baleine franche australe, la baleine à bosse et le rorqual
commun, toutes trois des baleines à fanons venant passer l’hiver austral
dans les baies abritées pour y faire naître leurs petits et s’accoupler. Tout
cela passionne notre ami Tehei. Aussi, est-ce avec le plus grand soin
qu’il décrit l’activité d’une de ces stations maories.
A la pointe de la dent, une baleinière s’apprête à harponner un rorqual – ce qui met en fuite un groupe de globicéphales (quelques fois
chassés aussi en cas de pénurie de baleines). Sous cette scène, une baleine à bosse, morte, est remorquée par la baleinière qui l’a harponnée. Elle
sera échouée dans un petit fond du rivage – comme la baleine franche en
cours de dépeçage qui figure juste en dessous. Ici se déroule l’opération
la plus spectaculaire : sur le corps de la baleine, deux hommes armés de
pelles tranchantes commencent le découpage d’une bande de lard tandis
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qu’une nombreuse équipe de Maoris, répartis le long du câble croché
dans le lard, procède à l’arrachage de celui-ci ; à côté, un homme armé
d’un tranchoir réduit en morceaux des bandes de lard : ces morceaux,
mis dans des baquets, sont, ensuite, traités dans deux marmites : dans la
première, ils y sont fondus, dans la seconde, l’huile obtenue est mise à
refroidir – après quoi, transvasée dans des récipients plus petits, elle est
transportée à dos d’homme jusqu’aux barils. D’autres détails complètent
ces éléments “ techniques ” pour situer l’action dans son cadre et son
ambiance, le paysage d’abord : au loin, sur l’un des promontoires fermant la baie, un pa fortifié se détache en silhouette, avec ses palissades,
ses maisons et sa tour de guet ; une pirogue de pêche traverse la rade ;
enfin, à l’extrême pointe de la dent, un grand albatros survole l’ensemble,
symbolisant ainsi la suprématie du dieu de l’océan.
Ayant rapporté, sur cette première dent, tout ce qu’il sait de la chasse baleinière, Tehei va raconter, sur la deuxième, la suite de son voyage
en mettant l’accent sur ce qui l’a le plus intéressé : les différents types de
pirogues et d’habitations, les paysages et les gens des îles visitées. Cette
fois-ci, le récit va commencer au bas de la première face, se poursuivre
jusqu’à la pointe de la dent et redescendre sur la seconde face, de la
pointe à la base. L’intitulé en est te tere tapaparaa i te tohora a Tehei
na te moana nui, le voyage de Tehei à la poursuite des baleines dans le
grand océan.
En quittant la Nouvelle-Zélande, le bateau de Tehei se dirige vers la
Nouvelle-Calédonie, au sud de laquelle il fait escale à Kunie, “ l’île des
Pins ” ; il y voit la grande case du Chef, au toit conique surmonté de sa
flèche faîtière et encadrée, selon la tradition, par deux araucarias, les
“ pins ” de Cook, qui annoncent le mana3 du lieu. Le Grand Chef est
représenté coiffé de son curieux bonnet à aigrette et vêtu de son bagayou
ou étui pénien ; il brandit les symboles de son pouvoir, la lance de cérémonie et la hache ostensoir à lame ronde de jade. Détail caractéristique
du paysage de l’île, une “ patate ” corallienne surgit du lagon, couverte
d’une brousse dominée par deux cocotiers. Une grande pirogue à balancier et à voile, du type ancien de Kunie, s’approche du rivage.
3 Puissance magique.
9
Pour séparer cette escale de la suivante, j’ai choisi une frise de cétacés, de préférence aux cordages ou autres motifs utilisés généralement
par les matelots américains pour encadrer leurs sujets. J’ai pensé que
des cétacés défilant entre les escales évoqueraient au mieux les étendues
marines séparant les îles. C’est ainsi qu’au départ de Kunie, une baleine
à bosse et deux dauphins nous accompagnent.
Et nous arrivons à Vao, une petite île des Nouvelles-Hébrides située
sur la côte est de Malikolo. Tehei y voit de curieuses pirogues aux voiles
en forme de papillons, au balancier fixé par trois traverses, l’une à
l’avant et deux à l’arrière et à la proue décorée d’une sculpture d’oiseau
frégate. A terre, il va de surprise en surprise : sur la place d’un village,
s’élève une maison cérémonielle au pignon surmonté d’une sculpture
représentant un grand oiseau aux ailes déployées qui semble protéger
l’entrée, divisée en deux par un panneau sculpté d’un masque ; tout
près, deux tambours à fente et à la tête sculptée, taillés dans des troncs
de grands arbres, se dressent, plantés dans le sol : je les ai figurés de
face, pour montrer leurs fentes ; mais, au-dessus du paysage, j’ai complété leur image par le profil très caractéristique de leur tête, symbolisant leur “ âme ”. Dernier élément du décor, à l’horizon de l’Est, le volcan d’Ambryn fume légèrement. Et un groupe de cachalots nous emmène jusqu’à Malaita, l’une des principales îles Salomon, au nom presque
polynésien mais habitée par de terribles guerriers chasseurs de têtes.
Prudemment, le bateau de Tehei s’en tient à distance respectueuse.
Toutefois, une grande pirogue à voile profite du vent arrière pour s’approcher et Tehei peut l’observer de près. Sa coque (décorée de peintures
représentant des oiseaux frégates aux ailes déployées) est fortement relevée aux deux extrémités, la poupe étant plus haute sur l’eau que la proue,
ce qui permet au barreur d’avoir une bonne visibilité vers l’avant. Les
deux voiles sont amovibles et encadrées, chacune, par deux perches
obliques – ce qui ne les rend utilisables que par vent arrière – dans tous
les autres cas, elles sont abattues et la pirogue navigue à la pagaie. Il n’y
a pas de balancier. Taillées dans d’énormes troncs d’arbres, ce genre de
pirogues rappelle fortement à Tehei les vaka4 des Maoris.
4 Pirogues.
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De Malaita, notre baleinier se dirige vers la Micronésie, à travers
l’immense archipel des îles Carolines et arrive à Palau où les maisons
sur pilotis, aux toits pointus, ont de si jolis pignons décorés de planches
historiées dont les motifs sont sculptés en champlevé5 et diversement
coloriés. Près de l’une d’elles, on voit une petite construction du même
style, aux murs latéraux obliques, ce qui met son plancher en retrait de
la toiture (sans doute un silo à nourriture, comme en Mélanésie et chez
les Maoris). Le toit de ces constructions déborde aussi largement leur
pignon, comme on peut le voir sur la vue en profil de la maison figurée
à droite du motif. Devant la maison principale, une pirogue de pêche à
balancier longe le rivage. Deux pêcheurs rament doucement. Ce petit
bateau semble se balancer comme une gondole, avec ses deux extrémités relevées gracieusement en col d’oiseau. Son petit balancier ne représente qu’environ le tiers de la longueur de la coque.
A ce tableau de la vie à Palau, trois “ monnaies ” de Yap, île située
à trois cents miles dans le Nord-Est, viennent rappeler la brève escale de
Tehei dans cette dernière île après son départ de Palau. Ces monnaies
avaient de quoi frapper l’esprit de notre matelot : ce sont des disques de
pierre pouvant atteindre trois mètres de diamètre et percés d’un trou
central facilitant leur déplacement. Or ces étranges monnaies étaient
taillées dans une roche calcaire (ou aragonite) qu’on ne trouve pas à
Yap, mais seulement à Palau : les gens de Yap devaient donc transporter
d’énormes blocs dans leurs grandes pirogues. Le lien entre Palau et Yap
méritait donc d’être évoqué ici.
Des troupes de dauphins nous accompagnent jusqu’à Fidji (Fiti, en
tahitien) où un grand chef nous accueille en brandissant son casse-tête.
A son cou est suspendue une grosse dent de cachalot polie et soigneusement patinée, une tabua dont nous avons figuré la silhouette agrandie audessus de la haute maison tribale, pour symboliser son mana particulier.
Le séjour à Fidji ne fut pas aussi dramatique que l’accueil du chef local
semblait l’annoncer car, ici, l’os – et surtout les dents de cachalot –
étaient encore plus prisés qu’ailleurs. Une grosse et belle tabua donnait
5 Procédé de sculpture consistant à détacher, par creusement du fond, les ornements plats
composant le motif.
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au chef qui la portait un prestige politique et spirituel considérable,
c’était l’un des principaux insignes du pouvoir ; offerte par un chef de
tribu à un autre, elle scellait leur alliance contre d’autres tribus. Des
dents plus petites étaient aussi portées en colliers par les guerriers –
comme les disques pectoraux, de 20 à 30 cm de diamètre, en os ou en
plaquettes d’ivoire de cachalot assemblées. D’autres ornements corporels, masculins ou féminins, intéressaient l’ensemble de la population,
les ornements du lobe de l’oreille ou les amulettes en ivoire de cachalot.
Cet ivoire entrait aussi, sous forme d’incrustations, dans la décoration
d’objets en bois, les casse-têtes, les appuie-têtes, etc. Dans ces conditions, un navire baleinier avait des chances de faire de bons échanges à
Fidji. Mais ces tractations étaient l’affaire du capitaine. Tehei, pour sa
part, admira les grandes vakau ou pirogues de voyage à balancier et à
voile “ latine ” spéciales à ces îles : il les représente à côté du Chef.
De Fidji, notre route nous amène à Tongatapu, l’île principale des
Tonga et résidence du tui tonga, roi de l’archipel. Tehei y visite te haamonga a Maui, un monument unique dans le Pacifique, un énorme portique composé de trois blocs de grès corallien (beach rock en anglais,
papa en tahitien – ce même grès utilisé dans la construction du marae
Taputapuatea de Raiatea et des autres marae des îles Sous-le-Vent). Le
portique de Tongatapu a la particularité non seulement d’être constitué
de blocs équarris, mais aussi d’être assemblé par encastrement du bloc
horizontal supérieur dans deux mortaises pratiquées dans le sommet de
chacun des deux piliers ; le poids de chacun des trois blocs est estimé
de trente à quarante tonnes. La hauteur de l’ensemble est d’environ cinq
mètres. Nous avons placé deux personnages dans l’entrée pour donner
l’échelle. Cook a donné aux Tonga le nom de Friendly Islands ou îles
Amicales, en souvenir de l’accueil qu’il y reçut. Tehei et ses amis purent
constater que l’archipel méritait sa réputation. Leur séjour y fut le temps
le plus heureux de leur campagne et, avant leur départ, ils reçurent, de
la population, un ravitaillement des plus généreux, présenté devant la
grande maison de réunion : cochons, uru, cocos, bananes, ignames,
poissons, poulets… Tehei, en bon Tahitien appréciant les bons maa, mit
l’accent sur l’événement.
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N° 283 • Décembre 99
Avant de retourner à Tahiti, il dut, sans doute, parcourir une bonne
partie des eaux polynésiennes et visiter d’autres terres découvertes par
ses ancêtres, Niue, Samoa, Tokelau, Rarotonga… l’océan est grand.
Mais nous voici arrivés à la base de notre seconde dent. Peut-être
aurons-nous la chance, un jour, de trouver une dernière dent de cachalot portant la fin de notre histoire… si Dieu nous prête, encore, un peu
de vie.
Henri Bouvier
BIBLIOGRAPHIE
•Franck Bullen – La croisière du Cachalot Ed. Phébus – Paris 1989.
•Yves Cohat Vie et mort des baleines Découvertes Gallimard/Aventures Paris 1986.
•Charles Frouin du baleinier l’Espadou – Journal de bord Ed. France Empire 1978
Paris.
•Dan Grady – Sealers and Whalers in New-Zealand waters Ed. Reed MethuenAuckland 1986.
•Niel Gunson — Description des activités d’un baleinier des Mers du Sud –
Journal d’un chirurgien W. Dalton/Pierre Montillier — Note sur le cachalot : vocabulaire & et histoire BSEO n° 272 Décembre 1996 pp. 62-68.
•Harry Marton – The whale’s wake Ed. University of Hawai Press
Honolulu/University of Otago Press Dunedin – N.Z. 1982.
•Herman Melville Moby Dick – Ed. Gallimard-Paris 1976.
•Maurice Pommier – Chasseurs de Baleines Ed. Gallimard – Paris 1986.
•Jean-Pierre Sylvestre – Baleines et Cachalots Ed. Délachaux et Niestlé et Editions
du Pacifique – Singapour 1989.
•Bill Spence – Harpooned Ed. Conway Maritime Press Ltd – London 1980.
•Stuart M, Franck – Herman Melville’s Picture Gallery Ed. Edward J. Lefkowiez inc.
Fairhaver, Massachusetts 1986.
Les chasseurs de baleines Ed. Time-Life 1980 par ABC Whipple et les rédacteurs
de Time.
13
Enquête sur les maladies
non transmissibles
en Polynésie française
Etude1 de la prévalence de l’hypertension,
du diabète, de la goutte et de l’obésité
en relation avec les habitudes alimentaires
Remerciements
La conception et la réalisation de cette enquête sur les principales maladies non transmissibles (MNT) en Polynésie française sont le fruit d’une collaboration entre la Direction de la Santé
(DS) en Polynésie française et l’Institut Territorial de Recherche Médicale Louis Malardé
(ITRMLM).
Les investigateurs principaux de cette étude sont Dr Lam NGUYEN NGOC, épidémiologiste,
Unité de Recherches Cliniques et Épidémiologiques, ITRMLM, Madame Yolande MOU, nutritionniste, Direction de la Santé, Dr Laurence GLEIZE, épidémiologiste, Direction de la Santé, Dr Serge
STRULO, consultant local en diabétologie et endocrinologie, Direction de la Santé
Les investigateurs associés sont les Dr François LAUDON, Directeur de la Santé, Paul
MARTIN, Directeur de l’Institut Territorial de Recherche Médicale Louis Malardé, Philippe
GLAZIOU, épidémiologiste, Unité de Recherches Cliniques et Épidémiologiques, ITRMLM, François
BACH, coordonnateur des programmes, Direction de la Santé, Christian HUPIN, coordonnateur
des programmes, Direction de la Santé et Richard CARDINES, conseiller technique du Directeur
de la Santé. L’étude s’inscrit dans le cadre des actions de santé du Ministère de la Santé en
Polynésie française ; elle est financée par un Contrat d’objectifs Etat-Territoire 1994.
Dr L. NGUYEN NGOC et Mme Y. MOU. ont coordonné le travail sur le terrain et la formation
des enquêteurs.
Le plan de sondage a été effectué avec la collaboration de l’Institut Territorial de la
Statistique. L’interrogatoire général, la biométrie, les mesures cliniques et les prélèvements sanguins ont été effectués par le personnel technique issu des diverses formations de santé publique
(Service d’Education pour la Santé, Service d’Hygiène Dentaire, structures sanitaires des
Circonscriptions Médicales de Tahiti, des Iles Sous Le Vent et des Iles Australes) et de l’Institut
Louis Malardé (Unité de Recherches Cliniques et Épidémiologiques).
Les interrogatoires alimentaires ont été réalisés par les éducatrices sanitaires du Service
d’Education pour la Santé sous la coordination de Mme Y. MOU.
Le personnel local, bénévole ou issu des mairies dans chaque zone de l’enquête, a contribué à la promotion de l’enquête, au contact et à l’information auprès de la population et à l’accueil
des participants. Les aides logistiques fournies par les mairies et les institutions religieuses dans
les quartiers de Papeete, Arue, Moorea, Tubuai et Huahine ont été grandement appréciées.
L’analyse des données et la rédaction du rapport final ont été assurées conjointement par
Mme Y. MOU (D.S.), Dr L. GLEIZE (D.S.) et Dr L. NGUYEN NGOC (ITRMLM).
-1) Nous remerçions le Haut-Commissariat de la République française et le Gouvernement de la Polynésie
française, le Ministère de la Santé et de la Recherche, la Direction de la Santé en Polynésie française, l’Institut
territorial de Recherches médicales Louis Malardé. Nous ne pouvons publier ici que quelques extraits de
cette grande enquête. Pour une consultation plus approfondie de cette étude, il suffit de s’adresser à la
Bibliothèque de notre Société où se trouve un exemplaire compet de l’ouvrage.
N° 283 • Décembre 99
Devant une situation préoccupante des maladies non transmissibles (MNT) en Polynésie française signalée par des données sanitaires partielles, et en l’absence d’informations globales sur la prévalence de ces pathologies, une enquête a été réalisée conjointement
par la Direction de la Santé et l’Institut Territorial de Recherche
Médicale Louis Malardé.
Les objectifs principaux de cette enquête étaient de 1) déterminer la prévalence de l’obésité, de l’hypertension artérielle, du diabète
sucré, de l’hyperlipémie et de l’hyperuricémie chez les habitants âgés
de 16 ans et plus en Polynésie française et de 2) décrire les habitudes
de vie (dont notamment les habitudes alimentaires) de cette population.
Réalisée de septembre à novembre 1995, cette enquête transversale en grappes avait porté sur 1273 personnes résidant dans 6 districts de recensement (unité ITSTAT) tirés au sort. Le taux de participation était de 77%. En raison de certaines contraintes logistiques
inhérentes à l’organisation de ce type d’enquête, les femmes et les
personnes âgées étaient sur représentées. Un redressement des résultats utilisant une stratification par âge et par sexe a donc été effectué pour corriger cette sur-représentation.
La prévalence globale était de 39% [intervalle de confiance à
95% : 36% - 42%] pour l’obésité ; 18% [16% - 20%] pour l’hypertension artérielle ; 18% [15% - 20%] pour le diabète sucré ; 21%
[18% - 23%] pour l’hyperuricémie ; et 26% [23% - 28%] pour
l’hyperlipémie.
Ces pathologies sont étroitement liées entre elles, et sont également liées à l’âge et au sexe ; la survenue des maladies augmente
avec l’âge ; l’obésité touche plus les femmes que les hommes, tandis
que l’hypertension artérielle et l’uricémie affectent plus les hommes.
L’enquête alimentaire utilisant la méthode de fréquence de
consommation des aliments avait porté sur le quart de l’effectif
total, tiré au sort, soit 317 personnes. Elle a permis de mettre évidence un apport calorique quotidien excessivement élevé, avec des
apports très importants de lipides, de glucides et de protéines chez
15
les habitants de la Polynésie. De même, les apports en sels minéraux
et vitamines sont excédentaires.
Malgré certaines réserves méthodologiques dues notamment à
l’importance des absents (23%) et à l’effet de grappe, les pathologies
de surcharge sont très prévalentes en Polynésie française, justifiant
clairement la mise en place de programmes de santé adéquats pour
faire face à ces nouvelles endémies.
Introduction
La Polynésie française connaît depuis une trentaine d’années une
phase de transition épidémiologique. Ce phénomène qui a intéressé les
pays occidentaux au milieu du siècle se caractérise par un recul progressif des maladies transmissibles, et une part croissante dans la mortalité et la morbidité des affections non transmissibles telles que les
maladies cardio-vasculaires, le diabète, le cancer, les affections rhumatismales ou respiratoires chroniques.
On dispose essentiellement, pour apprécier l’importance des maladies non transmissibles sur le Territoire, de quatre sources de données :
les statistiques de mortalité, les motifs de prise en charge pour affections
de longue durée par la Caisse de Prévoyance Sociale (CPS), les statistiques de morbidité hospitalière, les informations fournies par d’éventuelles études réalisées sur le sujet.
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Statistiques de mortalité
Les deux principales causes de décès sont actuellement, en
Polynésie comme dans la plupart des pays développés, les maladies cardio-vasculaires et les cancers. Ces deux affections ont été responsables
respectivement de 22 et 19% de l’ensemble des décès certifiés sur la
période 1990-1995 en Polynésie. (Observatoire polynésien de la
santé, 1997)
En analysant les causes médicales spécifiques de décès, on s’aperçoit que l’hypertension artérielle est responsable de 6% des décès
annuels, l’insuffisance cardiaque de 5,31%, les maladies cérébro-vasculaires de 4% et les infarctus du myocarde de 2,3%.
A structure par âge comparable, la mortalité par maladies cardio-vasculaires en Polynésie est plus élevée qu’en France ; l’écart est plus marqué
pour les femmes (x 2) que pour les hommes (x 1,4).
Dans le Pacifique, les maladies cardiovasculaires figurent parmi les 4
premières causes de décès dans 21 des 22 Etats insulaires. (WHO, 1997)
Motifs de prise en charge en Affection Longue Durée
Selon les données fournies par la Caisse de Prévoyance Sociale au 1er
novembre 1995, l’hypertension artérielle était responsable de 18% des
prises en charge pour affections de longue durée (ALD), le diabète de 15%.
Données hospitalières
D’après l’analyse des motifs d’entrée dans les établissements
publics réalisée à partir des condensés médicaux des formations de
santé publique et du tableau statistique des motifs d’admission fourni
annuellement par le Centre Hospitalier Territorial (C.H.T.), les maladies
cardio-vasculaires représentent, au delà de 45 ans, le premier motif
d’hospitalisation chez les hommes comme chez les femmes.
Les maladies endocriniennes (diabète essentiellement) se situent,
pour cette même tranche d’âge, au deuxième rang des motifs d’admission chez les femmes et au quatrième chez les hommes.
Les maladies cardio-vasculaires représentent la deuxième cause
d’évacuation sanitaire extérieure, après les cancers.
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Etudes réalisées sur la prévalence des maladies
non transmissibles
Peu d’études sur la prévalence des maladies non transmissibles en
Polynésie française ont été réalisées et celles qui existent ne sont pas
représentatives de l’ensemble de la population.
La première enquête sur la prévalence du diabète sucré a été menée
en 1972 à Maupiti aux îles Sous-le-Vent par Dr A.E. Renold, consultant
de l’O.M.S., et retrouvait une fréquence de 2% de diabétiques parmi les
325 habitants de l’île âgés de plus de 20 ans.
Une étude réalisée en 1987 sur l’île de Tahiti (Delebecque, 1987)
à partir des fiches médicales de la Caisse de Prévoyance Sociale de 2.903
salariés hommes et 1.670 salariées femmes retrouvait :
•une proportion d’hypertendus de 16% chez les hommes et 7%
chez les femmes,
•un pourcentage de diabétiques de 2% chez les hommes et 1%
chez les femmes,
•un pourcentage d’obèses de 25% chez les hommes et 32% chez
les femmes au delà de 40 ans.
En 1990, une étude menée par le Centre de Recherche sur le
Cancer de Hawaii et la Commission du Pacifique Sud (Lemarchand,
1991) sur un échantillon représentatif de la population de 55 à 65 ans
de la zone semi-urbaine de Tahiti (Hitiaa o te ra, Papara, Paea) notait :
•une fréquence du diabète de 5% chez les hommes et 7% chez les
femmes,
•un pourcentage d’obèses de 36% chez les hommes et 48% chez
les femmes
•une fréquence de l’hyperuricémie de 16% chez les hommes et 2%
chez les femmes.
Les études réalisées dans le Pacifique Sud ont souligné la fréquence
élevée du diabète dans certains groupes ethniques et notamment dans
les zones urbaines ; micronésiens (Nauru 32,8%), mélanésiens
(Papouasie Nouvelle-Guinée 15,8%), polynésiens (Wallis 13,1%),
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aborigènes d’Australie (20,2%) et indiens (Fidji 16,8%) (Commission
du Pacifique Sud, 1987 ; Schoeffel, 1992).
L’enquête CALDIA menée en 1992 à Nouméa (Nouvelle-Calédonie)
retrouvait une fréquence du diabète parmi les Tahitiens vivant à Nouméa
de 16,3% chez les hommes et 7,5% chez les femmes (Papoz, 1996).
Données sur la consommation alimentaire
Deux études datant de 1977 (Jacober, 1977) et de 1981
(Delebecque, 1982) ont tenté de décrire les apports alimentaires en
Polynésie française à partir des données d’importations et de productions alimentaires. Les résultats de ces 2 études font apparaître une
consommation d’énergie et des divers nutriments excédentaires :
•apport énergétique : 3200 - 3800 Kcal par jour
lipides : 100-106 g par jour avec un rapport lipides animaux/végétaux de 1,8 - 2,2
•glucides : 450-490 g par jour avec un apport de sucres rapides
estimé à 25% des glucides totaux,
•protéines : 90-120 g par jour avec un rapport protéines animales/végétales de 1,5 - 2
•alcool : apport estimé à 35-50 g d’alcool pur par jour par habitant
de plus de 15 ans.
L’étude menée en 1990 sur l’île de Tahiti par le Centre de
Recherche sur le Cancer de Hawaii (Lemarchand, 1991) a déterminé
les apports nutritionnels en utilisant un questionnaire sur la fréquence
de consommation d’aliments.
Elle montrait également des apports journaliers moyens en énergie
et pour tous les nutriments très élevés chez les hommes et les femmes.
Cependant les écarts-types pour certains nutriments comme la vitamine
A, les carotènes, la vitamine C, le calcium étaient très larges, ce qui pouvait signifier qu’au sein de la population, un certain nombre avait des
apports insuffisants.
Les quelques études de consommation alimentaire réalisées dans le
Pacifique Sud (Niue, Tonga, Vanuatu) montrent des différences significatives entre zones urbaines et rurales (Commission du Pacifique Sud
19
1992 ; 1993a ; 1993b). Des modifications dans les régimes alimentaires
sont constatées avec une occidentalisation de la consommation, les produits importés se substituant aux aliments traditionnels. Si la consommation en terme de quantités de nutriments semble se maintenir, les
sources de ces nutriments sont différentes. C’est le cas des matières
grasses qui proviennent essentiellement des aliments importés (beurre,
margarine, conserves) en milieu urbain alors qu’en milieu rural les
sources végétales sont privilégiées (noix de coco).
Consommation d’alcool
A partir des données d’importations et de productions de boissons
alcoolisées, la consommation moyenne d’alcool en Polynésie française
est évaluée à 13 litres d’alcool pur par an par habitant de plus de 15 ans.
Ce chiffre est stable depuis 1979 et situe la Polynésie, avec la France, au
premier rang mondial. La boisson alcoolisée la plus consommée est la
bière et il s’agit surtout d’une alcoolisation de week-end.
La Polynésie française détient un taux de mortalité par accidents de
la voie publique plus élevé qu’en France. Un tiers des accidents de la
route serait imputable à l’alcool. L’alcool est aussi un facteur de risque
de 3 types d’affections : cirrhose du foie, cancers des voies aérodigestives et psychose alcoolique. Durant la période 1990-93, le taux standardisé de mortalité due à ces 3 pathologies est de 8,4 pour 100 000 habitants (Observatoire polynésien de la santé, 1997).
Consommation de tabac
La consommation de tabac est stable depuis 1987 en Polynésie
française. En 1994, elle était de 5,5 grammes par jour et par personne
âgée de plus de 15 ans, équivalente à la consommation de tabac en
France. Elle correspond à un niveau moyen sur le plan mondial ; l’extrême est représenté par la Grèce avec 10 grammes par jour. 95% du tabac
fumé se présentent sous la forme de cigarettes manufacturées ou de
tabac à rouler.
En 1987, l’enquête sur les salariés à Tahiti (Delebecque, 1987)
révélait une prévalence du tabagisme de 41% chez les hommes et de
27% chez les femmes.
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Selon l’enquête sur les facteurs de risque du cancer en 1990
(Lemarchand, 1991) à Tahiti, 49% des hommes et 33% des femmes
étaient fumeurs. Le nombre moyen de cigarettes consommées était de 15
à 16 cigarettes dans les deux sexes. Mais 34% des fumeurs et 21% des
fumeuses consommaient plus d’un paquet par jour.
Les tumeurs de l’appareil respiratoire, les broncho-pneumopathies
chroniques obstructives ainsi que les cardiopathies ischémiques sont
fortement liés à la consommation de tabac. 80% des décès étaient dus à
ces pathologies en Polynésie française pendant la période 1990-93.
Les maladies non transmissibles, notamment les affections cardio-vasculaires, le diabète et les cancers, apparaissent ainsi comme
un problème de santé publique préoccupant en Polynésie française.
Le renforcement des politiques de prévention dans ce domaine s’inscrit parmi les priorités d’action du Ministère de la Santé retenues
dans le “Plan pour la Santé en Polynésie Française 1995-1999”. La
nécessité de disposer de données actualisées plus précises sur ce problème a conduit à la réalisation d’une vaste enquête épidémiologique menée par la Direction de la Santé et l’Institut Malardé de septembre à novembre 1995.
21
Nombre
Nombre
Nombre
Objectifs de l’enquête
Les objectifs de l’enquête étaient les suivants :
- Estimer le taux de prévalence du diabète sucré, de l’hypertension
artérielle, de l’hyperlipidémie, de l’hyperuricémie et de l’obésité dans la
population d’adultes de 16 ans et plus en Polynésie Française,
- Décrire les habitudes alimentaires de cette population,
- Rechercher les liaisons entre certaines habitudes de vie et habitudes alimentaires et certaines maladies non transmissibles (diabète,
hypertension artérielle, goutte)
- Dépister le diabète sucré, l’hypertension artérielle, l’hyperuricémie, la surcharge pondérale chez les participants de l’enquête,
- Produire des données susceptibles d’être utilisées dans le domaine de la santé publique, notamment pour la conception de programmes
de prévention des maladies non transmissibles.
Polynésiens
22
Demis
Chinois
Européens
Autres
Total
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Discussion
Les facteurs de risque étudiés dans cette étude sont : le tabagisme, la
consommation d’alcool, la sédentarité, le régime alimentaire, la surcharge
pondérale, la pression artérielle, la glycémie, la lipidémie, l’uricémie.
Tabagisme
Le pourcentage de fumeurs chez les hommes (35,6%) se situe en
Polynésie à un niveau moyen sur le plan mondial, proche par exemple
de la proportion relevée en France en 1993 (40%), et inférieur aux
valeurs enregistrées dans certains pays insulaires du Pacifique Sud
(Veronica, 1996) comme Niue (58,2%), Wallis (Polynésiens : 90,8%),
Nouvelle-Calédonie (Polynésiens : 80,5% - Mélanésiens : 60,3%), zone
urbaine de Fidji (Mélanésiens : 66,2% - Indiens : 42,3%), zone urbaine
des Samoa occidentales (50,0%).
La proportion de fumeurs parmi les femmes (36,5%) apparaît au
contraire très élevée, par rapport aux valeurs retrouvées en France en
1993 (27%) et dans la plupart des pays de la région. Les îles Fidji (33%
chez les Mélanésiennes en zone urbaine), Kiribati (33,1% en zone
urbaine), Nouvelle-Calédonie (27,1% chez les Polynésiennes et 38,%
chez les Mélanésiennes) et Wallis (28,8%) seraient les pays dont la
situation se rapproche le plus de la Polynésie, cependant ces estimations
disponibles datent d’avant 1990. Nauru se démarque des autres pays du
Pacifique avec une prévalence très élevée du tabagisme féminin de
62,5% en 1994. (Collins, 1996)
Avec la Papouasie Nouvelle-Guinée et Nauru, la Polynésie française
ferait partie des 3 premiers pays du Pacifique avec des pourcentages de
grands fumeurs (consommant plus de 20 cigarettes par jour) les plus
élevés dans les deux sexes (Collins, 1996).
Consommation d’alcool
Un tiers des individus interrogés reconnaissent consommer de l’alcool de façon régulière ; l’estimation des quantités moyennes quotidiennes varie peu entre le questionnaire général et le questionnaire de
l’enquête alimentaire (respectivement 22,1 et 24,7 grammes d’alcool
pur par jour).
23
On ne dispose pas d’étude antérieure réalisée en Polynésie et ayant
pris en compte la consommation d’alcool. On sait par contre que le
niveau actuel de consommation d’alcool sur le Territoire (13 litres d’alcool pur par habitant de plus de 15 ans et par an) situe la Polynésie,
avec la France, au premier rang mondial pour la consommation de boissons alcoolisées.
Contrairement à la France, le type de boissons alcoolisées le plus
couramment consommé est la bière, consommation d’autant plus favorisée par la coexistence d’une production locale et d’importations de
bières étrangères. La bière produite localement est classée de façon
réglementaire comme un produit de grande consommation c’est-à-dire
un produit dont la marge de commercialisation est limitée intentionnellement.
Sédentarité
La sédentarité est reconnue comme un facteur de risque en particulier cardio-vasculaire. La proportion de sujets sédentaires augmente
avec l’évolution d’une société rurale à une société industrialisée, urbanisée et riche où la demande de travail physique est réduite. En
Polynésie française, 51,3% des hommes et 85,5% des femmes reconnaissent avoir une activité physique réduite, la différence entre les deux
sexes étant significative.
On dispose de peu de données comparatives sur ce sujet en dehors
d’une étude française en 1990 selon laquelle 50% de la population
déclaraient pratiquer un sport.
Quelques études dans le Pacifique, notamment à Fidji, à Kiribati, au
Vanuatu et aux Samoa occidentales ont mis en évidence une diminution
de l’activité physique en zone urbaine par rapport à la zone rurale, et
soutiennent l’hypothèse qu’une dépense énergétique réduite favorise
l’obésité dans les populations des îles du Pacifique (Hodge, 1996 ;
Taylor, 1992).
Régime alimentaire
La Polynésie française possède toutes les caractéristiques de la
société moderne de consommation avec abondance et gaspillage
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alimentaire et ce notamment dans la zone urbaine de Tahiti. Selon les
statistiques agricoles et douanières, 80% des disponibilités alimentaires
sont des produits importés dont la consommation est rendue accessible
à toutes catégories de revenus et dans toutes les îles du territoire. C’est
une des raisons pour laquelle des différences d’apports nutritionnels
entre zones urbaines et zones rurales ne sont pas retrouvées. Se substituant ou s’ajoutant par conséquent aux aliments traditionnels produits
localement, les aliments importés tels le riz, le sucre, la farine, les
conserves de légumes, de viande et de poissons sont devenus des aliments de première nécessité habituellement consommés en Polynésie.
Cette inversion de la consommation alimentaire a entraîné des modifications des apports nutritionnels avec un enrichissement en graisses saturés, en glucides à absorption rapide, en sel et en protéines.
L’enquête de consommation ne fait que confirmer ces faits. L’apport
calorique moyen est très élevé, 3.800 kcal par jour avec des valeurs
extrêmes remarquables de 1.021 et de 10.043 Kcal par jour. Les résultats de l’enquête concordent avec ceux de l’étude alimentaire menée
dans le cadre de l’enquête sur les facteurs de risque du cancer en 1990
à Tahiti sur une population âgée de 50 à 65 ans (Le Marchand, 1991).
Tous les groupes d’aliments sont présents dans les régimes alimentaires recueillis et certains sont consommés en excès tels les aliments
riches en glucides et en graisses (riz, pain, beignets, pâtisseries, biscuits,
plats préparés en sauce, etc.).
La ration calorique étant très importante, les apports de graisses, de
glucides et de protéines sont aussi élevés, y compris les sels minéraux et
les vitamines. Bien que les apports diminuent avec l’âge, les apports
nutritionnels restent à des niveaux élevés même dans les tranches de
population les plus âgées.
L’excès énergétique par rapport aux normes recommandées par
l’O.M.S. est important ; 62,2% des individus ont des apports caloriques
qui dépassent 120% de leurs besoins. Par ailleurs, la dépense énergétique est faible ; 64% de la population estiment avoir une activité physique réduite. L’alimentation et la sédentarité sont ainsi placés au premier rang des facteurs de risque de l’obésité et des autres pathologies de
surcharge.
25
Le niveau de consommation énergétique en Polynésie se situe parmi
les plus élevés dans le monde, qu’on le compare à celui des pays occidentaux ou à celui des autres pays du Pacifique. L’étude de Framingham
sur la consommation alimentaire et les facteurs de risque cardio-vasculaires aux Etats-Unis en 1984-88 (Posner, 1993) sur une cohorte de
population âgée de 22 à 79 ans met en évidence des apports énergétiques moyens de 2.440 Kcal chez les hommes et 1.597 Kcal chez les
femmes. Dans le Pacifique Sud, les études sur les apports nutritionnels
menées à Fidji, au Vanuatu et à Kiribati montrent des niveaux de
consommation énergétiques plus faibles en zone urbaine (de 1.500 à
2.600 Kcal par jour) qu’en zone rurale (entre 2.000 à 3.200 Kcal)
(Taylor, 1992). Cette différence tient au fait qu’en milieu urbain, les
apports de glucides et notamment ceux complexes diminuent. La plupart
des études dans le Pacifique rapportent également les effets négatifs de
l’urbanisation dans le changement des habitudes alimentaires.
La structure de la ration énergétique de l’échantillon d’étude en
Polynésie française est voisine de celles des pays développés tels la
Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis d’Amérique, la France et la Norvège
avec un apport en lipides et en protéines élevé (Dupin, 1992 ; Hercberg,
1985).
Dans les pays en voie de développement tels les pays d’Afrique, la
part de glucides dans la ration énergétique est prépondérante (> 65%)
et la part des lipides est faible (entre 12 et 16%).
En effet, les modes alimentaires entre pays en voie de développement et pays développés sont bien différents ; on retrouve la traduction
de l’aliment de base, source de glucides complexes tels les céréales, les
racines et les tubercules qui sont bien moins consommés dans les pays
développés.
Dans les pays occidentaux, ce sont essentiellement les sources de
protéines et de matières grasses notamment animales qui contribuent à
la ration énergétique.
En Polynésie française, les sources de protéines et de matières
grasses animales prennent une place prépondérante dans la ration calorique. Bien qu’en pourcentage de la ration énergétique, les glucides se
rapprochent des valeurs recommandées, il faut s’inquiéter de la qualité
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des glucides dont une part prépondérante est constituée par des glucides simples à absorption rapide.
En résumé, les apports alimentaires se caractérisent essentiellement
par l’excès de la ration calorique s’expliquant par l’excès en volume d’aliments ingérés et par la qualité des aliments habituellement consommés,
riches en matières grasses, en glucides rapides et en protéines animales.
Surcharge pondérale
L’obésité a longtemps été considérée dans le Pacifique comme le
symbole d’un statut social élevé et le reflet d’une certaine prospérité.
Cependant la proportion de personnes en excès pondéral a considérablement progressé au cours des trente dernières années, avec “l’occidentalisation” et la modernisation des sociétés insulaires. Il semble de
plus exister une prédisposition génétique des populations océaniennes à
l’obésité, en relation avec la présence d’un gène favorisant l’épargne
calorique en situation de relative pénurie alimentaire, et la surcharge
pondérale lorsque l’offre alimentaire est abondante (Dowse, 1992 ; Mac
Garvey, 1991 ; Hodge, 1994a ; Wendorf, 1992). L’importance de cette
prédisposition génétique par rapport aux facteurs environnementaux est
toutefois controversée.
La prévalence de l’obésité observée en Polynésie dans cette étude
(43,4% chez les femmes et 34,6% chez les hommes) concorde avec
celle obtenue lors d’enquêtes antérieures (Delebecque, 1987 ;
Lemarchand, 1991). Ces chiffres confirment la prévalence très élevée
de l’obésité en Polynésie française. Elle dépasse celle de la plupart des
pays industrialisés comme la France (7% d’obésité), le Royaume-Uni
(9%) (Laurier, 1992) ou les Etats-Unis (26%) (Galuska, 1996). Elle
rejoint les valeurs relevées dans certains pays insulaires du Pacifique
(Collins, 1994 ; Hodge, 1995 ; Simmons, 1996 ; Hodge, 1996).
La prépondérance féminine est retrouvée dans toutes les études
intéressant des pays insulaires océaniens (Hodge, 1996). Cependant, la
prévalence de l’obésité chez les femmes polynésiennes semble beaucoup
moins élevée que celle des femmes américaines d’origine africaine
(environ 50%) (Foster, 1997 ; Walcott, 1995) ou celle des femmes aux
Samoa occidentales (56% à 74%) (Hodge, 1994b).
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Le surpoids apparaît tôt : plus d’un tiers des jeunes de 16 à 19 ans
présentent un embonpoint, et entre un quart et un tiers des 20-29 ans
sont déjà obèses. Ce constat est préoccupant dans la mesure où les effets
néfastes sur la santé du surpoids (intolérance au glucose puis diabète
non insulino-dépendant et hypertension artérielle notamment) seront
d’autant plus marqués que l’exposition à ce facteur de risque aura été
longue.
La proportion d’obèses augmente avec l’âge dans les deux sexes ; la
prévalence maximale est observée chez les 50-59 ans ; au-delà de 60
ans, la fréquence de l’obésité diminue dans les deux sexes. Cette diminution peut traduire des habitudes de vie différentes chez les plus âgées,
ou le poids de certaines affections liées à l’âge responsables d’un amaigrissement.
En dehors de l’âge et du sexe, les autres facteurs positivement liés
à l’obésité, de façon significative, mis en évidence par l’analyse multivariée, sont :
•la tension artérielle (r = 0,30, p
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 283