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N° 278 - OCTOBRE 1998
Bulletin de la
Société
des Etudes
Océaniennes
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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 278 - OCTOBRE 1998
Sommaire
Daniel Margueron
Polars dans les îles des Mers du Sud
p. 2
Jean-Marc Regnault
L'échec d'une traduction politique du gaullisme dans
le Pacifique français après la Seconde Guerre mondiale
(1ère partie)
p. 35
Robert Hervé
Les disparus du naufrage du Nino Bixio (17/8/1942)
p. 52
Francisco Mellen Blanco
Le Journal de Maximo Rodriguez et ses exemplaires
p. 54
Vie de la Société des Etudes océaniennes :
* P.V. de la réunion d'Assemblée générale triennale
du vendredi 22 mai 1998
* Liste des périodiques reçus par la Société
p. 74
p. 77
Publications de la Société des Etudes océaniennes
p. 80
Chant des Ariioïs
•Liste des publications de la B.S.E.O
p.112
Polars
dans les îles des Mers du Sud
Etude sur le roman policier et d'espionnage
à Tahiti
Parmi la très nombreuse production littéraire consacrée par les
Européens à la Polynésie depuis la fin du XVIII° siècle1, il se trouve, à
partir de l'entre-deux guerres, un certain nombre de récits appartenant
à la typologie des romans policiers2 (ou assimilés) et d'espionnage3. On
peut aisément distinguer deux périodes dans la production de ces récits
qui correspondent à deux sources successives d'inspiration. D'abord, à
partir des romans de Georges Simenon jusqu'à l'aube des années
soixante, où dominent des thèmes sociaux et politiques, puis toute la
production inspirée de la présence du C.E.P4. Tahiti devient du fait des
circonstances historiques et par sa proximité géographique des sites
nucléaires, une héroïne célébrée par cette littérature particulière, cette
paralittérature peuvent estimer ceux qui ne lui reconnaissent qu'un
médiocre prestige culturel.
Qu'apportent ces romans policiers et d'espionnage à cette littératu5
re consacrée à la Polynésie ? En quoi s'insèrent-ils dans sa tradition, la
modifient-ils au contraire ? Offrent-ils de la Polynésie française une
représentation nouvelle ? Echappent-ils à l'exotisme ambiant ? C'est à ces
multiples questions que cette étude, qui réunit pour la première fois ce
corpus, estimé à une vingtaine d'ouvrages, prétend apporter quelque
éclairage.
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N O T E S
1 2531 références distinctes (1849 dans la section voyage, 682 dans la section littérature) sont
recensées dans la Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française qui est maintenant trentenaire (P. O'Reilly et E. Reitmann, Société des Océanistes, Paris 1967).
2 Le roman policier est apparu au cours du XIX° siècle dans la littérature anglo-saxonne (A.
Feuerbach - Description de crimes étranges en 1828, E. Poe - Le double assassinat de la rue
Morgue 1841, A. Conan Doyle inventeur de Sherlock Holmes, etc.) ; au XX° siècle on distinguera l'énigme à l'anglaise (Agatha Christie et le roman-problème avec Hercule Poirot) et le roman
noir américain (Raymond Chandler) qui dévoile les bas-fonds, les truands et toutes les misères
sociales. Le roman policier ne sera reconnu comme genre littéraire majeur qu'après que des
écrivains comme les frères Goncourt eurent vu dans cette littérature, monomaniaque et mathématique, l'amorce de la littérature du XX° siècle. Le roman policier apparaît comme le reflet
inversé du roman réaliste. De plus en plus codifié (R. Caillois), il a une structure narrative particulière, conserve le sens de l'intrigue et la volonté de raconter une histoire, bien que des
formes parodiques et éclatées voient le jour progressivement. Le Français Gaston Leroux crée,
au début du XX° siècle, le héros Rouletabille, un enquêteur reporter qui risque sa vie s'il ne
dévoile pas, grâce à une puissante rationalité, les fils des intrigues. Pour Georges Simenon
(1903-1989) le roman à énigmes s'identifie à un reportage dont l'un des intérêts repose sur
l'atmosphère que le récit cherche à recréer.
C'est la Série noire, créée en 1945 qui a américanisé le roman policier français. On évoquera
désormais le roman noir dont l'apogée se situe dans les années soixante-dix avec de nombreuses collections (Fleuve noir, Super noire, Spécial Police...), et des tirages importants. Le
roman noir français contient une part de critique sociale (L. Malet, J. Amila) parfois de révolte
contre la société moderne qui écrase l'individu. Né de la désillusion engendrée par l'après-guerre, il manie la dérision et renvoie à une vision pessimiste de l'homme et des institutions. Ses
caractéristiques typologiques sont la criminalité, la violence, la marginalité, en un mot le malaise. Le roman noir délaisse l'analyse psychologique au profit de la psychologie du comportement où le geste exprime l'intention du personnage. Le but de la fiction du roman policier - écrit
M. G. Dantec - n'est pas de donner un aperçu "réaliste" de la prétendue "réalité", mais au
contraire d'ouvrir la conscience aux trucages et aux mensonges dont elle est formée.
3Le roman d'espionnage naît également au cours du XIX° siècle, il apparaît avec la guerre
secrète et se déploie, à la différence du précédent, dans un cadre international ; toutefois c'est
la guerre froide (1945-1990) qui a assuré le succès de ce genre fortement manichéen (lutte du
bien contre le mal). Il s'est donné pour fonction de défendre les pays de
l'Ouest et leurs valeurs contre la menace communiste. Un espion doit
déjouer un complot qui met en péril l'existence de la planète ou du
monde occidental. Ses recherches l'entraînent de guet-apens en évasions jusqu'à la victoire finale, aidé en cela par quelques femmes
pulpeuses qui disparaissent aussitôt. (Josée Dupuy). Cette définition
ne convient d'ailleurs pas à tous les romans d'espionnage car beaucoup recherchent la diversité, voire l'originalité. En Polynésie le
roman d'espionnage défend la politique française contre toute
entreprise de "déstabilisation" ou de "subversion". Il consacre
implicitement l'ordre établi, comme si celui-ci était légitime,
moral et immuable.
4C.E.P. : Centre d'Expérimentation du Pacifique.
5Pour avoir une vision d'ensemble de cette production littéraire, se reporter à notre ouvrage Tahiti dans toute sa littérature,
l'Harmattan, Paris 1989, ou celui de Jean-Jo Scemla le
Voyage en Polynésie, éditions Robert Laffont, Paris 1994.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Le monde de Georges Simenon
Charlotte et Joseph6, dans Long cours,7 fuient la France à la suite
d'un assassinat commis par Charlotte. Après deux étapes en Equateur
puis en Colombie, le couple débarque à Tahiti. Ces jeunes gens deviennent gérants d'un cercle franco-anglais de Papeete. Charlotte y mène
grande vie, délaisse peu à peu son mari et son fils. Joseph tuberculeux
voit sa santé décliner, attrape une pleurésie, et meurt veillé par une jeune
Tahitienne dévouée, Tita, tandis que son épouse, rejointe par son passé,
traquée, s'enfuit vers l'Australie avec un nouvel amant.
Oscar Donadieu se rend à Tahiti où il compte s'établir comme
Touriste de bananes c'est à dire en homme nature voulant rompre avec
la civilisation. Il poursuit un rêve, l'idéal d'une autre humanité ; il mène
son expérience de retour à la nature, puis retourne insensiblement vers
Papeete au moment où l'on juge le meurtrier de l'officier d'un paquebot
qui a tué par jalousie amoureuse. Il découvre le petit monde colonial de
Papeete, les influences pernicieuses, la corruption, les mœurs débridées, l'indifférence des Polynésiens face aux enjeux auxquels ils ne
s'identifient pas et surtout un procès truqué qui le révolte tant, intérieurement, qu'il décide de se donner la mort dans un hôtel miteux. Le
séjour en Polynésie lui a décillé les yeux sur l'humanité.
Retrouver à Tahiti le fils naturel de Joe Hill, un riche magnat anglais
du cinéma récemment décédé, pour lui annoncer son héritage et le
ramener en Europe, tel est le scénario du roman Le Passager clandestin.
Le problème c'est que la démarche, espérée comme fort lucrative, est
menée concurremment par deux personnes Owen, un major anglais de
60 ans qui voyage dans une cabine de luxe et Lotte, une jeune entraîneuse
de bar, que l'absence d'argent oblige à être une passagère clandestine à
6 Certains des livres évoqués étant d'accès difficile, un résumé de l'intrigue est proposé qui
permettra d'apprécier l'éventail de l'imaginaire déployé.
7 Georges Simenon voyage en Océanie au cours de l'année 1935 en tant que correspondant de
presse ; il réside à Tahiti dans le district de Punaauia où il donne de grandes fêtes. Trois romans
d'inspiration polynésienne naîtront à la suite de ce séjour : Long cours (1935), Touriste de
bananes (1936) et le Passager clandestin (1947).
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bord du navire l'Aramis. Elle fut un temps la maîtresse du jeune homme
recherché à Tahiti. Le lecteur apprend que ce fils, René Maréchal, au
moment où débarquent les deux "enquêteurs", est en voyage dans les
îles et qu'il vient d'épouser une Polynésienne, la fille d'un pasteur de
Tairapu. L'héritier recherché, accueilli à son retour des îles, ne souhaite
nullement prendre possession de cette fortune et renonce surtout à rentrer en Europe, tandis que le major Owen, qui n'était au départ qu'en
mission à Tahiti, décide d'y rester pour s'y s'encanaquer...
Les romans de Simenon ayant pour cadre Tahiti ne relèvent pas
stricto sensu du genre policier, ce sont surtout des romans de la destinée, parfois des romans d'initiation : on s'intéresse peu aux crimes ou
aux morts énigmatiques, on y recherche moins un assassin - on l'a identifié dès le début du roman ou bien sa découverte n'a aucune importance dans le récit - qu'une expérience ou qu'un sens à la vie. C'est une
quête, une recherche de soi, de l'homme livré dans sa nudité, c'est aussi
un pas vers l'autre, rencontré avec plus ou moins de bonheur. Où est la
faille ? s'interroge Mougins dans le Passager clandestin lorsqu'il voit
les Européens, souhaitant venir vivre en Océanie, descendre invariablement émerveillés des paquebots. La faille de l'Occidental qui abandonne
son pays, sous prétexte que la vraie vie est ailleurs.8
Chez Simenon, Tahiti est un lieu où l'on fuit et où bien souvent l'on
meurt, c'est une escale en forme de piège. Les illusions de paradis s'y
écroulent, puisque la distance n'abolit ni les conflits ni la pesanteur du
quotidien, ni les drames de la vie. Les hommes blancs tuent, meurent,
vivent traqués, prisonniers de leur passé, y agonisent ou perdent leurs
idéaux. La comédie humaine aussi se joue ici sur un fond de domination
coloniale, de mépris, de personnages immoraux, où un ensemble de
parodies tient lieu de modèle à l'existence. Le procès de Lagre dans
Touriste de bananes est aussi celui de la vahiné, celui du désir plus fort
que la morale, celui aussi où l'objet d'un désir se croit le sujet du désir
d'autrui. Et pourtant tout n'est que jeu et facétie. L'île est un labyrinthe :
un héros comme Donadieu finit par y trouver sa vérité, elle le conduit à
8 Titre du livre de Jean-Michel Belorgey, éditions J. Cl. Lattès, Paris 1989.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
la mort, comme le petit télégraphiste du Passager clandestin.
L'atmosphère de veulerie voluptueuse qui règne à Tahiti, retient
les Blancs qui ne peuvent néanmoins se soustraire à leur misérable
destinée.
L'intérêt documentaire des romans de Simenon est réel parce qu'il
avait un regard averti sur les hommes, les lieux et l'atmosphère qui se
dégage de leur intime confrontation. Simenon savait aussi que les bars,
les dancings qu'il aimait à fréquenter, et dont ses œuvres sont remplies,
regorgeaient d'êtres intéressés et immoraux qui forment pourtant un
raccourci de l'humanité.
L'après-guerre
Un commerçant chinois, un poste de T.S.F. acheté en Allemagne
puis acheminé clandestinement jusqu'à Raiatea, une vamp asiatique et
une organisation qui cherche à atteindre la sécurité des bases françaises dans le Pacifique, telles sont les premières informations qui parviennent à Paris au siège du 2° bureau. Le service des renseignements
va immédiatement envoyer à Tahiti un agent parlant anglais et chinois
afin d'enquêter sur place et de démanteler le réseau. Ce roman, Moya,
le premier récit d'espionnage consacré à Tahiti est écrit au lendemain de
la guerre (1946) par Pierre Navarre9. Derrière ce roman se profile la
crainte que nourrissent les Européens de voir le Pacifique peu à peu
envahi par les Chinois10. Moya met à jour une organisation internationale
la salamandre d'Asie qui cherche à organiser l'immigration chinoise
dans le Pacifique, à contrôler le commerce régional, puis peu à peu à
jouer un rôle politique à la mesure de sa puissance économique. C'est
la relation amoureuse, sincère autant que pathétique, entre l'agent français, qui se fait passer pour un professeur d'anglais en séjour touristique
en Océanie et l'esclave chinoise du puissant Hou Ping Linn, Moya, alias
Mme Lee dont la fonction est d'être l'agent de son protecteur, c'est cette
9 Pierre Navarre, pseudonyme de Pierre Fontaine, romancier colonial.
10 Ce thème est récurrent dans les récits de voyage et romans à partir du début du XX° siècle
(cf. P. Gauguin, A. Gerbault, Titayna, A. T'Serstevens etc.).
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N° 278 • Octobre 1998
relation qui permet au capitaine français X... de mettre à jour le système,
patiemment construit. Et c'est en pénétrant le milieu des Chinois victimes des agissements de Hou Ping Linn que l'enquêteur parvient à faire
chuter ce parrain si particulier.
L'agent secret Géo Paquet surnommé Le Gorille, chef de mission
des services spéciaux français, arrive à point nommé dans le Pacifique
et en Océanie française en particulier. A. L. Dominique11 intitule en 1956
Le Gorille dans le cocotier, un épisode des actions de cet agent typiquement français.
Les caboteurs qui naviguent à travers le Pacifique transportent des
passagers, du fret ordinaire, mais ils se livrent souvent à de la contrebande, à divers trafics illicites : migrations humaines clandestines,
alcool, armes contre nacres ou perles etc. Géo Paquet met à jour les
activités secrètes d'un Chinois, nommé Konangkien, qui a investi une île
des Tuamotu en vue d'en faire un centre d'expansion insurrectionnelle
afin de libérer certaines colonies, françaises ou non d'ailleurs. Le Gorille
qui s'est aventuré jusqu'aux antipodes, se met sans rechigner au service
11 Antoine L. Dominique, pseudonyme de Dominique Ponchardier, né en 1917, devient pendant
la guerre officier de marine, chef du réseau de renseignement et d'action Sosie et homme de
choc dans la Résistance. Compagnon de la Libération, il est "barbouze" au service d'ordre du
RPF puis dans la lutte contre l'OAS (ce fut un proche collaborateur de Jacques Foccart). De
1954 à 1961 il crée quarante et une aventures dans la série du Gorille. Ces récits relèvent
davantage de l'enquête socio-ethnologique que du roman noir. Je n'ai pas trouvé de trace d'un
séjour de Ponchardier en Polynésie ; la publication de son roman coïncide pourtant avec l'année du premier voyage du général de Gaulle à Papeete, en 1956.
En 1961, De Gaulle le nomme ambassadeur en Bolivie puis Haut-Commissaire à Djibouti. Il
reprend après cette parenthèse diplomatique une activité littéraire soit sous son véritable nom
(La mort du Condor) soit sous son pseudonyme (Tête de fer).
Dans ses mémoires (Le Général en mai, Fayard 1998), Jacques Foccart rapporte que
Dominique Ponchardier aurait souhaité devenir gouverneur de la Polynésie au départ de Jean
Sicurani en 1968. J. Foccart défend la candidature de Ponchardier auprès du général de Gaulle :
C'est un garçon solide et un gaulliste affirme-t-il. La réponse du chef de l'Etat est surprenante :
Oui, mais à condition qu'il n'aille pas courir avec les danseuses et avoir des aventures (allusion
explicite à un précédent gouverneur, gaulliste, qui avait défrayé la chronique locale par la multiplicité de ses conquêtes). Et le général de conclure : Il faut me trouver quelqu'un qui n'ait pas
d'aventures, qui ne couche pas avec les danseuses ou avec ses boys, vous voyez ce que je veux
dire, quelqu'un qui ne nous fasse pas d'histoires. C'est finalement Pierre Angeli qui sera
nommé en 1969.
Dominique Ponchardier meurt le 17 avril 1986. Le Gorille, nom de son héros, aura laissé son
nom aux gardes du corps affectés à la protection des personnalités.
7
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
de l'Etat français, qui réussit à mobiliser une petite armada pour venir
à bout de cet intrus œuvrant dans les calmes îles de l'empire colonial
français.
Tahiti, c'est la Corse du Pacifique déclare un policier à la suite du
meurtre incompréhensible commis contre Berthier, un Français de passage dans les îles. En toile de fond de ce roman de J. B. Cayeux12, daté
de 1960, Enfer au paradis sont traitées l'ascension économique des
Chinois et la question de l'indépendance.
Le monde, séparé en deux blocs antagonistes depuis la fin du
deuxième conflit mondial, vit en situation de guerre froide qui se traduit
par un développement effréné des moyens militaires de destruction. Une
fusée intercontinentale soviétique13 lancée au cours de manœuvres militaires, se perd dans le Pacifique et tombe dans les eaux tahitiennes. Quel
sera le service secret (américain, français ou russe) qui la récupérera ?
Les Soviétiques cherchent par Chinois de Polynésie interposés (en raison
d'une solidarité supposée avec la Chine communiste) à reprendre possession de l'engin. La France envoie des agents, la C.I.A. recrute également sur place. Ce petit monde, composé des trois ethnies présentes sur
le Territoire, s'espionne et s'entretue sans vergogne alors que les autorités administratives comme policières de l'île ignorent tout de la lutte
secrète qui se déroule. La France parviendra, on s'en doute, à récupérer
le magot, une carcasse en fer d'un poids de 15 kilogrammes environ.
La fin des années cinquante est préoccupée par la question de la
décolonisation, mais surtout par les développements de la vilaine guerre
d'Algérie. Les chefs du renseignement français craignent que des "agitateurs" du F.L.N. algérien se répandent dans les territoires français du
Pacifique et que, selon la fameuse stratégie des dominos, peu à peu se
12 Jean-Baptiste Cayeux crée le personnage de l'Agent spécial, un roman d'espionnage qui
satisfait le "goût américain" des lecteurs du Fleuve noir.
13 L'océan Pacifique, du fait de ses dimensions énormes et de son faible peuplement, a servi
aux grandes puissances d'espace d'expérimentation de nombreux missiles. L'île de Kwajalein,
par exemple, dans les îles Marshall a été utilisée comme base par les Américains jusqu'au
début des années soixante (voir l'article de Georges Madarasz dans la Dépêche de Tahiti du 24
mai 1998)
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désagrège le fragile édifice de l'Union française. Quatre agents sont ainsi
chargés de faire un voyage en bateau à Tahiti avec une double mission :
débusquer et contrer les envoyés du F.L.N. et réduire sur place l'agitation
anti-française. Telle est l'intrigue annoncée du roman d'Henri Vignes14 :
On complote... même à Tahiti. D'activistes algériens, on n'en trouvera
point, par contre le lecteur découvrira que la subversion était préparée
par un milliardaire suisse, Durey, qui pour "sauver Tahiti" (de la modernité, des Chinois, de la tutelle française, bref pour sauver le mythe) organisait et finançait la sécession. Il envisageait après l'indépendance de se
faire nommer citoyen d'honneur et bienfaiteur du pays nouvellement
créé. Le racisme anti-chinois qu'il professe entraînera une lutte sans
merci entre les deux ethnies qui verra le triomphe des Asiatiques et l'assassinat de "l'imposteur". La stratégie pour prendre le pouvoir à Tahiti
consistait à fomenter des troubles sociaux à Makatea (l'île industrielle
des phosphates) afin de dégarnir la capitale des forces de l'ordre. A
cette époque les milieux français de Tahiti voient dans le leader tahitien
Pouvana'a un nationaliste enragé et ses partisans une bande de gueulards excités. Sans commentaire.
Les romans policiers de l'après-guerre abordent donc deux problèmes locaux et une question d'importance mondiale. Les problèmes
dont le retentissement est local sont la question chinoise (en d'autre
mots l'inquiétude manifestée par l'accroissement de la population chinoise à Tahiti) et l'indépendance (vécue sur le mode de la crainte). Les
romans policiers ne sont pas les seuls à traiter ces thèmes de la vie :
récits de voyage et romans les signalent pour les premiers depuis le
début du siècle, pour les seconds de manière plus récente
(T'Serstevens).
Et c'est dans le roman Enfer au paradis que la réalité géopolitique
moderne est abordée. Tahiti cesse d'être le lieu de nulle part pour devenir un espace maritime entre les grandes puissances qui y essaient leurs
14 Je n'ai trouvé aucune information sur l'auteur Henri Vignes, qui ne semble pas avoir eu une
intense carrière d'écrivain de romans d'espionnage. Toutefois l'auteur connaît bien Tahiti et les
problématiques traditionnelles qui s'y rattachent ; il pourrait être ainsi un fonctionnaire, un temps
en service en Océanie. Le roman est bien écrit, les lieux et les situations perçus fidèlement.
9
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
armes de plus en plus sophistiquées. Pour elles, le Pacifique n'a pas
encore d'existence autonome reconnue ; il est un immense no man's
land où depuis la fin de la deuxième guerre mondiale Anglais et
Américains réalisent leurs essais atomiques ou expérimentent leurs
missiles.
On n'est pas très loin, chronologiquement parlant, d'une Polynésie
française "accueillant" à son tour des sites nucléaires.
La génération C.E.P.
Le Centre d'Expérimentation du Pacifique (C.E.P.) est créé le 1° janvier 1963 ; la première bombe française du Pacifique, au doux nom
céleste d'Aldébaran, explose au-dessus de Moruroa le 2 juillet 1966. 41
tirs aériens auront lieu jusqu'en 1975, puis 165 tirs souterrains. Le dernier essai se déroule le 27 janvier 1996 sous le lagon de Fangataufa.
Après cette date, les bases commencent à être démantelées.
La chute du communisme qui a changé la donne géostratégique
mondiale - même dans le Pacifique, région apparemment oubliée des
conflits de la guerre froide -, date des années 1989-1990. En trente ans,
une série de romans policiers et surtout d'espionnage, une quinzaine à
notre connaissance, vont se nourrir de questions politiques, internationales ou de la présence des bases et sites nucléaires français dans le
Pacifique que sont Tahiti, Hao, Moruroa et Fangataufa.
Les aventures d'un imaginaire composite...
C'est Yvan Audouard15 qui ouvre le ban ; il envoie son héros le
Vertueux (un braqueur de la côte d'Azur) passer des vacances à Tahiti
en famille. Nous sommes en 1965 ; s'il y a, bien présent, un Tahiti de
bringue, de boites de nuit, de sexe et de bar, il y a surtout en toile de
15 Yvan Audouard est surtout connu comme écrivain-conteur provençal et journaliste au Canard Enchaîné. Né à Saïgon de parents provençaux, il a choisi Arles
comme ville de résidence. Il a publié plus de quatre-vingt livres dans les genres les
plus divers, réalisé une vingtaine de films ainsi que des émissions de radio et de télévision. Le Vertueux est une série écrite dans les années soixante. L'humour, l'irrespect et le non-conformisme sont présents constamment au fil des pages.
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fond une bombe qui se prépare, des espions russes et américains actifs
et des services de renseignement sur le qui-vive. L'atmosphère à Tahiti
est plutôt tendue, mais l'intrigue va se nouer autour de l'inattendu et
double enlèvement d'un ministre de la République venu sur place se
rendre compte de l'avancement des travaux. Le Vertueux le retrouvera,
sauvera ainsi l'Etat français du ridicule et le traditionnel défilé du 14
juillet pourra avoir lieu. C'est une farce burlesque au ton libre, une
vision cynique, voire iconoclaste du Tahiti en état de bouleversement au
début de l'ère CEP, qui ne respecte pas les conventions admises : l'humour, l'ironie, la dérision sont instillés à chaque page.
Avec Pierre Nord16 on accède, en 1966, à un genre qui se prend très
au sérieux. L'action du roman Nuages atomiques sur Tahiti se déroule
entre la création du CEP et l'explosion de la première bombe. Tahiti est
truffé de services de renseignements civils et militaires, d'espions et de
contre-espions. Une véritable paranoïa se développe auprès des responsables
de la sécurité des tirs ; tout homme devient virtuellement l'ennemi de l'autre, les identités sont mouvantes et les fonctions des individus polymorphes. La méfiance est partout, les barbouzes aussi. Tout
citoyen susceptible d'être hostile aux essais nucléaires devient naturellement antifrançais.
Qui a intérêt à empêcher voire à saboter l'explosion de la première
bombe atomique française ? Telle est la problématique du roman.
Successivement sont évoqués des hommes et des Etats. D'abord des
nationalistes tahitiens infiltrés par le narrateur de l'aventure, une "moustache" c'est à dire un agent double français. Puis la Russie, les ÉtatsUnis, l'Angleterre, la Chine et le reste du monde, les roquets de l'ONU
16 Pierre Nord, né le 15 avril 1900 à Cateau (Nord), pseudonyme d'André Brouillard,
est un militaire de carrière (Saint-Cyr) qui s'est illustré dès la première guerre mondiale. Spécialisé dans le Deuxième Bureau, il devient l'un des responsables de
l'Armée secrète lors du conflit de 1939-1945. En 1946 il quitte l'armée et se reconvertit dans le roman d'espionnage dont il fait figure de vétéran. Il rend le roman d'espionnage autonome des romans populaire et d'aventure et donne à ses intrigues la
rigueur d'une enquête policière. L'espionnage ne relève pas de l'aventure romantique
mais de la mission. Ses romans (une soixantaine) collent à l'événement qui se produit. Pierre Nord meurt en 1985.
11
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
qui aboient contre la force atomique française ! L'exposé des motifs
permet ainsi d'assister à un cours de géopolitique du début des années
soixante.
En réalité ce roman fonctionne entre seuls Français et au sein d'une
même famille. Deux histoires sont menées de front : une saga familiale
faite d'amours déçus, de mariages avortés et de relations conflictuelles,
l'autre au cœur de l'intrigue où l'on apprendra finalement que celui qui
veut saboter la bombe est celui-là même qui la met au point : le chef de
la branche française d'une internationale humanitariste ! Voilà l'atomiste antinucléaire neutralisé quelques heures avant que n'arrive l'ordre
de tir donné à bord du navire De Grasse.
La rivalité historique, légendaire même, entre la France et
l'Angleterre s'est déplacée aux XVIII° et XIX° siècles dans le Pacifique
par navigateurs et missionnaires interposés. Frédéric Dard17 imagine en
1967 que cet antagonisme porte maintenant sur la question des essais
nucléaires. Pour continuer ses essais atomiques sans provoquer de
troubles en Polynésie, la France a jeté son dévolu sur une île du
Pacifique qui fait partie de l'archipel des Malotrus. Un des rares
archipels océaniens n'appartenant pas à une grande puissance...
gouvernée par la reine Kelbobaba.
Les deux puissances européennes désignées souhaitent négocier
des droits avec la souveraine. Une lutte diplomatique s'engage donc
entre les deux Etats, jusqu'au moment où apparaît en embuscade la
Chine qui fomente une révolution pour s'approprier l'archipel et instaurer une république. Une contre-révolution ourdie par Bérurier rétablit
la reine, qui, finalement abdique, non sans nommer son sauveur français ministre des Affaires étrangères ; la partie est dorénavant entendue :
la France gagne et l'Angleterre est tenue de se retirer, battue. Le contrat
17 Cet auteur est né à Jallieu (Isère) en 1921. Il débute à Lyon comme journaliste. Les premiers
San Antonio (1949) imitaient les traductions de Peter Cheney parues à la Série noire. Peu à peu
F. Dard a créé le style unique San Antonio qui raconte ses propres aventures, secondé par son
adjoint Bérurier. L'invention verbale peut paraître parfois plus intéressante que l'intrigue ellemême. Il publie sous son propre nom ou sous les pseudonymes suivants : Kaput, Reiner puis
Raner etc. San Antonio est un phénomène littéraire, linguistique voire sociologique sur lequel
se penchent gravement critiques et d'universitaires (R. Escarpit). En effet les romans sont à la
fois typiquement commerciaux et d'une grande facture littéraire.
12
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peut être signé, à l'ambassade de Malotrue à Paris, un certain 29
juin (!). La France va poursuivre ses fameux essais nucléaires sur l'île
de Tanfédonpa qui forcent l'appréhension de certaines peuplades
primitives et des députés de la majorité.
Le style San Antonio est toujours présent : humour, exagérations,
esprit de dérision, jeux de mots, paronymie, verve rabelaisienne, calembours, figures de l'analogie etc. C'est un récit burlesque et parodique
des romans de mœurs et d'aventures (exotiques).
On m'avait envoyé à Tahiti, écrit Jean Meckert, pour ramener des
cartes postales de cocotiers et de vahinés et j'ai découvert là-bas un
peuple sans droits, pris en main par des militaires. A son retour, il
écrit un livre sans concession, intitulé la Vierge et le Taureau qui parut
en 197118.
18 L'histoire de ce livre, les anecdotes dramatiques qui entourent la publication comme la diffusion de ce roman policier méritent d'être rapportées. C'est Jean Theureau, professeur d'anglais au lycée de Raïatea qui me demanda en 1990 si je connaissais ce livre dont il n'avait entrevu jadis que l'annonce de la publication.
Jean Meckert naît en 1910 d'un père aux idées anarchistes ; sans doute fut-il fusillé en 1917
comme déserteur. Il passe sa jeunesse en orphelinat puis en usine à Ménilmontant, avant d'occuper de nombreux emplois. Pendant la guerre il s'engage dans la Résistance, dans le maquis
de l'Yonne. Son premier livre, envoyé à R. Queneau sort en 1942, il est intitulé Les Coups.
Après la guerre Marcel Duhamel, créateur de la Série noire, lui demande d'écrire des romans
noirs à la française. Il prend pour pseudonyme John Amila (John Amilanar "Ami l'anar", les
noms à consonances américaines étaient appréciés à l'époque) qui deviendra rapidement Jean
Amila. Il est profondément marqué par Hiroshima : le monde entier est à la merci d'une caste
qui peut disposer de la vie de milliards d'hommes. C'est ce qui est arrivé à notre génération.
C'est ça notre malheur. C'est contre ça que j'essaie de me battre, même en écrivant des romans
noirs". Sa production romanesque - environ 35 titres - s'étale de 1942 à 1985, alternativement
sous l'un ou l'autre nom. Cet écrivain "réfractaire", anarchiste de conviction est mort dans sa
propriété de Seine-et-Marne le 7 mars 1995, sans avoir jamais eu le succès que son talent lui
permettait d'espérer. Ecrire, déclare-t-il au journal Révolution en 1984, c'est revendiquer une
place pour l'homme dans l'univers, c'est revenir sur l'histoire pour l'éclairer et lui donner un
sens. Moi je suis une étincelle.
Mais revenons à Tahiti. L'auteur s'y rend, en rapporte un roman publié en 1971 aux Presses de
la Cité et intitulé La Vierge et le Taureau. Jean Meckert y dénonce la présence colonialiste française en Polynésie.
Il raconte lui-même : On travaillait sur un scénario avec Cayatte. C'était la mode des James
Bond et on avait décidé de faire un film d'espionnage situé à Tahiti... Je suis allé là-bas avec un
contrat des Presses de la Cité. Sur place, pas mal de choses m'ont déplu : la légion, les militaires, les fonctionnaires qui se servaient des Polynésiens comme de bêtes de somme. Le
roman laissait entendre tout ça. Il y eut des réactions, des coups de fil anonymes, des menaces.
Et puis un soir on m'a agressé. Je me suis retrouvé à l'hôpital Tanon. Coma de quinze heures.
Quand j'ai refait surface, j'étais devenu épileptique et amnésique. Après l'agression dont j'ai été
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
victime (qu'il imputait au S.A.C. gaulliste), je dormais douze à quinze heures par jour. Le reste
du temps j'étais hébété par le gardénal...
Ce livre, les témoignages recueillis par mes soins concordent, n'a jamais été mis en vente dans
les librairies de Papeete. C'est l'époque où, fréquemment, les policiers des Renseignements
généraux empêchaient la libre distribution de livres qui leur paraissaient pouvoir nuire aux intérêts bien compris de la politique française à Tahiti. Mais plus grave ce roman disparut rapidement du catalogue des Presses de la Cité. Et il est aujourd'hui quasiment impossible à trouver.
Des personnes dignes de foi affirment que le livre aurait été mystérieusement racheté après
avoir été retiré des librairies. Des pressions ont certainement conduit l'éditeur à se dessaisir
des stocks ou à les pilonner. Interrogé par mes soins, l'éditeur m'a assuré ne plus avoir d'archives de cette époque... Mes recherches au ministère de l'Intérieur ne m'ont pas encore permis de percer le mystère. Ce qui est sûr, c'est que le film envisagé avec Cayatte ne verra jamais
le jour.
Les libraires métropolitains spécialisés dans le roman policier connaissent vaguement l'histoire
troublante de ce livre et savent qu'il est particulièrement rare. Je l'ai trouvé, pour ma part, après
plusieurs années de méticuleuses recherches, dans une librairie du village breton de Bécherel,
pour une somme dérisoire.
J'avais pu auparavant avoir accès à ce roman grâce au fils de l'écrivain, Laurent Meckert, qui
me l'avait confié quelque temps et que je tiens à remercier. La revue Magazine littéraire a publié
en 1983 un dossier consacré à vingt ans de littérature policière dans lequel il est fait mention
à plusieurs reprises de Jean Amila, en tant qu'auteur vivant dont l'œuvre a marqué, mais sans
jamais mentionner ni le roman La vierge et le taureau ni le nom de Jean Meckert.
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N° 278 • Octobre 1998
C'est sans doute le roman le plus corrosif et le plus radical de cette
littérature, la charge acide la plus violente non seulement contre l'armée, mais contre le système militaro-policier mis en place pour contrôler les habitants de la Polynésie : toute l'île est truffée de policiers et
d'indicateurs qui sont ici les tontons macoutes d'un pouvoir dépendant directement de l'Elysée et du ministère de la Défense, c'est à
dire incontrôlables.
Passons sur les jeux pervers que se livrent les services de renseignements, passons également sur une relation amoureuse entre un Français
ex-touriste de bananes, un paumé reconverti dans l'art gauguinesque et
manipulé par un agent de la CIA et une star américaine, venue tourner
un film au scénario idiot à Tahiti (celui sans doute que projetait de réaliser André Cayatte et Jean Meckert, avant que ce dernier ne vienne jusqu'en Polynésie). Passons encore sur l'idée que l'armée pourrait s'investir dans des armes bactériologiques et même les essayer...
Une rumeur, qui va s'amplifiant tout au long du roman, répétée avec
insistance une bonne douzaine de fois, une rumeur donc colportée,
amplifiée, se répand, elle évoque de sombres histoires de pirogues
errantes sur le grand océan, avec à bord des cadavres plus ou moins
momifiés, aux yeux mangés par les pétrels et la poitrine percée par
les balles des mitrailleuses. La provenance des balles ne posait pas de
problème. Il s'agissait certainement des anges gardiens du Centre
Atomique français qui expérimentait ses molles bombes... Avant
chaque essai on procédait à un nettoyage rapide et efficace. Tant pis
pour les fautifs qui erraient dans la zone interdite ! Légende-ragot ne
semblant pas reposer sur des faits précis... Il s'agissait d'une cryptopropagande formulée à Pago-Pago19 contre les essais français et les
pirogues fantômes ne sortaient pas du domaine des images, s'empresse de préciser le narrateur qui, en affirmant puis en démentant,
sème le doute. Pourtant, dangereuse et subversive même, cette rumeur
ou cette mystification, qui se nourrit du secret dont s'entourent l'armée
et le CEP, va entraîner une enquête et une rapide série de liquidations
physiques, notamment celle, à bord d'une pirogue, du personnage
19 Capitale des Samoa américaines.
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central du livre, Honoré, qui disparaît de façon analogue à la rumeur qui
faisait état de ces massacres. Comme pour lui donner tout le crédit qui
lui manquait... Notre civilisation tirerait-elle une jouissance dans la
contemplation de la mort qu'elle provoque ? Quant aux deux seuls personnages, inquiets par la tournure que prend l'aventure humaine,
Norton et Mackensie, ils sont étrangers et n'ont aucune emprise sur la
société ; il reste à leur disposition le langage, celui de la dénonciation,
un discours éthique et une vague espérance en de meilleurs lendemains.
"La France a décidé de mettre un terme jusqu'à nouvel ordre à
la campagne de tirs et d'essais en haute atmosphère du Pacifique.
Cette décision... est prise dans un but de conciliation et sera sans
doute appréciée par le Japon et de nombreux pays d'Amérique du
sud..." Comment en est-on arrivé à ce résultat incroyable ? Claude Rank20
raconte en 1972 par le menu dans Force "M" à Tahiti la mise en place
d'une stratégie qui a contraint l'Etat à surseoir, quelques mois durant, à
son implacable logique militaire. L'auteur imagine que se trouve réalisée
la collusion des intérêts hostiles à la force de frappe française.
Une série d'attentats perpétrés au cours d'une nuit bleue, plonge
Tahiti dans un climat d'insécurité. Tous les services de sécurité officiels
et officieux mènent l'enquête, parfois dans une cacophonie affligeante.
Le puzzle se compose peu à peu : le Pérou mène la danse en dépêchant
sur place des terroristes ; les autonomistes polynésiens profitent du
désordre pour radicaliser leur lutte, organiser des manifestations de
rue21 et accentuer le racisme antifrançais ; un groupe de Chinois locaux
revendicatifs finance et aide en sous-main les poseurs de bombes ; les
Australiens alliés aux Américains cherchent à faire du Pacifique-sud la
plaque tournante du tourisme de l'an 2000 ; et la cerise sur le gâteau,
20 Claude Rank est le fils d'un gouverneur colonial. Il n'a aucun passé d'espion ; c'est à la
demande de son éditeur qu'il s'est mis à écrire des romans d'espionnage et il se plaît à rappeler
qu'il va chercher sur place les réalités socio-géopolitiques qu'il décrit. Il s'est fait connaître par
la série "Force M". Le héros, l'agent français Prince, "dévide de roman en roman un fil conducteur traditionnel. Les tenants et les aboutissants des agissements politiques paraissent échapper à toute norme humaine et nous assistons à une sorte de titanesque combat entre des entités extra-terrestres qui auraient nom : Etat, guerre, intérêts économiques, révolution etc." (Le
Magazine littéraire n° 78, juillet-août 1973). Il est quelque peu desservi par une écriture qui
manque de style.
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quelques grands industriels français qui, pour préserver leurs contrats
commerciaux en Amérique du sud, souhaitent voir Paris abandonner ses
essais nucléaires dans le Pacifique. Les vrais responsables de cet imbroglio, estiment de leur côté les policiers du renseignement, ce sont les
hauts fonctionnaires français qui bloquent toute évolution locale et n'ont
jamais su ou voulu comprendre la Polynésie.
Enlever la fille d'un célèbre savant anglais travaillant depuis peu à
Moruroa pour le compte de la France afin d'obtenir des secrets militaires, telle est l'intrigue imaginée par Pierre Nemours22 dans le Général
contre le samouraï (1974). Qui peut avoir fait disparaître la belle Jill
Doames alors qu'elle séjournait incognito à l'hôtel Maeva Beach23 ?
Tahitiens, Français, étrangers, l'île fourmille d'opposants, déclare
immédiatement la police. C'est d'abord une organisation pacifiste24 Peace
on Earth (Paix sur la terre) à direction anglo-américano-australo-néozélandaise, hostile aux essais nucléaires qui a manoeuvré les opérations
à Tahiti. Ce groupe veut exercer un chantage certes, mais surtout faire
21 Dans ce roman, l'auteur rapporte un incident, évoqué déjà sous une forme voisine dans le
roman de Jean Meckert, incident que les leaders politiques exploitent et qui se serait passé vers
l'atoll de Tureia : Les meneurs racontent que nous aurions planqué des atomisés et qu'ils ont
été soit enterrés clandestinement, soit transportés secrètement en France. Complot d'intox,
répond un policier. Cette information est reprise, souligne le narrateur du roman, par la presse
néo-zélandaise.
Cette rumeur, qui fonde, on l'a vu, le roman La vierge et le taureau, montre que les romanciers
se lisent les uns les autres, ou bien qu'ils s'appuient sur les mêmes canaux d'information : Tu
veux des documents sur l'espionnage ? demande un personnage. César sortit une demi-douzaine de bouquins, réputés plus sérieux parce qu'écrits par des agents désaffectés pour améliorer leur retraite de colonels ou de correspondants (Meckert p. 89). Les révélations faites par
le Nouvel Observateur dans son numéro 1735 du 5 février 1998, à partir d'une consultation
d'archives de l'armée, sur les dangers réels encourus par les populations des îles proches de
Moruroa, accréditent, a posteriori, les hypothèses et affirmations contenues dans certains
romans policiers. Certains écrivains étaient donc bien renseignés.
22 Pierre Nemours, pseudonyme de Pierre Guillemot, était journaliste et responsable d'agence
de presse. Il a donc beaucoup voyagé à travers le monde.
23 L'enlèvement d'un savant en possession de microfilms importants pour l'armée, dans ce
même hôtel de la côte ouest de Tahiti, constitue la trame du roman d'espionnage pour enfants
Mission spéciale à Tahiti (voir bibliographie).
24 Peu de romans mentionnent ou utilisent dans leur scénario les campagnes antinucléaires
(Un bateau nommé Liberté, Greenpeace, le Fri etc.) qui furent très nombreuses durant l'ère CEP.
Une allusion est faite dans Coplan aux trousses de la fugitive (1994) lorsqu'une agent du
contre-espionnage français rappelle qu'elle a eu pour mission dans un passé récent d'infiltrer
l'association Greenpeace.
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connaître sa lutte par médias interposés. La composition de cette association et son caractère éthico-religieux rappelle celle du bataillon de la
paix (197325). L'aventure serait presque sympathique, un tantinet boyscout, quand une puissante organisation japonaise Oda Nobunaga (du
nom d'un samouraï et chef de guerre), ayant infiltré l'O.N.G., apparaît,
enlève une nouvelle fois la jeune fille, exécute les pacifistes, témoins
devenus gênants et affiche ses prétentions : échanger des secrets militaires détenus par le savant Doames contre la libération de sa propre
fille. Après bien des péripéties et des actes de violence, la libération
rocambolesque de la jeune fille interviendra dans le port fidjien de Suva,
non sans créer un incident diplomatique entre la France et cet état insulaire indépendant, longtemps considéré comme le fer de lance de la
contestation de la présence française dans le Pacifique.
C'est parce qu'un avion transportant des diamants entre l'Australie
et les États-Unis s'est abîmé contre une montagne de l'île de Moorea,
que le roman policier Si tu t'en vas à Tahiti (1976) de M. G. Braun26
se déroule en Polynésie. Le couple Sam et Sally cherche, douze ans après
les faits, à repérer l'endroit de l'accident et si possible l'épave de l'avion
afin de trouver les pierres précieuses qui n'ont pas manqué de se disperser. Mais d'autres chercheurs, appâtés par le gain, sont également
sur la piste, les règlements de compte sont nombreux et la police n'est
pas la mieux informée des tenants et aboutissants de cette affaire. Dans
la brousse de Moorea, au moment où Sam allait être tué à bout portant
par un concurrent, il s'est "réfugié derrière une pierre dressée. C'était
un ahu, un autel de l'ancienne religion des îles, ce qui restait d'un
marae, dédié à Hiro, le dieu des voleurs, très en faveur aux îles sous
le vent." La mythologie polynésienne a ainsi sauvé ce personnage mitruand mi-Robin des bois.
25 Le Bataillon de la Paix, éditions Buchet-Chastel 1974. L'Association des Français contre la
Bombe comprenait notamment : le R.P. Charles Avril, le général Jacques de la Bolladière, le
député socialiste Charles Josselin, le député polynésien Francis Sanford, l'abbé Jean Toulat,
l'écologiste Brice Lalonde, le pasteur Georges Richard-Molard et le journaliste et homme politique J.J. Servan-Schreiber.
26 M. G. Braun est le pseudonyme de Maurice-Gabriel Brault.
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Il n'y a pas vie plus belle, plus sereine et plus confortable que celle
de gendarme sur l'île imaginaire de Rakivae dans l'archipel de la
Société. Une population calme et sans histoire, des paysages magnifiques
et une jolie autant que consciencieuse et dévouée institutrice polynésienne Hina Vaipori permettent au gendarme célibataire Jean-Marie Bastide
de ne pas trop regretter sa Dordogne natale. Puis vient la mort du
Chinois Ah Ki, mort qui ne paraît anodine et naturelle qu'à la population.
Comment et pourquoi a-t-on assassiné, lors d'une pêche sur le lagon, ce
commerçant sans histoire, un Chinois de la plus véritable tradition,
dur en affaire mais excellent chef de famille ? Sa mort tragique seraitelle une vengeance de Hiro ? C'est à la résolution de cette énigme que
nous invite à nouveau Pierre Nemours dans Mort d'un Chinois (1976).
Comme toujours le désordre vient d'au-delà du récif et les îles ne
sont que le théâtre d'une pièce tragique inventée et jouée ailleurs. Un
Canadien qui se fait passer pour un peintre bourguignon, vient se cacher
à Rakivae après un hold-up commis en Amérique. Mais le vieux Chinois
qui reçoit des coupures de presse des States a vent de l'affaire et reconnaît le fuyard qu'il fait chanter financièrement jusqu'au jour où le faux
peintre profite d'une sortie de pêche du Chinois pour maquiller en accident un assassinat. Le vieux Chinois était également membre d'une
société secrète, qui se manifeste par un lotus noir, organisation infiltrée
par la mafia américaine.
19
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
La couverture reproduit une quadrichromie représentant l'eau turquoise et transparente d'un lagon. Au premier plan au bord d'une plage
de sable blanc corallien se trouve un speed boat sur le pont duquel se
prélasse au soleil une jeune femme blonde et nue ; derrière elle enfin,
un homme vêtu d'un maillot de bain et d'un T-shirt s'apprête à monter
sur l'esquif. Le titre du roman Le bastion du Pacifique 27 est inscrit au
bas de la photographie, en lettres noires. On se croirait assurément sur
un atoll de Polynésie, en réalité la scène se passe aux Philippines dans
une des innombrables îles de l'archipel. La totalité du roman publié en
1978 se déroule à Manille, mais le sujet est bien tahitien. Les services de
renseignements français (le S.D.E.C.E. à l'époque) ont appris que deux
Tahitiens, appartenant à une organisation antifrançaise qui a introduit le
terrorisme à Papeete, en vue d'obtenir l'indépendance du Territoire, se
trouvent à Manille. Il s'agit de les retrouver et de les neutraliser. Qui se
trouve derrière ce mouvement séditieux ? Cuba et la Russie, bien sûr. Les
Tahitiens sont embringués dans un centre de formation révolutionnaire. On leur apprend à tuer, à pratiquer des hold-up et à préparer
une guérilla urbaine. Il s'agit d'installer en Polynésie une dictature
marxiste. Il ne sera d'ailleurs jamais fait allusion dans ce roman à la
bombe française, la question abordée n'est que politique. Le roman
s'appuie sur divers incidents tragiques qui se sont effectivement déroulés
dans les années soixante-dix (vol de munitions, attentat à la poste de
Papeete, assassinat d'un Français), à partir desquels l'auteur construit
une intrigue dont le système organisationnel et théorique (marxisme)
dépasse les acteurs de ces pitoyables événements.
27 Paul Kenny est le pseudonyme de Gaston Vandenpanhuyse et de Jean Libert (nés en 1913 en
Belgique) des amis d'enfance fort différents de tempérament, mais complémentaires, qui ont
signé ensemble plus de 100 romans depuis 1953. Le héros Francis Coplan, un surhomme possédant toutes les capacités du traditionnel héros invincible, est au service du SDECE français depuis
le début des années cinquante. C'est un adepte de la bonne cause. Les auteurs se félicitent euxmêmes du sérieux de leur documentation, d'une intrigue "en béton", et de leur volonté d'instruire
le lecteur. Mon héros - déclare Paul Kenny - n'est pas un tueur, le caractère humain domine en lui,
ce qui fait que les femmes représentent 60 % des lecteurs (Lui, janvier 1967). Tous les pays où
se déroulent les romans ont été visités. Partout le travail est le même : photos, notes diverses,
plans des villes, repérages. L'écriture est très rudimentaire : c'est Coplan qui donne du sang et de
la chair au roman, non le style. Ils ont vendu plus de 100 millions de volumes des aventures de
Coplan. Dès 1956, le cinéma s'est emparé des aventures de Coplan (Henri Vidal comme acteur
principal). A propos de Paul Kenny, Jean Libert écrit : C'est le rêve de deux adolescents qui s'est
réalisé, et concernant le héros : Coplan incarne le chevalier des temps modernes.
20
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L'île de Fakarapa aux Tuamotu subit une invasion anormale de
moustiques, véritable fléau menaçant la santé des habitants, ce qui décide le médecin Teiva Verdon, un demi-tahitien, à se rendre au secours de
la population. Ainsi commence le roman allégorique Les nuées d'Anaa
(1995) écrit par le journaliste Lucien Maillard28. Ne croyant pas à l'explication théologique fournie par le pasteur de l'île, ce médecin va se
muer en enquêteur perspicace et, d'observations en hypothèses, des
Tuamotu à la Papouasie et à l'Australie, il découvre peu à peu ce qui
pourrait devenir un fléau des temps nouveaux, à savoir le chantage biologique, fomenté par une mafia criminelle internationale - époque de
mondialisation oblige - se répandant dans de nombreux pays à la suite
de la chute du communisme. Cette mafia spécule dans l'immobilier et
cherche à déposséder chaque pays de ses richesses. Plus prosaïquement, il s'agit ici d'un mafieux italien qui, pour s'emparer en totalité
d'une île dont il veut expulser les Polynésiens, a fait répandre des larves
de moustiques biologiquement renforcées.
Le message d'espoir est délivré à la dernière page du roman : Les
nuées d'Anaa ne signifieront plus la peur de l'autre, de l'étranger, la
peur superstitieuse de l'inconnu mais la confiance en cette providence qui a toujours veillé sur l'île. L'ère de la guerre froide et de la
menace atomique est bien terminée, désormais l'humanité voit poindre
de nouveaux risques et autant de défis à relever. L'utopie de la fin de
l'histoire relève du mythe. Les grandes peurs de l'humanité demeurent,
seules changent les formes par lesquelles elles sont représentées.
28 Né en 1947, ce journaliste lettré vint à Tahiti en 1983 diriger une radio pro-gouvernementale
avant de devenir le rédacteur en chef du quotidien les Nouvelles de Tahiti, propriété alors d'un
commerçant chinois fortuné, dont Lucien Maillard fit quelques mois durant un journal violent
d'opposition à la majorité tahoeraa huiraatira de Gaston Flosse. Il rentra en France en 1988. Il
est également l'auteur d'une biographie consacrée à Alain Gerbault (1993), écrite en collaboration avec Emmanuel Deschamps.
21
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Patrick Pécherot29 dédie son roman Tiurai 30 (1996) à Jean Amila,
pseudonyme de Jean Meckert, l'auteur du livre La vierge et le taureau.
Il nomme également le narrateur-personnage de son roman Thomas
Mecker. La filiation est donc évidente. La suite le prouve.
Ce roman, un pavé dans la mare ou dans le marécage, écrit le
journaliste Georges Madarasz, dénonce la collusion existant à Tahiti
entre la presse, les milieux d'affaires, l'armée et la police, objectivement
unis pour maintenir dans le calme le pays sous la chape de plomb des
essais nucléaires. Mensonges, désinformation, dissimulations et manipulations diverses sont le lot quotidien de la vie à Tahiti, île noyée sous
l'argent, les affaires politico-financières et le soleil.
Pendant les fêtes du 14 juillet, un Polynésien exhibe une banderole
portant l'inscription Tahiti libre, non à la bombe, il est immédiatement
exécuté par l'armée ; une mutinerie éclate, elle est violemment réprimée, puis le directeur de la prison est assassiné ; la presse désigne a
priori des coupables, des évadés ; Nestor meurt d'un cancer ; un accident dans un puits de Moruroa fait un mort ; les malades de l'hôpital territorial Mamao sont évacués à Paris au Val de Grâce ; une émeute ravage
Papeete, le directeur du principal journal est retrouvé mort le long de la
plage du Taaone etc. Les 160 pages du roman se lisent à coups d'incessants rebondissements de ce type.
Finalement dans cette intrigue il y a imbrication entre une affaire de
mœurs totalement privée mais qui touche des personnalités connues de
Tahiti, un puissant malaise dû au système militaro-politico-social local et
un policier des Renseignements généraux qui tire les ficelles de la comédie tahitienne. Thomas, le narrateur-journaliste au quotidien "Les
Nouvelles-Dépêches" (!) s'aventure au-delà du rideau de fleurs, au-delà
des soirées exotiques et de bienfaisance et donne à voir aussi la pauvreté,
la délinquance, le mal-être et l'alcoolisme des années fastes du CEP.
29 Patrick Pécherot est né en 1953 dans la région parisienne. Il fréquente les milieux libertaires
et pacifistes. Il exerce les fonctions de responsable syndical à la Sécurité sociale française. Il
écrit son premier roman en 1995 au moment de la reprise des essais nucléaires.
30 Mot qui signifie juillet en tahitien. Le récit mi-roman, mi-journal s'étend du 10 juillet au 10
août, période traditionnelle des fêtes du tiurai, rebaptisé depuis l'autonomie de la Polynésie le
Heiva.
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Voyance sous les tropiques 31 se déroule dans l'île de Moorea ; le
roman met en scène quelques personnalités en vue de la communauté
française et souligne surtout les relations conflictuelles que les popaa
expatriés entretiennent entre eux. Le docteur Mazière est retrouvé mort
sur son ponton. L'héroïne du roman, Laura, mène moins une enquête au
sens policier du terme qu'une étude de mœurs, qu'aiguise son sens de
la voyance. Finalement le coupable est découvert ; c'est un Polynésien
qui, par cet acte, règle un double conflit : d'une part une vengeance qui
fait suite, longtemps après, au décès de sa fille que le médecin Mazière
n'avait pu sauver, d'autre part une différence culturelle devenue intolérable et vécue comme indépassable. La violence sublime les deux
malaises évoqués et sert ainsi d'exutoire.
Le conflit entre la préservation de la culture polynésienne et la
modernisation des îles par le biais du tourisme est abordé dans le
roman Une partie de jeu de l'oie.32 Mais l'auteur cherche surtout à faire
apparaître que l'argent qui s'investit dans le tourisme peut provenir de
milieux mafieux qui s'enrichissent au moyen de diverses activités délictueuses. Ces groupes se nourrissent également du crime et s'appuient
sur la corruption de fonctionnaires ainsi que d'hommes politiques. Le
tourisme permet ainsi de reconvertir de l'argent sale.
Le roman se déroule pour partie en France, pour partie sur l'île de
Heimiti, île-cible choisie pour implanter une unité hôtelière. Les réactions à ce projet ne manquent pas. Il y a ceux qui protègent et défendent
la tradition, le calme et la sérénité de l'île (le popaa amoureux de la
Polynésie et le Polynésien fier de sa culture), de l'autre on trouve ceux
qui veulent faire évoluer le milieu insulaire, en introduisant le travail
31 L'auteur, Chantal Kerdilès, vit depuis 1982 en Polynésie où elle a publié Chiens d'atoll, un
recueil de nouvelles vécues et Itinéraire polynésien, un récit autobiographique. Voyance sous
les tropiques (1997) est son premier ouvrage de fiction et le premier thriller polynésien, de plus
imprimé localement.
32 L'auteur, Christian Serres, né en 1947 à St-Affrique dans l'Aveyron travaille à l'Aérospatiale
à Toulouse. Une partie de jeu de l'oie est son deuxième roman après Tiki (1994) ; il puise son
inspiration en Polynésie par amour et respect pour ce pays et sa culture. Il voyage souvent en
Polynésie notamment aux îles Australes. Il tient à demeurer un auteur-éditeur afin de s'affranchir des impératifs économiques et commerciaux et garder la paternité de ses livres.
(Correspondance privée).
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salarié et la circulation monétaire (le gouvernement local, des investisseurs qui utilisent des relais sur l'île ainsi que le charme féminin pour
convaincre la population). Cette fiction insulaire est encadrée par une
histoire criminelle qui commence avec la mort suspecte d'un veilleur de
nuit dans la banlieue parisienne et se termine avec l'assassinat du promoteur d'Heimiti, une fois que son système mafieux a été mis en lumière
par un policier intègre.
Une littérature entre fiction,
témoignages et faux-semblants
Quel crédit accorder à ces romans ? Ne sont-ils que des élucubrations, des divagations fantasmatiques d'écrivains en mal d'aventures à
suspens ou révèlent-ils des faits de société, un univers caché aux
citoyens ? Quant aux romans inspirés par la bombe atomique exprimentils les craintes, voire les angoisses d'une puissance qui cherche quel
qu'en soit le prix à neutraliser toute opposition aux essais nucléaires en
cours33 ?
En épigramme de son roman, Yvan Audouard prend les précautions
d'usage en indiquant : naturellement les personnages officiels évoqués dans cette histoire sont purement imaginaires, mais il précise
d'emblée, non sans cynisme : heureusement pour le lecteur car les
vrais sont beaucoup plus tristes, je le sais. Je suis allé à Tahiti.
Pierre Nord précise qu'il tire généralement l'inspiration de ses
romans dans la lecture attentive des journaux. Il raconte pourtant,
qu'étant en train d'écrire son roman Nuages atomiques sur Tahiti, il
écoutait le journal télévisé de 13 h le jeudi 23 septembre 1965, lorsqu'il
entendit l'information suivante : Une bombe a éclaté à Mururoa. Elle a
fait trois morts, un Français et deux Polynésiens. Et il s'écrie : Mais
c'est mon bouquin ! Il acheta le lendemain tous les journaux et ne trou33 Cf. Le Monde du lundi 31 janvier 1993 l'article intitulé : Dans les années soixante, des avions
américains U2 ont espionné la préparation par la France de ses tirs nucléaires en Polynésie ;
voir aussi le livre de Peter Wright, Spy Catcher, éditions Robert Laffont, Paris 1987.
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va nulle part l'information34 et conclut : Ce silence même me fit penser
que j'étais non seulement dans le réel, mais sur quelque chose qui
avait une certaine importance. Pierre Nord touche ici un problème de
fond : d'une part les sujets abordés comme l'espionnage ne sont traités
dans la presse qu'épisodiquement, lorsqu'une affaire éclate ou qu'un
journaliste d'investigation publie un ouvrage de révélations, elles-mêmes
sujettes à caution, compte tenu du secret dont cette question sensible est
entourée, d'autre part l'armée a toujours cherché à contrôler l'information concernant ses essais nucléaires dans le Pacifique, politique largement facilitée par l'éloignement des sites de la métropole et par la grande indifférence des Français à la chose atomique.
Claude Rank pour sa part, comme s'il voulait justifier l'incrédulité
dont son roman pourrait faire l'objet, écrit l'instructif épilogue suivant :
Bien des Tahitiens et des responsables métropolitains ne partageront
pas le point de vue des personnes de ce roman. Et il prévient : Qu'ils
se gargarisent en cela d'espoir et d'avenir en rose en se disant que ce
qu'ils viennent de lire est surtout et avant tout une fiction.
Qu'aucune des situations n'est réelle, pas plus qu'un seul des acteurs
mis en scène, que tout ceci est affabulation, toute ressemblance
étant fortuite et involontaire, noms propres et géographiques compris. Enfin il donne le fin mot de son message : Ces faits garantis, probants, déclarés leur donnant alors bonne conscience et leur permettant, je le leur souhaite, de retrouver leur tranquillité d'esprit. Le
roman permet ainsi de tirer profit de son statut de fiction pour y dire la
vérité, à laquelle peu de lecteurs-citoyens veulent souscrire.
Pierre Nemours avertit son lecteur en exergue de son roman Mort
d'un Chinois : S'il vous arrive de mettre la main sur une carte de la
Polynésie française, ne cherchez pas Rakivae, dans l'archipel de la
Société. Pourtant je vous jure qu'il existe une douzaine de petits
paradis rigoureusement semblables. Le nom de l'île est à consonance
polynésienne et les descriptions annoncent un exotisme traditionnel.
L'île de Rakivae renferme, à elle seule, l'imaginaire de toutes les îles des
mers du Sud.
34 Le rappel de cet événement se trouve dans : B. et M.T. Danielsson, Notre bombe coloniale,
page 161, L'Harmattan, Paris 1993.
25
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Chantal Kerdilès tient également à préciser que si le jeune Kevin
Lee porte un patronyme très répandu dans la communauté chinoise
de Tahiti, c'est paradoxalement pourrait-on dire pour que l'anonymat
n'en soit que mieux préservé. Ce raisonnement consiste à présenter un
personnage comme un type humain, caractéristique d'un ancrage façonné dans le temps et l'espace.
Jean Meckert enfin, n'écrit-il pas à l'intention de son lecteur, lorsque
son héros prend avant de s'endormir un roman policier afin de hâter l'arrivée du sommeil : C'était fabulation goguenarde au cœur de cette littérature en faux-semblant ? En se dédouanant ainsi, en ironisant sur un
genre littéraire dans lequel il est passé maître, l'auteur n'accorde-t-il pas
un crédit supplémentaire au message qu'il prétend dénoncer ?
Si le problème est tellement évoqué par les auteurs eux-mêmes,
c'est qu'il se pose ou qu'on leur pose. On le comprend, les écrivains de
romans policiers et d'espionnage sont les premiers à ne pas croire à la
fiction de leurs œuvres. Ils sont persuadés qu'au-delà des faits
construits, déduits, arrangés ou revisités, ces romans expriment des
vérités incontournables mais cachées, des surréalités en quelque sorte.
Rien n'est réel peut-être mais rien n'est faux, pourtant, semblent-ils
confier. Il n'y a pas de mensonges, point de délires non plus, tout au plus
des approximations, voire des hypothèses non encore vérifiées, mais que
l'histoire pourra accréditer. Tout serait alors dans l'ordre du possible. Et
c'est bien parce que la fiction va au-delà d'elle-même et peut faire mal
que Jean Meckert et son roman La vierge et le taureau eurent à subir
un certain nombre de désagréments. La fiction ne constitue-t-elle pas en
définitive un exercice de la liberté que le compromis social ne permet
pas d'affirmer ?
Des lieux...
Les héros des romans policier et d'espionnage fonctionnent au
regard, à l'intuition visuelle, au coup d'œil qui doit permettre de percer
rapidement le caractère, les intentions surtout malveillantes des protagonistes de l'action. Ce goût de l'observation s'étend aux lieux, comme
aux gens croisés ou fréquentés, même si, parfois les noms de lieux sont
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N° 278 • Octobre 1998
écorchés et fautivement transcrits. On trouve deux formes de descriptions dans ces récits ; la première, esthétique ou exotique, est un topos :
l'île se prête au pittoresque et à la couleur locale, l'effet sur le lecteur est
facile et garanti. La seconde forme de description est liée au type du
récit : nette et précise, dynamique, elle réunit personnage et espace, l'espace étant au service de la stratégie comme de la mobilité du personnage. L'espace devient un allié domestiqué ; ainsi le narrateur se doit-il de
décrire l'action en l'étendant aux lieux. Si certains romanciers décrivent
les lieux par livres ou cartes interposés, il paraît plus difficile de le faire
pour les romans policier et d'espionnage tant l'exactitude doit être la
règle.
Les bars, les hôtels, la rue et les boites de nuit sont les lieux les plus
fréquentés. C'est là que se retrouvent les aventuriers en escale, le monde
interlope, les bavards, les solitaires, les êtres au passé douteux et les
marginaux. Ce sont des lieux où les rumeurs et les informations fusent.
La mer sert au voyage, mais aussi à la fuite, parfois à des simulacres de
batailles navales. Les îles sont des lieux à l'écart du regard indiscret des
autorités ; peuvent s'y tramer des projets que la morale et la loi réprouvent. Si les îles abritant les essais nucléaires sont souvent citées
(Moruroa...), par contre aucun roman ne s'y déroule : lieux inabordables, forteresses gardées, les îles-sanctuaire demeurent taboues et
inviolées. Elles gardent ainsi leur attrait et leurs mystères.
Des gens....
L'acuité du regard conduit-elle à mieux percevoir les Polynésiens ?
Hélas, comme on va le voir, les clichés, voire la caricature l'emportent
sur l'originalité, c'est la loi du genre.
Il y a toujours beaucoup de femmes, de sexe dans les romans policiers et d'espionnage et l'on imagine que pour ceux se déroulant à Tahiti
le sujet est particulièrement fourni et attendu même par le lecteur. Non
seulement le couplet sur la vahiné s'impose, il constitue même l'un des
ressorts narratifs et dramatiques du récit, mais également la femme peut
être diversement utile, voire utilisée. En effet, elle peut être précieuse
dans le renseignement pour faire avancer une énigme vers sa résolution
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
du fait de sa position sociale particulière, intermédiaire entre le monde
occidental et la société traditionnelle.
Ce qui surprend d'abord à la lecture des récits, c'est la familiarité
avec laquelle la vahine est apostrophée et saisie : elle est forcément de
connivence, mais surtout elle est corps, érotisme, objet de désir et
répond bien évidemment à l'attente que le héros en a. La femme rencontrée est jeune, bien faite, disponible et consentante. Les couvertures de
roman l'exhibent volontiers : la vahine est un argument de vente. Ce qui
n'exclut pas les critiques acerbes, déplaisantes et surtout gratuites : Les
Tahitiennes dont on dit qu'elles n'ont rien dans le crâne, mais tout...
ailleurs, n'ont même rien du tout à cet endroit-là. 35 Elles sont réputées faire le bateau ou l'avion et sont sottes comme des balais. Le
roman d'espionnage s'appuie sur une conception utilitariste et inférieure de la femme, passive et soumise sur le plan sexuel.
Les hommes quant à eux ont de l'embonpoint, adorent la bouteille,
ne sont pas très fiables lorsqu'on veut les utiliser et résistent au rôle
qu'on voudrait leur faire jouer. Bien souvent on rapporte avec complaisance le français incorrect qu'ils parlent, le français de Tahiti comparé
à un bichlamar, un idiome pourri, affreux. Anglais plus langues
polynésiennes. L'homme efféminé, le mahu se trouve cantonné dans les
hôtels. Quant aux Chinois, ils sont encore victimes, dans les années
soixante-dix, d'un certain racisme, hérité de la guerre du Pacifique et de
la peur ancienne qu'ont les Occidentaux des invasions venant de l'est
qu'on appelait le péril jaune. Les écrivains ne leur font donc jamais tenir
le beau rôle.
En réalité les Polynésiens sont peu présents dans les récits, sans
doute parce que les enjeux ne sont apparemment pas les leurs, même
s'ils en ont à subir les conséquences : ils tiennent ainsi les seconds et
troisièmes rôles, ils sont plus figurants (domestiques ou entremetteurs)
qu'acteurs et servent, on l'a bien vu, au traditionnel repos du guerrier...
Tahiti fonctionne encore comme un décor et les Polynésiens meublent
avec leur folklore pittoresque cet espace, occupé depuis deux cents ans
par l'imaginaire occidental.
35 Pierre Nord, page 29.
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N° 278 • Octobre 1998
Des témoignages sur les désordres sociaux...
Au-delà de l'intrigue de chaque roman ainsi que des formes narratives qu'il emprunte, il y a l'aspect documentaire contenu dans chaque
fiction dont il est important de souligner l'intérêt. Simenon peint les illusions d'un Blanc confronté au milieu colonial frelaté de Papeete ; Pierre
Navarre mentionne l'incompréhension existant entre les colons et
l'Administration française ; il dénonce certains aspects de la médecine
coloniale et rappelle ce que fut le scandale politico-financier Kong Ah
des années trente. Son roman souligne en outre quelques traits de la culture polynésienne. Les romans évoquent fréquemment les situations
politiques, les dysfonctionnements de la société, les conflits sociaux, les
aléas de la vie quotidienne. Y. Audouard traite avec humour les spécificités locales, notamment le fiu polynésien. Jean Meckert comme
Pécherot placent leur critique sur le plan politique et dénoncent le
contrôle politique et idéologique s'exerçant sur la Polynésie.
Les auteurs ayant séjourné le plus longtemps dans les îles répandent une profusion d'informations qui sont autant de témoignages sur la
vie insulaire, la société et son époque. Lucien Maillard mentionne au fil
des pages les ravages de l'alcoolisme et de la drogue, les suicides d'adolescents, la pédophilie et plus généralement une sexualité omniprésente
et à fleur de peau, le rôle des Eglises dans l'équilibre social, la passion
du surf, ainsi que les aléas économiques. Le chômage, l'alcoolisme, la
délinquance, l'injustice sociale et l'inégalité ethnique forment la toile de
fond du roman Tiurai. Voyance sous les tropiques affiche l'inadaptation de nombreux Français à Tahiti pour qui l'île se révèle être un piège
qui se ferme sur eux-mêmes. Christian Serres observe les effets dévastateurs que l'argent produit dans une communauté insulaire qui en était
jusque-là préservée ainsi que les mutations culturelles que vivent les
Polynésiens d'aujourd'hui. Il rappelle également les débats qui agitent la
Polynésie de l'après-CEP : quel développement pour quelle Polynésie ? Il
écrit pour exprimer ses craintes sur un monde en évolution..., pour
dénoncer l'action opportuniste et mercantile et pour que les
Polynésiens préservent la qualité de vie et la culture de leurs archipels.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
De manière générale ces romans témoignent de l'envers du décor,
montrent une face secrète des êtres, permettent de découvrir des vies
parallèles et masquées. La vie est un théâtre d'ombres où certains personnages jouent des rôles inattendus. La période CEP a largement renforcé
cette paranoïa portant sur la grave question de la vraie nature des êtres.
Des héros du monde moderne...
Chaque écrivain de romans policier et d'espionnage sculpte un personnage principal, le héros des aventures racontées. Au-delà des différences ordinaires, on peut percevoir une typologie des policiers mais
surtout des agents spéciaux.
Le héros des romans d'espionnage est défini, selon Maurice
Dumoulin, éditeur et auteur lui-même, par ses composantes pragmatiques : force, séduction, intelligence et standing. Erick Neveu36 l'analyse selon ses attributs : il est beau, viril, respecte la hiérarchie, c'est
une conscience sans trouble, apolitique. Il obéit aux ordres de ses
supérieurs, ne les discute ni ne les conteste. Il exécute une mission et
n'exprime de position personnelle ni sur l'évolution du monde (la montée du Tiers Monde par exemple), ni sur le colonialisme ou ses avatars
dont il maintient la pérennité ; le manichéisme est partout évident : la
civilisation occidentale - même dans ses formes métissées et syncrétiques qu'elle revêt localement -, civilisation que le héros protège et
défend, est toujours supérieure aux sociétés traditionnelles ou
marxistes. Il n'y a de progrès possible, même si le sujet n'est pas abordé
de manière franche, que dans le statu quo ante bellum. Racisme, sexisme, mépris de l'autre peuvent même s'exprimer en toute impunité.
L'apolitisme du héros renvoie à des positions en réalité conservatrices.
Sur le plan intellectuel, il épouse les opinions de ses lecteurs, qui sont
rarement progressistes.
Héros ou antihéros, succédané des personnages légendaires des
contes et chansons de geste, il fournit en réalité au lecteur l'illusion d'un
pouvoir sur le monde ou l'histoire.
36 Erick Neveu est professeur de science politique à l'Université de Rennes I. Voir son ouvrage
en bibliographie.
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N° 278 • Octobre 1998
Des enjeux idéologiques...
Les romans policiers limitent leur espace thématique à des questions internes à la Polynésie. Ce sont des affaires de mœurs, c'est un
statu quo politique à faire prévaloir, c'est l'autorité de l'Etat français à
restaurer ou l'ordre à rétablir. Ces romans se situent la plupart du temps
du côté de la tradition et du conservatisme social.
Avec les romans d'espionnage, les enjeux sont internationaux, puisqu'ils impliquent des Etats ou des groupes étrangers. Vrais ou supposés,
les scenarii mettent en scène, à travers l'affrontement entre nations, vécu
sur le mode imaginaire, des rivalités d'intérêt. La thèse du complot est
exploitée : c'est un ressort traditionnel commode qui encourage également la bonne conscience du héros comme du lecteur face à des actes
que la morale pourrait réprouver. Les romans des années CEP révèlent
bien la vision du monde manichéenne des autorités militaires ; sur le
plan intérieur, les adversaires sont les autonomistes tahitiens puis les
indépendantistes, les Eglises notamment protestante et les Chinois ; sur
le plan international, tous les pays anglo-saxons du Pacifique sont potentiellement hostiles à la France, le Pérou et les Etats-Unis. En outre sont
parfois évoqués le Japon, la Russie, Cuba et la Chine. La théorie selon
laquelle la France serait une citadelle assiégée en Océanie fonctionne
parfaitement, elle a pour effet de justifier un pouvoir fort à Tahiti sous la
forme d'une administration directe de la France et une lutte farouche
contre l'autonomie et bien sûr contre l'indépendance. Sur le plan politique, la plupart des romans prennent le point de vue sinon le parti de
la France, seule une minorité (Meckert, Pécherot) cherche à faire émerger une réalité moins simplifiée. C'est le mérite principal de ces deux
auteurs : ils apportent un regard contestataire, polémique à la fiction
consacrée aux îles. C'est une critique impitoyable du pouvoir : le retour
à l'ordre justifie-t-il toute violence ? Le roman policier dévoile un meurtrier et ses mobiles, mais aussi la société, ses rouages et ses coulisses
que l'on préfère taire ou cacher.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Des romans de la liberté et de la caricature
Ils peuvent tout dire, tout affirmer, tout crédibiliser. Ces romans
sont d'une insolence dévastatrice. L'impensable, l'innommable, le révoltant sont leur monnaie courante. Ils montrent des Etats au-dessus des
lois, ils font agir des personnages sans scrupule ni morale, ils ramènent
une société à des rapports où la violence crue domine. Ils font éclater le
consensus sur lequel repose la littérature de Polynésie. Tahiti, l'archipel
du mythe, n'est pas épargnée par cette fureur, par ces conflits, par la
mort violente ; le désordre apparent vise à rétablir l'ordre réel, celui
d'avant le roman. La littérature océanienne nous a habitués à déplacer
le curseur du réel : l'exotisme avait intégré le merveilleux dans l'ordinaire et le quotidien ; les romans policier et d'espionnage modifient, troublent même à leur manière notre rapport coutumier avec le réel et la
norme. Ils déplacent la frontière entre réalité et fiction, frontière rassurante sur laquelle nous nous appuyons. En effet ces romans absorbent,
rendent naturelles la violence, la mort et la peur.
Une écriture sobre, un ton quelquefois familier, l'emploi de l'argot,
le désir de donner dans la couleur locale, une rhétorique que n'effraient
ni la tautologie, ni l'antithèse, l'hyperbole ou l'euphémisme. Ces éléments stylistiques parcourent les pages d'une littérature en tous points
lisible par un lectorat de connivence. L'usage de l'humour (notamment
dans les évocations du fiu polynésien), associé à une ironie face au
monde océanien, libère ces récits des contraintes au sein desquelles les
baigne habituellement cette littérature polynésienne, souvent bien pensante. L'imaginaire débridé modifie la perception que les lecteurs
construisent des îles. A moins que cette vision soit une partie inattendue
de l'existence, une face où se célèbrent également, le rire, la dérision, la
vie. Qu'il soit un miroir désiré ou un miroir déformé peut-être éclaté, le
policier comme le roman d'espionnage demeurent les reflets émotionnels d'une somme hétéroclite de réalités.
Parce que le ressort principal de ces romans est constitué par l'action-suspense, le cadre dans lequel ils évoluent renvoie trop souvent, en
définitive, à un univers mental et social simplifié, souvent caricatural,
procède par schématisation : ils captent un exotisme facile, véhiculent
32
N° 278 • Octobre 1998
les stéréotypes, les lieux communs et jouent sur les gammes d'un érotisme parfois complaisant, parfois fâcheux, en tout cas fortement daté.
Pourtant, comme par accident, au détour d'un mot, d'une image,
d'un épisode, une situation humaine inédite, peut-être complexe,
s'échappe, donne au récit une certaine épaisseur et au lecteur la joie
d'une découverte. On entre enfin, presque par effraction, en littérature.
Daniel Margueron
P.S. 1 : il existe à Paris une Bibliothèque des littératures policières (BILIPO), qui possède un
fonds exhaustif des volumes publiés, fourni primitivement par le dépôt légal de la bibliothèque
de l'Arsenal (environ 40000 ouvrages de fiction). Cette bibliothèque est également abondamment pourvue en études consacrées à cette littérature (48-50 rue du Cardinal Lemoine, 75005
Paris, ouverte l'après-midi, tel. O1 42 34 93 00).
P.S.2 : tous les éditeurs de romans policiers et d'espionnage consacrés à la Polynésie ont été
contactés par mes soins en vue d'obtenir des renseignements d'ordre bio- et bibliographique.
Bien peu, hélas, ont répondu à mes sollicitations.
P.S. 3 : pour les lecteurs qui voudraient me signaler des récits ne figurant pas dans cette étude
ou qui souhaiteraient engager une correspondance, me contacter par l'intermédiaire de la
S.E.O.
Je dédie cette étude à deux personnalités dont l'action fut diamétralement opposée au cours de
ces trente dernières années, mais qui symbolisent les deux convictions politiques et militaires
possibles de cette période.
D'abord à l'historien-ethnologue Bengt Danielsson (1921-1997) dont le combat militant, résolu, tenace et viscéral contre les essais nucléaires ne s'est jamais démenti ; ensuite au général
Jean Thiry (1913-1997) qui fut le bâtisseur de Moruroa, en tant que Directeur du Centre
d'Expérimentations Nucléaires (DIRCEN) de 1963 à 1969. En reconnaissance de ses services,
il sera élevé en 1967 au rang et à l'appellation de général d'armée aérienne.
Ces personnalités sont décédées toutes les deux la même année.
ERRATUM au BSEO 277
Catalogue des titres parus 1917-1997
Les membres du premier bureau de la S.E.O., constitué par arrêté
du 27 mars 1917, ont malencontreusement disparu
de la p. 117 de notre Agenda : les voici, honneur aux Anciens !
Président d'honneur :
Président :
Secrétaire :
Trésorier :
M. le gouverneur Gustave Julien
M. Justin Simon
M. Lucien Sigogne
M. Orsmond Walker
33
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
B I B L I O G R A P H I E
a) livres publiés avant l'implantation du C.E.P.
•CAYEUX J.B. Enfer au paradis, Le Fleuve noir 1960.
•DOMINIQUE A.L. Le gorille dans le cocotier, Série noire n°312, Gallimard 1956.
•NAVARRE P. Moya, éditions SELF, Paris 1946.
•SIMENON G. Le roi du Pacifique, J. Ferenczi 1929 ; Long cours, Gallimard 1936 ;
Touriste de bananes, Gallimard 1938 ; Le Passager clandestin, Presses de la cité
1948.
•VIGNES H. On complote... même à Tahiti, Arthème Fayard 1962.
b) livres publiés au cours de l'ère C.E.P.
•AUDOUARD Y. Le Vertueux à Tahiti, Plon 1965.
•BRAUN M.G. Si tu t'en vas à Tahiti..., le Fleuve noir 1976.
•CAYEUX J.B. L'agent spécial aux antipodes, le Fleuve noir 1967.
•KENNY P. Le bastion du Pacifique, le Fleuve noir 1978, Coplan aux trousses de la
fugitive, Fleuve noir 1994.
•MAILLARD L. Les Nuées d'Anaa, Fleuve noir 1995.
•MECKERT J. La vierge et le taureau, Presses de la cité 1971.
•NEMOURS P. Le général contre le samouraï, le Fleuve noir 1974 ; Mort d'un
Chinois, le Fleuve noir 1976.
•NORD P. Nuages atomiques sur Tahiti, espionnage Fayard 1966.
•PECHEROT P. Tiurai, Gallimard 1996.
•RANK C. Force "M" à Tahiti, Le Fleuve noir 1972.
•RAY A. Mission spéciale à Tahiti, éditions Chevalier, Tourcoing 1981 (livre pour
enfants).
•SAINT-GIL F. Etranges vacances à Tahiti, éditions G.P. Paris 1974 (collection pour
enfants).
•SAN ANTONIO, l'Archipel des malotrus, Fleuve noir 1967.
•SERRES C. Une partie de jeu de l'oie, chez l'auteur : 31770 Colomiers, France,
1997.
c) Bibliographie générale
•DAENINCKX D. L'abécédaire d'Amila et DELOUCHE H. Meckert-Amila : l'écrivain
réfractaire, in Jean Meckert, Nous avons les mains rouges, éditions Encrage, Amiens
1993.
•NEVEU E. L'idéologie dans le roman d'espionnage, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, Paris 1985.
Revue le Magazine littéraire, n° 43 août 1970 et n° 78 juillet-août 1973, consacrés
au roman d'espionnage, n° 107 consacré à G. Simenon.
Revue Polar, n° 16, dossier Jean Amila, éditions Rivages 1995.
•SCHWEIGHAUEUSER J.P. Le roman noir français, Que sais-je n° 2146, PUF 1984.
•VERALDI G. Le roman d'espionnage, Que sais-je n° 2025, PUF 1983.
34
L’échec d’une traduction
politique du gaullisme
dans le Pacifique français après
la Seconde Guerre mondiale
Après la guerre, le général de Gaulle, président du gouvernement
provisoire de la République française, supporte mal le retour en force
des partis politiques qui, selon lui, défendent davantage leurs intérêts
propres plutôt que ceux du pays. Ses idées sur le nécessaire renouvellement des institutions n’est pas entendu. Il démissionne de ses fonctions
le 20 janvier 1946. Dans un discours prononcé à Bayeux, le 16 juin suivant, il précise ce que devrait être une Constitution donnant au président
de la République un rôle d’arbitre “qui fasse valoir la continuité au
milieu des combinaisons”. En avril 1947, dans le contexte de la Guerre
froide naissante, il annonce la création d’un mouvement politique (il
refuse l’idée d’un parti ordinaire) : le Rassemblement du peuple français (R.P.F.). C’est un appel à lutter contre le régime “illégitime” de la
Quatrième République, à contrer le communisme, à défendre l’Union
française (c’est-à-dire la présence française dans ses anciennes colonies, tout en reconnaissant les particularismes de chacune d’elles et la
nécessité d’une décentralisation), à restaurer la grandeur et l’indépendance de la France alors que se forment et se préparent à s’affronter les
blocs de l’Ouest et de l’Est. Le succès de cette formation est sensible dès
octobre 1947 à l’occasion des élections municipales. Mais les échéances
électorales importantes sont encore lointaines et le R.P.F. piétine. Aux
élections législatives de juin 1951, en rassemblant 22, 3 % des suffrages
et 19 % des sièges de l’Assemblée nationale, le R.P.F. n’a pas les moyens
d’imposer ses idées. Ses élus résistent difficilement aux appels des
autres formations politiques. Le Général, découragé, annonce le 6 mai
1953, que le R.P.F. ne participera plus aux activités de l’Assemblée nationale ni aux élections. Enfin, en 1955, il met le R.P.F. en sommeil, sans
35
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
que ce qu’il faut bien appeler quand même un parti, ne soit officiellement dissous. De Gaulle annonce qu’il ne se mêlera plus de politique.
C’est sa “traversée du désert”, ce qui ne l’empêche pas, en 1956, de
venir en Océanie accomplir un voyage triomphal.
Le R.P.F. a tenté de s’implanter dans toute la France et dans les territoires d’outre-mer, remportant ici ou là de notables succès, certes provisoires. Le Pacifique n’a pas échappé à cette volonté d’implantation. Le
quasi-échec d’une implantation du R.P.F dans les terres françaises
d’Océanie relève du paradoxe. Alors que les populations de ces colonies
se rallient à la France libre entre juillet et septembre 1940 (à l’exception
de Wallis et Futuna qui, du reste, est un protectorat), alors que l’attachement réciproque du général de Gaulle et de ces Français du bout du
monde est évident1, il n’a pas été possible de constituer une force politique, même éphémère comme l’a été le R.P.F en métropole. Ni les dirigeants gaullistes chargés de l’outre-mer (Pierre Anthonioz puis Jacques
Foccart2), ni les gaullistes du Pacifique n’ont pu empêcher la montée en
puissance du nationalisme tahitien (qui pourtant n’est pas incompatible
avec le gaullisme) pas plus que l’émergence de l’Union Calédonienne
(mouvement politique qui s’appuie d’abord sur les populations
canaques3 avec le slogan : ”deux couleurs, un seul peuple”).
C’est ce paradoxe qu’il convient d’éclairer par le poids des événements survenus entre 1940 et 1945 dans le Pacifique et par les caractères propres de ces terres lointaines.
1 En 1956, alors qu’il n’y a eu auparavant qu’une traduction politique médiocre du gaullisme,
la tournée du Général dans le Pacifique français donne lieu à des manifestations d’enthousiasme populaire. De Gaulle y a prononcé des discours dans lesquels les phrases vont au-delà des
conventions. Retenons celles-ci : “Tahiti, quand la France roulait à l’abîme, Tahiti n’a pas cessé
de croire en elle. Vous étiez dans cet océan aux antipodes de moi-même qui me trouvais
comme un naufragé du désastre sur le rivage de l’Angleterre et en même temps, vous tous et
moi, nous avons pensé et nous avons voulu la même chose...”
2 Il est particulièrement intéressant de noter que Jacques Foccart avait des liens avec les territoires que nous étudions. En 1944, il crée la Safiex, maison d’import/export qui commerce avec
le Pacifique. Ainsi, il est en relation avec la plupart des hommes d’affaires dont il est question
dans cet article. Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard/Jeune Afrique, vol. I,
1995, p. 32-33.
3 Le mot Kanak signifie “homme”. Il a eu la valeur d’une insulte à l’égard de ceux qu’on appelait
les Mélanésiens. Cette insulte est devenue ensuite une fierté, un slogan de revendication. C’est
vers 1968-1970 qu’on a remplacé canaque par Kanak, mot déclaré invariable. Pour la période
que nous traitons nous garderons l’orthographe suivante : canaque.
36
N° 278 • Octobre 1998
La France dans le Pacifique
1940-1946
Situation et caractéristiques de ces terres françaises
On a affaire à des populations peu importantes, numériquement parlant, dont l’essor débute à peine, par croît naturel dans les
Établissements français de l’Océanie ou É.F.O. (Polynésie française en
1957), par croît naturel et par immigration en Nouvelle-Calédonie. Ces
populations présentent des caractéristiques très différentes. Dans les
É.F.O., les Européens sont une minorité (moins de 2.000) et seuls
quelques-uns sont établis depuis une ou deux générations. La population
est donc essentiellement constituée de Polynésiens de souche et de
Polynésiens métissés (les Demis) avec des Européens, des Américains et
des Asiatiques. En Nouvelle-Calédonie, au contraire, c’est le métissage
qui est minoritaire. Ce qu’on appelle, à l’époque, la population indigène
comprend un peu plus de 30.000 personnes, soit bien davantage que la
population dite blanche limitée à moins de 20.000 personnes (colons,
fonctionnaires, commerçants, employés et ouvriers des mines). Il existe
également des minorités de Japonais (1.100 en 1940, quelques-uns seulement sont encore présents après guerre), d’Indonésiens (5.000) ou
Vietnamiens (6.000). Les cas des Nouvelles-Hébrides et de Wallis et
37
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Futuna sont encore à part. Dans le condominium franco-anglais (depuis
le protocole d’accord du 6 août 1914) seule est à prendre en compte
pour notre étude la population française d’environ 1.400 personnes
(colons et fonctionnaires). Le protectorat de Wallis et Futuna est fort peu
peuplé : environ 6.000 personnes en 1940.
Ce qui compte surtout, c’est l’aspect statutaire. Dans les É.F.O. et en
Nouvelle-Calédonie un gouverneur tout-puissant4 ne consulte que son
conseil privé pour diriger ces colonies. Les assemblées locales (délégations économiques dans les É.F.O., le conseil général en NouvelleCalédonie) ne jouent qu’un rôle limité, même si en Nouvelle-Calédonie
il faut nuancer le propos5. Les colonies n’ont pas d’élus ni à l’Assemblée
nationale ni au Sénat. Les habitants ont des statuts différents. Dans les
É.F.O., la discrimination entre les habitants vient d’un héritage historique. Lors de l’établissement de la colonie en 1880, tous ceux qui
vivaient dans les possessions du roi Pomare (îles du Vent, Tuamotu,
quelques îles des Australes) obtiennent la citoyenneté française. Les
habitants des autres îles ont le statut de sujets de la France. En NouvelleCalédonie, il y a le statut de l’indigénat qui limite sérieusement les droits
individuels (déplacements réglementés, pas d’accès aux cadres de la
fonction publique) et soumet ceux qui y sont assujettis à des impôts spéciaux et des corvées6. Les statuts des deux autres archipels n’ont qu’une
importance marginale pour notre étude. Les Français des NouvellesHébrides ne sont pas consultés sur les affaires locales gérées par le
Résident sous l’autorité du gouverneur de Nouvelle-Calédonie. A Wallis
et Futuna, si la France est aussi représentée par un Résident, c’est la mission catholique qui exerce un rôle prépondérant. Le ralliement tardif à
la France libre (mai 1942) ne change rien statutairement au protectorat
maintenu jusqu’en 1959. Cet archipel reste en marge de la vie politique
française jusqu’aux années soixante.
4 Décret du 28 décembre 1885, renforcé ou modifié par d’autres textes.
5 En Nouvelle-Calédonie, la population européenne est suffisamment nombreuse (face à
l’Administration) pour contrer les gouverneurs, notamment sur les dépenses obligatoires. La
correspondance des gouverneurs en témoigne (par exemple : Archives territoriales de
Nouvelle-Calédonie, dossier 44 W 592).
6 Cf. Lenormand M., “L’évolution politique des autochtones de la Nouvelle-Calédonie”, J.S.O.,
Paris, 1953, tome IX, n°9 p. 245 à 299.
38
N° 278 • Octobre 1998
Le Ralliement et ses contradictions
Idéologiquement, la plupart des habitants des colonies du Pacifique
auraient dû se sentir plus proches de Vichy que de Londres. Mais si on
excepte Wallis et Futuna où la mission s’est déclarée en faveur de Pétain7
et a maintenu les îles dans un isolement presque total jusqu’en 1942, les
autres colonies se rallient assez vite à de Gaulle8. Il y a des raisons
propres à chaque territoire. Dans les É.F.O. la majorité protestante se
démarque des sympathies vichystes de l’évêque de Papeete et les
hommes qui agissent sur l’opinion (“colons”, anciens combattants, pasteurs et enseignants protestants...) réagissent traditionnellement contre
l’Administration (comme cette dernière semble rester fidèle à Pétain,
elle entraîne une réaction hostile à ce régime). En Nouvelle-Calédonie,
s’il y a une même lutte habituelle contre l’Administration, il y a aussi une
forte propension à affirmer une autonomie calédonienne que les circonstances semblent favoriser. Dans les deux colonies, la défaite est mal
acceptée. Le sentiment de résignation qui a pu toucher les métropolitains n’a pas affecté ces Français qui n’ont pas eu à subir les combats.
Sans négliger l’attachement à la personne même du général de
Gaulle et à ses idées (personne et idées qu’on apprend vite à connaître9),
7 À Wallis et Futuna, Monseigneur Poncet s’est montré fidèle défenseur du régime du maréchal
Pétain. Il télégraphie à l’amiral Decoux en Indochine, encore en mai 1941, alors qu’il sait que
de Nouméa, une expédition militaire se prépare : “Je vous renouvelle assurance loyauté indéfectible” (Ministère des Affaires Étrangères, MAE, GU 39-45, Vichy, vol 382). Après le débarquement d’une petite troupe française et l’arrivée des Américains, Thierry d’Argenlieu visite l’archipel et écrit à de Gaulle que Mgr Poncet “ne veut créer nullement des difficultés à notre administration” (MAE GU 39-45 vol 84, 21 octobre 1942). Aux Nouvelles-Hébrides, l’attitude du
vicaire apostolique, Mgr Halbert, semble avoir été différente, puisqu’il aurait au moins mis à la
disposition du Résident Sautot, la salle dans laquelle il réunit la population en vue de la rallier
à de Gaulle. (Sautot H., Grandeur et décadence du gaullisme dans le Pacifique, F.W. Cheschire,
Melbourne et Londres, 1949, 200 p.)
8 Aux Nouvelles-Hébrides, les colons réunis par le commissaire-résident Henri Sautot décident
le ralliement le 20 juillet 1940. Sautot débarque en Nouvelle-Calédonie le 19 septembre sur
ordre de De Gaulle. Il est accueilli par une manifestation populaire qui place ainsi de fait la
Nouvelle-Calédonie dans le camp gaulliste (une épuration des éléments vichystes s’ensuit).
Entre-temps, les É.F.O., par le référendum du 2 septembre, décident contre l’avis du gouverneur, de rallier la France libre.
9 La biographie, les théories, les discours du Général font l’objet d’articles de presse en
Nouvelle-Calédonie, d’émissions radiophoniques à Tahiti.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
on décèle les ambiguïtés du mouvement. Le départ de volontaires10 en
1941, qui participent aux combats de Bir-Hakeim, d’El Alamein, de la
campagne d’Italie, de la libération de Toulon, l’engagement dans
d’autres unités combattantes de Tahitiens et de Calédoniens, traduisent
bien la volonté de participer à la défense de la patrie française. Il s’agit
aussi de connaître enfin l’aventure, pour des jeunes gens auxquels les
îles n’offraient qu’un univers limité. Il faut noter que les engagés viennent le plus souvent des milieux populaires, ce qui est lourd de clivages
futurs comme le traduit bien l’expression qui désigne certaines élites
locales : “armons-nous et partez”.
L’enthousiasme des débuts a laissé rapidement place à de sévères
déconvenues. Les artisans du Ralliement se déchirent. A Tahiti, des luttes
de clans (poignée de métropolitains et de Demis) pour la direction des
affaires politiques et économiques11 discréditent les milieux européens
et les riches Demis aux yeux des populations locales. C’est le premier
tremplin pour la revendication nationaliste qu’exprime dès 1941
Pouvanaa a Oopa12 pourtant un des acteurs du Ralliement et admirateur
de De Gaulle. En Nouvelle-Calédonie, la population européenne, fière de
sa geste de 1940, désireuse d’autonomie, n’accepte pas facilement
10 Trois cents Tahitiens se sont embarqués avec le Bataillon du Pacifique en 1941. Soixantequinze d’entre eux sont tombés au combat. D’autres encore sont morts pour la France.
Pour la Nouvelle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides, 394 “Blancs” et 60 “Canaques” ont été
enrôlés dans le Bataillon du Pacifique. Il y a eu aussi 61 Européens et 71 Mélanésiens qui ont
été marins dans les Forces navales françaises libres ou FNLF. Sur le monument aux morts de
Nouméa, figurent 74 noms de Calédoniens et de Néo-Hébridais.
11 Le gouverneur Émile de Curton note que “quelques-uns de nos partisans” ont vu dans la
guerre une occasion de profit (de Curton E., Tahiti 40, Société des Océanistes, Musée de
l’Homme, Paris, 1973, p. 152 et 153). Il faut retenir qu’en effet, les colonies du Pacifique ont
trouvé, avec la guerre, des sources de profit qu’elles n’avaient pas encore connues.
12 Regnault J.-M., Te Metua, l’échec d’un nationalisme tahitien, 1940-1964, Éditions
Polymages, Papeete, 1996, 242 p. Pouvanaa a Oopa, que les Tahitiens appellent Te Metua, ou
le père, est né en 1895. Il participe à la Première Guerre mondiale. En 1940, il est l’un des principaux artisans du Ralliement. Mais il s’oppose vite à l’Administration qu’il accuse de ne pas
respecter les droits des autochtones, ce qui lui vaut des peines d’emprisonnement. Il continue
son combat après la guerre et il est élu député en 1949. Devenu vice-président du gouvernement issu de la loi-cadre, il préconise le NON au référendum de 1958. Peu après, il est arrêté
sous le motif qu’il aurait ordonné d’incendier Papeete. Il est condamné à la prison et à l’exil.
Amnistié en 1968, il rentre à Tahiti et devient sénateur en 1971 jusqu’à sa mort, en 1977.
40
N° 278 • Septembre 1998
d’appliquer les décisions de la France libre13. De plus, là encore, rivalités
de personnes et divergences quant à l’avenir statutaire de la colonie
affaiblissent l’élan initial et en particulier le Comité de Gaulle14. Les difficultés intérieures des colonies du Pacifique, mais aussi la crainte de voir
les pays de l’empire britannique, voire les États-Unis, traiter directement
avec les autorités locales15, amènent de Gaulle à envoyer en inspection le
gouverneur général Brunot16. Aussi bien à Tahiti qu’en NouvelleCalédonie, ce dernier prend des mesures fantasques vite condamnées
par le chef de la France libre17. De Gaulle réagit d’autant plus que la
menace japonaise se précise dans cette partie du Pacifique. Il nomme
alors Thierry d’Argenlieu avec le titre de “Haut-Commissaire de France
au Pacifique [pour exercer en son nom] tous les pouvoirs civils et militaires”18. Thierry d’Argenlieu siège à Nouméa, mais coiffe les trois
13 Nous devons aux recherches d’Ismet Kurtovitch, doctorant en Histoire, auteur de plusieurs
articles sur cette période en Nouvelle-Calédonie, de nombreuses anecdotes et analyses. Les travaux plus anciens de Bernard Brou fourmillent également de documents précieux.
On se référera également au livre récent de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre. De
l’Appel du 18 juin à la Libération, Paris, Gallimard, 1996, 975 p., qui apporte renseignements
et analyses de qualité.
14 Le Comité de Gaulle (créé à la mi-août 1940 par Georges Baudoux, Raymond Pognon, Georges
Dubois et Colette Hagen) se déchire aussi sur le fait de savoir s’il faut ou non envoyer des
Volontaires, certains craignant que le départ des “meilleurs” n’affaiblisse la défense intérieure et
extérieure de la colonie ralliée à la France libre (voir Broche F., Le bataillon des guitaristes, l’épopée inconnue des F.F.L. de Tahiti à Bir Hakeim, 1940-1942, Fayard, Paris, 1970, p. 157).
15 De Gaulle précise que le projet d’accord militaire entre l’Australie et la France libre, concernant la Nouvelle-Calédonie, doit être conclu “au nom du général de Gaulle et du Conseil de
Défense de l’Empire français” et non pas “au nom de la Nouvelle-Calédonie”. (De Gaulle C.,
Mémoires de guerre, tome 1er, p. 362-363).
16 Dans un projet de télégramme, de Gaulle écrit à Sautot pour justifier l’envoi de l’inspection
de Brunot : “la complexité croissante des problèmes politiques et économiques qui se posent
dans le Pacifique et la nécessité d’un contact direct avec les dominions d’Australie et de
Nouvelle-Zélande me font estimer opportun l’envoi dans le Pacifique sud d’un chargé de mission...” (MAE, GU 39-45, vol 79, p. 103, 10 février 1941). Sautot affirme dans son livre (op. cit.,
p. 97) que Londres ne lui a jamais communiqué l’objet de la mission de Brunot.
17 De Gaulle écrit (op. cit. p.) : “[M. Brunot] s’était heurté, souvent avec violence, à des fonctionnaires qui lui imputaient, non apparence de raison, l’intention de s’installer lui-même à leur
place avec ses amis. Papeete avait été le théâtre d’incidents tragi-comiques. On avait vu le gouverneur, le secrétaire général, le Consul d’Angleterre mis en état d’arrestation par ordre de M.
Brunot”.
De Gaulle C., op. cit., p. 188.
Voir aussi de Curton E., op. cit., annexe 54 : “[Le gouverneur Brunot] n’avait aucune qualité
pour enfermer un gouverneur nommé par moi, et surtout pour prendre sa place sans autorisation de ma part” télégraphie de Gaulle.
18 De Gaulle C., op. cit., p. 474.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
colonies (É.F.O., Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-Hébrides). Si son passage à Tahiti, en septembre 194119, et ses mesures (renvoi de Brunot et
nomination du gouverneur Orselli) ramènent le calme à défaut de la
concorde, en Nouvelle-Calédonie son séjour (5 novembre 1941-25 septembre 1942) divise encore un peu plus les Calédoniens et hypothèque
la création ultérieure d’un gaullisme politique20. Thierry d’Argenlieu, pas
plus que le Général, n’ont pu faire comprendre au gouverneur Sautot et
aux Calédoniens que la menace japonaise après Pearl Harbour et la présence américaine depuis le 12 mars 1942 (des milliers d’hommes engagés dans les batailles de la mer de Corail) exigeaient “un pouvoir aussi
fort et centralisé que possible en Océanie”21. De Gaulle le déplore, mais
le fait est là : “la présence des forces, des dollars et des services secrets
américains, au milieu d’une population troublée par la fièvre obsidionale, allaient aggraver les causes latentes d’agitation”22. Ces tensions aboutissent en mai 1942 à des “manifestations violentes, encouragées ouvertement par l’attitude des Américains” dit encore le Général23, non sans
quelque exagération. Quoi qu’il en soit, d’ardents gaullistes - mais avant
tout Calédoniens - ne seront pas au rendez-vous du R.P.F.24.
19 Voir son discours aux Français libres de Tahiti, 26 septembre 1941, Papeete,
20 Aujourd’hui encore, en Nouvelle-Calédonie, le sentiment prévaut que Thierry d’Argenlieu a
semé le désordre. On évoque “ses erreurs”, reprenant souvent d’ailleurs les exemples cités
dans le livre d’Henri Sautot. Dans un mémoire inédit, Henri Gaignard qui fut un collaborateur
de l’Amiral de 1941 à 1947 (et conseiller à l’Assemblée de l’Union française de 1947 à 1953),
fait litière des accusations lancées contre son chef, même s’il reconnaît que l’homme “n’était
pas d’un abord toujours facile”. (document remis à l’auteur par Henri Gaignard).
21 De Gaulle C., op. cit., p. 211.
22 De Gaulle C., op. cit., p. 191.
23 De Gaulle et d’Argenlieu ayant décidé le renvoi du gouverneur Sautot (qui bien que populaire
en Nouvelle-Calédonie n’était pas l’homme de la situation et passait pour trop favorable aux
Américains comme le prétend un rapport de d’Argenlieu : MAE, GU 39-45, vol 80 p. 135) et l’arrestation de Calédoniens qui avaient été les artisans du Ralliement, grèves et manifestations se
succèdent. Thierry d’Argenlieu est même retenu dans une chambre d’hôtel à La Foa par les broussards. Le général américain Patch, en accord avec de Gaulle, ramène l’ordre dans la colonie.
24 Parmi les exemples significatifs on peut citer le cas du capitaine Dubois, gaulliste convaincu,
chef de la Milice Civique, populaire en Nouvelle-Calédonie qui se fait durement apostropher par
le Général à Alger pour son attitude en mai 1942. Meurtri, il lui écrit une longue lettre dans
laquelle il exprime son incompréhension. Lorsqu’il est fait Chevalier dans l’ordre de la Légion
d’Honneur, La France Australe (3 mai 1949) commente ainsi sa carrière : “il connut l’ingratitude
et l’injustice de ceux qui lui devaient tout”. Jusqu’en 1958, il refuse ensuite tout engagement
politique dans le R.P.F. et dans les Républicains sociaux.
Il y a le cas du gouverneur Sautot qui revient après la guerre à Nouméa où il est élu maire
(1947-1953). Il rédige alors son pamphlet (op. cit) très anti-gaulliste.
42
N° 278 • Octobre 1998
Les changements statutaires
en 1945-46 et les déceptions
La Constitution de 1946 ne reconnaissant plus l’existence de colonies, les É.F.O. et la Nouvelle-Calédonie deviennent des territoires
d’outre-mer, les deux autres terres françaises du Pacifique gardant leur
statut de condominium et de protectorat25. Les habitants des deux territoires deviennent - pour ceux qui ne l’étaient pas encore - des citoyens
français26, élisant chacun trois représentants dans les assemblées législatives (un député, un conseiller de la République, un conseiller de
l’Union française). Dans les É.F.O. une assemblée représentative élue au
suffrage universel et par un seul collège électoral amorce une autonomie
encore bien ténue. En Nouvelle-Calédonie, le vœu d’obtenir un statut
rénové en profondeur n’est pas satisfait27. Le député Roger Gervolino,
inscrit à l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance28 (U.D.S.R.),
intervient pour que la Nouvelle-Calédonie ne soit pas concernée par
l’élargissement de l’électorat indigène (loi du 5 octobre 1946 valable
dans les autres territoires) : s’il y a bien un collège unique, les
Mélanésiens inscrits sur les listes électorales ne sont que 1144.
25 Le professeur Lampué a résumé la situation juridique particulière de Wallis et Futuna par
cette formule : “un protectorat administratif”.
26 Toutefois, les Asiatiques, sauf s’ils ont obtenu - ce qui est exceptionnel - la nationalité française, restent en dehors de cette avancée de la loi Lamine-Gueye du 7 mai 1946.
27 Certes, le statut de la Nouvelle-Calédonie diffère sensiblement de celui appliqué aux autres
T.O.M. “Ce traitement de faveur est accordé à la seule Nouvelle-Calédonie”, télégraphie Marius
Moutet (C.A.O.M., série télégr. 907, télég. n°594 du 28 octobre 1946). Néanmoins, ce statut est
bien en-deçà des espérances.
28 L’U.D.S.R. a été après guerre une fédération de mouvements de Résistance avant de devenir
un parti. Ce dernier voulait rénover la vie politique en créant une sorte de parti travailliste dont
le général de Gaulle aurait pu prendre la tête. Son leader, René Pleven, a échoué dans cette tentative à cause des clivages qui venaient des années de Résistance. Entre 1950 et 1953, c’est
François Mitterrand qui prend en main ce parti en s’appuyant sur les associations de
Prisonniers de guerre et aussi sur les fédérations d’outre-mer de cette organisation politique.
L’U.D.S.R. n’a pas réussi à rassembler beaucoup d’électeurs, mais suffisamment pour constituer ce que l’on a appelé sous la Quatrième République un “groupe charnière” et préparer la
carrière de son homme fort.
Voir la thèse d’Éric Duhamel, L’U.D.S.R., 1945-1965, thèse sous la direction de J.-M. Mayeur,
Paris-IV, 1993, 1 049 p.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
La discrimination est patente, mais elle est couverte de bons sentiments : “il faut faire progresser l’Indigène par étapes jusqu’à un mode
d’organisation dont ils [sic] n’ont encore qu’une idée confuse. C’est l’intérêt de l’unité de l’Empire français”29.
Finalement la centralisation demeure forte ; le gouverneur conserve
sa puissance du temps de la colonie. Devenus citoyens français, les habitants ne disposent pas de tous les droits des Français de métropole. C’est
vrai pour les Mélanésiens qui, s’ils ont vu disparaître les dispositions
infamantes de l’indigénat ne sont en fait ni égaux des autres Français, ni
égaux des “blancs”. C’est vrai pour les habitants de la Polynésie pour
lesquels les libertés de réunion, de presse, de s’organiser en syndicats
restent de vains mots30. Les limites des avancées constitutionnelles de
1946 sont bien illustrées par l’ambiguïté de l’article 80 qui, tout en disposant que “tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la
qualité de citoyen au même titre que les nationaux français de la métropole”, ajoute : “des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exercent leurs droits de citoyens”. Mais la France a sans doute
trop différé l’extension de ces “conditions d’exercice” comme le souligne Pierre-Henri Teitgen en 1955 : “pendant trop longtemps nous
avons promis des réformes et éludé leurs réalisations”31.
29 Déclaration de F. Legras au conseil général, 29 janvier 1947 (cité dans Le Bulletin du
Commerce, 8 février 1947, bihebdomadaire dont F. Legras est le directeur). Dans cette même
déclaration le conseiller dit aussi qu’il faut faire faire du sport aux indigènes : “ils oublieront les
paroles révolutionnaires de discorde contre le colon qui, soi-disant, l’exploite... ils parleront de
compétitions sportives entre districts ou entre tribus”.
30 De même un gouverneur de Nouvelle-Calédonie peut écrire au ministre de la F.O.M. : “il
n’existe ici pratiquement aucune législation sociale”, (Archives territoriales de NouvelleCalédonie, 44W592, lettre du 26 février 1947).
31 Cité dans Planchais J., L’Empire embrasé (1946-1962), Paris, Denoël, 1990, 448 p.
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N° 278 • Octobre 1998
L’échec de
l’implantation du R.P.F.
L’après-guerre est marqué par des ferments de division en Océanie.
Le retour des Volontaires en mai 1946 révèle les désillusions de ceux qui
ont hier servi la patrie, mais n’ont généralement pas obtenu le rang et la
place qu’on leur avait promis32. Les injustices sociales donnent des arguments aux protestations de Pouvanaa a Oopa qui crée une esquisse de
parti politique en février 1947, et aux communistes de NouvelleCalédonie qui réussissent à attirer à eux des chefs mélanésiens et des
travailleurs vietnamiens. C’est en partie pour lutter contre l’influence
communiste en milieu mélanésien que les missions créent deux mouvements : l’Union des Indigènes Calédoniens Amis de la Liberté dans
l’Ordre ou U.I.C.A.L.O. (catholique) et l’Association des Indigènes
Calédoniens et loyaltiens français ou A.I.C.L.F. (protestante) en février et
août 1947. Or, le plus grave problème qui se pose à la NouvelleCalédonie, c’est bien la place à accorder aux populations mélanésiennes
dans la vie politique. Dès 1945, Jacques Soustelle, ministre des colonies,
s’en inquiète, se déclarant “impressionné par l’hostilité manifestée par
les éléments d’origine européenne à l’égard de toute mesure tendant à
améliorer leur condition [celle des Canaques]”33.
A Papeete, l’assemblée représentative élue (fin 1945-début 1946)
n’a de représentative que le nom car, élue dans la précipitation, elle ne
reflète nullement l’opinion des habitants comme le prouvent les événements ultérieurs. Elle doit faire face à une montée des mécontentements
qui se cristallisent autour de Pouvanaa a Oopa.
32 En Nouvelle-Calédonie, les Volontaires ont été mieux récompensés que dans les E.F.O.
Toutefois, dans un article intitulé “Amertume”, et signé “Les Volontaires”, la crainte s’exprime
d’un oubli rapide, de la part des Calédoniens, des sacrifices des combattants (Le Bulletin du
Commerce, 24 mai 1947).
33 C.A.O.M., série télégramme 882, n°516 Ap, 5 décembre 1945. (télégramme adressé au gouverneur de Nouvelle-Calédonie).
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
L’appel de 1947
et son écho dans le Pacifique
A Nouméa, les élections (décembre 1946-janvier 1947) pour le
conseil général consacrent la victoire écrasante d’Henri Bonneaud, un
des directeurs des Établissements Ballande (établissements qui ont la
réputation de dominer économiquement la Nouvelle-Calédonie). Là
encore, le mode de scrutin aboutit à un résultat qui ne reflète ni la réalité
du corps électoral ni surtout la réalité du corps social. En effet, la pression exercée par les élus calédoniens d’origine européenne auprès des
pouvoirs publics, ont considérablement restreint le corps électoral
mélanésien et ils ont refusé d’accueillir sur les listes de candidats au
conseil général le moindre Canaque. La Nouvelle-Calédonie est alors le
seul territoire d’outre-mer où la population autochtone n’est pas représentée dans son assemblée.
Un homme aurait pu être le fer de lance du gaullisme. Roger
Gervolino, ancien syndicaliste, volontaire du Bataillon du Pacifique a été
choisi par ses camarades de combat pour représenter les Français de
l’Océanie à l’assemblée consultative d’Alger. Il est ensuite élu de la
Nouvelle-Calédonie aux deux assemblées constituantes, puis député. Au
cours de la première élection, ses affiches portent la croix de Lorraine.
Puis son comité de soutien met surtout l’accent sur les revendications
calédoniennes. Par deux fois, Gervolino entraîne la population calédonienne à rejeter les projets de Constitution, en reprenant, en octobre
1946, les arguments du Général. Cela masque mal le fait que ses électeurs
n’acceptent pas les dispositions trop “généreuses” à l’égard des populations indigènes. Gervolino s’inscrit à l’U.D.S.R., mais les Calédoniens
l’ignorent. S’il passe pour être gaulliste, s’il croit l’être lui-même,
46
N° 278 • Octobre 1998
les instances nationales du R.P.F. en font - plus tard, il est vrai - “le serviteur inconditionnel des partis au pouvoir”34. Mais cela n’intéresse personne tant ces territoires sont tournés vers leurs problèmes intérieurs et
ont une vie politique qui n’est pas en phase avec celle de la métropole.
Aussi quand retentit l’appel de Strasbourg du 7 avril 1947, l’écho est
modeste.
A Nouméa, Le Bulletin du Commerce du 19 avril annonce dans
un article de quelques lignes “la création d’un parti patriotique sous la
dénomination R.P.F. par le général de Gaulle”. Ce dernier voudrait “rassembler toutes les énergies, toutes les bonnes volontés, sans étiquette
politique, en vue de faire une France propre, unie”. Pendant qu’en
métropole le R.P.F. se constitue, à Nouméa ont lieu les élections municipales et c’est Henri Sautot (voir note 24) qui devient maire, soit un
adversaire du gaullisme politique. Mais le terrain n’est sans doute pas
favorable, car si l‘on en croit l’analyse du gouverneur, les électeurs calédoniens suivent “les personnalités dirigeantes demeurées fortement attachées aux anciennes conceptions sociales et politiques”35. Le quotidien
La France Australe se contente de reproduire les discours de De
Gaulle36 ainsi que les faits marquants de l’ascension du R.P.F. Mais ni
déclaration, ni tribune libre, ni manifestations commémoratives (18
juin, ralliement du 19 septembre 1940, départ des Volontaires du 5 mai
1941...) n’envisagent d’y donner une traduction locale.
34 Lettre de Jacques Soustelle à Freddy Fourcade, 11 avril 1951, archives Fondation Charles de
Gaulle, carton BR UF 91.
35 C.A.O.M., série télégramme de 948, n°129, 25 février 1947. Notons que, dans un rapport
adressé à J. Foccart, la Nouvelle-Calédonie donnerait au visiteur l’impression “de se retrouver
reporté d’un demi-siècle en arrière”, BR UF 92, 1er juillet 1952.
36 En particulier le discours de Bordeaux consacré à la mémoire de Félix Éboué. Le quotidien
retient surtout que de Gaulle se prononce pour que les territoires prennent part à la gestion de
leurs affaires (mais qui à Nouméa retient le passage sur “les représentants des habitants, tant
Français qu’Indigènes” ?) et son affirmation finale : “pour nous... perdre l’Union française, ce
serait un abaissement qui pourrait nous coûter jusqu’à notre indépendance” (La France
Australe, 7 juin 1947).
L’historien Guy Pervillé a montré qu’ “on ne peut trouver la moindre trace de volonté décolonisatrice dans le discours de Bordeaux” quoique la propagande gaulliste, et de Gaulle lui-même
aient pu affirmer par la suite (Communication au Colloque “de Gaulle et le R.P.F.” tenu à
Bordeaux, 13-15 novembre 1997).
47
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
A Tahiti37, Robert Hervé (qui a été commandant du Bataillon du
Pacifique) réagit immédiatement à l’appel au Rassemblement du
Général. Il lui écrit qu’il souhaite créer un mouvement local. Mais en
réalité, si sa fidélité à l’égard de De Gaulle ne fait aucun doute, il ne souhaite pas se mêler directement de politique et est très occupé par ses
affaires. De plus, président de l’association des Français libres, il ne
peut, statutairement, cumuler cette fonction avec la direction d’un parti
politique. Surtout, les événements de 194738 dissuadent Robert Hervé de
lancer le R.P.F.39. Dans les années qui suivent, malgré les pressions qui
s’exercent sur lui, y compris une lettre personnelle du Général dans
laquelle celui-ci se fait insistant, Robert Hervé ne crée pas de comité
R.P.F. Cependant, divers courriers montrent que la direction nationale
cherche une implantation locale40. Un comité provisoire semble s’être
constitué début 1948. Une mission de Pierre Paille révèle une situation
plutôt difficile :
“ Toutes les activités économiques sont sous la dépendance
étroite de l’Administration ce qui rend extrêmement désirable, pour
beaucoup de posséder le pouvoir politique... Le milieu affairiste est
très développé et je tiens autant que cela sera possible à écarter ces
gens du futur Comité.... Cela cadre d’ailleurs avec vos instructions...41”
Les échéances électorales, pourtant théoriquement lointaines (mais
le député n’est pas en bonne santé), suscitent bien des ambitions.
Plusieurs personnalités métropolitaines, ayant un rapport plus ou moins
37 Il n’y a pas de presse quotidienne avant 1956. Les renseignements viennent essentiellement
des archives de la Fondation Charles de Gaulle.
38 Dans le contexte particulièrement lourd des événements de Madagascar, avec une série de
maladresses de l’Administration qui se croit menacée, une crise éclate, en juin 1947, lorsque
le bateau Ville d’Amiens amène trois fonctionnaires métropolitains que les amis de Pouvanaa a
Oopa et plusieurs anciens Volontaires estiment inutiles. L’état de siège est proclamé, les
meneurs arrêtés. En novembre, la justice prononce un non-lieu. (Regnault J-M., op. cit. p. 56
à 62).
39 Lettre à J. Foccart, 29 août 1950, BR UF 93.
40 Carton BR UF 93. On trouve par exemple la lettre de Chantal de Gaulle qui a été “marraine
de guerre des Tahitiens du Bataillon du Pacifique”. Elle signale que ces derniers auraient “tous
un très grand désir d’adhérer au R.P.F.” (lettre du 3 janvier 1948 au colonel A. Servais).
41 BR UF 93, 25 mai 1948.
48
N° 278 • Octobre 1998
lointain avec les É.F.O., annoncent de possibles candidatures. Le sénateur Joseph Quesnot étant décédé subitement le 31 mars 1949, Jacques
Soustelle intervient au nom du général de Gaulle pour convaincre le pasteur Charles Vernier (qui avait été élu à la première Constituante) de se
présenter. Mais, ce dernier, “tout en suivant avec sympathie le développement du R.P.F.”, décline l’offre. L’avocat parisien Weil Curiel, qui a
cherché l’appui gaulliste, est battu par l’inspecteur des colonies Robert
Lassalle-Séré, mais son comportement lui vaut la perte du soutien du
R.P.F.42.
Les candidatures “extérieures” révèlent que, localement, le
Rassemblement n’a pas pu s’implanter. Le témoignage de John Martin43,
ancien du Bataillon du Pacifique, est précieux. Comme beaucoup de ses
compagnons d’armes, il lui a semblé naturel de continuer la lutte derrière le chef “que nous avions suivi aveuglément” en adhérant au R.P.F.
Mais, très vite, il est déçu par l’arrivée “d’opportunistes de tous bords...
plus soucieux de leur propre avenir que de celui de la Nation”. La candidature de Weil Curiel l’a choqué. L’avocat avait été présent à Tahiti pendant la guerre comme sous-lieutenant (“mais il ne semble pas qu’il prit
part aux combats à un moment quelconque” souligne une note interne au
R.P.F.). Il cherche à se faire passer pour plus méritant que les anciens du
Bataillon du Pacifique. Mais on trouve une attitude semblable, sur place,
chez ceux qu’on appelle les “armons-nous et partez”44. D’autres Tahitiens
qui se sont toujours considérés comme gaullistes - qui ont soutenu
42 Lettre de P. Anthonioz, 10 août 1949, BR UF 93.
André Weil Curiel avait rejoint de Gaulle dès le 19 juin 1940 et était allé en France le mois suivant pour “tenter de faire parvenir des renseignements politiques au général de Gaulle” (J.-L.
Crémieux-Brilhac, op. cit., p. 77 et 234).
43 Né à Papeete en 1921, John Martin s’engage dans le Bataillon du Pacifique. Décoré de la
Croix de guerre. Fonctionnaire territorial. Chef du cabinet civil du gouverneur, chargé des
affaires tahitiennes. Traduit le discours du général de Gaulle en 1956.
44 Le cas le plus typique est celui de Robert Charron, conseiller privé du gouverneur, dont une
note interne au R.P.F. dresse un portrait au vitriol. Arrivé à Tahiti en 1939, cet homme a joué un
rôle important, comme grand maître de “la loge locale”, président de la Ligue des droits de
l’Homme. “Au moment du Ralliement, il a été assez actif, bien que restant dans la coulisse”.
Comme il aurait “profité de la guerre pour s’enrichir”, il est très mal vu, en particulier par les
Volontaires qui, à leur retour, supportent mal le titre de président des Français libres dont il se
targue. Quand il reçoit “la Légion d’honneur accompagnée de la croix de guerre avec palme,
donc à titre militaire... l’indignation dans le pays a été à son comble” (BR UF 94, non daté). Une
fille de Robert Charron a épousé Jacques Lafleur.
49
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
le parti gaulliste après 1958 - ont pensé que leur devoir était de se ranger derrière Pouvanaa a Oopa. Jacques-Denis Drollet, engagé dans les
F.N.F.L. à l’âge de dix-sept ans, est de ceux-là. Pour des hommes comme
lui, il est clair que leur attachement à la France n’est pas incompatible
avec la reconnaissance des particularismes tahitiens. Ils estiment que les
notables qui cherchent à promouvoir le R.P.F. n’ont pas d’attaches profondes avec le peuple tahitien.
En 1949 et 1950, les dirigeants nationaux du R.P.F. espèrent encore
créer des sections en Océanie d’autant plus qu’ils disposent en la personne de Pierre Anthonioz45, Résident de France aux NouvellesHébrides, d’un observateur qualifié. De Gaulle reçoit notamment le président du conseil général de Nouvelle-Calédonie, Henri Bonneaud et lui
dit que “le moment est venu de constituer fortement le R.P.F. en
Nouvelle-Calédonie”. En l’absence d’échéances électorales proches, le
Général conseille de donner au mouvement “un caractère essentiellement patriotique et gaulliste, au-dessus des querelles d’intérêts et de
personnes”46. Mais nul ne sait à Nouméa qu’Henri Bonneaud a rencontré le Général47. Comme à Tahiti, le milieu d’affaires ne veut pas trop
s’impliquer. S’il le faisait cela contribuerait-il à donner une image acceptable du gaullisme ?48.
La difficulté, pour le R.P.F., c’est de trouver sur place quelqu’un de
“convenable”. A Tahiti, par exemple, une élection législative a lieu en
octobre 1949. Pour s’opposer efficacement à Pouvanaa a Oopa, il faut un
candidat réunissant ces deux “qualités” : être un gaulliste authentique
45 Pierre Anthonioz (1913-1996) a été chargé de l’outre-mer au R.P.F. de 1947 à 1949. Il est
envoyé aux Nouvelles-Hébrides comme commissaire-résident et y reste jusqu’en 1958. Quand
il quitte la France de Gaulle lui adresse un message chaleureux, lui rappelle que ce territoire se
rallia à lui le premier. Il charge Pierre Anthonioz de dire “à tous nos amis... que je continue à
compter sur eux”. Lettres, notes et carnets, mai 1945-juin 1951, Paris, Plon, 1984, p. 386.
Voir l’oeuvre de Pierre Anthonioz aux Nouvelles-Hébrides dans la notice nécrologique qui lui a
été consacrée par l’ethnologue Jean Guiart, Journal de la Société des Océanistes, Musée de
l’Homme, Paris, n° 103, 1996-2, p. 311 à 314.
46 Note de Jacques Soustelle à Pierre Anthonioz, 22 février 1949, BR UF 91.
47 La presse locale ne mentionne que la visite d’Henri Bonneaud au Président de la République
(La France Australe, 14 février 1949).
48 Jacques Soustelle, dans sa note à P. Anthonioz, se montre prudent : H. Bonneaud pourrait
prendre la direction du mouvement... “ou tout au moins y contribuer fortement”.
50
N° 278 • Octobre 1998
et être “un tahitien de sang”49. Personne n’ayant répondu à ces critères,
les gaullistes soutiennent le pasteur Vernier dont pourtant “la couleur de
la peau” ne convient pas. Pouvanaa a Oopa l’emporte largement et, à
peine élu, fonde un parti : le Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (R.D.P.T.), dont les revendications ont une tonalité
séparatiste50.
Pour lutter contre une dérive nationaliste dans les É.F.O., les partisans de la présence française, la plupart gaullistes depuis 1940, s’organisent et se rattachent à l’U.D.S.R. au milieu de l’année 1950. Des gaullistes à l’U.D.S.R. en 1950, ce n’est pas qu’à Tahiti qu’on trouve cette
situation51. Le R.P.F. peut facilement critiquer ce parti local regroupant
“des petits capitalistes, quelques ambitieux et quelques
inquiets...”52.
Jean-Marc Regnault
A suivre…
49 BR UF 93, extrait d’une lettre non signée expédiée de Tahiti au R.P.F.
50 Le R.D.P.T. a été créé avec l’aide du conseiller communiste de l’Union française Georges
Lachenal sur le modèle du R.D.A. Mais malgré ce qu’ont pu dire ses adversaires de l’époque,
le R.D.P.T. n’a jamais été un parti lié de près ou de loin au Parti communiste français. Voir les
lettres de Georges Lachenal à l’auteur et notre ouvrage Te Metua, op. cit.
51 Voir la thèse d’Éric Duhamel, op. cit. L’auteur montre qu’en Afrique, de nombreux élus, parfois des fédérations passent de l’U.D.S.R. au R.P.F. entre 1947 et 1949. En Océanie, l’organisation des opposants au nationalisme ne commence vraiment qu’en fin 1949. Ces opposants se
répartissent entre les deux formations selon des critères que nous tenterons d’établir plus loin.
Notons encore que les fondateurs de l’U.D.S.R. en 1950 - en particulier, Alfred Poroi, maire de
Papeete - ont d’abord cherché un appui du M.R.P. Le caractère trop catholique de ce mouvement étant un handicap sur ces terres protestantes, cela n’a pas eu de suite.
52 Lettre de Jean Anet d’Astier de la Vigerie au général de Bénouville, 21 mars 1951, BR UF 93.
51
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Les disparus
du naufrage du Nino Bixio
17 août 1942
Le rideau est tombé sur Bir Hakeim le 11 juin 1942.
Ceux qui n'ont pu se sortir de cet enfer par suite de blessure ou par
malchance sont faits prisonniers par les Allemands et remis aux Italiens.
Ils sont au nombre d'environ 800, et viennent grossir le groupe déjà
important des prisonniers alliés capturés par l'Afrika Korps en Lybie :
Hindoux sikhs, Sud Africains et Britanniques. Après plusieurs séjours
dans différents camps du désert, l'ensemble de ce groupe est embarqué
à Benghasi le 16 Août 1942 sur le Nino Bixio.
Ce transport de troupes italien est un navire quasiment neuf mais,
par une aberration incompréhensible, il n'a pas été désarmé et n'arbore
pas les marques de la Croix Rouge indiquant qu'il transportait des blessés et des prisonniers. Cette faute inexcusable va provoquer de la part
d'un sous-marin britannique une terrible méprise qui sera à l'origine du
drame.
Le lendemain 17 août, à quelque 30 km des côtes grecques, deux
torpilles sont lancées sur le Nino Bixio, l'une à l'avant et l'autre à l'arrière qui traverse la salle des machines et immobilise le navire.
Excepté le personnel touché directement ou indirectement par l'impact ou projeté à la mer par les déflagrations, qu'ils soient prisonniers,
membres de l'équipage, militaires de garde, le gros des prisonniers parqués dans les cales intermédiaires est sauf.
52
N° 278 • Septembre 1998
Hélas ! les moyens d'accès au pont se réduisent dans ces cales à une
ou deux échelles, et une véritable panique s'empare des hommes pris au
piège et rend dramatique leur sortie à l'air libre. Cependant les cloisons
étanches ont bien résisté et le navire prend peu de gîte. Mais comment
savoir s'il ne va pas couler ?
Dans l'affolement du premier mouvement, un grand nombre des
"passagers" du Nino Bixio, prisonniers, équipage et militaires de garde
confondus, se sont jetés à l'eau. D'autres y ont été projetés par l'explosion des torpilles.
Les plus valides nagent tant bien que mal et pataugent dans une
masse de débris huileux. Peu d'entre eux seront sauvés.
La plupart périront noyés ou assommés par les panneaux de cale
lancés par dessus bord. 140 Français subiront ce sort et, parmi eux, 12
Polynésiens du Bataillon du Pacifique.
Le nombre total des disparus dans cette catastrophe maritime n'est
pas connu mais il est probablement très élevé.
Quand à ceux qui sont restés à bord du navire demeuré à flot pendant plusieurs heures, ils ont été finalement secourus par un escorteur
italien, transportés au port grec de Patras, puis en Italie à Bari et enfin
par train au camp de Bergame.
Robert Hervé
Liste des 12 Polynésiens du Bataillon du Pacifique
FAAURU Taputaata
MANEA Noho
MARUHI Henri
PUNU Taua
TAUPUA Taihoropua
TEMATAFAARERE Tepua
TERIITEHAU Marama
TEUIRA Zelubapela
TIAORE Tinomana
TIRAO Marcel
TUUHIA Marcellin
VAN BASTOLAER Tevihitua
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
2° cl.
Mahina 11/07/1917
Tiarei 11/11/1917
Mahina 14/07/1916
Tiarei 19/07/1918
Papetoai 20/10/1920
Punaauia 11/07/1910
Papenoo 20/02/1916
Punaauia 13/05/1915
Mahina 30/12/1919
Papeete 10/07/1921
Faaa 02/01/1915
Afaahiti 12/12/1916
53
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Le Journal
de Máximo Rodríguez
et ses exemplaires
Les connaissances que nous, chercheurs1, avons du Journal du soldat interprète de Lima Máximo Rodríguez qui l’écrivit durant son séjour
à Tahiti du 15 novembre 1774, jour de son débarquement sur l’île, au
12 novembre de l’année suivante, date de son départ à destination du
Pérou, reposaient sur les recherches de Corney telles qu’elles ont été
publiées dans le volume III de The Quest and Occupation of Tahiti by
Emissaries during the years 1772-1776.
Corney découvrit qu’en plus du Journal que Rodríguez envoya au
Vice-Roi Amat, il existait trois autres exemplaires. Le premier était celui
du Vice-Roi Teodoro De Croix auquel l’interprète avait joint son
Memorial, et que ledit Vice-Roi envoya ensuite au Ministre de la Marine,
Antonio Valdés, en même temps que le umete de pierre noire de
Maupiti2 pour les faire parvenir au roi Charles III.
Dans la marge gauche de la lettre n° 923 du Vice-Roi De Croix,
conservée aux Archives Générales des Indes de Séville, adressée à Valdés
et datée du 31mars 1788, on peut lire : Vous remettons un journal de
l’Expédition qui eut lieu l’année passée, An de Grâce 1774, du port
de Callao à l’Isle de Otaheti, et vous avisons que le navire Dragón,
comme il est précisé sur le manifeste, fait voile avec un Plat de
1 Nous remercions Francisco Mellén Blanco qui nous a autorisé à reproduire et à traduire son
texte paru dans les Actes du Congrés international de Cordoue 8-10 novembre 1995, "Presencia
Española en el Pacifico" dans le cadre de l'Association espagnole des Etudes du Pacifique (pp.
25-37) et B. Devaux qui a bien voulu le traduire.
2 NDT : Le plat avait été taillé dans la pierre volcanique de l’île de Maupiti.
3 Voir la lettre n° 92 dans l’« Annexe ».
54
N° 278 • Octobre 1998
Pierre4, pièce originale que rapporta de cette île Don Máximo
Rodríguez, que son insigne mérite en cette heureuse Entreprise rend
digne de jouir des grâces de Votre Majesté.
Il existe également une note, dans une feuille de la même liasse :
Lima 679, qui précise : Le journal dont il est fait mention dans ce rapport a été acheminé par le Chef d’expédition. Le second exemplaire
fut acquis à Lima par le capitaine Peter Dillon, en 1824, des mains de la
seconde épouse et veuve de Máximo Rodríguez, Juana Villalba.
Le troisième exemplaire dont parla Corney est celui que recueillit le
capitaine Fitz Roy, également à Lima, en 1835, de l’une des filles de
Rodríguez. Cette dernière copie, conservée actuellement à la
Bibliothèque de la Royal Geographical Society de Londres, est celle traduite en anglais qu’exploita Corney dans son volume III, et que nous
avons nous-mêmes transcrite dans le livre Españoles en Tahití.
Les recherches sur le Journal de Rodríguez se seraient terminées ici
si la Société des Océanistes ne s’était pas intéressée à la traduction en
français de la version originale espagnole publiée dans Españoles en
Tahití, car la traduction de l’anglais au français faite par Charles
Pugeault en 1930, à Papeete, est entachée de nombreuses erreurs.
Madame le Docteur Orliac recommanda D. Horacio Belçaguy
comme étant la personne la mieux à même de traduire de l’espagnol au
français, parce qu’il avait l’espagnol pour langue maternelle et qu’il préparait sa thèse de doctorat à l’Université Paris I, en 1992, sur « les
marae de Tahiti dans leur contexte politique et territorial » ; il avait en
outre participé à plusieurs expéditions archéologiques à Tahiti et
connaissait les lieux qu’avait fréquentés Rodríguez.
La première version en français traduite par Belçaguy fut achevée
au mois de décembre 1992, mais au début du mois de janvier de l’année
suivante, monsieur Robineau, alors Président de la Société des
Océanistes, lui donna une photocopie avec un relevé des manuscrits de
la Société de Géographie relatifs à l’Asie et à l’Océanie conservés à la
4 Il s’agit du umete de pierre volcanique provenant du marae Taputapuatea de Punaauia, offert
par le ari’i Tu à Rodriguez, pour le remettre au Roi d’Espagne. Actuellement, le umete se trouve
au Musée National d’Anthropologie de Madrid.
55
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Bibliothèque Nationale de Paris, au Département des Cartes et Plans et
inventoriés par Catherine Méhaud. Il y avait entre autres :
Ms. In-8° 1 - Verneau (Dr.R.) : « Relation quotidienne de l’Ile
d’Amat, alias Otahiti, faite en l’année 1774 par l’interprète Máximo
Rodríguez ». Trad. en français du manuscrit espagnol, 1891, (456 p.)
Ms. In-8° 31 - Rodríguez, (Máximo) : « Relacion diaria que hizo
el Intérprete Máximo Rodríguez de la Ysla de Amat, alias Otageti, el a–
o de 1174 Ñ Relation quotidienne que fit l’interprète Máximo Rodríguez
de l’Isle d’Amat, alias Otageti, en l’An de Grâce 1774 », s.d. Manuscrit
espagnol.
Belçaguy constata à la Bibliothèque Nationale de Paris que le manuscrit n°31 de Rodríguez était bien relié et qu’on pouvait y lire en lettres
dorées « Diario de Otahiti Ñ Journal de Otahiti ». Sur le feuillet collé au
dos de la couverture apparaissaient encore les traces d’un cachet de cire
arraché. Il est probable que le Journal portait le sceau du Roi d’Espagne
ou celui du Vice-Roi De Croix ou du Ministre Valdés. Dans la partie supérieure de ce feuillet, il est écrit au crayon « Dufossé, 20 oct. 1888-50 f. »,
ce qui correspond au nom du libraire qui le détenait et au prix payé pour
son achat (50 francs). Dans la partie inférieure du même feuillet figure
également l’ex-libris du Prince Roland Bonaparte, personne qui en fit
l’acquisition vraisemblablement entre la date indiquée de 1888 et 1890.
Belçaguy découvrit en outre que le Journal de Paris commence par un
« Prologue » qui n’existe pas dans l’exemplaire du Journal de Londres. Il
remarqua également quelques variantes dans différents paragraphes du
texte. A la fin du Journal on trouve la signature de Máximo Rodríguez avec
une calligraphie distincte du reste du Journal.
Grâce aux documents de la Bibliothèque Nationale de Paris, nous
savons qu’en 1891 Bonaparte chargea le Docteur Verneau5 de le traduire
en français. Depuis lors, ce Journal en français était resté inconnu de la
5 Le Professeur José Manuel Gómez-Tabanera nous a communiqué les renseignements suivants sur le Docteur René Verneau. Il est né le 23 mai 1852 et est décédé le 7 janvier 1938 à
Paris. Très jeune il entra comme Conservateur au Musée Ethnographique du Trocadéro (1907),
aujourd’hui Musée de l’Homme, et plus tard il fut professeur d’Anthropologie Préhistorique à
l’Institut de Paléontologie Humaine de Paris. Tout au long de sa vie universitaire, il a écrit de
nombreux ouvrages sur les races humaines, les hommes, les fossiles, les Guanches de l’archipel des Canaries et leur origine, etc.
56
N° 278 • Octobre 1998
majorité des chercheurs : en effet Corney lui-même ne savait pas où il se
trouvait et l’on comprend alors que Pugeault ait fait en 1930 une traduction en français puisqu’il ignorait l’existence à Paris de cet exemplaire
déjà traduit dans cette langue.
Le manuscrit du Docteur Verneau, qui se trouve dans la même section, est une traduction en français effectuée sur demande du Prince
Bonaparte. Il est accompagné d’une lettre dans laquelle Verneau signale
que le copiste devait être une autre personne que l’auteur qui a apposé
sa signature à la fin du document.
L’étude comparative des deux manuscrits (celui de Paris et celui de
Londres) révèle quelques différences touchant à des mots ou à de courts
paragraphes qui, bien entendu, ne changent en rien le récit de
Rodríguez. Cependant, grâce au manuscrit de Paris, on a pu constater
que, dans l’exemplaire de Londres, la feuille composée des pages 69
(recto) et 69v (verso) est mal placée et qu’elle devrait se situer après le
feuillet 70v.
Quelle conclusion peut-on tirer de cette étude comparative ?
1.- Le Journal de Paris est plus ancien que celui de Londres.
2.- Le Journal de Paris est celui qu’envoya Máximo Rodríguez au
Vice-Roi Amat. N’étant jamais parvenu à son destinataire, l’auteur le
récupéra et y adjoignit un « Prologue « où il se défend des accusations
du Capitaine Cook. Le Journal et sa Préface furent envoyés par
Rodríguez en 1788 au Vice-Roi Teodoro De Croix. L’exemplaire de
Londres ne comporte pas de « Prologue ».
Ce « Prologue» étant d’un grand intérêt pour les chercheurs, nous
en présentons ici le texte complet ; il correspond aux pages 1 à 3v du
Journal de Paris.
Prologue
Lorsque j’ai écrit ce Journal, je n’ai jamais pensé à aucun
moment qu’il y aurait éventuellement lieu de le faire précéder d’un
Prologue. Pas plus qu’il ne me vint à l’esprit qu’un jeune homme de
vingt ans abandonné sur une île lointaine avec deux religieux
57
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Franciscains et un domestique pût servir de sujet à un livre aussi
célèbre que le récit du troisième voyage du Capitaine Cook.
Mais le hasard a voulu que ce célèbre navigateur ait donné de
moi, dans son 2ème tome page 2376, une image peu flatteuse en déclarant que j’avais fait aux habitants d’Otahiti des confidences mensongères contre la Nation Anglaise afin d’exalter la Nation
Espagnole. La réputation d’honnêteté et d’homme de bien que s’est
justement forgé le Capitaine Cook nous empêche de le considérer
comme l’Auteur d’une pareille invention ; mais il n’est pas pardonnable de prêter à l’Espagne de façon aussi indirecte et sournoise le
dessein de critiquer les Anglais en se fondant seulement sur ce qui
n’est imputable qu’à moi-même. La faute d’un individu, même si
elle est avérée, ne saurait rejaillir sur l’ensemble de la Nation. Les
Anglais eux ont, par contre, parlé de façon si indigne des Espagnols
dans leurs récits de Voyages (je me réfère surtout aux trois qui ont
été publiés sous la plume du Capitaine Cook), qu’on voit manifestement leur hostilité et leur mépris. Je ne veux pas citer d’extraits,
parce que ce n’est pas à moi de faire l’apologie de notre Nation. Que
celui qui le désire recherche ces passages dans les récits du premier
et du second voyage, en particulier dans le second où il est fait état
d’un certain Forster, un homme vraiment enclin à calomnier les
Espagnols à tort et à travers. A moi, il m’appartient seulement de me
mettre d’accord avec Cook sur ce qu’il dit dans le récit du 3ème voyage,
qui reste sans doute le plus modéré et le moins chargé en allusions
contre la Nation Espagnole.
Pour ma part, je peux affirmer que je ne me rappelle pas la
moindre des paroles qu’il me reproche et dit lui avoir été répétées
par les insulaires ; et je crois que s’il y avait eu la moindre parcelle
de vérité dans ce qu’il a rapporté, elle ne se serait pas ainsi effacée
de ma mémoire. Mon Journal ne laisse apparaître aucune de ces prétendues critiques. Mais à supposer même que j’ai pu avoir cette légèreté imputable à ma jeunesse, ces critiques seraient-elles si surprenantes ? Qu’y aurait-il d’étonnant à les entendre proférer par un
homme placé dans des conditions difficiles et hostiles, ne serait-ce
6 Voir dans l’« Annexe » le texte de la page 237.
58
N° 278 • Octobre 1998
que pour imposer le respect, protéger sa dignité et même d’une certaine façon sa vie qui dépendait de la plus grande ou de la plus petite
idée que les autochtones pouvaient se faire de notre grandeur ? A
quoi bon insister sur une affaire aussi vénielle que tout homme
sensé devrait réduire à sa juste valeur quand bien même il serait sûr
de la véracité du fait ? Moi, j’aurais bien volontiers imaginé le
Capitaine Cook et trois autres des siens habiter sur l’île pendant
neuf mois, sans autre garantie pour leur vie que leur comportement
(parce que les idées de grandeur disparaissent dès que les Navires
lèvent l’ancre) ; je les aurais bien imaginés, dis-je, racontant un
mensonge ou un autre en parlant des Anglais, mais en en proférant
des centaines et des centaines dès qu’il s’agirait des Espagnols. Nous
aurions vu alors où s’arrêtait cette honnêteté et ce sens de la vérité
qu’on s’ingénie à leur reconnaître. Sachez donc que celui à qui ils
reprochent son manque de droiture, à qui ils prêtent des propos
qu’ils auraient répété à maintes reprises sans nécessité, a su gagner
les coeurs de toute l’île, comme le reconnaît Cook lui-même à son
grand dam. Il reconnaît aussi sa grande expertise dans la langue des
indigènes et enfin il ne peut nier la bonne opinion qu’ont des
Espagnols les habitants de ces îles. Remarquez bien pour la plus
grande confusion du Capitaine Cook que cette opinion, nous la
devons à notre comportement irréprochable dans toutes les expéditions que nous avons menées par ordre de notre Cour, tant au nord
de la Californie que dans les îles de la Mer du Sud. Les Espagnols ont
fait deux voyages au Nord, et trois dans les îles au moment où Cook
effectuait les siens.
Au cours des cinq de nos voyages, grâce à Dieu, il n’arriva
aucun malheur, je ne veux pas parler de mortalité en général, je veux
dire que nous n’avons pas eu à déplorer un seul mort. Telle fut notre
conduite et la patience avec laquelle nous avons supporté la grossièreté des autochtones. Mais ces messieurs anglais, ces hommes qui se
disent très humanistes, le capitaine Cook lui-même, homme si sage
et si humain, ont eu au cours de tous leurs voyages des rencontres
qu’ils qualifient eux-mêmes sinon de cruelles, en tout cas de moins
amicales que les nôtres de l’avis de tous ceux qui sont impartiaux.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Et de fait, la mort même du Capitaine Cook, aussi funeste pour
lui que durement ressentie dans toute l’Europe, ne lui fait aucunement honneur ; et en la ramenant à mon propos, il convient de
remarquer qu’elle fut le résultat d’un mensonge et d’une duperie, et
il ne manquera pas d’observateurs pour dire qu’elle fut le juste châtiment de cette perfidie et d’autres dont Cook lui-même avoue s’être
servi en des circonstances semblables.
Si ce qui précède ne suffit pas à ma défense, on pourra bien
ajouter que les insulaires n’ont peut-être pas bien interprété mes
propos et les ont déformés dans les confidences faites à Cook ; peutêtre ont-ils eux-mêmes menti comme ils en ont l’habitude, et ceci
est l’attitude la plus fréquente, surtout si l’on songe qu’ils avaient en
face d’eux les Anglais à qui ils témoignaient tant de marques de respect : peut-être le Capitaine Cook se méprit-il ou ne comprit-il pas
bien celui qui donna l’information. Et pourquoi ne pourrait-on pas
imaginer que les Anglais eux-mêmes ont peut-être menti ? Ils ont
donné suffisamment de preuves de tels mensonges quand il s’agit de
nous.
Cependant, sachez pour votre soulagement et notre cause que le
roi (ari’i) Otu lui-même nous invita à plusieurs reprises à aller nous
installer sur les terres proches de la Baie de Matawai que la reine7
(...) avait cédées solennellement aux Anglais et dont Cook lui-même
avait pris possession au nom du Roi de Grande-Bretagne. Si l’on dit
que ceci prouve seulement l’inconstance des Otahitiens qui nous
courtisent simplement parce que nous sommes présents, je dirai de
même que la présentation que Cook prétend avoir eu de moi n’est
qu’une manifestation de flatterie à son égard parce que lui était présent et nous absents ; et on peut même imaginer que les insulaires
l’ont fait pour nous dresser les uns contre les autres, car ils ont bien
remarqué à certains indices que nous étions de Peuples et de Rois
différents et pas très Amis. Ce dernier constat prouve ce que Cook
aurait ajouté à l’adresse de l’Eri Otua à son départ : que si les
Espagnols revenaient, il ne devrait pas les laisser s’installer à
7 En blanc dans le manuscrit. Il s’agit de Purea, épouse de Amo, chef de Papara.
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N° 278 • Octobre 1998
Matavai. Si nous étions revenus, il nous aurait renouvelé son invitation à y fixer notre résidence et nous aurait assuré qu’il ne permettrait pas l’installation des Anglais, de la même façon qu’il nous
l’avait promis la première fois et en dépit de notre prise de possession solennelle au nom de l’Espagne. De toute manière, nous avons
l’avantage d’avoir vécu à Otahiti quatre hommes seuls pendant plus
de neuf mois, alors que les Anglais ont toujours séjourné avec l’équipage et les hommes d’armes embarqués sur leurs navires.
Il ne me reste qu’à dire un mot de mon Journal. Il suffit de préciser que je l’ai écrit en dépit de l’opposition virulente de mes compagnons, sans autre secours que mon activité et ma vivacité naturelles. Ainsi le style en est-il celui d’un garçon sans instruction mais
soucieux de vérité et de simplicité. La partie qui relate les Rites, us
et coutumes, et que je cite souvent sous l’appellation d’Extrait, je l’ai
remise ici à Lima à une certaine personne, entre les mains de
laquelle elle a disparu, comme d’ailleurs le Vocabulaire et une grande partie de la Grammaire de cette Langue que j’ai rédigée à ma
manière. Plusieurs sujets de caractère, de ceux qui veulent être servis ponctuellement sans discussion, sont responsables de cette vilenie. Par miracle le Journal a échappé à ce sort. Nous devons reconnaître qu’il a fait alors grand défaut à Monseigneur le Vice-Roi Amat,
qui était déjà sur le départ.
Entre ses mains rien ne se serait perdu, et notre Nation aurait
eu le plaisir de lire tout ce qui touche à l’île de Otahiti sous une
forme peut-être pas aussi élégante, mais du moins rédigée avec plus
d’exactitude, d’intelligence et de vérité que tout ce qui a été publié
par les Voyageurs Anglais et Français. Cette affirmation ne doit pas
surprendre car j’ai eu incomparablement plus de contacts qu’eux
avec la population pour m’informer de tout, et parce qu’on ne m’a
rien celé. Si Dieu me prête vie, et les attentions que m’a accordées
ma famille m’y prédisposent, il se pourrait qu’un jour je réécrive le
Traité des Us et Coutumes, car tout est encore présent dans ma
mémoire pour me faciliter l’exécution de ce projet. Il pourra y avoir
quelques corrections à apporter à ce Journal pour qu’il soit largement diffusé car les imprudences que l’on peut imputer aux Pères
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Missionnaires ne nous font pas grand honneur, ce qui nuirait à
notre image si le Journal venait à tomber entre les mains d’Etrangers
qui, selon leur habitude, attribueraient à toute notre Nation les
fautes d’une seule personne. J’aurais aimé ne pas avoir à effectuer
ces retouches ; mais plus encore j’aurais souhaité qu’on ne commît
pas ces erreurs. Les propos de Cook à cet égard sont éloquents quand
il rapporte qu’il n’y avait dans l’île aucun indice qu’on y ait parlé
une seule fois de Religion. Si les Pères n’en ont pas parlé, ils auraient
au moins pu manifester davantage d’humanité et dispenser plus de
bienfaits. Ces vertus auraient peut-être ouvert la porte à la Religion.
Mais rompons là et finissons-en avec ce sujet dont le seul souvenir
me blesse dans mon amour-propre.
3.- Le manuscrit de Paris semble avoir été écrit par un copiste. Dans
celui de Londres, l’écriture correspond à deux ou trois copistes différents.
4.- Le manuscrit de Paris n’est revêtu que de la signature de
Máximo Rodríguez. Dans celui de Londres, la signature est suivie de
« alias Manuel Llosa » qui devait probablement être l’un des copistes.
5.- Le Journal de Paris fut envoyé du vivant de Máximo Rodríguez.
Celui de Londres, le capitaine Roy se l’est procuré auprès d’une de ses
filles en 1835. Rodríguez était mort dix ans auparavant.
Le « Prologue » que nous avons transcrit et qui accompagne le
Journal de Paris explique et corrige les informations données par
Corney. Le Vice-Roi Amat ne reçut jamais le Journal de Rodríguez, pas
plus que l’« Extrait », le lexique et la grammaire qui parvinrent entre
les mains d’une certaine personne proche du Vice-Roi Amat. Rodríguez
annexa le « Prologue » à cette première copie et comme nous l’avons
indiqué précédemment, il la fit remettre au Vice-Roi Teodoro De Croix
qui l’envoya en Espagne en 1788. Malheureusement nous n’avons pu
trouver aucune trace de cette copie dans les différentes archives qui possèdent des documents de cette époque, principalement les archives et la
bibliothèque du Palais Royal, puisque la destination finale du manuscrit
était le Roi Charles III, et les archives du Musée Naval, puisque la lettre
était adressée à Antonio Valdés. Mon opinion est que, selon toutes probabilités, au moment de la guerre d’Indépendance, ce manuscrit fut
62
N° 278 • Octobre 1998
emporté à Paris avec d’autres documents que les troupes napoléoniennes saisirent pendant leur séjour en Espagne.
La seconde copie connue est celle que se procura le capitaine Peter
Dillon en 1824 auprès de la veuve de Rodríguez, Juana Villalba. Pour
moi, l’histoire de cette copie a été et reste une aventure rocambolesque.
Peter Dillon mourut le neuf février 1847 à Paris. Sa fille Martha offrit
cette année-là divers ouvrages dont la copie du Journal de Rodríguez à la
bibliothèque du Collège des Irlandais de Paris. C’est ce qu’affirme le professeur Davidson, biographe de Dillon, en 1975. Déjà auparavant, le Père
O’Reilly signalait en 1967 que : « La copie de Dillon est conservée dans
les archives du Séminaire Irlandais de Paris sous le titre : «Relacion diaria que hizo el intérprete Máximo Rodríguez de la Ysla de Amat, alias
Otageti, el a–o de 1774 – Relation quotidienne que fit l’interprète
Máximo Rodríguez de l’Isle d’Amat, alias Otahiti, en l’an 1774».
Mes contacts à Paris pour obtenir copie de ce document furent le
Révérend Lian Swords, bibliothécaire du Collège des Irlandais, et D.
Maurice Caillet, Inspecteur Général Honoraire des Bibliothèques de
France. Malheureusement ils ne purent trouver que d’autres livres de
Dillon avec leur ex-libris. Mes doutes concernaient le lieu des
recherches ; je me demandais si, plutôt que d’être à la bibliothèque, le
manuscrit ne se trouvait pas aux archives du Séminaire comme le signale
le père O’Reilly. Beçaguy m’informa que lui et un autre membre de la
Société des Océanistes tenteraient une nouvelle recherche de cette copie
du Journal de Rodríguez, afin de vérifier s’il comportait également un
« Prologue » et s’il existait des différences avec les exemplaires de Paris
et de Londres.
De nos investigations, il ressort qu’il pourrait y avoir une copie de
plus, remise par la veuve ou les filles de Rodríguez, et qui pourrait se
trouver dans une collection particulière de Lima, Santiago, Valparaíso ou
dans une capitale européenne. Prochainement sera présentée au public
l’édition française de « Españoles en Tahiti », avec l’étude comparative
des Journaux de Paris et de Londres. Pour tous les spécialistes de l’histoire de la Polynésie, c’est le meilleur document de l’époque qui relate
avec des détails abondants la société tahitienne du dernier tiers du
XVIIIème siècle.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Comme complément à ce travail, nous joignons une «Annexe» qui
comprend les documents suivants :
1.- Lettre n° 92 du Vice-Roi De Croix au Ministre de la Marine et
Secrétaire d’Etat aux Indes, Antonio Valdés.
2.- Mémorial de Máximo Rodríguez.
3.- Traduction en espagnol de la page 237 des Voyages de Cook
citée dans le « Prologue ».
4.- Biographie chronologique du Péruvien Máximo Rodríguez, soldat interprète (totalement inconnu dans son pays), auteur d’une des
meilleures études de la société tahitienne du XVIIIème siècle, accompagnée des histoires des copies de son Journal.
Francisco Mellén Blanco
Traduction B. Devaux
A N N E X E
Archivo General de Indias (Sevilla) - Liasse, Lima 679. Année 1788 (Lettre du ViceRoi du Pérou au Secrétaire d’Etat aux Indes)8
Le Vice-Roi du Pérou - N° 92
Votre Excellence,
Don Máximo Rodríguez m’ayant informé que Don Jayme Palmer, citoyen de
cette ville et chambellan de mon prédécesseur le Vice-Roi Don Manuel Amat, se
trouvait en possession d’un Plat de Pierre que lui Rodríguez avait rapporté de l’Isle
de Tahiti, ordre à été donné pour qu’il me soit remis ; l’objet a été examiné et j’ai
été informé par ledit Don Máximo du prix qu’attachent les insulaires à ce Plat
qu’ils ont consacré à leur Dieu en leur Temple en tant qu’objet sacré. A la prière
instante de Don Máximo, le principal Roi de l’Isle a accepté de le lui donner en
précisant la condition que l’objet était destiné à Notre Monarque Très Catholique.
Il m’a donc paru séant de le remettre à Votre Excellence afin qu’il soit ou bien
8 Dans la partie latérale gauche de cette lettre, on peut lire ce qui a été cité précédemment au
début de ce travail.
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N° 278 • Octobre 1998
exposé au Musée d’Histoire Naturelle comme objet représentatif de cette Isle,
façonné par des hommes qui ne connaissaient ni le Fer ni ne possédaient d’outils
adaptés pour le fabriquer, ou bien destiné à tout autre usage ; à cet effet j’ai
ordonné qu’on l’embarque sous manifeste à bord de la Frégate du libre commerce
dénommée Dragón et que les connaissements correspondants soient adressés au
Président de la Chambre de Commerce Royale de Cadix qui sera chargé de la réception de la caisse contenant le Plat et de tenir ce dernier à la disposition de Votre
Excellence.
En même temps que ledit Rodríguez m’a fait part de cette information, il m’a
présenté le journal joint accompagné du texte dont la copie certifiée conforme a
également été déposée entre les mains de Votre Excellence. Grâce à l’un et à
l’autre, on reconnaît le grand mérite de ce bon Vassal et l’on ne peut que regretter
qu’il n’ait pas eu la récompense méritée, simplement parce que jusqu’à ce jour on
n’a accordé que peu ou aucune attention au contenu d’un document qui est à
mon avis d’une grande curiosité et d’une grande importance ; et il l’était encore
plus à l’époque où n’avaient pas encore paru les récits de voyages du Capitaine
Cook9 et de Wallis. Le Journal est le seul, d’après ce que je sais, qui ait été écrit au
cours de l’Expédition qui, au cours de l’année 1774, se rendit du port du Callao à
l’Isle de Tahiti10. Ledit Don Máximo y occupa les fonctions d’interprète parce qu’il
comprend la langue des natifs de cette île dont il a su gagner le plus grand attachement par son bon caractère, sa sagacité et sa sagesse ; c’est à lui que l’on doit
en partie sinon en totalité le succès heureux de l’Entreprise citée, car les deux
Pères Missionnaires et le jeune valet placé à leur service semblent avoir donné
assez de bonnes raisons à ces Infidèles pour qu’ils leur manifestent leur mécontentement, sinon leur haine et pour que Notre Nation ne gagne pas les lauriers
qu’aurait dû lui valoir le séjour de quatre de ses sujets pendant neuf mois dans un
pays inconnu peuplé de Barbares et d’Infidèles, cherchant à se concilier l’affection
de tous ces insulaires, comme le dit lui-même Cook dans son récit de voyage.
Ces Mérites et Services insignes me semblent rendre ledit Don Máximo digne
de jouir des grâces du Souverain ; en conséquence, et puisque sa carrière est celle
des armes, je le considère digne du grade et de la solde de Sous-lieutenant de
l’Armée, ou de toute autre récompense qui serait davantage de la convenance de
Sa Majesté.
Que Dieu ait Votre Excellence en sa sainte garde de longues années.
Lima, 31 mars 1788
Son Excellence
LE CHEVALIER DE CROIX (Soussigné)
9 Cook.
10 Sur le séjour dans l’île, il existe aussi un autre Journal rédigé par les Pères Missionnaires,
mais avec beaucoup moins de détails que celui de Rodríguez.
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Son Excellence Monsieur le Bailli Frère Don Antonio Valdés
Requête de Máximo Rodríguez (Copie jointe à la lettre n° 92)
Votre Excellence,
Don Máximo Rodríguez se jette aux pieds de Votre Excellence pour lui dire
avec la plus grande déférence : qu’ayant occupé les fonctions de soldat dans la
Compagnie d’Infanterie de Marine en l’an de grâce mil sept cent soixante sept,
année au cours de laquelle le Navire de Sa Majesté San Josef surnommé El Peruano
se rendit en Espagne pour y emmener les Jésuites expatriés ; à son arrivée à Cadix,
il fut transporté avec sa compagnie jusqu’au département de Carthagène où il servit encaserné dans les Bataillons jusqu’à son embarquement sur le Navire Astuto,
qui de conserve avec d’autres vaisseaux de l’Escadre Royale placés sous le commandement de Don Antonio Arce, ont cinglé à destination de Lima ; au cours de
ce voyage il dut affronter les impondérables notoires et nombreux qu’eut à subir
ladite escadre après deux démâtages avant d’arriver au port du Callao.
Au bout de deux mois de séjour dans ce Port, le requérant embarqua sur le
Navire de Sa Majesté San Lorenzo qui, avec la frégate Rosalía, fut alors armé pour
partir à la reconnaissance de l’Isle de David ou de San Carlos. Une fois accomplie
avec succès cette expédition, il fut affecté en l’an de grâce mil sept cent soixante
douze à celle envoyée à l’Isle de Otahiti ou d’Amat ; pendant son court séjour, le
requérant se signala par le soin qu’il attacha à comprendre les naturels de sorte
qu’à son retour au port du Callao, le commandant Don Domingo Bonechea11 et les
autres officiers daignèrent en informer Son Excellence monsieur le Vice-Roi Don
Manuel Amat. Et ce Monsieur ayant à plusieurs reprises eu l’occasion de constater
sa compréhension de la langue, pendant les entretiens qu’eut en sa présence le
Requérant avec les indigènes venus de ladite Isle, Son Excellence décida de recourir aux services du Requérant pour la seconde expédition. Et en effet ledit Vice-Roi
envoya deux Pères Missionnaires à la conquête spirituelle de cette Isle et de ses
voisines, et assigna au Requérant les fonctions d’interprète d’une si délicate mission. Arrivés là-bas, les navires qui les avaient conduits repartirent ; quatre personnes seulement restèrent sur l’Isle, y résidant pendant une période de dix mois,
sans autre rempart que Dieu et sans autre protection que leur propre conduite ; il
convient de remarquer que le Requérant dut supporter la plus grande part des
épreuves subies, que ce soit par ses efforts persévérants à effectuer plusieurs
reconnaissances de ladite Isle, tantôt par la mer, tantôt par voie terrestre, ne
comptant que sur l’amitié que lui témoignaient les indigènes, ou que ce soit à
cause des déboires et des désagréments domestiques qu’il eut à supporter avec une
constance exemplaire ; certains d’entre eux sont évoqués dans le Journal dont la
rédaction a également été soumise à des vicissitudes ; il l’écrivait en effet tantôt
11 Boenechea
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N° 278 • Octobre 1998
au crayon, tantôt avec une demi-encre qu’il fabriquait en cachette à cause de je
ne sais quelle répugnance et quels soupçons nourris par ses compagnons à l’égard
de ce que votre serviteur pouvait écrire ; ils savaient sans doute qu’il avait reçu
mission des autorités supérieures pour le faire, de même que les reconnaissances
de l’Isle, afin d’informer l’ordonnateur de l’Instruction des us et coutumes en
vigueur sur l’Isle.
Que Son Excellence veuille bien comprendre qu’au cours de ces neuf mois, le
Requérant a déployé des activités fébriles, non seulement pour mener à bien les
missions qui lui ont été confiées, mais aussi pour se concilier, comme il y est parvenu, la bienveillance de tous les habitants de l’Isle dont l’affection a peut-être
parfois contribué à éviter quelques désastres.
Arrivé à Lima au retour de cette expédition, ledit Vice-Roi lui accorda un
emploi sédentaire de hallebardier dans la Compagnie des Archers de Son
Excellence ; mais comme à cette époque Monsieur Guirior était déjà en route pour
prendre la succession de Monsieur Amat à la Vice-Royauté, tout n’était alors que
confusion et on n’accorda l’attention qu’ils méritaient ni aux écrits que le
Requérant avait rédigés ni aux différentes pierres et autres objets précieux qu’il
avait pu recueillir sur cette Isle. Parmi les documents rapportés, on a perdu le
vocabulaire que le Requérant avait réuni de cette langue des Îles, et la partie
consacrée aux us et coutumes qu’il cite à plusieurs reprises dans son Journal sous
le titre d’Extrait ; quant aux Pierres, Votre Excellence peut avoir une idée de la
valeur qu’elles représentent ensemble en se souvenant seulement que la plus
appréciée de l’avis même des autochtones (comme objet consacré à leur Dieu) et
qui devrait l’être aussi de nous en raison de toutes les circonstances tenant aux
difficultés que j’ai dû surmonter tant pour les acquérir que pour les sortir de l’Isle,
Votre Excellence a dû, à la demande du Requérant, la sortir de la cuisine d’un particulier qui l’utilisait pour récurer de la vaisselle ; cette Pierre est digne du Cabinet
Royal auquel elle était destinée.
Depuis ce temps, personne ne s’est plus souvenu du Requérant, sinon pour
lui demander des renseignements afin de retrouver un document ou un autre, ou
obtenir telle pièce qui lui restait de ce qu’il avait recueilli sur l’Isle ; ce que votre
serviteur acceptait bien volontiers de vendre car il se trouvait dans un grand
besoin et manquait d’argent.
L’emploi de hallebardier qu’on lui donna ne lui permettant pas d’entretenir
sa famille, il se vit contraint de se lancer dans le commerce pour faire face à ses
obligations familiales ; et pour finir, la réforme qui eut lieu dans la troupe l’an
passé, en mil sept cent soixante-quatorze, lui réserva le sort des licenciés en le privant dudit emploi et de sa maigre solde.
C’est dans cette situation, Monsieur, que se trouvait le Suppliant lorsqu’il
apprit par l’entremise de quelques personnes connues que le Capitaine Cook le
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
citait dans son récit de voyage sous le nom de Mateema12, donnant de lui une
image peu flatteuse, du moins à propos de ce qu’aurait dit le Requérant contre la
Nation Anglaise, puisque pour le reste il reconnaît que l’espagnol est parvenu à
parcourir toute l’Isle et à gagner l’estime des indigènes. Il a déjà été répondu dans
le petit Prologue qui a été ajouté au Journal de votre serviteur à cette remarque de
Cook peu soucieuse de vérité et dans le Journal lui-même. Mais pour le cas où à la
Cour beaucoup auraient lu le récit de voyages de Cook et personne peut-être le
Journal du Requérant, il est remis ici entre les mains de Votre Excellence pour être
transmis au Souverain afin qu’il y constate la simplicité et la véracité qui a inspiré le récit et qu’il comprenne qu’il ne pouvait espérer davantage d’un jeune
homme de vingt ans sans instruction et dans l’état de découragement qui s’insinue dans le même Journal sans l’alourdir.
De tout ce qui a été dit, Monsieur, il résulte que de tous les services rendus
au long de tant de voyages, expéditions et missions délicates, le Suppliant n’a pas
joui de la moindre des récompenses et primes que le Roi Notre Sire (Dieu l’ait en
sa sainte garde) dispense d’une main assurée à tous ceux qui l’ont fidèlement
servi en de pareilles missions. Votre Excellence, qui, à l’égal de Sa Majesté, est
notoirement généreuse, ne doit pas permettre que sous son mandat et quand entre
ses mains passent ces menus témoignages de mes services, on me laisse sans ces
récompenses dont il me reconnaît digne.
Pour tout cela, je prie et supplie Votre Excellence de bien vouloir remettre
entre les mains du Souverain ces petits fruits de mon labeur sur l’Isle, en témoignage de la fidélité et de l’obéissance qui m’ont guidé dans l’exécution des éminentes missions qui m’ont été confiées, et en l’informant en même temps de mon
mérite, s’il l’apprécie comme tel, faveur que j’espère de la bonté de Votre
Excellence.
Máximo Rodríguez
C’est la copie de son original, je le certifie. Lima, 27 mars 1788
Esteban Vrea (soussigné)
12 Madame Flora Devatine, descendante du clan Teva, nous a dit durant notre séjour à Tahiti
qu’on connaissait également Máximo sous le nom de Mati, et que, d’après les chercheurs, il
semble qu’il ait eu une descendance sur l’île et que ses héritiers aient occupé plus tard la terre
de Topatai.
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N° 278 • Octobre 1998
(Page 237 des Voyages de Cook,
citée par Máximo Rodríguez dans son «Prologue»)
Quand les navires espagnols qui avaient abordé dans cette île sont partis, ils
y ont laissé quatre Espagnols. Deux étaient prêtres, le troisième serviteur et le quatrième se rendit populaire parmi les autochtones qui lui donnaient le nom de
Mateema. Il semble qu’il avait appris leur langue ou que, du moins, il parvenait à
la parler suffisamment pour se faire comprendre, supportant un grand nombre de
désagréments pour réussir à inculquer à l’esprit des indigènes les idées exaltées de
la grandeur de l’Espagne et de l’indignité de l’Angleterre. Il est même parvenu à les
convaincre que nous n’étions même pas une nation indépendante, que la GrandeBretagne était une île qu’eux, les Espagnols, avaient détruite complètement. Pour
ce qui touche à ma personne, ils leur ont dit qu’ils m’avaient rencontré en haute
mer et que quelques salves avaient suffi à m’envoyer, moi et mon navire, par le
fond et qu’en conséquence ils ne devaient plus s’attendre à ma visite à Otahiti.
A quelle fin les prêtres sont-ils restés, il est difficile de le savoir. Si c’était pour
convertir les autochtones à la foi Catholique Romaine, ils n’y sont pas parvenus
du tout. Cela faisait dix mois qu’ils étaient là-bas lorsqu’accostèrent à Oheitepea13
deux navires qui, au bout de cinq jours, emmenèrent les deux hommes à bord.
Ce départ soudain démontre que, quels que furent les desseins des Espagnols à
l’égard de l’île, ils l’avaient maintenant abandonnée ; pourtant, avant de partir, ils
firent croire aux indigènes qu’ils reviendraient pour leur apporter des maisons,
toutes sortes d’animaux, ainsi que des hommes et des femmes qui s’installeraient
pour vivre et mourir sur l’île. Otoo14 a dit que, si les Espagnols revenaient, ils ne
les laisseraient pas s’installer au Fort Matavai qui nous appartenait. Il était facile
de comprendre que l’idée lui plaisait et qu’il ne s’imaginait pas que cette installation le priverait de sa suprématie et son peuple de sa liberté. Ceci démontre bien
avec quelle facilité pourrait se faire une colonisation de Otahiti, ce qui, je l’espère
en reconnaissance des nombreuses faveurs reçues, n’arrivera jamais.
13 Vaitepiha est le nom de la rivière qui se jette dans la baie de Tautira, baptisée par les
Espagnols Puerto de la Santísima Cruz (Port de la Très Sainte Croix). Le district de Tautira fut
la principale résidence de la dynastie Vehiatua.
14 Tu. Selon Pantoja, huit districts de Tahiti dépendaient de lui et il avait également du pouvoir
à Makatea et Tetiaroa. Il vivait dans le district de Pare à Tahiti Nui et, en gouvernant la partie
septentrionale de l’île, il eut une grande influence sur les relations avec les marins européens,
singulièrement avec Cook, dans la baie de Matavai.
15 Archives Générales de la Nation (Pérou) : Protocole, 591 (1794) ; 384 (1811) ; et 131
(1819).
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BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
BIOGRAPHIE
de Máximo Rodríguez
Chronologie de l’histoire des exemplaires de son Journal
1754 ? Naissance de Máximo Rodríguez en la Cité des Rois, l’actuelle ville de Lima
(Pérou). Ses parents étaient Bruno Rodríguez et María Concepción de los Reyes15, originaires et habitants du village de Carhuaz, dans la province de Huaylas, aujourd’hui département d’Ancash.
1767. Il occupe un emploi militaire au service de la Compañía de Marina et embarque
pour l’Espagne à bord du navire San José (alias) le Peruano.
De Cadix, il fut transporté, avec les autres membres de la Compañía, jusqu'à la province de
Carthagène où il servit dans le corps des Batallones de Marina (infanterie de marine).
1769. Il revient au Pérou à bord du navire Astuto de l’escadre de Don Antonio de Arce.
1770. A bord du navire San Lorenzo, il participe à la reconnaissance de l’Ile de David,
baptisée San Carlos par les Espagnols et aujourd’hui connue sous le nom d’Ile de Pâques
ou Rapa Nui. C’est probablement dans cette île que Rodríguez apprit les premiers mots
d’une des langues polynésiennes.
1772. Il fut affecté à la frégate Santa María Magdalena (alias) El Aguila placée sous le
commandement de Don Domingo de Bonechea, au cours de l’expédition à l’île de Tahiti.
Là il fit montre de ses qualités d’interprète en communiquant avec aisance avec les natifs de
l’île.
1774. Grâce à la connaissance de la langue tahitienne encore améliorée avec l’aide des
Tahitiens emmenés à Lima, en particulier Pautu et Tetuanui, il fut envoyé comme interprète
officiel de la seconde expédition de l’Aguila à Tahiti, toujours sous les ordres du
Commandant Bonechea.
Le petit dictionnaire Espagnol-Tahitien qu’emportaient avec eux dans cette expédition les
officiers espagnols fut réalisé par le premier pilote Juan Hervé et Máximo Rodríguez avec
le concours des natifs îliens cités précédemment.
Pendant dix mois, Rodríguez resta à Tahiti en compagnie de deux Pères Franciscains : Frère
Jerónimo Clota et Frère Narciso González, et un marin, Francisco Pérez. Au cours de ce
séjour, il écrivit son Journal « tantôt au crayon, tantôt avec une mauvaise encre qu’il fabriquait lui-même en cachette de ses compagnons ».
1775. Il rentre au port de Callao (Pérou) où le Vice-Roi Amat lui accorde un emploi de
Hallebardier dans la Compagnie des Archers pour les services rendus à Tahiti.
1776. Il est vraisemblable que l’un des copistes soit la personne qui retranscrivit à l’encre
l’exemplaire du Journal que rédigea Máximo Rodríguez à Tahiti, en ayant soin de modifier
légèrement certains termes jugés trop crus, afin de remettre cette copie au Vice-Roi Amat.
La copie porte la signature de Rodríguez.
Le Journal était accompagné d’un « Extrait » où étaient rassemblés les rites, us et coutumes des insulaires ainsi qu’un lexique et une grammaire du Tahitien.
15 Archives Générales de la Nation (Pérou) : Protocole, 591 (1794) ; 384 (1811) ; et 131
(1819).
70
N° 278 • Octobre 1998
Nous savons par le «Prologue»16 ouvrant le Journal qui se trouve à Paris que l’«Extrait»,
le lexique et la grammaire, de même que le Journal ont été remis à Lima par Máximo
Rodríguez à une personne qui avait été chargée de les remettre au Vice-Roi Amat. «Par
miracle», comme le dit Rodríguez, il ne put récupérer que le Journal ; les autres textes historico-grammaticaux disparurent et naturellement rien ne parvint entre les mains du ViceRoi Amat. Rodríguez en fait mention très clairement dans son Prologue : «Amat était déjà
sur le départ».
1780 ? Máximo Rodríguez contracte mariage avec Catalina de Soto, originaire de Carhuaz.
D’après le testament de l’année 181917, ils eurent quatorze enfants dont onze moururent en
bas âge. Le testament de 179418 ne nomme que les cinq qui vivaient encore cette année-là :
Manuel, Antonio, Justo, Francisca Solano et Petronila Francisca.
1784. Avec la réforme de l’armée péruvienne, Rodríguez perd son emploi de hallebardier
et sa maigre solde ; il se lance dans le commerce pour subvenir aux besoins de sa famille.
1788. Rodríguez apprend que le Capitaine Cook le cite sous le nom de Mateema dans ses
livres de voyages. Il écrit au Vice-Roi Teodoro De Croix ; il lui envoie son «Mémorial» en y
adjoignant également le Journal que n’avait pas reçu le Vice-Roi Amat, accompagné d’un
«Prologue». A son tour il informe le Vice-Roi que le chambellan Jaime Palmer détenait le
umete que le arii Tu avait offert au roi Charles III.
De Croix écrit au Secrétaire d’Etat aux Indes, Antonio Valdés, et lui envoie le umete ainsi
que la correspondance de Rodríguez. Il sollicite pour Rodríguez l’octroi de la fonction de
Sous-lieutenant de l’Armée.
Dans une lettre datée du 30 septembre envoyée de San Ildefonso (province de Ségovie), il
est accordé à Máximo Rodríguez le grade de Sous-lieutenant d’Infanterie assorti d’une
solde, en reconnaissance de ses services à Tahiti.
Il n’y a pas de documents permettant d’établir où se trouve le Journal de Rodríguez envoyé
par le Vice-Roi De Croix à Antonio Valdés.
1794. Máximo rédige un testament19 en faveur de son épouse Catalina de Soto dont il fait
son exécutrice testamentaire et la détentrice de ses biens, acte établi à Ciudad de los Reyes
(Lima) le 27 août par-devant le notaire Antonio Luque.
1802. Guerre de l’indépendance en Espagne. Il est probable que cette année-là le Journal
et son «Prologue» envoyés par De Croix furent subtilisés par les troupes françaises et
envoyés à Paris.
1808 ? Décès à Lima de Catalina de Soto, épouse de Máximo Rodríguez.
1809 ? Secondes noces de Máximo Rodríguez avec Josefa Villalba à Lima.
1811. Nouveau testament20 de Máximo, dans lequel il fait état de la mort de son fils Manuel,
marié à Josefa Fernández, dont il eut trois fils : Manuel, Mariano et Nicolás (petits-fils de
Máximo).
16 Bibliothèque Nationale de Paris (Département des Cartes et Plans) : Manuscrit de la Société
de Géographie concernant l’Asie et l’Océanie, Ms. in 8°, 31.
17 A.G.N. (Pérou) : Protocole, 131 ; fol. 141v.
18 A.G.N. (Pérou) : Protocole, 591 ; fol. 481.
19 A.G.N. (Pérou) : Protocole, 591 ; fols. 480-481v.
20 A.G.N. (Pérou) : Protocole, 384 ; fols. 204-209.
71
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Les enfants de Rodríguez nés du premier lit et encore en vie cette année-là étaient Antonio,
Francisca et Petronila. De son second mariage avec Juana Villalba il eut pour enfants légitimes Manuel Antonio, Juan Pablo et María de la Purificación.
Il désigne pour exécuteurs testamentaires Juan de Pertica son ami, Juana Villalba sa femme,
et Francisca Rodríguez, fille née de la première union, et pour héritiers universels les personnes déjà citées, les enfants nés du premier et du second mariage et ses trois petits-fils,
les enfants de son fils Manuel.
Ce testament a été établi à Ciudad de los Reyes (Lima) le vingt-et-un août par-devant le
notaire Antonio Luque.
1819. Nouveau testament21 de Rodríguez. Il précise qu’il est un « malade qui se tient encore debout » et que survivent encore de ses premières noces ses filles Francisca et Petronila
ainsi que trois petits-fils, les enfants de son défunt fils Manuel.
Il est toujours marié à Juana Villalba et de cette union subsistent les enfants suivants :
Manuel Antonio, quinze ans, María Candelaria, neuf ans ; sa femme est enceinte de deux
mois.
Il désigne comme exécutrice testamentaire sa femme Juana Villalba et comme héritiers universels les enfants et petits-enfants cités précédemment à parts égales. Signé à Lima le huit
juillet par-devant le notaire Pedro Cardenal.
182.. ? Décès de Máximo Rodríguez à Lima.
1823. Le capitaine Peter Dillon obtient à Lima, de la veuve de Máximo, un exemplaire du
Journal.
1835. Le capitaine Robert Fitz Roy se procure à Lima un autre exemplaire du Journal des
mains mêmes d’une des filles du défunt Rodríguez grâce à l’entremise de José Manuel
Tirado22.
1847. Le capitaine Peter Dillon meurt le neuf février à Paris. Sa fille se sépare de plusieurs
livres, dont l’exemplaire du Journal de Rodríguez, qu’elle offre à la Bibliothèque du Collège
des Irlandais de Paris.
1888. Un libraire français du nom de Dufossé vend à Paris, pour 50 francs, le Journal avec
Préface.
1889 ? Le Prince Roland Bonaparte est l’acquéreur dudit Journal.
1891. Le Prince Bonaparte charge le Docteur Verneau de traduire en français le Journal
de Rodríguez.
1918. Boltón Glanvill Corney traduit en anglais l’exemplaire du Journal du capitaine Fitz
Roy, traduction qui est conservée à la Bibliothèque de la Royal Geographical Society de
Londres, Ms. 264.
1930. Charles Pugeault traduit en français la version anglaise de l’exemplaire publié par
Corney. Cette traduction est éditée à Papeete sous le titre : Journal du premier Européen
ayant habité Tahiti (Tautira), 1774-1775.
1992. Pour la première fois est publiée en espagnol la version originale de l’exemplaire du
Journal de Máximo, de la Royal Geographical Society de Londres, transcrite par Francisco
Mellén, avec introduction et notes actualisées.
21 A.G.N. (Pérou) : Protocole, 131 ; fols. 141-143v.
22 José Manuel Tirado (1809-1855) fut un des grands orateurs péruviens en plus d’un diplomate et d’un poète. Il occupa les fonctions de Secrétaire chargé des Relations Extérieures et de
Ministre Plénipotentiaire à Washington (1850 et 1853-55). Au terme de sa mission dans la capitale nord-américaine, il rentra à Lima où il mourut tragiquement en décembre 1855.
72
N° 278 • Octobre 1998
B I O G R A P H I E
•Cook, James (1777) : Voyage towards the south Pole and round the World.
Performed in his Majesty's Ships the "Resolution" and "Adventure", 1772-1775. 2
Vol. London.
•Corney, Bolton Glanwill (1913, 1915 y 1919) : The Quest and Occupation of Tahiti
by Emissaries of Spain during the years 1772-1776. Translated into English and
compiled, with notes and introduction, by Bolton Glanwill Corney. Printed for the the
Hawluyt Society, London.
•Danielsson, Bengt (1981) : Tahiti autrefois, Hibiscus Editions, Papeete.
•Davidson, J.W. (1975) : Peter Dillon of Vanikoro. Edited by O.H.K. Spate,
Melbourne.
•Landin, Amancio (1984) : Descubrimientos espanoles en el mar del Sur. Edic.
Banco Espanol de Crédito, Madrid.
- Mellen, Francisco (1990) : "Expediciones al Pacifico Sur en el virreinato de Amat :
1770-1776". En Historia 16, ano XV, n°171, julio, pp. 23-31, Madrid
- (1992) : Introduccion y notas en Espanoles en Tahiti, por Maximo Rodriguez, en
Cronicas de América, n° 69, Madrid : Historia 16.
- (1992) : "Un diario inédito sobre la presencia espanola en Tahiti (1774-1775)".
Revista Espanola del Pacifico, n° II, ano II, pp. 109-182, Madrid.
•O'Reilly, Patrick (1975) : Tahitiens. Répertoire biographique de la Polynésie française, Public. De la Société des Océanistes, n° 36, Paris.
•O'Reilly, P. & Reitman, E. (1967) : Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie
Française. Public. de la Société des Océanistes, n° 14, Paris.
•Pugeault, Charles (1930) : Journal de Maximo Rodriguez. Premier Européen ayant
habité Tahiti (Tautira) 1774-1775. Traduction française du Journal publié en anglais
dans le vol. III de Corney parue entre 1928 et 1929 dans les Bulletins de la S.E.O.
n° 28-29-30-31-32-33 et 34.
•Rodriguez, Maximo (1774-1775) : Relacion que hizo el interprete de Maximo
Rodriguez de la Isla de Amat, alias Otagiti, el ano 1774. (Mss. De la Biblioteca
Nacional de Paris y de la Royal Geographical Society de Londres.
(1992) : en Espanoles en Tahiti, su "Relacion Diaria que hizo el interprete Maximo
Rodriguez de la Ysla de Amat, alias Otagiti, el ano 1774". Cronicas del America, n°
69. Madrid : Historia 16.
Signatures de Máximo Rodríguez
73
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
PV de la réunion
d'Assemblée générale triennale
du vendredi 22 mai 1998
(report d'A.G. du 15/5/98)
Le quorum n'ayant pas été constaté en réunion d'AG du 15/5/98,
s'est tenue régulièrement, une semaine plus tard, la présente AG au
Service des Archives territoriales, le 22/5/98, quorum non nécessaire.
Le président sortant Robert Koenig ouvre la séance à 17h15 assisté
de son bureau sortant (Raymond Pietri, secrétaire ; Philippe Machenaud,
trésorier) en présence des assesseurs sortants : Louise Peltzer, Véronique
Mu-Liepman, Guy Sue, Michel Bailleul et Christian Beslu, en l'absence de
Janine Laguesse, Annie Aubanel et Yvonnic Allain, tous excusés, et de Jimy
Li, mais en présence de l'archiviste, Pierre Morillon.
Sont également présents : Robert Hervé (doyen de l'assemblée),
Gérald Coppenrath, Pierre Blanchard, Daniel Margueron, Sémir Alwardi,
Constant Guéhennec, Pierre Romain ainsi que Mmes Liou Tumahai et
Moetu Coulon, soit 18 personnes + 5 procurations (de France, de Suède,
des Marquises et de Tahiti).
Bilan moral : (texte joint)
Bilan financier : (texte joint)
Le trésorier tient à signaler que, grâce au professionnalisme de notre
président auprès des maquettistes et des imprimeurs, la confection des
BSEO a pu être réalisée avec baisse du coût unitaire.
Les rapports moral et financiers sont approuvés par l'unanimité des
assistants.
Renouvellement du bureau :
Le conseil d'administration sortant de 12 membres se représente (avec
retrait de Jimmy Li) pour être porté à 15 éventuellement. La liste suivante de
14 membres est élue à l'unanimité et à main levée après dépôt de candidature de Moetu Coulon et de Maco Tevane en séance : Mmes J. Laguesse, L.
Peltzer, A. Aubanel, V. Mu-Liepman, M. Coulon, L. Tumahai et MM. R. Koenig,
Y. Allain, Ph. Machenaud, G. Sue, M. Bailleul, Ch. Beslu, M. Tevane.
74
N° 278 • Octobre 1998
L'équipe en place expose par la voix du président sortant les projets
suivants soumis à la sanction de l'assemblée générale :
- hébergement gratuit du catalogue puis de pages scannées des BSEO
sur un site Internet sur approche de l'OPT (parallèlement proposé à
l'Académie) ; les intervenants (Koenig, Machenaud, Blanchard,
Guéhennec notammant) tendant à y voir des avantages et échanges avec
des consultants-correspondants susceptibles de favoriser l'expression de
la SEO ; les négociations avec l'OPT, ou tout autre site, nécessitent encore
un temps d'examen et l'établissement de conventions ; approuvé
- inventaire informatique de la bibliothèque de la SEO (5.000
volumes environ) ; approuvé
- réédition du dictionnaire Tepano à 2.000 exemplaires, tel quel ;
approuvé
- réédition du BSEO n° 248 (choix de textes 1917-1925) ; approuvé
- édition du manuscrit de Tepano Jaussen sur les rongo-rongo en
collaboration ; approuvé
- édition du dictionnaire Dordillon de 1904, tel quel ; approuvé
- édition de l'ouvrage de Teuira Henry Tahiti aux temps anciens
dont la dernière édition des Océanistes est réimprimée avec un index plus
détaillé et sans table des matières, avec une édition par Gallimard préfacée
par Babadzan sans texte tahitien. Le texte tahitien des Océanistes comporte, depuis la première édition de 1952 des lacunes qui pourraient être corrigées localement avec le concours de l'Académie et de l'UFP ; approuvé
- réalisation d'une opportunité historique en reproduisant des photos de Tahiti, de Moorea et du Pacifique datant de 1894, actuellement au
Musée de Budapest, partiellement reproduites dans l'ouvrage du comte
Rodolphe : 3 ans chez les cannibales ; approuvé
Questions diverses :
M. Margueron demande ce qui en est des tableaux exposés 4 mois
de janvier à avril 1997 au CPSH : la SEO souhaite continuer à organiser
des expositions variées. Il salue la diversité des articles composant le
BSEO, souhaite y voir figurer des comptes rendus d'ouvrages : la SEO
attend des critiques aux plumes volontaires…
M. Romain voit dans le développement d'un tourisme intelligent la
possibilité pour la SEO d'organiser des conférences peut-être même
payantes et de trouver de nouveaux produits.
75
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Représentation de la SEO au sein d'organismes territoriaux :
au nouveau CA de l'ancien OTAC ne figure plus la SEO en tant que
telle (ni d'ailleurs l'Académie). R. Koenig y est cependant désigné comme
personnalité, pour ses compétences personnelles, par le ministre de
tutelle de la culture. Cette éviction de la SEO, jugée par d'aucuns comme
inélégamment propagée, amène l'assemblée à demander à l'actuel CA de
la SEO à se montrer particulièrement vigilant relativement à la représentativité au CA du CPSH où la SEO est représentée par 6 membres actuellement et depuis l'origine, et pour cause : le patrimoine de la SEO représente au moins 80 % des réalités exposées au Musée de Puna'auia. Notre
collègue, Mme V. Mu-Liepman, émargeant au personnel préposé audit
établissement, confirme auprès du trésorier l'existence d'un inventaire
dudit patrimoine réalisé à l'époque par la première conservatrice, Mme
A. Lavondès.
Le bureau déplore que la revue gouvernementale Te Fenua de mars
1998 ait publié (p. 12) un article relatif au Musée sans allusion aucune à
l'existence de l'octogénaire société, principale dépositaire de richesses.
En conséquence et après force discussion, il est suggéré que la SEO
ne demeure point passive mais réagisse avec vigilance auprès des autorités ad hoc pour manifester son ferme attachement à ses prérogatives statutaires et au respect de ses attributions culturelles.
Motion : "L'AG de la SEO confirme une fois de plus son attachement
au patrimoine qui a été confié à la Société et mandate le bureau pour
veiller fermement à ce que ses droits de propriété soient reconnus et respectés."
La séance est levée à 19h20, le CA nouvellement élu se donnant rendez-vous le jeudi 28/5/98 à 17h au siège pour composer son nouveau
bureau avec distribution des tâches.
Le président
R. Koenig
Le secrétaire de séance
R. Pietri
N.B. Les textes du bilan moral et du bilan financier peuvent être consultés au siège de la Société.
76
N° 278 • Septembre 1998
LISTE DES PÉRIODIQUES REÇUS
I n s t i t u t i o n s
Tahiti
•Association des Historiens/Géographes
•Association Te Manu
•Conseil Economique Social & Culturel
•ITSTAT
•ORSTOM
•OTAC/Fare Tauhiti Nui
France
•Académie Frse des Sciences d'Outre-Mer
•Centre d'Etude & de Documentation
sur l'Afrique et l'Outre-Mer
•Centre de Recherches Historiques
du Pacifique
•Cercle d'Etudes sur l'île de Pâques
Ti t r e s
Revue des Historiens/Géographes
Revue de la Société d'Ornithologie
Rapports du CESC
Te Avei'a-Points forts
Publications de l'ORSTOM
Publications de l'OTAC
Mondes & Cultures
Afrique Contemporaine
•Ecole Frse d'Extrême-Orient
•Fondation Singer-Polignac
•INIST-CNRS
•Museum d'Histoire Naturelle
•Société Frse d'Histoire d'Outre-Mer
•Société de Géographie
•Société des Océanistes
•Société Zoologique de France
Cahiers d'Histoire du Pacifique
Bulletin du Cercle d'Etudes sur l'île de
Pâques
Bulletin de l'Ecole Frse d'Extrême-Orient
Cahiers du Pacifique
Publications du CNRS
Adansonia/Geodiversitas/Zoosystema
Revue Frse d'Histoire d'Outre-Mer
Acta Geographica
Journal de la Société des Océanistes
Bulletin zoologique de France
Allemagne
•Institut für Wissenschaftliche
Zuzammenarbeit
•Linden Museum of Stuttgart
Natural Ressources & Development
Tribus
Angleterre
•Royal Anthropological Institute
•Royal Geographical Society
•School of Oriental & African Studies
Anthropology Today
The Geographical Journal
Pacific Island Languages
Australie
•Australian National University
•Center for South Pacific Studies
•National Library of Australia
•Queensland Museum
•University of Western Australia
Journal of Pacific History
Newsletter
National Library of Australia News
Memoirs of the Queensland Museum
Anthropological Forum
77
BulletindelaSociétédesEtudesOcéaniennes
Belgique
•Les Amis de l'île de Pâque
•Commission des Communautés Européennes
L'Echo de Rapa-Nui
Le Courrier ACP-UE
Chine
•Chinese Medical Association
Chinese Medical Journal
Colombie
•Fundacion de investigaciones arqueologicas
nacionales de Bogota
Leurs Publications
Espagne
•Associacion Espanola de Estudios del Pacifico
Revista espanola del Pacifico
Fiji
•University of the South Pacific
Institute of Pacific Studies Report
Guam
•Micronesia University of Guam
Coral Reef Newsletter
Hawaii
•Bishop Museum Library Bishop
•Institute for Polynesian Studies
•University of Hawaii
Museum Bulletin/Occasionnal Papers
& Pacific Anthropological Records
Journal of Pacific Studies
Pacific Science
Inde
•Asiatic Society
Journal of the Asiatic Society
Japon
•Shibusawa Foundation for Ethnological Studies
•University of the Ryukyus
Japanese Journal of Ethnology
Galaxea
Monaco
•Musée Océanographique de Monaco
Bulletin du Musée Océanographique
Nouvelle Calédonie
•Association Thèse-Pac
•Commission du Pacifique Sud
•Société d'Etudes Historiques
78
Bulletin ThèsePac
Bulletin de la Commission du
Pacifique Sud
Bulletin de la Société d'Etudes
Historiques de Calédonie
N° 278 • Octobre 1998
Nouvelle Zélande
•Auckland Institute & Museum
•University of Otago
•University of Auckland
Records of the Auckland Institute
& Museum
New Zealand Geographer
New Zealand Journal of Geography
Report of the Hocken Library
Journal of the Polynesian Society
Pays Bas
•Koninklijk Institut voor Taal
Bijdragen
Suède
•The National Museum of Etnography
Etnos
Suisse
•Musée d'Ethnographie de Genève
Bulletin du Musée d'Ethnographie
Uruguay
•Moana Estudios de Antropologia Oceanica
Moana
•University of Canterbury
Etats unis d’Amérique
•American Geographical Society
•American Museum of Natural History
•California Academy of Sciences
•Central University Library of California
•Marine Biological Laboratory
•Peabody Museum of Archaeology & Ethnology
•University of California/Berkeley
•University of Pittsburgh
N o t e
-
4
è m e
d e
Geographical Review
Novitates & Natural History
Proceeding Occasional Papers
Proceeding of the California
Academy of Sciences
Melanesians Studies Newsletter
& Accessions List
The Biological Bulletin
Papers of the Peabody Museum
of Archaeology & Ethnology
Bulletin of the Scripps Institution
of Oceanography
& Ecology Law Quarterly
Ethnolog
c o u v e r t u r e
Un de nos correspondants en métropole nous fait parvenir régulièrement les découvertes qu'il fait en
fouillant et en rangeant son grenier, ainsi, dans les Cahiers du Sud n° 149 de 1949, le Chant des Arrioïs présenté par P. Guerre avec la note qui suit :
Manuscrit rédigé par le vieux Tahitien Maré, sur la demande du gouverneur Lavaud, et conservé dans la bibliothèque du dépôt
de marine, à Paris. Le traducteur, L. Gaussin (Le tour du monde, 1860, 1er semestre, page 303), signale que ce morceau se
compose de fragments anciens très incomplets et pourrait faire supposer que la Société des Aréoïs, qui, à l’époque de la
découverte de Tahiti, se livrait à des désordres effrénés, avait été formée en partie sous une inspiration primitivement morale
et qui depuis, a dû se perdre. L. Gaussin note encore que le manuscrit de Maré comprend des fragments d’hymnes guerriers
ou de chants nautiques, se rapportant aux migrations antiques des Tahitiens, écrits dans une langue archaïque, dont Maré luimême, son dernier interprète, était loin de posséder la complète intelligence.
N'y a-t-il pas des greniers ou des tiroirs à ranger en Polynésie ? Et des découvertes à partager avec la Société ?
79
PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres
En vente au siège de la Société,
aux Archives Territoriales, Vallée de Tipaerui.
•Dictionnaire la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Mémoires de Marau Taaroa,
par Takau Pomare
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
3.000 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
Chant des Ariioïs
Veillez, veillez, ô dieux !
Veille, ô Taaroa !
Mais que le dieu des maléfices dorme la nuit !
Qu’il dorme le jour !
Du levant et du couchant nous arrivons vers toi.
Lève-toi ! Ce sont les dieux qui t’éveillent
Lève-toi, ô lève-toi, ô déesse ! Lève-toi, ô roi !
Voici l’étoile Feinui qui brille dans le ciel !
Voici les insectes qui chantent dans l’herbe.
Lève-toi ! tes amis, tes compagnons t’appellent…
La lune brille dans le ciel
Elle répand sa lumière sur la terre comme une torche
placée par les dieux pour éclairer la couche nuptiale.
La lune brille dans le ciel
Elle répand sa lumière sur la terre comme une torche
placée par les dieux pour éclairer le festin.
La lune brille dans le ciel…
Un diadème au front, elle nous offre un abri
Dans la maison des dieux
Dans la maison des dieux…
“Légendes et Textes poétiques des Océaniens
choisis et présentés par Pierre Guerre”
Cahiers du sud nΓ 294/1949
ISSN 0373-8957
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 278