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PETITE
POPULAIRI
BIBLIOTHÈQUE
Aylic
MARIN
EN
CÉANIE
Préface
Dessins
par
par
A.
de
E.
Verconsin
BAR
G.
et
de
MARE
CENTIMES
65
'
Ghari.es
à
Paris,
BAYLE,
ib,
rue
1888
Éditeur
de
I Abbaye.
EN
I
OCÉAN IE
—
Paysage
Marquésien.
Vallée
d'Akahui
(Nuka-Hiva).
aAo
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5^t,3
PETITE
BIBLIOTHÈQUE
POPULAIRE
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Aylic
MARIN
EN
OCÉANIE
Dessins
par
A.
de
BAR
et
Charles
BAYLE,
G.
de
MARE
Éditeur
à
Paris,
là,
rue
1888
de
tAbbaye.
PRÉFACE
Mon cher ami,
Vous
me
demandep d'écrire quelques lignes en tête
alleq présenter au public sur vos
du volume que vous
souvenirs de voyage. C'est, je crois, un
honneur que vous me faites, car je ne
pauvre clerc dans le
domaine spécial
trop grand
suis qu'un
que vous veneç
d'exploiter.
dire, toutefois, c'est que fai lu avec
vif intérêt dans le Tour du Monde, dans le
Magasin pittoresque, dans le Musée des Familles
et autres revues, les articles que vous aveç publiés sur
Ce que je puis
un
expéditions en Polynésie, et que votre livre
de coordonner et de développer si heureusement.
vos
un
dés nom¬
sur ces
Archipels
Ce que je puis dire, c'est que j'ai été
breux auditeurs, et auditeur toujours
Conférences
que vous aveç
faites
vient
charmé, des
océaniens, cet Eden, dont nous ne soupçonnons pas
asseç, nous autres Français trop casaniers, toutes les
poétiques splendeurs.
8
en
En
nous
vaincue,
océanie
les révélant de votre voix chaude et
vous
dcmnieq envie à
juger et jouir eux-mêmes de
con¬
auditeurs d'aller
soleils bienfaisants,
vos
ces
climats merveilleux,, de cette température éter¬
nellement égale et douce, de cette vie idéale
que Ton
de
ces
trouve dans les îles
privilégiées du Pacifique.
répandra plus largement
votre parole ; il réussira
peut-être à nous
Votre livre continuera et
l'œuvre de
rendre plus
colonisateurs, tout au moins plus voya¬
geurs que nous ne le sommes, et ce ne sera pas là son
moindre mérite. Il en a d'autres
d'ailleurs, ne fût-
ce
que l'art avec lequel il a su rendre les vives et
fraîches impressions du voyageur, souvent ému et
constamment sincère, dans ses courses aventureuses
et pittoresques.
Des
critiques plus spéciaux, plus autorisés, appré¬
cieront, plus que je ne saurais le faire, les données
techniques que vous fournisseq, dans votre ouvrage,
les productions du sol, sa
fertilité, sa richesse, et
la facilité qu'auront les
èmigrants de s'y établir, les
navires d'y trouver des
points de relâche et de ravi¬
sur
taillement avant de continuer leur
Ce-qui, pour
mon
course.
compte, m'a séduit et séduira,
je n'en fais doute, les lecteurs de vos souvenirs de
voyage, c'est, je le répète, l'émotion toujours vraie,
toujours communicative qui s'en dégage et fait de
votre livre
fondément
une œuvre
essentiellement humaine et pro¬
sympathique.
Eugène Verconsin.
4
Août 1888.
LES ILES DE LA SOCIÉTÉ
Arrivée à Tahiti. — Mission extraordinaire aux Iles-sous-le-Vcnt.
La fête du 34 juillet 188... à
Papeete. — Le tombeau de la
Reine. — Bal au gouvernement. —Voyage accidenté.
—
Les sommets de Tahiti m'apparurent au milieu
des clartés d'une belle matinée,
surgissant audessus des flots, dans un ciel couleur d'ambre.
Autour de l'île, sur la longue chaîne de récifs
qui abrite les mouillages intérieurs, lacs aux ondes
transparentes, l'Océan, poursuivant sa lutte éter¬
nelle contre le corail, projette
rageusement ses
puissantes volutes dont l'écume s'éparpille en
blancs flocons.
EN
IO
OCÈANIE
à leur base
végétation robuste, coupées par des ravins
profonds, élèvent au-dessus des nuages leurs
cimes capricieusement dentelées ; les cocotiers
De hautes montagnes, couvertes
d'une
avec
tons
leurs branches en éventail, les bananiers aux
variés et tendres, les arbres à pain au feuil¬
lage sombre tapissent les vallées d'où s'échappent
des torrents qui descendent vers la mer. Vive¬
ment éclairé par le soleil, ce paysage est d'une
gaieté qui réjouit le cœur après les longues tra¬
versées du Pacifique.
La pointe Vénus fut doublée, et nous aper¬
çûmes les mâtures des bâtiments qui étaient
au mouillage de Papeete, le meilleur port* et la
capitale de l'île. Les timoniers braquèrent leur
longue-vue dans cette direction, et les officiers,
groupés sur la passerelle, se livrèrent à maintes
conjectures... L'amiral qui nous avait donné ren¬
dez-vous à Tahiti s'y trouvait-il encore ? Non, on
ne voyait pas de cuirassé. Pas même un seul na¬
vire de guerre! où donc était l'aviso-stationnaire?
Ces mystères furent vite éclairas, car nous en¬
trâmes bientôt dans la grande passe de Papeete.
Nous traversâmes la rade où se trouvaient plu¬
sieurs goélettes de commerce et nous fîmes
tomber l'ancre près des quais de Faréuté, à cent
mètres de terre.
Le commandant alla faire
Gouverneur
*
et nous
sa visite officielle au
rapporta cette singulière nou-
Tahiti possède encore, dans l'isthme de Taravao, un port
excellent, Port Phaèton, dont il serait utile d'assurer la défense,
LES ILES
DE
LA
SOCIÉTÉ
II
velle
: « L'amiral est parti pour la côte d'Amé¬
rique, laissant des ordres qui nous enjoignent de
reprendre la mer dès ce soir même. »
Dès ce soir 1 Quelques heures après notre ar¬
rivée! Après plus de quarante jours de traversée!
Au carré des officiers, on se regarda piteusement
l'on commenta
ces instructions
draconiennes;
gaillard d'avant, l'équipage, qui n'était pas
descendu à terre depuis trois mois, aurait mur¬
muré, sans le coup d'ceil terrible du capitaine
et
au
d'armes.
Pour mettre fin au désappointement général, le
commandant fit bientôt connaître le but du pro¬
chain voyage; ce
n'était qu'une promenade dans
l'archipel de la Société ; il s'agissait d'aller
aux
îles Bora-Bora et Hualnne pour offrir le passage aux
indigènes invités par le Gouverneur des Etablis¬
sements
français
aux
fêtes nationales qui devaient
être célébrées à Tahiti, le 14 juillet. Le station-
naire était déjà parti pour remplir pareille mission
aux îles Raiatéa et Taba.
Au moment de l'appareillage, le canot du
Gouverneur accosta. C'était un interprète tahitien
qui embarquait pour servir de truchement entre
le commandant et les autorités de Bora-Bora et
de Huahine, îles indépendantes*. Cet
interprète
était particulièrement recommandé comme
parent des diverses Altesses de l'archipel, toutes
alliées à Pomari V, roi de Tahiti.
Nous l'invitâmes à descendre au carré, et là,
nous
*
Ce voyage est antérieur à la prise de possession des Iles sous le
Vent par la France. — Voir à la fin du volume l'étude delà question
des Iles sous le Vent et l'histoire de leur annexion.
12
EN
OCÉANIE
entre deux bocks, il nous rendit
compte de la si¬
tuation : « Le gouverneur français, en bonne
amitié, invitait les chefs et les tribus des Iles sous
le Vent à venir à Tahiti, pour assister à la fête
nationale. La France, grande et généreuse, vou¬
lait offrir à ses hôtes le logement et le couvert,
les amuser de son mieux pendant la durée des
fêtes et donner des prix aux lauréats des concours
de chants, aux vainqueurs des courses et ré¬
gates. »
Après une nuit de roulis bien
Manua entra le 9 juillet au matin
fatigante, le
dans la baie
d'Effari, port naturel de l'île Huahine, pays à
l'aspect enchanteur, corbeille de verdure émer¬
geant d'un collier de coraux sur lequel la mer
roule des flots furieux.
Le commandant et l'interprète se rendirent
immédiatement chez la reine, Téhaapapa. Le
tambour appela les chefs au conseil, et ces di¬
gnitaires s'assemblèrent dans la case royale au¬
près de laquelle flottait le drapeau de l'île.
Laissons le Conseil délibérer et promenonsnous. Tout
près du rivage où accosta notre ba¬
leinière, à demi-cachées par les bananiers, nous
apparurent les premières habitations du village
formées de toitures en feuilles de pandanus repo¬
des bambous fichés en terre et espacés
les barreaux d'une volière. Ce système
de maisons à claires-voies est parfaitement
ap¬
sant sur
comme
proprié au climat de ces pays d'âge d'or où
règne l'éternel printemps.
Deux choses nous frappèrent tout d'abord dans
le village : la grande propreté des cases et le
LES ILES DE LA
SOCIÉTÉ
13
nombre
incroyable de machines à coudre qui y
fonctionnent. Les goëlettes de San-Francisco et
de Sydney répandent à foison dans
l'archipel ces
machines fort appréciées des paresseuses filles du
pays, qui apprennent à l'école à s'en servir habi¬
lement pour coudre leurs
peignoirs, les pagnes
de leurs époux et même pour réunir les tresses
de bambou dont elles font des
chapeaux. Le
peignoir des Tahitiennes,
sorte de
gaule aux plis
drapent avec
art, est fait d'indienne légère, et même de soie aux
jours de fête. Dans la saison des pluies, les plus
frileuses portent sous ce peignoir une chemise et
un paréo, vêtement ordinaire des
hommes, pièce
indécis, qu'elles laissent flotter
ou
de cotonnade aux dessins bizarres qui fait le tour
de la taille, se noue sur les hanches et tombe
jusqu'aux
luxe
genoux.
reconnu
Quant aux chaussures, c'est
un
inutile; les élégantes de Papeete
qui s'avisent d'en porter sont généralement vic¬
times de leur coquetterie ; au bout d'un
quart
d'heure de marche, elles les ont
plus souvent
dans les mains qu'aux pieds.
Après
nous
être baignés,
au
grand bonheur
des moustiques qui abondent à
Huahine, nous
allions retourner à bord
quand nous ren¬
contrâmes deux vieillards à la barbe vénérable,
qui soutenaient leurs pas chancelants sur de longs
bâtons blancs. C'était le commencement du dé¬
filé des chefs
qui sortaient de chez la reine.
la or a na ! « Vivez ! » nous dirent ces
pères cons¬
crits. Tel est le bonjour du
pays.
Dans la foule qui suivait, nous remarquâmes
une autorité étroitement
emprisonnée dans une
EN
14
OCÉANIE
redingote de
gromm et à l'abri sous un superbe
bolivard... Il ne lui manquait qu'une culotte!
Devant la maison de la reine, l'interprète nous
invita à aller, voir l'arii-vabiné (femme-clief). Nous
étions mis comme à un retour de chasse au ca¬
nard,
avec
de la boue jusqu'à mi-jambe. Il fallut
pourtant entrer...
Téhaapapa était assise au fond de sa case, dans
la pièce principale, de forme ovale ; ses deux fils se
tenaient à ses côtés. Dans un coin, accroupis sur
leurs orteils, quelques chefs discutaient encore
avec chaleur. A notre arrivée, son Altesse Ca¬
leva, et écouta avec dignité le compli¬
l'interprète lui adressa de notre part ;
elle y répondit en langue tahitienne, nous souhai¬
naque se
ment que
tant la bienvenue et
Téhaapapa est
nous
une
offrant des
cocos.
femme de soixante
ans au
moins, de manières naturellement distinguées ;
elle est vêtue d'un simple péignoir d'étoffe noire,
sans aucun ornement. Les deux
princes ont le
type américain franchement accusé. Point n'est
besoin d'en donner le motif. Téhaapapa a été
jeune ; comme ses ancêtres, qui lui ont légué des
traits presque européens, elle a eu à son tour la
visite de nobles étrangers, et l'hospitalité en
Océanie est sans bornes...Voilà comment se trans¬
forment les races primitives !
Nous allions prendre congé de la reine, quand
une charmante
jeune fille vint jeter un regard
curieux dans la case, puis s'enfuit en riant; c'était
Pian (Guirlande de fleurs), nièce de la reine, une
étrange et jolie créature, une Andalouse aux che¬
veux blonds. Nous devions la retrouver
plus tard.
LES
ILES DE LA SOCIÉTÉ
15
La
grande question du voyage avait été agitée
le conseil des chefs ; on acceptait l'invitation
du gouverneur de Tahiti, mais le temps manquait
pour faire prévenir dans l'île de Huahine tous
les intéressés ; la reine pria le commandant de
revenir à Effari, au retour de Bora-Bora, second
terme de notre voyage. Cette combinaison ne
dérangeant pas notre route, le projet fut adopté.
Le lendemain, un dimanche, nous arrivâmes
dans l'après-midi au mouillage de Bora-Bora.
Une montagne élevée, dont les formes fantas¬
tiques rappellent ces châteaux qu'édifient sur les
bords du Rhin les légendes allemandes, une
forêt d'arbres et de plantes tropicales aux larges
feuilles découpées, un village coquet et riche,
des maisonnettes entourées de palissades en
planches, une mission protestante des plus floris¬
par
Voilà Bora-Bora.
Le cône du Pdia, le mont sacré de l'île, est
formé d'énormes blocs de granit empilés les uns
sur les autres et
tapissés de pandanus, ces arbres
aux racines
capricieuses qui s'enroulent comme
des serpents autour de la souche principale, aux
santes...
branches
et
grêles empanachées de rubans longs
piquants.
Bora-Bora était le centre
religieux des anciens
Mahoris. Les canaques y racontent encore aux
voyageurs la fable d'Oro, Dieu de la lumière, fils
de Taaroa, Dieu Créateur, et les cérémonies de
son culte bizarre. Les fêtes des Aérois ou
prêtres
d'Oro, se célébraient dans les îles de la Société à
l'équinoxe du Printemps ; montés sur des piro¬
gues doubles aux mâts
enguirlandés des fleurs
i6
EN
OCÉANIE
du tiare (gardénia) et des baies rutilantes du
pandanus, les bardes de la Polynésie chantaient
dans des hymnes inspirés les merveilles de la
création, en parcourant tout l'archipel.
Nobles et manants (Raatira, Kikino) les rece¬
vaient avec une égale déférence pour leur carac¬
tère sacré, dans les baies où ils daignaient
s'arrêter. Des présents
offerts et ils rendaient
somptueux leur étaient
politesses en invitant le
peuple à des scènes dramatiques qui ne peuvent
guère se comparer qu'aux folies antiques des
mystères d'Eleusis.
Voici la légende d'Oro :
«...
Oro, voulant
ces
se
choisir
une
compagne
parmi les filles de l'homme « Taata », descendit
du premier ciel (Térai-Touétai) sur le sommet du
Païa, à Bora-Bora, où habitaient
ses
deux
soeurs
Téouri et Oaaoa, pour leur faire connaître son
désir en les priant de l'accompagner sur la terre
d'en bas et de l'aider dans ses recherches. Les
déesses consentirent à servir leur frère dans cette
circonstance délicate; Oro plaça alors l'arc-en-ciel
dans l'air, en le faisant toucher d'une part au
faîte du Pa'ia et de l'autre au rivage de Bora-
Bora,' puis tous trois descendirent par cette route
improvisée. Ayant pris l'aspect d'un guerrier,
Oro, suivi de Téouri et de Oaaoa qui avaient
emprunté les formes et le modeste costume des
jeunes filles du
pays, se promena dans les îles de
la Société en donnant des fêtes auxquelles les
femmes surtout étaient invitées.
« Il n'avait
pu rencontrer son idéal et allait
retourner
au
ciel
quand
son
rêve
se
réalisa dans
LES ILES DE
LA
SOCIÉTÉ
17
la personne
d'une belle mortelle qu'il aperçut se
baignant à Vaïtapé, district de Bora-Bora. Charmé
par cette
deux
tant
gracieuse apparition, Oro chargea ses
de négocier l'hymen qui lui tenait
sœurs
au cœur
et remonta ati sommet
du Paia où
elles devaient le
rejoindre.
« Se
présentant aux yeux de la jeune baigneuse,
Vairumati, les sœurs d'Oro lui adressèrent
mille compliments sur sa jolie figure, lui racon¬
tèrent qu'elles venaient d'Avanau, autre district
de Bora-Bora, et qu'elles avaient un frère qui dé¬
sirait la prendre pour femme.
«
Vous n'êtes pas d'Avanau, leur répondit
Vairumati, mais peu m'importe. Votre frère estil jeune et fort ? — Est-il de race noble ?
S'il
est digne de moi, qu'il vienne,
je le recevrai et
—
—-
lui donnerai
mon cœur.
Téouri et Oaaoa transmirent immédiatement
cette bonne nouvelle au
puissant Dieu de la lu¬
«
mière qui apporta bientôt ses hommages aux pieds
de Vairumati. Déjà, par les soins de la jeune
fille, l'autel de l'hymen avait été chargé de fruits
et la case ornée des nattes les
plus fines.
« Oro resta
longtemps absent du ciel... il se lia
d'amitié, pendant son séjour sur la terre, avec le
grand chef de Raiatéa, Téramanini, qui fonda
lui-même la société des Aéroïs, adorateurs du
soleil radieux...
« Le fils de
Taaroa,
Oro, délivré par la mort de
enveloppe humaine,- remonta au premier ciel
avec Vairumati
qui eut sa place parmi les di¬
son
vinités.
»
"1
EN
i8
OCÉANIE
Vous pouvez juger par ce conte de l'esprit
poétique des habitants des îles Sous le Vent.
La journée devant être exclusivement con¬
sacrée aux exercices religieux, tout travail manuel
étant défendu le dimanche, nous n'eûmes pas à
Bora-Bora la visite des pirogues, comme à Huahine. Les embarcations du bord conduisirent les
curieux à terre.
A côté d'un petit môle où. nous débarquâmes,
s'élevait le temple protestant, aux fenêtres à
ogives ;
en un
instant, toutes ces fenêtres se gar¬
nirent de.têtes souriantes. Les femmes dominaient,
naturellement. Le pasteur qui avait la prétention
de retenir tout le jour ses ouailles dans
du dimanche (farc dominica), s'efforça,
la maison
mais
en
vain, de les rappeler à Tordre. Ces dames dégrin¬
golèrent sans façon de leurs balcons improvisés
escortèrent chez la reine.
Son Altesse se nomme Teriimaevarua et a douze
■et nous
; elle est fille de Tamatoa, frère de Pomaré V.
Nous nous présentâmes nous-mêmes à la jeune
souveraine qui nous reçut avec une certaine
ans
dignité,, quoiqu'ayant la fâcheuse habitude de se
mettre perpétuellement les doigts dans le nez.
Elle menait tout le monde à la baguette devant
nous, sans excepter son père nourricier, qui est
le premier esclave de ses fantaisies. L'enfant en
Océanie est l'objet d'un culte véritable de la part
de ses parents, soit adoptifs, soit légitimes ; son
opinion dans les circonstances les plus graves est
comme une révélation du ciel. Alors
le conseil des chefs hésite sur le parti à
prendre, une parole prononcée par un marmot
considérée
•que
LES
ILES DE LA
peut décider de la
paix
ou
SOCIÉTÉ
de la
guerre..
x9
Ce don
de seconde vue que ces peuples superstitieux
accordent à l'enfance est l'un des nombreux
traits qui caractérisent leur esprit encore empreint
des croyances naïves d'autrefois.
A Bora-Bora, le conseil décida que la reine, vu
jeunesse, n'irait pas à Tahiti, mais que son secré¬
son orateur (orero) et les principaux chefs
se rendraient .aussitôt que possible à bord du
Marna. Il était permis aux gens de condition
inférieure de se joindre aux dignitaires de l'île,
dans la limite d'un certain nombre de places qui
sa
taire,
.
furent accordées sur l'heure.
Aux premiers nuages de fumée qui annon¬
cèrent aux indigènes que nous avions poussé nos
feux, une procession de femmes vêtues de leurs
plus beaux atours et se suivant à la file indienne
arriva à l'embarcadère. Les hommes venaient
ensuite, portant un nombre incroyable de malles
de provenance américaine. Passagers et passa¬
gères encombrèrent bientôt le pont du navire.
C' était là qu'il leur fallait s'installer pour le voyage
de Bora-Bora à Tahiti, en passant par Huahine •,
le grand air, fort heureusement, n'était pas faitpour
les effrayer. Les femmes s'étendirent sur des
nattes à l'arrière du bâtiment ; les hommes furent
parques à l'avant et arrimèrent tous les colis le
long des bastingages. Après la prière du soir, tout
monde s'endormit à la belle étoile.
Ce spectacle était nouveau pour nous ; il devint
vraiment extraordinaire le lendemain, quand les
nombreux invités de Huahine vinrent grossir la
foule des passagers. Ce fut une vraie cohue, un
ce
20
EN
0CÉAN1E
envahissement. Il y avait de l'enthousiasme dans
l'air. Plus de trois cents femmes, aux peignoirs
de nuances éclatantes, montèrent les échelles
comme s'il se fut agi de
prendre le navire d'as¬
saut, et se couchèrent
sur
le pont en riant comme
des folles. Plusieurs étaient vraiment
jolies, mal¬
gré leur teint cuivré. Je remarquai surtout la
princesse Piari, que j'avais déjà vue chez la reine
Téhaapapa, et sa sœur Vitoa. Ces jeunes filles ne
le céderaient en rien aux Européennes pour la fi¬
nesse des traits et
l'élégance de la taille.
Les hommes de Bora-Bora et Huahine,
que le
docteur, anthropologiste infatigable, fit tous passer
sous sa toise, étaient des
géants à côté de nos
matelots. La force de leurs muscles est d'ailleurs
en
rapport parfait avec leur taille. Ils
ne tra¬
vaillent pas, la terre dé ces îles fournissant sans
culture une nourriture abondante
; mais qu'une
occasion se présente dans laquelle ils aient à dé¬
ployer leur vigueur, et on les voit lutter avec une
souplesse sans pareille, soulever les fardeaux les
plus pesants, courir ainsi chargés sur la pente
abrupte des montagnes.
Parmi nos passagères, une seule semblait triste.
L'interprète me raconta son histoire, qui est celle
de beaucoup de Tahitiennes dont les unions
morganatiques finissent souvent par l'abandon.
Le mari s'était embarqué dans l'intention de s'ex¬
patrier à Tahiti, pour se débarrasser de sa famille
qu'il voulait laisser à Huahine. Sa femme l'avait
suivi, malgré lui, sur le pont du Manua. Il se tenait
debout, les bras croisés, le front haut et dur,
pendant que la délaissée embrassait ses genoux.
LES ILES DE LA SOCIETE
21
Cette scène que
je croyais être seul à apercevoir
milieu du brouhaha du départ, eut un
dénouement inespéré. Un matelot vint se camper,
les deux poings sur les
hanches, devant le colosse
et l'interpella en ces termes : « Tu es aussi lâche
que tu es haut, tu ne vois donc pas la petiote ? a
Une fillette se cramponnait en effet aux jambes
à
bord,
du
de
au
Canaque,
comme pour s'associer aux vœux
mère. La pauvrette semblait dire : « Partons
ensemble ! » La cause était gagnée 1 Quoique le
Huahinien n'ait rien compris au discours du
sa
Breton,
tout honteux de voir qu'on l'observait, il
prit l'enfant dans
de s'asseoir
au
s'ébranla pour
ses bras et permit à sa femme
milieu des autres. Quand l'hélice
l'appareillage,
nos
passagères
se
réunirent par groupes de vingt ou trente et for¬
mèrent des cercles ; les hommes s'assirent derrière
les femmes, et sur un
signal du prince héritier de
Huahine, un chant mélodieux, VHyméné, modulé
en
parties, s'éleva dans les airs.
C'était un cantique de circonstance, destiné à
appeler les bénédictions de Dieu
sur
notre
voyage. Ce concert, commencé par une prière,
se
prolongea bien avant dans la nuit ; les chansons
les plus diverses se succédèrent. Rien de
plus
étrange que l'audition d'un chœur tahitien redi¬
sant, pendant une de ces nuits merveilleuses des
tropiques, quelque vieux refrain mahori ; tous les
voyageurs qui arrivent en Polynésie sont égale¬
ment charmés
par la douceur de ces phrases où
les voyelles abondent et
par la justesse et l'é¬
tendue des voix des natifs.
Parmi mes souvenirs d'Océanie,'[les
hyménés
EN
22
OCÉANIE
tiennent la première place ; on ne s'en lasse
jamais. Mais quelles heures délicieuses je passai,
cette nuit-là surtout, à les entendre 1 Le ciel pur
était illuminé par des millions d'étoiles, et le na¬
vire filait rapidement au milieu de la mer phos¬
phorescente, laissant dans son sillage comme
une large traînée d'argent fondu. J'avais pris le
parti de m'étendre sur la passerelle, ne pouvant
circuler sur le pont, tant il était encombré, ni me
réfugier dans ma chambre que la chaleur de la
machine rendait inhabitable. Je renonce à décrire
les incidents de la traversée. De mon poste d'ob¬
servation, je distinguai bien des choses pourtant I
A l'avant, c'était une fourmilière d'hommes ; les
Canaques et l'équipage du Manua fraternisaient ;
à l'arrière, couchées sur des oreillers et des nattes
entassées, les princesses et leurs nombreuses sui¬
vantes
semblaient autant de sirènes envahissant
Piari, abritée comme sous une tente
le capot en toile d'un canon, dégustait, en
compagnie de son frère et de plusieurs dames
d'honneur, un pâté de foie gras offert par le plus
galant des officiers. De nature plus sentimentale,
Vitoa essayait, avec un aimable laisser-aller, de
le navire.
par
capter
l'attention d'un jeune timonier dont la
jolie tournure l'émerveillait.
Autour du grand mât et de la claire-voie de la
machine, tout le long des bastingages, s'étaient
'
un pêle-mêle indescriptible, les
huahiniens de classe inférieure, hom¬
mes, femmes, enfants, dont plusieurs encore à la
mamelle. Seule, la passerelle, d'où l'on gouver¬
installés, dans
passagers
nait, était respectée.
LES ILES DE LA
Vers trois heures du
SOCIÉTÉ
2$
matin, le sommeil s'em¬
para de cette foule que le bonheur d'un voyage à
Tahiti avait tenue éveillée jusque là. On n'en¬
tendait plus alors que les commandements de
l'officier de quart répétés par la voix de stentor
du maître de manœuvre : « A vider les es¬
carbilles ! »
Au point du jour, les sommets fantastiques de
Moorèa, l'île sœur de Tahiti, se profilèrent à l'ho¬
rizon; on allait arriver! Tout le monde de se
frotter les yeux, de s'étirer, de causer joyeusement
en regardant la terre. Ces dames remplacèrent
leurs vêtements de voyage par
des gaules bro¬
dées, lissèrent leurs beaux cheveux noirs, et les
enduisirent de monoï,huile de coco dans laquelle
a séjourné la fleur du gardénia ou la poudre de
santal.
A Papeete, toute notre cargaison vivante fut
rapidement débarquée. Les quais étaient couverts
d'une foule nombreuse qui attendait notre arrivée.
L'aviso-stationnaire avait déjà amené des îles
Raïatéa et Taha plusieurs centaines d'invités qui
parcouraient les rues, tambours et drapeaux
en
tête.»
Alors, pendant que l'équipage faisait la toilette
du Manua, je regardai la ville. Les cimes impo¬
santes de YOràbèna et de VA oraï qui dominaient
le paysage, étaient couronnées de blanches va¬
peurs ; dans la plaine, comme autant de nids
perdus dans la verdure, se détachaient les cases,
souvent
élégantes, toujours commodes, qui cons¬
ville créole la plus ombragée, la
tituent, la petite
EN
24
0CÉANIE
plus coquette qu'on puisse rêver. Au-dessus de
chaque rue et dans toute sa longueur, les arbres
entrelacent leurs branches
une
voûte ;
hirao et
noueuses en
les grosses fleurs
formant
rouges ou jaunes
celles du tiare embaument cet Eden.
du
Je descendis à terre et vis que de nombreux
préparatifs avaient été faits pour recevoir les ha¬
bitants des Iles sous le Vent. Des cases communes,
de grande dimension, s'élevaient à Papeete et
aux environs pour leur servir de demeures
pen¬
dant la durée des fêtes. Tous les besoins des
invités se trouvaient largement prévus. Des indi¬
gènes,
aux gages du gouvernement, étaient allés
dans la montagne pour y récolter des provisions
de fèi, grosse^bananefsauvage qui est le fond de
l'alimentation des Tahitiens. Nos passagers re¬
cevront
en
outre, chaque jour,
la ration du
soldat ; pour eux, c'est l'abondance, car leur
nourriture est ordinairement peu variée. Rien de
plus simple que leur cuisine ordinaire ; elle est
encore à
peu près la même qu'au temps de Cook
et de Bougainville. Pour s'en convaincre, il suffit
d'entrer dans, la première case venue. Le sol,
dans la maison, est jonché d'herbe épaisse; des
nattes, parfois un lit grossier, et des malles fer¬
mant à clef, composent le mobilier. Une remar¬
quable propreté distingue ces habitations. Les
Tahitiens mangent dehors, à l'ombre des cocotiers
ou des maïorés
; ils cuisinent en plein air. La viande
de porc, la seule qui soit mangeable dans le pays,
est cuite à l'étouffée
; un trou est creusé en terre
et garni de cailloux
rougis au feu ; la chair, en¬
veloppée de feuilles de bananier, y est placée et
LES ILES DE LA SOCIÉTÉ
25
recouverte d'une autre couche de
pierres brûlan¬
tes; une couche de plantes aromatiques et quel¬
ques pelletées de terre ferment ce four improvisé.
Quand le soleil marque l'heure du repas, la
famille s'assied en rond et le
père dit la prière.
Les mets sont
apportés par des jeunes filles au
front couronné de fleurs ; des feuilles servent de
plats
et d'assiettes. On se couche alors
pour
manger, à la manière antique. A côté de la viande
et dufeï bouilli est
placé, devant chaque convive,
une calebasse
pleine d'eau où il trempe ses doigts
à chaque instant. D'autres
récipients contiennent
soit le miti-miti, sauce
aigrelette dont on assai¬
sonne le poisson
mangé cru, soit le lait de coco,
boisson habituelle. Quant au dessert, il suffit d'é¬
tendre la main au-dessus de sa tête
; les oranges,
les mangues, les bananes, mûrissent aux arbres
pour tout le monde ; les ananas sortent de terre
à
vos
pieds.
Les Océaniens sont les
privilégiés du ciel ; ils
se laissent vivre. Leur
existence est toute de
bonheur et de plaisirs faciles. Ils ont la
physio¬
nomie riante et bonne parce
qu'ils ne connaissent
pas
le souci, le front élevé
et fier parce qu'ils se
jour, ils se couchent à l'ombre
s'endorment; le soir, ils chantent de vieux hyménés, chansons de guerre ou d'amour, dansent
la
oupa-oupa ou composent des poèmes rythmés.
Souvent, quand la nuit est venue, ils discutent la
sentent
et
libres. Le
Bible ou écoutent les récits du conteur de la
veillée. C'est une race d'indolents et
gais trou¬
badours,
entretenus par la nature.
Le soir même de notre arrivée à
Tahiti, je
EN
26
louai
une
OCÉANIE
voiture énorme, sorte
de break
plusieurs camarades, j'allai
mon chemin, du côté de la pointe Vénus;
voulions voir le tombeau de la reine
américain, et avec
droit
nous
Pomaré, à A rué.
moment de sortir de la
trouvâmes entourés par une foule
en délire ; on dansait la oupa-oupa au son des
accordéons, instruments fort en faveur dans le
Au
pcmt de l'Ouest, au
ville, nous nous
pays. La
oupa-oupa est un ensemblede contorsions
grotesques, qui tendent heureusement à se trans¬
former en mouvements plus gracieux.
Nous étions tombés, sans le savoir, dans le
camp de Huahine ; nous fûmes bientôt reconnus.
H nous fallut aller visiter la maison commune,
au pas de course,
entraînés dans la
par nos passagers et passagères, pris de gré ou
force, enlevés. L'aspect intérieur de cette case
était des plus singuliers ; des torches y répan¬
daient une lumière rougeâtre ; couchés sur des
brousse
de
nattes,
en
complètement enveloppés dans des étoiïes
d'atité ou tapas, des pieds à la tête
écorce
avaient l'air d'être
toilette de momie a
pour but de préserver le corps de la piqûre des
moustiques ; il faut être Canaque pour ne pas
étouffer dans un pareil accoutrement. Hommes
et femmes, qui reposaient ensemble, se levèrent
comme autant de spectres en nous entendant ;
nous nous éclipsâmes dans la bagarre et rega¬
gnâmes notre voiture.
Les princesses Piari et Vitoa, accompagnées
par le vieil orateur de la reine de Bora-Bora, leur
inclusivement, les dormeurs
couverts de linceuils. Cette
LES ILES DE LA
SOCIÉTÉ
27
respectable mentor, s'y étaient installées en notre
absence, trouvant la farce du meilleur goût et
s'invitant à la promenade sans cérémonie. Emer¬
veillés par l'aimable simplicité de Leurs Al¬
tesses, nous
cette
notre
ne
pas à les déloger;
attraction nouvelle pour
cherchâmes
surprise était
promenade.
une
La nuit était tiède, le ciel d'une clarté splendide ; la route passait au milieu de plantations
de cannes à sucre et de cotonniers ; des lauriersroses, des gardénias et des vaniliers aux lianes
grimpantes formaient une haie odorante de
chaque côté.
A quelque distance d'Arué, propriété royale où
se trouve le tombeau de Pomaré-Vahiné, le che¬
min devint impraticable pour notre break, dont
les dimensions étaient telles qu'il nous fut im¬
possible de le faire tourner ; il fallut descendre
et faire à pied les quelques pas qui nous séparaient
du monument funèbre.
Vitoa, ordinairement folâtre, avait un air triste
anxieux qui me surprit ; elle se soutenait à
peine. Mai, l'orateur, la porta sur un tertre de
gazon où elle s'étendit, puis s'assit près d'elle
sans plus vouloir changer de place. Prenant alors
la princesse Piari à part, je lui demandai pourquoi
ce trouble extraordinaire qu'elle paraissait ellemême ressentir ?
« C'est l'ombre de la reine qui
leur fait peur, » me répondit-elle en anglais, tout
et
—
en
tremblant
un
Pour rompre
peu.
le charme, je proposai aux Euro¬
péens qui m'accompagnaient de faire le tour du
tombeau, élevé au milieu d'une clairière, près de
EN
28
la
OCÉANIE
plage baignée par la marée montante. Voyant
partagions pas sa crainte supersti¬
tieuse, Mai, qui ne manque pas d'amour-propre,
nous suivit, entraînant avec lui les jeunes filles.
que nous ne
Le
spectacle pouvait paraître fantastique et
frapper des imaginations
croyance aux
tahitiennes, car la
esprits de la nuit, aux revenants
(tupapaïi), est encore enracinée chez ce peuple.
Le mausolée affecte la forme d'une pyramide
quadrangulaire ; il est construit en blocs de corail
brut, d'une blancheur éclatante au clair de lune.
Des ditos (arbres de fer), que l'on trouve dans
tous les endroits sacrés en Océanie, inclinaient
leurs branches grêles sur le tombeau.
La vieille reine, si célèbre dans l'histoire de
Tahiti, et morte depuis quelques années seule¬
ment, ne reposerait pas, si j'en crois les on-dit,
dans cette, sépulture officielle, mais à côté, dans
une case
modeste. C'était une habitude canaque
de cacher les corps
des rois-et des chefs fameux ;
y revient encore quelquefois.
alors le secret du caveau où dort
du côté du levant.
on
Un parent a seul
le mort, les pieds
nous remontâmes en voiture, les prin¬
étaient extrêmement fières de leur expédi¬
Quand
cesses
tion ; le retour à Papeete fut très gai. La route,
à certains moments, longe la côte ; — on péchait
dans la rade. Rien de plus curieux que ce spec¬
tacle : la pirogue s'arrête au-dessus des bancs de
coraux
moins,
; les pêcheurs, au nombre de deux au
se dépouillent de leurs vêtements. L'un
bambous enflammés pour
poisson jusqu'au récif, l'autre a en main
porte une torche de
attirer le
LES
épieu
ILES DE
LA
SOCIÉTÉ
29
le harponner. Il y a souvent une
pirogues sur la ceinture de corail
qui délimite la rade de Papeete et enserre tout un
côté de l'île. Les lueurs qui courent tout le
long
des brisants, les ombres des
pêcheurs nus qui
s'agitent et s'allongent sur l'eau polie comme une
glace, les bruits de la mer qui bat violemment
les rochers au large, la beauté des nuits tahitiennes, tout contribue à rendre le tableau sai¬
un
pour
flottille de
ces
sissant.
Le 13 juillet au
noré le Manua de
matin, le roi Pomaré V
sa
visite. Ce Pomaré
a
ho¬
est le fils
aîné de Pomaré-Vahiné, la reine dont tout le
monde a connu lé nom; elle signa le traité
par
lequel Tahiti se mettait sous le protectorat de la
France, malgré les agissements du missionnaireapothicaire Pritchard et les protestations de
l'Angleterre,toujours jalouse, quoique peu scrupu¬
leuse, en pareilles matières. Complétant l'œuvre
de
sa mère, le roi actuel a consenti à l'annexion
définitive de Tahiti, comme colonie française.
Notre gouvernement lui sert en
échange 40.000
francs de rente, après lui avoir
payé toutes ses
dettes. Il a, en outre, le revenu de ses terres.
Chaque cocotier, principale ressource des pro¬
priétaires fonciers à Tahiti, représente de 3 à
5 francs de rente. Les plantations sont souventconsidérables ; cette culture, qui ne demande
aucun soin d'entretien, est do rc
l'origine de pré¬
cieux rendements, souvent de fortunes réelles
pour le pays, Le coprah ou amande de coco,
qu'on laisse vieillir et dont on exprime la matière
grasse, sert à faire le savon commun.
EN
3°
Les honneurs que
OCÉANIE
rendent les bâtiments de
dus aux sou¬
d'annexion
guerre au roi Pomaré V sont ceux
verains ; ils ont été réglés dans le traité
de l'île à la France, en 1880.
étincelant de broderies
qu'il doit, paraît-il, à la générosité de MacMahon, Pomaré V arriva à bord avec un aide de
camp du gouverneur de Tahiti et un interprète.
Le grand pavois était hissé ; les matelots, debout
sur les vergues, crièrent sept fois : Vive la Répu¬
blique! Pomaré, qui est bon prince, sans s'effa¬
roucher de cette politesse toute démocratique,
Revêtu d'un uniforme
d'or
se
fit
présenter
l'état-major qui l'attendait à la
coupée, en grande tenue, sabre en main. Le
clairon sonnait, la garde présentait les armes. —
Sa Majesté passa l'équipage en revue, apprécia
.en fin connaisseur la cave du commandant, et
redescendit dans son canot.
Une salve de vingt et un coups de canon et
sept nouveaux cris officiels saluèrent le départ du
roi.
Après la première
détonation, Pomaré, par¬
sensible à ces démonstrations
bruyantes, ne put s'empêcher d'agiter son claque
ticulièrement
orné de
plumes blanches, avant que son
embar¬
cation touchât terre. Le dernier roi de Tahiti est
un homme de fort belle prestance, mais de figure
bestiale. Quoiqu'il ne parle que la langue
tahi-
tienne, il est fait à nos usages et reçoit aimable¬
ment les visiteurs qui vont frapper à sa porte.
qu'à nous louer de son hospi¬
mauyaise grâce à dévoiler les
arcanes de sa vie intime. Ses malheurs domes¬
tiques ne sont cependant un mystère pour
Nous n'avons eu
talité et aurions
LES ILES DE LA SOCIÉTÉ
31
personne. La reine Marait n'a pris un époux que
pour la forme... elle a fait un mariage purement
politique. *
La soirée du 13 juillet fut
des byménès des îles
on dirait en France, concours
consacrée
au
de la Société ;
d'orphéons. La
place du gouvernement était illuminée a
concours
vaste
giorno,
avec
des lanternes chinoises ; tout autour,
se tenait auprès du drapeau de son
chaque chœur
île
de
district. On
comptait ainsi trente
ensemble de huit cents
exécutants dont les trois quarts appartenaient au
ou
son
hyménés, formant
beau
un
sexe.
Le jury s'assembla et chaque hyméké se fit
entendre à tour de rôle. Je restai sous le charme
jusqu'à
onze
heures du soir. Le premier prix fut
par le district tahitien de Piré, pour un
chant à plusieurs parties, intitulé : la ora na
gagné
Faratii! « Salut, ô Français! ». Le chœur était
conduit par le rejeton dégénéré d'une famille
illustre, Paofaï,
mon
blanchisseur. Le fils de
ce
personnage en débine a une très haute idée de
demandait un jour si je connais¬
— Oui, lui répondis-je. — Ascette ville la statue de Napoléon Ier?
Il
son
pays.
sais
Cherbourg.
tu vu
dans
me
reprit-il.
— Oui. ■— Tu sais alors quel est le pays
que montre là Bonaparte, en étendant son bras
du côté de la mer? — Non. ■—• Eh bien! c'est
Tahiti dont il convoitait la conquête. » Interpré-
*
en
Le divorce du roi et de la reine de Tahiti
1888.
a
été
prononcé
EN
32
OCÉANIE
tation chauviniste d'une image qui courait sur les
bancs de l'école de Papeete.
Dès huit heures du matin, le 14 juillet, la bat¬
terie du fort Faéré annonça la Fête nationale.
Les bâtiments de guerre arborèrent leurs pa¬
villons,
une
foule énorme d'indigènes entoura
ëstrade élevée sur le quai des Subsistances,
et se mit à pousser des hurrahs assourdissants.
On ne voyait partout que colonnes pavoisées,
portant sur des rubans enroulés comme des
devises de mirlitons, les noms de Grévy et de
Potnaré V. Touchante association!...
une
Le
cortège, composé des principales
autorités
arriva bientôt et
prit possession de l'estrade. Le gouverneur
des Etablissements français* et Pomaré V, en
blanches et foncées du pays,
grande tenue d'amiral, présidèrent la fête qui
s'ouvrit par des discours en français et en tahitien. Des hyménés, rangés autour de l'estrade,
chantaient à tue-tête la Marseillaise, traduite en
tahitien.
Figurez-vous le mélange des uniformes et des
des créoles, si riches en couleurs ; tout
costumes
étincelle sous un soleil de feu. L'aspect un peu
criard de cette foule bigarrée ne choque point la
vue à Tahiti, au contraire; ces nuances si vives
sont en
terre et
Des
harmonie
avec
les tons chauds de la
du ciel.
courses
de chevaux et d'hommes;
des
*
Ces établissements comprennent actuellement (1888) : les îles
de la Société ou Tahiti, les Wallis, les Cook, les Tubuai, Rapa,
l'immense archipel des Tuamotu, les, Gambier et les îles
Marqui¬
ses.
LES
ÎLES DE LA
SOCIÉTÉ
33
régates où nous vîmes deux pirogues, montées
chacune par plus de trente femmes, lutter ensem¬
ble; des jeux de toute sorte, occupèrent la
journée. Les raffines aimèrent mieux dormir aux
heures ordinaires de sieste et manifester leur
joie au clair de lune par des danses échevelées.
Pour moi, la grande curiosité de cette
nuit, où toute une population, redevenue sau¬
dans l'orgie, célébrait si singulièrement
prise de la Bastille, fut le spectacle de la mu¬
sique sur la place du Gouvernement, et du bal
officiel offert à la société blanche de Papeete,
société des plus mélangées : quelques femmes de
fonctionnaires ; des étrangères, filles ou femmes
vage
la
d'aventuriers dont la
longue résidence dans le
; des demi-
pays a fait oublier l'origine douteuse
blanches qui, loin d'être à l'index et
de consti¬
classe de parias comme dans nos autres
colonies, sont d'autant plus en faveur que leur
tuer une
plus aimable. A Tahiti, on n'a pas de
préjugés ! Pendant le bal auquel j'assistai, un
habitant du pays me montra, dans la salle de
billard, Sa Majesté Pomaré faisant des carambo¬
lages avec un revenant de Nouméa, maintenant
perruquier à Papeete. Mon cicérone n'avait
guère le droit de critique; il m'avait été présenté
comme ayant rempli à Tahiti un emploi élevé
sous l'Empire, et je sus le lendemain que des
antécédents assez obscurs avaient précédé cette
abord est
fortune singulière.
Le Gouvernement est un vaste
entouré de vérandahs, donnant
les
salons, et, de l'autre, sur
bâtiment carré,
d'une part sur
les jardins. Le coup
3-
EN
34
OCÉANIE
d'œil du bal est peut-être plus attrayant des
allées du jardin que de l'intérieur des salons. La
musique joue sous les arbres et l'accès du parc
est libre pour les indigènes qui profitent avec
enthousiasme de la permission. Les Tahitiennes,
folles de musique et de danse, envahissent les
vérandahs et regardent avidement, accoudées
aux fenêtres de la salle de bal, les
valnnc-farmii
les femmes blanches entraînées par leurs cavaliers
dans les tourbillons de valses effrénées. Beau¬
de danseurs désertent le bal pour se mêler
spectateurs ; alors les galops sont conduits
avec autant d'entrain au dehors
qu'au dedans. Il
n'y a pour cela qu'à escalader les fenêtres. Ici,
ce manquement à toutes les
règles ne tire pas à
coup
aux
conséquences.
Ces jours de fête devaient cependant avoir
leur fin. Nous prîmes la mer pour reconduire
nos passagers à Huahine et à Bora-Bora.
Ce
retour fut plus accidenté que l'aller. Pendant la
nuit, un orage épouvantable, avec éclairs et pluie
torrentielle, éclata tout à coup. Ce fut une vraie
débâcle. Sur le pont, on ne distinguait plus rien
informe d'êtres humains murmu¬
bousculant sans pitié. Au milieu de ces
six cents effarés, les matelots, obéissant ponc¬
tuellement à la voix du commandant, couraient
qu'une
masse
rant, se
les voiles gonflées par un
grain s'était abattu sur nous avec
partout pour carguer
vent
la
furieux
:
le
rapidité de la foudre.
Nos passagères de distinction, les princesses
et leurs suivantes, ne savaient pas où s'abriter
LES ÎLES
contre le
DE LA
SOCIÉTÉ
35
déluge qui remplissait d'eau les
appar¬
tements de
l'arrière.
Leurs Altesses étaient misérablement trem¬
pées dans leurs peignoirs de mousseline. Je pus
abriter
plusieurs de
manteau
:
faible
ces
nobles têtes
ressource
sous mon
!
Cette scène comique se transforma en scène
pathétique... Au milieu de l'orage, je vis un
groupe se former autour
allures affolées.
Qu'y
d'un
femme qui
accouche!
des
canon, avec
a-t-il ? — C'est une
Il ne manquait plus
—
—
que cela.
L'orateur de la reine de Bora-Bora courut à
pour lui demander, devinez quoi ? —
ne pensait, cet homme officiel,
qu'à constater la naissance. Il fut renvoyé aux
calendes grecques. Où va se nicher l'esprit de
paperasses ? Notez que l'état civil est un mythe
à Huahine, patrie des parents du nouveau-né.
un
Du
officier,
papier I II
Quand nous arrivâmes devant l'île, le len¬
demain, la jeune mère était debout. Elle des¬
cendit dans sa pirogue avec son enfant sur
le dos, sans vouloir accepter le secours de per¬
sonne.
Le nouveau-né,
bateau, Manua,
qu'on
a
salua,
hyméné à
nous
d'un formidable
vivra vieux, dit un
baptisé du
nom
du
en
quittant le bord,
sa
façon. «Le
gars
quartier-maître de manœuvre,
il a un bon
fiorie-voix ! » Il pourra, en tous cas,
et de
naissance, avoir le pied marin.
Le soir, nous
étions à Bora-Bora, où nous
passâmes la nuit. Les passagers du Manua
firent à l'état-major les honneurs de leurs cases.
„
36
EN
OCÉANIE
Invités à boire chez l'orateur Mai le lait de coco
de Vamitié, nous chantâmes, pour le remercier,
Malborough s'en va-t'en guerre, avec accompa¬
gnement d'accordéon ; les beautés de Bora-Bora
nous
écoutaient ravies.
Après la oupa-oupa des adieux, il fallut re¬
tourner à bord ; nous ne devions plus revoir ces
amis d'un jour.
Matelots, matelots, vous déploierez les voiles,
Vous voguerez, joyeux parfois, mornes souvent
Et vous regarderez aux lueurs des étoiles
La rive, écueil ou port selon le coup de vent.
;
37
RAPA
II
RAPA.
—
ARCHIPEL DES GAMBIER.
LES ILES
—
MARQUISES.
nous devons garder Rapa. — Sa situation. — Le
roi Parima. — Souvenirs de Mangaréva ; une nécropole.
Moyen de régénérer la race. — Vue d'ensemble sur l'archipel
Pourquoi
des
Marquises. Caractère des
indigènes. Le tatouage.
RAPA
L'île Rapa ressemble, de loin, à
immense citadelle du moyen-âge aux
de mâchi¬
abruptes garnies de tours, flanquées
coulis et de bastions.
C'est une terre élevée,
volcanique, amas de pics et
mentés, masse
quelque
murailles
d'origine purement
de mamelons tour¬
trachytique sillonnée par
des
d'anneau
irrégulier dont le centre est occupé par une
vaste rade protégée de tous côtés contre les
vents de la mer. Ces soulèvements plutoniens
filons de basalte et formant une sorte
ont
une
apparence
escarpées des côtes,
remarquable
;
les falaises
les montagnes de
l'intérieur
33
sont
fer
OCÉANIE
EN
teintées de
qui
larges plaques
ressortent
au
soleil
au
rouges ou gris de
milieu des feuilla¬
de la brousse.
Découverte par Vancouver, en
1791, Rapa a
été soumise
par la famille des Pomaré et a
accepté, en 1867, le pavillon du protectorat
ges
français hissé dans la baie d'Aburcï en présence
de l'équipage du Latouche-Tréville.
Il importait,
dès lors, d'affirmer
nos
droits
sur ce
port qu'une
ligne de paquebots anglais choisit comme escale
de 1867 à
1869. Ces paquebots effectuaient en
16 jours la traversée de
Panama à Auckland.
La
petite île de Rapa, perdue dans les immen¬
solitudes du Pacifique-Sud, a été
l'objet de
vives discussions pendant ces
dernières années.
Les Anglais, qui savent bien
quelle serait son
importance stratégique en cas de guerre entre
les différentes nations
européennes
ses
des
archipels océaniens, nous ont
demandé en 1885 la cession
ment
dont
maîtresses
tout
de
simple¬
ce
rocher
faisions rien... Notre
gouvernement
asagement compris qu'il fallait garder
Rapa où
le drapeau tricolore avait
déjà remplacé celui du
Protectorat en 1881.
nous ne
Rapa offre
cieuse
du
aux croiseurs
ressource d'un
de guerre la pré¬
mouillage dans
une
partie
monde où l'on n'en
pourrait trouver
l'entrée du. port est difficile mais on d'autres;
pourrait
l'améliorer ; le balisage fait
par les officiers du
Hussard est d'ailleurs suffisant
pour permettre
aux navires d'arriver
jusqu'au hâvre intérieur
sans s'échouer sur les
pâtés de coraux qui garnis-
39
RAPA
serait
la passe. La défense de ce mouillage
très aisée.
La population de Rapa a été estimée à 2,000
âmes par Vancouver en 1791, mais les
nes
cultures de taro sont assez considérables
sent
ancien¬
permettre de l'évaluer à un
rieur, double peut-être, à l'époque
pour
verte. Les
chiffre supé¬
de la décou¬
épidémies de dyssenterie de 1825 et
1846 ont réduit à un tel point cette population,
qu'elle n'est plus guère actuellement que de 150
personnes. Les combats meurtriers de tribu à
d'ailleurs, à
guerriers de
Rapa étaient réputés pour leur vaillance et leur
férocité. Les Pomaré s'enorgueillissaient beau¬
coup d'avoir imposé à ces anthropophages le joug
tribu n'ont pas peu contribué,
amoindrir la race autochtone ; les
de leur suprématie.
Le Manua est entré dans
en
se
reposant
pendant
une
la baie d'Ahuréï
petite demi-heure
sur un banc de corail de lapasse... Mais le
navire s'en est tiré sans une égratignure,
brave
grâce
son commandant. Les coraux,
assez friables dans leurs couches supérieures, s'émiettaient en se brisant sous la quille du bâ¬
timent et se réduisaient en une poudre blan¬
che qui donnait à l'eau la couleur du
En arrivant au mouillage de Rapa, 011 voit au
sud de la baie une douzaine de cases d'as¬
au
sang-froid de
lait.
pect misérable, c'est
la capitale, Aburéï...
Sur
plage nord se découvrent encore quelques
chaumines, c'est la bourgade d'Aréa. Le troi¬
sième village de l'île, Tupuai, est juché sur les
la
montagnes
de l'intérieur.
4°
EN
OCÉANIE
Je descendis à terre et fus frappé de la tristesse
ce pauvre
pays où l'arbre à pain ne pousse
pas, où le cocotier ne produit pas de fruits...
Quelques indigènes vêtus de tapa (étoffe bien lé¬
gère pour la température qui ne dépassait pas ce
jour-là 11° centig., et devient glaciale au mois de
juin), vinrent m'offrir à un prix élevé des porcs
et des volailles, vantant hautement l'excellence
de leur marchandise ; je me contentai d'acheter
un petit
panier contenant du poisson, une belle
langouste, des huîtres et des palourdes que
me présenta
gracieusement une jeune fille assez
gentille. Cette vahiné me fit comprendre qu'elle
était l'unique enfant du roi Parima et m'invita à
de
venir immédiatement rendre mes devoirs à sa fa¬
mille. Je faillis étouffer en entrant sous la hutte
du Grand-chef, qui n'avait qu'une étroite ouver¬
guise de porte et de fenêtres ; la chaleur
était insupportable.
Après un moment d'étonnement, je distinguai
au fond de cet antre un
indigène qui raccommo¬
dait un filet en fils de burao, étendu
près de
ture en
y
deux femmes occupées à tresser des nattes
gros¬
sières ; des noyaux de tiaïri (aleurites
trUoba)
enfilés sur un roseau et servant de luminaire
dans le pays, un paquet de tapas, des feuilles de
tabac desséchées, un grand plat en bois
rempli
de taro conservé ou tioo traînaient à terre dans
désordre qui n'avait rien d'artistique... J'allais
parvenir jusqu'à l'homme, qui n'était autre que
l'illustre Parima lui-même, quand trois chèvres
et un énorme bouc dissimulés derrière un
rideau,
vinrent me bousculer à me faire perdre l'éun
41
RAPA
quilibre.
—
Mon arrivée était un événement
Parima s'ex¬
et m'of¬
bouteille en
lèvres. C'était de
pour tous les habitants de la case;
cusa, excusa ses femmes et ses chèvres,
frit mystérieusement une petite
m'engageant à la porter à mes
l'eau-de-vie de ti, absolument
la
cave
détestable ; toute
royale !
Je fis causer Parima et appris de lui tout ce
qu'on peut savoir sur Rapa. Le grand chef s'ex¬
primait facilement en tahitien. L'île se divise en
parties appartenant à des propriétaires
sur leur territoire et en droit
d'exiger des redevances en nature de tous les
habitants qui y vivent. Les naturels de l'île sont,
en somme, soumis à une sorte de cheptel plutôt
douze
différents, chefs
qu'à une autorité politique.
Le roi Parima rend la justice à Ahuréï, en
bon juge de paix, mais sans code... L'adultère et
la fabrication prohibée de l'alcool de ti sont à
peu
près les seuls délits contre
lesquels il ait à
coupables sont condamnés à des tra¬
vaux d'utilité publique.
Parima me parla des fouilles qu'ont faites les
matelots du Cuichen en 1881 pour retirer du
charbon de son île ; malheureusement ce charbon
est pyriteux ; il me montra aussi, non loin de sa
demeure, un essai de plantation de pommes de
sévir. Les
terre d'une apparence
pomme de terre pousse
peu encourageante. La
cependant très-bien dans
dont la température se rap¬
proche singulièrement de celle de Rapa.
la Nouvelle-Zélande
J'ai fait quelques excursions dans les mon¬
tagnes de l'île avant de la quitter, excursions
42
EN
OCÉANIE
fatigantes à
travers mille petits vallons tortueux
direction déterminée, creusés au cen¬
tre par des lits de torrents à
sec ; seul, le ruis¬
seau de la baie d'Ahuréï
permettrait l'établisse¬
ment d'une
aiguade; il ne tarit pas. Le long
de ces torrents, j'ai cueilli des
plants de gin¬
et
sans
gembre ; ils abondent dans les montagnes et
pourraient faire l'objet d'un commerce d'ex¬
portation.
On trouve sur les sommets de
rieux vestiges des anciens forts
les premiers habitants du
pays,
Rapa de
cu¬
qu'élevaient
toujours oc¬
cupés à guerroyer entre eux, se disputant le taro
les cochons, vraie lutte
pour lexistence....
et
l'archipel
des gambier
J'arrivai aux îles Gambier, venant de
Rapa,
après quatre jours de navigation à la vapeur, avec
vent debout et des
pluies perpétuelles. La brume,
qui voilait l'horizon, disparut tout-à-coup et
je vis
les huit îles de
l'archipel qui se montraient
successivement sous forme de masses
noires,
à peu de distance les unes des
autres ; les trois
principales, Mangaréva, Heuwakéna et Toro-
waï
sont
seules habitées.
Mangaréva,
avec son
pic haut de
ble commander fièrement
aux
l'entourent \ elle n'a pourtant
longueur.
400 m., sem¬
autres terres
que
qui
deux lieues de
Avant de parvenir au
mouillage de Rikitéa,
port et capitale de Mangaréva, je dus traverser
l'archipel. Ces îles, produits d'éruptions
sous-
l'archipel
des
gambier
43
marines, sont boisées à leur base et arides au
sommet ; sur leurs rochers gris s'étalent de larges
taches pourprées ; leurs côtes, échancrées de
petites anses où la lame déferle tout doucement,
sont bordées de coraux aux enchevêtrements
bizarres... puis le navire pénètre dans la mer inté¬
rieure de Mangaréva, couverte d'énormes taches
qui révèlent autant de récifs toujours dan¬
parfois, au contraire, ' le flot brise sur
un point déterminé, c'est alors une roche à fleur
d'eau qu'il faut éviter.
On éprouve un sincère sentiment de bien-être
quand, tous ces obstacles franchis, le navire
s'arrête au mouillage de Rikitéa, assez loin de
terre. Le village, vu de ce point, produit un certain
effet ; le regard du voyageur passe des deux tours
de l'église de la Mission au mont Duff, terminé
en cône, puis à l'habitation du Résident, au drapeau
national qui se déploie en plis ondulés, à l'allée
vertes
gereux ;
ombreuse de la côte semée de maisons construites
avec d'énormes blocs de corail blanc.
Quand
on se
promène à terre, l'illusion dispa¬
raît... Ce pays est une
reste
nécropole ; la grande église
aux jours de fêtes, et les
vide, voire même
anciennes demeures des habitants morts, aux
murailles épaisses, verdies par la pluie, à l'intérieur
rempli de broussailles, au toit défoncé, ne ressem¬
blent plus qu'à des sépulcres abandonnés.
La mortalité, aux Gambier, est effrayante;
d'affreuses maladies ont décimé la population
aussi belle, aussi forte pourtant que celle de
Tahiti, mais incapable de lutter contre les fléaux
de Y invasion blanche... Les femmes ne dépassent
EN
44
OCÉANIE
guère l'âge de
25 ans à Mangaréva et les quel¬
ques enfants que l'on voit encore, jouant dans
les ruines du village, sont tous atteints de
scrofule.
Pour 160 décès par an, on ne compte, en
moyenne, que 11 naissances, aux Gambier... On
n'y trouve plus qu'une femme pour sept hommes.
Le gouvernement français et les missionnaires se
sont
préoccupés, mais
sans
résultat, de la régé¬
nération de cette race qui s'éteint.
La mission a demandé à la maison-mère de
Picpus, à Santiago, d'envoyer à Mangaréva et à
Torowaï un certain nombre d'orphelines chi¬
liennes élevées par ses soins. Mais les
plusdéshéritées de ces jeunes filles ont reculé devant
la pensée du voyage et surtout
des sauvages.
de l'union
avec
J'estime qu'il serait de bonne justice de trans¬
porter aux Gambier les condamnées dont on ne
sait que faire en France et de les marier aux
Canaques. Les femmes récidivistes, par exemple,
rachèteraient ainsi leurs fautes en s'associant à
une œuvre vraiment humanitaire...
A quelles causes devons-nous attribuer la ruine
des Gambier? Aux maladies d'abord, mais aussi
à l'isolement
géographique et à la pauvreté de
l'archipel; enfin, à l'essai de théocratie peu réussi,
tenté par
l'Ordre de Picpus. La Mission des îles
absolue de celle des
Wallis, si habilement dirigée par les Maristes.
Les îles Gambier, comme
l'archipel des Tuamotu, sont un des centres les plus remarquables
de production des nacres perlières. Les derniers
Gambier est l'antithèse trop
LES
45
ÎLES MARQUISES
Mangaréviens n'ont pas d'autre
métier que celui
plongeur ; mais les lagons s'appauvrissent de
jour en jour et il faut maintenant descendre à
une très grande profondeur pour récolter des na¬
cres de prix. Je me suis procuré à Mangaréva des
nacres blanches d'une pureté merveilleuse.
de
LES
ÎLES MARQUISES
les plus
Les îles Marquises sont certainement
intéressantes de nos possessions polynésiennes,
celles où la population a le mieux
ses
vieilles coutumes. Elles se divisent en deux
gardé
groupes :
i° Le groupe N.-O. ou
îles de la Révo¬
lution, comprend Nuka-Hiva, où habite le
Résident, Ua-Uha, lao ou île Masse, Hatutu ou
Chenal, Ua-Po aux pics en forme de clocher,
et les
Hergest ou Motu-lti\
—
2° Le groupe S.-E. se
des îles Hivaoa ou de la Dominique,
ou Sainte-Christine, Motane ou
San
Pedro, Fatu-Hiva ou de la Madeleine et Fatulmku
compose
Tahuata
ou
Hood.
Parmi ces douze
lao,
Motane. La popula¬
tion indigène des autres s'élève à 9,000 âmes.
J'ai passé huit mois aux îles Marquises ; profitant
de la liberté qui m'était donnée, j'ai parcouru en
tous sens, toujours à pied, ces terres que la nature
a parées avec profusion d'une végétation su¬
perbe, de hautes montagnes coupées par des
vallées ravissantes où scintille, en filets d'argent,
l'onde pure des cascades. C'est mon plus cher
souvenir d'Océanie et je ne saurais le rendre sans
îles, six sont désertes :
Hatutu, Hood, les Hergest et
46
EN
écrire
un
volume qui
petit livre.
—
OCÉANIE
dépasserait le
Les promenades à
cadre de
ce
Nuka-Hiva, à
Tahuata, à Ua-Po, à Hivaoa, à Fatu-Hiva
surtout,
sont semées de
surprises à tous les pas ; rien ne
pourrait
au
exprimer les admirations
voyageur ces îles
N'ayant
il le
pas
le loisir de décrire le pays
mérite, parlons
habitants.
que réservent
volcaniques.
au
moins
un
peu
comme
de
ses
Les
Marquésiens, qui sont, avec les Tongiens,
plus beaux hommes de la
Polynésie, ne recon¬
naissent qu'une
supériorité, la force brutale. A
peine sortis de l'âge de pierre, ces
naturels ne
sont pas
susceptibles de civilisation vraie ; leur
race
disparaîtra complètement car son
tempé¬
rament très
personnel, sa fierté étrange ne
pourront jamais plier devant la
domination des
les
Européens.
Un vieux chef de
Nuka-Hiva me résuma un
en quelques
mots, tout l'esprit de ce peu¬
« Vois-tu, mon
ami, me disait-il en souriant
tristement, le temps est venu on nous devons
tous,
ici, préparer notre tombe
pow attendre la mort, car
Kristo a battu Tïki... >>
Kristo, vous le comprenez, c'est le Dieu des
étrangers, c'est leur influence toujours crois¬
sante ; Tiki c'est le
Génie canaque
qui s'avoue
vaincu.
Les Marquésiennes n'ont
pas le caractère ai¬
mable, l'esprit enjoué des filles de
Tahiti, mais
l'emportent sur elles par la régularité
de leurs
traits, la beauté des formes. Elles sont le
plus
souvent dans le costume
d'Eve avant le
péché
jour,
ple...
LES
ÎLES MARQUISES
47
n'en
paraissent pas gênées; elles ont les mou¬
brusques, travaillent comme les hom¬
mes, vont d'un bout à l'autre de leur île, soit à
pied, soit à califourchon sur des petits chevaux
de montagne ; leur langage est dur, rauque,
leur bonjour se dit : « Kaoah » ! elles ne mettent
et
vements
de fleurs dans leur chevelure et fument la
en bambou.
Les danses guerrières et les chants des Marquésiens sont empreints de leur rudesse native
et font encore songer aux combats et aux sacri¬
pas
pipe
fices
humains
d'autrefois dont ils étaient les
accompagnements forcés. Les sacrifices étaient
offerts aux dieux pour obtenir de
la guérison d'un parent ou d'un
leur clémence
chef malade,
pour conjurer 1e mauvais sort. — Les guerriers
qui voulaient se procurer une victime deman¬
daient au prêtre, à l'inspire de la tribu, de la
leur indiquer ; celui-ci invoquait les puissances
occultes et étendait ensuite la main d'un côté
quelconque de la montagne. Les jeunes gens du
village partaient alors, en courant, dans cette
direction, et la première personne qui tombait
entre leurs mains était l'holocauste désigné par
le ciel ; le prisonnier était immolé par le prêtre
qui lui fendait le crâne d'un
coup
de hache
en
silex et le pendait ensuite à un arbre sacré. Tous
les canaques présents au sacrifice se ruaient
comme des bêtes fauves sur le cadavre, le met¬
taient en pièces et se partageaient les chairs
pantelantes qu'ils mangeaient.
Ces sauvages, aux instincts cruels, ne man¬
quaient pas d'une certaine
poésie à leurs heu-
48
EN
OCÉANIE
res... J'ai recueilli, à Nuka-Hiva et à Hivaoa, de
curieuses légendes qu'il faut entendre raconter
dans la langue du pays pour bien les saisir. En
voici une, entre cent, qui rappelle un peu l'his¬
toire de la Tour de Babel ; elle s'applique à une
granitique d'un aspect très singulier com¬
posée de cinq énormes rochers superposés, que
masse
l'on voit
« Le
au
fond de la baie Collet.
puissant Tupa (Y Hercule des Marquésiens) voulut construire un monument qui lui per¬
mît d'atteindre le Ciel des Dieux. Il avait dit
aux
guerriers qu'il le bâtirait en une nuit. Sa sœur,
la puissante Ahina voulait en faire autant de son
côté.
Elle
commença
à travailler
sur
l'île
jourd'hui nommée la Sentinelle de l'Ouest,
au¬
entre
la baie Collet et celle de Taio-Haé. Quand le
soir fut venu, Tupa se mit à l'œuvre dans le
territoire de Aotupa. Comme les sables de la
baie de Taïo-Haé étaient éclairés plus que de
coutume par les étoiles, Ahina, au milieu de la
nuit, crut que l'aurore les colorait déjà de ses pre¬
mières lueurs et elle cria à Tupa : « Frère, voici
le jour ! » Le puissant Tupa laissa son travail
inachevé et, tout honteux de n'avoir pas réalisé
sa promesse, s'enfuit dans l'île Hivaoa
pour y
bouleverser les montagnes et élever sur leurs
débris des idoles monstrueuses...
»
Le tatouage de la peau est une des particula¬
rités qui distinguent encore le plus les Marquésiens des autres naturels de la Polynésie.
En Nouvelle-Zélande, le tatouage était une
marque
distinctive,
comme
une
manière de
LES
blason.
ÎLES MARQUISES
49
Aux îles Marquises ce n'est qu'un sim¬
ple ornement qu'il est de bon goût de se payer,
ornement variant d'une île à l'autre,
dépendant
aussi des caprices des tatoueurs, véritables artis¬
tes en leur genre, ayant leurs
lignes, leurs des¬
sins préférés. Tout bon Marquésien doit com¬
mencer à se faire tatouer dès
l'âge de dix ans,
afin de posséder à quatorze ou quinze les avan¬
tages nécessaires pour briller aux yeux des jeu¬
—
filles.
Les uns
nes
la tête et le corps complètement
se contentent du tatouage de
même de quelques lignes sur la peau.
ont
tatoués, les autres
la face
Les
devant
ou
femmes, elles-mêmes, ne reculent pas
opération qui peut, parfois,
cette terrible
causer la mort par suite
d'érysipèle, et est tou¬
jours accompagnée de douleurs si aigiies qu'elles
triomphent des volontés les plus fortes ; le ta¬
toueur se sert pour entailler la peau et
y faire
pénétrer la substance colorante, d'une lamelle
os,
en
en
plate et découpée à l'une de ses extrémités
pointes fines et acérées comme les dents d'une
scie. Cette lamelle est fixée verticalement au
bout d'une" baguette en bambou que M artiste ma¬
nie avec une sûreté de main incroyable, mais en
s'interrompant de temps
tre
en temps pour permet¬
patient de reprendre courage.
Les Marquésiennes se contentent générale¬
ment du
tatouage des lèvres, des mains et des
pieds; j'en ai remarqué plusieurs, cependant,
qui avaient les jambes, la poitrine et les bras
couverts des soutaches, des arabesques les plus
originales. Le tatouage des mains, en forme de
au
4.
5°
EN
OCÉANŒ
gantelet, est particulièrement élégant.
—
J'ai vu
dans le fond de la vallée de Taïpivaï, où le chef
Paruru m'avait offert l'hospitalité la plus géné¬
reuse, une femme exclue honteusement du plat
depopoiparce qu'elle n'avait pas la main droite
tatouée ; pourtant, puisait au même plat et à
pleines mains un guerrier affligé de la lèpre mu¬
tilante... une des plus affreuses maladies qui sé¬
vissent sur les indigènes.
Je vous prie de croire que je n'étais pas de ce
festin ; je n'ai jamais pu me décider à goûter à
la popoi ou bouillie de maioré (fruit de l'arbre à
pain) qui remplace nos féculents pour les Poly¬
nésiens. Cette bouillie, d'un aspect jaunâtre, est
faite de maioré frais, cuit au four canaque et râpé,
ou mè, et de maioré conservé ou ma qui sert de
levain.
Pour fabriquer le ma les Marquésiens soumet¬
tent à la fermentation les fruits déjà presque
gâtés, dans des citernes spéciales. Cette matière
peut se conserver indéfiniment pourvu qu'elle
soit mouillée au moins une fois par an ; elle
exhale une odeur infecte.
Comme ressources alimentaires, outre la popoi
et le Kaku (maioré râpé, délayé dans du lait de
coco), les Marquésiens n'ont guère
que
la racine
de taro,
la chair des cochons et des volailles, et
le poisson cru. Leur cuisine est la moins variée
qu'on puisse imaginer; ces Mahoris, à l'estomac
robuste, ne saisiront jamais les délicatesses raffi¬
nées du code de Brillat-Savarm.
Pour comprendre ces sauvages et s'intéresser
à l'étude de leurs mœurs, il faut les voir chez
ÎLES MARQUISES
LES
SI
eux, suivre dans une vallée de leurs îles le
chemin qu'abritent les buraos, le
long du
ruisseau... de temps en temps, vous découvrirez
une case canaque dans la brousse, maisonnette
en
torchis, bâtie
élevées de trois
sur
des fondations
en
pierres,
quatre mètres au-dessus du
sol pour éviter les inondations. A votre vue les
femmes, qui lézardaient au soleil, sans souci de leur
nudité, rentreront sous leur toit pour se vêtir
d'un morceau de tapa ; les hommes à la peau
enduite d'huile teinte au safran, semblables à des
dénions sous leur tatouage verdâtre, surgiront
des buissons, vous apportant des noix de coco
tout ouvertes ; les enfants qui partout pullulent
et se
roulent dans les hautes herbes à côté des
porcs et
terreur...
la
ou
des chiens,
Vous
vous
aurez
fuiront
ainsi
une
avec
des cris de
courte illusion de
sauvagerie primitive des Océaniens dont cet
archipel lointain semble devoir être un des der¬
niers refuges.
EN
52
OCÉANIE
III
LES TUBUAI
ET
L'ARCHIPEL
DE
COOK
i
LES
TUBUAI
Nous étions à Tahiti depuis quinze jours
à peine, quand le contre-amiral commandant en
chef la division de l'Océan Pacifique donna
l'ordre au Manua d'aller visiter le groupe
des Tubuaï et de faire une tournée générale
dans l'Archipel de Cook.
Les îles Australes ou Tubuaï sont au nombre
de quatre : Vavitu, Tubuaï, Rurutu et Rima-
les deux dernières sont gouvernées, pour
par des roitelets soumis eux-mêmes
aux lois
draconiennes que les missionnaires
vvesleyens ont l'habileté de leur imposer.
Rurutu ne présente pas aux yeux du voyageur
tara ;
la
cet
forme,
aspect enchanteur de Tahiti, dont le panora¬
vu de la mer est saisissant
; les sommets
dénudés de cette île la font paraître de prime
abord absolument aride. Ses falaises sont asma
LES
TUBUAI
53
élevées pour qu'on puisse les distinguer
vingt milles au large par un temps clair ;
tenter de s'en approcher de trop
près, serait cou¬
rir au-devant des plus grands
dangers : de toutes
parts, cernant la côte comme pour la défen¬
dre contre les entreprises de l'étranger, s'élève
sez
à
chaîne de récifs
L'embarcation dont
une
à
infranchissables.
je profitai pour descendre
terre, eut quelque peine à trouver sa route à
travers les brisants dont l'île est entourée. Le
passage dans lequel elle s'engagea, au milieu des
hauts-fonds,
est formé par
l'écoulement des eaux
douces d'une petite rivière qui va se perdre dans
la mer ; cet étroit couloir, qui se dessine en ligne
plus foncée à travers les
coraux
aux
reflets
d'émeraude, serpente en zigzag jusqu'au rivage,
où la baleinière dirigée par une main habile
aborda heureusement.
A mesure que j'approchais de terre, la
végé¬
tation, qui ne couvre à Rurutu que la plaine et le
bas des collines, se développait peu à peu devant
moi. Entre les arbres de fer
au
tronc
noir et
au
feuillage grêle, les pandanus étalant capricieuse¬
ment leurs branches tordues, les cocotiers
empa¬
nachés, m'apparurent les maisonnettes du village,
entourées de palissades aux vives couleurs.
On voit tout de suite que la température est
moins élevée ici qu'à Tahiti. Les volières de
l'île de Cythère, faites d'un treillis de bam¬
bous pour laisser libre passage à l'air, ne pour¬
raient
abriter
suffisamment
les
habitants
de
Rurutu. Il leur faut des maisons en planches,
et, luxe inouï ! toutes les fenêtres sont gar-
54
EN
OCÉANÏE
de vitres. Ces constructions, si simples
qu'elles soient, ont certainement coûté beaucoup
de peine aux naturels. Des Polynésiens qui tra¬
vaillent!... c'est une exception bien rare ! aussi
dois-je la noter comme un trait qui établit une
nies
différence essentielle entre les habitudes
autochtones de Rurutu et celles de leurs
des
con¬
génères de l'Archipel de la Société.
J'ai visité, dès mon arrivée, le village le plus
important de l'île, qui m'a paru peu peuplé :
d'après les renseignements pris par l'inter¬
prète que nous avons emmené de Tahiti, un re¬
censement effectué par les missionnaires protes¬
tants, il y a deux ans, accuserait de cinq à six
cents âmes pour tout le royaume de Rurutu.
J'ai pu constater, en me promenant dans les
campagnes qui entourent le village, que beaucoup
d'habitations étaient abandonnées depuis long¬
temps ; là où jadis vivaient de nombreuses
familles, le regard ne rencontre plus que d'épais
buissons de goyaviers et parfois un tombeau
abrité par des arbres aux puissantes ramures, le
tamanu (calophyllum
vnopbylhm), le miro (thespesia
populnea) et surtout l'aïto (casuarina equisetifolia),
géant de la forêt. L'épaisse frondaison de ce bois
des morts s'hannonise singulièrement avec les
sépultures primitives où reposent les ancêtres
de la tribu, au centre de la brousse.
En dehors du village, et à peu de dis¬
tance l'un de l'autre, se trouvent le
palais du roi
et le temple protestant. A
Rurutu, le roi et le
pasteur, par extraordinaire, ne font qu'un ; Teurarii, le plus bel homme de son île, est à la fois,.
TUBUAI
LES
55
dans
et
une sphère bien modeste, souverain spirituel
temporel. Les missionnaires européens, après
avoir converti les habitants des Tubuaï, y ont
laissé des catéchistes indigènes, auxquels ils con¬
fièrent le soin de continuer leur œuvre.
Le temple, construit en bois du pays, ne pré¬
sente rien de particulier : c'est une case commune
où le peuple se réunit pour dire des prières,
chanter des hymnes et entendre l'universel Teurarii interpréter la Bible en ses sermons. La
maison duroi est simplement meublée : des nattes
depandanus couvrent le sol ; dans une des pièces,
je trouvai des marmites et autres instruments de
cuisine dénotant
une
civilisation
assez
avancée.
Je remarquai surtout le lit du couple royal, en
planches de tamanu, recouvertes en guise de ma¬
telas, de plusieurs couches de nattes superpo¬
sées. La reine, une nourrice superbe, don¬
nait à téter
à l'héritier
pénétrai dans la
case.
présomptif quand je
L'étiquette de la cour de
sévère et témoigne des
Rurutu est assez peu
idées libérales de Teurarii, monarque cons¬
titutionnel et sans vergogne : une de ses parentes,
dans le déshabillé le plus complet, dormait
étendue
aux
pieds de la reine. De gardes du corps
point... à moins qu'il ne faille considérer comme
tels les deux canaques pansus que je dérangeai
devant la porte où ils fumaient en rêvant.
Leurs Altesses me reçurent aussi gracieuse¬
ment que possible ; Sa Majesté, qui cueillait des
cocos, m'en offrit un, dont je déclarai, sans
flatterie, le
aux
Voulant répondre
qui avait chargé le
contenu excellent.
amabilités de l'amiral
56
EN
OCÉANIE
Manu a de lui porter quelques cadeaux utiles, des
pièces d'étoffes entre autres, le bon Teurarii
s'efforça de réunir les plus beaux spécimens des
produits de son jardin pour en faire présent au
bâtiment français. Générosité vraiment royale, il
joignit même à ces fruits deux poules et deux
cochons !
Ces suppléments inattendus de vivres frais de¬
vaient être reçus avec enthousiasme par nos ma¬
telots, tous Bretons bretonnant et fort canaquopbiles. A la fin de notre campagne dans le Paci¬
fique cet équipage était vraiment curieux à voir
les loustics
la plage, les
;
parlaient couramment le tàbitien de
plus lourdauds savaient tous quelque
refrain mahori. Quoique le Manua, lors de son
premier voyage aux îles Tubuaï, ne fit qu'arriver
en Océanie, le
maître-coq, un Bréçeiihec qui ne
doutait de rien, prétendait se faire
comprendre
des marchands de légumes du crû. Notez que
le fat parlait à ses fournisseurs le plus
pur breton
du Finistère. Voilà un sujet d'étude bien fait
pour exercer la sagacité de MM. les professeurs
de linguistique, un problème capable de leur
mettre martel
entête...
Les
indigènes que j'ai vus à Rurutu se rappro¬
chaient tous beaucoup, au point de vue anthro¬
pologique, des Tahitiens, dont la race est si
remarquable. Les hommes, aux Tubuaï, ne me¬
surent guère cependant que in,7o au maximum,
tandis que la taille moyenne dans
l'Archipel de la
Société
est de rm735 pour le sexe fort.
Quand je parle des Tahitiens dans le sens
esthétique, je ne considère que les hommes,
LES
TUBUAI
57
l'admiration exagérée des voyageurs pour
des femmes souvent avenantes sans doute, mais
car
rarement
jolies, n'est
en
réalité qu'un
effet
d'imagination, une illusion très explicable après
de longues traversées.
La forme du vêtement est invariable aux îles
Tubuaï et n'a rien du charme artistique des an¬
ciennes draperies de tapa jetées sur les épaules
à la manière grecque. La toilette habillée des
femmes consiste en un peignoir ; à la maison et
quand elles travaillent, même dehors, leur uni¬
que parure est le parco ou pagne.
Les hommes portent aussi le parco et
la chemise européenne, dont les pans
librement à l'air
sur un
même
flottent
pantalon de toile.
Rimatara, où j'allai après avoir visité Rurutu,
en est éloignée de trente lieues et ne mesure
guère qu'un mille et demi de longueur sur un
mille de largeur. Une ceinture de coraux se dé¬
roule autour de cette île de même formation que
celle dont nous venons de parler ; 011 voit de
loin les. volutes énormes qui viennent s'y briser
fracas, toutes blanches sous le soleil.
avec
Le
point culminant de Rimatara
ne dépasse
bouquet de
manguiers couronne cette hauteur et s'aperçoit
de tous côtés quand on fait le tour de l'île en
pas
cent mètres
d'élévation
;
un
bateau. Des bois de cocotiers et d'aïtos poussent
sans
le
culture
jusque dans les coraux qui bordent
rivage.
Le sol de Rimatara est fertile ;
les navires
pourraient facilement s'y ravitailler ; malheureu¬
sement ces côtes inhospitalières ne leur offrent
S»
EN
OCÉANIE
pas un refuge où l'ancrage soit sûr. Des goélettes
de Tahiti portant pavillon français font le com¬
merce entre Rurutu et Rimatara, mais sans
y
mouiller. Les Rimatariens, au nombre de cent
cinquante environ, peuvent en moyenne exporter
annuellement
une
centaine de tonneaux de
mar¬
chandises, coton et arrow-root
Le Manua
a
notamment.
lentement contourné les côtes de
Rimatara, de forme arrondie, et j'ai pu en voir
tous les détails de mon poste
d'observation
ordinaire, la cage à poules de la passerelle.
Que de causeries elle me rappelle cette cage
à poules et aussi que d'heures de rêverie ! Il me
suffisait pourtant d'en regarder l'intérieur pour
assister parfois à des drames émouvants entre
volatiles, — par leur tempérament bien innocents,
mais devenus féroces par nécessité ! — Que de
plumes arrachées avec rage, que de cruautés
chez ces co-détenus souvent réduits à s'entredévorer ! Qui ne connaît pas l'existence anormale
du poulet maritime, a peine à s'imaginer la vie de
bord...,, et toutes les angoisses du chef de ga¬
melle
responsable de la basse-cour.
L'accostage était difficile pour les embarca¬
tions; les naturels ne purent réussir à mettre
leurs pirogues à la mer afin de nous faciliter la
descente à terre. Le commandant partit seul
faire sa visite officielle à la reine Tamaëva. On
comptait à bord sur les largesses de cette souve¬
raine ; — vain espoir ! les baleiniers ne rapportè¬
rent de leur
voyage que quelques fruits et un
vieux coq. La plus jolie reine du monde ne
peut
donner que ce qu'elle a.
LES
TUBUAI
59
Ces Rimatariens, menés à la baguette par leur
pasteur anglais, conseiller intime de Tamaëva,
n'en sont pas moins, en d'excellentes relations
avec les Farani. En supposant
que des colons
sérieux veuillent exploiter ces terres, Tahiti de¬
viendrait le centre commercial où les productions
principales, coprah et coton, trouveraient leur
débouché le plus avantageux. Les navires mar¬
chands relâcheront toujours de préférence dans
le beau port de Papeete.
J'ai
eu
l'occasion de visiter
sions Tubuaï
Yavitu
nos
deux
posses¬
Laïvavaï, dans un
second voyage entrepris très peu de temps après
et
ou
celui-ci. Le Manua avait alors à
son
bord deux
des titres différents le
gendarme qui allait en
qualité de résident prendre son poste à Tubuaï,
et un chef indigène de Laïvavaï qui revenait
passagers représentant à
principe de l'autorité : un
au
pays.
Le gendarme personnifiait le type du
serviteur du cadre colonial ; il avait déjà
vieux
passé
Marquises et
parlait le mabori comme un canaque. Le chef,
joli homme aux traits réguliers et fins, au de¬
meurant bon prince, causait volontiers avec
Pandore ; il pouvait avoir vingt-deux ans. La
moitié de la population de Laïvavaï était sous sa
dépendance. Le gouvernement français n'ayant
pas eu jusqu'alors de résident dans cette île, ce
chef et celui qui domine sur L'autre partie du
territoire, étaient chargés de la garde du pavil¬
lon, du maintien de l'ordre, de la justice, etc
Depuis, la surveillance de l'archipel Tubuaï a été
plusieurs années consécutives
aux
6o
EN
OCÉANIE
spécialement confiée à
seau,
commandant
une
un lieutenant de vais¬
des goélettes de la station
locale de Tahiti.
L'accès de l'île
Tubuaï, qui donne son nom à
l'archipel, est malheureusement périlleux pour
les grands bâtiments.
Force fut donc au Manua de s'arrêter à
respectueuse distance de terre et de
sur
la
mer
une
dandiner
houleuse pour laisser le temps au
se
gendarme de débarquer. Tout son bagage, com¬
posé d'une demi-douzaine de grosses malles, de
quelques meubles, de fusils, de chapeaux, sans
oublier l'imposante paire de bottes tradition¬
nelle, fut chargé sur le canot de service. Comme
j'avais pour habitude de profiter de toutes les
occasions de voir des pays nouveaux, de rompre
pour quelques heures la monotonie de la vie de
bord, je me glissai dans cette lourde embarca¬
tion. Nous avions vent debout ; le trajet à l'avi¬
ron dura deux heures...
J'attrapai un coup de
soleil et mal aux yeux, la réverbération sur
l'eau étant insupportable. Enfin tout est bien
qui
finit bien ! Je mis pied à terre avec un certain
plaisir. Je m'attendais à trouver à Tubuaï un éta¬
blissement français en pleine activité et un
village
fraîchement niché
Rurutu. Amère
sous les
ombrages comme à
déception! Le pays n'est plus
guère habité que par trois cent quarante indi¬
gènes, et la bourgade principale, réunion de
quelques cases de piteuse apparence, n'a pas
même le charme de la propreté. Les insulaires,
paraît-il, passent deux jours de la semaine à faire
du vin d'orange et cinq autres à le boire.
LES TUBUAI
61
Une route au bord de laquelle je remarquai les
mêmes essences qu'à Rurutu, surtout Va'ito, fait
le tour de l'île.
J'entrai
au hasard dans une case dont la porte
trouvait ouverte. Trois femmes absolument
ivres fumaient la cigarette de tabac sauvage roulé
dans une feuille de pandanus, tout en se vautrant
sur un lit de bois couvert de misérables nattes ;
se
je sortis immédiatement de
repaire, édifié sur
le gendarme appelé
Tubuaï! Ce brave
homme arrivait là ayant sous le bras un code im¬
primé en langue tahitienne. A quels résultats
parviendra-t-il? Peut-être, pour prendre possession
ce
les mœurs du pays. Plaignons
à régénérer les naturels de
de
sa résidence et affirmer son autorité par un
coup de maître, fera-t-il afficher sur les bambous
du temple ou de la case commune des placards
foudroyants contre l'ivrognerie
; mais quelles
sanctions pratiques apporter à ces lois qui sem¬
bleront vexatoires aux indigènes? quelle réforme
réelle pourra en découler ? Cette race abâtardie
peut être relevée.
Quand nous eûmes officiellement installé notre
passager à Tubuaï, nous songeâmes à regagner le
bord, à la voile cette fois. J'aperçus avec satis¬
faction à l'avant du canot le maître-d'hôtel qui,
stimulé par les exhortations bien senties de l'étatmajor, était parvenu à se procurer pour une
piastre ce qu'il appelait pompeusement des vivres
frais... un panier de petits oignons, la production
la plus renommée de Tubuaï. « C'est le pays de
la ciboule, je m'en pourléche les babines d'a¬
vance », nous disait le bon gendarme. Puisse cet
ne
62
EN
OCÉANIE
humble légume consoler le fonctionnaire des
soucis du gouvernement !
De Tubuaï nous nous sommes
dirigés vers Laïvavaï, également nommée Vavitu ou Raivavaë,
et même par les
Anglais High-Island, parce que
cette terre est la plus élevée de
l'archipel. La
position de l'île était mal déterminée sur les cartes
marines, de plus un courant violent nous rejetait
à
l'ouest;
que
nous ne sommes arrivés à destination
le lendemain soir, trop tard
terre.
Il fallut donc attendre
que
aller à
la nuit fût
pour
passée. Je causai toute la soirée avec le chef ca¬
naque, qui était monté sur la passerelle pour voir
sa chère
île; il m'invita à visiter le lendemain son
district. Dès six heures du matin, nous
partîmes
le commandant et l'officier
chargé des
montres, mon ami L..., qui se proposait de faire
les observations nécessaires
pour rectifier la po¬
sition de Laïvavaï.
avec
Le chef canaque,
bien parfumé de
monoi
(huile de santal) et tout pimpant dans ses habits
de fête, ne se possédait pas de bonheur en ren¬
trant au logis. Les Océaniens
voyagent facile¬
ment, l'amour du sol natal est pourtant profon¬
dément enraciné dans leur
cœur; quand ils voient
la silhouette de leur île
s'esquisser en
lignes
bleues, à l'horizon, du pont du navire qui les y
ramène, ils manifestent toujours une joie naïve.
A deux milles du port, nous nous avisâmes de dire
à notre
passager que nous allions à Rapa sans
nous
arrêter devant
son
pays ;
quillement sa chemise, en
prendre qu'il irait à la nage.
il ôta alors tran¬
nous
faisant
com¬
LES
TUBUAI
63
J'ai gardé le meilleur souvenir de cette jolie
falaises superbement sau¬
vages, aux montagnes accidentées et verdoyantes.
Le milieu volcanique est entouré de couches madréporiques ; entre le récif et la côte s'étend un
lac intérieur large de trois à quatre milles sur
certains points. Nous pourrions avoir là une rade
magnifique en faisant sauter quelques roches.
Une musique, qui rappelait les parades des
cirques ambulants, salua l'arrivée du chef et la
nôtre. Une demi-douzaine de mutois (agents de
police indigènes), frappaient à qui mieux mieux
sur une
grosse caisse d'importation américaine et
sur deux, tambourins, suivis des habitants du
village qui arrivaient en masse. Le chef nous fit
les honneurs de sa case; des fauteuils en rotin
furent rangés devant une table où les plus jolies
filles du pays déposèrent des calebasses remplies
de bananes et d'oranges pelées.
Pendant que le commandant entrait en rela¬
tions avec un Portugais, seul Européen résidant
dans le pays, le chef, devenu mon ami, me pré¬
terre de Laïvavaï aux
cordialement aux notables et aux nom¬
breuses beautés du district qui étaient accourus
senta
pour le féliciter de son heureux retour. Les Laïvaviennes ont une démarche un peu balancée,
singulièrement gracieuse. Le sourire aux lèvres,
main droite relevant avec
un
geste plein d'ampleur la longue traîne de leur
peignoir, elles vinrent nous offrir des cigarettes
de pandanus faites de leurs doigts effilés, et pour
la plupart à moitié fumées. On m'apprit qu'acla taille cambrée, la
64
en
océanie
cepter la cigarette commencée était
du meilleur
une
politesse
goût.
Malgré la chaleur, ma promenade dans l'avenue
merveilleusement encadrée de verdure qui longe
la mer fut charmante. Cette île diffère
complète¬
ment
de
Tubuaï, à
son
n'y
avantage. L'arbre à pain
pousse pas, mais le taro suffit à la consom¬
mation des indigènes, au nombre de deux cent
cinquante environ.
Autant
on se sent dans un milieu
pauvre à
autant ici on est vite édifié sur le bienêtre dont jouissent les naturels
; il est vrai que
l'eau de coco suffit à leur gosier altéré. La so¬
briété est le secret de leur prospérité.
Tubuaï,
II
l'archipel
Conversion
de
cook
protestantisme. — Le gorué. — Mangia ; ses cul¬
Habitation d'un pasteur wesleyen.— Lois bizarres. —
sur la côte. — Les chevaux du pays.
Un catéchiste du sexe faible. — Cimetières. — La Société
allemande océanienne. — Uaïtutaté et les autres îles de l'ar¬
au
tures.—
Rarotonga ; promenade
—
chipel
.
C'était pour moi une véritable bonne fortune
que ce voyage aux îles de Cook, car les bâtiments
de la division navale du
Pacifique ont bien rare¬
l'occasion d'y aller.
Deux navires de guerre français, à de
longs
ment
intervalles, avaient
eu, avant nous,
à remplir des
missions dans ces parages. L'Ariane, en 1842,
sous le commandement d'un marin
distingué,
l'archipel
de
6s
cook
M.
Dutaillis, et VHamelin ont traversé l'archipel
s'arrêtant quelque peu devant les îles princi¬
pales Rarotonga et Mangia, mais sans que leurs
en
officiers aient pu prendre des renseignements
détaillés sur le pays et les mœurs des habitants.
A. notre Manua était réservé l'honneur de montrer
les couleurs françaises à ces Océaniens, qui pour
la plupart ne les avaient jamais vues d'aussi près
à la corne d'un croiseur.
Les îles Rarotonga, Mangia, Mauti, Watiu,
Mittiero, Hervey, Fenua-iti et Uaïtutaté qui com¬
l'archipel, sont encore indépendantes,
malgré l'active propagande de la mission anglaise
fondée dès 1821 par l'intrigant John Williams.
posent
A entendre les successeurs de cet aventurier,
les wesleyens auraient si promptement converti
à leur doctrine les peuplades anthropophages de
îles, grâce à « leur indomptable énergie »,
les missionnaires catholiques n'auraient pu
songer à combattre leur influence. Tout ce que
ces
que
disent ces évangélistes n'est pas parole d'Evangile.
Pour eux, d'ailleurs, la religion n'est le plus sou¬
que l'auxiliaire puissant de la politique
anglaise ; l'interprétation si large de la Bible leur
permet d'accaparer tous les pouvoirs en même
temps que la conscience des chefs indigènes.
L'esprit mercantile de ces sectaires est trop connu
pour que j'en parle ici. Le célèbre missionnaireapothicaire Pritchard en a été la personnification
la plus accomplie
vent
5-
66
EN
OCÉANIE
Nous étions partis de Rimatara depuis deux
jours, quand le gabier de vigie annonça la terre;
la brume l'avait jusqu'alors dérobée à nos yeux,
mais le soleil commençait à percer les nuages,
jetant ses reflets d'or sur la mer jolie.
Je découvris bientôt à l'horizon les montagnes
de deux cents mètres et ses
trois mâts-barque, leJolm Wil¬
liams, louvoyait par bâbord. C'était le premier
voilier que nous rencontrions depuis notre départ
de Yalparaiso. Il faut avoir vécu en Océanie pour
se figurer cette imposante solitude du
Pacifique.
A plusieurs milles de terre nous aperçûmes
des pirogues montées par des indigènes qui pour¬
de Mangia hautes
côtes abruptes; un
suivaient une baleine. Plusieurs d'entre eux
tenaient en guise de harpons de longues lances en
bois de fer, à la pointe garnie de métal. La har¬
diesse de ces insulaires est étonnante : ils s'aven¬
turent souvent
en
pleine
mer
dans leurs grossières
embarcations faites de troncs d'arbres creusés et
soutenues
par un
balancier.
Une des pirogues des baleiniers se détacha de
la flottille et se mit à tourner autour du Maitua
avec une vélocité
merveilleuse, grâce à sa grande
voile triangulaire que le vent gonflait à faire
ployer la mâture. Mais
comme nous
ralentissions
les hauts-
marche pour nous garer contre
fonds dont Mangia est bordée sur
notre
toute sa
circonférence, les canaques nous dirent adieu en
poussant de grands cris, et la légère embarcation
cingla franchement vers la ligne des brisants. Je
la suivis avec une bonne
longue-vue et assistai à
l'archipel
de
cook
67
un curieux
spectacle, le goruc, divertissement
dont la vue seule fait frémir.
La pirogue fut mise à sec sur le récif et
plu¬
sieurs des jeunes gens qui s'y trouvaient
plon¬
gèrent dans l'ouverture même de la chaîne de
coraux, à l'endroit où la mer semblait mugir avec
le plus de violence. On
m'expliqua plus tard en
quoi consiste le gorué.
Les plongeurs sont munis d'une planche de
trois à quatre pieds de longueur et,
tranquille¬
ment couchés sur ce soliveau, attendent
qu'une
vague de belle dimension vienne les soulever. Au
moment où la vague les aborde, un mouvement
brusque leur en fait atteindre le sommet et on les
voit en un clin d'œil emportés
jusqu'auprès du
rivage. Des Européens se mettraient en morceaux
à ce jeu-là; les canaques, comme des marsouins
qu'ils sont, se détachent à propos du rouleur
quand il va se briser et regagnent le large pour
recommencer
le même exercice. Il n'est pas rare,
paraît-il, de surprendre des femmes et des
enfants qui y prennent part en riant aux éclats.
Mangia peut avoir trente milles de circuit. Cette
terre
fertile
ploitée
et
très
boisée
est
habilement
ex¬
les cultivateurs indigènes, éduqués de
longue main; pour rendre justice aux Européens
qui les ont formés, avouons que ce résultat est
d'autant plus remarquable que les Mangiens sont
par
de pure race mahorie.
Les quatre mille habitants de cette île s'adon¬
nent tous à
l'agriculture; leurs plantations de
taros, d'ignames et d'arrow-root sont bien
prises.
com¬
68
EN
OCÉANIE
Les habitations des
indigènes, faites en bois
du pays ou avec des charpentes
que les goélettes
néo-zélandaises apportent toutes préparées d'Auc¬
kland, sont généralement crépies à la chaux,
excellente précaution pour diminuer les brûlants
effets des rayons solaires. Chacune de ces cases
est isolée des autres
par un mur en blocs de
corail, d'une blancheur de lait, tranchant sur le
coloris sombre des plantes tropicales.
La propriété est ici parfaitement définie
; la
terre a une valeur réelle.
La demeure du pasteur protestant à
Mangia
réunit tous les éléments du confortable dans les
pays chauds, où la simplicité même du mobilier
est une condition de bonne
hygiène.
La maison est spacieuse et élevée au-dessus du
sol; une véritable forêt de cocotiers, de manguiers
et d'arbres à pain
tapisse la colline au versant
de laquelle se trouve adossée la construction. On
se croirait au milieu des
propriétés d'un noble lord,
d'un richard tout au moins, en
parcourant les
allées du parc, qui servent sans doute de lieu de
méditation au révérend missionnaire. Quelle dif¬
férence avec les misérables habitations de cer¬
tains Maristes!
Ce ministre anglais fait
pourtant le modeste
en
présence des Européens, dont il
a
à craindre
les questions indiscrètes. Cette île où il s'est
établi à demeure est devenue sa chose. Son ins¬
tallation ne lui a rien coûté : le bois
coupé à
son
intention par les indigènes, la chaux extraite des
coraux, en ont fait tous les frais ; ce beau jardin
où il s'adonne aux
plaisirs purs de la
botanique
l'archipel
de
cook
69
provient d'une libéralité de ses ouailles. « Je ne
suis à charge à personne et cherche simplement
rendre utile » vous dira-t-il.
Le Conseil des chefs, à Mangia, ne prend au¬
cune décision sans s'inspirer des idées person¬
à
me
nelles de cet homme doucereux et d'autant plus
influent qu'il paraît moins intéressé ; ils en vien¬
nent à voter
ne
parfois des règlements de police qui
manquent pas d'une certaine originalité. Des
juges indigènes sont chargés de les faire exécuter
et personne ne peut se soustraire à leurs sen¬
tences ; la bourse du missionnaire s'arrondit,
en même temps que le trésor public, du produit
des amendes ou des confiscations.
Les Européens de passage, les officiers des bâ¬
timents de guerre, le roi et la reine des îles
eux-mêmes doivent s'incliner, en
principe, devant
injonctions des mutois. Rien de plus despo¬
tique que ce code des pays soumis au régime
protestant, dont les moindres articles sont ob¬
servés à la lettre par les naturels. Le chapitre
les
concernant le
maintien des bonnes
mœurs est
particulièrement curieux
entre cent...
«
; quelques exemples
Tout homme et toute femme se
promenant en dehors de l'enceinte des maisons
après neuf heures du soir, paieront une amende de
deux piastres (dix francs), au mutoi qui les ren¬
contrera. »
« Toute femme mariée, surprise
par un agent de la loi en conversation trop intime
avec un voisin, payera une amende de cinquante
piastres, dont vingt piastres pour le pasteur et les
juges, dix pour le roi ou la reine et vingt pour le
mari. » Au dire des mutois avec lesquels je me
—
7°
EN
OCÉANIE
suis entretenu de la question, le dernier
dans la répartition de l'amende de
désigné
cinquante
piastres est toujours le premier à réclamer
sa
part.
Dans les Iles de
Cook, il est défendu de se
à la campagne le dimanche, de monter
aux arbres, de
pêcher et de chasser le dimanche 1
Des policiers indigènes me l'ont
rappelé au mo¬
ment où je cherchais des
guides pour entreprendre
une
excursion. Mais j'avais dans mon
portemonnaie un argument sérieux à leur
opposer, la
pièce de cinq francs bien connue : aussi la tran¬
saction fut-elle facile à
opérer.
promener
Les
prix de
vente des denrées sont fixés à
comme aux Tubuaï
par la
l'archipel de Cook
mission. Porcs,
se mange,
marché.
qui
volailles,
cocos,
ignames,
est invariablement taxé
tout ce
sur le
La police est parfaitement faite à
Onéroha,
capitale de l'île Mangia ; les agents de la force
armée
dégainent sans aucune hésitation des
sabres qui n'ont rien de commun avec les
lardoires de nos gardiens de la
paix. Ce sont bel et
bien des lattes de cavalerie, sorties sans
doute de
la pacotille d'un navire baleinier.
j'ai
vu ces mutois à l'œuvre quand je suis allé
tour à terre ; ils ne se
gênaient pas
pour rudoyer la foule des badauds qui se
pres¬
faire
mon
saient
autour
Français.
des phénomènes du
jour
:
«
les
»
Les montagnes hardiment
découpées de Rarosur laquelle nous mîmes le cap en
tonga
l'archipel
7*
de cook
certaine simi¬
Tahiti,
de Papeete sous les derniers feux du soleil couchant.
quittant Mangia, lui donnent une
litude d'aspect avec Mooréa, l'île sœur de
si splendide quand on la voit des quais
collines ne sont
dans les autres terres que nous avons
déjà visitées, couverts d'une herbe fine et maigre,
mais de futaies touffues, étagées jusqu'aux crêtes
de la chaîne principale. Le pic le plus élevé
A.
Rarotonga, les flancs des
pas, comme
il disparaît aux trois
amoncellement d'arbustes de tous
les différentes gammes du vert, depuis
atteint neuf cents mètres ;
quarts sous un
genres :
les tons si clairs du bananier aux
velles jusqu'aux nuances foncées
pain,
se
feuilles
nou¬
de l'arbre à
marient heureusement dans ce luxuriant
paysage.
Nous avons d'abord louvoyé devant le village
d'Arognani, situé au nord-ouest, sans pou¬
descendre, même en balei¬
difficile. A côté de
la case que surmontait le drapeau de la grande
cheffesse du district d'Arognani (j'allais dire
grande-duchesse...), se détachait, au milieu d'un
bouquet d'arbres, une construction massive en
corail blanc : c'était le temple protestant. On.
pouvait le reconnaître aisément à ses fenêtres en
ogive ; tous les sanctuaires océaniens sont bâtis
voir
songer
à
y
nière, tant la côte est d'accès
le même modèle.
Deux femmes se partagent
sur
le pouvoir à Raro¬
tonga : la première habite à Arognani, l'autre à
Avarua qui est le centre de population le plus
important. L'atterrissement à Avarua est assez
facile, relativement ; le Manua mit en panne et,
72
EN
OCÉANIE
grâce au commandant qui voulut bien m'accorder
passage dans son embarcation, je trouvai enfin
l'occasion de faire
une excursion intéressante. Si
pu profiter en quelque chose de ma longue
campagne dans l'Océan Pacifique et écrire un
j'ai
journal qui fournirait la matière d'un
gros volu¬
c'est à la haute bienveillance de ce chef ai¬
mable que je le dois ; je ne saurais l'oublier.
Nous fûmes reçus à Avarua par la foule des
curieux qui depuis
longtemps nous attendaient
au débarcadère
; les femmes se faisaient remar¬
quer par leurs robes rouges : c'est la couleur à la
me,
mode
aux
Iles de Cook. Des tambours
annon-
çèrent à tous les habitants du village l'arrivée du
bâtiment français ; les appels
prolongés des
canaques qui s'avertissaient de case en case, les
bruyantes clameurs de leur nombreuse progé¬
niture formèrent bientôt un tumulte des
plus
assourdissants.
Un de mes camarades de
l'état-major m'ac¬
compagnait dans ma promenade; nous parvînmes
à gagner l'intérieur du
village, dont toutes les
cases,
semblables à celles des Tahitiens, appa¬
raissaient
gaierpent dans l'épanouissement d'une
végétation variée. Des buraos, aux troncs crevas¬
sés,
aux rameaux énormes, couverts d'un feuilla¬
épais, étoilés de fleurs, répandaient sur la
route une ombre
bienfaisante; les gardénias à l'arô¬
me pénétrant, les
pivoines, les coléas veloutés, les
pimentiers couverts de fruits sanglants, ressortaient vivement au milieu des
taros, dont plu¬
sieurs plants m'étonnèrent
par le développement
vraiment singulier de leurs feuilles. Les
canaques
ge
l'archipel
de
cook
73
grands amateurs de fleurs; le plus pauvre en
toujours dans son jardinet, autour de sa de¬
meure.
Les Polynésiennes n'ont pas d'autre
parure, et le goût exquis avec lequel elles savent
la disposer est une de leurs séductions parti¬
sont
a
culières.
C'est le soir et aux jours de fête qu'il faut
voir ces femmes ; alors la grosseur des traits de
leur visage s'accentue moins, leur teint cuivré ne
choque
pas
la
vue comme
à la lumière du jour.
Leurs grands yeux noirs brillent dans l'ombre, et
l'accent si doux de leur langage où les voyelles
dominent a un charme que rien ne peut rendre.
Au milieu de ces groupes de jeunes filles vêtues
de mousseline blanche et couvertes de fleurs qui
retombent en collier sur leur gorge arrondie ou
ceignent leur front, circule
un
air embaumé,
enivrant.
L'aspect du village, si original qu'il fût, ne
suffisait pas ; j'avais projeté une excursion
avec mon compagnon de route. Ne pouvant dis¬
poser que de quelques heures, nous nous de¬
mandions de quel côté porter nos pas de
préférence, quand le hasard vint nous servir à
point. Un canaque qui balbutiait quelques mots
d'anglais nous conseilla"de suivre la route de
ceinture, la plus praticable à son avis. Deux che¬
vaux étaient attachés à l'arbre sous lequel nous
nous étions arrêtés pour causer ; nous les louâmes
et partîmes à l'aventure sur ce chemin qui relie
Avarua à Arognani et même à Atania, troisième
village situé dans le sud-est. Nos coursiers, plus
maigres que l'illustre Rossinante, n'avaient d'ailnous
74
EN
OCÉANIE
leurs rien de ses allures
nachement était d'une
belliqueuses. Leur har¬
simplicité des premiers
âges ; des nattes
nous tenaient lieu de selles et
n'avions en main pour toute bride qu'un
bout de corde fait en fil de coco tressé, noué par
le milieu à la mâchoire inférieure de nos tristes
montures. Ces philosophes à quatre
pattes prirent
d'abord l'allure la plus modeste, s'arrêtant obsti¬
nément aux talus qui bordaient la voie
pour en
tondre l'herbe tendre de la largeur de leur
langue.
nous
Ne prévoyant nullement une longue promenade
à cheval, nous ne nous étions pas munis d'éperons,
mais les buraos nous fournirent des cravaches
et ce fut bientôt une course effrénée à travers la
brousse, un grandissime galop, une charge affo¬
lante.
Arrivés en face du temple, à Arognani, nous
mîmes pied à terre pour jouir du
paysage qui de
tous côtés se déroulait à nos
yeux émerveillés.
Derrière le temple nous apparurent la mon¬
tagne et les bois au-dessus desquels planaient de
lourds oiseaux de mer ; nous avions devant nous,
aussi loin que la vue pouvait s'étendre, l'Océan,
d'un bleu de Prusse foncé et, à nous
toucher, les
massifs coralligènes, coupés de crevasses
pro¬
fondes où l'eau vert pâle et d'une transparence
cristalline nous permettait de contempler la végé¬
sous-marine, dont le développement est si
bizarre. A travers les branches de corail diverse¬
ment teintées
nageaient des poissons particuliers
tation
aux
régions madréporiques, dont les écailles
reproduisent toutes les nuances de l'arc-en-ciel.
Ajoutez aux éléments de ces aquariums naturels-
l'archipel
de
cook
75
les différentes espèces d'algues qui en revêtent
les parois et essayez, par la pensée, de vous repré¬
senter cette
débauche de couleurs. Le tableau
indescriptible
;
cerait à le fixer
le peintre le plus habile
sur
est
renon¬
la toile, car le moindre nuage
qui frangera l'azur du ciel en changera la lumière,
la mouette qui viendra se baigner dans la
lagune
troublera son onde et aussitôt les tons se modi¬
fieront. Ainsi, d'un mouvement, l'aspect du kaléi¬
doscope peut-il varier du tout au tout.
Quand la nuit est venue, ce spectacle n'est pas
moins curieux. Les femmes et les enfants courent
sur le récif,
portant des torches enflammées dont
la lueur rougeâtre se reflète dans l'eau à peine
ridée par une brise légère. Les poissons, que
cette lumière semble attirer, sortent des anfractuosités des rochers où ils se tenaient cachés et
les pêcheurs armés de lances en bois de palétuvier
les percent de part en part.
Mais
revenons
avoir admiré
corail,
ce
à notre
décor
promenade... Après
magique de la baie de
dûmes remonter à cheval, l'heure
et nous fîmes majestueusement, à pas
comptés, notre entrée dans le village d'Arognani.
La route était si mauvaise qu'il ne fallait pas
nous
s'avançant,
tenter d'aller
plus vite ; nos rosses sauvages n'a¬
disposition pour le steeple et le
manquait pour entreprendre leur
vaient
aucune
temps
nous
dressage.
Au
village, tout le monde semblait dormir,
sauf une vieille femme qui lisait à haute
un ton
nasillard, quelques versets de
traduits
en
canaque.
voix, sur
la Bible
Mais les enfants donnèrent
76
EN
OCÉANIE
bientôt l'éveil, les chiens nous entourèrent en hur¬
lant avec fureur, et en moins de cinq minutes les
gens d'Arognani s'arrachèrent aux douceurs de la
sieste pour nous souhaiter la bienvenue. Les
bidets eux-mêmes eurent à se féliciter de cette
réception : ils furent attachés à des bananiers, à
portée d'un buisson de goyaviers dont les fruits
mûrs satisfirent leur gourmandise.
Nous nous présentâmes, sans façon, dans une
case
qu'abritaient des maïorés superbes ; ces
arbres sont assez rares dans l'archipel de Cook,
d'après ce que j'ai vu. Une dizaine de femmes de
tout âge, généralement
peu séduisantes, étaient
accroupies sur des nattes grossières et jacassaient,
tout en épluchant leur féhi
(musafèhi), grosse ba¬
nane
sauvage qui est à Rarotonga, comme à
Tahiti, une des bases de l'alimentation des indi¬
gènes, avec la racine féculente du taro.
Après nous être rafraîchis, nous donnâmes aux
doyennes de la société, qui paraissaient très
malheureuses, quelques pièces d'argent. Le billon
est inconnu en Océanie ; la pièce de dix sous est
elle-même si peu en usage, qu'elle sert d'ordinaire
à faire des bracelets pour les enfants. La
piastre
ou pièce de
5 francs est pour ainsi dire l'unité
monétaire; dans les archipels les moins fréquentés
par les Européens c'est la seule valeur qui soit
acceptée en échange. J'ai pu m'en convaincre
plusieurs fois, notamment à l'île Souwaroff.
Les vieilles femmes avaient accepté notre
offrande avec un visible plaisir, quand tout à
coup, sur
les représentations indignées d'une
se leva au milieu du groupe avec
grande fille qui
l'archipel
de
cook
77
le mouvement automatique du diable de la foire
sortant de sa boîte, toutes ces mégères se mirent
à pousser des hurlements et nous jetèrent notre
argent dans la main, malgré notre insistance pour
le leur laisser. Nous étions, paraît-il, en présen¬
ce d'un catéchiste du sexe faible
; elle blâmait
compagnes d'avoir reçu de l'argent des
Français. Qui dit français à Arognani dit catho¬
lique... Le pasteur anglais confond volontiers en
ses
prêches les deux qualifications, et tout catho¬
lique, ici, est un damné.
Devant ces marques significatives d'une déli¬
ses
catesse
outrée, bien tardive
en
tout cas, nous
prîmes congé de
nos hôtesses, en leur répétant à
chacune que nous étions d'excellents amis,
« incitai ta'io
», et que nous les trouvions absolu¬
ment
charmantes,
«
nèhè-nchc
».
C'était
une ven¬
gauloise.
Je remarquai que ces femmes étaient vêtues de
cotonnades anglaises ; l'ancienne tapa n'est
plus employée ; elle avait le grand inconvé¬
nient de ne pouvoir supporter l'humidité. Quand
les envoyés de la Mission de Londres parurent
pour la première fois devant ces îles, la population,
geance toute
prévenue de leur arrivée, s'était rassemblée sur
le rivage et regardait avec stupéfaction l'énorme
«
pirogue » de forme nouvelle qui portait les
étrangers. Plusieurs princesses, piquées par cette
curiosité irrésistible assez commune à leur sexe,
résolurent d'aller, sans plus attendre, voir de près
la maison flottante ; suivies d'un grand nombre
de femmes, elles plongèrent sous la vague et,
fendant l'eau de coupes vigoureuses, en
vraies
7S
EN
OCÉANIE
Océanides, gagnèrent bientôt le bâtiment, qu'elles
envahirent
en
escaladant les
bastingages. Les
révérends, que cet exercice de natation inté¬
ressait, suivaient du bout de leur longue-vue leurs
futures ouailles. La mise des nageuses au départ
de terre était irréprochable : d'amples pièces de
tapa enveloppaient décemment leur taille élancée.
Mais quelle ne fut pas
l'indignation des ministres
les voyant apparaître sur le pont de leur
navire ! les jupes avaient littéralement fondu pen¬
dant le trajet du rivage à bordl
en
Notre retour à Avarua s'effectua sans qu'aucun
incident troublât notre voyage ; les chevaux
sentaient l'écurie et marchaient bien. Nous tra¬
versâmes un bois de mapcs, dont la lisière était
baignée
par les flots de la mer.
Ce bois avait un aspect tout
spécial : le
mapé, dont le fruit cuit à point rappelle un peu
par son goût notre châtaigne, est un arbre des plus
tourmentés, des plus capricieux qu'on puisse voir,
autant par
la structure de
conformation de
ses
son tronc que par la
est com¬
racines. Le tronc
posé de lamelles
sans épaisseur : on dirait les
tendons mis à nu d'un écorché ; les racines se
déroulent en spirales comme des copeaux sous le
rabot, minces, hautes
sur terre, formant parfois
excavations où l'eau des pluies séjourne
comme en des réservoirs. Cet arbre est souvent
d'une taille colossale, son feuillage couvre d'une
ombre épaisse le terrain stérile où il se plaît da¬
des
vantage à pousser
facilement
sur
le
; comme
le cocotier, il croît
rivage de l'Océan, dans le sol
l'archipel
sablonneux
de cook
79
et
rempli de fragments de coraux ;
deux servent d'asile aux crabes de
terre,
vulgairement nommés towlourous. Le tourlourou
du mapé est mangé par les
canaques qui en sont
assez friands dans les îles de la Société
; la chair
des autres, (il y a plusieurs
tous
espèces de ces crus¬
tacés), est réputée mauvaise, malsaine même.
Aux alentours d'Arognani, j'ai
remarqué deux
cimetières canaques, Tanu raa taata, qui ne res¬
semblaient en rien à ceux que j'avais
déjà vus.
Les tombes étaient simplement construites,
sans mur qui les
protégeât. Il est vrai que le lieu
de la sépulture est toujours
tapu, inviolable pour
tous. Bien insensé qui oserait
profaner la terre
sacrée où sont enfouis les ossements de
« ces
che¬
valiers nus d'une noblesse sauvage » comme dit
lord Byron : il eût été autrefois immédiatement
sacrifié aux dieux vengeurs, il serait maintenant
encore regardé comme un
sacrilège et le ciel
l'accablerait de maladies affreuses, de la lèpre,
du féfe ou éléphantiasis, de Yèrincatua, sorte d'en¬
sorcellement auquel succombe fatalement le
coupable. Pris de ce mal imaginaire, spleen
inexplicable, le Polynésien
en proie à une con¬
somption lente, attend stoïquement la mort et
creuse
à l'avance
sa
bière dans
un
tronc de
burao.
Avant de
partir de Rarotonga j'ai visité l'éta¬
blissement de la Société allemande océanienne, qui
monopolise le commerce de cette île et est en
relations suivies avec la Nouvelle-Zélande. De
toutes les marines marchandes de l'Europe,
de l'Allemagne est la mieux représentée en
celle
Poly,
8o
EN
OCÉANIE
nésie. Je le constate avec regret, quoiqu'on
assuré que cette Société hambourgeoise
d'assez mauvaises affaires !
m'ait
fasse
Notre itinéraire nous conduisait ensuite à
Uaïtutaté, au nord de l'archipel.
Avant même que les sommets de l'île nous
apparussent, à mesure que le Manuel s'avançait,
les têtes des cocotiers émergeaient de la mer à
l'horizon ;
c'était
un
îlot, le premier grain d'un
chapelet de roches long de plusieurs lieues, et sur
lequel sont échelonnées neuf oasis qui se mirent
coquettement dans l'eau.
Les montagnes de la terre principale, estompées
vigoureusement sur un ciel pur, dominaient l'en¬
semble de- ce paysage marin. Des myriades
d'oiseaux de mer tournoyaient en valses folles
au-dessus du récif, poussant des cris stridents et
plongeant par instant sous les lames déferlantes ;
de larges nappes d'écume grise, des amas d'algues
multicolores où fourmillaient des animalcules que
le soleil faisait éclore, prouvaient la lutte inces¬
sante de l'Océan contre le corail.
Décidément toutes ces îles ressemblent fort à
celle de l'Honneur, dont le vieux Boileau a bien
voulu nous laisser la description allégorique
elles sont plus ou moins escarpées et sans bords. Le
Manua fut encore obligé de mettre en panne de¬
vant
Uaïtutaté.
Après une longue attente, vers cinq heures du
soir, nous vîmes la baleinière du commandant
revenir de son voyage à terre ; deux grandes em¬
barcations remplies par les notables du pays
l'archipel
de
l'accompagnaient, formant
81
cooic
une
escorte triom¬
phale.
Les gens de Uaïtutaté grimpèrent à bord
des singes, chargés de sacs d'oranges ;
les fruits d'or roulèrent sur le pont, si bien que
les matelots en ramassèrent plus de deux mille.
Les présentations faites, on fraternisa sans façon.
Le roi Kuâ et son bras droit le chef Tamatoa
firent honneur à l'excellente cave du comman¬
comme
dant, voire même au Champagne dont nous nous
étions munis au départ de France en prévision
des réceptions de ce genre.
Les Canaques ont parcouru tout le bâtiment,
ne laissant
échapper aucun détail intéressant,
questionnant longuement notre interprète. Je fus
vivement frappé de l'à-propos de leurs demandes
et de la justesse de leurs réflexions sur divers
aménagements particuliers au Manua; les canons,
la machine surtout, faisaient l'admiration de ces
insulaires si éloignés de la civilisation et pourtant
assez intelligents pour chercher à
s'expliquer à
première vue
manifestations. Cette promenade
cuisines, d'où s'é¬
chappaient d'appétissantes senteurs auxquelles
instructive
se
ses
termina dans les
les narines
ne
largement développées des visiteurs
paraissaient pas insensibles ; les matelots
allèrent au-devant de
ces
convoitises
en
invitant
généreusement leurs nouveaux amis à partager
la soupe aux fayols.
Le pont présentait une animation extraordi¬
naire : que d'effusions naïves ! que de poignées
de mains
échangées ! Beaucoup de
ces canaques
avaient des parents à Tahiti ; un nom
revenait
6.
EN
OCÉANIE
Tapuni.
Papeete doit avoir vu
cette Tahitienne si parfaitement française, dont
les conseils ne sont pas inutiles aux officiers de
souvent
dans leurs conversations, celui de
Quiconque
a
passé
par
la station désireux de se mettre au courant de
l'histoire et de l'esprit du pays ; elle a su plusieurs
fois tirer d'embarras les immigrants de l'archipel
de Cook en soulageant leur misère ; reconnais¬
sants de" ces bons procédés, les protégés de
Mme B*** l'ont fait proclamer grande cheffesse
honoraire par leurs compatriotes, simple marque
d'estime n'entraînant d'ailleurs aucune préroga¬
tive spéciale.
Avant de
prendre congé de nous, le pasteur
principaux chefs s'inclinèrent pendant que
tous les autres Canaques s'agenouillaient, et
d'une voix grave entonnèrent un psaume en
langue tahitienne. Ces chants de basse, à la nuit
tombante, avaient à bord du navire voguant au
milieu d'un calme profond, quelque chose de
grand et de solennel.
Appelant enfin les bénédictions du ciel sur
notre voyage, le pasteur récita avec émotion ce
simple verset d'Isaïe, choisi pour la circonstance :
«
Que le Seigneur soit avec ceux qui vont au
loin et avec ceux qui restent en leur demeure... »
Les adieux furent chaleureux : en s'éloignant
du Manua, les guerriers de Uaïtutaté se levèrent
dans leurs embarcations et par trois fois saluèrent
de leur hurrah le pavillon tricolore. L'équipage,
monté dans les haubans, répondit avec entrain
à cet élan sympathique.
et les
l'archipel
Nous
nous
y
avons
vu
de
arrêter ; elles
ne
d'habitants.
de
cook
83
près les îles Hervey, sans
comptent qu'une dizaine
Fénua-iti, îlot sans importance, n'est guère fré¬
quenté que par des pêcheurs. A IVatiu nous
eûmes un succès de curiosité; jamais de mémoire
d'homme
on n'y avait aperçu de bâtiment à
vapeur.
Le lendemain c'était Mitticro, puis Mauti, dont
les rives non moins stériles se déroulaient à nos
Contrairement
yeux.
officielle,
aux
indications de la
carte
îles jumelles, très rapprochées l'une
de l'autre, ne sont pas entourées de récifs : basses
et rongées par la lame, leurs côtes se dressent
à pic.
Sur la demande de la population, avant de
nous éloigner de Mauti, nous
longeâmes lente¬
ment le rivage pour que les insulaires
pussent
ces
admirer le « bateau de feu ». Le bouillonnement
de l'eau violemment remuée par l'hélice, les spi¬
rales de blanche fumée qui s'échappaient des
chaudières par le long tuyau de la cheminée,
excitaient l'enthousiasme de ces sauvages, tous
groupés sur une colline
en
mamelon. On eût dit
de loin un énorme bouquet de coquelicots, tant
le rouge dominait dans leurs vêtements. Grâce à
ma
lorgnette, les
personnages
m'apparaissaient
nettement; la scène rappelait un tableau de
l'Africaine. Un joli bois de palmiers alternant
des
manguiers, formait la toile du fond.
regard sur les îles de Cook ;
nous mettions le cap sur Tahiti, quand le ciel se
chargea tout à coup d'épais nuages. Le gros
avec
Ce fut
notre dernier
84
EN
temps se
vent
OCÉANIE
préparait. A travers les cordages, le
comme un bourdon de cathé¬
jetait déjà,
drale,
ses
notes sourdes et lugubres, soufflant sur
de véri¬
s'élever
dans le
sillage, se jouait l'oiseau de la tempête, l'intrépide
le pont à renverser hommes et choses ;
tables montagnes d'eau commençaient à
de chaque côté du navire, et à l'arrière,
alcyon.
une
visite
chez
le
père
fataua
85
IV
Une VISITE
chez
le
PÈRE FATAUA
(tahiti)
On fait souvent de
singulières rencontres à
Paris...
Je me trouvais dernièrement sur la plate-forme
d'un tramway, et, tout en fumant mon cigare,
j'examinais furtivement l'intérieur de ce véhicule
perfectionné où se jouent parfois de si bonnes
comédies. Sur les banquettes, des deux côtés,
les rangs des voyageurs étaient pressés, et s'il
n'y avait eu encore que des voyageurs ! Mais les
paniers des ménagères, les cartons des modistes,
jusqu'à l'énorme boîte renfermant un bouquet
de Nice et débordant des genoux d'un jeune
homme au regard rêveur, (quelque fiancé en
route pour le pays de Tendre?) —• rien n'y
manquait...
Au fond de la voiture, quelqu'un parlait très
haut ; je regardai et reconnus, qui ?... le père
Fataua !
86
EN
OCÉANIE'
Je n'ai jamais su le vrai nom de cet original
qui a laissé à Tahiti une réputation légendaire.
Gardien de l'ancien fort de Fataua juché au
sommet d'une
montagne,, cet homme semblait
s'être si bien identifié
où il vécut pendant
avec
la résidence solitaire
de longues années, qu'à
Papeete, capitale de l'île, européens et indigènes
ne l'appelaient plus que le
père Fataua.
Comme j'avançais la tête pour le considérer
de plus près, le vieil Océanien me vit à son tour
et, sans se soucier des pieds de ses voisins,
s'élança vers moi, en s'écriant : « Ia-ora-na I —
Iaorana !
»
Après avoir répondu au bonjour tahitien
je demandai au bonhomme, ce qu'il était venu
faire à Paris ?
■—
Je
me
le demande à moi-même, répondit-il
sentencieusement ; ce qui me surprend le plus dans
Babylone moderne, c'est précisément de
m'y voir... Mais que voulez-vous! après trente
ans d'absence, j'ai été
pris du mal du pays.
cette
Comment êtes-vous arrivé ici ?
C'est bien simple; le transport de NouvelleCalédonie m'a rapatrié à Brest et je suis venu
ensuite à pied d'étape en étape, jusqu'à Nan—
—
terre, mon pays natal. La route est un
mais en prenant son temps !...
Quand on sait que cet intrépide a
soixante-dix ans, on se demande à bon
ne descend pas du
Juif-Errant. Je ne
peu
lon¬
gue,
plus de
droit s'il
connais
de touriste plus ingambe ; il est vrai que
les marches constantes auxquelles il se livrait
dans sa montagne l'endurcissaient
singulièrepas
UNE
VISITE
CHEZ
LE
87
PÈRE FATAUA
à la fatigue. J'ai encore dans les jambes, la
première ascension que je fis pour parvenir à
l'aire, d'où le père Fataua, en vigilant gardien,
surveillait les abords de son domaine ; cette visite
m'est présente à la mémoire comme une de mes
plus jolies excursions à travers l'Eden polynésien.
Malgré le besoin de repos qui s'impose au
marin après de longues traversées, je ne pouvais
guère m'arrêter à Tahiti, sans avoir le désir
d'explorer les vallées qui coupent agréablement
l'imposante ceinture des massifs de l'île, jetant
ment
au
milieu de leur monotonie rousse, la note
si
gaie d'une végétation chatoyante.
Toutes les vallées tahitiennes se ressemblent
à peu près ; le sentier, à peine frayé dans
les hautes herbes, se déroule en suivant les si¬
nuosités d'un ruisseau aux ondes transparentes
ou
qui coule sur un lit de roches en désordre. La
grande abondance des sources fait l'originalité
de la campagne, dans ce pays vanté de tout
par les admirateurs de la nature tropi¬
cale. Ce qui étonne, au milieu de cette île for¬
temps
tunée, c'est qu'elle semble condamnée
à
un
silence perpétuel. Loin des centres habités qu'a¬
niment les cris des animaux domestiques, un
calme profond pèse sur les bois touffus ; dans
cette terre de peu d'étendue, la faune est d'une
pauvreté dont les chasseurs ne peuvent se con¬
soler. Quelques chats sauvages et des rats de
toutes tailles sont les seuls quadrupèdes que l'on
rencontre au centre de Tahiti.
Les oiseaux paraissent presque aussi rares ; les
pigeons, les tourterelles vertes nichent au faîte
88
EN
OCÉANIE
des montagnes ; on ne voit guère qu'une hiron¬
delle naine, rasant de son aile légère, sans pous¬
ser un
cri, l'herbe folle des champs.
Cette muette splendeur des paysages de la
Nouvelle Cythère est l'image d'une belle morte :
au sentiment d'admiration que l'on
éprouve en
les contemplant, se joint une impression de tris¬
tesse
qui porte à la mélancolie.
Mais n'oublions pas que nous
au
faisons une visite
père Fataua.
Au bout du large sillon
Fataua dans la
masse
que creuse la vallée de
centrale du système oro¬
graphique de l'île, se jette d'une hauteur de plus
de six cents pieds la superbe cascade qui donne
son
nom
pluie...
à la
région
: «
Fata
ua...
tombant
en
»
La vasque où roulent les eaux réduites en fin
brouillard, forme le fond d'un puits tapissé de
fougères royales, de caladiums aux feuilles
énormes, de dracénas poussant pêle-mêle au
milieu des blocs de granit. Arriver jusque-là n'est
pas chose aisée ; il est nécessaire de suivre le lit
du torrent, souvent si resserré entre les murailles
de pierre qui le cernent, que toute berge dispa¬
raît, Je n'y suis parvenu qu'en me privant d'une
partie de
mes vêtements, malgré la grande fraî¬
cheur du ravin, et en remontant à la nage le
courant du ruisseau, en dépit des arêtes ardues,
des rochers toujours glissants et couverts de
scorpions. Il me fallait à tous moments, sortir
de l'eau, grimper sur les parois lisses de ces
obstacles et les franchir
en
faisant des rétablisse-
UNE VISITE
CHEZ LE
PÈRE FATAUA
89
qui m'auraient valu les félicitations d'un
professeur de gymnastique.
Mais qu'importent les petites misères de la
route, pourvu que l'on arrive au but ? Je parvins
au fond du défilé de la Fataua, et le
spectacle
éblouissant que m'offrit la chute d'eau me fit
ments
bien vite oublier mes fatigues.
Pour aller au fort qui domine
s'échappe la cascade, je dus
escalier
un
en
l'endroit d'où
remonter par un
colimaçon qui ferait rendre l'âme à
asthmatique.
A
mi-hauteur, j'aperçus tout à
coup un petit
crénelé. Sur le plateau qui surplombe la
vallée et forme terrasse, se montrent encore des
restes de fortifications. En 1842, dans cette
mur
position inexpugnable, s'étaient réunis les Tahicontre l'autorité française par les
intrigues du consul d'Angleterre, Pritchard. Le
campement des indigènes n'était dominé que par
un seul
pic réputé inaccessible pour des Euro¬
tiens soulevés
péens. 11 fallait être du pays pour essayer
même
gravir; telle était du moins l'opinion una¬
nime des Canaques. Ils comptaient sans l'audace
de nos marins : une compagnie de débarque¬
ment, conduite par un naturel de l'île Rapa,
Mairoto, tourna le plateau occupé par les insur¬
gés. Grimpant comme un bande de singes, le
long des murailles basaltiques, à l'aide de pieux
et de cordes à
nœuds, les assaillants parvinrent
sur le sommet
qui commandait le camp tahitien.
La
trompette sonna, le drapeau tricolore se
déploya triomphant, et sans songer à résister,
les Canaques frappés de stupeur, se
croyant
de le
EN
9°
OCÉANIE
trahis par leurs dieux, s'enfuirent de tous côtés
dans les bois.
Les grossiers ouvrages que les Tahitiens
avaient élevés pour défendre la montagne furent
transformés en fortin par le génie ; un détache¬
ment d'infanterie de marine, sous les ordres d'un
officier,
occupa ce poste.
Mais les soldats y tombèrent tous
malades
d'ennui, et il fallut l'évacuer complètement
après une longue expérience. Un homme, que la
solitude absolue
n'effrayait pas, demanda à rem¬
placer seul le détachement, comme gardien de
batterie. L'amiral Cloué, alors commandant en
chef de la division navale de l'Océan Pacifique,
appuya la démarche de ce courageux.
Cet homme, à la vocation de cénobite, qui
devait rester fidèle pendant plus de douze ans à
son ermitage, était le père Fataua...
Quand j'arrivai devant la maisonnette du fort,
le bonhomme, assis sur une des marches de son
perron, lisait attentivement des journaux de
France, datant de plus de six mois, que les mem¬
bres du cercle militaire de Papeete lui abandon¬
naient pour charmer ses loisirs. Deux affreux
roquets, ses seuls compagnons, se tenaient à ses
côtés.
Averti, par les allures effarées de ses fidèles,
se passait quelque chose d'insolite autour
de lui, le maître de céans, sourd comme un pot,
finit par se lever, et m'aperçut enfin à travers ses
qu'il
lunettes vertes.
La visite d'un
au
milieu des
européen, pour cet exilé vivant
indigènes de la montagne, nomades
UNE VISITE
CHEZ
LE
PÈRE FATAUA
91
occupés à la récolte du féi
ou banane
sauvage,
événement. Il me tendit cordiale¬
ment la main et, sans
préambule oiseux, me de¬
manda depuis combien de temps
j'avais quitte Paris :
« Vous êtes
Parisien, monsieur, je vois cela à
constituait
un
votre
tournure,
vous
comme
ne
un
le niez pas ! Je
naturel
du
martre
me
présente à
faubourg Mont¬
qui a passé d'abord ses mois de nourrice
Nanterre... Je vous invite à dîner, à coucher
même, si vous voulez accepter mon hospitalité.
Le menu chez moi ne varie
jamais : sardines à
l'huile ou bœuf conservé, biscuit de mer, eau
douce coupée de jus de citron, café et rien autre
chose. Autrefois, quand j'allais chercher ma ra¬
tion au magasin des vivres de la
Marine, à
Papeete, j'emportais aussi mon vin et mon eaude-vie dans la montagne, mais je trouve cela un
peu lourd maintenant. J'aime mieux tout boire en
une fois quand
je descends en ville. »
Les offres du père Fataua étaient si alléchantes
que j'acceptai. A la guerre comme à la guerre !
J'étudiai la physionomie de mon hôte pendant
qu'il préparait le repas.
à
C'était
un
tout
guilleret
petit homme,
; ses yeux pleins
autant que sa langue fort
malgré
sec et
ridé, à l'air
de. malice en disaient
bien pendue d'ailleurs ;
surdité, il n'avait rien du caractère
et soupçonneux qui est souvent
la
conséquence de cette infirmité. Je l'ai ren¬
contré, à son retour en France, aux beaux jours
de l'été ; il avait conservé son costume de
créole,
sa
hypocondriaque
simple blouse
une
en
toile bleue serrée à la taille par
ceinture, large pantalon laissant voir Yamar-
92
EN
OCÉANIE
escarpins. Con¬
rage à toute épreuve d'énormes
trairement aux usages de Tahiti où le
chapeau en
abrite indistinctement tous les
crânes, qu'ils appartiennent à la race blanche ou
écorc.e de bambou
jaune, ce vieux gamin de Paris, qui s'était fait
jadis marin par esprit d'aventures, puis gardien
de batterie par amour
de l'indépendance, a tou¬
jours accordé ses préférences au vulgaire béret
de drap bleu, la traditionnelle coiffure du mousse.
Pour compléter le tableau, n'oublions pas le
sac d'ordonnance, qui solidement attaché aux
épaules de son propriétaire, constituait, avec un
bâton ferré, tout son équipement ordinaire ; le
sac et les épaules étaient absolument insépara¬
bles. « Tout le bien d'un sage peut tenir en sa
sacoche ! » disait fièrement le père Fataua aux
matelots qui se moquaient de son fourniment. Ce
solitaire, qui se vantait d'avoir fait une partie de
ses humanités, avait souvent des réflexions clas¬
siques...
Après avoir partagé avec le père Fataua
le frugal repas dont je vous ai donné la carte, je
le quittai pour aller bayer aux étoiles. — Déjà la
lune se montrait derrière la ligne sombre formée
par la cime étroite et régulière de la chaîne du
Punaru. Etendu au-dessus de l'abîme, je restai
plongé dans une douce rêverie, pendant que les
flots bouillonnants de la cascade roulaient avec
bruit monotone ; il suffit de passer quelques
ce site sauvage pour se sentir en¬
vahi par une tristesse morne. On se dirait à mille
lieues de tout endroit habité. Le spleen des longs
un
heures dans
voyages en mer que
j'ai éprouvé, est certaine-
UNE
VISITE
CHEZ
LE
PÈRE
FATAUA
93
moins pénible que ce sentiment d'abandon
absolu au haut d'une montagne. A quelques pas
de moi, se trouvait une grotte où séjourne l'eau
distraite du torrent par un petit ruisseau. Il y a
ment
quelques années, un misérable, dégoûté de la
vie, se noya dans ce trou.
Une large dalle en ardoise, entourée de bri¬
ques simplement posées sur le sol, indique l'en¬
droit où fut enterré le suicidé par les soins du
gardien du fort. Cette tombe est au milieu d'une
plate-bande de fraisiers, l'orgueil du père Fataua,
qui se targue d'être un bon jardinier à ses mo¬
ments. Des rosiers du Bengale épandaient tout
autour les pétales de leurs fleurs secouées par le
vent.
Je commençais à m'endormir, rompu par les
fatigues de la journée, quand le brave gardien
du fort vint brutalement
peur : «
Croyez-vous
que
coucher à la belle étoile ?
me
sortir de
je vais
me
ma
tor¬
laisser
vous
dit-il ; mon
lit est
toujours à la disposition de mes visiteurs ; je cou¬
che, moi, sur un matelas de feuilles sèches.
Allons ! venez, la poésie est chose malsaine à
cette heure ; vous allez attraper un rhume de
cerveau si vous cherchez à braver davantage les
brumes du Punaru.
Comme pour
»
au discours de leur
maître, les deux chiens du poste me tiraient par
les basques de mon vêtement ; je me résignai à
s'associer
suivre les trois amis.
Je venais de traverser la chambre à coucher
du
père Fataua (une manière de cabine de bord
avec un
lit de camp, un
escabeau et
un
chasse-
EN
94
pot pour mobilier),
OCÉANIE
quand je m'arrêtai tout
ébahi devant la porte ouverte de
de garde, vaste salle qui lui faisait
l'ancien
suite...
corps
Autour de plusieurs torches plantées en terre
éclairant la pièce d'une lueur blafarde, se te¬
naient accroupis une quarantaine de naturels,
dont plusieurs jeunes filles fort jolies.
et
C'était
une
bande
d'indigènes de l'île Raïatéa,
qui,
revenus à la nuit d'une lointaine promenade
dans les montagnes de Tahiti, s'étaient introduits
sans
façon dans la maison du Farani (Français),
dont ils connaissaient l'affabilité.
Pour le remercier à l'avance de l'abri qu'il al¬
lait leur offrir sous son toit, les hommes se levè¬
rent et commencèrent à
chant du pays, modulé en
ment musical exquis.
psalmodier un bymcnc,
parties, avec un senti¬
Ces mélodies au rythme étrange, d'un effet
saisissant dans leur ensemble si large, cantiques
transformés ou simples improvisations créées sui¬
vant les circonstances, ne ressemblent en rien aux
cantates de nos chœurs européens. Le
registre
fort élevé des voix des Mahoris diffère absolu¬
ment du nôtre. Nos musiciens ont
beaucoup de
peine à saisir et à noter les airs océaniens rap¬
portés par les voyageurs.
Mon ami, M. Paul Gennaro, ier prix du Con¬
servatoire et l'un de nos meilleurs flûtistes, a
cependant réussi à traduire fort heureusement
quelques couplets d'hyménès qui m'étaient restés
dans la mémoire.
UNE VISITE
CHEZ LE PÈRE FATAUA
95
Ces chansons typiques ont un e'trange accom¬
pagnement de notes gutturales tenues à bouche
fermée. Derrière les exécutants, s'asseoient en
cercle un certain nombre des assistants qui n'ont
d'autre rôle à remplir que celui de gros bour¬
dons.
Quand
on écoute un hymènè, le soir, en errant
clair de lune dans les vallées tahitiennes, on
croirait entendre un chœur d'une justesse re¬
au
marquable soutenu
par
des accords plaqués de
grand orgue.
Comme le
concert semblait devoir se prolon¬
jusqu'au jour, le père Fataua fit comprendre
aux chanteurs
que j'avais besoin de repos. Un
vieillard imposa silence d'un geste à tous ses
compagnons qui l'entouraient de prévenances,
et, saluant le Dieu de la montagne, récita avec
dignité, au milieu du recueillement général, cette
curieuse prière que je traduis littéralement :
ger
«
Sauvez-nous ! Sauvez-nous ! C'est le soir des
Dieux. Veillez près de nous, ô esprits bienfai¬
sants ! Gardez-nous des enchantements, de la
mort subite, de maudire ou d'être maudits, des
secrètes menées et des
querelles, pour les limites
Que la paix règne au loin autour de
nous, ô mon Dieu ! Gardez-nous du guerrier
furieux, qui se plaît à semer la terreur et dont
les cheveux sont toujours hérissés !
»
Que nous et nos esprits vivions et reposions
en
paix cette nuit, ô mon Dieu ! »
Puis chacun s'étendit à terre, s'enroulant, de
des
terres...
la tête
aux
pieds, dans d'amples pièces d'étoffe
96
EN OCÉANIE
blanche ; les torches s'éteignirent et un pâle
rayon de lune filtrant à travers la fenêtre, vint
éclairer ce dortoir improvisé où chaque dor¬
meur semblait sommeiller pour toujours sous les
plis du linceul.
-X-
A
TAHUATA
97
Y
A TAHUATA
dées des naturels
Pendant
le
sur
l'âme.
— Le
tapu des sépultures.
funéraires.
long séjour
Marquises, étudiant
les
que
mœurs
j'ai fait
—
Usages
aux
îles
des naturels
et
ivant de leur vie propre, afin de mieux
appro-
ondir les caractères de leur race,
j'ai pu recueilr
quelques renseignements inédits
royances de
sur
les
derniers Polynésiens, sur leurs
îées touchant l'âme et leurs
usages funéraires.
ces
Les Canaques des îles les moins
fréquentées
les Européens, d'Ivaoa et de Fatu-biva entre
ar
utres, m'ont
souvent
raconté la
légende des
toiles qui ne manque pas d'une certaine
poésie.
Pour ces sauvages, chaque homme a son étoile
Ul
représente la partie immatérielle de l'être,
-es
étoiles filantes sont des âmes qui se déta¬
xent de la voûte céleste ; les corps qu'elles ani¬
ment à distance doivent alors fatalement
périr
t
disparaître.
L'étoile filante, après avoir accompli
son tra7-
EN
98
OCÉANIE
jet, retourne se fixer au firmament et influence
un autre corps humain jusqu'au moment où elle
tombera de nouveau.
L'âme-étoile est sans
durée limitée et corres¬
pond indéfiniment à une série d'êtres.
Les Marquésiens croient tous aux revenants
(vehina-baé) ; c'est l'esprit du mort qui poursuit
les vivants pour en obtenir vengeance s'il a
succombé sous les coups d'un ennemi, ou celui
d'un méchant qui se plaît à semer la terreur, à
faire trembler les plus vaillants, pendant la nuit
surtout. Le guerrier qui affronte de gaieté de
cœur les dangers les plus graves s'émeut, comme
enfant, s'il entend d'aventure un froissement
lui, au milieu de la vallée
touffue, quand il est forcé de sortir au crépus¬
un
de feuilles autour de
cule. Il
la nuit,
ne
s'éloignera jamais de chez lui pendant
si la lune n'éclaire pas suffisamment les
campagnes et la montagne mystérieuse hantée
les velrina-baé.
n'approche d'ailleurs que les
gens isolés ; c'est pourquoi les Canaques ont
toujours soin de se faire accompagner par un
ami quand ils s'absentent après le coucher du
soleil ; ils éveillent au besoin des voisins pour
partir avec eux et détourner ainsi de leur che¬
min l'esprit perfide dont le simple attouchement
de
préférence
Le
par
véhina-baé
à la mort.
Ce fantôme de l'imagination des Marquésiens,
ne
revêt aucune forme sensible ; il se manifeste
voue
uniquement par le toucher et l'ouïe.
Les sépultures sont l'objet du même respect
que les génies de' la mort ; elles sont garanties
A
TAHUATA
99
les profanations des étrangers par le tapu,
institution religieuse des plus remarquables, qui
contre
guère d'analogue que l'interdit des anciens
Le tapu (que l'on doit prononcer
tabou) était une loi ou une ordonnance émanant
des prêtres ; tantôt, cette institution avait pour
effet d'empêcher de toucher à tels arbres, à tels
fruits... tantôt, elle faisait participer de la nature
divine des objets dignes de vénération, comme
les idoles, les sépultures, ou même des hommes,
les prêtres et les chefs, par exemple. Enfreindre
un tapu, c'est s'exposer à la mort, tout au moins
n'a
Hébreux.
à la colère des dieux et
de leurs adorateurs.
J'ai failli m'attirer de grands désagréments
dans mon ignorance des coutumes des indigènes
arrivant à l'île Tabuata, dans le groupe sudde l'archipel des Marquises.
Mon navire était à peine au mouillage, dans
la baie de Vabitabu, que je projetais déjà une
en
est
grande excursion autour de l'île.
Je descendis de très bonne heure à terre pour
aller rejoindre plusieurs de mes camarades de
bord, partis de la veille pour faire des observa¬
tions scientifiques au sommet d'une montagne.
Je me mis en route à quatre heures du matin,
au clair de lune, avec un guide marquésien, un
solide gaillard, qui n'avait pour tout costume que
son superbe tatouage ressortant en lignes ardoisées
sur sa peau teinte au safran... quelque chose de
diabolique à voir.
Un large couteau pendait sur sa hanche, atta¬
ché par une cordelette en fibres de coco; ce
coutelas est l'arme par excellence des naturels
100
OCÉANIE
EN
depuis quelque temps ; il leur sert, d'ailleurs, pour
s'ouvrir un chemin à travers ce fouillis inextri¬
cable de troncs d'arbres morts, de lianes entre¬
lacées, de hautes herbes
que les colons appellent
la brousse.
En regardant ce coupe-chou dont la lame étincelait devant moi, je fouillais machinalement le
fond de mes poches... pas le moindre revolver!
Je n'avais que mon bâton de citronnier pour tout
moyen de défense.
Je m'aperçus bientôt que j'avais mauvaise grâce
à soupçonner mon
compagnon de route. Il était
bien calme et
se
contentait d'abattre
sur
notre
les branches qui, à tous moments, mena¬
çaient de nous aveugler.
Nous escaladâmes la montagne qui
surplombe
la baie où mon bâtiment se balançait sous la
houle, gros comme une coque de noix.
Nous traversâmes des gorges profondes tapis¬
passage
sées de bois de rose,
sortes
de
d'arbres de fer, de mapés,
aux branches tordues et
les membres d'un écorché.
châtaigniers
déchiquetées
comme
Chacune de ces vallées aboutissait à la mer 5 près
du rivage, leur végétation change, les cocotiers
se développent tout droits, couronnés de
jolis
bouquets de palmes ; les orangers, les citronniers,
les papayers, les rocouyers, les bananiers marient
capricieusement leurs feuilles aux nuances va¬
des plantations de cotonniers entourent les
cases des Canaques,
qu'abritent les arbres à pain,
d'où retombent en chevelures épaisses les lianes
plantureuses.
Ces bois, d'une merveilleuse fraîcheur, étaient
riées ;
A
TAHUATA
ior
égayés au jour naissant par les chants du rossi¬
gnol des Marquises et par les cris d'un élégant
martin-pêcheur au plumage teinté d'argent et
d'émeraude. De temps en temps, les
coqs sau¬
se mettaient de la partie, lançant leur
appel matinal aux échos de la montagne.
Nous nous étions engagés dans la vallée à'Ivaiva-Iti, quand mon guide refusa tout à
coup
d'avancer plus loin.
vages
Il
voulait m'entraîner dans un
long détour pour
prendre le sentier qui suit la grève. Je refusai
obstinément.
Le
Canaque disparut alors comme par enchan¬
tement
en se
précipitant d'un bond au milieu des
fourrés qui nous environnaient de toutes
parts.
Cet abandon ne m'inquiéta pas.
à
J'étais habitué
promener seul dans ces îles de la Polynésie,
qui. se ressemblent toutes, et me fiais à mon ex¬
périence de touriste pour retrouver mon chemin.
Après un quart d'heure de marche, je tombai
me
dans l'enclos d'une case d'un
gracieux aspect; la
toiture en feuilles de pandanus
reposait sur des
piliers sculptés naïvement par la main d'un artiste
des plus primitifs.
La porte était ouverte... J'entrai... Personne !
Je visitai l'habitation. Elle paraissait délaissée
depuis un certain nombre d'années.
Des maillets de bois de fer, servant à la fabri¬
cation de la tapa (étoffe en écorce
d'arbre), et un
filet de pêche gisaient à terre, en désordre.
Au centre de la cloison qui formait le fond de
la case étaient
suspendues des amulettes faites
de tresses en fil de burao, avec des fleurs de
EN
102
OCÉANIE
cocotier desséchées et de longues loques de tapa
blanche. J'appris plus tard que c'était un signe
de
tapn.
préoccuper le moins du monde de
bizarreries, je furetai dans les coins, montai
les poutres qui soutenaient intérieurement le
Sans nie
ces
sur
toit, et finis par découvrir deux crânes soigneu¬
sement enroulés dans des chiffons et des bandes
d'étoffes du pays.
tentation, pour un anthropologiste amateur,
grande... Je regardai à la porte : la solitude
semblait absolue à dix lieues à la ronde. Je
prêtai l'oreille ; pas un bruit !
La
était
deux têtes
après
des
courges sauvages qui poussaient aux environs.
J'étais déjà tout fier et me voyais rentrant à
bord, montrant ma trouvaille avec orgueil ! Je
comptais sans mon guide canaque, qui m'avait
Je me décidai alors à prendre les
que je déposai au fond de mon havresac,
avoir eu la précaution de les cacher sous
suivi de près, en se glissant comme
leuvre au milieu des taillis.
une cou¬
Je reprenais tranquillement la route
de Vahi-
tahu, après avoir chargé mon sac sur mes
épaules, quand j'entendis se répercuter de vallon
en vallon le cri de ralliement particulier aux na¬
Marquises : « Ou... Ml » cri prolongé,,
qui se perçoit à de grandes distances.
J'étais évidemment pris en flagrant délit.
Je me décidai à fuir à la dérobée, en évitant
turels des
et
les chemins frayés.
Une sente, creusée sous
favorisa
ma
marche
bois par les sangliers,
précipitée; je m'y aventurai
A TAHUATA
la crête de la montagne qui me
séparait d'une baie d'où je pouvais espérer reve¬
nir à bord en prenant une barque sur le rivage.
Je gravis le versant de la montagne souvent à
pic; mon sac me semblait d'une lourdeur de
plomb. Je fus pourtant bientôt sur la route qui
longe la vallée de Vahitahu, point de départ de
pour gagner
mon
excursion.
Les cris répétés des
tendre de tous côtés...
Les habitants des
passais, m'arrêtaient
tirais en prodiguant
enfants ; les parents,
dans leurs questions.
Canaques
cases
se
faisaient
en¬
devant lesquelles je
défiance. Je m'en
de la menue monnaie aux
touchés, n'insistaient plus
avec
Une vieille femme, à la physionomie grima¬
çante, quelque sorcière sans doute, vint cepen¬
dant palper mon sac en me demandant ce qu'il
contenait.
Je répondis que je portais des citrouilles, et
pressai le pas.
Les Canaques de la vallée d'Iva'iva-Iti que
j'avais devancés en coupant à travers la brousse,
se
rapprochaient sensiblement de moi ; leurs
plus en plus distinctes...
Je parvins enfin, tout haletant, sur le bord de
la mer, mis à flot une pirogue qui se trouvait à
voix devenaient de
et regagnai
énergie.
sec
mon
navire en pagayant avec
Je n'avais pas encore eu le temps de raconter
les péripéties de ma promenade à mes camara¬
des de l'état-major, quand un des chefs les plus
EN
104
OCÉANIE
influents de l'île, Cypriano, vint me réclamer ma
trouvaille.
Ces spécimens, que je destinais à la Société
d'anthropologie, étaient trop rares! J'étais tombé,
pour mon coup d'essai, sur les crânes sacrés des
aïeux de la reine !
Toute la population de l'île était en rumeur. Il
fallait s'exécuter de bonne grâce; je rendis donc
immédiatement les deux têtes à Cypriano, tout
en lui demandant
pourquoi pareilles reliques se
trouvaient ainsi délaissées dans un lieu désert.
« C'est le
grand taoutc (prêtre) qui les a mises
en
cet
vous
vent
endroit,
me
répondit le chef. La
aient la
têtes
migraine... Ils
se
guérissent
en
leurs aisselles. »
Très heureux du résultat de
ces
case
où
êtes entré est tapu. Les malades seuls
peu¬
en franchir le seuil
; encore faut-il qu'ils
mettant
sous
sa mission, Cy¬
priano, qui était l'oncle de la jeune reine de
Tahuata,
me
remercia
en son nom et me
promit
de me mettre en relations avec un ancien
prêtre
sacrificateur de l'île, qui pourrait, mieux
que tout
autre, me fournir d'utiles renseignements sur les
coutumes des Marquésiens dont
je
paraissais si
ignorant.
Les Océaniens, sauf les habitants de l'île de
Pâques, n'ont aucune tradition écrite. Aux îles
Marquises comme à Tahiti, l'histoire du pays n'a
été conservée que grâce à certains chants
répétés
de père en fils et aux discours des
prêtres. Ces
récits, plus ou moins altérés à la longue, sont
devenus presque incompréhensibles
; les trois ou
suatre
vieillards pouvant encore les retracer se
A
ressentent
TAHUATA
malheureusement de l'abus des bois¬
ont perdu en partie la
alcooliques et
sons
mémoire.
Un seul avait encore,
quand je suis passé à
Tahuâta, quelques moments de lucidité; c'était
précisément celui dont m'avait parlé Cypriano.
Je rencontrai cet oracle dans le coin le plus
retiré d'un ravin escarpé.
Il se tenait assis au milieu d'une
petite case en
bambou, juchée
sur quatre
troncs de cocotiers, à
trois mètres de hauteur au moins au-dessus du
sol. On eût dit un vieux hibou dans sa
cage.
Il était occupé à sculpter une massue ornée de
figure du dieu Tiki que l'on trouve sur tous
objets de collection rapportés des îles Mar¬
quises : manches d'éventails, échasses, plats en
cette
les
bois, boucles d'oreilles.
Absorbé dans ce travail, il suivait son œuvre
d'un œil complaisant ; l'idole qu'il
découpait
dans du bois de fer, avec une patience à toute
épreuve, était pourtant bien hideuse, avec sa tête
difforme, ses jambes courtes et ses mains se
rejoignant sur le ventre!
Le bruit des branches que brisait
Cypriano en
me conduisant
jusqu'à la demeure du prêtre,
éveilla bientôt l'attention de ce dernier.
Il m'aperçut enfin et, entrant dans une
colère, appela
ses
chiens qui erraient
grande
aux
alen¬
tours.
Je
me
vis,
en un
instant, entouré d'une
des moins avenantes
n'être pas venu seul.
et
meute
m'estimai heureux de
Cypriano distribua une volée de coups de bâton
io 6
EN
OCÉANIE
gardes-du-corps du taouté et lui parla avec
en lui reprochant son peu de cour¬
toisie. Je compris même qu'il racontait en quelques
mots mon équipée dans la vallée d'Ivaïva-Iti et
exposait l'intérêt qu'un bon Marquésien aurait à
m'instruire, en m'édifiant sur ce fameux tapu des
morts dont je me doutais si peu.
En apprenant comment j'avais rendu à la reine
aux
véhémence,
grands
dernier descendant des Mahoris
de Tahuatales restes vénérables de ses
parents, ce
s'humanisa subitement et
me
salua même du bon¬
jour du pays: « Kahoha ! »
La glace était rompue... Nous causâmes alors
ensemble, grâce à l'intervention du chef qui
s'exprimait fort bien en français.
Le vieux taouté parlait lentement, en fixant sur
moi ses petits yeux gris et brillants, seuls indices
de vie sur cette face ratatinée et bleuie par les
tatouages.
l'herbe, à quelques pas de la mai¬
prêtre canaque, je l'écoutais attenti¬
ainsi qu'il convient à un profane qui veut
Etendu
sonnette
sur
du
vement,
s'instruire.
Cypriano, profondément sceptique, comme tous
de sa génération, nous considérait l'un et
l'autre en souriant, se demandant lequel était le
plus original, du taouté pénétré de sa dignité, ou
de cet Européen qui passait son temps à entendre
des sornettes d'un autre âge.
Il me traduisait cependant littéralement les dis¬
ceux
cours
de l'ancien sacrificateur.
Comme tous les vieillards
qui aiment à jaser,
A
107
TAHUATA
le taouté entra dans des détails sans
la religion de ses pères.
nombre
sur
Je compris qu'il appartenait à une caste à part,
ayant sa hiérarchie propre, et
qu'il avait
rang
de
comptait parmi les prêtres qui ordonnaient
jadis aux guerriers de faire des sacrifices humains
ou de déclarer la guerre aux tribus voisines, et me
disait très sérieusement qu'il tirait son autorité de
la puissance même d' Atua, le premier des dieux.
chef. Il
Esprit invisible, Atua pénétrait dans sa poitrine,
provoquait chez lui le délire des inspirés et lui
permettait ainsi de transmettre au peuple la vo¬
lonté du Ciel dans les circonstances graves.
C'était, en somme, un roué qui se souvenait
avec
orgueil de toutes les supercheries qu'il avait
habilement employées pendant
de longues années
dépens de ses congénères, dont les présents,
véritable dîme, le faisaient vivre grassement.
Je demandai à Cypriano de questionner le
vieillard sur les usages funéraires de son pays ; ce
aux
dernier poussa
la complaisance jusqu'à consentir
des sépultures anciennes, cachées
dans la brousse, à quelques pas de sa demeure.
à
me
montrer
J'aperçus d'abord sur un pacpaè, sorte de plate¬
en pierres, assez élevée et carrée, deux
forme
montants en
bois soutenant une poutre transver¬
laquelle était suspendue une pirogue. Cy¬
priano m'expliqua comment on plaçait les morts
dans ces sortes de cercueils, afin que les corps
pussent se décomposer à l'air, ou, au contraire,
se momifier au soleil après avoir subi certaines
préparations si répugnantes que les détails m'en
paraissent intraduisibles dans notre làngue.
sale à
io8
EN
OCÉANIF.
Quand le temps a accompli son œuvre de des¬
truction et que le squelette est à nu, les os sont
recueillis par la famille du défunt et enfouis, à
l'exception de la tête qui est portée au sommet
de la montagne, dans quelque cachette secrète,
tout près des nuages, «. là où vont les Dieux... »
Pour les chefs, le cérémonial funèbre est
tout différent. Le
corps reste exposé pendant
trois jours dans la maison mortuaire, entouré
les parents qui veillent à tour de rôle sur le
tupapau; puis on le transporte en grande pompe,
au son des tambours de
guerre (troncs d'arbres
creusés et recouverts d'une peau de
requin),
dans une sépulture provisoire de forme assez
curieuse qui ne varie jamais.
J'ai pris le croquis d'un de ces monuments
primitifs.
par
C'est une case ouverte de trois côtés. La con¬
struction est assise sur une fondation en roches
brutes ; le toit, en feuilles de latanier
juxtaposées,
d'une symétrie élégante, est
supporté par une
double rangée de piliers en bois autour
desquels
s'enroulent des bandelettes de
tapa ; le fond est
fermé par une cloison en torchis de
rement
inclinée.
paille, légè¬
Cette cabane est tapu et
l'étranger qui aurait
l'imprudence d'y pénétrer serait certainement en
butte
aux poursuites du vchina-bac... Autrefois les
guerriers de la tribu l'auraient pendu à un arbre,
déchiqueté en petits morceaux et mangé.
L'abri est sacré, parce
qu'il protège la châsse
du chef mort, manière de
pirogue en burao ou
en
cocotier, ornée de sculptures, de figurines
tahuata
Sépulture
Marquises).
110
EN
OCÉANIE
grossières. A l'avant se détachent deux statuettes
représentant le dieu Tiki dans sa pose ordinaire,
la main droite soutenant le menton, et une tête
du même style, d'assez grande dimension. Des
bambous sont fixés de chaque côté de cette
bière pour en rendre le transport plus facile.
Au bout de deux ans, ce qui reste des dé¬
pouilles du chef est enterré dans son ancienne
habitation qui a été fermée et garnie des signes
du tapu dès le jour des premières cérémonies
funèbres. La tête est suspendue
étoffe à la poutre médiane de la
dans
corps sont enfouies
conservation de cette tête est un
parties du
un sac en
case, les autres
aux alentours. La
point d'hon¬
pour toute la famille : « En pensant que
vous auriez pu quitter le pays, emportant les
crânes vénérés des aïeux de la reine, me disait
neur
Cypriano, je frémis encore de colère ; car tout
le
monde se serait moqué de mon illustre famille
dans les autres îles de l'archipel. »
Dans le groupe nord-ouest, à Nuka-Hiva no¬
tamment, où
la civilisation s'est imposée davan¬
tage aux naturels, les missionnaires et
administrative sont parvenus à obliger
l'autorité
les Cana¬
ques à enterrer les morts dans des cimetières
analogues aux nôtres, mais rien n'a pu changer
chez ces sauvages leur manière d'envisager le
trépas qu'ils méprisent. Ces fatalistes se laissent
emporter par le mal.sans essayer de lui résister;
ils se croient perdus dès qu'ils se sentent mala¬
des, et beaucoup meurent de consomption lente
en disant qu'ils ont été touchés par le mauvais
sort lancé contre eux par les vebina-bac, ou que le
A
TAHUATA
III
dieu A tua est entré dans leur corps. Comme il
est
impossible de déloger cet hôte incommode,
le malade refuse tout
médicament, toute nourri¬
ture, et s'éteint peu à peu, après avoir fait luimême son cercueil.
Quand l'agonie arrive, une dizaine de fem¬
amies de la famille, entourent la natte où
est couché le moribond, et, remplissant l'office
de pleureuses, exhalent des gémissements de
commande, pour prouver à ce malheureux qu'il
est regretté et lui faire ainsi plaisir. Je cite textuel¬
lement l'explication que me donna Cypriano à
propos de ce singulier usage.
mes,
Toute la tribu vient visiter le mourant pour
honorer ses parents, ses enfants, que cette atten¬
tion flatte, et aussi pour prendre part à uq co¬
pieux festin. On voit souvent les pleureuses, après
avoir fini leur « temps de sanglots », se faire rem¬
placer par des voisines, pour se joindre aux gens
qui se régalent de popoi (bouillie de maioré) et
se livrent à des libations exagérées sous le toit
qui résonne des plaintes du malade. Quand ce
dernier n'a plus que quelques heures à vivre, ses
proches s'efforcent de retenir l'âme prête à aban¬
donner le corps, en ayant soin de fermer la bou¬
che et les narines du patient qui meurt le plus
souvent
étouffé...
Lorsque l'esprit s'est envole, chacun apporte
offrande sur la natte du défunt... pièces
d'étoffe en écorce de mûrier,-ornements en nacre
ou en écaille,
aigrettes en barbes de vieillards,
coiffures en plumes ; on revêt le corps d'un lin-
,son
112
ceul
EN
OCÉANIE
tapa blanche, on le place dans le cer¬
l'entourant de poisson salé, de
popoi, de
petites fioles d'eau-de-vie, enfin de monoi ou
huile parfumée
pour les cheveux.
Les pleureuses se font entendre
pendant les
funérailles et exécutent parfois une danse maca¬
bre autour du
tombeau, suivant une antique
cueil
en
en
coutume.
Le
lendemain, le mort est oublié de tous,
même de ses parents...
Pour ces sauvages, la douleur morale
est une
faiblesse; ils ne la ressentent même pas...
Ile de corail
(Tuamotu)
VI
VOYAGE
AU
PAYS
DES
PERLES
ARCHIPEL TUAMOTU
L'archipel
de corail
nacres.
—
goutte de
pêcheurs de nacre.
Plongeurs et
pêcheur et requin. — La cueillette des
perles. — « La perle du Pape et la
Différentes espèces de perles.
et ses
plongeuses. — Duel
—
entre
La formation des
rosée.
»
—
Philippe le Bel, dans une boutade qui lui
valut la haine de maintes
gracieuses sujettes du
royaume de France, défendit par édit aux bour¬
geois de porter « ornements de
perles ». Faute
d'un blason qui accusât leur illustre
lignée, les
femmes et les filles des plus riches marchands
de
8.
5
EN
'4
OCÉANIE
la cité ne virent plus, dès ce moment, l'opulent
joyau dont elles se montraient trop coquettes,
qu'à travers le prisme de leur imagination, dans
des songes fantastiques où elles avaient les illu¬
sions du marquisat au milieu des splendeurs de la
cour... Cette loi
somptuaire n'eut que peu de
durée; depuis bien longtemps, sans distinction
de castes, dames et demoiselles se parent de
colliers ou de boucles d'oreilles en perles fines
sans êtres inquiétées
par le gouvernement.
Mais bien peu d'entre elles connaissent l'his¬
toire de ces perles qui servent à merveille leur
beauté au bal, en mariant leur éclat si doux aux
chatoyants des toilettes claires ; un court
lointain qui produit les perles
aujourd'hui les plus estimées ne sera peut-être
pas inutile aux lectrices de ce livre. — Je tâ¬
cherai, d'un coup de baguette, de les transporter
tons
voyage au pays
avec
moi
Nous
aux
antipodes.
embarqués dans le plus confor¬
paquebots. — Nous venons de la côte
d'Amérique, le temps nous paraît bien long, nous
bâillons sur le pont. Certains signes annoncent
pourtant le voisinage de la terre, les oiseaux de¬
viennent nombreux autour du navire ; dans des
envolées folles, goélands, mouettes, alcyons se
heurtent contre les agrès avec des cris plaintifs.
Tout à coup l'homme de vigie pousse un appel
qui nous met la joie au cœur : « Une île droit
sommes
table des
devant nous 1
Enfin 1 ! !
»
VOYAGE AU PAYS DES
PERLES
115
Montons
sur la
passerelle, sur la dunette, sur
qui peut s'escalader facilement, et
regar¬
dons la ligne de l'horizon.
tout
ce
Un
panache de verdure semble sortir de l'eau
à l'endroit où la voûte
céleste rejoint la mer.
C'est la cime d'un cocotier
qui émerge ; le joli
bouquet de palmes se développe bientôt à nos
yeux, à mesure que le paquebot
avance, puis
vient le tronc qui le
supporte, tout allongé, droit
comme un I ; enfin nous
découvrons la terre, une
plage jetée comme un manteau sur les vagues
bondissantes, une nappe de sable au ras de l'eau,
d'arbustes maigres, de pandanus aux
branches torturées et surtout de blocs
blan¬
châtres, fragments du récif de corail.
Nous sommes dans les eaux d'un
archipel
français, les îles Tuamotu, d'une superficie bien
respectable (250 lieues de longueur sur 200 de
largeur), et toutes de formation coralligène.
couverte
En
vous
cifique, je
un
conte
parlant
«
corail
ne veux pas vous
des Mille
et une
plein Océan Pa¬
tromper, vous faire
» en
Nuits... Il
s'agit pas,
dans ces régions, de corail
rouge ou rose, comme
dans le bassin de la
Méditerranée, mais bien de
corail blanc, très
varié, très
ne
original dans ses
puisqu'il
structures multiples, mais très
commun,
constitue le sol d'îles assez étendues.
Vous savez comment les
polypes s'attachent
les montagnes
sous-marines, le plus souvent
du cratère de
quelque volcan éteint, et
pullulent en accumulant, au point de couvrir
d'immenses chaînes de rochers, la matière
sur
autour
reuse
pier¬
qui constitue leur enveloppe calcaire. Ces
n6
EN
travaux
OCÉANIE
gigantesques des polypes leur survivent,
s'échafaudent avec les années et arrivent enfin à
effleurer le niveau de la mer.
Le vaste archipel Dangereux ou des îles Tuarnotu n'a pas d'autre origine. — Les polypes
meurent dès que leur construction se trouve ex¬
posée à l'air libre. Le vent apporte bientôt des
îles voisines, sous forme de poussière, l'humus
les graines \ les courants véhiculent des noix
de coco qui se déposent sur cette terre en forma¬
tion ; peu à peu la végétation se développe sous
l'influence d'une température de serre chaude et
les navigateurs viennent à découvrir qu'une île,
sortie de l'Océan, a poussé comme un champi¬
et
gnon... en voyant un beau matin
dérouler à quelques milles de leur
genter, écumantes, sous
ne
les volutes se
bateau, et s'arle soleil, là où la carte
marquait
Il
aucun récif.
était impossible
de parler des nacres
sans connaître le milieu dans lequel
elles vivent ; ajoutons que ces îles de corail sont
nous
perlières
généralement circulaires et en couronne, ayant
pour centre de l'anneau un lagon ou lac qui se
trouve le plus souvent en communication avec
l'Océan par un chenal naturel. Les lagons recè¬
lent des trésors incalculables, des nacres irisées,
des perles blanches et noires, poires, boutons ou
paragonnes ; mais leur recherche est des plus dif¬
ficiles. En se parant d'un collier, avant d'aller en
soirée, la jeune fille assez heureuse pour posséder
de vraies perles fines est loin de se douter de tous
les dangers qu'il a fallu affronter pour arracher
ces précieux joyaux à la mer jalouse qui les
VOYAGE AU PAYS DES PERLES
cache dans
trables.
ses
117
profondeurs les plus irnpéné-
La pêche des nacres
perlières est un métier si
dur que les Européens ne se sentent
pas le cou¬
rage de l'entreprendre eux-mêmes et se servent
des indigènes des Tuamotu pour la cueillette de
ces merveilles au milieu des
lagons.
Ces plongeurs appartiennent à la race mahorie
si vantée par les voyageurs. Les hommes à la ro¬
buste encarrure, au port d'une noblesse
singulière,
ont cette
physionomie ouverte, cette allure fière
qui caractérisent les Polynésiens ; les femmes,
d'une beauté souvent remarquable, ont toutes de
grands yeux noirs et expressifs, le nez droit, et
rivaliseraient avec les Européennes si elles n'a¬
vaient pas les lèvres trop épaisses ; il est vrai
qu'elles se rattrapent par une dentition superbe.
La couleur bistrée de leur peau ne
choque pas le
regard dans ces pays où la lumière est si intense.
Les femmes des îles Tuamotu ont
de
gaîté à dépenser,
au
rythme cadencé,
refrains captivants, dans
compliqués et gracieux,
l'aimable insouciance avec laquelle elles
leurs danses
prouve
beaucoup
et tout, dans leurs chansons
aux
aux
pas
supportent une existence pourtant
assez mono¬
tone... Très
jaseuses, ces sauvagesses se réunis¬
sent à la veillée, et dans des soirées intimes dont
l'eau du cocotier voisin fait tous les frais, se ra¬
content des histoires qui dénotent de leur
part
une imagination des
plus vagabondes. Elles lisent
même
nos
vieux contes
français, traduits
en
leur
langue-, l'une d'elles m'a un jour très sérieusement
n8
demandé si
EN
OCÉANIE
je connaissais la Belle
au Bois dor¬
elle se portait.
Les habitants des îles Tuamotu sont hahitués
dès leur enfance à l'exercice de la
plonge qui
constitue leur seul moyen d'existence.
mant et comment
Jadis l'arbre
providentiel, le cocotier, suffisait à leurs besoins ;
il leur donnait du bois pour construire leurs
cases,
leurs pirogues, leurs tombeaux... des feuilles résis¬
tantes pour
les abriter...
un
lait rafraîchissant, une
amande succulente et nutritive, de
l'huile, des
fibres faciles à travailler pour tresser des
nattes,
des cordages ; mais ces éléments de vie
primitive
ne suffisent
plus aux Polynésiens ; l'âge d'or est
passé pour ces peuples envahis parla civilisation;
il leur faut des pagnes d'indienne ou de soie
pour
les jours de fête, des aliments de
provenance
étrangère, du tabac et surtout de l'eau-de-vie
« namu
», un poison qui les décime comme le
ferait la plus terrible des épidémies.
Les capitaines des goélettes
qui font le com¬
merce des nacres et des
perles exploitent habi¬
lement les appétits naissants des insulaires en
échangeant des produits européens contre leurs
services à l'époque de la
plonge.
Les îles Tuamotu sont actuellement le centre
le plus vaste des
pêcheries d'huîtres perlières ;
la nacre s'emploie dans la
tabletterie, la mar¬
queterie, l'ébénisterie, l'éventail et surtout le
bouton ; le luxe de nos ameublements de fan¬
taisie en exige des quantités considérables. Les
perles, dites de Tahiti, sont d'ailleurs fort en
vogue ; leur orient magnifique les fait préférer
à celles de l'Inde et de
l'Amérique du Sud ; les.
VOYAGE AU PAYS
DES
PERLES
ITÇ
Tuamotuens ont donc fort à travailler
poursatisfaire nos caprices princiers.
Tout
le
monde
plonge aux Tuamotu ;
hommes, femmes, enfants nagent comme des
poissons et vivent dans l'eau comme dans leur
élément ordinaire, en
dépit des attaques du
requin, ce vorace à la triple mâchoire tranchante.
Le plongeur, en descendant sous
l'eau, doit
toujours s'attendre à rencontrer son terrible
adversaire.
Quand le requin s'approche sournoisement,
de toute la vitesse de ses
nageoires, le Tuamotuen ne se déconcerte
pas et fait un brusque
détour dans les profondeurs azurées du
lagon,
puis il cherche à surprendre son ennemi de
côté, le squale ne voyant que droit devant lui,
enfin d'un mouvement
brusque, s'il est assez
agile, le
alors dans
perce
sa
de
son
couteau...
Il remonte
barque et
pousse un cri de triom¬
phe ; tous ses camarades l'entourent et lui font
fête. Le cadavre du monstre est amené
à la sur¬
face de l'eau, on le dépèce avec soin
; on se
régalera de sa chair qui n'est pourtant pas des
plus tendres, mais a la vertu légendaire de
donner au vainqueur la force du vaincu.
Avec cet ennemi-là, pas de milieu.., il faut
le
manger ou être mangé, le duel finit toujours par
un
repas aux dépens de l'un on l'autre com¬
battant.
Quand le requin
a le dessus, ce qui arrive
trop
il ne lâche son adversaire qu'après
avoir coupé avec ses dents acérées une
jambe ou
souvent,
un
bras
tout
au
moins.
120
EN
OCÉANIE
Et dire que l'on voit des femmes, des
jeunes
filles faire la plonge, aller chercher des nacres
pour les échanger contre ces étoffes légères dont
elles sont si coquettes, cédées par les
capitainesmarchands à des conditions exorbitantes !
Voulez-vous savoir comment procèdent les
indigènes des Tuamotu
pour
aller détacher du
roc, au fond de la mer, les pintadines, ces gran¬
des huîtres que les naturalistes ont nommées
«
meleagrinœ margaratferœ. » ? dont le diamètre
parfois om,3o et le poids 9 et 10 kilo¬
atteint
grammes
?
Figurez-vous les ondes calmes d'un
laire ; tout autour s'étend
lac circu¬
véritable muraille
de cocotiers qui s'inclinent sous la brise du
large
avec un grand bruissement de feuilles
; sur la
une
surface polie du lagon, glissent silencieusement
les baleinières ou les
simples pirogues des pê¬
cheurs faites d'un tronc d'arbre évidé et d'un
balancier.
Plongeurs et plongeuses n'ont
pour tout vête¬
que le parco, bande de toile qui se noue sur
la hanche et retombe aux
genoux.
Chacun est muni d'un couteau à
large lame,
pour trancher le byssus de l'huître, et d'un appa¬
ment
reil tout
spécial que les marins appellent lunette
calfat. Cette soi-disant lunette se compose de
quatre planchettes formant une boîte oblongue
dont l'une des extrémités est fermée
par une vitre
et l'autre reste ouverte
pour laisser pénétrer la
de
tête du pêcheur.
Celui-ci pose la partie vitrée sur la surface de
l'eau, toujours un peu ridée par le vent, et l'aplanit
VOYAGE AU PAYS DES
PERLES
121
ainsi complètement
pour mieux voir le fond du
lagon. Grâce à la transparence de l'onde et à
ses
yeux de sauvage, le pêcheur des
Tuamotu dé¬
couvre
30
ainsi les huîtres à des
profondeurs de
brasses, quoique leur nuance grise se
avec
la couleur des rochers.
20
à
confonde
Quand les pêcheurs ont trouvé une
bonne
place, l'embarcation s'arrête ; tous se
recueillent,
le chef se lève, croise les
bras et à voix
dans cette
langue
Mahoris, adresse au
sonore
et
si
haute,
poétique des
ciel bleu sa solennelle invo¬
Chacun scrute encore les eaux
du
lagon avec la lunette en bois et se
dispose
à
plonger, en retirant son pagne.
L'indigène des îles Tuamotu est le premier
plongeur du monde. Il dédaigne de s'attacher des
cation...
poids
aux
—
pieds
comme le
font tous les
autres,
de se garnir le nez et les
oreilles de coton
huilé,
de se bâillonner la
bouche, enfin de se servir
d'une corde pour remonter.
Il n'a pour tout
bagage que son couteau, pour
tout moyen d'action
que sa force unie à une sou¬
plesse de muscles sans égale. Il refuse de se
servir
du scaphandre,
prétendant que cet instrument est
malsain et allourdit les
jambes.
Avant de se
précipiter dans
l'eau, les pieds les
premiers, le canaque se contente de faire
provi¬
sion d'air ; sa poitrine se
soulève, ses poumons
fonctionnent avec force, et il se
lance, descendant
à de très
grandes profondeurs jusqu'à l'endroit
où il a vu une
coquille.
Il passe une minute ou
deux, parfois trois, au
fond du lagon, détachant la
plus belle des pinta-
EN
122
OCÉANIE
dont
indication, semble lui
perle.
Il serre avec énergie les valves de l'huître pour
empêcher la chute des perles qu'elle pourrait
contenir, et, d'un fort coup de pied, s'élève dans
l'eau, jusqu'à la surface, avec une rapidité sur¬
dines
qui s'offrent à son regard, ou celle
l'aspect extérieur, vaine
révéler la présence d'une
prenante.
Les huîtres, une fois la pêche
achevée, sont ouvertes devant
de la journée
le capitainemarchand qui a loué les services des plongeurs ;
ce commerçant, qui les paie mal ou les enivre
d'eau-de-vie pour ne pas les payer du tout, sur¬
veille le nettoyage des coquilles d'un œil jaloux.
Il se méfie des pêcheurs, qui déploient une
adresse toute particulière pour escamoter les
perles et les cachent au besoin dans leur bouche.
La coquille est soigneusement vidée ; on visite
scrupuleusement les moindres plis et replis du
mollusque, le manteau, le muscle adducteur, la
glande, les branchies... La perle est retenue par
de faibles membranes, ou même à l'état libre ; il
suffirait de la moindre imprudence, en maniant
les valves de l'huître, pour perdre les trésors
qu'elle renferme dans les coraux ou sur le sable
de la
plage.
pourraient vous donner d'amples
sur la formation de la perle ; con¬
tentons-nous de la considérer comme une petite
Les savants
explications
coquille de nacre retournée qui se développe,
peu à peu, symétriquement ; elle provient, en un
mot, d'une sécrétion de l'huître autour d'un
corps
étranger ou noyau.
Un grain de sable,
VOYAGE AW PAYS DES
PERLES
123
introduit dans
une
pintadine peut donner nais¬
perle merveilleuse ; la matière nacrée
l'environne d'une couche
légère et transparente,
une seconde
sance
à
une
couche
recouvre
bientôt la
pre¬
mière, ainsi de suite, comme les
tuniques d'un
oignon se superposent entre elles.
Les Orientaux, dans leurs
contes bleus, font de
la perle une
goutte de rosée solidifiée.
Cette comparaison a été
l'origine de bien des
légendes.
racontait
d'eau a
perle...
Henri Berthoud, le
charmeur, me
jadis celle-ci dans laquelle la goutte
tous les
honneurs, aux dépens de la
Un matin, le
Saint-Père, fatigué d'une nuit
passée à prier pour les pécheurs de la
chrétienté,
s'étendit mollement sur l'herbe fine du
—
Vatican,
parc
et sa
du
tiare, que surmontait une perle
superbe, s'enfonça parmi les folles avoines
qui
poussaient là en liberté. Au bout d'une
le soleil de la veille avait
tristement
balançait
une
tige
que
séchée, se
goutte de rosée qui interpella gaî-
la perle en
l'appelant du doux nom de
La-dessus, l'orgueilleuse qui valait bien un
millier d'écus, de se
récrier, en disant à la gout¬
ment
sœur.
telette qu'elle était folle.
A quoi es-tu bonne ? demanda
alors cette
—
dernière.
A émerveiller le
genre humain 1
Et moi, à mourir
pour faire la charité, répli¬
qua la goutte d'eau, en se laissant
tomber le long
du brin d'herbe
auquel elle rendit ainsi la vie.
Un ange vint
qui recueillit la goutte de rosée
et la remit à Dieu
en
personne
—
—
;
elle fut bénie
EN
124
par
OCÉANIE
le Très Haut et transformée en
chérubin
tandis que la perle perdit son éclat... un camérier
du pape la brisa spus le talon de sa botte.
La morale de cette histoire, c'est que la plus
belle perle du monde peut se ternir et vieillir ou
même s'altérer complètement et mourir ; ces
termes sont consacrés.
Si vous avez le bonheur d'avoir des perles fines,
conservez-les avec précaution ; les acides les dé¬
tériorent, les gaz fétides
les noircissent.
Cléopâtre, dans
Vous savez, comme moi, que
un élan de jactance, fit dissoudre
dans du vinaigre
perle de 1,500,000 francs et l'avala à la santé
de son vainqueur, le soudard Marc-Antoine... du
moins, les auteurs le rapportent.
Je n'ai pas vu de perles phénoménales en
Océanie ; les missionnaires des îles Gambier ont
pourtant exposé en 1867, à Paris, une perle
blanche dont ils demandaient 100,000 francs.
Elle n'a pas trouvé d'acquéreur et a été donnée
au Souverain Pontife qui en a orné le diadème
de sa Vierge préférée dans la basilique de Saint-
une
Pierre.
On voit souvent des
perles blanches; les noires
plus rares. Il en est encore de roses pro¬
duites par la fiinne marine, sorte de moule qui se
pêche dans la Méditerranée, et par la turbineUe,
coquille de l'Océan indien ; les perles jaunes,
grises et teintées de bleu sont des anomalies, sans
sont
valeur généralement.
Les pêcheries des
Tuamotu ont des rivales à
Ceylan, dans les golfes de Panama et de Cali¬
fornie ; les cours d'eau de l'Ecosse, du pays de
VOYAGE AU PAY'S DES PERLES
125
Galles, de certaines provinces de l'Irlande, de la
Saxe
et
de la Bohême nourrissent aussi des huîtres
perlières. On
en trouve
également
en
France,
voire même dans la Seine, mais les
joailliers qui
veulent les placer ont bien soin de leur donner
une
nent
origine étrangère
en
déclarant qu'elles vien¬
de l'autre bout du monde.
La forme des perles varie suivant la
situation
qu'elles occupent dans la coquille où le hasard
a
jeté le noyau quelconque autour duquel elles
se sont constituées
; les perles en forme de poire
et surtout les rondes ont
plus de valeur que toutes
les autres.
La reine d'Angleterre
possède un trésor de
perles d'une grande régularité, mais le shah de
Perse la surpasse en magnificence avec un cha¬
pelet d'une longueur très respectable, dont les
grains, perles fines, ont la grosseur d'une noisette.
Si les perles régulières sont d'un
grand prix,
les baroques, pour
prendre l'expression technique,
11e trouvent
pas moins leur emploi dans la bijou¬
terie ; on utilise aussi, en dissimulant leur
point
d'attache, les perles qui se développent quelque¬
fois en saillie sur la même
coquille et même
celles que la valve nacrée enchâsse
presque com¬
plètement. Ces perles, dites de Panama, sont
l'objet de retouches délicates et prennent sous la
main habile du joaillier la rotondité et l'éclat des
belles perles fines ; le chapitre de la falsification
des perles aurait son
intérêt, mais ne peut trouver
sa
place ici.
Les
Californiens, qui aiment assez les breloques,
I2Ô
EN
OCÉANIE
recherchent beaucoup, outre les perles naturelles,
certaines protubérances nacrées résultant de la
perforation de l'huître par des parasites et qu'on
appelle à tort perles fines ; les chicots, dus à la
présence d'un corps étranger dans la coquille, sont
aussi confondus souvent avec les perles ; j'en ai
vu qui atteignaient la dimension d'un œuf de
pigeon.
l'archipel
des
wallis
127
VII
L'ARCHIPEL
des
WALLIS
Le S avril 1887 paraissait, au
Journal officiel, le
■décret suivant :
«
i" Sont ratifiés : le traité du
4 novembre
1842, par lequel le roi Lavélua, assisté des prin¬
cipaux chefs du pays, a placé les îles Wallis sous
le protectorat de la France
;
« 20 Le traité de
commerce
avec le roi Lavélua
;
.
passé le même jour
«
3° Le traité du 19 novembre 1886, par
lequel
la reine Amélia, fille du feu
roi, a accepté de
nouveau le protectorat
français. »
Cet acte a passé inaperçu
; il a pourtant une
certaine importance pour tous ceux
qui s'intéres¬
sent au maintien de l'influence
française dans
l'Océanie centrale où les Anglais se sont
déjà
emparés d'un magnifique archipel comptant plus
■de 300 îles, les Fidji, et d'un
poste avancé à Rotumah, où les Allemands germanisent les belles
terres des Samoa et des
Tonga, qui tomberont
128
EN
OCÉANIE
inévitablement sous leur domination complète à
la faveur des troubles adroitement fomentés par
diverses influences locales.
C'est sur les demandes réitérées, de la reine
Amélia et sur les instances des Missionnaires
Maristes, tous d'origine française, que nous avons
décidé l'établissement définitif de notre protecto¬
aux Wallis.
Lord Gordon, premier gouverneur des Fidji,
rat
comprit les avantages que pourrait retirer une
puissance européenne de l'occupation des îles
IVallis, au point de vue militaire, en raison de la
position qu'elles occupent dans l'Océanie cen¬
trale ; il envoya même son propre neveu en mis¬
sion auprès de la reine Amélia pour sonder ses
intentions. La vieille canaque s'en tira par une fin
de non-recevoir, tout en flattant l'orgueil britan¬
nique : — « Que viendriez-vous faire ici ? —
répondit-elle à l'émissaire du gouverneur anglais,
vous êtes si rrches et nous si pauvres ! » Lord
Gordon n'osa pas aller plus loin : il craignit d'être
désavoué par son gouvernement alors inquiet des
charges nouvelles que lui imposait la colonie
naissante des Fidji; les émigrants australiens, qui
l'avaient poussé à accaparer les Wallis, se conso¬
lèrent de cette défaite en répandant le bruit que
l'Angleterre renonçait à étendre sa domination
—
des terres
La passe de
sur
sans
valeur et d'un abord difficile.
Honikulu par laquelle on arrive au
mouillage intérieur de Matautu paraît, en effet,
assez
dangereuse ; très étroite, elle est coupée par
deux courants qui se heurtent à angle droit pen¬
dant le jusant et occasionnent des remous qu'un
l'archipel
des
wallis
129
bâtiment à vapeur ne peut vaincre
qu'en filant à
vitesse ; les voiliers attendent
toute
quelquefois
plusieurs jours avant de se risquer dans ce chenal
bordé de brisants ils arrivent pourtant à le fran¬
chir avec de fortes brises. Les courants de Honikulu ont causé la perte d'un croiseur
,
Lhermitte, dont
français, le
voit encore la carcasse, à
bâbord, en entrant dans la passe.
Situé par 130 21' de latitude sud et
178° 29' de
longitude ouest, le groupe des Wallis a été décou¬
on
le navigateur de ce nom, en 1767 ; il
comprend une île principale, Uvéa, et une dizaine
d'îlots qui n'ont pas plus de 150 mètres d'altitude
aux points culminants. Une ceinture de coraux
forme un anneau parfait autour de l'archipel ; on
compte plus de trois milles de distance entre la
passe d'Honikulu et le mouillage principal. — La
navigation est périlleuse jusqu'au moment où l'on
parvient à cette rade ; il faut suivre sa route avec
sang-froid, au milieu des pâtés de coraux.
Le petit archipel des Wallis est un centre de
vert par
civilisation avancée si
on le
compare à ses voisins
de l'Océanie centrale ; on ne
peut y séjourner
quelque temps sans reconnaître les effets de
l'intelligente méthode appliquée
naires Maristes à leur
oeuvre
par les Mission¬
de philanthropie
religieuse. En moralisant les naturels, ces reli¬
gieux, dont on connaît l'esprit large, les vues
élevées, ne leur ont communiqué aucune des
idées de secte que les pasteurs Wesleyens ou
Méthodistes
ont semées
dans les autres îles de
cette
partie du Pacifique ; les Wallisiens sont
d'une grande franchise d'allures qui constraste
9.
EN
avec
OCÉANIE
l'hypocrisie des protestants des Fidji. Un
des résultats les plus remarquables qu'ait obtenus
la Mission est l'accroissement très sensible de la
population à Uvéa, par suite de l'institution du
mariage, phénomène rare dans cette Océanie où
l'extinction des races autochtones paraît devoir
être la conséquence forcée des mœurs dis¬
solues. Toute l'histoire des Wallis pourrait se
résumer dans le récit de la vie de Mer Bataillon,
apôtre au nom prédestiné qui lutta pendant de
longues années contre la barbarie des indigènes
pour transformer leurs usages, et arriva pleine¬
ment à son but, à force de
patience et d'énergie.
Le père Bataillon, simple missionnaire à cette
époque, vint aux îles Wallis après avoir fondé la
mission des Tonga, en 1837.
Lavélua, qui régnait aux Wallis, était l'ennemi
acharné des Européens; plusieurs équipages de
navires baleiniers avaient déjà été massacrés par
ses ordres
pour s'être aventurés à Ouvéa. Des
missionnaires protestants venus de Tonga-Tabou,
un
eurent le
même
sort.
Ces terribles précédents n'intimidèrent point
le P. Bataillon qui débarqua à Ouvéa, absolument
seul, n'ayant
sa
pour tous moyens de défense que
science profonde des dialectes de l'Océanie
centrale,
une
gènes et
une
grande habitude de la vie des indi¬
fermeté qui en imposait aux plus
farouches.
Le roi Lavélua le manda aussitôt dans sa case,
pour lui demander : « ce qu'il venait faire aux
Wallis et s'il était ministre du Dieu des étran¬
gers... »
l'archipel
des
wallis
131
Le P. Bataillon lui
répondit, sans se compro¬
mettre, qu'il n'était pas missionnaire
wesleyen et
venait pour apprendre aux Ouvéens les
secrets de
la civilisation.
«
Alors, répartit Lavélua, nous pouvons causer.
Je t'ai dit que nous ne voulions pas ici de la reli¬
gion des blancs. Notre culte est celui des an¬
cêtres. Quand nous avons besoin de leurs
lumières,
ces divins esprits
soufflent des conseils aux oreilles
des prêtres et des femmes
inspirées qui haran¬
guent aussitôt le peuple. Cela nous suffit. —
Mais, dis-moi, connais-tu le grand chef des
guerriers blancs, Napoléon?
Napoléon ? je crois bien, c'est le roi de mon
pays 1 répliqua avec un imperturbable sang-froid
l'habile missionnaire, se souciant
peu de faire des
—
anachronismes.
Ce mot sauva le P. Bataillon. Lavélua
con¬
sentit à le garder aux
Wallis, par respect pour sa
nationalité, par admiration pour son souverain,
tant il est vrai que ce seul nom de
Napoléon nous
a
fait connaître et redouter
plus reculés du globe.
Le missionnaire put
commencer à
jusqu'aux points les
alors, très discrètement,
enseigner à quelques naturels, la
religion catholique. Les souffrances qu'eut à
supporter l'apôtre sont inimaginables. Il se voyait
traité comme le dernier des hommes
par les
Ouvéens qui étaient tous d'un orgueil
indomp¬
table et méprisaient singulièrement les hommes à
face pâle.
Un jour, le Conseil des chefs des Wallis déclara
que le
blanc, s'occupant de prêcher
une
religion
EN
i32
OCÉANIE
nouvelle, serait relégué sur un des îlots déserts
qui entourent Ouvéa et condamné à y mourir de
faim. Lavélua, faible de caractère, ne s'opposa
pas à cette décision.
C'en était fait du missionnaire si la reine, qu'il
avait gagnée à sa cause par sa grande bonté, n'a¬
vait eu alors
avertit sa fille
une
heureuse inspiration. Elle
Amélia, fort choyée par l'excellent
prêtre, du danger qu'il courait, et lui dit : « Ton
père Lavélua doit revenir dans une heure du
grand Conseil ; va au devant de lui, prosterne-toi
à ses pieds et pleure pour ton blanc... »
La fillette pleura si bien que Lavélua qui l'ado¬
rait ne voulut pas contrarier Vesprit de l'enfant
et lui accorda la grâce demandée.
Le P. Bataillon resta donc à Ouvéa, défiant
toutes les persécutions et nourri
par la petite
Amélia qui, chaque jour, lui donnait en cachette
la moitié de ses repas. En
1849, l'île Ouvéa était
déjà aux trois quarts convertie au catholicisme
et le roi
Msr
Lavélua lui-même s'était fait
baptiser.
Bataillon, mort depuis longtemps, était 1111
patriote ardent et son installation aux Wallis doit
être considérée comme l'origine de notre in¬
fluence, non seulement dans cet archipel, mais
encore aux Samoa et aux
Tonga où les indigènes
manifestent hautement leurs sympathies pour
les Français de Tahiti, en déplorant vivement
l'absence dans leur pays de colons de cette
nationalité.
Le Gouvernement des Wallis est
toujours
entre les mains des Maristes
qui ont eu soin de
respecter de tout temps les prétentions des
prin-
l'archipel
des
wallis
133
cipaux chefs
et n'en sont que plus influents. Ils
affectent même d'entourer d'une vénération sin¬
gulière,
de simples sujets, la vieille reine
sauva jadis le fondateur de
la Mission ; cette
princesse canaque dirige avec
comme
Amélia, la même qui
la
plus grande dignité
âmes.
son
peuple de cinq mille
Amélia a maintenant soixante-dix ans
; elle
porte une chevelure des plus ébouriffées, signe
de célibat aux îles Wallis
; un usage barbare l'a
privée, à la
mort de
père, des deux premières
ses joues et sa poitrine
ont été
également stigmatisées, en marque de
deuil, avec des cailloux rougis au feu.
Amélia n'a aucun regret d'avoir
coiffé SainteCatherine, car la royauté dans son pays n'est pas
héréditaire en ligne directe, mais bien en
ligne
son
phalanges du petit doigt,
collatérale au premier degré.
En principe, l'autorité de la reine est absolue
;
elle a le droit de vie et de mort sur ses
sujets et
ne reçoit de
conseils, en dehors de ceux que
lui prodiguent les missionnaires,
que du Kivalu
premier ministre, dont la dignité est aussi
en
ligne collatérale.
La reine Amélia ne fait peser aucun impôt sur
ses
sujets; elle possède des terrains assez spa¬
cieux, relativement à la grandeur de ses Etats, et
son
peuple lui offre, aux années de mauvaise
récolte, des cadeaux qui lui permettent de vivre.
L'île d'Uvéa ou Ouvéa (la seule importante
de l'archipel Wallis), est divisée en trois districts
distincts que j'ai visités successivement: i° Hihifo,
au nord et à l'ouest
; 2° Hahakc, à l'est et au
ou
héréditaire
EN
134
OCÉANIE
30 Mua, au sud, à l'ouverture de la passe;
Matautu, résidence de la reine, est dans le dis¬
centre ;
trict d'Habaké.
Chacun de ces villages a son église en pierres
de taille (granit d'un beau grain), que les naturels
ont
et
apportées sur leur dos de l'intérieur de l'île
façonnées
Il y a
au prix de bien des efforts.
de plus une chapelle, au séminaire de
Lavau, où les Maristes forment des missionnaires
des catéchistes indigènes.
L'église de Mua est une véritable cathédrale
avec des détails d'architecture, des
gargouilles
entre autres, qui étonnent prodigieusement le
voyageur en ce pays perdu, témoignant de l'art
et de la patience des
religieux français en même
temps que de la foi de leurs ouailles.
Les Maristes sont leurs propres architectes et
n'ont jamais eu d'autres ouvriers que les Cana¬
et
,
ques
qui travaillent
pour
rien, rivalisant à l'envie
dans la construction et l'ornementation de leurs
sanctuaires dont ils sont extrêmement fiers.
Le
pouvoir des missionnaires est sans limite,
déjà fait comprendre, mais ce que
l'on ne peut se figurer en France, c'est la vénéra¬
tion dont ils sont entourés par suite de leur
existence vraiment exemplaire. Les naturels les
nous
l'avons
considèrent comme des émanations de la Divi¬
nité même, emploient pour leur parler des mots
spéciaux et ne passent jamais devant eux sans
s'agenouiller et courber le front.
Ces Wallisiens sont généralement
grands et vi¬
goureux ; les hommes ont meilleure apparence
que leurs compagnes dont les traits paraissent trop
l'archipel
des
wallis
135
durs. La tignasse énorme que les jeunes filles ont
la coutume de porter, se
rapproche beaucoup de
la chevelure des négresses de la race
papoue
(Viti, Nouvelle-Calédonie, etc.). Les femmes
mariées rasent leurs cheveux.
Les Wallisiens souffrent souvent des maladies
de peau si fréquentes en Océanie. L'abus de la
boisson faite avec la racine du Kava tache leur
épiderme de plaques blanches
que
je pris tout
d'abord pour des marques de lèpre.
Uhyàroccle,
qui s'attaque surtout aux jambes et leur donne
des proportions monstrueuses est le grand fléau
d'Ouvéa. Les naturels le traitent d'une manière
si radicale que la plupart des malades meurent
du tétanos ou n'en valent guère mieux après
l'opération...
J'ai gardé un excellent souvenir des Wallisiens
et de leur cordiale hospitalité. Le Manua. était
à peine mouillé en rade d'Ouvéa
que, suivant
mon
habitude, je descendis à terre pour explorer
le pays. Au bout d'une heure de marche, je me
trouvais en pleine campagne et cheminais dans
un sentier
frayé au milieu des hautes herbes par
les Canaques, quand ces paroles, prononcées en
fort bon français, vinrent frapper mes oreilles :
« Sac à
papier ! mes enfants, vous manœuvrez
comme
des conscrits.
»
Etonné, je hâtai le
pas et tombai au milieu
d'une clairière où une centaine d'indigènes
revêtus d'anciens uniformes de gardes nationaux
s'exerçaient
au
maniement du fusil à piston.
La vue de ces soldats improvisés me
rappela
certain dessin de Granville dans « Jérôme Patu-
136
rot
EN
».
OCÉANIE
Le costume de leur instructeur
ne
répondait
pourtant en rien à celui du capitaine-citoyen, ni
même du Saint-Simonien ; c'était un Européen en
habit ecclésiastique, la main droite armée d'un
gourdin qu'il brandissait
en guise de sabre.
présentai, je me fis connaître. — Aussitôt
les Canaques poussèrent des hurràbs enthou¬
siastes et se livrèrent à des charges de mousqueterie qui ne laissèrent pas de m'inspirer certaines
inquiétudes.
Enfin, le missionnaire me tendit la main, en
Je
me
me
disant
:
Soyez le bienvenu, cher compatriote ! — Je
vous retiens prisonnier, pour la journée, dans mon
district. Vous dînerez avec tous mes paroissiens
«
ce
soir. Nous
nous
disputer
sommes
car
je
sûrs à l'avance de
ne
ne
pas
parle jamais politique à
table. Vous nous donnerez des nouvelles de la
France que tout le monde aime ici... Et la Bre¬
tagne, donc ! Connaissez-vous Brest, Monsieur ?
Mais oui, parfaitement !
Et Landerneau ?
Aussi ; —Je ne vous dirai pas, serait-ce pour
vous faire plaisir,
que j'en reviens, mais, enfin, j'y
suis allé...
—
—
—
Quelle bonne fortune! quelle heureuse
! je suis de Landerneau !
Voyez-vous cela ? aller aux îles Wallis pour y
—
rencontre
de Landerneau !
Cette invitation originale fut l'arrêt de mort
des habillés de soie les plus grassouillets de la pa¬
roisse. Le festin fut pantagruélique.
La veille de mon départ des Wallis, j'eus
causer
—
l'archipel
des
wallis
137
l'occasion d'assister à une
réception de l'évêque
de l'Océanie centrale, Msr
Lamaçe, dans l'un des
districts d'Ouvéa. On se serait cru
transporté
en
plein moyen-âge, pendant la visite de quelque
prélat féodal dans un village de son fief.
C'était
spectacle vraiment curieux que
indigène, précédée de son
héraut d'armes, trompette ayant peu le sentiment
de la musique, allant au devant du vénérable
évêque. La foule était prosternée sur son passage,
un
celui de la
milice
et les femmes élevaient leurs enfants
au-dessus
de leurs têtes pour appeler sur eux la bénédiction
sainte. On prononça de nombreux
discours,
après le Kava confectionné de la main même du
chef appelé à succéder à la reine Amélia.
Plus de cent paniers, remplis de
porcs rôtis et
d'ignames, furent offerts par la population de
Hihifo où se passait la cérémonie, à l'évêque,
aux missionnaires et à
l'équipage français qui se
trouvait là.
Le nombre des
coups de fusil tirés en cette
mémorable circonstance est incalculable...
Des chœurs de femmes chantaient des airs du
tandis que des hommes les accompagnaient
cadence, avec l'antique et primitif instrument
de musique des Wallis,
simple bambou ouvert à
l'une des extrémités, et dont ils frappaient forte¬
pays,
en
la terre. Le chef d'orchestre battait la me¬
sure, avec deux baguettes de bois de fer, sur des
lattes. C'était un charivari à réveiller les morts.
ment
Tout l'auditoire applaudissait avec frénésie en
criant les bravos du pays : « Marie ! Marie ! Maria
l'ivai...
»
EN
OCÉANIE
Cette scène se passait au bord de la
mer, sous
des arbres séculaires, et avait un caractère
bien
étrange.
La nature est belle
aux Wallis.
J'ai visité,
sites, l'ancien cratère de Mua qui
lac parfaitement circulaire. Des
mapés
entre autres
forme
un
magnifiques entourent ce bassin insondable et des
lianes énormes tombent de leurs branches
jusqu'à
la surface de l'eau, à
plus de trente mètres de
profondeur.
J'ai pu descendre jusqu'à la berge, en me
cramponnant aux arbustes qui poussent pêlemêle le long des pentes
abruptes. Ce paysage est
admirable.
Quelques détails pratiques pour terminer...
La terre
Wallis
est inaliénable
; les étran¬
gers ne peuvent en avoir que la jouissance pour
dix ans et moyennant un droit de 300
aux
pias¬
l'étendue de la concession est réglée à
et toujours à la satisfaction
des Eu¬
ropéens quand ils sont appuyés par la Mission.
Le droit de 100 piastres est
exigé des usufruitiers
de terrains appartenant à la reine
; les fermiers
des terrains faisant partie des
propriétés des
indigènes doivent payer, en outre, une rede¬
vance de 25 à
30 piastres aux propriétaires.
tres
;
l'amiable
Les colons trouveraient de
pour
s'établir
aux
Wallis ;
grandes facilités
mais il ne faut pas se
dissimuler que la culture des terres nécessiterait
certains soins spéciaux. Quand on se
promène à
Ouvéa, en suivant les sentiers qui longent la côte,
sous les voûtes de verdure
que forment les bran¬
ches entrelacées des
arbres, on se croirait dans
l'archipel
des
wallis
139
pays d'une fertilité merveilleuse ; les planta¬
tions ont d'ailleurs une apparence
qui tromperait
l'oeil de l'agronome le
plus
un
expérimenté. En
réalité, la réussite de ces cultures est le résultat
de patients efforts. Les Wallisiéns
laissent
reposer la terre pendant quelque temps, puis,
coupant au ras du sol les taillis
et
les
her¬
bages qui s'y sont développés, ils enflamment
tout : l'incendie
gagne
le
les arbres voisins, les
transformant en souches dont on utilise les raci¬
nes brûlées en
plantant au milieu des
qui poussent rapidement
ignames
et grimpent le long des
troncs dénudés devenus des tuteurs. Au bout
de
six mois, on fait la récolte, et les
plans de bana¬
niers succèdent aux ignames.
Après la cueillette
des bananes, on laisse encore la terre en friche
pour permettre à l'humus de se reconstituer sur
le fond de sable ou de corail, et ainsi de suite....
On pourrait avoir de belles
plantations de coton¬
niers aux Wallis, car le coton
qu'on y trouve
à l'état sauvage est de fort belle
qualité ; mais il
serait nécessaire, pour en tirer
profit, de l'égre¬
place ; le prix du fret de ce coton non
équivaut à peu près, en effet, à sa va¬
ner sur
ouvré
leur
intrinsèque.
140
EN
OÇÉANIE
VIII
LES ARCHIPELS SAMOA ET TONGA
1
Les Samoa.
Le Manua dans la baie de
Pago-P?igo (Tétuila).—
Invasion de Canaques. — Excursion à travers l'île
França. —
Pêche sans ligne ni filet. — Une soirée chez le chef Moïses. -—
Apia.
—
—
—
La Mission.
—
Dans les montagnes
l'archipel.
L'influence allemande
d'Upolu.
Le 29 juillet 1882, le
les différents postes
—
aux
Samoa.
Exploration rapide dè
Manua, chargé de visiter
occupés par les missionnai¬
res
français dans l'Océanie centrale, arrivait
devant l'île Tétuila, que précède, comme une
sentinelle avancée, la petite terre de Anuu.
La nature tropicale se
plaît à étaler aux
Samoa toutes ses splendeurs
; je fus enthousiasmé
à la vue de leurs
montagnes se dressant devant
moi couvertes d'une
végétation vierge, sous
les joyeux rayons du soleil levant. Il semble
que
l'homme ne puisse pas être malheureux sur cette
terre radieuse, et la
légende des Mahoris qui en
fait le berceau de la race
polynésienne, l'Eden
LES ARCHIPELS
de
SAMOA ET TONGA
141
demi-dieux et de leurs belles
compagnes,
revenait à la pensée dans toute la fraîcheur
de son expression naïve.
L'île de Tétuila est une forêt
qui embaume
l'Océan ; le parfum si doux du moussooi m'était
apporté par la brise jusqu'au milieu de la baie de
ses
me
Pago Pago, où mouilla le bâtiment.
Ce port naturel est un asile sûr et d'accès
facile ; aussi les navires de
guerre s'y arrêtent-ils
toujours, de préférence à Léone, la capitale, qui
trouve placée au centre de l'île et où sont éta¬
blis quelques négociants
européens.
Le hâvre de
Pago-Pago est peu fréquenté ; la
visite d'un croiseur français était un événement
pour cette région qui a conservé encore son ca¬
chet de sauvagerie primitive. A
peine le Manua
se
avait-il laissé tomber son ancre dans les eaux
calmes de cette baie où se reflètent
par grosses
masses les bois dont
les collines sont tapis¬
sées jusqu'à leur crête
extrême, que de trois
villages différents se détachaient une quantité de
pirogues aux formes élégantes, chargées de na¬
turels. Hommes et femmes, nus
jusqu'à la cein¬
ture, ramaient en mesure, réglant
ments sur le refrain d'une chanson
leurs
mouve¬
cadencée.
Les hommes étaient tatoués sur les cuisses
;
les femmes portaient sur les mains et la
poitrine
des dessins en relief obtenus
par suite de brû¬
lures. Je trouvai, pour ma part, ces
singuliers
ornements du plus mauvais
goût.
Le costume était le même
pour les deux sexes :
une ceinture d'herbe marine ou de
feuilles re¬
tombant en forme de jupe sur les
jambes. Une
EN
142
OCÉANIE
particularité m'a frappé tout d'abord quand les
habitants de Tétuila ont envahi le navire : les
Samoans se teignent les cheveux en blanc en les
imprégnant de chaux ; on les croirait poudrés à
préparation a surtout pour but de
rougir la chevelure léonine des guerriers, d'une
luxuriance extraordinaire ; ils sont très fiers de
cette manière de crinière longue et ébouriffée
qui leur donne une apparence terrible.
Les fleurs d'hibiscus rouge, les guirlandes de
gardénias qu'ils se mettent sur la tête et autour
du cou, produisent un joli effet.
Les jeunes filles se font remarquer par la régu¬
larité et la beauté de leurs formes ; La Pérouse et
Bougainville en ont parlé avec une admiration
sans bornes, il faut apporter un correctif à leurs
appréciations. Ces sauvagesses n'ont que la
beauté du diable. Chez elles les lignes arron¬
dies perdent trop vite leurs proportions gracieu¬
ses. Dès vingt ans, la Samoanne gagnerait à être
un peu moins décolletée.
frimas. Cette
Les allures des filles de Tétuila contrastent
absolument avec celles des vierges folles de
la
Nouvelle-Cythère ; elles affectent.une pruderie
britannique, naïves en leur nudité superbe,
comme
Eve avant la tentation.
Je les voyais monter à bord portant des cor¬
beilles remplies
ou des simples
de cocos, d'oranges, d'ananas
produits de leur industrie peu
variée, écrans en paille d'un minutieux travail,
peignes en bois ou en fines ramures de feuilles
de palmier, nattes de toutes dimensions... Cha¬
cune se choisissait un ami
parmi les officiers ou
LES
ARCHIPELS SAMOA ET TONGA
les hommes de
143
l'équipage
et le comblait de
faire prier tout ce qui
lui était offert en
échange, étoffes ou bibelots.
Si l'ami, le tdio, venait à descendre à
terre, il
était fidèlement
accompagné dans ses prome¬
présents, acceptant
sans se
nades.
Savali,
camarade, a garni d'une collection
étranges la chambre si étroite que
j'occupais sur le Manua ; son père, ses frères,
ses cousins, toute la
petite famille, ont mis au
pillage certaine planche de mon armoire où
ma
de casse-tête
je tenais
en
à des trocs
réserve un lot de vieux effets destinés
les marchands de curiosités du
avec
pays ; mais je n'ai pas eu à le regretter : toutes
les armes, les nattes, les curieuses
tapas que
j'ai rapportées des Samoa me viennent de leurs
générosités. Ces richesses, pour traduire l'expres¬
indigènes, n'avaient que l'inconvénient
d'encombrer outre mesure ma cabine, où l'air
respirable vint à manquer absolument après
quelque temps de séjour à Pago-Pago.
sion des
Dès le lendemain de
mon
arrivée, j'allai visi¬
ter, de l'autre côté de l'île, la baie Fronça, voi¬
sine de celle d'Aasu où furent massacrés le n
décembre 1787 le commandant de VAstrolabe, de
Langle, le naturaliste Lamanon et neuf marins
qui tous faisaient partie de l'expédition de La
Férouse.
Les matelots
français, venus à terre dans une
s'approvisionner d'eau douce, fu¬
rent victimes d'une irpprudence de leur chef
vénéré qui distribua des verroteries à
quelques
chaloupe
pour
EN
I44
OCÉANIE
guerriers influents du
savoir la
pays, excitant sans
autres.
le
jalousie de certains
L'anse
d'Aasu, où l'on
ne peut guère aller
bientôt dotée d'un mo¬
nument destiné à perpétuer la mémoire du
savant capitaine de l'Astrolabe et de ses compa¬
qu'en embarcation,
gnons
sera
*.
Cette excursion à Françame fournit l'occasion
de traverser Tétuila en franchissant la chaîne
centrale de l'île ; les Canaques ont tracé au
milieu de la forêt qui couvre plantureusement les
deux versants de la montagne un petit sentier
aux
capricieux méandres. Je le suivis, tout en re¬
un torrent
qui coulait sur un lit de
montant
roches
ses
brillantes, fraîchement encadré de
mous¬
de
graminées. Au-dessus de ma tête,
longues palmes des cocotiers, agitées par
et
les
le vent de la mer,
bruissaient comme ses vagues
quand elles s'étendent sur la plage ; des ar¬
bres de toutes espèces, dont les branchés
servaient de point d'attache à des lianes pen¬
dant jusqu'à terre, se tordaient, s'enchevêtraient
dans un désordre inexprimable. Pour la pre¬
mière fois j'ai vu, au milieu de la vallée, des
fougères arborescentes très vigoureuses ; on
ne les rencontre d'ordinaire que sur les hauteurs,
dans la région des bananiers sauvages ou féhis.
*
L'inauguration de ce monument, qui affecte la forme d'un
parallélipipède en corail blanc, a eu lieu le 16 juillet 1884, en
présence de l'évêque de l'Océanie centrale, de l'état-major du
Kerguclen et de toute la population de Tétuila. Les noms des vic¬
times sont gravés sur une plaque en bronze.
.
LES
ARCHIPELS
SAMOA ET TONGA
145
Du côté de
França, à l'opposé de Pago-Pago, le
sentier est plus raviné et
plus rapide ; je le des¬
cendis au pas de course, effleurant les
plan¬
tations de taros qui couvraient toute
la pente
de la montagne.
J'arrivai impromptu, dans la
village ; là se tenaient
assis, les jambes croisées, quatre vieillards et
une belle
jeune fille qui me salua du bonjour de
rigueur, « Kalofa ! » tout en m'examinant curieu¬
case
commune, au centre du
sement. Le chef Kalo, l'un des
vénérables dont
je troublai la conversation, était prévenu de l'ar¬
rivée du Manuel au
mouillage de Pago-Pago
et
me fit bon accueil en
m'invitant immédia¬
tement à aller me
reposer dans sa demeure.
Pour reconnaître tant d'amitié
j'offris à ce digni¬
taire un paquet da tabac
français 5 depuis ce
moment nous fûmes les meilleurs
amis du
monde.
Kalo me fit les honneurs d'une
partie de pêche
fort attrayante. Aux cris
rauques de trois vieilles
mégères, la population entière se rassembla au
bord de la mer. Deux cents
personnes environ,
hommes et femmes
mélangés, se débarrassèrent
du costume assez
léger qui pouvait entraver leurs
mouvements et se mirent à
l'eau, traînant à la
remorque une branche de cocotier. Arrivés à une
certaine distance du rivage, tous les
nageurs
firent volte-face, se
rapprochèrent les uns des
autres en ligne serrée et formèrent le
demicercle,
en tenant
perpendiculairement
les palmes dont l'ensemble constituaitimmergées
ainsi une
manière de seine.
A
un
signal donné
par
le chef, qui était resté
IO.
EN
146
OCÉANIE
près de moi sur la côte, ce filet humain se rap¬
procha peu à peu de terre dans un ordre parfait,
pourchassant une bande de poissons qui sautil¬
laient follement et fuyaient efïare's devant l'en¬
nemi. Cerne's par la muraille vivante, pris dans
les ramures de cocotier, les plus petits vinrent
s'échouer sur la plage, où les femmes en rem¬
plirent des paniers ; les gros cherchèrent à
rompre la ligne qui leur interceptait le passage,
mais furent bientôt assommés à coups de bâton.
On apporta dans la case de Kalo la part reve¬
nant de droit au chef du village, et une femme
fit immédiatement cuire
sur
la braise du
menu
assaisonne¬
de maïoré bouilli, des bana¬
fretin, qu'elle m'offrit
sans
aucun
ment ; un morceau
nes et de l'eau de coco bien
fraîche complétèrent
déjeuner. Puis vinrent s'asseoir en rond,
autour de moi et de mon hôte, les anciens de la
tribu conviés à prendre part au kava tradition¬
nel, en l'honneur du noble étranger, qui s'en
serait volontiers passé. Je dus m'enfuir, pour
n'être pas obligé d'avaler certain breuvage dont
la recette seule ferait horreur aux gens les moins
ce
dégoûtés.
Une surprise m'attendait à mon retour à
Pago-Pago. Par un beau clair de lune, comme la
brise commençait à faire sentir sa bienfaisante
influence dans la baie où le Manuel semblait
endormi au milieu d'un calme profond, alors
que tout
chaude
coup
le monde à bord savourait silencieu¬
les
délices du crépuscule après une
journée, de joyeux refrains vinrent tout à
rompre le charme de cet assoupissement
sement
LES
ARCHIPELS
SAMOA EX TONGA
147
général : c'était l'équipage d'une lourde embar¬
cation qui
s'encourageait à la nage en allant
chercher les officiers conviés à un festival
par le
chef Mdises.
Ces bateaux ont de telles
proportions que
cinquante personnes peuvent y tenir à l'aise;
on
comprend,
en
les considérant, l'étonnement
des premiers explorateurs
européens qui donnè¬
rent aux îles Samoa le nom
d'Archipel des Navi¬
gateurs.
La
pirogue,
montée par
d'une force athlétique,
vingt-quatre
rameurs
me conduisit au rivage
où la foule attendait l'arrivée des
Français.
Le chef m'introduisit sous un
leurs derniers
danseuses faisaient
hangar où les
préparatifs de
toilette. Trempant leurs mains dans
une
cale¬
basse remplie d'huile de coco parfumée au
moussooi, ces femmes se couvraient les épaules,
la poitrine et les cuisses du
liquide onctueux.
Une ceinture en feuilles
également huilées
garnissait simplement leur taille ; autour de leur
cou
se
déroulait
ronds, alternant
un
collier de
piments longs
ou
imitant le corail ;
une défense de cochon
sauvage, singulier joyau,
pendait sur leurs seins, une couronne de fleurs
variées ceignait enfin leur front en relevant une
entre
eux
et
chevelure longue, épaisse, d'un noir de jais, qui
flottait librement sur le dos.
Les danseurs se groupèrent derrière leurs
comparses, assises sur une même ligne, et se
livrèrent à une sorte de pantomime, à
laquelle
succédèrent des mouvements de bras exécu¬
avec un ensemble
parfait. Les mains, dans ce
tés
148
EN
OCÉANIE
de gestes, ont une délicatesse
pro¬
tantôt c'étaient les passes de la som¬
nambule qui endort un sujet, tantôt des
gammes
concours
digieuse
:
vertigineuses
sur
le sol
comme
sur
le clavier
d'un
piano. Pendant que la main et les bras
agissaient, le haut du corps seul se balançait, les
jambes restant croisées à la manière turque.
Puis vinrent les danses debout. Ces exercices
chorégraphiques, suivant la figure
sent
de rendre les
que se propo¬
danseuses, sont aussi gracieux
pour célébrer la paix et l'amour que terrifiants
quand il s'agit d'exprimer des idées de guerre ou
de
mort.
J'ai vu chez le premier chef de Pago-Pago
cinq femmes jeunes et jolies exécuter la danse
du supplice. C'était à faire dresser les cheveux sur
la tête, tant les contorsions de leur
corps étaient
horribles, tant elles arrivaient à contracter les
muscles de leur visage dans des grimaces de
damnées. Ces physionomies, si souriantes et si
douces au repos, me rappelaient alors les funè¬
bres fantaisies de Goya,
l'halluciné, le peintre de
la mort hideuse.
Rien ne nous retenait à Pago-Pago
; le mis¬
sionnaire français, M. Vidal, pour
lequel nous
avions des lettres de Tahiti, était alors absent.
L'évêque de l'Océanie centrale venait de con¬
à Apia (île Upolu) tous les Maristes qui
se
partagent les stations catholiques de l'archi¬
pel ; nous nous dirigeâmes sur ce point.
voquer
Il est nécessaire
que la marine entretienne
des relations suivies avec les missionnaires fran¬
çais, seuls compatriotes
que nous ayons
dans
LES ARCHIPELS
ces
SAMOA ET TONGA
149
parages. Au moment où je suis passé aux
et les
Samoa, les Américains, les Allemands
Anglais se disputaient sournoisement la
sion de l'archipel.
Les Américains avaient un
posses¬
dépôt de charbon à
leurs prétentions sur les Samoa
paraissaient pas très sérieuses ; ils se réservaient
déjà les Sandwich, dont la proximité relative les
Pago-Pago, mais
ne
attire et où ils se
posent absolument
Les Allemands avaient obtenu
du
samoan
une
concession à
en
maîtres.
gouvernement
Saluafata,
loin
de
; ils se trouvaient ainsi propriétaires d'un
port assez sûr où étaient accumulés tous
les élé¬
ments de ravitaillement
pour leurs navires, en
cas de
guerre avec une nation européenne...
Les bâtiments de la Société
commerciale de
non
d'Apia, dans l'île Upolu, la plus considérable
toutes
Hambourg formaient une flotte qui exploitait,
cette
dès
époque, tous les produits agricoles de l'ar¬
chipel. Sur cinq mille acres de terres cultivées
alors aux Samoa, quatre mille
cinq cents apparte¬
naient aux immigrants allemands
; sur deux mille
travailleurs engagés aux Salomon, en Nouvelle-Zé¬
lande et aux Gilbert
pour le défrichement des
terres de l'archipel, dix-huit cents
étaient au ser¬
vice de ces planteurs
qui, tout en usant de pro¬
cédés peu avouables, arrivaient à
accaparer les
ressources du pays.
A Apia, les consuls
résidents
d'Allemagne,
d'Angleterre et des Etats-Unis s'étaient
constitués
avec
trois
assesseurs en une sorte
de
municipa¬
lité qui veillait aux intérêts des
Européens et
tenait en respect le gouvernement du
pays, dont
EN
150
OCÉANIE
le siège est à Malinuu, sur la pointe occidentale
de la baie d'Apia.
On sait comment les Allemands ont définiti¬
triomphé aux Samoa, grâce aux rivalités
des Tupua et des Maliétoa, grâce à la politique
la plus astucieuse.
Les couleurs allemandes flottent maintenant
vement
à
Apia,
comme
dans la partie nord de la Nou¬
velle-Guinée, comme sur les îles Bougainville,
Isabelle, Choiseul, découvertes par des Français,
et commandant par leur situation les NouvellesHébrides et la Nouvelle-Calédonie.
M. de Bismarck a réalisé son rêve d'expansion
coloniale en Océanie, en protégeant la formation
de cette Compagnie de la Nouvelle-Guinée qui a
pour objectif d'organiser en un véritable Etat, à
ses propres frais, les pays du Pacifique soumis à
l'influence allemande.
Les nouveaux territoires de cette compagnie
sont plus considérables que nos possessions
océaniennes, au point de vue de la population.
La terre de l'empereur Guillaume compte
110,000 habitants, et l'archipel Bismarck plus de
180,000 !
Que deviendraient tous les colons Germains si
la guerre venait à éclater entre l'Allemagne et la
France ? La marine de guerre allemande pour¬
rait-elle lutter avec la nôtre pour défendre ces
territoires lointains ? — Assurément non et c'est
des raisons de croire au peu d'en¬
majorité des Teutons, quand le
parti de la guerre cherche à lancer l'Empire dans
pour nous une
thousiasme de la
e s
aventures
d'une campagne
nouvelle...
LES
ARCHIPELS SAMOA ET
TONGA
151
La population des Samoa se compose de plus
de trente-cinq mille âmes, ainsi réparties : cinq
mille habitants à Tétuila et Manu ; seize mille à
Upolu ; onze mille à Savaï; deux cent cinquante
à Apoline ; mille à Manono, petite île dont les
guerriers sont d'une bravoure devenue prover¬
biale dans l'archipel ; enfin deux mille à Manua.
L'île Rose est inhabitée. Six mille Samoans sont
convertis à la foi catholique, les autres sont wes-
leyens, sauf deux cents Mormons établis à Tétuila.
Le port d'Apia est le centre commercial de
l'archipel des Navigateurs. Figurez-vous une
petite ville cosmopolite, dont les éléments hété¬
rogènes forment un ensemble aussi varié que
possible, contraste de civilisation et de barbarie,
intéressant à étudier ; à côté des boutiques des
marchands européens s'élèvent les huttes de
l'ancien village canaque, que leurs propriétaires
n'ont pas voulu abandonner.
Le panorama que l'on découvre de la rade
d'Apia est absolument différent de celui de PagoPago ; le regard, accoutumé à rencontrer en
Océanie des montagnes coupées par de profondes
arrêté le
navire, s'étonne des larges perspectives de l'île
Upolu, couverte de. plaines fertiles qu'une éminence unique, le Mont de la Mission, sépare en
parties à peu près égales. Les chaînes élevées du
vallées et entourant la baie où s'est
centre
de l'île
s'estompent
en masses
bleuâtres à
l'horizon, au dernier plan du tableau, tandis qu'au
premier, sur le rivage, les maisonnettes de la co¬
lonie se détachent nettement sous le .soleil.
Les Maristes français ont à Apia un établisse-
!52
ment
pour
foule
EN
OCÉANIE
prospère. Autour de l'e'glise, trop petite
contenir les catholiques qui assistent en
aux cérémonies
religieuses, et sur la colline,
s'élèvent la maison des missionnaires et les écoles
des garçons et des filles. Le fondateur de
la
mission d'Upolu, vénérable vieillard
qui depuis
1847 s'est dévoué en cette île à la cause de la
civilisation et n'a pas peu contribué à
y faire res¬
pecter et aimer la France, a bien voulu me servir
de cicérone pendant ma visite aux écoles. Sur
sa
demande, j'ai interrogé au hasard plusieurs élèves
des deux sexes, et j'avoue
qu'ils m'ont surpris
par la netteté et l'exactitude de leurs
réponses,
en
géographie et en arithmétique surtout.
J'ai profité de mon séjour à Apia pour faire de
longues excursions dans l'intérieur de l'île. Entre
le rivage et la zone
montagneuse je suivais un
chemin qui se déroulait entre des haies
d'oran¬
gers à travers les vastes plantations de la Société
commerciale allemande, dont les
principales
productions consistent en coprah, café et coton.
Des sentiers
sensiblement
en
pente douce
me
jusqu'aux crêtes de
conduisaient in¬
la chaîne prin¬
cipale ; les flancs de la montagne, dans ce
merveilleux pays, disparaissent
complètement
sous des forêts
épaisses animées
par les chants
jolis oiseaux : perroquets de toute espèce,
cardinaux, merles, tourterelles vertes et grises,
s'envolaient effarouchés à mon
approche. Parfois
les murailles de verdure
qui s'élevaient de chaque
de
côté du chemin s'entrouvraient
brusquement,
et
de mètres
au-dessous de moi, de splendides vallées au
fond
j'apercevais alors, à plusieurs centaines
LES
ARCHIPELS
SAMOA
ET
TONGA
153
desquelles bouillonnaient cascades et torrents. Je
revenais habituellement de ces promenades en
descendant le cours d'une petite rivière qui va se
jeter à l'est du mouillage d'Apia ; ses ondes ra¬
fraîchissantes
me
remettaient
bien
vite
des
fatigues de la marche.
Si je faisais à pied ces explorations, ce n'est
pas que les chevaux manquassent à Upolu ; ces
animaux, importés de Nouvelle-Zélande, y sont
contraire fort nombreux.
Nous sommes partis d'Apia emmenant comme
passagers l'évêque de l'Océanie centrale, Msr Lamaze, et un de ses collaborateurs, M. Delahaye,
dont la haute taille et les allures martiales faisaient
l'admiration de l'équipage.
Msr Lamaze, évêque in partibus d'Olympe,
au
prélat aimable qui a su conquérir toutes
sympathies de l'état-major par le charme de
conversation et sa parfaite franchise.
est un
les
sa
Nous
avions
l'hospitalité
Françaises,
qui allaient
aux
aussi, momentanément, offert
religieuses d'Apia, dont deux
Irlandaise et quatre Samoannes,
passer un mois de vacances à Savaï.
une
Malgré le beau temps, la supérieure, étendue sur
le pont, à l'abri d'une tente improvisée, dutpasser
par toutes les phases du mal de mer. — Ses deux
subordonnées européennes, ex-femmes du monde,
dont l'abnégation au milieu des peuplades sauva¬
ges de Samoa est vraiment admirable, furent plus
heureuses dans leur navigation et nous contèrent
de curieuses anecdotes sur le pays, pendant que
les diverses îles de l'archipel passaient devant
nos
yeux.
Ce furent d'abord Manono et Apolina,
EN
154
OCÉANIE
situées dans le canal qui sépare Upolu de Savaï,.
puis enfin cette dernière, dont le Manua se rap¬
procha assez pour que nous puissions distinguer
avec nos jumelles tous les détails des côtes.
Les vallées et les plaines de la grande île de
Savaï, légèrement inclinées vers la mer, sont
d'une luxuriance splendide. L'ensemble forme
une forêt
vierge entourant un énorme amas de
roches, montagne creusée de cratères insondables,
couverte de chutes d'eau dont les filets argentés
scintillent sur le granit.
Du milieu des bois de palmiers et d'arbres à
pain surgissaient à nos yeux des villages abrités
'des mauvais vents par des murailles naturelles
tapissées de fougères, pendant que la mer brisait
avec furie sur les falaises, élevant ses lames à
une hauteur
prodigieuse. Cette côte sapée par
l'Océan, fendillée par les éruptions volcaniques,
présente des excavations d'où les flots s'élancent
en gerbe avec le bruit d'un
coup de canon. Ce
sont
des
trompettes de marée de première force,
pour employer le terme nautique.
Deux Maristes français sont établis à Savaï :
l'un réside à Alatèle, l'autre, qui nous avait de¬
mandé passage, M. Delahaye, à Salélavalu.
Le Manua stoppa devant la baie de Matautu,
où descendirent, avec le missionnaire, les six
religieuses d'Apia, dont la supérieure, plus morte
vivement de ne pouvoir
que vive. Je regrettai
m'arrêter à: Savaï.
LES
ARCHIPELS SAMOA ET TONGA
155
II
Vavao
et
Tonga-Tabou.
—
Accident de machine.
—
Le mouillage
Tongiens et Tongiennes. —Histoire de Màlohi.
Maofaga. — La mission catholique. — Le roi Georges et
William Baker. — Nukualofa. — Dans le domaine des TuîTonga. — Toujours des ballets. — La main de l'évêque... —
Curieux monuments. — Le sosie de Gambetta.
de Nu-Ofa.
—
—
Après avoir visité les îles Wallis, le Manua se
rendit aux Tonga. Un des condensateurs de la
machine ayant éclaté, en rade d'Ouvéa, il fallut
marcher à la voile avec vent debout et louvoyer
pendant six longues journées avant d'arriver à
Vavao. M®r Lamaze était contrarié des rigueurs
du ciel. « Vilaine brise !... disait-il en souriant ;
messieurs les officiers vont croire que je leur
porte
malechance. Un curé à bord ! Quel gui-
gnon ! »
Nous aperçûmes avec un
certain plaisir les
premières terres du royaume de Georges Ier, le
souverain des Tongiens ; après Boscawen, qui
rappelle par sa forme le bicorne de nos gendar¬
mes, et Keppel, îles peuplées et riches en coprah,
les rochers déserts d'Amargura et de Toko nous
apparurent successivement ; puis vint
des Vavao, groupe septentrional de
le dédale
l'archipel
Tonga, qui se distingue des deux autres (Hapaï
et Tonga-Tabou) par sa nature volcanique. Les
îles Hafulu-Hu ou Vavao atteignent généralement
deux cents mètres d'élévation, tandis que leurs
voisines sont très basses sur l'eau.
Il est nécessaire, pour parvenir au
mouillage
156
EN
OCÉANIE
de Nu-Ofa, capitale des
milieu d'une vingtaine
Vavao, de s'engager au
d'îlots, dans des passes
qui m'ont rappelé les canaux latéraux de Patagonie. Si l'on pouvait faire abstraction des co¬
cotiers, qui semblent dépaysés dans ces parages,
l'illusion serait complète... le ciel est gris, le vent
froid, les vêtements de drap deviennent indis¬
pensables.
L'aspect de Vavao n'est cependant pas toujours
aussi triste ; le soleil y brille parfois de tout son
éclat, mais les pluies rafraîchissent alors la terre
pendant la nuit. L'eau de pluie est la seule que
puissent boire les habitants ; ils la conservent
dans des citernes. On chercherait en vain à Vavao
lac.
De chaque côté du canal qui nous conduisit à
Nu-Ofa étaient échelonnés des villages canaques ;
un ruisseau ou un
çà et là des habitations européennes, surmontées
du pavillon
leur aspect
anglais
ou
confortable
allemand, tranchaient
sur
l'ensemble des
par
cases
tongiennes.
Le mouillage de Nu-Ofa est magnifique ; le
bourg paraît important, vu du bord ; la maison
du roi Georges, qui vient souvent à Vavao, et
quatre petits warfs destinés au chargement et au
déchargement des bateaux ont un air de civili¬
sation en opposition frappante avec les construc¬
tions des autres parties de l'île.
La mission française, où je fus reçu
par un
Mariste breton, est un établissement actuellement
peu prospère ; le terrible cyclone qui ravagea l'île
au mois de mars 1882 l'a ruinée. La
petite église,
jolie construction tongienne,
a
été renversée
;
le
LES
ARCHIPELS
SAMOA ET
TONGA
157
toit s'est
complètement effondré, et beaucoup de
d'indigènes ont eu le même sort aux alen¬
tours. Des arbres au tronc gigantesque mais creusé
par la foudre gisent encore, déracinés, sur le
cases
sol.
Je me suis promené pendant trois jours dans
les campagnes de Nu-Ofa; des routes nombreu¬
ses, faciles à faire, d'ailleurs, dans un pays géné¬
ralement peu accidenté, les sillonnent en tous
sens, desservant des hameaux très rapprochés
les uns des autres.
Les habitations du pays sont remarquables par
leur propreté ; leurs murs, simples cloisons de
joncs dont les torchis se croisent symétriquement
en biais, et surtout la
charpente de leur toiture,
ont de tout temps fait l'admiration des
voya¬
geurs. Ce toit est de forme ovale, comme la
case elle-même, ou tout au moins arrondi
à
chaque extrémité du parrallélogramme ; deux
troncs d'arbres supportés par quatre piliers en
bois dur
constituent la base à l'intérieur. La
même de la maisonnette se compose
en
couverture
d'un réseau en petites lattes de cocotier, réunies
entre elles par des amarrages
élégants et d'une
solidité à toute épreuve. Pas un clou dans toute
cette construction ! on s'explique aisément com¬
ment elle peut résister aux secousses des trem¬
blements de terre ; l'élasticité même de ses
jointures lui permet de suivre les mouvements
d'oscillation sans se rompre. Un jardinet rempli
de fleurs entoure chaque case, dont les diverses
dépendances sont comprises dans une enceinte
formée par une haie d'orangers très dense.
EN
OGÉANIE
A Vavao, où il fait froid, les
billent presque tous à la manière,
Tonga-Tabou,
core un
au
hommes s'ha¬
européenne ; à
contraire, le pantalon est
vêtement peu à la
ordinairement un simple pagne ou
ceinture de feuillage. Les hommes
pourraient fournir à
nos
en¬
mode, auquel supplée
même
une
des Tonga
statuaires des modèles
superbes : leur port est imposant. D'un courage
et d'une force exceptionnels, ils aiment la guerre
au loin leurs conquêtes.
Tongiennes sont généralement belles et
gracieuses en même temps ; elles ont les épaules
bien faites, la poitrine d'une remarquable pureté
de lignes, les traits du visage aussi variés que
ceux des Européennes. Les femmes de la caste
noble, qui travaillent peu et ne sont pas exposées
aux brûlants rayons du soleil comme celles qui
s'occupent de culture, m'ont paru presque blan¬
ches ; j'en ai vu plusieurs se servant très adroi¬
et ont
étendu
Les
tement
de la machine à
coudre,
en
manière de
passe-temps.
Très coquettes, les filles de Vavao et de TongaTabou cachent une partie de leur poitrine sous
un caraco
court
et pour cause...
qui laisse les bras à découvert,
car
ils sont de forme irrépro¬
chable. La
jupe qui recouvre le reste du corps
jusqu'aux genoux, sauf à la maison, où le laisseraller le plus complet est autorisé, consiste habi¬
tuellement en une ceinture d'étoffe du pays re¬
couverte de brindilles en écorce desséchée ou
même en papier frisé, diversement colorées. Les
toilettes de danse ressemblent par leur étrangeté
à celles des bohémiennes ; je n'entrerai pas dans
LES
ARCHIPELS
SAMOA
ET
TONGA
159
le détail sur ce point, chaque costume dépend
absolument des fantaisie du moment. Dans ces
îles le soin de la chevelure fait l'objet des préoc¬
cupations journalières des deux sexes ; les fem¬
portent leurs cheveux relevés sur le front
mes
et fixés en touffe au sommet de la tête au moyen
d'un peigne en fibres de cocotier ; des petites
nattes extrêmement fines et multiples retombent
sur les seins, de chaque côté du cou. Un jour
d'averses, j'ai rencontré à quelque distance du
village un groupe de jeunes femmes que la pluie
avait surprises aux champs; plutôt que de laisser
mouiller leurs nattes, elles avaient recouru au parti
extrême de relever leurs jupes, de façon à s'en
envelopper la tête
comme dans un capuchon.
Les missionnaires m'ont appris qu'aux Tonga
la
jeune fille était absolument libre jusqu'à son
mariage ; après la célébration de l'hymen, la plus
grande réserve lui seraitaucontraireimposée. L'a¬
dultère est puni par la loi, des châtiments les plus
autrefois c'était de la mort. Comme
tempérament à ces mœurs trop sévères pour des
Polynésiennes, paraît-il, le divorce est fréquem¬
graves ;
ment
accordé.
L'évêque de l'Océanie centrale n'a jamais
vu
d'union vraiment bien assortie et heureuse entre
Européen et Tongienne; la femme ne peut jamais
se plier aux usages du blanc et surtout à sa
cuisine.
Quoique déjà à demi civilisés, les naturels des
îles Tonga ressentent toujours un irrésistible be¬
soin de jouissances bestiales ; il leur faut des
kavas et des sivas, repas, danses et chants, à
i6o
EN
OCÉANIE
propos du moindre événement qui accidente la
vie de la famille. La naissance d'un enfant, sa
circoncision, les cérémonies du tatouage, les
fiançailles ou les funérailles d'un proche sont
autant de prétextes à de monstrueuses ripailles
dont l'importance se mesure au nombre et à la
grosseur des cochons tués et dévorés. Les mis¬
sionnaires s'efforcent de faire interdire ces mas¬
sacres de porcs, qui, si l'on n'y prenait garde,
auraient infailliblement pour résultat l'anéantis¬
sement d'une race comestible précieuse pour
l'alimentation des indigènes. Les Océaniens
vivent au jour le jour, sans s'inquiéter du lende¬
main, et cette
riorité de leur
insouciance enfantine fait l'infé¬
race
;
la nature les a trop favorisés.
Avant de m'éloigner de Vavao j'ai eu le plaisir
de recueillir une assez jolie légende relative à de
merveilleuses grottes de corail creusées par
l'Océan dans les flancs de cette île. En voici la
traduction :
« Il
y a bien
corail où l'on
longtemps, à côté de la cave de
pénètre en pirogue, un jeune
guerrier trouva par hasard l'antique demeure du
Dieu de nos côtes. C'est un antre fantastique,
dont les plongeurs peuvent seuls découvrir l'ou¬
verture dans les profondeurs de la mer. La voûte
de ce souterrain, toute resplendissante de bril¬
lantes stalactites, est soutenue par des piliers
naturels ; la lumière qui l'égayé vient d'en haut,
par un trou
«
de la falaise.
Malohi chassait la tortue
quand il vit
pour
avec ses
camarades,
la première fois ce mystérieux
LES ARCHIPELS SAMOA ET
TONGA
l6t
réduit ; la tortue y entra, il la suivit en
plongeant,
et fut confondu d'admiration.
« Malohi
garda le secret sur sa découverte,
car il
pensait à l'abri qu'il pourrait avoir au fond
des eaux si jamais il était vaincu et
poursuivi par
ses ennemis.
«
Malohi devint plus tard follement amoureux
de la fille du roi de Vavao,
qui refusa de la lui
donner pour compagne. Les amants s'enfuirent
ensemble dans le palais des dieux et
y vécurent
plusieurs mois, dormant sur un lit de goémons,
se nourrissant de
poisson ; la jeune fille passait
pour morte, mais l'imprudent guerrier allait
chaque jour au village pour ne revenir qu'à la
nuit.
«
Pauvre Malohi ! Ses camarades
remarquè¬
chevelure humide (grand ridicule aux
rent sa
Tonga) et l'épièrent. On dépista bientôt le cou¬
ple.... La belle fut ramenée de force à son père,
qui se montra inexorable : le ravisseur mourut
sacrifié
aux
divinités vengeresses.
»
Le
Manua ne fit point escale dans
l'archipel
Hapaï, qu'il traversa avant d'arriver devant la
ligne de brisants qui entoure les îles Tonga pro¬
prement dites. Parmi les Hapaï je
remarquai
deux volcans en activité.
L'île Tonga-Tabou est si uniformément
qu'on
plate
peut l'apercevoir à plus de deux ou
trois milles au large, suivant le
temps : le point
culminant de cette terre ne dépasse pas
vingtcinq mètres au-dessus du niveau de la mer.
Nous avons jeté l'ancre devant
ne
Maofaga, où
EN
IÔ2
OCÉANIE
catholique, résidence de
L'évêque de l'Océanie centrale
située la mission
est
Mgr Lamaze.
choisit l'endroit où il veut habiter de préférence,
mais il n'en est pas moins continuellement en
divers établissements
voyage pour inspecter les
de son vicariat apostolique.
La mission
de Maofaga
comprend : une mai¬
où demeurent l'évêque, le supérieur M.
Ollier et M. O'Doyeur, d'origine irlandaise,
une école de garçons, plusieurs magasins d'ap¬
son
provisionnements, la maison des Sœurs et l'é¬
glise. Cinq religieuses européennes et une indi¬
gène de Futunah (île Horne), dirigent une école
de filles tongiennes et une école de demi-blanches.
Ces deux dernières institutions sont tout à fait
à leurs débuts, mais la patience des éducatrices
est inépuisable. Les enfants tongiens, remarqua¬
intelligents pour la plupart, paraissent
reconnaissants de leurs bons soins.
Les Sœurs d'Océanie sont obligées d'user d'ex¬
blement
élèves ; la supérieure,
qui connaît un peu la médecine, a imaginé de
se faire payer en nature ses consultations et les
médicaments qu'elle distribue ; tout est rigousement tarifé
une purgation vaut trois igna¬
pédients pour nourrir leurs
mes.
parvint un jour à attraper la
femme en lui faisant accepter des igna¬
qui étaient pourris à l'intérieur. « J'ai appris
Un
malade
pauvre
mes
ce temps-là à connaître les ignames, me
disait-elle en souriant, et maintenant, avant de
tâter le pouls, je tâte l'igname ; j'enfonce au
besoin mon pouce dedans I »
depuis
LES
ARCHIPELS SAMOA ET
TONGA
163
Les premiers négociants anglais qui ont émi¬
gré dans l'Océanie centrale s'érigeaient tous en
évangélisateurs. On s'explique ainsi la supériorité
numérique des protestants sur les catholiques
dans cette partie du Pacifique.
Ces pasteurs improvisés ne se sont pas établis
sans difficultés dans
l'archipel Tonga. Les indi¬
gènes tenaient beaucoup à leur religion païenne
et
se
une
montraient très fiers de leur
mythologie,
des plus compliquées de l'Océanie. Us
avaient, outre les bons
et les mauvais
esprits
(Atouas, Psôs), au nombre de plus de quatre
cents, un Dieu supérieur, le Dieu des rois, dont le
Tuî-Tonga, souverain spirituel, sorte de mikado,
était le
représentant sur la terre. Puis venaient :
Toubo-Taï, Dieu des voyageurs ; Alo-Alo, qui
présidait aux éléments ; Kala-Foutanga, la gra¬
cieuse déesse des mers ; Maoui, qui portait
Tonga-Tabou sur ses épaules et la secouait de
temps en temps quand le fardeau lui pesait trop ;
Higouléo, souverain d'un Eden ressemblant fort
au paradis de Mahomet, etc., etc.
Les prêtres de cette légion de dieux ont
opposé la plus vive résistance à l'invasion du
protestantisme dans leur pays ; après plusieurs
massacres de pasteurs wesleyens,
tous venus
d'Angleterre, une mission s'établit pourtant avec
succès à Tonga en 1827, et en 1850 le roi Tongi
renonçait lui-même aux superstitions païennes.
Nous verrons que le Tuî-Tonga, dont la haute
influence s'exerçait sur les esprits dans le do¬
maine religieux, ne se convertit que beaucoup
plus tard, mais à la foi catholique.
164
EN
La
OCÉANIE
charge du Tuî-Tonga était ordinairement
héréditaire, et
sa famille tenait le premier rang
dans la noblesse de l'île sacrée (Tonga-Tabou),
où la distinction des classes était vraiment très
marquée. On n'approchait le souverain spirituel
qu'en rampant.
Le dernier des Tuî-Tonga a laissé deux fils,
qui sont dans la misère ; leurs compatriotes ne
les vénèrent pas moins comme les premiers chefs
du pays, et dans les solennités publiques la coupe
de kava est présentée à ces nobles déclassés im¬
médiatement après le roi Georges lui-même.
Georges ier est un despote qui n'a rien du
roi d'Yvetot, malgré le peu d'étendue de ses
domaines.
rares,
une
En
Océanie les
rois
ne
sont
pas
mais parmi eux celui de Tonga-Tabou a
originalité qui le distingue à son avantage de
il a souvent étonné les
nombreux coùsins ;
ses
Européens par la justesse de ses vues militaires
et s'appuie, quant à la politique
générale, sur son
premier ministre, l'adroit William Baker, qui
mène à la baguette les ministres indigènes, une
chambre des nobles et
Ce Baker est
de
une
assemblée
Anglais de
race,
législative.
mais Allemand
cœur.
Envoyé
aux
Tonga
par
la Conférence des
missionnaires protestants de Sydney pour y porter
le flambeau de la vérité (et fonder en même temps
maison de commerce), le révérend Baker
oublia les engagements qu'il avait pris et garda
la totalité des bénéfices de la nouvelle
exploita¬
tion. La Société de Sydney, qui lui avait prêté
des capitaux, déposa cet agent infidèle et le
une
LES ARCHIPELS
SAMOA
ET
TONGA
165
remplaça. Baker, pour se venger du procédé
qu'il qualifiait As. peu délicat, passa dans le camp
allemand aux Tonga et devint le
représentant de
la Compagnie
Godefroy de Hambourg.
L'influence des commerçants ou colons euro¬
péens établis à Tonga-Tabou commence à de¬
venir inquiétante pour le roi
Georges et l'indé¬
pendance de ses compatriotes. Ces étrangers ne
craignent pas de braver le climat des îles basses
qui renferment des marais aux effluves malsains ;
la valeur des importations à
Tonga atteint déjà
quarante mille livres sterling ; les produits expor¬
tés consistent en café,
maïs, coton, fungus et
coprah. Les chargements de coprah varient
an
entre 3,000
dans
par
et 4,500 tonnes. Le cabotage
est fait par des goélettes bat¬
l'archipel
pavillon allemand ou tongien
des pirogues doubles est passé.
tant
;
le temps
Nukualofa, où habite le roi Georges, est la
capitale officielle de ses Etats ; j'y ai remarqué
de nombreuses maisons
européennes, entre au¬
celle des missionnaires
protestants, d'un
confortable tout britannique. Mais ne nous arrê¬
tres
tons
pas
dans
ce
centre à
transportons-nous à Mua,
domaine des
au
demi civilisé, et
milieu de l'ancien
Tuî-Tonga.
Mgr Lamaze désirait beaucoup faire les hon¬
neurs de cette station de
Mua, la plus importante
de sa mission, à l'état-major du Manua. Tous les
officiers du bâtiment français répondirent à
son
appel.
Au petit jour, le 27 août, les deux baleinières
partaient du bord, chargées de passagers. Après
i66
EN
OCÉANIE
zigzags entre les bancs de coraux,
longeâmes l'île Panghaï-Modou, que l'ami¬
ral Jurien de la Gravière a poétisée dans son
idylle avec la chaste Yéa, pour arriver enfin au
fond de la grande baie de Mua, séparée du
mouillage où s'était arrêté le Manua par une
de nombreux
nous
chaîne d'îlots couverts de cocotiers.
Trois missionnaires français résident à Mua.
Le supérieur, M. Chevron, qui a converti au
catholicisme le dernier Tuî-Tonga, est âgé de
plus de soixante-quinze ans ; son affabilité est
extrême, son intelligence n'a rien perdu en
vivacité, malgré le grand âge qui encadre son
front de cheveux blancs. Le souvenir de sa ré¬
ception
ses
ne
s'effacera jamais de la mémoire de
hôtes.
Les quatre
cents habitants du
village de Mua
maintenant tous catholiques ; les wesleyens
ont dû former une bourgade à part, en dehors
des fortifications de l'antique résidence des Tuîsont
Tonga.
Malgré la fierté des hommes, qui est exces¬
sive, et la grande liberté d'allures des femmes,
les catholiques de Mua ont un profond respect
pour leurs missionnaires. L'église, merveille d'ar¬
tongienne, et l'habitation des Maristes
gratuitement par les indigènes.
Après nous avoir offert un copieux déjeuner
dans la mission, Mgr Lamaze acquiesça fort
gracieusement aux désirs de la population ca¬
naque qui avait revêtu ses costumes de fête
et voulait nous offrir le spectacle d'une danse
tongienne.
chitecture
ont été
bâties
LES
ARCHIPELS
SAMOA ET TONGA
167
Les danses des Tonga ont beaucoup d'analo¬
gie avec celles que j'ai vues à Pago-Pago, dans
l'archipel Samoa ; je ne les décrirai pas ici.
Pendant ces divertissements, l'état-major du
sous la vérandah de la mission
commandant et l'évêque, qui tous deux pré¬
sidaient à la fete. Gu-Wellington, fils aîné du
Manua entourait
son
roi
au
Georges, ne tarda pas à rejoindre ce groupe,
grand dépit d'un nouvel • arrivant, l'héritier
Tongi, ancien chef de la partie orientale de
de
l'île.
Le
fils de
Tongi, qui se prétend de race
ne voulut point céder le pas au descen¬
dant de ce souverain dont la main de fer a brisé
.la haute aristocratie de son pays, et plutôt que
d'avoir la seconde place au kava parmi les indi¬
royale,
gènes présents, il sortit de l'enceinte où la
foule
était rassemblée. Suivant la coutume des grands
chefs il était venu en retard pour se faire remar¬
quer davantage, mais avait maladroitement dé¬
passé son but.
J'ai rarement
vu d'aussi beaux hommes que
celui-là ; sa démarche nous frappa tous par sa
noblesse naturelle. D'une taille peu commune, il
marchait lentement, drapé à la
une
en
romaine dans
large pièce de tapa, suivi de dix serviteurs
file indienne.
Tous ces sauvages d'hier ont gardé à l'égard
des Européens le respect des devoirs de l'hospi¬
ne les méprisent pas moins comme
hommes. Ils estiment que notre race est infé¬
rieure à la leur.... L'histoire du baise-main de
talité, mais
i68
EN
OCÉANIE
Mgr Lamaze, quand il revint de Rome où il
était allé se faire sacrer, est caractéristique.
Le lendemain de cette
cérémonie,
un
catholi¬
que de Maofaga rendit visite à l'évêque et lui
dit avec amertume que les wesleyens se mo¬
quaient beaucoup de ses coreligionnaires qui
avaient baisé la main du premier pasteur.
Le dimanche suivant, l'évêque monta en chaire
et
s'exprima à
près en ces termes : « Autre¬
pied du Tuî-Tonga, les ca¬
tholiques embrassent celui du Pontife souverain :
c'est donc un usage naturel pour tout le monde.
Maintenant encore, vous baisez la main du roi
Georges, qui venait après le Tuî-Tonga dans la
noblesse de votre pays ; les évêques viennent
après le pape, les catholiques en baisant leur
fois
anneau
peu
baisiez le
vous
ne
font donc rien de ridicule.... Les
en vérité, des gens bien inconsé¬
wesleyens sont,
quents...
»
Après le
le mécontent de la veille
mission et dit à Mgr Lamaze :
Vous n'avez pas compris ma question, mon¬
sermon,
retourna à la
«
seigneur.
—
—
Comment cela ? repartit l'évêque.
Mais ce n'est pas parce que nous avons
touché votre
leyens
bague de
se moquent
de
nos lèvres que les wes¬
nous.... c'est parce que
main est blanche ! »
Aux environs de Mua j'ai vu plusieurs
sépul¬
tures de
Tuî-Tonga, vastes tertres entourés de
votre
pierres plates énormes que les Tongiens allaient
chercher jusqu'aux Wallis. En se
glissant au
milieu des broussailles qui recouvrent à dessein
LES
ARCHIPELS SAMOA ET TONGA
169
éminences de terrain, on arrive devant un
de sable
mélangé de petits morceaux de
corail rouge et de schiste : c'est
l'emplacement
de la tombe.
Parmi les antiquités de Mua
ces
tas
je dois signaler
encore ces banians
gigantesques qui mesurent de
soixante à soixante-cinq mètres de circonférence.
Les baobabs, géants hideux de la
végétation afri¬
caine, les cèdres, etc., ne peuvent être
comparés
aux niéas ou banians
océaniens, dont les racines,
capricieusement enroulées les unes dans les au¬
tres à une dizaine de mètres de
hauteur, pour¬
raient soutenir une maison. A une lieue à l'est
de Mua, des indigènes m'ont montré un monu¬
ment de dimensions
énormes, formé de trois
pierres,
est
un
dolmens, et dont l'origine
mystère pour les missionnaires eux-
comme nos
mêmes.
Avant mon départ de
Tonga, j'ai obtenu une
audience du roi Georges qui, pour la
circonstance,
avait mis en sautoir le grand cordon de
l'aigle
noir de Prusse, un cadeau de
l'empereur Guil¬
laume. Les souliers, que Sa
Majesté n'a jamais
le gênaient ce jour-là visiblement ;
j'eus la charité d'abréger ma visite.
Je vis aussi en particulier le prince GuWellington, dont la ressemblance physique avec
Gambetta est frappante. Sa maison est une
boutique de bric-à-brac ; on ne voit que portraits
le long des murs, armes, cornets à
piston, colifi¬
pu supporter,
chets de toutes sortes.
manie des bibelots?...
Gu
—
s'exprime facilement
Où
en
va
se
nicher la
anglais. Il m'a
170
EN
OCÉANXE
longuement interrogé sur notre chère France,
pour laquelle il professe une sincère admiration,
ne se laissant pas influencer par toutes les ca¬
lomnies que les résidents allemands lui débitent
à nos dépens.
Cette sympathie du prince-héritier des Tonga
pour les Falani est partagée aux Samoa par les
chefs les plus influents. J'ai parlé avec impar¬
tialité des prétentions de diverses puissances ma¬
ritimes sur ces archipels océaniens ; il était de
mon devoir, en terminant, de dire
quelles sont
les tendances vraies des populations intéres¬
sées.
En
quittant Maofaga, le Manua se dirigea sur
Fidji, où j'allais étudier le régime d'une
colonie anglaise toute récente et déjà en voie de
prospérité.
les
g»
MON
SÉJOUR
AUX
ÎLES FIDJI
171
IX
MON
SÉJOUR AUX ILES FIDJI
Lévuka. — Les immigrants français... — Colonisation anglaise.—
La fondation d'une capitale en trois jours. — Comment les
Anglais s'emparent d'un
archipel^ de cent cinquante-cinq îles.—
Administration pratique. — Fidjiens et Fidjiennes. — Fabrica¬
tion de la Tapa. — Cannibalisme. — Excursion dans l'intérieur
de l'île Viti-Levou. — Une noce fidjienne. — Le Kava. — La
vallée de la Rewa. — Comme quoi un honnête homme peut être
pris
pour un
voleur
par un
missionnaire....
Je suis arrivé aux îles Fidji au mois de sep¬
tembre 1882, au moment même où le siège du
gouvernement était transporté du port de Lé¬
vuka, situé dans l'île Ovalaou, à celui de Suva,
par les bancs de coraux, sur
large baie formée
les côtes de l'île Viti-Levou.
Je visitai d'abord Lévuka. Cette petite ville
européenne adossée aux flancs d'une montagne
et resserrée de toutes parts par des contreforts à
pic qui s'étendent jusqu'à la mer, n'a rien du
charme exquis, de la coquetterie raffinée de
Papeete, la capitale de nos possessions françaises
en Polynésie, ensemble de riants
cottages déli¬
cieusement enfouis
sous
la verdure.
I~j2
EN
OCÉANIE
Lévuka se compose de maisonnettes unifor¬
mément blanchies à la chaux et
alignées parallè¬
lement au quai ; c'est un amas de
boutiques (de
stores,
comme disent les Anglais), sans aucune
originalité d'aspect et brutalement exposées aux
rayons d'un soleil ardent.
Cette chaleur développe chez
certain penchant à l'ivrognerie, et
les habitants
les affiches de
tempérance que suspendent au-dessus de leurs
portes les soi-disant buveurs d'eau de Lévuka, ne
sont que les manifestations d'une
hypocrisie de
race auxquelles
l'étranger le plus crédule ne
peut ajouter foi longtemps.
Nous n'avons pas de représentant
français à
Léviika. Quand j'entrai dans le
port, je ne vis
pas moins le pavillon tricolore flotter au milieu
des drapeaux consulaires, à l'extrémité d'un
niât énorme.
Fort intrigué, je descendis à terre dès
que le
bâtiment fut mouillé, et voulus faire la connais¬
sance
du
de
compatriote qui arborait si haut l'ensei¬
nationalité.
Je n'eus pas de peine à rencontrer
gne
sa
mon
homme.... Il semblait m'attendre au bout du
wharf où je fis accoster la baleinière. C'était un
marchand du nom de Franbeck,
singulier colon
qui personnifiait bien le type de l'immigrant
français aux colonies, aussi rare que le merle
blanc
de provenance souvent douteuse.
souvent, se développe vite
en voyage... C'est
vrai, mais celle dont m'honora
M. Franbeck fut cependant si
prompte, si expansive dès la première présentation, en
et
L'intimité, dit-on
présence
MON
SÉJOUR
AUX ÎLES FIDJI
'7 3
de toute sa petite famille, dans la maison au
drapeau tricolore, que je me crus en droit de
prendre poliment quelques renseignements. Dans
le cours de la conversation je
posai, à brûlepourpoint, une question à mon hôte, question
bien naturelle en pays étranger et entre
compa¬
triotes. Je lui demandai dans quelle ville de
France il était né.
Franbeck de se gratter
alors le menton, tout
répondant d'un air embarrassé : « Ma foi,
mon cher
monsieur, je vous avoue que j'ai tou¬
jours ignoré ce détail-là. Et comment pourrais-je
le savoir? mes parents étaient
d'origine bohé¬
mienne. Ce qui est certain, c'est que je suis
citoyen du monde et que Paris est ma patrie de
en me
prédilection.
Pourquoi cela ? répliquai-je.
Mais, repartit fièrement Franbeck, parce
que Paris est par excellence la capitale du monde
des lettres —car j'écris en français, monsieur,
oui, en bon français ! je versifie même à mes
heures.
Étendez-vous dans mon hamac, je
vous prie, et
oyez ! »
Ce que disant, Franbeck retira de son comp¬
toir un manuscrit volumineux. Je n'eus que le
temps de chercher mon chapeau et de prendre
—
—
—
la fuite....
Un des hôteliers de Lévuka
se prétendait
également français et du plus généreux sang fran¬
çais, de race alsacienne.
Ce misérable avait deux nationalités, comme
on peut avoir deux habits, en
changeant à vo¬
lonté suivant celle de ses clients ; il était Al-
174
EN
OCÉANIE
sacien
avec les Français de
passage et Prussien
les Allemands ; cette dernière
qualification
était d'ailleurs la seule qui lui convînt de droit.
avec
J'eus le loisir de visiter la maison de ce colon,
jour qu'il était absent : il y avait deux salles
contiguës dans son établissement fort achalandé ;
la première était ornée du buste de M. Thiers
;
sur les murs de la seconde
alternaient, avec des
portraits de Gretchen plus ou moins vaporeuses,
d'ignobles gravures représentant les scènes les
plus tristes de la guerre de 1870.
Les Allemands ont semé par milliers ces
gravures en Amérique et en Océanie, comme ils
y ont répandu nos fusils Chassepot, vendus à vil
prix aux indigènes.
Le troisième Français de Lévuka, le
perru¬
quier de la ville, était seul bon teint. Né dans
la rue Mouffetard, il n'aspirait qu'à pouvoir
y re¬
tourner « avec quelques petites rentes amassées
aux
dépens de l'Anglais ». A chacun son idéal.
Lévuka possède des maisons de commerce
importantes. On y trouve deux banques : The
Union Bank of Australia limited et The New Zealand Bank. On y lit des journaux bien
rédigés, le
un
Fidji- Times, entre
autres.
L'ojfice de ce journal est la première maison
qui ait été élevée à Lévuka. Le Fidji- Times s'im¬
primait avant que la colonie naissante pût encore
lui offrir assez d'abonnés pour couvrir ses
pre¬
miers frais ; mais directeur et rédacteurs s'en
inquiétaient peu....Ils s'inspiraient de leur devise :
Go abead ! et avaient confiance
Cet espoir était d'ailleurs
en
l'avenii.
partagé par les
MON
SÉJOUR
AUX
ÎLES
FIDJI
175
négociants qui arrivaient alors d'Australie avec
quantité de marchandises, dont la plus grande
partie leur était livrée à crédit par des maisons
de Sydney. Ces immigrants eurent évidemment
de bien mauvais
tance
a
été
jours à passer, mais leur cons¬
récompensée ; ils sont riches mainte¬
nant.
L'audace commerciale du marchand, la con¬
fiance de son commanditaire, la puissance du
crédit intelligemment appliquée, sont, ne l'ou¬
blions pas, les éléments essentiels de
pour les colonies anglaises.
Le port de Lévuka offre aux navires
succès
qui le
fréquentent de nombreuses
ressources pour leur
ravitaillement ordinaire. Plusieurs wharfs facili¬
tent le chargement et le déchargement des cargai¬
; l'eau douce est prise par les embarcations
bout de l'estacadè principale, au moyen d'une
sons
au
conduite, et est vendue aux capitaines par le
consul d'Allemagne, qui en fait le commerce à
raison de quatre shillings le tonneau. La viande
de bœuf vaut huit pence la livre anglaise, et les
moutons s'achètent sur pied, une livre sterling
pièce. Les approvisionnements de la place
en
vivres de campagne et en matériel naval sont
suffisants pour tous les bâtiments qui passent
aux
Fidji.
On peut faire construire et réparer des goélet¬
tes à Lévuka ; les chantiers sont bien outillés, et,
si la main-d'œuvre atteint jusqu'à vingt francs
par jour, les ouvriers sont habiles à
Les environs de Lévuka offrent
des
promenades charmantes
:
proportion.
au
voyageur
celle du Pain de
176
EN
OCÉANIE
Sticre par
exemple ; vallées et montagnes sont
tapissées de bois épais qui s'étendent jusqu'à la
nier. Des
villages s'échelonnent le long de la
côte. Devant chaque case sèchent des
coraux
blancs, de formes très variées, que les naturels
vendent aux étrangers
; mais leurs prétentions
sont trop élevées : ils ne
connaissent que la
piastre et poursuivent les promeneurs en vrais
mendiants. Les allures des
Fidjiens m'étonnaient ; jamais à Tahiti un
Canaque ne m'avait
tendu la main
implorant
en
ma
pitié.
Quel joli bain j'ai trouvé dans la baie de
Wàïtow, en remontant la vallée ! Un gros torrent
bondissait, en grondant, d'une montagne de six
cents mètres de
hauteur, et formait sur sa route
des cascades successives.
Je trouvai là de super¬
bes piscines
naturelles, une eau profonde et
d'une fraîcheur délicieuse, des douches vivifian¬
tes.
Devant moi
se
déroulait
un
paysage gran¬
diose, d'énormes rochers, la vallée ombreuse,
puis la mer, et au dernier plan la silhouette
azurée de l'île
Lévuka
a
Wakaya.
déjà
une
rivale
en
Suva, la nouvelle
capitale officielle.
J'ai assisté aux débuts de cette colonie de
Suva. Le gouverneur y était installé
depuis trois
jours à peine, quand j'allai à Viti-Levou, et déjà
autour de sa maison, aux abords
interceptés par
les hautes herbes, semblaient
surgir de terre les
des colons.
Ces habitations
cases
très
sont
des
baraques
en
bois,
légères, composées de pièces démontables,
dont les principales
peuvent être ajustées en
MON
SÉJOUR AUX ÎLES FIDJI
deux heures. La toiture
en
zinc
177
galvanisé, doit
présenter bien des inconvénients sous ce ciel de
feu, mais qu'importe ! Il faut aller vite en beso¬
gne...
Le
Time is
money
!
gouvernement vend fort cher les terrains
de la ville aux nouveaux habitants de Suva ; en¬
core le contrat se fait-il sous condition résolu¬
toire. — Les maisons doivent être construites
dans un laps de temps qui varie entre trois et
six mois, à partir du jour de la mise en posses¬
sion.
Si, à l'époque prévue par l'acte de vente, le
terrain n'est pas couvert par la construction pro¬
jetée, l'acheteur perd, ipsofacto, tous ses droits de
propriété, et la concession retourne
au
domaine
de la Reine.
Voilà bien
un exemple du système
anglais,
expéditif avant tout.
Le développement du commerce aux Fidji est
tel, que les immigrants j'aflluent malgré les con¬
ditions onéreuses d'un premier Rétablissement.
Plus de soixante navires, à vapeur ou à voile,
font le cabotage ' entre les ; îles ; une ligne de
paquebots mensuels relie Lévuka à l'Australie
et à la
Nouvelle-Zélande. Grâce
marin, les nouvelles
le
Fidji-Times n'ont
au
cable
d'Europe données
pas
date.
Il suffit de passer aux
sous-
par
plus de huit jours de
Fidji
pour se
rendre
compte des progrès que peut réaliser, dans les
pays les plus sauvages et en quelques années
seulement, l'énergie colonisatrice des
Saxons.
Anglo-
178
EN
OCÉANIE
La
prise de possession de l'archipel. Fidji, qui
cinquante-cinq îles, s'étendant sur
un espace de
450 kilomètres de longueur et de
400 kilomètres de largeur, a été préparée habile¬
ment par les
intrigues des ministres wesleyens.
MM. Cardgill et Cross fondèrent une
église à
Lévuka en l'année 1835, à une
époque où les
peuples anthropophages de ces îles hospitalières
étaient encore la terreur des
navigateurs. Les
successeurs de ces hardis
pionniers du protestan¬
tisme prirent dès 1857 un
empire sans bornes
sur l'esprit des .chefs
canaques en convertissant
à la foi nouvelle
Takombeau, leur roi suzerain.
La prépondérance de
l'Angleterre fut. ainsi
établie aux Fidji
grâce à ses missionnaires ; l'an¬
compte cent
nexion définitive de ces îles à son domaine colo¬
nial date de 1874.
La population de
l'archipel s'élève au chiffre
de 130,000 âmes, dont 120,000
Fidjiens propre¬
ment dits,
7,500 indigènes des Nouvelles-Hé¬
brides et des Salomon
(foreign-laboiirs) et 2,500
Européens — Anglais ou Allemands pour la plu¬
part.
Les immigrants
d'origine anglaise ont, en
quelque sorte, forcé la.main du gouvernement de
la métropole, en s'imposant au Parlement et au
ministère par des pétitions sans cesse renouve¬
lées. Ils souhaitaient avec raison
qu'une protec¬
tion efficace remplaçât la domination bâtarde du
conseil australo-fidjien, qui avait la direction des
affaires.
Le commerce, entravé
par l'anarchie qui dé¬
solait le pays, allait si mal
que les marchands
MON
SÉJOUR
AUX
ÎLES
FIDJI
179
se trouvaient tous dans une situation
voisine de la gêne.
D'autre part, les indigènes, soumis par le roi
Takombeau à un impôt de 25 francs par tête,
sans compter les taxes supplémentaires
que les
chefs secondaires se plaisaient à lever, étaient
européens
obligés, pour s'acquitter de ces obligations si
lourdes, d'emprunter aux planteurs. Ces derniers,
pour se rembourser, les retenaient ensuite à leur
service pendant un temps d'une durée indéter¬
minée. De là une sorte d'esclavage
déguisé, qui
faisait peu honneur à l'Angleterre et pouvait
même causer des insurrections contre lesquelles
les navires de la Reine eussent été, tôt ou tard,'
forcés de sévir.
Ce sont ces graves considérations qui triom¬
phèrent des résistances du parti de l'opposition
dans les Chambres anglaises ; la prise de posses¬
sion des Fidji fut reconnue nécessaire, et la reine
Victoria y envoya
neur,
avec
immédiatement
lord Gordon, qu'il
le héros
ne
faut
de Khartoum.
un gouver¬
pas
confondre
Ce
gouverneur
consistait avant
comprit bientôt que son rôle
tout à protéger les natifs contre les
empiétements
maladroits des colons anglais, et l'impopularité
qui accompagne encore son souvenir dans la
mémoire des habitants de Lévuka prouve assez
qu'il sut ne jamais dévier de cette ligne de con¬
duite.
Les résultats de l'administration de lord Gor¬
don furent remarquables. Dès l'année 1882 les
Fidji purent suffire, avec leurs seules ressources,
dépenses nécessitées par l'entretien
■à toutes les
*
j8o
EN
OCÉANIE
de ce rouage social
qui leur vaut la justice, la
paix et le bien-être ; elles n'eurent jamais besoin,
pour prospérer, ni des troupes ni des bâtiments
de guerre de la
métropole.
Par quel moyen lord Gordon est-il donc
par¬
venu à équilibrer le
budget de cette colonie, dont
le passif l'emportait encore sur
l'açtif en 1880 ?
Par une combinaison
ingéniéuse : la trans¬
formation de l'impôt en
argent en un impôt en
nature, auquel se plient facilement les indi¬
—
gènes.
L'impôt
en
argent
atteignait à peine
4,000
livres sterling ;
l'impôt en nature fait entrer an¬
nuellement dans les caisses du Trésor colonial
11,000 livres sterling, provenant de la vente des
denrées fournies au fisc
par les 23,000 contri¬
buables indigènes.
Lord Gordon, en défendant les natifs contre
les vexations des
immigrants, agissait dans un
but qui n'était rien moins
qu'humanitaire.
La revision des ventes ou anciennes
donations
de terres faites
par les indigènes aux colons
australiens a conduit à l'annulation de
plusieurs
de ces conventions au
profit du gouvernement,
les propriétés revenant alors au
domaine, seul
maître du sol, en
principe,
depuis la prise de
possession. Les terres, classées en trois catégo¬
ries, selon leur fertilité relative, sont maintenant
achetées à l'Etat par les planteurs au
prix d'une
livre sterling, de 15
shillings ou enfin de 10
shillings par acre, d'après leur côte officielle sur
le cadastre.
Le second but de la tutelle du
gouvernement
MON
sur
SÉJOUR
AUX
ÎLES FIDJI
l8l
les
natifs, le rendement régulier de
l'impôt, n'est
moins tangible. Si lord Gordon défendait
les
pas
enrôlements des Fidjiens par les colons
pour la
culture des terres, c'était
uniquement afin d'em¬
pêcher la dépopulation des villages.
Que deviendrait en effet la race autochtone,
si tous
les hommes délaissaient leur
y
abandonnant leur famille,
district,
aller
se
Nouvelles-Hébrides
et
pour
en
mettre,
bien loin de leur demeure, à la
disposi¬
tion des propriétaires
européens ? — Cette race,
déjà affaiblie par le contact des blancs, s'appau¬
vrirait rapidement, et les ressources de
l'impôt
décroîtraient en quelques années, en raison
directe de la diminution des naissances.
Voilà pourquoi le gouvernement
anglais obli¬
ge les planteurs à recruter les hommes de
peine
souvent
aux
Salomon,
aux
dans les Indes.
—
jusque
Ce n'est certes pas
pour mé¬
nager l'orgueil des premiers propriétaires du sol,
ni par pitié pour eux : c'est
parce que leur vie
vaut de l'argent !
L'Anglais n'est pas homme de
sentiment.
Le
successeur de lord
Gordon, M. le gouver¬
des Vœux, descendant de
Français chassés
de leur pays par la révocation de l'édit
de Nan¬
tes, se montre lui-même peu scrupuleux sur ces
principes de morale coloniale. — Il avoue que le
maintien de la paix dans cet
neur
archipel des Fidji
la politique pratique inau¬
gurée par lord Gordon. Les cent vingt mille
ndigènes de la colonie ont toujours vécu sans
•ouble sous le pavillon
anglais, dépendant enco2 pour la forme de leurs
anciens chefs, aristo-
repose en
partie
sur
182
EN
OCÉANIE
cratie influente, capable de maintenir dans
l'ordre les couches inférieures, et facile à sur¬
veiller elle-même. Tout est donc absolument
calculé dans les mesures relatives à la protection
des natifs aux Fidji.
Mais n'insistons pas davantage sur ce point ;
disons plutôt quelques mots des indigènes au
point de
vue
de leur caractère, de leurs coutu¬
mes.
Le cadre restreint de cette étude ne
permettre qu'une
peut nous
esquisse rapide.
Les naturels des
Fidji appartiennent à la race
papoue. De la postérité maudite de
insulaires ont les traits du visage
Cham,
ces
fortement
accentués, le nez souvent bien fait, mais les
lèvres épaisses et la barbe rude. La chevelure est
un des caractères distinctifs de leur race ; figu¬
rez-vous une tête-de-loup, cette manière de balai
aux crins raides, et vous aurez la fidèle
image d'une tête de Fidgien, vue de dos. Tandis
que les femmes portent leurs cheveux ras, les
hommes, au contraire, entretiennent soigneuse¬
ment de véritables crinières, en partie rougies
à la chaux, marque de suprême élégance ; douze
rond
perruquiers sont affectés au service particulier du
roi Takombeau.
Si la physionomie
du Fidjien
ne
prévient
pas
actif la belle
proportion des formes, la noblesse de la pres¬
en sa
faveur, il
a
du moins à
son
Sa compagne, au point de vue esthétique,
lui est bien inférieure.
Le plus souvent laide, la Fidjienne a de bonne
heure le système musculaire hideusement flétri..
tance.
MON
SÉJOUR AUX ÎLES IUDJI
183
Il est vrai que la venue des enfants la console
vite de cette maturité avant le temps, car ils sont
charmants ces bébés : leurs yeux noirs pétillent
de vivacité et de malice.
Aux Fidji, le mariage est une institution plus
sérieuse que dans les îles de l'Océanie centrale,
où le sens de la propriété, en matière conjugale,
fait absolument défaut au sexe fort ; aussi la race
primitive se conserve-t-elle ici assez pure, mal¬
gré les immigrations. On ne pourrait en dire
autant des archipels voisins, où l'hospitalité pour
les étrangers est excessive
Le tatouage, encore si remarquable par la
variété et l'originalité de ses dessins en NouvelleZélande et aux Marquises, se pratique aussi aux
Fidji, mais ressort moins nettement sur la peau
noire du Papou que sur celle simplement cuivrée
du Maori.
Les Fidjiens, pour
obvier à cet inconvénient,
relief, par brûlures,
la poitrine des femmes sur¬
tout ; il forme des levures qu'on prend tout
d'abord pour des boutons.
ont recours au
qui est horrible,
tatouage en
sur
Pour achever de se rendre affreux, les guer¬
riers se barbouillent les joues et le front avec du
noir de fumée. Ces matamores aiment à faire
peur. — Ils ne sortent jamais de chez eux, même
dans les rues de Lévuka, sans suspendre à leur
côté l'indispensable casse-tête en bois de fer.
Le vêtement, pour les deux sexes, est aussi
simple que possible ; la tapa en fait tous les frais.
Les chefs par gloriole, les jeunes gens' par
coquetterie, se parent en outre d'une ceinture en
Ï84
OCÉANIE
EN
herbe marine desséchée et d'un turban blanc
frangé aux extrémités.
Le
procédé
pour
la fabrication de la tapa est
des plus primitifs.
Les naturels détachent de certains arbustes,
de Yaiïté notamment, à une époque particulière
de l'année, l'aubier (cette partie tendre placée
entre l'écorce et le tronc), et le coupent en ru¬
bans qui sont étendus sur un sol bien uni, et j uxta-
posés ; les femmes, munies d'une sorte de
maillet
dans le sens de la longueur,
frappent sur les lanières d'aiité jusqu'à ce qu'elles
soient réunies grâce à l'écrasement qui se pro¬
duit et au suc agglutinant de la sève. Les bonnes
ouvrières peuvent faire en un jour plusieurs mè¬
tres de tapa ; l'étoffe est séchée au soleil, puis
à
quatre faces, rayé
ornée de
dessins, capricieuses arabesques impri¬
mées à l'aide de couleurs
végétales, du
roucou
par exemple.
Des morceaux de
bambou, taillés à la gros¬
allumettes, sont empreints de la
substance colorante et disposés sur une surface
seur
de
aplanie
nos
avec
soin,
en
formant des
rayures entre¬
croisées, suivant l'inspiration de l'artiste. La
pièce d'étoffe est déployée et posée sur l'appareil
d'impression ; on marche dessus avec précaution,
et chaque brin de bambou teint la tapa de la
couleur dont il se trouvait imprégné.
Un plat en bois, un pilon en silex et des pote¬
ries de formes variées constituent les ustensiles
de cuisine des Fidjiennes ; la bouillie faite avec
le fruit de l'arbre à pain écrasé et arrosé avec le
lait de coco, ou avec la racine féculente du tare,
MON
SÉJOUR AUX
ÎLES
FIDJI
185
de l'alimentation des Canaques, en y
ajoutant la chair du porc et celle des poissons,
est le fond
sur la côte.
goûts des Fidjiens n'ont pas toujours été
aussi simples, et leur appétence pour la viande
humaine n'est que trop réelle.
En ,1871, dans la vallée de Balavu, tout un
qui abondent
Les
village se trouva investi et surpris par une tribu
ennemie ; deux cent soixante personnes furent
tuées et mangées. Un auteur anglais rapporte
légende fidjienne assez curieuse touchant les
origines du cannibalisme dans l'archipel. « Il y a
bien longtemps, dit la légende, une grande
une
bataille fut livrée dans l'île de Nandronga ;
cadavres des guerriers tués pendant l'action
les
fu¬
déposés sous une sorte de hangar pour
y attendre la sépulture. Dans la nuit, le feu se
déclara dans ce hangar, et les cadavres grillèrent
en partie. Pour obéir aux ordres de leurs chefs,
les guerriers durent prendre ce qui en restait et
porter les dépouilles à demi rôties dans des tom¬
bes déjà préparées. Chemin faisant, ces hommes
mirent instinctivement les doigts à leur bouche
et trouvèrent que la chair humaine avait bon
rent
goût.
»
Telle serait l'origine de
l'anthropophagie
Fidji.
L'indulgent écrivain ajoute, à la décharge de
ses bons amis les Fidjiens, que l'on n'avait à
cette époque à se mettre sous la dent, dans l'île
de Nandronga, que la chair des rats, aliment
aux
azoté peu succulent.
Les Papous déclarent que
les blancs sont détes-
i86
tables
EN
goût.
au
—
OCÉANIE
Il paraît
que nous sommes
trop salés et que nous sentons le tabac.
Viti-Levou
est
la terre la
plus considérable de
l'archipel des Fidji. Des montagnes
en occupent
le centre, dominant de leur masse
imposante des
forêts et des plaines couvertes par la brousse. On
se ferait une idée bien fausse des forêts
d'Océa-
nie, si
de
on
les comparait à celles des continents,
l'Afrique
par exemple, labyrinthes inextrica¬
bles hantés par des animaux
malfaisants, soumis
à l'action d'une chaleur
torride, où croupissent,
sous les détritus d'une
végétation merveilleuse
mais sans cesse en travail, des marais aux efflu¬
ves mortels. Tout autre, en
effet, est l'aspect de
la nature dans les îles de l'océan
Pacifique.
L'Européen n'y souffre
pas de cet excès de for¬
vives, perpétuelle éclosion trop puissante en
expansion pour nos tempéraments d'hommes
du Nord.
Aux Fidji, les bois sont formés
d'arbres à la frondaison légère et
coupés de
fraîches clairières ; des ruisseaux d'eau vive les
arrosent ; le parfum des
orangers et des citron¬
niers les embaume ; des lianes aux torsades
légères les parent comme pour une fête éter¬
ces
son
—
nelle.
Il est souvent difficile d'aborder la
brousse,
fouillis impénétrable qui semble défendre la
terre encore
vierge contre le défrichement,
amas
de buissons épineux, de troncs d'arbres
morts,
de hautes herbes, de racines
qui s'entortillent
autour des jambes et ne cèdent
qu'au tranchant
de la hachette ou du couteau de chasse. Les ex-
MON
SÉJOUR AUX
ÎLES FIDJI
187
ce pays absolument neuf sont aussi
pénibles qu'intéressantes.
J'ai retrouvé, de retour en France, une lettre
que j'avais écrite au débotté après une prome¬
nade à Viti-Levou et qui en donne le récit
exact, empreint des vives impressions du mo¬
ment. Voici cette lettre, à laquelle je ne veux
rien changer :
Le 9 septembre 1882, à la pointe du jour, je
descendis à terre par le youyou, tandis que tout
le monde dormait encore à bord, sauf les hom¬
mes de quart, et je me rendis au rendez-vous
pris la veille avec des guides canaques. Je voulais
voir le Waï-Levou ou rivière de Rewa, dont on
m'avait tant vanté les rives, cours d'eau magnifi¬
que qui peut être remonté en pirogue jusqu'au
pied des monts Ulinikoro, noeud central des
chaînes de Viti-Levou. Je devais aller demander
l'hospitalité pour la nuit au missionnaire du vil¬
lage de Rewa, vieil ermite presque "aussi sauvage
que ses ouailles, et traducteur de légendes
fidjiennes dont je tenais à enrichir mon journal.
J'avais plus de quarante-cinq kilomètres à faire
avant la nuit, mais je comptais sur mes jambes
et sur mes guides. Les mécréants, s'oubliant
sans doute dans le far niente du matin, m'avaient
pourtant fait faux-bond. Ce manque de bonne
foi acheva de me donner une idée nette du
cursions dans
fidjien, sans me déconcerter cepen¬
je partis seul, fort des instructions que
m'avaient données les aides de camp du gouver¬
neur et de cette phrase de l'idiome local : « Ive
na sala ki Rewa » (Montrez-moi le chemin vers
caractère
dant,
car
<
EN
OCÉANIE
Rewa). Les grandes plantations de Nausori
devaient être mon étape de midi.
Le sentier dans lequel je
m'engageai résolu¬
ment, d'après les indications du plan dont je
m'étais muni, traversait une forêt
pour aller
rejoindre ensuite les
champs de cannes à
routes
qui desservent les
sucre
de la vallée de la
Rewa.
Malgré
une pluie fine qui avait détrempé la
pendant la nuit et rendait fort glissantes ces
pierres crayeuses si communes aux Fidji, appe¬
lées par les Anglais pierres à savon, la
première
partie de mon expédition de Suva au Waï-Levou
s'accomplit sans accident. Je cheminais sous
une voûte de
verdure, entre deux haies de fougè¬
res arborescentes aux
gracieuses ombelles, de
pins d'Australie et de palmiers sur lesquels sau¬
tillaient, voltigeaient, tourbillonnaient, en pous¬
sant des cris à me rendre
sourd, des myriades de
terre
perroquets de toutes tailles et de toutes cou¬
leurs.
Ces oiseaux étaient d'ailleurs les seuls êtres
animés que je rencontrasse alors. J'étais
depuis
assez
longtemps
étonner.
Dans les
aux
en
Océnanie
pour ne pas
m'en
archipels de la Polynésie comme
Fidji, les reptiles venimeux sont inconnus ;
la faune est d'une pauvreté dont les chasseurs ne
peuvent se consoler. Aucune des espèces carnas¬
sières n'est représentée dans ces îles, et
personne
ne
s'en
plaint
;
mais pourquoi faut-il déplorer
l'absence des races gracieuses qui font l'ornement
de nos forêts d'Europe ? Des chats
sauvages
MON
SÉJOUR AUX ÎLES FIDJI
189
des
rats en quantité innombrable, sont les
quadrupèdes originaires du pays.
Après avoir remonté jusqu'à sa source une
petite rivière qui se jette dans la baie de Suva,
j'arrivai au village de Tamavua, situé au sommet
d'une colline qui domine la grande vallée du
et
seuls
Waï-Levou.
Cette bourgade Fidgienne était entourée de
fortes barricades, faites de troncs d'arbres fichés
en terre et étroitement rapprochés les uns des
cannes
lement
les
cases disparaissaient au milieu
dont les pousses vigoureuses
des
dé¬
passaient leurs toitures en feuilles de palmier.
Je profitai de la première issue que je rencon¬
trai pour franchir la palissade du village, et
tombai à l'improviste au milieu d'une foule d'in¬
digènes assemblés devant la case du chef, faci¬
autres ;
à
sucre
reconnaissable
l'élégance de
sa
La tribu
donc ?
les hommes, en
front orné
de
à
ses
dimensions et à
construction. Que
entière
était
se
passait-il
pied' ;
grand costume de guerre, le
coquilles nacrées, les bras
chargés, d'anneaux d'ivoire, les reins ceints
d'une écharpe de tapa rouge, poussaient des
hurlements affreux, agitant d'une main un grand
éventail en feuille de palmier, brandissant de
tout
sur
l'autre leur casse-tête. Au milieu de cette bande
de forcenés je remarquai bientôt un personnage
dont l'air grave et la longue redingote noire
simplement endossée par-dessus la ceinture en
intrigué, si l'énorme bible
in-folio qu'il portait sous le bras ne m'avait clai¬
rement renseigné sur sa profession. C'était un
tapa m'eussent fort
190
EN
OCÉANIE
catéchiste de la secte de Wesley. Je
m'approchai
et lui souhaitai le bonjour en
anglais, langue que
comprennent presque tous les missionnaires in¬
digènes ; il me répondit par un grognement
sourd. Sans me décourager, je m'inclinai révé-
rencieusement et lui demandai quelle était la
cérémonie dont il venait rehausser l'éclat par sa
présence. La flatterie est
une amorce
les ministres canaques se
laissent généraleriient
prendre.
à
laquelle
L'homme à l'immense lévite me
regarda du
haut de sa grandeur, puis, d'un ton
dédaigneux :
It is a mariage, murmura-t-il en me tournant le
dos. Le procédé était peu gracieux, mais
je n'a¬
vais vraiment pas le droit de me froisser de ce
manque d'éducation à Tamavua ; j'étais d'ail¬
leurs renseigné sur le point qui m'intéressait
;
j'allais assister à un mariage fidjien... Oh ! hymen,
hyménée ! quelle aubaine !
Ma conversation
avec le ministre me valut
certaine considération de la part des
indigè¬
nes, qui me prirent pour un enfant de la religion
réformée, titre tout particulier pour, mériter leur
bienveillance, véritable porte-respect. Je pus,
une
grâce à cette erreur, me mêler au populaire sans
inquiété par des importuns, et parvins même,
être
en
suivant le
courant
de la
foule, à
me
faufiler
jusque dans la case du chef. Elle regorgeait
de monde ; je pus à loisir en considérer l'inté¬
rieur.
Cette habitation, assez spacieuse pour qu'une
centaine d'hommes pussent y tenir à l'aise, con¬
sistait en une seule pièce ovale
; l'enceinte était
MON
SÉJOUR
AUX
ÎLES
FIDJI
191
formée par des nattes épaisses fabriquées avec
des écorces de bambou, disposées en losanges
et soutenues de distance en distance par : des
piliers
en fougère arborescente, joli bois régu¬
lièrement diapré, d'une solidité à toute épreuve.
La charpente qui supportait la toiture se compo¬
sait de troncs de cocotiers mal équarris, reliés
par des amarrages dont les combinai¬
élégantes feraient pâmer d'envie nos plus
fins gabiers. Aux poutres étaient suspendus des
plats en bois et une collection bien tentante de
entre eux
sons
casse-tête
aux
formes bizarres.
Je vis aussi, dans un coin de la case, des pote¬
ries/ d'autant plus curieuses que les Fidjiens sont
les seuls Océaniens qui fassent.usage d'ustensiles
en terre. Ces vases sont modelés à la main par
les femmes, puis passés au feu et vernis avec la
résine du pin d'Australie.
Ajoutez à ces objets quelques instruments de
pêche, lances dentelées ou tridents en bois de
palétuvier, et vous aurez la description complète
d'un intérieur fidjien. — De meubles, point. —
Sur le sol, une couche d'herbe desséchée, recou¬
verte d'une natte, suffit à ces sauvages, dont le
sommeil fait pourtant honneur à la literie, car
ils sont gens à dormir pendant vingt heures sur
vingt-quatre ; la nature, en mère indulgente,
voit à leur entretien.
Au milieu de la case et assis
trouvaient groupés les anciens de
en
pour¬
cercle,
se
la tribu, occu¬
pés à mâcher 'gravement la racine de kava, qu'ils
rejetaient, sous forme de petites pelotes, dans un
grand plat placé devant le chef, un vieux de la
EN
192
OCÉANIE
vieille, à mine rébarbative. Trois femmes, plus
laides que les sorcières de Macbeth, aux oreilles
percées de trous énormes, aux joues fardées de
safran, aidaient à cette importante opération du
kava, boisson fade et stupéfiante dont l'absorp¬
tion est le préliminaire indispensable de toute
manifestation de la vie sociale dans l'Océanie
centrale. La première de ces mégères versa une
certaine quantité d'eau sur les boules du kava
mâché
et
qui déjà fermentait
sous
l'action de
la
salive, puis remua à pleines mains le liquide
pour le clarifier. Munie d'un paquet de filaments
d'une sorte de mauve semblable à du chanvre et
destinée à décanter la liqueur, la seconde retira
avec soin du
plat à kava toutes les parties de la
racine restées en suspension, laissant à la der¬
nière le soin de verser l'horrible breuvage dans
la coupe en coco sculpté. Pour la distribution du
kava,
un
Canaque, placé près du chef qui prési¬
dait la réunion, fit l'appel des personnes présentes,
sauf de ce haut dignitaire ; chacune d'entre elles
était servie d'après son rang dans la hiérarchie
du pays, frappait par trois fois ses mains l'une
contre l'autre quand elle était nommée, et avalait
d'un trait le contenu de la coupe.
Après cette cérémonie, dehors, sous un bou¬
quet de cocotiers, pendant que les jeunes gens
frappaient en mesure sur des troncs d'arbres
creusés, tambours primitifs, ou soufflaient à
qui mieux mieux dans des flûtes de Pan et des
conques marines, plusieurs jeunes filles procédè¬
rent à la toilette de la mariée ; une
longue pièce
de tapa blanche, parfumée au santal, fut déployée
MON
et
SÉJOUR
AUX
ÎLES FIDJI
193
enroulée autour de la
patiente, dont les formes
dans une
de la tapa
encadrant la nuque avec
se trouvèrent emprisonnées
sorte de maillot ; l'extrémité supérieure
opulentes
s'épanouissait en
élégance, comme une collerette Henri IV
;
l'ex¬
trémité inférieure formait, derrière, une longue
traîne tombant d'un lai d'étoffe disposé en éven¬
tail.
Un collier de dents de cachalot, ancienne
monnaie du pays, complétait, avec une couronne
d'hibiscus écarlate et de gardénias, ce singulier
accoutrement.
Comme je dévisageais, sans façon peut-être, sa
future moitié, le marié, que je n'avais pas encore
eu le plaisir de voir et dont le costume ne différait
guère de celui des autres guerriers présents,
s'approcha de moi et me regarda avec des yeux
qui me firent tristement augurer du bonheur de
ce futur ménage. Cet homme-là devait certaine¬
ment
avoir le caractère mal fait.
—
On
com¬
mençait, d'ailleurs, à trouver en général que ma
visite se prolongeait un peu. Ne voulant pas
attendre qu'on me signifiât mon congé, je partis,
mais seulement après avoir vu les époux échan¬
ger leur foi en se partageant, sans couteau
ni fourchette, un petit cochon rôti, symbole
prosaïque de la communauté des biens,... unique
forme de l'hymen, souvenir des vieux usages,
chez ce peuple dont le fétichisme grossier a
disparu devant la civilisation, sans que la reli¬
gion la plus répandue aux Fidji, le protestan¬
tisme, ait fait pour le remplacer des adeptes
sincèrement convaincus. Les ministres wesleyens
13-
EN
194
OCÉANIE
comptent pourtant trois fois plus de néophytes
dans ces îles que n'en ont les missionnaires maristes ;
ce succès apparent provient évidem¬
de la liberté de discussion de la Bible,
source d'interminables causeries, à la veillée,
ment
pour ces Océaniens, les plus
la terre.
En sortant du village, je
grands bavards de
m'arrêtai
sur une
hauteur, et, à travers le feuillage grêle des arbres
de fer qui m'entouraient, je découvris enfin cette
superbe vallée de Rewa, arrosée par une grande
rivière.
pour moi de contempler son
Depuis près de deux ans de
séjour en Océanie c'était la première fois que je
voyais une vraie rivière, coulant dans la plaine.
J'étais las du spectacle des torrents.
Sans tarder davantage, je résolus de descendre
directement de la montagne dans la vallée de la
Quel bonheur
cours
sinueux 1
Rewa. Ces descentes-là sont souvent difficiles
en
Océanie, quand il a plu et que l'humidité a désa¬
grégé la couche peu épaisse de terre dont le
versant granitique des montagnes est couvert ;
les arbrisseaux, dont l'appui est indispensable au
touriste,
tiennent plus alors au rocher ou
— Malheur à lui s'il s'y crampon¬
!... La tige, toujours souple, se tend sous l'ef¬
ne
presque plus.
ne
fort du bras, mais la racine est sans résistance,
la terre grasse, se détache, motte par motte, sous
les pieds, et c'est d'éboulements en éboulements
que l'on roule jusqu'au fond du val. Ce mode de
locomotion n'eut pour moi d'autre inconvénient
que
de transformer
en
haillons
mon veston
de
MON
SÉJOUR
AUX
ÎLES FIDJI
195
chasse et de teindre en noir mon pantalon blanc ;
mais ces détails bien insignifiants pouvaient
pourtant me valoir des ennuis. Aux Fidji, comme
à Paris, quoi qu'on puisse croire, l'habit fait un
peu
l'homme
Civilisation oblige 1 Le vête¬
des supériorités que nous envient
les sauvages ; j'en ai vu souvent palper avec inté¬
rêt les pans de mes habits et m'inviter sans façon
à pratiquer en leur faveur la charité de saint
ment est une
Martin.
Ma dégringolade devait, nous le verrons, en
me donnant l'apparence d'un pauvre diable, me
ménager de piquantes réceptions.
Pour gagner la rivière, dont j'étais encore loin,
il me fallut, une fois dans la vallée, marcher sous
bois en suivant le lit d'un torrent tantôt d'un
gracieux, tantôt creusé au milieu d'exca¬
profondes, d'où surgissaient des roches
d'aspect terrifiant, travaux merveilleux des Titans
de la mythologie polynésienne. A chaque détour
de la coulée, les surprises se renouvelaient
comme les changements à vue de quelque féerie
aspect
vations
dans un monde enchanté. C'était la prairie riante
où je rencontrais un couple d'amoureux, venant,
selon la coutume océanienne, passer dans la soli¬
tude le premier mois de la lune de miel ; une
hutte en branchages, les fruits d'un arbre à pain
qui l'ombrageait, suffisaient à ces tourtereaux
noirs. Ou bien c'était une suite de défilés déserts,
interrompus brusquement par des cirques dont
les murailles de basalte, largement crevassées,
arbres fantastiques qui
donner une idée des monstruosités
abritaient des far a, ces
peuvent nous
196
EN
OCÉANIE
végétales des premiers âges du monde. Cette
nature, si variée, n'était animée que par les con¬
versations bruyantes des perruches et le bruit de
crécelle que font entendre les
grosses cigales. 11
ne faut
pas oublier non plus les aboiements du
pigeon hurleur, qui si souvent m'ont trompé. Je
me figurais
toujours me trouver dans le voisinage
d'une case cachée par la
futaie, et préparais mon
bâton pour défendre mes mollets contre
son
gardien. — Arrivé à l'endroit d'où partait tout le
tapage, je n'apercevais plus que l'oiseau moqueur
qui prenait son vol en se riant de moi.
Parvenu, après bien des marches et contre¬
marches, sur les bords de la Rewa, je tombai
tout à coup, sans
transition, du milieu le plus
sauvage, dans un centre de civilisation merveil¬
leuse ; je veux parler des immenses
plantations
de
cannes à sucre
de la Colonial
sugar
Company, la plus riche, la
associations commerciales de
chis des arroyos
de la
rafining
mieux organisée, des
ce
genre.
Je fran¬
fangeux, limites des propriétés
Compagnie, et remarquai, sans m'y arrêter,
plusieurs constructions européennes où habitent
agents anglais chargés de surveiller les tra¬
vailleurs. Ces foreign-labours,
indigènes des îles
les
Salomon, couraient comme des fourmis au
milieu des cannes
géantes, coupant celles qui
étaient arrivées à maturité, les
dépouillant de leurs
feuilles, les chargeant sur des chariots pour les
transporter jusqu'à l'usine de Nausori.
Cet
—
établissement, d'une importance considérable,
élevait, de l'autre côté de la Rewa, ses hautes
murailles, que la fumée n'avait pas encore eu le
MON
SÉJOUR
AUX
ÎLES FIDJI
197
temps de noircir; l'inauguration n'en avait eu
lieu en effet que le 17 août 1882, un mois seu¬
lement avant mon passage.
Un pêcheur canaque voulut
bien
me
prendre,
moyennant quatre shilling, dans sa pirogue, et
je pus ainsi traverser le fleuve, très large et fort
rapide en ce point. La porte de l'usine ouvrait
sur la berge, à
deux pas de l'endroit où je
débarquai. — J'entrai
Un grand diable,
sans
au
façon.
maintien
correct
et
sévère, fils d'Albion à n'en pas douter, s'avança
aussitôt vers moi, me dévisagea, et, peu satisfait
de
son inspection
(j'étais mis comme un voleur),
daigna 111'inviter à me retirer : « Go ont! go
ont!
»
—
C'était bien là le représentant de la
britannique dont
parle Aylic Langlé
Anglais long, mai¬
gre, blême, avec des cheveux roux et des angles
à tous les coins du corps, qui se
promène à
travers le monde, enfonçant ses coudes dans les
côtes de tous ceux qui le gênent et au besoin
race
dans l'Homme de rien
nous
: «
Un
leur passant sur le corps... »
Pour toute défense, je présentai
portier
dignement
au
la carte que m'avait gra¬
cieusement envoyée la veille, avec un mot de
recommandation, un des aides de camp de
M. des Vœux, le gouverneur actuel. Mon homme
soupçonneux
courba alors son échine et m'introduisit dans
le bureau du gérant de la raffinerie, un ingé¬
nieur fort aimable, qui me fit les honneurs de
son
domaine. Ce splendide établissement de
Nausori
trouve
possèdeviin outillage considérable et se
des derniers perfectionnements ;
muni
ig8
EN
OOÉANIE
le
visitant, je ne pouvais m'empêcherd'admirer
constance des colons australiens
qui, en
deux anne'es à peine, ont tranforme' une forêt
vierge en cultures florissantes et utilisé les pro¬
grès de la science industrielle au centre d'un
en
cette
pays nouveau où tout était à créer.
Il est vrai que le sol,
fondeur de
composé, sur
une pro¬
plus de trois mètres, de laves désa¬
grégées et de détritus végétaux, favorise singu¬
lièrement les efforts des immigrants européens
;
ils récoltent beaucoup de coton et autres textiles,
du mais, du coprah, des épices diverses. Les
bois de construction sont fort beaux et entrent
dans les produits d'exportation avec la nacre,
l'écaillé de tortue, la fibre de coco préparée,
la biche de mer. Le commerce du sucre l'em¬
porte cependant aux Fidji sur tous les autres.
En 1882 l'usine de Nausori produisait
25,000
kilogrammes de sucre par jour, et le chiffre de
son exportation annuelle s'élevait à
180,000 livres
sterling. D'après des données récentes, cette
évaluation serait à quadrupler pour l'année 1887.
Malgré cette redoutable concurrence de la
grande Compagnie sucrière, qui passe pour être
la première du monde, des industriels
plus
modestes ne craignent pas de mettre tous leurs
capitaux dans des entreprises de même genre à
Viti-Levou, et la réussite couronne leurs efforts,
puisqu'en r882, déjà, la valeur totale de l'exporta¬
tion du sucre des Fidji montait à
450,000 livres
sterling, dont 270,000 à l'actif de ces établisse¬
ments particuliers.
A Nausori, dans la grande cour de
l'usine, je
MON
SÉJOUR AUX ÎLES FIDJI
199
voir de près la colonie d'Indiens de Cal¬
la Compagnie a prise à sa charge.
Ces coolies, venus en Océanie avec leurs familles,
sont peu appréciés du gérant de la raffinerie, qui
se plaint de leur paresse ; leur nonchalance
morale égale d'ailleurs leur faiblesse physique.
Les hommes sont étiques et de misérable aspect ;
les femmes, assez jolies, passent la moitié de
leur temps accroupies, chantant l'éternelle chan¬
son hindoue qui endort leur marmaille nom¬
breuse, ou faisant luire au soleil les bracelets de
pus
cutta que
cuivre et autres colifichets dont elles se parent à
profusion.
Je sortais de l'usine et me promenais dans le
village canaque de Nausori, quand mon regard
s'arrêta sur cette étonnante enseigne : Hôtel de
France, qui surmontait la porte d'une case cons¬
truite à l'européenne. Je me présentai immé¬
diatement au propriétaire de l'immeuble et fus
vite édifié sur son compte. C'était un émigrant de
Pondichéry, venu à la suite des Indiens de Cal¬
cutta en
sur
le
gagnant son passage comme cuisinier
cet étrange original bara¬
paquebot :
gouinait un sabir inintelligible et cumulait cinq
professions. — Tout en rasant les favoris d'un
grave colon, qui se laissait écorcher flegmatiquement, le Figaro de Nausori parvint, en effet,
à me faire comprendre qu'il était aussi restau¬
rateur, peintre, blanchisseur et jardinier.
Pensant qu'un homme dont la vie était aussi
bien remplie ne pouvait perdre son temps avec
un
pas
vulgaire promeneur comme moi, je n'abusai
de son hospitalité et poursuivis ma route sur
200
EN
OCÉANIE
Rewa. Je cherchais à m'orienter
pour abréger
chemin autant que
possible, quand vint
mon
à passer une caravane
d'indigènes qui se ren¬
précisément à Rewa. J'avais donc enfin
trouvé des guides ! —
Je fis connaissance avec le
dait
chef de la bande
de pacotille dont
en
lui offrant
j'avais
quelques objets
soin de garnir mon
havresac, et je me mêlai à la file indienne qui
serpentait sur la berge étroite de la rivière.
eu
Après avoir traversé à la nage trois bras pro¬
fonds du Waï-Levou et
passé devant plusieurs vil¬
lages fraîchement blottis dans les bois, je rencon¬
trai un enfant de la mission de la
Rewa, que je
reconnus au rosaire dont il avait
entouré son cou
comme d'un collier : ce
néophyte parlait un latin
de cuisine bien amusant et offrait de me
conduire
au bono
pater Favier, le missionnaire dont on
m'avait recommandé les travaux sur les
Fidji.
J'acceptai, et en cinq minutes j'arrivai au jar¬
din du vieillard,
qui depuis 1832 a renoncé
aux
délices de la mère patrie,
pour tenter de
liser les naturels de Viti-Levou.
Le jour baissait alors sensiblement
sionnaire, assis
;
mora¬
le mis¬
banc de pierre, devant sa
case, n'en lisait pas moins attentivement un
numéro de la Galette de
France, datant de plus de
six mois, pour voir, sans
sur un
doute, les nouvelles
du
pays....
Dois-je l'avouer ? l'accueil de ce vénérable
compatriote ne fut pas pour moi beaucoup plus
honorable, de prime abord, que celui du fac¬
totum de la
raffinerie.
Décidément
ma
mise
ne
prévenait
pas en ma
MON
faveur.
—
SÉJOUR
AUX
ÎLES
FIDJI
Le soleil avait bien se'ché
201
mes
vête¬
ments
après chaque bain forcé pris dans les
eaux du Waï-Levou, mais le limon de la
rivière,
aux abords
escarpés et vaseux, n'avait pu, hélas!
s'évaporer en même temps ! On pouvait croire
que j'avais, huit jours durant, vécu dans la
brousse, et, quand je me fis connaître, M. Favier
s'excusa en me disant que son isolement l'obli¬
geait à de grandes précautions. — Il convint
enfin qu'il avait été effrayé de ma venue impré¬
vue, ayant, quelque temps auparavant, faute de
renseignements, donné asile à un évadé de Nou¬
méa recherché par la police anglaise ! — J'en
ris de si bon cœur que le P. Favier m'offrit im¬
médiatement de partager son dîner : trois toma¬
tes et une jatte de lait. — Il devait le lendemain
pousser la complaisance jusqu'à me reconduire
à Suva et me faire explorer le delta du Waï-Le¬
vou
dans la péniche de la Mission, tout en
me
narrant les vieilles légendes dont il a le
monopole.
Je tombais de sommeil; le missionnaire m'a¬
bandonna alors (non sans me faire remarquer
l'importance de cette concession) ce qu'il appelait
la chambre de Monseigneur — un coin de sa
maisonnette où
nées. Le
logeait l'évêque dans
ses tour¬
coco
châssis en bois,
lit, fait de simples cordes
entre-croisées et tendues sur un
donna pas, je l'avoue, une
luxe des Maristes en Océanie.
ne me
J'allai m'endormir, quand
subite illumina la chambre
une
en
fil de
haute idée du
lueur étrange et
Croyant à un in¬
cendie, j'ouvris précipitamment la fenêtre et fus
OCÉANIE
EN
202
ébloui par un flot
l'usine de Nausori
de
vapeur
blanche. C'était
qui projetait jusque sur les
campagnes de Rewa les rayons puissants de la
lumière électrique, pour éclairer sans doute une
troupe
de
de travailleurs attardés dans les champs
cannes.
De la lumière électriqne à Viti-Levou !...
c'est encore ce que j'y ai vu de plus singulier I
Devant la Mission, des Canaques regardaient,
pérorant bruyamment, ce spectacle que
civilisation la plus avancée. Par
quelle série d'étonnements ces sauvages d'hier
tout en
leur offrait la
doivent-ils continuellement passer
en
face de
développement prodigieux de l'industrie
anglaise !
Je m'éveillai tard le lendemain et fut surpris
ce
ouvrant les
en
tout
habillé,
de me trouver couché,
grabat qui ne valait certes
yeux,
sur un
couchette de bord, quelque incommode
qu'elle fût. Il était déjà huit heures ; le P.
Favier vint frapper à ma porte pour me prévenir
discrètement qu'il allait dire sa messe. « Vous
pas ma
savez
que
c'est aujourd'hui dimanche...
»
fit-il
simplement. Je compris.
moi, dans le banc
marguilliers, répondis-je en riant au brave
prêtre, à moins que mon costume, qui n'a pas
changé depuis hier, ne me rende indigne d'un tel
«
Vous pouvez compter sur
des
honneur 1
Vous n'êtes pas
—
d'une propreté irréprocha¬
ble, il faut bien l'avouer, repartit le mission¬
naire, mais nous n'avons pas le temps de faire
la lessive avant l'office. Votre histoire est d'ail-
MON
SÉJOUR AUX
ÎLES
FIDJI
203
connue de tout le pays ; les Canaques sont
trop potiniers pour n'avoir pas jasé déjà de votre
arrivée à Rewa ; vous êtes donc présenté
leurs
d'avance à mes paroissiens. "Venez
cela vous va ; j'en serais heureux,
rien vous importuner.
Non seulement j'assisterai à
drais
ne vou¬
en
—
je sonnerai la cloche pour y
les!
à la messe, si
mais
la messe, mais
appeler vos ouail¬
»
Et, saisissant la
corde du bourdon qui était
suspendu dans un clocher provisoire, à quelques
pas de la petite église, je fis retentir les échos
d'alentour d'un étourdissant carillon ; le P. Favier
était ému jusqu'aux larmes.
Singulière existence que celle de ce religieux,
vivant seul, depuis de longues années, au milieu
d'un peuple sauvage et hostile à la foi catholique,
bravant toutes les humiliations, toutes les épreu¬
ves, pour poursuivre son but avec un mélange
de fermeté et de douceur vraiment admirable !
La tâche des missionnaires maristes est des
plus difficiles ; ils doivent lutter contre les minis¬
tres protestants, qui n'usent pas toujours envers
eux des armes les plus courtoises.
La mission des Maristes aux Fidji a eu beau¬
1886, du
îles en
entiers ;
coup à souffrir, au mois de mars
terrible cyclone qui s'est abattu sur ces
détruisant plusieurs églises et des villages
mais ces désastres matériels ne peuvent
rager
les vaillants missionnaires,
décou¬
qui ont mainte¬
chef éminent dans la personne du nou¬
vicaire apostolique, Mgr Vidal, que nous
nant un
veau
avons
pu
apprécier pendant un séjour aux Samoa.
EN
204
OCÉANIE
X
RETOUR
EN
FRANCE
DES
Connaissez-vous
—
LA
LÉGENDE
ALCYONS
l'alcyon, cet oiselet des mers,
plus léger
que le vent ?
Les druidesses de Sein, vierges folles à la che¬
velure d'or, l'invoquaient comme un esprit pur,
les poètes le chantent dans leurs ballades, les
matelots le vénèrent.
L'alcyon a pour domaine la haute mer, son
se joue de la
tempête. Le jour, à tired'aile, il poursuit le navire dont les voiles s'en¬
flent ainsi que des outres pleines
; la nuit il se
repose sur la crête des flots. Le bruissement de
la vague l'endort, l'écume qui la
frange l'enve¬
loppe pendant son sommeil comme un lit de
audace
mousse.
L'élément monstre protège le plus petit de ses
familiers aériens, l'Océan berce le pygme'e...
:?•*
L'alcyon semble inviolable. — Il vole impu¬
bastingages ; une légende
nément au-dessus des
RETOUR
EN
FRANCE
205
le défend contre les
entreprises du matelot, ce
croyances naïves. — Bien insensé qui
voudrait à bord lui tendre des pièges, attenter à
sa liberté ou à sa vie !
Un simple fil, flottant au gré de la brise, cap¬
ture le damier au corselet d'argent et de jais.
rustre
aux
L'albatros,
puissant, à la
prend à l'hameçon que
cache un appât grossier... L'alcyon n'a rien à
craindre.
Certes, il n'est pas invulnérable, le
plomb de nos fusils peut l'atteindre et le blesser
à mort, mais la malédiction du ciel frapperait tôt
ou tard l'impie meurtrier...
superbe
ce vorace au rostre
envergure, se
—
*
Voulez-vous sonder
premier
pont, ce
ce mystère ? Interrogez le
le plus ignare des matelots de
Breton qui veille au bossoir, mâchon¬
venu,
tabac avec un mouvement des lèvres
devenu machinal. Demandez-lui d'où sort cet
oiseau privilégié, à quelle famille il appartient.
nant son
« A
quelle famille ? vous re'pondra-t-il dans son
jargon, mais à -la nôtre, terrien ! Ne savez-vous
pas que ces oisillons-là sont quasiment les esprits
des camarades morts sans confession et dont la
carcasse blanchit au fond de l'eau ? S'ils tour¬
nent autour de nous, c'est à sente fin de nous de¬
mander passage... ils voudraient revenir au pays,
les pauvres ! »
Et il vous montrera du doigt la bande errante
des alcyons qui sautillent dans le sillage du na¬
vire sans-jamais en perdre la trace.
20.6
EN
OCÉANIE
La rêverie enfantine de ce matelot
chose de touchant. Contemplatif par
est
poète à sa manière; sa
du
cœur.
quelque
me'tier, il
simple pense'e vient
a
en effet, ces âmes en
des agrès, sur le gaillard
Voyez-les,
peine, vole¬
d'arrière
Ne paraissent-elles pas vous prier de les prendre
en pitié ? vous supplier d'abréger leur exil loin
de la patrie, loin du village où le marin se repo¬
serait si tranquillement de sa campagne en ce
monde, dans un coin de cimetière qu'égayé le
chant de la fauvette, à l'ombre de l'église de
granit, au milieu des folles avoines et des lierres ?
Il dormirait si bien sous la chaude épaisseur des
mousses plantureuses, à côté des « vieux » qui
tant autour
tristement
enfant !
se
sont
éteints
sans
avoir
revu
leur
Je revenais en France après plus de deux ans
d'absence, quand j'eus pour la première fois le
triste spectacle d'une mort en mer.
Les officiers, réunis au carré, causaient joyeu¬
attendant l'heure du déjeuner : « Nous
devons plus guère nous asseoir qu'une dizaine
de fois devant cette table à roulis ! » disait en
bâillant un enseigne qui regrettait souvent de ne
sement en
ne
pouvoir permuter dans la cavalerie.
Vous trouvez cela drôle ? ripostait un fanati¬
que de la mer ; quand vous aurez passé huit
jours chez papa, vous en aurez assez, croyez-moi,
vous demanderez à embarquer I
—
RETOUR
EN FRANCE
207
Je parie que non 1 Je parie que je donne
démission 1 hurlait le mécontent, une des bel¬
les voix de commandement de la marine fran¬
—
ma
çaise...
Parions, messieurs, parions 1
—
»
L'arrivée du médecin, qui venait de faire la vi¬
site des malades de l'équipage, mit fin à tous ces
propos : « Mauvaise nouvelle, messieurs; Kermagu, le quartier-maître, est au plus mal ; il ne pas¬
sera pas la journée. » Les fronts se rembrunirent.
Ce Kermagu était un brave homme, mais un
Breton bretonnant, un entêté, et quand le méde¬
cin lui disait : « Mon ami, il faut manger peu, »
le malade haussait les épaules dans son hamac et
marmottait entre ses dents : « Ce carabin de
malheur veut me faire mourir de faim I »
Quand le major s'était éloigné, Kermagu
voyait son meilleur ami, son matelot; ils com¬
mentaient ensemble les prescriptions de la Fa¬
culté et trouvaient draconienne celle de la diète.
« Ne
pas manger I autant valait mourir tout de
suite... » L'infirmier venait-il porter au malade
une bonne tasse de lait, le matelot de Kermagu
se
retirait, furieux, criant à l'injustice 1 — Une
après, il passait de nouveau devant le ha¬
heure
mac
et
furtivement y glissait
quelques provisions,
de bœuf conservé, du pain, voire
même de la choucroute bien sure, car il aimait
les acides, Kermagu, il en raffolait.
Un soir, son ami, tout joyeux, lui offrit un fla¬
des
con
morceaux
plein de vinaigre qu'il avait réussi, après
tentatives, à chiper dans la cambuse pour
bien des
«
passer
l'envie du malade
». —
Ce dernier s'en
208
EN
OCÉANIE
régala pendant la nuit avec des fayols bouillis,
le fond de la gamelle de son fournisseur ordi¬
naire. A la visite du lendemain, le médecin
constatait qu'il était perdu sans ressources.
*
*
*
Yvonnic Kermagu était étendu sur la cou¬
chette de l'hôpital ; son visage émacié avait déjà
la couleur parcheminée du cadavre, ses yeux
étaient vitreux et fixes, attendant la mort
De
ce beau gars de Bretagne il ne restait plus qu'une
ombre livide.
L'agonie surprenant cette jeunesse au milieu
de son épanouissement, l'étouffant dans ses
forces vives, était affreuse à voir. Le pauvre
Yvonnic ne paraissait pas souffrir cependant. Il
était inerte et muet, écoutant les prières des
hommes qui l'entouraient. — En cherchant dans
les armoires du carré, on avait trouvé une Imita¬
tion de Jésus-Christ. Un fourrier l'ouvrit au ha¬
sard et cita à haute voix ce passage : « Dieu pro¬
tège l'humble et le délivre ; il aime Lhumble et
le console ; il s'incline vers l'humble et lui prodi¬
gue ses grâces, et après l'abaissement il l'élève
dans la gloire. »
Sur ces entrefaites, arrivèrent deux hommes de
l'équipage, devant lesquels tous les assistants
: c'étaient des parents, des Kerma¬
gu aussi. — La famille a toujours été nombreuse
et pauvre ; on y est marin de naissance.
s'inclinèrent
Les
nouveaux
yeux au
cousin
».
venus
voulaient
«
fermer les
RETOUR EN FRANCE
20Ç
Le plus jeune, un novice à la
tournait lentement entre ses
jolie figure,
son lourd
bonnet de laine, d'un air embarrassé
; l'autre,
un vieux quartier-maître de
manœuvre, le doyen
du bord, fin gabier, mais ne sachant ni A ni
B,
doigts
se
sentait terriblement ému. Le moribond était
filleul, le fils de
son frère. « Pourquoi les
restaient-ils, tandis que l'hon¬
neur et l'espoir des
Kermagu s'en allait avant son
tour? C'était trop fort, pas vrai? Il avait ses
son
anciens
comme
lui
trois cents mois de
mer
et
droit à
pourquoi ri avalait-il pas la gaffe
nic ?»
sa
au
retraite, lui ;
lieu d'Yvon-
Enfin il voulut embrasser son fiyeu, lui
parler
dernière fois. Se penchant vers
l'agonisant,
il le baisa rudement au front et ne trouva
que ces
mots à lui dire : « Yvennic, as-tu soif 1 »
Yvonnic ne répondit pas, il ne pouvait
une
plus
entendre.
Une
partie de l'équipage était occupée dans le
faux pont à la visite des sacs. C'était un samedi,
il fallait que tous les effets fussent
propres
pour
l'inspection du lendemain. — Qui astiquait
boutons de cuivre, qui faisait un point à
ses
sa
le matelot sait se passer de femme. —
hommes, d'ordinaire si bruyants, étaient
devenus taciturnes ; la grande nouvelle circulait
de groupe en groupe : « Kermagu est mort ! »
En haut sur le gaillard d'avant, même stupeur.
En dehors des appels stridents du sifflet de ma¬
nœuvre, pas un bruit, pas une parole...
vareuse :
Ces
14.
EN
210
OCÉANIE
Un soleil radieux dorait
la
mer, que
caressait
jolie brise de sud-ouest. Le bateau se dandi¬
nait gaiement, sous ses voiles pleines. Ce bon
navire était las de ces longues pérégrinations et
faisait des siennes pour revenir vite au pays.
Le second, qui se promenait de long en large
une
l'arrière du bâtiment,
« Vous allez
ensevelir Kermagu, lui dit-il ; choisissez un beau
avec
l'officier de quart, à
maître voilier.
vint à mander le
morceau
de toile
neuve et
faites-nous cela pro¬
Le voilier, qui s'attendait
devoir de métier, s'inclina sans
prement, n'est-ce pas? »
à la corvée, un
répondre.
soir, le clairon appela l'équi¬
d'inspection. Les matelots se
rangèrent sur deux lignes parrallèles, les maîtres
arrivèrent, puis le commandant et l'état-major. —
A huit heures du
page aux
postes
On alla chercher le corps. Complètement enve¬
loppés d'une toile cousue en forme de sac, les
restes d'Yvonnic reposaient sur une planche que
portaient des hommes de corvée ; aux pieds
étaient attachés de gros sacs de
On se sentait frissonner, par
sable.
cette nuit grise,
fantôme qui semblait mû par une
force mystérieuse et lentement cheminait sur le
pont, à la lueur pâle des fanaux de combat ; les
porteurs disparaissaient à demi dans l'ombre, on
n'apercevait que le corps rigide, dont les formes
en
voyant le
sous la toile blanche. A l'impres¬
produite par cette apparition fantastique se
joignait celle de la mise en scène, naturellement
si imposante : cet équipage silencieux et morne,
ce navire glissant légèrement sur la surface des
se
dessinaient
sion
RETOUR EN FRANCE
211
flots, cette nuit triste jetant son voile sur l'im¬
mensité de l'Océan.
Le charpentier enleva
dans le bordage un
panneau mobile qui se trouvait auprès d'un
canon des gaillards. Une ouverture béante échancra alors la ligne sombre des bastingages, lais¬
sant voir le gouffre sans fond. — Survint un
coup de roulis et une gerbe d'eau entra par le
trou, arrosant le pont d'une pluie ruisselante de
diamants. La mer était phosphorescente ; elle se
paraît, la coquette, pour recevoir son matelot.
« Faites
la prière ! » dit le commandant.
Toutes les têtes
timonier
se
récitait
tournant vers
découvrirent pendant qu'un
l'Oraison dominicale. Puis,
l'officier de quart, le comman¬
se
dant fit un signe.
Tout est-il prêt pour
—
l'officier.
taine !
l'immersion ? demanda
parés à larguer, capi¬
répondit le maître de manœuvre.
matelots tenaient la planche inclinée
—
Nous
sommes
—
Deux
au-dessus du panneau ouvert.
« Sur le bord 1 »
commanda alors l'officier ;
deux canonniers se rangèrent de chaque côté de
l'ouverture, la main droite au bonnet, pour sa¬
luer, distinction généralement réservée aux mem¬
bres de l'état-major, suprême honneur pour le
brave qui allait quitter le bâtiment.
Le maître de manœuvre fit lentement résonner
coup de sifflet, — on entendit un dernier cri :
Larguez 1 » et le corps roula dans l'abîme, les
pieds en avant.
Tout ému, je m'accoudai sur les bastingages,
et, regardant la mer, je songeai au sort de ce
son
«
212
EN
OCÉANIE
malheureux qui mourait si près de revoir ses
côtes de Bretagne, au retour d'une
longue cam¬
pagne aux antipodes.
Un frôlement d'ailes me tira de ma rêverie....
«
Kermagu !
»
exclama l'homme de faction à
la boue'e.
C'était un alcyon
L'oiselet tournoyait près de nous, suivant le
navire qui courait grand largue, le
cap sur la
France.
ANNEXION DES ILES SOUS
LE
VENT
213
APPENDICE
ANNEXION DES ILES SOUS-LE-VENT
Droits de la France
juin 1847 et ses
1887.
—
sur
l'archipel Tahiti. — La convention du 19
conséquences. — Convention du 24 octobre
Quelques détails sur les îles Sous-le-Vent.
Les instructions données en
1843 au capitaine
de vaisseau Bruat, gouverneur des
établissements
français de l'Océanie, commissaire du Roi près
de la Reine des îles de la
Société, lui avaient
prescrit de porter successivement le pavillon du
protectorat sur les diverses îles qui se trouvaient
soumises à la souveraineté de Pomaré-Vahiné.
Dans l'origine du protectorat, aucun doute
n'avait,
en
effet,
paru
possible relativement
à
l'extension de cette domination mixte sur l'en¬
semble de l'archipel de la Société.
Le commandant Bruat eut le tort de ne
pas
mettre immédiatement à exécution les
ordres
qu'il avait
le moment
reçus.
Ce
ne
fut qu'en 1845 qu'il crut
pour agir ; il éprouva alors de la
résistance, le pavillon du protectorat fut abattu à
Huahiné, il y eut effusion de sang, et certains
venu
214
EN
OCÉANÏE
indigènes excités par les missionnaires an¬
glais, protestèrent contre le régime qu'on voulait
leur imposer, prétendant qu'ils ne relevaient pas
de la Reine de Tahiti et n'avaient pu être com¬
pris dans l'aliénation de souveraineté stipulée en
1842 au profit de la France.
chefs
Le gouvernement français s'émut de ces ré¬
clamations et enjoignit à son représentant en
Océanie de procéder à une enquête sur les droits
de Pomaré-Vahiné à la souveraineté des îles
sous le Vent. Les nombreux témoignages recueil¬
lis à Ge propos par la commission d'enquête
furent des plus concluants.
Les chefs indigènes, appelés à donner leur
opinion, avouèrent que les appels en matière
criminelle avaient toujours été portés en dernier
ressort devant les Pomaré, dans les circonstances
graves. Les jugements prononcés aux îles sous le
Vent par les juges du pays étaient souvent cass"és, puis réformés par les grands juges tahitiens.
Les criminels étaient conduits des îles sous
Vent à Tarahoi, siège du gouvernement
le
de
Tahiti, et mis à la disposition du roi suzerain
qui avait même le droit de grâce.
A ces preuves, empruntées à la législation
locale, s'en adjoignaient beaucoup d'autres, et
des plus importantes.
Les rois et' les reines des îles sous le Vent
avaient plusieurs fois, par des actes solennels et
consentis de leur plein gré, fait hommage de
leurs terres et de leurs armées à la famille
régnante de Tahiti. La suprématie de cette dy¬
nastie sur tout l'archipel de la Société avait même
ANNEXION
DES ILES SOUS LE
VENT
21g
son expression naïve et bien spéciale dans le
langage maori ; le gouvernement de Tahiti était
le Hau-pahuralii, mot à mot : « Le gouverne¬
grand tambour » le premier de tous.
La famille des Pomaré avait eu, de tout temps,
dans les différentes îles de la Société, des délé¬
ment du
gués que l'on consultait dans les cas critiques ;
ces représentants du souverain avaient droit aux
premiers honneurs. Si le roi ou la reine de Tahiti
daignait se déranger pour visiter en personne les
sous le Vent, on y recevait « Sa Majesté »
grande pompe et suivant des formes particu¬
lières qui n'étaient pas réciproquement employées
pour la réception à Tahiti des rois des différentes
îles de l'archipel de la Société.
La paix ne pouvait être définitive, après les
luttes d'île à île, que lorsque le gouvernement
îles
en
tahitien l'avait sanctionnée.
Autre argument convaincant
pour finir cet
souveraineté des rois tahitiens... : Le. même pavillon couvrait .tout l'archi¬
pel, et les bâtiments construits aux îles Sous le
Vent ne pouvaient naviguer sans avoir obtenu
leurs papiers de bord de Pomaré qui les signait.
En exposant au Ministre de la marine les
résultats caractéristiques de cette enquête appro¬
fondie, le commandant Bruat déclarait très énergiquement que si le gouvernement français, se
exposé des droits de
laissant aller à un mouvement de
contraire à tous les droits de notre
générosité
protectorat
océanien, prononçait, pour mettre un terme au
différend, Xindépendance absolue des îles Sous le
Vent, il créerait de la sorte un centre d'opposi-
EN
OCÉANIE
tion contre tous nos intérêts en Polynésie, à la
grande joie des missionnaires anglais
Mais le Cabinet de Londres prétendit que les
chefs des îles Sous le Vent avaient sollicité avec
instance le protectorat de l'Angleterre ; il n'au¬
rait pas voulu acquiescer à cette offre, et deman¬
dait simplement que l'indépendance de cette
partie de l'Archipel de la Société fût reconnue et
respectée.... On ordonna alors à M. Bruat de ces¬
ser d'une manière absolue toute
opération, toute
négociation qui se rattacherait à des vues de pro¬
tectorat sur le groupe des îles Sous le Vent.
C'était
un
aussi complet que pos¬
jusqu'alors incontestés.
renoncement
sible à des droits
Le Gouvernement anglais de son côté « fit
savoir à tous ses agents et officiers de service dans
ces parages qu'ils eussent à reconnaître l'indé¬
pendance des îles Sous le Vent et à la respecter
en s'abstenant d'y exercer aucune influence
poli¬
tique. »
Ces instructions officielles reçurent immédia¬
exécution èt Bruat dut se contenter
de hisser le pavillon du protectorat sur les îles
Tubuai et Mooréa à condition de n'y faire aucun
tement leur
établissement, de n'y entretenir ni garnison, ni
autorité française, de ne demander aucun crédit
à la Métropole pour l'affirmation de notre auto¬
rité dans ces deux localités.
.
L'accord intervenu entre les gouvernements
de la France et de la Grande-Bretagne donna
lieu à la déclaration ou convention du 19 juin 1847
ANNEXION DES
ILES
SOUS
LE
VENT
217
que signèrent notre ambassadeur à Londres, M.
de Jarnac, et lord Palmerston.
On recommanda au Gouverneur des établisse¬
ments
français de l'Océanie d'observer les dispo¬
sitions du nouvel acte avec la plus grande
fidélité. Cette insistance, de la part du Ministre,
était motivée, car il prévoyait déjà le cas où les
chefs des îles sous le Vent, revenant sur leurs
premières protestations, viendraient à reconnaître
spontanément la souveraineté de Pomaré après
l'avoir d'abord niée. Le duc de Montebello
donna même l'ordre de faire respecter par tous
les pavillons l'indépendance des îles reconnue
d'un commun accord par la France et l'Angle¬
terre.
Comme l'avait prévu le gouvernement, les
intéressés eux-mêmes prouvèrent plus tard com¬
bien cette liberté, qu'on leur imposait pour des
raisons de diplomatie européenne, leur pesait
parfois....
En août 1853, la reine de Huahiné, Teriitaria,
écrivait elle-même à l'amiral Febvrier-Despointes
qui traversait l'archipel sous le Vent pour aller
prendre possession de la Nouvelle-Calédonie, en
lui demandant très nettement le protectorat de
la France. Elle voulait, selon ses propres expres¬
sions : « Placer le gouvernement sur la tête d'un
des fils de Pomaré et lui créer une protection
semblable à celle dont jouissait Tahiti.
«
mes
Comprends donc bien clairement le sens de
paroles, 6 Amiral, parce que je suis moi-
même reine de cette île
en mon
depuis les temps anciens jusqu'à
droit, et
ce
que,
a
jour, il n'y
2l8
EN
OCÉANIE
pas eu de rois au-dessus
que moi-même. »
Cette démarche resta,
résultat.
de moi, ni autre roi
naturellement, sans
Le régime bâtard auquel avaient été soumises
les îles sous le Vent ne tarda pas à porter ses
tristes fruits ; Raïatéa, Bora-Bora, Huahiné, de¬
vinrent des asiles assurés pour tous les flibustiers
de l'Océan Pacifique. Le commerce de Tahiti
s'en ressentit vivement, les autorités françaises
étant absolument
impuissantes pour mettre un
frein à la contrebande
eaux
qu'exerçaient, dans les
tahitien, les capitaines
mêmes de l'archipel
étrangers dont
les goélettes étaient en grande
Le
protectorat
français accordé provisoirement
aux
îles Sous le Vent et
partie armées avec des matelots indigènes.
En 1880, la situation était devenue très ten¬
due. Nous devions répondre aux demandes de
protectorat formulées par les chefs de Raïatéa et
de Taha, sous peine de laisser l'Allemagne ou
l'Angleterre elle-même profiter de nos hésitations
prolongées.
Il ne faut pas oublier que le consul Allemand
à Tahiti était M. Godeffroy, gendre de M.
Brander.... En 1879 déjà, il était allé sur le croi¬
seur le Bismarck, établir un dépôt de charbon à
Raïatéa. Les chefs de Raïatéa et de Taha furent
circonvenus par les officiers du navire de guerre
allemand qui voulaient obtenir d'eux la demande
cTun traité d'amitié avec l'empereur Guillaume
M. Chessé fut averti de ces menées peu loyales
par la reine de Bora-Bora et ne resta pas inactif.
sous
réserve de l'annula-
ANNEXION
DES
ILES
SOUS LE VENT
219
tion de la convention de
1847, répondit aux
l'Allemagne.
Mais l'Angleterre poussa les hauts cris et un
arrangement intervint entre les cabinets de Paris
et de Londres, qui décida que le protectorat
français serait maintenu pour une période de six
mois, afin de laisser le temps aux deux gouver¬
nements de voir aboutir leurs négociations.
Cet armistice diplomatique devait se prolonger
de six mois en six mois jusqu'à la fin de 1887.
La convention franco-anglaise du 24 octobre
1887 a mis fin à un état de choses assez ridicule
pour nous. Les résidents français en Polynésie
démarches de
ont tous
accueilli la nouvelle de l'annexion défi¬
sous le Vent avec une satisfaction
nitive des îles
patriotique bien vive ; leur amour-propre national
avait été soumis pendant longtemps à bien des
épreuves !..
Nous savons qu'après des conflits regrettables,
dûs surtout
aux
menées secrètes des missionnai¬
furieux de voir cette proie leur
échapper, les chefs des îles soies le Veut sont
res
protestants
venus
eux-mêmes demander solennellement au
gouverneur à Tahiti l'annexion
domaine colonial de la France.
de leur pays au
Je ne crois pas inutile de donner en finissant,
quelques détails sur les îles sous le Vent.
Les différents journaux qui ont parlé des ré¬
centes acquisitions de la France en Polynésie, se
sont parfois inspirés de statistiques inexactes. Je
ne puiserai mes renseignements que dans les
notes que j'ai rapportées moi-même d'Océanie,
220
EN
OCÉANIE
après
un séjour de plus
dans les îles voisines.
de six mois à Raïatéa
et
On comprend
parmi les îles sous le Vent :
Huahiné, —- Raïatéa et Taha,
Bora-Bora, — Motu-Iti, — Maupiti, — Mapétia, — Bellingshausen, enfin les Scilly, réunion
de petits îlots très bas et inhabités.
Les îles Bora-Bora, Huahiné, Raïatéa et Taha
Tupuai-Manu,
—
—
sont
les seules intéressantes. Les autres n'ont
aucune
importance.
Chacune de
ces
îles
avait,
avant
son
l'annexion,
gouvernement à part, avec un roi
reine et un conseil des chefs.
Les roitelets
ou une
question devaient tous obser¬
sujets, les diffé¬
rentes règles de la constitution dictée au conseil
des chefs par les missionnaires
anglais de la
en
ver, comme le moindre de leurs
secte
de
Wesley.
La
superficie des îles sous le Vent est de
30,000 hectares ; leur population, toujours en
décroissance, ne dépasse guère quatre mille ha¬
,
bitants. Mais
quable
ces
terres ont
au centre
une
situation
remar¬
du Pacifique, et leurs ports
naturels bien abrités en feront des relâches
excellentes pour tous les navires
qui franchiront
l'isthme de Panama en se
dirigeant vers la Nou¬
velle-Zélande
ou
l'Australie.
On considère Bora-Bora comme une
posi¬
tion militaire de premier
ordre; l'ancien gouver¬
neur de
Tahiti, M.
Chessé, qui
a
provoqué
l'établissement de notre protectorat à
Raïatéa,
disait avec raison qu'un
gouvernement
pré-
ANNEXION DES
ILES
SOUS
LE
VENT
22 1
voyant pourrait faire de
ce point stratégique le
Pacifique.
Huahiné, le port àiEffari offre un asile
Gibraltar de V Océan
A
assez
sûr
présent,
bâtiments de fort tonnage. Jusqu'à
port n'a guère été fréquenté que par
aux
ce
des croiseurs français et
anglais ou par les
goélettes américaines et allemandes qui vont,
d'île en île, glaner quelques ballots de coton
pour
compléter leur chargement.
Le commerce du coton et celui de l'amande
du coco dont on fait l'huile de
coprah (qui sert à
la fabrication du savon
commun), sont les seules
sources de transactions
pour ce petit pays.
% On pourrait y planter, cependant, des caféiers
et'des vanilliers ; les racines féculentes, l'arrowroot
notamment, y poussent également très facilement.
Les indigènes sont trop paresseux et n'ont
pas
assez de besoins
pour s'adonner à la culture ;
mais pourquoi des
immigrants
français
ne
choisiraient-ils pas cette résidence, maintenant
que tout l'archipel de la Société s'abrite sous les
plis de notre pavillon ?
Rdiatéa
(Ulitéa de Cook)
et Taha, sont envi¬
même série ininterrompue de
véritable digue formant autour
couronne coupée
par des passes
ronnées par une
bancs de coraux,
de
ces
îles
une
qui s'ouvrent à l'entrée des baies dont les côtes
sont échancrées. La
plupart de ces baies consti¬
tuent autant de hâvres bien abrités
; plusieurs
renferment des aiguades où les
équipages des
longs-courriers prennent facilement de l'eau
douce au moyen de manches en toile.
Taha est une terre beaucoup moins importante
EN
222
OCÉAN IE
voisine ; le conseil des chefs n'y était
présidé que par un vice-roi qui reconnaissait la
suprématie de Tamatoa, souverain de Ra'iatéa.
Le mouillage de Téavarua, à Raïatéa, est
magnifique et pourrait, en temps de guerre,
servir d'abri à une division navale importante ;
la baie est limitée par la digue que forme le récif
et par les deux îlots situés de chaque côté de la
passe dont la défense serait des plus aisées.
Cette île n'est pas précisément très saine ; on y
souffre des fièvres paludéennes et de certaines
affections commel'éléphantiasis..., maison pour¬
rait remédier à cette insalubrité en.drainant les
terres de la côte, en perçant des routes avec
chaussées et en jetant des ponts sur les ruisseaux
qui sortent des vallées pour aller à la mer.
que sa
Les Allemands ont vivement regretté notre
établissement définitif dans cette île dont la
situation est si avantageuse pour la marine
marchande en temps de paix et pour les croi¬
temps de guerre. La compagnie alle¬
océanienne a de grands entrepôts de
seurs en
mande
coprah à Uturoa, dans la baie où habite le roi
actuel de l'île, Tamatoa pelle nourrissait le secret
espoir de voir flotter dans ces parages le pavillon
prussien et avait déjà accaparé les deux tiers des
exportations du pays.
Ce mouillage d'Uturoa est un véritable port
avec des warfs qui facilitent singulièrement .les
opérations de chargement et de déchargement
pour les navires.
En résumé,
d'ensemble
sur
nous jetons un coup
les nouvelles possessions
si
d'œil
de la
ANNEXION DES
France en
ILES SOUS LE
VENT
Polynésie, nous voyons que
223
la con¬
vention du 24 octobre 1887 n'a pas seulement
eu pour résultat de mettre un terme
une
situation humiliante pour notre orgueil national,
mais encore de permettre au commerce de
de se développer désormais sans encombre, en
dotant notre domaine colonial de terres
dont les premiers coups de pioche des
à
Tahiti
fertiles
colons
feront jaillir toutes les productions tropicales, en
fournissant en outre à notre marine une série de
ports parfaitement sûrs.
FIN
TABLE DES
MATIÈRES
Pages
Préface..
i.
—
II.
—
III.
—
IV.
—
V.
—
VI.
—
VII.
—
VIII.
—
IX.
—
X.
—
Les Iles
7
de la
Société
9
....
Rapa. Les Gambier.
Archipel des Marquises.
l'archipel de Cook
Une visite chez le père Fataua (Tahiti)
A Tahuata (Marquises)
Voyage au pays des perles
L'archipel des Wallis
Les archipels Samoa et Tonga
Mon séjour aux îles Fidji
..
Les Tubuaï et
Retour
Appendice.
—
en
France. La
légende[des alcyons
Annexion des îles Sous-le-Vent
37
52
85
97
1x3
127
140
171
204
213
ERRATUM
C'est par erreur qu'on a compris, dans la note de la page 32,
l'archipel Wallis et les îles de Cook parmi les Etablissements
français
Fait partie de En Océanie