B98735210105_215.pdf
- Texte
-
BULLETIN
DE M
SOCIETE
DES ETUDES
OCEKNIENNES
N° 215
TOME XVIII
—
Société des
N° 4 / Juin 1981
Études
Océaniennes
Société des Études Océaniennes
Fondée
Rue
Lagarde
-
en
1917.
Papeete, Tahiti.
Polynésie Française.
B.P. 110
-
Tél. 2 00 64.
Banque Indosuez 21-120-22 T
—
C.C.P. 34-85 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Paul MOORTGAT
Président
Me Eric
Vice-Président
LEQUERRE
Mlle Jeanine LAGUESSE
Secrétaire
M.
Trésorier
Raymond PIETRI
assesseurs
M. Yvonnic ALLAIN
Me Rudi BAMBRIDGE
Mme Flora DEVATINE
M. Roland SUE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
M. Yves MALARDE
M. Raoul TEISSIER
Société des
Études
Océaniennes
BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES OCÉANIENNES
(Polynésie Orientale)
TOME XVIII
—
N° 4 / Juin 1981
SOMMAIRE
-
-
FERNAND PONCELET
Octave Morillot, peintre de l'Océanie Française
837
ÉRIC CONTE
Observation
sur la fabrication
actuelle des Penu à Tahiti
-
C. LANGEVIN-DUVAL
Premiers changements apportés
par
-
857
les "découvreurs" à Tahiti
873
COMPTE RENDU
-
-
Voyages to paradise
883
Lettres de Tahiti
883
(Tati Salmon et Henry Adams)
Traduction et notes de Pierre Lagayette
Société des
Études
Océaniennes
837
Octave
Morillot,
peintre
de
rOcéanie
Française.
Le 27 Avril 1931, mourait à
Raiatea, une des îles Sous le
Vent, Octave Morillot, peintre de l'Océanie Française.
Trente années ont passé depuis cette disparition. Et il semble
qu'il soit maintenant possible de rendre justice à cet artiste, en
évoquant sa vie et son œuvre, inséparables l'une de l'autre.
L'espèce d'envoûtement causé par les îles polynésiennes a
souvent au cours du siècle dernier, manifesté sa puissance. Le
cas Morillot est un des exemples les plus complets et les
plus
caractéristiques de cette emprise totale, exclusive, passionnée et
irrésistible. Jeune officier de marine, faisant campagne en
Océanie sur l'aviso Durance, Morillot renonce soudain à sa
vocation, brise sa carrière et, presque renié par sa famille,
retourne dans les îles avec l'intention d'y consacrer sa vie à fixer
le souvenir pictural d'une race qui l'avait séduit et d'une
civilisation dont la disparition lui semblait irrémédiable. Et il
meurt à la tâche qu'il s'était assigné, âgé seulement de 52 ans.
Pour ma part, terrien intégral, je fus séduit dès l'âge de
15 ans par les romans de Loti et invinciblement attiré par les
choses de la mer et de l'outre-mer ! A 18 ans, en 1922, dans le
festival d'exotisme que fut l'exposition coloniale de Marseille je
découvris Morillot représenté dans le Palais des Colonies
Autonomes, par un groupe de tableaux qui portaient des titres
évocateurs : Nocture, Fin d'un jour, Tiare, Cueillette d'oranges,
Pêcheur au harpon. Leur vision me marqua profondément.
Société des
Études
Océaniennes
838
Société des
Études
Océaniennes
839
Ces sensations d'émerveillement se renouvelèrent en 1925
Arts Décoratifs que je pus visiter in extremis, alors que je
venais d'être libéré du service militaire effectué comme matelot à
bord d'un cuirassé de l'escadre de la Méditerranée ; et trois ans
aux
plus tard, lors de l'exposition Morillot organisée à la Galerie
Charles Auguste Girard. Un bienheureux hasard voulut en effet
qu'entre deux embarquements transatlantiques sur la ligne des
Antilles et de Panama, je puisse visiter les toiles exposées. Au
dehors, sévissait le maussade hiver parisien, mais des heures
durant, je contemplais les Morillot pour m'imprégner de leur
lumière, dans laquelle je retrouvais, combien amplifiées et
idéalisées !
mes propres sensations des tropiques. Il m'en est
resté le souvenir impérissable d'un merveilleux éblouissement et
d'une admiration sans bornes pour le créateur de telles œuvres.
Ma prédilection allait plus particulièrement aux toiles figurant
des scènes noctures, imprégnées et baignées de clairs obscurs
bleutés, ou bien givrées de clairs de lune. Il y avait également des
pêches aux flambeaux aux éclats scintillant qui réfléchis dans
l'élément liquide, m'apparurent d'une intensité prodigieuse.
J'étais totalement pris, subjugué par Morillot. J'aurais aimé
pouvoir lui exprimer mon admiration et ma reconnaissance de
me procurer de telles sensations de plénitude... Si bien que je me
fis à moi-même la promesse d'aller là-bas, en Océanie, d'y
rencontrer Morillot, de gagner son amitié et de rapporter de mon
voyage quelques-unes de ses peintures, car les prix demandés
alors, n'étaient guère accessible à mes plus que modestes
possibilités financières. En fait, d'impérieuses obligations
familiales, me firent renoncer, en 1929, à la vie maritime. Et c'est
en me promenant avec mes rêves Océaniens dans l'exposition
coloniale de Vincennes en 1931, qu'un vaste crêpe accroché à une
toile de Morillot : La case de Rarahu, m'apprit la mort de l'artiste^
que me confirmait bientôt un article signé du docteur Sasportas,
-
dans le numéro d'août du Monde Colonial Illustré.
Le regret d'être obligé de renoncer à l'espoir de rencontrer
quelque jour Morillot vivant, fit
germer en
moi la résolution de
rassembler autour de son souvenir tout ce que je pourrais
découvrir le concernant. C'est le fruit de ces patientes et
persévérantes recherches, s'échelonnant sur une vingtaine
d'années, que je livre en ces quelques pages : catalogues,
préfaces, articles de critiques coupures de journaux ou de
magazines d'art, j'ai fait effort pour recueillir les moindres traces
imprimées concernant mon héros. J'ai recherché également ce
que les archives de la Marine, celles des Beaux Arts ou de
galeries de peinture, les correspondances privées, pouvaient
contenir. Il
me
fut ainsi donné d'entrer
en
relations
avec
des
qui, comme l'académicien Claude Farrère, l'écrivain
Jean Dorsenne, la grande voyageuse que fut Mme Claude Rivière,
avaient bien connu Morillot en France, ou avaient vécu à ses
personnes
côtés
en
Océanie.
Société des
Études
Océaniennes
Société des
Études
Océaniennes
841
Naturellement je fus le visiteur impénitent de toutes les
expositions qui, ici ou là, à Paris, présentèrent des Morillot, la
plus importante étant sans contredit, la restrospective de son
œuvre, présentée en 1936. Mais plus encore j'eus la chance
exceptionnelle, grâce à l'amitié de Roland Morillot le fils du
peintre, planteur à Raiatea, d'être reçu au chateau de Corbiac,
résidence périgourdine de Madame de Corbiac, sœur de l'artiste,
une soixantaine de toiles de son frère. Je pus
là mieux saisir l'évolution de Morillot, depuis les premiers essais
où sont conservées
qui témoignaient par leur simplification d'une influence visible
jusqu'aux œuvres des dernières années aux formes
en passant par une période intermédiaire, à mon
sens, celle de la perfection et du plein épanouissement du talent
de Gauguin,
outrancières
de Morillot.
Faut-il avouer
qu'au cours de ces quêtes sur les pistes de
Morillot, et non sans difficultés, je pus parvenir à devenir le
propriétaire de quatre toiles de formats et de sujets variés, et que
j'ai trouvé dans leur vision quotidienne des satisfactions qui
m'ont récompensé des démarches faites pour retrouver les traces
de ce talent méconnu, et incompris que demeure Morillot.
"Vous avez raison au sujet de la gloire, m'écrivait
Jean Dorsenne. Elle consiste moins à voir un nom galvaudé dans
tous les journaux, comme celui d'un boxeur ou d'un coureur
cycliste, qu'à sentir qu'une élite est fervente de votre œuvre". ...
Puissent ces quelques pages accroître cette ferveur en faveur de
Morillot ; et le faire mieux connaître et apprécier de quelques
amis des arts et de Polynésie.
Voyage
en
A
Océanie et origine de la Vocation
quoi tiennent les destinées ?
"Ce fut le hasard des listes d'embarquement, écrira Morillot,
qui voulut qu'en 1902 je sois un des quatre élus destinés à
renouveler l'état-major de l'aviso Durance qui errait dans les
parages
bénis des archipels français du Pacifique".
La Durance était un vieux bâtiment. On l'avait choisi pour
montrer le pavillon. Les escales étaient nombreuses et de
longueur variable. Et ce rythme assez lent, dépourvu de la
rigueur militaire, était bien fait pour plaire à Morillot dont la
vocation d'officier n'était pas très ferme. L'état-major lui offrait
le campagnonnage de Jean Cochin, fils de l'académicien, et du
futur auteur des Immémoriaux et de Stèles, Victor Segalen,
médecin du bord. Le commandant de la Durance trouvait
Morillot assez nonchalent mais notait, dès cette époque, qu'il
avait un bon coup de crayon.
La vie à bord ne manquait pas de fantaisie. La Durance
remplissait des missions variées. Elle promène les gouverneurs,
va soigner et recenser les gens des Tuamotu après le cyclone,
Société des
Études
Océaniennes
842
à Wallis. Et puis il y a les imprévus.
imprévus fut justement une mission aux
îles Marquises, en 1903, pour en rapporter les toiles de Gauguin
qui vient de mourir. Morillot a d'ailleurs raconté l'événement : "le
séjourne à Nouméa,
Un de
ces
va
voyages
branlebas venait d'être sonné
sur
la Durance, tenue
sur ses
quai de Papeete. J'étais de garde, moi aussi,
monté sur la dunette pour voir le défilé matinal des vahinés qui,
tous les jours, sous les flamboyants, allaient à leurs acquisitions
vivrières. Dans la passe, une goélette rentrait lentement qui
apportait à Tahiti la nouvelle de la mort de Gauguin, là-bas aux
Marquises. J'ignorais alors l'existence de Gauguin. Notre aviso
vétusté devait, le soir même, appareiller pour visiter les Tuamotu
ou Iles Basses. L'arrivée de la goélette fut cause que nous fûmes
d'office expédiés aux Marquises, pour y recueillir la succession
du malheureux peintre qui venait d'y mourir.
"L'Administration se démena, conféra puis décida que tout
serait liquidé à Papeete même. On installa notre récolte dans un
bâtiment administratif, sous forme d'exposition avant vente. Les
gens d'esprit du lieu venaient voir et "se gondolaient", surtout
devant les dessins dont beaucoup, il faut l'avouer, étaient
quelque peu obscènes. C'est donc là qu'eut lieu mon premier
contact avec Gauguin. Je vins et revins tous les jours regarder et
étudier les œuvres, bien rares hélas ! qu'il avait abandonnées en
mourant. J'avoue que d'abord, elles ne me plurent pas du tout".
Et pourtant, une vocation de peintre commençait de naître
en Morillot. Son regard ne se lassait pas de contempler les îles,
éclatantes de lumières, de couleurs, de végétation exubérante qui
cachait, dans le mystère de ses lianes enchevêtrées, "cette
étrange et passionnante race, fille de ces terres uniques et unique
quatre
comme
amarres au
elles".
ses quarts nocturnes, Morillot sentait l'appel
contrées miraculeusement intactes, conservant
leur beauté naturelle et primitive. Et il était pris par "les
splendides nuits du Pacifique avec leurs innombrables étoiles,
plus scintillantes que celles des autres cieux, la Croix du Sud,
auguste et magnifique qui toujours veille sur cette immensité
océane et le grand souffle généreux des brises du Sud".
Et il ajoutait : "Tout cela laisse un étrange et si profond
souvenir, que le seul mot de "Croix du Sud" prononcé sous
d'autres latitudes m'a toujours, en toutes circonstances laissé
muet, la pensée envolée et soudain douloureuse de nostalgie".
Des relations de plus en plus intimes avec Victor Segalen, lui
aussi passionné pour l'Océanie, faisait grandir cette vocation de
peintre qui attirait peu à peu Morillot : "Nos deux enthousiasmes
s'attirèrent, écrivit plus tard Morillot. Il partageait mes idées et
croyait comme moi qu'il ne fallait pas laisser s'évanouir tant
d'harmonie sans essayer au moins d'empêcher le terrible oubli de
faire son œuvre. En mer, pendant mes merveilleux quarts de
Au
cours
pathétique de
de
ces
Société des
Études
Océaniennes
843
minuit à 4 heures il montait près de moi sur la passerelle et
bercés au travers de l'immensité bleue et or du Pacifique, nous
tâchions de mettre sur pied des projets, bien timides d'abord, qui
prirent
corps
ensuite".
On devine l'ardeur des conversations entre
ces
deux hommes
jeunes, sensibles, bien doués, encore à la recherche de leurs
moyens d'expression, et se stimulant l'un l'autre. Il y avait en
Segalen un poète, un musicien, un chercheur, un homme de
lettres, et tous ces dons se disputaient en lui la prééminence. Les
deux amis cherchaient à découvrir, par delà leurs fonctions
présentes, leur vocation profonde, le vrai but de leur vie.
Et voilà les premières ébauches, les premiers pas de
Morillot :
"C'est alors que, poussé par Segalen, soutenu par ses encourage¬
ments, je commençais de fixer bien maladroitement hélas !
quelques-unes de
insuffisance de
mes
mes
visions. Et je maudissais la cruelle
faibles moyens quand je comparais mes
beau rêve de mes observations. Segalen
je me décourage, et lui-même restait des
journées et des nuits enfermé et travaillant à je ne savais quoi.
Un jour il me fit lire son premier chapitre des Immémoriaux. Il
avait donc déjà, lui, commencé à produire. Son œuvre
s'ébauchait, moi je restais en arrière faute de moyens".
Segalen dut achever de rédiger le début des Immémoriaux
vers 1904. C'est donc vers cette date que l'on doit placer la
résolution prise par Morillot de se fixer en Océanie. C'est alors
que naquit en lui "cette volonté têtue d'arriver par le pinceau à
dire ce qu'il avait à dire". Et il écrit : "J'apprendrai à tout prix,
quelles que soient les difficultés, et je me jurai alors de réaliser
mon but. Quelle que soit la durée des efforts ingrats j'étais décidé
à aller plus outre. Segalen me montrant la voie, il ne serait pas
dit que je renâclerais. Dès ce jour, virtuellement, ma décision
était prise".
Voilà du moins l'explication qu'en 1928, dans un article
destiné au public, Morillot donnait de sa résolution de se fixer en
Océanie. Faut-il voir là une confession sincère, ou bien, vingt
cinq ans après, Morillot colore-t-il l'événement d'une touche de
romanesque et tente-t-il d'apporter une noble motivation à un
simple dégoût du métier, à une quelconque tocade, à un attache¬
ment sentimental, ou au très naturel désir de finir ses jours dans
ces îles paradisiaques, pièges de bien d'autres marins ? Sa
correspondance seule, ou le journal qu'il tient parfois, pourraient
nous éclairer sur ce point. A défaut d'autres sources d'infor¬
mation, croyons-le donc.
Rentrant en France à bord de la Durance, "pauvre loque
semblable au Bateau Ivre de Rimbaud", Morillot sent se fortifier
pauvres
résultats
au
n'admettait pas que
sa
décision.
Société des
Études
Océaniennes
844
"Peu à peu, ma vie commençait à avoir une raison d'être, un but
lointain se précisait et se dessinait avec le temps. Je venais de
faire la connaissance d'un pays et d'une race parfaitement
inséparables l'un de l'autre, et il était tellement visible que cette
entité passionnante s'avançait rapidement vers le gouffre qui
devait en abolir jusqu'au souvenir, qu'un ardent désir était né en
moi et s'était précisé, hantant, de sauver tout au moins de l'oubli,
ce monde que je ne pouvais sauver en entier à moi seul, chétif'.
Dès son arrivée en France, fin 1904, Morillot ajouta aux
permissions dont il était bénéficiaire, "un an de congé sans solde
pour retourner en Océanie". La lettre qu'il adressa au Ministre
expose son "besoin de retourner à Tahiti pour y jeter les bases
d'une entreprise coloniale à laquelle sa famille est intéressée
avec lui". Ce congé lui est accordé. Il est libre, jusqu'au 20 février
1906, date à laquelle il devra se présenter à Brest.
Avec ces délais devant lui, il part aussitôt pour passer, en 1905,
sa première année océanienne. Très vite, le charme envoûtant
des îles et leur climat exaltant lui font oublier la France. Au bout
de six mois, il écrit à nouveau au Ministre pour lui demander une
autre année de permission. Lenteur des communications,
intervention familiale auprès de la Marine pour le forcer à
reprendre du service, lettres perdues, Morillot se voit refuser une
prolongation sur laquelle il comptait et finit par se trouver en
situation irrégulière, à Tahaa aux Iles Sous le Vent où il s'est
installé. Le Ministre prend mal la chose et, par câble, pose
l'alternative : retour immédiat ou démission. Le stationnaire qui
avait remplacé la Durance, est dérouté pour aller porter
l'ultimatum à Morillot qui opte pour la démission.
Installation et premiers
dessins
Il fallait que
solide pour qu'il
la vocation océanienne de Morillot fût vraiment
ait ainsi renoncé à sa carrière, car il n'ignorait
pas qu'une telle décision allait le couper de toutes ses attaches
antérieures, et en premier lieu de sa propre famille. En effet, son
père ne lui pardonnera jamais son comportement, considéré par
lui comme une sorte de déshonneur pour lui et les siens, et il lui
coupa tout subside. Pour le comte Morillot, son fils Octave s'était
mis en marge de sa famille, et il ne voulut plus le connaître :
c'était l'enfant prodigue qui s'était lui-même exclu de la
communauté familiale.
Morillot ne devra donc compter que sur lui seul pour
s'installer à Tahaa, "île préférée entre toutes, par comparaison,
pendant
sans
mer
et
nos
croisières
sur
la Durance, île bénie où j'étais seul,
européens gêneurs, entouré d'indigènes, en pleine forêt de la
aux crêtes, seul avec mes livres, mes pinceaux et mes chiens
une
compagne aux
longs cheveux".
Société des
Études Océaniennes
845
Tahaa, île jumelle de Raiatea, enclose dans le même récif de
corail, n'en est séparée que par un lagon intérieur large de
quelques kilomètres. On accède à Raiatea par Uturoa, capitale
des Iles Sous le Vent et siège de l'administration. Mais Tahaa est
déjà plus isolée. Morillot s'y fixa dans le cadre polynésien
typique, au bord du lagon, dans une petite case que nous
devinons avec un toit de pandanus et des murs de bambou,
entourée de quelques cocotiers, et d'un maiore. Il s'y organisa une
vie fort simple, soucieux avant tout de s'intégrer à la vie
océanienne. "J'ai vécu, écrit-il, comme un indigène au milieu de
ses frères, et si mon corps ressemble encore à ce qu'il fut, quelque
chose en moi s'est fondu, un peu de mon subconscient s'est mêlé à
l'âme indigène. Je l'ai d'ailleurs tant voulu qu'il ne peut en être
autrement". En fait, nous ignorons les conditions matérielles de
cette transformation
"subconsciente". Morillot vécut-il réelle¬
ment "à
l'indigène", d'un
chercher
sa
allant pêcher son dîner et
? La chose paraît
assez peu probable. Son éducation, sa vie aisée d'officier de
Marine, ne l'avaient guère préparé à devenir, d'un jour à l'autre,
un vrai polynésien. On ignore quels furent ses moyens financiers
d'existence alors que sa famille lui avait "totalement coupé les
vivres". Aurait-il acheté, dès son arrivée, quelque terre sur
laquelle il aurait vécu ? La comtesse Morillot aurait-elle continué,
de loin, en cachette à aider son fils ? Quoi qu'il en soit, la vie a dû
être dure pendant ces premières années passées à Tahaa. Plus
tard, il écrira : "Ma première vahine, Terai, a été magnifique tant
que nous n'avons pas eu d'argent, ...courageuse, ...dure au
travail..." Cette simple phrase laisse supposer une existence
quotidienne difficile et laborieuse.
Mais si quelques points restent obscurs, nous savons en tout
cas comment le marin qui s'est découvert une vocation de peintre
exécute ses premières gammes picturales et accède à son art. Il y
avait une sorte de gageure à vouloir partir ainsi de zéro, et à
prétendre atteindre, dans la solitude, sans le secours d'aucun
guide, loin des musées et des galeries de peinture, hors de la
vision directe d'aucune œuvre d'art, à une traduction graphique
et colorée de la nature polynésienne.
Les autodidactes de la peinture sont rares. L'atmosphère
d'un atelier, les leçons d'une école semblent les lieux naturels
d'une éducation de l'œil et de la main. Aussi bien doué soit-il, un
artiste ne peut tout trouver de lui-même. Il a besoin de s'inscrire
dans une tradition, d'apprendre les rudiments de son métier, d'en
connaître les techniques et les procédés, d'en découvrir les
finesses et d'accéder par là, s'il en est capable, à une facture
personnelle. Morillot en était resté aux lointaines notions reçues
du Père Canela. C'était son seul bagage. Encore n'avait-il pas dû
dépasser le dessin et la perspective, ni manier autre chose que le
crayon et l'estampe. Et cependant, à force de volonté têtue et
pareo,
subsistance dans la montagne
Société des
Études
Océaniennes
846
persévérante, à force de recommencements et de reprises,
surmontant les inévitables crises de découragement et les
insuccès trop manifestes - que d'ébauches détruites, aussitôt
qu'achevées
-
Morillot parviendra à s'exprimer picturalement
d'une manière personnelle et acceptable. "J'ai passé trois ans de
travail obstiné, dit-il, afin de me familiariser avec mon métier,
me transformant obstinément et m'efforçant de me rapprocher
de l'âme profonde du pays dans l'espoir de l'étreindre un jour, de
la pénétrer. On reste saisi en songeant à son point de départ et
aux résultats qu'il finit par obtenir.
Pour y parvenir, Morillot s'astreignit à une discipline
intelligente. Il commença par faire de nombreux dessins, puis
travailla l'aquarelle. Ce qui est assez surprenant, c'est qu'il
utilisa ce procédé pour faire des portraits de femmes. Or cette
technique, qui interdit toute retouche, et réclame une réussite
spontanée et immédiate, rend pratiquement impossible le
portrait. Cette recherche de la difficulté n'était qu'une mala¬
dresse d'ignorant, et Morillot abandonna bientôt l'aquarelle pour
la peinture à l'huile. Il avait pu entreprendre ce travail grâce à la
comtesse Morillot qui faisait parvenir à son fils, outre des lettres
d'encouragement, tout le matériel qui lui était nécessaire :
brosses, couleurs et toiles, objets totalement inconnus et
introuvables à Uturoa. D'ailleurs, Morillot, dont les moyens
financiers étaient réduits à l'extrême, n'aurait pu se les procurer
par lui-même.
Rien ne nous est connu des tout premiers essais de Morillot à
Tahaa. Il eut le courage et la sagesse de détruire ou de cacher à
tous, ces œuvres qui lui parurent indignes du but qu'il s'était
assigné. Il les tint, - ce qu'elles étaient sans doute, - pour les
balbutiements d'un amateur débutant.
En 1908 ou 1909, Morillot perdit son père et sa situation
changea du tout au tout. Ce deuil favorisa une reprise de contact
avec sa famille, mais lui permit aussi d'entrer en possession d'un
héritage assez important. La réaction de Morillot devant ce
nouvel état de chose est très caractéristique. Il avait eu beau
souhaiter s'imprégner totalement de l'influence maorie, celle-ci
ne fut pas assez forte pour lui faire perdre le sens des valeurs
sociales. Il ne se sent pas le droit de gaspiller cet héritage, et
devant la succession qui lui échoit, sa réaction est bien davan¬
tage celle d'un bourgeois réaliste que celle d'un aventurier des
îles. Il porte en lui le sens de la tradition Morillot, possède le
respect du patrimoine familial et utilisera judicieusement
l'héritage. Gauguin, héritier de l'oncle, avait dilapidé en
quelques semaines le magot inespéré. Un vrai Tahitien aurait
profité de l'aubaine pour gaspiller son argent en joyeuses fêtes.
Morillot voit plus loin : il va pouvoir resserrer encore les liens qui
l'attachent à Tahaa, s'implanter plus complètement dans l'île, et,
investissant sur place va mettre sur pied une exploitation
Société des
Études
Océaniénnes
847
agricole fort importante. Peu à peu comme un bon paysan
français, il arrondit son domaine, achète des terres, les fait
défricher et planter. Ainsi finit-il par être propriétaire de
3000 hectares et de 100 000 cocotiers. Claude Farrère, avec qui il
continuait de correspondre, craignait que ces préoccupations
agricoles ne l'éloignent de ses recherches artistiques. Mais il faut
croire que Morillot avait un caractère entreprenant car il
dirigeait sa plantation avec ardeur et bon sens. On sait peu de
choses sur les rapports qu'il entretenait avec ses travailleurs et
employés, mais sa correspondance montre qu'il les comprenait et
s'entendait avec eux. En retour, les indigènes le traitaient en
véritable seigneur de l'île et le servaient avec dévouement. "Je
suis convaincu, écrira Morillot, ...qu'il faut être mêlé intimement
à la vie indigène et parler la langue pour arriver à comprendre,
ou plus exactement sentir la mentalité de ces peuples... Heureux
celui qui, libre de son temps, pourra totalement se mettre au
niveau des indigènes. Il ne déchoira pas, qu'il se tranquilise, il se
rendra simplement apte à recevoir la révélation. Ses habitudes
de civilisé, système Taylor, il les perdra peu à peu et les maudira,
car par comparaison, il sentira à la longue que la civilisation des
hommes machines... n'est pas une supériorité mais une triste
nécessité... Pour eux pas de pitié, pas de repos. Là-bas, s'ils en
sont dignes, ils comprendront la noblesse du travail libre que
chacun mesure à ses forces, et de la douceur de vivre dans une
nature aussi parfaite qu'il est possible de la rêver en ce bas
monde avec des hommes qui ne sont jamais pressés, Dieu
merci !".
Pourtant, son succès financier l'obligea à se séparer de sa
vahine, Terai, si courageuse pendant les années difficiles du
début, mais qui se laissa malheureusement corrompre par
l'argent. Elle avait donné à Morillot deux filles, Terii et
Raimana, qu'il reconnut et fit élever chez les sœurs de Cluny à
Papeete pour les soustraire à l'atmosphère trop facile de Tahaa.
En quelques années, l'enseigne de vaisseau démissionnaire
est devenu pour le percepteur d'Uturoa, "colon exploitant à
Tahaa". Et les journées du nouveau colon sont bien remplies.
Morillot n'était pas un artiste fantaisie, vivant de ses rentes dans
paradisiaque. Très vite attiré par l'opium, il tenait à en
les effets par une vie équilibrée. Son activité ne se
bornait pas aux exigences de son énorme exploitation, au travail
incessant de son pinceau et aux longues promenades médidatives où il apprenait à observer un paysage ou des attitudes. Il
avait aussi la passion de la chasse. Il aimait ses dangers et
partait souvent poursuivre le sanglier. Il avait élevé toute une
une
île
compenser
étaient confiés à une
indigène, qui s'y consacrait uniquement. Morillot, parcourait la
forêt épaisse, suivi de sa meute et d'un groupe d'indigènes. Il se
trouvait dans ces randonnées pleines de risques toute sa vitalité.
meute de chiens sélectionnés dont les soins
Société des
Études
Océaniennes
848
Plus tard le thème de la chasse lui inspirera des tableaux d'une
facture particulièrement vigoureuse et réaliste. Et lorsqu'il
s'installera à Raiatea, il décorera les murs de son bungalow de
têtes et de défenses de sangliers, trophées de ses anciennes
poursuites.
en ermite pendant ses premières
océaniennes, relié seulement à la France par les lettres de
sa mère et de ses amis, il en fut tout autrement dès qu'il alla
s'installer à Raiatea, et nombreux furent alors les visiteurs du
peintre qui nous ont heureusement laissé plusieurs témoignages
précieux.
Le premier de ces visiteurs fut Madame Claude Rivière qui,
Si Morillot avait vécu
années
l'exposition de 1922, subjuguée par les îles, partit
l'Océanie et passa six mois chez Morillot. Elle garde encore
de ce séjour un souvenir inoubliable, dont elle a consigné
l'essentiel dans des notes qu'elle acceptera peut-être de publier un
jour. Après elle, Morillot reçut Jean Dorsenne, qui vivait alors à
Tahiti où il resta pendant quatre ans. Dorsenne passa un mois
chez Morillot, visita son atelier, le vit travailler, observer, et
l'écouta pendant des soirées entières exprimer ses idées sur l'art.
A la suite de ce séjour, il publia, en 1924, à Papeete, un article
enthousiaste où il concluait : "Morillot est effectivement le
chantre de Tahiti, et son œuvre est un vaste poème lumineux..."
Parmi les divers hôtes de Raiatea, il faut encore citer
l'aventureuse Titayna, journaliste-reporter et voyageuse d'oc¬
casion. Elle raconte dans son livre "Mon tour du monde", des
épisodes de son séjour chez le peintre en 1927, et tout d'abord
comment elle fit sa connaissance au cours d'un dîner à la
Résidence d'Uturoa. C'est la preuve que Morillot ne dédaignait
plus à cette époque la vie sociale. Il lui apparut, de prime abord,
comme un homme "grand, sec, ironique, encore très officier de
marine, mais du bon temps". Puis le portrait s'anime et c'est le
récit humoristique d'une promenade en mer : "la traversée sera
trois heures de douche, mais trois heures de sensations étranges
sur cet esquif allongé qui, en pleine nuit, file 35 nœuds sur une
mer hérissée de récifs, aux mains d'un homme qui le dompte en
émerveillée par
pour
marin".
Le bateau en question était un canot automobile, dont
Morillot avait fait l'achat pour pouvoir se rendre rapidement à
plantations et travailler dans son ancien
lieu de prédilection malgré le confort qui
l'entourait à Raiatea. Sa nouvelle demeure, sauf quelques
décorations typiquement indigènes, était en effet bien euro¬
péenne. Il s'y était aménagé un grand atelier, une importante
bibliothèque, et se tenait très au courant des ouvrages modernes.
C'est dans cette maison qu'il reçut aussi plusieurs visites du
futur amiral Decoux, alors commandant de la Cassiopée qui
Tahaa, surveiller
atelier qui restait
ses
son
Société des
Études Océaniennes
849
stationnait dans le Pacifique. Il accostait son bâtiment au petit
wharf que Morillot avait fait construire près du village de Tiva,
sur l'île de Tahaa, et venait chez l'artiste discuter de peinture. Il
préférait la première manière de Morillot, gouache ou aquarelle
dont il aimait la naïveté. Ses peintures à l'huile, au contraire, lui
paraissaient outrancières, et n'étaient pour lui que des visions
hallucinantes et brutales. Mais ces réserves personnelles ne
l'empêchaient pas d'apprécier et d'estimer le rôle bienfaisant de
Morillot dans les îles, aussi bien comme colon que comme artiste,
La preuve en est qu'il le proposa pour la Légion d'Honneur.
Morillot ne reçut cette distinction qu'en 1930, en présence du
Gouverneur Jore, qui raconte : "...le commandant de "la
Bellatrix" lui a remis la croix de chevalier de la Légion
d'Honneur au titre des réserves. La cérémonie fut des plus
émouvantes. Morillot qui revoyait sa carrière brisée par luimême ne put que répondre "merci" au petit speech que lui fît son
parrain. Après le déjeuner, il nous emmena chez lui et nous fît
ses dessins et ses toiles".
C'est à cette occasion que Morillot fît plus ample connais¬
sance avec l'Administrateur des Iles, Monsieur Guy Capela. La
cérémonie avait eu lieu dans sa Résidence, et depuis ce jour, il fut
souvent l'hôte du peintre. Plus tard, dans le magazine des
"Colonies autonomes", il retraça ses derniers souvenirs de
Morillot : "Tous les soirs, écrit-il, pendant les deux années qui ont
voir
sa mort, il est venu étendre sa longue silhouette lasse sur
la terrasse, au moment où le crépuscule teignait de mauve le
précédé
lagon proche. La lèvre dédaigneuse, une éternelle cigarette au
bout des doigts, il était silencieux parmi nous. Il savait que la
maladie qui le minait sourdement l'emporterait bientôt".
En effet, l'état de santé de Morillot s'aggravait de jour en
jour. Se sentant près de la fin, il voulut régulariser son union
avec Terii qui lui avait toujours été fidèle et lui vouait un
véritable culte. Le mariage eut lieu en présence de quelques
amis, dont le docteur Sasportas, successeur de Dorsenne comme
correspondant de la revue "Le monde colonial illustré". Il fit
paraître dans cette revue un article qui atteste que jusqu'au bout,
l'artiste toujours insatisfait de lui-même, continua son travail
pictural. "Il fumait, se dressant tout à coup pour aller dans un
tableau, d'un coup de pinceau raviver une couleur, redresser la
ligne d'un autre, en atténuer dans un troisième ce qu'avait d'un
peu excessif le dessin. Plusieurs toiles, pendant des mois,
restaient ensemble en voie d'achèvement".
Mais un soir, le 27 avril 1931, Morillot épuisé de fièvre, à bout
de force, s'éteignit. A ce propos, c'est encore à Monsieur Capela
qu'il faut laisser la parole : "En apprenant la nouvelle, écrit-il,
tous les Européens des îles étaient venus pour passer près de lui
la veillée funèbre, mais les indigènes aussi. Tous ceux des îles
entouraient sa maison et je ne puis me souvenir sans émotion du
Société des
Études Océaniennes
850
qu'un chef de Tahaa prononça sur sa tombe : ...Il est
parmi nous, il s'est marié avec une des nôtres, il parlait
notre langue. Quand nous étions malades, il nous a soignés.
Lorsque des gens cupides ont voulu s'emparer de nos terres, il
nous a protégés. Vous les blancs, vous pouvez partir, nous
resterons ici, et c'est nous qui le garderons pour l'éternité".
Cet hommage est sûrement celui qui aurait le plus touché
Morillot qui, pendant vingt huit ans avait voulu vivre parmi les
indigènes comme l'un des leurs. C'est pourquoi il voulut être
enterré dans le petit cimetière d'Uturoa, où rien ne pouvait plus
désormais l'arracher à sa terre d'élection. Dans un roman
intitulé "Vaea, étudiante tahitienne", René Vanlande, écrivain
voyageur, a laissé cette sobre description : "Simple et blanche
sous son revêtement de corail, la tombe de Morillot reposait près
d'une lisière de palmiers et de sombres frondaisons. Une croix
naïvement peinturlurée de fleurs mettait son signe d'espérance et
de paix sur la dépouille de l'artiste dont le cœur n'avait plus
discours
venu
d'inquiétudes".
cette mort. Elle allait chaque jour
elle avait été la compagne depuis
l'âge de quatorze ans, et déposait pieusement sur le lit du disparu
un vêtement impeccablement blanc pour qu'il le retrouve s'il se
réveillait de son éternel sommeil. Son fils Roland fut envoyé en
France selon le désir de Morillot, pour y être élevé dans sa famille
paternelle. Terii ne survécut que peu de temps à son compagnon,
laissant sa maison dans l'état exact où elle se trouvait à la mort
de l'artiste, portes grandes ouvertes sur un amas poussiéreux de
livres, de bibelots, d'esquisses et de toiles.
Terii ne put se consoler de
fleurir la tombe de celui dont
La guerre
et les
voyages en
France
Malgré tant d'activités diverses, la raison de vivre essen¬
tielle de Morillot restait la peinture. Après bien des recherches et
bien des échecs, il commence à se dégager des difficultés
techniques pour parvenir à des compositions harmonieuses et
élaborées, et la France n'allait pas ignorer plus longtemps qu'un
artiste original et sincère lui était né.
Délivré des soucis matériels, Morillot peut se consacrer
davantage à son œuvre picturale. Encouragé par l'écrivain
Claude Farrère, avec qui il entretient une correspondance suivie,
il envisage de se faire connaître de ses compatriotes. En 1908, il
hésite encore, ne se juge pas prêt à affronter le public parisien, et
attendra trois ans avant de s'y décider. L'année 1911 sera pour
lui capitale puisque plusieurs de ses créations partent pour
figurer au Salon des Orientalistes. Cette entrée dans l'arène est
saluée par un chaleureux article du Marquis de Tressan,
accompagné de nombreux documents illustrés, qui parurent
dans la revue "l'Art et les Artistes", et où l'on pouvait lire:"Le
Société des
Études
Océaniennes
851
but très noble que s'est proposé
Morillot, sa correspondance nous
l'apprend, "je suis définitivement décidé à employer la plus
grande partie de ma vie à élever un monument que j'espère viable
à une race, qui dans un demi siècle ne sera plus". Vivant à la
maorie en contact permanent avec les indigènes, le peintre a
courageusement entrepris la réalisation de ce programme. Nous
voudrions nous efforcer de faire ressortir ici la grande sincérité
qu'il a mise dans son accomplissement
Dès cette époque, il semble que son œuvre n'était déjà plus
inconnue en Allemagne. En effet, un ami allemand écrivait à la
famille Morillot ; "Voulez-vous dire à Monsieur Octave qu'il a ici
.
de nombreux amis". Ce début de célébrité encourage
Claude Farrère et la comtesse Morillot qui pressent l'artiste
d'organiser
une
exposition à Paris. En 1913, à l'occasion du
Salon des Orientalistes, le nom de Morillot est encore
cité dans "l'Art et les Artistes".
Mais survient la guerre qui va, pour un temps, arracher
Morillot à son travail artistique et à son île bien-aimée. Il reprit
son uniforme d'enseigne de vaisseau pour gagner Tahiti où il
resta trois ans. On le désignera comme chef de la défense et sa
nouveau
parfaite connaissance de la langue locale lui permit de diriger
efficacement les indigènes lorsque Papeete fut attaquée par deux
croiseurs allemands. Il fut nommé ensuite commandant du
détachement d'infanterie coloniale de Papeete. Sa santé déjà
ruinée par l'opium le retient loin du front. "J'ai fait, écrit-il, mon
métier jusqu'à épuisement et démobilisation d'office en 1917...
Malgré
mes
demandes réitérées d'envoi
sur
le front, j'ai été
façon dont
de moi un
mobilisé sur place, puis démobilisé et remobilisé. La
on ne m'a pas utilisé est inimaginable. On a fait
instructeur, un recruteur, un rond de cuir".
En 1917, jugé trop malade pour continuer la guerre, il est
renvoyé à Tahaa où de nouvelles difficultés l'attendaient. Il
retrouve son île ravagée par le pillage, sa plantation saccagée. Il
se remet à défricher, à replanter. Sa seconde vahine, Terii, vient
de lui donner un fils. Il l'appelle Roland, en souvenir de son frère,
commandant du sous-marin "Monge", et dont la mort héroïque
vient de beaucoup l'affecter. Roland est reconnu dès sa nais¬
sance, et Morillot "espère lui léguer des terres bien entretenues et
en plein rapport".
Dès que son exploitation retrouva son ancienne prospérité, il
alla se fixer, vers les années 1920 à Raiatea. Il s'y fit construire
un bungalow confortable, dans lequel il aménagea un vaste
atelier et une importante bibliothèque. Là, il va pouvoir préparer
sérieusement son exposition parisienne qu'il souhaite prochaine.
Mais sa production picturale est ralentie par les effets de l'opium,
"le divin opium, lui écrit Farrère, qui, incontestablement vous
fait perdre beaucoup de temps, mais ajoute des trésors de
méditation et de philosophie à votre pensée et donne un prix
Société des
Études Océaniennes
852
inestimable aux œuvres, quoique
désormais". Car Morillot qui, au
plus rares que vous créerez
début, multipliait les essais
picturaux, a maintenant le souci de travailler plus longuement
chaque toile, de faire de chaque tableau une composition
minutieusement étudiée, "car pour moi, dit-il, éluder le détail au
nom de la simplification, c'est escamoter et banaliser"... Tout
doit être dit. "Il faut croire que ce souci du détail lui donnait bien
du mal, car il peignait toujours de mémoire, refusant d'imposer à
ses modèles le martyr de longues poses. On comprend dès lors
pourquoi il lui fallait des heures de contemplation avant de
commencer une toile. Cette recherche de la précision lui
paraissait indispensable à une peinture qui se voulait spécifi¬
quement océanienne. C'est pourquoi il reprochait à l'œuvre de
Gauguin ses paysages trop peu caractéristiques de la Polynésie.
Il communiquait ses réflexions et les étapes de son cheminement
à Farrère dans de nombreuses lettres. Celui-ci, enthousiasmé,
commence, dès le début de 1921 plusieurs démarches pour lui
trouver une galerie où il exposerait seul, et parle de Morillot au
tout Paris. Il se met en rapports avec la galerie Barbazanges qui
accepte de recevoir l'exposition. Aussitôt, Farrère rédige la
préface du catalogue, dans laquelle il avertit les visiteurs qu'"il
s'agit d'un homme et d'une œuvre propres à dépayser brutale¬
ment le public". Et il poursuit : "Voici cinquante toiles qui
résument dix-huit années d'efforts". Morillot arrive entre temps
à Paris, et l'exposition ouvre ses portes en mars 1922. Mais,
malgré tous les espoirs qu'elle permettait, malgré l'article
enthousiaste de Farrère, cette exposition reçut un accueil réservé.
La manière de Morillot déconcertait, et seule- une minorité
l'appréciait. Quelques titres permettent de deviner les sujets
traités : "Aube", "Vierge sous le manguier", "Groupe de femmes
au bord de la mer", "Femme assise", "Les deux amies". Cet
exotisme coloré dépaysait les non initiés. Pourtant, Georges
Leygues alors ministre de la marine trouva les peintures "du plus
haut intérêt et d'un caractère très personnel". Elles expriment,
écrivait-il, d'une manière impressionnante la lumière, la solitude,
la vie ardente ou pensive, les ciels prodigieux et le charme
mélancolique des îles polynésiennes".
Cependant, le grand public était réticent. La vente fut
médiocre. Les toiles affichaient des prix très élevés, et Morillot
manquait de souplesse dans ses relations commerciales. On se
méprenait sur sa vraie personnalité et son aspect raide et assez
glacial éloignait souvent la sympathie.
Il refusait de se plier à des mondanités indispensables pour se
faire connaître du monde artistique. Si on lui reprochait le prix
élevé de ses toiles, il ripostait : "Voilà dix huit ans que j'observe,
enregistre et travaille. Ce travail a produit soixante-dix œuvres
en
tout... J'ai donc le droit de
Société des
vendre cher".
Études Océaniennes
853
Après cette exposition, Morillot déçu mais non pas décou¬
ragé, retourne dans son île et se remet au travail. Il modifie sa
manière, abandonne les couleurs violentes des scènes diurnes
étudier les demi-teintes du crépuscule. Il produit peu, car il
sur la même toile, parfois pendant des mois.
Enfin, en mai 1928, il se remet en route pour la France et y
débarque, après six semaines de traversée passées en compagnie
d'un illustre voyageur : l'écrivain Pierre Benoit, de retour des
Mers du Sud et qui écrivait alors son Erromango. A la suite de
longues conversations sur le bateau, les deux hommes étaient
devenus deux amis, et Pierre Benoît tint à rédiger lui-même la
préface du catalogue de la seconde exposition Morillot qui eut
lieu du 30 novembre au 13 décembre 1928 à la galerie
Charles Auguste Girard. La présentation se terminait par ces
mots chaleureux : "Je n'aurais jamais accepté de faire cet éloge
pour lequel rien ne me qualifie, si je ne savais que dans le cas de
Morillot, l'homme que j'aime et que j'admire est inséparable de
son œuvre. Qu'on veuille bien s'arrêter devant chacune de ces
toiles... Est-il, à l'heure actuelle, destinée plus exceptionnelle et
plus enviable que celle de Morillot, en qui se résout l'éternel
dilemme de l'Action et du Rêve, de la Réalité et de la Poésie?"
Pour ma part, aussitôt que j'entendis parler de l'exposition,
je m'y rendis et pus, tout à loisir, remplir mes yeux de ces
poétiques visions océaniennes qui m'étaient si chères. Il s'en
dégageait une impression de profonde nostalgie.
Morillot s'était donné beaucoup de mal pour monter cette
exposition. Il avait choisi lui-même l'emplacement de chaque
toile et son encadrement. Malgré de nombreux accès de fièvre, il
adressait, de la rue de Varennes où il résidait chez sa sœur
Madame de Corbiac, plusieurs lettres à Monsieur Girard, dans
lesquelles il donnait ses directives. Il lança de nombreuses
invitations, se mit en rapport avec les critiques influents.
Et pourtant, ses efforts ne devaient pas encore être récom¬
pensés. Il avait quelques amis sûrs, quelques fervents
admirateurs, tel Francis de Miomandre, qui écrivait dans "l'Art
Vivant" : Morillot a tellement chargé son œuvre d'émotion et de
rêve qu'elle en demeure pour nous indéfiniment radiante...
synthèse de centaines et de centaines de gestes et d'attitudes :
ainsi ses scènes de pêche et de chasse, ses baigneuses et ses
lavandières, ses siestes, ses fêtes nocturnes. On a ainsi l'impres¬
sion d'assister aux quelques gestes essentiels d'une civilisation".
Mais la critique, dans son ensemble, boudait l'œuvre de
Morillot, la trouvait choquante ou trop étrange. Peut-être fallaitil avoir vécu en Océanie pour être capable de l'apprécier.
Morillot, sans cesse malade, réagit avec un courage bien digne de
lui. Malgré sa faiblesse physique, malgré l'échec et l'incompré¬
hension, malgré l'angoisse qu'il a de mourir en France sans
pour
travaille
Société des
Études Océaniennes
854
île, il ne cesse pas les relations avec Girard, fait des
projets d'avenir. "Je suis bien décidé, lui écrit-il, à ne plus faire
figure de peintre amateur. Il n'est que temps que j'entre dans la
période des réalisations. Cette exposition m'aura servi au point
de vue pratique. J'ai touché mes torts du doigt, et je saurai m'en
souvenir". Il cherche à compléter ses connaissances techniques :
"J'aurais à vous demander des explications picturales, entre
autres : qu'est-ce qu'un "passage" ?" Parfois, il avoue :"Mon
revoir
son
cafard est horrible".
Avant de repartir, il demande à Girard de lui réserver des
salles où seront exposées ses anciennes toiles et de nouvelles qu'il
comptait lui envoyer, il charge son beau-frère, de Corbiac, de
s'occuper des ventes et prépare tout, en vue d'une troisième
exposition. Enfin, après plusieurs mois de maladie, de rechutes,
et de convalescence, il part définitivement rejoindre son île,
en 1929, où il s'éteint, le 27 avril 1931. Un an plus tôt, il écrivait à
Girard : "Je veux mourir face au soleil, au bord de la mer verte et
violette".
La survie et la critique
Pour ma part, comme je
mort de l'artiste à l'occasion
mon
l'ai dit dans la préface, j'appris la
de l'exposition coloniale de 1931. A
grand étonnement, cette manifestation officielle fit couler
d'encre, l'attention se portant presque exclusivement sur
Gauguin. Dans les années qui suivirent, le nom de Morillot fut
rappelé dans des ouvrages sur l'Océanie, revues et livres dont j'ai
parlé au chapitre précédent. Mais il fallut attendre l'exposition
rétrospective de 1936 pour que ce peintre incompris fut de
nouveau à l'honneur. Le vernissage eut lieu le 18 juin, au Musée
des Colonies, et je crus que Morillot allait enfin sortir de l'oubli.
Installée dans une des grandes salles du 2e étage, et agrémentée
d'une exposition ethnographique fort intéressante, cette mani¬
festation posthume groupait un total de 58 peintures auxquelles
s'ajoutait un ensemble d'aquarelles représentant surtout des
visages typiques d'indigènes et des portraits d'enfants. Je fus
enthousiasmé encore une fois par l'œuvre de Morillot qui me
transportait dans un monde ensoleillé et riche en couleurs. Cette
exposition était particulièrement intéressante, puisqu'elle
permettait de suivre Morillot depuis ses débuts tâtonnants
jusqu'aux dernières toiles minutieusement fouillées. Elle
permettait également d'admirer la variété des sujets traités :
chasse, scènes de la vie indigène, paysages aux divers moments
du jour, comme en témoignent ces quelques titres relevés sur le
catalogue : "Maternité", "Cueillette des oranges", "Le bain sous
les mapés", "Fin d'une nuit à Tahaa", "La chasse au sanglier",
"La fin d'un jour à Tahiti", "Les laveuses", "La pirogue dans la
tempête", "La Léda tahitienne", "La pêche au flambeau", "La
peu
Société des
Études Océaniennes
855
femme aux lotus", "La lune sur la montagne".
Un tableau attira principalement mon attention. Il repré¬
sentait une vahine, la nuit dans une case, dormant avec
abandon, tandis qu'un homme blanc, assis auprès d'elle, veille,
le front entre les mains, dans une attitude de méditation inquiète.
Était-ce Morillot ? Chacune de ces peintures, en tout cas,
dégageait une atmosphère, me parlait, me livrait un message.
J'attendis la réaction de la critique. Elle fut à peu près nulle,
ou rarement élogieuse. Était-on si imprégné de Gauguin qu'il
n'était plus possible à un autre peintre exotique d'avoir ses
chances ? Je ne sais. Mais toujours, on comparait ces deux
artistes. On préférait les lignes épurées de Gauguin, ses "trucs"
picturaux, ses compositions simplifiées, à l'œuvre de Morillot
qui, par souci de sincérité, n'avait voulu omettre aucun détail,
styliser aucune forme. L'aspect de ses personnages aux corps
charnus, aux attitudes choquantes pour des Européens, la
végétation ébouriffée et profuse, les couleurs très heurtées et
violentes, une sorte de bestialité primitive, tout cela déconcertait
ceux qui avaient l'habitude d'œuvres plus classiques. Pourtant
Morillot avait encore des adeptes. Henri Menjaud écrivait dans
le "Monde colonial illustré" : "Ne discutons pas de savoir si sa
peinture demeurera ou non... Tout cela est discutable, c'est
entendu. Mais tant que l'univers ne sera pas peuplé exclusive¬
ment de cuistres, et tant que le besoin de rêver vivra au cœur des
hommes, le nom de Morillot restera".
Dorsenne faisait écho dans le "Journal des débats" : "Morillot
laissera-t-il un nom dans l'histoire de la peinture ? Nous le
Dans une époque comme la nôtre où la réalité est si
décevante, Octave Morillot est un merveilleux professeur
croyons...
d'évasion".
En 1937, je fis un pèlerinage au Musée des Colonies, et pus y
voir un seul petit tableau de Morillot. Les mois passaient. On
oubliait. Puis, en 1939, parut le livre de René Vanlande dont j'ai
déjà fait mention. Son auteur m'écrivit une lettre qui se terminait
sur cette note d'espoir : "Gauguin, si négligé de son vivant, est
maintenant dans toutes les vitrines. Espérons que la justice ne
tardera pas trop pour Morillot".
Après la guerre, je retrouvais Morillot cité dans un ouvrage
de Claude Chabbert, "l'Enchantement des Mers du Sud", où il
considérait que le peintre se classait "parmi les meilleurs
artistes". Enfin, en 1947, Jean-Paul Alaux publia, dans le
"Journal des Océanistes", une étude sur l'artiste et, dans une
plaquette illustrée par lui-même, en 1952, il conta ses souvenirs
d'Océanie dans lesquels une place de choix était faite à Morillot.
Cette même année, le plus ancien ami de Morillot, Claude
Farrère, mit en scène l'artiste, sous un pseudonyme, dans "La
Sonate à la Mer", et compléta cette évocation par un article
Société des
Études
Océaniennes
856
publié dans l'hebdomadaire "Carrefour". Dérouté par la froideur
des critiques, il conclut : "Morillot dut inventer des procédés
nouveaux. J'ignore si le résultat fut ou ne fut pas une prodigieuse
collection de chefs-d'œuvre, mais je suis très sûr que, sauf les
déformations que lui dicta son génie, ses toiles sont les plus
précieux documentaires qu'on ait jamais fait du monde
océanien".
Aujourd'hui, beaucoup d'amis du peintre ont disparu, et
artiste intransigeant qui n'a pas su
conquérir la presse, qui s'est isolé à mille lieues des marchands
de tableaux, des salons, des galeries, de tout ce qui pouvait lui
assurer la gloire, pour suivre sans dévier une vocation exigeante.
Souhaitons que la présente tentative ranime son souvenir
auprès de ceux qui voudront bien entendre le message de
Morillot. Car c'est à lui-même de conclure ce modeste travail :
"J'ai peint comme on conte un poème, avec mon cœur et ma
conscience. C'est peut-être très mal, mais ceux qui, comme
mes Maoris de Tahaa, sont capables devant pareille œuvre
de s'isoler un peu, de sentir et de rêver, passeront peut-être
par les mêmes émotions qui m'ont remué.
J'ai peint pour ceux qui parlent peu, pour ceux qui peuvent
en pensée vivre ailleurs quelques secondes, pour ceux qui
l'oubli s'épaissit sur cet
aiment la fantaisie ailée.
Et ceux-là, j'en suis certain, sentiront
condition qu'ils croient à ma bonne foi".
Société des
Études
Océaniennes
et aimeront, à
f
857
OBSERVATIONS
SUR LA FABRICATION ACTUELLE
DES PENU A TAHITI
En traversant l'unique village de l'île de Maupiti (Iles Sous le
Vent), chaque visiteur remarque deux vieillards qui, sur le seuil
de leur maison, se livrent à une activité assez anachronique : la
taille des pilons de pierre ou penu.
Société des
Études
Océaniennes
858
En mission
archéologique à Maupiti, il m'a été possible de
deux artisans et d'observer leur travail. Même si je
les sentais intéressés par ma "curiosité", (pour la première fois,
selon eux, on ne regardait pas seulement leurs œuvres terminées,
mais aussi leur façon de travailler) il m'a fallu parlementer
durant plusieurs jours pour que mes interlocuteurs acceptent de
rencontrer
ces
m'expliquer leurs techniques. Peu après, l'un d'eux se rétracta et
ne voulut plus rien montrer. L'intercession de l'autre artisan en
ma
faveur ne fut d'aucun effet.
Outre que ces péripéties ont un peu
compromis
mon
obser¬
vations, elles sont révélatrices d'attitudes d'esprit sur lesquelles
il sera utile de revenir plus loin.
Deuxième remarque, la fabrication d'un penu demande un à
deux mois selon sa taille et sa forme. Il m'était donc impossible
de la suivre intégralement. Heureusement, un des artisans
commençait un penu au moment où débutaient mes obser¬
vations, tandis que celui du second en était déjà à un stade
avancé.
J'ai donc pu suivre le début du processus de fabrication avec
le premier et les dernières étapes avec l'autre qui, par ses
indications, me permit de faire la jonction entre mes deux
observations directes.
La fabrication des penu
Le choix de la pierre :
La pierre de basalte utilisée est de couleur grise, à grain très
fin. Les artisans vont en chercher des blocs, en pirogue, dans le
district de TE PARE AR1I où, selon eux, on trouve les plus
à donner de bons penu. Notons que les informateurs de
Ropiteau (cf B.S.O.E. N° 45) lui avaient signalé la même origine
pour la pierre des penu anciens.
Sa forme, ses dimensions, sa pureté, la finesse de son grain
et sa densité sont les critères qui conditionnent le choix de
chaque bloc.
En effet, on choisit une pierre (prisme ou galet) ayant des
dimensions proches de celles de l'objet à réaliser et une forme
oblongue avec une de ses faces plane que l'on destine déjà à être
propres
la base du futur penu.
De plus, la pierre doit avoir un
grain très fin, être dense et ne
contenir d'impuretés. On tape sur la pierre avec un marteau
pour en éprouver la solidité et en tester le son. Celui-ci doit être
"plein" et uniforme sur toute la surface du bloc. Un son différent
à un endroit révélerait des impuretés dont on verra qu'elles
constituent une des principales causes de fracture de l'objet en
pas
cours
de fabrication.
Société des
Études Océaniennes
859
Le choix de la pierre revêt donc une importance essentielle,
autant dans le bon déroulement du procès de fabrication que
dans le rendu esthétique
Les étapes
de la fabrication
Schématiquement,
fabrication
de l'objet fini.
en
:
peut décomposer le processus de
étapes distinctes qui sont ici
on
différentes
présentées comme se déroulant d'une façon linéaire, selon une
suite logique. Il est bien entendu que pendant un travail aussi
long, l'artisan peut se permettre des retours en arrière et des
changements dans son projet initial (si tant est qu'il y en ait un).
Il s'agit donc ici d'un schéma d'une chaîne opératoire
susceptible de subir certaines modifications. De plus, c'est là une
description assez sommaire, n'ayant pas pu, par manque de
temps, suivre la chronologie de chacun des gestes et les
décomposer (postures, gestes, techniques secondaires etc...)
Première opération :
Le dégrossissage.
On effectue un premier dégrossissage de la pierre pour en
régulariser les formes à l'aide d'un marteau (photo A).
En fait, l'un des artisan utilise pour cela un marteau de
carrossier et l'autre un pic de terrassier (photo B).
Photo A
:
Le dégrossissage
Société des
Études
Photo B
:
Océaniennes
Les outils
860
Deuxième
de
opération
:
Façonnage de la base
Nous avons vu plus haut que lors du choix de la pierre, une
faces avait été prévue comme base du futur penu l'artisan
ses
va en
régulariser la surface
pour
la rendre plate
ou
légèrement
bombée.
Le bloc étant posé sur une
l'artisan frappe à partir de la
pierre ou une demi noix de coco,
périphérie en se rapprochant du
centre (coups radiaux). Un marteau de carrossier, plus petit que
le précédent est utilisé à cet effet. (Schéma 1-a-b)
Le coup porté est léger, oblique, en déviant sur le côté gauche.
On use plutôt qu'on ne frappe. Les bords étant très fragiles, il
faut faire très attention de ne pas les ébrécher.
Quand la pierre, encore irrégulière, possède une de ses faces
lisse, cette opération prend fin. (Schéma 1-c)
Schéma 1
:
abc
Photo C
:
Façonnage de la base
Société des
Études
Océaniennes
861
Troisième opération : La mise en forme
de la base
L'artisan voulant une base de penu de forme circulaire,
dessine un cercle sur la pierre (à l'aide d'un clou au moment de
observation) en utilisant comme modèle une boîte de beurre
appliquée sur la base et dont il décalque le contour.
mon
Schéma 2
Puis il dégage le cercle en tapant comme précédemment,
mais cette fois parallèlement à l'axe vertical. Les coups
remontent peu
à
peu
le long de la pierre et
surface.
circulaire.
Société des
Études
Océaniennes
en
régularisent la
862
Quatrième opération
:
Le façonnage du profil
Les penu que l'on fabrique à Maupiti, s'ils ont une base
circulaire et un corps conique, portent souvent de "cornes" (selon
l'expression des artisans) dans leur partie sommitale. Le
façonnage de ces "cornes" oblige l'artisan à applatir le sommet
de la pierre. A cet effet, on va dessiner sur la pierre le tracé du
profil souhaité. (Photo D)
Ensuite, on tape, toujours "en usant", de part et d'autre du
sommet qui vient d'être dessiné (Schéma 3-a). Petit à petit on
descend de façon symétrique, en se rapprochant de la base, afin
d'obtenir deux surfaces planes qui donnent à la pierre une forme
de cône écrasé (Schéma 3-b).
Schéma 3
:
Photo D
Tracé du profil
:
Société des
Études
Océaniennes
863
Cinquième opération
:
Le façonnage du
corps
du
penu
Là encore l'artisan trace un dessin sur la pierre. On façonne
le corps du penu en tapant tout autour de la pierre à partir de la
base et du sommet (Schéma 4-a). C'est une opération lente qui va
déterminer l'essentiel de la forme définitive du penu. Aux
extrémités, le
précédemment (en usant).
pièce, il est vertical et fort (en
écrasant). Arii Ore, l'un des artisans, qui utilise parfois deux
marteaux en même temps le fait surtout dans ce type de travail
(Photo E).
coup
est porté
comme
Par contre, au milieu de la
Photo E
:
Façonnage du corps du penu à l'aide de deux marteaux
Société des
Études
Océaniennes
864
Sixième opération :
Le façonnage des "cornes"
On dessine la forme souhaitée et la
zone
à enlever est usée
toujours selon le même principe, en se servant d'un marteau
encore plus petit.
Puis, par d'autres petits coups obliques, on façonne les
"cornes" dans leurs détails. (Schéma 5)
Au stade de fabrication où nous sommes parvenus, le penu a
sa forme définitive et la totalité de sa surface est piquetée. Reste
à la rendre lisse par l'opération suivante : l'abrasion.
Schéma 5
:
Le façonnage des
Septième opération
:
L'abrasion
"cornes"
polir un penu, on se sert d'une pierre de meule (Photo B)
l'on frotte en la tenant dans la main et en utilisant toutes ses
parties. On commence indifféremment à un endroit ou à un autre
et il n'y a pas d'ordre établi dans les parties à abraser.
De même, il ne semble pas y avoir de règle dans les
mouvements employés (gauche à droite - droite à gauche, en
cercles etc...) chacun d'entre eux devant s'adapter à chaque
aspérité rencontrée et à chaque partie de l'objet.
Au cours de l'abrasion, l'artisan revient sans cesse sur les
zones déjà travaillées pour en "peaufiner" le détail.
Pour
que
Huitième opération :
Le noircissage
Actuellement, les artisans ont l'habitude de noircir leurs
après abrasion.
Pour cela, ils prennent une noix de tiairi (noix de bancoulier)
qu'ils cassent avec un marteau pour en extraire l'amande.
Ils font brûler un peu de bourre de coco. L'amande est posée
penu
sur
sur
la bourre et il en sort une huile. Ils frottent l'amande noircie
le penu qui rapidement devient noir. (Photos F et G).
Société des
Études
Océaniennes
865
Photo F
:
Penu
Photo G
:
Penu après noircissage
en cours
de
Société des
noircissage
Études
Océaniennes
866
Les
cassures en cours
de fabrication
:
Il arrive fréquemment que le penu se fracture en cours de
fabrication. Ceci n'est pas dû, en principe, à un coup porté trop
violemment, mais à une impureté dans la pierre que l'artisan,
malgré toutes les précautions prises, n'a
pu
déceler
en
la
choisissant.
C'est souvent un nombre considérable d'heures de travail qui
se trouve ainsi anéanti. Pourtant, les artisans n'en sont
pas,
apparemment, très contrariés
Photo H
Photo I
:
:
Penu cassé
en cours
de fabrication
Penu fabriqués par Arii
30 cm de haut et pèse 8
Société des
Études
Ore. Celui de gauche
kg.
Océaniennes
mesure
867
Photo J
:
Penu
Photo K
:
Penu fabriqués par Mana Natua
fabriqués
par
Société des
Arii Ore
Études
Océaniennes
868
Une redécouverte récente
On pourrait croire, en les voyant travailler, que ces hommes
perpétuent une tradition ancestrale, jamais interrompue. En fait,
il n'en est pas ainsi : la taille des penu avait cessé à une date qui
reste à préciser et c'est seulement en 1970 que Terai Atua,
aujourd'hui décédé, a eu l'idée de la reprendre.
Il lui a fallu trois ans d'expérimentations pour parvenir à des
résultats convenables. Notons que ses penu n'étaient pas noircis.
Terai Atua a enseigné sa technique à Arii Ore, un de mes
informateurs qui a commencé à tailler en 1975. A son tour,
Arii Ore a appris à Mana Natua, mon second informateur qui lui
taille depuis février 1979.
Pour estimer la date d'arrêt de la fabrication des penu, nous
possédons quelques éléments : nous savons qu'en 1889 un
habitant de Maupiti a offert à Pomare V un penu gravé à ses
initiales. Même si ce cadeau fait à un roi montre qu'il s'agissait
peut-être d'une pièce extraordinaire, c'est une preuve qu'on
savait encore tailler des penu à la fin du 19e siècle.
De plus, Terai Atua n'a pas, semble-t-il, pu faire appel à des
souvenirs d'enfance quand il a voulu tailler des penu et il a du
réinventer les techniques en tâtonnant pendant trois ans.
De même, les fabricants actuels, quoique âgés (Mana Natua
est né en 1909 et Arii Ore en 1912) ne se souviennent pas d'avoir
assisté à
ce
D'après
travail.
informations, on peut estimer que la taille des
dû cesser à la fin du 19e siècle ou au tout début du 20e pour
n'être pratiquée à nouveau qu'à partir de 1970.
Au moment où je me trouvais à Maupiti, deux autres
personnes commençaient à tailler des penu. De toute évidence,
ces
penu a
l'avenir de cette activité est assurée.
La fabrication actuelle des penu
intéresse l'archéologie
Les penu anciens n'ont pas, en dehors des analyses typo¬
logiques de J. GARANGER* fait l'objet d'études poussées afin
d'en retrouver les méthodes de fabrication. Au delà de la
compréhension des objets eux-mêmes de telles recherches
permettraient de mieux cerner le stock de savoir technologique et
de gestes dont disposaient les anciens. A travers les inventions
techniques se dévoilent certains aspects de l'intelligence des
hommes du passé.
C'est un des rares moyens dont nous disposons pour
atteindre leur psychologie. Pour ce faire, l'archéologue a souvent
recours à des expérimentations
pour tenter de se rendre compte,
par le contact physique avec le matériau, des contraintes qu'il
impose et d'émettre des hypothèses quant aux réponses que les
Société des
Études
Océaniennes
869
hommes ont pu y apporter. Hélas, l'archéologue n'est pas
nécessairement un "manuel" et quoiqu'il en soit, il n'a que peu de
à de telles expérimentations.
fait, il s'interdit d'acquérir le "savoir faire" qui
distingue l'artisan du novice. Ainsi peut-il difficilement
comparer son travail, les problèmes qu'il rencontre et les
résultats qu'il obtient avec ceux des artisans anciens. Aussi, ses
hypothèses, même à priori pertinentes, se trouvent toujours
tempérées, dans leur validité, par ce décalage entre sa propre
pratique et celle d'un artisan exercé.
Nous pouvons considérer la fabrication actuelle des penu
comme une expérimentation, mais faite par des hommes qui ont
acquis une bonne maîtrise technique de la matière sur laquelle ils
temps à
De
consacrer
ce
opèrent.
Bien sûr, les outils sont différents, mais il ne me semble pas
dans ce type de travail (percussion-usure, abrasion) cette
différence soit susceptible d'introduire de grosses variantes dans
le processus de façonnage. Il ne s'agit pas de dire que les
méthodes employées aujourd'hui sont les mêmes que celles des
anciens. Elles sont seulement un moyen d'arriver à un résultat
que
comparable à partir d'un même matériau. De plus, connaissant
l'habileté et le temps nécessaires à leur façonnage, on est plus à
même d'en appréhender la valeur sociale.
Outre ces expérimentations, une étude des penu anciens
devra, entre autre chose, s'attacher à déterminer les matières
employées, à analyser les traces de travail sur les pièces cassées
avant abrasion (ainsi que les traces d'abrasion), les types de
cassures, leurs localisations, etc... et comparer ces données avec
celles que l'on peut tirer des penu actuels. L'observation des
artisans d'aujourd'hui devrait nous éclairer sur les techniques de
d'hier.
Toutes ces données font que la démarche ethno-archéologique
est ici applicable, il serait dommage d'en faire l'économie.
ceux
* * *
(*) Garanger,J,1967, Pilons polynésiens, Catalogue du Musée de l'Homme,
supplément
Tome VII, 3 d'Objet et Mondes, Revue du Musée de l'Homme.
Société des
Études
Océaniennes
au
870
Conclusions
La fabrication des penu, à Maupiti, n'a
pas, semble-t-il, de
but lucratif. A ce que j'ai pu
constater, ils ne sont pas vendus aux
touristes. Ils sont parfois donnés à un membre de la
tout
simplement
conservés à la
famille,
ou
maison, sans d'ailleurs être
exposés aux regards : pour me les montrer, il a fallu aller les
chercher dans une caisse où ils étaient
rangés.
Pas davantage, ils ne semblent avoir une
quelconque
utilisation. Certains ont d'ailleurs une taille et un
poids qui les
rendent totalement impropres à l'usage (un des
penu d'Arii Ore
mesure 30 cm de haut et
pèse 8 kg, voir photo 1). On en vient,
dans certains cas à la notion de "chef d'oeuvre" telle
que
l'entendaient les compagnons en occident.
Tailler des penu, c'est donc, avant tout, une
occupation, un
des personnes âgées qui trouvent là un moyen
réunir. Ceci explique que pour ces artisans le
temps ne
passe-temps
de
se
pour
compte pas.
C'est une occupation, certes, mais qui n'est
pas ordinaire :
elle intéresse les touristes et, d'autre
part, les gens du village ont
une certaine admiration
pour ceux qui la pratiquent. Ils sont
détenteurs d'un savoir qui n'appartient qu'à eux
(et ne doit rien à
l'importation...) dont ils ont le secret, qui leur assure du prestige
et un certain statut. Ils ont
acquis une raison d'être dans une
société qui parfois néglige les activités traditionnelles et
ce, grâce
à
travail hors du commun.
Mais c'est aussi un refuge, hors du monde
qui se transforme
et dont ils ne maîtrisent
plus toutes les données : un refuge dans
le passé. Ces hommes s'intéressent au
passé de leur île. Ils savent
des légendes et des histoires, ils connaissent les
objets anciens et
l'un d'eux (Mana Natua) est aussi un
découvreur de vieux penu.
Ils font un peu figure de
sages au sein de la communauté
un
villageoise.
Dans leur fabrication des penu, il y
a une recherche des
techniques et des gestes du passé, un dialogue avec les anciens,
établi durant les longues heures à travailler la
pierre. Les mêmes
contraintes de la matière, peuvent être les mêmes
solutions
techniques, sans doute la volonté d'atteindre la perfection de
leurs modèles.
Pourtant, les goûts, l'inspiration des artisans d'aujourd'hui,
font que les formes modernes diffèrent des
anciennes, alors que
du point de vue
technique des copies exactes semblent
réalisables.
Les outils utilisés pour leur
façonnage sont eux aussi
différents. Plus qu'un passé retrouvé et ressuscité tel
quel, c'est
passé actualisé qui s'offre à nous. Ces hommes ne font
pas
revivre, mais évoluer la taille des penu, comme s'il n'y avait
pas
eu ce hiatus dans le
temps, comme si la reprise de cette activité
un
Société des
Études
Océaniennes
871
n'avait pas seulement dix
ans.
Ainsi ils "trompent" l'obser¬
vateur non-averti et se trompent peut-être eux-mêmes... Ils ont
aboli le temps en allant à la recherche du
passé,
vie et
en
en
lui redonnant
le faisant évoluer dans le présent.
En
cela, ils ont conscience d'être des héritiers, des conti¬
avec une certaine
nostalgie, qui transparaît dans leur
discours, d'un passé où le Polynésien maîtrisait la nature,
conduisait son devenir par des moyens qui lui étaient propres, au
nuateurs
sein d'une société où eux-mêmes
se
sentiraient mieux à leur
place.
Pour eux, la grandeur, supposée, du passé ne semble
pas
consciemment ou inconsciemment pouvoir être détachée du
contexte
religieux qui la soutenait. Aussi, cette nostalgie prendreligieux ou, au moins, superstitieux. Elle se
catalyse, de manière plus ou moins évidente, dans les marae,
dans ce que la mémoire collective a conservé des pratiques
qui s'y
déroulaient et dans les menaces qui pèsent, dit-on, sur ceux qui
elle des aspects
les visitent.
D'après les récits
que
j'ai
pu
recueillir (en particulier
ceux
de
Mana Natua) la découverte d'un ancien penu a souvent lieu dans
des circonstances mystérieuses, voire surnaturelles (le décou¬
vreur a eu une révélation dans un
songe, par exemple). C'est le
seul objet ancien, à priori d'usage courant, à propos duquel on
retrouve de telles histoires : pour les herminettes ou les hameçons
rien de comparable...
Ces artisans sont des chrétiens, pratiquants. Leur attirance
les temps anciens ne peut pas se concentrer avec une trop
forte intensité sur les marae, sous peine d'apparaître comme des
pour
païens, image qu'ils réprouvent, ou comme un peu "taravana"
aux yeux d'une partie, au
moins, de la population.
Le fait que les anciens penu aient, entre autres choses,
participé à la préparation des ra'au et que leurs qualités
esthétiques les élèvent au-dessus des simples outils ne me semble
pas étranger au "surnaturel" dont ils se trouvent investis par les
artisans eux-mêmes et certains autres habitants de Maupiti.
une
La fabrication des penu, aujourd'hui, apparaît donc comme
recherche et une actualisation du passé, et, inconsciemment,
de croyances
religieuses, par une voie moins évidente mais aussi
plus acceptable que celle des marae. Le mystère dont on entoure
de nos jours les penu anciens (nous ne sommes pas en mesure de
savoir s'il en était de même dans le passé) en révèle l'intensité.
Ainsi on comprend mieux leurs réticences à livrer leur
savoir. Il s'agit là d'un peu de passé retrouvé qu'il faut préserver
du monde d'aujourd'hui et de ses représentants, à fortiori
étrangers.
Société des
Études
Océaniennes
872
Pour cela, ces hommes ne se considèrent pas comme de
simples artisans. Leur travail a une autre dimension. Ils ont
leurs secrets dont ils ne sont pas totalement
propriétaires, une
partie est aux anciens, eux n'en sont que les gérants.
Éric Conte
* *
Société des
*
Études
Océaniennes
873
C. LANGEVIN-DUVAL
:
Premiers changements apportés
par
les "découvreurs"
à Tahiti
Quelque temps avant l'arrivée de Wallis, premier "décou¬
Tahiti, une bourrasque arracha le sommet d'un grand
tamanu, lors d'un rite solennel au grand marae d'Opoa à
Raiatea. L'angoisse saisit l'assistance qui demanda au
prêtre
Vaita d'interpréter ce présage. Celui-ci
répondit : "je vois devant
moi le sens de cet événement étrange.
Les glorieux enfants du
Tronc (Dieu) vont arriver et verront ces
arbres, ici à Taputapuatea. Ils seront d'aspect différent de nous et pourtant ce sont
nos semblables, issus du Tronc et ils
prendront nos terres. Ce
vreur" de
sera la fin des coutumes actuelles et les oiseaux
sacrés de la mer
et de la terre viendront se lamenter sur ce que cet
arbre sacré
nous
enseigne" (1).
Les autorités n'ajoutèrent pas grande foi à cette prophétie,
pas
plus qu'à celle qui prédisait le jour où il n'existerait plus de
nourritures défendues aux femmes et (qu')elles auraient toute
liberté de manger de la tortue et autres aliments sacrés pour les
Dieux et les Hommes (2). Mais les incrédules n'eurent
pas
longtemps à attendre avant que ne se réalisent ces prédictions,
car le "Dolphin", en mouillant dans la baie de
Matavai, amenait
dans son sillage tous les éléments annoncés par la
légende, et
bien d'autres qui allaient bouleverser la culture polynésienne
dans les deux siècles à venir.
Le premier volet de la "découverte", depuis l'arrivée de
Wallis jusqu'à celle des premiers missionnaires, couvre une
période de 30 ans. Si les découvreurs n'apportent pas encore de
changements notoires dans la vie et les coutumes des habitants,
ils entraînent en revanche un bouleversement politique qui se
traduira par le déclin du système des chefferies indépendantes
au profit d'un système
monarchique centralisé avec la montée du
chef de Pare, Tu, futur Pomare I, qui, grâce à l'appui des Anglais
et à leurs armes, étendra peu à peu son pouvoir sur l'île toute
entière.
Le "Dolphin", commandé par Wallis, arrive à Tahiti en juin
1767 : "la première vue d'un bâtiment causa dans Otaiti, comme
dans toutes les autres îles, un étonnement extrême ; et ne
pouvant concevoir comment une telle masse aurait pu être
construite par les hommes, ni comment elle pouvait se soutenir
sur
l'eau, les Otaitiens la prirent
pour une
(1) et (2) T. Henry p. 16-17.
Société des
Études
Océaniennes
île flottante,
en
874
regardant les mâts comme des arbres, les pompes comme des
ruisseaux et les habitants, comme des êtres
supérieurs ou des
dieux".
Les indigènes accueillirent amicalement ce navire qui
réalisait la prophétie de Raiatea, mais bientôt, des malentendus,
notamment des maladresses de la part des Anglais qui se
méprenaient sur les coutumes des insulaires, provoquèrent
quelques incidents. Wallis fut amené à se servir de ses armes à
feu, inconnues jusqu'alors à Tahiti, et que les indigènes prirent
tout d'abord pour "le tonnerre et les éclairs". L'usage du canon
démontra la force de Wallis et décida Amo, chef du district de
Haapape, où s'était ancré le bateau, et Purea son épouse,
cheffesse de Papara, à recevoir le nouvel arrivant avec tous les
honneurs dûs à son rang (1).
Wallis pensa que Amo, et surtout Purea, étaient les sou¬
verains de l'île. En réalité Amo ne régnait déjà plus que comme
régent de son fils Teriirere, âgé de quatre ou cinq ans, alors Roi
en titre, et les ari'i de
Papara comme ceux des autres districts
n'étaient souverains que sur leur propre territoire.
Moerenhout émit plus tard l'idée que Tahiti avait été
constitué en royaume au moins 150 années avant sa découverte
par les Anglais (1). En fait, il est vrai que la famille de Papara
était particulièrement puissante à cette époque (2) ; elle ne
contrôlait pas moins de huit districts, mais comme l'explique sa
descendante, Arii Taimai
Papara), étaient puissants
"Les Teua (nom de la famille de
seulement à cause d'eux-mêmes
et de leurs alliés mais aussi à cause de la faiblesse de leurs
adversaires... Le chef de Papara ne fut jamais le chef de toute
l'île, comme le crut Wallis ; la royauté que s'entêtèrent à leur
attribuer, à lui ou à un autre chef qui se trouvait à ce moment là
être son rival, ne fut jamais acceptée par les indigènes que
lorsqu'elle leur fut imposée par l'influence et les armes euro¬
péenne" (3).
:
non
En effet, seules les familles Vaiari et Punaauia pouvaient se
réclamer du droit au maro'ura (4). Les Teva de Papara (ayant
droit seulement au maro tea) avaient gagné une prééminence
politique dans le passé, mais étant, d'après la tradition, issus
d'une branche cadette des Vaiari, ceux-ci, de même que la famille
de Punaauia conservaient un rang et un prestige supérieurs aux
Teva et leur marae, référence de prestige, était supérieur en
rang
et plus ancien que tous les marae des Teva de
Papara (5).
(1) J. Moerenhout, 1959, T. II,
(2) I. Goldman, 1970,
(3) N. Gunson
:
p.
p.
388-392.
(1) J. Moerenhout, T. II,
p.
388.
174-175.
The journal of the Polynesian society 1964, vol. 73 n"
1, p. 57-59.
(4) H. Adams, p. 10.
(5) H. Adams,
p.
Société des
15.
Études
Océaniennes
875
Wallis qui méconnaissait ces prééminences de rang, prit
donc pour la Reine de Tahiti, Purea qui l'introduisit dans l'île
après les incidents de l'arrivée. Sans doute avait-elle déjà vu
l'intérêt d'une alliance avec cet étranger dont les armes auraient
vite fait de soumettre les chefs locaux, pour accroître son
pouvoir
(6). Mais Wallis avait surtout besoin de vivres pour la suite du
voyage et il se contenta d'échanger des objets de métal (haches,
clous, etc...) contre des cochons, noix de coco ou fruits à pain (1).
Ce fut le premier trafic qui s'établit entre Européens et Insulaires
qui firent alors connaissance avec le fer ; mais Wallis ne laissa
sans doute pas d'armes lors de son
passage à Tahiti.
et
Huit mois après Wallis, Bougainville aborde Tahiti, à Hitia,
lie d'amitié avec le chef du lieu.
se
Bougainville
ne
séjourne
que
dix jours à Tahiti
;
mais
ses
récits qui vantent la beauté du paysage, de la race et de son art de
vivre, vont faire de la "Nouvelle Cythère" - c'est ainsi qu'il
baptise Tahiti
- le modèle et l'idéal des philosophes français du
XVIIIe siècle qui, sous l'influence de Rousseau, essayaient de
retrouver l'homme dans son "état de nature" et de prouver la
bonté du cœur humain. Le "bon sauvage" de Tahiti dépeint par
Bougainville allait devenir le symbole de cette philosophie.
Le
mythe du paradis tahitien et de la sagesse de ses
le naturaliste Commerson qui
accompagne Bougainville dans son Voyage autour du monde :
"Je puis vous dire que c'est le seul coin de la terre où habitent des
hommes sans vices, sans préjugés, sans besoins, sans dissen¬
sions. Nés sous le plus beau ciel, nourris des fruits d'une terre
féconde sans culture, régis par des pères plutôt que des rois, ils ne
connaissent d'autre loi que l'amour. Tous les jours lui sont
consacrés, toute l'île est son temple ; toutes les femmes en sont
ses autels, tous les hommes les sacrificateurs. Et quelles femmes,
me demandez-vous ? les rivales des Géorgiennes en beauté et les
sœurs des Grâces toutes nues". Dans cette lettre (2), Commerson
chante encore "l'honnêteté de leurs procédés, surtout envers les
femmes", "leur philanthropie entre eux", "leur horreur de
l'effusion de sang humain", et même "leur aversion pour le vin et
les liqueurs".
coutumes est exacerbé par
A propos de la condition féminine, Bougainville remarque :
"ce n'est pas l'usage à Tahiti que les hommes uniquement
occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible
(6) H. Adams,
p.
44.
(1) T. Henry, 1968,
p.
23.
(2) Lettre publiée dans Le Mercure de France, en novembre 1769
Société des
Études
Océaniennes
876
les travaux pénibles du ménage et de la culture. Ici une douce
oisiveté est le partage des femmes et le soin de plaire, leur plus
sérieuse occupation" (1).
Ces impressions, sans doute trop idéalistes, d'un
pays trop
rapidement entrevu, vont s'inverser dans la vision puritaine
qu'auront de la vie tahitienne les missionnaires et d'autres
auteurs, quelques années plus tard. Il est vrai que ceux-ci
arriveront à une époque où les premiers contacts avec les
Européens auront déjà fait des ravages.
Mais nous sommes encore au XVIIIe siècle et les
conceptions
idéalistes de Bougainville ou de Commerson sont reprises par les
philosophes français pour y opposer la société européenne et le
mal que la civilisation de l'Occident peut répandre dans ces îles
innocentes ; cette idée est résumée dans le reproche du vieux chef
tahitien de Diderot à Bougainville : "l'idée de crime et le
péril de
la maladie sont entrés avec toi parmi nous"
(2).
Ce sera aussi l'opinion du voyageur belge Moerenhout
qui,
bien que très informé sur les coutumes et les faiblesses de la
civilisation polynésienne, accusera aussi les
termes,
demi-siècle plus tard
Européens
en ces
"il est donc certain que toutes
les îles étaient dans un état très florissant lors de nos
premières
visites, et même à l'époque de Cook ; car nos maladies n'y ayant
encore fait que peu de
ravages, elles jouissaient encore de toute la
volupté de leurs antiques plaisirs ; mais on peut dire que cette
époque fut la dernière, et qu'ensuite elles déchurent rapidement.
En effet, nos maladies, nos usages, nos vices,
changèrent bientôt
si fort l'état de ces hommes fortunés, qu'accablés de
souffrances
inouïes, en proie aux dissensions et à l'ivrognerie, moissonnés
par centaines, ils se virent dégradés au point de n'être plus
reconnaissables, de sorte qu'il eût été presque à désirer qu'ils
eussent péri en totalité, comme ils en
furent un moment
menacés" (1).
un
:
Mais ce texte anticipe sur l'avenir et les choses n'en sont
pas
là lorsque Cook jette l'ancre dans la baie de Matavai,
en
1769.
encore
Les récits de Cook confirment le fait de la douceur de vivre à
Tahiti, mais font déjà état des ravages que commencent à
exercer les maladies, vénériennes
surtout, apportées par les
équipages précédents.
L'importance des trois voyages de Cook à Tahiti réside dans
qu'ils vont bouleverser la carte politique de l'île grâce à
l'appui que Cook apporte à Tu, chef de Pare (2).
le fait
(1) L. A. Bougainville,
(2) D. Diderot,
p.
300.
p.
164.
(1) J. Moerenhout, 1959, T. II,
(2) D. Oliver, III
Société des
Études
-
Ch. 26.
Océaniennes
p.
402-403.
877
Peu avant l'arrivée de Cook, une guerre a éclaté entre les
districts de Pare et Haapape d'une part, et celui de Papara
d'autre part, conflit qui provoque la chute d'Amo et de Purea,
grâce
en partie aux actions d'Iddeah, épouse de Tu. Purea et
Amo, qui a perdu son district de Haapape, se retirent sur leurs
terres de Papara et Tu reprend les droits d'Amo sur
Haapape (1).
Lorsque Cook aborde à Tahiti, Tu, le futur Pomare I, n'est
qu'un chef de district et si son pouvoir a crû au détriment
de celui de Purea, il ne peut prétendre au maro'ura de Tahiti et
son rang dans l'aristocratie est inférieur à celui des chefs de
Papara. En outre, il essaye de cacher son origine paumotu qui
reste pour lui une tare généalogique, les Paumotu étant consi¬
dérés par les Tahitiens comme "sauvages et inférieurs" (2).
encore
Pourtant, Tu a hérité par son père des districts de Pare et
d'Arue, par sa mère il peut prétendre au maro'ura de Raiatea et
sa femme Iddeah (ou Tetuanui), originaire
de Moorea, possède un
nom royal imposant dans cette île. Elle ne restera d'ailleurs
pas
sans jouer un rôle dans ses
conquêtes : "c'était une femme d'une
intelligence remarquable, qui le seconda utilement dans ses
efforts de domination des îles" (3).
A ces atouts, s'en ajoutait un autre qui, pour être fortuit n'en
demeurait pas moins déterminant : la proximité des districts de
Tu avec la baie de Matavai, principal mouillage non seulement
de Cook mais aussi des bateaux européens qui vont suivre. "Le
hasard qui faisait de Matavai le port le plus convenable aux
vaisseaux anglais, faisait de Tu le plus important personnage de
l'île pour procurer de la viande fraîche aux équipages anglais.
Ainsi Tu, pour le plus grand dépit des autres chefs, reçut-il la
plupart des haches et des autres cadeaux
considération des Britanniques" (4).
et toutes les marques
de
Tu s'enrichissait de jour en jour, profitant de la situation
nouvelle : "Amo, jusque là roi de toute l'île, vit décroître son
influence tandis que celles des chefs voisins du port (Tu en
particulier) où les habitants étrangers avaient mouillé, avaient
considérablement gagné en importance et en richesses ; non
seulement ils étaient le plus à portée de recevoir des cadeaux des
capitaines et des officiers dont ils avaient aussi la gloire d'être
les amis, portant leurs noms et pouvant compter sur leur appui,
mais encore les mille bagatelles des matelots, alors pour eux
objets de si grande valeur, leur venaient aussi par leurs sujets,
(1) T. Henry, p. 28.
(2) H. Adams, p. 70.
(3) T. Henry, p. 33.
(4) H. Adams, p. 76.
Société des
Études
Océaniennes
878
tandis que les présents que recevaient Amo ou Oberea (Purea),
le premier ne se montrait presque jamais, se bornaient à ceux
qu'on leur faisait personnellement. Leur peuple était trop loin
car
pour
qu'ils puissent s'enrichir par lui (Cook) ; ils tombaient par là
jusqu'alors ils avaient été
même au-dessous des individus dont
les supérieurs" (1).
Ainsi à
mesure que montait l'étoile de
Tu, celle de Purea
pâlissait de plus en plus. En outre, la perte du contrôle des Teva
sur Taiarapu et le ravage de
Papara par Vehiatua, chef de
Taiarapu, porta un coup fatal au pouvoir de Purea. Pendant ce
temps, Tu, qui s'était allié à Vehiatua pour écraser Papara, avait
dans ces luttes gagné le droit au maro'ura de Tahiti, en se
réclamant de
sa
filiation utérine lointaine
avec
les chefs de
Punaauia, traditionnellement porteurs du maro'ura (2).
Les Anglais qui, comme le remarquait Arii Taimai, "ne
pouvaient concevoir qu'un peuple fût capable d'exister sans
quelque apparence de pouvoir centralisé", donnèrent, comme
Wallis l'avait fait pour Purea, le titre de Roi de l'île à Tu qui
n'était encore qu'un des ari'i rahi.
Quant à Purea, les Anglais qui en avaient fait une reine, à
l'époque de Wallis, "n'étaient décidés à ne voir en elle qu'une
mendiante en 1773", tant elle paraissait pauvre et déchue" (1).
L'attitude bienveillante de Cook à l'égard de Tu parut aux
comme une insulte délibérée. Lors du troisième
voyage du navigateur anglais, alors que Tu était menacé par les
chefs rivaux de Ahurai et de Paea à qui il refusait son assistance
autres chefs
pour
vaincre Mahine, chef d'Eimeo (Moorea), Cook intervint
délibérément dans la querelle pour soutenir Tu aux dépens des
autres chefs : "à ses yeux, Tu était roi de droit divin et toute
atteinte à
atteinte à
son
autorité était
en
l'influence britannique
premier lieu trahison et
en second lieu" (2).
une
Si Cook n'apporta pas d'aide militaire effective à Tu (ce
dernier lui avait demandé de l'aider à écraser une révolte
survenue
à
Moorea,
ce que
Cook refusa (3),) et
ne
lui laissa
sans
doute que peu d'armes, outre l'épée qu'il lui avait offerte, sa prise
de position tranchée en faveur du chef de Pare, avait commencé à
renverser les hiérarchies
aristocratiques traditionnelles, en leur
substituant un chef unique dont il avait favorisé grandement
(1) J. Moerenhout, T. II, p. 407.
(2) H. Adams, 1964, p. 63.
(1) H. Adams,
p.
75.
(2) H. Adams,
p.
76-77.
(3) T. Henry,
p.
34.
Société des
Études
Océaniennes
879
l'ascension et qui serait confirmé plus tard par les missionnaires.
C'était la fin de l'organisation socio-politique traditionnelle :
"enrichis par notre commerce, les chefs favoris des Européens se
faisaient des amis parmi les subalternes et le peuple, excitaient
la jalousie de leurs rivaux et se sentant appuyés par nos armes,
dont la protection les rendait insolents, leurs prétentions
allumaient presque partout des rivalités fatales, introduisaient
sur la scène de nouveaux acteurs,
changeaient les dynasties et
renversaient tout l'ordre social ; aussi par le mépris des choses
sacrées auxquelles nous les excitions et dont nous leur donnions
l'exemple, les chefs perdirent leur considération ; et pour comble
de maux, l'irréligion et l'anarchie furent presque partout
conjointement avec les maux physiques, l'ivrognerie et la
débauche, les suites inévitables de notre séjour parmi ces peuples
nouveaux" (1).
Après la dernière visite de Cook, onze ans s'écoulèrent avant
la visite d'Européens. Grâce au prestige et aux richesses acquises
des étrangers, Tu avait accru son pouvoir mais il avait subi les
assauts des chefs d'Eimeo qui s'étaient joints à ses rivaux de
Tahiti pour l'attaquer, lorsque Cook se fut définitivement éloigné
de Tahiti (2).
Lorsque Watts
duraient
Watts,
encore
passa à Tahiti, les guerres avec Eimeo
et Tu demanda à l'Anglais une aide militaire que
comme
Cook, lui refusa, échangeant seulement de
nombreux objets de métal contre des vivres (3). Les indigènes
avaient en effet compris la valeur et l'utilité des objets de fer dont
ils pouvaient faire des haches ou des herminettes, et tous les
leur étaient bons pour se les procurer sur les navires, y
compris les pratiques les plus immorales rapportées par
Morrison : "Le père ou le frère prostituait sa fille ou sa sœur, un
époux n'hésitait pas à prêter sa femme à l'étranger si cela
pouvait en retour apporter quelques pacotilles". L'arrivée des
navires européens mobilisait tous les habitants et bouleversait
moyens
leur existence : "Toutes les activités se tournaient vers les
nouveaux arrivants. Tout était fait pour
gagner leur amitié afin
d'obtenir des biens aussi précieux pour eux que le fer" (4).
Bligh commandant le "Bounty" arrive à Tahiti trois mois
son navire est resté célèbre dans le pacifiquesud pour sa mutinerie, Bligh et son équipage allaient jouer un
rôle définitif dans l'ascension finale de Pomare 1er. Quand Bligh
après Watts (1). Si
(1) J. Moerenhout, T. II, p. 406-407.
(2) H. Adams, p. 78.
(3) T. Henry, p. 35.
(4) J.
Morrison,
(1) D. Oliver, III
p.
-
197.
Ch. 28.
Société des
Études
Océaniennes
880
passa à Tahiti, les choses allaient fort mal pour Tu. Les chefs
rivaux avaient pris leur revanche, ses districts avaient été
ravagés et tous les présents donnés par Cook dispersés dans l'île
(2) : "Tant que les navires britanniques étaient dans la baie de
Matavai, il était riche et puissant, sa maison regorgeait de tout
ce qui faisait la
fortune : haches, hameçons, toiles, clous, perles,
du bétail, des chèvres, de tout ce que contenaient les navires. Nul
autre chef ne recevait de cadeaux si ce n'est en quantité
dérisoire.
Dès l'instant que les navires britanniques
disparaissaient, cette
fortune devenait un objet d'irrésistible tentation pour les voisins
de Tu et un danger fatal pour lui-même" (3).
Tu qui craignait de nouvelles attaques essaya d'entraîner
Bligh dans une guerre contre Eimeo. Bligh, comme ses pré¬
décesseurs, refusa mais il essaya de protéger Tu dont la position
avait été alternativement exaltée et détruite
par le patronage
britannique et il lui donna des armes (4).
Lorsque quelque temps plus tard, après la mutinerie, le
"Bounty" revint à Tahiti, seize des mutinés débarquèrent pour
s'installer dans l'île et acceptèrent d'aider Tu à écraser définiti¬
vement ses trois principaux ennemis : les chefs
d'Eimeo,
d'Ahurai et de Paea. Morrison, l'un de ceux qui avaient
débarqué, relate dans son Journal : "aujourd'hui arriva un
messager de la part du roi qui désirait notre aide immédiate pour
réprimer une révolte de la population du district de Tetaha qui
avait effectué une incursion à Pare, brûlant tout devant elle... ne
sachant si nous pourrions jamais atteindre notre but de
voyage,
bien que les choses eussent bien progressé (1), nous
pensâmes
qu'il était de notre intérêt de les aider et en réponse déclarâmes
que nous serions à Pare le lendemain matin, armés en consé¬
quence" (2). Les mutins donnèrent des armes à Tu et lui
prodiguèrent des conseils pour les combats : "Nous déclarâmes
alors aux chefs qu'ils devaient changer de tactique et amener
leurs gens à une certaine discipline s'ils avaient l'intention de
faire encore la guerre, ce qu'ils nous promirent" (3).
Ils distribuèrent aussi des objets en fer : "les demandes en
fer
tel point que l'armurier, bien que travaillant sans
crurent à
relâche, ne pouvait y suffire et cela, malgré un bon stock qui
n'avait pas été utilisé lors de notre précédent séjour". Pendant ce
(2) H. Adams, p. 86.
(3) H. Adams,
p.
80.
(4) H. Adams, p. 81, et J. Morrison, p. 20.
(1) Les mutins avaient construit
une
goélette afin de repartir
en
(2) J. Morrison, p. 77-78.
(3) J. Morrison,
p.
78.
Société des
Études
Océaniennes
Europe.
881
temps Christian, le nouveau maître flu navire, se
bienveillance des chefs en leur offrant du vin (4).
conciliait la
Mais l'ambition de Tu croissait au fur et à mesure de ses
victoires. Grâce aux fusils anglais, il avait asservi Paea et
Taiarapu ainsi que Eimeo (Moorea)
Papara, et même Bora-Bora (5).
Lorsque Vancouver
;
il visait maintenant
à Tahiti
en 1791, Tu lui demanda
conquêtes : "Pomurrey et
ses frères s'étant
procuré dans les vaisseaux qui avaient
récemment visité Otaheiti, plusieurs mousquets et pistolets, se
considéraient comme invincibles : et l'acquisition de nouveaux
domaines pour Otoo (futur Pomare II) semblait maintenant
retenir tous leurs soins et toutes leur attention ; ils étaient
extrêmement soucieux que je contribue à leur succès en augmen¬
tant leur nombre d'armes à feu et en ajoutant à leur réserve de
munitions". Vancouver ayant refusé de donner des munitions,
Tu qui avait pris le nom de Pomare, lui demanda d'intervenir luimême dans le conflit : "ils me prièrent d'avoir la bonté de
conquérir les territoires sur lesquels ils méditaient une descente
et ceci fait, de les livrer à Otoo" ; devant un nouveau
refus,
Pomare exigea alors que Vancouver sollicite du roi d'Angleterre
un navire pour l'aider dans ses
conquêtes, demande qui resta
bien sûr lettre morte (1).
aussi
son
passa
assistance pour accroître
ses
Plusieurs navires visitèrent ensuite Tahiti, y laissant armes,
ou même des hommes qui firent souche dans l'île et
dans leur propre intérêt aidèrent Pomare dans ses entreprises
objets de fer
guerrières.
Pomare avait soumis tous les districts sauf celui de Papara.
Par une habile manœuvre diplomatique, il finit par se faire céder
ce district par le régent, frère d'Amo,
qui était un homme faible et
se laissa facilement influencer par
les présents de Tu - Pomare.
Le pouvoir échappa ainsi à Teriirere, son pupille, fils d'Amo et de
Purea, tous les deux décédés. Le fils de Tu, futur Pomare II, fut
reconnu comme Ari'i de toute l'île de Tahiti et de Eimeo
(2).
alors
La situation
de Bligh et
géographique de Pare, l'appui de Cook, les
de son équipage transformèrent ainsi la carte
politique de Tahiti en assurant l'ascension de Tu vers la
souveraineté unique, tandis que déclinait le pouvoir des grands
ari'i traditionnels de Taiarapu et de Papara qui perdirent leur
prestige et leur autorité.
armes
(4) J. Morrison, p. 34.
(5) H. Adams, p. 86.
(1) H. Adams, p. 87.
(2) J. Moerenhout, p. 417 à 420.
Société des
Études
Océaniennes
882
Les
Européens avaient donc apporté les
versement social
créant de nouvelles
en
germes
hiérarchies,
du boule¬
non
plus
basées sur le prestige du rang et le caractère sacré des
ari'i, mais
sur la force des armes et sur les
alliances avec les
Européens.
C. Langevin-Duval
-
H. Adams
BIBLIOGRAPHIE
-
Mémoires d'Arii Taimai. Publication de la Société des
n° 12. Musée de l'Homme,
Paris, 1964.
:
Océanistes
L. A. de bougainville : Voyage autour du monde
par "la Frégate",
Boudeuse et la Flûte", "L'Etoile". Rombaldi, Paris 1972.
Commerson
"La
Lettre parue dans Le Mercure de France. Nov. 1769.
:
d. diderot : Supplément au voyage
et B. Rombaldi, Paris 1972.
de Bougainville
ou
dialogue entre A
W. ellis
: A la Recherche de la
Polynésie d'Autrefois. Publication de la
Société des Océanistes n° 25. Musée de l'Homme, Paris 1972.
J. Garanger
Sacred Stones and Rites of Ancient Tahiti. Société des
n° 2. Nouvelles Éditions Latines, Paris 1969.
:
Océanistes, dossier
I. goldman
:
Ancient Polynesian Society. The
Chicago 1970.
University Press,
N. gunson
: Great Women and
Friendship Contract Rites in prechristian Tahiti. The Journal of the Polynesian Society vl. 73 n° 1,
p.
N. gunson
: Great Women and
Friendship Contract Rites in prechristian Tahiti. The Journal of the Polynesian Society vl. 73 n°
1,
p.
53-69. Wellington 1964.
T. henri
: Tahiti aux
Temps Anciens. Publication de la Société des
Océanistes n° 1. Musée de l'Homme, Paris 1968.
J. Moerenhout
:
Voyage
aux
Maison neuve, Paris 1959.
J. morrison
:
D. L. Oliver
National
Journal. Société des Études
:
Ancient Tahitian
Océaniennes, Papeete, 1966.
Society. 3 volumes. Australian
University Press, Canberra 1974.
M. rodriguez
V. segalen
1970.
Iles du Grand Océan, T. I et II. Édit.
:
:
Journal. Imprimerie du Gouvernement, Papeete 1930.
Les Immémoriaux. Collection Terre
Société des
Études
Humaine, Pion, Paris
Océaniennes
883
Voyages to Paradise. Un volume 18 X 26 215 pages, illst. Édition
National Geographic Society. Washington 1981.
-
Les auteurs William R. Gray et le
photographe Gordon W. Gahan,
membres de l'équipe de National Geographic ont entrepris de
parcourir
le monde dans le sillage du Capitaine Cook. Ils
ont utilisé tous les
de communication, depuis le cheval et la pirogue, jusqu'au
yacht moderne et à l'hydravion. Ils en ont rapporté une belle publication
qui est à la fois une biographie du Capitaine Cook et une restitution
iconographique des lieux visités au cours des trois voyages de
circumnavigation du grand explorateur.
moyens
Les belles
photographies de Gordon Gahan parviennent bien
parfois des
habitants tels que Cook les découvrit, depuis la ferme de son enfance
dans le Yorkshire jusqu'aux îles du Pacifique.
souvent à cette évocation émouvante des
paysages et
Les
auteurs ont aussi exploré les grandes
.bibliothèques du monde.
Félicitons ces vulgarisateurs consciencieux de ne pas avoir omis, comme
c'est trop souvent le cas, de publier une
bibliographie minimum et de
nous indiquer les sources des documents utilisés.
Tati Salmon et Henry Adams. Lettres de Tahiti. Traductions et
notes de Pierre Lagayette. Papeete, Les Éditions du
Pacifique,
1980, 215
p.
ill., port., fac-sim., 30
cm.
On connaissait le voyage qu'Henri Adams, le grand historien
américain, fit à Tahiti avec son ami le peintre John Lafarge, après avoir
mis, en 1980, la dernière main au 9ème volume de sa monumentale
histoire des États-Unis. On sait qu'après avoir été visiter R.-L.
Stevenson à Samoa, celui-ci lui conseilla d'aller "découvrir Tahiti" et lui
remit des lettres d'introduction pour les amis qu'il
comptait dans l'île :
Ori, la princesse Moe et Tati. Tati est alors nous sommes en 1981 le
chef de la plus grande famille indigène de l'île, moitié
juif anglais,
moitié, par hérédité, grand chef des Teva. Adams va le visiter dans sa
résidence de Papara et sera, plusieurs semaines, son hôte. Ainsi
deviendra-t-il son ami et plus tard l'accueillera-t-il à New York, l'année
de l'Exposition Universelle à Chicago. Tati vient là en
"voyage
d'affaires". Ces relations suscitèrent une amicale correspondance
échangée entre 1892 et 1916.
-
-
Jamais jusqu'ici personne n'avait songé à publier ces "lettres de
Tahiti". Pierre Lagayette, un jeune et brillant historien français, a
retrouvé à Bostom, dans les archives de la Société
historique du
Massachussets, ces documents et nous en donne la première traduction
française. Soixante-huit lettres écrites par ce noble tahitien et qui
représentent "outre un témoignage d'amitié sincère, une originale
chronique de la vie à Tahiti vers le début de notre siècle". Adams, en bon
historien, ne s'était pas trompé sur la valeur de ce témoignage. Il avait,
contrairement, à son habitude, préservé cette correspondance intime
venue des Mers du Sud et l'avait classée
méthodiquement selon l'année
ou la provenance. Ses lettres à lui n'ont
pas, hélas, subi le même sort.
Société des
Études
Océaniennes
884
Livrées à la négligence congénitale du tahitien, à un climat
qui ne
respecte rien et aux insectes tropicaux qui se nourrissent de papier, elles
ont disparu quelque part à Tahiti et n'ont jamais été retrouvées.
Tati Salmon parlait et écrivait l'anglais avec une relative aisance.
Son écriture penchée, fine et distinguée, sans pleins ni déliés,
qui court,
avec des hastes irrégulières sans consentir à suivre les
lignes du papier
réglé, témoigne d'un caractère calme, sensible, affable et raffiné. Les
traits y remplacent souvent la ponctuation. Le texte de ces lettres nous
est présenté là dans une excellente traduction, si aisée et si naturelle
qu'on oublie l'original anglais et qu'on croirait parfois lire un texte
français.
Les lettres
succèdent
au rythme assez lent des courriers
plus d'un mois entre chaque touchée du
paquebot postal - Tati expédie son café et distribue ses nacres sans faire
de bien bonnes affaires et vit sinon chichement, du moins sans
beaucoup d'argent devant lui. Cela n'empêche pas, à la tahitienne, des
mariages qui, vus à un siècle de distance, nous paraissent des
cérémonies plus qu'importantes. Celui d'Opuhara, en août 96, fut sans
précédent à Tahiti.
"Tous les huit districts de l'île étaient représentés et sont venus aider et
faire la cuisine... Les jeunes arrivèrent avec des chants bien
préparés.
Les cadeaux furent nombreux. On donna un nom de mariage au jeune
couple... Le nombre des invités, le premier et le deuxième jour, s'éleva à
2.500 ; de sorte qu'on consomma 400 porcs, 700 têtes de
volaille, sans
compter plusieurs tonnes de taros et d'autres aliments locaux... Les plus
vieux d'ici n'avaient jamais rien vu de pareil"...
se
maritimes ; souvent il
se passe
En toutes circonstances, Tati agit comme "défenseur" des
Tahitiens. Ami des gouverneurs Chessé et Gabrié, il est chargé par eux
de missions délicates par exemple lors des affaires de Raiatea, en
mars 97. On l'envoie alors sur un navire de
guerre pour discuter avec les
rebelles, sans grand succès d'ailleurs car, malgré ses interventions, il
assiste au bombardement de l'île et à l'exil du chef
Taraoupoo et de sa
famille en Nouvelle-Calédonie.
Cette édition fait le plus grand honneur aux imprimeries de l'Indre,
sur Creuse. Les lettres sont imprimées en italiques. Elles
occupent un peu plus de la moitié de la page, laissant une vaste colonne
blanche destinée aux notes, bienvenues, fort savantes, qui éclairent le
texte. Les illustrations occupent de nombreuses pages ou
viennent, ici et
là, en remarques dans le texte. Madame Claude Verne s'est chargée de la
recherche et de la disposition des nombreuses illustrations qui
agrémentent le texte, qui a été tiré en vert gris, sur un papier crème
à
Argenton
vergeté.
Patrick O'REILLY
Société des
Études
Océaniennes
.
'
"
.
'
'
V
Société des
Études
Océaniennes
Le Bulletin
Le Bureau de la Société accepte
l'impression de tous les articles
qui paraissent dans le Bulletin mais cela n'implique pas qu'il
épouse les théories qui y sont exposées, ou qu'il, fait sien les
commentaires et assertions des divers auteurs qui, seuls, en
prennent toute la responsabilité.
Aux lecteurs de former leur
Le Bulletin
ne
appréciation.
fait pas de publicité.
La Rédaction.
Les articles
a
réservé
condition
publiés, dans le Bulletin, exceptés ceux dont l'auteur
droits, peuvent être traduits et reproduits, à la
expresse que l'origine et l'auteur en seront mentionnés.
ses
Toutes communications relatives
Société, doivent être adressées
au
au Bulletin, au Musée ou à la
Président. Boîte 110, Papeete,
Tahiti.
Pour tout achat de
s'adresser
au
Bulletins, échange
Président de la Société
donation de livres,
ou
ou
Bibliothécaire du
au
Musée, Boîte 110, Papeete.
Le
Bulletin, est envoyé gratuitement à tous
Cotisation annuelle des membres-résidents
résidant
en
Cotisation
pays
pour
5
ses
ou
français
1 000 F CFP
4 000 F CFP
ans
Cotisation pour les moins de vingt ans & les
étudiants ^
Cotisation annuelle
-
membres.
pays
étranger
-
Société des Études Océaniennes
250 F CFP
15 dollars US
COMPOSITION ET IMPRESSION
POLYTRAM
Boîte postale 5390 Pirae
-
Rue Tihoni Tefaatau, Pirae TAHITI
POLYNÉSIE FRANÇAISE
Société des
Études
Océaniennes
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 215