B98735210105_273-274.pdf
- Texte
-
Société
des Etudes océaniennes
fondée le 1er
janvier 1917
Service des Archives territoriales
vallée de
Tipaerui
B.P. 110
Papeete - Tahiti
Polynésie française
tél. (689) 41 96 03
Banque Westpac : 01 20 22 T 21
—
C.C.P. : 834-85-08 Papeete
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Robert KOENIG
Président
Mlle
Vice-Présidente
Jeanine LAGUESSE
M. Raymond PIETRI
Secrétaire
M. Yvonnic ALL AIN
Secrétaire-adjoint
M.
Trésorier
Philippe MACHENAUD
M. Jimmy LY
Trésorier-adjoint
ASSESSEURS
Mme Louise PELTZER
M.
Mme Annie SAVOIE
M. Christian BESLU
Mme V. MU-LIEPMANN
M. Michel BAILLEUL
Membre
Guy SUE
correspondant près la Société des Océanistes
Bernard SALVAT
MEMBRE D'HONNEUR
M. Bertrand
Société des
JAUNEZ
Études
Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
NAISSANCE D'UNE CULTURE
OCEANIENNE
:
LE HENUA ENATA OU
LES ILES MARQUISES*
La longue histoire des voyages océaniens remonte au Pléistocène, il y a
55.000 à 30.000
époque nos lointains ancêtres découvraient
déplaçant à pied, ils s'étaient répandus à la
surface du globe en contournant les mers, en longeant les océans mais jamais
ils ne s'y étaient risqués. Pour la première fois, quelques populations de
encore
ans.
le monde
A cette
en se
chasseurs-cueilleurs allaient innover, elles habitaient les zones littorales de
l'Indonésie actuelle et allaient se lancer à travers les profonds bras de mer,
atteignaient près de cent kilomètres de large, qui les séparaient
grand continent qui englobait la Nouvelle-Guinée, l'Australie et
d'aujourd'hui. On retrouve trace de ces premiers navigateurs sur
nord-est de la Nouvelle-Guinée, dans les anciennes plages surélevées
dont certains
de Sahul, ce
la Tasmanie
la côte
de la Péninsule de Huon, vers 53.000 ans, dans les
îles avoisinantes du nord-
est, vers 33.000 ans, ainsi qu'en Australie, autour de 50.000 ans. Les Salomon
ne seront atteintes que vers 28.000 ans et, parvenus à San Cristobal, l'île la plus
sud de
l'archipel, ces premiers Océaniens marqueront une pause ; jusqu'ici
grandes, nombreuses, peu éloignées et intervisibles ou
détectables pour la plupart mais là, plus à l'est, l'océan s'étendait-jusqu'à
l'horizon sans porter de terre ; en fait, un espace maritime de 350 km les sépare
des Santa Cruz, premier archipel de ce que l'on appelle l'Océanie éloignée.
Pour l'atteindre, puis découvrir les autres terres, il faudra attendre plus de
20.000 ans et une population "néolithique" que les archéologues ont d'abord
distinguée par une poterie particulière, le Lapita.
Il y a donc plusieurs milliers d'années l'Homo sapiens était présent sur cette
au
les îles étaient
chaîne d'îles allant de Java à
millénaires, la
mer
la Nouvelle-Guinée et l'Australie. Durant ces
varia de niveau au gré de l'alternance des périodes
glaciaires et des réchauffements climatiques ; entre -10.000 et -4.000 ans, elle
remonta progressivement pour atteindre son niveau actuel, elle multiplia
alors les côtes, envahit de vastes estuaires, ennoya certains littoraux, recouvrit
des "îles-relais" et accrut les distances entre certaines de ces terres qui dès lors
restèrent
isolées,
comme
la Tasmanie et l'Australie.
*
des variantes mineures, dans "Trésor des îles Marquises" sous la
Panoff, Réunion des Musées Nationaux, ORSTOM, Musée
National d'Histoire Naturelle, Paris octobre 1995.
Ce texte a paru, avec
direction de Michel
3
Société des
Études
Océaniennes
JBeeffle/f'st r/e /a Sfiwié/è c/e£- ft'/tec/ed 6w/«>/wa;
A la fin du
l'Homme transforme son attitude
une période où il va notamment
de,
domestiquer
et
animaux.
•
entreprendre
plantes
Les populations de Nouvelle-Guinée entreprennent de "débrousser" et de
faciliter la croissance de plantes sauvages comestibles puis d'en aider la
reproduction. Diverses techniques de drainage et d'irrigation ont inscrit leurs
face
aux
pléistocène,
siens et à
traces dans le
son
vers
-10.000
ans,
environnement. C'est
sol dès 4.000, voire 7.000 ans avant Jésus-Christ, en même temps
d'importants défrichages, témoins d'une population déjà conséquente.
que
L'Asie, de même, selon les latitudes et les conditions naturelles, entreprend de
domestiquer le millet et le riz et, plus au sud, des plantes à tubercules, qui
acquerront une importance primordiale dans le monde océanien.
Ainsi, entre la Nouvelle-Guinée, la Chine continentale, Taiwan, les
Philippines et l'Indonésie orientale, l'Homme apprend à multiplier ces arbres
et plantes qui l'accompagneront au cours de ses migrations dans le Pacifique
et qu'il adaptera toujours et encore aux nouveaux besoins et terrains qu'il
rencontrera. C'est cette vaste zone qui constitue le berceau des populations
océaniennes.
Si
groupes humains domestiquent plantes et animaux, tels le porc
(4.000 avant J.-C. en Nouvelle-Guinée), le chien et le poulet, ils partent
également à la découverte de nouveaux territoires, les "Australiens" ont fort à
faire
ces
avec
l'immensité de leur univers terrestre. La Nouvelle-Guinée offre
également un vaste territoire et des écosystèmes particulièrement variées qui
seront explorés et utilisés jusque dans ses plus hautes altitudes ; les
populations côtières de Nouvelle-Guinée, plus orientées sur la mer, sillonnent
les espaces marins les séparant des îles environnantes. On sait ainsi que des
échanges d'obsidienne s'effectuaient, parfois sur de très longues distances,
entre des
groupes du nord de la Mélanésie et ce dès -20.000 ans. C'est ainsi
que s'installèrent progressivement des populations d'expressions papoues en
Nouvelle-Bretagne, en Nouvelle-Irlande, sur quelques îles des Salomons, puis
plus tard des populations de langue austronésienne, ancêtres des futurs
Polynésiens, des futurs Micronçsiens et Mélanésiens orientaux.
Avec
dernières
populations, un nouvel épisode allait commencer,
particulière. Il mènera à la découverte progressive et
systématique des îles éloignées du Grand Océan. Ce peuplement nécessitera
des techniques maritimes de plus en plus élaborées et ne débutera vraiment
que vers 1.500 avant J.-C. Ce second épisode, "néolithique" cette fois, fut-il la
conséquence directe du premier paléolithique? Les archéologues cherchent à
y répondre depuis déjà longtemps, mais les sites et les vestiges ne sont pas
encore suffisants
pour en suivre sûrement la filiation.
ces
d'une envergure toute
4
Société des
Études Océaniennes
N° 273-274
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—
Janvier-Juin 1997
N9,
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Austronésiens et
Sfoe/eJ fî'cè(/sèSé'st/te>l
Lapita
Le berceau originel de ces "derniers arrivants", selon les données actuelles,
l'archéologie et de la linguistique, est à rechercher là où se développèrent
les cultures côtières du sud-est du continent chinois (culture de Yué, par
exemple), et tout particulièrement à Taiwan où se retrouvaient
simultanément, il y a de cela 6 à 7.000 ans une culture, dite de Tapengeng, et
la souche identifiée des langues proto-austronésiennes. Ces hommes
confectionnaient des étoffes en battant des écorces, fabriquaient des
céramiques, péchaient et possédaient des pirogues à balanciers. Ils
progressèrent, au cours des millénaires suivants, à travers un univers de plus
en
plus insulaire et pénétrèrent le Pacifique occidental il y a plus de 4.000 ans.
L'étude de leur vocabulaire nous apprend que l'igname, le taro, la canne à
sucre, le porc, le chien, le poulet font partie de leur univers, auquel s'ajoutent
progressivement l'arbre à pain, le cocotier, le bananier..; mais à partir de
quand exactement? Certaines de ces plantes sont en effet originaires de
de
Nouvelle Guinée et
non
Si leurs affinités
d'Asie du sud-est !
le
néolithique du sud-est asiatique sont évidentes,
suffisantes pour les caractériser entièrement, notamment en
ce
qui concerne les techniques d'horticulture et de navigation qui sont déjà en
place en Mélanésie, et traduisent une vieille tradition régionale !
elles
ne
sont
avec
pas
Un des témoins les
plus marquants de ces groupes humains, sur lequel
d'archéologues ont depuis longtemps focalise leurs recherches, est
cette fameuse céramique
Lapita. Elle apparaît pour la première fois dans les
Bismarck, vers 1.500 avant J.-C., et perdure jusqu'à l'orée de notre millénaire
jusqu'en Polynésie occidentale ; de rares tessons, les seuls anciens de Polynésie
orientale, ont également été trouvés aux îles Marquises.
Cette poterie caractéristique, de formes composites, dégraissée par du
sable corallien ou des coquilles écrasées et cuite à basse
température, porte
une décoration
géométrique complexe qui était imprimée dans la pâte fraîche
nombre
à l'aide de
peignes. Ce décor commun dans les sites anciens sera incisé,
simplifié ou inexistant plus tard. La poterie quant à elle disparaîtra en
Polynésie occidentale vers 300 après J.-C..
Associés à cette poterie, toute une série d'objets et un type d'habitat
localisé sur des îlots ou le littoral des îles principales permettent de parler de
"complexe culturel lapita". Venus de l'ouest ou fruit d'un développement
local, l'origine de ces "gens du lapita" est encore incertaine ; sans doute parce
qu'il s'agissait d'une catégorie archéologique variable plutôt que d'une entité
biologiquement et linguistiquement homogène. Il est peu probable en fait que
les sites Lapita traduisent un seul
peuple Lapita. Il y eut sans doute des
associations culturelles, car des populations différentes ont cohabité dans cette
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Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
vaste
région qui reliait les Salomon, les
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Janvier-Juin 1997
Bismarck, les îles de l'Amirauté, le
nord de la Nouvelle Guinée... et l'Asie du
sud-est, et échangeaient idées,
techniques et biens matériels... dont la poterie.
poterie semble être une introduction, car elle apparaît brusquement et
déjà sous une forme très élaborée, son décor ne se retrouve pas en Asie du
sud-est et dériverait plutôt de motifs existants en Mélanésie, mais ces derniers
étaient imprimés sur d'autres supports tels, par exemple, le tapa ou la peau
par l'intermédiaire du tatouage. Les développements indigènes contribuèrent
sans doute, autant que les introductions exogènes, à l'émergence de cette
culture Lapita.
connaissances,
Si la
Cette
culture, apparue
archéologiquement vers 1.500 avant J.-C., se.
superpose à d'autres plus anciennes dans les Bismarck et les
témoins matériels, on en suit le cheminement et l'expansion
Salomon. Par ses
particulièrement
rapide. La limite biogéographique maritime séparant les Salomon des Santa
Cruz est alors franchie pour la première fois. Avec elle commence la
colonisation du Pacifique éloigné, celle-ci se fera très rapidement. Après avoir
traversé la Mélanésie, les Fiji sont atteintes puis la Polynésie occidentale où la
présence de populations à céramique Lapita est archéologiquement attestée,
vers 1500-1.000 avant J.-C. Là, loin du Pacifique occidental et de la Mélanésie,
avec une population moins importante et des contacts moins fréquents, les
Lapita approchent sans doute davantage une catégorie ethnique plus
spécifique. On peut alors vraiment parler d'un peuple Lapita qui parle une
langue austronésienne.
C'est donc entre la seconde
moitié du deuxième millénaire et les derniers
J.-C. que s'élaborèrent, parmi les îles de Polynésie occidentale,
des éléments déterminants d'une culture qui se différencie peu à peu des
siècles avant
préexistants. Le rameau proto-polynésien des langues
se forme, un type d'outillage (herminettes, hameçons...), des
modes d'organisation de l'espace, des relations sociales particulières, le
principe de primogéniture, les notions de tapu, de mana vont se dégager et
manifester l'émergence, vers 500 avant J.-C. et à partir du Complexe Culturel
Lapita, d'une culture polynésienne distincte qui alimentera celles du triangle
polynésien.
Celui-ci sera sans doute découvert vers 0, pour ses archipels centraux, et
au début de notre ère Hawaii, l'île de Pâques et probablement l'Amérique
seront atteintes. Le froid et des conditions de navigation plus difficiles
retardèrent le peuplement, en dehors des tropiques, d'environ 1.000 ans; la
Nouvelle-Zélande fut alors découverte. Les Chatham, îles les plus isolées,
constituèrent, au XVe siècle, le dernier peuplement de la Polynésie orientale.
L'ensemble du Pacifique était alors découvert ainsi que ses bordures
modèles
austronésiennes
7
Société des
Études
Océaniennes
&c£(//*tesi/i-ed
c/e /ïf *fewe/£ f/ed
continentales.
(Par prudence on tiendra ces
datations obtenues étant habituellement bien
unes
dates
comme
indicatives, les
plus tardives, sauf quelquesqui sont controversées fautes de datations sûres et de nouvelles,
trouvailles vraiment
anciennes.)
LES EXPLORATEURS
A l'est de la
Polynésie occidentale, l'archéologie n'a pas encore découvert,
pour l'heure, quelque part vers les îles Cook, le nord des Australes ou les îles
de la Société, un de ces anciens lieux d'atterrage remontant à cette première
étape de la découverte de la Polynésie orientale. Tout juste peut-on en
supposer l'existence et en appréhender quelques aspects à travers les
trouvailles fortuites tels, aux Marquises, des tessons de céramique unie et le
matériel des niveaux les plus anciens de fouilles effectuées, jusqu'à présent, 'en
Polynésie française! A l'heure actuelle, selon les datations et le type de
matériel recueilli, l'archipel des îles Marquises apparaît comme le premier
centre d'installation puis de dispersion de ces Polynésiens "orientaux".
Les travaux à venir apporteront sans doute d'autres éléments qui
amèneront une réévaluation de ce schéma. Il est en effet surprenant que les
Marquises aient été directement atteintes et surtout peuplées, à partir des
Samoa-Tonga, sans que les archipels intermédiaires aient été découverts. Des
recherches récentes aux îles Cook semblent d'ailleurs attester d'une présence
humaine au début de notre ère, voire nettement plus tôt, à Atiu où des traces
de défrichement remonteraient à 1.000 avant J!-C. ! Au demeurant il faut
remettre en cause l'idée de
voyage entrepris à sens unique d'une terre vers
une autre, lointaine,
qui réduit le peuplement d'un archipel à une seule
arrivée. Ces implantations nouvelles se firent plutôt par touches successives, à
partir d'un réseau régional de relations avec lequel des contacts furent
conservées. De véritables foyers de rayonnement culturel purent ainsi se
créer, se développer et évoluer au gré des déplacements, des alliances
successives établies entre groupes humains voisins ou alliés et de l'évolution
des
ces
cultures insulaires.
Ces
systèmes d'alliances remontent à une très ancienne, et durable,
d'échanges bien connue en Mélanésie continentale ; ils sont à
l'origine de véritables réseaux maritimes dans les archipels de Mélanésie
insulaire et de Polynésie occidentale. Cette tradition, vieille de plusieurs
millénaires, était encore assez vivante au début du siècle dans certaines
régions d'Océanie. Durant les derniers temps de la Préhistoire, elle semble
s'être relâchée en Polynésie orientale, bien que toujours présente dans la
tradition orale de ces archipels mais amoindrie en raison des distances
beaucoup plus considérables séparant les archipels orientaux
tradition
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Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
—Janvier-Juin 1997
Pourquoi ces Austronésiens entreprirent de telles expéditions? Nos
conceptions, occidentales et continentales, ont sans doute influencé les réponses
apportées et celles-ci ne correspondent probablement pas aux réelles motivations
des Océaniens. L'expansion, très rapide, des Lapita dans un Pacifique, sans doute,
très peu peuplé ne peut s'expliquer par des pressions extérieures :
démographiques, économiques ou autres qui n'auraient pas eu le temps de peser
réellement sur eux (les Lapita ne mettrons que 200 airs pour parcourir, entre les
Bismark et la Polynésie occidentale, plus de 4.000 km). On a invoqué les
agressions et les luttes intestines, la pression démographique, le manque de
terre... Si des contraintes extérieures ont pu jouer parfois, elles ne laissent guère le
temps pour des explorations, des découvertes, des peuplements réussit.
dans la hâte ne permet pas de préparer son voyage, or on sait que ceux-ci
Partir
furent
nombreux et d'objectifs différents : d'exploration d'abord, puis de fréquentation et
(ou) d'installation. Comment expliquer sinon que les îles, malgré leur
éloignement, malgré leur dispersion dans un océan immense, furent toutes
découvertes. L'exploration du Pacifique ne put qu'être volontaire et systématique
pour arriver à un tel résultat, et le peuplement dut obéir à une logique de
navigation et à une progressive augmentation des connaissances nautiques,
astronomiques et géographiques, parallèlement à une exploration toujours plus
complète du Grand Océan.
au fur et à mesure de leur progression, développèrent des
d'exploration qui privilégièrent la sécurité sur la rapidité de l'avance.
Utilisant judicieusement les vents d'ouest, ils allèrent contre les alizés dominants
en
provenance de l'est. La constance de ces alizés, qui facilitait la navigation vers
l'ouest, rendait possible de naviguer vers l'est sans risques. En effet en cas d'échec
dans la découverte d'une terre, il était plus facile de revenir au point de départ
laissé sous le vent. Cette trajectoire d'exploration contre les vents dominants,
explique l'ordre des découvertes qui correspond généralement à celui de la
facilité de retour. Au fur et à mesure des progrès, on put naviguer par vent de
travers puis enfin par vent arrière. Les voyages étant aller-retour, la rationalité de
ces
explorations permet de prédire, dans les lignes générales, l'ordre dans lequel
les archipels ont dû être découverts, ce que confirment bien les datations 14 C .
Quant aux motifs de ces explorations, nous ne pouvons que les envisager
tels : la volonté de connaissances, le plaisir des découvertes, la recherche de
matière première et d'alliances, l'appel du large, l'attrait de la nouveauté, le désir
de réussite, le besoin de différences, la recherche de ses limites, la certitude que
toujours plus loin existe une terre, que les frontières n'existent pas et que l'océan
est un moyen de communication et de découverte envers soi-même comme entre
les peuples... autant de raisons, parmi de nombreuses autres, pour lesquelles
prennent naissance les départs vers un ailleurs, d'abord proche puis de plus en
plus lointain et différent à mesure que les navigateurs découvrent le Pacifique
oriental et ses marges extrêmes.
Les
Océaniens,
méthodes
9
Société des
Études
Océaniennes
&W-€f-s*te/*/*«,4
Jj8m/&>/Sst c/t' 6/ y#eSé/£ f/eé
LA CULTURE
Préhistoire et
MARQUISIENNE
chronologie
premières fouilles archéologiques, visant à élucider les questions
au
peuplement et aux étapes de l'occupation humaine de ces régions,
se firent en Nouvelle-Zélande. A ce titre l'Université et le Musée d'Otago, sous
l'égide d'H. D. Skinner, furent des institutions pionnières, suivies aux Hawaii
par le Bernice Pauahi Bishop Museum.
Ce n'est que tardivement que l'archéologie disposa d'un moyen de
datation absolue. En 1946, à Chicago, eurent lieu les premières
expérimentations sur la radioactivité du carbone 14 par le Pr. W.F. Libby. Dès
1950 K.P. Emory, de l'Université d'Hawaii, utilisa pour la première fois en
Polynésie, sur l'île de Oahu aux Hawaii, ce procédé permettant de dater des
niveaux enfouis. Des échantillons de charbons de bois furent ainsi prélevés
puis analysés, en laboratoire, par cette toute nouvelle méthode dite du
carbone 14 ou 14 C. Contrairement aux idées reçues, la date obtenue se révéla
fort ancienne et remit en cause le schéma de l'époque quant au peuplement du
Pacifique ; elle stimula les débats et lança, en quelque sorte, les premières
campagnes archéologiques "modernes" en Océanie.
Les
relatives
chronologie absolue rendue possible par le C 14, jointe à l'étude de la
stratigraphie, des sédiments et du matériel recueilli, permet de définir et de
dater l'histoire de l'occupation humaine et de son interaction avec le milieu
La
environnant.
Cette étude, basée sur les données de terrain, nécessite un
travail de
recoupement et de comparaison avec les résultats obtenus par la fouille
d'autres sites, les informations qui peuvent être recueillies par l'ethnologie et
le
dépouillement des relations historiques. Des confrontations avec les
disciplines, telles la linguistique, l'étude de la
faune et de la flore, la géomorphologie, etc. sont également nécessaires car ils
viennent compléter, préciser et affiner l'ensemble des connaissances
rassemblées. Mais l'archéologie est toute jeune en Polynésie, elle manque
notamment de chercheurs, et du recul nécessaire. Son champs d'investigation
est si vaste que nombre d'études restent à faire
pour offrir une vision
satisfaisante de ces cultures océaniennes, cependant leur image se dévoile
progressivement et permet déjà d'esquisser une trame indicative.
travaux et chercheurs d'autres
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Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
Elaboration d'une
—
Janvier-Juin 1997
chronologie
Après avoir participé, en 1956, à une expédition scientifique américaine
qui passa aux Marquises sous la direction de H. L. Shapiro, R: C. Suggs obtint
les moyens, entre 1957 et 58, de revenir sur l'archipel et de poursuivre ses
recherches; celles-ci, pour de multiples raisons, durent être limitées à l'île de
Nuku Hiva. A partir des résultats obtenus, il proposa une division de
l'évolution de la culture marquisienne en cinq périodes et fit remonter le
peuplement de l'archipel à 200 avant J.-C.
Le travail de R. C.
et ses propositions n'allèrent pas
particulier étonnait les spécialistes
plus habitués jusqu'alors à faire cadrer leur datation avec des estimations
tirées de calculs généalogiques, n'allant pas en deçà des premiers siècles de
notre ère, pour ne pas dire du second millénaire. Y. H. Sinoto notera que le
charbon ayant livré la date la plus ancienne n'avait pas été prélevé dans un
contexte sûr, d'activité humaine,, et pouvait, de ce fait, résulter d'un feu
naturel, antérieur à toute présence humaine sur l'île.
A la suite de ses fouilles à Ua Huka et en fonction des dates bien plus
récentes qu'il obtint, Y. H. Sinoto préféra rajeunir l'ensemble de cette
chronologie, tout en en conservant la terminologie et, par déduction de ses
travaux, faire remonter les premières implantations humaines aux Marquises
au Vm siècle
après Jésus-Christ.
Cependant, les résultats des travaux ultérieurs menés à Ua Pou, les études
faites sur le matériel le plus ancien provenant des fouilles effectuées aux
Marquises, et la présence de tessons de céramique unie, furent autant
d'éléments qui après 1984 incitèrent les chercheurs à repenser ce schéma de
peuplement. Ils considérèrent que la préhistoire de la Polynésie orientale
pouvait remonter en fait à un demi-millénaire avant J.-C. Ceci ménageait en
outre un espace de temps suffisant pour la formation des grandes divisions
linguistiques dé Polynésie orientale, au cours de la phase d'implantation. La
population d'alors utilisait toujours la céramique et aurait donc migré, avant
le déclin total de celle-ci dans l'ensemble polynésien, vers les tout premiers
siècles de notre ère et même bien avant. Cette hypothèse a l'avantage de
permettre également une meilleure transition entre les cultures de Polynésie
occidentale et de Polynésie orientale.
Pour l'instant la fourchette la plus ancienne qui puisse être proposée, avec
prudence, sur la présence de l'Homme aux Marquises est de 150, + ou - 95 ans,
avant J.-C. Cette date provient d'un échantillon de charbon prélevé dans une
structure de combustion de l'abri-sous-roche de Anapua, sur l'île de Ua Pou ;
sans
ce
Suggs, ses théories
commentaires ; une telle ancienneté en
site, bien abrité mais d'accès malaisé, était réservé aux activités liées à la
pêche. Après
une
nouvelle datation effectuée
sur
du matériel coquillier
11
Société des
Études
Océaniennes
AJÛ/i/fc/Asi c/é'
A/criA/A f/Ari S/s/r/srl &c>Acty/ i?/i/èé'-4
provenant du même niveau, cette date ancienne fut contestée. Récemment des
fouilles eurent de nouveau lieu sur le site fouillé par Suggs à Haatuatua
(Nuku Hiva), l'ancien niveau remis au jour fut redaté et la date obtenue
s'avéra très récente. L'absence de dates anciennes, incontestables, remis petit à
petit en cause un peuplement précoce de la Polynésie orientale. Les
archéologues sont maintenant partagés et se hasardent de moins en moins à
avancer des dates définitives. En effet, les théories basées, trop étroitement,
sur
les datations et les données accessibles résistent difficilement à de
nouvelles découvertes et elles
leurs
obligent leurs auteurs à modifier constamment
opinions.
l'archipel marquisien le lieu le plus
peuplé de Polynésie orientale remonte au début des années 60 ;
elle n'est en fait qu'une hypothèse de travail basée sur les résultats obtenus
jusqu'alors, par R. C. Suggs et Y. H. Sinoto notamment. Aujourd'hui plutôt
que d'indiquer un archipel comme lieu d'origine, et "Hawaiiki" primordial, on
préfère, à l'échelle du Pacifique et des voyages inter-insulaires, privilégier des
zones
beaucoup plus vastes, des "régions" océaniques à l'intérieur desquelles
le peuplement s'est fait, quasi simultanément, et où se sont mis en place une
communauté de pensée, une organisation sociale et religieuse, des modes de
vie assez voisins. Les Marquises perdraient ainsi leur rôle pionnier mais non
leur spécificité, et se rattacheraient à une plus vaste sphère, formée des
archipels centraux des Tuamotu, Société, Australes et Cook. C'est à partir de
ce "Centre" étendu
que les îles extrêmes furent peuplées : Hawaii, île de
Pâques et Nouvelle-Zélande.
La théorie visant à faire de
anciennement
.
Trame
chronologique
Pour
ce
qui est des Marquises, faute d'une nouvelle chronologie et dans
en cours, nous nous baserons sur celles
proposées par R. C. Suggs et Y. H. Sinoto en tentant de les compléter par des
données plus récentes.
l'attente des résultats de fouilles
Dès leur arrivée et
jusqu'à 100 après J.- C., les populations nouvellement
ressources qu'ils ont apportées - plantes
et animaux
tout en tirant largement leur subsistance de l'exploitation de la'
mer dont ils ne vivent
pas très éloignés. La prospection de leur nouveau
territoire est déjà bien amorcée et ils en connaissent sans doute la plus grande
part. Des voyages aller-retour avec les archipels connus permettent de
conserver les liens
qui unissent ces anciens Polynésiens et de consolider leurs
connaissances de cette vaste région maritime. Leur outillage lithique, de
même que la poterie unie qu'ils utilisent et certains éléments de parure,
+
arrivées s'installent et acclimatent les
-
12
Société des
Études
Océaniennes
-
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
témoignent de leur origine de Polynésie occidentale, des Samoa ou des Tonga.
le sol, de plan allongé,
ovale ou rectangulaire, avec une ouverture sur le long côté, en façade ; il n'y a
pas de pavage à l'intérieur mais un oki (dortoir ou lit) le long de la paroi
arrière; un pavage est parfois présent à l'extérieur et en façade. Ils enterrent
leurs morts en position allongée ou fléchie, le plus souvent dans les zones
Ils vivent dans des habitations construites à même
d'habitation
+
A cette
ou encore
des espaces
plus extérieurs.
première période succède une longue phase de "développement"
qui s'étendrait sur un millénaire, de 100 à 1.100 après J.-C., mais il est sans
doute possible d'y distinguer au moins deux périodes :
De 100 à 600, l'occupation est encore peu importante et la mer joue un rôle
primordial. Les pêcheurs prélèvent une grande variété d'animaux : poissons,
coquillages, crustacés ainsi que tortues... Cette variété ainsi que la diversité
des hameçons révèle, de la part des premiers Marquisiens, une bèlle
connaissance de leur milieu et des techniques nécessaires à son exploitation.
L'éventail des hameçons et particulièrement large tant par leurs dimensions
que par leurs formes. Ils sont destinés à différentes techniques de pêche, en
zone littorales comme de fond et de large. Si les Marquisiens ont perfectionné
place leur panoplie, elle était certainement déjà bien fournie dès leur
L'habitation, de forme rectangulaire, possède un pavage extérieur qui
s'étend peut-être également en partie à l'intérieur jusqu'au "lit".
De 600 à 1.100, l'augmentation de la population conduit au peuplement
des côtes moins hospitalières. La pêche tient toujours une place majeure mais
l'arbre à pain joue déjà un rôle important dans l'alimentation. Des
modifications apparaissent dans l'outillage avec notamment des types
nouveaux d'herminettes, l'éventail des hameçons quant à lui tendrait à se
restreindre et s'oriente vers des pêches moins variées. L'habitation,
agrémentée d'un pavage rectangulaire, indique déjà clairement le paepae qui se
développera et deviendra ultérieurement ,un trait caractéristique de
l'habitation marquisienne. L'habitat est surtout littoral mais l'intérieur des
vallées est sans doute bien utilisé pour les plantations.
sur
arrivée.
population continue à croître et s'installe plus à
époque "d'expansion" dateraient des
habitations précédées d'une terrasse pavée, obéissant toujours à un plan
rectangulaire, les parties extérieure et intérieure sont bien marquées par un
alignement de pierres, l'habitation se "hissera" sur une terrasse surélevée, le
paepae. Les types de constructions sont beaucoup plus différenciés, ce qui
pourrait signifier l'instauration d'une stratification sociale nouvelle, ou du
moins plus marquée. Des luttes intérieures entraînent la construction de sites
+
De 1.100 à
1.400, la
l'intérieur des vallées. De cette
fortifiés. Des relations
avec
les îles de la Société et les Tuamotu sont encore
13
Société des
Études
Océaniennes
t/e- ft' f/tWé/A t/k*
apparition à cette époque ainsi
le pilon de pierre qui traduit l'importance des ressources végétales et
sensibles. L'herminette de type
que
f>/ttt/c4 f?e#t"t*e/t*e4
notamment
La
koma ferait
son
l'arboriculture de l'arbre à pain.
pêche semble marquer une période de transition,
les hameçons sont
bien moins variés que dans les phases antérieures, on assiste donc à une
diminution de ce type de pêche; la ligne avec-hameçon ne constitue
probablement plus la méthode principale et
techniques, sans doute collectives.
+
Avec le début du XVe
la préférence va à d'autres
siècle, la culture marquisienne entrerait
dans
sa
phase "classique". Les hameçons, dans leurs dimensions et leurs formes,
deviennent standardisés puis finissent par se limiter pratiquement à un seul
type : l'hameçon élémentaire simple direct destiné à la pêche littorale. Mais les
poissons sont capturés grâce à diverses techniques. D'une pratique
individuelle, on est passé à des méthodes communautaires, plus rentables, qui
traduisent une augmentation de la population et nécessitent une organisation
soignée, dirigée par des spécialistes. Le produit de la pêche était alors partagé
collectivement. Un changement s'opère dans le statut de certaines pêches ; la
capture des bonites et autres poissons ou animaux pélagiques devient
prestigieuse, ceux-ci sont réservés à la collectivité ou aux personnages les plus
importants.
Autre source de subsistance, l'agriculture fournit en fait l'essentiel de
l'alimentation. A la culture de l'arbre à pain s'ajoute la nécessité de développer
celle du taro avec l'aménagement de terrasses soutenues par des murets de
pierres, et irriguées par des conduites d'eau ; elles s'étendront de plus en plus,
couvriront les fonds de vallées et s'étageront sur leurs versants humides. Leur
entretien nécessite une population nombreuse, une entente et un travail
communautaire.
multiplication des tohna (espaces publics communautaires)
qui deviendront de plus en plus imposants, les meae (sites
religieux) florissent sur les éminences et les lieux chargés de vwna, la sculpture
des tiki s'épanouit dont les tiki monumentaux de Puamau (Hiva Oa) qui
marqueront la dernière phase pré-historique des Marquises. L'art enfin
acquiert une maîtrise sous toutes ses formes : sculpture, sparterie,
construction de paepae, d'habitations et, sans doute, littérature orale, chants et
danses... La population s'accroît toujours et les constructions se multiplient en
prenant des allures mégalithiques.
On assiste à la
bien structurés et
partir de l'intensification des contacts avec les Européens, à la fin du
siècle, les valeurs traditionnelles se trouvent progressivement
ébranlées, et c'est alors que les Marquises entrent réellement dans l'Histoire
+
A
XVIIIe
mondiale. On
parle de "période historique", selon les conventions établies qui
14
Société des
Études Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
l'origine de l'Histoire. Dans un premier temps, cette période,
multiplication des échanges, fut celle d'un accroissement de la
production artistique. De cette époque dateraient les pilons bifrons du type le
plus connu. 'Mais les archétypes se fixent pour le travail du bois et de la pierre,
une
part du sens des choses commence à se perdre et un glissement des
valeurs s'opère inéluctablement, tandis que la population diminue
tragiquement. Parallèlement s'opère une "déculturation" qui viendra presque
à bout de la culture marquisienne; les chants et danses, l'art des senteurs...
jugés débauchés et trop ostentatoires sont interdits ainsi que le tatouage, entre
autre, et avec lui la culture et les significations dont il était porteur.
situent l'Ecrit à
avec
la
ORGANISATION DU MILIEU PAR L'HOMME
Lorsque les navigateurs océaniens abordèrent les Marquises, le territoire
vierge qui s'offrait à eux était suffisamment riche et diversifié pour justifier
l'implantation définitive d'une population. Celle-ci y retrouvait nombre de
traits écologiques qu'elle connaissait. Avec le temps, les spécificités du milieu
modelèrent progressivement cette culture originelle et expliquent, en partie,
les particularismes de ce "clone" polynésien, implanté à une limite extrême de
sa zone
d'expansion. Ces îles allaient supporter une population très
importante. Les vestiges Ethiques en sont la trace même en des endroits qui
nous semblent hostiles, ou très isolés, comme ces terres, dites "désertes", ou
ces vallées arides, îles et îlots à présent inhabités. Les noms, encore connus,
des anciennes tribus d'Eiao, Fatu Huku et de Motane, comme les vestiges
archéologiques, en témoignent.
Marquises, les Océaniens découvrirent un monde d'îles relativement
proches les unes des autres et compartimentées par de hautes lignes de crêtes
Aux
en une
succession de vallées toutes assez différentes ; celles-ci s'ouvraient
des plages de sables ou de gros galets,
déchiquetées. A l'intérieur, les rares plateaux et
les crêtes resteront le plus souvent inhabités, en partie à cause de la nature des
sols, du relief ou de leur élévation. Ce seront par contre des lieux de passage
et de collecte de certains matériaux, végétaux ou minéraux, que l'on ne
trouvent>pas ailleurs. L'univers occupé et connu du Marquisien, celui où il vit
et dont il se réclame encore à présent, s'exprime par un terme - henua oufenua
et correspond, pour lui, au territoire d'une vallée.
directement
sur
la Grand Océan par
enchâssées entre des falaises
-
verdoyantes et arrosées s'implantèrent des groupes
comme un peuple. Membres d'une même famille
sens très
large du terme -Ati, Hua'a ou Huaka-, chacun de ces clans portait
nom et entretenait un réseau d'alliances qui s'étendait sur la même île et
Au sein de
familiaux
au
un
se
ces
vallées
reconnaissant
15
Société des
Études
Océaniennes
^jj ^
c/?< det ï/twé/0 efoà fë/eee/sù fi'c&a/tt-(•**/*■ eJ
parfois plus loin sur l'archipel. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les Naiki par
exemple, anciennement à Puamau (Hiva Oa), devinrent la tribu la plus
puissante d'Atuona ; on les retrouvait également à Nuku Hiva dans la vallée
d'Hakaehu, à Ua Pou dans la vallée d'Hakahau et à Ua Huka dans la vallée de
Vaipaee.
A Nuku Hiva et Hiva Oa surtout,
certaines vallées s'avéraient
suffisamment vastes pour abriter plusieurs tribus; un domaine bien précis
leur était alors assigné. Cette situation, parfois inconfortable, dépendait pour
perdurer de la bonne entente de chacun des clans. Un réseau complexe de
complémentarités des ressources en découlait et suscitait des relations sociales
et religieuses plus ou moins harmonieuses. La dépendance réciproque des
gens de la côte et de ceux de l'intérieur était source d'innombrables conflits.
L'épisode qui opposa, à Puamau, les Pahatai, gens de la mer, à ceux de
l'intérieur, eux-mêmes divisés en deux clans dont celui des Naiki, illustre bien
cette
situation, les Naiki furent vaincus et chassés de la vallée.
L'implantation humaine et l'organisation de l'espace varièrent au cours
en fonction de divers facteurs. Ils dépendirent, au début, de la
faible population et des habitudes précédemment acquises; avec le
développement démographique, la nécessité d'exploiter d'autres terroirs se fit
sentir. La pression croissante des habitants, les contraintes locales et les
des siècles
bouleversements dus
aux
raids dévastateurs de tribus ennemies, modifièrent
enfin
profondément l'implantation des structures d'habitats et l'utilisation de
l'espace. A la fin du XIXe siècle, la tragique hémorragie démographique et le
total bouleversement de leur culture incitèrent les derniers Marquisiens à se
regrouper. Ils choisirent, en fonction de leurs alliances et des territoires
possibles, des lieux propices à leur travail et aux échanges avec l'extérieur.
L'implantation dans les basses vallées devint plus habituelle, là où les navires
européens pouvaient ancrer aisément.
Dans les cas les plus courants, à la fin de la période préhistorique, et en
raison du genre de vie des Marquisiens, la vallée, territoire d'une tribu, était
organisée en fonction de trois facteurs dont certains clans pouvaient avoir la
responsabilité. Il s'agit de l'usage et la surveillance de la mer, des activités
liées à la vie du centre communautaire et enfin de l'horticulture. En dehors de
ces
trois
aspects essentiels, il existait des activités, tout aussi vitales, mais dont
l'influence était moins déterminante
l'organisation des aménagements. Si
géographiques et sociales les plus simples, il est
possible de schématiser en trois articulations majeures la partition du
territoire s'étendant de part et d'autre du torrent
principal, axe central du
"village" étendu marquisien.
l'on s'en tient
aux
sur
données
16
Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
LE TERRITOIRE
Accès à la
mer
Offrant
une
embouchure souvent étendue et
plus plane que le reste de la
où les plantations
vallée, l'aire littorale est un endroit sensible aux tsunamis et
nécessitent guère d'efforts préalables pour aménager le terrain. La forêt
primitive de Pisonia grandis laissa progressivement place aux arbres à pain,
cocotiers, bananiers de l'espèce Musa paradisiaca, mais aussi aux bois de rose,
mi'o ou Thespesia populnea, faux ébéniers, to'u ou Cordia subcordata, etc. La
sécheresse relative de certaines basses vallées ne favorisait pas toujours une
agriculture importante. Les matériaux lithiques, nécessaires aux nombreux
aménagements n'étaient pas toujours très accessibles et beaucoup devaient
être extraits de la grève, des lits des torrents, des sédiments ou être apportés
de l'intérieur des terres. Les plus beaux bâtiments étaient ainsi réservés à des
personnages remarquables qui pouvaient compter sur une large parentèle.
La présence du paepae des pêcheurs était par contre systématique, souvent
un lieu de rassemblement tel une place des fêtes - taha koina ou tohua - s'y
tenait et parfois un me'ae. Ces constructions majeures indiquent l'importance
que revêtait cette portion de la vallée. Ce domaine côtier était celui des gens
de la mer, de ceux qui en échangeaient ou distribuaient les produits à ceux qui
vivaient plus à l'intérieur des terres. C'était aussi une zone de contact où
l'étranger à la vallée pouvait aborder. C'était donc là que séjournaient de
préférence ceux qui réglaient les relations sçiscitées par ces rapports amicaux
ou hostiles. Séjourner en ces lieux pouvait donc être risqué, en partie à cause
des raz de marées qui les bouleversent toujours un jour ou l'autre, et surtout
parce qu'ils constituaient la zone privilégiée des contacts avec l'extérieur, ami
ne
où
ennemi,
connu ou
inconnu.
Terroir
Marquisiens, en raison sans doute du caractère capricieux de leur
qui leur imposait des sécheresses récurrentes, étaient très attentifs à
environnement et connaissaient en détail les propriétés et qualités de leur
Les
climat
leur
terre.
reculés, offrant parfois des peuplements spontanés d'aracées, de
troglodytarum - huetu -, dé courges... assuraient des réserves "naturelles"
de plantes dont on n'avait qu'épisodiquement besoin : plantes médicinales,
ornements... Ils constituaient probablement des lieux de cueillette, de
ramassage du bois de chauffe...
Les endroits
Musa
17
Société des
Études Océaniennes
afc- /4
Sfewé/ê
Langsdorff publièrent chacun son Voyage autour du monde, le naturaliste
Tilésius publia des observations dans diverses revues scientifiques ainsi
qu'une série de dessins, les agents commerciaux Korobitsine et Chemeline, les ■
officiers Ratmanov et Loewenstern, l'ambassadeur Rezanov, écrivirent tous
des mémoires, textes non
Enfin,
sur
manuscrit
publiés qui restent pour le moment en archives.
un ecclésiastique, le hiéro-moine Gédéon, dont le
publié pour la première fois en 1994*.
la Neva
a
été
se
trouvait
LE HIERO-MOINE GEDEON
V
Dans le
système ecclésiastique de la religion orthodoxe russe, il existe des
prêtres, mariés, qui vivent en famille parmi les paroissiens, et des moines,
célibataires, qui vivent en monastère lorsqu'ils ne sont pas en mission et
s'adonnent à des travaux divers, souvent artistiques (peinture d'icônes) ou
intellectuels (recherche, enseignement). Un hiéro-moine èst un moine qui a été
ordonné prêtre, c'est-à-dire qu'il peut confesser, absoudre et donner les
sacrements.
Gédéon, Gabriel Fedotov pour l'état civil, naquit en 1770, fils d'un prêtre
d'Orlovsk.
Après des études très poussées en latin, grammaire, poésie,
français, logique, rhétorique, géographie, histoire, arithmétique, physique,
géométrie, philosophie, et théologie, il enseigna tour à tour le français (1797),
la rhétorique et la philosophie (1799), puis la rhétorique "au plus haut niveau"
(1800), et enfin les mathématiques (1802). En 1803, il fut désigné pour faire
partie de la première expédition russe autour du monde : sa mission était de
se rendre en Alaska,
d'y prendre en main l'enseignement des enfants (les
colons se mariaient avec des femmes issues des populations locales) et
d'amener avec lui une bibliothèque entière. Gédéon resta en Alaska jusqu'en
1809, prenant une classe de cinquante élèves qu'il porta rapidement à cent,
"de races diverses", et effectuant des travaux ethnologiques de première
valeur, notamment en linguistique (dictionnaire-et grammaire de la langue
kadiak). A son retour en Russie, il fut promu archimandrite, puis se retira dans
un monastère situé dans une
région désertique où il s'éteignit dans la
méditation le 1er novembre 1843.
Georges ADASSOVSKY
(La Russie d'Amérique, édition "mysl"', Moscou)
24
Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
L'ESCALE A NUKU-HIVA
fut des plus heureuses et agréables : ciel
toujours clair, journées ensoleillées, vent régulier sans surprises, navire
toujours sec. Ce jour du 25, nous longeâmes les Marquises Ouest, c'està-dire : Magdalena, San Pedro, Santa Domenica, Santa Christina, et Hood1.
Le 26 à 5 heures, nous aperçûmes les îles Rios.et Kekdri Martins 2. Le 27,
trente hommes sur quatre bateaux nous rendirent visite, venant de la baie
nord-est. Leurs bateaux étaient faits du plus beau bois rouge, et d'un excellent
travail. Un plaisir à regarder ! Les ayant aperçu de loin, nous leur indiquâmes
par différents signes qu'ils n'avaient rien à craindre à s'approcher de nous.
u
10
au
Eux-mêmes
25, notre navigation
nous
montraient des toiles et des branches de bananiers, et
trompetaient dans un coquillage. A peine distants de huit sagènes 3, ils se
jetèrent à l'eau, nagèrent jusqu'au navire, et montèrent à bord en souriant sans
arrêt. Leur première expression apeurée fut lorsqu'ils virent nos sentinelles
armées, dont ils désignaient les fusils du doigt, les nommant "puha". Ils
avaient amené avec eux de la toile, des bananes, de la canne à sucre, et des
noix de coco. Ils étaient tous nus, avec comme seul habillement un lacet noué
autour
de l'extrémité secrète de leur corps.
entier était tatoué ou décoré de façon diverse
correspondant à leur goût. Certains avaient des éventails. Ils étaient tous nutête, les cheveux coupés ras. Nous leur offrîmes du vin de Ténérife, mais ils
refusèrent d'en boire, aussi bien que de priser du tabac. Ils contemplaient avec
grande curiosité les pouleâ, canes, moutons et agneaux, mais on ne peut
imaginer leur étonnement lorsqu'ils firent connaissance avec notre instrument
folklorique la volynka 4. En l'écoutant, ils étaient ébahis, intimidés, ils
sautaient, criaient. En nous quittant, ils nagèrent vers leur bateau, pour se
regarder dans un miroir qui avait été offert à un de leurs chefs. Lorsqu'ils
furent déjà éloignés, il était remarquable de voir sur leurs visages la fierté que
leur procurait la possession d'une chose aussi rare et étonnante. Avant leur
départ, ils furent tous chargés de cadeaux sous forme de couteaux, morceaux
de fer, aiguilles, et en marque de reconnaissance ils nous divertirent de leurs
chants et danses, portant en rythme leur paume de main droite vers leur
épaule gauche.
Le 28, nous reçûmes la visite d'une chaloupe menée par le Lieutenant de
vaisseau Golovatchev de la Nadezhda. Ce dernier était accompagné d'un îlien
de haute taille, et nous apprit que son navire était arrivé à bon port, et se
Chez certains, le corps
25
.Société des Études Océaniennes
J&n/fe/m f/é> 6/ d^oe-te/A f/fri
fficw/SMesmed
trouvait à l'ancre dans la baie "Anna
Maria" 5 A 6 heures,
nous
mouillâmes
auprès de la Nadezhda.
partir, de l'île de Sainte Catherine jusqu'à l'île de Kekdri Martins, notre
navigation avait été de quatre vingt treize jours.
dans cette même baie
A
Nous n'étions pas encore parvenus au
mouillage, qu'un grand nombre
apparut soudain à la nage, apportant des noix de coco, bananes, fruits
d'arbre à pain, que nous échangions contre des morceaux de fer, à leur grande
satisfaction. Ils sont gentils et serviables, et nous ont aidés sans cesse pour
notre approvisionnement en eau et en bois de chauffe. Sans leur aide, nous
aurions eu beaucoup de difficultés à cause de l'absence d'un accostage. Ils
charriaient nos tonneaux dans la vague de ressac, et y trouvaient même un
plaisir certain. Au moment où les matelots levaient les tonneaux au cabestan,
nous reçûmes
la visite du roi Tapeha Ketonui, avec ses parents et sa cour. Ces
invités, contemplant le travail, le considérèrent comme un jeu, et mirent la
main à la tâche, en chantant à leur façon. Un de nos matelots les accompagnait
d'îliens
de
étonnant et agréable. De cette'façon, ils
jusque sur le navire. Ils sont très robustes et lestes, leurs visages
agréables et bien proportionnés, ils sont de haute taille, corpulents, bien
sa
nous
sont
cornemuse,
instrument pour eux
aidaient
seul ne présente les marques de
cicatrices de batailles, qu'ils nous
montrent avec
feraient des soldats européens. Les
cheveux sont noirs, rasés pour leur plus grande partie jusqu'à la peau, les
yeux grands, le nez quelque peu épaté, les oreilles moyennes, les lèvres
épaisses, les dents blanches, et tellement solides, qu'ils peuvent arracher la
bourre de coco que nous devons nous-mêmes éplucher à l'aide d'une hache.
Le tatouage est considéré chez eux comme une grande distinction. Il est
l'apanage des riches et des gens c(e haute distinction. On le fait de la façon
suivante : d'abord on perce la peau jusqu'au sang à l'aide d'un coquillage
taillé pour former des dents de scie, ensuite on l'enduit d'encre, qui, une fois
qu'elle a pénétré la peau, prend une couleur bleu foncé. Les spécialistes de ce
procédé reçoivent un haut salaire. Les femmes ne présentent pas de tatouage,
excepté de petits dessins sur les lèvres et les sourcils, qui sont les signes de
bâtis, et
en
maladies
si bonne santé, que pas un
on excepte des
autant de fierté que le
passées, si
mariage et de maternité. Elles n'ont
aucun
ornement sur la tête, et vont nues.
Certaines d'entr'elles, sans aucun doute de haut
lignage, s'enveloppent de
de la ceinture jusqu'aux
tissu, parfois autour des épaules, parfois à partir
genoux.
La décence masculine commande de
nouer un
lacet autour de l'extrémité
du membre viril. Se
présenter sans ce lacet signifie la même chose, chez eux,
que serait, chez nous, se présenter tout nu à un banquet. Lorsque ce lacet, par
un événement inattendu, quitte le
lieu qu'il orne, la personne impliquée,
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Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
tatouages marquisiens, dessin de Georges Langsdorff
(Voyage autour du monde)
Motif de
rouge
de honte; place précipitamment ses mains entre ses
jambes, et
se
détourne de côté.
sur
grande propreté. Les murs sont érigés
Les habitations connaissent
la plus
des fondations s'élevant à
quatre pieds au dessus du
sol,
sur
lesquelles
placés des poteaux de quatre à six et jusqu'à dix pieds, à l'extrémité
desquels sont liées des traverses d'où trois murs sont dressés avec de fines
perches, consolidées à l'extérieur avec des feuilles. Le quatrième mur reste
inapprêté. La toiture végétale est en feuilles de coco, à une seule pente, avec
un auvent sur le quatrième mur. A l'intérieur, sont disposés deux troncs en
croix. Dans une des parties sont disposés des tapis végétaux, très proprement
et artistiquement travaillés, avec des prolongements en oreillers, alors que
dans une autre sont rangées les affaires. La taille des maisons dépend de
l'importance de la famille. Autour de l'habitation se trouvent des plantations
de cocotiers, arbres à pain, bananiers, canne à sucre et ignames. Nous n'avons
pas remarqué d'animaux, à l'exception de cochons et de poules en nombre
peu important. Dans une opération de troc, nous avons offert au roi un canard
et une cane d'origine brésilienne, qu'il prit sous condition que ceux-ci
devraient avoir une progéniture avec des plumes vertes. Il aurait bien voulu
qu'ils aient des rejetons aux plumes rouges, et s'interrogeait longuement :
pourquoi ne peuvent-ils avoir des petits de couleur rouge?
Les lieux sont montagneux. Les habitations sont situées dans les baies. On
peut estimer la population de l'île à quatre mille personnes.
Chaque baie a son propre roi, dont la succession est héréditaire. A la mort
du monarque, le successeur normal est son fils aîné, et au cas où celui-ci n'a
pas atteint l'âge adulte, le frère le plus âge du défunt. Chaque roi gouverne au
nom de son héritier,
qui est révéré comme un dieu, et sa femme comme une
déesse. Le roi, ainsi que le prêtre, entabouent 6 les maisons, lieux, arbres et
diverses autres choses, dont personne n'a plus le droit de se servir. Le mot
"tabou" signifie dans leur religion une chose dont on ne peut s'approcher, ou
sont
27
.Société des
Études Océaniennes
JfôaSfe/m afa Sa SSc-rSé/é> e/e*X
lieu où
un
on ne
doit
(y fae/e>X
SSWasi-t'é'/i/teX
pénétrer sous aucun prétexte. Les habitants se vengent
dent. Le meurtre suivant une offense reste sans
d'une offense dent pour
jugement ni punition. Il existe des guerres avec les habitants des autres baies,
mais elles ne durent que quatre mois par an. On combat sur mer dans des
bateaux spécialement construits à cet effet, et sur terre à l'aide de piques en
bois, de massues, de jets de pierre par frondes. De tels engagements se
résolvent par la mort de deux ou trois hommes, que l'on mange en grande
pompe. Seuls les gens de sang royal ont le droit de naviguer en bateau, et les
gens du commun doivent venir nous voir à la nage en tenant sur leur dos ou
entre leurs
dents leurs différentes offrandes.
séjournâmes dans la baie Anna Maria six jours, et, une fois effectué
le plein d'eau, de bois, et d'une faible quantité de provisions de bouche, nous
levâmes l'ancre le 5 mai à 4 heures du matin. Ail heures et demie, la
Nadezhda fut drossée sur le rivage. Elle jeta l'ancre, et, tirant deux coups de
canon, réclama de l'aide, qui lui fut aussitôt envoyée.
A la douzième heure, le courant commença à perturber également notre
Nous
nous jetâmes une ancre à la profondeur de quinze sagènes 7 avant de
consolider les voiles et de ramener les ancres de touage. A trois heures, nous
Neva, et
sous huniers, et a 10 heures, recevions un vent d'ouest qui
permettait de quitter la baie. Cette sortie fut difficile et dangereuse parce
que les vents connaissaient de fréquents changements de direction. Le 6 à
9 heures, au signal de la Nadezhda, nous nous couchâmes tribord amures,
établissant les huniers de route, et restâmes dans cette position toute la nuit,
nous demandant si nous ne
pourrions découvrir quelqu'île inconnue.
Le 7, sous une brise fraîche ouest sud-ouest, nous hissâmes toute la
voilure à 5 heures pour mettre le cap au nord-ouest vers les îles Sandwich.
sortions de la baie
nous
Gédéon Gabriel FEDOTOV
Notes
1
Ainsi
s'appelaient Fatu Hiva, Motane, Hiva Oa, Tahuata depuis leur découverte par
Espagnols, et Fatu.Huku depuis sa découverte par Cook.
2
Parmi les quatre capitaines qui pensaient avoir découvert Nuku Hiva et Ua Huka
entre 1791 et 1793 et leur avaient donné chacun des noms différents, Hergest les avait
les
nommées
:
"Martin's Island" et "Riou's Island".
3
17 mètres.
4
Cornemuse
5
II
6
Traduction littérale du
7
32 mètres.
russe.
s'agit de la baie de Taiohae.
néologisme russe employé
par
l'auteur.
28
Société des
Études Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
LES CODES MISSIONNAIRES ET LA
COUTUMIERE
DES
TOOHITU AUX ILES SOUS LE VENT
JURIDICTION
ET DES AUSTRALES 1820-1945
II. LES TOOHITU AUX ILES
SOUS LE VENT
Pourquoi revenir en arrière et présenter séparément les Toohitu des îles
qu'on aurait pu suivre leur
parallèlement à celle des Toohitu de Tahiti et Moorea?
Précisément,.parce que ces évolutions ne sont pas parallèles.
D'une part, les îles Sous-le-Vent, et plus encore, Rurutu et Rimatara aux
Australes, évoluent longtemps hors de l'influence française. Même lorsque ces
îles sont annexées par la France (en 1888 pour les îles Sous-le-Vent, 1900 pour
Rurutu et Rimatara), leurs habitants demeurent sujets et non citoyens
français. Cette situation perdure jusqu'en 1945, date de l'octroi de la
nationalité française et de la disparition de leurs particularismes juridiques,
Sous-le-Vent et des Australes alors
évolution
dont l'existence des Toohitu.
part, par un jeu d'emprunts réciproques, les Toohitu de chaque
en s'influençant les uns les autres. Ils naissent en germe aux
îles Sous-le-Vent (mais pas sous l'appellation Toohitu) quelques années avant
d'apparaître officiellement à Tahiti. Aux Australes, leur évolution s'effectue en
parallèle, mais avec un temps de retard, sur celle des îles Sous-le-Vent.
Jusqu'ici, nous avions présenté la cour des .Toohitu comme un tribunal
d'appel et d'assises, apparu à Tahiti en 1824 et composé d'aristocrates. C'était
davantage une institution nobiliaire que judiciaire dans son essence, même si
ses fonctions relevaient du droit et allaient, à partir de 1842, évoluer vers une
D'autre
archipel évoluent
droit foncier. Il se trouve que les Toohitu des îles Sous-leplus empreints des valeurs aristocratiques traditionnelles
que ceux des îles du vent. Le fait marquant aux îles Sous-le-Vent est la
persistance de deux justices au XIXème siècle, une pour les nobles et une pour
le peuple, ce qui n'existe plus à Tahiti depuis le code Pomare de 1819. Aux îles
Sous-le-Vent, les Toohitu apparaissent comme une cour d'aristocrates
destinée à juger des aristocrates, et non simplement comme une cour d'appel
spécialisation
Vent sont
ou
en
encore
d'assise de l'ensemble du royaume.
L'article de B. Saura
a
paru
dans la Revue de la Recherche juridique
—
XXI-65 pp. 599-634. La première partie a paru dans le BSEO n° 272 pp.
La numérotation des notes suit donc celle de la publication originale.
Droit prospectif, 1996-2-2 N°
35-57 de décembre 1996.
29
.Société des
Études Océaniennes
JBteffs/m c/e fa T/rrAVé
S'/ae/eA &eêas**e**&s4
LES TOOHITU DANS LES
CODES MISSIONNAIRES ET
ARISTOCRATIQUE DES ILES SOUS LE VENT
AVANT L'ANNEXION FRANÇAISE (1820-1888)
de 1820 et l'institution des Jurys de classe,
Tahiti
Le code Tamatoa de Raiatea
'
ancêtres des Toohitu de
premier code mis en place par les missionnaires aux îles Sous-le-Vent
adopté le 11 mai 1820 dans la cité de David (z te oire o
Davida) c'est-à-dire à Uturoa-Raiatea. Tamatoa, parent de Pomare II de Tahiti,
Le
est le
code Tamatoa,
est alors
le
principal chef
détiennent des droits
sur
ou souverain de Raiatea, même si d'autres arii
certaines unités de l'île en vertu d'un système
politique ma'ohi encore non centralisé 55. C'est sous la houlette des
missionnaires que la famille Tamatoa (puis sa branche Tamatoa-Pomare) va
s'imposer comme famille royale dominante de Raiatea et même de Tahaa. Le
code de 1820 s'intitule pour l'heure Code de Tamatoa et des autres Arii de
Raiatea, Tahaa, Bora Bora et Maupiti 56. Il est dit avoir été approuvé en
assemblée générale par les chefs (te hui Arii), les propriétaires fonciers (te hui
Raatira) et le peuple (te taata atoa) de ces quatre îles. Huahine n'est pas
concernée.
proche du code Pomare de 1819, le code Tamatoa de 1820 en
un perfectionnement. Il comprend en effet des
dispositions plus précises en matière d'organisation judiciaire.
La peine de mort est prévue pour les crimes suprêmes, le droit de grâce
revenant au roi de chaque île. Il existe un grand juge (haava rahi) par île, ainsi
que deux juges ordinaires (haava mataeinaa) par district. Les affaires courantes
(hara rii) sont jugées par un juge de district, et toute personne condamnée a le
droit de faire appel devant le grand juge de l'île. Celui-ci s'entoure d'une cour
qui ressemble fort à l'institution des Toohitu à naître à Tahiti en 1824, matinée
du caractère populaire d'un jury d'assises qui aurait lui même été revu à la
lumière de la hiérarchie sociale tahitienne de l'époque : le lury (jury).
Le lury ne remplit pas simplement un rôle de tribunal d'appel mais aussi
de cour d'assises. "Aucune affaire grave ne peut être jugée sans jury" (eiaha
roa te hoe taata e haavahia e te haava rahi ra e aore e lury) est-il précisé. Toutefois,
les membres du lury ne semblent pas être des juges professionnels. Au
nombre de six, ils sont choisis par le juge parmi les hommes intègres (e taata
parau tia anae), formant donc une cour de sept personnes, comme les futurs
Toohitu. Leur choix dépend aussi de leur rang et de celui de l'accusé : un
homme du peuple (taata rii) sera conduit devant un lury composé d'hommes
du peuple, un propriétaire foncier (raatira) jugé par des hui raatira et un arii
(homme de sang royal) par des arii. Tout accusé a la possibilité d'en récuser
jusqu'à trois.
Très
constitue néanmoins
30
Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
—
Janvier-Juin 1997
imprécision demeure quant à savoir si les affaires graves sont portées
juge de district qui désigne six jurés "populaires" tandis que l'appel
aurait lieu devant le grand juge de l'île entouré de six jurés, ou bien si seul le
grand juge peut présider un Iury, qu'il s'agisse d'un jury d'appel ou d'assises.
Si cette institution mise en place aux îles Sous-le-Vent en 1820 constitue
les prémices de ce que sera la cour des Toohitu de Tahiti, une différence
essentiellemient de ce que les Toohitu tahitiens seront des juges permanents
tandis que les Iury des îles Sous-le-Vent ne semblent pas l'être. A défaut de
pouvoir parler de justice « populaire » (tout au moins pour les cas d'assises)
du fait de l'existence de trois Iury de classe, du moins peut-on évoquer le
caractère collégial d'une justice non professionnelle.
Une
devant le
de 1822 à 1826 : l'émergence des affaires foncières
compétence privilégiée des juridictions ma'ohi
Les codes de Huahine
comme
Il restait à donner des lois à Huahine,
l'île la plus méridionale de
l'archipel. Le code de Huahine, qui s'applique aussi à l'île de Maiao, est
élaboré en 1822 par les missionnaires Barff et Ellis. Puis, il est soumis à
l'approbation de la veuve de Pomare II, reine de Huahine, ainsi qu'à
l'approbation des autres chefs de l'île, et imprimé en 1823 57.
William Ellis, qui ne tarissait pas d'éloges sur le code de Raiatea,
considère celui de Huahine plus exemplaire encore : "Il est, après les Saintes
Ecritures, le document le plus bienfaisant qui ait jamais été promulgué parmi
population", écrit-il 58. Sa principale source de contentement réside sans
le code de Huahine ne prévoit pas la peine de mort
(remplacée ici par le bannissement), à l'inverse des codes Pomare de 1819 et
Tamatoa de 1820 59. Le code de Huahine de 1822 anticipe donc sur la révision
du code Pomare de 1824 ou 1826, qui verra la disparition de la peine de mort
la
doute dans le fait que
aux
îles du vent.
S'il
ne
prévoit pas l'institution des
code Tamatoa de 1820 relatives aux
Toohitu, il reprend les dispositions du
Iury de classe pour les cas d'appel et
d'assises. Son originalité consiste dans la création d'un corps de imiroa que
l'on retrouvera quelques années plus tard dans le code tahitien révisé et dans
les autres codes des îles Sous-le-Vent. Le terme est rendu en français par
"messagers des magistrats" ou "officiers de la paix". Ils sont effectivement
policiers ou assesseurs des mutoi (policiers ma'ohi des districts).
Une révision du code de Huahine intervient en
doublement
au
des
1826, qui nous intéresse
regard de l'institution des Toohitu.
31
.Société des Études Océaniennes
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r/e-
semblent
se
il y a sept juges et
quinze imiroa. A Reva, on dénombre trois juges et six imiroa, à Atai deux juges
et huit imiroa et à Auta deux juges et cinq imiroa, auxquels s'ajoutent quelques
juges-dignitaires (secrétaire, responsable de la prison...) communs à ces trois
petites sections de population.
La loi LXVIII prévoit que les crimes sont jugés par les haava mataeinaa
(juges de district). La personne condamnée à la peine suprême se verra soit
enfermée à vie, soit placée sur une pirogue lancée à la dérive sur laquelle il
mourra (loi I). Il ne semble pas exister de cour d'assises distincte des
tribunaux de district.
Le
règlement des litiges fonciers est confié aux juges (de district), qui
auprès de tous les notables, de la population, et notamment des
vieux, avant de prendre leur décision (loi XLII). Comme aux îles Sous-leVent, il est prévu une procédure de partage en deux moitiés égales si deux
personnes n'arrivent pas à se mettre d'accord sur la propriété d'une terre.
Dans une île où la charge de mutoi (agent de police) n'existe pas encore,
les imiroa remplissent à la fois des fonctions de police et de justice. Dits
également haava imiroa (juges enquêteurs, ou enquêteurs de l'appareil
judiciaire), ils ont à leur tête un raatira imiroa (chef) 72. Ce sont des officiels
s'informent
rétribués
(feia toro'a tarahuhia), chargés d'assister les juges. Ils recueillent des
préalablement à un procès, et aident le(s) juge(s) à se faire une
opinion claire, en lui (leur) soumettant un avis qui doit être unanime (loi
LXIL). Ils perçoivent aussi le montant des amendes infligées aux condamnés.
On retrouve à travers l'institution des imiroa, le caractère collégial de la
justice remarqué aux îles Sous-le-Vent et à Tahiti dès les années 1820.
Toutefois, la spécificité du code de Rurutu et Rimatara de 1889 est qu'il ne
prévoit aucune modalité d'appel.
En matière foncière, la sentence des juges est définitive, et celui qui
viendrait à la contester ultérieurement serait puni d'une amende (Loi XLII).
Dans les condamnations civiles ou pénales, le condamné peut se tourner vers
le chef de son district, lequel a seul le pouvoir de confirmer la peine infligée
informations
à l'inverse, de l'annuler (loi LXVIII).
prévoit que le roi et les cinq tavana de Rurutu se jugent entre
eux, assistés éventuellement de personnes qu'ils ont choisies. On trouve là la
ou,
La loi LXXIX
même
expression des valeurs aristocratiques que celles ayant cours aux îles
quelques décennies auparavant, donnant lieu à l'existence d'une
justice de classe. Toutefois, l'institution des Toohitu n'existe pas à Rurutu et à
Rimatara en 1889. Il n'y a ni cour d'assises particulière, ni tribunal d'appel, ni
juridiction spécialisée dans les affaires foncières.
Sous-le-Vent
43
Société des
Études
Océaniennes
f/t' /ft Sf&eié-/» f/f-i
S/ttc/e4 é/eêttntest/ted
b) Le code révisé de 1900 et l'apparition
de grands juges dotés de
compétences d'assise
L'annexion de Rurutu et Rimatara par
entraînant aussitôt
un
la France intervint le 25 août 1900,
léger remaniement du code de 1889 73. Ce n'est qu'à
partir de cette date que se met progressivement en place dans ces deux îles
l'institution des grands juges.
Les valeurs véhiculées par le nouveau code de 1900 diffèrent très peu de
celles de 1889. L'obligation du repos dominical a certes été supprimée, et les
relations entre hommes et femmes non mariés rendues un peu plus libres. La
pratique du rahui (interdiction périodique de récolte, prérogative régalienne
ancestrale) n'a cependant pas disparu et les danses traditionnelles continuent
d'être interdites.
En matière de
justice pénale, la personne accusée de crime est jugée sur
place par les juges et les grands juges (na te hoe Tiribima faatiahia e te mau haava e
te mau haava rarahi... loi XX), mais sa peine de prison est exécutée à Tahiti (loil).
Les pouvoirs de police des imiroa sont transférés à des mutoi. Il semble
d'ailleurs que ces imiroa disparaissent en tant qu'aides ou assistants des juges
de district.
grands juges ne s'appellent pas officiellement Toohitu. Il est certain
qu'ils forment une sorte de cour d'assises. On sait en effet qu'ils s'associent aux
juges ordinaires pour juger les crimes, les viols avec violence sur des petites
filles, les cas d'homosexualité masculine ou féminine ainsi que les affaires de
sodomie, d'inceste et de "bestialité" (loi XX). Par contre, leur compétence en
matière d'appel ne peut alors qu'être supposée, car rien n'est spécifié sur ce
point dans les lois codifiées de 1900.
Les
c) L'octroi aux Toohitu de compétences en appel et le maintien de
privilèges judiciaires aristocratiques (1900-1945)
En
réalité, l'octroi de fonctions d'appel précises aux Toohitu et l'apparition
du terme Toohitu date
d'après 1900. L'initiative en revient... au Gouverneur
français, qui constate bientôt que rien n'a été prévu (par écrit) dans ce code de
1900 concernant les modalités
On
va
alors
prendre
pour
d'appel.
modèle l'institution des Toohitu existant
aux
îles
Sous-le-Vent, et l'introduire à Rurutu et Rimatara. Néanmoins, certaines
spécificités culturelles des Australes sont respectées, avec notamment le respect
de privilèges aristocratiques en matière judiciaire : la royauté n'a pas perdu son
sens
à Rurutu et
nobles
se
Rimatara, contrairement
fondent dans la
l'annexion
masse
et
aux
îles Sous-le-Vent où les familles
disparaissent, sociologiquement parlant, dès
française de 188874.
44
Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
En termes
—
Janvier-Juin 1997
juridiques, cinq arrêtés viendront donc compléter les lois
codifiées de 1900 pour préciser les modalités d'appel et le rôle des Toohitu :
12 avril 1905; le. 19 mai 1905 ; le 5 mai 1916 ; le 9 juin 1917 et le 25 août 1917.
le
"le délai pour former l'appel devant les
grands juges contre les décisions prises par les juges de district, est fixé à dix
jours". Il y a là la confirmation que les grands juges (haava rarahï) exercent une
compétence d'appel, même si le terme Toohitu n'est pas encore mentionné
L'arrêté du 19 mai 1905 pose que
dans les textes.
L'arrêté du 16 mai 1916 confirme la validité des lois
indigènes et le
pouvoir des juridictions polynésiennes en matière correctionnelle et
criminelle, sauf en cas de suspicion légitime, où l'affaire est jugée à Papeete.
Celui du 9 juin 1917 modifie le code de 1900 en introduisant de nouvelles
dispositions, notamment s'agissant de la fréquentation obligatoire des écoles
et de la minorité. C'est alors qu'apparaît pour la première fois le terme
Toohitu. Ceux-ci sont ici chargés de confirmer certaines dispositions légales
relatives aux mineurs. En fait, on a tout simplement introduit dans le code de
1900 de Rurutu et Rimatara les mêmes dispositions que celles faisant leur
entrée cette année là dans les lois codifiées des îles Sous-le-Vent, comme si
l'institution des Toohitu avait toujours existé et toujours porté ce nom aux îles
Australes.
qu'il existe deux tribunaux
indigènes à Rurutu :Tun pour Moerai, l'autre pour Hauti et Avéra; et deux à
Rimatara : un pour Amaru, l'autre pour Anapoto et Mutuaura. "Dans
chacune de ces deux îles, il y a deux grands juges qui composent le tribunal
d'appel. Ce tribunal est présidé par le premier des grands juges ; le second
siège comme assesseur... Lorsqu'un juge d'appel ou de district est empêché
de siéger, pour quelque raison que ce soit, il est remplacé par un des chefs de
district, désigné au sort". Par ailleurs, "il n'est rien innové quant au tribunal
spécial prévu au titre LXIX des lois codifiées...", lequel établissait que "si un
délit est commis par le roi ou par les chefs ou par des juges ou autres
fonctionnaires, ce délit sera jugé conformément à la loi par un tribunal
composé des juges et grands juges de l'île, lequel pourra s'adjoindre à cet effet
les assesseurs qu'il lui plaira". On trouve donc là encore la parfaite expression
de la perpétuation des valeurs aristocratiques aux îles Australes en matière
judiciaire.
Enfin, l'arrêté du 25 août 1917 précise
d)
L'apport des îles Australes
à l'étude de l'acculturation
juridique tahitienne
Les lois codifiées de Rurutu et Rimatara seront
mêmes textes que ceux
code civil fait
son
relatifs
aux
abrogées
en
1945
par
les
îles Sous-le-Vent. Ce n'est qu'alors que le
apparition dans ces deux îles 75.
45
Société des Etudes Océaniennes
/fr///i c/e /tr
r/s-i (C/s/f/cj
&rè*r-/*tffst/*#4
S
■
dit, l'acculturation juridique de Rurutu et Rimatara est
particulièrement intéressante car elle est intervenue relativement tard. Elle
prouve, si besoin en était encore, que les Toohitu ne sont pas une institution
d'origine indigène, puisqu'ils n'y apparaissent qu'au début du XXème siècle
et qu'ils ne forment pas spécifiquement un tribunal des affaires foncières. La
simplicité de l'organisation judiciaire de ces îles, en 1889, avec une absence
notoire de cour d'appel comme de cour d'assises, montre bien que le pouvoir
suprême de vie et de mort (et de grâce) revenait traditionnellement au roi
et/ou aux chefs, en Polynésie. L'existence d'institutions judiciaires
démocratiques, professionnelles et/ou collégiales (populaires), et
s'appliquant à tous, est le fruit d'une double acculturation, missionnaire et
coloniale. Précisément, le maintien à Rurutu et Rimatara, jusqu'en 1945, d'une
institution judiciaire spécifique polir les nobles et les notables fait écho à
l'existence des ïury de classe du XIXème siècle aux îles Sous-le-Vent,
probables ancêtres pu précurseurs des Toohitu tahitiens.
L'autre enseignement de l'évolution du droit aux îles Australes, comme
aux îles Sous-le-Vent, est en fait une confirmation : il s'agit de la collaboration
étroite entre les chefs et les juges, plus particulièrement vraie pour ce qui est
des grands juges, tout au long du XIXème siècle et dans la première moitié du
XXème siècle. Ce phénomène concerne aussi Tahiti.
Toutefois, on aurait tort de conclure en la matière à une mauvaise
indépendance des pouvoirs judiciaire et politique (représentatif) à l'échelle
du district ou d'une petite île. La réalité culturelle ma 'ohi est toute autre.
Les juges et les chefs sont souvent les mêmes hommes, issus des grandes
familles royales ou de propriétaires fonciers : ce sont des personnages dotés
d'une certaine autorité (morale), due à leur notoriété (sociale). Ils sont aussi,
presque toujours de sexe masculin, mais cela tient sans doute davantage à
l'acculturation biblique et missionnaire qu'à la culture polynésienne : dans le
système aristocratique des îles de la Société et des Australes, une femme
pouvait devenir souverain, ce qui arriva fréquemment au XIXème siècle à
Tahiti, à Raiatea, à Bora Bora, à Huahine ou encore à Rimatara. Par contre, ôn
ne connaît
pas à la même époque d'exemple de grand juge ni même de juge
du sexe féminin. Sur ce point, deux raisons peuvent être avancées : d'une
part, dans la Bible, la justice est toujours rendue par des hommes; d'autre
part, dans ces îles extrêmement protestantes, la paroisse ne se distingue guère
du village, et le réseau paroissial reproduit en quelque sorte l'organisation
Ceci
sociale insulaire. Or, les diacres sont alors exclusivement des hommes.
La colonisation française va contribuer à renforcer le caractère masculin
dix
pouvoir et de la justice, à la fois en portant atteinte aux royautés insulaires
(dans lesquelles les femmes, on l'a vu, peuvent détenir des fonctions
majeures), mais aussi en mettant en place un système judiciaire dont les
détenteurs sont exclusivement de
sexe
masculin.
46
Société des
Études
Océaniennes
N° 273-274
Pour
—Janvier-Juin 1997
revenir à la collaboration des
juges et des chefs, force est donc de
quasiment les mêmes hommes qui exercent le pouvoir
religieux, le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique (de représentation
locale) à l'échelle du village. Si ces pouvoirs se réduisent en matière
judiciaire, à Tahiti, dès 1866, aux affaires de terre (la cour des Toohitu
devenant la juridiction d'appel de ces seules affaires), il n'en va pas de même
en
constater
aux
que ce sont
îles Sous-le-Vent et surtout
continuaient d'être
POUR CONCLURE
Cette étude
aux
Australes où les délits et les crimes
jugés par les tribunaux indigènes, jusqu'en 1945.
»
permis d'établir l'origine et de suivre les conditions de
l'appareil des Toohitu en Polynésie. Nous avons ainsi pu
expliquer comment un tribunal, créé par les missionnaires anglais pour
appliquer des lois puritaines, avait pu au fil des ans devenir une véritable
institution indigène aux yeux des habitants de la Polynésie orientale. Cela est
grandement dû à la colonisation française et au fait qu'elle soit intervenue
bien après l'acculturation missionnaire, permettant à des pratiques, des
valeurs et des institutions judiciaires partiellement occidentales, mais non
coloniales, d'apparaître au fil du temps comme "traditionnelles". L'autre
facteur à prendre en compte dans cette mutation est le fait que la France ait
réduit à Tahiti les compétences des Toohitu aux seules affaires de terres. Or,
ce sont les affaires les
plus importantes aux yeux des Ma'ohi, et c'est en ce
domaine que se révèle le mieux la non adéquation du droit français par
rapport aux coutumes polynésiennes.
Dès lors, on comprend pourquoi se développe une certaine nostalgie en
Polynésie, à l'heure actuelle : celle d'une'époque où existait une législation
stricte concernant les ventes de terres et où les problèmes fonciers étaient
réglés, avec une certaine sagesse supposée, par des juges autochtones. Le
souvenir d'une justice ma'ohi, dont les Toohitu représentaient la plus haute et
la plus noble incarnation, ressurgit, et avec lui apparaissent des tentatives de
nous a
transformation de
restauration des Toohitu dans différentes îles.
1977, Martha Pascault, originaire de Rurutu fonde l'association
qui homologue à Tahiti et dans les îles des comités de
généalogistes et d'experts fonciers, dits Comités des Sages, ou Toohitu et
Ainsi,
en
"Teva Nui",
revendique plusieurs centaines de membres. Teva Nui disparaît, puis renaît
1988 sous l'appellation "Association O Teva Nui, Pu ma'itihia e to tatou
Fatu e Iesu" ("Teva Nui, groupe élu par notre Seigneur Jésus"), présentant
désormais un caractère politique et prophétique avéré.
en
47
Société des
Études
Océaniennes
(/c
Sffl-eié/è é/e&
&oê
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 273-274