B987352101_S24.pdf
- Texte
-
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Prix: 3 far, 50
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AUX ILES
ENCHANTERESSES
DU MÊME AUTEUR
Raiatea-la-Sacrée, 1902. Médaille de
la Société de
ciale de Paris.
Géographie Commer¬
—
In-octavo, illustré
de 24 aquarelles de l'auteur.—Edition
Fr.
de luxe
20.
Epuisé.
614 dessins à la
trer
plume pour illus¬
l'ouvrage du Prof. R. Brûnnow
Die Provincia Arabia, trois volumes
grand in-quarto, Strassbourg, 1904,
Fr. 250.
1905 et 1909
5
aquarelles pour illustrer le drame
persan de Miss L.
God's Herœs, 1909
Clifford Barney
CHAP. VII.
LA MER DE CORAIL
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PAUL HUGUENIN
po a/Vjïs^^yv.
Aux lies
Enchanteresses
ILLUSTRATIONS
DE L AUTEUR
PARIS
LIBRAIRIE
33,
FISCHBACHER
RUE DE
SEINE,
33
1912
Tous droits de traduction
et
de
reproduction réservés
PRÉFACE.
E livre n'est pas une œuvre d'imagination.
Même pour quelqu'un qui aurait vécu la
vie tahitienne d'une manière tout intime,
il serait téméraire de
des
amours
de Rarahu
en
reprendre le thème
cette nouvelle Cgthère : le
est épuisé.
une autobiographie.
Ce n'est pas non plus un ouvrage scientifique : il en
existe un grand nombre et l'auteur lui-même a donné
le compte-rendu de ses observations ethnologiques
dans une publication antérieure (J).
Les éléments de beauté offerts au regard charmé
par la nature et les habitants des îles enchanteresses
de l'Océan Pacifique sont en eux-mêmes assez plasti¬
ques et prestigieux pour que leur poétique empreinte
subsiste en de faibles croquis.
La vision inoubliable de ces plages lointaines où il
a vécu pendant quatre années est demeurée constam¬
ment vivante au cœur de l'auteur, qui n'a qu'à clore
les yeux aux réalités présentes pour évoquer avec
acuité ses souvenirs personnels. Les notes et les cro¬
quis pris au cours de son voyage autour de la planète
lui aident à préciser ces souvenirs, et avant que le
voile des années s'interpose inéluctablement, il a
voulu en fixer la trace.
Dans la rapidité de l'évolution fantastique à la¬
quelle nous assistons, tout change, tout passe... beaucomme on dit,
C'est encore moins
sujet,
(1) Raiatea-la-Sacrée. Neuchâtel, I, 1902.
8
PRÉFACE
de beauté naturelle disparaît pour faire place à
: celle des conquêtes prodigieuses de
la science. Les terres merveilleuses qui furent, il y a
un siècle à
peine, le domaine exclusif du beau sau¬
vage encore à l'âge de la pierre, seront bientôt de
vastes jardins tirés au cordeau, où les modernes
coup
autre beauté
une
«
Palaces » abriteront les milliardaires blasés. Peut-
être ceux-ci
pourront-ils
encore,
à l'heure de la rê¬
verie, contempler sur des « territoires réservés » quel¬
que bonteux survivant des nobles races polynésiennes.
L'heure de leur disparition aura sonné.
Comme
à
un
chant d'adieu, l'auteur dédie ces pages
amis
indigènes, à ses « fetii», à ces enfants des
perpétuel été, où les rumeurs du monde s'éva¬
nouissent avec l'écume des vagues sur les blancs récifs
ses
îles
au
de corail, où la vie est sereine et douce, où la mort a
perdu
La
son
aiguillon.
Tour-de-Peilz, août 1911.
PREMIÈRE
PARTIE
De Paris à San Francisco.
CHAPITRE PREMIER
De Paris à Ne\»-York
II
sur
la Bourgogne.
frère jumeau né quelques
après moi, comment se ferait-il
que nous n'eussions pas aujourd'hui
le même âge, c'est-à-dire que mon frère
compte à sa vie un jour de plus< que moi? —
Simplement parce qu'il serait demeuré dans son
village pendant qu'imitant le héros de Jules Verne,
je parachevais mon « Tour du monde ». Mais au
rebours de Phileas Fogg, je marchai toujours vers
l'ouest, ce qui me fit perdre un jour complet, le
8 octobre 1899, celui où le navire qui me portait
franchit le 180 0 de longitude. J'ajouterai que mon
Tour » dura quatre années au lieu de quatrevingts jours. Cela dit, je prie le lecteur de se trans¬
porter avec nous à la gare St-Lazare à Paris.
j'avais
minutes
«
un
10
AUX ILES ENCHANTERESSES
Je dis
« nous
»,
car
Madame Huguenin m'ac¬
compagna aux Iles enchanteresses, notre objectif
initial. C'était le vendredi 13 décembre (un ven¬
un 1311). Une bousculade de misérables
émigrants italiens, l'œil fiévreux et perdu dans un
rêve d'espérances lointaines, quelques mains ami¬
cales qui pressent les nôtres en une rapide et der¬
nière étreinte, des yeux humides, ...et le passé
s'enfuit comme un songe, là-bas.
L'express du Nord cahote violemment nos corps
et nos idées désemparées. Mais bien vite les réali¬
dredi et
tés refoulent toutes velléités de réflexions atten¬
dries et
réalités
présentent sous la forme de
qui prétendent conquérir tou¬
tes les places du compartiment pour y installer
leur bagage hétéroclite. La réalité c'est également
un joyeux compagnon, le type du gamin de Paris
bien élevé, Goupil, créole tahitien, tout frais
émoulu d'un Lycée et retournant dans ses pénates.
Nous cherchons à persuader les trois dames que
nous possédons des droits égaux. Comme elles pré¬
tendent ignorer le français alors que nous leur
parlons anglais, comme la boxe est interdite par
scrupule galant, il ne nous reste qu'à nous entas¬
ser nous-mêmes sur nos propres valises et Goupil
se venge en baptisant nos adversaires « Les trois
ces
se
trois filles d'Albion
Grâces
».
Nous finissions
quand
nous
de lumière
cependant par nous assoupir
fûmes réveillés par de puissants jets
provenant des phares tournants du
DE PARIS A NEW-YORK SUR LA BOURGOGNE
11
Hâvre qui zébraient la brume épaisse et trouble
de leurs rayons
multicolores, et l'express vint se
quai contre la coque du paquebot
qui attendait sous pression.
Franchir la passerelle, c'est quitter... peut-être
pour toujours, la vieille Europe, le monde connu,
le séjour de notre enfance... les
pensées tourbillon¬
nent dans l'encéphale parfois
trop étroit pour les
intenses douleurs et pour les joies intenses, pour
les regrets et pour les espoirs, pour le
passé et pour
l'avenir... et toujours le présent, la réalité vous
saisit au vif et, triomphante, anéantit souvenirs et
appréhensions. Les appels stridents, déchirants de
la sirène jettent leur long aboiement aux échos du
vieux Monde, les quais commencent à défiler sous
nos yeux troublés,
quelques mouchoirs agités par
des mains inconnues... et tout se perd dans la
brume glacée... pour longtemps.
Je ne puis mieux synthétiser les souvenirs
que
nous laissa l'Océan
Atlantique qu'en disant qu'ils
sont amers, et je serai amplement
compris par
tous ceux qui sont familiers avec le roulis, le tan¬
gage, le ballottement transversal, longitudinal, al¬
ternatif, continu, symétrique ou asymétrique, et
avec les termes « avoir le
pied marin », les « vio¬
ranger sur le
lons à la table
»,
etc., etc.
La traversée fut
lons apparurent
détour du grand
mières mène
sur
spécialement dure, et les vio¬
plus souvent qu'à leur tour. Au
escalier qui, des cabines des pre¬
le grand pont, un certain miroir
12
AUX ILES ENCHANTERESSES
monumental
tarda pas
à réfléchir des spectres
pressés au visage terni de reflets cadavériques.
Les « héros », ceux qui ne voulaient pas, faisaient
les cent pas sur le pont au milieu des sourires
compatissamment narquois des « stewards ». Mais
il fallait bientôt renoncer à l'offensive et adopter
une
ne
défensive discrète
en
s'affalant
sur une
chaise
longue où un garçon empressé venait vous ficeler
jambes dans de moelleuses couvertures, pen¬
dant que les yeux vagues et morts regardent
sans plaisir défiler les hautes falaises de la Nor¬
mandie ou la silhouette vaporeuse de Cherbourg.
La ressource dernière du pèlerin perdu dans les
neiges vint à notre secours sous forme d'un bien¬
faisant sommeil... et tout était oublié, anéanti en
nos âmes, quand des secousses plus désordonnées
les
nous
réveillèrent
en
sursaut et nous annoncèrent
que nous
avions quitté la Manche et
des
étaient devant nous!
eaux
Goupil crut avoir
descendre
avec
ministra du
lui
que
les gran¬
une idée de génie et me fit
bar où le garçon nous ad¬
au
whisky and soda »... mais l'effet fut
déplorable sous tous les rapports.
Le lendemain, on dansa plus que jamais! Vent
debout, dit la femme de chambre débordée par les
appels désespérés qui partaient de tous côtés! Sur
les quatre-vingts passagers de lre classe, trois seu¬
lement étaient à table, trois «durs à cuire», ceuxlà. Les vagues passaient par-dessus les cheminées
«
de cet énorme bâtiment
qui mesurait 155 m. de
DE PARIS A NEW-YORK SUR LA
BOURGOGNE
13
long, jaugeait 7500 tonneaux! et qui dansait
comme une coquille de noix! Les cheminées de
trente pieds de haut se couvraient du haut en bas
d'une croûte épaisse de sel que les vagues y dépo¬
saient!
Des 5300 kilomètres
New-York,
nous en
qui séparent le Hâvre de
avions parcouru 650 le pre¬
jour; aujourd'hui nous n'en avons pas cou¬
ou, pour le dire avec une exactitude
scientifique, 269 milles, car sur ce paquebot fran¬
çais la Bourgogne, tout s'exprime en anglais. Se¬
conde des transatlantiques français d'alors, la
Bourgogne devait sombrer quelques années plus
tard au large de Terre-Neuve, par une nuit de
brouillard où l'appel de sa sirène retentit en vain,
et où son capitaine, le commandant Deloncle,
mourut héroïquement à son poste sur la passe¬
mier
450!
vert
relle de commandement.
Le mercredi matin
glaciale nous poussa dans le dos. La
s'apaisant d'heure en heure, le mal de mer
mer
fut
enfin le calme renaquit et
bise
une
«
classé
».
pont des premières reprit quelque anima¬
tion; les voyageurs s'amusèrent à lancer des bon¬
Le
bons et des oranges aux pauvres
marmots grelot¬
les émigrants de troisième, parqués à
l'avant, dorlotaient de leur mieux, emmaillottés
comme des chiffons dans d'antiques châles à car¬
tants que
reaux.
Mais la
plus grande partie de
la journée se
14
AUX ILES ENCHANTERESSES
passe calé sur sa couchette, à siroter des orangea¬
des glacées. Stewards et stewardnesses
de cette immobilité forcée pour
profitent
tâcher de fixer les
faveurs capricieuses de la fortune
mérant les
par
en vous
énu-
pourboires épatants » à eux gratifiés
les précédents hôtes de la même cabine... des
«
gens « comme vous »,... et les mauvaises affaires
faites avec d'autres passagers, des
gens qui ce¬
pendant paraissaient si « bien ».
Ceux qui ne connaissent
pas la disposition
et les dimensions des cabines, même de
première
classe, avec leurs couchettes superposées comme
les lits dans les armoires du bon vieux
temps, ne
peuvent s'imaginer l'héroïsme et l'ingéniosité qu'il
faut déployer pour faire sa toilette à bord!
Et dire que
son
rasoir
sur
chaque matin le coiffeur promenait
les faces glabres des longs Anglais
que l'on rencontrait à cette occasion se promenant
dans les étroits couloirs en pijamas de flanelle
bigarrée, pendant
que de vieux officiers français,
Tonkin, paradaient en costume anamite
de soie jaune-orange ou rouge-feu, le col ceint
d'une chaînette d'or où pendillait une médaille
bénite ou une petite croix!
Enfin, le vendredi 20, le soleil dissipa les bru¬
mes et nous
passâmes entre le Grand Banc de
retour du
Terre-Neuve
et
Terre-Neuve elle-même.
48 heures la sirène
brouillard et
Nous
nous
appelait
sans cesse
Depuis
dans le
ce fut un repos et une joie d'en sortir.
mîmes à filer 18 nœuds. Le samedi
DE PARIS A NEW-YORK SUR LA BOURGOGNE
15
longions la Nouvelle Ecosse; le dimanche ma¬
longue ligne blanche et droite de Long-Island
se déployait à
perte de vue; les eaux étaient calmes
comme celles d'un lac.
Goupil poussa tout à coup
un hourrah;
il venait d'apercevoir les « Trois
Grâces » que la proximité des terres avait arra¬
chées aux « délices » des couchettes non
capiton¬
nées de bagages!
nous
tin la
Dix heures du matin. Des forêts de mâts, de
cheminées fumantes, de
«
gratte-ciels
»
s'estom¬
pent dans la brume; l'arc géant du pont de Brook¬
lyn, suspendu dans les airs, vision grandiose, je
dirais même solennelle. L'énorme paquebot paraît
petit quand nous défilons aux pieds de la statue
de Bartholdi, la Liberté éclairant le monde! Trois
fois le pavillon tricolore s'abaisse et trois fois se
hisse au grand mât, moment inoubliable et émou¬
vant. Combien sont
venus chercher ici la liberté!
Un petit canot automobile accoste à la coupée;
c'est le pilote. Puis un groupe de gentlemen au
rasé, énergique et froid, le melon noir sur
l'occiput, envahissent le pont. C'est la « Santé ».
La « libre pratique » est accordée, et la Bourgo¬
gne, comme un cygne élégant et aisé, vient se ran¬
ger au quai de la Douane. Des grincements de
masque
—
treuils et de chaînes, des commandements brefs
l'ancre est
dans les
Monde!
:
jetée et nos pieds foulent le sol convoité
rêves d'enfance, le libre sol du Nouveau
CHAPITRE II
De New-York à San Francisco
en
to3 heures.
OIR
juste et voir profond demande beau¬
sont que
plus sail¬
lantes qui frappent les regards du
voyageur qui ne fait que traverser les Etats-Unis
d'Amérique dans le plus court laps de temps qu'il
soit possible. Proférer des vues d'ensemble, des
jugements généraux serait de sa part aussi ab¬
surde que téméraire et prétentieux. Et même en
étayant les récits qu'il n'a pu contrôler directe¬
ment sur l'autorité de compagnons plus expéri¬
mentés que le hasard lui a fait rencontrer, il ne
peut les donner que comme des renseignements
privés de toute vérification scientifique et ne pré¬
coup d'art et de temps. Ce ne
les apparences extérieures les
tend
en
tirer ni
en
faire tirer
aucune
conclusion.
je fus un de ces voyageurs pressés, je
pourrais, à la rigueur me borner à dire que j'ai
Comme
traversé le vaste continent en 103 heures et que
j'ai très mal dormi dans des sleepings conforta-
§iIV..
CHAP.
MAR E
LE
DE NEW-YORK A SAN
FRANCISCO
19
bles, mais, bien que les Etats de l'Union
soient
archi-connus,
peu
ce
serait leur tourner le dos
avec un
trop de désinvolture.
Même
avant d'être en contact avec
les hom¬
mes, leurs œuvres donnent un
aperçu clair et net
de leur
mentalité, de leurs idées maîtresses et
pierres mêmes du désert
leur civilisation. Les
de
ne
nous
renseignent-elles pas sur la vie et la menta¬
lité de peuples à
jamais disparus?
A peine entre-t-on dans le
port de New-York
qu'on a l'impression que tout est
agencé pour
l'utile, que tout est organisé extrêmement
prati¬
quement pour gagner le plus de dollars
possible en
économisant temps et peine inutilement
gaspillés
ailleurs, dans les organisations sociales, bureau¬
cratiques et routinières du vieux monde, par
exemple. Mais ce que l'on gagne en temps et en
argent,
on
le perd souvent
m'exprimer ainsi. Rien, dans
en
la
beauté, si je puis
conception du plan
des villes, ni dans celle de
l'architecture des édifi¬
n'a été accordé à des idées de
beauté ni d'art
ces
plastique. Tout
l'utile, le pratique. La statue
phare. Les villes sont construi¬
échiquier dont les blocks sont alignés sur
de la Liberté est
tes
en
pour
un
des Avenues et des Rues
numérotées, ce qui est
extrêmement commode, et sur ces blocks
qua-
drangulaires s'élèvent les gigantesques « gratteciels » avec leurs vingt
étages, les cheminées car¬
rées des usines fumantes et, sur le
tout, le prodi¬
gieux réseau des fils électriques et des lignes de
20
AUX ILES ENCHANTERESSES
chemin de fer aériennes. Mais
comme
il existe
ce¬
pendant des besoins esthétiques ou sportifs, on a
aménagé aux portes de l'immense cité des parcs
superbes où la foule circule paisible le dimanche
après-midi — car on pratique ici le respect anglosaxon du dimanche, et où l'on exhibe le luxe frin¬
gant des superbes équipages et des riches toilettes.
Du reste, si 1'« utile » semble exclure parfois la
notion du « beau », il y a toujours une grande
beauté dans l'utilité.
C'est ainsi que m'apparut New-York en cet
après-midi de dimanche où les derniers reflets du
casque d'or de l'automne » doraient encore les
«
bouleaux et les chênes de
son
«
Bois de Boulo¬
Central Park.
débarquement de nos bagages s'était opéré
avec célérité dans le grand dock de la Douane, où,
déposés dans le boxe qui portait l'initiale de mon
nom, ils furent visités non moins prestement par
un gabelou qui sembla prendre plaisir à en bou¬
leverser le contenu, mais ne me réclama aucun
gne, »
Le
droit.
Un autre voyageur
soin de
m'affirma ensuite qu'il avait
en évidence à l'ouverture du pre¬
billet de un dollar et évitait de cette
placer
mier colis
un
manière toute autre formalité
de
ses
ou
chambardement
effets.
Bagages et voyageurs furent acheminés sur
façon des tours sur l'échiquier, c'est-àdire par un train filant au long d'une interminable
l'hôtel à la
DE NEW-YORK A SAN FRANCISCO
avenue,
puis
21
par une autre la coupant à
angle droit.
perd jamais et l'on
trouve toute adresse. Et puis à l'hôtel battant
pa¬
villon français on vous installe confortablement
selon le « plan américain » ou le «
plan européen »
Avec deux numéros
on ne
se
bien connus, et l'on n'a pas à subir les têtes
impor¬
tantes des larbins de nos «
palaces » continentaux.
Inutile de
On
vous
sur
le
vos
prétendre se faire cirer les bottes ici.
plutôt les 80 à 100 mets énumérés
servira
à
dollar. Mais si
bottines noires et luisantes
menu
un
vous
désirez avoir
comme
la tête du
nègre qui décore l'entrée de l'hôtel, allez
seoir dans
un
vous as¬
des confortables fauteuils
édifiés
des
plate-formes en plein trottoir, puis allu¬
mez un Colorado,
déployez le New-York Herald
et confiez vos extrémités inférieures à la
vigueur
des poignets du propriétaire du fauteuil. C'est
vingt-cinq sous et c'est fait supérieurement.
Vous n'avez pas besoin de vous casser la tête
pour préparer votre voyage. Un mot au bureau de
sur
l'hôtel et tous
breux que ceux
daire, filent
colis, fussent-ils aussi nom¬
d'un empereur ou d'un milliar¬
vos
sans autre
à la station où l'on
intervention de votre part
vous
remet
vos
«
checks
».
Vous les retrouverez à votre arrivée à San Fran¬
cisco en parfait état... seules les courroies à un
dollar par colis qu'on vous a comptées à l'office du
New-York Central auront
dit que
disparu, volatilisées. On
c'est de tradition, mais ceux qui l'affir¬
ment sont
peut-être de mauvaises langues?
22
AUX ILES ENCHANTERESSES
Il y a
abondance de place dans l'excellent et
coupé; pas de filets, mais les menus
bagages s'éparpillent sur les banquettes vides.
A 1 heure, le lundi 23 décembre, sans un appel,
sans un signal, le train s'ébranle tout à
coup pour
un trajet de 3000 kilomètres!
confortable
Grâce à l'écartement
supérieur des rails, les
wagons sont plus larges que les nôtres et pourvus
aux deux extrémités de
larges plateformes où l'on
défend pas
de vous installer. Les sièges
opposés peuvent, rapprochés, former des lits con¬
fortables au-dessus desquels vient se superposer
une seconde rangée de lits
que le nègre fait pivoter
chaque soir. Il tire ensuite tout le long du cou¬
loir qui est central des rideaux mobiles qui closent
les petites chambres à coucher improvisées. Il faut
«camber» les accoudoirs inférieurs pour escalader
la couchette supérieure et c'est amusant et pitto¬
ne vous
resque.
De jour
le nègre fixe de petites tables entre les
banquettes. Les trépidations étant réduites au mi¬
nimum, grâce aux excellents coussinets,
vez
travailler le
vous pou¬
plus confortablement du monde.
Enfin, comble du raffinement
pour un voya¬
geur européen, on ne vous réclame qu'une seule
fois votre billet entre New-York et Chicago!
Un
dining-car est attelé en queue du train. Le
plus pratique et le plus économique aussi est de
s'y rendre pour le repas de midi où l'on a le choix
entre les quarante plats du menu à un dollar.
DE NEW-YORK A SAN FRANCISCO
23
D'autre part il faut avoir la précaution de s'appro¬
visionner à New-York d'un hamper de provisions
variées pour les autres repas de ces
cinq journées,
jamais assez long¬
temps pour pouvoir descendre au buffet.
Dans la nuit du lundi au mardi, des gronde¬
ments formidables nous avertirent que nous fran¬
chissions les chutes du Niagara; puis, toute la
journée, ce furent des plaines, des bois, des étangs,
des fermes distantes de vingtaines de milles les
unes des autres;
puis des stations formées d'une
simple case en planches brutes recouvertes d'une
toiture en zinc ondulé, stations d'où l'on n'aper¬
car
on
çoit
tes
ne
aucune
roues
s'arrête
habitation et où des cabs à deux hau¬
viennent cueillir les
A l'une de
à
presque
ces
rares voyageurs.
stations perdues, mon cœur battit
rappel de la patrie et je scrutai fié¬
visages des rares voyageurs. Je
savais qu'une grande-tante avait habité dans le
voisinage, qu'elle y était venue au temps où l'on
partait pour l'Amérique pour une histoire d'a¬
mour, des fiançailles rompues... qu'elle avait dû
s'y marier heureusement à un de ces solides défri¬
cheurs auquel elle avait donné une imposante li¬
gnée de descendants... Y avait-il un cousin parmi
ces faces glabres? Je ne le savais, mais elles m'é¬
taient sympathiques et j'aurais voulu serrer la
comme
un
vreusement les
main de
Mais
sous
ces
inconnus.
déjà le train filait du cent-vingt à l'heure
ciel gris, bas et morne, et de temps en
un
24
temps
ficelé,
AUX ILES ENCHANTERESSES
un
un
Yankee en melon noir ou un nègre bien
huit-reflets sur ses frisons d'ébène ve¬
nait animer un instant le wagon presque désert.
Nous traversions les contrées où notre
imagination
enfantine vécut les combats des Sioux et des Mohi-
évoqués par les Fenimore Cooper et les
Mayne Reid! D'Indiens, aucun vestige. Il est vrai
que des Pseudo-Indiens faisaient de courtes appa¬
ritions pour offrir leur pacotille new-yorkaise de
cans
broches et
bagues
en
filigrane d'argent, soi-disant
travail indien, grenats bruts et autres verroteries.
Comme le ciel désespérément gris et lourd com¬
mençait à s'enténébrer, des lueurs vagues à l'ho¬
rizon, puis la multiplicité des rails et des lampes
à arcs annoncèrent l'approche de l'immense cité
où venait de se clore l'Exposition universelle. Un
fonctionnaire parcourut les wagons, distribuant
des billets de tramway pour passer du
Michigan
Central où notre train allait stopper à la station
du North Western.
Un
portefaix
vous
arrache presque
ges et court devant vous
qui traverse des
boue noire
rues
baga¬
jusqu'au bus (omnibus)
vos
géantes dans des fleuves de
où les chevilles
plongent désespéré¬
portefaix fait le trajet avec vous et vous
mène au guichet du N. W. pour y retirer vos bil¬
lets de sleeping. Puis il veille sur vos bagages dans
une salle d'attente inconfortable et de
propreté
ment. Le
douteuse.
C'est la veille
laisse soupçonner,
de
Noël.
Rien
Chicago est enfouie
ne
sous
le
les
DE NEW-YORK A SAN
^FRANCISCO
25
brouillards et la fumée noire que percent à peine
les feux des lampes à arc. Ce ne sont
que rues in¬
terminables, bordées de rangées interminables de
magasins de la dernière banalité.
C'est
notre
res
ne
avec
le sentiment que nous rentrons dans
home
» que nous nous installons à six heu¬
du soir dans le confortable
sleeping que nous
devons plus quitter jusqu'à San Francisco. Et
«
pendant
que
bres de Noël
vers
le
la chrétienté entière allume ses ar¬
joyeux, nous filons à perte d'haleine
Mississipi.
Des plaines, des
plaines, des champs dénudés et
verdure, sans troupeaux de bisons... quelques
troupes éparses de chevaux en liberté prenant un
temps de galop quand retentit la cloche de la loco¬
motive; et des tourbillons de poussière terreuse
qui pendant de longues heures fouettent les dou¬
bles fenêtres des wagons et se tamise doucement
sur nos
personnes, nos effets et nos lits. Une sta¬
tion plus importante, Omaha, où l'Union Pacific
Railway succède à la Nordwestern C°, et l'on com¬
mence à monter doucement,
insensiblement, jus¬
qu'à Cheyenne, au pied des Montagnes Rocheuses.
On monte sans relâche pendant trente heures et
l'on se trouve à près de 4000 mètres d'altitude. Et
cependant le froid n'est pas perceptible et il n'y a
pas trace de neige. La voie de l'Union Pacific évite
les dangereux et vertigineux canons de l'Arizona
et file directement vers l'ouest, longeant
quelques
gorges sauvages pour s'engager ensuite dans un
sans
26
AUX ILES ENCHANTERESSES
désert
pierreux, où de
rares
chacals fuient
sans
trop se hâter.
Dans
l'après-midi la contrée devient insensible¬
verdoyante et cultivée. De nombreux trou¬
peaux de buffles domestiqués encombrent la voie
ment
et la cloche de la
locomotive tinte
sans
interrup¬
tion pour les inviter à se
garer.
Vers le soir nous apercevons enfin le fameux
Grand Lac Salé qui rutile dans le flamboiement du
couchant et
qui se colore de teintes indescriptibles.
spectacle féerique et l'on se croirait trans¬
porté sur une autre planète. Que de souvenirs tris¬
tement historiques, que de drames poignants évo¬
que cette terre ensanglantée jadis par les pieux
fondateurs de la secte puissante et redoutable des
C'est
un
Mormons !
Comme
Grand
des
lés
nous
Lac,
arrivions à Ogden, non loin du
un compagnon
de voyage
nous
conta
épisodes dramatiques qu'on croirait renouve¬
des exploits des Israélites contre les Philistins.
Au
milieu
du
siècle
dernier,
les
Mormons
avaient attiré de vastes convois d'émigrants ve¬
nus de l'Est. Les hommes avaient été
perfide¬
ment invités à livrer leurs
calumet de
sur
«
ces
armes
pour
paix. Cela fait, les Mormons
malheureux
Cananéens
»
mâles
sans
au
fumer le
se
ruèrent
défense, passèrent les
fil de
l'épée
pour se par¬
tager ensuite le butin et les femmes. Le Gouver¬
nement fédéral exerça de terribles représailles et
le pays
fut, jusqu'en 1893, administré par
un
27
DE NEW-YORK A SAN FRANCISCO
Gouverneur. A
vine
cer
»
ce
moment,
une
«
révélation di¬
informa
à la
l'apôtre Smith qu'il fallait renon¬
polygamie officielle, ce dogme fondamen¬
tal de l'édifice de la secte
mormonne.
Un acte
so¬
lennel de renonciation fut
rédigé et le territoire
du Grand Lac Salé fut admis au rang d'Etat con¬
fédéré. Le tour était joué. Le serment du Mormon
était prêté au dieu des « Gentils »... partant sans
valeur pour le « peuple élu » et la polygamie
continua clandestinement.
Si les
disciples et descendants du patriarche
Young n'ont peut-être pas les moyens d'entretenir
vingt-six épouses officielles, on a tout lieu de
croire qu'ils savent s'approvisionner de chair blan¬
che.
au
C'est à la gare d'Ogden que nous apercevons
milieu des classiques visages à la moustache ra¬
sée, les premiers types authentiques et caractérisés
de la
race
indienne. Ce sont des gas
apparemment
vigoureux, à la face patibulaire, aux mâchoires
proéminantes doublées de vigoureux muscles masséters, capables de mordre autre chose que du jus
de réglisse. Pas de plumes d'aigles dans leur plate
et graisseuse chevelure, mais un plaid multicolore
jeté négligemment sur les épaides et un fusil ac¬
croché en bandouillère. Leurs « squaws » les sui¬
vent, l'air hébété, un gosse aux cheveux plats
écrasé sur leur dos dans les plis d'un grand plaid.
Toute la matinée du vendredi
nous
filons
en
ligne droite parmi des déserts de sable d'où jail-
28
AUX ILES ENCHANTERESSES
lissent de nombreux geysers et où courent des
troupes de chevaux sauvages. De temps à autre un
village indien dessine ses tentes coniques contre
quelque monticule aride. A 11 heures nous stop¬
pons à Wadsworth, une véritable ville indienne,
et c'est une
femmes
vre
au
curieuse vision que celle de ces petites
costume si bariolé trimballant un pau¬
gosse sur le dos et vous offrant des cristaux
de l'Alaska
pendant
tant leur natte
sées viennent
sur
vous
que de nombreux Chinois agi¬
des chemises de soie superpo¬
offrir des oranges et des
rafraî¬
chissements.
Cet arrêt à Wadsworth n'était pas
l'horaire; l'aubaine
locomotive est
attendre
une
nous en
détraquée et
vient de
prévu dans
ce
que nous
que notre
devons en
autre.
Il faut maintenant regagner
quelque
peu
des
quatre heures de retard et l'allure désordonnée du
train est favorisée par
mence, une
le fait
que
la descente
com¬
descente qui durera douze heures in¬
interrompues. Il n'y a toujours pas de neige, mal¬
gré l'altitude et la saison, mais il fait un froid très
vif.
A Truckee
nous nous
trouvons
en
présence d'un
édifice
peu banal : un amphithéâtre de glace!
Construit entièrement en fil de fer et grosse toile
métallique, comme un gigantesque poulailler, l'am¬
phithéâtre est destiné aux évolutions des clubs de
patineurs de San Francisco qui viendront y dé¬
battre des matchs et des records entre Noël et
29
DE NEW-YORK A SAN FRANCISCO
Nouvel-An. Une conduite
a
amené tout
au
pour¬
tour de l'arène l'eau
qui, suintant doucement, s'est
superbes glaçons, rendant du même
congelée en
coup les murailles compactes et massives. On les
a décorées de
petits sapins qui sont tout givrés et
forment la frise la plus naturelle et la plus gra¬
cieuse de ce Temple de l'Hiver. La vaste arène est
couverte d'une glace superbe et luisante... Et dire
que dans quelques heures nous serons parmi les
orangers en fleurs!
Après Truckee, la voie s'engage sous des tun¬
nels innombrables, construits exclusivement en
planches et en madriers (le long des gorges escar¬
pées qui mènent aux canons de la Sierra Ne¬
vada), et dont le but est de la protéger contre les
avalanches et les chutes de neige qui ne vont pas
tarder à étendre leur linceul
sur
ces
contrées in¬
hospitalières. Voici la Sierra Nevada d'une blan¬
cheur immaculée et qui mérite bien son nom. Elle
rappelle sous une forme amplifiée et plus gran¬
diose les vallées du Haut Jura, avec ses gorges
telle le Blue Canon, tapissées de magni¬
fiques forêts vierges de pins et de sapins, au fond
desquelles des rivières aux flots jaunâtres roulent
vers l'ouest. Peu à peu la neige disparaît et les
terres prennent une coloration du plus beau rouge,
sauvages,
de la vraie Terre de Sienne.
Voici un immense jet d'eau sortant d'un puits
artésien, auprès d'un misérable village de bûche¬
rons. Nous avions roulé pendant une heure et
30
AUX ILES ENCHANTERESSES
demie
sous
les tunnels de bois et maintenant c'est
plaisir et un soulagement pour l'œil de voir
s'agrandir à la sortie des canons et
d'apercevoir des montagnes bleues à l'horizon
un
l'horizon
occidental.
Nous
sommes
de
nouveau
sur
un
terrain de
drames à
jamais oubliés peut-être, les Mines d'or
de Dutchflatte, parmi les marnes jaunâtres cou¬
pées de rochers et de buissons comme un terrain
de chasse.
Une station
:
Goldrun! Le
nom
est
suggestif,
mais il
n'y a pas même une barraque de planches
en guise de
gare! Un arrêt d'une minute. Je saute
sur la voie pour emporter au moins une
petite
pierre de ce quartz aux paillettes jaunes fascinan¬
tes, qui ont fait couler tant de sang. Un indien, son
fusil à l'épaule, suivi de sa femme et du gosse,
passe tranquillement, en quête de gibier pour le
repas du soir... et c'est tout ce qui anime les terres
fameuses, les mines d'or de la Californie.
La descente devient de plus en plus rapide, rap¬
pelant le trajet en tire-bouchon de la voie du Gothard, et le couchant flamboie de nouveau comme
à Ogden.
Il faisait nuit noire
quand le silence de la ma¬
indiqua un arrêt; à notre stupéfaction,
nous sentîmes le wagon se balancer avec un
léger
mouvement de roulis peu confortable : le train
entier avait pris place sur un vaste radeau et tra¬
versait la large rivière de Sacramento.
chine
nous
DE NEW-YORK A SAN FRANCISCO
31
Enfin, peu avant minuit, l'immense espace était
et le train stoppait à Oakland, le
faubourg
de San Francisco, d'où le Ferrij-boat nous trans¬
portait à travers un bras de la rade sur les quais
de la grande ville cosmopolite, la
capitale de la
franchi
Californie.
CHAPITRE III
A San Francisco.
RISCO, pour l'appeler par son petit nom,
était alors
une
ville de 400 000 habitants
(dont 25000 de race chinoise), composée
de blocks rectangulaires alignés sur
deux plans en échiquier qui se
coupaient à 45° sur
l'artère principale, « Marketstreet ». Au nord de
Marketstreet, c'est la basse-ville, bâtie
sur un
ter¬
rain horizontal et formée de blocks énormes
en¬
tre des rues
perpendiculaires numérotées de un à
avenues parallèles à Market portent
X et d'autres
des
noms
d'hommes célèbres. Au sud, par contre,
sur un terrain des
l'immense cité était construite
plus accidentés, toujours en échiquier avec des
blocks plus petits entre lesquels couraient de
nombreuses voies de trams amarrés
bles
sans
fin
qui
escalade ainsi à
se
une
sur
des
ca¬
dévident entre les rails. On
vitesse accélérée les pentes les
plus raides et les arrêts sont brusques, courts et
instantanés.
Ignorant même le plan de la grande ville, nous
quelques renseignements au contrô-
demandâmes
A SAN FRANCISCO
35
leur de notre wagon et celui-ci nous
engagea à
nous rendre à l'hôtel Z. « excellent »
hôtel, disait-
il, dont le prospectus portait : « Nos chambres ne
peuvent pas être surpassées pour la propreté et le
confort. »
Nous voilà donc, entre minuit et
une
heure clo¬
pin-clopant dans la direction indiquée,
nous
vaste
y sommes!
On
nous
et bientôt
fait entrer dans une
salle, le saloon, où
une cinquantaine d'hom¬
visage s'entouraient de nuages de
fumée en lisant des journaux et les
pieds sur le
bord des tables, pratiquaient avec une merveilleuse
virtuosité un sport étrange où le but est
marqué
par un point de la muraille choisi comme cible.
Exténués de fatigue, nous n'avons pas le
courage
de demander à goûter de la Cuisine
unexcelled,
nous préférons nous rabattre sur les
Home commes
au
rude
forts et autres choses excellentes promises par le
prospectus. Mais, oh! misère! La chambre qu'on
nous
octroie
comme une
des meilleures ressemble
terriblement à la
description que nous avons lue
des réduits de chercheurs d'or. Cent détails nous
font frissonner d'horreur.
la porte
qui
ne
tons tout habillés
verts de
nos
Après avoir barricadé
fermait même
pas, nous nous
je¬
les lits promptement recou¬
couvertures de voyage.
Au
sur
petit jour, après avoir défilé entre les adroits
qui prenaient leur café debout
et ne nous remarquaient même
pas tant nous
avions l'air d'aventuriers mal
coiffés, nous nous
tireurs de la veille
36
AUX ILES
ENCHANTERESSES
précipitâmes à l'air libre et frais, nos baluchons
sur les épaules et après quelques courses errantes,
notre bonne
étoile
nous amena
numentale du Palace Hôtel,
frâmes
où
devant la porte mo¬
nous nous
engouf¬
Le
conduisit dans des
idéalement modernes sous tous les rap¬
comme
si c'eût été celle du Paradis.
Saint Pierre de l'endroit nous
chambres
ports et une demi-heure ne s'était pas
les délices des baignoires nous avaient
écoulée que
convertis en
de nouvelles créatures prêtes à commencer leurs
investigations dans la ville attirante et inconnue.
Une chose cependant me préoccupait sérieuse¬
ment: nos gros bagages n'arrivaient pas. Je me
lance donc à leur
recherche, muni du vocabulaire
complet qu'une bonne tante, une
vraie fée, avait
cervelle attentive
aux beautés de la grammaire anglaise, et je finis
par découvrir mes biens et par les réintégrer.
Pendant ce temps, ma chambre était envahie
par un reporter en mal d'interview, et dès que j'y
rentrai, mon nègre me remit la carte de visite du
journaliste. Peu s'en était fallu que celui-ci ne
m'interviewât au bain; je l'avais échappé belle!
Le Daily Report du lendemain proclama en
classé
en
douze leçons dans ma
La vue de ma montre
table, avait suffi au génial
journaliste pour me classer sommairement. Et
c'est ainsi que je fus introduit auprès de la popu¬
lation californienne en qualité de « Représentant
d'une grande maison d'horlogerie de la Suisse » !
lettres grasses mon passage.
suisse, déposée sur la
37
A SAN FRANCISCO
Ce qu'il y avait alors de plus intéressant et de
plus original à San Francisco, c'était le Quartier
chinois, et, dans ses environs immédiats, le Golclen
Gâte Park, l'un des plus merveilleux jardins zoo¬
logiques du monde, non pas par l'abondance et
la variété de la faune représentée, mais par la
beauté du site, la magnificence des arbres inter¬
tropicaux, la somptuosité des plantes et des fleurs
et l'éclatant plumage des oiseaux. Je ne connais
que celui de Botany Bay à Sydney qui le surpasse
en beauté, sinon en étendue. Ici les espaces sont
illimités et il est aisé de faire grand, ce qui est
bien conforme à l'esprit américain. Sur ces pe¬
louses au gazon gras et dru paissent et courent en
liberté les derniers représentants des fameux
bisons que chassaient les Indiens de Fenimore
Cooper.
Nous
passâmes le dimanche après-midi
au
Quartier Chinois, amusés par le prédicant Chinois
exhortant ses compatriotes du haut d'un tonneau
dressé
sur
la rue, ou par
mée du salut faisant
air. Les
«
la
des contingents de l'Ar¬
petite
guerre » en
plein
boutiques n'étaient pas moins amusantes
et les mille objets de porcelaine, de laque, d'étain
artistement travaillés s'y vendaient à des prix
dont la modestie nous étonnait. N'ayant pas es¬
sayé de voir les « lieux infernaux », la « sainte »,
les bouges de fumeurs d'opium et autres tristes
célébrités décrites dans cent ouvrages, il m'est im¬
possible d'en parler « de visu » et tout ce que je
38
AUX ILES ENCHANTERESSES
puis affirmer de ce premier contact avec les Chi¬
en leur quartier c'est que quartier et habitants
étaient fort nidoreux, et que leurs regards obli¬
ques, pleins de défiance, étaient fort inconfor¬
nois
tables.
Quand
quelques minutes seul,
grouillante de
visages froids, impassibles et mystérieux, où au¬
on se
tout seul dans
trouve pour
une
ruelle chinoise
reflet d'une émotion quelconque ne transperce
l'épaisseur du derme marmoréen, on se sent sou¬
dain tellement isolé du monde, tellement étranger
et perdu, qu'il vous passe dans le dos un petit fris¬
son assez désagréable.
Le quatrième jour de notre séjour à Frisco se
cun
trouva être le dernier de l'année et l'eussions-nous
oublié que
le tumulte et l'animation des rues nous
rappelé. La soirée surtout, le charivari
devint infernal. Des cortèges ininterrompus par¬
couraient les rues au son des instruments les plus
imprévus, et quand sonna minuit, ce fut du délire
et un vacarme sinon aussi puissant, du moins
aussi assourdissant que celui des chutes du Nia¬
gara. Puis quand chacun fut absolument exténué,
l'eût vite
la foule
y
se rua sur
réveillonner
avec
les bars et les restaurants pour
la
soupe aux
huîtres tradition¬
nelle.
Dans
ces
temps déjà lointains
—
car
l'humanité
de géants en ces quinze dernières
années, trois petits voiliers, des trois-mâts-goëlettes longs de 35 à 40 mètres tout au plus, fai-
a
marché à pas
A SAN FRANCISCO
saient
un
39
service mensuel et alternatif entre San
Francisco et les Iles de la Société. Partant le pre¬
mier de
chaque mois de San Francisco, ils pou¬
dix-sept à quarante jour pour at¬
vaient mettre de
petits voiliers étaient le City of
Papeete, le Galilée et le Tropic Bird. Ce dernier
était à quai, mais comme l'équipage multipliait les
soupes aux huîtres », le départ fut affiché poul¬
ie vendredi, trois — un vendredi encore!
La contrariété de ce retard inopiné se dissipa
rapidement après notre première visite à bord du
petit navire auquel nous allions confier nos existendes pendant de longs jours. Le capitaine, qui
teindre Tahiti. Ces
«
ressemblait à
me
remballer
un
chien hargneux, commença pal¬
sans
cérémonie, comme je l'interro¬
sujet de nos bagages. Ses petits yeux fé¬
joues couperosées et son nez bourgeon¬
nant ne présageaient rien de bon. Une fois au
large, il devenait monarque absolu à bord et pou¬
vait brûler la cervelle d'un chacun si la fantaisie
geais
au
roces, ses
lui
en
prenait!
quai d'embar¬
quement groupa en un pittoresque meeting mate¬
lots, passagers, parents et amis réunis pour les ul¬
Enfin, le grand jour arriva et le
times effusions. A ces moments-là, on scrute an¬
visages nouveaux et l'on se de¬
quelles sont les surprises que vous réserve
la société quotidienne et exclusive de cette poi¬
gnée d'inconnus qui vont avec vous vivre un grand
mois de leur destinée sur les vastes plaines solitaixieusement les
mande
40
res
AUX ILES ENCHANTERESSES
du
plus grand des océans. Goupil est là, un
sourire malin et amusé
la situation
nous
«
disant
Il y aura
sur
les lèvres. Il résume
perspicacité et clairvoyance en
clignement d'œil significatif :
du rigolo! »
avec
avec un
DEUXIÈME PARTIE
Aux lies enchanteresses de
l'Océan
Pacifique.
CHAPITRE IV
La Traversée de l'Océan
en
I.
—
Pacifique
voilier.
De San Francisco
aux
Iles Marquises.
E pe tittrois-mâts-goëlette a l'air propret
et
pimpant comme un yacht de plaisance
avec sa coque blanche, son pont bien
lavé et sa voilure soigneusement enrou¬
lée. A midi et demi, l'armateur vient donner le si¬
gnal du départ; un tout petit remorqueur se colle
au flanc de notre petit navire; un coup de sifflet
et
nous
dontes
qui encombrent les quais. De gros vapeurs
viennent, affairés; un cuirassé jette l'ancre
nous saluons Old Glory, le pavillon étoilé. La
vont et
et
évoluons tout doucement entre les masto¬
42
AUX ILES ENCHANTERESSES
rade est immense et
projette ses baies comme des
profondes bien avant dans les terres.
Au nord s'élève en étage le faubourg d'Oakland; à
l'est c'est la grande cité qui découpe sa silhouette
sur un vrai ciel printanier.
De légères oscillations nous annoncent que
nous gagnons le large. En pleine mer le petit re¬
morqueur nous abandonne au gré des vents.
La demi-douzaine de matelots qui compose tout
l'équipage court pied-nus de l'avant à l'arrière,
grimpe aux mâts comme une nichée d'écureuils,
tentacules
et
«
oh! hisse!
»
toutes les voiles dehors. Il faut
appareiller la grande brigantine, et les per¬
roquets, et les douze bras tirent en cadence sur les
encore
vieux marin scande le rythme en chan¬
complainte sur un mode mineur.
Mais le vent nous joue sa première niche et les
voiles retombent, flasques et inertes. Le soir ar¬
rive et les côtes californiennes sont encore à portée
palans;
tant
de
un
une
canon.
Profitons de
lère pour
ce
faire
deux moutons
calme et de la stabilité de la ga¬
un tour d'inspection. A l'avant,
grignottent des feuilles de choux
compagnie de quelques cochons qui grognent.
poules s'ébattent autour du
coq_ et des choux. Des essaims de mouettes piail¬
en
Deux douzaines de
lent tout à l'entour.
Trônant bien
deux gros
en
évidence
au
milieu du pont,
tonneaux et une caisse de
contiennent toute la
fer rouillée
provision d'eau potable. Pota-
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
MARQUISES
43
ble n'est pas
exactement le terme propre, car un
premier examen la révèle sinon aussi poissonneuse
que la mer, du moins aussi trouble que celle d'une
mare!
Réjouissante découverte!
Allons voir notre cabine! Elle est
assez
grande,
carrée, munie de deux hublots, et les couchettes
superposées sont larges, mais pourvues de matelas
maigres, cliétifs, décharnés, qui font grincer abo¬
minablement les ressorts rouillés sur lesquels ils
reposent et qu'on peut compter... par le dos. On
serait mieux
de pommes
de terre!
cinq heures, la cloche du dîner. Quel dîner!
Des mets coriaces, apprêtés à l'huile rance! Bah!
on n'y sentira plus rien quand on aura pris con¬
sur un sac
A
tact avec le
contenu des nombreux
flacons qui
pickles, sauces au piment,
chutney et autres condiments à emporter
les palais les plus blindés. Ces condiments ont
sans doute été placés là pour empêcher de se faire
une opinion rationnelle sur les autres plats et le
fromage avarié qui clôt ce « festin ». Pas un fruit!
«
ornent
»
la table
:
mangoe
Pas
une
goutte d'eau potable. Un mauvais
vin
de Californie! Il n'en fallait pas plus pour
déchaîner des tempêtes. Les passagers se hâtent
de remonter sur le pont pour se faire part de leurs
impressions; les uns pouffent de rire; d'autres
prennent la chose au grand tragique : « Ousqu'elle
est la Bourgogne » 9 vocifère un brave major que
nous avions déjà aperçu en costume tonkinois, la
médaille au cou! Pendant ce temps le « cap tain »
rouge
44
AUX ILES ENCHANTERESSES
de notre
à
sa
navire, l'illustre captain Burns, qui en est
doit tenir colloque avec sa
89me traversée,
digne moitié qui
de la table. Ils
a
fait à
ses
côtés les
«
honneurs
»
ont évidemment sondés. Nous
nous
Goupil, le major et moi exhaler
doléances qui sont
de mauvais regards. Mais ça ne fait
descendons donc,
notre mauvaise humeur et nos
accueillies par
rien, il faut réclamer,
réclamez et
on vous
ne
fût-ce que par principe :
accordera.
captain » est un drôle de bonhomme. Cin¬
quante ans, petit, râblé, un dos d'éléphant et un
ventre bedonnant posés sur deux courtes jambes
en x, le crâne exigu, les yeux minuscules et féro¬
ces. La moustache et la barbe jaunâtres, ainsi que
Le
«
l'accent et les manières trahissent son extraction;
il rit
aux
éclats
ou
jure
comme un
diable dans un
bénitier, à propos de tout et de rien.
Il croit de bon goût de se montrer galant envers
traduit de façon
imprévue et... originale. En plein repas, il tend
un plat à la femme du major français et lui dit :
Foulez-vous, mon amie? » puis il éclate de
rire. Ou bien, de sa grosse patte d'ours il lance
des dames. Sa
galanterie à lui
se
«
même patte sert
puis de fourchette pour enfoncer
les bouchées trop grosses et trop rebelles! Sur¬
prend-il des regards ahuris, il s'exclame, non sans
un brin d'humour : « Moi, maufais garçon, fous
safez! » C'est à cela à peu près que se borne son
vocabulaire français, car il ne semble pas com-
des baisers! et
de mouchoir...
un
instant après la
DE SAN
prendre
FRANCISCO AUX ILES MARQUISES
un mot
de
45
qu'on lui dit et répond inva¬
» puis il éclate d'un rire
inextinguible qui le fait devenir semblable à un
riablement
:
«
ce
Afec ça!
homard ébouillanté et
tent
ses
grosses
nageoires bat¬
genoux! Afec ça il est tenu en laisse par
sa digne moitié
qui surveille tout d'un œil froid et
calculateur, souriant quand elle rage intérieure¬
ses
ment. Le pauvre
homme
se
fait souvent répriman¬
der à table; il tremble alors
se
rattrappe ensuite
resser... sa
Il
ne
en
bouteille de
faudrait pas
comme un
allant dans
sa
écolier et
cabine
ca¬
whisky.
se trouver sur son passage
après cette opération,
risquerait d'être jeté
expériences variées
cet oiseau-lci, et la perspective n'est
pas pour
réjouir ni nous soulager d'un léger « mal du
» qui se montre à l'horizon.
car on
à la mer! Nous allons faire des
avec
nous
pays
Samedi 4 janvier 189...
Pour cette raison et pour
plusieurs autres, le
spécialement triste et pénible ce jour-là.
nous trouvons en
plein Océan; plus une
réveil est
Nous
seule terre
Dans
ce
en
vue!
silence et cette solitude
immenses, des
l'improviste mon cerveau, et
j'entends le bruit du train longeant la rive du lac
souvenirs assaillent à
Léman, entre Lausanne
cette
et Montreux! Comment
réminiscence m'arrache-t-elle des larmes?
46
AUX ILES ENCHANTERESSES
Ceux-là seuls le
comprendront qui connaissent par
expérience cette maladie toute mentale, le mal du
pays. Ce mal couve longtemps à l'état latent; il
mine sourdement les fibres de la sensibilité, et,
à propos de rien, d'un souvenir insi¬
gnifiant en lui-même, il éclate! Celui qui se croyait
armé jusqu'aux dents, d'énergie pour la lutte et de
stoïcisme, a l'humiliation de se découvrir tout à
coup sentimental et de pleurer comme un enfant.
C'est un vilain mal; pour s'en débarrasser, il n'y
a qu'un remède, le remède que Napoléon donnait
pour échapper à l'amour : la fuite... la fuite de
soi-même, la distraction coûte que coûte. Pour
nous distraire en cette galère, nous n'avons d'autre
ressource, après avoir contemplé le ciel, la mer,
les moutons et les poules, que de regarder de plus
près nos huit compagnons de voyage. Passons-les
donc en revue, si vous le voulez bien.
J'ai déjà présenté Goupil, notre boute-en-train.
J'ai signalé la présence d'un major qui, pour résu¬
mer ses qualités, est une excellente bonne pour
ses deux fils, messieurs George, cinq ans, et Aris¬
tide, deux, un valet de pied parfait pour sa « moi¬
tié » et un bon papa pour son ordonnance, Yves.
Figure militaire sympathique et plutôt mélancoli¬
que, malheureusement panachée de chauvinisme
tout à coup,
et de vanité
professionnelle, il proclame d'une voix
compétente les plus grandes hérésies géographi¬
ques ou historiques. Mais son ignorance absolue
des langues modernes l'empêche de comprendre
DE SAN
FRANCISCO AUX ILES MARQUISES
les commentaires souvent
peu
deux voisins.
obligeants de
47
ses
Contraste
absolu entre ce
type du latin bon en¬
fant et ceux-ci, deux étudiants
américains, P. et G.
qui vont faire un petit « trip » de
plaisance à
Tahiti, attirés par la réputation de la Nouvelle
Cythère, et qui nous gratifient de sérénades de
mandoline et de guitare. En
pantalon blanc et
sweater
noir, leurs longs cheveux retombant sur
la nuque et partagés
par une raie médiane tirée à
la règle, ils passent les
journées à lire ou à rêver,
juchés à la fine pointe du mât de
beaupré. Ils par¬
lent peu, observent d'un air
légèrement narquois et
agacé, et se vengent d'être si souvent embêtés en
dessinant la caricature de notre « tueur de lions ».
Lundi 6 janvier.
Un petit événement : un
quatre-mâts passe à
bâbord, tirant des bordées, comme nous.
La distance à
parcourir entre San Francisco et
Tahiti est à peu
le Hâvre de
près la même que celle qui sépare
New-York, soit 3200 milles. Filant
seize milles
ou
a
trajet
couvert ce
nœuds à l'heure, le
Bourgogne
sept jours. Puisque les voi¬
liers mettent en
moyenne 28 jours, ils filent donc
quatre nœuds à l'heure, chiffre moyen. Ce matin
nous avons
dépassé les huit nœuds pendant quelen
48
AUX ILES
ques
heures, mais cet après-midi c'est
tantôt
calme
Si
ENCHANTERESSES
quatre, puis demi-nœud,
tantôt deux,
autant dire le
plat.
nous
profitions de
ce
calme pour pêcher?
j'ai essayé ma canardière et descendu quel¬
ques pauvres mouettes, mais je reconnus bientôt
que c'était un jeu cruel et inutile, ces oiseaux
n'étant pas comestibles et ne tombant pas à portée
Hier
Aujourd'hui de magnifiques albatros,
dans nos pa¬
rages et leurs ailes ont cette particularité curieuse
que les trois articulations sont conformées comme
celles du coude de l'homme et leur permettent de
du bateau.
des
gonies, évoluent gracieusement
replier les unes sur les autres. Leurs becs puis¬
semblables à ceux des aigles, mais plus
allongés, et nous les voyons engloutir d'un seul
trait de gros débris que notre cuisinière leur jette.
Nous allons essayer de pêcher un de ces énor¬
mes palmipèdes. Un quartier de morue sert d'ap¬
pât, dissimulant un hameçon gros comme un croc
de boucherie fixé au bout d'une cordelette de 20
à 30 brasses. A peine flotte-t-il à dix mètres à la
poupe qu'une gonie s'abat brusquement, engloutit
la morue et... nous tirons sur la cordelette et his¬
sons le volatile à bord. La capture est superbe et
se
sants sont
empaillé et étendant ses magnifi¬
ques pennes au-dessus d'un panoplie d'armes exo¬
tiques. Je cours appeler Goupil et les autres... mais
quand nous arrivons sur le pont, l'oiseau était en¬
volé! C'était notre grincheux « captain » qui avait
je le vois déjà
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
51
MARQUISES
ordonné de le
rejeter à la mer, et qui marmottait
» accompagnés de regards furieux.
Le second, M. Murray, se
penche alors à mon
oreille et me confie en secret
qu'on s'attire les
des
«
god dam
mauvais vents
en donnant la chasse aux oiseaux
de mer, que c'est « bad luck ». Il
ajoute, mysté¬
rieux : « Vous savez, je ne le crois
pas,
le sais!
mais je
»
Les marins sont
de cette
superstitieux;
espèce? La superstition,
sont-ils
comme
seuls
la foi
théologique, sont choses de sentiment. Ce sont des
arches saintes auxquelles il ne faut
s'attaquer ni
les preuves. Et il faut
bien admettre que l'enchaînement
inexplicable
par
le raisonnement ni
par
des événements et des destinées fournit souvent
aux
superstitieux de belles
et bonnes
preuves à
l'appui de leurs convictions. Reconnaissons fran¬
chement que cette traversée fut
longue outre me¬
sure, et si nous ne fîmes pas naufrage, ce ne fut
ni la faute des
gonies, ni celle du « captain »,
ainsi qu'on le verra plus loin.
C'est à Tahiti même que je recueillis les
plus
curieuses histoires de superstition mêlées à des
récits où la
télépathie jouait
un
rôle important.
Une personne absolument
digne de foi avait vu sa
mère se dresser à son chevet au moment même où
celle-ci mourait en Europe. Un missionnaire
pro¬
testant était
parti
pour regagner
route des Indes. Arrivé à
Sydney,
si nette et si
l'Europe
par
il eut
vision
impressionnante de la
une
mort de
la
son
52
AUX ILES ENCHANTERESSES
fils aîné resté à Tahiti qu'il n'hésita pas à rebrous¬
ser chemin et qu'il
put constater avec douleur la
vérité absolue de
Mais
me
voilà
sa vision
télépathique.
déjà loin du Tropic Bird et j'an¬
ticipe légèrement.
L'affaire de la
pêche aux gonies ne fut pas no¬
journée. Comme, pour va¬
rier les occupations, nous étions descendus dans
la cale, Goupil et moi, afin de voir où nos malles
étaient « calées », nous aperçûmes ou plutôt nous
sentîmes dans la demi-obscurité des
oranges ré¬
pandant leur parfum discret! Or la patronne de
bord nous avait juré ses grands saints qu'il n'y
avait pas d'oranges à bord. Nous nous précipi¬
tons dans sa cabine, mais elle n'est
pas déconte¬
nancée pour si peu. « Ce sont, dit-elle, quelques
caisses d'oranges pour un particulier de Tahiti. »
Un particulier qui payerait le fret de caisses
d'oranges de Californie à Tahiti? « A d'autres, dit
Goupil, je suis né à Tahiti, à l'ombre des orangers
tre seul méfait de la
—
en
fleurs!...
»
Toute la soirée
des...
pour
passa à préparer des orangea¬
glace, mais délicieuses, doublement,
leur valeur intrinsèque et en qualité de fruit
se
sans
défendu.
Mardi 7
janvier.
Beaucoup de vent, aujourd'hui, mais, hélas! un
qui nous force à courir des bordées
vent contraire
DE SAN
aussi
longues
FRANCISCO AUX ILES MARQUISES
53
le lac Léman. A midi nous som¬
degré de latitude N., donc pas
très éloignés du
point de départ. Et le soir nous
que
mes encore au
30me
voyons le soleil
se
coucher à
que que nous faisons route
nous
bâbord, ce qui indi¬
l'ouest, même que
vers
tirons légèrement sur le nord-ouest au
lieu
vers le sud! « Bad luck »...
les gonies!
d'aller
Mercredi 8 janvier.
Il fait très doux; nous tirons
toujours des bor¬
dées, et avançons au pas; les albatros se sont tran¬
quillement mis à la nage à notre
aussi vite
au
ou
remorque et vont
aussi lentement
que nous, happant
passage les reliefs d'ortolans que leur lance
le marmiton. Ce
tien répond
Il
ne
au
marmiton,
doux
trouve pas
nom
un
gros garçon tahï-
de Tete
délicat de
se
doigts, et comme il ne possède
de la Légion d'honneur
pour
(prononcez
moucher
les é).
avec
les
pas le grand ruban
y
plonger
son nez
camard, geste que l'histoire attribue à un souve¬
rain musulman, lui,
Tete, emploie sans fausse
honte la serviette avec
laquelle il essuie les assiet¬
tes dans
un
Ce soir le
coin de la salle à
manger!
«
captain » est « pon garçon ». Il nous
apporte triomphalement une antique boîte à mu¬
sique qu'il a dénichée on ne sait où et qui joue le
«
Ranz des vaches
préhensible
».
Par quel phénomène incom¬
cette mélodie
ne
m'émeut-elle pas en
54
aux îles enchanteresses
moment-là? J'avais
probablement la glande la¬
air national produisait une
dissonance trop violente, accompagné des éclats
ce
crymale tarie,
de rire du
Jeudi 9
«
ou cet
pon garçon ».
janvier.
Enfin! bon vent! 5
ou
6 noeuds à l'heure! Ré¬
à midi
sultat
:
point
que
nous sommes presque au même
48 heures auparavant! Un grand troismâts passe à portée de canon, cap au nord. Comme
il ne salue pas le premier, le capitaine défend de
hisser le pavillon étoilé qu'un mousse était allé
quérir et avait amarré au bas du grand mât.
Quand le second, en cachette du «captain», nous
fit part du point, on entendit quelqu'un gémir, les
bras levés au ciel : « Ousqu'elle est la Bourgogne! »
—
Et Tahiti? où est Tahiti?
—
A 50° dans le
sud!
Vendredi 10
janvier.
Vent violent, mais contraire. Nous filons vers
l'est, direction des côtes du Mexique! Hier c'é¬
tait dans la direction de la Chine! C'est
de la
navigation à la voile. Avec cela la
l'agrément
est dé¬
mer
montée et l'on entend, tout à l'en tour de la salle à
manger un concert de gémissements dans les notes
basses et de temps à autre un corps enveloppé
d'une
couverture
ou
d'un
«
pijama
»
écarlate
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
s'élance
comme
court escalier
une
bombe et
qui mène
sur
MARQUISES
55
grimpe l'étroit et
le pont...
Samedi 11 janvier.
Parlons
encore
du vent et de la
mer.
N'est-ce
l'actualité même? Heureusement que les nou¬
velles que j'en puis donner sont meilleures : c'est
presque le grand largue et la mer est relativement
pas
calme.
Ce jour a été choisi pour l'exécution d'un co¬
chon, opération qui se parfait sur l'entrepont.
L'entrepont qui
30 mètres carrés
plate-forme où les passa¬
gers passent leurs journées étendus sur des chai¬
ses longues. Pas
moyen d'échapper à l'horrible
spectacle, ou du moins d'entendre les cris déchi¬
rants du quadrupède renitent. Le cuisinier, un
nègre d'ébène triomphe et rit à belles dents au mi¬
ne mesure pas
est en contrebas de la
lieu du carnage.
« Pon
garçon »
opère une diversion et, désireux
de s'attirer les faveurs du beau sexe, il fait ouvrir
des boîtes de crackers (biscuits variés), pendant
qu'à l'est, des jets d'eau lancés par une force invi¬
sible indiquent le passage d'un cétacé.
Le soir, la poésie succède à la prose et nos amé¬
ricains
nous
guitare.
offrent
un
concert de mandoline et de
56
AUX ILES ENCHANTERESSES
Dimanche 12
janvier.
Hourrah! Le beau temps; un ciel légèrement
voilé, et une bonne petite chaleur. Avec cela un
menu, ma foi, excellent. La roue de la Fortune
aurait-elle tourné? Mais bah! le point indique que
nous sommes encore
et
toujours
sur
le 30me degré
de latitude nord!
Pour varier les
«
plaisirs
» nous
entendons dans
les ombres du soir le bruit sourd de deux
corps
qui luttent : une rixe entre le second et un matelot.
L'un d'eux, tous les deux peut-être vont rouler à
la
mer.
ce
qui
sur
Mais le
se passe
capitaine a l'ouïe fine; il a compris
et s'interpose : la querelle se videra
terre ferme.
Lundi 13 janvier.
Après avoir filé six nœuds pendant la matinée,
le calme revient
avec
le soir et chacun est d'hu¬
excepté le cuisinier et Tete qui
jouent à pile ou face avec des pièces de 25 sous.
C'est le marmiton qui gagne.
Chacun commence à souffrir physiquement de
l'inaction forcée et s'ingénie à pratiquer une gym¬
nastique quelconque. Pour ma part, au risque de
me faire sauter la cervelle et le bateau avec,
j'élève
de bas en haut quelques douzaines de fois la cais¬
sette qui contient les munitions de mon Lefaumeur
morose,
DE SAN
FRANCISCO AUX ILES MARQUISES
cheux, exercice qui
vous met en nage...
57
et rétablit
la circulation.
Toujours des gorties autour du bateau. Nous
donc pas encore très éloignés des côtes
d'Amérique.
ne sommes
Mardi lk
janvier.
Horrible journée! La mer est furieuse et
balaie le pont. On est obligé de tenir les hublots
fermés et de les protéger au moyen de
planchettes
glissant dans une rainure, ce qui nous plonge dans
la plus désolante obscurité. Ce ne sont
que gémis¬
sements des
adultes, hurlements des enfants. Un
formidable coup de roulis fait dégringoler des
piles
d'assiettes dans la ridicule petite pièce décorée du
nom
de cuisine. Les
brettes s'étalent
les
en
lagunes
naviguent jusque
comble de malheur il
fendu d'allumer des
d'eau dans les cham-
seaux
sous
lesquelles les mal¬
les couchettes! Pour
nous
est
sur
expressément dé¬
bougies.
Bientôt il semble que le navire
pirouetter.
prendre
des ris et les matelots grimpent nu-pieds au
péril
de leur vie pour pratiquer cette
opération sca¬
breuse et même retirer complètement les toiles
supérieures. On croirait que les mâts vont se bri¬
Le
ser!
va
capitaine hurle le commandement
Les matelots courent
lancent
sur
de
les vergues et se
jusqu'à la pointe des mâts comme des
jouent à la pointe des sapins.
écureuils qui
58
AUX ILES ENCHANTERESSES
Cet enfer dura douze heures,
paisa quelque
peu et nous
neuf heures du soir.
puis la mer s'a¬
filions neuf noeuds à
Mercredi 15 janvier.
La vitesse
se
maintient entre 6 et 8 nœuds, mais
la direction n'est pas très bonne.
La mer est assez calme pour me permettre
de
prendre quelques croquis.
Tete n'est pas le seul tahitien, à bord, il y a en¬
core son camarade,
Monte, qui remplit les fonc¬
tions de bonne à tout faire... et qui est la
négation
incarnée de la propreté. Tete et Monte nous ensei¬
gnent quelques éléments de langue tahitienne. Ils
nous révèlent qu'homme se dit
taata; femme va¬
hiné, enfant tamarii, et manger amu. Munis de ce
vocabulaire, nous pouvons certainement affronter
les cannibales...
Je commettrais
une
grave
omission si je
ne
mentionnais pas d'autres hôtes du bateau, hôtes
spéciaux de
nos
cabines, dont le bonheur était de
coins et recoins, et spéciale¬
courir par tous les
ment au « ciel » de
crelats
ou
nos
lits. J'ai nommé les
cafards et leurs innombrables
can¬
camara¬
des, les liliputiennes fourmis qui ne respectent
rien. Les cancrelats
frais
ou
sous
ne
les assiettes
redoutent pas
qui
dans les manches de
de prendre le
nous al tendent à
nos
table,
vêtements, voire dans
DE SAN FRANCISCO AUX ILES MARQUISES
l'intérieur de
nos
couvre-chefs. Monte et Tete les
pourchassent mollement et
grands coups de talons nus.
Jeudi 16
les
exterminent
à
janvier.
Temps splendide. Ciel céruléen;
mer
d'azur;
excellente allure et bonne direction. Un voilier
vue
59
en
pendant quelques heures.
Vendredi 17 janvier.
Tout le contenu de la cale est hissé
pour y
prendre
un
le pont
bain d'air et de soleil. Plus
moyen de céler les richesses du
Des boîtes de conserves tout à fait
les touques
sur
garde-manger.
appétissantes,
de biscuits fins, des caisses de vrai
Bourgogne! Nous
empressons de déclarer
trop bien à bord du Tropic Bird pour consentir à le quitter jamais. Cette
plaisanterie est peu goûtée de la patronne qui a
sa part aux bénéfices de
l'exploitation.
nous
que nous nous trouvons
Samedi 18 janvier.
RËS beau temps, mais trop calme. Ce¬
pendant nous approchons du 23°, du tro¬
pique du Cancer et le second qui passe
la soirée à
nous
nous
raconter
ses
aventures
promet que nous apercevrons la Croix du
60
AUX ILES ENCHANTERESSES
Sud vers les dix heures. Mais à 10
heures le ciel
était voilé et il fallut y renoncer.
Le second
a couru
toutes les
mers et
vécu mainte
aventure
palpitante. Un jour il dut se sauver à la
nage d'un navire en flammes. Ayant beaucoup vu
et réfléchi, il a des
opinions très arrêtées, et depuis
quelques jours qu'il rumine en silence, il est arrivé
à une conclusion
qui, à ses yeux et à ceux des au¬
tres matelots,
explique parfaitement notre mau¬
vaise traversée
:
nous avons un
Jonas à bord!
Ces mots font frémir le
petit cercle des passa¬
qui, étendu sur la plateforme, contemplait
paisiblement les étoiles en attendant l'apparition
gers
de la Croix du Sud. Est-ce
nous
qu'on
va
jeter l'un de
à la mer?
Mais les matelots ont
examinant
chaque
procédé
par
élimination et
passager à tour de rôle ils ont
fini par trouver le Jonas
qui ronfle en ce moment
du sommeil du juste. Le second le nomme avec
l'air
qu'on prend pour révéler un mystère ou pro¬
un dogme
intangible : c'est le végétarien!
Je demande pardon à mes lecteurs de ne
pas avoir
encore présenté ce
personnage intéressant. Aussi
bien fait-il peu de bruit et vit-il
complètement à
clamer
l'écart de tous, n'adressant la parole à
personne.
Il passe ses
mer et
ger des
est laid. Il est
comme
crépus
journées à regarder la
légumes et des fruits. Il
tonsuré,
sur
luisants; il
avec une couronne
l'occiput;
ne
à
man¬
de cheveux
habits sont noirs, râpés,
paraît pas avoir de bagages, et il
ses
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
dérange
ne
personne. Il a dit
qu'un qu'il allait à Tahiti
Il
encore
61
cependant à quel¬
les fruits
pour y manger
du pays et rien que les fruits. On
tre, sinon
MARQUISES
ne
sait rien d'au¬
qu'il est mécanicien de
son
état.
de curieuses cicatrices à la
a
lots n'aiment pas ses
«
ait
figure, et les mate¬
doctrines », bien qu'il n'en
jamais dit un mot. Et les six matelots, le Russe,
les deux Allemands, le Suédois, le
Norvégien et
l'Ecossais, sous la présidence du second, ont tenu
conseil et ont déclaré : 1°
qu'il y avait un Jonas à
bord; 2° que ce Jonas était le végétarien. Que le
dieu des légumes le
protège!
Dimanche 19 janvier.
Sur le
point de dépasser le Tropique du Can¬
cer, nous avons reculé la nuit dernière et
nous
trouvons par 24° de latitude nord!
Mais il y a toujours une
nous
malheur
:
le
bleu d'acier
bise. Le ciel
compensation à chaque
temps est merveilleux et la mer d'un
comme un
a
lac
alpestre fouetté par la
printanier de
les douceurs du ciel
la Méditerranée. Chacun manifeste
exquise, même le
caplain
une
humeur
qui, hier encore, ju¬
païen et bourrait Monte de coups
de poings. Aujourd'hui le dit «
captain » a endossé
rait
un
«
»
comme un
complet fantaisie,
avec une
une
chemise à plastron rose
chicot et le «pon
cravate ornée d'un beau
garçon » fait retentir les airs de
et
nous
gratifie d'un
menu
rires sonores,
extraordinaire.
ses
62
AUX ILES ENCHANTERESSES
pratiquent la boxe en guise de dis¬
Goupil entreprend l'instruction géogra¬
phique de Monte. Il lui explique qu'à force de
Les garçons
traction et
rouler la terre est devenue carrée... La foi naïve
est le
chose
partage des natures simples; Monte admet la
sans
Lundi 20
discussion.
janvier.
empêche de prendre le point,
filons 6 ou 8 nœuds à
l'heure, et dans la bonne direction.
Le ciel couvert
mais
nous savons
Mardi 21
Même
que nous
janvier.
temps qu'hier, avec un vent plus véhé¬
train nous atteindrons les Iles
ment encore. De ce
Marquises dans une dizaine de jours.
Des dauphins prennent leurs ébats à l'avant
et nous tiennent fidèle compagnie, charmant les
longues heures monotones de la matinée.
A l'heure où chacun s'apprête à clore les pau¬
pières, on entend dans le réduit où nichent Monte
et Tete un murmure
de voix monotone, rythmé et
semblable à la récitation d'un moulin à
prière :
qui débite avec volubilité les prières du
soir, et ces prières sont remarquables par leur
longueur. Il nomme tous les êtres que le vocabuc'est Tete
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
laire tahitien classe
MARQUISES
63
la
rubrique familiale, in¬
voquant les célestes bénédictions sur ses père et
mère, grand-pères et grand'mères, aïeux mascu¬
sous
lins et
féminins, puis il passe aux autres degrés
échelons de parenté, il en a pour un bon
quart
d'heure. Cet exercice doit être excellent
pour dis¬
poser les nerfs au sommeil. Mais, d'autre
part, il y
et
quelque chose de touchant et de réconfortant à
entendre cette voix enfantine et naïve s'élever dans
le silence de l'immensité, vers les
mystères supraterrestres. Ces manifestations
a
religieuses ont le
major qui affirme avec sé¬
rieux et force que les
protestants seront balayés
de la terre, que Calvin et Farel étaient de sales
hommes menant la vie avec les
femmes, et que
St-P:°rre était le premier pape.
don d'énerver le brave
Mercredi 22 janvier.
Vitesse neuf nœuds,
toujours dans la bonne di¬
continuons à franchir 3 degrés
par jour, nous devrons être à la hauteur des Mar¬
rection. Si
nous
quises le dernier jour de
La chaleur
la
mer
commence
ce
mois.
à devenir
accablante, et
est fort grosse.
G., l'un des étudiants amé¬
ricains, m'enseigne la meilleure théorie pour «don¬
ner aux poissons »... et
m'apporte un bol d'eau
tiède salée. Pendant que
je mets
en
pratique la dite
64
AUX ILES ENCHANTERESSES
théorie, j'aperçois
—
toujours
une
compensation
premier poisson volant. Bientôt on en
voit des bandes qui se sauvent, poursuivis par des
requins ou d'autres écumeurs des mers. Ils ra¬
sent l'onde tout d'abord à la façon — mais voici
un
terme de comparaison qui ne se fût pas
présenté à mon esprit en ces temps déjà recu¬
lés
à la façon d'un monoplan, puis s'élèvent
brusquement et planent pendant quelques cen¬
taines de mètres pour piquer ensuite une tête
au
mal
—
le
—
première grosse vague qui se présente.
hommes-oiseaux auraient tout
avantage, s'ils ne l'ont pas déjà fait, à étudier
le vol des poissons-volants et la structure de leurs
ailes, ces deux nageoires latérales si développées.
dans la
Peut-être que nos
janvier. Temps splendide! Bonne brise
qui tempère les 30 degrés de chaleur que
nous enregistrons à 3 heures à l'ombre de la brigantine où tous les passagers sont venus se réfu¬
gier, même le végétarien. Dans l'azur du zénith
plane gracieux et rapide un blanc palmipède, le
tropic bird auquel notre navire a emprunté son
nom de baptême.
C'est une sorte de grande
mouette aux ailes élancées, portant à l'appendice
caudal une fine touffe de plumes très longues et
minces comme des aiguilles, d'un beau rouge vif.
Cette particularité lui a valu le nom vulgaire de
paille en queue », et les Polynésiens le considèJeudi 23
fraîche
«
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
rent
comme
MARQUISES
67
sacré. Seuls leurs rois avaient le droit
de porter sur
la tête la touffe de plumes rouges.
toujours des plumes sur la tête des rois,
quand ce n'est pas des oiseaux entiers, aigles ou
vautours, armes parlantes.
Il faut
En l'honneur de l'anniversaire d'un des
étu¬
diants américains, le
capitaine offre le vermouth
et, au dessert une goutte d'excellent Bourgogne
Californien. On a transplanté en Californie des
plants des meilleurs crûs européens, et pendant
que nos vignerons remplacent les souches indigè¬
nes par le plant américain, les Américains font
produire à leurs coteaux d'excellents Sauternes et
de non moins savoureux Beaujolais, Moulin-à-vent
et Johannisberg. Nous retrouverons le même phé¬
nomène
en
Australie où, sur la carte des vins des
hôtels de
premier ordre, figurent en deux colon¬
prix des grands crûs du même nom, euro¬
péens et australiens. La différence des prix est fort
grande; quant à la différence des qualités... je n'ai
jamais fonctionné dans les jurys des expositions
de viticulture, mais j'avoue qu'à 10° de l'Equa¬
teur j'appréciai vivement les différents crûs qu'à
partir de ce jour notre « pon garçon » nous fit
goûter.
nes
les
Quand vint la fraîcheur de la nuit,
étendîmes de
éclairait et
naient
nouveau
pendant
concert
sur
que nos
nous nous
le pont que
étudiants
la lune
nous
attendîmes que se
don¬
levât la
fameuse Croix du Sud, dont tant de poètes ont
un
nous
68
AUX ILES ENCHANTERESSES
chanté la
splendeur. Mais le ciel s'étant embrumé,
notre attente fut encore
une
fois déçue.
Vendredi 24 janvier.
Un pauvre
est
venu
petit poisson volant, long de 28 cm.
heurter
sa
la nuit dernière et
tête à la lanterne de la proue
s'y est assommé; j'en profite
pour en faire un croquis. Pendant le jour, des
bandes de marsouins folâtrent autour du navire,
effarouchant les
comme
poissons-volants qui s'enfuient
des bandes de moineaux. Puis les
souins, dédaigneux de la lenteur de notre
nous
dépassent rapidement et
se
mar¬
course,
perdent à notre
horizon.
On massacre presque chaque jour un des pen¬
sionnaires de l'avant. Après les moutons, les porcs,
sans
parler des poulets engraissés dans l'inaction.
Nos matelots commencent à
peindre
blanc
du bateau et, suspendus à ses flancs, ils
passent de multiples couches de céruse jusqu'à la
ligne de flottaison, tout en chantonnant de mono¬
tones refrains. Le Tropic Bird en est à sa treizième
en
la coque
année d'existence. Il fut construit dans
1882.
Quant
captain
l'Orégon
il navigue depuis
plus longtemps, ayant commencé à l'âge de 12 ans.
Il dit qu'il ne croit pas en Dieu, mais qu'il est
malheureux quand il s'est mis en colère et a beau¬
coup juré. Peut-être regrette-t-il simplement et
en
au «
»,
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
MARQUISES
69
inconsciemment la dépression
nerveuse que ses
accès d'humeur lui procurent... il ne le sait
pas et
ne
cherche probablement pas à le savoir.
Lundi 27 janvier.
Des deux
jours précédents, rien de remarqua¬
Sauf, enfin, l'apparition de la Croix
qui durant quatre années resplendira sur
ble à relater.
du Sud
nos
têtes. Nous
nous
l'Equateur. Dans
trouvons actuellement à 4° de
peu
d'heures
nous
franchirons
la
Ligne et il convient de se préparer dignement à
cet événement important. Un conseil de
guerre
décide que les hommes se tondront
réciproque¬
chevelure à la tondeuse, et n'en laisseront
ment la
subsister
qu'une longue mèche sur l'occiput, mè¬
qui sera ensuite divisée en sous-mèches, les¬
quelles seront tressées à la chinoise. C'est dans cet
appareil que nous nous présentons, du moins les
jeunes, à la table du soir, à la grande joie de
che
messieurs
»
Georges et Aristide. Ces «messieurs»
beaucoup de « tintouin » à l'ordonnance
du major. C'est Yves ici et Yves là, et
jour et nuit
le malheureux pioupiou qui étouffe dans sa tuni¬
«
donnent
que
la
bleue, relance
mer
sous ce cerveau
a
comme un
soit violente
ou
balai
démanché,
calme. La bile
a
que
fermenté
obscur de Breton, et la vengeance
pris la forme d'une chanson
que
fredonner lorsqu'il traverse la salle
je l'entends
commune au
70
AUX ILES ENCHANTERESSES
pas de course, un
main :
objet d'usage vulgaire à la
Chaque matin quand je m'éveille
Et q' j' voudrais bien sommeiller
J'entends Madame qui m'appelle
Yves!
C'est pour soigner bébé
—
.
.
.
.
.
.
etc. etc.
Mardi 28 janvier.
Le coucher du soleil fut
restés
féerique. Nous
sommes
le pont, savourant
la fraîcheur extraor¬
dinaire et attendant le grand événement. A onze
heures et quart nous franchissions l'Equateur.
Le second essaya d'en imposer aux gens à barbe
qui n'avaient pas voulu se soumettre à l'adoption
sur
de la natte chinoise
en
déclarant
avec un
sérieux
imperturbable
core
que ceux qui n'avaient jamais en¬
franchi la ligne devaient être rasés sur le
champ.
Comme cette
l'annonce de
injonction restait sans effet et que
l'apparition de Neptune en personne
n'avait trouvé créance que
dans le cerveau du
végétarien qui avait clandestinement regagné sa
couchette, il fut décidé que le dit végétarien serait
choisi
et
comme
victime de
notre homme
comme
ouvert les
ondes de
sac
personne »,
son
hublot
ronflements sonores, il
hublot le contenu violemment pro¬
de pommes de terre, de carottes et
reçut par le dit
jeté d'un
ses
Neptune « en
envoyait par
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
MARQUISES
d'oignons accompagné de bruyants
hourrah!
«
71
hip, hip,
»
Pendant
ce
temps, Monte et Tete avaient sus¬
pendu leurs oraisons et tremblaient d'inquiétude,
car on
(Goupil) leur avait affirmé que la «ligne»
était
et que nous
devions sauter par-dessus.
persuadé. C'était un fort en
thème qui connaissait l'histoire de France et il le
prouvait en parlant du Pont d'alcool que Bona¬
parte avait franchi à la tête de son armée. Monte
avait d'abord formulé quelques timides objections
à l'affirmation que la terre était carrée. On lui
avait dit, à l'école, qu'elle était ronde; mais Goupil
lui déclara qu'on avait changé tout cela depuis
lors. Seul Tete resta partisan de la rotondité.
creuse
Monte surtout
Nous
avons
en
était
fourni
dernières 24 heures
:
une
168
belle
course
dans les
milles, et mercredi dere¬
chef 169 milles. Puis la vitesse augmentant encore
du fait que le « grand largue » se met de la partie,
les distances augmentent
graduellement et finis¬
atteindre la moitié des distances couvertes
par la Bourgogne pendant les plus belles journées.
Pour atteindre les Iles Marquises, il faut filer
sent par
directement
faire
au
vers
le sud et, arrivés à leur hauteur
brusque équerre à droite pour se mettre
qui sont constants
ces parages. Le soir du 31 janvier, splendide
de lune qui apparaît rouge et déformée dans
un
bénéfice des vents alizés
dans
lever
l'immense rideau violacé des brumes maritimes.
72
AUX
ILES^ENCHANTERESSES
Samedi 1er février 1896.
A chaleur, ce matin, est
beaucoup plus
intense qu'à l'Equateur, bien
que nous
ayons dépassé le 8° Sud. Le temps est
calme ; la mer d'un bleu foncé sombre
et
uniforme, d'un bleu indigo avec des reflets mé¬
talliques pourpres et verts. Le « grand largue »
souffle faiblement et
par intermittence, et les voi¬
les le reçoivent mollement tantôt d'un
côté, tantôt
de l'autre, puis retombent comme
lassées, écœu¬
rées, et font ballotter le navire d'une façon
plutôt
pénible.
Dès midi
nous avons
atteint la latitude de l'ar¬
chipel des Iles Marquises,
et nous mettons le cap
l'ouest pour nous en
rapprocher.
Les mornes solitudes maritimes sont bien loin
derrière nous et des bandes d'oiseaux
blancs, de
sur
mouettes et de cormorans
ques
reliefs de
nos
repas
piailleurs flairant quel¬
signalent l'approche des
terres.
Vers 5 heures, trois baleines
passent à quelques
encablures, s'aspergeant alternativement de leurs
jets d'eau. « Dix mille dollars, si j'en harponais
une, »
s'exclama le capitaine, mais
autre chose à courir
que
fiter du vent
nous
avons
les cétacés, et il faut
pendant qu'il souffle.
pro¬
Dimanche 2 février.
Quand les petites galères, pas plus grandes que
Tropic Bird, montées par Christophe Co-
notre
DE SAN FRANCISCO AUX ILES
lomb et
en vue
ses
compagnons à demi
des côtes de l'Amérique,
MARQUISES
73
désespérés furent
quelle dût être la
joie de ces hommes en entendant enfin le mot
magique si longtemps désiré. Pour comprendre la
beauté émouvante de cet
instant, il faut avoir passé
trente longues journées sur une
coquille de noix
sans avoir
aperçu autre chose que les eaux, le
ciel et quelques rares volatiles. Et
puis, un beau
matin, au lever du soleil, il faut ouïr le cri de la
vigie, ce mot prestigieux de « terre! » D'instinct, le
regard se dirige fiévreusement vers un point bleu
qui rompt la solennelle horizontalité des flots et
qui bientôt découpe sa fine dentelure, ses falaises
et ses pics
déchiquetés sur la pâleur de l'aurore
fugitive. C'est Fatu-Eiva, un bloc de basalte noire,
puis c'est la Dominique dont les falaises rouges
sont couronnées de la merveilleuse
végétation tro¬
picale, puis c'est Huapu avec ses immenses cas¬
cades blanches coupant de distance en distance les
masses
porracées, enfin c'est Nuka-Hiva la
grande, toutes émergeant des flots d'un seul jet
hardi comme d'antédiluviennes baleines.
Les
Espagnols qui ont découvert ou redécouvert
baptisèrent de noms catholiques : la
Madeleine, la Dominique; les Américains leur don¬
nèrent des noms patriotiques : Washington,
etc.,
mais aujourd'hui, ô respect inattendu des choses
passées qui bientôt se perdront dans le souvenir
des vieux âges, les Français qui
y ont planté le
drapeau du bon Roy Louis-Philippe leur ont reces
îles les
74
AUX ILES
ENCHANTERESSES,"
donné leurs
appellations indigènes et, aux noms
déjà cités, il convient d'ajouter ceux de Uapu,
Uauka, Hivaoa (la Dominique), Eiao et Tauata.
Justement sur les contreforts de Nuka-Hiva,
devant laquelle nous croisons à 4 heures du soir,
on aperçoit les échancrures
pour les canons que
les derniers défenseurs de l'indépendance
marquisienne y placèrent en 1842.
Aborderons-nous
vent
ce
soir? La nuit tombe, et le
aussi; le calme plat nous saisit juste devant la
Baie de
Taiohae, le village principal; les voiles
désespérées et une averse soudaine, di¬
luvienne, formidable nous force à gagner au plus
vite les cabines où nous suffoquons par 32° pen¬
dant qu'à terre il ne tombe pas la plus petite
goutte d'eau. Il n'a pas plu sur les Iles depuis
trois ans et demi! excepté une rare averse tous les
cinq ou six mois. La violence du jet d'eau tom¬
retombent
bant selon la verticale absolue est telle que la mer
éclabousse tout autour du bateau et
qu'il ne nous
plus qu'à contempler tristement par les hu¬
blots une petite lumière au fond de la baie, le pre¬
mier vestige humain entrevu depuis trente jours!
Et il ne faudrait pas essayer de gagner le rivage à
la nage, ni même en chaloupe, car les requins
reste
exécutent
une
danse forcenée autour du navire
dont ils battent les
meuse.
parois de leur
queue squa¬
II.
Une
—
journée à Nuka-Hiva (Marquises).
"VOTRE marmiton noir, Tete, n'a pas beffi m\ soin de frapper à la porte de notre cabine,
P ||P|| ce matin, je vous assure ! Cette journée—lil
J ci, va être une de celles dont les plus
fugitifs souvenirs demeurent, empreinte indélébile
et vivace! Le temps est
splendide. Les pics élevés
de quelques mille pieds dessinent leur sihouette
brutale dans
un
ciel lavé. Nous
gnés des falaises,
nous
étions éloi¬
prudence, cette nuit, et
rapprochons doucement,
voluptueusement de l'étroite entrée de la Baie de
maintenant
nous
Taiohae où
nous
taillés à
par
nous
défilons entre de hauts rochers
pic. La charmante baie étale amoureuse¬
rivage ombreux où les flamboyants ma¬
ment son
rient l'écarlate de leurs corolles à la riche verdure
des cocotiers
empanachés, aux orangers et aux ci¬
chargés de fruits, jardin parfumé où se
blottissent quelques blanches cases d'Européens.
tronniers
Les vérandahs donnant
sur
la
mer
débordent de
jasmins et de Bougainvillas, et contrastent violem¬
ment avec quelques misérables paillottes indigènes
au toit de pandanus tombant à ras du sol.
76
AUX ILES ENCHANTERESSES
Une vaste
embarcation,
blanche baleinière
une
s'approche vivement, au bruit rythmé des longs
avirons mûs par vingt bras
athlétiques; elle accoste
à bâbord; deux Européens au
casque colonial
montent lestement la
le
coupée
:
l'administrateur et
gendarme!
Les
rameurs!
quelle
vision
inoubliable!
De
superbes gaillards couleur café grillé, la figure,
la poitrine et les cuisses tatouées de dessins
géométriques, grecques, arabesques, enroulements
du plus pur indigo! C'est une
apparition fan¬
tastique! Ces visages étranges s'épanouissent et
rient, découvrant des canines suggestives à sou¬
hait. Nous
sommes
des cannibales
en
présence des descendants
polynésiens, cannibales eux-mêmes
peut-être en secret.
Le gendarme qui a immédiatement
jeté sur
le grappin de l'hospitalité la
plus cordiale
conte
nous
nous
riant que
l'un de ces gaillards enleva ré¬
de dents le bout de l'appareil
olfactif d'un de ses confrères qui voulait lui dres¬
ser procès-verbal
pour fabrication de kawa.
Les rameurs ont exigé cinquante
piastres pour
remorquer notre navire qui jette lourdement ses
ancres à quelques encablures du
rivage. La libre
pratique accordée, nous hélons une pirogue et
en
cemment d'un coup
nous
voici à terre..., sur la terre ferme! Nos
ge¬
noux
sont tout tremblottants et nous avons
presque
désappris la marche; aussi bien fait-il une chaleur
suffocante et le brigadier met à notre disposition
UNE
JOURNÉE
A NUKA-HIVA
77
de
petits chevaux fringants et dociles cependant,
ferrés, mais capables d'escalader les rochers
comme des chèvres, et nous
partons immédiate¬
ment en excursion sous la conduite d'un
jeune
prisonnier Tahitien qui purge à la gendarmerie
une condamnation
pour vol avec effraction, délit
non
extrêmement
à Tahiti.
rare
Et pour châtier un « criminel » de cette
trempe,
le maximum lui est infligé : l'exil et le travail! Oh!
le travail! Pas très
pénible! Couper en menus mor¬
quelques vieux troncs secs d'hibiscus, ap¬
porter l'eau potable d'une lointaine source dans
des touques à pétrole suspendues en balance à un
bambou, à la chinoise, et escorter les rarissimes
voyageurs. Notre petite caravane défile au pas en¬
ceaux
tre les
«
misérables
vahine
rette
»
cases
cheveux
aux
entrevues de la baie. Des
embroussaillés, la ciga¬
une partie de
indigène à la bouche, font
cartes, assises
sur
leurs talons autour de petits
feux où cuisent les maiore odorants. Un vieux Chi¬
nois trône
nes,
de
milieu des denrées les
plus dissem¬
ginger aie, régimes de bana¬
bidons de pétrole, étoffes bariolées, pantalons
blables
:
au
bouteilles de
kaki, ombrelles rouges et boîtes de lait
con¬
densé de Nestlé!
Nos
petits chevaux prennent le petit trot et
grimpent allègrement les terres dénudées qui do¬
minent le village. Pendant que notre cicerone es¬
calade un cocotier et fait, à grands coups de talon,
pleuvoir les volumineux et superbes fruits, nous
78
AUX ILES ENCHANTERESSES
cueillons
fragile bouquet parmi la flore rare et
peu variée de ces lieux : fleurs jaunes de coton¬
nier redevenu sauvage, fruits rouge cerise de pi¬
ment sauvage, petites fougères à la tige tenace
et petites aigrettes cramoisies
qui décorent des
arbrisseaux touffus. Notre guide a une singulière
façon de grimper aux cocotiers. Il saisit le tronc à
un
bras tendus et monte
cal, appuyant
lets
qui
ses
comme sur un
orteils
aux
escalier verti¬
aspérités des bourre¬
superposent à mesure que l'arbre s'é¬
lève. Ce n'est pas la mode tahitienne; cela ressem¬
se
ble à la manière de
et
grimper de certains singes,
ressemblance simiesque.
Son visage n'a aucun des traits de cette beauté
ajoute à
sa
si vantée des
polynésiennes. C'est peut-être
dégénéré et de savants criminalistes s'empres¬
seraient d'expliquer la « tare morale » de cet in¬
dividu par sa tare physique. Mais, au reste, il n'est
peut-être pas taré du tout; il a simplement une au¬
tre façon de considérer la « propriété » et la sienne
vaut bien celle du civilisé, puisque, à l'instar de
celle-ci, elle a comme fondement et base princi¬
pale la force, l'emploi de la force, l'usage et le res¬
pect de la force! Il nous conduit ensuite à une
source d'eau minérale, puis à la forêt des limo¬
niers sauvages aux fruits énormes. Puis, toujours
cahotés, nous rentrons (avec délices) goûter l'om¬
bre du soir sur la vérandah du brigadier qui nous
a conviés à un dîner plantureux. Notre hôte, un
brave Savoyard, a épousé une charmante créole
un
races
UNE
de Tahiti
JOURNÉE
qui dans
sa
A NUKA-HIVA
robe empire de mousseline
blanche tombant toute droite
à la
ceinture,
ses
79
sur
un
pareu noué
uniques vêtements,
une fleur
incarnat derrière l'oreille accentuant
la noirceur de ses admirables cheveux de
jais,
nous fait les honneurs du festin avec la
grâce sou¬
d'hibiscus
veraine de
sa race.
Si le lecteur
fait que
indulgent veut bien considérer le
depuis trente jours nous avons dû nous
contenter de la cuisine fantaisiste du
Tropic Bird, il
de
nous excusera
nègre du
d'avoir noté le
menu
extraordinaire, et il sera même curieux
peut-être de savoir ce qu'on peut offrir à ses hô¬
tes dans une île où l'on vous
mangeait à belles
dents après vous avoir convenablement
gâvé, il n'y
a guère plus d'un siècle.
A la soupe à la tortue succéda une
montagne
d'écrevisses que notre prisonnier était allé pêcher
dans des paniers de feuilles fraîches de cocotier
ce
repas
tressées. Un bœuf à moitié sauvage avait été sa¬
crifié à coups de fusil et nous offrait son filet,
ce
qu'il avait de meilleur, assurément! Puis un
poulet s'était laissé prendre au piège tendu
pauvre
sous
la vérandah même et était
venu
tenir
com¬
pagnie à des champignons de Félix Potin! Enfin
un porc
qui, le matin, prenait ses ébats au milieu
des joueuses de cartes et de leur progéniture avait
attendri ses jambons au contact des pierres brû¬
lantes du four indigène! Le Chinois avait fourni
le thé et le fromage « de Gruyère », et la mère
80
AUX ILES ENCHANTERESSES
pas oublié ses enfants
bution de la ration réglementaire
dans la distri¬
de Bourgogne
et de tafia! C'était plus qu'il n'en fallait pour
amollir les esprits et les échos des falaises océa¬
niennes répétèrent à l'envi: «Montagnes Pyrénées,
patrie n'avait
vous
êtes
mes
amours!
»
minuit, la gendarmerie au grand
complet nous ramenait à bord, en même temps
qu'un gentil et dépaysé bourrico, du foin et des
Peu
avant
bananes.
Au
côtes
se
petit jour les ancres étaient levées et les
verdoyantes déchirées de cascades superbes
perdaient bientôt à l'horizon.
III.
—
Des
Marquises à Tahiti.
a-t-il rien de
plus berçant et de plus
les soirées en mer
quand le temps est serein ? Nous com¬
mencions à désirer que ce voyage durât
harmonieux que
indéfiniment pour rêver
sur
la dunette entre les
phosphorescences qui jaillissaient
nous
tout autour de
et les feux éclatants de la voie lactée et des
constellations
jusqu'alors inconnues à nos yeux.
resplendissait chaque
nuit. La brise fraîchissait; nous
glissions sans
bruit et sans oscillation parmi les gerbes d'étincel¬
La Croix du Sud maintenant
les, et
un
courant maritime très
prononcé nous
poussait dans la bonne direction. Cela devenait
merveilleux voyage de plaisance, mais le
capi¬
taine qui sentait approcher l'heure de rendre les
un
comptes et qui traitait tout
son
mouth de Turin
» livre des ré¬
était cependant d'une
clamations,
—
le
»
«
—
«
monde
au
« ver¬
rapport au
captain
»
humeur féroce. Il avait oublié à Nuka-Hiva son
« bill »
de santé et prévoyait une
désagréable
quarantaine
en
arrivant à Tahiti, pour peu que les
Esculapes de l'endroit flairassent certaines
mala-
84
AUX ILES ENCHANTERESSES
dies
spéciales dont quelques matelots étaient con¬
ou redoutassent le
débarquement de... no¬
tre végétarien!
Le 6 février l'aspect de la mer et du ciel
changea
taminés
du tout
au
la
du Nord
tout;
on se
fût
cru sous
les brumes de
du
Zuydersee, n'eût été la
chaleur tropicale. Le soleil avait grand peine à
percer le rideau gris et jetait de livides reflets sur
une mer d'un
gris violacé.
Le lendemain, comme nous atteignions le 15me
degré de latitude sud, nous vîmes surgir de diffé¬
mer
ou
rents côtés des forêts de cocotiers
plantés
sur
les eaux! A distance,
vions
qui semblaient
nous
ne pou¬
distinguer la ligne du rivage sablonneux
et plat qui émergeait à
peine. C'étaient les îles
Tuamotu ou Iles Basses, les unes grandes comme
la place du Carrousel, d'autres longues de 20, 50
et même 100 kilomètres qui, au nombre de 80,
sont dispersées sur un espace immense et affectent
pour la plupart la forme annulaire des atolls
avec un lagon d'eau salée au milieu. A 9 h. 1h nous
étions à quelques cents mètres de l'un de ces atolls
et apercevions les indigènes péchant le
long de la
plage, devant leurs maisons construites en belles
planches passées à la chaux de corail et couvertes
de ces plaques de zinc ondulé qu'on appelle punu.
C'est dans les lagons et autour des étroites bandes
de terre que se pèchent les fameuses huîtres perlières, la seule richesse de ces îlots perdus, si l'on
y ajoute l'exploitation des cocotiers.
.
DES
MARQUISES A TAHITI
85
De nombreuses
goélettes les relient à Tahiti, ap¬
portant les conserves, les étoffes et le rhum et
remportant le coprah et les perles.
La vie des colons
indigènes est très dure; mais
plupart n'y séjournent que temporairement.
On sait qu'un épouvantable ras-de-marée
devait,
en 1903,
balayer d'un seul coup habitations et ha¬
bitants, et que les seuls rescapés de cette catas¬
trophe furent les individus assez vigoureux pour
se cramponner
pendant quelque trente heures au
sommet des cocotiers, ou ceux
qui purent fuir en
la
goélette. Des familles entières furent anéanties
d'un seul coup et grand fut le nombre des désas¬
tres et les deuils familiaux à Tahiti même.
L'immense vague alla briser
sous le Vent en
récifs des Iles
son
effort
sur
les
prodigieux ras
accompagné d'un cyclone.
Qui de nous se fût douté du sort qui guettait
ces beaux îlots
verdoyants lorsque nous les cô¬
toyions ce matin-là, et qui se fût douté de la des¬
tinée du superbe
transatlantique qui nous avait
un
de marée
amenés à New-York?
Contre le soir de
ce
jour mémorable, il
y avait
capitaine, le se¬
cond et les matelots avaient «
puissamment levé
le coude » aux Marquises. Comme
je me prome¬
nais solitaire sur la dunette déserte,
je m'avisai
que la place du pilote était inoccupée! Le navire
des
rumeurs
insolites à bord. Le
allait manifestement à l'aventure! Je sautai à la
barre en appelant à l'aide et
pour quelques minu-
86
AUX ILES ENCHANTERESSES
je fus le pilote irresponsable du bâtiment aban¬
tes
donné. Je n'eus pas de peine à le maintenir dans
le vent, mais quelle direction fallait-il
prendre?
Est-ce que j'allais le faire échouer sur les atolls?
Situation piquante et poignante à la fois. Enfin
voix
maugréante, proférant les plus terribles
god dam », sortit des profondeurs de la salle à
manger et bientôt chacun était à son poste. Le
capitaine ne sachant plus où nous allions et hors
d'état de lever le point, ordonna de carguer le tiers
de la voilure et fit mettre le cap sur le nord-est.
Nous avions failli jouer aux Robinsons sur l'une
une
«
des Iles Basses à la hauteur même de la fameuse
île de Robinson
Crusoe,
pays
des rêves de notre
enfance. Cette île, j'ouvre une parenthèse pour
mentionner le fait, possède actuellement un roi
couronne
qu'il
exerce
un
ni
plumes, un roi cependant puis¬
le pouvoir civil, et c'est... devinez qui?
Bernois, un Bernois de Berne, la capitale de la
sans
république helvétique!
Grâce à cette belle manœuvre, nous nous trou¬
vions le lendemain
même
point que quarantequi nous mit sur la
pavillon français qui
détacha sa baleinière et remit une lettre au capi¬
taine et des bananes fraîches aux passagers. On
nous croyait perdus,
corps et biens, et on avait
au
huit heures auparavant, ce
route d'un schooner battant
envoyé à notre recherche.
A midi, le second se pencha à mon oreille et me
dit mystérieusement : « La distance jusqu'à Tahiti
DES
est de
87
MARQUISES A TAHITI
179 milles. Comme
nous
filions 7
ou
8
nœuds, cela voulait dire, qu'à moins d'imprévu
serions arrivés le lendemain.
Les lendemains, même les beaux, arrivent tou¬
nous
jours! Il sonnait 8 heures, le dimanche 9 février
quand, dans l'étendue grise et brumeuse une pyra¬
mide bleue commença à s'élever et à croître
rapi¬
dement.
Tahiti!
leuse!
Tahiti! L'île
mystérieuse et merveil¬
Tahiti-nui-marearea, « la grande Tahiti la
o
dorée»! Ile enchanteresse!
Ton
nom
me
donne
le frisson
qui courut mes membres quand
la première fois, tes sommets
inaccessibles mystérieusement cachés sous un
diadème gigantesque de blancs nuages. Sous les
nuages tout était verdure exubérante et cent cas¬
cades hardies bondissaient jusqu'aux plages en¬
fouies parmi les gracieux et innombrables pal¬
encore
je t'aperçus
pour
miers.
Nous passons au
large de la Pointe de Vénus,
défilons devant le tombeau des anciens rois, les
Pomare, et enfin, quittant la mer capricieuse et
houleuse,
franchissons par une
« passe » la
qui enserre toute l'île
comme un collier de perles blanches. Nous somïnes dans le lagon intérieur. Quelques cents mètres
seulement nous séparent du port de Papeete, mais
le vent nous joue son dernier tour en nous quit¬
tant brusquement à l'heure où vient la nuit.
La nuit est sereine; à l'ouest, la silhouette harnous
barrière vivante des
coraux
88
AUX ILES ENCHANTERESSES
diment tourmentée de Moorea
se
profile
vague¬
ment dans les derniers rayons
du soleil couchant;
les étoiles resplendissent : la Croix du Sud, la Voie
lactée projettent une douce lumière tamisée sur
les branches
navire la
argentées des cocotiers. Autour du
mer
prodigue
ses
phosphorescences. La
brise de terre fraîche et
parfumée des senteurs
suaves des frangipaniers, des
gardénias et des ro¬
ses apporte
par moments les sons étranges d'hym¬
nes inconnus 1. Des
couples enlacés, couronnés de
fleurs se devinent, passant langoureusement le
long des allées d'acacias flamboyants. Puis le
murmure lointain de la
vague qui se brise sur le
récif berce le silence impressionnant. C'est la nuit
de Tahiti.
*
Raiatea-la-Sacrée,
par
Paul Huguenin,
p.
12.
CHAPITRE V
O Tahiti 1
OU VENT,
promenant mes regards
charmés sur la riante contrée qui, des
baies arrondies et gracieuses de
Clarens,
de Montreux et de Territet, élève en
pentes douces et ondulées ses coteaux chargés de
pampres dorés jusqu'aux sombres forêts de sa¬
pins et de hêtres des Pléiades, du Cubly, du Folly,
et
jusqu'aux rochers
des tours
«
dans les airs dressés
comme
de
Jaman, des Verreaux et de Naye,
je me suis pris à re¬
gretter de ne pas avoir connu cette terre attrayante
et coquette à l'époque où le souvenir de
l'héroïne
»
souvent, rêveur solitaire,
de Rousseau hantait les
Rosquets de Clarens ou
l'époque moins lointaine où Rambert, le
bon poète, taillait les vignes de son aïeul
pour se
même à
reposer
du travail accablant de l'esprit. Et je
cherchais à
évoquer l'harmonieuse beauté
gnes et des couleurs de
tecture
ce
des li¬
paysage que l'archi¬
intelligente des anciens âges n'avait
pas
90
AUX ILES ENCHANTERESSES
déparée, et que ne souillait aucune hideuse fa¬
çade de caravansérail, aucun rideau de fils et de
poteaux, ni aucune plaie béante entre les murs de
laquelle soufflent et sifflent nos modernes che¬
à vapeur.
vaux
Mais
ce
travail d'évocation tout entier laissé à
l'imagination,
une
m'envahissait
en
immense vague de mélancolie
pensant à tous les beaux sites
de la terre que
l'homme moderne a enlaidis ou
défigurés, et je pensais avec d'impuissants regrets
à ce que sera devenue Tahiti
lorsque, dans peu
d'années peut-être, les « progrès » les plus récents
de notre civilisation y auront fait leur
apparition.
Si l'on en excepte la ville même de
Papeete, il
m'a été donné de voir l'île entière à
peu près dans
l'état où la virent les premiers Européens qui la
découvrirent, abstraction faite de la route qui per¬
met d'en faire le tour sur de petites carrioles à
deux roues, champêtre chemin qui ne
gâte guère
le paysage, enfoui qu'il est sous l'ombre des
pal¬
miers et des acacias, rongé et envahi
perpétuelle¬
ment par la brousse sans cesse renaissante des
goyaviers et des fougères copieusement arrosées
par les pluies équatoriales.
Ce que les mots cependant ne peuvent décrire,
c'est la splendide et douce lumière tamisée par les
verdoyants et mystérieux ombrages, les ombres
bleues
ment
ment
sur
le corail blanc, les irisations éternelle¬
changeantes des lagons intérieurs, éternelle¬
paisibles et sereins derrière la barrière d'al-
O TAHITI
bâtre où la vaste
mer
vague écumante
en
de
91
plomb et d'azur brise sa
son hymne
perpé¬
chantant
tuel.
Ce que la plume est bien
impuissante à décrire,
ce sont aussi ces mille
parfums subtils qui flottent
dans les brises du soir, extraordinaire et enivrant
mélange d'effluves de roses, de jasmins, de va¬
d'orangers en fleurs, de gardénias, d'aca¬
cias et de tulipiers sauvages. C'est cet air amollis¬
sant et voluptueux qui fait oublier la dureté de
l'existence, croire au bonheur éternel sur la terre,
nille et
cet air
qui enivre et anémie, qui relâche les volon¬
qui accomplit ce prodige de métamorphoser
à la longue un
Européen en Tahitien.
Ah! que je voudrais, à l'instar de
Lumen, cette
géniale création de Flammarion, avoir la faculté
tés et
de
me
reculer
fois de notre
et ne
resse
étoile assez lointaine
lumineux partis autre¬
sur une
rayons
planète, cette terre telle qu'elle fût
plus, cent fois plus enchante¬
redeviendra
et enivrante que nos
meuses
«
jusque
voir, dans les
pour
célébrées
Côtes d'Azur
»
sous
contrées froides et bru¬
le
nom
emphatique de
!
Les récits des
premiers explorateurs sont les
lesquels on puisse reconstituer
vision. Les habitudes littéraires qui régnaient
seuls éléments
cette
alors
en
sur
maîtresses dans les comptes-rendus d'ob¬
servations
scientifiques embryonnaires ont fait que
pâles lavis où
quelques timides esquisses étaient rehaussées de
ces
récits ressemblent à de vagues et
92
AUX ILES ENCHANTERESSES
timides touches à la
sépia, à la sienne
ou
à l'in¬
digo.
Le milieu et les individus n'ont pas encore telle¬
ment
Les
changé qu'une reconstitution soit impossible.
grands-pères des hommes que nous avons
connus aux
Iles de la Société étaient les contem¬
porains de Napoléon Ier et l'année même de sa
naissance fut signalée au monde par la découverte
de
Iles.
ces
Le 19
juin 1767, à deux heures du matin, le
nettoyé, nous fîmes voile de nouveau. A
la pointe du jour, nous vîmes la terre à environ
cinq lieues de distance, et nous gouvernâmes di¬
«
ciel s'étant
rectement
sur
elle
».
Cette terre, c'était Tahiti; et le
navigateur était
capitaine anglais Wallis, commandant du vais¬
seau du
Roy le « Dauphin ». Il la baptisa du nom
de son souverain : George III.
le
Wallis
ne
trouva rien de mieux que
de mitrail¬
ler les
sance
Tahitiens pour leur apprendre la puis¬
et la supériorité de nos civilisations. Ce ne
fut que
le premier « cadeau » que nous fîmes à
peuplades soi-disant sauvages. Nous leur ap¬
portâmes toute la boîte à Pandore. L'espérance
qui se trouvait au fond de la boîte, nous la leur
ingurgitons de force également, et depuis plus
d'un siècle nous les régénérons
obligatoirement.
Si je n'ai pas assisté à cette prise de
possession
brutale que les récits seuls nous font connaître,
j'ai pu voir de mes yeux cent trente ans après le
ces
O TAHITI
93
premier coup de canon de Wallis, des vaisseaux,
français ceux-ci, bombardant de leurs mitrailleu¬
ses perfectionnées, les misérables
paillottes où les
rebelles » de Raiatea et de Tahaa dans leur in¬
consciente témérité osaient essayer de braver la
force de notre civilisation et de défendre vaine¬
«
ment, mais non sans héroïsme, l'indépendance
aujourd'hui perdue pour toujours de ces minus¬
cules patries, les Iles-sous-le-Vent de Tahiti.
Entre
ces
deux dates, 1767 et 1897, toutes les
conceptions philosophiques, religieuses, politiques
ou sociales de notre vieille
Europe déferlèrent
comme de grandes
vagues sur ces lointains rivages
et cherchèrent à façonner à nouveau l'âme
poly¬
nésienne.
Les coups
de canon de Wallis n'avaient pas eu,
pendant longtemps, d'écho sur ces plages sereines.
Après la manière forte, la persuasion douce en la
personne des dix-neuf premiers missionnaires an¬
glais qui, débarqués en 1797, essayèrent vaine¬
ment pendant vingt ans de convertir les
indigènes.
Il semble que ces braves gens,
presque tous de
simples et naïfs ouvriers, n'eûssent pas eu l'idée
qu'il fallait bien des générations pour transformer
à fond les idées et les
mœurs
d'un
peuple. Leur
partagée par les théocrates qui
les suivirent et qui, la politique et les armes ve¬
nant à point à la rescousse, convertirent en masse
les Tahitiens au protestantisme.
Ces missionnaires anglais fondèrent là une théoerreur
fut du reste
94
AUX ILES ENCHANTERESSES
cratie moderne, la
plus perfectionnée qu'ait enre¬
gistrée l'histoire de l'humanité et la moins discu¬
tée, actuellement
et
encore
par ses
adeptes fervents
simples.
Mais l'ennemi héréditaire voyait d'un œil jaloux
succès trop rapides et un décret pontifical,
ces
rendu
1833, conférait aux missionnaires catho¬
liques le droit d'entreprendre la conversion des
en
naturels de tous les
lieu de
s'attaquer
archipels du Pacifique. Au
nombreux archipels entiè¬
aux
rement idolâtres et même
cannibales, deux R. P.,
par la suite, s'attaquèrent
à « l'hérésie protestante ». — « L'auguste Marie,
que l'Eglise appelle la destructrice de toutes les
hérésies, saura bientôt l'anéantir à Tahiti, » écri¬
qui devinrent fameux
vait le P. Caret
en
1837.
—
Arrivée des Jésuites
qui, bien que déguisés en charpentiers, sont re¬
appréhendés, expulsés, réclament la pro¬
tection du Roy de France. Le Roy envoie une fré¬
gate. Le Protectorat de la France sur Tahiti. Plus
tard l'annexion définitive, en 1879. Puis l'annexion
des Iles-sous-le-Vent en 1897. Tel est en quelques
lignes l'histoire politique des «établissements fran¬
connus,
çais de l'Océanie.
répercussions
ont dû
avoir
»
On comprend aisément les
que ces bouleversements successifs
sur l'âme Tahitienne.
Cette âme,
comprimée jadis
par la peur de la force matérielle
morale, s'est compliquée infiniment par l'ap¬
port de tant d'idées contradictoires comme par
et
l'apport du
sang
étranger, de nouvelles coutumes,
O TAHITI
de
95
besoins, de nouvelles manières de se
de s'habiller et de jouir.
Sous la carapace légère des
dogmes religieux
acceptés plus ou moins sous l'empire de la peur
nouveaux
parer,
de l'intérêt
ou
vraie nature
se
dissimule le vrai caractère, la
qui toujours revient
au galop « lors¬
la contrainte est absente ». C'est justement
ce qui rend les observations et les
témoignages
des missionnaires si souvent inconsciemment er¬
que
ronés et tendancieux.
doute le
doutait
prêtre blanc
son
tahoura
L'indigène respecte et
comme
(prêtre
re¬
il respectait et re¬
des sacrifices hu¬
mains) qui possédait la puissance de désigner les
victimes qui seraient offertes aux divinités.
Cepen¬
dant l'hypocrisie qui est devenue un des caractères
significatifs de l'etaretia (membre de l'Eglise indi¬
gène) s'alliant à l'espionnage et à la délation, les
pasteurs protestants sont
sur
de
général très informés
qui concerne la moralité personnelle
chaque individu. Et sans doute que s'ils vou¬
tout
en
ce
laient et osaient faire
un
tableau fidèle et
com¬
plet de la vie morale du peuple Tahitien, ce tableau
réaliste enlèverait beaucoup à la poésie dont les lit¬
térateurs l'ont paré.
Avant d'essayer de peindre ce tableau,
voyons
d'abord un peu le cadre : cette nature
qu'il n'est
pas exagéré d'appeler enchanteresse et magique.
96
AUX ILES ENCHANTERESSES
|ir-^EITREIJX et placides habitants de con1
61
tréesrr de tout repos » nous nous faisons
I rir une idée bien vague des bouleversements
ILformidables que les puissances de la
opérés à la surface de notre globe. La
nature ne fait rien par sauts, disait déjà les La¬
tins. Cependant si notre croûte terrestre s'est
transformée lentement et graduellement par le tra¬
vail patient et tenace de centaines de siècles, il fut
des moments où la nature, comme en des spasmes
furieux et incohérents, secoua sa crinière de lion,
nature ont
profondeurs de l'océan des terres
engloutissant à jamais d'anciennes.
citer que quelques exemples tout à
vomissant des
nouvelles,
Pour
en
ne
fait récents de
ces
accès de fureur subite, il suffira
rappeler l'éruption du Vésuve qui décapita la
du volcan; les terribles tremblements de
terre de Messine plus récents encore ou l'ef¬
frayante explosion du Krakatoa aux Iles de la
Sonde, en 1883. Ces faits sont encore présents à
toutes les mémoires, et si ces forces naturelles ne
de
cime
manifestent leur violence à nos yeux que par
des
avalanches, des éboulements, des inondations ou
des tremblements de terre de minime envergure,
cependant nous représenter quel fut
jeu de ces forces lorsque les feux souterrains fi¬
rent surgir des profondeurs des mers de l'Océan
Pacifique des centaines d'îles aujourd'hui ha¬
nous
pouvons
le
bitées.
Nous
avons
plus d'un point de comparaison en
VI§1.,
CHAP.
RAITE
RDECEIF
LE
O TAHITI
99
Europe même. Le cratère volcanique de l'une des
merveilleuses îles de la Méditerranée s'affaissa
tout à coup en son
milieu, il y a plus de 2000 ans,
laissant surnager qu'une partie de l'anneau
circulaire qui en formait la base;
ne
puis
des siècles
îlots
derniers, à trois
surgirent soudain de
au cours
quatre reprises, des
ou
la partie
immergée de
cet anneau, avec
accompagnement de phénomè¬
nes éruptifs violents et
passagers. Les derniers
bouleversements ne datent que de 1870 et mainte¬
nant Santorin la « perle des
Cyclades » dresse son
croissant d'or dans l'immuable azur du ciel de la
Grèce. C'est ainsi qu'à des
époques relativement
récentes
surgirent des centaines d'îles éparses dans
Pacifique, formant un ensemble dis¬
tinct, la Polynésie, habitées toutes par des
peupla¬
le centre du
des issues d'une même
identiques
race
et
parlant des idiomes
les Polynésiens.
Tahiti est le type par excellence de
tions
:
volcaniques et
laves éteintes
se
sa masse
dresse
en un
ces
forma¬
de basaltes et de
cône dont la base est
circulaire, accolé à un cône plus petit, la
presqu'île de Taiarapu, à laquelle l'unit l'isthme
presque
étroit et peu élevé de Taravao.
Mais Tahiti ne plonge pas ses assises directe¬
ment dans la mer comme les Iles
Marquises, en
falaises abruptes
ou en
pentes à déclivité rapide.
Elle est entourée d'une
plage souvent étroite, mais
se continuant ici assez avant
sous la mer, se rele¬
vant là
jusque tout près de
sa
surface avant de
100
AUX ILES ENCHANTERESSES
insondables. Sur ces basdes siècles les millions
d'hôtes microscopiques des mers tropicales, les
madrépores, exhaussant patiemment leurs poly¬
piers jusqu'à ce qu'ils aient atteint la surface de
aux profondeurs
fonds travaillent depuis
plonger
l'eau. Ils ont édifié de cette
façon
ture de récifs enserrant presque
double cein¬
toute l'île : une
une
long des plages, et
au large, tou¬
tes les deux se rapprochant et s'entremêlant plus
ou moins en combinaisons variées, séparées le
plus souvent par quelques centaines de brasses
bordure de récifs
une
frangeant au
bordure de récifs barrière
d'une
eau
calme
aux
plus
colorations merveilleuses,
que n'affectent guère les
de la haute mer, et qui
vents et les mouvements
forme des lagons et des
marins.
madrépore redoute les basses températures;
peut vivre exposé à une température infé¬
ports sûrs et tranquilles, bienvenus des
Le
il
ne
rieure à 19°
centigrades. Aussi le courant d'eau
les rivières déversent à l'embouchure
des grandes vallées suffit à le contenir à respec¬
tueuse distance. Ses constructions interrompues
fraîche que
laissent dans le récif-barrière des ouvertures bé¬
qui sont les passes (en tahitien ava) par les¬
quelles les navires entrent dans les lagons inté¬
rieurs. Souvent ces passes sont flanquées de deux
îlots, sentinelles avancées, ainsi que nous le ver¬
rons en abordant Raiatea par la passe Teavapiti.
Mais il est arrivé souvent que les soulèvements
volcaniques n'ont pas dépassé ou même pas atteint
antes
O TAHITI
la surface de l'Océan. Dans tous les
mornes
les
101
cas
où les
plus élevés s'en sont approchés d'une
ou moins, les
madrépores ont
centaine de mètres
édifié leurs innombrables cellules calcaires sur les
socles improvisés de ces cratères éteints et,
grim¬
pant patiemment jusqu'à l'air libre, ils ont formé
à fleur d'eau des récifs annulaires ou semi-annu¬
laires. Il n'est pas difficile de concevoir comment
les vagues détachant et amoncelant les branches
des polypiers les plus friables ont formé des sou¬
bassements calcaires
lesquels elles ont fait
les débris végétaux qu'elles
charrient sans cesse d'un rivage à un autre rivage.
Avec les débris, des graines; parfois des bandes
d'oiseaux qui se reposent et fertilisent cet
embryon
de sol. Les graines ouvrent leurs cotylédons, les
plantes poussent, croissent, meurent, pourrissent :
l'humus est formé. Des cocos charriés
par les va¬
gues échouent à leur tour, se propagent. Des îles
basses, des atolls, sont ainsi créés de toutes pièces,
telles les 80 îles de l'archipel Tuamotou
que nous
côtoyâmes entre Nuka-Hiva et Tahiti, tels aussi
les cinq îlots madréporiques situés à 20 milles au
nord de Tahiti et compris sous l'appellation collec¬
tive de Tetiaroa, tels enfin les nombreux îlots
(motu) flanquant les passes des Iles de la Société.
échouer peu
à
sur
peu
Plus de la moitié des
archipels polynésiens est
plus pré¬
caire que sur les autres îles par le fait que les sour¬
ces d'eau
potable y font naturellement défaut et
formée de
ces
Iles Basses. La vie y est
102
AUX ILES ENCHANTERESSES
qu'elles sont exposées à toutes les colères de
l'océan.
Mais
revenons
à Tahiti.
L'extrémité
septentrionale de l'île est indiquée
par la Pointe de Vénus, où un phare a été édifié
par les soins de l'Amirauté française. Malgré le
renom de l'île, l'appellation
de ce promontoire
n'est point due à ce qu'on pourrait supposer. C'est
le capitaine Cook qui l'a baptisé ainsi, l'ayant
choisi comme observatoire pour le passage de la
planète Vénus en 1774. La Pointe de Vénus forme
l'un des côtés de la Baie de Matavai,
où les pre¬
miers
navigateurs européens jetèrent l'ancre. A dix
kilomètres à l'ouest est située la ville de Papeete,
la capitale de l'île et des établissements français de
l'Océanie.
Juger de la vie tahitienne et de la beauté déli¬
ces îles par ce que l'on voit à Papeete,
ce serait en posséder une idée aussi confuse et
aussi erronée que celle qu'un séjour à Paris don¬
nerait du charmant pays de France. Papeete est
le repaire de la lie des populations indigènes ac¬
couplée à la lie des populations européennes ou
civilisées, triste milieu dans lequel se trouve
comme noyée la population flottante des fonction¬
naires de toute sorte et la population sédentaire,
cieuse de
les missionnaires et les commerçants et colons an¬
glo-saxons ou américains.
La plupart des habitations sont construites en
planches, sur pilotis, recouvertes en tôle ondulée,
103
O TAHITI
et la laideur de leur
architecture,
plutôt de leur
corrigée
le plus souvent par l'exubérance de la végétation
tropicale, par des cascades de bougainvillas qui
ou
absence d'architecture, est heureusement
débordent des toits, les mouchetant de leur ver¬
dure et de leurs
étranges fleurs aux bractées pur¬
purines. Toutes ces maisonnettes, au demeurant
proprettes et gaies avec leurs vérandahs protégées
contre les regards indiscrets par des treillis à
claire-voie, sont enfouies parmi les bananiers et
les pandanus sous l'ombre des élégants cocotiers,
des acacias à la floraison flamboyante, des pom¬
miers roses et des arbres à fer. Elles s'alignent au
long de la rue principale ou sur le quai circulaire
et ombreux qui s'étend du ruisseau de Tipearui à
la pointe de Fare Ute, face à la barrière de corail
percée de la passe donnant accès aux grands na¬
vires. Un îlot célèbre, Motu Uta, s'élève au centre
de la baie. C'est là que le roi Pomaré II aimait à
aller s'étendre à l'ombre, une
bible
sous un
bras,
bouteille de
whisky sous l'autre...
Papeete est le siège du gouvernement français,
de toutes les autorités. On y voit le Palais de la
Reine, les grands temples protestants et la cathé¬
drale catholique, les casernes, les entrepôts, la
douane, la poste et le sémaphore qui domine la
une
ville et
annonce
au
moyen
des boules blanches
qu'il hisse à un mât la nouvelle bienvenue et at¬
tendue impatiemment de l'arrivée des navires et
du courrier. A Papeete également sont les grands
104
AUX ILES ENCHANTERESSES
magasins et les grandes écoles indigènes, dirigées
par des Français et des Françaises souvent remar¬
quables et d'une haute culture.
Papeete est le cerveau de l'île, des îles, ainsi
que l'intermédiaire du commerce et l'entrepôt des
denrées. Elle a son quartier chinois, tout comme
San Francisco, et compte quatre mille habitants :
presque la moitié de la population de l'île entière.
Ce qu'il y a de plus curieux à voir, c'est le
marché quotidien qui s'ouvre, à cause de la cha¬
leur, à cinq heures du matin, une heure avant le
lever du soleil. La marée pêchée dans la nuit y ar¬
rive toute fraîche avec les volailles et les petits co¬
chons, les régimes de bananes, de fei, les paquets
de taro et de fruits d'arbre à pain.
Mais on est bientôt las de la vie de Papeete, cette
Potinville » puante de cancans et de scandales
toujours renouvelés, dont on ne fait point grâce
«
aux nouveaux venus...
dans
et l'on
a
hâte de voir l'île
beauté
virginale, perpétuellement renou¬
la nature généreuse qui efface promptement toute trace du passage de l'homme.
Une pittoresque route en fait le tour et ne
compte pas moins de 119 kilomètres, une cin¬
quantaine jusqu'à l'isthme de Taravao, dont le
seuil élevé de quelques mètres au-dessus du niveau
marin ne mesure que deux kilomètres de largeur.
Ainsi que je l'ai déjà dit, la partie principale de
l'île s'élève comme le gigantesque tronc de cône
sa
velée par
d'un volcan éteint dont la circonférence de base
O TAHITI
mesure
35 kilomètres. Le fond du cratère est
105
as¬
indiqué par la superbe vallée de
Papenoo dont la partie supérieure est entourée
d'un vaste cirque de hauts sommets, formant une
chaîne ininterrompue de l'Aramaoro (1478 m.)
au Tetufera (1800 m.) et à l'Orohena, le plus haut
de tout l'archipel (2237 m.).
sez
nettement
De
ce cirque basaltique et déchiqueté qui pres¬
toujours se perd mystérieusement comme
les dieux qui le hantent dans de lourdes masses
de nuages, descendent de tous côtés et comme les
rayons d'une vaste roue de nombreuses rivières
aux eaux toujours fraîches qui, parvenues à quel¬
que distance de la mer y trouvent des seuils ro¬
cheux qu'elles franchissent en cascades éblouis¬
santes, entre des fouillis inextricables de fougères
arborescentes, pour retomber dans de frais bas¬
sins qu'elles se sont creusés dans le roc.
En avant de cette première et ultime rangée
de pics, une seconde et même une troisième dresse
que
ses
dentelures hardies au-dessus des vallées; l'Ao-
(2065) et le Diadème (1330) sont les plus con¬
et dominent, en arrière de Papeete, la vallée
féerique de la Fautaua dont la rivière, après des
sauts et des cascades multiples s'étale et glisse sous
les branchages des goyaviers et des pandanus qui
rai
nus
la frôlent et devient l'idéal rendez-vous des bai¬
gneurs qui, le soir, y accourent dans leurs petites
voiturettes à deux roues attelées de petits chevaux
fougueux.
106
AUX ILES ENCHANTERESSES
Le Diadème, son nom le dit, élève sa parure
de
six pics vertigineux comme une avantgarde menaçante et inaccessible aux humains.
Les Tahitiens ne montent pas volontiers vers leurs
hautes montagnes. La brousse et les arbres enche¬
vêtrés qui les recouvrent jusqu'aux derniers es¬
carpements rocheux, les nombreux torrents glis¬
sant sur les rocs polis rendent les ascensions ex¬
trêmement pénibles, sans parler de la chaleur suf¬
focante provoquée par la marche semée d'obsta¬
cles naturels. Et puis, quand les ombres de la nuit
s'étendent sur la terre et que le vent siffle en glis¬
sant des sommets parmi les silhouettes fantomales des arbres géants, les tupapau (les revenants)
cinq
ou
descendent aussi de leurs retraites cachées et vien¬
nent rôder autour des maisons de la
plage. Il ne
aller dans la brousse alors, et si l'indigène
sort, la nuit, c'est pour aller pêcher au flambeau
près des récifs ou pour se réunir avec des centai¬
nes de ses compatriotes et chanter les himene
au clair de lune sous les branches argentées des
cocotiers qui se balancent doucement.
faut pas
J-TSiMSiTif ONTONS dans une de ces petites carrioles
Uraran n à deux hautes roues qui nous permettra
i I
JâJUIaJK
nous vers
La
de franchir à
sans
le sud pour
plage est
gué les nombreuses rivières
ponts, et, de Papeete, dirigeons-
par
atteindre Taravao.
places très étroite et la route
107
O TAHITI
monte et descend
hardiment
sur
le flanc des
es¬
carpements et file, tantôt rouge, tantôt blanche,
selon que c'est du sol battu ou des coraux con¬
cassés, file mollement sous l'ombre des grands ar¬
bres ou parmi les plantations de cocotiers.
Voici Outumaoro, une gracieuse résidence euro¬
péenne tapie au milieu des palmiers et des arbus¬
tes en fleurs, demeure hospitalière d'un Français
qui a épousé une demi-tahitienne, femme de
grand cœur qui possède les secrets de la médecine
végétale indigène et soulage inlassablement une
multitude de
tre que
maux.
Le fils de la maison n'est au¬
notre joyeux et charmant compagnon
de
voyage : Goupil.
La route passe
ensuite parmi les plantations de
avec les forêts d'arbres à pain
(maiore) et les plantations de vanille qui prennent
de plus en plus d'extension. L'air est tout em¬
baumé du parfum de la vanille, joint à celui des
orangers. Voici le village de Punaavia où vient
de s'éteindre le célèbre néo-impressionniste Gaugain. Quand nous traversâmes le village, le grand
peintre était là, étendu dans son hamac, en cos¬
tume tahitien, quelques vahine lui roulant des ci¬
garettes et massant ses pauvres jambes atteintes
cocotiers alternant
d'élépbantiasis.
traversions au grand
trot de l'alerte coursier respiraient la paix et le
bonheur le plus complet que l'imagination se
plaise à créer. Devant les cases de bambous, ou-
d'un commencement
Tous les
villages
que nous
108
AUX ILES ENCHANTERESSES
vertes à tous les vents, sous le
les de
simple toit de feuil¬
pandanus imbriquées, des groupes idylliques
de créatures
daient
aux
riant
formes nobles et robustes bavar¬
chantaient des
complaintes mo¬
fabriquant quelque menu objet : cha¬
peau, natte ou panier en fibres végétales.
Sur la plage ensoleillée d'autres groupes prépa¬
raient la pirogue et les instruments de pêche; des
jeunes garçons bien découplés lançaient la patia
(harpon) sur quelque poisson que leur œil exercé
apercevait entre les arbrisseaux des coraux.
en
notones
ou
en
Par l'échancrure des vallées béantes, de hauts
pics déchirant le ciel, apparaissaient
au
tournant
de la route.
De temps
dans
un
à autre un Chinois plantant du taro
marécage ou étalant sur de grandes nat¬
tes la vanille noire et luisante.
Quelques pêcheurs à la démarche sautillante
s'avançaient à la file indienne, leurs épaules re¬
liées par un long bambou au milieu duquel pen¬
daient des grappes énormes de poissons de toutes
sortes, des rougets et des maquereaux, ou des
thons mesurant
un
mètre à
un
mètre et demi de
longueur.
A mi-chemin, à Papara, nous relâchâmes pour
reprendre haleine et le cri hospitalier haere mai
ta maa (viens manger) retentissait de toutes les
cases, nous
Un chef
laissant bien embarrassés de choisir.
nous
tira d'affaire
calement à partager son
en nous
modeste
obligeant ami¬
repas.
109
O TAHITI
La table, sous forme de larges feuilles
nier bien alignées sur le sol battu, était
de bana¬
dressée à
l'ombre épaisse et rafraîchissante des hauts
maiore (arbres à pain). Comme assiettes de ron¬
des feuilles de purau (hibiscus). Avec une aisance
gracieuse et réservée, des jeunes filles s'avancent
et décorent le front de l'hôte passager en le cou¬
ronnant d'un diadème blanc de suaves
fleurs de
portent un rouge hibiscus der¬
tiare. Elles-mêmes
rière l'oreille. On s'assied à la turque et
elles
ap¬
portent les victuailles, puis se rangent à bonne dis¬
tance, les femmes n'étant pas admises à la table
des hommes.
Après s'être lavé les mains, le chef récite une
prière et le festin exotique commence par du pois¬
son cru. Du poisson cru! Oui, un excellent filet
de thon tout frais, à la chair blanche et tendre
comme
du
veau.
Chacun
ments dont Dame
morceau
dans le bol commun
Le miti haari est
moyen
se
servant des instru¬
Nature l'a gratifié, plonge son
une
empli de miti haari.
confectionnée au
sauce
du jus de coprah frais exprimé entre des
herbages, additionné d'eau de mer et de suc
de
surmonté vos préven¬
tions injustifiées, vous ne tardez pas à trouver ces
mets, comme beaucoup d'autres mets et produits
indigènes parfaitement exquis.
Le plat de résistance fut le petit cochon fricassé tout entier dans le four indigène, plat d'hon¬
neur décoré de bananes, de taro et de fei fumants.
citron. Dès que vous avez
110
AUX ILES ENCHANTERESSES
Comme
boisson, l'eau rafraîchissante et légère¬
aigrelette de cocos qu'un gamin abattait à
mesure, et comme dessert les ananas qui croissent
ment
quinconce derrière le village et les grosses poi¬
en
res
délicates et
de l'avocatier, l'arbre
savoureuses
à beurre, dont la
tance du beurre et
chair a positivement la consis¬
se déguste au sel.
Notre hôte eût voulu
nous
retenir toute la soi¬
rée, toute la nuit même, et pour nous tenter, il
fit visiter la maison toute battant
qu'il
vanillère, et la chambre des hôtes, meublée à l'améri¬
caine, avec ses rocking-chairs et son grand lit en
pitchpin à moustiquaire, où il n'entrait lui-même
jamais, préférant sa natte sous son toit de pan-
nous
venait de faire édifier
avec
neuve
le produit de sa
danus.
Comme
de
cœur
de la
forme
j'admirais quelques éventails
en
finement tressés
de fibres
canne
à
sucre
la femme du chef
vrai tahitien
se
au
moyen
entremêlées de filaments noirs,
s'empressa de
me
les offrir. Le
croirait déshonoré s'il
ne
traitait
mariihini (hôte) comme un frère auquel
auquel on offre même sa femme
ou sa fille si cela paraît lui faire plaisir. On me ra¬
contait justement qu'un grave et imposant gou¬
verneur, en tournée d'inspection dans les archi¬
pels, répondait aux salamaleks de l'instituteur in¬
digène qui le recevait et lui faisait ses compliments
pas son
on ne
sur
refuse rien,
la beauté de
posa
sa
femme.
«
La veux-tu?
»
pro¬
aussitôt le digne maître d'école à l'homme
d'Etat ahuri.
111
O TAHITI
Mais,
laisser amollir par ces
« délices
Capoue », poursuivons notre chemin tout le
long du récif frangeant. A un tournant où l'on
quitte la direction du Sud pour se diriger franche¬
ment sur l'Est, de noires basaltes
surplombent
sans nous
de
l'étroite voie et la roche
se
creuse
en
une
grotte
sombre dont l'eau
à
glauque et verdâtre boit goutte
goutte les minces filets suintant de ses stalacti¬
tes et des
fougères qui en décorent le fronton sur¬
baissé. C'est la grotte de Maraa dont les immenses
familles de l'arum sauvage masquent quelque peu
l'entrée mystérieuse et surbaissée comme celle
d'un
temple hindou.
Toujours des ruisseaux, de petites rivières pai¬
sibles, des villages endormis parmi les plantations
de café et de vanille, ce sont les riches districts de
Papara et de Mataiea, puis longeant la baie spa¬
cieuse et peu profonde appelée Port Phaëton, nous
atteignons Taravao.
Du sommet de l'isthme, on n'aperçoit plus la
mer. Ce ne sont que forêts
d'orangers et de citron¬
niers chargés de fruits — les oranges de Tahiti
sont les plus délicieuses que nous ayons jamais
goûtées, et par-dessus les panaches des cocotiers
on aperçoit les cônes arrondis de la Petite Tahiti.
On
et
se
croirait
sur un
déjà dans le bois
continent. Le soir
on
approche
entend l'appel langoureux
de la tourterelle sauvage.
Des fumées s'élèvent
doucement auprès des cases de bambous. L'odeur
appétissante du fruit de l'arbre à pain (maiore)
112
AUX ILES ENCHANTERESSES
engage
«
à la collation
Haere mai ta
rnaa »
à laquelle de fraternels
nous
convient et bientôt,
le ciel merveilleusement
sous
constellé, l'ombre
profonde descend. Il fait bon rêver sur les nattes
dorées, le corps enroulé dans le tifaifai multico¬
lore avec le chant du criquet ou le lointain appel
de la conque marine [pu) pour vous bercer et
vous
endormir.
U'ELLE
se
cents du
de midi
révèle dans les
couchant,
sous
ors
incandes¬
le soleil ardent
pendant les nuits d'orage où
les transports assourdissants de la foudre
éclatent
sans
relâche, la Grande-Tahiti-la-dorée ap¬
paraîtra toujours
des
cœurs
ou
comme un
séjour enchanté où
lassés de la vanité des
mœurs
civilisées
viendront boire à
longs flots aux sources du Lethé,
et, réfugiés dans quelque district éloigné, consom¬
meront le reste de leur existence à la lisière des
forêts
mer
aux
senteurs subtiles et
de corail, source
enivrantes, et de la
inépuisable de vie et de
beauté.
L'air
îles de rêve est aussi clé¬
température presque
toujours égale que le cours de ses saisons, qui se
réduisent à deux époques s'enchevêtrant plus ou
moins : l'une où il pleut beaucoup; l'autre où il
pleut très peu.
qui baigne
ces
ment et aussi constant en sa
O TAHITI
Encore, lorsque les formidables
cales inondent les vastes forêts
115
averses
tropi¬
vierges et y font
pousser avec une rapidité vertigineuse les
fougères
arborescentes et les lianes enlaçantes, le soleil se
réserve-t-il de fréquentes apparitions et rares
sont
les jours où il reste
complètement voilé.
En cette saison des
pluies, l'été tropical qui
coïncide avec notre hiver, bananiers et
bambous
poussent des jets de plus d'un pied de
long par
jour. On peut s'amuser à voir pousser les
jeunes
jets sur la tranche fraîchement coupée d'un vieux
bananier sacrifié pour son
régime mûr. On devine
l'emploi cruel
sous
que la coutume hindoue a instauré
la forme de l'horrible
supplice infligé aux
femmes prises en flagrant délit
d'adultère; on
pourrait le nommer l'empalement
automatique.
Les Tahitiens ne sont ni si sévères ni
si impitoya¬
bles.
La
température à cette époque de l'année s'élève
jusqu'à 33° centigrades pour descendre, pendant
l'hiver tahitien jusqu'à 15°
par les nuits les plus
froides », pour employer un terme tout
relatif.
C'est alors que le
hupe, le vent de terre descend en
«
sifflant des hautes cimes à la
plage, que le monoi
fige dans les flacons des jolies vahine et que
l'indigène, pelotonné dans son tifciifai, marmotte
se
en
frissonnant le vocable toetoe!
(qu'il fait froid!).
Mais, un peu plus tôt ou un peu plus tard selon
les saisons, le soleil se lève vers six
heures à l'hori¬
zon septentrional et les
coqs qui ont chanté à tou-
AUX ILES
116
tes les
ENCHANTERESSES
heures de la nuit
descendent de leur haut
perchoir, les branches du manguier ou de l'arbre à
pain, et rassemblent leurs ouailles dans la brousse.
La nature semble ainsi avoir mesuré et com¬
pensé les effets du climat et de la température en
un rythme à deux temps où les saisons, la séche¬
resse et l'humidité, le chaud et le froid, et même les
grands vents, le mousson et l'alizé se balancent, se
compensent et se succèdent éternellement, fournis¬
sant à la race des conditions d'existence excep¬
tionnellement douces, où les qualités physiques
et
morales devaient
harmonie et
A
pouvoir
se
développer avec
modération.
race
tahitienne fut une des
plus belles
convient de dire «fut», car
actuellement elle est toute mâtinée de
de la terre. Il
étrangers, jaune, noir et blanc. Les
cependant de très beaux échantillons
sangs
créoles sont
l'espèce humaine, les femmes surtout, mais
passent, à tort ou à raison, pour avoir hérité
tous les défauts des deux races sans en avoir ac¬
de
ils
quis les qualités.
tahitienne ne réside point
perfection des lignes du visage ou du
corps mesurée au canon grec ou égyptien. Elle
est plutôt due à la pondération, à la plénitude et à
l'équilibre des formes, à la souplesse et à la grâce
de l'attitude, du geste, des attaches et de toutes les
La beauté de la race
dans la
117
O TAHITI
lignes du
corps
féminin. Chez l'homme c'est la
quelque peu dédaigneuse qui
noblesse et la fierté
domine
et
fait souvent oublier la lourdeur
du
des chefs qui mesurent fréquemment plus
de six pieds de haut.
Le visage qui a certaines analogies, souvent
frappantes, avec le visage japonais, est gracieux
et expressif, et le profil serait plus pur sans la fu¬
neste habitude de comprimer, d'écraser le nez
dès la naissance « pour le rendre plus beau ». Estce que les nourrices tahitiennes n'avaient même
pas coutume de comprimer et de modeler le crâne
enfantin en rapprochant et aplatissant l'os frontal
et l'occipital! Le but : rendre l'aspect du visage
plus féroce pour impressionner les ennemis! Une
corps
trace très curieuse de cette coutume se retrouve
sculptures représentant des dieux (Atua),
aplati de l'avant à l'arrière donne à
figure entière un aspect effrayant et diabolique.
Quand on pense aux conditions merveilleuses
dans les
dont le crâne
la
de l'existence et de l'ambiance
naturelle,
on
ne
s'étonnera pas que les difformités et les mons¬
truosités congénitales n'existent pas. C'est en vain
qu'on chercherait un être contrefait parmi les en¬
fants de ces peuples heureux.
L'habitude de vivre presque nu, de se baigner
longuement dans la mer, puis dans la rivière pour
dissoudre les particules salines qui se déposent
sur l'épiderme, les onctions journalières d'huile
de coco accompagnées de massages fréquents et
118
AUX ILES ENCHANTERESSES
habiles, l'ambiance perpétuelle de paix, de repos,
de sérénité, font que les Tahitiens n'ont pas de
nerfs, et s'ils contractent beaucoup de nos mala¬
dies, elles présentent chez eux un caractère infini¬
ment
plus anodin.
Leurs «rebouteurs» et
«rebouteuses» connais¬
sent admirablement toutes les
nales contenues dans le
suc
des
ressources
offici¬
plantes indigènes
pratiquer les opérations chirurgicales les
plus étonnantes et les plus délicates, même celle
et savent
de la
trépanation.
peut-être pas une de leurs maladies qui
ne puisse, convenablement traitée par les tahouramai (prêtres de la maladie) se guérir presque ra¬
dicalement, si l'on en excepte la lèpre, peu ré¬
pandue heureusement, et l'éléphantiasis horrible
qui déforme les membres de façon invraisembla¬
ble, mais n'est pas très douloureuse et n'affecte
guère le moral insouciant et gai du naturel qui rit
en vous montrant une jambe grosse comme un
Il n'est
tonneau.
On sait que
les boissons indigènes fermentées
excepté le fameux kawa des
font défaut à Tahiti,
Marquisiens, appelé ici ava ava. Cette liqueur
qui se prépare en mâchonnant les racines d'un
piment (le piper methysticum) et en crachant la
bouillie obtenue dans un récipient où on la laisse
fermenter, a, prise fraîche, une puissance curative
radicale et rapide sur certaines maladies vénérien¬
nes
très
fréquentes.
119
O TAHITI
La nature s'est
plu à
assurer
à l'indigène
une
alimentation aussi rationnelle et
hygiénique que
possible et, en trop bonne mère qui gâte ses en¬
fants, à le dispenser de tout travail, mettant sous
sa main les légumes et les fruits les
plus savou¬
reux de l'univers, mélangeant dans des
propor¬
tions équivalentes les astringents et les laxatifs,
suspendant aux branches d'arbres géants le fruit
magnifique qui lui sert de pain, peuplant les val¬
lées ombreuses de bananes et de châtaignes, les
marais saumâtres des tubercules du taro.
A tous
sence
ne
ces
avantagnes, ajoutons celui de l'ab¬
totale d'animaux féroces et venimeux
—
on
peut considérer la présence des moustiques et
des rats que comme des désagréments — et l'on
se fera
une idée des conditions
exceptionnelles
qui eussent fait de ces îles de véritables Edens si
certaines plaies mor les n'avaient pas assombri
l'existence des Polynésiens avant qu'ils eussent
adopté le christianisme.
Ces plaies, c'étaient spécialement les sacrifices
humains, derniers vertiges peut-être du canniba¬
lisme primitif, car l'œil de la victime était offert
sur une feuille d'arbre au roi qui devait faire le
simulacre de le manger (d'où le nom de Aimata
mangeur d'yeux, donné à plusieurs rois et reines
comme marque de leur haute prérogative), et la
pratique abominable et universellement répandue
de l'infanticide à la naissance. Cette affreuse
tume, quelle
qu'en fût l'excuse
ou
cou¬
la raison d'Etat
120
AUX ILES ENCHANTERESSES
prétendue, était pratiquée spécialement par la fa¬
meuse secte religieuse des Arioi et décimait sur¬
tout le
sexe
féminin. A tel
point qu'on comptait
quatre ou cinq hommes pour une femme, s'il faut
en
croire les
premiers missionnaires anglais. Par
contre les hommes fournissaient les victimes des
sacrifices
au
dieu Atua et les victimes du dieu
Mars.
Les
larges saignées que ces mœurs abominables
pratiquées ont été irréparables et, bien
que l'équilibre des sexes se fût rétabli dès le com¬
mencement du XIXme siècle, le coup de grâce sem¬
ble être donné à la race polynésienne par l'intro¬
duction violente, prématurée et sans transition de
avaient
coutumes, de mœurs et surtout de besoins nou¬
veaux
qui détruisent l'harmonie de la vie primi¬
grand train à la dépopulation.
tive et mènent à
L'absence
totale
de
minéraux dans
ces
îles
avaient maintenu les habitants à
du feu
engendré
la fronde
comme
par
l'âge de la pierre,
frottement, de l'arc et de
armes
de chasse et de défense.
Ne pouvant donner essor
dans d'autres industries que
à son génie inventif
celles de la fabrica¬
tion des pirogues, engins de pêche, nattes, étoffes
végétales et menus objets d'agrément, le Tahitien
avait poussé fort avant la connaissance empirique
du monde qui l'entourait, aussi bien de la flore et
de la faune que des étoiles, des météores et de la
vie maritime.
Dès
son
plus jeune âge chaque individu était
121
O TAHITI
initié
graduellement à toutes
à
menues
ces
aucun
ces
connaissances et
n'apportait
industries où personne
perfectionnement.
Les manifestations de l'art étaient toutes rudimentaires et,
pendant que leurs congénères de
poussaient à l'extrême l'art du tatouage (aux
Marquises et en Nouvelle Zélande), que les natifs
de l'île de Pâques et des Marquises sculptaient les
colosses bien connus dans la pierre basaltique de
leurs montagnes, et que les Maoris couvraient les
poutres et les frontons de leurs habitations de fi¬
gures et de lignes savantes et pleines de style, les
Tahitiens se bornaient à tatouer certaines parties
du corps au moyen de lignes simples et enfantines
et ne sculptaient guère que de chétives et infor¬
race
mes
rose.
idoles dans le bois de fer
ou
dans le bois de
Le dessin de leurs nattes était tout à fait
élémentaire et leurs
pailles tressées perpétuaient
quelques motifs ornementaux et géométriques peu
compliqués et immuables.
Ils ne manquaient cependant pas de goût et leur
goût, tel celui des enfants, se manifestait pour les
couleurs voyantes, le clinquant des panaches de
plumes, des colliers de coquillages et de graines
entremêlées et des ceintures légères et flottantes
composées de banderoles d'une pulpe soyeuse et
transparente, extraite de la fibre des palmes du
cocotier. La charmante coutume subsiste
de
toujours
d'élégantes et suaves cou¬
tiare, de jasmin ou de roses, de piquer
se couronner
ronnes
de
de fleurs,
122
AUX ILES ENCHANTERESSES
blanche derrière l'oreille. L'ap¬
prêt des fleurs de tiare pour les couronnes est
même une des occupations principales des jeunes
danseuses qui les enclosent soigneusement pen¬
dant la journée dans les feuilles charnues de l'ar¬
buste afin qu'elles conservent tout leur parfum
pour le soir.
Tout concourut donc à maintenir perpétuelle¬
ment ce peuple dans un état voisin de l'enfance,
et ce furent bien des grands enfants, naïfs, cu¬
rieux, candides et prodigieusement ignorants qui
virent un jour avec un mélange de stupéfaction,
de terreur et de joie approcher les grandes fréga¬
tes à voiles montées par les rudes marins des rois
de France et de Navare à la fin du XVIIIme siècle.
une
fleur rouge ou
dans mes intentions de
complet de l'organi¬
sation sociale, des mœurs et de la reli¬
gion antique des Polynésiens. Un grand
nombre d'érudits auteurs ont traité ces sujets avec
une savante compétence et toute l'envergure qu'ils
comportent. J'aurai l'occasion, en visitant les Marae, de parler incidemment des anciennes coutu¬
mes religieuses et des mythes tahitiens.
Je résumerai seulement en quelques mots le
système politique de ces peuplades en rappelant
qu'il reposait sur une hiérarchie qui a partielleL n'entre pas
tracer un
tableau
123
O TAHITI
survécu
à la conquête française. On re¬
système hindou des castes : tout au
haut de l'échelle Yariirahi (le grand roi) ; des au¬
tres arii, tavana ou raatira (rois et chefs) possè¬
dent les terres et gouvernent les districts. Comme
de grands seigneurs de la féodalité, ils se soulevè¬
ment
trouve ici le
rent souvent contre
de
Yariirahi, et c'est même l'un
chefs d'un district de Tahiti,
qui, s'appuyant sur les armes anglaises, l'autorité des pre¬
miers missionnaires et le secours des guerriers des
ces
Iles-sous-le-Vent, devint le roi absolu de Tahiti et
donna à la
dynastie héréditaire qu'il fonda le nom
de Pomare. Il y eut des rois Pomare des deux
sexes. La dernière reine de cette dynastie, Marau,
vit actuellement à
Papeete, ainsi que le dernier
prince, Hinoï. Leur titre est devenu purement ho¬
norifique et ils sont pensionnés par la France.
Le menu « populo » était composé des manahune (hommes du peuple) et des teuteu, pres¬
que des esclaves. C'étaient les socialistes non syn¬
diqués de ces terres lointaines.
Et puis il y avait les prêtres des marae et la
secte religieuse déjà citée des Arioi, dont les
membres étaient considérés
comme
des créatures
supérieures auxquelles toutes les bonnes choses
étaient dues. C'étaient les aristocrates de la
nésie. En tous temps et en tous
humaine se plaît à se répéter.
Ces
gence
Poly¬
lieux l'histoire
quelques notes sont pour servir à l'intelli¬
de certains faits. Je renvoie le lecteur dési-
124
AUX ILES ENCHANTERESSES
reux
d'approfondir l'étude de cette civilisation aux
spéciaux publiés à Londres
nombreux ouvrages
ou
à Paris et l'invite maintenant à faire avec moi
agréable voyage aux Iles-sous-le-Vent.
justement de nous y rendre
sur un confortable et puissant voilier qui vient de
décharger dans le port de Papeete sa cargaison
provenant directement de Bordeaux.
le court et
Une occasion s'offre
CHAPITRE VI
A Raiatea-la~Sacrée
I.
—
'ÉTAIT
De Tahiti à Raiatea.
le dimanche
de
Pâques 1896.
(le navire de Bordeaux)
appareillait dans la rade de Papeete.
Sous le dome écarlale des gigantesques
flamboyants projetant la fraîcheur sur la terre
rougeâtre de l'avenue, de longues théories de TahiLe
Colbert
tiennes
en
suivant
l'âge, défilaient l'éventail dans
le
robes de mousseline, blanche ou
une
noire
main,
petit panier tressé contenant les saints Livres
pendu au bras et se rendaient solennellement au
temple protestant.
Quand la brise fit flotter le pavillon au sommet
du grand mât, le navire quitta le quai; le vent
était bon et en un quart d'heure nous avions dé¬
passé les récifs jetant un regard de regret vers cette
rive hospitalière.
Les vastes terres dénudées entourant
étaient toutes roses;
Papeete
par-dessus c'était la brousse
126
AUX ILES ENCHANTERESSES
et les
forêts
impénétrables grimpant aux flancs
pics mystérieux où toujours règne le silence.
L'Orohena se tenait voilé dans son capuchon de
nuages et bientôt la grande île ne fut plus qu'une
des
silhouette bleuâtre.
Nous
approchions de Moorea.
ou Eimeo, à une dizaine de milles au
de Tahiti, est une belle île de 50 kilomètres
Moorea
N. E.
de
périphérie, entourée d'un récif barrière qui est
coupé d'une passe en face de la baie profonde et
tranquille de Papetoai. Sous la végétation luxu¬
riante des arbres à
pain et des manguiers, les pe¬
proprettes s'alignent au long de la plage
et par-dessus des cascades de verdure se dressent
des pics déchiquetés et follement entassés, aux
flancs tordus et percés de gros trous ronds : la
trace des flèches que le dieu Oro lança jadis du
haut des pics de Tahiti!
La mer est fort houleuse et le séjour de la salle
à manger du Colbert est inconfortable; la car¬
gaison de coprah mêle son odeur caractéristique
à celle d'un fromage de Gruyère qu'on a suspendu
au plafond pour le mettre à l'abri des rats et des
tites
cases
fourmis.
Pendant la nuit,
quelques vigoureuses averses
du navire un dortoir qui ressemble
plutôt à une chambre à douche, mais qui, cepen¬
dant, est préférable au séjour des cabines où l'on
étouffe parmi les effluves de coprah en la compa¬
gnie détestable de sordides cancrelats.
font du pont
DE TAHITI A RAIATEA
Quand le soleil
se
127
leva, l'admirable île de Huanous côtoyions ses baies
hine était à bâbord et
plantureuses d'où s'élevaient les fumées du matin
quand nous découvrîmes pour la première fois la
silhouette dentelée de l'Ile sacrée, avec à sa droite
sa jumelle, Tahaa, et plus loin le morne isolé de
Borabora, pareil à un volcan éteint.
On entendait au loin le grondement rythmé de
la haute mer contre le récif, telle une canonnade
ininterrompue. A gauche la passe sacrée, Teavamoa, nous eût conduits directement à la ville
sainte, Opoa, mais notre but était l'extrémité nord
village d'Uturoa qui seul alors avait
pavillon de la France, unique endroit où
les étrangers pussent débarquer.
La passe que nous devions franchir, celle de
Teavapiti, est très dangereuse. Flanquée de deux
îlots ou motu, c'est un chenal étroit où un navire
ne pourrait se présenter de travers, sous peine
de l'île, le
arboré le
d'échouer
sur
le récif, témoin cette carcasse en
ruines que nous apercevions sur le mur de corail.
Aussi le capitaine fit-il hisser le petit pavillon noir
de misaine, et bientôt une
blanche baleinière mue par des gars bruns et soli¬
dement bâtis aborda par bâbord. Le pilote monta,
le vieil Otare aux cheveux blancs, à la poitrine ac¬
cusant des vestiges de tatouage indigo. Il com¬
manda la manœuvre par signes, ignorant aussi
bien le français que les matelots le tahitien et, avec
une précision digne d'admiration, le grand navire
et blanc à la vergue
m
128
AUX ILES
ENCHANTERESSES
entra
majestueusement dans la vaste rade aux
limpides et tranquilles, abritée derrière l'im¬
mense ceinture
qui enserre les deux îles sœurs de
eaux
Raiatea et de Tahaa.
Le temps
était serein; le ciel légèrement voilé
quelque chose de printanier et d'infiniment
doux. Bien que la mer fût absolument
calme, elle
avait
déferlait
en
vagues énormes
sur le récif frangeant,
volutes de topaze, immenses nappes
écumeuses qui, un moment, recouvraient tout en¬
tier le mur vivant large de 10 à 20
mètres, puis se
y
brisait
ses
retirant, mettaient à nu la surface inégale et mul¬
ticolore des polypiers, laissant retomber le
trop
plein des vagues en multiples cascatelles qui dé¬
gringolaient de bassins en bassins jusque dans le
lagon intérieur dont le cristal épousait toutes les
colorations des bas-fonds irisés.
Et l'île mystérieuse et sacrée
doyante et fraîche derrière
II.
—
Notre
ce
se
dressait
ver¬
piédestal magique.
Fetii, et notre Faa-amu.
JUIT jours à peine s'étaient écoulés et nous
venions de
nous
installer dans
une
de
petites cases proprettes aux murailles
en
pin de Californie blanchies à la chaux
de corail que l'on trouve facilement à louer à six
piastres par mois, quand je fus réveillé un beau
ces
NOTRE FETII, ET NOTRE FAA-AMU
131
matin pai' des coups sourds
frappés sur la vérandah qui donne sur la mer. Je me
mon
précipitai dans
pijama vert et blanc, enfilant à la hâte des
mules chinoises et
me
trouvai
en
face d'un indi¬
gène de taille moyenne qui avait sur sa peau bru¬
nâtre passé une chemise blanche fraîchement em¬
pesée dont les pans flottaient sur le par eu. Nous
avions l'air de deux comédiens
costumés, et si
j'étais fort amusé, lui demeurait fort sérieux. Ne
perdant pas son temps en longs parauparau (ba¬
vardages)
comme
patriotes, il
me
le font ordinairement
salua gravement : la
ses com¬
ora na
oe, e
Huteni e, ce qui signifie : sois sauvé à jamais, ô
Huguenin. Ce préambule me sembla de bonne au¬
Il entra ensuite dans certains développe¬
je ne compris pas tout d'abord, vu ma
connaissance, pour lors imparfaite, de la langue
du pays, et comme il
désignait du doigt un bam¬
bou qu'il avait posé sur le
plancher et aux extré¬
mités duquel gigotaient des poulets ficelés
par les
pattes, des cocos, des uru et du taro, la lumière se
gure.
ments que
fit tout à coup dans mon cerveau obtus
dant à réitérées fois le mot fetii.
Le brave homme
en
enten¬
auquel mon humble personne
d'agréer, venait en effet me propo¬
ser
quelque chose de très grave, de très important,
de solennel et de plus indissoluble
que le mariage,
surtout que le mariage tahitien : nous allions de¬
venir fetii, c'est-à-dire parents; sa famile serait
ma famille, et ses enfants mes
enfants; il n'osait
avait le don
132
pas
AUX ILES ENCHANTERESSES
m'offrir
nances,
sa
femme
par
sentiment des
conve¬
mais, généreusement il m'offrit l'enfant
qui devait naître dans quelques semaines, me le
dores et déjà et me décora préalablement
du titre de metua faaamu (père nourricier) du
petit être qui ne se doutait pas encore de sa for¬
consacra
tune et de
On
ne
sa
veine!
peut répondre à de telles politesses qu'en
manifestant
bornes, en saisissant la
qui vous est tendue grave¬
ment et qui ne vous lâche pas trop vite... au fond
une brave main loyale, dévouée, qui nous fut fi¬
dèle en toutes circonstances et aujourd'hui encore
nous écrit des épîtres, rares, mais naïves et plei¬
nes de cachet. Car Taumihau, c'est le nom de notre
fetii, n'est pas un illettré. A l'école des missionnai¬
res anglais, il a appris les quatre règles; il sait
même manier le sextant et relever le point, et il a
pris à Papeete son brevet de capitaine de côtre
pour le cabotage entre les îles. Il ne parle cepen¬
dant pas un traître mot de français, ce que j'ap¬
précie beaucoup, et c'est à cet ami véritable et
fidèle que je dois beaucoup de mes connaissances
relatives à ces pays enchanteurs.
Pour faire les choses dans toutes les règles,
nous eussions dû échanger nos noms, comme les
marins échangent leurs casquettes quand ils fra¬
ternisent avec ceux des nations amies et alliées.
une
joie
sans
main luisante de mono'i
Mais cette coutume bien tahitienne ne sembla pas
indispensable à Taumihau qui voulait sans doute
NOTRE
me
montrer
FETII, ET NOTRE FAA-AMU
qu'il n'était
pas un
133
vulgaire indigène,
(capitaine de côtre), et il
baptiser Huteni (prononcez
lui, Tapitana no te poti
se
contenta
de
me
Houténi). Sa langue, en effet, ne comporte, outre
les voyelles, parmi lesquelles le u se prononce ou,
que six ou sept consonnes. Dans l'impossibilité de
prononcer le g, le k, le s, etc., l'indigène trans¬
pose les noms étrangers et n'en retient guère que
les sons principaux.
Peu de temps après, l'enfant attendu naquit,
un superbe petit garçon, tout rond, tout noir, avec
déjà une touffe de fins petits cheveux noirs sur le
front. Nous fûmes priés de lui donner un nom, et
Vain (bébé) fut baptisé Riti, et même Riti-tane,
puisque c'était un homme; les femmes sont appe¬
lées vahine, et l'appellation taire, vahine s'ajoutant presque toujours au nom de la personne
qu'on interpelle ou à laquelle on écrit.
Rititane, notre faaamu (nourrisson) nous était
exhibé chaque soir, on l'allaitait sous nos yeux
pour nous montrer qu'on ne le laissait manquer
de rien, et quand il fut sevré, un beau soir, le
cortège familial des Fetii, tous, y compris Teipovahine, Maitu-tane et Hapairai-tane, et le vieux
grand-père, le vieux chef Mata ute (l'œil rouge),
monta solennellement
remit
Vaiu
sur
notre vérandah et nous
jolie natte, un oreiller bourré
tifaifai multicolore et la co¬
que nettoyée d'un coco pleine de monoi parfumé.
Ce n'est pas tout : Teipo resta comme bonne de
avec
une
de coton sauvage, un
134
AUX ILES ENCHANTERESSES
l'enfant; Maitu s'installa dans
sine
un
coin de la cui¬
guise de porteur d'eau et de bois... et de
finisseur des restes, et une fetii de notre fetii se
campa au beau milieu en qualité de cuisinière en
en
chef.
Tout
petit monde fut toujours plein d'égards
jamais la plus petite
qui leur eût été pourtant facile dans une
ce
pour nous et ne nous déroba
chose,
ce
maison ouverte à tous les vents. Nous n'eûmes
la peine légère d'expliquer une seule fois le
service, l'usage de chaque chose, la recette de tel
ou tel
plat, et ces cerveaux vierges, aussi délicats
qu'une plaque photographique, n'oublièrent ja¬
mais rien et nous servirent à la perfection. Rititane grandit; ses petits bras nus atteignirent bien¬
que
tôt le fond des bocaux de confitures de Potin dont
il s'embardoufflait le
mangea sa soupe
visage chaque matin, et il
chaque soir comme un bon petit
faaamu. Nous n'eûmes pas la cruauté de l'arra¬
cher à son île enchanteresse, et maintenant, retiré
avec ses parents dans une vallée
éloignée où les
Européens ne vont pas troubler la paix de la na¬
ture, il chante toujours, mélancolique et rêveur,
les chants patriotiques que sa maman faaamu
lui
apprit
un
jour.
A LA CUISINE DE MON FETII
III.
—
A la cuisine de
AUMIHAU,
mon
mon
fetii
ne
135
fetii.
possède certes
pas une cuisine aussi vaste que les cui¬
sines du Roi d'Angleterre et dame ! mes
permettraient pas de me
mille livres sterling l'an¬
née. Et cependant que de bonnes choses on y fri¬
cote! Pour n'avoir point étudié son Brillat-Savarin, mon fetii possède cependant tout ce que la
moyens ne me
«
tenir
»
un
chef à quatre
science culinaire tahitienne
a
inventé des temps
les
plus reculés jusqu'à nos jours et s'il fait quel¬
quefois quelques incursions dans le domaine gas¬
tronomique européen, c'est plutôt pour me rappe¬
ler que je suis aussi, moi, son fetii et qu'il ne dé¬
daigne pas plus mon thé ou mon gigot de mouton
que moi son maiore ou son pia! Le gigot de mou¬
ton c'est quand un « grand chef » blanc me fait
l'honneur de s'asseoir à ma table. Alors on dépê¬
che un courrier à cheval au planteur tudesque qui
fait paître ses ruminants variés dans un coin de
brousse défriché. Taumihau lui-même se montre
alors à la hauteur des circonstances et s'en va, dès
le
petit matin
avec
me
pêcher de magnifiques rougets
pendant que le
quête d'écrevisses,
d'énormes crabes de mer,
Chinois remonte la rivière
en
Teipo et ses amies tressent des couronnes
guirlandes de fleurs.
Mais me voici loin de mon sujet, et ce n'est pas
et que
et des
136
à
AUX ILES ENCHANTERESSES
mes
moutons
qu'il convient de
mais bien à la modeste
me
renvoyer,
composée de quatre
piquets soutenant une toiture en feuilles de palmier-pandanus imbriquées. Pas besoin de chemi¬
née, ici. Et le mobilier est des plus simples comme
case
des plus commodes et des
plus économiques; ju¬
Un tas de pierres noircies dans
coin, des pierres ressemblant à du tuf ou à de
gez-en un peu.
un
la lave poreuse; un trou circulaire
peu profond,
au centre de la case; un chevalet formé d'un
bout
de tronc auquel trois branches
tronquées forment
les pieds et armé d'un morceau de
coquillage ser¬
vant de râpe; un bassin de bois dur
appelé
umete;
coquille à l'arête tranchante; quelques bâton¬
nets de bois blanc d'hibiscus, et un tas de feuilles
rondes d'hibiscus dont les tiges servent
d'épingles
ou d'attaches, de manière à former de
grands cou¬
vercles de feuillage. Et voilà tout!
Avec cela, pas trace de condiments, car les seuls
employés, les citrons et le safran se trouvent tou¬
jours à portée de la main, et l'eau de mer est
également à deux pas.
une
Ah! il faut
encore ajouter un
grand coutelas,
petit sabre et un bout de branche d'hibis¬
cus bien sec pour allumer le feu. Car il
n'y a pas
de boîte d'allumettes dans la cuisine de mon
fetii,
et Hapairai qui ne
compte que quatre printemps
sait déjà faire le feu — pour s'amuser. Quand il
engendre le feu, mon fetii semble accomplir un
sorte de
sacerdoce. Il s'assied posément sur le sable fin du
A LA CUISINE DE MON FETII
rivage, geste qui fait fuir
par
137
centaines les innom¬
brables tourlourus
(crabes terrestres), la peste des
plages, qui rentrent précipitamment dans leurs
trous
en
rous
ont
courant de côté. Ces diables de tourlou-
la
funeste habitude d'enfouir tout
ce
qui tombe sur le sable, que ce soient d'innocen¬
feuilles d'arbres, des mouchoirs de poche que
le vent disperse, ou de malheureux
petits poussins
à peine éclos. Mon fetii s'étant assis et bien calé à
ce
tes
cheval
entre
sur
ses
la blanche branche
mains croisées
d'hibiscus, il saisit
pour une prière
biseau, de l'hibiscus éga¬
lement, mais du très vieux qui est gris et d'une
grande dureté. Il promène lentement d'abord le
un
bout de bois taillé
bout de bois
gressivement
ainsi
sur
comme
en
la branche
sèche, appuyant pro¬
en un mouvement de
va-et-vient et
petite rigole longue de 15 à 20
centimètres, accélérant petit à petit le mouvement.
Une fine poussière de bois s'accumule bientôt dans
la rainure et Teipo, qui s'est agenouillée en face
du père, fait de ses deux mains aux
doigts serrés
un double écran
qui empêche la brise d'emporter
la poussière. Bientôt cette fine sciure
noircit, fumote... un léger souffle et une étincelle
jaillit!
Leste, Teipo approche un brin d'herbe ou une
feuille sèche... le feu est produit! La petite
opéra¬
tion a duré deux ou trois minutes, mais on a bien
le temps, en Océanie.
Parfois on ne fait qu'un seul repas par jour,
plutôt vers le soir... mais un repas plantureux
creuse
une
138
qui
AUX ILES ENCHANTERESSES
vous
sacré
rend pciia
(plein)
c'est le terme
—
con¬
jusqu'au lendemain soir. Le maiore ou
uru, le fruit de l'arbre à pain en fait la pièce de
résistance en temps ordinaire, avec le taro (arum)
et le fei (banane qui doit se manger cuite). Mais
quand on veut fêter un hôte ou qu'on veut célé¬
brer une fête ou se remonter le moral après un
—
enterrement,
on
tue
un
cochon.
Le cochon existait dans
ces
îles bien avant l'ar¬
rivée de Wallis et de Cook; les
indigènes racon¬
qu'il fut amené par les premiers habitants.
Mais le cochon primitif ressemblait plutôt au
Babirossa de Java et de fort beaux exemplaires
font quelquefois la joie des chasseurs qui les ti¬
rent à l'affût quand ils viennent au crépuscule
commettre leurs déprédations dans les enclos cul¬
tivés. Ces spécimens, sorte de grands sangliers, de¬
viennent fort rares; ils possèdent deux courtes dé¬
fenses : leurs canines inférieures très proéminen¬
tes et recourbées gracieusement en dedans. Les
indigènes les disent très propres et dédaigneux de
la boue dans laquelle leurs modernes cousins ai¬
ment à se vautrer ici comme partout. Encore un
des progrès de la civilisation... parmi les animaux.
Les cochons, que l'on cuit entiers dans le four
indigène, sont à peu près la seule nourriture ani¬
male des tahitiens, si l'on en excepte le poisson
dont l'abondance prodigieuse ne le cède en rien
tent
à la variété et à la
Les crustacés les
saveur.
plus renommés, de la lan-
A LA CUISINE DE MON FETII
139
au délicieux varo qui compte parmi les
sept merveilles du calendrier gastronomique, s'a¬
joutent au contingent des moules de toutes gros¬
seurs, des poulpes que les petits gamins s'amusent
gouste
à
pêcher, des huîtres qui sont abondantes et excel¬
lentes et des tortues, animal autrefois considéré
comme
sacré, tabu, et qui ne se servait que sur la
chefs, naturellement.
table des rois et des
Mais le véritable
pain du pays, c'est l'uru. Quel
poète chantera jamais le pain polynésien? Ce
fruit divin le mérite, certes, et la nature généreuse
le fait mûrir trois ou quatre fois par an.
On le prépare de différentes manières. Pelé, dé¬
barrassé de sa rugueuse écorce verte, ce gros fruit
rond comme un fromage de Hollande est ensuite
coupé en tranches, débarrassé de son zeste et cuit
au four tahitien, enveloppé de feuilles de bana¬
nier. Ces tranches de « pain » sont bien dorées, et
à l'intérieur d'un blanc
sans
farineux, très consistant,
bulles d'air. Mais il existe
rieure
encore :
on
une
recette
supé¬
rôtit le fruit tout entier, tel
qu'on vient de le cueillir, sur un petit feu de bois
sec. Cela dure une demi-heure, puis on décortique
le fruit au moyen de la coquille tranchante et on
le
plonge... dans le ruisseau, jusqu'à saturation.
Il forme alors
pâte molle et spongieuse qui se
les doigts et paraît un aliment
si divin au palais indigène, qu'un roi de Tahiti
mourut en en avalant trop gloutonnement d'énor¬
mes portions!
laisse
pétrir
une
sous
140
AUX ILES ENCHANTERESSES
Nombreux sont les autres fruits
légumes qui
indigène; outre les cinquante
quelques variétés d'uni, il en existe de nom¬
composent le
et
breuses de
(arum);
ce
tubercule féculent exquis, le taro
et des patates, des
cortège des bananes, des
sucre,
du
ou
menu
ignames,
et tout le
mangues, de la canne à
des oranges, ananas, papayes, sans parler
qui est à la fois nourriture et breuvage,
coco
qui fournit
son
blanche
gens et aux
aux
amande nourrissante,
ferme et
bêtes, et son eau rafraî¬
chissante et laxative, et son huile, et son lait
enfin,
que l'on obtient en exprimant le jus de l'amande
fraîche râpée sur le petit chevalet de la cuisine.
Ce lait de coco, mélangé au jus du citron et à l'eau
de mer, sert de sauce à tous les aliments et entre
dans la
composition de la friandise nationale par
excellence, le pia ou le poe.
D'habiles
manipulations permettent d'extraire
de la racine du manioc
ou
blanche et fine. Cette farine
arrow-root
une
farine
fécule est
mélangée
avec le lait de coco dans le umete.
Puis, brusque¬
ment des pierres rougies au feu sont
jetées dans
le mélange que l'on remue vivement au
moyen de
petites baguettes de bois blanc, et qui prend l'as¬
pect et la consistance de l'empois d'amidon. Re¬
froidie, la masse est découpée en tranches épais¬
ou
ses que l'on enduit d'huile fraîche de coco et
que
l'on sert dans de petits paniers tressés en
palme
de cocotier verte. C'est le
sert de toute
pia, l'indispensable des¬
fête indigène. Des combinaisons raf-
A LA CUISINE DE MON FETII
141
finées permettent de rehausser le
goût un peu fade
pia, même de lui donner une belle couleur
d'ambre en y mélangeant de l'extrait de banane.
du
C'est alors du poe.
A propos
de bananes, il est intéressant de noter
que l'indigène sait les conserver en les faisant
confire au soleil par minces tranches longitudi¬
nales. Il
appelle cette conserve le piere.
Je n'en finirais pas si je voulais mentionner
tous les fruits, toutes les plantes alimentaires que
la nature
ces
îles
a
qui
prodigués aux heureux habitants de
n'ont presque qu'à les regarder
pousser.
Quelques-unes cependant demandent à être cul¬
tivées
certain soin,
qu'elles soient abori¬
gènes comme le taro, la canne à sucre ou l'igname,
ou d'importation récente comme le
café et la va¬
avec un
nille.
Les céréales n'ont
ces
qui
terres
jamais voulu pousser dans
trop riches, ces prolifiques terres noires
demandent jamais d'engrais 1
ne
Et si les indigènes ne dédaignent pas le riz, c'est
plutôt
pour
mite et
rier le
avoir l'occasion d'emprunter
d'y mettre la poule
menu
au
une mar¬
riz, affaire de
va¬
ordinaire.
Les poules sont
innombrables, et toujours à de¬
Il faut se les procurer au piège ou en
les tirant au coucher du soleil quand elles sont
montées sur leurs perchoirs habituels, les bran¬
ches des manguiers ou des arbres à pain. Il m'armi sauvages.
142
AUX ILES ENCHANTERESSES
riva ainsi de faire
une
fois coup double, dans la
pénombre et de descendre
du voisin. Celui-ci était
avec mon coq,
le
coq
grand vieillard asth¬
matique, décoré du titre de diacre de l'Eglise. Le
rusé bonhomme s'empressa de me faire part d'une
loi indigène punissant d'une amende un tel acci¬
dent et me pria d'une voix pateline de lui verser
sur le champ une
piastre! Mais, comme j'entrais
dans sa case pour y discuter la chose, grande fut
veine
ma
une
en
poutre...
un
apercevant, tendue et amorcée
ma
sur
trappe à rats américaine, qui
avait
disparu clandestinement depuis un mois!
m'empêcher de me payer pour quelques
instants la tête du bonhomme en lui rappelant un
autre article de la loi indigène qui punit le vol
d'une amende s'élevant à quinze fois la valeur de
l'objet dérobé... la moitié de l'amende étant versée
à la partie lésée! Le pauvre vieux m'offrait tous
Je
ne
les
pus
poulets de
sa
basse-cour! il m'eût offert la lune
et les étoiles.
Avant de
quitter la cuisine où
règne s'a¬
quelques mots
du cochon, que les Tahitiens appellent puaa ou
buaa (car le p est prononcé si doux qu'il sonne
comme un b). Ce précieux animal fut le premier
quadrupède connu d'eux. Vinrent ensuite des
moutons et des chèvres que Wallis et Cook débar¬
quèrent, et plus tard un cheval. Le premier che¬
val fut un objet de telle curiosité que la popula¬
tion entière de l'île se rassembla pour l'examiner
chève et commence, disons encore
son
A LA CUISINE DE MON FETU
143
joie ensuite. L'ani¬
palpé et examiné sous toutes ses fa¬
ces, on le laissa courir. Cela rappelle l'aventure
du cuisinier de Bougainville qui était descendu à
terre nuitamment, malgré la défense expresse du
commandant, attiré par la vue des belles vahine.
A peine eut-il mis le pied sur le « plancher des va¬
ches » que la population lui fit l'accueil le plus
empressé et le plus déconcertant... on le déshabilla
complètement et on le tâta et le regarda sur toutes
les coutures... pour voir comment il était fait! Le
avec
terreur tout
d'abord,
avec
mal dûment
cuisinier fut saisi d'une telle terreur,
croyant sans doute qu'on allait l'écorcher vivant,
qu'il s'évanouit à demi et que les indigènes, pris
de pitié, le ramenèrent à bord plus mort que vif,
jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait
pauvre
plus.
fut appliqué
quadrupèdes importés par la suite et
on y ajouta un qualificatif explicatif d'une de
leurs particularités. Ainsi le cheval fut appelé
puaa haro fenua (le cochon qui court à terre), la
chèvre puaa niho (le cochon à cornes), et... fort
irrévérentieusement, avant la guerre de conquête,
le Français : puaa Farani (cochon de Français!).
Pour
en
à tous les
revenir
aux
puaa, ce nom
144
IV.
AUX ILES ENCHANTERESSES
—
La
pêche des perles et la pêche
aux rama.
H!
ce jour-là,
j'étais en proie à un vio¬
lent accès de noir 1 Ou, pour mieux dire,
je subissais la morsure du mal connu
et classé sous la
rubrique « mal du pays ».
Une journée calme et radieuse succédait à de vio¬
lents orages; la mer, comme de l'huile et d'un bleu
de
turquoise pâle, rappelait le Léman
printanier.
Etendu dans
mon
hamac
sous
en un
matin
l'ombre touffue
d'un immense
citronnier, je rêvais en regardant
les montagnes de Tahaa qui me remémoraient la
chaîne des Alpes de Savoie, le Grammont, les Cor¬
nettes, le Casque de Borée...
Un hou! clamé à quelque distance m'arracha à
cette morose méditation. C'était mon fetii qui,
bien inspiré, arrivait dans sa grande pirogue
peinte au vermillon et me déclarait que c'était
juste le meilleur temps du monde pour aller pê¬
cher des
nacres.
La
pirogue était amarrée à cent mètres de la rive;
me prendre à cheval sur ses robustes
épaules, car le récif frangeant n'a guère plus d'un
pied de profondeur, et les buissons enchevêtrés
de madrépores de toutes couleurs qui parsèment
le fetii vint
le fond sablonneux
permettent pas d'accoster
partout sur la plage. C'est ainsi que j'eus, pour la
ne
PDÊCEHE
RETOUR
LA
PÈCHE
DES PERLES
ET
LA
PÊCHE
AUX
RAMA1
147
première, mais pas pour la dernière fois, l'honneur
insigne d'être véhiculé comme un roi, car seuls les
rois polynésiens avaient le droit et même le devoir
de se faire transporter à califourchon sur les
épaules humaines. J'ajoute que les reines voya¬
geaient de la même manière.
La gentille Teipo aux yeux en amande,
drapée
dans le rouge pareu à ramages blancs,
apporta sa
pagaie et monta avec nous. On marcha d'abord à
la gaffe, sur le fond peu profond
que recouvrait
une eau rosée, bleuâtre,
verdâtre, toute pâle et
toute transparente. Tout à
coup nous atteignîmes
la limite du récif intérieur et les
ches, s'amoncelant les
superbes bran¬
les autres,
disparu¬
profondeurs émeraudes et ultrama¬
rines où de gros poissons à figure presque hu¬
maine, tête aplatie munie d'une espèce de bec en
guise de nez, évoluaient à la poursuite du menu
fretin. Quelles délices d'entrevoir la vie
prodi¬
gieuse des abîmes où descendent les cataractes
des polypiers multicolores!
Le fetii racontait qu'il y avait là-bas, dans la
baie sacrée d'Opoa, de grands poissons
qui avaient
des têtes de femmes et de longs cheveux! Il affir¬
mait qu'il en avait vu, de ses yeux, vu. Et
Teipo le
croyant bien, avait un petit frisson et s'exclaimait
en prononçant le
joli vocable : aue! (prononcez
unes sur
rent dans les
a-ou-é).
Maintenant
1
Flambeaux.
nous
avions
dépassé les profondeurs
148
AUX ILES ENCHANTERESSES
indigo et atteint les premiers gradins du récifbarrière, larges par places de centaines de mètres.
C'est aux parois de ces gradins que devaient se
rencontrer les nacres,
et nos yeux
bas-fonds fourmillant de
sondaient les
pas plus
petits poissons
qu'un dé, de toutes formes et de toutes cou¬
: gentiane, céruléum,
jaune zébré de bandes
noires, vermillon, vert, émeraude, et tout ce petit
monde fuyait effarouché quand un jeune requin
faisait le saut périlleux hors de l'eau ou qu'un
poisson à tête de vache s'avançait silencieux, sa
gueule semblant ruminer de sinistres projets.
gros
leurs
Le fetii
a saisi sa
pagaie et rame si doucement
l'eau n'est pas même froissée à sa surface et
que nos ombres se promènent doucement sur les
que
fonds calcaires. Penché
sur
le bord interne de la
pirogue, d'une main il la fait évoluer avec précau¬
tion, de l'autre il rabat sur ses yeux l'aile de son
chapeau de pandanus pour en faire un écran qui
de sonder les profondeurs.
Alors que mes yeux n'aperçoivent que des co¬
raux, des limaces de mer, gluantes et brunes, des
oursins étoilés et des pieuvres allongeant leurs
lui permette
bras de sirènes, les siens lui ont fait découvrir à
cinq
au
au six
rocher.
Il
la
brasses de profondeur
une nacre
fixée
quitte plus des yeux; sans mot dire, il
la pagaie à Teipo. Celle-ci a compris. Elle
voit aussi, et évolue délicatement de manière à ne
pas s'éloigner de la place.
ne
passe
LA
PÊCHE
DES PERLES
PÊCHE AUX
ET LA
Le fetii relève les coins de
de manière à s'en faire un
son
149
RAMA
pareu flottant
caleçon de bain
et à
avoir les
jambes bien libres.
Il expire l'air de ses
poumons à plusieurs repri¬
ses, semblant vouloir les vider. L'œil
toujours fixé
sur le même
point, il tend la main gauche dans la¬
quelle Teipo place une petite nacre qui va lui ser¬
vir de
rame.
Le moment solennel est
venu.
Nous
retenons nous-mêmes notre souffle.
Sans presque troubler l'onde
qui se referme sur
lui, il y saute doucement. Une masse
jaunâtre dis¬
paraît dans le gouffre bleu,... quelques cercles vont
s'élargissant à la surface... rien ne bouge plus...
trente secondes... le voilà! La tête
noire reparaît,
souffle
grande
bruyamment. Le
nacre
qu'il
a
bras brandit
arrachée
une
belle
peine à la paroi
madréporique sur laquelle elle se cramponnait.
Aurons-nous une perle? Un peu de
patience.
C'est l'espoir du pêcheur et le secret de
l'huître.
Deux jours durant, le malheureux
mollusque entrebaille sa coquille au soleil. Le troisième il
est
mort et, comme des héritiers
avec
pressés,
le secret de la maison mortuaire
de perle entièrement
:
il
détachée, mais
cot en voie de
formation
encore
tiers dans la coquille irisée et
nous forçons
n'y avait pas
un
engagée
beau chi¬
aux
chatoyante.
deux
150
AUX ILES ENCHANTERESSES
N trouve
charme très excitant à
pêcher
grand soleil ; la pêche nocturne n'en a
pas moins, et c'est pendant les soirées
calmes et sans lune que l'étendue sombre
et majestueuse des eaux s'illumine et s'anime des
mille reflets des rama, ces torches composées de
lattes de bambous qui répandent autant et même
plus de lumière que nos torches de résine.
Le fetii, à la pointe de la pirogue, éclaire les
un
au
eaux en
tenant le brandon
dessus de
sa
un peu en avant et autête et, munis tous deux de harpons
(bois d'hibiscus) terminés par des dents
pointues et serrées en fais¬
ceau, nous piquons au passage les iheihe, pois¬
sons minces, au corps fusiforme terminé en pointe
d'aiguille qui dorment tout près de la surface.
Teipo, toujours adroite et attentive, dirige les évo¬
lutions, la pagaie ou la gaffe à la main. Bientôt
le fond de la pirogue est parsemé de corps argen¬
tés qui frétillent.
Sous le toit feuillu de la cuisine en plein vent,
le four tahitien fume déjà. Les poissons, enroulés
dans des feuilles de bananiers, sont déposés sur
les pierres brûlantes avec le maiore et le taro; le
tout recouvert de terre, et pendant que cela mi¬
jote, le vieux Mataute raconte une légende mytho¬
logique où Hina, la déesse, est poursuivie par
de baraii
en
bambou taillées bien
UNE ASCENSION AU MEHANI
Oro, le dieu...
151
et les heures de la nuit s'envolent
dans l'oubli de tout
ce qui fut sur la terre
depuis
grands dieux polynésiens péchaient les
îles au bout de leurs longues
lignes et leur oc¬
troyaient leurs noms de baptême.
que les
V.
—
Une ascension
au
Mehani (Raiatea).
nous fut d'attendre la fin de ce
déluge. Vers dix
heures les nuées se dispersèrent
presque instan¬
tanément
les
chauds
lonner les terres
comme
et
d'une vaste chaudière
en une
effluves
faisant bouil¬
si elles eussent
émergé
volcanique, le sol fut séché
demi-heure et notre petite troupe se mit
marche
vers
chait de
11 heures. Le
l'avant,
gigantesque Tahi
en
mar¬
grand sabre des temps napo¬
léoniens à la main; Aru, le porteur d'eau et Tamuera, l'instituteur, suivaient, chacun
emportant
des grappes de cocos et de bananes
suspendues à
une perche de bois
léger d'hibiscus posée en fléau
un
de balance
sur son
épaule. Mon fetii fermait la
marche, toujours calme, jamais pressé. L'unique
vêtement de
(pagne
en
mes
hommes était
cotonnade), noué
un
rouge pareu
autour de la taille et
152
AUX ILES
ENCHANTERESSES
dont les extrémités flottantes avaient été ramenées
deux à deux et nouées
aux
cuisses. Leur corps
au soleil écla¬
d'un beau brun chocolat clair luisait
tant et la marche dessinait
précision le jeu
superbe des muscles qu'eussent envié des gladia¬
avec
teurs romains.
Us
marchaient
en
silence
et
nous
suivions
à la file indienne dans l'ombre délicieuse d'une
forêt
d'orangers, de citronniers et de goyaviers,
nous
happions les fruits mûrs au pas¬
sage. Bientôt nous gagnâmes de hauts pâtura¬
ges, des pâturages totalement différents de ceux
de notre pays, terres couvertes de fougères basses
et d'herbes rêches qui menaient à de hauts escar¬
pements de rochers basaltiques que nous dûmes
dont
escalader
des
sous
cannes
à
l'ardeur de midi
sucre
sauvages
en
mâchonnant
qui balançaient leurs
gracieux roseaux au-dessus de l'étroite sente indi¬
quée par la terre ocre rouge dénudée par places.
La flore, presque nulle dans la plaine, devenait
plus variée et de grands buissons semblables à nos
rhododendrons étalaient leurs curieuses fleurs à
pétales terminant un cornet ouvert d'un côté,
l'intérieur, vertes et velues à l'extérieur.
blanches à
Maintenant
nous
suivons
une
charmante vallée
haute, ombragée de gigantesques châtaigniers in¬
digènes (les mape) aux branches desquels pen¬
daient les fruits énormes de la liane
appelée bar-
badine. Une vraie vallée de Robinson où
pour
une
halte
le déjeuner s'imposait. Les fruits de la bar-
UNE ASCENSION AU MEHANI
153
badine (une passiflore), ouverts
transversalement
d'un coup de sabre de Tahi, contenaient
deux ou
trois pintes de gelée
visqueuse dans laquelle flot¬
pépins noirs. C'est cette gelée si fraî¬
che, protégée par deux ou trois pouces de cara¬
pace spongieuse qui fait nos délices et nous désal¬
tent les gros
tère
avec
l'eau des
semblable à
cocos
d'Aru. Un
petit oiseau
hirondelle passe et repasse silen¬
cieux sous ces
ombrages. Dans les profondeurs du
bois retentit l'appel de la tourterelle
sauvage. Quel¬
une
ques moutons broutent tout
en
bas
sur
le
pâtu¬
rage et un grand aigle plane silencieusement
dessus de l'immensité bleue, sur
au-
laquelle se décou¬
déchiquetées de la montagne
lointaines qui se dressent comme
pent les silhouettes
sacrée et des îles
des volcans éteints. Un lézard
se chauffe au soleil.
Ce sont là presque tous les
représentants de la
faune terrestre à ces hauteurs. Sa
pauvreté est
compensée par la merveilleuse abondance de la
faune marine. Nous quittons avec
regret la
vallée
petite
idyllique
pour
nous
enfoncer
dans
la
brousse qui nous dépasse parfois de
plusieurs tê¬
tes, et où le sabre de Tahi s'escrime, bondit et tran¬
che. Par moment
nous
ne
plus les
appeler. La brousse
est rendue particulièrement
désagréable par l'a¬
bondance des palmiers pandanus dont les racines
uns
les autres et il faut
adventives
et nous
se
nous
voyons
nous
brisent traîtreusement
sous nos
pas
précipitent dans des fondrières de terre
pourrie où nos doigts se déchirent aux épines des
154
AUX ILES ENCHANTERESSES
feuilles sèches. Enfin, après bien des sueurs, nous
sur les hauts
plateaux, au bord d'un gouffre
immense où habitent les dieux infernaux, les mau¬
voici
vais Atua des
Polynésiens. Rien
pourrait décider
ces
au monde ne
derniers à passer ici de nuit.
On n'entend pas le bruit des
fond de ce gouffre.
pierres qu'on lance
au
Enfin
vue
est
la
mer
le
mur
nueuse
nous
voici
au
sommet du
incomparable! De
bleue, verte, jaune,
vivant des
coraux
tous
rose,
Mehani. La
côtés
la
déferlant
mer,
sur
longue et si¬
ligne d'albâtre et étendant sa nappe d'un
en
une
violet sombre et lourd à l'infini de tous les cô¬
tés! Raiatea et Tahaa à
nos pieds sont comme
enchâssées dans la mince ligne des brisants, cou¬
pés de distance en distance par les « passes »
flanquées de leurs
motus
verdoyants. Les monta¬
gnes sont rouges et violettes; les plages avec leurs
cocotiers serrés du vert le plus violent. Les autres
archipels dessinent des silhouettes bleues dans le
firmament, et comme le soir descend, le
décor change à vue d'œil et devient
féérique. Le
ciel prend toutes les teintes
imaginables, depuis
l'émeraude le plus pur jusqu'au rose de l'aurore
boréale! D'un côté Borabora et Maupiti
noyées
bleu du
dans l'ardeur des derniers rayons, semblent des
lingots d'or en fusion! A l'opposé, Huahine passe
par la gamme des pourpres incandescents. Puis le
ciel entier semble flamboyer, et tout
passe soudain
dans les brumes violacées
au
milieu
desquelles la
LA MORT DE TETUANUI
lune
se
155
lève radieuse et pleine. Les
légères fumées
enveloppent les villages endormis sur les plages;
un
quart d'heure après le coucher du soleil les
ténèbres sont
du Sud
sur
la terre et
sur
resplendit au-dessus
VI.
—
ÊME
la mer, et la Croix
de
nos
têtes.
La mort de Tetuanui.
dans
ses
plus royales « beuveries »,
qu'il rudoyait sa femme et que
d'un coup de pied il
envoyait son autre
alors
fille adoptive rouler au bas de la vérandah, il la respectait, « elle, » Tetoui. Et
pourtant
elle n'était pas même la fille de
son frère et
pas
plus que lui, le vice-roi nommé par le
gouver¬
la moindre goutte de
sang royal dans les veines. Mais elle était l'enfant
français, elle n'avait
neur
faaamu, le nourrisson
mant
sur
le
que l'on a trouvé si char¬
pendu
au
champ
pour en faire l'héritière des
sein maternel
nattes, du coffre
en
tuent le mobilier
Légion d'honneur
bois de
et
qu'on
adopté
quelques
camphrier qui consti¬
a
indigène,
et de la croix de la
dont le ruban rouge décore la
chemise flottante sur le
pareu.
Et si la cour parasite et chétive des fetii
était
souvent
avait
débraillée, déguenillée et sale, Tetuanui
toujours eu de belles robes de mousseline ou
de satin
garnies de dentelles blanches et de rubans
ample chevelure noire était luisante
monoi parfumé.
rouges, et son
de
156
AUX ILES ENCHANTERESSES
Sa dernière robe était vermillon vif, avec de pe¬
tits lacets blancs
posés en quatre rangs sur les
manches, et simulant des galons de colonel, pour le
moins.
Elle aimait aller à l'école française; elle était si
assidue et si désireuse d'apprendre qu'elle passait
les récréations à copier d'une belle écriture ferme
et
tranquille les pages de son livre de lecture,
...n'importe lesquelles, au hasard de l'inspiration.
Mais elle aimait aussi les longues
vacances
bord
au
journées de
passées sous les fougères arborescentes,
du petit étang profond et sombre que la
cascade s'était creusé dans les noires basaltes de la
la vallée de
Tupua. Noblement drapée dans son
larges raies blanches qui, noué
pareu rouge aux
les seins
aux
formes adolescentes, laissait de¬
viner des hanches
souples et fermes, elle s'élançait,
sous
les cheveux
au
vent, de la haute branche d'un mctpc
(châtaignier) en un bond de trente pieds, plon¬
geait toute debout dans l'eau verte et fraîche et en
émergeait avec un cri joyeux.
Ensuite elle s'étendait toute ruisselante
sur une
large pierre plate et se grisait de soleil en tressant
une couronne de
fougères et de fleurs purpurines
dont elle
ceignait
son
front. Et
sa
voix fraîche et
cristalline s'entendait
jusqu'au bas de la vallée,
égrenant le chapelet des chants appris à l'école.
Raiatea, ma patrie, perle au sein des flots
«
d'azur...
Elle
»
ne
montera
plus là-haut,
au
pied de la
cas-
LA MORT DE
TETUANUI
cade; elle
ne
plongera plus dans le
pua; elle
ne
chantera plus
fleur de Raiatea
loin,
pour
a
pris
sa
157
bassin de Tu-
douce patrie... La
son essor
jamais.
plus haut, plus
Un soir elle rentra
frissonnante; l'eau de la ri¬
vière avait été
trop fraîche... le soleil trop brûlant...
un mal
mystérieux l'avait saisie.
Trois jours de souffrances
aiguës. Le pauvre
orgueilleux, errait
autre, implorant aide et conseil,
des « petits grains », à l'autre
Tavana, le vice-roi
d'une
case
à
une
mendiant à l'un
des poisons,
si fier et si
invoquant le sorcier, s'adressanl
même à
ses
ennemis.
Elle était assise entre des
montagnes de cous¬
sins de coton, la bouche
crispée, la poitrine décou¬
verte, oppressée, entourée de femmes
qui l'oi¬
gnaient de monoi et la massaient continuellement.
Et elle prononçait à mi-voix des
prières, s'adres-
sant à Atua
de
ne
jamais faire le
ragement elle
sieur.
Par
(Dieu),
promettant d'être bien sage,
mal... et
répondait
aux
avec
paroles d'encou¬
: Oui, Mon¬
effort
étrange pressentiment, elle avait quel¬
temps auparavant exprimé le désir d'être
enterrée sur le flanc de la
colline, en face de la
un
que
mer
de corail et de l'école où elle aimait
tant aller
s'asseoir.
Dans la nuit elle
expira.
Vers le matin, des hommes effarés et
persuadés
vinrent me raconter qu'on avait entendu
frapper
158
AUX ILES ENCHANTERESSES
des coups
de l'école
bien distincts et réguliers contre la porte
et que c'était son esprit qui disait un
dernier adieu, et ces hommes me priaient de venir
au plus vite faire son hohoci (portrait).
La mort n'avait pas défiguré ce beau visage ré¬
gulier de l'ambre le plus pur où les larges sourcils
noirs ombrageaient les grands yeux vagues et so¬
lennels. On l'avait étendue sur les plus belles nat¬
tes, dans
sa
robe blanche,
au
milieu d'un lit de
pétales de
une
roses et de gardénias
odeur forte et suffocante.
On avait voilé le
qui répandaient
portrait de Sadi Carnot, seule
décoration de la salle
royale ».
chaque nouvel ami, la femme de
Tavana et sa suite, accroupies en rond, faisaient
entendre de longs sanglots. Tavana, lui, ne voulait
pas la voir. Il avait fait porter le fauteuil du gou¬
vernement sur la vérandah, s'y était figé comme
un colosse de Thèbes
et regardait fixement la
«
A l'entrée de
mer.
me vit m'approcher, il affecta de rou¬
cigarette, se leva, m'appela du traditionnel
mai (venez) et ajouta : Tes crayons sont-ils
Quand il
ler
une
Haere
prêts?
Les
pleureuses
tête à tête
tait
un
bien elle
se
avec mon
retirèrent pour me laisser en
modèle. Seule une femme agi¬
mouchoir pour
écarter les mouches, ou
essuyait les traces des pas sur les nattes
toutes fraîches
les robes, les
qui bientôt,
avec
les
roses,
les bel¬
broches, les bibelots, même le bol et
LA MORT DE TETUANUI
l'assiette de la
159
petite allaient la suivre dans
la
tombe.
Derrière la case royale le bruit des marteaux
clouant le cercueil s'unissait aux
grognements fu¬
rieux d'un énorme cochon dont la chair
allait ré¬
jouir le
cœur
des survivants.
A l'aube du
lendemain, le cercueil fut porté au
temple, couvert de fleurs et des plumes du cha¬
peau de la pauvrette. Tavana avait arboré ses dé¬
corations. Il marchait droit,
s'appuyant
grosse canne et regardait fixement
Tous les chefs suivaient.
sur une
devant lui.
Lorsque le cortège passa devant l'école, les por¬
prétendirent que le cercueil devenait tout à
teurs
coup extraordinairement
tèrent
encore
On
sans
lourd,
ce
qu'ils interpré¬
disant que Tetuanui aurait voulu entrer
une fois à l'école.
en
se
dirigea ensuite
déférer
au vœu
de la
l'embarcadère, car
petite, Tavana avait dé¬
vers
cidé
qu'elle serait enterrée dans le cimetière de
famille, à Tahaa, l'île voisine.
Au bout de la jetée un
petit côtre était amarré.
Le cercueil fut descendu
sur
un
lit de troncs de
bananiers, la plante emblème de la paix, et les
compagnes de Tetuanui, les cheveux flottant sur
les longues robes blanches, entonnèrent un chant
appris à l'école : C'est là-bas, près du rivage... Là
finissent
nos
misères... Les larmes étouffaient les
voix.
Un chef alors
se
dressa à la
pointe du bateau et
160
AUX ILES ENCHANTERESSES
s'écria
:
Adieu!
Tetuanui
salue!
vous
plus chanter à l'école! Elle
Elle n'ira
chanter dans le
va
Royaume des deux!...
La
et le ciel était d'un bleu doux dans la
mer
douceur d'un
emmenait le
jour printanier, et
petit bateau.
Un cri déchira l'air
ne
viendra
tait
une
une
douce brise
Oh! elle est perdue! Elle
plus à l'école; elle est perdue!» sanglot-
de
ses
:
«
compagnes.
VII.
ÉLAS
—
La guerre.
oui ! la guerre, ce
fléau que l'hu¬
manité se plaît à s'infliger vint un jour
couvrir du bruit de sa mitraille le bruit
paisible et harmonieux de la
se
brise
sur
vague
qui
le récif de corail.
Le 1er
janvier 1897, au lever du soleil, le croi¬
français Duguay-Trouin, contre-amiral Bayle,
ouvrit le feu sur les villages indépendants de Raia-
seur
tea et de Tahaa.
Par
quel
concours
de circonstances
sibles servirent-elles de cible
aux
ces
îles pai¬
mitrailleuses per¬
fectionnées, juste cent années après qu'un navire
anglais, le Duff, débarquait les dix-huit premiers
missionnaires sur la plage de Tahiti? (7 mars
1797).
J'ai
déjà dit
comment
le
gouvernement de
A'
OHVd
aviN
vn
163
LA GUERRE
Louis-Philippe avait été amené à
annexer
Tahiti.
Les Iles-sous-le-Vent eussent subi le même sort
si, à la suggestion de son conseiller anglais, le mis¬
sionnaire Pritchard, la reine Pomaré n'avait dé¬
claré que sa
îles,
ce
suzeraineté ne s'étendait pas sur ces
qui était manifestement contraire à la
vérité.
Une porte
restait ainsi ouverte à la conquête
anglaise.
Cependant la diplomatie jouait
ses cartes
deux côtés de la Manche. La France
se
laissa
des
rou¬
ler et
signa la Convention de 1847, justement ap¬
pelée Convention de Jarnac, du nom du plénipo¬
tentiaire français. Il était stipulé que les deux
puissances rivales s'engageaient réciproquement à
reconnaître l'indépendance des îles de Huahine,
Raiatea et Borabora, à ne jamais prendre posses¬
sion des dites îles soit absolument, soit à titre de
protectorat.
Ces îles restèrent donc
indépendantes pendant
cinquante années, mais cette situation donna nais¬
sance à de nombreux conflits qui envenimèrent la
question et aboutirent à la guerre de conquête.
L'Allemagne veillait. La frégate Bismark fit
deux apparitions à Raiatea (1878-79). On essaya
d'enjôler les chefs. On les fit boire à bord et on
leur offrit de beaux caissons de cigares. Certains
chefs reçurent jusqu'à cinq cents cigares... mais
demeurèrent amis de la France! Un épicier et bou¬
cher Allemand qui avait épousé une négresse fit
164
AUX ILES
ENCHANTERESSES
beau mât de pavillon peint aux cou¬
l'empire 1.
Mais les indigènes n'aimaient pas les Allemands,
dont le caractère leur était antipathique 2. Tahitoe,
le roi de Raiatea, et les chefs demandèrent le pro¬
dresser
un
leurs de
tectorat de la
France.
inspecteur français des affaires indigènes,
M. Caillet, fut envoyé à Raiatea et signa avec les
chefs et le roi l'engagement d'un protectorat pro¬
Un
visoire.
Jarnac subsistait. Dès
l'incohérence dans les
ordres et les contre-ordres; le pavillon du protec¬
torat fut hissé, puis amené, pour être hissé à nou¬
veau, salué de 21 coups de canon, amené encore
une fois, si bien que les indigènes finirent par
perdre confiance, par être indisposés contre la
France dont les ennemis exploitaient habilement
les fautes diplomatiques. On faisait croire aux in
digènes ce qu'on voulait, et lorsqu'un accord sur¬
venu entre l'Angleterre et la France, réglant enfin
la situation (en 1888) permit à cette dernière d'as¬
surer définitivement son hégémonie aux Res-sousMais la Convention de
lors
ce
fut l'imbroglio et
le-Vent, les indigènes ne
voulaient plus entendre
parler de protectorat et projetaient, dans leur or¬
gueil naïf et inconscient, de saisir une goélette
française, de l'armer en guerre et de partir pour
Rordeaux à la conquête de la France!
< " 2
Paul
Deschanel. La Politique
Française en Océanie, p. 525.
165
LA GUERRE
C'est ainsi que
de 3 kilomètres,
seule la plage d'Uturoa, longue
devint française de fait et qu'un
administrateur y fut installé en
reste des îles fut réduit.
attendant que le
Un Commissaire de la
république fut envoyé
spécialement pour essayer, par la douceur, de
persuader les indigènes du bonheur qu'ils auraient
à devenir Français. Ce fut en vain. Ceux qu'on ap¬
« rebelles » avaient des
chefs résolus et déterminés, et ils s'armèrent de
pelait improprement les
pierre et de vieux Mauser démodés
contrebande leur procura aisément. Ils éle¬
au nord et au sud du village d'Uturoa des
barrières où un écriteau menaçait d'une amende
de dix piastres tout étranger qui aurait la témérité
de la franchir. Us firent bonne garde, empêchant
même leurs compatriotes d'Uturoa de rentrer dans
vieux fusils à
que la
vèrent
leurs terres.
plan d'invasion de la France
d'effet déclamatoire, ils pré¬
férèrent « tenir leur poudre au sec », ce qui, ainsi
que la suite le montrera, était un peu difficile pen¬
dant la saison des pluies. Les derniers jours de
l'année furent passés à fondre des balles, tels
nos grands-pères au temps de l'invasion des Alliés,
et à danser de joyeuses sarabandes nocturnes au¬
tour de grands feux de joie où l'on brûlait le pa¬
villon français.
Le 28 décembre, comme je prenais le frais sur la
Le merveilleux
étant demeuré à l'état
plage qu'argentait l'astre des nuits,
je voyais un de
166
ces
AUX ILES ENCHANTERESSES
feux illuminant la côte de Tahaa, à 2 ou 3
kilomètres d'Uturoa. La nuit était
et de
tait
pleine de silence
mystère. Dans la grande rade où l'eau clapo¬
doucement
masses
leurs
flancs, les grosses
des cuirassés français,
l'Aube et le Duguay-
contre
Trouin semblaient sommeiller. Mais les monstres
ne
dormaient que
d'un œil. Un ultimatum avait
été
envoyé à Teraupo et les derniers jours fixés
pour la soumission et la reddition des armes s'a¬
chevaient dans la paix des nuits constellées. Le feu
de joie illuminait toujours la blanche façade de
la Farehau (comme nous dirions l'Hôtel-de-Ville)
de Tahaa. Les brises nocturnes
apportaient par
bruit lointain
de conques marines mêlé au roulement des tam¬
bours. Je m'assis au pied d'un cocotier, ému à la
pensée de ce qui allait se passer dans trois jours.
Tout à coup, une voix terrible retentit à bord du
croiseur-cuirassé : Feu! Un serpent étincelant jail¬
lit, décrivant une lumineuse parabole dans la di¬
rection de Tahaa! Cinq fois une décharge violente
ébranla les échos du Tapioi... et quand la légère
fumée que le vent de la mer apportait à la plage
se dissipa, le feu de joie était éteint., et le silence
régnait à Tahaa.
Le premier janvier, les «rebelles» ne s'étant pas
soumis, les troupes coloniales et les marins débar¬
qués se mirent en marche au petit jour pour com¬
mencer la conquête de l'île de Raiatea. En même
temps les croiseurs Duguay-Trouin et Aube appamoment des rumeurs sauvages, un
167
LA GUERRE
Tahaa et, après avoir hissé le petit
pavois, commencèrent le tir sur la Farehau, les
habitations et les pirogues du principal village.
Pendant deux heures la mitraille fit rage contre
veillèrent pour
planches inertes et les toits de feuillage. Un
de volontaires indigènes ou demi-blancs de
Tahiti s'était joint aux conquérants et l'on vit
les
corps
des fils de
mains à
Tahitiennes exercer leurs
les misérables
compatriotes. Quand on eut
décharger les Lebels sur
paillottes de leurs
brûlé
un
juvéniles
nombre suffisant de
cartouches et que
suffisamment encrassés, on
les obusiers furent
dé¬
pavillon auquel flottait l'éten¬
fut abattu, le village fut incen¬
dié. Pendant ce temps, les « rebelles » avaient fui
dans les hautes vallées; on leur donna la chasse
pendant tout le mois et les captifs furent amenés
par petits groupes à Uturoa où les prisonniers
barqua; le mât de
dard de l'Angleterre
furent centralisés
\
L'engagement du 3 janvier fut beaucoup plus
sérieux. Les « rebelles » ou Téraupistes, comme
appelait du nom de leur chef suprême, s'é¬
Tevaitoa et avaient imaginé
puérilement de creuser une tranchée de 1 m. 50
de profondeur qu'ils avaient recouverte soigneuseon
les
taient retranchés à
insurgés arrivaient à Uturoa, ils
devant l'interprète
les pendants d'oreilles
interrogatoires, il cherchait à con¬
administrait une paire de gifles,
de faire la guerre aux
E.Caillot, Les Polynésiens orientaux, 1909, p. 251.
1 «A mesure
que les prisonniers
étaient amenés, sur le quai de débarquement,
Thunot. Celui-ci les faisait fouiller et enlever
aux femmes ; puis, par de brefs
naître les meneurs, et à ceux-là il
en leur demandant s'ils n'étaient pas fous
Français.»
168
AUX ILES ENCHANTERESSES
ment de
feuillage et où ils s'étaient tapis an nom¬
quarantaine, armés de vieux fusils à
chien et de harpons à pêcher le poisson. Lors¬
qu'une première colonne de Français eut dépassé
sans l'apercevoir ce misérable retranchement, les
Teraupistes ouvrent le feu et blessent trois soldats.
Aussitôt les colonnes se replient sur eux; ceux qui
n'avaient pas fui à la première minute furent, au
nombre de dix-sept, massacrés à la baïonnette. Le
bre d'une
butin recueilli dans le retranchement
se
composa
de 15
fusils, 34 harpons, 10 sacs de munitions et
7 casquettes galonnées. Les casquettes ont joué
un grand rôle et en joueront toujours un auprès
de
populations qui raffolent des insignes du
ces
fonctionnarisme...
Les
garde
dix-sept de Tevaitoa furent la « vieille
polynésienne. Mais il fallut bien qua¬
jours pour capturer tous ceux qui cou¬
encore
la montagne, affolés et trem¬
»
rante
raient
blants.
Les
chefs
demeurèrent
plus longtemps
imprenables, cachés dans des grottes et des
vernes
au
ca¬
milieu du fouillis inextricable de la
brousse.
J'extrairai, tout à l'heure, d'une de mes let¬
un ami, le récit de la capture de Teraupo,
tres à
mais
je
permettrai d'abord une légère digres¬
parler de mon ami le soldat surnommé
Matapo, dont les aventures, pendant cette guerre,
sont assez caractéristiques et originales pour mé¬
me
sion pour
riter d'être contées ici.
169
LE SOLDAT MATAPO
VIII.
—
Le soldat
Matapo.
EMMEI ô délicieux
sphinx, ô adorable
l'énigme est le cœur !
«Femme! dont la grâce et l'exquis
sont les vertus primordiales et le seul
créature dont
nom
synonyme de doux et de tendre; bien des
écrivains ont louangé, versifié tes incomparables
qualités, mais tous, poètes
rhéteurs
ou
ne
savent,
ou
prosateurs, écrivains
peuvent ou ne veulent
parler que de ce don merveilleux : « l'Amour »
que toi seule possèdes à un si suprême degré; de
ce
don
ne
qui fait la joie des
uns,
l'espérance des
tres et le bonheur de tous; de ce
l'homme n'est pas
fait vivre et aimer
don,
sans
au¬
lequel
homme et de ce don enfin qui
puisqu'il en donne le droit et la
possibilité!
«
Que
ressens-je du ciel, l'influence se¬
proclamer bien haut ce que je préco¬
personnellement, pour soutenir envers et con¬
crète
nise
»
ne
«
pour
tre tous,
la rectitude de
conviction
de
mes
affirmations et la
sentiments!
Que
puis-je,
l'esprit de tous les misogynes, faire naître
et inculquer un peu de cette philogynie, dont je
m'enivre et au sein de laquelle j'aime à penser,
mes
ne
dans
rêver et surtout demeurer!
«
Si la chose
rendrais-je
pas
pouvait
se
faire, quel service ne
car alors, il n'y au-
à l'humanité;
170
rait
AUX ILES ENCHANTERESSES
plus de haines, plus de dissensions, plus de
rancunes... »
Ce discours est de lui et le
cher rhéteur rêveur, ce
dépeint
en
pied,
ce
bohème idéaliste dont la
loyauté et la jovialité de Bourguignon n'avaient pas
tardé à m'attirer et avaient fait de nous
amis que
deux
la mort seule a désunis. Car il repose
depuis dix ans déjà sur les bords du Niger où une
fièvre pernicieuse mâta sa robuste constitution et
le surprit tournant sans doute en vers les arrêts
et les attendus d'un gouverneur colonial dont
ses hautes relations lui avaient rapidement permis
de devenir le secrétaire. Et cependant ce n'était
pas cette fonction qu'il avait rêvée comme but de
sa vie; il y avait mieux et plus en lui.
Comme compagne fidèle il eut presque toujours
la guigne. Sa myopie prodigieuse lui avait valu, de
la part des indigènes avec lesquels il fut d'emblée
bon enfant et grand seigneur prodigue, le surnom
de Matapo, qui signifie « aveugle ». Il ne fut pas
aimé au foyer paternel. Il voulut servir son pays
et oublier ses chagrins dans les lointaines aven¬
tures, et quand il fut enfin à la guerre il ne put
faire le coup de feu. Et maintenant il repose loin
toujours.
quelquefois dîner à la maison. Dès
que la trompette du fort avait claironné le joyeux
signal de la déconsignation on voyait ce petit sol¬
dat sanglé, rond et rubicond, accourir, titubant
sur les blocs de corail qui sèment le rivage. Il se
de la terre de France... pour
Il venait
171
LE SOLDAT MATAPO
hâtait de
marsouin
remplacer la lourde tunique bleue du
par un veston de toile blanche bien
frais, et il apportait l'allégresse de ses
pos
joyeux pro¬
et l'amusant récit de ses prouesses.
vint pas : il avait parié avec un
avalerait quatre douzaines d'œufs
ne
rée... et il tint le
donnance
»
car,
Un soir il
camarade qu'il
pendant la soi¬
pari. Le louis fut pour son « or¬
simple soldat lui-même, il était
bachelier et fils de famille.
Il possédait une façon délicieuse d'annoncer
qu'il avait mis le grappin sur un Chinois mar¬
chand d'huîtres ou de cresson, qu'il avait déniché
poulet maigre ou un crabe monstrueux. C'était
l'occasion d'amusants billets pleins de verve où il
un
épancher sa muse trop féconde.
jour, le trouva bien gentil et
charmant. Cela devait lui coûter cher, car il
aimait à
Une femme, un
bien
répondait qu'en faisant pour de bon l'aveugle...
N'aimait-il pas une jeune fille dont il
n'avait même pas vu la photographie, dont il ne
connaissait que le prénom et qu'il avait entendu
louer pour son cœur bon et généreux plus que
pour sa mine! Et il lui dédiait les épi très les plus
dithyrambiques — en prose et en vers! Il ne con¬
naissait pas même le pays qu'elle habitait!
Le 1er janvier au matin, le bombardement des
îles commença, ainsi que je l'ai déjà dit plus
haut, et l'infanterie de marine, unie aux ma¬
rins débarqués, se mit en marche dès l'aube en
plusieurs colonnes. Celle de Matapo fut désignée
ne
et le sourd.
172
AUX ILES ENCHANTERESSES
pour un vaste mouvement tournant
conduire
au
qui devait la
travers de la brousse haute et touf¬
fue par
les hautes vallées descendant du Mehani
cœur d'un des districts ennemis. Elle
n'était pas en marche depuis une heure que Matapo, se sentant dans l'obligation de s'arrêter quel¬
que peu, confia son Lebel à un camarade.
C'était la guerre, pour de bon, et la troupe allait
à une allure fiévreuse. Lorsque Matapo voulut
rattraper ses camarades il ne tarda pas à perdre
leur trace dans le mâquis. Il erra tout le jour, mâ¬
chonnant des tiges de canne à sucre sauvage et fi¬
nit par atteindre une rivière dont il suivit le cours
descendant jusqu'à une cascade immense, près de
laquelle il se pencha pour essayer de distinguer
jusqu'au
—
le fond de la vallée. Ce mouvement fit balancer
baïonnette
qui roula, entraînée
par
les flots. En¬
fin, exténué, à bout de force, il arriva
la
sa
au
bord de
où passe
l'unique route du pays et fut
cueilli par une patrouille lancée à sa recherche.
Au lieu des cris de joie auxquels ils s'atten¬
dait, il rencontra des visages froids et mystérieux
et, amené devant l'état-major, il s'entendit incul¬
per de haute trahison! Il aurait passé à l'ennemi,
ou tout au moins il serait allé renseigner l'ennemi
sur les mouvements des troupes!
N'avait-il pas
«
mer
livré
pauvre
»
sa
baïonnette à l'ennemi? Et voilà
Matapo
au
cachot,
aux
fers,
mon
au secret,
prêt à passer en conseil de guerre.
Mais évidemment que pour
perpétrer
un
si noir
LE SOLDAT MATAPO
173
forfait, Matapo devait avoir des complices; et qui
pouvaient-ils être, ces complices, sinon ces Suis¬
ses, ces étrangers parlant l'anglais et pratiquant la
religion des indigènes — par conséquent, néces¬
sairement des agents de la perfide Albion!... On
n'était pas loin de l'époque de Fachoda!
Bref, je venais de rentrer d'une promenade au
bord de la mer où j'avais pris un croquis d'un
groupe de prisonniers, quand j'entendis des pas
pesants gravissant l'escalier de la vérandah. Un
officier d'artillerie entre froidement, place une
sentinelle, baïonnette au canon, devant ma porte
et me somme avec courtoisie mais fermeté de lui
livrer sur le champ ma correspondance avec Ma¬
tapo — par ordre du commandant en chef!
Je ne puis réprimer un sourire en tendant à
mon
visiteur
une
liasse de billets de toutes dimen¬
sions et de toutes couleurs...
malgré la gravité de l'heure, bien rire
quartier général en entendant la lecture de la
prose de Matapo, et quelqu'un dut faire une mine
de vinaigre que j'eusse bien voulu croquer.
On n'osa pas pousser le ridicule jusqu'à pour¬
suivre notre ami en conseil de guerre, mais,
comme un des cuirassés prenait le chemin de
Nouméa où il conduisait en exil un contingent de
On dut,
au
prisonniers de guerre, je reçus ces derniers mots :
Au moment où, pour de longs mois, je vais
quitter ces bords verdoyants de la Polynésie, qu'il
«
AUX ILES
174
ENCHANTERESSES
permis, cher ami, de vous adresser un
dernier : au revoir.
Je pars, je ne vous le cèlerai pas, la tristesse
dans le cœur, car doublement peiné je suis, non
seulement d'être captif, mais aussi d'être sans
nouvelles de vous. Je vous ai pourtant écrit, moi!...
O lecteur attentif, ne trouvez-vous pas que cette
histoire véritable enseigne bien des choses inté¬
ressantes et comporte plus d'une moralité?
me
soit
affectueux et
«
La capture
du grand chef Teraupo.
nouvelle! ... La Paix! — Te¬
raupo pris mardi matin à 4 '/2 h., au
moment où il ôtait son bonnet de nuit ! ! !
Voilà un triste réveil, qu'en dis-tu? Si,
RANDE
frottes paresseusement les yeux et
que tu t'apprêtes à descendre à ton atelier, vieux
copain, après t'être juste lavé la frimousse et es¬
suyé — par erreur — avec une taie d'oreiller (tu
t'en souviens?) — si donc on venait te mettre la
froide gueule d'un revolver sous le nez en te di¬
sant de te rendre, ou... Quelle triste figure tu fe¬
rais, cher vieux!
Mais c'est dommage de plaisanter — avec toi le
peut-on autrement? Ce pauvre Teraupo me fait
grand'pitié bien qu'il conserve un masque hau¬
tain et dédaigneux, et ne laisse voir aucun abatte¬
lorsque tu te
ment.
LA CAPTURE DU GRAND
Voici donc l'aventure.
CHEF TERAUPO
175
Depuis plus de quinze
partisans avaient été pris, soit iso¬
petits groupes de 10 ou 20 et ame¬
nés prisonniers à Uturoa où ils travaillaient à la
nouvelle route « nationale » sous la gueule char¬
gée des Lebels. La Faterehau, la grande cheffesse,
jours tous
ses
lément, soit par
avait été amenée
une
des dernières, mais elle ne
elle s'évente avec un su¬
perbe éventail à plumes blanches et trône, assise
en tailleur dans sa robe de soie noire, entourée du
respect des autres prisonnières rassemblées à la
Farehau (Hôtel-de-ville).
Seul Teraupo, sa femme et son gamin âgé de
12 ans, tenaient encore la campagne avec le fidèle
et unique Winchester, la seule arme de précision
de toutes les troupes indigènes. A peine enten¬
daient-ils du bruit qu'ils décampaient plus loin,
comme des lièvres, se nourrissant de bananes et
de fruits de mape crus. Ils ne passaient pas
deux nuits à la même place; tantôt au milieu
de la brousse épaisse, ou au fond des vallées
dans des cavernes mystérieuses à plusieurs sor¬
ties. Ils courraient encore, peut-être, si le petit
ne s'était pas fait pincer. On me dit — je ne puis
te garantir l'authenticité de ce on dit — qu'on
avait trouvé le moyen de faire causer le gosse, ou
plutôt on lui aurait dit d'appeler très fort dans la
direction présumée du repaire du chef, et à l'appel
de l'enfant on avait fini par entendre là-haut une
voix faible, comme un lointain écho qui répon-
travaille pas aux routes :
176
AUX ILES ENCHANTERESSES
dait, à la mode du pays : Hou! Hou! Dès ce mo¬
ment le malheureux chef était
perdu. Le lieute¬
B., accompagné d'un indigène nommé Terai
les Ephialtès ont été de tous les siècles et de
nant
—
tous les pays
à
— passèrent la nuit de lundi à mardi
quelque distance du dernier refuge de Teraupo.
Terai demanda
revolver, et,
au
au
lieutenant de lui confier
son
chant du cop, escorté de deux
marine, Terai apparut sou¬
soldats d'infanterie de
dain devant
Teraupo, lui planta son revolver sous
que je te le disais, et de l'autre main
brandissait un drapeau français, il lui cria : « Je
t'apporte ton maître! Si tu ne veux pas le recon¬
naître, tu es mort! » Le Winchester était hors de
la portée de la main du héros Raiatéen. Il se ren¬
le nez,
ainsi
dit. Terai courut ensuite chercher le lieutenant et
peines du monde à persuader
Teraupo de descendre dans la vallée et de se ren¬
dre au milieu des officiers français. Les négo¬
ciants anglais lui auraient fait croire qu'on le cou¬
perait en petits morceaux s'il était pris, et d'au¬
tres balivernes encore! Enfin, pâle, décharné et
tremblant, il se laissa mener au rivage où le capi¬
taine T. averti venait de débarquer. Il se pros¬
terna devant le capitaine qui le releva aussitôt cor¬
dialement en lui disant : Si je t'avais rencontré
dans la brousse, je t'aurais tué. Maintenant tu es
mon prisonnier, je te tends la main. » Un peu ras¬
suré, Teraupo, sa femme et son gamin montèrent
dans la chaloupe à vapeur du Duguay-Trouin qui
on
eut toutes les
APRÈS
les conduira
179
LA GUERRE
exil à Nouméa. En attendant, il
en
magnifiquement et sera pensionné très
probablement. Voilà bien la générosité française
envers les vaincus, mais, c'est égal, c'est triste
de voir un peuple perdre son indépendance.
est traité
X.
—
Après la
Les Himene.
UE
—
ce
guerre.
—
Fête du 14 juillet.
—
Mœurs indigènes.
soit indifférence, ou que
le réseau
de leurs nerfs soit peu développé, peutêtre aussi grâce à l'excellence de ce climat
toujours égal et de l'alimentation prin¬
cipalement végétarienne, les indigènes semblent
souffrir très peu des affections les plus graves
pour nous, et ils exhibent, le sourire aux lèvres,
des plaies purulentes, des membres déformés par
l'horrible éléphantiasis, un épiderme couvert d'écailles comme la peau d'un poisson, se contentant
de dire, en hochant la tête : tera te mai, c'est la
maladie. Ils traînent gaillardement le boulet de
la maladie avec la plus grande insouciance, sem¬
blant recourir parfois aux soins médicaux par pur
dilettantisme et lorsque le rhumatisme leur arra¬
che quelques grimaces de douleur, ils se laissent
bénévolement traiter par leurs sorciers qui leur
saignent le crâne ou bien les couvrent de pierres
brûlantes et les enfument comme des jambons
180
AUX ILES ENCHANTERESSES
pour
les faire transpirer. Ou
encore
ils vont de¬
mander des médecines
Blanc
sir de
quelconques au premier
qui possède une pharmacie, — pour le plai¬
se faire soigner à la mode
européenne, per¬
suadés que tout ce qu'on leur administre est bon
efficace, que ce soit du laudanum pur ou des
petits grains homéopathiques. Leur foi dans notre
et
science est grande, et les
guérisons se font « par la
m'en rendre compte par ce que
me
racontait un missionnaire français : ayant
trouvé les « petits grains » homéopathiques
trop
coûteux, il avait fait venir des grains d'anis en
foi
».
Je
pus
abondance et les administrait à tort et à travers,
guérissant aussi sûrement les indispositions du
les quintes de toux que lui signalaient
ses clientes à la peau brune.
Cette indifférence, ce stoïcisme inconscient, se
moment que
manifestent aussi dans le domaine moral. Si la
vie de l'indigène est si belle, si facile et si poétique
qu'on n'en a jamais vu un se suicider, si la mort
violente est une telle exception pour eux qu'elle les
remplisse d'effroi, cet effroi est passager. Passager
le souvenir des maux, passagères les blessures de
la guerre, et huit jours ne s'étaient pas écoulés de¬
puis la capture de Teraupo que la vie avait repris
pour eux son cours facile et heureux. Quelques
centaines de guerriers avaient été emmenés par
YAube pour un court exil aux Iles Marquises,
d'autres prisonniers réputés moins dangereux
avaient été affectés à la construction de nouvelles
APRÈS
LA GUERRE
181
routes et à la
réparation de celles que la brousse
tropicale envahissait de sa verdoyante suprématie,
et les filles des
avec
plaisir à
vaincus continuaient à
ceux
se
donner
qui venaient de leur ravir la
liberté et la vie des leurs.
Pendant toute la journée du 25
février, on avait
construit des fours énormes où les cochons
entiers
et les régimes de fei avaient été
empilés. La solda¬
tesque s'était réjouie avec le menu peuple, et
quand vint le soir, qui était la veille du départ du
dernier navire de guerre, les
états-majors furent
conviés à entendre les Himene.
Les Himene, ce sont les
patriotiques. Ils
ces
grands chœurs mixtes
réunissent dans les circonstan¬
donnent des concerts aux hôtes
se
solennelles et
de marque,
même quelquefois aux modestes fetii.
Dès que le soleil est couché et
que la voie lactée
resplendit entre les palmes des cocotiers qui scin¬
tillent et se balancent en cadence, des centaines de
chanteurs
femmes
se
rassemblent
en
un
vaste
cercle, les
milieu, parce qu'elles chantent le so¬
prano — plusieurs sopranos même, du plus aigu
au plus
doux; puis les hommes, depuis les ténors
jusqu'aux basses de plus en plus graves... cinq, six,
sept voix syntonisées en une harmonieuse échelle.
au
Les cercles extérieurs sont
composés de tout jeu¬
gens, de grands et solides gaillards aux pecto¬
nes
nourris qui, assis à la turque, les poings sur
hanches, se balancent alternativement de droite
gauche, de gauche à droite, exhalant deux ou
raux
les
à
182
AUX ILES ENCHANTERESSES
trois seules notes,
toujours les mêmes, et soufflant
forge les finales dont le point
d'orgue prolongé outre mesure est accompagné
d'une dernière flexion du torse dans laquelle la
face s'abaisse jusqu'au sol. Au centre même du
cercle se place le faaitoito, le directeur dont le nom
signifie : l'encourageur. Il est muni d'une baguette
qui n'a rien de semblable à la baguette d'un chef
d'orchestre, mais qui est de longues dimensions :
avec
un
un
bruit de
solide bambou dont il
se
sert, non pas pour
la mesure, mais pour chatouiller et même
frapper légèrement le chanteur dont le zèle risque
marquer
de
se
refroidir 1 Et la corvée des chanteurs, certes,
mince! Quand j'allai goûter le repos
après avoir dégusté un panier d'huîtres que le
roi » m'avait envoyé, je m'endormis bercé par
les cinq cents voix de YHimene et comme, au mi¬
lieu de la nuit d'insupportables moustiques me
n'est pas
«
forcèrent d'allumer et de transformer mon
quaire
en un
mousti¬
pavillon de chasse, les Himene al¬
toujours. Et le soleil se leva, trouvant les
chanteurs toujours accroupis en rond autour de
deux ou trois jeunes filles qui avaient ceint leurs
hanches d'une écharpe de soie et qui dansaient la
populaire upaupa, accompagnées par des voix en¬
rouées et quelques «harmonicas» à bouche, même
laient
accordéon qui était venu échouer jusque
plages lointaines. La upaupa a beaucoup
d'analogie avec la danse des Bayadères de Ceylan et ceux qui ont vu danser les petites Maurespar un
sur
ces
APRÈS
183
LA GUERRE
l'Exposition de Paris comprendront quel
rythme voluptueux et sauvage.
ques à
est le
en
La Reine de Borabora
qui s'était soumise
sans
coup férir et qui venait toucher sa pension,
arrivée avec toute sa smala partager la
la liesse de
ces
nouveaux
était
joie et la
citoyens français. Ses
satellites étaient allés dans les vallées cueillir les
oranges mûres et les empiler dans les grands bas¬
sins de bois où la fermentation
prodigieusement
rapide les avait bientôt converties
en «
vin d'oran¬
ges ».
Mais,
avec
le soleil qui se levait, le clairon du
fort sonnait le salut
lore
se
édifié
au
drapeau; le pavillon trico¬
hissait par courtes saccades
au
grand mât
la
plage et bientôt, en colonne serrée, le
fusil à l'épaule, les joyeux soldats de France défi¬
lèrent une dernière fois, plus d'un peut-être
pen¬
sur
sant à la fiancée d'« O Tahiti
couronnées de
leurs
roses
et
de
».
Les belles filles
jasmins avaient mis
se pressaient au quai
plus beaux atours et
d'embarquement. Quand le dernier canot eut
transporté à bord le dernier peloton, on entendit
des sanglots sur la rive et les mouchoirs blancs
s'agitaient... et sur le pont du croiseur plus d'un
gas regrettait le rivage de l'île de l'amour.
Une grande et brune fille, celle qu'on appelait
la folle » agitait dans ses bras un gros
poupon
blond et poussait des cris inarticulés. La malheu¬
reuse avait été, comme tant d'autres, abandonnée
l'an dernier par le soldat aimé... chaque jour elle
«
184
AUX ILES
ENCHANTERESSES
avait sondé
mée du
seaux
yeux
l'horizon, espérant apercevoir la fu¬
pahi (vaisseau) de France... mais les vais¬
n'avaient pas ramené le blond Breton aux
et la fille de Raiatea était devenue
bleus,
folle.
Si le
départ des troupes laissa bien des regrets,
plaies de la guerre furent vite, bien vite cicatri¬
sées, les cases de bambous reconstruites et l'indi¬
gène se dépêcha de planter de la vanille et de
les
cueillir le
coffres
en
coco
pour repourvoir ses
camphrier, d'étoffes
foyers de beaux
de soie, de dentelles
et de
machines à coudre. Les
troupiers avaient
brisé à coups de crosse toutes
celles qu'ils avaient
trouvées dans les cases abandonnées à
la hâte! Et
c'était navrant
humiliant de rencontrer, gisant
parmi les gracieuses fougères et les tiares embau¬
mées, ces carcasses rouillées... seul
vestige de nos
et
inventions merveilleuses dont
beaucoup compli¬
quent notre vie et
en nous
rendant le confort in¬
dispensable diminuent notre possibilité de bon¬
heur. Et je ne puis, pensant à ces
populations que
j'ai aimées et qui sont souverainement aimables,
retenir l'expression de
profond regret pour tout
ce
que notre civilisation leur a apporté de mau¬
vais, de destructeur!... Ah! ces hideuses bouteilles
d'absinthe où s'étale la croix helvétique,
qui trô¬
nent sur la planche de
l'estaminet en plein vent
du Chinois
ou
de l'Américain!
Pendant que là-bas, dans le vaste
Empire de la
jaune, une sourde et croissante exaspération
i-ace
APRÈS
LA GUERRE
185
couve sous
le masque
impénétrable de l'homme à
préparant les terribles représailles de l'a¬
venir, le bon peuple brun de la
Polynésie, race
la natte,
enfantine
nous
et
douce,
singe dans
d'extérieur.
brutalité
nous
admire,
nous
aime et
ce
que nous avons de futile et
Et il oublie du jour au
lendemain la
et la
cupidité de
notre
politique.
ANNÉE même où Raiatea
perdit son in¬
dépendance, la fête française du 14 juil¬
let fut célébrée
avec
un
vrai enthou¬
siasme.
Uturoa que
sa
situation
centrale, son port im¬
abriter toutes les flottes du
monde,
excellentes passes avait
désignée à l'attention
mense pouvant
ses
des
missionnaires anglais qui y avaient fixé leur
résidence dès 1825, Uturoa était
devenue la ca¬
pitale, le centre, le cerveau des îles. A
part quel¬
ques cases indigènes clairsemées sous
les man¬
guiers
et les arbres à
pain, quelques boutiques de
américains, allemands ou chinois, le
cerveau »
comprenait le fort, la caserne, la rési¬
dence du gouverneur
français, le « palais » du
grand chef (le vice-roi) le palais de la
mission
anglaise, l'Ecole et le Temple, le tout compris dans
un quadrilatère
entre la base du
Tapioi, un ancien
volcan, et la plage sablonneuse où les tourlourous
régnaient en maîtres. Au milieu de ce
rectangle on
marchands
«
186
AUX ILES
ENCHANTERESSES
avait édifié de vastes
barraques, de
quets de burciii (hibiscus)
pandanus
et
simples pi¬
supportant des toits de
pouvant abriter toute la
valide de l'île. Il
y avait
population
cinq barraques,
une pour
chaque district, et là-dessous grouillait la foule
bigarrée dans un mêli-mêlo
pittoresque de corps
presque nus, étendus sur des nattes.
Chaque fa¬
mille avait apporté tout son
mobilier consistant en
un bahut de bois
précieux, des nattes, des tifaifai
et des turua
(oreillers). Les
gues
peintes
innombrables piro¬
minium étaient
rangées sur la
plage; une branche de niau (feuille de
cocotier)
fixée à l'avant des canots
préservait leur contenu
au
de toute effraction
du
possible; c'était le signe sacré
tabou, porte-respect plus efficace que les lois
et les
gendarmes. Du reste, les lois relatives aux
étaient suspendues pour huit
jours... et
chacun pouvait s'en donner à
cœur joie.
Les pirogues étaient
pleines de victuailles et les
mœurs
plus appétissants poe et pia emplissaient les
petits
paniers en feuillage tressé. Des coqs aux
longs
er¬
gots avaient été amenés nombreux
pour les com¬
bats chers aux habitants de ces
îles comme aux
Belges modernes. Dans les beaux bahuts, les robes
de mousseline
blanche, les chapeaux canotiers aux
larges ailes, tout enrubanés et tressés des plus
fines pailles de canne à sucre et de
bambou des¬
sinant des dessins
géométriques réguliers. Dans de
petits paniers également tressés, les fleurs de tiare
attendaient à l'abri du soleil de
parer les noires
APRÈS
187
LA GUERRE
chevelures, et les
cocos
étaient suspendus
par
vidés de leur amande
paires
aux poutrelles et
remplis du meilleur monoi (parfum). Les pa¬
reil
rouges ou bleus à larges ramages blancs,
étendus ici et là, protégeaient pour la forme contre
les
mis
regards indiscrets des voisins. Tout était per¬
: c'était le 14 juillet, arearea a
Farani, la fête
de la France!
La veille
c'est-à-dire
blés
en
ron
du
au
soir, grande retraite
aux
flambeaux,
(bambous cassés et assem¬
torche). L'orchestre se composait du clai¬
aux
rama
fort, d'une flûte et de quelques tambours,
les
mais leurs faibles accords étaient couverts par
beuglements sauvages des jeunes gens — on eût
pu croire qu'ils étaient allé chercher leur inspiralion
sur
les boulevards même,
Le gouvernement
avait fait afficher un pro¬
très alléchant qui comportait des courses,
des jeux et des Himene avec de nombreux prix en
espèces.
Un jury de onze membres comprenait les sept
chefs principaux et les « autorités » blanches. De
la vérandah du « palais royal », la vue était tout
à fait pittoresque et amusante. Plus de mille chan¬
teurs, répartis en cinq groupes s'étaient installés
sur la vaste pelouse, toujours assis en cercles con¬
centriques : c'étaient les Himene d'Uturoa, de Tevaitoa, d'Opoa et des deux divisions de Tahaa. Les
prix offerts avaient excité l'émulation et la tenue
des chanteurs était irréprochable. On avait peine
gramme
188
à
se
nes
AUX ILES ENCHANTERESSES
croire à si peu de temps de la guerre. Les jeu¬
femmes étaient presque toutes en robe de
mousseline blanche;
les femmes âgées en soie
noire; les hommes,
volontiers
une
en pareu tout neuf, arboraient
belle chemise empesée dont les pans
battaient leurs jambes nues. Les directeurs, les
faaitoito étaient superbes. Moehonu (la tortue per¬
due) dirigeait l'Himene d'Uturoa, vêtu d'un com¬
plet noir, genre redingote, ceint d'un large ruban
tricolore. Il n'avait pas, pour prix de son adhésion
bénévole à la nationalité française, reçu le ruban
de la Légion d'honneur. Il s'était décoré lui-même;
une large plaque, où des fleurs en
paille tressées
imitaient les médailles et les croix, étincelait sur
sa
poitrine et il en paraissait aussi fier et aussi
titulaires de la Croix, Tavana, l'ex-
satisfait que les
vice-roi, et la Reine de Borabora.
Lorsque les onze membres du jury eurent pris
place dans les rocking-chairs qu'on leur avait ré¬
servés
sur
la vérandah, il se leva, salua en soule¬
vant la couronne de
paille tressée qui ceignait ses
cheveux frisés et prononça ces mots, en français :
Salut aux Autorités! Salut au Comité! Il avait
dû
joliment
bles,
car on
voyelle
«
turbiner
» pour
retenir
ces
six
voca¬
sait que nos consonnes, ainsi que notre
n'entrent
pas dans le vocabulaire du Ta¬
particulier, lui paraît difficile à pro¬
noncer, et cependant, le bon Moehona, la « tortue
perdue », en fourra un supplémentaire et pro¬
nonça avec le sérieux le plus imperturbable : Salut
u
hiti en; le s, en
APRES LA GUERRE
aux
Ausorités! Salut
au
fomité!
189
(Ce dernier
mot
parfaitement conforme à la prononciation tahilienne qui remplace nos c par un t, et transforme
République en Repupilita.)
Ayant fait une profonde révérence, il compta
:
Une, deux, trois! et le grand Himene d'Uturoa
commença
sa
France et du
thème
les
louanges de la
gouvernement formaient le
obligé.
Mais
l'Himene
d'Uturoa était « de la
Les gens de Tevaitoa, oublieux du
bière
».
sacre
dans le
à leurs
fossé,
nouveaux
beaucoup plus
dans
cantate dont
nouveau
en
voulant
petite
mas¬
rendre
agréables
maîtres, avaient fait les choses
grand. Puisant leur inspiration
ou
se
l'actualité, ils avaient confectionné
pi¬
balancier, et l'avait baptisée
«
Duguay-Trouin ». Sur la plateforme qui sur¬
montait la dite pirogue se tenait, majestueux,
campé dans une défroque de lieutenant de vais¬
seau
authentique, le plus bel indigène de l'île,
Tupaia, le meilleur chanteur aussi. Une hélice en
fer-blanc, un gouvernail, un éperon à la proue,
une passerelle, des mâts avec des lanternes véni¬
tiennes pour simuler les projecteurs électriques,
rien n'avait été épargné pour rendre l'allusion, si¬
non l'illusion,
complète. Dernier, ultime raffine¬
ment, on avait placé dans la panse du bateau une
une
rogue monstre, sans
marmite
avec
des charbons rouges recouverts de
bois vert et de
feuillage, et la fumée s'échappait
par un modeste tuyau de
cheminée rouillé.
190
AUX ILES ENCHANTERESSES
Tupaia tenait à la main un long bambou re¬
présentant une longue-vue marine avec laquelle il
inspectait gravement l'horizon; à son côté pendait
vrai sabre d'officier. Tout
un
vêtu de blanc
avec
des rubans
son
Himene étail
roses aux
des femmes, des rubans rouges
à
ceux
chapeaux
des hom¬
mes.
Irréprochable, le chœur entonna :
«
Faa hana hana na'e tatou i te Hau
lita...
Repupi-
»
gouvernement de la Républiqueprélude paraphrasé en trois couplets fut
achevé par un triple hourrah! et l'épopée débuta
par la parodie du bombardement de l'île de Tahaa.
Ce couplet d'abord comme présentation :
C'est nous les gens de Tevaitoa,
Gloire
au
Ce
«
Montés
Nous
Notre
sur ce
sommes
navire de guerre
à la fête de juillet!
venus
gouvernement est perdu!
C'est maintenant le gouvernement
de
[la France.
Puis les solistes
se
»
répondirent et le chœur ré¬
pliqua. Des poum! poum! clamés par trois cents
pendant que Tu¬
paia brandissait son sabre de commandement dans
voix imitèrent les éclats des obus
la direction de Tahaa.
couplet sur le mode lyrique clôtura
production de l'Himene :
Ah! quelle terre charmante que Raiatea!
C'est une fleur dans le jardin de la France!
Un dernier
la
«
APRÈS
Et c'est la France
191
LA GUERRE
qui la
gouverne
à jamais!
Tarara, tara, tarara tara, rara o te Hau
[Farani e!
Ce
qu'il
y
»
avait de plus original, c'est que les
adultes avaient retenu des airs de chants
d'école et
adaptés avec bonheur à leurs créations
épiques, ne modifiant guère que la mesure, et le
rythme qui est plus vif, plus saccadé et souvent
totalement différent du rythme européen. Ainsi au
les avaient
beau milieu de
un
mélodies sauvages s'élevait comme
« Chantons, chantons en¬
souffle vernal l'air de
semble, la jeunesse et les fleurs. »
Les voix de Tevaitoa s'étaient tues et
silence
ce
fut
un
plein de murmures approbateurs. Il était
difficile de lutter avec de tels concurrents.
gens d'Opoa-lci-Sainte, faute d'un type
superbe à exhiber avaient imaginé un immense
parasol rouge, blanc et bleu, fiché au centre du
groupe. Pendant que les chœurs éclataient, deux
ou trois pantins tournaient un petit treuil et le
parasol s'ouvrait par saccades et couvrait de son
ombre tout le clan. L'inspiration lyrique manquait
évidemment, et les pantins finirent par une
upaupa frénétique.
Les groupes de Tahaa furent banals et manquè¬
rent d'enthousiasme. Ce fut toujours Tahaa qui
opposa les plus fortes têtes à l'invasion étrangère,
Les
et les fortes têtes
étaient
en
exil.
Le moment solennel arriva. A
voix
«
blanches
»
l'unanimité, les
prix à Te-
décernèrent le 1er
192
AUX ILES ENCHANTERESSES
vaitoa. Mais les sept
chefs, soit patriotique dépit,
soit
jalousie ou basse flatterie, ne lui décernèrent
le 3me prix. Le 1er alla à Uturoa.
Ceci montre bien la valeur des jurys artistiques,
qu'ils fonctionnent aux antipodes ou chez nous.
Ce sont généralement des considérations étran¬
gères à l'art pur qui l'emportent au détriment des
artistes véritables. La justice humaine n'est sou¬
vent que la parodie de l'éternelle justice qui règle
les lois naturelles et se charge elle-même de réta¬
blir l'équilibre par ses compensations souvent mé¬
connues, mais toujours existantes.
Le programme des fêtes comportait aussi des
courses de chevaux qui eurent lieu sur la
plage, à
que
six heures du matin, à cause de la marée basse.
Les chevaux n'avaient l'eau
qu'à la cheville et
superbe fantasia où les noirs jockeys
presque nus faisaient bondir leurs vaillants cour¬
siers par la simple excitation vocale. Galopant
sans selle, le bruyant escadron éclaboussait à cent
c'était
une
mètres à la ronde.
Des
courses
de
sacs
imaginées
par
des officiers
français furent très bien comprises et amusèrent
fort les
indigènes.
Mais le clou des divertissements fut le
jeu na¬
excellence : le lancer de la patia. La
patia est une lancé en bois léger, de 1 m. 20 de
long, terminée par une pointe de fer. Le but, un
coco fiché sur un piquet à quarante mètres. Deux
cents lances partent dans l'espace d'une minute et
tional par
APRÈS
LA GUERRE
195
indigènes sait toujours qui a tou¬
ché. On entend: O Tihoni, o Mandai, c'est Tihoni,
c'est Marulai, etc., et le joueur court rechercher sa
l'œil exercé des
lance à
peine il l'a lancée. Il
n'arriva cependant
chaque « touché » avait
à une piastre, mais on fut obligé d'arrêter
le jeu, les munitions s'épuisant trop vite
sac aux piastres.
les Blancs et les Chefs, la fête se termina
accident. Le prix de
aucun
été fixé
bientôt
dans le
Pour
grand dîner à la Résidence. La carte d'invi¬
portait l'aimable et bienvenue mention :
en blanc. Ceux qui ont dû endosser la redingote à
des repas officiels sous le ciel des tropiques com¬
prendront combien la délicate attention fut ap¬
par un
tation
préciée.
peuple, les maserfs) comme on
les appelait autrefois, ils s'en donnèrent à cœur
joie de chanter leurs himene et de danser la
upaupa pendant deux ou trois jours, après quoi le
silence le plus parfait régna sur ces lieux aimables
et l'on ne vit plus que des corps bruns étendus
Quant aux indigènes du menu
nahune
sous
(sortes de manants ou de
l'auvent des
vérandahs ombreuses.
196
AUX ILES ENCHANTERESSES
E serais
cependant ingrat en ne mention¬
le repas pantagruélique offert
le jour suivant par le vice-roi, Tavana,
qui, attendant ses hôtes au haut du
grand escalier, avait trouvé bon d'exhiber à quel¬
ques pas de lui un certain ustensile dont les civi¬
nant pas
lisés
se
servent la nuit. Il entendait montrer par
là à
quel point le contact avec les Blancs avait af¬
ses usages et, s'il ne se mouchait pas dans le
ruban trop étroit de la Légion d'honneur, ses
doigts servaient cependant à cet usage civil et
finé
honnête et
le
nous
les
verrons
tout à l'heure saisir
poisson et déchiqueter les os de poulet. L'his¬
ne nous apprend-elle pas que les rois de
France, avant Henri IV, ne connaissaient pas l'u¬
sage du mouchoir de poche?
Le repas, je l'ai dit, fut plantureux. Je fus placé
entre la femme de Tavana et une grande cheffesse
sourde comme une roche. On servit par malice un
poisson fameux, dont le goût exquis invite à y re¬
venir, mais qui procure, quelques heures après son
ingestion dans l'intestin, de terribles coliques. Ma
voisine de gauche me dit quelques mots en tahitien, me priant de n'y pas toucher, mais de goûter
d'un autre poisson, « meilleur », disait-elle. Ma
voisine de droite avait son assiette chargée, sur¬
chargée de homard, de porc et de taro. Je lui de¬
mandai, ignorant sa surdité, pourquoi elle ne man¬
geait pas. Elle comprit que je convoitais ses portoire
APRÈS LA GUERRE
197
gracieusement, d'un revers de sa noble
assiette, au lieu de
les faire passer... dans le panier en feuilles de co¬
cotier tressées que la plupart des convives avaient
installé qui sous ses jupes, qui sous sa veste, afin
de faire profiter la famille!
J'allais oublier de dire, pour compléter la phy¬
sionomie de mes aimables voisines, qu'elles étaient
énormes, ce qui, dans ce pays, est considéré
comme un signe de beauté. Vahine poria (femme
tions et
main, les fit passer sur mon
grasse) est
synonyme
de vahine nehenehe
(belle
femme). Et puis, un dernier trait les concernant :
quand elles avaient beaucoup mangé, trop mangé,
elles disaient : Paia vau, je suis pleine, et elles s'en
allaient sur la vérandah pratiquer l'opération dont
l'histoire prête l'invention à l'empereur Vitellius,
quittes à rentrer ensuite et à continuer le festin in¬
terrompu. J'eusse manqué à la fidélité de mon
récit si je n'eusse mentionné certains côtés réa¬
listes qui constituent l'ombre au tableau des re¬
lations qu'on peut avoir avec ces peuples en¬
fants. Heureusement que les Tahitiens n'ont au¬
cune répugnance pour l'eau pure; non seulement
ils se baignent presque journellement, mais ils se
lavent les mains avant et après les repas, et souvent
dans des petits bassins de bois de rose, de miro. Ils
emploient peut-être avec excès le monoi (huile de
coco parfumée) et les belles chevelures luisantes
trop souvent sont habitées. Cela donne lieu à des
scènes cynégétiques et gastronomiques où deux
198
AUX ILES
ENCHANTERESSES
jouent le rôle des singes dans les ména¬
geries. Cette particularité ajoutée à la faculté préactrices
ne témoigne-t-elle pas suf¬
descendons directement du
singe? C'est du moins ainsi que mon esprit sim¬
pliste et peu scientifique se plaît à l'imaginer. Et
pourquoi pas? Cette théorie-là pourrait consoler
hensive du gros
orteil
fisamment que nous
bien des gens.
XI.
—
Le dimanche
indigène.
subsiste encore chez le
qui aime à s'amuser comme
ses pères, il n'en observe pas moins, un
sabbat solennel, le tapati, le dimanche
des Anglais. Le plis est pris, et bien pris, et les
seuls péchés qui se prennent au tragique ici sont
les crimes de « lèse-dimanche ». Gare à celui ou à
celle qui ne fréquente pas tous les cultes inscrits
au tableau : celui du petit matin, présidé par un
diacre indigène; l'école du dimanche que les pa¬
rents suivent derrière le dos des enfants; la
le vieil homme
Tahitien
«
grand'messe
des
«
sœurs »
du dimanche
de 10 heures à midi; l'assemblée
h. 1h; la re-école
entre cette dernière et le culte de
»
de midi et demi à 1
l'après-midi qui clôture vers 4 heures la liste des
les mois 4 à 7
heures de récitations de versets bibliques en sus de
ce programme chargé, et comme grande, imposante
cérémonies officielles. Ajoutez-y tous
V
INDIGÈNE
199
religieuse annuelle, la «
Fête des Mis¬
LE DIMANCHE
et
seule fête
sions
»
qui
a
lieu au mois de mai et s'appelle aussi
Celle-ci n'a rien de commun avec
Marie; c'est simplement la « chauffe »
la Fête de Mai.
les Fêtes de
pour
la collecte des piastres,
la collecte elle-même
proclamation publique de la générosité plus
ou moins forcée d'un chacun. En cette solennelle
occurence, un tapis vert recouvre la « table de
communion ». Le missionnaire auréolé de tous ses
diacres » siège derrière le tapis vert sur lequel
chaque membre d'église, chaque etaretia, répon¬
dant à l'appel nominal, vient déposer son offrande
à la Société des missions. D'un geste large et sou¬
vent dédaigneux, le donateur lance ses piastres ou
ses shillings qui rebondissent sur le tapis, et si
l'offrande en vaut à ses yeux la peine, le mission¬
naire la récompense d'une poignée de mains bien
sentie et l'heureux etaretia, fortifié, s'en retourne
et la
«
fièrement à son banc.
Mais
qu'il
ne
s'avise pas de garder sa
cigarette à
pastoral, accroupi
qu'il est devant sa modeste chaumière... et que per¬
sonne ne vienne colporter aux oreilles du berger
les peccadilles vraies ou fausses des jeunes ouailles
féminines. Ce sont là cas pendables; la suspension
du titre honorifique de membre d'Eglise peut
frapper à l'improviste le délinquant, qui doit se
la bouche en
répondant au salut
hâter de faire
amende honorable.
C'est ainsi que
créé
une
les missionnaires
forte discipline que
Anglais ont
leurs successeurs
200
AUX ILES ENCHANTERESSES
Français ont plus
ou
moins continuée selon leur
tempérament.
Les temples protestants — je ne parle pas des
églises catholiques qui n'existent aux Iles-sous-leVent que depuis 1910 — sont de grandes bâtisses
en planches de pitchpin percées de fenêtres va¬
guement gothiques et couvertes de toits en punu.
Une grosse cloche suspendue à la branche du ta-
(callophyllum) voisin retentit chaque di¬
sous les coups d'un battoir dont le pré¬
posé à cette importante fonction la frappe de l'ex¬
manu
manche
térieur,
ce
qui lui fait rendre des sons haletants et
plaintifs.
haute estrade
trône la
chaire du pasteur, Yoromelua; les diacres s'as¬
seyent dans l'hémicycle. Des petites cabines à
droite et à gauche sont réservées aux autorités
blanches et le peuple auditeur est installé sur des
bancs à dossier qui occupent tout le parterre
comme dans une salle de conférence à laquelle
ces temples font penser. De nombreuses portes y
donnent accès de tous côtés et restent continuelle¬
ment ouvertes. Ceci facilite la ventilation et les
évolutions des auditeurs, car ils ne se croient pas,
mais pas du tout tenus à rester tout le temps figés
inconfortablement sur des planches immobiles.
La masse grouillante des enfants est entassée
sur les premiers bancs. Les adultes pêle-mêle en
Le chœur y est
semi-circulaire
au
occupé
centre
arrière, divisés par pupu
par une
de laquelle
(sections) qui chantent
LE DIMANCHE
à tour de rôle les himene
pruntés
aux
INDIGÈNE
201
religieux, la plupart em¬
hymnes religieux britanniques adap¬
(d'où leur nom qui est une
tés à la mode du pays
corruption du
nom
anglais).
Le costume national, le
pas
modeste pareu, n'est
de mise au temple. Selon la
fantaisie indivi¬
chemise flot¬
duelle, les plus humbles portent une
vieille redingote
par-dessus la chemise; quelques-uns des pantalons
sous ou sur le pareu. Ceux qui sont très chics ar¬
rivent en bottines et s'empressent de les enlever
et de les poser à côté d'eux sur le banc. Ceux qui
sont encore plus chics couvrent leur tête d'un
vieux couvre-chef européen ou américain, cas¬
quette de matelot ou haut de forme cocasse et dé¬
modé. Un individu gravement coiffé d'un huitreflet antique ne redoute pas de se montrer avec
une longue chemise qui lui bat les mollets... et
tante; d'autres une veste ou une
chacun d'admirer!
plus gracieusement vêtues. Le
religieux est l'occasion d'exhiber les toi¬
lettes neuves, toujours pleines de goût, voire même
de richesse. La robe « empire », retenue sous l'ais¬
selle, laisse deviner de superbes poitrines sous les
dentelles et les rubans qui s'entassent aux épaules.
Les femmes sont
service
Les
coquets canotiers à larges ailes affectent toutes
décoration que permet la paille tres¬
les formes de
sée et s'ornent de couronnes
Au
imitant la fleur, spé¬
tiare.
commencement de l'office, l'auditoire est
cialement la rose et le
202
AUX ILES ENCHANTERESSES
assez
encore
attentif.
Quelques commères commentent
à voix basse la toilette de la voisine ou de
femme du pasteur
la
qui doit exhiber au moins six
pieds de traîne pour « tenir son rang ».
Les plus assidus d'entre les hommes suivent les
citations bibliques dans le Saint-Livre et prennent
des notes sur des bouts de papier pour pouvoir à
leur tour commenter les discours entendus.
Plus d'un
«
pilier d'église
»
dort à poings fer¬
pendant
més dès le commencement du sermon,
les diacres surveillants maintiennent la dis¬
cipline parmi la jeunesse au moyen de longues ba¬
guettes de bois blanc qu'ils manient à tour de bras.
Quelquefois un aiu (bébé), effrayé par la ba¬
guette, fait entendre des cris déchirants; ou bien
c'est un chien qui s'est introduit subrepticement
sous les bancs et qu'un coup de pied inattendu
fait bondir en hurlant. Dans les recoins ombreux,
les mères allaitent leurs nourrissons, et, dès que
que
le
sermon
s'allonge quelque peu, c'est un va et
fatigués qui roulent une ciga¬
près d'une porte, en tirent quelques bouffées
et la passent au voisin avant de rentrer.
Les diacres ne jouent pas seulement le rôle de
croquemitaine; ils sont souvent appelés à prendre
la parole et, à tour de rôle, ils lisent les saints pas¬
sages avant le sermon, tels nos instituteurs de vil¬
lages.
Il y avait alors à Uturoa un brave diacre qui ne
savait ni lire ni écrire, ce qui constitue une très
vient d'auditeurs
rette
visite a
rare
exception
l'école d'avera
203
ceci dit à la louange des Tahi-
—
tiens.
Tamore, c'était son nom, possédait une
petite femme aux yeux pétillants d'intelligence.
Mais
il les apprenait
par cœur. Quand son tour arrivait, il montait sur
l'hémicycle, ouvrait gravement la Bible et faisait
semblant de lire, tournant les feuillets au bon en¬
droit. Tamore ne devait pas avoir de nerfs, car on
ne le vit jamais rester à court. Quel licencié en
théologie pourrait en dire autant? Il est vrai que le
cerveau tahitien est vierge de toute science et que,
cire molle, il garde indélébile toutes les empreintes
nouvelles qui s'y fixent automatiquement. Allons
donc, si vous le voulez bien, visiter une école indi¬
Celle-ci lui lisait les passages et
gène.
XII.
—
Visite à l'école d'Avéra.
N matin de mars, peu
de temps après la
guerre. Les gens étaient enfin retournés
sur leurs terres dont les soldats de Te-
avaient depuis dix ans défendu
partisans de la France. Les en¬
fants avaient suivi; l'école principale d'Uturoa s'é¬
tait dégorgée de son trop plein et une centaine au
moins s'étaient groupés à Avéra autour d'un demiblanc de 17 ans, l'instituteur Riddell.
raupo
l'accès à tous les
204
AUX ILES ENCHANTERESSES
Montés
au
lever du soleil
sur
notre
petite balei¬
nière que nous avions baptisée « la Vaudoise », il
fallut deux heures à nos quatre rameurs pour at¬
teindre le
village
:
le vent debout nous empêchait
de mettre à la voile. Le
trajet était délicieux; nous
coupions de charmantes baies fraîches et ver¬
doyantes où les ruisseaux serpentaient à l'ombre
des gigantesques mape, et naviguant sur les hautsfonds, c'était une joie de contempler les teintes des
coraux et les ébats des poissons multicolores, aux
formes fantaisistes. Des pieuvres quelquefois al¬
longeaient leurs tentacules et nos rameurs s'amu¬
saient à les taquiner au passage. Quelquefois l'un
d'eux sautait à la
oursin,
crabe
pour ramasser un
superbe
le rivage la carapace vide d'un
d'une langouste qui avait choisi l'endroit
ou
ou
mer
sur
pour y changer de vêtement.
Vers huit heures nous étions devant les cases
toutes neuves
ses
ruines. Ce
d'Avéra qui
s'était déjà relevée de
joli village est bâti au pied d'une
colline couronnée d'arbres à fer
semblables à de
gracieux cyprès. L'ex-reine, toujours entourée de
l'antique respect, nous fit les honneurs de sa case
immaculée où
fines pour
nous
nous
assîmes
sur
des nattes
échanger quelques propos que Riddell
déguster quelques superbes ana¬
traduisit et pour
nas.
Puis, escortés de la reine, nous nous rendîmes à
Celle-ci était d'une simplicité
la maison d'école.
préhistorique : quatre pieux, surmontés d'un
toit
visite a
l'école d'avera
205
plantés dans la terre battue recouverte
pieux des bambous alignés
et serrés, ménageant une seule ouverture par la¬
quelle se faisait le va-et-vient.
Dans l'enceinte, soixante-quinze élèves parmi
de chaume,
de foin séché. Entre les
lesquelles de plantureuses filles qui jetaient leur
cigarette avant d'entrer, et de non moins plantu¬
reuses nourrices qui allaitaient de nombreux élè¬
ves en herbe. Les garçons étaient rangés à droite;
les filles à gauche, tous assis en tailleur. Riddell,
une longue baguette à la main, glapissait de brefs
commandements (d'une voix de stentor), et dans
l'intention d'éblouir son monde, il s'adressait à
deux ou trois anciens élèves des écoles de Tahiti
en ces lieux avec
voix furibonde :
égarés
—
Et
Combien y
un
fort
en
lui, et il leur criait, d'une
a-t-il de nombres en français?
thème, genre Tete ou Monte, ré¬
pondait
—
:
Il y a
deux nombres : le
masculin et le fé¬
minin!
—
C'est bien! exclamait Riddell; et se
vers un
—
—
tournant
autre :
Qu'est-ce qu'un lac?
Un lac est
une
étendue de terre entourée
d'eau de tous côtés!
trois puits de science exhibés, Rid¬
dell cracha violemment entre les bambous de la
Ces deux
ou
muraille... tant
dehors.
pis
pour
les curieux entassés au-
AUX ILES
206
ENCHANTERESSES
Ayant ainsi repris son aplomb, il m'avoua que
presque tout le reste n'ayant jamais entendu un
seul mot de français, et étant là depuis huit jours...
ne savait rien! Je m'en doutais et m'en réjouis en
pensant à l'Ecole idéale qu'il y avait là : des cer¬
veaux tout neufs, des intelligences très vives, un
violent désir d'apprendre, et une docilité à toute
épreuve, comme j'eus
dans toutes les
toujours lieu de le constater
écoles de ces îles.
de bonne volonté que de
science, quoiqu'il parlât joliment le français, avait
institué toute une hiérarchie dans son école, ce qui
le fit bien noter en un pays où l'amour de la cas¬
quette de fonctionnaire est poussé au suprême
Riddell, plus plein
degré.
Les
«
forts
thème » de Tahiti étaient presque
Et deux ou trois « ânes » de l'école
en
des vices-rois.
naissante d'Uturoa
des moniteurs tout
échoués en ces lieux, faisaient
à fait selects. L'un d'eux, Rcii-
dernier de sa classe à Uturoa, brillait
étoile de première grandeur. Mais
Raitetumu était le fils authentique du vrai roi de
tout le pays, Tahitoe, le géant Tahitoe qui passait
souvent le soir en état d'ébriété devant ma case et
me criait jovialement son : « la orana Huteni ».
Tahitoe avait été renversé par les chefs hostiles à
tetumu, le
comme
une
la France et son
plus noire
dévouement avait été
ingratitude. Il n'était plus
payé de la
qu'un simple
citoyen, et cependant... chacun avait conscience
de son haut rang et Raitetumu était obéi comme
visite a
un
monarque
l'école d'avera
207
absolu. Ce gamin armé d'une longue
baguette faisait manœuvrer sa division comme un
escadron prussien et alignait les filles à la récréa¬
tion pour les passer en une revue solennelle —
avant de leur donner la clef des champs.
je m'amusai à tracer à la craie
l'unique tableau noir divertirent autant les
Les dessins que
sur
parents que les enfants et les exclamations pleuvaient, toujours justes et originales.
Heureux ceux qui auront le goût, la vocation de
quitter les contrées aux longs hivers et qui feront
voile vers les plages polynésiennes dans le but
d'entreprendre l'éducation et la métamorphose de
ce
peuple enfant. Le zèle, la bonne
moire admirable et les dons
de la moyenne
volonté, la mé¬
intellectuels au-dessus
qui sont l'apanage des petits
Tahi-
paradis pour les
maîtres aussi bien que pour les écoliers. Et l'on
comprend tout le parti que pourront en tirer ceux
qui entreprendront la noble tâche d'essayer de
contrebalancer les influences pernicieuses de
notre civilisation et, pour employer une image
puissante, chercheront à « vaincre le mal par le
bien ». Les Polynésiens ne sont pas fatalement
condamnés à disparaître de la surface du globe.
Si, faute d'une langue écrite, les traditions, la
mythologie poétique, les grandes épopées populai¬
res se perdent déjà plus ou moins dans le fatal
oubli, les générations nouvelles pourraient faire de
leurs îles des séjours plus beaux, plus esthétiques
tiens font de leurs écoles des
208
et
AUX ILES ENCHANTERESSES
plus paisibles, et ajoutant les beautés de la vie
sociale à celles de la nature, les rendre absolument
dignes du
nom
XIII.
d'«enchanteresses
—
».
Au Marne de Tevaitoa.
'TiiMiililTNjl ARAEHAU, beau garçon aux cheveux
frisés qui cumulait les fonctions de por¬
teur d'eau, de pourvoyeur de vivres et
de pilote de la «Vaudoise», m'apporta
un matin une énorme et
splendide tortue qu'il te¬
nait par les deux pattes de devant, renversée sur
son
propre
cœur
dos. La pitié n'existe
de l'enfant
polynésien
plus dans le
dans celui de
pas
que
l'enfant du Blanc, il faut le dire, et même un cer¬
tain fond de
sauvagerie, le plaisir de voir couler le
sang des victimes se manifeste en mainte occasion.
Il n'y a pas de petit gosse qui n'élève un coq pour
le combat, et quand il s'agit de sacrifier la vo¬
latile malheureuse pour le besoin de la cuisine,
le tour est vite joué : une plume arrachée à la
queue est lestement plantée dans la nuque du bi¬
pède qui gigote un moment sur le sol et fait des
sauts incohérents, à la grande joie du cercle des
spectateurs. Maraehau s'arma d'un éclat de bam¬
bou aussi tranchant qu'un rasoir (le rasoir anti¬
que, du reste), l'appointit et le plongea dans le
cœur du pauvre chélonien qui se mit à remuer pat-
AU MARAE DE TEVAITOA
209
tes, queue, tête, comme un jouet mécanique, pour
le bonheur des gosses assemblés. Mais
Pepe, la
cuisinière,
une
fille de cœur, apporta un grand
coutelas et coupa la tête de l'animal. Cependant
les mouvements des membres continuèrent encore
jusqu'à
qu'ils eussent été séparés du tronc. Pepe
la chair pour préparer une véritable
turtle-soup, et je songeai à conserver la carapace.
J'en étais à me demander par quel moyen, les an¬
tiseptiques me faisant défaut, quand mon fetii
arriva et, sans mot dire, saisit la superbe écaille et
la suspendit par une cordelette d'écorce aux bran¬
s'en fut
ce
avec
ches énormes d'un tamanu voisin. « Comme les
victimes humaines des temps du paganisme, » ditil enfin. Des légions de fourmis ne tardèrent
pas
à affluer
en
longues
le succulent
sur
et s'attablèrent
La carapace fut abso¬
caravanes
morceau.
lument
nettoyée en 4 ou 5 jours, non sans avoir
répandu, sous l'influence du soleil tropical, des
effluves plus ou moins nidoreuses.
Les grands-parents de mon fetii avaient certai¬
nement été spectateurs des sacrifices humains, et
bien que le souvenir s'en effaçât presque
complè¬
tement dans la génération contemporaine, je cher¬
chai à en entendre quelques échos et
proposai à
mon
fetii de
dire
me mener au
Marae de Tavaitoa et de
qu'il savait.
lendemain, au lever du soleil, la plage reten¬
tissait de cris joyeux. Les fillettes du village cou¬
raient sur le sable et ramassaient à plein chapeau
me
ce
Le
14
210
AUX ILES ENCHANTERESSES
petits mollusques aux deux ailerons
pâle, s'offrant comme des voiles au souffle de
les nautilus,
bleu
l'alizé. Ils
atterrissaient, tels
des messagers du
printemps, et les noires chevelures se paraient
leurs ailes enfilées en couronnes légères.
Pendant que mon
de
fetii et Teipo partaient dans
grande pirogue rouge, j'enfourchai un de mes
chevaux, Tell, Maraehau suivant sur Ne y1 et
Maitu sur son poney de Rimatara — car mon fetii
la
piloter une goélette aux Iles
avait ramené la plus belle femme
étant allé
en
Australes,
et la plus
jolie jument.
longer la plage et de chas¬
atteignîmes bientôt la vaste
Notre dessein était de
ser
route. Nous
en
mare
de
Mara,
mare
profonde, au fond
peu
bourbeux et mouvant, où les
jusqu'aux genoux. Nous les
tiers et
nous
chevaux en avaient
attachâmes aux coco¬
faufilâmes comme des Indiens
Peaux-
derrière les buissons d'hibiscus aux fleurs
purpurines. Pas moyen cependant d'échapper aux
yeux perçants des bécassines, leurs sifflements
stridents donnèrent l'éveil et elles disparurent
comme des flèches. Les canards sauvages, plus
rouges
lourds et la tête enfouie dans
la vase en quête des
mollusques se laissèrent surprendre par le premier
coup de feu et je pus lâcher le second dans un
beau vol de cinq ou six de ces jolis moora taetaevau. Ma canardière, achetée à un vieux planteur
1
Les chevaux valent
ici de 20 à 25 francs.
AU MARAE DE TEVAITOA
tudesque,
211
chargeait par la gueule et produisait
qu'un obusier. Quand celle-ci fut
dissipée, Maraehau était déjà dans l'eau jusqu'à
la ceinture et y galopait à
merveille, tout glorieux
de rapporter deux volatiles
qu'il attacha au pom¬
meau de la selle mexicaine de
Ney, sur quoi nous
repartîmes pour Tevaitoa.
se
autant de fumée
Les
des
Marae, ce sont les anciens temples païens
Tahitiens, temples actuellement en ruines, dé¬
serts, abandonnés. Ils sont nombreux dans les îles,
mais les
plus fameux, les grands marae nationaux,
d'Opoa, la ville sainte, de Tevaitoa, et de
sont ceux
Huahine.
Qu'on
ne se
figure point, du reste, des
ments semblables à
ceux
monu¬
dont les ruines superbes
et colossales couvrent le sol de
l'antique Grèce, de
de l'Inde. Les Marae ressemblaient
bien plutôt aux dolmens des Bretons.
C'étaient,
l'Egypte
ou
circonscrivant
un
vaste
champ quadrangulaire, de
hautes murailles formées de monolithes basalti¬
grossièrement taillés et placés debout sur
deux rangs, se faisant face à dix,
vingt ou même
trente mètres de distance. L'une des extrémités
ques
était fermée par une pyramide tronquée de blocs
de basalte et de corail, pourvue en son milieu d'un
escalier donnant accès à la plateforme terminale
où était situé l'autel
principal. Le quatrième côté
du quadrilatère était dessiné
par une simple bar¬
rière basse derrière laquelle se tenaient les fidèles.
Des autels formés d'un
petit plancher
sur
pilotis
AUX ILES
212
ENCHANTERESSES
précieux, couverts de dessins géométriques
polis, se plaçaient dans l'enceinte et rece¬
vaient les offrandes... toujours les prémices de la
terre, les plus beaux fruits d'arbre à pain, les pre¬
miers poissons péchés, les plus succulents cochons,
en
bois
et bien
et
quelquefois, sur l'autel
principal, la victime hu¬
maine.
Le Marae de
Tevaitoa
a
gardé quelque chose
grandiose et d'impressionnant. La plage est
déserte; les arbres sacrés, le tamanu, le
tou et le miro, qui autrefois l'ombrageaient de leur
ombre épaisse et mystérieuse, ont depuis long¬
temps vu leurs troncs séculaires transformés en
pirogues. Seuls quelques aito sacrés (le bois de
fer), tels des cyprès échevelés dans lesquels le vent
siffle et pleure comme au travers de harpes éoliennes courbent encore leurs branches effilées audessus des monolithes énormes dont trois hommes
de
nue,
superposés n'atteindraient pas le faîte. Les débris
de la pyramide comblent l'espace situé entre les
deux rangées monolithiques et formeut une haute
plateforme d'où l'œil domine les baies arrondies
où l'eau se plaît à épouser toutes les nuances des
coraux. Pas une habitation en ce lieu sinistre.
Taumihau qui vient d'aborder parle bas, comme
dans une église. « Tiens, me dit-il, en me tendant
un superbe murex à branches qu'il vient de re¬
cueillir au long du récif; tiens, écoute les voix. »
Je me rappelle le geste familier que nous fai¬
sions étant enfants, quand on nous disait d'écouter
—
AU MARAE DE TEVAITOA
213
le bruit de la
mer dans
quelque coquillage exotique.
Oui, dis-je, j'entends le bruit de la merl »
Ce n'est pas cela, répliqua mon fetii; ce sont les
—
«
«
voix des oramatua
»
(esprits mauvais). «Autrefois,
m'expliqua-t-il, les prêtres de
daient
ces
voix et savaient
nos
marae
enten¬
qu'il fallait faire.
désignaient les victimes. Alors ils
envoyaient un message au souverain; celui-ci ex¬
pédiait une pierre blanche au chef qui devait pro¬
curer la victime
qui, prisonnier de guerre ou pai¬
sible habitant du village, n'était pas avertie de son
ce
Les voix leurs
sort. Au moment où elle
se baissait au bord du
ruisseau pour se désaltérer, un
coup de massue de
bois de fer l'assommait net. Son
corps était
porté
au
enveloppé dans un panier en palmes de
tressées. Il était exposé sur l'autel d'abord,
marae,
cocotier
dans les branches de l'arbre sacré ensuite, où il
pourrissait jusqu'à
ce
qu'il fût nettoyé
l'écaillé de la tortue. Alors
on
comme
l'enterrait à la place
où devait être édifié le
ou
les
Et
pilier principal du temple
pierres angulaires.
pour étayer son dire, mon fetii se mit à
creuser
le sol et
ne
tarda pas à en extraire une
mâchoire inférieure humaine dont les dents n'exis¬
taient plus et qui était toute noircie.
Cependant, me dit-il, on ne brûlait pas les
corps humains. Seuls les fruits ou bien une partie
sacrée » du corps des animaux étaient
apprêtés
«
«
au
feu et offerts
sur
l'autel
aux
divinités innom-
214
AUX ILES
ENCHANTERESSES
Le reste servait de repas aux
prêtres et autres personnages sacrés (tabu).
Les hommes n'étaient sacrifiés que dans les
brables du pays.
«
implorer l'aide d'Oro, de
apaiser d'autres
divinités. On appelait cela offrir un « poisson ».
L'homme sacrifié était sacré et sa famille devenait
tabu et même son clan. Et par la suite on choi¬
grandes occasions, pour
Taaroa, nos grands dieux, ou pour
parmi ces tabuhia (devenus
sacrés). Aussi, quand une grande cérémonie se
préparait, les familles tabuhia s'enfuyaient-elles
dans les montagnes et se cachaient-elles dans les
cavernes jusqu'à l'issue de la cérémonie. »
Parmi les rares vieillards dont le corps porte
encore la trace des tatouages antiques, plus d'un
sissait les victimes
désigner les cavernes où ces malheureux
réfugiaient et qui furent le dernier asile de
Teraupo et de ses chefs traqués par les conqué¬
saurait
se
rants de
1897.
Les cérémonies
religieuses antiques paraissent
principalement en ces offrandes aux
discours et prières, ou plutôt im¬
précations prononcées avec une volubilité phéno¬
ménale par les prêtres des marae. Les prêtres
semblent même avoir possédé un langage spécial
plein de mots tabu qu'il ne fallait pas employer
dans le langage vulgaire, plein d'horribles blas¬
phèmes aussi, et tout leur art semble s'être résumé
en deux points principaux : entretenir la terreur et
la superstition pour régner sur les âmes, et se
avoir consisté
divinités et
en
AU MARAE DE TEVAITOA
215
réserver, à eux et aux personnages sacrés, rois
et chefs, les bons morceaux, les meilleurs
produits
de la nature, des eaux et du sol.
A côté des
prêtres il
y
avait aussi les sorciers
qui connaissaient les mots fatidiques et savaient
jeter des sorts et s'attribuer habilement la cause
des maladies et de la mort des malheureux
lesquels
se
portait leur haine, leur colère
ou
sur
leur
envie.
Il n'existe presque
plus de sorciers, et leur art
cependant sont célèbres
Raiatea, leur patrie, mais jusque
est bien inoffensif. Deux
non
seulement à
dans les lointains
wich. Ce sont
archipels de Cook ou de Sand¬
Tupua et Taero. Ces deux individus
possèdent le secret de faire marcher les foules
pieds nus et impunément sur les pierres incandes¬
centes. J'ai assisté par deux fois à cette
cérémonie,
la seconde fois en compagnie de deux cents touris¬
tes anglais en voyage de
plaisance. On la nomme
Umutî (de umu, le four, et de tî, une
plante sa¬
crée, le dracaena terminalis) et c'est l'un des spec¬
tacles les plus extraordinaires qu'on
puisse ima¬
giner.
AUX ILES ENCHANTERESSES
216
XIV.
N
a vu
—
Les Umuti.
combien les objets hétéroclites et
nos cuisines civilisées encom¬
variés de
brent peu les «cuisines;; en plein vent
des Tahitiens. La plupart des aliments
préparés au four dit tahitien. L'indigène
jouir d'une sorte d'immunité quand il en
saisit les cailloux rougis au feu, grâce peut-être à
un état de chaleur latente dont la connaissance
sont
semble
empirique a pu donner à quelque malin sorcier
l'idée de faire marcher ses crédules compatriotes
au
travers de
la fournaise ardente, comme
jadis à
Babylone, les fils du peuple hébreu.
De toute antiquité, les grandes festivités ont
accompagnées de repas pantagruéliques, dont
apprêtés dans un
Le four du sorcier Tupua,
aliments étaient
commun.
est le
Les
été
les
four géant et
le umutî, en
type par excellence.
opérations préliminaires qui occupent les
accolytes du magicien pendant toute une semaine
se composent du défrichement d'un vaste espace
en forêt, de l'abattage de troncs énormes de châ¬
taigniers et du creusage d'une grande fosse de
six à huit mètres de long sur six de large et deux
de profondeur. Le sol retiré est disposé en rem¬
part tout autour et le fond de la fosse comblé
de bois sec de goyavier qui flambe comme
CHAP. VI,
LE BAIN
§ 6
LES UMUTI
219
des allumettes. Les troncs de
mape
viennent
par¬
dessus, puis des blocs de basalte et de lave gros
comme
la tête d'un bœuf. A
ce
fait observer
qu'il ne faut
pierres des marae parce que le
prit du dieu de la nuit.
me
fetii
employer les
propos mon
pas
marae
recèle l'es¬
Notre bande de
sorciers, chef et apprentis,
garde autour de la fosse pour sur¬
veiller les esprits de la nuit, pendant
que l'un
d'eux va dans la montagne cueillir les feuilles de
la plante sacrée, le fî.
Le feu est allumé au petit matin et brûle pen¬
dant trente heures, puis la population se rassem¬
ble dans un silence religieux. De la fosse s'élève
une colonne d'air brûlant, dont le vacillement fait
tremblotter les objets aperçus au travers. Les pier¬
res du four sont toutes
rouges; les aides du sor¬
cier égalisent leur lit au moyen de longues per¬
monte bonne
ches.
Le moment solennel est arrivé.
Tupua, qui du
les opérations d'un œil
les pierres par trois fois
avec un bouquet de feuilles de tî
qui ont été por¬
tées la nuit dernière sur le marae « pour dormir »,
et conjure les esprits de la mer, de la nuit et du
haut du rempart dirige
attentif et avisé, frappe
feu. En
une
invocation récitée
avec
volubilité, il
demande à la déesse du feu de laisser passer les
hommes à travers la fournaise. Il ajoute quelques
mots
le
fatidiques dont le sens s'est perdu et donne
signal: Haere! (Allez!).
220
AUX ILES ENCHANTERESSES
Trois
indigènes costumés de franges d'écorce
et couronnés
de fleurs s'avancent en tête de la
procession, brandissant à pleines mains des bou¬
quets de feuilles de tî dont, à leur tour, ils frap¬
pent par trois fois les pierres incandescentes... puis
tranquillement et sans qu'un muscle de leur face
trahisse
aucune
émotion, ils s'avancent au pas
cadencé, suivis de la foule et traversent une pre¬
mière fois le four. Le dernier
qui
der le sorcier et c'est lui
ouvre
retour. Car le
four
se
qui
passe
doit regar¬
la marche au
traverse douze fois, dans
chaque sens et en rond également.
Quand le dernier passage a eu lieu, le sorcier
élève sa puissante voix et défend à quiconque de
peine d'être immédiatement
plus jamais se retourner
en passant. Ainsi tout le monde sort indemne de
l'esprit du feu. Et c'est fini : tirara.
Maintenant les aides de Tupua battent la piste
avec des troncs de jeunes bananiers à la sève dé¬
passer encore sous
brûlé vif. Il ne faut
non
coulante et des colonnes de fumée
blanche
mon¬
tent des
pierres toujours incandescentes que l'on
recouvre
immédiatement d'un vaste lit de feuilles
de bananiers. Les nombreux et énormes
les centaines de
cochons,
régimes de fei et de taro, et les
racines sucrées du tî sont accumulées sur
de
le lit
feuilles, recouverts eux-mêmes d'autres feuilles,
puis d'une couche de terreau et de pierres pour
maintenir le tout. Quelques heures d'attente. Le
festin est prêt. Il dure autant que les estomacs in-
LES UMUTI
221
satiables des
indigènes en peuvent contenir, et ce
n'est pas peu dire. Puis tous
s'allongent à la li¬
sière de la brousse, sous les fleurs de vanille
qui
retombent en cascades odorantes et les voilà
partis
le pays des rêves pendant que le peuple ren¬
tre dans ses pénates avec
l'impression que les
Blancs n'en sauraient pas faire autant... Dans leur
ignorance absolue de nos sciences, ils sont certains
de nous dépasser de cent coudées et ne s'étonnent
jamais à la vue de nos machines compliquées et
pour
savantes.
Si
nous
avions
qu'il faut dans
notre
pays nous en ferions autant, disent-ils. Et
nous
«
n'avons pas besoin de
le feu.
»
ce
vos
engins
pour
produire
CHAPITRE VII
jours à Borabora.
Huit
ORABORA
avec ses
1200 habitants
du
polynésien le plus fêtard et le plus
doit à l'exiguité de son terri¬
toire comme à l'éloignement des grandes
îles d'être restée le refuge le plus authentique des
vieilles mœurs et des vieux types. Combien de fois,
goûtant la fraîcheur du soir sur notre vérandah
qui surplomblait le rivage de la mer, j'avais ad¬
miré dans les feux du couchant cette gigantesque
pyramide émergeant des flots à cinquante kilomè¬
type
paresseux
noyées dans
la rotondité des flots, seule la masse volcanique du
Pahia et du Temanu s'élevait d'un seul élan à huit
tres dans
cents
le nord. Des basses terres
mètres dans les
Une bonne
airs.
occasion s'offrit de
visiter ces terres
du missionnaire
présider la fête de Mai, la
première depuis la conquête, pour prendre place
dans le petit côtre piloté par le capitaine indigène
Pitomai de Tahaa. Ce dernier avait dû à un acci¬
dent de naissance son nom de baptême qui signifie
attirantes et
je profitai du départ
français qui allait y
«
le nombril
malade
»
!
HUIT JOURS A BORABORA
223
Je n'ai
qu'à suivre les feuillets déjà jaunis du
journal que j'écrivis pendant ce petit voyage, pour
en retracer les principaux événements et donner
une idée de la couleur locale de cette île qui se¬
rait peut-être la plus enchanteresse de toutes, étant
donné l'absence généralement complète de l'élé¬
ment blanc, si son exiguité et la saleté de ses habi¬
tants privés de véritables rivières n'en rendaient le
séjour quelque peu inconfortable.
Pitomai leva l'ancre à 11 h. du matin, le lundi
26 avril. Tout en admirant, émerveillés, l'aspect
imposant des pics de Raiatea qui se découvraient
à mesure que nous gagnions le large entre les deux
îles sœurs, le Mehani par-dessus le Tapioi, la
Montagne sacrée par-dessus le Mehani, nous de¬
visions avec l'intelligent capitaine qui en savait
long sur l'étymologie et la généalogie et m'apprit
les noms anciens des îles : Havai, aujourd'hui
Raiatea; Upolu, Tahaa. On remarquera que ces
noms
se
retrouvent mentionnés
dans toutes les
légendes polynésiennes relatives à l'origine de ces
peuples et que celui d'Upolu est actuellement le
nom
d'une des Samoa.
C'était merveilleux de
naviguer dans cette ma¬
printemps, ou d'automne plutôt, avec
une bonne petite brise d'est dans le dos et de
jouir de la féerie des montagnes exubérantes de
végétation, déchiquetées et coupées par les cas¬
cades écumantes, ou bien, regardant sous nos
pieds, de guetter les animalcules remuants et
tinée de
224
AUX ILES ENCHANTERESSES
grouillants entre les branches délicates
mêlées des
Mais
brisant
coraux
et entre¬
multicolores.
déjà le grondement de la haute
sur
le récif extérieur et chantant
éternellement
sourd
son
mer
chant
plaintif nous avertissait
les instants du plaisir étaient comptés...
Nous arrivons à la passe. Pitomai tient la barre
prononce la prière consacrée que les matelots
et
que
et
récitent tête découverte, au moment où nous abordons la vaste
mer.
Il est curieux de remarquer
combien cette coutume de dire
une prière en toute
importante s'est conservée depuis les
temps anciens. A l'époque du fétichisme et des
marae, les Tahitiens prononçaient déjà des priè¬
occasion
res en
partant à la mer,
en
sortant et
en
entrant
dans les passes, en entreprenant un
travail impor¬
tant quelconque, et actuellement les mêmes habi¬
tudes se perpétuent, les prières s'adressant au
Dieu des chrétiens
au
lieu de s'adresser à Oro
ou
à d'autres
génies plus ou moins redoutés. Le Dieu
appelé Atua et les premiers con¬
vertis furent surnommés par leurs compatriotes
les Pure Atua, « ceux qui prient Dieu ».
Nous étions donc sur les grandes eaux, et la
houle se fit bientôt sentir péniblement. Le petit
bateau qui convoyait habituellement du coprah
était fort imprégné de l'odeur désagréable de l'a¬
des chrétiens est
mande rancie du coco; la chaleur de
midi, décu¬
la réverbération, était suffocante; le vent
arrière qui marchait avec nous imperceptible à nos
plée
par
HUIT JOURS A BORABORA
225
bouches altérées ! Etendus
sur les pierres de lest
petit carré d'ombre de
sommeil bienfaisant nous
de la cale ouverte, dans le
la voile
clapotante, un
enleva heureusement au sentiment de la réalité
douloureuse
jusqu'au moment où nous arrivâmes
qu'il fallait d'abord
devant le récif de Borabora
contourner.
La seule passe
praticable aux cotres se trouve
parvînmes un peu avant
le coucher du soleil, en même temps qu'une grande
pirogue double, une ancienne pirogue de guerre,
montée par douze pêcheurs qui faisaient résonner
leurs conques marines, leurs pu (une onomato¬
pée bien trouvée). Deux petits drapeaux hissés au
mât de leur pirogue indiquaient qu'ils avaient pris
quarante poissons... des thons aussi gros que des
au
N.-O. de l'île. Nous y
hommes.
Le coup
d'œil à
fantastique! A
l'ouest, le rocher solitaire de Maupiti semble une
ce moment est
braise incandescente.
En arrière, les silhouettes
bleu foncé de Raiatea et de Tahaa sont
frangées
pâle! Et devant nous, par la passe
qui s'élargit, nous apercevons le lagon paisible de
la baie de Vaitape, d'où le tumulte des arbres en¬
d'un liseré d'or
chevêtrés s'élance
en
saut du Pahia et du
dressés dans
un
flots vert émeraude à l'as¬
Temanu,
rocs rouge sombre
ciel céruléen moutonné de petits
cirrus roses!
Mais
de
déjà la nuit tombe, la nuit tropicale pleine
mystère et de silence. Toute cette féerie s'éteint
15
226
AUX ILES ENCHANTERESSES
s'estompe dans l'ombre purpurine où les eaux
paisibles de la baie reflètent et font
papillotter les petites lumières orangées des feux
vespéraux; et les constellations magiques de l'hé¬
misphère austral y projettent la flamme blanche
et
sombres et
de leurs falottes et scintillantes clartés.
L'écho des hautes falaises trouble seul le silence,
renvoyant en cadences assourdies le battement
saccadé des longs avirons qui rapprochent notre
esquif du rivage inconnu.
Le vieux pasteur indigène Malakai, qui était
déjà à son poste en 1860, nous tend sa main qu'un
eczéma écailleux et sec a défigurée et nous invite
à partager son repas en attendant de nous offrir
d'excellents et vrais lits munis de l'indispensable
moustiquaire. Il a, de ses propres mains, c'est lui
qui le dit, pétri du pain à l'eau de coco et nous
ne pouvons nous soustraire à l'invitation de goû¬
ter à cette friandise. Le moindre petit morceau
de glace eût mieux fait notre affaire... mais nous
ne sommes plus dans les pays civilisés... et Papeete même est bien loin... Papeete avec sa fabri¬
que de glace artificielle. Et je me mets à penser
que la civilisation a du bon, après tout. Mais ce
sont là des suggestions consécutives au mal de
mer.
Allons les oublier dans le bon lit bien blanc.
Malakai
a une
bonne blanchisseuse, et ici l'hôtel¬
lerie sauvage surpasse,
hôtel du premier soir à
et de combien, le fameux
San Francisco.
HUIT JOURS A BORABORA
227
Mardi 27.
Il y a un mince petit ruisselet derrière la case
blanche de Malakai. En choisissant judicieuse¬
ment un trou à
écrevisse
on
peut s'y doucher con¬
venablement et l'eau du matin est délicieusement
rafraîchie par le hupe
qui est descendu toute la
nuit du Pahia.
En allant
au
ruisseau, j'ai découvert... un champ
il
de choux! des choux! de vrais choux blancs;
avait pas une douzaine; mais
doit y avoir un Chinois par
là. Les naturels que je rencontre ne possèdent pas
d'appendice capillaire, et ils répondent aux noms
variés de Puaniho, le bouc, Mamoe, le mouton,
Mauiui, la douleur, Vari, la boue, — celui-ci doit
sentir le terroir, — de Toro, le bœuf, et de H au,
la paix. S'ils n'ont pas tous des choux à vendre,
ils comprennent très vite qu'un amateur de pro¬
duits du pays est fraîchement débarqué et l'éveil
est vite donné, aux quatre coins de Borabora. Déjà
est vrai
ça
qu'il n'y
en
sent le Chinois. Il
l'on m'offre des œufs de canard, onze pour une
demi-piastre. Un autre trafiquant arrive avec un
plein de porcelaines tigrées et il ne
comprend pas ce que je fais avec ce bout de bois
vieux foulard
papier où je ne
des lettres, mais des lignes. Il est cepen¬
dant plus réservé dans ses appréciations que maint
Européen rencontré dans mes pérégrinations ardans la main et
trace pas
ce
morceau
de
AUX ILES ENCHANTERESSES
228
Italie et ne s'arrête pas derrière mon
dire : « Excusez, Monsieur, ne trou¬
vez-vous pas que vous peignez trop bleu?
Je crois parcourir en curieux le village de Vaitape, mais c'est bien moi qui suis l'objet de la cu¬
riosité générale et si on ne va pas jusqu'à me ré¬
server l'accueil fait autrefois au cuisinier de Bou-
tistiques
en
dos pour me
gainville, on étudie cependant à fond ma person¬
nalité et les remarques probablement les plus judi¬
plus piquantes sont échangées à
provoquent de éclats de rire étouf¬
fés. Mais plus encore que ma personne, mon pliant
à trois pieds et mon chevalet de peintre excitent
l'hilarité générale et il se produit de tels entasse¬
ments de chair humaine derrière mes épaules, que
cieuses et les
haute voix et
je tremble pour ma tête, ou
plutôt pour ma che¬
velure.
Mercredi 28.
J'ai résolu de chercher, pour
m'adonner à la
peinture, un peu d'isolement et de tranquillité.
Ma bonne étoile m'a conduit en pirogue sur les
îlots
basaltiques de Toopua, de l'autre côté de la
inhabités; seuls quelques pê¬
baie. Les îlots sont
suivent le rivage, un harpon
ligne dans l'autre et un tison
allumé sous le bras, probablement pour éloigner
les moustiques qui sont enragés, ou pour préparer
cheurs solitaires y
dans
une
main,
une
229
HUIT JOURS A BORABORA
il n'y a pas ici de bois d'hibiscus
propre à allumer le feu. Les îlots sont couverts de
cocotiers qui poussent à même les rocs dénudés.
Entre les deux Toopua, un chaos volcanique de
basaltes et de laves; d'énormes et de gigantesques
blocs noirs sont entassés et ont roulé jusque sous
l'eau peu profonde où la forme allongée de l'un
d'eux lui a valu le nom de « la barque de Hiro ».
Un peu plus haut se trouvent l'enclume de Hiro et
la cloche de Hiro \ Mon batelier m'invite à frap¬
per de la pagaie contre la dite cloche qui résonne
effectivement. Mon batelier, qui est allé demander
du feu à l'homme au tison, a préparé de la cendre
chaude dans laquelle il me cuit deux œufs; puis il
me « descend » quelques cocos et les ouvre habile¬
ment en en brisant l'extrémité sur un bâton pointu
fiché en terre, puis en écartelant les fragments de
bourre entamés. Cognant ensuite deux cocos
l'un à l'autre comme on « pique » les œufs de
leur repas, car
Pâques, il en détache une rondelle-couvercle et
me
les tend
comme
une
sommelière
vous
tend
grosse chope de bière au couvercle relevé.
Comme je rentre sur l'île et flâne parmi les ca¬
une
plusieurs fillettes malades du
paraît que c'est donc une affection
fréquente dans ces îles... et que beaucoup méritent
de s'appeler Pitomai!
ses
on
me
montre
nombril... il
Hiro était le dieu des voleurs. Il avait son culte, ses prêtres et
fidèles adeptes. C'est le grand prêtre de Hiro à Huahine qui
avait enterré les outils dérobés à Coolr dans l'espoir de les voir
pousser et fructifier.
'
ses
230
AUX ILES
ENCHANTERESSES
où l'on me presse d'ache¬
porcelaines, un aiu (bébé) gigote
et s'éclabousse avec un plaisir manifeste dans un
grand umete rempli d'eau dans laquelle on va la¬
ver la fécule de manioc. Car, je l'ai dit, les Fêtes
de Mai sont annoncées, et les préparatifs vont
grand train : ce ne sont que pâtissiers fabriquant
les fameux gâteaux de pia et de poe, ou gosses
Dans
ter de
une
autre case
mauvaises
donnant la chasse aux
poules.
Jeudi 29.
à Vaitape plusieurs cases de dimensions
des «gratte-ciels »
mais de modestes demeures couvertes de pandanus et de forme ellipsoïdale; l'une, la
maison
d'école, mesure 25 pas sur 15; une autre, la farehau (maison de ville) ne compte pas moins de 58
Il y a
inaccoutumées. Ce ne sont pas
pas sur 20!
Les séances dans le
pour
temple, une autre très lon¬
Elles sont affichées
10 heures. A 11 heures seulement entre le
gue case,
vont commencer.
premier auditeur. On est encore moins pressé ici
que dans le Pays de Vaud. Mais vers midi, il y a
du monde, et du monde bariolé, comme à Raiatea. Derrière une bannière les enfants tournent en
procession autour du temple et hurlent : Vive le
gouvernement français! Vivent nos rois! Pas mal
HUIT JOURS A BORABORA
comme
rois
déjà
»
231
prélude d'une cérémonie religieuse. « Nos
représentés par la reine que nous avons
faire la fête à Raiatea, au lendemain de la
sont
vu
guerre.
Après la procession, le déjeuner sur l'herbette,
plutôt sur les cailloux du rivage, parmi les tourlourous. Des petits cochons entiers que l'on étale
sur des feuilles de bananier tiennent compagnie
aux fameux petits pains à l'eau de coco pétris par
ou
Malakai.
Enfants et parents mangent comme
chiens,
des petits
plutôt ils dévorent. C'est à celui qui in¬
gurgitera le plus d'aliments dans le moins de
temps possible. Un record comme un autre!
La « goinfrerie » achevée, la cérémonie reli¬
gieuse commence par des récitations intermina¬
bles; ce sont des réponses à un questionnaire théo¬
logique que les hommes clament, hurlent, beu¬
glent, et que les enfants chantent en fausset sui¬
ou
des mélodies monotones.
Devant la porte, les obèses
nourrices trouvent
de griller des cigarettes tout en allaitant
leur noire progéniture, au teint plus moricaud
que les enfants des autres îles.
Pendant ce temps, le « pourquoi » de la Fête,
la collecte des piastres, s'achève dans le tumulte.
Le pasteur proclame le résultat : 173 piastres. Il
fait remarquer que cela dénote peu de zèle, car la
collecte avait produit cent piastres de plus l'an
moyen
dernier.
232
AUX ILES
ENCHANTERESSES
Cependant, la population est invitée pour le
une séance de lanterne magique. Quand les
deux ou trois cents curieux sont en place devant
soir à
la toile,
quelques coups secs, et le silence se
fait.
allumée.
L'homme à la lanterne est invité à l'éteindre. Il
refuse. Ordre réitéré. L'homme refuse énergiquement. Il veut voir clair. Et du reste cette lanterne
est à lui. La population lui donne raison et jouit
in petto de voir un des siens tenir tête à un puaa
farcini (à un cochon de Français). Le mission¬
naire menace de ne rien montrer. Alors les cu¬
rieux se retournent contre leur compatriote. Cris,
hurlements, vociférations... l'obscurité se fait brus¬
quement et l'ombre d'un farceur inconscient se
dresse dans le cercle lumineux de la toile. Des
corps se soulèvent pour mieux voir. De nouvelles
ombres surgissent et se meuvent sur la toile
Mais
une
comme
lanterne vénitienne est encore
des marionnettes.
Un poltron ou un mau¬
plaisant crie : Tupapau! (revenant). Affole¬
femmes et des enfants. Hurlements. Il
faut refaire du jour!... Oh! cette séance aux anti¬
podes!
vais
ment des
Vendredi 30 avril
plantation
je suis assailli par les marchands de co¬
quillages et de couronnes tressées. Je me hasarde
En revenant de mon
de choux,
bain, près de la
HUIT JOURS A
ensuite à aller
BORABORA
peindre à quelque distance du
233
vil¬
lage tout près d'un indigène qui, une main der¬
rière le dos, tond un confrère accroupi et enve¬
loppé dans un pareu en guise de serviette.
Malakai aujourd'hui a trop mangé de pia, de
poe et de petits pains à l'eau de coco. Il prononce
ces nobles paroles en se tenant le ventre : « Paia
roa; ua
î
roa te opu, »
c'est-à-dire : Je suis plein;
j'ai le ventre tout plein.
Ce soir, comme je me disposais à gagner mon
moustiquaire, on heurte à la salle commune. Un
jeune couple se montre, riotant et se poussant à
qui entrerait le premier. Ils viennent demander
leur divorce. Ils sont mariés depuis trois mois et
en ont assez. C'est Malakai qui tient le registre
d'état-civil, qui bénit et rompt les mariages. Il
cherche leur cote dans le grand livre. Il écoute une
ou deux histoires de brigands... et pour toute ré¬
ponse prononce: «Les
homme sort trois piastres
piastres!?» Le jeune
qu'il lance sur la table.
Malakai écrit dans le livre. « Vous pouvez aller;
bonne nuit!» Et les revoilà libres. Alors ils partent,
bras-dessus, bras-dessous par cette belle nuit étoilée où la nature merveilleuse et embaumée semble,
dans son immuable et sereine beauté, sourire de
la
puérilité et de la vanité de ces
res :
les hommes.
insectes éphémè¬
234
AUX ILES ENCHANTERESSES
Samedi 1er mai.
LANANT
matin du côté du village de
quête de murex scorpions qui
y sont pêcliés avec abondance, j'ai jeté
un coup d'œil dans une case habitée
me semblait-il
par un européen, un Hollandais
peut-être, tant elle paraissait propre. Il n'en était
rien. Le propriétaire était un indigène, et il avait
orné ses murailles d'images de saints, encadrant
celle... du général Boulangerl II nous vendit de
beaux murex et comme mon compagnon, l'ecclé¬
siastique, lui demandait de les lui apporter le len¬
demain au village : « Non, déclara brusquement
l'homme aux murex, je ne travaille pas le di¬
Faanui
manche!
ce
en
»
Il y avait très peu d'enfants au village principal,
et la vaste maison d'école était déserte. Ils sont
dans la brousse, nous dit Malakai.
brousse?
—
Dans la
Oui, l'école est fermée. Il y a quelques
mois, elle marchait très bien et les gens du village,
—
pour encourager l'instituteur, firent entre eux une
collecte et lui en remirent le produit : cent piastres.
Une petite fortune! Au bout d'une semaine, l'école
était fermée. L'instituteur avait filé
avec ses
cent
piastres!
Il fallait, en
l'absence d'écoles officielles qui
n'étaient pas encore créées à Raiatea, remédier à
cet état de choses et nous fîmes demander qui
voudrait devenir instituteur.
HUIT JOURS A BORABORA
235
présentèrent, Huri et Huta.
tahitien, et leur
écriture n'était pas dénuée d'élégance. Mais ils ne
purent jamais effectuer la soustraction qu'on leur
posa : 5634 — 2843. Huri, qui était vieux, retira
ses lunettes pour y voir plus clair; Huta, le jeune,
se gratta énergiquement la têtel Pendant ce temps,
la foule attendait au dehors le résultat de l'examen
et les visages riaient et grimaçaient derrière la
porte vitrée de la chambre de Malakai.
Deux candidats
Ils lisaient
assez
se
couramment le
présenta avec assu¬
parvint pas à battre le record de
la science des deux premiers, et ceux-ci furent pro¬
clamés séance tenante : Orometua haapii tamarii,
(instituteur enseignant les enfants).
Après cet examen désopilant, j'allai prendre
encore un croquis du superbe mont Pahia. Quand
je rentrai, je trouvai Malakai étendu sur sa vérandah, entouré d'une femme médecin et de deux
mioches qui lui appliquaient des feuilles de bana¬
nier sur son mauiui (mal) et les réchauffaient avec
Un troisième candidat se
rance,
des
mais il
ne
pierres brûlantes... excellente
recette pour
compresses économiques.
On nous offrit à souper
comme
la poule au riz, tout
sujets du bon roi Henri.
quoi des marchands de volatiles ar¬
des paires de poules ficelées par les
à de fidèles
Ensuite de
rivèrent avec
de leurs bambous. Je jetai mon
je payai une piastre.
peine les canards délivrés de leurs entraves se
pattes aux bouts
dévolu
A
sur
deux canards que
236
AUX ILES ENCHANTERESSES
retrouvèrent-ils debout
sur le plancher des va¬
plutôt de la chambre à manger de Malakai qu'ils eurent la frousse, en voyant ces visages
de Blancs et... Alors le gros diacre qui les avait
apportés courut chercher quelques feuilles d'hi¬
biscus et répara le dommage causé au dit plan¬
cher. C'est à cette occasion que je compris enfin
l'usage d'une petite trappe qui se trouvait dans un
ches,
ou
angle de la chambre... le diacre la souleva et les
feuilles disparurent. Voilà des gens civilisés et ci¬
vils,
ou
je
ne
m'y connais
pas.
Dimanche 2 mai.
C'est la
religieux chargé,
plus tôt pour aller
les digérer tranquillement sur les bancs du temple.
A 9 heures du matin, second déjeuner; poule
rôtie et rougets cuits au four.
Là-dessus arrive un personnage officiel fran¬
çais en tournée dans les îles, qui est débarqué de
Maupiti. Il m'enseigne que l'île de Maupiti, la plus
exiguë du groupe des Iles-sous-le-Vent, est la seule
où les formations géologiques primaires se rencon¬
trent. On y trouve non seulement les basaltes et
trachytes avec lesquels on fabrique ces gracieux et
massifs pilons exportés dans toutes les îles, les
penu, mais aussi des roches granitiques et du
quartz. Maupiti compte 500 habitants, popula¬
tion extrêmement dense pour ce territoire minuset
on se
journée
au programme
débarrasse des repas au
237
HUIT JOURS A BORABORA
cule, et cependant ces bons
moyen
cun un
polynésiens ont trouvé
de le diviser en neuf districts ayant cha¬
chef principal à la tête de sept autres fonc¬
tionnaires.
C'est le
paradis des vieilles casquettes de marin,
portier, de liftier d'hôtel qui y sont
de soldat, de
accueillies
Le
avec
transports.
fonctionnaire français
nous nous
de la foule
ayant pris congé,
garnit bientôt
bruyante et bariolée dont la tenue est
rendons
au
tout à fait différente
temple qui
se
de celle des fidèles à Papeete.
premier banc, des nourrices dodues qui al¬
laitent. Ces petits goulus vont être baptisés. L'un
des aiu est une petite fille qui reçoit le doux nom
de Tetua marere tetua hauvirivahine. Avec des ap¬
Au
pellations de ces dimensions, on conçoit aisément
que les séances au temple doivent être peu brèves.
Et puis chaque diacre, quand on lui accorde la pa¬
role, y va de son speech des grands jours et ce
sont tous des « forts en gueule » qui doivent avoir
conservé les habitudes des prêtres des marae. Il
est donc six heures du soir quand la porte du tem¬
se clôt enfin... et nous décidons
tirons cette nuit, si le vent est bon.
ple
que nous par¬
Lundi 3 mai.
Je mets le nez à l'air avant
en
rafales le vent, et il
3 heures. Il souffle
pleut à torrents; des déluges
matin la pluie cesse,
descendent du Pahia! Au
mais
on ne
part pas, car le vent est
debout.
238
AUX ILES ENCHANTERESSES
Pour
consoler, je monte le cheval noir de
me
la reine
qui l'a gracieusement mis à ma disposi¬
tion, bien que je ne lui aie pas rendu les honneurs
et la visite à
laquelle
Mais Teriimaevarua,
cunière
et
C'est
avons
envers
c'est
lui donnerait droit.
n'est pas ran¬
son nom,
les hommes. Elle les aime tous...
cheval noir
son
son rang
a un
aujourd'hui
que
trot excessivement doux.
les instituteurs que nous
créés doivent entrer
en
fonctions. Mais ils
compté, comme des souris, danser après le
départ des chats.
J'arrive au trot devant la maison de Tino qui,
j'oubliais de le dire, avait également reçu l'investi¬
ture.
Où est Tino?
Où est-il bien, répond la
jeune fille qui peigne ses cheveux d'ébène, accrou¬
pie sur la vérandah. Hou! Tino! e! Tino a entendu
les cris d'appel et il apparaît, une vilaine chemise
sur le pareu, sale, dégoûtant, portant deux pa¬
payes. — Ah! l'école! Oh! il ne l'a pas ouverte
avaient
—
—
parce qu'il a un enfant malade. Mais il
lennellement de commencer demain.
promet so¬
Cependant on entend le long mugissement des
des conques marines. C'est Huri qui fait ras¬
pu,
sembler
sa
classe dans la vaste et
splendide salle
village principal. Celui-ci au moins a
commencé, mais il savait que nous n'étions pas
partis.
Allons un peu voir la troisième école, à l'autre
extrémité de la baie. La pluie a repris; j'ai aban¬
donné le joli cheval entre les mains des « écuyers
d'école du
HUIT JOURS A BORABORA
de la reine
»,
239
de beaux grands gas bien râblés, aux
coquins, et comme il faut maintenant patau¬
dans la boue épaisse, un des écuyers s'offre
comme monture. Il porte souvent la reine de cette
yeux
ger
manière. Me voilà donc confortablement installé
épaules solides et rembourrées d'un gaillard
pieds de haut qui me maintient solidement
par les chevilles. Pour me prendre comme pour
me déposer sur le sol, il se penche simplement et
gracieusement en une flexion du torse en avant.
Voici l'école de Huta, le jeune homme. Mais à
mon approche ce ne sont que corps nus qui sau¬
tent dans la brousse comme des grenouilles qui
se plongeraient dans un étang. — Hé! Huta! où
es-tu?
Où est-il bien? Qui le sait? Qui le saura
jamais?
En revenant en « ville » je rencontre une per¬
sonne à l'aspect extraordinaire, au visage d'une
grande douceur, à la voix féminine malgré la barbe
qui l'encadre, et qui cherche à s'esquiver timide et
sauvage. J'appris que cet être très rare était un
hermaphrodite.
sur
les
de six
—
Mardi 4 mai.
calme, mais c'est toujours le vent
Cependant Pitomai vient dire que nous
Le temps est
debout.
partons. On charge le petit côtre de provisions et
quatorze indigènes s'y entassent avec nous, ce qui
240
AUX ILES ENCHANTERESSES
grande, mais ne l'em¬
pêche pas de rouler et de tanguer horriblement
après avoir franchi la passe Teavanui! Tout le
jour nous tirons des bordées. La mer est assez
grosse. A six heures et demie seulement la subite
accalmie nous annonce que nous avons pénétré
dans le lac intérieur de Raiatea-Tahaa, et à force
de tirer des bordées nous finissons par accoster le
wharf d'Uturoa, où les petites lumières qui s'agitlui donne
une
stabilité plus
tent dans la nuit
sommes
avant le
sombre
attendus. On
nous
nous a
indiquent que nous
signalés de la colline,
coucher du soleil. Maintenant la lune
semble danser
une
sarabande effrénée au milieu
d'orage qui chevauchent follement
des pics solitaires, spectacle
merveilleux qui paraît plus fantastique au milieu
des
nuages
dans le ciel, au-dessus
de l'immensité des eaux.
CHAPITRE VIII
De Raiatea à la Nouvelle Zélande.
I.
—
Le
départ.
Partir, c'est mourir un peu,
C'est mourir à ce qu'on aime :
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu.
Edmond d'Haraucourt.
AVAIS habité, j'avais aimé, j'avais
maint endroit charmant, sévère,
quitté
pitto¬
resque ou grandiose, rêvé au bord des
lacs alpestres, dormi près des glaciers
monstrueux, parcouru les coteaux tant chantés du
Rhin allemand, les mornes plaines des Pays-Bas,
le doux et beau pays de France. En tous ces lieux
j'avais laissé des regrets émus; mais aucun départ
ne m'avait paru si douloureux et si déchirant que
le jour où je quittai le rivage de Raiatea. Rien ne
traduit mieux mon impression que ces beaux vers
d'Haraucourt
:
C'est
son âme que l'on sème,
Que l'on sème à chaque adieu :
Partir, c'est mourir un peu.
Quatre
ans
s'étaient écoulé depuis le jour où
grandiose et sereine en son
elle m'était apparue,
îc
242
AUX ILES ENCHANTERESSES
collier d'albâtre, l'écume des vastes mers se
sur
le
mur
vivant des
coraux.
brisant
Le premier enthou¬
siasme
passé, le contact avec certaines réalités peu
poétiques avaient parfois assombri le tableau en¬
chanteur et mes pensées s'étaient envolées sou¬
vent avec d'amers regrets vers les montagnes
de ma jeunesse. Combien de fois n'avais-je pas en¬
tonné, en compagnie des soldats de la France,
ce chant qui est presque un chant national :
Montagnes Pyrénées,
vous
êtes
mes amours
!
Et dans les moments de mélancolie, d'autres
montagnes, d'autres vallons, d'autres lacs et d'au¬
tres cimes effaçaient à mes yeux la vision azurée
océaniens. Bienvenu, à ces momentslà, le petit navire apportant le courrier d'Europe.
Bienvenues les lettres et bienvenus les journaux.
Deux ans, trois ans se passent. Les visions des
choses passées s'obscurcissent et se présentent plus
rarement à l'imagination. Les lettres font toujours
plaisir, mais ce n'est pas les larmes aux yeux qu'on
les relit. Et les journaux! Comme on sourit aux
récits des luttes mesquines des partis; comme on
trouve inutile et absurde la politique, les jeux de
la diplomatie, la vanité des réceptions mondaines,
et combien les déplacements, les discours ou les
bobos des souverains vous laissent froids et indif¬
férents! Tout ce qui constitue la vie primitive et
simple absorbe vos pensées et satisfait pleinement
vos désirs. Combien de beautés insoupçonnées la
des paysages
LE
nature vous
cà
a
DÉPART
243
dévoilées! Que de choses à
noter, à dessiner!
peindre,
Que de bonnes parties de
de farniente! Que de belles
pêche, de chasse ou
heures, jamais trop longues, au milieu d'une jeu¬
nesse attentive, assoiffée
d'apprendre! Ils s'inté¬
ressent à
tout, ces enfants de la nature! Ils veulent
développer dans tous les domaines. Les uns
dessinent, peinturlurent; les autres demandent des
instruments de musique et fondent un petit or¬
chestre. Et ceux qui ne savent rien faire d'autre
copient, copient, copient.
Mais l'activité intellectuelle trop intense est ané¬
miante pour nous autres Européens. Débarquant
sur la plage tahitienne,
qui n'a été frappé de la
pâleur livide qu'un long séjour a répandue sur la
face des Blancs? Un jour vient, tôt ou tard, où il
faut partir. Ceux qui persistent trop longtemps
sans venir renouveler les
globules de leur sang
sous nos climats plus
toniques sont presque tous
atteints de troubles pathologiques plus ou moins
graves. Quelques-uns mêmes sont atteints d'éléphantiasis, et s'ils ne partent pas pour l'Europe
avant le premier accès de fièvre, ils demeureront
se
incurables. Il y a cependant des constitutions
quelles
aux¬
climat amollissant convient parfaite¬
ment, des gens qui se sont guéris à Tahiti; qui y
ce
ont fait souche et dont les descendants
à merveille... à condition de
rate
une
se
portent
point se « fouler la
», comme on dit vulgairement, et de pratiquer
hygiène très méticuleuse.
ne
244
AUX ILES ENCHANTERESSES
L'heure du
départ sonna pour nous le mercredi
la Croix-du-Sud, était
sous pression au débarcadère, en partance pour
Tahiti. Avec son adresse accoutumée, mon fetii
4 octobre 1899. Un vapeur,
avait travaillé
en
silence toute la matinée à rem¬
barquement des colis. Ses sourcils froncés disaient
assez son chagrin. Le jaaamu, Rititane, ne com¬
prenait rien de rien à la désolation de son entou¬
rage.
Mon fetii
roues
attelée
petite « carriole » à deux
joli cheval de Rimatara. Teipo et
amena
au
Pepe montèrent
sur
sa
le siège unique, nous enca¬
les visages enfouis dans
drant de leurs personnes,
leurs
mouchoirs; Taumihau et Maitu s'assirent
brancards, qui devaient être bien solides,
petit cheval de Rimatara s'ébranla au petit
trot, traversant encore une fois le long village étalé
sur la plage où l'ombre des flamboyants et des
manguiers dessinait sa dentelle bleue sur le sol
blanchi par le soleil.
A midi sonnant, le navire s'écarta du quai en
tirant sur une ancre de tribord avant de prendre
le large. Les visages aimés déjà devenaient indis¬
tincts. Des mouchoirs s'agitaient. En quelques mi¬
nutes nous atteignîmes la passe et ce ne furent
plus, là-bas, que les points blancs et rouges des ro¬
bes de mousseline et des pareu, au pied des mer¬
veilleuses collines perdues sous la verdure, des
hauts escarpements d'où tombent les cascades, des
pics volcaniques assis dans la paix éternelle, et la
sur
les
et le
LE
DÉPART
245
Montagne sacrée, inaccessible aux humains comme
parfait, disparut à nos yeux.
le bonheur
USTE
une
au
point du jour, le lendemain,
pyramide émergea de la
colossale
surface luisante et calme de
la
mer.
O Tahiti: c'est Tahiti.
A dix heures et demi
nous touchions le quai.
de Nouvelle Zélande qui nous
suivait de près, YOvalau, entrait dans la rade de
Papeete et immédiatement la ville semblait une
ruche d'abeilles; une grande nouvelle circulait de
bouche en bouche et se répandait plus prompte
que l'éclair : Dreyfus est condamné pour la se¬
conde foisl Ceux qui ont vécu les années de 1'« Af¬
faire» peuvent seuls se figurer combien elle a pas¬
sionné l'opinion jusques aux Antipodes. A Papeete
même, il semblait qu'on allait en venir aux mains.
Un
grand
vapeur
Les Tahitiens éclairés des hautes classes s'étaient
opinion et manifestaient leur
qui paraissait aussi
Bureau de la Poste,
j'entendis le prince Hinoï qui, un sourire dédai¬
gneux aux lèvres, interpellait en ces termes un
fonctionnaire français : « Eh! Fachoda! Savez vous la grande nouvelle? » Il faut dire que toute
la famille royale tahitienne parle admirablement
bien le français et l'anglais, et se tient parfaite¬
ment au courant de la politique européenne. Les
fait eux-mêmes
une
mésestime pour une justice
boiteuse. Comme j'entrais au
246
AUX ILES ENCHANTERESSES
derniers mois avaient été
particulièrement trou¬
blés par
l'autre affaire, celle de Fachoda. On avait
eu joliment la « frousse » à Papeete. Les
gens les
plus modérés affirmaient qu'on avait aperçu cer¬
taines nuits les feux de navires, évidemment an¬
glais, croisant au large de l'île. On s'était même
attendu à une attaque; les canons d'un navire de
guerre avaient été débarqués et hissés sur des for¬
tifications de fortune, au-dessus du sémaphore,
et le trésor du
vaisseau,
avaient été mis
élevé,
sur
en
comme
celui de la ville,
lieu sûr dans quelque poste
la montagne. Puis la nouvelle de la
re¬
nonciation de la France à suivre le colonel Mar¬
chand
avait
ennemis
faisaient
est
du
de
des
reste
pioduit un mauvais effet et les
politique coloniale française en
gorges chaudes. Cette politique
la
détestable
et,
au
lieu
de
déve¬
lopper Tahiti, elle est plutôt
déchéance. Pendant
ses
en
ce
cause de sa demitemps, les colonies anglai¬
Océanie sont extrêmement florissantes et
la Nouvelle Zélande, en
particulier, a atteint un
développement économique extraordinaire et une
organisation sociale qui est l'une des plus avancées
de la terre.
Le samedi
7, YOvalau appareilla pour la Nou¬
je me dirigeais vers le port,
velle Zélande. Comme
le hennissement d'un cheval attira
L'animal s'arrêta net, au grand
mon
attention.
étonnement de
l'indigène qui le montait. C'était ma bonne vieille
jument, Dorine, que j'avais vendue deux ans au-
DE TAHITI A
247
MAUKI
paravant et qui, me reconnaissant, me disait un
dernier adieu. Quelques chers et bons amis fran¬
çais vinrent prendre congé de nous à bord. Le
navire évoluait en une grande courbe savante et
j'aperçus sur le rivage, loin de la foule curieuse et
frivole, un grand garçon qui pleurait là tout seul.
C'était Maraehau, notre fidèle factotum!
A 5 h. 1h nous franchissions la passe et met¬
tions le cap sur l'extrême sud de Moorea.
Bientôt Tahiti s'embrasa dans l'or du couchant
je compris le nom que ses enfants lui ont
lorsque, rentrant sur leurs pirogues char¬
gées du fruit de l'Océan, ils l'aperçoivent dans la
glorieuse irradiation qui précède la nuit :
et
donné
Tahiti e! Tahiti nui marearea!
O Tahiti! Grande Tahiti la
II.
—
dorée!
De Tahiti à Mauki.
Dimanche 8 octobre 1899.
E
jour
a
ceci de spécial pour les passa¬
gers de « l'Ovalau » qu'il ne compte pas.
J'ai mentionné le fait au début de cet
Il est donc entendu qu'aujour¬
lundi. Nous avons adopté le
calendrier de la Nouvelle Zélande avant d'être ar¬
rivés au 180° degré.
Nous marchons à une vitesse dont nos petits
ouvrage.
d'hui dimanche c'est
«
sabots
»
polynésiens nous avaient depuis long-
248
AUX ILES ENCHANTERESSES
temps désaccoutumés, et bien que la mer soit fort
houleuse, les cabines de pont qu'on a réservées
trois seuls passagers
de première classe sont
le mal de mer
ne nous chicane pas encore. Et puis on nous ap¬
porte des pommes, de véritables pommes, et de
la glace dans nos limonades. Me voici tout prêt à
aux
si confortables, si bien aérées, que
célébrer les bienfaits de la civilisation. Et cepen¬
je rêve. Dans ces
longues heures de la morne solitude maritime,
mes pensées retournent obstinément vers ces ter¬
res déjà lointaines que mes yeux ne reverront
peut-être plus. Où êtes-vous, bons sauvages, bons
fetii? Les opulentes couronnes de tiare que vous
avez confectionnées pour moi, le dernier soir de
Raiatea, embaument ma cabine et me parlent des
montagnes vermeilles et des plages ombragées où
les petits feux s'allument à cette heure où des¬
dant
ce
n'est guère à
cela
que
cend la nuit.
Mardi 10 octobre.
A 10 heures du matin
nous nous
trouvons de¬
petite île de Mauki, la première de l'Archi¬
pel de Cook. Encore une île de corail, comme les
Tuamotu, mais un atoll soulevé à trente mètres
au-dessus de la mer et absolument comblé de
vant la
végétale mélangée aux débris des polypiers,
présentant sur tout son périmètre circulaire une
terre
XVHILJ
O
251
DE TAHITI A MAUKI
falaise
d'égale hauteur assise sur son soubasse¬
lequel les vagues se brisent avec vio¬
ment contre
lence couvrant et découvrant
en
leur mascaret
étroite plage sablonneuse.
Mauki étant privée de récif-barrière, par con¬
séquent de passe, nous devons la contourner pour
nous mettre à l'abri des grosses lames et jetons
l'ancre à cent mètres du rivage. Une des baleiniè¬
res du bord porte un filin qui nous amarre soli¬
dement à la côte, trop solidement peut-être, car
notre gros navire semble danser ainsi que le bou¬
chon à l'extrémité d'une ligne de pêche. Une autre
embarcation qui danse la sarabande contre le
perpétuel
une
flanc du vaisseau est maintenue au-dessous
l'échelle de cordes. Il
où la nacelle est
sur
de
s'agit de choisir le moment
la crête de la lame pour sau¬
ter dedans. Mais la terre est attirante et comme
devons embarquer quelques millions d'oran¬
mieux vaut fuir un moment ce lieu de tour¬
ments. Notre frêle embarcation risque de se fra¬
casser sur le récif frangeant; heureusement que
quelques noirs indigènes la maintiennent de leurs
bras robustes, ayant eux-mêmes l'eau jusque sous
les aisselles et gardant leur équilibre sur le fond
coralleux par je ne sais quel prodige d'adresse.
Un autre moricaud présente son dos; j'y saute et
me voilà, sec et sauf sur la plage de Mauki, proie
toute fraîche à la curiosité et à la cupidité des in¬
digènes qui ne sont visités qu'une fois l'an. Ma
propre curiosité est bientôt attirée par les pirogues
nous
ges,
252
AUX ILES ENCHANTERESSES
sur la rive qui sont plus ornementées qu'à
Tahiti et terminées aux deux extrémités par de
rangées
gracieuses pointes relevées en col de cygne, par
les gracieux tabourets en bois de rose qu'on vous
offre à bon compte et par les colliers en perles
noires et mates qui entourent plusieurs fois le cou
des jeunes filles. Un grand indigène, croyant que
j'examine autre chose que les colliers, s'approche,
mystérieux et bonasse et m'offre, à choix, les
propriétaires des dits colliers avec les colliers!
C'est trop d'honneur, ou trop d'indignité,... mais il
ne le comprend pas, et il ne faut pas lui en vou¬
loir.
ne suit pas la plage,
Iles de la Société, mais conduit droit
L'unique route de l'île
comme aux
centre où
se trouve le village principal. C'est
exquise, blanche comme le lait et om¬
bragée de magnifiques hutu et tiairi au feuillage
large et dense que surmonte la gracieuse silhouette
des cocotiers et qu'embaume le fin parfum de
milliers d'orangers.
au
une
route
Nous
rencontrons
de
nombreuses
femmes
à
cheval, vêtues et montées comme les Amazones de
d'un type bien plus caractérisé, mais plus
la Fable,
aussi qu'aux Iles-sous-le-Vent. Il n'y a
deux étrangers dans l'île : un Américain et un
Chinois, et s'ils exercent avec profit le monopole
du commerce des oranges qu'ils comptent à quel¬
ques sous le mille et paient en étoffes et en rhum,
ils ne peuvent pourtant pas, à eux deux, modifier
sauvage
que
DE TAHITI A MAUKI
253
beaucoup le type polynésien plus pur ici que dans
les endroits plus fréquentés.
Le village est d'aspect misérable; les cases sont
formées uniquement de piquets d'hibiscus recou¬
verts de pandanus, et cependant on y tisse de fort
belles nattes avec un dessin géométrique rouge et
noir en bordure, et les villageois se sont accordés
un joli temple anglais en blocs de corail blanchis
à la chaux. C'est un indigène qui remplit les fonc¬
tions de pasteur.
Quelques cochons se vautrent autour des cases,
et quelques dindons gloussent parmi les planta¬
tions de coton qu'on a abandonnées, le rendement
n'étant plus suffisant, tout comme à Tahiti.
Sur
ce
sol rocailleux et peu
fertile, rien qui rap¬
pelle l'exubérance de la végétation tropicale et les
arbres semblent s'accrocher désespérément aux
cailloux. Mauki n'est certes plus une île enchante¬
resse. mais nous allons nous dédommager demain.
III.
A
—
Rarotonga.
AROTONGA, bien que d'origine vol¬
canique et ressemblant par sa configu¬
ration et
Société,
sa
structure
aux
Iles de la
possède pas non plus de
récif-barrière ce qui la prive de ces merveilleux et
multicolores lagons intérieurs et ce qui rend son
approche dangereuse. Le 11 octobre, à 7 heures
du matin, nous
stoppions au large d'Avarua, le
principal village et le navire dut se maintenir sur
place pendant toute la journée sans pouvoir jeter
d'ancre. La mer étant toujours très grosse, le dé¬
barquement fut des plus dramatiques et chaque
fois que la grande barque maintenue avec
peine
ne
contre le flanc de bâbord
de
bondissait
cordes, les bras tendus des marins
sous
l'échelle
y cueillaient
présentait, l'empoignaient n'importe
comment et le relançaient presque comme un sac
de coprah! La scène fut, somme toute,
plus comi¬
que que tragique; même du plus haut comique
lorsque, s'exhumant d'on ne sait quelle cale, une
passagère jusqu'alors invisible se présenta à la
coupée. Quelle plume, quel crayon, quel pinceau
le corps
qui
se
255
A RAROTONGA
pour
la décrire? Un vieux magot à la peau brune
toute chiffonnée
les cheveux embroussaillés,
sous
coiffée d'une capote
de dentelle de la plus haute
fantaisie, toute empanachée de plumes multicolo¬
sanglée
laissant
des pantalons de
de perroquet et d'autruche, encorsetée,
dans une robe genre crinoline très courte,
res
voir
en
guise de
«
velours noir serrés
sur
combination
aux
hauts talons et la main
nant
une
»
chevilles,
—
le tout chaussé
gantée de frais soute¬
je
ombrelle multicolore! Làl Je crois que
approximativement décrite... et de nombreux
indigènes des deux sexes escortant avec respect et
protégeant les pas chancelants de cette drôle d'ap¬
parition, vraie poupée de Carnaval à faire mourir
de rire quiconque n'eût pas été pour l'heure en
proie à la malice des flots sur une coquille de
noix. C'était, saluez! La Princesse de Joinville!...
ni plus ni moins... Je me hâte d'ajouter qu'à l'épo¬
que de la conquête de Tahiti par les marins de
Louis-Philippe, la reine Pomaré affubla toute sa
progéniture de titres nobiliaires tirés du plus haut
l'ai
blason de France.
Parvenus à terre
plus d'encombre, nous
authentique et
reconnue de ce pays, Makea, dont les Anglais ont
dessiné l'effigie sur les timbres-poste de cette co¬
lonie. J'avais une commission à lui faire. Lorsque
je pris congé, à Papeete, de la reine Marau, une
Tahitienne vraiment Parisienne, qui connaît
mieux que moi les boulevards de la grande cité,
sans
fûmes directement saluer la reine
AUX ILES
256
ENCHANTERESSES
présent d'un joli pa¬
quet de cigarettes tahitiennes \ roulées entre ses
doigts et me chargea d'en remettre, avec ses com¬
pliments, un autre paquet à sa chère cousine et
celle-ci
sœur
me
fit gracieusement
Makeavahine, reine de
Femme à la
Rarotonga.
corpulence grave et
digne, aux
mesuré, Makea, assise
à la turque sur une natte blanche me désigna
comme siège une autre natte blanche, et après les
échanges de politesse me fit apporter des cocos
que je m'empressai de vider. Cela, vu la tempé¬
rature accablante, valait mieux qu'une coupe de
Champagne, et si Makea n'avait pas les yeux ad¬
mirables et la bonne grâce toute faite de galantes
prévenances d'une Marau, je me retirai cependant
à reculons, comme le veulent les usages afin de ne
traits hautains et au geste
pas perdre un
reine.
coup
d'œil de l'auguste visage
d'une
je viens de le remarquer, était
je fus en quête d'une voiture pour
faire le tour de l'île qui possède une superbe
route. Le loueur indigène qui a le monopole exige
Mais la chaleur,
accablante et
anglais, ni plus, ni moins.
Je lui tourne le dos et avise un Chinois qui a ar¬
boré une enseigne alléchante devant son petit res¬
taurant. Je crois comprendre que le Chinois nous
promet un chou-fleur! cauliflower et de la bière
fraîche. Ces mots nous décident et nous nous
une
1
livre sterling, en or
Du tabac
pandanus.
indigène roulé dans une
feuille desséchée de palmier
257
A RAROTONGA
installons à la
petite table devant la baie blanche
disparaît et va pré¬
parer son « rata ». Mais, oh! déception! il revient
avec le vulgaire eggs and bacon! Et puis il expli¬
que que la vente des boissons alcooliques est in¬
terdite dans cette colonie anglaise, mais qu'on
trouve à acheter de la bière... à la Poste. J'y cours,
et reçois en même temps que la collection des
et la
mer
bleue. Le Chinois
têtes de Makea
en
couleurs variées, une excellente
bouteille de Pale aie.
Le loueur de voitures
a
suivi
mes
évolutions
d'un œil attentif et
vigilant, et il juge le moment
propice pour revenir à la charge avec des préten¬
tions plus modestes. Finalement il nous confie,
pour quatre piastres chiliennes aux bons soins
d'un petit boy indigène, et, fouette cocher, nous
voilà partis en excursion.
La route de ceinture, splendidement ombragée
par des hutu, des arbres à fer et surtout des poka
géants dont le tronc est crevé par le bas, est bor¬
dée, du côté de la mer, par de nombreux tom¬
beaux alignés.
On inhume peu profond ici, et le corail retiré de
la fosse sert à fabriquer un mortier dont on cons¬
truit
une
sorte de monument
semblable à
une
large dalle portant à son chevet un stèle avec une
épitaphe. Le tout est blanchi à la chaux.
Le sol est extrêmement pierreux et les murs qui
séparent les jardinets et les vergers sont construits
en pierres sèches. Le
goyavier, cette peste des plan17
AUX
258
ILES
ENCHANTERESSES
Tahiti, n'a pas encore
tations de
apparition.
fait sa néfaste
infiniment plus pauvres qu'à Ta¬
ressemblent à celle de Mauki. On sent
Les cases sont
hiti; elles
la misère
les
la
dans les
vêtements. Les
grâce et le luxe
de leurs sœurs de race
et igno¬
valoir un type très fin et très pur, *
Maori. On croit, en effet, que ce furent les
rent l'art
le type
habitations aussi bien que dans
femmes ne se parent pas avec
de faire
habitants de
qui découvrirent la Nou¬
formèrent la souche de la fière et
Rarotonga
velle Zélande et
indomptable race maorie.
Le profil des montagnes si hardi et si
queté à Moorea et aux Iles-sous-le-Vent
émasculé par une
végétation abondante
lime les angles et couvre
exubérantes les moindres replis de
les contours,
déchi¬
est ici
qui noie
de ses lia¬
terrain. Et
pourtant ruisseaux et rivières étalent sous ces dô¬
de verdure leur lit desséché et rocailleux.
Comme la petite calèche s'engageait sous les
ombrages des gigantesques pokas au sortir du vil¬
lage, un solide fils d'Albion armé de lunettes noi¬
res, la courte pipe à la bouche, grimpa lestement
le marche-pied et me pria sans cérémonie de
lui ménager une place à mes côtés. Mettant ce sans
façon sur le compte de la simplicité des mœurs
ces contrées reculées, j'allais acquiescer à la
demande du gentlemen, quand, d'un groupe d'ou¬
vriers indigènes qui réparaient la chaussée non
loin de là se détacha vivement un jeune homme
nes
mes
sur
en
259
A RAROTONGA
type tahitien qui me cria, en pur français :
Non, Monsieur Huguenin, ne le laissez pas mon¬
ter : c'est un foui » Je tombai d'un étonnemenl
dans un autre : le jeune tahitien était un ancien
au
«
élève des écoles
françaises de Tahiti, Terii; il sem¬
juste au moment psycholo¬
blait tombé de la lune
avions du reste tous l'air de tomber
Terii qui monta à mes côtés;
le cocher lança son bidet au grand galop; le fou
demeura en panne au milieu de la route et nous
gique...
nous
de la lune... Ce fut
couvrit de malédictions et
d'imprécations, à la
grande joie du groupe de travailleurs, témoins
muets de cette scène rapide et tragi-comique.
Même sans de pareilles aventures, j'eûs compris
que je me trouvais sur territoire anglais; les ma¬
jestueux et séculaires pokas, de la hache respectés,
le disaient suffisamment.
de ce nom d'arbre et de cette con¬
k, Terii, intelligent jeune philologue, me
fait observer que le k et le ng de Rarotonga
sont inconnus dans la langue tahitienne. En effet,
A propos
sonne
ils y sont
un
coup
remplacés par une espèce d'h aspirée,
de glotte, et au lieu de ariki
(roi)
on y
dit
ari-i.
Le soir vient, il
faut réintégrer le lourd pyrosca-
phe qui, tout le long du jour, a embarqué des mon¬
tagnes de coprah et d'innombrables régimes de ba¬
nanes dont le prix, 24 sous anglais, est égal au frêt,
ce qui laissera un joli bénéfice aux revendeurs
d'Auckland.
260
AUX ILES ENCHANTERESSES
Les chaînes
route pour
grincent, les moteurs trépident
fique, la double île de la Nouvelle Zélande,
un
: en
cette dernière perle de l'Océan Paci¬
presque
continent.
IV.
—
De
Rcirotonga à Auckland.
Jeudi 12 octobre.
DUS
qu'au 23e degré de lati¬
l'aspect du ciel
et de la mer n'a plus rien de tropical !
Le ciel est complètement couvert d'un
fin rideau gris perle; la mer est grise aussi, tirant
sur la teinte neutre. Et puis, plus de roulis ni de
tangage : le calme enfin. Les passagers en profi¬
tent pour se livrer à quelques calculs. Nous appre¬
nons que nous filons 10 nœuds, la moitié de la vi¬
tesse des transatlantiques; que la distance de Ta¬
hiti à Rarotonga était de 640 milles; celle de Rarotonga à Auckland de 1640. Additionnez ces chif¬
fres aux 1280 milles à parcourir d'Auckland à
Sydney et aux 10 491 milles qui séparent Sydney
de Marseille, vous obtiendrez un total de plus de
14 000 milles ou 26 000 kilomètres pour la dis¬
ne sommes
tude méridionale, mais
tance totale de Tahiti aux bouches du
Nous
bilité et
matin
ou
puisque
Rhône.
livrons aussi à des calculs de
proba¬
espérons arriver à Auckland mercredi; le
nous
à midi. Le calcul était assez bien fait
nous
entrions dans la baie d'Auckland
DE RAROTONGA A AUCKLAND
précisément
mer nous
261
ce jour-là à midi. C'est dire que
fut favorable et la vitesse constante.
la
L'affaire
Dreyfus revient souvent dans la con¬
les officiers du bord. Ils prétendent
que, le lendemain de la condamnation de Rennes,
les nations étaient décidées à boycotter l'Exposi¬
tion universelle. Les Anglais affirment que la
grande, la radicale différence entre les procédés de
la justice dans leur pays et sur le continent, c'est
qu'en Angleterre un individu arrêté est présumé
innocent jusqu'à ce que le juge ait prouvé sa cul¬
pabilité. En France, — et en Suisse aussi, dois-je
ajouter, — on ne peut pas voir conduire un indi¬
vidu en prison sans croire immédiatement à sa
culpabilité, et c'est à l'accusé à prouver son inno¬
versation
avec
cence.
Vendredi 13 octobre.
Ciel pâle, couvert de petits nimbus d'un blanc
aveuglant. Une brise rafraîchissante nous fouette
le visage et, à quatre heures de l'après-midi, le
thermomètre marque 23° centigrades dans la ca¬
bine du capitaine. Pour la première fois depuis
quatre ans mes mains sont engourdies et ont
peine à manier le crayon.
Samedi 14 octobre.
Ce matin la
mais
mer
plus calme
plus grise encore que le ciel,
jamais. Nous sommes si éloi-
est
que
262
AUX ILES ENCHANTERESSES
gnés des terres que pas un oiseau n'est en vue. Les
jours s'allongent sensiblement, on dîne mainte¬
nant sans lumière. Nous sommes en plein prin¬
temps austral.
Je pense souvent à ce pauvre Dreyfus et vou¬
drais connaître plus de détails relatifs à son se¬
cond procès. Lorsque nous quittâmes Tahiti, le
courrier d'Amérique n'était pas encore en vue,
bien qu'il fût parti depuis trente-sept jours de
San-Francisco. Aussi n'avons-nous appris par
YOvalau que les dépêches parvenues à Auckland
vers le 25 septembre.
Je lis avec beaucoup d'intérêt des ouvrages dé¬
crivant l'organisation sociale de l'Australie et de la
Nouvelle Zélande. Quelle largeur de vues dans
tous les domaines! Quelle tolérance pour toutes les
idées philosophiques, pour toutes les religions,
pour toutes les sectes! Et comme la situation ac¬
cordée à la femme par le code civil de ces pays
neufs est infiniment meilleure! En Nouvelle Zé¬
sans coup férir le
juste exercice du droit de suffrage. Leur vote en
matière politique comme en matière religieuse
équivaut au vote de l'homme. On se demande
comment il est possible que l'Européen qui
lande, les femmes ont obtenu
se
croit à la tête de la civilisation n'ait pas encore
l'égalité absolue des sexes — cela paraît si
juste et si simple! peut-être trop simple...
admis
DE RAROTONGA A
AUCKLAND
263
Dimanche 15 octobre.
Ah! ah! la
mer
redevient houleuse! et le vent
est debout! Nous ne
faudra rattraper
marchons qu'à 8 nœuds.
Il
cela. Cependant le soleil tempère
albatros suit
la fraîcheur de la mousson. Un gros
sans
relâche le navire.
parmi les compagnons de voyage,
gendarme qui revient de l'île de
Rapa et retourne en Corse, et un petit soldat d'in
fanterie de marine qui, pendant la guerre à Raiatea, reçut un soir à bout portant la décharge du
Lebel de son camarade qui le prenait pour un rô¬
deur indigène parce qu'il sortait d'une broussaille
et n'avait pas su dire le mot de passe. La balle en¬
trée par le front ressortit au sommet de l'occiput.
Pour apporter quelque compensation au ma¬
laise que nous cause l'état de la mer, le chef-ste¬
ward nous traite aux boissons glacées et rédige un
télégramme qu'il enverra à son collègue à Sydney
Je découvre,
un
honorable
pour nous assurer une
bonne cabine sur le Wai-
hora.
Lundi 16 octobre.
La
mer se
calme. L'albatros suit
toujours. Les
procèdent à la grande toilette du navire.
Dans l'après-midi, de grands vols de palmipèdes
présagent le voisinage des terres. Tout est gris!
matelots
264
AUX ILES ENCHANTERESSES
17°
centigrades à midi, soit 20° de moins que la
de Tahiti. Nous avons dépassé le 32e
parallèle sud.
moyenne
Mardi 17 octobre.
approchons du 180° degré de longitude!
indique 34° 25'. La course est au
W., la distance « run » 237 milles, et la dis¬
Nous
et la latitude
S 55°
tance à
Auckland 282. Je relève
tableau affiché. Ici
au
on
ne
ces
chiffres à midi
cache pas la
vérité
le
Tropic Bird.
jolis coins de ciel céruléen percent de temps
en temps le rideau des nuages. Nous devons être
aux antipodes d'Alger.
Mercredi 18 octobre. C'est le grand jour! Dès le
lever du soleil on commence à apercevoir les côtes
comme sur
De
de la Nouvelle Zélande!
A 9 heures du
essai
matin, grand essai des pompes,
réglementaire. Le navire stoppe. La cloche
d'avant
sonne
l'alarme. Comme si le feu venait
se précipite
qui tient le jet est
aspergé de la plus belle manière par des trous
accidentels du tuyau, pour l'amusement des spec¬
tateurs. Nouveaux signaux désespérés de la sirène;
réellement d'éclater, tout le
aux
décroche lestement les embarcations; on les
on
met
la
personnel
tuyaux de pompe. Celui
en
mer.
état,
on
fait le simulacre de les descendre à
L'essai est fini.
§1VICH0AP..,
UPA
LA
DE RÀROTONGA A
AUCKLAND
Nous mettons le cap sur un
267
phare qu'on aper¬
çoit déjà nettement sur un ilôt
rocheux. Bientôt
devant la Grande Barrière, une île
qui fut le témoin et la cause d'un terrible nau¬
frage. Un steamer, le Wairarapa, arrivant de
Sydney par un brouillard épais se jeta à toute
vitesse sur les rochers de la Grande Barrière \ 135
nous
passons
personnes
furent noyées.
Midi; voici l'entrée de la longue et sinueuse
baie d'Auckland, entourée de montagnes coniques
où l'on reconnaît des volcans à peine éteints. Au
delà d'une colline, Auckland apparaît, étagée au
pied du Mont Eden, parmi les pentes
gazonnées,
tondu à la machine, et les forêts
de sapins noirs, — de vrais sapins, encadrant de
tous côtés de charmants cottages aux façades de
briques vernissées roses, rouges, violettes. Nous
croisons des multitudes de vapeurs, de voiliers
—
du vrai gazon,
et de remorqueurs.
A 2 h.
1h
nous sommes
à quai. Des gentlemen
paraissent attendre notre arrivée et
quelques mots à notre capitaine. Immédia¬
tement une nouvelle se répercute... la grande nou¬
velle : la guerre. La guerre entre l'Angleterre et le
Transwaal. Le chef-steward me l'annonce les yeux
en
«
melon
»
crient
patriotique. Je douche quelque
l'enthousiasme du pauvre garçon en ne par¬
tageant pas son allégresse. Au contraire, une vague
brillants d'un feu
peu
*
28 octobre 1894.
268
AUX ILES
ENCHANTERESSES
d'indignation traverse mon cerveau et je lui ré¬
ponds : Ah! toujours la fable du loup et de l'a¬
gneau! Heureusement que les occupations urgen¬
tes du débarquement nous séparent, car cela eût
mal tourné.
Avec
une
gages sont
les
vélocité inconnue à Tahiti, nos ba¬
descendus à terre. Un vieux portefaix
charge sur sa charrette; les douaniers
reniflent
peu sur la caisse de vanille, mais laissent pas¬
ser. Un cab s'avance. En route pour le Star Hôtel.
un
CHAPITRE IX
Six
jours à Auckland
(Nouvelle-Zélande)
fôlllANS rivale pour sa situation comme
centre
commercial, Auckland, la cité
occupant le fond d'un
/n fiord merveilleux, où, cinquante ans
de 60 000 âmes
ItJtv
auparavant quelques misérables
huttes maories
animaient seules le silence des forêts de kauri,
Auckland, la capitale de l'Ile du Nord,
voit
con¬
verger vers son port merveilleux toutes les voies
ferrées et les routes maritimes de cet énorme do¬
d'Angleterre, l'Australasie,
l'Europe entière. La Nouvelle
Zélande elle-même, triple île couvrant un espace
presque égal à celui du royaume de Grande-Bre¬
tagne et d'Irlande entre le 34e et le 47e degré de
latitude sud, est une des plus belles et des plus
riches contrées du monde, et à côté des 40.000
indigènes, survivants de l'antique race polyné¬
sienne, les Maoris, elle compte déjà plus d'un mil¬
lion d'habitants de race anglo-saxonne.
maine de la
couronne
aussi étendue que
270
AUX ILES
ENCHANTERESSES
pressé, devant attendre
jours la communication, ne peuvent être que
très superficielles, anecdotiques et pittoresques
principalement. Mais, depuis 1890, le gouverne¬
ment royal édite un splendide Annuaire de 700
pages, The New Zealand officiai Year-Book, qui
diffère absolument de l'Annuaire officiel de Ta¬
hiti, tant sous le rapport de l'abondance des ma¬
tières que sous celui de leur originalité, et fournit
sur ces vastes contrées les renseignements statis¬
tiques, ethnographiques et géographiques les plus
complets et les plus documentés.
Mon premier soin, après avoir passé sous la
douche et entre les mains... enfin, d'un Hair
Maker de bonne marque, fut de me rendre chez
un libraire de Queenstreet où je trouvai le co¬
pieux document, ainsi que les « Magazines » les
plus richement illustrés.
Je n'abuserai pas de la patience du lecteur qui
peut se documenter aussi bien que moi, en citant
des montagnes de chiffres et de faits. Une étude
complète sur cette florissante colonie demanderait
à être traitée avec autrement d'envergure. D'autre
part, les chiffres de 1899 ne sont plus que com¬
paratifs et demanderaient à être suivis de ceux
des derniers annuaires... ce qui prouverait que le
développement de cette colonie suit presque la
progression de la vitesse de la chute des corps. Je
me bornerai à quelques constatations et, après
avoir donné une idée générale suggestive de l'hisLes notes d'un voyageur
six
271
SIX JOURS A AUCKLAND
en citant quelques da¬
appendice qui termine le
lecteurs à flâner au gré
toire de la Nouvelle Zélande
tes choisies dans le court
volume, j'inviterai mes
de
ma
fantaisie autour de la cité d'Auckland.
Le laconisme des faits cités
est, me semble-t-il, de la plus
Je relève
après chaque date
haute éloquence.
:
13 décembre 1642.
—
Découverte de la Nou¬
velle Zélande par Tasman.
8 octobre 1769. — Première visite du
capitaine
Cook 1.
1814.
et
—
Première arrivée d'un Révérend
introduction du christianisme.
des bœufs, des moutons et de la
anglais
Des chevaux,
volaille sont in¬
troduits dans la colonie.
1827.
—
Destruction par
les Maoris d'une sta¬
tion missionnaire.
1834.
—
Première occasion où les troupes
Majesté sont employées
1835.
—
en
Déclaration de
nation Maorie
sous
le titre de
de Nouvelle Zélande
1840.
Jack
»
—
sur
de Sa
Nouvelle Zélande.
l'indépendance de la
«
Les Tribus unies
».
Capitain Hobson, R. N. hisse 1'« Union
le sol de l'Ile du Nord; la souveraineté
britannique proclamée
sur toutes les Iles de la
Nouvelle Zélande. Pendant les trente années qui
suivent, ce ne sont qu'attaques, défaites, assauts,
attaques repoussées, batailles, engagements, prise
1
II revint
plus tard accompagné d'un interprête Tahitien.
272
AUX ILES
ENCHANTERESSES
pâ (fort), prises de chefs, prisonniers maoris
échappés, poursuites de prisonniers, confiscations
de terres, meurtres, captures, râfles, raids, massa¬
cres, condamnations à mort commuées en déten¬
tion aux îles Chatham, et enfin, enfin en 1870, le
d'un
peuple maori, qui s'était saigné à blanc
pendant trente années consécutives, lassé, décimé,
à bout de forces, renonce à la lutte et se soumet à
vaillant
jamais.
Le 24 février 1870, les
riales
dernières troupes impé¬
quittent la colonie.
Mars 1871.
—
Commencement de la construc¬
tion de chemins de fer sous la
protection de la
police.
1872.
—
Deux chefs maoris peuvent
faire partie
représentants.
30.000 immigrants anglais sont intro¬
de la Chambre des
1874.
—
duits dans la colonie.
1875.
—
1880.
—
1882.
—
20.000 immigrants anglais.
Les prisonniers maoris sont
Premier convoi par mer de
relâchés.
viande ré¬
frigérée.
1886.
—
1887.
—
Terribles éruptions volcaniques.
La Chambre des Représentants compte
74 membres, dont
1890.
—
4 maoris.
Première élection de la Chambre par le
suffrage masculin selon le principe : un
un
Les années suivantes
lois
homme,
vote.
sur
voient l'élaboration des
le travail. L'année 1893, la loi sur la vente
273
FLANERIES A AUCKLAND
des
liqueurs alcooliques
les nouvelles licences
référendum, c'est-à-dire
des électeurs; réduction ou abolition des
doivent être soumises
vote
au
licences si
1898.
on
:
au
le désire.
La loi
le divorce qui donne des
égaux à la femme et à l'homme.
1898.
Loi sur les pensions de retraite... et dès
lors les lois les plus libérales et les plus avancées
—
sur
droits absolument
—
ont
fait l'honneur des institutions de la Nouvelle
Zélande.
II.
—
Flâneries à Auckland.
"ROUTES
les cités du monde possèdent
leur
J
artère
principale, leur rue glorieuse,
esthétique, commer¬
çante ou poétique ; c'est la CanneMarseille, les Champs-Elysées à Paris, Fifth
célèbre,
bière à
riche,
Avenue à New-York, Marketstreet à San Fran¬
cisco, la Rue Dumont-d'Urville à Papeete. En
Suisse, nous avons nos glorieuses Rue du Mont
Blanc, Rue de Bourg, Rue des Arcades, dans nos
capitales minuscules. Nos villages même ont leur
rue célèbre : celle de
Léopold-Robert, celle de la
Marianne du Crêt-vaillant. A Auckland, c'est
Queenstreet; à Sydney ce sera Kingstreet. Je m'é¬
tonnai, en cette première soirée de flânerie, de ren¬
contrer tellement de magasins fermés. J'en
appris
bientôt la
cause.
C'étaient
vacances
pour
le pér¬
is
274
AUX ILES ENCHANTERESSES
sonnel. Ceux
qui ne ferment pas le mercredi aprèsmidi ferment le samedi, et ainsi le plus modeste
employé peut aller faire sa partie de cricket ou de
golf à la campagne. Car personne ne se permet¬
trait de jouer, même une modeste partie de tennis,
le dimanche. Par tout ce vaste empire britannique
sur lequel le soleil ne se couche pas, le respect du
dimanche est l'une des bases fondamentales de
la vie sociale. A
propos, les officiers de YOvalau
qu'arrivés un dimanche matin à
Mauki, le vent ayant retardé leur marche, les in¬
digènes avaient refusé mordicus le concours de
leurs bras vigoureux et le personnel du bateau
avait dû décharger lui-même la cargaison destinée
à ces fidèles observateurs du sabbat anglais. Il est
hors de doute que cette institution, toute question
religieuse à part, a fortement contribué à la gran¬
deur et à la prospérité des pays anglo-saxons.
Comme je me disposais à goûter avec délices d'un
lit solidement amarré sur la terre ferme, un bruit
de clairons m'appela à la fenêtre: c'étaient les 200
hommes du contingent de guerre qui revenaient de
l'exercice, gaillards à la fière allure qui allaient
s'embarquer bientôt pour le Transwaal. Ils avaient
l'air très crânes sous leur chapeau mou, à l'aile
relevée et, s'ils ignoraient les beautés d'un célèbre
pas de parade, ils n'en avaient pas l'air moins
me
ce
racontaient
martial.
chevaux me conduisit le
pied du Mont Eden, endroit
Un tram attelé de gros
lendemain matin
au
FLANERIES A AUCKLAND
vraiment
paradisiaque,
pâturages
gras où
tiaux à l'ombre des
comme le nom
275
l'indique,
paissent de magnifiques bes¬
pins maritimes. Ce que j'avais
pris hier pour d'authentiques sapins, c'étaient
effet des pins.
en
Comme les chevaux
me paraissent colossaux
après les petits animaux fringants de Tahiti qui,
sans être ferrés,
grimpent les collines et galopent
dans la brousse
comme des
antilopes.
Je visite ensuite le
parc Albert. Au milieu d'un
magnifique massif de cinéraires s'élève
la statue
de la Reine Victoria. Dans les buissons
des pelou¬
ses, les merles chantent le
printemps sous le ciel
de grisaille doux et triste
qui noie et enveloppe
les lointains vaporeux. Ces
petits merles ne sont
farouches du tout et ne se dérangent pas
plus
que les couples heureux qui flirtent sur les bancs
pas
confortables du Parc.
Le temps est à la
poésie et à la rêverie. Dans
rue, une « bande » composée de trois
une
tains, deux violons
Lucia
»
et une voix
Napoli¬
et
harpe, joue
langoureuse reprend: «
une
«
Santa
dolce
frisson dans le dos et je lance
une pièce blanche. Alors
on m'offre incontinent de
me chanter la
Marseillaise. Mais je me récrie et
me déclare Suisse. La «
bande » ne sait plus que
me jouer. Ce soir
je retrouve mes musiciens dans
le hall de l'hôtel où ils
égaient le dîner, dont le
menu, par parenthèse, vaut tous les menus Euro¬
péens. On y goûte des flounders et des
snappers
Napoli..
»
Je
sens un
o
276
AUX ILES ENCHANTERESSES
qui sont bien les poissons les plus savoureux des
mers.
Vendredi 20 octobre.
un gentleman est venu
parler, il a laissé sa carte : M.
Z., officier d'Académie. Je songe à un interview,
En
mon
absence, hier,
demander à
de
comme
me
à San Francisco.
je m'accordais une bien¬
heurta avec insistance
et me tendit un plateau d'argent sur lequel s'étalait
la carte du gentilhomme en question. Je me trouve
en présence d'un respectable monsieur à la barbe
de neige qui se présente comme Lecteur à l'Uni¬
versité d'Auckland, et Président de l'Alliance
française. Il désire m'être utile à Auckland. Ce
n'est que son devoir. Il est le seul et unique repré¬
sentant de la « politesse française » dans cette
Mais
ce
matin,
comme
faisante douche, le garçon
ville nouvelle... à lui seul toute 1'« Alliance
çaise
»
Pour
fran¬
donc, probablement.
commencer
et ne pas me
faire perdre de
temps, il me prie de le conduire à ma petite table
réservée et de lui offrir une tasse de thé. Oh! il ne
prend que du thé et des toasts, le matin, et trouve
que les « snappers » frits composent un déjeuner
Puis il bâtit séance tenante le
plan de ma journée... et me l'impose avec une
amicale autorité. « Vous m'accompagnez d'abord
trop peu Spartiate.
277
FLANERIES A AUCKLAND
à
l'Université, où je dois arriver à 9 heures;
suite... ensuite... enfin...
En route donc.
—
en¬
»
Voici le Palais de Justice
en
briques
rouges avec des arcades ogivales et une
carrée; situation superbe, vue admirable,
parc. Tout contre ce « Palais » la pauvre petite
« Université »
blottit ses murailles de planches
tour
passées à l'ocre jaune, et semble écrasée à l'om¬
bre de la Justice. On voit que c'est un jeune en¬
fant. Tout y paraît à l'état embryonnaire, sauf la
section
de
ce
scientifique qui possède des laboratoires
physique et de chimie assez bien outillés. Mais
n'est pas cela qu'il plaît surtout à mon cicerone
de
me
«
montrer.
Passons, si
binet
vous
le voulez bien, dans
mon ca¬
particulier. Voici ma robe et ma toque, car,
Monsieur, je n'enseigne qu'en robe et en toque.
Voulez-vous que je vous dise ce que je fais chaque
matin, lorsque j'entre ici? ce que fait M. de Z. tout
d'abord? Ce qu'il fait? Il va à son thermomètre,
constate la température, et la note dans un carnet.
« Voulez-vous aussi
savoir ce qu'il fait chaque
dimanche que le bon Dieu lui donne? Eh! bien!
je me lève, je fais ma prière, puis je lis un verset
de la Bible, un verset, un seul; en français d'abord,
puis j'ouvre mes autres Bibles et je le lis en an¬
glais, — comptant sur les doigts, en allemand, en
hollandais, en russe, en polonais, en italien, en es¬
pagnol, et... en gaelic.
278
AUX ILES ENCHANTERESSES
«
pas
cher monsieur, (je n'avais
remarqué encore) la collection complète des
Vous remarquez,
volumes du Dictionnaire de Littré. Elle
ne
me
quitte jamais, cette collection. Et, permettez, ou¬
vrons à la lettre Z... ici, voyez : de Z... (M) officier
d'Académie, etc., etc. J'eus, un jour, l'occasion
d'écrire à Littré lui-même pour lui faire une petite
observation, lui signaler une erreur à corriger...
et il reconnut la valeur de mon observation... ce
qui
valut le ruban violet... »
je commence à m'apercevoir que mon in¬
terlocuteur m'a simplement enlevé à la quiétude
de mes flâneries pour me faire jouir de sa gloire et
me
Mais
comme
l'heure de
fameuse robe et
son
me
cours
sonnant, il enfile la
donne rendez-vous à
son
do¬
micile où
je dois faire la connaissance de Madame
enfants, je m'es¬
quive enfin et me jette dans un Ferryboat pour
aller goûter la solitude des forêts de pins de l'autre
de Z... n° 2, et de ses quatorze
côté de la baie.
Faute d'avoir osé
paraître gourmet, je n'ai pas
pris la recette des plats de flounders, mais sur
une étiquette accompagnant deux têtes de Maoris
supérieurement embaumées qui figuraient dans
une vitrine du Muséum d'Auckland, où je passai
quelques bonnes heures le lendemain de ce jour
mémorable, j'ai copié les lignes suivantes : « De
la manière d'embaumer la tête de ses ennemis
».
Peut-être que des personnes adversaires à la fois
de l'inhumation et de la crémation me sauront gré
FLANERIES A AUCKLAND
279
de leur
communiquer de quelle manière, amis ou
à l'état de momie. J'a¬
joute que les deux têtes que j'ai vues étaient ma¬
gnifiques et avaient conservé l'intégrité de leurs
traits et les poils même des moustaches et des
cils. Elles étaient tatouées, ce qui ajoutait encore
à leur beauté plastique. Peut-être, ô lectrices, pourriez-vous vous-mêmes tatouer la tête aimée, après
embaumement, l'art de la peinture est si généra¬
lement pratiqué par votre aimable sexe.
ennemis peuvent passer
Mais voici la recette
:
Commencez par enlever les yeux, la langue et
les cervelles. Bourrez soigneusement l'intérieur
«
de la tête
de l'étoupe (flax). On met ensuite
maori1, et on enlève la graisse à
mesure qu'elle coule. Exposer ensuite la tête au
soleil pendant le jour, à la fumée d'un petit feu
pendant la nuit, jusqu'à ce que tout danger de pu¬
tréfaction ait disparu. » Pour copie conforme,
cuire
au
avec
four
l'auteur.
Samedi 21 octobre.
Le Waihora arrive demain de
Sydney et son
départ est affiché pour lundi. Je me dépêche,
avant de reprendre la mer, de visiter encore Y Art
gallery, le Louvre d'Auckland où sont rassemblés
*
Voir four tahitiea.
280
AUX ILES ENCHANTERESSES
pittoresque pêle-mêle quelques vieux ta¬
quelques toiles sin¬
cères de peintres anglais égarés sur les plages mao¬
ries et aussi quelques élucubrations décadentes
qui ne rappellent que de très loin le néo-impres¬
sionnisme de Gaugain et de van Gogh. — Gaugain a trouvé dans la grâce et la richesse du port
et de la complexion tahitienne matière à des toiles
traitées avec une grande largeur et un sens élevé
de l'harmonie et du rythme des lignes. Ses figures
sont enveloppées dans le fameux cerné noir ou
bleu, et ses toiles qui ne trouvaient pas preneur
à un louis le mètre carré font actuellement prime
un
en
bleaux de maîtres inconnus,
sur
le marché de Paris et de Londres.
peinture d'Auckland contient aussi
quelques tableaux historiques sans grande valeur.
Une jeune artiste était en train d'en élaborer con¬
sciencieusement une copie.
J'ai encore noté au musée la collection épatante
d'idoles maoris. Ces fétiches grimaçants et tatoués
à l'œil de nacre centré de jade tirent tous la lan¬
gue, fort irrespectueusement, et, détail caractéris¬
tique, ne possèdent chacun que trois doigts à la
Le Musée de
main.
Enfin, le dimanche, la veille du départ, me ré¬
encore un curieux aperçu sur le côté mys¬
servait
tique de l'âme anglo-saxonne.
Comme je passais, après le dîner, devant un
édifice ressemblant à une salle de concert, avec
ses
larges portes bien ouvertes d'où
s'échappaient
281
FLANERIES A AUCKLAND
des flots de
vai dans
sorte de
salle de réunions
maison du
«
dire, chez
Sur
lumière, je m'approchai et
une
peuple
me trou¬
populaires,
», comme on
une
aime à
nous.
vaste
une
estrade,
un
orchestre très complet,
des
gentlemen très corrects, et un monsieur aux
yeux bleus, en jaquette grise, une magnifique
à la boutonnière
rose
qui harangue l'auditoire
avec
bonhommie et humour. Les murailles sont déco¬
rées de versets
cantiques
se
bibliques et d'« appels ». De beaux
font entendre. Un soliste élève sa voix
résonnante de ténor et la foule
en
chœur. Je
mais
je
fait... si
me
sens que
reprend le refrain
suis faufilé à
je dois m'être
une
«
place vide,
classé
»
par ce
n'est
parmi les brebis, peut-être parmi
les boucs? Le gentlemen à la veste grise semble
m'avoir pris pour cible et ne me quitte guère des
yeux. A un certain moment, l'ordre est donné à
tous ceux qui sont « sauvés » de lever la main.
Tous
pas,
ce
mes
voisins lèvent la main. Je
n'ayant
pas
de goût spécial
ne
pour ces
bronche
manifes¬
tations, mais l'œil bleu, comme l'œil du « Caïn »
de Victor Hugo, ne m'a pas quitté. On demande
des témoignages. Un jeune homme se lève et
clame
:
«
Aussi vrai
un
homme sait
qu'il
a
mangé
dîner, aussi vrai je sais que je suis sauvé. »
Un capitaine de navire Suédois, de passage à
Auckland, se lève et dans un anglais pénible dé¬
son
clare
qu'il désire dire qu'il est chrétien. A
ce
«vrai»
moment, comme ils disent, le monsieur à la veste
282
AUX ILES
ENCHANTERESSES
lève, et dardant toujours son œil bleu
direction, il demande si personne ne
veut « donner son cœur ». Une, deux, trois per¬
sonnes lèvent la main. Comme le quatrième ne
vient pas, le président demande s'il n'y a pas de
back slider (retourné en arrière) qui veuille se
reconvertir. Personne ne répondant, un chant
éclate avec ensemble, et l'assistance se disperse,
grise
se
dans
ma
et moi avec...
mais pas assez rapidement pour que
le monsieur à la veste ne me
poser en
rejoigne
pour me
particulier les questions qu'il adressait
public. Je lui sais gré, après tout, de ne pas
m'avoir interpellé spécialement du haut de son es¬
trade et je subis de mon mieux cet interview d'un
en
genre.
nouveau
Enfin, enchanté de respirer l'air libre, je par¬
fois la Queenstreet, pour tomber
cours encore une
meeting salutiste en plein air. Mais ici je
en donnant quelques sous. Le cantique
s'interrompt; la capitaine s'écrie : « Ehl bless God!
six pence! Alleluiah! » Et le chœur reprend : Allesur un
m'en tire
luiah.
Le lundi matin
je visitai encore une scierie à
située au bord de la baie. Des radeaux im¬
de troncs de Kauri de 3 à 5 mètres de dia¬
couvraient une partie de l'anse et de nom¬
vapeur
menses
mètre
breuses
barques apportaient leur « cargo »
de bois
précieux.
La Nouvelle Zélande, pays
toral et
essentiellement pas¬
agricole, produit en effet des essences
de
FLANERIES A AUCKLAND
bois variées et
283
précieuses que l'ébénisterie artisti¬
aurait tout avantage à employer, surtout dans
la marqueterie de luxe. Je fis une provision d'é¬
chantillons et m'assurai enfin la possession de
beaux blocs de cette néphrite légèrement translu¬
cide, particulière à cette île, la green stone, pierre
sacrée pour les indigènes qui en fabriquent leurs
que
talismans et leurs amulettes.
TROISIÈME PARTIE
|fj D'Auckland
à Marseille
CHAPITRE X
I.
—
D'Auckland à
Sydney, Melbourne
et Adélaïdel
NE nuit noire, brumeuse, où les sinistres
sifflements du vent faisaient gémir les
mâts et les
cordages et craquer la coque
grand navire, le Waihora défila de¬
vant les innombrables
petites lumières des becs
de gaz, longea les rives
perdues dans le mystère,
puis tout bruit extérieur s'éteignit et le mouvement
de la houle indiqua
que nous avions atteint la
pleine mer, bien loin des îles enchanteresses
du
—
en
route vers la vieille
Europe.
Le lendemain à midi
nous doublions le
Cap
Nord dont la haute falaise tombant à
pic indiquait
la limite septentrionale de
l'île, et cette vision fut
le dernier adieu à la
Polynésie. Dans la brume ro-
AUX
286
ENCHANTERESSES
ILES
côtoyâmes quelques îlots perdus
des tropiques s'alluma une
dernière fois au-dessus de nos têtes.
Des alternatives de calme et de houle, de soirées
sée du
et le
soir, nous
ciel merveilleux
rêve ou de nuits d'angoisse où
tout dégringole dans le navire, les gens comme la
vaisselle, les carafes et les verres, rappelant les fa¬
meuses journées de la Bourgogne, des longues
heures de morne solitude à ruminer de noires pen¬
sées sous le ciel gris que traverse le vol hardi des
albatros, ce sont là presque tous les souvenirs de
cette courte traversée de cinq jours que nos grands
paquebots récents pourraient effectuer en qua¬
rante-huit heures à peine.
Le temps devenant affreux, je me décidai à
quitter la cabine où l'on étouffait et
belles comme un
solidement sur une
je trouvai
maux
dans un
de la terre...
m'amarrai
sommeil l'oubli des
chaise longue
pesant
et quand
du pont. Là,
il fai¬
pénible¬
côtés
je me réveillai,
noire. Je frissonnais et regagnai
ma couchette où je me calai de tous
sait nuit
ment
milieu de mes bagages
après à cha¬
roulis. La sommelière, au lieu du
danser au
pour ne pas aller
et des objets variés
qui se couraient
retour du
petit verre de gin m'en apporta un
héroïque! et je me réveillai trente-six
en vue des côtes d'Australie.
que
grand, remède
heures après,
287
A SYDNEY
II.
Le
fiord
fait
au
—
A
fond duquel
Sydney.
se
dresse la grande ville
des ports les plus vastes et les plus
beaux du monde. La ville elle-même ressemble à
en
un
San Francisco. Je
de
nouveau.
Mais
n'y vis rien de remarquable et
en
dehors de
ses
artères bordées
de
gratte-ciels « en herbe », il y a le spacieux
Botanic garden, le pendant du Golden Gâte Park,
une merveille d'aménagement
artistique où la na¬
ture exubérante est venue au secours de l'homme
pour créer un coin idyllique.
des arbres tropicaux y sont
Tous les spécimens
représentés, chacun
dans le site qui convient à son galbe et qui le fait
valoir, et les forêts d'eucalyptus géants et de caoutchoutiers touffus prolongent le vaste parc jus¬
qu'aux falaises qui dominent la mer et qui rappel¬
lent les falaises de la Migliera à Capri d'où l'œil
plonge dans l'infini de l'outremer. Que de belles
heures de douce rêverie je passai parmi ces bos¬
quets où le printemps faisait épanouir la florai¬
son des orchidées les
plus rares. Et cependant je
m'y traînais péniblement, encore tout courbaturé
du dernier voyage.
Le Polynésien, le
paquebot des Messageries
ma¬
ritimes, devait contourner l'Australie par le Sud;
je résolus de prendre le train et de le rejoindre à
Adélaïde afin d'éviter la traversée
toujours si dure
entre le continent et la Tasmanie.
288
AUX ILES ENCHANTERESSES
III.
—
De
Sydney à Adélaïde en train.
Le mercredi 1er novembre, nous
prîmes donc
pour Melbourne où nous arri¬
vions le lendemain à midi. Des pâturages sans fin,
l'express de nuit
plantations immenses d'abricotiers taillés en
petite boule, de pommiers, de pêchers, de fraisiers,
des landes desséchées, couvertes de bruyère où
courent les inévitables et innombrables lapins, des
forêts d'eucalyptus où s'envolent des corbeaux
blancs, des petites rivières où se prélassent des
cygnes noirs, des villes industrielles aux cheminées
empanachées de fumée de houille, des mines d'or
où l'on a trouvé tout près de la surface des pépites
pesant jusqu'à 2000 onces et valant 10.000 Lst.
(comme celles que j'ai vues au musée de Sydney),
et l'on traverse la rivière Murray. Encore des lan¬
des, puis des mines de cuivre, des lapins et des
lapins qui bondissent, semble-t-il, sous les roues
du train, de vastes champs d'avoine et de blé, des
vergers, des pâturages, des bruyères, et nous som¬
mes enfin sur la crête des hauts plateaux qui domi¬
nent la plage d'Adélaïde. La voie ferrée, par de
longs méandres descend les croupes vertigineuses
du plateau australien et, le vendredi au matin, après
un trajet de 36 heures, nous atteignons la ville où
le Polynésien n'étant pas encore annoncé, il nous
faut attendre jusqu'au lendemain. La chaleur y est
suffocante, l'eau rare; un bain à l'hôtel est hors
des
EN MER,
prix,
ce
qui rend
Adélaïde est
D'ADELAÏDE
ce
A CEYLAN
289
court séjour peu confortable.
éloignée de la mer. Il fallut
long trajet en chemin de fer pour at¬
teindre le promontoire d'où l'on s'embarque. De
là, un petit « launch » nous mena en quelques mi¬
nutes jusqu'au grand paquebot qui attendait au
large la malle d'Europe et les passagers.
encore
assez
un
C'était le samedi 4 novembre 1899... le continent
austral
disparut à nos yeux sans que nous eussions
pu voir ni un seul exemplaire de ses aborigènes,
ni un seul kangourou, ni un seul dromadaire.
—
En mer,
d'Adelaïde à Ceylan.
T la monotonie d'un
long voyage en mer
vrai qu'un paquebot
monté par quelques
centaines de passagers offre plus de
distraction qu'un petit voilier comme le Tropic
Bird, et si je ne suis guère entré en contact sur
terre ferme avec les Australiens, je trouve ici
mainte occasion d'apprendre bien des choses inté¬
ressantes sur ce continent que les cartes géogra¬
phiques, au temps de ma jeunesse, représentaient
comme un grand ovale tout blanc et tout vide,
avec un léger liseré ombré, au sud, où figuraient
quatre ou cinq noms de cités embryonnaires.
Comme première diversion, c'est l'arrêt de quel¬
ques heures, le mardi, à Albany, autrement nomrecommença. Il est
de 150 m. de long,
19
290
mée
AUX ILES ENCHANTERESSES
King George's Sound, la dernière, ou la pre¬
mière ville faisant face à l'Asie.
On appelle le pilote pour entrer dans la baie
dominée par des falaises boisées et des dunes de
sable blanc couvertes de bruyères roses. Un
launch
nous
descend
sur
la plage de cette
ville en
hô¬
miniature, qui ne compte guère que ses sept
cinq magasins. Cela suffit du reste aux
quelques centaines de rough riders aus¬
traliens, en partance pour la guerre du Transwaal,
qui profitent de cette dernière escale pour faire
une suprême noce. Ce n'est plus la tenue du régi¬
ment qui défilait si fier et glorieux dans les gran¬
des rues de Sydney, avec son vieux colonel, géant
de plus de six pieds de haut, sanglé dans sa tu¬
nique vermillon qui arrachait sur son passage des
hourrahs frénétiques. Ici les joyeux condottieri à
tels et
ses
ébats de
affaire aux sommelières des bars... ils vont être plutôt sevrés de
caresses, là-bas, sur la terre africaine, et combien
de leurs os blanchiront au soleil du pays des dia¬
mants! Ce lieu offre aussi la dernière occasion de
la face enflammée donnent fort
emplettes de produits du terroir : boome¬
de traqueurs indigènes, superbes peaux
d'opossums, fleurs d'immortelles et groseilles «du
Cap ».
Dès le départ d'Albany et jusqu'à Marseille, le
temps le plus radieux nous a tenu fidèle compa¬
gnie, et la chaleur croissant à mesure que nous
nous rapprochions de l'Equateur nous a forcés à
faire des
rangs
EN
mettre de
MER,
D'ADELAÏDE
nouveau
costumes
291
A CEYLAN
en
toile blanche et
coloniaux.
poissons volants et les phosphorescences
ont reparu. Les nuits sont calmes et radieuses; on
se
promène sur le pont comme dans un salon aé¬
rien; on peut même y passer la nuit sur une chaise
longue, et la société est agréable et variée : des of¬
ficiers et explorateurs anglais, un bon abbé qui
joue aux échecs avec un fonctionnaire, Nègre de
la Martinique, et des commerçants australiens qui
vont vendre leur laine et leur viande réfrigérée à
Londres. Un passager de marque est le capitaine
Vere Barclay, le premier explorateur anglais qui
casques
Les
traversa le continent australien du sud
1876.
Parti
de
au
nord
en
Port
Augusta, il atteignit Port
Darwin, ayant franchi 3600 kilomètres à dos de
dromadaire. Un chemin de fer reliant
points extrêmes est actuellement (1899)
truction et
a
ces
deux
en cons¬
atteint le 1400me kilomètre.
Les passagers de
premières et de secondes sont
qui a permis d'octroyer à cha¬
cun de vastes cabines pourvues de vrais lits de fer,
de lumière électrique et de ventilateurs. Finies les
fameuses couchettes superposées! Au salon des
secondes, pendant les repas, le ventilateur, un
panka, sorte d'écran pivotant sur des charnières
fixées au plafond est actionné par un domestique
hindou. Aux premières, ce sont les ventilateurs
électriques à hélice.
En route, on nous apprend que la « Fin du
peu
nombreux,
ce
292
AUX ILES ENCHANTERESSES
monde
»
a
été fixée
au
lundi 13, entre 2 et 5 heu¬
du soir. C'est une heure très
res
agréable, et, si le
beau temps continue, nous en jouirons bien con¬
fortablement installés sur le pont, et ce sera une
belle
«
fin
».
paquebot si stable que
je puis m'accorder le plaisir de croquer mes com¬
pagnons de voyage.
La
mer
est si calme et le
La veille de cette
trouvions de
«
nouveau
fin du monde
», nous
nous
à la latitude de Raiatea et le
voyage était devenu un vrai voyage de plaisance.
L'officier mécanicien nous invite à vijsiter les
chambres des machines. Il y
ture constante de
règne
une
tempéra¬
45 à 50°, et des Arabes presque
remplissent les fonctions de chauffeurs; ils ne
fournaise que 8 heures sur
24. C'est déjà énorme et plus d'une fois un mal¬
heureux Arabe a préféré se jeter à la mer plutôt
que de reprendre son service 1
nus
demeurent dans cette
cicerone, on ou¬
blindée d'un four, et... le mécanicien
nous présente une poignée de neige! de belle neige
blanche, qui paraît décidée à ne pas fondre dans
l'étuve environnante. Les machines, en effet, pro¬
duisent continuellement la glace nécessaire aux
chambres réfrigérantes où on nous montre des
milliers de quartiers de bœuf et de mouton dont
s'approvisionne journellement le petit monde que
Sur
vre
un
ordre donné par notre
la porte
nous sommes.
Il est
une
des îles enchanteresses
du Pacifique
EN
qui
a reçu,
tact de la
MER,
D'ADELAÏDE
A CEYLAN
293
plus
race
que tout autre, le désastreux con¬
blanche et qui, malgré la splendeur
de
sa nature, ressemble
plus à un paradis perdu
qu'à un séjour de délices : c'est la Nouvelle-Calé¬
donie, le lieu de déportation de la France. Certes
ils sont encore privilégiés, les condamnés que la
mère-patrie y exile, car le climat est un des plus
salubres de l'univers, mais la promiscuité du vice
abject doit en rendre l'habitation détestable aux
fonctionnaires et aux malheureux déportés poli¬
tiques.
Le frère F... qui en revient me raconte bien des
choses intéressantes dont quelques-unes méritent
mention. Il
paraît qu'il est à peu près impossible
se régénérer.
L'argent qu'ils ont
gagné pendant leur captivité leur est remis à
la sortie du bagne. A ce moment, le dilemme sui¬
vant se pose au déporté : ou bien il a été
condamné à plus de cinq ans, et alors, bien
que
libéré, il doit séjourner pour le reste de ses jours
dans la Nouvelle Calédonie; ou bien, soit que sa
condamnation n'ait pas atteint cette norme, soit
par l'effet d'une grâce accordée pour service rendu
ou action
héroïque, il lui est permis de rentrer en
France. Quelques-uns profitent de cette autorisa¬
tion, changent de nom et essayent de se créer
aux
libérés de
une
vie nouvelle dans
un
une
contrée où ils sont in¬
Plus d'un
forçat libéré est ainsi devenu
citoyen respecté et même influent d'une autre
connus.
colonie, même de Tahiti. Mais combien imitent
294
AUX ILES ENCHANTERESSES
ceux
de la
jours
sur
première catégorie, et restent pour tou¬
le sol maudit où les autres libérés s'em¬
pressent de les exploiter et de les dépouiller. Le
petit magot accumulé à la sueur du travail forcé
est rapidement converti en petits verres de liqueur
payés aux camarades. La population blanche de
Nouméa compte 10.000 âmes et boit de mille à
quinze cents barriques de vin de France par mois!
Et le libéré ne tarde pas à retourner dans son
enferl
Le frère F... et
ses
collègues dévoués consacrent
gehenne quelques
qu'ils engagent à leur service.
leurs efforts à sortir de cette
malheureux libérés
Lui, par exemple, ne
paie
son
domestique qu'au
lieu de lui remettre les 400
francs gagnés, il les dépose à la Banque où sa pré¬
sence est nécessaire pour les retirer. A part cela, il
ne lui donne que 20 sous chaque dimanche. Quant
aux habits, il lui fournit des bons pour se les pro¬
curer. Et quand le pécule sera suffisant, on expé¬
diera l'heureux garçon sur le premier paquebot en
partance pour la France.
Le mercredi 15 novembre, la « fin du monde >
bout de l'an, et au
n'ayant pas eu lieu, nous franchissons l'Equa¬
teur à midi. Il fait une chaleur excessive qui porte
à la reconnaissance envers le pauvre
Hindou qui
panka. Cette reconnaissance s'exprime
la forme tangible de demi-roupies qui ont le
d'illuminer la face obscure du Cinghalais et
tire notre
sous
don
de
tripler le nombre des salams qu'il nous
prodi-
EN
MER,
D'ADELAÏDE A CEYLAN
295
rencontre. Demain, à 2 heures, d'a¬
près les calculs du capitaine, nous devons être à la
hauteur du phare de Point de Galles, l'extrémité
gue en toute
sud de
Ceylan.
jeudi, à 2 heures,
En effet
se
dresse
sur
la
mer
un petit bâton blanc
bleue. Bientôt toutes les lu¬
braquent vers le rivage fascinateur, et
jeu des palets de caoutchouc est délaissé par les
plus fanatiques joueurs.
Une immense ligne de sable rose couverte d'une
frange interminable de cocotiers verts, et bientôt,
par-dessus s'élèvent en étages des collines de plus
en plus élevées qui vont se perdre dans les nuages.
Une barque de pêche avec sa voile carrée toute
dorée et ses deux petits focs triangulaires, un à
l'avant, l'autre à l'arrière, passe à portée de canon.
Sous les cocotiers, un village indigène qui rap¬
pelle ceux des Tuamotu. On ne perçoit pas en¬
core les habitants, mais bien un cerf-volant qui
flotte gaiment.
nettes
se
le
Voici maintenant le Mont Adam, haute pyra¬
mide se perdant dans la brume. Juste à six heures,
le soleil
se
luant l'île
couche dans
enchanteresse
Paradis terrestre.
une
de
gloire tropicale,
sa¬
l'Océan Indien, le
296
AUX ILES ENCHANTERESSES
V.
AR
un
—
Colombo.
superbe clair de lune, nous stop¬
pons au milieu de la rade, parmi les
mastodontes dont les machines grincent,
hissant
aussi,
va
nous
allons
les
«
sacs
de
charbon.
faire du charbon
»
Nous
et cela
rendre le bord intenable. Le mieux est d'aller
la récep¬
Cingalais
le caprice
passer 24 heures à terre. Chacun connaît
tion injurieusement bruyante que les
réservent
aux
misérables passagers que
de leur destinée force à fouler le sol
merveilleux
de Colombo.
Lorsque, dans le vacarme assourdissant, on est
à sauter dans une pirogue, qu'on a
gagné la rive, subi plusieurs altercations violentes
au sujet des taxes et des pourboires, on s'engouf¬
fre au plus vite dans le Hall ventilé à l'électricité
du Grand Oriental Hôtel où l'on retrouve la paix
et l'usage de ses sens, non sans avoir subi les ser¬
vices de cinq, six ou dix serviteurs avant de pou¬
voir gagner son lit. Il y a celui qui vous ouvre la
porte de l'hôtel; celui qui vous conduit au bureau;
celui qui, au travers du labyrinthe inextricable des
corridors vous mène à votre chambre; celui qui
ouvre la porte de votre chambre, celui qui y dé¬
pose votre valise, celui qui vous apporte de l'eau,
etc., etc. Et tous, après un gracieux salam, tendent
enfin parvenu
COLOMBO
leur main d'ébène
tantes et
en
297
exhibant leurs dents écla¬
l'éclair de leurs yeux brillants.
réveille à cinq heures, heureux de
et sous un bon
moustiquaire, je m'aperçois avec étonnement que
ma fenêtre est garnie d'un grillage mobile. C'est
pour me préserver de l'audacieuse troupe de cor¬
beaux qui, non contents de faire le service de pro¬
preté de la voirie, ne se gênent point pour entrer
Comme
me
je
me
trouver sur l'écorce terrestre,
chambres, comme chez eux.
dans les
de locomotion, pour un Euro¬
le sait, le jinriclcshaw, petite « car¬
Le seul moyen
péen, est,
riole
»
on
à deux roues,
tirée par un indigène aussi
ancêtre du Pa¬
débats relatifs
au prix de l'heure et au paiement prennent des
proportions homériques et la fin de chaque pro¬
menade se termine par des bordées d'injures dis¬
noir que la nuit et aussi nu que son
radis terrestre après la chute. Les
langues de la terreI
route et chaque minute
sujet d'étonnement. Les mas¬
tribuées dans toutes les
Cependant
réserve
on se met en
un nouveau
éléphants passent solennels sous l'arceau des
flamboyants qui encadre les routes de terre bat¬
sifs
brique. Les petits zébus traînent des at¬
telages aux roues pleines, comme du temps des
Romains. La variété des costumes et des types, la
tue rouge
richesse
prodigieuse des étalages en plein vent, ie
pittoresque du marché aux fruits, les boutiques où
l'on coiffe en plein air, les peaux de tigres, les
étoffes brodées, les bijoux vrais ou faux, tout cela
298
forme
AUX ILES ENCHANTERESSES
un
mélange extraordinaire et éblouissant
dans le flamboiement violent du soleil.
Mon rickshaw
transporte enfin en dehors
bruyante, et contournant un char¬
mant lac ombragé de cocotiers, de manguiers et
d'arbres à pain, mon lascar m'arrête devant un
temple boudhiste. Un jeune homme parlant cou¬
ramment l'anglais me fait les honneurs de salles
me
de cette cité
où les boudhas de bronze succèdent
aux
boudhas
d'ivoire et d'ébène. Parmi tant de
dieux, je note
représentant le Prince
de Galles et un buste en plâtre de Napoléon Ier! Des
autels disposés devant toutes ces « divinités » sont
chargés de petites fleurs bleues. Le cicerone m'en
offre une, puis il me tend la boîte à offrandes et
à la muraille
une
chromo
main pour son propre compte.
Ne trou¬
le pourboire suffisant, il essaie de m'empêcher de remonter en rickshaw. Sur tout le par¬
cours autour des lacs et des temples, des men¬
diants horribles ou des fillettes toutes nues qui
vous jettent de petits bouquets de fleurs dans la
ensuite
sa
vant pas
voiturette et
se
mettent ensuite à l'escorter à la
jusqu'à ce que, las de leurs importuns
appels, on leur ait lancé quelques sous.
Nulle part je n'ai vu une telle exploitation des
étrangersI Devant l'Hôtel, un charmeur de ser¬
pents exhibe son pensionnaire et exécute le tour
bien connu du manguier. Il ne manque pas de
s'indigner bruyamment lorsque le pourboire lui
course
299
COLOMBO
paraît insuffisant. On n'accepte ici que les pièces
blanches... et encore!
Les quelques co-passagers du Polynésien des¬
cendus ici prennent en commun le tiffin, c'est le
nom du lunch dont le plat de résistance est le fa¬
meux curry. Mes amis anglais m'avertissent de
n'offrir que le quart du prix demandé pour les di¬
vers « souvenirs ». Je ne tarde pas à vérifier l'ex¬
cellence de
leur
«
tuyau
»
et je puis,
sans
être
« carotté », me procurer de jolies étoffes bro¬
dées et des coffrets en bois de santal artistement
trop
travaillés.
Encore
un tour à pied avant de reprendre la
Quelle foire! quel brouhaha indescriptible!
Les changeurs de monnaie, les guides, les mar¬
chands de timbres-poste, les lanceuses de baisers,
les lépreux quémandeurs, les groupes déguenillés
mangeant le riz au bord de la route, les riches
équipages des Anglais, conduits par des cochers
et des grooms en superbe livrée, les soldats indi¬
gènes à la figure martiale, les joueurs de golf qui
vont prendre le train pour Nuwara Eliya, les mar¬
chands de thé, de drogues, de peaux, les musul¬
mer.
mans en
ce
turban et les
monde
chevauche
se
Cingalais en chignon, tout
coudoie, grouille, rampe, court ou
sur
le sol d'ocre rouge,
gieux dont les
yeux
Aussi est-ce
avec
finissent
par se
tableau prodi¬
fatiguer.
délices que nous regagnons
le
pont de notre Polynésien, noir de charbon, mécon¬
naissable. Une multitude de gosses, debout dans
300
AUX ILES ENCHANTERESSES
pirogues semblables à celles de Tahiti ou sur
simples planches, nous donnent une représenta¬
tion de leur genre. Brâmant le Tararaboum-di-é!
scandé par le battement rythmé de leurs bras nus
contre le torse, ils s'interrompent parfois pour
hurler dans toutes sortes de langues, offrant de
plonger pour attraper la menue monnaie que les
passagers s'amusent à leur jeter. Cela ne cesse pas
pendant deux heures de temps, et pas un sou ne
se perd. Aussi adroits que des canards sauvages, ils
plongent sous le bateau et réapparaissent exhibant
triomphalement la monnaie avec une affreuse gri¬
mace de leurs faces simiesques. L'un d'eux a vu
son bras droit emporté par un requin! Et nonobs¬
tant, il continue à battre du bras gauche son tara¬
des
de
raboum-di-é. Enfin
un
bambin de six
ans
pas
plus, grimpe au bastingage, escalade les haubans
et plonge de cette hauteur, réapparaissant de l'au¬
tre côté du paquebot!
A cinq heures du soir, les hélices se mirent enfin
en mouvement et nous défilâmes devant un navire
de guerre russe en
route pour Vladivostock. Les
marins des deux nations
«
amies et alliées
».
se
prodiguèrent les hourrahs et les saluts, et la terre
de l'Inde alla se perdre dans les brumes sans me
laisser de cuisants regrets.
VI.
—
De
Ceylan à Marseille.
'EN est fait de la monotone solitude des
mers, des journées où la principale pré¬
occupation est l'état du ciel, le caprice
des courants et des vents, où le passage
d'une modeste mouette est
le bond du
poisson volant
un
ou
événement
comme
la fumée incertaine
d'un invisible navire.
Nous sommes maintenant dans les parages les
plus fréquentés des mers équatoriales et sur la
surface aussi calme qu'une nappe huileuse, les na¬
vires, les rochers déserts, les îles et les caps passent
comme en une
rapide vision cinématographique,
appelant l'attention tantôt à bâbord, tantôt à tri¬
bord, tantôt des deux côtés à la fois.
Nous filons seize bons nœuds à l'heure, et don¬
nons la chasse aux navires partis avant nous.
L'Ophyr, de 1'« Orient Line », qui avait 42 heures
en quittant Adélaïde, n'en avait plus
que
29 au départ de Colombo et, aux applaudisse¬
ments des passagers et de l'équipage, nous dépas¬
d'avance
sâmes
ce
navire avant d'arriver à Suez. C'était
presque une
question d'amour-propre national 1
302
AUX ILES ENCHANTERESSES
Encore
petite île basse, couverte de coco¬
réminiscence de la Polynésie, et
dès ce moment ce ne sont plus que des apparitions
rocheuses ou des déserts de sable. Voici le Cap
Comorin, puis, là-bas, dans la brume du soir, l'île
de Socotora. Le soleil disparaît dans un ciel
glorieux et nous jouissons d'un spectacle rare
et inoubliable : le rayon vert succède pendant
quelques minutes aux dernières flammes fulgu¬
tiers,
une
comme une
rantes de l'astre abîmé dans les
flots,
au
moment
où des rochers
fantastiques, s'élevant tout d'une
pièce à 300 mètres de haut, s'embrasent à l'avant
du navire
:
les
rocs
de Darzi et de Samieh, dont la
résonnance arabe dit notre
proximité de l'empire
golfe
après avoir passé le Cap Guardafui pen¬
de Mahomet. En effet, nous entrons dans le
d'Aden
dant la nuit.
Les deux continents sont
bie où fleurit
en vue :
la côte d'Ara¬
à l'heure
qu'il est la hideuse
dange¬
reuse par la férocité des nomades qui l'habitent.
Aujourd'hui, émouvante cérémonie à bord. Un
encore
traite des esclaves, et la côte de Somalis,
soldat d'infanterie de marine est mort. Très ma¬
lade
déjà, il revenait du Tonkin; et on
va
merger.
Il est neuf heures du matin. Une porte
l'im¬
de fer
paquebot. Marins et soldats
se rangent silencieux et recueillis derrière leurs of¬
ficiers en petite tenue. Plus d'un marsouin oublie
d'enlever son béret... l'officier doit le rappeler à
s'ouvre
sur
le flanc du
DE CEYLAN A MARSEILLE
voix basse
aux convenances
telots du bord
en
303
de l'heure. Huit
ma¬
grande tenue descendent l'es¬
calier
principal, portant par les coins un sac
de toile à voile dans lequel le corps du tré¬
passé est cousu, enveloppé dans les plis du dra¬
peau tricolore, avec un gros poids fixé à ses pieds.
Le sac est déposé sur une planche placée en bas¬
cule en travers de la porte de fer. Le navire stoppe.
Mgr. Favier, Evêque de Pékin, récite des prières
en latin, puis il asperge d'eau bénite et son
geste
est imité par les officiers présents. Le maître d'é¬
quipage lance deux coups de sifflet longs et stri¬
dents. Les matelots font légèrement basculer la
planche. Dans le silence solennel on entend le bruit
léger du corps fendant l'onde limpide... quelques
remous, et tout est
la
fini. Le vieux marin referme
porte de fer. Dans la cabine commune, les gais
propos reprennent leur cours, les cigarettes s'allu¬
ment et dans un coin, le coffre de chêne marqué
d'une croix et de deux initiales cache
regards
soldat, les coffrets de
laque et le beau kimono qu'il rapportait à sa
payse » qui l'attend au pays Breton.
S'il eût vécu encore quelques heures, il eût, ce
soir, revu pour la première fois l'Etoile Polaire, le
phare éternel vers lequel ses ancêtres adressaient
leurs prières dans les longues traversées.
aux
curieux les hardes du pauvre
«
Jeudi, le 23,
nous
franchissons le fameux dé¬
on nous forçait à re¬
troit de Bab-el-Mandeb dont
tenir le
nom
barbare dans les
«
Géographies
»
de
304
notre
AUX ILES ENCHANTERESSES
l'appelait aussi, je crois, les
anglaise, Perim,
canons et surmontée d'un sémaphore,
le détroit qui n'a rien de sinistre au
enfance. On
Portes de la Mort! Une forteresse
hérissée de
commande
lever du soleil. D'un côté les hautes montagnes
de
profilent leurs contours harmonieux dans
une brume bleuâtre et s'étagent à l'infini, jusqu'à
cette mystérieuse Mecque vers laquelle le regard
de millions de croyants se dirige chaque soir à
l'heure de la prière. De l'autre, ce sont les hautes
montagnes de l'Afrique, bleues et roses. Au pre¬
mier plan, à bâbord, le rocher rouge de Périm,
et, à tribord, les falaises dénudées, sèches, grani¬
tiques, bordées de canons turcs. De petites mai¬
sons cubiques toutes blanches se blottissent à l'om¬
l'Arabie
bre de
ces
Nous
rochers.
immédiatement le cap sur le
mettons
nord. La brise
a
cessé. Une chaleur intense aug¬
mente d'heure en
fournaise de la Mer
le dernier
heure;
nous sommes
dans la
Rouge. Un second soldat rend
soupir.
Gare à la réverbération des flots; elle
décuple
des accidents
mortels; aussi, les jours se passent-ils dans les
cabines, où le costume initial de l'humanité est de
rigueur. Le soir seulement on monte sur le pont
où l'on suffoque encore par 34° centigrades. La
bibliothèque du bord est heureusement assez bien
fournie; on y trouve entre autres la collection de
la Revue Bleue et les ouvrages de Zola qui est del'ardeur du soleil et peut provoquer
305
DE CEYLAN A MARSEILLE
tout à coup
dans 1'« Affaire ».
sympathique, grâce à
venu
son
rôle
Par bonheur, le samedi, le vent a sauté et la bise
se
met tout doucement de la
froid. C'est
rattrapé l'Ophyr.
a
presque
partie. Vers midi on
soir-là que nous avons
ce
Dimanche matin, une vision
grandiose et vrai¬
sacrée du peuple
de Moïse, le Mont Sinaï, se dresse là-bas, à l'avant,
dans la buée céruléenne, toute mouchetée de petits
nuages blancs qui se forment et s'évanouissent en
quelques instants. Par delà l'outremer foncé et
ment émouvante
:
la montagne
lourd s'étendent des collines d'un fin sable rosé.
Les ondulations du terrain sont
légères ombres bleues qui
dent
vers
les et
l'infini
figées
des
indiquées par de
dégradent et se per¬
vaguelettes immobi¬
c'est le désert.
jetons l'ancre devant Suez. Nous
immédiatement environnés de barques à
A midi
sommes
comme
se
:
nous
la voile latine d'où les Arabes
trophent
en
fez
nous
apos¬
gesticulant. Us montent à l'abordage,
s'aidant du plus petit brin de cable et inondent
le pont de leur bric-à-brac, d'atroces objets-sou¬
venirs fabriqués évidemment à Nuremberg : col¬
liers en bois d'olivier, étuis, bourses, encriers,
ronds de serviette portant le nom de Jérusalem,
de la Mecque ou du Caire, — à volonté, timbres,
monnaies, photographies, tout le banal déballage
de l'industrie si moderne qu'on
pourrait dénomen
20
306
AUX ILES ENCHANTERESSES
à
ner
juste titre
:
l'exploitation des voyageurs
can¬
dides.
Un transport chargé de troupes qui vont se faire
au Transwaal pour la gloire d'Albion nous
force à attendre le libre passage. Peu après, c'est
tuer
un
transport des Etats-Unis, garni de troupes pour
les
Philippines; celui-ci est une capture faite à
Santiago de Cuba; enfin, un transport turc chargé
jusqu'à la ligne de flottaison, sur lequel s'alignent
en silence les faces brunes coiffées du rouge fez...
et puis encore un navire Russe pour l'ExtrêmeOrient... on se croirait en temps de guerre uni¬
verselle.
Rien
repose mieux le cœur de cette pénible
vision que le spectacle du canal dans la nuit étoilée. Les projecteurs des navires éclairent de leurs
ne
immenses les plaines ondulées qui semblent
champs de neige! Et puis, quand le jour vient,
une modeste oasis, un solitaire dattier, quelques
bananiers, quelques cactus en fleurs ombragent la
case blanche d'un gardien isolé. Des chameaux
défilent lents, lourds et sérieux le long de la rive
rayons
des
desséchée et de temps en temps un rapide cavalier,
le fusil en bandouillère ou un porteur d'eau à che¬
val
la croupe d'un bourrico.
Nous descendons à terre à Port-Saïd le lundi
sur
matin, pendant que le paquebot fait du charbon.
Un tour dans la ville donne
une
idée misérable et
engageante des cités modernes de l'Egypte.
Qu'est-ce que la saleté proverbiale des bas quar-
peu
DE CEYLAN A MARSEILLE
tiers de
Naples
Saïd? Et tous
en
ces
307
comparaison de celle de Portenfants traînant leurs haillons
hideux de
rées par
mendiants, avec les paupières défigu¬
l'ophtalmie, bordées de mouches qu'ils ne
songent pas même à chasser!
Heureusement que nous partons à 11 heures
déjà, longeant la gigantesque jetée
Lesseps.
que
termine la
statue de Ferdinand de
Et
nous
voilà dans la Méditerranée!
D'autres îles vont défiler
yeux. Plus
passé glorieux et sa beauté est d'un
genre totalement différent de la beauté polyné¬
sous
nos
d'une
a
un
sienne
:
le dernier mot de la culture
n'est-il pas à
donne tant de
esthétique
l'antipode du primitif chaos qui
saveur aux
terres de l'Océan Pacifi¬
que? Mais elles sont belles, les îles, toutes! Et mon
enthousiasme pour les unes ne me gâte pas celui
que j'éprouve pour les autres.
Adieu, les beaux ciels tropicaux. Déjà voici le
vrai ciel du décembre
européen!
Dans l'éther décoloré, l'île du Roi Minos
ses hauts sommets tout blancs de
neige.
neige! Combien d'entre nous n'en
depuis de nombreuses années!
Et voici maintenant l'Etna
profile
De la
ont pas aperçu
capuchon
petit panache de fumée.
Dans la nuit tombante, les longues
rangées de
becs de gaz dessinent les quais des vieilles cités :
Messine et Reggio. Ensuite c'est un tourbillon de
blanc et
son
avec
son
308
AUX ILES
ENCHANTERESSES
qui rend l'obscurité plus épaisse, et la colore
: la flamme du Stromboli.
Vers minuit, des formes vagues et mystérieuses
surgissent à tribord; l'œil éclatant d'un phare...
c'est Capri.. l'île des grottes féeriques, des falaises
gigantesques et des oliviers chatoyants, Capri et
ses palais en ruines évoquant perpétuellement le
souvenir du plus cruel des tyrans parmi les myrtes
et les roses, les orangers et les jasmins.
La vision enchantée s'évanouit, la nuit passe;
l'aube renaît, l'aube du 1er décembre. Une longue
ligne rosée se dresse à l'horizon. Marsouins et ma¬
telots entonnent en chœur le chant bien connu :
feu
d'un bleu violent
«
Voilà, voilà la France...
»
Et le soleil levant dore les falaises mouvemen¬
tées, les derniers contreforts des Alpes maritimes,
et la vie s'éveille et palpite dans la grande cité
pendant que là-bas, là-bas,
descend sur les pics solitaires où
dieux seuls habitent, aux Iles enchanteresses.
blanche des Phocéens,
si loin, la nuit
les
Table des Matières
Pages
Préface
7
Première Partie
De Paris à San-Francisco
Chapitre I. De Paris à New-York
Bourgogne
Chap.
sur
la
9
.
De New-York à San Francisco
II.
en
Chap.
.
III.
16
103 heures
32
A San Francisco
Deuxième Partie
Aux Iles enchanteresses de l'Océan
Pacifique
Chap.
IV.
La traversée de l'Océan Pacifi¬
que en
—
quises).
Chap.
V.
—
41
voilier
I. De San Francisco
II. Une journée
Iles
Marquises.
à Nuka-Hiva (Mar¬
III. Des Marquises à Tahiti.
O Tahiti
aux
89
310
Chap.
aux iles enchanteresses
VI.
A Raiatea-la-Sacrée
....
125
I. De Tahiti à Raiatea. — II. Notre Fetii
et notre Faa-amu.— III. A la cuisine de
mon fetii. — IV. La
pêche des perles
et la pêche aux rama. — V. Une ascen¬
sion
Mehani (Raiatea). — VI. La
de Tetuanui. — VII. La guerre.
VIII. Le soldat Matapo. — IX. La
au
mort
—
capture du grand chef Teraupo.
X.
Après la
—
Fête du 14 juillet.
Les Himene. Mœurs indigènes. — XI.
Le dimanche indigène. — XII. Visite â
guerre.
l'école d'Avéra. — XIII. Au Marae de
Tevaitoa. — XIV. Les Umuti.
Chap.
VII. Huit
jours à Borabora
222
Chap. VIII. De Raiatea à la Nouvelle-Zé¬
lande
241
I. Le
départ. — II. De Tahiti à Mauki.
Rarotonga. — IV. De Rarotonga à Auckland.
—
Chap.
III. A
IX
269
I. Six jours à Auckland.
à Auckland.
—
II. Flâneries
Troisième Partie
D'Auckland à Marseille
Chap.
X
285
I. D'Auckland à
Sydney, Melbourne et
Sydney. — III. De
Sydney à Adélaïde en train. — IV. En
mer, d'Adelaïde à Ceylan. — V. Co¬
lombo.
VI. De Ceylan à Marseille.
Adélaïde.
—
—
II. A
Table des Gravures
Pages
La Mer de corail
Le Marae
4
17
Aux Tuamotu
33
La Nuit de Tahiti
49
Amuraamaa
Cascade de la Faataua
Le Récif de Raiatea
81
65
97
Plage d'Opoa
113
Le Feu
129
Retour de Pêche
Au Bain
145
Matin à Borabora
177
161
L'Eléphantiasis
193
Le Bain
217
O Tahiti
249
La
265
Upaupa
Fait partie de Aux îles enchanteresses