B98735210105_235.pdf
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BULLETIN
DE L4
SOCIETE
DES ETUDES
OCEMNIENNES
N
TOME XIX
—
Société des
235
N° 12 / Juin 1986
Études Océanienn
Société des
Études Océaniennes
Fondée
ORSTOM
-
1917.
en
Arue
-
Tahiti.
Polynésie Française.
B.P. 110- Tél. 43.98.87
Banque Indosuez 012022 T 21
—
C.C.P. 834-85-08 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
Président
M. Paul MOORTGAT
Me Eric LEQUERRE
Vice-Président
Mlle Jeanine LAGUESSE
Secrétaire
M.
Trésorier
Raymond PIETRI
assesseurs
M. Yvonnic ALLATN
Mme Flora DEVATINE
M. Robert KOENIG
M. Roland SUE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
Société des
Études
Océaniennes
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ
DES
ÉTUDES OCÉANIENNES
(POLYNÉSIE ORIENTALE)
N° 235
-
TOME XIX
-
N° 12 JUIN 1986
SOMMAIRE
navigation dans la Polynésie d'autrefois,
hypothèse plausible : E. Dodd
L'art de la
une
Aperçu médical dans les E.F.O. à la fin du 19ème siècle
anguilles de Tahiti : des travaux de J. Schmidt (1927)
acquisitions récentes : G. Marquet
dossier médical de Gauguin à Tahiti : M. Malingue
1
17
Les
aux
Le
Un
cas
de chasseurs marins sur une île du
Pacifique.
23
40
49
Comptes-rendus
Amiral J. Guillon : Dumont d'Urville
54
57
E. Dodd : Maui
57
J. Scemla : Les Immémoriaux de Victor
G. Blanchet : Le
Ségalen
développement régional en question
Répertoire bibliographique de l'Orstom
polynesicum I. Plakothira Florence (Loasaceae),
nouveau des îles Marquises
57
58
J. Florence : Sertum
genre
Société des
Études Océaniennes
58
Société des
Études
Océaniennes
1
L'ART DE LA
NAVIGATION
POLYNÉSIE D'AUTREFOIS,
HYPOTHÈSE PLAUSIBLE
DANS LA
UNE
les peuples des premières cultures ont achevé
incomparables, les Pyramides, la Grande Muraille de
Chine, Mohenjo Daro, Chichen Itza et d'autres encore. Mais bien
que les îles des Mers du Sud aient eu leur part de littérature, peu
d'attention ou d'appréciation ont jamais été accordées à ce fait
culturel extraordinaire, celui de construire de belles et grandes
pirogues doubles et de conquérir ainsi des milliers de mille
marins (1) dans le Grand Océan. Je dis conquérir à juste titre parce
que je suis convaincu que cela ne s'est pas seulement fait contre les
vents ou en traversant les vastes étendues au hasard comme cela en
est une banale affirmation. En effet, pour moi, les Polynésiens ont
choisi soigneusement leurs trajets en se fiant à un système de
navigation à la fois fort ingénieux et très élaboré. Un voyage explo¬
ratoire d'abord, puis l'installation permanente dans les îles
lointaines au terme d'un voyage aller et retour et qui a pu durer
pendant plusieurs siècles. C'est la seule possibilité pour que femmes
et enfants ainsi que les bagages plus lourds aient pu être apportées
ici. C'est ce que les Européens ont découvert dans les années 1760.
Si on voit cela de loin, c'est une réussite merveilleuse... à la fois de
la tête et des muscles, du savoir technique et des passions. Peut-être
le lecteur me croira-t-il un peu fou ou irresponsable en comparant
ces voyages au travail des Pyramides. Mais il n'y a pas de doute
Nous savons que
des œuvres
culturel indéniable, un exploit mobilisant
que nous avons là un fait
les ressources et les volontés
de tout un peuple pendant un temps
considérable : c'est-à-dire les mêmes données qui ont présidé
ailleurs aux merveilles architecturales dont nous avons parlé plus
(1) I mille marin = 1853,20 m =
1 minute d'arc de
longitude.
Société des Etudes Océaniennes
2
haut. Mais cela n'a été
monument-
qu'une merveille évanescente -il n'y a pas de
les Polynésiens eux-mêmes, à une
sauf peut-être
plus petite, mais qu'importe !
un fait établi que les Polynésiens ont vécu dans leurs
nombreuses îles pendant des centaines d'années et que leurs
ancêtres sont venus des archipels d'Asie du Sud-Est quoi qu'on en
ait fait dire à Thor Heyerdahl. La poterie Lapita et d'autres
découvertes archéologiques récentes démontrent qu'ils se trouvent
déjà à Fidji, à Tonga et aux Samoa bien avant que Moïse
n'apparaisse mais après que les Pyramides sont construites, c'est-à-
échelle
C'est
dire entre 300 et 2500 avant Jésus-Christ. C'est dans ces îles-là que,
selon de nombreux anthropologues, ils ont évolué et sont devenus
qu'ils sont aujourd'hui, des Polynésiens. Au fil des siècles leur
progrès culturel peut être appréhendé à travers leurs outils, leurs
herminettes, leurs hameçons qui changent ainsi qu'à travers les
modifications des caractéristiques de leurs poteries - à laquelle ils
devaient perdre petit à petit intérêt au moment même où les Grecs
ce
en train de construire le Parthénon ; et ce n'est pas avant
l'époque du Christ qu'ils ont perfectionné les pirogues et développé
ainsi les techniques qui ont rendu possibles leurs voyages
historiques pour aller aux Marquises ou à Tahiti. Pouvons-nous
mesurer pendant ce demi-millénaire ce changement qui a fait des
Polynésiens, de ces potiers amoureux de la terre des aventuriers de
étaient
la haute
mer
?
Recréer le monde
polynésien
Voilà pour le cadre ; allons aux faits car malgré toutes les
recherches et toutes les interrogations dont ils ont fait l'objet
depuis
dire
que l'Europe a découvert ces "primitifs" Océaniens, c'est-à1768-1769 au moment où Wallis et Bougainville firent
en
connaître le
paradis des Mers du Sud à l'Europe, personne ne nous
ces premiers Polynésiens
ont pu atteindre avec leurs pirogues de colonisation leurs nouvelles
patries si distantes.
a
dit de manière convaincante comment
important à connaître, ou du moins un
lequel on peut chercher à savoir quelque chose. Ce qui en
fait l'importance, ce n'est pas seulement le fait qu'ils étaient de là,
ni même d'où ils venaient, le fait important est ce génie qui leur a
permis d'y aller.
Cela
fait
me
semble
un
fait
sur
Mais
départ
a
une fois que la question des origines et des points de
été scientifiquement établie par les éclats des poteries
Société des
Études
Océaniennes
3
Lapita et d'autres découvertes archéologiques, la plupart des
sentiment que la plus grande partie des mystères
anthropologiques a trouvé sa solution. En effet ces deux dernières
décennies ont permis de retracer grâce aux poteries Lapita le
chemin emprunté par les Proto-Polynésiens de l'Est de la NouvelleGuinée jusqu'à Fidji, Tonga et Samoa. Nombreuses sont les
références fascinantes qui ont trait à ces découvertes, en particulier
les ouvrages de José Garanger. Un excellent résumé se trouve dans
le livre de Peter Bellwood Man's conquest of the Pacific {1) et dans
celui de Geoffrey Irwin How Lapita losts its pots (2). Peu
nombreux sont les savants qui nous ont permis de comprendre
comment les Polynésiens ont réussi cet exploit surhumain, trouvé
leur voie sur le vaste Océan, sans se servir d'aucun instrument, sans
connaître le métal, quinze siècles avant Christophe Colomb.
savants ont eu le
déterminantes de ces moyens et de ces techniques
aujourd'hui perdues à jamais. Nous le savons tous - mais ce
que nous pouvons faire est de recréer leur monde à cette époque,
repenser leur situation et leur défi en tenant compte de leurs
ressources. Ainsi notre objet principal resterait d'évaluer et
d'apprécier les possibilités de leurs esprits, leur imagination, leur
capacité à inventer, à créer, leur génie en un mot. Pour cela il nous
faut remonter à bord de leurs belles pirogues doubles, partir sur
leur océan, cernés par cet horizon d'eau et avec la voûte céleste auDes preuves
sont
dessus de
nos
têtes.
dimensions, l'horizon plat de
demi-sphère du ciel nocturne. Oublions le bleu du ciel
le jour. Si le lever et le coucher du soleil peuvent être de quelque
utilité, ils n'ont que peu de valeur pour pouvoir se guider et se
diriger de manière précise. Seules les étoiles peuvent avoir cette
C'est tout
la
mer
-
il n'y a que ces deux
et la
fonction.
Et maintenant voilà la question : pouvons-nous reconstruire
système de navigation pratique et efficace en nous servant de ces
deux seules dimensions du ciel et de la mer ? Et le réaliser à
l'intérieur du contexte culturel, de la langue et des démarches de la
pensée qui ont fait et font encore les Polynésiens radicalement
différents de nous ? Pouvons-nous recréer un modèle, leur modèle,
qui nous permettra de comprendre comment ils ont pu aller de làun
bas à ici ?
je le crois, et ce sera le thème de mes propos,
cette découverte pourra prouver que les
Polynésiens ont traversé l'Océan de cette manière : quoi qu'il en
soit
ils ont pu le faire.
Nous le pouvons,
sans
illusion
aucune que
-
Société des
Études
Océaniennes
4
Un
système de navigation efficace
l'esprit et l'ardeur des navigateurs
Retrouver
Pour déchiffrer les
mystères de la navigation des Polynésiens,
comprendre au moins trois phases distinctes de ce
processus perçu comme un tout. Il nous faut d'abord tenir compte
de la découverte d'îles inconnues ; ensuite d'un voyage aller et
retour vers les îles connues ; et enfin un départ et un voyage dans
un seul sens, le seul auquel on a attaché jusqu'ici quelque
importance - à l'exception de quelques voyages spectaculaires
comme ceux de Hokulea (3)
et de Hawaiki Nui tout récemment.
il est essentiel de
Il y a une douzaine d'années, dans mon ouvrage Polynesian
Seafaring (4), j'écrivais un chapitre sur les voyages à longue
distance à l'époque du Christ. C'était l'époque où, nous le savons,
les Polynésiens des îles de l'Ouest avaient suffisamment perfec¬
tionné leur technique et leurs moyens de navigation pour pouvoir
commencer à réaliser les voyages les plus longs vers les îles du
Pacifique oriental.
Je proposais alors un système
déduit du bon sens et de ma propre
de navigation selon les étoiles
expérience de la mer et le plus
souvent -tels des indices dans un roman policier- des remarques
éparses et des observations pleines d'étonnement des explorateurs,
des missionnaires et des premiers anthropologues. Il s'agissait en
substance de retrouver deux mille ans plus tard l'esprit et l'ardeur
de ces navigateurs qui avaient emmené en pleine mer leur peuple
sur plus de onze mille milles marins plus loin vers
Tahiti ou sur
plus de dix-huit mille vers les Marquises, avec leurs cochons, leurs
chiens, leurs poulets, leurs rats ainsi qu'un choix de plantes utiles et
comestibles, à partir du berceau même de la race polynésienne,
c'est-à-dire de Fidji, de Tonga et des Samoa, vers les Marquises, les
Tuamotu et Tahiti de la Polynésie orientale et centrale. Quelques
siècles plus tard ils devaient atteindre les limites mêmes de leur
expansion sur le Pacifique, l'île de Pâques, Hawaï, Mangareva,
Rapa et la Nouvelle-Zélande.
Cette idée de navigation d'avant en arrière me semblait bien
excitante mais après la publication de mon livre, je devais me
rendre compte que rares étaient ceux qui partageaient mon
enthousiasme. C'est ainsi que je devais reconnaître qu'il manquait
quelques pièces à
mon
puzzle.
La théorie
qui prévalait à ce moment-là était qu'un tel système
pouvait avoir existé, mais les spécialistes que les anthropologues
avaient consultés (ces derniers n'étant pas marins) ont l'habitude de
déclarer que sans instrument aucun, sans compas, sans l'idée même
Société des
Études
Océaniennes
5
de latitude
ou
tionnellement
de
longitude, il était impossible de se diriger inten¬
vers un
but. Je devais remarquer tout en
réprimant
que la plupart de ces spécialistes semblaient être
soit des amiraux à la retraite ou des vieux loups de mer.
mon
indignation
L'explication qu'ils préféraient, celle d'un changement de cap
accidentel popularisé par Andrew Sharp (5), fut acceptée jusqu'à ce
que trois spécialistes en ordinateurs démontrent la parfaite erreur
de cette théorie (6). Quant à la théorie d'un voyage aller et retour,
on lui opposait une résistance encore plus farouche. Et pour autant
que je puisse le savoir, personne n'osait affirmer qu'un premier
voyage exploratoire comme moyen de découvrir des îles encore
inconnues puisse être pensable.
Je soupirais et pensais que ma théorie bien-aimée avait été
comme
la Princesse
au
Bois dormant.
Mais voilà, il y a une dizaine d'années le Prince charmant
apparaissait sous la forme d'un éminent homme de science,
Anthony Aveni ; ce professeur d'astronomie à l'université Colgate
démontrait dans la revue Science (7), la revue scientifique la plus
respectée des Etats-Unis, la différence frappante pour un marin
entre l'astronomie de la zone tropicale et celle de la zone
tempérée (fig. 1). Il expliquait à l'aide de graphiques et de manière
scientifique ce dont j'avais rêvé si profondément, à savoir que notre
conception traditionnelle de la navigation à l'aide d'étoiles dans
Légende (1) : Les systèmes astronomiques des civilisations des pays tempérés au
nord des Tropiques du Cancer (Mésopotamie, Egypte, Phénicie, Grèce et Chine)
sont représentés par leur concept des coordonnées géographiques.
Société des
Études
Océaniennes
6
l'hémisphère Nord (basée sur l'écliptique et les coordonnées
géographiques) n'avait aucune signification pour le Polynésien qui
naviguait lui dans la zone équatoriale (fig. 2 et 3).
Voici
l'explication du docteur Aveni :
remarquable dans les positions et les
mouvements des corps célestes tels qu'ils peuvent être aperçus dans
les zones tropicales et tempérées, nous pouvons supposer que des
systèmes astronomiques différents ont pu se développer dans ces
différentes régions... Presque toutes les civilisations tropicales qui
ont développé des systèmes indigènes -quel qu'en soit le motif,
pratique ou religieux-, ont créé des modèles qui tournaient autour
du zénith ou de nadir considérés comme des pôles, et de l'horizon
comme le cercle de référence fondamental. Une telle conception
s'oppose de manière remarquable à celle des anciennes civilisations
des zones tempérées dont les systèmes sont centrés sur le pôle
céleste et l'équateur, ou l'écliptique".
"En raison de la différence
"Les
peuples de l'Océanie caractérisés par la seule pratique prirent
géographie et en tirèrent parti à leur avantage.
élément de la
Leur astronomie
un
se
basait
sur
l'horizon et le zénith parce que, aux
latitudes
équatoriales, ce système a des avantages évidents lorsqu'il
s'agit d'intégrer les mouvements des cieux... Il suffit au marin de
mémoriser une constellation, c'est-à-dire une longue suite d'étoiles,
qu'il associe à l'île où il veut se rendre, puis de se diriger vers elle".
"L'orientation du ciel dans les tropiques rend la navigation précise
par cette méthode, une technique qui évite le compas magnétique
et d'autres appareils de navigation propres à notre culture".
Cela devrait rendre évident à nos amiraux et à nos capitaines
le fait que les Polynésiens n'avaient besoin ni de parallèles ni de
méridiens, de sinus ou de cosinus, de sextants ou de cartes. Il nous
faut insister cependant sur le fait que la "longue suite d'étoiles"
dont parle Aveni ne peut les guider que "vers l'île qu'il désirait
aborder". En d'autres mots, il connaissait cette île, elle devait avoir
été découverte auparavant. Mais comment ?
Une
longue suite d'étoiles
L'argument essentiel de cet article est que notre marin peut
hasard une île inconnue, d'abord en fixant puis
en se souvenant et en suivant enfin de manière
expérimentale
quelques unes "des suites d'étoiles" d'Aveni. Ces chaînes s'élèvent
de différents points à l'horizon et pourraient avoir été le point de
avoir découvert par
Société des
Études
Océaniennes
7
ZENITH
tempérées des latitudes Nord se représentent
polaire serait le pivot.
L'équateur céleste ou écliptique (qui fait un angle de 23°10 avec l'équateur
terrestre) est le point central de référence (dessin d'après Aveni).
Légende (2)
le ciel
:
comme
Les peuples des
zones
le lieu d'un mouvement circulaire dont l'étoile
ZENITH
Légende (3) : Pour les peuples des régions tropicales, les corps célestes se lèvent à
l'horizon à l'Est, atteignent le zénith puis redescendent à l'Ouest jusqu'à l'horizon :
leur mouvement est essentiellement vertical. (Dessin d'après Aveni).
Société des
Études Océaniennes
8
départ de l'île d'origine de différentes courses dans plusieurs
directions, ainsi que le montre notre schéma (fig. 4). Il a dû essayer
ces trajets les uns après les autres jusqu'à ce qu'il trouve une suite
d'étoiles qui puisse le guider, d'abord pour découvrir une île
inconnue, puis pour revenir au point de départ, et, une ou deux
années plus tard, pour répéter le même voyage vers le même groupe
d'îles qu'il voulait coloniser. Prenons par exemple les deux défis les
plus exaltants, ceux d'aller de Tonga ou de Samoa vers Tahiti ou
les Marquises.
Légende (4) : Parcours possibles pour un voyage exploratoire.
Deux des cinq tentatives sont couronnées de succès. Les îles à atteindre sont
entourées de pointillés (qui indiquent la visibilité à partir de la haute mer,
50 milles pour les îles hautes et 30 milles pour les îles basses).
Il
faut d'abord comprendre que ces voyages les plus
longs n'ont pu être entrepris ni même conçus du jour au lendemain.
Les Polynésiens avaient vécu environ deux mille ans dans leurs îles
du Pacifique occidental. Le développement de leurs techniques de
navigation, de la construction et de la manoeuvre à bord de leurs
énormes pirogues doubles, l'apprentissage de la course de
nombreuses étoiles, l'élaboration de réserves... tout cela n'a pu se
faire que petit à petit dans le cadre de voyages de plus en plus loin
vers l'inconnu, toujours
plus vers l'Est. Et au moment où ils étaient
prêts pour la découverte et la colonisation de la Polynésie
orientale, ils devaient être des marins chevronnés ayant accumulé
siècles après siècles la connaissance de l'Océan et de son caractère
propre au fur et à mesure qu'ils le pénétraient et le parcouraient.
nous
Société des
Études
Océaniennes
9
Les voyages aventureux devenant de plus en plus longs,
chacun d'eux était une grande entreprise parce qu'une suite
d'étoiles ne menant nulle part impliquait un circuit de retour de
plus de trois mille milles, une navigation aller et retour d'au
moins
six semaines.
grands voyages polynésiens ne peuvent être confondus
"les sauts de puce" des Micronésiens (même s'ils sont eux
aussi des voyageurs extraordinaires et admirables) qui dépassent
rarement 350 milles ni avec leur manière de se repérer à l'aide de
cartes confectionnées avec des bâtonnets et dont D. Lewis a su si
Ces
avec
(8). Contentons-nous de considérer d'abord le
problème de la navigation. Se diriger vers une chaîne d'étoiles
comme le suggère le docteur Aveni semble à priori assez simple,
mais pour s'en retourner vers l'île du point de départ, le navigateur
a dû sauvegarder dans sa mémoire une autre chaîne d'étoiles qui
puisse l'y ramener. Pour en être sûr, au cours de son voyage aller, il
devait être attentif à ces étoiles au fur et à mesure qu'elles
descendaient à l'horizon, l'une après l'autre, à l'arrière de sa
pirogue.
bien rendre compte
Des Rua, une
idée révolutionnaire
sur le fait que ces "suites d'étoiles", à l'aller
retour, n'étaient pas des références d'une étoile à l'autre.
Au lieu de cela elles se trouvent à la verticale comme des colonnes
Il
nous
faut insister
comme au
qui marquent des "puits" ou des "trous" d'où émergent à l'Est pour
se déplacer vers l'Ouest, l'horizon se trouvant devant puis derrière.
La mythologie polynésienne et les histoires légendaires nommaient
cela Rua. Le dictionnaire de Davies, paru en 1851 (9), la meilleure
source dont nous disposons pour l'ancienne langue tahitienne,
donne pour Rua "un trou, un puits, une ouverture" (cf p. 233).
Ruamaoro (maoro, long) signifie le solstice d'été en décembre et
Ruapoto {poto, court) le solstice d'hiver en juin (cf p. 234). Rua a
donc une connotation astronomique très claire. Dans son
dictionnaire paru en 1861, Tepano Jaussen, le premier évêque
catholique de Tahiti, traduit Rua par "trou, fossé(...) et rectum"
(cf p. 53)... Une référence fort peu nautique ! Rua est un concept
essentiel puisqu'il donne au navigateur des points fixes sur une
terre marquée par un horizon de dix milles environ à la hauteur de
l'œil (l'horizon de la mer tel qu'il apparaît à un homme debout
dans une pirogue). Il ne peut pas viser ni devant ni derrière deux
étoiles même basses à l'horizon, parce que, séparées par des
distances infinies elles ne peuvent lui donner qu'une information
Société des
Études Océaniennes
10
vague et en laquelle on ne peut avoir confiance ; tandis que deux
Rua ou puits séparés par une distance d'une vingtaine de milles à la
surface de l'eau
en
donnent
une
excellente.
C'est
précisément cette idée que le navigateur, plongé dans les
concepts et les méthodes traditionnels de l'Occident, rejette ; il
refuse ainsi aux Polynésiens la possibilité de faire, de manière
délibérée, des voyages sur de longues distances : s'il est perdu en
mer, il croit ne plus pouvoir retrouver sa position ni même sa
position approximative tant celle-ci lui semble vitale dans sa
conception. Mais est-ce nécessairement vrai pour les Polynésiens ?
Une spécialité polynésienne
Essayons de simplifier le problème et imaginons une ficellelongue de plusieurs années-lumières ; fixons-la entre une chaîne
d'étoiles
environ
levant à l'Est et
se
un
une
autre se
couchant à l'Ouest à
mètre au-dessus de la surface de l'océan
(voir
du Rua de l'Est vers lequel
Rua de l'Ouest et au-delà au-dessus de
dessin n° 5). Elle passera exactement
nous
dirigeons
d'origine.
nous
notre île
au
OUEST
~k
—
Légende (5)
:
Vu du zénith, le lil imaginaire à la longueur infinie s'étend d'une
se couchant à l'Ouest),
colonne d'étoiles se levant à l'Est à une autre
horizon en proue
fil imaginaire
horizon
Rua
infini
en
poupe
parcours
réel des pirogues louvoyant
dans les alizés
Société des
Études
Océaniennes
11
Il est évident maintenant que
les Polynésiens n'ont plus besoin
position perdue. Leur seul souci, après une
tempête ou un ciel bouché, sera de retrouver leur direction, leur fil
imaginaire tendu entre ces deux points à l'horizon - et de
poursuivre alors leur route. Ils continueront à louvoyer dans le
vent, l'œil fixé sur cette ligne entre deux colonnes d'étoiles ; ils
sauront s'ils sont allés trop au Nord ou trop au Sud, ils pourront
rectifier leur course en fonction des Rua, ces deux pivots essentiels
à leur navigation.
Allons plus loin : ce qui étonnera davantage le marin attaché
aux cartes et au compas, c'est que les Polynésiens n'ont pas à se
soucier des forces invisibles qui les font dériver, comme le courant
par exemple : elles font partie de cette surface océanne si
changeante. Ils corrigeront automatiquement chaque fois qu'ils
changent de bord. Il en sera de même lors des tempêtes ou après
une
longue période de temps couvert, même si cela leur prendra
plus de temps. Le principe, lui, n'aura pas changé : chercher la
direction générale entre les deux Rua et continuer à louvoyer en
fonction des vents. Les Polynésiens n'avaient cure de mesurer cette
dérive ; ils ne mesuraient l'espace ni au mètre ni au mille. Ils
comptaient les heures et les nuits, le temps nécessaire pour aller là
de retrouver
une
où ils le voulaient.
qui donne à réfléchir, et en fait, il s'agit là d'une idée
simplicité étonnante et excitante ; cette
méthode, en fonction de certaines conditions géographiques (dans
les latitudes tropicales, uniquement de l'Ouest vers l'Est ou
inversement, en d'autres mots là où elle devait devenir une
spécialité polynésienne), facilite en apparence la navigation, plus
que nous pouvions nous y attendre. Mais cela ne veut pas dire que
cette technique elle-même soit aisée. Identifier les chaînes d'étoiles,
ces colonnes, parmi celles innombrables qui se meuvent et se
dérobent, voilà qui mettra fin à toute conclusion hâtive. La
simplicité de la méthode signifie d'abord qu'il est impossible de
perdre sa position du moins dans le sens occidental de ce terme : en
effet dès que le temps s'éclaircit, les deux Rua s'éclairent, tels des
phares ; et ensuite que le plus grand obstacle pour la navigation
polynésienne était la santé physique et morale de l'équipage, l'état
de la pirogue, c'est-à-dire leur capacité à résister à la mer dans cette
Voilà
révolutionnaire à la
lutte incessante entre l'homme et l'océan.
A la découverte de
Il
nous
pirogue de
son
propre
monde
ces temps anciens dans la
Polynésien qui partait à la découverte de son propre
faut maintenant revenir à
ce
Société des
Études
Océaniennes
12
monde. Mais avant de le
faire, il nous faut aborder le problème
persistant et inévitable de la dérive, d'une tempête, d'un courant ou
d'un temps nuageux.
Imaginons être ces Polynésiens du temps du Christ, vivant aux
Samoa, dans ces îles du Pacifique occidental depuis plus de
deux mille ans et peut-être même trois mille. Nous devenons de
plus en plus impatients, notre population qui augmente a atteint les
limites des ressources de nos îles ; nos chefs s'ennuient,
quelquesuns ont
l'esprit d'aventure : une guerre intestine ou des rivalités
entre clans ont
ajouté une pincée de témérité à nos esprits. Notre
histoire est déjà fort ancienne et nous avons le besoin de
repartir au
loin dans le sang. Nous sommes des Tutii, nous sommes mieux
ailleurs qu'à la maison (cf. Davies p. 294).
îles
Nous
depuis des temps immémoriaux que les îles sous
se couche, sont peuplées de gens noirs
hostiles, aux cheveux crépus. Ce ne sont pas seulement des
adversaires dangereux mais leurs îles aux climats fétides nous font
tomber malades, nous qui avons la
peau plus claire, des cheveux
lisses et des yeux bridés ; nous y
souffrons de malaria. Nos
souvenirs de ces terres mélanésiennes, si
grandes et interdites
peuvent être faibles mais nous savons que nous ne pouvons plus y
savons
le vent, là où le soleil
retourner.
Pendant des siècles nous avons fait
quelques voyages courts
d'abord puis de plus en
plus longs ; nous en avons fait vers le Nord
où nous n'avons trouvé
que les calmes équatoriaux et des chaleurs
torrides ; et vers le Sud où il n'y a que le froid
qui augmente. Mais
notre destin se trouve à l'Est. Nous
y avons déjà découvert
quelques îles éparpillées, Puka Puka, Manihiki, Tongareva ou
Rakahanga des îlots plutôt. Mais ce sont ces terres qui nous
permettent de rêver d'îles plus nombreuses et plus grandes
semblables à nos Samoa, à Tonga ou à
Fidji, nos voisines poly¬
nésiennes. Nous faisons partie d'une élite, nous sommes des
chefs,
des savants. Ou plutôt nous succédons à des
chefs, des maîtres en
savoir, peut-être au terme de plusieurs générations. Ainsi c'est à
l'Est que se trouvent les îles de notre avenir.
Nous ne les
connaissons pas encore, c'est un fait, mais c'est là
que nous les
trouverons. C'est pendant ces
longues années
passées aux îles
patrie, que nous avons observé ces
différentes chaînes d'étoiles, couchés sur les
plages par de belles
Samoa, devenues
notre
nuits claires. C'est ainsi que nous
centaines et des centaines d'étoiles
leurs
positions tout
au
avons
identifié
et nommé des
(8), que nous avons enregistré
long de l'année sidérale. Il n'y avait pas de
Société des
Études
Océaniennes
13
plus grand défi pour nos tohunga fetia, nos prêtres des étoiles pour
justifier de leur haut statut dans notre société. Leur cerveau était
vaste, heureusement ! Mais ces courses d'étoiles se levant à l'Est,
accompagnées d'autres se couchant à l'Ouest selon des déclinaisons
différentes, au fil des saisons qui se succèdent, cela devait exiger
tout ce qu'un cerveau peut enregistrer.
Mais nous autres, grands chefs, au besoin nous pouvons faire
appel à plusieurs spécialistes pour maîtriser ces différents Ara reva,
ces
sentiers du ciel.
Les sentiers du ciel
Nous tenterions d'abord un voyage expérimental, lançant une
petite flotille de deux ou trois pirogues, manœuvrées par des
hommes jeunes et robustes, commandées par un tohunga aidé par
un apprenti.
Elle serait équipée pour le plus long parcours
possible, et nous disposerions pour la première semaine en mer, de
nourriture fraîche, de noix de coco, de bananes, de taro, de poulets
vivants et de porcs. Nos pirogues seraient donc construites dans ce
but et certainement elles ne seraient pas choisies parmi les plus
grandes : en ces temps-là nous disposions d'une foule de pirogues
différentes
en
fonction de
nos
besoins. Nous emmènerions aussi de
grandes quantités de nourriture concentrée, de maa (fruits
fermentés de l'arbre à pain), de bananes séchées, de poi, de
poissons séchés, de canne à sucre et d'autres produits à longue
conservation. L'eau douce se garderait conservée dans des
bambous ; le feu serait soigneusement gardé dans des places de
sable. Nous aurions aussi nos ustensiles de pêche si nombreux et si
ingénieux, et parmi eux des filets pour attraper les poissons volants
que nous mangerions cru...
Et alors ces hardis navigateurs qui ne se perdraient jamais de
ni d'oreilles partiraient avec ces Rua, ces ouvertures d'étoiles
choisies jusqu'à ce que le responsable juge que le point de nonretour a été atteint. La navigation se passerait toujours pendant la
nuit. Les journées chaudes et ensoleillées seraient le temps de repos
et de sommeil - comme c'est encore le cas pour de nombreux
vue
Polynésiens ; la forme des vagues, la direction des vents et le soleil
permettraient malgré tout de garder une direction quelconque
pendant les heures de la journée. Les Polynésiens ne disposaient
pas d'instrument de navigation - à moins que peut-être la pirogue
n'en soit un. Kramer nous rapporte cette étonnante expérience
d'un tohunga samoan dont l'assistant, couché pendant des heures
dans la pirogue, regardait le ciel et gardait le canot aligné sur trois
étoiles, étoiles qui lui étaient familières et utiles pour son voyage. Il
Société des
Études
Océaniennes
14
a
été l'un des
cette sorte de
témoins
visuels, ou peut-être même le seul, de
navigation selon les étoiles. D'autres références se
rares
trouvent dans
son livre mais Kramer avoue avoir été
trop
ensommeillé pour être plus précis (10). Il n'est
pas déraisonnable
d'estimer la durée d'un tel voyage aller et retour à 35 ou 40
jours, si
les Polynésiens ne trouvaient rien. En effet le retour se faisant sous
le vent prendrait deux ou trois fois moins de
temps que l'aller,
peut-être bien 25 jours à l'aller et 10 jours au retour. Cela mettrait
la distance des Samoa à Tahiti (... de Manua à
Maupiti soit
1730 km) à une moyenne de 2 nœuds ou 48 milles
par jour ; des
Samoa à Nuku Hiva (1800 milles soit 2850 km) à une
moyenne de
3 nœuds ou 72 milles par jour. Cela semble même suffisamment
sous-estimé comme l'a montré E. Doran : il a
de
analysé à l'aide
expérimentaux les capacités des pirogues doubles
louvoyant dans le vent (11). De même nous ne tenons pas compte
du fait probable que les départs devaient se faire entre les mois de
modèles
novembre et de mars, c'est-à-dire au moment où le Toerau tairato
souffle de temps en temps de l'Ouest et que le Mara'amu envoie son
souffle froid du Sud vers l'Est.
Ces vents saisonniers de l'Ouest forts et
puissants, pourraient
facilement donner aux navigateurs quelques
plus, leur accordant ainsi
400
ou
un
bonus que nous
jours à 5 nœuds ou
pourrions estimer à
500 milles.
Et si la première tentative vers une étoile n'amenait nulle
part,
il était possible
d'essayer un ou deux ans plus tard une autre course
à un angle différent, soit vers le
Nord, soit vers le Sud. Ainsi que
nous le montre le schéma
4, de nombreuses îles se déploient sur de
vastes distances à droite et à
gauche, et Sud et au Nord, de part et
d'autre du chemin du Rua que
nous avons choisi, de cette
ouverture d'étoiles vers laquelle se
dirige la proue de notre pirogue.
Ainsi les îles de la Société se
déploient sur un arc de cercle de plus
de 100 milles et pour le cas où ces îles hautes seraient
manquées, les
Tuamotu s'étendent sur plus de 500 milles. Ces atolls n'encoura¬
geraient
pas à la colonisation mais
de refaire des provisions
permettraient de reprendre des
fraîches. De plus, entre l'île la
plus au sud des Marquises (à savoir Fatu Hiva) et celle la plus au
nord des Tuamotu (c'est-à-dire
Manihi), il n'y a qu'un vide de deux
cents milles sur une distance de
plus de 1400 entre Eiao et
Mangareva (Eiao étant la plus septentrionale des Marquises et
Mangareva la plus méridionale des Tuamotu).
forces
et
Société des
Études
Océaniennes
15
L'étoile la
plus brillante à la même latitude
que
Tahiti
Nous aurions la volonté de continuer, le désir d'aller de
l'avant. Avec de la patience et de la persévérance, nous devrions
bien finir par toucher terre un jour ou l'autre. Nos anciennes
traditions et notre intuition nous ont toujours dit, à nous qui
venons des Samoa, qu'il doit bien
y avoir des îles, là-bas à l'Est, des
îles belles où il fait bon vivre. Avec un tel espoir, un Samoan, à
l'esprit aventureux n'aurait plus qu'à étudier le ciel la nuit, à
vers l'Est, heures après heures, nuits après nuits, à fixer
telle course d'étoile ou une autre. Laquelle choisir ? Les chances
sont à peu près les mêmes... Et voilà l'étoile la plus brillante au
firmament, la plus brillante du ciel tout entier (Sirius, Taurua ou
Mere) qui a une déclinaison de 17°45 c'est-à-dire pratiquement la
même latitude que Tahiti. Si notre Polynésien avait choisi Sirius
comme premier élément du Rua de Sirius et les ouvertures
qui le
suivent et le précèdent, cela le mènerait droit au travers les îles de la
Société. De plus, une autre étoile très brillante dans le ciel
(Procyon ou Ana ranu'a vahine o taote manava) a presque la
même déclinaison que la latitude de Nuku Hiva. Que penser d'une
regarder
telle coïncidence ? d'une telle fortune ?
Quoi qu'il en soit, nous les aurions trouvées. Après le premier
exploratoire couronné de succès, nous serions retournés
avec cette bonne nouvelle. Et plus tard,
après les voyages suivants,
rendus plus sûrs par la découverte de nouveaux chemins d'étoiles,
nous aurions colonisé ces îles avec nos femmes, nos enfants, nos
animaux, nos plantes et nos fleurs, chacune d'entre elles, ou grande
ou petite,
plusieurs siècles avant que les Européens ne nous y
découvrent enracinés éparpillés à la surface de tout le Grand
Océan, vaste et bleu (2).
voyage
Ed. Dodd
(2) Nos remerciements à l'auteur qui
Traduction R.
a
permis la traduction de
Koenig.
Société des
Études
Océaniennes
son
article original.
16
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canoe
Wangka : Austronesian
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Société des Etudes Océaniennes
17
APERÇU
MÉDICAL DANS LES E.F.O.
A LA FIN DU
19ème
SIÈCLE
de fin de
(1886-1888) du croiseur
Duquesne, à bord duquel l'amiral
Extrait du rapport
campagne
Marc de Saint-Hilaire
arborait
sa
marque.
Le
médecin
du bord était le
médecin-principal Mathis, auteur
du rapport.
Le voyage
duré 122 jours,
15 seulement
du Duquesne avait
dont 108 à la mer et
en relâche. On ne
comptait que 19 jours de marche à la
vapeur.
Iles Sous-le-Vent
fièvres intermittentes, il faut signaler
maladies des organes abdominaux. La
dysenterie endémique, l'hépatite y sont entièrement inconnues, et
l'on n'y observe guère que des coliques, des diarrhées à frigore, ou
résultat d'excès. Si grande que soit la chaleur, l'action directe du
Avec l'absence de
l'extrême rareté des
soleil
ne
produit
pas, sous ces
climats, les résultats fâcheux que l'on
fréquemment sous des latitudes similaires. Les hommes
peuvent porter impunément le bonnet de travail en toile ; dans les
premiers temps, nous étions plein de crainte en voyant, avec cette
observe
Société des
Études
Océaniennes
18
coiffure, les matelots faire de longs travaux au soleil, et jamais il ne
s'est présenté d'accident. Le coup de soleil est rare et toujours
bénin. L'influence météorique se traduit le plus souvent par des
embarras gastriques fébriles et par l'apparition de fièvres continues
sans grande gravité, et qui, dans quelques cas, présentent tous les
caractères de la fièvre
typhoïde.
Les maladies des organes
de la respiration sont les plus
celles qui déciment la population.
Insouciants de toute hygiène, à peine vêtus, souvent à l'eau dans le
jour, où ils subissent l'action des courants d'air, et l'influence
funeste des vents de nuit, toujours froids et humides. Autant de
causes de refroidissements, d'inflammations aiguës des voies
pulmonaires ; les bronchites se répètent, passent à l'état chronique
et l'on voit souvent de beaux hommes, solides, tomber en quelques
mois dans le dernier degré de la consomption. C'est qu'ici, comme
à Tahiti, la phtisie pulmonaire est la grande endémie de la
population indigène. Ajoutons que l'absence de soins, une
répugnance pour les médicaments autres que les simples canaques,
et surtout la promiscuité de l'habitation sont les grandes causes de
fréquentes, les plus
graves,
la diffusion de la tuberculose.
L'éléphantiasis, feefee, est très répandu dans toutes les îles de
Société, où il constitue un véritable fléau, son siège est
ordinairement la jambe. Celui des bourses et surtout des membres
supérieurs est rarement observé ; bien plus fréquent chez l'homme
que chez la femme, il atteint aussi les vieux colons européens, qui
trop souvent finissent par adopter les habitudes de la vie canaque.
La syphilis y est commune, mais pas plus grave que d'ordinaire
dans ses manifestations. Cependant le libertinage, l'insouciance
native, l'absence de tout traitement efficace ont déterminé chez ces
populations, un vice constitutionnel, auquel peu de familles
échappent. La vérole est souvent héréditaire, et compte pour un
facteur important dans les causes de dépopulation. La lèpre est
assez rare encore aux îles sous-le-vent ; mais à Tahiti, le nombre de
lépreux prend des proportions inquiétantes. Ces malheureux sont
relégués par les districts au fond des vallées, loin des centres
d'habitations, mais ils ne sont l'objet d'aucun soin, ni surtout d'une
la
surveillance effective. L'établissement d'une
on ne veut
Pomotou
-
pas
arriver
au
léproserie s'impose si
triste résultat offert par les Marquisiens.
Fakarava
Au mois de
Septembre 1887, le Duquesne a visité le groupe
l'archipel des Pomotou, cette nuée d'îles qui, au nombre de
78, occupent l'étendue de 16° de longitude.
S.E. de
Société des
Études
Océaniennes
19
L'île de Fakarava,
siège de la résidence, est la seule qui
une passe et un mouillage convenables pour le Duquesne.
Elle est constituée par une étroite bande de corail qui décrit un long
cercle interrompu dans certains points et limite un lagon de 4 à
possède
5 milles d'étendue. La bande du sol,
étroite, uniquement formée de
aride et sans trace de terre
sable et de brisures de coraux, est
végétale. Le pandanus et le cocotier y prospèrent cependant, et
sont d'une immense ressource. A force de soins, quelques habitants
cultivent de rares légumes, des pieds de bananiers rabougris. L'eau
de pluie est recueillie avec soin, mais en creusant des trous dans le
récif, on obtient par filtration une eau en partie dépouillée de ses
sels.
qui auraient été très peuplées jadis, n'ont plus qu'une
population très réduite qui reste estimée à 5 000 pour tout
l'archipel ; on compte à Fakarava 800 habitants. Quand on
compare la dure existence que mènent les gens des Pomotou sur
ces îles basses, arides et sans défense contre les ravages des
ouragans avec celle que les Tahitiens par exemple trouvent chez
eux, on s'explique l'attrait de l'émigration. La nature ici ne leur
donne rien sans travail ; ce n'est que le lagon qui les fait vivre, et en
particulier la pêche des nacres. Aussi le type n'est plus le même :
hommes et femmes ont les traits plus durs, plus grossiers, la peau
foncée, presque noire, les membres vigoureux, la poitrine très
développée. C'est qu'à terre, comme sur le lagon, ils sont
constamment exposés à l'ardeur du soleil et aux prises avec un
travail pénible, la culture d'un sol aride et l'exploitation de leurs
pêches. Notre court séjour n'a guère permis de recueillir des
renseignements sur les maladies ; et d'ailleurs toute la population
avait déserté le district et était occupée au loin à la récolte des
cocos. Une centaine de Maoris des deux sexes sont venus à bord et
nous avons pu constater chez le plus grand nombre les attributs
d'une vigoureuse santé ; quelques uns cependant portaient sur leur
visage des traces de syphilis constitutionnelle, se traduisant par la
fonte des os propres du nez, la perte du globe oculaire, ou des
Ces îles,
cicatrices difformes. Nous avons vu, à terre, deux pauvres
tuberculeux réduits au marasme et attendant avec philosophie, le
fin prochaine. Ici encore syphilis, scrofule,
qui, avec l'absence de soins et de
toute observance de la plus simple hygiène, déciment la population
dans un pays, dont la salubrité du climat n'a guère à envier à celui
de l'archipel voisin de la Société. Mais il faut tenir compte ici des
difficultés de la vie, de la misère et des rudes atteintes à la santé
qu'ont à subir ces intrépides plongeurs, qui, par des fonds de 40
dos
au
soleil,
une
tuberculose sont les trois vices
Société des
Études Océaniennes
20
mètres, vont pêcher les nacres. Ce dur métier, qui les expose à des
dangers sans nombre, doit assurément impressionner à la longue
les fonctions pulmonaires, et
occasionner, dans ces organes, des
lésions dont le dernier terme est
souvent
la
phtisie.
Marquises
En
1886, le Duquesne a parcouru l'archipel des Marquises. On
bonne saison, à la fin de Septembre. Aussi le temps fut-il
constamment beau, la température se maintenant de 23° à 29°. La
bonne santé de l'Equipage ne se démentit
pas. Ces îles sont très
belles, très élevées et d'un pittoresque achevé, avec leurs rochers
basaltiques, leurs montagnes couvertes de verdure, coupées de
vallées profondes. Les établissements militaires, fondés
depuis la
conquête, ont été successivement abandonnés. Tout récemment
encore, le détachement d'infanterie, qui tenait garnison à la
Dominique, a été rappelé au Chef-lieu ; et il ne reste plus qu'un
résident et quelques gendarmes disséminés
pour affirmer notre
possession. C'est assez dire que les Marquisiens, avec l'apparence
de sauvagerie que leur donne le
tatouage, sont faciles à conduire.
Les ressources, qu'on peut s'y
procurer sont minimes ;
cependant il existait à Taiohae un troupeau appartenant à l'Etat,
qui fournissait sans trop de peine du bœuf et de la chèvre. Il est
regrettable que, dans un but de mesquine économie, l'administra¬
y
était
en
tion ait décidé la destruction de
ce
troupeau.
Les Marquises restent bien en dehors du mouvement
commercial ; c'est qu'aussi les productions sont
peu considérables,
et se réduisent à
quelques rares chargements de coton et de coprah.
La population de
l'archipel entier est estimée à 6 000 habitants
environ, chiffre bien inférieur à ce qu'il était jadis. Les Marquisiens
suivent le courant fatal qui, sur tous les
points, emporte la race
Maori. La dépopulation est surtout manifeste à
Nuku-Hiva, où
l'on rencontre à
chaque pas des traces d'anciennes cultures et
d'habitations abandonnées ; les indigènes, qui étaient 6 000 il
y a
35 ans, ne se
comptent plus dans cette île que par quelques
centaines. Il est vrai de dire
que la variole, qui y fut apportée en
1863 y fit de cruels ravages. Si la
température y est sensiblement
plus élevée qu'à Tahiti, le climat n'en
tout
ce
est pas moins délicieux, et
que nous avons dit de la salubrité et des maladies des
indigènes aux îles de
Mais la lèpre a envahi
la Société peut
s'appliquer aux Marquises.
populations d'une façon désastreuse ; on
y rencontre en moyenne 10 lépreux sur 100 habitants. A la
Dominique (Hiva-Oa), la plus peuplée aujourd'hui de l'archipel,
existe une léproserie, où sont
parqués les misérables lépreux
ces
Société des
Études
Océaniennes
21
abandonnés par leur famille. Nous avons pu y
formes de la maladie (tuberculose, amputante,
voir toutes les
léonine, atrophique). Les lépreux sont nourris là par les parents, mais ils ne
suivent aucun traitement ; de plus il n'existe aucune surveillance
pour les empêcher de communiquer avec l'extérieur et de diffuser le
fléau.
Dans tous
ces
archipels, la population indigène
jour
en jour. La marche de cette dépopulation serait
l'on s'en rapporte à l'estimation que donne Cook sur
y décroît de
effrayante, si
le chiffre des
naturels.
Quoi qu'il en soit, le fait est hors de doute, et l'on peut
prévoir l'extinction de la race maori dans ces îles. Moins évidente à
Tahiti, où elle se maintient par le courant d'immigration des
groupes voisins, ce mouvement est très sensible en particulier dans
les îles Marquises ; c'est ainsi qu'à Atuona, il y a eu, en 1886,
17 naissances et 63 décès ; à Taiohae, au chef-lieu, il a été enregistré
dans les six premiers mois de l'année 1887, 2 naissances et
17 décès ; à l'île Ua-Pu, la mortalité y est telle que, chiffres en main,
dans 13 ans la population aura disparu. Sans parler de leurs
longues et sanglantes luttes, des épidémies qui sont survenues et
des famines cruelles dont
on conserve
le
souvenir, les
causes
du
décroissement sont multiples, les principales sont : la prostitution
et les maladies qui en dérivent, le désordre et l'insouciance quand
ils sont malades, l'absence complète de soins hygiéniques, une
mauvaise alimentation. Le commerce sexuel prématuré, le peu de
soins que les parents prennent des enfants doivent aussi contribuer
à l'extinction progressive de la race. Un*facteur très important se
trouve encore dans l'abus des boissons alcooliques, auxquelles,
hommes et femmes, se livrent avec passion. Il faut tenir compte
aussi de l'influence de l'oisiveté, de cette insouciance qui leur fait
passer des journées entières, accroupis, l'œil vague, sans
les voir ainsi, on sent la race qui s'en va.
Une autre
énergie. A
cause de dépérissement, et d'importation récente,
l'usage de l'opium, qui, à la suite des Chinois, s'est introduit
dans ces archipels. Le mal n'est pas grand dans les îles de la
Société ; c'est à peine si l'on connaît à Papeete, deux ou trois
vieilles femmes, qui fréquentent les fumeries. Le Tahitien aime
l'ivresse bruyante, gaie, de l'alcool, en rapport avec ses goûts
naturels. Celle que donne l'opium ne peut le satisfaire, aussi, n'y a
t-il guère à craindre ici l'extension de ce vice. Il n'en est pas de
même aux Marquises, où l'usage de l'opium s'est bien vite répandu
dans des proportions désastreuses pour l'avenir. Les Marquisiens,
sombres, mélancoliques même dans leurs plaisirs, déjà préparés
par les effets analogues du kawa, ont adopté l'opium aisément et
c'est
Société des
Études
Océaniennes
22
s'y livrent sans mesure. C'est ainsi qu'à Nuku-Hiva, à Ua-Pu, les
9/10e de la population en fait usage ; dans les baies de la
Dominique ce serait le 5è, à Fatu-Hiva, la consommation en serait
bien moindre. La vente de l'opium par le fermier est bien l'objet
d'une réglementation sévère : chaque asiatique ne peut régulière¬
ment acheter que 100 grammes de cette substance par mois ; mais
elle est si facile à cacher et à transporter sous un petit volume,
représentant une valeur considérable, que la contrebande se fait sur
une grande échelle, malgré la surveillance la plus active. Le mode
d'emploi et l'opium diffère selon que les indigènes ont à leur portée
des fumeries, tenues par des Chinois ; dans les localités, où il n'en
existe pas, ils avalent l'opium sous forme de petites boulettes ou
l'absorbent dissous dans du tafia. L'entraînement pour ce vice est
tel, qu'ils n'hésitent pas, pour satisfaire leur passion, à sacrifier des
sommes considérables.
On estime que le kilo d'opium de
contrebande leur est vendu au prix de 3 000 francs ; et comme cette
consommation frauduleuse serait d'environ 80 kilos, c'est donc une
somme de 240 000 francs que cette funeste passion coûte aux
Marquisiens, pour en arriver à la ruine de la santé, à l'abrutisse¬
ment et à la mort.
Société des
Études
Océaniennes
23
LES ANGUILLES DE TAHITI :
DES TRAVAUX DE J. SCHMIDT
AUX
(1927)
ACQUISITIONS RÉCENTES
Introduction
J. Schmidt, célèbre pour ses recherches sur la biologie de
l'anguille européenne (Anguilla anguilla), en particulier sur son
aire de ponte dans la merdes Sargasses, séjourna quelques mois en
1926 à Tahiti*. En effet, après la lecture de Darwin sur son voyage
autour du monde à bord du Beagle, il se décida à choisir Tahiti
comme centre d'étude des anguilles du Pacifique (Schmidt 1927).
Grâce surtout à des caractères internes (nombre total de
vertèbres) et externes (distance entre les verticales passant par
l'anus et l'origine de la nageoire dorsale), il mit en évidence la
présence de trois espèces d'anguilles à Tahiti : A. mauritiana,
A. megastoma et A. obscur a.
Son assistant, Ege (1939) remplaça, par le principe d'anté¬
riorité le nom d'A mauritiana (Bennett 1831) par celui
d'A marmorata (Quoy et Gaimard 1824).
Par la suite des études uniquement ponctuelles ont été
réalisées sur les milieux dulçaquicoles de Tahiti. Ainsi la faune
ichtyologique des eaux douces de Tahiti a été étudiée par Herre
(1932), Fowler (1932), Seurat (1934) et plus récemment par
Randall (1973).
L'ensemble de ces travaux concerne donc surtout la systéma¬
tique et très peu la biologie des anguilles. Or ces anguilles sont
omniprésentes à Tahiti : à peine arrivé dans l'île, on vous parle des
*
BSO n° 17
-
1927.
Société des
Études Océaniennes
24
spécimens péchés de grande taille et des "anguilles à oreilles" qui
sont à la base de
légendes très vivaces (Teuira 1968, Anon. 1928 et
1950). Il était donc justifié de combler cette lacune.
Description des biotopes de l'île
L'hydrographie de l'île de Tahiti
histoire géologique.
est
liée directement à
son
Les pentes de l'ancien volcan ont été entamées
par des vallées
rayonnantes où coulent des rivières, le plus souvent sans affluent.
Une régression marine récente a
permis l'installation d'une plaine
Lttorale favorisant par son
stagnantes. Un éboulement
lac Vaihiria.
imperméabilité la présence d'eaux
l'origine d'un lac d'altitude : le
été à
a
Les cours d'eau sont courts et
caractérisés par une forte
torrentialité provoquant des crues violentes mais de brève
durée.
Leur parcours est
interrompu par des cascades abruptes, parfois
très hautes, qui agissant comme
des
obstacles, règlent la
composition spécifique en limitant les migrations. La largeur des
cours d'eau, à
l'étiage, est en général inférieure à 10 m, la
profondeur inférieure à 40 cm. L'eau est claire, bien
oxygénée, le
courant rapide.
Les roches sont
basaltiques et fournissent une eau peu
conductivité de 80 à 120 /xS cm"1
Bien
sels minéraux et constamment renouvelée
minéralisée, d'une
équilibrée en
débit, elle permet cependant
.
par
une
animale.
le
forte productivité végétale et
Le ph est compris entre 7 et
8, plus proche de 8
température se situe aux alentours de 22° C.
que
de 7. La
Pêche traditionnelle des
anguilles
Schmidt (1927) a prétendu
que les
friands d'anguilles.
Polynésiens sont très
Handy (1932) a soutenu lui aussi qu'elles sont
une excellente
nourriture. L'anguille est pourtant
peu pêchée à
Tahiti. En effet, la taille
importante atteinte par certains
exemplaires, soulignée par la profondeur en général faible des
rivières, a frappé l'imagination des Tahitiens. De ce fait,
l'anguille a
été la source de nombreuses
légendes qui lui ont conféré un
caractère sacré.
Les pêcheurs
d'anguilles de la vallée de la Papenoo en
distinguent trois catégories : la première appelée
"puhi paa", la
seconde "puhi maua" ou "rere ie-ie" et
la troisième "puhi-vari"
"taa repo". Seules les deux
premières anguilles sont
mangées
Société des
Études
Océaniennes
ou
par
25
les Tahitiens. Le
"puhi vari"
=
anguille de
vase
péché.
Deux
général,
n'est
en
effet pas
techniques, basées sur le fait que les rivières
faible profondeur, sont utilisées.
ont en
une
Dans la première, on repère les anguilles dans les
anfractuosités ; une fois repérées on les tire soit au "fusil tahitien" soit on
les crochette au moyen d'un
hameçon de forte taille, temporai¬
rement solidaire d'une
baguette de "purau" et relié à un fil
permettra de les tirer hors de leurs trous.
qui
Dans la seconde, on attire
l'anguille grâce à un "maa"
(morceau de poisson, abats de volaille etc...) ou une "sauce"
(morceau de poisson macéré dans son sang) ; une fois attirée par
l'odeur, l'anguille est harponnée ou crochetée rapidement. Cette
deuxième technique est utilisée le jour ou la nuit de
préférence, à la
lumière d'un "mori-gaz".
Nombre
d'espèces
quatrième espèce, Anguilla australis schmidti est parfois
signalée à Tahiti (Tesch 1977, Lecomte-Finiger 1984). En fait,
seulement deux exemplaires de cette espèce ont été
capturés en
Polynésie, l'un aux îles Fiji, l'autre à Tahiti.
Une
L'étude des vertèbres
préhémales et des rayons branchiostèges
(Fig. 1) permet de conclure qu\4. australis schmidti ne se trouve
pas dans les eaux douces de Tahiti. L'exemplaire péché à Tahiti et
conservé au musée d'Hambourg ne
provenait pas de Tahiti, ou
était un exemplaire égaré. Il avait été déterminé
par Ege (1939)
comme un
exemplaire d'A. australis schmidti (nombre de vertèbres
préhémales 47 et nombre total de vertèbres 114). Ce résultat était
prévisible d'ailleurs, puisque l'aire de répartition de cette espèce est
cantonnée à la Nouvelle-Zélande et à la Nouvelle-Calédonie et
qu'on avait pas trouvé des exemplaires de cette espèce ni aux
Samoa ni aux Tonga, ni aux Cook et
un seul exemplaire à
Tahiti, très éloignée en latitude. L'étude des vertèbres préhémales,
du nombre total de vertèbres, du nombre de
rayons branchiostèges
et du nombre de rayons de la
nageoire pectorale (Fig. 2) permet de
caractériser trois populations d'anguilles : A. marmorata,
A. megastoma et A. obscur a.
...
Société des
Études
Océaniennes
26
nombre de vertèbres
nombre de rayons
préhémales
!
branchiostèges
t
A. ausiralis schmidti
(d'après les valeurs individuelles
fournies par Ege 1939)
I
A. marmorala
A. megastoma
A. obscura
l
I
I
I
I
I
I
I
i
I
39
40
41
42
43
44
45
46
47
48
intervalle de confiance
12
±
= m
Fig. 1
I2 à
9
11
12
13
14
dispersion maximale
0,05
p =
10
S
ts avec m = moyenne observée, t = 1,96
=
écart-type de l'échantillon
Schémas de recouvrement des intervalles de confiance 12 du nombre de
préhémales et de rayons branchiostèges.
:
vertèbres
nombre de vertèbres
préhémales
nombre total de vertèbres
nombre de rayons
nombre de rayons
de la
branchiostèges
A.
I
1-
1
I
nageoire pectorale
mar mur al a
1
I—I
1
A. megastoma
I
■—I
I
I
1
I
I
39 40 41
I
I
I
42 43 44
11
= m
±
ts avec m
Vn
Fig. 2
:
'
101
intervalle de co'nfiance
l| à p
= moyenne
et
n
=
'
'
■
I''
105
'
'
I
'
110
'''I
115
0,05
observée, t
=
nombre
1
*
I
I
I
I
9
10
II
12
l_l
15
16
I
I
17
18
I
I
19 20
dispersion maximale
= 1,96. s = écart-type de l'échantillon
d'anguilles.
Caractéristiques des caractères internes choisis des trois espèces de Tahiti.
Société des
Études
Océaniennes
27
Répartition des trois espèces d'anguilles
A
Tahiti
:
Les trois
espèces d'anguilles de Tahiti ne se répartissent pas
quelconque. A. obscura est l'anguille dominante des
eaux stagnantes, mis à part le lac Vaihiria. A. marmorata et
A. megastoma sont les anguilles dominantes des eaux courantes.
A. megastoma est l'anguille du lac Vaihiria.
d'une manière
La
répartition relative des deux espèces d'eaux courantes,
A. megastoma est dûe, non seulement aux
cascades qui règlent le mécanisme de leur migration, mais aussi à
une compétition interspécifique. A. marmorata domine en aval des
cascades, dans un biotope caractérisé par une pente faible,
A. megastoma domine en amont des cascades dans un biotope
caractérisé par une pente forte.
A.
marmorata et
Ceci est confirmé par
les noms vernaculaires des espèces :
"puhi vari" = anguille de vase, A. megastoma =
"puhi maua" = anguille de montagne et A. marmorata = "puhi
paa" sans signification particulière (on la trouve aussi bien dans les
eaux stagnantes en compagnie d'A. obscura qu'en amont des
cascades en compagnie d'A megastoma.
A. obscura
En
=
Polynésie Française
:
A. marmorata est la seule anguille signalée aux îles Marquises,
archipel le plus au Nord de la Polynésie Française, par Fowler
(1932) et Ege (1939).
A. megastoma est la seule anguille signalée par Seurat (1934),
Ege (1939) et Fourmanoir (1974) aux îles Gambier, archipel le plus
à l'Est de la Polynésie.
A. obscura est la seule anguille signalée par Ege (1939) aux îles
Australes, archipel le plus au Sud de la Polynésie Française.
Par ailleurs, Seurat
(1906)
a
signalé la présence d'anguilles aux
Tuamotu, dans le lagon de Fakarava ce qui est possible puisque
l'anguille est un poisson eurhyalin. Le nombre d'espèce, d'après les
exemplaires capturés, qui sont faibles, semble se réduire à un, pour
chacune des extrémités Nord, Est et Sud de la Polynésie. Il
importerait de vérifier si l'absence des deux autres espèces ne
résulte pas d'un échantillonnage trop localisé aux régions littorales.
Société des
Études Océaniennes
28
Dans la Province
Indo-Pacifique :
a une très large répartition :
Afrique du Sud,
Madagascar, la Réunion, Indonésie, Philippines, Chine, Japon,
Nouvelle-Guinée, Vanuatu, Nouvelle-Calédonie, Fiji et Polynésie.
A. marmoraîa
A. megastoma a une
répartition moins large : Salomon,
Vanuatu, Nouvelle-Calédonie, Fiji, Polynésie et Pitcairn.
A. obscura est connue de Nouvelle-Guinée, Australie,
Vanuatu, Nouvelle-Calédonie, Fiji et Polynésie.
Clef de détermination des trois
espèces d'anguilles
séparer les trois espèces
Le critère déterminant permettant de
d'anguilles de Tahiti est le suivant :
A
longueur préanale - longueur prédorsale
longueur totale
_
A
i
,
,
i
„
inn
XIuu
(Voir figure ci-dessous)
^
T
f
d
ac
=
=
longueur totale
ab
=
longueur préanale
ac
=
A variant de 0 à 8
avec une
(n_= 392) anguille à peau
vaseux, stagnants de l'île
vés)
=
longueur prédorsale
longueur de la tête
de 4,01
A. obscura
tachetée, vivant dans les milieux
;
de 103,77 (n_^ 312)
312
Société des
a'
e
moyenne
non
le nombre total de vertèbres varie de
moyenne
i
i
b
c
ad
•
:
-
Études
n
101
à 107
avec
une
(nombre d'individus obser¬
Océaniennes
29
•
A variant de 9 à 14
moyenne de 11,21
A. megastoma
(n.= 160) anguille à peau tachetée ou non vivant dans les rivières
en amont des cascades, sur des pentes fortes ;
avec une
le nombre total de vertèbres varie de 110 à 116
moyenne
•
avec une
de 112,95 (n^ 146)
A variant de 12 à 19
avec une moyenne de 15,99
A. marmo(n_^ 607) anguille à peau tachetée vivant dans les rivières,
aval des cascades, sur des pentes faibles ;
rata
en
le nombre total de vertèbres varie de 103 à 110
moyenne
Calcul du
avec
une
de 106,15 (n_^ 245).
peuplement des anguilles de rivière
La méthode d'estimation des stocks retenue est celle de
DeLury (1947). Elle consiste à pratiquer plusieurs pêches
successives sans remises à l'eau des captures, dans un secteur jugé
représentatif de la partie de la rivière à étudier.
La biomasse d'/L marmorata est de 23 à 1 583
avec
une
moyenne
de 321 kg
pour
les 10
cours
kg par hectare,
étudiés.
La biomasse à'A. megastoma est
de 6 à 1 057 kg avec une
de 365 kg. Les anguilles megastoma, qui peuplent le lac,
ne peuvent vivre que dans sa périphérie sous des abris rocheux peu
nombreux, le fond du lac étant totalement privé d'oxygène par la
végétation en décomposition. De ce fait, leur nombre ne doit pas
dépasser une trentaine d'individus.
moyenne
D'après P. Lamarque (Marquet et Lamarque 1985), en se
sur une productivité de 100 à 200 kg/ ha, la production par
pêche pourrait se situer entre 30 et 60 tonnes par an, pour les 300
hectares que représentent les cours d'eau de Tahiti et de Moorea.
basant
Une exploitation rationnelle des anguilles permettrait
diminuer la pression qu'elles exercent sur les Macrobrachium
(chevrettes), principal richesse des rivières tahitiennes.
Société des
Études
Océaniennes
de
lar
30
Régime alimentaire des anguilles
Nature des
proies
proies ingérées (Tableau n° 1) appartiennent aux classes
suivantes : Annélides oligochètes, Mollusques gastéropodes,
Crustacés, Insectes, Poissons osteichthyens et Mammifères. Les
insectes sont représentés par des larves de Diptères, de Lépi¬
doptères et d'Odonates.
Les
Tableau n° 1
:
Nature des
Ordre
Classe
proies ingérées
par
Famille
les anguilles
Genre
Annelides
Espèce
Perichaeta
Nature
Adulte
oligochétes
Mollusques
Physidae
Physa
spp
Adulte
gastéropodes
Planorbidae
Helisoma
duryi
Adulte
Macrobrachium
australe
Adultes
Crustacés
Palaemonidae
lar
latimanus
Insectes
At-yidae
Atya
dds
Adulte
Grapsidae
Sesarma
dds
Adulte
Larve de
Diptères
moustique
Lépidoptères
Chenilles
Odonates
Larves de
libellule
Osteichthyens
Anguillidae
Anguilla
marmorata
Adulte
Eleotridae
Eleotris
fusca
Adulte et
alevins
Gobiidae
Mammifères
Indice de
Adultes et
alevins
-
Rongeurs
Rattus
fréquence des proies selon les espèces
Les valeurs calculées (Tableau n° 2) ne tiennent pas compte
des lieux et des périodes de prélèvement. Les résultats n'ont donc
qu'une valeur indicative. Le régime est de type opportuniste
anguilles se nourrissent des proies les plus disponibles.
A. marmorata fait preuve de
Société des
Études
cannibalisme.
Océaniennes
:
les
31
Tableau n° 2
:
Indices de
fréquence des proies selon les espèces d'anguilles
Proies
Annélides
A. marmorata
Périchaeta
A.
megastoma
1,5
3,5
A. obscura
4
oligochètes
Physa
-
Hélisoma
40
Mollusques
gastéropodes
Veronicella
Macrobrachium
Crustacés
Atya
Sesarma
9
10,7
59
53,6
5
7,1
1,5
4
Insectes
40
3
Anguillidae
Osteichthyens
4
Eleotridae
8
1,5
Gobiidae
18
Mammifères
25,0
1,5
Totaux
100,0
99,9
100,0
Migrations des anguilles
La reproduction des Anguillidae est en partie connue pour les
espèces des climats tempérés de l'hémisphère Nord et Sud. Le
schéma classique est celui de l'espèce européenne A. anguilla.
Elle migre depuis son lieu de naissance, dans la mer des
Sargasses vers les cotes d'Europe à l'état de larves transparentes et
planctoniques appelées leptocéphales (Schmidt 1922). La migra¬
tion dure deux à trois ans. Elle prend fin au-dessus du talus
continental, où ces larves se transforment en civelles transparentes.
Cette métamorphose consiste en des modifications morpholo¬
giques et physiologiques (Fontaine 1975). La sortie des eaux
marines et la pénétration progressive dans les eaux continentales
des civelles (= migration anadrome) s'accompagnent d'une
synthèse de pigments noirs (= mélanogénèse).
Ce mode de reproduction semble commun aux autres espèces
d'anguilles, en particulier celle du Pacifique Sud (Jespersen 1942,
Castle 1969). L'aire de ponte est hypothétique, située semble-t-il
entre les îles Fiji et Samoa. Seulement seize larves leptocéphales
ont été capturées et étudiées pour tout le Pacifique Sud. Quatre
larves ont été récoltées, lors de l'exploration par le "Dana" en
octobre-novembre 1928 dans les eaux du Pacifique Sud, des
Marquises à la Nouvelle-Calédonie (Jespersen 1942). Douze ont
Société des
Études
Océaniennes
32
leptocéphales
été étudiées par Castle (1963). Trois larves
d'A obscura ont été décrites : la première à proximité
de Tahiti, la
îles
seconde près des îles Fiji et la troisième au Nord-Ouest des
Cook. Les deux premières ont été décrites par Jespersen, la
dernière par Castle. Une larve leptocéphale d'A marmorata,
capturée à proximité de Samoa a été décrite par Jespersen. Deux
larves d 'A megastoma, capturées au Nord-Ouest des NouvellesHébrides (Vanuatu) ont été décrites par Castle.
Etude des civelles
La
pigmentation de la partie postérieure de
caudale) permet de distinguer les
Fig.
Fig. 3
:
A. marmorata
a
Fig. b
A. megastoma
Fig.
A. obscura
c
la queue (tache
trois espèces (Fig. 3).
52 mm
VA
54 mm
VA
VA
50 mm
Pigmentation de la partie postérieure de la queue
Société des Etudes Océaniennes
des civelles (x 20).
33
minimales et maximales observées
pour les civelles transparentes (= civelles non pigmentées) et les
civelles en cours de pigmentation sont indiquées dans le
Les valeurs individuelles
tableau n° 3
: Valeurs individuelles minimales et maximales observées
les civelles transparentes et les civelles en cours de pigmentation
Tableau n° 3
pour
a/ civelles transparentes
Longueur Longueur
Espèces
minimale
Poids
Poids
maximale minimal
maximal
(mm)
(mm)
(mg)
(mg)
A. marmorata
47
57
100
241
A. megastoma
47
55
103
139
A. obscura
45
55
76
163
b/ civelles en cours de pigmentation
Longueur Longueur
minimale
Espèce
Poids
Poids
maximale minimal
maximal
(mm)
(mm)
(mg)
(mg)
A. marmorata
47
54
90
180
A. megastoma
49
53
89
121
45
53
58
133
A. obscura
-
Le recrutement en
peu
lié
aux crues
civelles semble concentré dans
caractéristiques morphométriques des civelles transpa¬
(civelles non pigmentées) sont remarquablement homogènes
le long du recrutement (Fig. 4).
Les
rentes
tout
le temps,
des rivières.
Société des
Études Océaniennes
34
A M J
J
A S () N
I) .1
\
Il .1
l
S
()
I
M
I
k
M
N
(I
M I
\
I
A. ohseura
A. ohseura
II'
I
Fig. 4
ont
2
M A
MM
D .I
i
: Variations mensuelles de la longueur moyenne
des civelles transparentes avec leur intervalle de
à p = 0,05
I
M A MM
i
et du poids moyen
confiance
morphométriques pendant la pigmentation
5). La baisse de taille est de l'ordre de 1 à
baisse de poids plus sensible de 10 à 30 mg suivant les
Les modifications
été indiquées (Fig.
mm
et
la
espèces.
Variation du
Variation de la longueur
A.
poids
megaMoma
I
VIA I
VIA3
VIA2
VIA I
VIA4
A.
VIA I
VIA2
pigmentation
Stade de
pigmentation
megaMoma
VIA3
Stade de
VIA4
Poids»
VIB
_(mg)
VIA I
VA
VIA3
VIA2
Stade de
;
pigmentation
A. ohseura
I
VIA2
VIA I
VI A3
Fig. 5 : Variations de la longueur et du poids
des stades de pigmentation avec leur intervalle
Société des
Études
VIA4
VIB
•
«
pigmentation
A. ohseura
VIA I
VI A4
VIB
VIB
Stade de
I
VIA3
VIA2
VIA2
I
VIA3
des civelles en fonction
de confiance à p = 0,05
Océaniennes
35
anguilles argentées
biologie d'/L anguilla est caractérisée par deux migrations :
la migration anadrome des civelles, décrite précédemment et la
migration catadrome des anguilles argentées ou anguilles
d'avalaison. Ces dernières subissent une transformation de leur
organisme (Bertin, 1951, Tesch, 1977) : le dos et les flancs
demeurent noirs par accentuation des mélanines et le ventre est
Etude des
La
d'un blanc argent par intensification des guanines. On observe
l'accroissement du diamètre des yeux et l'allongement des
nageoires pectorales. Les gonades s'accroissent en volume ; les
plissés. La détermination du
sexe peut alors se faire sans difficulté par examen macroscopique
des gonades ; le rapport gonado-somatique est compris entre 0,2 et
0,6 pour les maies et 1,0 et 1,85 pour les femelles (Tesch 1977).
testicules sont lobés et les ovaires sont
Description
Deux noms vernaculaires d'anguille, à Tahiti, traduisent les
transformations subies par les anguilles argentées, sans aucune
référence à une espèce précise. Le développement des nageoires
pectorales a été à l'origine de la légende des anguilles à oreilles ou
"puhi taria". La tête pointue est à l'origine du nom "puhi rio",
variété de banane caractérisée par une partie amincie à l'extrémité.
Les
espèces
:
anguilles argentées capturées appartiennent
A. megastoma et A. obscur a (Tableau n° 4).
Tableau n° 4
:
Caractéristiques des anguilles argentées
Lieu
Espèce
Sexe
Date
de
de
capture
capture
Longueur
Poids
Poids
des
Rapport
gonado-
(cm)
(kg)
gonades
somatique
(g)
?
lac Vaihiria
26/05/83
149
?
»
?
A.
megastoma
138
?
138
?
134
30/10/84
%
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 235