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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N° 279 / 280 - Décembre 98 / Mars 1999
SPECIAL GAUGUIN
BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 279/280 - DECEMBRE 98/MARS 1999
Sommaire
Joseph Le Port
Funérailles de Gauguin: du nouveau?
p. 2
Mgr H.-M. Le Cleac’h
Ua mate Gaugin i te ‘a 8 o mai 1903
La mort de Gauguin en marquisien
p. 26
Robert Koenig
Petite histoire de la tombe de Gauguin
p. 28
Jean-Marc Regnault
L’échec d’un traduction politique du gaullisme dans le Pacifique français
après la Seconde Guerre mondiale (dernière partie)
p. 32
Pierre Vérin
Contes de Rurutu: la tradition orale réinterprète le paganisme p 49
Danièle Levis
L’affaire Rivnac
p. 65
Jean-Pierre Ehrhardt
Une présence méconnue à Tahiti, le pommier-éléphant
p. 73
Sandhya Patel
James Cook et la représentation de la femme otaheitienne
p. 78
Anne Sanchez
(Homo)sexualité hawaiienne: l’aikāne et sa société
p. 105
Janine Laguesse
J’ai pris le thé avec l’abbé Rougier…
p.124
Comptes rendus d’ouvrages
p.128
Hommage à Henri Lavondès
p.131
Document : Danielsson
Funérailles de Gauguin :
du nouveau ?
Des recherches sur l’implantation des écoles missionnaires aux
Marquises, les aléas de leur survie, les circonstances de leur fermeture
en 1904, ont fourni l’occasion d’examiner des pièces qui donnent
d’autres éclairages, suscitent d’autres interrogations, sur les événements
des 8 et 9 mai 1903 à Atuona : décès et enterrement de Paul Gauguin :
pourquoi ne pas les proposer à l’attention de lecteurs intéressés par ce
dossier ?
«Etant quelque peu adonné aux choses de la peinture, j’ai été
amené à étudier l’œuvre de Paul Gauguin. Je ne vous parlerai pas de
la valeur de cet artiste, dont plusieurs œuvres sont maintenant au
Louvre...» Ainsi commençait une lettre écrite en l’abbaye de Solesmes
en 1933, et destinée au vicaire apostolique des Marquises, Mgr David Le
Cadre.
«... Je voudrais savoir la vérité sur la mort (de Gauguin) et sur
ses obsèques, me doutant bien que la lettre du Pasteur Vernier,
reproduite dans toutes les biographies du peintre, calomnie les missionnaires catholiques. Je transcris le passage :
«Je dois dire quelques mots maintenant des circonstances qui
ont entouré son inhumation et des circonstances dans lesquelles
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elles se sont produites. A mon arrivée chez Gauguin, ce fameux vendredi, quand on vint m’annoncer sa mort, je trouvai déjà installé à
son chevet l’évêque catholique des Marquises et plusieurs frères de la
Doctrine Chrétienne. Mon étonnement fut immense à leur vue. Tout
le monde savait les sentiments professés par Gauguin à l’égard de
«ces messieurs»; et «ces messieurs» les connaissaient bien. Mon
étonnement se transforma en indignation quand j’appris que M.
l’évêque avait décidé d’enterrer Gauguin avec toute la pompe catholique, ce qui fut fait le samedi 9 mai. La levée du corps avait été fixée
pour 2 heures. Je voulus assister au moins à la levée du corps, et me
rendis à cet effet à la demeure de Gauguin à l’heure dite. Son corps
avait été transporté à l’église dès 1 h 1/2 ! Un vrai escamotage,
comme vous le voyez. Et Gauguin repose maintenant dans le
Calvaire catholique, terre sainte, par excellence ! A mon avis,
Gauguin aurait dû avoir des obsèques civile…» (Extrait de la lettre
datée du 8 mars 1904, adressée par le Pasteur Vernier à M. Daniel de
Monfreid).
Quelle est la vérité en tout cela, mon Révérend Père ? Le récit de
Vernier a été imprimé dans toutes les biographies (il y en a bien une
dizaine) du peintre. Je ne sais si les missionnaires ont fait paraître
quelque part un récit de la mort et des obsèques du peintre. Vous êtes
probablement, mon Révérend Père, une des rares personnes qui
puissent me renseigner à ce sujet.» (29 octobre 1933 - Fr. Henri de
Laborde, o.s.b.)
Quel lecteur ne voit l’intérêt - les intérêts - d’un tel document
conservé aux Archives de la mission à Taiohae1 ? L’inhumation, en 1903,
dans le cimetière catholique, de l’homme public qu’était Gauguin, en
bons termes avec anticléricaux et libres penseurs, mais qui, à Atuona, se
situait presque à la périphérie des deux religions présentes dans l’île
(concurrentes, sinon antagonistes, par moments), pouvait-elle se
dérouler sans susciter quelques interrogations ?
1 Archives de la mission. Taiohae (J - Gauguin -1)
3
Eclairages préliminaires
L’émergence des Eglises réformées au XVIème siècle avait rompu
avec les traditions catholiques, même dans le domaine du service
funèbre. Tandis que la liturgie catholique accompagnait la personne
décédée de la maison mortuaire à l’église, puis à la tombe, avec de nombreuses supplications adressées à Dieu à son intention, chez les calvinistes de France on souhaita simplifier le rite, dont l’essentiel se réduisit
à confier, sans prières, les restes du défunt à la terre. Cette manière de
conduire les funérailles évoluerait ensuite : participation du pasteur,
exhortation aux fidèles, textes bibliques d’édification ou de consolation...Les missionnaires de la L.M.S., avant d’aborder à Tahiti, s’étaient
mis d’accord sur un cérémonial assez similaire2. Des sensibilités divergentes en ce domaine ont pu conduire, consciemment ou non, le pasteur
Vernier et Mgr Martin à opiner différemment sur les événements du 8 et
9 mai 1903.
Peut-être, du moins, avaient-ils une même lecture de la législation
civile en vigueur ?
Non pas celle qui régit actuellement l’ordonnancement des funérailles, qui est relativement récente, puisque le texte de base ne fut promulgué au JORF que le 29 décembre 1904. Il avait été voté définitivement le 24 décembre par la Chambre des députés, qui avait dû l’examiner à maintes reprises, à la demande du Sénat ; la première délibération
avait été acquise au Palais-Bourbon, depuis longtemps, le 12 novembre
1883 : gestation de 21 ans. Cette loi a transféré aux communes la responsabilité des pompes funèbres en ce qui concerne le service extérieur ; les Eglises conservant la responsabilité de la cérémonie religieuse
à strictement parler.
2 J. Wilson A Missionnary Voyage. Appendice B. Londres 1799. «Christ hath no where in his
word commanded any ceremony to be made use of over a deceased person, either previous to,
or at the interment ; such as singing, praying, etc. Therefore it seems most consistent that the
dead body be in a decent manner conveyed to the place appointed for public burial, and then
immediately committed to the earth. Yet it is the duty of every Christian friend earnestly to
endeavour to improve the bereaving dispensation, by mediation and conferences suitable thereto. And it is likewise incumbent upon the pastor of the congregation to endeavour to speak a
word in season to survivors, suitable to the occasion.»
4
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La législation funéraire en France au XIXème siècle, Jean Cayeux,
député de Paris, en a fait une bonne étude, voici plus de 50 ans3. Avant
1904, le soin de procéder aux «fournitures nécessaires pour les enterrements et la décence ou la pompe des funérailles», et aussi la charge
d’entretenir les cimetières, étaient régis par 3 textes essentiels : les
décrets du 23 prairial an XII (23 juin 1804), du 18 mai 1806, et du 30
décembre 1809.
Ces textes attribuaient aux fabriques des églises et aux consistoires
protestants (associations cultuelles reconnues pour chaque Eglise) un
droit quasi exclusif de fournir tout ce que requiert une inhumation et
l’entretien des cimetières. Un décret du 10 février 1806 accordait une
dispense de ce monopole général aux personnes professant en France la
religion israélite. Pour les personnes ayant vécu en dehors de tout culte,
selon un rapport Milliès-Lacroix présenté au Sénat en octobre 1903, un
modus vivendi s’était rapidement établi «en vertu duquel ce droit
appartiendrait aux fabriques des églises catholiques, la religion
catholique étant la religion professée par le plus grand nombre.»
On pourrait se demander pourquoi, au lendemain de la tornade
antichrétienne qui souffla sur la France à partir de 1791, le législateur
de l’an XII manifesta une telle confiance, attribua une telle responsabilité
aux Eglises chrétiennes. Prise de conscience des erreurs et excès du
passé récent ? Volonté du pouvoir de se concilier une majorité de
Français frustrés ? Aux experts d’y répondre. Toujours est-il que ce statut
serait tout au long du siècle, de plus en plus contesté par des personnes
qui se situaient en dehors des mouvances religieuses ou qui militaient
pour une émancipation totale par rapport aux religions. Cette législation,
toute profane, contribuait, curieusement, à nourrir l’anticléricalisme.
Cette sorte de service public, impliquait, cela va sans dire, une participation financière de la part des usagers : autre motif de suspicion...
Sous la IIIème République, on corrigea partiellement ces dispositions. Une loi du 14 novembre 1881 a abrogé l’article 15 du décret
de l’an XII, aux termes duquel, dans les communes où on professait
3 La Maison-Dieu, revue de pastorale liturgique ; trimestrielle. n° 44 Le Cerf, Paris - 1955.
5
différents cultes, chaque culte devait avoir un lieu d’inhumation propre,
soit par cimetières distincts, soit par divisions dans un même cimetière
(loi promulguée dans la colonie par l’arrêté du 18 mars 1882). La loi
du 05 avril 1884 organisant les communes dévoluait aux municipalités
certaines responsabilités attribuées antérieurement aux Eglises (loi promulguée dans la colonie le 20 mai 1890, à la création de la commune
de Papeete). La loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles,
énonçait en son article 3 : «Tout majeur ou mineur émancipé, en état
de tester, peut régler les conditions de ses funérailles, notamment en
ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le
mode de sépulture» (soit par testament, soit par déclaration devant
notaire, soit sous signature privée). «En cas de contestation sur les
conditions des funérailles, lit-on en l’article 4, il est statué, dans le
jour, sur la citation de la partie la plus diligente, par le juge de paix
du lieu de décès, sauf appel devant le président du tribunal civil de
l’arrondissement, qui devra statuer dans les 24 heures». (Cette loi ne
fut pas publiée dans l’Officiel des E.F.O. avant mai 1903.)
En 1903, à Atuona, cette législation, combien de personnes la
connaissaient avec précision ? Que disait-elle au sujet d’un décès subit
et inexpliqué ? - Une lettre du sous-administrateur de Atuona, signée le
22 mai 1887 par G. de B. (l’Annuaire E.F.O. 1887 conserve le nom d’un
H. de Belleville, f. f. de juge de paix), éclairait le chef de poste de
Puamau sur la marche à suivre en cas de mort dont la cause n’est pas
élucidée. «Le ministère public vient de me communiquer votre lettre
au sujet de la mort subite d’une femme sur les rochers de Hanatevai.
Si vous n’avez rien constaté qui pourrait vous porter à croire à un
crime, vous ne donnez le permis d’inhumer que 36 heures après le
décès. Toutefois, si le corps commençait à se décomposer, ce qui est
facilement reconnaissable à l’odeur, vous ferez inhumer sans retard.
Ce n’était pas au f. f. du ministère public que vous deviez vous
adresser, mais bien au juge de paix, qui, seul, lorsqu’il s’agit de
crime, décès, etc... est chargé de remplacer le Procureur de la
République. Le Brigadier de Gendarmerie remplit les fonctions de
Ministère public seulement près du tribunal d’Atuona.
6
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De plus, pourquoi avez-vous adressé réquisition à un particulier pour porter votre pli ? Vous auriez dû en charger votre mutoi 4
ou bien un des prisonniers que j’ai envoyés à Puamau pour travailler au poste5.»
Points de repère
Ces éclaircissements effectués, chacun comprendra mieux les faits,
et, face à des témoignages pas toujours concordants, usera, peut-être, de
termes moins péremptoires, moins polémiques, plus justifiés, plus
modestes. - Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’en 1903, sur une île isolée
de l’Océanie, où catholiques et protestants se côtoyaient, et, à l’occasion,
s’affrontaient, polémiquaient, (davantage encore depuis l’arrivée du
pasteur Vernier, par exemple au sujet des écoles, de la procession du
Saint-Sacrement), les opinions aient divergé au sujet de l’inhumation de
Paul Gauguin : n’était pas encore esquissée l’évolution vers une réciproque compréhension qu’on observe aujourd’hui entre l’Eglise catholique et, d’une part, le protestantisme, d’autre part, la laïcité. Etonnant,
par contre, que des biographes sérieux n’aient pas tenté de connaître ce
qu’en savait le monde catholique de Atuona. Bengt Danielsson, qui
séjourna plusieurs mois dans l’île Hiva Oa, ne manqua certes pas de le
faire, oralement, quand il préparait son Gauguin à Tahiti et aux
Marquises : Marie-Thérèse Danielsson le confirme sans ambages. Mais
les archives de Taiohae détiennent si peu de correspondances de biographes ou de journalistes en quête de telles informations... «Testis
unus, testis nullus» dit pourtant l’adage.
Le pasteur Paul Vernier, qui avait acquis une certaine compétence
dans les soins médicaux, «oubliant une basse attaque» de Paul
Gauguin dans Les Guêpes dont il fut la cible deux ans plus tôt6, gagna la
confiance, l’amitié peut-être, du patient libertaire et anticlérical.
4 Garde, policier indigène.
5 Archives territoriales. Papeete Correspondance avec le gouverneur, n° 98. 1887.
6 4. B. Danielsson Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises 1964/1975 (Ed du Pacifique, p. 262).
7
Parlaient-ils de religion ? L’auteur de la réflexion «Esprit moderne et
catholicisme» envisagea-t-il d’adhérer à l’Eglise réformée ? Le pasteur
en eût sans doute fait état : or, il n’en souffle mot. La communauté protestante pouvait-elle se sentir habilitée à conduire les funérailles ?
Paul Gauguin avait été baptisé dans l’Eglise catholique ; avait même
fréquenté le petit séminaire d’Orléans... Depuis son installation à
Atuona, la communauté catholique ne l’avait sans doute guère vu «pratiquer», recevoir les sacrements ; peut-être connaissait-on ses estocades
contre la mission, les libertés qu’il prenait avec la morale chrétienne.
Frébault avait servi plusieurs fois de «boîte à lettres». - le savait-on ? entre le peintre et le vicaire apostolique.
Les attaques contre l’Eglise catholique, le maître de la «maison du
jouir» n’en avait pas le monopole ; en ce domaine il suivait le courant :
en France, c’était monnaie courante à l’époque, et, aux Marquises,
d’autres colons ou agents de l’administration l’avaient précédé dans
cette voie. Informé que Paul Gauguin était peut-être mort, Mgr Martin,
faisant fonction de curé d’Atuona, avait l’obligation morale de se
rendre à son domicile, disponible pour toute éventualité : écouter,
exhorter, proposer confession, saint viatique, extrême-onction... Le
décès constaté, survenait l’heure des décisions : prévues par le droit
canon en vigueur à l’époque, elles laissaient peu de place aux fantaisies.
On appelle droit canon, ou Code de droit canonique, faut-il le rappeler ? l’ensemble des textes adoptés par l’autorité ecclésiastique catholique pour dire les usages prescrits ou tolérés en matière de foi, de
morale et de discipline ; deux fois réorganisé au cours du XXème siècle :
1917 et 1983.
Enterrement civil ?
«Enterrement civil»: le droit canon (Code Gaspari, 1917) n’en
parle pas. Il y est question de funérailles ecclésiastiques, dont les deux
fonctions ont, au cours des siècles, fluctué aux yeux de l’opinion, l’une
prenant la prééminence sur l’autre : prières d’intercession pour le
défunt, honneur rendu par l’Eglise aux restes de l’un de ses fidèles. Le
canon 1240 nomme les catégories de personnes auxquelles on pouvait
8
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refuser la sépulture ecclésiastique : ainsi, au n° 3, ceux qui se donnaient
volontairement la mort, au n° 6, les pécheurs publics et manifestes... Au
n°2, on insiste sur la prudence dont il fallait faire preuve avant de priver
un défunt d’un droit qui découle de son baptême. «Si se lève un doute,
pour les cas énumérés, que l’ordinaire soit consulté s’il y a le temps ;
si le doute persiste, que le corps soit emmené à une sépulture ecclésiastique, de telle sorte cependant que tout scandale soit évité». On
sait que le Code de droit canonique actuel (1983) apparaît plus indulgent, compréhensif que le code précédent, lequel n’était pas encore
publié en 1903, mais les usages diocésains s’en rapprochaient nettement, délaissant des rigueurs inscrites dans le Rituel de 1614, tombées
en désuétude.
Les usages catholiques, que le vicaire apostolique des Marquises ne
pouvait ignorer, laissaient, de toute évidence, une place pour des funérailles civiles ; le pasteur Vernier les avait-il présents à l’esprit, ces
usages, au moment d’écrire la dernière phrase de la lettre citée en première page ? - Il n’oubliait assurément pas le destinataire de sa lettre
(écrite dix mois après le décès) : un ami du défunt. L’hypothèse d’un
enterrement civil était certes crédible à l’esprit de tel ami, de tel admirateur du peintre contestataire. Au XIXème siècle, où progressait l’anticléricalisme, surgit ici et là cette manière de contester l’Eglise catholique
ou le Concordat, et de les combattre ; «C’est le franc-maçon Alexandre
Massol qui lance à Paris en 1865 la campagne pour les enterrements
civils7.» «Ce qui le préoccupait le plus, était la construction d’une
philosophie morale indépendante de la religion, une philosophie
morale qui remplacerait les conceptions théologiques et servirait à
coordonner l’éducation laïque8» - Au temps de la Commune (1871),
où l’anticléricalisme tenait le haut du pavé à Paris, l’enterrement civil fut
fort à la mode. L’anarchiste Elysée Reclus décrivait les obsèques d’un
fédéré, les sourds et les lourds roulements d’un tambour voilé de crêpe :
«En avant suivaient les gardes nationaux armés, puis le char
7 5. Cholvy et Hilaire Histoire religieuse de la France contemporaine 1880 à 1930. (Bibliot. hist.
Privat). Paris 1986. (p. 28).
8 6. Mildred J. Headings La Franc-Maçonnerie française sous la III e République». Ed du
Rocher. Paris 1949/1998 (p. 41).
9
mortuaire noir avec 4 flamboyants drapeaux rouges, une couronne
d’immortelles, les tristes fleurs de la mort.» Le drapeau rouge sur le
cercueil deviendrait le rituel de l’enterrement civil républicain9. Rituel
qui, avec le temps, perdrait de son engagement polémique, pour devenir
un cérémonial sereinement laïque rassemblant famille et amis du défunt.
Mais à Atuona, le principal intéressé, Paul Gauguin, avait-il exprimé
le désir d’une telle innovation ? Avait-il «réglé les conditions de ses
funérailles»? Non, selon la lettre de Paul Vernier. - Et se posèrent aussi
à son entourage des questions au sujet de la famille : qui en connaissait
l’existence ? Où et comment la contacter ? («Il y avait chez lui une photographie d’un groupe de famille, confiait P. Vernier à M. de Monfreid,
(...) Naturellement, je n’ai rien demandé à Gauguin à ce sujet10.»).
Le fait de la mort subite plongeait l’entourage dans une grande perplexité. Or, compte tenu de l’urgence, faute de quelque démarche publique
dans le sens d’une inhumation civile, à qui incombait-il, sinon au chef
de la paroisse catholique, de procéder aux obsèques, ou d’annoncer
qu’il y renonçait ? - A l’époque, faut-il le rappeler ? n’existaient aux
Marquises ni mairie, ni tribunal civil permanent. Quant aux gendarmes,
habitués à cumuler les fonctions, quels écrits permettraient d’affirmer
qu’on les avait informés, non de quelque rumeur, mais de quelque
«contestation» précise au sujet de l’enterrement projeté ?
M. Henri Vernier, rencontré par courtoisie au Chambon-sur-Lignon
(France) alors que ces pages étaient déjà mises en forme, a attiré l’attention sur un manuscrit conservé dans les archives familiales, rédigé
par son père Charles Vernier, sous la dictée du frère de ce dernier, Paul
Vernier, à Crest (Drome), en juillet 1948. Après le récit de la scène où
Tioka vérifie le décès en portant les dents au cuir chevelu de Gauguin,
on lit :
«Après le départ de l’évêque, conciliabule et décision : les
9 P. Miquel Troisième République. Fayard. Paris 1981. (p. 105).
10 Charles Morice Paul Gauguin. H. Floury Paris 1920. (Nlle édition ; p. 137).
10
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obsèques civiles auront lieu dans le cimetière communal à 8 heures
du matin. On commença à forer la fosse.
Mais le lendemain à 8 heures, le corps avait été enlevé par
l’évêque, qui l’avait fait porter à l’église et au calvaire catholique. M.
Vernier et les autres, arrivés à la maison mortuaire à 8 heures virent,
à travers les cocotiers, le petit convoi se diriger vers l’église catholique.
(La mémoire de mon frère ne me paraissant pas fidèle sur ce
point, il me pria de me reporter à la vraie version parue dans le livre
de Charles Morice.)»
Texte rédigé quarante-cinq ans après l’événement, mais non sans intérêt. - Le «Charles Morice», consulté au Musée Gauguin de Papeari, porte,
il est vrai, «deux heures» et non «8 heures», pour le moment de l’arrivée
de Paul Vernier à la maison mortuaire. Quant au «cimetière communal»,
quel était-il ? - Par contre, quelles raisons de mettre en doute le «conciliabule»? Mais l’éventualité d’un cérémonial civil envisagée, «après le départ
de l’évêque», ou «décidée», par quelques personnes (le pasteur, le diacre
Tioka, le brigadier Claverie, d’après le manuscrit Vernier, Varney peutêtre), qu’en advint-il ensuite ? - A qui incombait-il d’en informer la mission
catholique ? Ou bien eut-on l’intention d’agir sans concertation avec Mgr
Martin ? (dans l’état actuel des choses, aucune source écrite, aucune tradition orale, semble-t-il, ne fait état. d’une telle information.) Difficile d’imaginer qu’un tel projet pût se réaliser sans l’assentiment de Frébault, un
proche voisin, et, selon Le Bronnec, un «assidu» de Gauguin ; sa signature
figure, à coté de celle de Claverie et de Tioka, sur l’acte de décès, dont une
copie...»est conservée à Paris, au greffe de l’état civil des colonies11»
(Des publications y sont allées de leurs commentaires sur ce dernier document, dont elles fournissaient une copie ou non : dans la mention
marginale : «On sait qu’il est marié et père de famille, mais on ignore
le nom de sa femme», impossible de voir une simple observation du brigadier Claverie, il fallait absolument, selon «l’air du temps», subodorer une
malice vindicative de la mission catholique...)
11 Fondation Singer-Polignac Catalogue du musée Gauguin - Tahiti. 1966. (p. 105).
11
Autres écrits
«Les missionnaires ont-ils fait paraître quelque part un récit de
la mort et des obsèques du peintre ?» demandait le moine de Solesmes.
Non, semble-t-il. Mgr Michel Coppenrath, archevêque de Papeete, interrogé à ce sujet, répondait le 18 septembre 1996 : «Que le repos de
l’âme de Gauguin ne soit pas troublé par des questions peu œcuméniques, et des distinctions qui ne sont ni vraiment laïques, ni vraiment religieuses». Position fort respectable, assurément.
Mais dans la mentalité contemporaine se développe la soif de tout
savoir, en Polynésie comme ailleurs. A l’approche du centenaire de la
mort du peintre, n’est-il pas sain de divulguer des informations que les
biographes ont ignorées ou dédaignées ? Et permettre ainsi à chacun de
mieux fonder son opinion ? Qui s’offusquerait, que pour un tel événement, compte tenu de l’époque, des opinions émanant d’une sensibilité
catholique divergent de celles exprimées par le pasteur Vernier, ou par
les anticléricaux triomphants du début du siècle ?
Les lecteurs connaissent déjà sans doute, le souvenir que gardait de
ces événements M. Frébault, et qu’il confia à Guillaume Le Bronnec,
Breton arrivé en l’île de Hiva Oa en 1910. Ce dernier, ayant lu dans
divers écrits que Gauguin était mort abandonné de tous, se mit à l’écoute
de plusieurs témoins et acteurs de l’événement ; et de M. Frébault en
particulier, l’une des 8 personnes que M. Le Bronnec considérait comme
les intimes du peintre.
«Tout cela est inexact, répondit ce dernier ; lorsque j’appris sa
mort subite, je suis allé avec quelques indigènes l’habiller et le
mettre sur son lit, et on se relaya toute la journée à son chevet. La
nuit, l’évêque, oubliant toutes les injures dont Gauguin l’avait accablé, envoya un catéchiste avec de nombreux indigènes le veiller, avec
moi, toute la nuit. Avant le jour, nous avons remarqué que le corps
était en état de décomposition très avancée ; j’allai voir le gendarme,
l’évêque, et nous décidâmes de faire l’enterrement de très bonne
12
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heure. Au jour levant, un jeune père vint dire les prières, et nous l’accompagnâmes jusqu’à sa dernière demeure que l’évêque avait fait
préparer la veille. C’est à cela sans doute qu’est due la légende que
l’évêque l’avait fait enterrer subrepticement12».
Les frères de l’Instruction chrétienne - dits frères de Ploërmel avaient une école primaire à Atuona depuis 1899 ; leur maison était attenante au bâtiment scolaire. Le terrain qui bordait leur enclos au couchant, que Mgr Martin avait acheté de M. Frébault le 15 septembre 1899,
resta inoccupé jusqu’au jour où Gauguin l’acheta et y construisit sa
«Maison du Jouir». Or, le frère Ancillin Mahé13, le plus jeune de la communauté, tenait, pour son usage personnel, un journal : sans s’astreindre à y écrire tous les jours, il y inscrivait des considérations sur le
climat, sa santé, les potins de l’île, les fêtes religieuses, les orgies de
boisson qu’il avait en horreur... Sa plume, d’autant plus spontanée qu’elle n’avait aucun destinataire en vue, fut abondante les 8 et 9 mai 1903
(vendredi et samedi).
8 mai. «Ce midi, quand j’allais à l’église, je rencontrai un élève
qui allait chercher M. Varney, parce que Gauguin était mort.
Immédiatement, je courus voir ce qu’il pouvait y avoir chez ce
Monsieur. En y arrivant, je le trouvai étendu sur son lit, le corps
encore chaud, mais sans vie. Après lui avoir tâté le pouls, et mis la
main sur le cœur, pour voir s’il y avait encore quelques battements,
je courus avertir Sa Grandeur, malgré Tioka et Hoki qui me disaient
de lui faire respirer quelque odeur forte. Monseigneur vint immédiatement voir de quoi il s’agissait, et constata, comme moi, qu’il était
sans vie. Presque en même temps que nous est arrivé M. Vernier, qui
fit la même constatation. Puis il nous dit que, le matin, M. Gauguin
l’avait fait appeler pour lui percer l’abcès qu’il avait à une fesse. Il
nous fit constater la chose, et nous dit que M. Gauguin lui avait dit
12 10. G. Le Bronnec La vie de Gauguin aux îles Marquises, BSEO n° 106, mars 1954.
13 Frère Ancillin Mahé, né dans le Finistère en 1879, quitte Atuona sous l’effet des décisions de
laïcisation prises à Papeete en 1904 ; accueilli au Canada, il y dirige d’importants établissements d’éducation. Rentré en France en 1935, il continue à se dévouer au service des Ecoles
et des Frères jusqu’à son décès en 1952.
13
que ces jours-ci il était 2 fois tombé en syncope. Ce bon Monsieur n’a
pas mangé depuis 2 jours, mais ce qui ne l’a pas empêché de boire.
Depuis quelque temps, il ne se soutenait plus que par la boisson.
Enfin ! Le voilà mort, et de mort subite, puisqu’à 9 heures, quand M.
Vernier l’a quitté, il souffrait, mais de ses plaies. A présent, où est-il ?
Qui nous le dira ? Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur !
Pour celui-ci, il est mort comme il a vécu. Le Père Victorin doit l’enterrer dimanche, sans pompe ni chant.
9 mai. Aujourd’hui, enterrement de M. Gauguin à deux heures,
quoiqu’il fût décidé d’abord qu’on le garderait 48 heures ; mais la
décomposition du corps a obligé les personnes charitables qui s’en
sont occupées à agir de cette façon. La cérémonie a été des plus
tristes : 6 hommes payés pour le porter, le prêtre en tenue la plus
simple, 2 Frères précédant le convoi, récitant leur chapelet, MM.
Frébault, Hamon, Cham, 2 Allemands, 2 Indigènes, et la Mère
Supérieure. Tout a été du plus court. Pas de discours. Très peu de
prière : seuls ceux qu’il avait combattus depuis son arrivée priaient
pour son âme. Pas un seul regret. A peine le prêtre jeta-t-il un peu
d’eau bénite sur sa tombe que les six hommes de corvée se sont mis
en devoir de le cacher, car déjà le parfum qu’il exhalait n’était pas
des plus odorants14.» (suivent quelques lignes sur la solitude de la vie
et de la mort de Gauguin, et le peu de sympathie du peuple pour lui, sans
intérêt pour le propos de ces pages15).
14 - «Cham»: sans doute s’agit-il de Van Cam, Annamite déporté politique résidant à Atuona
depuis 1898. Ami du peintre.
-«Ce midi, quand j’allais à l’église»: c’était un usage des frères de consacrer un quart d’heure
à la prière au milieu de la journée.
-«La Mère Supérieure» - «La supérieure dont fait mention le Journal du frère Ancillin Mahé doit
être sœur Aldegonde Jeanjean, supérieure à Atuona à cette époque. Elle était chargée du soin
de l’église et de la sacristie». (Sœur Marie-Cécile de Segonzac, archiviste des sœurs de S.
Joseph de Cluny, Paris)
-«2 Allemands»: sans doute deux employés de la Société commerciale de l’Océanie, dont le
siège principal était à Hambourg, et qui, généralement faisait appel à des Allemands pour gérer
ses succursales. C’est par la S.C.O. d’Atuona que transitaient les finances de Paul Gauguin. (Cf.
BSEO n° 120 de septembre 1957).
Reiner, un colon ami du peintre, était, selon le frère Ancillin, souffrant en ce début de mai 1903.
On observe que Claverie n’est pas nommé.
15 Archives des frères de l’Instruction chrétienne. Rome (461.1.3.001).
14
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Mgr Le Cadre n’esquiva pas les questions posées si directement par
le moine de Solesmes. Sa réponse du 25 janvier 1934 évoquait d’abord
une anecdote personnelle. «Je me trouvais à Atuona en 1901, quand
le personnage en question se présenta à la Mission pour demander
une grammaire de langue marquisienne. Je pus lui en fournir une.»
Puis il en venait aux circonstances du décès et de l’inhumation.
«Mes souvenirs, en ce qui concerne les circonstances de la mort et
des obsèques de Gauguin, sont donc un peu vagues. Quand ces événements se passaient, je missionnais dans une autre île de notre
Archipel. Ce que j’en sais, je le tiens de Mgr Martin et du prêtre, encore vivant, qui fit l’enterrement. Voici (et en suivant la lettre dont
vous me donnez un extrait). Le bruit de la mort de Gauguin courut
au moment où sonnait l’Angelus de midi. Immédiatement, Mgr
Martin se rendit au domicile du peintre, en vue sans doute de donner une absolution sous condition, si faire se pouvait, car on le
savait de religion catholique. Si ma mémoire est fidèle, il n’y avait,
à ce moment-là, près du défunt, qu’un colon français, du nom de
Frébault. A côté du chevet se trouvait une fiole vide. Comme l’établissement des Frères de la Doctrine Chrétienne n’était qu’à deux pas de
là, la présence de plusieurs d’entre eux n’offrait rien d’extraordinaire. Le chrétien a toujours une prière à dire pour l’âme qui vient de
paraître devant son Juge. Mgr Martin n’avait pas du tout décidé
«d’enterrer Gauguin avec toute la pompe catholique». La preuve en
est qu’il fit présider la cérémonie par un simple prêtre et lui-même
ne parut pas. - Gauguin devait-il être privé de la sépulture chrétienne ? Il ne paraît pas. En tant que baptisé, il y avait droit ; pour l’en
priver, l’on aurait pu faire valoir, peut-être, le n° 6 du canon 1240 ;
et encore des doutes pouvaient être soulevés : Gauguin ne vivait pas
en ménage. La présence d’une fiole vide au chevet de son lit ferait
penser à un suicide ; mais aucune constatation ne fut faite ; donc le
n° 3 du même canon ne peut être invoqué. - Et il y a dans la lettre
que vous citez ces mots : «un vrai escamotage». Voici la raison qui
fit devancer un peu l’heure fixée. Gauguin, de son vivant, était tout
pourri, excusez le mot, c’est le plus adéquat. Jugez ce que devait être
son malheureux corps 10 heures après son décès, sous un ciel voisin
15
de l’Equateur. Aussi le Français Frébault, qui avait pris l’initiative de
devancer l’heure, fit au brigadier de gendarmerie, dont la grandiloquence l’agaçait, cette réponse typique : «Et vous, vous seriez venu
le ramasser avec une pelle ?» Ne vous semble-t-il pas qu’il nous soit
permis de dire que la lettre parue dans les biographies de Gauguin
dramatise un tant soit peu les événements ?16».
Le brigadier évoqua-t-il le «conciliabule», en cette rencontre avec
Frébault ? Etait-ce la cause de son embarras ? Toujours est-il qu’un souvenir du père Siméon Delmas, dans une note du 14 mai 1939, rapporte
l’opinion selon laquelle «Il y avait sur place un ancien soldat, le père
de famille Frébault, qui fréquentait Gauguin et (était) dévoué à
l’évêque. Pour moi, il n’y a pas de doute que c’est cet ami qui fit tout,
d’accord ou non, et devança l’heure, portant le corps avant l’heure à
la porte de l’église où se fit la levée du corps.»17
Le vicaire apostolique, en réponse à des demandes d’information
rédigées par le prince Massaïnoff alors en Californie fournissait d’autres
éclaircissements : «(...) Le dire victime des moines de Hiva Oa, est un
pur chantage. - Ce qui est vrai, c’est que lui, Gauguin, bafoua les
moines de Hiva Oa, et d’une façon ignoble.
Elle est complètement erronée, votre information au sujet de la
sépulture de Gauguin. - Mgr Martin autorisa cette sépulture, car le
défunt était chrétien, et qu’il n’avait pas refusé ostensiblement cette
sépulture. Mais la toilette du mort ne fut pas faite par un père de la
Mission.
Le prêtre qui présida l’enterrement fut le Père Victorin, et non le
Père Sylvestre. Aucun autre membre de la Mission ne parut dans le
cortège. - Gauguin mourut sans témoin, nul prêtre ne l’assista. ; et
dire que le Père Sylvestre prit sur lui ses péchés pour pouvoir faire
l’enterrement, est un...conte...»18
16 Archives de la mission. Taiohae. (J. Gauguin - 2).
17 Archives des pères SS. CC. (Picpus). Rome.
18 Archives de la mission. Taiohae. (J. Gauguin -4).
16
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Excès d’indulgence ?
Refuser les funérailles chrétiennes à des baptisés, l’Eglise catholique l’a fait parfois, se fondant sur des motifs graves, vérifiés. Décisions
exceptionnelles, qui, si justifiées fussent-elles, au regard des textes, suscitèrent de vives critiques dans l’entourage du défunt, même de la part
de non pratiquants. Faut-il rappeler les démêlés de quelques écrivains
ou journalistes avec l’archevêché de Paris à l’occasion de l’enterrement
de l’écrivain Colette ?
Dans un ouvrage publié en 1854, on pouvait lire : «L’Eglise recommande d’avoir égard à toutes les circonstances atténuantes, de les
examiner avec attention et scrupule, toutes les fois qu’il s’agit de
défunts qui appartenaient à l’Eglise, mais qui, par des fautes graves,
se sont rendus indignes de la sépulture ecclésiastique. Du reste, en
refusant la sépulture, l’Eglise ne prononce en aucune façon, une
sentence de condamnation contre le mort, tout aussi peu qu’elle
béatifie ceux qu’elle inhume solennellement. Mais elle manquerait à
sa dignité et à sa mission si elle voulait s’imposer dans la mort à
ceux qui, vivants, ont rejeté sa doctrine, dédaignant sa communion,
ou s’en sont complètement rendus indignes19».
La solution d’indulgence adoptée n’allait-elle pas à l’encontre des
textes ? «Si malgré tout, conclut A. Bride dans un Dictionnaire plus
récent20, après examen, le doute persiste, on accordera la sépulture
ecclésiastique, de manière cependant à éviter le scandale... Dans les
cas douteux, le moyen d’empêcher que l’indulgence ne tourne au
mépris de la religion, en même temps que d’échapper au soupçon de
vénalité, sera souvent de n’accorder que les funérailles les plus
simples : le refus des solennités accoutumées est expressément indiqué par le Saint-Office dans les cas où le suicide est douteux, ou
lorsqu’il s’agit de pécheurs publics qui ont donné des signes de
repentir mais n’ont pu être absous». (Saint-Office, 16 mai 1866 et 06
juillet 1898. Cf Gaspari, Fontes jur. can. T. IV, n° 993 et 1201)
19 Dictionnaire encyclopédique de théologie. Fribourg. 1854 - Article «Sépulture».
20 Dictionnaire de théologie catholique Letouzey et Ané. (1er vol. en 1903) - Art. «Sépulture».
17
Mgr Tirilly, qui résida aux Marquises de 1932 à 1969, faisait état, en
juillet 1998, à Mougins (France), d’une tradition orale à l’évêché des
Marquises : aurait contribué à faire pencher la décision de Mgr Martin
en faveur d’une cérémonie religieuse le fait que Paul Gauguin n’adhérait,
pensait-on, à aucun «parti» anticatholique : ni à la franc-maçonnerie,
dont les membres «alors dans les loges étaient sans exception anticléricaux (et la plupart anticatholiques)», ni à la ligue anticléricale
(libre pensée) dont la constitution exigeait des membres «qu’ils renient
toute foi en Dieu et qu’ils découragent tous les rites religieux,
notamment les rites funéraires21.»
Eviter le scandale n’est assurément pas chose facile, nulle part. A
Atuona, il se produisit, ailleurs encore, au dire du frère Ancillin Mahé :
on lit, dans sa relation du 9 mai :
«Sa tombe à peine fermée, une certaine personne, qu’il n’avait
pas toujours respectée, obligée de lui apporter des fleurs de la part
d’un soi-disant ami, vint décharger les griefs que son cœur renfermait contre lui, à la porte de sa maison. En arrivant, s’adressant aux
personnes présentes, elle dit : «Vous l’avez enterré ? (NdR : les
obsèques avaient été devancées.) M. X m’a dit de lui apporter des
fleurs ! Tiens ! cochon de Gauguin ! Tiens, voilà des fleurs ! Tiens !
Tiens ! Tiens ! Tu es allé dire à mon mari que j’étais une mauvaise
femme. Tiens ! Tiens ! Tiens ! Voilà des fleurs ! Et elle les jetait sur
l’escalier de la maison. Tu ne m’as pas toujours respectée ! Tiens ! c.
de Gauguin ! Tiens ! Voilà des fleurs ! - Et vous l’avez enterré en terre
sainte ? - Sans doute, Madame, il était catholique ! - Mais
Monseigneur m’a dit que si je ne faisais pas mes Pâques, je ne serais
pas enterrée en terre sainte ! A-t-il fait ses Pâques ? S’est-il confessé ?
- Cela ne nous regarde pas !»
Cette femme catholique anonyme, dont chacun découvre la forte
personnalité et le franc-parler, posait une question fort pertinente (dont,
on le voit, M. Vernier n’était pas seul à se préoccuper.) Les catholiques
n’ignoraient pas l’importance qu’on accordait au fait de «faire» ou de ne
21 Mildred J. Headings, op. cit. (pp. 228 et 84).
18
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
pas «faire ses Pâques», c’est-à-dire recevoir la communion au moins
une fois pendant la période du temps pascal : lien visible par lequel le
baptisé manifestait sa fidélité à son Eglise, ou son retrait, temporaire ou
définitif. Cette personne avait peut-être entendu parler du canon 21 du
IVème Concile du Latran (1215) qui privait de la sépulture ecclésiastique toute personne refusant de se soumettre aux obligations pascales.
Rigueur dont s’étaient détournés les usages. «Quant à ceux qui négligent gravement ou même ont abandonné leurs devoirs religieux,
(assistance à la messe le dimanche, confession et communion pascales), il semble que la coutume soit en France de les traiter avec
indulgence, lorsqu’ils agissent ainsi par négligence, intérêt ou ignorance (non par irréligion ou mépris), et pourvu que par ailleurs ils
s’abstiennent d’actes ou de propos antireligieux22». En était-on, en
1903, à Atuona, à ce degré de tolérance, ou même au-delà ? La réponse
de Mgr Le Cadre au moine de Solesmes le donne à penser. Le vicariat
apostolique avait déjà eu, il est vrai, à décider (ou assumer la décision
de tel prêtre) d’accorder ou de refuser les funérailles chrétiennes à telle
de ses ouailles, anticléricale, ou libertine, ou ouvertement sortie de
l’Eglise.
Le père Siméon Delmas23, à qui on avait offert, à Taiohae... - Noa
Noa et Avant et Après (singulier cadeau ! - en 1903 la mission ignorait
sans doute le contenu de ces œuvres), prit la plume le 10 août 1932
pour exprimer à son supérieur général le sentiment de scandale qu’il
éprouvait en songeant aux «honneurs de la sépulture» rendus à l’auteur
de telles pages «(...) Mais alors peut-on enterrer religieusement tout
le monde ? (...) On dit de moi : «Notre homme enterre tout le
monde...Mais il faut dire : l’Eglise ne demande pas plus...Oh ! qu’il y
a des cas embarrassants ! Mgr Martin ne voulait pas lui (à Paul
Gauguin) montrer rancune24.»
22 Dictionnaire de théologie catholique Letouzey et Ané. (premier vol. en 1903) - Art.
«Sépulture».
23 P. Siméon Delmas, né en Dordogne, arrive aux Marquises en 1886, y décède en 1939 : il a
beaucoup publié en marquisien et en français.
24 Archives des pères SS. CC. (Picpus). Rome.
19
Excès d’indulgence ?
Paul Gauguin, faut-il le rappeler ? était un être fort complexe : généreux jusqu’à l’utopie peut-être, mais très mobile ou libre à l’égard de ses
adhésions, et jovialement mystificateur parfois. A Tahiti, peu de temps
avant son arrivée aux Marquises, ne fut-il pas considéré (conforté ?
amusé ?) comme le «porte-plume» de ceux que certains appelaient le
«parti catholique»? Une forte personnalité s’accommodant mal des
normes et toujours prête à partir en croisade, une propension à se singulariser cultivée plus ou moins consciemment, une confiance de plus
en plus ferme en son talent ont marqué sa vie de malentendus, de
conflits, de ruptures dont il a souffert et fait souffrir. Le fait d’une mort
subite, et de l’absence de la famille, que n’évoquent pas les textes canoniques, rendait la situation extrêmement confuse : c’était bien d’un
doute persistant qu’il s’agissait. - Quant à imaginer ce qu’auraient été les
réactions dans l’hypothèse d’un refus du clergé d’assumer ces funérailles, ces lignes s’y refusent, qui s’en tiennent plutôt à des fait établis,
à quelques inédits, à des textes de référence peu connus ; de même
qu’elles s’abstiennent de supputer les arrière-pensées éventuelles de
Mgr Martin, ou du pasteur Vernier ; d’autres plumes l’ont fait, au risque
de s’écarter de l’objectivité, surtout à n’en prêter qu’à un seul des protagonistes.
Refus de solennité
Un dernier mot, sur l’expression «toute la pompe catholique».
Mgr Le Cadre a déjà dit qu’elle dépassait la juste mesure ; les opinions
de M. Frébault et du frère Ancillin s’en écartent également.
Le cortège funèbre passa-t-il par l’église ? Le pasteur Vernier le
donne expressément à penser ; et, comme l’église était à une courte distance de la maison du défunt, on pourrait lui faire crédit. Mais on observe que les trois autres témoins, directs ou indirects, s’abstiennent de le
dire. A s’en tenir à M. Frébault, on aurait transporté le corps de la maison
mortuaire au cimetière. Peut-être y eut-il d’abord un transfert depuis la
maison mortuaire jusqu’à l’entrée de l’église, où on procéda à la liturgie
de la levée du corps. La tradition orale du monde ecclésiastique aux
20
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Marquises, fermement exprimée, est qu’il n’y eut pas de liturgie à l’église ;
«L’état de décomposition du corps ne le permettait pas» opine Mgr
Tirilly. Les prêtres, appelés en urgence par la famille, procédaient ainsi
de temps en temps, dit-on.
D’autres éléments ne laissent aucune place au doute. La «messe», qui
était devenue une partie normale de la liturgie catholique, était rigoureusement exclue, à cette époque, d’un enterrement se déroulant l’aprèsmidi. Le tintement de la cloche, le glas, qui annonce au village le début de
tout enterrement passant par l’église et qui fait partie des pompes d’une
cérémonie catholique, semble bien avoir été supprimé. «La sonnerie des
cloches, au moment de la mort et de l’inhumation, est aussi ancienne
que les cloches elles-mêmes ; elle annonce à la paroisse qu’un de ses
membres a disparu de son sein ; elle rappelle aux fidèles qu’ils sont
tous mortels ; elle les sollicite de prier pour le défunt, auquel elle
donne une dernière marque d’honneur et de respect25». Le pasteur Paul
Vernier, qui habitait à une courte distance de l’église, n’a point entendu
sonner le glas, et est tout désappointé à son arrivée à la maison du défunt.
La femme qui survient après l’inhumation ne l’a point entendu non plus,
et marque son étonnement de constater que le corps n’est plus là.
Quant au prêtre chargé d’accompagner le corps à la tombe, il est
bien connu. (En vêtements liturgiques ? Les registres de sépultures,
sources d’informations précises, ne commencent qu’en 1917 ; mais l’expression «en tenue la plus simple», utilisée par le frère Ancillin, témoin
familier des cérémonies catholiques, donne clairement à penser qu’il
devait être en simple soutane. portant une étole peut-être.) Le père
Victorin Saltel, né en Lozère en 1878, était arrivé à Atuona depuis trois
mois. C’est le prêtre dont Thor Heyerdhal évoque avec sympathie la rencontre dans Fatu Hiva (son premier dialogue avec un prêtre catholique,
envisagé avec appréhension, mais empreint de compréhension), alors que
sa mort (1938) était proche.
«La sépulture chrétienne n’a pas été refusée à Paul Gauguin, mais
a été réduite au minimum» (Mgr Guy Chevalier, évêque des Marquises,
9 mai 1997).
25 Dictionnaire encyclopédique de théologie - Op. cit. - Art. «Sépulture».
21
Paix à ses cendres
En moins de deux années vécues aux Marquises, Paul Gauguin, pour
des motifs ou prétextes variés, a contribué à saper les écoles de Hiva Oa,
et a quelque peu malmené la mission catholique de Atuona, où il n’a
peut-être pas toujours rencontré l’aménité escomptée ? et dont il contestait vivement, ou violemment sinon calomnieusement, certaines options,
certains comportements : errare humanum est. Des «amis» du peintre,
contemporains ou postérieurs, plus ou moins bien informés, en ont
rajouté, de bonne ou de mauvaise foi. Leurs opinions trouvèrent crédit,
longtemps. Mais un siècle après ces événements, existerait-il encore
quelqu’un plus attaché au l’esprit de vengeance, ou à l’acharnement idéologique, qu’au souci de la vérité, toute partielle qu’elle soit ?... Cela rappelé dans la seule perspective de ces pages n’ôte à personne la liberté de
restaurer Paul Gauguin dans l’auréole souhaitée, posthume ou non.
Le cimetière où on inhuma le peintre défunt, n’appartenait pas à
l’évêque de Atuona : propriété de la mission catholique, il avait été érigé
pour l’inhumation des catholiques ; deux évêques y trouveraient leur
sépulture ultérieurement : Mgr Martin en 1912 et Mgr Le Cadre en 1952.
Cette précision est utile pour détromper des lecteurs qui auraient pu mal
interpréter une phrase de Ségalen, dans les notes concernant son séjour
à Atuona en août 1903 : «J’ai rendu comme un dernier hommage à cet
homme complexe, à ce vraiment Artiste, et vraiment exilé et seul.
L’élément ecclésiastique, qui l’avait honni vivant, l’enleva sans bruit
et déposa son corps au cimetière particulier de l’Evêque26». «Selon le
Code, lit-on dans le Dictionnaire de théologie catholique, chaque
paroisse doit avoir son cimetière propre.... Les religieux exempts
peuvent avoir, eux aussi, un cimetière particulier. - Quant aux
autres personnes morales (chapitres, confréries, etc...), et aux
familles privées, l’ordinaire peut leur permettre d’en avoir un....».
Mais rien de tel n’est envisagé pour les évêques27. - Segalen rencontra
volontiers Paul Vernier, écrit-il ; il n’écrit point qu’il prit des informations auprès du vicaire apostolique ou des frères, à qui le commandant
26 V. Segalen Journal des îles. Ed du Pacifique (p. 69).
27 Dictionnaire de théologie catholique. Op. cit. - Art. «Sépulture».
22
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
de son bateau, laDurance, fit pourtant une visite le 10 août, selon le
frère Ancillin, visite tout à fait conforme aux usages de l’époque, qui
honora également l’école des sœurs.
Au sujet de ce cimetière, on lit dans le manuscrit du père Pïerre
Chaulet28 intitulé Notes sur l’île de la Dominique ou Hiva Oa (p. 6869) : «1895 ; 1 janvier : Débits de boisson et fabrication d’eau-de-vie
de coco sont défendus aux Marquises à partir du 1er janvier (J.O.
08/10/94).
Atuona - La tranquillité et l’ordre commencent à renaître à la
suite de ce décret. Mgr Martin adresse aussitôt à tous les missionnaires, pour être lue à leurs chrétiens, une circulaire qui les convie
à assister à une fête d’amende honorable et à l’érection d’un calvaire. Les préparatifs de cette fête coûtèrent deux longs mois d’un travail sérieux. Les hommes tracent une route, large de 3 à 4 mètres,
longue de 500 mètres, sur le flanc du mamelon où on doit ériger le
calvaire, construisent un pont, et transportent sur leurs épaules les
pierres destinées à soutenir la base de la croix ; les femmes vont
chercher au bord de la mer le sable nécessaire pour ce travail. Le
frère Michel taille à la montagne un arbre à pain pour faire une
croix de 11 mètres de haut...» 29
La cérémonie, poursuit le même document, précédée de deux
journées de dévotions diverses auxquelles prirent part beaucoup de
chrétiens, se déroula le soir du dimanche 31 mars. «Brillante illumination dans l’enclos des sœurs»; longue procession des chrétiens
venus des diverses vallées, et des 200 élèves des sœurs ; les chants se
mêlent ou se répondent ; derrière un christ porté par plusieurs hommes,
montée de la foule vers Hueakihi où la croix a été préalablement transportée par «32 hommes robustes», et dressée. - Mais le rite essentiel
était, bien entendu, la bénédiction de l’espace destiné à recevoir les
catholiques ; une autre partie de l’enclos, non bénite, pouvait accueillir
des défunts ne pouvant pas prétendre à la sépulture ecclésiastique.
28 P. Géraud Chaulet, né dans le Cantal, arrive aux Marquises en 1858, y décède en 1912. Il a
laissé de nombreux textes religieux en marquisien, et d’abondantes notes ou notices.
29 Archives de la mission. Taiohae (B.13.-05.-4).
23
La grande croix de ce cimetière apparaît, blanche sinon lumineuse,
à l’arrière-plan d’un tableau signé par l’artiste en 1903 («Femmes et
cheval blanc»), qui représente, à l’avant-plan, vues en plongée, trois
femmes aux silhouettes contrastées, dont l’une (enceinte ?) affalée sur
un cheval, toutes trois situées devant une nature exubérante et colorée :
on croirait un panorama vu de l’étage de la maison du peintre. «Cette
grande croix blanche détonnait si fort dans ses toiles30», a-t-on écrit ;
peut-être. - Le symbole du christianisme élevé au-dessus de la vallée,
l’artiste pouvait-il le voir de son atelier ? Peu vraisemblable, compte tenu
de la végétation et de la configuration du terrain ; mais on le voyait de
bien des points de Atuona. Quelle en fut l’inspiration chez l’artiste,
quelques mois avant la mort ? - Ce même calvaire existe aussi en un autre
tableau intitulé «Invocation».
Le cimetière de Hueakihi était donc de création récente. De part et
d’autre de la Croix, déjà les tombes du père Orens Fréchou et du frère
Michel Blanc, deux grands missionnaires de l’archipel. Ceux qui visitent
aujourd’hui le lieu découvrent, dès l’entrée, sur la droite, la tombe, restaurée, de Paul Gauguin.
Fleurir une tombe, la nettoyer, l’entretenir...tout cela est du ressort,
cela va sans dire, de la famille ou de l’entourage du défunt. En ce domaine, des municipalités françaises y regardent d’assez près, soit par souci
esthétique, soit avec l’intention de livrer à quelque demandeur une
concession abandonnée. A Atuona on y prête moins d’attention, si on en
juge par l’état du cimetière. Cette large tolérance a permis à des gens de
bonne volonté, survenus plus tard, d’empêcher «Dame Nature» de plonger ce tombeau dans un néant définitif.
Joseph Le Port, f.i.c.
30 P. Daix Paul Gauguin. J.C. Lattès Paris 1989. (p. 352).
24
Document : Danielsson
Ua mate Gauguin
i te’a 8 o mai 1903
La mort de Gauguin en marquisien
Le texte est la page d’un cahier de comptes1 bien tenu.
Il s’agit d’un contrat de location d’un enclos où le cheval de
Gauguin pourra s’ébattre et se nourrir. Il ajoute une précision à ce que
nous savons de l’installation de Gauguin à Atuona. Ayant débarqué le 16
septembre 1901 probablement, il achète le 27 septembre, soit onze
jours plus tard, une parcelle de terrain à la Mission catholique. Le 10
novembre, il est propriétaire d’un cheval et il lui trouve un enclos verdoyant dans la propriété Kekela qui, derrière la Maison du Jouir,
s’étend jusqu’au rivage de la baie. La location est de deux moni par
mois, soit 10 francs. Ce cheval sera vendu le 20 juillet 1903, pour 7
moni ou 34 francs.
Enfin le prix de la location fut régulièrement payé : un trait continu
bordant la colonne des dates mensuelles, le prouve. Le 8 mai 1903 est
un jour spécialement souligné.
Le texte est aussi un spécimen de la langue parlée à Atuona au début
du siècle. Il n’est pas sans intérêt de constater que, alors comme aujourd’hui l’argent se compte en dollar américain ou moni (money), de
même que le nom des mois est celui de la langue française.
La comparaison entre l’original et les mots écrits en orthographe
actuelle, montre que l’auteur avait une habitude certaine de la rédaction
de textes en langue marquisienne. La tournure de la phrase est élégante,
les termes sont choisis : c’est ainsi que l’on s’adresse au public :
1 Nous remercions la famille marquisienne qui a bien voulu confier à la Société des Etudes
océaniennes quelques uns de ses documents et en particulier un «livre de comptes» de 33 par
20 cm et d’environ 300 pages ; commencé par James Kekela (1824-1904) à Atuona le 13
décembre 1860 (?), le manuscrit est poursuivi au-delà du départ du missionnaire hawaiien par
ses enfants restés à Hivaoa, la dernière entrée semble être du 24 septembre 1917. Sermons et
généalogies en langue hawaiienne, comptes de plantation, d’élevage, marchandises des goélettes et listes de noms et de familles de plus en plus écrits en langue marquisienne, tous ces
textes sont à la disposition des chercheurs et plus particulièrement des linguistes pour une
consultation sur place. Un épisode pathétique de la vie de Kekela, relaté par J.-F. Vernier, se
trouve dans le B.S.E.O. n° 160-161 de septembre-décembre 1967 pp. 763-767.
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Ua mate Gaugin i te ‘a 8 o mai 1903.
I te hora onohuu i mate havaiki ai.
U haatoitoi tia te ai’e o Gaugin.
‘Ia Ioane Kekela e tu’u i oto o te tuha’a a.
atahi a tu’u mai te moni i toe o tenei mahina 10 mai 1903.
Ua maimai mai haoe Gaugin i te fenua mea tafai ihovare
L’étranger Gaugin désire un terrain pour nourrir un cheval.
$ 2.00 moni o te utu o te mahina
$ 2.00 moni est le prix à payer pour le mois.
tiaia (attendre...) ? ou teia (chaque...) ?
Ua mate Gaugin i te a 8 o mei 1903
Gauguin est décédé le 8 mai 1903
i te hora onohuu i mate havaiki ai
à dix heures il mourut de mort-havaiki (mort qui mène à Havaiki)
Ua haatoitoi tia te aie o Gaugin
Elle a été réglée la dette de Gauguin
ia Ioane Kekela e tuu
par Ioane Kekela qui la déclare
i oto o te tuhaaa atahi a tuu
à la succession aussitôt m’est versé
mai te moni i toe o tenei
l’argent dû pour ce
mahina 10 mai 1903
mois-ci 10 mai 1903
Transcription en orthographe marquisienne actuelle
U ma’ima’i mai te hao’e Gaugin i te fenua mea tafai ihovare
$ 2.00 moni te utu o te mahina.
tia’i a ou i teia...
Ua mate Gaugin i te ‘a 8 o mai 1903.
I te hora onohuu i mate havaiki ai.
U haatoitoi tia te ai’e o Gaugin.
‘Ia Ioane Kekela e tu’u i oto o te tuha’a a,
atahi a tu’u mai te moni i toe o tenei mahina 10 mai 1903
Mgr H. H. Le Cleac’h
27
Petite histoire de la tombe
de Gauguin
Paul Gauguin meurt le vendredi 8 mai 1903 vers 11 h au premier
étage de sa Maison du Jouir ; dès le lendemain matin commence l’histoire de sa tombe au cimetière de Atuona, cimetière aux noms multiples : cimetière du Calvaire, cimetière catholique, cimetière particulier
de l’évêché, cimetière français et, aujourd’hui, cimetière communal1.
Tous les témoignages concordent : Gauguin a été enterré à la hâte
dans la terre rouge de la colline Hueakihi.
Treize ans plus tard, Frederick O’Brien, venu aux Marquises à bord
du Fetia Taiao, cherche la tombe de l’artiste en compagnie de CharlesAlfred Le Moine, peintre lui aussi et alors instituteur à Vaitahu, mais en
vain. «Dans ces mers, écrit-il dans Atolls of the sun, un homme mort est
oublié, sauf s’il laisse derrière lui une propriété ou un fantôme». Il cite
une lettre - hélas non datée - de Léon Sasportas, médecin et administrateur qui résidait à Hiva Oa de 1918 à 1920 (et futur président de la SEO
de 1921 à 1923) qui, avec sa femme et sur les indications de leur cuisinier, retrouva la tombe et y déposa «un collier de fleurs de laurier-rose,
d’hibiscus, de gardénia et d’autres».
1 Rares sont les personnes qui connaissent l’existence, au bord de la piste qui mène à
Hanamenu, de l’autre cimetière sur la pente de la falaise Faani d’en face, appelé Teivitete ou parfois «cimetière protestant», aux tombes anciennes et aux grilles de fer qui se délitent.
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En juillet 1921, Oscar F. Schmidt, membre de la Société des fakirs
américains et peintre comme son ami Hugh C. Tyler, arrive aux
Marquises ; ils découvrent, guidés par un Marquisien qui avait assisté à
l’enterrement de Gauguin, une tombe abandonnée. Ils empruntent alors
à Guillaume Le Bronnec des burins pour graver dans une pierre rouge
le nom de l’artiste et la date de son décès.
Le 16 novembre de la même année, l’administrateur des Marquises
décrit au gouverneur p. i. Thaly un «tombeau […] uniquement constitué par un tertre envahi par la brousse et cet abandon vaut à
l’Administration de sévères critiques de la part des touristes amateur
d’art et de ceux plus nombreux qui n’y entendent rien mais qui, en manifestant une vive indignation, ont la satisfaction de se poser en connaisseurs» ; il demande l’autorisation de «prélever […] un ou deux sacs de
ciment sur le petit stock que possède l’Administration» et prévoit de
«surmonter la tombe d’une simple dalle, et les travaux devant être exécutés par la main d’oeuvre pénale, il n’y aurait aucun frais» (TPM,
n° 87, p. 45).
En décembre 1926, Alain Gerbault séjourne près de deux mois à
Hiva Oa à bord du Firecrest ; il n’écrit rien sur la tombe de Gauguin,
mais en publie une étrange photographie 6 ans plus tard dans son livre
L’Evangile du soleil.
En effet, en 1929, la SEO a fait déplacer la pierre gravée et poser
une dalle de ciment surmontée d’une stèle de marbre blanc haute de 65
cm et large de 38. Tansi, un marbrier de Tahiti, y a gravé le texte suivant :
«Ci-gît Paul Gauguin, artiste français, 7 juin 1848 - 8 mai 1903, Société
des Etudes océaniennes».
En 1937, le grand reporter Renée Hamon arrive à Hiva Oa à bord
de la goélette Tereora et visite le cimetière de la Mission. Elle écrit : «La
tombe du Solitaire serait banale comme toutes celles construites par les
hommes si Timo [alors chef du village de Atuona et fils adoptif de Tioka,
le fidèle serviteur de Gauguin] n’avait eu la touchante idée d’y déposer
un bloc de cette argile rouge que le peintre aimait à pétrir, et d’y graver,
en lettres maladroites, son nom, une date…» ; elle ne dit rien de la stèle
pourtant photographiée dans son ouvrage Gauguin, le Solitaire du
Pacifique.
29
En 1948, lors de sa grande tournée à bord de la Tamara, l’écrivain
belge Albert t’Serstevens retrouve peu après les fêtes pascales en compagnie d’Amandine Doré «la tombe de Gauguin au quatrième rang à droite
de l’entrée, près de la clôture de treillis» avec la dalle affaissée au milieu
et sa stèle officielle, et aussi le «gros galet lourdement gravé» par les
amis marquisiens du peintre «autrement émouvant que l’hommage tardif et maladroit de la Société Océanienne. Sa rude face de pierre porte
simplement, en caractères patauds, trois mots qui en disent assez : Paul
Gauguin 1903» (id. p 91). Il photographie la tombe fleurie par la jeune
Aporo Mono, petite-fille de Aporo Kehi qui avait connu «Koke».
La fameuse pierre rouge a disparu peu après, comme le signale
t’Serstevens dans une note de l’édition remaniée et remise à jour en
1971 et le prouve la nouvelle photo de la tombe.
Tout change au moment où les Etablissements français d’Océanie
deviennent Polynésie française.
En 1957, un peintre de la Marine, Pierre Bompard, suit l’idée du
Secrétaire général Gayon, dont le cœur a été serré «à la vue de la pauvreté et de la laideur de la tombe»; il propose au gouverneur Toby
«d’ériger un tombeau décent à Paul Gauguin» et s’engage à diriger sur
place l’exécution du projet accepté. Il obtient, avec quelques difficultés
et du retard lié aux élections territoriales, une subvention de 25.000 FCP
de l’Assemblée et l’accord du bureau de la SEO «pour la remise en état
de la tombe de Gauguin» (P.V. du 13 mars 1958).
En 1958 P. Bompard remplace donc la tombe de la SEO, «pauvre
dalle de ciment surmontée, à la tête, d’une stèle de marbre blanc, étriquée», par un vrai tombeau qui «ne doit avoir ni le caractère d’un
monument tahitien, ni celui d’un monument en Europe» ni évoquer la
moindre dimension religieuse, ni polynésienne ni chrétienne mais seulement «un art dans le temps». Il y intègre - en ciment cette fois - l’idée
de la première pierre rouge gravée par les artistes américains ou par les
amis marquisiens, en ajoutant au nom et à la date le prénom de Gauguin.
Les pierres rouges et noires «furent amenées d’une vallée voisine à dos
de chevaux, et hissées au cimetière de la mission, haut situé dans la
montagne, par ces mêmes chevaux, et aussi les plus lourdes, ayant de 70
30
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à 80 kg, à bras d’hommes. Et ces pièces furent enfin taillées à la hache
d’acier, afin d’être assemblées. Ces travaux purent être menées à bien,
car je peignais à côté de mes travailleurs, un grand tableau de l’admirable Baie des Traîtres que l’on découvre à cet endroit, […] destiné au
Lycée Paul-Gauguin» de Papeete.
En 1973 enfin, le vœu qu’avait formé Paul Gauguin en octobre 1900
est réalisé par la Fondation Singer-Polignac, en présence de son président M. Bataillon et du petit-fils danois, Paul-René Gauguin ; le tombeau
porte désormais la reproduction en bronze réalisé à partir d’un moule
en plâtre que Gauguin avait offert à son ami Daniel de Monfreid d’un
grès cérame, Oviri ; créé en 1894 et resté invendu, il aurait dû orner son
jardin à Tahiti et plus tard sa tombe - Gauguin ne savait pas encore qu’il
partirait aux îles Marquises.
«Cette étrange figure cruelle énigme» clôt donc provisoirement la
petite histoire2 de la tombe d’un grand peintre aux îles Marquises, lui
qui, selon son ami le pasteur Paul Vernier, a écrit quelque part : “ Les
Dieux sont morts et Atuona meurt de leur mort ”3.
R. Koenig
BIBLIOGRAPHIE
F. O’Brien, 1919, White shadows in the South Seas ; 1922, Atolls of the
sun
J. de Rotonchamp, 1925, Paul Gauguin
•A. Gerbault, 1929, A la poursuite du soleil t 1 ; 1941, Iles de beauté ;
1932, Evangile du soleil
•R. Hamon, 1938, Aux îles de lumière ; 1939 A Tahiti et aux îles
Marquises, Gauguin, le Solitaire du Pacifique
•J. Chegaray, 1950, Mon tour du monde en bateau-stop
•A. t’Serstevens, 1950/1971, Tahiti et sa couronne
•P. Bompard, 1959, La nouvelle tombe de Gauguin à Atuona ; 1962, Ma
mission Paul Gauguin aux Marquises
•B. Danielsson, 1975, Gauguin à Tahiti
•National Gallery of Art, 1988, The art of Paul Gauguin
•G. Beauté, 1988, Paul Gauguin vu par les photographes
2 Nous remercions Gilles Artur, qui a bien voulu relire le texte et nous faire partager sa passion
pour Gauguin, sa connaissance de l’artiste et de son œuvre.
3 Lettre du 8 mars 1904 à Daniel de Monfreid citation confirmée dans l’interview recueillie par
A. Julien au Progrès de Sufon du 18 mars 1955.
31
L’échec d’une traduction
politique du Gaullisme dans
le Pacifique français
après la Seconde guerre mondiale
Les élections législatives de 1951, révélatrices
des difficultés des gaullistes1
En avril 1950, Jacques Foccart contacte Tony Bambridge, riche
homme d’affaires de Papeete qu’il connaît bien, “pour constituer ou plutôt pour reconstituer le R.P.F.” Mais celui-ci soutient l’U.D.S.R. tout en
voulant créer un vaste mouvement gaulliste dont Robert Hervé prendrait
la tête. Devant le refus de ce dernier, Jacques Foccart compte sur Jean
Anet d’Astier de la Vigerie, venu à Tahiti pour diriger le service de
l’Information, confiance mal placée semble-t-il2. Tony Bambridge est à
nouveau sollicité par de Gaulle lui-même3 pour qu’il se présente aux
législatives. Mais il explique au responsable R.P.F. pour l’Union française
que les conditions ne sont pas réunies et qu’il vaut mieux éviter de compromettre les chances d’une future organisation qu’il est en train de
1 La première partie de l’article de Jean-Marc Regnault a paru dans le BSEO n° 278, pp. 35-51.
2 BR UF 93, divers courriers de l’année 1951.
3 Lettre de Charles de Gaulle, 20 avril 1951. Le Général s’est entretenu auparavant de la situation en Océanie avec Roger Frey, originaire de Nouvelle-Calédonie. BR UF 93.
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mettre sur pied (il envoie à Jacques Foccart une liste de 12 membres
d’un comité provisoire du R.P.F. dirigé par Walter Grand, seul non fonctionnaire). Jacques Foccart se rallie à ce point de vue et estime qu’il est
inutile que le R.P.F. ait un candidat pour les législatives de 19514.
Le R.P.F. (national et local) soutient sans conviction la candidature
de l’avocat U.D.S.R. Maître Hoppenstedt qui utilise de curieux arguments
électoraux. Prétendant que le communisme menace Tahiti, l’avocat estime que le meilleur moyen de lutter contre ce mal serait de supporter
ceux qui ont la capacité de le combattre, à savoir les capitalistes5. Le
député sortant, Pouvanaa a Oopa, avec son programme très nationaliste,
l’emporte largement avec 70 % des voix malgré les obstacles que
l’Administration dresse contre lui6.
Après les élections, le R.P.F. local semble recruter (300 membres si
l’on en croit les notes internes), mais les rivalités de personnes doublées
du traditionnel conflit entre Tahitiens et métropolitains établis sur le
Territoire l’affaiblissent7. Jacques Foccart croit alors utile d’envoyer
quelqu’un sur place en 1952, pour mettre de l’ordre, non seulement
dans les E.F.O., mais aussi en Nouvelle-Calédonie. Il choisit Georges
Oudard, président du groupe R.P.F. à l’Assemblée de l’Union française8.
En Nouvelle-Calédonie après des tentatives infructueuses9 pour
trouver un candidat R.P.F. pour l’élection de 1951, de Gaulle envoie Paul
Métadier, responsable R.P.F. du seizième arrondissement de Paris, né à
4 Ce n’est pas faute d’avoir essayé (de Gaulle aussi est intervenu en ce sens) de persuader
encore Tony Bambridge de se présenter.
5 Te Aratai (bulletin du R.D.P.T.), n°48, 11 août 1951.
6 Regnault J.-M., op. cit., p. 73-74.
7 La rivalité entre Walter Grand et Robert Hervé en est un exemple (lettre de W. Grand à J.
Foccart du 1er décembre 1951, BR UF 93).
8 BR UF 93, 17 décembre 1951 et BR UF 91, 3 janvier 1952.
9 Le 22 février 1949, J. Soustelle sollicite Freddy Fourcade, ancien directeur du cabinet civil de
d’Argenlieu et directeur du quotidien calédonien La France Australe. Cette initiative ne semble
avoir reçu aucun écho. (BR UF91). F. Fourcade, de son vrai nom Houques dit Fourcade, avait
épousé une tahitienne, Frida Martin. Venu s’établir à Tahiti vers 1956, il fonde l’entreprise La
Brasserie de Tahiti. Son fils, Jean-Pierre Fourcade, est un homme d’affaires bien connu à Papeete.
33
Nouméa en 1899 et marié à une Calédonienne. C’est l’un des dirigeants
des laboratoires pharmaceutiques qui portent son nom. Il a apparemment des atouts non négligeables. Sur un disque, de Gaulle appelle les
Calédoniens à voter pour lui. Le candidat a des qualités personnelles qui
ont plu en Calédonie, des qualités d’orateur aussi10. Il peut théoriquement compter, comme le lui a confié le Général, sur “des bons amis
sûrs et dévoués... encore une fois, ils répondront à mon appel”11. Il
peut aussi se prévaloir des bons résultats obtenus par le R.P.F. aux élections en métropole qui se déroulent deux semaines avant celles de
Nouvelle-Calédonie, et flatter les électeurs : “les ralliés de la première
heure se doivent d’avoir un délégué R.P.F.”12. Il oppose à ses adversaires, qui insistent sur le caractère calédonien de leur candidature, des
slogans nationaux qui pourraient rencontrer un écho favorable chez les
électeurs d’origine européenne13. Mais il n’arrive à Nouméa que deux
semaines avant l’élection, même si ce délai a suffi pour qu’il ouvre une
permanence au centre ville et organise des commissions d’études sur les
problèmes calédoniens. Il se heurte surtout à plusieurs handicaps. Son
parachutage est mal vu des Calédoniens qui ne comprennent pas pourquoi il vient concurrencer le député sortant, Gervolino, soutenu par plusieurs personnalités qui ont réussi le Ralliement de 1940. Il est perçu
comme un diviseur. Il arrive au moment le plus défavorable politiquement car la conjoncture porte en avant un candidat de dernière heure,
Maurice Lenormand14. La loi du 23 mai 1951 qui élargit le corps électoral mélanésien surprend les élites européennes (elle a été votée au
10 Rapport de Georges Oudard, du 3 février 1952, BR UF91. J.-L. Crémieux-Brilhac (op. cit., p.
77), dans un passage consacré “aux visiteurs du 19 juin”, note que “le capitaine Métadier,
directeur d’une grande firme pharmaceutique attaché à une des missions françaises en
Angleterre, procura au Général, un crédit de cent mille livres pour faire face aux premières
dépenses”.
11 D’après Georges Baudoux, La France Australe, 28 juin 1951.
12 La France Australe, 27 juin 1951.
13 Ses appels dans la presse se terminent par ces phrases : “faites confiance au R.P.F. à son
chef, un grand Français, le plus clairvoyant de tous. Votez Français, votez R.P.F.”. (Le Bulletin
du Commerce, 23 juin 1951).
14 Maurice Lenormand, né en 1913 à Mâcon. Service militaire en Nouvelle-Calédonie, puis travaille comme chimiste dans le nickel. Participe à la campagne de 1940. Fin 1940, rentre à Paris
34
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
parlement, en l’absence des élus du Territoire). Le gouverneur
Cournarie15, en conflit avec le président du conseil général, donne une
interprétation très large de la loi et fait inscrire près de 9000
Mélanésiens qui constituent désormais 45% du corps électoral16. Les
missions catholique et protestante suscitent alors la candidature de
Maurice Lenormand, marié à une mélanésienne et qui connaît bien le
milieu autochtone. Aux Nouvelles-Hébrides, où les citoyens français
votent avec les Calédoniens, il a le soutien de Pierre Anthonioz17. Le président du conseil général ne veut plus soutenir le député sortant et pratique un jeu trouble qui favorise Maurice Lenormand. Enfin, Paul
Métadier ne trouve pas sur place le soutien espéré comme le laisse
entendre Georges Baudoux qui tente néanmoins de provoquer un élan
en faveur du R.P.F.18.
faire des études de pharmacie. Rencontre Charles Maurras dont il est un admirateur. S’installe
pharmacien à Nouméa en 1946. Appuyé par les missions protestante et catholique, il est élu
député en 1951. Fonde un parti, l’Union calédonienne, dont le slogan est “deux couleurs, un
seul peuple”. Réélu député en 1956 et 1959. En application de la loi-cadre, devient vice-président du conseil de gouvernement. Résiste difficilement aux oppositions conjuguées des
Européens de Nouvelle-Calédonie, des gouverneurs et du gouvernement français. En 1962,
divers attentats aboutissent à sa condamnation pour “omission volontaire d’empêcher la commission d’un crime”. Il est déchu de son mandat de député. Son parti finit par prôner l’indépendance en 1975. L’Union Calédonienne existe toujours au sein du F.L.N.K.S. où elle est majoritaire. Maurice Lenormand a encore été un éphémère vice-président du conseil de gouvernement entre novembre 1978 et mars 1979. A côté de ses activités politiques et professionnelles,
s’intéresse à la culture mélanésienne et rédige de nombreux ouvrages.
15 Le gouverneur ne souhaitait visiblement pas la candidature de Métadier. Il craignait même
que l’ouverture d’une permanence puisse donner lieu à des incidents (rapport de Métadier à J.
Foccart déjà cité). Notons que Pierre Cournarie avait remplacé Leclerc comme gouverneur du
Cameroun fin 1940 et avait été nommé gouverneur général d’Afrique occidentale à l’été 1943.
Il est l’un des fondateurs du R.P.F. en Dordogne (Lachaise B., Le gaullisme dans le Sud-Ouest
au temps du R.P.F., Talence, Fédération historique du S-O, 1997, 768 p.)
16 Brou B., 30 ans d’histoire de la Nouvelle-Calédonie, 1945-1977, Société des Etudes
Historiques, n°31, Nouméa, 1982, p. 18 et 19.
17 Anthonioz a été le condisciple de Maurice Lenormand au collège catholique de Mâcon. Voir
la sympathie qu’il porte à ce dernier : lettre à Jacques Foccart, 6 juillet 1951, BR UF 93.
18 Dans La France Australe (28 juin 1951), Georges Baudoux écrit : “quand l’envoyé du Général
arrive dans notre colonie, ce fut une amère déception... Ce fut seul, sans aucun appui efficace
qu’il dut commencer son travail”. Parmi les raisons qui expliquent le peu d’enthousiasme des
gaullistes locaux, on avance souvent en Nouvelle-Calédonie l’argument suivant : le maire de
Nouméa, Henri Sautot, en publiant son livre (voir note 21) a causé un tort considérable au mouvement gaulliste. C’est aussi ce que laisse entendre le rapport de Paul Métadier (BR UF 92) qui
regrette que le gouverneur n’ait pas interdit la diffusion du livre.
35
Dans ce scrutin à un seul tour (particularité des T.O.M. où il n’y a
qu’un siège) et avec quatre candidats, Maurice Lenormand est élu à la
majorité relative (36 % des voix). La candidature de Paul Métadier (2
252 voix et 17 % des suffrages) a surtout contribué à faire battre le
député sortant, constatation qui ne peut que contrarier une implantation
future et durable du R.P.F. Ce parti apparaît comme une immixtion des
jeux politiques métropolitains en Nouvelle-Calédonie. De plus, les soutiens de Métadier semblent se compter parmi les Calédoniens qui avaient
plutôt soutenus Thierry d’Argenlieu en 1942.
Ces élections de 1951 ne permettent pas au gaullisme politique de
se constituer solidement, même si Jacques Foccart peut croire qu’il est
sur le point de le faire19.
En Nouvelle-Calédonie, Paul Métadier semble, dans un premier
temps, vouloir bâtir un mouvement : diffusion d’un bulletin, campagne
d’adhésions et campagne en faveur de l’envoi au Général de la “carte
électorale” (vendue 20 francs CFP) avec suggestion des Calédoniens.
Mais “les résultats obtenus ont été provisoirement annulés”20 car Paul
Métadier quitte brutalement la Calédonie laissant ses amis politiques
désemparés .
21
Georges Oudard - arrivé à Nouméa début 1952 - tente de liquider
les séquelles du passage de Métadier, s’appuie sur Georges Baudoux,
parcourt la brousse et crée un conseil territorial R.P.F. Il estime que grâce à lui - “l’organisation est mieux assise qu’elle ne l’a jamais été”.
Pour réussir à progresser aux élections au conseil général (toujours
retardées jusqu’en février 1953), il conseille de ne pas s’opposer
19 Dans une note, au secrétaire général du R.P.F., il écrit : “nous sommes arrivés à constituer
dans ces deux territoires [d’Océanie] des comités provisoires et à avoir des responsables”. BR
UF 91, note UF 2919/51
20 Rapport de Georges Oudard, BR UF 91, 3 février 1952.
21 Selon le même rapport, Paul Métadier (“léger, menteur, peu scrupuleux, voire indélicat”)
aurait commis plusieurs fautes graves et ne serait venu à Nouméa que pour tenter d’y développer ses propres affaires, la location de la permanence n’ayant été faite qu’en vue de s’y installer
professionnellement.
36
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directement à Henri Bonneaud dont la position est toujours solide grâce
à l’emprise de la maison Ballande sur le pays. Il préconise une tactique :
présenter des listes R.P.F. et profiter du discrédit de colistiers d’Henri
Bonneaud pour que le panachage joue en faveur des candidats R.P.F. En
réalité, il semble bien, qu’au cours de l’année 1952, le R.P.F. n’ait réussi
ni à se développer ni même à se stabiliser.
Les élections aux
assemblées locales de 1953
Le statut des assemblées locales, établi par des décrets en 1945 et
1946, devait, constitutionnellement, faire l’objet d’une loi. En 1952, les
forces politiques se déchirent à ce sujet, dans les E.F.O. pour trouver le
moyen de contenir le succès du R.D.P.T., en Nouvelle-Calédonie pour
tenter de minimiser le poids électoral des Mélanésiens22. La venue d’une
mission parlementaire dirigée par Max Brusset, député R.P.F., obtenant
des compromis et ramenant le calme, donne aux militants du parti gaulliste l’espoir de tirer profit de ce succès23.
C’est du moins ce qu’en pensent trois membres du R.P.F. calédonien
qui se présentent sous cette étiquette sur les listes d’Union (c’est-à-dire
pour soutenir Henri Bonneaud) et en particulier Andrée Collard, professeur de philosophie, qui avait participé au Ralliement et servi
22 Nombreux débats dans la presse à ce sujet. Les Calédoniens d’origine européenne ont peur
du poids électoral des Mélanésiens. “Jamais nous ne pourrons admettre que nos protégés
puissent devenir, par la loi du nombre, nos dirigeants” écrit Paul Bloch, président de la chambre
d’agriculture (La France Australe, 30 juillet 1952). L’éditorialiste du quotidien écrit de son côté :
“La Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui a été fondée par les Européens ; elle est entièrement leur
œuvre... elle est devenue leur seconde patrie et une patrie à laquelle ils ont tout donné... S’il est
souhaitable d’associer plus étroitement à cette œuvre l’élément autochtone, il faut le faire raisonnablement” (17 septembre 1952).
23 Regnault J.-M., “Les crises de l’année 1952 dans les E.F.O.”, R.F.O.M., n° 305, 4ème trimestre 1994, p. 455 à 475.
24 Andrée Collard est née en 1914 de parents installés en Nouvelle-Calédonie. Elle prend une
part très active au Ralliement et à la défense du Territoire pendant la guerre. Elle se met au service de d’Argenlieu. Voir sa notice biographique dans O’Reilly P., Calédoniens, Société des
Océanistes, Paris, 1980, p. 84.
37
d’Argenlieu24. Mais leur candidature révèle les ambiguïtés du mouvement gaulliste en Nouvelle-Calédonie. Faute de pouvoir constituer des
listes homogènes25, le R.P.F. a contacté Maurice Lenormand et Henri
Bonnneaud. Le premier ayant refusé qu’il y ait sur ses listes des candidats avec l’étiquette gaulliste, c’est avec le second qu’un accord a été
conclu. Les résultats des élections sont eux, sans ambiguïté, le panachage ayant joué nettement en défaveur des candidats R.P.F. A Nouméa, alors
qu’Henri Bonneaud est élu avec plus de 2.200 voix, Andrée Collard n’en
recueille que 1.372 et n’est pas élue. Dans la deuxième circonscription
où la liste d’Union est battue, les deux candidats R.P.F. sont ceux qui
recueillent le moins de voix. Il est clair que, dans l’esprit des
Calédoniens, le R.P.F. est lié aux souvenir de 1941-42 et aux conflits avec
d’Argenlieu. Quant aux instances nationales du R.P.F. comment ont-elles
jugé l’accord réalisé entre les candidats R.P.F. locaux et Henri
Bonneaud ? Dans un dossier ultérieur, préparant le voyage du général de
Gaulle de 1956, il est plusieurs fois noté qu’Henri Bonneaud représente
“les intérêts des possédants” ou qu’il est “très axé sur la défense des
intérêts capitalistes”26. La situation nationale du R.P.F., après la décision
de De Gaulle du 6 mai 1953 (voir en introduction), n’arrange rien localement comme le confirme une lettre de Georges Baudoux : “Le R.P.F. est
au point mort... Les compagnons existent toujours, [mais] ils sont tous
en léthargie. Les histoires A.R.S. et U.R.A.S. furent très néfastes”27.
Dans les E.F.O., le R.P.F. tente aussi de préparer les futures élections
territoriales de 1953 pour s’opposer à la puissance de Pouvanaa et du
R.D.P.T. Mais Georges Oudard a fort à faire car il trouve un mouvement
en piteux état, avec un comité qu’il estime composé en “trompe-l’œil”.
24 Andrée Collard est née en 1914 de parents installés en Nouvelle-Calédonie. Elle prend une
part très active au Ralliement et à la défense du Territoire pendant la guerre. Elle se met au service de d’Argenlieu. Voir sa notice biographique dans O’Reilly P., Calédoniens, Société des
Océanistes, Paris, 1980, p. 84.
25 Un argument peu crédible est avancé : “Le R.P.F. n’a pas voulu constituer une liste purement
R.P.F. d’autant que le mot d’ordre formel du groupement est d’éviter toute querelle partisane,
en se situant au dehors et au-dessus des partis” (La France Australe, 24 janvier 1953).
26 BR UF 91.
27 Lettre à Georges Oudard, 8 juin 1954, BR UF 91.
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Un seul membre, Walter Grand, ancien Volontaire, semble avoir une
audience dans le territoire. Mais “son instruction n’est pas aussi brillante que ses qualités physiques ou morales...”28. Néanmoins, Georges
Oudard et Walter Grand redonnent vie au R.P.F. - qui a un local au centre
de Papeete - en constituant une petite équipe active. Trois handicaps de
taille se dressent sur leur route : l’hostilité de l’évêque (qui voyait toujours en Pétain le seul rempart contre “francs-maçons, communistes et
protestants”, celle du président des missions protestantes (il nous est
“on ne peut plus hostile” écrit Georges Oudard) et enfin le discrédit total
de l’Administration auprès des électeurs (et il est difficile dans l’esprit
des habitants de distinguer la France de l’Administration)29. Georges
Oudard pense pouvoir s’appuyer sur “le prestige du nom du général de
Gaulle demeuré très populaire dans le pays”. Après avoir analysé ce qu’il
croit être la psychologie des habitants, il imagine une tactique :
“Pareil à tous les primitifs, le Polynésien est sensible surtout à
l’image. C’est à substituer dans son cerveau à l’image Pouvanaa
oblitérée R.D.P.T., l’image de De Gaulle oblitérée R.P.F. et qui habite
déjà depuis longtemps le cœur d’un grand nombre, que nous devons
tendre par la propagande individuelle étendue à tout le territoire”.
Mais la tâche de Georges Oudard a été plus difficile qu’il ne le pensait. Des dysfonctionnements du parti local amènent le Général à faire
dissoudre les structures existantes pour créer “un véritable Conseil territorial” en une équipe restreinte mais efficace30. Quelques succès
(appui financier de Tony Bambridge, conférence de Max Brusset) ne
doivent pas faire illusion et Foccart met en garde : “en ce qui concerne
les élections prochaines, j’ai l’impression que vous montrez trop
28 Rapport de Georges Oudard, 25 juin 1952, BR UF 91. Les sigles A.R.S. et U.R.A.S. correspondent à la scission intervenue au sein du groupe parlementaire gaulliste en 1952.
29 En ce sens l’appui du gouverneur Petitbon (il correspond avec Jacques Foccart) n’est pas
de nature à favoriser le R.P.F. et Georges Oudard tente de faire en sorte de le laisser dans
l’ombre.
30 Lettre de Georges Oudard à Walter Grand, 31 juillet 1952, BR UF 93. Jacques Foccart précise
dans une lettre du 4 août 1952 que le comité devra comporter une trentaine de membres avec
le respect des équilibres géographiques, professionnels et sociaux.
39
d’optimisme... vous sous-estimez beaucoup nos adversaires”31. Les élections à ce qu’on appelle désormais l’assemblée territoriale ont lieu le 18
janvier 1953. Dans la circonscription de Papeete, deux membres du
R.P.F., Walter Grand et Frank Richmond, s’unissent avec l’U.D.S.R. Leur
liste est élue face à celle qui est conduite par Pouvanaa a Oopa. Mais les
candidats R.P.F. présentés dans quatorze autres circonscriptions ne
recueillent que des scores très faibles à l’exception de Francis Sanford à
Bora Bora32. Si le R.P.F. se réjouit de l’échec de Pouvanaa à Papeete, le
parti de ce dernier est très largement majoritaire (18 sièges sur 25). Aux
élections municipales de Papeete, le 26 avril 1953, une douzaine de candidats sur 27 élus se réclament du R.P.F., sans grande conviction pour
certains d’entre eux, semble-t-il. Dans les mois qui suivent, le désarroi
s’empare des responsables locaux du R.P.F. Walter Grand ne comprend
pas ce qui se passe en métropole et demande des explications à Jacques
Foccart33 qui, en réponse, souhaite avec le Général que les amis tahitiens
étendent et développent le Mouvement. Mais le délégué national, Jacques
Bouttin, entre en conflit avec Walter Grand34. Ce dernier qui, fin 1953,
qualifiait “Pouvanaa et ses acolytes d’imbéciles en matières politiques”,
se rapproche pourtant du R.D.P.T. avec lequel il conclut une alliance en
juin 1955 en prenant soin de signaler qu’il n’agit pas en tant que R.P.F.
mais en tant que Républicain social35. Du coup, l’opposition au R.D.P.T.
31 Lettre du 8 novembre 1952 à Jacques Bouttin, BR UF93.
32 Il recueille 49, 13 % des voix. Francis Sanford (1912-1996), qu’on trouve en 1953 sous l’étiquette R.P.F., puis qui fait route avec les gaullistes jusqu’à son élection à la députation en 1967,
devient peu après un adversaire passionné de la présence du centre d’essais nucléaires voire
de la présence française elle-même.
33 Lettre du 25 juin 1953, BR UF 93. Tenez-nous au courant, écrit-il, “de tous les événements
qui ont motivé le changement d’appellation du R.P.F.”
34 Sur le rôle de délégué national, voir Purtschet C., Le Rassemblement du Peuple français,
1947/1953, Paris 1965, Éditions Cujas, p. 74.
Le capitaine Bouttin, connu aussi sous le nom de Jacques Provence, est délégué du R.P.F. à
Tahiti de 1951 à 1955. Les motifs d’opposition avec Walter Grand sont d’ordre personnel (pour
ne pas dire sordide).
35 Bulletin Te Ara O Oteania, n° 29, 15 octobre 1955 (Archives territoriales de Polynésie française). Jacques Foccart était présent à Tahiti lors de l’accord. Sa correspondance ultérieure
semble indiquer qu’il adopte une attitude de neutralité entre les différents courants du gaullisme
tahitien (ex. lettres à Maadi Gobrait, BR UF 94).
Les Républicains Sociaux sont une organisation politique qui regroupe les gaullistes (ou du
moins un certain nombre d’entre eux), en 1954, sous la direction de Jacques Chaban-Delmas,
dans une grande indépendance vis-à-vis du général de Gaulle.
40
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est incarnée par l’U.D.S.R. qui mène une bruyante campagne d’adhésions et affirme - non sans raison comme le prouvent les résultats des
élections législatives du 29 janvier 1956 - que “le R.P.F. à Tahiti ne représente qu’une infime minorité”36.
Quelques explications pour
comprendre l’échec
L’échec relatif de l’implantation du R.P.F. dans les E.F.O., et quasi
complet en Nouvelle-Calédonie trouve sa source dans les soubresauts de
la guerre dans le Pacifique et dans les caractères originaux que présentent ces territoires par rapport à la Métropole mais aussi par rapport aux
autres territoires d’outre-mer.
Les conséquences de la guerre
dans le Pacifique
Il faut s’interroger sur la réalité du Ralliement de 1940. S’il ne fait
aucun doute que nombreux furent ceux qui se reconnurent dans le combat gaulliste37, de nombreuses précautions doivent être prises. L’exemple
de Wallis et Futuna sert à cet égard de contrepoint. Le maintien de l’archipel dans le camp de Vichy avait provoqué l’isolement le plus complet
jusqu’en 1942. Des îles avec une population beaucoup plus importante
et un plus grand degré de développement l’auraient-elles supporté ?
Continuer la guerre avec les alliés de l’empire britannique était nécessaire. De nombreux documents d’archives au Ministère des Affaires étrangères (MAE) nous montrent que la situation économique a été déterminante dans le choix du camp des Alliés. Le gouverneur Sautot, par
exemple, proposait d’utiliser le chantage à la fourniture de charbon tant
36 Lettre de Tony Bambridge à Jacques Foccart, 26 novembre 1955, BR UF 94. Le 29 janvier
1956, Walter Grand ne recueille que 823 voix, soit 3, 89 % des suffrages exprimés alors que le
candidat de l’U.D.S.R. en obtient près de 38 %. Pouvanaa a Oopa est facilement réélu. Notons
toutefois que les étiquettes R.P.F. et U.D.S.R. n’ont pas été utilisées par les candidats.
37 Des lettres enthousiastes qui émanent de jeunes femmes figurent dans les archives du MAE
(GU 39-45, vol 79). Ainsi, Raymonde Rolly écrit au gouverneur Sautot qu’elle est “une NéoCalédonienne ardente et patriote” de 23 ans et qu’elle désire s’enrôler pour aller en Angleterre.
41
que la Nouvelle-Calédonie ne s’était pas ralliée “formellement en faveur
d’une coopération britannique pour la poursuite de la guerre”. Il pensait
que cela forcerait “l’Administration de Pétain à capituler”38. Le Ralliement
mettrait fin au rationnement en Nouvelle-Calédonie expliquait Sautot. Il
avait déjà manié de tels arguments aux Nouvelles-Hébrides en alléguant
que Winston Churchill avait assuré “l’appui économique à toutes les colonies françaises qui décideraient de continuer la lutte jusqu’au bout aux
côtés des Alliés”. Il écrivit aussi à de Gaulle qu’il faudrait envoyer à Tahiti
un représentant de la France libre qui “pourrait faire ressortir à la population les avantages économiques et financiers qui résulteraient de ce rattachement en se basant sur la récente déclaration de Churchill du 27
août”39. Dans un rapport non daté (fin 1940 ?), il est précisé que :
“L’usage du franc français a été maintenu dans les territoires ralliés. En vertu d’un accord passé avec la Trésorerie britannique, le
franc bénéficie de l’appui du sterling, sa parité par rapport à la Livre
étant maintenu à 176-7/8...
[Les territoires ralliés] se trouvent dans une situation économique nettement plus favorable que les territoires demeurés sous
l’obédience du gouvernement de Vichy. Leur commerce d’exportation
et d’importation avec la Grande-Bretagne, l’Empire britannique et les
États américains tend à se développer”.40
Des négociations s’engagèrent pour l’achat du coprah qui restait
stocké et invendu dans les colonies du Pacifique, mais aussi pour le café,
le phosphate et le nickel. L’écoulement des marchandises posait aussi des
problèmes : peu de bateaux étaient disponibles. Il ressort très clairement
des dossiers qui évoquent ces problèmes que les responsables politiques
et économiques n’avaient pas d’autre choix que de se rallier à la France
libre et aux Anglo-Saxons41.
38 MAE, GU 39-45, vol 85, 9 septembre 1940.
39 MAE, GU 39-45, vol 152, p. 12, 2 septembre 1940.
40 MAE GU 39-45, vol 149, p. 7 à 9.
41 Dans son livre, le gouverneur Sautot écrit : “leur décision de continuer la lutte n’était-elle
pas d’ailleurs conforme à leurs intérêts ? Depuis le début de la guerre en 1939, aucun bateau
de commerce français n’était plus apparu dans le Pacifique et les trois colonies ne pouvaient
plus compter sur la Métropole, pas plus pour leur ravitaillement que pour l’écoulement de leurs
produits...” (Sautot H., op. cit., p. 11).
42
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Un second élément a été un facteur décisif. Le sentiment d’autonomie
largement répandu faisait que, dans la mesure où l’Administration paraissait pro-vichyste, la population devait basculer de l’autre côté. Plus profondément, prévalait le sentiment que le moment était venu d’obtenir un
statut nouveau. On trouve trace de ce désir et de cette opportunité dans un
“plan pour obtenir l’adhésion de Tahiti à la cause des Forces françaises
libres”. Après avoir rappelé la fidélité de la colonie envers la France, ce
document affirme :
“Les Tahitiens (ainsi comprend-on les Indigènes, les Blancs propriétaires et commerçants de l’île et les métis appelés Demi-Tahitiens
résultant des unions entre Blancs et Tahitiennes) ont toujours désiré
avoir un gouvernement autonome sous la protection de la France.
Le moment semble donc propice pour leur proposer de choisir
leur gouvernement et de le faire reconnaître par le général de Gaulle...
De cette façon, Tahiti devrait au général de Gaulle la réalisation
d’un rêve qui lui est cher et les actes du gouvernement autonome
auraient force légale comme ceux de la Municipalité de Papeete qui a
son budget et son autonomie”42.
En Nouvelle-Calédonie, nous avons déjà souligné que cet attrait pour
l’autonomie avait joué. Des membres de l’élite locale - comme Michel
Vergès dans son “Manifeste à la population” du 24 juin 1940 - avaient
d’abord cru qu’il serait possible de continuer la guerre et d’obtenir du
gouvernement Pétain, un statut spécial43. La réalité s’imposa vite que cette
position était absurde et fin août-début septembre 1940, les promoteurs
du Manifeste cherchèrent à arracher à de De Gaulle ce que Pétain ne pouvait leur donner. Ils ne virent rien venir finalement, mais le débat sur le statut ne cessa de rebondir pendant toute la guerre et même après, empêchant d’ailleurs une implantation du R.P.F.
42 MAE, GU 39-45, vol 152, p. 14. Ce document assez exceptionnel, puisqu’il pose une revendication qui devient un leit-motiv quelques années après, n’est pas daté (mais vraisemblablement établi début septembre 1940) et n’est pas signé. Il est cependant rédigé avec en-tête de
l’aéro-club de Tahiti et donne la liste des notables susceptibles de l’approuver. On remarquera
que la revendication d’autonomie - à cette époque - procède des élites et qu’elle deviendra dès
1941 et surtout après guerre celle des éléments populaires derrière Pouvanaa a Oopa.
43 Travaux d’Ismet Kurtovitch (thèse en préparation).
43
Les déclarations parfois tonitruantes contre Vichy doivent être
regardées dans le contexte océanien. La surenchère gaulliste de
Pouvanaa a Oopa44 était une sorte de fuite en avant en vue d’obtenir de
la France libre la reconnaissance d’un statut d’autonomie. On peut
considérer qu’il en était de même en Nouvelle-Calédonie. La lutte contre
les vichystes - Pouvanaa réclama des mesures sévères contre eux - ne
doit pas faire oublier que de notoires partisans de Pétain furent vite réintégrés dans la vie politique après guerre (Pouvanaa fut entouré du docteur Florisson et de Noël Ilari45).
Une analyse assez pertinente se trouve dans un dossier que Thierry
d’Argenlieu communiqua au général de Gaulle afin qu’il préparât son
voyage de 1956 en Océanie. Il s’agit d’un courrier adressé au président
de l’Association des Français libres par Maître Michel Vergès, notaire à
Nouméa46. Pour lui, le gaullisme a éclaté “en trois tronçons” :
- ceux qui n’ont écouté que leur devoir et se sont enrôlés pour la
guerre (parmi ceux-là, aucune Croix de guerre ou de la Résistance),
- ceux qui ont considéré, avec un peu plus de réflexion, qu’il fallait
rester sur place pour défendre “ce qui était à maintenir et à sauver”.
Ceux-là étaient prêts à se battre contre les Japonais. Ils ne voulaient pas
qu’en leur absence soient bradées les valeurs nationales. Ce sont eux qui
ont généralement soutenu Thierry d’Argenlieu en 1942 (et ajouteronsnous, sans doute voté R.P.F. en 1953),
- ceux qui ont constitué “l’équipe gaulliste officielle locale” qui
défendait avant tout le slogan “la Calédonie aux Calédoniens”. On les a
retrouvés dans la Milice Civique, soutenant Sautot, mais prêts à s’entendre aussi bien avec les Américains qu’avec les Japonais (Michel
Vergès nuance toutefois en distinguant les chefs et les miliciens de base).
44 Regnault J.-M., Te Metua, p. 32 à 33.
45 Le premier a été exilé dans l’île de Maupiti (au large de Bora Bora). Le second a servi le régime de Pétain en métropole.
46 Michel Vergès est un ancien combattant de la Première Guerre mondiale, rallié de la première heure en 1940, décoré de la Médaille Militaire et Croix de la Libération. Personnalité fort
controversée en Nouvelle-Calédonie. Fondation Charles de Gaulle, AD 3 C - Voyages, lettre du
15 mars 1956, transmise par d’Argenlieu à de Gaulle le 26 avril 1956.
44
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En tenant compte des aigreurs d’un homme qui a été écarté de la vie
politique, il n’en demeure pas moins que cette analyse est une bonne
grille de lecture pour comprendre la vie politique d’après guerre aussi
bien en Nouvelle-Calédonie que dans les E.F.O.
Il faut aussi comprendre que l’attachement à la France libre n’est
pas de même nature que l’attachement à la France tout court. Même les
habitants des territoires français d’Océanie attachés à la France ont un
réflexe autonomiste. Dès lors qu’il apparaît que de Gaulle veut mettre en
veilleuse ce réflexe - état de guerre oblige - en Nouvelle-Calédonie, il
provoque le phénomène de rejet que l’on sait. Si ce rejet est moins fort
dans les E.F.O., c’est parce que la participation à la vie politique est quasi
inexistante jusqu’en 1940. Plus tard, les paroles de De Gaulle (discours
de Bordeaux de mai 1947) ne peuvent qu’inquiéter lorsqu’il réclame un
“État fort”. Pour lui, c’est la condition nécessaire à ce que dans les territoires d’outre-mer l’autorité de la France s’exerce pleinement pour
assurer “l’impartialité, la continuité, l’autorité”. Ces propos occultent
certainement les phrases précédentes du discours sur le statut qu’il faudrait adapter à chaque territoire pour que ses ressortissants puissent
“délibérer localement des affaires intérieures”. Ce n’est que lorsqu’une
majorité locale présente un “danger”, qu’une minorité cherche le salut
dans une recentralisation, voire dans le gaullisme.
Ce danger, dans les E.F.O., c’est la tendance séparatiste que représente Pouvanaa a Oopa. Du coup, le R.P.F. a des chances d’exister à partir de 1951. En Nouvelle-Calédonie, le danger, c’est l’Union
Calédonienne de Maurice Lenormand qui accorde - aux yeux de certains
- trop de place aux Mélanésiens. Ce n’est qu’après 1956, quand le danger se précise et que les séquelles de l’épisode d’Argenlieu s’atténuent,
que le gaullisme politique émerge enfin.
45
Les particularismes océaniens
Étudier la vie politique des T.O.M. du Pacifique nécessite une
approche anthropologique.
Même en Nouvelle-Calédonie, la vie politique est limitée. “Il n’est
pas d’usage, écrit le gouverneur en 1947, de se réclamer d’un parti politique lors d’une élection, d’où la difficulté de trouver une nuance politique à chacun des candidats”47. L’élite politique se limite à quelques personnalités, les luttes de clans l’emportant sur la lutte des classes. Dans
les E.F.O., par exemple, la rivalité entre l’U.D.S.R. et le R.P.F. s’explique
parce que ceux qui n’ont pas participé à la guerre (Alfred Poroi, Maître
Hoppenstedt...) n’ont aucune chance de détenir la direction d’un mouvement R.P.F. Ils agissent donc dans le cadre d’une autre organisation.
De la même façon, il a existé une association des Français libres, dirigée
par Robert Hervé et une Ligue de la France libre présidée par Robert
Charron. De Gaulle a du intervenir pour faire cesser cette division entre
combattants et non combattants.
Dans ces territoires fort repliés sur eux-mêmes, où les nouvelles ou les nouveautés - arrivent avec retard, les intérêts locaux passent toujours avant les intérêts nationaux. L’importance des missions chrétiennes crée également un état d’esprit particulier qui n’est pas celui qui
caractérise un pays laïque marqué par la culture de la liberté et de l’égalité. Le conservatisme l’emporte habituellement sur le progressisme. Un
R.P.F. océanien risquait fort de le confirmer. Mais Jacques Foccart n’a-til pas confessé que, généralement, le R.P.F. outre-mer avait présenté une
“tendance très réactionnaire”48 ? (voir encadré)
Trouver un leader a été sans doute le problème essentiel. Pour
recueillir des voix dans un corps électoral où les autochtones tiennent la
place principale dans les É.F.O. et une place presqu’égale aux “Blancs”
47 Archives territoriales de N-C, 44 W 592, lettre du gouverneur au ministre de la France
d’outre-mer, 24 avril 1947.
48 Foccart parle, op. cit., p. 110.
46
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en Nouvelle-Calédonie, il fallait une personnalité qu’un parti d’origine
métropolitaine ne pouvait guère faire émerger. Cela explique que
Maurice Lenormand, métropolitain qui exceptionnellement avait le soutien des Canaques, ait été courtisé par des gaullistes comme Pierre
Anthonioz qui ne désespéraient pas de le rallier au R.P.F.
Enfin, l’attachement et la fidélité à de Gaulle ne constituent pas des
bases suffisantes pour fonder un parti politique. De nombreux documents montrent que la plupart des forces politiques utilisent le nom du
général de Gaulle dans les E. F.O. comme en Nouvelle-Calédonie.
Pouvanaa a Oopa peut même, lors du référendum de 1958, faire campagne sur le thème : dire NON à la France, c’est dire OUI à de Gaulle. De
plus, les raisons qui expliquent le succès momentané du R.P.F. en métropole ne se retrouvent pas en Océanie49. La menace communiste est
inexistante dans les E.F.O. (les délégués nationaux du R.P.F. le confirment) et elle est de l’ordre du fantasme en Nouvelle-Calédonie. Le problème des institutions nationales touche peu les populations des T.O.M.
préoccupées d’abord par leur propre statut. L’antiaméricanisme est mal
compris en Océanie où, au contraire, l’Amérique fascine. Les élus de territoires qui sont extrêmement dépendants de la métropole ne peuvent
pas se permettre d’entrer dans la polémique sur le régime des partis
auxquels ils ne comprennent souvent pas grand chose. À l’inverse, les
dirigeants nationaux du R.P.F. ont manqué d’imagination pour créer ou
soutenir un mouvement qui soit adapté aux réalités du Pacifique50. En
voulant garder une mainmise étroite sur les organisations locales
49 De plus, l’étude du R.P.F. outre-mer jette un autre regard sur la nature du gaullisme. En 1948,
de Gaulle lance l’idée de “l’Association capital-travail”. Cette tendance apparemment fort sociale
“fut-elle un authentique objectif pour le général de Gaulle ?” s’interrogeait Patrick Guiol au colloque de Bordeaux (note 36). N’est-il pas significatif que le Général lui-même ait sollicité pour
diriger le R.P.F. dans le Pacifique Henri Bonneaud et Tony Bambridge, les représentants les plus
marquants du capitalisme océanien ? Cela ne fait que confirmer la réflexion de Jacques Foccart
sur le gaullisme d’outre-mer et sa “tendance très réactionnaire” et par là nuance sérieusement
la prétendue démarche sociale du Rassemblement.
50 A partir de 1958, les gaullistes ont mieux compris la nécessité d’une adaptation locale.
L’U.N.R., puis l’U.D.R. et enfin le R.P.R. ont su laisser se créer des mouvements où les préoccupations locales l’emportent sur les problèmes nationaux. Ainsi s’explique le succès du
Tahoera’a Huiraatira et du R.P.C.R.
47
contrôlées par un délégué national, le R.P.F. ne pouvait pas éviter des
tensions et des conflits51. L’Océanie française est bien aux antipodes de
la métropole.
Ainsi, le R.P.F. n’a pas réussi à s’implanter dans les T.O.M. du
Pacifique. Mais le nom du général de Gaulle a continué à susciter l’admiration. Quand, en 1956, au milieu de sa “traversée du désert”, il vient
dans le Pacifique, il est accueilli avec une ferveur qui prouve que tout est
prêt pour une renaissance gaulliste52.
Jean-Marc Régnault
51 Sur le rôle de délégué national, voir Purtschet C., Le Rassemblement du Peuple français,
1947/1953, Paris 1965, Éditions Cujas, p. 74.
Le capitaine Bouttin, connu aussi sous le nom de Jacques Provence, est délégué du R.P.F. à
Tahiti de 1951 à 1955. Il entre en conflit avec Walter Grand pour des motifs d’ordre personnel,
mais révélateurs de ce qu’on supporte mal, outre-mer, l’intrusion d’un métropolitain dans les
affaires locales.
52 Au début de l’année 1956, la candidature de Georges Chatenay aux législatives en NouvelleCalédonie et celle de Rudy Bambridge dans les É.F.O. mettent en selle deux hommes politiques
qui deviennent des figures marquantes du gaullisme dans le Pacifique. Si, aucun des deux n’a
réussi à l’emporter, ils ont tous deux préparé le terrain pour l’U.N.R.
Le R.D.P.T. et l’U.C. ne tardent pas à connaître des difficultés internes. L’application de la loicadre à leur profit suscite une réaction des opposants qui se regroupent dans l’Union tahitienne
démocratique en 1958 et derrière l’étiquette des Républicains sociaux en 1957 en NouvelleCalédonie. Ces formations se rattachent ensuite à l’U.N.R.
48
Contes de Rurutu :
la tradition orale réinterprète
le paganisme
Je suis toujours étonné d’entendre répéter qu’en Polynésie l’écrit a
succédé à l’oral, comme si l’on avait tout simplement changé de support
pour consigner les mêmes thèmes.
Certes, à une religion fondée sur la mémoire a succédé la Bible qui,
pour les Polynésiens, est l’écrit par excellence. C’est grâce à la pratique
de l’Ecole du dimanche que le Tahitien, le reo maohi, s’est maintenu et
même est resté une langue littéraire. Grâce à cette acquisition léguée par
les missionnaires, les Rurutu, comme les autres Polynésiens, ont mis à
profit l’utilisation de l’écriture pour concilier les généalogies qui prouvaient leurs droits sur les terres. Mais cette documentation comprenait
aussi des textes sur les terroirs, chants qui identifiaient les êtres à leur
pays d’origine. Parmi ces textes reproduits dans les puta tupuna figurent les paripari évocateurs de l’espace géographique et religieux, mais
aussi les contes. Ces contes meublent aussi les descriptions des terroirs
mais leur fonction est également ludique. Il ne s’agit pas forcément de
ce que Levi-Strauss a dénommé des « mythes affaiblis ».
Ces contes apparaissent dans les livres ancestraux, mais ils s’entretiennent aussi par la visite des hauts lieux de l’île, visite que l’on pratique
au premier de l’an à l’occasion de ce que les habitants appellent le tere.
Sur ces sites, un vieux prend la parole et évoque l’événement légendaire.
Ces textes oraux sont donc régulièrement répétés mais on imagine que
chaque conteur les modifie ou les aménage selon ses talents personnels.
Il s’agit donc d’une réappropriation continuelle à l’occasion de laquelle
de nouveaux détails surgissent. Dans le texte sur Hina, la dernière cannibale de Rurutu, un feu est attribué à un fumeur alors que l’usage des
cigarettes n’était probablement pas encore introduit.
Les versions des textes présentées ici proviennent de Teriimana a
Poetai, jadis pasteur à Avera, mais les histoires de Hina, la femme cannibale et d’Orovaru, la sirène, figurent aussi dans les livres de Natapu a
Hurahutia, de Rita a Tepa et de bien d’autres encore.
Le récit sur la grotte Aeo, une célèbre cavité de la falaise de Vitaria,
jadis visitée par le Président Mitterand en 1990, est totalement reconstruit. Selon les récits légendaires, les guerriers de la confédération de
Peva, privés de leur énergie vitale par le dieu Taioaia, seraient tombés
par les trous du plafond de la grotte dans un four (ahima’a) tout prêt à
les recevoir. En réalité les Vitariens auraient peut-être consommé leurs
ennemis de Peva à l’occasion d’un prétendu festin de réconciliation. Ana
Aeo est donc perçue comme un temple du paganisme et des stalactites
sont même identifiées à des « idoles ». Le premier paragraphe du récit
fait allusion à ce temps des idoles et du cannibalisme.
La suite est une analyse des phases de l’habitat qui est loin de correspondre à la réalité. On passe de la vie dans les grottes à des maisons
de fougères aux extrémités arrondies, puis à des demeures rectangulaires en pandanus auxquelles se substituent les matériaux de cocotier
tressés. Mes travaux archéologiques m’ont livré une autre interprétation.
Les premiers occupants vinrent avec la pratique de construire des maisons aux extrémités arrondies, comme à Samoa d’où leurs ancêtres de
l’Havaiki étaient originaires. Les grottes et les abris servaient occasionnellement pour les pêcheurs ou le refuge en cas d’urgence. Les maisons
rectangulaires ont pu exister aux temps pré-européens mais leur multiplication en végétal puis en pierres remonte au XIXe siècle.
50
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Cette vision de la civilisation, où les hommes sortent de l’idolâtrie
des grottes pour un statut plus respectable, participe d’une idéologie
que la femme cannibale Hina illustre tout à fait. Elle se repaît de chair
humaine, vit dans une cavité secrète et a une allure diabolique. Ses
ongles sont une arme redoutable et elle refuse toute réintégration dans
le monde civilisé. Entendons que ce monde de la civilisation rurutu n’est
pas seulement celui où l’on étudie la Bible ; c’est celui où on s’habille,
on mange et on se loge selon certains principes d’éducation que les missionnaires protestants de la L.M.S. et leurs diacres ont inculqué aux
paroissiens.
A l’inverse d’Hina, Orovaru accepte cette civilisation à laquelle on la
contraint d’adhérer. Elle mange et participe aux activités des terriens.
Elle n’est coupable que de vols de taro. Mais elle reste étrange. Son
domaine est l’Océan où elle survit grâce à ses ouïes. Depuis Vaioivi, à
l’Ouest de Moerai, elle s’enfonce dans les profondeurs du Ara maniania
où les eaux bouillonnent. Pour donner naissance, il faut lui ouvrir le
ventre (atore). Après avoir engendré un enfant, elle retourne à son
monde marin. Cette belle légende n’a pas été réinterprétée au temps
missionnaires car elle contient le modèle de celle qui accepte le progrès,
la rupture du genre de vie. Elle doit être décodée.
Pour moi, elle représente une magnification de lignées issues de
l’Océan. Certes, tous les habitants sont issus d’autres îles, mais pour certains, l’origine a pu être spéciale, c’est-à-dire d’îles lointaines ou mal
répertoriées, comme les abysses où habitait Orovaru ou des lieux d’où
vinrent ceux que portaient les baleines.
Pierre Vérin
Traduit avec la collaboration de Noéline Letang
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Te ana Aeo
Faaearaa’toa no te mau tupuna etene ; vahi pureraa’to’à na ratou i to ratou mau
atua varua ino e te mau idolo ; vahi euraa taata’toà. Tei Vitaria teie ana. I te anotau i
faaea’i te Arearii i Vitaria, na ratou teie ana e haapa’o na.
Mea rahi atu â te mau ana i Rurutu ; eiaha râ mai teie mau ana i nià nei, te ateatea
e te nahonaho maitai no te faaearaa taata. E mau ana faaearaa taata ihoâ, eita râ e rahi
te taata ia faaea i roto, mai te piti ahuru haere mai raro. I te anotau o te ati Aura, i reira
te taata i te haamataraa i te hamani i te fare no ratou. Na teie nunaa taata i haamata i
te hamani i te fare e na ratou hoi i haapii i te hamani fare i te taata. I reira toà te taata
i te parahi haere raa i roto i to ratou mau fare. I te anotau aore â e tumu haari i Rurutu,
ua hamani teie nunaa i te fare aretu, hohoà menemene, tahuhu oeoe, tapoi atu ai i te
aretu.
I muri mai, ua hamani i te fare tapoi raufara. I reira te hohoà fare tuaea te hamani
raa hia, oia hoi, te fare aro maha. I reira te mau taata te varavaraa i roto i te mau ana,
ua puhapa i roto i to ratou mau fare ta ratou i hamani. Ua na reira no teie nunaa i te
hamani rii noa raa i to ratou mau fare e ravai atu te nunaa i te fare. Faarue haere atura
i to ratou mau ana, puhapa paatoà’tura te nunaa i roto i te mau fare. Te tau râ i tupu ai
te haari i Rurutu, ohie noa’tura te ohipa hamani fare i reira.
Te huru ia o te mau puhaparaa o te mau tupuna etene.
La grotte Aeo
La grotte Aeo était aussi une des habitations de nos ancêtres païens ;
c’était un lieu où ils adressaient des prières à leurs idoles ; c’était aussi
un lieu où l’on préparait les gens dans le four tahitien. Cette grotte était
située à Vitaria et était gardée par les Arearii du temps où ils y habitaient.
Il y avait plusieurs sortes de grottes à Rurutu, différentes de celles
citées précédemment, spacieuses et confortables pour y habiter.
C’étaient des grottes faites pour abriter un maximum de personnes (jusqu’à vingt).
Du temps du Chef Aura, des personnes commençaient à bâtir leur
maison. C’était cette population qui avait innové pour la construction de
maisons d’habitations et qui avait initié les autres. Petit à petit, les habitants
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s’installaient dans leur logement. A l’époque où il n’y avait pas de cocotiers à Rurutu, ils avaient bâti des maisons couvertes de fougères ; ces
maisons, faites de fougères, présentaient (à leur extrémité) une forme
arrondie.
Après, ils construisirent les maisons en pandanus tressé. Ensuite,
les formes des maisons devinrent toutes pareilles. De là naquit la maison
à quatre faces. Les gens quittèrent les grottes, habitèrent les maisons
qu’ils avaient bâties. Il en fut ainsi jusqu’à ce que tout le monde eut sa
propre maison. Ils abandonnèrent leur grotte pour leur maison ; chaque
famille avait la sienne.
C’était à cette époque que les cocotiers commençaient à pousser à
Rurutu, ce fut facile désormais de construire des maisons.
C’était la manière de vivre de nos ancêtres païens.
Te vahine oviri amu taata hopea i Rurutu
Hina
Te anotau i tae ai te Evanelia i Rurutu i roaà mai ai te vahine oviri hopeà e te amu
taata. To’na i’oa, o Hina, ta te mau tupuna i mairi atu no taua vahine amu taata ra. Tei
ni’à i te mouà to’na ana puhaparaa i pihaiho ia Taatioe.
I taua mau tau o Hina ra, e moè noa te tamarii e te tahi atu mau taata paari maite
itea-ore to ratou mau tino. Ua imi te mau metua na ratou te mau tamarii i moè e tae
noa’tu hoi i te mau fetii no ratou teie mau taata i moè. Aore roa e parau api no taua feia
i moè nei. Haere noa’i teie oraraa o te nunaa, mahana ra, ua moè hoê tamarii ; mahana
ra hoi, te moè mai nei te taata paari. Haamana’oraa ïa te taata, ia haere na’e te tamarii
i nià i te mouà e tapû i te aeho no te hamani i te rama, ei reira te tamarii e moè ai. Ua
papû i te nunaa e ia haere ana’e ta ratou mau tamarii i nià i te mouà ; ei reira ratou e
moè ai. Ua ite’toà te nunaa e ia haere na’e e toru tamarii i nià i te mouà, e hoi pauroa
mai ratou e ta ratou mau taamu aeho. Mai te mea râ e hoê ana’e tamarii i to’na haereraa,
mea fifi roa ïa teie tamarii i e hoi mai. Mai te reira’toà hoi te taata paari.
No teie mau hioraa a te nunaa, ua ite ratou te vai nei hoê taata te rave nei i teie
ohipa ino. Aita râ ratou e mana’o nei, te vai nei â te taata âmu taata i nià i te fenua. Ua
tamoemoe te huiraatira i teie aito, aore roa i itehia. Vai noa’tura te huiraatira i te maere
no teie ohipa ino ite-ore-hia. Vai noa’tura o Hina e ta’na ohipa amu taata. Ua imi !
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Ua imi ! Ua tamoemoe ! Aita ihoâ i itehia. E tau matahiti paha to Hina amu-noa-raa i te
taata, aore roa oia i itehia e te taata. Ua ore atoà te taata e haapa’o faahou atu i te taata
e moe atu e te tamarii atoà.
Hina,
dernière femme sauvage et cannibale
de Rurutu
C’était au temps de l’arrivée de l’Evangile à Rurutu que fut capturée
la dernière femme sauvage et cannibale. Les Ancêtres la nommèrent
Hina ; elle vivait dans la montagne auprès du Taatioe.
L’époque de Hina fut marquée par la disparition d’enfants et de
quelques adultes dont on ne retrouvait même plus les restes corporels.
Les parents et familles des disparus effectuèrent des recherches mais on
restait sans nouvelles de ces disparus.
Les jours passaient et les souvenirs hantaient les esprits quand il
advenait qu’un enfant, seul, était envoyé sur la montagne couper des
roseaux pour faire des torches d’éclairage, les villageois étaient convaincus de ne plus le revoir. Si, en revanche, trois enfants y allaient
ensemble, on était sûr de les retrouver, sains et saufs, avec leurs paquets
de roseaux. Il en allait de même pour les grandes personnes.
Pendant que les villageois s’inquiétaient de l’échec de leurs
recherches, Hina continuait de dévorer ses proies. Face à ce mystère, les
villageois pressentaient l’existence d’un individu dangereux sans pour
autant penser qu’un cannibale puisse encore exister sur leur terre et
leurs efforts demeurèrent peine perdue. Des années passèrent durant
lesquelles Hina continua à se nourrir d’êtres humains sans que les villageois puissent y remédier. Ils se résignèrent et les disparitions de personnes finirent par ne plus être une préoccupation du quotidien.
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Ua faaue te Arii eiaha te tamarii e faaue-faahou-hia e haere e tapû i te aeho i nià
i te mouà ; aita râ te tahi mau metua i faaroo i te faaueraa a te Arii. Ua tape’a ihoâ te
tahi mau metua i ta ratou mau tamarii.
Tae a’era i te tahi mahana, opu’a tura te tahi mau taata e haere ratou e taià i taua
pô ra. Ta ratou tautai, e hî manâ. Faaineine atura ratou i to ratou tere e reva na’è tura.
Ua huru maoro to ratou hî noa raa i te manâ i ite atu ai te hoê o ratou i te auahi i nià
i te mouà. Pii atura taua taata ra i to’na mau hoa, na ô atura : «Eaharâ tera mea i pihaiho ia Taatioe ? E auahi anei ? Aoere ra e taata pupuhi avaava ?» I reira to ratou hio maitai raa, na ô atura te tahi hoa i to ratou : «Eere i te taata pupuhi avaava, e auahi râ. Ahiri
e taata pupuhi avaava ra, ua pau atura ïa ta’na omou avaava, ua pohe ! Teie, e auahi
mau teie !». tapa’o atura ratou i te vairaa o teie auahi. Eere i te auahi ama puai, mea
mohimohi roa te ama, mai te omoi auahi ra ia itehia’tu.
Ia poipoi, faaite atura ratou i taua auahi ra i te huiraatira. Faauehia’tura te tahi
mau taata e haere e hio i taua auahi ra, e parau mau anei ta teie feia taià, eere anei i te
haavare. Te taeraa’tu taua feia i tonohia ra, i te vahi tei reira to ratou iteraa mai i taua
auahi ra, aore roa e tahuraa auahi to reira, aore hoi e aihere i paaira noa’e i te auahi
taua vahi ra. Teie vahi ta ratou e tià nei, ma puu iti mouà tapiri ia Taatioe. Hoê taata no
taua feia taià ra i roto i taua pupu taata i tonohia ra, te parau noa ra ïa taua taata ra,
eita e maitai ia parau e aoere e auahi no te mea ua ite maitai, e auahi ihoâ, nafea matou
e nehenehe ai e haavare i te huiraatira.
Areà o Hina ra, te faaroo noa ra ïa i ta ratou mau marôraa parau ; teie puu mouà
ta ratou e tià nei, tei raro noa’e te apoo faaeraa o Hina. Parau atura taua taata taià ra :
«Eiaha tatou e haere i te tahi atu vahi a imi ai, imi noa tatou na nià i teie puu mouà, e
tamata tatou i tena raro mai i te paheru».
Ainsi, à la demande du Chef du village de ne plus envoyer d’enfants
sur la montagne en quête de roseaux, seules quelques familles suivirent
le conseil.
Un soir, un groupe de gens décida d’aller à la pêche aux mana’a
(Ruvettus). Ils se préparèrent et partirent. Ils pêchaient depuis un bout
de temps lorsque l’un d’entre eux aperçut du feu sur la montagne. Il en
fit part à ses compagnons leur disant : «Quel est donc cette étrange
chose à côté du Taatioe ? S’agit-il d’un feu ou tout simplement est-ce un
fumeur ?». En observant davantage, un des pêcheurs remarqua qu’un
fumeur aurait déjà fini sa cigarette tandis que ce qu’on voyait était
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réellement du feu. Ils repérèrent l’instant et le lieu du phénomène. Ce
n’était pas un feu qui aveugle, ce qu’ils avaient vu était plutôt comme une
lueur de tison.
Le lendemain matin, ils rapportèrent cette affaire de feu aux villageois qui désignèrent des gens chargés de vérifier si les pêcheurs avaient
dit vrai. Quand ils arrivèrent sur le lieu, il n’y avait aucune trace de feu,
même pas de broussailles qui auraient pu être noircies par celui-ci.
Les envoyés du village se trouvaient sur une butte située près du
Taatioe. Parmi eux se trouvait un membre du groupe des pêcheurs qui
fit remarquer, très sérieusement, que ce n’était pas une invention, il y
avait bien eu du feu, l’ayant lui-même constaté.
Pendant qu’ils se consultaient, Hina, qui séjournait sous la butte où
ils se tenaient, entendait leur conversation. Et voilà que ce même
pêcheur s’exclama : «Ne cherchons plus ailleurs, cherchons autour de
cette butte, fouillons plus bas».
Pou rii atura taua feia nei i raro, e inaha, te pii mai nei te tahi taata : «E apoo teie !
mea hohonu i roto, afai mai i te tahi auahi no te turama !» Tomo atu nei taua taata nei
i roto, ite atu nei oia i te tahi ohipa menemene i roto e au i te taate te huru. Na ô a’era
oia : «Ae ! E tupapaù !». Horo mai nei oia i rapae, ua tae toà mai to’na mau taata i te
utu o aua apoo ra, parau mai nei ia’na : «Eaha oe i horo mai ai i rapae ?». Ua huru
maoro teie taata i pahono atu ai ia ratou, na ô atura : «Mai te mea ra e e taata tei roto
i teie apoo ! Mai te peu e, eere i te taata, e tupapaù ïa». Faao atura te tahi taata, pii mai
nei ia ratou : «E vahine ! Eere i te tane, eere atoà i te tupapaù, e vahine oia !». Piihia’tura
taua vahine nei e haere mai i rapae : «Eaha hoi ta oe ohipa i roto i tena ana ?» Aita teie
vahine i pahono mai, taaviri hanoa teie vahine na roto i to’na ana, haere i te pae, parahi
i raro, hio noa mai ai ia ratou. I reira to ratou papûraa e e vahine oviri teie. Na mua
a’ea mana’o ratou e vahine rurutu ihoâ ua faariri paha i ta’na tane i horo atu ai i nià i
teie mouà tapuni ai. No to ratou râ iteraa i to’na mau maiuu roroa, aore hoi e ahu mai
to te vahine o rurutu ta ratou i matau i te faanehenehe ia ratou. Na te reira i faaite e e
vahine oviri mau teie.
Feruri atura ratou i te raveà no te haru i teie vahine. Na ô atura ratou e upeà te
raveà e roaaà’i teie vahine. Hoi atura ratou i te oire, faaitehi’atura te huiraatira,
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pahono mai hoi teie feiâ : «Te aito tena e amu i ta tatou mau tamarii e to tatou mau
taeae i mo’e toà a’enei». Hamanihia’tura te upeà, hoê upeà nape, hoê upeà taura
purau. I te aahiata roa, reva’tura te feia i maitihia no te haru i taua vahine oviri ra. Te
taeraa’tu teie feia, te taoto no ra taua vahine oviri nei, aita eâ i ara. Tamauhia’tura te
upeà i utu o te ana ; piihia’tura taua vahine nei e haere mai i rapae. Aita teie vahine e
haapa’o mai ia ratou. Tiai noa’tura ratou i teie vahine ia haere mai i rapae. Aita roa teie
vahine i haùti noa’e, ua faaea noa
Ils descendirent un peu plus bas et voilà que l’un d’entre eux
s’écria : «Il y a un trou ici qui paraît assez profond ! apportez du feu
pour éclairer». Il y entra et aperçut une forme repliée sur elle-même
comme si c’était une personne. Il s’écria : «C’est un diable !» et s’enfuit.
A ce moment, arrivèrent les envoyés du village surpris de le voir courir.
«Pourquoi t’enfuis-tu ?» lui demandèrent-ils. Encore sous le choc, il ne
put répondre qu’au bout d’un long moment : «On dirait qu’il y a quelqu’un à l’intérieur ; si ce n’est pas un être humain, ce ne peut être qu’un
diable». Un envoyé se pencha à l’intérieur et cria : «Ce n’est ni un
homme ni un diable, mais c’est bien une femme». Les envoyés l’invitèrent à sortir lui demandant ce qu’elle faisait dans cette grotte. Elle ne
répondit pas, tourna en rond, alla d’un bout à l’autre pour, enfin, s’asseoir et les regarder. Ce fut ainsi qu’ils découvrirent que c’était une
femme sauvage. Au début, ils pensèrent que c’était une originaire de
Rurutu qui, s’étant fâchée après son mari, était partie se cacher dans la
montagne mais ses longs ongles et sa façon de se vêtir, si différente des
femmes de l’île, les confirma dans l’idée qu’il s’agissait bien d’une vraie
sauvagesse.
Ils réfléchirent alors quant au moyen de la capturer. De l’avis général, une seule solution s’imposait, celle du filet. Ils regagnèrent le village
pour informer la population. On répondit qu’on se doutait bien qu’elle
était la cause de la disparition d’enfants et d’adultes survenus auparavant. Les villageois confectionnèrent des filets, l’un avec des fils de bourre de coco tressés et l’autre avec des fibres de purau.
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D’autres personnes, qui furent désignées pour sa capture, partirent
dès l’aube. A leur arrivée, elle dormait toujours. Ils disposèrent les filets
à l’entrée de la grotte et lui demandèrent de sortir : elle ne bougea pas.
Te haamata ra hoi te mahana i te haere i te ahiahiraa, na ô ihora ratou, e tahu i
te auahi i roto i te apoo. Faaama’tura ratou i te auahi i roto rii atu i te uputa o te ana,
e te tahi mau taata ra, ua taora atu ïa i te rama auahi i roto i te ana.
I reira o Hina oviri te tiàtiàraa nià mai te hiohio i te mau omohi auahi ia pee atu
i nià ia’na. Aore hoi i maoro, te horo mai nei o Hina i rapae, haruhia mai nei e te tahi
taata, aore o Hina i mau ia’na, ouà mai nei i rapaeàu, topa’tura i roto i te upeà.
Puohuhia’tura oia i roto i te upeà. I roto i te upeà, te tapupu nei o Hina i te taura upeà
i to’na maiuu rima, itehia’tu ai e te taata, ua apoohia te upeà, taamuhia’tura tona rima
na muri i to’na tua, arataihia’tura oia i Averâ, tape’ahia’tura oia i roto i te fare auri,
oia hoi, tuuhia’tura to’na mau avae i roto i te tumu haari. Tapûpûhia’tura to’na maiuu
roroa, oia hoi, ta’na moihaa taparahi taata. Faaratahia’tura o Hina ; ua horoàhia te
maa, te taro e te i’a, aore i amu. Tiaihia’tura, peneia’e aita o Hina i poia. I te piti o te
mahana, ua horoàhia te maa apî na’na ; hoê â huru, eita e amu. Parau mai nei te tahi
taata paari : «Eita o Hina e amu i tena maa, ei taata râ ta outou e horoà na Hina e amu
ïa oia». Faaea noa’tura oia e to’na mau avae i roto i te haari mai te amu-ore i te maa
e pohe noa’tura o Hina. Ua haapiihia i te parau, aita oia e parau a’e ; ua faaratahia e
aita toà e parau mai.
Vaiho-noa-hia’tura,
aita i tuuhia i to’na tape’araa e pohe atu, e oviri rahi taehae roa
A l’approche de la tombée de la nuit, ils pensèrent faire du feu dans
la grotte : ils commencèrent à en faire juste un à l’entrée, d’autres jetèrent des flammèches à l’intérieur.
Ce fut à cet instant-là que Hina se leva tout en observant les étincelles l’atteindre. L’attente ne fut pas longue : elle fonça vers l’extérieur
malgré les tentatives d’approche d’une personne qui ne put la retenir,
bondit et atterrit dans le filet qu’ils enroulèrent autour d’elle. Dans le
filet, Hina se mit à découper les cordes à l’aide de ses longs ongles : un
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des hommes la surprit alors qu’elle y avait déjà fait un trou. Ils lui attachèrent les mains derrière le dos et l’emmenèrent à Avera où elle fut
emprisonnée. La prison d’antan consistait à mettre les deux pieds dans
un tronc de cocotier. Hina fut privée de ses armes : ses longs ongles
furent coupés. Les villageois la civilisèrent et lui donnèrent à manger :
du taro et des poissons mais elle ne mangea pas ; pensant peut-être
qu’elle n’avait pas faim, ils patientèrent. Le deuxième jour, ils lui renouvelèrent la nourriture : là non plus elle ne mangea pas. Un Sage fit remarquer que Hina ne se nourrissait pas de ces aliments mais d’êtres
humains. Elle demeura ainsi sans manger, prostrée sur elle-même, les
deux pieds dans le tronc du cocotier, jusqu’à sa mort.
Elle n’eut aucune réaction vis-à-vis des villageois qui ont essayé de
la civiliser et de lui apprendre à parler. Elle était vraiment une pure
sauvage.
Te vahine Orovaru oia hoi
Te vahine tetea
I te anotau i oti ai o Rurutu i te tatuhaahia e Taneaura raua o Taneanea, operehia’tu ai no te mau opû taata, haamata’tura te nunaa i te faapu i to ratou mau tuhaa i
te mau huru maa’toà e na mua mai ia ratou : te taro, te maniota, te ufi, te umara, e rave
rahi atu â te mau maa. Ua paari te maa, ua hotu, ua ruperupe e ua auhune te fenua.
Tae a’era i te tahi mau mahana, haamata’tura te eiâ taro i Vaioivi. Ua mana’o te
feia tanu taro, tei roto noa ia ratou teie ohipa te tupuraa. No te mea râ eere hoê na’e
faapu taro teie ohipa eiâ taro, na ô atura ratou : «E taata rapae roa teie e rave nei i te
taro !» Haaputuputu atura ratou, te feia tanu taro no te imi i te raveà ia roaà ia ratou
teie aito eiâ taro. Faaoti atura ratou e tapupu i te taata no te moemoeraa i teie aito.
Tuuhia’tura e toru taata i te pupu hoê. E tiai ratou i te faaapu taro hoê pô taatoà, oia
hoi, haapao ao. Haamata’tura te pupu matamua i te tamoemoe, aita roa taua ohipa ra
i tupu. I te piti o te pô, i reira to ratou iteraa i te hoê vahine i te haereraa i roto i te faaapu taro e iriti mai i te taro. Aita râ ratou i mana’o o te aito teie, te tumu, e ohipa ihoâ
na te vahine te reira. Mana’o atura ratou e mau vahine ihoâ paha na ratou. I te toru râ
o te pô, ua ite atu â ratou i taua vahine nei i te iritiraa i te taro. Pauroa ratou i te parauraa e, e tamata ratou i te haru i taua vahine ra : I reira to ratou haereraa i roto i te faaapu taro ta’na e iriti ra ; pii atura ratou i taua vahine ra na ô atura : «Na oe tena faaapu
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taro ta oe e iriti na ?» Aita teie vahine i pahono mai i ta ratou aniraa, ua rave i ta’na taro
e ua horo i tatahi. Na muri iho nei hoi matou i te àuàraa ia’na e tae atu i te pari i te
Matonaa, e ouà’tura taua vahine nei i roto i te miti, moè atura ia ratou. I reira to ratou
papûraa, o teie vahine te aito eiâ taro.
La femme des abysses, c’est-à-dire
la femme fantôme
Au temps où l’île de Rurutu était dirigée par Taneaura et Taneanea,
les terres étaient divisées par groupes de descendance qui commencèrent à cultiver leur champ en y plantant toutes sortes de légumes qu’ils
trouvaient : du taro, du manioc, des ignames, des patates douces, et
d’autres encore. Les cultures de subsistance poussèrent, et produisirent
d’abondance sur toutes les terres.
Un jour, les vols de taro commencèrent à Vaioivi. Les planteurs de
taros pensèrent que cela ne se passait qu’entre eux. Mais, constatant la
multiplication des vols, ils se dirent : « cela ne peut être que quelqu’un
d’ailleurs ». Ils se réunirent pour essayer de trouver des moyens de capturer ce voleur et décidèrent de se répartir en petits groupes pour le
guetter. Les groupes étaient constitués de trois hommes qui devaient
veiller sur les tarodières pendant toute la nuit. Le premier groupe entama, le soir même, la première veillée, sans succès. Le deuxième soir, ils
aperçurent une femme dans un des champs qui déterrait les taro. Pour
eux, c’était tout à fait normal car ce travail était réservé aux femmes ;
Rien ne laissait penser que c’était elle la voleuse, elle se faisait passer
pour une des leurs. Le troisième soir, elle recommença. Ils décidèrent
alors de la capturer. Pour cela, ils se rendirent dans le champ où elle
venait de voler et lui demandèrent « Est-ce bien à toi les taro que tu
viens d’arracher ? ». Elle ne répondit pas, prit ses taro et s’enfuit vers le
rivage. Ils coururent après elle jusqu’à la falaise de Matonaa d’où elle
plongea. Elle disparut de leur vue et ce ne fut qu’à ce moment-là qu’ils
eurent la certitude que c’était bien elle la voleuse de taro.
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N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Hoi mai nei ratou i te oire, faaitehia’tura te huiraatira e ua itehia te aito eiâ taro.
Hamanihia’tura te upeà, hoê upea nape, hoê upea taura purau. Tiai atura ratou i taua
vahine ra ia haere i roto i te faaapu taro. Hoê ahuru mahana i muri mai i hoi faahou
mai ai oia e eiâ i te taro. Te taeraa’tu ihoâ taua vahine ra i roto i te faaapu taro, haamauhia’tura te upeà i te vahi mau ta’na i ouà i roto i te miti. Faaitehia’tura ua oti te upeà
te tuuhia ; i reira to te taata piiraa i taua vahine ra i roto i te faaapu taro. Horo puai noa
maira taua vahine ra e ta’na taamu taro i te rima ei roto roa i to’na apoo. I te toparaa’tu
oia i roto i te miti, i roto roa i te upeà, taaviriviri noa’tura o mama Orovaru i roto i te
upeà e ta’na taamu taro i te imiraa i te raveà ia mahiti mai oia i roto i to’na fare auri.
Puohuhia’tura oia i roto i te upeà, afaihia maira i te vahi marô.
Te fare auri a te mau tupuna, e tumu haari ia tei afaihia mai i nià i te mahora i te
vahi mahana e te ateatea maitai. Ei reira, hamani atu ai te mau apoo i nià i te tumu
haari, hoê taata e piti apoo, oia hoi, hoê apoo hoê avae, eiaha hoi te apoo ia rahi, eiaha
toà hoi ia vî roa i roto, ia tano maitai râ ; e ia tuuea te avae e te tumu haari no te mea,
e tuuhia hoê raa na nià iho i to oe avae ei tapo’i ia mau i roto i te apoo taamu atu ai i
nià i te tumu haari. Te roa o te tumu haari, mai te toru e te ono etaeta, tarava noa’tu ai
teie tumu haari i te vahi mahana. Te fare auri ia a te mau tupuna i to ratou anotau. Tei
te fare auri eita te mau-auri e nehenehe ia tià eita hoi e nehenehe ia huri ; parahi noa
mai, aoere ra, taoto tiraha noa’tu i nià i te mahana.
I reira, arataihia’tura oia i te oire, tapeahia’tura i te fare auri no te faarata.
I reira o mama Orovaru i te haapiiraahia i te rurutu e te faarataraahia. Aore hoi
i maoro roatu, rata mai nei o mama Orovaru. Te ite papû rii raa ona i te parau rurutu,
anianihia’tura ia’na te huru o to ratou oraraa e to ratou faaearaa. I reira o mama
Orovaru i te faatiàraa i to ratou orara, na ô atura : «Faaearaa’toà to matou mai to outou
nei ! Te vahi râ tatou e taaê ai, maori râ, e piti o matou oraraa. E nehenehe ia matou ia
ora i roto i te tai mai te piti e te toru mahana, mai te taahi-ore to matou avae i te vahi
marô. E nehenehe hoi ia matou ia parahi noa e rave rahi mahana i te vahi marô. Ia
faaau râ vau i to matou oraraa e to outou, mea atea roa ia to outou vairaa e to matou.
Tei muri roa ia to matou oraraa i to outou. Eita paha matou e tae i nià i to outou tiàraa
e to outou oraraa».
Ils regagnèrent le village pour annoncer à la population qu’ils
venaient de trouver la voleuse. Ils confectionnèrent des filets : un filet
avec des bourres de cocos tressées et un autre avec des cordes de
purau. Ils attendirent qu’elle revint à la tarodière. Dix jours après, elle
61
revint voler des taro. A son arrivée dans le champ, des hommes installèrent les filets à l’endroit même où elle avait plongé la dernière fois. Ils
avertirent ceux qui étaient dans le champ que le piège était posé. Dès
qu’elle entendit leur appel, elle s’enfuit, paquets de taro en mains, vers
les profondeurs de la mer. Dans son plongeon, Mama Orovaru (c’était
son nom) atterrit dans les filets, tourna sur elle-même avec ses paquets
de taro afin de pouvoir s’échapper, mais ils l’enroulèrent dans les filets
et l’amenèrent sur la plage. De là, elle fut conduite au village pour être
retenue par force et être «civilisée».
La prison de nos ancêtres consistait en un tronc de cocotier qu’on
transportait sur la place du village, à un endroit bien dégagé et en plein
soleil. A l’intérieur de ce tronc étaient creusés des trous : deux par personne donc un trou pour chaque pied : il ne fallait pas non plus que le
trou fut trop large ou trop petit pour que le pied n’en souffrit ; il fallait
que le dispositif fut bien fait pour le pied car celui-ci équilibrait le tronc
puisque un bois lui était posé dessus afin de pouvoir l’ajuster pour finalement l’attacher au tronc de cocotier. Le carcan devait mesurer entre
cinq et dix mètres et restait exposé au soleil. Telle était la prison du
temps de nos ancêtres ; les prisonniers ne pouvaient ni se lever ni se
retourner, ils ne pouvaient que s’asseoir ou s’allonger sous le soleil.
Ce fut là que Mama Orovaru apprit la langue rurutu et fut civilisée
en si peu de temps. Dès qu’elle fut en mesure de maîtriser cette langue,
ils l’interrogèrent sur son mode de vie et sur sa demeure. «La seule différence avec vous, précisa-t-elle, concerne le genre de séjour de ma
race : nous pouvons vivre deux à trois jours sans émerger de l’océan ou
bien demeurer plusieurs jours de suite sur terre. En comparaison, votre
vie est bien meilleure que la nôtre où nous ne pourrions, malheureusement, pas vous suivre».
I muri mai, tatarahia to’na mau avae i te tumu haari, aita râ oia i tuu-roa-hia ia
ori na te mau vahi ta’na e hinaaro, ua taamu-noa-hia oia i taura. Tae a’era i te tahi
mahana, te rahi mai nei te opû o mama Orovaru, ua hapû. Uihia oia : «Na vai tena bebe
to oe ? O vai te tane i hapû ai oe ?» Faaite atura oia : «Aore e tane io outou nei i rave
62
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
na ia’u. Ua hapû ihoâ vau i ta’u tane io matou, na’na teie bebe i roto i to’u opû. E teie
nei, ua fatata roa vau i te pohe, te hinaaro nei vau e ani ia outou e to outou Arii, e hoi
vau io matou no tau bebe e no’u iho, ei reira vau e pohe atu ei ! e no taù bebe râ, tei
reira ia to’na papa no te rave ia’na». Haapapûhia’tura : «No te aha oe e pohe ai ?»
Pahono maira o mama Orovaru : «E tapûhia ia vau, te bebe ia te ora mai. Te huru ia i
to matou oraraa, e tapûhia te mama no te iriti mai i te bebe. Te tumu ia vau i ani atu ai
ia outou, ia fatata vau i te fanau, e tuù a’e outou ia’u ia hoi i toù aià». Faaitehia’tura
ia’na : «Eita oe e pohe e ta oe atoà bebe. Ia fanau oe, ei reira oe e ani atu i te Arii no
te hoi i to oe fenua no te faaite i te faafanau a to te ao nei. Eita te mama e te bebe e
pohe».
Maere noa’tura o mama Orovaru maite ite-ore i te auraa o te parau i parauhia
ia’na. Tae a’era i te mahana e fanau ai oia, faafanauhia’tura oia ; fanau mai nei ta’na
bebe e tamaroa. Topahia’tura te i’oa o Tururaroiterai. Faaitehia’tura oia i ta’na bebe.
Oaoa iti rahi to’na, aore e faaauraa. Vai noa’tura ona i roto i te maere rahi i te iteraa i
àumea i’a to mama Orovaru. Faahamama-toà-hia’tura to te bebe vaha, e àumea atoà
to’na. Te tumu ïa te nunaa o mama Orovaru e ora ai i roto i te miti.
Faamu atura o mama Orovaru i ta’na bebe e ua paari. Faaea’tura te tamaiti i te
vahine rurutu. E huaaihia’tura o Tururaroiterai : i reira o mama Orovaru i te tuu-raahia ia hoi i to’na aià. Ravehia’tura te tamaaraa na’na no to’na hoiraa. Reva’tura oia
maite oaoa ! Na ô a’era oia : «Ua mootuahia vau i Rurutu».
Teie te i’oa o te mau tamarii a Tururaroiterai : Tururai, Aivanaa, Aivana, Taitearii,
Tehaametua, Vaitomino, Vaitomino. Te huaai ïa i roaà mai no roto i te vahine Orovaru
i te ao nei. Ua parare, aore o ratou àumea mai to te i’a ra.
Alors, ses pieds furent détachés du tronc de cocotier mais pas les
liens qui la retenaient constamment prisonnière, ce qui limitait ses
déplacements. Un jour, Mama Orovaru dut répondre aux interrogations
des villageois concernant la cause de sa grossesse. Elle leur répondit
qu’elle était enceinte de son mari, qu’elle était sur le point de mourir et
qu’elle sollicitait l’autorisation de rentrer chez elle pour se derniers
jours si la population et le chef du village voulaient bien la laisser partir.
Concernant le bébé, son mari serait là pour veiller sur lui». Les villageois
lui demandèrent plus de précisions. Elle expliqua qu’on lui pratiquerait
une césarienne pour récupérer l’enfant et qu’elle devait mourir pour lui
laisser la vie sauve ; tel était le mode de vie de son genre. Elle renouvela
63
sa demande de rentrer chez elle quand elle arriverait à terme. Ils lui
confirmèrent qu’aucun des deux n’allait mourir et qu’elle ne pourrait
partir qu’après la naissance de l’enfant et avec la permission du chef du
village. Ainsi pourrait-elle annoncer la bonne nouvelle à ses compatriotes que dans le cas de l’accouchement sur terre, ni la mère ni l’enfant
ne meurent.
Mama Orovaru resta dans le doute quant à la teneur de cette information. Enfin, le grand jour arriva : elle mit au monde un garçon qu’on
prénomma Tururaroiterai. Quand elle l’apprit, elle fut rempli d’une joie
immense et s’étonna de ce qu’il lui arrivait. Les villageois découvrirent
alors, à ce moment-là, que Mama Orovaru avait des ouïes. Ils entrouvrirent la bouche du bébé, il en avait aussi. C’était l’explication du mode de
vie sous-marin du peuple de Mama Orovaru.
Ils adoptèrent la maman et le bébé. Celui-ci grandit, se maria avec
une femme de Rurutu et eut beaucoup d’enfants.
Un grand festin fut organisé pour le retour de Mama Orovaru. Elle
partit heureuse : «C’est à Rurutu que j’ai eu des petits enfants», disaitelle.
Voici les noms des enfants de Tururaroiterai : Tururai, Aivanaa,
Aivana, Taitearii, Tehaametua, Vaitomino et Vaitomino. Ils furent les descendants de Mama Orovaru dans ce monde. Ils se sont multipliés et
n’ont plus d’ouïes comme celles des poissons.
64
L’affaire Rivnac
ou revendication de l’application
d’un Traité d’annexion
Le Comité des Droits de l’Homme1, institué en vertu de l’article 28
du Pacte International relatif aux droits civils et politiques (auquel la
France a adhéré avec des réserves) connaît des plaintes des particuliers
contre les États, les instruit et les juge. Un principe est requis pour soumettre une affaire devant le Comité, il faut épuiser avant tous les recours
nationaux ouverts aux justiciables. Après seulement, les plaideurs peuvent s’adresser à cette instance internationale. Lorsque les violations des
droits de l’homme portaient sur l’identité ethnique (mode de vie, culture
des indigènes), le Comité des Droits de l’Homme les a sanctionnées (en
appliquant l’article 27, concernant le droit des minorités, du pacte international relatif aux droits civils et politiques), les peuples indigènes relevant alors de la catégorie des minorités. Aujourd’hui, le droit des
peuples autochtones s’est autonomisé de celui des minorités, et le projet
de déclaration […] en constitue le fondement essentiel. Il est cependant
évident que, tant que les États n’auront pas ratifié cette déclaration qui
doit être approuvée par l’Assemblée Générale, ce texte ne pourra servir
de base juridique au Comité des Droits de l’Homme pour rendre ses
décisions. Dans le présent cas d’espèce, il s’agit d’un référé, c’est-à-dire
1 Extrait du chapitre consacré à Tahiti du Mémoire de Danièle Levis «Terre des hommes du
Grand océan : de la coutume au droit» présenté à l’U.F.P., le texte complète l’analyse archéologique et historique de la parcelle Nuuroa présentée par J. K. Dennison et M. Eddowes dans
«Sauvetage archéologique du site de Taitapu-Rivnac» et parue en décembre 1996 dans le BSEO
n° 272.
une procédure urgente qui nécessite un règlement aussi rapide que possible. Ici, les plaideurs saisissent le Comité le 4 juin 1993. Le 30 juin
1994, une décision déclare recevable l’action engagée. Les parties sont
appelées – notamment l’État français – à faire connaître leurs conclusions. L’État traîne, essaye le 30 octobre 1995 d’obtenir que la recevabilité soit modifiée. La décision est rendue sur le fond en juillet 1997, par
le Comité des Droits de l’Homme. Les plaideurs ont invoqué devant le
Comité de l’ONU, la violation par la France des articles 2 § 1 et 3, 14, 17
§ 1, 23 § 1 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques2.
Les faits
Les descendants des propriétaires de la parcelle Nuuroa à
Punaauia, affirment que leurs ancêtres ont été injustement dépossédés
de leur bien par un jugement de licitation rendu par le tribunal civil
d’instance de Papeete, le 6 octobre 1961. Selon les termes de ce jugement, la propriété de ce terrain a été attribuée à la Société Hôtelière du
Pacifique Sud (S.H.P.S.). Depuis 1988, le Territoire de la Polynésie est le
seul actionnaire de cette société. En 1990, la S.H.P.S. a donné à bail cette
terre à la Société d’étude et de promotion hôtelière qui l’a elle-même
rétrocédée à la société hôtelière Rivnac. Cette dernière souhaite commencer le plus tôt possible la construction d’un ensemble hôtelier de
luxe sur le site, que borde un lagon. Des travaux préliminaires (abattage
d’arbres, débroussaillage, érection d’une clôture) ont déjà été effectués.
Une occupation du site intervient en juillet 1992 en signe de protestation contre le projet de construction, les descendants des premiers
propriétaires souhaitant que «cette parcelle et le lagon qui la borde
représentent un haut lieu de leur histoire, de leur culture et de leur vie».
Ils ajoutent qu’il s’y trouve un cimetière préeuropéen et que le lagon est
un lieu de pêche traditionnel assurant la subsistance de quelque trente
2 Affaire Rivnac C.C.P.R. /C/60 ID/549/1993, Comité des droits de l’homme 30 septembre 1997,
U.N. Doc.
66
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
familles vivant à proximité. Le 30 juillet 1992, le tribunal de Papeete,
saisi en référé par la Société Rivnac, ordonne l’expulsion du site par les
occupants. Cette ordonnance est confirmée par la cour d’appel de
Papeete. Il n’y a pas eu de pourvoi en Cassation. Les occupants s’installent sur les lieux – jour et nuit – en dépit des décisions rendues et montent une association (Ia Ora o Nuuroa) pour faire valoir leur revendication. La force publique a été utilisée par le Haut Commissaire pour faire
évacuer la terre et permettre le démarrage des travaux (trois cent cinquante gardes mobiles et C.R.S. ont été acheminés à Tahiti à cet effet).
Et c’est dans cette ambiance que le Comité des Droits de l’Homme de
l’ONU a été saisi par Maître François Roux, afin que des mesures de protection provisoire soient prises, conformément à l’article 86 du règlement intérieur du Comité.
Les arguments échangés
par les parties sur la recevabilité
Les moyens de droit invoqués par les plaideurs sont, d’une part,
l’incompétence des tribunaux de droit civil ou administratifs pour trancher ce litige – en s’appuyant sur les fameux Toohitu traditionnellement
compétents pour statuer sur les litiges fonciers (art. 2 et 14 du Pacte),
d’autre part, la violation de «la vie privée et familiale (art. 17 et 23 du
Pacte et, d’autre part la construction de l’hôtel entraînant la destruction
du cimetière familial et la violation de leur vie culturelle» (art. 27 du
Pacte). Sur le problème de l’incompétence soulevée, le Comité a, dans
un premier temps (sur la déclaration de recevabilité contestée par l’État
français au motif que les recours internes n’avaient pas été épuisés par
les demandeurs), noté que les tribunaux dits indigènes auraient compétence pour connaître des différends fonciers à Tahiti, en vertu des
décrets du 29 juin 1880 ratifiés par le Parlement français le 30
décembre 1880. Le Comité ajoute : «Rien n’indiquait que la compétence
de ces tribunaux ait jamais été officiellement reniée par l’État français, il
semblait plutôt qu’ils aient cessé de fonctionner». L’État français n’a pas
contredit ces affirmations selon lesquelles les revendications foncières à
67
Tahiti sont jugées «au hasard» par les tribunaux civils ou administratifs.
Le Comité en a donc déduit qu’il n’existait pas de recours internes utiles
que les auteurs seraient tenus d’épuiser, et a déclaré la plainte recevable.
En ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l’article 27 du Pacte,
le Comité s’est déclaré incompétent, compte tenu des réserves de la
France lors de son adhésion au Pacte sur cet article qui protège la vie
culturelle. Le Comité s’est, en conséquence, déclaré compétent sur les
fondements des articles 14, 17 et 23 du Pacte.
Les arguments échangés
par les parties sur le fond
Les échanges de conclusions entre les demandeurs et l’État français
ont repris sur le fond de l’affaire. L’État a demandé le réexamen de la
recevabilité aux motifs de l’épuisement des moyens de recours, en précisant que les demandeurs n’avaient jamais contesté les ventes du terrain
intervenues devant les tribunaux de Papeete, ni la légalité ou la compétence des procédures engagées en 1961, qu’ils n’étaient pas intervenus
comme tiers opposants pour contester le titre de la Société Rivnac sur la
terre Nuuroa. Pour ce qui concerne les articles 17 et 23, l’État français
a estimé que les demandeurs n’avaient pas apporté la preuve que «les
ossements humains mis à jour sur le terrain contesté constituaient des
dépouilles des membres de leur famille ou ancêtres». Enfin, la vente
intervenue en 1961 était légale et avait eu lieu avant la signature par la
France du Pacte, donc ce droit de propriété n’était pas protégé par le
Pacte (irrecevabilité ratione temporis). Sur le grief de l’article 14, l’État
a rappelé que le Roi Pomare V avait, le 29 juin 1880, fait une proclamation relative au maintien de la compétence des tribunaux autochtones
pour les litiges fonciers, mais que, le 29 décembre 1887, il avait cosigné des déclarations sur l’abolition de ces tribunaux, lesquelles avaient
été ratifiées par la loi du 10 mars 1891. Dès lors, l’État a soutenu que
les tribunaux ordinaires sont compétents en matière foncière.
Les demandeurs ont répondu sur le moyen de l’irrecevabilité,
que celui ci était tardif et qu’il devait, en conséquence, être rejeté. Ils ont
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précisé qu’ils n’invoquaient pas un droit de propriété mais le droit d’accès à un tribunal et leur droit à la vie privée et la vie familiale, ce droit
ayant été violé en 1993, soit après l’entrée en vigueur du Pacte et du
Protocole facultatif. Ils ajoutent que leur accès au tribunal autochtone
compétent pour le règlement de ces litiges était impossible et qu’on ne
pouvait, dès lors, leur reprocher de n’avoir pas invoqué leur droit de
propriété ou d’occupation du terrain contesté. Enfin, les demandeurs
contestent la validité des déclarations de 1887 invoquée par l’État et
ajoutent «qu’étant donné la persistance des litiges fonciers à Tahiti, fait
reconnu par l’État lui-même, il faut supposer que les tribunaux autochtones demeureront compétents en matière foncière», la Haute Cour tahitienne ayant continué à rendre des arrêts jusqu’en 1934. Les demandeurs ont également indiqué qu’ils étaient victimes de discrimination au
sens de l’article 26 du Pacte, la législation française concernant la protection des sépultures n’étant pas applicable en Polynésie française. Ce
à quoi l’État a répondu que l’existence de législations différentes en
métropole et dans les T.O.M. n’implique pas nécessairement une violation du principe de non-discrimination. De plus, l’État a indiqué que la
législation relative à la protection de sépultures en Polynésie était pratiquement analogue à celle applicable en métropole3.
La décision
A l’issue de tous ces échanges contradictoires, le Comité a estimé que :
– Pour ce qui concerne l’article 14 du Pacte, c’est-à-dire l’incompétence soulevée par les demandeurs, le Comité note que le litige foncier a
été tranché par le tribunal de Papeete en 1961, sans être attaqué par les
précédents propriétaires. Les auteurs n’ont fait aucune démarche pour
contester la propriété de la terre ni l’usage qui en était fait, si ce n’est
qu’ils ont organisé une occupation pacifique. Dans ces circonstances, le
Comité conclut qu’il n’y a pas de violation de l’article 14 du Pacte.
3 Article 74 de la Constitution française qui prévoit cette discrimination, en fonction des particularités géographiques, économiques et sociales du territoire, fondée sur des critères raisonnables et objectifs faisant référence à la notion d’intérêts propres aux T.O.M.
69
– Pour ce qui concerne les articles 17 et 23, le Comité fait observer
que les objectifs du Pacte exigent que le mot de «famille» soit interprété
au sens large, de manière à viser toutes les personnes qui composent la
famille telle qu’elle est perçue dans la société concernée, la situation
culturelle devant être prise en considération quand il s’agit de définir le
terme de «famille» dans une situation particulière. Il ressort des allégations des auteurs qu’ils estiment que le lien avec leurs ancêtres est un
élément essentiel de leur identité et joue un rôle important dans leur vie
de famille, ce que l’État-partie n’a pas contesté. L’État n’a pas non plus
contesté l’argument selon lequel les sites de sépulture en question tiennent une place importante dans leur histoire, leur culture et leur vie. Le
Comité estime qu’il n’est pas possible de retenir contre les auteurs le fait
qu’ils n’aient pas pu établir un lien de parenté direct dans les circonstances de l’affaire, puisque les lieux de sépulture en question existaient
avant l’arrivée des colons européens et sont reconnus comme renfermant les restes des ancêtres des Polynésiens qui vivent aujourd’hui à
Tahiti.
Le Comité conclut donc que la construction d’un complexe hôtelier
sur les lieux de sépulture ancestraux a bien représenté une immixtion
dans la vie de famille et la vie privée des auteurs ; et rien ne montre que
l’État-partie a dûment pris en considération l’importance des sites de
sépulture pour les demandeurs quand il a décidé de céder le site pour
la construction du complexe hôtelier. Le Comité conclut qu’il y a eu
immixtion arbitraire dans la vie de famille et la vie privée des auteurs en
violation des articles 17 et 23 du Pacte. Le Comité des Droits de
l’Homme est d’avis que les auteurs ont droit à un recours utile. L’Étatpartie est tenu de protéger effectivement les droits des auteurs et de
veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir. Le Comité souhaite recevoir, dans les quatre-vingt dix jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ces constatations.
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Critique de la décision onusienne
On peut se demander quelles sont les motivations du Comité lorsqu’il condamne l’État français sur le fondement de la violation du droit
à la vie privée et à la vie de famille. Il est rappelé que l’article 27 du
Pacte, qui protège les droits culturels des communautés minoritaires, a
fait l’objet de réserves de la part de la France. Cependant, les Territoires
d’Outre Mer qui ont un statut particulier doivent-ils faire l’objet des
mêmes réserves que celles appliquées au territoire métropolitain ? Cela
paraît discutable dans la mesure où les Polynésiens ont une culture différente de celle de la mère patrie, culture qui a vocation à être protégée,
le contraire pouvant être regardé comme un déni du droit des minorités
religieuses ou ethniques à leur propre culture. Il semble que le Comité,
qui n’a pu aborder la question sous cet angle — l’article 27 étant considéré comme inapplicable en l’espèce — ait préféré qualifier l’attitude
de l’État comme une immixtion arbitraire dans la vie privée et la famille
des auteurs.
Ce qui est pour le moins juridiquement contestable !
Dans l’espèce, le terme «famille» est très largement étendu par le
Comité qui n’exige aucune condition ni aucune limite aux demandeurs
pour leur reconnaître la violation des articles 17 et 23. Ce qui revient à
accorder au terme «famille» un sens infini et illimité à tous les membres
d’un groupe ethnique ou culturel, ou à tous les ancêtres en remontant
jusqu’à des temps immémoriaux. Ce qui paraît choquant. Les demandeurs n’ont pas démontré en quoi le lieu de sépulture était rattaché à
leur famille et non pas rattaché à l’ensemble de la population polynésienne de l’époque, pas plus qu’ils n’ont établi avoir encore des pratiques sur ce lieu4. Il est vrai que la notion de famille est plus étendue
dans les sociétés traditionnelles, mais il eût semblé pour le moins minimal que la nature du lien entre les auteurs et les personnes enterrées fût
indiqué, ce qui n’est pas le cas. Bien que les demandeurs aient indiqué
que le lien avec les ancêtres était un élément essentiel de leur identité et
4 Le site Nuuroa est connu à Tahiti comme étant réservé au passage des pêcheurs ou des
pirogues mais n’a aucun lien avec des pratiques funéraires contemporaines : ce n’était pas,
semble-t-il, un lieu de mémoire active.
71
jouait un rôle important dans leur vie de famille — ce qui est incontestable — et que les lieux de sépulture tiennent une place importante dans
leur histoire, leur culture et leur vie, rien ne démontrait que ce lieu était
encore honoré comme tel aujourd’hui.
Il semble que le Comité ait voulu privilégier une valeur culturelle
(ce qui n’est pas critiquable) qui ressortit de l’article 27 et non pas la
vie privée et la famille, compte tenu des moyens développés pour fonder
la décision rendue. La notion de vie privée évoque l’idée de protection
des aspects de la vie d’un individu, ou de ses relations avec autrui, que
l’intéressé veut préserver du public ou de toute intrusion extérieure. Elle
ne porte pas sur l’accès à des biens publics, quels qu’en soient la nature
et l’objet. A supposer démontrées les visites à ce lieu public, celles-ci ne
font pas partie du droit à la vie privée. Il peut sembler regrettable que le
Comité ait écarté l’application de l’article 27 pour un T.O.M. et ait considéré que les réserves faites par la France valaient pour Tahiti. La position
du Comité est ambiguë, juridiquement parlant, si elle est claire politiquement !
En ce qui concerne la compétence des tribunaux indigènes pour les
litiges fonciers invoquée par les demandeurs, le Comité laisse, semble-til, la porte ouverte aux requêtes futures, le défaut d’épuisement des
recours nationaux l’ayant empêché de statuer sur cette importante question. Gageons que d’autres plaideurs à l’avenir présenteront des
requêtes dans ce sens, en ayant soin d’épuiser les voies de recours judiciaires internes avant de soumettre cette épineuse question au Comité
des Droits de l’Homme de l’ONU. Il résulte, de tout ce qui précède, que
le problème foncier est loin d’être réglé à Tahiti. Espérons, cependant,
que des solutions satisfaisantes, législatives ou judiciaires, interviennent
rapidement, permettant à la coutume et au droit de co-exister de façon
harmonieuse, pour éviter que le mécontentement général ne se transforme en violence ou en «dérapages» de tous ordres.
Danièle Levis
72
Une présence méconnue
à Tahiti,
le pommier-éléphant
En bordure de la route d’Arue, derrière le grillage de la Cité Smith,
se trouve un arbre aux fruits étranges que personne ne ramasse, si ce
n’est pour les jeter. Un jour, intrigué, j’en ai pris un pour mieux l’examiner et m’enquérir de l’identité de l’arbre porteur. Presque arrondi, ce
fruit haut de 10 à 11 cm, a un diamètre de 13 à 15 cm. Sa peau était verte
et épaisse comme celle d’une jeune noix de coco. A ceci près qu’elle est
faite de la juxtaposition de 4 à 5 fragments (en réalité de la superposition de 5 sépales). L’odeur est difficile à décrire et rappelle un peu celle
du durion.
L’ayant sectionné à l’aide d’un coupe-coupe, j’ai goûté la pulpe et
l’ai trouvé acide, impropre à la consommation. Un élément central de
section arciforme présente un aspect hétérogène du fait de la présence
de multiples petits noyaux. Il n’a aucune saveur particulière.
J’ai interrogé une trentaine de personnes, pour la plupart des
Polynésiens. Personne ne l’avait remarqué et ne put lui donner un nom.
Seule, une femme de Arue put me dire que la fleur était grande (large de
15 à 20 cm), blanche et sa durée éphémère (un jour ou deux). Après
quoi, elle se fermait pour donner ce fruit.
De guerre lasse, j’ai demandé l’avis du Développement rural et il me
fut répondu qu’il ne s’agissait pas d’un fruit commercial et qu’il fallait
plutôt se renseigner auprès d’un botaniste. Ce qui fut fait. J’ai contacté
Jacques Florence, ancien chercheur de l’ORSTOM, actuellement attaché
au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Ce botaniste a constitué en dix
ans de prospection un herbier riche de 15.000 espèces (dont 1.000
indigènes et 580 endémiques). Cet herbier est conservé aujourd’hui au
Musée de Tahiti et des îles. Il prépare, en outre, une édition en 8
volumes sur la Flore polynésienne. Il m’a répondu sans hésiter d’après
la description faite et l’emplacement de l’arbre qu’il s’agissait d’un fruit
de Dillenia indica de la famille des Dilleniaceae et a ajouté que c’était
le seul arbre de cette espèce présent à Tahiti. Il n’a pu m’en dire plus sur
les propriétés de ce fruit que je jugeais non comestible puisque personne ne le récoltait et que l’expérience que j’en avais était défavorable.
Depuis, j’ai revu un autre arbre de la même espèce, attenant à la poste
de Mahina. Il est beaucoup plus jeune et ne porte pas encore de fruits.
Il a été planté lors de l’édification de la poste en 1989 ; il a donc sept
ans et son feuillage est fourni et bien vert alors que celui de Arue est bien
atteint, la plupart des feuilles étant touchée par un processus nécrotique.
Une fois l’arbre identifié, il convenait de consulter les ouvrages de
botanique pour le connaître mieux. Le Traité de Botanique de M.
Chadefaud et L. Emberger (Masson, 1960) nous apprend qu’il appartient à une famille riche de 300 espèces et d’une dizaine de genres ; le
genre Dillenia porte le nom du botaniste allemand J.J. Dillenius (16841747), titulaire d’une chaire à l’université d’Oxford. L’espèce Dillenia
indica (venant de l’Inde) a un tronc lisse, de couleur cacao. Ses feuilles
ont de 30 à 40 cm de long, des nervures très marquées et elles sont
«grossièrement» dentées. Outre cette espèce, le genre comporte une
soixantaine d’autres répandues dans tout l’Indo-Pacifique, de
Madagascar à l’Australie, en passant par l’Inde, l’Asie du Sud-Est et les
Fidji. Ses fleurs blanches, larges, comportent 5 pétales et 5 sépales charnues. Les étamines - une dizaine - de couleur vert tendre ou jaune-vert
sont à disposition radiaire, divergeant au-dessus d’un calice grenat. Les
sépales continuent de pousser avec le fruit et enveloppent sa capsule.
L’épicarpe épais et charnu est très juteux. Quant au péricarpe, je le compare à la chair d’une pomme acide. Habituellement cette pulpe se mange
réfrigérée et sucrée, mais elle peut se manger cru : les singes, les écureuils et les éléphants aiment manger les fruits tombés de l’arbre. En raison de ces derniers consommateurs, le nom de «pomme-éléphant» est
74
attribué à ce fruit dont on tire également une boisson rafraîchissante.
Aux Indes, les sépales épaisses, acides et gorgées d’eau sont quelques
fois mangées dans le curry mais leur valeur nutritive est faible.
L’arbre est cultivé en Asie du Sud Est pour ses fleurs. Il a donc un
rôle ornemental. De plus, son bois relativement dur se travaille bien :
c’est un bois d’œuvre.
Son introduction à Tahiti est récente et explique l’absence de nom
vernaculaire. Cet arbre est absent des inventaires de Cuzent (1860), de
Nadeau (1873), de la liste des espèces introduites par Raoul (J.O.E.F.O
1887). Il n’est pas non plus cité dans la Flore de la Polynésie française
de E. Drake del Castillo (1893). Il est cité dans l’inventaire des arbres à
fruits comestibles de Polynésie française établie par J. Noël Maclet en
1958. Il semble que son introduction remonte aux années 30. A cette
époque, le grand introducteur de fruits du Sud-Est Asiatique était W.
Harrison Smith (1872-1947), fondateur du jardin botanique de Papeari.
Finalement nous avons eu la chance de trouver celui qui planta
l’arbre de la Cité Smith. Il s’agissait de Monsieur René Maury, jardinier
et pépiniériste depuis une soixantaine d’années ; il avait reçu d’Harrison
Smith un plant de Dillenia indica et était persuadé que ce fervent botaniste l’avait introduit à Tahiti en 1933. Lors de la création de la Cité
Smith, il a trouvé normal de planter dans le jardin qui porte son nom
l’un des derniers arbres introduits par celui-ci, d’autant plus que l’arbre
originel n’existe plus. Les années 30 sont - comme le remarque Michel
Guérin - une époque charnière où l’introduction d’espèces nouvelles
n’était pas réglementée comme elle le sera quinze ans plus tard, du fait
de la législation mise en place à la demande des agronomes. Quant à
l’arbre de la même espèce situé près de l’actuelle poste de Mahina, il a
été planté en 1989 par le pépiniériste Gooding à partir d’un plant obtenu
à partir de graines prélevées sur un fruit de la cité Smith. En tout cas,
l’apparition de cet arbre n’a pas suscité l’intérêt des autochtones. En
dehors du botaniste et du jardinier, personne ne sait que Tahiti possède
sa Dillénie.
Dr. J.-P. Ehrhardt
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S O U R C E S C O N S U LT E E S
•CUZENT G.- Considérations géologiques, météorologiques et botaniques sur l’île
de Tahiti. Imprimerie Ch. Thèse, Rochefort, 186O.
•E. DRAKE Del CASTILLO. - Flore de la Polynésie française. Paris, Masson ed.,
1893.
•FLORENCE J.- Communication personnelle. Papeete, 1996.
•FLORENCE J.- De Cuzent à nos jours. Esquisse du paysage botanique actuel de
l’Archipel de Tahiti. Recherches sur les productions végétales. Haere Po No, Tahiti,
Papeete, 1983.
•GOODING J. - Communication personnelle, Mahina, 1996.
•GUERIN M. - Plantes introduites (Chap. IV) Encyclopédie de la Polynésie, T. 2 :
Faune et Flore. Les Editions de l’Alizé.
•JACQUIER H. - Enumération des plantes introduites à Tahiti depuis la découverte
jusqu’en 1885. B.S.E O, 1960, N° 130, pp. 117- 146.
•MACLET J.N.- Liste des fruits comestibles de Polynésie. Rapport dactylographié,
1957.
•MAURY R. - Communication personnelle, Pirae, 1996.
•NADEAUD J.- Enumération des plantes indigènes de l’île de Tahiti. Paris, librairie de
la Société de Botanique de France, 1873.
77
James Cook
et la représentation de la
femme o taheitienne
« De Paris et de Londres vont diffuser vers l’Est et le Sud des
modes, des produits, des pensées et même des découvertes. Pensées
révolutionnaires qui bousculent toutes les valeurs du siècle précèdent. Au respect de la hiérarchie, des dogmes, du droit divin des rois,
elles cherchent à substituer la revendication égalitaire, la libre pensée, le droit naturel... Cette Europe du XVIII e siècle, toute bruissante
de projets et de pensées hardies, se donne le bonheur sur terre
comme objectif ».1
Ainsi le raisonnement sous tendant la société occidentale est mis en
question. Elle part à la recherche d’une organisation autre, harmonieuse. Ce périple sociétal symbolique se manifeste en un voyage réel de
reconnaissance de la nouveauté, en une quête de ravissement et en un
déplacement des frontières géographiques, morales et sociales. Quand
James Morrison nous affirme qu’à Tahiti les habitants n’ont d’autre loi
que la nature,2 et que de Bougainville y trouve régnant « l’hospitalité, le
1 Deyon Pierre, L’Europe du XVIII e Siècle, Hachette, 1995, p. 5.
2 Morrison James, The Journal of James Morrison, The Golden Cockerel Press, 1935, p. 178 :
« They have no other law but nature... ». (« Ils n’ont d’autre loi que la nature... », nous traduisons).
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repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur »,3 l’entité
antithétique désirée est découverte. Tahiti devient alors un lieu, ployant
sous le poids de la lourde attente des mouvements philosophiques.
La lecture des récits de ces voyages et l’assimilation de l’image de
l’altérité provoqueront une confusion. Ce pays est l’Eden, ou l’Arcadie
retrouvé, bien que dans le même temps, certains aspects de cet endroit
ne conviennent pas aux impressions premières, et dérangent l’homogénéité de la construction morale. Selon Rousseau, les concepts du bonheur et de la nature seraient étroitement liés à la vertu, une qualité fortement associée à l’action féminine en Occident. La femme de Tahiti se
trouve ainsi tiraillée entre une impulsion étrangère qui réclame son
innocence pour que le Paradis puisse continuer à exister et, un autre
élan qui la veut splendide dans sa beauté naturelle et porteuse d’Amour.
Un travail sur la perception et la représentation de la femme tahitienne semble essentiel si l’on veut comprendre l’écart qui existait entre
le mythe élaboré en Occident (qui comprenait la société tahitienne dans
son ensemble) et la réalité. La féminité a tenu la place de la fondation
principale dans cette édification. C’est à travers sa présence que l’on a
transmis la nature foncière de cette organisation îlienne. A notre étude
s’offrent les récits de voyage de James Cook, qui fourniront la substruction initiale dans cette approche civilisationniste qui tente de reconstruire la réalité de la présence féminine dans la société tahitienne aux temps
anciens.
Le premier voyage
Le mardi 4 avril 1769, l’atoll de Vahitahi est en vue, et le capitaine
Cook signale l’apparition de Polynésiens sur la grève :
« Vahitahi - we saw several of the inhabitants. Most of them were
men... they were all naked except their privy parts and were of a dark
3 De Bougainville L.A., Voyage Autour du Monde par la frégate la Boudeuse et la flûte l’Etoile,
La Découverte, 1992, p. 139.
79
copper colour with long, black hair, but on leaving the island some
of them were seen to put on a covering, one or two we saw in the
skirts of the woods was cloathed in white, these we supposed to be
women »,4 Journals I, p. 70.5
De sa description nous retenons la présence éphémère des femmes,
vêtues de blanc, se glissant parmi les cocotiers, comme les nymphes qui
personnifiaient la nature dans les mythologies grecque ou romaine. La
certitude manque, mais ces personnes se faufilent dans les bois et sont
habillées d’une couleur bien distincte, associée à une pensée occidentale bien particulière où le blanc incarnait la pureté morale et physique de
la femme. Ici, en quelques mots, Cook, certainement malgré lui, crée
une aura énigmatique suscitant l’inconnu et préparant la redécouverte
de Tahiti dans sa perspective féminine. L’attente est donc attisée : que
vont-ils trouver à Tahiti même ? Cette référence succincte (mais néanmoins allusive) doit nous suffire pour un long moment, car Cook ne fait
aucune autre mention des femmes pendant les vingt-quatre jours qui
suivent, alors que Wallis et de Bougainville se lancent tout de suite dans
des comptes-rendus de l’actualité féminine qui semblait éclipser
d’autres aspects de l’arrivée. De même, les éloges poétiques de de
Bougainville donnent à la présence des femmes une dimension quasiment géographique où le paysage verdoyant et civilisé, sous forme de jardins agréablement agencés, exige la présence de femmes langoureuses
pour compléter le tableau de couples édéniques au sein d’une campagne apprivoisée.6
4 « Nous vîmes plusieurs habitants, des hommes pour la plupart... Ils étaient tous nus, sauf
qu’ils portaient un pagne très étroit ; ils avaient la peau couleur de cuivre foncé, et de longs
cheveux noirs ; mais comme nous quittions l’île, on en vit quelques-uns qui se couvraient d’un
vêtement ; au bord de la forêt nous en vîmes un ou deux qui étaient vêtus de blanc. Nous supposâmes que c’étaient des femmes », James Cook, Relations de voyages autour du monde I
et II, Christopher Lloyd et Gabrielle Rives, Editions La Découverte, 1991, p. 32.
5 Cook James, The Journals of Captain James Cook or his Voyages of Discovery I, The Voyage
of the Endeavour 1768-1771, Cambridge for the Hakluyt Society, Extra Series N° XXXIV, 1955.
6 De Bougainville décrit les vallées intérieures où le paysage est embelli par la présence des
hommes et des femmes, assis à l’ombre, en symbiose avec leur environnement : « Je me
croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de
beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse...
un peuple nombreux y jouit de trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers... », L.A. de
Bougainville, Voyage Autour du Monde par la frégate la Boudeuse et la Flûte Etoile, La
Découverte, 1992, p. 138.
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Enfin, le vendredi 28 avril, Cook le scientifique, nous présente
Obarea :
«... one of these was a woman called by the Dolphin the Queen
of this island. She first went to Mr. Banks’tent, at the fort where she
was not known, till the master happening to go ashore, who knew
her and brought her on board with two men and several women who
seemed to be all of her family. I made them all some presents or
other, but Obarea, for this is the woman’s name, I gave several things
for which as soon as I went ashore with her, she gave me a hog and
several bunches of plaintains. These she caused to be carried from
canoes up to the fort in a kind of procession, she and I bringing up
the rear. This woman is about 40 years of age and like most of the
other women very masculin. »,7 Journals I, pp. 84-85.
Cook s’écarte donc largement de la description faite par Wallis, car
il minimise son aspect royal et ajoute un élément discordant : une stature et une physiologie plutôt masculines. Wallis mentionne la force
d’Obarea mais en tant que manifestation de son maintien majestueux.
Cook en parle beaucoup plus scientifiquement, sans mélanger l’attitude et la réalité physique. Ici, il se méfie de l’appellation de reine attribuée par Wallis à Obarea. Tout d’abord il constate qu’elle a perdu le
pouvoir qu’elle détenait quelques années auparavant.8 Ensuite nous
assistons à une série d’événements qui transforme les premiers abords
de Wallis en une présentation de femme avare et rusée.
7 «... entre autres, la femme que le Dolphin appelait la Reine de cette île. Elle alla d’abord à la
tente de monsieur Banks dans le fort, où personne ne savait qui elle était, jusqu’à ce que le
maître, étant par hasard alla à terre, la reconnut, et l’amena à bord avec deux hommes et plusieurs femmes qui paraissaient être tous de sa famille. Je leur fis à tous des présents, mais à
Obiriha, c’est le nom de cette femme, je donnai plusieurs choses, en retour desquelles, aussitôt
que je me rendis à terre avec elle, elle me donna un cochon et plusieurs régimes de bananes.
Elle les fit porter de ses canots au fort en forme de procession, elle et moi fermant la marche.
Cette femme est âgée d’environ quarante ans et, comme la plupart des autres femmes du pays,
très masculine », Lloyd et Rives I, op. cit., p. 41.
8 Journals (op. cit., p. 85) : « She is head or chief of her own family or Tribe but to all appearance with no authority over the rest of the inhabitants, whatever she might have had when the
Dolphin was here » (« Elle est chef de sa famille, ou de sa tribu, mais selon toute apparence
n’avait pas d’autorité sur le reste des habitants, quoi que il en put être à l’époque où le Dolphin
était ici », Lloyd et Rives, op. cit., p. 41).
81
Les relations entre Cook et Obarea semblent être beaucoup plus
commerciales que jadis avec Wallis. Le concept de don, où le contre-don
était exigé par une expression implicite, selon Mauss, se perd. Wallis dit
bien que la reine Obarea refuse, en un parler rituel, l’échange.9 Ce refus
était perçu comme un signe de la largesse de cette dernière. Cependant,
les mécanismes décrits par Mauss (The Gift), incitaient celui qui recevait à rendre obligatoirement, sous peine de guerre, privée ou publique
(private or open warfare). Wallis aurait-il mal interprété le comportement d’Obarea, n’ayant pas saisi la logique sociale du don qui permettait
la marche de la société ancienne, assimilant générosité au silence rituel.
De là, l’impression mercantile de la relation entre Cook et Obarea, qui
serait en réalité une expression plus véridique de l’actualité ancienne.
Le 29 avril 1769 Cook nous rapporte la visite :
« Queen Obarea visited us this morning pretty early and made
me sensible that I must give her a hatchet and then she would give
me a pig. I agreed to her plan and a pig was produced »,10 Journals I,
p. 29.
Ici la cérémonie du don et du contre-don se réduit à un commerce
banal lorsque Obarea exprime explicitement ses besoins. Un autre incident est raconté par Cook : Obarea marchande et ce comportement ne
correspond plus à la majesté féminine qu’avait reconnue Wallis, ni aux
comportements codifiés régissant le don, propres à l’environnement
social de la reine.
Le rôle de la femme était forcément impliqué dans ce domaine car
les dons des Tahitiens étaient constitués de vivres, de tissu et aussi
de femmes. Dépeindre Obarea comme personne représentative de ce
9 Wallis Samuel, (op. cit., p. 133) : « La Reine vint à bord et m’apporta deux gros cochons en
présent, car jamais elle ne voulut consentir à faire aucun échange ».
10 « La reine Obarea nous rendit visite tôt ce matin, elle me fit comprendre que je devais lui
donner une hache et qu’elle me donnerait en échange un cochon. Nous nous mîmes d’accord
et un cochon fut présenté », nous traduisons.
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mouvement mettait en question deux axes de la vie des Tahitiens. On
brouillait d’une part le tableau de l’harmonie de l’âge d’or et de la nature suffisante et, d’autre part, on s’interrogeait sur l’authenticité de l’action féminine :
« Obarea the Dolphin’s Queen made us a visit for the first time
sence the quadrant was stolen, she introduced herself with a small
pig, for which she had a small hatchet, and as soon as she got it, she
lugged out a broken ax and several pieces of old iron, these I believe
she must have had from the Dolphin, the Ax she wanted to be mended
and Axes made of the old iron. I obliged her in the first but excused
myself from the latter »,11 Journals I, p. 92.
Dans cet extrait, nous trouvons plusieurs indications qui démontrent l’exaspération de Cook (pouvons nous dire mépris ?). Obarea
devient d’abord la reine du Dolphin, pur produit de l’imagination de
Wallis. Ensuite, Cook montre qu’elle est montée à bord sans avoir révélé
les vraies raisons de sa visite, prétextant un présent. Obarea fait une
demande, mais ne propose pas de contrepartie : le cochon avait déjà
payé la hache et il n’était pas convenable de faire une requête supplémentaire. Elle désobéit elle-même aux règles, et finalement Cook lui
refuse une de ses requêtes. Le recul qu’il prend vis-à-vis de la reine est
à nouveau patent quand il la pense capable de mentir et même de voler.
Obarea perd ainsi toute son allure et nous ne croyons plus en la
possibilité de la majesté féminine tahitienne. Obarea fabule même, en
espérant que le mécontentement régnant peut être apaisé par sa présence chez Banks mais, également là, Cook remarque froidement que ses
charmes ne suscitaient guère d’intérêt.12
Nous fondant sur le journal de bord, nous avons donc relevé un
décalage important entre un comportement enregistré au début de la
11 « Obarea la reine du Dolphin, nous rendit visite pour la première fois depuis le vol du quadrant, elle se présenta avec un petit cochon pour lequel elle reçut une petite hache, par la suite
elle nous montra une hache cassée et des morceaux de fer, qu’elle dut recevoir du Dolphin, elle
voulait qu’on lui répare la hache et transforme le fer en d’autres haches. Je lui rendis service
quant à la première demande mais dus refuser la seconde », nous traduisons.
12 Captain James Cook, Journals, (op cit., p. 102) : « Tuesday 20 th. Last night Obarea made us
a visit... we were told of her coming and that she would bring with her some of the stolen things
83
rencontre et la version de Cook. Toutefois, ces changements, ces écarts
ou ces réalités ne concernent, pour l’instant, qu’Obarea, et ne peuvent
pas être généralisés.
Nous nous sommes posés la question du don et du contre-don
« corrompu » face aux retombées de l’arrivée, par rapport à la femme.
Ce thème étant à nouveau évoqué dans une observation de Cook, il est
mis en exergue une seconde action féminine, qui préserve, cette fois-ci,
les complexités de cette organisation sociale et économique. Ici, nous
assistons peut-être à une des cérémonies qui exprimait la signification
très étendue des dons. Il faut noter que c’est Banks (le gentilhomme
botaniste), qui est honoré par les jeunes filles. Cook transmet l’occurrence ainsi :
« This morning a man and two young women with some others
came to the fort... (with)... a dozen young plaintain trees and some
other small plants, these they laid down some twenty feet from Mr.
Banks. The people then made a lane between him and them, when
this was done, the Man (who apeared only to be a servant to the two
women) brought the plaintains singely together with some other
plants and gave them to Mr Banks : and at the delivery of each pronounced a short sentence, which we understood not, after he had
thus disposed of all the plaintain trees, he took several pieces of cloth
and spread them on the ground, one of the young women then stepped upon the cloth and with as much innocency as one could
(suite p. 83) which we gave credit to, as we knew some of them in her possession, but we were
surprised to find this woman put herself wholly in our power and not bring with her one article
of what we had lost... she was so sensible of her guilt that she was ready to drop down with
fear and yet she had resolution enough to insist upon sleeping in Mr. Banks’ tent all night and
was with difficulty prevailed upon to go to her canoe altho’ no one took the least notice of her »,
(« Hier soir, Obiriha, que nous n’avions pas vue depuis quelques temps, vint nous rendre visite.
On nous prévint qu’elle allait venir, et qu’elle rapporterait quelques-uns des objets volés. Elle
donna pour excuse que c’était son compagnon qui les avait volés, elle l’avait battu et renvoyé,
mais elle se sentait coupable au point de tomber de frayeur, et pourtant elle avait assez de courage pour vouloir passer toute la nuit dans la tente de monsieur Banks, et on eut de la peine à
la convaincre de retourner dans son canot, bien que personne ne fit la moindre attention à
elle », Lloyd et Rives, op. cit., p. 46). Cook la croit lâche, ce qui correspond peu aux qualités
royales d’Obarea de Wallis. Notons aussi l’absence totale de commentaire concernant la
conduite de Banks, qui accueille Obarea dans sa tente, malgré tout. Plus tard Parkinson dans
son journal nous fait part d’un incident où Banks et ses relations avec les femmes tahitiennes
provoquent un désaccord avec Mr. Monkhouse.
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possibly conceive, exposed herself intirely, from the waist downwards... and in this manner she naked turned herself once or twice
around ; I am not certain which then step’d off the cloth and drop’d
down her clothes, more cloth then was spread upon the former and
she again performed the same ceremony, the cloth was then roll’d up
and given to Mr. Banks and the two young women went and embraced him which ended the ceremony »,13 Journals I, pp. 92-93.
Dans cette scène, aucune demande n’est formulée et l’on offre des
plantes à l’homme qui en collectionne. Banks ne se prive pas de la compagnie féminine,14 et n’est évidemment pas un marin ordinaire. Il est
donc le sujet de la cérémonie publique qui semble articuler un don symbolique de la femme par la femme. Le tapa (tissu fait d’écorce) souvent
fabriqué par ces dernières, est un des objets offerts dans d’autres cérémonies religieuses et, dans ce cas, pourrait symboliser le don de soi.15
Cook insiste sur la qualité peu licencieuse de la scène ; il n’en fait pas
de commentaire outre mesure et nous allons nous apercevoir qu’il n’associe pas automatiquement la nudité à la lascivité. Il ne s’emporte pas
non plus dans d’élogieuses descriptions de l’innocence et de la beauté.16
13 « Ce matin, un homme et deux jeunes femmes, avec quelques autres, que nous n’avions
encore jamais vus, vinrent au fort... Cette compagnie transportait une douzaine de jeunes bananiers et quelques autres petites plantes : ils posèrent celles-ci par terre à environ vingt pieds
de monsieur Banks ; les gens firent alors un passage entre lui et eux. Quand ce fut fait, (l’homme qui ne paraissait n’être que le serviteur des deux femmes) apporta les bananiers, mêlés à
quelques-unes des autres plantes, et les donna à monsieur Banks, et pour chacun il prononça
une courte phrase que nous ne comprîmes pas. Après avoir ainsi disposé de tous ses bananiers, il prit plusieurs pièces d’étoffes et les étendit sur le sol. L’une des jeunes femmes s’avança alors sur ce tapis, et avec autant d’innocence qu’on en peut concevoir s’exposa aux regards
entièrement nue de la ceinture aux pieds ; en cet appareil elle tourna sur elle-même une, à
moins que ce ne soit deux fois, puis sortit du tapis et laissa tomber ses vêtements. On posa
par-dessus, une nouvelle quantité d’étoffe et elle recommença la même cérémonie. On fit alors
avec l’étoffe un rouleau que l’on donna à monsieur Banks, les deux jeunes femmes le serrèrent
dans leurs bras, ce qui termina la cérémonie », Lloyd et Rives, op. cit., p. 44.
14 Après la publication du Journal de Cook dans Voyages de Hawkesworth, les poètes de
l’époque ont fait de Banks un amateur en botanique et un expert en amour. (cf. Smith Bernard,
European Vision and the South Pacific, Oxford University Press, 1989, pp. 46-47.)
15 Mauss Marcel, The Gift, 1925, p.10 : «... to give something is to give part of one’s self »
(«...donner quelque chose est donner une partie de soi-même », nous traduisons).
16 Un exemple du contraire apparaît dans un extrait du journal de Commerson, naturaliste, à
bord de la Boudeuse : « Et quelles femmes encore ! Les rivales des Georgiennes par la beauté
et les sœurs de Grâces toutes nues (sans voile ?) », citée dans Voyage Autour du Monde (op.
cit.), pp. XVI, XVII, XVIII, XIX.
85
Nous remarquons également que les femmes semblent avoir entrepris cette cérémonie sans escorte masculine, excepté un seul homme
que Cook prend pour un serviteur. Nous pouvons supposer que dans ce
domaine les femmes pouvaient agir seules. Elles jouissaient d’une autonomie d’action et n’avaient pas besoin d’être encadrées par le père ou
le mari. Mais, nous rencontrerons également dans les journaux, plusieurs occasions où un homme - le père ou le « mari » - offre une femme
aux invités. Nous supposons ainsi l’absence de contrainte ou de force
dans ces échanges car les femmes entreprenaient indépendamment et
conjointement (avec l’homme) le don de leurs personnes. Diderot dans
le Supplément au Voyage de Bougainville nous en crée un scénario, où
il met en question la moralité occidentale et justifie les usages des
Tahitiens, qui fondés sur la loi de la nature, ne peuvent pas être jugés
amoraux. Mais Cook, en faisant référence à la maladie, assombrit cette
approche :
« (I)... did all in my power to prevent its progress, but all I
could do was to little purpose, for I may safely say that I was not
assisted by any one person in ye ship and was obliged to have the
most part of the ship’s company ashore every day to work upon the
fort and a strong guard every night and the women were so very
liberal with their favours or else nails shirts etc. were temptations
that they could not withstand, that this distemper spread itself »17,
Journals I, pp. 98-99.
Il attribue la faute aux deux parties, c’est-à-dire à un équipage peu
coopératif et à des filles tentées par le butin des clous. La tentation
comme motif principal dilue les notions de pulsion naturelle et d’idéalisation de la femme tahitienne comme produit innocent de son environnement (louée dans le Supplément). Le scorbut, maladie des marins,
est guéri à Tahiti, mais les relations sexuelles libres en suscitent une
17 « (Je)... fis tout pour empêcher la maladie de se répandre, mais sans succès, car je puis
affirmer que personne à bord de ce navire ne m’aida, d’autant plus que je fus obligé d’envoyer
la plupart de l’équipage à terre tous les jours pour faire avancer la construction du fort et assurer une garde conséquente toutes les nuits et les femmes étaient si avenantes ou tentées par
les clous et les chemises, que la maladie se répandit », nous traduisons.
86
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autre. Dès lors, la sexualité ainsi rabaissée, est contiguë à la négativité,
et les femmes tahitiennes y sont mêlées inextricablement.18 A l’opposé
des femmes, les hommes (n’ayant pas eu l’occasion d’approcher intimement l’étranger) ne fonctionnent pas comme réceptacles idéologiques alors que les femmes le sont, à leur détriment.
Plus tard, Cook concrétise cette idée naissante de deux catégories
de femmes quand il nous indique l’aspect physique de la femme tahitienne. Cette fois-ci, il propose comme hypothèse une connexité entre la
taille et l’activité sexuelle, où les effets néfastes d’une vie sexuelle active
sont évidents à l’œil nu. La croissance est affectée formant ainsi deux
races de femmes, l’une incarnant la noblesse et le don cérémonial, et
l’autre le commerce sexuel acquisitif :
« ... the superior women are in every respect as large as
Europeans, but the inferior sort are generally small, possibly due to
their early amours which they are more addicted to than their superiors... nay some of the women are almost as fair as the Europeans... »,
19
Journals I, p. 123.
Nous percevons ainsi plusieurs images de la femme tahitienne dans
ce récit de voyage et qui ne peuvent pas se réunir dans un tableau homogène de la féminité. Cook raconte tout sans se soucier de l’élaboration
d’une pensée idéologique unidirectionnelle. Comme nous l’avons
constaté, son style ne ménage pas la dignité d’une ancienne reine. Il s’attache à donner une image fidèle de la société tahitienne. L’histoire
d’Obarea du conte wallisien semble être allégorique. Une explication
pour les mœurs sexuelles des Tahitiens est donnée d’après l’observation
18 Captain James Cook, Journals, (op cit.), p.138 : «... and as the ship’s company what from
the constant hard duty they had had at this place and the too free use of women, were in a
worse state of health than they were on our first arrival, for by this time, full half of them had
got the Venereal disease... », (... l’équipage, fatigué par le travail ardu et par les relations trop
libres avec les femmes, était en plus mauvaise santé qu’à l’arrivée », nous traduisons).
19 «... Les femmes de la classe supérieure sont de la taille des Européennes, mais celles de la
classe inférieure sont plus petites, (probablement à cause des relations sexuelles précoces,
pour lesquelles ces dernières montrent un penchant plus marqué que leurs supérieures... [nous
traduisons]) certaines femmes sont même presque aussi blanches que des Européennes »,
Lloyd et Rives, op. cit., p. 52.
87
de la vie familiale d’Obarea. Cook ébauche la structure de cette famille
en traçant les liens de mariage et émet ensuite la conclusion suivante :
«... but Amo (Oamo) and Obarea did not at this time live together as man and wife, he not being able to endure with her troublesome disposition. I mention this because it seems that seperation in
the marriage state is not unknown to this people ». Journals I,20 pp.
103-104.
Il décrit également une séparation spatiale quotidienne qui existe
entre les hommes et les femmes au moment du repas. Son approche est
illustrée et il interroge les Tahitiens sur les raisons d’une telle démarcation, enregistrant leurs réponses. (Journals I, p. 123) Il souligne aussi
le fait que dans d’autres domaines les deux sexes se mêlent sans restriction. Ici nous devons noter une remarque, se référant aux femmes, et qui
implique selon l’avis du capitaine, une hypocrisie fondamentale de leur
part :
«... and it hath sometimes happened that when a woman was
alone in our company she would eat with us, but always took care
that her country people should not know what she had done. So whatever may be the reason for this custom it certainly effects their outward manners more than their principals. »,21 Journals I, p. 123.
L’exemple de l’attitude superficielle qu’adoptent les Tahitiens envers
leurs lois, selon Cook, est élucidé en faisant référence à la femme. Ceci
la rapproche de la négativité que les actions d’Obarea (décrites par
Cook) élaborent au fur et à mesure de notre lecture. La manière dont
Cook aborde le sujet féminin est donc libre d’extase et censée rendre
compte de la vie courante et réelle des Tahitiennes, malgré l’interprétation parfois fallacieuse d’une observation perspicace.
20 «...mais Amo et Obarea ne vivaient plus ensemble en tant que mari et femme, Amo ne pouvant supporter le mauvais caractère de Obarea. J’en prends note car il semble que la séparation
d’un couple marié n’est pas inconnue à ce peuple... », nous traduisons.
21 « Il arriva quelquefois qu’une femme mangeât avec nous quand elle était seule en notre
compagnie, mais elle assurait toujours que personne des siens ne le saurait. Donc quelque soit
la raison de cette coutume, c’est plutôt une règle de savoir-vivre qu’un principe », Lloyd et
Rives, op. cit., p. 52.
88
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Ses commentaires les plus passionnés apparaissent dans sa description des Areoys, où les dimensions négatives de la féminité, jusquelà exprimées avec réticence, prennent de l’ampleur. Cette association de
personnes constituant une communauté et fonctionnant à l’intérieur de
la société, semble représenter l’apothéose de la sexualité et de la liberté
du peuple, surtout celles des femmes. Cook conçoit cette association
comme lieu de relâchement total où la noblesse participe aux pratiques
inhumaines :
« I must mention though I do not expect to be believed as it is
founded upon a custom so inhuman and contrary to the first principal of human nature ; it is this - that more than one half of the better sort of the inhabitants have entered into the realisation of
enjoying free liberty in love without being troubled or disturbed by
its consequences - these mix and cohabit together with the utmost
freedom and the children who are so unfortunate to be thus begot
are smothered at the moment of their birth - many of these people
contract intimacies and live together as man and wife for years in
the course of which the children that are born are destroyed. They are
so far from concealing it that they rather look upon it as a branch of
freedom upon which they value themselves... where the women
amuse themselves by dancing the indecent dance... in the course of
which they give full liberty to their desires... Chastity is indeed but
little valued, especially among the middle people ; if a wife is found
guilty of a breach of it, her only punishment is a beating from her
husband, the men will very easily offer the young women to strangers
even their own daughters and think it very strange if you refuse
them, but this is done merely for the lucre of gain. »,22 Journals I,
p. 128.
22 « Je dois vous faire part d’une coutume si inhumaine et contraire au principe fondateur de
la nature humaine, que l’on ne me croira pas : plus d’une moitié de la classe supérieure adhère
à un principe de jouissance sexuelle sans aucune componction quant aux conséquences d’un
tel comportement. Ces personnes s’entremêlent en toute liberté et les enfants, fruits de ces
rencontres, sont asphyxiés à la naissance. Beaucoup vivent ensemble comme mari et femme
pendant des années durant lesquelles tout enfant né est mis à mort. Ceci n’est nullement caché
mais plutôt vu comme incarnant la liberté personnelle, méritoire et valorisée, où les femmes
89
Nous sommes ici un peu confondus car Cook est outré par ces comportements. Il les condamne en dénonçant la façon de vivre de ces personnes. Nous remarquons cependant peu de différences entre sa description des Areoys et celle de la société tahitienne en général en ce qui
concerne les critères cités, c’est-à-dire la danse,23 les relations sexuelles
sans contrainte et le concubinage.
Cook désapprouve la formalisation d’une structure familiale à ses
yeux fragilisée. Par exemple pour lui, la danse lascive des jeunes filles de
la société principale n’est pratiquée que pendant l’adolescence. Une fois
le partenaire trouvé, d’après le capitaine, de telles démonstrations sont
terminées. Les femmes Areoy, elles, continuent de jouir de ces plaisirs
même une fois leur choix effectué. Le seul fait nouveau est l’infanticide.
Se laisse-t-il aller par le biais de ce constat à une sévérité généralisée ?
Une fois encore nous sommes confrontés à un rôle féminin qui semble
être plus répréhensible que celui des hommes. La chasteté est ici
immuablement liée aux femmes. Cook trouve la punition insuffisante et
la pratique de l’infanticide attaque la maternité, même si le navigateur ne
l’exprime pas ouvertement. Cook détaille également le comportement
des hommes. Toutefois le poids des critiques reposent injustement sur
la femme tahitienne. La présentation de la société tahitienne, porteuse
d’une altérité menaçante et qui se manifeste dans l’institutionnalisation
de ces mœurs chez les Areoys, se traduit par un passage en revue de la
conduite des femmes. Les hommes ne sont pas dotés de ce pouvoir
représentatif.
(suite p. 89) s’amusent en pratiquant la danse indécente, s’épanouissant quant au désir charnel. La chasteté n’est que peu estimée, surtout parmi la classe intermédiaire. Si une femme est
coupable d’une telle faute, sa seule punition est une correction, infligée par le mari. Ces
hommes offrent les jeunes femmes et même leurs filles aux étrangers, et le refus n’est que peu
compris, mais ceci ne se fait que dans le but de l’enrichissement », nous traduisons.
23 La danse des jeunes filles tahitiennes qui ne font pas partie de cette société d’Areoy comprend tous les mimes évocateurs et provocateurs que Cook énumère dans son exposé sur les
Areoys : « The young girls whenever they can collect 8 or 10 together dance a very indecent
dance... singing most indecent songs and using most indecent actions in the practice of which
they are brought up from the earlyest childhood... » Journals, (op cit.), p. 127, (« Les jeunes
filles pratiquent, en groupe de huit ou dix, une danse très indécente... elles chantent des chansons et font des gestes des plus indécents, appris dès la plus tendre enfance », nous traduisons).
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En effet, lorsque le capitaine nous parle de la mission domestique
de la femme, ce travail ne paraît être que secondaire. Nous envisageons
mal ces créatures personnifiant le désir et la débauche en train de fabriquer du tissu,24 qui était pourtant une activité principale et d’une grande
importance sociale quant à la position de la femme dans la société aux
temps anciens. Les dessins de Hodges intègre cette dissociation entre les
dimensions diverses de l’action féminine. La femme tahitienne ne retient
pas notre attention dans la sphère domestique, c’est-à-dire dans les
domaines de l’horticulture, du foyer et de l’enfant, dans la représentation des navigateurs. Cela nous démontrerait la mission multiforme de la
présence féminine dans la société tahitienne aux temps anciens.
Arrivé à Raiatea, Cook suit-il son parcours usuel en relatant des événements avec le peu d’entrain que l’on a remarqué jusque-là ? Nous
notons un point d’humeur inhabituel et l’absence de commentaire acerbe, négatif ou tout simplement neutre. Pour la première fois, loin de
Tahiti, il attribue la beauté aux filles, en parenthèses, sans en même
temps évoquer un motif acquisitif. Il s’engage dans un discours qui reste
très loin de l’enthousiasme ambiant, mais qui montre néanmoins une
certaine appréciation :
«... the chief sent some of his people this morning to me to get
something in return for the present he sent the other day... perhaps
he thought the persons he sent (three very pretty young girls) would
succeed better than he should have done, be this as it may, they went
away very well satisfied with what they got altho’ I believe they were
disappointed in some things »,25 Journals I, p. 150.
Ici les procédures de don et de contre-don sont donc entreprises.
La cérémonie reste intacte et la réclamation implicite est faite par le
Chef, indirectement. Il utilise les femmes comme ambassadrices.
24 Journals I, (op cit.), p.133 : « The making of cloth is wholly the work of women » (« La
fabrication du tissu est entièrement un travail de femme », nous traduisons).
25 «... ce matin le chef nous a envoyé ses gens pour que nous puissions leur remettre des présents en échange du cadeau envoyé quelques jours auparavant... il pensait peut-être, que ces
envoyées (trois jolies jeunes demoiselles) auraient plus de succès que s’il s’était déplacé luimême, de toute manière, elles sont reparties pleinement satisfaites de leurs cadeaux, mais, je
crois, déçues en d’autres entreprises », nous traduisons.
91
Elles n’exigent pas le retour pour leur propre compte, comme Obarea.
Cook l’exprime bien et pour la toute première fois utilise le mot pretty
(jolie). Dans cet extrait, nous en apprenons davantage sur la nature du
don (dont la signification avait bien été saisie par Cook) car le chef
envoie des femmes ; ceci pourrait alors nous indiquer l’étendue de la
participation féminine au sein de la société. Dotées d’une mission diplomatique, elles avaient un rôle d’intermédiaires dans un processus politique entre chefs. Jusqu’ici, cet aspect de leur vie n’avait pas été saillant.
A Raiatea, nous rencontrons dans ce journal de bord une nouvelle
souplesse de regard. Dans la dernière phrase de la citation nous nous
interrogeons sur le genre de déception que les filles ont pu ressentir.
Pourrait-on dire que Cook lui-même a été sollicité lors de cette rencontre ? Pourquoi son allusion reste-t-elle aussi vague ? Pourquoi ne la
développe-t-il pas ? Est-ce par modestie ?
La dernière référence aux femmes de Raiatea est, pour Cook, un
éloge dont on n’a pas l’habitude. Il progresse de pretty à handsome
(belle) et il établit la comparaison entre les Européennes et les
Tahitiennes ou plus précisément, les Raiatéennes :
«...inhabitants are rather of a fairer colour than the generality
of the natives of George’s Island but more especially the women who
are much fairer and handsomer and the men are not so much
addickted to thieving and are more open and free in their behaviour »,26 Journals I, p. 153.
Il faut bien retenir que les Anglais ne sont que très peu restés dans
les îles alors qu’à Tahiti leurs séjours étaient plus longs et les relations
plus intimes et plus approfondies. Une aussi brève rencontre à Raiatea
aurait-elle pu faire meilleure impression qu’à Tahiti où la nouveauté perdait de son lustre ?
26 «... les insulaires ont la peau plus claire que la plupart des habitants de l’île de George, et
plus particulièrement les femmes qui sont beaucoup moins brunes et plus belles ; et les
hommes, eux, sont moins voleurs, plus ouverts et plus francs... », nous traduisons.
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Le deuxième voyage
Lors du deuxième voyage, Cook adopte une attitude beaucoup plus
conciliante envers les femmes de Tahiti. Nous avons l’impression qu’il a
un regard moins critique et une meilleure compréhension du mécanisme de la société tahitienne. L’accueil que lui réservent les Tahitiennes
n’est plus représentatif de leur nature gourmande mais d’un comportement formalisé, lié aux procédés d’échange. Il est moins prudent à
l’égard de son expression de la beauté des Tahitiennes et l’admet avec
plus de facilité. Nous notons une tendance au niveau anthropologique :
les relations sexuelles ne sont plus obligatoirement proposées dans le
fonctionnement du rituel de don. Pendant le premier voyage, Banks
aussi bien que les matelots avaient des rapports sexuels avec les filles qui
ensuite exigeaient un retour. Mais ici ce n’est pas le cas - la venue des
Européens a amené la maladie qui, faisant des ravages dans les années
qui ont suivi, aurait pu modifier la nature des liens. En l’espace de
quatre ans les usages se sont-ils infléchis ?
Lors du deuxième voyage, la femme et Cook se réconcilient sur tous
les fronts. Son récit de la rencontre avec la mère de Tuteha ajoute un élément jusque-là peu suscité. Les vieilles femmes (qui importent peu dans
les journaux de bord des navigateurs divers) représentent une vision à
long terme du rôle de la femme. Autrement dit, si les femmes âgées sont
respectées dans le cadre de la société tahitienne aux temps anciens, cela
nous donne une indication concernant leur rang général. Cook en
racontant son entrevue avec la mère de Tuteha nous informe de l’aspect
d’une vieille femme ou plutôt d’une dame :
« I was met by a venerable old Lady, mother of the late Tuteha.
93
She seized me by both hands and burst into a flood of tears... I was
much affected by her behaviour that it would not have been possible
for me to refrain mingling my tears with hers had not Otou not snatched, me as it were from her. I afterwards desired to see her again in
order to make her a present but he told me she was matou,27 and
would not come... soon after she appeared, I went up to her, she
again wept and lamented the death of her son »,28 Journals II, p. 207.
La femme tahitienne retrouve un aspect maternel qui lui faisait
défaut auparavant. La jeune tahitienne était déliée de son identité maternelle et ce, en raison de l’infanticide et des mœurs libres. Les représentations graphiques de la femme n’étayent pas cette dimension de l’ensemble. Mais ici, l’âge l’investit de dignité, ce que Cook illustre avec le
récit de cet événement. La négativité de l’image de la femme, soulignée
plus haut, semble donc basculer légèrement. La jeunesse féminine paraît
plus contenue et les vieilles dames régénèrent une ébauche chancelante.
Même dans le domaine de la danse, nous remarquons (au cours de ce
journal du second voyage) un type de rattrapage des commentaires
d’origine. Cook nous a fait part de l’indécence de la danse des femmes,
ou plutôt des jeunes filles, mais ici, dans le premier heiva qu’il nous
décrit, la reine y participe : « ... we were entertained with a drammatick - the performers were five men and one woman, which was the
Queen... »,29 Journals II, p. 209. La figure de la reine, si déficiente la
dernière fois,30 est ici retrouvée et remodelée. Nous supposons que les
27 Matou signifiait la retraite (vers les montagnes ou la campagne) due à la peur.
28 «... une vénérable vieille dame me reçut, la mère de feu Toutaha. Elle me saisit les deux
mains et éclata en larmes... Je fus tellement touché de son procédé qu’il m’eût été impossible
d’empêcher mes larmes de se mêler aux siennes si Otou n’était venu m’éloigner d’elle... je souhaitais la revoir pour lui faire des présents mais il me dit qu’elle était matou et qu’elle ne viendrait pas - elle apparut peu après, je l’approcha, elle pleura à nouveau et se lamenta sur la mort
de son fils... », nous traduisons (la traduction de Lloyd et Gabrielle op. cit., p. 197 est soulignée).
29 «... on nous divertit avec du théâtre - les acteurs étaient composés de cinq hommes et une
femme, la Reine... », nous traduisons.
30 Cook mentionne Obarea quelques jours plus tard, mais dans ce nouveau contexte, elle doit
être condamnée à l’oubli, elle ne fait plus partie du paysage tahitien : « ... and Mr. Pickersgill
went in a boat as far as Papara, where he saw old Obarea, much altered for the worse, poor
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Areoys (tant réprimandés il y a deux ans) présentaient ce spectacle,
mais aucune critique n’est alors enregistrée. De même, dans ce domaine, nous rencontrons pour la première fois plus d’hommes que de
femmes - la reine dansait seule dans ce cas là. Plus tard à Raiatea, pour
la seconde fois, Cook est invité au théâtre, où la même répartition des
rôles est apparente.31
Il y a une mise au point de la première image et tout s’embellit par
rapport à la femme. L’ombre de la maladie qui a atteint l’intégrité de la
femme tahitienne, même si Cook savait qu’elle avait été amenée par les
Européens (mais quels Européens ?), est également allégée et cela
presque miraculeusement :
« The Venereal disease... is now far less so (common). They say
they can cure it and it fully appears so for altho’most of our people
made pretty free use of the women and these of the common sort, not
more than — were affected and this in such a gentle manner as was
easy to remove »,32 Journals II, p. 215.
Ici Cook suggère l’existence d’un remède si efficace qu’il guérit la
maladie et réduit en outre sa virulence. Toutefois le scientifique n’en
donne aucun signalement.
Notons alors le sauvetage de la noblesse féminine, ainsi que la disculpation des femmes communes. Elles ne répandent pas les infections
comme auparavant et il n’y donc pas de conséquences néfastes suite à
leur pratique sexuelle. Désormais, pour le capitaine, un bon accueil
(suite p. 94) and of little consequence... should seem, that she had little or no property and
was herself subject to the aree which I believe was not the case before... », Journals II, p. 211
(... M. Pickersgill alla en bateau jusqu’à Papara, où il vit la vieille Obarea, qui avait beaucoup
changé et qui était pauvre et sans pouvoir... il semblait qu’elle ne possédait plus de propriété
privée et qu’elle était sous le joug du nouveau aree, ce qui n’était pas le cas jadis... », nous traduisons).
31 «... (we were) entertained with a drammatick play... 7 men and one woman... , Journals II,
p. 223.
32 « La maladie vénérienne... est maintenant beaucoup moins répandue. Ils disent savoir la
guérir et cela se pourrait car malgré la fréquentation courante entre marins et femmes de classe
inférieure, il n’y eut pas plus que – malades, atteints très légèrement, et faciles à guérir », nous
traduisons.
95
signifie la présence d’une compagne à la disposition des visiteurs,33 bien
que Cook continue à séparer les femmes nobles et les femmes communes selon des critères liées aux comportements sexuels. Nous avons
proposé que les femmes supérieures n’entamaient pas de rapports
sexuels alors que les femmes communes et les matelots entretenaient
des liaisons intimes. Cependant, dans le second cas, elles se rachètent.
La classification faite correspond aux structures occidentales où les gentilshommes essaient de séduire, ce qui n’est pas répréhensible, et les
dames (car il utilise le terme ladies) de bonne famille résistent en toute
politesse. La résistance constitue la clé de voûte de leur noblesse :
«... upon the whole I think the women in general seem to be less
free of their favours now than formerly, not but common women
would yield to the embraces of our people, not one of the gentlemen
were able to obtain such favours from any women of distinction,
though several attempts were made, but they were always jilted in the
end ». Journals II,34 p. 236.
Concernant les femmes d’ordre commun, le choix des mots est ici
très intéressant. Il utilise yield pour discerner la nature du consentement, ce qui signifie capituler, c’est-à-dire céder devant la force de la
demande. Donc, même ces femmes communes ne prennent pas l’initiative et restent vulnérables aux exigences de l’équipage.
Notre perception de l’image de la femme tahitienne à travers une
lecture des journaux de bord est vacillante. Nous nous demandons si
Cook a observé des changements réels et si son écriture dans ce journal
les a transmis, ou bien si le deuxième voyage dans un récit ne traduit pas
33 « In the afternoon our boats returned from Otaha - they were hospitably entertained by the
people who provided them with victuals, lodgeing and bedfellows, according to the custom of
the country », (« L’après-midi les bateaux revinrent de Otaha - les îliens les y accueillirent avec
bonté, leur présentant de la nourriture et des filles, selon la coutume », nous traduisons),
Journals II, p. 229.
34 «...de façon générale, je crois que les femmes sont moins libérales aujourd’hui qu’auparavant, seulement les femmes de classe inférieure cédèrent aux embrassades de nos marins,
aucun des gentilshommes à bord ne put se comporter ainsi avec les femmes de la classe supérieure, malgré de nombreux efforts, on les renvoyait à chaque tentative », nous traduisons.
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une autre approche de l’altérité ? Les faits n’ont pas changé - les filles
dansent, elles troquent, elles manifestent puissance et attitude royales.
Ce qui se modifie ici, est la perception même de l’acte. Ces changements
de perception étoffent la vision civilisationniste et chaque journal doit
apporter des éléments supplémentaires dans l’élaboration de notre sujet
féminin, ou plus généralement d’une version de la vérité sociale tahitienne. Nous pouvons peut-être même y discerner une critique de la façon
occidentale dans les descriptions de repas à Raiatea. Cook confirme la
séparation des sexes sans commentaire, alors que durant le premier
voyage nous avons vu qu’il estimait qu’une certaine hypocrisie de la part
de la femme existait, celle-ci franchissant cette barrière en secret. Il
ajoute cette fois-ci, que malgré les tentations de la table, elles se retenaient à cause de la coutume, impliquant l’application de la discipline.
Ces coutumes, il les applaudit car cela évite que la nourriture refroidisse !35
Le pôle royal féminin du premier journal était Obarea, dont la description a suscité des critiques et du mépris. Dans ce deuxième récit à
Raiatea nous entendons seulement parler de l’héritière royale. Cook ne
la rencontre pas mais l’aura du mystère et de la grandeur qui l’entourent
suffit pour renouer avec la royauté féminine. En voici la relation :
«... the successor to this great man, who has made all the
nations around him tremble, is a young woman his daughter, we are
told she is very handsome and has the same outward respect paid to
her as Otoo of Tahiti »,36 Journals II, p. 233.
35 « There were several women at table and no doubt some of them might be in a longing
condition, but as it is not the custom here for the women to eat with the men, we were not
delayed or the victuals suffered to cool by carving out their longing bits - or the ladies put to
the blush by forcing each to name her longing bit, as is the custom at most of the polite tables
in Europe », (Il y avait des dames à table, et sans doute, quelques unes d’entre elles auraient
été tentées par les mets, mais il n’est pas dans les usages ici pour les hommes et les femmes
de manger ensemble, ainsi nous n’étions pas retardés et la nourriture ne pouvait refroidir pendant que l’on coupait les morceaux choisis pour ces dames, ce qui est le cas dans le monde en
Europe », nous traduisons) Journals II, p. 226.
36 «...l’héritier de ce grand homme, qui jadis fit trembler les nations, est une jeune femme, sa
fille. On la dit très belle et autant respectée que Otou de Tahiti », nous traduisons.
97
Avec ces quelques mots la féminité est élevée au rang de mythe, elle
est vénérée de tous et incite à la déférence. En forte concurrence avec
Obarea37, la dite reine est jeune et belle. Tous les critères nécessaires à
la consécration du féminin sont réunis.
Parmi les dernières références aux femmes de Tahiti, Cook exprime
la ligne directrice de ces observations concernant la femme tahitienne38.
Nous y rencontrons plusieurs difficultés. Cook voudrait vivement innocenter les femmes de classe inférieure mais son argumentation, défectueuse, ne s’appuie pas sur une réalité ethnologique. Il affirme l’existence de prostituées, auxquelles le libertinage serait attribué. Il stipule
37 Vers la fin des séjours à Tahiti en 1774, même Obarea gagna le droit à la conciliation :
« Today we had a visit from old Obarea the Dolphin’s Queen who looked as well and as young
as ever. She presented me with two hogs, some cloth etc. », (Aujourd’hui, Obarea, la reine du
Dolphin, nous rendit visite. Elle avait l’air aussi jeune et belle que jadis. Elle m’offrit deux
cochons, du tissu, etc. », nous traduisons), Journals II, p. 399.
38 « Injustice has been done to the women of Otaheite and the Society Isles by those who have
represented them without exception as ready to grant the last favour to any man who will come
up to their price. But this is by no means the case. The favours of the married women and also
the unmarried of the better sort are as difficult to obtain here as in any other country... That
instances of this kind may sometimes happen tho’ undoubtedly very rarely, but then it cannot
be, with justice, charged to the Women’s account. Neither can the charge be understood indiscriminately of the unmarried of the lower class. Much the greater part of these admit of no such
familiarities. That there are prostitutes here... is very true... and such were those who came on
board. By seeing these mix indiscriminately with those of a different turn even of the first rank,
one is first inclined to think that they are as disposed the same way and that the only difference
is in their price. But the truth is the woman who becomes a prostitute does not seem in their
opinion to have committed a crime of so deep a die as to exclude her from the esteem and
society of the community in general. These are not less skilfull in their profession than ladies
of the same stamp in England... I must however allow that they are all completely versed in the
art of coquetry... It is therefore no wonder that they have obtained the character of libertines »,
(« Les femmes de Tahiti sont victimes d’une injustice qui les représente comme prêtes à se
vendre à n’importe quel homme qui accepte la mise à prix. Ceci n’est nullement le cas. Les
faveurs sexuelles des femmes mariées, et celles des jeunes filles de la classe supérieure sont
accordées avec autant de difficultés qu’ailleurs. Que le cas contraire se produise, bien que très
rarement, nous ne pouvons imputer cela à la conduite féminine. Nous ne pouvons pas non plus
accuser les jeunes femmes de la classe inférieure dont la plupart n’admettent pas de telles
familiarités. La prostitution existe indéniablement, et ce sont celles de cette catégorie qui nous
rendirent visite à bord du vaisseau. En voyant ces jeunes femmes se mêlant librement avec
d’autres, même de la classe supérieure, nous pouvons penser que ces deux groupes ne font
en réalité qu’un, la seule différence étant le prix. Mais la vérité est qu’une prostituée n’est pas
perçue comme ayant commis un crime d’une gravité qui justifierait son exclusion et le mépris
de la communauté en général. Ces femmes sont aussi habiles que leur consoeurs en
Angleterre, elles sont d’une coquetterie si grande qu’il n’est guère surprenant qu’elles aient
acquis le caractère de libertines », nous traduisons), Journals II, p. 238.
98
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
cependant qu’elles ne sont pas traitées comme des contrevenantes ; il n’y
a ni exclusion, ni crime. Cook les catégorise de lui-même et avec un langage propre à l’Occident par souci démonstratif. Il précise bien que
toutes les classes se fréquentaient. Nous nous interrogeons donc sur le
bien fondé de sa répartition.
L’indication, peut-être la plus claire du rôle de la femme au sein de
la communauté, se trouve parmi les dernières relations de Cook dans
son journal :
« (Huaheine)... In the evening some of the gentlemen went to
see a drammatick entertainment. The piece represented a girl as
running with us from Otaheite and which was in some degree true
as a young woman had taken passage with us down to Ulitea
(Raiatea) and happened now to be at the representation of her own
adventures, which had such an effect on her that it was with great
difficulty our gentlemen could prevail upon her to see the play out or
to refrain from tears... the piece concluded with the reception she
was supposed to meet with her friends at her return which was not
a very favourable one... this was intended as a satire against the girl
and to discourage others from following in her steps », 39 Journals II,
p. 413.
Les Areoys montraient ainsi le code en vigueur. La désapprobation
se traduisait par une humiliation publique. Mais ce qui est intéressant est
le comportement qui lui était reproché. La fille qui a voyagé avec les
Anglais et qui s’est liée avec eux dans d’autres circonstances que celles
de l’échange, a transgressé. Pourrait-on proposer qu’elle agissait à sa
guise mais dans un espace géographique circonscrit ? 40 La femme était
39 «... le soir, quelques officiers allèrent au théâtre. La pièce mit en scène une fille s’enfuyant
de OTaheiti avec nous, ce qui était en partie vrai car une jeune femme avait voyagé avec nous
jusqu’à Ulitea. Elle était ce soir présente et assista, à l’exhortation de nos officiers, contre son
gré et en éclatant en larmes, à la mise en scène de ses propres aventures... la pièce se termina
en une scène où la jeune fille en regagnant son île, se vit accueillir par ces amis avec mépris...
ce qui avait comme but de décourager une identique conduite chez d’autres personnes », nous
traduisons.
40 Nous suggérons un lien entre l’espace et la liberté de l’individu, la femme dans ce cas précis.
Une approche semblable est adoptée par Adrien Pasquali, Le Tour des Horizons - Critiques et
99
libre mais dans un champ d’action limité. De là, confirmation du fait
qu’aucune femme ne soit jamais partie avec les Anglais ou les Français,
à l’instar de Omai ou de Aoûtouru.
Une autre pièce de théâtre dans laquelle une femme accouche d’un
monstre pourrait aussi exprimer les angoisses d’une société où s’infiltre
une présence nouvelle par l’entremise féminine. Elle donne naissance à
des géants qui pourraient symboliser le rétrécissement au niveau spatial
dû à l’arrivée de tant d’hommes. La représentation théâtrale semblait
jouer un rôle important dans la régulation de la société tahitienne. Les
Areoys incarnaient le spectacle et leur importance apparaît donc primordiale. Les récits de ces pièces nous amènent à faire des suppositions
sur la condition féminine au sein d’une société bousculée, ne ressemblant déjà plus à l’ère avant la découverte, que les propos de Cook n’explorent pas.
Nous avons constaté un mouvement idéologique à l’égard de la
femme au cours de notre lecture des deux journaux. Ces revirements
d’opinion entraînaient plusieurs fois la contradiction. Dans une étude
sur Le Second Voyage 41 on propose ceci :
« Nous voyageons avec notre mémoire et notre culture. Le
second voyage est souvent, de ce point de vue, l’occasion d’un conflit
entre deux projections qui ne veulent plus coïncider : une vignette
mentale colorée, parfaite, intégrée, et une autre image où s’accusent
les stigmates d’un trop grossière réalité ».
Nous constatons qu’effectivement il existe un conflit dans la représentation de la femme tahitienne dans les journaux. Le premier voyage
(suite p. 99) Récits de Voyages, Klincksieck, 1994, p. 18 : « Pour lacunaire ou illusoire qu’il
soit le rapport à l’espace géographique est inséparable d’une cosmologie qui permet à l’homme
de désigner et de légitimer sa place. » Le déplacement de la femme à l’intérieur du monde
connu ne menaçait pas le statut quo de la société. Dans la mythologie tahitienne la femme voyageuse est un thème récurrent. Mais avec la venue des Européens l’espace se distend et un interdit nouveau se met peut-être en place.
41 Moureau François, Le Second Voyage ou Le Déjà-Vu, Etudes réunies par François Moureau,
Klincksieck, Paris, 1996.
100
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
est celui de Wallis. Il crée la vignette mentale. Ensuite, Cook effectue le
second voyage en 1768. La réalité vulgaire se heurte à la préciosité de
l’image existante. Nous savons que Cook a retenu quelques apriorismes
sur les mÏurs à Tahiti, fondés notamment sur les informations fournies
par Wallis. Par exemple, une des règles qu’il établit à l’arrivée est celleci : « No sort of iron or anything that is made of iron, or any sort of
cloth or other useful or necessary articles are to be given in exchange
for anything but provisions 42 ». Les deuxième et troisième voyages de
Cook lui-même semblent mettre en place un retour à la vignette, réconciliant les écarts trop grands entre les arrivées successives du début.
Le troisième voyage
Cook repart pour la troisième et dernière fois le 12 juillet 1776.
Dans son journal 43 il fait très peu mention des femmes et poursuit une
sorte de mission diplomatique et politique auprès des chefs de l’île de
Tahiti. Ici nous en apprenons plus sur ses relations avec les hommes
qu’avec les femmes. Ces dernières occupent une place secondaire dans
ce récit mais cela ne signifie pas pour autant que Cook ait délaissé son
enthousiasme humaniste. Il semble être très occupé et il faut se rappeler
qu’il était malade. C’est dans ce contexte là que nous fermons la boucle
car, comme Wallis, Cook est soigné par un groupe de femmes, la mère
et les soeurs du Chef Otoo, qui le massent toute une nuit :
« I returned on board with Otoo’s mother, his three sisters and
42 « Aucune sorte de fer, et rien qui soit en fer, ni aucune sorte de tissus ou autres articles
utiles ou nécessaires ne doivent être échangés contre autre chose que des vivres », Lloyd et
Rives, op. cit., p. 35. Cook se fie certainement aux dires ou aux écrits de Wallis qui insiste sur
le comportement acquisitif des filles qui vendaient leurs « faveurs » aux marins de l’autre côté
de la rivière. Mais le même épisode est décrit différemment par Robertson qui ne développe
pas du tout cet aspect du contact : « There was a good many women came down to the waterside, but none of them would venture across the river... , (« Il y avait un bon nombre de femmes
au bord de la rivière, mais aucune d’elles ne la traversa... », nous traduisons », An Account of
the Discovery of Tahiti, Robertson, George.
43 The Journals of Captain James Cook, Edité par J.C. Beaglehole, The Voyage of the
Resolution and the Discovery 1776-1780, Part One, Cambridge University Press for the Hakluyt
Society at the University Press, 1967.
101
eight more women... when they got to the ship, they told me they were
come to sleep on board and to cure me of the disorder that I complained of... This kind offer I excepted of, made them up a bed in the
Cabbin floor and submitted myself to their direction »44, Journals III,
pp. 214-215.
Ainsi, les attentions d’Obarea pour Wallis semblent-elles moins lascives. Les femmes paraissent dotées d’un travail de soins qui n’est pas lié
aux tentatives séductrices. Cook ajoute quelques phrases d’ordre
anthropologique à cet effet, étant très clair à l’égard du bien-être médical que procurent ces massages. Cook libère la femme d’une interprétation monolithique de son rôle et de son action.
Il décrit une cérémonie de don (où la présence de la femme était
souvent nécessaire) qui bouleverse cette étroitesse, car au lieu du don
symbolique de la nudité et du corps (que nous avons vu lors du premier
voyage, offert à Banks) nous avons le don du tapa dont sont entièrement
habillées les femmes45. Le rituel n’est plus nu et la société des temps
anciens s’habille en une étoffe étrangère. Cook (en ne décrivant que
cette occasion de don lors de ce troisième voyage) attribue à la femme
une dignité de plus en plus dépourvue d’altérité civilisationniste. Dans ce
même élan, il attribue plus de sincérité aux femmes qu’aux hommes,
notamment lorsqu’il commente les retrouvailles entre Omai et ses compatriotes. Journals III, pp. 186 et 187.
44 « Je revint à bord avec la mère de Otoo, ses trois sÏurs et huit autres femmes... en arrivant
au navire, elles me dirent qu’elles souhaitaient dormir à bord et soulager mes douleurs...
J’acceptai cette offre généreuse, je fis faire un lit par terre dans la cabine et je me livrai à leurs
soins », nous traduisons.
45 «... they were dressing two girls in a prodigious quantity of fine cloth... the one end of each
piece was held up over the girls’ heads whilst the remainder was wrapped around them then
the upper ends were let fall and hung down in foulds to the ground ... and looked something
like a circular hooped petticoat... To each... was hung two breast plates by way of enriching the
whole... I never saw it at any other time... but both Captain Clerke and I had cloth given us in
this manner afterwards », (...elles habillaient deux filles avec une grande quantité de tissu... un
bout de chaque pièce était tenu au dessus de la tête, le reste du tissu servait à les envelopper,
ensuite on laissait pendre les bouts supérieurs qui touchaient le sol, drapant les filles... cela
ressemblait quelque peu à un jupon à cerceaux... Je ne le vit jamais ailleurs, mais plus tard, on
offrit du tissu au capitaine Clerke et à moi-même agencé de cette façon », nous traduisons),
Journals III, pp. 207-208.
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Lorsqu’en 1777, Cook rencontre Poetua à Raiatea (qu’il a décrit
comme une petite déesse brune en 1774), il ne la nomme pas. Il ne
reprend pas ses éloges, il poursuit ses objectifs, renfermé dans son
silence d’homme malade. Il la prend en otage avec son frère et son mari
mais en aucun cas ne se laisse influencer par ses avis précédents. Le
troisième séjour à Tahiti est intéressant au niveau de la personnalité de
Cook et de ses objectifs dans l’exploration. Malgré ses actions jugées
déraisonnables, il témoigne d’un désir de voir conservée cette vie tahitienne avec tous ces hommes et ces femmes imparfaits.
La représentation de la femme tahitienne connaît des étapes multiples dans les journaux, Cook n’adresse ni critique ni bénédiction ultime, mais nous laisse un mélange d’anthropologie et de sentiment qui
constitue une illustration un peu plus complète de la société tahitienne
des temps anciens dans sa dimension féminine.
Sandhya Patel
103
BIBLIOGRAPHIE
•Alain BABADZAN, Mythes Tahitiens, Gallimard, 1993, 349 p.
•Elisabeth BADINTER, L’un est l’autre - Des relations entre hommes et femmes, Editions Odile
Jacob, 1986.
•Louis Antoine de BOUGAINVILLE, Voyage Autour du Monde par la frégate la Boudeuse et la
flûte l’Etoile, 1771, 293 p.
•James COOK, The Journals of Captain Cook or his Voyages of Discovery I, II and III,
Cambridge for the Hakluyt Society, Extra Series N° XXXIV, 1955.
•Pierre DEYON, L’Europe du XVIIIe Siècle, Hachette, 1995, 154 p.
•George DUBY and Michelle PERROT, Histoire des Femmes XVIe - XVIIIe Siècles, Plon, 1991,
557 p.
•Sigmund FREUD, vol. 14, Art and Literature, Penguin Freud Library, 1991, 497 p.
•Sigmund FREUD, vol. 13, The Origins of Religion, Penguin Freud Library, 1991, 413 p.
Teuira HENRY, Tahiti aux Temps Anciens, Publication de la Société des Océanistes, N° 1,
Musée de l’Homme, Paris 1962, 671 p.
•Rudiger JOPPIEN, Bernard SMITH, vol. 1, 2, 3, The Art of Captain Cook’s Voyages, Yale
University Press, New Haven-London, 1988, 247 p, 274 p, 233 p.
•Marcel MAUSS, The Gift, 1935, 164 p.
•James MORRISON, The Journal of James Morrison The Boatswain’s Mate of the Bounty, describing the Mutiny & The Subsequent Misfortunes of the Mutineers, Together with an account
of the Island of Tahiti, The Golden Cockerel Press, 1935, 242 p.
•Sydney PARKINSON, Journal of a Voyage to the South Seas in HMS Endeavour, Caliban
Books, 1984.
•Sandhya PATEL, Discovery and the feminine perspective. Revealing the role of women in
ancient Tahitian society. Chicago Anthropology Exchange Journal (sous presse).
•George ROBERTSON, An Account of the Discovery of Tahiti, Edited by Oliver WARNER, The
Folio Society, 1955.
•Bernard SMITH, European Vision and the South Pacific, 3rd Edition, Oxford University Press
Australia, 1989, 370 p.
•Samuel WALLIS, Relation de Voyages Entrepris par Ordre de sa Majesté Britannique actuellement régnante Pour Faire des Découvertes dans L’Hémisphère, A Paris, traduite de l’Anglois
MDCCLXXIV avec Privilège et Approbation du Roi.
104
(Homo)sexualité hawaiienne :
éléments de recherche
sur l’aikāne et sa société
“ Il n’est pas vrai que rien soit jamais effacé, le passé n’est jamais le passé”
Henri Bataille
Dans un article paru dans l’une des revues de droit de la très réputée Université de Yale, le professeur Robert Morris défend son idée selon
laquelle les unions homosexuelles ont toujours été reconnues et admises
dans la société hawaiienne traditionnelle.2 Sa recherche l’amène à étudier un personnage de la communauté hawaiienne jusque là sans doute
trop ignoré : l’aikāne. En hawaiien moderne, le terme aikāne désigne
“l’ami”, mais pour Morris l’aikāne traditionnel est avant tout le partenaire homosexuel, même si cet aspect privé des relations existant entre
aikāne a souvent été négligé par de mauvaises traductions ou par la
volonté de cacher des mœurs plus tard jugées trop honteuses. Le présent article a été motivé par le travail de Morris auquel il est constamment fait référence. Le but en est principalement d’explorer les sources
pouvant confirmer ou infirmer sa recherche afin de l’approfondir et
d’aller au-delà.
1 Je remercie Monsieur Serge Dunis pour son aimable coopération. Les termes pluriels
hawaiiens (ou tahitiens) sont mis, dans cet article, sans “s” qui n’est pas une marque de pluriel
en hawaiien. Les notes et références de cet article ont été supprimées ici mais le texte original
se trouve à la Société et peut être consulté sur place.
2 Robert J. Morris J.D : “Configuring the Bo(u)nds of Marriage : the implications of Hawaiian
Culture and Values for the Debate About Homogamy.” Yale Journal of Law and the Humanities.
Vol 8 n° 1 (1996)
L’enquête de Morris nous a paru exceptionnelle et inovante mais
ses conclusions nous ont déçue.
Pour commencer, les propos de Morris manquent parfois d’objectivité et il est regrettable que l’auteur d’un si grand travail maniant à la
fois des connaissances de juriste et de linguiste ne puisse se détacher
d’un débat surtout politique. Parce qu’il argumente en faveur de ce qu’il
appelle “la tradition aikāne”, Morris finit par dépeindre une société
hawaiienne traditionnellement égalitaire qui, en fait, n’a jamais existé.
Ensuite, Morris omet de considérer bien des aspects de ce qu’implique la présence de l’aikāne au sein de la communauté hawaiienne
telle que l’ont découverte les navigateurs européens. Pour mieux comprendre l’aikāne, il ne faut pas l’étudier en marge de sa société, en le
singularisant, mais bien au contraire à l’intérieur des structures auxquelles il devait obéir.
Notons enfin que, contrairement à Morris, nous essaierons, dans
cet article, de souligner, et non de dissimuler, les nombreuses interrogations et les pistes de recherche parfois contradictoires.
Notre démarche consistera à examiner d’abord le mot aikāne afin
de déterminer si oui ou non nous pouvons le traduire comme désignant
le partenaire homosexuel puis nous rechercherons à replacer l’aikāne
dans le contexte de sa civilisation : nous devons déterminer si les
exemples d’aikāne dont nous avons connaissance étaient perçus
comme étant des exceptions ou des cas usuels.
Nous réfléchirons sur la hiérarchie en place dans la société
hawaiienne en la comparant à celle de la société grecque. Enfin, nous
examinerons des domaines aussi variés que la virilité du chef, l’image de
la femme dans une société sexuellement ségrégationniste et le système
de l’adoption.
106
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Vers une définition de l’aikāne
Kapā’ihi le roturier dit à son chef Lono dont il était l’aikāne :
“Aloha au iā‘oe, ukali mai mei.” : je t’aime, donc je te suis.
Déterminer la définition qu’il faut donner au mot aikāne est essentiel à qui désire établir la relation qui existait entre Lono et Kapā’ihi.
Ai :
Dès 1958, Handy et Pukui interprètent le lien étroit qui unit l’homme et la terre nourricière aina, en ne retenant qu’une seule traduction
du verbe hawaiien ai : nourrir.3 Or, ai en tahitien signifie manger, mais
aussi marier et féconder.
De Tahiti à Hawaii, ai aurait pu perdre son contenu sexuel, mais
cela n’allait pas sans éveiller nos soupçons.
Serge Dunis, dans son Ethnologie d’Hawai’i : “Homme de la petite
eau, Femme de la grande eau” 4 confirme : le verbe ‘ai signifie manger.
Au sens figuré, gouverner, et sans glottale, ai devient copuler : “Le
champ sémantique d’’aina regroupe donc la trilogie de la cuisine, de la
sexualité et de la maîtrise politique.”
En s’appuyant, entre autre, sur les significations multiples de ai,
Serge Dunis redéfinit l’inceste et les tabous hawaiiens autour du pouvoir
politique qui contrôle la terre-mère. Mais, “Homme de la petite eau,
Femme de la grande eau” n’accorde pas un intérêt particulier au terme
aikāne. Et pour cause : le titre renvoie lui-même à l’hétérosexualité et
les aikāne restent définis comme étant “les membres de la maison d’un
chef”.
Cependant, lorsque la sexualité d’un chef reflète son pouvoir absolu
au point de lui donner l’exclusivité d’une copulation symbolique avec la
terre-mère, il n’est pas vain de vouloir établir si le terme aikāne ne
désigne pas le partenaire homosexuel, l’homme (kane) avec lequel le
chef copule (ai).
3 ES. Graighill-Handy et Mary Kawena Pukui : “The Polynesian Family System in Ka-‘u,
Hawaii”, Charles Tuttle Company, 1981 (1° édition 1958)
4 Presses Universitaires Créoles/Lharmattan 1990
107
L’opinion de Pukui
Anticipant les interrogations que peut soulever le terme aikāne,
Pukui précise : “La véritable relation aikāne n’est jamais homosexuelle.” Et pourtant, la relation entre aikāne qui ne désigne, selon Pukui,
qu’une amitié profonde entre une femme et une femme ou un homme et
un homme, ne peut en aucune façon exister entre une femme et un
homme : le terme ne s’applique qu’à des amis intimes du même sexe.
Dans une note, Pukui oppose le mot aikāne à moe aikāne (Pukui
signale que moe signifie “dormir, coucher avec”), ce dernier terme
indiquant seul, selon elle, la relation homosexuel.
Toujours dans la note, nous apprenons que l’homosexualité – fait
rare, nous dit-elle, dans la société hawaiienne pré-européenne – était
cantonnée à quelques ali’i “oisifs et débauchés”. Si tant est qu’il n’ait
jamais existé, ce “comportement” n’était pas plus répandu à Hawaii qu’il
ne l’était parmi d’autres “malheureux” dans le reste du monde. Enfin, la
note nous informe que l’homosexualité était aussi bien méprisée par le
peuple que par le “véritable”ali.
Cette note mérite toute notre attention. L’argument de Pukui qui
veut que la relation de aikāne ne soit jamais homosexuelle repose en
grande partie sur un raisonnement linguistique selon lequel les
hawaiiens faisaient bien la différence entre la relation d’amitié profonde
(aikāne) et la relation homosexuelle (moe aikāne), la première étant
chaste, respectable et respectée de tous, la seconde méprisée.
Si nous adhérons à la thèse de Pukui, nous pourrions donc traduire
moe aikane par : “coucher avec son (sa) meilleur(e) ami(e)”.
Cependant cela ne nous convainc pas : il semble que moe aikāne
soit en fait d’usage récent. Robert Morris l’attribue aux missionnaires
calvinistes arrivés en 1820. Dans ce cas, ce sont les missionnaires qui
ont ressenti le besoin de signaler linguistiquement ce qui était acceptable de ce qui était exécrable à leurs yeux. Le mot aikāne devait s’opposer à moe aikāne car il faisait partie de ces termes hawaiiens dont
les missionnaires déploraient “l’ambiguité”.
108
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
La remarque que fait Pukui en 1958 est sans doute influencée par
le travail des missionnaires à Hawaii. L’héritage calviniste n’est d’ailleurs
pas sensible uniquement dans le domaine linguistique : nous ne pouvons
pas manquer de noter le jugement de valeur de Pukui. Cependant une
opinion personnelle n’est pas un argument objectif, et Pukui ne parvient
pas à nous persuader du fait que l’homosexualité était jugée abjecte par
les Hawaiiens avant l’arrivée des premiers Européens.
David Malo
David Malo (1793-1853) ne recourt pas à moe aikäne pour différencier une simple amitié de l’homosexualité.5
Au contraire, il signale que aikäne “maintenant utilisé pour désigner
une amitié honnête et digne de louanges entre deux hommes” indiquait
“à l’origine” l’acte de sodomie.
C’est donc une fois mis au fait de la colère divine et de la destinée
tragique de la ville de Sodome que les Hawaiiens ont reconsidéré leurs
pratiques sexuelles.
En ce qui concernait leurs “crimes contre nature” jugés, par ses
collègues, “sans aucun doute très répandus” dans la civilisation
hawaiienne, le missionnaire Henri Bond Restarick écrivait en 1848 :
“En tant qu’enfants de la nature, de nombreux mots et faits considérés comme indécents par des personnes de civilisation avancée étaient
pour eux naturels et n’avaient nul besoin d’être cachés. Quand ils apprirent qu’ils offensaient les missionnaires et les respectables haole, ils
dissimulèrent leurs dires et leurs actes, car ils sont prompts à voir ce
que les autres n’approuvent pas. Ils disaient et faisaient entre eux des
choses qu’ils ne considéraient pas indécentes mais les cachaient aux
haole parce qu’ils connaissaient leurs opinions et leurs principes et c’est
encore le cas aujourd’hui.”
5 David Malo : “Hawaiian Antiquities” Bishop Museum, Honolulu (1987)
109
Nānā I Ke Kumu, chercher la source
Pour clore ces considérations linguistiques autour du mot aikāne,
notons enfin que Pukui elle-même revint sur sa traduction. Dans le dictionnaire qu’elle publia avec Elbert, Kāna aikāne est bien traduit par
“son amant(e)” (his or her lover) et non pas par son “ami(e)” dont la
traduction est ainsi donnée : “kona hoa” Elle revint même sur ses
conclusions concernant la civilisation hawaiienne pré-européenne,
n’hésitant pas à contredire ses premiers travaux par souci de vérité :
dans son livre “1 Nānā I Ke Kumu” (qui signifie “chercher à la source”), elle admet que des expériences homosexuelles étaient autorisées
parmi les jeunes. Puis dans “2 Nānā I Ke Kumu”, elle soutient que
l’homosexualité n’est pas répréhensible en soi.
Il semble donc qu’au fil de ses années de recherches, Pukui se soit
montrée de moins en moins encline à affirmer que la relation aikāne
n’était jamais homosexuelle.
En confrontant toutes nos sources, nous jugeons raisonnable de
conclure que les Hawaiiens, avant l’arrivée de Cook en 1778, comprenaient le terme aikāne comme désignant une relation qui englobe le
rapport homosexuel.
Cependant, pareille conclusion ne nous permet pas de déterminer
pour autant la place que prenait l’aikāne dans la civilisation hawaiienne.
L’aikāne et le monde hawaiien
Une relation entre aikāne était-elle particulièrement estimée, simplement tolérée ou franchement condamnée ? Là encore, notre
recherche doit prendre en compte la différence qui existe entre ce que
pensaient les Hawaiiens avant et après l’arrivée de l’Evangile.
David Malo, par exemple, ne cache pas son mépris pour ceux qui
formaient l’entourage d’un chef. Sa description de ce qu’il nomme “la
cour” est édifiante : peu nombreux étaient ceux qui vivaient dans le
cadre du mariage et la majorité des hommes qui entretenaient des relations hétérosexuelles le faisaient dans un cadre illégitime. David Malo
110
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continue : “ La sodomie et d’autres vices contre nature où l’homme est
face à l’homme” font aussi partie du lot de pratiques constatées.
Témoignages et exemples connus
Nous pouvons établir l’importance politique accordée aux aikāne
des monarques d’Hawaii.
Kuakini, aikāne du grand Kamehameha, devint gouverneur (kia
’āina) de O’ahu. La construction des routes fut pour lui une priorité.
Kekūanao’a, aikāne de Kamehameha II (Liholiho) devint lui
aussi gouverneur de O’ahu. Il siégea notamment au Conseil privé de sa
Majesté (Privy Council) au côté de Kana‘ina, lui aussi aikāne du souverain à qui l’on doit l’abolition des tabous en octobre 1819.
Egalement connu pour avoir été l’aikāne de Liholiho,
Nāihekukui fut nommé ambassadeur en Europe.
Kamehameha III, qui vécut des heures sombres avec le gouvernement anglais et à qui l’Etat d‘Hawaii doit sa devise, eut au moins trois
aikāne avec lesquels il se montra tout aussi généreux que ses prédécesseurs dans le partage du pouvoir : Kaomi devint aussi influent qu’un
ministre (kuhina) alors que Keoniana fut effectivement nommé Premier
Ministre (Kuhina Nui). Enfin Ha’alilio, déjà rattaché aux Finances, eut de
plus le privilège de représenter son roi dans la négociation des traités en
Europe.
Toutefois ces indications ne nous apprennent rien sur l’acceptation
ou le rejet de l’homosexuel à un niveau moindre de l’échelle sociale. Un
aperçu de ce que pouvait être une famille du peuple sous le règne de
Kamehameha V laisse apparaître une même insertion de l’aikāne dans
un rôle économique et social. Morris relève l’exemple d’un litige foncier
s’étalant de 1858 à 1873 dans lequel l’un des témoins se présenta
comme ayant été l’aikāne du frère du propriétaire en ces termes : “ Je
connais Kamomokuali’i. Il était mon aikāne. Il vivait à Waikīkī. A cette
époque, nous vivions tous là-bas. Kameahaiku est une enfant que j’ai élevée ; je l’ai donnée à Kamomokuali’i. “
Le ménage se présente donc ainsi : deux frères, dont l’un vit avec
son aikāne et une enfant qui leur a été confiée en adoption. Si le couple
ainsi formé du témoin et de Kamomokuali’i avait été perçu comme
111
anormal ou marginal, nous ne concevons pas comment une enfant
aurait pu leur être confiée. Il apparaît au contraire que la société savait
faire une place et trouver son utilité à ce type de couple.
Nous devons également nous tourner vers les récits historiques
transmis par la culture populaire. A force de circuler de génération en
génération, ils se sont enrichis d’une valeur qui évolue entre mythe et
légende.
Lono et Kapā’ihi
Nous avons ouvert notre exposé avec Kapā’ihi, l’aikāne de Lono,
et il est temps de revenir maintenant à l’histoire qui leur est rattachée.
David Malo nous rappelle que Lono-i-ka-makahiki (Lono)
s’enfuit de Kona à la suite d’une révolte du peuple.
Fornander 6 nous raconte comment Lono, une fois retourné sur la
grande île, fit son bras droit de Kapā’ihi, l’aikāne qui l’avait suivi dans
un voyage périlleux, en le nommant Kuhina Nui.
L’histoire veut qu’ensuite les deux hommes se soient séparés, victimes d’une jalousie soigneusement entretenue par un groupe d’exaikäne de Lono (jouant donc collectivement le rôle d’un terrible Iago
hawaiien). Kapā’ihi fuit un amour douloureux en retournant sur son
île natale, Kaua’i, mais Lono, ne supportant pas l’absence de son aikāne,
partit à sa poursuite.
Les retrouvailles se firent sur la plage où arriva Lono avec ses
pirogues et une partie de sa cour. Pour convaincre Kapā’ihi de revivre
avec lui, Lono dut promettre de ne plus prêter l’oreille aux médisances
des gens de sa cour. Pour sceller leur pacte d’alliance, il construisit un
autel afin que lui et son aikāne pussent prier ensemble et prêter serment. Ce n’est qu’après cela que Kapā’ihi consentit à repartir avec
Lono.
Que Lono et Kapā’ihi soient ou non un échantillon représentatif
de ce qui était acceptable – voire valorisé – aux yeux d’un Hawaiien ne
nous empêche pas de faire quelques remarques.
6 Fornander : “Collection of Hawaiian Antiquities and Folklore” – cité par Morris
112
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Pour commencer, si les relations entre Lono et son aikāne avaient
été jugées dégradantes ou contre nature, nous ne comprenons ni pourquoi ni comment l’histoire a survécu à travers les siècles et la tradition
orale. En fait, il est même assez facile d’imaginer que les aventures de
Kapā’ihi devaient plaire aux communs des Hawaiiens. Il suffit pour
cela de voir comment ici le peuple (représenté par l’aikāne) se retrouve en symbiose avec un dieu (ce qu’était Lono aux yeux de ceux qu’il
gouvernait). Cela ne va pas sans nous rappeler l’enlèvement de
Ganymède par Zeus, thème que les Grecs aimaient à reproduire en statuettes ou en ornements de poterie.
Dans l’alliance entre Lono et Kapā’ihi, Morris voit et veut voir un
système égalitaire qu’il appelle la “tradition aikāne”. Lono et son aikāne
sont alors le modèle type d’inégaux qui sont devenus égaux.”
C’est ignorer que les études menées sur des sociétés ayant assimilé
l’homosexualité concluent précisément le contraire.
K.J. Dover (Homosexualité Grecque7) et William N. Eskridge
(A History of Same Sex Marriage 8) montrent comment, dans les sociétés qui l’acceptaient aisément, l’homosexualité, loin d’atténuer les différences sociales ou sexuelles, les renforçait.
Le monde grec distinguait l’erastes de l’eromenos dans le couple
homosexuel et n’aurait pas toléré que l’un des deux tentât d’échapper au
schéma social. L’erastes était un homme d’âge mûr, instruit et issu d’un
rang social qui lui permettait de passer son temps au gymnase et non aux
labeurs. L’eromenos était par contre jeune (encore imberbe), en cours
d’instruction (principalement dans les arts physiques), et ses parents
étaient aisés. On attendait de l’erastes qu’il courtise, de l’eromenos qu’il
soit long à céder :
“(L)es relations homosexuelles, en Grèce, ne sont pas considérées
comme la conséquence d’un sentiment partagé éprouvé par des égaux,
mais la conséquence de la poursuite d’êtres de statut inférieur par des
7 Editions La pensée sauvage (1982)
8 Virginia Law Review, Vol.79 n°7 (octobre 1993)
113
gens de statut supérieur. Les vertus que l’on admirait chez l’eromenos
sont les vertus qu’une classe dominante d’une société (dans le cas de la
Grèce, les citoyens adultes de sexe masculin) apprécie chez les dominés
(…).”
Les rôles sexuels étaient également définis : seul l’erastes pouvait
être dominant et pratiquer la pénétration. Tout acte sexuel qui aurait
inversé les rôles était répugnant aux yeux de la société.
Dans les civilisations aztèques et incas, les exemples d’homosexualité parfaitement acceptée montrent tous que l’un des partenaires du
couple adoptait l’attitude de l’autre sexe, attitude elle-même définie par
la société.
En Afrique, les tribus du Kénya qui acceptaient les unions homosexuelles, attendaient de l’un des partenaires qu’il se vêtît comme une
femme et acceptât les responsabilités qui lui incombait traditionnellement.
Evans-Pritchard a relevé des exemples de mariage entre femmes
dans certaines cultures africaines. Mais là encore le schéma d’une société sexuellement ségrégationniste et hiérarchisée est reproduit. Dans les
couples étudiés, l’une des femmes se comporte en homme : elle achète
sa partenaire, elle peut même en acheter plusieurs et dans ce cas elle
améliore son statut économique et social. Elle attend également respect
et soumission de ses épouses.
Au XVIII° siècle à Tahiti, le mahû (le terme signifie “efféminé”)
s’habillait en femme, s’occupait des enfants et tressait les feuilles de palmier. Certains mahû s’unirent à des chefs.
L’erreur de Morris est bien d’oublier que, précisément, quand les
unions homosexuelles sont admises dans une société, elles ne se font
pas en marge de la dite-société, mais bien en son sein, avec toutes les
règles qui lui sont imposées.
La société hawaiienne (comme d’ailleurs les sociétés grecques,
indiennes et africaines auxquelles nous avons fait allusion) était extrêmement hiérarchisée. Le peuple était séparé du chef et la femme de
l’homme. C’est un leurre de penser que l’aikāne échappait aux tabous
et aux normes de sa communauté. De la relation entre Kapā’ihi et
Lono, Morris conclut par exemple que la différence sociale des deux
114
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individus n’est pas un obstacle à la formation du couple. L’union, selon
Morris, se fait malgré la hiérarchie. Mais nous pouvons aussi bien soupçonner tout le contraire : dans ce cas, l’union se fait avec la hiérarchie
et elle la reflète. Morris lui-même note que lors des retrouvailles à
Kaua’i, Kapā’ihi s’adresse à Lono avec une déférence due à un chef.
Il est même possible que la hiérarchie soit une condition préalable
à l’union : nous ne connaissons pas les caractéristiques qu’implique le
terme aikāne. Si Kapā’ihi est bien l’aikāne de Lono, pouvons-nous
pour autant dire que Lono est l’aikāne de Kapā’ihi ? Sans doute non.
La sexualité hawaiienne ne s’est jamais voulue égalitaire.
Nous savons de l’homosexualité grecque qu’il s’agissait en fait
d’une bi-sexualité: l’erastes et l’eromenos étaient tous les deux appelés
à prendre femme dans le but de reproduire la société dominante incarnée par le citoyen. C’est principalement la ségrégation stricte de la
femme grecque qui facilitait les rencontres homosexuelles. En outre, la
civilisation grecque avait si bien réduit le statut de la femme que celle-ci
perdait de l’attrait. La femme d’un citoyen n’était guère, à ses yeux,
qu’un ventre à inséminer. En dehors de cela, elle était une sous-catégorie comme les enfants et les esclaves. Le plaisir et la gloire à séduire un
être de peu de valeur sont alors rapidement limités. En toute logique,
c’est l’intrigue amoureuse avec un homme, être par définition sensible,
beau, intelligent et supérieur, qui était estimée. Ici, donc, c’est l’idée de
supériorité d’un sexe vis à vis de l’autre qui facilite la liaison homosexuelle.
Jusqu’où pourra-t-on comparer avec la civilisation hawaiienne ?
Nous ne savons pas si l’aikäne était homosexuel ou bisexuel. Nous
avons cependant la certitude que les chefs connus pour avoir eu des
aikāne étaient bisexuels. Même s’il fallait bien s’assurer une descendance, la sévère ségrégation sexuelle qui allait jusqu’à interdire aux
hommes de partager leurs repas avec les femmes s’appliquait aussi bien
aux nobles qu’aux gens du commun. Cette rigueur explique peut-être
qu’on ne rechignait pas devant l’idée d’avoir un partenaire homosexuel.
Domination, plaisirs et reproduction sont précisément les éléments
clés de l’histoire de Liloa et de son fils Umi et c’est pourquoi nous
devons nous attarder sur ce qu’ils nous enseignent.
115
Liloa
Le couple que formaient le chef Liloa et son aikāne est de notoriété
légendaire et nous allons d’ailleurs nous y attarder. Cependant, outre sa
vie homosexuelle, Liloa eut une vie hétérosexuelle tout aussi remarquable. David Malo nous raconte comment il eut son fils illégitime Umi:
“Il alla se baigner dans une petite rivière qui traverse Hoea, une région
adjacente à Kealakaha. C’est là qu’il rencontra alors Akahi-a-kuleana.
Elle était venue à la rivière à la fin de sa période d’impureté et se baignait
pour se préparer à la cérémonie de purification après laquelle elle
rejoindrait son mari, comme cela était la coutume chez les femmes à
cette époque. Quand Liloa la vit, il la trouva très belle et conçut pour
elle une grande passion. La saisissant, il lui dit : “couche avec moi”.
Voyant que c’était Liloa, le roi, qui le lui demandait, elle accepta et ils
couchèrent ensemble. L’acte accompli, Liloa s’aperçut que la femme
avait des pertes et il lui demanda si c’était l’époque de son impureté. Elle
lui répondit que oui, que c’en était la fin. “Tu auras sans doute un
enfant” dit Liloa, et elle lui répondit que c’était probable.”
Akahi-a-Kuleana, la femme avec laquelle Liloa couche est impure :
il la saisit alors qu’elle se baigne pour se laver de ses menstruations.
L’acte sexuel n’a rien d’un acte d’amour : Liloa est pris d’un désir subit
devant la nudité d’une femme qu’il n’a auparavant jamais vue. Dès qu’il
la voit, il lui demande de s’étendre. Nous sommes bien loin des chants
d’amour de aikāne célébrés par la tradition orale (comme par exemple
les chants de Kapā’ihi à Lono). Une fois son désir assouvi, Liloa donne
ses instructions à Akahi-a-Kuleana pour le cas où un enfant lui naîtrait,
puis ils se séparent tous les deux pour ne plus jamais se revoir.
Ce récit concerne trois couples hétérosexuels (Liloa et Akahi-aKuleana, Liloa et sa femme légitime avec qui il a eu son premier fils :
Hakao, Akahi-a-Kuleana et son mari légitime dont il est fait, somme
toute, peu de cas, uniquement quelques allusions par David Malo). La
question demeure : en dehors de son côté pratique, quelle valeur est
donnée à l’hétérosexualité ?
116
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Les aventures amoureuses de Liloa n’ont pas empêché les
Hawaiiens de lui attribuer la découverte de la sodomie homosexuelle.
David Malo rapporte qu’à la mort de Liloa le peuple alla trouver son
favori afin de lui demander quel était son secret pour avoir pu rester le
préféré du chef aussi longtemps. La réponse est passée à la postérité :
“He hana mai mai iau ma kuu uha.” (Il frotte son sexe contre mes
cuisses).
David Malo poursuit : “Quand les gens entendirent cela ils essayèrent entre eux et c’est ainsi que la pratique de la sodomie fut établie et
pratiquée couramment jusqu’à Kamehameha I.” Prudemment, Malo
ajoute : “Peut -être qu’on ne la pratique plus aujourd’hui, je ne saurai
dire.”
Notons enfin que, si pour Malo et les Hawaiiens, Liloa n’était pas
seulement un inconditionnel de la sodomie (“traditions reports that
Liloa was addicted to the practice of sodomy (…)”) mais littéralement
l’inventeur de cet acte sexuel (“The language is such as to make it
appear that Liloa was the Hawaiian inventor of this form of vice (…)”),
la traduction mot à mot de ce que répond l’aikäne suggère en fait une
copulation intercrurale. Ce qui se rapporte sur Liloa montre combien les
conquêtes féminines d’une part et les expériences homosexuelles
d’autre part ne paraissaient pas incompatibles aux yeux des Hawaiiens.
La virilité de Liloa (perçue notamment dans le récit de sa rencontre avec
Akahi-a-kuleana) et son goût prononcé pour les hommes peuvent nous
paraître difficiles à associer. C’est peut-êre K.J. Dover dans son étude de
l’homosexualité grecque qui nous fournit la clé : “De nos jours, (…) il
existe un stéréotype de l’homosexuel qui a la vie dure : c’est un homme
aux traits délicats et à l’allure élancée, qui imite les femmes par ses attitudes, ses gestes, ses mouvements et même sa voix et qui mérite d’être
qualifié de “délicat” ou de “tapette’”.
Si nous voulons comprendre comment les Hawaiiens percevaient la
bi-sexualité de Liloa, il convient alors de nous défaire de nos propres
préjugés. En effet, il est possible que ce qui nous paraît antinomique
forme, en réalité, un tout. La virilité de Liloa n’est jamais contredite, au
117
contraire, rien ne l’arrête. Il est fort possible qu’aux yeux des Hawaiiens
Liloa soit la représentation parfaite du chef à qui rien ne résiste et tout
se soumet. Son grand appétit sexuel est une autre manifestation de sa
puissance, il surpasse et surtout il domine tout.
La bisexualité du chef devient une valeur sûre, une qualité supplémentaire. Pour reprendre l’idée développée par Serge Dunis, le roi est
un sexe: “L’érection du temple de guerre célébrait la virilité du maître
de la terre-mère. Keoua se coupe le bout du pénis avant de se donner en
offrande à Kamehameha. Ardent, toujours debout, le souverain est le
père fondateur, l’ancêtre du peuple qu’il ensemence. Il prend la virginité
des filles de bonnes familles, grossit les rangs des chefs. Il est par définition masculin.”
Keoua, le chef vaincu par Kamehameha, n’est plus un homme et
illustre la civilisation hawaiienne qui se divisait entre ceux tout juste
bons à être pénétrés et ceux qui avaient le pouvoir de pénétrer. La
bisexualité est la preuve d’une hyper-activité sexuelle dont les récits ne
font que confirmer la suprématie du chef. Le rôle de l’aikäne de Liloa
nous paraît alors plus clair : si le chef pouvait lui accorder une valeur
affective supérieure à celle d’une femme, il ne lui en demandait pas
moins de soumission.
Umi
Le fils illégitime de Liloa, Umi, a lui aussi une vie sexuelle débordante. Fornander rapporte qu’il eut tant de femmes qu’il devint l’ancêtre
commun des gens du peuple et des nobles.
“Il n’y avait pas un roturier à Hawaii qui aurait pu dire qu’Umi, fils
de Liloa, n’était pas un de ses ancêtres, et si l’un d’entre eux le disait,
c’était par ignorance de son ascendance.”
David Malo, de son côté, nous raconte comment Umi, alors qu’il
est en route pour la demeure de son père qu’il va rencontrer pour la
première fois, adopte un enfant. Toujours selon Malo, Umi adopte un
second garçon, cette fois en fuyant la demeure de son père décédé, pour
échapper aux insultes et diverses humiliations de son demi-frère Hakau.
118
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Or, les garçons adoptés par Umi sont également désignés par
Fornander (qui d’ailleurs compte trois adoptions, contrairement à
Malo qui n’en rapporte que deux) comme étant ses aikāne. Malgré sa
grande activité sexuelle, Umi ne semble donc pas s’être contenté du
sexe féminin.
Pour déméler cette apparente confusion entre les aikäne de Umi et
ses enfants adoptés, il convient de s’attarder sur le sujet :
Aucune indication sur l’âge des enfants adoptés par Umi n’est donnée. Nous pouvons cependant penser qu’il s’agit davantage de jeunes
Hawaiiens que d’enfants. En effet, les deux adoptions rapportées par
Malo ne mettent pas en scène des dons d’enfants par des adultes. Dans
la première adoption il n’est fait allusion à aucun parent et c’est même
le garçon qui consent à l’adoption.
“ ‘Je vais t’adopter comme mon garçon et tu pourras venir avec
nous à Waipio,’ dit Umi. ‘D’accord’ répondit le jeune homme, et ils
continuèrent leur chemin ensemble.”
La deuxième adoption que rapporte Malo est encore moins détaillée.
Nous savons simplement qu’en arrivant à Kukuihaele, Umi rencontre Koi
et l’adopte. Cependant, Koi est, selon Fornander, keiki ho’okama, or,
l’adoption de très jeunes enfants ou de bébés donnés par des proches ou
des amis est désignée en hawaiien par le terme hänai. L’enfant est alors
keiki hānai. Les adoptions d’Umi qui entrent sous le terme ho’okama
sont donc très différentes, même si la traduction anglaise s’est contenté
de désigné Koi comme étant le “fils adopté” de Umi.
Un bon dictionnaire hawaiien suffit pour mettre fin à la confusion
entre l’adoption hānai et l’adoption ho’okama9. Si les Hawaiiens ressentaient le besoin de deux termes différents pour ce que nous avons
jusque là indifféremment traduit par “adoption”, c’est qu’en fait deux
adoptions différentes étaient bel et bien désignées .
Selon le dictionnaire d’Elbert et Pukui, hānai renvoie à l’adoption
d’enfants telle que nous la connaissons et la concevons aujourd’hui. En
verbe, hānai signifie également “élever, nourrir, prendre soin de”.
9 Pukui , MK. et Elbert, SH., “Hawaiian Dictionary,” Honolulu, University of Hawaii Press,
1981.
119
Par contre, ho’okama est traduit par “adopter un enfant ou un
adulte par amour”.10 Signalons enfin que Kama signifie “enfant” ou
“personne” et que kamakama (ou ho’okamakama) signifie “prostituer” et “prostitution”.
Ainsi, l’adoption ho’okama se démarque de l’adoption hānai sur
au moins deux points : premièrement, l’adoption hānai désigne exclusivement l’adoption d’enfants. Deuxièmement, la traduction d’Elbert et
Pukui du terme ho’okama introduit un sentiment d’affection qui
manque dans la traduction de hānai. Cela ne signifie aucunement que
l’enfant keiki hānai n’était pas aimé. Néammoins la traduction précise
bien que les motifs d’une adoption ho’okama sont autres que celles
d’une adoption hānai : c’est l’attachement entre adultes qui en était la
source. Ainsi ho’okama renvoie bien à une adoption mais dans une
forme toute autre de ce que la traduction anglaise du texte de Malo laisse
supposer. C’est en fait le sens qui est donné au mot adoption qui peut
prêter à confusion. L’adoption hānai consiste à prendre légalement un
fils ou une fille. Cette adoption établit une filiation. Entre Umi et Koi, il
n’y a pas de rapport père/fils ni de rapport frère/frère : les keiki
ho’okama de Umi sont bien, comme le signale Fornander, ses aikāne.
Notre propos n’est pas cependant de conclure que l’adoption
ho’okama impliquait obligatoirement un rapport sexuel mais nous
avons plutôt tenu à démontrer que le rapport sexuel entre Umi et Koi
n’était pas à considérer improbable par le simple fait que Malo décrit
une adoption.
Tout comme son père Liloa, Umi ne se contentait pas uniquement
d’une vie hétérosexuelle. Exprimée à travers son appétit sexuel, la virilité
légitimise le pouvoir du chef.
Liloa est à la fois père ensemenceur du peuple et de la noblesse :
tout comme ses prédécesseurs et ce, depuis la source (Kumulipo), le
chef se fait ancêtre universel, père fondateur par excellence.
10 Elbert et Pukui : “New Pocket Dictionary,” Honolulu, Universtiry of Hawaii Press, 1992
120
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Tout d’abord, “il fait l’arche” (pi’o), c’est-à-dire a recours à l’inceste pour reproduire sa lignée. Ensuite, il délaisse son épouse pour
aller gonfler les rangs de la noblesse, éventuellement du peuple. Par
conséquent, tout vient du sexe du chef et tout s’explique par lui. Sans
cela, il n’est pas digne de gouverner, encore moins de maîtriser la terremère, aina. Il a l’exclusivité de la création, mieux, nous dit Serge Dunis,
il est à la fois homme et femme.
Au vue de sa naissance et du conflit qui l’oppose à son demi-frère,
on comprend qu’Umi – plus que tout autre – ait besoin de justifier son
pouvoir : fornicateur bisexuel, il est bien, aux yeux des Hawaiiens, le
digne fils de son père.
Conclusion
Toute société s’organise en fonction de règles morales qui lui sont
propres. Dès le premier contact avec l’Europe, la société hawaiienne a
connu d’importantes modifications tant au niveau de son organisation
qu’au niveau de ce qu’elle définissait comme moralement acceptable. La
langue hawaiienne a elle aussi été bousculée. Aujourd’hui, le hawaiien
emploie le terme māhū pour parler d’homosexuel, et le mot “aikāne”
se traduit par “ami” ou “amie” ou par l’adverbe “amicalement”. La définition qui veut que pour parler d’aikāne il faut que le référé soit du
même sexe que le référent a disparu des dictionnaires modernes.
Définir le mot aikāne tel que le comprenaient les Hawaiiens avant l’influence occidentale requiert une confrontation des sources. En mettant
en avant les témoignages de Fornander, Malo et Pukui il apparaît bien
que le terme aikāne désigne, au-delà de l’amitié, le partenaire homosexuel.
Ces mêmes sources montrent combien une société en mutation
peut se trouver en lutte avec sa propre conception de la morale sexuelle.
Malgré les contradictions de Pukui et les condamnations de Malo nous
avons pu établir que les rapports sexuels entre partenaires du même
121
sexe n’étaient pas proscrits en soi. Cependant, le formidable travail de
recherche de Dover sur l’homosexualité dans la société grecque ne trouve pas son équivalent à Hawaii. Concernant les règles qui entouraient
l’acte homosexuel, tout reste à définir. La stricte hiérarchie et la puissante ségrégation sexuelle parfaitement illustrées par la maison plurale laissent entrevoir combien cette recherche est essentielle. En effet, il serait
intellectuellement malhonnête de conclure hâtivement que la société
hawaiienne avait bien intégré l’homosexualité sans d’abord définir ce
que nous entendons par “intégrer et “homosexualité”. Le piège serait de
croire que parce que l’acte homosexuel n’était ni légalement ni moralement réprouvé, tout acte sexuel avec un ou une (l’homosexualité féminine n’étant pas à exclure) partenaire du même sexe se faisait alors dans
la plus grande liberté.
La loi hawaiienne, c’est à dire le kapu (tabou), marquait et régissait les moindres aspects de la vie quotidienne. L’homosexualité, en étant
intégrée à la société, ne se pratiquait donc pas en marge de celle-ci.
Bien au contraire, l’acte sexuel ne pouvait se produire que dans le cadre
et les exigences de la société. Le contenu du permis et de l’interdit reste
donc à être étudié.
Même si dans le détail le statut de l’aikāne nous paraît encore flou,
nous avons vu qu’il participait à l’organisation politique et sociale de la
communauté hawaiienne. Les archives juridiques de la seconde moitié
du XIXe siècle montrent également la part active de l’aikāne au sein
d’une micro-économie familiale. Cette contribution au grand jour dans
la civilisation hawaiienne a disparu à mesure que la tolérance vis à vis
de l’homosexualité s’estompait. L’aikäne a ensuite appris à se cacher et
à se nier.
Toutefois, étudier au mieux la place de l’aikāne dans sa société
permet de mettre en lumière d’autres aspects de la civilisation hawaiienne.
Une première ébauche laisse apparaître le très probable rôle de fairevaloir de l’aikāne du chef. Nous avons alors la possibilité de définir la
sexualité du dirigeant : la bisexualité du chef est double, d’abord parce
122
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
que l’ali’i est à la fois homme et femme en tant que créateur suprême,
ensuite parce qu’il est à la fois homosexuel et hétérosexuel. La bisexualité est à la fois symbolique et réelle.
Cette recherche confirme ce que le kumulipo enseigne : le pouvoir appartient à celui qui est capable d’engendrer, et la capacité à
reproduire est avant tout masculine. A Hawaii, on entretient le culte de
la virilité. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les sculptures des
dieux : agressivité et musculation du corps sont apparemment très
appréciées.
Comprendre ce qu’implique l’aikāne ne conduit pas uniquement à
des conclusions sur la notion de pouvoir et sa légitimation. Des aspects
de la vie quotidienne sont aussi abordés, par exemple le système parfois
complexe de différentes formes d’adoption ou encore une définition de
la famille qui parfois nous échappe.
Enfin, parce que “le passé livre naissance à l’avenir”, une plus grande étude de l’aikäne intéressera l’Hawaiien de cœur ou de naissance
qui cherche à mieux comprendre le monde dans lequel il évolue aujourd’hui, et ce, peut-être, jusque dans les couloirs de la Cour suprême à
Honolulu : n’ignorons pas en effet que – dans le plus pur goût du défi et
du discours radical – des voix s’élèvent à Hawaii, réclamant la légalisation du mariage homosexuel avec parfois pour seul argument, l’identité
hawaiienne et sa reconnaissance.
Anne Sanchez
123
J’ai pris le thé avec
l’abbé Rougier…
C’est avec une délicieuse réminiscence de mes jeunes années que
j’ai apprécié l’article de notre ami Christian Beslu concernant l’abbé
Rougier1.
Mes parents étaient très liés avec le Père et avec sa gouvernante Melle
Marthe Pugeault. C’était une aimable personne, de taille moyenne, de visage agréable, des yeux bleus, un teint clair et des cheveux grisonnant, vêtue
sobrement de robes de couleurs assez foncées.
En ces années 1928/1932 les dames de la bonne société de Papeete
s’invitaient à prendre le thé l’après-midi et très souvent ma mère, ma
sœur Yvette et moi avions coutume de nous rendre chez l’abbé Rougier
à l’invitation de Melle Pugeault. Selon une habitude bien établie le Père
venait nous chercher les jeudi vers 14 heures à notre domicile à Paofai
avec sa torpédo «415», une Ford noire d’un modèle assez récent. La
route de Paofai qui menait au centre de Papeete était alors très étroite,
bordée du côté mer de grands buraos et d’une haie de très hauts lys qui
faisaient l’objet de plaisanteries des Français qui les appelaient des poireaux géants. Un peu plus loin après l’avenue Bruat, de beaux acacias
ombrageaient la route et du côté mer un joli petit abreuvoir servait aux
chevaux des maraîchers à se désaltérer. A droite à l’angle de ce qui est
maintenant le parc Bougainville, un bâtiment ancien abritait un lavoir
public et des toilettes, ces deux témoins de l’ancien Papeete ont malheureusement disparu après la guerre de 1939.
1 Christian Beslu : L’île Christmas et l’abbé Rougier, IN B.S.E.O. n° 276.
Document Beslu.
Ma sœur montait devant et ma mère et moi nous nous installions à
l’arrière. J’appréciais beaucoup ce trajet, nous suivions la route au bord
de mer et après l’avenue de l’Union sacrée et le pont de Fautaua, nous
nous engagions dans le petit chemin menant à la résidence du Père.
Celui-ci conduisait rapidement et je me divertissais discrètement en
voyant sa barbe qui était assez longue et bien fournie, se partageait en
deux avec le vent de la course. Nous arrivions à la propriété en traversant un joli bois très ombragé par de grands arbres. Les arbres étaient
très hauts, il y avait des acacias, des mombins, des manguiers, un eucalyptus d’Australie (une rareté dont l’écorce avait l’espace d’un cuir
souple), et parmi les nombreuses lianes, des pommes-lianes (variété
des fruits de la passion), des monettes et des bougainvilliers. En fin
d’après-midi le Père Rougier avait coutume de lire son bréviaire en parcourant le bois qui servait d’habitat aux poules, connaissant l’emplacement des nids dissimulés un peu partout il revenait souvent avec les œufs
du jour.
Nous découvrions alors cette belle demeure devant laquelle s’étendait une grande pelouse où une variété de petits lys roses avait été plantée dessinant le nom de «Chritsmas». La maison avec un bel escalier de
pierre était très imposante. Melle Pugeault nous accueillait fort amicalement et c’était avec un grand plaisir qu’elle retrouvait ma mère. Le salon
véranda était vaste et meublé à la française. Après les salutations d’usage
je sollicitais la permission de faire une promenade dans le parc, ma
sœur m’accompagnait parfois.
C’était pour moi un enchantement, il y avait une grande variété
d’arbres, de lianes et de plantes, un potager avec un figuier - chose rare
à l’époque - j’avais la permission de cueillir quelques fruits et un joli
ruisseau.
Derrière la maison se trouvait un grand bassin avec des carpes près
duquel poussait un «vrai» coton provenant peut-être de la plantation
d’Atimaono de William Stewart. Après notre promenade nous revenions
au salon prendre le thé, il y a avait toujours un excellent gâteau et des
biscuits préparés selon les vieilles recettes de famille de Melle Pugeault.
126
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
Dans le salon plusieurs tableaux réalisés à Christmas par Mr. Perrey
dont l’épouse était la nièce du Père, représentaient des oiseaux de mer
et le lagon de l’île, je les trouvais très beaux.
Vers 17 heures, mon père arrivait pour nous chercher ; après avoir
salué Melle Pugeault il se retirait avec le Père dans son bureau et avait
de longues conversations étant très intéressé l’un et l’autre par le
Syndicat d’initiative - dont le Père était président - par la Société d’Etudes
Océaniennes et par la vie économique du Territoire. Ils nous rejoignaient ensuite et prenaient comme apéritif du «Crucifix», une boisson
du genre Cinzano.
Il y a quelques années étant à Paris, je vis avec étonnement une
publicité pour cette boisson dans un journal.
L’heure s’avançant, nous prenions congé du Père et de Melle
Pugeault en les remerciant pour les excellents moments passés
ensemble.
Notre père conduisait très bien mais je n’étais pas sans regretter
que ce ne soit pas le Père qui nous raccompagne...
Document Beslu.
Janine Laguesse
127
COMPTES RENDUS
Pierre Loti, le pèlerin de la planète, par Alain Quella-Villéger,
éditions Aubéron, Bordeaux 1998.
Le souvenir de l’écrivain Pierre Loti demeure bien vivace en Polynésie :
allée, statue et bain Loti dans le quartier de Titioro, résidence de luxe, timbre
récent confectionné par l’OPT enfin adaptation théâtrale du roman le Mariage
de Loti par Alain Deviègre en mai 1995. Tout ces signes concourent à conserver
la mémoire de cet écrivain d’esprit fin de siècle, qui a traîné de colonies en
ports d’escale un «moi souffreteux habité par la mort de l’autre» et qui a produit à peu près autant de romans qu’il a abordé de pays. Pierre Loti fut en
France un écrivain quelque peu oublié pendant une soixantaine d’années (de
sa mort en 1923 aux années quatre vingt) ; il est pourtant l’objet depuis une
décennie d’un large regain critique qu’alimente la réédition libre de tout droit
de ses œuvres.
Julien Viaud alias Pierre Loti est né en 1850 à Rochefort, le port militaire
créé par Colbert, devenu par la suite une des sous-préfectures de la CharenteMaritime ; c’est également de cette ville qu’est originaire Alain Quella-Villéger.
Cette même ascendance crée plus que des liens : un partage d’identité ainsi
que des complicités aussi nombreuses que souterraines. Alain Quella-Villéger
enseigne l’histoire contemporaine à l’Université de Poitiers. Situant ses problématiques au confluent de l’histoire et de la littérature, cet universitaire a animé
successivement la Revue Pierre Loti, puis Les carnets de l’exotisme. Il a présenté sa première biographie consacrée à Pierre Loti en 1986, sous le titre
Pierre Loti l’incompris et a ainsi initié une réhabilitation de l’homme comme
de l’œuvre. En 1996, il a publié une anthologie de récits consacrés à la
Polynésie chez l’éditeur Omnibus, intitulée Polynésie, archipel du rêve, grâce
à laquelle des textes complets et épuisés (J. Dorsenne, E. Sue, A. T’Sertstevens
etc.) furent à nouveau disponibles.
Alain Quella-Villéger nous offre aujourd’hui une biographie de Pierre
Loti, sous-titrée opportunément, en ces temps de mondialisation, le pèlerin
de la planète. Cette édition est totalement refondue et surtout augmentée
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
d’une masse énorme de documents, études et témoignages qui font de ce livre
de 525 pages une somme impressionnante qui fera date.
L’auteur utilise un matériau considérable : des citations puisées dans les
récits de Loti (roman et journal intime) et d’innombrables sources extérieures
(lettres, articles et archives) qui confirment ou nuancent les points de vue
lotiens. La vie est pistée, les détails les plus précis sont légion ; quant à la bibliographie qui s’égrène au fil des chapitres, elle donne à cet ouvrage une impression d’exhaustivité que l’on retrouvait déjà dans la biographie de Victor
Segalen écrite par Gilles Manceron.
Le séjour en Océanie (à Rapa Nui d’abord) de Julien Viaud en 1872 ainsi
que le roman «Le mariage de Loti» (1879) sont largement évoqués et minutieusement décrits. Loti s’y fait reporter-ethnologue, cherche une descendance
éventuelle de son frère aîné Gustave, fréquente la cour de la reine Pomare IV
et fait escale aux îles Marquises. Il écrit également son journal intime et dessine. C’est aussi à Tahiti que le surnom qui lui sera attribué : «Roti» deviendra
son pseudonyme d’écrivain, «Loti». Le mariage de Loti est au centre de la littérature océanienne : d’une part il formule un type accompli de roman dramatique exotico-colonial et d’autre part ce livre a eu et a encore un impact énorme
qui a longtemps semblé étouffer les autres voix provenant de Polynésie. On le
voit, certaines équivoques ou dualités propres à l’œuvre demandent encore à
être levées. Elles relèvent peut-être moins de Loti que de ce qui le dépasse, c’est
à dire le mythe tahitien et ses avatars nombreux. L’œuvre, en effet, a davantage
été lue par rapport à une représentation positive
qu’avait l’Europe de l’Océanie que pour ce qu’elle
énonçait et soulignait réellement de la réalité polynésienne.
Mais Loti c’est aussi une carrière controversé de
marin à travers le globe, une famille officielle et une
deuxième, basque celle-là et cachée, des amitiés mondaines (Juliette Adam, l’actrice Sarah-Bernhardt...),
des engagements littéraires (contre la doctrine naturaliste d’Emile Zola, ce qui lui vaut une élection à
l’Académie française à l’âge de quarante-deux ans
seulement) et politiques (turcophile dans la question
des Balkans). Loti c’est également une maison de
l’imaginaire lotien à Rochefort qu’on ne peut pas ne pas visiter en se rendant
en Charente, Loti c’est encore un personnage excentrique, baroque, attachant,
agaçant surtout, narcissique à l’extrême, toujours mal avec lui-même, angoissé
et morbide, qui aime se travestir, qui donne des fêtes magiques dans sa demeure rochefortaise, qui a passé sa vie à créer sa légende, comme si l’homme par
ses frasques, cherchait à masquer un peu l’œuvre, abondante certes, mais très
inégale et parfois légère sur le plan littéraire.
129
Il y a toutefois une modernité de Loti : son cosmopolitisme peut annoncer
le métissage culturel contemporain, l’aspect «hippy dandy» suscite une écriture
du désir, comme l’a bien mentionné Roland Barthes, ses voyages ne guérissent
pas les blessures intérieures, un sentiment de fin d’époque associé à une critique du colonialisme et beaucoup d’ambivalence vis à vis de la présence européenne outre-mer façonnent une philosophie relativiste teintée dans son
expression de nostalgie parfois de désenchantement.
Cette biographie est un plaidoyer en faveur de Julien Viaud ou si l’on préfère une «défense et illustration» de Pierre Loti. L’attachement que partagent
et Loti et Quella-Villéger pour ce plat pays charentais, qui vit aussi naître et partir jusqu’en Océanie au XIX° siècle les frères Lesson, chirurgiens de la marine
et le célèbre avocat Auguste Goupil, cet attachement géographique, historique
et littéraire anime et rythme chaque page de cet ouvrage.
Daniel Margueron
Les Carnets de l’exotisme n° 21, Retour à Segalen,
Le Torii éditions 1998, B.P. 93, 86003 Poitiers Cedex.
Le vingt et unième et dernier numéro - du moins sous sa forme actuelle des Carnets de l’exotisme est consacré à Victor Segalen, comme si cet écrivain
majeur, méconnu et inclassable ne pouvait que clore une aventure éditoriale et
témoigner d’un passage vers l’inconnu. Cette revue, fondée par Alain QuellaVilléger en 1990 a contribué au renouvellement de la perception de l’exotisme au cours de cette décennie.
Ce numéro contient quatre articles. Dans le premier
Exotisme et connaissance l’auteur cherche à élaborer la
théorie de la connaissance chez Segalen, en s’appuyant sur
sa recherche si féconde de l’exotisme. La deuxième contribution de Jacques Bardin intitulé Loti et Segalen, ou l’illusion de la différence reprend une problématique souvent
traitée, parce qu’elle parait évidente (suggérée même par
Segalen) et commode intellectuellement. Citation : «...De
l’académicien au médecin les différences sont moins significatives que les ressemblances ; parce que l’Autre et le Moi, le Double et le
Même, la Différence et l’Identité sont au cœur de leurs œuvres, échangeant
leurs rôles dans la mise en scène de l’exotisme.» Robert Stanley compare
(encore une fois !) les écrits de Loti et Segalen à propos de la Cité interdite de
Pékin. Quant au dernier article, il aborde une question récurrente chez les
marins ayant fréquenté l’extrême Orient à savoir l’usage de l’opium et de ses
effets sur la personnalité.
Daniel Margueron
130
Hommage à Henri Lavondès
L’ethnologue Henri Lavondès ne s’est pas réveillé d’une intervention chirurgicale délicate fin juillet 1998. Professeur émérite à l’Université de Paris X
Nanterre, il connaissait bien la Polynésie pour y avoir vécu et travaillé. Ses travaux, sur la littérature orale marquisienne, sont encore en grande partie inédits.
Ses dernières activités professionnelles ont été pour lui une source de joie et de
satisfaction puisqu’elles étaient tout entières consacrées à la Polynésie - m’a écrit son
épouse Anne Lavondès - : la participation au jury d’habilitation d’Eric Conte et un
article sur Segalen pour les Cahiers de l’Herne. Un écrivain qu’il aimait lire et relire.
Le scientifique Henri Lavondès reconnaissait en Segalen la capacité à comprendre poétiquement la civilisation polynésienne. Il convient de relire le texte
très éclairant qu’il écrivit pour l’un des premiers colloques (Regard, espaces,
signes en 1978) consacrés à Segalen, conférence intitulée Tahiti au fond de soi,
reprise dans le B.S.E.O. n°208 en septembre 1979. Jean Scemla, spécialiste luimême de Segalen, rend compte ici de ce Cahier de l’Herne exceptionnel et rend
ainsi hommage à Henri Lavondès.
Daniel Margueron
Revue Les Cahiers de L’Herne, numéro consacré à Victor Segalen,
octobre 1998, éditions 41 rue de Verneuil 75007 Paris,
HENRI LAVONDES, SEGALEN ET LES MARQUISES
Bonne nouvelle pour les Océanistes. La dernière livraison des Cahiers de
l’Herne consacrée à l’écrivain Victor Segalen contient un article posthume de
l’ethnologue Henri Lavondès (1926-1998).
Il y a une vingtaine d’années, Henri Lavondès avait déjà fait une intervention
remarquée au colloque sur Segalen organisé au musée Guimet, à Paris, en 1978.
Le texte de sa contribution, publié dans Regards, Espaces, Signes (l’Asiathèque,
1979), avait eu d’autant plus d’importance que son auteur y donnait sa caution
d’homme de sciences aux travaux littéraires de Segalen sur la Polynésie. Malgré
certaines erreurs pardonnables compte tenu de l’état des connaissances à
l’époque de Segalen, Les Immémoriaux, disait en substance Henri Lavondès,
restent le meilleur moyen d’approcher l’ancienne culture maohie.
Cependant, une œuvre polynésienne de Segalen demeurait inédite. Il
s’agissait du Maître-du-Jouir, un texte que Segalen conçut comme une suite aux
Immémoriaux et dont il eut l’idée au cours de la rédaction de Voix mortes :
musique maorie (1907). Il le commença dans l’enthousiasme en mars 1907, le
reprit en juin 1910, mais il ne réussit jamais à le terminer. Pourtant, on sait qu’il
garda avec lui le manuscrit jusqu’en 1916, date à laquelle il y renonça définitivement lorsqu’il comprit qu’il ne retournerait plus jamais en Polynésie où il
voulait aller finir son texte afin de «(clore) ce que (il avait) à dire sur la pénible
expérience civilisatrice qu’ont subis ces nobles et fiers pays «.
Quelques extraits du Maître-du-Jouir ont été publiés dans Regards,
Espaces, Signes et certains analystes de l’œuvre de Segalen, comme Henri
Bouillier (Victor Segalen, Mercure de France, rééd. 1996), Gilles Manceron
(Segalen, J.-C. Lattès, 1988), Marc Gonthard (Victor Segalen, une esthétique de
la différence, L’Harmattan, 1990), Marie Ollier-Dollé (l’Ecrit des dits perdus,
L’invention des origines dans les Immémoriaux de Victor Segalen, L’Harmattan,
1997), notamment, qui ont eu accès au manuscrit, en ont déjà donné quelques
commentaires. Mais depuis la publication des œuvres complètes de Segalen
dans la collection Bouquins (édition établie par Henri Bouillier, Robert Laffont,
1995), chacun peut désormais se faire son idée du projet d’œuvre. Pour Henri
Lavondès, on va le voir, la lecture du Maître-du-Jouir est un prétexte. Elle lui
fournit l’occasion «d’évoquer», à travers son expérience personnelle «ce que
sont réellement devenus ces Immémoriaux près d’un siècle plus tard (après leur
rédaction par Segalen)».
Lavondès donne rapidement son point de vue sur le Maître-du-Jouir. Il
n’est pas favorable. Bien sûr, il s’agit d’un «texte complexe» qui «mériterait
mieux que ces quelques indications rapides», mais demeurant «singulièrement
inachevé», et aussi «très étrange et à bien des égards décevant», dit-il. La première erreur commise par Segalen est, selon lui, d’imaginer une renaissance du
peuple maohi due non à un Polynésien, mais «à un Gauguin transfiguré». La
deuxième est la construction d’une religion hybride où dieux de l’Inde védique
et dieux polynésiens sont jumelés. Enfin et surtout, dit Lavondès : «Il y a ces
quelques traits fortement négatifs, à mes yeux, de l’utopie de Segalen : cette
exaltation de l’aryanisme, cette horreur du métissage, ce rejet des faibles et des
inaptes hors de la communauté, ce mépris de la femme, ce culte du chef quasi
divinisé. Idées qui, assez répandues au début du xxème siècle, préfigurent
132
N° 279 / 280 • Décembre 98 / Mars 99
certaines de celles qui, véhiculées par les propos d’un autre peintre, trouveront
quelques décennies plus tard le funeste retentissement que l’on sait dans une
partie de l’Europe». C’est pourquoi «ni sur le plan du réel, ni sur le plan de
l’imaginaire, les visions prophétiques ou utopiques de Segalen ne se sont avérées» et c’est, enfin, pourquoi Lavondès propose, pour conclure, ce qu’il a luimême constaté du destin actuel des Immémoriaux.
«Comme Paofai et Terii, héros des Immémoriaux, j’ai connu la Polynésie à
deux périodes séparées par un intervalle de vingt ans d’absence ininterrompue». Son premier séjour dure treize ans (1963-1976), dont deux aux Marquises.
Le second n’excède pas sept mois, passés à l’île de Ua Pou aux Marquises. Or,
s’il a connu «maints développements» lors des treize
années de son premier séjour, «rien ne (le) préparait aux
chocs que (lui) causa l’ampleur des transformations
durant les vingt ans de (son) absence».
«Les retombées de l’implantation du CEP n’ont
certainement pas été toutes mortifères (si tant est qu’il
en eut de telles). Elles ont eu pour contrecoup un développement économique prodigieux dont les images
m’ont assailli lors des premiers jours ayant suivi mon
arrivée en 1996. La piste d’atterrissage de l’altiport ! La
formidable digue coupant la baie ! Le quai en eau profonde où viennent s’amarrer les caboteurs ! La Centrale électrique qui alimente
toute l’île ! La télévision et le téléphone dans quasiment tous les foyers ! La
multiplication des véhicules, environ deux cents, me dit-on». Il note encore le
développement du commerce, de l’enseignement avec deux établissements
d’enseignement secondaire, le versement d’allocations familiales, la présence
d’un médecin permanent, l’amélioration de l’état sanitaire, etc...
Mais sa plus grande surprise concerne la culture : «La source de tout c’est
le changement dans l’attitude des Marquisiens à l’égard de leur propre passé».
D’après ses renseignements, c’est la participation d’un groupe de 80 personnes
venues des îles Marquises au IVème festival des arts et de la culture du
Pacifique, à Tahiti en 1985, qui fut décisive, ainsi que la création par Toti de l’association culturelle Motu Haka. Grâce à ce leader extrêmement actif, un travail
de collecte d’informations fut entrepris auprès des vieillards qui conservaient
quelques bribes de savoirs anciens concernant les affaires de terres, les danses
et les tatouages.
C’est aussi sous la direction de Toti, associé à Tina Klima que la troupe de
danses des Marquises obtint son succès à Papeete auprès des Tahitiens et
devant les caméras du monde entier, au point de soutenir à son avantage la
comparaison avec les autres délégations. «Il a résulté de ceci un complet renversement des positions : alors que dans le passé les Tahitiens regardaient avec
133
condescendance tout ce qui était marquisien comme une sorte de Polynésianité
où puiser de nouveaux moyens d’affirmer leur identité. Ceci est particulièrement sensible en ce qui concerne le tatouage».
A ses yeux, le renouveau du tatouage qu’il constate au cours de sa petite
enquête «n’est pas une simple mode mais s’inscrit dans une continuité culturelle et «acculturationelle» précise». (...) D’un point de vue général on remarquera les dimensions physiques de ce ressourcement culturel ; ce qui est très
caractéristique d’un certain ethos polynésien. Ce ne sont pas les pages d’un
livre que l’on se fixe dans la tête, mais des mouvements, des rythmes de danse
que l’on fait pénétrer dans ses muscles, des motifs que l’on inscrit de manière
indélébile dans sa peau». Cependant, la signification des motifs tatoués
deviendrait peu à peu une préoccupation des Marquisiens, plusieurs d’entre
eux s’étant ouverts auprès de lui de cette question. «Des motifs sans les mots.
Telle est l’aporie qu’ils ressentent», conclue-t-il.
Quant au reste de l’important Cahier de l’Herne proposé par Marie Dollé
et Christian Doumet, on citera seulement ici l’article du Dr Dominique Mabin
qui croit pouvoir affirmer que Segalen n’est pas décédé de mort naturelle dans
la forêt de Buelgoat mais ce serait suicidé. Le texte est argumenté solidement.
Annie Joly-Segalen, la fille de l’écrivain tente d’y répondre dans un dossier intitulé «Moments ultimes».
Jean-Jo Scemla
Remerciements
Nous remercions Christian Durocher qui a bien voulu mettre à la disposition de la
Société le cliché de la couverture de ce Bulletin.
Le tableau “Femmes et cheval blanc” a été peint en 1903 à Atuona par paul Gauguin
et se trouve à Boston au Muséum of Fine Arts.
134
M GR T EPANO J AUSSEN
DICTIONNAIRE
DE LA
LA
DE
LANGUE TAHITIENNE
TAHITIENNE
LANGUE
SOCIÉTÉ
DES
ETUDES OCÉANIENNES
M G R I.-R. D O R D I L L O N
GRAMMAIRE
ET
DICTIONNAIRE
DE LA LANGUE
DES ILES MARQUISES
1904
SOCIÉTÉ
DES
ETUDES OCÉANIENNES
TAHITI
1 9 9 9
Publié avec le concours du Ministère de la Culture de la Polynésie française
PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres
En vente au siège de la Société,
aux Archives Territoriales.
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Mémoires de Marau Taaroa,
par Takau Pomare
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
3.000 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
ISSN 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 279-280