B987352101_S65.pdf
- Texte
-
50,000
DANS
MILLES
L'OCÉAN
PACIFIQUE
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çaÇee^
L'auteur
et
éditeurs
les
et
déclarent
réserver
leurs
droits
de
traduction
de
reproduction
à
l'étranger.
Cet
ouvrage
librairie)
en
PARIS.
a
été
octobre
déposé
au
ministère
de
l'intérieur
(section
18S6.
TYPOGRAPHIE
DE
E.
PI.OX,
NOURRIT
KT
Cie,
RUE
GARAXCIÊRE,
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50,000
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MILLES
dans
L'OCEAN
PACIFIQUE
PAR
Albert
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LIEUTENANT
OUVRAGE
ILLUSTRÉ
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DE
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VAISSEAU
DIX
DESSINS
DE
PHOTOTYPIES
L'AUTEUR
PARIS
LIBRAIRIE
PLON
E.
PLON,
NOURRIT
et
gie,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE
GARANC1ÈRE,
Tous
droits
10
réservés
é
5
PRÉFACE
Ceci n'est
point un roman. C'est une suite d'es¬
quisses crayonnées d'après nature, par un tou¬
riste épris de la vérité. Il est bien entendu
que ce
touriste
ne se
targue point de prononcer des juge¬
appel. Notre pauvre machine humaine
est si
impressionnable ; elle a tant de peine à se
dégager des influences extérieures; les événe¬
ments, les idées, le milieu, ont sur elle une in¬
ments sans
fluence si indéniable
que l'impartialité ne saurait,
croyons-nous, être prise dans un sens absolu, eî
l'emploi de ce substantif témoigne d'une prétention
que nous ne voulons
point afficher. Certains de
peut-être visité les régions qui
font l'objet de ces
études; ils y retrouveront, je
l'espère, quelques-unes de leurs impressions.
Ceux qui ne les connaissent
pas y rencontreront
une
opinion formulée après examen, ce qui est
nos
bien
lecteurs
ont
quelque chose.
50,000 MILLES
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE
I
DÉTROIT DE MAGELLAN ET CANAUX
DE
LATÉRAUX
PATAGONIE.
le navigateur Fernao
de Magalhaes, que nous nommons Magellan, arrivait
devant le détroit auquel il allait attacher son nom.
Commandant une petite flotte que Charles-Quint lui
avait confiée, avec mission de découvrir une nou¬
C'était le 21 octobre 1520 :
aller d'Europe aux îles Moluques,
Magellan n'atteignit le 52e parallèle sud qu'après
avoir surmonté les plus grandes difficultés. D'abord,
un de ses bâtiments fit naufrage; puis, contraint à
user de
rigueur pour conserver son autorité, il con¬
damna deux chefs de complot à être écarlelés et en
abandonna deux autres sur les côtes désertes de la
Patagonie. Plusieurs fois, en tentant ce fameux pas¬
sage vers l'ouest, il dut rebrousser chemin, après
velle route pour
i
2
50,000 MILLES
exploré l'estuaire d'un fleuve ou une baie sans
Cette fois, au lieu d'entrer immédiatement
dans le défilé qui s'ouvrait vers l'occident, il envoya
en avant deux de ses navires qui revinrent au bout de
peu de jours, avec une certitude presque absolue : ils
avaient observé des courants rapides et un bras de
mer très-étendu, qu'ils prirent pour un nouvel océan.
Magellan, enthousiasmé, donna dans le détroit : un
mois après, il débouchait dans l'océan Pacifique.
Le passage que Magellan venait de franchir sépare
la Patagonie de la Terre de Feu, sur une longueur de
six cents kilomètres ; il a la forme d'un angle obtus,
dontlesommet, nommé cap Froward, marque le point
extrême de la Patagonie. On peut le diviser en deux
parties bien distinctes, à peu près égales en étendue :
avoir
issue.
celle de l'est,
basse et sablonneuse ; celle de l'ouest,
très-haute, constamment battue des grands vents,
couverte de
glaciers, de pics chauves, de rochers
abrupts, de neiges éternelles.
Selon nous, il faut se garder de visiter à un in¬
stant quelconque un pays déterminé. Le voyageur,
croyons-nous, doit s'efforcer de parcourir une région
au moment où le caractère spécial à cette région est
le plus en relief. Voyez l'Algérie au mois de janvier :
la boue envahit les chemins, les Arabes grelottent
sous le ciel
gris, les murailles sont souillées par les
averses. Ne faut-il pas plutôt aller chercher au Midi
le ciel bleu, la lumière éclatante du soleil, le souffle
étouffant du simoun? C'est le contraire dans les pays
du Nord : ne faut-il pas chercher en Suède le ciel
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
3
gris, la neige, les montagnes couronnées de pins qui
se
courbent
des arcs, sous l'effort du vent?
doit traverser le détroit de
comme
Donc, si l'on
Magellan, il
préférable de le franchir pendant l'hiver, afin d'y
jouir de la vue des glaciers blanchis, de se faire une
est
idée de
ces
brises si redoutées des marins, de
ce
ciel
gris et bas, de l'aspect désolé que prennent les terres
sous l'influence de
jours considérablement raccourcis.
Je m'estime donc heureux d'avoir fait
ce
voyage en
plein hiver, au mois de juillet.
Le 1" juillet, nous entrions dans le
détroit, après
avoir reconnu le
cap des Vierges. Nous jetons l'ancre,
vers
minuit, dans la baie Possession, ce qui nous per¬
met de franchir le
premier goulet le lendemain au
lever du soleil. A droite, défile la
Patagonie; à gau¬
che, la Terre de Feu, ainsi nommée, dit-on, à cause
des nombreux volcans
qui la hérissent. Aucune des¬
cription ne saurait peindre l'àpreté de ces terres.
Partout, les falaises schisteuses tombent perpendicu¬
lairement dans l'eau; le sol couvert de broussailles
profile
se
ligne de montagnes bleuâtres, cou¬
pics neigeux. L'écho de ces lugubres so¬
sur une
ronnées de
litudes n'est troublé que
par le sifflement du vent et
les cris aigres des oiseaux de mer. Aucun
vestige
d'habitation; cette immense portion du continent
américain est-elle donc livrée tout entière aux ani¬
maux des
pays glacés? On serait tenté de croire que
la Providence a dit à l'homme civilisé :
Tu
ne
t'éta¬
bliras point dans ces
régions.
Plus
loin, l'île Sainte-Elisabeth
étend paresseuse-
50,000 MILLES
4
la
ment sur
mer ses
mamelons roussàtres. A partir
s'élargit; la côte descend directe¬
jusqu'au cap Froward; quelques milles
encore, et nous arrivons à la colonie chilienne de
Punta-Arenas, ville la plus australe du monde habité.
de là,
ment
le passage
sud,
au
présente sous l'aspect d'une longue tache
grise avivée par des touches rougeâtres. A gauche,
une multitude de hêtres dégarnis de feuilles se dé¬
Elle
se
tachent
en
blanc
sur
le fond jaune
: on
dirait la né¬
cropole d'une cité de géants. Derrière la ville, les
montagnes s'étagent graduellement jusqu'à la région
des neiges. A cette latitude, le mirage produit de
singuliers phénomènes : les petits nuages qui envi¬
ronnent l'horizon font l'effet de piliers basaltiques
chargés de supporter le firmament; les derniers pro¬
montoires se recourbent comme des toitures chi¬
noises; les navires éloignés paraissent flotter dans les
cieux. Au milieu de la rade, une bouée noire indique
gisement de la canonnière anglaise Doderel qui
récemment explosion. L'équipage se compo¬
sait de cent hommes : trois seulement eurent la vie
sauve. Le médecin, dont il sera question plus loin, se
le
lit
trouvait
au
nombre des survivants.
Tout, à Punta-Arenas, caractérise un pays situé
confins du monde civilisé. On ne rencontre que
aux
pêcheurs vêtus de flanelle rouge, des Chiliens au
des Européens à la figure sinistre. Les
habitations en bois sont entourées de barrières pour
empêcher les bestiaux de venir brouter les légumes
des
teint olivâtre,
que
l'on cultive à grand'peine. Aux
alentours, des
DANS
L'OCÉAN PACIFIQIE.
5
chevaux à long poil, l'œil morne, la tête baissée,
paraissant regretter amèrementla liberté de la pampa ;
des charrettes à roues pleines attelées de
plusieurs
paires de bœufs s'enfoncent jusqu'aux essieux dans
l'argile ; des porcs se frottent en grognant le long
des clôtures; des goélands poussent des cris
aigres,
en
fuyant devant nous : on apprivoise aisément ces
rudes
pélasgiens.
La
colonie, fondée en 1843, servit d'abord de pé¬
nitencier. Plus tard, le Chili envoya
partout des émis¬
saires à la recherche de colons. Ceux-ci firent
appel
transportés fixés à Cayenne et leur tin¬
rent à peu près ce
langage : « En Palagonie, la
température est toujours fraîche; l'hiver n'y amène
point de froids trop rigoureux, les salaires élevés et
la concession gratuite des terrains
pronostiquent à
cette colonie naissante un avenir plein de
promesses. »
Ces arguments furent entendus :
quelques-uns des
auditeurs, à demi asphyxiés par la température ef¬
froyable de la Guyane, partirent pour la pointe ex¬
trême de l'Amérique du Sud. La ville comprend au¬
jourd'hui près de deux mille âmes, la plupart Suisses,
Allemands et Français : un ancien professeur de rhé¬
torique y tient une librairie; un ex-forgeron s'est fait
horloger; un ex-poète se livre à la confection des
sabots. En réclamant des colons aux quatre coins du
monde, le Chili voulait fonder à Punta-Arenas une
aux
anciens
colonie vraiment sérieuse et
d'un vaste empire,
en
faire le boulevard
dont le nord toucherait Lima.
Depuis le commencement des travaux du canal de
6
50,000 MILLES
ambitieux projets paraissent abandonnés.
percement de l'isthme sera la mort du détroit :
les terres magellaniques retourneront à la barbarie.
Punta-Arenas, si triste et si calme, a été livrée na¬
guère à des convulsions qui la mirent à deux doigts
de sa perte. C'était en 1877 : le Chili, nous l'avons
vu, avait, dés 1843, fait de Punta-Arenas un établis¬
Panama,
ces
Le
sement où il écoulait la lie de sa
population. Les
condamnés, tout en construisant des routes et en dé¬
frichant des terrains, ne cherchaient que l'occasion
de secouer le joug d'un gouverneur impérieux et
sévère. D'autre part, les soldats chargés de garder le
bagne ne recevaient point de solde; sans chaussures,
mal nourris, mal vêtus, à quoi pouvaient-ils
songer,
sinon à la liberté? Quelques mois de ce régime ame¬
nèrent une révolte générale. Les forçats délivrés
par
leurs gardiens se ruèrent au dehors comme des fau¬
ves ; la ville fut mise au
pillage ; on incendia les mai¬
sons, et le massacre général des habitants commença.
Réduits à défendre leur existence, les colons consti¬
tuèrent une garde urbaine
qui dispersa les révoltés.
Le Chili réprima vigoureusement ces désordres.
Des troupes vinrent prêter main-forte à la milice or¬
ganisée spontanément pour la défense d'intérêts com¬
muns. On fil des
exemples : on distribua des indem¬
nités aux colons survivants; t.out rentra dans l'ordre,
et le désastre fut
promptement réparé.
Les deux grandes ressources de Punta-Arenas
sont l'élevage du bétail et le commerce des
pellete¬
ries. On
ne
saurait faire entrer
l'agriculture
en
ligne
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
de
1
compte, la terre de Patagonie ne produisant qu'un
peu d'orge et d'avoine. L'industrie de l'élevage com¬
mence à
rayonner autour de la ville. Un Français
vient de s'établir à la baie
Gregory; le médecin fait
construire une ferme au Havre-Pecket, l'île SainteElisabeth nourrit les troupeaux du vice-consul d'An¬
gleterre; car les Anglais entretiennent ici un agent,
moins peut-être
pour proléger leurs nationaux que
pour suivre les progrès du pays et y prendre pied, si
tant est qu'il en vaille
jamais la peine.
Le médecin officiel de la colonie, Master
Fenton,
est Irlandais de naissance, ce
qui ne l'empêche pas de
déplorer le meurtre de lord Cavendish. Aimable
homme, pas trop solennel, il cite Shakespeare à
propos et ne craint point le wisky. Depuis la calastrophe du Doderelj il mène une existence précaire
au milieu de la
population que l'on sait; le gouver¬
nement chilien paye son dévouement à raison de
quinze mille francs par an. Et dévouement n'est pas
un vain mot. Plusieurs fois
déjà, notamment en 1877,
sa
vie fut sérieusement mise
entourait les blessés de
ses
en
péril. Pendant qu'il
soins, les insurgés brûlaient
habitation, après avoir pris la précaution de la
piller; tout ceci, sans préjudice des menaces de mort
qu'il entendait sans cesse proférer contre lui. Il se
laissa voler et menacer. En pleine insurrection, il
rencontre un soldat : « Senor, faisons un
échange :
voici dix
piastres ; donnez-moi votre montre. » Vingt
pas plus loin, Master Fenton est abordé par un autre
militaire : « Docteur, vous avez dix piastres dans voson
8
50,000 MILLES
poche; offrez-les-moi. » Et le docteur donne ses
piastres. Plus versé dans les exercices du corps
que dans les jeux de l'esprit, il monte à cheval dès
l'aube et fait trente ou quarante kilomètres, à travers
les rios et les fondrières, pour
soigner ses malades. De
même que la plupart de ses
compatriotes (et c'est précisémentce qui fait leur force), ilne songe même point
à retourner en Angleterre; nous l'avons dit
plus haut,
il s'est mis en tête de jouer au
propriétaire : il a des
troupeaux dans la pampa, des chevaux à l'écurie, et il
tre
dix
entretient
avec
les Sealers des relations
commer¬
ciales suivies.
Les
indigènes de
terres australes appartiennent
les Fuégiens et les Patagons.
Les premiers, essentiellement nomades, n'ont ni ha¬
bitations fixes, ni gouvernement d'aucune sorte, et
sont continuellement en
guerre de tribu à tribu. Ils
errent à travers les
archipels, vivant au jour le jour,
du produit de la chasse et de la pêche. Généralement
invisibles, on les voit poindre quand il s'agit de piller
à deux
un
races
bâtiment
dicité dont
ces
distinctes
en
:
détresse
ou
langue
de
se
livrer à
une men¬
saurait fournir le qua¬
I'atagonie et la partie
occidentale du détroit de Magellan composent l'em¬
pire fuégien, et, comme il passe beaucoup moins de
navires dans les canaux
que dans le détroit, les indi¬
lificatif. Les
aucune
canaux
ne
latéraux de
gènes du détroit sont un peu moins sauvages que les
autres; ils possèdent quelques vêtements et parlent
un sabir
mélangé d'espagnol et d'anglais. Les uns et
les autres
communiquent avec les bâtiments qui pas-
DANS
sent d'un océan à
sauraient
font,
au
L'OCÉAN PACIFIQUE.
l'autre, rapports éphémères qui
exercer sur eux une
contraire,
9
un
ne
influence durable. Ils
trafic continuel
avec
pêcheurs de lions de mer. Nous allons
définir ces
Européens, les seuls qui soient
les Sealers
ou
essayer
de
en contact
avec les Fuégiens.
pêche du lion marin, extrêmement pénible, ne
peut être exercée que par des hommes spéciaux, en¬
durcis à la
fatigue, insouciants des privations. Aussi
ce
personnel se recrute-t-il parmi les plus infortunés
transfuges de l'Europe : il est à Punta-Arenas, à Valparaiso, à lluenos-Ayres, à Montevideo, des pêcheurs
sans
ouvrage, des marins sans bâtiment, des déser¬
teurs dépourvus de tout
moyen d'existence. Une
goélette en partance pour la Terre de Feu cherche
un
équipage : les individus dont nous venons de
parler s'engagent pour la saison. Presque
toujours
sous la
neige ou dans l'eau, posté sur les brisants
qui défendent l'entrée des canaux latéraux, le Sealer
épie les lions de mer pendant des journées entières
permanent
La
et cherche
une
occasion
d'attaquer
fensifs quand ils s'assemblent en
les îlots. Le moment
venu, le
eux, les tue à coups de fusil,
de bâton et les
découpe, sans
sur
ces animaux inof¬
grande troupe sur
pêcheur se précipite
les
assomme à
coups
perdre de temps. Le
pêcheur ne mange guère que du biscuit, il dort sur
le rocher, il n'a
que des peaux pour se préserver des
rigueurs de l'hiver austral. Au bout de la saison, il
retourne à
le salaire
Punta-Arenas, dépense dans les cabarets
au prix de tant de fatigues et recom-
gagné
i.
50,000 MILLES
10
quand il n'a plus rien. A cette rude école, le
et l'on comprend à
quels excès doit se livrer cet homme, alors que, sous¬
trait à tout contrôle, il devient, pour ainsi dire, le
mence
Sealer retourne à l'état sauvage,
maître absolu de
ces
terres
vierges.
l'égard des échanges, on emploie dans les archi¬
pels fuégiens le système usité jadis entre les Car¬
thaginois et les Africains occidentaux ; le Sealer ap¬
porte sur la plage du rhum et du tabac; l'indigène
apporte des peaux : le troc a lieu quand les deux
parties sont d'accord. Mais l'hémisphère austral ne
vaut pas mieux que le nôtre; ici, comme en Europe,
la loi du plus fort est toujours la meilleure, et les
baies palagoniennes, si riantes, servent de théâtre à
de sanglantes rixes. Il est rare que la conclusion d'un
marché n'aboutisse pas à l'extermination de quelques
A
Indiens. Un Sealer
me
racontait froidement l'anecdote
deux ans, je péchais dans le chenal
Wide; un de mes hommes ayant eu des démêlés avec
les naturels fut reconduit à coups de harpon et ne se
sauva
qu'à graud'peine. Depuis lors, les miens et moi,
nous faisons feu sur toutes les pirogues fuégiennes.»
C'est la loi de Lynch appliquée à une tribu tout en¬
tière. Voilà sous quelle forme la civilisation se pré¬
sente aux derniers échantillons de l'homme quater¬
suivante
:
«
Il y a
naire.
Ces
procédés amènent de terribles représailles ;
quelquefois, un pêcheur disparaît sans qu'on puisse
jamais retrouver ses traces. A-t-il été englouti par la
mer du
cap Ilorn? A-t-il succombé sous les flèches
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
fuégiennes? L'écho
victime.
ne
redira pas
11
les plaintes de la
Ce n'est pas tout : la traite des
esclaves, abolie dans
pratique courammentà la Terre
De jeunes
Fuégiens, arrachés à leurs mères,
l'ancien continent,
de Feu.
sont
se
traînés à Punta-Arenas et vendus
comme
domes¬
tiques (un enfant vaut cent piastres). Ces deux causes
expliquent l'hostilité des naturels envers les blancs
et le soin avec
lequel les premiers fuient le voisinage
des autres. Non-seulement les
Fuégiens ne poussent
jamais leurs incursions jusqu'à
Punta-Arenas, mais
on les voit rarement
à l'est du
cap Froward; cette
langue de terre projetée au sud par les Cordillères
sépare le monde civilisé des sauvages des
archipels.
La lutte
entre les deux
races se
traduit par une
guerre
d'extermination qui dépeuple peu à
peu les terres
magellaniques. Le combat est trop inégal : que peu¬
vent les
harpons
en os
de phoque, les flèches à éclat
de silex, contre les halles?
comment la
forme en écorce d'arbre
pirogue in¬
échapperait-elle
baleinière du pêcheur de lions marins?
On essaye de sauver les restes de ces
tribus
Une mission
anglaise dirigée
l'Eglise réformée
par un
à la fine
éparses.
haut ministre de
s'est proposé
d'apporter à ces mal¬
heureux les bienfaits de la
civilisation. Il est permis
le croire
que le gouvernement de la Reine n'est
pas
itranger à cette tentative, et que les intérêts commer:iaux
îaires
en
ont été le
mobile déterminant. Les
mission-
enseignent aux indigènes la langue anglaise,
'agriculture, et en particulier la culture des
pom-
50,000 MILLES
12
mes
de ierre,
qui réussit assez bien dans
l'archipel.
fit
propos, on raconte qu'un jour le pasteur
semer les précieux tubercules; ne les voyant point
donner de germes, il se creusa vainement la tête
A
ce
pour
trouver l'explication du mystère.
Il cherchait
quand il surprit ses naïfs catéchumènes oc¬
cupés à déterrer les tubercules, dans le but évident
de les dévorer. Mais ces nomades n'ont qu'une idée
fixe : recouvrer la liberté; malgré les soins dont on
les entoure, les adultes retournent à leur pirogue et
vont rejoindre leurs frères dans le désert de glace.
Les négociants du pays emploient comme intermé¬
diaires les Patagons de la tribu des Tehuelhets.
Ceux-ci, au nombre de cinq eu six mille, occupent
un
espace d'environ vingt-cinq mille lieues carrées.
Aussi chasseurs que les Fuégiens sont pêcheurs, ils
poursuivent, sur ce vaste territoire, la destruction
des casoars et des guanacos. Les peaux de ceux-ci,
les plumes de ceux-là, forment la base de l'industrie
encore,
et du commerce
Les guanacos
patagons.
circulent dans la pampa en trou¬
vallons,
peaux innombrables. Toujours au fond des
des éclaireurs postés sur les crêtes avertissent
de
l'approche du danger. Au moindre bruit, au premier
cavalier aperçu dans la plaine, tout disparaît comme
par enchantement. Les Patagons, seuls capables de
tromper la surveillance des vieux guanacos, se glissent
sous les herbes comme des serpents, cernent les trou¬
peaux et se livrent à d'affreux carnages. Ils écorchent
les victimes sur les lieux mêmes, et les peaux soigneu-
DANS
sement mises à
L'OCÉAN PACIFIQUE.
13
part forment le stock des échanges à
venir. Les Tehuelhels ont hérité des
Espagnols le
moyen de chasser le casoar; ils le prennent à l'aide
du boleador, instrument dont la manœuvre demande
beaucoup d'adresse. Le boleador est un lasso pourvu
d'une boule pesante à chaque extrémité. Sous l'im¬
pulsion donnée par le chasseur, la houle exté¬
rieure décrit un grand cercle. Si l'animal poursuivi
vient à couper la circonférence, la corde s'enroule
autour du cou de la victime, et l'oiseau ne peut plus
se
dégager.
Ce peuple, qui jouit d'une étendue considérable de
côtes profondément découpées, ne possède point de
pirogues ; on peut être surpris de ce que la facilité of¬
ferte par la mer pour l'accomplissement des échanges
ne l'ait
pas frappé davantage. Les Patagons sont presque
sociables, et leur taille élevée, réelle quoique légen¬
daire, n'exclut pas, chez eux, une certaine douceur;
malheureusement, ils montrent un penchant invétéré
pour les liqueurs fortes. Pendant l'été, ils descendent
à Punla-Arenas, afin d'échanger les peaux de casoar
et de guanaco contre les denrées dont ils s'alimentent.
Leur présence apporte une certaine animation dans
la ville et donne généralement lieu à des scènes de
désordre. Ils s'enivrent après la conclusion du mar¬
ché ; on peut même soupçonner les industriels du
pays de leur offrir auparavant de copieuses libations,
afin d'avoir à meilleur compte les objets d'échange.
A peine l'alcool a-t-il agi, que la brute reprend son
empire; les Patagons, ordinairement si doux, de-
U
50,000 MILLES
viennent violents et
cruels; ils font jouer leurs cou¬
un grand nombre de soldats,
pour incarcérer ces athlètes parvenus au dernier de¬
gré de la surexcitation.
teaux, et il faut réunir
ATous eûmes la curiosité d'aller visiter
une
de leurs
huttes, située près de la ville; les Patagons y couchent
pêle-mêle avec des animaux qui font, pour ainsi dire,
partie de la famille. La toiture, formée de peaux
cousues ensemble, abrite le sol
coupé de flaques
d'eau. Deux enfants nus jouent avec des
porcs, et,
dans un coin, trois femmes cousent des
peaux de
guanaco, après en avoir raclé l'intérieur avec des
éclats de verre. Un quartier de cerf
suspendu se ba¬
lance au milieu de la butte; les hommes sont allés à
la chasse, pour renouveler la
provision.
Le 5 juillet, en
reprenant notre route vers le sud,
nous
passons devant quelques points restés célèbres
dans l'histoire du
pays. Voici la baie de Freshwater,
où les Chiliens s'établirent avant de fonder Punta-
Arenas;
à
cause
on
fut obligé d'abandonner cet établissement,
des forêts
qui rendaient impossibles les com¬
empêchaient toute espèce de culture.
Voici l'ancienne colonie
espagnole de Port-Famine,
aujourd'hui déserte. On raconte que les colons étant
un
jour sur le point de manquer de vivres, expédiè¬
rent un navire
pour aller en prendre au dehors. Quand
le bâtiment revint,
presque tous les habitants étaient
munications et
morts de faim ;
Plus
de là, le
nom
de Port-Famine.
loin, de gros nuages rampent sur le massif de
San-Isidro; à gauche, on aperçoit les sierras blanches
dans
l'océan pacifique.
15
(le l'île
Dawson, qui fait partie de la Terre de Feu.
jetons l'ancre dans la baie Saint-Nicolas. A quel¬
ques milles de ce havre, se trouve le cap Froward
(pointe méridionale de la Patagonie), appelé Forward
par les premiers navigateurs anglais; une faute d'im¬
pression amena dans le principe une transposition
de lettres, et l'usage, ce même tyran qui
imposa au
Nouveau Monde le nom d'Améric Vespuce, a défini¬
Nous
tivement consacré celte
Un
jour
:
erreur.
spectacle grandiose nous attendait au point du
la mer, unie comme un miroir, reflète un ciel
d'une
transparence inimitable, et le soleil se lève res¬
en chassant devant lui de légers nuages
cuivrés. En avant, le cap Froward enfonce brutale¬
ment dans la mer la forêt qui l'étreint de toutes
parts.
Autour de l'horizon, des pyramides
argentées, des
chaînes découpées comme des scies, s'éclairent de
lueurs orangées. A gauche, la cime du mont Sarmiento se cache dans une brume épaisse, tandis
que
la base, frappée par les rayons du soleil
levant, jette
des éclats fauves. Derrière, les hautes chaînes de la
Terre de Feu se teignent en jaune
pâle et en vert
d'eau qui composent, avec les vapeurs blanchâtres
plendissant
des tons d'une finesse inconnue dans la zone
tempérée.
Le soleil monte, les vapeurs dilatées s'élèvent
l'azur du ciel, les pics étincellent au loin : tout
dans
paraît
embrasé. Devant
ture et à la
le
vue
ces
restes des convulsions de la
de la parure
éclatante qui enveloppe
sa faiblesse, et
l'homme s'avoue tout bas
le peintre proclame son
impuissance.
paysage,
na¬
1G
50,COO MILLES
L'archipel de Charles III resserre le chenal au point
ne lui laisser
que sept ou huit kilomètres delargc.
Une pirogue vient à notre rencontre; les Fuégicns
qui la montent s'écrient : « Galleta ! Galleta ! » (Tra¬
duisez : hiscuil). L'embarcation contientdeux hommes,
de
trois femmes et trois
enfants, ces derniers absolument
quoique le thermomètre accuse quatre degrés audessous de zéro. L'un des hommes a pour tout vête¬
nus,
ment
un
bonnet écossais; l'autre, un sac muni de trous
qui laissent
la tête et les bras. Les femmes por¬
de loutre attachées à la ceinture; une
passer
tent des peaux
lanière de cuir leur, enserrant la tête
dème retient
comme un
dia¬
approximativement leurs cheveux hleus
en désordre. Voilà hien la misérable
image del'homme
primitif; ces sauvages passent à côté de la civilisation
sans se laisser toucher
par ses merveilles, sans rien
lui emprunter. Ils errent nus dans des pirogues, par
des froids terribles, sans souci des glaçons, du vent,
de la mer, ni de la neige. Quand un bâliment franchit
ces défilés, les
Fuégiens se précipitent à sa rencontre
en demandant au monstre du biscuit et du
brandy
(galleta et brandy, un mot espagnol et un mot an¬
glais, c'est tout ce qu'ils ont appris à connaître);
puis ils regagnent la terre à force de rames.
Le 6 juillet, nous jetons l'ancre dans la baie
Borja,
sur la côte de la
presqu'île de Cordova. Une pirogue
ne tarde
pas à se détacher du rivage : même specta¬
cle; même demande de la part des indigènes. Une
tribu de ces sauvages occupe le pourtour du golfe. A
deux pas du rivage, on rencontre un
wigwam en
La
Baie
Borja
(Détroit
de
Magellan).
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
17
branchages, couvert de
des deux sexes,
bant, tournent
peaux. Sept ou huit naturels
accroupis devant un grand feu flam¬
vers nous un
œil
morne.
Les enfants,
entièrement nus, suivant
l'usage, forment la partie la
plus intéressante du groupe; nullement farouches, ils
montrent, en riant, des dents aiguës comme des ai¬
guilles. Mais, dans peu d'années, de longs cheveux
couvriront à demi une
figure bestiale, leurs pom¬
mettes accuseront de fortes saillies, et sur leur
visage
se
répandra cet air passif, l'une des caractéristiques
des
races
inférieures. En examinant attentivement les
adultes,
on
soi
race
une
est tenté de
d'hommes
se
demander si l'on
a
devant
espèce d'animaux.
explora ces régions vers 1835, alors qu'il ac¬
compagnait le capitaine Fitz-Roy, en qualité de na¬
turaliste; il n'est pas impossible que le spectacle de
la dégradation
fuégienne lui ait donné l'idée d'une
théorie qui fit tant d'adeptes.
ou
une
Darwin
J'allais oublier les
chiens, qui établissent autour
wigwams des cordons sanitaires si périlleux à
franchir. A ce propos, je confesse en toute humilité
que ma visite au village fuègienm'a enlevé une illu¬
des
sion.
Les chiens
errants
de
Constantinople
nommés dans le monde entier
pour
sont re¬
leur aspect re¬
poussant, leur naturel hargneux, leur voracité com¬
parable à celle des urubus du Pérou : je m'étais rangé
à l'avis
général. Mais je reconnais aujourd'hui que
les chiens turcs doivent céder le
pas à leurs congé¬
nères patagons ; le
voisinage de la neige fait, sans
50,000 MILLES
18
doute, quelque tort à ces
derniers et leur assigne la
préséance que je viens d'indiquer.
Les Fuégiens de la baie Borja prélèvent une large
dîme sur les navires de passage, et ils doivent amasser
de beaux bénéfices, si l'on en juge par les noms de
bâtiments cloués aux arbres comme des inscriptions
funéraires. Quoi qu'il en soit, ces naturels entendent
fort bien les échanges et connaissent à fond l'art de
donner peu et de recevoir beaucoup. Très-familiers,
ils fouillent volontiers dans les pocbes des étrangers,
malgré les protestations indignées de ceux-ci; ils se
jettent même dans l'eau glacée, afin de pénétrer dans
les embarcations, et de se livrer, presque de vive
force, à une mendicité qui ne connaît aucun frein.
Après la baie Borja, la côte devient plus aride. Ici,
d'énormes bastions sont opposés l'un à l'autre; ail¬
leurs, les blocs semblent entassés par un effort gigan¬
tesque; on comprend que l'imagination grecque ait
créé les Titans. Des nuages bas, flottant dans le noir
du ciel, menacent la terre qui, de son côté, leur op¬
pose des pics effilés. La température se refroidit no¬
tablement : nous approchons des glaciers. Bientôt,
entre deux
rochers jaunâtres
de l'île Inès de Sar-
ménisque bleuâtre apparaît, semblable à
une
vague prête à déferler dans l'abîme. Plus loin,
les nuages enveloppent un amoncellement de masses
confuses ; on ne distingue que vaguement, çà et là,
des arêtes vives sillonnées de neige. Cependant, les
vapeurs se dégagent, les contours se précisent, et le
merveilleux glacier qui a donné son nom à une
miento,
un
DANS
I/OCÉAN PACIFIQUE.
baie lout entière étincelle dans tonte
Trois choses agissent sur le
19
sa
spectateur
la masse,
:
majesté.
la forme,
la couleur. Ici, ces trois éléments réunis
composent un spectacle sublime. Entre des pics noirs,
hérissés, abrupts, le glacier, semblable à une cascade
dont la chute
engloutirait une ville, étend sa masse
bleu de ciel. Cette immense
quantité de glace paraît
immobile, et pourtant elle descend des sommets,
comme un
véritable fleuve. Les savants
en
ont
étudié
la marche et mesuré la
vitesse; ils nous apprennent
que le glacier possède toutes les propriétés d'un cours
d'eau; que la vitesse maxima s'observe au milieu et
qu'elle diminue insensiblement sur les bords. Aussi
voit-on le glacier suivre le contour des
crevasses, s'é¬
taler sur les rochers
plats, s'étirer dans les défilés et
s'enfler menaçant toutes les fois
qu'un accident de
terrain
l'empêche d'épanouir sa vaste nappe. Mais,
alors, la vitesse est moindre, et il s'ensuit des tiraille¬
ments qui se manifestent
par de profondes crevasses.
Au sommet du
glacier, le névé se détache en blanc
sur le ciel
gris. La neige qui le constitue se trans¬
forme peu à peu en
glace par la pression continue
des couches
supérieures; elle alimente le bloc et ré¬
pare incessamment la perte marquée par la chute
d'eau qui tombe dans la mer. On voit donc le
glacier
vivre, naître et mourir; on constate le cycle
perpé¬
tuel dans
lequel tourne la nature. En haut, voici la
neige, résultat de l'évaporation des eaux de la mer
sous l'influence des
rayons solaires; le glacier pro¬
duit de la
neige comprimée, fond par la partie
50,000 MILLES
20
de ce changement d'état
subir une nouvelle série de
transformations. C'est ainsi que l'équilibre, rompu
en un point, tend sans cesse à se rétablir, équilibre
inférieure, et l'eau provenant
revient à la mer, pour
immuable et nécessaire.
rappela l'élude faite par un professeur
période glaciaire. M. Tyndall pose en
principe que cette période fut le résultat d'une plus
grande activité solaire, au lieu d'être celui d'un re¬
froidissement, comme le croyaient ses devanciers,
comme beaucoup de ses contemporains le pensent
Ceci
me
éminentsur la
encore.
àpeu près le raisonnement : supposons qu'on
distillée; la vapeur se dégage de la
chaudière et passe dans le réfrigérant, où elle se con¬
dense. Que fera-t-on si l'on veut augmenter la quan¬
tité d'eau distillée? Faudra-t-il accroître le froid du
Voici
fasse de l'eau
réfrigérant? Evidemment non; il suffira d'augmenter
quantité de vapeur produite, c'est-à-dire d'aug¬
menter la chaleur. Partant de là, M. Tyndall
avance
que le soleil plus actif rendait l'évaporation
plus considérable, la quantité de neige tombée plus
grande et, par conséquent, les glaciers plus nom¬
breux et plus étendus. L'illustre physicien anglais
est, je crois, le premier qui ait donné cette solution.
Le 7, nous mouillons dans la baie Angosto (large
de quatre cents mètres et profonde de deux à trois
kilomètres), autour de laquelle se déploient des
roches inaccessibles, sillonnées de cascades. Le len¬
demain, nous reprenons le large ; la neige tombée
la
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
21
pendant la nuit couvre au loin les sommets, tandis
que la base des montagnes, demeurée libre, forme le
long de la côte une large bande noire. A droite,
nous avons la
presqu'île de Cordova; à gauche, la
Terre de Désolation, bien nommée par les premiers
navigateurs : sol tourmenté, cônes rangés symétrique¬
ment, agglomérations immenses de roches nues, sans
autre végétation qu'une mousse roussâtre
qui fait,
pour ainsi dire, corps avec le granit. On dirait une
série d'obstacles lancés par des géants sur les bords
du détroit, barrière inexpugnable contre laquelle la
mer furieuse vient se briser
depuis des milliers de
siècles.
Cependant, le défilé s'élargit; nous entrons dans
les Anglais appellent Seareach. Vers une
heure, on aperçoit le cap Pillar, pointe extrême de la
Terre de Désolation qui forme l'entrée occidentale
du détroit de Magellan. A droite du
cap, un espace
le bras que
vide, le ciel et la
mer;
cette mer, c'est l'océan
Pacifique.
En
vue
du cap
entrer dans les
Pillar,
canaux
on quitte le détroit, pour
latéraux de Patagonie. On
ainsi
une
longue suite de détroits compris
archipel et le continent. Ces défilés four¬
nissent un moyen d'éviter la mer
qui ne cesse de
battre le littoral et les vents impétueux qui, dans ces
régions, soufflent presque toute l'année, de l'occi¬
dent ou du pôle sud. D'innombrables îles,
profondé¬
ment découpées, offrent d'excellents
abris, et les
nomme
entre
un
bâtiments exécutent dans
ces
canaux
la môme
ma-
50,000 MILLES
22
nœuvre
que
dans le détroit
:
ils naviguent de jour et
jettent l'ancre le soir.
On entre d'abord dans le canal de
Smyth, compris
l'archipel de la Heine Adé¬
laïde. La nature est la même que celle du détroit,
autant qu'on en peut juger, car une brume opaque
ne découvre le
paysage que par intervalles et dérobe
aux
regards la vue des glaciers qui occupent sur cette
côte une étendue si considérable : on en compte dont
la longueur atteint quarante kilomètres.
Après le canal de Smytb, on pénètre dans le che¬
nal de Mayne, parsemé d'écueils. En naviguant entre
deux murs de granit, on côtoie des ilôts verdoyants
auxquels succèdent des rocs debout comme des ba¬
saltes et des pitons neigeux au puissant relief. Le
soir, nous jetons l'ancre dans Isthmus-bay, vaste en¬
taille creusée dans le continent. Des ruisseaux pareils
à des fils blancs courent le long des croupes; dans
les dépressions, surplombées par le roc nu, apparais¬
sent de chétives fougères et des buis arborescents.
Une bande de canards, sortis des goémons, s'enfuit
à notre approche; mais au lieu de prendre leur vol,
ces
palmipèdes nagent en se servant de leurs ailes
comme de rames, manœuvre
qui leur permet d'ac¬
quérir une vitesse invraisemblable. Les Anglais nom¬
ment ces canards à ailes courtes steam ducks (canards
entre la terre ferme et
à
vapeur).
La baie
presqu'île dont l'isthme n'a
qu'une faible largeur. Le sol y est couvert d'une boue
noire parsemée de troncs d'arbres posés à plat : c'est
creuse
une
DANS
le moyen
L'OCÉAN PACIFIQUE.
dont usent les Fuégiens
pour
23
rouler leurs
pirogues, comme autrefois les Grecs roulaient leurs
galères à travers l'isthme de Corinthe. Les indigènes
font ici de
fréquentes apparitions, si l'on en juge par
les éclats de bois à demi consumés et les
de
coquillages;
pour
monceaux
le moment, les insulaires
sont
allés chercher fortune ailleurs.
Le
10, au matin, départ d'Isthmus-bay; le ciel est
sombre; pourtant une éclaircie permet d'en¬
trevoir, derrière la Cordillère de Sarmiento, un vaste
encore
glacier,
qui
se
sous
l'aspect d'une série de
tiendraient
sur
d'équilibre.
vagues bleues
les sommets par un miracle
Au coucher du
soleil, nous prenons le mouillage
d'Occasion-Cove, échancrure de l'île Piazzi, semée
d'iles verdoyantes en forme de
corbeilles, véritables
oasis
au
milieu du désert de
pierre. La flore s'enri¬
jour : les alerces 1 à rameaux hori¬
zontaux, comme les cèdres, élèvent leur tronc lisse
et droit au-dessus des houx et des
bruyères. Conti¬
nuellement inondé par des pluies diluviennes, le sol
présente un amas spongieux capable de rebuter le
promeneur le plus endurci. Nous étions sur le
point
de rétrograder,
quand une heureuse trouvaille vient
jeter sur notre promenade un charme inattendu :
nous découvrons sur le sable un
silex taillé, aban¬
donné là par une tribu
fuégienne. N'est-il pas surpre¬
nant de rencontrer chez cette
peuplade, profondément
chit de
1
jour
en
Fitzroya Patagonica.
50,000 MILLES
24
séparée du reste du monde, un instrument analogue
à ceux dont se servaient nos ancêtres? Celte décou¬
verte, qui nous fait remonter à l'âge de la pierre
taillée, démontre une fois de plus que les silex ou¬
vrés marquent une période nécessaire de l'évolution
sociale. Des spécimens de cet art primitif ont été
recueillis partout : en Europe, en Amérique, en
Asie. Comme les indigènes de la Terre de Feu, les
habitants
primitifs de la vieille Europe
vivaient à
parcouraient les forêts, en
vivant du produit de la chasse; d'autres habitaient les
côtes : montés dans des pirogues et vêtus de peaux de
bêtes, ils trouvaient dans la pêche un moyen de
pourvoir à leur subsistance. Beaucoup d'entre eux
rencontrèrent ces audacieux Phéniciens qui, dès les
l'état
nomade; les uns
reculés, faisaient le commerce de
de l'ambre dans
les
les descendants
de ces pêcheurs primitifs, nous sommes devenus les
temps
les plus
îles Cassitérides, et celui
fiords de la mer Baltique. Nous,
l'étain
aux
Phéniciens, par
australes.
rapport aux sauvages
des terres
Occasion-Cove parut
aussi d'un tour¬
billon de neige qui ne permettaient pas la navigation
dans ces étroits défilés. Par temps de neige, cette
région revêt l'aspect le plus morne. D'épais nuages
envahissant les montagnes, pèsent lourdement sur la
Une
relâche de deux jours à
nécessaire, à cause
terre ;
de la brume et
lui¬
les ruisseaux suintent entre les pierres qui
éclat sinistre ; la mer, rendue furieusepar la
sent d'un
tempête qui
souffle un air humide et
pénétrant, dé-
DANS
ferle
sur
retombe
les
en
L'OCÉAN PACIFIQUE.
25
roches, et la crête hérissée de ses vagues
poussière dans la forêt. Sous les baisers
brûlants de la mer, les
mousses
prennent
une
teinte
grisâtre qui s'harmonise merveilleusement avec la
gamme des couleurs environnantes ; de longues
algues plantées au fond de la mer rejettent leur tête
sur la
plage. Tout, dans cet ensemble, concourt à
produire une impression de tristesse indéfinissable.
En quittant Occasion-Cove, on entre dans le chenal
de Sarmiento ; le vent du sud a chassé les
nuages ; un
soleil resplendissant illumine le
paysage blanchi par
la neige. Les roches boursouflées étincellent ;
chaque
plante est entourée d'un fourreau de givre, et des sta¬
lactites de glace pendues aux arbres font l'effet d'or¬
chidées transparentes. L'île Evans à droite, l'île
Vancouver à gauche, se dressent en
alignements
dont les formes identiques font
songer à de gigantes¬
ques mammouths accroupis. On pense aux vagues
d'une mer tourmentée, alors
que la terre à l'état
semi-fluide prenait, en se refroidissant, son squelette
définitif.
A
quelle force mystérieuse attribuer ces vastes
qui serpentent entre des colosses de granit?
A quelle cause attribuer la formation de ces énormes
croupes qui se reproduisent sur une étendue de mille
canaux
kilomètres? Faut-il voir dans
sion de
cet effet
une
succes¬
opérées par la mer qui ne cesse
pied des Cordillères? Faut-il penser en¬
crevasses
de battre le
suite que
les courants aient contribué, sinon à la
formation des défilés, du moins à leur
élargissement ?
2
50,000 MILLES
26
Faut-il croire enfin que les glaciers, par leur mouve¬
ment lent et continu, aient apporté leur pierre à
l'édifice? Nous
ne
voyons
pourquoi
ces
différentes
pourraient être admises, en considérant
les mêmes formes se reproduisant par¬
tout, la matière a dû être soumise à l'action de forces
sensiblement égales.
Essayons de nous figurer le soulèvement prodi¬
gieux qui fit surgir, d'un pôle à l'autre, la Cordillère
des Andes et les montagnes Rocheuses, cette épine
dorsale des deux Amériques. A mesure qu'on s'éloi¬
gne de l'équateur, la force centrifuge est moindre ;
au lieu
d'opérer des soulèvements comme le Chimborazo et les volcans boliviens, elle fait émerger des
crêtes moins élevées. Tel est le premier pas. Les
glaciers, encore si nombreux aujourd'hui, pénètrent
dans les cavités, exécutant le travail de polissage et
de creusement observé même de nos jours dans le
chenal Eyre et les canaux adjacents ; observé au Bré¬
sil, où, d'après M. Emm. Liais, des ravins larges de
cent mètres et profonds de six cents ont été creusés
causes ne
surtout que
moins d'un demi-siècle. Les
qui, sans relâche, battent la
côte, en se servant de l'Océan comme d'un bélier,
opèrent des coupures aux points faibles ; les flots se
précipitent, les courants s'établissent, les caps s'ar¬
rondissent, les rives s'élargissent, la profondeur aug¬
par ce
procédé,
vents violents
mente. Nous
nature
en
de l'ouest
savons
d'ailleurs que
la mystérieuse
agit toujours sûrement à l'aide de ses forces,
qu'elles paraissent, en comparaison des
si faibles
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
27
effets
produits. Dans une période historique, elle
change l'aspect des continents; elle élève certaines
régions, elle en abaisse d'autres; que lui importe le
temps? elle a toute l'éternité! Les hommes, pauvres
âmes errantes
qui n'apparaissent qu'un instant sur
planète, ont juste le temps de constater de
pareils changements; il en est d'autres qu'ils peuvent
à peine
soupçonner.
Le 13 juillet, nous mouillons à Puerto-Bueno, sur
la côte de Patagonie. Toujours la même
àpreté, le
même silence : on se croirait dans une
région inex¬
plorée. Des alerces au tronc blanc, cousins germains
des pins parasols, élèvent à cent
pieds leurs ombelles
d'un vert sombre. Des arbres morts
découpent sur la
neige leurs silhouettes tourmentées et dressent leurs
branches vers le ciel, comme des bras tordus par la
souffrance. Une multitude de racines s'agglomèrent
en amas
inégaux : les climats glacés ont aussi leurs
forêts vierges.
Après une heure de marche dans le bois, on arrive
cette
au
bord d'un lac encaissé entre des rochers
nus.
Ces
granitiques, hautes de trois mille pieds, ont
poussées l'une vers l'autre avec une telle furie,
que, à la suite du choc terrible qui est résulté de leur
rencontre, la crête de l'une est tombée sur le flanc
masses
été
de
l'autre, ainsi que le démontre la superposition des
Puis, tout est retombé dans le silence. Le
assises.
souvenir d'un semblable mouvement confond l'ima¬
gination et contraste
avec
qui reflète l'histoire de
le calme de la nappe
ce
combat.
d'eau
Quelle solitude !
50,000 MILLES
28
n'aperçoit de toutes parts que l'eau, le ciel, le
pas un bruit, pas un oiseau, pas un insecte; on
dirait que toutes les forces de la nature se sont con¬
on
roc;
centrées dans la vie
Ces solitudes de
autre
végétale.
Patagonie produisent une tout
impression que le désert de sable. On sait que
qu'une chaleur torride en
la traversée presque impossible, et, sans s'ar¬
le Sahara est inhabitable,
rend
personnalités bruyantes qui
fer chargés
de transporter à travers son étendue réelle des mar¬
chandises imaginaires, on demeure écrasé par l'im¬
mensité; on considère avec tristesse la stabilité de cette
grande ligne horizontale, au-dessus de laquelle les
sculpteurs égyptiens aimaient à diriger le regard fixe
de leurs sphinx.
Auprès du pôle antarctique, l'horizon n'a point
celte tranquillité. La nature y a été soumise à de for¬
midables soulèvements; on a sous les yeux des
rêter
nous
aux
fantaisies de
le montrent sillonné de chemins de
tangibles de ces antiques convulsions. On
cbamp de bataille d'hommes disparus, dont
les puissantes mains lançaient des montagnes et les
amoncelaient pour en former des camps retranchés.
En Patagonie, on sent que la nature a fait de violents
efforts; on dirait, dans le Sahara, qu'elle a toujours
preuves
dirait
un
été morte.
Le 14, au
lever du soleil, il faut se frayer un
che¬
banquises détachées des glaciers.
arqués et massifs se succèdent sans inter¬
min à travers les
Les rochers
ruption
: on se
croirait à la fin de la période glaciaire,
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
29
moment où le genre
humain faisait son apparition
peine a-t-on dépassé un de ces co¬
losses, qu'il est remplacé par un autre aussi aride et
aussi abrupt. Ils plongent brusquement leur croupe
au
sur
la terre. A
arrondie dans l'eau verdâtre, et leurs sommets blan¬
chis par la
diamant.
neige brillent
En montant
comme
de la poussière de
le
nord, la végétation prend plus
d'importance; on rencontre maintenant de verts pro¬
montoires qui sont comme le sourire de cette nature
sauvage. L'endroit le plus resserré du chenal (Guia
Narrows) se trouve entre les îles Hanovre et Chatham.
Ce défilé, long de deux cents mètres, est dominé par
un massif en forme de lion couché. La
queue du car¬
nassier de granit est figurée par une chaîne d'îlots;
la tête appuyée sur les pattes, il regarde couler l'eau
vers
d'un œil indifférent.
Plus
loin,
nous
côtoyons l'archipel de la Mère de
Dieu, barrière entre les
canaux
et l'océan
Pacifique;
et, après avoir contourné l'île Topar, nous jetons
l'ancre dans le port Charrua, l'un des havres de la
grande île Wellington.
Le port Charrua est dominé par des aiguilles gra¬
nitiques de dix-huit cents pieds; quelques arbustes
croissent à la base des roches; jusqu'à mi-hauteur
grimpent des mousses d'un vert jauni. Au fond de la
baie, une étroite gorge déverse à la mer les eaux
bouillonnantes d'une cascade; l'eau tombe decinqcents
pieds dans un bassin environné d'alerces et de hêtres,
et, divisée en poussière impalpable, elle emplit la
2.
50,000-MILLES
30
gorge
arrive péniblement au
enjambant les troncs d'arbres
d'une buée glacée. On
pied de la chute, en
étendus à terre comme
des chevaux de frise, car une
avalanche, précipitée du haut des pics, est venue
fondre snrla forêt. Des troncs à moi lié rompusdemeu-
suspendus dans le vide; des quartiers de roches,
les neiges, complètent un système pro¬
tecteur fort efficace. Çà et là, des planchettes clouées
aux arbres indiquent le nom des navires
qui ont
visité la haie. En remontant la côte, les steamers con¬
somment beaucoup de charbon, et, à chaque relâche,
on mutile la forêt pour remplacer le précieux com¬
rent
entraînés par
bustible.
Le
pendant la nuit, ré¬
du soleil levant; une vapeur
envahit la gorge et s'élève dans un ciel cou¬
pervenche ; les aiguilles couvertes de givre
lendemain, la baie, glacée
fléchit
violette
leur de
les
rayons
étincellent; les arbres, comme
saupoudrés de dia¬
complètent la magnificence de cette illumi¬
nation polaire.
Quelques heures après, nous quittions le port
Charrua pour remonter le long de l'île Wellington,
jusqu'au golfe de Penas ; mais les glaces obstruaient
le chenal Wide : il n'était ni expéditif ni prudent de
tenter le passage. Cet encombrement s'observe sou¬
vent en hiver; les nombreuses baies qui débouchent
dans ce chenal charrient des banquises provenant des
glaciers, en nombre assez considérable pour former
une obstruction complète. Il fallut donc rejoindre la
haute mer par le canal de la Trinité (entre le sud de
mants,
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
31
Wellington et l'archipel de la Mère de Dieu). Le pa¬
norama necesse
des'agrandiràmesurequ'ons'éloigne
de terre : le squelette calcaire dominé par les
gla¬
ciers est
digne de figurer le décor d'une épopée. Plus
tard, la côte présente une file de cônes blancs, envi¬
ronnés de brisants, sentinelles avancées de ces terres
inhospitalières; le mirage les fait jaillir de la mer
comme
de
longs panaches
un
instant visibles et s'éva-
nouissant soudain.
Au coucher du
nettement
sur
paraît, et nous
soleil, les pics se
le vert tendre du ciel.
profilent
encore
Enfin, tout dis¬
restons le centre d'un cercle d'eau.
;i
LIMA
PENDANT
L'OCCUPATION CHILIENNE
1883-8'*
LA
SOCIÉTÉ PÉRUVIENNE.
Pérou? Avant
du Pacifique, on regardait vaguement le
Pérou comme la patrie du désordre et de l'anarchie ;
le Chili, comme celle du travail et du progrès labo¬
rieusement poursuivi. On savait à peine que ces deux
Etats se disputaient la prépondérance sur la côte occi¬
dentale du Sud-Amérique, et que les Chiliens, étouf¬
Qui s'occupait, hier, du Chili et du
la guerre
fant entre la
mer
et les Andes,
commençaient,
sans
paisible du littoral septentrional,
plein Pérou, des établisse¬
ments industriels. Si bien que la lutte entre les deux
républiques existait depuis nombre d'années, à l'état
latent. D'une part, les Chiliens établis sur le terri¬
toire péruvien (particulièrement dans la province de
Tarapaca) n'entendaient pas laisser profiter le Pérou
des industries qu'ils s'étaient donné la peine d'orga¬
niser. De leur côté, les Péruviens voyaient d'un fort
bruit, la conquête
en
fondant
sans cesse, en
50,000 MILLES DANS L'OCÉAN PACIFIQUE.
mauvais
œil
domaines par
l'envahissement
de
leurs
33
propres
les étrangers.
Une lutte de
traité d'Ancon
quatre années vient d'aboutir au
qui consomme la ruine du Pérou. En
raison des intérêts financiers
ne
pouvait assister
ment et à la
teur.
ruine,
L'Europe
engagés, l'ancien monde
sourciller au démembre¬
retour, du Pérou, son débi¬
sans
sans
donc suivi les péripéties de la lutte.
Nous espérons qu'on ne lira
pas sans quelque
intérêt ces notes prises à Lima pendant
l'occupation
chilienne, et à Valparaiso au moment où les troupes
victorieuses rentraient dans leurs
foyers.
Deux voies ferrées,
longues de dix kilomètres,
sillonnent à peu près parallèlement la
plaine qui
sépare Lima de son port, le Callao. L'une de ces
lignes appartient à une compagnie anglaise, l'autre
à une compagnie américaine.
Après avoir dépassé l'agglomération de maisons
en adobes
(briques séchées au soleil) qui constitue les
faubourgs du Callao, la voie traverse un marais cou¬
vert de roseaux,
entrecoupé de touffes de tamaris et
de bananiers aux tons roussis, de
pépinières d'euca¬
lyptus et d'araucarias : la chevelure désordonnée des
uns, l'aspect rigide et fixe des autres, font songer à
des troupes de bachi-bouzouks,
placées à côté de ba¬
taillons allemands. Plus loin, de misérables cabanes
surmontées de croix en bambou, des arbustes rôtis
par une sécheresse perpétuelle, quelques tas de
cubes de terres éparpillés dans la
campagne, inutiles
préparatifs de défense, exécutés en 1880 par les
a
50,000 MILLES
34
les deux partis se nommaient eux-
Péruviens, lorsque
mêmes
«
Titans
bataille décisive, «
le monde
et méditaient de donner une
capable d'étonner et d'épouvanter
»
«.
grisâtre des terrains, la végétation rabou¬
grie, répandent partout un aspect incroyable de déso¬
lation. Çà et là, une hacienda aux couleurs voyantes
Le ton
l'œil de cette monotonie; tout autour, des
plantations de maïs, des plates-bandes remplies de
fleurs et laborieusement conquises sur le marais;
dans les chemins encaissés entre deux murs argileux,
des troupeaux escortés de bergers à cheval rentrent
paisiblement au bercail : cette sorte d'abondance fait
repose
encore
A
ressortir l'aridité du désert environnant.
l'horizon, les contre-forts de la
Cordillère
se
pré¬
cipitent vers la mer par une série de bonds ; les
neiges perpétuelles des hauts sommets donnent nais¬
sance, vers l'orient, à l'immense fleuve des Amazones ;
du côté de l'ouest, au Rimac, ce torrent qui traverse
Lima. Celui-ci ne tarde pas à se manifester sous la
quelques filets d'eau jaunâtre, perdus dans
large et embrassant des îlots
de galets dans leurs replis tortueux ; le Rimac est,
en effet, le grand pourvoyeur des cailloux employés
au
pavage des rues : on y trouverait de quoi paver
tout un empire. Dans l'éloignement, les mille clo¬
forme de
un
lit d'une lieue de
résidence des viceville musulmane la plus
chetons et les dômes de l'ancienne
rois font ressembler à
une
chrétienne de toutes les cités.
Voici
quelques
pans
de murailles démantelées ;
(Lima).
Ridumac
Pont
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
35
voici les
faubourgs de la ville, habités par l'écume
: la force
centrifuge a refoulé aux con¬
fins de la capitale de l'or cette tourbe en
guenilles,
enfouie dans d'immondes cloaques, entassement de
liménienne
soupentes rapiécées, dont les toits sont percés à jour
et les murs de terre crevés par des
poutres noircies.
Des légions A'urubus, sortes de vautours,
perchés sur
les terrasses,
représentent la corporation des balayeurs
capitale.
A la dernière station, le chemin de fer vient
d'amener un bataillon chilien : auprès des wagons
béants, les armes gisent en désordre ; soldats, fem¬
mes, enfants sont accroupis pêle-mêle, assemblage
de fichus verts, de robes roses, de pantalons
rouges,
de châles effilochés, de nattes flottantes, de teints
cuivrés : on dirait des groupements confus de
tziganes,
on cherche involontairement les
grandes voitures de
saltimbanques, les perruques de clowns et les cale¬
çons pailletés.
Nous arrivons au Puente viejo, dominé par le
rocher nu de San Cristoval; des ânes broutent les
ricins plantés au hasard dans le lit du torrent ; le
vieux pont édifié
par les successeurs de Pizarre en¬
jambe la Rimac et laisse échapper des cascatelles
assermentés de la
entre
Au
ses
arches arrondies
seizième
siècle,
:
le train s'arrête.
une
sorte de
curiosité
à
laquelle l'esprit d'aventures et la cupidité ne furent
pas étrangers, déchaîna sur le Nouveau Monde des
hordes de flibustiers imbus des mauvaises passions et
de toute la
sauvagerie du
moyen âge.
François
50,000 MILLES
36
Pizarre fut
de ceux-ci. Le 18
janvier 1535, après
conquis le Pérou, à la faveur de la lutte entre
deux frères Incas, Huascar et Atahualpa, il fonda
un
avoir
les
la Ciudad de los reyes (Cité
Riinac : c'était le premier
des rois), sur les bords du
établissement des Espa¬
gnols au Pérou. Le condottière chercha longtemps
un lieu
propre à asseoir la capitale d'une colonie sur
les ruines fumantes de l'empire des Fils du Soleil, et
mettre un tel projet à exécution n'était point chose
aisée,
sur
s'établir
cette côte aride. S'il était nécessaire de
près de 'a mer afin de communiquer
elle, on ne pouvait songer à con¬
struire une ville sur le rivage même, sous peine de
la voir promptement saccagée. D'autre part, ce ver¬
sant occidental de l'océan Pacifique, resserré entre la
mer et les Andes, n'est arrosé
que par des cours d'eau
sans
importance; aussi la découverte d'une rivière
qui mérite presque ce nom fixa le cboix du conqué¬
rant. La cité nommée d'abord par Pizarre Cité des
rois prit plus tard le nom de Lima, qui semble
n'être qu'une corruption du mot Rimac.
Comme les autres colonies espagnoles, le Pérou
reçut, dès le principe, une organisation dont les
excès aboutirent, trois siècles plus tard, à la guerre
de l'indépendance. Une bulle du pape Alexandre VI
instituait le roi d'Espagne maître absolu des régions
découvertes. Forte de cette investiture, la métropole
assez
facilement
avec
commença l'exploitation de ses colonies, exploitation
méthodique, sans défaillance et sans pitié : elle y
défendit aux colons la culture, s'y réserva le mono-
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
37
et mit tout en œuvre afin d'en
étrangers. Dans ces conditions, le Pérou
ne
put qu'échanger l'or de ses mines contre les pro¬
duits espagnols, et, dès les premiers jours de la con¬
quête, la race autochlhone se vit réduite à exploiter,
pôle du
commerce
écarter les
les filons de métaux
précieux qui sillonnaient les flancs des montagnes et
surtout cet or appelé dans leur idiome « larmes du
soleil
qui ornait jadis exclusivement les temples de
au
profit des
nouveaux venus,
»
leurs dieux. Ces fiers Incas anéantirent leurs trésors,
au
lieu de les livrer à la
seurs :
rapacité de leurs oppres¬
qu'ils lancèrent dans la lagune de
assez
longue pour faire le
impériale de Cuzco. La cupidité mo¬
c'est ainsi
Titicaca
une
chaîne d'or
tour de la cité
derne a fouillé le lac dans tous les sens, avec le même
insuccès
qu'en éprouvèrent les explorateurs de la
Vigo, lorsqu'il s'agit de relever les galions
espagnols coulés depuis près d'un siècle par les
Anglo-Hollandais.
C'est avec la dernière cruauté que Pizarre et ses
compagnons traitèrent les indigènes : on les frappait
de verges, on leur faisait subir systématiquement des
tortures, et, quand ils tentaient de reconquérir la
liberté, on lançait sur leurs traces des chiens nourris
de chair humaine... Aussi la haine, une haine im¬
placable et sourde, ne tarda-t-elle pas à s'emparer de
ces malheureux.
Incapables de résister, les plus heu¬
reux
s'asseyaient en rond sur le sable, loin du regard
des maîtres ; là, résignés et immobiles, ils se laissaient
baie de
mourir de faim.
3
50,000 MILLES
38
C'est dans l'intérieur du pays
qu'il faut chercher
vestiges du pouvoir despotique, de l'arbitraire
qui pesèrent sur ces peuplades. Quand la froide statis¬
tique écrit : « Les mines de l'Amérique espagnole
jetèrent, en trois siècles, dans la circulation, cent
vingt-deux millions de kilogrammes d'argent», on
ignore ce que ces chiffres cachent de sang et de
larmes. On visite encore, aux environs de Potosi, le
les
corral où les
Espagnols enfermaient, comme des
bêtes de somme, les naturels employés aux travaux
des mines. Livrés sans merci à ces fauves qui s'inti¬
tulaient
colons, la plupart des Indiens ne revoyaient
plus la fumée de leurs huttes, et, sur les confins du
Brésil, les indigènes fredonnent encore
la
aujourd'hui
complainte funèbre que l'on chantait à leurs an¬
cêtres infortunés, lorsque ceux-ci s'acheminaient, en
bandes nombreuses, vers Potosi. A côté de cette
misère et de ces cruautés, les Espagnols amassèrent
des fortunes dont ils ne pouvaient eux-mêmes cal¬
culer l'étendue. Deux siècles après la conquête, un
nabab insolent demandait aux gens du palais à com¬
bien s'élevaient les dépenses du vice-roi : « Quatre
cents piastres par mois, lui répondait-on.—C'est juste,
répliquait dédaigneusement l'interlocuteur, en pi¬
rouettant sur ses talons, ce que je dépense dans ma
mine, en chandelles de suif. » Il est vrai que ce
richissime colon payait au roi d'Espagne un impôt
annuel de soixante-quinze millions de francs.
Pizarre, au milieu de ces hidalgos qui se signaient
avant de faire étrangler un Inca et de ces moines qui
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
39
s'efforçaient de substituer le catholicisme au culte du
Soleil, construisit d'abord la cathédrale, afin de con¬
sacrer la nouvelle ville, un
palais qu'il devait habiter
lui-même, un archevêché qu'il donna à Mgr Geronimo
de Loaiza. Ce catholicisme ardent qui animait les
nouveaux venus a définitivement
pris racine dans le sol
du Pérou : Lima possède près de soixante églises ou
couvents. Aussi
rencontre-t-on
dans
les
rues
des
prêtres et des moines de toute couleur : des Pères de
Miséricorde, des Franciscains, des Capucins, des
Dominicains, des Lazaristes, des Augustins, dont les
la
costumes
s'harmonisent à merveille
avec
le cadre
en¬
vironnant. Les vêtements sordides de
beaucoup d'entre
témoignent de l'infortune et de la misère de
tous les Ordres. C'est
que les temps sont bien chan¬
gés ; naguère, la ferveur était grande, ainsi que la
charité, et il suffit de remonter à quinze ans en arrière
pour trouver des preuves d'intolérance. La constitu¬
tion de 1867 reconnut la seule
religion catholique et
prohiba la pratique publique de tout autre culte.
Déjà, l'année précédente, un décret réglementant les
manifestations religieuses avait excité, parmi les
femmes et le clergé, une sorte d'émeute. Aussi, quand
les cloches sonnaient Y Angélus, les voitures et les
eux
cavaliers s'arrêtaient,
avec
la
les passants
se
découvraient
respect, chacun s'agenouillait humblement dans
Aujourd'hui, les campaniles restent muets, la
rue.
soldatesque emplit les
rues, les places publiques;
répercute plus que le son des trompettes
chiliennes, et ce qui frappe le plus après les moines,
l'écho
ne
50.000 MILLES
40
profusion de soldats et de drapeaux chiliens ;
partout : sur les forts, sur les
édifices, sur les maisons particulières. Les troupes
du parti vainqueur campent partout : dans les
casernes, au milieu des avenues, dans les monu¬
ments. Par ce seul fait, les brillants équipages, les
toilettes élégantes ont disparu; un silence morne
règne sur la ville (à l'extérieur du moins), le silence
des villes occupées par l'ennemi.
Dans ce pays où l'on jouit d'un printemps perpé¬
tuel, les phénomènes météorologiques sont d'une
surprenante bénignité. Jamais de pluie, ni de coups de
vent; à peine une légère brise ride-t-elle par aven¬
ture la surface de là mer; et ceci n'est point l'histoire
de la femme rousse: les embarcations péruviennes
portent d'immenses voiles, sans aucun moyen d'en
diminuer la surface, en cas de mauvais temps. L'élec¬
tricité atmosphérique ne joue pas, au Pérou, un rôle
plus important : tout se borne à l'illumination des crêtes
lointaines de la Cordillère par les éclairs de chaleur.
11 est pourtant un ordre de phénomènes que nous
ne
pouvons passer sous silence, et qui, à plusieurs
reprises, causa ici d'irréparables désastres : nous
voulons parler des tremblements de terre. La Cor¬
dillère tressaille perpétuellement, comme un lion qui
c'est la
l'étendard étoilé flotte
secoue sa
crinière;
les contre-forts
aux
ces
convulsions
se
propagent par
terrains d'alentour
;
la capitale
péruvienne elle-même pourrait bien disparaître un
jour dans les profondeurs d'une insondable cre¬
vasse. Tantôt la rade du Callao se teinte de jaune,
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
41
chargées de limon, à l'estuaire des
grands fleuves; tantôt elle prend l'aspect laiteux
d'un bain de Iîaréges ; l'air est alors empesté par
l'odeur caractéristique des composés gazeux du
soufre et de l'hydrogène.
Sans préjudice des mouvements observés chaque
semaine, de véritables cataclysmes désolent parfois
le pays : le 28 octobre 1746, Lima fut presque dé¬
truite, et le Callao transformé en un vaste amas de
ruines. En 1868, un grand nombre de villes péru¬
viennes furent totalement anéanties. Quelques années
plus tard (1877), le phénomène acquit aux environs
d'Arica une telle intensité que d'énormes vagues
soulevées des profondeurs de l'Océan allèrent se
briser sur les rochers du détroit de Magellan, sur les
rivages des îles Sandwich et même sur les côtes de
comme ces eaux
la Nouvelle-Zélande.
climalériques et la nécessité de ré¬
déterminent le mode des
Ces conditions
sister
aux
terremotos
péruviennes : élasticité, légèreté, en
prédominants ; la boue, le pisé,
les roseaux, en forment la base. Les fondations de
briques passent pour une fantaisie sardanapalesque ;
dépourvues de ce luxe, les anciennes maisons n'en
résistent pas moins à l'action du temps. La poussière
qui remplit l'atmosphère en toute saison se dépose
constructions
sont les deux termes
sur
elle
les murailles
se
tasse
;
elle s'accumule sur
tions finissent ainsi par
ments solides et
les saillies,
les construc¬
produire l'illusion de monu¬
dans les anfractuosités :
sérieux.
42
50,000 MILLES
Ainsi secondés par
la nature, les Péruviens ont
imprimé à leurs matériaux l'aspect de la pierre de
taille et du marbre. Mais, comme au théâtre, ne vous
approchez pas, sous peine d'éprouver d'étranges dé¬
convenues : tel fronton en
planches épaisses d'un
pouce est soutenu par des tringles horizontales ; on
a
allongé telle maison à l'aide d'un rectangle de toile
peinte; tel clocher d'église est formé de lattes dispo¬
sées
en
pyramide régulière et couvertes de bandes
d'étoffe.
Lima n'est
qu'à 12° de l'équateur, même lati¬
Java, le nord de l'île de Madagascar, le
Congo; pourtant, la température y rappelle celle
du printemps
d'Europe. 11 faut chercher la raison
d'une pareille anomalie dans ce courant d'eau froide
qui roule le long de la côte, du sud au nord, la masse
de ses eaux. Etudié et décrit
par A. de Humboldt, ce
fleuve de la mer, issu des
régions antarctiques, est
tude que
le véritable bienfaiteur du Pérou
les dunes du littoral, en
:
il rend habitables
tempérant l'ardeur des
du soleil ; il transporte au large le mélange
d'algues, de vase et d'écume rejeté du fond par les
éruptions sous-marines ; il charrie d'innombrables
poissons groupés en masses compactes; ceux-ci, à
rayons
leur tour, attirent des nuées de mouettes et de
morans,
cor¬
si épaisses que la lumière du jour en est
parfois obscurcie, ce qui n'est point une métaphore,
qu'on pourrait le supposer. Dans leurs tourbil¬
lonnements tumultueux, ces oiseaux couvrent les îles
d'un produit, jadis la fortune du
pays, le guano.
ainsi
DANS
I/OCÉAN PACIFIQUE.
43
Supposons, un instant, que Cécrops et Cadmus, au
l'Attique et la Béotie, aient échoué
lieu de coloniser
galères sur les plages du Pérou.
reconnaissant n'aurait-il point
voué un culte à celte rivière australe? Les poètes
n'auraient-ils point chanté la divinité bienfaisante au
front ceint d'algues marines, aux cheveux bleuâtres,
à la longue barbe couverte de givre, image de l'éternel
hiver des régions où elle prend sa source?Comme la
côte péruvienne ne connaît ni la pluie, ni les éclairs,
ni les tempêtes, celte nouvelle déité ne saurait se
les proues de leurs
Le polythéisme grec
comparer
au
Neptune farouche et
violent des
fond de la cella, dans ce
prennent aisément un corps,
la musculature du dieu montre qu'il est capable de
franchir d'immenses espaces; des naïades et des
tritons lui font un cortège, comme les animaux de
toute espèce entraînés à sa suite. Planté au sommet
d'un promontoire, son temple, au large fronton, est
entouré de colonnes d'ordre dorique analogues à
celles du fameux sanctuaire de Pœstum, et, dans sa
Pélasges. Immobile au
demi-jour où les fictions
simplicité grandiose, cette architecture rappelle la
puissance et la force de la divinité qu'elle abrite. Aux
jours de fête, les théories défilent, en chantant des
hymnes, le long des sentiers; les navigateurs, en
apercevant au loin le marbre éclatant de ses murailles,
tressent des guirlandes et font des libations en l'hon¬
neur du Poséidon américain. Demandez à un Péru¬
vien s'il a quelques notions sur l'existence du
courant de
Humboldt
: «
Oui, l'eau
y
est assez fraîche,
4i
50.000 MILLES
011
prétend que les anciens Espagnols y
froidir leurs gargoulettes. »
Grâce
faisaient
re¬
mélange en proportions indéfinies des
blanche, noire, jaune, rouge, on n'a devant
soi qu'une
population cosmopolite, un peuple de
bronze, bégayant toutes les langues de l'Europe. Ce
sont des cavaliers étonnants, des mendiants
pitto¬
resques, des prêtres coiffés de chapeaux immenses,
des rotos (déguenillés), des cholos
(métis) et surtout
des femmes
enveloppées d'une mania, sorte de
au
races
cbàle uniformément noir. La manta couvre la tête;
bordure de dentelle rabattue sur le
visage forme
voilette ; un pan rejeté sur
l'épaule s'attache par
une
derrière. Tel esta peu
près le seul vêtement original
qui soit parvenu jusqu'à nous; car l'ambition la plus
haute d'un Péruvien, c'est de n'être
point pris pour
un habitant du
Pérou, et il y montre autant de zèle
que l'on en met en France à occuper un emploi
public. Le croirait-on? cette fureur des modes euro¬
péennes s'est étendue jusqu'aux sujets du Céleste
Empire : les Chinois ont trouvé en Amérique une
terre fertile, des
montagnes pleines d'or et d'argent;
fixés au Pérou sans
arrière-pensée, sans espoir ni
désir de retour, ils abandonnent la tresse et le cos¬
tume national,
pour adopter les faux cols et les pan¬
talons très-évasés à la
partie inférieure, si évasés
que, au premier abord, on pourrait croire les indi¬
vidus qui les portent, atteints
d'éléphantiasis.
Des urubus à la tête chauve
aiguisent
le rebord des trottoirs
;
c'est à
ces
leurs becs sur
milliers d'estomacs
DANS
sans
cesse
L'OCÉAN PACIFIQUE.
affamés que
45
l'édilité liménienne confie
très-judicieusement la propreté des rues. On les
çà et là sautiller lourdement et s'envoler à deux
pas, les jambes pendantes; quelquefois, ils s'alignent,
graves comme des juges, en toute sécurité, sur le
faite d'un mur en adobessur une vérandah ouvra¬
voit
gée, sur une poutre noircie, sur une balustrade dorée.
De cet observatoire, ils se livrent à de longues con¬
templations, toujours prêts à fondre sur les détritus
de toute sorte, rendant ainsi d'inappréciables services.
-
Les officiers chiliens que
instant, ont
l'on coudoie à chaque
quelque chose de ces conquistadores qui
jetèrent les fondements de Lima, dans le thalweg du
Rimac; couverts de galons, de broderies et de pana¬
ches, les jambes serrées dans des bottes jaunes, la
moustache en croc, le képi sur l'oreille, ils traînent
leurs sabres sur le pavé; ils foulent avec dédain le
sol conquis, en faisant résonner sur les dalles les
molettes de leurs éperons, et chacun d'eux semble
dire : « Le Pérou, c'est moi ! » Ali ! si dans le calme
ombres des compagnons de Pizarre
chevauchent au-dessus des dômes de la Cité des rois,
des nuits les
elles doivent
se
reconnaître dans ces descendants
rajeunis et modernisés. Ces
tiennent
une
des forces
terreur
fiers vainqueurs entre¬
salutaire,
en ne
imposantes aux yeux
cessant d'exhiber
des vaincus. Des
régiments entiers défilent dans les rues, musique en
tète, enseignes déployées : les soldats à la figure
sinistre marchent an petit pas, les reins entourés
d'une double ceinture de cartouches ; dispersés en3.
46
50,000 MILLES
suite, ils
se livrent dans les cabarets borgnes à de
copieuses libations d'eau-de-vie de Pisco. Vers le
soir, on dirait qu'une fée bienfaisante éparpille de la
poudre d'or sur les monuments. Mais cet effet ne
dure qu'un instant, les demi-teintes crépusculaires
étant inconnues à ces latitudes. Après le coucher du
soleil, les rues sont désertes, les magasins fermés ;
quelques indigènes silencieux errent sous les arcades
de la Plaza Mayor, où la société de Lima se prome¬
nait jadis en costume de bal. En face, comme un
spectre du passé, la cathédrale étale sa façade ma¬
gnifique; à la clarté de la lune, des silhouettes d'offi¬
ciers de l'armée victorieuse
terrasses du
se
dessinent
sur
les
palais.
Pourtant, l'occupation militaire du Pérou ne semble
pas émouvoir outre mesure les intéressés, et l'on
peut remarquer ici les différences profondes qui
séparent ces deux peuples : les Chiliens passent pour
être une colonie de Piscaïens et de Catalans ; les Pé¬
ruviens, une colonie d'Andalous. La langue en usage
au Pérou est à la fois sonore et douce, à
l'égal de
celle des plus chaudes contrées espagnoles. L'idiome
des Asluries importé au Chili est devenu presque un
rude
langage : les Chiliens lui imposent systémati¬
quement des altérations d'accent tonique, de pronon¬
ciation, d'orthographe; et, s'adonnant au néologisme,
ils prétendent faire une langue à part du dialecte de
Pizarre et d'Almagro. Yankees de l'Amérique du
Sud, tel est le nom dont ils se targuent; le patrio¬
tisme, l'activité, l'esprit d'entreprise, la résistance à
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
47
la
fatigue, niais aussi la cruauté et la rudesse les
distinguent particulièrement, et, d'une manière géné¬
rale, autant ceux-ci sont positifs et pratiques, autant
les autres sont inertes et spéculatifs.
Tout en payant régulièrement 1 ecupo (contribution
de guerre), les Péruviens n'abandonnent pas un seul
instant leur soif inextinguible de plaisir : des réu¬
nions de cinquante personnes vont faire des piqueniques aux bains de mer de la Magdalena; d'autres
visitent les ruines de Chorrillos, ce champ de bataille
où se décidèrent naguère les destinées du Pérou. Le
verbe espagnol hailar, qui signifie danser, parait être
le mot de ralliement des Liméniens;
ils ouvrent à
portes de leurs enfilades de salons,
couples se balancent en cadence, à la lueur de
cinq cents bougies. Au milieu de splendeurs écra¬
santes, le maître de la maison fait les honneurs de
son home, avec une
grâce parfaite, une politesse
obséquieuse, emphatique, démesurée. Quand on lui
présente un étranger, il prend un ton solennel pour
dire en confidence : La casa es à la disposition de
usted, vieille formule espagnole qui signifie litté¬
ralement : « Ma demeure est à votre disposition »,
mais à laquelle il est prudent d'ajouter in petto le
commentaire: « Usez-en, vous me ferez plaisir; n'en
usez
pas, ne donnez plus signe de vie, cela vaudra
deux battants les
et les
mieux
dans
encore. »
Par les fenêtres ouvertes, on
entend,
l'éloignement, les serenos chiliens qui, accroupis
à l'angle des rues, maintiennent l'ordre public et
manifestent leur présence par les sons aigres du sif-
48
50,000 MILLES
flet. Dans les tourbillons de la valse, on
oublie l'in¬
les infortunes de la patrie ne franchissent
point le seuil de ces hôtels des princes du salitre et
vasion ;
du guano.
Presque toutes ces demeures opulentes sont con¬
d'après le principe arabe : mystère et calme
au dehors, confortable et richesse à l'intérieur. Si la
façade ne produit qu'un effet médiocre, toutes possè¬
dent une cour intérieure, ornée de statues et de
plantes rares, de lanternes, d'aquariums, d'escaliers
de marbre, de jets d'eau. Dans les appartements ma¬
gnifiques, suite de salons hauts de sept à huit mètres,
l'éclectisme péruvien se donne libre carrière : ce sont
de véritables bazars, encombrés d'objets de toutes les
formes, de tous les prix, de tous les qoûts. Les mu¬
railles disparaissent sous les glaces et les tableaux;
quelques-uns de ceux-ci portent la signature de
Rembrandt, de Van Ostade, de Fragonard, de Murillo, de Velasquez; mais à côté s'étalent impudem¬
ment des productions d'auteurs inconnus. On se
croirait plutôt dans la galerie de peinture d'un grand
magasin de nouveautés, que dans le salon d'un par¬
ticulier : la profusion calculée, l'éclat des dorures, la
foule cosmopolite, entrent comme autant de facteurs
dans cette impression.
On remarque beaucoup de maisons fermées; c'est
une
conséquence de la guerre : les Chiliens imposent
périodiquement les riches Liméniens (il faut bien
entretenir l'armée d'occupation), et quand les vaincus
ne
peuvent plus payer, on les déporte sur les confins
struites
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
de l'Araucanie. C'est
l'on
ne
un
peu pour
49
cette raison que
des gens du
rencontre dans la ville que
peuple, etque les voitures de maître stationnent pru¬
demment dans les remises.
Les familles
péruviennes comptent souvent plus de
enfants, et les grosses fortunes du pays suffisent
à peine à élever convenablement tout ce monde. C'est
en France, en Angleterre, en Allemagne que les fils
douze
parlent-ils beaucoup
de Londres, de lîerlin, en français, en
achèvent leur éducation; aussi
de Paris,
anglais et en allemand. Elevées au milieu de ces for¬
tunes qu'un vent défavorable anéantit parfois inopi¬
nément, entourées d'une armée de domestiques, les
jeunes filles se marient sans dot. Lire Octave Feuillet,
calquer les modes françaises, danser la valse langou¬
reuse
qu'on nomme le boston, causer chiffons et
toilettes, figurer leurs danseurs sous la forme de
titeres (marionnettes) et leur faire répéter des propos
accompagnés d'éclats de rire, stationner longuement
dans les magasins, maudire l'invasion chilienne,
parler en termes chaleureux de l'amiral DupetitThouars, qui épargna aux Péruviens les ruines du
bombardement de Lima; partager le reste du temps
entre les devoirs religieux et les obligations du monde :
telles sont leurs occupations les plus usuelles. Aussi
n'ont-eiles aucune idée de la vie pratique; habituées,
dès leur plus tendre enfance, à voir le chef de famille
régir, sans le moindre souci, de vastes haciendas,
louer aux étrangers des terrains riches en salpêtre ou
en métaux
précieux, en tirer un revenu certain, elles
50,000 MILLES
50
ne
sauraient
imaginer qu'il puisse être nécessaire de
soleil.
Cependant, quinze cents soldats chiliens suffisent
combattre, pour conquérir une place au
ville de cent vingt
mille
général Montero, ancien vice-président de
République, devenu président de fait, par suite
à contenir dans le devoir cette
âmes; le
la
de l'internement de Calderon,
fait combattre des coqs
Aréquipa, et les choses demeurent dans le statu quo.
Pourquoi les Péruviens restent-ils dans celte inaction?
De même que Fabius Cunctator usa les forces d'Annibal en temporisant, les Péruviens entendent-ils
aussi lasser la patience du Chili? ou bien les person¬
nages marquants craignent-ils, après avoir apposé
leur signature au bas d'une cession de territoire,
craignent-ils, dis-je, de perdre la vie pendant la révo¬
lution dont la retraite chilienne marquera le prélude?
Voici, croyons-nous, la vérité : les uns, jouissant
(grâce à l'occupation ennemie) d'une sécurité peu
commune, estiment tout bas que le désir de retourner
à l'ancien ordre de choses, c'est aspirer à descendre;
ils sont donc de l'avis du docteur Pangloss : tout est
pour le mieux, dans le meilleur des mondes pos¬
à
sibles. Les autres, ne doutant de rien, se flattent de
pouvoir bientôt célébrer l'évacuation de leur terri¬
toire : ils se bercent d'espérances vagues; ils comp¬
tent, à la fois, sur le temps, sur les épidémies, sur la
lassitude générale, sur une intervention étrangère;
que sais-je? sur tout enfin, excepté sur leur propre
énergie.
D'autre part, le Chili (bien qu'il n'en veuille point
DANS
faire
l'ave»)
songe
L'OCÉAN PACIFIQUE.
51
à la réduction définitive d'un pays
d'aussi bonne composition. Les
où les habitants sont
vainqueurs sentent que l'ouverture du canal de Pa¬
nama doit fatalement entraîner la ruine de l'opu¬
lente cité de Valparaiso, leur principal entrepôt
maritime; ils comprennent que, grâce au percement
de l'isthme, Callao deviendra le San Francisco de
l'Amérique méridionale, et, quoique l'œuvre des
Espagnols dans le Sud ne puisse, en aucune façon,
être comparée à celle des Anglo-Saxons aux EtatsUnis, on ne saurait prévoir ce que l'avenir réserve à
la république chilienne. Son opiniâtreté, son courage,
sa forte
organisation, sa stabilité gouvernementale,
sont bien capables d'étendre le réseau du panchilianisme sur une partie des immenses territoires com¬
pris entre la Terre de Feu et Panama, entre Lima
et Montevideo.
Une
chose, ici, frappe vivement l'étranger: c'est le
incroyable de boutiques de change. Le taux
l'argent subit de perpétuelles variations :
il suffit pour s'en convaincre d'assister à la petite
Iiourse de la Plaza Mayor, toujours fort animée. De¬
vant la disparition de l'argent sonnant, le président
Pierola eut jadis recours à un artifice économique
incapable de réussir ailleurs qu'au Pérou. Il mit en
circulation des billets fiscaux, les Incas, auxquels il
donna cours forcé, sous peine d'amende. Le président
oublia simplement qu'un équilibre de ce genre ne
saurait s'établir en vertu d'un décret, et que la con¬
fiance ne se commande pas. Pourtant, cette mesure
nombre
de l'or et de
52
50,000 MILLES
amena un
instant de
prospérité ; mais, aujourd'hui,
la monnaie de
Pierola, totalement dépréciée, n'est
plus cotée chez les changeurs ; les amateurs la collec¬
tionnent
au
les Incas
ne
même titre que
les assignats français
:
-passent plus.
Vint ensuite le tour des
soleils-papier, dont la va¬
primitive (cinq francs) est tombée à 0 fr. 30;
ces
rectangles de papier crasseux, maniables seu¬
lement du bout des doigts, sont actuellement le
principal signe des éciianges au pied de ces Andes
leur
dont les flancs recèlent d'inestimables trésors.
«
On
porteur un soleil» (cinq francs), lit-on sur
; or les employés du fisc tiendraient pour
un mauvais plaisant le naïf assez osé pour demander
à échanger contre du métal cette monnaie aussi fidu¬
ciaire que malpropre. Il eût été préférable, selon
nous, d'émettre des Rimac, simples cailloux recueil¬
lis dans le lit de la rivière; rien n'empêcherait de
les orner de signes cabalistiques indélébiles et de
leur assigner une valeur proportionnelle à leur poids;
au moins
pourrait-on leur l'aire subir, en temps op¬
portun, une lessive rendue indispensable par un
séjour prolongé dans les poches des cholos.
Ces fluctuations de la valeur de l'argent créent
parfois au commerce de véritables embarras, aux¬
quels les Péruviens assistent en spectateurs désinté¬
ressés. Nous avons déjà vu qu'ils ne se livrent par
eux-mêmes à aucun négoce ; nous savons qu'ils se
contentent de faire exploiter leurs mines, leurs
haciendas, leurs gisements de guano, leurs terrains
payera au
ces billets
DANS
nitreux ;
L'OCÉAN PACIFIQUE.
53
ils ont donc tout juste la peine de fouler le
sol du Pérou, Cybèle, qui mérite vraiment ici
de mère nourricière, puisque, sans aucun
l'habitant prospère et s'enrichit.
le nom
travail,
Sur la
principale place de la ville (Plaza Mayor),
palais national, la cathédrale, l'hôtel de
ville et l'archevêché. lîien que sa superficie égale un
hectare, cette place est écrasée et rapetissée par la
on
trouve le
massive cathédrale. A
côté de cet entassement de
boue et de
marbre, la fontaine centrale paraît un
joujou, l'archevêché une excroissance, l'hôtel de ville
un dé à
jouer.
Deux des côtés de la Plaza Mayor sont bordés d'ar¬
cades à piliers coloriés : on y voit des orfèvres et des
bouquinistes, des magasins de nouveautés, des chan¬
geurs ; de vieux nègres accroupis et couverts d'un
poncho de laine rouge tendent aux passants une
main
suppliante, sans se déranger, toutefois; des
au
visage cuivré, aux longs cheveux plats et
tombants, échangent dans les boutiques, contre des
soleils-papier, les produits de leur chasse ou de leur
Indiens
industrie.
Au milieu de la
place, une colonne entourée de
quelques arbres morts sert de piédestal à une Re¬
nommée coiffée du bonnet phrygien. Des lions de
bronze rangés autour d'un large bassin vomissent
des filets d'eau qui prennent une teinte irisée, sous
l'influence des rayons du soleil.
Le palais national, dans lequel on entre comme
dans un moulin, assemblage de bâtiments bleus à
54
50,000 MILLES
de cours intérieures, s'élève sur un
d'échoppes et de cabarets, collés
comme autant de verrues à la création du Conquis¬
tador. Que de fois le palais retentit du cri : «Mort aux
Espagnols ! » Que de tragédies grotesques ou sinistres !
terrasse, dédale
enchevêtrement
1535 àl824,
depuis Pijusqu'à don José de Lacerna, qui capitula avec
l'année républicaine à Ayacucho. A partir de cette
que d'émeutes! que d'imprécations ! De
il fut occupé par quarante-trois vice-rois,
zarre
époque, d'innombrables présidents y exercèrent un
pouvoir éphémère : ce fut une véritable lanterne
magique de potentats empanachés, éditeurs de pronunciamientos entraînants, qui périrent par le poi¬
gnard, ou cherchèrent dans la fuite un moyen d'é¬
chapper à l'anarchie.
En 1872, il s'agissait de nommer un successeur au
président Balta, dont les pouvoirs allaient expirer;
le nom du démocrate Manuel Pardo circulait de
bouche eu bouche. Gutierez, ministre de la guerre,
deux frères servaient en
qualité de colonels, fait saisir Balta et se proclame
dictateur; mais il ne rallie à sa cause qu'un nombre
infime de ses concitoyens. Devant l'insistance des
électeurs, Pardo débarque de l'escadre péruvienne
où il avait dû chercher un refuge, et, au milieu d'un
enthousiasme indescriptible, il entre triomphale¬
ment à Lima. La bête féroce et sanguinaire qui se
nomme la multitude se précipite sur les partisans
abhorrés de Gutierez. Poursuivis par les vociféra¬
tions de la populace, les trois frères sont pendus
comptant sur l'armée où ses
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
clochers de la
aux
deux
tours !
55
cathédrale; quels piloris, ces
Durant
plusieurs heures, les corps
rigides des révolutionnaires se balancent dans le
vide
:
les hardis urubus décrivent autour des vic¬
times des cercles de
plus
en
plus petits. Et la foule
tumultueuse, précédée de sourdes clameurs, grossis¬
sait
rues
toujours; le flot de cette marée humaine emplit les
avoisinantes, et fait irruption sur la Plaza Mayor :
les cent mille âmes de Lima venaient insulter les
davres.
ca¬
Enfin, les corps sont livrés aux flammes: de
trois hommes
qui avaient failli réduire le Pérou
plus qu'un tas de
cendres, que les plus fanatiques dispersèrent au vent,
comme celles de la célèbre empoisonneuse.
A ce moment, Manuel Pardo triomphant cherchait
à consolider son pouvoir en assumant les charges ac¬
cumulées par son prédécesseur : lui aussi n'allait
pas tarder à périr d'un coup de feu tiré par un ser¬
gent de sa garde.
Pendant l'invasion du Pérou, la succession des
présidents continue; à la fin de 1879, Prado quitte
le palais national, en laissant un manifeste resté
fameux, dans lequel il déclare que « les intérêts
suprêmes de la patrie lui commandent de partir pour
l'étranger ». « Je reviendrai bientôt, écrivait-il plus
tard ; j'assurerai au Pérou une victoire éclatante,
ou
je périrai enseveli sous les flots. » Inutile de dire
que ni la promesse ni la menace n'ont reçu même
ces
sous
un
leur domination, il ne resta
semblant d'exécution. Don Nicolas de Pierola,
successivement avocat,
journaliste et ministre des
50,000 MILLES
56
finances, s'appuie sur la race indigène, en se disant
catholico-indien; les cholos et les rotos, lie delà
population, s'intitulent piérolistes et
acclament don
dictateur cherche à réorganiser
émettant les Incas. Puis, à la suite du
Nicolas. Le
nouveau
les finances
en
Chorrillos, trouvant les affaires
suffisamment embrouillées, il répète la manœuvre
de son prédécesseur et disparait, sous le fallacieux
choc des armées à
prétexte d'aller intéresser les puissances européennes
Pérou. Depuis lors, Pierola voyage
entre Paris et New-York; il entretient une corres¬
pondance avec ses amis de Lima et d'Aréquipa; il
doit sans cesse reparaître, et la masse du peuple
semble désirer son retour : Pierola sera-t-il, comme
autrefois Bolivar, le libérateur?
à l'infortune du
Calderon, élu par les civilistes, parti de
spéculateurs et d'avocats, recherche l'appui des ÉtatsUnis; il essaye même de les gagner en offrant une
cession de territoire, et ne réussit qu'à se faire inter¬
ner à Quillota par les
Chiliens. Le gouvernement
péruvien n'existait plus.
Un étage à vérandah jaune, enchâssé dans le massif
du palais, représente l'ancienne demeure de la Périchole : on sait que ce nom était porté, au dix-septième
siècle, par une Indienne qui possédait les faveurs du
vice-roi Amat. La toute-puissance dont elle jouissait
ne lui fit
point oublier son origine, et, maintes fois, son
ascendant lui servit à obtenir la grâce de condamnés
indiens, lesquels avaient pour excuse l'arrogance et la
Garcia y
cruauté de leurs
nouveaux
maîtres. La tradition rap-
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
57
porte que, pour obéir aux caprices de la Périchole, le
vice-roi, légèrement vêtu, se voyait souvent contraint
à aller, au milieu de la nuit, puiser à la fontaine de
la Plaza Mayor de l'eau qui possédait, paraît-il, une
limpidité particulière. Un jour, cette sultane Validé,
se
promenant en voiture, oblige un prêtre qui portait
le viatique à prendre sa place. Dans la suite, elle ne
voulut plus se servir de son carrosse, alléguant qu'elle
se sentait indigne de monter dans un véhicule qui
avait porté le corps de Notre-Seigneur. Elle mourut
quatre-vingt-dix ans, entourée de l'estime générale.
On connaît l'opéra-comique dans lequel la Péri¬
chole joue le rôle important. Le livret a quelque peu
à
altéré la tradition, et,
il faut le dire, point à l'avan¬
tage du vice-roi. Cette pièce, jouée une fois à Lima,
n'y eut pas même un succès d'estime; on dut la faire
disparaître de l'affiche, à la suite des vives protesta¬
tions des descendants de
la famille Amat.
cathédrale, fondée par
le tremblement de terre de
La
Pizarre et détruite par
1746, fut réédifiée par
le vice-roi, comte de Superunda. La façade, flanquée
de deux tours, jaunie par la poussière et rôtie par
soleil, est peuplée comme une étagère : on y
des colonnes de
le
voit
porphyre, des moulures de toutes
formes, une armée de saints abrités par des frontons
courbes, ou logés dans des niches. Cette richesse
d'ornements forme contraste avec les côtés latéraux,
absolument nus et surmontés d'énormes fers de lance
quadrangulaires.
Aucune
vue
d'ensemble, à l'intérieur
:
le massif
50,000 MILLES
58
chœur, environné de chapelles et de grillages,
empêche, tout d'ahord, d'apercevoir le maître-autel.
Ce chœur, en chêne sculpté, s'étend au-dessous des
grandes orgues ; le Christ, de grandeur naturelle, en
occupe le fond, et, tout autour, un peuple d'apôtres
et d'évangélistes forme une suite ininterrompue.
Des chanoines en camail violet psalmodient les
vêpres autour du lutrin poudreux, surchargé d'indu
folio. Le soleil accroche de vives lumières
tuyaux d'orgues; il joue sur
sur
les
le crâne poli des vieil¬
lards et dans les boucles blanches de leurs cheveux.
La voûte
ne
répercute plus les accords des trompettes
célestes, ni les trémolos retentissants : les orgues
sont muettes, et, sous l'œil de l'ennemi, la voix lente
monte doucement vers le ciel.
longues draperies de velours rouge étendues
sur les piliers carrés encadrent le maître-autel tout
brillant d'or, et couronné par un baldaquin à colonnettes grisâtres : ce sont ces fameux piliers d'argent
massif que les Péruviens couvrirent de peinture à
l'approche des soldats du Chili; précaution vaine :
les Chiliens n'ont point osé s'attaquer au clergé puis¬
sant et nombreux. Il faut cependant leur rendre jus¬
tice ; tout ce qui pouvait être pris a été enlevé aux
laïques : les ustensiles des laboratoires, les collec¬
tions, les bibliothèques, les ancres, les chaînes et
même les planchers des casernes de Lima.
Une vaste crypte, creusée sous le maître-autel,
contient la dépouille de I'izarre. Curieux de visiter
le tombeau du conquérant, je m'adresse à un sacriset
grave
De
DANS
tain
:
L'OCÉAN PACIFIQUE.
Senor, me dit-il,
«
l'archevêque
a
50
fait enlever
sépulcre et la conserve chez lui, de peur
les Chiliens ne s'emparent de la relique. » Le
lendemain, j'avise un chanoine : a Senor, le général
Lynch a fait fermer la crypte, pour être bien sûr que
le squelette de Pizarre ne sera point échangé contre
la clef du
que
autre.
un
»
Dans
ces
conditions, il fallait s'adresser
l'archevêque ou au général chilien Lynch, gou¬
verneur de Lima : je n'eus garde de chercher à im¬
portuner d'aussi éminents personnages. On comprend,
d'ailleurs, que la sépulture du héros demeure cachée
à
aux
regards des profanes; certains collectionneurs
entrepris le dépeçage raisonné du squelette, et
il n'en resterait bientôt plus rien, si la tourbe avide
des étrangers avait le loisir de pénétrer librement
dans la crypte.
La sacristie renferme les portraits des vingt-deux ar¬
chevêques de Lima, tant Espagnols que Péruviens, de¬
puis Mgr Geronimo de Loaiza, qui vivait sous le
conquérant. Enveloppés de la pourpre romaine, les
juges immobiles de cet aéropage sont graves et
ont
prélats espagnols semblent regretter les
d'ici-bas; les archevêques péruviens parais¬
sent inquiets de savoir quand finira la honte de l'in¬
vasion. Les deux enfants de chœur qui se sont institués
tristes
:
les
pompes
nos
ciceroni tendent obstinément
mant la
la main
,
en
récla¬
l'air, avant de sor¬
détaché de la voûte; on aperçoit le
limosnita; je regarde en
tir; le plâtre s'est
bambou.
L'archevêché, bâtiment bleu à vérandahs affaissées
bleu du ciel entre les lattes de
60
el ornées
drale et
50,000 MILLES
de vitres
brisées,
se
blottit contre la cathé¬
paraît, nous l'avons vu, fort exigu à côté de
protectrice. Au rez-de-chaussée, une enseigne ac¬
crochée sur une boutique nous apprend qu'on fait
l'exportation, gros et détail. La partie inférieure du
palais n'est-elle pas louée à des marchands de bricà-brac chez lesquels on trouve des mantilles, des
étriers péruviens, des sombreros?
La cour est originalement constellée de dessins
formés de cailloux pointus et de tibias enfoncés en
terre, jusqu'au niveau du sol. A l'abri de ces mu¬
railles, l'archevêque ne délient qu'une ombre de
pouvoir. Animé des meilleures intentions et déplo¬
rant l'état où est tombé le
clergé de son pays, il a
voulu tenter d'introduire des réformes
importantes ;
mais, menacé par les intéressés d'un traitement à la
dynamite, le prélat dut se renfermer dans un silence
prudent.
La statue équestre de Simon Bolivar se dresse au
milieu de la place Bolivar, devant la Chambre des
députés. Elle fut érigée en 1858, le 9 décembre,
anniversaire de la bataille d'Ayacucbo, ce combat
sanglant qui marqua le signal de l'indépendance du
Pérou. Le monument représente, sans doute, l'entrée
de Bolivar à Lima : le Libérateur salue la foule
qui
l'acclame, et le cheval se cabre au bruit du canon.
Les Chiliens sontaccusés, àtort
peut-être, d'avoirvoulu
enlever l'image du héros, ce
palladium des Péruviens;
on
ajoute que le poids de la statue fut la seule cause
qui fit avorter le projet : Si non e vero, e bene trovalo.
sa
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
61
lignes de tramways traversent la ville : l'une
aux jardins de l'Exposition, ouverte ici en
1876. Le palais s'élève au milieu de massifs de ver¬
dure et de fleurs, en face des murs de la prison de
Lima. Un portique monumental donne accès dans le
parc : au sommet, la République péruvienne, coiffée
du bonnet phrygien, est vêtue d'une tunique de véri¬
table mousseline, dont les effilochures, agitées par
le vent, mettent à nu, par intermittence, des formes
peu sculpturales. Au milieu des allées sablées, sous
les bosquets d'arbres cultivés à grand'peine, est
établi le campement d'un escadron chilien. Des che¬
Deux
conduit
vaux
des
suspendus aux branches ; les marmites
broutent les
havre-sacs sont
jeunes pousses; des gibernes,
du bivouac fument à
l'ombre des yuccas.
du Callao à Lima, dans
Au bout de la route
un
murailles gauchies à balcons
songer aux ruines arabes,
une base de granit, se dresse la colonne rostrale
du Dos de Mayo : c'est le monument commémoratif
terrain vague, bordé de
de bois sculpté, qui font
sur
les Espagnols, en 1866.
prise à l'ennemi en lui infligeant
des pertes sensibles, fut considéré comme un grand
succès pour les armes du Pérou. Les défenseurs du
Callao rentrèrent en triomphe à Lima, la population
de la capitale se porta en masse à leur rencontre; au
milieu d'un enthousiasme frénétique on décida, sur
cette même place, que le soin de transmettre à la
postérité le souvenir de la glorieuse journée serait
confié au bronze et au granit. Une colonne corinde la défense du Callao contre
Avoir fait lâcher
4
62
50,000 MILLES
thieune
flanquée de rostres et de quatre figures
boliques porte un génie tout brillant d'or.
sym¬
A la
partie antérieure, le ministre de la guerre, José
Galvez, tué pendant l'action, expire en retenant un
tronçon d'épée de sa main défaillante ; le général est
surmonté de la
République péruvienne enfermée dans
plis du drapeau national. On lit sur le socle :
Aux défenseurs du Pérou et de
l'Amérique qui,
renouvelant les gloires de la
guerre de l'indépen¬
dance, repoussèrent l'invasion espagnole et scellèrent
les
k
définitivement
l'union américaine
Callao, le
patrie reconnaissante a élevé ce
monument pour
perpétuer le souvenir de ce fait
d'armes, afin qu'il serve d'exemple aux générations
futures, 1873. » Toutes les figures en bronze, plus
grandes que nature, font ressortir l'élégance et la
légèreté de la colonne : le monument se profilant
sur le ciel
pur est d'un effet saisissant.
De temps immémorial, les courses de taureaux
ont été en
grande faveur auprès des Espagnols; nous
2 mai
au
1866. La
devions donc retrouver à Lima
tion. Mais tandis
qu'en Espagne
ce
on
genre
de distrac¬
entoure
ce spec¬
tacle de tous les raffinements de l'adresse et de l'a¬
gilité,
n'est ici qu'une lutte entre des bêtes inof¬
sans hardiesse, devant un
public énervé.
L'arène, à ciel ouvert, est environnée de gradins
capables de contenir dix mille personnes, et l'attrait
dont jouissent les corridas est si
grand que les tri¬
bunes se garnissent en un clin d'œil. Le
public, unice
fensives et des hommes
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
63
quement composé de gens du peuple, fume des ciga¬
oignons sous la
rettes, mange de la salade et des
férule des sentinelles chiliennes.
Le
morne
de San Cristoval et les sommets loin¬
tains de la Cordillère
composent le plus beau décor
l'on puisse rêver : on pense involontairement
aux Grecs
qui, eux aussi, écoutaient des tragédies en
présence des montagnes bleues noyées dans l'air
limpide; on songe aux cirques de Rome dominés
par les cimes de l'Apennin, où cent mille citoyens
réclamaient à grands cris la mort d'un gladia¬
teur, lequel employait tout son art à expirer avec
grâce, dans un beau mouvement, sous les yeux du
peuple-roi.
Tout à coup les portes s'ouvrent : les toreadores
et les picadores font irruption dans le cirque; les
premiers, à cheval, vêtus de paletots noirs et coiffés
de chapeaux de paille, manquent de prestige. Les
picadores, au contraire, portent de riches costumes :
que
veste et culotte de velours
ciel,
feuille morte
ou
bleu de
et broderies de métal ou de soie
En tête, la primera espada, sous un costume
avec pompons
noire.
de velours violet brodé
d'argent : c'est un beau nègre,
découplé, fort agile et trouvant quelquefois le
mot pour rire. Un jeune officier chilien, de vingt-cinq
ans à
peine, préside, d'un air dédaigneux, la céré¬
monie : il donne le signal des courses; il fait souli¬
gner par la musique les passes remarquables ; il
bien
laisse tomber nonchalamment dans l'arène des billets
de
banque à l'adresse des toreros.
64
50,000 MILLES
On
la porte
du toril : un taureau blanc se
précipite au galop dans le cirque, et ne tarde pas à
donner tous les signes d'un profond étonnement ;
après avoir fait quelques pas, il s'arrête, dresse les
oreilles et jette un regard fixe devant lui. Les toreadores à cheval déploient leurs étoffes aux couleurs
voyantes, et harcèlent la bête qui se jette à droite et
à gauche, en poursuivant les chevaux. Les picadorcs,
à leur tour, agitent les banderas ; ils saluent l'assis¬
tance avec grâce; ils piquent dans le cou du rumi¬
nant avec une adresse remarquable des flèches en
forme d'hameçon, qui s'accrochent à la peau, sans
pouvoir sortir de la blessure, quels que soient les
mouvements de l'animal : la poussière vole dans
l'arène; les paillettes d'or et d'argent étincellent au
soleil; les chevaux se cabrent et frémissent de peur;
les spectateurs les plus assoupis se lèvent spontané¬
ment, afin de suivre les dernières péripéties du com¬
bat. Le taureau passe devant l'assemblée houleuse
qui remplit les tribunes; les mouchoirs agités dé¬
tachent des myriades de points blancs au milieu de
ce fourmillement humain; des applaudissements fré¬
nétiques éclatent de toutes parts ; il est vrai que ces
marques d'enthousiasme se changent fréquemment
en sifflets
aigus, sans que l'on puisse en découvrir
ouvre
exactement le mobile.
La
primera esj)ada déploie, d'une main, la ban¬
et tient, de l'autre, une épée nue sur
laquelle le taureau se précipite tête baissée : l'arme
pénètre au défaut de l'épaule; elle devrait transperdera rouge,
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
65
suite, amener instantanément la
dirigée d'une façon convenable.
Mais, à Lima, il n'en est jamais ainsi : le premier
sujet arrache l'épée de la blessure et l'essuie grave¬
ment dans les plis de la bandera, avec le dédain
superbe du bourreau qui vient d'exécuter l'ordre
sommaire du khalife de Grenade (voir le tableau
de Henri Regnault). L'animal blessé, haletant, éco¬
rnant, ne fait plus, dès lors, aucune attention aux
bandas que l'on agite devant lui. A ce moment, le
cer
le
cœur
et, par
mort, si elle était
matador,
abrité
un
sous un
vieux nègre (ex-colonel péruvien),
chapeau de paille, les mains dans les
poches, saisit un poignard et
tranche le bulbe du
précision qui
témoigne d'une longue habitude. Le taureau tombe;
on l'attelle à quatre chevaux montés par des postil¬
lons : tout disparaît, au triple galop, dans un nuage
de poussière, à la grande satisfaction des urubus qui
planent au-dessus du cirque et poussent des cris per¬
çants en attendant la curée. Résumons-nous : l'arène
de Lima n'est qu'un abattoir carnavalesque, où les
bouchers se déguisent en saltimbanques.
Que dirai-je des églises de Lima? Nous sommes
bien loin, ici, de nos temples gothiques où le fidèle,
perdu sous la haute voûte, appuyé contre un faisceau
d'élégants piliers, dans le demi-jour mystérieux, sous
ruminant, secundum artem, avec une
la lumière colorée des vitraux et
cute
la
orgues,
des
rosaces,
croit
s'animer; où l'écho réper¬
voix triomphale ou le chant lugubre des
pendant que la prière monte au ciel avec la
voir les statues
de pierre
4.
66
50,000 MILLES
fumée de l'encens. De même que les arbustes
l'ancien monde transplantés au Pérou ne
de
produisent
des fruits abâtardis et fort différents de ceux que
nous connaissons en
Europe, de même on dirait que
la religion chrétienne se soit dénaturée en
plongeant
ses racines dans le sol de
l'Amérique espagnole. 11
semble, tout au moins, que les âmes péruviennes
soient peu accessibles au mysticisme de nos basi¬
liques; il semble que, pour se faire entendre, on
soit contraint à employer les formes les moins
poé¬
tiques du naturalisme. On présente aux croyants les
objets sous leur plus triste jour 5 on leur fait voir la
mort sous un
aspect hideux : on leur exhibe du sang
et des ossements ; les
prédicateurs ne cessent de me¬
nacer leurs ouailles des flammes de
l'enfer, au lieu
que
de les entretenir d'un Dieu
compatissant et miséri¬
messe de minuit, le
mugissement des bœufs, le braiment des ânes, le
bêlement des moutons, à la vérité fort bien
imités,
entrecoupent les chants des fidèles : on se propose
ainsi de rappeler l'étable de Bethléhem; mais ce mé¬
lange de profane grotesque et de sacré nous choque
profondément. S'agit-il d'une procession? des man¬
nequins articulés, revêtus d'ornements magnifiques,
cordieux. A Noël,
pendant la
lèvent les liras comme
pour frapper d'anathème les
populations. Dans les églises, les fidèles agenouillés,
les bras étend us en croix,
invoquent à haute et intelli¬
gible voix la Vierge ou le saint préféré. L'imagina¬
tion exubérante
l'image
pour
aidant, ils prennent insensiblement
et l'emblème
le personnage lui-môme,
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
devient
une
idole
ricains touche
au
:
le catholicisme des
67
Hispano-Amé¬
fétichisme.
Mon intention n'est pas
soixante églises de Lima :
de celles
ou
de dresser le catalogue des
je m'occuperai seulement
qui offrent le plus d'intérêt par leur origine
leur architecture. Pizarre menait à
sa
suite sept
ce furent les fondateurs, dès 1549, du
premier des couvents de Lima, Santo-Domingo. Le
cloître comporte deux cours intérieures environnées
d'arcades à piliers incrustés de vieilles faïences, dont
les tons harmonieux forment une vive opposition
avec les couleurs criardes modernes. Toujours le
même ordre de préoccupations : sur les portes, un
cercle hlanc constellé de cinq taches rouges résume,
à n'en pas douter, le martyre de Jésus-Christ. Sous
les arceaux, on voit surgir des moines blancs; d'au¬
tres, assis à l'ombre des larges feuilles du bananier,
fument des cigarettes en discutant, avec animation,
une
question qui ne semble point se rapporter à la
théologie.
Dominicains;
Le cloître est dans
plet
:
des
un
état de délabrement com¬
de faïence tombés à terre ont
les
les
près incultes, se couvrent de plantes
carreaux
laissé, dans l'ensemble, des taches blanchâtres;
briques sont disjointes et verdies par l'humidité;
jardins, à
peu
herbes qui croissent au
hasard. Mon¬
premier, par l'escalier raboteux, appuyé à la
muraille salie : des fissures pratiquées dans le pla¬
fond laissent apercevoir le ciel bleu : partout
et de mauvaises
tons
au
Un vieux
dallage ondule
sous
les portes.
68
50,000 MILLES
On vit
perpétuellement dans la crainte de passer à
plancher qui éprouve, sous le poids des
promeneurs, des mouvements d'oscillation inquié¬
tants. Les piliers crevés moutrent l'astuce de l'archi¬
tecte : un faisceau de hambous forme la
charpente;
à l'entour, d'autres perches verticales
plantées en
carré, sont enduites d'argile badigeonnée à la chaux :
c'est l'incurie de l'extrême Orient. S'il venait à pleu¬
travers
un
voir, tout fondrait, et de cet amoncellement il
11e res¬
terait
plus qu'un tas de houe. Les monuments de
Lima, simple trompe-l'œil, ressemblent à ces momies
boliviennes si bien conservées dans les terrains
blonneux
sa¬
touchez-les du bout du
doigt, tout se désa¬
poussière.
Entre deux litanies, nos Dominicains s'apitoient
sur les désastres réitérés des armées
péruviennes ;
:
grégé et tombe
ils exhalent
meur,
en
sur
les
murailles
une
mauvaise hu¬
résultat de froissements patriotiques; on lit
grosses lettres sur un mur : Viva el
Chile ! (Vive le Pérou ! à bas le Chili !)
en
Peru! muere.
Certains em¬
plois sont nommés à l'élection : les membres du
chapitre, excités par l'appât du lucre, ne peuvent
parvenir à s'entendre; ils votent le pistolet sous la
gorge et se battent quelquefois à coups de revolver.
Dernièrement, ils ont fait pis encore
: une
révolte
générale des religieux de Santo-Domingo a fait
tomber du pouvoir le supérieur, et les moines, aban¬
donnant leurs cellules, se dispersèrent dans la ville.
Tel est le degré d'abaissement où est tombé cet Ordre
jnstituépour évangéliserle monde, depuis six siècles,
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
69
depuis le jour où saint Dominique, en extase dans
basilique de Saint-Pierre, vit apparaître les deux
apôtres Pierre et Paul qui lui dirent : « Va et prêche. »
Dans la chapelle du couvent, des guirlandes de
fleurs artificielles serpentent autour des colonnes
torses; des saints en robe indigo, des christs vêtus de
velours violet, des saintes en robe rose à volants
frangés d'argent, sont présentés à l'adoration des
fidèles. Près de la porte, on nous fait remarquer une
vasque verte transformée en bénitier : ce sont les
fonts baptismaux sur lesquels on baptisa les premiers
Indiens. Combien de ces malheureux, catéchumènes
sans le savoir, après avoir reçu le sacrement, tom¬
la
baient
sous
la hache du bourreau! Qui ne se rap¬
pelle le sort de l'empereur Atahualpa, et aussi celui
Tupac-Amaru ? Le premier, con¬
damné à mort par les conquérants, reçut la promesse
d'avoir la vie sauve, et môme de recouvrer la liberté
s'il consentait à recevoir le baptême, et (les Espa¬
gnols n'oubliaient pas leurs propres intérêts) à rem¬
plir d'or, jusqu'à hauteur d'homme, une chambre
de vingt-deux pieds de long sur seize de large : à
peine avait-il exécuté les conditions, qu'il fut lié à
un
poteau et étranglé. L'autre se rendit au gouver¬
neur Toledo, qui lui fit trancher la tête, après l'avoir
fait baptiser.
Sainte Rose est la patronne de Lima; aussi le
couvent de Santa-Rosa qui renferme son tombeau
est-il l'objet d'une vénération particulière. On y voit
le jardin qu'elle cultivait, planté de bananiers et de
du dernier Inca,
70
50,000 MILLES
rosiers,
puits et la cellule où elle récitait ses
consciencieux, je demandai et
obtins la faveur de cueillir une rose sur le
tombeau,
pendant que, d'une voix plaintive, mon cicerone re¬
traçait les principaux points de sa vie : sainte Rose
est la première sainte du Nouveau Monde à
qui l'é¬
glise ail décerné un culte public. Née à Lima en 1586,
et baptisée sous le nom
d'Isabelle, les couleurs déli¬
cates de son
visage la firent désigner sous le nom de
Rose. Aussi, dit la
légende, avant de sortir, elle avait
coutume de se frotter le
visage et les mains avec du
poivre, afin d'altérer la fraîcheur de son teint. Entrée
son
oraisons. En touriste
au
couvent et retirée dans
cellule
écartée, elle
le corps un cilice et sur la tête un cercle
garni de pointes aiguës. Morte à trente et un ans, après
avoir édifié
l'Amérique par sa ferveur et ses mortifi¬
porfait
une
sur
cations,
lui fît de magnifiques'funérailles. Le deuil
l'archevêque; les chanoines, les
sénateurs voulurent eux-mêmes
porter sa dépouille.
Un demi-siècle
après, on la canonisa. Depuis, l'oi¬
seau considéré, de
temps immémorial, comme l'ami
on
était conduit par
de
l'espèce humaine, objet d'un respect universel
qui touche à la superstition, placé chez les anciens
sous la
protection des dieux pénates, cet insectivore
(si utile dans les climats chauds où les insectes pul¬
lulent) qui niche aux campaniles des couvents et
qui voltige, toute l'année, autour des dômes de
Lima, sans émigrer, comme en Europe, afin d'éviter
les froids de l'hiver,
l'hirondelle, en un mot, est ap¬
pelée par les Liméniens santa-rosa.
Façade
du
couvent
de
la
Merced
(Lima)
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
71
Le couvent de la Merced fut autrefois
plus riche
celui de Santo-Domingo, si l'on en juge parles
ruines que le temps a épargnées. Il se compose aussi
de deux cloîtres, d'un aspect fort différent. Le pre¬
que
mier, succession d'arcades blanches à filets bleus, est
dominé par
de vieux dômes, où perchent les urubus.
milieu, des massifs de verdure, des daturas à clo¬
chettes blanches ; des araucarias droits et graves s'é¬
lèvent dans les coins ombreux ; des plantes grim¬
Au
pantes étreignent les piliers et montent aux ter¬
rasses.
Les
un
de la ville n'arrivent
point jusqu'au
quelques oiseaux voltigent dans le feuillage;
jet d'eau chante dans une vasque; combien ce si¬
cloître
rumeurs
:
lence et cet isolement seraient favorables à l'étude!
mais la
règle de saint Benoît n'a point traversé
l'Océan.
abandonnée; les murs grisâ¬
tres, revêtus d'une livrée sinistre, sont ornés de
Le seconde
cour
est
sculptures ébréchées; du maïs et des choux, semés
par le portier du couvent, poussent en désordre dans
le sol ravagé. Le plancher du premier étage est cou¬
vert de vieilles briques, et le seul fait de marcher
pieds nus sur cette surface usée, inégale, hérissée de
saillies, constitue déjà une pénitence capable de ra¬
cheter bien des fautes. Les
murs
sont constellés de
fresques enfantines : le saint sépulcre, le portrait du
roi don Jaime, fondateur et protecteur de l'Ordre,
l'abbaye du mont Cassin, une vue de Barcelone, une
Madeleine dans sa grotte, des captifs rachetés aux
50,000 MILLES
72
pirates barbaresques. Dans une
cellule,
un
Père en
poudreux.
Quatre soldats chiliens préposés à la garde du cou¬
vent et chargés de le sauvegarder contre les dépré¬
dations déménagent peu à peu les bibliothèques
pour leur propre compte. On croit rêver en pensant
à la richesse passée de certains de ces établissements
religieux. La confrérie de Nueslra Senora del Rosario, de toutes la plus opulente, possédait jadis, entre
autres merveilles, une couronne enchâssée de plus de
cinq cents diamants ; aujourd'hui, il n'en reste même
pas la sertissure. Résumons en trois mots notre im¬
pression sur les cloîtres péruviens : solitude, mal¬
propreté, misère.
Ces trois substantifs, applicables d'ailleurs à plu¬
sieurs parties de la ville, sont le résultat de l'anarchie,
robe blanche étudie
des
revers
virons
au
milieu d'in-folio
de l'invasion. Un soir, aux en¬
le soleil éparpillait ses derniers
de fortune,
de Lima,
la plaine déserte : nous songions à la
origine sanglante, à son présent
humiliant, à son avenir incertain. Au fur et à mesure
que l'on s'éloigne de la cité, la chaîne des Andes
grandit à vue d'œil; des pics masqués tout d'abord
rayons sur
Cité des rois, à son
montrent leur tête roussâtre
au-dessus des arrière-
plans; les cimes neigeuses apparaissent enfin; le
péruviennes ne saurait troubler
la sérénité de ces géants calcaires : au pied de la
masse
grandiose, Lima n'est plus qu'un tas de pous¬
bruit des révolutions
sière.
Peu à peu
s'éteignent les rumeurs des faubourgs;
DANS
avec
L'OCÉAN PACIFIQUE.
les ombres du soir, un
73
silence solennel enve¬
loppe la plaine : bientôt on n'entend plus que le
bruissement des roseaux agités par la brise et le ba¬
billage des cascades dans le lit du Rimac; on n'aper¬
çoit plus que les clochers jaunis, semblables aux
brins de chaume qui hérissent la campagne récem¬
ment moissonnée.
De noirs
rizon,
se
de l'ho¬
de grands cris,
urubus, partis des quatre coins
mirent à planer, en poussant
au-dessus des vieux dômes.
Après avoir longtemps
tournoyé dans les airs, la sinistre nuée
à coup
sion
se
s'abattit tout
sur la Cité des rois. Et le spectre de l'inva¬
dressa devant nous : ces oiseaux rapaces ne
point l'image de la horde étrangère qui vient
la ville? ne sont-ils point l'image de
aventuriers qui substituèrent leur toute-puissance
sont-ils
de
se ruer sur
ces
à
celle des demi-dieux incas? Entravés dans
leur
diplomatie prudente et soucieuse de
sauvegarder les intérêts de ses nationaux, les envahis¬
seurs modernes n'ont pu suivre l'exemple de ce procon¬
sul qui poussa les aigles romaines aux portes de Corinthe et permit aux légionnaires le pillage et l'anéan¬
tissement de cette capitale des lettres et des arts. Tout
autre fut la conduite des Espagnols avides de chair et
de sang, qui fondirent autrefois, comme une trombe,
sur le
royaume de Manco-Capac : livrés aux passions
les plus malsaines, à l'ambition, à la cupidité, à une
sorte de point d'honneur qu'ils appelaient impro¬
prement la gloire, sans qu'aucun frein, aucune
considération politique ou religieuse, aucun sentimarche par une
5
74
50,000 MILLES DANS
ment
L'OCÉAN PACIFIQUE.
généreux les retint dans la voie de la modéra¬
tion; ils jonchèrent de ruines et de cadavres cette
Amérique policée. Des monuments antiques, il ne
resta pas
pierre
sur
pierre
;
seul,
un
peuple de
mo¬
mies, dans des attitudes résignées, derniers témoins
d'une civilisation brusquement éteinte, conserve à
travers les
siècles la mémoire du martyre
du Soleil
des Fils
.
Nous venions de regagner
tout à coup une
nous
—
—
—
pour
la grand'route, quand
patrouille de cavalerie chilienne
barra le chemin
Qui êtes-vous,
:
senores
?
Voyageurs français.
Vous
choisissez
singulièrement vos heures,
de simples touristes; avez-vous des armes?
—
Aucune.
Et,
sur un
signe de l'officier, les cavaliers mettent
pied à terre, entravent leurs chevaux, nous entourent,
nous fouillent, avecune
précipitation poussée jusqu'à
la rudesse. Repartie au galop, la troupe était
déjà loin,
quand je constatai la disparition de mon porte-mon¬
naie; et nous nous disions, en repassant les fortifica¬
tions de la ville
:
l'art de la guerre
1
L'anecdote
«
Les Chiliens sont consommés dans
»
que nous rapportons ici ne saurait soulever
protestation. Il demeure bien entendu que nous ne son¬
geons nullement à rendre le Chili responsable d'un fait isolé et
auquel nous n'attachons qu'une importance fort secondaire.
aucune
III
VALPARAISO ET LES
APIlÈS
CHILIENS
LA
GUERRE
DU
PACIFIQUE
1884.
L'imagination castillane était seule capable de
Valparaiso le nom que cette ville porte en¬
core
aujourd'hui; Valparaiso signifie en espagnol
vallée du paradis : rien n'y rappelle le
paradis, et
c'est en vain qu'on cherche la vallée. Fondée au mi¬
lieu du seizième siècle, cette colonie subit les
plus
cruelles vicissitudes; plusieurs fois
pillée par les An¬
glais, elle fut surtout maltraitée par Drake, l'ennemi
irréconciliable du nom espagnol.
En 1578, le célèbre flibustier
y trouva vingt mai¬
sons; il les saccagea de fond en comble. Mais là ne
donner à
devait pas s'arrêter son infortune ; les tremblements
de terre de 1822 et 1829 la détruisirent
tièrement; elle fut incendiée
en
1866 par
même
presque en¬
1843 et bombardée
les Espagnols. Malgré ces épreuves, elle
principal centre commercial du Chili, de
que Santiago en est le centre agricole, en
temps que la capitale des lettres et des scien-
reste le
même
en
50,000 MILLES
76
ces.
Le rôle de
est
Valparaiso s'enfend à merveille, étant
des navires
annuellement de deux mille cinq cents à trois
donné
sa
vaste rade où le mouvement
mille entrées et sorties.
La cité
mer et le pied de mon¬
derniers contre-forts arrondis¬
s'allonge entre la
tagnes arides, dont les
sent au-dessus d'elle
d'entre eux,
leurs escarpements. Le
principal
nommé Cerro Allegre, est le séjour des
étrangers et de la haute société chilienne. Des cabanes
multicolores hérissent les autres monticules
peuplés
Avpeones (ouvriers) et de blanchisseurs. Ces derniers
proportion notable dans la popula¬
Valparaiso, qui s'élève en bloc à cent mille
entrent pour une
tion de
âmes.
De la
rade,
on
aperçoit à droite les bâtiments de
le quartier commerçant et po¬
la douane; au centre,
puleux ; à gauche, le faubourg San Juan de Dios. On
débarque auprès de la gare (la ligne relie Valparaiso
à Santiago, sur un parcours de cent vingt-cinq kilo¬
mètres). Les locomotives sonnent à toute volée sur les
quais; dans l'éloignement, disparaissent les trains à
destination de Santiago, tandis que les voyageurs ar¬
rivant de la capitale mettent pied à terre au milieu
de charrettes et de cavaliers, de marchands de pastè¬
ques et d'oranges.
Contiguë au chemin de fer, la Bourse enferme
entre ses deux ailes un square orné de rosiers et de
statues symboliques en fonte cuivrée : les mots Val
d'Osne, gravés sur le socle de chacune d'elles, ne
laissent aucun doute sur la valeur de ces œuvres d'art
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
En
passant
faël
la Bourse,
77
arrive à la place Ra¬
Sotomayor, vaste carré au centre duquel se
sous
on
dresse la statue de l'amiral Coclirane
:
c'est cet
aven¬
turier que
les Espagnols surnommèrent el Diabolo.
Doué des aptitudes les plus diverses, cet homme,
Anglais d'origine, fut membre de la Chambre des
communes, puis amiral, et prit deux brevets d'inven¬
tion concernant
l'éclairage industriel. Lancé dans la
spéculation, on l'accusa d'être affilié à un groupe qui
provoqua une forte hausse à la Bourse, en jetant au
public la fausse annonce de la mort de Napoléon Ier.
Emprisonné, puis expulsé de la marine anglaise, il
dut quitter l'Angleterre.
Etrange destinée que celle
de ce condottiere affamé de mouvement,
qui vient
poursuivre dans le Sud-Amérique un rêve de gloire
et de notoriété. Il
remporta d'abord quelques victoi¬
res
pour le compte du Pérou, et sa renommée s'éten¬
dit au loin. Un jour de l'été de 1818, un bâtiment
portant Cochrane et sa famille mouillait dans la baie
de Valparaiso. Le soir, la ville se
remplit de chants
et de lumières, et Cochrane
ayant appris que ces hon¬
lui étaient
destinés, résolut de mettre son èpée
; il se battit, en effet, pendant
plusieurs années, pour ce nouveau drapeau. Les Chi¬
liens, reconnaissants, lui ont élevé la statue dont nous
parlions tout à l'heure.
neurs
au
service du Chili
En face de
ce
monument,
aperçoit l'intendance
gouverneur de Valparaiso. Ce
un pouvoir
indépendant, étendu,
on
générale, résidence du
fonctionnaire
exerce
fort bien rétribué
:
il commande les forces de terre et
50,000 MILLES
78
pouvoir administratif,
Le palais de l'intendance
porte, sous forme de boulets incrustés dans sa façade,
les stigmates de cet injuste bombardement de 1866,
qui amoncela des ruines, sans amener de résultat.
L'amiral espagnol Pareja venait de notifier le blocus
à l'opulente cité de Valparaiso, quand une canonnière
espagnole fut capturée par un bâtiment chilien. L'a¬
miral en conçut tant de honte et de désespoir qu'il
se suicida, après avoir tracé d'une main fébrile ces
mots, expression d'une haine féroce : « Je demande
en
grâce que mon corps ne soit pas jeté dans les eaux
du Chili. » On respecta cette volonté suprême : le
corps de l'amiral fut lancé dans les profondeurs de
l'Océan, très-loin de la cité. Peu de jours après,
Nunez, successeur de Pareja, immola la ville à la
haine espagnole et n'en fit qu'un monceau de décom¬
bres, aux cris mille fois répétés de : « Vive la
denier; il détient, en outre, le
étant à la fois maire et préfet.
Heine !
»
place est occupé par un édifice trèstrès-blanc, orné de statuettes et de panoplies :
Un côté de la
verni et
quartier général des pompiers. Les Chiliens
titre, un culte spécial à ce corps d'é¬
lite : la majeure partie de la ville étant construite en
bois, les incendies y prennent rapidement des pro¬
portions inquiétantes. D'ailleurs, les étrangers établis
à Valparaiso aident puissamment les pompiers indi¬
gènes. La répartition des pompes par nationalités
assure entre les différentes compagnies une sorte
d'émulation qui produit les meilleurs résultats; ajou-
c'est le
vouent, à juste
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
tons que
79
l'on entretient fort sagement ce zèle, à l'aide
récompenses et de concours pu¬
de distributions de
blics.
Au
reste, l'administration chilienne, peu fracas-
sièretant
qu'il
de molester
s'agitpas de ses douanes, n'agarde
précieux auxiliaires. Libres de jouir
autonomie, les compagnies s'adminis¬
ne
ces
d'une entière
trent isolément et nomment leurs chefs à l'élection.
Le rez-de-chaussée du
quartier général abrite à droite
les pompes anglaises et américaines ; à gauche, l'appa¬
reil allemand. C'est avec regret qu'on voit la compa¬
gnie française (elle porte le numéro 5) reléguée dans
une rue
adjacente. Fondée en 1857, elle ne possède
point, comme les premières, d'appareil à vapeur et
manœuvre une
simple pompe à bras.
En tournant à gauche, on arrive à la place de la
Justice. Elle tire
son
nom
d'une Thémis debout
sur
socle; la statue tient sur la hanche le poing gau¬
che, et porte de l'autre une large épée : cette œuvre
fait songer aux Halles centrales, section de la marée.
La rue Arturo Prat change trois fois de nom, une
fois par kilomètre : c'est la plus animée, la plus belle
et la plus longue. Son nom lui vient du comman¬
un
dant de la
goélette chilienne Esmeralda coulée le
21 mai
1880, devantIquique, parle monitorpéruvien
Huascar. Au moment de sombrer, Prat s'élance .à
l'abordage
sur
le pont de l'ennemi ; le bruit de la
sa voix ; la fumée de la
poudre le
canonnade étouffe
rend
et
invisible; il arrive seul à bord du Huascar
tombe, criblé de balles, au pied de la tour du mo-
80-
50,000 MILLES
nitor. Dans
style plus emphatique que convaincu,
pointe d'exagération lyrique, fond du carac¬
tère hispano-américain, la presse argentine impri¬
mait peu après : « Que le respect de l'Amérique ré¬
publicaine entonne des hymnes sur sa tombe, et que
les soldats appelés à combattre sous ses drapeaux
s'inspirent de l'héroïsme de Prat. » On parla moins,
en France, de
l'enseigne de vaisseau Bisson, qui fit
sauter la prise qu'il commandait (le Panayotti), pour
ne
pas tomber entre les mains ennemies. Lorient, sa
ville natale, se contenta de lui élever une statue, et
la masse du public aurait perdu le souvenir de cet acte
héroïque si, en 1883, la Chambre des députés n'avait
reporté sur la tête de sa nièce la rente viagère de
1,500 francs dont jouissait la sœur du héros. On
oublie vile, chez nous, les dévouements sublimes,
un
avec une
dans
ce
siècle où l'érection des statues devient
institution nationale. Au
une
Chili, les procédés chromo-
lithographiques reproduisent à l'infini le portrait du
capitaine de VEsmeralda; chacun l'accroche pieuse¬
ment à sa muraille; il n'est pas un enfant qui ne
puisse réciter l'épisode du combat du Huascar;
monument
marbre
portant au sommet Arturo
la Renommée, sera prochaine¬
ment inauguré sur le quai de Valparaiso.
A toute heure, une foule compacte se presse dans
la rue Arturo Prat : beaucoup de gens affairés, quel¬
ques flâneurs, une quantité prodigieuse d'officiers et
surtout de colonels. Mais, dans cette oligarchie,
désignée par euphémisme sous le nom de République
un
en
Prat couronné par
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
81
chilienne, le grand nombre des officiers n'amène pas
la considération
publique sur l'élément militaire
(sauf quelques noms devenus historiques et qui
absorbent l'enthousiasme du
pays). Tout Chilien doit
apporter en naissant l'étoffe d'un banquier, d'un
négociant ou d'un avocat. Si, malheureusement,
l'avenir ne justifie pas cet
espoir, l'infortuné entre
dans l'armée, considérée comme le
refugium des
fruits
de la
banque, de la plaidoirie, du négoce.
du Pacifique, l'armée régulière chi¬
n'atteignait pas A,000 hommes; il fallut en
secs
Avant la guerre
lienne
lever 40,000 pour terrasser un ennemi dont les tètes
renaissaient comme celles de l'hydre de Lerne. La
réserve
partit; mais
ceux
qui la composaient enten¬
daient bien reprendre leurs affaires, à la conclusion
de la paix. Cette noble ambition s'est réalisée. Au
mois
de
juin 1884, a commencé l'évacuation par
petits groupes des garnisons du nord ; chacun accro¬
chait aux panoplies le revolver
qui l'accompagnait
dans le désert d'Atacama, et ces
épées en forme de
croix latine, semblables à celles
que portent les chan¬
teurs dans Hamlet et Robert le Diable. Tel colonel
reprenait
ses
fonctions de commis dans
une
maison de
gros; tel capitaine se livrait de nouveau à la confec¬
tion des pilules, dans le laboratoire d'une
Et ceci
pharmacie.
sans
réclamer,
sans murmurer, sans trouver
la chute malencontreuse. D'autre
part, le gouverne¬
circonspect, s'était à l'avance préoc¬
cupé d'assurer du travail aux soldats qu'il allait
ment, toujours
licencier
;
il faisait étudier trois
tracés de chemins de
5.
50,000 MILLES
82
fer et
expédiait
sur
tions de troupes, au
la voie de l'Araucanie les frac¬
fur et à mesure de leur débar¬
quement.
Ainsi, l'élément civil
prédomine au Chili, et le
parti du pouvoir (composé de financiers et d'avocats)
se montre fort ombrageux.
La dictature militaire
étant l'objet particulier de son aversion, il écarte
avec soin tout sujet capable d'y prêter les mains. L'un
des héros de la guerre
péruano-chilienne, le général
Baquedano, bien en situation pour changer le cours
des idées, s'est vu comblé d'honneurs et reçu comme
un
triomphateur romain ; la poésie raconta ses
exploits; une rue de chaque ville porte son nom;
mais sa candidature àla présidence de la République
échoua piteusement. Soumis à une admirable disci^
pli ne, le parti civil mit tout en œuvre pour écarter
l'illustre général, et, sous son égide protectrice,
M. Santa Maria l'emporta de beaucoup. Cette défaite
du parti clérical et militaire dans la personne du
général Baquedano, conforme au vœu de la classe
dirigeante, semble avoir assuré la stabilité gouverne¬
mentale. Le président actuel, M. Santa Maria, est
omnipotent; son parti, composé de cent cinquante
personnages, dispose des dignités, des places et
presque de la fortune publique.
Valparaiso, cité marchande, a plus d'un trait de
ressemblance avec la Carthage antique. Elle a reçu
froidement ses soldats, retour de Cborrillos, après une
campagne de cinq ans. A la vérité, les drapeaux
nationaux semés à profusion ondoyaient aux fenê-
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
83
très, et la
population des cerros, massée sur les quais,
attendaitanxieusement le débarquement des troupes :
mère allait revoir
fils; une femme, son mari.
manquait-il à l'appel! pourtant, la mul¬
titude demeure silencieuse, sans manifester aucun
enthousiasme. Un monsieur monté sur un char,
l'alcade de la ville, m'a-t-on dit, prononça un dis¬
cours émaillé des mots
patrie et courage, sans parler
de la reconnaissance à laquelle ces infortunés ont
quelque droit. Ces soldats, ne les payait-on pas et ne
une
Combien
son
en
devaient-ils pas, en retour, faire le sacrifice de leur
existence? Parmi ces hommes hâves,
fatigués, sque¬
lettes vivants pour la plupart, un vieux granadero à
barhe grise, placé derrière l'orateur, résumait admi¬
rablement la situation, en s'écriant
:
«
Que
es
el
mejor ? el hacer 6 el hablar? » (Que vaut-il mieux ?
les actes ou les mots?) Ce fut la punition de l'alcade.
Je le répète, beaucoup de
spectateurs ; mais pas
une couronne,
pas une fleur pour ces vainqueurs
qui, hier encore, combattaient pour la patrie et recu¬
laient ses limites si loin vers le nord. Malgré l'hymne
national joué par les musiques militaires, on eût dit
une armée de mercenaires défilant devant des
capita¬
listes, avides de découvrir si les fatigues de la cam¬
pagne n'ont pas trop déprécié leur chose. Derrière
les soldats et à distance respectueuse, marchaient,
en
troupe serrée, les rabonas. La rabona est la com¬
pagne aussi inséparable qu'illégitime du soldat. Elle
demeure avec lui pendant la paix ; elle le suit à la
guerre ; elle porte le bagage, les vivres, les cartou-
£.0,000 MILLES
84
ches
;
elle fait la cuisine et prépare le campement.
rabonas remplace, en un mot, celui de
qui n'existe ici qu'à l'état de projet.
Mais là ne se borne point son rôle : pendant la
mêlée, ces Euménides écbevelées, les yeux ha¬
gards, les mains et le visage noircis par la poudre,
font le coup de feu contre l'ennemi; puis, jetant
Le corps des
l'intendance
l'arme devenue inutile faute de munitions,
précipitent
Tout
en
se
en avant, la navaja à la main.
s'enorgueillissant de ces récentes victoires,
le Chili subit
une
crise financière dont il
à sortir honorablement.
tera-t-il la
elles
concurrence
vera-t-on de
nouveaux
aura
peine
Le cuivre chilien suppordu cuivre américain ? trou-
gisements de
suffisamment rémunérateur? le
guanoi
nitrate
à un titre
de soude
sera-t-il désormais
plus demandé en Europe? Le
qui constituait la principale richesse du pays
(avant 1870, le Chili produisait plus de la moitié
du cuivre employé dans le monde entier), et dont la
manipulation occupe ici un très-grand nombre d'ou¬
vriers, ne trouve plus d'écoulement, depuis la décou¬
cuivre
verte
aux
Etats-Unis de vastes mines de
Les moyens
ce
métal.
d'extraction plus perfectionnés et le fret
beaucoup moindre assurent aux cuivres nord-amé¬
ricains la préférence des consommateurs d'Europe.
D'autre part, un contrat d'un million de tonnes de
guano passé avec une société française a été résilié
parce que les couches inférieures mêlées de sable ne
présentaient qu'un titre amoindri, et qu'en somme
la matière extraite des gisements ne contenait pas
DANS
les
L'OCÉAN PACIFIQUE.
proportions d'azote spécifiées
le nitrate de soude tiré
en
au
masses
85
marché. Enfin,
invraisemblables
des territoires que
le Chili vient d'annexer, est moins
Europe, soit qu'on fasse entrer d'aulres
substances dans la composition des engrais chimiques,
soit que ces engrais eux-mêmes aient baissé dans
la faveur publique.
Et pourtant, le touriste fraîchement
débarqué à
Valparaiso serait tenté de croire le Chili atteint
d'une pléthore d'argent. Nous estimons plutôt
que les
succès ont aveuglé la jeune
République, au point
d'accroître sa confiance au delà des limites
permises.
A l'issue de la guerre, le Chili
espérait tirer des ter¬
ritoires conquis de gros bénéfices : le Pérou défini¬
tivement vaincu, affaissé, incapable de
porter om¬
brage à ses voisins, hors d'état de se relever ; la
surface du Chili doublée; l'armée couverte de
gloire;
toutes ces causes permettaient aux
vainqueurs (du
moins ils le crurent) de tout espérer, de tout oser.
C'est sous l'empire de cette audace et de cet
espoir
que l'Etat entreprit d'immenses travaux. 11 mit à
l'étude trois lignes de chemins de fer; il construisit
à
Valparaiso un môle de débarquement pourvu des
moyens mécaniques les plus modernes ; il jeta dans
la rade une
longue estacade destinée à servir de pié¬
demandé
destal
en
monument d'Arturo
Prat, le héros de la
du Pacifique; il fondaà Talcahuano un arsenal
maritime, à l'abri du temporal et du bombardement.
Mais, contrairement à ses espérances, le Chili recon¬
naît trop tard que le Pérou, cette mine
inépuisable,
guerre
au
50,000 MILLES
86
se
transforme
en un
boulet fort lourd à traîner ; le
péruvien mutilé ne peut matériellement pas
les dépenses énumérées plus haut; les étran¬
gers qui ont subi des dommages par le fait de la
guerre réclament des indemnités : l'équilibre ne
s'établit point, et le pays subit le contre-coup de tant
d'imprévoyance et de précipitation.
fantôme
payer
devait-il pas, avant tout, payer sa dette
invalides victimes de son am¬
bition? Les héros obscurs de Chorillos, de Tacna, de
Le Chili ne
de reconnaissance aux
San Juan,
de Miraflores, de Tarapaca, errent
blement dans les rues, en
mendiant
un
miséra¬
pain
que
demande
blanche :
Oh! senor, me dit-il, ne pourriez-vousm'en donner
deux? où trouverai-je du travail? qui voudra de moi,
l'État leur refuse. Un jour, un soldat me
l'aumône, et comme je lui offrais une pièce
«
maintenant ?
et
son
»
Et il
me
une jambe de bois
Mais cette partie de l'Amé¬
montrait
bras droit amputé.
rique demeure sourdeaux théories
philanthropiques.
positif, rude, sauvage même, quand
l'éducation n'a pas émoussé les aspérités de son
caractère. Voyez les cavaliers des campagnes : dans
leurs combats singuliers, les deux adversaires se
précipitent l'un sur l'autre au grand galop de leurs
chevaux, et il est rare que l'un des combattants ne
périsse pas dans le choc. Au reste, tout bon Chilien
Le Chilien est
cache dans
ses
habits
ou
dans
sa
botte
une arme ana¬
logue à la navaja catalane, arme redoutable s'il en
fut et qui ouvre un homme d'un seul coup. Convaincu
que sa
destinée l'appelle à régénérer l'Amérique du
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
87
Sud, le Chilien fait étalage d'un souverain mépris à
l'égard des autres peuples ; il hausse les épaules, au
récit des guerres européennes : « Donnez-nous qua¬
rante mille hommes, disent-ils (quarante mille Chi¬
liens, bien entendu), et nous ferons en triomphateurs
le tour de l'ancien monde.
»
Ou bien
encore :
«Le
siège de Sébastopol n'est rien en comparaison de la
prise d'Arica. » Loin de nous l'idée de vouloir déni¬
grer un jeune peuple qui a donné des preuves de
bravoure; les propos transcrits ici ont été tenus devant
nous et montrent la tendance
d'esprit propre à la
classe moyenne. D'ailleurs, l'orgueil n'est-il pas un
défaut
comme
un
autre ?
Assurément, il
entraîner la condamnation du
peuple
ou
ne
saurait
de l'individu
qui le possède.
Ces hommes hautains et violents
présentent,
en
général, une robuste apparence, et, quoique la
beauté répandue dans les hautes classes doive s'attri¬
buer en partie à l'infusion du sang étranger, il ne
faut pas perdre de vue que, les Chiliennes n'ayant
pour dot que leur seule beauté, les Chiliens riches,
les étrangers solidement établis dans le pays, n'épou¬
sent que les plus belles d'entre elles; il se forme
ainsi une sélection au profit de la haute banque, du
monde politique, du grand commerce. En examinant
lespeones, on pourrait croire la nation entière vic¬
time de l'injustice du sort : le rachitisme et l'anémie
impriment chez ces tristes sujets des stigmates inef¬
façables ; mais, je le répète, en considérant les hautes
classes, on change de sentiment.
50,000 MILLES
88
Voici la
parti
:
rue
O'Higgins
;
il faut en prendre son
les républiques sud-américaines n'ont pas
longue histoire, mais elles savent honorer leurs
héros, depuis le plus obscur jusqu'au plus célèbre ;
on rencontre à chaque pas un nom, une date, un mo¬
nument tiré des annales de la lutte acharnée de l'in¬
une
dépendance. Il n'est pas surprenant que les HispanoAméricains conservent précieusement le souvenir des
grands citoyens qui ont attaché leur nom à la cause
nationale : l'Amérique du Sud, incapable de se rap¬
peler sans horreur l'époque de la domination espa¬
gnole, honore très-justement la période suivante et
s'enorgueillit des actions d'éclat qni l'affranchirent
joug métropolitain.
O'Higgins est ce fameux patriote chilien, fils d'un
capitaine général du Chili, le marquis d'Osorno. Les
ennemis du marquis prétendaient qu'il entrait dans
son tempérament « trop de cire et pas assez d'acier»,
et la sagesse des nations qui a lancé cette sentence,
plus remarquable par sa concision que par sa jus¬
tesse : « Tel père, tel fils », reçoit ici un démenti
formel. O'Higgins, le fils, prit la plus grande part aux
événements qui amenèrent la déconfiture du régime
du
espagnol. Bloqué à Rancagua et hors d'état de résis¬
ter, il tire ses derniers coups de canon avec des pias¬
tres en guise de mitraille, et, à la tête de trois cents
cavaliers, seuls débris de son armée, il fait une trouée
à travers
l'ennemi. Par une suite
le monde moderne
d'événements que
considère comme logique, O'Hig¬
gins, après avoir été
l'un des brillants acteurs de la
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
80
lutte contre la
métropole, fut investi de la dictature
chargé d'organiser la République. Dans ce nouveau
rôle, le héros eut le bon sens de penser qu'un soldat
n'est point forcément administrateur, financier, di¬
plomate, et il s'entoura d'hommes spéciaux qui lui
prêtèrent l'appui de leur expérience. Toutefois, il ne
put mettre de côté sa prédilection pour l'obéissance
passive, et les masses populaires finirent par se las¬
ser du
joug terrible qui pesait sur elles. Un jour, un
groupe de notables somme O'Higgins de quitter le
pouvoir. A cette occasion, le dictateur parodie l'en¬
trée cavalière de Louis XIV au Parlement ; il pénètre,
le chapeau sur la tète, dans l'enceinte où sont réunis
les mandataires du peuple de Santiago :
Vous ne me ferez point peur, s'écrie—t—il ; je
méprise la mort ici comme sur les champs de ba¬
et
—
taille.
On eut
beaucoup de peine à lui faire entendre
qu'il ne s'agissait point de cela ; que personne ne
songeait à l'intimider, mais que sa magistrature était
devenue tout à fait impossible.
Il se décida à abdiquer ; au lieu d'un dictateur en¬
tré tout à l'heure dans l'assemblée, il ne sortit
qu'un
simple citoyen.
Valparaiso, manifestement en progrès depuis la
guerre, peut se définir ainsi : grande ville euro¬
péenne en miniature. Ses maisons ont rarement deux
étages, mais leurs façades ornées de colonnes, de
bas-reliefs, de pilastres et de rinceaux, font songer à
la réduction d'habitations parisiennes en
pierre de
50,000 MILLES
90
Pérou, l'architecture se
pleine d'artifices : peu ou point de pierres de
taille, des briques enduites de ciment, le tout dissi¬
mulé avec habileté par les peintres en bâtiments. On
édifie très-vite ces constructions légères ; à peine un
incendie a-t-il dévoré un quartier que les victimes se
mettent à l'œuvre et réparent le dommage en quel¬
ques jours. Les cailloux pointus, d'importation espa¬
gnole, sont détrônés par le pavage en bois essayé à
Paris. La manta, importée des bords du Manzanarès,
n'est plus portée que par les femmes du peuple. Par
contre, les modes européennes , modifiées par le
goût indigène, couvrent de plumes les chapeaux élé¬
gants et de velours frappé les épaules des mondaines.
Meudon.
Ici, comme au
montre
On sent comme un vague
parfum d'Europe, mais
pointe très-sensible d'exagération.
proprement parler, Valparaisone possède qu'une
seule rue très-longue et livrée à un mouvement extra¬
ordinaire, excellente organisation pour la compagnie
des tramways, qui distribue de superbes dividendes à
ses actionnaires. Cette rue présente, surtout le soir,
une animation qui contraste avec le calme lugubre
des villes péruviennes. Sous les feux des lumières
électriques, tramways, voitures, cavaliers et charrettes
s'y mélangent en un tohu-bohu indescriptible.
Des magasins européens, remplis de romans fran¬
çais et d'articles de Paris, se suivent sans interruption
jusqu'à la place Victoria. Voici un magasin de chinoi¬
series; au comptoir trône un véritable Célestial. Et
avec une
A
l'étonnement
général n'est nullement
causé par les
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
01
dragons de faïence ni parles boules d'ivoire sculptées
concentriquement avec des prodiges de patience; le
marchand jaune (c'est ce qui cause une surprise légi¬
time), abandonnant tout préjugé, a coupé sa tresse,
sans prendre en considération l'embarras futur de
Bouddha, quand celui-ci descendra sur la terre pour
enlever au ciel notre négociant. Ce Chinois, privé du
fameux appendice capillaire, marque l'indice d'une
effroyable révolution, et peut-être le commencement
de la conquête du monde par les Fils du Ciel. Caveant
consules !
Nous arrivons à la
place Victoria, dominée par un
quatre à cinq cents mètres. Au milieu d'un
carré de mimosas, une fontaine monumentale porte
quatre naïades en bronze, assises dos à dos et envi¬
ronnées de guirlandes de gaz. A leurs pieds, des
singes de même métal se livrent un combat acharné ;
des serpents tordus fascinent une proie imaginaire,
et des grenouilles colossales paraissent prêtes à fondre
sur les
poissons rouges du bassin. A côté des bâti¬
ments de la police, un théâtre incendié laisse aper¬
cerro
de
cevoir le bleu du ciel entre
noircies.
ses
arcades béantes et
Malgré la forte organisation des pompiers
chiliens, les théâtres finissent, tôt ou tard, ici comme
en
Europe, par s'effondrer dans les flammes. Lin
côté de la place est occupé par l'habitation de
M. Edwards, le plus riche banquier du Chili. Ce ca¬
pitaliste fait partie de tout conseil d'administration;
son nom se
prononce dans toute affaire importante,
et il figure sur les billets émis par sa propre banque.
50,000 MILLES
92
Cette construction
fournit
basse, massive,
sans
goût ni style,
simplement à ce colossal financier l'occa¬
plusieurs millions aux yeux d'un vain
sion d'étaler
peuple.
La
cathédrale,
également
sur
la place Victoria, est
briques enduites de ciment peint et
verni; le tout simule, à s'y méprendre, la pierre de
taille et la mosaïque. Nous ne reviendrons pas sur les
statues habillées qui figurent aussi dans les églises
de Valparaiso ; nous dirons simplement qu'ici, comme
ailleurs, on ressent cette impression pénible causée
par la vue d'objets poussés à un trop grand degré
d'imitation. Celte impression se ressent plus vive¬
construite
en
ment encore
dans la matriz (ancienne
cathédrale),
reléguée loin du centre commercial et des quartiers
élégants. Entièrement en bois peint, cet édifice est si
vieux qu'on a jugé prudent de procéder à sa ré¬
fection.
christ plus grand que
porte autour des reins une pièce de véritable
mousseline ; les carnations sont constellées d'éclaboussures et sillonnées de filets de sang. Tant il est
vrai que le laid dans le naturalisme n'a été ressuscité
ni parles peintres impressionnistes, ni par M. Zola.
La chaire est transformée en magasin d'outils; les
menuisiers entourés de copeaux sifflent en rabotant
des planches; la voûte, autrefois l'écho d'hymnes sa¬
crées, répercute aujourd'hui les refrains des chan¬
sons grivoises, le bruit des coups de marteau et les
grincements aigres de la scie.
Dans
nature
une
niche indigo, un
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
De la
place Victoria part la
rue
du même
93
nom,
qui
mène à l'extrémité nord de la ville. A
place,
on
l'angle de la
trouve la loge maçonnique, véritable mo¬
nument, qui prouve que ces sociétés mystérieuses,
quelque peu discréditées chez nous, ont trouvé un
refuge
Chili.
d'outre-mer sont, par rapport à l'Europe,
ce
qu'est la province par rapport à Paris : les institu¬
tions surannées y fleurissent, de même
que la mode
y est toujours en retard. La colonie française a fondé
ici 1'
Etoile du Pacifique » ; les Chiliens, soumis à
un rite différent, s'assemblent à
part dans le même
au
Les pays
«
établissement.
Le
vénérable
fait les honneurs de la
loge,
les initiés doivent
seuls connaître, il nous entretient
longuement des
néophytes, de la voûte d'acier, des épreuves préli¬
et,
a
sans
»
nous
divulguer les secrets
que
minaires et
d'Hiram, le fondateur de la
si les rites
offrent
secte. Mais,
quelques nuances, les maçons
fréquemment, et, entre deux œuvres
philanthropiques, ils trouvent dans les agapes frater¬
nelles un agréable moyen de tuer le temps.
se
réunissent
En suivant la
rue
Victoria,
belles maisons des ruines
tions
en
tôle
on
trouve à côté de
torchis, des construc¬
cannelée, des cabanes en planches, re¬
belles à la loi de
en
l'alignement; ce quartier n'est
point encore terminé, quoiqu'il s'embellisse de jour
en
jour. La statue monumentale de Christophe Co¬
lomb orne un carrefour. « A Colon, el
pueblo de
Valparaiso « lit-on sur le socle.
,
1
50,000 MILLES
SU
navigateur montre, de la main gauche,
découvert à force de persévérance;
il tient à la main droite une épée, symbole du comman¬
Le célèbre
le sol américain,
Isabelle et Ferdinand :
dement que lui octroyèrent
c'est la meilleure oeuvre qui
A
soit dans la ville.
chaque pas il y a encombrement; de longues files
attelées de quatre paires de bœufs, se
de charrettes,
pressent au milieu de la chaussée; des marchands de
limonade, à cheval, trottent sur le pavé glissant; les
tramways vont et viennent; des voilures de place in¬
vraisemblables, dont les chevaux laissent bien loin
derrière eux la cavalerie légendaire des petites voi¬
tures, éprouvent de violents soubresauts en roulant
sur les cailloux inégaux. Les cochers, vêtus du pon¬
cho rouge, fument avec flegme de gros cigares en
fouettant à tour de bras leurs attelages. Aussi aima¬
les nôtres, ils manquent rarement de lan¬
quelque épithète sonore en passant près de leurs
bles que
cer
confrères.
jardin municipal, dont la création remonte
du Pacifique; les squares de Lima ont
fortement contribué à son ornementation. Au milieu
des bosquets de cèdres et de mimosas, de mauvaises
statuettes en similibronze sont condamnées, pour
l'expiation de méfaits inconnus, à occuper sur des
socles de similimarbre des positions d'équilibre in¬
Voici le
à la
guerre
stable.
les quartiers les moins inté¬
Valparaiso. Ici, point de grandes rues,
point d'animation ; des chemins ravinés par les
Les
cerros ne
ressants de
sont pas
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
tremblements de terre
et inclinés à
95
45°, des ponts
suspendus sur des abîmes, des escaliers que les gens
du pays gravissent à cheval. Les nombreux passages
qui y conduisent débouchent dans la rue principale ;
un ascenseur,
d'inauguration récente, mène en deux
minutes au sommet du cerro Allegre. A l'amorce de
l'un de ces chemins abrupts et boueux, on trouve une
statue que, vu la forme de la coiffure, on
pourrait
prendre pour celle d'un policeman ; mais le tuyau
plusieurs fois replié sur lui-même, au pied du per¬
sonnage, enlève toute hésitation : cette image repré¬
sente un pompier.
Ce monument, élevé à la mémoire d'un
groupe de
héros obscurs, lllackwood,
Rodriguez et Lawrence,
morts dans un incendie,
porte la légende : « Morts
en service, le 24
février 1869/ ils furent vertueux
en
accomplissant leur devoir; honneur à ceux qui
mourront
ainsi!
»
Voilà
qui est fort bien ; cette légende pleine d'en¬
seignements, glorification du sacrifice, a droit à tout
notre respect ; mais
pourquoi travestir cette glorifi¬
cation sous une forme aussi
peu artistique? Ce n'est
point au Chili qu'il faut venir prendre des leçons
d'esthétique.
En arrivant
le
Allegre, on rencontre
jambes nues et de petites
tètes blondes à cheveux bouclés
qui font songer aux
rives de la Tamise et à celles de la
Sprée. Au reste,
les habitations d'alentour
rappellent d'une manière
frappante les cottages anglais ; tout, à l'extérieur du
sur
beaucoup d'enfants
cerro
aux
50,000 MILLES
96
semble combiné en vue d'obtenir ce confor¬
nos voisins d'outre-Manche s'entendent
bien. Ces maisons de plaisance, si propres à défaut
moins, y
table
si
auquel
transportent le home, sweet home, sur
Pacifique. Toutefois, nous devons à
notre impartialité de signaler le goût douteux qui
préside à leur ornementation : les murs bruns vernis¬
sés avec frontons blancs et volets verts; les portes
d'élégance,
les bords du
fonds couleur de
chair, étonnent l'oeil sans l'égayer. Le cerro est sil¬
lonné de chemins dirigés vers la mer ou dans le
perpendiculaire. Au bout des premiers, on
voit, en haut, la montagne pelée ; en has, la rade
vert
tendre, les balcons
jaunes sur
sens
dominée par
A
les cimes neigeuses
de la Cordillère.
transversales, on aperçoit
couronnés de casitas rougeâtres.
l'extrémité des artères
les autres mornes,
Au bord des terrasses, on
jouit d'une vue
magni¬
baie de Valparaiso, encombrée de
les parties du monde, s'étend au
pied des contre-forts de la Cordillère des Andes; l'Aconcagua, le géant des volcans de la chaîne, domine
l'ensemble, du haut de ses 21,000 pieds. Des mai¬
fique. La vaste
navires de toutes
sonnettes
multicolores grimpent sur ces
contre-forts,
pressent dans les vallées, s'entassent au sommet
s'allongent le long des versants, ou, sus¬
pendues sur pilotis, elles semblent prêtes à s'effon¬
drer au moindre souffle. Des chemins tortueux
écorchent le flanc du cerro jusqu'à la ville, dont les
se
des crêtes,
toits
plombés étincellent. La terre rougeâtre est hé¬
touffes d'aloès et de cactus, de plantes
rissée de
DA K S
grasses
L'OCÉAN PACIFIQUE.
97
ressemblant à des faisceaux de cierges. De la
terrasse à la
barrières
ville, c'est
un
dédale d'escaliers, de
zigzag, de sentiers raboteux, de ton¬
verdoyantes; c'est un amoncellement de mai¬
sons
juchées, de murs à pic, de clochetons singuliè¬
rement découpés.
Nous avons vu que la population de Valparaiso
en
nelles
s'élève à cent mille âmes, en
chiffres ronds. Sont
compris dans ce nombre mille Français, des Italiens,
des Anglais et surtout des Allemands, dont l'influence
ne cesse de s'accentuer. Le
grand commerce est si
bien entre les mains de Sa Majesté Britannique et de
S. M. Guillaume de Prusse, que l'on peut
regarder
ces derniers comme les
pourvoyeurs habituels de la
République chilienne, laquelle fait semblant de ne
pas s'en apercevoir. Parmi les étrangers, ce sont les
Allemands qui jouissent de la plus grande considé¬
ration ils sont d'ailleurs fort nombreux, leur immi¬
gration ayant pris des proportions inquiétantes depuis
la guerre de France. Sortis de ces écoles commer¬
ciales, aussi nombreuses en Allemagne que les Uni¬
versités, ils arrivent ici possesseurs d'une instruction
étendue, et persuadés que la probité est encore la
première pierre de tout édifice commercial. Ils tra¬
vaillent lentement, mais sûrement; leur amour du
Vaterland ne les empêche pas d'épouser des Chi¬
liennes et de se fixer définitivement à Valparaiso : la
,
côte du
Pacifique finira par devenir une véritable
colonie allemande. Ce qui fait, en partie, la force du
colon germanique, c'est que le consommateur trouve
6
50,000 MILLES
98
fournir chez lui. Depuis 1870, on dirait
l'Allemagne, en nous extirpant nos milliards, a
surpris nos secrets de fabrication, et qu'elle s'est assi¬
milé une partie de notre goût national. Aujourd'hui
Nuremberg, Gœttingen, Magdebourg, fabriquent ces
avantage à se
que
qu'on nomme articles de Paris, presque
meilleur compte que nous, parce que
main-d'œuvre y est moins chère qu'en France. Ceci
inutilités
aussi bien et à
la
est
tellement vrai que
tel négociant français, inca¬
pable de vendre avec un bénéfice suffisant les pro¬
duits d'origine authentique, demande ces articles à
l'Allemagne, et ne les reconnaît lui-même des pro¬
duits français qu'après un examen attentif.
D'autre part, les Chiliens emploient volontiers les
ingénieurs et les médecins d'Europe ; mais ils opèrent
une sélection parmi ces utiles auxiliaires, et lesFrançais, en particulier, qui rencontrent au Pérou quel¬
ques
sympathies, sont universellement
Deux causes ont
détestés ici.
amené cette aversion à
On sait que vers la
Chiliens voulaient
l'état aigu.
fin de la guerre du Pacifique, les
bombarder et détruire la cité de
Pizarre, après l'avoir
préalablement pillée. Ce sinistre
projet allait entrer envoie d'exécution, et les Chiliens
distribuaient déjà à leurs compagnies, en guise de
billets de logement, les rues dont on leur abandon¬
pillage. L'amiral français Dupetit-Thouars pro¬
énergiquement ; l'amiral anglais appuya dans le
même sens, et les Chiliens s'inclinèrent, mais sans
pardonner. En outre, au mois d'avril 1884, les puis¬
sances
européennes ont élevé une protestation contre
nait le
testa
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
99
certaines clauses du traité conclu à Ancon entre le
Chili et le Pérou. A tort
crurent que
ou
à raison,
les Chiliens
la France était à la tête du mouvement
ils s'en souviennent
Conclusion
:
:
encore.
l'influence
Chili par un
française, représentée
nombre infime de nos com¬
patriotes, tend à s'effacer et à disparaître devant celle
de l'Allemagne, qui, au contraire, grandit de jour en
d'ailleurs
jour.
au
IV
LE S
INTERMEDIOS
(PORTS SECONDAIRES) DU PEROU
ET
CHILI.
Arica et Tacna (caravanes de lamas). — Pisco (îles CliinIquique (visite aux nitrières de la Noria). — Pisagua. —
(mines de houille).
Le Callao.
chas).
Lola
DU
—
—
Pérou est un de ces mots magiques qui évoquent
l'esprit d'un vain peuple une idée de richesse et de
beauté; on se figure volontiers un paysage magni¬
fique, une population riche, des villes somptueuses :
à
ne résistent pas au premier coup d'œil.
longueur de cinq mille kilomètres, la côte
péruvienne ne présente qu'un vaste désert, sans un
atome de terre végétale. Çà et là, quelques aloès
aigus comme des lames de sabre crèvent ce sol in¬
grat, végétation embryonnaire qui contient en germe
les forêts de l'avenir. Des sentiers obliques tracés
ces
Sur
illusions
une
les caravanes sur le flanc des mornes relient les
plateaux aux anses du littoral, où dorment des bâti¬
ments à l'ancre. De loin en loin, les falaises sont
coupées de larges quebradas 1 au fond desquelles on
par
1
Ravins.
50,000 MILLES DANS
L'OCÉAN
PACIFIQUE.
101
aperçoit bien haut, dans les nuages, les sommets nei¬
geux de la Cordillère.
Pourtant la
race
humaine s'est accrochée à cette
maudite; elle a, pour ainsi dire, forcé la na¬
en y créant, de toutes pièces, des centres indus¬
triels et des entrepôts : Callao, Pisco, Arica, Pisagua,
ferre
ture,
Iquique, Antofagasta
tous à la tête de
,
Caldera, Coquimho, Lota,
tronçons de chemins de fer qui
échangent contre les matières indispensables aux
travailleurs, les produits de l'intérieur. Ces produits
sont plus abondants que variés : à Pisco, ce sont les
vins ; à Arica, c'est le commerce bolivien ; à Pisagua
et à Iquique, c'est le nitrate de soude; à Antofagasta
et à Caldera, ce sont les minerais; à Coquimho,c'est
le cuivre ; à Lota, le charbon.
I
LE
CALLAO.
Callao, d'affreux rochers montrent leur
d'écume; les Péruviens, très-ama¬
teurs de métaphores, les nomment palomitas (tour¬
terelles). Plus loin, l'île San-Lorcnzo soulève, à
quatre cents mètres au-dessus des flots salins, sa maigre
échine brune; on dirait qu'une main gigantesque a
Près du
tète environnée
déversé
sur
la crête de cette île des torrents de sable
qui s'épanchent maintenant dans les crevasses. Le
rocher jaunâtre, rayé de strates de houille, a l'aspect
6.
50,000 MILLES
102
plus désolé; sur les saillies, le guano s'élale en
taches blanchâtres; debout à la base, des pierres
bizarrement taillées font songer aux idoles de l'île
le
de
Pâques. Les pélicans battent lourdement des ailes ;
phoques, entraînés par le courant froid du pôle,
respirer avec bruit à la surface de la mer;
de gros poissons bondissent hors de l'eau, et leurs
écailles, frappées par un rayon de soleil, étincellent
comme des lamelles d'argent.
On est convenu d'appeler rade du Callao un bras
de mer compris entre la terre ferme et l'île San-Lorenzo. L'affluence des bâtiments y est telle que, de
la mer, le Callao se réduit à quelques taches de cou¬
leur, dominées par les massifs brumeux de la Cor¬
dillère. On aperçoit à peine le clocher de la cathé¬
drale, la tour de la gare américaine; un fort meurtri,
crevé, démoli par les projectiles chiliens, dans lequel
les Espagnols, traqués de toutes parts, se défendirent
longtemps vers la fin de la guerre de l'indépendance.
L'ouvrage était cerné par l'armée républicaine, et les
vivres commençaient à manquer. Un jour, le com¬
mandant apprend que le mot « capitulation » circule
de bouche en bouche. Aussitôt il assemble la garni¬
son, et lui tient à peu près ce langage : « La résis¬
tance, vous le savez, devient de jour en jour plus
difficile et plus pénible : nous manquons de vivres,
et je songe à remettre la citadelle aux mains des
rebelles ; toutefois, avant de me décider, je serais
bien aise de connaître votre sentiment; que ceux qui
sont d'avis de se rendre sortent des rangs! » Il en
les
viennent
DANS
sort
une
un mur
douzaine
l.'OCKAN
:
PACIFIQUE.
le colonel les fait
et fusiller sur-le-champ.
résister six mois
103
appliquer contre
Les Espagnols purent
encore.
Callao, ville maritime, ville cosmopolite, est percée
rues droites, aux maisons basses et vivement colo¬
riées : vérandahs et campaniles, teintes crues et colon¬
nades, profils inattendus, assemblages plutôt bizarres
de
qu'agréables à l'œil. La
dée de maisons
rue
de 1a. Constitution, bor¬
bois
peint, devrait s'appeler rue
des Changeurs : on y rencontre à chaque pas des
boutiques de change, ce qui s'entend du reste, étant
donné le grand nombre des étrangers et les fluctua¬
tions journalières du taux des monnaies. Après avoir
dépassé une caserne à façade sang de bœuf surmon¬
tée d'un fronton blanc, on tombe sur la place de la
cathédrale. Des belvédères bleus et rouges se dé¬
tachent sur le ciel ; de microscopiques moulins à vent
destinés à élever l'eau, mais d'un effet décoratif
médiocre, couronnent les habitations. Au centre, une
grille de fer délimite un square en miniature; les
barreaux brisés
fils de fer
en
en
maint endroit et réunis à l'aide de
témoignent
que
l'armée d'occupation
a
passé par là. Vers le sud, à Tacna, les Chiliens ont
fait pis : ils se sont amusés à décapiter des statues de
marbre.
Lugete, Veneres Cupidinesque.
place est occupé par la cathédrale ; je
recule d'horreur en approchant : un bassin rempli
de pièces de monnaie repose sur une table entre
Un côté de la
deux crânes; ce
usité
en
pays
spectacle naturaliste, fréquemment
espagnol, a pour but de rappeler que
50,000 MILLES
104
les cenlavos et
les soleils dus à la générosité des
des messes pour le repos
fidèles serviront à payer
des âmes du
purgatoire. La gare
du Ferro-Carril
trasandino fait face à l'église ; c'est la tète de ligne
de ce chemin de fer qui, par d'innombrables cir¬
fran¬
cuits, doit relier les deux versants des Andes, en
chissant un col à l'altitude de cinq mille mètres.
On tire, sur
la place, une loterie au profit de la
Deux tréteaux soutenant un
Société de bienfaisance.
plancher, un morceau de toile en guise de tente,
c'est tout l'apparat. Sur l'estrade, trois caballeros
rigoureusement vêtus de noir pointent les numéros
sortis. Au Pérou, on ne fait guère l'aumône que par
la voie de la loterie.
Les
boutiques,
alternativement françaises, an¬
glaises, allemandes, italiennes, chinoises, espagnoles,
se succèdent sans interruption, et, dans cette tour de
Babel, on se demande où se cachent les Péruviens.
Toutefois, la ressemblance ne va pas jusqu'à la con¬
fusion des langues; chaque boutique affiche une
pancarte sur laquelle on lit : Todo al contado (tout
au comptant) ; les acheteurs n'inspirent qu'une con¬
fiance modérée. Et ce même texte invariable s'étale
aussi bien dans les magasins où l'on confectionne
des chaussures et des vêtements, que dans ceux où
l'on débile de la cannelle ou des cercueils.
Des deux côtés de la chaussée hérissée de cailloux
pointus, les alignements de maisons basses vont mou¬
rir à la plaine de Lima. Vers les extrémités de la
ville, les maisonnettes en contre-bas des trottoirs ne
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
105
plus qu'une suite de cabarets borgnes et de res¬
éclairés, le soir, par des lampes fu¬
meuses. Ces
bouges de vingt pieds carrés présentent,
au
plus haut degré, les caractères des logements insa¬
sont
taurants chinois
lubres. Une marmite bout dans
un
coin
; un
Chinois,
Bouddha, sommeille devant une table
chargée de poissons secs, de viande fumée, de ca¬
nards laqués, de piments rouges.
Le soir, on ne rencontre que des soldats ivres et
quelques indigènes attardés ; les sifflets des serenos,
les accords mélancoliques de la guitare, troublent
seuls le silence de la nuit. Quelquefois, des pianos à
mécanique s'installent devant les cabarets, un homme
en
poncho rouge tourne gravement la manivelle; des
groupes d'amateurs font ondoyer leurs mouchoirs en
dansant la semacucca. Les passants s'arrêtent, se
rangent en cercle, et regardent sans sourciller les
divers pas de la danse nationale, pendant que les
sons
aigres se répercutent d'écho en écho.
Toute l'activité du Callao se concentre au Muelle
y Darsena, de la Société générale. On nomme ainsi
un
port artificiel où les navires déchargent leur car¬
gaison promptement et sûrement. En 1869, le gou¬
grave comme
vernement accorda
la concession de ces docks à un
de négociants péruviens. Mais, selon l'usage,
des capitaux suffisants,
s'adressèrent à la Société générale, qui prit l'affaire
en main, et dépensa en travaux divers une somme
groupe
ceux-ci, n'ayant pu réunir
évaluée à soixante millions environ.
Le
port mesure cinq cents mètres
de long sur
106
50,000 MILLES
deux cent cinquante de large. Ses jetées sont en
maçonnerie, chose fort rare dans ce pays, où tout se
construit en planches. Les remorqueurs de la com¬
pagnie vont chercher les navires à l'extérieur; ceuxci déchargent et chargent dans le Muelle; on les
reconduit ensuite en rade, moyennant un droit ap¬
proximatif de dix francs par tonne pour les cargai¬
sons, et de cinq francs par tonne pour les navires.
Au sommet d'une forêt de mâts, flottent les pavillons
peuples; les paquebots apportant les fruits
déversent leur con¬
tenu sur les quais à l'aide de grues à vapeur. Les
locomotives emportent le tout sur une voie rattachée
aux deux grandes lignes du Pérou.
Le Muelle, véritable arsenal, a été organisé par M. le
commandant de Champeaux, de la marine militaire
française. Avant la guerre péruano-chilienne, la com¬
pagnie fabriquait le gaz nécessaire à son éclairage;
elle agrandissait les docks de jour en jour; elle
pourvoyait elle-même aux réparations de ses bâti¬
ments et de ses machines. Mais, pendant la lutte,
l'armée péruvienne transforma le gazomètre en re¬
doute, les jetées en murailles crénelées, et elle obstrua
les passes en y coulant des navires. Depuis la paix,
tout a été rendu à sa destination primitive : des bou¬
lets rouillés, quelques vieux canons, les bâtiments
de la marine péruvienne remis à flot et utilisés
comme magasins à charbon, demeurent les seuls
témoins de la lutte passée. Non loin de l'entrée du
havre, on aperçoit d'autres navires coulés jadis par
de tous les
du Nord et les bestiaux du Sud
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
les boulets chiliens
107
des urubus perchés sur les cor¬
dages et serrés les uns à côté des autres ressemblent
à de
;
longs chapelets de graines noires.
II
PISCO.
Voyez, à travers les pélicans qui tournoient, cette
tache verte
milieu du
sable, et ces maisons grou¬
pées autour d'un clocher : c'est Pisco. La côte est,
jusque-là, si aride que la petite oasis parait un mer¬
veilleux Eden. Mais que de peine pour y arriver! On
franchit d'abord une jetée longue de six cents mètres,
qui conduit à une dune de sable. Un tramway relie,
dit-on, le wharf à la ville ; on assure qu'il part chaque
demi-heure : je regrette de n'avoir aperçu que les
rails. Concevoir le projet de franchir à pied, par une
chaleur torride, l'interminable dune est, à coup sûr,
une résolution
digne des temps antiques. Le chemin
est montant, sablonneux, malaisé; on enfonce
jus¬
qu'au genou dans le sable meuble. Des roseaux plan¬
tés de chaque côté de la route semblent
répéter, en
s'entre-choquant, ce qu'ils racontaient au roi Midas.
Voici enfin quelques figuiers, les maisons, la cathé¬
drale : maisonnettes basses et misérables,
église en
ruine ; voilà pour le pueblo; Chinois et
nègres
sordides, ridés, en guenilles, voilà pour la poblacion. Pisco n'est plus rien
depuis l'épuisement des
au
50,000 MILLES
108
il n'est plus que l'entrepôt, le port si
de l'oasis d'Ica, laquelle, au dire des gens
îles Cliinchas;
l'on veut,
du pays, produit
les nôtres.
des vins capables de rivaliser avec
Le consul de France veut
bien
nous
recueillir et
l'église, seul monument à visiter ici.
basilique chrétienne eut autrefois son heure de
splendeur : on la dirait aujourd'hui tombée aux
mains des gentils. Les cloches restent muettes; les
deux clochetons dépouillés se dressent tristement;
le plâtre des murailles tombe de vétusté ; les croix
plantées au sommet des frontons s'inclinent tellement,
que leur chute semble imminente. Poussons la porte
vermoulue : le grincement des gonds fait retentir la
voûte, un rayon de soleil se perd dans la profondeur,
éclairant, au bout de la nef déserte, le maître-autel
doré avec ses colonnes torses, ses feuilles d'acanthe,
son baldaquin, ses rinceaux. Pendant la guerre du
Pacifique, le drapeau chilien flottait à Pisco, et les
soldats étrangers, moins respectueux des biens ecclé¬
siastiques ici qu'à Lima, furent les héros d'une aven¬
ture qui défraye encore les conversations. Un officier
ayant trouvé dans l'église une Vierge à sa conve¬
nance, jugea opportun de se l'approprier. De là,
plainte amère du curé, réclamation de l'archevêque
nous
montrer
La
enquête ordonnée par l'amiral Lynch,
commandant des forces chiliennes, et enfin perquisi¬
de Lima,
desquelles on retrouva la fameuse
Depuis lors, elle ne figure plus dans le lieu
cachée à tous les regards, les prières les plus
tions à la suite
toile.
saint;
DANS
L'OCÉAN
pressantes trouvent
109
PACIFIQUE.
inflexible le cerbère préposé à
garde.
Cette portion du littoral est, par excellence, le
pays des poissons et, naturellement, des oiseaux de
mer : les uns ne vont pas sans les autres. Aussi rencontre-t-on, à I'isco, les gisements de guano les plus
importants du Pérou. De la ville, on aperçoit les
fameuses îles Chinchas, dont l'exploitation résuma,
pendant de si longues années, le plus clair des reve¬
nus
péruviens. Ces îles sont aujourd'hui désertes ; les
roches percées forment des arcs et des ponts; les
sa
assises calcaires
sens,
sondées, fouillées, râtissées en tous
montrent des déchirures et
des ravins. Le
recherché, par ce
(il ne pleut ja¬
guano de ces îles était le plus
fait que, ne subissant aucun lavage
mais, à Pisco), l'ammoniaque s'y conservait
lement; et, comme le prix de la matière
intégra¬
s'établit
d'après le nombre d'unités d'azote qu'elle contient,
atteignait ici son maximum. Ceci est
tellement vrai que la différence entre le prix de l'en¬
grais recueilli aux Chinchas et celui d'autres prove¬
nances s'élevait jusqu'à vingt-cinq francs par tonne.
cette valeur
Avant la
les Incas industrieux
déjà ce produit pour améliorer leurs terres,
conquête espagnole,
utilisaient
l'employer, lorsqu'en
1802, A. de Humboldt le signala à l'Europe comme
matière fertilisante. Mais l'ancien monde, qui se
pique de progrès, ne l'utilisa que quarante années
plus tard. Dès lors, sa consommation à l'étranger
augmenta rapidement : en 1877, on en exportait
et les Péruviens
continuaient à
7
50,000 MILLES
110
279,983,125 tonnes, produisant au Pérou un re¬
venu
net de 32
millions.
principe, le gouvernement entendit procé¬
der lui-même à l'exploitation. Pourobvierau manque
de bras, il fit d'incessants appels aux Chinois. Faut-il
rappeler ici les scènes dont les îles Chinchas devin¬
rent le théâtre? Qui n'a entendu parler des rigueurs
et de la cruauté avec lesquelles on traita les coolies?
A la Chambre des communes, en 1873, sir Charles
Wingfield faisait retentir la tribune du récit de ces
infamies, et un frémissement d'horreur parcourait
cette assistance, qu'on ne saurait pourtant taxer d'ex¬
Dans le
cessive sensibilité. Les tourments de
ces
malheureux
méritent d'être
présents à toutes les mémoires. La
plupart travaillaient dans l'ombre. Descendus au
fond de grands puits, ils maniaient le pic sous l'œil
vigilant des commandeurs. Au plus léger ralentisse¬
ment dans le travail, de grands nègres ensanglantent
les épaules des travailleurs, à l'aide de fouets à pointes
aiguës. Dans d'autres cas, un aide jette le patient
la face contre terre, et si la victime essaye de se rele¬
ver, on retient son corps frémissant en lui appuyant
un
pied sur les épaules. Pendant ce temps, les nègres
frappent à coups redoublés, et laissent le Chinois
mort sur la place. Le soir, enchaînés deux à deux,
les ombres noires de
ment
fucius
santes
sur
ces
condamnés défilent lente¬
les crêtes rocheuses. Les maximes de Con-
n'apportant à ces infortunés
consolations, la plupart d'entre
dans le suicide
un
que
eux
d'impuis¬
cherchaient
adoucissement à leurs maux, et
DANS
I/O C
É
AN
PACIFIQUE.
III
cette
échappatoire, devenue une pratique générale,
régulièrement prévue au compte des
profits et pertes. En vingt années, il en périt plus de
cent mille; le système des
conquistadores vis-à-vis
des populations aborigènes
reparaissait à la lumière :
finit par être
c'était descendre de trois siècles.
Le Pérou
demanda pas
toujours à l'empire du
indispensables. Des indigènes
des archipels océaniens, brutalement arrachés au sol
qui les avait vus naître, furent transplantés ici pour
servir d'instrument à la cupidité des
exploiteurs.
En 1863,plusieurs navires battant
pavillon péruvien
jettent l'ancre à l'île de Pâques. Animés d'intentions
pacifiques, les insulaires accourent en foule dans
leurs pirogues, quand tout à coup les rameurs sont
saisis, enchaînés, enlevés et jetés aux îles Chinchas.
Beaucoup de ces esclaves périrent; ceux que le gou¬
vernement péruvien renvoya dans leur île revinrent
atteints d'une affection contagieuse, la petite vérole,
qui fit parmi leurs compagnons d'affreux ravages.
Ainsi, la descente opérée par le Pérou sur l'île de
Pâques était doublement funeste; son action se per¬
pétuait à distance par le cruel fléau dont les survi¬
vants avaient apporté les
germes.
Le Pérou, pour s'affranchir des mille soins et de
la prévoyance exigés par une exploitation de l'es¬
pèce, afferma plus tard les dépôts et les laissa fouil¬
ler, moyennant un prix débattu. Tous les peuples
tirèrent de cette détermination d'immenses
avantages.
Quant au cabinet de Lima, il octroyait sa signature
Milieu
ces
ne
auxiliaires
50,000 MILLES
112
promises. Sur les derniers
budgets des recettes, le guano figurait pour une
somme de plus de cent millions. Aujourd'hui, nous
l'avons dit, les gisements des Chinchas sont épuisés.
et
touchait les sommes
III
PISâGUâ.
poignée de maisonnettes multicolores jetées
de granit : tel est Pisagua.
Cette bourgade, dont la seule raison d'être consiste
dans l'exploitation du nitrate de soude, ne possède
qu'une rue parallèle au rivage; à droite et à gauche,
des habitations en bois peint ou en tôle cannelée,
quelques magasins et beaucoup de cabarets. Les
marchands dorment au fond de sombres boutiques,
au milieu de bananes et de pastèques apportées quo¬
tidiennement par les paquebots. Car le sol de Pisa¬
Une
au
fond d'un entonnoir
gua ne
produit pas plus que celui des ports adjacents.
navire : tout y vient du de¬
On y vit comme sur un
hors. Au bout des ruelles
fermées
par
des rochers
abrupts, des trains de salitre descendent les pentes
rapides ; le sable coule le long des remblais, et, malgré
les sacs pleins de pierres qui servent de soutènement,
il s'accumule en véritables dunes. Ce chemin de fer,
prolongé jusqu'à Agua-Santa (à quatre-vingt-dix kilo¬
mètres dans l'intérieur), dessert les ofîcinas 1 des
1
Usines à nitrate
de soude.
/
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
113
plateaux. C'est le canal par où passent tous les salitres. Cette ligne, construite par un Péruvien, fut
cédée ensuite (c'est le cas général) à une compagnie
anglaise, sa créancière sur hypothèque. Erigée, dès
le début, par le gouvernement en monopole, cette
exploitation est des plus rémunératrices; elle ne
chôme jamais, et les frais d'entretiens sont presque
nuls.
Les
exportations de Pisagua atteignent la moitié
rivale, soit deux cent cinquante
de celles d'Iquique, sa
généralement sept ou huit
petit port, mais il n'y vient
annuellement qu'un seul bâtiment français. Dix de
nos nationaux, en comprenant dans ce nombre ceux
des usines, y mènent une existence peu enviable.
L'un d'eux, incendié pendant le bombardement chi¬
lien (1879), a perdu en un jour le fruit de dix années
millions par an.
Il
y a
navires dans la rade de
ce
il s'est remis courageusement à
Iquique et Pisagua, les deux rivales, sont
fort jalouses l'une de l'autre, et quand un sinistre
frappe l'une d'elles, l'autre ne peut s'empêcher de
laisser percer sa joie. Un soir du mois d'avril 1884,
le télégraphe apportait cette nouvelle désastreuse :
Iquique brûle depuis cinq heures ! » Malgré sa
compagnie de pompiers, Iquique flambait, en effet,
pour la sixième fois, depuis sa fondation.
Pisagua, également construite en bois, à cause des
terremoloSj atout à craindre des incendies; mais,
d'exil et de labeur;
l'œuvre.
«
moins heureuse que sa
moindre pompe. En
rivale, elle ne possède pas la
1879, le débarquement des
50,000 MILLES
114
troupes s'opéra à la lueur des
flammes allumées
par les bombes. Et, comme le disait fort justement
le compatriote dont nous parlions tout à l'heure :
périr par le feu;
qu'une question de temps. » Il est certain
que les maisons surchauffées par un soleil de plomb,
sous un ciel toujours limpide, prennent feu comme
une botte de
paille. Les infortunés habitants sont à
la merci du premier individu qui, par malveillance
ou
par maladresse, jettera une allumette dans une
maison. Est-il une existence plus précaire?
«
Nous
ce
sommes
tous condamnés à
n'est
IV
ARICA ET TACNA.
-
Impossible de rêver un site plus désolé, un pay¬
sage plus morne que la vallée d'Azapa, au bord de
laquelle le pueblo d'Arica groupe ses maisons gri¬
sâtres. Dans la vallée chevauchent de fantastiques
soulèvements, des têtes sablonneuses entre lesquelles
des touches verdâtres simulent de petites oasis. Mais,
ici comme au théâtre, contentez-vous de l'effet loin¬
tain : des oliviers au feuillage terne, des touffes de
buis éparpillées, composent des bouquets de verdure,
en se
projetant les uns sur les autres.
Arica est bâtie sur un centre d'action volcanique,
et plusieurs désastres successifs ont déterminé le
mode des constructions. Extrêmement
basses, elles
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
115
rapetissées par un rocher de quatre
pieds, le Morro, debout au sud de la ville. Sept
ou huit rues
perpendiculaires (beaucoup d'entre elles
ne
portent pas de nom : qui prouve que demain elles
ne seront pas jonchées de ruines?) traversent Arica
de part en part; bordées de maisons rougeâlres ou
bleues, elles sont pavées de cailloux ronds, suivant
l'usage espagnol. Les leçons terribles données aux
habitants par les terremotos ont porté leurs fruits :
de loin en loin, des espaces vides permettent à la
population de camper, dans le cas d'un nouveau cata¬
clysme. Quand la terre commence à tressaillir, cha¬
cun se
précipite au dehors et attend, en se frappant
la poitrine, le sort qui lui est réservé. Depuis la guerre
du Pacifique, le pavillon chilien flotte sur le Morro.
Ce morne, que les Péruviens croyaient imprenable,
servit de dernier asile aux défenseurs d'Arica. C'est
en vain
que les Péruviens placèrent leurs batteries
électriques sous la protection de la croix de Genève,
espérant ainsi tromper l'ennemi ; les engins destinés
à faire sauter les Chiliens détruisirent les forts d'A¬
semblent
encore
cents
plus de défenseurs que d'assaillants.
débarqua sans encombre, escalada
pentes abruptes et culbuta l'artillerie péruvienne
rica,
en
tuant
L'armée chilienne
les
installée
au
sommet de l'éminence.
du fort étant tombé
de la
plage, à
le Pérou fît de
en
une
avec son
cheval
Le commandant
sur
les rochers
profondeur de quatre cents pieds,
personnage le héros d'une épopée,
élevant cet accident à la hauteur d'une résolution
ce
chevaleresque. Cet officier, disent-ils, s'est précipité
50,000 MILLES
116
gouffre afin de ne pas tomber entre les mains
qui fusillaient tous les prisonniers, de
peur d'entraver leur marche en les conservant.
A toute heure du jour les rues sont presque dé¬
sertes; quelques Chinois transportent, en courant, de
l'eau dans deux cubes métalliques suspendus à l'aide
de cordes au bout d'un bâton posé horizontalement
sur
l'épaule; on rencontre des cholos courbés sous
le poids de fardeaux invraisemblables, des nègres
montés sur de petits ânes, des Indiennes coiffées de
chapeaux d'homme, de rares Européens parvenus au
dernier degré de l'anémie ; ces malheureux ne peuvent
résister à l'influence des tercianas (fièvres palu¬
déennes) causées par les miasmes de la vallée d'Azapa; des cavaliers indigènes entrent dans les bou¬
tiques, sans se donner la peine de descendre de leur
monture. On aperçoit dans une cour deux pieds de
maïs; dans une autre, un araucaria décharné : à
Arica, le luxe des plantes rappelle les fantaisies de
Sardanapale.
Le point d'intersection de deux rues est marqué
par un puits auquel se rattache un triste souvenir.
En 1868, pendant le fameux tremblement de terre
qui détruisit la ville, un négociant nommé Vacaro
venait de subir une amputation; incapable de fuir,
il allait disparaître sous les décombres, quand un de
ses serviteurs,
l'ayant déposé dans un canot, l'aban¬
dans le
des ennemis
donna à
du
ras
sa
destinée.
L'embarcation, devenue le jouet
de marée, gagne
vagues et,
le large, revient avec les
finalement, s'échoue devant l'église. Mais
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
117
infortuné, sauvé miraculeusement, 11e devait pas
cet
périr. Quelques mois après, son caissier
faux, opéra des détournements, et Vacaro
découvrit qu'au lieu d'être riche, il se trouvait dans
une situation voisine de la gêne. Incapable de résister
à ce revers, il se précipita dans le puits de la calle
San-Marco et s'y noya, bien entendu.
A l'extrémité de la ville, sur le bord de la mer, on
tarder à
commit des
trouve la gare
du chemin de fer de Tacna. Les wa¬
roulent jusqu'aux wharfs d'embarquement, ce
qui permet aux navires d'effectuer leur chargement
avec une
rapidité relative. Aux alentours, des murs
gris élèvent tristement leurs pans, et le soleil appa¬
raît resplendissant, entre les ouvertures béantes.
Des légions d'urubus planent sur ces ruines, avides
d'y découvrir une proie. Ce paysage, où les teintes
neutres prédominent, a l'aspect sinistre.
Jadis, la ville était plus importante, si l'on en juge
par les ruines éparses dans la plaine. Le nouveau
pueblo ne fournira qu'un aliment médiocre au pro¬
chain terremoto; on n'a pas encore osé reconstruire
gons
sur
les anciennes fondations; mais
tarder à revenir
menace
c'est à cette
ces
l'audace
peut
la
lequel
sa
richesse
au
transit
avec
la Bolivie, et
qu'il faut rattacher l'acharnement
la reconstruit. Son passé est plein de
cause
on
tentatives. En 1605,
elle est ruinée
par une pre¬
catastrophe, et déjà en 1680 elle s'est relevée
point que le llibustier Dampier, qui vécut si long-
mière
au
ne
s'accoutume à tout, même à
perpétuelle d'une destruction totale.
Arica doit
avec
: 011
7.
50,000 MILLES
118
colonies espagnoles, ne dé¬
de la saccager de fond en comble. Deux
siècles plus tard et à deux reprises différentes (1868
et 1877), elle fut de nouveau détruite par des se¬
cousses volcaniques. Comme le phénix, Ariea renaît
toujours de ses cendres.
L'emplacement d'Arica et les terrains environnants
temps aux dépens des
daigna
ne
pas
cessent de
s'exhausser; la
mer
s'est retirée de
quarante-cinq mètres en quarante ans, et à
chaque tremblement de terre, les eaux rentrent dans
leurs anciennes limites; on dirait que l'Océan a quel¬
ques velléités de reconquérir, d'un seul coup, le
terrain qu'il abandonna peu à peu. C'est dans la plaine
d'Azapa que les lames du ras de marée de 1868,
cent
irrésistible, déferlèrent leurs
gigantesques; l'écume rejaillit au pied des
montagnes, et l'eau monta haut sur leurs flancs in¬
clinés : de la cité industrieuse, il ne resta que les
maisons en ruine et le port dévasté.
Sous un ciel presque toujours bleu, pendant que
le soleil darde ses rayons sur la plaine, les vapeurs
douées d'une vitesse
volutes
s'accrochent
aux
crêtes de la Cordillère.
Mais,
au
jour, quand les vapeurs s'élèvent, on jouit
spectacle .magnifique. Cette large plaine ellemême si nue, si aride, si triste, inondée d'une lu¬
mière rougeàtre, devient presque belle. Les ombres
allongées font singulièrement valoir les clairs des
déclin du
d'un
monticules; les massifs de Juan
les angles du Morro s'a¬
doucissent, et tout se fond dans une harmonie univer-
murailles et des
Diaz
se
teintent de violet;
DAMS
selle. Stériles,
L'OCÉAN PACIFIQUE.
119
privées de végétation et de vie, les
succèdent jusqu'aux
les stratus, leurs
arêtes aiguës. Au-dessus d'Arica, voici le Parinacota,
croupes de plus en plus hautes se
cimes des Andes qui découpent, sur
gauche,
apercevez, à plus de cent cinquante kilo¬
mètres, le Misli, volcan d'Aréquipa; puis, sur le
plateau de Titicaca, ces pyramides argentées que l'on
nomme: Chipicani, Ancochallani, Kenuta; le moindre
de ces géants élève sa tête à vingt mille pieds aule Sahama,
et
le Gualatéiri. Regardez vers la
vous
dessus de la
mer.
Arica est reliée par un
chemin de fer de quatre-
vingts kilomètres à Tacna, capitale du département
de Moquegua. Prochainement, on prolongera cette
ligne jusqu'au lac de Titicaca, sur les hauts plateaux
de la Bolivie. Une antre voie ferrée relie le port de
Mollendo, Aréquipa et Puno, ville située surles hords
du lac, en communication elle-même avec la capitale
bolivienne, la Paz, par un service de bateaux à va¬
peur.
boliviens ont deux débouchés :
Puno-Aréquipa-Mollendo et Puno-Tacna-Arica. Jus¬
qu'au traité de paix conclu à la fin de 1883, entre le
Chili et le Pérou, la flotte chilienne bloquait le port de
Mollendo, afin de recueillir à Arica tous les droits dont
le commerce bolivien étai t frappé. Ainsi, les marchan¬
dises passaient toutes par Tacna et Arica : la douane
de ce dernier port rapportait plus d'un million par
mois. Celte période fut éminemment profitable au
railway Tacna-Arica, qui s'empressa d'élever ses tarifs
Ainsi, les produits
50,000 MILLES
120
jusqu'au prix exorbitant de cinquante francs par
tonne. Inaugurée depuis vingt ans, cette ligne appar¬
tenait d'abord à une société péruvienne qui contracta
des dettes; une compagnie anglaise l'exploite aujour¬
d'hui, sous la raison sociale Campbell andC0. Ce che¬
min de fer traverse en quatre heures le désert de
sable qui sépare les deux villes. Tacna, tout entourée
de verdure, est arrosée par une rivière qui porte la
fertilité
carrés,
sur un
au
territoire d'environ deux kilomètres
milieu duquel on a construit la ville. La
véritable richesse de Tacna consiste dans
son
trafic
commerce a
des allures toutes
spéciales. Vu le
manque de voies
difficultés immenses d'un
de communication
et les
trajet effectué en
avec
la Bolivie. Ce
plein désert, il ne peut s'opérer que par petites
charges, portées à dos d'âne, de mule ou de lama. Ce
dernier quadrupède, fort commun dans le pays, s'em¬
ploie de préférence aux deux autres : il marche plus
lentement; mais aussi le prix du transport par ces
animaux est moins
élevé, et les lamas
ne
sont jamais
exposés à manquer de nourriture; ils trouvent par¬
tout de la paja brava (seule végétation des montagnes
qui entourent le lac Titicaca), herbe dédaignée des
mules et des ânes, et que le lama broute avec une
philosophie digne d'intérêt. Toutefois, les lamas ne
peuvent supporter qu'un voyage par an ; le poids de
leur charge n'excède pas un quintal espagnol (qua¬
rante-six kilogrammes), et leur vitesse n'est que de
six lieues par jour. Les mules, au contraire, portent
cent trente-huit kilogrammes (trois fois plus que les
L'OCÉAN
DANS
PACIFIQUE.
121
lamas), avec une vitesse de douze à quinze lieues par
jour. En général, les marchandises arrivent d'Europe
toutes disposées pour le voyage à dos de mules; elles
sont enfermées dans des caisses pesant soixante-neuf
kilogrammes : chaque animal porte deux de ces
caisses.
Exceptionnellement toutefois, on transporte des
objets plus lourds; les pianos, par exemple, instru¬
ments indispensables à toute Bolivienne qui se res¬
pecte, sont portés sur le dos de bêtes plus vigou¬
reuses; dans ce cas, le fret monte jusqu'à trois cents
pesos (environ douze cents francs). Dans les circon¬
stances ordinaires, le fret croît proportionnellement
à la distance à parcourir. Pour la Paz, il oscille entre
cinquante et cent dix francs ; pour Cocbabamba,
ville au cœur de la Bolivie, il atteint cent soixante
francs.
Les arriéras
(conducteurs de caravanes) sont tous
des Indiens boliviens; doux, serviables, patients, ils
conduisent les lamas, les soignent et ne dédaignent
pas de leur servir, au besoin, d'auxiliaires. La mo¬
ralité relative de ces indigènes assure la liberté des
transactions;
on
les dit fort respectueux du bien
sur les places de la Bolivie et
d'autrui. Très-connus
du
Pérou, propriétaires d'un grand nombre de bètes
ils transportent souvent de l'argent en
lingots, et, de mémoire d'homme, on n'a jamais rien
de somme,
volé. Au
ments,
merce.
départ,
on
nantit les arrieros de connaisse¬
le fait pour les capitaines du com¬
Toutefois, ces documents ne portent point la
comme on
50,000 MILLES
12-2
mention
«
v ; car le chef ne sévit
emploie, et la caravane res¬
grande famille. Bêtes et gens fran¬
Dieu
maître après
jamais.contre ceux qu'il
semble à
une
chissent les défilés de
la Cordillère, en passant
d'une
quand ils sont au soleil, à un froid
glacial lorsqu'ils entrent dans l'ombre. Ils traversent
tour à tour des plaines brûlantes et des cols élevés de
quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer,
bravant le froid, la chaleur, la faim, la soif, le sorroclio (suffocation produite par la raréfaction de l'air
dans les régions élevées).
L'arriero décharge ses lamas chaque soir, en arri¬
vant au campement, près d'une rivière, car il n'y a
dans les Andes ni villages, ni maisons, ni caravansé¬
rails; les seuls habitants de ces régions sauvages, ce
sont les condors, contre lesquels les caravanes ont
parfois à lutter. On se remet en route le lendemain;
chaleur étouffante
ces
marches durent
un
mois et plus.
Il faut voir les arrieros au
marché de Tacna, char¬
geant leurs bêtes et donnant des ordres dans celte
langue gutturale, parlée au temps de Pizarre par les
sujets de Manco-Capac. C'est dans chaque caravansé¬
rail un fourmillement d'hommes et d'animaux, un
bariolage de couleurs piqué de scintillements métal¬
liques. Des médecins indiens circulent de groupe en
groupe, en
offrant les secours de leur art. Vêtus d'é¬
chaque décimètre carré présente toutes
les teintes du spectre solaire, ils portent sur le dos
un sac rempli d'herbes et de racines. Ils débitent des
simples, administrent des philtres et pratiquent des
toffes dont
DAMS
"
L'OCÉAN PACIFIQUE.
123
opérations chirurgicales. Ils disent la bonne aventure
et possèdent une panacée universelle qui fait, dit-on,
merveille. Tels sont les descendants des devins qui,
à l'époque des Incas, consultaient les entrailles des
victimes pour y lire l'avenir.
La Bolivie est un des pays les plus riches du monde.
Ses montagnes recèlent en abondance tous les métaux
connus, et, par la nature du sol qui part du niveau de
la mer pour s'élever à six mille mètres, op y trouve
aussi bien les productions d'Europe que celles des
tropiques. Et pourtant le sol bolivien est encore
vierge; la culture y est presque nulle, et les mines
sont mal exploitées à cause du manque de bras, de
voies de communication, de machines, de capitaux,
à cause de l'instabilité gouvernementale. Un mineur
me disait, en me montrant un
fragment de quartz
veiné d'or: « Je possède dix mines dans la Cordillère ;
l'échantillon que vous voyez est un produit de l'une
d'elles; mais elles sont à peu près inaccessibles, et je
ne
puis songer à les exploiter, parce que les frais
absorberaient le
revenu. »
Depuis longtemps on cherche, pour les produits
boliviens, un débouché vers l'Atlantique, soit par le
Pilcomayo et le Paraguay, soit par la lUadeira et les
Amazones. Cette dernière voie, la plus courte à pre¬
mière vue, ne paraît point être celle de l'avenir, à
cause
des cataractes de laMadeira, et aussi parce que
la
région de l'Amazone est déserte, ou peuplée d'In¬
étranger. Le Para¬
guay, au contraire, arrose des villes considérables,
diens ennemis de tout élément
50,000 MILLES
124
qui fourniraient des ressources aux voyageurs
nouvel aliment
et un
au commerce.
On connaît la fin tragique de l'infortuné Crevaux.
L'intrépide explorateur cherchait celte voie commer¬
ciale entre la Bolivie orientale et l'Atlantique; il re¬
montait le Pilcomayo quand, sur le point de toucher
au but, il fut assassiné par les Tobas. D'autres voya¬
geurs suivront les traces de Crevaux. Déjà, en 1883,
M. Thouar, en descendant le même fleuve, a acquis
la certitude de l'assassinat et
recueilli des documents
nouveaux.
Il est
permis d'espérer que dans un avenir pro¬
produits boliviens cesseront d'être tribu¬
chain les
taires des douanes de
la côte occidentale.
V
IQUIQUE.
l'Oreb et le Sinaï peut se faire une juste
d'Iquique : roches violacées, mas¬
sifs granitiques émergeant de montagnes de sable,
aridité caractéristique, désolation si universelle que,
instinctivement, on prend en pitié les serfs de cette
glèbe. Mais bientôt tout s'explique : les habitants ne
parlent que salitre1 et minerai d'argent.
Qui
a vu
idée des environs
1
Le mot
mais
cette
espagnol salitre signifie salpêtre (nitrate de potasse),
désigne que du nitrate de soude, que l'on trouve
région, à l'état natif, en gisements considérables.
ne
dans
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
125
pied d'un monticule de sable, dont la
simple vue procure la sensation d'une soif inextin¬
guible, sa seule raison d'exister, c'est, en effet, la
proximité des gisements de nitrate de soude et la
métallurgie de l'argent. Sur les pentes abruptes sont
coucbés de grands V à angles très-aigus; leurs
branches étendues le long des corniches atteignent
en
zigzag les hauts plateaux; c'est la voie du che¬
min de fer. La rade, très-fréquentée, contient sou¬
vent plus de cent navires à l'ancre, au milieu des
nappes d'écume qui ressemblent à de la neige et
font un singulier effet sous le roc incandescent.
Droites, alignées, perpendiculaires, les rues d'Iquique finissent brusquement au désert, et l'atmo¬
sphère poudroie autour des dernières habitations.
L'auteur qui, dans l'avenir, écrira un guide de la
côte américaine, méritera bien de l'humanité en re¬
commandant au touriste de rester chez lui, quand, le
Bâtie
au
soleil arrivé presque au zénith, l'ombre du malheu¬
reux tombe à ses pieds, tandis qu'une poussière saline
l'aveugle en lui ôtant la moitié de ses facultés. Certes,
le fait d'avoir transformé
rossables
une
en
routes
sensiblement
car¬
partie des dunes où sont plantées
les
habitations, place l'édilité chilienne au-dessus de
tout éloge. Mais l'arrosage des rues et des places pu¬
bliques à l'aide de l'eau de mer cause plus d'un in¬
convénient. Bien simple est la raison de cette origina¬
lité
:
l'eau
eaux
Iquique n'a ni pluies, ni rivières, ni sources;
potable vient d'Arica ou de la distillation des
de la rade.
50,000 MILLES
126
Depuis le traité d'Ancon (1883), depuis que le
département de Tarapaca fait partie intégrante du
territoire chilien, Iquique a beaucoup gagné. Les
Chiliens
se
sont tout
de l'ordre dans
d'abord préoccupés de mettre
les finances; la douane
produit cent cinquante mille piastres
d'Iquique
(six cent mille
francs) par mois, somme insuffisante, au temps des
Péruviens, à rétribuer même le personnel. Aujour¬
payent, et fort
à l'embellisse¬
ment et à la propreté de la ville. Sous cette admi¬
nistration prévoyante et sage, les rues deviennent
carrossables, de nouvelles maisons s'élèvent, les dé¬
sastres causés par les incendies sont incessamment
réparés. Autrefois, on ne connaissait ici le règne
végétal que de réputation, et, la nuit venue, il fallait
sortir armé jusqu'aux dents. A l'heure actuelle, la
rue principale est ornée de plantes qui grimpent
sous l'œil tutélaire des nouveaux occupants. Ceux-ci,
dès leur arrivée, ont, en outre, posé la première
planche (j'allais dire la première pierre) d'une pri¬
son ; cette construction sert de refuge involontaire
aux vagabonds, à tout individu pris en contravention,
d'hui, non-seulement les Chiliens le
bien, mais ils emploient le surplus
qui ne peuvent payer l'amende. Le matin,
aimables pensionnaires de la
carcel, entre deux soldats, balayant les rues, ou
transportant la chaux fabriquée à l'aide du sable
à
ceux
vous
rencontrez ces
coquillier de la plage. Et cette précaution n'est pas
inutile; notez qu'une partie de l'écume du monde
vient s'échouer dans ce port. Iquique est le refu-
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
127
gium des déserteurs de toutes les nations, attirés
par l'appât des salaires : le moindre ouvrier y gagne
six piastres (vingt-cinq francs) par jour. Mais tout
est relatif; les aliments, les choses nécessaires à la
vie coûtent fort cher dans ce pays, qui rappelle plutôt
un navire qu'une véritable ville. Et je dis navire,
parce que le sol ne produisant absolument rien, tout
dehors, même l'eau.
Iquique, tout est provisoire ; on sent que le
jour où les gisements de salitre seront épuisés, la
ville pourra être abandonnée sans inconvénient, et
elle le sera, à coup sur. Ses maisons, en planches
peintes de diverses couleurs, sont très-basses, à cause
des tremblements de terre. Fréquentes et terribles,
ces secousses du sol causent de véritables désastres.
La mer, violemment expulsée de son lit, fait irrup¬
tion dans la ville, et, sous le poids de ses volutes, elle
écrase des quartiers entiers. L'un de ces cataclysmes
jeta jadis sur l'ilot lllanca (à l'occident de la rade)
un bateau à vapeur qui resta longtemps debout sur le
récif, comme pour servir d'enseignement aux indi¬
gènes. La rue principale, bordée de magasins cosmo¬
polites où l'on débite à la fois des revolvers et des
faux cols, des parasols et des jambons, mène à la
place Arturo-I'rat, où se dresse le monument du héros
chilien
simple tour de bois carrée, munie d'un ca¬
dran gigantesque. Cette tour est supportée par un
vient du
A
groupe
1
de colonnettes, entre lesquelles
On sait que
le buste de
le combat de YEsmeralda contre le
péruvien Huascar eut lieu en vue
d'Iquique.
monitor
50,000 MILLES
128
cippe. Autour, quelques plantes,
capucines et des yuccas, arrosées plusieurs fois
par jour avec de l'eau distillée. L'entretien de ce
jardin en miniature ne coûte pas moins de trente
mille francs par an. A ce sujet, les Chiliens, plai¬
sants à leurs moments perdus, racontent une anec¬
dote à rapprocher des Lettres persanes. Un négo¬
ciant d'Iquique, fils d'un important salitrero, vécut
dans son pays jusqu'à l'âge de trente ans. Il 11e con¬
naissait donc que le désert de pierre et de sable, et
l'eau ne s'était jamais présentée à lui que sous la
forme des grosses lames qui déferlent sur les récifs
de sa ville natale. Un jour, son père l'expédieà Tacna,
Prat repose sur un
des
pour
des
régler
fleurs,
une
son
affaire. A la
admiration
ne
vue
des bosquets et
connaît point de bornes;
louer l'art
duquel les Péruviens font pousser les arbres
en pleine terre, sans paraître se préoccuper de leur
donner des soins; il demeure boucbe béante devant
le ruisseau qui arrose l'Alameda. On ne pouvait le
convaincre que celte eau courante fût de l'eau potable :
aucun
au
«
terme
ne
lui semble
assez
fort pour
moyen
Si c'était de l'eau
on
douce,
ne
serait bien fou de la laisser
cessait-il de répéter,
perdre ainsi. » Et il
sous une allée d'eucalyptus, en se deman¬
dant s'il était le jouet d'une hallucination ou la vic¬
s'enfonça
time d'une mauvaise
plaisanterie.
Iquique n'était qu'un village de pêcheurs lorsque,
vers 1830, George Smith y commença l'exploitation
des salitres. Depuis lors, les tremblements de terre
et les incendies l'ont détruite à plusieurs reprises;
DANS
mais les salitres
L'OCÉAN PACIFIQUE.
120
produisent de si beaux bénéfices
de
ne cesse de la reconstruire. Les gisements
nitrate se trouvant sur les hauts plateaux, on exploite
qu'on
le caliclie1
sur
les lieux mêmes, pour
expédier à
Iquique le produit raffiné; ou bien on fait descendre
le minerai brut, afin de le raffiner en ville. De quelque
façon qu'on agisse, il est donc impossible d'éviter les
frais de transport, puisque les premières mines sont
à trente kilomètres de la ville, et que la Compagnie
du chemin de fer sait profiter de son monopole.
Avant l'inauguration de la voie ferrée, ces transports
s'opéraient à dos de mules, ce qui obligeait à immo¬
biliser, de ce chef, un capital de quatre-vingt à cent
mille piastres (trois à quatre cent mille francs).
Un Français, M. F
, s'est proposé d'éviter la
dîme prélevée par la Compagnie anglaise sur chaque
salitrero. A l'aide d'un système de tuyaux , une dis¬
solution partie des plateaux arrive à l'usine située à
Iquique, sur le bord de la mer. Théoriquement,
aucun
engorgement n'était à craindre ; l'expérience
démontre en effet que, le pèse-sel indiquant 36°, le ni¬
trate ne peut cristalliser; il suffirait donc de mainte¬
nir la dissolution au-dessous de ce maximum. Cet
établissement est ce qui reste d'une ancienne Société
péruvienne au capital d'un million de dollars, So¬
ciété qui a subi toutes les infortunes : pertes d'argent,
ingénieur au-dessous de sa tâche, qui dépensa la
moitié du fonds social en installations absurdes qu'il
1
Mélange de nitrate de soude, de terre et
de sel marin.
50,000 MILLES
130
considérables ame¬
les tremblements de terre et le ras de marée.
Dans le système imaginé par M. F
, la dissolution
mélangée de nitrate de soude et de sel marin arrive
dans des cuves après avoir parcouru trente kilo¬
mètres de tuyaux; il passe ensuite dans des vapori¬
sateurs où a lieu la concentration. Les liquides s'y
superposent par ordre de densités ; le sel marin,
cristallisé avant le nitrate de soude, se dépose au
a
fallu
démolir; enfin désastres
nés par
fond. L'eau,
chargée de nitrate, est
réservoirs ; quand il est en
des séchoirs en dos d'àne, afin
d'autres
sur
teur
pour
faciliter l'écoulement
recueillie dans
cristaux, on l'étalé
d'utiliser la pesan¬
du liquide restant.
premières
arri¬
Quant aux eaux mères, on les renvoie aux
cuves, où elles se mélangent au produit aqueux
vant de la mine.
Au commencement de la guerre du Pacifique,
M. F
muni de l'acquiescement des actionnaires
,
l'exploitation, signa, avec le gouvernement chi¬
lien, un traité aux termes duquel il s'engageait à
de
fournir
un
million cinq cent
de soude par
année. Mais,
mille quintaux de nitrate
pendant les hostilités, on
emparé du tuyaulage et on l'a déplacé, afin de
faire arriver de l'eau à la ville d'Iquique, mourant
de soif; car l'ennemi bombardait si bien les chemi¬
nées fumantes, qu'on ne pouvait plusse livrer à la
distillation de l'eau de mer. De là, procès; l'usine,
s'est
privée de son organe
essentiel, est entrée dans une
dure encore. On ne voit, de
période de chômage qui
toutes
parts, que
chaudières crevées, matériel hors
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
131
de
service, maçonneries dont il ne reste plus que les
charpentes.
Egalement au bord de la mer, une usine anglaise
traite les sulfures et chlorures d'argent pour en sé¬
parer le métal. Deux mines, Huantacaia et SantaRosa, situées à deux lieues de la ville, fournissent le
minerai. La
métallurgie de l'argent est trop simple
trop connue, pour qu'une description détaillée
puisse trouver ici sa place. Il suffira de rappeler que
le minerai broyé en poussière impalpable et mélangé
et
successivement à l'eau et
au
mercure, se
transforme
boue que
l'on fait sécher au soleil : le mercure
s'empare de l'argent. I'uis on opère plusieurs lavages
afin de séparer l'amalgame, et on élimine, par la
compression, l'excès du mercure. L'amalgame est
alors placé dans un four à calcination, où le mercure
volatilisé se condense en un vase spécial. L'argent,
presque pur, est fondu une seconde fois et coulé en
lingots de soixante kilogrammes. La totalité du mer¬
cure
employé vient d'Espagne. L'usine fait annuelle¬
ment trois cent mille piastres (un million deux cent
en
soixante mille francs environ).
Il y a, dans le département
de Tarapaca, plus de
exploitation. Le village de la Noria,
situé sur les plateaux, à cinquante-quatre kilomètres
d'Iquique et à onze cents mètres au-dessus du niveau
de la mer, est un centre important d'usines à salitre.
On ne peut stationner à Iquique sans visiter ce
groupe
industriel, excursion rendue d'ailleurs facile par l'état
cent nitrières
en
actuel des choses. Adressez-vous
aux
Chiliens, les
50,000 MILLES
132
maîtres
outre que la démarche
la signature de leurs grands
absolus du moment,
flatte leur amour-propre,
chefs
équivaut au « Sésame,
rante
Voleurs.
ouvre-toi », des Qua¬
barrière
et là la
D'après le système américain, aucune
ne
protège la voie, et les blocs projetés çà
par
mine restent debout comme des menhirs, le long
de la voie. Sous la marche du train, les remblais
éprouvent des
faire douter
mouvements d'oscillation propres à
solidité; ailleurs, pour protéger
de leur
les éboulemenls, des sacs remplis de
pierres s'alignent en longues files. Les
pliés et les pentes qui atteignent 0"\06 par
rendent cette exploitation très-curieuse. Ajoutons
les rails contre
lacets multi¬
mètre,
d'Iquique à la Noria, on ne trouve pas une goutte
naturelle. On n'observe aucune courbe sur tout
le parcours; le train suit la branche inférieure d'un
grand V ; au point d'intersection, une aiguille
changer de voie; il s'élance sur la branche supé¬
rieure, et, de lacet en lacet, il atteint la crête. Ce
chemin de fer est vraiment l'àme du pays : il des¬
cend des chargementsde salitre et monte de la houille ;
ce dernier produit représente une grosse somme de
mouvement et d'eau potable, c'est-à-dire, pour les
que
d'eau
le fait
déshérités des
Pendant le
reste
hauts plateaux, l'existence même.
premiers tiers de la route, le convoi
abîmes de mille pieds;
entre
colossale
des vents ré¬
tranquillement vers la ville. Les
suspendu sur des
la falaise et la mer s'élève
dune de sable qui, sous l'influence
la base de
gnants, s'avance
une
DAMS
lames sablonneuses
lement
un
133
L'OCÉAN PACIFIQUE.
forment au pied de cet
fouillis indescriptible. Sur une
amoncel¬
longueur
plusieurs kilomètres, l'arête aiguë du sommet,
séparation nette entre le clair et l'ombre, se tortille
comme un serpent, et la masse entière se détache en
rigueur sur le fond bleuâtre : on dirait du velours
capitonné, en harmonie délicieuse avec les roches
qui ferment l'horizon. Entre les linéaments d'enton¬
de
profonds, de vastes cirques, de gradins ravinés,
aperçoit au loin les maisons d'Iquique accroupies
sur une langue de terre, l'îlot Blanca environné d'é¬
cume et les
navires alignés sur plusieurs rangs,
comme les pelotons d'un régiment qui va défiler.
Voici la première station : Molle, on dépose les
bagages auprès d'une cabane; la locomotive s'ébranle,
et nous atteignons le premier plateau. Le train roule
tantôt entre deux talus de granit rose, tantôt sur une
plaine sablonneuse, tantôt à travers de vastes amas
de galets arrondis. De temps à autre l'horizon se ré¬
noirs
on
trécit, pour s'élargir encore ;
les crêtes succèdent aux
les mornes succèdent aux mornes. Sur les ver¬
sants, des traînées rougeâtres descendent des sommets
schisteux ; les différentes teintes juxtaposées for¬
ment de véritables spectres solaires. Aucun être animé ;
pas un insecte, pas un oiseau, pas même un brin
d'herbe '. A part les caravanes de mules et de lamas
C'est la limite (le ce désert d'Atacama que les Chiliens tra¬
versèrent pendant la guerre. Véritable tour de force renouvelé
de l'Inca Vupanqui, lequel, à la tête de ses armées, franchit ces
terribles solitudes et transporta les limites de son empire au rio
Maule, dans le Chili actuel.
crêtes ;
1
8
50,000 mili.es
m
des pentes de
la mort, sous la
blanchies, éparpillées de chaque
qui dégringolent au plus court, sur
45°, la vie n'est ici
forme de
carcasses
rappelée
que par
chargés
planches signale la deuxième
station : Santa-Rosa. Un peu plus loin, un arbuste,—
le seul rencontré dans la région, —à côté d'une cabane
de gardien. Ce fonctionnaire arrose ponctuellement
le phénomène avec de l'eau distillée, et, à juste titre,
il paraît fier de son œuvre. Toujours le même aspect,
morne, désolé, poignant; c'est le domaine des co¬
losses minéraux qui émiettent leur grandeur, eh
formant des dépôts arénacés. Du sable, encore du
sable : on songe au désert de l'Arabie, moins les
côté de la voie. Mais voici des trains entiers
de salitre; une case en
oasis. L'air chaud fait trembloter
taines; de petits
les collines loin¬
tourbillons de poussière se dressent
camanchacas (épais
brouillards) glissent le long des mornes, et, dans les
intervalles de soleil, au milieu des vallées béantes à
perte de vue, les dépôts salins s'étalent en traînées
gris bleuâtre, simulant des lacs, des cascades et des
rivières. Simples effets de mirage; peu à peu les
formes deviennent flottantes, indécises ; l'illusion dis¬
colonnes blanchâtres; des
en
paraît, il
ne
reste plus que le désert aride et im¬
mense.
négociants d'Iquique, en gens avisés, ont mis
grands rochers au service de la réclame, aidés en
ceci par la nature elle-même. Il suffit, en effet, de
gratter le x-oc pour faire apparaître la couleur blanche
Les
les
des elflorescences salines et du carbonate de chaux;
DANS
ces
traces
claires
135
L'OCÉAN PACIFIQUE.
sur
le fond jaunâtre
s'aperçoivent
loin, et c'est cette propriété qu'on a utilisée :
la distance de cinq ou six kilomètres on lit, en
de fort
à
lettres, sur un pic : Joijeria Suiza de Julio
fundada en 1879 1. Cà et là, dans la plaine,
des trous circulaires, restes de fouilles infructueuses
ou d'exploitations abandonnées. Car le
nitrate de
soude, ainsi que le sel gemme, s'accumule dans les
bas-fonds, et, du moins aux environs du chemin de
fer, il existe peu de dépressions que la sonde du mi¬
neur n'ait pas interrogées. Celte remarque est vraie
suitout à partir de la station centrale (troisième ar¬
rêt); partout l'argile est retournée et bouleversée;
de loin en loin, apparaît une usine abandonnée à
cause de l'épuisement du sol environnant : faute de
moyens de transport, les constructions et les appa¬
reils, laissés sur place, ont revêtu l'aspect le plus la¬
grosses
MerZj
mentable.
qu'il y ait des êtres assez
venir, de bonne volonté, planter
leur tente au milieu de ces pierres, d'autant plus que
les établissements industriels se trouvent ici dans des
conditions tout à fait spéciales, le pays ne produisant
absolument rien : ni vivres, ni eau. C'est que la ri¬
chesse minérale de ce désert est un puissant stimu¬
lant pour les hardis pionniers qui s'enfoncent dans
l'intérieur, à la recherche de gisements nouveaux.
On s'étonne vraiment
deshérités pour
Sans
1
ressource
dans cette région sauvage,
Bijouterie suisse de
beaucoup
Jules Merz, fondée en 1879.
50,000 MILLES
138
éparpillent leurs ossements surles sables.
ceux qui sont partis pleins d'espoir et
de courage ne sont jamais revenus !
Enfin, dans une vaste cuvette entourée de mon¬
tagnes violacées, derrière lesquelles on aperçoit les
pics neigeux des Andes, apparaît la Noria, agglomé¬
ration de cubes de terre et de cheminées d'usines.
d'entre
eux
Combien de
Les terrains
d'àilentour, retournés en tous sens, pa¬
labourés par une charrue de Brob-
raissent avoir été
dingnac.
On
tombe,
en
arrivant, devant une
posada rem¬
plie de bêtes de somme, d'oisifs, de vieilles Indiennes
fumant des cigarettes et sans cesse aux prises avec
des nuées de mouches. On voit sortir des wagons des
métis de nuances diverses, des représentants de
toutes les nationalités: mantas du Pérou, modes
européennes surannées en grand honneur au Chili,
robes à volants empruntées à la race conquérante
par les descendants de Manco-Capac. Enveloppés de
ponchos multicolores, les salilreros enfourchent un
cheval et disparaissent dans un nuage de poussière
blanche : ici, comme aux Etats-Unis, « time is money ».
Non loin de
la gare, on
aperçoit les cheminées de
(Gibbs and C°); cet établissement con¬
sidérable est le plus rapproché du point d'arrivée;
aussi les visiteurs lui donnent-ils généralement la
préférence. Bravez un soleil de plomb ; marchez
pendant un quart d'heure à la suite des cavaliers,
dans un chemin poudreux, parsemé d'énormes blocs
l'usine Limena
DANS
137
L'OCÉAN PACIFIQUE.
arrivez devant la porte
gérant, malgré sa roideur britannique,
vous explique chaque détail avec une patience et une
précision qui font l'admiration de tous. La Limena
occupe six cents ouvriers; elle retire des eaux mères
de l'iode et du nitrate de soude (quatre-vingt-dix à
et
de cailloux roulants, vous
de l'usine, et le
jour de ce dernier produit). La suc¬
opérations, du moins pour le nitrate, est
fort simple; une fois broyé et mélangé à l'eau, le
minerai ou caliche achève de se dissoudre dans de
cent tonnes par
cession des
grandes chaudières. Puis on le
série de
cristallisoirs;
fait écouler le
cette eau,
au
fait passer dans une
bout d'un certain temps, on
liquide et sécher le produit.
débarrassée du nitrate de
C'est de
soude, qu'on ex¬
trait l'iode.
depuis 1870, la Limena n'a pu adopter
progrès successifs qui ont amélioré cette indus¬
trie. En outre, elle ne traite qu'un caliche insuffisam¬
ment riche; aussi va-t-elle s'établir plus loin et,
comme ses devancières, abandonner sur place la ma¬
Fondée
les
jeure partie de son
matériel.
VI
I.OTA.
port chilien de Lota n'est qu'une vaste usine.
comprend deux bourgades : Lota laja, au bord
delà mer; Lota alta, au sommet d'une immense
colline dominant une presqu'île couverte d'établisseLe
11
8.
50,000 MILLES
138
péninsule est prolongée par
étages, dont le plancher supé¬
ments industriels. Cette
une
estacade à deux
porte une voie ferrée. Des wagons chargés de
houille, arrivant directement des mines, traînés par
des bœufs ou des chevaux, déversent leur contenu au
rieur
jetée, sur les ponts des navires qui ont à
chargement de ce genre. Le niveau du
wharf d'embarquement se trouvant au-dessous du
point d'arrivée des locomotives, les wagons sont des¬
cendus à l'aide de bascules, et leurs poids servent à
bout de la
effectuer
un
élever les wagons
route des
vides, qui reprennent aussitôt la
puits en exploitation.
profondément raviné par les pluies
rapidement le flanc de la colline argileuse
qui sert de piédestal à Lota alta : ce ne sont, des
deux côtés, que fossés profonds, sentiers de chèvres,
pentes abruptes, vastes amas de briques réfractaires
et de tuiles vernissées; l'industrie consiste à prendre
Un chemin
descend
la terre de la colline et à la faire cuire au
lui avoir
four, après
préalablement donné la forme convenable.
Les habitants se
livrent,
sur
les lieux mêmes, à
ce
de fabrication qui ne nécessite, pour ainsi dire,
outillage particulier.
On arrive péniblement au sommet du monticule
où Lota alta éparpille ses maisons de bois, dominées
par le clocher de l'église, aigu comme une pointe
de paratonnerre. Les cases, en planches mal ajustées,
éparses çà et là, présentent l'aspect de la plus affreuse
misère. Approchons d'une de ces lanières : une
fumée opaque sort par l'unique ouverture, obstruée
genre
aucun
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
139
partie, par un tas de charbon de terre :
journalière délivrée aux indigents
l'administration des mines. Dans un coin, un
d'ailleurs,
en
c'est la ration
par
feu de houille flambe
cavités sont
emplies
sur un
par
sol bosselé, dont les
l'eau qui filtre, goutte à
goutte, à travers la toiture. Une femme brode un
jupon blanc; des bardes sordides sont étendues sur
des ficelles; une vieille abandonne sa chevelure grise
petite fille qui se livre sur la tête de
recherches, et, comme
une amère ironie du sort, le symbole de la science
et du progrès, sous la forme d'un fil télégraphique,
passe devant ce taudis.
Comment ces malheureux peuvent-ils vivre dans
ces horribles cabanes, où la quantité d'air respirable,
déjà insuffisante, est si prodigieusement viciée par
l'épaisse fumée du charbon qui couvre les planches
d'une poussière noire, en exhalant une odeur in¬
fecte? On pourrait appliquer à ces pauvres gens,
dans toute son intégrité, le tableau de la vie des pay¬
sans tracé
par la Bruyère il y a deux siècles.
En approchant du centre de la ville, les maisons
deviennent moins misérables; les briques remplacent
la terre ; à l'intérieur, de petits fours à pain de forme
aux
mains d'une
son
aïeule à de minutieuses
hémisphérique
verrues;
se
collent
au
dehors
comme
des
les scories provenant de l'usine forment les
plus fastueuses ; les che¬
surgir au-dessus des toits; le
fondations des cabanes les
minées commencent à
géranium montre ses fleurs rouges entre les
des clôtures.
planches
140
Sur la route
50,000 MILLES
circulent, comme en
Andalousie, de
petits chariots à roues massives, trainêspar des bœufs.
abritent leur teint basané sous les ailes
d'un chapeau de feutre ; ils ont grand air, sous les
plis amples du poncho traditionnel; les jambes ser¬
rées dans des bottes jaunes, les pieds enfoncés dans
des étriers qui couvrent toute la partie inférieure du
tibia, ils labourent les flancs ensanglantés de leurs
chevaux avec les larges molettes de leurs éperons.
Enveloppés d'un nuage de poussière, ils trottent vers
la campagne, et leur silhouette apparaît sur le ciel,
au bout de la montée. Involontairement, on pense à
Cervantes; on verrait sans surprise ces caballeros, le
heaume en tète et la lance au poing, transpercer des
outres et combattre des moulins.
Des enfants, montés sur des porcs au poil hérissé,
s'exercent à l'équitation et luttent de vitesse entre
eux. Des hommes, les bras pendants, et des femmes
courbées sous de lourds fardeaux, comme des bêtes
de somme, avancent, pieds nus, dans l'argile : une
vieillesse précoce, occasionnée par l'horrible travail
auquel ils sont assujettis, les a ruinés et usés, comme
le sol de leur pays : ce sont plutôt des fantômes que
des créatures vivantes. La lutte pour la vie pousse la
plupart d'entre eux dans les entrailles de la terre :
enfouis à mille pieds de profondeur, exposés dans
les galeries à l'irruption de la mer et aux explo¬
sions du grisou, ils pataugent dans une boue épaisse,
•maintenue liquide par les suintements de la voûte et
des parois, au milieu d'une atmosphère humide et
Des cavaliers
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
141
ressembler la mine à un tombeau.
puits, la lampe Davy remplace l'éclat du
soleil; les mineurs deviennent, comme les oiseaux
de nuit, incapaldes de supporter la grande lumière;
quant à leurs chevaux qui, une fois descendus, ne
revoient plus le jour, ils deviennent tout à fait aveugles.
11 n'y a pas de moyen terme : les habitants de Lota
travaillent dans une caverne (la mine) ou dans un
enfer (la fonderie); et, le milieu ambiant ayant une
influence notable sur les êtres, ces hommes ont une
froide, qui fait
Dans les
expression sinistre, l'air farouche et les traits durs.
Toutefois, ce n'est point là le prolétaire des grèves,
Ces aimables Chiliens,
vident
des luttes au couteau : les ca¬
tel que nous le peint M. Roll.
livrés à des instincts sauvages
leurs différends par
davres des victimes que
et sanguinaires,
souvent on ne retrouve pas,
laissant derrière eux une
roulent dans les ravins, en
ensanglantée. On ne serait point étonné de les
au coin d'un bois, armés d'une escopette
et demandant l'aumône en tenant leur chapeau d'une
main et leur arme de l'autre. Les cavaliers, dédai¬
gnant les luttes corps à corps de ces pauvres gens, se
livrent des assauts en se précipitant l'un sur l'autre
au
grand galop de leurs montures, et le duel finit
quelquefois par la mort des deux adversaires.
Voici des fenêtres ornées de rideaux blancs : Panaderia alemana (boulangerie allemande), nous dit
une
enseigne, et, plus bas : Carlos Bittner : les émigrants allemands ont fondé ici une véritable colonie.
Nous rencontrons plus loin quelques maisons en
trace
rencontrer
50,000 MILLES
142
briques, genre de conslruction qui tend à se généra¬
liser, depuis qu'on fabrique la poterie en grand sur
les lieux. Tel est le marché édifié en 1881 : c'est
un grand carré, au centre duquel on voit un bas¬
sin, sans eau. Le pays n'offre, sans doute, guère de
ressources : quelques quartiers de viande, des œufs
de canard, des piments rouges et des boules d'un
beurre blanc, semblables à des billes de billard :
les marchands discutent avec
sur
animation, en jouant
leur gain de la journée.
de cet établissement, une route
les dalles,
Près
inclinée à
quarante-cinq degrés descend à Lotabaja, dont les
cabanes jaunes, adossées aux montagnes, s'alignent
régulièrement devant une plage de sable.
Lota, si misérable, si triste pendant le jour, offre,
la nuit, un certain caractère : la colline d'argile se
détache en noir sur le ciel; l'éclat du gaz troue, de
loin en loin, l'obscurité; les fourneaux d'affinage,
où la température est portée jusqu'à 1,500", lancent
comparables à ceux des foyers
cheminées, alignées et cou¬
ronnées de rouges panaches, ressemblent à de grands
phares ou à l'éclairage monumental d'une cité de
des éclats presque
électriques; les hautes
géants.
de Lota alta, une vue très-étendue : à
droite, l'immense parc Causino couvrant de sa ver¬
On a,
dure
un
promontoire entier,
véritable oasis au milieu
désert de charbon, découpe sur le ciel sa sil¬
houette hérissée d'arbres magnifiques. Au-dessous,
de
ce
la fonderie de cuivre vomit, par ses
soixante chemi-
DANS
I/O C
É
nées, des torrents de gaz
aux eaux
AN
143
PACIFIQUE.
délétères;
au
delà, le golfe
verdâtres, fermé par l'île de Sainte-Marie.
Lota, malgré son outillage immense et son nom¬
breux
tible,
en
personnel, n'occupe qu'un point impercep¬
le rivage de la vaste baie d'Arauco. La côte
sur
demi-cercle s'abaisse insensiblement
en
rega¬
gnant la mer. Dans le lointain brumeux, derrière les
monticules violacés, se cacbe Arauco, ville de cette
Araucanie dont le Chili, si fier de ses victoires sur les
Péruviens, n'a pu encore asservir la population, bien
qu'il ait fondé
un
véritable réseau de colonies mili¬
milieu de ce territoire. La lutte dure depuis
trois siècles, puisque déjà les conquérants appelaient
les Araucaniens Ancas, c'est-à-dire rebelles, in¬
taires,
au
domptables. Ces peuplades, autrefois soumises à des
caciques, ne cessèrent de résister pied à pied, en fai¬
sant subir des pertes sensibles aux régiments d'Es¬
pagne. Plus tard, les Chiliens s'efforcèrent d'exploi¬
ter la jalousie des chefs de tribus, afin d'entraver une
action commune, espérant ainsi les réduire plus faci¬
lement.
L'Araucanie était dans cet état,
quand un avoué de
Périgueux, M. Antoine de Tounens, arriva dans le
pays. Il montra aux indigènes la voie fatale où ils
s'étaient imprudemment engagés : « Formez un fais¬
ceau, leur dit-il, et vous résisterez aux envahisseurs.))
11 les persuada tant et si bien, qu'on finit par le pro¬
clamer roi
sous
le
nerf de la guerre
nom
d'Orélie-Antoine Ier; mais le
lui faisait défaut, et il vit échouer
piteusement les voyages successifs qu'il entreprit
50,000 A1ILLES
144
la France à la cause araucanienne : « Une chose me donne beaucoup à réflé¬
chir, disait-il pendant un de ses voyages à Paris : tout
individu qui commence par m'appeler Sire finit tou¬
jours par m'emprunter cent sous. » Malgré son in¬
succès, il revint plusieurs Fois en Amérique et fut
même taxé officiellement d'aliéné par la cour d'ap¬
dans le but d'intéresser
pel de Santiago du
ment en
11 y a
Chili. Enfin, il rentra définitive¬
Europe vers 1874.
trois choses à voir à
Lota : la fonderie de
cuivre, les mines de charbon et le parc Causino. Re¬
descendez la colline en suivant les sentiers glissants,
et
vous
arrivez devant cette immense
fonderie qui
remplit de tourbillons de fumée la baie de Lota. Les
bâtiments de l'usine sont une succession de hangars
surmontés de hautes cheminées; on n'y voit que
murailles noircies et voies ferrées se croisant dans
toutes les directions; des wagons vont et viennent :
les uns emportent des blocs de cuivre; d'autres ap¬
portent des minerais ou du charbon. Sous les han¬
gars, les fourneaux juxtaposés s'alignent à perte de
vue. Au-dessus de l'alignement des fourneaux, des
trains remplis de houille roulent sourdement sur des
travées de bois : ils sont chargés d'assouvir l'appétit
insatiable des mille fourneaux, en y
d'énormes amas
Le minerai
engloutissant
de combustible.
soumis à une première
calcination est
projeté dans une série d'engrenages et de cylindres
qui le concassent et le réduisent en poussière impal¬
pable, laquelle, mélangée à la houille, subit des
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
145
calcinations successives dans de hauts fourneaux. Le
métal, débarrassé
en
partie du soufre, de l'antimoine
étrangères, passe ensuite dans
et des autres matières
les fours
d'affinage.
Les ouvriers remuent la
liquide à l'aide de
longs ringards, et font écouler les scories noires qui
surnagent dans une série de moules, disposés en
pente devant les foyers. Les flammes s'épanouissent
sous
la voûte de
ces
fours
masse
:
elles viennent lécher les
et la surface du métal
blanc, la nappe liquide
présente un éclat que l'œil ne peut soutenir. Rougis
par celte température excessive, les cyclopes se dé¬
en briques réfractaires
fusion. Chauffée au rouge
parois
en
mènent devant
d'une
les
fournaises, et, sous l'influence
transpiration abondante, ils ruissellent comme
s'ils venaient d'être retirés de l'eau.
plusieurs fusions successives, le métal
degré suffisant de pureté, et l'on pro¬
cède au coulage en moules. A la partie gauche du
fourneau, est ménagée une ouverture, fermée pen¬
Après
arrive à
dant la
un
fusion, à l'aide de terre réfractaire. Vers la
fin de
l'opération, l'ouvrier dégage l'orifice : le
orangé, semblable à la lave d'un volcan, se
précipite hors de la fournaise, en jetant des éclats
et des étincelles ; il circule d'un moule à l'autre et
les remplit lentement, un à un. Les bords se tein¬
tent de bleu violet, tandis que le milieu, placé
dans le courant, conserve, pendant longtemps, une
belle couleur rouge. Puis, tout s'éteint, et les blocs,
retirés des moules fumants, sont transportés dans un
métal
9
50,000 MILLES
146
spécial, où l'on fait disparaître, à coups de
les bavures et les irrégularités.
A l'extrémité des hangars, on trouve des amas de
minerais de toute nature, éclatants ou sombres,
veinés de bleu, de jaune et de vert, suivant los caprichos de la naturaleza (les caprices de la nature) :
c'est l'expression du contre-maître qui nous servait
atelier
hache et de marteau,
de cicerone.
Fondée
vers
1855, cette grande
usine
occupe
quatre cents ouvriers, dont les salaires
cinq et dix francs. Elle est dirigée
par un Anglais fort habile, et, sous cette direction
éclairée, l'établissement prend de jour en jour plus
actuellement
varient entre
d'extension. Rien
ipue dans
perd dans l'usine,
pas
plus
: les scories découpées en cubes
des dalles, des moellons et même
la nature
servent à faire
des
ne se
jetées, qui plus tard enfermeront entre
elles un
A chaque instant, des wagons pesam¬
ment chargés de scories encore brûlantes passent
rapidement et vont déverser leur contenu dans la
mer, que l'usine envahit peu à peu. C'est, d'ailleurs,
le seul moyen qu'ait l'établissement de s'agrandir :
adossé à une montagne et resserré dans une presqu'île,
il ne peut que s'avancer au milieu de l'Océan, et il
profite de la tolérance que le gouvernement lui laisse
à cet égard.
La fonderie marche nuit et jour : il en sort chaque
année douze millions de kilogrammes de cuivre à
peu près pur. Ce métal vaut, au Chili, 18 à 19 pesos
les 46 kilogrammes, soit 1 fr. 95 à 2 fr. 35 le kilovéritable port.
DAMS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
147
Toulel'ois, ces prix sont soumis à des fluc¬
considérables. Si l'on considère que cent
de minerai brut en donnent cinq de cuivre,
gramme.
tuations
tonnes
contenant environ 99 p.
se
faire
une
idée de la
annuellement à l'usine
100 de métal pur, on pourra
quantité de minerai apportée
par les bâtiments : ceux-ci
prennent comme fret au nord du Chili
Caldera), et ils remportent du charbon.
le
(surtout à
Anglais, venons-nous de dire, dirige la fon¬
nous pouvons ajouter que les sujets de
Majesté Britannique sont fort en faveur sur toute
Un
derie
Sa
;
la côte.
Cette nation envahissante se
retrouve partout :
dans les régions les plus éloignées, l'Anglais, tou¬
jours impassible, pullule et foisonne, s'établissant
ici, offrant là des conditions de fret plus avantageuses
que les autres, prenant au sérieux son rôle de facteur
des mers, continuant à prouver quele temps, c'est de
l'argent, et promenant le pavillon de l'Angleterre sur
les côtes les
plus désertes. Pourtant, les Allemands
une redoutable concurrence : ils
leur font, au
Chili,
occupent de
nombreux emplois dans les maisons de
ils ont fondé à Valdivia une brasserie,
d'où ils inondent la côte de leurs produits ; ils s'éta¬
blissent à Lota; ils font de la banque et du négoce
à Valparaiso, et finiront par étendre un vaste réseau
commerce ;
pangermanique sur le territoire qui
la Cordillère des
l'Amazone
aux
Andes et la
pampas
Les mines de
mer,
s'allonge entre
des
sources
de
de la Patagonie.
houille de Lota couvrent de leurs
50,000 MILLES
148
étendue, et leur exploitation,
commencée dès 184,1, s'est successivement agrandie,
surtout depuis l'accident arrivé, à la fin de 1881, aux
gisements houillers de Coronel : ces derniers se pro¬
longeaient sous la mer à une grande dislance, et,
subitement, les galeries furent envahies par les eaux.
Dès 1869, don Louis Causino, véritable nabab, était
seul propriétaire de toutes ces mines; madame veuve
veines une immense
Causino les
possède aujourd'hui.
compte aux environs de Lota six puits de
diverse importance : Lota, Chambique, Alberto,
Lotilla, San Carlos et Arturo. Le charbon y est exploité
sur trois couches de 0m,60, 0ra,80 et lm,20, séparées
On
l'on emploie à la fabrica¬
Un chemin de fer avec
par des assises d'argile que
tion des briques réfractaires.
les différents puits fait un vatelle sorte qu'on enlève immé¬
le charbon extrait. Ces six mines produi¬
embranchements
sur
et-vient continuel, de
diatement
jour huit cents tonnes de houille avec un
personnel de deux mille ouvriers. Près des puits, vu
sent par
combustible, certaines industries se
développées : celle du verre, de la fonte des mi¬
nerais, de la poterie.
Pour se rendre aux mines, on franchit d'abord un
iunnel de cinq à six cents mètres qui mène aux puits
de Lotilla, l'un des moins importants. De petits wa¬
gonnets descendus dans le puits d'extraction sont
l'abondance du
sont
remontés à l'aide de chaînes sans
fin,
mues par une
leur contenu se déverse dans de
grands wagons, traînés ensuite directement au wharf.
machine à vapeur :
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
149
règne aux alentours une remarquable activité:
réparation entretiennent le malériel ;
une scierie à vapeur nouvellement organisée con¬
struit des traverses, façonne des planches et taille des
morceaux de bois cubiques, utilisés au pavage des
Il
des ateliers de
cette activité ne
espaces environnants. La vue de
saurait avoir rien de commun avec
sur
le
le calme apporté
spectateur par le travail des champs : il semble
facile et plus douce;
centre d'un vaste
horizon soit plus heureux que l'esclave de l'indus¬
trie, cette triste catégorie créée par les besoins impé¬
que la vie du laboureur soit plus
il semble que l'homme placé au
rieux de la vie
moderne.
partir de Lotilla, la ligne du chemin de fer s'en¬
verdoyante, également par¬
semée d'établissements industriels. On y trouve une
usine qui fournit du gaz aux ateliers, aux fonderies
et au parc Causino ; plus loin, deux autres mines
de charbon, une fabrique d etuiles, une verrerie. Sur
l'étroit remblai qui porte les rails, des petites filles à
la peau colorée, vêtues de haillons et chargées de
paniers, viennent de porter des vivres à la mine;
des chevaux errent en liberté dans les taillis ;
des trains de charbon roulent en faisant trembler
A
fonce dans une vallée
le sol.
Le vallon de
Lotilla est inculte, l'homme ayant
négligé la charrue pour prendre
le pic: des buissons
de fusain envahissent les
;
le
genêt d'Espagne, les
des
pentes
l'avoine sauvage,
fougères, croissent à l'ombre
grands frênes et des
boldus aux branches
50,000 MILLES
150
noueuses
et
détachent
sur
tourmentées.
le fond
De
jeunes eucalyptus
feuillage gris
sombre leur
d'argent, parsemé de taches roses. Les géants du
règne végétal naissenl, vivent et meurent sans être
inquiétés ; personne ne prend le soin d'abattre les
arbres morts
et à demi déracinés
:
le combustible
extrait de la mine coûte moins de
peine et donne
plus de chaleur. Enfin, renversés par le vent, ils
étouffent dans leurs bras puissants la jeune végéta¬
tion qui pousse à leur pied. De loin en loin, le ter¬
rain est couvert de plaies : on en a fouillé les en¬
trailles, afin de chercher de nouveaux filons ou de
jeter les bases de nouvelles usines.
Un second tunnel s'ouvre béant
sous
la colline de
alta; l'espace réservé des deux côtés delà voie
est tout au plus suffisant pour permettre à un homme
de n'être point tamponné, et encore faut-il avoir le
soin de s'effacer soigneusement contre les parois.
Nous étions engagés depuis quelques instants sous
la voûte obscure et creusée en demi-cercle : déjà
l'on n'aperçoit plus les extrémités; dans une nuit
complète, on se maintient avec peine en bonne
Lota
route
en
suivant
rail
un
ébranle les échos
:
un
; tout à coup, un bruit sourd
train roule sur la voie. D'où
vient-il? s'avance-t-ilànotre rencontre
dans le même
ou
marche-t-il
nous? A tout hasard, nous
l'entrée, fort perplexes, mais
bien décidés à nous jeter vivement à droite, dans
le cas où le danger se dirigerait vers nous. C'est avec
une satisfaction
marquée que nous revîmes la lumière
nous
sens
précipitons
que
vers
DANS
du
L'OCÉAN PACIFIQUE.
jour : quelques secondes plus
tive débouchait à toute
151
tard, une locomo¬
vitesse.
Après ce passage difficile, on rencontre un autre
puits de mine percé au bord de la mer. Du rivage,
on
dislingue, dans le lointain, l'anse de Coronel,
plantée de hautes cheminées : Coronel, comme Lota,
n'est qu'une immense usine.
Voici la verrerie, établissement organisé au com¬
mencement de 1882; celte industrie a de grandes
chances de réussite : sur toute la côte occidentale de
l'Amérique du Sud, la verrerie vient d'Europe ; aussi
plus communs en ce genre y sont-ils
fort chers. Auprès de l'usine, on voit stationner des
hommes à barbe blonde, aux couleurs rosées, munis
de lunettes bleues et coiffés de casquettes : ce sont
des Allemands, établis ici, comme leurs compatriotes,
les articles les
à
Valdivia.
Plus
loin, le puits de
Chambique, l'un des plus
région, projette une partie de
ses
galeries sous la mer; il finira peut-être par être
englouti, comme les mines de Coronel.
Nous voici au pied de la colline abrupte, couronnée
par les maisons de Lota alta : des sentiers grimpent
en
zigzag sur la terre jaunâtre ; à droite et à gauche,
un
peu d'herbe et des cupressinées à gros troncs.
Enfin, nous arrivons au sommet; un dernier effort,
il faut franchir des détritus de toute sorte, os rongés,
chaussures hors de service, morceaux de fer-blanc
rouillé, véritable barrière, capable de faire tressaillir
d'aise les industriels de la rue Mouffetard.
considérables de la
152
50,000 MILLES
On entre dans le parc
bordée
de
Causino
par une
large allée
d'iris, de violettes, de géraniums, et sablée
coquillages brisés.
Un cbàteau d'eau s'élève
au
milieu des massifs de
rosiers du
Bengale, sur une éminence, d'où l'on
aperçoit les grands arbres de la vallée de Lotilla. Ce
réservoir emmagasine le précieux liquide qui, par
des tuyaux innombrables, porte la fécondité dans tous
les coins du parc : c'est le cœur de la propriété d'où
partent les artères qui entretiennent une éternelle
verdure et des fleurs de toute espèce, sur le sol le
plus ingrat qui soit au monde.
Un dédale d'allées ombreuses conduit à
un
chalet
de bois
découpé, habitation du jardinier. Devant cette
empruntée à la Suisse républicaine, une
sorte de jardin chinois rappelle les tracés et les pro¬
ductions analogues, ornements des jardins impériaux
de Péking : des arbustes courbés comme des cors de
chasse sont soigneusement taillés à l'alignement, des
fougères, des plantes grasses, prennent racine dans
de gros troncs d'arbres. Les plates-bandes sont limi¬
tées par des cornes de bœuf posées à plat et en crois¬
sant. Des os monumentaux provenant de l'épine dor¬
sale d'un cétacé occupent les angles du jardin. Des
construction
dindons font la
roue
dans les allées
;
des paons aux
couleurs changeantes se
et des
La
promènent majestueusement,
pintades s'enfuient de tous les massifs.
maison de maître, assise au sommet d'un cap
d'où l'on découvre la vaste baie de
point
en
Coronel, n'est
rapport avec l'importance de la propriété
:
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
153
façade percée de quatre fenêtres, une cage
en saillie, couronnée de créneaux, forme
trois des côtés d'un prisme hexagonal ; le toit est sur¬
monté de deux pignons de taille très-différente, ter¬
minés par des flèches aiguës. Deux chiens en fonte
du val d'Osne gardent l'entrée ; deux lions de même
provenance reposent auprès du perron, sur des
planches mal ajustées.
Devant l'habitation, s'étend un grand jardin, habi¬
lement diversifié par de superbes touffes d'agaves : à
gauche, un bassin de ciment avec ponts chinois et
kiosque du même style, à l'usage des cygnes et des
canards. A droite, on descend cinquante marches,
larges de vingt pieds, et l'on arrive à un pont sus¬
pendu en miniature, portant ces mots : Labor omnia
vincit; devise chère, sans doute, au maître de céans,
qui dut son immense fortune uniquement au
la
sur
d'escalier
travail.
Ce
pont rejoint les deux versants
où fleurissent
l'iris et les
carias. Au sommet
arums,
d'un étroit vallon
à l'ombre des arau¬
de la vallée, dans un massif de
et de fougères, se dissimule à demi une grotte
rocaille, remplie de stalactites en ciment de Portland, fabriquées avec un soin extrême et une habileté
consommée. « Défense de toucher » , dit un écriteau,
yuccas
de
et la
recommandation n'est pas inutile : tout est d'une
fragilité, dans cette grotte! une table incrustée de
coquillages occupe le milieu du réduit; on s'assied
sur
des vertèbres de baleine ; un petit ruisseau
s'échappe entre des pierres (aillées en biseau, forme
9.
i 54
50,000 MILLES
apte à faire gazouiller les eaux, et serpente dans le
pont suspendu, entre une double rangée de
statuettes en fonte, parmi les arums, dont les feuilles
vallon du
luisantes et les cornets blancs
sur
le vert foncé des
se
détachent vivement
pelouses.
Décidément, ce parc où l'artifice joue un rôle si
important recèle trop de produits du val d'Osne et
de la fonderie Durenne
:
on
voit
émerger des bos¬
quets la Diane chasseresse, l'Hercule Farnèse, la baigueuse de Pradier, l'enfant à l'épine, des faunes, des
naïades, des statues sans nom et sans classification,
des figures mystérieusement symboliques. On trouve
de jolies choses à côté de productions d'un goût dou¬
teux : sous le pont suspendu
un énorme serpent
gris de fer, la tête noire et les yeux rouges, rampe
sur les herbes ; des artichauts et des navets
poussent
tranquillement à côté du dernier Araucanien; un
jardin potager démocratique s'étale sans vergogne
à côté
d'aristocratiques plates-bandes ornées de
,
plantes
rares.
On dirait que
l'artiste chargé de la composition
dut trop souvent faire des concessions à un
goût déplorable et mercantile. Cette partie que nous
venons de
parcourir sera jugée comme vraiment
belle, quand les productions de l'art se pèseront au
poids de l'or, quand on admettra comme un axiome
qu'une chose est d'autant plus admirable qu'elle a
coûté plus cher : ceci n'est encore vrai
que dans une
du parc
certaine
mesure.
Non loin d'un
pavillon algérien revêtu d'éclatantes
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
155
milieu d'un bosquet, se dresse la statue
Araucanien, exécutée par
M. Plaza, en 1869. Arrêtons-nous : l'œuvre vaut la
peine d'être examinée, à part quelques saillies de
muscles, peut-être exagérées. Le guerrier arauca¬
nien a déposé sa massue et bande un arc avec effort,
en choisissant, au loin, l'ennemi qu'il va frapper.
Tous ses muscles sont tendus, et son regard exprime
une haine inassouvissable ; on sent que l'Araucanien
ne veut faire aucun quartier : l'ennemi est-il Espagnol
ou Chilien? peu importe; il les déteste autant l'un
couleurs,
en
au
bronze du dernier
l'Arau-
que l'autre : l'ennemi, c'est l'envahisseur de
canie, celui qui veut lui ravir ses solitudes
et sa
liberté.
Un petit Robinson carré, surplombant la mer à une
grande hauteur, est littéralement suspendu dans le
vide. A cent pieds de profondeur, les vagues tourbil¬
lonnent tumultueusement entre d'énormes quartiers
de roches, qu'elles désagrègent peu à peu. Le pro¬
montoire est attaqué par la base, et la mer, continuant
son travail, finira par engloutir dans son sein le cap
lui-même et
l'œuvre des hommes.
qui regarde Lota est, à mon sens, le
plus beau. D'abord, on y rencontre beaucoup moins
A'œuvres d'art, et les points de vue grandioses, habi¬
lement ménagés, y sont d'une variété extraordinaire.
On y peut dire que le décor change à chaque pas : ce
sont de grandes lignes, de lointaines perspectives, des
arbres gigantesques, une nature presque vierge, for¬
mant des tableaux à plans savamment étagés, où le
Le versant
156
50,000 MILLES
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
travail de l'homme
disparaît presque entièrement.
Quelques-uns des grands boldus penchés sur le
versant menaçaient de tomber définitivement et,
par
leur chute, de déformer les groupes auxquels ils
appartenaient. C'est à grand'peine qu'on a maintenu
colosses à l'aide de cordes de
fer, et cette fantaisie
coûté moins de 7,000 piastres, soit
35,000 francs, en chiffres ronds. De temps à autre, on
aperçoit, par une échappée, l'énorme colline stérile
de Lota alla : il y a vingt ans, le magnifique parc
Causino n'était pas autre chose. Quel contraste ! on
dirait que, d'un coup de baguette magique, une fée
bienfaisante a fait sortir de terre ce splendide amas
de végétation.
ces
de nabab n'a pas
LES
ONE
PÉRUVIENS
ANCIENS ET MODERNES.
HACIENDA ACTUELLE.
Depuis quelques années,
UNE
NECROPOLE
DES
INCAS.
cherche à reconstituer
question vaut bien la
peine qu'on s'y intéresse : un grand nombre d'érudits, le consciencieux Prescott lui-môme, considèrent
la civilisation de l'ancien
empire péruvien comme
plus avancée que celle des Aztèques. D'ailleurs, on
observe de tels rapprochements entre les
productions
artistiques des Incas et celles d'autres nations de notre
planète, que cette histoire est de nature à jeter un
nouveau jour sur la
période antéhistorique. Ne fût-ce
qu'à ce titre, elle mérite l'attention du monde savant.
Loin de nous la prétention de chercher à résoudre
l'importante question que soulève cette étude. Le
hasard a permis à un touriste
inexpérimenté de vi¬
siter le Sud-Amérique au moment où les
églises
chiliennes sonnaient le glas du Pérou; ce touriste
raconte ses
impressions. En voyant l'état d'abjection
des Indiens de la Cordillère, le
courage dont ils ont
fait preuve en défendant une cause
qu'ils ne compre¬
naient pas, le soin avec
lequel ils enfouissent leur
on
l'histoire de l'art inca. Et la
50,000 MILLES
158
argent pour le livrer aux Incas lorsque ceux-ci re¬
viendront, il s'est demandé ce qu'étaient leurs an¬
cêtres ; il signale les rapprochements qui l'ont frappé,
et rien de plus.
Deux faits caractérisent le mouvement artistique
dont nous parlions : l'exposition d'antiquités pé¬
ruviennes qui figure au Musée ethnographique du
Trocadéro, et la collection récemment acquise par le
Musée de Berlin. Cette dernière comprend deux mille
objets réunis par le docteur José Macedo, l'un
plus perspicaces et des plus heureux parmi
hommes de science qui prêtent l'appui de leur auto¬
rité à cette œuvre de restitution.
des
les
infatigable, chercheur sincère, ancien
il a parcouru
le Pérou en tous sens, organisant partout des recher¬
ches minutieuses. Il a franchi les Andes, il a exploré
les sources de l'Amazone, il a visité le territoire bo¬
livien du Grand-Chaco, ce mystérieux pays des tré¬
sors; il a vu Potosi, Je Cerro de Pasco; où n'est-il
point allé ? 11 a fait un voyage à Amsterdam pour
étudier Rembrandt chez lui; il connaît la France,
l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Belgique, la Hol¬
lande. Voir beaucoup ne suffit point, objectera-t-on,
il faut beaucoup retenir; le docteur est doué d'une
mémoire prodigieuse : « Cet homme est une mine »,
Travailleur
médecin
me
en
chef de l'armée péruvienne,
disait-on.
aptitudes un tel homme
était fatalement destiné à réunir la plus belle col¬
lection d'antiquités péruviennes. Enfant de la cité
Par
sa
situation et ses
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
159
impériale de Cuzco, berceau de la civilisation in¬
dienne, il montre ses trésors avec joie; le dirai-je?
avec
orgueil. Fervent émule des promoteurs de la
céramique comparée, il a groupé les huacos du
Pérou à côté des vases
étrusques, des hiéroglyphes
égyptiens, des statuettes grecques, des poteries de
Pompéi. On admire dans ses vitrines des vases péru¬
viens de toutes les formes, des idoles en or
rappe¬
lant beaucoup le
style égyptien par la roidcur
hiératique, des étoffes d'une richesse de tons ini¬
mitable, des ornements, des bijoux.
Interrogeons ces idoles muettes ; ces formes, ces
ornements nous sont familiers; les
Egyptiens, les
Grecs, en ont déjà légué les formules. On sait que la
sculpture des Pharaons, comme leur architecture, se
distingue par la rigidité des formes, reflet de l'immuabilité du dogme religieux. A cette
époque, on
réduisait les personnages à des
types généraux et
consacrés, à des formules, comme nous le disions
tout à l'heure : les statues, les ruines des
palais et
des temples du Pérou présentent le même caractère.
En second lieu, certaines
poteries offrent des orne¬
ments grecs; comment
expliquer cette identité de
lignes, d'esprit, d'ornements, qui frappe tout d'abord?
Les antiquités recueillies dans la ville
péruvienne
de Recuay forment une classe à
part, autant par leur
perfection que par les différences profondes qui les
séparent des autres. Il est probable que les auteurs
de ces derniers
ouvrages n'entrèrent point en rapport
avec
les tribus voisines. Du reste, sous le
gouverne-
50,000 MILLES
160
théocratique des Incas, un jeune homme ne
pouvait choisir une épouse en dehors du district au¬
quel il appartenait, de sorte que les diverses tribus
juxtaposées vivaient sans se mélanger et sans se con¬
naître, comme les couches sociales vivent à diffé¬
ment
gouffres de l'Océan. Toute¬
fois, en raison du caractère original des produits de
Recuay, un éminent archéologue a émis l'opinion que
ce pays formait dans l'empire une enclave indépen¬
dante. Un tel avis semble difficile à admettre en pré¬
sence de l'ardeur montrée par les Incas pour élargir
le territoire soumis à leur autorité, afin d'implanter le
culte du Soleil sur des espaces de plus en plus vastes.
Quoi qu'il en soit, les traditions restent muettes sur
ce point; et, d'ailleurs, qui se préoccupa sérieuse¬
ment de l'histoire, au moment de la conquête ? On
n'y songea que lorsque tout fut détruit ou pillé. In¬
capable de trancher le différend, je remarque simple¬
ment que la poterie des Indiens de Recuay rappelle
la céramique étrusque; c'est de l'argile blanchâtre,
ornée de dessins noirs et rouges où prédominent les
dragons et les serpents. Attribuera-t-on au simple
hasard de si étranges coïncidences ?
rentes hauteurs
dans les
I
Sur l'avis du docteur
Macedo, j'entrepris le pèle¬
rinage d'Ancon, afin de visiter les ruines d'une ville
péruvienne et son commentaire, la nécropole. Quel
intérêt n'offre pas
l'étude des lieux où s'éteignit une
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
civilisalion dont les
161
objets recueillis représentent les
éléments ! On considère
sans
doute
arec
moins de
peine les huacos, les bracelets, les idoles, étiquetés,
rangés, classés, nettoyés, fourbis; mais, ici, le cadre
manque, et si l'on saisit les traits généraux, l'examen
demeure incomplet.
La rue des chèroubs assyriens fait naître le désir
de risiter les ruines de Babylone, les moulages
d'Angkor-lVat et d'Angkor-Tom m'ont inspiré le
désir de connaître les pagodes ruinées des Khmers,
l'examen des poteries péruriennes m'a engagé à paicourir
un
coin du théâtre de l'actirité des Incas. Une
telle excursion
présentait un double attrait : le chemin
de fer de Lima à Ancon suit une rallée peuplée
d'haciendas, et je
me
proposais de risiter
établissements. L'industrie sucrière
dérelopper ici;
peu
ses
formes
:
un
de
ces
cesse
de
se
à peu, les Péruriens préfèrent
à l'aléa des mines la sûreté de
toutes
ne
ils suirent
en
l'agriculture sous
cela les traces des
peuplades qu'ils anéantirent.
Les rallées du Pérou sont d'une
incroyable richesse,
qui les signale contraste étrangement
avec les contre-forts de la Cordillère,
qui, depuis des
siècles, ne cessent de se dénuder à leur profit. Et il
faut bien qu'il en soit ainsi; car, à l'heure où nous
écrirons ces lignes, l'agriculteur du Sud-Amérique
emploie des méthodes notoirement imparfaites ; le
mode défectueux des communications, le manque de
bras, accroissent encore les difficultés des exploita¬
tions. Les travailleurs, Chinois pour la plupart, maet la rerdure
162
nifestent leur
50,000 MILLES
esprit de cohésion par des exigences,
révoltes, des grèves, et même par l'abandon en
masse des usines. Néanmoins, la terre infatigable
des
produit sans cesse ; malgré l'instabilité des choses,
malgré les révolutions, malgré les amendes arbitrai¬
res, malgré les pillages organisés des brigands,l'heu¬
reux liaciendado gorgé d'or ne peut, du belvédère
qui couronne son habitation, apercevoir sur la plaine
toujours verdoyante les limites de ses domaines.
Ynfantas est l'une des plus belles haciendas des
environs de la capitale. Située sur la ligne d'Ancon,
l'accès en est facile et rapide ; son outillage, l'étendue
de ses plantations, lui marquent la première place.
Un matin du mois de janvier, c'est-à-dire en plein
èté(nous sommes dans l'hémisphère austral), un train
spécial nous conduisait à toute vapeur hors de Lima.
La voie court sur un remblai de pierre et de boue,
sans clôture ni gardien, et comme les bœufs, les che¬
vaux, les charrettes, traversent à chaque instant les
rails, il faut sans cesse ralentir la marche et même
stopper, afin d'éviter les accidents. Au milieu d'un
nuage de poussière, nous traversons d'abord le lit
dans lequel coulait le Rimac, avant que ses eaux
fussent détournées par un tremblement de terre. Des
amas de galets ronds, des masses rocheuses transpor¬
tées par le courant, comme les blocs erratiques par
les glaciers, font songer à la plaine de la Grau. A la
base des derniers contre-forts des
Andes, rôtis,
sa¬
blonneux, ravinés, des convois de mules et de lamas
circulent à la file indienne. Depuis la guerre duPaci-
PONT
de
Las
VeRRUGAS
(Chemin
de
fer
de
Lima
à
la
Oroya).
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
163
fique, le chemin de fer de la Oroya 1 est sans cesse
caravanes remplacent la locomotive, et le
coupé; les
commerce
du versant oriental vient déboucher dans
celte vallée. On met
quinze jours
mines du Cerro de
aux
pour aller de Lima
Pasco, et les convois sont sou¬
vent arrêtés par
les bandes de pillards qui désolent
Il y a deux mois à peine, une caravane
chargée de barres d'argent fut attaquée à cet endroit
même, et le personnel massacré par les voleurs. Mais
ceux-ci, troublés ians leur aimable besogne, ne
purent emporter qu'une faible partie du butin et
regagnèrent précipitamment les montagnes. L'auto¬
rité chilienne, qui jouait ici le rôle de
Thésée, en
purgeant le territoire de ces hôtes incommodes, mit
des cavaliers en
campagne; les barres d'argent furent
retrouvées sur le théâtre du crime, et les
brigands,
cernés dans les
montagnes, tombèrent sous une grêle
ces
parages.
de balles.
Bientôt la
tagnes,
la
se
canne
plaine, fermée au loin par les mon¬
colore en jaune vert : c'est le domaine de
à sucre. La locomotive
avance
à toute vitesse
à travers les
cultures; puis soudain elle s'arrête de¬
Un grand mur blanc
percé d'une
porte grillée, un fouillis de verdure, les clochetons
de l'habitation, la cheminée de la
sucrerie, les acequias ou canaux cimentés, distributeurs des eaux
d'arrosage, c'est tout ce qu'on voit de l'extérieur.
vant
Yrifantas.
1
Ce chemin tle fer, le
plus élevé du monde, atteindra le som¬
des Andes, h l'altitude de 5,000 mètres; il est destiné à
relier Lima aux mines
met
d'argent du Cerro de Pasco.
164
50,000 MILLES
Au centre d'un parc se
dresse ta maison de maître,
aussi confor¬
plus délicat.
Suivant la mode péruvienne, la façade multicolore
est chargée de moulures, d'arabesques, de verrote¬
ries, de colonnes peintes. Une forte grille entoure le
pourvue d'un étage (chose rare ici) et
table que peut le rêver l'haciendado le
rez-de-chaussée surélevé; des fusils
Winchester, à
répétition, rayonnent dans les panoplies : il faut, en
effet, que l'habitation isolée puisse se transformer
subitement en forteresse pour repousser les attaques
des maraudeurs. Mille petits ruisseaux glissent le
long des allées ombreuses ; les arbustes des pays
tempérés croissent à côté des géants de la zone torride. Les moineaux sautillent sur le gravier; les
merles sifflent dans les massifs
;
les oiseaux-mouches,
les colibris
papillonnent autour des jasmins.
L'usine à sucre comprend plusieurs bâtiments sé¬
parés par des intervalles suffisants pour qu'un in¬
cendie ne puisse dévorer en quelques heures l'œuvre
de vingt années. Entrons dans la fabrique propre¬
ment dite : la canne, broyée entre des laminoirs,
laisse écouler le jus qui passe dans une série de
chaudières où il se concentre de plus en plus. Quand
il arrive à la consistance sirupeuse, on le déverse
dans descristallisoirs où il
nâtres;
on
se
solidifie
en masses
bru¬
fait égoutter la partie incristallisable, et l'on
obtient la cassonade. Il
duit de la mélasse
s'agit de débarrasser ce pro¬
interposée entre ses cristaux : c'est
l'affaire des turbines animées d'un vif mouvement de
rotation, mille à douze cents tours
par
minute. Les
DAMS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
165
parties semifluentes s'échappent par les interstices
d'une toile métallique, et il ne reste dans la turbine
que le sucre en petits cristaux, immédiatement livrable
à la consommation. De telle sorte que, à l'entrée de
l'usine, on presse les cannes pour en exprimer le
jus; à l'autre bout, on met en sacs le produit défi¬
nitif.
Au
Pérou, la
canne
donne souvent trois et quatre
elle atteint sa pleine maturité en vingt ou
vingt-deux mois, et rapporte alors près de dix mille
kilogrammes de sucre par hectare Ajoutons que le
sucre
d'origine péruvienne fait prime sur le marché
régulateur de l'Europe, celui de Liverpool. En outre,
les cannes d'Vnfantas, très-grosses et hautes de2m,50
à trois mètres, ont reçu, à l'Exposition universelle,
coupes;
une
médaille d'or.
Non loin de l'usine s'élèvent la
rhumerie, les ate¬
charpentage, les forges, le gazomètre, en
sorte que l'hacienda peut se suffire à elle-même, sans
avoir recours aux ouvriers de Lima, dont les prix
excessifs grèveraient en pure perte l'exploitation. Du
côté opposé, les écuries, les basses-cours, les bureaux
et le quartier des Chinois, carré de cent mètres de
côté, limité par des murs hauts de cinq à six mètres.
On y retrouve le fils du Céleste Empire, tel qu'on
l'observe à Hong-kong et à Canton, vivant au contact
des étrangers, sans se mêler à eux, sans rien prendre
de leurs usages (jusqu'à ce que, brûlant ses vais-
liers de
1
Aux
sucre ne
Antilles, où cette culture
donne
se
fait
en
guère plus de 3,000 kilos de
grand, la
sucre par
canne
à
hectare.
166
50,000 MILLES
il ail résolu de
ne plus refourner en Chine).
rempli de petites cabanes où les Chi¬
nois s'entassent, suivant l'usage. Des poules, des ca¬
nards, des porcs, errent au milieu des flaques d'eau
el des cuisines en plein vent; de hideux chiffons se
balancent sur des ficelles; des poissons enfilés comme
les grains d'un chapelet répandent, en séchant au so¬
seaux,
Le corral est
leil,
une
odeur intolérable. A l'entrée du corral,
un
cube de terre
représente le temple bouddhique : çà
et là, des bois sculptés attendent leur utilisation ; les
pièces dont l'assemblage constituera l'autel, gisent
en
désordre; deux fils du Ciel enluminent un Bouddha
En gens pratiques, les ouvriers prélèvent sur
jeu les dépenses occasionnées par l'organisation de
la pagode, en ayantsoinde n'assembler les différentes
pièces qu'au fur et à mesure des fonds disponibles.
Tel est le village où végètent les deux cents Chinois
auxquels on confie la culture, la récolte des cannes,
la succession des opérations qui constitue l'industrie
sucrière. Chaque ouvrier reçoit six soleils-papier
(1 fr. 80) par jour, plus une ration de riz.
On ne considère plus que comme objets de curio¬
pansu.
le
sité les tours crénelées
du
debout aux quatre angles
Jadis, elles permettaient de réduire
les révoltes; car les mauvais traitements
corral.
aisément
dont
on
accablait les coolies déterminaient
de formidables
parmi
eux
explosions. Au premier signe précur¬
seur, on fermait les portes, et les meurtrières cra¬
chaient une grêle de projectiles jusqu'à ce que les
rebelles demandassent grâce, en livrant des otages.
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
167
Le feu cessait, et
la justice seigneuriale, froide et
inexorable, suivait
son cours.
Placé entre
ces
ennemis de l'intérieur
du
etlesbrigands
dehors, l'haciendado n'avait qu'une existence
précaire, aucunement comparable à la vie de sybarite
qu'il mène aujourd'hui. Les hacieudas qui, à l'heure
actuelle, jouissent d'un calme relatif, furent vivement
molestées, pendant la guerre du Pacifique. Pas plus
que les citadins de Lima, les biens fonciers n'étaient
à l'abri du
cupo : Ynfantas a payé, en une seule fois,
deux mille soleils-argent, huit mille francs environ.
Et quand une hacienda était taxée, le
propriétaire
avait tout
avantage à s'exécuter de bonne grâce; car
le moindre atermoiement recevait une
répression
immédiate. Les Chiliens détruisaient les machines à
l'aide de la
taire
dynamite,
ou
ils expédiaient
au
retarda¬
quelques centaines de cavaliers qui foulaient les
terrains et faisaient brouter à leurs bêtes indistincte¬
ment les
plants de café, le maïs ou la canne à sucre.
au Pérou
depuis 1850, les Chinois furent
d'abord employés à l'extraction du
guano, ce qui
équivalait à une condamnation aux travaux forcés.
Aujourd'hui, tout au moins près des villes, la situaIntroduits
lion de
infortunés s'est améliorée : le fouet du
commandeur n'existe qu'à l'état légendaire ; les coolies
ces
figurent plus à côté des taureaux et des porcs, dans
propriétés à vendre; ils travaillent
souvent à la tâche, et leur salaire se
règle d'après
ne
les inventaires de
l'offre
et la demande. Dans les conseils de
l'État, la
question de l'immigration asiatique revient de temps
50,000 MILLES
168
à autre à
l'ordre du jour,
question vitale pour le
le manque de bras fut toujours le
principal obstacle au développement de l'agriculture
et de l'industrie. Cette préoccupation légitime vient
de recevoir satisfaction. Par décret du 31 janvier 1884,
le général Iglesias, qui présidait aux destinées de la
République, a réorganisé le service de l'émigration.
Ce document crée une agence chinoise à Lima ; il
nomme un
agent officiel péruvien à Hong-kong et à
Macao; il accorde aux Chinois certaines garanties :
ces prescriptions seront-elles observées ?
La propriété d'Ynfantas appartient à l'ex-chef d'é¬
tat-major du commandant des forces péruviennes
pendant la dernière guerre. Elle est gérée par un
naturaliste français, ancien professeur à la Faculté de
Lima, ex-directeur du Jardin botanique de la capitale
péruvienne. Aidé par ses études spéciales, le gérant
défriche de nouveaux terrains, afin d'étendre les plan¬
tations. Une fois les deux cent cinquante hectares en
plein rapport, on pourra facilement échelonner les
récoltes et supprimer les chômages ; l'usine produira
alors quarante mille quintaux de sucre par an, soit
environ quatre cent mille francs de bénéfice net.
Mais pendant la durée des hostilités, il ne fallait point
songer à augmenter le nombre des bœufs sous peine
de voir, à bref délai, ces ruminants transformés en
biftecks par les belligérants. L'usine en possède
actuellement cinquante paires ; c'est là un maximum
pour le personnel dont elle dispose. Malheureuse¬
ment, l'industrie du sucre subit une crise redoutable ;
Pérou, puisque
DANS
l'invasion
russes a
ché
à
:
des
amené
L'OCÉAN PACIFIQUE.
produits allemands
une
,
169
autrichiens et
baisse considérable
sur
c'est la bataille de la betterave contre
sucre.
La racine l'emportera-t-elle sur
le mar¬
la canne
la graminée?
L'exportation du sucre prit de grandes proportions
au Pérou vers la fin de la guerre de sécession. A
cette époque, les Etats-Unis reprirent la culture du
coton, produit avec lequel celui du Pérou ne peut
entrer en concurrence. Dès lors, les propriétaires de
plantations de cotonniers se rejetèrent sur la canne à
sucre. A cette cause, il convient d'ajouter la révolte
de Cuba contre sa métropole, les révolutions d'Haïti,
les mauvaises récoltes de betteraves en Europe, il y a
vingt ans. Aussi, l'élan une fois donné, des sommes
considérables ont-elles été dépensées dans la fonda¬
tion des sucreries; et certes, il serait embarrassant
de répondre à cette question : Quelle est la prove¬
nance des capitaux enfouis dans
cette industrie?
Plusieurs banques, montées par actions, aidèrent les
usines naissantes, en leur prêtant sur hypothèque
les
sommes
nécessaires à l'achat des Chinois et des
machines. Mais aussi
des
beaucoup d'haciendados émirent
emprunts au delà des mers;
plus tard, ils
boursèrent
rem¬
cinq francs avec cinquante centimes, en
livrant du papier déprécié contre l'argent sonnant
qui avait afflué dans leurs caisses. C'est ainsi qu'un
beau jour, à la stupéfaction générale, le président
Pardo dit à l'Europe : «Nousne pouvons pas payer la
dette extérieure. » Les Péruviens sont des prestidi¬
gitateurs de premier ordre.
10
17 0
50,000 MILLES
Qui ne connaît, dans le même genre, l'anecdote
des bons Péruviens? Le gouvernement émit un em¬
prunt en offrant
comme garantie l'exploitation, pen¬
soixante-quinze ans, de certains gisements de
guano; or, celte exploitation dura juste vingt-cinq
ans. Y avait-il mauvaise foi de la
part du cabinet de
Lima, ou leditcabinet avait-ilété victime d'une erreur
d'estimation? Les deux hypothèses peuvent se soutenir;
les experts, les juges de ce pays reçoivent habituelle¬
ment des gratifications de la partie intéressée; il en
résulte des estimations fantaisistes et des procès
dant
illusoires.
Toutefois, le comble de l'audace, c'est ce que me
disait, en manière de justification, un membre du
gouvernement de Calderon : « La partie contractante
aurait dû vérifier la base de l'emprunt. » Dans un
cas de
l'espèce, l'actionnaire anglais ou français irat-il contrôler lui-même la promesse brillante
que
fait miroiter à ses yeux? Prendra-t-il le
l'on
paquebot
aux îles
pour aller s'enquérir de ce qui se passe
Chinchas, afin de souscrire en connaissance de cause?
Chargera-t-il un expert de vérifier l'assertion officielle
d'un gouvernement considéré comme sérieux? Evi¬
demment non; il échange son argent contre des bil¬
lets constellés de
hiéroglyphes, et, un beau matin, le
télégraphe annonce au trop confiant actionnaire que
ses titres ne valent
plus que le poids du papier. C'est
l'histoire des bitumes du Maroc et d'une foule
d'opé¬
contemporaines. Le Français, né
malin, s'y laissera prendre longtemps encore.
rations financières
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
171
II
A
époque fixe, les habitants de Lima éprouvent,
les Parisiens, le besoin de fuir la
capitale
pour le bord de la mer. Depuis que Chorrillos, le
Trouville du Pérou, a été détruit
par le bombardement
chilien, tout Limènien qui se respecte passe à Ancon
les trois premiers mois de
l'année, qui correspondent
à l'été de
l'hémisphère boréal. Pour comprendre l'àpropos de ce déplacement, il faut savoir que cette
station balnéaire, sortie du sable sous le
coup de ba¬
guette du président Balta, consiste en une centaine
de maisons de bois,
jetées au pied de collines dénu¬
dées, qui les abritent des vents régnants.
De cette disposition résulte une chaleur
étouffante
dont le moindre
privilège est d'activer la décompo¬
comme
sition du frai de
poisson, charrié
tités invraisemblables.
par
la
mer en quan¬
Quoique depuis le 1er janvier
jusqu'à la Saint-Sylvestre la température y soit à peu
près constante, chacun regagne Lima le Ier avril, pour
obéir au tyran
qu'on appelle la mode. A partir de
cette date
fatidique (c'est alors que nous y arrivâmes),
on ne
rencontre à Ancon que
maisons abandonnées et
meuble, plus un ustensile,
et comme il
n'y a rien à voler, on ne prend pas même
la peine de fermer les
portes. Sous les vérandahs, de
petits nègres jouent à la marelle, en se traitant de
senor
; quelques ânes à long poil errent dans les
rues
désertes; des mouettes apprivoisées piétinent,
d'un air
circonspect, sur les trottoirs en planches. Le
hôtelleries vides. Plus
«
»
un
50,000 MILLES
172
français Montcàlm dort paisiblement sur la
rade, entouré d'une nuée de pélicans; le pavillon du
contre-amiral commandant la station de l'océan Paci¬
vaisseau
au mât d'artimon. Trois cents de nos
compatriotes, emprisonnés entre ces murailles de fer,
surveillent nos intérêts dans cet hémisphère. Pour¬
quoi ne pas l'avouer? ce fut avec une joie mèlée'de
fique flotte
contemplâmes celte épave de la
tristesse que nous
patrie.
Près de la
ville,
trouve une vaste nécropole qui,
appartenu à une population très-
on
de toute évidence, a
considérable. Elle occupe une
sept à huit kilomètres carrés,
en
face de cette
mer
plaine sablonneuse de
inclinée
vers
l'ouest,
où le dieu des Incas, Pachacamac
(âme du monde), après avoir créé l'univers, s'éva¬
en marchant sur les eaux. Il faut voir dans ce
nouit
mythe poétique le soleil disparaissant à l'horizon,
quand il est parvenu au terme de sa course. Le sable
eût conservé longtemps son secret, si un heureux
hasard, les travaux de terrassement du chemin de fer
de Lima à Ancon, n'avait mis à découvert quelquesunes des sépultures. Depuis, on a violé ces tombes;
en maint endroit, le terrain conserve des traces de
bouleversement : les anlhropologistes, les amateurs
de céramique, les marchands de bric-à-brac, ont dis¬
persé les ossements, après avoir dépouillé les momies
et emporté les idoles sous la protection desquelles on
avait placé les morts.
L'autorité qui représente le gouvernement péru¬
vien (son laisser-aller mérite que la sagesse des na-
DANS
lions
L'OCÉAN PACIFIQUE.
s'y intéresse) n'exerce
sur ces restes
surveillance. Chacun fouille à
partie;
rains,
une
son
gré telle
173
aucune
ou
telle
armée de travailleurs retourne les
ter¬
nul s'en préoccupe. Aussi les ennemis
les plus redoutables de ce
peuple mort, ce sont les
habitants d'Ancon. Leur proximité de la
nécropole
est cause qu'ils
peuvent aisément exécuter les com¬
mandes, et jamais on ne fait vainement appel à leur
expérience. Poussés par la cupidité, ils arrachent les
sans que
bandelettes
et éventrent
les momies, dans
l'espoir de
quelque objet de prix. Le plus souvent, ces
chercheurs avides ne découvrent
que des poteries
grossières, des ustensiles destinés aux usages domes¬
tiques, des statuettes funéraires analogues aux oushabtiou déposés dans les tombeaux
d'Egypte, de
minces lames d'or et d'argent
appliquées sous la voûte
palatine des Incas, et destinées peut-être à payer le
passage d'un Styx à un nocher Caron. Les dépouilles
considérées comme sans valeur marchande, les
objets
brisés pendant le cours des opérations, forment des
amas confus de débris humains :
crânes, bras, jambes,
corps entiers; et n'étaient les squelettes d'enfants, on
pourrait se croire sur un champ de bataille où se sont
décidées les destinées de deux peuples.
En arrivant seul dans cette plaine sans
limites,
trouver
théâtre où les vivants font
morts une
guerre si
acharnée, je fus tenté d'amortir le bruit de mes pro¬
pres pas, afin de ne pas troubler le silence qui planait
sur la
nécropole. Je ne pus me défendre d'un senti¬
ment d'horreur; la nature
elle-même, comme pour
aux
10.
50,000 MILLES
174
protester contre ces spoliations, ne cesse de charrier
du sable, qui recouvre peu à peu les restes exhumés.
Le mirage agrandit les objets et les déforme : je me
crus
égaré dans un monde d'êtres fantastiques. Lancées
au
hasard et tombées la face contre terre,
unes
des momies
paraissent
soleil. D'autres sont fières
bunal
en
quelques-
extase devant le dieules juges d'un tri¬
comme
suprême ; le vent soulève leur chevelure jaunie;
sarcastique s'échappe de leurs lèvres parche¬
voir le sang couler dans les veines
de ces enfants du désert. En regardant de leurs yeux
vides, ils semblent dire : « Que viens-tu chercher
un
rire
minées ; on croit
dans
ces
solitudes? Te faut-il de l'or?
on nous a
tout
pris. Veux-tu savoir qui nous sommes? nous vivions
heureux sous le gouvernement des Incas ; les hommes
blancs venus du point où Pachacamac se lève chaque
jour, pour éclairer l'univers, se déchaînèrent sur
notre empire, comme un torrent dévastateur : cités
florissantes, populations industrieuses, monuments
publics, tout fut anéanti, sans que leur main sacrilège
ait épargné les temples du Soleil notre dieu, ni les
palais de l'Inca, notre père. Ils ont apporté l'arbitraire,
la ruine, la cruauté, où régnaient la justice, l'abon¬
dance et la douceur. Mais un jour, les Amautas nous
l'ont prédit, les Incas revivront; à leur voix, nos
descendants accourus des quatre coins du Pérou,
pousseront le cri de guerre contre les envahisseurs.
Qui pourra, qui osera résister au choc de la nation
conduite par l'Inca en personne? On entassera ruine
sur ruine
pour effacer tout souvenir d'un passé à
Indiens
péruviens.
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
jamais détestable.
175
On relèvera les
temples
de la mine cachée ne
camac, et l'or
la lumière
que pour
de Paclia-
reparaîtra plus à
embellir la demeure de notre
divinité bienfaisante. Devant le
peuple assemblé,
l'Inca rendra la justice
; il tracera le sillon avec la char¬
rue; il fécondera de nouveau les
sables arides, et, en
assistant à la délivrance attendue
depuis trois siècles,
nous tressaillirons dans
nos liens! »
Pauvre peuple, durmez sous le
sable. Non, les
Incas ne reviendront
point. Soumettez-vous à l'in¬
flexible loi qui
régit deux populations superposées et
parvenues à différents degrés de civilisation :
la plus
faible meurt ou s'enfuit. Elle
meurt
l'espace lui
étouffée, quand
manque ; elle fuit le contact de la
plus forte, si le désert est à sa libre
descendants
ont
trouver le
repos
et la liberté. Mais la civilisation
le continent de toutes parts; afin de
besoins toujours croissants du vieux
étrangère
presse
pourvoir
aux
monde,
on
Amérique
;
viendra chercher les trésors de la
jeune
on couvrira le nouveau continent d'un
réseau de voies de
quera
communication, et le blanc
l'homme rouge dans son dernier
repaire
Que le touriste ne s'illusionne pas
chercher à pratiquer lui-même des
sans
race
disposition. Vos
gagné les Cordillères, espérant y
points de repère,
au
tra¬
point de
excavations
:
données précises sur la
façon d'opérer, il perdrait son temps et sa
peine.
Songez platoniquement à cet Espagnol qui tira
sans
cinq
millions du tombeau d'un
Inca, et adressez-vous au
senor
Manuel, un beau nègre obséquieux. Il em-
50,000 M I LI,E S
376
il réunit les outils néces¬
direction habile on peut encore
bauche des travailleurs,
saires, et sous sa
quelques trouvailles. Il enfonce avec précau¬
sonde dans le sable ; celte tige de fer qui
prolonge ses doigts transporte le sens du toucher
au-dessous du sol : à deux mètres de profondeur, il
reconnaît une momie, des poteries, des pierres. Ma¬
nuel parodie à samanière l'adage : « Time is money »
en le mettant sous la forme plus orientale et plus
pratique : « Labour is money » ; aussi ne donne-t-il
jamais qu'à coup sûr le premier coup de pioche.
Les sujets des anciens Incas sont réduits au mini¬
mum de volume : le fémur et le tibia ramenés vers le
corps, les bras ployés, le tout entouré de coton et
d'étoffes, serrés étroitement par des liens. Ils croyaient
les occupations de la vie future analogue à celles
d'ici-bas ; aussi les momies portent-elles sur la poi¬
trine une calebasse remplie de maïs, de poisson, de
sel, en parfait état de conservation ; on y trouveaussi
du fil, des aiguilles, de la coca, dont les feuilles mâ¬
chées par les voyageurs soutiennent les forces, cal¬
ment la soif et permettent de rester deux ou trois
faire
tion la
jours sans
prendre d'aliments. En un mot, on mu¬
nissait les morts
avec eux
leur existence
chiens et des
nécessaire pour
voyage ». On enterrait éga¬
qui avait joué un rôle dans
; les animaux qu'ils ont aimés, des
singes enserrés dans des bandelettes,
entreprendre le
lement
de tout ce qui est
« grand
tout ce
gisent à côté de
jouets auprès des
leurs dépouilles. On trouve des
enfants, des bijoux auprès des
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
femmes, des métiers et des filets
des pêcheurs, des armes à côté
et
177
à côté des artisans
des guerriers.
Leur croyance à la résurrection
qu'ils prenaient
explique le soin
pour conserver les corps, et
pour¬
tant leur méthode
ment des
ne
rappelle en rien l'embaume¬
Egyptiens. A la vérité, quelques écrivains
parlent d'aromates
et de
résines
; mais
l'aspect et
l'examen des momies
impériales découvertes à Cuzco
ont démontré l'inanité d'une
telle
hypothèse. Il faut,
croyons-nous, attribuer cette étonnante conservation
à la sécheresse
perpétuelle et aux influences nitreuses
des terrains. Et ce
qui donne un certain poids à cette
différents objets exposés à
l'air changent
d'aspect et d'état : les sels devienneut
déliquescents, les poteries exsudent, les étoffes se
désagrègent et tombent en poussière.
De même
que dans les tombeaux étrusques, on ne
trouve dans les
sépultures péruviennes aucun usten¬
sile en fer ; on n'y rencontre
que du bronze, de l'ar¬
gent et de l'or. On sait, en effet, que les Incas ne
connaissaient pas le fer, et
qu'ils le remplaçaient par
cet alliage de cuivre et d'étain
dont la composition a
opinion, c'est
été trouvée
monde que
que ces
la même aussi bien dans le
nouveau
dans l'ancien continent. Or, les groupes
ethniques qui incinéraient et ceux qui inhumaient
sont
d'origine absolument distincte, et l'on cite comme
anormal le fait signalé récemment
par M. du Châtelier : ce savant aurait trouvé en
Bretagne le rite de
l'incinération avec des armes de bronze.
Pourtant,
certaines momies
péruviennes semblent porter des
50,000 MILLES
178
il est permis de supposer
qu'ici le feu n'était employé que comme auxiliaire,
traces
d'incinération ;
afin d'obtenir une diminution de volume, et
un
peut-être
commencement de dessiccation.
Comment expliquer une pareille agglomération de
débris humains? On rencontre çà et là des pierres et
des constructions cyclopéennes ; ces vestiges, on l'a
supposé, formaient l'enceinte d'une ville. Toutefois,
plus riches gisent en dehors d'une
sorte de muraille circulaire, construite à l'aide de
blocs juxtaposés ; d'ailleurs, l'étendue de la nécro¬
pole est trop considérable pour qu'une seule ville
ait pu l'alimenter; une excursion aux environs va
nous fournir une réponse catégorique.
A quatre ou cinq kilomètres de là, à l'entrée de la
vallée des haciendas, on aperçoit les ruines d'une
les tombes les
les sables. Aussi loin que
la
peut s'étendre, les murailles émergent du sol :
des adobes superposées, des constructions pélasgiques, des amas de poteries brisées, c'est tout ce que
l'on voit; déjà, les vagues sablonneuses se dressent
menaçantes : on peut calculer, presque mathémati¬
quement, l'instant où ces restes disparaîtront. Cepen¬
dant, les chercheurs ne portent point leurs efforts de
ce côté ; du moins, nous ne croyons pas qu'on y ait
encore exécuté de fouilles méthodiques, bien que
l'on puisse espérer y surprendre, comme à Pompéi,
la vie intime de ces intéressantes populations. La
civilisation moderne passe indifférente à côté de ces
débris ; les caravanes évitent ces parages, peut-être
cité à demi enterrée
vue
sous
DANS L'OCEAN
PACIFIQUE.
179
par une crainte
superstitieuse; seul, le sifflet des
locomotives trouble, à intervalles
réguliers, le silence
de
ces
solitudes.
En
gravissant les collines qui ferment la baie
d'Anle sud, on
observe, sur le flanc d'un cône,
succession de terrasses
qui marquent l'emplace¬
con vers
une
ment
terre
d'une autre cité. En
examinant les cubes de
juxtaposés, on songe à la pairie d'une vestale
infidèle; dans ce cas, en effet, comme dans la
Rome
antique, la vierge du Soleil était enterrée
vivante
;
on rasait et l'on
semait de
pierres le village qui l'avait
vue
naître, afin d'effacer, dans la mesure du
jusqu'au souvenir de l'existence de la possible,
prêtresse
infâme.
Pas la moindre
rivière, pas une flaque d'eau,
pas
pouce de terre végétale, à
cinquante
kilomètres
à la ronde. Ce n'est
point là une de ces contrées
qui
un
puissent tenter le déploiement du labeur
humain. Ces
bandes
sablonneuses du littoral et la nature
accidentée
dn sol
opposent autant d'obstacles au
développement
de l'agriculture et à la
facilité des
communications.
Les anciens Péruviens
triomphèrent pourtant
de
ces
difficultés. Dans leur sollicitude, aidés
par les bras
de tout un
peuple, les empereurs fertilisèrent ces
plaines; ils construisirent des routes de
quatre mille
kilomètres de long; ils
jetèrent sur
les abîmes des
ponts suspendus ; en certains
lieux, ils cachèrent
môme l'aridité du sol sous
une couche de
terre
tale.
Pas
plus
végé¬
les monuments publics,
ouvrages n'ont pu résister à la
conquête. Les
que
ces
uns,
10,000 MILLES
180
jugés inutiles,
gisent sous les
sables ; les matériaux
édifier de nouvelles construc¬
tions, et le prêtre catholique entonne des psaumes aux
lieux où retentirent jadis les chants des Fils du Soleil.
Une grande route tracée obliquement à la ligne de
pente des montagnes mène, des ruines que nous
venons d'examiner, à la vallée des haciendas et se
bifurquait sans doute, autrefois, pour aller rejoindre
utilisables ont servi à
la
nécropole. C'était une de ces mille artères qui
Cette route vit peut-être une
sillonnaient l'empire.
promenades majestueuses qui revenaient
périodiquement, lorsque le Fils du Soleil parcou¬
rait ses États, pour rendre la justice, écouter les
réclamations, examiner par lui-même les besoins des
de
ces
marche triomphale
de soldats armés de lances,
étendards déployés, armes étincelantes. Entouré de
la garde impériale, l'Inca invisible, à la fois législa¬
teur, loi et divinité, était porté dans une litière d'or
enrichie de pierres précieuses. Les grands de l'em¬
pire, les Incas, les Curacas, ou chefs des territoires
conquis, se disputaient l'honneur de porter le fils de
Pachacamac. Et le peuple, accouru de toutes parts, se
pressait au-devant du cortège et répandait des fleurs
son passage, en s'écriant : «0 très-grand et trèspuissant chef, ô toi qui commandes à l'autel et au
foyer, seul souverain maître du monde ! »
différents districts.
Le cortège en
était composé de frondeurs,
sur
On
a
beaucoup discuté, on
discute encore sur l'ori¬
vraisemblable
gine de ce peuple. La théorie la plus
assigne pour origine aux Incas le plateau
central de
DANS
l'Asie. Sous
flots de la
L'OCÉAN PACIFIQUE.
181
l'impulsion des armées chinoises, les
humaine
qui occupait ces régions se
précipitèrent à la fois à l'Occident et à l'Orient. Les
premiers, sous le nom de Huns, envahirent l'Europe,
jusqu'aux rivages de la mer Atlantique. Les autres,
refoulés à l'est, colonisèrent l'Amérique, sans avoir
à lutter contre des nations
guerrières. Là, aussi, des
populations stagnantes furent absorbées par une race
plus vivante. Les autochthones, descendants de ces
hommes de l'époqu e quaternaire dont on a retrouvé les
restes, reçurent les élémentsdecivilisation quelesnouveaux venus
portaient avec eux, comme un palladium.
D'ailleurs, on retrouve dans les instilutions des
Incas, dans leurs usages, dans leur langue, un grand
nombre de points de contact avec celles des races
connues. Nous avons
déjà fait cette remarque à pro¬
pos de leurs productions artistiques, et ces considé¬
rations nous amènent presque à admettre entre
ces
races différentes
une
communauté d'origine.
Consultons les annales de la Grèce, de l'Italie, de
l'Inde, de l'Inilo-Chine, de la Chine.
L'empire péruvien avait quelque chose des institu¬
tions grecques : des lois draconiennes
punissaient
de mort le vol, l'assassinat, le
blasphème, l'adultère,
les propos irrespectueux envers l'Inca, l'incendie
d'un
mer
pont.
Fondée
les
phénomènes célestes, la religion de
l'empire rappelle celles de la Phénicie, de la
Chaldée, de la Perse : Melkart, Sérapis, Ormuzd,
sur
Mithra, Phébus, Hercule, n'étaient
que
les différents
n
50,000 MILLES
182
noms
du
Dieu-Soleil; le même feu sacré
devant les
qui brûlait
brûlait
autels de Melkart. C'est pendant les
images
de Pachacamac à Cuzco
Tyr sur les
nationales du Raymi que l'on allumait cette
flamme sainte, dont on confiait l'entretien aux Vierges
du Soleil, comme à Rome on le confiait aux Ves¬
tales. Comme les Romains aussi, les Incas consul¬
à
fêtes
taient les
entrailles des victimes,
afin d'y lire les
Ils tracèrent dans tout l'em¬
voies de communication ; ils
absorbèrent méthodiquement les tribus environnan¬
tes et transportaient à Cuzco les chefs soumis, afin de
leur apprendre la langue et les usages de la cour. Le
sénat romain faisait-il autre chose en appelant dans
la ville éternelle ces barbares, dont les descendants
devaient revêtir la pourpre impériale?
Comme en Egypte et chez les Pélasges, on retrouve
dans l'architecture des Péruviens la force, la solidité,
le massif des formes, plutôt que la recherche de
mystères de l'avenir.
pire d'immenses
l'élégance artistique.
Comme
dans l'Inde, les Incas
vivaient sous le
régime des castes. A la mort d'un empereur ou d'un
grand personnage, plusieurs de ses femmes et de ses
domestiques favoris étaient immolés sur sa tombe,
afin de lui tenir compagnie et de le servir dans les
régions de l'éternité.
De même que dans le royaume de Siam, l'héritier
présomptif est tenu de faire un stage au milieu des
bonzes, de revêtir le costume religieux, de marcher
pieds nus, de s'astreindre au jeûne et d'étudier la
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
183
théogonie bouddhique, de même au Pérou, l'héritier
placé aux mains des Amautas (sages),
du trône,
était rompu aux
jeûnes el instruit dans le
cérémonial
compliqué de la religion de Pachacamac.
Comme
Chine, c'élait, dans tout l'empire,
aveugle à l'autorité, l'importance de
l'étiquette, le culte des ancêtres. L'empereur de la
Chine ne s'intitule-t-il pas,comme l'Inca, Fils du Ciel
ou Fils du
Soleil?Ne conduit-il pas, comme
l'Inca,
une fois
par an, la charrue d'or devant le peuple
assemblé, afin de manifester son respect pour l'agri¬
en
l'obéissance
culture
et
d'encourager ainsi les
travaux des
Les Chinois n'observent-ils
pas, comme on
au
champs?
le faisait
Pérou, l'époque des solstices, afin de déterminer
celle de leurs fêtes
religieuses?
Une dernière remarque a son
importance
:
autre¬
fois, à la Nouvelle-Zélande, les tombes étaient pour¬
vues de vivres; on
asseyait les morts en leur repliant
les membres, dans une
position analogue à celles des
momies
péruviennes.
au
simple hasard ce qu'on ne peut expli¬
quer d'une manière satisfaisante, est toujours chose
facile; nous aimons mieux croire (sans pouvoir le
Attribuer
démontrer
rigoureusement) à une communauté d'ori¬
gine entre ces divers peuples. D'ailleurs, la science ne
voit-elle pas, chaque jour, une vaste carrière s'ouvrir
devant elle, alors qu'elle croit avoir atteint le terme
de sa course ? Hier, on
ignorait l'existence du vieux
peuple de Sumir à qui les Phéniciens durent tant :
cette antique
peuplade sort aujourd'hui des limbes.
50,000 MILLES
184
De même,
l'histoire approfondie des Incas apportera
page à l'histoire de l'humanité. Nous espérons
qu'on pénétrera plus avant dans les mystères qui
enveloppent le berceau des races, et que de nouvelles
données permettront de résoudre une question qui
confine à l'unité de l'espèce humaine.
Le cône autour duquel les terrasses de la ville
ruinée serpentent comme un limaçon, surplombe une
plage environnée de récifs, où la mer brise ses
volutes avec des grondements sinistres. Ce qui donne
du caractère à cette grève isolée, c'est la vie, le mou¬
vement, un mouvement tumultueux, exubérant:
pélicans, mouettes, crabes, cormorans, phoques, tout
ce qui vit de la mer et dans la mer s'y agite tumul¬
tueusement ; cette animation forme un contraste
étrange avec les ruines suspendues dans les airs.
Pêcheurs effrénés, les pélicans et les cormorans se
laissent tomber de tout leur poids dans l'écume,
dévorent les poissons à leur convenance et se réfu¬
gient ensuite à tire-d'aile sur les rochers, pour digérer
au soleil ; leurs longs cous alignés sur les crêtes des
îlots ressemblent aux sommets d'une grille armée de
sa
lances.
Les crabes rosés
marchent par bataillons serrés,
phalanges d'une migration barbare. Ces
la mer s'approchent du visiteur, espé¬
rant gagner quelque chose ; mais, au moindre mou¬
vement offensif, la troupe prend l'aspect d'une mer
houleuse, en reculant sur les inégalités du sol, et les
.plus rapprochés s'engouffrent instantanément dans
comme
les
écumeurs de
DANS
les
L'OCÉAN PACIFIQUE.
185
trous
qui criblent le sable. Ces crustacés ne
qu'en agglomération, et non en société ; chacun
n'a souci que du droit du plus fort. Aussi le
plus
grand ordre est-il loin de régner dans les rangs de
ces
légions ; des combats singuliers se livrent sur les
ailes de l'armée ; le vainqueur fait
claquer ses man¬
dibules; il fouille avidement avec ses pinces les
entrailles de son adversaire, et la lutte finit
toujours
par un festin. Malheur au naufragé qui atteindrait
cette plage et qu'une blessure
empêcherait de se
défendre ! assailli de tous côtés par ce flot vivant, du
blessé, il ne resterait bientôt plus qu'un squelette
vivent
blanchi.
Loin du
chent
nent
regard des hommes, les phoques s'accro¬
gauchement aux aspérités des roches et vien¬
s'échouer sur la plage; ils prennent leurs ébats
et tiennent des conciliabules
moindre
sur
le sable tiède.
Mais,
bruit, dès qu'un être humain jette
sur le cénacle un
regard indiscret, les amphibies
se traînent vers la mer, en
poussant des cris rauques : ils plongent par bonds successifs ; leurs croupes
noires se montrent encore
par intervalles au-dessus
des eaux, avant de se perdre dans l'étendue.
Cependant, le soleil commençait à baisser ; il
fallait songer à regagner Ancon. Après avoir
gravi les
monticules qui bordent la plage, nous
côtoyâmes de
nouveau les murailles de la cité
antique. Un vieil
Indien accroupi sur la colline, dans la
pose des
momies, se profilait sur le ciel jaune -, il chantait une
complainte lugubre, et ces notes graves au milieu des
au
50,000 MILLES
186
produisaient une impression indéfi¬
apercevant, il se tut et se mit à
regarder fixement le soleil, dieu de ses ancêtres,
s'abîmer dans les profondeurs de l'Océan
Plus loin, entre deux rochers, le vaisseau-amiral
apparaît de nouveau. A ce moment, le disque du
soleil entouré de stratus noirs liserés d'or rejoignait
l'horizon. Le drapeau national descendit lentement
dans les airs, et les accents delà Marseillaise, portés
par le vent, arrivèrent jusqu'à nous. Tout évoquait à
notre esprit le souvenir de la patrie absente; les trois
couleurs avaient disparu; la nuit étendait peu à peu
ses ombres sur la
rade : debout à la même place,
ombres du soir
nissable. En
nous
Le
nous
écoutions
encore
lendemain, le chemin de fer nous ramenait à
près d'un riche haciendado à qui
je ne manquais pas de parler de la ville maritime
antique : « Oui, me dit-il, quelques esprits spécu¬
Lima. J'étais assis
cité florissante, au
s'en préoccupe aujour¬
d'hui? Croyez-moi, personne ne se donne la peine
d'aller interroger ces pierres. » Et en passant dans la
vallée des haciendas, je m'extasiais sur la fertilité
des terres : « Oh ! reprit mon interlocuteur, pour
latifs
prétendent
que ce
fut
une
temps des Incas ; mais qui
il faut avoir de l'eau ; ainsi,
quand un nuage crève au-dessus d'un district, on
peut vraiment dire que chaque goutte de pluie se
transforme en piastre; songez qu'on estime à huit
millions la récolte due à une pluie de quelques
heures dans la quebrada de Huasco. Malheureusefaire de belles récoltes,
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
187
ment, le fait est trop rare pour qu'on puisse
escompter ces averses bienfaisantes ; d'où la nécessité
de
se
rabattre
niviium
sur
les moyens artificiels.
0fortunatos
Pardon, je préfère vous parler espagnol.
Heureux les haciendados des bords du Rimac! pen¬
dant l'hiver, à l'époque des pluies sur la Cordillère,
la rivière maintient
un
niveau constant dans les ace-
quias; l'haciendado regarde faire, lanature se charge
temps des Incas, il ne pleuvait pas plus
souvent qu'aujourd'hui ;
pourtant, ce genre de
préoccupation n'existait pas : l'Empereur en personne
se
chargeait de distribuer et de construire les aque¬
ducs. A l'heure actuelle, nous sommes aux prises
avec des difficultés de tout genre ; il faut chercher de
l'argent, des travailleurs, de l'eau, des machines.
Quand on a tout cela, il faut lutter contre les bri¬
gands; au lieu de nous venir en aide, le gouverne¬
ment (quand il en existe un), sans cesse obéré, se
montre uniquement préoccupé de percevoir des
taxes ; fasciné par l'éclat trompeur des richesses
minérales, il se tourne vers les mines, y dirige ses
chemins de fer et ne donne aucun encouragement à
l'agriculture. »
du reste. Au
l'agonie d'un peuple.
couronnement de kalakaoua
a
honolulu
Ier, roi d'hAWAÏ,
(12 février 1883).
L'archipel des îles Sandwich ou Hawaï, chaînon de
ignée qui environne l'océan Pacifique,
groupe ses huit îles à sept cents lieues des côtes de
Californie. En 1778, Cook y trouva des sauvages ado¬
rateurs de la déesse Pèlé. Cette divinité impitoyable
habitait le plus vaste cratère du monde, le Kilauea, et,
comme Moloch, le dieu punique, elle réclamait des
sacrifices humains que les indigènes accomplissaient
à l'époque des éruptions. Les Hawaïens dévoraient
ensuite les chairs pantelantes des victimes, dans d'ef¬
froyables orgies. Ces tribus sanguinaires parlaient la
même langue que les naturels si serviables de l'île de
Talti ; la même migration avait essaimé les Maoris sur
des archipels distants de huit cents lieues.
L'apparition des Européens troubla les Hawaïens
dans leur solitude. Ils s'assemblèrent sur le rivage
pour examiner les deux vaisseaux anglais qu'ils re¬
gardèrent comme des îles flottantes et, en se proster¬
nant sur le passage de Cook, ils le prenaient pour leur
la ceinture
50,000 MILLES
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
189
dieu
Rono, ancien Lycurgue d'Hawaï qui abandonna
les îles, après leur avoir donné des lois. La tradition
ne
rapporte pas si cette législation interdisait l'accès
de l'archipel aux
étrangers; toujours est-il que le
célèbre Cook, honoré d'abord comme une
divinité,
fut ensuite assassiné, comme un
simple mortel, par
les insulaires.
Avant cet événement
tragique, le navigateur an¬
glais avait eu plusieurs entretiens avec le chef maori.
Ce chef, appelé Kaméhaméha, sut mettre à
profit les
conseils de l'étranger, et il créa véritablement un
peuple, en appelant à la vie nationale les tribus
éparses sur les îlots. Dans le principe, il combattit
pour réduire chaque peuplade, briser les résistances,
apaiser les révoltes. Mais ces batailles n'avaient pour
but que d'assurer la paix, et les
pirogues de guerre du
roi portaient la civilisation sur toutes les
plages envi¬
ronnantes. Kaméhaméha,en donnantdeslois au
peuple
hawaïen, ne craignit pas de restreindre le pouvoir
royal; il associa à son œuvre des hommes supérieurs
et s'inspira de leurs conseils : « Je serai le dernier à
violer les lois de mon
pays » disait-il à Vancouver.
Il
encouragea l'agriculture; il voulut créer une ma¬
,
rine, et dans ce but il apprit, comme Pierre le Grand,
l'art de travailler les bois. Il
accompagnait les ouvriers
dans les forêts; il les
dirigeait comme l'aurait fait un
contre-maître. Le roi
polynésien soupçonnait le prin¬
cipe des nationalités; désireux de réunir sous son
sceptre tous les Maoris océaniens, il rêvait la conquête
de Taïti, quand la mort vint le
surprendre. On le voit,
il.
50,000 MILLES
190
l'archipel se résume dans le nom de ce
sauvage de génie, Kamèhaméha.
Sous l'influence de la législation de son premier
l'histoire de
peuple hawaïen s'éleva rapidement au-dessus
peuplades polynésiennes. On en trouve la
preuve dans ce fait que la veuve de Kaméhaméha I",
Kaahumanu, devenue régente à la mort de son royal
époux, fit adopter sans difficulté par son peuple les
vêtements d'Europe et surtout les chaussures consi¬
dérées jusqu'alors dans l'archipel comme ornements
superflus. Chacun sait combien les peuples primitifs
ont de répugnance à adopter cet usage; on sait aussi
que, à l'heure où nous écrivons ces lignes, tous les
autres Maoris marchent pieds nus. Nous considérerons
chef, le
des autres
donc les Hawaïens comme
licés de la
les plus anciennement po¬
cinquième partie du monde.
La richesse arriva dans le pays en
que la civilisation. Honolulu,
le rendez-vous des pêcheurs
même temps
devenue de bonne heure
à la baleine, dut à cette
population flottante la principale source de ses re¬
venus. Vers 1850, il y venait encore, par année,
trois cents navires baleiniers attirés par les profits
d'une pêche qui rapportait, à chaque saison, cinq
cent mille
barils d'huile.
Aujourd'hui, cette industrie n'existe plus; les cé¬
ayant abandonné ces parages, les pêcheurs ont
disparu en même temps. Aidés par les rapides pro¬
grès de la Californie, les colons hawaïens s'adressèrent
alors à l'agriculture; le traité de réciprocité conclu
tacés
avec
les
Étals-Unis
en
1876 contribua à stimuler la
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
production : dès 1879, on exportait
50 millions de livres de sucre.
Le dernier des Kamèhaméha
est mort
1874. Dix
191
déjà d'Honolulu
(cinquième du nom)
au moment où les
fédéraux américains combattaient les armées du Sud
au nom de l'abolition de
l'esclavage, le roi d'Hawaï
en
ans
avant,
promulguait
article
:
«
une constitution dont
Tout esclave qui met le
d'Hawaï est libre.
»
voici le premier
pied sur la terre
Le même document édictait la
transmission héréditaire du
pouvoir, ajoutant
que,
dans tous les cas,
le roi devait, de son vivant, dési¬
successeur. Pourtant, Kamèhaméha V se
gner son
refusa obstinément à
à recueillir
converti
son
Je personnage
destiné
héritage. Resté superstitieux, quoique
nommer
protestantisme, il croyait une telle mesure
abréger ses jours. Son successeur, un
descendant du chef de la dynastie, marqua son
règne
éphémére par l'ouverture de négociations avec les
États-Unis, sur la base d'une cession de territoire à
au
de nature à
l'Union.
A
sa
mort, Kalakaoua, homme influent, mais
attache
la famille
sans
qui avait régné jus¬
qu'alors, fut élu par les suffrages populaires; Kala¬
kaoua, candidat du parti américain, triomphait contre
la reine douairière Emma, patronnée par les
Anglais.
Le nouveau monarque s'aperçut bientôt qu'il servait
de jouet à ses protecteurs; les tendances annexion¬
nistes de ceux-ci étaient manifestes, découverte fâ¬
cheuse, pour un homme résolu à maintenir l'indé¬
pendance nationale. Il chercha donc à secouer le joug.
aucune
avec
50,000 MILLES
192
Aujourd'hui comme alors, deux courants d'opinions
partagent la cour hawaïenne : le parti américain et
celui qu'on pourrait qualifier de national. Ce dernier,
composé d'Américains naturalisésHawaïens, ne cher¬
che qu'à vivre en paix avec tout le monde et à signer
des traités de commerce, avec les Etats-Unis de pré¬
férence, mais en restant hawaïen. L'autre, composé
de Yankees, vise à l'annexion pure et simple : « La
destruction de la race indigène est certaine, disentils; l'extinction totale des Tasmaniens ne s'est-elle
pas opérée en soixante-douze ans? D'ailleurs, les
Américains du Nord introduisirent la civilisation dans
ces îles; à ce titre, nous réclamons l'héritage des
Maoris. » La première partie du raisonnement amé¬
ricain trouve sa justification dans les faits. Cook esti¬
mait la population de ces îles à 400,000 âmes ; ce
chiffre tombait à 70,000 en 1861 et à 45,000 en 1882.
On attribue cette mortalité aux guerres incessantes
conquête, sous Kaméhaméha Ier, et aux épidé¬
qui ravagèrent l'archipel, à plusieurs reprises.
En 1804, c'est la peste; en 1850, la rougeole; en
1853, la petite vérole qui emporte plus de 10,000
de la
mies
personnes.
les
la
11 est facile de calculer l'époque à laquelle
indigènes seront réduits à néant.
En vingt années,
population maorie a diminué de 30,000 âmes;
vingt-cinq ans, il ne restera plus un seul
dans
Hawaïen.
Aussi les colons
s'attachent-ils à multiplier les
machines, afin de restreindre, autant que possible,
le travail de l'homme. Toujours cette question vitale
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
du défaut de bras
193
qui surgit devant les planteurs
océaniens, question complexe que nulle part on n'a
pu résoudre à la satisfaction de tous. Les naturels des
archipels micronésiens (îles Hébrides, Marshall, Gil¬
bert) résistent mal au climat relativement rude de
l'archipel des Sandwich. Ce climat convient beaucoup
mieux
Chinois; mais
compte déjà quinze
asiatique commence à
être considérée comme un danger. On a
songé aux
coolies de l'Inde, quoique les services rendus par eux
dans les colonies où leur introduction a été décidée,
soient diversement appréciés; mais les Américains,
craignant de voir l'inûuence anglaise s'accroître par¬
ce seul fait, s'opposent de toutes leurs forces à
l'adop¬
tion d'une telle mesure. Actuellement, les planteurs
sandwichiens recrutent leurs travailleurs en Suède,
en
Allemagne et aux îles Açores.
Pour en revenir à notre sujet, tous les partisans de
l'annexion soutiennent leurs théories dans les jour¬
aux
on en
mille ici, et l'invasion de ce flot
naux
californiens. Et ils ont failli réussir
ils touchaient
au
1874,
but; l'acte d'annexion allait être
:
en
signé, quand l'élection de Kalakaoua vint tout re¬
mettre en question. D'autre part, les individus de race
indigène, sachant fort bien de quelle manière on traite
aux États-Unis les citoyens de couleur,
opposent une
vive résistance à toute idée d'annexion. L'élément
étranger lui-même, ne supportant aucune lourde
charge, préfère conserver le statu quo, que se livrer,
pieds et poings liés, à la férule des politiciens de
Washington.
50,000 MILLES
194
Kalakaoua, ballotté
blée
pendant six ans entre ces deux
triompher en arrachant à l'Assem¬
législative de 1880 le vote de la solennité du
finit
groupes,
par
Toutefois, les députés d'Hawaï mirent
couronnement.
complaisance : les frais de la céré¬
devaient pas dépasser dix mille dollars. En
demandant ce vote avec insistance, le roise proposait
des bornes à leur
monie
un
ne
double but
s'affranchir de la tutelle de l'Union et
:
s'entourer d'un
prestige
la souveraineté;
car,
indispensable à l'exercice de
nous
l'avons
vu,
Kalakaoua
point issu de la famille des Kaméhaméha; le
géant de l'archipel ne le couvre pas de sa grande
n'est
ombre.
plus tard, le 12 février, au lever du soleil,
le palais royal et les navires
de la rade se couvrirent de pavillons et d'étendards.
De la mer, on voyait voltiger au-dessus des toitures
toutes ces bannières qui, par leurs mille couleurs,
répandaient un air de fête. Des escouades de con¬
damnés échelonnés dans les rues éparpillaient des
bambous sur le chemin que le cortège allait suivre
pour se rendre à la demeure royale. Çà et là, des
officiers du palais couraient affairés, donnant des
ordres, activant les travaux, faisant combler les fon¬
Trois
le
ans
canon se
mit à tonner,
drières.
N'ayant rien de mieux à faire (je possédais une
place réservée sous la vérandah d'honneur), je me mis
à examiner les
différents groupes :
francs-maçons,
délégués des îles, sociétés de bienfaisance, écoles,
membres de l'église mormone. Tout ce monde vêtu
DANS
à
L'OCÉAN PACIFIQUE.
l'européenne (hautes
nouveautés
d'Honolulu)
195
man¬
à la fois de prestige et d'intérêt. L'habit noir, le
chapeau de soie prédominent dans l'assemblée. Des
gilets en cœur émerge le visage cuivré des Maoris;
les profils osseux des Américains
planent sur la mul-,
titude; les robes claires des femmes indigènes déta¬
que
chent
sur ce
fond sombre
quelques notes gaies.
Hàlons-nous de dire que le touriste naïf, fraîche¬
ment
débarqué à Honolulu, se tromperait étrangement
espérait rencontrer ici une parcelle de pittoresque :
Honolulu est une cité américaine, au sens litéral du
s'il
mot.
Fumée de charbon de terre, affiches
tapageuses,
cosmopolite, activité fiévreuse, rien ne
manque à la ressemblance. On sent que la maxime
chère aux Américains, « Go ahead,
help yourself,
architecture
never
mind
»,
est ici fort
en
honneur. A la vérité, les
visages offrent une gamme chromatique de couleurs
bronzées; mais, depuis soixante ans, le peuple hawaïen
a été
projeté dans un moule apporté de Californie.
On pense
involontairement à ces machines de Phila¬
delphie qui servent à confectionner les fusils de traite:
une
tité
barre de fer
avance
horizontalement d'une quan¬
donnée; le marteau-pilon tombe lourdement, et
d'un seul
coup façonne la pièce détachée en forme
de chien. Ici, le
marteau-pilon, c'est le Yankee; le
chien, c'est l'indigène.
L'influence anglo-saxonne s'étend naturellement
aux sectes
religieuses : catholiques et protestants for¬
ment deux classes à
peu près égales. Mais tandis que
la mission catholique, enfermée dans les limites de
50,000 MILLES
196
spirituel, décline toute ingérence dans la
politique, les méthodistes ambitieux, intrigants et
possesseurs de vastes domaines, dirigent le pouvoir
depuis le jour où Kaméhaméha I" les appela dans son
royaume. Avec la Bible, ils importèrent la monarchie
représentative ; le roi gouverne encore aujourd'hui
son
rôle
assemblée. Cette
implique la création d'un grand nombre
de places que les méthodistes font occuper par leurs
avec un
conseil de ministres et une
constitution
manière, ils entourent d'une ombre
ombre de roi, qui gouverne d'après les
indications réformées. Ceci dit, on s'explique aisément
favoris. De celte
de
cour une
que des
nuscule
personnages fort nombreux pour un Etat mi¬
occupent la scène officielle, et que tous les
jeunes gens désireux d'arriver,
embrassent le protes¬
tantisme.
La
race
américaine, forte et puissante, a commu¬
niqué au peuple hawaïen une certaine activité. Que
si l'on considère les Polynésiens dans d'autres régions,
à Taïti, à l'archipel Noukahiva, aux îles Gambier,
on ne peut constater que sa stagnation et son impuis¬
sance. ici, commerce, finances, politique, rien ne
demeure étranger à la population. Mais la race poly¬
nésienne est trop chétive pour supporter le poids
d'intérêts si divers ; le Hawaïen plie sous le faix. II est
transformé, mais cette transformationluicoûterala vie.
le flanc de la colonne le
grand maréchal du palais, couvert d'or, de broderies,
d'aiguillettes, de panaches; pareil à un chef d'armée
qui jette un coup d'œil sur ses troupes, il arrête ses
Tout à coup,
paraît
sur
DANS
dernières
Le
L'OCÉAN PACIFIQUE.
dispositions et commande
cortège s'ébranle,
avec
:
«
ordre d'abord
I9T
En avant !
;
»
mais peu
à peu,
tout se mélange en un toliu-bobu indescrip¬
tible; la boue frappée par les bambous qui jonchent
la chaussée, rejaillit sur les invités; les robes des
femmes indigènes traînent dans la
fange, et c'est en
fort piteux équipage que les
groupes entrent dans
l'enceinte qui leur est réservée.
Voici les dispositions prises
pour la cérémonie : la
vérandah du palais, destinée aux invités de distinc¬
tion, communique par une plate-forme avec une sorte
de pavillon octogonal où doit
prendre place la fa¬
mille royale. Vient ensuite un
amphithéâtre demioctogonal (ce polygone régulier joue dans l'archi¬
tecture
hawaïenne
rôle
prépondérant), entouré
gradins et couvert d'une surface tronc-conique ;
disons pour les esprits
mathématiques que le tout
rappelait la coupe d'un cirque forain, par un plan
vertical mené par l'axe. Ce
demi-cirque pouvait con¬
tenir cinq mille personnes, et
quand le cortège y fut
assis, il restait beaucoup de places vacantes.
Le pavillon du centre où và se
jouer l'acte princi¬
pal, a l'aspect d'une volière dorée, enluminée, cou¬
verte d'oriflammes,
enguirlandée de flots de gaze,
ornée d'écussons aux couleurs des
grandes nations
du monde.
L'Amérique occupe le milieu; l'Alle¬
magne et l'Angleterre, les deux places d'honneur ;
on a
relégué à l'écart notre pavillon national presque
inconnu et tenu en suspicion. Peu à
peu, les agents
diplomatiques, les états-majors des bâtiments étrande
un
50,000 MILLES
198
font leur apparition. Les ministres et officiers
cour hawaïenne arrivent un à un. De la vérandah on aperçoit, entre les colonnettes du pavillon, la
foule indigène assise dans le grand octogone. Un
silence relatif règne parmi les masses populaires;
aucun sentiment de curiosité; cette cérémonie, dont
personne ne comprend l'à-propos, semble peu propre
à dérider les sujets de Kalakaoua. Pourquoi, me di¬
sait-on, n'avoir pas fait revivre, à cette occasion, les
anciennes coutumes, les vieilles traditions du fonda¬
teur du royaume? Que n'aurait-on point gagné en
pittoresque et en intérêt ? A coup sûr ou eût gagné en
pittoresque ; à coup sûr, le peuple eût applaudi ;
mais Kalakaoua, concurrent heureux de la reine
douairière, de cette descendante des Kaméhaméha
qui représente la tradition, pouvait-il raisonnable¬
ment évoquer de pareils souvenirs? C'eût été, de
parti pris, fournir des armes à ses détracteurs. Le roi
évita donc cet écueil ; mais il prit des anciennes cou¬
tumes juste la quantité nécessaire et suffisante pour
introduire une pointe de haut comique dans la mise
en scène. Ainsi la plate-forme qui relie le pavillon à
la vérandah, ornée de statues et de vases, supporte
une double rangée d'indigènes porteurs de longues
lances à plumets; ces comparses, vêtus à l'euro¬
péenne, habit et pantalon noirs, chapeaux de soie
invraisemblables, disparaissentàdemi sous d'épaisses
pèlerines en plumes jaunes et rouges, anciens attri¬
gers,
de la
buts de l'aristocratie maorie.
Certes,
nous avons vu
des souverains orientaux
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
199
entourés de
splendeurs; nous avons vu feu Tu-Duc,
l'empereur d'Annam, environné de ses grands digni¬
taires dans la triple enceinte de son
palais d'Hué;
Norodom et ses bayadères; le roi de
Siam, Somdetch
Phra Paramendr
Chulalonkorn, au milieu de toutes
les splendeurs accumulées
pour son sacre. Aucune
fausse note
ne
troublait l'harmonie de
ces
spectacles;
pouvait les qualifier de barbares, soit; mais cha¬
cun s'accordait à reconnaître
l'originalité dont ils
étaient empreints. A
Honolulu, dans cette solennité
sans
enthousiasme, ce ne sont qu'accoutrements hy¬
on
brides, gravité prétentieuse, mélange de raffinement
barbarie ; l'antithèse suit partout le
spectateur
et se plante devant lui
quand il s'arrête.
Cependant, le cortège royal va défiler, l'aristo¬
cratie du royaume,
gagnée par l'influence améri¬
caine, proteste par son absence; aussi le
cortège se
réduit-il à son minimum. Voici le maréchal du
palais
et celui du
royaume; le révérend Mackintosh, aumô¬
nier de Sa Majesté; le
président de l'assemblée légis¬
lative, le chancelier; tous ces personnages sont Amé¬
ricains : profil
anguleux, taille élevée; ce sont plu¬
tôt des automates
que des figures vivantes. Escortées
de leurs
précepteurs et gouvernantes, voici les prin¬
cesses, qu'un œil exercé discerne vaguement sous le
salin bleu de lumière, blanc et
rose, le velours cra¬
moisi, les plumes, les perles, les dentelles. Derrière
elles, on porte sur des coussins les nombreuses dé¬
et de
corations du roi,
d'Etat, les
le sceptre, la main de justice, l'épée
couronnes.
50,000 MILLES
200
Le
roi, de haute
nu-tête et vêtu
hongrois
:
taille, domine l'assistance;
d'un uniforme
il est
de général austro-
pantalon hleu, tunique
blanche, larges
sautoir, poitrine constellée de décorations.
dois dire ici que les Hawaïens, peu
rubans
en
Américains
décorés du
de trois
ordres, y compris la « Couronne hawaïenne » qu'il
inaugure aujourd'hui. De plus, il fait partie d'une
multitude de chevaleries étrangères, ainsi que le
maréchal du palais va nous l'apprendre tout à l'heure.
La reine (vera incessu patuit dea), affligée d'un
commencement d'obésité, porte une robe de faille
blanche décolletée, brodée d'or et de perles; une
tunique de velours bordée d'hermine, le tout enche¬
vêtré de dentelles. Mais quel contraste ! la blancheur
éclatante des étoffes, à côté d'un teint qui possède le
lustre et la couleur du marron d'Inde. Comparer la
reine et les princesses à une famille d'hippopotames
égarés dans les neiges serait, à coup sûr, le comble
de l'irrévérence; mais le moyen de résister à la jus¬
tesse d'une comparaison, pour peu que l'on se pique
d'être sincère? Deux pages, dont l'emploi ne semble
point une sinécure, transportent la traîne pesante au
bout de laquelle oscille majestueusement la reine
Je
ceci, m'ont paru les gens les plus
monde. S. M. Kalakaoua est déjà fondateur
en
Kapiolani, femme de Kalakaoua.
A peine le cortège a-t-il pris place dans le pavillon,
que, en signe de réjouissance, un hymne chanté sur
un air lugubre ébranle les airs. Puis le maréchal du
palais s'avance vers le roi et récite un premier dis-
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
201
On
présente à Sa Majesté le manteau de plumes
d'osier, attributs du pouvoir suprême
temps de Kaméhaméha : « Je jure, s'écrie le roi,
cours.
et le
au
casque
de maintenir intacte la Constitution du royaume
de gouverner
et
conformément aux lois. » Alors le
chancelier, qui joue dans la solennité un rôle trèsactif, remet à Sa Majesté une épée, symbole de la
justice; le manteau royal, image du savoir et de la
sagesse; un anneau, signe de la dignité royale; le
sceptre, emblème du pouvoir.
Un des princes se présente alors avec les cou¬
ronnes; intimidé, il ne sait trop quelle contenance
tenir; il roule de grands yeux; on devine qu'une
rougeur subite envahit son visage bronzé, et ses
mains éprouvent des tressaillements involontaires.
Le trouble de cet infortuné augmente visiblement,
quand le chœur entonne une de ces hymnes protes¬
tantes, si bien en rapport avec le caractère peu expansif des indigènes :
Père tout-puissant! nous apportons au roi de
l'or et des pierres précieuses; de l'or, symbole du
véritable amour; des pierres précieuses, tirées de
la mine cachée, étincelantes comme la gloire,
comme la
gloire de cet archipel, qui croît en paix
et en richesses. L'or et les pierres précieuses vont
couronner notre roi, l'héritier de ses puissants ancêtres, choisi par toi, Père tout-puissant, à qui
reviennent l'amour et la gloire. Amen. »
Le chœur se tait à peine, et déjà les couronnes
passent successivement entre les mains du président
«
n
«
a
«
«
«
«
«
50,000 MILLES
2Ô2
législative et du chancelier, pour
Le souverain, d'un
geste rappelant celui de 1804, se couronne lui-même
et place l'autre couronne sur la tête de la Reine :
Recevez, dit-il, cette couronne, ô vous qui êtes
appelée à partager le pouvoir. » Ce nouvel attribut
de l'assemblée
tomber enfin dans celles du roi.
«
«
puissance royale hawaïenne est orné de larges
légumineuse qui croît partout en
Polynésie; sa forme générale rappelle la couronne
fermée de Charlernagne. Au même instant, le canon
de la
feuilles de taro,
gronde; le chapelain du palais récite une courte
oraison, et l'infatigable chœur reprend :
Chantez, ô îles, avec allégresse! remerciez bien
haut le Père tout-puissant qui permit à l'archipel
de former cette union, base de la force et du progrès, parmi les puissants de la terre. Louange à
toi, ô mon Dieu, qui dirigeas notre chef et roi le
long des sentiers du monde et qui l'as fait asseoir
sur un trône élevé par toi dans les cœurs de ton
peuple. Chantez, ô îles, avec allégresse ! remerciez
bien haut le l'ère tout-puissant, remerciez-le partout et toujours. Amen. »
Ces cantiques tombaient périodiquement, comme
des douches, sur l'assistance. Feu Offenbach aurait
découvert des contrastes piquants entre cette grave
musique, l'attitude et la tenue de la cour hawaïenne.
Cependant, le roi se lève comme mû par un ressort,
et le cortège, reformé dans le même ordre, quitte le
pavillon. Au premier rang, le roi et la reine, cou¬
ronne en tête, le manteau de plumes sur les épaules,
«
«
«
«
»
«
«
«
«
n
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
203
le sceptre à
la main, s'avancent gravement. La mu¬
sique royale fait entendre la marche du Prophète
(ô mânes de Meyerbeer! ) ; une nuée de petites filles
indigènes, enfants de chœur de cette procession pro¬
fane, la peau couleur de très-vieux chêne, habillées
de gaze rose,
éparpillaient des fleurs sous les pas des
Majestés désormais consacrées... Chacun levait in¬
stinctivement la tête
: on
s'attendait à voir le rideau des¬
cendre lentement de la frise. 11
descendit, en effet,
très-rapidement, sous forme de pluie torrentielle,
ce
qui empêcha l'inauguration de la statue de Kaméhaméha Ier, qui devait suivre le couronnement.
Cette
dernière cérémonie (elle eut lieu le
14) répondait
beaucoup mieux que l'autre aux aspirations du
peuple; car la légende du fondateur de la dynastie
est entourée d'une auréole
qui la fait rayonner à
travers l'espace.
Depuis le matin, les groupes popu¬
et
laires
se
cutait
avec
formaient
héros. A midi,
le roi, ses
officiers
élevée
autour de
animation
; on
la statue voilée
dis¬
les rayons d'un soleil implacable,
ministres, les agents diplomatiques, les
sous
étrangers prennent plâce
en
; on
racontait les hauts faits du
face
sur une estrade
du monument ;
la famille royale
occupe les fenêtres du palais et la vérandah. Le roi
enlève lui-même le voile
qui cache la statue à tous
les regards; des salves d'artillerie
retentissent; des
oriflammes couronnent le
palais et les maisons;
un
long cri de joie s'échappe de six mille poitrines :
voilà la véritable fête nationale.
Debout,
en
face de l'entrée de Iolani, Kaméha-
50,000 MILLES
204
mèha
porte le manteau
fourré de plumes et le casque
droite en avant, il semble répéter
ce qu'il disait en quittant ce bas monde : « Restez
dans la bonne voie que j'ai tracée. »
La statue découverte, S. Exc. Murray Gibson, mi¬
nistre des relations extérieures, se mit en devoir
d'étaler en un discours le panégyrique du roi défunt.
Longtemps il tint l'assemblée courbée sous les foudres
de son éloquence. Pour tout dire, M. Gibson fut pro¬
lixe, quoique moins nuageux que l'aumônier du
palais. Avec abondance d'épithètes et accumulation
de figures de rhétorique il fit, en langue anglaise*
un
éloge pompeux du chef de la dynastie hawaïenne.
Il assimile le héros de la Polynésie à ceux de l'Asie
et de l'Inde; il le compare à Alexandre et à César; à
Eghert, le fondateur de l'heptarchie; à Pierre le
Grand, qui jeta les bases d'un empire dans les marais
d'osier; la main
Enfin, dans une péroraison vivement
attendue, échauffé par l'exorde et la narration :
de la Moscovie.
jurons de¬
ami d'Hawaï, préservera l'indépendance de l'empire que tu
fondas par la bravoure et la sagesse! » C'était le
nœud de la pièce ; il fallait laisser l'auditoire sous
«
Oui,
grand chef, s'écrie l'orateur, nous
tout véritable Hawaïen, tout
vant toi que
cette
impression.
l'estrade se vidait peu à peu, le peuple,
pressait autour du piédes¬
contempler de près les traits de cet homme
Pendant que
accouru
de toutes parts, se
tal, pour
de bien
d'eux
qui organisa son pays pour la postérité. L'un
racontait, en mauvais anglais, une anecdote
me
DANS
rappelée
L'OCÉAN PACIFIQUE.
205
M. Gibson et qui, je l'avoue à ma honte,
m'avait échappé. Au
temps de Kaméhaméha Ier, le
bois de sandal formait la
principale richesse du pays,
et, afin d'assurer l'avenir, le roi ordonna
d'épargner
les jeunes plants de cette essence : «
Vous êtes vieux,
par
lui disaient
ses
officiers, vous mourrez bientôt; qui
exploitera le sandal, plus tard? » Après moi, le dé¬
luge, aurait dit un moderne. « N'ai-je pas des fils ?
répliqua le conquérant indigné; je leur léguerai les
jeunes sandals. »
En rentrant au
palais, après avoir franchi une
double haie d'huissiers et
une
masse
compacte de
chambellans, je trouvai la consternation répandue
sur tous les
visages, et j'attribuais, sans hésitation, la
cause de ce trouble au discours
de M. Gibson,
quand
un
grand bruit m'obligea à faire amende honorable.
Le ministre des
finances, bien malgré lui sans doute,
s'était
livré à de trop
copieuses libations. L' « Excel¬
déployée, bousculait
la grave assistance, se montrait
fort gênante, en un
mot. Cette
escapade valut à son auteur une disgrâce ;
le même soir, le roi le
remplaçait dans sa charge, et
l'on prétendait, à
Honolulu, que cette justice sommaire
porterait un coup fatal à la popularité deKalakaoua :
l'abus de l'alcool est, en
effet, considéré, dans l'archi¬
pel, comme une faute sans gravité (la consommation
annuelle dépasse
soixante-quatre mille litres). « C'est
pourtant dommage, répétait l'infortuné,
dégrisé par
ce revers
subit; pauvre habit, que je mettais pour la
première fois et qui m'a coûté six cents dollars! »
lence
indigène
»
riait à gorge
12
50,000 MILLES
206
Le roi n'était pas au
bout de ses tribulations. Le
jour, Iolani-Palace étincelait de lu¬
mières; le roulement prolongé des voitures, l'ani¬
mation extraordinaire qui régnait aux alentours, an¬
nonçaient une grande fête : il y avait dîner de gala.
Certes, les décors, les cristaux, l'argenterie, les toi¬
lettes, rien ne laissait à désirer. Mais, dans la journée,
le roi, vou lant faire une nouvelle concession à la famille
si populaire des Kaméhaméha, avait eu la malencon¬
treuse idée d'instituer de nouvelles princesses et de
soir de
même
ce
règlement qui déterminait la préséance
cour. Excellent moyen de se
autant d'ennemies que de princesses, moins
signer un
entre les
créer
dames de la
la première. Voyant en outre que la veuve de
Kaméhaméha IV, la reine Emma, jouait à la cour un
une :
rôle mal
défini, il lui donna le pas sur ses deux propres
et celles-ci, gonflées de dépit, préférèrent ne
point assister au dîner que s'asseoir à un rang infé¬
rieur à celui qu'elles s'attribuaient. Il fallut donc, au
dernier moment, intervertir les rangs et changer les
places, opérations qui causèrent de nouveaux dé¬
boires, conséquence inévitable de rapprochements
intempestifs. Exemple : la femme du consul d'Angle¬
terre se leva et disparut ; le consul, son solennel
époux, protesta, fort heureusement, par un silence
glacial. Ainsi, nous échappions miraculeusement aux
toasts anglais, à la santé de la reine, aux vœux de la
perfide Albion pour la prospérité d'Hawaï.
En plaçant au compte des profits et pertes les con¬
vives qui s'abstinrent ou se retirèrent, il resta trente-
sœurs,
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
207
six personnes.
Les toilettes féminines étaient plus
exagérées encore que celles du couronnement. Inca¬
pable de promener leur magnificence sous les yeux
du lecteur, je me contente de louer le
goût qui pré¬
sida à leur création en ajoutant
qu'une couturière
soucieuse de sa réputation eût refusé une commande
de l'espèce, à la simple inspection de ses clientes.
Le roi occupe le centre de la table, la reine en face
de lui ; les princesses Poomaïkelani et Kekaulike dis¬
séminées entre le corps diplomatique et les officiers
étrangers. Des parchemins aux armes de Kalakaoua
se dressent devant
chaque convive : ô Brillat-Savarin! Le potage Windsor côtoie le filet de veau; le
faisan rôti s'étale à côté de la dinde bouillie. Et le
Vatel du
palais est
plein de vie ! Il est vrai
encore
que la marée, loin d'avoir manqué, se présente abon¬
damment sous la forme de mulets frits entassés.
Une douzaine de Maoris
lonné
mutisme
émue
sans
servait
à
culotte courte et habit ga¬
d'argent errent anxieux autour de
qui ressemble à
«
en
un
»
une
cette table
succursale du musée Grévin :
semblait le mot d'ordre. Sa
Majesté,
doute par les incidents de la journée, ob¬
silence religieux, et chacun se conformait
l'étiquette. Ce calme de nécropole n'était troublé
que par la chute d'une assiette ou parle bruissement
de la pluie qui ruisselait à l'extérieur. Aussi les illu¬
minations et le feu d'artifice inscrits
furent remis
au
au
programme
beau temps.
Dois-je faire mention du bal de la cour donné
après ? On devait danser à l'extérieur, sous
peu
une
50,000 MILLES
208
mais Ja pluie obligea le roi à
tente ;
abandon¬
scrupules qu'il nourrissait à l'égard du peu
de solidité du palais, etl'on ouvritle grand salon. Dès
les premières mesures, le quadrille d'honneur fut
mis en désarroi par la fuite d'une danseuse; on eut
beaucoup de peine à le réorganiser. Puis Kalakaoua,
peu désireux de tenter un nouvel essai, se retira dans
un boudoir où les invités se succédèrent par petits
groupes : on y buvait du wisky à l'indépendance ha¬
waïenne. Les danseuses, frustrées de la même res¬
source, fondaient en eau sur leurs sièges; à peine
pouvaient-elles, de temps à autre, saisir au vol un
rafraîchissement : les laquais avaient-ils reçu des
recommandations analogues à celles de M. Chouner
les
Ile uri ?
Les Américains ont
assez
ils
se
vu
cette cérémonie d'un œil
calme. A la vérité, on sent percer
leur dépit;
moquent du faste déployé par les Hawaïens ;
ils passent au crible chaque détail de l'étiquette, et
le transpercent de leurs flèches acérées : « Kalakaoua
fait fausse route, me disait l'un d'eux ; son couronne¬
ment, au
lieu de grandir sa cause, l'a ridiculisé tout
Mais, je le répète, au fond une telle
importe peu ; ils sentent de quel
faible poids cette cérémonie pèsera sur les événe¬
ments futurs, et, répondant in petto à M. Gibson qui
jure de maintenir l'indépendance hawaïenne, ils se
disent : « Tout vient à point à qui sait attendre. »
D'ailleurs, le traité de réciprocité, élaboré de longue
main, est, au point de vue politique, pour le gouversimplement.
»
manifestation leur
DANS
nement de
L'OCÉAN PACIFIQUE.
Washington, de l'argent placé à
térêts. Cette convention
209
gros
in¬
stipule, en termes généraux,
l'entrée en franchise des
produits de l'archipel aux
Etats-Unis, et réciproquement. Or la partie n'est point
égale; si les planteurs indigènes y trouvent leur
compte, le fisc américain subit, de ce chef, une perte
appréciable. Voici, par exemple, le sucre qui tend
à prendre aux îles Sandwich un
développement hors
de toute
proportion ; ce produit s'écoule aisément à
San-Francisco, et rapporte aux Hawaïens de fort beaux
bénéfices. Grâce à ce régime, une
prépondérance de
plus en plus marquée s'accuse entre les relations
commerciales des deux pays.
Supposons que le gouvernement de l'Union dénonce
:
les propriétaires d'Hawaï ne
pourront
qu'opter entre la ruine ou l'annexion. La politique
le traité
américaine
stance
Les
se
borne donc à attendre
favorable; elle
de
saura
une
circon¬
choisir.
l'aigle se sont posées sur l'archipel;
citoyens de la libre Amérique savent que le
drapeau de l'Union flottera bientôt sur le palais des
serres
tous les
Kamébaméha.
VII
NOUKAHIVA
Peu d'années
par
après la découverte de
Guanahani
Christophe Colomb, les Espagnols fondèrent les
empires du Mexique et du Pérou. Mais l'Espagne,
qui, dès cette époque, avait le droit d'inscrire au
fronton de l'arsenal
de Cadix
: «
Tu regere
imperio
jluctus, Hispane, memento », ne pouvait arrêter là
ses investigations, d'autant plus que son objectif (ar¬
river par l'ouest aux îles aux épices) n'était pas atteint,
et que ces colonies nouvelles jetées sur les côtes des
deux mers allaient servir de point de départ aux
voyages ultérieurs. Du littoral américain, et en par¬
ticulier du Pérou, d'intrépides navigateurs lancés
dans l'immensité de cet Océan qui couvre le tiers du
globe,
ne
couvertes
tardèrent pas à ajouter de nouvelles dé¬
domaine géographique, déjà si singu¬
au
lièrement étendu. En 1595,
reconnut à
un
en
quinze cents lieues de la côte péruvienne
groupe d'îles
l'honneur du
Pérou.
l'un d'eux, Mindanao,
qu'il nomma archipel des Marquises,
marquis de Canete, gouverneur du
50,000
MILLES DANS
L'OCÉAN
PACIFIQUE.
211
Après Mindanao, beaucoup d'autres navigateurs
l'archipel. Les baleiniers, occupés à pour¬
suivre les cétacés, nombreux alors dans la mer aus¬
trale, choisirent les îles de Noukahiva comme lieu de
rendez-vous. Véritables écumeurs de la mer, hommes
injustes et cruels, ils s'attirèrent par leurs excès la
haine des indigènes. L'archipel était habité par des
peuplades de race rouge qu'on appela Kanaks, mot
dérivé, dit-on, du sandwichien kanaka, aulochthone.
C'étaient des colosses tatoués des pieds à la tète, par¬
lant un langage rude, guttural, hérissé de consonnes ;
géants d'un commerce facile avec les étrangers, ils se
visitèrent
livraient entre
eux
des combats acharnés et dévo¬
cadavres des en¬
pendant les batailles. Le pouvoir despo¬
tique sous lequel pliaient ces anthropophages n'était
point fait pour adoucir leurs mœurs. Asservis sous le
joug de brutes sanguinaires, les taouas, soumis à
des chefs qui les entraînaient dans les vallées
voisines, les guerres de tribu à tribu donnaient lieu
raient, dans d'effroyables orgies, les
nemis tués
à des massacres et à
des vendettas
sans
nombre.
Ces taouaSj investis de fonctions multiples, exploi¬
taient le fanatisme et la crédulité des insulaires, en
soignant les malades, en jugeant les crimes et en
servant les dieux. Et cette
dernière fonction avait
son
importance, l'Olympe des anciens Marquisiens étant
fort peuplé; c'est du moins ce qui ressort des décla¬
rations des vieillards. On cherche
naturels
l'étude
en
vain chez les
pierre, un monument, dont
puisse jeter quelque jour sur ce passé ténéun
livre,
une
21-2
50,000 MILLES
breux. Débrouiller le chaos de leurs croyances n'est
donc point chose aisée. On pense qu'ils songeaient
vaguement à une migration des âmes vers
un monde
mystérieux, séjour de félicité accommodé, sans doute,
par les taouas, au génie de ce peuple enfant. (Maho¬
met fit-il autre chose en donnant le Coran aux Arabes ?)
Une place d'honneur dans cet empyrée était vraisem¬
blablement promise aux guerriers morts dans les
combats et à ceux qui avaient acquis, au milieu de
leurs rixes sanglantes, le plus grand nombre de che¬
velures.
Toute leur
religion consistait
en sacrifices humains
cannibalisme, devoirs faciles à remplir
pour un peuple ayant atteint ce degré de férocité.
Aussi aucune peine n'était-elle prévue pour l'éter¬
nité, de telle sorte que les Marquisiens abandonnaient
cette vie sans crainte, sinon sans regret.
Tou-pa, divinité impitoyable, était le Jupiter de
l'Olympe noukahivien.Tama-oua était le dieu du co¬
cotier; Tiki, le dieu de la pêche et du tatouage, le
plus connu et le plus populaire. On trouve encore
partout ses idoles : il ressemble au Bouddha chinois.
Leur histoire sacrée, fort simple, est entièrement
consacrée à ces quelques îles perdues dans l'Océan.
Voici, par exemple, la création : un jour, le dieu
Tiki se promène en pirogue sur la mer bleue; en
péchant à la ligne, il ramène du fond les îlots qu'il
appela Noukahiva 1. Peu après, il errait sur les plages
et
en
scènes de
Ce 'pêcheur d'îles se
Tangaloa aux îles Tonga.
1
nomme
Makoui
aux
îles Sandwich et
DANS
de
L'OCÉAN PACIFIQUE.
213
domaine, en rêvant aux moyens de
peupler cette solitude : il se baissa, prit du sable, en
créa une femme qu'il nomma Ohina et eut d'elle des
enfants qui se répandirent dans l'archipel. Le cruel
dieu Tou-pa semble être l'incarnation du mauvais
génie. Il entendait que son culte fût exactement des¬
servi, se réservant de punir impitoyablement la
son
nouveau
moindre infraction à
colère, il éleva les
ses
eaux
volontés. Dans
un
accès de
de l'Océan jusqu'aux plus
hauts sommets de Noukahiva
presque tous les ha¬
périrent. Mais il n'en vint à cette extrémité
qu'après avoir essayé un autre châtiment : il existe à
Noukahiva des mouches microscopiques, les nonos,
qui causent des douleurs plus cuisantes que les
moustiques; la ténuité de ces insectes leur permet
de s'infiltrer partout; jamais on ne croirait qu'un
corps aussi petit puisse contenir autant de férocité.
Tou-pa fit entrer dans un coco tous les nonos de l'ar¬
chipel ; il cassa le fruit entre les deux iles Oua-pou
et Noukahiva, et en lança une moitié sur chacune
d'elles. Depuis lors, des nuées de nonos infestent les
deux iles, et les malheureux descendants des pre¬
mières peuplades, affligés du péché originel, conti¬
:
bitants
nuent à subir
un
châtiment dû à l'indifférence de
leurs ancêtres.
Dès
de
1842, l'amiral Dupetit-Thouars prit possession
l'archipel au nom de la France; mais pendant
longtemps la métropole oublia sa nouvelle possession :
l'éloignement de ces terres, le manque d'organisa¬
tion, des difficultés de tout genre, peut-être aussi le
50,000 MILLES
314
peu
d'empressement que les Français mettent, quoi
qu'on en dise, à s'expatrier, furent cause que la colo¬
nisation n'y fit aucun progrès. Cependant, la France
se souvint un
jour de sa colonie océanienne : c'était
en 1851, au lendemain du 2 décembre. L'empire
avait intérêt à éloigner, sinon à faire disparaître les
plus zélés partisans du gouvernement républicain :
Noukahiva, presque aux anlipodesd e Paris, réunissait
expédia
quelques agitateurs, entre autres Gent et Longomazzino, qui ne furent relâchés qu'en 1854.
Essentiellement volcanique et tourmenté, l'archi¬
pel, probablement formé par les sommets épais d'un
continent submergé, comprend sept îles; la plus im¬
portante, Noukabiva, possède l'excellente baie de
Taïo-baé, entourée de hautes montagnes. Une fois
entré dans le havre, on n'aperçoit de toutes parts que
rochers déchiquetés, blocs suspendus aux crêtes et
prêts à rouler dans la mer, affouillements inexplica¬
bles, selles arabes découpées sur le ciel. Une végéta¬
tion exubérante s'étage en gradins le long des pentes;
les bouraos 1 se répandent en cascades de verdure;
sur le flanc des mornes, au fond des gorges, des bois
de cocotiers font songer à des plantations de chan¬
vres
gigantesques. Les touches de verdure juxtaposées
sont piquées de points blancs et noirs. Regardez avec
attention : ces points remuent, montent, descendent,
s'arrêtent pour se mouvoir de nouveau; ce sont des
les conditions d'un internement sûr; on y
'
Hibiscus tiliaceus des botanistes.
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
215
taureaux, des chèvres, des moutons à l'état sauvage,
milieu de la vaine pâture.
Taïo-haé, capitale de Noukahiva et de tout l'archi¬
pel , est déjà un centre de civilisation, relativement
au
villages éparpillés dans les îles : elle est
point de départ de plusieurs routes; ses maison¬
nettes, groupées autour de la baie, commencent à
subir la loi de l'alignement ; quelques réverbères
brûlent chaque soir pendant une heure au moins;
et l'eau potable, amenée des sommets, se répand dans
les habitations; je ne puis dire que le précieux li¬
quide monte à tous les étages, chaque case n'ayant
qu'un simple rez-de-chaussée. La ville commence à
la résidence et se termine à l'évêché; les deux pou¬
voirs, l'un effectif et officiel, l'autre moral et non
moins effectif, ignorant s'ils seraient toujours compa¬
tibles, ont mis un kilomètre entre eux.
La première maison qui frappe nos regards est
ornée d'une enseigne sur laquelle on lit : « John
Hart and C°.» Noukahiva ne déroge pas au régime
de toute colonie française; j'entends par là que le
trafic n'y est point aux mains de nos nationaux. Nous
verrons plus loin que le commerce de l'archipel est
centralisé par deux maisons, toutes deux étrangères :
depuis trente ans, il n'est venu à Taïo-haé qu'un
seul bâtiment de commerce français, tandis que sept
ou huit navires allemands y mouillent chaque année.
Tournons à gauche et suivons l'unique chemin de
la ville, au bord de la mer, ce chemin sur lequel le
feu roi Témoana, vêtu de rouge et cramponné à la
aux
le
autres
50,000 MILLES
216
selle d'un cheval
échevelées.
chilien,
Ombragées
maisonnettes de bois
la route
se
dressent
se
des bouraos, quelques
de
de
en désordre à droite
sommet de plates-formes
jetées
au
livrait jadis à des courses
par
pierre; autour, des terrains vagues envahis parles
goyaviers. De loin en loin, des ponts
enjambent les petits ruisseaux qui dégringolent des
pics. La mer bleue vient mourir en clapotant à gauche
du chemin; quelquefois la houle de haute mer pé¬
nètre dans le fer à cheval; de pesantes volutes dé¬
ferlent sur la plage, et le vent éparpille leurs crêtes
en
poussière lumineuse. A l'horizon, l'île de Ouapou, hérissée d'obélisques et d'aiguilles taillés par les
agents atmosphériques, se montre entre ces deux
îlots couverts de bois de fer qui gardent l'entrée de
la baie et que l'on a si justement nommés les senti¬
nelles. Des groupes d'indigènes passent avec leur tatouag efindigo; on dirait qu'ils portent sur le visage
un
loup azuré. D'autres tirent un filet sur la plage
et dévorent le poisson cru, au sortir de l'eau. Voici,
dans le lit d'une rivière, un immense figuier des
banians dont le tronc, véritable faisceau de liges ad¬
ventices, ne mesure pas moins, m'a-t-on dit, de
soixante-quinze pieds de tour. Ce colosse végétal ser¬
vait autrefois de refuge à des nuées de perruches, de
tourterelles, de rossignols ; les collectionneurs en ont
fait un tel massacre que, depuis longtemps, le banian
étend tristement ses longues branches en formant
des abris dont aucun être ne profite.
Quelques pas encore; nous arrivons à la maison
cassiers et les
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
217
de la reine Va-hé-ké-hou. La souveraine de Nouka-
hiva s'avance à notre rencontre
et
grisonnanls flottent
mousseline blanche
: ses
cheveux ondulés
sur ses épaules; sa robe de
fait ressortir une couleur de
peau semblable à celle du bois
vieille n'entend pas un mot de
de fer. Cette bonne
français; heureuse¬
ment, madame Elisabeth, interprète et dame d'atour,
nous offre ses services. Nous entrons dans une
petite
pièce carrée : quelques chaises, le fauteuil de la
reine, une table au milieu, c'est tout l'ameuble¬
ment. Une lithographie encadrée d'or
représente
l'impératrice Eugénie; au bas, une étiquette collée
sur le verre cache le nom du
personnage et porte
mots, écrits à la main :
Mahon. « Les Noukahiviens
«
Maréchale de Mac
se
contentent, à cha¬
ces
révolution, de changer l'étiquette : c'est rapide et
économique.
que
Nous
—
chez
—
—
—
Or,
Je
sommes
me
La reine semble souffrante ?
Je suis
un
peu enrhumée, et j'ai mal aux yeux.
violent courant d'air balayait la chambre.
précipitai pour fermer l'une des portes; mais
un
la reine m'arrêta
—
Non,
:
non, vous
aujourd'hui ;
est
heureux de rencontrer la reine
elle, et de pouvoir lui présenter nos respects.
Je reçois toujours les Français avec plaisir.
mon
seriez mal
indisposition
:
il fait trop chaud
passera comme
elle
venue.
Deux
font
trois
poules, blanches
irruption dans l'appartement.
ou
comme
13
la neige,
50,000 MILLES
218
—
—
Ces
jolies poules sont à la reine ?
Oui, je les aime
beaucoup; elles sont si bien
apprivoisées !
Et, machinalement, je
Va-hé-ké-hou couvertes de
temps à autre, un
pied
nu,
considérai les mains de
méandres bleuâtres ; de
constellé des mêmes hié¬
roglyphes, dépassait le bas de sa
—
La reine a, sur
robe.
les mains, des tatouages d'une
remarquable finesse.
Oh! j'ai souffert cruellement, j'ai beaucoup
pieuré quand les taouas m'ont fait cette opération.
Pendant plusieurs jours, mes mains restèrent grosses
comme des méis '. C'est en vain que je suppliai ma
mère de mettre fin à mon supplice; tout fut inutile :
il fallait que le tatouage des mains et des bras jusqu'à
l'épaule, des pieds, des genoux, de la bouche et des
oreilles, révélât ma noble origine. Ah ! si ma mère
avait eu les mêmes idées que le roi de Vaïtahou!
—
qu'elle parlait, de petites lignes bleues
perpendiculaires au sens de la bouche semblaient
des muscles visibles, chargés d'assurerle mouvement
Et, pendant
des lèvres.
verbiage dont elle avait
déjà fait preuve, compléta par quelques renseigne¬
ments ce que S. M. Va-hé-ké-liou venait de nous dire :
Le tatouage exécuté au commencement de l'ado¬
lescence était autrefois un honneur réservé aux
chefs. Plus tard, cette coutume se répandit, et aujour¬
d'hui chaque Noukahivien est plus ou moins couvert
Madame Elisabeth, avec un
—
1
Fruit de
l'arbre h pain.
DANS
de
L'OCÉAN PACIFIQUE.
anciennes marques
219
de noblesse. Vous en ren¬
portent une bande bleue
(que nous nommons hiamoé), large de deux doigts,
étendue sur les yeux : il est incontestable que cette
ligue sombre fait valoir l'éclat du regard, et qu'elle
rend énergique l'expression du visage. D'autres se
font tatouer entièrement la ligure et se couvrent
même le corps de ces stigmates, de façon à produire
l'illusion d'un vêlement. Le tatouage des femmes,ordi¬
nairement plus léger, ne comporte en aucun cas ces
bandeaux bleus sur le visage. Examinez ceux de la
reine; ils méritent vraiment d'être cités comme le
modèle du genre. Exécutés par différents artistes de
l'île de Oua-pou (ce sont les plus habiles de tout
l'archipel), on dirait que l'ensemble est l'œuvre d'un
seul homme. Voici d'abord, sur les mains, des lignes
légères en forme d'écaillés; puis les dessins s'agran¬
dissent; voilà des bracelets, puis des cocotiers, des
poissons. Et ces tatouages sont des symboles : les
écailles rappellent Tiki, le dieu de la pêche; le porc
et le requin représentent la nourriture des indigè¬
nes ; le cocotier balance son plumet au-dessus des
îles et fut planté à Taîo-baé par le dieu Tama-oua,
ancêtre du mari de S. M. Va-lié-ké-hou, le feu roi
Témoana. Cette pratique devient de plus en plus
rare, Monseigneur ayant défendu de condamner les
enfants à ce genre de supplice : on peut donc dire
que, traquée par la civilisation, cette coutume bar¬
bare tend à disparaître. Pourtant, les indigènes qui,
de père en (ils, pratiquent cette industrie, trouvent
ces
contrerez
partout; les
uns
50,000 MILLES
S20
de l'ouvrage ; un
Américain l'éprouva naguère
dépens. Cet original voulait épouser une Marquisienne de mes amies; mais celle-ci lui déclara
qu'avant de songer à une semblable alliance, il fal¬
lait qu'il se décidât à passer par les mains des
tatoueurs. « Qu'à cela ne tienne », répondit l'autre,
et il partit pour l'île de Oua-pou. 11 choisit les des¬
sins les plus excentriques, les artistes les plus
réputés, et, trois mois après, il revient tatoué des
pieds à la tête, c'est-à-dire absolument défiguré.
J'ai changé d'avis, lui dit la belle en riant; d'ail¬
leurs, je n'épouserai jamais un homme aussi ridicu¬
encore
à
ses
«
lement docile.
»
L'Américain éconduit
tatouage et le célibat : il promène
et l'autre dans
conserva son
fort tristementl'un
les chemins de l'île.
qui enlacent le corps dans un réseau
avec des instruments gros¬
siers. Les artistes percent l'épiderme à l'aide d'une
sorte de peigne à dents très-aiguës, sur lequel ils
frappent avec une baguette. Puis ils répandent dans
les trous ainsi formés de la poudre de lcokuu mé¬
Ces dessins,
d'ondulations, s'exécutent
au suc astringent du bananier. Pour subir la
loi de la mode, cet odieux tyran, le patient supporte
langée
d'atroces douleurs
Cette
sans
faire entendre
une
plainte.
opération produit parfois des accidents inflam¬
assez graves pour entraîner la mort. Il y a
une
vingtaine d'années, le roi de Vaïtahou, celui
dont la reine parlait tout à l'heure et qui pas¬
sait pour l'homme le plus orgueilleux de l'archipel,
instruit par l'expérience et désireux de se signaler
matoires
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
221
à tous ses
vieil Euro¬
péen à barbe blanche, en échange de cette barbe
mise en coupe réglée et qui servait à confectionner
des aigrettes pour les jours de fête.
Pendant que madame Elisabeth parlait, un chat,
deux chats, huit chats étaient entrés à la file in¬
par une bizarrerie, interdit le tatouage
enfants. C'est le môme qui hébergeait un
la reine adore les poules et les chats. Une
question qui, à cette longitude, n'a aucune¬
ment l'importance quenouslui connaissons en Europe :
Quel âge a la reine ?
Oh! je ne sais pas, répondit-elle; demandez à
Monseigneur; quand il vint à Taïo-haé, j'étais déjà
grande. — En Océanie, les notions de l'espace et du
temps font entièrement défaut aux indigènes : ils se
laissent vivre, sans regretter le passé, sans songer
à l'avenir, oubliant ce qu'ils ont fait la veille, ne sa¬
chant ce qu'ils feront le lendemain.
La reine, très-dévouée à la France, n'a jamais
cessé d'exercer sur les indigènes une influence
considérable, influence qu'elle met intégralement au
service de notre cause. Il y a dix ans, pendant une
révolte, elle se précipita entre les combattants, et
son
attitude énergique amena la cessation des
hostilités. La France reconnaissante lui alloue jour¬
nellement une ration réglementaire (la même que
l'on délivre aux soldats et aux cantinières), sans
dienne
:
dernière
—
—
préjudice d'une pension annuelle de six cents francs :
il est vrai que le budget de la petite colonie se solde
en
bénéfice!
222
50,000 MILLES
Après avoir pressé les mains talouées de la reine,
fut donné d'assister à une
pêche au requin,
sur le bord de la mer. Les
indigènes, très-friands de
la chair de ce squale,
attaquent le requin avec une
audace qu'ils payent quelquefois de leur vie. Perchés
sur les rochers, les
Marquisiens, entièrement nus, le
harpon en arrêt, épient l'ennemi qui manifeste sa
présence en montrant hors de l'eau son aileron trian¬
gulaire. Lorsqu'il arrive à bonne portée, les pêcheurs
lancent leurs armes. Étourdi
par le choc, le squale
se débat au milieu de l'eau
rougie par le sang; il
plonge brusquement, revient à la surface, disparaît
de nouveau, pour apparaître encore. Les
indigènes
vont alors le chercher à la
nage, et quelquefois, à
ce moment
suprême, ils ont à soutenir une terrible
il
nous
lutte.
Nous
pouvions passer devant la mission sans
Mgr Dordillon. La mission joue dans
l'archipel un rôle trop important, pour que le tou¬
riste n'ait pas le plus vif désir de
pénétrer dans cette
enceinte et de visiter les humbles
prêtres si dévoués
à l'éducation des
jeunes Kanaks. L'évêché, bâtiment
modeste entouré d'une vérandah, se cache au
pied
des derniers mornes de la vallée d'Oata,
parmi les
faire
ne
une
visite à
cocotiers, les lauriers-roses
et
ces
curieux
puka-tèa
qui élèvent à trente pieds de haut les pierres aggluti¬
nées dans les
replis de leurs racines.
Mgr Dordillon, évêque in parti,bus de Cambysopolis, vétéran de la cause catholique, habite l'archi¬
pel depuis 1846. Ce digne prélat ressemble positive-
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
223
vifs brillent
par instants derrière ses lunettes d'or, et sa chevelure
noire ne contient pas un fil d'argent. Homme fort ha¬
bile, cachant une grande finesse sous une bonhomie
et une politesse exquises, il exploite une surdité
moyenne au mieux de ses intérêts. Doué d'une acti¬
vité peu commune, il a su conquérir dans les îles une
influence morale considérable. L'interprète de la
reine, madame Elisabeth, donnait la mesure de cette
puissance en figurant avec la main une hauteur pro¬
portionnelle à l'importance des autorités : « Le rési¬
dent, » disait-elle en plaçant la main à vingt centi¬
mètres au-dessus du sol ; « le gouverneur de Taïti »,
ment à
l'académicien Littré ; des yeux
et la main
«
s'élevait de vingt nouveaux
l'amiral commandant la station
centimètres;
navale de l'océan
Pacifique», et elle montrait soixante centimètres;
Monseigneur », et la fille de la reine se haussait
sur la pointe des pieds, afin de porter la main le plus
«
possible. Ainsi l'évèque, et j'ai pu constater
tel est le sentiment de la population indi¬
gène, est considéré comme le pouvoir le plus im¬
haut
que
portant.
Mgr Dordillon joue, depuis
rôle ingrat et difficile : sans
bien des années, un
traitement fixe, sans
subside gouvernemental autre que l'allocation
affectée aux écoles, sans autres ressources que les
dons des fidèles et les faibles sommes mises à sa dis¬
position par l'œuvre de la Propagation de la foi, il a
faire prospérer l'établissement. Certes, il eut
maille à partir avec le pouvoir; il se fit parfois des
aucun
su
224
50,000 MILLES
ennemis en tranchant
d'épineuses questions ou
élevant des réclamations taxées d'excessives.
Mais,
somme,
l'évêque est
pouvoir
en
en
lequel il faut
expérience que l'on ne con¬
en vain. Que de fois les résidents nou¬
vellement débarqués
profitèrent de ses conseils! Et
puis aurait-on oublié déjà les services rendus à
notre cause par
Mgr Dordillon, pendant la révolte
compter ; il
sulte jamais
a
acquis
un
avec
une
de la
Dominique, en 1880?
Monseigneur consentit à nous faire visiter lui-même
l'établissement dont il
marchant, il
«
nous
est le
faisait
fondateur, et, tout
en
l'historique de la mission
Ce fut le 4 août 1838
que
:
les premiers prêtres ca¬
tholiques débarquèrent aux îles Marquises. Ils ap¬
partenaient à la congrégation de Picpus, et cette com¬
munauté a continué
jusqu'ici à fournir tous les mis¬
sionnaires de l'archipel. Il
y a vingt ans, la mission,
dans le double but de se
procurer des ressources et
de soustraire les
indigènes à l'oisiveté, la mission,
dis-je, planta quelques terrains en coton et se livra
à l'élevage du bétail. Mais ces
opérations ne tardè¬
rent pas à soulever des
protestations; à l'époque
troublée où nous vivons, la communauté devait
avoir
beaucoup de détracteurs, et ils furent nom¬
breux, en effet. Se livrer au commerce sans
payer
de patente, fabrication de fausse
monnaie, récla¬
mation de bestiaux
appartenant à l'Etat, emploi de
étrangers, et surtout d'Allemands.
Tels sont les
principaux griefs que l'on relève à
notre
charge : rien n'èst plus facile que de réfuter
missionnaires
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
225
accusations. Il suffit pour
cela d'étaler la vérité
simplicité.
Les fausses pièces que l'on nous accuse d'avoir
répandues dans les îles, étaient des morceaux de zinc,
véritables bons avec lesquels les indigènes pouvaient
se
procurer à la mission des objets ou de l'argent.
Mais il faut observer que la communauté ne faisait
venir d'Europe aucune marchandise; elle achetait
tout sur les lieux, chez les marchands patentés de
Taïo-haé. En quoi cette façon d'agir lésait-elle les
négociants du pays? Avions-nous besoin de patente,
pour nous livrer à ces échanges?
Notre bétail, marqué tout d'abord et lâché ensuite
dans les montagnes, s'était mêlé à celui de l'Etat;
comment, au bout de plusieurs années, reconnaître
les sujets appartenant à l'un et à l'autre? On trouva
que nos troupeaux augmentaient rapidement, tandis
ces
dans toute
sa
«
«
celui de l'Etat diminuait à vue d'œil : ce fut le
point de départ des contestations. Pour en finir, la
mission céda définitivement au gouvernement l'objet
du litige, moyennant un prix débattu.
que
«
On
nous
reproche d'employer des missionnaires
étrangers; nous avons, en
effet, trois Pères allemands
disséminés dans les îles; est-ce notre
faute s'il entre
l'Ordre, trop peu pour combler
peu de Français dans
les vides à mesure qu'ils se
produisent? D'ailleurs, les
missionnaires visés faisaient
partie de la congrégation
été reconnu qu'ils ne se montraient
nullement hostiles au parti français.
avant
1870, et il
a
«Aujourd'hui, nous suivons une nouvelle ligne de
13.
2-26
50,000 MILLES
conduite; nos terres plantées en coton sont affermées,
troupeaux vendus, et, dans ces conditions, on ne
nos
saurait
Tous
nous
accuser
de
nous
livrer
au
commerce.
soins sont désormais
acquis à l'éducation
indigènes, de manière à former de nou¬
velles générations. Impossible d'avoir sur les
Marqui*
siens adultes une action efficace;
quoi que nous fas¬
nos
des enfants
sions, les
les coutumes restent les mêmes :
quarante années d'efforts ne l'ont que trop prouvé.
Isolons donc la jeunesse du reste de la
population;
loin des exemples pernicieux et de cette promiscuité
qui règne partout, nous espérons beaucoup obtenir,
moeurs,
et, pour commencer, nous avons séparé les
garçons, en interposant
écoles des deux sexes. »
filles des
la largeur de l'île entre les
En somme, les Pères de Picpus
représentent, en
Océanie, l'influence française, latine si l'on veut, de
même que les missionnaires
protestants représentent
l'élément
fait
anglo-saxon
encore
: cette distinction capitale se
sentir dans les îles définitivement an¬
nexées, Taïti par exemple. Lorsque dans ces archi¬
pels sauvages
on
aperçoit,
au
sommet des promontoi¬
de petites maisonnettes surmontées du drapeau
tricolores, c'est un de nos missionnaires à l'avant-
res,
garde.
Je terminais cette
réflexion, lorsque Mgr de Cam: « Voici la chapelle. »
Construit par un missionnaire, le petit
temple élève
son clocher au milieu des
graminées tropicales; rien
n'y manque : statues, vitraux, lustres, fleurs artifi-
bysopolis reprit la parole
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
221
cielles, confessionnaux. Soixante petites filles chantent
l'office à l'unisson. On est surpris d'entendre des voix
aussi fortes chez des enfants de six à douze ans, et
pu constater que, à l'inverse des indigènes
Taïti, les Marquisiens sont fort mal doués au point
nous avons
de
de
vue
musical; leurs voix rauques n'ont presque
d'humain, et c'estvainement quenous cherchions
dans ces chœurs les notes argentines, véritable charma
rien
des voix d'enfants.
Après avoir traversé les cours, nous visitons suc¬
classes, l'atelier orné de ma¬
chines à coudre, le dortoir à l'état rudimentaire :
nattes étendues sur le plancher et solives rondes
cessivement les trois
clouéeslongitudinalement enguised'oreillers. L'ordre
le plus parfait règne partout; une propreté rigou¬
reuse, une ventilation fort bien comprise, achèvent
de faire de l'ensemble de ces salles un établissement
vraiment
remarquable.
leurs ébats
plantée de grands arbres et traversée
par un ruisseau. C'est merveille de voir ces figures
bronzées, ces robes blanches, bleues, jaunes, à grands
ramages, s'entremêler au gros soleil et piquer de
notes aiguës les verts profonds du paysage. Trois
Sœurs de charité promènent gravement les ailes
blanches de leurs cornettes au milieu de ce petit
monde. «Dansez!» commande la supérieure : chacun
Les
dans
élèves, sorties de l'église, prennent
une cour
saute à la
corde.
«
Courez !
»
l'essaim multicolore se
précipite dans toutes les directions, non sans quelques
Avancez, les chanteuses ! »
chutes malencontreuses. «
228
50,000 MILLES
et
quarante exécutantes s'alignent par rang de taille,
attendant qu'on leur désigne l'air à faire entendre.
Peu
obéissant à la baguette, en¬
Domine, salvam fac rempublicam... » A la fin, distribution générale de bon¬
bons; l'empressement, les bousculades, font songer
que le péché appelé gourmandise est aussi capital
en
Polynésie que dans notre vieille Europe.
La reine, après avoir perdu la fille
qu'elle eut du
roi Témoana, adopta plus tard madame Elisabeth,
chargée, nous l'avons vu, du double rôle d'interprète
et de dame de
compagnie; puis un fils nommé Sta¬
nislas, qui parle également bien le français, l'espa¬
gnol et l'anglais, sans compter le kanak, sa langue
maternelle. Tel est, par droit d'adoption, l'héritier
présomptif de la puissance toute morale, la plupart
du temps négative, exercée par la reine. Tout
jeune,
on
l'envoya à Valparaiso pour y compléter une édu¬
après
tonne
sans
ce régiment,
sourciller : «
cation sommaire ébauchée à la mission de Taïo-haé.
Un beau
jour, il partit d'ici un Kanak; trois années
plus tard, on vit revenir un centaure. Perpétuelle¬
ment à cheval, il parcourt au
grand galop les ravins,
les fondrières, les sentiers remplis de cailloux rou¬
lants, au risque de se rompre les os. Un parchemin
suspendu à sa muraille et signé de l'amiral Cloué,
ministre de la marine, fait foi des
marques d'attache¬
ment que le fils
adoptif de Va-hé-ké-hou n'a cessé
de donner
à
médaille d'or,
la France
:
c'est
le
brevet d'une
récompense des secours effectifs
cause pendant la révolte de
prêtés par lui à notre
DANS
Hiva-hoa,
L'OCÉAN PACIFIQUE.
229'
1880; chef des volontaires indigènes,
colonnes, il opéra des sur¬
prises et déconcerta les Marquisiens en faisant échouer
en
il éclaira la marche des
tous leurs
plans
: «
Qu'arriverait-il, lui disais-je àc«
propos, si les Français quittaient demain Noukahiva?
Dans trois jours on ferait de l'eau-de-vie
de coco, et dans huit jours on se battrait. »
—
S'il rend d'éminents services
pendant la guerre, il
s'endort pas sur ses lauriers en
temps de paix : il
surveille l'exécution des routes
jalonnées par le rési¬
ne
dent; il s'emploie à la captation des sources, il est
grand organisateur des chasses aux chèvres sau¬
vages. Il couche, au besoin, dans les fourrés, à la belle
étoile, harcelé par les moustiques, prêt à remonter à
le
cheval
aux
premières lueurs
eut le don de
de l'aube. Stanislas
émerveiller par
la sagacité dont
conduisant une de ces chasses. Cent
rabatteurs forment, en travers d'un promontoire, un
cercle qu'ils resserrent de plus en plus ; les chèvres,
affolées, bondissent de toutes parts et se laissent peu
à peu acculer vers la mer. A la fin ces animaux,
per¬
chés sur des aiguilles, prennent des
positions d'équi¬
libre invraisemblables qui justifient
pleinement l'ex¬
pression : sentiers de chèvres; elles galopent le long
de falaises presque verticales avec une témérité
qui
souvent leur apporte le salut. Mais le
plus grand nom¬
bre, arrivé à l'extrémité de cette roche Tarpéienne,
se précipite d'un bond de cent
pieds de haut dans
nous
il fit preuve en
la mer, où des embarcations viennent les recueillir.
La
reine,
nous venons
de le voir,
a
adopté
un
fils
50,000 MILLES
230
nous devons ajouter que c'est là une
générale dans l'archipel. Chez les Marquisiens (et ceci pourrait s'expliquer par la rareté des
enfants), l'adoption joue un si grand rôle que la fa¬
mille, telle que nous la connaissons, n'y existe pour
ainsi dire pas. Un enfant vient-il à naître? Une per¬
sonne quelconque l'adopte et constitue, au point de
vue noukahivien, sa famille légale. Cette habitude
est poussée si loin qu'un enfant, pris au hasard, ne
connaît pas toujours la femme qui lui a donné le
jour : c'est une variante des enfants mis en commun
chez les Spartiates, et je ne serais pas étonné que
pendant les guerres intestines qui décimaient les
tribus, il ne se fût trouvé de nouveaux OEdipe. En
tout cas, aux îles Marquises, l'établissement de l'état
civil est aussi hérissé de difficultés que celui du ca¬
dastre. Le territoire de ces îles montagneuses était
divisé en vallées, et chaque vallée appartenait à un
chef, par droit d'hérédité. Sous l'autorité de ce chef,
les habitants étaient admis à cultiver la terre, sans
en être jamais les possesseurs effectifs. De là, aucune
délimitation et des contestations sans nombre.
Nous avons déjà parlé du résident; c'est le fonc¬
tionnaire sous l'autorité duquel est placé l'archipel
entier. Depuis 1852 un officier de marine porte ce
titre; et les fonctions de cet agent sont loin d'être
une sinécure: De sa maison sur la plage de Taïo-haé,
à l'entrée de la vallée d'Hakapéhi, il tient les ficelles
qui aboutissent à des gendarmes, dans les îles. Le
résident est à la fois maire et préfet, commandant
et une
fille;
coutume
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
231
des
troupes, consul de toutes les nations, médecin,
juge, ingénieur, hydrographe, commissaire de police,
agent général des mœurs : c'est beaucoup demander,
même à
un
colonie et
verneur
officier de marine. Enfin il administre la
signe des arrêtés,
l'autorité du gou¬
l'archipel de la Société est à
là, et nombre de questions sont
sous
de Taïti. Mais
trois cents lieues de
forcément laissées à l'initiative du résident. Il
a sous
ordres, à Taïo-haé : un brigadier, deux gendarmes,
cinq mouloï (surveillants indigènes), quatre soldats d'in¬
fanterie de marine etun caporal. Tellessont les forces
imposantes chargées de maintenir dans le devoir les
mille habitants deNoukahiva.
Uncapitaine d'artillerie
porte à Hiva-hoa le titre de sous-résident; chacune des
autres îles est placée sous l'autorité d'un
gendarme.
Le gendarme mérite une mention
spéciale :
juge incorruptible, médiateur impartial, conseiller
prudent, il jouit dans tout l'archipel d'un pouvoir
incontesté, d'une considération justement méritée.
Comme le résident, il réunit, quand il est seul, une
foule de spécialités : construire des routes, dresser
des procès-verbaux, surveiller les mœurs, visiter les
conduites d'eau, diriger les battues aux déserteurs,
rédiger des rapports politiques, rendre une justice à
compétence limitée, telles sont ses occupations les
plus usuelles. On conviendra que ces services multi¬
ples nécessitent une intelligence supérieure à celle
que comporte sa position sociale.
Les contre-forts qui bornent la rade ouvrent
cinq
vallées en éventail autour de la baie; de petites rises
50,000 MILLES
232
envahies par une végé¬
Prenons la plus impor¬
tante, celle de Pa-ki-ou, dans laquelle serpente la
route d'Atickéou (c'est la voie qui relie les deux écoles
de la mission). Le chemin, encaissé d'abord entre
des goyaviers et des cocotiers, côtoie un ruisseau qui
sautille sur des blocs de lave noircie. De curieux
bouraos se penchent au-dessus des cascatelles, comme
vières arrosent ces coupures
tation luxuriante et sauvage.
d'ombre jusqu'au maximum ;
s'élance tout à coup et
s'épanouit en une infinité de branches, comme un
bouquet de feu d'artifice. Çà et là, le torrent se répand
bassins naturels, et la nappe étendue n'est ridée
que par la chute des fleurs jaunes des malvacées. Au
bord de l'eau, le pandanus, soutenu par des faisceaux
pour élargir le cône
leur tronc, rampant d'abord,
en
de racines aériennes
côtés des fruits
divergentes, projette de tous
de corail. A cent pieds
de haut, les
panaches des cocotiers ondoient en pleine lumière.
Puis ce sont les méis aux larges feuilles, découpées
comme celle de l'acanthe, des buissons de piments
rouges, des citronniers, des orangers, des liarringtonia, dont les noix broyées et jetées à la mer ont
la propriété d'endormir le poisson. Les papillons
voltigent; les JcomaJcos emplissent l'air de leurs
chants mélodieux qui rappellent ceux du rossignol;
des porcs s'enfuient à toutes jambes dans les halliers, en faisant craquer les branches. Le chemin
grimpe rapidement sur le flanc des mornes, non
sans se
transformer, de loin en loin, en un
escalier. Sur la
première crête, il faut
véritable
reprendre
DANS
haleine
L'OCÉAN PACIFIQUE.
'233
et
regarder au-dessous de soi : la verdure
multicolore, plaquée d'ombres fugitives par le pas¬
sage des nuages, s'étend presséejusqu'à la mer bleue.
De tous
côtés, des cônes aigus trouent ce manteau de
au loin, l'île de
Oua-pou profile ses
clochers et ses
obélisques sur les vapeurs de l'horizon.
L'un de ces pics
surgit du fond d'une vallée dont
verdure; tout
les flancs s'ouvrent
théâtre; des arbres
comme
de fer
les décors d'un vaste
léger feuillage en cou¬
ronnent la cime; ses flancs
abrupts et hérissés de
cocotiers s'enfoncent dans des massifs
impénétrables.
au
Toute vie semble avoir cessé
au
milieu de
ce
sombre
paysage : les rossignols se taisent, les papillons ont
disparu ; les animaux sauvages eux-mêmes désertent
la vallée. L'endroit où
bou, c'est-à-dire
nous sommes
sacré ; voici
térieuse interdiction
nées de la
:
est
l'origine de
c'était dans les
un
lieu ta¬
cette mys¬
premières
an¬
conquête; les deux filles d'un chef dont
le nom m'échappe avaient été arrêtées
pour tapage
nocturne : inde irœ. Les
indigènes jurent de tirer de
ce
procédé une éclatante vengeance. Peu de jours
après, cinq artilleurs surpris par eux dans la cam¬
pagne sont, en un clin d'œil, désarmés, massacrés et
traînés au pied du
pic pour y être dévorés, comme si
une sorte d'instinct avait
guidé les cannibales vers ce
site
sauvage. Expédié en toute bâte, un détachement
arriva
temps pour empêcher l'odieux festin. Dansla suite, le
morne
Séparé de
fut déclaré tabou.
compagnons, j'allais franchir un
amoncellement de laves noircies,
lorsque la vie, que
mes
50,000 MILLES
234
je croyais éteinte, se
présenta sous la forme
d'une
sangliers. Les défenses en avant, les soies
hérissées, ils s'arrêtèrent, attentifs à tous mes mou¬
vements et semblant tenir conseil. J'étais fort per¬
plexe, lorsque les marcassins, regardant sans doute
comme peu prudent de me disputer le passage, re¬
gagnèrent les taillis en toute hâte. Je continuai donc
à.
gravir la route désormais libre, avec circon¬
spection et en me promettant bien d'apporter doré¬
famille de
pinceaux.
Perdu dans ces solitudes, on éprouve une sensa¬
tion de bien-être et presque de délivrance en aper¬
cevant la fumée d'une hutte : à droite du chemin,
une case élevée sur une plate-forme de pierres sert
de refuge désigné à cinq indigènes de Hiva-hoa. A
navant
notre
fusil en même temps que mes
travaillaient aux alentours, et,
plate-forme, deux d'entre eux brassaient la
arrivée, les uns
la
sur
mon
acharnement.—Ces indigènes, nous dit
popoï avec
internés ici depuis trois ans, ne sont que
vulgaires assassins ou des insurgés pris les armes
le résident,
de
à la main.
Mais
ce
mot
assassin, qui évoque à notre
esprit européen une idée de préméditation, de guetapens ou de sauvage vengeance, n'a plus ici la même
portée, et ces hommes doivent être considérés à tra¬
vers le prisme de l'indulgence. En les voyant, on
dirait, en effet, les plus honnêtes gens du monde ;
leurs larges faces s'illuminent par instants; ils vous
apportent des cocos et vous saluent d'un kaoha 1 so1
Bonjour.
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
235
Leur
chef, Ka-hou-piaou, un des hommes les
proportionnés et les plus tatoués que j'aie
jamais rencontrés, représente à merveille ces anciens
chefs superstitieux et
despotes, en tout temps prêts à
combattre et à répandre le
sang. Un jour, un taoua
nore.
mieux
lui dit
:
«
lui la tête,
Va trouver le chef Maha-toua et
coupeSans sourciller, sans chercher à
»
trer le motif de cet acte de
mit
péné¬
rigueur, Ka-hou-piaou se
route et
rapporta la tète. Le fanatisme de cet
comme
expié par un exil de
trois ans. Il ne faut
pas oublier que l'internement de
ces malheureux
équivaut presque aux travaux forcés :
on leur fait cueillir du coton et des
cocos; on les
emploie à lasser 1 les bœufs sauvages dans les halliers
en
homme est considéré
et à les
embarquer pour les îles voisines, besogne
périlleuse. Lancés quelquefois sur les
traces des déserteurs, ils
déploient dans cette chasse
à l'homme toutes les ressources d'un
esprit fertile
en
expédients et d'un corps accoutumé à toutes les
fatigues. Ces chasses ont lieu chaque fois qu'un bâti¬
ment américain relâche à Noukahiva.
L'équipage
de ces navires est un
composé d'Anglais, d'Irlandais,
d'Ecossais, de Russes, de Français, d'Espagnols, de
Chiliens; en un mot, les diverses nations du globe y
tiennent autant de place que les citoyens de l'Union.
Inutile d'ajouter que ces représentants ne sont
pas
choisis parmi l'élite des
peuples auxquels ils appar¬
difficile et
tiennent. En
1
Prendre
au
1883, le IVachussett eut
lasso.
onze
déser-
50,000 MILLES
236
teurs
cain
jour de son arrivée. Le
promet une récompense
le
ramené
individu
nes
d'entrer
en
:
commandant améri¬
de dix dollars par
gendarmes, moutoïs,
campagne,
les uns armés de
indigè¬
revol¬
les autres de sabres, et les derniers armés de
leurs seuls tatouages. Les Kanaks, organisés en détec¬
tives, se mettent à battre les fourrés, et rampent
vers,
comme
des
serpents sous les
massifs ténébreux : le
soir, tous les délinquants étaient arrêtés.
Grâce à la liberté relative dont ils jouissent
et à
l'espoir de regagner leur île dans un avenir pro¬
chain, les prisonniers de Hiva-hoa ne font entendre
aucune plainte. Une chose pourtant les inquiète : un
reste de fierté naturelle les empêche de comprendre
d'un trait de plume, on ait pu les instituer ci¬
toyens français. A la suite d'une admonestation,
résident, à bout d'arguments, leur disait un jour :
Enfin, vous êtes citoyens français... »
que,
le
«
Français? regarde-nous, répliquaientils; et, relevant leurs 'paréos, ils exhibaient des ta¬
—
Nous,
invraisemblables.
fûmes à portée, Ka-hou-piaou et ses
compagnons s'éclipsèrent; ils revinrent quelques in¬
touages
Dès que nous
stants
plus lard, avec des cocos pleins d'un lait frais et
ma demande, Ka-hou-piaouet ses com¬
abondant. Sur
meilleure grâce; les tatoua¬
ges dont ils étaient couverts méritaient une longue
étude, et je ne craignis pas, je l'avoue, de prolonger
pagnons
posèrent avec la
la séance
: on
fut-ce pour y
ne
vient pas
trouver de
tous les jours à Noukabiva,
superbes tatouages. Le soleil
Ka-HOU-Pïaou
(îles
Marquises).
DANS
baissait ;
trouver
L'OCÉAN PACIFIQUE.
237
il était temps de redescendre, afin de ne pas se
à la nuit parmi les cailloux roulants du
chemin.
Nous
avons
tout à l'heure écrit le mot
tabou. Ce
jouait autrefois un grand rôle dans la vie du
Marquisien : il importe de l'expliquer. Le tabou avait
pour but de mettre un objet quelconque, personne
ou chose, en
interdit1. Puissant levier dans les
mains du détenteur du pouvoir, les anciens chefs,
autocrates sans contrôle, en firent un moyeu de gou¬
vernement, et c'est au tabou qu'il faut attribuer l'ori¬
gine de la propriété. Un bâtiment venait-il mouiller
dans une anse? le chef étendait la main, prononçait
les deux syllabes solennelles ta-bou, et, par ce seul
fait, il était seul admis à faire des échanges avec les
étrangers. De nos jours cette pratique a eu quelques
mot
applications : en 1813, Porter lâche des chèvres dans
les montagnes de Noukahiva; désireux d'en laisser
perpétuer l'espèce, il les couvre du tahou.Les oiseaux
sont très-rares dans les archipels polynésiens; il
existe dans les forêts
de
ces
îles
une
sorte de rossi¬
gnol appelé komako dans la langue indigène :
on a décrété une
amende de quinze francs con¬
tre tout individu reconnu
coupable d'en avoir
tué ou pris un. Ainsi, la sage application du
tabou peut avoir un but réel; mais que dire
est
Le tabou existe partout en Europe : la muraille d'un édifice
tabou, quand on défend d'y apposer des affiches; le porc
est
tabou pour
1
les Israélites. La
Zola.
Germinal, la pièce de M.
censure a
frappé du tabou
50,000 MILLES
238
prohibitions vexatoires en vertu desquelles
ne pouvaient entrer dans les pirogues,
porter des ceintures blanches et rouges, ni coucher
des
les femmes
au-dessus d'un chien? Pour
assurer
l'efficacité d'une
il fallait qu'une punition exem¬
plaire frappât le téméraire convaincu del'avoirviolée.
C'est ainsi que lesMarquisiens le comprirent: le cassetête ou la zagaie faisaient bonne et prompte justice;
peu d'heures après, le cadavre de l'audacieux gisait
semblable coutume,
dans les
taillis, et les taouas déclaraient à la crédule
multitude que le dieu s'était vengé. De nos jours, le
tabou est avantageusement remplacé par le gendarme.
Au fond de la vallée d'Oata, une cascade blanche
bondit, de place en place, jusqu'à la mer.
peut, en suivant les sentiers kanaks, franchir
d'écume
On
quelques centaines de mètres
aisément
tout soit
en
friche, abandonné à
animaux errants. Un peu
contre des massifs inextricables;
et
aux
à corps
,
bien
que
végétation vivace
plus haut, on ren¬
une
il faut lutter corps
avecles bambous et les goyaviers, sans compter
qui semblent porter une affection particu¬
Çà et là, on rencontre une multi¬
tude de cases abandonnées : la mort dépeuple la
campagne, etles survivants se rapprochent du littoral.
Nous allions renoncer à l'ascension quand, après avoir
franchi un épais fourré, nous découvrîmes une clai¬
rière étendue. Autour de l'espace vide, une série de
plates-formes en ruine et, au milieu, un paé-paé
plus élevé que les autres : c'était l'emplacement d'une
de ces koïkas ou fêtes anciennes, toujours terminées
les nonos,
lière à cette vallée.
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
239
des scènes de cannibalisme, heureusement abolies
l'occupation française. Quand les guerriers, au
retour d'une expédition contre une île
voisine,
échouaient leurs pirogues
chargées de prisonniers sur
la plage de IVoukahiva, le ronflement des
conques
par
par
marines ébranlant les échos des vallées
la victoire
aux
tribus
annonçait
d'alentour; grands et petits,
hommes et
femmes, tous accouraient comme des
prendre part à la curée. Les prisonniers,
traînés parmi les rochers et les broussailles,
poussaient
des hurlements de douleur; mais une fois
garrottés
sur l'autel
central, ils attendaient, sans sourciller,
l'instant du sacrifice : pour eux, la mort n'était
que
le passage d'une vie dans une autre, le
départ pour
des contrées mystérieuses,
départ auquel ils songaient sans crainte, comme sans joie.
Tout contribuait à rendre hideux
l'aspect de ces
saturnales : après l'hymne à
Tépoua et les incanta¬
tions des taouas, le sacrificateur, vêtu d'un manteau
rouge, égorgeait les victimes, et, pendant que le sang
ruisselait, les géants tatoués dansaient, une ronde
infernale autour de paé-paé; ils brandissaient leurs
armes en
poussant d'affreux hurlements. Des cou¬
ronnes de dents de marsouin, des
aigrettes en barbe
de vieillard ornaient la tête des guerriers ; des colliers
de coquillages rebondissaient sur leur
peau noircie;
les chefs portaient à la main comme
insigne de com¬
fauves,
pour
mandement des
bâtons surmontés de
chevelures
d'ennemis; des crânes humains remplis de cailloux
et suspendus à leur ceinture marquaient le
rhythme du
50,000 MILLES
240
sabbat, et des branches de cocotier enflammées répan¬
daient
une
lueur sinistre
Semblables à de
sur
tous ces corps ruisselants.
jeunes tigres, les
enfants assis-
tragédies sauvages; le tatouage n'avait pas
encore fait d'eus des guerriers, ils ne suivaient pas
les chefs dans ces embuscades et ces luttes sans merci,
où des tribus entières disparaissaient. Mais leurs yeux
flamboyants indiquaient assez leur ferme résolution
de ne pas déchoir. Cependant l'eau-de-vie de coco
coulait à flots ; les crânes des victimes emplis de kava
circulaient à la ronde, et les scènes d'anthropophagie
commençaient... Lorsque le soleil se levait radieux
dans la brume violacée du matin, les guerriers, alour¬
dis par les vapeurs du kava, sommeillaient au milieu
des herbes, et les bûchers fumaient encore.
Aujourd'hui l'anthropophagie vient encore défrayer
les conversations ; mais on n'en cite plus que des
exemples isolés. Les indigènes ont abandonné les
taientà
ces
solitudes
peuplées de nonos, pour se livrer à la vie
plus facile et plus productive de la plage, et les koïkas
ne consistent plus qu'en une absorption considérable
de porc et de requin. A l'époque de la fête nationale,
le résident préside le festin, et les indigènes, accou¬
rus des îles environnantes au nombre de plusieurs
centaines, mangent et boivent jusqu'à la nuit. Mais si
le cannibalisme n'existe guère qu'à l'état de légende,
l'ivrognerie reste le vice capital des Marquisiens. Bien
que d'un naturel fort doux, ces indigènes, soumis à
l'influence de l'alcool, se livrent à des violences
inouïes : on en éprouva récemment les effets, lors de
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
241
la révolte de Hiva-lioa. Aussi dut-on combattre éner-
giquement les trois ennemis qui
opium, eau-de-vie de coco.
Le kava
une
se nomment :
kava,
(piper methysticum des botanistes) est
macération de la racine du kava; les anciens
Marquisiens en buvaient beaucoup pendant les fêtes.
Cette liqueur produit une sorte de
torpeur, un en¬
gourdissement général; son abus mène à l'hébétation,
et
l'usage prolongé de ce breuvage a peut-être singu¬
lièrement contribué au
dépeuplement des îles. On
avait jusqu'ici toléré
l'usage de cette boisson fu¬
neste ; mais le résident actuel a ordonné
l'extirpation
de tous les plants d &
piper methysticum.
Le fermier de
l'opium à Taïti a un représentant à
Taïo-haé,et un autreàHiva-boa.Partout, oùse trouvent
des travailleurs, on doit leur en
vendre, la ferme
l'exige; l'opium fera le tour du monde avec les sujets
de l'empire du Milieu ; il a,
depuis peu, obtenu droit
de cité aux îles
Marquises, et déjà son débit, sa
consommation et l'abus qu'on en
peut faire sont sou¬
mis à des règles précises.
Chaque Célestial ne peut
en recevoir
plus de cent grammes par mois, et sous
peine d'une amende de cinq cents à trois mille francs,
un
aux
arrêté de 1877 défend d'en vendre
indigènes,
madame
ce
ou
d'en donner
qui fait dire à tout le monde
Elisabeth
des
que
grâces d'État : con¬
damnée deux fois pour ce fait, la
pipe dont elle se
servait constitue un des
plus curieux ornements du
greffe de Taïo-haé. Malgré de nombreuses condam¬
nations, presque tous les Noukahiviens consomment
a
14
50,000 MILLES
242
l'opium : ils le mangent et ils le fument, à tel
point que dernièrement un fumeur ayant subi une
amputation, le médecin dut lui prescrire de l'opium
à forte dose, afin d'éviter les accidents pouvant sur¬
venir à la suite d'une suppression complète. Les ra¬
de
vages exercés par ce
seulement l'évêque et
narcotique sont tels que nonles notables ont demandé des
restrictives, mais, cbose bien plus remar¬
quable, l'agent lui-même de la ferme veut diminuer
la quantité allouée à chaque Fils du Ciel. Peut-on
arriver à limiter l'usage de l'opium aux seuls Chi¬
nois? La chose paraît difficile; il serait encore plus
simple de supprimer le Chinois lui-même.
L'eau-de-vie de coco produit aussi des effets ter¬
ribles sur les indigènes; ce liquide provoque chez
eux une excitation extraordinaire et les pousse à com¬
mettre des assassinats. Son absorption a été la cause
principale de toutes les guerres. Les chefs l'ont cou¬
vert du tabou, et l'autorité française en a interdit
l'usage d'une façon absolue. Depuis 1882 il n'y a
eu qu'une seule tentative de distillation dans la petite
île de Fatou-hiva, au sud de l'archipel. Les vieux
Kanaks habitants des vallées, incapables de se défaire
de leurs instincts d'ivrognerie et ne pouvant plus se
mesures
l'alcool nécessaire à l'assouvissement de
s'enivrer avec des
produits à la fabrication desquels Jean-Marie Farina
procurer
leur
et
passion funeste, arrivent à
Lubin
ne
L'un des
sont pas étrangers.
plaisirs habituels de ce
c'est la oupa-oupa, ou
peuple enfant,
danse indigène. A la grande
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
243
joie du public, les artistes chorégraphiques se don¬
nent rendez-cous
chaque soir. Le décor magnifique
est fourni
parla nature elle-même : point de dessous,
de toile de fond, de trucs ni de
portants; un ciel
limpide étincelant d'étoiles, des pics biscornus, les
silhouettes fantastiques des cocotiers et la lune
qui
montre
son
croissant au-dessus des
montagnes. La
oupa-oupa des Marquises est, acant tout,
des bras et des
jambes; les
une
danse
mouvements
souples et
gracieux qui la distinguent font un contraste frap¬
pant avec le tatouage bleuâtre qui donne aux exé¬
cutants une
expression sauvage et sinistre. Rangés
sur deux
files, les groupes d'hommes et de femmes
s'allongent, se resserrent, se croisent et reviennent
avec un sérieux
imperturbable. D'abord le chef, muni
d'un sifflet, annonce sommairement
chaque figure.
Puis, aux sons pressés du pao
les groupes s'é¬
branlent
cadence; chacun obéit au sifflet, comme
le même geste, la même pose
répétés simultanément par cinquante sujets, rap¬
pellent l'aspect hiératique de certains bas-reliefs
égyptiens. Dans les intermèdes, le pu-ihu (flûte à
trois trous dont on
joue avec le nez) laisse échapper
ses trois notes
monotones, séparées d'un demi-ton
l'une de l'autre. Les sons
lugubres du pu-ihu ré¬
pandent une tristesse inusitée quand ils retentissent
lesoir au fond des bois, alors
que tout sommeille dans
la nature et que les
végétaux gigantesques, les bras
étendus, semblent voués à une éternelle immobilité.
un
1
en
soldat prussien;
Tronc de cône
en
bois creux,
garni d'une
peau
de requin.
244
50,000 MILLES
Quand il n'y a point de lune, l'imprésario construit
ajupa en branches de cocotier, et, le soir, des
lampes éclairent la scène avec une flamme fuligi¬
neuse. Parfois on entend alors un bruissement de
feuilles : c'est un cheval en liberté qui broute pacifi¬
un
quement les clôtures; personne n'y prend garde, et
la fête continue. Quel profit l'imprésario tire-t-il de
ces représentations? On ne le saurait dire. Il compte
peut-être sur la générosité de l'assistance ; mais trop
éveiller çe sentiment chez les auditeurs, le
plus souvent les danseurs se retirent, après avoir
mimé à leur propre satisfaction les morceaux préfé¬
rés de leur répertoire. Dans quelques années, grâce
fiers pour
civilisation bienfaisante qui s'infiltre dans l'archi¬
pel, il faudra faire passer les Marquisiens sur un pont
à la
d'or pour
obtenir d'eux qu'ils
exécutent les diverses
figures de la oupa-oupa. Déjà les résultats de l'in¬
fluence étrangère s'étalent au grand jour : d'un côté,
l'Europe a apporté l'alcool; de l'autre, la Chine a
importé l'opium : « Choisis, a-t-on dit aux naturels;
voici deux poisons qui porteront à ta santé le plus
grand préjudice. » Et, dans leur insouciance, ils les
ont pris tous deux. On a dit, en outre, à l'indigène :
«Ton pays, situé sous l'équateur thermique, est l'un
des plus chauds du globe, je le sais; ton tatouage
constitue à peu près ton seul vêtement, et je reconnais
que ce pseudo-costume est en harmonie avec le climat
brûlant où tu es obligé de vivre; pourtant il faut écou¬
ler les cotonnades de Manchester et les indiennes de
Rouen; d'ailleurs, il faut aussi sauvegarder la décence,
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
245
prix même de ta santé. Toi, homme, adopte nos
pantalons et nos chemises; toi, femme, laisse là tes
vêtements en écorce àeméi aux
plis anguleux ; prends
une
longue robe aux manches étriquées. Hommes et
femmes, vivez dans la crainte sacrée du gendarme.»
Et ces
indigènes, timorés et naïfs, se sont habillés
au
comme nous et
la vieille
ont la crainte
que vous savez.
Europe
Ainsi
imposé à ces cannibales des habi¬
extérieures; elle leur a créé des besoins
tudes tout
factices afin de
a
rendre
indispensable, sans avoir
jusqu'ici les astreindre à un travail régulier ni
arrêter la
dépopulation qui se dresse comme un
spectre devant tous les projets de réforme et de régle¬
mentation. Le vent de mort
qui souffle sur les
archipels polynésiens n'épargne pas les îles Mar¬
quises; ici comme ailleurs, les Maoris semblent fondre
au contact de la race blanche
; on rencontre peu de
vieillards et peu d'enfants : le dernier des
Marquisiens est peut-être
déjà né.
Sans parler des estimations fantaisistes des
pre¬
miers navigateurs,
puisque les habitants d'une île
accouraient en foule aussitôt
qu'un bâtiment mouillait
sur la côte, nous
prendrons pour base deux recense¬
ments plus modernes.
se
pu
En
1855,
on
comptait à Noukahiva 2,700 habi¬
tants, et 11,900 dans tout l'archipel. En 1872, ces chif¬
fres se réduisaient respectivement à 1,600 et 6,000.
La population a donc diminué de moitié en dix-
sept ans.
croissante
Et la progression continue
:
sa
marche dé¬
le recensement de 1883 n'attribue
que
14.
60,000 MILLES
246
999 habitants à l'île de
Noukahiva. Diverses causes
résultat effrayant : l'alcoo¬
les meurtres. Les
de tribu à tribu sont aujourd'hui complète¬
contribuent à
produire
ce
lisme, la lèpre, les guerres et
guerres
ment
éteintes; mais les assassinats persistent; pen¬
habité par six
individus, on a compté jusqu'à trente hommes
tués. Enfin, personne n'ignore que le blanc a le pri¬
vilège de faire disparaître les races en contact avec
lui. Aux États-Unis, ces races ont fui dans le FarIVest; mais dans les îles, quand elles ne peuvent se
soustraire à son voisinage, elles meurent.
Notre établissement des îles Marquises a-t-il de
l'avenir? Certes, je voudrais pouvoir répondre affir¬
mativement; mais la situation du commerce et de
dant la seule année 1879,
dans
un district
cents
l'industrie est de nature à faire évanouir presque
espérance. Outre les défrichements opérés par
n'a été fait à Noukahiva qu'un seul
essai de culture, dirigé par M. Stewart, le même qui
géra à Taïti la vaste plantation d'Atimaono. A quelques
kilomètres de Taïo-haé, trente-six travailleurs chinois
toute
la mission, il
avaient planté quarante-cinq mille pieds
elle prit
fin en 1873, lorsque la maison représentée par
M. Stewart fut déclarée en faillite. Quelques Chinois
provenant de l'exploitation se fixèrent dans l'île afin
à
ses
gages
de coton. Cette tentative n'eut aucune suite;
de
livrer à la culture pour
compte.
grands obstacles enrayent les progrès de
l'agriculture : le manque de bras, les animaux er¬
rants, les sécheresses. Nous venons de voir que la
se
Trois
leur
propre
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
247
indigène est appelée à disparaître dans un avenir
prochain : inutile d'insister de nouveau sur ce point.
D'autre part, le nombre des animaux errants s'accroît
d'une manière inquiétante: taureaux, chèvres,
porcs,
race
moutons, errent à l'aventure dans les taillis. Avec de
hôtes, la culture est difficile et la circulation
tels
dangereuse. Ces animaux
sans
nombre
tant les
:
commettent des méfaits
ils dévastent les
plantations
en
brou¬
jeunes
pousses des cotonniers et en dévorant
les écorces d'arbres. En troisième lieu, l'île est
par¬
fois soumise à des sécheresses
prolongées : vers 1874,
il n'est pas tombé
autre période
de pluie pendant quatorze mois;
de sécheresse a duré quatre aus.
Pour ces trois raisons et en ce
qui concerne l'agri¬
culture, l'archipel est resté à peu près ce qu'il était
une
au
moment de
sa
découverte. L'industrie et le
com¬
n'y sont guère plus en honneur. La seule in¬
indigène, celle de la tapa, tuée par les im¬
portations d'étoffes européennes, consistait à frapper
merce
dustrie
l'écorce de certains arbres
on
obtenait ainsi
avec un
marteau de bois
matière blanchâtre à peu
:
près
femmes.
Quant au commerce, les exportations en 1883
ont atteint quatre cent mille francs pour tout l'archi¬
pel et ne portent que sur quatre articles : coton,
coprah, fungus et bétail. Le coprah (cocos secs) est
expédié aux savonniers de Californie; le bétail, cap¬
turé dans les montagnes, est envoyé aux archipels
voisins. Le fungus, sorte de champignon, pousse sur
une
homogène, qui servait de vêtement
aux
50,000 MILLES
248
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
un des mets favoris
nids d'hirondelle et des
filets de caïman. Ce produit entre aussi, paraît-il,
dans la composition des laques.
Depuis 1870, les goélettes américaines qui font le
service mensuel des dépêches entre Taïti et SanFrancisco, relâchent à Taïo-haé. Quelques rares bâti¬
ments de commerce y viennent mouiller de loin en
loin; presque tout le fret, peu considérable d'ailleurs,
est absorbé par la Société commerciale de l'Océanie,
qui a son siège à Hambourg et des succursales dans
tous les archipels. On a assuré, on a même imprimé
que « Taïo-haé est sur la roule de Panama à l'Aus¬
tralie» Hélas ! il n'en est rien : l'arc de grand cercle
ou route orthodromique (ainsi que les navigateurs
l'appellent) toujours suivie par les bâtiments à vapeur
comme étant la plus courte, passe à six. cents milles
plus bas, à l'îlot de Rapa, point déjà choisi (vers 1867)
comme lieu de relâche et dépôt de charbon par les
paquebots anglais transpacifiques, les premiers qui
les vieux arbres
des
;
c'est, dit-on,
Chinois, à l'égal des
.
nouveaux mondes1. Donc, l'ouver¬
interocéanique ne saurait avoir aucune
influence sur le développement ultérieur de l'archi¬
pel des Marquises. Notre colonie restera à l'écart,
improductive et peut-être coûteuse, à moins que les
communications à vapeur entre Taïti'et San-Francisco (si jamais elles existent) ne viennent stimuler
la production en lui ouvrant un débouché.
relièrent les deux
ture
1
du canal
L'Amérique et l'Australie.
TAÏTI.
Dumont d'Urville
appelle Taïti « la perle et le
cinquième monde « ; Bougainville la
Nouvelle-Cythère; un autre la représente
diamant du
nomme
comme
l'un des éléments de la voie lactée de l'océan
Pacifique, et il est certain que cette multitude d'ar¬
chipels disséminés sur un immense espace peut se
comparer aux amas de matière cosmique éparpillés
dans la voûte céleste. Beaucoup plus récemment, un
publiciste, obscur d'ailleurs, commence de la façon
suivante
est
une
une
notice surl'Océanie: «Taïti, ou
île entourée d'eau de tous côtés.
»
Otahiti,
L'auteur
acquis moins de droits à la descendance de
Palisse; il eût même été, selon nous, entièrementdans le vrai, en écrivant : «Taïti est une île en¬
tourée de récifs de tous côtés.» Elle comprend deux
masses volcaniques : Taïti proprement dit et Taïarabu,
réunies par l'istbme étroit de Taravao : c'est la plus
grande terre de la Polynésie. Je n'apprendrai rien à per¬
sonne en
ajoutant qu'elle fait partie de l'archipel de
la Société, ainsi nommé, dit-on, par Cook en l'honneur
de la Société royale de Londres. Bien que l'on doive
au capitaine anglais Wallis les premières notions sur
Taïti (1767), les Français y vinrent de bonne heure. En
18-42, la souveraine du pays, impuissante à apaiser
aurait
M. de la
250
les
50,000 MILLES
querelles intestines, à mettre fin
sans
renaissantes dans
cesse
ses
aux difficultés
Etats, demanda à
l'amiral
Dupelit-Thouars la protection de la France.
par l'amiral, qui, l'année
suivante, crut devoir prendre définitivement posses¬
sion du pays; mais il fut désavoué : la France
opina
pour le maintien pur et simple du statu quo, et les
clioses marchèrent ainsi
jusqu'en 1880, époque à
laquelle cette terre devint colonie française, à la suite
d'un incident dont il sera
question plus loin.
Cette
requête fut agréée
Enfermée dans
une
circonférence de corail, l'île
surgit du sein de l'Océan
comme une
ramide, dont le sommet monte
imposante py¬
plus de
à l'altitude de
deux mille mètres.
L'intérieur, absolument désert,
présente un véritable chaos d'aiguilles et de mon¬
tagnes. Une infinité de prismes triangulaires, couchés
sur le
flanc, atteignent les derniers pics, d'arête en
arête; un tapis de maigre verdure, troué çà et là de
taches couleur d'ocre
rouge, enveloppe les parties
élevées du massif. Dans les vallons
qui s'entre-croisent de toutes parts, on
aperçoit des forêfsde
cocotiers et d'arbres à
pain, dont le feuillage étincelle
aux vifs
rayons du soleil. Les nuages amenés par les
vents alisés
s'arrêtent
et
s'amoncellent
au
sommet
des
escarpements : quelquefois, après une chaleur
étouffante, les éclairs brillent, la foudçe laboure les
pentes; les crépitements du tonnerre se répercutent
de crête en crête; le bruit roule
jusqu'à la mer
comme un
et
torrent et fait Irembler les arbres du
les maisons de
rivage
Papéiti, bourgade de deux mille
P(aThéïtai).
Cocportèiesr ,
de
Allée
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
251
cinq cents âmes, siège du gouvernement et capitale
nom lui vient d'un ruisseau
qui prend
sa source derrière l'habitation
du roi, et dans
leqnel
on allait autrefois
puiser de l'eau avec des calebasses
[Pape, eau; ete, corbeille). D'autres disent : Pape,
eau; iti, peu. Nous nous garderons de
préconiser
l'une ou l'autre version, laissant aux
étymologistes,
gens subtils, le soin de décider.
Ses maisons
éparpillées se pressent autour
d'une baie en forme
d'oméga. La rade est fermée,
vers la mer,
par l'île en miniature de Motu-uta, cou¬
ronnée de vertes
aigrettes ; cet îlot eut ses heures de
célébrité : l'omaré II,
presque exilé, y traduisit la
Bible en langue
indigène; plus tard, la reine Pomaré
y fit des apparitions, et le drapeau protecteur y flotta
pour la première fois. Motu-uta s'élève sur une longue
file de brisants, contre
lesquels la mer secoue la crête
de ses vagues :
protégée par cette barrière, la rade
se trouve convertie en un bassin aux
eaux
tranquilles.
Un passage étroit et sinueux donne accès dans la
crique, et il importe de manœuvrer avec précision
quand on veut entrer ou sortir : une goélette échouée
sur les coraux s'est
trompée de quelques mètres
elle a payé cette
méprise par sa ruine totale. El pour¬
tant, le chenal est jalonné par une suite de pieux,
de balises et de canons.
Pourquoi n'avoir point traité
les quais avec les mêmes
égards ? Quelques blocs de
lave jetés au bord de l'eau
empêchent, tant bien que
mal, le terrain d'être dévoré par la mer. Sous les
bouraos qui ombragent le débarcadère, d'étroites
de l'île. Son
50,000 MILLES
252
pirogues sont tirées au sec; le sol est criblé de trous :
au moindre bruit, des crabes de terre fuyant de tous
côtés se dissimulent prestement dans leurs repaires.
Des groupes d'oisifs, étendus sous
d'un profond sommeil. Quelques
les arbres, dorment
indigènes empana¬
fibres légères du cocotier
qui, de loin rappellent les plumes d'aigrette et de
marabout, déchargent un bâtiment, accosté au rivage.
D'autres font baigner des chevaux sur la plage ou
manœuvrent mollement des pagaies dans des pirogues
microscopiques ; les Kanaks ne se mettent pas en
frais pour la navigation : un tronc d'arbre creusé, un
morceau de bois pour le balancier, et deux branches
pour réunir l'un à l'autre. Une troupe d'oies se dan¬
chés de reva-reva, ces
examinant attentivement le terrain; ces vo¬
latiles fixent de leurs yeux gris un fragment de papier
dine
en
imprimé, sur lequel je lis : « Analyse des divers
d'administration,de comptabilité et de paye¬
ment. » Nous sommes bien en pays français.
modes
struction
en
dresse la mairie,
simple con¬
planches, dont le premier étage est oc¬
Devant l'estacade
se
cupé par les bureaux de la caisse agricole. Des deux
côtés s'étendent les maisons, séparées par des massifs
de verdure; presque toutes en bois, on les a judicieu¬
perchées sur des madriers ou des piliers en
: pendant la saison des pluies, des tor¬
rents descendent des pentes abruptes et se préci¬
pitent sur la ville, en y causant parfois de graves
dommages.
La rue principale, nommée rue de Rivoli, passe
sement
maçonnerie
DANS
sous
s'entre-croisent, tandis que des pousses ver¬
ticales vont chercher l'air et la lumière
arceaux
253
les branches
bouraos dont
voûte de
une
noueuses
L'OCÉAN PACIFIQUE.
de verdure. Le soleil, tamisé
au
faite des
parle feuillage,
découpe sur les vêtemeuts voyants des taches vives,
empruntées à toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Le
costume sommaire des naturels consiste en un mor¬
d'étoffe
appelé paréo, qui leur entoure les reins
jusqu'aux pieds, en enveloppant les
jambes c'est le langouti siamois et le pagne des
Indiens. Sur le paréo, bleu rayé de jaune ou orné
de grands ramages, les hommes portent une chemise
européenne dont ils laissent flotter les pans. Les Océa¬
niennes, qu'il ne faudrait sous aucun prétexte con¬
fondre avec les Océanides, ont presque toutes le teint
des mulâtresses; coiffées de chapeaux d'homme à
larges bords (en paille de pandanus ou en canne à
sucre), et vêtues de longues robes sans taille, ordi¬
ceau
et
descend
groseille, elles
balancement spécial à
quelques palmipèdes, qui fait osciller à droite et à
gauche leurs cheveux tressés en nattes. Des enfants,
vêtus d'un chapeau de paille, courent dans la pous¬
nairement fond blanc à raies verticales
marchent
nu-pieds,
avec un
sière. A l'omhre des
vérandahs, les Européens se
balancent dans des hamacs.
possède, bien entendu, point de mo¬
ne saurait, en effet, octroyer ce titre
pompeux à l'église en planches, ni à l'hôtel du gou¬
verneur, ni au palais érigé pour la descendance de la
Papéiti
ne
numents. On
reine Pomaré.
Cette dernière construction
15
gagne
50,000 MILLES
254
beaucoup à la clarté de la lune; car la nature envi¬
ronnante compose alors h toute chose un admirable
cadre qui l'embellit et la poétise : aussitôt que le so¬
leil disparait sous l'horizon, le paysage s'enveloppe
du soir; la brise du large cesse comme
(vent de terre) descend
vallées d'une fraîcheur
délicieuse; la mer gronde en bondissant sur les récifs
qui cernent la rade et les couvre de lueurs phospho¬
rescentes. De hauts palmiers étendent leurs bras dans
l'azur du ciel et balancent leurs aigrettes au milieu
des airs; le moindre souffle agite leurs feuilles ri¬
gides, qui rendent un bruit métallique. Le figuier
banian> avec sa forêt de piliers qui en soutiennent
les branches, rappelle une cathédrale gothique; le
flamboyant, couronné d'épais bouquets de fleurs
rouges, resplendit encore sous la lumière blafarde
de la lune; l'oranger, le tiare, la vanille, emplissent
des vapeurs
par enchantement; le ou-pé
des hauteurs et remplit les
l'air de mille senteurs. La voie lactée ressemble à
écharpe de gaze jetée sur le firmament; les mon¬
tagnes découpent leurs linéaments sur une voûte
criblée d'étoiles... Tout à coup, le son des clairons
français réveille brusquement les échos de la mon¬
tagne et vous ramène à la réalité.
La population de Papéiti se compose d'Européens,
une
de Kanaks et de
Chinois, administrés par un gou¬
assisté lui-même d'un conseil colonial.
Celui-ci n'a garde de déroger à la coutume des as¬
semblées délibérantes : ses membres, après avoir
verneur,
employé
un
temps précieux en discussions stériles,
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
ne
255
toujours à s'entendre sur les ques¬
plus graves. Les élections elles-mêmes (mal¬
réussissent pas
tions les
gré le petit nombre d'électeurs) s'opèrent quelquefois
peine. Je n'en veux pour exemple que le vote
du 12 septembre 1882 : il s'agissait d'élire six con¬
seillers. Sur cent six votants, quatre-vingt-dix noms
sont sortis des urnes : chacun, estimant posséder en
soi l'étotfe d'un conseiller colonial, avait porté son
propre nom sur le bulletin de vote.
L'administration a ici beaucoup plus d'initiative
que partout ailleurs, à cause du manque de télégraphe
et d'autres moyens de communication rapides; par
suite, un certain nombre de situations intéressant la
avec
colonie
ne
sauraient être tranchées instantanément,
cabinet situé rue Royale ou place Beau-
du fond d'un
en effet, reliée au monde civilisé
de petits bâtiments à voiles qui font réguliè¬
Papéiti n'est,
vau.
que par
rement le service
de San-Francisco. Dans le temps,
question d'établir un service postal par bâti¬
mais la métropole n'ayant offert
qu'une subvention insuffisante, le projet tomba à
il fut
ments à vapeur ;
vau-l'eau.
Les Taitiens
ou
Kanaks appartiennent à un mé¬
lange de race noire, jaune et blanche ; ils ont les che¬
plats, le nez épaté (autrefois on écrasait aux
enfants le cartilage de cet appendice, manœuvre pra¬
tiquée dès les temps les plus reculés dans l'île de
Timor), les pommettes saillantes, les lèvres épaisses,
le teint couleur de bronze. Il n'est pas hors de pro¬
veux
pos
de signaler ici un fait ethnographique assez
50,000 MILLES
256
curieux
:
les enfants métis
d'Européens et de Ka¬
peut le constater
naks naissent blonds et roses, on
partout à Taïti. Dès la première génération, le type
indigène disparait donc presque intégralement, pour
faire place au nôtre. Ajoutons que beaucoup de Maoris
ont l'angle facial à peu près droit. Que si nous consi¬
dérons les métis de la
race
africaine,
nous
constatons
malgré les mélanges, ils portent
origine jusqu'à la
dixième génération.
Ne se produit-il pas, en outre, dans les croisements
où la race noire entre pour une certaine proportion,
de curieux phénomènes d'atavisme? On voit tous les
jours des enfants de mulâtres plus noirs que leurs
parents, et cette propension à retourner au type pri¬
mitif ne s'observe jamais chez les Maoris. En nous
appuyant sur l'autorité de M. de Quatrefages, nous
conclurons de ceci que, chez les Kanaks, le blanc
prédomine sur le noir et le jaune. Ce -type a pour
domaine la partie orientale de l'océan Pacifique, et
doit être considéré comme fort supérieur aux naturels
micronêsiens, lesquels, importés ici en qualité d'en¬
gagés volontaires, sont utilisés involontairement
comme domestiques ou
garçons de ferme ; ils soignent
les chevaux, opèrent quelques défrichements, font
au
des
contraire que,
traces
indélébiles de leur
la cueillette du coton,
et grimpent aux cocotiers
agilité capable de faire rougir Blondin.
Pendant le jour, la plupart des Kanaks, étendus à
l'ombre, sommeillent avec placidité, signe visible
d'une conscience tranquille. Ils ouvrent les yeux peu
avec une
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
à
peu,
257
à mesure que le soleil descend sur l'horizon, et,
à la nuit
close, des chœurs des deux sexes célèbrent
jour : c'est le/owr««Z indigène de la
les nouvelles du
localité.
Quelquefois la musique de Papéiti vient exécuter,
la place du Gouvernement, les plus brillants mor¬
ceaux de son
répertoire. Sous un ciel splendide, de
vieilles marchandes (qui font songer aux sorcières de
Macbeth), éclairées par des lampes fumeuses, s'ac¬
croupissent devant quelques bananes, des paquets de
cigarettes de pandanus, des oranges pelées, des cou¬
ronnes de laurier-rose et de
gardénias. La foule,
affublée d'un mélange bizarre de vêtements d'Europe
et d'Océanie, ornée de paréos, de plumes, d'étoffes
de toute couleur, de fleurs et de feuillage, se promène
sur
au
milieu de
cocos
roulants, disséminés eux-mêmes
pelouse jadis verte. Elle suit le rhylbme de
la musique, précipite ou ralentit le pas, s'avance gra¬
vement ou se livre à des mouvements frénétiques, de
telle sorte qu'un malheureux affligé d'une surdité
complète devinerait à coup sûr, en examinant les
groupes, s'il s'agit d'un motif emprunté à la GrandeDuchesse ou au Requiem de Mozart.
Lorsque le gouverneur donne un bal, on lance
des invitations aux quatre coins de la ville. Vu la
chaleur sénégalienne, les portes et fenêtres demeurent
grandes ouvertes, et la population de Papéiti se masse
autour de l'édifice gouvernemental. Les gamins s'ac¬
coudent aux fenêtres; ils se pressent et se poussent
sur une
afin
de
mieux
voir
et
de mieux
entendre
;
et
50,000 MILLES
258
quand l'heure est suffisamment avancée, le point de
délimitation entre les assistants régulièrement invités
et ceux qui s'invitent eux-mêmes devient difficile à
préciser.
Les cerveaux indigènes demeurent généralement
inertes : il est bien rare qu'un Taïtien connaisse
l'année de sa naissance ; une mère réfléchit longtemps
quand on lui demande l'âge de son enfant. Un autre
vous
dit
:
«A Taïti, il fait
très-chaud à
époque de l'année; maisje ne
sais
pas
une
certaine
quand. » On
les notions de l'espace et du
temps leur échappent entièrement; aussi ce peuple
n'a-t-il point d'histoire : ses souvenirs ne remontent
pas au delàdu temps de l'occupation; et encore d'au¬
tres ont-ils songé pour lui à conserver la mémoire
des événements; sans cela, la tradition orale aurait
oublié les noms des Cook et des Ilougainville. En
somme, le peuple taïtien n'est qu'un rassemblement
d'enfants : il considère que le présent est tout, que
le passé n'est rien, et il se préoccupe assez peu, je
reconnaît très-vite que
crois, du futur.
Voilà donc un pays où
souci du lendemain. Le
l'on se laisse vivre sans aucun
strugglefor life est inconnu
dans l'île : pourquoi le Kanak travaillerait-il? lia
le loisir de se laisser bercer dans une vie contempla¬
tive; il végète à la façon des légumes, en dehors de
toute préoccupation. Car le paupérisme, cette plaie
des Etats européens, cette hydre menaçante que les
plus belles théories des économistes n'ont pu terras¬
ser, le paupérisme, dis-je, n'existe point ici, et l'on
Case
taitienne,
a
Piraé
(Taïti).
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
259
peut dire que les conditions principales de ce que
les anciens
appelaient l'âge d'or se trouvent réalisées
à Taïti.
Les heureux Kanaks
obligation, militaire
ou
ne
sont soumis à
aucune
autre; couchés sur un lit de
feuilles
sèches, ils n'ont qu'à étendre la main pour
pourvoir à leur subsistance : le maïoré 1 leur donne
d'énormes fruits
pure
pleins d'une pulpe farineuse; l'eau
et limpide des sources nombreuses étancheleur
préjudice des grappes de cocos pendues
comme de
gigantesques raisins. Le comble
est mis à leur joie quand ils peuvent ajouter à ce
menu
frugal du poisson cru et du fèii, sortes de ba¬
nanes
qu'ils font cuire au four. En une heure de pêche
au
flambeau les Kanaks prennent assez de pois¬
sons
pour vivre pendant huit jours ; quant au féii qui
pousse à l'état sauvage dans l'intérieur de l'île, les
gens du pays n'ont que la peine de l'aller cueillir.
N'oublions pas qu'une foule de végétaux utiles crois¬
sent ici spontanément; le pandanus, pour n'en citer
qu'un , s'élève sur tous les rivages : ses feuilles
tiennent lieu de tabac; son écorce sert à confectionner
des chapeaux, des vêtements, et même des cordages.
Aussi les signes des échanges sont-ils fort simpli¬
fiés; la monnaie de billon n'existe point ; seules, les
pièces d'argent sont d'un usage général. Nous ne
sommes
plus à l'époque où l'Anglais Pritchard es¬
sayait de mettre en circulation une monnaie absolusoif,
aux
sans
arbres
,
1
Arbre à
pain.
50,000 MILLES
260
fiduciaire,
ment
dans
ses
se
caisses,
an
proposant ainsi de faire entrer
bout d'un certain temps, tout
l'argent de l'iie. M. Pritchard, à la fois pasteur pro¬
testant et consul de Sa Majesté Britannique, se mon¬
trait négociant fort peu scrupuleux. Aujourd'hui, les
pièces d'argent françaises, drainées par les Chinois,
ont disparu, pour ainsi dire : on ne voit plus circuler
ici que des pièces du Chili, d'autres à l'effigie de Vic¬
tor-Emmanuel
ou
du roi des Hellènes.
indigènes si indolents, sur lesquels rien ne
prise, sont pourtant soumis à l'influence
anglaise : ils bégayent volontiers quelques mots de la
langue d'Albion, et se sont presque tous jetés dans
le protestantisme. Les méthodistes, établis en Océanie
depuis près d'un siècle, y ont acquis une grande
puissance, et il faut bien reconnaître qu'ils rendirent
des services signalés en introduisant l'usage des carac¬
tères latins et en faisant abolir, dès 1820, la peine de
mort. Le dimanche, les fidèles suivent les offices avec
ferveur; ils s'accroupissent par groupes sur la pe¬
louse qui précède le temple évangélique, et, après
avoir écouté dans un profond silence la lecture de la
Bible, ils prennent leur vol et se dispersent aux envi¬
rons; les voitures sillonnent les routes, et, au milieu
de nuages de poussière, on voit apparaître le mélange
des couleurs les plus disparates.
Non-seulement les Kanaks, toujours de bonne
humeur, ne manquent jamais de saluer d'un ia ora
na (bonjour) sonore tout étranger qu'ils rencontrent,
mais encore ils se montrent très-généreux et fort bosCes
semble avoir
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
261
pitaliers. Aussi la remarque amère de madame Ida
reprochant de ne jamais remercier,
quand on leur offre quelque argent, ne saurait-elle
leur être imputée comme un défaut. Le fait en luimême est exact; seulement l'auteur omet
d'ajouter
que ces insulaires donnent, sans hésiter, ce qu'ils
possèdent, et il ne dit pas davantage que le mot
merci n'a aucun équivalent en langue taïtienne. Vous
promenez-vous dans la campagne, exposé aux rayons
brûlants du soleil? Demandez à un indigène rencontré
sur la route des cocos verts
pour en boire le lait,
afin d'étancher une soif dévorante : il y a dix à parier
contre un que le Kanak se précipitera à l'assaut
d'un cocotier pour satisfaire promptement le désir
formulé. L'activité déployée par un indigène en une
telle circonstance ne saurait être passée sous silence,
car
l'apathie profonde de ce peuple mériterait les
honneurs de la légende : les exploitations agricoles
ont constamment échoué quand on a voulu l'employer
Pfeiffer leur
à l'exclusion de tout autre élément.
Tel est, par
exemple, l'essai tenté vers 1835 par M. Moerenhout,
à Papara; il s'agissait d'une culture de cannes à
sucre :
les défrichements
les récoltes
se
commençaient à s'étendre;
conditions;
faisaient dans de bonnes
mais les Kanaks
remplirent si mal leurs engage¬
le projet dut être abandonné.
Quand ces indigènes deviendront-ils industrieux ?
ments, que
se
demande
un
auteur américain dont le
chappe, et il reprend
leur refusera
son
: « Dites-moi
tribut de poisson ,
nom
m'é¬
quand l'Océan
quand la terre
15.
50,000 MILLES
262
produira plus de fruits, et je vous
répondrai. » Cet Américain connaissait le pays.
Ces naturels si doux, si serviables, si paisibles,
sont les descendants de redoutables cannibales; car
tous les Polynésiens étaient anthropophages, et quand
Wallis découvrit Taïti, on y faisait encore des sacri¬
fices humains. Dans le district de Pari, domaine hé¬
réditaire de Pomaré, se trouvait jadis un temple élevé
à Oro, le Jupiter taïtien. Au milieu d'une vallée pro¬
fonde, étaient dressés plusieurs autels; un grand
nombre de crânes répandus alentour ne laissaient
aucun doute sur le culte rendu à la divinité protec¬
trice ; il est clair que les échos de la vallée retentirent
autrefois des cris de douleur poussés par les victimes
humaines. L'idole fut abattue au commencement de
ce siècle par Pomaré II, à l'instigation des mission¬
bienfaisante
ne
naires méthodistes.
Au moment où
le
protectorat de la France fut pro¬
la reine Po¬
originale et à demi civilisée, que l'on
ne cessa de traiter avec les plus grands égards, afin
de ne pas froisser une susceptibilité outrée, et de ne
pas s'exposer à perdre en un seul jour le chemin
péniblement gagné pendant de longs mois. On don¬
nait des bals en son honneur, pour la distraire et lui
fournir l'occasion de joueràl'écarté, jeu qu'elle affec¬
tionnait particulièrement et auquel elle trichait d'ail¬
leurs. Après avoir pris place en face de son partenaire,
elle manquait rarement de mettre ses chaussures sur
la table : l'une adroite, l'autre à gauche, soit qu'elle
clamé à Taïti,
maré, femme
l'île était gouvernée par
DANS
les considérât
vât
L'OCÉAN
PACIFIQUE.
26Î
des fétiches,
soit qu'elle trou¬
plus agréable de demeurer les pieds nus : chassez
comme
le naturel
J'ouvre ici
parenthèse, afin d'attirer l'attention
pauvreté de la langue française :
nous n'avons
guère d'autres mots que roi et reine,
pour désigner un personnage de l'un ou l'autre sexe
placé à la tête d'une nation ; prendre ici au pied de
la lettre ces termes qui évoquent une certaine idée
de grandeur et que je n'emploie qu'à
regret, pour¬
rait exposer à
d'étranges quiproquos. Ce nom de
Pomaré, qui appartient à plusieurs souverains de l'île,
a une assez
singulière origine. On raconte que le
premier du nom, ayant fait une course dans les mon¬
tagnes, prit un rhume qui provoqua pendant la nuit
une toux
opiniâtre ; ses serviteurs, en en parlant, la
nommaientpo-marc (po, nuit; maré, toux); le roi,
du lecteur
une
sur
la
enchanté de cette
nom
trouvaille, voulut
et le transmit à
ses
conserver ce
descendants. A dater de
ce
on l'appela donc Pomaré : le terme po disparut
langage usuel, et le mot rui désigna, désormais,
jour,
du
la nuit.
Ce Pomaré I" accueillit les
navigateurs Cook et
eut maille à partir
avec son
peuple : la prédilection qu'il montrait à
l'égard des méthodistes aboutit à un complot de ses
sujets, qui le déposèrent. Le souverain, mis brus¬
quement en disponibilité, se résigna en philosophe :
afin de charmer ses loisirs, il entreprit une tra¬
duction de la llible en langue kanake, et il aurait
Vancouver. Son fils et
successeur
50,000 MILLES
264
peut être attaché son nom à d'autres travaux recommandables, si le delirium tremens n'avait abrégé ses
jours.
Après le fils de celui-ci, qui ne garda le pouvoir
que peu de temps, vint se placer sa fille Aï-mata,
nommée communément la reine I'omaré 1 ; à partir
de 1827 et pendant un demi-siècle, elle ne cessa de
se trouver en butte aux obsessions de la France et de
l'Angleterre; pauvre reine hésitante, qu'on flattait et
qu'on menaçait (avec précaution toutefois) tour à
tour, marionnette dont les ficelles aboutissaient à
Londres et à Paris ! Le gouvernement se vit obligé
de lui faire souvent des remontrances, et même d'user
rigueur avec elle. Extrêmement irascible, la plus
légère omission dans l'étiquette soulevait son indi¬
gnation, et il n'était pas rare de voir sa rancune se
traduire par des complots. C'est ainsi que vers 1860,
elle se rendit dans une île voisine pour conspirer : le
de
gouverneur en personne l'alla chercher et fit rame¬
ner à Papéiti son fils entre deux gendarmes.
Elle eut surtout fort affaire à l'époque où M. Prit—
chard, l'ennemi le plus acharné de l'influence fran¬
çaise, prêchait contre nous une véritable croisade et
ne cessait de s'écrier, au retour d'un voyage qu'il fit
en
Angleterre
: «
Chassons les Français, et arrachons
drapeau du protectorat! » Il fallut épuiser toutes
les ressources de la diplomatie et même employer
le
1
à
un des rares pays où l'indigène n'ait pas fait de la
bète de somme : de droit divin, une cheffesse succède
Taïti est
femme
un
une
chef et
réciproquement.
Tombeau
des
Pomaré,
rois
de
Taiti.
DANS
la
L'OCÉAN PACIFIQUE.
265
force, afin d'immobiliser la haine de cet homme.
La pauvre reine, morte en 1877, repose à quatre
kilomètres de Papéiti, sur un cap battu par les vagues
de la baie de Maravaï. Singulier rapprochement !
cette baie est
précisément celle où abordèrent les
premiers navigateurs dont les descendants allaient,
bon gré, mal gré, remplacer les souverains de l'île
dans la confiance du peuple. Le monument, assez
mesquin, se compose d'un tronc de pyramide, vaste
amas de
polypiers arrachés aux récifs, surmonté
d'une
urne
funéraire
en
terre cuite. A la face
an¬
royale et l'initiale P se dé¬
rouge sur le fond grisâtre. Alentour, le
JïlaOj ou bois de fer, proche parent des mélèzes,
dresse vers le ciel son feuillage rare et triste; des
térieure,
tachent
une couronne
en
touffes de lauriers-roses frissonnent
sous
l'action de
la brise de mer,
et le
pandanus
aux
le bourao
noueux
curieuses racines forment
un
rideau
transparent,
à travers
lequel on aperçoit le phare de la pointe
Vénus. Tout auprès, un vieux temple protestant élève
ses murailles
grises; les Kanaks des villages envi¬
ronnants s'y réunissent le dimanche pour chanter des
himénés
en
l'honneur d'Aï-mata.
Ariiaoué, le fils de la feue reine (qui répond à
l'appellation théorique de PomaréV), épousa jadis,
uniquement pour obéir à sa mère et contre son propre
gré (ce qui serait d'un bon fils, si la reine Pomaré
ne lui avait
coupé les vivres pour l'amener à ses fins),
une femme nommée Maraô,
qu'il abandonna d'ail¬
leurs aussitôt que sa mère eut rendu le dernier sou-
50,000 MILLES
266
pir, et qui donna le jour à un enfant,"au bout de
deux années Je séparation. Ariiaoué s'est donné à la
France, afin de ne pas laisser le pouvoir (j'allais dire
le trône) à cet enfant inattendu. Le prix de sa renon¬
ciation a été fixé par lui-même à une pension viagère
de soixante mille francs.
Légion d'honneur et
président du cercle de Papéiti. Son influence sur les
indigènes est notoire et incontestable : on a donc tout
intérêt à le ménager. Quand il vient visiter un bâti¬
Pomaré V est officier de la
guerre, on le salue de vingt et un coups de
et les équipages, répandus sur les vergues,
ment de
canon,
plusieurs fois en son honneur : « Vive la Ré¬
publique ! » exactement comme s'il s'agissait de la
reine d'Angleterre ou d'Alexandre Ili.
Quantum mutatus ai illo ! Ce pauvre Ariiaoué a
passé par de cruelles épreuves : un jour, on le met
en
prison pour tapage nocturne et ivresse manifeste.
Une autre fois, le gouverneur le fait arrêter à quelque
distance de la ville; on l'attache solidement derrière
une voiture, et le monarque en herbe est obligé de
crient
suivre le trot du cheval de toute
la vitesse de
ses
jambes. Pomaré V a troqué le paréo de ses pères
contre un pantalon noir à bande d'or, et il porte des
épaulettes d'amiral sur une redingote. En petit co¬
mité, entouré de ses favoris qui lui tiennent lieu de
ministres, il montre une prédilection marquée pour
les alcools. D'ailleurs très-affable et très-simple, il
ouvre volontiers sa demeure aux étrangers; il octroie
même de grand cœur à ses amis l'un des nombreux
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
267
lesquels on le désignait dans son enfance :
plus haute marque de distinction que puisse
donner un Kanak de qualité.
La reine Joanna-Maraô-Taaroa-Tepaô Salmon est
la fille d'un Israélite anglais qui fut pendant long¬
temps secrétaire de la reine Pomaré; sa mère, Ariitaimaï, d'origine kanake, est aujourd'hui clieffesse
du district de Papara. Les lois laïtiennes interdi¬
noms sous
c'est la
saient les unions entre Juifs et
la difficulté
protestants:
on
tourna
annulant
pendant vingt-quatre heures
l'article prohibitif. Maraô, élevée en Australie, parle
couramment l'anglais et le français ; elle conserve,
de son séjour dans la colonie anglaise, un vernis in¬
contestable de civilisation qn'elleentretient, d'ailleurs,
en assistant avec assiduité aux réceptions officielles.
La reine doit à noire munificence une pension de
six mille
en
francs; retirée dans
face du
une
habitation modeste,
son auguste époux, elle
vit dans l'intimité de Mozart et de Chopin, et fait tous
en
palais de Pomaré,
efforts pour essayer de satisfaire une passion mal¬
heureuse pour le piano.
Dans le monde, Maraô se montre extrêmement
ses
un bal auquel, par exception,
le roi, il lui semble remarquer que
susceptible. Pendant
elle assistait
les dames
avec
françaises lui tournent systématiquement
le dos. Elle
se
plaint immédiatement au gouverneur :
musique cesse, la fête est interrompue, les
invités se dispersent, et la reine, tout en larmes, re¬
gagne précipitamment sa demeure. Une autre fois, en
se rendant à un concert donné chez le gouverneur,
aussitôt la
50,000 MILLES
268
venaient
de dîner copieusement, comme c'est la coutume dans
leur pays. Après l'échange de quelques propos un
peu vifs, Son Altesse, abandonnant toute dignité, s'en¬
fuit à toutes jambes et arrive essoufflée au gouver¬
nement. On s'empresse autour d'elle ; on s'explique,
l'affaire s'ébruite. Le consul des Etats-Unis, informé,
adresse une plainte au commandant du navire amé¬
ricain. Les officiers reçoivent l'ordre d'aller sur-lechamp faire des excuses à la reine outragée : «■ J'ai
rencontré à Papéiti, leur dit-elle, des navigateurs de
toutes les nations; je n'en ai jamais vu d'aussi gros¬
siers que vous ; messieurs, je ne vous retiens plus... »
elle rencontre îles
Les Américains
officiers américains qui
courent encore.
Le chef du district
de Piraé, homme
très-influent
du roi, donna en notre honneur un mémo¬
rable himéné : 011 nomme ainsi des chœurs à plusieurs
et favori
parties, généralement exécutés pendant les fêtes. Le
qui mène à Piraé n'est qu'une suite de décors
d'opéra; il faisait une de ces nuits tièdes qui sont le
charme des contrées intertropicales; la lune accro¬
chait son croissant au faîte des arbres; une superbe
comète brillait au zénith, comme un épi d'or égaré
chemin
dans le firmament.
Bientôt
lueur scintille entre les
une
bruit confus de voix
maïorés,
un
s'échappe des massifs : nous ar¬
fils de notre hôte, blanchis¬
rivons chez Pao-faï. Le
seur comme
le fut autrefois l'auteur de ses jours,
trompé de vocation, vu l'ampleur
qu'il présente avec cynisme : il était
s'est évidemment
des mémoires
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE,
né pour être apothicaire, ce qui ne
faire les honneurs de chez lui avec
269
l'empêche
pas
de
grâce qui le
distingue particulièrement. Pao-faï montre ses dents
blanches en esquissant un sourire de crocodile; puis,
après nous avoir introduits dans une case de bambou,
il nous offre, de sa main bronzée (toujours avec le
même sourire), des couronnes de verdure qu'il faut,
bon gré, mal gré, s'enrouler autour de la tète. Cin¬
quante virtuoses des deux sexes et de tous les âges
sont accroupis en carré, sur une
légère couche de
une
foin. Les exécutants sont couronnés de fleurs natu¬
relles, et certains d'entre
ment songer au
déjà vieux, font vague¬
légendaire Calchas de la Belle Hé¬
eux,
lène.
Tout
monde chante
ce
une
suite d'airs
kanaks,
remplis de notes gaies, auxquels la langue sonore
indigène, chargée d'une profusion de voyelles, prête
un charme tout
spécial : cette langue maorie, parlée
dans tous les archipels polynésiens, est pleine de di¬
minutifs et d'harmonie imitative.
l'himéné
:
fondeur;
011
les basses
se
Mais
revenons
font remarquer par
leur
à
pro¬
dirait que des instruments à cordes, pla¬
cés dans la coulisse, ont pour mission de soutenir les
notes aiguës : d'autre part, certains battements de main
marquent la cadence et simulent, à s'y méprendre,
le bruit des
castagnettes.
caractéristique du monoï, mélangée à celle
du tiare (fleur analogue au jasmin), plane surl'assemblée; ce monoï, mixture à hase d'huile de coco, rancit
très-vile et possède alors une odeur pénétrante et vraiL'odeur
270
ment
50,000 MILLES
nauséabonde. Les rafraîchissements sont
des
plus simples : des cocos pleins de lait circulent à la
ronde; la noix du fruit tient lieu de verre; mais
l'utilisation convenable de ce récipient improvisé de¬
mande beanconp d'adresse. Je l'appris, hélas ! à mes
dépens.
A l'extérieur, un chœur d'enfants fredonne la
Marseillaise et souhaite, sans sourciller, qu'un sang
impur abreuve les sillons de leur charmante patrie :
c'est une note discordante au milieu du concert.
On compte à Papéiti cinq cents Chinois, restes de
l'exploitation d'Atimaono. M. Steuart, agent de la
maison Suarez, de Londres, avait fait venir à Taïti
des habitants du Céleste Empire, afin d'exploiter le
coton dans le district de Papara (partie méridionale
de l'île). Deux mille cinq cents travailleurs (dont mille
Chinois) furent réunis sur un terrain de trois mille
trois cents hectares, dont quinze cents ne tardèrent
pas à être défrichés : les cotonniers et la canne à sucre
donnaient de belles récolles; la plantation allait être
cédée pour le prix de cinq millions à une compagnie
française, quand la guerre de 1870 éclata. Peu après,
M. Stewart, en hutte aux tracasseries continuelles, et
d'ailleurs non soutenu par la maison de Londres,
tomba malade et mourut : le vaste domaine d'Ati¬
maono fut vendu à vil prix, et cinq ou six négociants se
taillèrent « des pourpoints dans ce manteau de roi ».
Les Chinois embrigadés dans la plantation s'occu¬
paient des défrichements et des récoltes; ils ouvraient
des routes et construisaient des habitations. Une étroite
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
surveillance était de
fallait
prévenir
ou
271
rigueur dans rétablissement; il
interrompre les rixes qui écla¬
taient à
chaque instant entre les Cantonais, les gens
Hong-kong et ceux de Macao. 11 fallait, en un
mot, contenir cette tourbe et l'empêcher de commet¬
tre des
déprédations, au grand préjudice des habi¬
tants. C'est ainsi
qu'un jour on fit forger par les Chi¬
nois eux-mêmes d'énormes
pièges à loup, et quand
de
ils furent
confectionnés, on prévint à son de trompe
que, l'intention de M. Stewart étant de disséminer
ces
engins dans les environs, les fils du Ciel feraient
sagement de ne circuler désormais qu'avec prudence
pendant la nuit. Le but fut atteint : les Chinois res¬
tèrent chez eux, et, à
placèrent
par
la satisfaction générale, ils rem¬
l'opium le
genre
de distraction qui
venait de leur être enlevé.
Les
sujets de l'empire du Milieu devaient être
ra¬
patriés, à l'expiration de leur engagement. Mais au
moment où l'exploitation fut dissoute, ils résistèrent
tant et si
bien
que l'autorité finit par les laisser
lieu de les contraindre à embarquer
force, ainsi qu'elle en eut tout d'abord l'in¬
tranquilles,
de vive
au
tention.
Presque tous les anciens cultivateurs d'Atimaono
quartier général à Papéiti ; on appelle
'petite Pologne la partie de la ville occupée par leurs
cabanes en planches. Une étroite ouverture donne
accès dans les cases où les fils du Ciel,
négociants
dans l'âme, se livrent aux transactions les
plus di¬
verses : les uns font venir
d'Amérique une pacotille
ont établi leur
50,000 MILLES
272
qu'ils revendent au détail; d'autres jettent dans la
consommation les légumes d'Europe, pour la culture
desquels ils ont, ici comme ailleurs, une aptitude
spéciale. On les voit entassés dans leurs noires bou¬
tiques, le corps nu jusqu'à la ceinture : ils forment
des cercles et devisent en agitant des éventails ; ou
bien, accroupis à terre, ils se livrent à la manœuvre
des bâtonnets, essayant de faire entrer dans une ou¬
verture trop petite une masse de riz trop considérable.
Ils ont naturellement importé à Taïti des vices dont
le moindre est l'habitude de fumer l'opium. Cette
funeste passion s'étend à la façon de taches d'huile :
les Kanaks adoptent peu à peu l'usage de l'extrait
de pavots, et la ferme d'opium, adjugée naguère à
quinze mille francs, l'est à soixante mille aujour¬
d'hui.
•
grande route tracée au bord de la mer à l'é¬
poque où M. de la Roncière était gouverneur (de
1865 à 1869), fait le tour de l'île et remplace avan¬
tageusement les sentiers kanaks, en général peu
carrossables. Ce chemin est coupé, de loin en loin,
par des ponts jetés à grands frais sur les torrents qui
descendent impétueusement des pics. A sec pendant
la saison sèche, ils entraînent tout (y compris les
ponts) quand viennent les pluies de l'hivernage.
En quittant I'apéiti, la route unique se dirige soit
du côté de Faaa, soit vers la Fataoua. Le premier est
généralement bas et sec; l'autre, montagneux, est
arrosé par de nombreux ruisseaux, dont le plus
vanté, la Fataoua , coule dans la vallée du même nom.
Une
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
Prenons d'abord le côlé de Faaa
de la
ville,
:
273
avant de sortir
devant un bâtiment qui abrita
l'exposition agricole et industrielle, ouverte en 1878
à l'occasion des fêtes du protectorat : la culture et
l'industrie, qui ne sont pas en progrès, ne sauraient
fournir un contingent annuel à cette exhibition. Voici
le temple évangélique avec ses fenêtres en ogives,
ses
on passe
murailles
nues
et
blanchies à la chaux. Voilà
l'hôpital, construction sans étage, originalement placé
à côté d'une caserne et au milieu d'un groupe d'ha¬
bitations, alors que sa position sur les hauteurs envi¬
ronnantes paraissait clairement indiquée.
Le long du rivage, le pandanus étale ses racines
jusqu'à la mer. Cet arbuste est l'image du combat¬
tant; les bras tendus, les poings fermés, la cheve¬
lure en désordre, il défend pied à pied son existence
contre
l'envahissement de la
mer
et la fureur des
vents. Dominées
parles hauts panaches des palmiers,
lilliputiennes dissé¬
minées çà et là pour l'ornement du paysage. On
serait tenté de croire que les naturels n'en tirent
aucun parti; d'ailleurs, les Taïtiens ont-ils vraiment
besoin de s'abriter sous un toit? La température per¬
met de coucher en plein airpendant huit mois de l'an¬
née; on ne redoute ni les animaux sauvages, ni
même les malfaiteurs, inconnus par ce seul fait que
les Kanaks, ayant des besoins limités et pouvant se
procurer instantanément le nécessaire, n'éprouvent
point le désir de s'approprier le bien d'autrui.
les
cases
Voici
font l'effet d'habitations
un
four kanak
dont la fumée s'élève
en
50,000 MILLES
274
légers tourbillons : c'est un simple trou creusé dans
la terre et pavé de cailloux échauffés à l'aide d'un
feu débranchés mortes : le mets à préparer, maïoré,
féii ou cochon de lait, se place entre deux couches
de cailloux rougis.
Plus loin, les indigènes fabriquent de la chaux, et
leur façon de procéder est tout aussi primitive : on
superpose des couches de bois et d'autres de poly¬
piers amassés en fouillant à pleines mains les récifs.
On met le feu à cette sorte de bûcher, et, quand le
brasier est éteint, les indigènes recueillent la chaux
au
milieu des cendres.
village de Faaa comprend un certain nombre
Le
éparses sur une étendue considérable. Des
bouquets de cocotiers, de manguiers, d'arbres à pain,
de feuilles de taros d'un vert violent, longues de trois
ou
quatre pieds et balancées à l'extrémité de fortes
tiges, abritent des pelouses au bord desquelles vient
mourir la mer bleue. Celle-ci éprouve, en passant sur
les récifs, d'étranges colorations : tour à tour vert
émeraude, bleu céleste, jaune d'or, elle est coupée
par les voiles triangulaires des pirogues taïtiennes.
Le petit îlot de Motu-Tahiri, posé sur les coraux,
réfléchit dans la mer unie sa couronne de palmiers.
A l'horizon, la grande île de Mooréa, aux flancs violàtres, cache dans les nuages blancs sa crête den¬
de cases,
telée.
La colline
raît
met
sous un
duquel
à
laquelle s'adosse le village dispa¬
massif inextricable de goyaviers, au som¬
se
dressent les murailles ruinées d'un
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
275
blockhaus
qui eut ses heures de célébrité pendant
l'occupation, alors que les Kanaks,
libres et tranquilles, se voyaient
traqués partout et
chassés de leurs habitations
par les flammes du bom¬
les combats de
bardement.
De
maigres bœufs, amenés de l'archipel Noukahiva, errent dans la campagne; quelques propriétés
sont clôturées, afin
d'empêcher ces ruminants de
commettre des
ravages; mais la plupart ne le sont
point, et les maisons restent généralement ouvertes
pendant la nuit.
Après le coucher du soleil, le chant des grillons,
accompagné par le grondement lointain du récif,
trouble seul le silence de la nuit. De
temps à autre,
une branche de
palmier craque en se détachant du
tronc qui la portait; elle tournoie dans l'air avant de
toucher le sol; un bruit mat se fait
entendre, et tout
retombe dans le même calme solennel. Cette nature
pourtant ses harmonies : d'un côté, le chant aigu
insectes; de l'autre, la grande voix sourde et mo¬
notone du récif. Ce concert à deux
parties possède
a
des
un
charme indéfinissable
:
il
vous
attire et
vous re¬
tient.
Le côté de la Fataoua
présente
rent; à droite de la route,
en
un aspect tout diffé¬
quittant la ville, on
aperçoit de grandes cases de paille : ce sont les farehau, destinés à loger les invités que l'on va chercher
dans les archipels
environnants, à l'approche des fêtes
du 14 juillet. Car les Kanaks célèbrent avec nous
l'anniversaire de la prise de la Bastille; Js
grimpent
50,000 MILLES
276
et chantent des himénésaux
organisés à cette occasion. Puis ce sont
de petites maisons en bois découpé, venant de SanFrancisco, montées sur place en un instant, et dé¬
montées de même, aussitôt que le site environnant
a cessé de plaire. Mentionnons aussi les nombreuses
enseignes blanches qui viennent tenter les passants
par ces mots alléchants : Débit de vins et liqueurs.
Quand on a fait deux kilomètres, on laisse à gauche
une superbe allée de
mimosas (malheureusement
plantée en ligne brisée), et l'on prend, à droite, un
chemin qui mène dans une vallée profonde. Un ruis¬
seau précipité sur un lit de cailloux noircis serpente
à travers les herbes, et tombe en cascades jusqu'à la
mer; il emplit d'une eau calme et limpide une suite
de bassins entourés d'arbustes et de fleurs, en entraî¬
aux
mâts de cocagne
concours
nant peu
à peu les terres fertilisantes.
fond, les crêtes inaccessibles de l'Orohéna et
de l'Aoraï, couvertes de forêts impénétrables, se pro¬
filent sur le ciel pur, et, précipitant leurs pentes l'une
vers l'autre, elles forment un l'aste cirque au centre
Au
dresse le Diadème, singulier rocher à la
pointes aiguës : on dirait une antique
divinité taïtienne appuyée sur le coude, et pétrifiée
dans ses habits de gala.
Cette étrange nature s'est parée d'un manteau
d'une richesse inouïe : partout la végétation, entre¬
tenue par une surabondance de séve, éclate luxuriante
duquel
se
cime ornée de
et
merveilleuse. Abandonné à lui-même,
hérisse d'arbres de toute sorte,
le-sol
se
présentant toute la
L'OCÉAN PACIFIQUE.
DANS
gamme
277
des verts... Dominant ce fouillis inextri¬
aux puissantes nervures frangées
cable, les cocotiers
se
détachent
sur
le fond
bleuâtre; le faux cotonnier
sur le ciel un tronc dépourvu de feuillage,
bras horizontaux chargés de gousses vertes,
découpe
et
ses
pendues
comme
des lanternes vénitiennes. On se sent
vraiment seul dans cette
vallée, dont les échos
ne
sont troublés que par
le bruissement des cascatelles.
Point d'animaux, point d'oiseaux surtout : on dirait
que la nature peut à peine suffire au règne végé¬
tal, et qu'elle emploie toutes ses forces à sa pro¬
spérité.
Quelquefois un incident tire la population de son
état léthargique : la rumeur vient d'Amérique, d'Eu¬
rope ou d'un archipel environnant. Le sort réservé à
la petite île de Raïatéa passionne aujourd'hui le pu¬
blic taïtien : c'est la grosse atfaire du moment et l'ob¬
jectif de toutes les conversations.
Raïatéa est, après Taïti, la plus grande terre du
groupe de la Société. L'annexion de tout l'archipel
n'étant qu'une question de temps, il est logique de
penser que l'on doive commencer par Raïatéa. Dans
ce but, on emploie les voies persuasives : on salue de
vingt et un coups de canon la reine de Raïatéa; on
donne aux indigènes de grands festins ou amou-raJuaSj pour employer le terme consacré. Les invités
emportent quelquefois les fourchettes, mais à titre
de simple souvenir, car ils ne considèrent ces instru¬
ments que comme objets de collection. La femme
d'un chef invitée à bord d'un bâtiment avise, à la fin
16
50,000 MILLES
278
du repas, un
flacon de liqueur
aux
flancs rebondis
:
«Ceci, dit-elle, doit être bon pour le mal aux dents;
je l'emporte.
»
Au point de
vue
kanak
,
cela n'a
rien d'exorbitant ;
les indigènes entre eux ne se com¬
portent pas d'une autre manière; un invité enlève
toujours et, très-gravement, les restes d'un festin donné
en son honneur: c'est là une
règle immuable.Quand
l'amphitryon sait vivre, il fournit même à ses invités
les paniers destinés à enlever les reliefs.
La réciproque vaut la peine d'être citée. Quand
un chef de Raïatéa invite un
Européen, celui-ci est
tenu de se faire suivre de quelques muids de vin, car
les lois en vigueur dans le pays interdisent aux insu¬
laires l'usage des boissons fermentées. Mais ils se
livrent tranquillement et sans aucun remords à des
libations sans fin, quand ils le peuvent faire, sans
encourir les risques de l'amende. Ces lois offrent un
mélange des coutumes du pays et des prohibitions
apportées par les missionnaires méthodistes. Il est
utile d'ajouter que ces derniers se sont fait une large
part dans l'administration du territoire. Le code indi¬
gène repris et augmenté par eux punit de mort le
blasphème et l'idolâtrie ; il abandonne aux mission¬
naires le droit d'annuler le contrat de mariage, et
celui de donner leur consentement ou d'interposer
leur veto quand il s'agit de porter des marchandises
à bord d'un navire.
article
vertu
Ils ont, en outre, introduit un
duquel la trahison est punie sui¬
anglaises, ce qui implique l'obligation
de consulter les missionnaires dans les cas de l'espèce,
en
vant les lois
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
279
puisque eux seuls peuvent appliquer ces lois en con¬
naissance de
Les
cause.
impôts n'existent guère qu'à l'état d'amendes,
les chefs trouvent souvent
d'ingénieux moyens
fait arrivé dernière¬
ment : la reine et les chefs avaient prié un négociant
allemand de leur vendre du vin, essayant de lui per¬
suader que les lois ne sauraient avoir de prise sur des
personnages de leur importance. Lorsqu'il s'agit de
payer, ils firent purement et simplement condamner
le trop confiant Germain à verser l'amende édictée
pour un cas de ce genre. Le négociant réclama à
son consul à Papéiti, et l'on
eut la plus grande
peine à arranger l'affaire, d'autant plus qu'un bâti¬
ment de guerre allemand, alors dans les eaux de
l'archipel, ne demandait pas mieux que d'aller luimême se faire rendre justice.
Avant l'événement que nous venons de raconter,
les principaux chefs gagnés à notre cause par les pré¬
et
pour
les faire
venances
payer;
dont
on
témoin
ce
les entourait, avaient consenti à
signer une sorte d'acquiescement au protectorat fran¬
çais ; là-dessus on intercale en toute hâte les couleurs
françaises dans le drapeau national des îles, comme
autrefois Lafayette intercala le blanc de la royauté
entre les deux
Aussitôt les
vieilles couleurs de Paris.
Anglais exhibent le traité du 19 juin
1847, signé par le comte de Jarnac et lord Palmerston
:
cette convention reconnaît
l'indépendance des
met cette ga¬
et de l'Angle-
lies de la Société autres que Taïti, et
rantie sous la protection de la France
280
50,000 MILLES
terre. La
trois mois
politique anglaise consiste à
en
trois mois
ce
fameux traité;
proroger
de
elle propose
en même
temps de régler d'autres questions pen¬
dantes, celle de Terre-Neuve par exemple. (On sait
que
la France possède
encore
certains havres de cette
le droit de pêche dans
île, et les Anglais, à qui elle
seraient point fâchés de se faire déli¬
un monopole qui aurait pour résul¬
tat immédiat de ruiner nos petits ports du Nord.)
Le sort de Raïatéa nous intéresse plus vivement
depuis que les puissances européennes agitent la
question du partage des îles du Pacifique. Mais il
faut changer de thèse et ne plus dire à John Bull,
ainsi qu'on le faisait naguère : « Comment! le traité
appartient,
vrer
ne
à l'amiable
de 1847? C'est de l'histoire ancienne
en
,
nous sommes
1882, mon cher monsieur. »
Quel est l'avenir réservé à cette petite île, perdue
sein de l'océan
Pacifique, presque aux antipodes ?
d'intérêt au point de vue commercial,
et nous ne croyons pas que son importance puisse
augmenter, môme après le percement de l'isthme de
Panama. Malgré la fertilité du sol, la côte seule est
habitée; les bras font défaut, et, d'ailleurs, les indi¬
gènes ne se décideront point à travailler, quoi qu'il
arrive. Ainsi, d'un côté, un pays peu étendu; de
l'autre, une population insuffisante; il n'y a place
entre ces deux facteurs ni à une importation ni à une
exportation sérieuses. Il ne faut considérer Taïti que
nomme un
poste militaire et un point de ravitaillement,
au
Elle offre peu
surtout si l'on
se
décide à améliorer Port-Phaélon.
DANS
L'OCÉAN PACIFIQUE.
281
de l'île, après avoir décru d'une manière
inquiétante, reste aujourd'hui stationnaire; dans
tous les autres archipels les Maoris s'éteignent insen¬
siblement : tel îlot qui a compté trois mille habi¬
tants n'en a plus aujourd'hui que deux cents. Taïii
serait-elle la seule île privilégiée de la Polynésie?
Nous voudrions espérer que M. de Kératry a trop
présumé de l'avenir en disant, d'après un rapport de
M. Caillet : k Bientôt le drapeau français ne flottera
plus que sur les tombes des Maoris. »
La population
FIN
MATIÈRES
TABLE DES
Préface
I. Détroit
vu
gonie.
II. Lima
III
Magellan
de
—
canaux
latéraux
de
Pata-
Fuégiens et Patagons
l'occupation
pendant
péruvienne
Valparaiso et
1
chilienne.
—
La société
(1883-84)
les
32
Chiliens après
la guerre
du
Pa¬
(1884)
cifique
IV. Les
et
75
(ports secondaires) du Pérou et du
Chili.
Le Callao.
Pisco (îles Cliinchas, ex¬
ploitation du guano). — Pisagua. — Arica et Tacna
intermedios
—
—
de transit avec la Bolivie. —Caravanes
lamas). — Iquiqub. —Visite aux nide la Noria.
Exploitation du nitrate de
(commerce
de mules et de
trières
soude.
—
Lota. — Mines de houille
V. Les Péruviens anciens et modernes. — Une hacienda
actuelle. —■ Une nécropole des Incas
VI. L'agonie d'un peuple. — Couronnement de Kalakaoua
—
Ier,
roi
d'Hawal,
a
188
VII. Un mois a Noukahiva. — Les Marquisiens
modernes. — Le tabou; le tatouage
—
paris.
—
157
Honolulu (12 février
1883)
VIII. Taïti.
100
Les Taïtiens.
Les liiménés.
—
—
anciens et
210
Origine des Pomaré.
Avenir de Taïti
typographie de e. plon, nourrit et
c'", rue
250
garancièrb, 8.
Fait partie de 50 000 milles dans l'Océan Pacifique