B98735210105_216.pdf
- Texte
-
BULLETIN
DE M
SOCIETE
DES EiïUDES
OCEKNIENNES
©
ik
'W
N° 216
TOME XVIII
—
N° 5 / Septembre 1981
Société des
Études
Océaniennes
Société des
Études Océaniennes
Fondée
Rue
Lagarde
-
1917.
en
Papeete, Tahiti.
Polynésie Française.
B.P. 110
-
Tél. 2 00 64.
Banque Indosuez 21-120-22 T
-
C.C.P. 34-85 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Paul MOORTGAT
Président
Me Eric
Vice-Président
LEQUERRE
Mlle Jeanine LAGUESSE
Secrétaire
M.
Trésorier
Raymond PIETRI
assesseurs
M. Yvonnic ALLAIN
Me Rudi BAMBRIDGE
Mme Flora DEVATINE
M. Roland SUE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
M. Yves MALARDE
M. Raoul TEISSIER
Société des
Études
Océaniennes
BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES OCÉANIENNES
(Polynésie Orientale)
TOME XVIII
—
N° 5 /
Septembre 1981
SOMMAIRE
C. Y. TOULLELAN
La mise en valeur des E.F.O. de 1870 à 1914
-
-
DR. P. A. LESSON
Notes sur les maladies des Indigènes
des îles Marquises, en 1844
-
885
COMPTE RENDU
Tahiti Nui - Change and Survival
in French Polynesia - C. Newbury
Tuberculose en Polynésie Française
915
-
-
Société des
Études
-
P. Leproux
Océaniennes
944
951
Société des
Études Océaniennes
885
La mise
en
valeur des E.F.O.
de 1870 à 1914
Le phénomène colonial est complexe. Des causes très
différenciées ont déterminé la prise de possession par la France, de
contrées fort diverses. Dans le cas de Tahiti, la thèse de J.P. Faivre
a
démontré comment la France avait été amenée à
se
lancer dans
conquête, pour laquelle le gouvernement s'engagea, afin de
riposter par la prise des Marquises, à l'annexion de la NouvelleZélande par les Anglais. Il fut décidé que la France ne saurait rester
absente du Pacifique (1). C'est avant tout, par prestige, que l'on
transforma les Marquises en Protectorat.
Nul ne saurait prétendre, dans ces conditions, que les causes
économiques furent primordiales pour la conquête des archipels.
une
Mais
comme
l'écrit J. Bouvier dans les Cahiers du CERM
:
"un
domaine colonial peut très bien, au départ, avoir été prospecté par
des missionnaires, des militaires ou des politiques (...), très vite ces
raisons extra-économiques font place à un nouveau stade de
l'expansion. Et tout le système colonial (administratif, militaire,
fiscal) est alors, par nature, au service des intérêts de l'impé¬
rialisme" (2).
Le problème est donc de savoir pour les Etablissements
Français d'Océanie si le phénomène peut être ramené à de simples
facteurs idéologiques. Peut-on exclure les causes économiques, ou
les minimiser à un point tel qu'elles ne semblent plus jouer qu'un
rôle secondaire, du fait que le bilan de la colonisation, au point de
vue
profit, serait négatif ?
Il est certain que le protectorat des Marquises puis des Iles-du(1) J.P. Faivre. "L'expansion française dans le Pacifique", 1800-1842, 1953,
p.
217, Paris.
Nelles éditions latines.
(2) J. Bouvier. "Origines et traits particuliers de
CERM, Paris n° 85, 1970, p. 7
Société des
Études
l'impérialisme français", cahiers du
Océaniennes
886
Vent coûta de plus en plus cher à la France et les gouverneurs ont
dû chercher les moyens d'élargir les ressources du budget local.
Deux solutions s'offrent à eux. La première consiste à
productions de denrées
tropicales. La seconde, à en faire un vaste entrepôt de marchan¬
dises, françaises de préférence, afin d'en inonder l'ensemble du
Pacifique. Les deux politiques furent menées tour à tour.
Le mémoire du capitaine de vaisseau Page, Commissaire
principal aux îles de la Société (1851-53) montre que devant
"l'exiguïté des îles, la difficulté de se procurer des marchés pour
écouler les produits", on choisit plutôt de faire de ces îles, "un
nœud des principales routes de commerce de la mer du Sud" (1).
L'ordonnateur Boyer en 1869 soutient encore cette thèse.
Dans les années 60, avec les gouverneurs la Richerie et la
Roncière on décida d'opter pour la seconde solution. Il est vrai que
les choses avaient changé : tout d'abord,les baleiniers avaient
déserté ces régions et d'autres routes commerciales, passant plus au
nord s'étaient mises en place (San Francisco remplaçant Callao et
Valparaiso).
Dès lors, le choix fut définitif : Tahiti devait devenir un centre
d'exportations de produits tropicaux.
Cet article a pour but d'étudier la nature des exportations
tahitiennes et de voir comment le territoire tira profit de ses
ressources. Nous allons tenter de mesurer le succès (ou l'échec) que
connut le mouvement commercial de la colonie en analysant et en
commentant chacune des productions, de 1870 à 1914.
transformer Tahiti
Les
sources
en
un
centre de
utilisées.
l'évolution
économique des E.F.O., nous
disposons des statistiques du service des Contributions, parues
dans le "Messager de Tahiti", et dans des revues spécialisées sur les
colonies (1). Quelle valeur accorder aux séries qui en ont été
Pour
mesurer
retirées ?
exportée de la colonie est
qui a pour but de faire
l'argent dans les caisses de l'État, sous formes de taxes.
Cependant ces contrôles manquent de méthode et souffrent, dans
leur présentation, du changement fréquent de fonctionnaires. Mais
il y a plus grave : l'ordonnateur Boyer remarquait déjà en 1868 (2)
Toute marchandise
soumise à
rentrer de
une
importée
ou
vérification très stricte,
(1) Fds Oc. C13 D7
Fds Oc
:
Fonds Océanie, ancien ministère des colonies, rue oudinot, Paris.
( 1) Fonds Océanie, "Tableaux de populations, de cultures et de commerce pour
(p. 673) et "Notices statistiques sur les colonies françaises (p. 683).
(2) Fds Océanie, A 87, Boyer, "La vérité sur Tahiti".
Société des
Études Océaniennes
l'année
...
887
l'imprécision de
documents. On indique rarement le lieu de
des marchandises. En fait telle exportation de
Papeete a pour origine aussi bien Tahiti que les Iles-sous-le-Vent,
qui ne sont pas françaises en 1870, ou même les îles Cook qui vont
devenir anglaises. On va même jusqu'à tenir compte pour les
exportations, du cabotage qui existe entre Tahiti et Moorea !
On le voit les chiffres avancés ne sont pas ceux des expor¬
tations du territoire mais ceux de la quantité de produits ayant
transités par le territoire. C'est ainsi que l'on trouve du beurre dans
les exportations de Tahiti et du coprah dans les importations. Sans
doute, comme le dit Boyer, "le commerce local profite de ce flux et
reflux sans cesse renouvelé qui s'opère par voie d'importation,
d'exportation, de réexportation et de transbordement ; mais
lorsqu'on veut retirer de ce mouvement les indications
sur le
développement de l'agriculture, on ne peut avoir une situation
exacte" (1).
Les chiffres avancés doivent donc être largement supérieurs à
la réalité des exportations des E.F.O., puisqu'englobant des
produits venant de territoires encore indépendants ou sous tutelle
étrangère. Mais il faut considérer qu'une grande partie du
commerce insulaire (Tahiti vers les autres archipels) échappe à tout
ces
provenance exact
...
contrôle.
Un vaste trafic de contrebande existe dans toute la
Polynésie Orientale. Les Iles-sous-le-Vent, reçoivent de façon
une grande part de la nacre et du coprah des Tuamotu, qui
notoire,
évitent ainsi toute taxation. Ce fut d'ailleurs l'une des raisons pour
laquelle la France mena une vaste opération militaire afin
d'intégrer ces Iles-sous-le-Vent dans les Établissements Français
d'Océanie.
Le mouvement commercial des E.F.O.
La courbe n° I
indique la valeur, en francs, des importations et
exportations des E.F.O. de 1870 à 1915. Il s'agit de francs d'une
époque où la valeur-or et le pouvoir d'achat de chaque unité
monétaire marquent une stabilité extrême, ce qui permet la
comparaison tout au long de ces 45 années.
Au premier abord les courbes semblent épouser le même
rythme. L'écart entre importations et exportations est faible
(surtout comparé aux courbes d'aujourd'hui). Cela sous entend
que le territoire vit en fonction de ses exportations.
Cependant si l'on calcule le solde de la balance commerciale,
on s'aperçoit qu'il est le plus souvent négatif. De 1873 à 1890, la
balance est déficitaire sans interruption. Et si l'on se livre au cumul
(1) Fonds Océanie, A 87, Boyer, "La vérité
Société des
sur
Études
Tahiti".
Océaniennes
11
10
9
8
7
6
5
4
3
2
1
An ées
I—105
-I
75
Mouvemnt
de
la
Polynésie
II9055 EImxppec:ooorrmttaaieirnniasslF(1ra8n7ç0-is9e5)
1»1898005
889
des
déficits,
on
atteint la
somme
extraordinaire de 11 millions de
francs !
Outre les remarques
déjà faites (on retrouve les importations
exportations, alors qu'il ne s'agit que de réexportations,
mais sur lesquelles on touche l'octroi de mer), il faut sans aucun
doute tenir compte d'une balance des "invisibles" importante.
Les
dépenses des navires de passage jouent un rôle non négligeable,
mais surtout les quelques centaines de marins, de militaires et de
fonctionnaires, par la masse d'argent que représente leur solde,
sont déterminants pour l'équilibre économique du territoire.
L'étude des courbes nous permet de discerner deux phases
successives, opposées. De 1873 à 1895, le territoire traverse une
époque de difficultés, de stagnation mais aussi de gestation. Si les
années 60, grâce à la "fièvre du coton", avaient été une
période de
prospérité, la chute, justement, des cours du coton et le cyclone de
1878 expliquent cette crise qui atteint son apogée à la fin des
dans les
années 80.
1895 marque un renouveau. Importations et exportations
reprennent, bien que les graves cyclones de 1903, 1905 et 1906
freinent le mouvement. Mais celui-ci a une telle vigueur que, de
1909 à 1913, les exportations sont supérieures aux importations.
1913 marque le sommet de cette période faste, avec un mouvement
commercial de quelques 20 605 000 frs. Les exportations culminent
à
574 000 frs. Si l'on compare ce chiffre à celui de 1873
on voit que la politique gubernatoriale consistant à
transformer Tahiti en un centre de productions tropicales est bien
couronnée de succès. Une étude détaillée des exportations nous
11
(2 672 000 frs),
permet d'ailleurs de confirmer cette hypothèse.
Enfin l'étude de
ces
courbes
nous
donne
un
dernier rensei¬
gnement. On sait qu'au XIXème siècle, les cycles
économiques
acquièrent un caractère mondial. La seconde moitié de ce siècle a
été marquée par trois phases bien distinctes :
1850-1873 : hausse des prix.
1873-1896 : baisse des prix.
1896-1914 : hausse des prix (1).
Or la balance commerciale tahitienne épouse exactement le
même rythme. Et si l'on rapproche nos données à celles des cycles
Juglar, on est encore plus frappé par la concordance.
Dans la "Nouvelle Histoire Économique", Lesourd et Gérard
démontrent qu'en ce qui concerne les années 1873, 1882-84,
1890-93, 1900, 1907 et 1913, il y a crise au niveau des mouvements
(1) "La nouvelle histoire économique",
p.
36-38,
par
Lesourd et Gérard, A. Colin, Paris
1976.
Société des
Études
Océaniennes
890
des
prix. Et la courbe n° I montre que pour presque toutes ces
années, il y a dans les E.F.O. tension ou crise.
Cela sous-entend que l'économie tahitienne vit au rythme des
pulsations de l'économie mondiale. En conséquence, l'intensité et
l'épaisseur des échanges augmentent au point que l'économie
tahitienne devient complètement coloniale. Ce sont donc pendant
ces années décisives que la
Polynésie Orientale voit son auto¬
subsistance presque disparaître au profit d'un marché de produits
manufacturés, obtenus en échange de produits tropicaux de
rapport.
Il va cependant falloir pas moins de 40 années pour mettre en
place ce système d'échanges. Nous allons voir comment la société
tahitienne est entrée dans ce nouveau type de relations commer¬
ciales.
Les différentes exportations.
Dès le début du XIXème siècle, Tahiti exporte des produits
locaux. L'étude de H.E. Maude a démontré l'importance
extraordinaire que connut l'exportation de porcs salés (1). Avec les
missionnaires dans les années 1820-30, le commerce de l'huile de
coco
et de la nacre
prit assez d'ampleur. C'est de cette époque que
premières plantations. On exporte un peu de coton, de
de sucre. Mais les seuls revenus vraiment importants,
datent les
café et
viennent de la
nacre.
Cependant tous les observations notent vers 1850 que tout
reste à faire. Le train de mesures pris
par les gouverneurs dans les
années 60 lance, par contre, véritablement le
système de plan¬
tations.
A partir de 1865, Tahiti opte définitivement
pour 4 produits
agricoles : les oranges, le coton, la vanille, le cocotier, tandis que
l'on intensifie la pêche de la nacre. (Les perles enfin ne sont pas à
sous-estimer, mais il n'en fut jamais tenu la moindre statistique).
La courbe n° II montre que désormais toute l'économie tahitienne
repose sur ces quatres productions. Si l'on ajoute les oranges, on
obtient en effet les moyennes suivantes :
de 1870 à 1879 : 73% des exportations totales
-
1880 à 1889
1890 à 1899
1900 à 1909
78%
88%
: 86%
1902 (avec 94,5%) et 1910 (95%) portent ce système
à son
maximum. Dès lors, on comprend mieux pourquoi Tahiti devient
tributaire à un tel point de l'économie mondiale. Une chute des
:
:
(1) "The Tahitian Park trade, 1800-1830", J.S.O., déc. 1959, Tome XV,
Société des
Études
Océaniennes
p.
55-95.
891
à New York et tout s'écroule à Papeete.
Ces courbes ont l'avantage de montrer les différentes "fièvres"
cours
qui agitèrent Tahiti. L'économie tahitienne dépend tout d'abord du
coton, jusqu'en 1880, qui assure à lui seul de 30 à 40% des
exportations. Il faut attendre 1895 pour voir la vanille prendre le
relais mais de façon plus modeste (environ 20%). Cela
explique la
grave récession que connut Tahiti de 1875 à 1895. La cocoteraie
enfin n'est vraiment mise en place qu'à la fin du siècle : ce n'est
qu'en 1895 que, pour la première fois, elle couvre la moitié des
exportations. Enfin, la nacre, malgré bien des aléas, assure près du
1/3 des exportations durant toute cette période et demeure
jusqu'en 1905 la source de revenus la plus stable.
1) Les
oranges.
des oranges à Tahiti est ancien. Outre l'archipel
de la Société dans son ensemble, les Marquises furent des centres
de production, bien qu'à un rang plus modeste. Dans les années
Le
commerce
1860, seules la nacre et l'huile de coco supplantaient, en valeur, ce
produit. Ce fut d'ailleurs dans ces années que ce commerce prit une
ampleur nouvelle. L'essor de San Francisco n'y est pas étranger
puisque c'est vers l'Amérique et dans une moindre mesure vers
l'Australie que se firent les exportations. Boyer donne pour 1863, le
chiffre de 134 000 frs.
Les orangers ne formaient pas de plantations.
Simplement
ceux introduits par Cook proliférèrent au
point de couvrir des
vallées entières. On est par conséquent fort mal renseigné sur
l'étendue occupée par ces plants. L'Administration tenta de faire
dénombrement : en 1874 : 48 900 plants, 65 000 en 1875 et
122 762 en 1876 (1). Devant des chiffres aussi suspects, l'on décida
de mesurer la superficie. En 1885, on avança le chiffre de 3002 ha !
On se montra enfin plus prudent, en
indiquant simplement que
"ces arbres poussent à l'état naturel".
un
Jusqu'en 1880, la production fut élevée (voir courbe n° III) et
s'agissait d'une ressource importante pour certains districts.
Toute la population, sous l'autorité des chefs coutumiers, se
lançait
dans les opérations de récolte. Il s'agissait donc d'une économie de
cueillette pratiquée dans le cadre de la société traditionnelle, mais
avec un but commercial. Cela donnait lieu à un trafic
important.
Un cabotage non négligeable concentrait la production à Tautira.
Là, les navires de haute mer venaient remplir leurs cales. Rien que
pour les derniers mois de 1869, 11 navires partirent pour
il
San Francisco
(1).
(1) "Tableau de populations, des cultures et du
commerce pour
l'année
Fds
(1) "Tableau de populations, des cultures et du
commerce pour
l'année ...",
op.
Société des
Études
Océaniennes
oc.
cit.
892
COURBE II
Société des
Études
Océaniennes
893
Les années
1880 marquent la brusque déchéance de ce
En 1878, on exporte encore 122 000 frs pour 12 150 frs
1883 ! La maladie dont parlent tous les contemporains n'est pas
commerce.
en
étrangère à cette catastrophe, mais
comme le fait remarquer le
Conseil Général en 1889, "les orangers ont toujours été mala¬
des" (2). Il faut plutôt voir, dans la chute des exportations, la
perte
du marché californien. C'est ce que confirme Simond en 1899 en
indiquant que la production tahitienne est de 15 millions
d'oranges (3). Ajoutons qu'à cette époque les Tahitiens se tournent
plus volontiers vers les plantations et ne sont plus aussi disponibles
pour cette longue cueillette.
Les orangers subsistèrent et ne furent pas arrachés comme on
l'affirma. Les exportations reprirent au début du XXème, mais
pour un chiffre dérisoire. En 1912, ces exportations représentent
1,2% des exportations totales alors que la quantité d'oranges
exportée n'a jamais en 45 ans été aussi élevée : 6 millions d'oranges.
2) Le coton.
Lorsque l'Administration incite à la création de plantations,
elle n'est guère fixée sur le choix des cultures à
entreprendre,
encourageant... tout ce qui peut être entrepris. La guerre civile qui
éclate aux U.S.A., décide du choix. Les plantations américaines
étant menacées, l'Europe connait un moment de panique devant la
menace qui pèse sur son approvisionnement
en coton. Les cours
montent. Les gouverneurs de Tahiti décident de tout faire, pour
que la colonie puisse tirer profit de cette culture qui assure des
revenus
extraordinaires.
Le rôle
joué par l'Administration et par les gouverneurs la
Richerie et la Roncière nous paraît déterminant. La distribution de
primes
au
défrichement, la création d'une Caisse Agricole chargée
d'écouler la production des planteurs à un prix fixe, et surtout
l'effort de propagande (tournée des gouverneurs dans les districts,
véritable "matraquage" par la presse officielle) furent décisifs pour
amener
une
population réticente
aux
cultures cotonnières. La
création d'un jardin botanique et la possibilité d'acquérir quelques
terres à bon prix, proposées au compte goutte, il est vrai, vinrent
s'ajouter à
ce train de mesures.
Tout porte à croire cependant
qu'un tel effort n'eût peut-être
pas suffit sans l'exemple d'une grande plantation. Or, l'acquisition
d'un vaste domaine par une société anglaise vient à point nommé.
Dans la plus grande plaine de l'île, la plaine d'Atimaono, cette
(2) P.V. du Conseil Général, Session ordinaire, 7 Août 89.
(3) Ch. Simond
illustrée*1', Paris.
:
"La politique française
Société des
en
Études
Océanie", juin 1899, "Petite bibliothèque
Océaniennes
*
3
2
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120
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20
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75
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1 85
EC(I1O.8FU70RO-B9E5) 11»1■909105505
Prodeuctnion
Edxdpmoioerlteraoannissgs
4
895
société achète
loue plusieurs milliers d'hectares. Un Écossais,
le gérant. Le matériel envoyé fut le grand
événement de Tahiti en 1863 : une usine à égrener le coton, des
presses, un moulin à vapeur, une usine à sucre, et même on trouve
4 goélettes pour assurer les cultures d'exportation. Cependant si on
rapproche ce chiffre de celui de l'ensemble des petits planteurs, qui
en coton ne
dépasse guère les 400 ha, le poids d'Atimaono est
Stewart,
ou
en est
énorme.
Production et rapport sont cités dans la brochure du capitaine
Candelot (1), qui eut accès à la comptabilité de Stewart :
1866 : 292 428 livres anglaises soit
762 855 francs.
1867
1868
:
:
533 960
644 058
1 424 620
1 932
174(manque 2 mois)
Le coton, égréné sur place, est vendu à un prix élevé à Londres :
de 9,20 à 9,70 frs.
A partir de 1868, la plantation exporte environ 2 millions de
francs de coton chaque année et ce jusqu'en ... 1870. La courbe
n° IV montre en effet que 1870 marque la chute des
exportations.
La crise, grave et brutale, que connait le territoire est dûe à une
reprise de la production américaine qui va doubler de 1870 à 1890.
Les U.S.A. récupèrent le marché mondial avec une rapidité
foudroyante qui entraîne une chute très forte des cours.
Est-ce suffisant pour expliquer la disparition de "Terre
Eugénie" ? Cette société n'avait pas été créée uniquement pour
profiter d'une situation conjonctuelle. Ne s'appelait-elle pas aussi
la "Tahiti Cotton and Coffee Plantation Company" ?
La société
aurait dû pouvoir résister.
En fait le travail cesse dès 1873. La société est déclarée en
faillite le 22 Août 1874. Les dépenses de prestige, le départ de la
main d'œuvre chinoise dont le contrat était arrivé à terme,
l'hostilité générale des commerçants de Papeete et des erreurs
manifestes de gestion auxquels s'ajoutèrent encore des erreurs de
culture, tout cela eut raison de la "Grande Plantation", plus que les
causes extérieures. Liquidée
pour la somme de 500 000 frs, elle se
tourna vers la canne à sucre et l'élevage. Avec Atimaono
disparaît
toute tentative sur le territoire de créer une
grande exploitation
demandant des capitaux et une main-d'œuvre abondants.
Désormais c'est le règne de la petite plantation, voire de la micro¬
exploitation.
La disparition d'Atimaono est perçue aujourd'hui comme
ayant provoqué la fin de la culture du coton dans les E.F.O. C'est
(I) Candelot, capitaine d'artillerie de marine, "Plantation de
1869.
Société des
Études
Océaniennes
coton de
Tahiti, Papeete,
ki(l1og8r7am0-e9s3)
Exportains
fdraceeonetctns
897
Disons
simplement que les Marquises exportent leur
peu près au moment où ferme Atimaono. En
fait, le coton tahitien, malgré la crise mondiale, se porte plutôt
bien. Sa qualité est largement reconnue sur les marchés européens.
Deschanel écrit en 1884 que "s'il s'agissait d'un coton ordinaire à
1,5 ou 2 frs, la culture en serait impossible. On ne parviendrait pas
à couvrir les frais. Mais il s'agit d'un coton d'une valeur
exceptionnelle à 3 frs le kg à Liverpool" (1). Un rapport du
gouverneur indique qu'au Havre, le coton non égréné se vend
2,80 frs le kg.
Même si les cours ne sont plus ceux des années soixante, on
peut encore tirer des bénéfices fort appréciables de cette culture.
C'est bien ce que prouve la courbe IV qui nous montre que les
exportations de coton ne cessent de croître de façon régulière et
continue (excepté en 1878, peut être à cause du cyclone). Sur
dix ans de 1874 à 1884, le coton rapporte aux E.F.O. chaque année
une moyenne de 1 200 877 frs.
Mais désormais cette manne touche un grand nombre de
planteurs. Il n'existe plus de grande exploitation (sauf Opunohu à
Moorea qui emploie 50 chinois). Au contraire les toutes petites
exploitations, parfois de 1/4 à 1/2 ha, sont la règle. Cultivées aussi
bien par des Européens que par des Tahitiens, ces plantations se
multiplient dans les Iles-du-Vent. Elles s'inscrivent d'ailleurs dans
un
système de polyculture où la canne à sucre et le café tiennent
une bonne place, mais à des fins locales. Grâce à ce système, la
production cotonnière des E.F.O. atteint 615 tonnes en 1884.
une erreur.
première récolte, à
•
Pourtant à cette date, cette culture est condamnée. En 1885, le
tahitien ne trouve plus preneur qu'à des prix dérisoires. Son
coton
général. Malgré tous les efforts du gouverneur, qui
accorde des subventions pour soutenir les cours et fait distribuer
des essences nouvelles par la chambre d'Agriculture, le coton
abandon est
disparaît de Tahiti et de Moorea.
La prospérité engendrée par cette culture laissa de tels
souvenirs que l'on s'interrogea longtemps sur les raisons d'une
"décadence aussi absolue".
Comme tout produit tropical, le coton est soumis à des
variations de cours qui peuvent anéantir le travail de toute une
année. Il nous apparaît cependant, que les effondrements des cours
du coton tahitien sont liés à une dégradation de la production
locale.
Le gouverneur Cor (1), dans un rapport au ministre, écrit en
(1) Deschanel, "La politique française
en
Océanie",
p.
363, 1884, Paris.
(1) "Correspondance des gouverneurs", 1904/1, Arch. Papeete.
Société des
Études
Océaniennes
898
1904 : "L'insouciance des planteurs indigènes et même de certains
européens a été la seule cause de la dépréciation des cotons
tahitiens, qui pendant longtemps avaient été recherchés. C'est en
laissant croître dans les terrains, les bonnes espèces à longue soie à
côté d'autres de qualité inférieure ou dégénérée par le temps, que
les agriculteurs locaux sont arrivés, par la récolte de types
mélangés, inutilisables pour l'industrie, à la ruine d'une production
qui avait fortement contribué à la prospérité de nos îles océa¬
niennes". Non seulement on ne sélectionne pas les bonnes espèces,
mais on ne se livre pas au renouvellement des plants. Après 15 ans
de production intensive, ceux-ci périclitèrent rapidement sans que
personne ne songeât à les remplacer. Cette insouciance est le fait de
l'absence de toute véritable classe de planteurs dans les E.F.O.
Presque tous les Européens ont une occupation étrangère à
l'agriculture. La terre est un placement et la culture relève de la
pure spéculation. Dans ces conditions, aucun travail de longue
haleine n'est entrepris.
Ajoutons que la culture de la vanille étant particulièrement
rénumératrice, les cours du coprah s'élevant régulièrement, il n'y
avait dès lors plus de place pour le coton, vu l'absence de maind'œuvre et la
superficie restreinte des surfaces cultivables.
3) La vanille.
Introduite
1848 par
l'amiral Hamelin, puis par le
Bonard, la vanille demeura pendant longtemps, simple
ornementation des jardins. Les quelques tentatives de culture qui
eurent lieu se soldèrent par des échecs retentissants. La vanille
n'intéresse pas, et ce pour plusieurs raisons. Il s'agit d'une culture
qui demande beaucoup de soins et nécessite une main-d'œuvre
nombreuse. Enfin les colons européens qui s'installent, ne peuvent
attendre les trois années nécessaires avant la première production.
en
gouverneur
Aussi la
grande enquête agricole de 1866 nous indique que
planteurs possèdent quelques ares de vanille (1). La plus
grande surface est de 20 ares
Cela permet de vérifier le chiffre
avancé par Kergaradec en 1863 : Tahiti compte 2,1/4 hectares de
vanille en tout et pour tout. De plus seuls les "popaa" se livrent à
cette activité (1).
Cette culture, en raison de sa spécificité, de sa préparation
délicate, ne fut pas facilement admise. Trente ans après son
introduction, en 1878, les exportations se montent à très
exactement 1/2 tonne.
seuls 9
...
(1) "Rapport fait à M. le commandant commissaire impérial par la commission
d'inspection des cultures", Papeete, imprimerie du gouvernement, 1866.
Société des
Études
Océaniennes
899
COURBE V
Société des
Études
Océaniennes
900
Plusieurs éléments vont jouer cependant en faveur de la
vanille. Tout d'abord, les cours très élevés. Kergaradec affirme que
l'on trouve en 1862 preneur à 60 frs le kg (chiffre particulièrement
élevé et que l'on ne retrouve pas par la suite). Mais surtout il
ajoute
peu fatigant et tout de soin qui peut être
femmes et des enfants" (1). En 1908, le
confirme ces propos : "cette culture exige
peu de force musculaire et beaucoup de dextérité dans les doigts.
Elle peut être effectuée par les femmes et les enfants qui se prêtent
d'autant plus facilement à cette besogne, qu'elle se fait sous
l'ombrage des arbres" (2). A Tahiti, où le problème de la maind'œuvre est de loin le plus délicat, la possibilité d'employer des
femmes et des enfants pour une culture rapportant gros, fut sans
:
"c'est
un
travail
fait facilement par des
"Guide de l'immigrant"
aucun
doute
un
élément décisif.
Les années 70 voient les vanillères
se multiplier. L'enquête
agricole de 1879 montre que sur 13 exploitations européennes
visitées, 10 se livrent à cette culture. Les surfaces se sont
considérablement aggrandies : de 1/2 à 10 ha, ce qui est
considérable pour cette plante. Ces plantations restent le fait
d'Européens.
Ce sont les années 80 qui marquent le décollage des vanillères
à Tahiti. La disparition du coton explique sans aucun doute, le
report de la main-d'œuvre vers ces plantations qui ne demandent
pas de grands espaces, et rapportent beaucoup.
Dès lors, après la "fièvre du coton", on assiste à celle de la
vanille. En 1880, on dépasse, en exportation, une tonne. Dix ans
plus tard, 11 tonnes sont exportées.
Enfin en 1902, on dépasse de très loin les 100 tonnes. Comme
le démontre la courbe n° V, on double la production presque tous
les deux ans. De 1875 à 1910, elle a augmenté au rythme de 20%
par an. Le territoire retire de cette production des revenus
considérables, qui dépassent même ceux du coprah en 1902. Mais
cette forte productivité masque un grave problème.
Les producteurs de vanille ne sont plus en 1900 ceux des
années 60-70. Les Tahitiens assurent eux-mêmes cette culture,
alors que les Européens s'orientent toujours davantage vers le
coprah et l'élevage. Mais le Tahitien vend sa vanille verte. C'est
donc à un préparateur que revient le travail le plus délicat mais
aussi le plus rentable. C'est là qu'interviennent les commerçants
chinois qui ont su s'approprier le monopole de cette préparation,
comme celle du café ainsi que le révèlent les listes des patentés.
(1) Kergaradec (de)
:
"Note
sur
l'île de Tahiti", Papeete, 1863, enseigne de vaisseau.
(2) "Établissement Français d'Océanie", ministère des colonies, office colonial, 1908.
Société des
Études
Océaniennes
901
Cette situation a les conséquences suivantes,
parfaitement
décrites par l'inspecteur des colonies Fillon en 1909 : "la cote du
produit sur le marché mondial a été compromise par les procédés
des commerçants asiatiques. Les gousses parfumées constituant un
excellent moyen de remise pour le petit commerce en raison de leur
réelle valeur sous un petit volume, les chinois,
qui monopolisent le
petit détail, devaient naturellement tenter d'acca¬
parer cet article. C'est ce qu'ils ont fait en presque totalité et
spéculant, se faisant concurrence, ouvrant aux indigènes des
crédits alléchants, ils sont arrivés à ne plus attendre la maturité des
gousses. La plupart des producteurs tahitiens, insouciants et
cupides se laissent tenter par l'appât du gain immédiat et vendent
leur vanille verte... Après avoir acheté à bas prix la production
déjà
dépréciée, les chinois pressés eux-mêmes d'en tirer bénéfice, la
soumettent à une préparation hâtive"
(1). Cette mauvaise
préparation entraîne l'envoi de lots torréfiés, voir pourris.
On produit beaucoup, et même trop, mais de très mauvaise
qualité. La vanille du Mexique peut alors valoir 5 fois plus que
celle de Tahiti, et celle de Madagascar, 2 fois
plus. Les cours à
Tahiti s'effondrent. Vendue encore environ 20 frs le
kg vers
l'extrême fin du XIXème, le gouverneur Julien écrit au ministre en
septembre 1905 (2) que "la vanille est tellement dépréciée par suite
du manque de soins apporté à la préparation qu'elle ne se vend
plus". Cette année là, le kg se vend moins de 2,50 frs. Comme la
production augmentait à un rythme plus élevé que les cours ne
baissaient on a pu croire que défricher et planter était la solution. Il
s'en fallait de beaucoup.
Après l'échec du coton, la production de vanille est-elle aussi
menacée ? Qui est responsable ?
L'étude des patentes permet de vérifier, en effet, la mainmise
par les chinois sur le commerce de détail. Il est vrai aussi que la
préparation de la vanille est concentrée entre leurs mains. Que cette
préparation se soit révélée défectueuse est un fait ; mais la crise de
la vanille, uniquement territoriale, a d'autres causes,
peut-être plus
profondes, qu'un chimiste métropolitain vient tout spécialement
étudier, à la demande de la Chambre d'Agriculture.
E.P. Meinecke se livre à une visite systématique
des plan¬
tations. Ses conclusions sont sans appel : "d'une centaine de
vanillères que j'ai visitées, et examinées en détail, pas une seule
n'était vraiment belle". Il estime à 10% le nombre des "à
peu près
bien soignées", à 40% celles qui avaient été bien soignées un peu, de
commerce
du
(1) "Mission d'inspection Fillon, 1909-1910, "De l'agriculture". Fonds Océanie C 65, Q 4.
(2) "Correspondance des gouverneurs, 1905/1, Archives de Papeete.
Société des
Études
Océaniennes
902
temps en temps, mais sans aucune intelligence", et à 50% celles qui
"auraient dûes être arrachées ou détruites dans l'intérêt des
vanillères voisines" (1).
Appelé dans la colonie à cause de la maladie qui sévit, il estime
dans 80% des vanillères, les plantes sont épuisées par la
surproduction des gousses : "on a demandé aux plantes un travail
énorme sans leur donner la nourriture nécessaire". De plus, "la
plupart des vanillères de Tahiti et Moorea ont dépassé l'âge normal
depuis beaucoup d'années".
que
Sa conclusion est édifiante : "la maladie tant redoutée a
certainement pris pied à un degré alarmant, mais cet état de choses
est la conséquence normale et inévitable des mauvais procédés et
du manque presque total de soins... (on doit) s'étonner, non pas de
voir dépérir lentement les vanillères, mais plutôt de ce qu'elles
continuent à rapporter dans ces conditions, malgré ce qu'on a
négligé de faire pour elles et peut-être à cause de ce qu'on a fait".
Comme pour le coton, et encore une fois en considérant à la
fois les plantations européennes et tahitiennes, nous voyons l'échec
à long terme d'une culture que tout annonçait fort belle et
parfaitement rentable. On a cherché des causes étrangères au
système de mise en valeur : la baisse des cours mondiaux pour le
coton, la mauvaise préparation des commerçants chinois pour la
vanille. Mais bien que ces causes ne doivent être en aucun cas
négligées, l'élément déterminant de ces échecs répétés nous semble
bien, être la recherche systématique du profit immédiat chez les
planteurs, qui a exclu tout travail de longue haleine.
4) La nacre.
L'exploitation de la
nacre dans les îles basses des Tuamotu est
ancienne. Des navires ont sillonné les atolls polynésiens dès le
début du XIXème pour l'y chercher. Mais il est plus difficile de
savoir à quelle date cette exploitation devint intensive. En 1888, le
Conseiller Wilmot, négociant de la place de Papeete, note dans un
rapport présenté au Conseil Général que l'impulsion donnée au
à
l'emploi de la nacre (marqueterie, bijouterie,
boutonnerie...) date de l'exposition de Vienne en 1873-74 et
qu'auparavant on ne faisait que rechercher les perles dans ces
fameuses huîtres. Pour étayer ses dires, il cite en exemple ce navire
chargé de 80 tonnes de nacre envoyé à Bordeaux en 1865 et qui ne
trouva preneur pour sa cargaison qu'en ...1869 (1) !
commerce
et
(1) E.P. Meinecke, "Les vanillères de Tahiti
Papeete, 1916.
et
de Moorea", Chambre d'Agriculture,
(1) "Pêche des nacres", rapport de la Commission des
1888, p. 14.
nacres au
conseiller Wilmot, Tahiti,
Société des
Études
Océaniennes
Conseil Général,
par
le
903
Toutes les autres
sources d'information font
cependant état
exploitation plus ancienne. Boyer indique par exemple qu'en
1860, le territoire exporta pour 200 000 frs de nacre (soit la moitié
des exportations totales) (2). L'Annuaire de Tahiti pour l'année
1863 nous montre que les Tuamotu étaient particulièrement visités.
On signale en effet que "presque tous les indigènes de la partie
ouest des Tuamotu sont débiteurs des négociants de Tahiti... Les
d'une
dettes des Indiens Tuamotu s'élèvent à 100 000 frs". Un seul district
d'Anaa doit à lui seul 15 000 frs. Cet endettement est le fruit d'une
politique délibérée des marchands européens qui veulent ainsi
s'attacher durablement les plongeurs puamotu.
Tout indique que l'exploitation massive des lagons a
commencé vers les années 1850-60. Cette exploitation redouble
lorsque les cours de ce produit s'envolent. Estimée par l'Annuaire
de Tahiti à 5 frs les 50 huîtres, soit 15 frs les 150 kg vers 1860, la
nacre atteint, d'après l'administrateur des Tuamotu
Mariot, dix
ans plus tard, de 30 à 60 frs le kg et enfin 1 fr en 1875. En 1877, le
négociant Wilmot affirme que le kg s'achète 3,60 frs. Pendant les
années 80, son cours moyen semble s'être maintenu autour de 1,75
à 2,25 le kg, avec un net fléchissement vers le début des années 90 :
de
1,25 à 1,50 fr.
Une telle exploitation ne pouvait pas manquer d'avoir des
conséquences sur le renouvellement des bancs. Et dès 1868, le
Messager de Tahiti publie un arrêté qui, "considérant que le lac
d'Anaa formait autrefois un vaste banc d'huîtres perlières qu'une
pêche trop suivie a presque anéanti, et qu'il y a lieu d'espérer qu'en
cessant complètement une pêche aujourd'hui improductive, ce
banc pourrait se reconstituer" (1), décide de fermer l'atoll à la
pêche. Les premières mesures restreignant la pêche de la nacre sont
donc antérieures à l'époque étudiée.
De 1870 à 1914, on exploite des bancs, qui, pour nombre
d'observateurs, y compris des scientifiques venus de Paris, sont
considérés comme épuisés ou en voie d'épuisement. Et contrai¬
rement à ce qu'annonce Wilmot, il ne s'agit pas d'un épuisement
par "voie naturelle" mais par surexploitation.
Quelle doit être alors la politique de l'Administration locale ?
Il est tout d'abord affirmé qu'il ne saurait être question de fermer
complètement les lagons. Tout d'abord parce que ce serait
condamner les pêcheurs des Tuamotu, dont l'existence est déjà fort
précaire, en leur enlevant leur seule ressource. D'autre part, la
nacre est une source de revenus
trop importante pour en priver le
(2) Boyer,
op.
cit.
(I) "Messager de Tahiti", arrêté signé C. Martiny, 5 Août 1868.
Société des
Études
Océaniennes
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Courbe
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500
(1873-912)
905
territoire...
et le budget ! N'oublions pas en effet que des taxes sont
perçues sur chaque tonneau de nacre transitant par Papeete. On se
trouve alors face au dilemne suivant, que pas
moins de 12 arrêtés
en 34 ans vont
essayer de résoudre : protéger les lagons tout en
continuant à les
exploiter. La courbe des exportations ci-jointe
(n° VI) s'explique donc par la législation en cours comme le montre
pour les premières années le tableau suivant :
Moyenne
Arrêté
24
Période
janvier 74
1874-77
30 octobre 77
1878-82
Prohibitif
nacre
24
31 mai 90
nacre
et
1890-92
:
marchande
:
500gr
poids
:
adulte
:
320
460
Prohibitif
1883-89
janvier 85
production
(en tonne)
Libre
4 novembre 82
et
de la
Régime
306
400gr
Libre
scaphandre autorisé
614
L'Administration semble avoir fait de réels efforts pour
la surexploitation. La nacre ne pouvait être vendue qu'à
partir d'un certain âge ou d'un certain poids. On instaura le
système du "rahui" : les atolls furent ouverts à tour de rôle. Les
grands atolls furent même divisés en "rahui" internes. En fait,
toutes ces mesures échouèrent lamentablement devant l'incapacité
de l'administrateur des Tuamotu à les faire appliquer. Rien
n'empêchait les indigènes, encouragés par les commerçants, d'aller
pêcher dans une île déserte et de décharger ensuite leur récolte en
une autre île, celle là ouverte
légalement. Enfin les navires
étrangers permirent largement de tourner la législation française en
raflant la nacre en-dessous des normes légales. L'introduction du
scaphandre se révéla tout aussi catastrophique : autorisé en
principe pour aller chercher la nacre dans les profondeurs
enrayer
Société des
Études
Océaniennes
906
inacessibles
plongeurs indigènes, il fut un excellent moyen
point que les commerçants de
Papeete en demandèrent eux-mêmes la suppression.
Ce qui va mettre fin à cette surexploitation n'est pas la
multitude d'arrêtés pris par des gouverneurs impuissants à les faire
respecter, mais tout simplement la surproduction. En 1908, le
gouverneur indique au ministre qu'il limite la durée de pêche du
1er mai au 31 juillet, soit une période de trois mois seulement. C'est
"qu'un nouveau stock est venu accroître encore celui qui s'était
aux
d'accroître les rendements, au
constitué durant ces dernières années et il en résulte un avilis¬
sement des cours. Vers la fin de 1908, la nacre était si dépréciée
que
les indigènes se sont même refusés à plonger..." (1).
Cette mévente, qui va de pair avec une production parti¬
culièrement élevée après 1905, amène seule des mesures enfin très
strictes, approuvées par un commerce aux abois. La durée de
plonge est extrêmement limitée, un grand nombre d'îles est fermé
en permanence à la
plonge et le scaphandre est interdit en 1908.
Cette fois encore le manque de prévisions à long terme et
l'inertie de l'administration, qui, il faut le souligner, n'a pas la tâche
facile, sont largement responsables. La faute essentielle semble
revenir aux commerçants, qui n'ont pas su se contenter de la rente
exceptionnelle que leur constituait la nacre polynésienne et qui ont
tout fait pour "tuer la poule aux œufs d'or".
Mais il y a plus grave. C'est que pour parvenir à ce massacre
des lagons, on a profité au delà de toutes les limites
permises, de
l'innocence des Puamotu. Pas un rapport officiel, pas un voyageur
qui ne décrive les révoltantes conditions de travail et l'exploitation
des pêcheurs polynésiens.
Nous ne citerons que deux exemples. L'un émane du
gouverneur Petit dans un rapport au ministre : il parle de
"l'exploitation inqualifiable d'un nombre de trafiquants sans
pudeur qui par des avances de fonds habiles et des prêts intéressés
avaient fait de la plupart des plongeurs indigènes des sujets
corvéables à merci" (1).
Enfin dans un livre relatant ses souvenirs à bord de "l'Aube",
un commissaire de la Marine,
après avoir décrit combien est
éprouvante la pêche pour les organismes humains, trace un tableau
imagé de l'exploitation puamotu : "comme ces insulaires se
trouvent tous
réunis
sur un
même atoll
au
moment de
l'ouverture
de la
pêche ils sont à la merci des capitaines de goélettes qui
nourrissent leurs clients un peu comme on donne la becquée aux
...
(1) Correspondance des
gouverneurs,
1908/1, 31 février,
(1) Correspondance des
gouverneurs,
1902/1, 31 juillet.
Société des
Études
p.
Océaniennes
44.
907
oiseaux, à travers les barreaux d'une cage. Naturellement les
majorent le prix des denrées en conséquence" (2).
traitants
5) Le coprah.
Le cocotier est
l'image même de l'Océanie. Pour le Polynésien,
il représente tout. Comme l'écrivait le professeur Oliver : "le
cocotier procure la nourriture, l'abri et le revenu qui permettent
presque partout à l'indigène de vivre". Mais il constate que cet
arbre joue un double rôle car "il constitue aussi l'instrument par
lequel les hommes blancs ont produit les plus grands changements
dans la vie des autochtones" (1).
En fait la cocoteraie telle
qu'elle existe aujourd'hui ne s'est pas
place avant le dernier quart du XIXème siècle dans les
E.F.O., et encore à cette époque, les planteurs "popaa" ne sachant
comment faire parvenir leurs noix sur les marchés d'Europe,
n'étaient guère tentés par cette culture qui avait l'inconvénient
supplémentaire de nécessiter sept longues années d'attente avant la
première récolte. Les petits planteurs de Tahiti n'avaient guère les
moyens, avec leurs capitaux limités, de se permettre un pareil luxe.
mise
en
Mais si dans les îles hautes, cette culture n'existait pas (même
si dans les vallées marquisiennes par exemple une économie de
cueillette très développée était déjà en place) ; il n'en allat pas de
même pour les îles basses. Les premiers gouverneurs encouragèrent
immédiatement les plantations, afin de permettre aux Puamotus de
diversifier leurs revenus. Ces revenus devinrent substanciels grâce à
la fabrication de l'huile.
Cuzent en 1883 décrit la méthode employée pour cette
fabrication : "Quand les noix sont assez mûres, on les râpe à l'aide
d'une lame de fer dentelée. La pulpe est mise dans une pirogue
élevée d'un mètre au-dessus du sol, afin que les porcs ne puissent en
manger le contenu. Un petit réservoir est creusé à l'intérieur... On
arrose la masse pulpeuse avec l'eau contenue dans le fruit. On laisse
le tout fermenté
soleil... Au bout de 25 à 30 jours, la masse a
"qu'elle pouvait produire. Cette manière toute
primitive entraîne une grosse perte et ne donne qu'une huile rance,
fortement colorée et qui n'est pas mangeable" (1).
Ces moyens plus que primaires assurèrent cependant, dans les
années 60, des revenus très importants. Boyer fait état des chiffres
suivants d'exportation.
au
rendu toute l'huile
(2) La Bruyère, Le dernier voilier dans l'océan Pacifique. Paris, 1899 (édité
p.
en
1928),
156.
(1) Pr. Oliver, "Les îles du Pacifique", Payot, 1952,
p.
161.
(1) Cuzent, "Archipel des Pomotus". Soc. Océanienne de Brest, Tome 9, 1883-1884.
Société des
Études
Océaniennes
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Les
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909
1860
1861
1862
:
285 000 frs
:
390 000
599 000
1863
:
318 000 (2)
En fait, les bénéfices furent surtout
pour
:
les négociants
européens qui commençaient à sillonner les Tuamotu. Manquant
de récipients, les indigènes étaient contraints de vendre
rapi¬
dement. Payés en marchandises surévaluées, les Puamotus étaient
doublement exploités. Concentrée ensuite à Anaa, où elle se
revendait déjà le double, la production était envoyée à
Papeete où
là encore la marge bénéficiaire était substantielle.
Deschanel, en
1884, parle de "300% de bénéfice à faire sur l'huile de coprah" (3).
Pourtant en 1875, on n'exporte plus que 76 757 frs d'huile.
Pourquoi cet abandon ? On a vu que Cuzent décrit cette huile
comme étant de très mauvaise
qualité. La Commission d'Agri¬
culture de 1886 va encore plus loin : "les procédés tout
primitifs
employés à la confection de l'huile ne donnent qu'une qualité
médiocre d'une huile infecte et ne permettent pas de faire
concurrence aux produits d'aucun autre
pays" (1).
A ce problème majeur, la célèbre société
Geoffroy, dont les
comptoirs se multiplient dans tout le Pacifique, va apporter une
solution. L'un de ses agents aux Samoa trouve une méthode pour
découper et sécher les noix sous forme d'amande : le coprah est né.
Dès lors les cocoteraies vont se multiplier.
En 1870, le territoire exporte pour 215 311 frs de
coprah. En
1913, ce montant s'élève à 4 389 623 frs. Mais pour arriver à ce
résultat, il a fallu 43 années d'efforts maintes fois recommencés,
comme
le montre la courbe VII.
Dès
1870, et
encore une fois dans les Tuamotu, les jeunes
multiplient dans presque tous les atolls. Malheu¬
reusement le cyclone de 1877 cause des ravages très
importants,
juste l'année de la première récolte. Il faut attendre 1884 pour voir
la production reprendre. Mais en 1889, "les sécheresses
excep¬
tionnelles de ces dernières années ont frappé les cocoteraies. Elles
ont surtout déterminé une pullulation extraordinaire d'un
parasite
du coco" (2). Malgré deux excellentes années
(plus de 6 milliers de
tonnes en 1891 et 1895), le problème reste latent. La
production ne
cesse de croître
cependant. Les moyens sur dix ans donnent, pour
plantations
(2) Boyer,
se
op.
cit.
(3) Deschanel, op. cit, p. 363.
(1) Op. cit, p. 38.
(2) "Colonies
françaises", 1889
et Protectorats de l'Océan
p.
Pacifique", dans Henrique, "Les colonies
40.
Société des
Études
Océaniennes
910
90, 4960 tonnes. Mais les cyclones de 1903, 1905, 1906
nouveau le rythme des exportations. Cependant les
dégâts sont plus spectaculaires que réels : les noix tombent, des
palmes s'abattent mais les arbres ne meurent pas (3). Ceci explique
que la reprise de la production est aussi rapide. Cependant la
maladie est à nouveau signalée dès 1906.
Les dernières années sont pourtant bonnes : de 1908 à 1913, la
moyenne est de 7930 tonnes. Il reste à déterminer les raisons d'un
tel engouement pour cette culture.
On a déjà vu que si "les plantations n'avaient pas été poussées
plus activement, c'est que le cocotier demandait un délai d'au
moins 7 ans pour livrer les boules de graisse qu'il porte en guise de
fruits et que la plupart des colons avaient besoin pour vivre de
rentrer rapidement dans leurs débourses" (1).
Les années 80 voient la population européenne s'accroître.
Beaucoup de colons ont su tirer des bénéfices non négligeables du
coton et de la vanille. De même la nacre a permis, à beaucoup, de
se constituer un petit capital. Les bénéfices et les gains du
commerce ne demandent qu'à s'investir. Or pour ces Européens du
XIXème siècle, la terre reste de très loin le meilleur placement.
les années
cassent
sans
à
Russier écrivait en 1905 que "l'extension des cocoteraies tient
doute à ce qu'elle s'accomode avec la paresse invincible des
indigènes" (2). En fait la cocoteraie s'adapte d'abord à la mentalité
des Européens de Tahiti.
Soulignons à nouveau que ces Européens sont rarement des
cultivateurs. Ils pratiquent tous un autre métier, le plus souvent à
Papeete. L'acquisition de domaines est pour eux non seulement un
placement, mais aussi une volonté de s'élever socialement. Être
propriétaire, pouvoir vivre de "ses terres" paraît encore le comble
de la réussite.
La cocoteraie
s'adapte parfaitement à ce schéma : ce n'est pas
présente le cocotier comme le
placement. "Le cocotier, c'est un capital, mieux une rente de 3 à
5 francs par an et par arbre.
Bien sûr, d'autres raisons ont joué. Parfaitement adaptée au
milieu local, ce qui n'était pas forcément le cas du coton, la
cocoteraie demande que l'on s'occupe d'elle les deux premières
années. Ensuite, assure-t-on, elle ne nécessite plus aucun travail. Et
un
hasard si l'Administration
(3) "Les cyclones
en
Polynésie Françaises", R. Teissier, 1969, Société des Études
Océaniennes.
(1) Mario, "Note
sur
Tahiti
et les Tuamotu",
avril 1875,
p.
78, "Revue Maritime et
Coloniale".
(2) H. Russier, "Le partage de l'Océanie", Paris, 1905,
Société des
Études
Océaniennes
p.
370.
911
en
de
cela elle résout le délicat problème de la main-d'œuvre.
De plus, comme le démontre Mario en 1875, "sous
l'ombrage
ces
grands végétaux
se
forment des prairies de chiendent, qui
permettent l'élevage du bétail de toute nature" (1). Cocoteraie et
élevage se conjuguent et permettent surtout au planteur de "tenir"
les
premières années.
A
l'on peut qualifier de "structurelles",
conjoncturelles : la demande mondiale en
corps gras ne cesse de s'accroître. Les cours de coprah grimpent : ils
doublent largement de 1890 à 1910. En 1904, le gouverneur écrit au
ministre "qu'il ne reste qu'une production qui tend vraiment à
devenir rénumératrice : le coprah" (2).
Quelles conclusions peut-on tirer ? P. Guillaume écrivit dans
"Le Monde Colonial" que "nul n'est capable de dire, dans l'état
actuel des connaissances si, globalement, la colonisation a été
pour
la Métropole une bonne ou une mauvaise affaire"
(3).
Bien des auteurs critiquèrent vivement l'acquisition de Tahiti
par la France et ce au moment même de la prise de possession. Des
officiers de marine par exemple se montrèrent souvent très hostiles.
Tout au long du XIXème, on ne manqua pas de souligner l'inutilité
de "ces îlots stériles", fort coûteux pour la
Métropole.
Que dire en 1914 ? Cette année là, à la suite de la très sérieuse
revue "L'Océanie Française",
chacun vante l'extraordinaire
capacité de production des E.F.O. Certes, ce fut une période de
grande instabilité. Non seulement on eut du mal à trouver la
production assurant au territoire les meilleurs revenus, mais encore
les moyens de production furent insuffisants, et les travailleurs se
révélèrent bien souvent incompétents (et nous pensons
davantage,
en disant cela, aux
Européens qu'aux Tahitiens).
Mais enfin, en 1914, les résultats sont là. Les Européens
(l'Administration et les colons) parvinrent à créer un courant
d'échanges importants. Ils surent tirer profit des ressources que
leur offraient Tahiti, pour équilibrer le flot sans cesse croissant des
importations. Pour cela, ils mirent largement à contribution,
comme nous l'avons vu
par exemple pour les pêcheurs Puamotu, le
travail des Indigènes.
D'ailleurs, dès cette époque on eut conscience de ce phéno¬
ces
causes
s'ajoutent des
que
causes
mène. Ainsi E. Courtet
pour prouver que
(1) Mario, "Note
sur
se
livre
1911 à des calculs forts savants
en
la capacité de production des E.F.O.
Tahiti
et
les Tuamotu", avril 1875, p. 78, "Revue Maritime et
Coloniale".
(2) Correspondance des
est très
gouverneurs,
1904
(3) P. Guillaume, "Le Monde Colonial",
Société des
p.
19 mai 1904.
:
275, A. Colin, 1974.
Études
Océaniennes
912
COURBE IX
Importations des E.F.O.
en
pourcentage des importations totales
(1875-1913)
Société des
Études
Océaniennes
913
supérieure à celle des autres colonies. Comparant populations et
productions de Tahiti avec la Guadeloupe, la Martinique et la
Réunion, il démontre que le Tahitien a une capacité de consom¬
mation par habitant de 114,25 frs et une capacité de production de
109,35 frs ce qui le place largement en tête. Il ajoute que, sachant
que la main-d'œuvre est payée 2,75 frs par jour en moyenne, et
qu'il y a 1 travailleur pour 3 habitants (!), un Tahitien fournit
119 jours de travail par an, rien que pour les produits
d'expor¬
tation (1).
Certes les méthodes employées ici sont forts critiquables.
Nous ne les citons que comme étant révélatrices de la mentalité de
cette époque : on est convaincu que Tahiti produit bien
et
beaucoup. Ces années furent décisives. C'est à cette époque,
en bien d'autres
points du monde colonisé, que date
"l'orientation de la production vers les seules productions
d'exportation, qui accentuent une exploitation de la main-d'œuvre
qui ne sert aucun dessein national" (2).
De même on est convaincu que Tahiti entre enfin dans une
période de sécurité. L'heure n'est plus aux aventuriers mais aux
rentiers. Le coprah, la nacre et déjà le phosphate assurent des
revenus réguliers qui permettent de faire face à des
importations
croissantes et qui sont irremplaçables...
Et pourtant malgré ses résultats brillants, Tahiti demeura
pour la Métropole une goutte d'eau. Certes, sa superficie et sa
population ne pouvaient lui permettre d'occuper les premières
places. Mais on est tout de même surpris de voir que les
productions des E.F.O. n'apparaissent même pas dans les
statistiques coloniales.
En fait, nous avons déjà vu que les exportations des E.F.O. ne
prirent le chemin de la métropole que dans un pourcentage très
restreint. La courbe n° IX confirme ces résultats à un degré
légèrement inférieur. Les importations françaises se maintiennent à
peine autour des 20%. Les U.S.A. contrôlent largement le
commerce extérieur de la colonie
malgré une nette croissance des
importations de l'Angleterre et de ses colonies (Nouvelle Zélande et
Australie).
LA France n'a pas su mettre en place un réseau d'échanges
avec sa lointaine dépendance. On aboutit ainsi à des résultats
étonnants. Si l'on prend l'exemple de la nacre, on voit un produit
d'une colonie française, exporté par une société allemande à bord
de navires américains ou australiens à destination de Liverpool
comme
(1) E. Courtet, "Nos Établissements
Océanie",
en
(2) P. Guillaume, "Le Monde Colonial",
Société des
p.
p.
51, Papeete, 1911.
275, A. Colin, 1974.
Études
Océaniennes
914
d'où il
ensuite
expédié en France, après avoir acquitté les droits
produit étranger.
L'intensification des échanges que connut Tahiti se fit au
profit de pays étrangers par l'intermédiaire de sociétés anglaises,
américaines et surtout allemandes (la société commerciale de
l'Océanie).
La France laissa donc échapper l'occasion de
s'implanter
véritablement dans le Pacifique, mais rappelons que "ni les
responsables politiques, ni l'opinion publique n'avaient encore une
perception claire des liens entre politiques extérieure et activité
économique, entre le prestige d'une nation dans le monde et sa
présence sur les marchés extérieures" (1).
Du moins ces résultats économiques permirent d'entretenir,
relativement à moindre frais, une administration française en
Polynésie Orientale.
est
d'entrée
en
tant que
Taravao, le 1er juillet 1981
Pierre-Yves TOULLELAN
(1) René REMOND, in "Revue Historique", 1981, n° 534, p. 418.
Société des
Études
Océaniennes
915
sur les maladies des
des îles Marquises en
Notes
Manuscrit inédit du Dr.
Nous
remercions
très
vivement
Indigènes
1844
P.A. Lesson
Monsieur
le Maire
et
la
Bibliothèque municipale de Rochefort de leur aimable coopération,
ainsi que Madame LA VONDES qui nous a confié ce document.
Pour les Marquisiens, les maladies ne sont, comme aux
yeux
Hébreux, que le résultat d'une punition divine.
La Bible, on le sait, fournit une foule de
preuves de cette
origine pour les Juifs. Ainsi le roi Osias fut frappé de lèpre, parce
qu'il voulut, malgré les prêtres, offrir de l'encens au Seigneur, et il
conserva jusqu'à sa mort, cette terrible
maladie, qui fut cause que
le pontife Azarias le chassa du
temple et le contraignit à vivre dans
une maison
séparée. Ainsi, les anges, ministres du Seigneur,
frappèrent de mort les premiers nés des Égyptiens. D'où proba¬
blement est venue par tradition, la coutume des Arïos "Arîoi" de
Tahiti d'immoler leurs enfants. C'est ainsi encore
qu'Hérode fut
atteint d'une maladie affreuse pour le punir de son crime, et
que
l'impiété et l'idolâtrie de Joram furent la cause de la dysenterie qui
lui fit rendre jusqu'à ses entrailles. Enfin dans les
Écritures, c'est
toujours Dieu qui envoie les maladies, qui les guérit, ou qui donne
des
la mort.
En cela
donc, les Marquisiens ont absolument la même
s'il n'en est pas tout à fait de même aujourd'hui, il y a
eu (1)... où leurs
pontifes n'étaient pas moins puissants que ceux
des Hébreux. On n'en peut douter en voyant combien la loi du
Tapu, cette prohibition d'origine juive est encore respectée.
Par suite, comme les Juifs, les Marquisiens
ont le plus souvent
recours aux
prophètes, aux prières et aux sortilèges ; mais comme
eux aussi, ils s'adressent
également à des moyens tout à fait
physiques.
croyance, et
(1) Le manuscrit
a
exigé beaucoup de travail
pour
être décrypté et certains mots
certains lambeaux de phrases ont résisté victorieusement à nos efforts. Nous
de ces quelques textes manquants. (Note de la Rédaction).
Société des
Études
Océaniennes
ou
nous excusons
916
La lecture de la bible prouve en effet, que les ministres du Très
Haut n'avaient pas recours exclusivement aux prières. C'est ainsi
qu'Ézechias
est frappé d'une maladie grave, et que le prophète
Isaïe, par ordre du Seigneur, lui fait apporter un cataplasme de
figues et le fait appliquer sur un ulcère dont le roi est atteint. La
en fut sans suite.
C'est ainsi que Tobie est
guérison
frappé de cécité et l'on sait avec quel
l'ange le guérit, etc...
Là, comme ici, c'était donc la même croyance et l'on
comprend dès lors (ce que nous avons longuement rapporté
ailleurs, appuyé de faits) - que l'on consulte les prophètes, les
prêtres, les Tana-Vahine, de préférence aux médecins, Tuhuka
malgré le mérite qu'on reconnaît à ceux-ci, et qu'enfin si leurs
véritables dévotions n'ont recours qu'aux prières, les superstitieux
s'en rapportent à la vertu du talisman. Et ce n'est point entre eux la
seule analogie existante, avons-nous déjà dit ailleurs, il y en a une
autre encore plus grande, que je ne dois pas taire, en parlant de
leurs maladies : c'est que, si les Juifs n'avaient pas inventé l'honora
médicum propter necessitatem", les Marquisiens, tels que je les ai
vus, auraient certainement été capables de le faire. C'était à
moyen
attendre d'un homme cumulant à la fois les fonctions sacerdotales
celles des médecins. N'est-ce pas ce que font encore les
missionnaires pour mieux s'emparer de l'esprit des peuplades au
début de leurs tentatives ?
et
Les
Marquisiens, pareils
outre de leur
encore en cela, aux Hébreux, en
manière de considérer les maladies comme des fléaux
de
Dieu, pensent que ces maladies sont fréquemment produites par
les sorciers, dans le corps desquels ils supposent
qu'ils se mettent. On peut s'en convaincre pour les Juifs en lisant
les démons, par
l'Évangile.
En
cru
résumé, les maladies signalées par les Hébreux, et
aux Marquises sont les suivantes :
que
j'ai
reconnaître
1°
-
La
2°
-
L'Éléphantiasis, celui des Arabes
3°
-
La Cécité.
4°
-
Des Ulcères de diverses natures.
5°
-
6°
-
7°
-
La
8°
-
Les
9°
-
10°
-
11°
-
Lèpre, formes
squameuses
La Peste, ou plutôt une sorte
La Dysentérie,
Syphilis dans toutes
ses
diverses
et celui des Grecs.
de Typhus bien voisin.
formes.
Fractures,
Des Fistules diverses.
Des Ménorrhagies,
La
Mélancolie,
Société des
Études
Océaniennes
917
12°
-
La Manie
13°
-
L'Épilepsie,
14°
-
furieuse,
La
Paralysie.
je ne cite là que celles dont les Hébreux ont parlé, et qui, par
conséquent, tendent à augmenter les analogies de ces deux
populations, qui ont encore un point de contact curieux dans la
circoncision, sans parler de plusieurs autres que j'ai indiqués
ailleurs, et qui ne prouvent peut-être qu'une chose, c'est qu'en
passant par les mêmes phases, les hommes, dans l'enfance de leur
société, doivent se rencontrer en plusieurs choses.
Tous les voyageurs pour ainsi dire (1), et particulièrement
Moerenhout, le meilleur historien de l'Océanie, ont cru pouvoir
dire que les Océaniens avaient peu de maladies avant l'arrivée des
Européens, et laisser croire, par conséquent, que la plupart de
celles existantes aujourd'hui leur sont dues. On vient de voir
pourtant qu'ils en connaissaient aux îles Marquises, un assez bon
nombre de fort graves avant les premières visites des navigateurs,
car je n'ai d'abord cité
que celles là. Mais, il s'en faut, comme on va
voir, que leur nombre soit aussi restreint, et, après avoir lu ce qui
va suivre, peut-être finira t-on ainsi
par douter que plusieurs
maladies citées comme provenant des Européens, puissent leur être
Et
attribuées.
Et
d'abord, je donnerai les
noms
indigènes des premières
affections signalées, que j'ai pu me procurer.
Par Kaha - qui veut dire sort, les Marquisiens entendent :
l'hydropisie, qu'ils attribuent à l'usage des fruits défendus (Tapu).
Vae-nere
l'éléphantiasis du pied.
Takoke
certaines paralysies existant de tout temps, d'après
quelques indigènes.
la dysenterie, comme de même de tout temps, comme les
Hi
mouches me dit-on pour mieux démontrer son ancienneté.
Ils appellent :
-
-
-
Moteo,
une
Puhéva,
un
affection cutanée
lichen accompagné d'un fort prurit
sorte de lichen ou mieux psoriasis
Puna, une
Kohua, l'acné
Kopara, sorte d'ecthyma
Kiia
ou
Kiha, l'éphélide
hépatique
(1) Exemple du Révérend David Darling, qui a séjourné à Tahuata en 1834-1835 : "Les
Marquisiens prétendent qu'antérieurement, personne ne mourait de maladie, que les décès,
sauf
ceux des vieillards, étaient dûs à la guerre ou aux sorts nommés Kaha ; toutes les
maladies donnant la mort auraient été introduites par les navires, escalant dans les îles et
seraient à présent répandues dans tout l'archipel".
Colin
Newbury-B.S.E.O. N° 113-déc. 1955
Société des
-
Études
p.
479.
Océaniennes
918
Tate,
pityriasis
ulcère d'un vilain aspect, croûteux se développant
jambes, aux fesses, mais dont aucune partie du corps
un
Kopana,
surtout aux
un
n'est exempte.
Hikanui, la phtisie,
consomption si commune parmi eux.
Komaï-too, L'andrum ou Hypertrophie
Puvii ou Enoné ou Kikomooa, hypertrophie du clitoris
Pua-uhi, chute du vagin ou de la matrice
Pao te toe, ulcère rongeant du Toe (de la vulve)
Kaï-eva, l'empoisonnement
Kavai-ua, asphyxie par strangulation
Hana-ua, accouchement fatal
Mate-kaha, maladie dans laquelle le ventre est dur comme une
...,
pierre, les
yeux
convulsionnés
sans
cris (empoisonnement ?)
Kokoti, Colique...
Enfin ils donnent les
Paoe
de
noms
:
à l'un des
-
probablement
bouche, le
un
nez et
Mate i
te
symptômes d'une maladie fort grave, qui est
typhus
c'est-à-dire le sang qui sort par la
,
les yeux.
kopu
-
à
une
espèce de méningite (voir plus loin).
Parmi ces maladies plusieurs sont connues de temps immé¬
morial ; telles que la dysenterie, l'éléphantiasis, le takoke, le
komaïtoo, etc... Mais quelques naturels disent que certaines sont
plus communes depuis l'arrivée des Européens, et l'avant dernière
est de ce nombre disent-ils, de même qu'ils disent qu'il y a un temps
où leurs jambes étaient magnifiques, et, où, par conséquent,
l'éléphantiasis était inconnu. Enfin ils en ont quelques autres qu'ils
attribuent complètement aux Blancs, et ils citent surtout le mate i
te kopu, quant au nom de kopu-vaï qu'ils donnent à une maladie
du ventre,
depuis qu'ils ont
que renommer une
vu ponctionner un Blanc, ils
maladie déjà connue par eux dont le
Kaha (l'hydropisie) sort.
Si l'on ajoute à ces
ne
font
de
nom
maladies, toutes celles qui résultent du
tatouage : tels que phlegmon, abcès, fièvre ; la lèpre squameuse qui
résulte de l'usage abusif du Kava ; les scrofules qui sont si
communes, les fractures, les plaies de toutes sortes, et enfin les
différentes formes de la syphilis, on conviendra que pour des gens
qui passent
assez
nous
pour avoir peu de maux, ils se trouvent en avoir un
grand nombre ! Et comme on verra, au fur et à mesure que
avancerons, il nous sera facile d'en signaler encore quelques
autres.
Ce n'est donc
plus aujourd'hui qu'on pourrait dire avec le
premier missionnaire qui a écrit sur ces îles, que les maladies sont
Société des
Études
Océaniennes
919
peu nombreuses et peu
à la pureté de l'air,
compliquées, grâce à la salubrité du climat,
à la vie active des indigènes et à leur
éloignement de toute anxiété grave. Tout cela n'a été écrit
évidemment que pour l'effet, ou par ignorance, aussi bien que
l'accusation portée contre les Européens, car rien ne prouve que
ceux-ci y aient importé, comme on le leur reproche quelques
maladies, telles que le typhus et surtout les maladies vénériennes.
Ce n'est pas aujourd'hui non plus qu'on pourrait dire que cette
dernière affection est
encore rare, car si l'Astrolabe (1839) n'en a eu
deux ou trois cas, c'est certainement par exception. Tous ceux
qui ont séjourné en même temps que nous à Nuku-Hiva, sachant
qu'elle y est au contraire très répandue sous toutes ses formes.
Toutefois, je n'en concluerai pas que c'est aux Européens qu'est
dûe cette maladie, comme des voyageurs superficiels l'ont avancé ;
je reconnaîtrai facilement que c'est à eux qu'elle doit son expansion
dans toutes les Iles du groupe mais tout semble prouver, et la
tradition aussi bien que les faits, que cette affection était connue
avant l'arrivée des Européens : s'il est exact en effet, comme le dit
Marchand dans sa relation de voyage, d'après le chirurgien Roblet,
que les symptômes de la maladie vénérienne, ne se manifestaient
pas parmi les habitants à l'époque de son passage, s'il est exact
également que le chirurgien Roblet n'ait pas dit que l'île en fut déjà
affectée à cette époque, il n'est cependant pas moins vrai qu'il s'en
manifesta quelques cas dès que le Solide eut quitté l'île. Comment
cela aurait-il pu arriver, s'il n'y en avait pas eu le germe dans leurs
îles ? Dira t-crti qu'il y avait été porté par les navigateurs antérieurs,
comme Cook a osé le faire pour Tahiti, afin d'accuser Bou¬
gainville ? Mais avant Marchand, c'était justement Cook qui était
venu relâcher dans le même point (Vaitahu), qui n'avait jamais été
visité que par son devancier Mendana, quelques centaines d'années
auparavant. Ce serait donc à l'un de ces deux navigateurs que le
germe en serait dû. Mais, je l'ai déjà dit, les Naturels recon¬
naissaient eux-mêmes, que cette maladie existe dans leur île depuis
un
temps infini : d'où il faut conclure, croyons-nous, qu'il en est de
l'opinion qui attribue cette maladie aux premiers navigateurs,
comme de celle de Cook, attribuant eux-mêmes l'existence de la
que
maladie vénérienne
aux Iles de la Société. En voulant, par
animosité, en accuser les français, Cook prouve, pour Tahiti, par
tous les renseignements qu'il donne, que de temps immémorial les
indigènes de cette île connaissaient cette affection. Aux Marquises,
le chirurgien Roblet pensa qu'on pouvait attribuer les cas observés
autant à
C'était
ce
une
qu'ils avaient apporté qu'à ce qu'ils avaient pu recevoir.
explication facile et il s'en contenta. Qu'on remarque
Société des
Études
Océaniennes
920
seulement que
fut cause, plus
si nous citons cette explication, c'est parce qu'elle
tard, que le savant Claret de Fleurieu put dire : "que
de reproches ont à se faire les Européens ! "Quelle portion de la
terre habitée sera exempte du fléau" qu'ils portent avec eux ! Et
cela, à propos d'un fait - celui de l'existence dans les îles dune
racine jeune appelée hari (curcuma ?...) employée comme remède
contre le mal vénérien par les indigènes - qui
prouve justement le
contraire de ce qu'il veut faire accepter ; car, en effet, si les naturels
avaient déjà un remède contre cette maladie, c'est donc qu'ils la
connaissaienrt depuis longtemps, avant l'arrivée des Européens. Le
fait du Jefferson, quittant l'île en 1792, avec tout son équipage
infecté, prouve lui-même suffisamment que la syphilis y était dès
lors très répandue, mais nous y reviendrons plus loin, en parlant de
la maladie vénérienne en particulier.
Donnons d'abord quelques détails particuliers sur les diverses
autres maladies que nous avons pu voir et de celles dont on nous a
seulement parlé.
Le Takoké.
J'ai cité parmi les
maladies observées - de tout temps aux
Marquises le Takoké (1) mais telle n'est pourtant pas l'opinion
générale et je dois même dire que pour beaucoup elle n'existait pas
avant la venue des premiers étrangers. Son nom semblerait donner
raison à ces derniers, car le mot Ké ne signifie pas autre chose
qu'étranger, autre, différent.
Quoi qu'il en soit, le Takoké est une maladie des plus
intéressantes pour le médecin, et en même temps l'une des plus
graves. Est-ce un rhumatisme, une myélite, une espèce de béribéri,
je ne saurais le dire, mais, toujours est-il qu'elle se termine comme
la dernière par une paralysie qui affecte, tantôt les extrémités
supérieures, tantôt, et le plus souvent, les extrémités inférieures.
J'ai cherché à savoir si cette paralysie était précédée de
coliques, de
constipation, et quels étaient les symptômes précurseurs vu l'état
de cette maladie, et voici les divers renseignements
que j'ai pu
obtenir.
Elle se développe sans cause connue et est attribuée à la
présence des étrangers. Je ferai seulement remarquer en passant
que toutes les personnes qui en étaient atteintes et que j'ai eu
l'occasion d'observer m'ont dit, qu'avant le développement de cette
maladie, ils avaient beaucoup usé de liqueurs fortes que leur
vendaient les baleiniers mais il est évident que cet usage n'en était
pas la véritable cause, puisque beaucoup d'enfants, même les plus
(I) Tako signifie douleur dans les membres et Ke,
Société des
Études
Étranger,
Océaniennes
autre, différent.
921
sains
en
apparence et les
plus beaux n'en étaient pas exempts.
voit qu'un membre de la famille atteint de
cette maladie ; d'autres fois ils sont
pris, successivement ou à la
fois, et parfois, il suffit d'un jour pour que la maladie soit
Quelquefois
on ne
caractérisée. Le début
de
chaleur, et
est ordinairement
accompagné de rougeur et
doute de fièvre.
sans
Pour se guérir, les Marquisiens se font suer, à l'aide de
pierres
brûlantes, arrosées d'eau froide et de Puahi (santal) dont ils
reçoivent la vapeur. Ils se frictionnent en outre, avec le lait de
coco ; et quelquefois, disent-ils, le
frottement, le massage, suffisent
pour les guérir, en
Il leur reste la paralysie, dont j'ai parlé, sans
douleur, et qui ne disparaît qu'après un temps assez long.
J'ai observé cette paralysie sur un grand nombre de personnes,
et je citerai particulièrement le cas d'une femme de l'un de mes amis
sauvages, qu'il fallait porter pour la changer de place, mais dont
toutes les autres fonctions s'exerçaient parfaitement. A ce
sujet, je
ferai remarquer combien il est difficile de se procurer des
renseignements exacts. Avec leurs idées, ce sont presque toujours
des discours que l'on fait ou des explications que l'on donne,
quand
on ne demande
qu'une simple exposition. N'ayant pas vu cette
maladie à son début, je ne puis donc préciser sa nature, mais je suis
disposé à croire que, c'est une sorte de
par tout ce que j'ai
...
...,
entendu dire. J'avais rassemblé sur cette maladie un
nombre de notes que j'ai malheureusement perdues, et
par
conséquent,
Dysenterie
en
assez
je
ne
bon
puis
parler plus longuement.
J'ai dit que la dysenterie était connue de tout temps, et c'est ce
me fut répété quand j'allai donner mes soins au vieux chef
Pakoka (1) qui venait d'en ê.tre pris, et qui se rétablit assez
qui
promptement, en ne craignant pas de prendre quelques uns de nos
médicaments. Les refroidissements paraissent en être souvent la
mais il semble aujourd'hui que l'usage des alcools n'y est
point étranger. L'usage de la canne à sucre en serait une autre
cause. Pour eux, le régime, le repos, le temps et les
sortilèges en
cause,
sont
les remèdes.
Coliques
Après cette maladie, une autre commune naturellement mais
beaucoup moins grave est la colique, qui paraît être combattue
heureusement par les frictions, les bains de vapeur et certaines
boissons.
(1) Qu'on dût faire fusiller plus tard, parce qu'il avait fait
artilleurs
sans
massacrer
défense.
Société des
Études
Océaniennes
plusieurs de
nos
922
Rhumatisme
Quant
aux rhumatismes, rien de
de rencontrer quelque vieil
plus commun, et il est même
indigène qui en soit exempt.
Les bains de vapeur, toujours, et le message sont leur remède.
La fréquence des affections s'expliquent par l'usage trop
souvent répété qu'ont les naturels des bains froids des ruisseaux
$lors qu'ils ont en sueur, par l'influence des vents qui descendent
avec violence des montagnes, par leur habitude de dormir les
jambes en contact avec les pierres qui pavent leurs cases, etc...
bien
rare
L'Éléphantiasis
Les
Marquisiens ont 2 sortes d'éléphantiasis
:
l'éléphantiasis
des Arabes et celui des Grecs.
La
première affection, appelée féféé ou kékéé, débute et se
comporte, comme elle le fait partout où elle se montre, à la
Barbade, à Tahiti. Elle est toujours beaucoup moins commune ici
qu'à Tahiti, et il est surtout rare de l'observer chez les femmes, à
moins que le
développement anormal des petites lèvres ne soit
qu'une espèce d'éléphantiasis. A Tahiti, à Eimeo particulièrement,
les femmes en présentent assez fréquemment des cas, quoiqu'on ait
dit le contraire, car je les ai vus.
Ici on regarde cette affection comme une punition des Dieux,
et on se résigne, en se bornant à recourir à quelques frictions et
application de plantes. Mais c'est surtout l'autre éléphantiasis,
celui appelé Kovi, qui est envoyé par la Divinité. La marche du
Kovi est lente, mais une fois développée, il est rare qu'il s'arrête
dans son aggravation, et après quelques années s'il n'a pas enlevé
les malades, il les laissent... privés de plusieurs parties de leurs
membres. Pas de différences
avec
celui si
commun
encore
dans
plusieurs îles de l'Océanie. C'est encore l'Esthiomène l'affection la
plus horrible par ses résultats. Sa nature se rapproche de cette
dernière maladie : une sorte de gangrène sèche se déclare à une
certaine époque et fait tomber les parties presque sans douleur, en
s'adressant, le plus souvent, heureusement, aux extrémités des
membres
Rien de vénérien dans cette affection qui n'est pas
soulagée par le traitement anti-syphilitique et qui ne présente
aucun des phénomènes qu'offre par
tout pays la maladie
vénérienne. Ces maladies sont du reste moins communes qu'à
Tahiti. Elles s'attaquent aux personnes déjà mûres, et leur siège de
prédilection m'a toujours paru être en des extrémités inférieures
tandis qu'à Tahiti on les trouve presque aussi souvent aux bras
qu'aux jambes.
Les caractères extérieurs de l'éléphantiasis, dit des Arabes,
sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de les décrire. Je dirai
-
Société des
Études
Océaniennes
923
seulement
tumeurs
:
endurcissement du tissu cellulaire
sans
douleur,
séparées
par des rides profondes jusqu'au tissu cellulaire,
sorte de bourrelets plus ou moins gros, étranglés et en plus ou
moins grand nombre ; d'autre fois, gonflement, sans tubercules,
enfin
parfois ulcérations consécutives.
Hypertrophie des petites lèvres
Aux Marquises, on donne le nom de Komaï-nui à l'hyper¬
trophie des petites lèvres, mot à mot : parties naturelles grandes ou
grosses. Et, les petites lèvres y sont appelées Epeepe. Le mot Komaï
s'applique aussi à la tuméfaction des bourses et des testicules chez
l'homme, et pour mieux préciser celles des petites lèvres : on dit
encore Komaï toe (toe : vulve).
Le Komaï nui est attribué par les indigènes à la maladie
vénérienne, mais quand on connaît leurs habitudes, (voir notes
Marquises) ce n'est bien plus probablement, qu'une simple
hypertrophie des petites lèvres.
On m'a cité beaucoup de femmes qui en étaient atteintes, et
j'en ai visité quelques unes. Une fois, l'organe hypertrophié
descendait presque jusqu'aux genoux, et était gros en proportion ;
le plus ordinairement, il n'avait que 3 à 4 ou 6 pouces de long. Titi,
femme du pays n'avait qu'une hypertrophie longue de deux, aussi
l'appelait-on Komaï iti (petit). Une autre femme de la vallée
Akapaa m'en a offert un exemple monstrueux. Tantôt une seule
petite lèvre était envahie, tantôt les deux. Ces tuméfactions étaient
le plus souvent indolores, mais on reconnaissait que quelques unes
avaient présenté des ulcérations qui étaient guéries. D'autrefois, la
maladie ne consistait qu'en une longue lanière irrégulière et tout à
fait molle.
Je ne crois pas, en
comme on le disait, à
résumé, que cet état des petites lèvres fut dû
quelque vice vénérien. Les accouchements
répétés, les tractions exercées en sont pour moi le point de départ
chez les femmes des Marquises comme chez les Hottentots et
beaucoup d'autres femmes.
Phtisie ou Consomption
Parmi les maladies de poitrine, qui sont excessivement
communes, chez les Marquisiens, celle qui l'est le plus est appelée
par eux Iikanui. C'est une sorte de consomption ou phtisie, qui
m'a paru résulter souvent des excès auxquels se livrent les jeunes
gens. Il est bien rare qu'ils ne succombent pas à cette maladie, et
j'en ai vu plusieurs la contracter sous mes yeux, et mourir peu de
temps après.
J'ai rapporté ailleurs des exemples qui semblent démontrer la
réalité de la cause que j'ai signalée, et qui est reconnue par les
Société des
Études
Océaniennes
924
habitants eux-mêmes.
Qui n'a pas lu mes notes sur les Kaïot ne
jamais comprendre en effet les excès de ceux et de celles
On comprend du reste que là, comme partout, diverses
qui
causes concourent au développement de la
phtisie. Pour les
indigènes elle n'est que le résultat d'un sort. Rien de plus commun
d'ailleurs que l'existence des bronchites dans les îles. Jamais bien
graves quand elles sont franches, elles laissent cependant chez
beaucoup, une toux qui dure longtemps mais à laquelle ils ne font
pas la moindre attention. Leur habitude de se jeter fréquemment
dans les ruisseaux frais, dès qu'ils sont fatigués, malpropres et tout
couverts de sueur, expliquent le grand nombre de ces affections
(1).
Comme on voit, ce sont encore des maladies à ajouter à celles
déjà indiquées, et qui témoignent que les maladies des Marquisiens
sont plus nombreuses qu'on ne l'a dit.
Quand j'aurai signalé
l'épidémie qui a précédé de peu de temps mon arrivée à NukuHiva, celle qui a régné pendant que je m'y trouvais, et donné un
aperçu de leur affection et des diverses autres maladies observées
par moi, on reconnaîtra, je crois, que l'état sauvage tant vanté sous
quelques rapports, ne mérite pas de l'être sous celui-là.
Epidémie développée peu après l'arrivée des Blancs
Quelques mois avant notre arrivée à Nuku-Hiva, avec le
Gouverneur Bruat, une épidémie d'un genre particulier s'était
déclarée et avait enlevé un grand nombre d'habitants et, beaucoup
n'étaient point encore complètement remis quand j'allai prendre le
pourra
...
service médical de l'île.
Mate i te kopu, c.-à-d. maladie du ventre, tel est le nom qui lui
était donné par les Indigènes et, naturellement ceux-ci l'attri¬
buaient à la venue des Blancs, qui en effet, se trouvaient dans l'île,
grand nombre, depuis quatre ou cinq mois, et qui n'avaient pas
manqué de faire goûter nos liqueurs alcooliques aux Indigènes qui
en sont si friands. Mais ce ne
pouvait être aussi qu'une simple
en
coincidence.
Quoiqu'il en soit nous
reconnaître la nature de cette
dûmes chercher tout d'abord à
épidémie. Était-ce un typhus, une
méningite, une myélite ? C'est ce que les quelques renseignements
que nous avons pu obtenir, pourront peut-être faire connaître.
D'après les narrations qui nous ont été faites par quelques
naturels, aucun renseignement n'ayant pu nous être donnés par nos
prédécesseurs qui étaient déjà partis, il paraît que la marche de
cette maladie était rapide, foudroyante même
parfois. Un naturel
( 1) Je n'ai jamais vu de pneumonies mais il est à croire qu'elles se montrent assez souvent,
suite des variations atmosphériques et de la disposition des terrains où le vent
s'engouffre avec bruit, où l'air est constamment agité, etc...
par
Société des
Études
Océaniennes
925
disaient-ils, il rentrait dans
éprouvant quelque malaise et deux heures après
quelquefois, on apprenait sa mort. C'était généralement dans les 24
ou 48 heures au plus que la mort survenait. En débutant
brusquement, cette maladie s'attaquait aussi bien aux hommes,
qu'aux femmes, aux enfants qu'aux personnes âgées : les femmes
paraissent même en être plus exposées, et chez elles la maladie était
plus grave : fait à noter, car s'il est exact il peut contribuer à faire
découvrir la cause de la maladie, et faire comprendre pourquoi les
indigènes l'ont attribué aux Blancs.
Les premières douleurs éprouvées, étaient des douleurs
rapportées aux reins, avec brisement des forces et céphalalgies ;
bientôt apparaissent des mouvements convulsifs, d'abord dans les
membres, qui étaient rigides, puis à la face. La bouche ne pouvait
pas être ouverte. Il y avait photophobie, suivie de larmoiement,
puis survenait du délire, puis la résolution du corps, et enfin la
mort. La position ordinaire des malades était sur le dos, et au
début il y avait absence des excrétions. Ce que les naturels
remarquèrent surtout, c'est la marche pour ainsi dire foudroyante
de cette affection dans une foule de cas, et le grand nombre de
personnes atteintes, et il est à croire, comme ils me le dirent, que le
était bien deux heures auparavant, me
sa
case
en
a été considérable. Partout en effet, à mon
rencontrait des Tupapaku (cadavres conservés) et des
nombre des morts
arrivée,
on
maisons abandonnées soit par superstition seulement ou parce que
habitants de ces maisons avaient succombé.
Je viens de rapporter - ce qui est sans nul doute bien
insuffisant - tout ce que j'ai pu obtenir de renseignements pour
tous les
arriver à déterminer la maladie qui vient de faire tant de victimes.
A la rapidité de sa marche, elle semblerait être une méningite
Encéphalo-rachidienne et non moins par sa gravité, mais tant que
chirurgiens des navires qui ont pu voir eux-mêmes cette
maladie ne l'aura pas caractérisée, je n'oserai assurer que c'en était
l'un des
bien
une.
que les sauvages de Nuku-Hiva pour expliquer
maladie l'attribuaient à la présence des Français. Jusque là,
Toujours est-il
cette
disaient-ils, ils n'en avaient point observé de pareille, quoiqu'ils
reconnaissent avoir eu de temps en temps
ou de fièvres typhoïdes - sorte de peste
des Épidémies de typhus
- comme il en règne de
aussi dans les Iles Mangareva, Tonga, etc... où
beaucoup d'indigènes, après être guéris conservent des traces de
bubons dans les aisselles, les aines etc... mais tout en l'attribuant
aux Blancs, ils disaient que c'était YAtua qui la leur avait infligée
temps en temps
absolument
comme
eussent fait les
Société des
Études
Juifs à leur place.
Océaniennes
926
Crédules et insouciants, dominés d'ailleurs par l'idée
religieuse, ils laissèrent leurs matrones (vahine tana) se charger de
leur traitement, et il paraît même que
beaucoup de femmes Tapu
ou de noble famille se conduisirent alors avec un
grand courage. La
grande Prêtresse fut particulièrement à citer ; elle suffisait à peine à
donner des conseils, et je tiens d'une de ses parentes
que lorsqu'elle
avait prescrit quelque remède, prononcé quelques mots
magiques
et accompagné le tout de quelques
simagrées, propres à la
circonstance, il n'y avait plus qu'à espérer parce que le Dieu avait
parlé par la bouche. Si le malade venait à mourir, c'est qu'il avait
été condamné : aucune autre puissance n'eut été
capable de
changer la volonté divine. Mais, quand il arrivait que la personne
condamnée et pour laquelle on avait déjà préparé sa case
pour
recevoir son corps se rétablissait, on avait bientôt trouver une
explication : Le Dieu l'avait annoncé, disait-on, car la Prêtresse ne
pouvait pas s'être trompée : on comprend du reste parfaitement
qu'avec une pareille confiance dans leur prêtresse et dans leur
médecine, les naturels ne durent pas songer à recourir aux remèdes
de ceux des navires qui se trouvaient à Nuku-Hiva. On m'a
rapporté cependant que quelques uns des médecins de la marine
allèrent les visiter et leur porter quelques uns de leurs remèdes mais
que tous refusèrent d'en user, en accordant même avec peine la vue
de leurs maladies. Cela se comprend. Attribuant
l'apparition de
cette maladie meurtrière aux Français, ils ne pouvaient
pas avoir
une grande confiance dans leurs remèdes. Il eut fallu
pour le faire
qu'ils eussent en eux une confiance qu'ils ne pouvaient raison¬
nablement avoir après les avoir dépourvus
jusque là et de plus un
courage qui est toujours fort rare en pareilles occasions.
En résumé, à quoi attribuer cette épidémie ? Le fera-t-on aux
fortes pluies qui venaient de cesser seulement
lorsqu'elle s'était
déclarée, et auxquelles avaient succédé de fortes chaleurs ? Mais
c'est ce qui arrive à peu près tous les ans, sans
qu'il se déclare
d'épidémie pareille, puisque c'est la première de ce genre, éprouvée
par les indigènes. Les épidémies qui se déclarent à la suite des
pluies ont d'ailleurs un cachet typhoïde que celle-ci ne paraît pas
avoir possédé.
On a vu que les naturels n'hésitaient pas à l'attribuer à
l'usage
des liqueurs alcooliques qui leur avaient été abondamment
fournies par les premiers arrivés. Et l'on pourrait peut-être
d'autant
mieux partager leur opinion que ce sont les femmes
qui étaient le
plus souvent en contact avec les Blancs, qui ont eu le plus à souffrir
de cette épidémie.
Il est surtout un fait important à noter, et
qui pourrait être
encore invoqué en faveur de cette
opinion, c'est que l'épidémie n'a
Société des
Études
Océaniennes
927
atteint que les Indigènes et que, pas un homme de la garnison ou
des bâtiments sur rade n'a eu a en souffrir, ce qui ne serait
probablement pas arrivé si l'épidémie eut été dûe à quelque
modification générale de l'atmosphère, car alors, tout le monde,
blancs ou sauvages, se fussent trouvés, quoique dans des
proportions diverses, soumis à la même influence.
Il est donc probable que les indigènes ont eu quelque raison,
cette fois, d'attribuer aux Blancs l'origine de la maladie qui les
maltraitait si fort, mais il faut pourtant dire que les Européens n'en
avaient été que la cause indirecte. Sans la passion des indigènes
pour les boissons alcooliques, laquelle est telle, avant qu'ils en aient
éprouvé les funestes effets, qu'ils sont prêts à tout sacrifier pour la
satisfaire
Cette épidémie n'eut probablement pas eu lieu, du
moins si forte, mais en la voyant apparaître quelques jours
seulement après l'arrivée des Blancs, elle ne pouvait être pour eux
qu'un nouvel exemple de l'influence que semble toujours produire
leur contact avec les Sauvages. Ce n'est pas en effet en Océanie
seulement que cette observation a été faite, elle date des premières
découvertes dans toutes les parties du monde et l'on sait que c'est
ce qui a eu lieu aux Antilles comme dans
l'Amérique du Nord et
-
dans
les
une
foule d'autres contrées. Partout
on a
attribué
comme
ici
épidémies qui survenaient
oubliant de dire
ou en ne
au contact des Blancs, mais en
le voulant pas, que la cause réelle de ces
épidémies était moins le contact des Blancs que l'usage qu'ils
liqueurs alcooliques. Nous avons vu de trop
près l'essai de colonisation aux Marquises et à Tahiti pour ne pas
être convaincu que c'est cet usage qui .a le plus contribué à faire
disparaître ou diminuer partout les populations indigènes.
Épidémie de Grippe
Une seconde épidémie, que j'ai pu observer moi-même à
Nuku-Hiva n'était qu'une véritable grippe.
Presque toute la population en était atteinte, et je me bornerai
à citer le grand prêtre Vékétu, tahia Koru, la mère de Vaiképu.
Suivant leur habitude, les Indigènes l'attribuaient aux
Européens.
Je ne décrirai point les accidents observés, et qui étaient
complètement ceux qui caractérisent la grippe.
Seulement, je dirai que quelques indigènes succombèrent et
que leur mort fut regardée comme occasionnée par elle.
En général, les suites furent peu gravés, et après une
convalescence parfois assez longue, le rétablissement était complet.
Déjà connu de la population je pus donner mes soins à
beaucoup et ce qui ne m'étonna pas peu, ce fut d'en voir un bon
faisaient connaître des
Société des
Études
Océaniennes
928
nombre accepter nos remèdes et venir souvent eux-mêmes les
réclamer. Il est vrai que quand ils donnèrent ce
témoignage de
confiance, ils avaient l'exemple de la guérison de leur grand prêtre,
que les docteurs de l'endroit avaient condamné (voir dans une
précédente observation). Ne croyant plus pouvoir douter que
c'était bien à nos remèdes que cette guérison était dûe, il était tout
naturel qu'ils en réclamassent pour eux-mêmes, l'instinct de
conservation n'étant pas moindre chez eux
que chez les autres
humains.
Puisque j'ai de la place, je dirai ici que la cure du grand prêtre
fit le plus grand honneur. Le plus difficile fut de lui faire
abandonner la case où il se tenait, depuis un mois
ayant au-dessus
de lui le cadavre de son fils. Il fallut
pendant
me
plusieurs jours lutter
prophètes et les docteurs, et rien n'avançait sinon
l'aggravation de la maladie, mais enfin ayant osé assumer sur moi
toute responsabilité devant les Dieux, les
prêtres et docteurs
convaincus peut être in petto, de l'utilité d'un
changement de
demeure, finirent par y consentir à la grande satisfaction du grand
prêtre, qui, huit jours après était complètement guéri. Plus tard,
nous devînmes amis, et ce ne fut
pas de sa faute si je ne devins pas
avec
son
les
parent.
Maladies de la peau
Les maladies de la peau, sont le
plus souvent communes, et
parmi les plus importantes je citerai le Puna, le Kiia, le Taté et
quelques autres dont je n'ai pu avoir les noms, telles que
l'Esthiomène ou Dartre rougeante, le Rupia, le Psoriasis, le lichen
tropicus.
Le Puna
Puna est le
plus
nom
Nuku-Hivien donné à
une
affection cutanée
les autres et qui n'épargne pour ainsi dire
personne. C'est ainsi que je l'ai vu sur Tahia Timu et
vingt autres.
Est-ce le lichen circonscrit ? ou le Psoriasis
Gyrata, ou le
commune que toutes
Psoriasis anmiluta des auteurs
français ?
pieds, la face, les bras, les jambes, la poitrine surtout et les
épaules, voilà les lieux que le Puna occupe de préférence. Tantôt il
n'y a qu'une partie prise, d'autrefois, et le plus souvent, plusieurs.
En outre et c'est bien rare
que diverses autres affections cutanées ne
compliquent pas celle-là, le plus souvent c'est le lichen urticatus, et
des pustules appartenant au
genre Ecthyma.
Mais il s'en faut que l'aspect de ce
qu'on appelle Puna à NukuHiva, soit toujours le même, et que les diverses lésions ainsi
appelées n'en fassent qu'une. Tantôt c'est tout à fait le lichen
circonscrit aigu ou chronique ; quelquefois
c'est la forme de
Les
Société des
Études
Océaniennes
929
Psoriasis
Gyrata, mais le plus
souvent c'est le Psoriasis anmiluta et
rubricata.
Quand
réfléchit
beaucoup de médecins qui n'ont pas
avaient de la peine,
en
distinguer les diverses lésions, on
comprendra facilement la confusion qu'en font les sauvages. Leur
fait
on
que
étude spéciale des maladies de la
peau,
France avant notre époque, à
une
paresse
d'ailleurs
ont une
dartre
:
ne leur permet guère, de chercher à les isoler
Puna. Le Héka est un remède qu'on a
-
Ils
expérimenté,
ils l'emploient. Le temps fera le reste.
Après cela, il leur importe
peu de savoir si l'origine de ces maladies est papuleuse ou
squameuse.
Les
sont
inconnues
sauvages, et ils les
attribuent, comme en Europe, parmi le peuple, aux circonstances
les plus étrangères. Pour beaucoup, le soleil est une des
principales,
mais la plupart répondent qu'ils ne savent à quoi les attribuer.
Certes, les viandes de porc n'y contribuent pas car j'ai vu des
enfants et des hommes qui n'en avaient pas mangé depuis fort
longtemps, dont le corps n'était pas moins couvert de cette
éruption. Chez les femmes qui hantent le plus le camp des
Français, on pourrait regarder l'usage des viandes salées, pipa,
qu'elles aiment beaucoup, et l'usage des liqueurs fortes comme y
contribuant ; mais, hommes et femmes étrangers, des Hopaa, des
Pua, des Taioa, qui boivent bien moins d'eau de vie et même qui
n'en boivent pas du tout, n'en sont point préservés. Cette cause ne
serait donc tout au plus que prédisposante. A mon avis, la
malpropreté est la cause la plus active de la Puna, car il est observé
que ce sont les corps les plus noirs et les plus sales qui en offrent le
plus. Cette maladie est très rare au contraire sur les corps
fréquemment enduits de heka, et surtout sur ceux dont la peau est
plutôt jaune que noire. Sur ceux là apparaissent avec prédilection
les ecthyma et les furoncles.
causes
en
aux
Kiha
Kia, Kiia, ou Kiha, c'était le nom donné par les naturels de
Nuku-Hiva à l'éphélide hépatique ou solaire.
Rien de plus commun - Sur le corps et la figure, les bras, etc...
de la
plupart des hommes et des femmes.
irrégulières, quelquefois fort grandes, laissant
entre elles des intervalles sains et d'une couleur tantôt jaune pâle,
tantôt foncé. Elles ne s'élèvent point au-dessus de la surface de la
peau et ne sont point prurigineuses.
A cause de cette dernière circonstance, ne serait-ce pas le
pityriasis verticolor ?
En outre de l'absence de toute démangeaison, le pityriasis se
Ces taches sont
Société des
Études
Océaniennes
930
distingue par une desquamation abondante. Pour cette raison, ce
serait plutôt l'éphélide caratée, d'Alibert, car je n'ai pas remarqué
qu'il y eut la moindre desquamation.
Cependant les auteurs distinguent les deux éphélides et,
comme j'ai vu l'une et l'autre, je les regarde également comme bien
tranchées.
Les naturels, qui sont atteints du Kiha,
lement à l'action du soleil. Ils savent qu'en se
l'attribuent spécia¬
préservant pendant
quelques jours de ses rayons, ils en guériront facilement. Ainsi, la
nièce du fameux chef Vava, jeune et assez forte femme, qui était
couverte de cette espèce d'éphélide ne lui reconnaissait pas d'autre
cause que celle indiquée, et comptait s'en débarasser
promptement
en demeurant à l'ombre pendant
quelque temps ou en ne sortant
que bien couverte. Chez elle, tronc, bras, cuisses, etc... en étaient
couverts, et la peau saine était la seule qui parut malade. Rien
d'irrégulier comme ces taches, qui étaient généralisées et qui ne
dataient que de quelques jours disait-elle. Aucune démangeaison,
santé générale excellente, teint brun, cheveux noirs, épais.
Les auteurs donnent le prurit comme l'un des symptômes du
chloasma : à ce titre ce ne serait pas l'éphélide hépatique, mais
plutôt le Pityriasis versicolor. J'ai assez examiné la malade pour
pouvoir assurer que les taches dont je parle, n'étaient pas
syphilitiques.
En
caratée,
résumé, si
ce
ou tout au
n'est pas l'éphélide hépatique, c'est l'éphélide
moins l'éphélide solaire.
Ta té
Taté est le nom donné à une autre affection cutanée, plus
rebelle que la précédente car la même femme dont je viens de
parler
en était atteinte
depuis très longtemps, malgré ses soins.
C'est
pityriasis sans nul doute, avec son symptôme
principal de prurit, et la desquamation était abondante quand la
malade ne savait pas résister au besoin de se
gratter.
Bras, jambes, poitrine, en présentent des traces mais il faut
un
l'attention soit appelée par la malade pourqu'on s'en
aperçoive. C'est ainsi que je n'avais d'abord vu que l'éphélide
solaire chez Putona, et que ce n'a été que sous son observation
que
j'ai remarqué les petites écailles qu'elle faisait naître là où elle se
grattait. En examinant alors avec plus d'attention j'ai vu que le
Tate occupait une grande partie du corps. Il
paraît qu'elle était très
jeune, quand cette maladie se montra pour la première fois et
qu'elle a essayé vainement depuis lors plusieurs moyens différents ;
le meilleur a toujours été le bain d'eau
douce, fréquemment
renouvelé. Aussi passe t-elle une partie de son
temps dans la petite
que
Société des
Études
Océaniennes
931
rivière voisine ; ce qui ne l'empêche pas d'ailleurs de se baigner
dans l'eau de mer, et explique peut-être en partie pourquoi elle ne
guérit
pas. Elle distinguait du reste, parfaitement le Tate du Kiha,
si elle ne savait à quoi attribuer le premier, elle assurait que le
second était produit par le soleil, et que le meilleur remède de celuici était le héka, c'est-à-dire les onctions d'huile et de racine de
maranta. Pour elle le Kiha existait sans prurit, le Taté au contraire
et
était
accompagné par moments de vives démangeaisons
desquamation, l'autre pas.
:
l'un était
suivi de
Ëphélide caratée
En novembre et décembre
1843, j'ai eu l'occasion d'observer
grand nombre d'individus, l'espèce éphélide qu'Alibert a fait
connaître d'après les renseignements des voyageurs sous le nom de
caratée, parce qu'elle est aussi appelée à la Nouvelle-Grenade, où
elle bien commune ainsi que dans le reste de l'Amérique du Sud.
J'avais déjà observé la même maladie à Realejo et à SanCarlos
Là elle attaquait de préférence le peuple qui est un
mélange de Nègres et de mulâtres Indiens ou Indo-Européens, et ce
peuple habitait près des rivières et se livrait fréquemment à la
pêche. Je l'ai vue du reste sur des personnes à leur aise.
Ici, comme au Centre-Amérique, cette maladie se manifeste
par des taches, qui viennent indifféremment sur tout le corps, et
particulièrement sur les parties charnues, les joues, seins, bras,
avant-bras, etc... Ces taches ont diverses teintes et diverses
nuances. Tantôt elles sont couleur de café au lait, tantôt d'un blanc
mat, tantôt d'un rouge plus ou moins foncé, tantôt d'un bleu livide,
au point qu'on croirait que les individus qui les présentent ont été
frappé, contusionné. La couleur café au lait est la plus fréquente.
Souvent aussi les taches qui se manifestent présentent par le
mélange et le contraste de leurs couleurs une sorte de marbrure.
Ainsi, j'ai vu chez une femme sa face être parfois couleur lie de vin.
Il est vrai que cette femme était à peine guérie d'une affection
vénérienne et que ses taches pouvaient dépendre de cette dernière
maladie. Mais je dois dire qu'elle avait plusieurs autres taches sur le
corps, et particulièrement la poitrine, et que celles-ci, moins
grandes, étaient de couleur café au lait.
Ainsi Tahia Timu en avait un très grand nombre sur la figure,
la poitrine, le ventre et d'autres parties, et il serait trop long d'en
faire seulement l'inventaire. Chez elle, ces taches ne dépendaient
point d'un vice syphilitique, mais elles pouvaient bien être dûes à
l'usage des liqueurs fortes, auquel elle se livrait avec passion.
Cependant comme j'avais vu la même affection très répandue
à Realejo, et sur des personnes qui n'usaient pas le moindrement
sur un
-
Société des
Études
Océaniennes
932
de
liqueurs alcooliques, j'étais bien forcé d'admettre qu'elle
dépendait probablement d'une autre cause, et l'usage des ablutions
pouvait bien ici comme ailleurs, être cette cause. Inutile d'ajouter
qu'aucune des lotions que j'ai fait faire n'a eu de succès.
Lupus
J'arrive à la maladie la plus repoussante de cette contrée,
c'està-dire au lupus ou dartre rougeante, qui semble
accompagner la
scrofule, maladie très commune aux Marquises.
J'ai vu beaucoup d'hommes - et entre autres le père
de Tiavaï
et dix autres, dont le nez était absent et
rongé complètement ou
couvert de petits tubercules rouges.
Le lupus exedent m'a paru plus commun
que le non exedent.
Je l'ai vu commencer chez un sauvage et
trois mois après il y avait
peu de modifications. Des croûtes occupaient l'entrée des narines,
et la teinte rouge violacée était seulement
plus prononcée. Cet
homme abusait des liqueurs alcooliques et
ne faisait absolument
aucun remède. Il ne
paraissait pas trop en souffrir.
Chez un couple, le nez manquait complètement, chez
d'autres,
l'extrémité seulement. La cloison avait disparu chez
l'un deux.
Plusieurs autres avaient vu surgir de
petits tubercules, qui
semblaient autant de végétations parasites. J'eus beau bien
demander comment s'était conduit la maladie : il
y avait longtemps
qu'elle s'était montrée, disaient-ils tous, comme pour éviter d'entrer
dans des développements que leur
paresse repousse. Ils ne
pouvaient dire si la marche de la maladie avait été plus rapide ou
plus lente à certains moments. Mais à la vue des parties on pouvait
admettre que chez quelques uns, le
lupus avait dû revêtir le
caractère de celui qu'on a nommé vorax
J'ai remarqué le
rétrécissement considérable des narines produit par la tuméfaction.
Chez l'un, au contraire, l'ouverture était
large et béante. Je n'ai rien
vu de hideux comme un
pareil résultat. Les sauvages eux-mêmes
semblent en avoir horreur, et évitent, dirait-on, de se
montrer, de
même qu'ils ont tous un air de tristesse, de
souffrance, qui n'est
point ordinaire aux Nuku-hiviens. Je ne sais si les cicatrices, mais
cela me semble probable, qui labourent les lèvres et
quelques
parties de la face, chez plusieurs sauvages que j'ai vus sans nez,
dépendent de l'extension de cette maladie. Toujours est-il que
plusieurs de ceux-là l'ont toute couturée, que la bouche est
déformée, rétrécie, qu'une paupière ou les deux sont renversées,
que l'un des yeux est perdu, la cornée étant épaissie, et un
épanchement laiteux ayant lieu derrière elle. Si on ajoute à ce
portrait l'amaigrissement qui souvent caractérise les sujets atteints
de cette maladie, l'aspect
de misère, de malpropreté qui les
-
Société des
Études
Océaniennes
933
conviendra qu'il est difficile de voir rien de plus
répugnant. Et, cependant pour eux, les sauvages ne sentent pas le
besoin de s'éloigner de nous.
entourent, on
petit nombre d'individus des cicatrices
analogues à celles des brûlures, tantôt à la face, tantôt aux bras, et
j'ai cru pouvoir les regarder comme des traces de lupus non
J'ai
vu
sur
un
quelquefois aussi, il m'a semblé qu'elles provenaient
ou scrofuleuses. Si les cicatrices dont je
parle sont bien des cicatrices de lupus, elles sont même plus
communes que je n'ai dit, car beaucoup d'hommes et de femmes
m'en ont offert des cas. Comme il n'y a guère que la brûlure et la
scrofule qui déterminent des cicatrices ..., et qu'il n'est pas probable
que la brûlure soit fréquente à ce point, je penche donc pour
l'existence du lupus non exedent, comme cause de ces cicatrices
aussi bien si l'un de ces hommes, à peine guéri depuis quelque
temps, avait encore les paupières boursouflées, les lèvres tuméfiées,
et je remarquai qu'ils évitent avec soin de boire des liqueurs fortes,
dans la crainte de réveiller son mal, l'expérience lui ayant appris
sans doute cette action si bien connue du
sur les parties atteintes.
exedent. Mais
d'affections vénériennes
...
J'avais d'abord supposé l'existence de simples ulcères
scrofuleux - et il est même probable que beaucoup de ces cicatrices
n'étaient dûes qu'à ces ulcères. Mais je n'ai pas persisté en croyant
remarquer que la scrofule ne choisit pas pour siège, les mêmes
endroits. C'est aussi sur la poitrine, le cou, et le corps, où, quand ils
guéris ils forment des cicatrices étoilées si caractéristiques,
qu'on rencontre cette dernière.
sont
L'homme que j'ai particulièrement cité n'avait que 25 ans
environ, et les autres n'avaient pas plus de 28 à 30 ans. A part son
lupus le premier était à citer par ses belles proportions et sa force.
Le reste de son corps était sain, mais, par contre, pas un membre de
la famille n'était exempt de quelque infirmité. Sa sœur était jeune
et jolie mais elle avait des périostoses aux tibias ; son fils avait une
éruption vésiculeuse sur tout le corps (il a 4 ans) ; sa femme, ses
parents, présentaient des ulcérations de toutes formes. Rien
n'indiquait toutefois qu'elles fussent scrofuleuses ; elles étaient
plutôt syphilitiques.
Quelle pourrait être, en résumé, la cause d'un pareil état, chez
sauvage qui, par la rang et la fortune, était
d'autres ? A moins de regarder les excès de
mieux que beaucoup
liqueurs alcooliques,
d'abord faits, comme cause suffisante, je ne vois guère qu'une cause
syphilitique ou le lupus capable de le faire.
Inutile d'ajouter que le malade refusa tout traitement.
un
Société des
Études Océaniennes
934
Rupia
Un jour, mon confrère de Taiohae,
jeune homme d'environ
28 ans, bien fait, dont le corps déjà
très tatoué, était lisse et très sain
en apparence, voulut faire
ajouter quelques nouveaux dessins à son
tatouage. Quand je le revis, la cicatrisation était déjà opérée à la
face, au dos et aux bras ; il n'avait été retenu sur sa natte que
pendant quelques jours, par une forte tuméfaction du visage, et il
se considérait comme
guéri quand il vit se développer deux bulles à
sa jambe gauche. Ces bulles furent
bientôt suivies de deux
ulcérations à fond grisâtre, saignantes et très
douloureuses, qui
avaient tout à fait l'aspect et la forme du
Rupia cachectique. La
plus grande était large au moins comme une pièce de 5 francs, et
exactement circulaire ; la seconde,
plus petite, était un peu plus
irrégulière. Il les pansait avec des feuilles hachées d'une plante du
pays, mais voyant après plus d'un mois de ce traitement son mal
empirer, mon ami se décida à aller aux
se faire traiter
par son
père, médecin célèbre de cette tribu. Je ne pourrais dire quel
remède fut employé par le vieux praticien, mais un mois
après, son
fils était de retour à Taiohae, parfaitement
guéri et bien portant. Je
me demandai si le
tatouage et la diète forcée qu'on suit pendant
quelques temps, n'avait pas été la cause unique ou du moins
principale de la Rupia.
...
Psoriasis
Rien de
plus commun que l'affection de la peau, sorte de
psoriasis invétéré, qui semble dûe à l'usage du Kava. Ce sont en
effet ceux qui boivent le plus
souvent cette boisson, c'est-à-dire, les
prêtres et les chefs, qui présentent davantage cette maladie. Et,
l'opinion générale parmi les indigènes, est qu'elle dépend de son
usage.
J'ai cité dans
mon journal de
voyage du Pylade, plusieurs
exemples de cette affection, et surtout ceux observés dans l'Ile
Uapu, sur le Toa du roi Eato, et sur un vieux prêtre, et j'ai indiqué
déjà les conjonctivites qui l'accompagnent quand cette maladie a
duré quelque temps et qu'elle est incessamment entretenue
par
l'usage du Kava, et par l'abus même qu'on est bientôt porté à en
faire. Elle revêt une apparence de grande
gravité. Après s'être
tuméfiée, la peau finit par se gercer ; elle devient sèche, rugueuse et
se couvre de
squames sèches, blanches et épaisses ; chaque jour
l'amaigrissement du corps augmente et la santé s'apauvrit. Mais si
c'est la règle générale, il y a pourtant des
exceptions, et j'ai vu pas
mal de cas présentés par des individus
qui avaient conservé jusque
là leur embonpoint, et, à part le
psoriasis, une apparence de bonne
santé. (Voir notes de l'Astrolabe V 171 et
voyage du Pylade, 2è V.
p. 304 des documents sur Tahiti).
Société des
Études
Océaniennes
935
C'est à cette maladie que doit être attribuée la mort d'Eato, roi
Uapu, et surtout aux accidents nerveux que produit l'ingestion
du Kava, et que j'ai longuement décrits ailleurs pour les avoir
de
observés toute une nuit sur le roi de
Aux Marquises, comme autrefois dans
...
les Iles de la Société, le
capable d'y remédier, est l'abstention de la boisson
qui détermine ces accidents et la maladie de la peau. J'ai rapporté
dans un document sur Tahiti, le fait du frère de Pomare 1er, qui, en
étant atteint au plus haut degré alla passer quelque temps sur les
îlots Tetiaroa, en se privant complètement d Ava, et en revint tout
à fait guéri. Aujourd'hui on ne voit plus cette maladie à Tahiti,
mais, je l'ai dit, elle est, au contraire, très commune aux Marquises,
et pour ainsi dire, seulement chez les grands buveurs de Kava, c'està-dire, chez certains chefs et les prêtres qui, seuls, ont le pouvoir
d'en abuser. Je rappelerai que cette même passion pour le Kava,
existait dans les Iles Tonga, quand l'Astrolabe, sous le comman¬
dement de Dumont d'Urville, s'y trouvait en 1827. Lorsque nous
demandions, en examinant le corps tout couvert de psoriasis de
certains chefs d'où pouvait provenir leur maladie, il nous était le
plus ordinairement répondu : faïnu Kava : c'est un buveur de Kava,
un ivrogne.
Cook ou plutôt son chirurgien Anderson avait cru
pouvoir attribuer lui aussi cette maladie à l'usage de cette boisson,
mais il considérait comme en dépendant d'autres accidents qui en
effet l'accompagnent souvent, mais qui à notre avis en sont
distincts, puisqu'on les observe chez les personnes qui ne boivent
ou n'ont jamais bu de kava.
Ainsi que je les ai vus, par exemple, sur les mains de la femme
d'un missionnaire anglais de Tahiti, et sur le corps de beaucoup de
petits chefs qui ne présentaient aucune trace de psoriasis. (J'ai
décrit les accidents p. 304 documents sur Tahiti sous le nom
d'arévaréva).
Lichen Tropicus
J'ai dit que je n'avais pu avoir le nom de quelques autres
maladies, observées à Nuku-Hiva, mais, il en est une que j'ai
observée si souvent là comme ailleurs sur les Européens que je crois
devoir en dire quelques mots.
Boutier, Cleghorn, Johnson et cent autres ont étudié cette
maladie ou en ont parlé, sous le nom de Lichen des Tropiques.
Tous l'ont regardé comme une affection cutanée papuleuse,
qui s'accompagne d'un prurit bien'violent.
On dit qu'elle attaque de préférence les personnes qui sont
récemment arrivées dans les pays chauds et qu'il n'est aucun de
leurs habitants qui n'en ait été atteint.
lent traitement
Société des
Études Océaniennes
936
J'ai
dans les
vu souvent, et surtout les
personnes grasses, bien que nées
colonies, en présenter de très étendues. Parmi les sauvages
et malgré la fréquence de leurs bains,
j'en ai fréquemment
rencontré mais qui ne duraient pas.
J'en ai vu chez des Européennes à la suite de couches et
je
citerai particulièrement Me. D.
On doit bien recommander dans cette affection de ne
point
déchirer la peau, car il survient, souvent alors, des ulcérations dont
il est difficile d'obtenir la guérison.
Et quoique ce qui va suivre ne s'applique
qu'au Lichen
Tropicus des Européens, je dirai, en passant que les moyens qui
m'ont le mieux réussi pour combattre le prurit intolérable
qu'on
éprouve parfois, sont les lotions fréquentes, pendant quelque
temps avec l'eau vinaigrée, le jus de citron, d'orange, l'eau
chlorurée. Les bains frais soulagent mais il faut en continuer
longtemps l'usage.
Je ne conseillerai aucun de ces remèdes et de ces traitements
vantés dans les livres contre cette maladie. La
répercussion que
quelques médecins craignent n'est jamais arrivée devant moi qui ai
des milliers de personnes couvertes de cette éruption, et
auxquelles j'étais le premier à conseiller les
légères, les bains
vu
...
froids.
Je citerai
l'exemple de Me D. encore. Le corps était couvert de
bourbouilles, après quelques jours d'accouchement ; 20 jours après
toute l'éruption avait
disparu sans avoir beaucoup
Moi-même, qui malgré mes nombreux voyages n'avais jamais eu
de bourbouilles, j'en fus pris d'abord aux deux bras,
puis au ventre,
aux reins, et à la
partie supérieure des cuisses. Les lotions furent
décisives pour susprendre le prurit d'abord, et amener bientôt la
guérison.
Éruption furonculeuse de la peau
Huhu est le nom que l'on donne à Nuku-Hiva à une
éruption
générale, sorte de petits furoncles gros, quelques uns comme la tête
d'une épingle. La plupart plus petits, se touchant, et tous acuminés
et présentant à leur sommet une
petite quantité de pus. Ce n'est ni
l'acné, ni l'impétigo (à moins que ce ne soit le mamelonné) et ce
serait plutôt un eczéma (le
simplex) ; et peut-être n'est-ce qu'un
lichen général, avec papules, d'apparence vésiculeuse
par suite du
frottement. Toutefois, je serais porté à croire que ce n'est rien de
tout cela, parce que
j'ai vu à la fois des enfants et des hommes
atteints de la même maladie ayant les mêmes caractères chez les
uns et les autres : ce serait
plutôt une forme d'affection cutanée non
signalée encore par les auteurs, du moins n'ai-je jamais vu en
...
Société des
Études
Océaniennes
937
France l'eczéma
simplex qui envahit souvent toute la surface du
corps.
Eczéma
Un jour, le nommé Kihi vient me voir. Il était atteint d'eczéma
depuis longtemps et pouvait avoir 25 ans. Il ne peut ou ne veut me
donner aucun renseignement sur les circonstances antérieures,
mais telle est la description de la maladie.
A la figure, rien ; l'eczéma, simple chronique, commence aux
épaules, et s'étend jusqu'aux doigts. Plus rare à la région dorsale
des membres, il est très abondant à la partie interne et surtout aux
poignets, de chaque côté et en avant, plus particulièrement
l'interstice des doigts en est couvert ; un suintement existe au fond
qui est gercé ; des vésicules sont éparpillées ou agglomérées tout
autour ; beaucoup ont été déchirées et reposent sur un fond
souvent gratté et hypertrophié, qui dépose de l'ancienneté de la
maladie. Je me rappelle avoir observé une épidémie de cette
maladie sur les officiers et les matelots de la frégate la Thétis,
laquelle avait d'abord atteint ceux de la station américaine,
en 1840. Mais c'est la paume des mains qui est surtout malade chez
Kihi. Les deux sont envahies presque complètement. La profession
de pêcheur qu'a cet homme, explique l'absence de squames en
même temps que l'entretien de la maladie. Il paraît que là comme
ailleurs existe une démangeaison extrême qui ne cesse que lorsque
le malade se met dans l'eau. La surface est vive, plus colorée que le
reste des parties, et, un suintement, avec des croûtes dans quelques
points, a lieu dans divers endroits. L'humeur qui sort des pores
nombreux de la peau est roussâtre. Aux jambes, ce sont tous les
caractères de l'eczéma impétigineux. Les téguments sont hyper¬
trophiés, et, autrefois au dire du malade, quand il buvait beaucoup
d'alcool, la tuméfaction était considérable. De même que la
rougeur et les douleurs qui étaient très vives et par élancements, en
même temps que le sommeil était impossible. Rien de plus pénible,
disait le malade, que cette insomnie. Il existe encore de larges
espaces recouvertes de croûtes lamelleuses, et, çà et là, des plaques
rouge foncé. On voit que la plus grande partie a guéri, mais qu'il y
a eu des récidives et que l'eczéma existe à l'état chronique. En
divers points, vésicules transparentes, laiteuses ou désséchées.
Ces divers accidents locaux, d'après le malade, s'étaient
accompagnés pendant quelque temps de symptômes généraux :
soit, fièvre sans doute et insomnie. Aujourd'hui il y a des
ganglionites sympathiques, aux coudes, aux jarrets, lesquelles sont
douloureuses et gênent les mouvements.
En outre des bras, des pieds, des jambes, le tronc, l'abdomen,
Société des
Études
Océaniennes
938
les cuisses et le scrotum, mais surtout la
des cuisses sont envahies par la même
partie interne et supérieure
maladie, à l'état chronique.
J'ai dit que le malade était souvent dans l'eau de
mer, et pour
ainsi dire tous les jours, par suite de sa
profession. C'est une des
causes, sinon la seule, de la durée de sa maladie. Au tronc, les
vésicules sont par plaques moins étendues, mais
agglomérées ; le
tissu cutané paraît généralement induré. Tout le ventre en a été
successivement pris et on voit
encore les traces, qui lui donnent un
de l'aspect du Tate. Aujourd'hui, les parties qui avoisinent les
aines, et le nombril sont celles qui en présentent le plus.
Généralement laiteuses, et de volume variable, formant de
larges
nappes, elles descendent jusqu'aux genoux, qui, eux aussi comme
les coudes, en présentent
quelques agglomérations plus saillantes.
Rien ai-je-dit à la figure et au cou.
peu
Érysipèle
Inutile de dire que cette affection est
commune aux
Iles
Marquises, mais qu'elle est déterminée dans la plupart des cas par
l'insolation et ne consiste guère qu'en un simple
érythème. Quand
l'érysipèle est la suite de l'opération du tatouage, il prend un
caractère phlegmoneux et est parfois des
plus graves.
Maladie vénérienne
Il me reste à parler d'une affection
qui commence à être
malheureusement bien commune dans ces Iles, et qui a fait
accuser,
à tort, croyons-nous, les
premiers navigateurs d'en être les
propagateurs : je veux dire la maladie vénérienne.
Il est bien vrai que cette maladie, menace la
génération à venir
dans celle d'aujourd'hui, par l'extension
que lui donnerai
l'agglomération européenne qui existe dans les Iles, et les visites si
fréquentes depuis quelques années des baleiniers américains, mais
ce ne sont certainement
pas eux qui l'y ont portée : cette maladie y
a été trouvée
par les premiers visiteurs, après Mendana, par Cook
et par Marchand, et, à moins de
supposer, comme je l'ai dit en
commençant que Mendana, quelques centaines d'années
aupa¬
ravant, soit celui qui l'y a introduite, il faut bien admettre
qu'elle
existait avant la venue des
Européens, que ceux-ci la répandent
aujourd'hui de tous côtés ; qu'ils contribuent par là à augmenter le
nombre des cas, c'est ce qu'on ne
peut mettre en doute, mais ils n'en
sont pas plus les premiers
importateurs que Bougainville ne l'a été,
malgré encore que ces derniers accidents, qui sont le plus
ordinairement accompagnés d'ulcérations
analogues siégeant à la
poitrine et qu'à cause de cela on pourrait regarder comme des
ulcérations de nature scrofuleuse. Il est vrai
que pour moi, c'est
dire à peu près la même chose,
puisque la scrofule n'est le plus
Société des
Études
Océaniennes
939
qu'une dégénérescence de la maladie vénérienne, à laquelle
seulement, comme à tous les accidents tertiaires, il est presque
dangereux d'utiliser le mercure.
Après les Bubons d'Emblée, les accidents les plus fréquents,
s'ils ne le sont même pas plus que les premiers, sont les
syphilides
sous toutes ses formes : taches,
macules, papules, pustules,
souvent
exostoses, périostoses, etc..., surtout chez les femmes. Et c'est si
bien leur nature, qu'avec un traitement par la
pommade ou les sels
mercuriels l'amélioration la plus rapide était obtenue. Restait ce
qui était beaucoup plus difficile : maintenir le résultat obtenu, car
dès que les principaux accidents avaient disparu, les Naturels ne
voulaient plus continuer leur traitement.
On a vu que les indigènes donnent le nom de Pau te toe, à une
affection qui n'est autre qu'une ulcération devenue
phagédénique
des petites lèvres et de la vulve.
Maintenant si nous ajoutons à tous les accidents syphilitiques
bien caractérisés, d'abord certaines alopécies partielles, des
douleurs
musculaires, et toutes les maladies dont nous avons
précédemment fait l'inventaire, on sera bien forcé de convenir que
la part des maux des Marquisiens est considérable, sous ce
rapport
même.
Ce n'est pas, comme on
voit,
que les voyageurs
se sont
disant qu'ils devaient cette faveur à la beauté
de leur climat en tout temps. Mais s'ils en ont autant, il ne faut
pourtant pas conclure que ce qu'on a dit de leur beauté et de leur
apparence de santé a été exagérée. Car s'il est vrai qu'ils ont toutes
sortes d'infirmités
que j'ai dû grouper ici en médecine - je dois
m'empresser de dire que les malades ne se montrent pas d'ordinaire
aux voyageurs. Et qu'il faut, comme
je l'ai fait autant par devoir
que par désir d'apprendre, avoir visité leurs cases, en avoir vus de
près et avoir cherché en toute occasion à leur être utile, pour savoir
qu'ils sont si nombreux et les décider à montrer leurs infirmités qui,
souvent les retiennent dans leurs demeures, tant elles leurs
inspirent d'horreur à eux-mêmes. En ne voyant que ceux qui se
réunissent dans les Koika (assemblées, fêtes), un voyageur ne peut
qu'être frappé de leur apparence de santé. Il ne va là, en effet, que
ceux qui en ont une excellente, et
qui cachent d'ailleurs sous l'huile
odorante (héka) jaune qui enduit leurs corps et les vêtements neufs
qui les recouvrent, les diverses affections cutanées dont beaucoup
sont porteurs. Ce sont les plus jeunes, les plus beaux, les plus
vigoureux de la population, qui forment en effet ces assemblées ;
mais, que le même voyageur aille dans les cases, en l'absence de ces
derniers, il y trouvera tous les sujets hommes, jeunes ou vieux,
plu à leur donner,
...
en
-
Société des
Études Océaniennes
...
940
femmes ou enfants, que les maux graves dont ils sont
atteints,
empêchent de se joindre à ceux-ci, souvent par pure honte.
Ainsi s'expliquent, croyons-nous, les contradictions
qui
sembleraient résulter de l'inventaire des
maux
observés par nous
Marquises et des récits de la plupart des voyageurs, et surtout
du père Mathias, dans ses lettres sur ces Iles, inventaire
qui n'est
pas le moindrement exagéré, je l'assure, car je pourrais encore y
ajouter un certain nombre de maladies.
C'est ainsi que j'ai vu pas mal d'enfants
rachitiques, et
plusieurs fois cette forme primitive appelée carreau que j'ai vu
quelques fois et que j'ai pu entendre dire qu'il y avait des
épileptiques. Il semblerait que le rachitisme serait dans les îles ou
beaucoup plus grave, ou beaucoup moins fréquent et grave qu'à
Tahiti, car les
y sont très rares, tandis qu'ils sont communs dans
les Iles de la Société, de même que dans les
Iles Tonga. Le
rachitisme paraît si bien provenir des circonstances
hygiéniques et
surtout d'une mauvaise alimentation,
que les habitants savent
qu'en soignant davantage cette dernière on parvient à faire de l'être
le plus chétif un être fort et beau. (Voir
p. 156 de mes notes sur les
Iles Marquises, le fait de l'enfant enlevé
par Putona).
C'est ainsi que j'ai vu de fortes conjonctivites chez les hommes
adonnés à la boisson Kava, et chez les pêcheurs,
passant presque
toute la journée exposés au soleil et à l'eau de
mer, et que beaucoup
de naturels m'ont présenté des taches sur la
cornée, qui prouvent
qu'antérieurement ils avaient été de fortes ophtalmies.
C'est ainsi encore que j'ai vu des enfants atteints
d'aphtes ou
de muguet ; que d'autres m'ont offert des
A propos de ces
derniers, je dirai que je ne me rappelle pas avoir vu de hernie
inguinale, mais une fois, une hernie crurale.
J'ai remarqué chez quelques individus des
loupes du cuir
aux
...
...
chevelu.
Enfin, j'ai vu des catarates, presque complètes, chez quelques
vieillards, et aussi un bec de lièvre.
Et il est bien probable que j'en oublie encore.
J'ajouterai seulement qu'on appelle Ukako aux Marquises, un
bouton sans douleur, sans démangeaison,
qui n'est autre, je crois,
que le bouton d'Alep.
Que les naevi sont communs, tout comme à Tahiti où la reine
Pomare en présente un, au cou, si curieux
par sa forme et son
étendue. Le naevus aux Marquises est
appelé Tu nono, s'il est bleu,
et on l'appelle apatau, s'il est incolore ou
verruqueux.
Que l'acné, assez commune chez les jeunes gens et particu¬
lièrement les jeunes filles qui font de fréquentes
visites aux navires
Société des
Études
Océaniennes
941
baleiniers, est appelée Kohua.
J'ai remarqué enfin quelques dilatations
variqueuses des
jambes.
Réunissant ici les observations que j'ai pu faire, quatre années
auparavant à Vaitahu dans l'Ile Tahuata, à Uapou et à Nuku-Hiva
même, je dirai que je n'avais certainement jamais vu réunies autant
d'affections dartreuses et lépreuses qu'à Uapou, même
chez les
femmes, car il y en avait bien peu qui ne présentassent quelques
taches. Sous ce rapport encore la population de Vaitahu,
l'emportait donc sur celle de la baie d'Hakahau à Ua Pou, malgré
qu'elle eut plus de contact avec les Européens : ce qui semblerait
indiquer que ces sortes d'affections résultent plus de l'absence de
certains soins d'hygiène et des localités elles mêmes,
que des
maladies importées comme le disent les missionnaires. Je citerai
particulièrement parmi les cas observés, les ulcères des jambes de la
deuxième Reine, et les tumeurs, en apparence de nature scrofuleuse
qui entouraient son cou - de - pied. Chez le roi, j'avais remarqué en
outre deux de ses domestiques femelles dont le nez avait été
rongé
sans doute par quelque
lupus. Et si à cela on ajoute les yeux
du
Toa d'Eato, ou Commandant des guerriers, la lèpre à forme
écailleuse qui recouvre le corps du roi, comme celui de plusieurs
autres, la taie sur l'œil,
; si on y ajoute encore la forme de lèpre,
connue sous le nom de Kovi, et qui, comme au
Mexique par
exemple, fait tomber les extrémités par une sorte de gangrène
sèche ; enfin, les phlegmons qu'on nous dit accompagner souvent
les piqûres du tatouage, les éruptions cutanées de toutes sortes, les
rhumatismes, et les accidents divers de la syphilis, et sans doute
aussi beaucoup d'autres maladies, que je n'ai
pu voir en si peu de
temps..., on conviendra, redirons-nous encore une fois que pour
des sauvages, c'est en prospecter un assez grand nombre.
Comme on va voir ces maladies sont à peu près les mêmes que
celles que nous avons observées à Vaitahu. Mais disons d'abord
que comme là, à Nuku-Hiva, et presque certainement dans les
autres Iles Marquises, une classe particulière, nommée Tuhuka, est
chargée du traitement des maladies et que ce traitement ne se borne
pas aux prières et aux invocations des Prêtres et des Prêtresses, les
remèdes étant assez nombreux mais tirés presque tous du règne
végétal. A cette occasion, qu'il me soit permis de rapporter la
réponse qui me fut faite deux fois à Ua Pou par des sauvages
auxquels je faisais demander si l'on trouvait beaucoup de coquilles
terrestres dans leur île. Comment peut-on venir de si loin dirent-ils
au Père Guillemard
qui me servait d'interprète, pour chercher de
pareilles choses ?... Et ce fut tout ce que j'en obtins. Il paraît qu'ils
...
...
Société des
Études
Océaniennes
942
pensaient même pas, comme les Mangaréviens et quelques uns
Tahuata, qu'elles pussent être employées contre les maladies, de
même que les insectes et les plantes, ainsi qu'il m'était arrivé de me
l'entendre dire maintes fois. Évidemment j'avais dû tomber sur les
sceptiques de l'Ile, ou tout au moins sur des voyageurs qui
probablement que les missionnaires anglais font passer les français
à Tahiti, pour un peuple qui n'ayant pas même d'herbes et de
coquilles chez lui, expédie des navires pour aller en chercher en
ne
de
...
Océanie.
C'est à Hanamiaï, baie voisine de
Vaitahu, dans l'Ile Tahuata,
j'observai pour la première fois un psoriasis fort commun,
noca dit-on, et diverses formes de la
lèpre. Le premier cas était
présenté par une jeune fille, qui ne semblait pas se douter de la
répulsion qu'inspirait sa maladie occupant une partie du dos. Sa
mère elle, était atteinte aux deux mains.
Rayes a appelé leucopathie, et qui n'est pour moi qu'une forme de la lèpre, forme que
j'ai rencontrée fréquemment à Tongatabou, et particulièrement sur
les mains de mon ofa ihu-la-kai, et même sur celles d'une
anglaise,
que
femme de missionnaire à Tahiti. On dirait des cicatrices blanches,
ou mieux des marbrures
qu'on peint sur les panneaux des
appartements. Au contact de ces taches sans vie, on éprouve un
sentiment de
très prononcé. La lèpre arrivée à ce degré n'est plus
une maladie pour les habitants.
Mais c'est surtout dans la case dite des lépreux, sorte
d'hôpital
où les missionnaires anglais de Vaitahu avaient réuni les cas les
...
plus
graves, que j'observai les formes les plus hideuses de cette
maladie. J'eus, je l'avoue, de la peine à pénétrer dans cette case tant
l'odeur en était repoussante. Un vieillard et
quelques filles
appelèrent surtout mon attention par l'horreur qu'ils inspiraient.
Le premier était atteint d'une lèpre générale,
variété squameuse.
Mais en outre, toutes les articulations étaient raides, comme
ankylosées, et le corps excessivement amaigri ; les yeux étaient
rouges et privés de cils et de sourcils ; des nodosités occupaient le
pourtour des articulations et fournissaient une suppuration
jaunâtre, mielleuse, dont les pruniers qui pleurent leur gomme dans
nos jardins, donnent une idée exacte. Rien ne recouvrait
les ulcères
plus ou moins étendus, qui existaient. Soutenu par un long baton
léger, ce vieillard marchait encore, mais comme d'une seule pièce,
et en profitant des mouvements des
hanches, qui étaient seuls restés
aux extrémités inférieures. L'une des filles avait le
corps couvert de
nombreuses plaques lépreuses en relief, et l'un des côtés de la
figure, rongé par un horrible lupus, qu'elle essuyait souvent et que
sa coquetterie lui faisait ordinairement tenir
caché ; l'autre avait les
Société des
Études
Océaniennes
943
articulations tibia
tarsienne, crevassées, et le corps couvert de
pustules de différentes espèces. Ni l'une, ni l'autre n'en paraissaient
affectées ; elles étaient même gaies et ne songeaient qu'à demander
quelque colifichet, et il en fallut rien moins que mon mouvement de
répulsion pour en rappeler à leur position.
Société des
Études
Océaniennes
944
Tahiti Nui. Change and Survival in French Polynesia 1767-1945 par
Colin Newbury, Hawai'i University Press. Honolulu 1980.
Ouvrage remarquable
Suite à
sa
par
plusieurs aspects
brillante thèse de doctorat
sur
que ce livre tant attendu !
l'administration de la Polynésie
française, soutenue à l'université de Canberra en 1956, le Professor Colin
Newbury nous offre maintenant un prolongement, voire un dépassement,
de cette première étude sous la forme d'une version définitive, et en cela
toute oxfordienne, de l'histoire de Tahiti depuis l'arrivée de Wallis et de
Bougainville jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.
Par
un
recours
exhaustif à des
sources
d'archives, tant tahitiennes,
anglaises, américaines, allemandes
même de
nous
dresser
une
que françaises, Colin Newbury est à
série de tableaux portant sur divers aspects de
la
quotidienneté tahitienne. Bien souvent, celle-ci fut soumise aux
vicissitudes engendrées par la présence périodique de groupes de
personnes qui contribuèrent à en façonner le processus de mutation.
Les premiers navigateurs révélèrent aux Tahitiens l'existence d'un
autre monde ; les missionnaires méthodistes anglais,
après s'être
progressivement implantés sur l'île, transformèrent les croyances et
imposèrent des institutions nouvelles tandis que les commerçants
convertirent petit à petit l'économie traditionnelle vers une économie de
marché. Lorsque la mission catholique française, dès 1835, jeta son
dévolu sur une Tahiti "mi-hérétique, mi-paienne", l'île devint progressive¬
ment le théâtre d'un conflit auquel, malgré elle, la population fut mêlée :
l'affaire Pritchard. L'occupation française s'ensuivit, nonobstant une
résistance opposée par une partie de la population. A l'arrivée du
gouverneur Lavaud en 1847, elle retrouva cependant son calme.
Après le départ de la plupart des missionnaires de la "London
Missionary Society" et leur remplacement par des protestants français, le
conflit missionnaire n'eut plus de raison d'être. Seuls, pendant quelque
temps, des missionnaires mormons connurent quelques difficultés
passagères avec l'administration du protectorat. Sur le plan économique,
de par l'implantation de firmes étrangères, un essor commercial se
dessina, renforcé encore par le travail des plantations. Grâce à ses
exportations (coton, vanille, coprah et phosphates) facilitées par une
amélioration des moyens de communication maritime, permettant de
pallier son isolement, Tahiti parvint à obtenir une certaine stabilité
économique, toutefois toute relative.
Après l'annexion du protectorat de la reine Pomare, une politique
pouvait s'insérer pleinement dans la
périphérie de l'économie coloniale française liée au marché mondial.
d'assimilation s'enclencha. Tahiti
Mais le "Tahiti Nui" de Colin
Newbury ne s'arrête pas là. Tout au
étude, il analyse avec succès et beaucoup de discernement, au
travers de ces divers plans historiques, la transformation du tissu tahitien
sur les plans social, politique,
économique et culturel. Tout en décrivant
le lent déclin des puissantes familles tahitiennes telle que celle des
long de
son
Société des
Études
Océaniennes
945
consolidation des divers
composés de
planteurs ou
d'immigrants chinois. Ce processus, il le précise lui-même, n'est pas brutal
et il met donc en doute la possibilité d'un "impact fatal" tel qu'il fut
envisagé par de précédents auteurs.
Cet essai de sociologie historique, au même titre que ceux que nous
ont laissé Davidson sur Samoa, Gunson sur les missionnaires protestants
dans le Pacifique Sud et Maude sur certains aspects de l'économie
tahitienne, est à mettre sur le même plan de considération que les travaux
produits par Georges Gurvitch, l'éminent spécialiste de la sociologie
dialectique.
Pomare, il met en exergue la formation et la
en présence, que ceux-ci soient
missionnaires, de commerçants, d'administrateurs, de
groupes
d'intérêts
Paul De Deckker
Université d'Auckland
Professeur d'histoire coloniale à Oxford
depuis 25 ans, Colin
Newbury, au cours de nombreux voyages à Tahiti et à Hawaii où il
enseigna, et aussi lors de ses passages en France aux archives Nationales
et à celles de la rue Oudinot, a, tout le long de ce quart de siècle, garni
bien des dossiers de notes. Il les a ouverts pour nous présenter ce livre qui
n'est d'ailleurs pas encore l'histoire de Tahiti que nous attendons, car il
étudie surtout les problèmes économiques sans s'arrêter aux modes
d'administration et aux styles de gouvernement. Vu son extrême
importance, nous en présentons, aux lecteurs de notre Bulletin, une
analyse quelque peu détaillée.
Il existait un marché commercial à Tahiti avant l'arrivée des premiers
voyageurs européens et
connus. On sait ce que
des missionnaires. Les termes de
"marché" sont
c'est que de payer ses dettes, de faire une bonne
affaire, de voler. Les chefs de Tairapa échangent avec l'île de Meetia, à
70 miles de là ; voir même avec les Tuamotu du nord. On va y chercher
des perles, de la nacre, de l'huile de coco, des porcs. Les chefs de Pare et
d'Arue exploitent l'atoll de Tetiaora d'où ils tirent du poisson et de l'huile.
Bora Bora et Tahaa exportent des teintures pour la décoration des tapas.
Les îles sous-le-Vent sont renommées pour leurs embarcations de guerre
ou leurs pirogues quotidiennes. De très bonne heure, des marchés
occasionnels se créent à Matavai à chaque touchée d'un navire européen.
Un porc de 20 livres se paie 20 pence ; un cochon de lait, 10 ; et pour
6 pence, on a un
poulet ou un panier de fruits. La
prostitution est
également tarifée. On peut aussi payer avec des étoffes, des armes, des
outils ou de la poudre, dont les Tahitiens sont très friands. Portlock
obtient, en 1790, un gros porc pour une toute petite hachette.
Mais bien vite, c'est un commerce de porc salé qui va s'organiser avec
Sydney. Des études précises effectuées sur le sujet permettent d'affirmer
Société des
Études Océaniennes
946
qu'en 25 ans, 3 millions de livres de porc ont été expédiés de Tahiti à
Sydney contre des marchandises, des armes et des munitions.
Au cours des trois premières décennies du siècle, la Nouvelle Galle
du Sud n'est du reste pas la seule région avec laquelle Tahiti est en
relations. On commerce également avec Callao et Valparaiso. Et l'on voit
des baleiniers de Bristol, du Havre ou de Salem péchant dans les eaux de
la Polynésie et des Marquises, qui viennent se refaire à Papeete.
"De grands risques et peu de profits", voilà les caractéristiques du
commerce à Tahiti à cette époque, tel que le pratique William Dunnett,
Thomas Ebrill, Armand Mauruc, Auguste Lucas, Samuel Henry. Dans
les années 40 du siècle, Papeete c'est trois consulats, deux écoles, un
bungalow sans prétention qui s'intitule "le palais de la reine", des églises
et le broom road : un chemin ombragé d'orangers, de citroniers ou
d'arbres à pain réunissant quelques fare de bois couverts de chaume. Et le
port : deux modestes quais et six schooners battant pavillon tahitien.
Peu à peu, d'une économie de troc, on en arrive à un système
fiduciaire. Les gens désirent de plus en plus être payés en argent et non au
moyen d'objets de traite. Les indigènes ont appris les valeurs de la
monnaie. La "Société Auxiliaire des Missions de Londres" ne parle plus
de bambous d'huile, mais on porte la somme en taras. Londres ne doit
plus envoyer couteaux, haches, étoffes ; les missionnaires demandent du
cash. "La mission de Tahiti devient très coûteuse" dit un rapport ; et le
révérend Orsmond constate, en le regrettant : "Nous devenons des
"prêtres commerçants". Pritchard se plaint de ce qu'il passe son temps à
trafiquer, encore qu'il essaye de confier cette besogne aux indigènes.
Pour s'installer, pour coloniser, il faut trouver un terrain. Ce n'est
pas toujours chose facile. Le colon Lefèvre, en 1841, a épousé une
tahitienne. Il a reçu, d'une de ses parentes de sa femme, un terrain avec la
permission d'y établir une plantation de cannes à sucre. Le terrain a été
payé. Mais voilà que la famille veut reprendre son terrain. "Elle prend
parti contre moi, écrit Lefèvre, et vient continuellement briser mes
barrières".
On sait
l'occupation des Marquises en 1842 fut une
intérêt durable et comment l'expulsion des
missionnaires Caret et Laval par la reine Pomare, poussée par Pritchard,
quelques mois plus tard, fut la raison déterminante de la prise de
possession par la France. Elle ne se fit pas sans quelques actions
militaires. Si le consul Moerenhout groupe autour de lui les partisans de
la France, un parti tahitien, hostile à
l'occupation, s'organise dans les
districts. C'est la guerre. Elle se terminera en janvier 1844 par le fameux
combat de la Fautaua. Bruat comprend que, s'il veut s'implanter, il faut
comment
opération jugée
sans
s'attacher les chefs et notables et chercher à en faire des collaborateurs.
L'Assemblée Tahitienne des Tohohitu, nommée conjointement par le
gouverneur et
Le
de
la reine, reprend
séances. C'est cette assemblée qui
qui concerne les problèmes de terres.
code tahitien est révisé. La vie
économique reprend peu à peu. A la fin
1847, on a donné 180 licences à des commerçants qui ont pris une
décide
particulièrement
ses
en tout ce
Société des
Études
Océaniennes
947
patente. Le recensement de 1847 donne un total d'environ 30.000
habitants pour l'ensemble du Groupe. Papeete compte plus de 1.000
habitants. Les ingénieurs des Travaux Publics y mettent l'eau ; elle prend
forme d'une
petite cité commerciale.
de Saint Joseph de Cluny avaient été appelées en 1844
comme infirmières. La guerre terminée, elles se transforment en
éducatrices et on les charge de former l'élite de la jeunesse féminine locale,
tant à Papeete qu'aux Marquises. Les frères de Ploermel suivront pour les
garçons, quinze ans plus tard, et ouvrent un collège qui existe encore. Les
Pères de Picpus créent cinq écoles dans les districts. Le premier
catéchisme tahitien voit le jour en 1861. Cinq ans plus tard, le pasteur
Charles Vienot ouvre un pensionnat à Papeete. Ainsi, Protestants et
Catholiques poursuivirent-ils l'œuvre éducatrice de la Société Mission¬
Les
sœurs
naire de Londres.
Entre 1845 et 1880, on
importe à Tahiti farine, haricots, biscuits,
étoffes, parfums. On exporte du coton qui verra un boom spectaculaire
pendant la guerre de Sécession, pour retomber ensuite à zéro. Vingt ans,
de 1850 à 1870, le commerce des oranges est florissant : plusieurs millions
d'oranges seront alors exportées annuellement. Le trafic cessera lorsque
la Californie se mettra à planter des agrumes. La vanille, introduite à
Tahiti en 1848, connaîtra une importante production jusqu'en 1880. La
permission d'utiliser un ersatz en pâtisserie brisera complètement la
carrière commerciale de cette orchidée. La nacre et les perles trouveront
un marché irrégulier, sensible aux hauts et aux bas de l'économie
mondiale. C'est une des seules richesses des Tuamotu ; mais la pêche
devra être régularisée pour éviter l'épuisement des lagons. Tous ces
commerces, d'abord entre les mains de John Brander, de William Hort,
de John Hart et consorts, passent dans la suite des temps sous la direction
de la "Société Commerciale de l'Océanie" ou de la "Deutsche Handels
Gesellschaft".
Les
planteurs.
Les gouverneurs se suivent qui, tous, apportent un plan pour assurer
développement des cultures dans l'île. Mais le tahitien n'est guère
intéressé, car il lui faut attendre pour recevoir le fruit de ses efforts et les
prix sont incertains et variables. Il y a un problème du "bétail itinérant".
L'Assemblée de 1866 déclare qu'on peut abolir cette prérogative. Il en
résulte aussitôt une crise sur la viande. Reste pendante l'enregistrement
des terres. Pour permettre des transactions (héritage, vente, donation,
transfert), il faut une base incontestable. Un seul registre de district porte
400 noms pour 778 parcelles ! D'où la nécessité d'un cadastre. La
plantation d'Atimaono était censée représenter 6.800 hectares. Mesurée
par des géomètres, elle n'en représente plus que 3.800 ! Il en va de même
dans les archipels. On a introduits, pour cultiver Atimaono, 93 chinois et
de nombreux autres travailleurs d'archipels du Pacifique. Un certain
le
ces chinois ne repartent pas et deviennent marchands
ambulants ou s'établissent autour du port. Le recensement de 1877 pour
Tahiti et Moorea donne 196 planteurs. Certains sont riches. A sa mort,
nombre de
Société des
Études
Océaniennes
948
Brander
maison de commerce estimée à six millions de
plaignent de payer, en moyenne, 270 F. de taxe par an,
alors que les Tahitiens ne doivent rien à l'État. Les gouverneurs ont du
mal à trouver un impôt qui soit accepté par tous. On Finit par accepter un
droit d'entrée de 12 %, avec une surimposition pour les objets de luxe.
possède
francs. Mais ils
une
se
L'annexion de Tahiti à la France
L'administration
est
centrée
sur
la Reine et les Tohohitu. Pomare
liste civile. Elle reçoit de nombreux "cadeaux" au cours de
dans les districts. On commence la construction d'un "Palais"
qui lui est destiné. Mais elle se plaint qu'on ne la consulte pas pour la
nomination des chefs et que le gouvernement se sert de l'Assemblé
Tahitienne pour contrecarrer ses décisions. Assemblée qu'on réunit du
reste de moins en moins et qu'on ne consulte plus après 1866. En 1865, en
effet, le gouverneur a déclaré Tahiti sous le régime français. Le code
Napoléon est inconnu en toutes choses, sauf pour les questions
concernant le droit de propriété. Le Messager de Tahiti de l'époque est
plein de "revendications" concernant ces affaires.
Pomare meurt le 17 septembre 1877. Avant son décès, en 1875, elle a
fait épouser son quatrième fils, Ariiaue (1839), à Joanna Marau qui
deviendra la reine Marau. Et elle a signé une proclamation "donnant
Tahiti et ses dépendances à la France", à condition que les tahitiens
reçoivent toutes assurances concernant leurs biens et leur liberté. C'est le
Gouverneur Chené qui, le 22 juin 1880, acceptera formellement ce
transfert de souveraineté au nom de la reine, avec la totale approbation de
la Mission protestante et du Consul anglais Miller. Le parlement français
ratifiera cette donation en janvier de l'année suivante. Le roi Pomare
recevait une pension de 60.000 F.
possède
ses
une
voyages
Une
politique d'assimilation.
Tahiti n'envoie pas de représentants au Parlement français. On se
contente de leur accorder, en 1866, une voix au Conseil
Supérieur des
Colonies, organisme parisien qui a seulement une influence consultative,
pour les questions budgétaires et les autres problèmes administratifs. Le
personnel de cette administration sera, au début, formé de militaires ou
de civils, mais peu à peu, à la fin du siècle, arriveront des cadres
professionnels formés par l'École Coloniale, récemment fondée à Paris.
Un Directeur de l'Intérieur remplace à Papeete l'ancien Ordon¬
nateur. Celui-ci, trop coûteux, se voit préférer un secrétariat général
composé de commis dont la technicité empêche qu'ils soient recrutés
localement. Cinq officiels : le directeur de l'Intérieur, un procureur
général, un commandant de la marine, un médecin-chef et un trésorier
payeur général. Ces cinq personnages, assistés de deux civils, forment le
Conseil Privé que le gouverneur est tenu de consulter.
L'Assemblée proprement politique, c'est le Conseil Général qui se
compose de 18 membres élus. Le gouverneur doit accepter leurs
propositions dans des cas précisés, mais il est sans efficacité pour les
questions financières. Dans les années 80 du siècle dernier, deux partis :
Société des
Études
Océaniennes
949
les
"Républicains" qui sont catholiques, représentent les commerçants à
Tahiti et publient le Messager de Tahiti ; et les "Protestants" qui sont élus
par les gens des districts et dont l'Océanie Française soutient la politique.
Le Conseil Général est supprimé en 1903 par le Gr Petit qui reconstitue
un Conseil d'Administration.
En
1890,
un
modeste et il
ne
conseil municipal est instauré. Son budget est plus que
peut efficacement s'occuper des routes, du port, des
écoles. On songe, à cette époque, à transformer les conseils des districts en
conseils municipaux selon la législation française. L'opération ne peut
être effectuée : les membres de ces districts ne sachant pas le français ne
peuvent appliquer la loi française. En 1887, on fait élire des commissions
municipales. Elles se composent d'un président, assisté de trois conseillers
ayant droit de vote et de cinq membres purement consultatifs.
Le
problème foncier
Un des buts de l'administration, dans les années 80, c'est de faire
immatriculer les terres, aussi bien à Tahiti que dans les reste du Territoire.
La chose n'est pas
les propriétés communales et les droits
toujours clairement établis eu égard au
Code Civil français. Un plan est proposé en 1887 qui avait été préparé par
personnels
aisée
:
ne sont souvent pas
le Conseil Colonial et l'administration avant d'être rendu effectif la même
année par un
décret. On y déclarait qu'il importait de continuer
l'enregistrement des terres et de reconnaître les terrains non revendiqués
comme faisant partie du domaine communal. Les particuliers avaient un
an pour faire inscrire leurs terrains, délai qui fut prorogé jusqu'à la fin du
siècle pour les habitants des archipels lointains. Le bureau des terres
avait, en effet, vu rappliquer 12.500 réclamations. En 1913, on en
comptait 21.386 ! Les colonnes du Journal Officiel en débordaient. La
situation est d'ailleurs différente dans les diverses îles du Territoire. Se
pose,
à
ce propos,
le problème des lagons des Tuamotu. Les réclamations
des Pomare viennent encore compliquer les affaires. L'administration,
bonne mère, juge qu'il n'y a pas d'urgence, et que la survivance
d'anciennes coutumes
ne présente pas de grands inconvénients et
le progrès.
Un des caractères spécifiques du commerce de Tahiti, à cette époque,
c'est qu'il est, pour un quart seulement, entre les mains de firmes
françaises ; anglais, allemands ou américains tiennent le reste du marché.
Les phosphates de Makatea sont un bon exemple de cet état de choses. La
Société est financée par des capitaux anglais, le phosphate est extrait par
une compagnie française, exporté par des navires anglais ou allemands et
vendu aux États-Unis, en Europe, en Australie ou en Nouvelle-Zélande.
Un consul disait que le commerce de la nacre, tel qu'il était pratiqué à
Tahiti, était un "mélange de hasard et de malhonnêteté". Les plongeurs
étaient payés assez cher : 25 F pâr jour ; mais on ne savait jamais très bien
ce qu'il allaient rapporter et on s'arrangeait de leur reprendre leur salaire
par des ventes de marchandises à des prix élevés.
On produisait, en 1910, 250 tonnes de vanille. Le marché était entre
n'empêche
pas
Société des
Études Océaniennes
950
les mains des
chinois, qui, en faisant des avances aux indigènes et en les
forçant à s'approvisionner dans leurs magasins, les tenaient sous leur
dépendance.
Société commerciale de l'Océanie.
C'est une entreprise allemande qui commence ses activités en
Océanie en 1876, en prenant la direction de la firme Wilkens and Cie, à
Papeete. Adrien Suffert, Herman Meuel
et le consul allemand Gustave
Godeffroy en sont les directeurs. Coprah, nacre, coton, vanille, la moitié
des import-export de la Colonie passent par ses
mains. En 1900, son
budget s'élève à deux millions de francs, somme à peu près égale à celle du
budget de la Colonie. En 1914, ses avoirs sont estimés à quatre millions de
francs.
A l'échelle du Pacifique, ce n'est pas une
entreprise gigantesque. Elle
travaille en liaison avec les autres entreprises allemandes de l'Océanie
Deutsche Handels and Plantagen
Gesellschaft. Elle absorbe, en 1876, la
maison Wilkens and Cie et deviendra,
plus tard, une filiale de la firme
Scharf and Kayser de Hambourg.
connait des
Elle
hauts (achats de
terrains) et des bas (cyclones destructeurs). Ses biens seront confisqués
par l'État, en 1914, comme propriétés allemandes.
Société française des phosphates d'Océanie.
Makatea est un îlot situé à 135 mètres au nord de Tahiti. Il est habité
par 250 habitants. Personne, dans les années 1890, ne semble se douter de
l'existence de ce dépôt. Le géologue Agassiz, qui avait circulé dans ce
secteur du
Pacifique en 1899 et visité Makatea, ne mentionne
phosphates et l'administration ignore cette richesse minière.
pas
les
C'est
vent
en 1906
que les commerçants de Tahiti commencent à avoir
de l'affaire. Au début de 1907, une Société
française des îles du
Pacifique est fondée. Deux notables de Papeete, Albert Goupil et Étienne
Touze, accompagnés d'un géologue, visitent l'île en juillet 1907. La
Société française des îles du Pacifique est enregistrée à
Papeete et Touze
commence à rassembler des
pouvoirs de la part des propriétaires qui
recevront des royalties sur les extractions de minerai. Touze
quittera alors
son poste de fonctionnaire à
Papeete et restera attaché à cette entreprise
qui deviendra, le 15 octobre 1908, la Société française des phosphates
d'Océanie. Des concurrents allemands abandonnent leurs
prétentions sur
l'affaire.
En août
1909,
décembre 1910, un
on commence
les travaux d'installation dans l'île. En
signé qui assure à la Société
française des phosphates d'Océanie des droits réguliers. Les mécontents et
les frustrés vont en justice et
perdent leurs procès. En janvier 1911, les
premiers blocs sont extraits. Ce ne sera qu'en 1918 que l'État commencera
à percevoir les droits
d'exportation que lui verse la Société. On fait venir
comme travailleurs des
tahitiens, des gens des Tuamotu, main-d'œuvre
trop instable qu'on remplacera, en 1920, par des Japonnais.
nouveau
contrat est
Société des
Études
Océaniennes
951
Comme
on
le
fait revivre,
que
voit,
deux siècles de l'histoire de Tahiti
enseignement et notre satisfaction, M. le
ce sont presque
pour notre
Professeur Colin
Qu'il
en
Newbury.
soit remercié au
nom
de
ses
amis de Tahiti.
Patrick O'Reilly
Tuberculose
en
7e décennie
-
Polynésie française. Tendances et enseignements de la
Docteur Philippe LEPROUX - Responsable du Centre
de Lutte contre la Tuberculose de 1968 à 1980*.
l'auteur s'en défende dans son introduction, ces 65 pages
entrecoupé des cartes, graphiques et
diagrammes nécessaires à son illustration, constituent une véritable
monographie sur la lutte antituberculeuse à Tahiti de la fin des années 60
jusqu'à ces derniers mois. Philippe LEPROUX à qui l'Institut Malardé
vient de confier la création et l'animation d'une Unité d'épidémiologie, est
spécialiste des hôpitaux, mais il a délibérément placé son analyse sous
l'éclairage communautaire dont il possède une longue expérience et
Bien que
d'un texte dense largement
introduit ainsi son propos :
"Sans doute reviendra-t-il
toujours aux thérapeutes d'apprécier au
du colloque singulier, la particularité d'un processus
pathogène, son expression unique à travers l'individu malade et la
nature de la "différence". Mais il appartient de plus en plus à certains
autres
les mal-aimés de la calculette - de déterminer les points
communs des manifestations morbides, leur hiérarchie et leur
interaction dans l'ensemble du groupe, somme toute les règles du
déséquilibre entre l'espèce et son environnement".
moyen
-
première partie intitulée "les tenants", dresse le cadre de l'action,
plans géographique, démographique, socio-économique et sanitaire
considérés sous un angle dynamique. Un certain nombre de contrastes et
de paradoxes vont définir la singularité du territoire : petit nombre global
d'habitants mais grande dispersion, concentration des populations mais
multiplicité des communautés, modestie de l'éducation de base mais
richesse des moyens généraux de santé, complexité sans cesse croissante
des personnels mais existence et sauvegarde d'une politique d'intervention
La
aux
sanitaire
commune.
La deuxième partie du document permet de mieux comprendre
pourquoi la tuberculose est considérée comme une maladie "modèle" par
l'épidémiologie et la lutte antituberculeuse unfe action exemplaire de
Santé Publique. Après présentation de l'outil de lutte et des attributions
(*) Document ronéoté Mai 1981
B.P. 30
-
-
Institut de Recherches Médicales "Louis Malardé"
Papeete Tahiti.
Société des
Études
Océaniennes
952
respectives du Service de Santé Publique et de l'Institut Malardé, les 3
grands aspects du dépistage, du traitement et de la prévention sont passés
en revue. Pour chacun, l'auteur indique le parti qu'il a tiré de l'expérience
internationale pour une application polynésienne et les remodelages déjà
intervenus ou envisagés selon les résultats des évaluations périodiques
dans un souci permanent de bonne adéquation et d'économie donc d'un
rapport qualité/prix optimisé. Un 4eme aspect de l'action n'a pas échappé
Docteur LEPROUX : nécessité de la communication et de la
circulation de l'information tant en aval qu'en amont dans les milieux
médicaux ou profanes. Les références citées en annexe et ce document
au
même sont
un
témoignage éloquent des convictions de l'auteur à
cet
égard...
La troisième
partie présente les principales données sur la
Polynésie française pour l'année 1980 et les mouvements
qui ont précédé. 3 taux résument une remarquable amélioration de la
situation au cours de la dernière décennie avec pour incidence globale
(nouveaux cas et rechutes) pour 1000 habitants : 1,90 en 1970, 1,10 en
1975, 0,57 en 1980. Un regard rapproché sur les courbes met en évidence
chez les moins de 15 ans des taux 3 ou 4 fois inférieurs à ceux enregistrés
chez les plus de 15 ans, mais à l'inverse des adultes toujours en progrès,
une stagnation des scores.
tuberculose
en
En
conclusion, si l'auteur se félicite du redéploiement judicieux
possible de certains personnels, il met fermement en garde
contre des remaniements radicaux des structures de lutte
performantes
que pourraient suggérer ces résultats tant il est vrai que demeure un
immense réservoir de bacilles en sommeil chez les personnes naturelle¬
ment infectées avant la pratique généralisée du BCG et
toujours
susceptibles de déstabilisation. La vigilance basée sur une évaluation
permanente reste donc de mise.
désormais
Sachant que ce document a reçu un très chaleureux accueil des
autorités nationales et internationales et doit faire l'objet de publications
dans la presse spécialisée ainsi que d'une communication au XXVe
Congrès Mondial de la Tuberculose à Buenos-Aires en Avril 1982, on se
réjouit vivement des heureux résultats qu'il véhicule et d'une contribution
du Territoire à la réflexion sanitaire et
épidémiologique internationale
dont l'auteur et ses collaborateurs peuvent
s'enorgueillir.
P.M.
Société des
Études
Océaniennes
"
'
.
'
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Le Bulletin
Le Bureau de la Société accepte
l'impression de tous les articles
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Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 216