B98735210105_233.pdf
- Texte
-
BULLETIN
DE M
SOCIETE
DES ETUDES
OCEKNIENNES
A
W
N° 233
TOME XIX
—
N°10 / Décembre 1985
Société des
Études Océaniennes
Fondée
Rue Lagarde
-
en
1917.
Papeete, Tahiti.
Polynésie Française.
B.P. 110
-
Tél. 42.00.64.
Banque Indosuez 21-120-22 T
—
C.C.P. 8348508 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Paul MOORTGAT
Président
Me Eric
Mlle Jeanine LAGUESSE
Vice-Président
Secrétaire
M.
Trésorier
LEQUERRE
Raymond PIETRI
assesseurs
M. Yvonnic ALLAIN
Mme Flora DEVATINE
M. Robert KOEN1G
M. Roland SUE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
Société des
Études
Océaniennes
BULLETIN
DE LA SOCIÉTÉ
DES
ÉTUDES
DES OCÉANIENI
OCÉANIENNES
(POLYNÉSIE ORIENTALE)
N° 233
-
TOME XIX
-
N° 10
DÉCEMBRE 1985
SOMMAIRE
Approche du phénomène pluri-ethnique et pluri-culturel
en Polynésie Française : B. Saura
1
Découvertes russes dans l'Océan Pacifique
du 17ème au 19ème siècle : J. Laguesse
19
Lettres d'une femme de gouverneur :
27
Légende de Hau-Manava-i-Tu
35
:
L. de la Richerie
E.T. Hiro
Activité volcanosismique en
Polynésie Française : J. Talandier
Victor Hugo et les îles Marquises ou le poète,
le géographe et la politique : E. Vigneron
.
38
55
Compte-rendu
Ch. Gardou
P.
Lagayette
V. Merlhes
:
S. Macedo :
Le rôle de l'école dans le devenir des îles
:
Etat & pouvoirs dans les Territoires français du Pacifique
:
Correspondances de Paul Gauguin
:
68
72
74
Pacifique Sud I
Ch. Tumahai
67
Marquises
Contribution à l'étude des leptospiroses en Polynésie
Française 76
J.L. Bouteillier : Rôle des investissements privés et publics
dans le développement de l'agglomération de Papeete
76
F.G. Bourrouilh-Le Jan et J. Talandier : Sédimentation
et fracturation de haute énergie en milieu récital
77
Gabriel Tetiarahi
78
:
L'agglomération de Papeete
Société des
Études
Océaniennes
,
■-
Société des
Études
Océaniennes
1
PHÉNOMÈNE
PLURIETHNIQUE ET PLURICULTUREL
EN POLYNÉSIE FRANÇAISE
APPROCHE DU
La Polynésie Française actuelle est pour le sociologue ou
l'anthropologue un terrain de recherches particulièrement riche et
complexe, de par la diversité de races et de cultures qui s'y
rencontrent (1). L'expression "creuset tahitien" ou "creuset
polynésien" est d'ailleurs passée dans le langage courant, et chacun
s'accorde à affirmer le caractère
pluriethnique et pluriculturel de
oubliant, ou en feignant d'oublier au passage, le
sens réel et particulier de chacun de ces deux qualificatifs.
Certains hommes politiques se font les chantres d'une société
future, dénommée tantôt "société polynésienne harmonieuse" ou
"société néo-polynésienne", soit autant de termes qui amalgament
par le biais de l'alchimie du verbe, deux idées fort différentes, celle
de pluriculture d'une part, et celle d'une société métissée d'autre
part. Cette méprise, plus ou moins sincère est supposée partir d'un
fond généreux, car ils voient dans cette nouvelle société, le gage de
la sagesse polynésienne tout autant que la promesse d'un avenir
heureux pour un pays appelé à être un jour le carrefour du
Pacifique, lui-même nouveau centre du monde.
Pourtant, il faut bien s'avouer que la réalité qu'offre la
Polynésie Française de 1985, cadre mal avec les discours "assimilacette
société,
en
(1) Afin d'éviter toute confusion dès le départ, nous signalons que les mots "race" ou
"ethnie", seront employés indifféremment pour désigner une appartenance biologique à
un
groupe
de rattachement.
Quant au terme "culture", nous le définissons comme un système de valeurs, de repré¬
sentations, de savoirs et de savoir-faire, propres à une communauté d'individus appelée
groupe
social.
Société des
Études Océaniennes
2
tionnistes" des
uns et des autres.
Aujourd'hui, après deux siècles de
réguliers avec l'Occident, et en dépit d'un métissage
certain, la Polynésie Française se présente comme un pays dans
lequel domine numériquement une population ma'ohi (faiblement
métissée, autochtone), et qui représente, d'après les résultats du
recensement de 1983, 68,5 % de la
population totale du Territoire.
Aux côtés de ce groupe ethniquement
majoritaire, vivent deux
autres groupes non métissés,
les Européens ("popa'a" serait plus
exact) et les Chinois, qui représentent respectivement 11,6 % et
4,5 % de la population. S'y ajoute un dernier groupe, celui des
"demis", né de la fusion des trois précédents et qui compte pour
13,6 % du total de la population de Polynésie Française.
contacts
Il est donc relativement facile de
constater, au vu du dernier
officiel, qu'il existe quatre grands groupes raciaux
d'importance inégale. Aussi, doit-on s'abstenir de voir dans le
caractère pluriethnique du territoire, la
négation de tout particu¬
recensement
larisme racial, mais bien
au contraire, la coexistence de différentes
qui est loin de signifier la même chose.
De plus, cette population
majoritairement ma'ohi dans sa
composition, vit sous un régime de domination et de dépendance
politique, économique et culturelle vis-à-vis de la France
métropolitaine, et de l'Occident en général (2).
Il y a donc une contradiction bien réelle entre une base
ethnique largement autochtone, et une logique officielle de
développement culturel au sens large, empruntée à l'extérieur.
L'analyse des comportements culturels en Polynésie Française est
par conséquent assez complexe à mener, si l'on souhaite trouver le
lien existant entre les particularismes
ethniques et les spécificités
culturelles de chacun des grands
groupes raciaux en présence dans
ethnies,
ce
le pays.
Chercher à percevoir ces positionnements
respectifs est une
entreprise d'autant plus aléatoire que soutendue par des présup¬
posés et des préjugés liés tant à l'appartenance ethnique et
culturelle de l'observateur, qu'à sa volonté de s'en
affranchir, au
"risque de basculer dans le mimétisme révérencieux et fallacieux,
vis-à-vis d'un autre groupe
ethnique et (ou) culturel, placé en
position d'exemple.
Toutefois, nous voudrions tenter d'éclairer le visage actuel de
cette société
pluriethnique et pluriculturelle polynésienne, et
(2) Par "domination",
fait d'exercer
péjoratif
une
entendons simplement, selon la définition du Petit Robert, "le
influence déterminante". Que l'on
nous
ou aucune
n'y voit donc
attaque mal intentionnée de
Société des
Études
notre
part.
Océaniennes
aucun
caractère
3
essayer de mettre à jour
culturels du processus de
les enjeux politiques, économiques et
rapprochement amorcé par certaines
ethnies depuis quelques années.
Notre propos
s'articulera autour de trois
centres d'intérêt
qui
sont :
une
-
-
-
•
tentative de définition de
qu'est le "demi",
approche des concepts d'intégration et d'assimilation à
travers l'exemple de la communauté chinoise de Tahiti,
l'étude du pari de la société "néo-polynésienne" comme
société polynésienne de demain.
ce
une
Individu
et
société "demi"
Le "demi"
se distingue des
autres individus principalement par
dualité de race, qui s'associe généralement à une dualité de
culture qu'il n'est pas toujours le seul à détenir.
sa
Cependant, il est fort malaisé d'aller au-delà de cette première
caractéristique. Écartelé entre deux mondes, le "demi" n'arrive pas
toujours lui-même à se définir. 11 est un Tahitien aux yeux de
l'Européen. Il est européanisé aux yeux du Tahitien. Lui-même se
voudrait plus Tahitien qu'il ne l'est, depuis quelques années, alors
que cette démarche de rattachement à l'identité ma'ohi révèle qu'il
n'en fait pas totalement et pas uniquement partie.
En tant qu'individu, le "demi" est donc particulièrement faible
de ne pas savoir qui il est. Par contre, il apparaît qu'il existe un
groupe social "demi", définissable de manière plus pertinente,
groupe structuré et relativement conscient de ce qu'il est, et surtout
de ce qu'il a.
A l'origine, la définition du "demi" est avant tout basée sur
une réalité physiologique, raciale,
génétique, si l'on préfère. Est
"demi" dans la société polynésienne, celui né d'un parent ma'ohi et
d'un parent "popa'a". Ainsi, nombre d'enfants nés de la rencontre
occasionnelle d'un marin et d'une Tahitienne, par exemple, serontils élevés en milieu ma'ohi, tout au long du 19e siècle, de la même
façon que des enfants polynésiens. Il ne s'agit donc qu^ des cas
individuels, et il n'y a pas à l'époque de société "demie" ou de
culture "demie". Cependant, il faut noter que si les premiers
"demis" étaient élevés en milieu ma'ohi, et étaient donc culturellement des ma'ohi, ils présentaient une propension à la
connaissance de la culture européenne plus grande que leurs frères
tahitiens, du fait même de leur aspect physique qui leur permettait,
s'ils le désiraient, de cotoyer plus facilement que d'autres poly¬
nésiens, la société européenne. D'autre part, et en raison de leurs
caractères physiologiques, autant que parce qu'ils étaient nés de
Société des
Études
Océaniennes
4
père Européen (et l'on sait le prestige qu'avaient alors "les hommes
venus de l'extérieur"), ils étaient ou se
voyaient dotés d'un certain
"mana", qui pouvait favoriser l'exercice de responsabilités au sein
de la communauté polynésienne.
Par contre, les "demis" de père
Chinois et de mère ma'ohi ne se virent pas attribuer ce "mana", du
fait, peut-être des relations conflictuelles nées très tôt entre les
Tahitiens et les Chinois ; du fait, aussi,
que les premiers immigrants
chinois étaient de simples "coolies", paysans sans
prestance, et
objets de railleries perpétuelles, dès leur arrivée à Tahiti. Or, au fur
et à mesure que le
temps a passé, s'est créée une petite bourgeoisie
"demie", issue de la cohabitation ou du mariage (et non plus de
rencontres éphémères) entre des Tahitiens et des
Européens.
L'accès au pouvoir économique a été facilité
par la fortune
(variable) du père Européen, et par l'instruction, le savoir, donné
lui aussi selon des critères occidentaux. On est donc
passé d'un
phénomène individuel et génétique (ayant cependant des consé¬
quences culturelles), à un phénomène collectif, culturel et
économique, l'émergence de la société "demie". Aujourd'hui, ces
deux phénomènes coexistent : on
peut toujours définir à la fois
individuellement et socialement les "demis". Nous avons retenu
trois critères de définition de l'individu
"demi", auxquels s'ajoute
un facteur modificateur.
Le
premier critère
est évidemment le
A
côté du "demi"
euro-polynésien,
mélange des
races.
est né le "demi" sino"demis" sont nés des mélanges engendrés
polynésien, puis d'autres
par la rencontre de ces différentes sortes de "demis".
Chaque
"demi" est presque un cas
unique de mélange racial, compte tenu
des multiples possibilités de
métissage, s'il est né lui-même de
parents "demis". A l'aspect strictement génétique s'ajoute celui
physiologique de l'individu, en ce sens qu'un "demi" francotahitien, ayant exactement le même pourcentage de sang polyné¬
sien et de sang européen, pourra "tirer"
physiquement vers l'une ou
l'autre de ses deux composantes
génétiques. Or l'attitude que l'on
aura vis-à-vis de lui, et celle
que lui-même pourra adopter, sont en
partie liées à son aspect physique. Tirant sur son côté ma'ohi, il
sera considéré, a
priori, de manière différente que son père de type
plus popa'a, et pourra se servir de ces "a priori" dans telle ou telle
occasion alors qu'il aura reçu la même éducation
que son frère.
Parfois aussi, l'aspect physique peut conditionner le rattachement
"a contrario" à la culture ma'ohi si l'on a le
type popa'a (ou
inversement), comme par réaction.
Le second critère de définition du
est
sa
"demi",
culture.
Société des
Études
Océaniennes
en tant
qu'individu,
5
Il
présente
en
effet des caractéristiques culturelles empruntées
monde occidental qu'au monde ma'ohi,
réparties propor¬
tionnellement à des degrés divers, selon les individus. La
langue
maternelle est souvent le français, mais il
maîtrise, tant bien que
tant au
mal, la langue ma'ohi. Il vit
religion comme un Polynésien et sa
Européen. Sa conscience du temps et
son souci de l'éducation sont souvent ceux d'un
popa'a, sa vie
communautaire celle d'un Tahitien. Parfois, la fusion des traits
culturels (car il ne saurait y avoir simple addition de certains traits
culturels européens et ma'ohi) donne un
langage "demi", par
exemple, ou un vocabulaire "demi" que nous connaissons tous ;
l'abus d'expressions comme "pai", "hoi", "mea",
accompagné d'un
roulement du "R" très accentué en sont
quelques caractéristiques.
vie
professionnelle
sa
comme un
Enfin, dernier critère de définition de l'individu "demi",
condition
sa
socio-économique.
Nous entendons par là, son statut social, ses
revenus, autant
que la façon dont ils sont utilisés (et qui intègre la vaste définition
de la culture, donnée plus haut). Certes, tous les "demis" ne sont
pas riches ; tous ne sont pas
conditions de vie, il sera plus
fonctionnaires... Mais selon ses
facile de classer un individu 3/4
ma'ohi, dans la catégorie "demi", ou dans la catégorie "ma'ohi".
Nous reviendrons, plus loin, sur l'incidence du niveau de vie sur
l'intégration à la société polynésienne.
A ces trois critères ; mélange ethnique, culture et statut
social,
il convient d'ajouter un facteur modificateur :
l'âge. En effet, les
"vieilles" personnes, d'origine "demie", ont plutôt tendance à se
rattacher à la société ma'ohi qu'à la société "demie" elle-même. Le
temps jouant un grand rôle dans la vie culturelle, un vieux "demi"
maîtrisera sans doute plus le "Reo Ma'ohi" qu'un adolescent
"demi", voire qu'un adolescent ma'ohi, et il est donc permis de
parler du rôle de l'âge dans la classification et la définition de
l'individu "demi", même si celui-ci n'est qu'un facteur influant sur
les trois autres critères
et
non
un
critère
en
soi.
Nous pouvons donc définir l'individu "demi" comme un être
qui réunit en lui, additionne, synthétise et accentue à la fois,
certains traits culturels, socio-économiques et physiques empruntés
autres groupes
ethnoculturels présents en Polynésie Française,
pouvoir être rattaché globalement à aucun d'entre eux.
Il convient toutefois de souligner le caractère "discrimina¬
toire" de la définition du "demi", du fait qu'y interviennent des
éléments physiologiques et des éléments culturels. En effet, si le
"demi" présente dans son patrimoine génétique exactement la
même part de sang popa'a et de sang ma'ohi, par exemple, il ne
aux
sans
Société des
Études
Océaniennes
6
présente pas le même "pourcentage" de culture
européenne et de
polynésienne. En fait, il serait ridicule d'évaluer mathémati¬
quement le dosage exact de chacune des cultures, car on évaluerait
de manière quantitative un phénomène "qualitatif'. De plus, il est
certain qu'une culture ne se réduit pas à la somme des éléments
inverses d'une autre culture, et il serait vain de définir le "demi"
comme un individu amputé de la moitié de sa culture ma'ohi et de
la moitié de sa culture popa'a (celui-ci réagissant beaucoup plus
violemment si on "touche" à ce qu'il a encore de tahitien que si l'on
"touche" à sa culture occidentale !). Or le problème vient de ce que
lorsqu'un ma'ohi ou un popa'a définissent un "demi", chacun le fait
par opposition à lui-même et opère une "discrimination" entre lui
et l'autre, basée non sur ce que ce "demi" ignore de la culture
ma'ohi, par exemple, mais sur le fait qu'il ait, en plus, une culture
européenne. Par conséquent, on a tôt fait de poser une définition
négative, ou "a contrario" celle de la différenciation par rapport à
celui qui observe et définit, au lieu de poser une définition objective
qui ferait peut être découvrir que le "demi" n'est pas un individu
50 % popa'a et 50 % tahitien, mais peut être à 80 % popa'a plus à
80 % tahitien. Ce qui n'en fait pas pour autant un surhomme au
sens Nietzschéen du terme ! Il pourra donc se définir comme un
individu possédant une grande part de caractères culturels
empruntés à deux mondes et agencés d'une façon originale, qui va
au-delà de la simple addition mathématique pour aboutir à une
culture
sorte
de fusion culturelle.
Après avoir ainsi tenté de définir le "demi" selon des critères
en tant qu'individu, nous souhaiterions examiner la
manière dont peut s'organiser une société "demie" au sein de la
société polynésienne. Car force est de constater que les "demis" ne
sont pas des individus isolés à l'intérieur du monde ma'ohi, mais
qu'ils forment une communauté unie par des liens étroits à
l'époque actuelle.
C'est historiquement, nous l'avons dit, au cours du XIXe
siècle que s'est opéré le passage d'une société polynésienne
comprenant quelques personnes ethniquement mélangées, mais
culturellement semblables, à une société ma'ohi, dirigée par une
société "demie", culturellement euro-polynésienne, mais profitant
de sa double culture pour réussir dans le monde du commerce ou
de l'administration, en réalisant donc un idéal social européen,
facilité par la connaissance donnée de la vie tahitienne. Ces demis
variés, mais
ont
souvent
mis
en
avant
leur culture française
(parfois ^nglo-
la famille Salmon), et il a fallu attendre ies années
1980 et la vague du renouveau culturel, du retour aux
saxonne comme
1970
-
sources, pour
qu'ils revendiquent (avec plus ou moins de sincérité
Société des
Études Océaniennes
7
de
réalisme) leur spécificité polynésienne, leur identité "ma'ohi"
à la cristallisation, illusoirement synonyme d'unité
autour de ce qui apparaît alors comme un mythe, le Hiro'a tumu
ma'ohi. Pourtant, il serait malhonnête de croire que les "demis"
peuvent prétendre aujourd'hui à s'autoréaliser, et de reconnaître
dans une identité ma'ohi. Ils appartiennent trop à un groupe social
qui, outre le fait de posséder à des degrés divers certains éléments
de deux cultures, jouit d'un statut social et de conditions de vie
privilégiées dont il n'est pas prêt à se débarrasser, groupe social qui
aménage et analyse sa pluri-culture comme un moyen de parvenir,
et qui en se reproduisant en tant que société, s'autonomise par
rapport au monde occidental et au monde "ma'ohi" dont il est
pourtant issu.
Deux problèmes semblent se distinguer, celui d'une spécificité
culturelle "demie" et celui du statut social et économique de ces
mêmes "demis". Or, pour nous, il s'agit bien d'un seul et même
phénomène. En effet, la spécificité culturelle "demie" est la
conséquence, autant que le moyen de perpétuation d'une existence
économiquement et financièrement privilégiée.
Conséquence, puisque dans le cadre évolutif de la culture
tahitienne aujourd'hui, le "demi" peut se permettre de réaliser
"l'idéal culturel" de chaque personne "demie", ma'ohi ou chinoise,
à savoir, accéder en apparence, à la culture occidentale et surtout
américaine, aussi bien par la musique que par des voyages en
Nouvelle-Zélande, à Hawaii, ou en Californie. Sa démarche paraît
d'autant moins "suspecte" au ma'ohi que lui-même aspire au même
idéal. Or, l'acquisition de cette culture occidentale se fait au
détriment de la culture ma'ohi, non pas qu'un même esprit ne
puisse contenir à la fois un grand nombre d'éléments des deux
cultures, mais parce que la culture ma'ohi se voit dévalorisée
puisqu'elle est trop considérée comme un acquit pour que l'on s'y
intéresse comme à quelque chose qui reste encore à conquérir.
Cette spécificité culturelle "demie" est aussi un moyen, en
même temps, de perpétuer les conditions socio-économiques qui
l'ont fait émerger. Doté d'une culture occidentale française
(américanisée), et donc insérée globalement dans l'idéologie
capitaliste qui est la nôtre (qu'on le veuille ou non), le "demi" va
pouvoir s'imposer et dominer dans la sphère de l'administration,
par exemple, grâce à ses compétences et à son esprit de compéti¬
tivité, et ce, tout en tirant profit de certains éléments de la culture
polynésienne qui lui sont donnés mais qu'il ne cherchera à
conquérir que pour mieux réussir. Apprendre ou réapprendre le
"Reo Ma'ohi" sera conçu comme un moyen de réussir un concours
administratif, ou de revendiquer sans trop paraître ridicule, une
et
concourrant
Société des
Études
Océaniennes
8
spécifité culturelle ma'ohi, alors que cet apprentissage d'intègre
une dynamique de recherche planifiée d'un profit, qui, par sa
nature, trahit un état d'esprit avant tout, et presque uniquement
occidental. Spécificité culturelle et conditions de vie économique
sont donc bien deux réalités participant d'un même phénomène,
qui est celui de la domination.
A ce point de la réflexion, nous pouvons nous demander s'il
serait possible de considérer la société "demie" dans une
problématique marxiste, sous l'angle d'une classe sociale (3).
Par classe sociale, nous entendons un groupe d'hommes et de
femmes unis par des intérêts communs, et ayant conscience de ces
intérêts communs, de sorte qu'ils peuvent espérer voir leurs projets
aboutir ensemble. Or, la société "demie" est justement un corps
social, apparemment peu homogène dans sa composition (ethni¬
que, religieuse, etc...) mais uni autour d'intérêts communs, et qui
pratique souvent par exemple l'endogamie, ce qui a pour
conséquence de préserver un statut économique privilégié, et de le
reproduire. La différence avec un système de luttes des classes
traditionnelles est que le ma'ohi est trop facilement admiratif (ou
passif) face à la domination des "demis" pour s'opposer à eux ;
cette opposition serait d'autant plus difficile qu'elle se ferait sur le
terrain d'élection des "demis", à savoir la fonction publique,
l'enseignement, la distribution, ou les "demis" ont acquis des
compétences réelles et nécessaires, dans le cadre du système
français et occidental dominant dans les superstructures actuelles.
D'autre part, la société "demie" entretient un double langage et
essaie de faire corps à la société ma'ohi en s'opposant (pour se
constituer et se consolider comme groupe uni) aux Français et aux
Chinois, alors que ses pratiques et sa culture en font une société
fort distante du monde maohi et proche, par ses idéaux, de la
minorité chinoise de Polynésie Française.
Le groupe des "demis" apparaît donc comme une classe
sociale, mais qui bénéficie de l'avantage que les ma'ohi ne sont pas
(encore ?) constitués en classe sociale, (n'ayant pas conscience de
leurs intérêts communs), et qui n'a donc guère à lutter avec le reste
de la population pour s'imposer et conserver sa position
dans
actuellement dominante.
(3) 11 s'agit là d'une question méthodologique, qui n'a rien à voir avec une quelconque foi
en le
système marxiste pour résoudre des problèmes économiques et sociaux, par
l'action
politique.
on ne saurait nier l'apport du marxisme à la sociologie française actuelle,
exemple. Notre approche se justifie par le fait que toute société se caractérise par les
liens qui unissent les individus qui en font partie. Or, ces liens sont pour une grande part
des liens économiques, même si les rapports qu'ils entretiennent avec d'autres liens
(culturels, cultuels...) sont relativement complexes et ne saurait être réduits dans leur
explication à ce que la plupart des mortels retiennent de la vulgate marxiste, surtout s'ils
y sont par principe, et a priori opposés.
Cependant,
par
Société des
Études
Océaniennes
9
•
Intégration et assimilation
La logique sociale des minorités ethniques et (ou) culturelles
oblige à faire preuve d'un grand dynamisme, et à présenter des
capacités d'innovation et d'adaptation permanentes pour ne pas se
voir exclues, par la population autochtone, du pays dans lequel
les
elles ont décidé de vivre.
En Polynésie Française vivent principalement deux minorités
ethniques et culturelles, dont la situation et le comportement
présentent l'originalité de déroger à la règle générale, par le fait que
la Polynésie appartienne à la France.
En
qui concerne la minorité "popa'a" (française à 98 %),
vivre en circuit fermé et de manière presque complètement
autonome par rapport à la population polynésienne, car elle
occupe des fonctions liées aux instructions et aux superstructures
françaises importées en Polynésie (enseignement, armée, adminis¬
tration...).
ce
elle peut
au
Au lieu de chercher à s'intégrer, ou tout au moins, à s'adapter
territoire et à ses habitants, la minorité française sert et profite
au contraire à intégrer la Polynésie à sa
logique. Elle jouit donc d'un cadre institutionnel et culturel
privilégié qui lui permet de vivre de manière superposée par
rapport à la population ma'ohi. Le risque d'être "absorbé" par la
population autochtone, est mineur, et ne concerne que quelques
individus européens qui désirent s'installer en Polynésie, de par le
mariage avec un(e) autochtone, le plus souvent. Ce n'est que dans
ce cas que l'on peut parler de dynamique d'intégration, mais il
s'agit d'une dynamique individuelle et non sociale comme
lorsqu'elle concerne un groupe ethnique et culturel en tant que
communauté globale. Quant au risque d'être exclue de la
population, deux remarques s'imposent. La communauté française
s'exclue par la nature de la société polynésienne parce qu'elle est
une population transitoire, appelée à rester quelques années en
Polynésie, mais qui ne se reproduit pas puisqu'elle se renouvelle
par l'arrivée de nouveaux éléments et le départ des anciens, et non
par reproduction démographique. D'autre part, son exclusion
"définitive" du pays est liée à une hypothétique indépendance, qui
remettant en cause la légitimité de la souveraineté française,
d'un
système qui vise
propre
aboutirait à la création de nouvelles institutions émanant du pays
plus importées. Dès lors, la population française n'aurait
plus guère de raison de rester en Polynésie, à l'exception de
quelques coopérants, et elle disparaîtrait en tant que minorité
ethnique du sol polynésien.
et non
'Société des
Études
Océaniennes
10
Tout autre est le
cas
de la communauté chinoise de Tahiti.
Implantée depuis, deux, trois, quatre, voire cinq générations en
Polynésie Française, elle totalise aujourd'hui près de 7 500
individus, soit 4,5 % de la population totale du territoire.
La question qui se pose à nous est de savoir si cette
communauté est actuellement intégrée ou bien assimilée aux
habitants du pays dans lequel elle vit.
Par intégration, nous entendons l'acceptation par
une société,
d'un individu ou d'un groupe social qui, tout en gardant des
spécificités culturelles propres, adopte une partie de la culture et du
mode de vie des autochtones. Si cette dernière condition n'est pas
réalisée, il y a coexistence, juxtaposition, mais pas intégration. En
ce sens, l'intégration est une
adaptation, mais si elle est collective,
elle transforme la société d'accueil en une société pluri-culturelle.
Non pas que chaque individu y soit polyglote, par exemple, mais
qu'elle permet alors à un groupe social de vivre sans
avec tous les risques d'éviction et de
rejet que cela
comporte également.
parce
s'assimiler
L'assimilation
beaucoup plus loin, en ce qu'elle n'autorise
plus le maintien d'une spécificité culturelle. L'individu se calque sur
le milieu dans lequel il vit et ne subsiste plus
que la différence
ethnique, qui ne peut disparaître même dans le cas où il contracte
une union avec un ou une autochtone. L'assimilation ne
peut donc
être que culturelle car elle bute sur la barrière physiologique,
qui
reste un critère de discrimination
(c'est-à-dire de définition a
contrario). Une assimilation ethnique individuelle ne peut donc
exister : Elle serait la négation de l'individu et sa
disparition en tant
qu'homme. (Plus que l'intégration, c'est de désintégration qu'il
faudrait alors parler). Enfin, l'assimilation ne peut être collective
puisque, s'il subsiste un sentiment communautaire, il subsiste
également des éléments de culture communs, et c'est alors la preuve
qu'il n'y a pas d'assimilation véritable.
En ce qui concerne l'intégration ou l'assimilation des Chinois
de Tahiti, il nous paraît primordial de nous demander
quel est le
critère de rattachement choisi, et surtout, à qui les Chinois
pourraient-ils s'intégrer ou s'assimiler, si, justement, la société
polynésienne est un carrefour de races et de cultures.
va
Deux possibilités théoriques peuvent être facilement ébau¬
chées : l'intégration au monde ma'ohi, ou bien celle à l'Occident et
à la culture française officiellement dominante sur le territoire. A
moins que les Chinois ne s'intègrent ou ne s'assimilent (troisième
hypothèse) à cette culture
de l'élite du territoire de
"demie", franco-tahitienne, qui est celle
nos
Société des
jours.
Études
Océaniennes
d'envisager cette troisième hypothèse, nous voudrions
pari, peut être hasardeux, mais pas inintéressant, à savoir
de séparer dans l'actuelle Polynésie Française, ce qui est
autochtone (ma'ohi) de ce qui est importé (occidental). Nous
sommes parfaitement conscient des limites de notre projet, et notre
but n'est pas de démêler l'écheveau des liens culturels qui se sont
tissés en Polynésie Française depuis 200 ans. Nous souhaitons
simplement opposer le monde ma'ohi, tel qu'il existe encore princi¬
palement dans les "districts" et dans les îles, au monde occidental
tel qu'il peut être vu dans l'agglomération urbaine immédiate de
Papeete (4). Or, ce clivage essentiel s'est accentué grandement
depuis à peine 20 ans, si bien que ce n'est pas une gageure que de
vouloir distinguer ces deux milieux culturels de référence, pour
voir dans lequel se sont intégrés ou assimilés les Chinois, et tenter
d'éclairer les raisons de cette intégration ou assimilation à un seul
de ces deux milieux, si tel est le cas.
Avant
tenter
un
l'intégration de la minorité chinoise à Tahiti ne se présente
même manière, ni dans ses moyens, ni dans sa finalité,
l'on parle d'une intégration au monde ma'ohi ou à la
culture française et occidentale.
Dans un cas, il s'agit d'un monde, d'un milieu géographique
où vit une population autochtone, dont la culture est caractérisée
par l'usage d'une langue ma'ohi, par un mode de vie au contact
d'éléments naturels donnés, dans lesquels l'individu se sent
parfaitement intégré, par une façon de penser dans laquelle le futur
n'est jamais conçu qu'en termes de présent proche, etc...
Dans l'autre cas, il s'agit d'une culture importée et qui arrive
dans un milieu d'accueil qui, n'étant pas entièrement occidental, la
déforme en partie. D'autre part, cette culture occidentale est
diffusée par des institutions idéologiques (écoles, administration),
des superstructures, des corps sociaux et des individus qui
participent d'un processus de domination culturelle, politique,
économique, et qui sont superposés par rapport à la population et
à la culture d'origine. La culture occidentale est donc véhiculée par
des institutions et des agents qui se font une haute idée d'euxmêmes et de leur culture, souvent scolaire, universitaire et
bourgeoise.
Or
pas de la
selon que
opposition bien réelle, entre une Polynésie profonde (ma'ohi) et une zone urbaine
toutefois pas totale, puisqu'il existe d'une part une certaine
pénétration culturelle française dans les îles par le biais du système éducatif, ou d'objets
(4) Cette
très occidentalisée, n'est
"culturels"
comme
la vidéo, etc...
parti le milieu occidentalisé de Papeete n'est pas un milieu uniquement
occidental, et il déforme donc quelque peu, en les recevant, les éléments culturels dif¬
fusés par les institutions occidentales dominantes.
D'autre
Société des
Études Océaniennes
12
Pour
Chinois, l'intégration à la culture occidentale se
présente comme une volonté de participation à une domination,
une hégémonie politique et
économique, qui passe par l'adoption
de valeurs culturelles importées.
Lorsque nous disons "occiden¬
tale", c'est qu'en réalité les Chinois (comme les "demis") admirent
le système américain de l'ascension sociale, et se sentent
proches de
l'idéologie capitaliste américaine incarnée par le mythe du "self
un
made man".
Au contraire, l'intégration à la Polynésie n'est
pas l'accep¬
tation d'un système de valeurs importées, mais la
participation à
des activités sociales immédiates, au sein d'un peuple et dans une
relation d'intimité par rapport à une terre, à un pays.
La nature de la culture
en
question (si l'on peut s'exprimer
ainsi) n'est donc
Car
ce
pas du tout la même dans chacun des deux cas.
mot revêt deux
acceptions différentes dans la langue
française, l'une au sens de comportement propre à un groupe social
(mode de vie), l'autre au sens élitiste du terme, c'est-à-dire la
culture, savante, livresque, intellectuelle.
Pourtant, un Français métropolitain, provincial, campagnard
analphabète, n'est pas moins français qu'un autre Français ayant
fréquenté l'université et qui passe pour un homme extrêmement
cultivé; érudit. Tous deux peuvent être rattachés à la culture
française, l'un à la culture donnée, immédiate, du pauvre. Le
second à la culture "noble", avec un
grand "C".
et
Dans le cas de la Polynésie Française, deux
phénomènes se
chevauchent, qui rendent complexe l'analyse des processus d'accul¬
turation ou même la simple approche
descriptive des cultures en
présence.
En
effet, il n'existe plus guère de culture ma'ohi,
au sens
noble
du terme, c'est-à-dire de culture savante,
qui était l'apanage d'un
corps social privilégié au sein de l'ancienne société ma'ohi,
fortement hiérarchisée. Bien que cette culture n'ait jamais été
livresque (l'écriture étant inexistante
elle était transmise aux générations
des Haere-po, dépositaires d'une
dans la Polynésie d'autrefois),
suivantes grâce à la mémoire
grande partie de la culture
ancestrale. Aujourd'hui, ces légendes, généalogies... qui consti¬
tuaient le patrimoine culturel du monde ma'ohi, ont tendance à se
perdre, ou à n'être connues que de vieilles personnes ou de savants
occidentaux. Quant à la culture ma'ohi, comme mode de vie et
ensemble de pratiques sociales et de
représentations collectives, elle
existe assurément, et surtout dans les milieux
défavorisés, chez
ceux que l'on
appelle les "gens du peuple".
Société des
Études
Océaniennes
13
Si l'on examine maintenant la situation de la culture
occidentale en Polynésie Française, on se rend compte, à l'inverse,
que le système scolaire (principal appareil idéologique de diffusion
de la culture officiellement dominante) transmet une culture
savante.
Cette culture soutend
réussite sociale, permis par
un
issus des ethnies minoritaires
sur
état
d'esprit de compétition et de
l'acquisition de diplômes, ce qui
légitime en retour le système éducatif, dont on sait par ailleurs, les
disfonctionnements, puisque y réussissent essentiellement les élèves
le territoire.
Enfin, il faut noter que si la culture française savante est
présente, et présentée, comme indispensable dans ce milieu francopolynésien, plus rares sont les manifestations de l'existence d'une
culture française au sens le moins noble, celui de la culture
immédiate. Car la culture du pauvre ne saurait être la culture
immédiate. L'Occident incarne, en effet, le mythe de l'ascension
sociale et de la réussite économique, associé à la légendaire égalité
des chances supposée exister dans toute véritable démocratie.
Force est pourtant de constater que la culture du pauvre reste celle
du Ma'ohi, et la culture du riche celle de l'Européen.
Après avoir ainsi mis en évidence la différence fondamentale
existant entre ces deux formes de cultures, nous pouvons
maintenant essayer de répondre à la question de l'intégration ou de
l'assimilation de la minorité chinoise
Polynésie Française.
l'assimilation, nous disions
que cette dynamique culturelle s'oppose au maintien d'éléments
culturels d'origine, puisqu'il y a fusion, absorbtion, et non simple
en
En donnant notre définition de
coexistence.
Cette condition
appelle deux remarques. La première est que,
il y a certes absorbtion par le milieu
originel de l'élément nouveau, mais cette fusion dénature ce milieu
d'origine par effet de rétroaction. Cela signifie donc que si les
Chinois de Tahiti se sont assimilés, ils n'ont pas simplement été
"phagocytés", "digérés", par le monde polynésien, mais ont
certainement dû laisser des traces (indélébiles ?) de cette fusion. Il
est un fait incontestable que physiquement, nombre de polynésiens
(qui s'avouent peu ou pas métissés dans les recensements de
dans le
cas
d'une fusion,
population) sont marqués
chinoise. Par contre,
est
la
quasiment nul
en
par une
quelconque ascendance
l'apport des chinois à la culture polynésienne
ce qui concerne le mode de pensée, l'usage de
langue...
Il y a cependant une influence certaine de l'usage de la
pharmacopée chinoise et de la cuisine chinoise dans la vie
Société des
Études
Océaniennes
14
quotidienne des Polynésiens, quels qu'ils soient. Enfin, dernier
phénomène, l'apport des Chinois à la culture européenne diffusée
en Polynésie est tout à fait
négligeable, car c'est au contraire
l'Occident qui intègre les Chinois à sa propre logique et non
l'inverse.
La seconde remarque que nous voudrions formuler concerne
le caractère communautaire de la minorité ethnique chinoise en
Polynésie. S'il existe toujours un sentiment communautaire fort,
qu'il n'y a pas eu assimilation mais seulement
intégration d'une communauté dans un ensemble donné, commu¬
nauté qui se présente aujourd'hui comme un sous-ensemble de la
grande société polynésienne, mais qui garde des spécificités
c'est la preuve
culturelles propres.
11 est
un
fait
qu'en Polynésie, la population chinoise n'apparaît
pas divisée comme celle de Java par exemple, où l'on distingue
d'une part les Chinois Totok, peu intégrés, et d'autre
part les
Péranakan, plus proches culturellement des Indonésiens.
De plus, il faut se souvenir de ce que les immigrants Chinois
de Tahiti étaient tous originaires des mêmes provinces
et pour la
plupart des hakkas, ce qui a contribué à forger l'unité de ce groupe
ethnique, contrairement à des minorités qui, parce que divisées
entre "hakkas" et "puntis"
(comme à la Réunion) et ne parlant pas
la même langue, ont été forcées de s'assimiler
plus rapidement dans
leur pays d'accueil. La persistance du sentiment communautaire
s'observe aujourd'hui, chez les Chinois de Tahiti, en ce
qui
concerne la génération de
plus de trente ans, pourtant née en
Polynésie. Il y a certes eu dans le passé, des cas d'assimilation
individuelle, et la preuve en est que la grande majorité des Chinois
vivant dans les îles (sauf à Uturoa) y a rarement laissé de
descendance purement asiatique, et a été absorbée
par la
population indigène.
Pourtant, le temps qui aurait pu jouer en faveur d'une
intégration, puis d'une assimilation au monde ma'ohi, a joué en
sens inverse en faveur d'une
intégration au monde occidental,
principalement depuis les décennie 1960 et l'ouverture massive de
Chinois
Tahiti
sur
l'Occident.
Jusqu'en 1930 environ, la communauté chinoise, principale¬
masculine, se fondait ethniquement à la population ma'ohi,
tout en conservant des
caractéristiques culturelles propres. Puis, le
nombre de femmes chinoises augmentant,
elle a pu, par des unions
intra-communautaires se reproduire en tant que minorité culturel¬
lement et ethniquement distincte des autres
groupes en présence
dans le pays, et principalement de la population
autochtone.
ment
Société des
Études
Océaniennes
15
Au
début de la décennie
concourru
à
1960, deux phénomènes ont
l'intégration, voire l'assimilation des Chinois à
l'Occident, et
non au monde ma'ohi. D'une part, l'accès facilité à la
nationalité française, depuis 1964, suite à la reconnaissance de la
Chine Populaire par Paris, et conformément aux directives
ministérielles parisiennes.
C'est alors, également, que s'est accru le nombre de diplômés
chinois qui, dotés de la nationalité française, pouvaient prétendre à
des postes de responsabilités dans la sphère de l'adminis¬
dans le secteur privé.
D'autre part, l'intensification des échanges commerciaux a pu
occuper
tration,
comme
renforcer les liens communautaires à l'intérieur de la minorité
ethnique et culturelle chinoise, au moment même où la logique
d'occidentalisation poursuivie par le territoire risquait de faire
disparaître cette communauté en tant que telle.
Ainsi, en 1985, il est possible d'affirmer la persistance d'une
communauté chinoise, bien que celle-ci se soit largement occiden¬
talisée depuis une vingtaine d'années. Ce rapprochement avec
l'Occident, en même temps que se développait économiquement le
Territoire (et donc que s'enrichissaient les Chinois) s'est par contre
accompagné d'une distanciation accentuée vis-à-vis du monde
ma'ohi (qui, lui, n'a guère profité de la "croissance"), à peine
compensé par le début d'occidentalisation accélérée du peuple
ma'ohi.
Aujourd'hui, au sein de la jeunesse chinoise de moins de trente
qui n'a pratiquement pas, ou jamais fréquenté les écoles
chinoises, trois tendances se dégagent.
D'un côté, ceux qui ont délibérément rejeté leur culture
chinoise pour s'intégrer, s'assimiler si possible au peuple ma'ohi,
ans, et
mais ils sont
De
ou
rares.
l'autre,
tahitien, se
sûrement pas
qui, tout en parlant français, parfois anglais
sentent avant tout chinois, occidentalisés mais
ceux
polynésiens (ma'ohi).
Enfin, une grande majorité de Chinois qui oscillent entre trois
modèles culturels, sans se rattacher à aucun, et qui, bien que
connaissant à des degrés divers la langue chinoise, s'assimilent au
comportement de la jeunesse "demie".
Aussi, pour répondre à la question posée au début de notre
analyse, intégration ou assimilation, nous serions tenté de dire que
la persistance d'une communauté chinoise, en 1985, prouve que les
Chinois de Polynésie Française, ne sont assimilés ni à la Polynésie
et au monde ma'ohi, ni à la culture française.
Société des
Études
Océaniennes
16
Il y a
intégration, certes, mais à une Polynésie nouvelle, dans
laquelle la communauté chinoise joue un rôle économique très
important, et qui considère cette participation économique comme
une preuve de son intégration alors qu'une fois de
plus, il s'agit de
l'intégration à des circuits de production économiques (et
idéologiques) occidentaux et non polynésiens.
Par contre, la jeunesse chinoise est fortement occidentalisée et
tend à s'éloigner de plus en plus du modèle culturel chinois, au
point que l'on peut dire qu'elle est assimilée aux valeurs culturelles
occidentales, telles que intériorisées et reproduites par la micro¬
société "demie", économiquement dominante dans la Polynésie
d'aujourd'hui.
Par ailleurs, le nombre sans cesse décroissant de Chinois par
rapport à la population totale du Territoire, les amène à des unions
plus nombreuses avec des membres d'autres ethnies, "popa'a" ou
"demis" mais très rarement ma'ohi, ou bien avec des ma'ohi très
occidentalisés. La communauté chinoise donne donc l'illusion de se
fondre
la
population du territoire, alors qu'elle ne se mélange
pratiquement qu'avec les membres des autres ethnies numérique¬
ment minoritaires, mais économiquement et culturellement
avec
dominantes.
•
Les
enjeux d'une soeiété néo-polynésienne
Ceci
conduit à
interroger sur le rapprochement
Chinois, permis par un degré commun
d'intégration à l'Occident. Peut-on dire, sans aller trop loin, que la
Polynésie évolue vers cette société "néo-polynésienne" dont on
entend beaucoup parler aujourd'hui ?
nous
nous
culturel des "demis" et des
Par société
"néo-polynésienne", on désigne une société
polynésienne (ma'ohi) d'origine, qui se serait enrichie (notons au
passage qu'il s'agit d'une notion de valeur) au contact d'autres
cultures, et qui, ayant fusionné avec elles, formerait une nouvelle
identité culturelle
commune à tous les habitants du
pays, quelle
que soit leur origine ethnique. Parfois même, on parle d'une
identité polynésienne par opposition à une identité strictement
ma'ohi. On opère un glissement sémantique en ayant recours à ce
terme, qui a pour but d'occulter la réalité de l'existence d'une
identité
polynésienne ma'ohi, et qui ne saurait être que ma'ohi, si
polynésienne.
Ceux qui se rangent aujourd'hui sous l'appellation de
"polynésiens", sont pour la plupart des "demis", et même des
Chinois qui détournent le terme "polynésien" de son sens initial
pour lui donner le sens de "originaire de la société pluri-culturelle
elle est réellement
Société des
Études
Océaniennes
17
pluri-ethnique - ma'ohi - française - chinoise". En se définissant
ainsi, nombre d'entre eux évitent de se définir comme "demis" ou
et
Chinois.
Aussi, parler de la nouvelle société polynésienne, c'est parler
pas d'une nouvelle société ma'ohi, mais parler d'une société
dans laquelle l'élément ma'ohi sera culturellement minoré. En effet,
chaque culture, française, chinoise et ma'ohi serait sensée apporter
une part égale
d'originalité à cette culture néo-polynésienne. Il y a
non
donc dissociation entre
l'inégale représentation ou répartition
ethnique des Français, des Chinois et des Ma'ohi, dans la
population totale du Territoire, et l'égal apport de chacune de ces
cultures qui devrait déboucher sur une fusion pluri-culturelle, où
chaque culture aurait "enrichi" la société polynésienne, en
apportant ses éléments culturels les meilleurs, et en laissant de côté
ceux qui pouvaient ou devaient être oubliés.
Or, il faut bien saisir le pourquoi de cette nouvelle société
polynésienne. Elle n'est pas un simple pari culturel, partant sans
doute d'un fond généreux, l'idée d'enrichissement mutuel et
réciproque. Elle se base sur un programme politique, sur la
prévision et la planification d'un avenir que l'on souhaite pluriculturel, parce que ceux qui peuvent en parler et le planifier, sont
issus des ethnies minoritaires sur le territoire, et qu'ils cherchent en
fait à préserver leurs intérêts dans l'avenir.
Cette idée de société néo-polynésienne consiste en fait à se
débarrasser de la culture ma'ohi, que l'on ne comprend
pas, sous
prétexte de vouloir l'enrichir au contact de la "civilisation du
progrès".
Faute de pouvoir s'intégrer à la société ma'ohi, les "demis" et
les Chinois, principalement, rêvent d'une société dans laquelle tout
le monde se pliera à un modèle culturel unique, qui est en réalité le
leur, et qui n'a pour but que la préservation de leurs intérêts
immédiats et futurs. Ce pari culturel s'accompagne d'un pari
économique, l'insertion de Tahiti dans le monde moderne,
largement commencée, depuis les années 1960, monde moderne qui
a permis aux Chinois et aux "demis" de se
poser comme les
éléments dominants du système économique polynésien, fortement
occidentalisé.
Les rivalités entre Chinois et "demis" sont bien la preuve que
deux communautés se battent sur le terrain de la réussite
sociale et financière, mais elles ne peuvent faire oublier, qu'à la
ces
vérité, Chinois et "demis" croient au mode de développement
économique actuel, et qu'ils sont unis dans leur ignorance et leur
éloignement croissant par rapport à la société ma'ohi. Quant à la
Société des
Études
Océaniennes
18
France, on la soupçonne de tout et l'on s'en méfie, pour ne pas
avoir l'air trop proche de sa logique culturelle, sociale et
économique, alors que l'on admire encore plus les Etats-Unis, sans
trop paraître se trahir.
Or, si une fusion culturelle s'opère autour du modèle "demi",
qui rassemble les Chinois, les "demis", certains Popa'a et certains
Ma'ohi, le monde ma'ohi, polynésien, le vrai, dans son ensemble,
n'intègre pas ce nouveau modèle culturel. Attirés par l'occidentali¬
sation et le mirage du progrès économique, les ma'ohi s'écartent
peu à peu de leur culture d'origine, sans pour autant trouver une
nouvelle identité culturelle. D'où le sentiment de frustration et la
conscience d'être un "hutu painu" (un être à la dérive) qui
l'accompagne, le jour où l'on s'aperçoit que l'on ne peut se
conformer à un modèle culturel, faute d'avoir les moyens
économiques de la faire. Ce modèle reste donc celui des Chinois et
des "demis", même s'il se veut soi-disant "néo-polynésien". Le
danger est d'autant plus grand que la population ma'ohi est,
compte tenu de son évolution démographique, appelée à être la
population de la Polynésie de demain. Or, on risque de voir
s'agrandir le fossé entre l'illusoire volonté générale de la fusion
culturelle, et la réalité démographique qui fera de la grande
majorité de la population de Polynésie, un peuple sans identité,
sans culture propre, sans âme.
Aussi, pensons nous que la minorité ethnique chinoise ne peut
continuer plus longtemps à mener un double jeu qui conduit à faire
croire que les Chinois sont des citoyens français à part entière, et
des Polynésiens comme les autres, sans faire la lumière sur la vérité
de
ses
actions et celle de
Quant
ses
au renouveau
intérêts dans cette situation.
culturel tahitien qui
se
fait jour
actuellement, il prouve que sans avoir pleinement conscience des
manoeuvres des minorités ethniques et culturelles dominantes sur
le Territoire, le peuple ma'ohi veut faire entendre sa voix et dire
tout haut que
tout un
l'on n'immolera pas en toute impunité la culture de
peuple sur l'autel du progrès économique des autres.
Bruno Saura
Société des
Études
Océaniennes
19
DÉCOUVERTES RUSSES
L'OCÉAN PACIFIQUE
DU 17ème AU 19ème SIÈCLE
DANS
Du 17 au 19ème siècle, les Russes annexèrent massivement les
territoires situés dans l'Est de leur pays, mais ces acquisitions
résultent davantage d'initiatives personnelles que de directives
officielles. En 60 ans, ils traversèrent toute la Sibérie de l'Oural à
l'Océan Pacifique et contemplèrent celui-ci pour la première fois en
1630. Aux voyages isolés et désordonnés succéda la grande
expédition Sibérie/Océan Pacifique, organisée par Pierre 1er. En
Russie et en Europe, les connaissances demeuraient incertaines sur
l'existence, ou non, d'un détroit entre l'Asie et l'Amérique et les
instructions personnelles de Pierre 1er précisaient qu'un effort
spécial devait être fait, au cours du voyage, pour trancher le débat.
L'expédition commença en 1728 et dura plus de 20 ans ; en
réalité ce ne fut pas une mais plusieurs expéditions qui se
succédèrent.
Deux d'entre elles furent dirigées par Bering et A.
l'une rechercha le détroit entre l'Asie et l'Amérique et
Chirikov ;
l'autre les
côtes d'Amérique du Nord au Sud des îles Aléoutiennes, cependant
qu'une autre expédition avec L. Fedorov et M. Gvozdev allait aux
îles Diomèdes et que le voyage de M. Shpanberg partait pour le
Japon.
L'expédition de Bering et Chirikov entreprise pour une
recherche ultérieure du Kamchatka (Pacifique) et les terres et îles
s'étendant à l'Est, au Sud et au Nord
fut achevée
en
1741.
L'expédition fit d'importantes découvertes géographiques ainsi que
l'atteste une carte établie par Miller, l'un de ses membres et publiée
en
1758.
Société des
Études
Océaniennes
20
Les nations de l'Europe occidentale s'inquiétèrent de ces
brillants voyages et de la pénétration russe dans le Pacifique.
"Si les Russes continuent à faire des découvertes, écrivait John
Campbell en 1748, il est possible qu'ils fassent une découverte de la
plus grande importance, et très probable qu'ils la dissimuleront au
grand détriment du reste du monde, en particulier de la nation
britannique".
La conquête du grand Nord et la colonisation de l'Alaska,
précédèrent la création de la compagnie Russo-Américaine (1797)
qui reçut le droit d'utiliser toutes les industries et institutions
situées sur les côtes N.O. d'Amérique, du 55e degré de longitude N.
au détroit de
Bering et au-delà, et, également sur les îles
Aléoutiennes, Kuril, sur tout ce qui avait été découvert jusqu'à ce
jour, et à la surface et à l'intérieur de la terre et ce qui serait
découvert dans le futur et sans possible revendication de la part
d'autres nations.
De plus, elle pouvait faire des découvertes, non seulement audelà du 55° de longitude N., mais aussi
plus au sud, et occuper les
terres découvertes au nom de
l'Empire Russe si ces terres n'avaient
pas été occupées par d'autres ni placées sous leur juridiction.
Avec l'accord du gouvernement, la
d'exercer tous les pouvoirs annexes.
La compagnie russo-américaine
compagnie avait le droit
développa d'intenses acti¬
vités. Tous les approvisionnements en vivres et fournitures étaient
acheminés du centre de la Russie, à travers la Sibérie à Okhotsk, et
ensuite à travers le Pacifique jusqu'en Amérique.
Il est facile d'imaginer les énormes difficultés et les dépenses
qui ont présidé à cette vie économique. Les cargaisons étaient
acheminées à travers les sentiers de la
taiga, à peine assez larges
pour laisser passer un cheval de selle, et tombaient parfois aux
mains des bandits.
De 1803 à 1806, les navires Nadezdha et Neva, sous le
commandement de Kruzenshtern et Lisianski entreprirent le
premier voyage autour du monde par la flotte russe, et visitèrent les
Hawaï et les
Marquises. Golovnin et Lazarev firent plusieurs
voyages ; de même Kotzebue de 1815-1817 et 1823 à 1826, sillonna
le Pacifique et découvrit
plusieurs îles des Tuamotu et des îles
Marshall, et visita Tahiti, Samoa et Hawaï.
Dans la première moitié du 19ème
siècle, les navires russes
firent le tour du monde
plus de cinquante fois, et s'efforcèrent
les occidentaux d'accentuer leur caractère scientifique.
Kruzenshtern et Kotzebue sont les représentants les plus brillants
comme
de la marine
russe
de
l'époque.
Société des
Études
Océaniennes
21
Krusenshtern, né en 1770, sert dans la marine dès 1787, après
passé par le corps des cadets, participe aux batailles navales de
la guerre russo-suédoise. En 1793, avec six autres officiers, il est
envoyé en Angleterre où il reste 6 ans, séjourne une année en Inde,
être
et se rend sur un navire marchand à Canton. Il découvrit dans cette
ville la faiblesse des positions économiques de son
pays et estima
la Russie avait été exclue par sa propre négligence du
développement du commerce européen ; selon lui elle possédait les
matériaux pour construire une puissante flotte marchande et des
richesses naturelles suffisantes pour développer un large commerce
avec
l'étranger.
Kruzenshtern proposa d'affecter 5000 recrues sur les navires
marchands. Il considérait qu'il serait judicieux de créer dans la
marine une compagnie séparée qui
accepterait des enfants
provenant de tous les milieux sociaux. "Cook, Bougainville,
Nelson, écrivit-il, ne seraient jamais parvenus à faire ce qu'ils
réalisèrent dans leurs patries, si les gens avaient été choisis
uniquement d'après leur naissance".
Il était nécessaire, selon lui, d'établir des chantiers navals à
Okhtosk et Kamchatka et de créer des ports dans la même
région et
dans le N.O. de
l'Amérique ; la Russie pourrait alors concurrencer
avec succès, les
Anglais et les Américains dans leur commerce avec
la Chine et le Japon.
La création d'une compagnie commerciale russe fut
également
aussi souhaitée. L'annexion de territoires n'était
pas nécessaire pas
plus que le maintien des troupes dans des bases éloignées. Ces
activités semblaient préjudiciables au négoce, car des échanges
basés sur la conscience et l'honnêteté
protégeaient le commerce
russe, beaucoup plus sûrement que "toutes les forteresses et les
que
armées du monde".
Le mémorandum insistait sur l'installation des bases marines
au
Kamchatka et l'envoi de bateaux ; un seul de ces voyages
apprendrait plus aux marins et aux officiers "qu'une décennie de
croisières dans la Baltique".
Des tâches variées étaient
imposées à la première expédition
autour du monde
(1801) : établir une ambassade au Japon,
s'occuper des missions commerciales de la compagnie russo-améri¬
caine, conduire des recherches scientifiques dans les diverses
contrées, et enfin enquêter sur l'existence d'une île riche en or et en
argent... même si cette information relevait de la fantaisie.
Le ministre du commerce dans sa lettre à
Krusenshtern,
mettait l'accent sur l'utilité des découvertes car "il reste
beaucoup à
faire concernant l'histoire des découvertes dans le
russe
Pacifique, et je
Société des
Études
Océaniennes
22
exhorte à ce glorieux exploit pour la Russie et pour vousmême".
Krusenshtern commandait le navire Nadezhda de 450
tonneaux et Fedorovich Lisianski, le Neva de 350 tonneaux.
129 hommes participaient à cette première circumnavigation russe.
vous
Six mois après le
le
Cap
départ, le 3 mars 1804, les navires russes
Horn ; observant les instructions de
Rumiantsevs, Krusenshtern mit le Cap Horn au Nord-Est, afin,
comme il l'écrivit plus tard, "de ne pas nous trouver aux mêmes
lieux où Byron, Wallis, Carteret, Bougainville et autres, étaient
doublèrent
allés".
Le 7 mai 1804 le Nadezhda reconnaît Nuku-Hiva. L'expédi¬
tion visite les îles hawaïennes, le Kamchatka, l'Amérique Russe et
le Japon, où elle demeure plus d'une demi-année, puis les côtes de
Sakhaline et l'estuaire de la rivière Amur. La première escale du
voyage de retour fut Macao, puis le Cap de Bonne-Espérance et les
deux bateaux arrivèrent séparément, à Kronstadt en juillet et août
1806.
Outre les observations météorologiques et géographiques,
l'expédition rapportait d'importantes collections botanique et
zoologique qui furent offertes à l'Académie des Sciences de
St. Petersbourg.
Dans les années 1820-1830, Krusenshtern fit un gigantesque
travail en compilant les cartes du Pacifique et il publia un Atlas des
Mers du Sud
en
3 volumes et
un
commentaire de l'Atlas en 2
analyse détaillée des découvertes en Océanie
durant les 350 années antérieures. "Aucune carte écrivait-il, n'est
copiée servilement d'après une carte déjà existante ; toutes, au
contraire; ont été vérifiées avec une grande précision et en cas de
moindre doute, elles ont été soumises à une stricte vérification avec
celles que j'avais dans mes notes".
O.E. Kotzebue, consacra toute sa vie à la flotte russe, où il
servit pendant 34 ans. Il fit 3 fois le tour du monde. La première
fois, il n'avait que 15 ans, avec l'expédition de Krusenshtern en
1803-1805, les deux autres comme chef d'expédition.
Il commanda le brick Riurik, lors de l'expédition 1815-1818
qui devait explorer le Pacifique tropical, et ensuite la route
maritime du Pacifique à l'Atlantique, le long de la côte Nord, de
l'Amérique du Nord. "Le 10 janvier 1816, le temps et le vent nous
volumes,
avec une
souriaient et nous étions contents du voyage rapide jusqu'au
moment où le Cap Horn
signala sa proximité par "de forts coups
de vent, six jours durant". Le Riurik subit une forte tempête et son
commandant faillit y
perdre la vie.
Société des
Études
Océaniennes
23
Sur la route de l'Alaska, Kotzebue
relate une autre épreuve
jour 13 avril 1817 où mes meilleures espérances furent
brisées". Une terrifiante tempête se leva, de fortes vagues
s'élevaient à des hauteurs telles que je n'en avais jamais vues. Je
m'étonnais de la hauteur d'une vague monstrueuse lorsqu'elle
submergea le Riurik, me renversa et me laissa inconscient. Lorsque
je revins à moi, je ressentis une douleur sauvage, qui fut tempérée
par le chagrin que j'éprouvais devant l'état pitoyable du bateau qui
semblait près de la destruction. "Ma maladie empirait chaque jour.
Le froid pénétrait tellement ma poitrine que je ressentais une très
forte oppression. Je réalise seulement maintenant que mon état
était beaucoup plus critique que je ne le pensais. Je me battis
longtemps avec moi-même, et j'étais décidé méprisant la menace de
la mort, à terminer ce que j'avais entrepris ; mais lorsqu'il m'arriva
de comprendre que ma vie était peut-être nécessaire pour sauver le
Riurik et la vie de mes compagnons, je sentis que je devais avoir
cette ambition. Dans cette terrible lutte, la ferme conviction que
j'avais accompli honnêtement mon devoir me soutint. J'informai
l'équipage par écrit que cette maladie m'obligeait à retourner à
Unlaska. L'instant où je signai ce papier fut l'un des plus amers de
ma vie, car je
renonçais là à mon plus brûlant désir".
"ce terrible
Le 22
juillet le Riurik arriva à l'île de Unlaska et de là fit voile
à St. Pétersbourg via les Iles Hawaï,
pour le voyage de retour
Marshall et Mariannes.
Le troisième voyage autour
du monde de Kotzebue, se fit sur
sloop Predpriiatie navire spécialement conçu pour transporter
du fret de la Baltique au Kamchatka et en Amérique russe.
Il double le Cap Horn début janvier 1824, visite les Tuamotu,
Tahiti et les Samoa, et arrive à Petropavlovsk puis à NovoArkhangel'sk visite la Californie, les îles Hawaï et rentre à
Kronstadt le 10 juillet 1826.
le
Ses contributions à la connaissance du Pacifique furent
nombreuses ; outre les découvertes géographiques, il établit de
nombreuses cartes, fit des travaux d'océanographie et s'intéressa
toujours vivement à la vie des insulaires. Il observa le soin avec
lequel les insulaires avaient établi leur mythologie ainsi que leur
génie créateur. D'un simple point de vue humain, les insulaires
étaient des gens très attachants. "Les peuples tahitiens sont au plus
haut degré un peuple doux, bienveillant heureux, aimant la paix
quoique ayant des balafres provenant de blessures. Celles-ci
auraient été reçues à la guerre et prouveraient que les Tahitiens
peuvent aussi être braves. La haine et la vengeance sont complè¬
tement étrangères à leurs cœurs. Les sentiments d'envie et de
Société des
Études
Océaniennes
24
caractéristiques des Tahitiens.
plaisir dans des distractions personnelles, satisfaisant
facilement leurs besoins, n'ayant pas le fardeau de soins oppressifs
et de dur labeur, n'étant pas tourmentés par les passions, et
rarement affectés par les maladies, les Tahitiens menaient une vie
d'extase sous le magnifique ciel tropical de leur terre paradisiaque.
Ainsi que l'un des compagnons de Cook l'a exprimé, la seule chose
qui leur manquait était l'immortalité, si on les comparait à des
malice n'étaient absolument pas
Prenant
dieux dans cet
Elysée.
Quoique étant un croyant sincère Kotzebue était indigné de
l'action des missions religieuses dans l'Océan Pacifique. Avec peine
il décrivit les conséquences funestes de leur "activité" dans les îles.
exemple, avant l'arrivée des Européens (d'après leurs
calculs), la population était de 130 000 habitants, cependant
lorsque Kotzebue visita l'île en 1824 elle n'était que de 8 000.
A Tahiti, par
Les
Tahitiens ayant
survécu donnaient l'"impression d'un
peuple opprimé, apathique, dénué d'énergie et de vitalité". Les
pirogues qui avaient si fort étonné les Européens, écrit Kotzebue,
n'existaient plus. La matière brute offerte par le mouton et le coton
qui pousse si magnifiquement n'était pas utilisée parce qu'à Tahiti
pas un seul fuseau, pas un seul métier à tisser ne produit de tissu
d'habillement. Les insulaires préfèrent l'acquérir des étrangers en
les payant avec des perles et aussi en dépensant tout leur argent.
Des chevaux et des bestiaux à longues cornes avaient été introduits
par les étrangers établis dans le pays. Cependant les Tahitiens ne
voulaient pas s'en embarrasser et en conséquence tous ces animaux
avaient été pris par les étrangers fixés dans le pays. Seule la Reine
avait une paire de chevaux mais elle ne s'en servait pas. Il n'y avait
pas un seul maréchal-ferrant exerçant à Tahiti. Il y en avait
cependant grand besoin car il était nécessaire, au moins, de réparer
les outils de fer qui avaient remplacé depuis longtemps ceux de
pierre. A la suite de la stricte prohibition par les missionnaires de
Tahiti, la flûte qui invitait le peuple à la joie et à la gaieté, n'avait
pas été entendue depuis longtemps. A un peuple dont la nature
même semblait l'avoir préparé à une insouciante vie de plaisir,
toutes les jouissances étaient devenues un péché sévèrement puni.
Tentant de réfuter cette dure critique de l'activité des
missionnaires, l'érudit anglais V. Morell remarque : "les mission¬
naires mirent une fin aux guerres entre tribus et aux sacrifices
humains, arrêtèrent l'infanticide et finalement améliorèrent la
moralité". Quoique ayant prévu cette future critique Kotzebue
écrivit "le faux christianisme des missionnaires ayant détruit la
folle idolâtrie et les
superstitions païennes, les remplaça par
Société des
Études
Océaniennes
25
inculqua à leur
place philistinisme et hypocrisie et aussi la haine et le mépris de
tous ceux d'une autre foi, caractéristiques qui dans le passé, étaient
complètement étrangères aux justes et affables Tahitiens.
L'évangélisation des Tahitiens mit un terme aux sacrifices humains
mais en fait, beaucoup plus de vies furent sacrifiées à cette religion
qu'antérieurement aux dieux païens".
d'autres vices tels que
le vol et la débauche mais
chaine Ratak (les îles Marshall) au
Riurik, Kotzebue nota que les habitants
domestiques utiles et leur donna des
chèvres, des porcs et des poulets. Les marins firent des potagers,
leur donnèrent des graines et apprirent aux insulaires à faire
pousser des plantes qui leur étaient inconnues. Kotzebue apprit
que, par suite du manque de nourriture, une loi en vigueur que
Kotzebue qualifia de terrible et inhumaine accordait à chaque
femme l'autorisation d'élever trois enfants alors que les autres
étaient tués à leur naissance. Quand il revint dans ces îles il
rapporta des graines, des semences et des animaux car il avait
fermement décidé de faire tout ce qu'il pourrait pour mettre fin à
Découvrant les îles de la
de son voyage sur le
n'avaient pas d'animaux
cours
cet
infanticide forcé.
Il est facile de comprendre l'amour et quasiment l'adoration
les habitants de Ratak ressentaient pour leur "Totabu". Il est
aisé de comprendre aussi la fierté avec laquelle Kotzebue opinait
que, lors d'un voyage suivant, il serait assez récompensé si les
mères n'avaient plus à tuer leurs enfants à cause de la rareté et de
l'insuffisance de nourriture et si elles lui étaient redevables à lui, à
son labeur et à son intérêt pour une abondance de nourriture.
que
Kotzebue de la
On ne peut lire sans émotion la description de
seconde visite à Ratak découverte par lui en 1816.
"A midi nous
jetâmes l'ancre au même endroit où le Riurik s'était déjà trouvé une
fois. J'ordonnai qu'un petit canot à deux mâts soit mis à l'eau et
afin de ne pas effrayer mes amis, je fus à terre
seulement par le Dr Eshshol'ts et deux marins".
accompagné
"Pas une seule personne n'était en vue sur l'île. Seules des
pirogues abandonnées jonchaient la plage. Soudain nous remar¬
quâmes une petite embarcation montée par trois hommes faisant
voile de l'île voisine. Ils longeaient le rivage mais lorsque nous
approchâmes de leur côté, ils tentèrent de s'échapper aussi vite que
mouchoir blanc, j'avais utilisé ce signe
appris aux habitants de Otdia. Cependant
signal n'obtint pas l'effet désiré. Au contraire les insulaires
effrayés firent même des efforts supplémentaires pour éviter une
possible. J'agitai un
antérieurement et l'avais
mon
rencontre.
Société des
Études
Océaniennes
26
"Les habitants locaux
maniement des voiles mais
sont
ces
généralement très adroits
dans le
avaient des difficultés
car une
gens
panique les privait de leur adresse habituelle. Alors qu'ils
avec leurs
cordages embrouillés, nous nous
peur
étaient dans l'embarras
rapprochâmes. Les pauvres gens étaient prêts à se sauver à la nage
je pus transformer leur terreur en une joie égale avec deux
mots. Je leur écriai "Totabu ! Aidara". Le
premier était mon nom,
mal prononcé ici et le second
signifie en langage local "ami", ou
aussi, "bon".
mais
"Les insulaires
figèrent sur place d'étonnement et apparem¬
je leur répète ces mots afin qu'ils puissent être
sûrs qu'ils avaient bien
compris. Je criai encore "Totabu !
Aidara !". A présent, il n'y avait plus trace de
peur parmi les insu¬
laires. Ils commencèrent furieusement à
exprimer leur joie, criant
dans la direction de l'île "Hey, Totabu ! Totabu !" et
abandonnant
alors leur bateau, ils
nagèrent vers le rivage ne cessant pas de crier
ment
se
attendirent que
les mêmes mots".
Se cachant dans les
buissons, les habitants nous avaient
observés. Dès que le nom bien connu
atteignit l'île, ils envahirent le
rivage et exprimèrent leur enthousiasme avec des gestes de joie,
chantant et dansant. Une imposante foule d'insulaires
s'assembla à
l'endroit où nous devions accoster et d'autres vinrent
dans l'eau
jusqu'à la ceinture, voulant être
les premiers à nous accueillir".
Ainsi qu'un authentique noble
personnage Kotzebue était très
modeste. Il écrivit de lui-même.
"Lorsque j'étais en pleine mer,
j'étais toujours heureux de voir la terre. Bien sûr j'aimais aussi
conduire mon navire vers des mers lointaines et
combattre les
éléments instables, mais mon véritable
plaisir était de me familia¬
riser avec de nouvelles terres et leurs habitants. C'était
ma récom¬
pense des fatigues de mes voyages. Il est évident
que je n'étais pas
né marin..."
Nous ne pouvons être d'accord avec lui. Kotzebue était
un
marin remarquable. Son nom
figure légitimement au premier rang
des explorateurs de notre
planète.
Adapté de l'anglais
Jeanine Laguesse
K.V. MALAKHOVSKII
par
La traduction
anglaise de cet article a paru dans le "Journal of
Translations, Vol. XXI N° 4, Spring 1983", Editions M.E.
Sharp,
80 Business
Park Drive, Armonk, N. Y. 10504.
L'adaptation
avec l'autorisation de
l'agence de l'URSS pour
les droits d'auteur.
française
est
publiée
Société des
Études
Océaniennes
27
LETTRES D'UNE FEMME DE GOUVERNEUR
Ces extraits épistolaires proviennent de la
Mme de La Richerie, épouse du
correspondance de
gouverneur(*) Gaultier de La
Richerie, avec Mlle Clémentine Lefort demeurée en France.
Celle-ci prit soin de recopier sur un cahier les lettres de son
amie, ce qui les sauva de la dispersion et de l'oubli.
Nous devons à un descendant de la
destinataire, Mr François
de Badereau de Saint Martin, l'autorisation de
publier les extraits
qui
vous sont ici
présentés.
Nous le remercions très sincèrement.
8 avril 1850... Nous sommes installés dans notre
chère Clémentine, depuis un mois et demi.
Notre petite maison est couverte de
case
de
Kanac, mais elle
pandanus,
est remise à
logement,
comme une
neuf et l'intérieur
est
en
commodément distribué...
Voici la liste des personnes que je vois
reine Pomare, mariée à un Kanac.
sa
parmi les indigènes
:
la
Trois cheffesses de district. Madame Salmon, femme d'un
juif,
fille madame Brander, mariée à un
anglais.
Mme Tariri, mariée à un Kanac ; cette dernière a deux filles
dont l'aînée est mariée. Parmi les femmes blanches : la femme du
consul anglais, qui est espagnole.
(*) Le titre de
gouverneur sera établi en 1881. Jusqu'à cette date les fonctions étaient celles
de Commandant des Etablissements Français d'Océanie.
Gaultier de La Richerie (1820-1886), officier de marine arrive à Tahiti en novembre 1858
à titre d'intérimaire ; sera nommé à titre définitif Commandant des
Etablissements
Français d'Océanie le 14 janvier I860
Société des
et relevé en
1864.
Études Océaniennes
28
Mme
Pugeot, créole de la Guadeloupe, femme d'un employé
de l'administration. Mme Vallès, née ici, fille d'un anglais et femme
d'un officier d'infanterie, Mme Hurtel, femme d'un capitaine au
long cours, française ainsi que sa fille Mme Duval, mariée à un
garde du génie. Les soeurs de St Joseph de Cluny qui sont chargées
de l'instruction et de l'hôpital.
Je vois tout ce monde de temps en temps, ne rendant
visite pour deux.
un
qu'une
28 août 1859... Je t'ai dit que nous étions arrivés à Tahiti sur
petit navire appelé Le Glaneur. Et bien, il s'est perdu en
retournant aux îles Gambier, où nous avions touché en passant.
Tout le monde heureusement a pu être sauvé...
Tu as dû voir des fêtes bien belles en France pour le 15 août,
mais bien sûr, elles ne valaient pas pour la curiosité celles que nous
avons eûes ici.
Des Indiens de tous les points de l'île, de la presqu'île, de l'île
Moorea, des îles Sous-le-Vent, Raiatea, Bora Bora, Huahine, des
îles Paumotu, s'étaient rendus à l'invitation qu'on leur avait faite,
et étaient là, chacun dans un costume différent. Ces costumes faits
par eux avec des écorces d'arbres, sont les choses les plus
singulières qu'on puisse voir. Ils ont tous assisté à la messe et au Te
Deum qui a été chanté sur la place du gouvernement par l'Evêque
et après ils ont défilé devant la Reine et Mr de La Richerie, avec
leur musique en tête... On ne peut se faire une idée de la diversité et
de la bizarrerie de leurs costumes ; j'en suis encore toute
surprise, et
cela m'a fait l'effet d'une lanterne
magique.
Il y a eu ensuite des courses en canot et des courses à cheval.
Les femmes même ont couru et ont remporté des prix.
Je
sais si
je t'ai dit que mon mari se trouvait Gouverneur
l'absence de Mr de Saisset (*), qui étant chargé des deux
gouvernements de Tahiti et de la Nouvelle-Calédonie, était depuis
le mois de mai, parti pour ce dernier pays.
...
ne
par
10 avril I860... Mgr d'Axieri que nous avons ici comme
provicaire apostolique des Iles de la Société a 46 ans. Il est de taille
moyenne, bien proportionné, a une figure agréable qui le fait aimer
des Kanacs qui ont horreur du vieux et du laid. Dans le monde, il
est aimable et gracieux. Je le crois très
instruit, autant que j'en puis
juger avec mon petit esprit.
(*) Saisset Jean (1810-1879)
- Officier de marine, Commandant des Etablissements Français
1858-1860. Pendant son commandement, le 14 janvier 1860, un décret
formera de la Calédonie et dépendances un établissement distinct de celui des E.F.O.
(Tahiti & dépendances).
en
Océanie,
Société des
Études
Océaniennes
29
Toutes les fois que j'ai eû l'honneur de le voir j'ai toujours
appris quelque chose d'utile et d'intéressant. Il a de nombreux
ennemis qui disent tout le mal qu'ils ne devraient pas car il n'y en a
pas à dire, mais qu'ils peuvent inventer sur lui.
Mgr ne prend pas la peine de réfuter toutes ces accusations,
pourtant, il le pourrait et avec avantage, car je l'ai entendu dire des
choses aussi fines que mordantes. Mgr habite Tahiti depuis l'année
1849. Nos religieuses font beaucoup de bien, elles sont de l'ordre de
St Joseph de Cluny, nous les avons depuis 1844. Quelques unes
sont affectées au service de l'hôpital et les autres sont pour
l'instruction des jeunes filles indigènes. Elles ont assez d'élèves,
mais en auraient plus si la population était catholique. Beaucoup
de parents ne mettent pas leurs enfants chez les sœurs, par la
crainte qu'on ne les fasse catholiques, ce qui est une absurdité, les
sœurs ne l'ayant jamais fait sans le consentement des
parents. Mais
ils sont aveugles en celà comme en bien d'autres choses. Pour notre
église, chère amie, nous n'en avons point : c'est une maison
ordinaire qui en sert, c'est bien misérable comme tu peux le penser,
mais cette chapelle pouvant contenir 200 personnes, suffit au
nombre de catholiques de Papeete. Je trouve, et Mr de La Richerie
aussi que c'est bien honteux pour nous Français catholiques
d'avoir une si pauvre chapelle.
14 août
I860...
Mr de La Richerie
a
eu
aussi
un
heureux
changement dans sa position. Il a été nommé par un décret du 14
janvier que tu as pu voir dans le Moniteur : Commandant des
Etablissements Français de l'Océanie et Commissaire Impérial aux
Iles de la Société. Il se trouve donc chef et correspond sans
intermédiaire
avec
le Ministre. Je suis bien heureuse de celà
sous
deux rapports :
1.
la confiance que l'intelligence
su lui acquérir au Ministère.
notre position matériellement parlant en sera bien
cela prouve l'estime et
services de mon mari ont
parce que
et les
2. parce que
améliorée.
de Mgr est une chose que je ne puis
lettre que difficilement. Nos relations particulières
puisque nous l'avions prié de tenir Sophie sur les
fonds baptismaux et qu'il avait accepté avec empressement, mais
les relations officielles qu'il avait avec Eugène sans être mauvaises,
laissaient à désirer. Monseigneur se plaignait qu'Eugène ne l'aidait
pas assez dans son œuvre de catéchisation, que ses prosélythes
étaient peu soutenus par l'autorité et que pour cette cause ils
étaient en but aux vexations et aux injustices que les chefs de
25 août 1862... Le voyage
t'expliquer
par
étaient bonnes
Société des
Études
Océaniennes
30
district et les juges, presque tous protestants, ne manquaient pas de
leur faire à toutes les occasions qui se présentaient. Eugène
répondait
"je suis catholique ainsi que ma famille, je sais que la
majorité catholique, je désire personnellement qu'ils
embrassent ma croyance, mais je ne puis oublier qu'en France, les
protestants sont traités avec la même mesure, sont soumis aux
mêmes lois que les catholiques, qu'ici nous avons promis de
respecter les lois et les croyances de ce petit peuple et quand vous
me présenterez un catholique et un protestant en chicane je ne me
rappellerai pas de quelle croyance ils sont et prenant la loi du pays,
je jugerai avec l'impartialité la plus grande". Il y avait déjà quelque
temps que Mgr se plaignait hautement de cette indifférence du
commandant pour la foi catholique, lorsque subitement, au
passage du vaisseau le Duguay-Trouin, il annonça au commandant
qu'il partait avec plusieurs de ses missionnaires, ne pouvant pas
disait-il, faire dépenser à la mission tant d'argent pour si peu de
résultat ; qu'il allait à Paris et que si c'étaient les instructions du
ministère que le commandant suivait, il ne remettrait plus les pieds
à Tahiti. Eugène lui dit : "Je regrette Mrg que vous manquiez de
patience, moi je ne désespère pas de votre oeuvre ; au contraire,
mais je pense que c'est surtout une œuvre de patience. J'ai fait à ce
sujet plusieurs demandes qui ont été accordées : les frères de
Ploërmel pour diriger les écoles de garçons comme les sœurs de St
Joseph dirigent celles des filles,* l'installation d'un curé et d'un
vicaire pour Papeiti ; l'achèvement de la cathédrale qui est
commencée. Ce sont là des institutions qui croyez-le, feront plus de
bien et de conversions que quelques privilèges que vous me
demandez et que je vous accorderais exclusivement pour vos
catholiques".
Mais c'était prêcher dans le désert, il est parti depuis le mois de
décembre 1860 et depuis, je ne sais ce qu'il est devenu. On n'a pas
modifié les instructions du commandant qui suit toujours la même
ligne de conduite. Mgr a pourtant vu le ministre plusieurs fois, il a
vu
l'Empereur, on dit qu'il attend pour revenir le changement
d'Eugène et qu'il fait tout ce qu'il peut pour l'obtenir. Je ne sais...
mais j'attends avec confiance la volonté de Dieu, sûre que le
commandant s'est non seulement conduit en digne et intègre
représentant de la France mais encore comme un bon et fidèle
catholique.
:
France est
4
en
1863... Pour la reine Pomare
je pense t'avoir du que je
voyais rarement, je ne sais que quelques mots de sa langue et
pour suivre une conversation il faut que je prenne un interprète. La
reine a 50 ans, elle est grande, grosse, elle a peu de cheveux, ils sont
mars
la
Société des
Études
Océaniennes
31
crépés naturellement et elle les met en deux nattes selon l'usage des
femmes du pays, ses nattes pendent sur les épaules quand elle est
chez elle ; quand elle fait toilette, elle les relève au moyen d'un
peigne à chignon. Ses yeux sont très noirs et ils ont une expression
monotone et ennuyée. Elle a eu 6 ou 7 enfants, il lui en reste 5 :
l'aîné Ariiaue qui doit lui succéder a 24 ans, le second Tamatoa est
roi aux îles Sous-le-Vent, le troisième Tapoa n'est rien, le
quatrième Joinville a été envoyé en France par le Commandant,
dans une pension tenue par les frères de Ploërmel. Ariimaevarua sa
fille est reine à l'île de Bora Bora. La reine se conduit bien
maintenant et n'a aucune coquetterie, elle est chez elle en robe
d'indienne ou de mousseline, souvent nus pieds ; dans les
cérémonies, elle se met de belles robes de soie de satin ou de velours
mais sans corset, sans crinoline, et faites comme nos robes de nuit.
Son mari ne se conduit pas si bien : il boit, il court les filles, enfin
ses fils sont les plus mauvais sujets de Tahiti. Ils font des horreurs
que ma plume se refuse à t'écrire et que tes yeux s'offenseraient de
lire. D'où cela vient-il. Cela vient je pense de ce qu'ils ont toujours
été abandonnés à eux-mêmes. La reine sans la crainte qu'on ne les
fit changer de religion n'a pas voulu les confier
maladroitement avait laissé voir cette intention.
à la mission qui
dans la crainte que les ministres protestants
leur inspirassent pas l'amour du protectorat français ne
pas à la reine de leur confier leur éducation. De ces
malheureux débats, les fils de la reine furent les victimes et ils ont
tous les vices sans avoir aucune vertu à leur opposer. La reine tout
en se faisant illusion sur les défauts de ses enfants (illusion venant
de son amour de mère et de l'ignorance de nos mœurs et coutumes)
vient de temps en temps se plaindre au commandant d'eux et
demander une punition mais à peine lui a-t-on accordé sa demande
qu'elle vient demander le contraire : la main gauche veut toujours
parer le coup qu'a porté la main droite et le commandant a bien de
la peine à punir les fils sans trop affliger la mère. Mais en voilà
assez long sur la reine et j'ai bien des lettres à t'écrire encore.
Le gouvernement,
anglais
permit
ne
juin 1963... L'évêque d'Axiéri revient dit le provicaire
apostolique (le père Clair) ; je ne sais qu'en croire voilà plusieurs
fois déjà que Monseigneur lui annonce son départ de France et que
ce départ est toujours retardé sans qu'il lui en donne l'explication.
Les amis de l'évêque et ceux qui ont été contrariés par l'administra¬
tion du Commandant disent : "Il travaille à renverser le
Gouverneur, il ne revient parce qu'il a juré de ne pas remettre les
pieds à Tahiti pendant que Mr de La Richerie y serait mais il
parviendra car il a de l'influence, de hauts personnages dans sa
30
Société des
Études Océaniennes
32
manche et
d'un
qu'en somme qu'est-ce qu'un capitaine de frégate auprès
évêque ?" Les indifférents et les attachés à la personne ou à
l'administration du Commandant disent en souriant aux autres :
"Et bien, votre Evêque que fait-il ? n'est-il pas las de la lutte qu'il a
entreprise depuis bientôt deux ans et demi qu'il est parti c'est assez
de persévérance, il devrait voir que c'est une bataille perdue
et que
plus il tarde, moins les rieurs seront pour lui. L'évêque s'est mépris,
il a pris des apparences, des cancans pour des réalités mais à Paris
on lui aura demandé des
preuves de cette soi-disant oppression
exercée par le Commandant sur les catholiques et il n'aura
pu en
donner car tous les actes officiels ou particuliers du commandant
sont marqués du cachet de la modération la
plus grande, de la
justice la plus éclairée, et presque toujours appuyés par des lois ou
des arrêtés : il a beau chercher, il ne trouvera pas un défaut à cette
cuirasse".
Je
ne
puis te dire combien
ces
discours, qu'ils viennent de l'un
de l'autre camp me sont pénibles car cela ne peut qu'aigrir les
deux partis et préparer de nouveaux conflits. Le commandant ne
partage pas heureusement cet esprit : il parle rarement de l'Evêque
et alors il se contente de dire "nous n'avions
pas la même manière
de voir, Monseigneur et moi, je crois qu'il a manqué de
ou
patience et
s'il avait voulu m'entendre, nous nous serions compris ; je
crois même que s'il revient pendant que je suis encore ici, nous
nous entendrons mieux
qu'on ne le pense généralement". Ce calme
me rassure et
je me dis : "la paix est assurée si l'Evêque le désire
puisque le commandant la veut". Il reste les paroles de
Monseigneur : "Je ne remettrai pas les pieds à Tahiti, tant que
Mr de La Richerie y sera". Ces paroles dites dans un moment
d'exaltation ne peut-il pas les avoir oubliées ? ne peut-il
pas par
esprit de devoir, faire comme s'il ne les avait pas dites et revenir ?
La mission a grand besoin de lui ici et constamment on entend ces
phrases : "quand Mgr sera de retour ; il faut attendre
Monseigneur ; nous aurions besoin que Mgr revienne - il n'y a que
lui qui puisse trancher ces questions là..." Ne semble-t-il
pas que ce
serait pour Mgr une belle occasion pour montrer son amour
pour
l'humilité et pour son troupeau ? Qu'il
n'y aurait qu'à le louer de
cela au lieu de se moquer de son orgueil
comme diverses personnes.
que,
Pour la
musique que l'on fait à Tahiti, il n'en faut pas
y a en ville quelques pianos, mais on ne sait pas en
toucher. La plupart de ces dames et demoiselles ne savent
que des
...
parler. Il
dansants, encore les jouent-elles sans mesure, sans goût :
polka est lente, la masurka est vive, la valse peut à peine se
danser tant la mesure change à chaque instant... moi
qui aime
morceaux
la
Société des
Études
Océaniennes
33
beaucoup danser, mais bien danser, cela
me fâche et si j'osais... je
chaise. Dans le moment, nous n'avons que Mme
Hort, femme d'un négociant, sachant toucher le piano, en fait de
dame, elle est juive et américaine mais elle a été en France plusieurs
années et parle bien le français, elle est laide, mais bonne et
resterai
sur
ma.
agréable et j'aime beaucoup à
me trouver avec elle. Dans les
Messieurs nous avons Mr Lachave, lieutenant de vaisseau
commandant de la Dorade navire de la station locale, et
Mr Lavigerie pharmacien de la marine ; ce dernier
compose des
morceaux dansants
qu'il joue en mesure et avec goût, il chante
aussi, et a la voix douce et agréable à entendre.
La
musique des Indiens
de tam-tam, tambour fait
grossièrement faites dans
lesquelles ils chantent des airs. Ils sont surtout très forts pour les
hymemés comme ils appellent tous les chants. Ils font des chœurs
et chantent juste, mais
presque tous leurs airs se ressemblent et l'on
est promptement
fatigué de ces chants dont la monotonie vous
se compose
d'un tronc d'arbre et de flûtes
en
bambou
endort.
30 août 1863... Je t'avais promis de te parler de
Mgr Dordillon
évêque de Cambysopolis, des Marquises et autres lieux... mais
comme le souvenir de
Mgr ne me représente que calme et
tranquillité, il m'est impossible de m'occuper de lui maintenant que
je ne vois autour de moi que nuages d'orage et agitation. L'orage
vient encore cette fois pour cause de religion ; je t'assure
que je ne
puis comprendre et que je me demande toujours comment notre
religion qui est toute de paix et d'amour peut engendrer des
divisions
et des querelles continuelles comme elle le fait ici. Il
y a
tellement de bouts à cet écheveau que je ne sais lequel
prendre pour
entrer en matière mais une lumière me vient, tu
reçois le Messager
et alors tu verras que, comme l'année dernière, il
y a eu un
l'étude de la
langue française (à peine connue ici), que
commission composée de Mr le
Curé, de Mr Arbousset ministre protestant français etc... On
pourrait de prime abord ne rien trouver à redire à cela et avec la
réflexion on trouve encore moins, car enfin, l'étude d'une langue ne
fût jamais une affaire de religion... ! Et bien, Mr le Curé a pensé
autrement et a donné sa démission disant :
"Qu'étant venu pour
combattre l'erreur, il ne pouvait en aucune façon avoir l'apparence
de la tolérer et que sa présence à cet examen en compagnie de
Mr Arbousset pourrait le faire supposer : sur ce il donnait sa
démission". Ceci a vivement contrarié le Commandant car malgré
toute la bonne volonté qu'il y a mise, il n'a jamais
pu trouver un
caractère religieux quelconque à cet examen. Pourtant, par esprit
concours sur
cet examen sera
passé
par une
Société des
Études
Océaniennes
34
de conciliation et de déférence pour notre curé le père Clouet, il a
fait demander à Mr Arbousset sa démission, mais ce ministre a
refusé de la donner.
Les frères et les sœurs qui, pour le moment, sont seuls
capables d'apprendre le français se sont aussitôt et naturellement
rangés en bataille près du Curé et non seulement ont refusé de venir
à cet examen (ce qui eût paru tout naturel pour ces ordres religieux
dont la mission est toute d'intérieur) mais encore ont si bien prêché
leurs élèves que pas un seul ne s'est présenté à l'examen. Le
concours a donc échoué complètement, faute de
combattants, mais
ce qui n'a pas manqué c'est ce
coup d'éclat, que la mission a fait
contre les ministres protestants : de là sortiront une foule de diffi¬
cultés dont je ne voudrais pas être témoin car tout conflit, toute
difficulté et discussion aboutit naturellement au commandant qui
est obligé de les trancher et de là des plaintes de la mission contre le
commandant et probablement les récriminations des ministres
protestants ; lesquelles heureusement, je n'entends pas directement.
Je t'avoue que fatiguée de voir mon mari dans une position si
difficile qu'il est obligé de mécontenter les deux partis pour être
juste, de voir ses intentions méconnues, ses actes critiqués... j'en
viens à désirer que Mgr d'Axiéri réussisse dans son projet de faire
remplacer mon mari. Il y a du reste cinq ans passés que j'ai quitté la
France, -ma famille, mes amies et mon cœur s'emplit de joie en
pensant à revoir tous ces objets de mon affection. Le revers de la
médaille est l'embarquement certain et presque immédiat du
commandant mais j'aurai la conscience d'avoir travaillé de tout
mon pouvoir à l'équilibre
de cette médaille ; mais si Dieu permet
qu'elle soit chavirée que puis-je y faire ? - Rien-
Louise de La Richerie
Société des
Études
Océaniennes
35
LÉGENDE
DE
HAU-MANAVA-I-TU(*)
Marae-Toi était le marae.
Niua était le district, ancien nom de Poutoru (trois pieux),
dans l'île de Taha'a, dont le nom ancien est Uporu.
Une certaine femme, appelée Hau-Manava-i-Tu, avait
engendré quatre fils appelés :
Rua-Hei-Arii (double couronne royale)
Rua-Hei-Rarape (double couronne qui court)
Ruahei-Mahuta (double couronne qui vole)
Tuturi-i-te-au-Tama (espérance en la jeunesse)
Cette famille vivait, il y a très longtemps dans la baie de VaiPiti (eau double) ; la mère Hau-Manava-i-Tu avait un certain
"mana". Lorsque les enfants grandirent la mère les réunirent et leur
dit : "A présent, vous êtes des hommes, voilà, je voudrais que
chacun de vous vienne chercher des poux sur ma tête ; et si vous ne
les trouvez pas, eh ! bien vous ferez ce travail-là toute votre vie". Ce
fut le dernier frère qui fit cette besogne là, avec beaucoup de
patience. 11 trouva ces bestioles et à mesure qu'il les trouvait, il les
croquait, il les croquait une à une. Cette action rendit Tuturi-i-teau-Tama puissant, car ces poux représentaient le "mana" de la
famille. La mère perdit son "mana" et devint subitement cannibale,
et commença à vouloir manger de la chair humaine. Et pour avoir
de quoi se restaurer, elle alla chercher un endroit idéal où il serait
facile pour elle de trouver de la chair humaine, pour apaiser sa
faim. Elle s'installa dans la baie de Vaipiti (double eau) qui se
trouvait justement non loin de leur demeure, vers la pointe du
lagon. Elle trouva une grosse pierre bien noire et plate où les
enfants de l'endroit aimaient aller se baigner. Ce lieu se nommait
-
-
-
-
(*) Règne de bienvenue debout.
Société des
Études
Océaniennes
36
Outu-Miti (pointe de mer), mais si les enfants en se baignant
s'approchaient trop près de la pierre noire, Hau-Manava-i-Tu les
saisissait, les fracassait dessus et les mettait ensuite dans un grand
panier de feuilles de cocotier appelé ha'ape'e. Elle procédait de
même avec les adultes, car elle avait toujours conservé sa force. Au
bout de quelque temps, les habitants du village apeurés se
plaignirent de la disparition de leurs enfants ou de leurs parents.
Pendant ce temps ses fils ayant eu le désir de faire un voyage,
construisirent à l'insu de leur mère un bateau en bambou. Petit à
petit celui-ci commença à prendre forme. Quand ils eurent terminé,
ils lui donnèrent le nom de Tata-Ehu (écoper les eaux troubles). Le
plus jeune des fils, Tuturi-i-te-au-Tama alla demander à sa mère, si
elle pourrait aller chercher de l'eau dans une source appelée FauRaraa (feuilles de burau tressées) à Te-Vao-Raa (cachette
sauvage).
prit les calebasses en noix de coco, appelées A'ano,
les remplir à la source, pendant ce temps les jeunes gens
préparaient leur radeau pour le voyage. Il était prêt. La mère
remplit les a'ano et les porta vers leur demeure, mais avant
d'arriver chez elle, les calebasses étaient vides. Elle vit que celles-ci
étaient percées en dessous et sur les côtés. Elle remonta dans la
vallée et arrivée près de la source, elle déposa les outres qu'elle
avait réparées. Bien que très essoufflée, elle monta jusqu'au
sommet de la colline. Comme elle venait de se restaurer, elle avait
le ventre plein. Elle regarda vers la mer, elle vit alors le radeau de
ses fils qui s'en allait vers l'île de Raiatea, la voile déjà hissée. La
colline où elle était debout fut appelée Tete (le ventre plein). Elle
laissa tomber les a'ano par terre et dit : Ua ora ta'u ma'a (ma
nourriture s'échappe). Elle abandonna les autres près de la source
et descendit d'un pas rapide pour rattraper ses fils à la nage. Ce fut
à cet instant que Tuturi-i-te-au-Tama dit à ses frères : "Notre mère
va bientôt arriver, préparez le four de uru (ahi uru), chauffez-le,
que les pierres soient bien rougies". Les uru étaient placés sur les
pierres qui commençaient à chauffer.
Leur mère qui avait toujours conservé ses forces, arriva près
du radeau, et cria : "Que j'ai grande envie de manger du uru
chaud !". Son dernier fils lui répondit : "Oh ! mère chérie, ouvre
bien grande ta bouche" et il lui lança dans la gorge une pierre
chauffée à blanc, elle fut brûlée et tomba à pic au fond de la mer et
fut transformée en corail ; celui-ci fut appelé To'a-Tautu (corail de
Tautu, nom d'un roi de Raiatea : Tamatoa-Tautu). Il existe
toujours dans le chenal qui sépare les deux îles Raiatea et Tahaa.
Enfin le radeau arriva à Uturoa à l'endroit appelé Apo'o-iti (petit
sous-district) ; Tuturi-i-te-au-Tama y demeura, tandis que ses
Leur mère
pour
Société des
Études
Océaniennes
37
(trois pieux). Ils ne pouvaient pas
dernier frère, car celui-ci avait le mana de la
famille, et ils en étaient très jaloux. Tuturi devint un grand
guerrier, fort et puissant. Il donna tous ses droits familiaux à ses
trois frères, qui retournèrent à Poutoru, nouveau nom du district
de Niau, appelé depuis ce temps en souvenir de : Ruaheiarii,
Ruahei rarape, Ruahei mahuta. Ils devinrent des chefs très
importants de Taha'a et laissèrent beaucoup d'enfants dont les
descendants existent toujours à Poutoru.
frères retournèrent à Poutoru
s'entendre avec leur
Emile Teriieroo HlRO
Société des
Études
Océaniennes
38
ACTIVITÉ VOLCANOSISMIQUE
EN POLYNÉSIE FRANÇAISE
Quelle est l'origine des îles Polynésiennes, telle est la question
qui vient à l'esprit quand on voit ces points minuscules sur la carte
du Pacifique. Il y a seulement vingt ans,
aucune réponse
satisfaisante ne pouvait être donnée. Ce sont les théories récentes
de la tectonique globale, puis des points chauds
qui ont permis
d'élucider la genèse des alignements insulaires
intra-océaniques.
Bien qu'entrevu au XVIII et XIXème siècle, c'est
Wegener au
début du XXème qui déduit la mobilité des continents de leur
forme complémentaire et d'un grand nombre de corrélations
géolo¬
giques et paléomagnétiques témoignant d'un passé commun des
deux côtés de l'atlantique. Bâtie vers 1910, sa théorie est, en son
temps, fort controversée, puis abandonnée. Mais, suite au dévelop¬
pement des techniques de mesure et à l'exploration des océans les
nouvelles preuves du déplacement des continents se
multiplient.
Elles conduisent, dans les années soixante, à l'élaboration d'une
théorie complète, maintenant adoptée universellement, dite de
l'expansion des fonds océaniques, puis de la tectonique globale,
plus connue sous le nom de tectonique des plaques.
Pourtant, si la "tectonique des plaques" satisfait à la majorité
Répartition des séismes, anoma¬
des fonds océaniques, flux de
chaleur..., elle ne peut suffire à expliquer la présence de volcans au
sein des océans, en des lieux éloignés des sources
magmatiques
qu'elle place aux limites des plaques lithosphériques. Intervient
alors la théorie des points chauds,
exposée notamment, par
Morgan et Wilson vers 1970. Complémentaire de la première, elle
justifie les alignements volcaniques intra-océaniques et propose, en
des observations géophysiques :
lies magnétiques, topographie
Société des
Études
Océaniennes
39
outre, un système de références qui met en
absolu des plaques lithosphériques.
évidence le
mouvement
Dans la seconde moitié des années soixante, les mesures
sismologiques menées à Tahiti - Rangiroa d'une part, et par
hydrophone dans le Pacifique Nord d'autre part, révèlent le
volcanisme actif de la région de Mehetia et du Mac-Donald, à
l'extrémité Sud-Est des archipels de la Société et des Australes. A
la même époque, les premières datations cohérentes,
par les
méthodes radio-chronologiques, de laves prélevées sur les îles
Polynésiennes, montrent une croissance de l'âge des volcans vers
l'Ouest-Nord-Ouest. Ces différentes observations militent pour une
migration des îles, dont les chercheurs, tant géologues que géophy¬
siciens, travaillant sur la Polynésie, étaient convaincus, avant que
ne soit
explicitement formulée la théorie des points chauds.
Sources
le manteau
magmatiques relativement ponctuelles, ancrées dans
supérieur, les points chauds sont la manifestation à la
globe, de colonnes ascendantes de magma en prove¬
manteau, sous l'asthénosphère. Ces panaches de
surface du
du
matériaux chauds provoquent un bombement de la base de la
lithosphère d'où fragilisation et fissuration de la plaque, qui
facilitent le transfert du magma vers la surface. Un volcan se
nance
forme, se développe, mais solidaire de la plaque lithosphérique qui
se déplace, il s'éloigne de la source
qui l'alimente et s'éteint. Ce
processus répétitif engendre des alignements parallèles à la
direction de déplacement de la plaque lithosphérique. Les édifices
volcaniques se transforment ensuite au cours du temps. Dans les
eaux chaudes, ils évoluent en atolls.
Quatre des cinq alignements volcaniques de Polynésie,
relèvent de ce mécanisme de point chaud. Deux d'entre eux,
Mehetia et Mac-Donald se sont manifestés au cours des vingt
dernières années. Mac-Donald de façon répétitive depuis 1977 et,
indépendamment d'une sismicité permanente et de quelques
d'origine volcanique, deux des volcans de la
région de Mehetia, par de très fortes crises depuis 1981.
essaims de séismes
Une des difficultés rencontrées par
les géophysiciens en
Polynésie, est l'absence de références historiques et la faible durée
des mesures dont ils disposent. Il semble qu'un sismographe ait
fonctionné à Tahiti dans les années trente, puis cinquante, enfin de
1957 à 1960 dans le cadre de l'Année Géophysique Internationale.
Hélas, ces derniers enregistrements sont introuvables et les
premiers ont brûlés dans l'incendie des bâtiments du service
météorologique à St. Amélie.
Société des
Études
Océaniennes
40
fait, c'est par la création du Laboratoire de Géophysique
en I960,.et de son réseau, le Réseau Sismique Polynésien,
qu'a débuté, en Polynésie, la recherche dans cette discipline. Les
données recueillies, certes de qualité, ne portent, malheureusement
que sur un quart de siècle. En outre, les archives territoriales
concernant les phénomènes naturels sont très pauvres et ne
permettent aucune étude historique sérieuse. Comment inférer de
mesures relevant d'une période aussi courte l'évolution de l'activité
De
du CE A
volcanique et sismique dans le Pacifique Central Sud au cours des
siècles passés *et en déduire celle à venir, tel est l'un des problèmes
que l'on doit résoudre.
Volcanosismique du Pacifique Central Sud
Pacifique Central Sud met en jeu des laves
ultrabasiques, très fluides, de température élevée, au dégazage
facile. Caractères du volcanisme intra-plaque qui, par opposition
Activité
Le volcanisme du
visqueuses, du volcanisme des zones de subduc¬
peut revêtir de forme explosive. Les éruptions sont sousmarines et si il y a des manifestations visibles à la surface de l'océan
aux
laves acides,
tion,
ne
les volcans à faible profondeur, il n'en va pas de même des
épanchements de lave à grande profondeur perçus uniquement par
l'activité souterraine qui les précède ou les accompagne.
pour
les éruptions du volcan polynésien le plus
proche de lieux habités, le Teahitia situé à moins de 35 km du
village de Tautira dans la presqu'île de Taiarapu, restent confinées
sous les fortes pressions hydrostatiques créées par 1 600 mètres
d'océan. On ne peut donc parler de risque volcanique en Polynésie
Française. Une réserve cependant, Mehetia, où les dernières
éruptions superficielles remontent à l'époque historique (au plus
quelques milliers d'années), peut encore se réveiller comme prouvé
par la forte crise, heureusement sous marine de 1981.
C'est ainsi que
L'activité
volcanique est généralement accompagnée d'événe¬
sismiques. Il faut toutefois bien distinguer la sismicité issue
directement des transferts magmatiques et celle impliquant la
construction des édifices, l'évolution des conduits et réservoirs
magmatiques (effondrements de caldeiras) enfin les contraintes que
subissent les milieux sous l'effet de la pression magmatique. La
première résulte d'une forte concentration de tension dans un
milieu très hétérogène. Elle est caractérisée par un grand nombre
de séismes de faible énergie qui fracturent la roche et des
"trémors", c'est-à-dire des tremblements souterrains provoqués par
le magma transitant sous forte pression, par les fissures ainsi
formées. La seconde illustre une tension plus diffuse, dans un
ments
Société des
Études
Océaniennes
41
milieu plus résistant. De plus forte énergie et spatialement
dispersée, elle peut, en fonction des phénomènes impliqués, suivre
immédiatement, ou se produire indépendamment des crises. Les
termes de "volcanique", et "tectonique" sont attribués à ces deux
classes de sismicité, bien qu'en fait, toutes deux soient relatives à
l'activité volcanique.
Le développement du réseau de stations sismiques sensibles,
du Laboratoire de Géophysique du CEA, aux Iles du Vent et à
Rangiroa a mis en évidence une sismicité de la classe tectonique
que nous venons d'évoquer. Résumée sur la figure 2, elle comprend
une trentaine d'épicentres distincts pour la période de 1963 à 1980.
La concentration d'épicentres dans le voisinage immédiat du
Teahitia, situe bien la zone anormale siège des principales crises
volcaniques que l'on va décrire. Cette activité sismique ne doit pas
être confondue avec celle, observée aussi dans le Pacifique Central
Sud, mais issue des contraintes internes à la croûte terrestre,
résultant du mouvement de la plaque lithosphérique.
Contexte
régional du point chaud de Mehetia
L'archipel de la société, s'étend sur 400 km dans le Pacifique
Sud, et la progression linéaire de l'âge de ses îles avec la distance est
compatible avec le mouvement d'une plaque rigide au-dessus d'une
source magmatique fixe relativement au hot spot de Hawaii : le hot
spot de Mehetia. Situé à l'Est de Tahiti et sa péninsule, il est
constitué d'au moins cinq volcans dont quatre ont été le siège
d'essaims de séismes durant les dernières années, ce sont, d'Est en
(Figure 1) les Teahitia, Rocard, Moua-Pihaa et Mehetia.
Apparemment inactif, le cinquième situé au Nord-Ouest de MouaPihaa, s'élève à 1 400 mètres sous la surface de l'océan.
Ouest
A la différence des quatre autres volcans qui sont sous-marins,
Mehetia émerge de 400 mètres. L'île est constituée d'un cône
volcanique de 1 500 mètres de diamètre présentant à son sommet
un petit cratère, bien défini. La faible érosion des pentes et du
cratère, l'absence de récif corallien développé, enfin le contexte
général de cette île, (Figure 3)*suggèrent que les dernières coulées
terrestres de lave, d'ailleurs trop récentes pour pouvoir être datées
par les méthodes radiochronologiques (K Ar), remontent à
l'époque historique.
Le Teahitia (non proposé par l'Académie Tahitienne qui
signifie "le feu debout" : Te ahi tia) n'est éloigné que de 35 km du
Nord-Est de la presqu'île de Taiarapu. Rattaché à Tahiti et sa
*
Voir page
51
Société des
Études
Océaniennes
W, TETIAROA
MOO REA
Teahitia
iocard
"3200
"loo o
TAHITI
MEHETIA
FWrnjTwii ;«///,
Moua Pihaa
3000
Bathymétrie de la région de Tahiti-Mehetia, adaptée des cartes GEBCO nunn
327 et 358. On remarque que Rocard et
Moua-Pihaa n'ont pas été cartographiés.
Mehetia,
Société des
'S
Océaniennes
est
signalée
par une
étoile.
le Haut-fond situé au Nord-Ouest
La caldeira sur les Jiancs Sud-Est
44
péninsule par des fonds océaniques de 2 500 m, il fait partie du
même complexe bathymétrique que ces îles alors que, nettement
détachés, les quatre autres volcans présentent des édifices bien
individualisés (Figure 1).
Cet ensemble est à rapprocher des Mauna-Loa, Kilauea et
Loihi, manifestations contemporaines du hot spot de Hawaii, qui
forment un triangle de 50 à 60 km de côté. Différence essentielle
cependant, deux d'entre eux sont sur l'île principale alors qu'en
Polynésie, Tahiti et sa péninsule sont inactifs depuis environ
400 000 ans. Le hot spot de Mehetia serait donc au début du
processus de construction d'une nouvelle île majeure de la chaîne.
L'on
tracé
la carte de la
figure 2, l'azimut du mouvement
plaque. On remarque que si Moua-Pihaa est bien
aligné avec les îles de Tahiti, Moorea et la presqu'île, les trois
autres volcans actifs de la région sont nettement plus au Nord. Le
hot spot de Mehetia se manifesterait donc par deux traces de
volcanisme, la trace Nord comprenant Mehetia, Rocard, Teahitia
étant actuellement la plus active. Elle se prolongerait par l'atoll de
Tetiaroa qui, un peu plus ancien que Tahiti, de par sa position plus
avancée dans la direction du déplacement, pourrait être un
membre mort-né de la famille ayant subi une subsidence rapide par
flexion de la lithosphère sous la charge des édifices volcaniques de
Tahiti et sa presqu'île. Ce mécanisme de flexion, sous une forte
charge, d'une lithosphère océanique élastique, a été proposé pour
expliquer l'élévation de certaines îles et atolls dans le Pacifique
dont précisément l'atoll de Makatea situé au Nord-Est de Tahiti.
a
sur
absolu de la
Contraste
marqué entre la sismicité des deux décennies
précédant 1981 et celle qui a suivi, la première a vu, y compris les
essaims, moins de quatre cent séismes dont seulement une dizaine
ont dépassé la magnitude ML 3,0 alors qu'au cours des quatre
dernières années, quelques 35 000 séismes ont été enregistrés
répartis principalement en cinq crises, la première à Mehetia, les
quatre autres au Teahitia. Durant cette période près de 80 séismes
ont dépassé ML 3,0 dont
cinq de ML 4,0 à 4,4. Comme nous allons
en discuter, il semble que l'on assiste à un renouveau d'activité
volcanique du hot spot de Mehetia.
Crises
Volcanosismiques de Mehetia
Teahitia
1981, Mehetia a été le siège de la
première forte crise volcanosismique, avec près de 4 000 séismes
De
mars
et
à décembre
Société des
Études
Océaniennes
45
Fig. 2
Carte de la sismicité instrumentale de la région de Tahiti- Mehetia. Les stations
sismiques permanentes du Laboratoire de Géophysique du CEA, sont identifiées
par un cercle noir. Celle temporaire de Tautira par un triangle. Les étoiles
représentent les principaux épicentres de l'activité sismique précédant les crises
qui se sont produites depuis 1981. Les carrés sont les sites d'activité volcanosismique : MP : Moua-Pihaa, R : Rocard ; avec les dates des essaims de séismes de
ces volcans. M
: Mehetia, T : Teahitia, tes deux traces hachurées et /léchées
donnent l'azimut du mouvement absolu de la plaque lithosphérique.
Société des
Études
Océaniennes
46
enregistrés. L'histogramme de la figure 4 qui donne le nombre de
séismes et la racine de l'énergie sismique libérée par période de 3
jours, montre le déroulement de cette crise. On distingue deux
épisodes, le premier proprement volcanique, avec la montée
abrupte du nombre d'événements du début et les très nombreux
petits séismes des mois de mars, avril et mai. Le second plus
énergétique, vraisemblablement associé aux rajustements souter¬
rains faisant suite à l'activité volcanique première, est plus
particulièrement tectonique. Cette crise a certainement conduit à
des épanchements sous-marins de lave, sur les flancs Sud-Est du
volcan, probablement au niveau d'une caldeira située par 1 700
mètres de profondeur. La distance de Mehetia aux stations les plus
proches, ne permet pas la détection des trémors volcaniques qui,
vraisemblablement, ont accompagné cette activité.
Le Teahitia a été le siège
avril 1982 (7 800 séismes, 5
-
de quatre crises importantes en mars
500 minutes de trémor), juillet 1983
(2 500 séismes, 730 minutes de trémor), mars à mai 1984 (7 100
séismes, 2 100 minutes de trémor), janvier 85 (9 700 séismes, 4 000
minutes de trémor) et d'un essaim plus modeste en décembre 1983.
Comme celle de Mehetia, la crise qui en 1982 a marqué le réveil du
Mb
(Total En é rgy r*e le as & i n E r 0 2 ) ^ ' L
Earthqu aU. es
0
h
1
MRP
1
1
MRI
RPR
1
JUN
JUL
1
1
RUG
SEP
1
OCT
1
MOV
198 1
Fig. 4
Histogramme,
fenêtre de 3 jours, du nombre de séismes (trait plein) et de la
l'énergie sismique libérée (trait pointillé) de la crise de
On remarque l'essaim de petits séismes qui a marqué le début de
par
racine carrée du cumul de
Mehetia
la crise.
en
1981.
Société des
Études Océaniennes
47
de séismes à foyers profonds,
suivantes étant uniquement
superficielle, c'est-à-dire concernant la croûte terrestre et l'édifice
volcanique. C'est ce qui apparaît à l'examen des histogrammes de
chacune des crises, celle de 1982, (figure 5) présente plusieurs
essaims distincts de séismes avant le début des trémors, alors que
dans les autres cas, trémors et séismes apparaissent quasi
simultanément, probablement lors du passage dans la croûte
terrestre. Directement indicatif des transferts magmatiques la
durée de ces trémors (Bruits souterrains) observés pendant des
journées entières, prouve l'importance des volumes de lave
volcan, a été précédée d'essaims
l'activité sismique des années
engagés.
Mb
(Total
Earthquake:
Energy release
in Ergs)
1000
2
.
1*1GT
1 00
MARCH
1982
Duration
High
in
Minutes
Frequency Tremor:
Fig. 5
Histogramme, par fenêtre de 12 heures, du nombre de séismes (trait plein, échelle
de gauche), de la durée, en minutes, des trémors volcaniques de haute fréquence
(en noir, échelle de droite et en bas) et de la racine carrée du cumul de l'énergie
sismique libérée (trait pointillé, échelle de droite et en haut), pour les 46 jours
crise de 1982 au Teahitia. On remarque deux essaims distincts de séismes avant le
début des trémors simultané d'une augmentation brutale du nombre de séismes et
de l'énergie sismique libérée.
de la
Société des
Études
Océaniennes
48
Croûte terrestre
La localisation des
principaux séismes montre (figure 6) une
migration de la sismicité, d'Est en Ouest pour la crise de 1982
et désordonnée pour celle de 1984. Constituée de plusieurs
essaims distincts, chacune des quatre crises, concerne une zone
différente d'une aire assez vaste de forme approximativement
elliptique de 40 km de long sur 20 de large, orientée Sud-Ouest,
forte
Nord-Est.
L'importance de l'activité, jusque là, purement volcanique du
Teahitia, devait inévitablement conduire à un épisode de type
tectonique. C'est
ce
qui s'est produit lors de la crise de janvier 1985.
Situé à 20 km au Nord du volcan (Extrémité Nord-Ouest de la
carte de la figure 6), il a vu une trentaine de séismes de magnitude
supérieure à 3,0 dont 3 de 4,0 - 4,2 et 4,4. Une douzaine d'entre
ont été perçus et le plus fort franchement ressenti par
l'ensemble des habitants de Tahiti. A cette occasion, le degré 5 de
l'échelle d'intensité de Mercalli (Modifiée Cancani-Sieberg) a été
atteint et même dépassé en plusieurs points de l'île. (Pour ce
séisme, le 15 janvier à 15 heures 23 minutes, heure locale, des
accélérations du sol de 50 à 100 mm/sec2, ont été mesurées au
Laboratoire de Pamatai).
ML
eux
Il
ne
fait pas de doute que ces crises sismiques
signalent
un
processus éruptif, c'est-à-dire l'ascension du magma depuis la zone
au-dessous de laquelle la nature visqueuse du milieu n'autorise plus
brusques relâchements de contraintes que sont les séismes.
point chaud de Mehetia, les deux premières
crises de 1981 à ce volcan et 1982 au Teahitia, sont trop proches
dans l'espace et le temps pour ne pas avoir une commune origine.
les
Dans le contexte du
Retenons les caractères
communs
à
ces
deux crises
:
Sismicité
profonde, du début, constituée d'un grand nombre de
petits événements, puis de plus en plus étalée à mesure qu'elle
devient plus superficielle. Migration presque verticale de cette
sismicité. Soudaineté des crises, ponctuelles, isolées, que rien ne
laissait présager. L'ascension de poches ou de bulles de magma, des
grandes profondeurs, qui diffusent vers la surface, expliquerait
bien ce processus de migration de la sismicité et sa répartition
spatiale dans le temps compatible, pour les deux crises, avec les
vitesses d'ascension du magma observées à Hawaii. Reste que la
distance entre les volcans Teahitia et Mehetia, de plus de 90 km, et
la chronologie des deux crises, impliquerait, si elle est commune,
une origine magmatique beaucoup plus profonde.
Aucun indice externe ne permet de confirmer que les
épanchements sous-marins de lave, terme du processus éruptif,
concentrée et
Société des
Études
Océaniennes
49
P E R10 Do F R 0 M
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1 982
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-149.U0
-
TEHHITIH
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2000m)
Fig. 6
Localisation des principaux séismes des 4 crises du
Teahitia. On remarque une
migration marquée de la s is m ici té d'Est en Ouest
pour la crise de 1982 et
désordonnée pour celle de 1984. Chacune de ces crises
concerne une
zone
différente.
Société des
Études
Océaniennes
149.5 b
50
simultanés des
phénomènes sismiques enregistrés. En effet, la
pression hydrostatique qui règne aux grandes profondeurs - ici au
minimum 1 600 mètres, sommet du Teahitia - n'autorise pas les
phénoipènes de dégazage rapide et vaporisation de l'eau à
l'interface lave liquide. Les éruptions sont donc tranquilles,
silencieuses, et de même qu'elles ne génèrent pas d'ondes
acoustiques (T), aucune manifestation n'est visible à la surface de
l'océan. Lors de sa plongée sur le Teahitia, en décembre 1983, la
soucoupe Cyana a photographié les laves en coussinet des grandes
profondeurs (figure 7) et découvert une activité hydrothermale,
probablement considérable, ce qui prouve, s'il en était besoin, que
sont
ce
volcan est bien actif.
Crises du Mac-Donald
Bien que des contradictions apparaissent dans les datations
radiochronologiques de la chaîne des Cook et des Australes, situé à
son extrémité Sud-Est, le Mac-Donald est interprété comme le
point chaud à l'origine de la majorité des volcans de ces archipels.
Découvert à la suite d'une crise volcanique détectée par hydro¬
phones en 1977, il est, depuis 1977, le siège d'éruptions
superficielles répétées.
Le sommet du volcan
a
été relevé à 49 mètres
sous
la surface
de l'océan, lors des reconnaissances effectuées de 1969 à 1975.
Menées de 1981 à 1983, les mesures récentes montrent une très
nette élévation du plateau sommital, en moyenne à 40 mètres, mais
surtout un
piton central à 27 mètres qui n'existait pas en 1975. Le
se serait donc
approché de 22 mètres de la surface,
Mac-Donald
lors des crises de 1977 à 1981.
Les explorations par plongeur de 1981 et 1982 ont mis en
évidence la structure tourmentée du plateau et des cônes de lave
d'environ 6 mètres de hauteur et 3 mètres de diamètre à leur base,
symétriques de part et d'autre d'une fissure. Ces "Spatters Cônes"
ont été construits récemment par la lave éjectée violemment de
l'ouverture voisine. De plus grandes dimensions, le piton sommital
n'a pu encore être reconnu. Il pourrait s'agir d'un cratère en
formation. Enfin les navires ont signalé la présence d'eau
décolorée, indiquant la permanence d'hydrothermalisme entre
crises.
Le Mac-Donald est
éloigné de 800 km de la station sismologique la plus proche. A cette distance, le seuil de détection des
séismes est relativement élevé et les phénomènes proprement
sismiques des crises volcaniques nous échappent totalement.
L'activité du Mac-Donald n'est donc perçue que par les ondes
Société des
Études
Océaniennes
51
Fig. 7
Photo prise par la soucoupe CYANA du CNEXO, vers 2 000 mètres de
profondeur sur les flancs du volcan Teahitia. Laves en coussinet typiques
d'éruptions profondes.
F'g- 3
Vue du cratère
faiblement érodé du sommet de l'île de
Société des
Études Océaniennes
Meheliu.
52
acoustiques générées à l'interface lave liquide lors des éruptions
sous-marines, superficielles, donc bruyantes. Appelées ondes T, ces
ondes acoustiques, qui se propagent dans l'océan sur de grandes
distances, sont reçues par les stations à grandes sensibilités du
Réseau Sismique Polynésien, entre autres Rikitea, Tubuai,
Moorea et Vaihoa à Rangiroa.
Après un sommeil d'une dizaine d'années, le Mac-Donald s'est
manifesté par 12 crises volcaniques depuis 1977. La majorité
d'entre elles débute brutalement par des phénomènes explosifs que
l'on interprète comme la libération des conduits magmatiques
permettant à la lave de s'épancher à la surface du volcan. Ils sont
suivis d'un bruit d'intensité fluctuante, parfois sporadique, associé
aux épanchements de laves, ou simultané d'autres
séquences
explosives produites par les éjections violentes de matériaux par
faible profondeur d'océan.
On a reporté sur l'histogramme de la figure 8, la durée,
exprimée en heures, de chacune des crises enregistrées depuis 1977.
Celles à début explosif et présentant de nombreuses séquences
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1978
1980
19;
1 98 1
1 982
1 983
Fig. 8
en heures, des crises enregistrées, du Mac-Donald. Les
explosif ont été différenciées, de même celles présentant de
nombreuses séquences explosives. On remarque l'intense activité de 1983 et
l'absence de début explosif de trois de ces crises, pouvant indiquer une
Histogramme de la durée
crises à début
permanence
de l'activité magmatique.
Société des
Études
Océaniennes
53
explosives ont été différenciées. On constate une forte augmen¬
tation de l'activité du Mac-Donald pour l'année 1983 et ceci
d'autant plus que l'absence des phénomènes explosifs du début qui
n'est observé que pour les crises récentes, peut indiquer une
permanence de l'activité magmatique superficielle, non détectable
à grande distance.
L'activité intense des dernières années, le cratère en formation
et son édification rapide déjà constatée, l'élévation du plateau
sommital, la faille associée à des "Spatters Cônes", qui témoignent
des éjections parfois violentes de matériaux, l'hydrotermalisme
entre crises et l'absence de phénomènes explosifs lors des crises
récentes, preuves d'une probable permanence de l'activité
magmatique superficielle, ces différents éléments nous autorisent à
conclure à une possible émersion du Mac-Donald dans les années à
venir. Reste que l'érosion marine et la recherche de pentes
d'équilibre pour un édifice de petites dimensions font que ce volcan
semble pas encore en mesure de s'imposer durablement à la
surface de l'océan. On ne peut cependant exclure, si l'activité
intense des derniers temps se maintient, que l'action constructive
ne
parvenant, assez
conduise
au
rapidement, à compenser l'abrasion marine,
développement d'un îlot volcanique persistant.
Conclusions
Que ce soit aux îles Australes ou dans l'archipel de la Société,
dernières années ont vu une recrudescence, voire un réveil
brutal du volcanisme des points chauds. Indépendamment de
ces
scientifique considérable de cette activité, on peut se poser
question de son innocuité. Comme nous l'avons vu, le risque
proprement volcanique est nul, sinon sur l'île même de Mehetia.
Reste la sismicité associée aux crises et notamment les séismes qui
marquent les épisodes tectoniques de la région de Mehetia.
Associées aux colères du Teahitia, des secousses ont ébranlé
Tahiti au début de l'année 1985, or rien ne permet d'avancer que les
manifestations de ce volcan vont cesser, ni même décroître. Bien au
contraire, la fréquence de recurrence des crises va en diminuant et
la sismicité entre crise témoigne de la permanence de l'activité
magmatique. La probabilité reste donc élevée pour que de
nouvelles secousses affectent Tahiti et la presqu'île de Taiarapu,
dans les mois, voire les années à venir.
Il faut aussi remarquer qu'un épisode tectonique se produi¬
l'intérêt
la
sant, non plus au Nord du volcan, comme ce fut le cas,
l'édifice lui-même, à fortiori au Sud ou à l'Ouest, serait
mais dans
beaucoup
plus proche de lieux habités. Les degrés d'intensité 5 et 6,
Société des
Études Océaniennes
atteints
54
pour les séismes de janvier 85, dont les épicentres se situaient à
plus
de 70 km de Papeete, pourraient donc être
dépassés. On peut aussi
spéculer sur la limite supérieure des magnitudes. Si une activité
volcanique aussi intense se poursuit il est vraisemblable, sinon
probable, que la magnitude maximale de ML 4,4, observée jusque
là, sera dépassée.
11 n'existe pas, à Tahiti, d'archives
qui permettent une étude
sérieuse de la sismicité historique. Des documents
épars, montrent
cependant, qu'à différentes occasions, des
secousses
sismiques ont
été ressenties dans le passé. Le fait le plus remarauable est
celui
signalé par le pharmacien major, A. Lespinasse, dans le bulletin de
la Société des Etudes Océaniennes du 1er trimestre 1919 : "Des
tremblements de terre nombreux et d'intensité variable
(ont été
ressentis) à partir du 21 novembre jusqu'en fin d'année 1918.
Certains jours les secousses sismiques étaient ressenties toutes les
heures". Ces faits et des témoignages antérieurs montrent
que la
zone de Tahiti-Mehetia a
pu, à des époques récentes, se montrer
plus active qu'elle ne l'a été durant le demi siècle écoulé.
J. Talandier
RÉFÉRENCES
OKAL, E.A., J. TALANDIER, K.A. SVERDRUP and T.H. JORDAN,
Seismicity and tectonic stress in the southcentral Pacific, Journal of
Geophysical Research, V 85, p. 6479-6495 - 1980.
TALANDIER, J. and G.T. KUSTER, Seismicity and submarine
volcanic activity in French Polynesia, Journal of
Geophysical
Research V 81, p. 936-948 - 1976.
TALANDIER, J. and E.A. OKAL, Crises sismiques au Volcan MacDonald (Océan Pacifique Sud),
Compte Rendu Académie des
Sciences de Paris, Série 11, V 295, p. 195-200 - 1982.
TALANDIER, J. and E.A. OKAL, new surveys of Mac-Donald
seamount, southcentral pacifie, following voleanoseismie activity,
1977, 1983, Geophysical Research Letters, V 11, p. 813-816 - 1984.
TALANDIER, J. and E.A. OKAL, The Voleanoseismie Swarms of 19811983 in the Tahiti-Mehetia Area, French
Polynesia, Journal of
Geophysical Research, V 89, p. 11216-11234 - 1984.
TALANDIER J., Activité
Volcanosismique du Teahitia. (Région de
Tahiti-Mehetia, Polynésie Française), en préparation (1985).
Société des
Études
Océaniennes
55
VICTOR HUGO ET LES ILES
OU LE
POÈTE, LE GÉOGRAPHE
ET LA
La scène
se
MARQUISES
passe
POLITIQUE
à Paris, à la Chambre des Députés le 5 avril
1850, loin, très loin, à des milliers de kilomètres de ce qu'elle est
sensée montrer. Mais
les acteurs s'emparent de la réalité
géographique pour mieux faire triompher leur cause, et c'est Victor
Hugo qui parle.
Au
combat ne fait rien d'autre que concentrer en un
lieu, un débat qui court alors depuis trente ans au
moins et qui n'est pas près d'être terminé (1). Mais ce jour-là, les
cartes sont étalées et plusieurs histoires se nouent autour de la
géographie océanienne. L'histoire de la colonisation française dans
le Pacifique Sud, d'abord, car il s'agit des îles Marquises, lointaine
possession française depuis qu'en mai 1842 le Contre Amiral
Dupetit Thouars y a hissé le pavillon national. L'histoire de l'idée
coloniale ou plutôt des idées coloniales car les acteurs sont
nombreux, leurs-jeux antagonistes et l'on se pose alors la question
de savoir que faire de ces îles perdues. Mais aussi, ce jour-là,
l'histoire de la colonisation pénale car il s'agit le 5 avril 1850 de
faire des Marquises un lieu de déportation. C'est ce que propose le
ministre Rouher, c'est ce que combat Victor Hugo.
Les uns et les autres usent d'armes qui leurs sont fournies par
la littérature géographique du temps. Ils se font les champions
d'une réalité géographique qu'ils ignorent pour une large part et
qui se prête d'autant mieux à leur vaillance pour cela. La
jour et
vrai,
ce
en un
(1) Vigneron E., 1985. Les Iles Marquises 1800-1930. De l'espace perçu à l'espace enjeu (à
paraître).
Société des
Études
Océaniennes
56
géographie présentée alors comme un donné et une discipline
descriptive ne sert à rien d'autre qu'à faire triompher ses idées.
L'analogie la plus facile qu'il faut sans doute se garder d'établir
avec d'actuels débats
il est question déjà, en 1856, de faire de telle
île du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, "un centre militaire, sorte
de nid d'aigle d'où notre pavillon apparaîtrait comme une menace
constante sur le Pacifique" (2) - ne traduit rien d'autre
que l'utilisa¬
tion qui est faite du discours scientifique à des fins partisanes.
Histoires multiples, largement entremêlées, sur une
longue
-
durée, ces histoires de la colonisation, des attitudes devant la
colonisation, devant la déportation sont, le 5 avril 1850, moins
indépendantes que jamais. En vérité ce jour-là tout est prêt pour
que la bataille soit rude, exemplaire, belle en un mot.
I.
M/SE EN SCÈNE DE L'ESPACE
GÉOGRAPHIQUE
Donc tout est prêt pour que la bataille soit belle. Elle a été
annoncée dès longtemps par les deux camps et elle sera
publique.
Le 31 octobre 1849 le Prince Président a choisi ses
champions en
nommant un ministère de confidents. C'est
Eugène Rouher, qui est
à la Justice et Hippolyte Fortoul qui est à la Marine et aux
colonies. Ils
jeunes ; le premier a 36 ans, l'autre 39. Ils font
figure de champions et en imposent. L'un et l'autre sont des
transfuges sinon de l'autre camp, celui de la gauche, du moins
d'horizons plus modérés et pour cela sans doute on sait pouvoir
compter sur eux. Ils sont au vrai stupéfiants. Hugo en mai 1853 le
dira dans son exil de Jersey :
"Oui
sont
nous
voyons cela ! nous tenant dans leurs serres
Mangeant les millions en face des misères
Les Fortoul, Les Rouher, êtres stupéfiants
S'étalent ; on se tait. Nos maîtres ruffians
A Cayenne, en un bâgne, abîme d'agonie,
Accouplent l'héroïsme
On
avec
l'ignominie
tait. Les pontons
râlent, que dit-on ? rien (3)".
Autour d'eux, à la chambre, dans la presse, s'agitent quelques
seconds couteaux : le Duc de Montebello, fils du Maréchal Lannes
et l'Amiral Abel Aubert Dupetit Thouars
qui est député du Maine
et Loire mais surtout celui qui en mai 1842 a
pris au nom de la
France possession de l'archipel des Marquises. L'un et l'autre
représentent le parti militaire qui pousse à l'établissement
se
(2) ANSOM Océanie Cl3 D7 - Note sur la valeur des E.F.O. Rapport confidentiel de L.
Page, ex-commissaire impérial aux Iles de la Société à Monsieur l'Amiral Ministre de la
Marine et des Colonies.
(3) Victor Hugo ; châtiments VI, 8.
Société des
Études
Océaniennes
57
aux Iles Marquises (4). Il y a là aussi dans ce que Hugo,
vrai, considère dans les Châtiments comme finalement une
"bande" le chef de file du parti clérical, le comte de Montalembert.
pénitencier
au
puis il y a une foule plus anonyme dans ce parti qui le 5 avril
1850 assaille Hugo de toutes parts, le député conservateur Audren
Et
de
Kerdrel, Rancé, Taschereau et d'autres,dont le Moniteur du 6
ne mentionne même pas le nom.
avril
ceux qui le 5 avril par la voix de Rouher proposent
déportation prévoyant - répudiation des acquis de 48 - la
déportation aux Iles Marquises des détenus politiques ont annoncé
depuis longtemps la bataille, et publiquement. En 1849 dès juillet
en définissant leurs positions sur l'assistance publique et la
misère (5). Mais aussi en juillet quand Rouher a qualifié de
"catastrophe" la révolution de 48 et ses conquêtes mais surtout à
partir du mois d'Octobre quand Victor Hugo a véritablement
choisi son camp à l'occasion des débats du 19 sur la "question
Ceux-là,
une
loi de
romaine". Avec le ministère des confidents du 31 octobre 1849 c'est
une
épuration tous azimuts qui s'engage dont le temps fort,
véritable déclaration de guerre, est, pour ce qui nous concerne
le décret du 24 février 1850 sur la déportation en Algérie
ici,
des
insurgés de juin internés à Belle-Ile.
De ce camp vient l'initiative. C'est qu'en face on ne forme pas
véritablement une "bande". Victor Hugo, on le sait, n'est que de
fraîche date opposé à ceux qu'il va combattre, lui aussi, plus encore
qu'en face Rouher et Fortoul, quelqu'un qu'on a> voulu qualifier de
transfuge quand ce n'était de girouette. Mais il est bien maintenant
le champion de ceux-là quand le 15 janvier il succède à Barthélémy
de Saint Hilaire, grand nom de l'université, au lieu du républicain
Baudin, dans la discussion sur la loi Falloux. Il a précédemment
donné des preuves dès juillet 1849 de son attachement à ce qu'on
nommera plus tard les valeurs socialistes mais qui ne sont encore
sans doute que sociales. Il est donc bien le champion : quelques
jours plus tard Alexandre Dumas lui écrira "Vous êtes au
parlement le représentant de l'intelligence universelle" (6) mais il
en 1842 Abel Dupetit Thouars qui en 1830 a préparé l'expédition d'Alger a
Marquises et Tahiti où à son second voyage il a hissé le pavillon de la France.
Le premier, dès le 22 août 1839, il a, dans un rapport confidentiel demandé par le vieux
Maréchal Soult, attiré l'attention sur l'intérêt des lies Marquises comme lieu de dépor¬
tation (A.C. Océanie 55, cité par Faivre J.P. : l'expansion française dans le Pacifique
1800-1842, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1953, p. 464). lien reste en 1850 un chaud
partisan.
(5) Débat à la Chambre du 9 juillet 1849 sur le projet Melun relatif à la prévoyance et à
l'assistance publique.
(6) Kahn J.F. : L'incroyable métamorphose ou 5 ans de la vie de Hugo. Paris, Seuil, 1984,
p. 672.
(4) En 1838 et
visité les
Société des
Études
Océaniennes
58
n'est pas seul. Etienne Arago, c'est décidé, parlera au nom de la
gauche, et Lamartine aussi. Il y a là encore Emile de Girardin qui
depuis 1836 est intimement lié à la vie sociale de Hugo. Dans ce
camp c'est lui le héraut qui après avoir fondé "la Presse" a racheté
en
1849 "l'Evénement". Dès le 6 avril pour donner au tournoi du
champion toute la publicité qu'il mérite il s'emploie à faire diffuser
dans toute la France le discours de Victor Hugo et à faire frapper
une médaille à
l'effigie du champion.
Ceux là, ceux du camp qui subit, mais qui entendent bien
relever le défi en lançant leurs meilleurs, ne sont pas
préparés
depuis aussi longtemps que les autres à ce nouvel assaut. Ils ont
cependant pu se documenter. Victor Hugo semble avoir longue¬
ment peaufiné son discours tout au long du mois de mars. 11 s'en est
ouvert
à
proches, à Juliette Drouet bien sûr dont la correspon¬
ses
dance
témoigne qu'elle est au moins informée de ce qui va se
passer. A Léonie aussi, à laquelle il a réservé une place sur les bancs
publics de la Chambre, comme on le ferait pour sa dame dans les
lices, à Berlioz, qu'il reçoit chez lui le 1er avril et avec qui il
s'entretient peut-être de ces filles d'O-Taïti qu'Hugo a déjà chantées
en 1821 (7) et dont Berlioz
parlera en 1859 (8). Cette préparation
est une veillée d'armes. Hugo secondé par
Arago, va donc porter
les couleurs de la gauche dans le débat sur la déportation et la
colonisation pénale. Il va aussi partager me semble-t-il cette
opinion de certains, dont l'existence est soulignée par
R. Girardet (9) qui acceptent la colonisation comme une
possibilité
d'instaurer des formes neuves d'organisation sociale.
//.
LA
GÉOGRAPHIE
AU CŒUR DE LA
Voilà créé l'événement
MÊLÉE
je crois que c'est avec un soin
particulier que V. Hugo, ami de Michelet et amoureux du MoyenAge, en fait un tournoi s'attachant a ce que tout soit d'avance réglé.
Car si l'on combat de part et d'autre avec encore (dans l'attente du
Coup d'Etat) les mêmes armes et selon les mêmes règles c'est pour
une quête diamétralement
opposée. Le conflit naît ici en vérité d'un
désaccord sur l'utilisation des armes
les condamnés politiques
sont "des criminels selon les uns, des héros selon les autres"
(10) - et
particulièrement de cette arme noble sur laquelle on voudrait
mettre ici l'accent : le savoir géographique.
et
-
(7) Victor Hugo
Odes et Ballades IV, 7. Première publication dans les Annales de la litté¬
Arts, le 7 avril 1821 (Note de Pierre Albouy, Editions Gallimard). Là
préface de 1853 éclaire singulièrement le cheminement de l'auteur.
(8) Berlioz H. : Les grotesques de la musique. Paris, 1859, p. 59-63.
rature et
(9) Girardet R.
p.
;
des
:
L'idée coloniale
4L
(10) Victor Hugo
:
en
France de 1871 à 1962. Paris, La Table Ronde, 1972,
discours du 5 avril 1850, cf. ci-après.
Société des
Études
Océaniennes
59
qui va bien au-delà de la
simple escarmouche, maintenant que les oppositions sont irréduc¬
tibles, une lettre témoigne, adressée au Ministre de la guerre, le
Général de Saint-Arnaud, (11). Elle souligne exclusivement les
propos géographiques de Hugo et l'accuse de falsification de la
réalité géographique. Car, usant tour à tour d'arguments divers,
Victor Hugo en est venu à l'analyse de la réalité géographique et
c'est bien de cela que s'inquiètent ceux qui proposent la loi. Il faut
que le désaccord soit profond mais surtout que l'enjeu soit considé¬
De
ce
désaccord
rable pour ne
serait votée.
retenir
sur
que
le règlement
cela et
parce
qu'enfin, c'était certain, la loi
Que dit Victor Hugo des Iles Marquises le 5 avril 1850 et
qui
parut si grave et motiva l'agitation du camp adverse ? Le
"Moniteur" du 6 avril 1850 s'en fit l'écho. Le ministre en annota un
préparant sa lettre à son collègue. Voici cet extrait :
Oui, quoique vous fassiez, vous aurez beau chercher, choisir,
explorer, aller des Marquises à Madagascar, et revenir de
Madagascar aux Marquises, aux Marquises dont l'ingénieur de
marine Desgras fait un tableau que M. Farconet vous a lu hier, aux
Marquises que M. l'amiral Bruat, dans des rapports déposés au
ministère de la guerre, et dont vous pouvez tous prendre
connaissance, appelle le tombeau des Européens ; quoi que vous
fassiez, le climat du lieu de déportation, comparé à la France, sera
toujours un climat meurtrier, et l'acclimatement, déjà si difficile
pour des personnes libres, heureuses, satisfaites, occupées, placées
dans les meilleures conditions d'activité et d'hygiène, sera
absolument impossible, absolument impossible, entendez-vous
bien ! pour de malheureux "détenus".
Avec en marge les notes suivantes. "Ecrire à M. le Ministre de
la guerre pour savoir ce que ceci veut dire". Surmontée de la
extrait
en
mention écrite d'une autre main "Ecrit à Mr. le Ministre de la
guerre le 8 avril/50 n° 50. En face du passage souligné la question
"Voir s'il y a quelque chose à ce sujet au Bureau supérieur militaire.
Enfin en dessous et de la même main". Il n'y a point eu d'autre
agent du Dépt. de la guerre employé aux Marquises que le garde
du génie Foncier et Mr. le Capitaine Meunier. On connaît les
opinions de ce dernier sur la salubrité de ces îles ; quant au premier
il n'a point eu de rapports à faire au ministre de la guerre. Voilà ce
qui inquiète le Ministre de la Justice, qu'existent des opinions
contradictoires sur la géographie des Marquises mais il est prêt à le
croire quand il écrit à son collègue, Ministre de la guerre, après
(11) ANSOM Océanie FI (58). Lettre au
de la Justice, Eugène Rouher).
Société des
Ministre de la guerre (probablement du Ministre
Études Océaniennes
60
avoir annoté le passage du discours de Victor Hugo.
8 avril seulement montre qu'il a pris le temps
la
de
Qu'il écrive le
réflexion, que
l'affaire est grave qui porte atteinte au crédit du discours
géographique. De cette lettre un brouillon est conservé (12) :
"M. le Ministre et cher
collègue
Dans la séance de l'Assemblée nationale du 5 avril, M. Victor
Hugo, combattant la proposition d'établir
aux
Iles Marquises un
lieu de déportation s'est exprimé ainsi "les Marquises, que
M. l'Amiral Bruat dans des rapports
déposés au Ministère de la
guerre et dont vous pouvez tous
tombeau des Européens...".
prendre connaissance, appelle le
Cette assertion qui est en contradiction formelle avec tous les
documents officiels déposés au Ministère de la Marine me
paraît
devoir difficilement se rencontrer dans un
rapport de M. le C.A.
Bruat. Victor Hugo énonçant toutefois que ce
rapport est déposé
au Ministère de la
guerre, j'ai l'honneur de vous prier de vouloir
bien me faire savoir s'il existe dans vos bureaux un document de
cette nature".
En marge du brouillon le post-scriptum suivant : "Je désire
vivement que votre réponse Monsieur et cher collègue, me mette en
mesure de faire justice d'une assertion
que je crois
lorsque viendra la seconde délibération de la loi
de
mensongère,
déportation".
Ainsi le problème est bien là, dans le domaine de la
géographie
où l'on n'attendait pas forcément
Hugo. L'arme utilisée est
redoutable car celui qui en use sait la manier.
///.
LA
GÉOGRAPHIE, ARME
POLITIQUE
NOBLE ET REDOUTABLE
DU COMBAT
A droite pourtant on se croyait gardé. Au ministère de la
s'accumulaient de
nombreux
rapports depuis que
Marchand avait découvert en 1792 le groupe Nord-Ouest des
marine
Marquises et que le ministre de la Marine Claret de Fleurieu en
avait fait part à l'Institut en juillet 1797 (13). Tels étaient les
plus
anciens rapports dont dans ce camp on pouvait avoir connais¬
Les voyages de Roquefeuil, de Lafond de Lurcy n'avaient
pas laissé de ces traces et l'on se fondait surtout sur les rapports
accumulés depuis qu'en avril 1838 l'expédition emmenée par
sance.
(12) ANSOM Océanie FI (58).
(13) Claret de Fleurieu C. : Voyage autour du monde pendant les années 1790, 1791
1792 par Etienne Marchand. Paris, Imprimerie de la République, AN VI.
Société des
Études
Océaniennes
et
61
Dumont d'Urville
Thouars
sur
l'Astrolabe et la Zélée ( 14) et
la Vénus
sur
celle de Dupetit
(15) avaient exploré les Iles Marquises.
1
/ Armes communes
De ces expéditions tous pouvaient en 1850 avoir connaissance
au travers des relations officielles qui en avaient été publiées au
début des années 40. De la même façon tous pouvaient avoir
connaissance de la géographie des Marquises en lisant les relations
fort documentées du voyage du Pylade, en 1840, (16), du voyage de
Dupetit Thouars en 1842 (17) mais aussi en lisant les nombreuses
relations fragmentaires qui en avaient été données soit dans les
"Annales Maritimes et Coloniales", soit en monographies (18) (19).
Accessible à tous, cette bibliothèque comptait surtout à côté de ces
ouvrages d'autres livres plus connus encore et qui faisaient figure
de best-sellers : "Le Voyage aux îles du Grand Océan" de J.A.
Moerenhout publié en 1837 par la librairie d'Amérique et d'Orient,
complété pour les Marquises par les 3 trois gros volumes de
De Rienzi publiés dans l'Univers Pittoresque chez Didot en 18361837 et par "La Polynésie et les Iles Marquises", fort volume de
Louis Reybaud publié en 1843 qui augmentait son "Voyage autour
du monde" en deux volumes de 1834. Et puis si l'on voulait plus de
renseignements encore sur la pathologie de ces îles et la salubrité de
leur climat existait la "Topographie médicale des Iles Marquises"
de Jules de Comeiras (20) à laquelle on pouvait adjoindre les
observations de Forster en 1778 sur les maladies endémiques (21)
et ce qui avait déjà été dit sur la syphilis en ces régions (22).
De cela tous ceux qui en 1850 débattaient de la déportation
pouvaient donc avoir connaissance. De même les premiers
rapports des missionnaires catholiques implantés aux Marquises
depuis 1838 leur étaient déjà parvenus, largement diffusés en
France par les "Annales de la Propagation de la Foi" fondées en
1820 et qui dès 1830 "tiraient à 16.000 exemplaires, chiffre
(14) Ce
vive controverse à Paris entre Arago et
puis à une publication en 23
volumes dont un peu moins de 20 étaient publiés en 1850.
Le voyage de Dupetit Thouars était en 1850 en cours de publication. 10 volumes sur 11
étaient déjà parus.
Annales Maritimes et Coloniales, Paris, 1841, 2ème partie, t. 2, p. 181-223.
Annales Maritimes et Coloniales, Paris, 1842, 2ème partie, t. 2, p. 1353-1367.
Lefils. Description des Iles Marquises, Paris, Prévôt, 1843, 30 p.
voyage
avait d'abord donné lieu à
une
Dumont d'Urville (Annales Maritimes et Coloniales, 1837)
(15)
(16)
(17)
(18)
(19) Reybaud M.R.L. : La Polynésie et les Iles Marquises, Paris, Guillaumin; 1843,470 p.
(20) Comeiras J.R.A. Topographie Médicale des Iles Marquises, Montpellier, Martel,
1846, 115 p.
(21) Forster Y.R.
-
Observations made during a voyage around the world, London, 1778.
(22) Turnbull W. - An inquiry into the origin and antiquity of the lues venerea, London,
Murray, 1786.
Société des Etudes Océaniennes
62
considérable pour
volume d'un
A
l'époque" (23). Il y avait aussi, enfin, le fort
missionnaire, le Père Mathias G., publié en 1843 (24).
fonds
s'ajoutait tout ce qui avait été publié sur les
voyages des Espagnols, de Cook, de Krusenstern en 1805 ou de
Porter en 1813, et qui était souvent cité. Telles étaient les sources
communes. Mais dans le
camp des Rouher et des Fortouls on
ce
disposait
- et l'autre camp qui avait été à leur place le savait - des
nombreux rapports confidentiels adressés au Ministère de la
Marine et des Colonies ou au Ministère de la guerre
par les
gouverneurs
et
successifs
ou
les responsables d'expéditions militaires
au moins 1839.
qui s'accumulaient depuis
2/ Outils de choix
Ces rapports étaient d'une veine toute différente. Rédigés à
l'initiative même de leurs auteurs ou à la demande de leurs
supérieurs, ils allaient bien au-delà de l'analyse géographique
établissant d'emblée le lien entre le donné, le perçu et l'enjeu. Ces
rapports dépassaient largement les relations officielles publiques
qui présentaient au "commun" l'espace comme un donné, comme
un tout
préexistant que l'analyse géographique pourrait cerner, lire
et décrire. Ils passaient de la
description de l'espace à l'utilité de
l'espace.
Ainsi en est-il du plus ancien qui nous soit connu où le
géographique se mêle au politique. Il s'agit d'un rapport adressé
sur ordre le 22 août 1839
par Dupetit Thouars, retour des
Marquises, au Président du conseil, le Maréchal Soult (25). Texte
bien différent de la relation officielle publiée en 1840
(26). De cette
dernière le lecteur pouvait retenir que l'archipel
était formé "d'îles
(qui) sont toutes élevées" (p. 354). "Dans la plupart, les montagnes
les plus hautes, qui en font la charpente,
occupent l'intérieur ; et, de
ces montagnes principales,
des ramifications s'étendent vers les
différents points de la côte, en formant des ravins ou vallons
plus
ou moins étendus,
plus ou moins fertiles, dans lesquels sont
établies les diverses tribus" (idem). Quand aux habitants "ils ne
connaissent aucune forme de gouvernement" et "paraissent
n'avoir
aucune religion" (p. 355). D'ailleurs "Les
guerres que se font entre
elles les tribus de cet archipel sont conduites sans aucun ordre, sans
aucune
tactique (p. 357). Mais "Les habitants des Marquises se
(23) Girardet R. op. cit. p. 37
Cf. annales de la Propagation de la Foi et pour ce qui con¬
T. 12, 1840, p. 69-85, 89-94, 565, 580 ; T. 13, 184!, p. 243246 ; T. 14, 1842, p. 360-368 ; T. 15, 1843, p. 370-376 ; T. 17, 1845, p. 129-LV-i : T. 18,
1846, p. 43-47 ; T. 19, 1847, p. 22-32.
cerne
les lies
Marquises
-
:
(24) Mathias G. (le Père) : Lettres sur les lies Marquises, Paris, Gaume Frères. îK43, 311
(25) ANSOM Océanie (et cité par Faivre J.P., op. cit., p. 464).
(26) Dupetit Thouars, Voyage autour du monde
Société des
Études
...,
T. I, Paris, Gide, 1840.
Océaniennes
p.
63
fureur" (p. 361) et leurs "cases ne sont pas
leur personne" (p. 364). Bref, affirme la relation
officielle, ces îles sont de peu d'utilité : "elles n'offrent pour
ressources qu'un peu de bois de santal et elles ne peuvent être
d'aucune utilité aux navires qui auraient besoin de se ravitailler ou
de se réparer" (p. 364). Et pour qu'elles deviennent un point de
relâche "il faudrait que ces îles fussent occupées par des habitants
industrieux" (p. 365). En clair et pour faire bref "Dans l'état actuel
on doit préférer comme relâche et sans aucune comparaison, les
îles Sandwich ou celles d'O-Taïti" (p. 365).
Dans le rapport adressé au Maréchal Soult et donc à Guizot,
au plus haut niveau de décision politique, Dupetit Thouars est
clairement politique, écouté parce qu'il reste géographe, tirant
argument de ses observations précitées. Tout, ici, des caractères
géographiques devient utile. La note est tirée "sur les Iles
Marquises et sur les avantages qu'elles offrent comme lieu de
déportation". Du perçu au construit. La situation de ces îles,
handicap dans le rapport public, devient avantage "Aucune
puissance ne serait en droit d'élever de plainte sur le danger que la
proximité d'une colonie pénale pourrait faire craindre, placée au
milieu de l'Océanie. Les déportés n'auraient aucun moyen de
s'échapper. Il en est de même mais contradictoirement avec ce qui
précède, de l'éloignement : ici "cet établissement... pourrait être
facilement approvisionné". Autre caractère géographique, le cli¬
livrent
au
plaisir
avec
mieux tenues que
mat
:
"l'entretien des condamnés
pourrait être réduit...". Plus loin le
sous
un
aussi heureux climat
du perçu au construit
s'assimile à un véritable trucage. Ces îles aux étroits vallons
deviennent "très fertiles". Quant aux habitants, cela est presque
incroyable à nos yeux après ce qui précède, ils "sont intelligents et
forts, ils ne craignent pas la mer". D'ailleurs "ils cherchent déjà à
imiter les Européens" dans le commerce comme dans l'industrie.
Plus loin encore, on pourra facilement s'y "approvisionner d'eau et
de
bois et
se
rafraîchir". Bref
passage
une
conclusion diamétralement
opposée à celle du rapport officiel. "Ce pays a un bel avenir, il
produit le santal, si recherchée sur les marchés de Chine, le café et
le coton seraient facilement cultivés et d'un bon rapport".
Voilà ce dont disposent les autorités de l'Etat et dont elles
tirent arguments du fait même que ces rapports proviennent de ce
qui alors commence de s'affirmer comme science : la géographie.
D'autres rapports sont de la même eau (27). Ces rapports sont
parfois confirmés par des lettres plus courtes adressées régulièrement au Ministre de la Marine et des Colonies. Le 30 juin 1846,
(27) ANSOM Océanie (cf. transcription de M. Besson in Besson, 1924, l'annexion des
Marquises, Revue des Colonies Françaises, T. XVII, p. 107-122.
Société des
Études
Océaniennes
Iles
64
le gouverneur
Bruat écrit ainsi : "Je continue à recevoir de nos
Marquises des rapports satisfaisants : les
populations paraissent dans un état parfait de tranquillité et
s'habituent peu à peu à notre présence" (28). Ils sont plus souvent
démentis après 1843 et jusqu'en 1848 par des lettres et des rapports
qui s'interrogent sur l'utilité de la prise de possession des
Marquises en mai 1842 et qui conduisent assurément au décret du
28 juin 1849 sur l'évacuation des Marquises.
Il n'empêche, quand en 1850 le gouvernement décide de ré¬
utiliser les Marquises comme un lieu de déportation, Rouher et
établissements des
Fortoul ont accès à une masse d'informations
inédites dont ils peuvent tirer argument.
3/ Armes de la raison,
armes
du
géographiques
cœur
A
gauche, si l'on n'avait pas ces rapports, on connaissait
bibliographie des Marquises et l'on savait de quoi on
allait parler à la veille du 5 avril 1850. Les armes de choix aussi
étaient géographiques. Comme dans l'autre camp, elles s'affir¬
maient positives. Dignes d'être nommées scientifiques et pour cela
assurément la
assurément certaines. Les armes étaient bien au fond semblables
même si certains avaient plus de fourniment. D'un côté comme de
l'autre la même quête scientifique, le même espoir placé dans les
progrès de la science et de l'esprit positif, faisaient de ce qui nous
apparaît aujourd'hui comme les balbutiements d'un discours
géographiques, (si nous jugeons qu'il en était un) un donné, sur
lequel il ne semble pas qu'on imaginait de revenir.
Dans ce camp,il est vrai qu'on comptait les représentants les
plus éminents de cet esprit qui irriguait l'université. A leur tête
Jules Barthélémy de Saint Hilaire, jeune encore, mais déjà à 45 ans
philosophe de renom. Il y avait surtout les frères Arago, très au fait
des Iles Marquises et de l'Océanie. L'aîné, Dominique François, le
grand scientifique, s'était déjà opposé à l'autre camp lorsqu'en 1837
il avait pris la tête d'une polémique contre Dumont d'Urville
jugeant inutile et dangereuse l'expédition projetée de l'Astrolabe et
de la Zélée (29). Il y avait aussi Jacques Arago, le second, qui avait
participé à l'expédition de Freycinet en 1817-1821. Il avait
violemment critiqué l'expédition de Dumont d'Urville comme co¬
auteur d'un contre-rapport pamphlétaire (30). Il avait enfin
publié
(28) ANSOM Océanie A43 (12).
(29) Arago D.F., Rapport fait à l'académie des sciences,
in Journal des Voyages, Paris,
T. 27, 1825, p. 147-192 et Polémique entre F.D. Arago et J. Dumont
d'Urville, Annales
Maritimes et Coloniales, Paris, 1837, 2ème partie.
(30) Le Guillou, E.J.F., Compléments aux souvenirs d'un aveugle. Voyage autour du
...
monde de l'Astrolabe et de la Zélée... mis
Petion, 1842, 2 vol.
Société des
Études
en
ordre par
J. Arago, Paris, Bergnet et
Océaniennes
65
critique en règle de la
Marquises par Dupetit Thouars (31).
participer au tournoi. Comme il se doit
offraient l'équipement, elle déléguait en
de dix ans le cadet, Etienne, qui parla à
en
1843
une
Mais dans
prise de possession des
La bande d'Estagel allait
conduite par ses aînés, qui
avant le plus jeune, de plus
la Chambre le 5 avril 1850.
il y avait bien autre chose que les autres
avait Hugo. C'est-à-dire ce singulier mélange
d'esprit positif et de romantisme qui confine ici au syncrétisme
géographique. Car si Hugo est bien l'esprit positif qui cite le 5 avril
1850 l'ingénieur de Marine Desgraz il est aussi celui qui en 1821 a
publié "la fille d'Otaïti" (32), le disciple de Chateaubriand qui vient
tout juste de mourir et qui en 1802 écrivait sur Tahiti dans "Génie
du Christianisme" (33). Entre l'un et l'autre textes existent plus que
des ressemblances, des simulitudes et la même impression qu'audelà de l'enchantement du découvreur se dégagent la solitude, la
tristesse et la mort (34). Poncifs géographiques attachés à ces îles
que l'on retrouve tout au long de la littérature consacrée à la
Polynésie jusqu'à nos jours (35) et qu'Hugo utilise le 5 avril 1850
quand il parle de Tombeau des Européens à propos des Marquises.
n'avaient pas.
ce
Il
camp
y
CONCLUSION
Au fond le débat est là
en
1850.
Peut-on
user
comme
on
l'entend,de ce qui tente alors de se constituer en discipline
scientifique autonome, la géographie, et qui risque par là de perdre
son âme avant même d'en avoir gagné une ? Au vrai ce n'est
pas en
1850 un débat neuf qui court depuis le début du XIXème siècle au
moins comme nous tentons de le montrer ailleurs (36) et dure plus
d'un siècle, si jamais il est achevé aujourd'hui. Car, au fond,
lorsque dans les années trente du XXème siècle, s'affirme
pleinement la géographie universitaire à travers la publication de la
Géographie Universelle de P. Vidal de la Blache et L. Gallois, on
ne sait encore
que fort peu de choses de la géographie des îles
polynésiennes. Le Tome X de cette prestigieuse collection,
Océanie, par Paul Privat-Deschanel ne traite-t-il pas en 5 pages
(31) Arago J., De l'occupation des Marquises et de Taïti. Paris, Worms, 1843, 23 p.
(32) Victor Hugo, La fille d'O-Taïti, Odes et Ballades, IV, 7.
(33) Chateaubriand F.R., Génie du christianisme, Paris, 1802. Cf. IVème partie, livre
second, chapitre V., Otaïti.
(34) Vigneron E., 1985
- Recherches sur l'histoire des attitudes devant la mort en Polynésie
Française. Toulouse, E.H.E.S.S., thèse de doctorat de 3ème cycle, 600 p.
(35) Idem.
(36) Cf. note 1.
Société des
Études
Océaniennes
66
seulement des Etablissements
Français de l'Océanie (37) ? Cela
laisse place à l'imaginaire d'une
part, à toutes les manipulations du
savoir géographique d'autre
part. En 1850 cela prit du fait de la
gravité du moment et de la personnalité des
acteurs, un relief
particulier. Est-on sûr qu'il n'en soit pas encore
parfois de
même ? (38).
Emmanuel VIGNERON*
*
Géographe à l'Institut Français de Recherche
Scientifique pour le Développement en Coopération
(ORSTOM)
Papeete, 23-X-1985
(37) Privat-Deschanel P., Océanie, T. X
Colin, 1930 ; E.F.O., p. 261-265.
de la
Géographie Universelle, Paris, Armand
(38) Que Monsieur F.Y. Sodter,
démographe à l'ORSTOM,
amitié
trouve ici l'expression de mon
et mes remerciements
pour m'avoir communiqué de nombreuses
pièces
d'archives inédites.
Société des
Études
Océaniennes
67
COMPTE-RENDU
CHARLES GARDOU
Le rôle de l'Ecole dans le devenir
des îles Marquises.
Thèse de doctorat de 3ème
cycle en Sciences de l'Education, Université
de Lyon II, 1985, 411 p., bibl.,
cartes, tabl.
De nombreux tableaux et
cartes,
reproductions de tatouages, et
grand travail.
La thèse proprement dite est divisée en
trois parties :
la première est consacrée à l'identité
marquisienne (géographie
physique et humaine, histoire, mœurs, langue) ;
la deuxième, en 2
chapitres, étudie l'école de 1840 à nos jours ; un long
chapitre analyse la situation actuelle ;
la troisième partie, en 5
chapitres, débute par une approche psycho¬
sociologique du Marquisien, souligne les limites d'une démarche
exclusivement culturelle, expose les fondements d'un
développement
rural et d'une rénovation
correspondante de l'éducation, aborde les
relations entre la pédagogie et le
développement, propose des
prospectives éducatives et géo-politiques océaniennes.
légendes accompagnent
•
•
®
ce
Une brève conclusion résume l'essentiel de
cette thèse sur
l'enseigne¬
du peuple marquisien,
qui "attend des partenaires, et non des
tuteurs".
M. Gardou propose une Ecole
Nouvelle, qui respecte d'abord
l'identité marquisienne (arts,
langue maohi, etc...) et ajuste l'enseignement
à la situation très
particulière, même en Polynésie, de l'archipel. Il
demande aussi la sauvegarde des
ment
langue internationale
valeurs universelles. Il
accorde la
acquis actuels, tels
que
la diffusion d'une
scientifique, le français, qui reste porteur de
réclame pour les Marquises une
pédagogie qui
et
prépondérance de l'affectif sur le rationnel, la priorité commu¬
la responsabilité individuelle, et
qui prenne en compte
"l'instantanéité spatio-temporel"
caractéristique des indigènes. Mais si
l'on ne s'en tient qu'au
culturel, l'on tombe dans une impasse : il faut
corrélativement à l'Ecole, développer l'économie
spécifique de l'archipel,
incorporer le local sans s'y réduire, en l'ouvrant à l'universel et à
nautaire
sur
l'évolution inéluctable.
Société des
Études
Océaniennes
68
État & pouvoirs dans les Territoires français du Pacifique :
schémas d'évolution.
(Polynésie Française - Nouvelle-Calédonie - Wallis & Futuna)
Compte-rendu des "Journées d'Etudes"
des 3 et 4 Mai 1985
Les deux Journées
d'études, organisées conjointement par Paul De
(Université Paris VII) et Pierre Lagayette (Université Paris IV
Sorbonne) dans le cadre du Laboratoire "Tiers-Monde, Afrique" de
l'Université Paris VII (L.A. 363 du CNRS), ont permis
de réunir de
nombreux spécialistes du Pacifique, venus d'horizons très
variés, mais
tous soucieux de répondre aux
interpellations de l'histoire immédiate et
de cerner les contours parfois diffus de l'évolution sociale
économique et
politique des trois Territoires français (Polynésie Française, NouvelleCalédonie, Wallis & Futuna) ainsi que de l'ancien condominium francoanglais des Nouvelles-Hébrides, aujourd'hui Vanuatu. Le succès
indéniable de cette manifestation, qui s'est déroulée devant une assistance
nombreuse, prouve combien les préoccupations de l'historien rejoignent,
particulièrement dans cette région, celles de l'économiste, du sociologue,
ou même de l'homme
politique.
Deccker
Dans son allocution d'ouverture, le Secrétaire d'Etat aux DOMTOM, Georges Lemoine, s'est affirmé à la fois témoin et acteur, incitant
les participants, notamment les universitaires, à se
porter au-delà des
apparences académiques de ce colloque, et à aborder par une réflexion
collective les problèmes de la réalité quotidienne dans le
Pacifique. Il a
donc, après un exposé circonstancié de l'évolution historique des diverses
formes de pouvoir dans chacun des trois Territoires français,
esquissé une
analyse des problèmes particuliers qui s'y présentent aujourd'hui, par
exemple des rapports entre l'Etat et les administrations locales dans le
cadre du statut d'autonomie interne. Son intervention
a
volontairement
proposé plus d'interrogations que de solutions possibles. Chaque
Territoire possède une expérience différente du pouvoir autonome : à
l'équilibre que semble avoir trouvé la Polynésie Française on pourrait
opposer la fragilité du modus vivendi adopté à Wallis & Futuna, voire la
remise en question de la gestion communautaire des affaires locales
pratiquée aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie. A propos de cette dernière,
Georges Lemoine a voulu poser deux questions importantes : celle de la
place réservée de la jeunesse calédonienne dont on peut se demander si
elle se reconnaîtra dans son passé, ou si elle recherchera un nouvel
équilibre, comme l'ont fait naguère ses ancêtres, dans une sorte de
syncrétisme des institutions.
Colin Newbury (Université d'Oxford) a choisi,
pour entamer la
partie scientifique du colloque, de s'attacher à l'historiographie des micro¬
états et micro-territoires du Pacifique.
Ayant d'abord défini le champ
d'application de ces vocables, il s'est occupé des problèmes spécifiques
posés à l'historien du Pacifique : celui, avant tout, de fixer les limites
extrêmes de l'"indépendance" (grâce à l'étude des administrations
coloniales, ou de l'évolution des nationalismes) ; celui aussi de mener à
Société des
Études
Océaniennes
69
une recherche historique globale dans cette région, les sources étant,
nature, pluri-disciplinaires et pluri-nationales. Colin Newbury a
e-nsuite proposé- un certain nombre de thèmes d'études susceptibles
bien
par
d'élargir le champ d'investigations des chercheurs concernés : histoire
démographique, histoire des ressources naturelles et humaines,
organisation économique, développement des transports, résistances
politiques et luttes sociales, évolution de la langue, de la culture et de
l'éducation dans tous ces territoires.
Pierre Vérin (Institut National des Langues
& Civilisations
Orientales) avait pris la parti d'attirer l'attention des participants sur
l'expérience originale du pouvoir politique et religieux à Rurutu. Il a
montré, en effet, comment cette île des Australes a réussi une symbiose
que d'autres cherchent encore à réaliser, entre les institutions tradition¬
nelles et le nouveau système religieux mis en place par les missionnaires.
Un véritable élan de nationalisme insulaire a ici fait partiellement échec à
l'assimilation coloniale tout en préservant un équilibre durable entre les
diverses forces socio-politiques locales. C'est sans doute pourquoi,
comme l'a indiqué Pierre Vérin, Rurutu symbolise pour certains une sorte
de Polynésie idéale.
Pour clore la première matinée, Jean-Pierre Doumenge (CNRS,
Bordeaux) s'est penché sur l'histoire des relations entre l'Administration
française et le monde mélanésien depuis 1853, histoire faite de crises, de
révoltes, de maladresses, d'injustices, mais aussi d'initiatives contrariées
ou de réformes avortées. Abordant la question de l'insertion des
autochtones dans la société de Nouvelle-Calédonie, J.P. Doumenge a
dégagé trois lignes de rupture relatives, de près ou de loin, à la maîtrise
des terres : le contentieux foncier, lié à l'avance du front pionnier de
colonisation, qui apparaît dès 1855 ; la mise en œuvre du Code de
l'Indigénat, après 1887, qui concrétise la mise en "sujétion" des Mélané¬
siens ; plus près de nous, la nouvelle réforme foncière qui marginalise la
communauté mélanésienne dans des
groupes ethniques.
l'une des raisons
zones
rurales et l'isole des autres
Dans cette insertion manquée, J.P. Doumenge a vu
principales des difficultés politiques actuelles en
Nouvelle-Calédonie.
Jean Guiart
(Museum d'Histoire Naturelle)
traité le problème du
angle très
plus subtile
qu'il n'y paraît d'abord. Les structures administratives de la Colonie ont
favorisé l'apparition dans les circonscriptions, de personnages influents,
notamment des commerçants, dont le contrôle économique sur les
activités des vallées, par exemple, devait se muer progrëssivement en
pouvoir politique. Jean Guiart a cité le cas de la Maison Ballande, mais
aussi celui de M. Bozon-Verduras, de M. Henri Lafleur ou de l'Irlandais
Higginson. Certains planteurs ont joué un rôle analogue au Vanuatu
avant l'indépendance. Mais le système administratif dans cet archipel,
affecté par le souci de neutralisation mutuelle des Anglais et des Français,
n'a pas permis au pouvoir de fait pratiqué par ces individus autoritaires
de l'emporter sur le pouvoir de droit.
a
pouvoir
en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu sous un
différent. La réalité du pouvoir dans la période coloniale fut
Société des
Études
Océaniennes
70
L'exemple du Vanuatu a également servi de support à Jean-Louis
(Institut National d'Etude Démographiques) pour illustrer les effets
de la baisse de population sur le pouvoir dans le Pacifique. Après avoir
préalablement démontré les conséquences de l'impact européen sur la
démographie insulaire, en Polynésie comme en Mélanésie, Jean-Louis
Rallu s'est attaché à caractériser les liens particuliers qui unissent, dans
l'histoire des Nouvelles-Hébrides, le phénomène de dépopulation, le
pouvoir colonial, et les structures mêmes de la société autochtone.
Rallu
de
L'intrusion européenne se trouvait également au centre des propos
Robineau (O.R.S.T.O.M., Paris) sur "la construction du
Claude
premier Etat tahitien moderne : la monarchie centralisée de Pomare II".
Issu d'une crise profonde où se mêlent l'apport idéologique des mission¬
naires, les mutations économiques ou technologiques produites par le
contact avec les Européens, ce nouvel Etat tahitien s'aligne plus ou moins
sur le modèle monarchique britannique. Il permet à Pomare II d'asseoir
sa suprématie politique, en jouant sur la dualité traditionnelle entre
pouvoir religieux et pouvoir militaire et en pérennisant l'idée de confédé¬
ration tahitienne, placée sous son autorité. Ce passage brutal d'un modèle
tahitien ancestral à un modèle étatique moderne, s'est interrogé Claude
Robineau, était-il inéluctable ou a-t-il servi, à un moment historique
favorable, les ambitions privées de la famille Pomare ?
Jean-Claude Roux
(O.R.S.T.O.M., Montpellier), au cours de son
exposé sur "Pouvoir religieux et pouvoir politique à Wallis & Futuna", a
pu lui aussi mettre en évidence le rôle primordial joué par les missions,
notamment la mission mariste, dans la structuration et le développement
politique du territoire. En trois époques distinctes et successives, il a
retracé l'historique de la présence missionnaire dans l'archipel, depuis les
rivalités originelles des années 1830 avec les catéchistes protestants
jusqu'aux temps difficiles de la cohabitation avec l'Administration
française après l'annexion de 1888, sans oublier la longue période de
théocratie mariste, ces quelques 40 années qui séparent la demande de
Protectorat de l'annexion effective, où la mission a assumé toutes les
responsabilités normalement assignées à l'Etat colonial français.
Ces relations parfois houleuses entre la mission et les représentants
du gouvernement, Louis-Joseph Bouge les connut bien, qui fut Résident
de France à Wallis au début de ce siècle. Anne-Marie Joly (Musée de
Chartres) a présenté la "Collection Bouge", actuellement déposée au
Musée de Chartres, et dont elle a assuré l'inventaire. Avec Mme VallesBled, Conservateur-Adjoint du Musée, elle a particulièrement insisté sur
la cohérence et l'énorme richesse de ce fonds, constitué d'archives
politiques, historiques et administratives variées concernant les Antilles,
la Guyane et les Territoires français du Pacifique, d'objets ethnogra¬
phiques de diverses provenances et de documents iconographiques
exceptionnels (notamment sur l'architecture de la France coloniale). Une
salle de bibliothèque sera mise à la disposition des chercheurs.
A la
question "Qu'est-ce
Alain Saussol (Université de
Société des
l'histoire de la Nouvelle-Calédonie ?"
Montpellier) a répondu par une étude en
que
Études
Océaniennes
71
triptyque. Il a vu, dans l'évolution de la Nouvelle-Calédonie
après l'annexion de 1853, trois phases dont la première, et la plus longue,
correspond à la mise en place de l'Etat colonial, dans le sillage du front
pionnier et de la pénitentiaire, puis au cantonnement des Mélanésiens
dans les réserves, enfin au nouvel essor démographique, économique et
politique de la communauté mélanésienne après 1920. Cette phase
s'achève dans la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale ; le station¬
nement
des troupes américaines en
1943 amorce de nouveaux
phénomènes dont les incidences sociales et politiques seront essentielles :
le marché de consommation, l'innovation technologique, puis l'urbanisa¬
tion, l'expansion industrielle et minière et la réactivation du front
pionnier. La dernière phase est celle de la crise, qu'elle soit économique
ou idéologique. A travers les revendications politiques qu'elle suscite et la
recherche d'identité qu'elle entraîne parmi les Mélanésiens, on a pu, dès
1977, voir affleurer les premières conceptions indépendantistes.
forme de
parfait exemple de cette rhétorique autochtone est constitué par
Jimmy Stephens à Tanafo, Vanuatu (27 août 197 ) dont
s'est servi Peter Crowe (Université d'Auckland) pour aborder l'idée de
"souveraineté" au Vanuatu, avant l'indépendance. On a ainsi pu mesurer
l'importance des sources orales pour l'histoire du Pacifique insulaire.
Un
le discours de
Peter Crowe a aussi fait concrètement ressortir l'existence d'un
nationalisme indigène face au colonialisme conjoint, et parfois concur¬
rentiel, de la France et de l'Angleterre sur ces terres. Ce nouveau
socialisme mélanésien, défendu par le parti Nagriamel, pourrait avoir fait
école d'ans les terres avoisinantes, particulièrement en NouvelleCalédonie.
Jean-François Baré (O.R.S.T.O.M., Paris), quant à lui, s'est penché
mytho-politique née des premiers contacts entre une
structure sociale et culturelle fondée sur le mythe, celle de Tahiti, et une
sur
la construction
forme politique nouvelle, celle apportée par l'Angleterre. L'absoption de
cet élément nouveau dans l'univers mythique polynésien s'est faite par
métaphore interposée, par une référence constante à des sources
culturelles ancestrales. Cette "saisie symbolique" de l'expérience du
Jean-François Baré, a ressurgi lors de la construction des
premiers "Etats", tahitien et hawaiien, et continue de teinter, aujourd'hui
encore, la perception du monde anglo-saxon à Tahiti.
S'interrogeant sur la "Structure d'Etat ?", Pierre Lagayette a souligné
la difficulté que l'on éprouve à cerner la notion même d'Etat lorsqu'elle
est appliquée aux territoires insulaires du Pacifique, puisque ceux-ci sont
caractérisés à la fois par une relation d'interdépendance politique avec les
puissances occidentales et par une tradition historique radicalement
différente. La structure de l'Etat moderne est-elle à même de s'adapter à
des sociétés dont l'évolution n'est pas analogue à celle de l'Europe ? Cette
structure n'est-elle pas venue se "greffer" sur une pratique locale du
pouvoir politique ? Si l'une des vocations principales de l'Etat moderne
est de rationnaliser et de normaliser le système économique sur lequel il
appuie son autorité politique, on peut se demander quelle solution
contact, selon
Société des
Études Océaniennes
72
mesurée
pourrait garantir l'existence d'un Etat viable et autochtone dans
voués, pour un temps indéterminé, à la dépendance
économique vis-à-vis de nations plus fortunées.
En posant la question des "Structures d'avenir
?", Paul De Deckker a
d'abord indiqué que la plupart des mouvements
d'indépendance,
concrétisés jusqu'ici dans le Pacifique insulaire, ont été
davantage suscités
de l'extérieur que revendiqués de l'intérieur. Citant les
pouvoirs coloniaux
encore en place dans le Bassin du
Pacifique (USA, France, NouvelleZélande, Grande-Bretagne, Indonésie et Chili), il s'est demandé si les
entités du Pacifique français n'allaient
pas prendre un nouveau relief avec
l'extension de la base aéro-navale française en Nouvelle-Calédonie et
si,
au travers de celle-ci, l'on
pouvait encore parler d'indépendance, dans la
mesure où la France
implantait, à l'instar des Etats-Unis (à Hawaii, aux
Samoa et en Micronésie), un réseau
stratégique jusqu'alors inexistant.
des Territoires
Les "Journées"
se
sont
achevées
sur
l'annonce de la
préparation d'un
colloque, où seront
qui devrait être publié dans
volume entièrement consacré aux travaux de
réunies les communications résumées ici, et
le courant de l'année
ce
prochaine.
Pierre LAGAYETTE
Paul DE
DECKKER
VICTOR MERLHES
Correspondance de Paul Gauguin.
Documents et
témoignages.
Deux livres publiés l'un en 1919, l'autre en 1946, avaient révélé en
partie la correspondance de Gauguin. Le premier, Lettres de Gauguin à
Daniel de Montfreid, avec un "Hommage à
Gauguin", par Victor
Ségalen, montrait les lettres adressées par le peintre de 1891 à 1903, à son
ami le peintre de Montfreid ; le deuxième est Lettres de
Gauguin à sa
femme et à ses amis, et ces deux publications servirent de Bible depuis
cette époque, à tous ceux, historiens d'art ou
journalistes qui écrivirent
sur le peintre.
Aujourd'hui après quelques années de travail, Victor Merlhes fait
paraître à la Fondation Singer-Polignac un premier volume de trois cent
soixante pages, Correspondance de Paul Gauguin, documents et
témoignages.
Si dans les Lettres de Gauguin à sa femme et à ses amis il
y a eu des
omissions dans les textes, c'est parce que l'on sortait à peine de la
guerre
et que cette édition ne fut pas établie
d'après les originaux, donnés à la
Bibliothèque d'Art et d'Histoire de la rue d'Assas, au nom de sa famille,
mais d'après une mauvaise copie dactylographiée à
Copenhague,
appartenant au fils de l'artiste.
Mais
deux
publications contribuaient à une meilleure connais¬
Gauguin. Car si le nom de l'artiste était devenu un
mythe comme celui de Pablo Picasso, on connaissait moins son existence,
ce qui a permis d'entretenir une
légende, qui est comme toutes les
sance
ces
de la vie de
Société des
Études
Océaniennes
73
légendes, bien loin de la vérité : celle de Gauguin, le banquier, peintre du
Dimanche, Gauguin, le colleur d'affiches, Gauguin le maudit, Gauguin le
Solitaire du Pacifique. Tout a été dit sur cette vie d'homme et d'artiste,
hors du commun, mais que d'erreurs - certaines de bonne foi - ont été
écrites.
11 est vrai
qu'une véritable conspiration du silence existait. En dehors
lettres, les témoignages qui auraient pu nous renseigner sur son
existence sont très rares. Si Armand Seguin qui est, après Gauguin, le
des
meilleur graveur
du
de Pont-Aven, a écrit quelques pages de
VOccident, en déformant contrairement la vérité
"pour faire mieux" comme il le déclara à Paul Sérusier qui le lui
reprochait, ses amis n'ont pas laissé de mémoires et certains témoignages
existants déforment parfois la vérité pour des raisons personnelles.
Il est vrai que ceux qui le connaissaient intimement étaient
également, les amis de sa femme, qui abandonnée avec cinq enfants,
devait être ménagée. Mais Mette Gauguin, cette Walkirie Danoise, qui
dut travailler pour élever ses enfants, sans jamais parler harmonieusement
de son mari, fit des confidences - elle pensait en Danois et traduisait pour
parler - qui mal comprises ont jeté un voile sur beaucoup d'événements.
Emile Schuffencker qui fréquenta Gauguin de 1871 à 1890, déçu
dans son affection la plus chère - celle de sa femme Louise - préféra se
taire et déclarer seulement "il n'était pas commode".
11 y eut des destructions d'archives comme celles du Nabi-danois,
Moggens Ballin qui le jour de sa mort demanda à l'un de ses fils de
groupe
Souvenirs pour la revue
brûler le contenu d'une malle et
de
Gauguin,
ce
contenu
c'était les nombreuses lettres
femme, Seguin, Serusier, Verkade, etc.
Daniel de Monfreid n'a tenu que des agendas dans lesquels il notait
ses déplacements
quotidiens : "été chez Gauguin avec Meilheurat pour lui
prêter cinq francs.
Depuis 1946, des chercheurs obstinés comme l'auteur de ces lignes,
Bengt Danielsson à Tahiti, Charles Chassé en Bretagne, Jean Loize ont
recueilli des témoignages, retrouvés des archives, qu-i éclairent d'un jour
nouveau la "vie du grand et terrible bonhomme
que fut votre mari" ainsi
que le déclara Monfreid à Mette Gauguin.
Personnellement avant la publication de mon premier ouvrage sur
Gauguin, aux Documents d'Art, de Monaco, en 1943, j'avais rencontré
les derniers survivants de cette époque lointaine, Madame Jeanne
Schuffenecker, la fille de l'artiste demeurant toujours dans l'immeuble
construit par son père "ce bourgeois", d'après Gauguin ; Judith Gérard, la
belle-fille de William Molard, musicien dont la musique était injouable, la
petite Judith qui tenait le rôle de la jeune fille de la maison les soirs où
Gauguin recevait dans son atelier de la rue Vercingétorix, peint en jaune
sa
de chrome et décoré des tableaux extraordinaires ramenés de Tahiti
Vahine
Tiare
:
(la femme à la fleur), Deux femmes sur la plage,
Vahine no te Vi (la femme aux mangues), Manao Tupapau (l'esprit des
morts veille) qui ne trouva pas d'acheteur à la vente de l'Hôtel Drouot, le
18 février 1895, avant le départ définitif du peintre pour Tahiti.
J'ai connu également Léon Fauché qui enseigna à Gauguin la
no
te
Société des
Études
Océaniennes
74
technique de la gravure sur cuivre, Paul Emile Colin, qui eut lui aussi, par
Gauguin, une leçon de peinture au Pouldhu.
Marie le Pape, la servante de l'Auberge Gloanec, que Gauguin
voulait peindre nue, mais que de difficultés pour obtenir des renseigne¬
ments, que de réticences dans les réponses.
Aussi il faut féliciter Victor Merlhes pour son travail considérable
afin d'établir cette édition de la Correspondance de Gauguin, car non
seulement l'auteur restitue les lettres dans leur teneur intégrale ayant pu
consulter les originaux, mais il accompagne ce premier volume allant de
1873 à 1888, de notes et de renseignements biographiques apportant
beaucoup d'informations inédites sur les personnages évoqués.
Nos compliments s'adressent également à la Fondation SingerPolignac qui n'a pas hésité, malgré les difficultés inhérentes aux années
que l'on traverse, à se substituer aux éditeurs français pour publier cette
édition définitive.
Maurice MAL1NGUE
SERGIO MACEDO
Pacifique Sud I.
Editions Aedena, 1985, 46 p.
Il faudrait toujours pouvoir saluer de nouvelles bandes dessinées sur
Polynésie, elles sont encore trop rares et peut-être donc très
précieuses... Mais il n'est guère possible que de se détourner du Tome I de
Pacifique Sud.
Le thème pourtant n'est pas banal. A bord de son yacht Tropicalis
Vie Voyage écume les mers du globe (Cf frontispice) et à ce titre sans
doute se trouve dans le lagon de Bora Bora ; il y trouve un tiki de cristal
et, sans signaler cette importante découverte au Département d'Archéo¬
logie, se rend à Moorea où il ne tarde pas à en apercevoir un deuxième au
la
cou
de la belle Manuhere. Le troisième
se
trouve sur la
face nord du
Mouaroa, ouvrant ainsi au héros et à sa vahine les portes d'un monde
tabou, qui mène à un véritable trésor maohi... C'est-à-dire à la conscience
de la relation occulte qui lie la Polynésie (jadis le continent de Mu) au
paradis cosmique (p. 45).
Ils rejoignent le Tropicalis qui pendant ce temps a échappé à un
cyclone fort peu météorologique (cette dépression tropicale était passée
au large des Australes, remontée sur Anaa... pour atteindre Tahiti par le
Sud...).
Si cette histoire n'est pas ordinaire, il n'en est pas de même, hélas, des
lieux communs qui en ponctuent les bulles et les dessins : leur banalité et
leur crudité, leur platitude et leur pauvreté ainsi que leur caractère
répétitif en font une image déformée, grossière et affligeante, un récit
bizarre
et
malsain.
La rencontre de Vie et de Manuhere est bien évidemment celle de
deux civilisations
: les fréquences vibratoires de leurs nombreuses unions
brisent le cristal du tiki (p. 42) et leur donnent accès à un nouveau plan de
compréhension (tantrique ?). La recherche de l'unité ou de l'équilibre des
cultures, du syncrétisme des religions, la maîtrise et l'orientation de la
Société des
Études
Océaniennes
75
MOt
AU66I, J'AIME
M'AMUÔEB AVEC
166 NUA6E5. ^6,
^minienant...
/ ...n&UFF1T C^UN
^
IZE6ABPIN5PIBÊ POUe
'
pu'tati» Noo6TeAN5PoeTENT
MONPfc PE N06
CÊVE6.
vitalité animale vers une purification au niveau
nos héros à la fusion des âmes et des corps et
du cœur (p. 28) mènent
le lecteur à la confusion
très certainement louable, pourquoi la
mentale. Si une telle recherche est
faire passer par la caricature et la dérision ? Dans le monde de Vie
Manuhere vivent les vahine qui ont "une peau d'une douceur à en
et de
faire
rêver, des épaules sensuelles et des tailles souples" (p. 29), "des indigènes
décervelés, buveurs d'alcool et paresseux" (p. 23) et le seul tinito qui s'y
trouve propose bien évidemment une affaire très intéressante (p. 22) : c'est
plupart des gens préfère la bière à la nature" (p. 20) et où
"aita pakalolo ?" (p. 17)...
Ainsi, lorsque papa Teuru, le vieux sage de la vallée de Opunohu,
raconte l'histoire de la Polynésie, il ne peut la raconter... qu'à l'intérieur
du mythe occidental du bon sauvage : - avant c'était bien (cf la planche 24
qui mériterait une analyse détaillée à elle seule). Mais lorsque le même
tahua raconte l'histoire du tiki (cette statuette de cristal pur et transparent
ne pouvait donc être taillée dans une obsidienne sombre et polynésienne),
que dit-il ? Que ces îles ont été visitées par des êtres venus d'ailleurs, d'un
monde bien plus évolué spirituellement, (p. 25)... Que certains chefs et
tahua ont désiré alors s'instruire et se convertir alors que d'autres ont
résisté et comploté la mort du maître (p. 25)... Mais la parole du sage venu
jadis d'ailleurs reste le stéréotype de celle venue plus tard l'Occident au
XVlIIème ou au XIXème, la voici : "La seule raison de ma présence
parmi vous est d'éveiller votre esprit... Vous devez travailler sur votre
nature animale, indisciplinée et la transformer ! J'aimerai voir votre
peuple s'éveiller de cet âge obscur de rituels et de sacrifices et découvrir le
bonheur par la voie de la paix et de l'harmonie..." Elle dit donc la même
un
monde où "la
l'on demande tout naturellement à un tamaraa :
chose.
Société des
Études
Océaniennes
76
L'Histoire bégaierait-elle donc ? La nature
(animale bien sûr)
resterait-elle toujours du même côté ? et la culture de l'autre ?
C'est peut-être d'abord cette confusion dans la
pensée, puis la
réduction de Manuhere à une série de
planches anatomiques (alors que
proie à ses visions transforme le lecteur en voyeur - p. 35) et
enfin le destin étrange des surfers de l'Océan
qui nous font appréhender
(mais avec curiosité) le tome II des aventures mystérieuses de Vie Voyage,
un être venu
d'ailleurs, presque un extraterrestre...
son tane en
R. K.
TUMAHAI CHRISTIAN
Contribution à l'étude des
leptospiroses
Française.
Thèse médecine
-
en
Polynésie
Toulouse 1984.
Etude de 52 dossiers hospitaliers, localisés à
partir des annales du
laboratoire de biologie du Centre Hospitalier de Mamao. Elle
précise les
principaux caractères épidémiologiques, cliniques et biologiques de ces
affections en P. F.
J-L. BOUTILLIER
Rôle des investissements privés et
publics dans le dévelop¬
pement de l'agglomération de Papeete 1963-1983.
ORSTOM, Notes
et
Documents
n°
9
-
1985., 85 p., bibl., tabl.
La croissance
spectaculaire de l'agglomération de Papeete au cours
vingt dernières années est largement le résultat des interactions du
secteur public et du secteur
privé. Certes les dépenses et investissements
du secteur public et du secteur
privé ont joué un rôle moteur dans
l'expansion économique du Territoire, mais les entreprises du secteur
privé ont joué un rôle de relais et de courroie de transmission dont on
peut penser qu'il va, d'une certaine manière, façonner le devenir
économique aussi bien que socio-politique du Territoire pour la décennie
qui vient. L'installation du CEP a été pour le secteur privé une occasion
historique unique, dont il n'a pas manqué de tirer des profits substantiels.
Les nouvelles circonstances
économiques ont permis aux entreprises
existantes, un développement remarquable de leurs activités et les effets
multiplicateurs des flux financiers en provenance de Métropole ont
suscité la création de nouvelles
entreprises;qui ont contribué à élargir les
bases de ce secteur privé et à en faire une force
économique et politique
certaine à l'échelle du Territoire. (Rôle favorable d'une
législation fiscale
privilégiée).
Une idéologie de type libéral semble caractériser les
catégories
sociales qui sont plus ou moins liées à ces
entreprises et les formations
politiques qui en sont l'émanation.
des
Société des
Études
Océaniennes
77
En contre-point l'évolution socio-politique est caractérisée par
l'émergence de classes sociales et l'approfondissement des écarts entre
elles. L'agglomération de Papeete aura été le révélateur des tensions
apparues au cours de cette période. Les comportements ataviques
cohabitent mal avec les contraintes des relations de travail d'une
économie moderne et pourtant, les attraits du modernisme et de la
consommation sont irrésistibles et les besoins d'argent inéluctables.
Les effets pervers
de ces processus d'urbanisation rapide sont bien
(délinquance, bidonvilles, hausse des prix, spéculation...).
L'exode insulaire n'est pas un phénomène nouveau, mais il a été
amplifié ; l'auteur l'estime pour une très grande part irréversible et pense
que le thème du "retour aux îles" est un leurre ; il doute que le Territoire,
en cas de ralentissement du programme du
CEP, ou même de son retrait,
puisse continuer à connaître des niveaux d'activités et de revenus,
comparables à ce qu'ils sont actuellement.
Cette excellente étude bien plus riche que ne le laisse peut être
supposer notre bref compte-rendu, analyse aussi les points forts et la
fragilité essentielle de l'économie polynésienne ; elle se termine sur les
différentes conceptions de l'avenir.
connus
P.M.
F.G. BOURROUILH-LE JAN ET J. TALANDIER*
Sédimentation et fracturation de haute énergie en milieu
récital : Tsunamis, ouragans et cyclones et leurs effets sur la
sédimentologie et la géomorphologie d'un atoll : Motu et
Hoa, à Rangiroa.
Marine
Geology, 1985,
p.
263-333, Netherlands.
Une fracturation
longitudinale en feston du platier, doublée d'une
biologique et mécanique (transversale, située au niveau des
sillons) découpe le rebord NW de Rangiroa, aux Tuamotu (Pacifique SE)
en blocs
cyclopédiens (15 x 10 x 5 m, 1500 t). La fabrication de ces blocs
colossaux peut être attribuée à la dislocation du sommet du tombant et
du platier récifal par des phénomènes catastrophiques, tsunami et
cyclone. Le déplacement de ces blocs implique une énergie considérable et
l'on ne peut actuellement décider lequel de ces phénomènes les a déplacés.
Ces événements de haute énergie, ouragans et tsunamis, semblent
lente érosion
être alors
responsables :
répartition granulométrique décroissante sur la couronne récifale,
de l'océan au lagon, avec blocs cyclopédiens, blocs, biocailles, graves,
gravillons et sables ;
• de l'accroissement sédimentaire des motu
eux-mêmes, à chaque
événement de très haute énergie, dit catastrophique, et aussi de la
•
de la
(*) Laboratoire de Géologie-Sédimentologie, Université de Pau, Laboratoire de
Géophysique, C.E.A., Tahiti.
Société des
Études
Océaniennes
78
permanence de ces deux formes
mot il
et
ho a
géomorphologiques typiques d'un atoll
:
;
enfin, de l'alternance motu-hoa-motu-hoa etc. sur la couronne
atollienne, alternance qui semble être issue de la combinaison entre les
perturbations océaniques, ouragans (cyclones et typhons) et tsunamis, le
matériel sédimentaire
transporté, le platier et l'angle d'incidence entre la
houle et la côte au cours de ces
phénomènes catastrophiques.
•
GABRIEL TETIARAHI
L'agglomération de Papeete. Sa région,
sa gestion.
structures,
sa
croissance,
ses
Université de Bordeaux, thèse de 3ème
cycle, 1984 ; 338 p., tabl. - Tirage
distinct : éléments de bibliographie sélective et
analytique, 89 p.
dans
Première ville polynésienne du monde et
première ville francophone
un univers océanien où la
francophonie a un caractère
marginal,
Papeete vit, depuis les lendemains de la seconde guerre mondiale, une
profonde mutation qui a pris un tour nouveau au cours des
vingt
dernières années. Le catalyseur indirect en a été l'installation
en 1963 d'un
pas de tir d'engins nucléaires en Polynésie française. Sa mise en
place
a considérablement transformé en
peu de temps les aspects de la capitale
administrative et économique. En dehors des atolls
paisibles de Moruroa
et de Hao, elle a
enregistré des répercussions irréversibles. Paradoxa¬
lement, la mise en service d'une activité de très haut niveau de technicité
n'a pas
entraîné le décollage économique.
Pour le cas de Papeete,
l'impact
l'ouverture de chantiers publics de
majeur et visible sur le terrain a été
grande envergure et, du même coup,
l'amélioration de l'infrastructure
générale, construction d'un aéroport de
calibre international, port en eau
profonde, extension du réseau routier...
Ces équipements ont renforcé l'attraction de
Papeete, de même qu'ils ont
amplifié les puissants mouvements observés de longue date. La métropole
généreuse a fourni les cadres. Nouveau bassin d'emploi, à la recherche
immédiate de bras, Papeete ne pouvait
offrir la main-d'œuvre. En une
décennie, quelques milliers d'insulaires ont rompu avec leur milieu
d'origine. Pour certains, Papeete a été un lieu de passage et ils
rejoignaient leurs aînés en Nouvelle-Calédonie. Pour les plus chanceux,
ils n'avaient qu'un bas niveau de
qualification professionnelle et
possédaient de faibles ressources économiques. L'absorption
par la ville
de ces insulaires venus de tous les coins et recoins
de la Polynésie s'est
accompagnée de profonds bouleversements dans l'organisation urbaine
de Papeete.
Aussi, la ville a-t-elle
connu une
très
urbanisation prenant divers aspects
significatifs. La construction d'immeubles modernes dans le centre
traditionnel et dans les quartiers péri-centraux est le
reflet de l'assimila¬
tion des anciens urbains aux formes
légales de la croissance de Papeete.
Dans les banlieues proches, de nouveaux
types d'habitat organisé, habitat
social en tête, pour combler le déficit de
logement,gagne des espaces sans
Société des
Études
Océaniennes
79
cesse
plus étendues du tissu urbain. Mais que dire de l'habitat spontané ?
son implantation traditionnelle
et découvre de nouveaux
11 est ancré à
sites dont les vallées mal drainées,
Papeete, qui s'étend dorénavant sur le quart nord-ouest de l'île de Tahiti,
changements structurels ont affecté les activités économiques. Des
entreprises industrielles eîi petit nombre et le plus souvent liées à la
construction ont vu le jour. Mais l'on retient surtout
que les mutations
ont été les plus nombreuses et les
plus brutales dans les secteurs non
productifs. De sorte que Papeete reste une ville de bureaux administratifs,
foisonne de maisons de commerce, à l'intérieur
desquels employés et
clientèle échangent, dépensent et distribuent, grâce aux salaires financés à
partir de fonds qui ont franchi les eaux océaniques, en provenance de la
Métropole.
Croissance démographique, inégalités sociales de
plus en plus
prononcées, et absence réelle de développement économique malgré une
hypertrophie du secteur tertiaire sont trois critères retenus pour qualifier
les villes de pays sous-développés. Cette situation n'est
pas surprenante.
Le portrait de Papeete porte en filigramme celui de la
Polynésie Française
dont le niveau de vie étrangement élevé de ses habitants n'arrive
pas à
régler les problèmes d'emploi qui surgissent, malgré la prolifération
actuelle de services, de cellules administratives
pléthoriques, qui assistent
tous ceux qui ne sont pas fonctionnaires.
Pour la Polynésie, c'est une banalité
que de dire que tout programme
raisonnable de développement doit s'accommoder d'un
aménagement
rationnel de son espace avec triple orientation : traitement des
problèmes
urbains actuels de Papeete (assainissement, voierie...), étude de la
faisabilité d'un second pôle d'ancrage à Taravao et mise en valeur
effective des archipels périphériques. Si ces conditions étaient
remplies,
Papeete pourrait assumer pleinement son rôle de capitale à part entière
d'un état insulaire qui ne manque
pas de potentialités à coup sûr.
des
Société des
Études
Océaniennes
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Études
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Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 233