B98735210105_237.pdf
- Texte
-
SOCIETE
DES ETUDES
OCEKNIENNES
À
N° 237
TOME XX
—
N° 2 / Décembre 1986
Société des
Études
Océaniennes
Société des Études Océaniennes
Fondée
ORSTOM
-
1917.
en
Arue
Tahiti.
-
Polynésie Française.
B.P. 110- Tél. 43.98.87
H
Banque Indosuez 012022 T 21
—
C.C.P. 834-8f 08 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Paul MOORTGAT
Président
Me Eric LEQUERRE
Mlle Jeanine LAGUESSE
Vice-Président
M.
Secrétaire
Trésorier
Raymond PIETRI
assesseurs
Mme Flora DEVATINE
M. Roland SUE
M. Yvonnic ALLAIN
M. Robert KOENIG
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
Société des
Études
Océaniennes
O.M. • I'MT-TE
arriv1' ' £
O R S T
i
22 DEC
BULLETIN tNREGtSTRHMFNîSOUSWtar
DE LA SOCIÉTÉ
DES
ÉTUDES OCÉANIENNES
(POLYNÉSIE ORIENTALE)
N° 237
-
TOME XX
-
N° 2
DÉCEMBRE 1986
SOMMAIRE
Les
1
24
hymene en Polynésie Française : R. Mesple
Il y a
trente ans : la loi-cadre Defferre : M. Lextreyt
Les ina'a de Tahiti
-
Moorea
:
G. Marquet
41
46
53
préliminaire sur le Tohua Mauia : J-L Candet&t
Recherche scientifique & technologique : Cl. Monnet
Note
Comptes-rendus
Lesley Blanch
J. Le
:
-
P.M.
Pierre Loti
Borgne : Les cyclones
C. Hammes
ORSTOM
B. Caillart
-
R. Putoa
:
Catalogue des insectes et acariens
Épidémiologie de la filariose
:
-
E. Morize : La production
en
Polynésie Française
de la pêcherie de Tikeau en 1985
..
Ferrière, E. Morize :
Croissance de deux espèces de poissons, évaluée par la méthode des otolithes
58
60
60
61
62
S. Caillart, M. Franc de
A. Lavondès : Les collections
dans les Musées Français
62
ethnographiques polynésiennes
Société des
63
Études
Océaniennes
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-
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Société des
Études
Océaniennes
POLYNÉSIE FRANÇAISE
MUSIQUE TRADITIONNELLE
OU ACCULTURÉE ?
LES HIMENE EN
Il est aisé à notre époque d'entendre quantité de chants à
Tahiti. Le Tahitien a toujours aimé chanter, et il est fréquent de
rencontrer sur le bord de la route,
devant un fare, sur la plage, un
de jeunes ou de moins jeunes, interprétant des chansons de
bringue, des ute, des chansons de variété, accompagnés par une ou
deux guitares et quelques ukulele. Lors des spectacles chorégra¬
phiques, dans les aparima himene, les paoa, les hivinau, les
patautau, le parlé-crié et le chant servent de support à la danse,
coordonnent les mouvements, justifient les gestes. Les temples, les
églises, les lieux de culte, résonnent de polyphonies* à deux, trois,
quatre voix ou plus, chantées par un groupe ou par l'ensemble des
fidèles. Enfin, les radios diffusent à longueur de journée, des
chansons de type euro-américain habillées de textes en langue
groupe
vernaculaire.
Il est plus difficile, par contre, d'avoir une idée précise sur
l'ancienneté de ces chants, présentés souvent comme traditionnels
alors qu'ils ont manifestement été composés à une époque récente.
Pour certains, est considéré comme traditionnel un chant qui a
plus d'une ou deux générations d'existence ; pour d'autres la
tradition exige beaucoup plus de recul, et seuls plusieurs siècles
permettent de considérer une manifestation musicale comme la
transmission d'une tradition.
Le dictionnaire Larousse définit la tradition
comme
"la transmission orale de légendes, de faits, de doctrines,
d'opinions, de coutumes, d'usages, etc. pendant un long
espace de temps".
Société des
Études
Océaniennes
2
La tradition a une dimension temporelle. Ne peut être
considéré comme traditionnel un fait récent, par exemple une
chanson d'auteur en vogue. La tradition est transmise oralement ;
cela signifie qu'une tradition peut mourir rapidement, en l'espace
d'une ou de deux générations. La mort d'une tradition est souvent
due à un profond bouleversement économique, politique, culturel
du pays. Elle correspond souvent à une période de déstabilisation,
due à la confrontation de deux cultures.
une
par
Quand tout un pan de tradition disparaît alors qu'est adoptée
culture, on parle d'acculturation ; celle-ci est définie
le dictionnaire comme
nouvelle
"un
phénomène d'adaptation d'un individu
ou
d'un
groupe, consécutive à une désadaptation antérieure, ou
d'un changement complet de milieu géographique,
linguistique, religieux, professionnel, etc., subi par l'indi¬
vidu ou par le groupe".
Pour que l'on puisse parler d'acculturation, il faut qu'il y ait
rupture avec des valeurs, cassure dans des habitudes, des coutumes
traditionnelles. A Tahiti, ce sont les Européens qui, à la fin du
XVIIIe siècle, provoquent cette rupture. Ils introduisent un autre
type de civilisation où l'écrit domine, des croyances nouvelles, un
système politique et une organisation sociale différents, un mode
de vie, une façon de penser, de raisonner tout nouveaux. C'est donc
à ce niveau là qu'il faut rechercher s'il y a ou non rupture suivie
d'adoption des valeurs européennes, ou si la tradition a été la plus
forte. On ne pourra considérer comme traditionnelles les formes de
chants nées
aux
XIXe et XXe siècles.
Notre recherche peut nous amener
à
une autre
découverte
:
celle d'une forme
qui conserve beaucoup de caractéristiques du
passé tout en ayant intégré des éléments étrangers. Il n'y a plus
tradition, pas tout à fait acculturation, mais syncrétisme. Le
syncrétisme est défini par Alain Babadzan comme
"un compromis entre deux cultures"
"une sorte de cocktail à proportions variables entre
deux
à
séries d'éléments purs : traits culturels empruntés
l'Occident et traits culturels indigènes" (1).
Dans le domaine musical, le syncrétisme peut apporter des
éléments nouveaux à la tradition, aussi bien dans la forme que
dans le fond. Dans la forme, un chant syncrétique peut par
exemple, conserver les mêmes types de chorale, les mêmes disposi¬
tions et attitudes, mais modifier le rôle de chaque voix. Dans le
fond, les procédés de construction polyphonique propres à une
Société des
Études
Océaniennes
3
tradition peuvent être gardés, alors que les mélodies, les ambitus*,
les rencontres harmoniques, la forme, les timbres* mêmes sont
copiés
sur
des modèles extérieurs.
Rechercher
l'origine exacte de tous les chants polynésiens
serait une tâche d'une très grande ampleur. Nous nous limiterons
aux chants polyphoniques et a
cappella* entendus en Polynésie
française : les himene. Ces chants sont tantôt considérés comme
extrêmement anciens, "peut-être ceux-là mêmes que psalmodiaient
autour des marae les ancêtres tatoués [des Polynésiens]" (2), tantôt
hybrides, "formés d'une part d'éléments musicaux
empruntés aux hymnes chrétiens et au folklore euro-américain, et
d'autre part, d'éléments polynésiens tels que l'emploi particulier de
la pédale* ou d'ostinatos* rythmiques" (3). Ils se seraient alors
développés en Polynésie à partir de 1815 environ. Certains pensent
que les himene sont totalement acculturés, lorsqu'ils considèrent
que l'aspect polyphonique est un apport étranger, ou lorsqu'ils
reconnaissent dans les mélodies des airs appartenant à l'Europe.
Nous verrons dans une première partie quels types de chants
recouvre ce terme de himene. Nous
approfondirons ensuite l'un de
ces types, le himene tarava,
type à la fois le plus traditionnel et le
plus complexe polyphoniquement. Dans une troisième partie nous
essaierons de retrouver l'évolution du genre en nous basant sur les
sources sonores, sur les partitions et sur les écrits. Enfin, dans
une
dernière partie, nous essaierons de répondre à la question qui nous
préoccupe : les himene s'ancrent-ils ou non dans une tradition
antérieure à l'arrivée des Européens en Polynésie ?
comme
I. LES
AUX
HIMENE, DES CHANTS
CARACTÉRISTIQUES HÉTÉROGÈNES
En Tahitien, le même terme himene s'applique
l'action de chanter qu'au chant lui même :
a
te
himene
himene
tatou :
:
aussi bien à
chantons.
le chant.
Employé comme substantif, il est suivi d'un adjectif qualifi¬
qui précise le type de chant dont on parle. Les qualificatifs
tarava, ruau, nota, ui api, sont utilisés pour désigner des types de
chants relativement hétérogènes, que nous étudierons tour à tour.
Himene est un terme de création récente. Son origine, liée à
l'introduction des chants européens, remonte à la "tahitianisation"
du mot hymn employé par les Anglais. Le premier dictionnaire
catif
Société des
Études
Océaniennes
4
imprimé à Tahiti
origine :
"himene
1851, celui de Davies (4), atteste de cette
en
:
de
l'anglais hymn, to sing"
origine est confirmée
Cette
par
plusieurs autres
sources.
Si himene est de création récente, les termes tarava, ruau, ui
api par contre appartiennent réellement au reo maohi, mais ni dans
le Davies, ni dans le Jaussen (5), ne s'appliquent au chant. Tarava
se
traduit par
"s'étendre, être allongé",
ruau par
"vieux, âgé", ui api
il fait
par "génération nouvelle". Quant au qualificatif nota,
référence à la notation musicale sur portées.
1. Les himene tarava
indifférent à l'audition d'un himene tarava.
L'Européen découvre là un lyrisme d'un type inconnu : tout
L'on
concourt
ne
à
reste pas
un
défoulement musical vécu
en
même temps par un
grand groupe d'hommes et de femmes. Toutes sortes d'éléments
semblent exacerbés dans ce type de chant : les voix sont tendues à
l'extrême, déformées,, nasillardes ou gutturales, l'intensité sonore
est toujours à son maximum, les tenues semblent illimitées, les
rythmes sont toujours très incisifs, l'harmonie est dissonante à
l'excès ; les voix s'imbriquent, les couplets s'enchaînent, et le temps
s'arrête !
Les himene tarava sont des chants
polyphoniques complexes,
comportant de six à dix voix. Ils sont interprétés, sans accompa¬
gnement instrumental, par de nombreux choristes, hommes et
femmes. Les chorales comportent couramment des effectifs de
soixante et même de cent personnes. Ils sont dirigés par un chef, le
raatira himene, qui synchronise les chanteurs et veille au plein
épanouissement de chacune des voix. Ils sont chantés sans aucune
nuance*, toujours fortissimo*. Le texte est en reo maohi ; il peut
être
profane
ou
religieux
sans que
les caractéristiques musicales en
soient modifiées.
Les himene tarava
s'apprennent et
La
grande
jamais notés sur portée. Ils
uniquement par tradition orale.
d'extension de ce type de chant semble se
ne
sont
se transmettent
zone
limiter aux îles de la Société, îles du Vent et îles Sous-le-Vent, et
aux Australes.
2. Les himene
ruau
Moins complexes
tent que
polyphoniquement puisqu'ils ne
ruau font appel
de trois à cinq voix, les himene
Société des
Études
Océaniennes
compor¬
au
même
5
effectif que les himene tarava : chorale mixte nombreuse. Le plus
souvent, le même groupe exécute successivement ces deux types de
chant.
sans aucune nuance comme les tarava, les
n'en possèdent pas moins des caractéristiques musicales très
différentes. Les paroles sont parfaitement intelligibles, les conso¬
nances recherchées sont des consonances harmoniques simples,
S'ils sont chantés
ruau
modulations*. Manifestement, les himene ruau se réfèrent aux
constructions polyphoniques importées par les missionnaires.
sans
reo maohi, et traite d'un sujet profane ou
modifie en rien les caractéristiques musicales.
La mélodie principale et son harmonisation sont conçues par
le chef de choeur sur des modèles mélodiques traditionnels, puis
apprises par cœur par les choristes, lors des répétitions. Ici non
plus il n'y a jamais de notation sur portées.
Ce type de chant est répandu dans tous les archipels de la
Polynésie française, avec un certain degré de standardisation à
Le texte est
religieux,
ce
qui
en
ne
certains endroits.
3. Les himene nota et ui
api
Pour convertir les masses, les
Méthodistes protestants se sont
largement servis des chants de culte européens, cantiques et
hymnes, traduisant le texte anglais en Tahitien, mais gardant la
mélodie, ainsi qu'en témoigne William Ellis, missionnaire à Tahiti
au
début du XIXe siècle
:
en langue indigène les psaumes les
appropriés à leur voix et nous y ajoutâmes des
chants écrits en tahitien. Nous leur apprîmes les airs
anglais les plus populaires et les indigènes connaissent la
plupart de ceux qui, en Angleterre, sont habituellement
chantés au cours des services religieux" (6).
"Nous traduisîmes
mieux
Ces chants qui, à l'opposé des chants de tradition
écrits avec des notes, sont appelés himene nota.
orale, sont
Les himene ui api, chants de la génération nouvelle, sont des
mélodies de création récente, colportées d'un pays à un autre ; ils
sont dûs à l'uniformisation du culte recherchée par toutes les
Églises.
Ces deux types
de himene sont des chants polyphoniques à
des célébrations par de
ou quatre voix, interprétés lors
nombreuses personnes. Les himene nota
deux, trois
ment
a
cappella, alors
que
sont chantés générale¬
les himene ui api sont accompagnés par
Société des
Études
Océaniennes
6
quelques instruments
: orgue, guitare sèche ou électrique, etc. Les
mélodies et harmonisations sont de caractère euro-américain ; elles
importées ou créées localement. Le texte développe un thème
religieux, avec des paroles en reo maohi ; il y a parfois des
mélanges de langues.
sont
Ils sont
répandus dans tous les archipels de la Polynésie
française.
Ainsi le terme himene employé par beaucoup d'auteurs sans
qualificatif recouvre des genres très différents les uns des autres. Il
est frappant de constater qu'au niveau de la terminologie, ce n'est
que vers les années 1950, donc à une période toute récente, que les
divers types de himene ont été caractérisés.
Les himene sont les chants
polyphoniques entendus dans tous
archipels de la Polynésie française, mobilisant des effectifs
choraux toujours très importants. Ils n'ont pas d'accompagnement
instrumental, exception faite des himene ui api. Le texte est
presque toujours en langue vernaculaire, sur des sujets profanes ou
religieux.
Mais il y a un fossé très grand entre les himene ui api et les
himene tarava. Si les premiers et les himene nota sont par essence
des chants acculturés, les seconds et les himene ruau appartiennent,
puisqu'ils s'apprennent et se transmettent par tradition orale, à la
culture polynésienne. Toutefois, les himene ruau sont proches par
les aspects mélodiques, homorythmiques*, polyphoniques des
hymnes enseignés par les missionnaires. Synthèse entre deux
conceptions musicales, ce sont des chants hybrides. Par contre, les
les
himene tarava, à cause de leur richesse, dans le domaine poly¬
phonique notamment, restent des créations musicales qui vont bien
au delà des chants introduits
par les missionnaires. C'est ce type de
chant qui apparaît en première approche le plus éloigné des
conceptions européennes, et donc le plus traditionnel.
Il convient donc maintenant d'essayer de comprendre, par
l'analyse des éléments musicaux, comment des constructions poly¬
phoniques aussi complexes peuvent être élaborées sans le secours
de la notation sur portées.
II. LES HIMENE TARA VA
:
VOIX ET
CARACTÉRISTIQUES
MUSICALES
Les himene
tarava
mobilisent
un
effectif choral mixte
important. Suivant l'origine et les ressources locales, il peut y avoir
de six à dix voix superposées. Le chant est conçu par superposition
de strates sonores ; chacune d'elles a ses caractéristiques propres.
Société des
Études
Océaniennes
7
La
première strate, dans le grave, est le fondement de la
polyphonie. Les voix d'hommes, les hau, font une espèce de
bourdon* en bouche fermée, alternant parfois avec des effets
gutturaux et des battements de mains. Les exécutants n'ont aucune
parole. Ils marquent les appuis pulsatoires. Pour amplifier le son,
ils rassemblent souvent leurs mains en cornet devant leur visage.
Certains observateurs ont noté que les hau semblaient imiter
vocalement le bruit sourd des pahu.
•
La deuxième strate est constituée par l'ensemble des voix
chantent le texte. Ce groupe comprend une voix d'hommes,
maru tamau, et deux ou trois voix de femmes, les
faaaraara,
•
parauparau, et
Le
qui
les
les
les huti (7).
pupitre des
maru tamau est un groupe bien fourni.
ostinato qui s'étend sur une ou deux mesures.
Les
Les
voix sont pleines, sonnent bien, car la mélodie est dans le
médium*, et l'ambitus ordinairement assez resserré.
choristes ont
un
L'une des
caractéristiques du himene tarava est qu'une femme
premier vers de chaque strophe. Elle fait partie du
petit groupe des faaaraara. La variation mélodique de départ est
due au fait que les "entonneuses" se répartissent les entrées. Le
groupe des faaaraara assure ensuite ce que l'on pourrait appeler la
première voix du chant. C'est aussi un ostinato étalé sur deux
mesures. La particularité de la ligne mélodique de. cette voix est
qu'elle oscille entre deux pôles de façon régulière. L'ambitus est
plus large que celui des autres voix de cette deuxième strate.
entonne
seule le
Les parauparau ont en quelque sorte la deuxième voix du
chant. Il y a une mesure sur deux unisson* entre faaaraara et
Cette dernière voix reproduit également un ostinato
mélodique. L'ambitus est étroit, oscille autour d'une note pivot* à
l'octave* de la fondamentale donnée par le hau.
parauparau.
Les parauparau sont souvent renforcées par les huti, qui
combinent dans leur ligne une première partie d'ostinato à
l'unisson, et une seconde partie qui est soit une note tenue, soit des
vocalises sur les syllabes "é" ou "a". L'ambitus est faible.
Les voix de cette deuxième strate sont
en homorythmie,
exception faite des tenues des huti. Les valeurs rythmiques sont
brèves, fréquemment syncopées*. Toutes les voix se retrouvent sur
un long point d'orgue* de tonique* à
la fin de chaque strophe, sur
lequel l'une des voix du faaaraara entonne le premier vers de la
strophe suivante. L'élément silence est soigneusement évité. Il n'y a
aucune modulation harmonique.
Société des
Études
Océaniennes
8
La troisième strate, enfin, dans l'aigu, est celle des solistes. On y
distingue trois grands groupes : les tahape, les maru teitei, et les
•
perepere.
Tahape signifie "se tromper", "faire erreur". Le tahape est
qui ne chante pas en même temps que les autres ; c'est donc
qui fait les contretemps rythmiques et mélodiques, les
imitations. Cette voix est confiée généralement à deux femmes, qui
combinent dans leur ligne mélodique des éléments tirés du texte et
des vocalises. Toutes les chorales ne possèdent pas de tahape.
celui
celui
Les voix de maru teitei correspondent aux voix de soprano et
de ténor dans les chorales occidentales. Deux hommes ou deux
femmes se relaient par cellules brèves. Les hommes chantent
fortissimo, à la limite du crié. Ils ont une partie fatigante. Ils
interviennent soit
en
complémentarité rythmique, soit
en
homo-
la deuxième strate.
Les voix des perepere sont très aiguës, et parfois d'un timbre
tellement déformé qu'il en devient métallique. Comme les maru
teitei, les perepere sont en nombre réduit, et leurs parties se
complètent. Les arabesques très souples qu'ils produisent
reprennent parfois des bribes du texte chanté, mais le plus souvent,
ce sont de simples vocalises sur les phonèmes "é", "a", "i". Le
rythme est très libre et l'ambitus élargi.
Dans les himene tarava, les solistes enrichissent le chant à la
fois rythmiquement, mélodiquement et harmoniquement. Ils
renforcent le volume sonore et étendent vers l'aigu la polyphonie.
Ils augmentent la palette des timbres et introduisent un élément
nouveau : l'improvisation. La beauté d'un tarava dépend souvent
rythmie
avec
de cette strate vocale.
Lors des exécutions, les chanteurs sont assis à même le
demi-cercles concentriques. Les femmes ont souvent une
sol,
en
jambe
repliée devant elles, l'autre étendue. Sont debout le raatira himene
et le ou les perepere s'ils le désirent. Le groupe des faaaraara est au
chorale, avec derrière lui, les hommes du maru tamau,
devant les femmes du parauparau. Le huti se situe tout devant, le
hau forme un arc de cercle au fond. Les solistes sont généralement
centre de la
et
de part et
d'autres des faaaraara.
en cadence, de droite à
gauche pour les femmes, sans recherche de l'unisson, d'avant en
arrière pour les hommes. Beaucoup de chanteurs placent une de
leurs mains sur la joue, comme pour contrôler les vibrations de la
Tous les choristes balancent le torse
tête. Le raatira est alternativement tourné
l'assistance. Il
gesticule, plus qu'il
Société des
ne
vers
bat la
les chanteurs et
mesure, et
Études Océaniennes
vers
fait souvent
9
des mouvements de
pédalage avec les jambes. La chorégraphie
qu'il produit est loin d'être un élément secondaire pour juger de la
beauté du himene
3
J
i
16
tarava.
Extrait
d'un himene tarava des Iles sous
Société des
Études
Océaniennes
le vent.
10
Appris et exécutés sans le recours à une partition écrite, les
tarava exigent à la fois de la rigueur et de la simplicité, afin
que chacun puisse s'y insérer avec un rôle bien défini. Nous
trouvons ces deux éléments au niveau de l'aspect rythmique ; la
carrure est toujours binaire, la mesure* à 4/4, le tempo* très strict
et souvent d'une précision remarquable. Nous les trouvons dans
l'aspect mélodique : chaque voix utilise une gamme défective* dont
les degrés s'articulent autour d'une note pivot. Il y a rigueur et
simplicité dans l'aspect formel : c'est la répétition qui engendre la
longueur, et dans la conception polyphonique : superposition de
trois strates, la strate-fondement, la strate-texte, la strate-improvi¬
himene
sation.
Mais à côté de cela, l'abondance des procédés utilisés pour la
construction polyphonique peut surprendre. Plusieurs procédés
polyphonie :
l'hétérophonie*, plurivocalité rudimentaire non organisée.
le tuilage*, recouvrement de la fin d'une phrase par le début
peuvent être à la base d'une
•
•
d'une autre.
•
•
•
•
•
•
variés au-dessous d'une ligne
mélodique.
le parallélisme*, lignes mélodiques simultanées ayant des
rapports intervalliques constants.
l'homophonie, où l'articulation rythmique est semblable, mais le
mouvement des mélodies n'est plus parallèle.
l'ostinato, qui consiste à répéter une cellule mélodique alors
qu'un soliste improvise librement une autre mélodie.
l'imitation*, qui est la reprise décalée de toute ou partie d'une
mélodie déjà exposée.
le contrepoint*, qui consiste à agencer des mélodies en se
le bourdon, sons tenus et non
souciant à la fois de l'effet horizontal et vertical.
Mise à part l'hétérophonie, nous retrouvons tous ces procédés
dans le himene tarava : il y a des tuilages entre le parauparau et le
huti, et, à l'enchaînement de chaque strophe, entre le faaaraara et le
reste des
chanteurs. Le hau tient un bourdon dans le grave du
chant. Des parallélismes de tierce ou de quarte naissent très
souvent entre les voix de la deuxième strate. Nous avons déjà
relevé le caractère homophone des voix présentant le texte. Ces
mêmes voix ont chacunes un ostinato pendant que les perepere et
teitei
improvisent. Les imitations sont confiées aux tahape.
Enfin, le contrepoint est l'aspect polyphonique fondamental du
maru
Société des
Études
Océaniennes
11
chant
c'est la
progression simultanée des voix qui prime ; à tout
instant, le raatira veille à ce que chaque ligne mélodique soit perçue
par l'auditeur, et ceci malgré la complexité de l'ensemble.
:
Tous ces procédés, combinés et superposés, n'apparaissent
jamais comme des techniques à l'état brut. Le procédé est toujours
masqué ou atténué ; les hau combinent leur bourdon avec des
ostinati de timbres ; la deuxième strate présente des tenues, des
chevauchements et même du contrepoint ce qui amenuise la
sensation homorythmique, les solistes font preuve d'une assez
grande souplesse au niveau de leurs improvisations.
Au-delà de ce répertoire d'éléments musicaux, chaque archipel
montre certaines spécificités. Ainsi le tarava Tahiti présente une
très grande standardisation dans des domaines aussi divers que le
tempo, les ostinati mélodiques, la forme, le timbre des voix qui
reste relativement neutre. Les himene tarava des îles Sous-le-Vent
font preuve d'une plus grande richesse mélodique et surtout de plus
de recherches dans l'agencement formel. Les tarava des Australes
plus denses, plus pesants, à cause de rencontres harmoniques
plus rudes, d'un tempo plus lent, du timbre plus nasillard, du
caractère plus linéaire de certaines mélodies. Quelques îles ont
même élaboré ou conservé des caractéristiques uniques : les
glissements de voix à Rapa, les oppositions voix d'hommes/voix
sont
de femmes à Rurutu.
Après avoir dégagé les principales caractéristiques du himene
il nous reste à voir si le genre actuel est le résultat d'une
évolution, en essayant, par une analyse rétrospective, de remonter
le plus loin possible dans le temps.
tarava,
III.
RÉTROSPECTIVE
DU GENRE
Nous
disposons de trois canaux pour remonter le temps : les
les partitions et les écrits.
Toute l'analyse du deuxième chapitre est basée sur des sources
sonores récentes, postérieures à 1960.
Le Musée de l'Homme, à Paris, possède des enregistrements
en disques 78 tours. L'un des plus anciens, daté de 1933, présente
sur la face A un "himene ancien de Bora Bora" ayant les carac¬
téristiques d'un tarava ; par contre, le "himene Orohena" de la face
B est un himene nota (8). Les moyens d'enregistrement ne
permettaient sans doute pas de transcrire une chorale dans son
ensemble ; aussi manque-t-il des éléments dans ces himene. La
terminologie est imprécise ; il convient de rester prudent avec les
sources sonores de la première moitié du XXe siècle.
sources
sonores,
Société des
Études
Océaniennes
12
Quelques tentatives de transcription sur portées ont été faites,
1971 par Ann Cheryl Lau (9), en 1970 par David Serendero (10),
en 1965 par Paul Collaer (11), en 1933 par E.G. Burrows (12). Ce
dernier retranscrit le "himene" de Faaone enregistré par un autre
en
ethnomusicologue dix années plus tôt. Prudemment, l'auteur
indique qu'il s'agit plus d'une approche que d'une transcription
rigoureuse. Cinq voix sont notées ; les deux premières mesures du
faaaraara sont strictement identiques à des textes enregistrés
récemment à Tahiti ; la plupart des parties vocales montrent une
organisation en ostinato comme dans les himene tarava actuels. La
partition la plus ancienne est le himene à trois voix transcrit par
Julien Tiersot lors de l'exposition universelle de Paris en 1889 (13).
Il manque beaucoup trop d'éléments pour avoir une idée exacte du
chant, qui semble plus proche du himene ruau que du himene
tarava.
Les partitions que nous avons, quelle que soit leur date de
transcription, présentent des points obscurs et des lacunes. Les
himene tarava sont des chants polyphoniques complexes difficiles
à transcrire. Néanmoins, malgré leurs imperfections, ces partitions
révèlent une unité stylistique se perpétuant à travers les décades
successives, depuis le début du XXe siècle. Les textes confirment-
ils cette observation ?
Si les
descriptions de romanciers contemporains tels
que
PSerstevens associent les mots himene et tarava, les
textes antérieurs ne précisent pas le type de chant décrit. Nous
Stevenson
pouvons
ou
cependant relever quelques jalons importants
:
1934, l'ethnomusicologue Burrows fait le point sur le himene
tahitien, indiquant sa double vocation religieuse et profane, et le
nom des différentes voix ; il en dénombre six,
perepere, haru
faaaraara, na raro pour les femmes, maru teitei, maru tamau, maru
haruru pour les hommes (14).
• le même auteur fait,
un an plus tôt, allusion aux himene des
Tuamotu, indiquant là les trois voix teitei, maro et tiromi. Rien ne
permet de dire si Burrows évoque les himene tarava ou les himene
ruau (15).
• en
1925, Handy et Winne décrivent succintement les himene
(16). Ils dénombrent sept voix, trois de femmes,
quatre d'hommes et notent que les femmes plus que les hommes
portent la mélodie. Ils pensent également que ces chants présentent
des traits adaptés et des traits anciens.
• en
entendus à Tahiti
• en
1912, le témoignage d'Henry Crampton cité par Burrows est
grand intérêt pour nous (17).
d'un très
Société des
Études
Océaniennes
13
"A quelque distance, la musique résonne comme si elle
était produite par un magnifique orgue de bambou ou par
un orchestre d'instruments à vent en bois... Les jeunes
émettent des
profondes et pleines dans le grave,
l'harmonie le bourdon qui impres¬
sionne tant le public, même à la première audition. Les
hommes plus âgés entrelacent dans l'harmonie leurs voix
de ténors tendues à l'extrême, en accord complet avec les
autres voix, ou bien, en solistes, il leur arrive d'impro¬
viser une broderie étrange pendant quelques mesures
avant de revenir à la partie conventionnelle qui est la leur.
Les femmes chantent deux et parfois trois ou quatre
parties d'alto et de soprano. Souvent, une voix de femme
soliste se détache des autres pour un temps, afin de lancer
un appel strident, sauvage comme celui d'un piccolo, de
la même façon que font parfois les ténors. Aucun
accompagnement instrumental n'est utilisé ; seules les
sonorités pleines et riches de ces magnifiques voix se font
formant ainsi
notes
sous
entendre".
en 1912, les himene ont exactement les mêmes caracté¬
ristiques qu'aujourd'hui : hau, maru tamau en homorythmie avec
les autres voix, maru teitei ou perepere en improvisation, pour les
hommes, parauparau, faaaraara, éventuellement huti, tahape,
pour les femmes, avec souvent aussi l'improvisation d'une
perepere, tout ceci sans accompagnement instrumental. Cette
description complète les partitions de la même époque. Elle montre
une remarquable stabilité du genre.
• en
1903, Victor Segalen fait partie d'un jury de concours de
himene pour le tiurai. C'est à sa demande que sont attribués deux
prix, l'un réservé aux "hymnes vraiment indigènes", l'autre aux
"imitations orphéoniques de musique étrangère" (18). Encore une
remarque qui prouve que la délimitation entre musique autochtone
et musique importée n'était pas une préoccupation au début du
XXe siècle, et explique peut-être la carence des qualificatifs. Les
concours de himene font partie de tous les tiurai depuis 1881, date
des premières festivités officielles.
Si l'on constate une assez grande richesse et une bonne
précision dans les écrits du XXe siècle, ce n'est guère le cas au
XIXe. Nous avons déjà mentionné la définition du dictionnaire de
Davies (1851), concernant le mot himene. La description de
Moerenhout faisant revivre en 1837 la musique tahitienne
d'autrefois, s'applique, semble-t-il, à des chants proches des himene
tarava actuels (19).
Donc
Société des
Études
Océaniennes
14
"Les
femmes chantaient et les hommes récitaient sur un
passionné, à l'unisson, en mesure, formant comme la
base des chants féminins, tandis que le flageolet et les
tambours accompagnaient le tout".
ton
Mais à la même
disparu,
époque les traditions semblent bien avoir
témoigne l'écrit suivant :
"Si ils ont jamais eu une musique à eux, elle a été oubliée
depuis longtemps et aucun autre chant que des hymnes et
des chansons de marins n'est entendu aujourd'hui" (20).
comme en
Au-delà de cette
période, les renseignements
que nous avons
rapportent aux pehe, pahi, ute, sans que l'on sache si ces termes
s'appliquaient au chant dans son ensemble ou à des types parti¬
se
culiers de chansons.
Un certain nombre de chants étaient véhiculés d'un district à
l'autre, d'une île à l'autre, par de véritables trouvères polynésiens,
les arioi. Le texte d'Ellis décrivant un spectacle donné par ceux-ci
est très instructif (21) :
"Upa upa était le nom de beaucoup de
Lors de ces représentations, ils étaient
leurs spectacles.
parfois assis en
récitaient ensemble une légende ou un
cercle sur le sol et
chant en l'honneur de leurs dieux
ou
d'un Areoi
distingué. Le
meneur de jeu se tenait debout au centre et
introduisait la récitation par une sorte de prologue, puis
le cercle des Areoi commençait à chanter sur un ton lent
et
mesuré, s'accompagnant de mouvements bizarres. Les
voix allaient
en
s'amplifiant jusqu'à devenir des clameurs
des hurlements inintelligibles à force de rapidité. Tout
cela était accompagné de mouvements de bras et de mains
à la cadence exacte de la voix, jusqu'à atteindre le plus
haut degré de surexcitation. Ils continuaient ainsi jusqu'à
et
que, hors d'haleine et n'en pouvant plus, ils soient
obligés d'arrêter le spectacle".
ce
On peut relever, dans cette description, la disposition des
chanteurs assis en cercle, la présence d'un meneur de jeu debout, le
début lent et mesuré du chant, puis l'excitation progressive, les
mouvements de bras et de mains qui accompagnent la production
sonore. Ce sont, à peu de détails
près, les caractéristiques de "mise
en scène" des tarava actuels.
Les textes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles
donnent aussi parfois quelques précisions sur certains aspects plus
techniques des musiques entendues
Société des
Études
;
malheureusement,
Océaniennes
ces
15
descriptions restent souvent
imprécises, subjectives.
psalmodique, l'emploi de mélodies à ambitus
réduit construites sur quelques notes seulement, l'utilisation des
intervalles intra-tonaux*, la construction à partir d'une note-pivot,
les glissements de voix sont des traits relevés par plusieurs
auditeurs. L'aspect polyphonique est le plus souvent esquivé, ou
tout au moins abordé avec prudence ; et encore faut-il y intégrer
des témoignages s'appliquant à des îles n'appartenant pas à la
Polynésie française :
"Le capitaine Burney et le capitaine Phillips qui avaient
des connaissances appréciables en musique ont exprimé
l'opinion que les Hawaiens chantaient à plusieurs parties,
ce qui signifie qu'ils chantaient ensemble différentes notes
formant des accords plaisants" (22).
vagues,
Le caractère
Difficile de
faire
opinion précise sur la question de la
toutefois que le nombre important de
chanteurs, hommes et femmes, et l'emploi d'instruments tels que le
vivo, flûte nasale, le pu, conque marine, le pahu, tambour à peau,
ont favorisé le développement de procédés plurilinéaires.
Les Polynésiens aimaient les chants longs, et la longueur était
obtenue de deux façons, par la répétition et par l'alternance entre
se
polyphonie ! On peut
une
penser
deux
solistes, entre un soliste et un choeur, ou entre deux choeurs.
renseignements intéressants nous sont fournis sur le
timbre des voix : Ellis parle de voix criardes, Radiguet de voix
"grêles, cassées, gémissantes" ; mais ce qui a surtout marqué les
premiers découvreurs, ce sont les grognements, cris, sifflements,
respirations, bruits barbares qui sont rajoutés aux mélodies.
Des
L'intensité fortissimo semble
au lieu de production
avoir été coutumière ; ceci devait
(plein air, marae), soit au timbre
des voix, soit à la présence d'instruments, pahu et trompes,
renforçant l'intensité sonore, soit enfin au grand nombre
être lié soit
d'exécutants.
Ainsi,
partitions, écrits, nous fournissent des
himene tarava pour le XXe siècle. La
confrontation de ces informations montre que ce type de chant
s'est transmis pratiquement dans les mêmes formes depuis le début
sources sonores,
renseignements quant
au
du siècle. Faute de documents, nous ne pouvons remonter plus
loin. Cependant les écrits de la période correspondant à l'installa¬
tion des
Européens à Tahiti nous permettent de retrouver certaines
caractéristiques de la chanson polynésienne pure. Il nous reste
donc à examiner dans quelle mesure les tarava actuels s'inscrivent
dans le fond traditionnel dégagé.
Société des
Études
Océaniennes
16
IV. LE HIMENE TARA
VA,
UN CHANT FONDAMENTALEMENT TRADITIONNEL
Le constat de la richesse des sources d'information au XXe
siècle et de leur indigence au XIXe siècle en ce qui concerne les
himene tarava, nous amène à repréciser le contexte historique, afin
de retrouver l'évolution probable du genre.
A la fin du XVIIIe siècle, l'Europe découvre un monde
inconnu jusqu'alors. Dans les premières décennies du XIXe siècle,
elle s'y installe et tente de le convertir. Ensuite la cohabitation se
fait plus souple, autorisant les autochtones à un certain retour aux
sources. Ce sont ces trois moments que nous nous proposons de
parcourir.
Des renseignements peu précis nous sont parvenus dans le
domaine du chant durant la première période ayant suivi la
découverte de Tahiti par Wallis en 1767. Les témoignages sont dus
marins et aventuriers handicapés par leur ignorance de la
langue, par leurs connaissances musicales trop limitées, parfois
également par leur manque d'intérêt pour cet aspect de la civilisa¬
tion polynésienne.
aux
Les premiers découvreurs avaient pour principale ambition de
faire progresser les connaissances
géographiques du monde
occidental. En débarquant du Duff en 1797, les missionnaires
protestants ont des préoccupations très différentes. Ils veulent
convertir un peuple païen au christianisme. Ils ont donc
l'obliga¬
tion de maîtriser la langue tahitienne pour pouvoir prêcher, mais
évitent les manifestations impies. Ce sont la conversion et le
baptême de Pomare II,
1819, qui vont précipiter l'évangélisation
utilisés par les missionnaires pour
leur prosélytisme est le chant. Ils perpétuent ainsi une méthode de
tradition orale, mais en modifient le contenu : si les textes,
religieux, sont traduits en langue vernaculaire, les musiques et
harmonisations sont, par contre, européennes. La conversion
massive s'accompagne d'un profond bouleversement des menta¬
lités ; les coutumes païennes sont rejetées, et avec elles les mises en
scènes dansées et chantées qui en étaient le support. Ce stade
d'installation correspond à une période d'acculturation : rejet des
formes traditionnelles, adoption de coutumes étrangères. S'ils
existent, les foyers de résistance restent cachés. La danse, tout
comme le chant, n'est
pas épargnée par le rigorisme protestant ; le
premier Code civil promulgué à Tahiti en 1818, code approuvé par
Pomare II, est là pour en témoigner.
des
masses.
en
L'un des moyens
Société des
Études
Océaniennes
17
Le troisième stade correspond à un assouplissement du cadre
austère protestant anglican. C'est, sur le plan politique, la période
de la main-mise de la France sur Tahiti et, sur le plan religieux,
l'époque de l'introduction du catholicisme. Les codes et décrets
deviennent moins astreignants et ne sanctionnent plus aussi
durement les "écarts de conduite". Bientôt, le tiurai deviendra la
fête nationale, et favorisera la résurrection des formes artistiques
profanes. Bien sûr le Tahitien continue à chanter des himene nota
au temple, à la maison de prière ou à l'église ; mais il y ajoute des
créations musicales originales à deux, trois ou quatre voix, plus
souples que les hymnes des missionnaires. Il simplifie l'harmonie
mais garde ce qu'il apprécie surtout, les rencontres harmoniques
mettant en valeur la ligne mélodique supérieure. Il chante alors des
himene
ruau.
Il revient aussi
au
folklore de
ses
ancêtres
:
les
mélodiques ne sont plus tout à fait les mêmes puisqu'il a
assimilé pendant vingt ans degrés stabilisés et consonances*, mais
les procédés de construction polyphonique demeurent strictement
identiques : bourdons, tuilages, ostinati, etc. La prise de conscience
de types de chants très différents n'est pas immédiate ; on continue
à appeler himene les trois formes chantées au temple. Sous
l'impulsion des divertissements et des bringues, puis du tiurai où les
districts entrent en compétition, le himene tarava redevient
profane, comme le himene ruau, et les textes comme par le passé,
font l'éloge du district ou de l'île.
A partir de ce moment, les témoignages se font plus précis et
plus abondants. Mais près d'un siècle sépare les himene despehe, et
beaucoup d'auditeurs ne voient plus dans la terminologie, dans le
texte et. dans la musique que l'aspect acculturé du chant.
Pourtant, sous bien des aspects, les himene tarava s'insèrent
parfaitement dans le fond polynésien traditionnel. Ils rassemblent
des groupes mixtes importants, comme jadis les communautés de
Polynésiens d'un même district ou les communautés arioi
ambulantes. Ce sont des chants qui se passent de toute notation
écrite et qui s'inscrivent donc tout à fait dans la tradition orale. Les
chanteurs sont assis en demi cercle et dirigés par un raatira comme
jadis les arioi. Les tarava sont des chants sans accompagnement
instrumental, mais beaucoup d'auditeurs ont noté la parenté entre
la ligne du hau et celle d'un pahu, entre les fioritures du perepere et
celle d'une flûte nasale. Peut-être pourrait-on faire aussi un
rapprochement entre la ligne du teitei tane et l'emploi de la conque,
puisque cette voix et cet instrument ont et avaient pour mission
première de renforcer l'intensité sonore. C'est toujours la langue
maohi qui est utilisée dans les chants actuels. Même si les textes
tournures
Société des
Études
Océaniennes
18
créés de
nos jours, la langue conserve sa souplesse, ses carac¬
téristiques de durées et d'intonation, sa richesse pour les évocations
poétiques. Dans l'aspect mélodique, nous avons noté le caractère
très linéaire de certaines voix, l'utilisation d'échelles défectives qui
se rapprochent des systèmes vocaux décrits
par les premiers témoi¬
gnages. Au niveau de la forme, c'est la répétition qui engendre la
longueur, comme par le passé. Les voix sont nasillardes aujour¬
d'hui comme jadis, et les hau alternent souvent des sortes de
grognements et des sons gutturaux. L'intensité est toujours dans le
tarava à son maximum, comme elle l'était autrefois dans la plupart
sont
des chants.
On constate donc que les himene tarava s'inscrivent faci¬
lement dans le cadre traditionnel retrouvé à travers les premiers
témoignages. Cependant, il y a dans quelques domaines précis, des
points de divergence que nous allons passer en revue.
Dans le domaine
rythmique, un cadre de mesures régulières
l'on trouve dans les tarava n'est jamais noté dans
les descriptions, si ce n'est pour les chants qui accompagnent le
travail. Dans l'aspect mélodique, les ambitus de la plupart des voix
sont ressérés, mais certaines voix solistes ont un ambitus dépassant
parfois l'octave. De plus, les systèmes vocaux deviennent des
échelles diatoniques*, souvent pentatoniques*. Le pentatonisme
est aisément explicable dans un contexte de construction par
consonance, il l'est moins dans le contexte polynésien qui semble
partir d'une note centrale autour de laquelle la voix oscille. Enfin,
les degrés* des tarava sont parfaitement stabilisés et les glissements
intratonaux de la voix restent tout à fait exceptionnels. L'autre
domaine de divergence est ce sentiment tonal que l'on retrouve
dans les premières et deuxièmes strates du chant, même si ce
sentiment est masqué par le contexte harmonique beaucoup plus
dense créé par les voix solistes. Et puis il y a la polyphonie ellemême, qui est au cœur du problème, faute de témoignages précis.
comme
celui que
C'est vraisemblablement le
phénomène d'accoutumance avec
hymnes missionnaires et les chansons de marins dans la
deuxième phase, qui a engendré degrés stabilisés, disparition des
intervalles intratonaux, échelles défectives, consonances tonales.
Ce phénomène a été d'autant plus rapide que l'instrument
mélodique favori, le vivo, a été abandonné au profit d'instruments
diatoniques et chromatiques. La polyphonie, quant à elle, dépasse
de beaucoup l'apport européen : dix voix
pour le tarava contre
quatre pour les cantiques ! Elle est même en contradiction avec lui ;
dans les hymnes missionnaires, trois voix accompagnent le
les
Société des
Études
Océaniennes
19
superius* ; ce dernier conserve la suprématie. Dans les himene
tarava, chaque voix a sa justification, et lorsqu'elle est plus difficile
à percevoir à l'oreille parce qu'elle est dans un registre* plus grave,
les rapports
d'effectifs rétablissent l'équilibre.
Les
musicologues ont pensé très longtemps que la polyphonie
pouvait être qu'une invention européenne car elle suppose une
évolution longue, consciente et volontaire à partir de l'aspect
monodique*. Nous savons maintenant, grâce surtout aux
recherches des ethnomusicologues, que la polyphonie n'est pas un
acquis uniquement européen, qu'"elle est un phénomène universel
et se manifeste dès les stades primitifs de l'évolution musicale" (23).
Or dans les himene tarava on trouve toutes sortes de procédés qui
sont à l'origine de la polyphonie dans toutes les musiques du
monde. Ces procédés ne constituent jamais un système à l'état
brut : ils se combinent, se superposent, s'enchaînent de façon à ne
jamais apparaître comme systématiques. D'autre part, l'organi¬
sation d'ensemble en trois strates ayant chacune sa spécificité est la
condition nécessaire et suffisante pour qu'une polyphonie
complexe puisse surgir aussi spontanément, dans un équilibre
ne
sonore aussi sûr et
tradition orale. Une
une
telle clarté, et ceci dans un contexte de
organisation aussi élaborée et aussi complexe
est en tous points étrangère à l'apport des Européens, et elle n'a
pu voir le jour en quelques décades.
Le himene tarava apparaît donc comme le fruit d'une
évolution progressive sur plusieurs siècles, et en tout état de cause,
évolution antérieure à l'arrivée des Européens. Certes, quelques
éléments étrangers ont modifié l'aspect du chant au XIXe siècle.
Mais la répartition reste très inégale entre éléments traditionnels et
éléments importés. Plutôt que de parler de syncrétisme, mieux
vaut, à notre avis considérer ce type de chant comme fondamen¬
talement traditionnel, mais ayant évolué au contact d'une pratique
musicale importée, dans la ligne tracée par les Anciens. Le himene
tarava demeure le joyau sonore le plus éblouissant de la Polynésie
traditionnelle.
Raymond MESPLE
Société des
Études
Océaniennes
20
BIBLIOGRAPHIE
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BABADZAN (Alain), Naissance d'une tradition, changement culturel et
syncrétisme religieux aux îles Australes, Travaux et documents de l'ORSTOM
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6. ELLIS
(William), A la recherche de la Polynésie d'autrefois, Paris, Société des
Océanistes, 1972, p. 418 (1).
7. Nous
n'indiquons que les termes les plus fréquemment utilisés. Ces
appellations peuvent varier d'une île à l'autre.
8.
Himene ancien de
Borabora,
ute,
himene Orohena, Société des Amis du Musée
d'Ethnographie, Troca 1, 1933, 78
9. LAU
t.
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University of Oregon, 1971.
10. SERENDERO
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(E.G.), "Polynesian Part-singing", in Zeitschriftf vergleichende
Musikwissenschaft, Berlin, Jahrgang 2, n° 1, 1934.
13. TIERSOT
(Julien), cité
14. BURROWS
(E.G.),
op.
par
KELKEL, op. cit.
cit.
p.
72.
15. BURROWS
(E.G.), Native music of the Tuamotus, Honolulu, B.P. Bishop
Museum, bull n° 109, 1933, New-York Kraus reprint Co., 1971, p. 81.
16. HANDY
B.P.
p.
17.
(E.S.C.) et WINNE (J.), Music in the Marquesas islands, Honolulu,
Bishop Museum, Bull. n° 9, 1923, New-York Kraus reprint Co., 1971,
9.
BURROWS, Polynesian Part-singing, pp. 72-73.
18. SEGALEN
p.
(Victor), Journal des îles, Papeete, Editions du Pacifique, 1978,
12.
19. MOERENHOUT
(J.A.), Voyage aux îles du Grand Océan, Paris, Librairie
d'Amérique et d'Orient, 1837, rééd. A. Maisonneuve, Arthus Bertrand,
p. 127.
20.
Capitaine Ch. WILKES, cité
71.
par
BURROWS, Polynesian Part-singing,
p.
Société des
Études
Océaniennes
21
21. ELLIS, op.
cit.,
p.
159 (1).
22.
Capitaine KING, troisième
p. 96.
23.
COLLAER
voyage
de COOK
en
1778, rapp. par KELKEL,
(Paul), Atlas historique de la Musique, Paris, Elsevier, 1960.
GLOSSAIRE DES MOTS TAHITIENS
Aparima
danse
:
Faaaraara
avec
gestes symboliques des bras et des mains,
première voix du himene tarava (litt.
:
Fare
:
maison.
Hau
:
voix grave et
:
entonner),
bourdon d'hommes dans le himene
tarava.
Himene
:
chanter, chant polyphonique généralement a cappella,
Hivinau
:
danse tahitienne.
mobilisant des effectifs choraux
Huti
voix grave
:
Marae
de femme dans le himene tarava.
lieu de culte maohi composé d'une
:
autel
Maru tamau
Maru teitei
:
:
voix d'homme dans les himene.
voix soliste de soprano ou
:
noté,
Pahu
:
tambour à peau.
Paoa
:
danse tahitienne.
Parauparau
Patautau
Perepere
:
avec
de ténor dans les himene.
partition.
voix de femme dans le himene
tarava.
danse tahitienne.
:
voix soliste très
:
:
himene
tarava.
conque
marine.
aiguë d'homme
Raatira himene
chef de chœur.
Reo maohi
langue vernaculaire de Tahiti.
Ruau
enceinte et d'un
(ahu).
Nota
Pu
importants.
:
ou
de femme dans le
vieux, type de chant.
:
Tahape
:
voix soliste faisant les contre-temps
dans les himene
tarava.
Tarava
Tiurai
Ui
api
:
:
:
(litt. s'étendre, être allongé),
période de fêtes à Tahiti,
type de chant
juillet
;
génération nouvelle
Société des
Études
; type
de chant.
Océaniennes
Ukulele
Ute
:
:
sorte de
petite guitare à quatre cordes.
chanson
paillarde
;
appellation ancienne du chant à
Tahiti.
Vivo
flûte nasale.
:
GLOSSAIRE MUSICAL
A
cappella
Ambitus
:
sans accompagnement
instrumental.
étendue d'une mélodie, du
:
son
le plus grave au son le
plus aigu.
Bourdon
:
tenu et non varié
son
au-dessous d'une ligne mélo¬
dique.
Consonance
:
Contrepoint
:
appréciation qualitative des intervalles et des accords,
fondée sur les phénomènes acoustiques des sons.
superposition de mélodies qui tient compte des deux
aspects horizontal et vertical.
Degré
situation de chacune des sept notes de la gamme dia¬
tonique par rapport à la tonique qui lui sert de base.
Le degré est stabilisé lorsqu'il est à distance de tons
:
ou
Diatonique
Fortissimo
Gamme
tonique.
s'applique aux sons de l'échelle heptatonique. Une
gamme diatonique est une succession par mouvement
conjoint de tons et de demi-tons.
:
terme de nuance,
:
Hétérophonie
Homophonie
Homorythmie
Médium
Mesure
:
plurivocalité vocale
musique où
:
;
très fort.
:
synonyme
organisée.
partie
:
toute
ou
:
même rythme.
partie d'une mélodie déjà
moyenne
rythmique régulier.
passage d'une tonalité à une
Société des
ou
compris entre
de la tessiture d'une voix.
cadre
:
au
d'homophonie.
intervalle plus petit que le demi-ton
le ton et le demi-ton.
:
Modulation
non
toutes les voix obéissent
reprise décalée de
exposée.
:
Intratonal
d'intensité
fragment de l'échelle musicale compté de tonique à
tonique, dans la musique tonale. La gamme hepta¬
tonique se compose de sept degrés. Une gamme défective comporte moins de sept sons.
:
Imitation
de demi-tons entiers de la
Études
autre.
Océaniennes
23
Monodie
Note
pivot
Nuance
Octave
ne
:
principale autour de laquelle oscille
mélodique.
:
modification d'intensité du volume
:
une
ligne
sonore.
huitième
degré de la gamme diatonique. L'octave a le
plus simple rapport de fréquences possible (2/1) avec
:
le
Ostinato
comporte qu'une seule mélodie.
note
son
de base.
formule
:
rythmique
ou
mélodique répétée obstiné¬
ment.
Parallélisme
Pédale
lignes mélodiques simultanées ayant des rapports
intervalliques constants.
:
note tenue par
:
l'une des voix
ou
l'un des instruments.
Pentatonique
:
composé de cinq
Plurilinéarité
:
superposition de plusieurs mélodies.
Point
d'orgue
Polyphonie
:
sons.
prolongation de la durée d'une note.
superposition de deux
simultanées formant
Registre
:
plusieurs lignes mélodiques
ou
un
ensemble homogène.
partie de l'étendue totale d'une voix ou d'un instru¬
ment qui présente les mêmes caractéristiques de
sonorité.
supérieure d'une composition polyphonique.
Supérius
:
voix
Syncope
:
régularité de l'accentuation brisée par le déplacement
de l'accent rythmique attendu.
Tempo
:
vitesse, allure d'un
Timbre
:
couleur
morceau
spécifique des
sons
musical.
d'un instrument ou d'une
voix.
Tonique
Tuilage
:
degré fondamental d'une gamme.
recouvrement de
:
la fin d'une
phrase mélodique par le
début d'une autre.
Unisson
:
état de deux
réalisent
en
Société des
ou
plusieurs voix ou instruments qui
la même mélodie.
même temps
Études
Océaniennes
24
IL Y A TRENTE ANS
LA LOI-CADRE
sa
DEFFERRE, (1956)
la
Polynésie a échoué
première expérience d'autonomie interne.
ou
dans
:
:
comment
I. Le rêve
confisqué
:
1956-1958
LE CONTEXTE
Novembre 1955. En métropole, le Président du
Conseil,
Edgard Faure, décide de dissoudre l'Assemblée Nationale, ce qui
ne s'était
pas vu depuis 1877... Il est vrai que la situation est des
plus graves. En effet, depuis quelques mois la France se débat dans
des problèmes coloniaux d'une extrême acuité et dont
l'ampleur
dépasse les compétences d'un monde politique déliquescent. En
clair, entre deux crises ministérielles, le pays ne s'est sorti de la
guerre d'Indochine -fort piteusement- que pour mieux entrer dans
celle d'Algérie.
De nouvelles élections à l'Assemblée sont donc
organisées en
janvier 1956. Elles donnent la majorité à une alliance improvisée
entre la SFIO, le parti radical,
la majorité UDSR et quelques
Républicains-sociaux. Ce regroupement a pris le nom de Front
Républicain. Son chef de file, Guy Mollet, un socialiste, est bientôt
appelé par le Président de la République René Coty pour former ce
qui sera le plus long gouvernement de la 4e République. Dans le
même temps, mais on ne le sait
pas encore, un pas décisif vient
d'être franchi dans la politique coloniale de la France.
Les socialistes ont en effet sur la décolonisation des idées très
libérales que Gaston Defferre, le nouveau ministre de la France
d'Outre-Mer, va s'efforcer de mettre en application. C'est ainsi que
Société des
Études
Océaniennes
25
le ministre fait voter, en mars 1956, la loi-cadre qui porte son nom,
dont le but avoué est de préparer les anciennes colonies,
et
devenues Territoires d'Outre-Mer au sein de l'Union Française, à
l'accession à l'indépendance. Le Parlement approuvera un an plus
tard les décrets relevant de cette loi et dont les dispositions
s'appliquent à l'Afrique Noire et
au
Pacifique...
En
1956, les EFO, de leur côté, vivent au cœur du rêve
pouvaniste. Depuis l'Affaire des Volontaires (1947), Pouvanaa et
son parti, le RDPT, créé en 1949, trustent les mandats et les
honneurs sur le Territoire. C'est ainsi que le siège de député est
détenu par le "metua" depuis 1949, alors que celui de sénateur au
Conseil de la République est revenu au Dr. Florisson et celui de
conseiller à l'Union Française à Jean-Baptiste Céran-Jérusalemy.
L'Assemblée Représentative elle-même est passée au RDPT à la
suite des élections de 1953 (18 sièges sur 25).
Devant ce ras-de-marée, l'opposition en est réduite aux
utilités. Tiraillée entre diverses tendances plus ou moins conser¬
vatrices, elle semble toutefois amorcer un redressement prometteur
derrière le
nouveau
leader de l'Union Tahitienne,
Rudy
Bambridge. Celui-ci n'a pourtant dû se contenter que de 37,7%
des suffrages aux législatives de 1956 qui accordent à Pouvanaa
son 3e mandat de député.
La
question est de savoir quel est le véritable enjeu politique.
quelque peu, on pourrait dire qu'il s'agit de la
lutte entre deux mondes : d'un côté, Papeete et sa bourgeoisie,
essentiellement demie, liée étroitement à la métropole pour le mode
de vie autant que par les questions d'intérêt ou les attaches
familiales (1) ; de l'autre, le monde tahitien, jusqu'alors écarté de la
vie politique et des affaires, le plus souvent pauvre et sans grande
instruction, et qui a trouvé en Pouvanaa l'homme qui, enfin, le
représente parce que sortant de ses rangs. Certes, demis et popa'a
sont présents en nombre au sein de l'état-major du RDPT ; il
n'empêche que le parti de Pouvanaa est le premier qui semble
s'adresser véritablement au peuple de la Polynésie, et non plus
seulement à la minorité plus ou moins privilégiée de la ville.
Les intérêts divergent donc sensiblement. Pouvanaa n'a jamais
En schématisant
caché, tout en insistant sur son attachement à la France, son désir
d'acheminer les EFO vers l'autonomie interne. Son programme de
1949 parlait déjà d'océanisation des cadres, de drapeau tahitien, de
langue tahitienne officielle... Dans le domaine social, il disait
vouloir lutter pour l'amélioration du niveau de vie du monde rural
(1) Sur les 7 Conseillers de l'opposition, on retrouve les 5 élus de Papeete.
Société des
Études
Océaniennes
26
et contre
les trop
criantes inégalités. Dans les faits, cela s'est traduit
par la création de coopératives de production et de consommation,
la lutte contre les intermédiaires douteux, le contrôle des investis¬
sements et le
projet de mise en place d'un impôt sur le revenu... Ce
point toutefois, comme certains autres, n'est qu'un vœu
pieux. En effet, le cadre institutionnel prévu par les textes de 1946
limite trop les pouvoirs locaux pour qu'un parti politique polyné¬
sien, aussi puissant soit-il, ait une efficace action en profondeur. En
fait, l'administration métropolitaine, par l'intermédiaire du
gouverneur, conserve de larges prérogatives et fait fonction de
garde-fou face aux élans révolutionnaires du RDPT à la grande
satisfaction de l'opposition.
Or, la loi-cadre vient bousculer ce fragile édifice. En promet¬
tant désormais aux élus locaux de
plus vastes compétences, ce
projet enthousiasme les uns, inquiète les autres et, en tout cas,
relance sérieusement le débat politique. Désormais, querelles de
partis ou de personnes, enjeux politiques, économiques ou sociaux,
prennent une toute autre dimension.
dernier
LA MISE EN PLACE DES NOUVELLES INSTITUTIONS
sous
La loi-Defferre n'arrive dans les EFO que le 22 juillet 1957 (2),
la forme d'un décret "portant extension des attributions de
l'Assemblée Territoriale". Le texte est
accompagné d'une série de
élargissant les compétences locales. En fait, le gouverneur,
devenu plus prosaïquement Chef du Territoire, ne gère plus que les
domaines de compétence nationale. La conduite des affaires inté¬
rieures revient à un Conseil de Gouvernement élu par l'Assemblée
Territoriale et composé d'un Vice-Président et de 5 ministres... Ce
Conseil, qui peut être présidé par le Chef du Territoire, est un
véritable gouvernement local dont les attributions portent sur les
projets de lois pour les affaires intérieures et les dépenses faculta¬
tives du budget. A l'Assemblée Territoriale revient la tâche de
délibérer sur les projets de lois présentés par le Conseil de
Gouvernement qu'elle a élu, de même qu'elle élit le sénateur au
Conseil de la République et le conseiller à l'Union Française... La
dissolution du Conseil de Gouvernement ne peut être prononcée
par le ministre de la France d'Outre-Mer qu'après demande
expresse formulée par l'Assemblée.
mesures
Autonomie
assez
large donc qui doit, dans l'esprit du législa¬
pouvoir dans le cadre
teur, préparer les élites locales à l'exercice du
d'une possible indépendance future.
(2) Les EFO deviennent officiellement "Polynésie Française" le 27 juillet 1957.
Société des Etudes Océaniennes
27
Ces réformes statutaires
peuvent être mises en application
dans le cadre d'une nouvelle assemblée. C'est ainsi que sont
organisées, le 3 novembre 1957, des élections législatives dont
l'enjeu est capital. Les résultats de cette consultation donnent 17
sièges au RDPT, 10 à l'Union Tahitienne et 3 à des listes indépen¬
dantes. La victoire, et la majorité absolue, reviennent donc au
RDPT, avec toutefois une marge plus étroite qu'en 1953. Il
convient également de souligner que cette majorité ne s'est dégagée
qu'à la faveur du découpage électoral, qui tient plus compte de la
réalité géographique que du poids démographique des archipels.
Ainsi, Tahiti, quoique rassemblant 75% de la population, n'est
représentée que par 15 conseillers, soit 50% des sièges. En fait, le
parti de Pouvanaa n'a recueilli que 45% des suffrages sur
l'ensemble du Territoire, mais son audience dans les îles lui a
permis d'obtenir malgré tout la majorité absolue, alors que Papeete
ne
que
lui est franchement hostile.
Quoiqu'il en soit, le RDPT peut choisir dans ses rangs, sans
avoir à composer avec l'opposition, les 5 ministres du Conseil de
Gouvernement (H. Bodin ; J. Tauraa ; P. Hunter ; R.-R. Lagarde ;
W. Grand) ainsi que le Vice-Président, qui n'est autre que
Pouvanaa. La
quant à elle, à
présidence de l'Assemblée Territoriale revient,
Jean-Baptiste Céran-Jérusalemy.
UN EXERCICE DU POUVOIR RENDU DIFFICILE
PAR LES
PROBLÈMES
DU RDPT
fait, le RDPT est loin de se présenter uni face à ses
responsabilités. Ainsi, lors de la session budgétaire qui
suit les élections, J.-B. Céran-Jérusalemy, Président de l'Assemblée
et rapporteur du budget, se permet de critiquer ouvertement le
budget préparé par le Conseil de Gouvernement... Il met ainsi en
doute certaines dépenses non justifiées par le Conseil et propose de
ne
débloquer les crédits qu'"au fur et à mesure de la réception des
justifications préalables".
En
nouvelles
Après avoir souligné l'irrecevabilité de cette requête pour
"empiétement très net du législatif sur l'exécutif', le Conseiller de
l'opposition Frantz Vanizette a beau jeu de relever que "dans
l'esprit du rapporteur cette méthode est peut-être nécessitée par un
manque de confiance en cet exécutif, et par là dans les Ministres,
pourtant élus par le groupe du Président, et appartenant à la même
formation politique".
Dans le même ordre d'idées, Gérald Coppenrath remarque,
dans une analyse sur la vie politique du Territoire (+), que l'"on
Société des
Études
Océaniennes
28
vit des Ministres
Gouvernement
Que
se
prendre certaines initiatives
et voter contre en
passe-t-il donc
au
en
Conseil de
Assemblée".
sein du RDPT ?
Il faut remonter à quelques jours avant l'ouverture de la
session budgétaire, alors que le Congrès du RDPT bat son
plein...
Ce Congrès a été marqué par la lutte d'influence des deux leaders
du parti pouvaniste. Il est vrai que Pouvanaa et J.-B. Céran-
Jérusalemy
sont deux personnalités fort différentes... Pour les
partisans de Céran, Pouvanaa, merveilleux rassembleur d'hommes
et de volontés, image vivante d'une certaine
Polynésie, est un atout
électoral hors-pair. Mais cette aptitude à mobiliser les foules ne
suffit pas pour diriger un pays. Dans un monde qui évolue très vite,
et dont les paramétres
politiques, sociaux et économiques sont de
plus en plus difficiles à appréhender, peut-on encore se contenter
d'une simple bonne volonté assortie de
quelques références
bibliques ?
De fait, la plupart des membres de
l'état-major du parti jugent
que le "metua" n'a pas les compétences voulues pour faire face à la
tâche qu'il veut se donner en se
propulsant sur la plus haute marche
de l'exécutif local. Céran pourrait
apparaître alors comme
l'homme de la situation. Las
c'est Pouvanaa qui l'emporte en
prenant appui sur les militants de base qui le soutiennent
aveuglément. En ne récupérant finalement "que" la Présidence de
l'Assemblée, J.-B. Céran-Jérusalemy a la fâcheuse impression de se
retrouver sur une royale voie de
garage...
...
...
Céran-Pouvanaa... Pouvanaa-Céran... Le combat
est
dès lors
engagé entre les deux leaders. Deux têtes, c'est une tête de trop, et
tout est bon pour faire tomber la tête de l'autre...
L'opposition,
elle, se pose en spectatrice, réduite à compter les coups, mais
attendant son heure, en espérant toutefois
que durant cette période
charnière quelque chose d'irréparable ne se commette
point.
Privé de l'exécutif, Céran n'a donc pas capitulé
pour autant.
Ses empiétements répétés sur les
prérogatives du Conseil de
Gouvernement sont autant de coups de boutoir destinés à rappeler
à chacun qu'il faut compter avec lui. Il reste à savoir si
l'époque se
prête vraiment à de tels règlements de comptes. Le fougueux
Président de l'Assemblée l'avait pourtant constaté lui-même dans
la présentation de son
rapport sur le budget 1958 : "de nos actes, de
nos premières
mesures, dépendra en effet le succès ou l'échec de la
loi-cadre, c'est-à-dire la confiance ou la méfiance de ceux qui, par
l'investissement de leurs capitaux, permettront le
démarrage de
notre économie et de notre
équipement touristique (et) de la
Société des
Études
Océaniennes
29
Métropole qui nous aidera financièrement (...) ou refusera
d'apporter son concours à un Gouvernement local peu apte à la
gestion du pays... NOUS NE DEVONS PAS ÉCHOUER. NOUS
NE POUVONS PAS ÉCHOUER".
L'affaire semble, à tout du
moins, mal engagée.
au-delà de ses divisions internes, le RDPT ne
doit pas négliger une opposition qui s'organise autour de l'Union
Tahitienne Démocratique. Ce mouvement, créé le 21 avril 1958
autour de l'U.T., a récupéré les indépendants, Frantz Vanizette en
tête. Il est emmené par Rudy Bambridge et Gérald Coppenrath,
tous deux avocats et brillants orateurs... Comment, de même,
négliger l'Administration métropolitaine ou les intérêts privés du
Territoire, plus proches de l'opposition que de la majorité ?
Cette opposition, minoritaire à l'Assemblée, représente, il
convient de le rappeler, 55% des suffrages exprimés lors de la
récente consultation. Elle bénéficie entre autre d'une très grande
audience dans la capitale, Papeete, où se prennent les décisions, et
où se règle l'histoire de la Polynésie, plus la mairie avec Poroï.
En fait, et cela le RDPT l'oubliera trop vite, l'UTD pèse
beaucoup plus que ses 13 Conseillers. Dans ces moments critiques,
où l'avenir se décide, privée de réels pouvoirs légaux, l'opposition
peut très bien céder à la tentation de l'épreuve de force et ne pas
hésiter à enfreindre les lois les plus élémentaires de la démocratie
en
engageant une action violente...
D'autant que,
LES INCERTITUDES DE
L'ÉCONOMIE
Au-delà des graves problèmes politiques,
oublier les questions économiques...
Début
1958, il
il importe de
ne pas
fait de doute pour personne que l'on
grands bouleversements... Or, la
l'archipel est plus rapide que l'essor
économique. Dans ce territoire de 80 000 h, Papeete, qui attire de
plus en plus les gens des îles, accentue les déséquilibres internes
sans pour autant donner du travail à chacun. Sur les 7 300 salariés
de Polynésie, un millier se retrouvent à Makatea. Pour combien de
temps encore ? D'autres ont choisi l'émigration : c'est la Calédonie
et le nickel, qui ont attiré 800 Tahitiens...
En fait, l'économie polynésienne de 1957-58 repose sur des
bases extrêmement fragiles. La production de coprah, par
exemple, stagne depuis des années, du fait du vieillissement d'une
cocoteraie de 60 à 70 ans d'âge moyen, et qui par conséquent a
ne
s'achemine vers une ère de
croissance démographique de
Société des
Études
Océaniennes
30
largement dépassé le seuil de rentabilité des 50 ans. Ainsi, les
rendements sont au tiers de ce qu'ils devraient être et l'on attend
encore un véritable
programme de régénération... De même, la
production de vanille est menacée, du fait des problèmes de
débouchés. Le manque de soins apportés à la fois par les produc¬
teurs et les
vendeurs
font
denrée de médiocre
qualité qui a
réputation sur le marché mondial, un marché qui se
resserre chaque année
davantage. Les deux autres sources de
rapport de la Polynésie sont plus mal loties encore, puisqu'on peut
en
prévoir l'extinction dans les dix années qui suivent. Il s'agit de la
nacre et des phosphates... Les
lagons épuisés par leur surexploita¬
tion, ont de plus en plus de mal à fournir un produit qui, de toute
manière, est appelé à s'effacer devant la concurrence du polyester.
Quant à la CFPO, elle a annoncé l'arrêt de l'exploitation de
Makatea pour le milieu des années soixante.
en
une
mauvaise
Que reste-t-il dès lors à la Polynésie ? Agriculture tradition¬
nelle, pêche, artisanat et petite industrie ne peuvent compenser le
déclin des quatre principales activités économiques du Territoire.
D'autant plus que déjà, et depuis 1948, la balance commerciale est
régulièrement déficitaire. La dépendance économique envers la
Métropole risque donc de s'accroître encore, à une époque où,
paradoxalement, on parle d'autonomie interne...
Tout n'est pas sombre cependant...
Depuis le 15/7/1956,
économistes et hommes politiques locaux pensent tenir la panacée
qui résoudra l'essentiel des problèmes économiques et financiers du
Territoire. Le 15/7/56 en effet, Paris a enfin accepté le projet de
construction d'un aéroport de classe internationale,
qui doit ouvrir
Tahiti au monde, et par conséquent... au tourisme. Cet
aéroport
devrait être achevé en 1960, les travaux débutant dans les
premiers
mois de 1959 au plus tard, (en fait : février 1959).
Il est vrai que les atouts touristiques de Tahiti sont nombreux.
Déjà, la voie maritime amène de 10 à 12 000 touristes par an. On se
plaît à espérer un apport nouveau de 100 à 150 000 touristes par
voie aérienne... Le coup de fouet pour l'économie du Territoire
serait alors colossal, le tourisme devenant la première activité du
pays. Mais une telle manne ne peut venir sans effort, d'autant que
les touristes en question risquent d'être
exigeants, comme le
souligne le Gouverneur Sicaud dans la préface de la brochure
"Investissements à Tahiti et dans les archipels" : "si rapide qu'il
soit, le voyage aérien vers Tahiti restera cher... Seules les personnes
disposant d'une certaine fortune pourront s'offrir une telle
croisière. De ce fait, nous devons prévoir un
équipement
Société des
Études
Océaniennes
31
touristique destiné à
et au
clientèle sélectionnée, habituée
une
au
confort
luxe".
Or,
en
1958,
on ne
compte pas plus de 100 chambres d'hôtel,
avec les exigences du grand
faudrait 1 000 pour 1965 ! Comment faciliter
tourisme. Et
les investis¬
sements pour la construction d'hôtels de grande classe ? Où
construire ces hôtels ? Comment préserver au mieux l'identité
polynésienne devant les bouleversements que ne manquera pas
d'entraîner l'option touristique ? Autant de questions qui
demandent à être mûrement réfléchies par un Gouvernement uni et
responsable, capable de prendre dans le calme et sans faillir les
mesures qui s'imposent.
L'acuité des problèmes économiques qui viennent d'être
évoqués prend d'autant plus de relief que ces derniers se
développent dans une société profondément inégalitaire héritée du
système colonial - même s'il est vrai que la colonisation en
Polynésie a moins creusé les clivages sociaux que dans bien
d'autres pays soumis... Le RDPT a fait de la lutte pour une
meilleure justice sociale un des éléments-clés de sa politique. On
l'a vu dans son programme et ses réalisations de 1953 à 1956.
Toutefois le grand projet de Céran n'est toujours pas réalisé. Il
s'agit de la mise en place d'un impôt sur le revenu, mise en place
que permet enfin le nouveau statut en accordant des pouvoirs de
souvent peu
il
en
compatibles
décision nouveaux
Territoriale.
au
Conseil de Gouvernement et à l'Assemblée
Le moment est-il le mieux choisi pour prendre une telle
initiative concernant un sujet tabou par excellence ? Le gouverneur
Toby lui-même suggère à Céran de ne pas brusquer les choses en
agissant par étapes : impôt sur les sociétés la première année, puis
impôt sur le revenu l'année suivante. Mais le mécanisme est
enclenché, et on ne peut plus reculer. De fait, c'est cette tentative
qui va précipiter le déclin et la chute du RDPT, comme nous allons
le voir à présent.
L'AFFAIRE DE L'IMPOT
Il ne s'agit pas ici de compter par le menu les événements
d'avril 1958, dont l'analyse détaillée pourrait faire l'objet d'une
longue digression qui aurait du mal à échapper à la polémique.
Nous essaierons simplement d'en fixer les grandes lignes et d'en
saisir la portée.
Le projet d'impôt sur le revenu, dont il était question depuis
longtemps, est proposé par Céran pour vote et application lors de
Société des
Études
Océaniennes
32
la session administrative de l'Assemblée Territoriale, en
Le Président de l'A.T. le présente ainsi :
avril 1958.
"l'impôt sur le revenu... est universellement reconnu
plus juste, puisqu'il frappe chacun selon ses moyens... Le
nouvel impôt est personnel, c'est-à-dire qu'il frappe des personnes
et non pas des revenus. Il s'appliquera aux imposables
compte-tenu
de leur situation de famille et de fortune au 1er janvier 1958...
L'immense majorité des populations tahitiennes ne paiera rien au
titre de l'impôt sur le revenu. En revanche, elles verront baisser les
produits de première nécessité, du fait de la diminution des droits
comme
le
d'entrée".
L'opposition n'est pas de cet avis. Par l'intermédiaire de
Coppenrath, elle insiste sur le fait que cet impôt "est susceptible
de décourager... des investissements extérieurs" et de rebuter les
populations tahitiennes, bien incapables de remplir correctement
les formulaires de déclaration. Enfin, elle songe aux petites
entreprises locales qui, selon elle, sont "absolument découragées
devant cet impôt". En fait, depuis des semaines,
l'opposition a
entrepris de mobiliser l'opinion publique contre la mise en place de
l'impôt. Elle a suscité la création d'un "Groupement des Petits et
Moyens Contribuables", emmené par Henri Lombard, qui insiste
sur l'argument fallacieux des inconvénients de
l'inquisition fiscale.
C'est ainsi que l'on s'achemine vers les graves événements des
G.
29 et 30 avril 1958.
C'est ep effet le 29 avril que l'AT doit approuver le projet tant
controversé. A l'initiative de l'opposition, 3 à 4 000
personnes
s'amassent devant les bâtiments de l'Assemblée, protégés
par les
forces de police. Elles font grand bruit et représentent un
moyen de
où, à l'intérieur, s'engage un débat
houleux entre le RDPT et l'UTD. Ainsi, le rejet d'une
question
préalable de l'UTD provoque une vive altercation entre majorité et
opposition, cette dernière finissant par se retirer et rejoindre la
foule de ses sympathisants. L'émeute gronde alors. Des cailloux
sont lancés sur les fenêtres de la salle de réunion, et la
troupe est un
pression majeur
au moment
débordée. L'intervention de la CAIC en soutien de la
Gendarmerie rétablit difficilement l'ordre. Une délégation des
manifestants est finalement reçue par les Conseillers RDPT seuls
restés en séance. Après une courte
discussion, elle ressort
moment
accompagnée de Pouvanaa, qui s'adresse à la foule en lui
promettant de "faire le nécessaire pour abolir immédiatement
l'impôt sur le revenu". Les Conseillers UTD reprennent alors leurs
places, et l'impôt est effectivement rejeté par 12. voix contre 0, les
Société des
Études
Océaniennes
33
17 Conseillers RDPT
ne prenant pas
part au vote. Cette décision
entérinée le lendemain, toujours sous la pression populaire, par
le Conseil de Gouvernement, puis confirmée par une seconde
est
réunion de l'AT.
La
portée de
le RDPT
cause
commune
Céran tenait
revenu.
événements est considérable. Naturellement,
discrédité par sa reculade. Mais plus grave
entre ses deux leaders, qui sont loin d'avoir
dans l'affaire, est portée à son paroxysme.
ces
trouve
l'opposition
encore,
fait
se
particulièrement à la mise en place de l'impôt sur le
beaucoup plus tiède sur ce projet. Or,
On savait Pouvanaa
le 29
avril, le "metua" s'est vite désolidarisé de son second, en
au créneau non
pour le soutenir mais pour promettre
d'agir à son encontre. Par cette démarche, Pouvanaa a largement
tiré la couverture à lui, vouant Céran aux gémonies et à la vindicte
populaire. Après le lâchage, c'était le coup-fourré. Céran se
démarque alors de son leader et le RDPT affiche désormais deux
tendances... On évolue vers un tripartisme qui fait l'affaire de
montant
l'UTD.
Mais allons
plus loin.
Il faut voir dans
ces événements d'avril beaucoup plus qu'un
simple désavœu de l'opinion publique envers une mesure impopu¬
laire. En fait, le mal semble plus profond. Au-delà de l'impôt, il
faut voir "la perspective de la République Tahitienne, évoquée par
les mécontentements de la
Céran-Jérusalemy (le) 25 avril ;
minorité contre les méthodes peu démocratiques du RDPT... le
...
mécontentement... contre les lenteurs et l'inertie de l'administra¬
tion passée aux mains des ministres locaux..." (3).
Il convient de revenir
sur
ces
différentes assertions.
La perspective de République Tahitienne revient à parler du
problème des relations Territoire-Métropole... Mais les cartes ont
été brouillées dès le départ, par Céran lui-même qui, en 1953, alors
que le RDPT venait d'accéder à la majorité à l'Assemblée, avait
émis le vœu d'une départementalisation des EFO. Il se montrait
donc en la circonstance partisan d'un rattachement plus étroit que
ne le
souhaitait l'opposition elle-même... Manœuvre politique
destinée à désamorcer les procès d'intention de ses adversaires ?
Sans doute. Il n'en demeure pas
moins que le débat demeure flou à
sujet. Le RDPT d'ailleurs, quoique militant pour l'autonomie
interne, n'a jamais cessé de proclamer sa volonté de maintenir la
Polynésie Française dans le giron français.
ce
(3) Rapport du Commandant de la Marine, le Lieutenant de Vaisseau Touzet du Vigier.
Société des
Études
Océaniennes
34
De son côté, l'UTD n'hésite pas à manier les velléités indépen¬
dantistes qu'elle prête au parti de Pouvanaa comme une épée de
Damoclès suspendue au-dessus de la tête d'une opinion publique
plutôt favorable
au statu-quo.
Mais au-delà de cette
s'est trouvé renforcé par la
convient d'aborder d'autres
question fondamentale, dont l'intérêt
mise en application de la loi-cadre, il
sujets d'inquiétude ou de méconten¬
tement.
Ainsi, depuis 1953, date à laquelle le RDPT s'est trouvé
majoritaire à l'Assemblée, l'attitude de ses leaders, en particulier de
J.-B. Céran-Jérusalemy, a souvent été extrêmement cassante
envers l'opposition. Il faut naturellement voir là un renvoi
d'ascenseur motivé par certaines brimades qu'a eues à supporter le
parti pouvaniste lorsqu'il était lui-même minoritaire... Il n'en
demeure pas moins que l'intransigence, voire l'agressivité de la
majorité n'est pas faite pour calmer les esprits. Avec Pouvanaa
comme figure de proue, le Territoire ne
risque-t-il pas de sombrer
dans les errements d'une dictature charismatique ?
Restent les piétinements de l'administration locale. Peu
d'actions
ont
réellement été entreprises et l'efficacité du
gouvernement du Territoire est maintes fois mise en cause.
L'"inertie de l'administration passée aux mains de ministres
locaux" prend d'autant plus de relief lorsqu'on se souvient à quel
point Céran tirait à boulets rouges sur l'administration métropo¬
litaine, accusée de tous les maux. Le 25 janvier 1958 encore, à la
séance d'ouverture de la session budgétaire, ne disait-il pas encore :
"il semble qu'il y ait beaucoup trop de fonctionnaires, ou alors que
le rendement pourrait être meilleur". Il enchaînait ensuite sur une
longue diatribe à l'encontre de la fonction publique, attaque jugée
par l'opposition inadmissible et déplacée dans un rapport sur le
budget.
Beaucoup de griefs donc à l'encontre du parti au pouvoir, et il
force du 29 avril ait été la manifes¬
plus général, du moins en ce qui
concerne la population de Papeete.
semble bien que l'épreuve de
tation d'un mécontentement
LES ÉVÉNEMENTS DE MÉTROPOLE
LA CHUTE DE POUVANAA
PRÉCIPITENT
C'est cependant en Métropole que va se forger l'arme qui va
abattre l'autonomie interne... Mais si l'arme est bien métropoli¬
taine, les exécuteurs,
eux, sont
Société des
de Tahiti.
Études
Océaniennes
35
Expliquons-nous.
En 1958, la France vit les derniers instants d'un Front
Républicain qui n'a pu, ou su, résoudre le problème algérien. Le
gouvernement Guy Mollet est renversé le 21 mai 1957, victime de
hésitations et de ses maladresses. Lui succèdent les radicauxmodérés Bourgès-Maunoury, puis Félix Faure, qui ne font guère
mieux. La crise politique bat son plein ; les partis se déchirent et
toute nouvelle majorité devient introuvable, alors qu'en Algérie la
situation s'aggrave de jour en jour. Il n'est donc pas surprenant
ses
lorsque le M.R.P. Pierre Pfimlin reçoit l'investiture, le 13 mai
1958, éclate au même moment à Alger une véritable insurrection
des Français d'Algérie... La guerre civile menace. Des comités de
salut public se forment, noyautés par des militaires... C'est alors
qu'est avancé le nom de De Gaulle. Seul, l'homme du 18 juin
semble capable, au-dessus de la mêlée, de redresser une situation
bien compromise. Pierre Pfimlin démissionne le 28 mai. Le 29,
De Gaulle accepte sous certaines conditions de prendre le relais...
Investi par l'Assemblée Nationale le 1er juin, le général obtient les
pouvoirs constituants le 2 et les pleins pouvoirs le 3. Le 4, il se rend
à Alger. La 4e République est morte. Vive la 5e !...
que,
Et la loi-cadre dans tout cela ?... Disparue avec les institutions
qui l'avaient enfantée. L'Union Française elle-même n'aura vécu
que le temps d'une République qui ne dura que douze années...
Désormais, on doit parler de Communauté. En fait, la
Communauté ne fait qu'accélérer le processus engagé sous la loicadre. Ainsi, on donne aussitôt aux T.O.M. de l'ancienne Union
Française le choix entre l'indépendance tout de suite (ce pour quoi
optera la Guinnée de Sékou-Touré), l'indépendance différée ou le
maintien dans la République dans un cadre beaucoup plus étroit
que l'ancien statut des TOM. Ce choix doit se décider par
référendum.
Voilà donc l'arme fourbie.
Reste(nt) à
en trouver
le (ou les)
exécuteur(s).
TRANSITION
...
événements de mai en Métropole, les
politiques de Polynésie ont tenu à afficher leur volonté de
demeurer au sein de l'Union Française et, au lendemain du 13 mai,
c'est à ceux qui feront la plus belle déclaration d'intention sur ce
sujet... Les télégrammes vont bon train... Céran "assure indéfec¬
tible attachement territoire Tahiti à Union Française" et "considère
Dès le début des graves
hommes
améliorations institutionnelles concevables seulement dans ordre
Société des
Études
Océaniennes
36
et
son côté, l'UTD, qui ne veut être en reste, et pour
tient à "réaffirmer... l'inébranlable fidélité des populations
légalité". De
cause,
de Tahiti à la Mère Patrie".
Seuls Pouvanaa et
groupe marquent un retrait. Le
République Tahitienne aurait-il été repris en
le "metua" ? Les événements ultérieurs vont nous le
son
flambeau de la
solitaire par
démontrer...
Sur
plan plus général, les regrettables événements d'avril
conséquence fâcheuse : les séances de la session
administrative ont été suspendues et rien, par conséquent, n'a pu
être décidé dans la colonie... Cette carence émeut les syndicats qui
craignent, à juste titre, que cette inertie ne fasse passer Tahiti à côté
d'un certain nombre de réalisations créatrices d'emplois. Cette
inquiétude amène la Centrale des Travailleurs Chrétiens du
Pacifique à prendre contact avec le gouverneur Bailly, Pouvanaa,
Céran et G. Coppenrath... Dans un communiqué à la presse (4), la
CTCP insiste sur le fait que "le Comité Directeur du FIDES
devant se réunir très prochainement, notre assemblée a le devoir
d'examiner au plus tôt le budget FIDES, tranche 58-59, de
nombreux crédits de travaux devant être dégagés afin de permettre
la continuation normale des chantiers déjà en cours, ou simple¬
ment en projet". Ces chantiers sont d'importance : aérodrome de
Faaa, hôtel des Postes, hôpital, prolongement des quais...
L'équilibre futur du Territoire en dépend... Et la centrale syndicale
de conclure : "les intérêts supérieurs de notre pays (doivent) passer
ont
eu
un
une
avant toute autre
considération". Nous
fait, tout le monde est d'accord
sommes
alors le 25 mai. De
pour que reprennent
les débats.
C'est chose faite le 27. Mais les événements d'avril
pèsent trop
RUPTURE
lourdement
la
sur
blement continuer
majorité désunie
comme
pour que l'on puisse raisonna¬
avant. Pouvanaa et le comité directeur
du RDPT n'ont-ils pas,
le 19, "décidé de suspendre Jean-Baptiste
Céran-Jérusalemy de toutes ses fonctions au sein du parti" ?
Certes, celui-ci n'a pas cédé, déclarant qu'une telle décision ne
pouvait être prise qu'en congrès. Il n'empêche que, désavoué par
une partie des siens, Céran ne
peut que présenter sa démission de la
présidence de l'Assemblée Territoriale dès la réouverture de la
session administrative. Il espère toutefois, par cette action,
resserrer les rangs du RDPT
qui devrait se rassembler derrière lui
(4) "Les Nouvelles"
-
26/5/58.
Société des
Études
Océaniennes
37
faire obstacle aux prétentions de l'UTD. Las ! Les
pouvanistes votent contre lui. Le résultat est accablant : sur 28
votants, 19 conseillers se prononcent pour la démission, et 9
seulement contre... Dans la foulée, c'est G. Leboucher (UTD) qui
est élu président, avec 20 voix, contre 7 à Céran et un bulletin
blanc. La présidence de la commission permanente passe à Frantz
Vanizette (UTD) et 3 de ses 5 membres appartiennent à ce même
parti, majoritaire également dans toutes les commissions... C'est,
écrira plus tard Céran dans le supplément de "Te Aratai" du
12/6/58, "le sommet de l'incohérence". Pouvanaa, en votant pour
l'UTD, a abattu son propre mouvement. Céran prendra sa
revanche le 6 juin lors de l'élection par l'AT du sénateur de
Polynésie Française... En ne prenant pas part au vote, les
céranistes permettront à Gérald Coppenrath (UTD) de l'emporter
sur J. Florisson -sénateur sortant pouvaniste-, par 13 voix contre
pour
11.
La lutte fratricide s'accentue dans les jours qui suivent...
Céran, désormais libéré de tout scrupule à l'égard de Pouvanaa,
vide alors son sac dans les colonnes de son journal, "Te Aratai". Sa
plume est amère, et par moment fort
agressive...
l'Assemblée Territoriale et la Vice-Présidence, les
:
"entre
relations sont
nulles... J'avais proposé, compte-tenu de mon expérience
administrative, de prendre la Vice-Présidence du Conseil de
Gouvernement, Pouvanaa étant Président de l'A.T. Il aurait pu
presque
à condition d'être secondé par un Vice-Président
compétent... Mais Pouvanaa a refusé cette proposition et a tenu à
être Vice-Président du Conseil de Gouvernement, malgré tous les
occuper ce poste,
qui lui ont été présentés. Il a immédiatement administré
la preuve de son incompétence catastrophique"... Plus loin, Céran
relève une longue suite d'affaires transmises au Conseil de
Gouvernement par l'A.T., et qui n'ont jamais eu de suite - une
trentaine d'affaires au total, traitant de transferts de terres, de
arguments
protection de la jeunesse, etc...
ennemis, et Céran en vient
déposer une plainte pour "menaces de mort sous
condition", à rencontre de Pouvanaa, Florisson, Drollet et
Le ton monte vite entre les frères
même à
Tauraa...
Dans
demander
un
au
tel climat,
l'opposition
a
beau jeu, début juillet, de
pouvaniste, de
Conseil de Gouvernement, à majorité
démissionner, puisque non représentatif de l'A.T. En fait, sur ce
point, le RDPT fait bloc contre l'UTD. La demande de démission
est refusée par 14 voix contre 12 et 1 abstention (Céran). Frantz
Vanizette, dans "Les Débats", parle de la duplicité de Céran. Il
Société des
Études
Océaniennes
38
dernier de s'être livré à un marchandage avec Pouvanaa
sujet de l'affaire de la Coopérative des Travailleurs Tahitiens.
Cette coopérative, œuvre de Céran, est menacée alors de faillite et
a besoin de 2 millions. Ces crédits
peuvent être votés par l'A.T.
Pouvanaa, par peur du scandale pour avoir couvert l'opération,
aurait accepté de voter ces crédits à condition que Céran soutienne
le Conseil de Gouvernement. Quoiqu'il en soit, le paysage politique
est loin d'être serein, avec un Conseil de Gouvernement
pouvaniste, un Président d'Assemblée et une commission permanente
UTD et un groupe céraniste qui se pose en 3e force sans laquelle on
accuse ce
au
ne
peut gouverner...
Les deux
congrès RDPT qui se déroulent entre le 8 et le 13
juillet n'apportèrent guère d'éléments nouveaux. On note que le
RDPT tendance Pouvanaa -théoriquement illégal- a regroupé
entre le 7 et le 10 environ la moitié des représentants du
parti, mais
Céran, pourtant peu populaire auprès de la base, en a rassemblé
plus du quart. En fait, Pouvanaa commence à être discuté à tous
les niveaux. On n'en voudra pour preuve que cette défaite
enregistrée le 13 juillet, lorsqu'il est battu à la Présidence des
Anciens Combattants par Montaron. Lors du Congrès RDPT de
Céran, il est fortement question du "racisme nébuleux" de
Pouvanaa. On y réaffirme l'adhésion "libre et entière" du parti à la
France, à rencontre des pouvanistes qui s'orientent résolument
vers un discours indépendantiste.
CAMPAGNE
ÉLECTORALE
Cet imbroglio politique n'empêche pourtant pas l'A.T. et le
Conseil de Gouvernement d'expédier les affaires courantes. Le
budget FIDES est voté, de même
que sont décidés la création d'un
institut de recherches destiné à prévoir le remplacement des
cocotiers âgés, la construction d'une école d'agriculture et celle
d'un abattoir.
Pourtant, les préoccupations- sont ailleurs. Chacun sait très
en ces mois de juillet et d'août 1958 que le sort de la Polynésie
va se jouer dans
quelques semaines et qu'il faudra se trouver au
grand rendez-vous. Rappelons-nous en effet du désir du général
De Gaulle d'organiser un référendum dans les territoires de l'Union
Française, afin qu'ils puissent décider eux-mêmes de leur avenir.
L'échéance approche. Elle a été fixée au 28 septembre. Chacun se
doit de descendre dans l'arène et de faire
campagne... Voter NON,
c'est choisir l'indépendance immédiate. Voter OUI, c'est
accepter
de rester Français, dans un cadre institutionnel
qui, au choix
bien,
Société des
Études Océaniennes
39
ultérieur du Territoire, peut aller de la
l'autonomie interne.
Derrière l'Administration
OUI,
se
départementalisation à
qui, naturellement, incite à voter
rangent aussitôt l'UTD et le RDPT de Céran, devenu
RDPT-Te Aratai. Seul Pouvanaa milite pour
le NON.
Les
partisans du OUI disposent de moyens de propagande
supérieurs aux pouvanistes. Ils.maîtrisent l'information et les
transports et utilisent à plein le soutien des autorités. Leur
campagne se fait tous azimuths, jusque dans les îles les plus
reculées. Elle se sert abondamment du prestige de De Gaulle en
Polynésie, rappelant à l'occasion les grandes heures passées : "de
même que le 2/9/40 vous avez été les premiers à répondre OUI à
l'appel du chef de la France Libre, de même le 28/9/58 au nouvel
appel que vous adresse le général De Gaulle vous répondrez OUI"
{"Les Nouvelles" - le 3/9/58) ; "en 1940, Tahiti a été le premier
territoire de l'Union Française à rallier le général De Gaulle... le
28/9, vous répondrez OUI au référendum, ainsi, vous voterez pour
De Gaulle" {"Les Débats", n° 29) ; "Tahitiens, le général De Gaulle
vous a menés à la victoire, \\ vous mènera à la
prospérité.
Répondrez OUI à son appel" {"Les Nouvelles" - le 4/9). En
d'autres lieux, on évoque l'aide matérielle accordée par la France,
ainsi que la sécurité apportée par la Métropole quant aux
institutions. Céran craint {"Te Aratai", n° 2), avec le NON, de
"retourner à l'âge de pierre". Au-delà des arguments raisonnés, on
retrouve aussi, bien sûr, des écarts de langage qui peuvent
surprendre parfois. Ainsi en est-il de René-Raphaël Lagarde, seul
ministre céraniste du Conseil de Gouvernement, qui n'hésite pas à
écrire dans "Te Aratai", n° 2 : "si la grosse majorité des populations
bien
suivait le
mot
d'ordre imbécile
et
suicidaire d'un homme irrespon¬
sable, ulcéré, d'un orgueil incommensurable, la porte serait ouverte
à
une
anarchie inconcevable"...
De
côté, Pouvanaa éprouve les pires difficultés pour
campagne. Il ne peut visiter que quelques îles et ne
dispose pas de la puissance des médias, acquises au OUI. Cette
situation d'infériorité ne le rend que plus agressif. Dans des
mener
son
à bien
sa
discours enflammés il dénonce la malhonnêteté de l'Administra¬
tion qui l'empêche de mener sa campagne normalement et il s'en
prend aussi aux céranistes : "voyez ! je n'ai plus de menteurs ni de
traîtres autour de moi ! je n'ai plus de Tamarii afa" (demis).
Parfois, il se laisse emporter par son élan et se livre à des propos
qui peuvent surprendre : "nous jetterons les Français à l'eau à
coups de pieds au derrière... Pour ceux qui ont les fesses trop
Société des
Études
Océaniennes
40
petites,
prendrons des chaussures fines à bout pointu pour
mieux !" En dehors des écarts de langages que l'on a
relever dans une campagne électorale, il faut bien
reconnaître que la démarche de Pouvanaa est assez confuse.
Ainsi,
dans son désir de ratisser un maximum de voix, il en vient à lancer
des slogans contradictoires comme : "si vous votez NON, la France
restera présente à Tahiti" ou "voter NON, c'est voter
pour
nous
que ça rentre
beau jeu de
De Gaulle"...
En fait, quoiqu'il fasse, Pouvanaa ne
peut l'emporter... Il est
effectivement battu au soir du 28/9/58 par 16 279 voix contre
8 988. Seules Huahine, Tahaa et Moorea se sont montrées favo¬
rables
encore
NON. La Polynésie reste donc française, mais n'en a
pas
terminé avec ses problèmes internes.
au
M. Lextreyt
Société des
Études
Océaniennes
41
LES INA'A DE TAHITI
-
Juvéniles de Gobiidae du genre
Si
MOOREA
Sicyopterus
séjournez suffisamment longtemps à Tahiti ou à
Moorea, vous pourrez voir un spectacle très caractéristique de ces
deux îles, à savoir la pêche aux ina'a. De nombreuses camionnettes
sont stationnées à proximité des embouchures des rivières ; à côté,
se tiennent des pêcheurs
portant de grandes épuisettes à mailles
fines. Les ina'a, une fois capturés dans les épuisettes sont déversés
vous
dans des
seaux.
Si
vous demandez à ces
pêcheurs "c'est quoi les ina'a ?", ils
répondent "ce sont des alevins de poissons".
Si vous vous approchez des seaux où sont contenues les
captures, vous apercevrez les alevins collés aux parois grâce à une
ventouse. Cette dernière formée par les nageoires pelviennes
caractérise une famille de poissons, les Gobiidae.
Cet article a pour but de préciser, parmi les Gobiidae, l'espèce
parentale des ina'a.
vous
GÉNÉRALITÉS SUR
LES
JUVÉNILES DES GOBIIDAE
Les ina'a .sont donc les juvéniles de Gobiidae dont la plupart
espèces sont euryhalines, c'est-à-dire capables de supporter
d'importantes variations de salinité.
des
Plus de 600
espèces appartenant à cette famille ont été décrites
à la fois des espèces marines et d'eaux
dans le monde comprenant
douces.
Société des
Études
Océaniennes
42
Plusieurs espèces font l'objet d'une exploitation au stade
juvénile. Ces pêches présentent en général un caractère sporadique
et saisonnier en relation étroite avec la
biologie des espèces
récoltées.
Koumans (1953) cite le cas de juvéniles péchés dans les
estuaires de la côte Sud de Java. D'autres espèces connues sont
exploitées à la Réunion sous le nom de "bichiques" ; leur pêche a
été décrite par Cuvier et Valenciennes (1837). A Tahiti et Moorea,
les ina'a sont l'objet d'une pêche artisanale car les Tahitiens en sont
très friands surtout sous forme de beignets.
DÉTERMINATION
DE
L'ESPÈCE PARENTALE
Les pêches de juvéniles de Gobiidae dans le Pacifique
s'effectuent aussi bien dans l'océan que dans les rivières, à
proximité de leur embouchure : l'espèce parentale est un Gobiidae
d'eau douce.
Les Gobiidae d'eau douce sont représentés à Tahiti - Moorea
plusieurs espèces. Schmidt (1927) en citait cinq, Randall (1973)
quatre. Après de nombreuses pêches électriques effectuées de 1983
à 1986 (Marquet 1986), on trouve
cinq espèces de Gobiidae d'eau
par
douce
:
*Stenogobius genivittatus (Cuvier et Valenciennes) appelé
localement "oopu" ;
*Awaous oeellaris
(Broussonet) appelé localement "mo'omo'o" ;
*Stiphodon elegans (Steindachner) appelé localement "tuivi" ;
*
Sieyopterus taeniurus (Gunther) appelé localement "apiri" ;
*
Sicyopterus pugnans (Grant) appelé lui aussi localement "apiri".
Parmi les Gobiidae
(présence d'une ventouse ventrale), seul le
Sicyopterus présente des nageoires pelviennes formant un
disque partiellement attaché à la paroi abdominale. Cette
disposition des nageoires pelviennes s'observe chez les ina'a. Ils
sont donc les juvéniles du genre Sicyopterus.
genre
Les deux espèces de Sicyopterus peuvent être facilement
distinguées (Maugé et al. 1986) :
•
Sicyopterus taeniurus
entaillé de trois encoches
:
le bord de la lèvre supérieure est entier,
les dents supérieures ont trois cuspides
(pointe acérée et allongée).
•
Sicyopterus pugnans : la lèvre supérieure est entièrement
crénelée et les dents supérieures ont deux cuspides.
et
Société des
Études
Océaniennes
43
L'analyse des échantillons de Sicyopterus dans différentes
Moorea (Marquet, 1987) montre le prédomi¬
nance importante de S. îaeniurus
par rapport à S. pugnans.
L'observation à la loupe des juvéniles permet de distinguer la
présence des encoches labiales. Les formes juvéniles présentant des
entailles labiales (taille supérieure à 30 mm) dominent fortement
sur celles sans entailles labiales
(taille inférieure à 30 mm).
En résumé, les juvéniles de Gobiidae connus sous le nom de
ina'a à Tahiti
Moorea correspondent au genre
Sicyopterus et
essentiellement à l'espèce îaeniurus.
rivières de Tahiti
-
-
Les deux
espèces de Sicyopterus : en premier plan, 5. pugnans (phase bleutée)
en arrière
plan, un mâle de 5". taeniurus.
;
DESCRIPTION DES GOBIIDAE DU GENRE SICYOPTERUS
*
Sicyopterus taeniurus présente
(Maugé et al., 1986) :
un
fort dimorphisme sexuel
le mâle se différencie de la femelle par ses couleurs
plus vives ; les
flancs sont bleu-vert vifs et la nageoire caudale est rouge. Lors du
•
frai,
ce
phénomène s'accentue. La nageoire anale n'a
intramarginale brun noire.
bandelette
Société des
Études
Océaniennes
pas
de
44
la femelle est
plus terne ; le dos peut montrer sept bandelettes
clair, à tracé plus ou moins sinueux et plus ou
moins distinctes. Du fait d'une mélanisation
progressive, ces
bandelettes peuvent s'estomper. Dans tous les cas, la nageoire
anale présente une bandelette
intramarginale brun noire.
•
Sicyopterus pugnans est remarquable par ses différentes phases
•
transverses brun
de couleur
:
dans la
phase bleutée, les flancs présentent six larges bandes
tache noire est localisée à la base de la nageoire
caudale. Le mâle a l'isthme de la gorge pigmentée de noir en forme
•
transverses ; une
de Y.
dans la
phase jaune-orangée, les six bandes transverses de la
phase précédente sont fortement atténuées ; le mâle n'a plus de
•
coloration noire
sur
l'isthme.
CONCLUSION
Les Gobiidae du genre
Sicyopterus de Tahiti - Moorea sont
ils se localisent dans les zones où les
fonds sont couverts de blocs et de galets de basalte, où les eaux
sont bien oxygénées et dans lesquelles le courant est assez fort. Ils
se fixent grâce à leur ventouse ventrale, très
puissante qui leur
permet de lutter contre le courant et qui leur a donné leur nom
local "apiri = qui s'accroche".
typiquement torrenticoles
:
S. taeniurus est la seule
de l'île
sa
grâce à
sa ventouse et
espèce qui franchit les hautes cascades
peut-être à la disposition des lèvres de
bouche.
S. taeniurus est de ce fait, l'espèce dominante, de l'em¬
bouchure jusqu'à une altitude élevée, bien en amont des cascades
(1 000 m dans la Faautitia à Tahiti, par exemple).
La fécondité de
S. taeniurus doit être
remarquablement
importante tout comme celle de l'espèce de la Réunion S.
lagocepha/us (Augier de Moussac, 1983).
Elle pourrait être mise en parallèle avec les remontées
massives de ina'a observées en certaines périodes de l'année.
On ne peut que déplorer la très grande
pauvreté d'information
scientique concernant ces ina'a, ils ont pourtant un rôle
économique et sociologique non négligeable à Tahiti - Moorea.
Centre de
l'environnement, E.P.H.E.,
G.
Muséum d'Histoire Naturelle,
B.P. 1013 Papetoai - Moorea
Société des
Études
Océaniennes
Marquet
45
BIBLIOGRAPHIE
Augier de Moussac G., 1983. Contribution à l'étude de la distribution des
bichiques dans les cours d'eau de la Réunion. Mémoire de diplôme d'agronomie
approfondie. 68 p. + annexes.
Cuvier G., Valenciennes A., 1837. Histoires naturelles des
poissons, 12, 167-178.
Koumans F.P.,
1953. Gobioidea. Volume X in
Dr M.
Webér and Dr L.F. de
Beaufort, the fishes of the Indo-Australian Archipelago. 423
Marquet G., 1986. Périlogie des anguilles de Tahiti
à
*
-
p.
Moorea. Diplôme E.P.H.E.
paraître.
Marquet G., 1987. Écologie de la faune d'eau douce
Paris VI. à paraître.
en
Polynésie Française. Thèse
de doctorat.
Maugé A.L., Marquet G., Laboute P., 1986. Les poissons de la sous-famille
Sicydiaphiinae des eaux douces de Tahiti et de Moorea (Pisces : Gobiidae). à
paraître.
Randall J.E., 1973. Tahitian fish
(11), 168-215.
names.
Occasional Pap. B.P. Bishop Mus., 24
Schmidt J., 1927 a. Nomenclature des poissons d'eau
Soc.
Études Océaniennes, Tahiti, 17, 176-179.
douce de Papeari (Tahiti).
Schmidt J., 1927 b. Poissons d'eau douce de Tahiti. Soc. Études Océaniennes,
Tahiti, 20, 278-279.
Société des
Études
Océaniennes
46
PRÉLIMINAIRE
NOTE
SUR LE TOHUA MAUIA
Vallée de HOHOI, île VA
POU,
Archipel des îles Marquises
Le Tohua est
une structure particulière aux îles
Marquises.
emplacement pavé formant une cour enclose de tribunes
gradins surmontées d'abris légers.
C'était
en
un
Sa destination était de servir de lieu de réunion à l'occasion
d'événements exceptionnels et pouvait accueillir plusieurs
centaines de participants...
Le Tohua Mauia est situé dans la
Hohoi
partie haute de la vallée de
qui s'appelle à cet endroit Vaiohina.
Il est connu que jadis la vallée de Hohoi
comptait au moins
deux Tohua, le second étant situé plus bas dans la vallée, sur la
terre Vaiumete et s'appelait "Tohua
Tipeke Oumi'o".
Tel
qu'il se présentait en 1978, le Tohua Mauia était dans un
préservation remarquable, bien qu'envahi par une
végétation épaisse et qu'une partie ait fait l'objet d'aménagements
pour servir de parc à cochons.
état de
1.
DESCRIPTION
Le Tohua est situé
surplombe (en regardant
Il consiste
gradins
sur
en
une
sur
la rive
vers
longue
gauche de la rivière qu'il
la baie).
cour en
partie pavée, bordée de
deux niveaux.
Société des
Études
Océaniennes
47
Le niveau inférieur des gradins est pavé de façon continue, le
niveau supérieur est délimité par des blocs de roche volumineux et
ne contient
que de la terre.
L'axe de la
cour n'est pas
rectiligne, mais forme un angle
deux
tiers environ de sa longueur. Il atteint en
brusque aux
développé une longueur de 98 m pour une largeur moyenne de la
de 15
cour
cet
m.
La coupe A-A' du plan nous
endroit est de 35 m.
La
indique
la largeur hors-tout à
que
longueur total du site est de 125
m en
développé.
Une
partie du sol de la cour, principalement aux extrémités est
pavée de galets ronds provenant vraisemblablement de la baie.
Celle-ci étant située à environ deux kilomètres de distance et à trois
mètres en contre bas, le transport de ces galets représente déjà
un bel
exploit physique.
cents
de
Les angles de la cour sont particulièrement soignés, des blocs
pierre remarquables aux arêtes vives ayant été choisis à cet effet.
Les extrémités de la
par l'emplacement de Pae
N-E laisse en son centre
Devant chacun de
disposée dans la
ces
cour et
fermées
toute leur
largeur
Pae. Cependant celui situé à l'extrémité
cour
un
sont
sur
couloir d'accès.
Pae Pae, une plate-forme de pierre est
pouvait servir, selon Radiguet, d'autel
d'exhibition des meilleurs danseurs.
L'espace de la cour, le long des gradins latéraux, est occupé
partiellement par quatre Pae Pae. Tous s'appuient sur le niveau
inférieur des gradins et trois sont de dimensions sensiblement
égales (5 m x 5 m). Le quatrième atteste d'une destination
particulière par ses dimensions plus imposantes (10 m x 12 m) et sa
position centrale dans l'ensemble du site.
Deux Pae Pae occupent le côté Ouest,
les deux autres (dont le
plus imposant), le côté Est.
Ce côté du site est
remarquable
en ce
qu'il est bâti sur un
de soutènement
espace remblayé contenu à l'extérieur par un mur
construit en maçonnerie sèche.
Ce
mur
de soutènement marque une
dénivellée importante.
Partant de l'extrémité Nord à une hauteur d'environ 2 m, il
atteint près de 7 m à l'angle Sud. Il est construit en blocs de pierre
de dimensions moyennes et ne présente pas l'aspect cydopéen
auquel
De
nous ont
habitués d'autres sites de la vallée.
l'angle Sud le
mur remonte vers
Société des
Études
l'Ouest, parallèle à la
Océaniennes
Société des
Études
Océaniennes
49
rivière et
sur une
longueur plus importante que la cour du Tohua.
Une fois l'ensemble du site dégagé de sa couverture végétale
rend compte qu'il domine la vallée de Hohoi et offre une vue
on se
remarquable de celle-ci.
II. SITES
ASSOCIÉS AU TOHUA MAUIA
On peut
•
•
citer :
grands Pae Pae à
Deux
peu de distance de l'extrémité Ouest.
Le Meae Haka'oa situé à 200 m de l'extrémité Nord et à une
altitude
•
Un bain
mur
•
supérieure.
aménagé dans la rivière
en
contrebas de l'angle Sud du
de soutènement.
Sur la rive droite de la rivière
une
succession de Pae Pae de type
cyclopéen.
III. COMPARAISON AVEC D'AUTRES TOHUA
l'angle brusque que forme la cour du Tohua, sa
description d'ensemble ne diffère guère des descriptions classiques.
Si
ce
n'est
NUKU-HIVA
"Là s'étendait un vaste rectangle de constructions...
Tous occupaient à l'ombre de grands arbres une terrasse en
...
pierre sèche qui borde l'espace rectangulaire, long de quatre-vingt
mètres et large de trente, consacré aux danses et aux différents
exercices.
hangars posés sur un second gradin qui ménage entre lui
place un long trottoir, font une enceinte à ce rectangle où l'on
pouvait pénétrer par des ouvertures étroites placées aux
Des
et
la
extrémités.
A l'un des bouts est
une
estrade dominée par un
autel" (1)
p. 141).
(Radiguet,
UA-HUKA
"Les trois Tohua de Hane étaient construits sur un même plan
avec deux structures de maison à pavage antérieur disposées aux
longue terrasse artificielle.
suit celle de la colline sur laquelle il
est construit. Pour obtenir la surface correspondant à la terrasse, la
partie N-O de la colline fut aplanie, tandis que le côté S-E était au
contraire remblayé et surélevé, la terre rapportée étant maintenue
par un mur de soutènement ...
deux extrémités d'une
L'orientation du Tohua
Société des
...
Études
Océaniennes
50
Linton avait noté que la longueur (des Tohua) variait entre le
double et le quadruple de la largeur. A H a ne les longueurs des
deux sites étaient égales à quatre fois leurs largeurs et celui du
troisième correspondait au triple de la largeur ... Ce rapport
constant
ne
semble pas
être dénué de signification" (2).
UA POU
"The Tohua of Tamakea in Hakamoui valley is said to be 600
feet long and 120 feet wide. In view of the fact that the largest
Tohua on Nuku Hiva is no more than 500 feet, this Tohua is by
far
the largest in the Marquesas
...
Most
of them are of the fully enclosed type, with platforms
on all side of the dance
floor, but a few have platforms along one
side only or one side and one end. The dance floor of one Tohua
paved and bears a large block of stone upon which the chief danced
at certain fêtes" (3).
...
Selon le RP Siméon Delmas
"Le
toit
en
grand prêtre avait alors
forme de pyramide
sa case
à
un
bout de la place, le
...
Quelque part sur la place, se trouvait une construction
cubique en pierre, à peu près de deux mètres d'élévation.
C'était la place du "Tuuka Ooko" officiant au "Haihai Heaka"
(cérémonie de la victime humaine)
...
massive
...
On parvenait sur
le "Koika" par une ou deux brèches
pratiquées dans l'ensemble
et l'ascension par les brèches se
faisait selon un plan incliné ou au moyen d'escaliers grossièrement
aménagés" (4).
...
IV.
PERSPECTIVES DE RECHERCHES
Le Tohua Mauia diffère de la description
l'axe de la cour forme un angle brusque.
classique
en ce que
Faut-il voir là un aménagement particulier dû à la configu¬
ration du terrain, ou un rajout postérieur pour agrandir une
structure devenue insuffisante ?
Seule la fouille tranchera la
En l'absence de
pencherais volontiers
question.
celle-ci, que je ne suis pas habilité à mener, je
pour la seconde hypothèse déduite de l'obser¬
vation de surface.
En
se
particulier par l'aspect du mur de soutènement Sud qui ne
l'angle du mur Est que par un décrochement
raccorde à
Société des
Études Océaniennes
51
important, lequel
primitif.
me
paraît correspondre à la limite du Tohua
La facture du pavage des gradins
différente du reste de la structure.
La
Sud
semble également
me
qualité générale du site Tohua Mauia implique que son
population de Hohoi
acquis la maîtrise des
édification ait eu lieu à une époque où la
avait atteint un certain degré de technicité et
travaux collectifs.
population nombreuse et disciplinée
On ne peut que comparer avec le Tohua Tipeke Oumi'o sis
très en contrebas dans la vallée et qui est d'une réalisation
beaucoup plus fruste ne consistait guère qu'en une aire vaguement
nivelée et ornée de quelques murets.
Un fragment de légende nous apprend que les gens d'autres
vallées proches de Hohoi venaient assister à des réjouissances en ce
lieu, mais que ces personnes venaient de vallées mineures ayant le
principal de leurs activités en bord de mer. (Légende des deux
Ceci
roches
implique
une
...
Namahara).
légende nous rapporte qu'autrefois un souterrain
partait d'une grotte en bord de mer abritant des Pae Pae, de la
Une autre
vallée de Vaitaitai.
au
Ce souterrain débouchait au
fond de la vallée de Hohoi.
pied de la montagne Tekohepu,
Ceux qui l'empruntaient savaient où ils en étaient de leur
itinéraire soit en entendant le bruit des rivières, soit en entendant le
son des "Pahu" battus sur le Tohua.
qui caractérise l'île de Ua
donner d'autres explications ...
La formidable amnésie culturelle
Pou
ne
peut pour
l'instant
nous
Faut-il voir dans la différence de qualité des deux sites, au
bénéfice du Tohua Mauia, la succession des deux et l'abandon
d'une structure au profit d'une autre plus élaborée et extensible ?
Ou des réalisations contemporaines l'une de l'autre et
témoignant d'un autre type de réflexion ?
Si oui, cela attesterait d'une occupation différenciée de la
vallée, voire de la présence dans celle-ci de peuplades différentes.
Seule la fouille scientifique et des travaux ultérieurs nous
permettront de résoudre ce problème.
CANDELOT J-L
Société des
Études Océaniennes
-
HAKAHAU
52
BIBLIOGRAPHIE
(1) RAD1GUET MAX
Les derniers sauvages,
Éditions Duchartre
et Van
Buggenhoudt, Paris 1929.
(2) MARI MARI K. ELLU M-OTTINO Archéologie d'une vallée des îles
Marquises, Publication de la Société des Océanistes N° 26, Paris 1971.
(3) LINTON RALPH Archaeology of the Marquesas islands, Bernice P. Bishop
Museum, Kraus Reprint, New York 1971.
(4) DELMAS SIMEON (Rev P.) La religion
Beauchesne, Paris 1927.
Société des
Études
ou
le paganisme des marquisiens,
Océaniennes
53
Note documentaire
RECHERCHE
Le
SCIENTIFIQUE & TECHNOLOGIQUE
développement socio-économique lié
la société territoriale
connu
au
cours
des
aux mutations qu'a
vingt-cinq dernières
années, a eu pour conséquence, tout comme dans le domaine
éducatif, d'accroître la demande en matière de recherche scienti¬
fique et technologique. Ce qui a eu pour corollaire de forger un
outil dont les caractéristiques essentielles résident dans la
multiplicité des centres de recherche et la diversité des domaines
d'étude.
L'accroissement du potentiel scientifique et la volonté de
mieux associer recherche et développement ont amené les instances
politiques, étatique et territoriale, à instaurer, dès 1978,
un
cadre
institutionnel destiné à fixer des orientations de recherche, à suivre
et à harmoniser les travaux de recherche.
Entre les deux guerres mondiales, les recherches concernaient
essentiellement le domaine des Sciences Humaines, comme celles
menées par
le Bishop Museum
sur
le patrimoine culturel.
Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale que la recherche
s'est intéressée à la société contemporaine et à ses problèmes. C'est
ainsi qu'avant les années soixante, le domaine de la santé fut
abordé
avec
la création de l'Institut de Recherches Médicales des
Établissements d'Océanie, rattaché à l'origine à l'Université de
Californie et le domaine de la socio-ethnologie étudié par des
équipes de l'Université de Harvard et par des équipes de l'Office de
la
Recherche
Scientifique et Technique Outre-Mer
(O.R.S.T.O.M.).
Société des
Études
Océaniennes
54
A partir des années soixante, les centres de recherche existants
amplifié et/ou diversifié leurs activités de recherche :
L'Institut
de
Recherches
Médicales
des
Établissements
ont
•
d'Océanie futur Institut Territorial de Recherches Médicales Louis
Malardé (en 1984) dont la mission à l'origine était la lutte contre la
filariose lymphatique, a développé ensuite des recherches relatives
à la tuberculose (1960), la lèpre, la
ciguatera, les arboviroses et la
lutte intégrée contre les vecteurs de ces maladies. De nos
jours, cet
Institut a double vocation : service public par le biais du
laboratoire territorial de Santé Publique et centre de recherches sur
les
•
problèmes de santé et particulièrement
sur
les endémies locales.
L'ORSTOM (actuel Institut Français de Recherche
Scientifique
pour le Développement en Coopération) dont les recherches ont
été jusqu'en 1969, essentiellement consacrées au domaine des
recherches en Sciences Humaines et Sociales, a ensuite diversifié
activités qui ont été orientées vers une meilleure connaissance
du fonctionnement des écosystèmes marin et lagonaire
et vers
l'inventaire des ressources naturelles, soit aquatiques : populaltions
ses
ichtyologiques, soit
terrestres
:
sol, végétation et
eau.
A
partir des années soixante également, des centres de
en place lors de
l'implantation du Centre
d'Expérimentation du Pacifique (C.E.P.) :
recherche furent mis
Le Service Mixte de Sécurité Radiologique (S.M.S.R.), le
Service Mixte du Contrôle Biologique (S.M.C.B.) et le laboratoire
de Surveillance Radiologique (devenu laboratoire d'Étude et de
•
Surveillance de
afin d'assurer
l'Environnement, L.E.S.E. en 1979) furent créés
surveillance radiologique de la Polynésie
Française. Par la suite, certaines activités à applications civiles
furent développées comme par exemple, le suivi des caractéris¬
tiques des eaux lagonaires en matière de pollution assuré par le
L.E.S.E.
une
:
Le laboratoire de Géophysique
(L.D.G.) de Pamatai créé en
1960, installe le Réseau Sismique Polynésien entre 1962 et 1966. Ce
laboratoire a pour rôle actuellement d'exercer une surveillance et
d'acquérir une meilleure connaissance des phénomènes géophy¬
siques terrestres et marins.
•
A
partir des années soixante-dix, des Instituts de recherche de
étatique ou de statut territorial furent créés ou s'implan¬
tèrent afin de répondre aux besoins du
développement socioéconomique et complétèrent ainsi le potentiel scientifique déjà
existant (Institut Malardé, ORSTOM, Organismes du
C.E.A.) :
statut
Société des
Études
Océaniennes
55
•
dans les domaines marin et
lagonaire
:
Le Muséum National d'Histoire Naturelle et
des Hautes
Études, suite
Tuamotu dans
aux travaux
effectués
le cadre de conventions
avec
l'École Pratique
les atolls des
sur
la Direction des
d'Expérimentations Nucléaires (DIRCEN) ont installé une
antenne à Moorea en 1971, afin de pouvoir mener des recherches
fondamentales et finalisées sur les écosystèmes insulaires et plus
particulièrement sur les récifs et lagons coralliens.
Le Centre Océanologique du Pacifique (C.O.P.), antenne du
Centre National d'Exploitation des Océans (CNEXO - actuel
Institut Français de Recherche pour l'exploitation de la Mer IFREMER) s'est installé à Vairao en 1972 avec un triple objectif :
entreprendre des études sur les ressources minérales marines
(nodules), sur la pêche hauturière et en aquaculture. A l'heure
actuelle, l'essentiel des activités du C.O.P. est la mise au point de
techniques d'aquaculture de mollusques, crustacés et poissons et
leur transfert au secteur développement.
Le Service Territorial de la Pêche créé en 1967, avait entre
autres attributions, celle de mener des "travaux et recherches
relevant du domaine des sciences du milieu marin", mais il éprouva
des difficultés à constituer un "noyau scientifique et technique". En
1982, l'Office de Recherches et d'Exploitation des Ressources
Océaniques (ORERO) lui succéda et en 1983, l'Établissement pour
la Valorisation des Activités Aquacoles et Maritimes (EVAAM)
dont l'une des missions est la vulgarisation et le transfert des acquis
Centres
de la recherche.
Le centre de recherche le plus récemment installé sur le
Territoire est l'Antenne de l'Université de Berkeley (USA) à
Moorea en 1984. Sa vocation est d'entreprendre des recherches en
biologie marine et
•
en
biologie terrestre.
dans le domaine des
énergies renouvelables :
Le Territoire et le Commissariat à
l'Énergie Atomique
(C.E.A.) signèrent en 1978 une convention portant sur un
programme d'expérimentation des énergies nouvelles en Polynésie
Française et un organisme appelé "Groupe Énergies Renouve¬
lables" fut créé la même année. En 1985, lui succéda un
groupement
d'intérêt économique de statut territorial
dénommé
Institut des Énergies Renouvelables pour le Pacifique Sud dont le
rôle est de développer des systèmes nouveaux, de mener des études
d'ingéniérie et de dimensionnement d'installations et
gisements solaires et éoliens.
Société des
Études Océaniennes
d'étudier les
56
•
dans le domaine de
l'agronomie
et
du développement rural
:
Les activités de recherche
agronomique assurées jusqu'en 1978
par le
CIRAD : Agence du Centre de Coopération
Internationale en Recherche Agronomique pour le Développe¬
ment). Leur objectif est de définir par l'expérimentation, les bases
technico-économiques des opérations de développement agricole
programmées sur le Territoire.
par le Service de
GERDAT (actuel
•
l'Économie Rurale, furent alors menées
dans le domaine eulturel
et
éducatif
L'Assemblée Territoriale décida
en
:
1974 de créer
un
établis¬
public territorial dénommé Musée de Tahiti et des Iles, qui,
pour l'essentiel, fut achevé en 1979. A cet établissement s'est
substitué en 1980, le Centre Polynésien des Sciences Humaines
dont la mission est l'étude et la sauvegarde du
patrimoine culturel
sement
et
naturel du Territoire.
Par la suite, se sont mis en place le Centre Territorial de
Documentation Pédagogique (C.T.R.D.P.) en
1977 et le Centre de Formation et de Recherche sur les Langues et
Recherche et de
Civilisations Océaniennes (C.F.R.L.C.O.) en 1983 dont l'objectif
de mener des études de linguistique en Polynésie Française.
est
Par ailleurs, d'autres organisations comme, la Société des
Études Océaniennes fondée en 1917, l'Académie tahitienne fondée
en 1974, l'Office Territorial d'Action Culturelle et l'Institut Terri¬
torial de la Statistique contribuent au
développement de la
recherche.
Ce
potentiel scientifique et technologique, qu'il soit étatique
territorial, qui s'est constitué au fil des années est donc assez
développé pour un Territoire de l'importance de celui de la
Polynésie Française. On dénombre treize centres de recherche et
un effectif
compris entre 80 et 90 personnes selon que l'on
comptabilise ou non les chercheurs en mission. Ce potentiel est
diversifié mais certains centres de recherche possèdent des compé¬
ou
des domaines de recherche voisins susceptibles d'inter¬
qui ont pu ou peuvent poser problème, cependant ce
dispositif est souvent valorisé par des coopérations interorga¬
tences et
férer et
nismes.
L'intervention des pouvoirs
publics
Afin d'aboutir à la meilleure adéquation possible entre thèmes
de recherche et objectifs du développement,
et afin d'utiliser au
mieux l'outil de recherche constitué d'une
Société des
Études
Océaniennes
multiplicité de
57
compétences parfois voisines, les pouvoirs publics ont mis en place
dès
1978
un
cadre institutionnel. Le dernier en date des textes
réglementaires est l'arrêté n° 58 du 20 janvier 1986 qui définit les
scientifique et techno¬
logique dont la principale mission est d'émettre des avis sur les
grandes orientations de la recherche. Au sein du Conseil, six
groupes de travail spécialisés dits Commissions Techniques
Sectorielles ont été constitués : Agronomie et développement
rural ; Océanologie et mise en valeur des ressources de la mer ;
Recherches médicales et santé publique ; Sciences Humaines ;
Sciences
la
de
terre,
énergies et matières premières ;
attributions du Conseil de la Recherche
Environnement. Ces commissions sont des lieux de réflexions et
d'échanges entre les chercheurs et les acteurs du développement.
Cl. Monnet
Société des
Études Océaniennes
58
COMPTE-RENDU
P.M.
Lesley BLANCH
Pierre Loti.
Paris, Séghers 1986, 318
De
Loti,
p.
nous retenons
exclusivement la dimension de l'homme.
Lesley Blanch s'exprimait ainsi à la télévision, au cours d'une des
"Apostrophes" de Bernard Pivot, consacrée à l'Orient. Ce soir-là, Tahiti
n'était donc pas à l'honneur, on pouvait pourtant saisir encore ce même
principe de base de mauvaise critique littéraire, qui dans le cas de Loti
occulte l'œuvre et contemple à volonté ce personnage étrange qu'était
Julien Viaud.
L'œuvre de Loti
jugée "douceâtre" et fade fut délaissée à sa mort,
l'opinion devint aussi sévère qu'elle fut exaltée, sans s'être jamais penchée
sur une étude stylistique compétente des nombreux ouvrages de l'auteur.
Le monde lotien de la
une
critique littéraire n'est point vide cependant,
excellente thèse intitulée
:
Pierre Loti
: une
réévaluation de
son oeuvre
de Mme Rolande
Leguillon est publiée au Texas en 1970, de même une
recherche importante sur la psychologie des héros lotiens nous est offerte
dans l'ouvrage The novels of Pierre Loti par un professeur de l'Université
du
Kent, Clive Wake,
en
1974.
Lesley Blanch compose un texte romancé de la vie de Pierre Loti, et
comprend à sa lecture qu'il n'a pas tiré profit de l'inflation du sens
de la critique littéraire qui survint dans la deuxième moitié de notre siècle,
il demeure toutefois le texte biographique le plus important de l'univers
lotien. Le projet de Lesley Blanch vise un lectorat large et populaire, au
meilleur sens de ce terme. Il envisage l'événementiel par un style
dépouillé, et reconstruit la trame des intentions évidentes et secrètes qui
si l'on
furent la motivation de la vie et de l'œuvre de Loti.
Société des
Études
Océaniennes
59
Ce projet est donc chronologique, de ce fait il a le mérite de détruire
l'aspect traditionnellement flou qui s'attache à l'homme et à son oeuvre, il
restructure le statut de l'autobiographie en montrant qu'elle concerne
uniquement les première œuvres et les mémoires (Aziyadé, Le Mariage de
Loti, Le Roman d'un enfant) ; Lesley Blanch clarifie de même
l'importante question de la méthode d'écriture, et l'on découvre que le
transfert tant décrié du Journal intime aux romans n'est pas
systématique.
Ce projet insiste avec vigueur et justesse sur la double profession de
Loti, marin et journaliste, et l'on comprend que Loti inaugura le métier de
reporter tel qu'on l'entend encore de nos jours. Ses articles publiés dans le
Monde Illustré et dans L'Illustration
nouveaux,
du
apportaient des éléments informatifs
dans une langue personnelle et furent en leur temps
très prisés
public.
Voici donc Loti exposé à la faculté
sublimèrent l'écriture personnelle de
de rêve de ses concitoyens, qui
l'auteur et constituèrent une
catégorie littéraire spontanée, celle de l'exotisme lotien. Celui-ci, Lesley
Blanch ne semble pas clairement le cerner, mais il est vrai que le question¬
nement est difficile, bien qu'il représente une des clés fondamentales pour
la compréhension des lieux exotiques, et de l'imagerie littéraire qui s'en
est emparée. Le projet de Mme Blanch restait strictement biographique, il
ne pouvait donc pas s'accorder le loisir d'une digression à la Victor Hugo,
c'est-à-dire réflexive et essentielle.
projet biographique, qui ne retient qu'une faible
Viaud. Pourtant l'enfant
que fut Julien dût édifier autour du nom "Tahiti" une terre référentielle de
l'onirisme, qui a conditionné à n'en pas douter chez lui tout ce qui respire
le thème de l'absence : l'appel des voyages, la mortification des colonies,
et la tragédie du destin personnel déchiré par l'espace et par le temps.
Tahiti fut aussi l'autre respiration, réelle cette fois, de l'absence du
Frère. Gustave Viaud avait passé deux années sur le sol tahitien, et Loti
retrouvait en Tahiti un univers référentiel de l'affectivité, où s'unissaient
l'amer regret de la mort et la désolation de la perte.
La richesse de ces éléments psychologiques est à la source de l'œuvre
romanesque. Mais il semble que le livre de Lesley Blanch n'aborde pas à
ces rives, car il suggère sans exploiter.
Tel
ne
peut être le
ascendance tahitienne dans l'œuvre de Julien
conséquent, le lecteur de ce texte sera introduit dans une
un riche supplément au catalogue lotien un peu mince. Il
disposera de cet outil biographique comme d'un instrument introductif à
l'homme et à l'œuvre. Ce texte a l'immense avantage de dissiper nombre
de malentendus en s'imposant la constance évidente de ses limites, il
s'accorde souvent quelques jugements littéraires pertinents, mais s'interdit
de les tisser les uns aux autres pour former une trame réflexive consistante
qui soit une œuvre de plus à l'actif de la compréhension de l'univers de
Par
"aventure",
Pierre Loti.
Société des
Études Océaniennes
60
Cette
biographie, bien qu'elle ne s'autorise que peu de convictions,
qu'on ne lit plus, c'est cela qui est essentiel dans ce
qui nous le fait apprécier dans le cadre entendu de son projet.
donne envie de lire Loti
livre, et
Thierry WALKER
Jean LE BORGNE
Les
cyclones.
P.U.F., Paris 1986, 122 p., ill., bibl.
Je n'aurais sûrement pas
mentionné ce petit ouvrage de la collection
"Que sais-je", si le mot de cyclone n'avait obtenu un taux d'usage
exceptionnel durant certains jours de 1983, et si le phénomène naturel ne
nous avait offert un aperçu de ses infernales
possibilités, phénomène au
demeurant "le plus puissant, le plus spectaculaire et le plus dangereux de
l'atmosphère".
Les archipels de la Polynésie sont généralement épargnés, et les
risques sont d'une perturbation par siècle pour le nord des Marquises, et
de quatre à huit pour les Tuamotu et les îles de la Société, mais certaines
zones dans l'est de l'Australie sont
gratifiées de deux cyclones, en
moyenne, chaque année.
son
est
L'auteur montre, qu'aujourd'hui encore, aucun navire, quelque soit
tonnage, n'est à l'abri d'un naufrage ou de grandes avaries, quand il
pris dans
un
cyclone. Le désastre de la 3ème flotte américaine, qui
se
laissa surprendre par un typhon aux Philippines en 1944, en apporte une
preuve tragique ; 790 morts ou disparus, 80 blessés graves, 146 avions
emportés ou détruits, 3 destroyers coulés et de très
plupart des autres bâtiments.
A la connaissance
expérimentale d'un cyclone,
ce
graves
petit
avaries à la
ouvrage nous
permet d'ajouter la connaissance scientifique, et de ne plus rien ignorer de
la cyclogenèse, de l'évolution des perturbations cycloniques, des
d'activité, des moyens de protection, etc...
Les effets des
externe des
cyclones
zones
les lagons, en particulier sur la pente
mentionnés. Ils ont été étudiés par l'antenne
Moorea, et publiés dans les rapports du Congrès des récifs
récifs
du Museum de
ne
sur
sont pas
coralliens.
C. HAMMES
-
R. PUTOA
Catalogue des insectes et acariens d'intérêt agricole
Polynésie Française.
en
Notes et Documents n° 2, Orstom-Service de l'économie rurale, 1986,
260 p., biblio., photos.
Société des
Études
Océaniennes
61
catalogue est une mise à jour des connaissances relatives aux
et arthropodes nuisibles aux plantes d'intérêt agricole en
Polynésie Française.
Ce
insectes
Il est présenté sous forme d'un inventaire systématique des insectes et
plantes hôtes, complété par un certain nombre de fiches techniques
susceptibles d'apporter aux agents des services de l'Économie rurale des
archipels, une aide pour l'identification des différents ravageurs qu'ils
pourraient y rencontrer.
des
Ouvrage collectif
Épidémiologie de la filariose
en Polynésie Française.
Étude de Rurutu (îles Australes). Orstom, Notes et Doc., n° 10, 1985.
1961, la filariose de Bancroft
prolongée, une régression
pratiquement totale. Mis au point à l'ITRMLM, le protocole d'utilisation
de la Diéthylcarbamazine pour un traitement prophylactique de masse
d'acceptabilité satisfaisante montre son efficacité et sa faisabilité dans
a
Problème de santé publique majeur en
à Rurutu grâce à une action
connu
cette île.
régression moins nette constatée dans le reste de la Polynésie
entraîné une diminution de la prévalence clinique qui masque
la réalité de l'endémie : les prévalences sont encore trop élevées sur la
moitié du territoire, les potentiels de transmission restent importantes.
Pour ces raisons, ces résultats demeurent fragiles même à Rurutu :
l'importation de porteur qui ne serait pas traité venant d'autres îles
pourrait condamner le résultat actuel. Seule la poursuite de la chimioprophylaxie de masse à l'échelle de l'ensemble de la Polynésie permettra le
contrôle total de l'endémie. La remontée des indices dans les îles
Marquises et certaines îles Sous-le-Vent depuis que le traitement n'est
plus effectué par l'ITRMLM et la stagnation des résultats à Tahiti,
implique une grande vigilance. Un retour aux moyens antérieurs à 1980
Mais la
Française
a
nécessaire afin d'améliorer la distribution de D.E.C. pour tendre
l'éradication de la filariose de Bancroft en Polynésie Française.
est donc
vers
Les exemples de Rurutu, de Moorea, de Maupiti montrent qu'il est
possible d'atteindre ce résultat même en l'absence de la lutte antivec¬
torielle préconisée depuis longtemps par les entomologistes.
point de vue d'entomologie médicale et vétérinaire, Rurutu du
petite taille et de son éloignement, des difficultés d'accès, est une
île particulièrement saine
: seulement 3 espèces de moustiques
anthropophiles, pas d'autres moucherons piqueurs. Le Stomox puces et
tiques sont les seuls autres êtres hématophages de ce micro-écosystème.
Seules les mouches, les blattes et quelques arthropodes venimeux (guêpes
et cent pieds) peuvent poser des problèmes aux responsables de la santé.
Du
fait de
sa
Société des
Études
Océaniennes
62
Les maladies parasitaires ou les arboviroses de l'homme sont donc rares,
(filariose de Bancroft, amibiase, dengue). Cet équilibre peut être préservé
en désinfectant soigneusement nefs et aéronefs
qui touchent maintenant
régulièrement Rurutu.
CAILLART (B), MORIZE (E)
La production de la pêcherie de l'atoll de Tikeau en
Orstom, Notes et Documents N° 30-1986, 26"p.. tabl., bibl.
.
i
-
1985.
i-tii
La production des parcs à poissons de la principale pêcherie de
Tikeau, est étudiée pour l'année 1985. La production totale de l'ordre de
170 tonnes accuse une perte sévère par rapport à la moyenne des années
précédentes.
Le
rythme lunaire est toujours très marqué, et la meilleure saison de
pêche de novembre à février - La part de l'autoconsommation n'est pas
négligeable, puisque que chaque habitant consommerait environ 150 kg
de poissons par an.
Les variations quantitatives et qualitatives, les principales familles et
espèces, la composition trophique des captures sont analysées.
Rappelons que la P. F. est une zone relativement pauvre en espèces
ichtyologiques, comparée à la zone Indo Pacifique plus à l'ouest, soit
respectivement environ 600 espèces et 1 800.
CAILLART (B), FRANC DE FERRIÈRE (M), MORIZE (E)
Croissance de deux espèces de poissons du lagon, évaluée
par la méthode des otolithes.
Orstom, 1986 - Notes et documents N°
j>° ^ ' ^-7/
jfO,
tabl., bibl.
La croissance est étudiée par le dénombrement des anneaux
d'accroissement sur des coupes transversales de sagittae, qui est l'un des 3
otolithes, pièces calcaires localisées de chaque côté de la tête des poissons
l'équilibre.
dans l'oreille interne, organe de
La méthode des paramètres de croissance utilisée donne
pour
Lethrinus Miniatus des accroissements annuels de 210 mm la première
année, 177
mm
la deuxième, 102
mm
la troisième et 59
mm
la quatrième.
Cette méthode ostéochronologique sera comparée à d'autres
méthodes d'évaluation de la croissance (analyse des structures de taille,
marquage).
Société des
Études
Océaniennes
63
LAVONDÈS Anne
Les collections ethnographiques
Musées Français.
polynésiennes dans les
Paris 1986. Nouvelles des Musées classés et contrôlés n° 10. Direction des
Musées de France.
Les objets polynésiens se trouvent dispersés, souvent par très petites
quantités dans de nombreux musées, et répartis dans tous les types de
musées et de collections possibles. Qu'on en juge : musées nationaux,
musées classés et contrôlés dépendant du ministère de la Culture, musées
d'Histoire Naturelle, dépendant du ministère de l'Éducation Nationale et
du Museum National d'Histoire Naturelle, collections des Universités
dépendant du ministère de l'Éducation Nationale, musées d'association,
contrôlés ou non par l'État, musées des sociétés missionnaires, musées des
anciennes écoles de médecine navale, devenus des hôpitaux militaires, et
dépendant du ministère de la Défense, enfin musées et collections privées.
Peu
d'ethnologues ou de conservateurs se sont vraiment intéressés
ethnographiques océaniennes. L'auteur nous donne une
liste des publications et des travaux d'inventaire entrepris par ses soins, et
évoque l'importance du travail qui reste à entreprendre : aux catalogues
descriptifs et illustrés, il faudra donner une dimension historique, et les
confronter avec la littérature existante et l'iconographie ancienne, avant
d'envisager le traitement par l'informatique.
aux
collections
Avant même
l'inventaire, le plus urgent est de procéder
Société des
Études
Océaniennes
au
sauvetage.
-
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-
Société des
Études
Océaniennes
i
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