B987352101_S3.pdf
- Texte
-
ENTRE
CAMPAGNES
DEUX
NOTES
MARIN
D'UN
;
e.
V-
'
11
PAR
o
f
ici
f
«
•
>
•
1
,5.
;i:
AUBE
Th.
e
r
d
e
a
m
r
i
e
n
A
•JtAAAÂJ
au
les
Sénégal.
samoa.
—
la
—
les
Mégère
wallis.
les
EN
—
ockanie
les
gambibrs
fidji
PARIS
BERGER-LEVRAULT
5y
MÊME
ET
rue
des
Gi0,
LIBRAIRES-ÉDITEURS
beaux-arts,
MAISON
1881
A
5
NANCY
ENTRE
DEUX CAMPAGNES
NANCY.
IMPRIMERIE
BERGER-LE VRAULT
ET
Cic.
Fds>
-Exc&au du pref
ENTRE
DEUX CAMPAGNES
NOTES
D'UN
Th.
AUBE
OFFICIER
au
LES
Sénégal.
SAMOA.
—
la
LES
—
MARIN
D
12
MARINE
Mégère
WALLIS.
LES
EN
—
OCÉAKIE
LES
GAMBIERS
FIDJI
PARIS
BERGER-LEVRAULT
ET
Ci0, LIBRAIRES-ÉDITEURS
5, rue des beaux-arts, 5
MÊME
MAISON
I 88 1
A
NANCY
PRÉFACE
L'auteur de
ces
récits est l'un des officiers
généraux les plus distingués de notre marine,
(pie les hasards de sa profession ont promené sur
toutes les mers, conduit sur tous les rivages et
envoyé sur la plupart des champs de bataille où,
dans ces derniers temps, la marine a joué un
rôle si considérable.
Il s'est donc trouvé
connaître
son
en
bonne
position
pour
métier à fond et aussi pour cons¬
prodigieux développement de la race
européenne hors d'Europe.
Il est aujourd'hui gouverneur de la Marti¬
nique.
Quoique les pages que M. l'amiral Aube a se¬
tater le
mées dans la Revue des Deux-Mondes sur la marine
de fixer l'atten¬
tion, surtout à un moment où tant de choses sont
remises sur le chantier, réformées ou rajeunies,
et les marins
soient très-dignes
*
AUBE.
PRÉFACE.
VI
nous avons
blic des
Trois
préféré placer
œuvres
sous les yeux du pu¬
d'un intérêt plus général. Dans
de campagne au
Sénégal
assistons
aux entreprises par lesquelles M.
le général
Faidherbe nous a assuré la possession d'une
partie du territoire de cette colonie. Ces hardis
faits d'armes sont racontés d'une façon qui ne
peut manquer de faire une vive impression sur
le lecteur. Il y apprendra à connaître ce pays
sur lequel se porte aujourd'hui l'attention, et
que l'auteur fait revivre dans une série de ta¬
bleaux et de scènes aussi bien observés que bril¬
lamment peints.
Les chapiti-es qui suivent sont consacrés à
l'Océanie, à ces races à la fois féi'oces et char¬
mantes, que, malgré nos conseils, notre exemple
et notre tutelle, nous n'avons pas encoimpu faire
passer de l'enfance à l'âge mûr, et qui, vraisem¬
blablement, n'entreront jamais dans le grand
courant de la civilisation européenne. Les dé¬
mêlés de ces populations avec les représentants
des grandes puissances maritimes et les riva¬
lités de ces puissances entre elles, y sont saisis et
étudiés avec une remarquable supériorité. A ce
titre, l'ouvrage de M. l'amiral Aube nous paraît
posséder une importance de premier ordre. On
ans
nous
PRÉFACE.
VII
n'y rencontrera pas avec moins de curiosité les
physionomies de ces missionnaires français, an¬
glais ou allemands, de ces colons ou de ces aven¬
turiers que la vieille Europe essaime avec tant
de prodigalité sur les quatre autres parties du
monde, et qui s'y livrent, les uns au nom du
Christ, ceux-ci au nom du dieu dollar, à des
luttes qui, pour avoir un théâtre restreint et
peu connu, n'en ont pas moins une importance
qu'il serait imprudent de perdre de vue. Quel¬
ques-uns de ces portraits sont d'un maître, et
complètent ce livre qui est, au meilleur sens
des mots, celui d'un politique, d'un penseur et
d'un écrivain.
Les
Éditeurs.
E N T II E
DEUX CAMPAGNES
TROIS ANS DE CAMPAGNE AU
Le 12 mai
SÉNÉGAL
1859, je reçus l'ordre de
Rochefort le commandement de Y Etoile,
prendre àaviso à
va¬
de 100 chevaux construit pour la navigation
imminente en ce moment
avec l'Autriche avait fait
changer la destination de
ce bâtiment. Au lieu d'aller
protéger nos intérêts
commerciaux dans des pays européens, Y Étoile était
appelée à la station du Sénégal, et devait faire partie
de ces nombreux steamers qui, par le grand fleuve
africain et les nombreux marigots de son delta, font
rayonner notre influence de Saint-Louis sur les con¬
peur
du Danube. La guerre
trées environnantes.
juin à midi, Y Étoile quittait la rade de l'île
d'Aix; le 1er juillet à minuit, nous laissions tomber
Le 22
^.UBE.
1
2
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
l'ancre devant Santa-Cruz de
Ténériffe; le 10, après
cinq jours employés à compléter nos
approvisionnements, nous reconnaissions la terre
d'Afrique, dont les dunes stériles se déroulaient à
perte de vue sur notre gauche, océan de sable aussi
monotone, aussi perfide, aussi dangereux que celui
qui nous portait. A neuf heures du matin, la tour de
N'Diago, près de laquelle apparaît encore, comme
un rappel à la prudence, le squelette de la frégate
le Caraïbe, surgissait à nos regards, et nous avertis¬
sait que nous étions au nord de la ville de SaintLouis du Sénégal. Bientôt les maisons blanches de
la capitale de nos établissements se dessinèrent à
l'horizon. A midi, nous franchissions la barre du
fleuve, et quelques instants après nous mouillions
en face de l'hôtel du gouverneur, dont nos canons
saluèrent le pavillon de commandement d'une salve
de treize coups. L'Étoile avait accompli sans obsta¬
cle sa première traversée.
une
relâche de
I.
Quoiqu'on ait beaucoup écrit sur le Sénégal1,
colonie de l'Afrique occidentale reste encore
notre
1.
Parmi ces nombreux travaux, une place
distinguée appartient à quel¬
études publiées dans la Revue des Deux Mondes, — le Sénégal, par
M. Cottu, et le tableau tracé de notre situation coloniale à une époque plus
récente par M. J. Duval.
ques
AU
un
pays
encore
bien
à faire
SÉNÉGAL.
.3
Sa géographie même est
grande partie, et le chaos des
peu connu.
en
qui l'habitent est mal débrouillé. 11 n'est donc
point hors de propos, pour la clarté de notre récit,
races
d'établir succinctement la situation de la colonie
au
moment de notre arrivée.
«
Le
Sénégal sépare
le pays
des Noirs du pays des Maures, » c'est ainsi
qu'un célèbre écrivain arabe du moyen âge, Ibn-
Kaldoun, commence sa description du Sénégal. Si
cette phrase est aussi
juste aujourd'hui qu'à cette
époque au point de vue géographique, elle l'est
bien plus au point de vue politique. En remontant
le fleuve de l'ouest à l'est, les vastes solitudes de
la rive droite voient errer du nord au sud, sur une
étendue de pdus de cent lieues, les tribus maures
sans nombre
qui composent les trois nations des
Trarza, des Brakna et des Dowicli, auxquelles on
peut joindre, au-dessus de Bakel, celles des OuledEmbarik, des Ouled-en-Naceur, des Askeur, etc.
Toutes, à l'époque de la saison sèche,, se portent sur
les bords du fleuve riches en
pâturages, où les ap¬
pellent d'ailleurs les relations d'échange avec les
traitants de Saint-Louis. La durée de cette saison
celle de leur séjour sur ses rives. Dès le
juin, elles se mettent en marche vers les
hauts plateaux de l'intérieur, à l'abri des émanations
meurtrières des plaines inondées et des myriades
d'insectes, fléau des bestiaux, que font naître les
marque
mois de
4
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
premières ondées de l'hivernage. Les deux premières
des nations que nous venons
et les
de nommer, les Trarza
Brakna, descendent des tribus arabes de race
pure qui, vers le XIe siècle de notre
le pays sur les tribus berbères des
ère, ont conquis
Zenaga. Malgré
leurs dénégations, les Dowicli,
depuis longtemps
affranchis de toute dépendance, descendent des tri¬
bus dont les Arabes
conquirent le territoire; mais les
souvenirs de la conquête ayant donné la
significa¬
tion de tributaire au mot de zenaga, on
comprend
que l'orgueil des Dowich repousse ce dernier nom ;
pourtant ces tribus ont eu leur jour dans l'histoire,
et si le grand fleuve
s'appelle Sénégal de leur nom
de Zenaga, l'invasion de
l'Espagne par les Almoravides (El-Mourabetin), sous les ordres de Yousef-benTachfin, Zenaga de la tribu des Lamtouna1, la fon¬
dation d'un empire qui comprenait la Berbérie, le
Sahara, les îles Baléares, la Sicile, attestent leur
splendeur à jamais éclipsée.
Quant à la rive gauche, la rive des noirs, les divi¬
sions sont encore plus nombreuses, les races
plus
variées, les progrès de la civilisation plus inégaux,
les constitutions politiques plus diverses.
Chaque
pays de la rive des noirs, chacune des races qui
l'habitent exigeraient, pour être connus, des déve¬
loppements qui dépasseraient le cadre que nous
1.
Léon
Faidherbe, Notice
sur
le Sénégal, p. 20.
AU
nous
sommes
SÉNÉGAL.
5
tracé. Nous n'entrerons que
clans les
indispensables. — Le Cayor, le Oualo, le
Fouta sénégalais, le Goy et le Bondou, tels sont les
principaux Etats entre lesquels se subdivisent les
immenses régions du bassin méridional du
grand
fleuve. En ajoutant à ces noms ceux du
Djiolof, qui
touche le Fouta, le Oualo et le Cayor, du
Sin, du
Salum et du Baol, pays qui, par leur constitution
géologique et géographique, par les races qui les
habitent, semblent le prolongement du Cayor, et qui
d'ailleurs subissent aujourd'hui notre influence
poli¬
tique, nous aurons désigné les régions les plus im¬
portantes du Sénégal que couvre la race noire. Sur
tous les
peuples de cette race, dans un avenir plus
ou moins
prochain, notre civilisation est appelée à
réagir définitivement, soit par la force matérielle,
soit par la force plus
grande des principes qu'elle
représente. Quelques-uns ou plutôt tous déjà ont
subi cette action, mais à des
degrés bien divers, et,
chose étrange au premier
abord, c'est surtout, si
détails
exceptons Saint-Louis et son territoire res¬
treint, c'est surtout parmi les populations extrêmes
du Goy et du
Gadiaga, c'est-à-dire celles des en¬
nous
virons de Bakel et du haut du
fleuve, que notre
présence et notre contact ont imprimé les plus fortes
traces. Le Cayor, dans le territoire
duquel est en¬
clavée l'île de Saint-Louis, est entré le dernier dans
le courant de nos idées, et il n'a
pas fallu moins de
6
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
huit
expéditions successives, conduites avec la plus
grande vigueur, pour lui imposer en 1861 un traité
de paix constatant que sa résistance était brisée.
La
race
oualo forme l'élément essentiel des popu¬
lations
qui habitent le Djiolof, le Oualo, le Cayor,
Sin, le Salura, etc. Les braies (rois) du Oualo, les
damels (rois) du Cayor, les chefs des autres pays
que nous avons cités, reconnaissant la suprématie
le
féodale du
bour-djiolof ( roi du Djiolof)1, s'inclinent
sa
puissance, aujourd'hui
devant les traditions de
déchue
traditions
:
qui montrent, dans
un
temps
reculé d'ailleurs, le bour-djiolof comme le chef
ces pays. Il est donc évident que le
foyer de la race oualo est le Djiolof, et que, par suite
de l'isolement géographique de ce dernier pays, cette
peu
suprême de tous
race
est
une race
Telles
autochthone.
sont
point les populations du Fouta sé¬
négalais. Du croisement des habitants primitifs, trèsprobablement de race oualo, et des conquérants peuls
ou
fellatahs, dont les tribus sans mélange constituent
encore un des éléments les
plus considérables de la
population, a surgi une race qui se distingue de celles
dont elle a tiré son origine moins encore par les ca¬
ractères physiques que par les qualités morales et
intellectuelles. Pleins d'énergie, mobiles dans leurs
1.
«
Oualo
Il
ne
est encore admis que
se
si les rois du Sin, du Baol, du Cayor et du
présence du bour-djiolof, celui-ci aurait seul le droit
siège élevé. » (JF. Carrère, la Sênégambie française.)
trouvaient
de s'asseoir
sur un
en
au
Sénégal.
7
goûts, dans leurs projets et leur conduite, les Toucouleurs du Fouta ont pour passion dominante un
sentiment de fierté individuelle, et surtout d'indé¬
pendance politique de tribu à tribu, qui ne fléchit
que devant le fanatisme religieux. Divisées sur tous
les autres points, hostiles l'une à l'autre, et sans
respect pour le lien fédératif, qui semble les placer
sous l'autorité
politique et religieuse de l'almamy
ces
populations aux noms, aux intérêts si divers,
peuvent, sous la main d'un prophète leur parlant au
nom du ciel, comme Al-Agui-Oumar, devenir par
leur union momentanée le pouvoir prépondérant de
cette partie de l'Afrique. Les traditions qui se rat¬
tachent aux noms de Danfodio et d'Abcl-oul-Kader,
aussi bien que l'histoire de ces derniers temps,
montrent que ce fanatisme religieux peut causer les
révolutions les plus subites et les plus fatales aux;
progrès de la civilisation eui'opéenne. Tandis que
Gorée et ses dépendances, Rufisque, Joal et Kaolack,
d'un côté, Saint-Louis et ses dépendances de l'autre,
assurent notre influence sur le Baol, le Sin, le Salum
et le Cayor, tandis que le Oualo, par le voisinage
de Saint-Louis et celui des postes deLampsar, Merinaghen, Richard-Toll, et surtout par les marigots ou
bras du fleuve, qui le pénètrent de toutes parts, est
à jamais dans nos mains, et doit être considéré
1. En
arabe, cl-moumenin
(le commandeur des croyants).
8
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
province française, le Fouta, où Podor,
nos seuls
établissements, peut,
quand ses passions religieuses ou politiques sont su¬
rexcitées, braver tous nos efforts et se dérober'à une
influence qu'il ne subit qu'avec indignation. Cette
dernière appréciation ne saurait être mise en doute :
les événements de
chaque jour la justifient aux yeux
de ceux qui les suivent; mais il est un fait
significa¬
tif qui-l'établit sans conteste, c'est l'abandon
par les
populations du Fouta du grand bras du Sénégal qui
entoure l'Ile-à-Morfil. La
plupart des villages de
cette partie du fleuve ont été désertés dans ces der¬
niers temps, et leurs habitants se sont
transportés
sur l'autre bras du
fleuve, sur les bords du marigot
de Doué, moins accessible à nos bateaux à
vapeur.
Déjà la vigoureuse, mais stérile végétation des
solitudes sénégalaises a envahi le territoire de ces
villages, autrefois si populeux, tandis que les cul¬
tures les plus riches et les
plus soignées couvrent
les deux rives du
marigot, et révèlent ainsi les sen¬
timents d'hostilité que les Toucouleurs conservent
contre nous^ aussi bien
que l'énergie et les richesses
de ces peuples. La
région où ils sont venus concen¬
comme une
Saldé et Matam sont
trer
leurs forces et chercher
répond d'ailleurs
ce
double but
:
à
par sa
une
un
refuge contre
nous
constitution géographique à
distance variable des rives du
marigot, mais qui, en moyenne, est de cinq ou six
lieues, s'élèvent en effet d'assez hautes collines que
AU
SÉNÉGAL.
9
l'inondation n'atteint
jamais, et qu'on peut, pour
raison, regarder comme les rives véritables du
Sénégal dans cette partie de son cours. Désignées
par les gens de Saint-Louis sous le nom de Grand'Terre, ces collines établissent une voie de commu¬
cotte
nication
ininterrompue de Dagana à Bakel,
se
diri¬
geant presque en droite ligne de l'est à l'ouest.
C'est la
vanes
route
que
suivent
en
toute saison les
cara¬
qui vont commercer dans l'intérieur, celle
les bandes de Maures pillards qui,
les gens du Fouta, les Laobe et les Peuls
que prennent
avec
Ourourbè, vont
ravager
le Djiolof,
avec
lequel ils
sont
presque toujours en guerre; enfin, lorsque
les hostilités éclatent avec
nous, c'est sur ces hau¬
teurs que
les femmes, les enfants, les troupeaux,
les esclaves des Toucouleurs trouvent
un
abri assuré.
Presque tous les villages toucouleurs, Medina, Goléré, Orefondé même, peuvent, il est vrai, être at-'
teints par nos colonnes expéditionnaires; mais dans
leur marche le fleuve sert
toujours de base aux opé¬
rations, s'en écarter et s'avancer à quelques lieues
de ses rives serait
compromettre le succès, s'exposer
aux chances fatales de la
maladie, aux coups fou¬
droyants d'un soleil meurtrier. Si l'expérience a fait
connaître aux indigènes la
supériorité de nos armes,
elle leur apprend aussi à
plus compter sur le climat
et les fatigues de nos soldats
que sur leur propre bra¬
voure, aussi peu leur importe l'incendie de leurs vil-
10
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
lages, quand leurs troupeaux, leurs esclaves, sont à
l'abri de nos coups. La fumée de nos bateaux à vapeur
n'a pas disparu de l'horizon que déjà ils ont com¬
mencé à les reconstruire ; après quelques jours,toute
trace de l'incendie a disparu. Les bœufs et les trou¬
peaux errent dans les vastes plaines des bords du
fleuve, les esclaves ont repris leurs travaux des
champs; rien n'est changé dans le paysage, rien n'est
changé dans l'esprit, dans les résolutions, dans les
projets des vaincus.
On conçoit dès lors l'importance de cette chaîne
de collines au point de vue de notre domination
dans ces pays : elle n'y sera établie sans conteste,
sans crainte d'un retour offensif des
gens du Fouta,
qu'autant, pour me servir d'une énergique expres¬
sion anglaise, que nous briderons le pays' entier par
une chaîne de
postes construits sur les hauteurs et
analogues à ceux de Saldè, de Matam, dont ils sem¬
blent le complément obligé. Reliant par terre Dagana
à Bakel, les postes dont il s'agit resserreraient dans un
cercle infranchissable ces fières populations : par eux
s'exercerait
cet
une
ardent foyer
surveillance de tous les instants
sur
d'intrigues et de menées hostiles qui
peuvent un jour soulever contre
nous toutes
les peu¬
plades riveraines aujourd'hui soumises. Des considé¬
rations d'un autre ordre commandent d'ailleurs cette
mesure,
indispensable à l'établissement définitif de
notre souveraineté dans
ces
contrées. La Grand'-Terre
AU
élevée au-dessus du sol
SÉNÉGAL.
11
fangeux des plaines inondées,
semble être à l'abri des fièvres redoutables du bas
pays, puisque toutes les années de nombreuses tri¬
bus maures, soit qu'elles veuillent éviter les fatigues
de
l'émigration, soit que la crue des eaux les ait
surprises avant leur retour du Djiolof, y passent
sans
danger toute la saison de l'hivernage avec leurs
troupeaux et leurs bêtes de somme. De plus, la cons¬
titution chimique du sol semble identique à celle
des
îles sablonneuses
cotons
d'Amérique
où croissent les
meilleurs
: elle a été déjà analysée ; si de
expériences confirment ce résultat, que
les cultures indigènes font pressentir, cette vaste
région, où les Européens pourraient vivre, donner
aux
populations agricoles qui l'habitent l'exemple
du travail et importer les procédés de notre
science,
ne semble-t-elle
pas destinée à devenir un des cen¬
tres les plus puissants de la
production cotonnière?
De Matam à Bakel, bien que la constitution géo¬
logique du sol ne se modifie qu'insensiblement, se
présentent des races complètement distinctes de
celles que nous venons de nommer. A mesure que
l'on remonte le fleuve, les tribus de Toucouleurs
deviennent moins nombreuses et moins puissantes;
de nouvelles races, de nouvelles mœurs, de nou¬
velles croyances apparaissent. En entrant dans le
Doy et le Kaméra, les deux provinces de l'ancien
Gadiaga, on rencontre des Malinké et surtout des
nouvelles
12
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
Soninké, originaires du Kaarta. C'est, disait en 1862
général Faidherbe, « la population la plus com¬
merçante du Sénégal. Elle envoie des caravanes au
loin dans l'intérieur, et fournit une foule d'agents
inférieurs au commerce de Saint-Louis et de laptots
à nos navires. » Il faut ajouter à cette assertion, in¬
discutable d'ailleurs, que c'est aussi une race des plus
agricoles, et que cette disposition dominante est l'u¬
nique mobile de leurs voyages. Avoir une terre à eux,
la cultiver, y vivre, tel est but le qu'ils poursuivent,
l'espérance qui les soutient. Laptots du commerce
ou de
l'Etat, manœuvres à Saint-Louis, tirailleurs
sénégalais, maçons, charpentiers, tous ceux que l'on
interroge sur leurs projets d'avenir, sur les motifs
qui les ont poussés loin de leur pays, tous révèlent
ce désir, cette
espérance, et tous les réalisent après
quelques années d'exil vaillamment supportées, de
rudes et pénibles labeurs toujours au-dessous" de
leur patience. A ce contact avec les
Européens, leur
intelligence, relativement supérieure, s'agrandit en¬
core, leurs croyances se modifient, et, le flot alterna¬
tif de l'émigration et du retour se continuant sans
cesse, leurs progrès, quelque lents qu'ils soient, ne
peuvent manquer d'être continus. Un de nos cama¬
rades, qui a consacré de longues années au dévelop¬
pement de l'agriculture au Sénégal, le docteur Ricard,
nous disait: « Les
villages des Soninké sont peuplés
de maçons, de charpentiers, d'ouvriers
rompus aux
M. le
AU
SÉNÉGAL.
13
procédés européens, et c'est à Sénoudébou que j'ai
trouvé le plus d'esprits capables de comprendre,ayant
la volonté d'appliquer nos instruments et nos leçons
d'Europe. » La cause déterminante de la supériorité
de nos progrès dans le haut du fleuve, c'est, on le voit,
la passion de ces races pour l'agriculture. D'autres
causes, moins directes, ont eu aussi leur part d'in¬
fluence sur ces progrès: ce sont les révolutions politi¬
ques et religieuses à la suite desquelles les Soninké
se sont divisés en deux
pays hostiles : le Q-oy musul¬
man, où Al-Agui le prophète a trouvé dans sa lutte
contre nous de nombreux guerriers, et le Kamérar
qui recherche notre influence, prépondérante par
l'établissement de Bakel et la présence de nos fac¬
teurs de Saint-Louis.
Ce que nous avons
dit des populations du Gadiaga
pour celles du Bondou et des provinces
voisines, et surtout pour celles du Bambouck, qui, à
la différence du Bondou, État peul et musulman, atta¬
ché à notre cause par la politique seule, est un État
malinké ayant les mêmes mœurs et les mêmes tradi¬
tions que les Soninké du Gadiaga. Du reste M. le
gouverneur Faidherbe a donné les plus lumineuses
est vrai
indications
chaos de
entre-croisées, mê¬
lées, confondues en apparence, et ses recherches ont
posé les bases de tout travail sur les populations sé¬
négalaises, en même temps que sa direction politique
est encore
sur ce
races
la meilleure à suivre.
14
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
Lorsqu'on juillet 1859 YÉtoile mouillait à SaintLouis, la paix était signée avec les Maures vaincus,
humiliés, sur les bases qu'avaient indiquées les dé¬
pêches ministérielles et après une guerre de trois
ans, dont certains épisodes rivalisent avec les plus
glorieux souvenirs de nos annales militaires1. Le
prophète Al-Agui, refoulé dans leKaarta et le Ségou
aux bords
du Niger, laissait libre enfin la
naviga¬
tion du fleuve, de Saint-Louis à Médineet à Sénoudébou, jetant derrière lui, comme une menace, le
poste de Gfuémou, commandé par le plus intelligent
et le plus dévoué de ses talibas, son neveu SirèAdama. Il fallait se hâter de mettre à profit ces ins¬
tants de trêve pour assurer
les résultats obtenus.
tâche, dans un pays comme le Sénégal, pour
être moins brillante, exige autant
d'énergie et de
dévouement que la guerre la plus acharnée.
Cette
II.
Deux saisons
partagent l'année
au Sénégal,
intertropicaux : l'hiver¬
nage et la saison sèche. L'hivernage, résultat du
passage du soleil au zénith, commence au Sénégal
vers la fin de
juin et dure jusqu'en novembre. C'est
comme
1, Cette guerre a
bre 1858.
se
dans tous les pays
été racontée dans la
Revue des Deux Mondes du 1« octo¬
AU
SÉNÉGAL.
15
ces tempêtes violentes connues sous le
tornades, des pluies torrentielles, des orages
où l'électricité produit peut-être ses effets les plus
splendides et les plus terribles. Un ciel de plomb,
mais à travers lequel le soleil darde ses rayons les
la saison de
nom
de
plus chauds, annonce que l'hivernage commence ;
les grandes brises de nord-ouest, qui jusqu'alors
avaient rafraîchi l'atmosphère, font place à des
calmes plats ou à des brises irrégulières, mais souf¬
flant généralement du sud. Parfois de violentes
rafales, qu'aucune pluie n'accompagne, soulèvent
le sable du désert et couvrent l'horizon d'un nuage
rouge,
véritable muraille mouvante qui brise tout sur
passage. A ces signes, les indigènes reconnais¬
sent la plus ou moins grande force des pluies, la durée
son
de
l'hivernage, et surtout le degré d'élévation future
eaux du fleuve. Sans nul doute, les phénomènes
des
qui
se
produisent
sur
le rivage de l'Océan sont liés
plateaux élevés du Fouta-Dialon
sont le théâtre, et on n'ignore pas que le Sénégal
et les grands fleuves de cette partie de l'Afrique
prennent leurs sources dans ces plateaux. Les obser¬
vations de plusieurs siècles ont dû servir à fixer les
règles que les indigènes regardent comme infailli¬
bles. Quoi qu'il en soit, dès le mois de juillet, la crue
des eaux se fait sentir au passage de Mafou, à quinze
lieues au-dessus de Podor, à soixante lieues au-des¬
sus de Saint-Louis. Les communications avec le haut
à
ceux
dont les
16
TROIS
■
ANS
DE
CAMPAGNE
pays deviennent possibles. De la fin de juillet au
15 août, les eaux ont atteint leur
maximum dans le
haut bassin, où,
après quelques oscillations, elles
commencent
à
décroître
tout
en
montant
encore
dans les
régions inférieures du Fouta et du Oualo ;
à la fin de
novembre, le fleuve a repris son lit
ordinaire. Dès cette époque, qui
marque la fin de
l'hivernage, les vents d'est commencent à s'établir,
souillant parfois avec une violence
suffocante, mais
féconde; de leur influence dépend en effet la plus ou
moins grande abondance de la récolte des
gommes.
En quelques
jours, leur action desséchante ne tarde
pas à épuiser l'eau des plaines et de la
plupart des
marigots, et dans ces immenses solitudes inondées
naguère et où nos bateaux à vapeur ont souvent
navigué pour reconnaître le pays, on chercherait
vainement alors
bords du fleuve
La
goutte d'eau douce loin des
une
ou
des
puits creusés à grand'peine.
moyenne des eaux du fleuve varie à Bakel
de 14 à 16
mètres, mais n'est
crue
guère à Saint-Louis
les pays inter¬
médiaires proportionnée à leur
éloignement de ces
deux points extrêmes.
que
de 2
ou
3 mètres. Elle
Jetons maintenant
est pour
rapide coup d'œil sur le
depuis son embouchure jusqu'à Médine, point
extrême de la navigation
européenne. Malgré l'uni¬
formité plus apparente
que réelle des paysages qui
se succèdent à mesure
qu'on s'éloigne des bords de
fleuve
un
AU
17
SÉNÉGAL.
l'Océan, quelques traits généraux peuvent faire
comprendre la nature particulière, le caractère distinctif de chaque grande zone du bassin du Sé¬
négal.
Quand on arrive d'Europe et qu'on a franchi la
barre, un sentiment de profonde tristesse vous enva¬
hit à la vue du paysage désolé qui se déroule aux
regards. Une langue de terre étroite, resserrée entre
le fleuve et la mer, dont les vagues, sans cesse agi¬
tées, déferlent sur le rivage avec un bruit mena¬
çant, forme la rive droite du fleuve. Par un souvenir
f
I
grand désert, dont elle est d'ailleurs la pointe
extrême au sud, elle porte le nom de terre de
Barbarie, et tout justifie ce nom. Des dunes de sable
amoncelé que le vent déplace, et qui chaque jour
changent de forme et de hauteur, où nulle végéta¬
tion n'est possible, se succèdent sans interruption. Le
soleil des tropiques y rayonne d'un éclat insuppor¬
table. Des myriades de goélands, de mouettes, d'oi¬
seaux
aquatiques animent seuls cette morne solitude
de leur vol rapide et de leurs cris sinistres, en har¬
monie avec le bruit des flots, qu'ils dominent souvent.
Sur la rive gauche, le paysage n'est ni moins triste ni
moins désolé. Ce sont d'immenses marécages de vase
noire, aux émanations pestilentielles, que séparent
de loin en loin des bouquets de mangliers nains au
feuillage métallique. Quelques baobabs dépouillés
de leurs feuilles, quelques palmiers plus clairsemés
du
AUBE.
2
18
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
rompent par instants la monotonie de l'hori¬
mais, courbés par les vents de la mer, dont les
eaux attaquent leurs racines, ils augmentent plutôt
qu'ils ne diminuent, par leur végétation maladive et
rabougrie, la tristesse du paysage. Les premières mu¬
railles qui apparaissent sur cette rive sont celles du
cimetière européen. Ce nom, prononcé par un ma¬
telot insouciant, semble un sinistre présage et aug¬
mente encore l'impression que la vue du pays jette
à l'âme la mieux trempée. Cependant cette impres¬
sion ne tarde pas à s'affaiblir. Bientôt appai-aissent
les hautes constructions de Saint-Louis, confondues
dans le rideau de brume qui, même par les plus belles
journées, estompe l'horizon. A mesure qu'on appro¬
che de cet amas de maisons uniformes au premier
aspect, se dégagent peu à peu les détails d'un spec¬
tacle réellement plein de vie et d'originalité.
encore,
zon
;
Saint-Louis est bâti
sur une
île de la rive droite
du fleuve. Cette
île, basse, sablonneuse, d'un mille
long, n'a guère que 500 mètres de large.
Un pont jeté sur le fleuve, vers la langue de Barba¬
rie, la relie à la terre ferme et la met, depuis quel¬
ques années seulement, en communication avec la
ville des noirs. Les deux civilisations en présence
et demi de
dans
ces
contrées lointaines
d'abord à la
se
des voyageurs.
révèlent donc tout
Des huttes en paille,
rondes, au toit pointu et grêle, réunies en groupes
par familles, jetées sans ordre, comme de grandes
vue
AU
ruches
d'abeilles, dont elles affectent la forme,
dune de sable que couronne une
une
19
SÉNÉGAL.
batterie
sur
euro¬
péenne, telle est Guetn'dar, la ville des noirs. Les
faubourgs de N'dar-Tout s'étendent aux pieds de
cette dune et couvrent tout l'espace compris entre le
village et les tours de gfirde élevées à plus de deux
kilomètres vers le nord pour les défendre contre les
incursions des Maures Trarza. Les hautes maisons
de
Saint-Louis, blanches, régulières, aux arêtes
tranchées, avec leurs terrasses rectangu¬
nettement
laires, leurs verandahs en colonnade, empruntent à
ce voisinage un aspect assez imposant, que relèvent
encore
les vastes édifices destinés à l'administration
coloniale, les casernes et les hôpitaux. Seul parmi
ces édifices le Gouvernement rappelle, par l'incohé¬
rence des constructions successives ajoutées à l'an¬
fort, les humbles origines de la ville, le temps où
qu'un simple comptoir de traite.
Cette dualité qui apparaît ainsi au premier coup
d'œil se reproduit à mesure que le panorama de la
ville se déroule devant le voyageur. Les dexix
cien
Saint-Louis n'était
pointes extrêmes de l'île, ce qu'on peut appeler les
faubourgs de Saint-Louis, sont encore couvertes par
des huttes semblables à celles de Guetn'dar, derniers
vestiges d'une époque déjà lointaine. Sur le fleuve,
les grands navires européens de commerce profilent
dans l'atmosphère leurs mâtures, où flotte le pavil¬
lon de la France, et leurs vergues, qui semblent
20
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
les bateaux à vapeur
immobiles au mouillage, ou,
toucher les maisons de la rive ;
de la flottille dorment
panache de fumée, soulèvent les
grandes roues bruyantes;
autour d'eux circulent les rapides pirogues des pé¬
cheurs indigènes, lancées comme une flèche par les
bras vigoureux de pagayeurs au torse nu, dont un
chant cadencé semble régulariser les efforts ; de
lourds bateaux de charge, des chalands à la cons¬
truction disgracieuse, se traînent péniblement près
des quais, où lé courant est moins rapide ; des ra¬
deaux flottants plus primitifs encore conduisent à
Saint-Louis les bois de Dagana et du haut pays.
Ainsi tout dans le paysage annonce la présence de
deux races distinctes, de deux civilisations extrêmes.
Cette opposition se révèle plus puissamment encore
à la vue des deux temples, symboles de pierre de
ces deux civilisations. Au centre de l'île, à quelques
pas du Gouvernement, l'église catholique élève ses
deux tours massives, que domine une croix de fer,
tandis qu'à la pointe du nord le croissant s'étale audessus des minarets verts de la mosquée mahométane. A terre, ces différences, ces contrastes, que
l'esprit seul avait devinés, apparaissent animés, vi¬
vants. Quelle variété de costumes et de races, quand,
avec les derniers rayons du soleil, la population en¬
tière de Saint-Louis se répand dans les rues ! C'est
l'heure où les Européens, fatigués de la chaleur du
couronnés d'un noir
eaux
du fleuve avec leurs
AU
SÉNÉGAL.
21
jour, se hâtent vers le bord de la mer, pour en res¬
pirer les brises rafraîchissantes et salutaires; c'est
l'heure où les croyants s'empressent vers la mosquée
où les appelle la voix du muezzin, celle enfin où les
négresses courent au marché, que les pêcheurs de
Guetn'dar viennent d'approvisionner de leur pêche
du jour. Officiers de toutes armes aux uniformes va¬
riés, Maures à la tête nue, aux longs cheveux flot¬
tants, Peuls aux tresses bizarres, aux traits réguliers,
double signe de l'origine égyptienne qu'on leur at¬
tribue, Bambaras aux formes athlétiques, chargés de
lourds fardeaux, signares à la coiffure étagée, aux
jupes bariolées des couleurs les plus éclatantes, se
pressent, se coudoient dans les rues d'Alger, de la
Mosquée, sur le pont de Guetn'dar, tandis que dans
les quartiers moins animés des groupes de joueurs
assis sur le sable prolongent jusqu'à la nuit leurs
parties de dames et d'échecs au milieu de spectateurs
passionnés, mais graves et sérieux.
Je ne sais quel voyageur a écrit que, de huit
heures à minuit, chaque soir l'Afrique tout entière
dansait. Il y dans ces paroles moins d'exagération
qu'on ne serait tenté de le croire. Grâce à l'insou¬
ciance de leur caractère, à leur facilité d'oubli, à
leur
improvisé, à si peu
et à
noirs jouissent
présentes. Un bal est si vite
de frais d'ailleurs, que partout
imprévoyance de l'avenir, les
partout des heures
la moindre occasion
ils s'abandonnent à leur
22
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
passion dominante. A Saint-Louis, où la population
vit dans la sécurité la plus complète, ces bals au
grand air, la plupart improvisés, mais dont les plus
importants sont préparés longtemps à l'avance, don¬
nent une vive et joyeuse animation à la ville dès les
premières heures de la nuit. Partout on n'entend
que battements de mains réglés par la cadence d'une
chanson dont les danseuses répètent seulement le
refrain monotone, et qu'un chanteur fait durer à son
gré pendant des heures entières. A chaque refrain,
une danseuse se détache du groupe, exécute une
figure de fantaisie et revient prendre sa place dans
le cercle. Ce sont là les fêtes de tous les soirs :
hommes, femmes, enfants, y prennent part; tous
chantent, dansent tour à tour et sans ordre. Les
grands bals, les bamboulas, exigent plus de soins,
et, qu'ils fassent partie d'une fête privée ou d'une
cérémonie religieuse consacrée par la tradition, ils
sont dirigés par des griottes. Ces griottes forment
une caste particulière : ce sont les musiciens et les
poètes. Méprisés pour leur scepticisme religieux, qui
touche presque à la négation de toute croyance,
tenus au dernier rang de la société, ils sont pour¬
tant admis partout, dans les fêtes comme dans les
conseils les plus secrets des chefs indigènes.
Dès qu'on s'éloigne de Saint-Louis, cette anima¬
tion, ce mouvement s'effacent complètement, mais
du moins le pays n'offre plus l'aspect aride et désolé
h
AU
23
SÉNÉGAL.
qui tout d'a¬
impression si pénible à l'Européen.
D'immenses prairies, qu'on pourrait appeler, comme
celles du Texas, la mer des herbes, couvrent tout
de la barre et
bord
de la terre de Barbarie,
cause une
l'espace compris entre Saint Louis et Richard-Toll.
Quelques éminences, dont on a profité pour bâtir
les tours de Lampsar, de N'diadoune et de Maka,
arrêtent seules le regard, et encore ces éminences
sont-elles
très-rapprocbées de Saint-Louis; mais
dépassé Maka, à trois heures de la capi¬
ces collines disparaissent: les plaines
du Djeuleuss, refuge ordinaire des Maures pillards,
s'étendent à perte de vue, bien au delà de Merinaghen, jusqu'aux forêts de gommiers du Djiolof
que nul Européen n'a visitées. Les marigots sans
nombre qui les traversent, et dont les principaux
sont, avec la Tawey, ceux de Lampsar et de Gouro.um, forment dans la saison sèche un archipel
inextricable ou errent d'immenses troupeaux d'anti¬
lopes et de gazelles. Les perdrix, les pintades y vi¬
vent en compagnies serrées, et vers Merinaghen les
girafes, les éléphants, les hippopotames et les fauves
de toute espèce abondent. Quand la crue des eaux
atteint son maximum, toutes ces îles disparaissent,
tous ces canaux se confondent, et à la même place
se /orme en quelques jours un lac immense qui par¬
fois se joint à celui du Paniè-Foull. Un de nos offi¬
quand
tale du
on a
fleuve,
ciers les
plus aventureux, M. le
lieutenant de vais-
24
seau
TROIS
Braouzec,
mites clans
un
a
ANS
CAMPAGNE
vainement essayé d'en fixer les li¬
voyage
inondation de
DE
1861,
entrepris, pendant la grande
le petit steamer qu'il com¬
sur
mandait.
Cette constitution du pays,
inondations expliquent l'état
cette périodicité des
d'abandon des rives
du fleuve dans cette partie de son cours. La guerre
avec les
Maures, dont le Oualo était le prix, n'a pas
été
moins
puissante du dépeuplement.
Malgré la sécurité que notre souveraineté donne
aujourd'hui aux populations, les villages bâtis sur
les hauteurs que les eaux n'atteignent que rarement,
se rétablissent avec lenteur. Néanmoins à
quelques
lieues de Richard-Toll le niveau du sol s'élève,
et des villages assez
rapprochés couvrent la rive
gauche. Théâtre d'essais agricoles sous l'adminis¬
tration du baron Roger, Richard-Toll (le jardin de
Richard) possède le territoire le plus fertile du bas
une
cause
du fleuve. De
nouveaux
essais tentés
sur une
moins
grande échelle, mais plus sérieusement peut-être,
réaliseront sans doute les espérances conçues au¬
trefois.
De Richard-Toll à
Dagana, l'aspect des deux rives
change complètement. Ce sont toujours, il est vrai,
des plaines basses, aux horizons uniformes; mais les
berges du fleuve, mieux accusées, commencent à se
tailler en talus et s'élèvent de plusieurs mètres audessus du niveau habituel des eaux. Les villages,
AU
25
SÉNÉGAL.
les garnisons cles deux postes et l'énergie du
Samba-Dienn, un de nos plus fidèles alliés, ont
défendus contre les Maures, se multiplient et s'agran¬
dissent chaque jour. De vastes espaces couverts de
cultures soignées alternent avec les prairies sau¬
vages. De tous côtés s'élèvent de grands bouquets
de tamariniers, de kaï-cedras, et les troncs élancés
des roniers, si utiles pour toutes les constructions sé¬
négalaises. Les roniers sont des palmiers aux feuilles
en
éventai], qui s'élancent droits à plus de 20 mètres
au-dessus du sol. Telle en est l'importance que
que
chef
l'administration de la colonie s'en est réservé
la
propriété, et que la possession de ces arbres dans le
pays des Maures nous a été concédée par une clause
spéciale des traités passés avec eux. Ces riches cul¬
tures, cet aspect pittoresque du pays se maintiennent
jusqu'au-dessus du poste de Dagana, auquel la
traite des gommes donne une importance commer¬
ciale toujours croissante depuis la paix. Gaë, Bokol,
sont de riches et populeux villages ; mais en appro¬
chant de lTle-à-Morfil et des pays qu'habitent les
Toucouleurs, les cultures disparaissent peu à peu.
Les gonakes épineux, qui jusqu'alors ne se mon¬
traient qu'en groupes isolés, envahissent les deux
rives et forment d'immenses forêts qui, un moment
interrompues à Podor, se continuent jusqu'à Saldè.
Les courants alternatifs de la marée
jusqu'au
passage
se
font sentir
de Mafou pendant la saison sèche.
26
TROIS ANS DE
Les navires
en
CAMPAGNE
subissent l'influence. La différence
des haute et basse
nier
à Saint-Louis n'étant guère
de lm,50, on peut juger du peu de pente du fleuve
espace de plus de soixante lieues. Le delta
sénégalais nous paraît donc commencer à Saldè,
point où, pour former l'Ue-à-Morfil, le fleuve se di¬
vise en deux grandes branches également profondes.
Quoi qu'il en soit, une légère modification se pro¬
duit en ce point dans la constitution géologique du
pays. Bien avant Matam, premier poste qu'on aper¬
çoit en quittant celui de Saldè, de nombreux monti¬
cules surgissent à l'horizon; bientôt ils se rapprochent,
se réunissent et constituent de véritables chaînes de
collines d'une hauteur moyenne de 50 mètres. La
forme qu'elles affectent toutes est tabulaire. C'est
une série de trapèzes aux côtés plus ou moins incli¬
nés, d'un brun rougeâtre qui perce à travers la végé¬
que
sur un
tation luxuriante dont ces
Cette couleur
à leur
collines sont couvertes.
générale, les quartiers de roche semés
d'abondants mi¬
qu'exploitent certaines tribus plus in¬
base, indiquent la présence
nerais de fer
dustrieuses. La rive droite est de
que la rive gauche;
habitants quand une
beaucoup plus élevée
aussi sert-elle de refuge aux
grande inondation les chasse
do leurs villages, ce qui arrive rarement d'ailleurs.
Cefe villages, riches et populeux, sont tous bâtis sur
les points les plus élevés de la rive gauche. L'inon¬
dation de 1861, qui restera dans les souvenirs du
AD
pays comme une
27
SÉNÉGAL.
des plus considérables, ne les a
point atteints. Habités par une race aussi agricole,
mais moins turbulente que celle des Toucouleurs,
ils sont tous entourés de riches cultures
au
milieu
desquelles les gonakés n'apparaissent plus que de
en loin. Les arbres les plus communs
sont
désormais les roniers, les palmiers de différentes
familles, surtout les tamariniers d'une grandeur et
d'une élégance de forme admirables. Ces arbres au
feuillage pittoresque, la succession rapide des chaî¬
nes de
collines à chaque contour du fleuve, les
villages de plus en plus rapprochés, donnent au pay¬
sage une vivacité singulière, un charme qui repose
de la monotonie des forêts que l'on vient de traverser.
Le poste de Bakel marque le point extrême de
cette partie du bassin du fleuve. La forteresse, bâti¬
ment quadrangulaire à vastes arceaux, entourée de
grands remparts de pierre grise, domine du haut
d'une colline rocheuse et les villages indigènes bâtis
à ses pieds et le fleuve, qui semble s'être creusé de
vive force un passage à travers la chaîne élevée
qui de Bakel s'enfonce dans le Gadiaga et le pays
des Dowich. Quatre tours de garde sur les som¬
mets voisins, une ceinture de murailles qui les
relie toutes, ajoutent à l'importance militaire de
la forteresse principale, et révèlent l'intérêt que la
France attache à la possession de ce grand marché
loin
intérieur.
28
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
jusqu'au confluent du Sénégal
côté, jusqu'à Médine et aux ca¬
taractes du Félou de l'autre, l'aspect du pays ne
change pas. Les villages ruinés par Al-Agui repren¬
nent, depuis la destruction de Gruémou, leur an¬
cienne importance avec une rapidité qui tient sur¬
tout au caractère essentiellement agricole des popu¬
lations. Au-dessus des cataractes du Félou, le fleuve,
Au delà de Bakel
et de
la Falémè d'un
qu'aucun Européen n'a exploré avec soin, ne sein
ble plus être qu'une série de bassins étagés que de
hautes murailles de roches séparent les uns des
autres.
Navigable à toutes les époques de l'année jusqu'au
de Mafou, le fleuve, on le voit, ne l'est jus¬
qu'à Bakel et à Médine que pendant cette rapide
saison de l'hivernage. Aussi est-ce celle où les trai¬
tants de Saint-Louis déploient la plus grande acti¬
vité, celle dont profitent les navires à vapeur de la
station locale pour ravitailler tous nos établissements
militaires au-dessus de Podor, la seule enfin pendant
laquelle les opérations de guerre soient possibles
contre les populations du haut pays. Cette nécessité
passage
fatale d'une activité excessive dans de telles condi¬
atmosphériques explique en grande partie la ré¬
putation d'insalubrité si justement acquise d'ailleurs
au
Sénégal parmi toutes nos autres colonies. Le dé¬
veloppement de nos relations avec les rivières du
sud, telles que la Cazamance, le Rio-Nunez, le Rio-
tions
Al!
29
SÉNÉGAL.
Pongo, le Rio-Grande, etc., n'a pas peu contribué
à l'affermir encore. Les six mois de repos qui sui¬
vaient autrefois les fatigues de l'hivernage ont, dans
ces derniers temps, été changés en six mois de nou¬
velles expéditions de guerre, et ce changement,
forcé d'ailleurs, a eu les plus déplorables résultats
au point de vue de la santé des hommes. Les chiffres
de mortalité de la population européenne de SaintLouis ne dépassent pas en général ceux de la plu¬
part de nos villes d'Europe; mais ce n'est qu'avec
un sentiment de profonde tristesse que la pensée
évoque le souvenir de tant de belles intelligences,
de tant de vigoureuses et puissantes organisations,
tombées victimes de
ce
climat meurtrier dans l'ac¬
complissement d'un devoir obscur. Les premières
campagnes de l'Étoile allaient augmenter la liste si
nombreuse de
en
victimes. Nous arrivions
en
effet
plein hivernage, et tel était le besoin du gou¬
verneur
courte
six
ces
d'utiliser toutes les heures de cette trop
saison, tous les navires de sa petite flotte, que
jours après notre arrivée dans la colonie nous
avec 100 tonneaux de briques
remontions le fleuve
chaland de 300 tonneaux à la
Ces matériaux étaient destinés à la cons¬
truction d'une de ces tours au moyen desquelles
nous
exerçons une influence prépondérante dans
tout le voisinage, et devant lesquelles ont échoué,
comme à
Lcybar et à Médine, la bravoure furieuse
sur
notre
pont, et un
remorque.
30
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
des Maures de Mohamed-el-Habib et le fanatisme
des Toucouleurs
d'Al-Agui.
qu'il s'agissait d'élever dominait
les villages de Tébécou et de Saldè au point où le
fleuve, en se séparant en deux bras profonds, forme
La nouvelle tour
rile-à-Morfil. Cette construction allait
la
possession de
notre influence
nous assurer
ce passage si important
les tribus belliqueuses
sur
et établir
du Fouta
central, parmi lesquelles Al-Agui avait, les années
précédentes, recruté les plus dévoués de ses guer¬
riers. Bien que les défaites du prophète, l'insuccès
de ses entreprises, eussent profondément affaibli son
prestige aux yeux des Toucouleurs, il était à crain¬
dre pourtant que ces tribus ne vissent avec indigna¬
tion la construction d'une forteresse française au
cœur
s'y
de leur pays,
opposer par
et que leurs chefs ne voulussent
la force. Telle avait été la conduite
indigènes l'année précédente, lorsqu'on avait
construit la tour de Matam. Depuis une semaine en¬
viron, le capitaine du génie Fulcran était parti à
l'avance avec les maçons, les manœuvres, les ou¬
vriers de toute espèce, et quelques matériaux char¬
gés sur des chalands. La crue des eaux, bien que
légère, leur avait permis de franchir les passages
les moins profonds ; il était donc nécessaire de les
suivre au plus vite, soit pour leur fournir de nou¬
veaux matériaux, soit pour les protéger par la pré¬
sence de nos navires au cas où les populations se
des
AU
montreraient hostiles. Nos instructions
à
31
SÉNÉGAL.
se
bornaient
déployer la plus grande activité et à revenir
sans
perte de temps à Saint-Louis, en luttant avec le plus
d'énergie possible contre les obstacles que pourrait
navigation. Ces obstacles, à cette
époque de l'année, alors que la crue des eaux s'é¬
tait à peine prononcée, consistaient surtout dans la
difficulté des passages de Mafou, Sarpoli et DjuldèDiabè. La longueur relativement très-grande de
YÉtoile, l'inexpérience des capitaines de rivière, qui
jamais n'avaient eu à manœuvrer un navire de 52
mètres de long,'ajoutaient encore à ces difficultés.
De toutes les classes de la population sénégalaise
qui se sont ralliées à notre colonie, celle des laptots
ou matelots du fleuve est à tous égards la plus inté¬
ressante. Dévouement à toute épreuve, fidélité iné¬
branlable, patience que rien n'abat, courage qui leur
fait affronter la mort sur les champs de bataille,
comme les
dangers du désert et les périls du fleuve,
où, sur un signe, ils plongent malgré la violence des
courants et les caïmans qui le sillonnent, telles sont les
qualités de cette classe d'élite. Les capitaines de ri¬
vière sont les premiers des laptots, et les premiers
parce qu'ils ont au plus haut point ces qualités si
remarquables. Ceux qui montaient YÉtoile, et qui
nous
venaient de YAnacrêon, qu'elle remplaçait
dans le fleuve, étaient encore distingués parmi leurs
collègues. L'un, Youssouf, Toucouleur énergique,
rencontrer notre
32
TROIS
sans
cesse
ANS
DE
CAMPAGNE
en
mouvement, toujours le premier au
feu, était un des héros de Médine, et
devait plus tard se faire blesser en
travail et
au
soutenant
avec une
centaine
Cazamance,
Kaarta, appartenant à la famille
athlète
en
poignée d'hommes l'assaut d'une
de guerriers.
L'autre, Co-Caï, Bambara du
du roi do
Ségou,
infatigable,
caractère trempé au feu du
dévouement et tout empreint de cette
bonté si
touchante quand elle s'allie à la
force, devait servir
de
guide
au lieutenant Lambert dans
Fouta-Dialon et le sauver
au
son
voyage
par ses soins. Enfin
By-Fall, jeune Ouolof de Guetn'dar, instruit
comme
taleb
un
de
la
arabe, admirateur enthousiaste de Paris et
France, qu'il avait visités à trois reprises
différentes, avait
mérité la médaille militaire
en se
jetant au-devant du gouverneur, qu'un Maure me¬
naçait de son fusil, et se trouvait à peine rétabli de
ses
de
blessures. Tels étaient les
capitaines de rivière
l'Étoile ; mais ni le
dévouement, ni
ni le
courage ne peuvent en marine
science et surtout
la patience,
remplacer la
l'expérience : l'Étoile devait en
fournir de nouvelles
preuves. De Saint-Louis à Mafou, tantôt
même du
sur
des
fleuve,
hauts-fonds,
aux
tantôt sur la
coudes les 2dus
berge
pi'ononcés,
pûmes compter plus de dix échouages. Partis
le 16, nous n'arrivions à Mafou
que le 20. Quatre
nous
jours
pour
moyenne
franchir soixante lieues,
de neuf milles
à
avec une vitesse
l'heure, n'était-ce
pas,
AU
33
SÉNÉGAL.
quoique deux tornades violentes nous eussent forcés
mouiller, avoir dépensé en échouages les cinq
sixièmes du temps de la traversée ? Au début de
notre navigation dans le fleuve, cette épreuve nous
fut une salutaire leçon. Savoir se reposer sur ses
officiers, sur ses pilotes est une qualité essentielle
d'un capitaine de navire; il en est une plus pré¬
cieuse encore, c'est de savoir limiter convenablement
cette confiance. Nos échouages étaient sans danger,,
il est vrai ; mais ils nous faisaient perdre beaucoup
de temps. Dès ce jour, nous résolûmes de ne plus
quitter la passerelle et d'agir personnellement, tout
en ne négligeant pas les avis de nos pilotes. D'ail¬
à
leurs à Mafou
les passes
nous
étaient
étions forcés de
nous
arrêter
:
infranchissables. Le capi¬
M. Lescazes, arrivé vingt-quatre
encore
taine de Y Africain,
les avait sondées lui-même, et
la crue des
eaux nous permît de continuer notre voyage. Une
échelle de marée fut montée sur la berge. Toutes
les mesures d'hygiène furent prises pour assurer la
santé de nos équipages pendant un séjour qui pou¬
vait être long encore; il ne nous restait plus qu'une
seule chose à faire, la moindre de toutes, mais sou¬
heures avant nous,
tous
deux
nous
résolûmes d'attendre que
plus difficile, tuer le temps.
plus pénible à supporter de toutes les priva¬
tions que la vie au Sénégal impose tout d'abord aux
Européens est celle de tout travail intellectuel un
vent la
La
AUBE.
3
34
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
à la rigueur et avec le
s'habituer à la chaleur énervante du climat;
les grandes brises du nord-ouest qui alternent pen¬
dant une partie de l'année avec les vents d'est suffo¬
cants, les nuits rafraîchies par d'abondantes rosées
donnent parfois un répit de quelques heures, dont
on
pourrait profiter; mais qui résisterait aux mous¬
peu
soutenu. Certes on peut
temps
tiques, aux maringouins, aux mille insectes qui
envahissent les coins les plus secrets, les mieux
fermés de vos appartements ? Y rester immobile pen¬
dant quelques instants est un supplice qui devient
intolérable, s il se prolonge. Ouvrez un livre, et
avant que vous en ayez tourné les premières pages,
vos mains, votre front sont devenus la proie d'invi¬
sibles ennemis dont la morsure répétée vous force
bientôt à délaisser le récit le plus attrayant, sans
éternel murmure, ce bourdonnement à
parfois suraiguës et plein de menaces qui vous
distrait, vous préoccupe et vous oblige à chercher
un refuge, un abri sur le pont, au grand air. Ceci
est la vérité exacte pour Saint-Louis dès les pre¬
mières ondées de l'hivernage; mais dans le fleuve
c'est en toute saison la vérité amoindrie plus qu'on
ne le saurait croire. La privation de sommeil, malgré
toutes les précautions prises contre les moustiques,
cause autant de fièvres que les émanations palu¬
déennes, et rien ne sert contre eux, ni les vête¬
ments les plus épais, ni les rideaux fermés avec le
compter cet
notes
AU
SÉNÉGAL.
35
plus de soin. Ces fortes organisations de matelots,
que rien n'ébranle, ne peuvent y résister. J'en ai vu
bien souvent dormir sous la pluie, transis de froid
par les rudes heures de bossoir, alors que les lames
venaient balayer les gaillards; mais dormaient-ils
sur le
pont de l'Etoile, dans ces longues nuits séné¬
galaises, si tièdes, si parfumées, malgré les mousti¬
quaires que leur donnait l'administration coloniale,
dont ils riaient d'abord comme d'une mauvaise plai¬
santerie, et qu'ils se hâtaient, après quelques nuits
d'expérience, de tendre avec des soins si attentifs?
Les distractions intellectuelles supprimées parles
insectes et le climat, il reste celles de l'action : la
guerre, les explorations, la chasse. La mission pa¬
cifique que nous poursuivions, l'éloignement de
notre seul ennemi, Al-Agui, le prophète d'Aloar,
rendait la première impossible; les deux autres se
prêtent un mutuel appui. Aussi le lendemain de
notre arrivée, à cinq heures, au moment où l'aube
venait de poindre à l'horizon, je débarquais avec
Co-Caï,le capitaine de rivière, et deux de mes laptots,
sur la rive
gauche du fleuve, au milieu d'une im¬
mense
prairie semée çà et là de grands bouquets de
gonakés en fleurs, que dominait de loin en loin un
tamarinier gigantesque. — En chasse, et chasse heu¬
reuse! disais-je tout haut; en chasse, mais gare aux
lions, gare aux panthères, gare surtout aux serpents
noirs, aux trigonocéphales ! me disais-je tout bas. —
s
•36
TROIS
Pourtant
ANS
DE
CAMPAGNE
quel Européen venant d'Europe écouterait
prudence dans ces pays où un
Mohican croirait trouver son paradis de chasse? Des
myriades de canards de toute espèce passaient déjà
au-dessus de nos têtes en vols pressés; les perdrix, les
pintades faisaient, à quelques pas de nous, entendre
leurs cris de rappel; les outardes déployaient leurs
grandes ailes en quittant leur refuge de la nuit; les
poules de Carthage jetaient à intervalles rapprochés
ces notes si distinctes
qui leur ont fait donner le nom
ouolof d'ac-kalao, que nul chasseur n'entend sans
tressaillir. Et n'était-il pas facile, malgré notre peu
d'expérience, de reconnaître les traces toutes fraîches
qu'avaient laissées à leur passage, pour venir s'a¬
breuver, les antilopes, les gazelles, les sangliers, à
côté de larges brèches faites à la berge même, et qui
attestaient le voisinage des deux géants de ces pa¬
rages, l'hippopotame et l'éléphant? Qui résisterait à
de pareilles séductions ? On se promet de bien re¬
garder où l'on posera les pieds, on emporte un bis¬
touri, de l'alcali volatil; voilà pour les serpents. On
se
promet de revenir de bonne heure, on a de grands
chapeaux de paille recouverts de toile blanche et au
fond desquels on place un linge mouillé aux eaux
du fleuve, et qu'on trempera de nouveau à
chaque
occasion; voilà pour le soleil. Puis l'on part plein
d'une joie que l'on ne peut bien rendre, comme
toutes les joies humaines d'ailleurs, mais devant lales conseils de.la
AU
SÉNÉGAL.
37
quelle s'effacent toutes les craintes, jusqu'à celle
d'un séjour à l'hôpital de Saint-Louis. En vérité,
nous chassions tous au
Sénégal, et pour moi je n'ou¬
blierai jamais les impressions de mes courses à tra¬
vers les vastes solitudes des prairies sénégalaises.
J'ai, le fusil sur l'épaule, parcouru les contrées les
plus diverses. Les splendides forêts de Bornéo et de
Basilan avec leur végétation luxuriante, où trois
étages d'arbres superposés forment un abri que le
soleil ne pénètre point, les jungles de l'Inde et du
Gabon, les steppes de la Tartarie, les montagnes à
la sombre verdure de la Mandchourie, si étonnantes
en
juin après la fonte des neiges, les âpres collines
de la Corée, dont là mer ronge les assises de granit,
ont jeté à mon esprit des impressions bien diverses
et bien profondes; mais
aujourd'hui encore ces im¬
pressions me semblent avoir été moins puissantes que
celles que je ressentais dans mes courses africaines.
Peut-être cela tient-il moins à la nature du pays en
elle-même qu'aux idées qui me préoccupaient alors
comme
ger en
beaucoup de
mes compagnons.
Rejoindre Al¬
passant par Tombouctou, explorer toute cette
partie du Niger que nul n'avait visitée encore et qui
en
comprend tout le cours supérieur, ajouter un nom
de plus à ceux de tant de hardis pionniers de la ci¬
vilisation, se préparer à cette expédition par une vie
d'épreuves, de fatigues au grand air, au grand soleil :
telles étaient nos idées. Quelques-uns d'entre nous
38
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
essayé de les réaliser, d'autres s'y préparent dans
l'ombre, d'autres, hélas ! ont déjà trouvé la mort en
les mettant à exécution, et une mort douloureuse, au
■moment où un peu de célébrité se faisait autour de
ont
leur
Si
nom
!
premières courses furent heureuses au point
chasse, cela est peu intéressant à noter;
mais, plein des idées que je viens d'exprimer, elles
remplissaient nos longues heures de loisir. Leck-éleuk
tel-nanu dem rubi (demain, au point du jour, nous
allons chasser), cette phrase, que j'avais apprise la
première en étudiant le ouolof, était devenue la con¬
signe que chaque soir je donnais à mes guides, lors¬
que M. Lescazes, le capitaine de Y Africain, me pro¬
posa une expédition bien plus intéressante à tous
égards que toutes mes courses de chasse.
A quelques heures de notre mouillage, une tribu
maure était
campée, se disposant à fuir l'inondation,
lorsque la présence de nos deux navires et du convoi
qu'ils escortaient, en offrant aux indigènes un excel¬
lent marché pour leurs bœufs, leurs moutons et leur
lait, vint retarder de quelques jours leur départ vers
le haut pays. Des relations très-fréquentes et tout
amicales s'étaient établies entre eux et nos
laptots.
Aller visiter leur camp dans ces circonstances, et
alors que leurs dispositions de marche étaient
faites,
nous
parut une occasion à ne point laisser échapper.
Une visite au camp de la tribu fut donc décidée entre
de
nos
vue
de la
AU
SÉNÉGAL.
39
seulement, les Maures ne jouissant que d'une
réputation fort médiocre de respect pour les traités,
nous décidâmes
que la moitié de nos matelots nous
accompagnerait en armes. Aux motifs de prudence
qui nous dictaient cette précaution se joignait pour
nous le désir de procurer à nos hommes un exercice
salutaire. Notre visite, nos inientions toutes paci¬
fiques furent d'ailleurs annoncées au chef de la tribu
par nos capitaines de rivière, qui presque tous par¬
laient ou du moins comprenaient l'arabe.
Le lendemain matin, dès cinq heures, nous étions
en route, sans crainte pour nous (nos précautions
étaient prises), et aussi sans penser que cette visite
au
camp de nos alliés, annoncée d'avance, allait leur
causer une terreur profonde. Ceux-là seuls croient à
la sincérité qui sont sincères, et nous jugions les
Maures avec nos propres idées. Arrivés à une demilieue du camp, nous entendîmes les bruits les plus
étranges : bêlements des bœufs et des moutons que
leurs bergers poussaient devant eux, cris des cha¬
meaux
que l'on chargeait à la hâte, voix des hommes
qui s'appelaient. Les battements du tam-tam et les
sons
rauques et prolongés d'une espèce de cornet à
bouquin dominaient tout ce tapage. — Les Maures
croient à une razzia, me dit Youssouf; si nous avan¬
çons encore, la poudre parlera. — Dieu nous en
garde ! — Et je fis faire halte. Mes matelots riaient
et plaisantaient à qui mieux mieux; mais leslaptots,
nous;
40
1
TROIS
ANS
sérieux et graves,
DE
CAMPAGNE
regardaient alternativement leurs
capitaines. Evidemment ils
croyaient, comme les Maures, à une razzia, et ils
s'en réjouissaient, tout en pensant qu'elle était sin¬
gulièrement conduite. L'arrivée d'un guerrier maure
fit cesser toute équivoque. Monté sur un de ces pe¬
tits chevaux si lestes et si agiles, avec lesquels ils
franchissent les distances les plus considérables, la
tête nue sous les rayons du soleil, qui en l'éclairant
faisaient ressortir l'énergique et rude expression de
sa
physionomie, le fusil à deux coups dégagé de son
étui et posé en travers de la selle, il sortit tout à
coup d'un épais bouquet d'arbres, derrière lequel
sans doute il
épiait depuis longtemps notre petite
colonne. Forçant son cheval à marcher au pas, il
s'avança lentement vers nous, et, quand il fut à
portée de voix, demanda à parlementer. Youssouf
prit à l'instant mes ordres, s'avança gravement aussi,
et après quelques pourparlers revint confirmer
par
son
rapport les assurances que lui avait suggérées sa
vieille expérience du pays. — Le chef vous prie de
ne
pas avancer, si vos intentions sont pacifiques. La
tribu lève le camp, les guerriers sont à cheval. —
Nous n'avancerons pas, nous partirons dans quelques
instants, quand nos hommes seront reposés. •—Habi¬
tué sans doute à notre manière de combattre, le
guerrier qui était venu nous reconnaître comprit cà
nos allures
que rien n'était plus vrai que nos déclafusils et leurs
deux
AU
rations. Il mit
SÉNÉGAL.
41
pied à terre, vint jusqu'à nous, et après
poignée de main rejoignit le camp, où
bientôt s'éteignirent un à un tous les bruits qui l'em¬
plissaient naguère. Quelques guerriers à pied et le
fusil dans l'étui, des femmes esclaves sans doute,
des enfants, apparurent bientôt, et grâce à quelques
galettes de biscuit, à quelques cartouches que nos
hommes leur distribuèrent, les relations les plus
amicales s'établirent entre les deux partis. A dix
heures, nous rentrions à bord de YEtoile, ne regret-tant que médiocrement l'insuccès de notre visite, et
satisfaits d'ailleurs d'avoir pu juger par nous-mêmes
de la terreur que nos dernières expéditions ont jetée
dans l'esprit de ces tribus, si hères, si insolentes
naguère. A bord cependant une surprise nous était
réservée. Profitant de la panique produite par notre
visite dans le camp de la tribu maure, une esclave,
une
négresse de vingt ans, s'était enfuie, emportant
dans ses bras son fils, âgé de quelques années, et,
sans être aperçue de ses maîtres, franchissant la dis¬
tance qui la séparait de nos navires, elle était venue
se
réfugier à bord de Y Étoile. A peine étions-nous
assis, M. Lescazes et moi, qu'elle se précipita à nos
pieds, nous parlant d'une voix entrecoupée de san¬
glots, sans que nous pussions nous expliquer ce
qu'elle nous demandait avec tant d'animation. Mis
au fait
par Youssouf et convaincu, par son témoignage
et celui de plusieurs laptots, que la fugitive était du
une
cordiale
42
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
village de Brenn, dans le Oualo, et par conséquent
Française, puisque le Oualo a été annexé à nos pos¬
sessions à la suite de nos guerres contre Mohamed-elHabib, je n'avais plus qu'à me conformer à nos lois.
Je lui déclarai en conséquence qu'elle serait libre
tant qu'elle serait à bord de l'Etoile, mais que seul
le gouverneur, le boiiroum n'dar, pouvait décider de
l'avenir. Le commissaire enregistra sur le rôle du
bord le nom de Fatimata N'Diop, et tout fut dit. Les
Maures d'ailleurs ne réclamèrent pas leur captive,
l'incident n'eut pas de suites pour le moment. En
devait-il être ainsi pour l'avenir? Peut-être la meil¬
leure réponse est-elle la conversation que j'eus avec
le gouverneur en lui rendant compte de mon pre¬
mier voyage dans le fleuve. — Comment avez-vous
accueilli cette fugitive? 11 fallait l'empêcher de
monter à votre bord. L'exemple sera
contagieux :
à votre prochain voyage, vous aurez à recevoir
tous les captifs des deux rives. — Si ce sont les
esclaves des provinces françaises, s'ils viennent
réclamer l'appui de la France, puis-je leur refuser
cette protection ?... Certes, Monsieur le
Gouverneur,
jo les recevrai tous, à moins d'un ordre par écrit
émanant de
vous
ment
que
je
votre
vous
autorité.
donne
voulez-vous
que
voulez pas ou
plutôt si
donner?,..
Et
—
nous
—
Comment voulez-
pareil ordre?
je l'exécute, si
un
—
Com¬
vous
ne
le
parlâmes de Tébécou, de la
vous ne pouvez pas me
AU
tour
en
SÉNÉGAL.
construction, des autres événements de
voyage.
S'il est
homme que
43
mon
les convictions de toute sa
vie, l'élévation de son caractère, la générosité de son
âme, font un des ennemis les plus sérieux et les
plus ardents de l'esclavage, c'est M. le général
Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal; mais si
l'on réfléchit à la constitution des sociétés si étranges
au milieu
desquelles vit notre colonie africaine, on
comprendra que les convictions les plus fermes, ser¬
vies par l'énergie la plus persévérante, ont dû se
briser dans le présent contre cette odieuse institu¬
tion, base de toutes ces sociétés. Les habitants de
Saint-Louis sont libres, la loi française a pu être
appliquée dans la capitale de nos établissements;
mais qu'elle soit proclamée dans le Djiolof, dans le
Fouta, dans le Cayor, et nous faisons devant nous le
désert, et ces pays, auxquels les bras manquent déjà,
sont abandonnés par leurs habitants.
Pourquoi raconter alors cet épisode de notre cam¬
pagne ? C'est qu'il nous semble qu'il en ressort une
des justifications les plus complètes de la persévé¬
rance
que le gouvernement de la France a mise à
développer notre influence dans cette partie de l'A¬
frique. Quand cette influence sera souveraine dans
tous ces pays comme elle l'est à Saint-Louis, à Gorée,
l'esclavage y sera-t-il possible? Croit-on d'ailleurs
que la tâche émancipatrice de l'Europe sera finie
un
44
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
lorsque les dernières colonies à esclaves auront ré¬
pudié cet odieux héritage du passé ? Certes non.
La solidarité de toutes les
un
races
humaines n'est pas
vain mot. Ces riches et fertiles
contrées que
baigne le Sénégal ne sont stériles aujourd'hui que
parce que le travail libre ne les féconde pas et n'u¬
tilise point les dons merveilleux que la nature leur
a faits. Le
jour où, sur les deux rives du fleuve,
l'esclavage sera aboli par la force des convictions,
conséquence peut-être rapprochée de l'expansion
de nos idées, les arachides, le sésame, le
beraft
(graine oléagineuse du Cayor), l'indigo et surtout
le coton abonderont sur nos marchés. Quoi qu'aient
pu dire les possesseurs d'esclaves et leurs comman¬
deurs, les nègres aiment le travail, quand on leur
en fait
comprendre l'utilité, surtout quand ils tra¬
vaillent pour eux-mêmes et non pour des maîtres
égoïstes. On pourrait plus justement leur reprocher
leur imprévoyance, leur insouciance de l'avenir;
mais ce sont là les défauts des peuples enfants et
aussi des peuples opprimés, et les progrès de la ci¬
vilisation y remédieront. D'ailleurs ces progrès sont
réels, surtout dans cette voie. Il suffit, pour s'en con¬
vaincre, de parcourir les traités signés successive¬
ment par M. Faidherbe. Le 1er février 1861, le damel du Cayor s'engageait solennellement à ne
plus
vendre un seul de ses sujets libres, à ne plus faire
esclaves les étrangers qui traversent son territoire,
AU
SÉNÉGAL.
45
plus laisser piller un seul village par ces ban¬
grands seigneurs qu'on appelle les tiedos. La
seule mention de ces clauses, rapprochée du silence
que gardent les traités conclus dans les années
antérieures, montre le progrès accompli.
Cependant les eaux du fleuve montaient régu¬
lièrement, et après une attente de huit jours, nous
pûmes enfin reprendre notre voyage. Si d'un côté
nos instructions nous ordonnaient la plus grande cé¬
lérité, des nouvelles de Tébécou nous avaient appris
que les matériaux que nous transportions étaient
impatiemment attendus. Les passages de Sarpoli, où
le fleuve tourne plusieurs fois sur lui-même comme
un
serpent, celui de Djuldè-Diabè, où, par la nature
du fond, les sables se déplacent chaque année et
créent de nouvelles barrières, effrayaient sans doute
nos
pilotes et présageaient à l'équipage de rudes
fatigues; mais nous savions trop le prix du temps
pour que toute considération étrangère ne fût pas
écartée. Sarpoli ne nous prit que quelques heures;
mais à Djuldè-Diabè, pendant deux journées en¬
tières, nous restâmes échoués en travers du courant,
à côté du Podor, qui nous avait devancés. Des ancres
élongées dans les directions les plus favorables, des
aussières amarrées sur les troncs des tamariniers qui
bordent la rive, la machine lancée à toute vapeur,
les efforts les plus énergiques au cabestan, nous re¬
tirèrent enfin de cette position,plus contrariante que
à
ne
dits
46
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
dangereuse. Le coude de Oualla, qui devait plus
nous être moins
propice, fut franchi sans en¬
combre, et quelques heures après nous mouillions
à côté de l'Africain, en face d'un
petit monticule,
au-dessus duquel flottait le pavillon de la
France,
qui nous avait annoncé de loin le terme de notre
tard
voyage.
Des
huttes, des gourbis, des tentes semés à la base
mamelon, au pied de tamariniei'S à l'épais feuil¬
lage, des matériaux épars sur la berge, des instru¬
du
ments de travail amassés
deux obusiers de
sous
montagne
des
en
hangars improvisés,
batterie, et auprès
desquels des factionnaires en uniforme se prome¬
lentement, et sur la rive même les travailleurs
réunis en groupes bruyants, dans les costumes les
plus variés de travail, des noirs aux boubous blancs ou
bleus, des enfants déguenillés riant aux éclats, des
femmes portant sur la tête de grandes calebasses
d'eau puisée au fleuve, et s'arrêtant,
malgré leur
fardeau, pour nous voir arriver, tel était le spectacle
qui nous frappa quand nous laissâmes tomber l'ancre.
Cette activité bruyante, cette animation
joyeuse, ce
mélange de deux races opposées, réunies par ce lien
tout-puissant du travail, contrastaient avec le calme
naient
et le
silence des solitudes que nous venions de tra¬
verser.
A
que
peine l'Étoile était-elle amarrée près de la rive
je me rendis auprès du capitaine du génie Fui-
AU
cran,
47
SÉNÉGAL.
chargé de la construction de la tour et comman¬
poste de Tébécou. Quoique ce fût notre pre¬
dant le
à nous voir tous deux assis sur un
rustique en face d'une table en bois blanc,
charpentée à grands coups de hache, on aurait pu
croire que deux vieux amis venaient de se retrou¬
ver. Ceux-là qui ont vécu de la vie sous la tente, ceuxlà qui ont quitté leur patrie pour des contrées où tout
est danger, ceux-là comprendront ces liaisons sou¬
daines, qui si souvent se changent en belles et du¬
rables amitiés; ceux-là comprendront aussi que, de
retour en Europe, on puisse désirer revenir au Sé¬
négal , et qu'au milieu des plaisirs de la France on
regrette la vie si pleine, si active de ce rude pays.
mière rencontre,
banc
A sept
une même table nous réunis¬
marins, artilleurs, officiers du génie, d'in¬
heures du soir,
sait tous:
Chaque
corps n'est-il pas représenté dans de pareilles entre¬
prises? Tous ne concourent-ils pas également à
fanterie, spahis, chirurgiens et interprètes.
l'œuvre commune? Je
ne
sais si c'était
un
grand
bien que
les gibiers les plus rares, une ou¬
tarde, du sanglier, bien que des légumes de France
couvrissent la table, bien que les vins d'Espagne et
de Bordeaux scintillassent dans les verres, je n'en
dîner
:
—
pas; —j'affirme cependant que
m'a laissé les plus durables souvenirs.
jurerais
plus étrange et de plus curieux d'ailleurs
de semblables réunions dans de tels pays. Ces offi-
Rien de
que
cette soirée
48
TROIS ANS
DE
CAMPAGNE
élèves de nos écoles,
d'âges si divers, auxquels l'habitude
du commandement, la familiarité avec le danger,
ont donné une expression de physionomie parfois si
grave et si sérieuse, ces hommes de science et d'étude
autant que d'action semblent alors tout rejeter du
présent et retrouver les élans, l'entrain de leur jeu¬
nesse ; l'esprit français, ou, si l'on veut, le caractère
français, que rien ne peut abattre et que le moindre
choc éveille, s'y retrouve plein de vivantes saillies.
Les souvenirs de la patrie, mais les souvenirs animés
et joyeux, surgissent évoqués par un mot,par ungeste,
comme de gracieux fantômes. Et à la fin du dîner,
quand le vin de Champagne circule et emplit les
coupes les plus hétéroclites, qui dira les chansons
dont les refrains, accompagnés par les instruments les
plus singuliers, éveillent les échos du fleuve et font
tressaillir les fauves du désert, qu'inquiètent des bruits
aussi étranges ? Souvent un chef indigène, au front
méditatif, à l'attitude grave et austère, assiste à de
pareilles soirées : ses regards marquent la surprise, et
tout d'abord il ne peut croire que ce sont là ces sol¬
dats dont il a éprouvé le courage et la persévérante
énergie ; mais quand il comprend le sens de cette
animation, quand il devine les sentiments qui la pro¬
duisent, quelles modifications subit sa pensée ! Cette
familiarité bienveillante est contagieuse et gagne son
cœur. Je ne fais presque ici que transcrire les idées
ciers de toutes les armes, ces
ces
hommes
AU
49
SÉNÉGAL.
qui m'étaient exprimées par Bou-el-Mogdad, le pè¬
lerin sénégalais que ses voyages ont un moment mis
à la mode, quand il parut dans les salons du ministre
de la marine après avoir traversé le désert de SaintLouis à Tanger, et qui était alors à Tébécou comme
interprète. Continuant à ne voir en nous, comme il
arrive le plus souvent dans les colonies anglaises,
que des marchands ou des soldats, les indigènes sor¬
tiraient-ils de cette indifférence hautaine que le
prophète recommande aux croyants vis-à-vis des in¬
fidèles? Cette attraction sympathique qui se révèle
surtout dans l'intimité est certainement la principale
force du caractère national. Elle
en ces pays plus que la force
hommes influents,et par eux elle
agi
sur
les
masses
sans
nul doute
matérielle
sur
les
agira dans l'avenir
ignorantes.
L'arrivée de Y Africain et de
une
a
nouvelle activité
aux
Y Etoile avait imprimé
travaux, et la tour de Té¬
bécou s'élevait
rapidement. Les tribus au milieu
desquelles allait flotter le pavillon de la France,
épuisées par la famine, suite de la guerre sainte,
eussent été incapables de prendre les .armes, quand
bien même les défaites d'Al-Agui n'eussent pas
affaibli son prestige et ramené les Toucouleurs à des
résolutions pacifiques; mais il fallait tout transporter
de Saint-Louis, les briques, la chaux, les madriers,
et jusqu'au sable même: on conçoit donc que nous
avions à faire de nombreux voyages. Ces voyages
AUBE.
4:
50
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
monotones, qui du moins nous maintenaient, ainsi
que
celui
neur,
que nous fîmes à Bakel avec le gouver¬
dans les mêmes conditions climatériques,
furent malheureusement
coupés par trois excursions
Gambie, soit pour y prendre la correspondance
d'Europe, que transportaient alors les paquebots de
la ligne anglaise des côtes occidentales d'Afrique,
soit pour emprunter, dans la pénurie de nos maga¬
sins, aux magasins de la colonie anglaise 300 ton¬
neaux de charbon.
Après les chaleurs énervantes
du fleuve passer sans transition à l'air vif, aux nuits
brumeuses et froides de la mer, ce devait être pour
l'équipage une rude épreuve. De juillet en octobre,
l'Etoile avait eu à déplorer la mort de dix-sept maîtres
ou matelots ; notre dernier
voyage en Gambie nous
réservait une perte plus douloureuse, celle de mon
lieutenant, l'enseigne de vaisseau B.
Il est des natures fières et élevées, intelligences
d'élite, cœurs dévoués, qui passent dans la vie, le
sourire sur les lèvres, le front rayonnant, et nul ne
devine que ce rayonnement, ce sourire, cachent une
plaie que rien ne peut cicatriser, des douleurs que
rien ne peut consoler, rien, si ce n'est le remède su¬
prême, la mort, où elles tendent de tous leurs désirs.
Jeune encore, parvenu par son énergie, à travers
tous les obstacles dont pour les matelots se hérisse
la hiérarchie maritime, jusqu'au grade d'officier, dé¬
coré de la médaille militaire quand il n'était que
en
.
.
AU
SÉNÉGAL.
51
quartier-maître, mon lieutenant devait la croix de
la Légion d'honneur à un de ces actes héroïques dont
les murs deSébastopol ont été si souvent les témoins,
et dont tous nous gardons le souvenir. Riche, adoré
de
famille, et touchant enfin au but de tant de
persévérance, quelle pensée l'avait conduit dans ces
pays, l'avait poussé à solliciter avec tant d'ardeur
une
place que le sentiment du devoir eût fait seul
accepter à ses camarades? Ces questions, que l'ami¬
tié qu'il avait su nous inspirer nous
permettait de lui
adresser, sont restées sans réponse jusqu'au jour de
sa
mort. Le secret
qu'il me confia-au moment suprême
adieux, nul ne le saura : ses dernières
volontés ont été remplies; mais une seule des larmes
que j'ai vues couler plus tard l'eût peut-être em¬
pêché de mourir.
La mort du lieutenant B..., qui en suivait tant
d'autres (car l'hivernage avait été rude pour
tous),
avait jeté une tristesse profonde dans
l'équipage.
La nouvelle d'une expédition de
guerre et d'une
expédition lointaine vint ranimer tous les esprits;
l'expédition de Guémou était résolue.
sa
des éternels
III.
Le
village de Guémou, dont la destruction était
première opération de guerre à laquelle
YÉtoile devait prendre part, était situé au-dessus de
le but de la
52
TROIS ANS
Bakel, dans le
DE
CAMPAGNE
loin des
de notre
comptoir le plus important du Haut-Sénégal, sur la
route des caravanes qui viennent de l'intérieur, par
le pays des Maures-Dowich, en avait fait le princi¬
pal foyer de l'influence hostile qu'Al-Agui exerçait
encore sur toutes les populations musulmanes, mal¬
gré ses nombreuses défaites, malgré son éloignement
dans le Kaarta, vers les rives du Niger. Une garni¬
son d'élite, composée de .ses Toucouleurs les plus
dévoués, commandée par un chef intrépide qu'on
disait le neveu et le taleb le plus cher du prophète
lui-même, interceptait par de fréquentes razzias les
convois qui se dirigeaient vers Bakel, étendant jus¬
que sur les villages de la rive droite, jusqu'au Bondou ses excursions et ses pillages. Guémou était
donc un obstacle sérieux à la pacification du pays;
c'était surtout une menace pour l'avenir, le signe
assuré que les pensées d'Al-Agui se tournaient en¬
core vers le théâtre de ses premières entreprises, et
qu'il comptait tôt ou tard relever contre nous l'éten¬
dard de la guerre sainte dans le Fouta sénégalais,
dont les guerriers faisaient sa principale force. Ces
considérations justifiaient depuis longtemps la des¬
truction de Guémou ; mais la nécessité d'agir en
plein hivernage dans un pays aussi éloigné du
centre de nos établissements, le fanatisme et l'im¬
portance de la population, qui s'élevait à plus de six
rives du
pays des Guidimaka, non
fleuve. Cette position en face
AU
mille
les
53
SÉNÉGAL.
âmes, l'énergie et l'habileté de Sirè-Adama,
que le gouverneur avait re¬
la force des murailles du village et sur¬
renseignements
cueillis
sur
ces motifs de prudence '
depuis trois ans une entreprise
dont l'importance frappait tous les esprits, mais où
tant de chances contraires pouvaient amener un
échec dont les conséquences eussent été désastreuses
pour notre influence. Cependant une pareille situa¬
tion ne pouvait se prolonger indéfiniment. Chaque
jour passé dans l'inaction augmentait l'audace des
partisans d'Al-Agui et détruisait le prestige de nos
tout de
la
citadelle, tous
avaient fait différer
dernières victoires. Les relations de Bakel
avec
les
provinces de l'intérieur étaient interrompues depuis
longtemps, les traitants du Haut-Sénégal entièrement
ruinés. Aussi, lorsque la chambre de commerce de
Saint-Louis, organe des intérêts de la colonie, et en
général si opposée aux expéditions de guerre, fit con¬
naître dans
une
adresse
solution de tous les
Guêmou 11'était pas
au
colonel Faidherbe la ré¬
négociants cl'abandonner Bakel si
détruit, cette démarche décida le
qui l'attendait sans doute. La résolution
arrêtée, l'exécution fut aussi prompte qu'énergique.
En moins de trois jours, tous les préparatifs furent
terminés. Le 18 octobre 1859, la flottille sous toute
gouverneur
ordres du commandant supérieur de la
marine, le capitaine de frégate Gaston Desmarais,
appareillait de Saint-Louis, emportant toutes les
vapeur, aux
»
54
forces
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
disponibles de la colonie, à la tête desquelles
appelé M. le chef de bataillon Faron, de
avait été
l'infanterie de marine. Plein de confiance dans
ces
deux officiers et retenu d'ailleurs par des considé¬
rations qu'il est facile de deviner, le
gouverneur
demeurait à Saint-Louis pour
surveiller les évé¬
nements.
Sept années d'hostilités incessantes avaient donné
une telle habitude de ces
expéditions
soudaines que, malgré le peu de temps laissé à l'exé¬
cution des ordres du gouverneur, tous les
préparatifs
de l'expédition, l'embarquement des chevaux, des
mulets, des vivres, des munitions, de tous les impe¬
dimenta, en un mot, d'une colonne destinée à agir
loin de son point de débarquement, s'achevaient
dans le temps prescrit avec la plus parfaite régula¬
rité. La colonne expéditionnaire se composait du
bataillon des tirailleurs sénégalais, 450 hommes, de
trois compagnies blanches d'infanterie de marine,
250 hommes, d'une batterie d'obusiers de montagne,
d'une demi-compagnie defuséens, enfin de 25 spahis
démontés, et des compagnies de débarquement de
la flottille, formant un demi-bataillon
de2501aptots.
à tout le monde
Tous
détachements réunis donnaient le
chiffre,
considérable, de 1,200 hommes.
Les populations belliqueuses du Bondou, sous les
ordres de l'almamy Bou-Bakar-Saada, les volontaires
de Bakel et du Gadiaga, devaient, avec la garnison
ces
relativement
assez
AU
du
SÉNÉGAL.
poste, élever ce chiffre à 2,000 hommes.
55
Jamais
européennes aussi considérables n'avaient
été rassemblées, môme sous les ordres des gouver¬
neurs, dans ces régions éloignées.
Si, par la réunion de tous les moyens d'action dont
il disposait, par le secret de ses décisions, la promp¬
titude de ses mesures et le choix de ses lieutenants,
le chef de la colonie avait, autant qu'il dépendait
de lui, assuré le succès d'une entreprise dont une
longue expérience lui montrait les difficultés, l'esprit
des soldats, leur confiance et leur élan n'étaient pas
de moindres gages de réussite. Ils ne savaient guère
ce
qu'était Gfuémou, ils s'en souciaient aussi peu que
d'Al-Agui et de Sirè-Adama. L'ennemi qu'ils al¬
laient chercher était celui qu'ils avaient battu dans
toutes les rencontres, qu'ils avaient vu reculer de¬
vant Médine et Bakel, qu'ils avaient refoulé à trois
des forces
cents
lieues de Saint-Louis. L'essentiel pour eux
perspective de nouveaux combats à livrer.
indigènes, les tirailleurs sénégalais ri¬
valisent d'esprit guerrier, sinon de discipline, avec
leurs compagnons de France, qui en tout leur ser¬
vent de modèles ; quant aux laptots, nous avons dit
les qualités qui les distinguent. Dès que l'expédi¬
tion fut connue, je fus assailli de demandes, de ré¬
clamations : tous voulaient s'embarquer avec moi,
tous jusqu'aux domestiques, jusqu'aux malades; à ces
derniers seuls je refusai la faveur qu'ils sollicitaient.
était la
Les troupes
56
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
Cinq cents hommes entassés sur le pont cle Y Étoile
un
aspect singulier. Dans cette foule
si étroitement resserrée, il était facile de recon¬
naître, à certains détails de mœurs, les populations
si diverses parmi
lesquelles se recrutent et les laptots et les tirailleurs
indigènes. Cette superstition,
cette foi aux croyances les
plus absurdes inhérentes
à toutes les races africaines se révélaient au
grand
jour. Il y a des gri-gris de toute sorte et pour tous
les dangers, gri-gris contre les caïmans et contre les
requins, contre les sabres et contre les lances, contre
lui donnaient
les balles et contre les boulets mêmes: les volon¬
taires les étalaient
soldats
sur
leurs habits de,
réguliers les cachaient
sous
combat, les
la veste d'uni¬
forme. Croient-ils donc à l'efficacité de
ces
talismans
après tant d'épreuves décisives? II est certain que
les priver de leurs grigris en les conduisant au feu
serait s'exposer à voir faiblir le courage du plus
grand nombre. Heureusement des sentiments du
même ordre, mais plus élevés et plus conformes à
la dignité humaine, se révélaient en même temps:
je veux parler de la ferveur religieuse que l'ap¬
proche de la lutte exaltait chez la plupart d'entre
eux. Au lieu des deux salams aux
premières heures
du jour et à l'approche du soir, la plupart de nos
passagers accomplissaient les sept adorations pres¬
crites par le prophète. Tous ces soldats agenouillés,
tous ces fronts inclinés, se relevant ensemble à cer-
AU
57
SÉNÉGAL.
paroles de l'un d'eux, offraient un spectacle
qui eût intéressé l'artiste aussi bien que le penseur.
Chacun des bateaux à vapeur de la flottille de
guerre traînait derrière lui de nombreuses annexes,
écuries, chalands chargés de vivres et de munitions.
Cesremorquesralentissaient la marche et gênaientles
mouvements; mais les eaux étaient à leur maximum
d'élévation. Grâce à cette circonstance, l'extrême
attention des pilotes prévint des écliouages qui
eussent pu avoir de graves conséquences. Cinq jours
seulement après le départ de Saint-Louis, nous ar¬
rivions à Bakel. Ces'cinq jours avaient été remplis
par des exercices à feu où se montrait l'adresse de
nos soldats. Les buts, rendus mobiles par la rapidité
de la course du navire, étaient tantôt un caïman
endormi sur la vase, tantôt une de ces grandes ai¬
grettes qui abondent sur les rives du fleuve, et
dont la blancheur de neige tranche si bien sur la
couleur d'ocre brun de la rive, ou bien encore un de
ces
aigles pêcheurs qui, par couples, surveillent
de la cime des arbres les plus élevés leur domaine
de chasse, et qui restent souvent des heures entières
immobiles, guettant leur proie, sur laquelle ils s'é¬
tainos
lancent
A
avec
des cris semblables à
ceux
d'un fou.
plusieurs reprises, caïmans, aigrettes, aigles pê¬
cheurs, tombèrent frappés sans qu'on daignât
ramasser
quel
leurs cadavres. A
nous
passions,
une
aller
chaque village devant le¬
foule pressée couvrait la
58
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
rive du fleuve. La nouvelle de
l'expédition s'était
répandue dans tout le pays avec une rapidité élec¬
trique, car à toutes ces populations l'issue de la lutte
offrait un sérieux intérêt. N'était-ce pas la solution
d'un problème qui touchait à leurs croyances, à leurs
idées de races, aux sentiments les plus profonds du
cœur humain? Le prophète et ses Toucouleurs se¬
raient-ils vaincus dans cette lutte suprême, et avec
eux leur
nationalité, leur foi religieuse ? Si quelques
habitants du Oualo et des pays rapprochés de Bakel
faisaient des vœux pour nous, certes il était facile de
reconnaître dans la réserve, dans l'attitude hautaine
des gens du Fouta, le désir de nous voir revenir hu¬
miliés et vaincus par leurs compatriotes de Guémou.
Notre halte à Bakel ne dura que quelques heures.
Dès que les renforts qui nous attendaient, réunis
sous les ordres du
capitaine Cornu, furent embar¬
qués, les bateaux à vapeur poussèrent leurs feux et
reprirent leur marche. Quelques heures après, tous
mouillaient à huit lieues de là, devant le village de
Diougoun-Tourè, ruiné dans les guerres contre AlAgui. De rapides communications s'établirent avec
la terre, et le soir même nous étions tous campés
dans les environs du village, à la tête du sentier qui
de Diougoun-Tourè conduit à Guémou. Cinq jours
avaient donc suffi pour transporter à deux cent
cinquante lieues de Saint-Louis une colonne déplus
de deux mille hommes ; mais ce résultat était dû aux
AU
SÉNÉGAL.
59
navires à vapeur, et la tâclie la plus pénible nous
restait encore à accomplir, quoique nous ne fussions
plus séparés du but de l'expédition que par une dis¬
tance de 14 kilomètres. Les mules, les chevaux,
venus
dans les écuries
flottantes, étaient strictement
nécessaires pour le service de nos obusiers et des cacolets de l'ambulance; il fallait donc tout transpor¬
ter à bras
d'homme, les munitions, les caisses à obus,
pris ni tentes, ni couvertu¬
res ; il fallait
par conséquent agir avec la plus grande
rapidité, pour échapper aux maladies, suites fatales
du climat. A deux heures du matin, la diane éveil¬
lait ceux que les moustiques avaient laissés dormir,
et la colonne s'ébranla sur les pas d'une avant-garde
les vivres. Nous n'avions
que guidaient deux habitants
Le pays que nous avions à
une
grande plaine,
en
de Diougoun-Tourè.
traverser est d'abord
partie inondée dans cette
saison. D'assez hautes
collines, dont la chaîne prin¬
à Bakel, la terminent à l'ouest et
au sud,
en courant parallèlement au fleuve. De
temps en temps, les clairons de l'avant-garde annon¬
çaient la direction à suivre; mais notre marche, déjà
ralentie par l'obscurité, avait été encore retardée par
le terrain vaseux que nous foulions, où s'embour¬
baient les roues des obusiers, et surtout par des ruis¬
seaux où nous enfoncions jusqu'aux genoux. Aussi
n'atteignîmes-nous que vers quatre heures les pre¬
cipale
commence
mières hauteurs. La colonne
se
trouvait alors dans
60
TROIS
forêt
ANS
DE
CAMPAGNE
épaisse, à travers laquelle serpentait un
chaque instant, les obusiers se heur¬
taient contre les racines des arbres, et les branches
cachées dans l'ombre nous fouettaient la figure. Ce fut
avec un sentiment de
profonde satisfaction que nous
vîmes poindre les premiers rayons de l'aube. Ces
impressions étranges que la nuit jette aux âmes les
mieux trempées ne tardèrent pas à disparaître, et
la splendide nature qu'éclaira bientôt le soleil eût
seule justifié d'ailleurs le plaisir que la venue du
jour nous fit éprouver à tous. C'était cette admirable
végétation de certaines parties de l'Afrique centrale,
que l'on a si souvent essayé de décrire sans pouvoir
en rendre la
magnificence. Des arbres gigantesques,
que dominaient encore des baobabs dont quinze
hommes n'eussent pu embrasser le tronc en se don¬
nant la main, croisaient au-dessus de nos têtes leurs
branches énormes, d'où pendaient, comme des stalac¬
tites de verdure, des lianes flexibles, tantôt tendues
comme les cordes d'un
arc, tantôt recourbées sur
elles-mêmes en festons gracieux; des fleurs incon¬
nues, des iris, des glaïeuls, des lis de toutes couleurs,
étalaient leurs calices odorants sur un gazon aussi
vert que les green d'un
parc anglais, et quand
l'œil pouvait, à travers une clairière, atteindre l'ho¬
rizon, le fleuve apparaissait derrière nous, déroulant
ses méandres
capricieux à travers la plaine que nous
une
étroit sentier. A
venions de traverser.
AU
SÉNÉGAL.
61
rétablit dans la colonne
malgré les difficultés de la route. Dès six heures,
nous avions franchi la première chaîne de collines,
Avec le
et
où
nous
jour, l'ordre
se
débouchions de la forêt
nous
fîmes
une
sur un
plateau élevé
halte de quelques instants pour
placés à l'arrière-garde. D'ailleurs
permettait de serrer les dis¬
tances, et le voisinage de Guémou faisait au chef
de la colonne une loi de s'avancer avec plus de pré¬
caution. Les compagnies en carré, l'artillerie au
centre, un détachement d'infanterie européenne et
les spahis en avant-garde, les laptots en flanqueurs,
tel fut l'ordre adopté. Quant aux contingents indi¬
gènes, ils avaient pris une autre route pour dé¬
attendre les corps
la nature du terrain
boucher derrière Guémou
en
même temps que notre
colonne.
l'avant-garde, que conduisaient les guides
indigènes, pour le cérps principal, qui suivait de
près l'avant-garde, et qui d'ailleurs avait aussi des
guides, cette dernière partie de la route n'offrit sans
doute aucune difficulté ; nous autres flanqueurs
isolés et sans guides, nous fûmes moins heureux.
Des herbes d'une hauteur démesurée, dans lesquelles
nous disparaissions, même à cheval, couvraient le
plateau et nous cachaient le reste de la colonne.
Chaque fois que les clairons indiquaient par leurs
sonneries la direction à suivre, il fallait bien recon¬
Pour
naître que nous
faisions fausse route. Cette incerti-
62
TROIS
tude,
ANS
CAMPAGNE
DE
rectifications, jointes aux difficultés de la
grandes herbes, à la chaleur
du soleil, dont les rayons commençaient à échauffer
l'atmosphère, étaient extrêmement fatigantes. La
ces
marche à travers les
de Guémou
vue
nous
fit tout oublier. Les
laptots
un pas allongé tellement rapide que nous
arrivions presque en même temps que l'avant-garde
prirent
au
point où
nos
instructions
faire halte et d'attendre de
nous
prescrivaient de
nouveaux
ordres.
Quelques secondes après, le commandant Faron
au
grand galop de son cheval, examinait
la position et arrêtait son plan
d'attaque. Tout d'a¬
bord, avec l'avant-garde, les fuséens et les laptots,
accourait
nous
devions,
mettre
en
attendant l'arrivée de la colonne,
batterie deux obusiers de
montagne à 300
murailles, essayer de faire brèche, et ba¬
layer en tout cas, par des obus et des fusées, les
abords du village. Nous nous hâtâmes d'exécuter
en
mètres des
ordres. Le
village de Guémou, rebâti par AlAgui et transformé par lui en forteresse, s'élevait au
milieu d'une plaine légèrement ondulée, couverte
de riches cultures. De loin en loin, des baobabs, des
ces
tamariniers
élevaient dans l'air
leur
leurs troncs im¬
épais feuillage. L'un d'eux, et le
plus grand de tous, semblait marquer le centre du
village, ou du moins quelque point important. Un
amas confus de murailles
plus hautes que les cases
ordinaires, bâties comme celles de Guetn'dar, se
menses
et
AU
groupaient
sous son
Sirè-Adama
SÉNÉGAL.
ombre. C'était
63
ou
la maison de
la
mosquée maliométane. Une mu¬
crénelée, à redans et bastionnée de distance
en
distance, entourait le village d'une ceinture ré¬
gulière; elle affectait la figure d'un trapèze dont la
grande base semblait être le côté devant lequel nous
ou
raille
avions débouché.
Des ouvertures destinées à servir
de portes se voyaient aux deux angles de la base.
11 était en outre facile de rçconnaître
que chaque
quartier, chaque
groupe de cases un peu considé¬
rable était lui-même entouré de murailles en terre,
derrière
lesquelles, la première enceinte franchie,
pourraient se défendre pied à pied.
De grandes mares d'eau s'étendaient comme des
fossés naturels devant la face
principale, et devaient
être pour nous une précieuse ressource, bien
qu'elles
rendissent l'attaque plus difficile. Derrière le
village,
la plaine se relevait légèrement jusqu'aux
premières
les habitants
hauteurs d'une chaîne de collines dont les
boisés
apparaissaient à grande
que nos auxiliaires devaient
toute retraite aux fugitifs. Le
fond régnait dans la plaine, et
figure ennemie ne troublait la
on
eut dit
une
ville endormie
sommets
distance. C'est
par
là
arriver pour couper
silence le plus pro¬
nul être vivant, nulle
solitude du paysage :
ou
abandonnée la veille
par tous ses habitants.
Soudain les sourdes détonations du canon, les
bruits stridents des fusées, le pétillement des obus,
64
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
premiers ordres du com¬
regards sont dirigés
village: seuls, de grands vautours au col
déchirent
ce
silence. Les
mandant s'exécutent. Tous les
vers
le
chauve s'élèvent
en
tourbillonnant dans les airs,
n'indique derrière les remparts que nos
aient porté; le village reste plongé dans cette
mais rien
coups
même immobilité
morne
et
silencieuse. Les détona¬
plus rapides; les obus, les fusées
l'espace qui nous sépare des murailles,
éclatent au-dessus des toits en paille, où déjà quel¬
ques nuages de fumée grise annoncent leur effet
destructeur. Même silence profond, même solitude.
tions
se
succèdent
labourent
Guémou a-t-il été abandonné de
ses
défenseurs?
Est-ce, au contraire, le présage d'une lutte acharnée,
la mort seule fera cesser sur les ruines de la
comme l'ont juré Adama et ses guerriers? La
canonnade cesse. Dans un silence solennel, que quel¬
ques ordres interrompent seuls, deux colonnes d'as¬
saut se forment rapidement; chacune d'elles doit
attaquer le village aux doux angles de la muraille
que
ville,
en
défense de
de fusil. Les tambours, les clai¬
battent la charge, les colonnes s'ébranlent en
face. Les baïonnettes
tirer
rons
un
même
aux
canons,
seul coup
temps, se rapprochent d'un pas
rapide du
village, toujours silencieux. Encore quelques ins¬
tants, et elles touchent au but. Tout à coup un
nuage de fumée entoure les murailles d'une écharpe
bleue. Des fossés profonds où ils sont restés jus-
AU
SÉNÉGAL.
65
qu'alors couchés à l'abri de nos fusées et de nos
obus,
cinq cents hommes se sont levés et nous foudroient à
cinquante pas. Les balles sifflent; quelques-uns de
nous
tombent pour
rangs, en avant !
décharge
»
plus se relever. « Serrez les
crient les officiers. Une seconde
ne
passe presque en entier au-dessus de
têtes, la muraille
est
franchie,
nos
baïonnettes
nos
sont
rouges de sang. Ville prise, ville
gagnée!
La ville n'est ni
prise ni
gag-née. Les mouvements
queje viens de résumer
ceux
de la colonne de
quelques lignes étaient
gauche, que j'avais l'honneur
en
de commander. Cette colonne était
composée de lapexpéditions sénéga¬
laises, de deux compagnies blanches d'infanterie de
marine, que Sébastopol avait accoutumées à d'autres
combats plus meurtriers. L'ordre de
ne
pas tirer un
coup de fusil, d'aborder l'ennemi à la
baïonnette,
avait pu être exécuté
grâce à leur calme et à leur
courage. Il n'en avait point été ainsi de la colonne
tots, vieux soldats de
toutes
nos
de droite. Le bataillon des
tirailleurs
sénégalais en
principale ; vingt-cinq spahis à pied
marchaient en tête; leurs vestes
rouges, les longues
plumes qui, par une fantaisie guerrière, flottent sur
leurs chapeaux de
paille les désignent aux coups de
l'ennemi. A la première
décharge, ils tombent pres¬
que tous, et parmi eux l'officier qui les
commande. A
cette vue, à cette fusillade
soudaine, les tirailleurs
oublient la tactique
française, que, malgré quelques
faisait la force
AUBIfl.
5
TROIS ANS DE CAMPAGNE
66
années
d'expérience, ils n'ont point encore su ap¬
pliquer aux guerres indigènes: ils ne reculent pas
d'une ligne, mais ils se couchent et tiraillent sans
avancer. Au lieu de fuir, l'ennemi continue le feu.
Les officiers des tirailleurs, restés seuls debout, sont
assurés. Le moment est cri¬
tique; le commandant Faron s'élance au galop, suivi
des officiers de son état-major. A sa voix, les tirail¬
leurs se relèvent, la colonne reprend sa marche en
avant; l'ennemi recule et cherche un refuge derrière
les murailles, que les tirailleurs franchissent, le
décimés par ces coups
commandant à leur tête.
Abordé des deux côtés à
la fois
par
les colonnes
qui viennent de se rejoindre, le village est pris.
Partout la flamme dévore les maisons, pourtant la
fusillade continue, et à chaque instant quelqu'un
des nôtres tombe mortellement frappé. C'est que, si
pouvoir, la journée n'est pas
l'obstacle le plus sérieux n'est pas dé¬
truit: cet obstacle, c'est la forteresse que Sirè-Adama
s'est bâtie, où depuis trois années il s'est préparé à
la lutte, et d'où il a juré de ne sortir que mort ou
victorieux. Les échecs subis par Al-Agui devant les
tours de Matam, de Bakel et surtout de Médine lui
avaient révélé la force de pareilles défenses confiées
à des soldats résolus. Aussi, dès qu'il eut choisi
le
village est en notre
finie
encore ;
Guémou pour
continuer ou reprendre la guerre
soin fut d'y créer, autant que le
sainte, son premier
AU
lui
permettaient
G7
ses moyens,
une tour d'où il pût
attaques. Les briques manquaient, les
pierres étaient éloignées et d'un transport difficile ;
défier
'
SÉNÉGAL.
nos
il avait néanmoins
presque
de
réussi. La forteresse, le
Guémou, consistait d'abord dans un ouvrage
en terre
casematé, adossé contre un baobab immense
dont le tronc soutenait le
poids de tout l'édifice. Un
puits abondant creusé àgrand'peine, des vivres pour
plusieurs jours, de grands magasins de poudre, in¬
diquaient la confiance qu'avait. Sirè-Adama d'y ré¬
tata
sister à
nos
efforts. Une muraille
en
terre, percée de
meurtrières, défendait cet ouvrage; une palissade
en branches de
gonakés, aussi dures que le fer, en¬
trelacées sur une épaisseur de
cinq pieux et profon¬
dément enfoncées dans le sol, formait une
deuxième
ligne de défense ; enfin une muraille de 1"',50
d'épaisseur, construite avec des pierres du fleuve,
mais qui heureusement n'était
pas achevée et ne
s'élevait qu'à un mètre du
sol, ceignait sur trois
faces l'ensemble des travaux. C'était là
que SirèAdama nous attendait avec ses' femmes et
ses
guerriers les plus dévoués. Les brèches faites aux
angles de la muraille extérieure, et par lesquelles
nous
avions pénétré suivant sek
prévisions, s'ou¬
vraient
le
fusil
des
rues
même
des
sur
aboutissant devant le
tata, sou3
Toucouleurs. Une muraille
légère, semblable à toutes celles qui fermaient les
groupes de maisons du village, masquait d'ailleurs
68
TROIS
la force du tata, et
ANS
DE
il fallait
CAMPAGNE
une
reconnaissance sé¬
rieuse pour
Lien l'apprécier. J'ignorais, comme la
plupart de mes camarades, l'existence de ce réduit;
de plus je n'avais pu suivre les incidents de l'at- '
taque de droite; aussi, en retrouvant le commandant
Faron à cheval au milieu du village, je crus que
l'affaire était finie. Mes premières paroles furent
donc des félicitations. « J'ai le regret, ajoutai-je, de
vous annoncer que ma colonne a perdu
quelques
hommes et compte d'assez nombreux blessés. •—- Ce
ne sont pas les seuls ; j'ai reçu moi-même trois bles¬
sures, et regardez... » Autour de nous, le sol était
jonché de blessés et de mourants; parmi eux le
lieutenant Deleutre, la cuisse cassée par une balle,
me
souriait
en me
tendant la main. En
ce
moment,
décharge plus furieuse sifflait à nos oreilles.
Frappé à la tête, le commandant Faron tournoyait
une
sur son
cheval et tombait dans
nos
bras. Des cris de
joie où se reconnaissaient des voix de femmes, les
notes graves et prolongées du tam-tam de guerre,
accueillirent cette chute et
du tata et la
Le
me
révélèrent l'existence
gravité de la situation.
commandant
Peut-être. En
était-il
tout cas, ses
mortellement blessé ?
blessures
me
créaient
position exceptionnelle et que je n'avais pas
prévue: le plus ancien par le grade des officiers de
la colonne, j'étais appelé à en prendre le comman¬
dement. On concevra dès lors que je me borne à
une
AU
dire
SÉNÉGAL.
69
quelques mots la fin de cette journée meur¬
trière, que dirigèrent d'ailleurs les ordres du com¬
mandant Faron. A deux heures, nos obusiers, en
batterie à quinze pas de la palissade, avaient enfin
fait brèche; la charge sonnait sur toute la ligne, le
en
tata était
enlevé à la baïonnette. Sirè-Adama et
ses
guerriers avaient tenu leurs serments : ils étaient
morts jusqu'au dernier.
Quelques circonstances donnaient à la lutte un
caractère un peu différent de ce qu'on voit en sem¬
blables affaires. L'incendie allumé par nos obus
s'était communiqué de proche en proche par les
toits de paille des maisons; près du tata même, les
flammes délogeaient les tirailleurs qui le cernaient.
Les explosions de nombreux amas de poudre (ruse
que nous avons apprise aux indigènes) soulevaient
une
poussière brûlante qui se mêlait aux flammèches
emportées par le vent. On se battait littéralement
sous une
pluie de feu. L'air embrasé par l'incendie,
la chaleur du soleil africain, les fatigues de la jour¬
née, épuisaient les forces des soldats; quelques-uns,
comme le lieutenant d'artillerie H. de
Cintré, tom¬
baient frappés d'insolation, et on les transportait à
l'ambulance presque mourants. Il était temps que la
prise du réduit mît fin à.cette lutte acharnée. Le
commandant Faron en suivait, malgré la gravité de
ses blessures, toutes les
péripéties, et avec quelle
anxiété ! il est facile de le comprendre. Couché dans
70
son
du
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
manteau, à l'ombre du baobab le plus rapproché
village, il avait,
comme je l'ai dit, donné l'ordre
attaque. Chaque détonation, chaque
sonnerie éveillait mille
pensées dans son esprit.
Aussi, quand je vins lui annoncer le succès définitif
de la dernière
de la
journée, un inexprimable sourire de joie illu¬
sa
figure, pâlie par des souffrances qu'il sur¬
montait avec une admirable
énergie. Prendre toutes
les précautions nécessaires
pour faire camper les
troupes, tels furent les ordres qu'il me transmit et
dont je hâtai l'exécution.
mina
La
certitude
l'expédition ne durerait que
quelques jours, la nécessité de tout transporter à
bras d'hommes, et par suite de ne
pas trop surcharger
les soldats, avaient
empêché d'emporter les tentes,
les couvertures même. Le
camp fut donc vite établi.
Néanmoins, quand les grand'gardes et les postes
qu'exigeait un retour offensif possible, quoique peu
probable, de l'ennemi, eurent été placés, la nuit
était déjà venue. Je pense
que pour tous, excepté
pour les blessés et les sentinelles, ce fut une nuit de
repos profond. Les premières clartés de l'aurore nous
annoncèrent une journée aussi
fatigante, sinon aussi
meurtrière, que celle, de la veille. Achever la des¬
truction du village, faire sauter les murailles du ré¬
duit, ensevelir nos morts, évacuer les blessés sur
Diougoun-Thourè, y ramener ensuite la colonne,
tels étaient les travaux
qui pour nous devaient remque
AU
SÉNÉGAL.
71
plil* cette journée, et auxquels contribuèrent heureu¬
le commandant de la flottille
avait conduits lui-même. Quant aux auxiliaires, ils
poursuivaient dans toutes les directions les fugitifs,
ramassant les bœufs, brûlant les moissons qui eussent
servi plus tard aux ennemis, faisant enfin le plus
possible de captifs parmi cette population de six
mille âmes que notre approche avait dispersée.
Nos pertes étaient relativement très-considérables :
plus de cent quatre-vingts blessés gisaient à l'ambu¬
lance, et soixante-sept cadavres, parmi lesquels
plusieurs officiers, attendaient les honneurs de la
sépulture militaire. Pendant la nuit, un grand trou
avait été creusé non loin du village, au pied d'un
tamarinier; on y avait déposé les cadavres pour les
garantir contre la voracité des hyènes et des vau¬
tours, dont un vol immense tournoyait déjà au-dessus
de la fosse. Afin aussi que tous nous pussions assister
à ce dernier adieu adressé à nos compagnons, à huit
heures tous les travaux furent interrompus ; les com¬
pagnies, formées en ordre, furent conduites aux mu¬
railles du tata, où chaque soldat prit deux grandes
pierres et les transporta au bord de la fosse. Quel¬
ques paroles dictées par le cœur furent prononcées
par l'un de nous, des feux de peloton consacrèrent
la terre qui recouvrait les dépouilles de tant d'êtres
que nous regrettions, et peu à peu, dans le recueil¬
lement qu'une pareille scène impose aux esprits les
sement des renforts que
72
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
plus sceptiques, les pierres s'entassèrent en pyramide
prairie. Sans
doute la puissante végétation de l'Afrique couvre
aujourd'hui et cache à tous les yeux les ruines alors
fumantes du village ; mais ce tumulus militaire sub¬
au-dessus de l'herbe luxuriante de la
siste
Les
caravanes du désert, attirées
par
voisines, s'arrêtent au pied des tamari¬
niers qui l'enveloppent de leur ombre, et peut-être
un
griotte ignoré raconte-t-il dans des vers légen¬
les
encore.
sources
daires la mort de
ces
soldats obscurs tombés si loin
de leur
patrie.
Quelques instants après cette cérémonie doulou¬
reuse, de nombreuses et sourdes explosions, qui
s'entendirent jusqu'à Bakel, apprirent aux
popula¬
tions riveraines la ruine
complète de la forteresse
d'Al-Agui. Des détachements transportant nos bles¬
sés sur des brancards, se mirent successivement en
route pour le fleuve. A une
heure, le camp fut levé,
et
le restant de la colonne
se
mit
en
mouvement.
Un bien triste incident de cette marche de
tour
fera
re¬
comprendre les fatigues qui, en dehors de
danger militaire, donnent une valeur sérieuse
à toutes les expéditions dans ces
pays. Quatre spa¬
his, vieux soldats de nos guerres de l'Algérie, tom¬
bèrent morts, foudroyés par le soleil, en escortant les
blessés, et de pareils faits se reproduisent presqu'à
chaque expédition. La vue de ces malheureux gisant
sur les bords du sentier
jetait dans l'âme une tristout
AU
73
SÉNÉGAL.
tesse bien différente de celle que nous
sentie le matin à la
vue
pendant le combat. Pour
taient
encore
conduit
au
de
nos
nous,
à cette tristesse.
fleuve était
en ce
avions
res¬
camarades tombés
d'autres idées ajou¬
L'unique route qui
moment encombrée par
multitude
d'hommes, de femmes et d'enfants
garrottés qui, les larmes aux yeux, poussés par leurs
maîtres, jetaient un dernier regard sur leur patrie.
C'étaient les restes de la population de Guémou, les
survivants de la lutte, devenus, par les lois de la
guerre et de la barbarie africaines, les esclaves do
nos auxiliaires du Bondou et du Gadiaga. On de¬
vine combien un tel spectacle nous était odieux et
avec
quelle joie je me retrouvai à bord de Y Etoile,
au milieu de mes officiers, de mes amis. Le lende¬
main matin, à huit heures, la flottille quittait à toute
vapeur Diougoun-Tourè et reprenait le chemin de
Saint-Louis. Notre mission de soldat était accomplie,
il nous restait à remplir celle de marin, et cette
dernière tâche n'était pas la moins pénible. On le
comprendra au spectacle qu'offrait le pont de Y Etoile.
Sur l'arrière, transformé en hôpital, plus de quatrevingts blessés étendus sur le pont, en proie à toutes
les souffrances de leurs blessures, de la chaleur et
des moustiques; sur l'avant, cinq cents hommes en¬
tassés les uns sur les autres nous laissaient à peine,
au
capitaine de rivière et à moi, l'espace suffisant
pour diriger les manœuvres. Les eaux cependant
une
s
74
baissaient
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
rapidité, les passages pouvaient nous
Aussi, bien qu'un
échouage dans de telles circonstances pût avoir les
plus graves résultats, il était indispensable de navi¬
guer le jour et la nuit. Un seul échouage retarda de
quelques heures notre traversée. Le 2 novembre
1859, Y Etoile, amarrée aux quais du fleuve devant
le pont du Gouvernement, débarquait à Saint-Louis
ses
passagers, que la population entière de la colonie
saluait des plus chaleureuses acclamations.
avec
être fermés d'un moment à l'autre.
IV.
L'expédition de Guémou résume dans ses inci¬
principales expédi¬
tions dans les pays du bassin sénégalais proprement
dit. Des coups aussi rudement frappés imposent
pour longtemps le respect de notre puissance. D'as¬
sez longs intervalles de
repos succéderaient donc
pour les troupes de la colonie à ces fatigues excep¬
tionnelles, si le développement qu'ont pris nos rela¬
tions commerciales avec lès provinces du sud n'y
exigeait pas chaque année une intervention plus ou
moins sérieuse, plus ou moins prolongée de nos
forces. A peine réunis à Saint-Louis, les derniers
détachements qui avaient formé la colonne expédi¬
tionnaire de Guémou durent se disposer pour une
dents le caractère distinctif des
AU
SÉNÉGAL.
nouvelle campagne. Les provinces de
zamance devaient en être le théâtre.
75
la Basse-Ca-
Si l'on
jette les yeux sur une carte de cette région
l'Afrique occidentale, comprise entre les 5e et
10e parallèles nord et limitée d'un côté par l'Océan,
de l'autre par le cours du Niger, on voit que des
plateaux élevés du Fouta-Dialon, où les trois grands
fleuves africains, le Niger, le Sénégal et la Gambie,
prennent leur source, une multitude d'autres fleuves
de moindre étendue s'échappent vers la mer en s'y
dirigeant presque en ligne droite de l'est à l'ouest.
Ce sont, parmi tous ceux dont les noms sont encore
ignorés malgré de récentes explorations, la Cazamance, le Rio-Cacheo, le Rio-Bolole, le Rio-Grande,
le Rio-Nunez, le Rio-Pongo, qui presque tous débou¬
chent dans l'Océan à la hauteur de l'archipel des
Bissagos. Bien que la longueur du parcours de tous
ces
fleuves accessibles aux navires européens ne
dépasse pas une moyenne de trente à quarante
lieues, l'importance de ces chemins, ouverts sur les
régions centrales de l'Afrique, apparaît au premier
coup d'œil. Elle semble pourtant avoir été dédai¬
gnée, sinon incomprise, jusqu'à ces derniers temps.
de
Plusieurs
causes
d'abord la
ont contribué à cette indifférence :
réputation trop justement acquise d'insa¬
ces pays, vastes plaines d'alluvions
successives couvertes de marécages, coupées de ca¬
naux sans
nombre, que bordent d'impénétrables
lubrité de tous
76
ceintures de
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
mangliers et de palétuviers ; les périls
navigation difficile dans des mers qu'agitent
des courants à chaque instant variables, et au mi¬
lieu des écueils mouvants qui, sous le nom de barres,
ferment l'entrée de toutes ces rivières; enfin, et en
première ligne, les prétentions exagérées du Por¬
tugal à la domination exclusive de ces pays, pré¬
tentions contre lesquelles aucun gouvernement eu¬
ropéen ne pensa pendant longtemps à protester.
Quelques comptoirs sans importance, des factore¬
ries semées de loin en loin sur la côte, des forteresses
isolées et tombant en ruine, à 100 mètres desquelles
n'osaient s'aventurer les soldats d'une garnison fa¬
mélique décimée par les maladies, telles étaient,
telles sont encore, malgré de louables tentatives
pour améliorer cet état de choses, les possessions
portugaises de cette partie de l'Afrique. Elles for¬
ment, sous le nom de Guinée portugaise, une subdi¬
vision de la capitainerie générale des îles du CapVert. La capitale de la Guinée portugaise, Bissao,
s'élève à huit lieues de l'embouchure du Rio-Cacheo,
dont elle interdit la navigation intérieure aux na¬
vires étrangers. Ces forteresses démantelées, Ja prio¬
rité douteuse de la découverte, enfin le bref singulier
par lequel le monde avait été partagé entre deux
monarques européens, ce sont là les bases sur les¬
quelles reposaient, il n'y a pas longtemps encore, les
prétentions du Portugal. Grâce à ces prétentions et
d'une
AU
SÉNÉGAL.
77
l'impuissance du gouvernement portugais,
pays étaient devenus d'actifs foyers de
traite. Seuls, les négriers franchissaient les passes
dangereuses de ces rivières et osaient s'y aventurer
à la recherche de leurs cargaisons humaines. Quant
aux richesses du sol, qu'eût fécondées le commerce
surtout à
tous
ces
légitime, on sait que la traite a pour conséquence
fatale de les annihiler partout, aussi bien que d'ap¬
populations qui s'y livrent les germes de
dégradation et de l'abrutissement les plus abjects.
Les Sousous, les P'apels, les Landoumas, les Nalous,
porter aux
la
Balantes, toutes ces races que les conquérants
peuls du Fouta-Dialon chassent devant eux, et
qu'ils refoulent vers la mer, étaient les principaux
courtiers et aussi les principales victimes de cet
odieux trafic. Tous justifient cette assertion par leur
ignorance, leurs superstitions grossières, leurs habi¬
tudes de pirateries, de vols et de brigandages, leur
abandon grossier aux plus honteuses passions de
l'humanité. Qu'un tel état de choses soit dû à la
traite des noirs, cela est d'autant moins douteux que
tous ces peuples, sous l'influence nouvelle qui pré¬
domine aujourd'hui dans ces pays, tendent à sortir
de cet antique état de torpeur et de dégradation.
On vit s'accomplir, en effet, une transformation
rapide dans les relations de ces peuples avec les
Européens lorsque les deux grandes puissances de
les
l'Occident résolurent l'abolition
de la traite, et cette
78
TROIS
ANS
transformation devait
logue dans les
tions de la
CAMPAGNE
produire
mœurs
cour
DE
révolution
une
ana¬
locales. Malgré les protesta¬
de Lisbonne et des écrits où le
patriotisme le plus sincère s'unit au savoir le plus
ingénieux1, les prétentions du Portugal furent ré¬
duites à leur juste valeur. Toutes ces rivières fu¬
rent fermées aux négriers,
que les croiseurs anglofrançais traquèrent sans miséricorde et sans trêve;
elles s'ouvrirent
aux
navires de tous les pays,
cher¬
chant dans
l'échange des produits manufacturés de
l'Europe contre les productions naturelles de l'A¬
frique de légitimes avantages. Partout s'élevèrent
des factoreries à la place des baracoons où venaient
s'entasser autrefois des milliers d'esclaves. Telles
furent la
rapidité, la sûreté des mesures prises, que
déjà impossible sur la côte alors que
expéditions de l'intérieur se continuaient encore.
la traite était
les
Des
caravanes
d'esclaves arrivaient
aux
marchés de
Zinguinchor en Cazamance, de Kakandi dans le
Rio-Nunez, dans les escales de tous les fleuves, et
nul aventurier, nul marchand de bois d'ébène n'osait
les acheter, même à vil
prix, tant la surveillance
des croiseurs était
active, tant les lieux de débar¬
quement étaient bien gardés, tant les négriers étaient
sûrs de voir leur passage
marchés du
1.
des
intercepté vers les grands
Brésil, des Antilles espagnoles, des
Voyez les travaux de M.
Européens en Afrique.
le
marquis de Santarem
sur
les
découvertes
AU
SÉNÉGAL.
79
Etats à esclaves cle la Confédération américaine.
golfes de Bénin et de Biaffra, les côtes ouest de
l'Afrique australe, où une surveillance aussi grande
était impossible, devinrent désormais le théâtre de
leurs coupables entreprises.
Cependant cette révolution pouvait devenir,
comme tant de fois à Whydah, à Jack-Jack, à PetitPopos, à Lagos, l'arrêt de mort de ces malheureux
captifs pour lesquels aucun acheteur ne se présen¬
tait. Les démarches, les conseils, la noble initiative
d'un obscur traitant prévinrent un aussi déplorable
résultat. Grâce à l'influence qu'il exerçait sur les
chefs indigènes, ces esclaves furent employés à la
culture de l'arachide. Cette graine précieuse com¬
mençait à être appréciée sur nos marchés indus¬
triels, et il était facile de deviner le rôle important
que lui réservait l'avenir. Le premier essai de cette
culture produisit, il y a une vingtaine d'années,
80,000 boisseaux seulement. Le mouvement com¬
mercial de la récolte de tous les rios pour l'année
1859 peut être évalué à 8 millions de francs. Cette
vigoureuse impulsion, due à une pensée généreuse
et féconde, n'a pas cessé d'entraîner, en les relevant
de l'abjection où la traite les tenait plongées, les
populations riveraines. La traite parmi elles est
devenue presque impossible, non-seulement parce
que la surveillance de nos croiseurs, celle des chefs
de nos comptoirs, est toujours vigilante et active,
Les
80
mais
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
parce que les chefs de la plupart
tribus comprennent mieux de jour en jour
chesses assurées du travail.
encore
de ces
les ri¬
Malgré le voisinage de Saintc-Marie-de-Bathurst
nord, celui de Sierra-Leone au sud, et quoique
la France ne revendique aucun droit exclusif à la
possession de ces rivières, si ce n'est peut-être de la
Cazamance, l'élément français domine dans ces
pays, où toutes les nations civilisées sont néanmoins
représentées. C'est certainement à l'initiative de nos
négociants qu'est due cette heureuse transformation.
Fous avons, en 1860, visité tous les rios avec Y Etoile,
au
grand mât de laquelle flottait le pavillon du gou¬
verneur. Le but de ce
voyage était de montrer que
la protection de la France était acquise à ces coura¬
geux pionniers de la civilisation moderne, d'écouter
leurs plaintes, leurs réclamations, déjuger enfin de
l'état réel du pays. Tout dans les hommes et les
choses portait la marque de la confiance et du
au
succès, partout
montrait cet essor commercial que
signaler; mais c'est surtout au llioNunez que l'on peut tout d'abord en reconnaître les
indices assurés. Depuis Victoria jusqu'à Kakandi,
limite de la navigation du fleuve, à chaque instant
apparaissent des maisons élégantes, au-dessus des¬
quelles flottent les couleurs des nations civilisées,
Angleterre, France, Belgique, Etats de l'Union
américaine; — ce sont les factoreries nouvelles.
nous
—
venons
se
de
AU
Autour de
ces
villas
se
SÉNÉGAL.
81
groupent parfois des villages
entiers ,et
toujours de grands magasins, dépôts des
agricoles, où s'entassent les arachides, le
sésame et d'autres graines oléagineuses. De lourds
wagons les transportent sur des chemins de fer jus¬
qu'aux warfs, près desquels s'amarrent les navires
du commerce. Bâties pour la plupart sur des hau¬
teurs que couronnent de grands massifs
d'arbres, et
qui dominent le splendide paysage du fleuve et des
riches cultures de la plaine, ces maisons, vues de
loin, ont un aspect charmant. L'intérieur, où le luxe
gracieux de nos créoles se mêle souvent à tout le
confort de la vie anglaise, ajoute encore à l'impres¬
sion que produit le premier aspect. Loin de toute
protection matérielle, livrés à leurs propres forces,
on voit que les traitants se sentent en sûreté au mi¬
lieu de ces populations encore sauvages: Cette con¬
fiance repose principalement sur la justice avec
laquelle s'accomplissent presque toujours les tran¬
sactions commerciales. Le négociant
européen sti¬
pule, avec le roi du pays ou un de ses délégués, la
quantité d'arachides, de sésame, dont il a besoin.
Cette quantité règle les travaux de culture. Les
prix sont fixés d'avance, et le paiement se fait au
récoltes
fur et à
mesure
de la livraison des denrées
ou mar¬
chandises
européennes, toiles de Guinée, rouenneries, armes de guerre et de luxe, verroteries, etc.
Quelques traitants plus intelligents ou mieux seconAUBE.
6
82
TROIS ANS DE
dés par
CAMPAGNE
les populations au milieu
desquelles ils se
à leurs entre¬
prises : il n'est pas douteux que cette association ne
soit avantageuse aux deux parties.
Tout tableau cependant a ses ombres, et nous
donnerions une idée inexacte de l'état réel de ces
pays, si nous nous bornions à constater les résultats
généraux de la direction nouvelle imprimée aux re¬
lations commerciales de ces populations avec l'Eu¬
rope. Le commerce, surtout dans une région lointaine
où tant de dangers menacent la vie des traitants,
n'a qu'un seul mobile, l'intérêt; trop souvent même
cet intérêt dégénère en âpreté impatiente, en avidité
qui, pour se satisfaire, ne recule devant aucun
moyen. A côté des hommes les plus élevés par le
caractère, qui placent, ainsi que nous venons de le
dire, dans le travail et dans le respect absolu de la
justice la sauvegarde de leurs intérêts et les gages
de réussite de leurs entreprises, se pressent, il faut
l'avouer, une foule d'aventuriers de toutes nations,
gens sans aveu, sans principes, que ne retient auaucune considération morale. Loin de tout contrôle
officiel, de toute autorité légalement établie, ils de¬
mandent trop souvent la réalisation de leurs espé¬
rances à la force, à la fraude, aux transactions les
plus déloyales. De là des luttes, des querelles, des
conflits avec les populations indigènes, et aussi de
sont
leur
établis, les ont intéressées même
part de sanglantes
représailles, des vengeances
A.U
83
SÉNÉGAL.
longtemps différées, mais qui, après avoir attendu
pendant des années entières, éclatent
alors que l'origine en est oubliée, et au
milieu d'une paix profonde. Des traitants qui ont
succédé aux véritables coupables paient souvent
pour ceux qu'ils ont remplacés sans se douter de la
solidarité terrible qu'ils acceptaient aux yeux d'en¬
nemis inconnus. Cette situation, analogue à celle de
presque tous les pays où la civilisation européenne
se heurte contre la barbarie, rappelle dans de moin¬
dres proportions celle du Far-West de l'Amérique
du Nord, du Transvaal et des boers de l'Afrique
australe. Quelques jours avant notre arrivée dans le
Rio-Pongo, le principal traitant français de cette
leur heure
tout à coup
rivière avait été
saisi, emmené
captivité, mis à
rançon par le chef d'une tribu voisine. Loin de se
plaindre de ce traitement, il affirma que tout était
calme dans le pays, que rien n'y appelait l'interven¬
tion française. Ce ne fut qu'indirectement que les
événements où il avait joué un tel rôle nous furent
connus. Quels motifs lui dictaient ce silence ? Etaitce le sentiment de ses torts réels envers le chef qui
l'avait si laidement traité ? Était-ce la crainte de
l'avenir
la
en
pensée de se venger lui-même ? Qui
peut juger des idées que vingt années d'isolement
au milieu de peuplades sauvages avaient introduites
et fixées dans cet esprit? Ce type bizarre n'était
d'ailleurs pas le seul qui s'offrît à nos études. Au
ou
84
TROIS ANS DE
fond, de la même rivière,
delle très-bien
de
fortifiée, la
CAMPAGNE
dans
espèce de cita¬
d'un négrier, reine
une
veuve
4,000 esclaves qui, venus de l'intérieur, culti¬
ses vastes domaines, attendait, les mèches
ses canons allumées, la venue des croiseurs an¬
vaient
de
glais, auxquels elle contestait tout droit de visite
dans son petit royaume. Dans le parc qui entoure
cette villa fortifiée, une gracieuse miss aux cheveux
blonds se promenait un livre à la main. Etait-ce
un roman de high-life qui lui parlait de l'Europe
et de ses bruyants plaisirs, ou bien nourrissait-elle
son imagination, exaltée par le soleil de l'Afrique,
de la sombre poésie de Lara et du Giaour? Nous
n'eûmes pas le plaisir de la voir quand nous présen¬
tâmes nos
respectueux hommages à sa
grand'mère,
l'intrépide veuve du négrier; mai6 un gracieux sou¬
venir vint rappeler au gouverneur, dès qu'il fut de
retour à Saint-Louis, la jeune et charmante rêveuse
Rio-Pongo.
Quoi qu'il en soit, les éléments de troubles que
nous venons de reconnaître dans les mœurs et les
du
passions d'une partie des traitants européens ne sont
pas les seuls dont il faille tenir compte. Le fana¬
tisme religieux mahométan, qui a son foyer dans les
grands enqfires peuls de l'intérieur, et qui, par le
Fouta-Dialon, envahit rapidement tous ces pays,
aussi bien que la barbarie des populations indigè¬
nes, entretient et augmente cette agitation. Vraies
AU
SÉNÉGAL.
85
baignent les rios, ces obser¬
à nos provinces de la
Cazamance, que les deux postes de Carabane, à
l'entrée de la rivière, et de Sedhiou, au point où elle
pour tous les pays que
vations s'appliquent surtout
cesse
d'être accessible à nos navires à vapeur, nous
donnent le droit
de regarder comme
françaises mal¬
gré l'établissement portugais de Zinguinchor. Par
Sedbiou, nous touchons aux populations du Souna,
d'origine mandingue (malinhe), musulmans orgueil¬
leux et fanatiques, et par Carabane aux tribus des
Djolas, des Djougoutes, des Floupis, des Balantes,
encore
adonnées à toutes les
superstitions grossières
justifient les plus
des voyageurs. Les passions re¬
ligieuses des uns, la barbarie et les habitudes invé¬
térées de brigandage des autres, opposent les plus
sérieux obstacles au développement de notre in¬
fluence dans ces pays, j'entends par là le développe¬
ment de la production agricole et du commerce légi¬
time, qui, sous la protection de nos comptoirs et dans
la main de négociants habiles et probes, repose sui¬
des bases sérieuses. L'exposé des motifs d'une ex¬
pédition, à laquelle les marins de l'Étoile purent
prendre part, résume la situation qui était faite aux
traitants français dans le Souna : « Il restait à venger
dans la Haute-Cazamance, contre les grands villages
mandingues musulmans du Souna, dix années d'ou¬
trages et de violences. En 1855, les gens de Bom-
du
fétichisme, et dont les mœurs
étranges assertions
86
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
pillé nos embarcations et massacré
1860, ils avaient traîné aux pieds
de leur chef le commandant de Sedhiou, le lieute¬
nant Faillu, qui avait débarqué sans défiance sur
leur rivage. En 1856, les gens de Sandinieri avaient
mis nos comptoirs au pillage; en 1860, ils avaient
déclaré insolemment au commandant de Gorée qu'ils
n'exécuteraient pas les traités signés par eux. Dans
les derniers jours de cette même année, Dioudoubou se partageait un vol de 2,500 francs fait dans
Sedbiou même ; enfin le 5 février 1861 les habitants
de Bouniadiou, village du Pacao, sur la rive droite,
venaient piller cliez nos traitants une valeur de
10,000 francs. Il est entendu que nous piassons sous
silence une foule de méfaits moins graves. » Mais le
temps des vengeances à exercer sur les musulmans
du Souna n'était pas encore venu : il importait avant
tout d'infliger de sévères leçons aux tribus du bassin
inférieur, dont l'audace croissait chaque jour avec
l'impunité de leurs brigandages. Sous les canons
mêmes du fort de Carabane, les gens de Carone
étaient venus naguère enlever un traitant français
et sa famille, les avaient mis à rançon, et, malgré les
badiou avaient
les
équipages;
réclamations
en
du résident
rendus à la liberté
français,
ne
les avaient
qu'après de longues épreuves,
et quand cette rançon avait été complètement payée.
De tels faits se renouvelaient tous les jours; ils ap¬
pelaient une répression énergique.
AU
«
Carone et
87
SÉNÉGAL.
Thiong, protégés par
qui coupent en tous sens
les marigots
les plaines environnantes,
connaissions ni la direction
ni la profondeur, se croyaient à l'abri de nos atteintes,
parce qu'une première expédition, faite au mois de
janvier 1859 par le commandant de la station na¬
vale, n'avait pu les détruire. » Ces lignes du Jour¬
nal des opérations de guerre au Sénégal expliquent
dans leur concision les motifs de la sécurité où s'en¬
dormaient ces tribus guerrières; elles indiquent dans
la navigation difîicile des marigots une partie des
obstacles que devait rencontrer une colonne expé¬
ditionnaire. Ces obstacles n'étaient pas les seuls.
Quatre-vingt-dix lieues séparent l'embouchure du
Sénégal de celle de la Cazamance. Bien que ces pa¬
rages n'offrent, si ce n'est à la hauteur de cette ri¬
vière, que peu de dangers pour des navires bien
armés, la traversée de Saint-Louis à Carabane était
marigrots dont nous ne
une
assez
rude épreuve pour
les petits bateaux à
de la flottille, construits pour la navigation
intérieure des fleuves, et la plupart usés par de longs
services. Néanmoins leur concours était indispen¬
sable au succès de l'expédition; on pouvait espérer
vapeur
Y Étoile, le Dialmath, YAfricain, remonteraient
près de Carone, à travers le dédale des mari¬
gots et les bancs qui en interceptent les passages,
mais il était douteux qu'ils pussent pénétrer jusqu'au
village même. Il était donc nécessaire que d'autres
que
assez
88
TROIS
ANS DE
CAMPAGNE
échantillon, comme le GrandBasilic, qui ne tiraient que quelques
pieds d'eau, fissent partie de l'expédition. Trans¬
porter les troupes du point où s'arrêterait le gros de
la flottille jusqu'à la plage de débarquement, les
protéger alors du feu de leurs obusiers, tel était le
rôle qui leur était assigné.
Le 1er mars 1860, la flottille, composée des na¬
navires d'un faible
Bassani et le
vires que nous avons
nommés, franchit la barre de
dirigea vers Gorée. Le chef de ce
comptoir, sous les ordres duquel étaient alors placées
toutes nos possessions du sud, devait prendre le
commandement de l'expédition. La garnison de Go¬
rée, qu'il emmenait avec lui, nous y attendait avec
les volontaires de Dakar et des villages de la pres¬
Saint-Louis et
se
qu'île du Cap-Vert. Plus directement en relation
les rios, les traitants indigènes de cette pro¬
vince avaient le plus à se plaindre des brigandages
que nous allions punir, et s'étaient présentés enfouie
pour prendre part à l'expédition. Le 5 mars, la flot¬
tille, à laquelle s'étaient jointes la Citerne, la Trombe,
était sous toute vapeur et filait vers le sud, poussée
par une fraîche brise du nord-est. Laissant à notre
gauche les terres basses et noyées de Joal et de Palmérin, nous reconnûmes les pointes rocheuses et dé¬
nudées du cap Bald, qui marquent au sud l'embou¬
avec
chure de la Gambie. La sonde à la
contournâmes les
main,
nous
rochers du Diamant, limite
sud-
AU
89
SÉNÉGAL.
forment la barre de
Quelques heures après, nous laissions
l'ancre devant notre comptoir de Carabane,
ouest des
écueils mouvants qui
la Cazamance.
tomber
dont la tour commande l'entrée de la rivière.
Cazamance, comme le Rio-Nuhez, comme le
Cacheo, le Bolole, comme tous les cours d'eau de
La
partie de l'Afrique, n'est qu'un vaste estuaire
les flots de la mer, dont les courants al¬
ternatifs se font sentir avec force jusqu'aux premières
hauteurs, à trente ou quarante lieues au-dessus de
la barre. C'est généralement le point extrême de la
navigation européenne, et presque toujours un bar¬
rage de roches superposées marque cette limite. Ce
barrage forme la séparation des eaux salées avec la
rivière proprement dite. Au-dessus de ce barrage,
cette rivière n'est le plus souvent qu'un torrent
presque sans eau pendant la saison sèche ; mais avec
les grandes pluies de l'hivernage le torrent grossit
en
quelques jours, et le niveau s'élève souvent de
plus de 10 mètres. A cette époque seulement, les
eaux de l'estuaire deviennent, sinon
douces, du
moins saumâtres, et les courants de flot perdent une
cette
creusé par
partie de leur force, tandis que ceux
de jusant attei¬
de six ou sept milles à l'heure.
Tout le pays compris entre ces deux points est plat,
coupé par des canaux sans nombre, d'une profon¬
deur variable, et qui dans leur inextricable laby¬
gnent une vitesse
rinthe forment
une
multitude d'îles de toute gran-
90
TROIS ANS
DE
CAMPAGNÊ
la plupart entourées d'une
mangliers et de palétuviers dont les ra¬
cines entre-croisées, couvertes d'huîtres et de co¬
quillages, plongent dans une vase liquide, dont elles
augmentent peu à peu la consistance en retenant
tous les détritus, tous les débris flottants sur les
eaux. Cette ceinture plus ou moins profonde défend
l'accès de l'intérieur du pays ; des sentiers frayés par
la hache, connus des seuls indigènes, conduisent
aux
villages bâtis sur les légères éminences, qui de
loin en loin apparaissent au-dessus du niveau sur¬
baissé de la plaine. Sur ces hauteurs se déploie une
végétation qui peut rivaliser avec celle des pays les
plus favorisés du monde : les kaicedras, les benteniers, les tamariniers et d'autres arbres innomés
poussent dans les airs leurs gigantesques ramures,
au-dessus desquelles des palmiers de toute sorte
balancent leurs gracieux panaches. Entre ces hau¬
teurs et les palétuviers, les plaines, découpées en
rizières, en vastes champs d'arachides, ne sont ni
deur. Ces îles sont pour
bordure de
moins riches ni moins fertiles.
Même avant le déve¬
loppement des relations commerciales du pays avec
les Européens, ces importants produits avaient d'au¬
tant plus contribué à la richesse de ces villages, que
par les marigots ils trouvaient au loin un écoule¬
ment assuré.
Les dernières reconnaissances d'un
enlevé
jeune officier
trop tôt à la marine ont constaté que
de
nom-
AU
breux canaux,
91
SÉNÉGAL.
parmi lesquels celui de Caronemême,
relient la Cazamance avec les pays
Marie. Le bruit
de
nos canons
voisins de Sainte-
fut d'ailleurs entendu
quelques lieues de cette ville, capitale des éta¬
anglais. Ce voisinage et cette faculté de
communication n'avaient pas été perdus. Il est pro¬
bable aussi que dans le sud, par d'autres marigots
inexplorés encore, la Cazamance se joint au RioCacheo, et par suite, car l'archipel des Bissagos ap¬
partient à la même constitution géologique, au RioNunez et à d'autres fleuves. Si cette prévision est
à
blissements
juste, tous ces canaux formeraient une
voie commer¬
plus de quatre-vingts lieues du nord au
sud, et à laquelle aboutiraient toutes les rivières
venant de l'intérieur. Rien ne serait plus facile alors
ciale de
de concentrer en un seul point, d'un accès fa¬
cile, les productions de ces vastes et fertiles contrées.
La richesse et la fécondité du sol dans le bassin
que
dépassées par celles des pays
provinces au-dessus de Sedhiou. Là
les premières hauteurs qui, d'étage en
inférieur sont encore
du Souna et des
commencent
étage, s'élèvent jusqu'aux
Dialon. Dans cette zone
cimes alpestres du Fouta-
intermédiaire, l'oranger, le
goyavier, le bananier, l'ananas, donnent leurs fruits
les plus savoureux, tandis que le cafier, l'indigotier,
le cotonnier, ajoutent leurs riches produits à tous
ceux du bas du fleuve. On conçoit dès lors le rapide
accroissement de nos relations commerciales, l'essor
92
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
l'abolition de la traite per¬
ces pays. On conçoit
aussi l'importance que la France doit attacher,
sinon à les posséder absolument, du moins à y
exercer une influence
prépondérante. Ces considé¬
rations justifient les expéditions qui étendent cette
influence par la force des armes, la seule devant
laquelle s'inclinent des populations animées d'un
qu'elles prirent dès
que
mit d'utiliser les richesses do
tel
esprit.
Trente-six heures de
navigation difficile à travers
marigots inconnus conduisirent, « au grand
étonnement de nos ennemis », le Dialmath, l'Afri¬
cain, le Grand-Bassam et le Basilic en vue du dé¬
barcadère de Hilor ou Banantra, premier village
avant Carone. Quarante-huit heures après, les vil¬
lages riverains étaient emportés d'assaut, livrés aux
flammes, et une première leçon était donné'e à ces
tribus de pillards. Les gens de Carone s'étaient dé¬
fendus avec une grande bravoure. Armés de fusils,
ils nous avaient tué trois hommes, et nous comptions
vingt-deux blessés. Ceux de Tliiong montrèrent
peut-être un plus grand courage. Les navires avaient
transporté la colonne jusqu'au fond du marigot des
Djougoutes - Toudouks, nos douteux alliés; nous
avions campé pendant la nuit auprès de leur village.
Les Tliiong avaient pu reconnaître et le nombre de
nos
troupes et leurs armes redoutables. Au jour,
nous nous mîmes en marche. Trois lieues séparent
des
AU
93
SÉNÉGAL.
Djougoutes de celles des Thiong.
soucieux de l'ennemi, ne comptant guère
rencontrer avant d'avoir atteint son village, nos
les habitations des
Fort peu
le
soldats cheminaient
un
à
un sur un
étroit sentier
qui longeait la lisière d'une colline boisée et la sé¬
parait de vastes rizières, en ce moment desséchées.
Soudain une troupe de guerriers, la lance à la main,
couverts de grands boucliers en peaux d'éléphant
et d'hippopotame, débouche sur notre droite d'un
d'arbres qui les avait cachés jusqu'alors;
colonne épaisse, poussant de grands cris,
ils s'avancent lentement et en ordre; bientôt ils ne
sont plus qu'à dix pas de nous. Tant d'audace, tant
de sang-froid font croire que ce sont des alliés. « Ne
tirez pas ! » s'écrient quelques-uns de nous aux sol¬
dats qui apprêtent leurs armes, mais les guerriers se
rapprochent, les lances volent; le doute n'est plus
possible : c'est le combat qui nous est offert. Un feu
terrible répond aux cris de guerre des Thiong; les
groupe
serrés
en
balles traversent les boucliers derrière
se
lesquels ils
croyaient sans doute invulnérables; une vingtaine
eux tombent mortellement frappés. Surpris,
d'entre
découragés, les autres combattent enccfre.
décharges jonchent le terrain de nou¬
veaux cadavres, et bientôt, abordés à la baïonnette,
ils fuient dans les bois d'où ils ont débouché.
mais
non
De nouvelles
D'aussi faciles
succès, des luttes si inégales et si
meurtrières, attristent l'âme et déconcertent
les
es-
94
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
prits les plus absolus. La justice d'une cause peut
seule justifier la mort de tant de victimes; du moins
la justice de la cause que nous servions n'était-elle
pas douteuse. Cette sévère leçon était nécessaire,
voulions atteindre;
par un sentiment d'humanité dont les suites
furent fécondes, le magnifique village de Thiong,
où nous entrions quelques instants après, fut-il
épargné par nos soldats victorieux.
Cette clémence, la rapidité de nos succès, la mo¬
dération et surtout la justice de nos demandes pro¬
duisirent les meilleurs résultats. Dès que la flottille
fut de retour à Carabane, les députations de toutes
les tribus voisines, Djolas, Floups, Balantes, accou¬
rurent auprès du commandant Laprade pour de¬
mander la paix, pour se placer même sous notre
mais elle allait
au
but que nous
aussi,
domination. Tous
ces
des traités successifs
résultats furent consacrés par
qui ont assuré pour longtemps
pacification de la basse Cazamance1. Le 18 mars,
débarquions à Gorée celles des troupes de la
colonne qui avaient pris passage à bord de VÉtoile.
Une grave avarie dans notre machine nous avait
la
nous
un traité du 6 avril 1860, les Floups de Mlomp ont cédé à la
pointe Sosor ou de Saint-George ; déplus, ils ont soumis leur
territoire à la suzeraineté de la France. Les Djougoutes do Tliiong en ont
fait autant par un traité du 5 mai, les gens de Wagaram par un traité du
6 mai, les gens de Cassinol par un traité du 19, les gens de Blis par un
traité du 18 juin, les gens de Baïat par un traité de la même date, les gens
1.
«
Par
France la
de Carone par un traité du 17 juin. »
rations de guerre (dans YAnnuaire
passés
au
Sénégal.
"Voyez à la suite du Journal des opé¬
de la colonie) le recueil des traités
AU
SÉNÉGAL.
95
forcés de revenir à la voile et avait retardé notre
retour; elle allait nous retenir plus d'un mois sur la
rade de Gorée.
Y.
Notre
séjour à Gorée,
îles du CapVert, nous avaient conduits aux premiers jours do
l'hivernage de 1860. En rentrant dans le fleuve,
nous nous
préparâmes aux travaux de cette rude
saison. Bien qu'il n'y eût pas, comme l'année précé¬
dente, une tour à construire, l'approvisionnement
de nos postes au-dessus de Podor exigeait le con¬
cours de tous les bateaux à vapeur de la flottille.
L'Etoile fit deux voyages consécutifs dans le haut
un voyage aux
s
du fleuve
avec
de lourds et nombreux chalands à la
remorque. Le naufrage, à quarante lieues au nordde Saint-Louis, d'un navire de commerce français,
força de prendre la mer à la veille d'un troi¬
voyage, dont le but était Bakel. Parti de
Sierra-Leone avec un chargement d'arachides, de
sésame et de cire, le trois-mâts le Rollon, du port
de Rouen, avait heureusement doublé les îles du
Cap-Vert; mais les fièvres avaient jeté l'équipage
presque tout entier sur les cadres. Le capitaine, le
second, alités, avaient presque perdu connaissance.
Une erreur qu'un tel état de choses explique porta
nous
sième
96
TROIS ANS DE
CAMPAGNE
d'Afrique. Ils se croyaient en¬
quatre-vingts lieues au large, quand ils tou¬
chèrent dans la barre qui sans interruption s'étend
du cap Mirik au Cap-Vert. Dès que la nouvelle du
naufrage parvint à Saint-Louis, YEtoile fut expédiée
pour recueillir l'équipage naufragé, qui avait gagné
la terre, et ce qu'on pourrait sauver du navire et de
sa cargaison.
Si ce fut pour nous tous une rude
corvée, ce sont de ces corvées que chacun recherche,
que tous sont heureux d'accomplir. C'est dans ces
dures et tristes épreuves de la vie à la mer qu'éclatent
ces sentiments d'affectueuse compassion, de solida¬
rité, de dévouement, qui, semblables à des perles
enfouies dans l'Océan, se cachent au plus profond
le navire
core
du
sur
la côte
à
cœur
de
nos
matelots
aux
allures
en
apparence
si
brusques et si insouciantes.
Le sauvetage du Rollon dura trois jours. L'Étoile
recueillit tous les débris qui pouvaient avoir quelque
valeur sur le marché de Saint-Louis; la vente en
constituait seule, d'après la loi maritime, les gages
de l'équipage naufragé, et nos matelots, qui n'igno¬
raient point cette circonstance, mirent à cette tâche
le dévouement le plus absolu, l'obstination la plus
Aussi n'abandonnâmes-nous à la mer
qu'elle avait déjà conquis. La mâture tout
entière coupée au ras du pont, le gréement, les
voiles, les embarcations furent sauvés. Quant à la
cargaison elle-même, le navire s'était entrouvert en
courageuse.
que ce
AU
SÉNÉGAL.
97
touchant, et avait été envahi
déferlaient
sur
par les lames : elles
le pont avec une force
qui rendait
aussi
plus méritoire le dévouement de nos hommes.
naufrage à quarante lieues au nord de SaintLouis, sur une côte où naguère le cheik des Trarza
exerçait dans toute sa plénitude le droit d'épave,
donna une nouvelle preuve des heureuses modifica¬
tions que l'esprit de ces tribus a subies à la suite
des dernières guerres.
L'équipage du Rollon, pen¬
dant les quelques jours
qu'il passa sur la côte, n'é¬
prouva aucun mauvais traitement. Il n'est pas dou¬
teux que dix années
plus tôt le navire eût été pillé
et les naufragés emmenés en
esclavage. Tout au
contraire, les Maures, que l'événement avait attirés,
nous aidèrent en
partie dans l'accomplissement de
notre tâche, et ne montrèrent en aucune
façon l'avi¬
dité caractéristique de leur race.
Bien que le
naufrage du Rollon s'explique tout à
fait par l'épuisement des forces de
l'équipage, la
maladie du capitaine et du
second, seuls capables
de donner la route, il est certain
que l'hydrographie
de toute cette partie de la côte est entachée d'erreurs
qui pourraient être fatales à d'autres navires. À dix
lieues au-dessus de Saint-Louis, la côte s'infléchit
en courant au
nord-est, au lieu de se diriger presque
en
ligne droite vers le nord jusqu'au cap Mirik.
J'avais eu déjà l'occasion de remarquer cette
erreur,
qui ressortit avec évidence de ce dernier voyage.
Ce
AUBE.
7
98
TROIS ANS
DE
CAMPAGNE
Dans les deux traversées de Saint-Louis au
du Rollon à
Rollon,
Saint-Louis, je constatai que les deux
suivies, nous éloignaient ou
rapprochaient, selon le cas, de plus de quinze
milles de la côte. Une telle différence ne pouvait
routes, exactement
nous
provenir des courants; la détermination de la lon¬
gitude sur le lieu même du naufrage confirma nos
prévisions.
A peine l'équipage et les débris du Rollon furentils débarqués à Saint-Louis que Y Étoile repartit pour
Bakel. À notre retour, nous reçûmes l'ordre de nous
disposer à remplir une nouvelle mission. Malgré les
fatigues de l'hivernage, rien ne pouvait nous être
plus agréable que la campagne que nous allions en¬
conduire à Santa-Cruz de Ténériffe le
dont les forces, épuisées par tant d'an¬
nées passées au Sénégal, avaient besoin de se re¬
tremper à l'air vivifiant des Canaries; pendant son
séjour dans l'archipel, faire avec l'Étoile la recon¬
naissance du banc d'Arguin; retrouver l'île de ce
nom et les canaux qui y conduisaient autrefois de
grandes frégates de guerre; cette reconnaissance
achevée, ramener le gouverneur à Saint-Louis :
telle était notre mission. Le capitaine du génie
treprendre
:
gouverneur,
Fulcran devait concourir à cette reconnaissance et
la
compléter au point de vue militaire. MohamedSalum, fils de l'ancien chcik des Ouled-bou-Sbaa,
tribu qui domine sur les rivages du golfe d'Arguin,
AU
devait
SÉNÉGAL.
99
servir
d'interprète; son père avait été
Ould-Boudda, le cheik des Ouledboupensées de vengeance qui remplissaient
nous
assassiné par
Sbaa. Les
son
exil à Saint-Louis avaient fait accepter avec
empressement à Mohamed-Salum l'occasion que lui
l'Étoile de revoir son pays, et peut-être d'y
préparer son retour. Après quelques jours d'une
offrait
pénible traversée,
mouillions pendant la nuit
Santa-Cruz, et le 28 septembre
1860, nous appareillions à la voile pour aller atterrir
au nord du
Cap-Blanc, dont la position, déterminée
par les travaux de l'amiral Roussin, devait nous ser¬
vir de point de départ dans nos reconnaissances du
banc, dont l'amiral n'a fixé que les accores occiden¬
nous
devant la ville de
tales.
Le
naufrage de la Méduse, causé par l'incapacité
Chaumareix, a rendu fameux le banc
d'Arguin, et cette triste célébrité en a fait longtemps
un
objet d'effroi pour les navigateurs. Ces parages,
vers
lesquels d'ailleurs ne les appelait aucun inté¬
rêt, sont restés longtemps inexplorés; ils offrent
pourtant une des plus riches stations de pêche de
l'Océan, qu'exploitent seuls aujourd'hui les islenos
(insulaires) des Canaries. La difficulté d'aborder la
côte et d'y vivre, le manque d'eau douce, en
empê¬
chant tout établissement européen, leur ont laissé le
monopole de cette industrie, qui occupe plus de
dix-huit cents matelots. Cependant la pensée est
de M. de
100
TROIS
venue
avec
ANS
DE
plus d'une fois à
eus.
CAMPAGNE
nos
armateurs de lutter
Au moment même de notre reconnais¬
maison de Marseille recherchait les con¬
qui pouvaient assurer le succès d'un établis¬
sement. Les difficultés qui éloignaient les navigateurs
n'existent plus aujourd'hui. Un établissement est
possible dans ces régions désolées. Les citernes de
la forteresse, que nous avons retrouvées, peuvent,
sans
réparation même, fournir de l'eau au personnel
de cet établissement, quelque nombreux qu'il puisse
être, et les canaux qui conduisent à Arguin, d'un
accès facile, peuvent donner passage aux plus grands
navires de commerce vers sa rade parfaitement
sance, une
ditions
abritée. Ces résultats de notre reconnaissance ont
importance sérieuse.
novembre, nous partîmes de Santa-Cruz.
Après une relâche de quelques heures à Palmas, ca¬
pitale de la Grande-Canarie, nous nous dirigeâmes
vers Saint-Louis. Nous
n'en étions qu'à soixante
lieues, lorsque l'arbre de couche de notre machine,
déjà avarié, mais que nous n'avions pu, faute de
temps, remplacer jusqu'alors, se brisa complètement.
Cette fois, forcés de nous mettre à la voile, nous
éprouvâmes quelques retards, tant la brise était
peut-être
une
Le 2
molle et incertaine. Néanmoins le 8 novembre
franchissions la barre et
nous
reprenions notre ancien
mouillage dans le fleuve. La rupture définitive de
l'arbre de couche forçait l'Étoile à un repos dont
AU
ressentions
SÉNÉGAL.
10L
pressant besoin. Pendant un
entier, les ouvriers de la colonie et ceux de la
nous
mois
un
machine travaillèrent à
réparations avec une
plus grande que de nouvelles ex¬
péditions se préparaient, auxquelles nous devions
prendre une part active en raison même des qualités
marines qui, entre tous les navires de la flottille,
distinguaient celui que nous avions l'honneur de
commander. Le Cayor et le Souna devaient être le
théâtre de ces expéditions. Pour en assurer le suc¬
cès, le ministre qui les avait ordonnées ajoutait aux
forces de la colonie trois compagnies de tirailleurs
algériens et une compagnie du train, suivies de
nombreux équipages. Le transport l'Yonne devait
conduire ces renforts au Sénégal; vers la fin de dé¬
cembre, il mouillait sur la rade de Guetn'dar. L'é¬
toile et l'Africain procédèrent par de nombreux
voyages au débarquement du personnel et du ma¬
tériel qui nous étaient destinés, matériel
qui com¬
prenait trois blockhaus et huit baraques en pièces.
Le 29 décembre 1860, ce
débarquement était achevé.
Trois jours après, la première colonne
expédition¬
nos
activité d'autant
naire
se
mettait
Les
en
marche.
expéditions successives qui ont désormais
Cayor à notre influence ne comportent
pas un récit détaillé ; elles ont offert les caractères
propres à toutes les expéditions africaines : des fati¬
gues impossibles à comprendre quand on ne connaît
soumis le
102
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
des marches forcées sous un soleil de
feu, dans le sable brûlant, la faim, la soif endurées
pendant des journées entières, de loin en loin des
pas ces pays,
rencontres
avec
un
ennemi dont la bravoure déré¬
glée vient
de
nos
se briser contre le courage et la discipline
soldats. La conclusion d'un traité avec le roi
damel du
Cayor, tel était le but désigné à nos
colonnes, et qui fut atteint après les opérations déci¬
sives du mois de janvier 1861. Notre adversaire, le
damel Macodou, s'était refusé, dès son avènement au
pouvoir en 1859, à exécuter le traité signé avec
nous par son
prédécesseur, et qui nous garantissait
ou
des
communications
villes
faciles et sûres
entre
deux
importantes de la colonie, Saint-Louis et Goconséquences de ce premier acte d'hostilité
-n'avaient mis que trop longtemps notre patience à
l'épreuve. Les vols commis sur nos traitants à main
armée par les tiedos, les avanies qui les attendaient
dans l'intérieur du Cayor, les ventes d'esclaves
faites par le damel et qui rappelaient les plus tristes
temps de la traite des noirs, tous ces actes sauvages
et coupables exigeaient une
répression qui rendît
impossible au damel tout retour vers un régime d'o¬
dieuse tyrannie. Trois forteresses élevées en
quelques
jours, du 7 au 27 janvier 1861, sur le sol du Cayor
placèrent le pays tout entier sous notre domination.
Macodou, vaincu et réduit à l'impuissance, signa
les clauses d'un traité qui assurait au gouverneur
rée. Les
AU
103
SÉNÉGAL.
Sénégal la perception des droits de sortie à toutes
Cayor sur les produits de ce pays
selon le tarif en usage. Les frontières du Cayor fu¬
du
les frontières du
rent
déterminées conformément
aux
intérêts de la
France; la sécurité fut garantie aux courriers, aux
isolés et aux caravanes sur la
Saint-Louis à Gorée. Le damel renonçait
voyageurs
route de
à vendre
sujets libres, et s'engageait à empêcher les pil¬
lages des tiedos. Ainsi l'expédition du Cayor n'assu¬
rait pas seulement à nos compatriotes du Sénégal
une satisfaction
légitime ; elle complétait les tenta¬
tives que nous dirigions contre la traite, d'accord
avec l'Angleterre, sur d'autres points du territoire
ses
africain.
L'expédition du Souna suivit de près celle du
Cayor. On a vu quelle était l'attitude des musul¬
mans
fanatiques de ce royaume mandingue vis-à-vis
de nos établissements de la Cazamance. Depuis
1855, de nombreux pillages, des massacres même
commis sur nos marins, attendaient leur châtiment.
Les renforts que la garnison avait reçus d'Europe,
la soumission de Macodou, permirent de frapper ici
comme au Cayor un
coup décisif. Au mois de février
1861, la flottille transportait à Sedhiou une colonne
expéditionnaire composée d'environ huit cents hom¬
mes. De brillantes et rapides opérations amenèrent
en
quelques jours la soumission de ces populations
fanatiques et orgueilleuses; le 14 février 1861, un
104
TROIS
ANS
DE
CAMPAGNE
traité, conclu sur les mêmes bases à peu
le traité du Cayor, attestait que nos injures
étaient vengées, et notre domination établie dans
ces riches
provinces.
Ces expéditions furent les dernières
auxquelles
nous
prîmes part avec VEtoile, qui désarmait à lîoehefort en décembre 1861. D'importants
résultats,
on a
pu le voir, sont maintenant acquis. De SaintLouis à Médine, le fleuve est ouvert à nos
traitants,
et tous les tributs sont abolis. Le
Oualo, le Damga,
le Toro sont soumis à notre souvex-aineté; le
Cayor
est vaincu, entraîné dans notre influence. Les Mau¬
res, désormais rejetés sur la rive droite, n'osent fran¬
chir le fleuve, et viennent pacifiquement traiter aux
escales de Daganah, de Podor et de Bakel,
que nous
leur avons assignées. Ces résultats, obtenus
par tant
de bravoure, tant d'efforts
énergiques et persévé¬
rants, seront-ils durables? Telle est la question que
chacun s'adressait au moment où l'homme en
qui se
personnifie le système suivi au Sénégal dans ces
derniers temps, le colonel Faidherbe, quittait
pour
n'y plus revenir un pays où il a dépensé les plus
belles années de sa vie. La réponse n'est point dou¬
teuse. La force seule n'a pas fondé cet édifice; il
repose sur les bases plus solides de la justice et de
l'humanité, les vaincus eux-mêmes en ont rendu le
suprême témoignage. Elle est donc tracée, la voie
nouveau
près
que
où doit marcher l'administration coloniale pour as-
AU
les
SÉNÉGAL.
105
développements pacifiques de cette longue
période de luttes et de conquêtes. En étudiant le
passé de notre colonie, on reconnaît que la cause la
plus fatale de l'inertie, de la torpeur où elle est
restée ensevelie pendant si longtemps, réside sur¬
tout dans les changements de système dont le Sénégal
a été le théâtre, dans la succession
rapide des chefs
qui présidaient à ses destinées, et qui tous avaient
des vues différentes et souvent opposées. Si l'aban¬
don subit de nos alliés en 1835, dans la guerre du
Oualo contre les Maures, nous a valu vingt ans de
dépendance réelle vis-â-vis de ces tribus maintenant
humiliées, si cet abandon a jeté parmi les chefs de
ce
pays des doutés, des défiances sur notre caractère,
qui ne sont pas même effacés aujourd'hui, il n'est
pas moins certain que tout pas en arrière, l'abandon
d'un seul des principes que dans ces derniers temps
nous avons cherché à faire prévaloir, entraîneraient
aux
yeux de ces populations l'abandon du système
tout entier. Je maintiendrai, cette devise d'un peuple
dont les colonies peuvent servir de modèle à toutes
les nations maritimes, doit donc être au Sénégal la
surer
devise de la France.
LES
EUROPÉENS EN OCÉANIE
SOUVENIRS
DE
LA
CAMPAGNE DE LA
MÉGÈRE
Après deux ans de station sur les côtes occiden¬
d'Amérique, la Mégère, que j'avais l'honneur
de commander, fut envoyée dans les principaux ar¬
chipels de l'Océanie pour y remplir une mission qui
devait la conduire de l'Est à l'Ouest, depuis l'île de
Pâques (Rapa-Nui) jusqu'aux Fidji, et du Nord au
Sud, des Tonga à l'archipel des Sandwich.
Nous voudrions pouvoir exposer ici les renseigne¬
ments, les informations, résultats de cette longue
course, mais en les coordonnant et sous une forme
un
peu synthétique qui nous éviterait des longueurs
et des redites souvent ennuyeuses. Ces renseigne¬
ments, ces informations ont du reste un côté pratique
qui, nous semble-t-il, leur donne un vif intérêt. Le
passé nous a légué dans ces lointaines régions tout
un
héritage de devoirs, d'obligations, de relations
politiques, qui, à un moment donné, pourront nous
tales
108
LES
EUROPÉENS
être
rappelés par un de ces incidents dont l'affaire
Pritchard offre un exemple, et dont il faut savoir
prévoir l'éventualité. 11 convient, dès lors, de se
rendre un compte exact de la situation
qui nous est
faite dans ces pays éloignés, c'est-à-dire de recher¬
cher quelles transformations s'y sont
accomplies. Or,
les Anglais, les Américains ne sont
plus les seuls
peuples dont nous ayons à redouter là-bas l'esprit
d'entreprise et le génie expansif. Depuis plus de
huit ans, de nombreux navires de
commerce, pro¬
tégés par de pmissants navires de guerre, y font
flotter les couleurs d'un pavillon
jusqu'alors ignoré
du monde, celui de la Confédération de
l'Allemagne
du Nord, devenu si
promptement le symbole d'une
nation, ou si l'on veut, d'un gouvernement dont au¬
cune
tendance
férents
ou
ne
doit désormais
même inattentifs. S'il
nous
trouver indif¬
ainsi, cette
justifie le but de cette étude,
dans laquelle nous n'avancerons rien
qu'en nous ap¬
puyant sur nos souvenirs, sur ce que nous aurons vu
en
est
considéx-ation seule
nous-même.
I.
Les
L'immense espace
les deux
Indigènes.
compris du Nord au Sud entre
tropiques, de l'Est à l'Ouest entre les ri-
EN
109
OCÉANIE.
vages de l'Amérique occidentale et le 17° degré de
longitude Est de Paris, forme, sous le nom de Poly¬
nésie, une des trois grandes divisions de l'Océanie
et une des régions maritimes les plus remarquables
du monde, autant par la constitution particulière des
terres dont elle se compose, que par les caractères
généraux de la race qui l'habite1. Les nombreux
archipels de cette région singulière, disséminés à de
grandes distances les uns des autres, n'offrent pres¬
que tous que des îles sans importance, si on les
compare aux grandes terres de la Malaisie ou de
l'Australie ; les plus grandes de ces îles, celles mêmes
qui donnent leur nom à des groupes tout entiers,
n'ont guère plus de vingt lieues de diamètre. Autour
d'elles, ainsi que des satellites, se pressent une
multitude d'îlots plus petits encore, à peine habités,
que dominent les sommets des premières, perdus
dans les nuages, volcans encore en éruption, comme
le Mauno-Roa aux Sandwich, volcans à peine éteints,
comme le Diadème à
Taïti, le mont Duff aux Gambiers. Mais l'étendue du territoire n'est pas toujours
la différence la plus caractéristique des îles d'un
même groupe. Leur constitution géologique révèle
tout d'abord une origine différente, des modes de
x
1. Division
des géographes :
Au Nord et
l'Est, Polynésie.
centre, Australie, Australasie.
l'Ouest, Grand Archipel Indien,
Au
A
Malaisie.
Dumont d'Urville
Nord, Micronésie.
Est, Polynésie.
Centre, Mélanésie.
Ouest, Malaisie.
:
110
LES
EUROPÉENS
opposés. -Les premières, c'est-à-dire
plus étendues, avec leurs hautes montagnes, leurs
cratères encore fumants, leurs pics dentelés et aux
pentes abruptes, leurs rochers basaltiques, leur sol
tourmenté, appartiennent évidemment aux terrains
de soulèvement plutonien ; quelque commotion subite
les a fait surgir de l'Océan, et on peut suivre sur
formation tout
les
une
carte la direction de
sous-marines dont
îles
la chaîne de montagnes
les sommets
secondes, au contraire, basses, plates,
uniformes, s'élevant à peine de quelques mètres audessus de la mer, ont, il est vrai, une commune
origine, mais la formation définitive, la création
ces
ne
sont que
culminants. Les
évidemment récente
en
est due
aux
travaux de
ces
madréporiques qui, dans leur puissant élan
élevé, par un incessant effort,
jusqu'au niveau de la mer, leurs vivantes murailles.
Les assises de celles-ci furent les plateaux inférieurs
des mêmes chaînes de montagnes auxquelles appar¬
tiennent les grandes îles, et que l'action des volcans
sous-marins ne put faire émerger comme elles, ou
encore, si l'on admet le lent affaissement de certaines
contrées, les sommets déjà disparus d'un continent
englouti h Du reste, l'action des madrépores, partout
insectes
vers
la lumière ont
1. L'affaissement du lit des mers fait
et des barrières de récifs que
comprendre la formation des atolls
de profonds canaux séparent des côtes. En
une graduelle élévation du sol explique la position des coraux
qui frangent le littoral, à une certaine hauteur au-dessus des flots. (Elisée
Reclus, les Oscillations du sol terrestre.)
revanche,
EN
111
OCÉANIE.
continue toujours et peut
même, non pas au cours des siècles,
mais à celui des simples années1. C'est à elle que
sont dus ces nouveaux écueils si redoutés, dont l'exis¬
tence n'est le plus souvent signalée que par un nau¬
frage, et qui, si rapidement transformés en îles nou¬
velles, ne tardent pas à être habités. Ces surprenantes
transformations s'accomplissent par les éléments les
plus simples ; rien n'est plus facile que d'en suivre
le développement dans ses phases pour ainsi dire ré¬
gulières. Les semences que l'oiseau emporte ou que
le vent entraîne, tombent sur les écueils ; les graines
que les courants de l'Océan accumulent en longues
nappes flottantes, s'y échouent dans leur course va¬
gabonde. A la chaleur fécondante du soleil des tropi¬
ques, ces graines, ces semences germent et naissent
à une vie aussi active que puissante. Elles fixent
visible dans
ces
parages, se
être mesurée
leurs solides attaches
aux
rochers eux-mêmes, et
force que rien ne peut vaincre. Les palé¬
tuviers, les mangliers apparaissent d'abord, bientôt
avec une
suivis des
1. Des
pandanus, leurs vigoureux auxiliaires.
observations de ce genre,
inaugurées
par
Cook lui-même, délais¬
ensuite, viennent d'être reprises récemment, surtout en vue d'étudier
oscillations du sol terrestre, en divers points de l'Océanie. Il est à espé¬
sées
les
qu'elles seront conduites avec persévérance. Grâce à elles, bien des
pourront être obtenues. Entre autres, sur la pro¬
fondeur des eaux au delà de laquelle les madrépores ne peuvent vivre.
Étant donné l'affaissement du sol, les conclusions, à ce sujet, des expé¬
riences faites par la frégate anglaise Meander deviennent douteuses. (Voir
la Monographie de Taïti, par M. Cuzent.)
rer
solutions intéressantes
112
Tous
LES
se
mettent à
comme un
l'œuvre, que rien n'interrompra
leurs premières
De
désormais.
EUROPÉENS
réseau
tiges s'élancent,
gigantesque, les mille racines ad-
mêlent,
s'enlacent, et dans leurs mailles serrées retiennent
tous les détritus végétaux, tous les débris de coraux
et de madrépores que roulent les vagues. L'écueil
ventives de
ces
arbres, qui se croisent, se
s'élève au-dessus des flots et se couronne
d'une écla¬
verdure, dont l'action accélère encore la for¬
mation d'un sol bientôt riche et fécond. Alors du
tante
milieu de
troncs
ces
fourrés inextricables surgissent
les
cocotiers. L'homme peut
fixer même sur cette nouvelle
sveltes et déliés des
désormais aborder, se
subsistance est assurée, et avec elle une
grandes sources de richesse de ces régions h
Si, par cette double cause, force souterraine des
volcans, travail lent mais incessant des madrépores,
s'explique la création de ces îles, il est moins facile
de se rendre compte de la manière dont elles ont été
peuplées, étant jetées à des distances souvent très-con¬
sidérables les unes des autres. On compte plus de
six cents heures de Rapa-Nui (île de Pâques) h Taïti,
plus de sept cents des Marquises aux Sandwich ;
toutes sont habitées par des hommes d'une même
terre ; sa
des
1. Toutes les
parties du cocotier sont également utiles. Aussi, cet arbre
roi des végétaux, et, pour les peuples qui habitent,
a-t-il été surnommé le
plusieurs des îles de la Polynésie, il remplace, en quelque sorte,
autres productions de la nature. (Poucliet, Botanique appliquée.)
toutes les
EN
113
OCÉANIE.
parlant à peu de chose près la même,langue,
ayant les mêmes traditions religieuses, arrivés, sauf
quelques différences insignifiantes, à la même civili¬
sation, quand les Européens abordèrent pour la pre¬
race,
mière fois
sur
leurs rives. Comment
ces
distances
elles été fran¬
bien des raisons,
énormes, même pour nos navires, ont
chies par ces
peuples? Et si,
pour
dont les moins concluantes sont
encore
les moyens
imparfaits de navigation qu'ils possédaient à l'époque
de la découverte, il est impossible d'admettre qu'ils
aient pu accomplir de pareilles traversées, comment
résoudre le problème qu'impose à l'esprit cette com¬
mune origine qui ne peut être niée aujourd'hui1?
1.
Quatrefages, dans ses études sur l'histoire naturelle de l'homme,
« En résumé, non-seulement les Polynésiens
point été créés par nation et sur place, non-seulement ils ne sont
M; dé
résume ainsi la question :
«
«
»
«
n'ont
pas un produit spontané des îles sur lesquelles on les a trouvés, mais de
plus, ils y sont arrivés par voie de migration volontaire ou de dissémination involontaire, successivement, et en procédant de l'ouest à l'est,
moins pour
«
au
«
l'Asie et
on
l'ensemble. Ils sont partis des archipels orientaux de
retrouve encore dans ces
derniers la race souche parfaitement
qu'à son langage ;
constitués, d'abord, à Samoa et aux Tonga; de là,
ils sont passés dans les autres archipels de l'Océan ouverts devant eux,
etc.. etc. » {Revue des Deux-Mondes, 1er février 1854, p. 901.) — Malgré
toute la déférence due au savant écrivain, et sans contredire d'ailleurs
l'identité d'origine des populations polynésiennes, il nous semble encore
impossible d'admettre, par voie de migration volontaire ou de dissémina¬
tion involontaire, le peuplement de Rapa-Nui et des îles semblables.
L'isolement de Rapa-Nui, sa latitude, qui la place à l'extrême limite des
vents alizés et en dehors des courants constants, nous paraissent s'élever
contre cette hypothèse. Cette difficulté a été sentie par M. de Quatrefages
lui-même, et la carte de M. Ilale, sur laquelle il s'appuie, n'embrasse pas
l'île de Pâques. La comparaison des antiquités mexicaines et de celles de
cette dernière île ont conduit M. l'abbé de Bourbourg à une hypothèse qui,
«
recounaissable à
«
ils se sont établis et
ses
caractères physiques, aussi bien
%
«
du
moins, ne s ulève pas cette
aube.
difficulté, à nos yeux insurmontable.
8
114
LES
EUROPÉENS
Bien dés solutions ont
été proposées ;
qu'importe
peut-être la solution véritable ! L'histoire des origines
a son utilité pratique pour les races appelées à vivre
d'une vie énergique. Les lumières du passé en éclai¬
rent souvent l'avenir; par elles il est peut-être pos¬
sible de prévoir les destinées qui leur sont réservées ;
mais la race malheureuse des Maoris n'a ni lointain
elle se meurt sans
possible, il le semble du moins, et peu d'an¬
avenir, ni brillantes destinées ;
remède
nées s'écouleront
sans
doute avant qu'elle ait com¬
plètement disparu.
Lorsque Cook arriva aux Sandwich, il en estima
la population à 400,000 âmes ; cette estimation est
peut-être exagérée; cependant, quelques années
après lui Vancouver leur donnait près de 300,000
habitants. Le recensement officiel de 1866 porte la
population totale à 67,000 âmes. ATaïti, des 80,000
habitants que Cook y trouva, c'est à peine s'il en
reste 9,000 ; enfin, la population de Magareva est
descendue depuis 1843, date de l'établissement des
missionnaires catholiques, de 2,400 à 1,100 âmes'.
Quelles sont les causes de cette effrayante dépo¬
pulation ? Les découvrir pour en combattre les effets
est un problème fait pour exciter toutes les sympa¬
thies, celles des savants comme celles des mission¬
naires, et à tous égards d'une portée pratique plus
1.
Bernard, commandant du Pylade, et Penaud, com¬
(Annales maritimes.)
Rapports de MM.
mandant la Charte.
EN
OCÉANIE.
115
celui des origines de cette race si cruel¬
frappée. M. de Quatrefages, dans les études
précédemment citées, se pose incidemment cette
question. Sans doute il n'y attachait qu'un intérêt
secondaire, car sa réponse est loin d'être satisfaisante,
même pour ceux qui n'ont fait que passer dans ces
îles. « Quelle est, dit-il, la cause de cette dépopula¬
tion effrayante, qui en moins d'un siècle a enlevé
d'une manière progressive et continue les 10/20 de
ces insulaires ? Quand il s'agit de Taïti, on peut,
avec M. Cuzent, faire une certaine part aux grandes
guerres qui suivirent le passage de Cook, et amenè¬
rent l'avènement des Pomaré ; mais depuis assez
longtemps ces guerres ont cessé et la population n'en
décroît pas moins1; d'ailleurs, rien de semblable ne
s'est passé dans d'autres îles où la mortalité n'a pas
été moindre. Invoquera-t-on l'influence de l'éléphantiasis? Cette maladie régnait en Polynésie à l'arrivée
des Européens ; il en est de même de la syphilis.
Pour quiconque lit avec attention les voyages des
premiers navigateurs, il est évident que les Anglais
et les Français se sont réciproquement adressé des
reproches immérités au sujet de la prétendue intro¬
duction de cette maladie. L'ivrognerie a pu avoir
ses conséquences dégradantes et funestes dans
quelsérieuse que
lement
1.
Depuis 10
môme
un
peu,
ans la population est stationnaire à Taïti. Elle augmenterait
d'après VAnnuaire officiel de Taïti. (Année 1SG3, p. 331.)
116
ques
LES
EUROPÉENS
pénètrent fré¬
par suite de communications régulières,
îles où nos liqueurs alcooliques
quemment,
mais elle n'a pu se
où touchent à
développer dans les îles écartées
peine quelques rares baleiniers, qui se
garderaient bien d'abandonner aux habitants leur
provision d'eau-de-vie ou de wiskey, et d'ailleurs,
avant l'arrivée des Européens, « les chefs polynésiens
surtout savaient bien s'enivrer avec leur lcawa, plus
redoutable encore que nos liqueurs. Quant à la dé¬
bauche, on sait jusqu'où les indigènes l'avaient
portée. Sur ce point, les Aréois n'avaient rien laissé
à faire aux Européens. Aucune des causes que je
viens d'énumérer ne me semble donc pouvoir être
invoquéé pour rendre compte de cette décroissance
si x-apide dans le chiffre des populations polyné¬
siennes. Je sei-ais plus porté à attribuer une cei-taine
influence aux maladies éruptives. . .
Pour jeter quelque jour sur ce triste problème, je ne
connais qu'un seul fait précis recueilli par M. Bourgarel, fi-appé comme tant d'autres de ces morts si
fréquentes et si prématurées. Cejeune et habile chirui'gien de marine sut tx-ouver le moyen de faire un
certain nombre d'autopsies, et chez tous les individus
soumis à cette investigation il trouva des tubercules.
Aurions-nous intx'oduit la phtisie, cette
maladie
aux
qui tue lentement, se tx-ansmet des pères
ainsi les familles?. ......
enfants et détruit
Quoi qu'il en soit,
le fait subsiste, et ses conséquences
EN
OCÉANIE.
117
prévoir. Si tout marche comme par le
passé, il ne s'écoulera pas un siècle avant que la
race polynésienne soit complètement anéantie. Puisse
cette prévision exciter le zèle des observateurs placés
dans les conditions les plus favorables 1 ! » Parmi les
observateurs auxquels le savant écrivain adresse cet
appel, nul n'était mieux placé pour y répondre que
le docteur Hutchinson, qui fut ministre de l'inté¬
sont
faciles à
rieur
aux
Sandwich
1862 la commission
(Hawaï), chargé de présider en
d'enquête sur les causes de la
dépopulation de l'Archipel; il résumait ainsi qu'il
suit le rapport de cette commission : « Quant aux
causes de l'excessive proportion de la mortalité, eu
égard au chiffre de la population, les principales
d'entre elles sont les maladies vénériennes et spécia¬
lement le
poison syphilitique, dont la grande masse
directe ou hérédi¬
partout il se présente aux regards du médecin,
dans les rues des villes, dans les villages, dans les
chaumières de campagne et toujours sous sa forme
la plus terrible ; il se rencontre dans l'enfant nouveauné, dans les enfants de tout âge, et le plus souvent
sous sa forme première. Si ce cruel poison ne produit
pas directement la mort, il affaiblit tellement la cons¬
du pays
est atteinte par contagion
taire ;
succombent aux
premières atteintes de toute autre maladie, et, de
titution de
l. Revue des
ces
malheureux qu'ils
Deux-Mondes, 1er février 1864. p. 5-16 et 547.
118
LES
EUROPÉENS
fait, ses ravages sont si univei-sels que seul il pourrait
expliquer cette décroissance si rapide de la popu¬
lation.
«
Une autre
cause
de cette décroissance est la
large proportion des enfants qui meurent dans les
premiers mois qui suivent leur naissance. Les mères
ne veulent pas le plus souvent s'en occuper. Un en¬
fant de cet âge est un fardeau pour elles ; il les em¬
pêche de voyager, les prive de tout plaisir ; on les
confie en conséquence à la grand'mère ou à toute
autre
parente
également le crime de fœticide, qui
même parmi les gens mariés. Des
natifs m'ont décrit le mode de le pratiquer ; il offre
de tels dangers qu'il occasionne souvent et la mort
de la mère et celle de l'enfant qu'elle porte dans son
sein
.A quelles causes attribuer aussi
le peu de naissances ? Le commerce des deux sexes
commence dès l'enfance; l'âge au-dessus duquel je
pense que peu de filles sont encore vierges paraîtrait
incroyable. Ai-je besoin, à vous, un physiologiste, de
vous expliquer que la stérilité en est une consé¬
quence inévitable. Le mal est sans doute plus grand
pour les femmes, mais les sources de la virilité chez
les hommes ne sont-elles pas également atteintes?
La pratique de la polyandrie est univer¬
selle chez les femmes, et principalement chez les
jeunes
Joignez-y l'habitude de monter sans
«
Je citerai
est si commun,
EN
cesse
à
119
0CÉAN1E.
cheval, dont les femmes connaissent les tristes
1. » Ainsi pour le docteur
résultats
les
plus actives du moins, sont les maladies vénériennes,
devenues pour ainsi dire constitutionnelles chez les
Indiens, et ces mœurs dégradées qui, malgré le
christianisme, malgré les exemples et le contact de
nombreuses familles européennes, rappellent les plus
Hutchinson, les causes que nous recherchons,
tristes souvenirs de la Rome païenne
siècle. Est-ce à dire que
seules
ces
du deuxième
terribles forces
destruction, dont l'effet est incontestable, pous¬
sent cette misérable race à son extinction définitive?
de
dans
îles, dans toutes les populations soumises à
cette dure loi de la décroissance et de la dépopulation ;
il n'en est point ainsi en réalité.
Les archipels polynésiens, où les observateurs ont
constaté cette loi avec le plus d'évidence sont les
Sandwich, Taïti, Magareva et Rapa-Fui. Aux Samoa,
le chiffre de la population est en décroissance, comme
aux
Tonga, mais dans des proportions moins ef¬
frayantes; aux Fidji, elle est presque nulle, tandis
que dans les deux petits groupes des Futunas et des
Wallis (Uvea) on constate avec surprise un mouve¬
ment tout contraire, bien marqué d'ailleurs, puisque
dans le dernier de ces groupes, la population s'est
Mais alors
nous
devrions les retrouver partout,
toutes les
docteur Huteliinson à M. Willye, ministre de l'intérieur aux
(Citée dans le Honolulu dircctory and Eistorical sketch.)
1. Lettre du
Sandwich.
120
LES
EUROPÉENS
plus de 40 p. 100 depuis l'arrivée des
premiers missionnaires, vers 1838.
Ces arcliipels présentent, dans leur état moral et
leurs institutions politiques, des dissemblances et des
analogies qu'il est bon d'établir. Les populations de
Taïti, des Sandwich, converties au protestantisme,
sont depuis longtemps en contact avec les Européens.
On sait à quel degré de corruption étaient descendus
les indigènes, bien avant la découverte de ces îles ;
leurs mœurs sont encore les mêmes ; on pourrait
accrue
de
cependant affirmer qu'à Taïti elles se sont un peu
améliorées. Aux Samoa, aux Tonga, bien que l'œuvre
de la conversion, due en grande partie aux mission¬
naires protestants, soit dès aujourd'hui achevée, la
mortalité semble, à peu de chose près, telle qu'aux
premiers jours où apparurent les Européens ; aux
Viti, malgré la présence de plus de 1,400 étrangers
de race blanche, planteurs, négociants, industriels,
agents politiques des chefs indigènes, malgré les
efforts des missionnaires catholiques et protestants,
population est encore païenne ; enfin, Magareva,
Futuna, les Wallis sont de véiûtables congrégations
catholiques, où les populations sont d'une moralité
remarquable, où la famille est constituée sur ses
véritables bases, puisque le divorce y est défendu,
la
lesquelles enfin les terribles effets de certaines
peut-être moins fréquents que dans
sociétés, européennes. J'ajouterai qu'aux Sand-
et chez
maladies sont
des
EN
OCÉANIE.
121
Taïti, le gouvernement est une monarchie
constitutionnelle, aux Tonga une monarchie absolue,
aux Samoa une république fédérative, voisine de
l'anarchie; aux Viti, une féodalité dont les membres
sont sans cesse en guerre ; enfin à Magareva et aux
Wallis, sous les dehors d'une royauté sans pouvoir,
le gouvernement n'est qu'une théocratie catholique.
Si tels sont les aspects généraux sous lesquels se
wicli et à
présentent les divers rameaux d'une même race,
placés d'ailleurs, avec de très-légères différences,
dans les mêmes conditions climatériques et hygié¬
niques, et si, comme nous venons
de le voir, les
produisent dans les divers centres de
population des résultats si différents, on peut affir¬
mer non-seulement avec M. de Quatrefages que les
maladies signalées et communes à beaucoup de
populations ne sont "pas les seules causes de la
dégénérescence de cette race, mais encore que ni
le contact des Européens, ni la religion \ ni l'orga:
nisation sociale, ni la constitution politique ne peu¬
vent l'expliquer, et que si une cause unique, géné-
mêmes
causes
d'un marin, ancien officiel* de marine, dans
mais où se retrouve malheureuse¬
ment le parti pris du catholique, n'hésite pas à attribuer à la religion
protestante la dégénérescence de la race polynésienne : « Les beaux archipels des Amis et des Navigateurs, encore soumis à la religion protestante,
n'ont pas, dit-il, échappé à cette dure loi. Ce sont toujours les mêmes
maladies, le même débordement de vices, les mêmes causes de stérilité.
Dans les îles exclusivement catholiques, l'influence chrétienne a d'autres
conséquences. Le mariage y est sacré, indissoluble. A Wallis, aux Gambiers, on prévoit l'époque où ces îles, exclusivement catholiques, devront
1.
un
«
«
t
«
«
«
L'autour clos Commentaires
livre
remarquable à bien des titres,
122
LES
raie dans
causes
ses
EUROPÉENS
effets, aidée
secondaires existe
sans
nul doute
par ces
réellement, c'est ailleurs
qu'il faut la chercher.
Plaçons-nous en dehors des origines de la race
polynésienne et de cette époque où les documents
recueillis par tant d'observateurs attestent des rela¬
tions fréquentes entre les
principaux archipels poly¬
nésiens, et considérons la situation de ces archipels
depuis la découverte par les Européens, c'est-à-dire
depuis qu'on peut en suivre l'histoire avec certitude.
En examen attentif nous montrera
que, depuis
lors, aux Sandwich, aux Marquises, à Rapa-Nui, à
Taïti, aux Gambiers, la population, complètement
isolée du reste du monde, a été
obligée, par suite
même de cet isolement
géographique, dë se perpé¬
tuel-, sans croisement possible, par l'union des mem¬
bres des mêmes familles ; aux Samoa, aux
Tonga,
les liens de parenté, soigneusement maintenus dans
l.es familles aristocratiques des deux archipels, les
relations fréquentes qu'elles ont
conservées, l'habi¬
tude des longues courses
qui s'y est maintenue, ont
*
»
*
déverser le trop-plein de leurs populations. Sur un
pareil terrain, les
les recommandons aux penseurs
et aux économistes (p.
194). »
chiffres valent mieux que les mots, nous
Malheureusement, les chiffres répondent
l'auteur
autrement que ne le suppose
:
Population des Gambiers
Id.
Chiffre de la
en 1843
2,400
1860
1,100
dépopulation.
1,300
EN
facilité
OCÉANIE.
•
123
contraire le croisement des
familles, mais
incomplète, puis¬
que certaines classes de la population, et principa¬
lement de la population riveraine et maritime, ont
pu seules jouir de cet avantage. Dans les deux
groupes des Wallis et de Futuna, les relations inin¬
terrompues avec les archipels voisins, des migrations
fréquentes, suscitées par l'esprit d'aventure, ou par
les divisions politiques des chefs, ont étendu ce
croisement à toute la population. Cette population
qui, bien que peu considérable, a essaimé de nom¬
breuses familles à Vavao, aux Fidji, et jusqu'à la
Nouvelle-Calédonie, où elle a peuplé une île en¬
tière
s'est constamment renouvelée, soit par le re¬
tour de quelques-unes de ces familles isolées, soit
par celui des partisans d'un chef qu'ils avaient suivi
dans l'exil, et avec lequel ils revenaient dans leur
patrie, emmenant avec eux des femmes étrangères
et les enfants qu'elles leur avaient donnés.
On peut maintenant tirer les conséquences logi¬
ques des considérations précédentes et des faits qui
viennent d'être exposés. La loi de dégénérescence
de toutes les espèces, de toutes les races, par suite
de leur isolement, est établie aujourd'hui. Les effets
en sont visibles dans les
petites îles de l'Europe, la
Corse, Ouessant, les Orcades. La loi contraire, qui
an
ils l'ont facilité dans
1. L'île
une mesure
d'Uvea, colonie wallienne, fondée à une époque relativement
du petit groupe des îles Loyalty.
récente. Elle fait partie
124
assigne
EUROPÉENS
LES
remède à cette déchéance dans le croi¬
des races étrangères, n'est pas moins
certaine. Toute une science repose sur cette double
loi dont les applications ont chaque jour les consé¬
quences les plus fécondes dans l'Europe entière, et
surtout en Angleterre, où elle a pris naissance ; ne
trouve-t-elle pas ici, sur ce vaste théâtre et sur la
race
polynésienne, une application nouvelle, plus
sérieuse dans ses résultats, plus importante au point
de vue de la justice et de l'humanité? D'autres plus
autorisés discuteront les idées que nous venons d'é¬
mettre, et qui nous paraissent justes. S'il en est
ainsi, le remède à tant -de souffrances s'impose de
sement
un
avec
lui-même
tement
:
c'est le croisement de cette
éprouvée
race
si tris¬
d'autres races étrangères,
Européens, mais encore
avec les
populations qui semblent avoir une com¬
mune
origine; je veux dire des Indiens des autres
îles de la Micronésie, et surtout les Chinois, dont la
persévérance et l'activité intelligente suppléeraient
à la paresse, à l'insouciance de la race maorie. Si,
seule, une pensée de charité, de philanthropie,
dictée par le sentiment de la solidarité des races
humaines devait provoquer l'application de ces me¬
sures, sans doute le succès nous en paraîtrait dou¬
teux ; heureusement
qu'il n'en est pas ainsi. Le
propre des idéesjustes est qu'elles se réalisent tou¬
jours, le plus souvent même par les instruments que
non-seulement
avec
avec
les
EN
semblent
OCÉANIE.
125
guider les idées toutes contraires ; et en
effet, l'émigration par laquelle s'opérera ce mélange
des races prend chaque jour de nouveaux dévelop¬
pements à mesure que les pionniers accourent plus
nombreux en Océanie pour en exploiter les riches¬
ses. Lès heureux résultats qu'on a raison d'en at¬
tendre sont déjà évidents; partout les TIalf-Castes
se montrent actifs, laborieux. Il faut donc espérer
que l'effrayante dépopulation de ces pays va s'ar¬
rêter, que cette race, si digne d'intérêt, dont on
semblait pouvoir prédire l'extinction totale, se relè¬
vera de sa déchéance, et contribuera, elle aussi, à la
marche progressive de l'humanité.
Quoi qu'il en soit de l'avenir de ces peuples, leur
décadence a commencé du jour si rapproché de
nous où les Européens arrivèrent parmi eux ; sui¬
vant des apparences peut-être trompeuses, elle sem¬
ble même pouvoir leur être attribuée. En tout cas,
combien de vices, combien de déplorables habitudes
ne leur ont-ils point empruntés? Mais au moins leur
doivent-ils une morale supérieure, un état social
meilleur en compensation et de ces vices et de tant
de souffrances physiques ?
La civilisation européenne s'est révélée aux po¬
pulations ignorantes de l'Océanie sous un double
aspect, par les côtés les plus honteux, comme par
les vertus les plus rares de l'humanité : dualité
fatale du reste, et que dans toutes ses pages montre
126
LES
EUROPÉENS
l'histoire des découvertes et des
conquêtes inaugu¬
le premier voyage de Christophe Colomb.
Certes, au siècle où les Cook, les Vancouver, les
Bougainville et les Lapérouse révélaient à l'Europe
ce nouveau monde océanien, si
longtemps ignoré
d'elle, on était loin du fanatisme et de la barbarie
du xvie siècle. La farouche énergie des Cortez, des
Pizarre et des Aimagro n'eut pu, même au Pérou,
même au Mexique, se déployer à l'aise, produire
ces merveilleuses et sanglantes
épopées que cou¬
ronnent les supplices d'un Gruatiinozin et d'un Atahualpa, la destruction par le fer et le feu des plus
riches cités, et l'extinction de races entières. L'ironie
de Voltaire, le sentimentalisme de Jean-Jacques
et les déclamations de l'abbé Paynal, le pédantisme
de Marmontel, la verve étincelante de Diderot,
avaient, dans les hautes classes du moins, façonné
les esprits et les cœurs. Les illustres marins de
cette époque, qui clôt l'ère des grandes découvertes
géographiques, partageaient les idées régnantes dans
la société d'élite à laquelle ils appartenaient ; ce
qu'il faut le plus admirer en eux, ce n'est pas, au
lieu de la féroce valeur des conquérants du nou¬
veau monde, leur
énergique persévérance, leur au¬
dace et leur calme en face de tant de périls, c'est,
au
contraire, la douceur, la modération, la bienveil¬
lance même qui règle leur conduite et dicte leurs
résolutions. Lapérouse, aux Samoa, après le massarées par
EN
cre
de De
mais cette
avait
OGÉANIE.
127
L'Angle, en est un glorieux exemple ;
philosophie et les idées nouvelles qu'elle
répandues n'étaient malheureusement alors,
aujourd'hui du reste, qu'à la surface. Der¬
rière Cook, Bougainville, et tous ceux
qui, marchant
sur leurs
traces, s'inspiraient du même esprit, se
trouvaient des aventuriers de bas
étage, sans le
fanatisme religieux, sans la froide
énergie des con¬
quistadores, mais aussi riches qu'eux en vices, en
avidité, en corruption morale. Matelots déserteurs
des navires de guerre ou des baleiniers, convicts
échappés de Botany-Bay, tels furent les premiers
Européens qui s'établirent dans les îles du Paci¬
fique, et qui inoculèrent à leurs populations, les
maladies, la gangrène physique ■ et morale de ce
vieux monde, dont ils n'étaient
que la lie et l'é¬
cume, mais que trop longtemps ils représentèrent
seuls parmi elles. C'est
eux, sans doute, qu'avait en
vue un de nos amiraux
qui ont le mieux connu ces
pays, quand il écrivait les lignes suivantes : « Si les
nations maritimes ont le droit de
punir ces peuples
par des châtiments sévères quand ils se livrent à
des actes de barbarie, ne leur reste-t-il
pas un grand
devoir à remplir envers eux ? Celui de les
protéger
contre les injustices de ces hommes sans cœur et
sans honneur
qui les oppriment et les menacent de
la vengeance de leur
gouvernement s'ils osent se
révolter contre leurs
exigences et leurs actes arbicomme
128
LES
C'est
EUROPÉENS
qu'il avait en vue, et aussi ces
qui les ont suivis de près et dont l'avi¬
dité, la mauvaise foi, l'insolence, ne pouvaient
trair.es \
»
eux
marchands
certes
relever et ennoblir l'influence de la civilisation
eirropéenne dans
ment de
ces
nouveaux
lointaines régions. Heureuse¬
acteurs accoururent
enfin, ins¬
d'autres mobiles, obéissant à d'autres pen¬
sées, non plus la lie des sociétés européennes, mais
leurs représentants, au contraire, dans ce qu'elles
pirés
ont
par
de noble et de réellement élevé: leurs croyances
religieuses. On devine que je parle des missionnai¬
res chrétiens, que réclamaient si impérieusement
d'ailleurs l'ignorance et la corruption des populations
polynésiennes. Leurs efforts, auxquels la puissante
action du
martyre ne manqua pas, furent couronnés
plus rapides. Méthodistes, Wesleyens
accourus les premiers, catholiques, se
hâtant sur leurs traces, se partagent aujourd'hui le
monde maritime ; sauf quelques îles des Pomotou,
et les hautes plaines de l'intérieur des Fidji, vierges
encore de tout pas européen, on peut dire que tous
ces peuples sont aujourd'hui chrétiens; mais l'action
des missionnaires n'a pas été simplement morale et
religieuse ; partout dans les missions nouvelles, elle
a eu son côté social et politique ; à ces titres, il con¬
vient d'esquisser à grands traits la situation des
des succès les
indépendants,
1.
p.
Rapport du.commandant
730.)
Cécile. (Annales maritimes, année 18-10, t. I,
EN
missions
catholiques,
OGÉANIE.
129
car, essentiellement
elles sont, résultat cherché
supérieure de l'influence
ou
non,
françaises,
l'expression
de notre
patrie dans ces
établissements de Taïti, des
Marqui¬
ses, et même de la
Nouvelle-Calédonie, n'ont qu'une
importance secondaire, et bien peu en
rapport, il
régions où
faut
nos
l'avouer,
avec cette
influence même.
II.
Les
Missionnaires.
Deux grandes
congrégations religieuses ont été
choisies à Rome pour les missions
spéciales de la
Polynésie; ce sont les Picpus
Saints-Cœurs de Jésus et de
Maristes. Les premiers ont
leurs efforts la
(congrégation des
Marie) et les ER. PP.
reçu pour
théâtre de
Polynésie orientale ; leurs missions
s'étendent de Rapa-Nui
(île de Pâques), à l'est,
jusques et y compris Taïti, et au nord
jusqu'aux
Sandwich; elles
comptent trois évêchés, ou mieux
apostoliques, placés sous l'autorité de
Mgl' d'Axieri à
Taïti, de Mgr de Cambysopolis à
Nu-Hiva, et de M®1' Maigret à Honolulu,
vicariats
des Sandwich.
s'est d'ailleurs
capitale
Valparaiso, où la congrégation, qui
puissamment établie
au
Chili et
au
Pérou, possède des établissements
très-importants,
est le
point de départ de ses missionnaires. C'est
AUBE.
9
130
LES
EUROPÉENS
de cette grande ville qu'ils viennent
qu'ils trouvent les secours
matériels qui de France leur sont expédiés par la
maison mère, à Paris. De toutes leurs missions, la
plus florissante, celle dont les résultats ont été long¬
temps vantés par tous les voyageurs, pour être
ensuite violemment attaqués, même à la tribune
nationale, est celle de Magareva (Gambiers). La
population entière y est catholique, et sous le
nom des chefs de la famille Maputeo, les mission¬
naires exercent une influence souveraine, une auto¬
rité absolue. Aux Sandwich, à Taïti, converties
d'abord au protestantisme, ils comptent cependant
de nombreux catéchistes, et leur œuvre va gagnant
chaque jour. Aux Marquises, leurs efforts, paralysés
par certaines circonstances que nous aurons peutêtre à exposer plus tard, ont échoué contre l'insou¬
ciance des indigènes, parmi lesquels ils comptent
à peine quelques Indiennes converties à leur foi.
La position des missionnaires dans les établisse¬
ments français, dans les îles qui en dépendent, est
mixte pour ainsi dire. Venus à l'époque des tentatives
que la France faisait en Océanie pour se donner les
centres d'action qu'elle croyait nécessaires au déve¬
loppement de sa puissance maritime, ils ont accepté
la protection, ou tout au moins l'aide officielle des
à la procure
rétablir leur santé, et
autorités
coloniales, et en retour ont
partie de leur
aliéné une
indépendance ; aussi paraissent-ils,
'
EN
surtout à
OCÉANIE.
131
Taïti, moins missionnaires
que prêtres sé¬
culiers, comme le sont les évêques et les curés de la
métropole. La convention qui a réglé cette situation
porte la date du 3 mars 1843; sous forme de déci¬
sion ministérielle et
la
proposition de Mgr Bonamie, supérieur de la Société des Saints-Cœurs,
sur
elle arrête les
dispositions pour asseoir sur des bases
fixes la condition des ecclésiastiques, membres de cette
mission, appelés à composer le clergé colonial des éta¬
blissements français en Océanie. Le nombre de
ces
ecclésiastiques fut fixé provisoirement à huit ; ils
devaient recevoir 2,000 francs de traitement
logement ; enfin, des chapelles
que
devaient être
vait
un
le culte catholi¬
l'État. Ces
remplies ? L'accord qui*de¬
construites
conditions ont-elles été
et
pour
aux
frais de
régner entre ces missionnaires et les agents
coloniaux pour
l'accomplissement de l'œuvre com¬
mune, la civilisation de ces peuples, s'est-il
toujours
Questions plus sérieuses qu'il ne semble
et qui ne
pourraient être discutées dans leurs détails
qu'en s'élevant à des considérations en dehors de
notre sujet, sur les
rapports de l'Église et de l'Etat,
maintenu ?
deux absolus d'un ordre
cordat ne semble
différent
qu'aucun con¬
pouvoir concilier. Ce qui est cer¬
tain
néanmoins, c'est que si, en 1844, le R. P. Cyprien
Liausu était nommé
par le commandant en chef des
établissements
aux
îles
français
Magareva,
en
Océanie, résident français
d'ap-
et s'il était laissé seul juge
132
LES
EUROPÉENS
précier la conduite des étrangers qui viendraient
s'établir dans ces îles, M. le comte de La Roncière
écrivait en 1869, à propos du R. P. Laval, succes¬
seur du P. Liausu, les lignes suivantes qui permet¬
tent d'apprécier la différence des deux époques, et
le chemin parcouru entre la confiance la plus entière
et les sentiments les plus opposés : « J'ai répondu,
disait le gouverneur de Taïti, powr affirmer que jamais
la religion catholique n'a servi, comme elle sert aux
Gambiers, à opprimer un peuple de la manierelaplus
honteuse, a le tenir dans la plus affreuse misère, à
l'exploiter au profit d'intérêts mercantiles ; que jamais
les mots de civilisation et de moralité n'ont été plus audacieusement employés, plus indignement violés que
dar&
ce
malheureux pays. »
qui contient cette singulière appré¬
nos missionnaires a passé
nos yeux ; certes, il montre l'antagonisme où en
arrivés dans ces lointaines régions, car le mal
Le document
ciation de la conduite de
sous
sont
est
antérieur à l'administration de M. de La Ron¬
cière, les représentants de ces deux grandes choses
qui devraient toujours être respectées, l'Etat et
l'Eglise; de plus, cette assertion a été répétée, presque
dans les mêmes termes à la tribune nationale1. Pûtelle exacte, n'y a-t-il point là une preuve irrécusable
de cette tendance à tout pousser à l'extrême qui est
1.
Corps législatif, séance du 11 mars 1869.
EN
133
OCÉANIE.
faiblesses de notre caractère national,
qui nous fait juger par les étrangers comme
incapables de comprendre la pratique des affaires,
et explique, dans une certaine mesure, notre impuis¬
sance coloniale? Il ne peut entrer dans notre pensée
d'approuver la décision qui mettait dans les mains
d'un prêtre catholique, d'un missionnaire, il y aplus,
d'un des chefs d'une congrégation religieuse ayant
des statuts particuliers, le pouvoir, l'autorité, le
prestige, qui dans le monde entier, et surtout au
milieu de ces populations, s'attachent au représentant
de la France ; mais combien plus il est facile de
comprendre cette confiance irréfléchie que l'achar¬
nement persistant des attaques systématiques qui lui
ont succédé! Qu'y a-t-il de vrai, de réel d'ailleurs,
dans vie pareilles accusations, tombées de si haut?
Nous avons pu demander au P. Laval, à MS1'd'Axieri,
sur quelles données, sur quels faits reposaient ces
accusations de monopole commercial, d'exploitation
au profit
de la maison mère de Picpus, que sou¬
une
des grandes
tendance
levait
leur influence
souveraine
aux
Gambiers.
peuvent ne pas croire à la parole, au ser¬
prêtres catholiques ; il n'en va pas ainsi de
convaincu de la sincérité de ces deux prêtres,
D'autres
ment des
nous :
plus hommes de.hien en définitive que la grande majo¬
rité de ceux qui les accusent, nous les plaçons audessus de
sont sans
ces
accusations, et nous croyons qu'elles
fondement, du moins en ce qui
touche
134
LES
l'exploitation de
EUROPÉENS
îles
profit de la société reli¬
gieuse dont ils sont les représentants. Quant à la
population des Gambiers, que l'on représente comme
si misérable, son état réel
répond-il au tableau qu'on
s'est plu à peindre sous de si sombres
couleurs?
Ces populations sont exactement ce
qu'elles de¬
vaient devenir; leur état actuel est celui
que la plus
simple logique pouvait faire prévoir, étant donnés
ces
au
les idées et les hommes
représentants de ces idées,
auxquels elles confiaient leur avenir, en même temps
qu'elles embrassaient une foi nouvelle. Ces idées, en
effet, ce sont les idées religieuses dans leur essence
la plus pure, le catholicisme
; ces hommes sont les
agents les plus stricts de cette religion, les mission¬
naires
catholiques. La critique moderne, sans détruire
inspirent à tout esprit sé¬
rieux, a donné, à mon sens, la mesure exacte de la
le respect que ces idées
force civilisatrice
qu'elles contiennent virtuellement.
passé, les sociétés du moyen âge
furent la réalisation la
plus complète de ces idées,
et les
couvents, pour lesquels le livre de Y Imitation
fut le code suprême,
exprimèrent le mieux les ten¬
dances supérieures de ces sociétés. Les
esprits d'élite
qu'elles ne pouvaient satisfaire essayaient d'y vivre
de la vie parfaite, vie de
solitude, de renoncement,
Dans l'histoire du
de dédain des choses du
siècle, idéal logique du
Magareva, l'île de Pâques, sont
les règles qui dirigent leurs habitants
chrétien. Les îles de
des couvents ;
EN
OCÉANIE.
135
grandes communautés monastiques,
peu de chose modifiées par l'influence de notre
époque; leur état social est celui des populations
chrétiennes du xni0 siècle, dans ces vallées perdues
où n'arrivaient pas les hruits des guerres sans merci
de cette époque. Ces populations travaillent un peur
croient de toute leur âme, prient souvent et long¬
temps, ne sont peut-être morales que par la crainte
de l'enfer, mais, somme toute, elles se complaisent
dans cet état d'indolence physique, de demi-sommeil
de l'intelligence, où la religion, ses fêtes, ses céré¬
monies, les bercent doucement.
Qu'à nos yeux, de telles sociétés aient encore bien
des progrès à faire, cela n'est pas douteux ; quelques
esprits plus avancés se plaignent de la monotonie de
leur existence, cela est certain, et tout à fait conforme
d'ailleurs aux lois de l'esprit humain, pour lequel vie
et changement sont deux termes identiques. Néan¬
moins, ces plaintes, pour légitimes qu'elles soient,
peuvent-elles être prises comme l'expression des be¬
soins réels de la population tout entière, ou même,
simplement, pour celle de ses vœux secrets ? La
grande punition à Magareva est l'excommunication
religieuse-, c'est celle dont sont frappées les fautes les
plus graves contre la morale : la séduction, l'adultère.
Est-ce qu'elle serait possible, est-ce qu'elle serait ef¬
ficace, si la foi religieuse des Magaréviens n'était
pas absolue, et si cette foi religieuse ne leur dictait
sont
en
celles des
136
LES
obéissance
pas une
EUROPÉENS
sans
réserve ? Ce
ne
d'ailleurs les
sont pas
indigènes qui ont pu donner à ces
plaintes le retentissement qu'elles ont eu en France :
ce
sont
les
suivant la
Européens que cet interdit a frappés,
loi, des peines qu'elle édicté, nous l'avons
dit, contre la séduction et l'adultère, Pour eux, évi¬
demment, ils ne se croyaient pas coupables; nous
portons si
légèrement
notre immoralité dans
nos
sociétés
européennes, nos lois sont si indulgentes, en
effet, à l'égard de ces délits, que cet étonnement se
comprend de reste ; mais à Magareva, la prostitution
légale, établie, n'existe pas comme en France, mais
l'adultère y est presque inconnu. Les missionnaires
catholiques sont-ils donc si coupables de s'opposer à
de tels progrès ?
Telle est la situation morale des
comme
nous
Magaréviens, et
l'avons
remarqué déjà, conséquence
logique de l'influence prépondérante des mission¬
naires, elle pouvait être facilement prévue du jour
où les missionnaires furent choisis
par le chef de nos
établissements en Océanie pour représenter son au¬
torité dans
ces
îles. Les mêmes déductions
du même fait font
logiques
comprendre les règles de police
et d'administration
qui devaient être, et qui ont été
adoptées par eux. On leur reproche, en effet, l'isole¬
ment auquel ils ont condamné ces
populations, les
restrictions apportées à l'établissement des
étrangers,
tout
un
code de lois tendant à les
éloigner,
ou
même
OCÉANIE.
137
autre motif que
celui d'être devenus
EN
à les chasser
sans
suspects à leur autorité. Ces accusations
sont fondées
grande partie. Le 8e paragraphe de la loi sur la
propriété se termine ainsi : « Nul étranger ne sera
admis dans l'île, s'il ne
signe une déclaration ainsi
conçue : Je consens à être renvoyé de ces îles si
même je vie rendais
suspect à l'autorité des lieux, sous
quelque rapport que ce fût. » Mais outre que cette loi
a été
approuvée par les autorités supérieures de
Taïti, et que cet article n'est lui-même que la repro¬
en
duction de l'article 9 d'un arrêté
.cembre
en
date du 12 dé-
1844, du gouverneur même de nos établisse¬
(ce qui semblerait prouver qu'aux yeux de ce
fonctionnaire, de telles dispositions, quelque arbi¬
traires qu'elles fussent, étaient
impérieusement éxigées par l'état de ces populations), n'est-il pas étrange
que nous, citoyens d'une nation qui s'est si longtemps
appelée la fille aînée de l'Eglise, nous connaissions
si peu les tendances
politiques de tout pouvoir inspiré
par les principes d'une religion révélée, et, par suite,
du catholicisme,
qui en est la plus haute et la plus
logique expression? Dans un tel système, dont on
peut dire qu'il est le contraire de celui qui nous régit,
la justice, au lieu d'être
regardée comme une faculté
inhérente à chaque homme, la
première de toutes,
sanctionnant le droit individuel, droit d'où découle le
devoir, la justice, dis-je, ne trouve son origine et sa
sanction que dans l'existence d'un Etre
absolu, auquel
ments
138
LES
EUROPÉENS
rapportent tous les devoirs, et dont les volontés,
indiscutables, au-dessus de tout contrôle, supérieures
à la raison, en un mot, sont les lois qui régissent les
se
sociétés humaines. Ces lois
ne
sont
révélées
au
vul¬
gaire que par l'intermédiaire du prêtre, seul en com¬
munication avec l'Etre absolu, et celui-ci charge de
leur
exécution, quand il
ne
les fait
pas
exécuter lui-
même, le guerrier, le chef, le roi qui gouverne sous
son contrôle et qui, le premier de tous, lui doit sou¬
mission et respect. Or, quoi qu'en puissent dire ces
esprits exclusifs qui raillent si agréablement, dans
leur habileté pratique, ceux qu'ils appellent dès
idéologues, ce sont les idées, les principes, la logique
qui gouvernent le monde. L'Église catholique se
proclame immuable, et fonde cette doctrine sur la
déduction logique de principes fixes, posés par la foi,
c'est-à-dire par quelque chose qui échappe à tous les
raisonnements humains, et qui par cela même sont
ou se
proclament au-dessus de toutes les idées fon¬
damentales de ces sociétés modernes, où l'on a pu
dire que la loi est athée, c'est-à-dire l'expression de
la seule conscience humaine; dès lors il est naturel
de retr.ouver aux Grambiers, dans ces îles perdues
au milieu de l'Océan, habitées par quelques centaines
d'Indiens ignorés du monde, les mêmes règles, les
mêmes lois, les mêmes institutions politiques que
celles qui ont régi l'Europe à l'époque où l'Église
gouvernait le. monde, sous l'énergique volonté des
EN
OCÉANIE.
139
Grégoire et des Innocent, alors que les papes, arbitres
juste et de l'injuste, faisaient et défaisaient à
leur gré les rois et les
empereurs, liaient à l'obéis¬
sance ou déliaient de leurs serments les
plus puis¬
santes nations. Dès lors
aussi, n'est-il pas logique que
le gouvernemént des Gambiers, œuvre des mission¬
naires catholiques, soit un despotisme
plus ou moins
bienveillant, plus ou moins tyrannique, cherchant la
sanction de ses actes, celle des lois
qu'il établit, non
dans la justice telle que nous la
comprenons, mais
dans les principes religieux,
supérieurs à cette justice
même? Un tel état de choses doit
disparaître. Qui
en doute ? Mais
peut-on, sans transition, du jour au
lendemain, enlever à ces peuples les guides que tout
d'abord on leur a donnés, qu'ils ont suivis
jusqu'à
ce
jour, et sous prétexte de liberté les livrer à tous
les penchants de leur race, à
grand'peine contenus
par la foi religieuse ? La liberté, comme l'entendent
les adversaires des missionnaires catholiqûes, ce seraft pour les Indiens la liberté de la
paresse, la
liberté de la débauche, la liberté de
l'ivrognerie, et
bientôt, qui en pourrait douter ? la liberté du vol.
du
«
Le christianisme par sa nature
n'est point poli¬
il est humain, il met la cité (tuoXiç) bien
au-dessous de l'homme, les affaires de l'Etat bien
après celles de la conscience ; l'État, la nation, la
famille même, ne sont, à ses yeux que des
nombres,
l'homme est la véritable unité.
L'État, la nation,
tique
:
140
LES
EUROPÉENS
la
famille, sont des liens utiles et sacrés, des com¬
légitimes et nécessaires, quoique purement
terrestres et par suite périssables; elles existent pour
l'homme et non l'homme pour elles1. » Ces lignes
d'un éminent écrivain catholique complètent nos
observations. Elles font comprendre aussi l'impuis¬
sance absolue à
laquelle se sont vus réduits tous les
missionnaires, l'œuvre de la conversion achevée,
pour instituer un gouvernement; j'entends un gou¬
munautés
vernement
en
Catholiques
ou
niennes offrent
harmonie
avec
les idées modernes.
protestantes, toutes les missions océa¬
spectacle des sociétés arrivées en
quelques années à cette civilisation du moyen âge
que nous rappelions naguère, et s'arrêtant, incapables
d'un nouveau progrès. C'est que ces progrès trouve¬
raient leur principal obstacle dans les convictions les
plus profondes des guides qu'elles se sont donnés.
C'est que ces progrès qui datent de la Réforme, ou plu¬
tôt de la Révolution française, sont les conquêtes pré¬
cieuses à nos yeux, fatales à ceux des missionnaires,
de ces sciences modernes que l'Eglise a combattues
tout d'abord, qu'elle n'admet et ne peut admettre
que si elles s'inclinent devant sa science immuable,
devant des dogmes, ou si l'on aime mieux, des tradi¬
tions qui sont la négation de toute science positive2.
1. Les
2.
«
Césars,
par
en
le comte de Champagny, t. IV,
Une liaison si étroite s'était établie entre
cosmologie,
que,
p.
ses
292. 4e édition.
dogmes et une fausse
lorsque le système du monde fut mieux connu, et que la
EN
141
OGÉANIE.
Néanmoins, il faut que l'humanité marche, qu'elle
supérieure et générale, aussi bien
en
Europe que dans la plus obscure des îles perdues
obéisse à cette loi
sur
l'Océan. L'œuvre des missionnaires est
accom¬
plie ; qu'ils fassent place aux apôtres des idées nou¬
velles, qui seules peuvent produire ce progrès né¬
cessaire. Nécessité devant laquelle reculent avec
d'autant plus d'effroi les missionnaires chrétiens que
ces nouveaux
apôtres semblent devoir être, pendant
longtemps encore, ces aventuriers de'toutes nations,
ces marchands, ces squatters qui peu à peu envahissertt les archipels polynésiens. Que par leur énergie,
leur activité, leur science même, ils représentent
certains côtés de la civilisation européenne, qui le
nie ? niais en ont-ils la qualité essentielle, la mo¬
ralité supérieure, j'entends le respect du droit, le
culte de la justice? qui oserait l'affirmer? Dès lors
est-ce sans hésitation que les missionnaires peuvent
abandonner dans leurs mains la direction de
ces
peuples, qu'au prix de tant de travaux, et pour me
servir d'une expression énergique de saint Paul, ils
ont engendrés à la foi du Christ ?
Nous avons cru devoir entrer dans ces longues
considérations
sur
la situation exacte des missions de
science restitua au Cosmos son
immensité,
l'Église prit l'alarme et traita
d'hérésies dangereuses les découvertes qui inscrivaient en
brillants caractères la gloire
beaucoup plus
du Très-Haut au front des étoiles.
»
[De la Vie future, par Ch. de Rémusat.)
142
LES
EUROPÉENS
Magareva,
parce que c'est sur cette île insignifiante
à tous les autres points de vue,
que se révèlent avec
le
plus de clarté, les difficultés de la situation faite
aux
missionnaires et
aux
autorités coloniales dans
établissements de l'Océanie. Les missionnaires
nos
ma-
ristes, libres de tout engagement vis-à-vis du Gouver¬
nement qui, plus d'une fois
d'ailleurs, les a couverts
de sa protection, ont poursuivi,
jusqu'ici dxx moins,
libres de
pareils obstacles, leurs travaux évangéli-
La situation de leux-s missions est donc toute
mais, avant de l'exposer, il est nécessaire
d'indiquer les divers archipels où elles sont établies,
et leurs divisions
principales.
La Polynésie occidexitale, depuis Taïti
jusqu'à la
Nouvelle-Zélande, et depxxis les Tonga jusqu'aixx
premières terres de la Micronésie, comprend xxxxe
multitude d'îles épax'ses, de groupes et d'archipels,
dont les plus impox-tants soxxt les Samoa, les
Fidji et
les Tonga. Primitivement x-éunis en xxnsexxl diocèse,
ils ont plus tard foxmxé deux divisions
distinctes,
deux provinces séparées. Les Samoa, les
Wallis,
Futuna et Tonga-Tabou constituent le diocèse de
Mgr Bataillon, évêque d'Enos,
auquel, dans ces der¬
niers temps, Mgr Eloy a été adjoint comme
coadjuteur. Les Fidji fox-ment une préfecture
apostolique
ques.
difféx-ente ;
sous
la direction du T. B. P. Bréheret.
L'archipel des Samoa, dont la ville principale,
Apia, est la résidence de Mgr d'Enos, compte huit
EN
missions desservies
0CÉAN1E.
par
143
huit prêtres, deux frères
coadjuteurs et deux sœurs de la congrégation des
Lyon ; les Wallis, trois missions et autant
de prêtres; les Futuna, deux missions et trois prêtres,
dont l'un, le P. Joachim, est le seul Indien qui, jus¬
qu'à ce jour, ait été ordonné; enfin, cinq prêtres et
un frère
coadjuteur desservent les trois missions des
îles Tonga et Vavao.
La préfecture apostolique de Yiti ou Fidji ne
compte guère que cinq missions avec onze mission¬
naires et quatre frères coadjuteurs! Si on relève tous
ces chiffres, on arrive à un total de 38
prêtres et de
42 Européens. Ce personnel serait sans nul doute
insuffisant, si ses efforts n'étaient secondés par de
nombreux catéchistes indigènes qui, dans les cen¬
tres éloignés, suppléent autant qu'il
dépend d'eux à
l'absence du pasteur. Leur action suffit à maintenir
l'esprit religieux chez les fidèles. Tous ces mission¬
naires sont Français, et les missions essentiellement
françaises. Néanmoins, les conditions dans lesquelles
elles ont été établies, se maintiennent ou se déve¬
loppent, ne sont pas les mêmes, et il convient de les
préciser.
Aux Wallis, aux Futuna, la population entière
est catholique. L'influence des missionnaires est sou¬
veraine, et le pays est dans leurs mains. Aux Fidji,
au
contraire, ils comptent à peine quelques néophy¬
tes. Enfin, aux Tonga et aux Samoa, les
catholiques,
Daines de
144
LES
EUROPÉENS
qu'assez nombreux, sont en très-grande mino¬
Cependant, dans ces deux archipels, l'influence
des missionnaires français est considérable et peutêtre, pour un observateur attentif, cet état de lutte
contre le protestantisme, cette infériorité du nombre
même seraient les gages de la valeur sérieuse de leurs
efforts. Ils expliquent, en tous cas, la supériorité
morale de leurs néophytes sur ceux de leurs puis¬
bien
rité.
sants rivaux.
Mgr Bataillon disait un
des
jour devant nous, à propos
espérances conçues par un de ses prêtres, à la
démarche insignifiante du gouverneur
Yavao : « J'admire, en vérité, les grâces d'aveu¬
suite d'une
de
glement que Dieu donne à nos missionnaires. » Cette
charmante boutade d'un vieillard qui, depuis 40 ans,
foi, cache une observation d'une
profonde justesse.
Certes, en présence des transformations dont les
combat pour sa
le consolant spec¬
tacle, quel esprit sceptique voudrait nier cette force
qui partout pousse les races humaines dans la voie
du progrès moral, vers le beau, le vrai, le juste ?
Mais combien d'autres forces moins nobles et moins
pures ne révèle pas l'histoire même de ces conver¬
sociétés
naguère sauvages offrent
sions! Cette histoire a
on
été faite depuis longtemps;
dans les Annales de la
la trouverait au besoin et
propagation de la foi, écrites par les acteurs euxmêmes, et dans les Annales maritimes, écrites par les
EN
témoins des faits
sont donc
OCÉANIE.
145
qu'elle rapporte. Ses témoignages
irrécusables. Eh bien ! il
en
ressort que
l'ambition des chefs
indigènes, leurs jalousies, leurs
prétentions rivales ont été presque toujours les ins¬
truments de cette
transformation, de ces conversions
générales si longtemps indécises, jusqu'au jour où
les chefs, obéissant à une pensée
politique plus que
religieuse, entraînaient, par leur exemple, la masse
de leurs partisans. « Qu'importe ?
répondent les
pieux missionnaires, Dieu se sert de moyens hu¬
mains, et il ne faut voir que les résultats » ; il im¬
porte beaucoup, au contraire, et il serait peu pru¬
dent, je pense, de mettre à une épreuve sérieuse des
convictions reposant sur de tels motifs.
Au point de vue de la critique
historique, telles
ont
été les
Wallisiens
causes
de la conversion définitive des
et des Futuniens
au
catholicisme ; mais
progrès aux Samoa et aux Tonga reposent sur
des bases plus solides. L'influence, la
richesse, le
pouvoir, y sont, y étaient surtout, à l'époque de l'ar¬
rivée des missionnaires
catholiques, dans les mains
des protestants ; on
peut dès lors affirmer que ces
progrès ne dépendent point d'intérêts matériels,
égoïstes, personnels. L'adoption d'une croyance sou¬
vent
persécutée, toujours dédaignée et condamnant
ceux qui l'embrassent à une
position sociale infé¬
rieure, suffit seule à prouver la sincérité et la force
des convictions qui l'ont
imposée. Placés en face des
ses
AUBE.
10
146
LES
EUROPÉENS
»
catéchistes protestants, objets de leurs ja¬
surveillance inquiète, les catholi¬
ques voudraient-ils compromettre non-seulement
leur considération personnelle, mais celle de leurs
croyances ? Cette crainte règle leur conduite. Serrés
autour de leurs pasteurs, ils obéissent à toutes leurs
instructions, et se fortifient mutuellement dans
l'exercice de leur foi. Enfin, leur petit nombre luimême rend plus efficaces et les exemples, et les
instructions, en même temps qu'il facilite la surveil¬
lance et le rappel dans la bonne voie de ceux qui
fougueux
lousies et de leur
seraient tentés de
s'en écarter.
catholiques dans les îles pré¬
protestantisme, est celle
de toutes les sectes pendant cette phase de lutte que
toutes les croyances religieuses ont à traverser, et
qui est, pour ainsi dire, le creuset où s'éprouve la
vérité qui est en elles. Mais, si les idées vraies, du
moins relativement aux opinions qui dominent les
sociétés où elles cherchent à se produire, contien¬
nent une force d'expansion qui en assure le succès,
leur triomphe, leurs progrès sont plus ou moins ra¬
pides et dépendent en grande partie des hommes
qui s'en font les apôtres ; pour le vulgaire, l'exemplé
est souvent la meilleure des raisons, parce qu'il parle
au cœur, sans cet effort toujours nécessaire au travail
de l'intelligence. Cette force de l'exemple est sur¬
tout sensible sur les enfants ; or, malgré leur civiliCette situation des
cédemment converties au
EN
sation
'
147
OCÉANIE.
vieillie, les peuples de
race
maorie
ne
sont
de grands enfants. Ils en ont la mobilité, les
goûts changeants, la vivacité dans les projets, les
entraînements passionnés, comme aussi les retours
sans cause apparente ; qualités et défauts
que domi¬
nent une vanité et une avidité poussées à l'extrême
et qui rendent toujours douteuses leurs véritables
dispositions.
que
Une influence constante et durable
sur
de tels
esprits ne peut s'obtenir que par la force des qualités
plus rares : la patience unie à la persévérance,
la douceur à l'énergie, le désintéressement et surtout
la plus scrupuleuse.observance des préceptes donnés
comme constituant la morale. Les
premiers apôtres
de la Polynésie occidentale semblent avoir réuni ces
rares et
précieuses qualités. Ils appartenaient, d'ail¬
leurs, à une génération qui a imprimé sa trace par¬
tout où elle a tourné son activité, et qui marquera
les
certainement dans l'histoire du catholicisme.
On
se
souvient des efforts de
•
quelques esprits
d'élite pour tenter en France, dans les années qui
suivirent la révolution de 1830, ce que nos voisins
appellent un revival, au profit des croyances catho¬
liques. Les noms de MM. de Montalembert, de Ravignan, de Lacordaire se rattachent à ces tentatives
qui échouèrent devant l'indifférence ou plutôt les
agitations politiques d'une société cherchant sa voie
après un terrible ébranlement. Si ces efforts n'abou-
148
LES
EUROPÉENS
Europe, ils n'en servirent pas moins la
catholique, et, en agitant les esprits, lui don¬
nèrent ses plus courageux athlètes dans la crise
qu'elle traversait au dehors. Des régions de l'extrême
Orient, arrivaient, en effet, des nouvelles chaque
jour plus tristes. L'Eglise, persécutée en Chine, au
Tonquin, dans le royaume d'Annam, voyait se renou¬
veler les sanglants martyres de ses plus glorieuses
époques. Mgr de Moulins-Bories, le R. P. Perboyre
tirent pas en
cause
dévoués avaient scellé de
leur sang leur courageux apostolat, mais ce sang
même appelait de nouveaux apôtres pour que les
semences en fussent fécondes. D'un autre côté,
et tant
d'autres prêtres
l'Océanie tout entière, mieux connue par
les récits
semblait livrée sans défense à l'hé¬
douloureuse à des cœurs catholiques que
les plus grossières superstitions. L'Eglise pouvaitelle rester indifférente en face de tels périls?
Toute une phalange de lutteurs ardents et dévoués
se leva en France pour les conjurer. Les vides que
les supplices avaient faits dans les rangs des apôtres
de l'extrême Orient furent comblés; en même temps,
les missionnaires catholiques apparurent dans les
îles les plus lointaines de l'Océanie, portés, les uns
par nos navires de guerre, les autres, par ceux de la
société catholique fondée au Havre pour la protection
des voyageurs,
résie, plus
des missions
Dans
un
nouvelles.
livre dont les pages
respirent l'élan et la
EN
foi de cette
149
0CÉAN1E.
époque, et sous le titre modeste de : Com¬
marin, un officier de marine a retracé
mentaires d'un
grands traits le portrait de quelques-uns des volon¬
trop inconnus en France de cette nouvelle
croisade pacifique. Aux premiers rangs de.cette
phalange dévouée, alors comme aujourd'hui, brillent
les noms de Mgr Bataillon, MM. de Chevron et
Bréheret, auxquels il a consacré ses pages les plus
à
taires
rencontrer avec lui dans
les sentiments d'admiration respectueuse qu'inspi¬
rent de tels caractères, incapable d'aussi bien dire,
émues. Heureux
de
nous
les lignes suivantes : « Aux
Wallis, les travaux de la première heure, échurent
au Père Bataillon. Il est des noms qui feraient croire
à une prédestination1. Doux et patient à la fois,
mais taillé en Hercule, l'apôtre des Wallis joignait
au mérite d'une indomptable énergie morale, l'avan¬
tage non moins précieux, surtout pour les sauvages,
d'une vigueur physique exceptionnelle. Seul, isolé,
perdu en face d'une population de plus de 2,500 can¬
nibales, il eut ses heures de crise et de détresse, ses
journées d'épuisement, de faim. Traqué parfois
comme une bête fauve, réduit à se nourrir des débris
que l'on jetait aux porcs, jamais il n'eut de défailnous
1.
lui empruntons
L'auteur fait
sans
doute allusion aux
accueillit le missionnaire
1877, et
a
trale par
:
*
paroles par lesquelles Pie IX
bataillé. » Il est mort en
Bataillon qui a tant
été remplacé à la têto du vicariat
Mer Elloy, mort lui-même en 1878.
apostolique de l'Océanie cen¬
150
LES
EUROPÉENS
d'es¬
pérances dans un prochain succès pour no pas résister
à la mort. Il voulait vivre pour gagner au Christ et
à la vérité le peuple avec lequel il avait engagé une
lutte héroïque ; ses efforts énergiques ne furent pas
lances ;
il avait trop conscience de sa force, trop
vains1.
»
Depuis les joixrs dont cette page évoque les sou¬
venirs, plus de trente années se sont écoulées, toutes
consacrées, sans lassitude apparente, sans découra¬
gement et avec la même confiance, à l'œuvre à la¬
quelle de tels hommes vouaient alors leur "vie entière.
Qui pourrait s'étonner que le succès ait couronné
tant de labeurs et d'aussi patients efforts ? Dieu seul
durable et ne dispa¬
mais qui ne comprend l'absolue
confiance que leur témoignent les Indiens, et l'estime
singulière où les tiennent même leurs adversaires
les plus convaincus?
Il nous a été donné, par un des plus heureux ha¬
sards de nos courses en Océanie, de vivre pendant
plus de deux mois avec Mgr d'Enos, de cette vie
peut savoir si leur œuvre sera
raîtra pas avec eux ;
du bord où
peuvent se
les caractères les moins ouverts ne
dissimuler
aux
regards les moins ob-
servateurs, et dans laquelle se font jour plus facile¬
ment les défauts que les qualités. Que dire de l'irn-
pfession
1.
que
nous'
a
Julien, Commentaires d'un
laissée
ce rare
marin, p. 1S1.
esprit, trempé
-
EN
aux
0CÉAN1E.
151
de ce monde et où rayonne
fleur céleste ? De tels hommes
plus rucles épreuves
la bonté comme une
seulement l'honneur de la religion à la¬
quelle ils ont donné leur vie; ils sont l'honneur de
l'humanité tout entière; leurs vertus sont de plus de
poids dans la balance où se pèsent les destinées de
notre race que toutes les corruptions que le monde,
le roide-ivorld, étale aux regards du voyageur. Et
maintenant, si de ces hauteurs nous descendons aux
intérêts secondaires de cette étude, il nous sera facile
d'expliquer pourquoi l'exposé de la situation des
missions catholiques y tient une si large place.
C'est que les missions sont essentiellement fran¬
çaises ; c'est que pour ces missionnaires comme poul¬
ies populations qu'ils dirigent, la France est toujours
le représentant avoué du catholicisme, la plus puissapte et la plus complète expression de son génie,
et que, si nous savons bien que ce sont là des illu¬
sions dont notre esprit critique a fait depuis long¬
temps justice, ces illusions si touchantes, d'ailleurs,
dans ces exilés volontaires, sont des réalités, des
forces vives, toujours actives qui expliquent com¬
ment la France joue encore un si grand rôle dans
ces lointaines régions, et comment son influence y
ne
sont pas
balance celle de toutes les autres
nations maritimes.
152
LES
EUROPÉENS
III.
Les
Samoa.
Le 20 juin
1869, après un violent orage qui nous
longtemps caché l'horizon, les hautes terres de
Samoa, que nous avions jusqu'alors vainement cher¬
chées, apparurent soudainement à nos regards. La
brise des alizés, un moment suspendue, venait de
reprendre. Rapidement poussée par elle, la Mégère
longeait à petite distance, moins d'un mille, comme
pour nous permettre de suivre dans ses détails le
spectacle gracieux qui s'offrait à nous, les rivages
découpés de Tutuïla et d'Opoulou, tandis que, perdus
dans les nuages, se montraient parfois les sommets
lointains de Sevaï. Tous les voyageurs qui ont visité
ces îles s'accordent à les déclarer les plus belles de
l'Océanie. « bfous rangeant à l'opinion de Lapérouse, dit Dumont d'Urville, nous n'hésitons pas à
proclamer Opoulou comme supérieur en beauté à
avait
Taïti elle-même.
Terres
»
volcaniques comme toutes les grandes îles
Polynésie, les Samoa (Hamoa, navigateurs) ne
se
présentent pas aux regards avec les aspects tour¬
mentés, mais si pittoresques, que Taïti, les Marquises,
les Sandwich, doivent à leurs hautes montagnes,
de la
EN
OCÉANIE.
153
dont les sommets dentelés se
perdent dans les nues,
à leurs pitons aigus qu'on dirait taillés à coups de
haches gigantesques, à leurs roches basaltiques, dont
les sombres couleurs contrastent
si vigoureusement
végétation des plaines qui s'étendent
pieds et l'azur si éclatant des flots qui bai¬
gnent leurs rivages. Aux Samoa, une chaîne de mon¬
tagnes courant de l'est à l'ouest, et qui semble la
chaîne dorsale de l'archipel, s'élève au contraire en
pente douce et régulière par un série ininterrompue
de plateaux étagés jusqu'à une hauteur moyenne de
800 mètres, hauteur insignifiante devant l'altitude
du Mauna-Eoa (4,000m), de la Grande-Havaï, et du
Orohenci (2,236"'), à Taïti, mais les profils de ces
montagnes se dessinent si nets sur un ciel d'une
limpidité transparente, tous les plans successifs de
ces collines aux lignes mollement arrondies sont si
bien fondus et se relient entre eux par des transi¬
avec
la fraîche
à leurs
gracieuses, qu'on ne regrette pas ces effets
heurtés, ces vives oppositions, ces contrastes puissants,
tions si
justement admirés dans les autres archipels polyné¬
siens. Des rivages, que défend comme une jetée
avancée une ceinture de récifs sur lesquels l'Océan
tropiques brise ses flots bleus en longues nappes
d'argent, jusqu'aux cimes les plus élevées, partout
s'étale une végétation d'une puissance exception¬
nelle qui couvre ces îles, surtout Opouloù, d'un
immense tapis de verdure. Cette végétation d'ailleurs
des
154
LES
est si variée que
EUROPÉENS
toutes les nuances du vert, depuis
pâle des pandanus et le vert métallique des
mangliers, dont les feuilles immobiles miroitent au
soleil, jusqu'aux masses d'ombres presque noires que
projettent aux flancs des collines des buraos gigan¬
tesques, se mêlent sans se confondre, et produisent
un ensemble harmonieux d'un calme profond, mais
à travers lequel perce une animation singulière.
Tableau unique, où tout est force et douceur, vie et
repos, et dont il faut renoncer à rendre le charme
incomparable, ainsi que les gracieuses splendeurs !
L'artiste le plus habile briserait sa palette devant
cette mosaïque infinie de teintes si variées ; il s'a¬
vouerait vaincu par les innombrables détails du
paysage, indispensable pourtant pour en faire com¬
prendre la beauté harmonieuse et vivante. Jeux
d'ombre et de lumière, reflets des eaux, chutes irisées
de rivières bouillonnantes rayant d'un ruban d'ar¬
gent ce fond d'émeraude, molles ondulations des
grands palmiers que la brise agite, vol pressé d'oi¬
seaux aux ailes de feu, broderies délicates et sans
nombre, perles et diamants que la puissante nature
tropicale semble avoir choisis dans son plus riche
écrin et semés à profusion dans ces îles privilégiées,
le vert
comme
pour se surpasser
d'œuvre et donner la
sa
dans
mesure
de
un
sa
dernier chef-
puissance et de
fécondité !
La
Mégère poursuivait sa course en se rapprochant
EN
OCÉANIE.
155
plus des récifs qui, à moins d'un demimille, entourent le rivage d'Opoulou d'une ceinture
infranchissable, si ce n'est en quelques coupées pro¬
fondes, portes étroites de ces larges bassins inté¬
rieurs, qui sont les véritables ports de l'Océanie.
Soudain, au milieu des palmiers et des cocotiers
qui, sur une pointe basse à peine visible, semblent
plonger leurs racines dans les flots de la mer, appa¬
raissent les hautes mâtures et les coques puissantes de
nombreux navirés européens. C'est le havre d'Apia
et la première station de notre traversée,. Une balei¬
nière vigoureusement enlevée par six rameurs indi¬
gènes se détache de la côte et se dirige vers nous ;
c'est le pilote, ancien malelot américain. Bientôt la
passe extérieure est franchie, l'ancre mord le fond,
et la Mégère, tel qu'un goéland qui a replié ses ailes,
se repose comme endormie sur les flots limpides et
de
plus
en
calmes de la rade.
qui à ce moment se déroulait à nos
beauté calme et recueillie, rendue
plus sensible par le contraste du bruit et de l'anima¬
tion d'une ville commerçante. Les rivages de la
baie, sur lesquels les flots déjà brisés par les récifs
extérieurs venaient mollement expirer, se déroulent
en un grand demi-cercle de plus de 3 milles d'éten¬
due, bordé de maisons européennes que dominent
de loin en loin les mâts de pavillon des consuls et
les clochers des églises chrétiennes. A gauche, une
Le paysage
yeux
avait
une
156
LES
rivière, dont les
semblaient
se
eaux
jaunes, gonflées par l'orage,
sillon dans la rade, sort
entre deux collines ombragées
tracer un
d'une vallée resserrée
de
EUROPÉENS
grands arbres. Le cours capricieux de cette
aux nombreux méandres limite à l'est la
rivière
d'Apia proprement dite et la sépare du village
de Matagofié, nouvellement construit. Le
temple protestant, le consul anglais, quelques mai¬
sons européennes, aux tuiles rouges, à la façade
blanchie à la chaux, et à demi cachées dans des
massifs de verdure, occupent l'étroit espace que ces
collines laissent entre leurs dernières pentes et le
ville
indien
rivage lui même ; mais à la hauteur de
l'église catho¬
lique la plaine s'élargit et s'étend jusqu'à une
chaîne de montagnes dont les teintes bleues attestent
l'éloignement. A droite de cette église, les maisons
européennes, plus pressées, se continuent jusqu'à la
pointe extrême sur laquelle ont été établis des
wharfs hardiment jetés sur les flots, et qui semblent
faire de cette partie de la rade le port même d'Apia.
Ainsi l'Europe avec ses idées religieuses, ses intérêts
politiques, son activité commerciale, nous apparaissait
tout d'abord ; mais aussitôt après, des groupes d'In¬
diens demi-nus, rangés en cercle sous les cocotiers
de la plage comme s'ils discutaient en conseil, de
nombreuses pirogues aux proues élancées, montées
par des guerriers athlétiques armés de lances et de
casse-têtes, sillonnant la rade au chant cadencé de
EN
157
OCÉANIE.
rappellent la race -indigène
doute qu'elle était apparue
premiers Européens qui donnèrent à ces îles le
leurs pagayeurs, nous
des Samoa, telle sans
aux
nom
d'archipel des Navigateurs.
Néanmoins, malgré l'étrangeté de ce
fut moins l'ensemble que
l'un de
spectacle,
ce
aspects par¬
ticuliers qui év'eilla notre première attention : les
grands navires au milieu desquels la Mégère venait
de mouiller, magnifiques clippers de 1,800 tonneaux,
appartenaient tous à la même nationdA leur corne
flottait le pavillon presque inconnu de la Confédé¬
ration de l'Allemagne du Nord. Seule, une humble
goélette avait hissé, pour saluer notre venue, le paAÛllon anglais. A terre, même contraste. Les couleurs
anglaises, américaines, se déployaient sur des mai¬
sons isolées, tandis qu'à l'extrémité d'un long wharf
et sur une hampe semblable au mât d'un grand na¬
vire, le pavillon blanc écartelé de l'aigle noir de
Prusse des consuls de la nouvelle Confédération do¬
minait sur de vastes constructions : maisons d'habi¬
ses
tation, magasins, chantiers, occupant presque
la
toute
partie occidentale de la ville, depuis l'école des
catholiques jusqu'au village de Ma-
missionnaires
linuu.
particulier de ce spectacle qui excitait
surprise nous faisait pénétrer au cœur même
de cette situation, et en précisait le détail le plus
essentiel. La réalité répondait en effet aux supposiLe côté
notre
158
tions
'
qui
en ce
LES
EUROPÉENS
moment se présentaient à notre
esprit ;
rapidement pour donner
une idée réelle des influences rivales qui s'agitaient
à Apia et dans l'archipel.
La maison Godefroy, de Hambourg, dont le chef,
d'origine française, appartient à une famille de réfor¬
més chassés par l'édit de Nantes, est une des mai¬
sons commerciales les plus importantes de
cette
grande cité maritime, jadis souveraine, mais qui fait
aujourd'hui partie de la Confédération du Nord. Le
il suffit de les commenter
commerce
de l'huile de
coco
forme
une
des branches
principales des affaires de cette maison, et c'est sur
la plus vaste échelle que ce commerce est organisé
dans cette partie de l'Océanie. Chaque année, six
grands navires, tels que ceux qui se trouvaient alors
à Apia, partent d'Europe pour ce dernier port. Les
uns effectuent directement le voyage,
chargés de
marchandises d'échange : toiles, cotonnades, étoffes
de laine, armes de guerre, poudre, ustensiles de toute
sorte ; les autres touchent à Sidney, où ils déposent
de nombreux passagers, familles d'émigrants que
l'Allemagne essaime dans le monde entier. De
Sidney, ces navires se rendent à Apia avec un char¬
gement de charbon de tejre et le plus souvent sutlest. Tous emportent en Europe une cargaison com¬
plète d'huile de coco, ou mieux d'amandes do coco
séchées au soleil : exportation considérable à laquelle
les Samoa ne contribuent pas seules, et qu'alimentent
EN
OCÉANIE.
159
tous les
groupes voisins, depuis l'île de Rétumah à
jusqu'aux îles innommées qui forment au
nord les archipels des Ducs d'York et de Clarence.
De légères goélettes rayonnant autour d'Apia exploi¬
tent régulièrement ce vaste marché, et par d'inces¬
sants voyages assurent le rapide
chargement, du
moins dans les circonstances ordinaires, des grands
navires destinés pour Hambourg.
Quelques chiffres rendront compte des bénéfices
réalisés à la suite d'opérations si bien entendues. En
admettant que les marchandises soient échangées à
300 p. 100 de leur valeur, ce qui est peu, puisque
l'ouest
c'est l'évaluation moyenne sur
les côtes américaines
du
Pacifique, l'huile de coco se payant à Apia
500 fr. la tonne, prix supérieur encore à celui
des autres centres de production, et cette huile étant
sur les marchés
européens, notamment à Hambourg,
cotée à 1,200 fr., on voit que les bénéfices seraient
de plus de 400 p. 100, s'il n'y avait à déduire
les frais d'exploitation. Les dépenses de
premier
établissement ont été considérables, mais les frais
généraux sont aujourd'hui insignifiants, et, comme
le prix du passage des émigrants couvre une partie
des frais de navigation, il y a peu de chose à déduire
des résultats que nous venons de constater. Au reste,
la maison allemande a aujourd'hui écrasé toute con¬
Seule, elle exploite le marché, et c'est à
peine si quelques négociants de Sidney essayent
currence.
1G0
LES
encore
non
EUROPÉENS
de lutter contre
elle, mais de glaner
quelques gerbes après son opulente moisson.
Ce monopole, l'importance qu'il assure à l'agent
de cette maison non-seulement aux Samoa, mais dans
toutes les îles qu'exploitent ses navires, ont-ils suffi
aux
aux
exigences
ambitions
commerciales de la maison Godefroy,
personnelles de son représentant à
Apia ? Ce serait une erreur de le croire. Cet
M. Weber, a été nommé depuis, consul de la
agent,
Confé¬
du Nord. Aux intérêts privés
germanique
chargé se joignent donc les intérêts po¬
litiques du gouvernement qui l'a choisi pour le repré¬
senter dans ces lointains pays, intérêts auxquels
semblaient se rattacher des projets d'une réalisation
dération
dont il reste
moins prochaine, mais dont tout le monde se
préoccupait pendant notre séjour à Apia, et que le
caractère du nouveau consul rendait d'ailleurs vrai¬
plus
ou
semblables.
homme très-actif, très-entrepre¬
à fond les pays où l'a poussé sa
destinée, d'une intelligence remarquable, supérieure
même et servie par de sérieuses études. Impatient
désormais de faire prévaloir les fonctions du consul
sur les vulgaires occupations du marchand, d'agrandir
son rôle politique dans l'archipel, et d'y prendre à
ce titre la première place que n'a pu lui donner sa
prépondérance commerciale, M. Weber paraissait
obéir à cet esprit d'ambition envahissante qui, au
M. Weber est un
nant, connaissant
EN
OCÉANIE.
161
lendemain de
Sadowa, a semblé caractériser le réveil
race
allemande, et c'est sans doute
inspiré les desseins qu'on lui prêtait1.
à l'action de la
qui lui a
Jusqu'à quel point la Prusse songe-t-elle à fonder
une colonie aux
Samoa, à prendre possession de l'ar¬
chipel? On ne saurait rien affirmer de précis; mais
tel est
Vobjectif du nouveau consul, et, comme nous
l'avons dit déjà, sa
conduite, ses desseins sont, à ce
point de vue, un sujet d'appréhension pour les autres
Européens et surtout pour les chefs indigènes, trèsjaloux de leur indépendance nationale. Un navire
de guerre
allemand, parti pour un voyage de circum¬
navigation, était de jour en jour attendu à Apia.
L'arrivée de ce navire, grosse de menaces
d'après les
demi-confidences de Weber
lui-même, est-elle des¬
tinée à justifier les craintes
qu'elle inspire ? Heureu¬
ce
sement pour ceux
qui redoutent
une
pareille éven¬
tualité, de tels desseins trouveraient sur les lieux
mêmes plus d'un adversaire
sérieux, très-résolu à en
empêcher la réalisation.
M. Weber, le riche
marchand, le consul de la
Confédération allemande, n'est
pas en effet, malgré
ces titres
divers, le personnage le plus influent
d'Apia et de l'archipel. Il a parmi ses propres col¬
lègues un rival qui, jusqu'à ce jour, a su maintenir
sa
supériorité, qu'on peut regarder comme le grand
1. Ces notes, nous croyons devoir le
miers mois do l'année 1870.
rappeler, ont été écrites
aube.
11
aux
pre¬
162
LES
chef de
ces
EUROPÉENS
îles, qui perdrait tout à la transformation
colonie allemande, et qui, par suite,
des Samoa en
s'opposera de toutes ses forces à leur prise de posses¬
sion. Ce rival, ce grand chef, c'est le consul d'An¬
gleterre, M. Williams.
M. Williams est un
Anglais né à Rorotonga
(ar¬
chipel de Cook); c'est le fils d'un de ces missionnaires
protestants qui, jusqu'à l'arrivée des missionnaires
périls, rangé à leurs
croyances religieuses et conquis à l'influence politi¬
que de l'Angleterre la plupart des îles de la Poly¬
nésie orientale1. Né au milieu des Indiens, élevé
parmi eux, parlant leur langue comme la sienne
propre, pénétré de leurs idées, sachant quelles
catholiques, avaient, non sans
faire vibrer dans leur cœur pour
éveiller les sentiments, les craintes, les espérances
cordes il faut
les
M.
plus propres
Williams, fort
naires
comme
tous
à assurer le succès
de ses vues,
d'ailleurs du concours des mission¬
anglais, a, depuis qu'il vit aux Samoa, soit
marchand, soit comme
les chefs indigènes une
consul, conquis sur
influence qui serait
n'était ba¬
catholiques.
et marchand
tout à la fois, derrière le consul anglais, si puissant
dans l'archipel, gravite, astre secondaire et sans
souveraine si,
depuis quelque temps, elle
lancée par celle des missionnaires
Derrière le consul allemand, consul
père de M. Williams a
les indigènes.
1. Lo
par
trouvé la mort à Rorotonga ;
il fut assassiné
EN
OCÉANIE.
163
le consul ou mieux l'agent consulaire amé¬
ricain, M. Coë. M. Williams, M. Weber et M. Coë
rayons,
les seuls consuls accrédités à
sont
Apia. Seuls, ils
représentent donc l'Europe et les États de l'Améri¬
que du Nord, et ils les représentent sans contrôle
vis-à-vis d'une population qui,
depuis sa conversion
au
christianisme, semble avoir abjuré avec ses
vieilles superstitions
l'esprit d'énergique résistance
dont plus d'une fois elle fit
preuve envers les
étrangers. Les impressions qu'éveillent les noms de
Baie des Assassins, Baie du
Massacre, donnés par
les premiers
navigateurs et encore portés sur les
cartes, ne
d'un
passé
armes
et
sans retour.
sans
jourd'hui
rattachent à présent qu'au souvenir
se
Européen peut,
:
il n'a
sans
au¬
danger à redouter. La race si fière
pas disparu, ses guerriers montrent
aucun
des Samoa n'a
encore
Un
escorte, parcourir Opoulou
dans leurs luttes intestines la même
ardeur
belliqueuse, la même
sauvage énergie ; mais les plus
audacieux d'entre leurs chefs tremblent au nom
de
l'Europe, et les esprits les plus emportés fléchissent
exigences d'un consul. Il était donc né¬
devant les
cessaire de
peindre le caractère de
de
ces
représentants
l'Europe, si influents dans ces îles. Cette influence
et le but
auquel quelques-uns d'entre eux semblent
la faire servir peuvent seuls
expliquer en effet les
événements dont Apia venait d'être le théâtre au
moment
de notre arrivée. Un
exposé rapide de
ces
164
LES
EUROPÉENS
comprendre la situation réelle de
populations; mais avant d'aborder ce récit,
quelques détails statistiques et géographiques sont
nécessaires pour qu'on puisse saisir l'enchaînement
des faits avec les causes toutes morales dont ils
événements fera
ces
procèdent.
L'archipel des Samoa, situé par le 19e degré de
sud, les 174e et 177" de longitude occiden¬
tale du méridien de Paris, se compose des trois
latitude
grandes îles de Tutuïla, Opoulou et Sevaï, aux¬
quelles il faut joindre plusieurs îles de moindre
étendue, mais qui jouent un certain rôle politique,
comme Manono, entre Sevaï et Opoulou, et Manua à
l'est. La population indigène, que Lapérouse portait
au chiffre, évidemment exagéré, de 80,000 âmes,
mais que Dumont d'Urville n'estimait, en 1838,
d'après les indications du pilote anglais Fraser, qu'à
36,000 âmes, s'élève, selon le dernier recensement,
fait avec la plus grande exactitude par les soins des
missionnaires, à 33,000 habitants ainsi répartis :
Opoulou
Sevaï
Tutuïla
....
800
Manono
Manua
18,000
10,100
3,500
....
600
33,000
EN
OCÉANIE.
165
Ce dernier
chiffre, rapproché de l'estimation de
d'Urville, prouverait que la population,
bien qu'en décroissance, n'a subi qu'une légère di¬
minution dans une période de trente années, malgré
les changements qui se sont opérés dans ses mœurs.
Elle offre ces spécimens magnifiques de la race
maorie, dont Lapérouse disait si justement : « Ces
insulaires sont les plus grands et les mieux faits de
toute l'Océanie que nous ayons encore rencontrés.
Leur taille ordinaire est de 5 pieds 9,10 et 11 pouces,
mais ils sont encore moins étonnants par leur taille
que par les proportions colossales des différentes
parties de leur corps ; notre curiosité, qui nous por¬
tait à les mesurer très-souvent, leur fit faire des com¬
paraisons fréquentes de leurs forces physiques avec
les nôtres. Ces comparaisons n'étaient pas à notre
avantage, et nous devons peut-être nos malheurs à
l'idée de supériorité individuelle qui leur est restée
de ces différents essais. Leur physionomie me parut
souvent exprimer un sentiment de dédain que
je
Dumont
détruire
crus
en
ordonnant de faire devant
eux
de nos armes ; mais mon objet n'aurait pu être
rempli qu'en les faisant diriger sur des victimes hu¬
maines, car autrement ils prenaient le bruit pour un
jeu et l'épreuve pour une plaisanterie
» Et plus
usage
loin
:
«
Je laisse volontiers à d'autres le soin d'écrire
l'histoire peu
Un
intéressante de ces peuples barbares.
séjour de vingt-quatre heures et la relation de
166
LES
EUROPÉENS
malheurs suffisent pour
faire connaître leurs
atroces, leurs arts et les productions d'un
des plus beaux pays de la nature1. »
Ce portrait a cessé d'être exact en ce qui touche
les mœurs des Samoans. Comme nous l'avons déjà
dit, la population entière de l'archipel est aujour¬
nos
mœurs
d'hui chrétienne.
Les
missionnaires
protestants,
wesleyens et indépendants, venus, les uns de Tonga,
les autres de Taïti, les missonnaires catholiques,
venus
plus tard sur leurs traces, s'en partagent au¬
jourd'hui la direction morale et religieuse. Les indé¬
pendants (religion de Taïti) comptent 17,000 caté¬
chistes ; les wesleyens (religion de Tonga), 10,000;
le reste de la population, environ 5,000 âmes, est
catholique.
L'île d'Opoulou, « la plus belle de la Polynésie »,
n'est que la seconde en étendue de tout l'archipel ;
mais par sa richessè et sa population elle en est la
plus importante. Ses chefs tiennent le premier rang
dans l'ordre politique. Bien qu'il soit difficile, même
pour les personnes le mieux au courant de la langue,
des traditions et des coutumes des Samoans, de pré¬
ciser dans ses détails l'organisation sociale et politi1. T.
II,
p.
l'histoire des
207. L'illustre navigateur se trompait sur l'intérêt qu'offre
Samoa; cette histoire ou plutôt les légendes dont elle se
comparées à celle des Néo-Zélandais, ont jeté le jour le plus
les origines probables de la race polyuésienne. — Les Samoa
un des grands centres d'émigration de cette race. (Quatrefages,
compose,
curieux
ont été
sur
Histoire naturelle de
l'homme.)
EN
167
OCÉANIE.
organisation
que qui les régit, on peut dire que cette
affecte dans son ensemble la forme d'une
république
villages, ou plutôt les districts, élisent
leurs chefs dans une famille privilégiée. Ces districts,
se groupant entre eux et autour d'un district plus
important, constituent une province. La ville, cheflieu du district, devient le chef-lieu de la province,
dont le chef élu ne peut être que le chef élu de ce
dernier district. 11 prend alors le titre de tui, auquel
se
joint le nom de la province qui l'a nommé.
Opoulou se divise ainsi en trois provinces : à
l'est, Atua, qui a pour capitale Lufi-Lufi, dont le
chef (quand cela plaît au district de se donner
un
chef, et que ce chef est adopté par les autres
districts) prend le titre de Tui-Atua; il est choisi
dans une famille particulière, celle des Mala-Afu.
Au centre, le Tuamasaga, qui,, outre la ville semieuropéenne d'Apia, a pour capitale Satuisamau,
dont le chef est pris dans la famille Maliétoa. Le
nom de cette famille, par une exception qui prouve
sans doute sa supériorité d'origine, remplace celui
Tui-Tuamasaga. A l'ouest, Ana, qui a pour capitale
Leulumoéga, dont le chef élu prend le titre de TuiAna-Sevaï, se divise en deux provinces, réunion de
plusieurs districts. L'une a pour capitale Sofaiofaï ;
l'autre, Saleula. Tutuïla prend généralement parti
pour la province d'Atua, quand ses districts sont
consultés dans les affaires générales qui se règlent à
fédérative. Les
168
LES
EUROPÉENS
petite île de Manono, elle
complète indé¬
pendance, et le plus souvent, forts de leurs nom¬
breuses pirogues de guerre et de leur habileté aux
choses de la mer, ses chefs prétendent au premier
rang dans toutes les affaires extérieures.
La marque distinctive de la souveraineté est le
pouvoir d'établir des lois. Chaque district peut avoir
Satuisamau. Quant à la
flotte suivant
ses
intérêts dans la plus
les siennes. Les divisions que nous venons
d'exposer
indiquent l'ensemble des districts ayant accepté les
mêmes lois après les avoir discutées en assemblée
générale. C'est la seule autorité devant laquelle se
courbe le guerrier samoan. Toutefois, quand le
besoin d'une action
d'un
commune se
fait sentir, en
face
la conduite d'une guerre
population, il peut
arriver que chacune des provinces élise pour chef
le même personnage, et que ce chef soit à la fois
Tui-Atua, Tui-Ana et Maliétoa. Alors, mais alors
seulement, il est pour sa vie entière le chef reconnu
de tout l'archipel, et son autorité devient légitime
dans tous les districts des trois provinces. A sa mort,
chaque district, chaque village reprend ses droits.
Au fond, c'est là une théorie plus qu'une réalité.
Tel est l'esprit d'individualisme de cette race, que,
dans les rangs mêmes de l'armée réunie à Apia dans
une entente commune et
commandée par les chefs
élus des trois provinces, chaque guerrier n'agissait
danger public,
pour
dont le succès intéresse toute la
/
EN
169
OCÉANIE.
guise, de même que, dans les conseils fré¬
quents que nécessitait cette absence de toute dis¬
cipline, il maintenait son opinion contre celle de ces
mêmes chefs avec une indépendance absolue. En
fait, chaque district, chaque village, chaque chef de
famille se regarde comme indépendant, et n'agit que
par ses propres inspirations.
qu'à
sa
Les relations entre les
diverses provinces, entre
îles, même les plus éloignées de l'archipel, sont
très-fréquentes. Le moindre événement est une occa¬
les
auxquels prend part la population
village. Chaque district a ses piro¬
gues sur lesquelles hommes, femmes et enfants s'em¬
barquent joyeux au grand chagrin des missionnaires,
qui savent à quels excès de tout genre donnent lieu
ces fêtes prolongées, où se réveillent les instincts
brutaux mal assoupis de leurs néophytes. Cette
crainte si légitime est-elle la seule ? Ces coui'ses
sion de voyages
entière d'un même
assemblées ne maintiennent-elles
point les traditions nationales ? N'est-ce pas égale¬
ment dans ces réunions, où chacun apporte sa part
de nouvelles, que s'alimente cet esprit de résistance
aux envahissements des Européens, qui était jadis
lointaines,
ces
puissant, et qui, un moment affaibli par la ferveur
religieuse, semble aujourd'hui prendre de nouvelles
forces ? Si tels sont la constitution politique de la
si
société
samoane
et
l'esprit qui anime chacun de ses
membres, il est facile de
comprendre
que
toute ten-
170
LES
EUROPÉENS
chef ambitieux pour y établir sa domi¬
nation doit rencontrer une résistance générale.
tative d'un
part, cependant, les dangers de la lutte n'ef¬
frayent moins les esprits superbes que poussent
Nulle
pouvoir. De quel prétexte
ennoblir leurs entreprises, et même
districts où l'esprit d'indépendance est le
l'ambition et la soif du
ne
savent-ils pas
dans les
plus développé, combien d'auxiliaires ne trouventils pas ?
Quoi qu'il en soit, une tentative de ce genre, ten¬
tative avortée du reste, venait, depuis un an, d'agiter
profondément l'archipel, et, bien que la lutte fût
terminée par la défaite du chef qui l'avait provoquée,
nul ne pouvait en prévoir les conséquences der¬
nières. De graves incidents s'étaient produits, sus¬
cités, disait-on, par le consul anglais, hostile au
parti victorieux et dévoué au parti vaincu. Le pavil¬
lon de la reine, prétendait-il, avait été insulté, et il
refusait toutes les satisfactions qui lui avaient été
offertes pour cette insulte, que la soumission des
Samoans, l'abdication de leur indépendance, pou¬
vaient seules faire pardonner. Sur ces bruits, grossis
par les passions, par les rivalités politiques, aussi
ardentes sur les plus petits que sur les plus grands
théâtres, quelle était la vérité, ou du moins quels
étaient les faits qui les avaient fait naître ?
Parmi les jeunes gens élevés au collège des mis¬
sionnaires indépendants se trouvait un jeune homme
EN
171
OCÉANIE.
intelligent et actif nommé Laupapa, de la famille
des Maliétoa et neveu du chef de ce nom, vieillard
depuis longtemps élu tui du Tuamasaga.
Chez les
Samoans, comme chez beaucoup de peuples primitifs,
l'ordre de succession n'est pas du père au fils, mais
la première série
épuisée, le fils du frère aîné devienne à son
du frère
étant
tour
un
au
frère, jusqu'à
ce que,
le chef de la famille. Le vieux
frère ;
Maliétoa avait
rien dès lors ne pouvait désigner Laupapa
comme son
futur
successeur.
Cependant, le jeune
quittait à peine le collège que M. Williams
l'adoptait pour son fils, en même temps qu'il lui faisait
adopter pour fille une de ses propres enfants : double
lien qui, dans les mœurs du pays, lui assurait une
influence absolue sur Laupapa, et qui dès lors éveil¬
chef
lait les soupçons.
Sur
liétoa vint à mourir.
ces
entrefaites, le vieux Ma¬
Une assemblée de quelques
consul anglais et à son fils adoptif se
réunit aussitôt dans le. voisinage d'Apia, et, usurpant
chefs vendus
au
pouvoirs de l'assemblée générale de la province,
proclama Maliétoa le jeune Laupapa. Cette élection
fut à peine rendue publique que tous les chefs du
Tuamasaga se réunirent au village de Malinuu, cas¬
sèrent comme illégales toutes les décisions de la
première assemblée, et, pour mieux assurer l'exécu¬
tion de leurs volontés, élurent pour Maliétoa le frère
du dernier tui. Fort de l'appui do son père adoptif,
les
Laupapa refusa d'obéir à
l'assemblée légitime, pro-
172
LES
l'élection
EUROPÉENS
de
oncle, et se mit à
pouvoir dans tous les districts de la pro¬
vince. Des prérogatives du pouvoir, la plus impor¬
tante, celle qui atteste la souveraineté, est, comme
nous l'avons dit, celle de faire des lois. Un code de
lois d'une sévérité excessive, œuvre des missionnaires
protestants et surtout du consul anglais, fut édicté
non-seulement pour le Tuamasaga, mais.pour l'île
entière d'Opoulou. L'exécution en fut imposée par
la force dans plusieurs villages. Tandis que partout
ces actes soulevaient les
plus justes plaintes, Laupapa, dédaignant l'antique capitale de Satuisamau,
proclamait sa nouvelle ville de Matagofié (la belle)
capitale de son royaume des Samoa, et substituait
aux anciennes couleurs nationales son
drapeau —
une
grande étoile sur fond rouge, devant laquelle, à
droite et à gauche, semblaient s'incliner des étoiles
de moindre grandeur —, symbole de ses propres
destinées et de l'avenir qu'il réservait à ses rivaux.
Cette dernière mesure, où l'on ne peut voir qu'rme
vanité puérile, fut pourtant de tous les griefs que
lui reprochaient les chefs samoans celui qui leur
inspira la plus vive indignation. Us se réunirent de
nouveau à Malinuu, résidence du vieux Maliétoa,
et le pressèrent d'agir, lui offrant le concours de
tous les districts de l'archipel pour l'aider à sauve¬
garder ses antiques lois et sa constitution politique
menacées par un usurpateur insolent. Néanmoins,
testa
contre
exercer
le
son
EN
comme
173
OGÉANIE.
derrière Laupapa
ils voyaient le consul an¬
glais et la puissance de l'Angleterre, ils adressèrent
au gouvernement de la reine Victoria la protestation
suivante
A
:
SON
EXCELLENCE
DU
LE MINISTRE DE
LA MARINE
GOUVERNEMENT ANGLAIS.
8
janvier 1869.
Moi, Maliétoa, je vous adresse cette suppliante lettre
faire part de la crainte et de la frayeur que nous
cause le consul de votre gouvernement à Apia, car, il faut
pour vous
l'avouer, notre gouvernement des Samoa sent sa fai¬
s'effraye bien vite.
Que Votre Excellence veuille donc m'excuser si j'ose la
vous
blesse et
supplier de nous enlever cet homme qui fait bien des choses
qu'il ne devrait pas faire, et de nous donner son remplaçant
avec lequel nous serons en bons rapports et qui sera le
bienvenu parmi nous.
à lui reprocher, c'est de
à des amendes avant de s'être assuré
de la culpabilité des personnes. Un autre grief, c'est qu'il a
poussé mon neveu à se faire élire chef du gouvernement,
bien que la majorité de ceux qui ont le pouvoir de nommer
à cette charge ne fût pas pour lui. Sans doute que cela va
occasionner la guerre et toutes ses suites désastreuses, vrais
Une des choses que nous avons
juger et de condamner
malheurs pour
Samoa.
reprochons à Williams,
les partisans du jeune Laupapa
et pour donner de l'éclat à son sacre, il lui a fourni des ri¬
chesses, des armes et mille autres choses semblables. De
plus, il lui a promis le secours efficace du gouvernement an¬
glais et de ses navires de guerre.
Une autre
chose odieuse que nous
c'est que, pour
encourager
174
LES
Ce serait
EUROPÉENS
trop long d'énumérer à Votre Excellence tous
contre ce consul, qui fait souffrir
quelques faits suffisent pour vous expliquer
ma hardiesse d'oser encore vous supplier d'avoir pitié de
nous et de nous enlever ce monsieur pour le remplacer par
un autre qui agisse avec justice et que nous recevrons de
les
griefs
notre
que nous avons
cœur.
Ces
notre mieux.
Je
suis, etc.
Maliétoa.
suppliante, dans laquelle se lisent si
les chefs samoans res¬
sentaient à la pensée d'un conflit avec l'Angleterre,
parvint elle à son adresse ? Cela est douteux ; en
tout cas, il n'est pas probable que l'humble requête
du Maliétoa eût été pleinement accueillie, et que la
satisfaction qu'il demandait, c'est-à-dire l'éloignement du consul, eût été accordée.
Pendant que les deux partis en armes se prépa¬
raient à la guerre, la frégate anglaise le Challenger,
commandée par le commodore Lambert, vint mouil¬
ler dans la rade d'Apia. Elle avait été précédée de
l'aviso français le Coetlogon, en route pour la Nou¬
Cette lettre
clairement les craintes que
velle-Calédonie. Les deux commandants, furent sol¬
licités de reconnaître le
jeune Laupapa comme
s'y refusèrent. Le commodore
Lambert engagea même le consul anglais à ne pas
intervenir dans les affaires des Samoans, en s'appuyant sur la décision récente du gouvernement
Maliétoa. Tous deux
EN
OCÉAN IE.
175
anglais à l'égard des Viti, dont il avait décliné
l'annexion. Ce refus des deux commandants fut très-
consul et
découragea même les partisans
Laupapa. Aussi, se sentant incapable de triom¬
pher de ses adversaires, dont l'armée comptait les
chefs de presque tout l'archipel, le jeune chef con¬
sentit à des négociations. Une assemblée générale
eut lieu à Malinuu, sous le nom de Samoa-na-tazi
sensible
au
de
(union
samoane). Cette assemblée décréta une nou¬
fédérale, véritable progrès, puis¬
qu'elle fondait l'unité de l'archipel, en ce sens que
les lois votées à Satuisamau en assemblée générale
devenaient obligatoires dans tous les districts. Lau¬
papa renonçait à son titre, mais conservait son auto¬
rité sur la ville de Matagofié, érigée en district. Si
velle constitution
l'adhésion de
été
ce
chef
aux
décrets de l'assemblée eût
sincère, les troubles qu'avaient suscités
nées ambitieuses
été ainsi
ses me¬
conjurés. Les
assemblée, confiants en sa parole,
rentrèrent en effet dans leurs districts, laissant à
peine quelques forces au vieux Maliétoa. Malheu¬
reusement Laupapa n'avait vu dans toutes ces négo¬
ciations qu'un moyen d'attendre une occasion plus
favorable, et quand cette occasion se présenta par
la dispersion de ses adversaires, il leva le masque
et commença la guerre. Les événements ont ici une
gravité sérieuse à cause de la part considérable
qu'y prend le consul anglais ; il nous semble dès
chefs de cette
eussent
176
LES
EUROPÉENS
lors nécessaire de recourir à des documents officiels
pour
crire
les
au
exposer.
rieuse lettre
A
Le vieux Maliétoa s'empressa d'é¬
gouvernement de la reine Victoria la cu¬
SON
qu'on
va
EXCELLENCE
DU
lire
LE
:
MINISTRE
GOUVERNEMENT
DE
LA
MARINE
ANGLAIS.
Malinuu, 26
mars
1869.
Depuis la lettre que j'ai écrite à Votre Excellence en
janvier dernier, Williams, votre consul, a encore fait à Sa¬
moa bien des choses contraires à la justice, semblables à
celles que je vous ai déjà citées.
La guerre a éclaté entre mon neveu (le fils de mon frère)
et moi. A notre approche, les adhérents à son parti ont fait
semblant de se soumettre et nous ont promis d'établir une
fédération sous le titre d'Union samoane. Après avoir donné
connaissance par lettre de ce nouveau gouvernement aux
blancs et aux consuls, nous nous sommes mis en devoir de
faire des lois en rapport avec notre nouvelle constitution.
Mais bientôt après les adhérents au pafti.de mon neveu
se sont précipités sur nous à l'improviste, nous ont chassés
et Ont brûlé nos maisons, c'est pourquoi nous avons de nou¬
veau fait nos préparatifs de guerre ; nous avons de nouveau
écrit à MM. les consuls européens à peu près en ces termes :
u Messieurs, restez tranquilles, vous autres,
mais nous
vous prévenons que la guerre entre nous Samoans va cer¬
tainement avoir lieu, parce que nous sommes obligés de
venger la violation du traité qui avait été fait entre nous,
traité que le jeune Laupapa et les siens ont violé. Nous
désirons tous que la guerre n'ait lieu qu'à Malinuu et Ma-
EN
ta-utu
et
sitôt ils
nous
OCÉANIE.
177
qu'on ne se batte nullement dans les lieux où
habitent les blancs, de
peur que la guerre n'y occasionne
quelque accident regrettable ou quelque acte arbitraire. » Aus¬
répondirent
par une
lettre d'adhésion
et de
remercîment.
C'est alors
qu'après
nuit de siège tous les ennemis
Malinuu, se sont enfuis à Apia,
forteresse au milieu des habitations des
alors envoyé une ambassade aux consuls
une
ont abandonné les forts de
et y
ont établi
blancs. Nous
des nations
est le
sens
une
avons
étrangères
de
ce
fort
leur faire ces questions : Quel
l'on élève à Apia ? comment son
pour
que
existence s'accorde-t-elle
avec notre convention de ne
point
dans les lieux qu'habitent les étrangers? Qu'on
fasse évacuer au plus tôt; les
champs de bataille ne sont
faire la
le
guerre
pas rares, que nos ennemis
(Puis, s'adressant
au
pour
faire la guerre.
particulier)
: — Et
faire évacuer ce fort, transporte ailleurs
dignité de consul, ainsi que ta famille et ton pavillon,
si tu
ta
ne
peux pas
il est nécessaire que nous
car
seriez pas en
sûreté
en
L'évêque catholique
de
s'y retirent
consul anglais en
prenions
restant où
a aussi
vous
prendre
sous
M.
ce
propres
vous ne
fort à côté de
la protection du pavillon anglais tous les
domestiques. Il
ne
son
Williams, qui semblait
battants du parti de Laupapa.
Dans sa réponse écrite, le consul dit :
ainsi. Je ne prends sous la protection de
mes
fort, et
envoyé à Williams une lettre
protestation contre l'érection de
palais, et contre l'audace de
ce
êtes2.
—
com¬
Il n'en est pas
mon
pavillon
que
voulut pas se retirer ail-
1. Ce sont les deux villagos indiens
qui entourent Apia. Mata-utu
(Matngofié) est la ville de Laupapa.
2. Le fort dont il s'agit, carré de
maçonnerie, complété par une palissade
en troncs d'arbres, était situé à moins de
cinquante pas de la maison liabitée
par le consul anglais, est à cent pas de la mission catholique.
aube.
I
12
LES
178
EUROPÉENS
fit une forteresse de balles
tandis que ses domestiques étaient
mais dans son salon il se
leurs ;
de eoton et
s'y enferma
derrière
dehors,
son mur
d'enceinte.
fort où étaient
battus avec acharnement,
et en un seul jour nous nous sommes rendus maîtres du
fort. Alors tous le3 guerriers se sont précipités pour s'em¬
parer des richesses qui étaient dans les maisons de nos
ennemis et y mettre le feu ; mais tout à coup M. Williams
se présente et nous dit : — Les maisons de Pita et de Saïto
sont mes maisons ainsi que les richesses qui s'y trouvent.
Nous avons été bien surpris, et nous nous sommes dit :
Comment cela peut-il être? et aurions-nous eu tort de
croire vrai ce que M. Williams nous disait si souvent, qu'il
n'était pas un marchand, mais un consul auquel le com¬
Nous nous sommes
nos
ennemis
merce
est
alors rués contre ce
nous sommes
; nous
interdit ?
paraît que nous étions tout à fait dans l'erreur à ce
sujet; c'est ce qui nous a mis dans une grande crainte;
c'est pourquoi nous nous sommes réunis en assemblée so¬
Il
lennelle ; nous avons
fait apporter toutes les
avons
pour
richesses qui
nous les
été pillées dans les susdites maisons, et
rendues à Williams en lui faisant un ifoga1
avaient
incliner son cœur
Tout cela
à notre
n'a fait qu'augmenter la
égard;
devant lui en
tyrannie de Williams
par trois fois nous nous sommes prosternés
ifoga, chaque fois il nous a repoussés. Par
surcroît de malheur,
homme de
solennel
à oublier cette offense.
Sevaï
a
voilà que pendant la nuit un jeune
idée de déchirer une es¬
la mauvaise
pèce de petit pavillon
anglais qui était sur une maison
mais do la
guerrier
L'ifoga, c'est le vaincu qui demande la vie au vainqueur,
plus humiliante pour l'orgueil samoan. Il est rare qu'un
vaincu se soumette à cette humiliation.
1.
manière la
samoane.
à
179
OCÉANIE.
EN
Quant à Williams, à sa famille, à ses domestiques,
pavillon, ils ont été scrupuleusement respectés.
Affligés de cet accident, nous avons renouvelé notre
ifoga, car nous étions extrêmement effrayés des menaces
son
faisait Williams. Aussitôt il a écrit à tous les Eu¬
royaume pour leur enjoindre de mettre en
berne tous leurs pavillons anglais, parce qu'on venait de
couper la tête à la reine Victoria et de couper pareillement
que nous
ropéens de votre
la tête
au
Nous
royaume
d'Angleterre.
fait un nouvel ifoga, nous avons livré
jeune homme qui avait déchiré le pavillon,
pensant par là" adoucir sa colère; mais encore cette fois
nous avons été repoussés; il n'a rien voulu écouter. Alors
nous lui avons offert en payement de la faute un
champ
situé dans la province d'Atua et un autre dans la province
d'Ana. 11 n'a pas voulu les recevoir.
Mais que veut-il donc enfin ? Une seule chose : la cession
en sa faveur de Sevaï et d'Opoulou; il n'y a
que cela qui
puisse arrêter sa colère, faire cesser ses menaces et mettre
fin à sa tyrannie.
Monsieur le Ministre, que pense Votre Excellence d'une
telle conduite ? Est-elle conforme à vos lois européennes ?
Trouvez-vous convenable d'employer ainsi votre pavillon à
nous dresser des pièges et à nous faire souffrir ? Convient-il
à un consul que nous honorons du titre de chef de se mettre
avons encore
à Williams le
à la tête d'une armée de rebelles î
Remarquez-le bien, s'il
plaît, puisqu'il était à la tête de nos ennemis, il a été
vaincu comme eux ; mais il n'a pas pris la fuite. Au con¬
vous
traire il s'est retourné contre
effrayer ; il
a
nous
et
a
tout fait pour nous
même essayé de nous imposer de fortes
qui est le vainqueur?
amen¬
des. Est-ce donc le vaincu
Quoique
une
nous soyons
telle conduite chez
bien
peu
nous
nous
avancés en civilisation,
paraît le résultat d'un
180
EUROPÉENS
LES
pouvoir tyrannique, et qui
n'a pour toute loi que
l'arbi¬
traire.
Si c'était là aussi votre
opinion, alors, nous vous en sup¬
la demande que nous vous faisons,
confrères : enlevez d'ici ce consul
tyrannique, qui depuis longtemps ne s'occupe plus de la
charge pour laquelle il est venu aux Samoa, pour ne s'oc¬
cuper que des moyens de détruire notre pouvoir, et si ce
n'était notre crainte et le respect que nous portons au gou¬
vernement qu'il représente, il y a longtemps que nous l'au¬
plions, accordez-nous
moi Maliétoa et tous mes
rions mis à mort.
En
nous
souhaitant à Votre Excellence beaucoup
avons,
de prospérité,
etc.
Maliétoa et les
Lors même que
chefs
au
pouvoir devant Apia, ete.
l'exactitude des faits exposés
singulier document ne nous eût pas été
affirmée par toutes les personnes que nous rencon¬
trions à Apia, il nous eût suffi pour la reconnaître
de parcourir les rues 'de la ville. Le plus grave de
ces faits, celui qui révèle le mieux la ligne de con¬
duite suivie par le consul anglais, est certainement
la construction, au centre de la ville européenne,
du fort, dernier refuge des rebelles, — les ruines
en étaient encore debout, et les guerriers qui l'a¬
vaient emporté d'assaut étaient encore campés au¬
tour de ces ruines. — Les traces des balles et des
boulets se montraient partout, sur les troncs des
dans
ce
grands arbres qui bordent la plage, sur la façade de
l'église catholique, sur la maison même du consul
EN
OCÉANIE.
181
anglais ; elles attestaient l'acharnement de la lutte
dont le quartier européen avait été le théâtre, lutte
dont les conséquences pouvaient être si fatales,
quand on songe que l'armée victorieuse comptait
des guerriers venus des plus lointains districts de
Sevaï, ignorants des lois de la guerre, et que l'exal¬
tation de la bataille, la surexcitation du triomphe
pouvaient pousser aux plus sanglants excès. Ces
dangers, la sagesse, la vigilante modération des
chefs, les avaient prévenus.
L'arrivée successive de trois navires de guerre, la
Mégère de la marine française, le Kearscige de la
marine américaine, la Blanche de la marine anglaise,
vint heureusement mettre un terme
à cette situation
périlleuse et donner une solution pacifique à cette
lutte sanglante. Le commandant du Kearsage déclina
toute intervention dans les affaires intérieures des
Samoans. Appelé d'ailleurs aux Viti par de plus
sérieux intérêts, il abrégea le plus possible sa relâ¬
che à Apia, et partit au bout de quarante-huit heu¬
res. Cette abstention fut néanmoins pour les chefs
premier sujet d'espoir. Elle leur prou¬
du moins tous les Européens ne pensent
pas, n'agissent pas comme les consuls qui les repré¬
sentent. Les seuls établissements français de quel¬
victorieux
un
vait que
importance à Apia sont ceux des missionnaires
catholiques. Il est certain que ces derniers avaient,
dans l'attaque du fort, couru les plus sérieux dan-
que
182
LES
EUROPÉENS
les pertes matérielles que la guerre avait fait
éprouver à la mission, celles qui résultaient chaque
jour du désordre, conséquence évidente de la guerre,
étaient sûrement considérables ; mais fallait-il en
faire peser la responsabilité sur les chefs indigènes,
armés pour la plus juste des causes, et qui, en défi¬
nitive, avaient fait les plus grands efforts pour ne
pas entraîner les Européens dans leurs discordes
civiles ? D'ailleurs Mgr d'Enos, alors présent à Apia,
était un esprit trop élevé, ses vues sont trop hautes
pour que des avantages matériels puissent lui faire
oublier le but essentiel de l'œuvre à laquelle il a
voué sa vie, — œuvre de charité, d'abnégation et de
paix; — pour rien au monde il n'eût voulu fournir
un nouvel aliment aux
passions qui s'agitaient au¬
gers ;
de
lui, et surtout, comme tant d'autres ne
rougissaient pas de le faire, profiter de la triste
situation de ce malheureux pays pour tirer avantage
des pertes de la mission. Aussi, bien que le but
évident de notre mission fût de protéger au besoin
les missionnaires français, nous n'eûmes aucune
réclamation à faire valoir. La Mégère salua de ses
canons le vieux Maliétoa, qui vint nous visiter à
bord; et, dans une assemblée des chefs, nous nous
bornâmes à les exhorter à prendre les mesures les
plus promptes pour sortir de l'état d'anarchie où
leurs discordes les avaient plongés, anarchie qui
semblait accuser leur propre impuissance, et qui
tour
EN
183
OCÉANIE.
pouvait faire courir de grands dangers à leUr patrie
en justifiant une intervention étrangère. Cette atti¬
tude ajouta encore aux espérances que le Kearsage
avait fait concevoir aux chefs indigènes ; mais tout
dépendait du commandant
de la Blanche. Cette
seule¬
par le
l'Australie à la première
frégate mouilla dans la baie quelques jours
ment après le départ de la Mégère. Expédié
gouverneur général de
nouvelle des événements
ensanglanté
les rues d'Apia, et sous l'impression du rapport de
M. Williams, le commandant de ce navire avait
pour mission d'examiner l'affaire du pavillon an¬
glais, insulté si gravement au dire du consul, et
d'exiger une réparation proportionnée à l'offense.
Sans vouloir rechercher ici sur quels éléments il
appuya son enquête à ce sujet, la réserve constante
dans laquelle il se tint vis-à-vis de M. Williams,
le silence qu'il garda jusqu'à son départ en ce qui
touchait l'insulte du pavillon anglais, montrent qu'il
réduisit bien vite à ses justes proportions cet inci¬
dent regrettable. Il lui parut sans doute, comme à
tout le monde, provoqué par la conduite même du
consul de sa nation, et il n'y vit que l'acte irréfléchi,
inconscient, d'un enfant sauvage venu des plus
lointains districts de
être
vu
qui avaient
Sevaï, qui, n'ayant jamais
d'Européens dans toute sa
savoir le caractère sacré que
leurs
drapeaux.
peut-
vie, ne pouvait
ceux-ci attachent à
184
Les chefs
avait été si
LES
EUROPÉENS
indigènes
longtemps
avaient voulu
en
lesquels cette affaire
sujet d'anxiété, et qui
pour
un
arrêter le
cours en se
soumettant
à toutes les humiliations d'un
ifoga solennel, com¬
prirent à cette réserve, à ce silence, que dans l'es¬
prit du commandant de la Blanche, leur cause,
c'est-à-dire celle de la justice et de la vérité, avait
triomphé. Ils lui en témoignèrent leur reconnais¬
sance par
l'empressement qu'ils mirent à lui faciliter
la seconde partie de sa mission : le règlement des
indemnités que les sujets anglais et même les au¬
tres Européens réclamaient pour les pertes qu'ils
avaient éprouvées pendant la guerre. Les étranges
réclamations qui assaillaient les commandants des
navires de guerre en mission montrent à quel arbi¬
traire sont soumises les malheureuses populations
de l'Océanie en face des Européens qui viennent
s'établir parmi elles. Ces Européens n'étaient pas
au reste d'obscurs marchands
ignorants du droit ou
poussés à le méconnaître par les exigences de la
pauvreté, mauvaise conseillère ; c'étaient de riches
négociants, et à leur tête les consuls, qui avaient
fixé chacun à 8,000 piastres (40,000 fr.) le chiffre
de l'indemnité pour pertes subies pendant la guerre
civile.
Ne voulant pas se prononcer sur
la justice de ces
réclamations, le commandant de la Blanche en laissa
du moins l'arbitrage aux chefs somoans, et n'assista
EN
pas
185
OCÉANIE.
même à l'assemblée où ces réclamations
discutées. Par
un
furent
sentiment de reconnaissance bien
naturelle, les chefs samoans justement charmés de
cette modération, de cette confiance, auxquelles
rien ne les avait jusqu'alors accoutumés, admirent
en
principe les demandes des Européens, mais ré¬
duisirent à 3,000 piastres le chiffre de l'indemnité à
payer aux consuls. Ceux-ci durent
et la Blanche reprit le chemin de
s'en contenter,
Sidney, ayant
nul doute raffermi par
la justice de son com¬
l'Angleterre, sérieusement
compromise par les exigences arbitraires du consul
qui la représente aux Samoa.
Les événements que nous venons d'exposer n'ont
certes qu'une importance relative ; mais, bien mieux
que les plus longues considérations, ils nous sem¬
blent expliquer la nature des relations de l'archipel
samoan avec les principales nations maritimes de
l'Europe, en même temps qu'ils font connaître la
situation intérieure de ces populations et les pres¬
sions diverses auxquelles elles obéissent. Cette si¬
tuation semble d'abord une anarchie profonde où
sans
mandant l'influence de
s'usent
sans
bruit les forces vives d'une race encore
énergique, mais dont le caractère turbulent, cause
première de cette anarchie, semble s'opposer à tout
essai de réforme. Cependant bien d'autres causes,
que ce récit fait voir à l'œuvre, contribuent à ce
déplorable résultat : rivalités religieuses des sectes
186
LES
EUROPÉENS
chrétiennes, ambitions secrètes
ou
avouées des
con¬
suls
européens, et, chose plus triste encore, leur
avidité, qu'ils couvrent du masque des intérêts poli¬
tiques de leur nation. Est-il possible d'ailleurs qu'il
en soit autrement quand aucun pouvoir ne contrôle
leurs actes, si ce n'est parfois celui du commandant
de
les hasards de la
Dans son igno¬
rance
générale, mais
encore des faits les plus simples, que peut le plus
souvent l'officier le plus impartial ? Il est bien forcé
de s'en rapporter aux indications des missionnaires
ou des consuls. C'est ainsi qu'il sanctionne souvent
une conduite que, mieux renseigné, il blâmerait
énergiquement ; puis tous ces consuls sont des mar¬
chands préoccupés d'intérêts particuliers. Comment
ne mettraient-ils
pas au service de ces intérêts l'in¬
fluence que leur assure leur position officielle ?
Cette position sans de tels avantages ne serait pour
eux
qu'une charge, une source d'embarras et de
dépenses, ou tout au plus une puérile satisfaction
quelque navire de
navigation conduisent
guerre que
de vanité. Aussi cette
influence, qui
en ces pays ?
non-seulement de la situation
si
active
dans
les
révolutions
nous est appa¬
politiques de
l'archipel, se fait-elle sentir non moins puissante
dans ce qu'on peut appeler la situation économique
et l'état moral de la population.
Nous n'avons pu que donner une idée bien impar¬
faite de la splendide beauté de ces îles, de cette beauté
rue
EN
OGÉANIE.
187
promesses qui a frappé tous les voyageurs.
Ces promesses ne sont point menteuses : nul sol
au monde
peut-être n'est aussi riche, aussi fécond
pleine de
celui d'Opoulou. L'igname, la patate douce, le
culture dans
les plaines immenses et admirablement arrosées qui
se déroulent autour
d'Apia; l'arbre à pain, dont on
compte plus de vingt espèces, le bananier, dont les
variétés sont plus nombreuses encore, se rencontrent
à chaque pas dans les forêts qui couvrent les plus
hautes collines; enfin, les rivages eux-mêmes, et
jusqu'aux récifs de la plage, sont bordés d'immenses
bois de cocotiers. Ces produits fournissent non-seu¬
lement à l'alimentation de la population indigène,
mais bien avant même l'arrivée des Européens, ils
avaient créé un important commerce d'échange avec
les archipels voisins.
Depuis cette époque, le caféier, la canne à sucre,
le coton, divers arbres à épices, la vanille, ont été
introduits, et tous ont parfaitement réussi. Sous l'in¬
fluence de la crise produite sur les marchés euro¬
péens par la guerre de la sécession américaine, la
culture du coton fut entreprise sur une assez large
échelle, et l'exportation par la voie de Sidney s'éleva
à plus de 2,000 tonnes. Les premiers prix, les plus
élevés, furent de 50 centimes le kilogramme ; mais
ils ne purent se soutenir ; aussi cette culture est
aujourd'hui abandonnée. En revanche, les plantaque
taro, l'ananas, croissent presque sans
188
LES
EUROPÉENS
tions de
café, de sucre et des autres denrées colo¬
pleine prospérité.
Le grand marché de l'Océanie, c'est Sidney et les
autres villes si importantes déjà de l'Australie an¬
glaise. Toutes s'approvisionnent aujourd'hui de ces
denrées à Manille, à Batavia, à Bourbon, à Maurice.
De tous ces ports, les navires ont une traversée de
deux mois, et le plus souvent dans des parages d'une
navigation difficile et dangereuse. En quinze jours,
au
contraire, des Samoa on arrive à Sidney. L'éloignement du marché, qui rendait impossible la culture
du coton aux Samoa, parce qu'il était destiné à l'Eu¬
rope, n'aura-t-il pas les mêmes effets, mais cette fois
en faveur de
l'archipel, pour les denrées intertropi¬
cales? L'expérience a déjà prononcé, un seul obs¬
niales y sont en
tacle reste à vaincre pour assurer le développement
de pareilles entreprises : c'est la paresse des indi¬
gènes,
on
pourrait dire leur horreur du travail. En
supposant que ce défaut soit invincible, ce qui n'est
pas sûr, le remède est désormais connu. Le jour où
de nombreux Européens s'établiront dans ces îles,
l'émigration leur donnera les bras dont ils auront be¬
soin. Je n'ai pas seulement en vue l'émigration chi¬
noise, qui a le grand inconvénient d'exiger de puis¬
sants capitaux, mais celle des Indiens des archipels
de la Micronésie, comme les Nouvelles-Hébrides,
les Marshall, où déjà elle est en pleine vigueur.
Cette émigration, sur laquelle nous aurons à donner
EN
OCÉANIE.
189
plus de détails quand nous aborderons les Fidji, est
aujourd'hui principalement dirigée vers ce dernier
archipel et vers les nouveaux établissements de la
province australienne de Queen's Land. Il serait
facile d'en détourner une branche vers les Samoa.
point de vue donc, leur avenir ne saurait être
douteux, alors même que le commerce de l'huile de
A
ce
à le garantir.
développement de telles entreprises, en assu¬
rant le bien-être matériel des populations de l'ar¬
chipel, est fait pour contribuer puissamment à leurs
progrès en tout genre et compléter leur initiation à
la civilisation européenne ; mais ce qui fait la véri¬
table supériorité de cette civilisation, c'est, plus que
les conquêtes de son industrie et de ses sciences,
l'idée supérieure de lajustice et du droit, dont elle est
assurément la plus haute expression. Sans cette force
morale, le progrès n'existe pas, ne peut pas exister.
Quel est donc l'état moral des Samoans depuis l'ar¬
rivée des Européens, ou plutôt — car de telles re¬
coco ne
suffirait pas
Le
impossibles, — quels sont les
leur ont donnés, au point de vue du
droit et de lajustice, les Européens établis parmi eux?
Les populations des Samoa sont chrétiennes, et
certes c'est là un fait dont il est impossible de con¬
cherches sont presque
exemples
tester la
exercent
les
que
valeur. Les missionnaires protestants y
influence très-légitime, et
de manquer de sévérité,
une
accuser
nul ne peut
de rigueur
190
LES
EUROPÉENS
même, dans la manière dont ils exigent de leurs
néophytes la plus stricte observance des préceptes
et des règles de leur confession
religieuse. Le code
des lois qui, grâce à eux, ont été édictées dans les
districts, comme le Tuamasaga, où leur influence est
prépondérante, l'attesterait au besoin ; mais, sans
entrer dans des considérations déjà exposées, on
peut dire que la fidélité aux pratiques religieuses
n'est pas toute la morale : des nations d'une même
communion religieuse n'ont pas la même notion du
droit. La tendance des plus avancées d'entre elles
est de dégager de plus en plus cette notion de toute
sanction extramondaine, de sorte que, pour
apprécier
les progrès d'un peuple, il faut voir
quel est, en
dehors de toute préoccupation religieuse, l'esprit qui
inspire les lois qui le régissent. De telles recher¬
ches, outre l'impartialité qu'elles exigent, présentent,
nous l'avons
dit, des difficultés devant lesquelles il
convient de
nous
récuser. Nous
nous
bornerons donc
à
quelques faits particuliers que le lecteur appré¬
ciera, et dont il tirera lui-même les conséquences au
point de vue de la moralité de ceux qui en furent
les auteurs, donnée comme
exemple à la population
samoane, dont nous avons seulement à nous occuper.
Un chef d'Opoulou, nommé Suatélé, avait à reconstuire sa maison. Suivant l'usage du pays, il appela
pour l'aider tous les Indiens de son district; parmi
eux
se
trouvait
un
de
ces
catéchistes protestants
EN
OCÉANIE.
191
qui,
sous le nom de teachers, sont les instruments
plus actifs de la puissance des missionnaires.
Celui-ci refusa d'obéir à l'ordre du chef du district,
et par ses menaces,
par d'insolentes protestations,
voulut, non content de ses refus, entraîner la plupart
les
des Indiens à imiter
d'abord
sa
conduite. Suatélé montra
grande patience ; mais, poussé à bout, il
chasser du village le catéchiste protestant,
puis, pour rendre son expulsion définitive et attester
par un fait matériel cette expulsion, il fit, suivant
l'usage samoan, brûler la case de l'Indien coupable.
une
finit par
M. Williams fut bien vite
informé du fait; soit
soit à dessein, prenant la maison du teacher
indigène pour celle des missionnaires anglais, il
évoqua l'affaire à son tribunal, et, sans entendre Suatélé, le condamna à une forte amende. Cette sentence
erreur,
fut
signifiée à Suatélé par une lettre qui lui laissait
seulement le choix entre rebâtir la maison ou
payer
50 dollars.
Suatélé
répondit
:
Williams,
Je t'adresse cette lettre
envoyée le 22 mai,
par
réponse à la lettre que tu m'as
laquelle tu m'as condamné à une
eu
amende.
Il
paraît
c'est ainsi
que tu fais d'injustes jugements :
prendre aucune information ; moi,
je croyais qu'on ne devait condamner qu'après avoir pris
tu
me
une
que
condamnes
sans
connaissance exacte des faits.
192
LES
Comment as-tu pu
nous ne
nous
sommes
EUROPÉENS
savoir ce qui s'était passé, puisque
pas dit un seul mot? Tu me dis que
j'ai brûlé la maison des missionnaires ; c'est là ton premier
mensonge. Eh bien ! je vais te faire connaître ma manière
de voir. Dans mon village il n'y a que mon seul pouvoir.
Dis-moi quel est le missionnaire qui a fait avec moi un
traité par lequel je lui ai accordé de faire sa maison sur ma
terre? Moi-même je ne le connais pas du tout.
Cette maison-là, c'est mon village qui l'avait faite ; or
mon pouvoir s'étend sur le terrain et sur tout ce qui s'y
trouve, et je peux, sans l'ombre d'injustice, y punir ceux
qui se révoltent contre mon autorité. Je vois bien quels sont
les motifs qui t'ont porté à me condamner avant de m'avoir
entendu.
Au
reste, tu es un consul
aucune
européen, et,
comme
tel, tu n'as
dans les démêlés purement
autre est ton royaume, autre le royaume de
pourquoi je te somme de me montrer les droits
sentence à prononcer
samoans, car
Samoa. C'est
qu'ont les missionnaires sur cette terre et sur cette maison,
et, si tu ne le peux pas, je vais supplier le commandant de
ton navire de guerre de t'imposer une amende pour te faire
payer ton mensonge et ton désir de m'en imposer.
Voilà tout le contenu de ma lettre. Je te salue.
Svatélé.
15
juillet 1869.
porté devant le commandant
ne se prononça point,
nous ignorons s'il a reçu depuis une solution.
Un des articles de la loi sur la propriété dans le
Le débat fut
en
effet
de la Blanche. Comme
celui-ci
Tuamasaga porte que,
lorsqu'un animal domestique
propriété, même fermée par
s'introduit dans
une
EN
une
barrière,
est tenu de le
0CÉAN1E.
et y commet des
faire saisir
et
sinon il n'a droit à aucune
198
dégâts, le propriétaire
conduire devant le chef
;
réparation de
la part du
propriétaire de l'animal pour le
dommage qu'il
éprouvé. Cette loi a été substituée à l'ancien
a
usage
samoan, qui, dans ce cas, permettait de tuer
tout
animal commettant des
dégâts dans
cultivéè. Cet
usage
une
propriété
sommaire était parfaitement
justifié par l'état presque
sauvage des pores, les
seuls animaux
domestiques de l'archipel, et par l'in¬
souciance un peu forcée des
propriétaires de ces
animaux. La loi
nouvelle, bien
théorie,
a
que
plus juste
en
le grand défaut d'être
impraticable. Les
terrains cultivés sont
des forêts
trouvent
généralement enclavés dans
épaisses où les animaux qu'il faut saisir
un
refuge assuré. De plus, elle ne protège
les intérêts des missionnaires
protestants et de
Williams. Ce sont les seuls
propriétaires des
moutons, qu'ils viennent d'introduire dans
l'île, et
ils en tirent de
grands profits en les vendant aux
navires de
passage à Apia. .Néanmoins, la loi nou¬
velle est un
progrès sur l'ancienne, et il n'y aurait
qu'à y applaudir, si elle ne donnait lieu à
certains
abus qui en sont une
conséquence logique. Les
moutons dont il
s'agit, préservés par la loi, ne sont
même plus
gardés, et ils errent à leur gré dans la
campagne, pénétrant aussi bien dans les
propriétés
des Européens
que dans celles des
indigènes.
Pour
AUBE,
que
M.
.
13
194
LES
EUROPÉENS
qu'ils y commettent, il suffit de
M. Hamilton, le pilote d'Apia, de qui nous
tenons le fait, a eu dans une de ses propriétés plus
de deux mille cocotiers de deux ans décapités par ces
animaux, c'est-à-dire tués net1. La seule réparation
qui lui fut offerte fut de remettre une noix de coco à
la place de chacun de ces arbres. Un cocotier de
deux ans vaut au moins 3 fr. ; une noix de coco ne
juger des dégâts
dire que
5 centimes.
pourrions multiplier de pareils exemples ;
mais à quoi bon ? Nous ne voulons pas davantage
renouveler les accusations portées si souvent contre
les ministres protestants, depuis Dumont d'Urville,
témoin de leurs débuts, jusqu'aux voyageurs les
vaut pas
Nous
plus récents. Ces accusations, on ne les a pas épar¬
gnées non plus aux missionnaires catholiques, et
nous croyons qu'elles ne sont pas justes, bien qu'elles
reposent souvent sur des faits incontestables. Elles
ne peuvent à nos yeux atteindre des hommes pres¬
toujours honorables comme hommes privés, et
quelques-uns sont admirables pour les vertus
qu'ils déploient. Ces accusations passent au-dessus
de leurs têtes, pour atteindre les idées dont ils sont
les apôtres; car ils sont, et c'est là leur justification,
avant toute chose, les hommes de ces idées. Le repos
que
dont
1. Au
offre
un
gros bourgeon nommé chou, qui
mais, comme la taille du chou entraîne la mort de
n'en fait usage que lorsqu'on veut détruire l'arbre
sommet de la tige, 011 trouve un
bon aliment;
l'arbre, on
lui-même.
EN
absolu dit dimanche
et ils
0CÉAN1E.
nous
195
semble hors de
nos
mœurs,
condamneront à l'amende celui
qui le viole en
ramassant un fruit tombé de l'arbre et
qui va se perdre.
Le divorce
répugne à l'idée que nous nous faisons
de l'indissolubilité du
mariage, de la sainteté de la
famille, mais leur
ils
en
une
est
feront
une
confession
religieuse l'admet,
loi sociale. L'intolérance
et
nous est
violation de la
de toute
justice, mais le compelle intraré
religion triomphante, et à leur heure,
ils sont intolérants. Nous n'accusons
donc pas les
hommes aux Samoa,
pas plus que nous ne les avons
accusés aux Grambier. Nous constatons
seulement
avec un sentiment réel de
tristesse les
imperfections
trop visibles de l'œuvre qu'ils y ont édifiée,
imper¬
fections dont la plus sérieuse est le défaut
des lois
qu'ils ont imposées à ces populations confiantes en
leur
justice
et
auxquelles la justice n'a
donnée. Quel est donc
l'espoir
que nous
pas
été
gardons
elles ? Les gouvernements européens sont au¬
jourd'hui, malgré eux-mêmes peut-être, malgré de
nombreuses défaillances, les véritables
représentants
du droit. La
protection, la tutelle de l'un d'eux
vaudrait mieux pour la
prospérité réelle de ces îles,
inséparable du progrès moral, que l'anarchie sans
pour
remède où elles
sont
leurs richesses
par
plongées,
que
l'exploitation de
quelques aventuriers sans aveu,
quelques marchands cupides, sous la main à
peu
près souveraine des missionnaires protestants.
196
LES
NOTE
EUROPÉENS
DE
L'ÉDITEUR
Les rivalités existant entre les
cliefs des Samoa n'ont fait
s'accentuer depuis le passage de la
que
Mégère, et n'ont
traduire en actes violents. Pendant quatre
ans, la guerre civile a dévasté l'archipel; enfin le 1er mai
1873, un traité de paix est intervenu entre les chefs ri¬
vaux, qui, ne pouvant s'entendre pour régler leurs diffé¬
rends, ont fait appel au gouvernement des Etats-Unis. « Les
premières avances étaient venues de la part de l'Amérique,
raconte Msr Elloy'. Elles avaient été faites en 1872 par
le capitaine Meade, commandant la corvette américaine
le Narragausett, dans une adresse aux chefs de Tutuïla.
Cette communication amena une espèce de traité entre
pas
tardé à
se
États-Unis
principal chef du port du Pagopago,
après, des agents d'une société
américaine, dite Polynesian land Company, ayant à leur
tête un nommé M. Stewart, sont venus faire de nouvelles
les
et le
à Tutuïla. Peu de temps
propositions
aux
chefs d'Opoulou et de Sevaï, qui étaient
Nos pauvres Samoans illettrés signèrent,
sans trop savoir ce que cela signifiait, un acte par lequel
ils demandaient à être annexés aux États-Unis d'Amérique.
alors
en
guerre.
Lorsque nos politiques eurent plus tard
l'explication de ce
signifiaient les termes de leur requête, ils s'empressèrent
venir me prier d'écrire en leur nom une lettre qu'ils si-
que
de
1. Annales de la
propagation de la foi, année 187G, p. 221.
EN
197
OCÉANIE.
gnèrent tous,
pour protester contre l'écrit qu'ils déclaraient
signé sans le comprendre.
Un an après l'envoi de la protestation au Président des
Etat-Unis, en septembre 1873, le colonel Steinberger, com¬
missaire spécial des Etats-Unis, débarquait à Samoa pour
tous avoir
«
s'informer des dispositions des cbefs et des ressources de
l'archipel. L'envoyé eut plusieurs entrevues avec les cbefs,
l'archipel sur sa goëlette, visita les principaux
fit le tour de
centres et s'entendit
avec
les chefs des différentes localités.
Le 2
octobre, il réunit à Apia les principaux représen¬
tants des districts d'Opoulou et de Sevaï, et leur demanda
s'ils persistaient dans l'intention de recevoir des envoyés
des Etats-Unis pouf les aider à se constituer un gouverne¬
«
ment et à
«
se
former
Les chefs
un
code de lois.
répondirent affirmativement, mais
en
faisant
stipuler soigneusement qu'eux-mêmes seraient toujours les
vrais dépositaires du pouvoir, qu'ils feraient des lois et ren¬
draient la justice. Le soir même de ce jour, M.
Steinberger,
debout au pied du mât où l'on venait de bisser le drapeau
samoan, adressait au peuple assemblé un discours dont
voici le sens :
« Je reconnais votre
pavillon comme celui
d'un peuple libre qui a le droit de se gouverner et de
faire ses lois. Ce pavillon n'est pas seulement le signe de
votre nationalité, il doit aussi vous rappeler que vous
devez tenir à honneur de faire observer partout l'ordre et
la justice. »
—
«
«
«
«
«
Le 7 octobre, en présence de M. Williams, vice-consul
anglais, et de M. Loppé, vice-consul allemand, les Tdirnoa
«
ou
représentants du pouvoir de Samoa donnaient lecture de
leur adresse
au
Président de
prient de le
nement du
Président des Etats-Unis. Us remercient le
qu'il leur a envoyé M. Steinberger, et le
plus tôt pour organiser le fonction¬
gouvernement de Samoa. Le lendemain. 8 occe
renvoyer au
198
LES
EUROPÉENS
tobre, la goëlettc Fanny emportait à San-Franciseo l'adresse
des Samoans et le colonel
Steinberger.
Un code de lois
qui avait été écrit dès la conclusion
paix continua à être appliqué tant bien que mal pen¬
dant l'année 1874. Mais on
éprouvait beaucoup de peine à
en faire respecter les
prescriptions. Comme chaque chef
interprétait ce règlement à sa guise, il en résultait que nous
n'étions, guère gouvernés que par l'arbitraire et. selon le ca¬
price de chaque juge du district.
Les intrigues des partis se réveillèrent aussi vives que
par le passé. Le jour de Noël, les presbytériens, qui ne cé¬
lèbrent pas le jour de la naissance de Notre-Seigneur, fai¬
saient un coup d'Etat. Ils nommaient à la fois deux rois
de leur secte, l'un de la famille des Maliétoa et l'autre de la
«
de la
«
famille des Tubua. Ce double choix avait pour but de con¬
cilier tous les partis et surtout d'éliminer le chef Matoafa,
le
prétendant le .plus autoiusé de la famille des Tubua. Au
grand nombre, il aurait réuni tous les suffrages,
s'il n'avait pas été catholique. Ce coup d'État ruinait les
prétentions des princes des deux familles royales qui avaient
appartenu au grand parti à l'époque de la guerre. Trois
ministres presbytériens anglais essayèrent d'entourer d'un
peu de prestige les rois leurs créatures, en figurant un sacre
solennel, mais le peuple tourna la chose en ridicule. Le
pays était mécontent de ce coup d'État de la minorité. Le
grand parti parlait déjà de reprendre-les'armes. De L'aveu
des principaux chefs, des hostilités ouvertes allaient éclater,
lorsqu'un événement inattendu fit avorter tous ces projets
dire du
de guerre.
«
Le
abordait
son
1er avril 1875
,
le steamer américain Tuscarora
port d'Apia, ramenant le colonel Steinberger et
beau-frère M. Blake. On débarqua du Tuscarora cinq
au
pièces d'artillerie de
campagne, une
mitrailleuse,
une cen-
EN
taine de fusils
OCÉANIE.
rayés, d'abondantes munitions, des
199
liabits,
etc., que l'Amérique offrait au gouvernement samoan.
Quelques jours après, un yacht, le Peerless, arrivait suivi
petite chaloupe à vapeur, qui promena les curieux
port. Les chefs furent d'abord effrayés de tous ces
cadeaux. Toutes ces choses nouvelles leur firent un peu
d'une
dans le
perdre la tête. Quelques-uns manifestèrent leurs craintes,
mais l'engouement de la multitude triompha de leurs ap¬
préhensions. On fixa un jour pour la réception officielle de
M. Steinberger. Ce jour-là, toute la population se rassembla;
le commandant Eben présenta le délégué des Etats-Unis aux
chefs du gouvernement samoan. Une lettre du Président
des États-Unis fut lue en présence de tout le peuple. Le
qu'il acquiesce au désir des chefs, et leur
pour les aider, comme ils l'ont solli¬
cité, à établir un gouvernement.
Le colonel américain se mit aussitôt à l'œuvre. Il dressa
une constitution et fit élire, le 27 mai, un roi qui fut ac¬
clamé par tous les Samoans et salué par les canons de la
corvette. Quelques jours après, le Tuscarora quittait le
Président déclare
envoie M.
Steinberger
■s
port d'Apia.
«
Notre nouveau roi est
Maliétoa Ier. La constitution
sera roi pour quatre ans. Ce temps éçoulé un
descendant de la famille des Tupua occupera le trône pour
déclare
qu'il
période égale de quatre ans. Cette royauté n'est, au
fond, qu'une présidence héréditaire dans deux familles. »
Le règne de Maliétoa dura peu ; il fut renversé et, li¬
sons-nous dans l'Exploration', le pouvoir ayant passé aux
mains de deux partis, la Taïmoa et la Puletua, qui furent
reconnus par les puissances étrangères, l'Allemagne con¬
clut, au mois de février 1879, un traité de paix avec < Leurs
une
1.
Numéros du 7 décembre 1879 et du 15 avril 1880.
200
EUROPÉENS
LES
Excellences les membres de la
vernement
avaient
des îles Samoa
».
conclu, de leur côté,
Taïmoa, représentant le gou¬
Dès 1878, les Etats-Unis
une convention avec les îles
Samoa.
Les
conséquences
en
furent,
deux pays, que l'Amérique
dans l'île de Tutuïla, et
pour l'un et l'autre de ces
réclama le port de Pagopago,
l'Allemagne celui d'Apia. Une
dépôt de charbon leur fut donnée dans les
environs, à Saluafata. Jusqu'alors, l'Angleterre n'avait pas
station pour un
conclu de traité. C'est la
aurait
inspiré
aux
présence de son agent à Apia qui
Américains la crainte de voir le port de
Pagopago leur échapper, et c'est à la
suite d'intrigues réci¬
qu'une lutte a éclaté entre la Taïmoa et le parti
roi Maliétoa qui l'a
emporté.
Les journaux de Berlin,
reproduisant des informations
proques
du
«
du
Hamburger Correspondent, constatent le fait que la pro¬
clamation des lois fondamentales des îles Samoa et l'élection
de Maliétoa comme roi à vie de cet
archipel ont eu lieu, le
1879, à bord de la corvette allemande Bis¬
marck, en rade d'Apia. Les délégués des sept provinces de
l'archipel avaient choisi le navire allemand comme terrain
neutre, et la double cérémonie s'est accomplie en présence
du capitaine de frégate
Zembsch, consul général d'Alle¬
magne aux îles Samoa. Après cette solennité, le Bismarck
23 décembre
a
tiré
«
une
salve de
vingt et
de canon.
parlement composé d'une
d'une chambre basse, représentées, dans
un coups
Les îles Samoa auront
chambre haute et
l'intervalle des
sessions,
un
par une
commission
de perma¬
qui aidera le roi à porter le poids des affaires. Une
clause importante des lois fondamentales
pour les résidents
étrangers, c'est que les demandes et les griefs de ceux-ci
nence
seront
soumis directement
intéressées.
au
roi par
les consuls des parties
EN
Le roi Maliétoa
OCÉANIE.
.
201
passé ses troupes en revue le 28 dé¬
présence du consul général d'Allemagne et des
marins des navires de guerre allemands, qui
occupaient des
places d'honneur à côté du souverain.
Le premier acte du roi a été de conclure un traité d'a¬
mitié avec l'Angleterre, et de donner à ce pays une station
pour un dépôt de charbon et un dock pour sa flotte, mais
dans une partie de l'île autre que l'endroit choisi
par les
«
cembre,
a
en
«
Américains,
»
i
IV.
Les Wailis et les Gambiers.
Le 1er
juillet la Mégere quittait le port cl'Apia.
Après deux jours d'une rapide traversée nous re¬
connaissions, le 3 au matin, l'île d'Uvea, de l'ar¬
chipel des Wallis, et quelques heures après nous
laissions tomber l'ancre dans le havre intérieur, au
mouillage de Mata-utu, en face du village de ce
nom, que la foi de la reine Amélie a changé en
celui de Regina-Spei,
depuis qu'elle en a fait sa
résidence habituelle.
La force
douce est
grande », a dit Gœthe.
parole profonde ne s'est mieux
vérifiée que dans l'archipel des Wallis ; nulle part
elle n'a produit de plus rapides transformations dans
les esprits qui en ont subi la salutaire influence.
«
Nulle part cette
202
LES
EUROPÉENS
Elle résume l'histoire de ces
îles et
forme l'inté¬
en
rêt; elle explique l'état actuel de la population qui,
à ce titre, nous offrira peut-être un sujet d'étude
digne d'arrêter quelque temps notre
sait comment la
attention. On
population des Wallis se convertit
fut l'œuvre personnelle de
M®r d'Enos. L'histoire de cette conversion, telle
au
catholicisme. Ce
qu'on la retrouve dans les lettres des missionnaires
et dans les rapports des commandants de nos navires
de guerre, semble, en plein xixe siècle, une légende
du moyen âge. Pour expliquer cette étonnante ré¬
volution, tous, en effet, ont recours à l'intervention
de causes surnaturelles. En réalité, elle est l'œuvre
de cette force toute-puissante, mais purement hu¬
maine, d'une volonté énergique réglée par la bonté
qui ne nous étonne que parce qu'elle est trop rare.
Sur la trame uniforme de ces récits deux figures se
détachent distinctes à côté de celle de l'ardent
apôtre qui en est le principal personnage. L'une est
celle d'un jeune chef inquiet, mécontent, plein
d'ambitions secrètes et mal contenues, voulant à
prix les réaliser; l'autre est celle d'une jeune
fille, ou plutôt une enfant, douce, humble et patiente
au dehors, mais au fond énergique et résolue, qu'é¬
tout
missionnaire,
et qui s'éprit pour lui d'une de ces affections que
rien n'effraye, d'un de ces dévouements que rien ne
lasse. Plus d'une fois, aux risques de sa propre vie,
murent les
souffrances du courageux
EN
elle
sauva
les
OCÉANIE.
203
jours du vaillant prêtre que tant
de
périls menaçaient. Aux heures d'angoisses et de
désespérance, elle lui fut cet appui dont les esprits
les plus fortement trempés ont peut-être besoin pour
ne
pas s'avouer vaincus. Le nom de Touhangaliala,
le jeune chef, qui le premier sembla croire au mis¬
sionnaire, tient plus de place dans ces récits que
celui de la jeune Amélie ; mais tous deux contri¬
buèrent également au triomphe rapide des idées
chrétiennes dans ce milieu où tout leur était hostile.
Touhangaliala n'obéit qu'à ses ambitions vulgaires
en embrassant la foi nouvelle ; cette conversion ne
lui qu'un moyen politique, et il n'y con¬
bien plus tard sa vie privée ; mais son
exemple entraîna le village de Mua, dont il était le
chef, et ses nombreux partisans dans l'île. Tous,
dès lors, furent dans la main de l'évêque. Amélie,
nièce du roi Lavelua, inclina d'abord son cœur à la
clémence, et le christianisme fut toléré. Sa mère,
qu'elle avait convertie, monta sur le trône, et l'œu¬
vre des missionnaires fut assurée. Aujourd'hui elle
a
succédé à sa mère ; toujours pieuse, toujours
dévouée à cette religion qui charma sa première
enfance, aux hommes qui en sont pour elle les
représentants sacrés, elle leur a remis son autorité
tout entière, et les Wallis sont devenus une colonie
fut pour
forma que
•
catholique.
On
a
dit que
l'esprit humain ne se répète pas ;
204
LES
EUROPÉENS
bien différentes des forces physiques, les idées,
intellectuelles, ne produisent
pas toujours les mêmes résultats. C'est que souvent
leur influence est profondément modifiée par celle
que
forces morales et
ces
de
causes
ne
se
d'un ordre tout
montre que par
différent, et dont l'action
le progrès des années. Les
Wallis et les Gambiers offrent dans leur situation
actuelle
convaincante de cette vérité.
effet, un système philosophique lié dans
toutes ses parties par les règles d'une puissante
logique qui puisse prétendre ici-bas à l'unité et à
l'immutabilité, c'est certainement le dogme catho¬
lique tel qu'il a été élaboré par les plus puissants
génies dans une lente succession de plus de dixhuit siècles, tel surtout qu'il est accepté par ces
esprits pleins d'ardeur et de soumission à la fois qui
se vouent aux rudes labeurs de
l'apostolat. Si, de
plus, on peut affirmer que ces hommes sont l'expres¬
sion la plus complète de ce système, non-seulement
dans les principes abstraits sur lesquels il est fondé,
mais surtout dans les règles qui en ont été dé¬
duites pour la vie pratique, il s'ensuit que ces règles
une
preuve
S'il est, en
sont
les mêmes dans le monde
donc tout naturel de croire que
entier. Il serait
les Wallis et les
Gambiers, pures colonies catholiques, fondées à la
même époque dans les populations d'une même
race, arrivées à ce moment au même degré de
civilisation, doivent avoir marché parallèlement
.
l'une à
l'autre, et
que,
205
OCÉANIE.
EN
parties du même point, elles
développement, comme
doivent avoir atteint le même
être réservées
au
même avenir. Il
n'en est rien
pourtant, et un rapide examen fait reconnaître en
elles les différences les
plus profondes.
Quand, après avoir doublé le cap Horn, on s'a¬
dans le Pacifique, en le remontant au N.-O.,
vers les archipels polynésiens, les premières terres
vance
qui apparaissent sont les îles rocheuses de Magasentinelles avancées de l'archipel Dangereux
ou des Pomotou1. Les îles basses de cet archipel appa¬
raissent ensuite comme autant de jalons de la route
qui de Magareva conduit à Taïti, longtemps la reine
de ces régions, reine charmante et gracieuse, bien
faite pour enchanter les voyageurs par la beauté
changeante de ses paysages, mais non pour séduire
ces hommes à l'esprit pratique, aux vues positives,
qui s'inquiètent avant toute chose des moyens de
s'enrichir. Ni Taïti et ses vassales les Pomotou, ni
Magareva et les rochers stériles qui forment l'archi¬
pel des Gambiers ne répondent à de tels désirs.
Cependant, lorsque le pavillon de la France fut
déployé sur ces îles, quelques aventuriers, entraînés
par le mouvement qui se fit autour d'elles, vinrent
y tenter la fortune. Les Gambiers avaient, disait-on,
reva,
1. Une décision
l'archipel
a
prise
pour
favoriser les prétentions des habitants de
fait changer officiellement ce nom de Pomotou
celui de Tnamotou
(lointaines). [Annuaire de Tahiti, p. 103.)
(conquise)
en
206
LES
.
EUROPÉENS
pêcheries de nacre et de perles ; quel¬
d'entre eux s'établirent aux Gambiers
pour exploiter cette source de profits ; mais aussi à
quelles conditions furent-ils admis ! Il est vrai que
ces conditions, très-restrictives, n'émanaient pas du
gouvernement seul des Gambiers, des missionnaires
catholiques, si l'on veut, mais avaient été d'abord
édictées par le commandant en chef de nos établis¬
d'abondantes
ques-uns
sements océaniens.
Ces restrictions n'en prouvent
défiance très-légitime qu'inspirait à ce
éminent, qu'inspire en général le ca¬
ceux de nos nationaux qu'on rencontre
pas moins la
fonctionnaire
ractère de
loin de France. Elles ont surtout
esprits
règle, frondeurs, mécontents de
tout, même quand leurs entreprises réussissent, tou¬
jours prêts quand elles échouent, à rejeter sur d'au¬
tres la responsabilité de leurs échecs. Cela pouvait
être vrai il y a trente ans, et s'il n'est que juste de
reconnaître que depuis cette époque une telle ap¬
préciation ne saurait être générale, combien alors
souffrait-elle d'exceptions ? Juste peut-être ce qu'il
en fallait pour confirmer la règle. Quoi qu'il en soit,
ceux de nos
compatriotes qui s'établirent aux Gam¬
biers semblent avoir appartenu à cette grande catégo¬
rie. Ils eurent le malheur de ne pas réussir, et ce fut
par leurs seules fautes ; alors ils accusèrent, suivant
leur coutume, le pays, hommes et choses, qui trompait
leurs espérances. Ce pays était sous l'influence des
indociles à toute
en vue
ces
EN
OCÉANIE.
207
missionnaires.
avidité, le monopole commercial qu'ils
exerçaient au profit de leur congrégation, qui avait
nécessairement causé leur ruine. Les règles de la
société dans laquelle ils étaient venus vivre, et
qu'ils connaissaient d'avance, étaient celles d'une
société religieuse; elles imposaient un frein à leurs
passions, ils attaquèrent violemment ces règles. Elles
avaient le tort de vouloir empêcher, et les lois
avaient celui de punir l'ivrognerie, la débauche, la
séduction et l'adultère, et ils crièrent au fanatisme
religieux, à l'intolérance monacale. Enfin, les tribu¬
naux du pays, dans lesquels ils s'étaient souvent
assis comme juges, repoussèrent certaines de leurs
prétentions spoliatrices, et après avoir accepté leur
juridiction, ils en récusèrent les arrêts, en appelè¬
rent aux tribunaux de Taïti, et crièrent plus fort
que jamais à l'oppression et à la tyrannie.
Il était bien difficile que cette conduite des seuls
Européens établis au milieu d'eux n'eût pas sur
l'esprit des Magaréviens une action dissolvante.
Leurs croyances religieuses, leur foi sincère, n'en
furent pas ébranlées, tout l'atteste ; mais leur con¬
fiance dans le système purement humain du gou¬
vernement, mise à une aussi redoutable épreuve, n'en
sortit peut-être pas intacte. Les cruelles maladies
qui, vers cette époque, vinrent frapper la population,
le trouble qu'elles jetèrent dans toutes les familles,
missionnaires, et ils accusèrent les
Ce fut leur
208
LES
EUBOPÉENS
de fortifier les doutes que leur
suggéraient et la conduite et les paroles des Euro¬
péens. Ces maladies, cette décadence de la popula¬
tion, succédant à tant d'espérances avortées, n'é¬
taient-elles pas, comme le prétendaient ces derniers,
les conséquences de l'isolement systématique auquel
ne
les
laissèrent pas que
missionnaires les
condamnaient? Si les chefs
repoussèrent ces suppositions, elles furent certaine¬
ment accueillies par quelques esprits plus intelli¬
gents, ou, si l'on veut plus inquiets : de là une cer¬
taine impatience bien naturelle, un certain élan
vers une vie plus active, que révèlent des faits dont
il est impossible de nier la signification. Je veux
parler.de tentatives pour fuir à Taïti sur des chalou¬
pes à demi pontées. Ce sont là des symptômes carac¬
téristiques des nouvelles dispositions des esprits ; ils
n'ont pu échapper à la surveillance des missionnai¬
res, qui sont bien loin d'ailleurs de les récuser; mais
peuvent-ils y satisfaire? Ici se montre la plus grande
des difficultés de leur situation exceptionnelle à
d'égards, et cette difficulté n'est pas d'un ordre
ou religieux ; elle est indépendante de toutes
les idées particulières à des prêtres catholiques, et
découle de ce qu'il y a de plus fatal et de plus matétériel au monde : la constitution géologique, l'isole-
tant
moral
géographique de l'archipel, deux causes
auxquelles déjà nous avons attribué la dégénéres¬
cence, la mortalité de la population, et qui n'auront
lement
EN
209
OCÉANIE.
seul effet déplorable sur l'avenir de
îles, autrefois si heureuses.
Si les Gfambiers pouvaient trouver, soit dans les
produits du sol, soit dans ceux d'une industrie quel¬
conque, les éléments de cette vie active que récla¬
ment les tendances nouvelles qui se manifestent
dans l'esprit de leurs habitants, rien ne serait plus
facile que de les satisfaire, et la prudence la plus
vulgaire, à défaut de justice, l'imposerait aux mis¬
sionnaires, véritables chefs de l'archipel. La popu¬
lation, émancipée d'une tutelle dont elle semble
accuser la
sévérité, se mêlerait davantage au mou¬
vement général de ces sociétés modernes dont elle a
déjà la foi religieuse, et, dans des conditions plus
ou moins
favorables, poursuivrait son développement
intégral ; mais de tels éléments manquent à cette
population, et nul intérêt réel n'appelle dans ces
îles l'es étrangers, que le système actuel, prétend-on,
repousse seul loin d'elles.
Les Gambiers ne sont en effet que des rochers
stériles, produisant à peine, dans les vallées resser¬
rées qui du pied de ces rochers s'étendent au rivage
de la mer, les denrées nécessaires à la nourriture de
la population. L'unique industrie est la pêche de la
nacre et des huîtres
perlières; encore les revenus
aléatoires en diminuent-ils chaque jour, et les pro¬
duits ne suffisent pas même, dans les circonstances
les plus heureuses, au chargement d'un seul navire.
pas eu que ce
ces
AUBE.
14
210
LES
EUROPÉENS
espérer une immigration aux Gambiers, ou
l'établissement, qui la provoquerait là comme partout,
Dès lors
de nombreux
pas une
négociants européens, ne serait-ce
rêverie chimérique? Accuser de l'isolement
auquel les condamne un état de choses fatal les mis¬
sionnaires qui, dans leur intérêt même, ne peuvent
vouloir que le développement et le bien-être des
populations qu'ils dominent, et qui meurent dans
leurs mains, n'est-ce pas se méprendre grossièrement
sur la réalité ? Mais on a vu des îles aussi pauvres,
plus déshéritées que les Gambiers, s'élever à une
prospérité réelle, comme l'île Saint-Vincent, du cap
Vert. Le hasard qui a placé cet archipel sur une des
grandes routes commerciales du monde a seul créé
cette prospérité. Les îles Gambiers peuvent-elles
rêver cette heureuse chance? Sans doute elles éclai¬
rent la route du cap Horn, de l'Amérique du Sud en
Océanie, mais avec la vapeur, qui fit la fortune de
Saint-Vincent, cette route est chaque jour aban¬
donnée. Quand la Royal mail Company entretenait
une ligne de Panama en Australie, le point de relâ¬
che de ses paquebots fut choisi à Rapa, 400 lieues
plus à l'Ouest. Le sort des Gambiers semble donc
écrit, le peu de bruit qui s'est fait autour d'elles va
«'éteignant, la population de ces îles végétera problement quelques années encore dans l'état de tor¬
peur dont rien ne semble devoir la retirer, puis elle
disparaîtra pour toujours.
EN
211
OCÉANIE.
apparaissent et l'état actuel des
Wallis et l'avenir qui leur semble réservé.
L'archipel ou plutôt le groupe des Wallis, qui
doit ce nom à l'illustre navigateur qui le découvrit
en 1767, est situé par le 12e degré de latitude sud
et le 179° degré de latitude occidentale de Paris. Il
Bien différents
d'une île centrale, Uvea, d'origine volca¬
nique, et d'une série d'îlots madréporiques jetés en
se
compose
cercle autour de l'île
centrale, reliés entre eux par
peine interrompue de récifs. Si les
Uambiers, ou, pour mieux dire, si Magareva est une
miniature de Taïti dont elle a les aspects pittores¬
ques, Uvea rappelle par ses contours extérieurs, où
rien n'est heurté, et surtout par l'universelle fécon¬
dité du sol, l'archipel des Samoa ; elle n'en est d'ail¬
leurs séparée que par moins de 80 lieues, et semble
en être le prolongement. Sur la carte, Uvea affecte
la forme d'un cercle régulier; vue du large, elle
justifie la vieille, mais charmante comparaison d'une
une
ceinture à
corbeille de verdure s'élevant
au
milieu des flots.
Trois chaînes de collines d'une hauteur moyenne
de 200 mètres s'élèvent
d'une riche
en
pentes douces, couvertes
végétation où déjà de vastes clairières
çàet là le travail de l'homme. Deux grands
lacs, dont les bassins sont peut-être les cratères de
volcants éteints, servent de réservoir aux eaux inté¬
rieures qui partout jaillissent et serpentent aux
flancs des collines avant de se jeter à la mer. Toutes
attestent
212
LES
EUROPÉENS
productions des Samoa s'y retrouvent avec la
abondance, et les essais pour y introduire le
caféier, la canne à sucre, le coton, ont donné les
mêmes résultats favorables. La superficie de l'île est
de 2,500 hectares d'un sol partout également fertile.
C'est beaucoup pour la population, qui s'élève à
3,500 âmes. Aussi les terres situées autour des vil¬
lages, sur le bord de la mer, sont-elles seules régu¬
lièrement culivées. La population peut donc se
développer à l'aise, sans redouter même les consé¬
quences d'une immigration qui pourrait en tripler
le chiffre, d'autant plus qu'aux ressources d'Uvea se
joignent celles des îlots madréporiques, couronnés
de cocotiers, et celles sans nombre de la mer, ou
même, sans s'exposer au large, du vaste et tranquille
bassin que les récifs forment autour d'Uvea.
Malgré les relations presque constantes que les
Wallisiens entretiennent avec les Futuna, les Sa¬
moa, Tonga-Tabou et les Fidji, ces îles ont échappé
jusqu'à ce jour à l'invasion des Européens, déjà si
nombreux dans ce dernier archipel. Cela tient à
diverses causes : leur fertilité, leurs richesses, ne
peuvent être soupçonnées qu'autant qu'on pénètre
dans les îles mêmes, et, outre qu'elles ne sont pas
sur le courant direct de l'émigration australienne,
dirigée des grandes colonies anglaises vers Taïti, la
seule passe ouverte aux navires à voiles et conduisant
aux mouillages intérieurs offre de sérieuses diffiles
même
EN
OCÉANIE.
"
213
cultés. Les vents alizés soufflent dans une direction
presque toujours constante et directement opposée à
celle de la passe. Plusieurs navires, entre autres la
française Y Embuscade, se sont échoués en
de
rares apparitions dans l'archipel, et encore en se te¬
nant en dehors des récifs. Or, l'on sait que c'est dans
leurs équipages que se recrutait autrefois la grande
masse des aventuriers qu'on rencontrait en Océanie.
Néanmoins, cinq Européens vivent à Uvea, ignorés
depuis plus de trente ans. Avant même la conversion
de la population au catholicisme, ils s'étaient établis
corvette
la franchissant. Aussi les baleiniers n'ont fait que
au
milieu d'elle. Ils
se
sont si bien identifiés avec
habitudes qu'il est difficile de les
reconnaître, à moins que dans certaines circonstances
exceptionnelles ils ne revêtent les étranges costumes
européens qu'ils conservent comme un souvenir de
leur jeunesse et de leur patrie. Bien que de natio¬
nalités différentes (on compte deux Anglais, un Por¬
tugais, un Français et un Allemand), ils sont tous
catholiques et catholiques fervents.. Presque tous
d'ailleurs souffrent cruellement d'une maladie qui
s'attaque aux Européens vivant de la vie des Indiens :
l'éléphantiasis, qui semble une conséquence obligée
du régime peu fortifiant, de la diète uniforme de ces
populations. Le retour aux habitudes de la vie euro¬
péenne suffit en effet pour faire disparaître le mal,
ou tout au moins
pour en arrêter le développement.
son
esprit et
ses
214
LES
EUROPÉENS
moral, rudement éprouvés par
physiques, usés par l'âge, ces hommes
semblent être, dans la phase nouvelle que traversent
la plupart de ces archipels, les derniers représentants
d'une époque déjà loin de nous, celle où l'Océanie
n'était qu'un champ d'aventures que parcouraient
les voyageurs et les marins, mais où nul ne son¬
geait à se fixer, en dehors des missionnaires et des
hommes qu'un crime avait mis au ban de la civi¬
Ainsi transformés
au
les souffrances
lisation.
Tels
ne
sont
plus aujourd'hui les entraînements
qui poussent les nouveaux pionniers européens vers
les archipels de la Polynésie. La découverte des
riches terrains aurifères de la Californie et de l'Aus¬
tralie,
a
sans
compter l'esprit général de notre époque,
surexcité d'autres
ner
briller
en
suivent tous
que
passions. S'enrichir pour retour¬
Europe, voilà le seul but que pour¬
ces
déclassés de
l'on rencontre
nos
sur ce nouveau
sociétés vieillies
théâtre ouvert à
but, ils y marchent dans le
monde entier, chacun suivant le génie de sa propre
nation : les Anglais et les Allemands par les
labeurs persévérants du colon et du planteur; les
Américains du Nord par leurs expéditions maritimes
et la patiente activité dont ils fouillent les marchés
les plus ignorés pour les exploiter à leur profit ; nos
compatriotes, sauf de bien rares, mais très-honorables
exceptions, par des entreprises de tout genre, tentaleurs convoitises. Ce
EN
OCÉANIE.
215
toujours avortées, parce que, mal con¬
çues le plus souvent ou bien exigeant avant tout de
la suite et de la persévérance, elles ne peuvent être
menées à bien par des esprits changeants,- incapa¬
bles d'attendre avec patience les résultats lents et
assurés du travail. Ceci est du moins la triste im¬
pression que nous ont laissée nos longues coui'ses.
Qu'il nous soit permis d'esquisser rapidement le
portrait et l'odyssée de l'un des deux seuls compa¬
triotes que nous avons vus à l'œuvre dans cette im¬
mense région de l'Océanie, en dehors toutefois de
Taïti et des Sandwich. Les détails qu'on va lire trou¬
vent du reste ici leur place naturelle.
M. D... a été pour les Wallis ce que furent aux
Gambiers ceux de nos compatriotes dont nous avons
dit l'action fâcheuse, à nos yeux du moins, sur la
prospérité de ces îles, et si cette action aux Wallis
n'a pu être aussi puissante, cela tient à des circons¬
tances particulières ; mais les principes, les idées,
les passiohs en jeu, étaient évidemment les mêmes.
M. D... appartient à une famille très-honorable. Son
père était capitaine du premier empire. Après quel¬
ques tentatives sans succès dans divers ports de
l'Amérique du Sud, il alla s'établir à Taïti, où il ne
semble pas avoir été plus heureux. L'occupation de
la Nouvelle-Calédonie lui parut une occasion favo¬
rable. Il réalisa tant bien que mal les débris de sa
tives presque
fortune, et partit sur une
petite goélette pour la
216
LES
EUROPÉENS
Nouvelle-Calédonie. A
Vavao, il fit naufrage
par
la
faute du pilote indigène, perdit sa goélette, et
réclama comme réparation du dommage que lui avait
causé l'impéritie du pilote tongien une indemnité
assez considérable. Le roi
George, de Tonga, se hâta
de la lui faire payer, mais à la condition qu'il quit¬
terait immédiatement ses Etats pour n'y plus revehir.
Avec sa vieille expérience, le roi ne se souciait pas
d'avoir affaire aux navires de guerre européens.
M. D..., poussé par le hasard, arriva aux Wallis
avec l'intention
d'y construire un navire et de gagner
ensuite la Nouvelle-Calédonie ; néanmoins, il vivait
à Uvea depuis plus de neuf ans. Pendant les pre¬
mières années, il entretint les meilleures relations
avec les missionnaires ;
puis il agita le pays au
point que la reine Amélie dut nous demander pro¬
tection contre cet hôte incommode dans
une
lettre
qui accuse d'une façon naïve l'impuissance de ces
petits souverains insulaires. Il suffira d'en citer
quelques fragments :
Regina-Speï, d juillet 1869.
présente mon amitié à vous, commandant de la
française la Mégère, à vous qui me faites l'honneur
et le plaisir de me visiter dans mon petit État. Que de temps
il y a que les relations avec nos amis de France n'existent
Je
vous
corvette
plus !
Soyez le bienvenu. Venez, je
vous en
prie,
me
prêter as-
EN
217
OCÉANIE.
sistance dans les divers embarras
qui
me
préoccupent
sujet des Européens qui viennent vivre sous mes
au
lois. Ma
a fait tous ses efforts pour renvoyer de sa
D..., qui refusait de lui obéir. Loin de partir, il a
toujours persisté à mettre plus d'entraves à son gouverne¬
mère Falakika
terre M.
ment.
Le mal venait de
ce
que
les marins anglais refusaient de
transporter; il s'entêtait, et aujourd'hui il me dit à moimême : « Si vous me renvoyez, je laisse mes marchandises,
le
«
dont
assure,
vous
serez
vous-même
commandant,
effets. Je
me
responsable. » Or, je vous
point répondre de ses
trop bien de vingt tonneaux d'huile
que
souviens
je
ne veux
que nous venons de payer aux Anglais, pour
dont il ne faudrait pas même parler...
des avaries
Commandant, veuillez m'obliger en exigeant vous-même
départ de cet homme. Nous avons entendu dire qu'il est
réclamé à Taïti pour dettes ; s'il en est ainsi, veuillez être
agréable aux créanciers, et à moi me rendre un service...
Il a compromis mon île auprès d'un navire anglais au
point de faillir y susciter la guerre ; heureusement le com¬
mandant de ce navire a bien voulu ne pas faire droit à ses
le
insinuations calomnieuses.
Il
a
refusé, dans plusieurs occasions, de payer le droit
mère Falakika, sous
prétexte, disait-il, que
le désordre dans
des ménages par ses rapports avec des femmes mariées... Il
met le trouble entre les Européens qui habitent ma terre ;
d'huile à
son
ma
gouvernement était défectueux. Il met
il met le trouble entre mes
sujets.
navire, et prétend que dans le droit eu¬
ropéen on ne peut détourner un homme de son travail en
raison des pertes qui s'ensuivraient; or, je dois vous dire
qu'il y a je ne sais combien de temps que ce navire est en
chantier, et il ne finit jamais.
Il construit
un
218
LES
EUPOPÉENS
qu'il peut avoir d'eau-de-vie à sa disposition, il
femmes, ce qui est un tapou
de mon père Jean-Baptiste et de ma mère Falakika, ce qui
est également le mien.
Je suis honteuse des reproches qui me sont adressés par
les Européens, qui me disent que je suis délaissée par la
France, que la France n'a plus d'amitié pour moi, moi qui
ai appris à l'aimer lorsque je'n'étais encore qu'une jeune
Autant
fait enivrer les hommes et les
fille.
des côtés les
plus
sérieux de la situation des Wallis. Comment
com¬
Ces doléances révèlent
un
prendre, en effet, que si longtemps un étranger ait
pu braver l'autorité du pays qui lui avait donné
asile ? Il y a plus, comment se fait-il que la présence
de personnages si peu honorables soit une crainte
pour les missionnaires ? Tout cela ne montre-t-il
pas que ce sont là des sociétés mal réglées, des
pouvoirs mal assis, flottant entre la faiblesse et
l'arbitraire, et qui en ont tous les inconvénients?
Partout en Europe il se rencontre des esprits in¬
quiets, parlant sans cesse du droit qu'ils méconnais¬
sent, réclamant au nom de prétendus intérêts qu'ils
disent sacrifiés injustement; mais partout il y a des
tribunaux pour décider de la valeur de leurs
plaintes, des lois que chacun doit connaître, aux¬
quelles chacun est tenu d'obéir. Aux Wallis, malgré
vingt ans de souveraineté réelle des missionnaires,
rien de tout cela : ni lois écrites et connues, ni tri-
EN
OCÉANIE.
bunaux pour les appliquer. Qu'en résulte-t-il
ies affaires intérieures, c'est la reine qui
219
? Poul¬
décide
d'après son bon sens, d'après ses notions de justice,
d'après celles de ses conseillers, c'est-à-dire de
prêtres s'inspirant avant tout de leurs opinions reli¬
gieuses, inspirations que peuvent à bon droit récuser
et les capitaines des navires marchands qui fréquen¬
tent l'archipel, lesquels sont presque tous protestants,
et les francs-maçons, comme notre compatriote
M. D... Dans les affaires extérieures, c'est-à-dire
dans les relations
avec
les commandants des navires
les officiers, en l'absence de toute loi
appellent à leur bon sens, à leurs propres
notions de la justice, prennent leur décision après
une
enquête forcément insuffisante, et imposent
cette décision. Dans les deux cas, les résultats sont
identiquement les mêmes. L'arrêt prononcé, fût-il
le plus juste du monde, étant l'appréciation d'un
simple individu, n'ayant pas d'autre titre au respect,
d'autre sanction morale que l'impartialité toujours
à bon droit suspecte d'un seul homme, ne satisfait,
ne
peut satisfaire qu'une seule des parties, et laisse
la porte ouverte à des récriminations sans lin.
Les défauts trop évidents d'une telle organisation
sociale ont depuis longtemps frappé l'esprit si juste
et si éclairé de Mgr d'Enos ; mais les remèdes
qu'ils exigent impérieusement seront-ils jamais ap¬
pliqués ? L'âge n'a point usé les forces du prélat ;
de guerre,
écrite,
en
220
seulement le
LES
EUROPÉENS
lui manquera-t-il point? et
après lui qui continuera son œuvre? Parmi tous
ceux
qui semblent appelés à lui succéder, aucun ne
nous a
paru avoir cette force d'esprit nécessaire pour
dégager l'action purement humaine qu'ils ont à
exercer, des préoccupations religieuses du mission¬
naire et du prêtre catholique. La solitude où ils
vivent est si profonde, leur isolement du monde a
été jusqu'à ce jour si absolu, qu'il est tout naturel
que leur esprit se soit laissé envahir par le côté mys¬
tique de leurs croyances. « Les lis ne filent pas, et
Salomon dans toute sa gloire n'a jamais égalé leur
splendeur. — Cherchez d'abord la vérité, et le reste
vous sera donné
par surcroît. » Ces maximes et tant
d'autres de l'Évangile, où se retrouve le même
dédain du travail, de l'effort, cette loi supérieure de
l'humanité, semblent seules les inspirer. C'est l'éter¬
nel écueil des esprits religieux qu'une lutte forcée
ne convie plus à l'action. Marie a choisi la meilleure
part, et cependant les soins de Marthe sont-ils à
dédaigner ? Pour vulgaires qu'ils soient, ils sont
cependant indispensables. AuxWallis surtout, il est
bien temps que cette vérité soit comprise. Si ces îles
ont pu jusqu'à ce joui*, grâce à des circonstances
exceptionnelles, échapper au mouvement qui s'ac¬
complit autour d'elles, l'heure approche où leur soli¬
tude va être troublée, où elles devront sortir forcé¬
ment de leur isolement; voilà que des Fidji le flot
temps
ne
221
OCÉANIE.
EN
émigrants européens gronde à leurs portes. Déjà
Weber, le riche marchand d'Apia, le consul de
Confédération allemande, a triomphé des résis¬
des
M.
la
tances
de la reine
:
à défaut des terres
qu'il deman¬
le modèle
comptoir com¬
dait, des fermes qu'il voulait établir sur
de celle
d'Opoulou, il
mercial à Mua. Le coin
l'arbre, la brèche
une
bien faudra-t-il de
a
fondé
une
un
fois enfoncé
au cœur
de
fois faite à la muraille, com¬
temps pour que
l'arbre soit abattu,
renversés? Les mission¬
redouter un tel avenir ?
comprenant le rôle auquel ils
pour que la muraille soit
naires catholiques ont-ils à
D'aucune
manière, si,
appelés, ils se mettent à la tête du mouvement,
non pour le contrarier, mais pour diriger l'essor des
populations vers les destinées auxquelles ce mouve¬
ment les pousse. Ces populations ont conservé l'es¬
prit aventureux qui les a mêlées autrefois à toutes les
révolutions des archipels voisins, et dont on retrouve
les traces jusqu'aux îles lointaines de la NouvelleCalédonie. Peuvent-elles plus longtemps rester dans
cette immobilité à laquelle voudrait les condamner
un système hostile à l'émigration européenne? L'ar¬
deur religieuse de la génération qui se livra aux
missionnaires après les avoir longtemps combattus
n'anime pas les générations nouvelles. Leurs
croyances sont aussi profondes, aussi sincères ;
mais elles n'ont pas, elles ne peuvent avoir ce carac¬
tère de lutte qui suffisait à l'activité instinctive de
sont
222
LES
EUROPÉENS
leurs
pères : elles ne peuvent dès lors suffire à la
idées, ou, si l'on veut, d'autres besoins
préoccupent. La civilisation européenne attire
Indiens par ses mirages souvent trompeurs. Plus
leur. D'autres
les
ces
d'un écoute
matelots
avec une
ardente curiosité les récits des
qui viennent leur rapporter, en échange
productions de leur île, quelques-uns des plus
grossiers produits de cette civilisation. Un des chefs
d'Uvea a vu Rome et Paris, alors qu'enfant il suivait
le commandant Marceau : avec quel enthousiasme il
en
évoque les souvenirs ! J'ajouterai avec quelle
tristesse il compare l'état de son île natale à celui
de ces grandes villes qu'il a un moment tx-aversées,
la vie monotone qu'il a reprise à celle de ces sociétés
eui-opéennes dont il a compris les merveilleuses élé¬
gances et les supériorités intellectuelles ! Les symp¬
tômes de ces tendances, que le temps ne peut que
développer, le mouvement des archipels voisins,
l'influence qu'il aura sur les Wallis, indiquent aux
missionnaires catholiques la voie qu'ils doivent suivre,
la seule qui puisse assurer ces transformations immi¬
nentes sans que les idées religieuses des
populations
aient à en soufirir, la seule aussi qui puisse sauve-garder leur indépendance en les prései-vant de
toute intervention étrangère.
des
EN
OCÉANIE.
223
V.
Les
Le 9
Fidji.
juillet, la mission qui nous avait appelés
complètement remplie ; la présence
de Mgr d'Énos, les sympathies de la reine pour la
France, les dispositions conciliantes de ses conseil¬
lers et les chefs indigènes, tout avait contribué à
nous la rendre facile. La
Mégère était d'ailleurs le
premier navire de guerre qui, depuis dix-huit ans,
eût paru dans ces îles si fréquentées autrefois par
nos manns; aussi chacun nous
priait de prolonger
notre séjour,, mais le temps pressait, et le même jouivers dix heures nous
reprenions notre course, en
route pour les Fidji, ou plutôt pour les Futuna, les
îles Horn des cartes anglaises. Ces îles, situées à
20 lieues au sud des Wallis, auxquelles les ratta¬
chent des liens sans nombre, en sont, pour ainsi dire,
une
dépendance religieuse, sinon politique. Dans les
deux archipels les mêmes causes ont produit les mêmes
effets, et aux Futuna, comme aux Wallis, on retrouve
une communauté
catholique d'autant plus fervente,
que les souvenirs du martyre du père Chanel, le pre¬
mier apôtre des Futuna, survivant à la génération qui
en fut
témoin, sont encore présents à tous les esprits.
aux
Wallis était
224
LES
EUROPÉENS
loi psychologique, toujours
l'histoire, que la persécution et le sang
des martyrs sont les semences les plus fécondes et
les plus longtemps durables des idées religieuses.
Terres volcaniques, montagneuses et profondé¬
ment ravinées, les Futuna sont d'un accès facile par
mer.
Parmi les havres nombreux qui dentellent
leurs rivages, celui de Singavi, étroit et resserré
comme les grands navires européens, offre un abri
sûr et commode aux embarcations indigènes et aux
goélettes légères qui, partout dans ces parages, ten¬
dent aujourd'hui à les remplacer. Les Futuniens ont
par suite des relations assez suivies avec les archi¬
pels voisins. Ces relations suffisent à leurs besoins et
à leur activité. Elles expliquent, suivant nous, l'ac¬
croissement de la population, aussi marqué qu'aux
Wallis. Cette population, comme celle de ces îles,
comme celle des Samoa, semble appartenir à la pure
race maorie ; elle en a les caractères physiques, les
qualités, les défauts et la langue.
La visite des missionnaires, parmi lesquels se
trouvait le seul prêtre indigène que M®1' d'Énos ait
cru
pouvoir ordonner jusqu'à ce jour, celle des chefs
accourus de l'intérieur au premier bruit de l'arrivée
d'un navire de guerre français, quelques réceptions
plus ou moins officielles suivies de l'inévitable Kava,
qui leur donne ce caractère, enfin la rectification
hydrographique du plan de Singavi, remplirent les
Mais n'est-ce pas une
confirmée par
EN
OCÉANIE.
225
deux
journées que nous passâmes au mouillage.
12, nous étions de nouveau sous voiles ; le 13,
au
point du jour, les vigies signalaient le pic de
Xicopia, sentinelle avancée des Fidji ; le 14, après
divers incidents, conséquences des erreurs
trop nom¬
breuses de l'hydrographie de ces
parages, laissant à
Le
notre droite les terres élevées de
atteignions, à trois heures,
Vanua-Lébu,
nous
par une route semée
d'écueils dont auctrn n'est marqué sur la
carte, le
mouillage de Sumi-Sumi, sur la côte occidentale de
Tave-Uni. Enfin, le lendemain
15,
après
une
véri¬
table
tempête qui pendant toute la nuit nous tint à
la cape, la Mégère laissait tomber l'ancre dans
le
port de Levuka, capitale de l'île d'Obalau.
Cette ville naissante, mais dont tout
annonçait à
première
les prochains accroissements, est le
populatioF européenne, le point de
relâche habituel des navires de
guerre de toutes les
nations maritimes, la résidence des consuls étran¬
gers, et aussi celle des directeurs des missions catho¬
liques et protestantes ; elle peut donc être regardée
comme la
capitale politique de l'archipel des Fidji ;
centre
vue
de la
et en fait
de
vue.
elle
en
résume la situation à tous les
points
Cette situation peu connue, nous dirons
même
ignorée en France, mérite d'être étudiée ; les
problèmes qu'elle soulève ne s'adressent plus seule¬
ment aujourd'hui à la curiosité du savant ou
du
voyageur : leur solution touche à des intérêts d'un
AUBE.
15
226
autre
LES
EUROPÉENS
ordre. Devenue en
Angleterre une des préoc¬
cupations les plus sérieuses du ministère et d'une
fraction importante du Parlement, à l'époque où
nous la visitâmes elle appelait, à ce titre seul, toute
notre attention. « Une majorité décisive, bien qu'ob¬
tenue dans une Chambre quelque peu éclaircie,
disait le Times du 16 juin 1873, a permis à M. Glad¬
vendredi dernier, d'éviter une résolution défi¬
sur un sujet qui est devenu une question
véritablement embarrassante. Il a été proposé, et ce
n'était pas la première fois, que la Grande-Bretagne
assumât le protectorat ou la souveraineté des îles
Fidji, et de cette façon, pour citer les paroles mêmes
de l'auteur de la motion, « ajoutât une colonie de plus
à ces magnifiques colonies qui, dans l'hémisphère
austral, ont contribué si puissamment à la richesse,
à la prospérité et au pouvoir de l'Angleterre. » Il
serait certes difficile de faire quelque objection à
une acquisition d'un caractère tel que celui qu'on éta¬
blit ainsi, mais il est évidemment désirable de savoir
d'abord si ce caractère est mérité ; puis sur quelle
autorité nous pouvons nous fonder pour nous appro¬
prier ce trésor : quels sont ses possesseurs actuels?
stone,
nitive
«
«
«
comment nous
adressent-ils cet appel ? qu'attendent-
offrent-ils en échange?
considération qui n'est pas
importance : on nous demande de remplacer,
paraît-il, un gouvernement existant de fait, que
ils de nous? et que nous
Mais il y a encore une
sans
EN
M. M' Arthur
OCÈANIE.
227
représente comme sans pouvoir, pour
plus, et que M. Gladstone n'a défendu
que sur certains points. Mais ce gouvernement est
l'expression de quelque chose ou de quelqu'un ; il
est maintenu par
quelque autorité. Devons - nous
croire qu'il ne fera aucune opposition à une mesure
qui produirait son extinction définitive ? Si la majo¬
rité de la population de race
blanche, aussi bien
que celle des indigènes, veut une meilleure admi¬
nistration, pourquoi ne l'établissent-ils pas euxmêmes? Et si la force est nécessaire, est-ce à nous à
trouver et à employer les
moyens de coercition ?
Enfin si nous devons accepter cette nouvelle
obliga¬
tion, qu'il nous soit permis de comprendre les termes
et les prévisions de ce marché.
Aujourd'hui nos infor¬
mations sont très-incomplètes et il
pourrait arriver,
si nous agissions avec
trop de hâte, qu'avant peu
nous ayons à reconnaître
que nous avons commis
une erreur coûteuse et
pleine d'inconvénients. »
Les lignes qui précèdent montrent
l'importance
politique des questions qui se l'attachaient alors à
l'archipel des Fidji ; elles font pressentir également
la nature des intérêts généraux
qui s'y agitaient,
parmi lesquels on devine tout d'abord l'antagonisme
des races européennes et des races
indigènes, celui
des civilisations si différentes
qu'elles représentent;
quant aux intérêts secondaires, de détail pour ainsi
dire, de patientes études, ou du moins une observane
rien dire de
228
LES
EUROPÉENS
persévérante des hommes et des choses pouvaient
en pleine lumière et il y fallait un
long séjour dans le pays. Néanmoins, une circons¬
tance particulière nous permettra peut-être, et dans
une certaine mesure, de suppléer à ce que nos pro¬
pres observations ont eu forcément d'incomplet, par
suite de notre rapide passage dans l'archipel. La race
anglo-saxonne est partout fidèle à sa devise : Helpyourself. Aussi, lorsque, quelques années après le
premier refus de l'Angleterre d'occuper les Fidji, les
colons se trouvèrent livrés à eux-mêmes, en face de
toutes les difficultés d'un établissement définitif, ils
ouvrirent à Levuka une sorte d'enquête pour étudier
la situation dans son ensemble comme dans ses élé¬
tion
seuls les mettre
plus essentiels ; de là, toute une série de
qui jettent le jour le plus vrai sur les
questions qui alors préoccupaient l'attention pu¬
blique. Ces documents, que nous avons pu consulter,
constituent pour ainsi dire l'analyse des ferments
divers qui s'agitent au fond de cette société en voie
de transformation, « de devenir », dirait un philo¬
sophe hégélien, et par cela même très-curieuse à
étudier; d'un autre côté, la lumière s'est faite sur
les crimes sans nom de l'infâme trafic, véritable
traite des esclaves, qui, sous les noms de Labour
Trade, Labour Traffic, déshonore depuis trop long¬
temps les couleurs de l'Angleterre, de la patrie des
Clarkson, des Brougham, des Wilberforce. A ces
ments les
documents
EN
OCÉANIE.
229
émue dans
toutes les villes anglaises : articles des journaux les
plus autorisés, brochures, livres, pamphlets, résolu¬
tions ardentes des meetings, tout attestait une agita¬
tion puissante et féconde, dont le but était « l'ex¬
révélations, l'opinion s'était profondément
tinction de cette
nouvelle et horrible forme de la
qui poursuivit, comme moyen d'y arriver,
le protectorat des Fidji, parce qu'avec
le Q.ueensland, elles partageaient le triste privilège
d'en être le principal marché. N'y a-t-il pas là une
source d'informations précieuses, dont il est facile
de dégager la vérité, peut-être un peu obscurcie
par les exagérations de généreux sentiments? La
suite de ce récit nous impose l'obligation de cette
recherche, c'est-à-dire l'analyse et souvent même la
traduction simple de ces documents d'origines si
diverses; mais pour leur intelligence même, il est
nécessaire d'établir auparavant et à grands traits les
principales divisions géographiques et politiques de
l'archipel.
traite », et
l'annexion
ou
I.
l'archipel Viti
îles nombreuses deux seulement
ont une véritable importance, à ne considérer que
l'étendue; ce sont Vanua-Lebu (la Grande-Terre),
Deux cents îles
ou
Fidji. De
ces
ou
îlots composent
230
LES
EUROPÉENS
Viti-Lebu
(la Grande-Viti). Toutes deux ont de
trente-cinq à quarante lieues de long, mais leur su¬
perficie n'est pas la même. Les rivages de la première
sont partout découpés en golfes sinueux, en baies
profondes; la seconde, au contraire, affecte sur la
carte la forme d'un cercle presque régulier; aussi la
superficie de Vanua-Lebu n'est que de 3,000 milles
carrés, tandis que celle de Viti-Lebu l'emporte de
750 milles carrés, presque un tiers de plus; VitiLebu mérite donc le nom que lui ont donné les
indigènes, et elle est bien la reine des Viti. TabeO
>
face de Vanua-Lebu, Lakemba, la plus
importante des îles du Vent, Akandavu, la plus
méridionale de tout l'archipel, Obalau, jetée comme
un trait d'union entre les deux grandes îles vitiennes, occupent le second rang et par leur étendue
Uni,
en
et par
leur population. Puis viennent
semis d'îlots et de
d'une ceinture
défendent les
rochers,
presque
un
véritable
tous entourés
de récifs
madréporiques qui en
approches et qui rendent la navi¬
gation, dans ces parages, d'autant plus périlleuse,
quand la brume ou la nuit empêchent les vigies
d'éclairer la route, que les reconnaissances hydro¬
graphiques en sont, comme nous l'avons déjà dit,
très-incomplètes ou mieux à refaire en entier.
De la pointe extrême au nord de Vanua-Lebu, à
la pointe méridionale d'Akandavu, située par le
19e parallèle sud, l'archipel s'étend sur Lois degrés
EN
OCÉANIE.
231
latitude; les méridiens du 175° ou 180e degré de
longitude orientale de Paris le limitent de l'est à
l'ouest. Les géographes l'ont classé dans la Mélanésie, à l'extrémité de laquelle il semble former au
S.-E. une pointe avancée vers la Polynésie. Ce n'est
point là un classement arbitraire : la population des
Viti, dit en effet le docteur Berthold Seeman, dont
nous résumons l'opinion, semble, d'après les traits
physiques, provenir d'un mélange de Malais et de
Papous. Les individus qui la composent n'ont pas la
beauté régulière des indigènes de la Nouvelle-Zé¬
lande, des Sandwich et de Taïti, mais il n'ont pas
non plus le caractère d'abjection des Mélanésiens
purs de l'Australie et de la Nouvelle-Calédonie. Ils
sont grands, agiles et vigoureux ; le haut du visage
est large, le nez gros et aplati, la bouche grande ;
les yeux, farouches, sont surmontés de hauts sour¬
cils ; les lèvres sont épaisses, les dents blanches, les
cheveux abondants et crépus, le ton de la peau est
de
d'un noir
jaunâtre assez
semblable à la fumée et
très-différent de la teinte cuivrée
Tel est le type
général; toutefois, beaucoup d'indi¬
en diffèrent par la coupe
couleur de la peau et l'élégance de
gènes
des Polynésiens.
de la figure, la
leurs personnes :
ce sont des métis issus des relations des habitants
de l'archipel polynésien de Tonga-Tabou avec les
femmes vitiennes ; car les vents soufflant de l'est à
l'ouest durant dix mois de l'année poussent les mi-
232
LES
EUROPÉENS
grations de l'est à l'ouest dans cette partie de 10céanie1.
Il est
permis de regarder ces explications de l'o¬
rigine des populations des Fidji comme très-insuffi¬
santes. La population des Tonga ne s'élève qu'à
quelques milliers d'âmes. Ses migrations n'auraient
pu que légèrement influer sur la population relati¬
vement si considérable des Viti, au milieu de laquelle
les individus appartenant à ce dernier type forment
la généralité des classes aristocratiques. D'un autre
côté, les affinités du langage avec le malais se re¬
trouvent également dans les langues purement poly¬
nésiennes. Nous inclinerions donc à voir dans cette
fusion de deux
races
distinctes
qui semblent avoir
constitué la
population actuelle des Fidji le résultat
plus général de la conquête par une branche déta¬
chée de la race si énergique autrefois des Maoris,
qui envahirent successivement toutes les îles du
Pacifique, depuis les Sandwich jusqu'à la NouvelleZélande. Si l'on admet, comme tout semble le prou¬
ver, que le point de départ de cette émigration a été
l'archipel des Samoa, les îles de Tonga et des Yiti,
placées sur la route des émigrants vers la NouvelleZélande, ont dû être les premières étapes de leur
marche envahissante
1.
vers
BertholcL Seeman's Forschungen
Alfred Jacobs.
le sud. Les traditions des
auf den Fidji-lnseln,
résumé par
EN
OCÉANIE.
233
populations fîdjiennes, quand elles auront été mises
en lumière comme le furent celles des Néo-Zélandais, par quelque
patient observateur, montreront
peut-être un jour ce qu'il en faut croire. Quoi qu'il
en soit, en dehors même de certaines industries re¬
lativement très-perfectionnées, comme celles de la
poterie et de la fabrication des armes si artistement
travaillées, en dehors de travaux d'ensemble comme
le grand canal de Kele-Mesu, tous indices irrécu¬
sables d'une civilisation éteinte, mais déjà avancée,
l'orgueil nobiliaire, poussé au plus haut point, des
chefs fidjiens, la constitution essentiellement féodale
de la société, la division en castes qu'on peut recon¬
naître dans ses rangs, nous
semblent justifier l'hy¬
que nous avons émise. Nous y attachons du
d'autant moins d'importance, que les seules
pothèse
reste
données recueillies
sur
jusqu'à ce jour ne
l'observation des tribus du littoral.
reposent que
« L'intérieur
grande Yiti est entièrement inconnu; personne,
indigène ou Européen, n'a pénétré dans les régions
centrales, et on ne sait même pas si elles sont habi¬
tées. Le nombre des dialectes est si grand et les
différences entre eux si marquées, qu'au premier
abord on est tenté de croire qu'ils forment autant de
de la
langues différentes; cette diversité est due probable¬
ment
aux
guerres meurtrières
dans lesquelles étaient
perpétuellement engagés les chefs des tribus voi¬
sines, et qui rendaient dangereuses les communica-
234
tions d'un
LES
EUROPÉENS
district à l'autre et même
d'un village au
village le plus rapproché. Les membres de chaque
tribu ne se croyaient en sûreté que dans les limites
étroites du territoire de la tribu1. » Le peu d'infor¬
qu'on possède au reste sur quelques-unes
peuplades de l'intérieur concourent toutes à les
montrer comme plongées dans un état très-voisin de
la barbarie. Les populations du littoral maritime
étaient au contraire, à l'arrivée des Européens, par¬
venues à cette sorte de civilisation qu'à des degrés
mations
des
peu différents
dans presque
les premiers navigateurs rencontrèrent
archipels de la Polynésie. Les
d'anthropophagie qui prévalaient parmi
elles ne prouveraient rien contre cette assertion.
Les superstitions religieuses, l'exaltation de la ven¬
geance dans ces guerres sans fin et sans merci qui
désolaient l'archipel, un faux point de vue des de¬
voirs des chefs, dont ces pratiques monstrueuses
semblent avoir été le privilège et surtout une fonc¬
tion publique, ainsi que l'atteste le respect sacré
attaché aux instruments spéciaux de ces horribles
festins, expliquent suffisamment ces atroces cou¬
tumes, sans qu'on puisse en conclure légitimement
à l'infériorité intellectuelle et morale de la race. Un
indice plus caractéristique de cette infériorité serait
peut-être leur indifférence profonde à l'égard des
tous les
habitudes
1. The cruise
ondre*, 1873.
of H. M. S.
Curaçao, by Julius Brenchley, page
180. —
EN
235
OCÉANIE.
idées chrétiennes. Missionnaires
protestants ou ca¬
tholiques, tous se plaignent de l'insuccès de leurs
efforts, de cette indifférence contre laquelle ils luttent
vainement depuis tant d'années; il est certain que,
pour la plupart des chefs fidjiens, la religion n'est
qu'un moyen politique; qu'ils en changent avec la
plus déplorable facilité, et qu'au fond, s'ils croient à
quelque chose, c'est à leurs vieilles superstitions
nationales. Il y a loin de l'esprit que révèlent ces
dispositions à cet élan des populations de pure race
maorie, qui partout embrassèrent avec tant de fer¬
veur les croyances religieuses de l'Europe, comme
un
progrès vers cette civilisation qui les charmait
autant par la supériorité de ses idées morales que
physiques.
de l'intérieur
par celle de ses côtés purement
En dehors des régions inexplorées
de Vanua-Lebu et
de Viti-Lebu, on peut diviser
l'archipel en quatre groupes distincts, au point de
vue politique. Les districts orientaux de Viti-Lebu,
ceux qui s'étendent sur les deux rives de la grande
rivière de Rewa-Rewa, toutes les îles voisines et
dont la plus importante est celle d'Obalau, recon¬
naissent la souveraineté du chef Çakombau. C'est le
fils de ce Tanoa, dont le concours fut si précieux au
commandant Dumont d'Urville lorsqu'il eut à ven¬
ger l'assassinat du
titre incontesté de
reconnaissaient
capitaine français Bureau. Le
ennemis
seul à son fils est celui de Tui-M'Bau
Tanoa, celui que ses
236
LES
EUROPÉENS
(roi ou chef de M'Bau).
traditions politiques de
Mais Çakombau, fidèle aux
Tanoa, revendiquait la sou¬
l'archipel ; il affectait les titres de
(roi des Yiti) et de Vune-Valu (chef su¬
veraineté de tout
Tui-Viti
empereur). Les districts méridionaux de
placés sous l'au¬
torité du Tui-Bua, que la grande majorité des colons
d'origine anglaise opposait à Çakombau, mais qui
prême
,
Vanua-Lebu étaient presque tous
était surtout l'instrument
docile du chef tongien
Tui-Ça-Ivau de Vaïriki, chef de Tabe-Uni,
maintenait, contre Tui-Bua et Maafu, l'indépendance
de son petit royaume qu'ils ont longtemps menacée,
et qu'il n'a définitivement conquise que par une
lutte sanglante. Enfin, ce chef tongien lui-même,
parent du roi Georges de Tonga et son lieutenant
aux Fidji, poursuivait, à l'aide des secours réels
quoique cachés qu'il en recevait, l'entreprise depuis
longtemps commencée de la conquête de tout l'ar¬
chipel. Maafu était le chef reconnu de toutes les îles
du Vent, qui sont des fiefs tongiens; parmi elles,
Rambé et ses annexes étaient sa propriété parti¬
culière. En 1868, une confédération dite des îles
orientales s'était formée par ses soins, entre tous les
chefs que nous venons de nommer, contre Çakombau ;
la présidence en avait été donnée à Tui-Bua, mais
chacun savait que Maafu en était le président réel.
Quelques districts de Vanua-Lebu, tels que celui de
Solévu, s'étaient refusés à entrer dans la confédé-
Maafu.
EN
ration
nouvelle, et
en
237
OCÉANIE.
avaient appelé à la protection
Çakombau. Ce fut l'occasion d'une série
de
d'hosti¬
lités, qui un moment menacèrent d'embraser tout
l'archipel, et sur lesquelles nous aurons à revenir
plus tard.
plupart des chefs fidjiens
avaient pris comme ministres d'Etat des Européens,
souvent distingués par leur caractère et leur instruc¬
tion. Les deux personnages les plus remarquables
parmi eux étaient, lors de notre passage aux Viti,
M. Wilkinson, secrétaire de Tui-Bua, et M. Drews,
premier ministre de Çakombau. Le gouvernement
primitif des diverses tribus fidjiennes était, nous l'a¬
vons dit, essentiellement aristocratique et féodal;
l'expression consacrée des grands chefs, parlant de
leurs sujets: « Mes animaux », est à cet égard ca¬
ractéristique, et aussi les formes du cérémonial
adopté dans les relations les plus simples de la vie.
Un fait à noter,
est que la
Les récits des voyageurs,
entre autres ceux
du
mandant Erskine et du lieutenant Pollard, sont
de
com¬
pleins
plus triste
auxquelles se sou¬
témoignages de cette sorte. Rien n'est
que les dégradantes humiliations
mettaient les chefs de Somo-Somo, avant
d'entrer dans
auquel
apportaient leur tribut annuel. Les formes, sinon
le fond des choses, ont bien changé dans ces derniers
temps. Sous la pression des idées ambitieuses qui ani¬
ment Çakombau et son rival Tui-Bua, dans le désir
la ville de
ils
M'Bau, résidence du chef redouté
238
LES
concilier
EUROPÉENS
l'opinion des gouvernements euro¬
péens, et pour avoir droit à leur reconnaissance offi¬
cielle, les réformes les plus importantes ont été
décrétées par ces chefs. Tous deux ont octroyé à leurs
peuples une constitution libérale, calquée sur celle
de la libre Angleterre. A M'Bau comme à Bua, les
chambres des représentants _de la nation, ou plutôt
des chefs de districts, se réunissent pour discuter les
affaires de l'Etat avec les ministres, représentants
de l'autorité royale. Les institutions juridiques re¬
produisent également les traits essentiels de la jus¬
tice anglaise.
En présence de la population indigène, dont l'en¬
semble varie de 150,000 à 200,000 âmes, se dresse
une
population de race blanche dont chaque jour
voit grossir le cfiiffre. En 1865, M. JuliusBrenchley
l'évaluait à 350 personnes. En 1869, ce chiffre s'éle¬
vait déjà à 1,200 ; il dépassait 2,000 d'après les
renseignements produits lorsque fut reprise dans le
Parlement la question des Fidji. Le but que
poursuivaient tous ces hardis aventuriers peut se
résumer en quelques mots : prendre possession du
sol ; l'exploiter à leur profit. Leurs progrès en ce
sens ne sont que trop réels : des îles entières sont
aujourd'hui, et déjà depuis quelques années des
propriétés particulières. Avant l'arrivée des Euro¬
péens, les indigènes n'attachaient aucune valeur à
la terre ; la propriété du sol elle-même n'était pas
de
se
EN
constituée. Partout où
OCÉANIE.
un
239
homme plantait des igna¬
mes, du tabac, du taro, la terre était sienne jusqu'au
jour de la récolte ; la récolte faite, toute autre per¬
sonne pouvait à son gré exploiter le même terrain.
En .1861, lorsque, pour la première fois, il fut parlé
d'annexer les Fidji à l'Angleterre, de nombreux
spéculateurs partis des colonies australiennes vin¬
rent acheter dans l'archipel de vastes territoires,
préoccuper des titres qui leur en assuraient
propriété; la signature dix chef sixffisait, et rien
n'était plus facile que de l'obtenir, — une fois ivre,
ne signait-il pas tout ce qu'on voulait ? — On con¬
çoit ce que de tels procédés ont, avec le cours du
sans se
la
de troubles entre les indigènes et les
Européens qui les ont ainsi dépossédés de leurs
terrains les plus fertiles.
Quand les settlers ne se faisaient pas justice euxmêmes, par la force que leur assurent la supériorité
de leurs armes et celle non moins grande de leur
intelligence, les différends qui s'élevaient ainsi avec
les indigènes étaient réglés par les consuls des di¬
verses nations représentées aux Fidji, et dont la
résidence officielle était à Lebuka. C'étaient les juges
de paix, les arbitres de cette société incohérente, où
tant d'intérêts se trouvaient en présence ; malheu¬
reusement on peut dire qu'ils furent souvent des
arbitres intéressés, des juges animés par la passion.
Néanmoins, dans les affaires générales, d'un intérêt
temps, amené
240
LES
EUROPÉENS
supérieur, tout ne dépendait pas de leurs décisions.
Les grandes assises de l'archipel étaient tenues par
les commandants des navires de guerre qui y pas¬
saient
au
courant de leurs voyages, ou
qui venaient
remplir quelque mission particulière. Les popula¬
indigènes ont-elles trouvé en eux une justice
plus effective ? Question délicate, à laquelle des
faits répondront plus tard.
Mais à ce point de vue un seul fait peut résumer
cette histoire, et il a eu une trop grande influence
sur le rôle de Çakombau pour que nous le passions
y
tions
sous
silence.
En
1866, le jour de l'anniversaire de l'indépen¬
Etats-Unis, un settler américain, célèbre
dance des
grande fête natio¬
nale, et se grise, pour ne pas dire plus. Le feu prend
à sa maison (plusieurs personnes affirment que luiavec un
peu
trop d'ardeur cette
volontairement); les Fidjiens qui ac¬
porter secours sont brutalement repous¬
sés, comme s'ils étaient les auteurs de l'incendie ;
une rixe s'élève entre eux et le propriétaire améri¬
cain qui est légèrement blessé. Entre temps la
maison brûlait toujours, et, à ce qu'il assure, elle
fut complètement pillée ; les coupables avaient fui
dans l'intérieur et ne pouvaient être punis, quand
se
présenta à M'Bau la frégate américaine le JolinAdams, réclamant justice. Çakombau, voulant à
même le mit
courent pour
cette
époque être reconnu
Tui-Viti
par
les puis-
EN
241
OCÉANIE.
européennes, offrit au commandant du Johnl'amende de 45,000 dollars imposée
districts des coupables, à condition que le gou¬
sances
Adams de payer
aux
vernement américain le reconnaîtrait
comme
verain des Viti et le ferait reconnaître
en
sou¬
cette
par le roi Georges de
redoutait la puissance. Tel
Tonga, dont Çakombau
est, mot pour mot, le
récit que M. Drews me fit de cet incident, véritable
marché conclu entre Çakombau et le gouvernement
des Etats-Unis. Ce marché, qui valut à Çakombau
le premier acte de reconnaissance par une puissance
européenne de son titre de roi des Viti, a du reste
qualité
été fidèlement exécuté.
Avant la guerre
de la sécession américaine et la
en Europe la dou¬
loureuse conséquence, les seuls Européens établis
aux Eidji étaient des matelots déserteurs et quelques
convicts évadés des colonies pénitentiaires de l'Aus¬
tralie. Ces tristes représentants de notre civilisation
mirent plus d'une fois au service des chefs.indigènes
leur supériorité intellectuelle et leur énergie, dou¬
blées d'une conscience sans scrupules, entant ainsi
la corruption de nos sociétés raffinées sur les vices
et les sanglantes habitudes de ces populations pres¬
que barbares. Tanoa, le père de Çakombau, dut aux
services de ce genre d'un convict anglais de relever
dans l'archipel l'antique prestige de sa famille et de
rétablir sur les tribus qui s'en étaient presque affrancrise industrielle dont elle fut
AUBE.
16
242
LES
EUROPÉENS
absolue de ses ancêtres. Ce fut sans
exemple qui entraîna, depuis, la plupart
des chefs fidjiens à confier à des Européens la di¬
rection politique de leurs affaires. Heureusement,
chies l'autorité
doute
son
fonctions échurent à des person¬
nages d'une tout autre moralité que ce premier
conseiller de Tanoa. De nouveaux intérêts ne tar¬
dèrent point, en effet, à pousser aux Fidji les flots
d'une émigration dont nous avons montré, par des
chiffres, l'accroissement rapide et continu. En 1861,
avec
le temps, ces
gouvernement anglais, justement préoccupé de la
grandes villes industrielles de l'An¬
gleterre1, des sombres perspectives de l'avenir, si la
le
situation des
prolongeait, envoya dans ces
Seeman et le colonel Smythe,
pour en étudier les ressources, surtout au point de
de la culture du coton. Leurs rapports furent si
favorables, qu'un moment l'annexion des Fidji à
guerre américaine se
îles le docteur Berthold
vue
l'Angleterre fut regardée comme un fait officiel.
L'esprit d'-entreprise des settlers australiens, l'èsprit
de
spéculation des riches
marchands de Sydney et
n'attendirent pas, pour agir, la confir¬
mation de cette nouvelle que la réalité devait bientôt
démentir : de hardis colonistes se hâtèrent vers l'ar¬
de Melbourne
chipel, une compagnie se forma à Melbourne pour
l'exploitation de la future colonie, de la récente
acquisition de l'Angleterre ; de nombreuses planta¬
tions s'élevèrent à Obalau, à Tabe-Uni et surtout
EN
dans les districts
243
OCÊANIE.
si fertiles de
Viti-Lebu, qu'arrose
grande rivière de Rewa-Rewa. Des îles entières
l'avons dit, la propriété de
simples particuliers ou servirent de gages à la com¬
pagnie de Melbourne, qui avait pris en main le
paiement de la dette consentie par Çakombau en
la
devinrent, comme nous
gouvernement des États-Unis d'Amérique.
temps, le capitaine Robert Towns, du
Queensland, inaugurait, par l'envoi d'un de ses na¬
vires dans les Nouvelles-Hébrides, le Labour Trade,
c'est-à-dire l'enrôlement volontaire ou forcé de ces
insulaires comme travailleurs, pour suppléer, sur les
nouvelles plantations, à la paresse et à l'inertie des
indigènes fidjiens.
Le mouvement qui caractérise cette première
faveur du
En même
V
phase de la colonisation fut néanmoins un peu fac¬
tice; les énormes profits que les planteurs réalisèrent
tout d'abord, par la culture du coton, ne pouvaient,
en effet, longtemps se soutenir, et ils disparurent
avec la cause qui, en surélevant les prix du coton
sur les marchés d'Europe, avait seule pu les rendre
possibles. L'élan des colons
n'en fut ni
australiens vers les Fidji
arrêté, ni même ralenti ;
d'autres cultures
plus spéciales aux pays intertropicaux, celles de la
canne à sucre et du caféier, remplacèrent alors, en
partie du moins, la culture du coton. Q-râce à la
proximité des grands marchés de Sydney, de Mel¬
bourne et des autres colonies anglaises, elles assu-
244
LES
EUROPÉENS
planteurs une prospérité durable. Us sont
voie nouvelle avec leur intelligente
rent aux
entrés dans cette
énergie et ils y marchent avec la persévérance ca¬
ractéristique de leur race. D'ailleurs, le sol de ces
îles est presque partout si riche et si fertile, que là
n'est point le seul gage des succès que leur garde
l'avenir.
«
Les moutons
australiens une fois accli¬
réussissent parfaitement. Le docteur BoAver,
expérience de quatre ans, a reconnu que
ne dégénère pas ; le poids moyen d'une
est de trois livres pour les mérinos, de quatre
matés y
après
une
leur laine
toison
les leicesters, et la laine se vend 8 pence la
livre, sur les lieux et non lavée. Il y avait dans l'ar¬
chipel, en 1865, plus de 4,000 moutons et environ
1,000 bœufs de provenance australienne ; mais les
troupeaux augmentent rapidement ; des terrains
éminemment propres au pâturage peuvent être faci¬
lement acquis au prix de 2 livres (50 fr.)-par acre;
de plus, l'abondance des eaux et la fertilité qui par¬
tout caractérise le sol offrent aux settlers, dans les
pour
,
Fidji, des avantages qu'on ne trouve pas
dans les colonies australiennes1. »
A
et
ces
toujours
produits, créés pour ainsi dire par l'activité
européennes, il convient d'ajouter les
l'industrie
productions naturelles de ces
moins assurées de
1. Julius
Brenchley, livre
îles, garanties non
leur futur développement :
cité.
!
les
EN
245
OCÉANIE.
forêts, si riches en essences précieuses
couvrent les districts septentrionaux de
vastes
de
Vanua-Lehu, les fungus
qui
Yiti et
les
qui en tapisse.nt
écailles de tortue, le tripan, l'arrow-root,
principale de toutes, ces cocotiers sans
nombre qui croissent spontanément dans tous les
terrains madréporiques du littoral.
En 1869, le mouvement commercial des Fidji ne
donnait lieu qu'à des relations indirectes avec l'Eu¬
rochers, les
et
enfin la
rope, par
au
l'Australie et la
Nouvelle-Zélande. C'est
Lebuka que chargent presque tous les
qui emportent à Sydney, à Melbourne, à
port de
navires
d'énumérer,
de légères goélettes de 90 à 100 tonneaux,
des cotres d'un tonnage moins élevé encore, ont
recueillis sur tous les points de l'archipel ; eux
seuls peuvent en effet, sans trop de risques, sans
de trop grandes pertes de temps, s'aventurer au
milieu des écueils sans nombre qui rendent la navi¬
gation dans ces parages parfois si périlleuse poul¬
ies grands navires à voiles. Le séjour à Lebuka des
Aukland les produits que nous
venons
et que
chrétiennes (presque toutes
protestantes ont des navires leur appar¬
tenant, spécialement attachés à leur œuvre), celui
des consuls étrangers, contribuent pour beaucoup
aussi au maintien de ce mode d'opération. Depuis
les tristes événements qui jettent un jour si odieux
sur les opérations du Labour Trafic, les autorités
directeurs
des missions
les missions
4
246
LES
EUROPÉENS
européennes, anglaises surtout, exercent une sur¬
attentive, un contrôle énergique sur les na¬
vires qui fréquentent l'archipel. La concentration à
Lebulca du mouvement commercial facilite singu¬
veillance
lièrement cette surveillance et ce
contrôle.
Les
i-enseignements généraux que nous venons
d'exposer suffisent à l'intelligence des documents
dont nous avons parlé au début de cette étude, et
qui nous semblent préciser la situation des Fidji au
moment de notre passage dans l'archipel, bien que
plusieurs années se soient écoulées depuis lors,
années pendant lesquelles se sont accomplis des
événements d'une sérieuse importance, d'abord la
reconnaissance, entre autres, de Çakombau comme
Tui-Viti par le gouvernement anglais, et enfin la
prise de possession de ces îles par le même gouver¬
nement.
II.
LES
CHEFS
FIDJIENS.
—
LE
VUNI-VALU.
permettre, Monsieur, de parler
de Çakombau, que j'entends, par les nou¬
veaux venus, appeler roi des Fidji, comme s'il était
réellement quelque grand souverain, au lieu d'être
simplement un chef important et influent ; mais
d'autres chefs ont autant d'importance et d'influence
que lui. S'il fait, en effet, une nouvelle expédition
«.Voulez-vous
un
peu
me
EN
247
0CÉANIE.
le cours
supérieur de la rivière (celle de Kewa), il sera
obligé pour réussir d'appeler à son aide Tui-Çakau
et d'autres chefs que je considère comme ayant plus
de pouvoir sur leurs peuples que n'en a Çakombau
les tribus de
contre
lui-même, car
l'intérieur, habitant
il West jamais
sévère avec eux,
craignant leur abandon. Je crois que les journaux
coloniaux eux-mêmes l'appellent souvent roi des
ce
qui n'a jamais
dans ces
derniers temps
Fidji,
été le cas, et ce n'est que
qu'il a dû à la présence des
Européens auprès de lui d'être regardé comme un
chef supérieur. Il me semble étrange de voir tout
monde en appeler à la protection de Çakombau pour
obtenir réparation, quand il y a quelques années
le
à
quelques blancs de l'archipel étaient maî¬
situation. Les Fidjiens ont toujours été
divisés en tribus distinctes, et, nous autres, nous
profitions de leur faiblesse et de leurs prétentions ri¬
peine les
tres
de la
vales ;
mais maintenant,
ils essayent, à
la mode
donner un roi, ce qui me semble
impossible avec les habitudes qu'attestent les tradi¬
tions nationales. Jamais ils n'ont été soumis à un
seul chef, et jamais ils ne voudraient l'être. Quand
Çakombau mourra, vous verrez le district de Bau de
nouveau divisé entre des centaines de petits chefs,
et cette division nous donnera les moyens de nous pro¬
européenne, de se
téger
nous-mêmes comme par le passé. Quand les
colons comprendront mieux le caractère
nouveaux
248
LES
EUROPÉENS
des
indigènes, ils verront qu'on peut les conduire
avoir recours aux navires de guerre pour régler
les différends, ce qui peut se faire par la réunion des
chefs indigènes sous la direction d'un comité délégué
par les blancs..... De tous les chefs fidjiens, Çakombau est le moins porté de sentiments affectueux à
leur égard, mais parce qu'il sait que c'est à eux qu'il
doit sa position actuelle, il dissimule l'aversion qu'ils
lui inspirent. M'Bau doit son influence à l'aide de
Savage et d'autres convicts évadés qui, vers 1808, lui
apportèrent des armes à feu. La ruse et la politique
sans
ont maintenu cette influence.
»
L'auteur
signe : An old Settler ; sa lettre nous sem¬
ble, à travers l'aveu naïf des sentiments de haine
contre Çakombau, l'éloge le plus complet de la po¬
litique habile, persévérante et aussi très-nationale
du chef dont il
ne
voudrait abattre l'influence que
parce qu'elle substitue l'unité à l'anarchie, l'ordre à
ce désordre
grâce auquel les Européens, profitant de
la faiblesse et des
prétentions rivales des chefs in¬
digènes, étaient, comme il le dit, les maîtres réels
de l'archipel et l'exploitaient à leur gré. La réponse
suivante ne se fit pas attendre :
Le Vuni-Valu
«
La lettre
{Réponse).
signée : An old Settler, pouvant donner
aux nouveaux
tion,
arrivants
nous croyons
une
fausse idée de la situa¬
devoir établir
en
réponse
ce que
EN
nous
ici
249
être Ja vérité ! L'essentiel d'ailleurs est
partout de ne pas trop se fier à des opi¬
croyons
comme
nions
OCÉANIE.
étrangères, mais de s'en faire une personnelle
étude sérieuse des hommes et des choses.
n'avons pas besoin d'ailleurs de faire remar¬
aux vieux colons, comme aux nouveaux arri¬
par une
Nous
quer
vants, que nous posons
ici les fondements d'un grand
la conduite des premiers fondateurs in¬
fluera beaucoup sur cet avenir, sur les progrès de tous,
Européens ou indigènes. De mauvaises informations
peuvent conduire à de telles mesures dont les fâ-„
cheuses conséquences seraient des troubles sans fin.
Il est difficile d'établir la véritable situation de
avenir et que
«
n'avons pas de points de
comparaison. Nous devons l'examiner, au point de
vue de sa naissance, de sa conduite et de son pou¬
voir. Tout le monde aux Fidji reconnaît sa supério¬
rité; la nier serait folie. Il est vrai que Tui-Viti, ou
roi des Yiti, n'est pas son vrai titre, ce n'est pas
même un titre fidjien; mais il semble lui avoir été
donné par des commandants de navires de guerre et
de commerce intelligents qui ont toujours demandé
son aide et qui, dans toutes les périodes de son règne,
l'ont toujours vu puissant et actif1. Sa première
situation a été jadis celle d'un monarque sauvage,
d'un empereur despotique, car les soi-disant chefs
Çakombau,
1. Voir les
parce que nous
rappoits du
commandant Dumont d'Urville. 2e campagne.
250
LES
EUROPÉENS
Fidji tremblaient et littéralement se couchaient
poussière devant lui. Sans les troubles étran¬
gers, il y a longtemps que son pouvoir sur tout l'ar¬
chipel serait incontesté. Tous ceux qui en connaissent
les affaires savent que si, d'un côté, la créance amé¬
ricaine a été pour lui une protection contre les
Tongiens, elle lui a valu de nombreux et puissants
adversaires, qui lui ont suscité des rivaux parmi les
chefs indigènes, afin qu'on puisse contester sa su¬
prématie.Mais même maintenant et dans sa vieillesse,
son influence se fait sentir partout dans- l'archipel,
et cela dans le sens du bon ordre et des intérêts
des
dans la
commerciaux.
»
L'écrivain cite ensuite des faits
nombreux
pour
prouver que Çakombau est par sa naissance un
très-grand chef, qui ne redoute aucun des rivaux
qu'on cherche à lui opposer
Il a appris à respecter les consuls et à craindre
les navires de guerre ; il est chrétien
En fait, si les colons européens ont besoin pour
leurs intérêts de sacrifier un peuple, en excitant les
haines, les jalousies et la discorde, le meilleur moyen
d'y parvenir est de susciter des ennemis à Çakombau,
ou simplement de déprécier son pouvoir et son ca¬
«
ractère
«
Nous
ne
pouvons
nier que Çakombau ait
quelques préjugés contre les colons européens,
de bonnes raisons
?
n'en a-t-il pas
mais
EN
OCÉANIE.
251
Enfin, comme la France ou l'Angleterre donnent
principale à toute l'Europe, en religion,
morale, politique et liberté, aussi bien qu'en progrès
réel, ainsi le gouvernement de M'Bau la donne à
tout l'archipel ; nous croyons que l'intérêt le plus
véritable des colons et du pays tout entier lui-même
«
la note
est
Çakombau dans ses projets et son pou¬
délaisser cependant les intérêts des autres
d'aider
voir, saiis
chefs
»
style de cette réponse, les réticences diploma¬
tiques dont elle est pleine, les allusions à ces nom¬
Le
puissants adversaires suscités à Çakombau
par la créance américaine et qui ne sont autres que
les colons anglais agissant sous l'inspiration de
M. Thurston, esquire, alors agent vice-consul d'An¬
gleterre, qui depuis
est devenu lui-même mi¬
breux et
Çakombau, après l'avoir fait emprisonner
façon à bord du Carybdis, tout nous fait pré¬
sumer qu'elle a été écrite par M. Drews, premier
secrétaire de Vuni-Valu. Les faits cités en faveur
de ce chef étaient d'ailleurs incontestables, aussi ce
ne fut qu'indirectement qu'y répondirent ses adver¬
saires, par l'éloge du chef Tui-Bua, qu'ils opposaient
à Çakombau.
nistre de
sans
Les
«
cliefsjiâyiens.
—
Tui-Bua.
Tui-Bua est certainement un
quables entre les chefs
des plus remar¬
fidjiens qui s'efforcent de
252
LES
faire
EUROPÉENS
prévaloir dans leurs Etats l'ordre et le règne
lois, à l'exemple des nations civilisées. On sait
les importantes réformes qu'il a accomplies dans les
districts qui lui sont soumis. On peut juger des pro¬
grès déjà acquis par les résolutions arrêtées dans
l'assemblée législative des chefs de Bua, qui vient
dè clore sa troisième session annuelle. Pour n'être
des
dans une partie de l'archipel,- ces pro¬
grès ne peuvent manquer néanmoins d'intéresser
tous les colons. Ils accueilleront donc avec faveur le
réalisés que
résumé
«
suivant, que nous leur adressons :
La session d'octobre 1868 a été ouverte en
la
Tui-Bua, dans un discours trèstrès-pratique. Après avoir montré l'état
actuel des Fidji et fait ressortir les grands change¬
ments accomplis dans les six dernières années, il a
ajouté qu'il fallait avoir encore de plus grandes
espérances dans l'avenir. Il croyait néanmoins qu'une
des causes principales des désordres de l'état actuel
et de l'insuccès des tentatives pour établir un gou¬
vernement régulier pouvait être assignée au dessein
de concilier le nouvel état de choses, c'est-^-dire
l'ordre et le respect de la loi, avec les vieilles cou¬
tumes du pays; que cela était impossible, qu'il fallait
choisir entre les deux, et que, pour lui, il se rangeait
résolument du côté de l'ordre et de la loi. Il a rappelé
sa dernière visite au roi Georges de Tonga, où il a
vu un gouvernement fort et habile, en plein exercice,
forme usuelle par
habile et
EN
OCÉANIE.
253
glorieux exemple qu'il fallait imiter. Il a rappelé
blanc, la punition du coupable, la
visite du C'cirybdis, et les éloges que lui ont faits le
commandant et le consul anglais montrent que lui
et ses chefs sont dans la bonne voie. On doit espérer
—
le meurtre d'un
les relations avec une nation aussi puissante
maintenues et étendues à toutes les autres
nations maritimes. Si nous devons nous élever au-
que
seront
sauvagerie où nous
plongés (d'un sauvage nu), ce ne sera que
par l'aide des blancs. D'où quelque bien nous peut-il
venir si ce n'est pas des blancs ? Le premier de tous
et le plus essentiel, c'est le christianisme
Les impositions doivent être augmentées, le re¬
venu n'étant pas suffisant pour les charges de l'Etat
et le soutien de la Confédération (celle de l'Est,
dont Tui-Bua, Tui-Çakau et surtout Maafu sont les
grands chefs), qui seule peut assurer la prospérité
dessus de la
condition de pure
sommes
«
de tout
«
l'archipel.
Divers chefs ont
répondu à l'adresse en termes
remplirent la première
favorables. Leurs discours
journée ; le reste de la session, qui a duré dix jours,
fut consacré aux affaires. Les principales d'entre elles
ont été réglées par les actes suivants : Acte d'union
avec la Confédération de l'Est; — pour amender la
police ; — sur la propriété et les droits des héritiers;
sur la police urbaine ; — pour amender la loi du
mariage et régulariser l'enregistrement des ma—
254
LES
EUROPÉENS
riag-es contre les tribus rebelles et au
sujet de leurs
propriétés, domaines, etc., etc.
La taxe de 1 dollar a été portée à 5 dollars,
payables soit en argent, soit en huile,,coton, biche
de mer, gomme, fungus, arrow-root, etc., etc. »
Si ce discours et ce compte rendu ne sont pas
l'œuvre de M. Wilkinson, à cette époque premier
secrétaire de Tui-Bua, ils nous semblent celle de
M. J. B. Thurston, le plus ardent protecteur de ce
chef qu'il avait posé en rival de Çakombau; mais
peu importe, ce discours était-il aussi habile et aussi
pratique qu'on eût voulu le laisser croire? Tui-Bua
y proclame sa confiance dans les blancs, son respect
de la loi, sa foi chrétienne, et avec une impartiale
sérénité il brûle son encens aux pieds de toutes les
idoles. L'Angleterre et les puissances européennes,
les commandants et le consul anglais, les mission¬
naires et le roi Georges, tout le monde a sa part
légitime ; mais au fond qu'y a-t-il, si ce n'est l'alliance
avec Maafu et l'augmentation des taxes? Aussi,
après l'avoir entendu, chacun pouvait se demander:
qui trompe-t-on ici ? M. Thurston a pu croire un
moment que c'était tout le monde, excepté lui et son
gouvernement. Il semble n'avoir pas tardé néan¬
moins à reconnaître que grande était son erreur, et
qu'en couvrant de son influence, de celle de l'An¬
gleterre, le rival de Vuni-Valu, il jouait le jeu d'un
plus habile, le roi Georges de Tonga; là est pour
terres,
«
255
OCÉANIE.
EN
l'explication la plus naturelle et la plus hono¬
ce brusque revirement de conduite qui a
de l'ancien vice-consul anglais, du protecteur le
nous
rable de
fait
plus ardent de Tui-Bua, de
acharné de
du ministère de ce
comme
l'adversaire le plus
des membres influents
chef, reconnu par l'Angleterre
Çakombau,
un
roi des Yiti.
Maafu. — Le Vanua-Balavu.
Fidji,
ont été adoptées dans la dernière session du parle¬
ment tongien. Elles peuvent paraître intéressantes
qu'elles définissent la position et le pouvoir de
chefs fidjiens.
Les
—
suivantes, relatives aux
Les résolutions
«
en ce
Maafu.
«
pavillon de Tonga, qui flottait à Lala permission de ce gouvernement, sera
immédiatement dès l'arrivée de Maafu aux
1° Le
kemba
amené
sans
Fidji.
leurs per¬
sonnes que les chefs de Bua désiraient faire à ce
gouvernement et aussi leur demande d'être autorisés à
arborer le pavillon tongien sur leurs territoires sont
«
2° La cession
de leurs terres et de
le gouvernement.
plus, c'est le désir de cette assemblée
commandement à Maafu, qu'il ne mêle pas ce
déclinées par
«
et
3° De
son
affaires des Fidji; mais si
avec quelques chefs
ces îles, dans le but de se lier avec eux
gouvernement dans les
Maafu désire faire
influents de
un
traité
256
LES
EUROPÉENS
confédération
distincte, alors, après avoir
gouvernement du nom des chefs, des clau¬
ses du traité, de son but,
etc., etc., etc
si le
gouvernement tongien approuve cette confédération,
il permettra à ses sujets, aux Fidji, d'en faire
partie.
une
en
averti
ce
,
«
4° Maafu
a
le droit d'établir dans
ses
domai¬
fidjiens les lois qu'il croit bonnes pour leur pro¬
grès, quand même elles différeraient de celles de
Tonga.
5° Maafu peut céder ou distribuer des terres de
ses domaines
fidjiens; mais si la cession comprend
une île entière ou un grand
district, il doit attendre
l'approbation du gouvernement tongien.
Lau forme aujourd'hui un des districts
appar¬
nes
«
«
tenant à Maafu. Les chefs de Lakemba ont l'attaché
leurs territoires à celui de
Vanua-Balavu, dont le
titre et le
pouvoir ont été conférés à Maafu. »
douteux, comme nous le verrons
plus tard, que, sous des formes constitutionnelles, le
roi Georges de Tonga soit un souverain absolu,
imposant à tous sa volonté sans conteste, ces déci¬
sions de l'assemblée tongienne ont été prises sous
l'influence des menaces du gouvernement américain,
S'il n'est pas
ou
mieux de
son
Stanley ; mais
consul à Lebuka et du commandant
quoi contrariaient-elles les ambi¬
Georges ? 11 savait que Maafu
était d'autant plus intéressé à leur réalisation, qu'il
semblait devoir lui succéder, et qu'ainsi c'était pour
en
tions secrètes du roi
EN
257
0CÉAN1E.
lui-même.qu'il travaillait. Le roi Georges y trouvait
au moins
l'avantage de désintéresser complètement
le gouvernement des États-Unis
en rejetant sur
l'initiative de Maafu, chef fidjien, Vcmua-Balavu,
les mesures qui pourraient contrarier les arrange¬
ments avec Çakombau.
,
Les
chefs indigènes. — Tui-Çakau de Vairihi.
Tui-Çakau est le chef de Vaïriki et de l'île de
Tabe-Uni, une des plus riches et des plus fertiles de
l'archipel. Lors du dernier conflit entre Tui-Bua et
Çakombau, il fut choisi pour arbitre de leur diffé¬
rend
sans vouloir ou sans pouvoir prévenir les
hostilités. Il a été longtemps l'adversaire de Maafu
et des Tongiens, qu'il a vaincus deux fois et sur
lesquels il a vengé la mort de son père, mais il fait
partie aujourd'hui de la confédération orientale
et s'efforce de tenir la balance entre Maafu et Ça¬
«
,
kombau.
»
Les chefs que nous venons
de citer avaient seuls,
influence sérieuse, et c'est avec eux
qu'avaient à compter les colons européens. Quelle
était la situation de ces derniers dans l'archipel et
vis-à-vis des chefs indigènes ?
1869,
en
une
La situation.
—
Septembre 1868.
—
Notre
po¬
sition.
«
Les informations et nouvelles suivantes doivent
aub:l
•
17
258
LES
EUROPÉENS
nul doute intéresser tous les
sans
Européens établis
Fidji. Elles ont été affichées au consulat anglais
ces derniers jours.
Comme, malgré différentes notes émanées de ce
consulat dans les quatre dernières années, plusieurs
sujets anglais semblent ne pas comprendre leur
position aux Fidji, le consul par intérim de Sa Ma¬
jesté trouve nécessaire d'appeler l'attention de ses
nationaux sur ce qui suit: Des sujets anglais venant
aux Fidji dans le but de commercer, planter, etc.,
etc., et d'une manière quelconque engageant leurs
aux
dans
«
et leurs capitaux dans un intérêt person¬
nel, le font à leurs propres risques et ne doivent pas
personnes
chaque jour des bâtiments de guerre
disposition du consul de Sa Majesté. La
station anglaise dans ces mers a pour mission spé¬
ciale la protection des colonies australiennes dont
les îles Fidji ne font point partie. Un bâtiment de
guerre n'est envoyé aux Fidji que lorsque le Com¬
modore ou le plus ancien officier juge que les exi¬
gences du service le permettent. Des colons établis
s'attendre à voir
mis à la
espérer être
protégés contre les indigènes et obtenir quelque
réparation quand l'opportunité s'en présente ; mais
sur
la côte
si des
peuvent raisonnablement
dans
en opposition aux
remontrances, s'avancent
colons, indiscrètement et
avis du consul et à
l'intérieur,
bus païennes
se
ses
plaçant
en
contact avec des tri¬
et cannibales, ils renoncent par
cela
EN
OCÊANIE.
259
même à tout droit d'être
pi-otégés par le gouverne¬
Majesté. La violence et les dommages
envers leurs
personnes ou leurs propriétés sont des
chances qu'ils doivent raisonnablement
prévoir. Il
est donc à désirer que dès
aujourd'hui les colons
comprennent qu'ils n'ont rien à réclamer du gouver¬
nement de Sa Majesté,
quand.l'esprit d'ardeur ou
d'aventure les pousse à pénétrer dans des
régions
éloignées, habitées par des populations barbares. »
ment de
Voici
Sa
une
seconde note
Information
:
été reçue
à ce consulat que di¬
résidant dans le bassin supérieur
de la rivière Rewa, par des actes chaque jour
répé¬
tés de violence envers les indigènes, se conduisent
de manière à exciter la colère et les représailles de
ces
populations que leurs chefs ne pourraient arrêter
ni contre ceux qui commettent ces actes, ni contre
leurs propres voisins, ce qui met en danger égale¬
ment tous les Européens établis dans ces districts.
Une telle conduite mérite une expulsion immédiate,
et le consul pense
qu'aucun colon n'hésitera à lui
faire connaître le nom de toute personne placée
sous sa
juridiction qui, par l'injustice de sa conduite,
«
verses
a
personnes
tendrait à exciter des sentiments de haine contre les
Européens dans le
cœur des natifs. »
officielle du gouvernement actuel des
Fidji, en faisant connaître les résultats de l'enquête
sur le meurtre du
sujet anglais Burns et de sa fa-
La gazette
260
LES
EUROPÉENS
mille dans le courant de l'année
1873, termine par
phrase le compte rendu de cette enquête:
Ces populations-ont déclaré qu'elles ont
attaqué la
plantation de M. Burns pour venger la mort de deux
femmes de leur tribu, qui, pendant qu'elles recueillaient
du haïs (plante qui pousse dans les
ruisseaux'), furent
tuées a coup de fusilpar deux travailleurs Tanna de
M. Burns. Si cela est vrai, nous avons
l'origine de
toute l'affaire. C'est
toujours la vieille et ti-iste his¬
toire de l'innocent payant
pour le coupable. » Les
innocents étaient sans doute la
famille, car Burns
était un des grands partisans du Blacli Bird Catching, du Black Bird Shooting, deux termes de l'ar¬
got des agents du Labour Trade, qui en simple
anglais signifient prendre ou tuer un oiseau noir,
qui, dans l'ai'got des slavers, signifient prendre
ou tuer
un
indigène. Les ouvi-iei*s de Burns
cette
«
étaient dressés à cette chasse contre les
et,
«
Fidjiens
toutes les fois que quelques-uns d'entre
derniei-s
se
ces
montraient à
portée de fusil, Burns
et ses ouvriers faisaient feu sur eux
; c'est ce
que Burns avait l'habitude d'appeler Black Bird
Shooting »
Le Fidji-Times du 7 octobre 1871
une
1.
et
nouvelle instance de
Lettre de
Melbourne, 25
publiée dans le numéro
de
ce
nous
fournit
mépi'is de la vie des
mars 1873, adressée à VAnti-Slavery reporter
juillet de ce journal.
EN
OCÉANIE.
261
indigènes et du mode de justice sommaire adopté
les settlers aux Fidji.
par
Dans la nuit du 19
septembre, à minuit, une expédition
vingt-cinq hommes, composée principalement de settlers
de Eaki-Kaki, Tavua et
Ba, avec quelques volontaires de
l'expédition précédente, partit de la maison de M. d'Esté,
à Tavua, pour attaquer le
village Kai-Colo de Natugere,
en vue d'exercer des
représailles contre deux attaques des
habitants de ce village sur la maison de MM. Gall et Abbot.
Dans la première surprise, six indigènes furent d'abord tués
raide, puis huit dans les rues, puis encore quelques-uns en
chemin, en tout vingt et un indigènes. Toutes les maisons
brûlées après avoir été
visitées, tous les porcs tués à coups
de fusil, toutes les plantations
détruites, tels furent les ré¬
sultats de cette expédition de douze
heures, que « settlers
et Fidjiens du littoral regardent tous comme un succès sans
précédent ».
de
Ces deux
exemples montrent suffisamment que
suivis, et
que les colons se passaient fort bien de la protection
des navires de guerre
anglais. De plus, comme par
ses
procédés insultants envers Çakombau il avait
puissamment contribué à ruiner dans l'esprit des
colons le prestige et l'autorité de ce
chef, on peut
dire qu'il récoltait, comme ministre du
gouvernement
fidjien, ce qu'il avait semé comme consul anglais.
N'a-t-il pas fallu, en effet,
l'énergie du commandant
de la Dido, pour
empêcher, ainsi que nous l'avons
les conseils de M. Thurston avaient été
262
LES
EUROPÉENS
déjà dit, deux partis anglais d'en venir aux mains,
bien que poursuivant le même but, la
punition des assassins de la famille Burns, les uns
agissaient au nom du gouvernement de Çakombau,
reconnu
par l'Angleterre, tandis que les autres, dé¬
clarant ce gouvernement impuissant et
incapable,
prétendaient agir, au titre seul de colons, indépen¬
dants de toute autorité autre
que celle de la reine.
Quelque triste que soit une pareille situation, il
était facile de la prévoir dès
1869, étant donnés,
d'un côté, les notes officielles du consul
anglais et
ses
agissements envers le Vuni-Valu, de l'autre,
l'esprit général des settlers anglo-saxons. Ces pré¬
visions étaient contenues dans l'article
suivant, pu¬
blié à Lebuka, en octobre 1868.
parce que,
Quel doit être notre avenir ? Telle
est la question que
chaque jour posée aux Fidji, mais
qu'il est difficile de résoudre. L'Anglais, dont les idées ont
lentement mûri sous la loi et sous la taxe
anglaise, et qui
aimerait mieux remonter le cours de
vingt années pour y
trouver
un^précédent que de se hasarder à suggérer quelque
idée nouvelle, vous dira que le gouvernemènt
anglais pren¬
dra possession de ces îles. Ne
perdez pas votre temps à lui
dire que ce gouvernement a
envoyé une commission spé¬
ciale pour les examiner, et lui faire connaître leur
situation,
et qu'il ne veut rien avoir à faire avec
elles, ce que con¬
firment les paroles prononcées naguère par le commodore
Lambert, qui a dit à la députation des districts de Rewa
qu'il n'y avait pas la moindre possibilité que le gouverne-
chacun peut entendre
EN
OCÉANIE.
263
anglais songeât à prendre possession des Fidji comme
anglaise, car il avait assez de colonies déjà; l'An¬
glais ne pourra vous croire. Il vous dira qu'un Anglais ne
peut pas vivre sans un gouvernement anglais. 11 est aveugle
aux progrès de la démocratie dans le monde civilisé, ou il
les ignore, bien qu'il soit lui-même un défenseur jaloux de
la loi, de la justice, de l'éducation, qui sont les pierres an¬
gulaires de la démocratie. Maintenant, demandez à un co1 >n fidjien, qu'il soit Anglais, Américain, Allemand, mais
qui a vécu quelque temps aux colonies, quelle est son opi¬
nion sur les gouvernements coloniaux ; il vous répondra
qu'ils sont simplement ruineux et que si l'Angleterre nous
couvrait de son égide coloniale, ce serait pour nous ruiner
d'abord, et nous conduire ensuite à la guerre avec les indi¬
gènes sur les représentations ou mieux les fausses apprécia¬
tions de quelques colons à l'esprit faux, comme dans la
Nouvelle-Zélande
Mais retournons à la question:
Quel est notre avenir ? L'Angleterre ne veut pas de nous,
l'Amérique n'a pas besoin de nous, nous ne voulons pas de
la France ; la Prusse n'a aucun intérêt dans les mers du
Sud, qu'y a-t-il donc à faire? Sommes-nous assez forts
pour nous unir dans un but de défense et de protection
mutuelles? Ce serait là un pas décisif, qui, s'il était fait
suivant les lois des peuples civilisés; ne pourrait être vu
qu'avec satisfaction par les grandes nations du monde, car
il les délivrerait de questions souvent pénibles à résoudre et
ment
colonie
établirait dans les
mers
du Sud
un
centre de
confédération
bien devons-nous temporiser, attendre année
après année la venue de quelqu'un qui nous prenne par
la main, éloignant ainsi- et colons et capitaux, et laissant
aux Tongiens (et certes ils sont en bonne
voie) le soin
de faire ce que nous devrions et pourrions faire nousmêmes Réunissons-nous donc en assemblée pour y discu-
civilisée;
ou
264
LES
ter ét y
EUROPÉENS
répondre à cette question
:
Quel doit être notre
avenir ?
Ces conclusions sont celles d'un autre article du
même recueil
qui, sous le titre de : Qu'y a-t-il ci
faire ? insiste également sur la nécessité d'agir. En
s'appuyant sur les mêmes raisons, l'auteur, en si¬
: Confédération, montrait quelle était dans
pensée la solution du problème. Cette solution
n'a pu prévaloir sur les tendances des settlers d'o¬
rigine anglaise, qui ont, malgré tout, toujours con¬
servé l'espérance que le
gouvernement de la reine
finirait par se décider à l'annexion. On a vu
qu'il
gnant
sa
s'en est fallu de bien
peu que cette espérance se
réalisât dans la séance du 13
juin du parlement
anglais.
De l'ensemble des documents dont
exposé
nous
n'avons
les plus essentiels, et des informations
pûmes recueillir sur les lieux, il semblait
qu'au moment de notre arrivée dans les îles où nous
appelait une mission assez complexe, la situation
pouvait ainsi se résumer par les lignes suivantes de
notre rapport: « D'un côté une
population européenne
de plus de 1,200 personnes et
qui va s'augmentant
chaque jour, dont les intérêts divers réclament une
protection efficace ; cette protection, le gouverne¬
ment anglais l'a refusée dans une déclaration officielle.
Les États-Unis
d'Amérique ne veulent pas de coloque
que nous
EN
nies
OCÉANIE.
265
lointaines; les autres puissances maritimes, sauf
peut-être, se montrent indifférentes, à qui
donc la demander ? Les uns veulent essayer leurs
propres forces ; les autres recourent aux chefs indi¬
gènes, auxquels ils prêtent un concours intéressé
sans doute, mais
intelligent et actif.
La première solution conduit à une confédéra¬
tion dans laquelle les chefs indigènes auraient une
part de légitime influence, et elle semble plus dans
le génie de la race anglo-saxonne à laquelle appar¬
tiennent la plupart des colons européens. Ce ne
serait pas la première fois que, devant le refus du
gouvernement de la reine de reconnaître comme
possessions anglaises des établissements importants
déjà, les colons se seraient formés en confédération
indépendante. Néanmoins, aux Fidji, cette solution
que l'avenir rendra peut-être possible, est aujour¬
d'hui prématurée, et comme il semble probable que
l'Angleterre persistera dans ses refus, les autres
nations maritimes dans leur indifférence, ce sont les
chefs indigènes, aidés de leurs ministres européens
qui apparaissent comme devant fixer l'avenir de
leur patrie.
Mais entre ces chefs indigènes existent des ri¬
valités profondes qui affaiblissent leur action. Parmi
eux
tous, deux personnages se présentent, diffé¬
rant d'origine et de tendances politiques, mais
poursuivant le même but, celui de la conquête
la Prusse
«
«
266
LES
EUROPÉENS
l'archipel. Maafu le Tongien et à sa suite les chefs de Bua et de la confé¬
dération orientale, Çakombau et toutes les popu¬
lations de Viti-Lebu et des îles centrales, tels sont
les deux rivaux dont dépendent les destinées des
Fidji. Le triomphe de Maafu en ferait une dépen¬
dance du royaume de Tonga, ou tout au moins assu¬
rerait la prédominance des idées de pouvoir absolu
que représente le roi Georges, malgré la constitution
qu'il a donnée à ses sujets; celui de Çakombau
serait au contraire l'application et le développement
des idées vraiment civilisatrices, progressives, car il
devrait le succès de sa politique aux Européens
éclairés dont il s'entoure, aux sages conseils qu'ils
lui donnent, à la sympathie que ses efforts pour
et
de l'unification
de
maintenir l'ordre et la sécurité dans
ses
États ins¬
pirent à tous les colons, qui ne spéculent pas sur la
ruine des populations indigènes, par le désordre et
l'anarchie, pour assurer leur fortune et leur pouvoir.
Ce qui est hors de doute, c'est que Çakombau
est un véritable chef national ; que depuis plus d'un
demi-siècle, les Européens l'ont toujours regardé
comme le roi féodal de tout l'archipel, et que, jus¬
qu'à ces derniers temps, il est le seul avec lequel
les commandants de navires de guerre, représentants
officiels de leur nation, aient passés des traités en
forme. Les Américains ont reconnu son titre fidjien
de Vuni-Valu, et les conventions conclues entre lui
«
EN
OGÉANIE.
267
commandants de Y Héroïne,
de l'Eurydice sont
Tui-Viti. Toutes ces considérations sem¬
blent montrer que son influence prévaudra. »
Quoi qu'il en soit, ces considérations nous déci¬
dèrent d'autant plus à tenir compte de l'influence
de Çakombau, pendant notre séjour dans l'archipel,
qu'il n'avait pas été lui-même étranger, bien qu'in¬
directement, aux événements qui appelaient notre
et les
signées
:
intervention dans les districts méridionaux de Va-
nua-Lebu, relevant de Tui-Bua.
III.
pensée n'a jamais été d'entrer dans les
qui marquent notre croi¬
sière en Océanie; ici encore, nous n'en dirons que
les côtés qui se rattachaient à la situation générale
des Fidji, et qui pouvaient servir à la préciser. Nous
le ferons du reste comme toujours, en nous appuyant
sur des documents d'origine, le plus souvent anglais,
Notrë
détails des divers incidents
et
en
tous cas
officiels.
♦
Lebulta, 21 novembre 1868.
Nous savions
déjà qu'un grand dissentiment vient de
s'élever entre Tui-Bua et les chefs de Solèvu, district méri¬
dional de Vanua-Lebu. Ce dissentiment menace d'engendrer
une
guerre
générale. M. Drews, chef-secrétaire de Çakom¬
une suspension d'hostilités ; par ses soins,
bau, avait obtenu
268
nne
LES
entrevue entre
ce
EUROPÉENS
dernier chef et Tui-Bua devait avoir
lieu à Lebuka pour un
arrangement définitif des questions
litige. Çakombau arriva mardi dernier dans sa propre
pirogue, avec son secrétaire. Plusieurs chefs de Bau le sui¬
vaient dans leurs pirogues de guerre. Tui-Bua, accompagné
de M. Wilkinson et d'un autre chef arriva quelque temps
après sur la goélette John• Weatlierston. Une conférence
entre eux eut lieu les mercredi et jeudi suivants, dans la
salle de lecture, en la présence des consuls anglais et amé¬
ricain. Une longue discussion ne produisit aucun résultat,
les deux chefs ne voulant pas faire de concessions. On dé¬
cida alors de s'en référer au jugement de Tui-Çakau, chef
de Vaïriki, que chacun sait tenir la balance entre les chefs
de l'archipel.
en
Le territoire en' discussion avait été donné par
Çakom¬
bau à
Tui-Bua, à l'époque où se forma une confédération
générale des chefs indigènes. Depuis lors, Tui-Bua s'est re¬
tiré dé cette confédération qui aujourd'hui est entièrement
dissoute. Une autre confédération
a
été récemment établie
Maafu, Tui-Çakau, Tui-Bua et d'autres chefs dans un
but que nous croyons hostile à Çakombau. Ce dernier veut
bien que les territoires en litige soient placés dans les mains
de Tui-Bua, mais non pour augmenter le pouvoir de Maafu,
dont il a justement raison de redouter l'influence, à cause
de sa parenté avec le roi Georges de Tonga.
Tui-Lebuka, qui est parent des chefs de Solèvu, est dé¬
cidé à se joindre à Çakombau. Lundi dernier, les préparatifs
de départ furent faits, et à midi, après une longue harangue
de Çakombau, suivie d'une danse de guerre, les guerriers
embarquèrent pour Yanua-Lebu. Il y avait environ 500
hommes de Lebuka, Totoga, Leyona et autres villes d'Obalau, presque tous armés de fusils, les chefs ayant des
armes de prix. Il y avait aussi un grand nombre de chefs
entre
EN
de Bau.. La flottille
269
OGÉANIE.
qui les emportait se composait de la
goëiette de M'Bau, Taïmala- Wai, armée de deux canons,
de sept doubles pirogues de guerre, deux embarcations pon¬
tées et une pirogue simple. On dit que des détachements
semblables doivent partir de chacune des îles qui reconnais¬
sent
l'autorité de
Çakombau.
goëiette John- Weatherston était partie le samedi, en
tirant deux coups de canon en signe de défi. On assure que
la goëiette de Maafu, la Caroline, de huit canons, et une
autre goëiette avec six pirogues de guerre tongiennes sont
déjà mouillées à Solèvu. Les gens de ce village auraient,
La
dans
surprise,.tué six de leurs ennemis.
une
Çakombau avait ainsi envoyées
Les forces que
secours
au
de Solèvu n'obtinrent d'autres résultats que
l'éloignement momentané des chefs ennemis, et entre
de Maafu ; mais c'était déjà un point impor¬
tant, car la guerre, au lieu de se généraliser et
d'embrasser tout l'archipel comme on l'avait cru un
moment, se localisa et fut bornée à des hostilités
autres
tribus voisines et celle de Solèvu. Elles
entre les
duraient
encore
port. Trop peu
lors de notre arrivée dans ce dernier
nombreux
pour
tenir la campagne,
de Solèvu, sacrifiant leur village, s'étaient
retirés sur une hauteur qui le domine, et de là, ils
bravaient leurs ennemis, auxquels parfois, ils fai¬
les gens
saient subir des
Solèvu est
pertes sensibles. Malheureusement
depuis de longues années une des stations
catholiques français ; neutres dans
des missionnaires
la
querelle, ils s'étaient renfermés dans leurs éta-
270
LES
EUROPÉENS
blissements. Pendant
quelques jours, ces établisse¬
respectés ; mais quand le village de
Solèvu fut entièrement pillé et ruiné, ils n'échap¬
pèrent pas aux funestes conséquences de leur situa¬
tion. C'est ce qu'établit le passage suivant du rapport
que je demandai à ce sujet au T. R. P. Bréhéret,
préfet apostolique : « Le parti de Bua, ayant envahi
Solèvu, s'est porté envers la mission à des excès
regrettables; ils ont pénétré en armes dans l'établis¬
sement, ils ont abattu une centaine de cocotiers ;
ils ont saccagé la basse-cour, tué, emporté tous les
animaux domestiques qui faisaient la seule richesse
de l'établissement ; ils ont détruit toutes les planta¬
tions. Ils ont pénétré de vive force dans l'église, où
se conserve le Saint-Sacrement, c'est-à-dire qu'ils
ont brisé les fenêtres et les ont escaladées, et cela à
deux reprises différentes. Ils ont pillé les nappes et
tous les linges d'autel ; ils ont déchiré les tentures
du chœur, en ont emporté une partie et ont laissé le
ments
reste
aussi
furent
en
lambeaux. La maison d'habitation
a
eu
quelques avaries. Je ne parle pas des injures,
provocations et des menaces faites aux mission¬
naires qu'ils ont couchés en joue un grand nombre
de fois, lesquelles provocations et injures ont été
aussi prodiguées au nom français. » Il n'est point à
croire que Tui-Bua fut, directement du moins, l'ins¬
tigateur de ces actes de violence. Ces actes ne pou¬
vaient que l'entraîner dans, des débats avec une
des
EN
puissance européenne qui tôt ou
derait raison. Mais peut-être y
compte ici
271
OCÉANIE.
de ces rivalités
tard lui en deman¬
a-t-il lieu de tenir
demi-religieuses, demi-
politiques, dont l'archipel est partout travaillé, et
qu'avivait sans doute le voisinage des missions pro¬
testantes de Nandi et de Bua. D'ailleurs, plusieurs
conventions ont été passées entre les commandants
des navires
il est
de guerre français, à une
époque éloignée
vrai, mais dont les souvenirs ne sont pas
éteints,
Çakombau que n'aimaient guère alors Jes auto¬
anglaises. A ce titre, les missionnaires français
pouvaient être signalés comme partisans de Solèvu,
que défend Çakombau, et où eux-mêmes comptent
d'assez nombreux néophytes. Ces motifs, qui justi¬
fiaient aux yeux des tribus en guerre avec celle de
Solèvu le pillage des établissements de^ la mission,
expliquent aussi les circonstances qui l'ont accom¬
pagné, je veux dire ces insultes et ces menaces en¬
vers des missionnaires européens, tout à fait en
et
rités
popula¬
dehors, à cette époque, des habitudes de ces
tions. D'ailleurs, la longue disparition des bâtiments
leur faisait croire à l'impunité et
avant dans cette voie de la
violence où ils trouvaient la satisfaction de leur avi¬
dité. Ce n'est point là une vaine supposition. C'est le
sens de la réponse faite par l'un des chefs aux mis¬
sionnaires qui invoquaient leur titre de Français en
protestant contre les actes dont ils étaient victimes.
de guerre français
devait les pousser plus
272
LES
L'arrivée de la
EUROPÉENS
Fidji était donc trèsdemander et d'ob¬
tenir une réparation sérieuse. En conséquence, le
20 au matin, la Mégère était en route pour Solèvu
où elle mouillait vers midi; après une rapide inspec¬
tion des lieux, le 21, nous jetions l'ancre dans la
baie de Sandahvood, en face du village de Bua dont
les maisons apparaissaient derrière le rideau demangliers qui bordent le rivage de la baie, vers l'embou¬
chure de.la rivière sur laquelle est situé le village.
Le 23, la convention suivante était passée avec le
Tui-Bua, à bord même de la Mégère. C'était l'heu¬
Mégère
aux
opportune, mais à la condition de
reux
Ce
dénoûment de notre intervention.
jourd'hui, 23 juillet 1869, entre le Tui-Bua d'une
part, et le capitaine de frégate, commandant la Mégère en
l'Océanie, de l'autre, il a été convenu :
français établis dans la baie de Solèvu,
île Vanua-Lebu, ayant été, dans le courant de novembre
dernier, pillés, insultés, menacés par des hommes apparte¬
nant à diverses tribus soumises au Tui-Bua, et ce, sans
avoir provoqué de pareils actes par leur conduite ;
Ces actes de violence et de rapine méritant une punition
dans tous les pays, et aussi une réparation de la part des
coupables envers ceux qui ont été les victimes de ces vio¬
lences, le Tui-Bua s'engage à faire rechercher et punir sui¬
vant toute la rigueur des lois ceux qui ont commis lesdits
mission dans
Les missionnaires
actes de violence contre les missionnaires.
Il
s'engage à leur faire restituer la valeur des objets
pillés, dont l'évaluation se fera à l'amiable par des experts
pris parmi les natifs et parmi les Européens établis auxViti.
EN
273
OCÉANIE.
Le Tui-Bua reconnaît
qu'il y aurait lieu à des dommages
les pertes subies, mais les missionnaires
français, pour montrer leur désintéressement et leur charité,
et aussi qu'ils ne cherchent pas leurs avantages matériels,
et intérêts pour
renoncent à cette indemnité.
Ces
réparations sont faites aux missionnaires, non pas
qu'ils sont missionnaires, mais parce qu'ils sont Fran¬
çais, et qu'à ce titre tout Français a droit à la protection
du gouvernement de S. M. l'empereur Napoléon III, quand
il ne viole pas les lois du pays où il s'est établi.
Fait à bord de la Mégère, les jour, mois et an que dessus,
en triple expédition qu'ont signées le commandant de la
Mégère et le Tui-Bua, parties contractantes, les sieurs Wilkiuson, secrétaire du Tui-Bua, et Bréhéret, préfet aposto¬
lique aux Yiti, témoins.
parce
L'esprit de conciliation qui présida au règlement
de cette affaire ressort de la teneur même de ce do¬
cument. Pour
en
donner
au
Tui-Bua
une
preuve
plus convaincante, le T. R. P. Bréhéret fixa
à soixante livres le chiffre des indemnités, alors
qu'une évaluation contradictoire dans laquelle il
s'était déjà montré d'une grande modération, le fixait
à cent livres (2,500 fr.). Cette bienveillance, ce dé¬
sintéressement n'échappèrent ni à Tui-Bua ni à son
secrétaire et, sans nul doute, ils leur inspirèrent
une haute estime
pour le caractère de ces prêtres
trop souvent calomniés et qui suivent si religieuse¬
ment les préceptes de la charité évarigélique. Que
ce fût là une
inspiration spontanée, dégagée de tout
encore
AUBE.
18
274
calcul
LES
EUROPÉENS
humain, qui le mettrait en
doute? Cette
con¬
moins, dans ces circonstances,
plus grande habileté pratique, et certes, pour
l'honneur de l'esprit humain, il faut croire qu'il en
est souvent ainsi. La force douce est grande; c'est
cette force qui seule peut assurer le triomphe des
missionnaires et des idées dont ils sont les apôtres
au milieu de ces malheureuses et ignorantes popu¬
lations sur lesquelles on est trop disposé à agir par
la force matérielle; quoi qu'il en soit, les paroles de
M. Wilkinson et du Tui-Bua avant de quitter la
duite n'en était pas
de la
Mégère, leur conduite ultérieure, ne peuvent que
confirmer la vérité de ces appréciations.
après avoir un moment touché à Solèvu, la Mégère, pour la seconde fois, mouillait à
Lebuka. M. Drews, principal secrétaire de Çakombau, y attendait notre retour depuis plus de 48 heures.
Si l'on se reporte au but qu'avec tant de persévé¬
rance et de patiente énergie Çakombau a poursuivi
pendant sa longue carrière, il est facile de deviner
quelles ouvertures un des hommes qui ont le plus
fait pour la réussite de sa politique apportait au
commandant du premier navire français qui, depuis
plus de dix ans, passait dans l'archipel. Dans les vi¬
sites que nous échangeâmes, nos longs entretiens
eurent toujours les mêmes sujets; ils se rattachaient
à la situation du pays, aux incertitudes de l'avenir
et surtout aux obstacles que rencontre le Vuni-Valu
Le 24 juillet,
l
EN
275
OCÉANIE.
l'accomplissement de la mission qu'il s'est donnée,
l'intervention irrégu¬
lière, capricieuse, toujours mal fondée en droit des
bâtiments de guerre étrangers dans les affaires inté¬
rieures. Les décisions prises à bord du John-Adams,
du Carybdis et de tant d'autres navires ont eu en
ce sens, et
pour M. Drews ce ne pouvait être que le
développement de la prospérité des Fidji, des résul¬
tats trop déplorables, pour qu'il n'en parlât pas avec
à
et dont le moindre n'est pas
certaine amertume. Ces
résultats, il
prévoyait
plus éloignées, telles que les montre
aujourd'hui le progrès du temps, c'est-à-dire le mé¬
pris de tout pouvoir indigène par les colons euro¬
péens, l'anarchie qu'il engendre, et aussi les actes
de violence, de représailles sans fin dont nous avons
donné de si tristes exemples/Néanmoins sa confiance
dans l'avenir des desseins de Çakombau était pleine
et entière, et il insistait surtout sur les considéra¬
tions suivantes, où se résument les motifs qui lui
avaient fait saisir avec tant d'empressement l'arrivée
de la Mégère, comme moyen de les soumettre peutune
en
les suites les
être
au
Gouvernement de notre pays :
Çakombau, disait M. Drews, a signé avec MM. les
français l'Héroïne et l'Eu¬
rydice des conventions dont malheureusement la
portée, toute locale, ne dépasse pas l'archipel. Dix
«
commandants des navires
ans
de fidèle observance de
à votre Gouvernement
ces
conventions montrent
qu'il peut
se reposer sur
la
276
LES
EUROPÉENS
parole et la fidélité du Vuni-Valu. Ne serait-il pas
avantageux pour la France, et pour les Fidji, dont
l'avenir ne peut lui être indifférent, de donner à ces
traités une portée générale, une valeur plus grande,
en reconnaissant Çakombau comme le seul et véri¬
table chef des Fidji? Cette reconnaissance serait
d'un grand poids aux yeux des populations indi¬
gènes sur lesquelles la France exerce, par ses mis¬
sionnaires en Océanie, par le protectorat de Taïti et
ses
établissements de la Nouvelle-Calédonie, une
plus grande que nous ne pouvons le croire.
Certainement cette reconnaissance ferait réflé¬
influence
«
chir tous
ces
chefs ambitieux et brouillons qui en¬
plus énergiques de Çakombau
pour assurer l'ordre et la prospérité de l'archipel, qui
paralysent son action, et qui l'arrêtent constamment
dans la voie qu'il veut suivre, qu'il suit avec tant
de persévérante énergie. Les colons européens euxmêmes ne se croiraient-ils pas tenus à plus de ré¬
serve, à plus de modération dans leur conduite et
envers lui et envers les indigènes ? Qui sait d'ailleurs
si quelque nation maritime, hostile à la France, ne
se tient pas prête à profiter des désordres de la
situation actuelle, de la division et des rivalités des
chefs ambitieux qui agitent le pays par leurs intri¬
gues, de la faiblesse et de l'isolement de Çakombau,
et à s'établir dans quelque île de l'archipel ? Ces
établissements ne seraient-ils pas, à un moment
travent les efforts
les
EN
donné,
même
danger pour nous, par
la route de Taïti et de la
un
sur
OCÉANIE.
277
leur situation
Nouvelle-Calé¬
parlé de la prise de possession des Sa¬
par le gouvernement prussien, dont l'ambition
doit être de se créer une marine militaire, et dont
les intérêts commerciaux dans ces régions ont pris
donie ? On
a
moa
une
importance si grande depuis la constitution de
l'Allemagne du Nord. Ce pre¬
la confédération de
n'en entraînerait-il pas un second ? La
la France du chef national qui
peut seul assurer l'ordre et le progrès dans ce pays
déciderait peut-être celle de l'Angleterre; et comme
les Etats-Unis ont, depuis 1866, reconnu Çakombau,
tout danger de ce genre s'évanouirait. Mais cette
reconnaissance, cet appui moral, dégagés de tout
motif intéressé, en montrant à ces populations que
la France ne veut que leur progrès réel, ne lui assu¬
reraient-ils pas une très-grande et très-légitime
influence, et à quelles charges matérielles serait-elle
engagée par cette mesure? »
Ces ouvertures de l'actif et intelligent ministre
du Vuni-Valu sont restées sans réponse. Qui pour¬
rait s'en étonner après les événements qui ont rem¬
pli ces dernières années ? Mais les considérations
sur
lesquelles elles s'appuient, si justes alors, sont
encore aujourd'hui d'une vérité frappante. Le temps
les a sanctionnées; n'est-ce pas par quelques-unes
d'entre elles qu'on peut expliquer la reconnaissance,
mier pas
reconnaissance par
278
LES
EUROPÉENS
l'Angleterre, du gouvernement de Çakombau,
gouvernement national des Fidji, gouverne¬
ment autour duquel se sont groupés, pour nous servir
des expressions d'un témoin désintéressé, les hommes
les meilleurs et les plus sages de l'archipel : tlie best
and vjisest men in Fidji1 ? N'est-ce pas aussi parce
que les idées que nous exposait M. Drews n'ont pu
être réalisées, que le Vuni-Valu, laissé sans aide
contre les rivalités des chefs indigènes, les préten¬
tions chaque jour croissantes des colons européens,
s'est enfin jeté dans les bras de ses adversaires et a
consenti à demander le protectorat de l'Angleterre
qui ne peut être que la ruine de tous les desseins de
sa longue vie ?
Les partisans de l'annexion insistaient alors sur
une raison à laquelle l'agitation contre le Labour
trade donnait une singulière importance, et qui la
rendait le plus populaire. « Le gouvernement fidjien
actuel, quoique plus respectable que ceux qui l'ont
précédé, n'est pas reconnu par la majorité de la po¬
pulation européenne ou indigène, et il est incapable
de donner force à la loi contre le commerce des
esclaves en même temps qu'impuissant à prévenir
les actes de meurtre et de violence si fréquents dans
ces îles s. » Sir Charles Wingfield qui secondait la
par
comme
1. Lettre
2
munes.
—
Netleton, missionnaire wesleyen aux Fidji.
M'Arthur, auteur de la motion à la Chambre des com¬
du R. Joseph
Discours de M.
13 juin 1873.
OCÉANIE.
279
motion, l'amiral Erskinc et tous
les orateurs qui l'ont
EN
appuyée, ont insisté sur ces raisons, pour
nécessaire l'annexion des Fidji.
déclarer
le Times du 24 juin
publicité, le R. Joseph Netleton, parlant
Mais, dans une lettre à laquelle
a
donné
avec
sa
l'autorité de
son
caractère, et la connaissance
lui donnait un séjour de plus de
Fidji comme missionnaire wesleyen,
affirmait que, grâce à l'énergie avec laquelle le gou¬
vernement fidjien était décidé à maintenir les lois
édictées contre la traite, énergie dont il avait donné
de
ces
dix
pays, que
ans
aux
preuve décisive « dans le
riches planteurs de l'archipel »,
une
cas
d'un des plus
grâce à la législa¬
tion du Kidnapping aet, et à l'active surveillance
des croisières anglaises dans tous les archipels, mar¬
chés où s'approvisionnaient les agents du Labour
traffic, cet odieux commerce serait bientôt « une
chose du passé ». Ce sont là des raisons très-plausi¬
bles et qui frappèrent tout à fait les esprits désin¬
téressés.
IV.
On
tout le
le cou¬
de juillet 1874, lord Carnarvon, mi¬
conçoit, d'après ce qui précède, que
été surpris, lorsque, dans
monde n'ait pas
rant du
mois
nistre secrétaire
d'État pour les colonies, fit connaître
280
LES
EUROPÉENS
à la Chambre des lords que
reine s'était décidé à
le gouvernement de la
accepter, en principe, l'an¬
nexion de
l'archipel des Fidji, qui lui était offerte
le gouvernement actuel de ces îles, et qu'en
conséquence, le gouverneur de la Nouvelle-Galles
du Sud, sir Hercules Robinson, était
chargé des der¬
nières négociations relatives à cette affaire. Dans la
séance du 5 août, cette résolution donnait lieu, dans
par
la Chambre des communes,
à
un
débat
assez
vif
sur
l'opportunité, les avantages et les inconvénients
d'une mesure devant laquelle les hommes d'État les
plus autorisés reculaient depuis plus de dix ans.
Le 16 juin 1873, le Times applaudissait à la sa¬
gesse de M. Gladstone, repoussant la motion de
l'annexion des Fidji et la faisant réserver
pour une
époque où ces îles seraient mieux connues. « Nos
informations sur ce pays, disait le grand journal
de la cité dans son leading article, sont très-incom¬
plètes, et il pourrait arriver, si nous agissions avec
trop de hâte, qu'avant peu nous ayons à reconnaître
que nous avons commis une erreur coûteuse et pleine
d'inconvénients.
Pour suppléer à ce manque d'in¬
formations, le commodore Goodenough, commandant
la Pearl, et le consul anglais de Levuka, M. Layard,
furent chargés d'étudier la question sur les lieux
mêmes. Le 13 avril 1874, leur enquête était termi¬
née, et en juin, leur rapport arrivait en Angleterre.
Ce rapport, imprimé pour être soumis aux deux
»
EN
Chambres du Parlement, nous
notre
281
OCÉANIE.
servira de guide
pour
analyse.
Quatre modes d'action dans
verts à
l'Angleterre
l'archipel étaient
ou¬
:
anglais de Levuka de pou¬
spéciaux sur ses nationaux établis aux Fidji;
2° Reconnaître le gouvernement existant dans ces
îles, avec lequel on traitait déjà comme un gouver¬
nement de facto;
3° Etablir le protectorat de l'Angleterre sur l'ar¬
chipel ;
4° Accepter la souveraineté territoriale du pays
et, comme conséquence, lui donner une constitution
1° Investir le consul
voirs
coloniale.
Le
protectorat, écarté tout d'abord par le gouver¬
la reine, répugnait également aux idées,
nement de
aux
intérêts des colons
anglais. L'autorité du consul
Levuka, quelque grands qu'eussent été les pou¬
voirs dont il eût été investi, ne tranchait pas la
de
question, puisqu'elle ne pouvait s'étendre que sur
ses nationaux, laissant en dehors de son action tous
les autres Européens ; restaient donc les deux autres
modes d'intervention : prise de possession de l'ar¬
chipel; reconnaissance du gouvernement établi. Mais,
en tous cas, il fallait traiter sérieusement avec ce
gouvernement. Sur quelles bases reposait-il ? Quelles
en étaient les origines, quels les éléments constitu¬
tifs, et enfin, avait-il une puissance, une autorité
282
LES
EUROPÉENS
les classes si distinctes de la
population
européenne et indigène qui se trouvaient en pré¬
sence, si ce n'est en hostilité ?
En fait, au moment où les commissaires anglais
arrivèrent aux Fidji, la situation pouvait se résumer
dans les lignes suivantes :
Un chef indigène avait été élu au pouvoir par
la majorité de la population européenne. Celle-ci, en
appliquant sous son nom une constitution très-libé¬
rale, se regardait, comme par un droit naturel, maî¬
tresse des intérêts des indigènes. Un ministère, qui
tout d'abord ne pouvait se maintenir que par le
concours des blancs,"put croire un moment qu'en
levant une force armée, il pourrait s'en affranchir,
et gouverner dès lors sur le principe que, chargé de
sauvegarder les intérêts des indigènes, il devait
traiter les Européens comme étrangers. Dans le
cours des deux dernières années, ce ministère a dé¬
pensé environ 240,000 livres sterling et en a em¬
prunté 87,000.
Les plus respectables des marchands européens
affirment qu'ils ne pourront payer cette dette que si
de nouveaux capitaux affluent dans le pays, dont
tout le capital ne s'élève pas, d'ailleurs, à plus de
250,000 livres sterling.
Les chefs indigènes ont été conduits à accepter
la responsabilité de la dette publique; mais il est à
croire qu'ils ne sont pas solvables et que, du reste,
réelles
«
«
«
sur
EN
ils
283
OGÉANIE.
comprennent pas la responsabilité qu'ils ont
demander le payement au peuple,
serait le réduire à un esclavage pire que tout ce
ne
ainsi assumée. En
ce
qui
«
a existé dans le passé.
Tel est l'état de ces îles,
tel
que
l'a produit le
gouvernement actuel ; quant à son pouvoir effectif,
il est nul, et si l'Angleterre rappelait le bâtiment de
guerre
qu'elle entretient dans l'archipel,
Maafu le
Tongien, Tui Çakau de Waïriki, et d'autres chefs,
s'en sépareraient immédiatement. »
Ce n'est pas d'ailleurs contre la mauvaise volonté
seule, l'hostilité plus ou moins cachée des grands
chefs indigènes, que s'est brisée l'autorité du gou¬
vernement des Fidji. Tout un parti de colons euro¬
péens, anglais surtout, le repoussait et en niait l'au¬
leurs yeux il n'avait d'autre sanc¬
l'ambition et les intrigues intéressées de
ceux qui s'étaient sacrés ministres de leur propre
initiative, sans aucun droit qui puisse les justifier.
Si encore ces ministres improvisés s'étaient montrés
à la hauteur de leur tâche, de la mission qu'ils s'é¬
taient donnée; mais leur ignorance n'a eu d'égale
que leur vanité ; leur inexpérience pratique a montré
torité, parce qu'à
tion que
présomption, et quels que soient les mi¬
nistres, M. Words ou M. Burt ou M. Thurston, tous
pouvaient s'expliquer la défiance personnelle qu'ils
inspiraient, en se souvenant de « l'extravagance et
des actes arbitraires » qui ont marqué leur adminis-
toute
leur
284
LES
EUROPÉENS
tration et leur passage au
pouvoir. Malheureusement
après tout, dans la
communauté restreinte des blancs, les
personnages
que nous venons de nommer sont encore les plus
capables des fonctions importantes du ministère, ce
gouvernement n'avait aucune chance de durée, à
moins que l'Angleterre, en le reconnaissant officiel¬
lement, ne voulût maintenir une station navale qui
lui donnât la force dont il avait
besoin, et qui surtout devait faire prévaloir dans toutes les
îles, les
décisions du consul anglais
» Singulière recon¬
naissance du Tui-Viti et de son pouvoir
royal!
Mais ce n'est pas seulement par la mauvaise ad¬
ministration des finances, la dilapidation des deniers
publics, par sa faiblesse envers les résidents euro¬
péens qui se refusaient à le reconnaître, et qui, sans
l'énergique intervention du commandant de la Dido,
seraient entrés en lutte ouverte avec lui,
que le gou¬
vernement de Çakombau a montré son
impuissance.
Des faits plus graves, touchant à des
points essen¬
tiels de la politique anglaise dans ces
parages, l'ont
mise en pleine lumière; je veux parler des conces¬
sions qu'il a dû faire aux intérêts des planteurs dans
la question du Labour trade, et dans celle du Labour
traffic. Les principales dispositions du Kidnapping
act ont été
impunément violées, sans qu'il pût s'y
opposer efficacement. Il y a plus, des prisonniers de
guerre, faits sur les tribus de l'intérieur, ont été
pour
i
le gouvernement,
« comme,
EN
285
OCÉANIE.
légalement livrés à des colons comme travailleurs,
pour tout le temps de leur condamnation aux tra¬
vaux forcés; mesure barbare que, par un étrange
sophisme, le ministère présentait comme un progrès
sur l'antique loi du pays, qui réservait les prisonniers
de guerre à la mort où à la servitude.
Ces faits permettaient de pressentir les conclu¬
sions du rapport des commissaires anglais. Elles
tendaient à l'annexion de l'archipel, comme pouvant
répondre à la volonté de l'Angleterre d'abolir
Mais, sur quoi reposera
cette prise de possession des Fidji? Sur quels titres,
sur
quels droits ? La lettre suivante, où l'annexion
est demandée parle Tui-Viti et les principaux chefs
indigènes, suffit-elle pour la légitimer?
seule
le hideux trafic des esclaves.
A bord du navire de
Sa Majesté Pearl
—
Mars
Levulca.
21,1874.
Goodenough et au consul Layard, les
envoyés par S. M. la reine de la Grande-Bre¬
tagne pour visiter les Fidji :
Nous, avec les chefs des Fidji, avons réfléchi sur votre
Au commodore
deux chefs
portée M. Thurston, le 2 du mois de jan¬
matière en considération, nous
vous disons aujourd'hui, Messieurs, que c'est notre inten¬
tion de donner le gouvernement de notre royaume à S. M.
la reine de la Grande-Bretagne, sauf confirmation du doeu-
lettre que nous a
vier, et après avoir pris la
286
LES
EUROPÉENS
mont de promesses, que
parer
il
Ceci est
Je
j'ai chargé M. Thurston de pré¬
quelque temps.
tout ce que j'ai à vous dire.
y a
suis, etc., etc.
Signé
:
Heery S. Milne, secrétaire privé ;
Çakombau, R. R. John, B. Thcrston.
Çakombau et les autres grands chefs ont plein
pleine autorité pour accomplir cette cession,
et si nous avions quelque chose à ajouter, nous di¬
rions que les chefs et le peuple sont ceux qui dési¬
rent le plus cette annexion.
Quelques-uns des chefs
«
droit et
supérieurs redoutent
leurs droits antiques de
nourriture, nattes, huile,
etc., etc., ne leur soient ôtés sans compensation, mais
ils ne veulent pas se séparer de l'avis de leur chef
suprême. En fait, nous avons pris les plus grands
soins pour obtenir une preuve indiscutable des désirs
actuels des chefs et du peuple, et nous regardons le
document ci-dessus comme une manifestation aussi
exacte que possible de ces désirs et de cette volonté.
Les colons européens sont unanimes pour l'an^
que
lever des contributions en
nexion.
Sous
»
apparences de consentement unanime se
cachaient, néanmoins, d'assez graves restrictions. Si
la lettre du Tui-Viti et des autres
grands chefs est
remarquable par sa concision, longue est la liste des
dédommagements que ceux-ci et leurs ministres
ces
EN
OCÉANIE.
287
dans le document préparé par
M. J.B. Thurtson. Çakombau demandait d'abord que
son titre actuel de Tui-Viti lui fût conservé, et qu'il
s'étaient réservés,
pension annuelle de 2,000 livres
sterling, réversible sur la tête de son fils et de ses
descendants, et' aussi 1,000 livres sterling poup
l'achat d'un navire. Tui-Çakau voulait une pension
de 400 livres sterling. Ratu-Levuka se contentait
de 300 livres sterling annuelles, et ainsi de suite poul¬
ies chefs de l'archipel, proportionnellement à leur
importance. Si bien que la cession pure et simple, le
don gratuit à S. M. la reine d'Angleterre, se trans¬
formait peu à peu en un marché assez avantageux
pour les chefs fidjiens. Là, d'ailleurs, ne se bornaient
pas leurs prétentions. Après la question d'argent, la
question de dignité, d'influence réelle sur le peuple,
et ils réclamaient pour eux et pour leurs héritiers
une large part dans l'administration civile des dis¬
tricts dont se composaient leurs domaines. Enfin, les
principaux agents européens n'avaient pas oublié
lui fût accordé
une
particuliers. L'article 11 de cet acte
porte en effet : « Au cas où la cession
acceptée par le gouvernement de la
reine, les juges do la Cour suprême, tenant une com¬
mission de S. M. fidjienne, recevraient une com¬
pensation d'après les principes adoptés dans les colo¬
nies anglaises pour perte d'offices; une fois cette
compensation reçue, ils n'auraient aucun titre à être
leurs intérêts
de promesses
offerte serait
288
LES
EUROPÉENS
employés par le gouvernement de S. M. britanni¬
que. D'un autre côté, ils ne pourraient être con¬
traints à accepter un
emploi qui leur serait offert,
mais, s'ils l'acceptaient, leurs services sous le gou¬
vernement fidjien leur
compteraient pour la retraite
sur le
pied du service colonial anglais. » Plus que
les exigences pécuniaires des chefs
indigènes, leurs
prétentions à se perpétuer, eux et leurs descendants
dans l'administration civile de la future
colonie,
semblent, avec l'article 11, avoir éveillé les suscep¬
tibilités anglaises, et avoir ainsi retardé l'annexion
définitive, en nécessitant l'envoi de sir Hercules Robinson aux Fidji, pour mieux
élucider, « candide¬
ment et équitablement —
candidly and fairly », les
difficultés pendantes.
Le Times du 11 novembre 1874
publié une lon¬
de Levuka, sur le
longtemps à l'ordre du
jour de la politique coloniale anglaise.
Cette lettre, par la précision des
détails, la sûreté
des informations,
porte un cachet semi - officiel ;
elle est, en tout cas,
caractéristique de l'état social
de ces îles, et elle
indique clairement à quelles
nécessités a obéi le gouvernement de la reine en
acceptant enfin la cession à laquelle le Tui-Viti a
dû se résigner, cession, du
reste, à titre purement
gratuit, sans aucune des conditions que les ministres
gue lettre de son correspondant
dernier acte de cette affaire, si
a
EN
0CÉAN1E.
289,
de
Çakombau avaient précédemment stipulées et
dès les premiers jours, sir Hercules Kobinson a,
candidly and fairly, déclarées inacceptables pour
l'Angleterre.
que,
V.
Levuka, 30 septembre.
Le navire de guerre de S. M. Pearl
(commodore Goodenough), ayant à bord S. E. sir Hercules Robinson et sa
suite, mouillait, le mercredi 23 septembre dans l'après-midi,
en rade de Levuka. Le consul
anglais, M. Layard, et le
chef secrétaire, M. Thurston, se rendirent immédiatement
à bord de la Pearl, et il fut convenu
que le lendemain, dans
l'après-midi, S. E. ferait à terre sa descente officielle pour
y rencontrer le roi. Çakombau était arrivé, dès la
veille, de
île de
Bau, et il était prêt à recevoir son illustre visi¬
jeudi matin, le conseil de la ville de Levuka vint
offrir ses hommages à sir Hercules et lui
présenta une
loyale et respectueuse adresse à laquelle S. E. fit une courte
réponse en quelques mots, parmi lesquels on remarqua une
allusion au petit nombre de blancs, au
grand nombre d'in¬
digènes qui composent la population de ces îles si belles,
inégalité que les settlers perdent trop souvent de vue,
car pour
eux, en effet, les Eidjiens semblent être la race
son
teur. Le
étrangère.
La descente ofliciclle de sir Hercules eut lieu dans
midi du même
sont installés les bureaux du
Gouvernement.
Les bureaux du Gouvernement forment
AUBE.
l'après-
jour, à Nasova, partie sud de Levuka, où
un
assemblage
19
290
LES
EUROPÉENS
primitivement destinés à devenir le palais du par¬
Fidji. Les murailles sont en bambous,
les toits en paille ; dans son ensemble l'architecture a un air
de légèreté et de propreté très-agréable ; les édifices s'étalent
sur les trois côtés d'une place quadrangulaire, faisant face
à la mer. Au centre de cette place s'élève un grand mât de
pavillon où flottait, peut-être pour la dernière fois, le dra¬
peau national fidjien, dont les armes sont une colombe avec
une branche d'olivier sur fond rouge, et au-dessus une cou¬
ronne royale.
Au milieu de la place, une compagnie de soldats fidjiens,
sous les ordres d'un officier blanc, s'exerce à présenter1 les
armes; l'uniforme des soldats est une sorte de vareuse
bleue, semblable à celle que portent les Chinois, et un
mètre de cotonnade blanche appelée sulu, qui entoure les
reins. L'exercice leur est familier, et ils le font avec une
d'édifices
lement mort-né des
précision convenable. De loin en loin, des groupes d'hommes
et de femmes, dont le costume se rapproche beaucoup de
celui de nos premiers parents dans l'Eden, passent rapide¬
ment, portant des noix de cocos dépouillées et des corbeilles
en feuilles pleines de valcololo, le pudding indigène,
et
d'autres délicatesses de la cuisine
fidjienne. Tout cela
a
été,
réquisitionné par le roi, et va être
maison. Dans l'espace compris entre la mer
suivant la mode du pays,
déposé dans
sa
édifices du Gouvernement, de
nombreux spectateurs
réunis, attendant l'arrivée de S. E., qu'ils se figurent
devoir leur apparaître tout rayonnant de pourpre et d'or.
Il y a parmi eux des chefs en justaucorps serrés, des chefs
en criméennes, des chefs en simples pantalons, accroupis
sur leurs genoux; des chefs jusque dans le costume delà
jeune fille de Hans Breilmans « mit noding on s ; des chefs
en tapa blanche, graves et mystérieux. Mais de tous les
groupes le plus intéressant est celui des jeunes filles des Saet les
sont
EN
moa,
ÛCÉANIE.
récemment arrivées de
ces
291
îles favorisées, et dont l'air
charmant, les manières gracieuses, augmentent encore la
beauté.
demie, un salut de 17 coups de canon,
la Dido, annonce le départ de sir Hercules. Quelques
après, le cortège vice-royal prenait terre à Nasova.
A 4 heures et
tirés par
minutes
cortège se composait de S. E. le commodore Goodenough, du capitaine Chapman de la Dido, de M. le consul
Layard, de M. Innés, attorney général de la NouvelleGalles du Sud; de l'honorable W. Yely-Hutchinson, attaché
à la mission ; de M. C. H. de Kobeek, secrétaire privé de
S. E., et enfin de M. Perry, secrétaire du commodore. Le
roi et ses ministres, M. J. B. "ï hurston et M. Rupert Ryder,
avec le prince Joe, reçurent sir Hercules à la fin de la
jetée. S. E. passant avec le roi devant la garde qui pré¬
senta les,armes, se rendit à la salle du conseil où quelques
chefs, les juges, les consuls étrangers, les ex-ministres, etc.,
lui furent présentés, M. D. Wilkinson servant d'interprète.
Le roi et le gouverneur étant assis, tandis que le reste de
l'assistance demeurait debout, le gouverneur expliqua que
c'était là une simple visite officielle, ajoutant qu'il espérait
Ce
le roi et lui resteraient amis ; que Çakombau pourrait
qu'il y serait disposé, et qu'enfin,
quand le roi viendrait à son bord, il lui expliquerait l'objet
de sa venue à Levuka et causerait avec lui en toute fran¬
que
venir le voir toutes les fois
chise et toute
sincérité. Çakombau
répondit qu'il profiterait
plaisir de la plus prochaine occasion' pour parler
affaires, et qu'il espérait que le gouverneur serait explicite
et sincère avec lui. Après quelques phrases échangées, le
roi déclara que le lendemain, à 11 heures, il se rendrait à
avec
bord de la Dido.
Çakombau se comporta avec une grande dignité pendant
l'entrevue, et resta parfaitement maître de lui-même, bien
292
LES
EUROPÉENS
qu'il" fût évident qu'il était heureux et fier de cette visite
d'un ambassadeur de la reine. Il était
portant
gilet blane
en
lequel brillait
habit du matin,
chaîne de
air, mais un
Polynésien en habit européen a toujours quelque chose de
burlesque. Dans son costume indigène, il n'y a pas de chef
sauvage ayant plus grande apparence, mieux fait que Çakombau pour servir de type et d'image au guerrier des
romans. En costume fashionable, il ressemble à un vieux
nègre habillé à la hâte avec un costume de seconde main.
Ratu-Savanaka, le dernier frère du roi, portait le' costume
indigène et brillait parmi les autres chefs fidjiens. L'éduca¬
tion européenne du prince Joe lui permet de porter à l'aise
nos habits.
N'était-ce pas un étrange spectacle que celui
de cet homme, qui, il y a 18 ans à peine, était le plus ter¬
rible cannibale qui ait jamais dégradé l'humanité, conver¬
sant familièrement avec le représentant immédiat de la reine
Victoria? Ce qui semble dans la cérémonie avoir le plus
frappé Çakombau, c'est que les blancs reçoivent debout un
grand chef. Il dit d'un air significatif, faisant allusion à la
coutume fidjienne de ne se présenter devant le roi que pros¬
terné la face contre terre : « J'aimerais à voir quelqu'un
assez hardi pour rester debout devant moi. » Le grand
chef blanc a trompé l'attente du populaire. Les natifs s'at¬
tendaient à toute la pompe, à tout l'éclat possible, et au lieu
de cela ils n'ont vu qu'un gentleman anglais en habit de
ville, avec une suite insignifiante.
A 11 heures du matin, le 25 septembre, Çakombau se
rendit auprès de sir Hercules Robinson, à bord de la Dido.
Le roi fut salué de 21 coups de canon. Il reconnut la poli¬
tesse dont il était l'objet par le mot : Vinaka (bien !). Après
quelques paroles échangées sur le gaillard d'arrière, le roi
se rendit dans la chambre du
capitaine pour y ouvrir les »
montre
un
en
or.
•—
«
sur
une
Il avait certainement très-bon
EN
293
OCÉANIE.
îiégociations. Les personnes présentes
étaient : sir Hercules
Çakombau, le prince Joe, M. Innés, l'honorable
W. Vely-Hutchinson, M. de Robeek, M. D. Wilkinson, in¬
terprète, et enfin M. Milne, secrétaire privé du roi. Çakom¬
bau était ainsi entièrement soustrait à Vinfluence de ses mi¬
nistres. 11 avait été légèrement déconcerté, le matin, en
apprenant qu'il ne devait pas être accompagné de M. Thurston. Pendant la traversée de terre à bord de la Dido, il
avait dit une ou deux fois à M. Wilkinson : « Je suis comme
si j'avais perdu une main. » — Le roi était habillé de
noir, comme le jour précédent ; on lui avait suggéré qu'il
aurait plus grand air sous le costume indigène, mais il
avait répondu : « Non, le gouverneur était en noir, je veux
lui rendre sa visite habillé de la même couleur. » Cette
entrevue d'affaires dura près de deux heures; les paroles de
S. E. étaient traduites au roi clause par clause, et il affir¬
mait avoir compris ce qui était traduit avant qu'on passât
Robinson,
«
«
à
une
autre
phrase.
Tout d'abord sir
Hercules Robinson exprima sa
satisfac¬
privée, et dit qu'il espérait que le roi
serait franc avec lui, car son but était d'agir pour le mieux
de ses intérêts et des intérêts do son peuple. Il expliqua
tion de cette entrevue
l'offre de ces¬
l'intermédiaire de ses commissaires, mais que
les conditions qui y étaient attachées rendaient cette offre
inacceptable. Le gouvernement anglais ne pouvait accepter
qu'une cession sans conditions, afin de rester libre dans ses
alors que
le gouvernement anglais avait reçu
sion faite par
gouvernement du pays, tandis que les conditions
exerceraient une influence dé¬
favorable à la bonne administration. Sir Hercules était au¬
actes de
attachées à l'offre de cession
torisé,
au cas où une cession sans conditions
chefs se fiaient à la justice et à la
et si les
gouvernement anglais,
serait offerte
générosité du
à accepter ce mode de cession et à
i
294
LES
établir
EUROPÉENS
un
gouvernement temporaire et provisoire avant de
quitter l'archipel. C'était la volonté du gouvernement an¬
glais de traiter les rois, les chefs et le peuple, s'ils se pla¬
çaient sans réserve dans ses mains, non-seulement avec
équité, mais encore avec la plus grande générosité. Au cas
où le roi agréerait l'annexion, les droits
intérêts et ré¬
clamations du roi et des autres
chefs, seraient reconnus et
maintenus autant que le comportent la souveraineté an¬
glaise et les formes d'un gouvernement colonial. En ce qui
,
touchait
aux
dettes, contrats et autres engagements finan¬
jusqu'à l'année 1871, le gouvernement de
ciers remontant-
la reine les examinerait
avec le plus grand soin et les
régle¬
équitablement, suivant les principes de la justice et
rait
d'une bonne administration
publique. En ce qui regardait
propriété terrienne, soit qu'ils reposassent sui¬
des ventes réelles faites de bona
fide, ou sur des marchés
fictifs, le Gouvernement étudierait soigneusement ces ques¬
les titres de
tions et les résoudrait
sur
des bases
équitables et libérales.
Les mêmes
principes le guideraient également au sujet de
la pension du roi et d'autres affaires de moindre
importance,
Le roi serait traité conformément à son
rang et à sa position,
sans qu'il eût à faire
supporter au peuple les dépenses de
son
entretien
s'il voulait
Si le roi
sures
personnel. Maintenant c'était
ou non
consentir à
une
cession
au
roi à déclarer
sans
refusait, sir Hercules aurait à aviser
conditions.
les me¬
à prendre. Il désirerait savoir si le roi voulait con¬
sur
naître quelles seraient ces mesures ; s'il le
voulait, il était
prêt à les lui exposer, mais cependant il craindrait de jeter
quelque confusion dans son esprit en l'appelant à se décider
sur
trop de points à la fois.
Çakombau ne fit pas une réponse directe et répondit
d'une façon générale aux diverses questions posées
par sir
Hercules. Celui-ci s'efforça alors de lui faire comprendre
i
EN
qu'il
ne
295
OGÉANIE.
serait pas de la dignité de la couronne
anglaise
celles qui avaient
été proposées rendraient bien difficile, sinon impossible,
l'acceptation d'une pareille offre. Le gouvernement anglais
n'a nul désir de se charger du gouvernement de l'archipel.
d'accepter une cession à conditions, et que
le faire, mais dans la situa¬
cela est devenu son devoir d'ac¬
Il aimerait bien mieux ne pas
tion actuelle de ce pays,
cepter une cession faite sur des termes dignes et raisonnables,
afin d'y rétablir l'ordre et d'y maintenir une égale justice
population indigène. Si le roi a besoin
la justice et la générosité qu'il doit at¬
tendre du gouvernement de la reine, ce qu'il a de mieux à
faire, c'est de le dire à l'instant, et cette négociation sera
immédiatement terminée. Le roi doit se livrer entièrement
entre les blancs
et la
d'autre chose que
à la reine
d'Angleterre, ou tout est dit, car en
pareil sujet
avoir de demi-mesures.
Le vieux roi comprit soudain l'esprit qui dictait l'offre
qui lui était faite, et sur le même ton y fit une réponse cor¬
diale. Répliquant à la remarque qu'il n'était pas de la di¬
gnité de la reine d'Angleterre d'accepter des conditions, il
dit promptement :
Vrai, vrai, la reine a raison; ce n'est pas d'un chef de
faire des conditions. J'y fus toujours opposé, mais j'y ai été
contraint. Quand le Commodore et le consul vinrent ici,
ils se placèrent sur un terrain tout autre que celui que vous
avez pris. Ils me disaient : Faites-nous savoir ce que vous
voulez. Ils me pressaient de le faire ; de là les conditions
attachées à l'offre de cession. Si je donne une pirogue à un
il
ne
peut
y
«
chef et
qu'il sait que j'attends quelque chose de lui, je ne
Je vous donne cette pirogue à cette condition
lui dis pas :
que vous ne vous en
ne
laissiez pas
ne vous
serviez que certains jours, ou que vous
embarquer, ou que vous
d'une seule espèce de corde. Non, je
tel ou tel homme s'y
serviez que
296
EUROPÉENS
LES
«Ionne franchement
pirogue et je m'en rapporte à sa
générosité et à sa bonne foi pour qu'il me donne en retour
ce que
j'attends de lui. Si je lui imposais des conditions, il
me
dirait
ma
probablement
:
Hé,
reprenez votre
pirogue, je
puis fort bien m'en passer. »
Cet exemple si bien choisi montre
que Çakombau com¬
prenait parfaitement l'esprit de sa négociation.
En somme, le roi
répondit qu'il était très-satisfait de la
façon franche, nette, dont la question avait été posée. La
plus grande partie des chefs approuveraient sans doute tout
ce
qu'il ferait, mais il voulait réfléchir avant de rien dé¬
cider. Quant à lui, il n'avait aucune anxiété sur
l'avenir,
l'avenir c'était l'Angleterre. Pour les chefs et
lui-même,
il n'avait aucune
crainte, ils auraient
car
toujours de quoi se
suffire, car le peuple cultivera toujours des ignames pour
eux, édifiera pour eux des maisons, tressera des nattes,
construira des
pirogues
C'est donc le peuple dont
réponse serait bientôt
donnée; très-probablement demain ou le jour suivant.
il
faut
consulter
les
pour eux.
intérêts. Sa
Sir Hercules Kobinson demanda de
comprenait parfaitement
connaître
nouveau au
qu'il voulait dire
qu'il valait mieux ne pas discuter
ce
en
roi s'il
lui ■ faisant
sur l'heure ce
lieu. Çakombau
remarqua qu'il était inutile de s'occuper du futur quand le
présent n'était pas réglé. Si cela ne regardait que lui et
les chefs dignes de
confiance, demain le pays serait à
qui arriverait si l'offre de cession n'avait
l'Angleterre. S. E.
séjour à Ceylan,
son
à
ses
craintes que
se
pas
prévalut alors de l'expérience de
lui expliquer, en ce qui touchait
pour
l'exercice des lois anglaises ne fût trop
population indigène, qu'il n'y avait pas autant
de difficultés qu'il
pouvait le croire, pour une administra¬
tion européenne, à
régir une population indigène. A Cey¬
lan, où il avait vécu sept ans, il y a trois millions d'indidur pour la
EN
OCÉANIE.
297
gènes qui, sous certains points de vue, étaient moins avancés
que les Fidjiens. Il est arrivé que ces indigènes ont pu
communiquer leurs réclamations et leurs désirs au Gouver¬
nement par l'intermédiaire des chefs, si bien que, après une
expérience de 80 ans, le peuple préfère l'administration an¬
glaise à celle de ses anciens maîtres. De la même manière,
la population fidjienne pourra faire connaître ses besoins
par la voie des chefs indigènes, et le résultat obtenu sera le
même qu'à Ceylan. Çakombau exprima un vif intérêt à ces
explications et remarqua avec étonnement qu'à Ceylan la
population était vingt fois plus nombreuse qu'aux Fidji.
Quant aux exigences de la loi anglaise, la paix et le repos
étaient tout ce dont les Fidjiens avaient besoin. Là étaient
leurs véritables richesses, car les troubles et l'inquiétude
étaient la véritable pauvreté. En fait, le travail est néces¬
saire avant que le fruit soit mûr, et celui-là manquerait de
sagesse parmi les chefs fidjiens qui se refuserait à la ces¬
sion du pays à l'Angleterre. Sans l'intervention anglaise,
Fidji deviendra un morceau de bois flottant sur la mer que
le premier passant ramassera.
En réponse à la remarque de S. E., qu'en règle générale,
lorsque les blancs s'établissent dans un pays comme les
Fidji, les indigènes sont incapables de se protéger euxmêmes, jusqu'à ce que la domination anglaise y soit établie,
le roi parla des scttlers blancs en termes qui n'étaient rien
moins que flatteurs. — « Il en est vraiment ainsi dans ces
îles, s'écria-t-il; les blancs qui sont venus s'établir parmi
nous, sont de tristes gens. Les guerres qui ont eu lieu, c'est
eux qui les ont fait naître au lieu d'être la faute des Fidjiens. »
Sir Hercules Robinson parla alors de la question des pro¬
priétés terriennes. ÇLand question), au sujet de laquelle de
grandes craintes s'étaient manifestées, surtout parmi les
settlers
européens, à
propos
des paroles de lord Carnarvon
298
LES
à la Chambre des lords
devait* appartenir à la
:
EUROPÉENS
que
la terre, dans
son
ensemble,
On semblait craindre que
cela signifiait que les propriétaires auraient à restituer leurs
couronne.
terres.
Son Excellence
assura
serait
fait, et demanda
avec
serait pas sage de remettre en
fédération de Lau, relatif à la
le roi que
rien d'injuste
ne
beaucoup d'à-propos s'il
ne
vigueur
un
article de la
con¬
propriété, et qui contient les
dispositions suivantes : Que toutes les terres dont les Euro¬
péens prouveraient l'acquisition par des moyens licites, leur
seraient assurées; que toutes les terres actuellement occu¬
pées ou mises en usage par les chefs ou les tribus indigènes,
et de plus autant de terre qu'il serait d'une
sage prévision
de leur assurer pour leur subsistance, seraient
réservées,
tandis que le surplus irait à la couronne, non
pour l'avan¬
tage personnel de Sa Majesté ou des membres de n'importe
quel gouvernement, mais pour le bien général, pour le
maintien de l'ordre et de la loi. Plus, en effet,
ajouta S. E.,
il y aura de terre appartenant à l'Etat, moins il
y aura lieu
d'établir des impôts pour sauvegarder la paix
publique,
faire face aux frais d'administration et aux dépenses d'intérêt
général, comme, par exemple, la création d'hospices, d'hô¬
pitaux et autres établissements semblables. C'est là la seule
raison qui nécessite d'avoir des terres réservées à la couronne.
Le roi répondit qu'il était très-satisfait des vues
expri¬
mées sur la question des terres, et d'apprendre que les diffi¬
cultés qu'elle soulève seront équitablement résolues; qu'il
craignait que des deux parts on eût à souffrir, mais que, du
reste, même au prix de légères souffrances, il fallait arriver
à une solution, et que cette solution était
l'annexion, sans
laquelle les cormorans (les blancs) allaient ouvrir leur bec
et les avaler tous.
fluencer
nexion
—
Sans nul
doute, ils chercheront à in¬
Tui-Çakau et les autres chefs
qui,
en
pour
empêcher l'an¬
établissant l'ordre, mettra fin à leurs actes
EN
299
OCÉANIE.
illégaux et, de plus, réunira les blancs et les
noirs
en un
impossible de séparer. — Les
Fidjiens, comme peuple, sont d'un caractère changeant, et
lorsqu'un blanc veut quelque chose, il finit toujours par
l'obtenir de la faiblesse et de la mobilité du caractère de
l'indigène. Mais la loi va les lier tous les deux, et le peuple
le plus fort donnera au plus faible les qualités qui lui man¬
quent. — Aux Fidji, la population compte deux éléments
étrangers : les blancs et Maafu. Le but de Maafu a été et
est encore de conquérir l'archipel. Il 7 a quelques années,
il s'empara d'une île dans le sud de la Rewa, et il envoya
une lettre insultante pour lui, Çakombau, dans laquelle il
lui disait qu'aujourd'hui les Fidji étaient divisées, mais que
lorsqu'il aurait pris Rewa elles seraient unies ; il voulait
dire sous son gouvernement. Çakombau détestait ses pro¬
jets, non sà race (Maafu est Tongien). Quand Maafu se
rallia à son gouvernement, cette haine cessa de sa part,
non de la part de Maafu. Son adhésion a rendu, en effet,
toute administration impossible,, car partout il semait la
discorde pour arriver à ses propres fins ; mais la présence
du gouverneur représentant de S. M. est une garantie
de paix et d'union. Sir Hercules fit remarquer qu'en efiet il
en serait toujours ainsi si les îles étaient cédées à la reine,
car alors Çakombau, Maafu, tous les chefs seraient ses
sujets. Le roi revint encore sur le tort que Maafu avait fait
au pays, en semant partout la discorde, mais il ajouta que
maintenant la seule présence du représentant de la reine
avait rétabli la paix et l'union. Dans toute l'entrevue, Ça¬
kombau insista avec complaisance sur le fait qu'il traitait
directement avec le représentant immédiat de Sa Majesté.
Le lendemain matin, le roi et les principaux chefs des
îles sous le Vent discutèrent les conditions posées par sir
Hercules Robinson. La discussion fut longue et approfondie,
tout
compacte qu'il sera
300
LES
EUROPÉENS
et à la fin il fut décidé de céder
l'archipel à la GrandeBretagne, en s'en remettant entièrement à la justice et à la
générosité de la reine. Dans la même matinée, Çalcombau
signa l'acte de cession rédigé par M. lunes, l'attorney gé¬
néral de la Nouvelle-Galles du Sud.
Tui-Bua, Ratu-Savanaka, Ratu-Isikeli signèrent
son
dit alors
avec
lui. Sir Hercules Robin-
:
J'accepte, au nom de la reine, la cession dans l'esprit
qui l'a inspirée. Je pense qu'en cette matière le roi a agi en
grand chef, en consultant, comme il l'a fait, les intérêts seuls
«
de
à
pays. Pour moi, je souhaite
peuples la paix et le bonheur.
son
ses
S. E. déclara
aux
Fidji la prospérité,
»
qu'elle ne signerait le document qu'à sou
Vent, et quand les autres chefs l'auraient
retour des îles du
signé.
Dans
l'après-midi du même jour, sir Hercules partit sur
les îles du Vent, afin d'y voir Maafu et les
autres chefs. Ratu-Savanaka et
Timothée, second fils du
roi, l'accompagnaient. La Dido, le pavillon fidjien flottant
au grand
mât, le suivait, ayant à bord le roi et son plus
la Pearl pour
jeune fils, le prince Joe.
On
aura
doute
remarqué que plusieurs réponses du
beaucoup de rectitude et de vivacité
d'esprit ; les Polynésiens ont été de tout temps très-remar¬
quables pour leurs aptitudes à la discussion. Lorsque le
commodore Goodenough visita la
première fois les Fidji,
Çakombau lui exposait la conduite de Maafu, ses intrigues,
ses ambitions
; le commodore lui répondit que tous les
sans
roi révélaient
en
lui
jours dans le monde on rencontrait de tels personnages.
Voyez, lui dit-il, ce bernard - l'hermite ne prend-il pas
les coquilles des autres ? —
Oui, répondit Çakombau, mais
«
encore
ne
prend-il
manière, Maafu mit
les coquilles vides. » De la même
le doigt sur la grande cause d'impuis-
que-
EN
sauce
du
bord de la
autrefois
OCÉANIE.
301
gouvernement fîdjien -, il était venu le long du
Dido, avec son charmant petit yacht, la Zarifa,
l'orgueil de Port-Jackson. Après avoir admiré
quelque temps un des deux énormes canons que porte la
Dido, il dit au capitaine Chapman : « La Zarifa pourrait-elle
répliqua le capitaine,
Zarifa, Zarifa couler
au fond; Zarifa trop petite. — Même chose pour pauvre
Fidji, s'écria alors Maafu, le gouvernement des Fidji est
trop lourd; Fidji coule à fond. » Quand le commodore
Goodenough demanda au même chef pourquoi il n'envoyait
pas les impôts au gouvernement de Levuka, il fit cette ré¬
ponse flatteuse pour les autorités : « Pourquoi le ferai-je ?
Je vis dans les îles du Vent; si je coupe un cocotier et que
je le laisse flotter, il dérive jusqu'aux îles de sous le Yent;
mais, comme les taxes, aucun de ses fruits ne me revient, s
porter un tel canon ? — Oh ! non,
Zarifa trop petite. Mettre canon sur
VI.
Les réflexions dont
le Times accompagne, dans
très-étudié, la lettre de son correspondant
Levuka, ne peuvent passer inaperçues. La cession
des Fidji à l'Angleterre a de tout temps paru un
mal nécessaire aux écrivains du grand journal de la
un
article
de
qu'aujourd'hui ils s'inclinent devant le
accompli, qu'ils essayent de montrer dans les
conditions mêmes du traité conclu par sir Robinson
une atténuation des craintes que leur inspire l'ave-
cité; bien
fait
302
LES
nir, il est facile de
nions
ne se
sont
la tâche que
le
EUROPÉENS
reconnaître
qu'au fond leurs opi¬
guère modifiées, et que, pour eux,
gouvernement de la reine s'est im¬
posée, reste grosse de difficultés et de menaces. « Jus¬
ce jour, l'action de l'Europe dans
l'archipel se
résume par un seul mot : la destruction de la
popu¬
lation indigène. L'annexion et le
gouvernement de
qu'à
ces
Et
îles par
l'Angleterre
cependant il
combattons
vre
à
auront d'autres résultats.
nous
dissimuler que nous
les chances contre
avec
quand il
doute, l'œu¬
accomplir incombe principalement aux auto¬
faut étendre
nous
faut pas
ne
nos
rités coloniales de
nous
bras si loin. Sans
l'Australie, mais n'oublions
pas
les Fidji sont à 2,000 milles, c'est-à-dire à dix
journées de navigation à vapeur de Sydney. »
que
Ces chances
nous
contraires,
et est-ce ici le
ces
difficultés,
est-ce à
lieu de les
préciser? Qui ne les
devine, du reste ? En renonçant à leurs prétentions
premières, en s'en remettant, sans conditions, à la
justice et à la générosité de l'Angleterre, sans nul
doute, le Tui-Viti, le vieux guerrier, l'ardent politi¬
que qui si longtemps avait nourri d'autres rêves
d'avenir, les chefs qui l'avaient secondé dans ses
patients efforts et qui le suivent dans sa fortune nou¬
velle, ont agi pour le mieux et de leur dignité et de
leurs intérêts matériels. Sans nul doute
aussi, les
colonistes anglais n'ont qu'à
applaudir à la conclu¬
sion de
ce
traité
qui
consacre une mesure que
de
EN
tout
303
OCÉANXE.
temps ils ont regardée comme pouvant seule
l'avenir de
l'archipel. Mais Çakombau, et
Tui-Bua, et Ratu-Ravanaka, et les autres chefs se¬
condaires qu'ils ont entraînés, sont-ils réellement
les représentants autorisés de toute la population
fidjienne? Mais les settlers anglais, quel que soit
leur nombre, sont-ils les seuls Européens établis dans
l'archipel ? et l'opinion de ces derniers, leur manière
d'entendre l'avenir du pays, sont-elles conformes à
celles des colons anglais ?
Peu d'années se sont écoulées depuis cette croi¬
sière du Charybdis, dont nous avons parlé précédem¬
ment. A cette époque, tous les efforts de la politique
anglaise, dirigée par le consul d'Angleterre, le même
M. B. J. Tburston, qui certes ne semblait pas destiné
à devenir ministre de Çakombau, tendaient à com¬
assurer
battre les desseins de
chef, à
espé¬
influence, à ruiner le prestige
ce
renverser ses
à détruire son
naissance lui assurait sur la population indi¬
gène. Pour les consuls anglais, pour les commandants
des navires de guerre anglais, Çakombau, auquel
ils refusaient le titre de Tui-Viti, n'était que le chef
de Bau, l'égal de Tui-Bua, leur protégé d'alors, de
Tui-Çakau, de Maafu, des chefs confédérés de Lau.
Cette politique a changé dans les derniers temps, le
titre royal du fils de Tanoa a été reconnu officielle¬
ment par l'Angleterre. Mais l'opinion que cette po¬
litique tendait à faire prévaloir a-t-elle changé égarances,
que sa
304
LES
EUROPÉENS
lement et parce que
Çakombau, à bout de patience
l'âge, a renoncé à ses espéran¬
ces, à ses projets, à ses ambitions,
Tui-Çakau, Maafu
le Tongien, les chefs des îles du
Vent ont-ils
éga¬
lement abjuré leurs
espérances, leurs projets de
et
d'énergie, usé
conquête
ou
ou
par
d'indépendance, leurs ambitions secrètes
avouées? Seront-ils
assez
intelligents
pour com¬
prendre qu'ils n'ont plus désormais qu'à se soumettre
à une volonté
supérieure, à s'incliner devant la
toute-puissance de l'Angleterre, et surtout seront-ils
assez
sages, assez prudents, pour conformer leur
conduite à cette conviction ? D'un autre
côté, les
settlers d'autre nationalité
que les Anglais accepte¬
ront-ils l'annexion sans
essayer d'entraver dans ses
développements l'établissement
d'un ordre de choses
dans
de
lequel il leur est facile de prévoir l'avortement
leurs propres
conceptions politiques et, ce qui les
touche
davantage, la ruine
de leurs espérances de
fortune, per fas et nefas? Si telles sont les disposi¬
probables des esprits dans ces deux éléments
tions
si considérables de la
population fidjienne, que d'oc¬
casions, que de prétextes de troubles, de résistance
même, ne peuvent soulever un jour les questions
pendantes que l'habile négociateur du traité de Levuka n'a fait qu'effleurer :
question du Labour trade,
question du Labour trafic, Land question, question des
liabilities et de la dette
publique, question de l'es¬
clavage, que n'a point résolues le fat de la Chambre
EN
des
fin
lords, qu'il
en
,
a
305
peut-être même compliquées. En¬
supposant
monde de la part
OCÉANIE.
la meilleure volonté du
de tous les nouveaux sujets de
encore
l'Angleterre, que de malentendus possibles et gros
cependant des plus violentes tempêtes !
On a remarqué sans doute les
paroles du TuiViti dans sa réponse à sir
Hercules, au sujet de
l'avenir que pouvait lui faire la cession des
Fidji
sans
dit,
conditions.
Pour les chefs et pour
moi, a-t-il
nous n'aurons rien à craindre et jamais rien ne
nous
«
manquera, car
ignames pour
le peuple plantera toujours des
édifiera toujours des mai¬
toujours des nattes, nous construira
toujours des pirogues. » Ces paroles ne contiennentelles pas un aveu naïf, mais très
explicite, de la
façon dont Çakombau et les autres chefs fidjiens
entendent les conséquences de la domination an¬
glaise ? Ne sont-elles pas aussi une réponse catégo¬
rique de leurs seigneuries : L'esclavage domestique
sera aboli ? Ces
désaccords, ces oppositions de vues,
ces tendances
contraires, logiques conséquences de
l'état social du pays, des civilisations et des natio¬
nalités diverses qui s'y trouvent en
présence, et qui,
comme autant de ferments
énergiques, l'ont de tout
temps agité, l'agiteront longtemps encore, se tradui¬
ront-ils dans la pratique, seulement
par des luttes
pacifiques que calmeront et domineront le sentiment
de la morale, de la justice, et aussi la crainte de la
nous, nous
sons, nous tressera
AUBE.
20
306
LES
EUROPÉENS
gouvernement colonial va
pays? Il faut l'espérer, bien que
l'expérience récente des colonies voisines, celle
surtout de la Nouvelle-Zélande, placée dans des
matérielle que le
force
introduire dans le
conditions presque
identiques, puisse faire
craindre
espérances ne soient déçues. Sûrement une
comme l'Angleterre vient toujours à bout do
que ces
nation
pareilles résistances, mais à
Si
une
quel prix ?
révolte éclatait contre le
nouvel ordre de
choses, n'aurait-elle pour soldats que des indigènes
mal armés, livrés à eux-mêmes, sans guide, sans di¬
supérieure ? Les hommes dont l'établisse¬
pouvoir ferme, sage et régulier, va rui¬
ner les espérances, ne sont pas ces squatters, ces
travailleurs patients, la force et l'orgueil de la race
anglo-saxonne, hardis pionniers de la civilisation
moderne ; ce n'est pas parmi eux que se recrutent
les agents du Labour trade, du Labour traffic, san¬
glants héros de ces drames inouïs dont trop souvent
i'Océan cache à jamais dans ses flots impénétrables
les sombres dénouements. N'est-ce pas parmi ceux-
rection
ment
d'un
là que
les indigènes égarés
trouveraient tout prêts
folle résistance ? Et qui
voit que, dans de telles conditions, la lutte, une
fois commencée, serait longue, sanglante, acharnée,
et que la répression demanderait non-seulement aux
colonies australiennes, mais à la métropole ellemême, les plus patients et les plus coûteux sacrifices.
les
ne
organisateurs de leur
EN
307
OCÉANIE.
Ces
perspectives peu rassurantes ont, sans nul
doute, été plus d'une fois entrevues par les hommes
d'Etat qui se sont enfin résignés à une mesure qu'ils
ne
pouvaient plus différer. Prévoir le mal, c'est
presque l'avoir prévenu; il est donc permis de croire
que l'avenir ne réalisera pas ces craintes si natu¬
relles. Ce qui fait, en effet, la puissance colonisatrice
de la Grande-Bretagne, c'est bien moins, quoi
qu'en
puisse dire une école qui se paye de mots, le génie
de la race anglo-saxonne, que la sagesse de
qui, de tout temps, le gouvernement anglais
a confié la direction de ses
plus lointaines colonies,
aux heures de crises
qu'elles eurent à traverser dans
leur rapide croissance. Sauf l'Inde, toutes ces colo¬
nies sont aujourd'hui fondées sur la liberté, le
selfgovernment, ce qu'en France nous appelons le régime
parlementaire. C'est la liberté en effet qui est le
ressort le plus
énergique de leur force expansive et
l'assise inébranlable sur laquelle reposent l'ordre, le
respect de la loi, gages assurés de leur prospérité
matérielle : est-ce donc là l'apanage exclusif, le privi¬
lège glorieux de la race anglaise? En 1844 un des
hommes d'État qui furent l'honneur de leur
pays,
sir Georges Cornewall Lewis, faisait à cette
question
une
réponse qui, de sa part, est peut-être décisive :
On s'est beaucoup étonné de l'insuccis
parlemen¬
taire, écrivait-il à cette époque, dans les expériences
que les Etats continentaux viennent de tenter, et on
propre
ceux
à
«
AUBK.
*
308
LES
EUROPÉENS
même, avancé que
la race anglo-saxonne est la seule
qui soit faite pour des institutions libres. Les gou¬
vernements républicains de l'antiquité et du moyen
âge, qui, quels qu'en fussent les défauts, étaient les
meilleurs gouvernements de leur temps, prouvent
qu'un gouvernement libre n'est pas le monopole d'une
race
privilégiée, et l'insuccès des dernières tenta¬
a
tives
peut, ce nous semble, fort bien s'expliquer par
négligence de ces précautions dont une étude
intelligente de notre histoire durant le règne de
Georges III est surtout de nature à suggérer l'idée. »
D'un autre côté, qu'on parcoure l'histoire des colo¬
nies anglaises, celle par exemple, et pour rester dans
les pays mêmes qui sont l'objet de ces notes, des co¬
lonies australiennes, quelle sagesse, quelle modéra¬
tion, quelle abnégation de ses idées et de ses vues
personnelles, ne montre pas le gouverneur sir Denison, chargé d'établir pour la première fois le régime
parlementaire dans la Nouvelle-Galles du Sud, dans
cette colonie si florissante aujourd'hui, dont les Fidji
semblent, pour quelque temps du moins, devoir être
une simple annexe.
Soldat imbu de toutes les idées de la discipline
militaire la plus rigide, venant de gouverner autocratiquement pendant de longues années la colonie
pénitentiaire d'Hobart-Town et de Van-Diémen,
quelle sera son attitude dans la position nouvelle où,
sans transition, il est soudainement appelé, à une
la
EN
OCÉANIE.
des heures les
309
plus graves et les plus solennelles du
développement de cette société en voie de devenir?
Le rôle de sir William Denison, un
peu effacé
pendant cette période d'agitation parlementaire, ne
fut pas, cependant, sans mérite. Malgré ses habitudes
de commandement militaire, en dépit des
préroga¬
tives presque absolues dont il avait
joui dans l'île de
Van-Diémen, il eut la sagesse de prendre au sérieux
la position négative de chef d'un
gouvernement re¬
présentatif. On ne put l'accuser de montrer plus do
bienveillance à l'un qu'à l'autre des deux partis qui
se
disputaient le pouvoir. Il disait adieu aux minis¬
tres sortants du même air
qu'il souhaitait la bien¬
venue aux ministres entrants. Ce n'est
pas à dire
toutefois qu'il fut un témoin indifférent. Il s'en
explique dans ses lettres avec une franchise
dont il s'abstenait, sans doute à
l'égard de ses admi¬
nistrés1 », et, pendant six années, il poursuit l'œuvre
qu'il a promis de mener à bonne fin et, grâce à lui,
le régime parlementaire est fondé à
Sydney.
Sir William Denison est-il une
exception? Non
certes, et il est permis d'affirmer que cette sagesse
cachée, cette volonté persévérante mais ennemie de
l'éclat, cette fidélité à remplir le mandat accepté,
même au prix de l'abnégation de leurs vues person¬
nelles, est la règle immuable, érigée en système, qui
«
1. Une
Vice-Royauté anglaise, etc.,
par
M. Blerzy.
310
LES
EUROPÉENS
inspire et qui guide tous ces hommes éminents, seuls
représentants, dans les colonies anglaises, de l'auto¬
rité de la mère patrie. C'est donc bien à leur sa¬
gesse, à leur prudence, à leur habileté qu'il faut
surtout attribuer la prospérité merveilleuse de ces
colonies, leur rapide développement, leurs inces¬
sants progrès par lesquels, en quelques années, les
déserts et les solitudes sont transformés en jeunes
nations pleines de sève et d'expansion vivace. Cette
sagesse, cette prudence, cette habileté inspireront
sans nul doute les futurs
gouverneurs des Fidji ;
quelles que soient les difficultés de l'avenir, ces dif¬
ficultés seront vaincues, et l'Angleterre comptera
bientôt une riche province maritime de plus ; la ci¬
vilisation européenne un nouveau foyer-d'activité
féconde.
C'est par ce
développement simultané de la civi¬
européenne et de la puissance anglaise, que
des événements^ en apparence aussi insignifiants
que l'annexion des Fidji à l'empire britannique nous
semblent mériter l'attention de tous ceux que préoc¬
cupe l'avenir. Ce que Rome fut pour la civilisation
antique, l'Angleterre l'est depuis longtemps aujour¬
d'hui pour la civilisation moderne. 11 y a 19 siècles
à peine, la Bretagne offrait aux légions de César et
de Claude les spectacles étranges que le correspon¬
dant du Times a. longuement décrits. Les fables les
plus singulières, les notions les plus erronées étaient,
lisation
EN
OCÉANIEN
311
inconnus, acceptées par les écrivains
plus érudits. La Bretagne n'était-elle pas pour
l'historien Josèphe « un monde égal au nôtre, perdu
aux confins du globe » ? Penitùs toto divisos orbe Britannos, disait Virgile. Et, chose digne de remarque,
les prétextes de conquête, disons le mot, d'absorp¬
tion dans le monde romain, étaient pour la politique
impériale les mêmes qu'invoque aujourd'hui l'An¬
gleterre pour justifier l'annexion des îles lointaines
du Pacifique. Les Fidjiens du littoral étaient naguère
cannibales, les tribus de l'intérieur le sont encore.
L'archipel est un des derniers points du globe où
l'esclavage étale ses horreurs. Mais aux yeux des
Césars et du sénat romain la Bretagne n'était elle
pas le dernier refuge, le dernier boulevard d'une
religion de sang, dernière forteresse elle-même delà
barbarie celtique ? Contre l'ordre nouveau, la paix
romaine, « le druidisme, qui apprend à l'homme à
mépriser une vie qui doit renaître, est le grand ap¬
pui du courage et du patriotisme celtique. Aussi
Rome l'a-t-elle combattu de bonne heure, et pour dé¬
truire ces autels souillés de sang humain, le patrio¬
tisme s'est trouvé d'accord avec la philanthropie1. »
Ainsi l'esprit humain reste toujours identique à luimême, et si les foyers d'où rayonne son activité in¬
cessante, et qui marquent pour ainsi dire les étapes
sur
ces
pays
les
1. Franz cle
Cliampaguy
:
Les Césars.
312
de
LES
l'humanité,
EUROPÉENS
déplacent
quelques siècles, les
progrès de la civilisation n'en sont que plus rapides,
ses
moyens de conquête plus assurés, sa marche plus
féconde, parce que l'idéal qui l'inspire, le but qu'il
lui assigne, sont
chaque jour plus nobles, plus élevés,
plus augustes, plus saints. Certes, le pionnier du
Far-VVest, le squatter de l'Australie, le settler du
Pacifique, ne ressemblent guère, au premier aspect,
aux colons
romains, vétérans des légions victorieu¬
ses, s'établissant, enseignes déployées, au milieu des
peuples vaincus, sur les lieux mêmes que les pon¬
tifes ont consacrés, que les
augures ont choisis, et y
fondant une cité nouvelle,
image de la Rome reine
et
se
en
maîtresse de l'univers. L'action de l'un est, en
apparence, tout individuelle, ses
blent n'avoir qu'un but
efforts isolés
sem¬
personnel, celui de conquérir
de sa di¬
gnité, c'est la conquête du home, du foyer, consécra¬
tion de la famille. L'action de
l'autre, au contraire,
s'inspire avant tout d'une idée générale, de l'idée
de la patrie romaine avec laquelle il reste en com¬
munion religieuse, de la
politique romaine, de la
paix romaine, dont il se sait l'appui nécessaire, et
la fortune. Mais cette fortune est le
gage
son
ambition
sum
! mais que
apporte
au
est toute
dans
ces
mots
:
Civis
romanus
sont ces différences? Chacun d'eux
sein de la barbarie l'idéal supérieur de
la société où il est
né, où il
homme. Quel que soit
a grandi, qui l'a fait
l'esprit d'individualisme des
EN
OCÉANIE.
313
Anglais, qui nierait cependant que l'Angleterre est
aujourd'hui le foyer le plus actif de l'idée la plus
élevée sur laquelle repose la civilisation
moderne,
celle du droit, de la justice? S'il en est
ainsi, et
quelles que soient d'ailleurs les circonstances histo¬
riques qui lui aient conféré ce glorieux privilège à
la tête des nations européennes, qui
n'applaudirait à
ses
conquêtes pacifiques et ne ferait les vœux les
plus sincères pour que rien n'entrave les progrès de
l'œuvre admirable qu'elle poursuit dans le monde?
TABLE
Pages.
Trois
Les
ans
de campagne au
Sénégal
Européens en Oeéanie.
pagne
—
Souvenirs de la cam¬
de la Mégère
I.
—
II.
—
Les
Indigènes
Les Missionnaires
III.—Les Samoa
IV.
—
Les Wallis et
V.
—
Les
les Gambiers
Fidji
Nancy,
imprimerie
Berger-Levfault et Cie.
1
107
108
129
152
201
223
BERGER-LEVRAIILT
Alger,
ville
volume
d'hiver.
Notes
LIBRAIftES-ÉDITEU 11S
Cie,
voyage,
Henri
par
Dumont,
1873
Relations
l'Algérie
Sénat.
du
l'Afrique
avec
(Extrait
de
la
centrale,
Revue
maritime),
E.
par
1879
watbled,
grand
;
iu-8°,
75
Colonies
Jules
par
françaises,
Delarbre,
Invalides.
(Extrait de
leur
organisation,
conseiller
Revue
la
d'Etat
leur
trésorier
honoraire,
maritime),
1878
grand
;
in-8°
général
avec
tologie,
la
Colonie
de
démographie),
(Extrait
de
L'Archipel
la
Revue
des
îles
la
Guadeloupe
le
par
dr
maritime),
médecin
Rey,
1878;
Marquises,
grand
par
principal
broché.
in-8°,
Eyriaud
de
de
la
c.
clima¬
marine.
fr.
1
.
Vergnes,
50
fr.
médicale,
(topographie
des
carte,
une
3
sur
c.
administration,
broché
Etude
fr.
3
de
sous-archiviste
broché
Les
joli
1
;
broché
in-12,
Les
ET
de
elzévirieu
50
c.
lieutenant
de
vaiss^iu. (Ex trait de la Revue maritime),
Le
1877
;
iri-8°, broché.
2
fr.
50 c.
Canal
interocéanique
ricain.
Conférence
et
à
faite
les
exploitations
Société
la
de
l'isthme
dans
géographie
amé¬
commerciale,
par
A.
Reclus,
grand
Note
lieutenant
in-8°,
sur
le
avec
de
vaisseau.
et
la
Paris
de
la
la
Revue
maritime),
1879;
1
(Costa-Rica,
Nicaragua
et
fr.
Sau-Salvador),
Colombie
anglaise,
(Extrait
De
de
broché
carte,
Centre-Amérique
Vancouver
(Extrait
Revue
maritime),
3
Th.
par
877
in-8°,
;
Aube,'
capitaine
de
vaisseau.
broché
2
fr.
en
Egypte.
Souvenirs
de.
voyage,
F.
par
de
Carcy,
ancien
officier
d'état-major,
1875
fort
;
volume
in-12,
avec
carte
une
en
chromo,
broché
La
4
Nouvelle-Zélande.
M.
Extrait
de
l'Officiai
Ilandbook
of
New
Zeland,
fr.
de
Julius
Vogel,
agent
général
de
la
colonie,
par
E.
George,
docteur
en
médecine,
Les
dernières
1878;
avec
Expéditions
sous-commissaire
broché.,
in-12,
de
la
une
au
marine.
carte,
pôle
broché.
nord
(Extrait
de
(1871
la
3
à
1874,
par
A.
Revue maritime),
fr.
Roussie
1875
1
.
;
fr.
,
in-8°,
50
c.
A
l'Étranger.
Souvenirs
de
voyage.
Allemagne,
Suisse,
Italie,
par
Emma¬
nuel
Briard,
1874;
in-12,
nancy,
broché
1mp.
berger-levrault
3
et
c'°.
fr.
50
c.
Fait partie de Entre deux campagnes : notes d'un marin