B98735210103_206.pdf
- Texte
-
BULLETIN
DE M
SOCIETE
DES ETUDES
OCEKNIENNES
N° 206
TOME XVII
-
Société des
N°7/ MARS 1979
Études
Océaniennes
Société des études océaniennes
Rue Lagarde, Papeete, Tahiti.
Polynésie Française.
Ancien musée de Papeete,
'
B. P. 110
B.I.S.
:
21-120-22 T
—
Tél. 2 00 64.
-
C.C.P. 34-85 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
Mlle Janine LAGUESSE
Président
Vice-Président
Secrétaire
M.
Trésorier
M. Paul MOORTGAT
M. Yves MALARDE
Raymond PIETRI
assesseurs
Me
Me Jean SOLARI
Rudolph BAMBRIDGE
M. Henri BOUVIER
M. Roland SUE
Mme F. DEVATINE
M. Temarii TEAI
Dr. Gérard LAURENS
M. Maco TEVANE
Me Eric
LEQUERRE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
M.
Georges BAILLY
M. Raoul TEISSIER
Pour être Membre de la Société se
Société des
faire présenter par un membre titulaire.
Études
Océaniennes
BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES OCÉANIENNES
(Polynésie Orientale)
TOME XVII
—
N° 7/n° 206 Mars 1979
SOMMAIRE
Articles
Flora devatine
Problèmes rencontrés
Polynésie
la conservation du patrimoine
culturel et de développement des
en
pour
cultures océaniennes
:
évalutation
et
J. DUCROS
propositions
Évolution séculaire de la
379
stature
à Tahiti
Dominique CHARNAY
Jean BRES
Pêche
au
405
poison
en
Polynésie
Radeaux et pirogues
417
427
Comptes rendus
R. BaGNIS
Modalités évolutives et biogénèse de la
ciguatera
Robert schoofs
N. roucheux
en
Polynésie française
432
History of the Catholic Mission in
Hawaii 1827-1940
436
Guide pratique du Pacifique Sud
437
Société des
Études
Océaniennes
:
r
Société des Etudes Océaniennes
379
Problèmes rencontrés
en
Polynésie pour
culturel et
la conservation du patrimoine
développement des cultures océaniennes :
évaluation et propositions.
le
A VIS A U LECTEUR
Actuellement, en Polynésie Française, les choses évoluent
vite, et ce que l'on dit aujourd'hui peut s'infirmer ou se
confirmer demain...
très
F.D. (Juin 1977)
I
-
UN PEU DE
GÉOGRAPHIE ET D'HISTOIRE
La Polynésie Française est située en plein centre du Pacifique
Sud, à 6500 km de l'Amérique du Nord, à 8000 km de l'Amérique
latine, à 6000 km du Continent australien et à 4000 km des Iles
Hawaii.
Ces quelques chiffres situent bien le degré d'isolement des 4
archipels qui la composent et qui sont :
Société, réparties en :
Tahiti - 1000 km2, la plus grande île portant Papeete, la capitale,
Iles Sous le Vent,
Les Iles Tuamotu-Gambier qui s'inscrivent en arc de cercle
du Nord de Tahiti jusqu'à son Sud-Est, les Iles Gambier étant
distantes de 1800 km de Tahiti,
Les Iles Marquises, situées au delà des Tuamotu à 1600 km
à l'Est,
Les Iles de la
—
-
Iles du Vent, avec
-
—
—
Société des
Études
Océaniennes
380
—
au
Les Iles Australes, groupe de 5
Sud de Tahiti.
îles très dispersées à 500 km
Vues les distances, les contacts entre ces archipels ont été
longtemps très réduits, ce qui explique la répartition ethnique de
population : si dans les 3 derniers archipels,
relativement pure, dans l'archipel des Iles de
la
la population est
la Société et en
particulier à Tahiti, les métissages ont été très nombreux
l'impact de la culture européenne y est important.
et
Des premiers navigateurs qui ont découvert les îles de la
Polynésie, citons les plus importants : Wallis (1767), Bougain¬
ville (1768) et Cook (1769). Très tôt la Polynésie a été l'objet d'une
rivalité entre anglais et français.
L'influence des missionnaires anglais installés depuis
importante et s'est étendue avec la conversion de la
royale
vers
au
une
1797 fut
famille
protestantisme, la civilisation polynésienne évoluant
façon d'être, de penser et de se comporter anglo-
saxonne.
Passé 1830 et après
sont entrées
Jusqu'à
avait 3
—
—
—
—
le
le
le
le
ou
maintes péripéties, Tahiti et la
Polynésie
dans la mouvance française.
une
époque assez récente, on pouvait affirmer qu'il y
ethniques ayant chacun son identité propre :
4 groupes
groupe
groupe
groupe
groupe
anglo-saxon
français ;
polynésien ;
chinois.
;
filles
Les colons y ont fait souche épousant pour la plupart les
de la noblesse locale et formant l'embryon de cfe que l'on appelle
actuellement la classe des "Demis" ou "Métis".
Avec ces métissages, la régression de la culture polynésienne
commencée après le passage des premiers navigateurs,
allait
Polynésiens, très attirés par la civilisation
européenne, se sont détournés peu à peu et souvent avec
beaucoup de facilité, de la leur propre. L'ambition a été
d'atteindre le modèle européen, et la population dans son
ensemble a commencé à ne plus se préoccuper de ses racines,
surtout chez ceux et celles qui avaient un conjoint "popaa"
(européen). Les enfants "demis" étaient en fait culturellement
s'accentuer. Les
le mode de vie, le comportement, les idées,
d'attaches et d'affinités avec la
civilisation polynésienne.
L'élite s'est recrutée dans cette catégorie de la population.
des européens par
l'éducation, et possédaient peu
A côté des Polynésiens et des
introduits dans le pays pour la
Société des
"Demis", il faut citer les Chinois
culture du coton puis de la canne
Études
Océaniennes
381
à sucre. Dans ce milieu, si les personnes âgées ont conservé leur
culture et traditions bien ancrées en elles, il n'en est plus de
même pour les jeunes qui se sentent de plus en plus de Polynésie
et sont résolument ouverts aux influences tahitienne et surtout
européenne. Ils
forment
une
se
mêlent de plus
en
plus
aux
Européens, et
nouvelle composante de la population, composante
appelée à exercer une influence non négligeable à la prochaine
génération, les enfants issus d'un tel mélange bénéficiant d'un
double héritage culturel bien établi.
La répartition officielle de la population
façon suivante en 1962 :
—
—
—
—
se
présentait de la
Français de métropole 4 %
Français polynésiens 88,8 % (Demis et Polynésiens)
Chinois 6,7 %
Autres 0,5 %
Les résultats du recensement de Mai 1977 n'étant pas encore
connus,
précise
il est bien hasardeux d'avancer une répartition ethnique
le nombre des métissages et vue l'évolution actuelle de
vu
la mentalité.
II
-
ÉVOLUTION RÉCENTE
Avant les années 60, on aurait pu croire que l'assimilation de
la culture française par les populations de Polynésie était
acquise et irréversible. Or, actuellement la situation s'est
compliquée.
un peu
Que s'est-il passé ?
Au
de ces 15 dernières années, plusieurs événements sont
bouleverser les conditions de vie, provoquant une
cours
venus
mutation, une évolution très différente selon qu'il s'agit de
l'archipel de la Société ou des autres archipels.
Un aéroport de classe internationale a relié la Polynésie et
surtout Tahiti au reste du
cation des échanges avec
monde, ce qui a amené une multipli¬
l'extérieur. Si de nombreux touristes
visitent l'île, de nombreux Polynésiens de tous les milieux sortent
du territoire, visitent les États voisins, l'Europe etc...
Cette ouverture
sur
le monde extérieur déclenche nécessaire¬
prise de conscience de la situation, et une évolution
dans la façon de voir les autres et de se voir soi-même.
ment
une
Le développement de l'Information avec la radio, couvrant
l'ensemble du Territoire, et la télévision émettant pour Tahiti et
quelques îles avoisinantes,
a
parachevé cette ouverture
monde.
Société des
Études
Océaniennes
sur
le
382
L'installation du Centre d'Expérimentation du Pacifique et
Commissariat à l'Énergie Atomique a déterminé un afflux
du
de
métropolitains avec leurs familles, événement qui a correspondu
par ailleurs, à l'essor démographique local. Quelles en furent les
conséquences ?
Par réaction contre cette immigration importante, les Polyné¬
siens d'abord favorables, ont eu assez vite le sentiment d'être
envahis et se sont sentis menacés.
Les "Demis" eux aussi,
bousculés,
se
sont brusquement
"locaux", et non plus ce dont ils se vantaient d'être
auparavant c'est-à-dire français, anglais... et recherchent leurs
découverts
attaches
polynésiennes.
pour conséquence importante,
familles d'expatriés, le développe¬
ment rapide de l'enseignement primaire et secondaire et par suite
l'augmentation du nombre d'élèves locaux accédant à l'enseigne¬
ment supérieur. Les étudiants, pour la plupart des "Demis" et des
Chinois, sont de plus en plus nombreux à partir en Métropole y
poursuivre leurs études. Lors de leur départ ce sont des Euro¬
péens, des Chinois qui ont pris l'avion, mais ce sont des
Polynésiens qui en sont revenus.
Le CEP et le CEA ont eu
avec
aussi
l'arrivée des nombreuses
Que s'est-il passé ?
Europe que s'est faite la prise de conscience. Ils y ont
qu'ils étaient différents des autres, non pas parce
qu'ils se sentaient différents (ils se sentaient français) mais
parce que dès leur arrivée, on leur disait : "tu es tahitien" donc
"tu es différent de moi". Ils n'étaient pas mal considérés, au
contraire, on les enviait.
C'est en
découvert
Ils étaient interrogés sur eux-mêmes, sur leur
langue, leur pays et ils s'apercevaient alors qu'il ne
culture, leur
savaient rien
ou pas grand'chose, qu'ils n'étaient rien, ni Français, ce qu'ils
croyaient être, ni Polynésiens, ce qu'ils n'avaient jamais pensé
d'être. Ils découvraient, tout un coup, que
avaient reniée est chose importante, est la
cette culture qu'ils
leur finalement.
Malheureusement, cette culture qu'ils avaient reniée, méprisée,
en voie de disparition. Ils prirent alors conscience de
est
l'urgence, de sauver ce qui
pouvait l'être encore.
La disparition de l'ensemble, traditions,
constituant une culture signifie la fin de
coutumes, langue
cette culture, et la
disparition de la culture d'un peuple signifie la fin de ce peuple.
De cette culture, de ce peuple en voie de disparition, tous avaient
tout d'un coup conscience d'en faire partie et ne souhaitaient plus
qu'en faire partie.
Société des
Études
Océaniennes
383
De ces événements récents, passés rapidement en revue
découle une prise de conscience : surtout au niveau des "Demis"
évolués, mais pas tellement au niveau de la masse polynésienne
et elle débouche sur la recherche du patrimoine culturel, d'une
identité.
III
-
PLURALITÉ DE CULTURES
Mais quel patrimoine culturel cherche-t-on à sauvegarder
actuellement en Polynésie ? Peut-on parler d'une culture
spécifique à la Polynésie ?
Si
on
considère la répartition ethnique de la population, on
constate d'une
donc de
—
part que l'on est
plusieurs cultures :
la culture européenne,
en
présence de plusieurs ethnies
officielle, qui n'est pas toujours bien
assimilée,
la culture anglo-saxonne dont on ne parle pas beaucoup
mais qui est là et qui se confond aussi bien dans celle européenne
—
(chez les "demis")
que
dans celle polynésienne (admiration
pour
les américains...),
la culture chinoise, en voie de disparition elle aussi, et que
cherche à sauvegarder une toute jeune association culturelle
—
chinoise, le "Wen Fa"
: une
partie de "l'élite polynésienne" est
chinoise.
la culture polynésienne proprement dite.
—
On constate, d'autre part, qu'il n'y a pas vraiment une identité
à tous les hommes nés en Polynésie, à cause de
commune
l'importance du type demi
—
—
—
—
—
et
—
:
polynésien - européen,
polynésien - demi,
polynésien - chinois,
demi
chinois,
demi
européen,
de plus en plus,
chinois
européen.
-
-
-
Cependant, quelque chose est en train de changer, et les identités
chinoises, anglaises, françaises, polynésiennes tendent actuelle¬
ment à se fendre, ce qui donne une nouvelle identité très difficile
à
cerner
à
cause
de cette constante évolution.
On ne peut donc pas encore parler d'une culture spécifique à la
Polynésie, vu l'amalgame de races, de façons de penser, mais
plutôt d'une culture néo-polynésienne en cours d'élaboration
c.e.d. une nouvelle culture polynésienne qui ne gardera que
quelques bribes de l'ancienne.
Société des
Études
Océaniennes
384
Qu'en est-il de la culture polynésienne
distinguer Tahiti, culturellement plus
sienne des autres
archipels.
proprement dite ? Il faut
européenne que polyné¬
Depuis quelques années, on parle beaucoup de conserver le
patrimoine culturel de la Polynésie ancienne : il faut recueillir et
sauver les traditions orales, préserver les vestiges du passé,
promouvoir l'enseignement du tahitien etc...
Toutes les instances, qu'elles soient publiques ou privées,
culturelles ou non, religieuses ou politiques, ont plus ou moins
conscience de la nécessité de ne pas laisser se perdre complète¬
ment le patrimoine culturel, et s'y emploient. Mais s'y emploientelles systématiquement ?
IV
-
VOULOIR RECHERCHER
PATRIMOINE CULTUREL ?
MAIS POURQUOI
ET CONSERVER LE
qu'il est
qu'il a des
Chaque homme porte en lui le besoin profond de savoir
de quelque part, qu'il appartient à une civilisation,
racines. Sans racines l'arbre tombe ; sans passé le
humain dépérit.
groupe
La culture est semblable à l'océan : sans eau un poisson ne peut
vivre. Sans culture l'homme ne peut se développer et stagne. La
culture est aussi semblable à un "marae" (édifice en pierres), à
vocation politico-religieuse, de la civilisation polynésienne :
chaque génération qui passe y apporte sa pierre et au fil des
siècles, l'édifice monte. C'est l'ensemble de l'édifice que l'on
appelle "marae", "culture", tant
l'institution fondamentale de la
il est vrai que le "marae"
culture polynésienne.
est
dite,
En ce qui concerne la culture polynésienne proprement
voilà bien longtemps qu'aucune pierre n'a été ajoutée et certaines
parties
se
sont effondrées.
La culture
a
deux fonctions : elle rattache l'homme
à son passé,
elle l'ancre dans une situation donnée, mais également, elle
constitue le socle qui permettra l'évolution. La culture se rattache
donc à la fois au passé et au futur et c'est en cela qu'elle est
indispensable. Une population sans culture est une collectivité
sans ressort, sans volonté, gagnée par la facilité et que guettent
la décadence et la mort.
Il y a 2 siècles, 2 cultures étaient en concurrence, la
sienne et l'européenne, cette dernière étant plus ancienne et plus
avancée. Devant le choix, entre un outil en pierre taillée et un
outil en fer, la facilité l'a normalement emportée, et les Polyné¬
siens ont abondonné progressivement leur propre culture : il en
polyné¬
est résulté une
cru
décadence accélérée. Plusieurs générations ont
l'ont appelée de leurs vœux. Mais en
à la nouvelle et
Société des
Études
Océaniennes
385
abandonner une pour tendre vers une autre comporte un risque
sérieux : celui de rester sans culture, au milieu du gué, quand
l'assimilation ne s'effectue pas complètement : c'est ce qui a été
l'élite qui, actuellement, donne le signal du repli, du
sources et cherche à sauvegarder, à enrichir et à
transmettre le patrimoine culturel de l'ancienne Polynésie.
perçu par
retour
aux
V
-
EN
QUOI CONSISTE
CE PATRIMOINE CULTUREL ?
L'essentiel
trouve dans la tradition orale, les écrits, les
sites, les objets anciens, la langue, les chants et
danses, l'artisanat, les activités nourricières traditionnelles
telles que l'agriculture, la pêche, etc... La liste n'est pas
se
monuments et
limitative.
1.— La tradition orale
ou
:
la
source
de la tradition orale
La sève de la civilisation polynésienne
difficilement. Quelles en furent les causes ?
peu
—
à
peu.
ne
se
tarit
monte plus
Au moment de
tradition,
parce
l'implantation du christianisme, cette
qu'elle était rattachée aux croyances religieuses,
avait été interdite. Sa transmission se faisait donc
et la tradition commença à se perdre.
avec
difficulté
Dans la politique d'intégration de la Polynésie dans la
nation française, et d'assimilation de la culture française, il n'y
avait pas place pour la culture polynésienne. Bénéficiant de peu
de considération au plus haut niveau, celle-ci n'eut pas, auprès de
la population, le prestige de la civilisation européenne.
Aussi les Polynésiens et surtout les "Demis", se sont-ils
détournés peu à peu de leur culture ancestrale.
—
—
Paradoxalement,
au
lieu de fixer la culture, l'écriture
a
contribué à sa disparition car, dans l'ancien temps, les préposés
à la garde du savoir, des traditions, les apprenaient par cœur ;
mais depuis l'apprentissage de l'écriture, ils consignaient ce
qu'ils savaient sur des cahiers qui,
ont été jetés, se sont perdus.
pour
la plupart, ont pourri,
Selon notre conception moderne, l'écriture est une bonne chose
"car elle permet de fixer plus fidèlement que la mémoire et de
transmettre les récits".
Mais, selon les Anciens, elle a été néfaste car elle a rendu
faisant plus l'effort d'apprendre,
lettres, des feuilles qui s'envolent,
partie du savoir.
l'homme paresseux, celui-ci ne
de retenir, s'en remettant à des
se
perdent et
avec
elles,
Certains vieux
leurs connaissances,
—
une
n'éprouvent plus le besoin de transmettre
soit parce qu'ils n'y croient plus, soit parce
386
méprisées, ils en ont un peu honte, soit parce que les jeunes,
ailleurs, n'éprouvent plus le besoin d'être les
dépositaires d'un savoir ancestral.
que,
très sollicités par
D'autres,
par
contre, conscients
de celui-ci leur propriété, car
celui d'orateur, de "sage".
de la valeur de leur savoir, font
il leur confère un certain rôle
social,
Enfin, sous l'emprise de la civilisation européenne, on
assiste, à Tahiti, tout comme dans les pays occidentaux, à
l'éclatement de la cellule familiale, et à l'apparition d'un fossé
—
d'indifférence
de plus plus à
entre les générations, fossé d'incompréhension et
;
les jeunes, surtout en milieu urbain, échappent
en
la tutelle des vieux : ainsi la Polynésie se meurt surtout à Tahiti.
En milieu rural, l'introduction récente de la télévision dans
de
nombreux foyers est venue briser la fragile passerelle qui se
maintenait entre générations. Si, il y a un an encore, la veillée
avait un sens, il n'en est plus de même en 1977. Dans les
communes
rurales (districts), le polynésien
dîne très tôt. La
échangeait ses
impressions, ses expériences, chacun parlant de sa journée, les
femmes cousant, tous plaisantant, les vieux racontant des
histoires ou des légendes, ou encore indiquant leur expérience,
soirée est donc longue.
La famille se réunissait et
leurs tours de main dans une spécialité : culture du taro ou
confection d'instruments de pêche. Puis la télévision est arrivée,
les conversations se sont tues. Les membres de la famille ne se
fréquentent tout au plus, chacun s'enferl'écran, les jeunes prodigieuse¬
seuls et sans guide. Le pont qui
les rattachait au passé s'est effondré, et la sève de leur civilisa¬
tion ne monte plus : la Polynésie se meurt à Tahiti.
groupent plus, ils se
mant dans son mutisme, face à
ment intéressés mais désormais
Mais restent les
archipels, minoritaires en population. La
y est moins
commencent à sortir
population
mêlée. Longtemps à l'écart, les archipels
de leur isolement avec l'ouverture de
nombreux aérodromes, et l'attrait de la civilisation néotahitienne se fait sentir de façon très forte. Les habitants des îles
ont une conscience diffuse de leur marginalité. Ils savent
inconsciemment que c'est à la ville que s'élabore le progrès et ils
ne veulent pas que leurs enfants soient comme eux, des margi¬
naux. Ils ont de l'ambition pour eux, ambition qui passe par
l'école européenne. Et c'est alors sciemment que la tradition orale
se tarit. Les vieux laissent les jeunes se débrouiller. Leur refus
d'aide peut être une aide inconsciente qu'ils leurs fournissent
pour passer
de la culture polynésienne... agonisante... à une
néo-polynésienne en pleine formation. Ils se rendent
compte que le progrès avance sans cesse, et ils prennent donc
d'eux-mêmes, parfois, la décision de couper toute attache avec
l'ancienne culture car elle est perçue comme un handicap
culture
Société des
Études
Océaniennes
387
pouvant entraver la montée des jeunes dans la hiérarchie
sociale. Ce fait est confirmé par l'hostilité de certains parents
polynésiens à l'introduction du tahitien à l'école pour cette
raison précise. Pour ceux là, on peut ne pas apprendre le tahitien
=
ça
n'est plus important.
Les vieux restent donc dans leurs îles et les
jeunes se trouvent
jetés dans une vie urbaine que rien n'avait préparé. Les ponts
sont coupés entre les générations et la source de la tradition orale
se tarit progressivement.
LE
COMMENT ASSURER LA CONSERVATION ET
DÉVELOPPEMENT DE LA TRADITION ORALE ?
Il est
toujours plus facile de
poser
des questions
que
de leur
trouver une réponse. C'est là qu'il faut faire preuve d'imagina¬
tion et de bon sens. Et c'est peut-être ce qu'il y a de plus difficile et
ce
qui
nous
Comment
Pour
prenne
fait le plus défaut.
sauver
et
développer
ce
savoir ancestral ?
qu'il en reste, il faut que le simple polynésien
conscience qu'il a reçu en héritage une culture, laquelle
voie de disparition, il faut qu'il prenne conscience de
sauver ce
est en
l'intérêt de
conserver
et de transmettre cette culture.
Cette prise de conscience doit se faire au niveau
c'est-à-dire de ceux qui vivent de cette culture, y
de la masse,
baignent, la
sentent.
Or s'il y a actuellement conscience d'un patrimoine qui se perd,
cela ne se fait qu'au niveau le plus évolué, autrement dit, au
niveau métropolitain, de l'Administration, et également des
"Demi". Il ne semble pas que la population foncièrement
polynésienne soit réellement consciente du problème, si ce n'est
une conscience très diffuse. Il y a donc une information à faire,
un réveil culturel à susciter, au niveau de la masse : celle-ci est
concernée en premier lieu et la sauvegarde, le développement de
la culture ne peuvent se faire qu'avec la masse, si on veut que
cette culture soit vivante et n'offre pas uniquement un intérêt
purement intellectuel.
Mais ne va-t-on pas imposer à la masse une culture qu'elle ne
reconnaît plus ? En fait, il y a une attente au fond des cœurs.
L'intérêt et la participation des paroisses protestantes et
catholiques
au
1er Festival des chants religieux organisé par
l'Association Œcuménique "Tenete" au Musée de Tahiti et des
liés en mai 1977 l'a montré. Au fond d'eux, les gens s'intéressent
à leur culture, mais avaient un peu honte d'en parler, avaient
perdu confiance en leurs traditions, en leur propre culture. Les
gens des districts et des îles qui n'auraient peut-être jamais visité
le Musée en dehors de cette manifestation ont pris conscience de
Société des
Études
Océaniennes
388
leur culture : ce fut, pour eux comme pour les
responsables du Musée, une révélation. Les contacts ont été
fructueux de part et d'autre.
l'intérêt porté à
problème, actuellement, est de maintenir l'intérêt des
de multiplier de telles manifestations en y associant le plus
possible la masse. Il est urgent, car rares sont les orateurs
officiels ou familiaux, les "sages" qui connaissent encore
l'histoire, les légendes de leur peuple. Il en disparait plus qu'il ne
Donc le
gens,
s'en manifeste.
Si la tradition s'est beaucoup perdue au moment de l'Évangélisation, c'est actuellement en recourrant à l'Église que l'on peut
la sauver. Les Polynésiens "se retrouvent" dans les "tuaroi",
réunions paroissiales protestantes, plus
réunions paroissiales catholiques,
dans lesquelles ils commentent les versets bibliques, tout en
respectant les coutumes : respect des anciens, dû à leur âge, à leur
expérience, à leur savoir.
"putuputuraa",
ou
récemment, "matuturaa" ou
Certaines Églises en ont eu conscience et l'un des buts de
l'Association Œcuménique "Tenete" est justement de conserver
le passé traditionnel. Mais cela doit aller plus loin : pasteurs et
prêtres sont, par la confiance
dont ils jouissent auprès de la
population, les mieux placés pour faire éclore ou du moins
provoquer le renouveau culturel. En effet les paroisses sont
devenues le réceptacle de la culture, et elles constituent le cadre le
plus propice à la renaissance culturelle.
Il faut reconnaître aux églises le mérite d'avoir contribué à la
fixation de la langue en traduisant très tôt la Bible en tahitien,
d'avoir contribué à l'enseignement et à la diffusion de la langue
dans les "tuaroi", "putuputuraa", et aussi, le plus important,
d'avoir éveillé, formé la pensée et l'esprit des Polynésiens qui,
sans l'exercice des commentaires et explications des versets
bibliques, seraient plus primitifs qu'ils ne le sont actuellement
pour certains : si beaucoup de polynésiens atteignent le niveau
du CEPE, ils le sont moins à arriver au BEPC et seuls quelques
rares parviennent péniblement au BAC. Les Polynésiens
quittent l'école insuffisamment formés sur le plan de la pensée et
c'est finalement la vie, l'église et la politique qui les forment :
dans les réunions bibliques et accessoirement politiques, ils
apprennent la rhétorique, et y exercent leurs talents d'orateurs.
Mais l'école doit être par définition le lieu
transmission de la culture. En supplément
privilégié de la
des notions de
Géographie locale, il faut enseigner aux jeunes, d'autres
éléments de leur culture comme la langue, l'histoire, les récits
légendaires, les méthodès de culture ou de pêche ancestrales,
etc...
Société des
Études Océaniennes
389
Cet enseignement, pour être authentique et efficace, pourrait se
faire et pourquoi pas ? non pas uniquement par des diplômés
mais également par des gens du peuple qui vivent et baignent
dans cette culture, ce qui contribuerait par ailleurs à rapprocher
les générations.
Il existe de nombreuses associations, institutions culturelles
dont les principaux buts sont la recherche, le recueil, la
conservation et l'étude de tout ce qui concerne la culture
polynésienne. On peut citer parmi les plus importants : l'Acadé¬
mie Tahitienne, le Musée de Tahiti et des Iles, la Société des
Études Océaniennes, l'Association Œcuménique "Tenete", le
Service des Archives, le Service de l'Habitat et de l'Urbanisme,
les Maisons des Jeunes
-
Maison de la Culture.
Certaines associations telles que l'Association "Papeiha",
l'Association "Tainui", ont organisé des joutes oratoires et des
concours de poèmes qui ont suscité une véritable renaissance
culturelle par l'intérêt et la participation des gens, (des centaines
de poèmes sur "Hokulea" au concours de juin 1976) ; mais il ne
s'agissait
que
d'initiatives isolées, qui n'ont
pas eu
de suite.
C'est pourtant la voie à suivre, et il faut généraliser et
concours de poèmes, joutes oratoires dans les écoles et
les districts. Ces concours pourraient être organisés par classe
d'âge et par catégorie, afin de séparer les orateurs confirmés des
orateurs débutants.
multiplier
Cela aurait pour effet de ne pas décourager les jeunes et de
revaloriser la culture ancienne et les compositions orales aux
yeux des vieux eux-mêmes. Cela les inciterait en retour à
s'occuper des jeunes et à leur inculquer les notions qui leur font
défaut. Il est nécessaire que les privilégiés qui savent quelque
chose veuillent transmettre leur savoir. On ne sait pas déjà
grand'chose du passé et le peu qui subsiste, qu'on en connait,
risque de se perdre définitivement.
Dans cette optique, le savoir des vieux ne serait plus propriété
privée mais doit tomber dans le patrimoine culturel.
Pour l'instant, rarissimes sont les jeunes qui composent et qui
pourraient assurer la relève des orateurs. Leurs œuvres montrent
d'importantes lacunes, autant dans la forme que dans le fond. Il
y a dans le domaine de la tradition orale, une importante action à
mener au niveau des jeunes : radio et télévision doivent jouer leur
rôle éducatif : éveiller les jeunes à leur culture ancestrale afin
qu'ils puisent dans leurs racines, dans leurs anciens, la sagesse
du temps présent. La connaissance du passé est vitale, nous
l'avons dit, pour affronter le futur et assurer la continuité.
En Polynésie Française, apparaissent comme partout ailleurs
les inconvénients d'une culture basée sur la tradition orale :
Société des
Études
Océaniennes
390
difficultés de transmission et pertes,
civilisation de l'écriture.
d'où le
recours
2.— Les écrits ? : le problème est double : conserver les
existants et inciter les Polynésiens à prendre la plume.
à une
écrits
Les écrits que l'on trouve concernant le passé ont été le fait des
Européens. Ils constituent une source de documentation pré¬
cieuse, bien que réduite : récits de voyage, lettres, mémoires,
recueils de légendes et coutumes etc...
Largement diffusés, leur conservation ne pose pas de problèmes.
Par contre une action pourrait être menée pour la recherche
systématique de tout écrit inédit concernant la Polynésie. Peu de
choses ont été publiées de ce qu'ont écrit les Polynésiens dans la
langue de leurs ancêtres. Il y a eu beaucoup de journaux
personnels, de cahiers portant des généalogies et des
légendes
familiales mais qui ne se sont pas conservées.
Association culturelle lance un appel
d'écrits et de documents anciens, afin qu'ils
acceptent de s'en dessaisir ou d'en permettre la photocopie, et
ainsi en assurer la conservation. Ici encore, les guides spirituels
de la population ont un rôle à jouer : aider à prendre conscience
d'un patrimoine qui se perd.
De temps à autre, une
aux
possesseurs
Les rares écrits qui ont été épargnés sont jalousement
conservés car c'est l'unique bien qui relie encore l'individu à son
donne sa raison d'être à la plante : la
exemple, est un secret de famille. Elle est
importante pour le Polynésien, car elle est liée à un besoin de
sécurité, à un besoin de savoir que l'on n'est pas "un oiseau sans
passé. C'est la racine qui
généalogie
par
branche".
Dans le passé, chacun connaissait par cœur sa généalogie :
celle-ci était l'unique moyen de prouver qu'on était bien celui que
l'on prétendait être, et elle était largement utilisée dans les
revendications de terres, de noms ou de titres. Et cela pose le
problème des migrations internes. Nombreux sont les gens des
autres îles qui s'établissent à Tahiti, surtout depuis une
quinzaine d'années, vivant en location, s'entassant dans
quelques bidonvilles.
Le peu de considération dont ils jouissent auprès de la population
tahitienne peut s'expliquer par le fait que peu connaissent leur
généalogie. Dès lors, ce ne sont que des étrangers qu'on verrait
bien retourner dans leurs Iles.
Comment développer la culture ?
s'est perdue en partie avec l'arrivée
c'est en recourrant à celle-ci que
développer
:
les
gens
dans leur langue et
Si la culture polynésienne
de l'écriture, actuellement
sauver et la
doivent tout simplement se mettre à écrire
peu à peu constituer une littérature qui
Société des
Études
l'on peut la
Océaniennes
391
enrichira la culture.
Actuellement cette renaissance littéraire est
encore
très timide
quelques pièces de M. Tevane, traductions de H. Hiro, de E.
Raapoto, des poèmes...
:
Le concours littéraire annuel de l'Académie Tahitienne,
organisé depuis plus d'un an, va dans ce sens et est encourageant
par les résultats obtenus.
Il y a encore heureusement des gens pour qui la langue
maternelle est un bien précieux, et qui la manie fort correcte¬
ment. On ne peut, bien entendu, après une si longue éclipse avoir
un grand nombre de candidats :
-
-
6 livres
7 livres
primés et encouragés
primés et encouragés
en
en
1976,
1977.
En matière d'écrits, la préservation est chose délicate car on se
heurte à des difficultés de plusieurs ordres ; le climat humide, les
termites et l'homme. Celui-ci n'est pas le moindre obstacle à la
transmission des écrits, jalousement gardés : les généalogies
constituent une présomption de propriété et font partie de la vie
privée de l'individu. Pour conserver tout ce qui concerne la
culture ancienne, il faudrait à la limite déposséder les gens de
cette culture (ou de ses éléments) pour la remettre ensuite à la
disposition de tous.
La solution serait peut-être dans la publication et la diffusion
des généalogies et de tout ce qui s'y rattache de légendes, de
croyances,
afin de donner
aux gens une
conscience bien nette de
population ce qui
leur origine, et ainsi rendre à l'ensemble de la
n'est accessible qu'à certains.
3.— La langue :
d'une civilisation,
la langue est l'expression la plus parfaite
d'une culture. Elle est l'âme, l'essence d'un
peuple. La reconnaissance de la culture du peuple polynésien
passe par la reconnaissance de sa langue.
Qu'en est-il de la langue ?
En Polynésie Française, il y a autant de dialectes que
d'archipels. Mais la majorité de la population résidant à Tahiti,
centre culturel, administratif et économique, la langue tahitien¬
ne a depuis longtemps pris le pas sur les autres dialectes.
Qu'en est-il de la langue tahitienne ?
Comment a-t-elle supporté la coexistence avec des langues
autres que
polynésienne ?
Plutôt mal
semble-t-il, et les tentatives d'intégration totale par
Métropole l'ont contrainte à une longue éclipse dont elle n'est
pas encore complètement sortie.
la
Société des
Études
Océaniennes
392
En effet, n'étant pas officiellement reconnue comme langue,
elle a décliné, les élites se détournant d'elle, le peuple en devenant
le seul dépositaire.
Les textes
publiés
en
tahitien étaient soumis à autorisation
préalable.
Le parler tahitien a été longtemps interdit dans l'enceinte des
écoles : distribution de "symbole", ou de "coquillage" et par suite,
de punition aux enfants surpris pendant la récréation en train de
parler
en
tahitien.
Ces mesures ont contribué à la dévalorisation de la langue
maternelle et à son recul, sans que par ailleurs cela ait été bien
profitable à la langue française.
Ici il faut rendre cette
aux missionnaires d'avoir, très
écrivant grammaires et dictionnai¬
justice
tôt, sauvegardé la langue, en
res.
Il y a
actuellement,
nous
l'avons dit,
un
mouvement de retour
niveau le plus haut : celui de l'Adminis¬
tration et celui des élites : la création, en 1974, de l'Académie
Tahitienne en est l'illustration. Cette institution culturelle a pour
aux sources
surtout
au
principaux buts de sauvegarder, fixer, enrichir la langue, de
favoriser la publication d'ouvrages rédigés ou traduits en
tahitien et de promouvoir son enseignement.
Mais cela ne pourra se réaliser pleinement qu'après abrogation
du décret soumettant à autorisation préalable toute publication
que la langue française et qu'après application
Polynésie Française de la loi : Deixonne du 11.01.1951 - loi
relative à l'enseignement des langues et dialectes locaux.
en
langue autre
en
Depuis quelques années, beaucoup de gens qui ne parlaient pas
se sont mis à l'apprendre : dans la période de mutation
que la Polynésie traverse, ils ont eu besoin de s'administrer la
preuve qu'ils sont de quelque part et la meilleure preuve est la
pratique de la langue.
le tahitien
La renaissance culturelle doit s'appuyer surtout sur la langue.
Il est donc logique de mettre rapidement en place l'enseignement
du tahitien d'une manière officielle. Mais est-ce l'effet d'un
perfectionnisme trop poussé, sont-ce d'ultimes réticences,
toujours est-il que l'introduction générale de la langue à tous les
niveaux n'est pas encore réalisée. Ainsi chaque année, nombre
d'enfants, bloqués intellectuellement, handicapés, quittent
définitivement l'école sans y avoir appris leur langue maternelle.
Or l'enseignement de leur langue maternelle aurait pu les
"débloquer", les aider, en leur redonnant confiance en euxmêmes tout en facilitant leur formation sur le plan de la pensée...
Société des
Études
Océaniennes
393
sans compter
français.
que
cet enseignement serait profitable à celui du
Aussi
recommandons-nous, même si tout n'est pas encore au
point, l'introduction immédiate du tahitien dans les établisse¬
ments scolaires, la pratique se chargeant de trouver des solutions
à tous les problèmes.
On commence depuis peu à donner au tahitien une place dans
l'enseignement, dans l'éducation. C'est un fait. Mais il n'y aura
que peu de progrès tant que la mentalité ancienne qui ignorait le
tahitien n'aura pas disparu. Or, force est de reconnaître qu'elle
subsiste.
Le groupe
d'étude créé en mai 1975 par le Conseil du Gouverchargé d'examiner les modalités et les conditions
d'une introduction de l'enseignement de la langue tahitienne
dans les programmes d'enseignement préconisait de commencer
l'enseignement du tahitien dans une vingtaine de classes du CE2
à la rentrée de 1976, d'étendre l'expérience à une centaine de
classes à la rentrée de 1977, de la généraliser dans toutes les
écoles de l'Archipel de la Société à la rentrée de 1978 et enfin de
débuter au niveau du second degré au plus tard à la rentrée de
1978. Ce programme sera-t-il respecté ?
menent et
Certaines écoles du
privé surtout catholiques et protestantes,
la matière, ayant commencé depuis de
nombreuses années déjà l'enseignement du tahitien dans
certaines classes du primaire et du secondaire.
sont des
pionniers
en
On estime qu'actuellement, il n'y a pas assez de gens capables
d'enseigner le tahitien dans les écoles, à tous les niveaux.
La formation des maîtres pour
enseigner le tahitien ne peut
problème plus difficile que celui de leur recyclage en
français ou en mathématiques modernes. Depuis 2 ou 3 ans, des
cours de tahitien sont dispensés aux futurs maîtres, à l'Ecole
Normale. Par ailleurs, il semble impensable que l'on ne puisse
pas trouver de maîtres dans les paroisses. Pourquoi ne pas y faire
appel ?
pas
être
un
Vouloir réserver le monopole de l'enseignement du tahitien
instituteurs pourrait être néfaste, et ceci, pour plusieurs
raisons et tout d'abord pour une question de délais.
aux
l'on ne peut pas se permettre d'attendre
plusieurs années qu'il y ait suffisamment d'instituteurs (il
n'y en aura jamais assez, compte tenu de la croissance démogra¬
phique), et que ceux-ci soient tous aptes à enseigner le tahitien.
Le temps presse et
encore
Ensuite pour une raison plus profonde, plus
instituteurs sont recrutés à un niveau élevé,
Société des
Études
fondamentale : ces
celui du Baccalau-
Océaniennes
394
réat. Ils ont
en
partie oublié la culture polynésienne, ayant été
coupés de la masse par leurs études. Aussi ne pourront-ils
transmettre qu'une culture surfaite ou en partie sclérosée.
(Mais cet argument tomberait si l'étude de la civilisation
polynésienne faisait partie intégrante de l'enseignement
primaire et secondaire).
Or ce qu'il faut transmettre aux générations montantes, c'est une
culture non pas figée mais vivante, c.e.d. directement issue de la
A la limite, qu'importe que le maître de tahitien parle mal
français puisque c'est le tahitien qu'il doit enseigner. Pourquoi
vouloir constituer un corps d'enseignants du tahitien avant de
généraliser l'enseignement du tahitien ?
Pour tirer la culture de son ghetto, il parait essentiel d'utiliser à
plein le capital de diversité qu'offre la population. Un adulte
pourrait être autorisé, après une conversation avec un jury, à
enseigner pendant quelques heures par semaine, à une seule
classe, sans plus. Le reste du temps, il vaquerait à ses occupa¬
tions habituelles. Ce procédé aurait en outre le mérite de tenter de
rétablir le courant entre les générations. Dans ce régime
transitoire, on pourrait laisser à ces maîtres occasionnels du
primaire, conseillés par des pédagogues, une certaine liberté
dans la façon de concevoir leurs leçons.
masse.
C'est de la masse et par la masse que la culture doit être
régénérée et aucun écran ne doit atténuer ou masquer cette
renaissance de la langue.
Qu'en est-il des autres parlers ?
On a beaucoup parlé de Tahiti mais Tahiti n'est pas la
Polynésie.
Si l'on parle tahitien à Tahiti, le parle-t-on ailleurs, dans les
archipels ? Chacun des archipels, que ce soit les Tuamotu, les
Gambier, les Australes, les Marquises, nous l'avons dit, à un
parler particulier, partie intégrante de la civilisation polyné¬
sienne. Sont-ils plus purs que le Tahitien ? C'est une question à
laquelle il est difficile de répondre. Il semblerait qu'ils soient plus
authentiques et en tant que tels, leur fixation devrait être
entreprise aussitôt que possible car le temps presse, s'il n'est déjà
trop tard. En effet, ces langues ont été mises à l'écart depuis
longtemps, tout comme le tahitien. Mais alors que le tahitien,
langue de la majorité de la population, a droit de cité sur les
ondes, plus récemment à la télévision, et est sauvegardé depuis la
création de l'Académie Tahitienne, les langues des archipels,
elles, sont ignorées, négligées et cette négligence va dans le sens
de la disparition et cela ne peut les conduire qu'à l'étouffement
pur et simple, ce qui, serait une perte irremplaçable : le
mangarévien, par exemple, est en voie de disparition. Il y a eu
395
quelques émissions en marquisien mais
de l'archipel des Tuamotu.
Ces
parlers n'ont-ils
comme
aucune
dans la langue
le droit d'exister et de se transmettre
Polynésie se réduit-elle à Tahiti ? Après
pas
le tahitien ? La
l'européanisation de Tahiti va-t-on tahitianiser les autres îles ?
On incite à la renaissance culturelle, à la conservation du
patrimoine culturel, mais il semble que l'on n'aille pas jusqu'au
bout des idées.
En
fait, il y a un choix à faire car on ne peut tout sauver. Les
de Tahiti ont eu ce choix à faire et l'ont fait en leur faveur,
en ne s'occupant que de l'île de Tahiti, en considérant que le reste
est moins important, ce qui est vrai peut-être dans une optique
européenne et tahitienne mais ne l'est pas dans une optique
vraiment polynésienne ! C'est justement là, le fond du problème.
Va-t-on favoriser la civilisation européenne au détriment de la
civilisation polynésienne ou l'inverse ?
gens
A Tahiti, auditeurs et téléspectateurs se plaignent du fait que
les programmes arrivent de Paris, et que les émissions locales
soient peu nombreuses. Paumotu et Marquisiens pourraient
formuler la même plainte et contester que la Polynésie se réduise
à Tahiti.
Un réseau de télévision existe à Tahiti ; il couvre, en noir et
blanc, la majeure partie de l'île et quelques îles avoisinaptes. Les
habitants de l'archipel de la Société sont des privilégiés, du
moins ceux d'entre eux possédant un téléviseur. Il est question
d'installer la télévision en couleur ainsi qu'une station de
réception permettant très rapidement d'avoir les programmes
métropolitains.
Ce projet recueille tous les suffrages et rapprochera la
Polynésie du monde. Mais est-ce le meilleur projet ? Ne pourraiton pas créer un outil culturel tel qu'une seconde chaîne de radio
qui couvrirait non pas quelques îles, mais l'ensemble de la
Polynésie et qui émettrait, non seulement en tahitien, mais aussi
dans le parler de chaque archipel ? Cela permettrait de sortir les
différents archipels de leur isolement culturel et de leur isolement
tout court. La fréquence d'écoute sur chaque chaîne radio
constituerait de plus, un test, le meilleur des tests, et permettrait
de répondre à une question fondamentable : le Polynésien
rejoint-il plus volontiers la culture occidentale que sa propre
culture ? De son choix découle tout l'avenir. Par ailleurs, nous
savons souvent avec précision ce qui se passe en Afrique, en
Italie ou ailleurs, mais non chez nos voisins, nos cousins plus
exactement, qu'ils soient des Iles Cook, Tonga ou Samoa.
Si l'on veut sauver ce .qui reste de la culture polynésienne en
Polynésie française, il faut tourner le pays vers ses origines.
Société des
Études
Océaniennes
396
Pourquoi ne pas engager les étudiants à fréquenter les universi¬
Pacifique Sud ?
tés du
Couper les futures élites de leur milieu pour les former dans un
autre peut être une pratique
faire perdre le contact, soit à
masse ne
se
reconnait
dangereuse qui conduit soit à leur
orienter le pays dans une voie où la
pas.
4.— Les monuments et les sites : les monuments et sites,
témoins du passé, se trouvent en abondance sur chacune des îles
de la Polynésie. Beaucoup ont été exhumés, mais encore plus
restent à découvrir.
Ces vestiges se composent de ce que l'on pourrait
lieux de culte ou "marae" qui peuvent atteindre des
imposantes, des plates-formes et vestiges divers
bois travaillés...)
Deux actions successives sont à mener par
appeler des
dimensions
(pierres taillées,
l'archéologue. La
première consiste à dresser l'inventaire de ce qui existe, la
seconde étant l'entretien, la préservation, la restauration des
sites et objets.
En archéologie, il faudrait que la sensibilisation, la participa¬
tion des gens du pays, des jeunes aux activités de recherche, de
prospection et de préservation importent autant que les travaux
de recherche pure de l'expert.
A ce propos, le travail effectué par la Commission Archéologique
de la Commission des Sites et Monuments auquel s'est ralliée
l'Association Iaora te Natura est à encourager.
L'inventaire es
l'Urbanisme et de
de réalisation et c'est le Service de
'Habitat qui er» a l'attribution. Une foule de
en cours
soi t parvenus émanant surtout de la Gendar¬
merie et des Écoles. Un fichier sera dressé, La prospection des
sites archéologiques bat son plein et de nombreuses structures
sont mises à jour. Cependant, le manque de crédits pose un
renseignements
problème. De toute façon il ne saurait être question de tout
restaurer, mais il y a un minimum à faire, mi. imum qui
permettrait une prise de conscience plus rapide de ia masse en lui
montrant clairement que ses attaches remontent loin dans le
temps. Un fait montre cette prise de conscience : il n'y a pas si
longtemps, les gens vendaient les objets anciens : herminettes,
"penu" ou pilons, etc... Actuellement ces ventes ont toujours lieu
mais dans une semi-clandestinité, avec mauvaise conscience...
Pour les structures découvertes ou restaurées, il y a des
problèmes de gardiennage, d'entretien et de conservation qui se
posent et qui, chacun, ont un prolongement financier. Comment
résoudre ces problèmes ?
e:
Jceanienne
397
La solution pourrait être de confier la responsabilité d'un tel
travail non pas à certaines associations privées ou publiques
mais aux communes, c.à.d. à la population elle-même, qui, en
définitive, devrait seule décider de leur conservation. Ces
partie de ses préoccupations
monuments et sites doivent faire
sinon de son cadre de vie.
D'autre part, il y a un énorme travail de prospection à effectuer
dans les musées européens, les collections particulières, et les
greniers des familles ayant eu des relations avec la Polynésie,
afin de rechercher objets et écrits témoins du passé. C'est ce qui a
déjà été entrepris, avec un certain succès, par le Musée de Tahiti
et des Iles, (en la personne de sa Directrice Mme LAVONDES) et
par l'Association "TENETE" en la personne du Pasteur A.
SCHNEIDER et du Révérend Père O'REILLY. Cependant, est-il
raisonnable de ramener d'Europe des objets très fragiles et
particulièrement bien conservés quand le musée n'est pas
totalement équipé pour leur conservation ? Ne vaudrait-il pas
mieux, dans certains cas, exposer des copies et laisser les
originaux en dépôt en Europe ?
Si la recherche des vestiges du passé situés hors de Polynésie
une tâche difficile et de longue haleine l'acquisition et plus
encore la conservation posent un énorme problème financier :
est
Par exemple La Collection HOOPER est évaluée à
dizaines de millions de francs "pacifique".
Le tout récent Musée de Tahiti et des Iles
de Salles équipées pour la préservation
d'objets. De plus
problèmes.
sa
situation
en
plusieurs
possède pas encore
de chaque catégorie
bordure de mer multiplie les
ne
Au niveau des
crédits, un doute subsiste : le Musée percevra-t-il
chaque année les subventions correspondant à un entretien
normal ?
Les
existe
responsables politiques
un
se
souviendront-ils toujours qu'il
musée ? Des difficultés futures n'entraîneront-elles pas
priorité impérative donnée au présent au détriment du passé
priorité impérative donnée au présent au détriment du
passé ?
une
une
Il faut
qu'il y ait une politique claire, officielle, visant à sauver
patrimoine culturel et lui donnant une place privilégiée. Or aux
récentes élections territoriales de Mai 1977, il faut constater que
sur 17 listes en présence, une très faible minorité seulement avait
cité la sauvegarde du patrimoine culturel dans sa profession de
le
foi...
Plusieurs associations s'intéressent au même sujet et pourtant
les choses ne semblent pas avancer aussi rapidement qu'on le
Société des
Études
Océaniennes
398
souhaiterait. Peut-être faudrait-il non pas une dispersion des
initiatives mais une union des forces, une politique d'ensemble,
une concertation et une volonté d'atteindre un but commun.
Si cette prise de conscience se poursuit, il n'est pas impossible
qu'on en arrive à un organisme central chargé avec l'aide de tous
les organismes déjà existants, de mettre en place une véritable
politique culturelle et de répartir les tâches.
revendiquent un musée local et demandent
leurs objets se trouvant à Tahiti leur soient restitués.
L'apparition de plusieurs musées ne ferait que multiplier les
demandes de crédits, qu'accentuer le problème financier. La
conservation est très coûteuse et nécessite un effort financier à la
fois important et permanent.
Certains archipels
que
On pourrait tendre vers une exposition itinérante, se déplaçant
d'archipel en archipel, d'île en île. Bien entendu, des salles
d'exposition pourraient être aménagées, avec l'aide du Musée de
Tahiti et des Iles, dans les mairies ou les écoles pour les objets
non menacés par le temps telles des herminettes ou, pourquoi
pas, des reproductions d'objets anciens. Le but n'est pas de voir
"l'objet qui a été tenu en main par 1-ancêtre" mais l'objet tout
simplement.
Il y a une action à mener auprès de la population dans son
ensemble et auprès des jeunes en particulier pour les informer sur
l'intérêt de conserver les objets, les sites, et sur la manière de les
conserver.
Cette action pourrait passer par l'animation du musée : qu'il
devienne un lieu de rencontre entre le passé et le présent, à la
faveur d'un événement comme, le fut, le Festival de Chants
Religieux, fin mai 1977. Ce Festival qui s'est tenu dans le cadre
du Musée de Tahiti et des Iles et qui l'a révélé à une population
enthousiaste et très intéressée, est une initiative à renouveler.
la forme d'expression la plus
populaire d'une culture est le folklore représenté par les chants et
danses. Dans le monde entier, la Polynésie est connue comme le
pays du chant et de la danse. Ce n'est pas par hasard si le 1er
Festival des chants et danses du Pacifique s'est tenu précisément
à Tahiti en Avril 1977. Mais tout comme la langue, les chants et
danses ont été mis à l'index pendant très longtemps. C'est dans
ce domaine que l'on peut observer le plus nettement l'abandon de
la civilisation polynésienne, à tel point que l'on peut se poser la
question de savoir si les chants et danses actuels ont un rapport
avec les chants et danses anciens. De nombreuses compositions
musicales empruntent leur air à l'Europe.
Mais il faut, une fois de plus ici faire la distinction entre Tahiti et
le reste de la Polynésie.
5.— Les chants et danses
Société des
:
Études
Océaniennes
399
A
Tahiti, après
éclipse, l'activité folklorique renait et
aux progrès du tourisme. Nom¬
breuses sont les troupes professionnelles qui, chaque soir,
donnent un spectacle dans les hôtels.
une
cette renaissance semble liée
Chants et danses apparaissaient surtout aux fêtes de juillet.
C'était un folklore spontané, dépouillé, populaire. Chaque
district était représenté par une troupe et l'émulation était vive,
chacun y participant de toute son ardeur et de toute son âme,
pour
faire triompher
son groupe pour
l'honneur de
son
district.
Actuellement les fêtes de juillet gardent leur lustre mais l'esprit a
changé, et si les costumes sont somptueux, on peut se demander
quelle est leur part d'authenticité. Il serait peut-être temps de
créer aussi
une
Académie de la danse.
Cependant dans les chants subsistent des genres qui n'ont
enregistré que peu de modification. Ainsi les groupes amateurs
des districts chantent des compositions variées sur des airs
traditionnels comme le "ute", le "tarava". Les personnes qui
composent poèmes et chants traditionnels sont actuellement peu
nombreuses et il faudrait les faire participer à des réunions avec
les quelques jeunes montrant actuellement de l'intérêt et des
dispositions. Cette partie du patrimoine culturel est aussi
importante à sauver.
VI
-
CONCLUSION
En abordant l'étude de certains éléments de la culture
polynésienne, il apparait nettement que le problème de conserva¬
tion et de développement du patrimoine culturel en Polynésie
Française est double : au niveau de l'homme et au niveau des
moyens financiers.
Si au niveau des élites, la prise de conscience d'un patrimoine
qui se perd est acquise, la population foncièrement polynésienne,
elle, dans son ensemble, paraît n'avoir encore qu'une vision
diffuse du problème.
sensibiliser la masse et surtout les
culture, informer et susciter le réveil culturel
: radio et télévision ont un rôle positif à jouer en offrant, par
exemple, une tribune à la culture. Ainsi, ethnologues, archéolo¬
gues, historiens et autres personnes scientifiques ou non,
pourraient éclairer la population sur un passé méconnu. Et les
vieux légueraient enfin leur héritage en racontant et en se
Il faut donc intéresser,
jeunes à leur
propre
racontant.
optique, l'avenir n'est pas dans le sectarisme, n'est
dans le gaspillage mais dans l'union des forces. Cela semble
être compris au niveau des dirigeants des Églises - ce qui est
important - mais peut-être pas encore au niveau des partis.
Dans cette
pas
Société des
Études
Océaniennes
400
Le 2ème problème, d'ordre financier, ne sera peut-être jamais
surmonté : il exige un effort à perpétuité. La conservation est
tentation
le présent les crédits du passé.
coûteuse, et chez les responsables politiques, la
grande de
rogner pour
sera
La culture polynésienne est en passe de se noyer. Seule l'aide
des autres rameaux de la même branche culturelle peut lui
maintenir la tête hors de l'eau, et peut-être la sauver, la
régénérer.
A cet égard, le 1er Festival des chants et danses du Pacifique a
le grand mérite de rassembler le folklore maori et de permettre
les comparaisons. On a pu remarquer que le folklore de certains
eu
archipels, les Marquises par exemple, des Iles Cook, de NouvelleZélande... apparaissait plus authentique que celui de Tahiti.
Cela est la marque d'un isolement
culturel qu'il faut rompre à
prix, afin de s'intégrer dans la famille naturelle qu'est la
famille maori. Il faut donc voir la culture polynésienne dans
l'ensemble polynésien et non uniquement dans le cadre de la
Polynésie Française. S'il y a une culture à sauver, cela ne peut se
faire qu'avec l'aide de l'ensemble polynésien, c'est-à-dire, en
multipliant les contacts de tous ordres avec les Cook, les Tonga,
tout
etc...
Une lutte feutrée met actuellement aux prises deux civilisa¬
tions : l'européenne et la polynésienne. Préserver la culture
polynésienne est extrêmement difficile, car la population très
mêlée, pense, selon le cas, européen, "demi", polynésien,
chinois... Aussi peut-on se demander dans quelle mesure le retour
aux sources serait possible au sein d'une population aussi
composite et soumise à des tendances culturelles aussi divergentes.
La coexistence de différentes cultures a naturellement donné
naissance à ce que nous avons appelé la "culture néo-polynésien¬
ne". Celle-ci veut tendre vers le rameau polynésien mais n'en a
pas
les
moyens, vu
drame actuel de la
l'amalgame actuel. Et c'est peut-être là tout le
Polynésie : vouloir mais ne pas pouvoir.
Lors des rencontres entre cousins du
Pacifique,
les Cook
palpable. On
poussent les
avec
par exemple, il y a eu une attirance certaine, visible,
sent qu'il y a des liens invisibles, mais forts qui
tahitiens à se reconnaître dans les habitants des Iles COOK.
Mais si on les envie de vivre à un rythme ancestral, dans le
calme,
sans
circulation automobile intense, simultanément,
on
les plaint d'avoir un niveau de vie modeste. Et cela traduit bien
l'état d'indécision de la population. Il faut se rendre compte que,
dans un avenir proche, cet état d'indécision va cesser et qu'une
option sera prise : le polynésien va-t-il choisir
européanisée avec son haut niveau de vie ou
"nature" qui se repliera sur elle-même pendant
une Polynésie
une Polynésie
un temps à la
401
recherche de son identité ? Qui va t-il suivre ? Les jeunes
"technocrates" imprégnés de culture européenne ou des gens peu
diplômés certes, mais pleins de bon
sens
?
On a beaucoup parlé de l'échec scolaire en Polynésie, échec
touchant essentiellement la fraction polynésienne de la popula¬
tion. Il y a à cette situation une raison qui n'a jamais été
invoquée mais qui nous parait primordiale : la résistance
passive, une manière de refuser l'assimilation. Elle ne s'est
jamais exprimée en paroles mais elle constitue une carapace,
aussi bien chez les jeunes que chez les adultes, carapace qui isole
d'un monde extérieur où tout évolue trop vite, où l'on ne se sent
pas à l'aise, car on a conscience qu'on ne peut agir sur son
devenir. Ce sont les contraintes de la vie moderne où le temps est
découpé en tranches de plus en plus fines qui sont à l'origine de
rejet non exprimé, et peut-être même, non clairement perçu. Le
Polynésien a besoin de souffler et de prendre le temps de vivre, de
se retrouver, de dire "non" de temps à autre, d'où son absenté¬
isme proverbial.
ce
On pouvait penser, il y a encore peu, que l'intégration à la
culture européenne était en bonne voie. Or il se trouve qu'en 1976
et en 1977 sont nés des partis politiques, des groupuscules
devrait-on dire, dont la caractéristique est de ne comporter que
des tahitiens (ou des "Demis" totalement "tahitianisés").
Sans un recul suffisant, il est difficile d'analyser ce phénomène
trop récent
de la
:
masse
parler
s'agit-il d'une prise de conscience et d'une réaction
qui voit beaucoup de gens qui n'en font pas partie,
en son nom
?
Si cela était, les conséquences culturelles seraient
non-
négligeables.
La
Polynésie peut être comparée à
un
"truck"
:
c'est
un
véhicule qui circule en toute sécurité à 50 Km/H. Mais c'est folie
furieuse de vouloir le lancer à 200 km/H. comme une voiture
européenne circulant
sur une
autoroute.
Ceux qui ont en main les destinées du pays, ou ceux qui
briguent les postes de responsabilités doivent en tenir compte.
L'ambition ne doit pas être de vouloir progresser le plus vite
possible, mais le plus sûrement possible. Il ne faut pas perdre de
vue que la Polynésie est passée de l'âge de la pierre taillée à
l'âge
de l'ordinateur en 2 siècles, alors que l'Europe a effectué le même
cheminement en plusieurs siècles et même millénaires.
Il y a entre les civilisations européenne et polynésienne une
différence de maturité telle qu'elle met en danger l'avenir du
pays.
A 200 km/H.
un
"truck"
Il est normal d'aller de
se
désintègre.
l'avant, mais il
Société des
Études
ne
faut peut-être
Océaniennes
pas
402
perdre de vue que la Polynésie a un rythme qui lui est propre et
qu'il est impératif de le respecter. Les gens, devant tant de
bouleversements récents, ont le besoin impérieux de faire le point
avant d'être complètement désorientés puis de repartir à leur
rythme et non à marche forcée.
pareille marche n'est pas le chiffre, la perfor¬
mais le fait de partir tous ensemble et d'arriver tous
ensemble en ayant enregistré le moins de perte possible. On ne
Le but d'une
mance,
peut
que progresser avec
lenteur.
De nombreux Européens et "Demis" sont agacés parce qu'ils
pensent être l'immobilisme polynésien. C'est un immobilisme
relatif. Le Polynésien progresse lentement certes, mais il
progresse et plus rapidement que l'Européen dans un passé
lointain. Si l'écart se creuse, il n'en reste pas moins vrai que
l'ensemble
avance.
de vouloir accélérer les
le gavage conduit finale¬
rejet, rejet involontaire, spontané, qui lèse en définitive
Ces Européens ont l'idée louable
mutations mais, cela est néfaste car
ment
non
au
le gaveur mais le gavé.
rejet se situe à 2 niveaux : au niveau de Tahiti face à la
Métropole, mais aussi au niveau des archipels, des Iles, face à
Tahiti, et cela laisse planer une menace sur l'avenir. Si Tahiti
conteste que les décisions intéressant la Polynésie soient prises à
Paris et non sur place, les archipels contestent ou contesteront
que les décisions les intéressant soient prises à Papeete, et non
sur place. Le fait que certaines îles (Raiatea, la 1ère, réclame un
musée local ; les Australes voudraient le leur aussi) revendiquent
leur musée local où seront exposés leurs objets est symptomatique. La menace d'un éclatement culturel ne doit être ni ignorée ni
Et
ce
sous-estimée.
Quelque chose est en train de changer en Polynésie Française.
actuellement une période difficile : une nouvelle
"pensée polynésienne" est en train de se former, de naître. Pour
le moment, nous la portons en nous et cela ne se fait pas sans
problèmes, sans douleurs, comme l'exprime le chant d'exhorta¬
tion qui suit :
Nous passons
Société des Études Océaniennes
403
Atae hoi
E
reo
E
reo
marae
inquiète,
C'est le vent Maraai (1)
aroaro.
(1) te matai
Qui
apporté à l'armée
a
des dieux de Taere (2)
atua
nuu
Ite
voix
Celle qui invoqua les Dieux
Sur le marae déserté
vanaanaa
I te
une
Une voix suppliante,
mai
raa
E Maraai
I
Oh ! c'était
horuhoru,
iti tahiti'a,
I te ta'u
I te
!
e
iti
a
La
Ta'ere (2)
des lamentations
rumeur
0 te tamarii otare.
Des enfants orphelins.
Ils sont sans chefs,
Ua heiomii,
et
varovaro
anau
tu'atu'a ihu
ua
1 te
porori
sont
ua
turorirori
no
te
hiaai
ihi, ia
anaanaea
vavae
i te iva nui ia
A
vavae
i te
iriaputa,
A
vavae
i te
ra e
ora
!
hiti !
A rohi ! Ua fatata i te taiao.
ao
e
ranimer !
indigène !
Que votre souffle soit profond !
Frayez-vous un chemin dans les ténèbres,
pour vivre !
Frayez-vous un chemin vers la sortie,
Frayez-vous un chemin vers le soleil levant !
Le chemin est là qui s'allonge.
Courage ! c'est presque l'aurore.
Courage ! demain il fera jour.
Buvez à la
Ua tarava te aratia.
A tae hoi
la faim,
Nourrissez-vous de sagesse, pour vous
!
iti, ei aho nui !
A
A rohi ! E
regard de nuit
Oh ! voici les temps qui bougent,
les temps de détresse.
!
A inu i te vai maohi !
Ei aho
au
de lumière.
E tau nuu, e tau ahoaho.
A ai i te
affamés,
et chancellent de soif
ao.
e
obscure.
regard clair
sont affaiblis par
pô tinitini,
Atae hoi
au
dans leur nuit noire
turoaroa
ua
égarés
les enfants
roa,
Te huaai matarui
i te
sont
les enfants
anapoiri.
Te huaai matatea,
ua
se
dans la grotte
apopo.
source
Oh ! la grotte obscure a fécondé la Conscience
!
Ua tô i te anapoiri, e Manava.
Les entrailles portent
Ua tô te manava,
il est sacré.
e
mo'a,
A upu
ei toa
e mo'a.
! Eiaha te tuatoto,
A haamahu i te
mamae
E-mamae
ora
te
hatuatua
mamae
i te
Priez ! pour que ce ne soit pas un avorton,
mais
un
Endurez
ra.
manava
o
!
hoi tena,
cœur
vos
vaillant ;
douleurs !
Ce sont les douleurs de vie,
celles qui enserrent
les entrailles de l'accouchée.
te faiere.
Portez votre fardeau !
soin !
A hii maite i te utaa !
et prenez-en
E mo'a te
L'enfant est Sacré,
e
Manava
Ua
Aiu,
mo'a,
e
Il est la Conscience Polynésienne.
Ihotupu
pinai te toere i Taputapuatea
Ei tuia ! Ei tuia
e
leur fruit,
tu ai !
Le
"toere"(3) retentit
Il faut
un
sur
"Taputapuatea"(4)
sacrifice ! Il faut
un
sacrifice !
O teie ui te puaa tapena,
Cette génération-ci sera le cochon sacré,
te puaa
la victime expiatoire
tara'e hara mo'a
e
tupu ai te Manava
e
ora
e
pu
ai te
ai te
pour que
huaai,
s'éveille la Conscience,
vive l'Enfant
que le but soit atteint.
que
et
aeae.
A hii maite i te utaa !
Portez votre fardeau
E mo'a te
et prenez-en
Aiu,
e
mo'a !
Société des
Études
bien soin !
Océaniennes
404
E Manava
L'enfant est Sacré !
Ihotupu !
Il est la Conscience
(23.03.77)
Polynésienne.
Flora DEVATINE
vent du Sud-Est
(1)
Maraai
:
(2)
Taere
:
dieu de la Connaissance
(3)
Toere
:
instrument de musique composé
(4)
Taputapuatea
:
d'un bois creux
"marae"
Société des
Études
Océaniennes
405
Évolution séculaire
de la stature à Tahiti.
Dans
plusieurs pays, on a décrit une augmentation de la
de stature depuis un siècle dite "augmentation
séculaire". Les exemples et les raisons invoquées pour l'expliquer
moyenne
ont donné lieu à
une
abondante littérature.
Les sources les plus anciennes, base des premières constata¬
tions, sont essentiellement constituées par les registres de
conscription militaire (Chamla, 1964). Depuis, on a aussi mis en
évidence une précocité plus grande de la puberté et une accéléra
tion de la vitesse de croissance (Tanner, 1962).
article récent (Ducros, 1976) que nous reprenons ici,
demandée si le phénomène d'accroissement
séculaire de la stature est observable chez les Polynésiens qui ont
Dans
un
nous nous
sommes
toujours été considérés comme de haute taille ; quoique les
premiers navigateurs aient aussi signalé des petites statures que
certains associaient à des facteurs "raciaux"
ou
"sociaux".
Ainsi, Bougainville (1768), second marin à aborder Tahiti, un an
après Wallis, parle de "deux races d'hommes très différentes... La
première et c'est la plus nombreuse, produit des hommes de la
plus haute taille... La seconde est d'une taille médiocre..." Quant
à Cook (1769), il a signalé des statures faibles chez les Tahitiennes : "Les femmes d'un rang distingué sont en général au-dessus
de notre taille moyenne ; mais celles d'une classe inférieure sont
au-dessous, et quelques-unes même sont très petites" ; liant ce
fait à un "commerce trop prématuré avec les hommes".
Actuellement, les anthropologues admettent l'homogénéité
somatique de l'ensemble des Polynésiens auxquels ils attribuent
des moyennes de stature masculine situées "autour de 170 à
173 cm" (Howells, 1973).
I
Nous
avons
-
MATÉRIEL ET MÉTHODES
recueilli dans les archives militaires, à Papeete,
Société des
Études
Océaniennes
406
des données de deux ordres :
les plus anciennes ont été relevées dans les registres
matricules de recrutement et couvrent la période de 1902 à 1955 ;
—
—
pour
les années suivantes,
sont des documents
de service militaire n'y
nos sources
établis à l'incorporation. Les dispensés
figurent pas1.
N.B. La stature a été relevée au centimètre près et par des
observateurs différents. Mais, les anthropologues savent que
cela n'enlève rien à la valeur qu'on peut accorder à ce caractère
aux autres, une des mensurations les
moins variables chez l'homme et l'imprécision sur la mesure
d'une grande dimension comme la stature a des inconvénients
minimes dans le cas qui nous occupe.
qui reste, relativement
Composition de l'échantillon
:
Au début du siècle, tous les jeunes Polynésiens n'étaient pas
incorporés (nous n'avons pas consulté les instructions de cette
époque relatives à la conscription) et on pouvait craindre une
sélection préalable des sujets, notamment en fonction de la taille.
Mais, les fiches signalétiques sont celles d'appelés, et non
incorporés, et dont plusieurs ont été déclarés inaptes.
Nous n'avons pas inclus dans l'échantillon :
les sujets d'origine métropolitaine (popa'a) ;
les sujets d'origine chinoise (tinito) : la communauté
chinoise a pour origine les travailleurs transportés à Tahiti en
1865 et des immigrants ultérieurs (Coppenrath, 1967). Devenus
—
—
citoyens français, les hommes furent, au moment de leur
assimilation, portés sur les registres matricules de recrutement
avec mention de leur origine ethnique mais généralement
dispensés de service militaire en raison de leur âge.
Mais, toute étude anthropologique en Polynésie ne doit pas
ignorer l'existence d'un métissage attesté depuis longtemps1.
Nous avons constaté que le mot "demi" est ambigu et n'a pas la
même signification pour les biologistes ou les sociologues. Les
premiers l'emploient dans le sens de "métis", et à ce titre il existe
des "demi-européens" et des "demi-chinois". Pour les seconds,
c'est essentiellement un terme qui fait référence plus à une
appartenance sociale ou à un genre de vie qu'à une notion
biologique ; au point que deux frères peuvent être l'un "demi",
l'autre "ma'ohi" (Finney, 1965, 1970).
1. La taille minimum requise pour être
suivant les époques (Aron, Dumont et Le
contre 150
1. "C'est
cm
incorporé dans l'Armée française a beaucoup varié
Roy Ladurie, 1972). Depuis 1966, elle est de 154 cm
auparavant.
qu'en effet cette race s'en va... les blancs l'envahissent de toutes parts, lui
imposant leurs mœurs, leurs usages, leurs lois, leurs croyances, et mêlant partout au sang
indigène le sang anglais, français, espagnol, américain". (Quatrefages, 1864).
407
Dans ces conditions, hormis l'exclusion des Européens et des
Chinois avérés, il était illusoire et anthropologiquement non
fondé de faire des distinctions supplémentaires dans notre
échantillon.
if)
Z
LU
o
Q.
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k.
2^
CD
^
Société des
Études
Océaniennes
408
Min.
-
Max.
5,44
153
-
185
170,21
5,39
155
-
181
289
170,45
5,48
151
-
185
1921-1925
534
171,16
5,86
152
-
199
1926-1930
131
171,77
6,27
150
-
194
1931-1935
359
171,58
6,45
140
-
189
1936-1940
414
171,46
5,84
155
-
191
1941-1945
276
171,28
6,00
150
-
188
1958-1952
190
171,09
6,65
1953-1955
250
171,52
6,15
144
-
196
1960
120
170,88
5,49
160
-
187
1965
118
171,63
6,04
160
-
184
1970
114
170,35
4,63
159
-
185
Classe
Effectif
Moyenne
Écart-type
1902-1910
213
170,73
1911-1915
220
1916-1920
Tableau 1
—
140-190
Stature moyenne des appelés ou incorporés
Française depuis le début du siècle.
II
-
en
Polynésie
RÉSULTATS
Ils sont présentés sous deux formes :
le tableau 1 donne les moyennes et les écarts-types des
distributions de la stature des sujets regroupés par classes de 5
—
ans
;
la figure 1 compare l'évolution de la stature de ces Polyné¬
siens et celles de conscrits métropolitains d'après l'étude de
—
synthèse de Chamla (1964) à laquelle on a joint des moyennes
plus récentes (Olivier, 1970 et Multrier, 1977). Pour la comparai¬
son on a regroupé les sujets Polynésiens par classes de 10 ans.
Que constate-t-on ?
L'examen du Tableau 1 montre que la stature des Polynésiens
de 1902 à 1970 fluctue dans une marge étroite d'un minimum de
170,21 (de 1911 à 1915) à un maximum de 171,77 (de 1926 à 1930).
de variation mondiale de la stature, la
Polynésiens, qui se situait à près de 171 cm au
Dans la gamme
moyenne
de
ces
Société des
Études
Océaniennes
409
début du siècle, pouvait être considérée comme élevée à cette
époque. Elle correspond à l'idée qu'on s'était faite de la haute
taille de ces insulaires. Mais, depuis, bon nombre de populations
ont vu la stature masculine s'élever notablement.
La figure 1 montre qu'il
de la stature moyenne en
Métropole
ou
n'y a pas eu d'accroissement régulier
Polynésie comme on l'a constaté en
bien dans d'autres pays.
Sur la courbe ascendante des métropolitains, deux inflexions,
de 1910 à 1920 et de 1940 à 1950, ont été mises au compte de
l'influence des guerres. On voit une inflexion semblable, quoique
plus faible, de 1910 à 1920
sur
la courbe des Polynésiens alors
que
le territoire était éloigné de la zone principale des conflits.
On note enfin que la variabilité des distributions dans chaque
regroupement est d'un ordre de grandeur habituel. On peut se
demander si les observateurs qui - à l'instar de Bougainville ou
Cook cités plus haut - avaient été frappés de rencontrer en
Polynésie des tailles médiocres à côté de hautes statures, ne se
sont pas étonnés d'un phénomène normal. Faut-il rappeler que
pour un caractère à distribution gaussienne comme la stature,
99,7% des hommes d'une population de 170 cm de moyenne ont en prenant un écart-type de 6 cm - une taille comprise entre 152 et
188 cm ; 95,5% entre 158 et 182 cm ; 68,3% entre 164 et 176 cm. La
coexistence dans une même population de statures très variées,
certes en proportions différentes, est dans l'ordre normal des
choses.
III
-
DISCUSSION
On doit examiner trois biais possibles dans cette
1.— Toute étude
étude
:
anthropologique en Polynésie est compliquée
le problème du métissage. Aurait-il pu tendre à diminuer la
stature moyenne depuis 1900 ? S'il est difficile d'en juger quant
au mélange avec les divers européens ou américains dont les
représentants appartenaient souvent à des populations de taille
moyenne assez élevée, on ne peut exclure - a priori - que le
métissage avec les Chinois, probablement plus petits en
moyenne que les Polynésiens, ait pu agir à la longue. Dans notre
échantillon, sur 352 sujets des classes 1960 à 1970, 29 sont
recensés comme "demi-chinois". Leur taille moyenne est de 168,5
recensés comme "demi-chinois". Leur taille moyenne est de
168,5 cm contre 171,2 cm pour les autres sujets. Cette différence
est statistiquement significative (t = 2,7) et il est possible que ce
métissage ait eu une influence sans qu'on doive en exagérer
l'importance. Les Chinois restent moins nombreux que les
Polynésiens. D'après Doumenge (1966) on comptait environ 9500
Chinqis et métis chinois en 1963 sur une population totale de
par
Société des
Études
Océaniennes
410
85000 personnes.
De plus, les émigrants asiatiques ont
eux-
mêmes montré de spectaculaires augmentations de stature dans
leurs pays d'accueil. C'est le cas des Japonais en Amérique du
Nord et à Hawaii (Shapiro, 1939, Greulich, 1957...)
Aussi, si l'influence du métissage avec les Chinois ne doit pas
éliminée, il est douteux qu'elle ait pu compenser une
éventuelle augmentation de stature d'une ampleur analogue à
celle qui a été décrite ailleurs.
être
Au contraire, deux facteurs annexes auraient pu jouer en
faveur d'une augmentation artificielle de la stature de 1902 à
1970 :
2.— Les adolescents actuels atteignent leur taille adulte plus
tôt que ceux des générations antérieures (phénomène "d'accélé¬
ration de la croissance"). Les sujets des classes récentes auraient
pu
avoir
ceux
ou
être proches de leur taille définitive,
au
contraire de
des anciennes.
3.— Le fait qu'à partir de 1960 soient exclus de l'échantillon
les sujets inaptes au service militaire (notamment pour défaut de
taille) aurait pu intervenir en faveur d'une élévation de la
moyenne de stature dans les classes récentes.
Aussi, l'absence d'accroissement de la taille dans ce groupe de
Polynésiens est d'autant plus significative. Elle prend place au
rang des quelques exceptions à ce phénomène signalées dans le
monde. On en a un autre exemple dans le Pacifique, en Microné¬
sie, où la stature n'a pas augmenté à Yap, île où les conditions de
vie se sont dégradées (Hunt, Kidder et Schneider, 1954).
Mais, on pourrait expliquer cette stabilité de stature moyenne
Polynésie française par le fait que les deux raisons principales
invoquées pour expliquer l'accroissement séculaire récent de la
stature dans de nombreux pays jouaient déjà depuis longtemps
en Polynésie.
en
La stature est un caractère dont le déterminisme génétique
chez l'individu est complexe et inconnu, comme pour tous les
caractères dimensionnels. Elle comporte une forte composante
héréditaire mais est néanmoins sensible au milieu.
Les
causes
de l'accroissement statural ont donné lieu à des
spéculations très diverses (voir Meredith, 1976). Sans doute, les
échantillons récents ne sont pas toujours strictement compara¬
bles aux échantillons anciens de la même population du fait de la
disparition des petites tailles pathologiques, de l'accélération du
rythme de croissance et de la modification de la composition
sociale alors que la stature est variable suivant les milieux socioéconomiques (Schreider, 1964) ; mais le phénomène d'augmenta¬
tion de la moyenne de taille reste indéniable. Cette augmentation
Société des
Études
Océaniennes
411
a été associée à deux ensembles de phénomènes principaux :
l'élévation du niveau de vie et "l'exogamie".
Que l'amélioration du niveau de vie soit la cause le plus
Déjà Villermé, en 1829,
écrivait : "La taille des hommes devient d'autant plus haute, et
leur croissance s'achève d'autant plus vite que, toutes choses
étant égales d'ailleurs, le pays est plus riche, l'aisance plus
générale ; que les logements, les vêtements et surtout les
nourritures sont meilleures et que les peines, les fatigues, les
privations éprouvées dans l'enfance et la jeunesse sont moins
grandes ; en d'autres termes, la misère, c'est-à-dire les circons¬
tances qui l'accompagnent, produit des petites tailles et retarde
l'époque du développement complet du corps".
souvent avancé n'est pas nouveau.
On a incriminé surtout l'amélioration du régime alimentaire,
plus riche et plus protéique (Tanner, 1962). Or, en ce qui concerne
les Polynésiens, il est notoire depuis longtemps que leur régime
alimentaire a toujours été non seulement riche du point de vue
calorique, mais encore riche en protéines, notamment animales,
les Polynésiens étant parmi les plus gros consommateurs du
monde de poissons et de coquillages. Une des caractéristiques
fréquemment signalée, particulièrement chez les Tahitiens, est la
tendance à l'embonpoint (T'Serstevens, 1951). Si le régime des
Polynésiens a changé avec l'adjonction de produits importés
(avec les conséquences néfastes sur la dentition qu'on a
signalées), il n'a pas connu un récent enrichissement en calories
et en protéines au contraire de ce qui s'est passé dans de
nombreux pays du monde.
Un autre phénomène qu'on a rendu responsable de l'accroisse¬
ment de la stature moyenne est "l'éclatement des isolats"
(Dahlberg, 1941...) Le développement de la société industrielle,
l'urbanisation, depuis la fin du 19ème siècle, a provoqué un
éclatement des communautés jusqu'alors essentiellement rurales
et dont les membres trouvaient leur conjoint dans une aire
relativement limitée. Par analogie avec ce que constatent les
éleveurs qui croisent deux lignées différentes sélectionnées pour
obtenir un hybride plus vigoureux, on a assimilé l'augmentation
de la stature à un phénomène "d'hétérosis" dû au brassage des
populations qu'entraîne cet "éclatement des isolats". On en a
plusieurs exemples soit en comparant, depuis Hulse (1957), les
descendants d'immigrés à ceux de leur groupe d'origine ou
encore en étudiant dans des communautés la stature de sujets en
fonction du lieu de naissance de leurs parents (Schreider, 1968 Ferak, Lichardova et Bojnova, 1968).
Or, il est attesté que les Polynésiens qui ont occupé l'ensemble
du Pacifique oriental à une date relativement récente ont assuré
des échanges, pacifiques ou guerriers, fréquents entre les îles ou
Société des
Études
Océaniennes
412
les
archipels. On ne peut invoquer une rupture récente des isolats
Polynésie alors que la population était soumise depuis
longtemps à un brassage génétique.
en
IV
-
CONCLUSION
En somme, tout se passe comme si, chez les Polynésiens, les
conditions mésologiques et génétiques étaient depuis longtemps
réunies pour que la stature ait atteint le maximum déterminé par
le génome, alors que dans nombre de populations ce ne serait que
contraire, que ces conditions auraient été réunies.
les accroissements observés ont souvent été plus
importants dans les classes sociales défavorisées (Boyne, 1960)
ou dans les populations de petite taille ou chez les sujets
descendant de parents les plus petits (Frisancho, Cole et
Klayman, 1977) et qu'on a décrit un arrêt de l'accroissement
séculaire dans les groupes sociaux les plus avantagés (Damon,
1968).
récemment,
au
Il est de fait que
S'il est plausible que ce phénomène soit
de la structure génétique des populations et
lié aux changements
s'il est vraisemblable
que les facteurs nutritionnels jouent un rôle important au cours
de la croissance, il n'en reste pas moins que le mécanisme réel de
l'augmentation séculaire de la stature n'est pas élucidé et que la
part respective des différentes causes avancées est difficile à
déterminer (Billy, Schreider, 1974). Il est possible que d'autres
éléments entrent en ligne de compte. On avait déjà évoqué des
facteurs d'ordre psycho-physiologiques (Trémolières et Boulenger, 1959, Tanner, ibid...) Les nombreux stimuli de la vie moderne
agissant sur le diencéphale accéléreraient et augmenteraient la
croissance par l'intermédiaire des hormones hypophysaires.
Si ces stimuli et les comportements nouveaux liés à l'urbanisa¬
tion et au développement d'une "société de consommation"
devaient jouer un rôle accru, les résultats se manifesteraient
surtout à Tahiti, avec le développement de la ville de Papeete et
de ses activités (installation du "Centre d'Expérimentation du
Pacifique"). Les études ultérieures permettront de préciser si une
évolution de la moyenne de stature - stable jusqu'en 1970 - s'est
récemment produite.
Remerciements
Nos travaux en Polynésie se poursuivent avec l'aide de la
R.C.P. "Ethno-Histoire du Pacifique" du C.N.R.S. et de l'équipe
"Anthropologie et Ethnogénèse" de l'U.E.R. de BiologieGénétique de l'Université Paris VII. Sur place nous avons
consulté certaines archives grâce aux autorisations et à
l'assistance du Commandement en Chef des Forces Françaises
Société des
Études
Océaniennes
413
du Pacifique, de la Direction de la Santé militaire, du Comman¬
dant et du Médecin-chef du Bataillon d'Infanterie de Marine de
Tahiti, des Directeurs et des membres des services de recrutement
et d'incorporation que nous remercions vivement de leur aide.
Nos remerciements vont également aux membres du centre
ORSTOM de Papeete qui nous ont fourni de précieuses indica¬
tions sur l'histoire et la société polynésiennes.
J. Ducros
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SUMMARY
SECULAR TREND IN HEIGHT IN TAHITI
The
Polynesians
are
considered as tall. A secular increase in height
of the world. Has a similar phenomenon
has been noted in many parts
occurred in Polynesia ?
Data
on
3228 young men were
taken from military records from 1902
They show that the mean height was nearly 171 cm at the
beginning of the century and from then until 1970 it fluctuated between
narrow margins (Table 1). During the same period, in France, there was
an increase in height of about 5 cm.
to
1970.
anthropological studies in Polynesia have to take account of
with the Chinese who immigrated at the
end of the 19th century has probably influenced the average height. But
this would not be enough to mask an increase on the same scale as that
noted in the rest of the world.
But
racial admixture. Admixture
Several factors have been put forward to explain this secular trend of
increasing stature. The main reasons given are the "heterosis" resulting
from the "breakdown of isolates" and improved living conditions and
particularly improved diet.
Polynesians were not isolated in their islands
because of fish and shellfish, rich in calories and
their diet was, because of fish and shellfish, rich in calories and protein
over a long period of time. Perhaps they had already established the
right conditions to attain the maximum genetically-determined height.
It is also possible that other factors associated with changes in a way of
life (growth of cities, urbanization...) could in the future, especially in
Tahiti, modify their stature which remained stable until recently.
Great travellers, the
and their diet was,
Société des Etudes Océaniennes
■
Société des
Études
Océaniennes
417
Pêche
en
poison
Polynésie.
au
Entre toutes les techniques de pêche utilisées hier comme
aujourd'hui en Polynésie, il en est une que l'on évite d'évoquer.
Dépourvue de toute noblesse, d'exécution facile, sans perfor¬
mance ni exploit, elle se pratique en "cachette". De fait, la pêche
au poison est strictement interdite et réprimée par la loi. Car elle
présente un danger certain pour l'équilibre écologique corallien.
Cette pêche ancestrale a été présentée à la grande époque de la
découverte, dans leurs compte rendus "tahitiens", par plusieurs
navigateurs ou missionnaires. Le plus réputé d'entre-eux est
l'anglais James MORRISON, second maître à bord de la
"Bounty", qui nous a laissé avec son "Journal" écrit en 1792, une
remarquable somme de descriptions des divers aspects du
quotidien polynésien en cette fin de siècle.
Si, dans le chapitre réservé
aux
différentes formes de pêche,
MORRISON n'a pas manqué de citer la pêche au poison, il passe
brièvement sur celle-ci, et ne parle que de "stupéfiant" agissant
sur les poissons, sans effet sur l'homme. C'est tout. Aucune
indication précise quant au déroulement de la pêche ou même à
la façon de conditionner la noix de Hutu (Hotu — Barringtonia)
dont il brosse quelques généralités dans un précédent chapitre
consacré aux fruits.
Dans son ouvrage "Polynesian Researches" rédigé au cours de
l'année 1829, le missionnaire de la London Missionary Society,
William ELLIS, ne nous en livre guère plus sur la question. Et
c'est finalement le "Voyages aux îles du Grand Océan" (1837) du
belge Jacques Antoine MOERENHOUT qui, bien qu'assez
brièvement encore, apporte des indications supplémentaires : "Il
faut noter qu'ils (les polynésiens) savaient comme le font
certaines nations de l'Amérique, enivrer le poisson au moyen de
quelques-uns de leurs végétaux, tels que le Nora (Hora), le
Noutou (Hutu ou Hotu), et l'Ereva, qui, jetés dans l'eau, le
frappaient d'une espèce d'étourdissement et le faisaient en peu de
temps, surnager comme mort à la surface".
e
418
Bien que l'introduction relativement récente du fusil de chasse
sous-marine ait contribué quelque peu à en atténuer les excès, la
pêche au poison est encore pratiquée de nos jours. Et bien
entendu, le sujet est plus que jamais entouré d'une véritable
conspiration du silence.
Ainsi, celui qui pratique "au noir" la pêche interdite ne s'en
Même auprès de ses propres amis. Quant
recette sans pour autant s'en servir, il
répugne lui aussi à en parler. Pour la plupart des pêcheurs
d'ailleurs, seuls les faibles ou les fainéants ont recours au poison.
C'est donc une pêche indigne. De plus, nul n'ignore son aspect
dévastateur. Incontrôlable, non sélective pour quelques poissons
visés, elle fait passer de vie à trépas quantité d'autres. Sans
compter bien entendu la destruction quasi immédiate de tous les
vante évidemment pas.
à celui qui connait la
alevins.
De la sorte, une colonie entière de poissons et crustacés
coralliens peut disparaître en l'espace de quelques minutes.
Enfin, le courant aidant, le poison risque d'être diffusé vers
d'autres pâtés de coraux où, si la dose est forte, le processus
mortel sera identique.
LES PLANTES
Les différents poisons de pêche employés jusqu'alors
Polynésie sont d'origine essentiellement végétale.
en
L'arsenal de ces plantes ichtyotoxiques qui ne poussent que
dans les îles hautes, comprend quelques 7 espèces connues, dont
5 indigènes et 2 importées, appartenant à quatre familles
botaniques bien distinctes : Papilionacées, Lecithydacées,
Sapindacées et Apocynacées.
D'espèce dissemblable, deux de ces plantes partagent néan¬
le même "prénom" : le HORA MAOHI et le
moins aujourd'hui
HORA PAPUA.
désigne l'action d'empoisonner. Il
fasse partie du nom de deux plantes
le fait d'être utilisées pour la pêche au poison.
En tahitien, le mot hora
n'est donc pas étonnant qu'il
ayant
en commun
Pourtant il n'y avait à l'origine qu'un seul Hora. C'était le
Tephrosia, une légumineuse indigène très utilisée alors. Dans la
période des découvreurs, deux nouvelles plantes à poison du
genre Derris devaient être introduites depuis la Papouasie
Nouvelle-Guinée. Elles furent aussitôt appelées HORA PAPUA.
Et pour les différencier du Téphrosia, le HORA devint HORA
MAOHI, c'est-à-dire le hora tahitien ! Il devait d'ailleurs bien vite
être "supplanté" au profit du Derris (Elliptica ou Uliginosa),
dont les racines ont de loin les propriétés ichtyotoxiques les plus
élevées.
Société des
Études
Océaniennes
Le fruit du Hotu (Barringtonia
dans sa coupe, celle de la noix
coque, recouvrant une noix
joue le rôle de poison.
Asiatica), gros comme le poing, rappelle
de coco avec sa chair fibreuse et sa fine
blanche dont la poudre pulvérisée dans l'eau
Société des Études Océaniennes
420
PLANTES
INDIGÈNES
LE HOTU (BARRING TONIA ASIATIC A)
Le
poison de pêche traditionnel par excellence avec le HORA
(Maohi), a longtemps été le HOTU, en l'occurence le Barringtonia Asiatica autrefois appelé HUTU.
Il s'agit
d'un grand et bel arbre à rameaux étalés que l'on
les rivages tropicaux de l'Océanie et de l'Asie. En
Polynésie, son bois blanc est fréquemment encore employé à la
confection des pirogues. S'il offre de jolies fleurs à étamines
blanches et rosées agréablement odorantes, le HOTU produit
trouve
sur
surtout des
fruits verts
en
forme de cônes renversés, à peu près
le poing. Ce sont des baies ligneuses à une seule
graine, qui tombent sur le sol une fois mûres et ne pourrissent
qu'au bout d'un certain temps.
gros comme
Appelés "bonnet de prêtre" à la Réunion,
ces fruits renferment
amande riche en amidon et en saponines : puissant
narcotique dont la toxicité varie selon que l'arbre se trouve au
une
grosse
bord de la
souvent
mer ou
un
dans
une
vallée. Ce dernier habitat
produisant
poison plus actif.
La coupe du fruit rappelle un peu celle d'une noix de coco avec
chair fibreuse et sa fine coque recouvrant une noix blanche et
dure. Prise lorsque le fruit est tombé de l'arbre, donc mûr, c'est
cette amande qui était finement râpée. La pulpe ainsi réduite en
sa
poudre, était ensuite nacée dans des paniers de niau (feuille de
cocotier) que l'on agitait à l'intérieur des excavations du pâté de
corail.
La
poudre de
ce
fait pulvérisée dans l'eau, jouait rapidement
rôle : après une période d'excitation violente mais brève,
suivie d'une phase d'état de torpeur, la mort des poissons touchés
survenait généralement quelques dizaines de minutes plus tard.
son
Poison mortel pour
la faune aquatique et toxique pour
l'homme, le HOTU a cependant son côté utilitaire. Comme
d'autres plantes ichtyotoxiques telle que le HORA PAPUA, il fait
partie de la pharmacopée tahitienne. Dans son ouvrage intitulé
"Raau Tahiti", consacré comme son nom l'indique aux remèdes
tahitiens, M. Paul PETARD en dresse avec force recettes la liste
de ses propriétés médicamentaires : lymphangite, lumbago,
plaies infectées, morsures, piqûres de nohu (rascasse) etc...
LE HORA MAOHI (TEPHROSIA
PISCATORIA)
Le HORA MAOHI
(Tephrosia Piscatoria ou Purpurea selon les
herbe vivace, dressée, pouvant atteindre jusqu'à
de haut. Elle était auparavant assez répandue sur les
auteurs), est
70
cm
une
Société des
Études
Océaniennes
421
plages et les collines de Tahiti et Moorea. Mais aujourd'hui, les
bords de mer ayant été envahis par divers buissons impénétra¬
bles étouffant toute la végétation herbacée, le Tephrosia s'est fait
plus rare. Entre autre caractéristique, le HORA MAOHI offre la
particularité de n'être aucunement toxique pour les bœufs qui en
sont très friands et jamais incommodés. A noter enfin que
l'écorce et les feuilles de cette herbe de la famille des légumi¬
neuses, possèdent des facultés purgatives.
LE REVA
(CERBERA MANGHAS)
Parmi les quelques autres plantes ichtyotoxiques guère plus
utilisées à l'heure actuelle, figure en premier lieu le REVA ou
HUTU REVA (Cerbera Manghas) appelé EVA aux îles Marqui¬
ses et EREVA aux Australes.
Petit arbre des vallées rappelant la silhouette du manguier, on
le trouve dans presque toutes les îles hautes de la Polynésie. Ce
sont ses fruits qui contiennent du poison - un poison mortel pour
l'homme, utilisé autrefois par les candidats au suicide qui,
s'étant retiré sur un marae, croquaient deux ou trois fruits pour
quitter ce monde.
revanche, la toxicité du REVA semble beaucoup moins
probante sur les poissons. En effet, son poison ne les tue qu'après
deux, voire trois bonnes heures d'hyperpnée. L'expérience
montre aussi qu'une dose toxique trop faible risque au contraire
de faciliter la survie du poisson !
En
Ainsi, le REVA n'a que très rarement été utilisé comme poison
pêche à Tahiti, excepté en pâte placée dans un torrent, pour la
capture des chevrettes.
de
LE KOKUU (SAPINDUS SAPONARIA) et
LE PIPITAI OU RAPA (RHYNCHOSIA MINIMA)
enfin, beaucoup moins répandues dans l'archipel
étaient utilisées plus spécialement aux îles
Deux plantes
de la société,
Marquises et
aux
îles Australes.
Il s'agit du KOKUU, arbuste très fréquent aux Marquises, dont
le fruit, une drupe riche en saponines a également des propriétés
détergentes ; et du PIPITAI ou PAPA, suivant que l'on se trouve
à Rapa ou Hiva Oa. Cette plante, une petite légumineuse
rampante, est
particulièrement vivace dans les vallées déserti¬
Son poison contenant des substances voisines de la
roténone se situe dans la partie aérienne, en l'occurence les
ques.
feuilles.
A
Tahiti, où
ses
propriétés piscicides paraissent presque
Société des
Études
Océaniennes
422
inconnues, cette plante s'emploie
par
contre pour faire des
médicaments.
PLANTES IMPORTÉES
LE HORA PAPUA (DERRIS
LE HORA PAPUA (DERRIS
ELLIPTICA) et
ULIGINOSA)
Le HORA PAPUA de la famille des Derris existe à Tahiti en
deux espèces reconnaissables par les folioles formant les feuilles
de l'une d'elle. Néanmoins, les deux plantes sont quasi similaires
d'aspect. Il s'agit d'une liane
grimpante, qui devient
sauvage,
très vite envahissante.
Son introduction en Polynésie semble
assez récente, car la flore de DRAKE DE CASTILLO
(1893) n'en
mentionne pas la présence. On pense donc qu'elle a pu être
importée de Nouvelle-Guinée (les tahitiens l'ont d'ailleurs
appelée Papua) à Rarotonga par des missionnaires anglicans,
puis introduite par des indigènes des îles Cook dont une petite
colonie de pêcheurs était installée à Tahiti. Implantée
également
aux Nouvelles-Hébrides,
cette légumineuse entrait dans la
composition des poisons de flèche.
Comme leurs voisins du Pacifique, les tahitiens ont sitôt fait
du HORA PAPUA sans conteste le poison le plus foudroyant de
-
leur plante de prédilection pour la pêche au poison. Bien
que le poison se trouve aussi dans la tige et les feuilles, seules les
racines sont utilisées. L'élément toxique, le roténone y est plus
concentré. Écrasées et liées en petits paquets, ces racines
fraîches ont de fait un effet rapidement mortel sur les poissons
touchés. Avec une bonne dose, quelques minutes suffisent.
tous
-,
Précisons enfin que le HORA PAPUA est un puissant insecti¬
cide ; et, comme le HOTU, il possède des propriétés médicamen-
taires, spécialement
en ce
qui
concerne
les piqûres de poissons
venimeux.
PRÉPARATION ET PÊCHE
Tout interdit a invariablement ses réfractaires... La pêche au
poison, bien que formellement interdite, ne fait pas exception à la
règle. Elle est encore pratiquée de nos jours, aussi bien à Tahiti
que dans les îles. Certes, les gendarmes ont la consigne d'ouvrir
l'œil, mais il est évidemment assez difficile de prendre sur le fait
le pêcheur "hors-la-loi". Et le dernier procès-verbal dressé pour
cette infraction, qui ne prévoit d'ailleurs qu'une peine d'amende,
remonte à 1974. Il n'y a donc pas pléthore de contredanses !
Aujourd'hui, la pêche
ment
avec
au
poison
se
pratique
presque
exclusive¬
le HORA PAPUA qui est, nous l'avons dit, la plante
ichthyotoxique la plus puissante dans
Société des
Études
ses
effets. Seules les
Océaniennes
423
racines sont utilisées. La première opération consiste ainsi à en
déterrer quelques-unes, ce qui n'est pas une mince affaire. Cela
nécessite d'abord un bon défrichage, coupe-coupe en main, du
dense buisson de lianes aux cent ramifications envahissantes.
Une fois ce travail terminé, on sélectionne les plus grosses
racines. Elles seront ensuite soigneusement écrasées à l'aide
d'un caillou ou d'un marteau, afin que la sève puisse s'en dégager
facilement dans l'eau.
Suit l'emballage des racines broyées en petits paquets, dans
des morceaux de AA HAARI, ce tissu papyracé qui se trouve à
l'aisselle des jeunes feuilles de cocotier et que les tahitiens
utilisent aussi comme filtre à lait de coco, ou pour faire des
chapeaux, paniers etc... Le nombre de paquets dépend de
l'importance du ou des pâtés de corail visé.
La pêche a lieu de préférence en eau calme et limpide. Si le
pêcheur est seul, il essaiera de faire le plus rapidement possible le
tour du madrépore, tout en agitant son paquet de HORA PAPUA
dans chacun des interstices. Il faut en effet ne pas laisser le
temps au poisson qui a vite fait de sentir le danger, de quitter la
place avant d'avoir absorbé suffisamment de substance toxique.
La méthode la plus efficace consiste donc à cerner le corail à
plusieurs. Et afin d'éviter de tendre involontairement la main au
nez d'une murène toujours redoutable dans son trou, le mieux est
de fixer les paquets de Hora au bout d'un bâton.
De ces paquets agités, se dégage aussitôt une sorte de lait
blanchâtre. Là est le poison. En quelques secondes, les poissons
affolés sortent de leur cache. Les plus gros d'abord qui parvien¬
dront peut-être à se sauver ; puis les autres de'plus petite taille.
Mais pour la plupart, cette fuite est sans issue. Désespérée. Leur
déjà les stigmates de la mort. Ils ont manifestement
perdu le contrôle de leur marche. C'est le signe qu'il est trop tard,
et qu'ils n'ont pu échapper aux effets du nuage empoissonné.
Comme saouls, ils se dirigent au hasard, agités de soubresauts
musculaires, de mouvements brusques. Certains décrivent des
arabesques sans fin. Ultime ballet mortel.
ruée porte
Cela peut durer ainsi jusqu'à une dizaine de minutes, suivant
la dose de poison et l'espèce du poisson - certaines plus
résistances que d'autres.
Parfois, la présence inattendue d'une grosse murène peut jouer
dangereux trouble-fête si le pêcheur n'a pas pris
rapidement la précaution de remonter dans sa pirogue. Paniquée
par le Hora, elle remonte en effet à la surface et nage, éperdue, la
"gueule" ouverte. Est-il bon alors de préciser que si elle croise
dans sa course folle un plongeur attardé, la morsure est à neuf
le rôle d'un
chances
sur
dix assurée.
Société des Études Océaniennes
indgène indgène
Nle-Guinée
vernaculi reva
Hora
Origne
Ut-u Hu-t Papu
Hutu
Nom
Reva
indgène
indgène indgène
(Mamrqauhiosei)(Australe) (Marquise)
Piptai
Kohu
mahoi Kohun
Hora
Papa
Famile
baringtocée apocynée légumines légumines
sapindcée légumines
Espèce
asi tca manghs eliptca relignosa minma
saponria pur ea
Genre
baringtoa
sapindus tephrosia
cerb a
derris
rhyncosia
Ployapnpéêoiscsuhern.
huiaoeteuljosrnérd'h,i,
ddiféeprelansnttess
Tableau
425
Après l'agonie, les poissons s'immobilisent enfin. Ils se
sur le flanc, flottent entre deux eaux, se laissent
entraîner par le courant ou plongent pour aller, d'un dernier coup
de nageoir, cacher leur mort un peu plus loin. Dans le creux du
corail, les alevins et petits poissons reposent sur le sable. Le
poison du hora dont le principe actif majeur est la roténone, les a
foudroyés dès le premier instant.
couchent
Selon une étude dirigée par le docteur BAGNIS à l'Institut
Malardé, en novembre 1973, "à une dilution dans l'eau de l'ordre
du millionième, ces drogues stupéfient ; à concentration plus
élevée les poissons sont tués". La mort survient par paralysie
respiratoire, ce qui explique qu'ils restent parfaitement consom¬
mables.
pêcheur n'a donc plus qu'à piquer avec un harpon ou à
prendre à la main les poissons qu'il désire pour sa table, laissant
les nombreux autres, tués inutilement, en pâture aux gros
poissons du voisinage. Souvent, les petits requins de lagon ont
vite fait d'être sur place pour ce festin gratuit. Ils leur arrive
d'être parfois trop gourmands et de happer au passage ces
meilleures prises au nez et à la barbe du pêcheur ! Ce qui oblige ce
dernier à se dépêcher dans son ramassage sélectif, quitte à tenter
de repousser le squale (s'il n'est pas trop gros et pas trop
hargneux...) de la pointe du harpon.
Le
Ainsi est pratiquée la pêche au poison, par ceux qui n'ont ni la
patience ni la sagesse de pêcher au fusil, à la ligne ou au'filet. Le
spectacle qu'elle offre est désolant. Triste. Une part du merveil¬
leux paysage madréporique si coloré, si vivant, s'assombrit de ce
massacre gratuit, sans dynamique. Le pur lagon déjà bien
menacé par les diverses formes de pollution moderne qui tendent
à le dépeupler peu à peu, n'en souffre que plus dans l'équilibre
naturel conditionnant son existence. Aujourd'hui, sa survie...
hélas, si l'ancestrale pêche au poison est toujours utilisée
excès par certains, elle n'a pas échappé non plus au
"progrès", au "modernisme" d'un monde qui se montre de jours
en jours capable de préparer les moyens de son propre anéantis¬
sement. Ainsi aujourd'hui, le poison végétal classique a-t-il été
remplacé, par exemple, par des petits sachets d'eau de Javel
concentrée que l'on va crever dans le corail !
Et
avec
Dominique CHARNAY
Société des
Études
Océaniennes
426
BIBLIOGRAPHIE
PÉTARD, Paul
Raau Tahiti. Plantes médicinales polynésiennes et
technique de la Commission du
Pacifique Sud, n° 167-1972.
:
remèdes tahitiens. Document
Bagnis R., Bourligueux G., Drollet J., pétard P. : Poisons végétaux
de pêche des anciens polynésiens. Document technique de la
Commission du Pacifique Sud, n° 29-1973.
Journal de Morrison
ellis, w.
:
:
Société des Études Océaniennes. 1966.
A la recherche de la Polynésie d'autrefois. Société des
Océanistes. Paris
MŒRENHOUT, J.A.
:
Voyages
aux
îles du Grand Océan. Paris. Éd.
Maisonneuve.
Ce travail
été rendu
possible grâce à l'aide de M. Williams Rodo et de
Botanique de Papeari.
Nous les remerçions très sincèrement.
a
M. Guérin du Jardin
Société des
Études
Océaniennes
427
RADEAUX ET PIROGUES
Le fort intéressant article de Ben FINNEY, paru dans le
numéro 204 de la Société des Études Océaniennes, résume les très
nombreuses études relatives à la question des pirogues de haute
mer des Polynésiens, et des voyages hauturiers qu'ils ont
accomplis sur celles-ci dans la découverte de leur habitat et de
son voisinage. La bibliographie qui fait suite à cet article permet,
à tout être passionné par cette histoire, de se familiariser avec les
opinions des principaux ethnologues et historiens spécialistes de
ce sujet. Tous attribuent à la pirogue double, constituée de deux
monoxyles plus ou moins relevées de planches en francexploits maritimes corinexes de ces décou¬
vertes. Personne, à ma connaissance - bien incomplète il est vrai ne semble considérer la possibilité que d'autres engins aient pu
être utilisés parallèlement ou antérieurement à la pirogue, dont
les seules descriptions crédibles nous ont été léguées pour la
première fois par COOK, c'est-à-dire à la fin du dix-huitième
coques
bord et pontées, les
siècle seulement.
Un homme pourtant était d'une opinion
estimait avoir des indices, sinon des preuves,
différente, qui
suffisants pour
à
double
penser que, antérieurement
la pirogue
de haute mer, des
radeaux, laborieusement et intelligemment mis au point par ces
peuples de la mer, avaient servi aux découvertes principales des
îles du grand Pacifique. Cet homme, c'est Éric de BISSCHOP.
Il mit
en
pratique ses idées et construisit son "Tahiti-Nui" pour
cette idée de navigation en haute mer sur radeau,
montrer que
dirigée et intentionnelle, reposait sur des bases pratiques
parfaitement plausibles. S'il n'arriva pas tout à fait jusqu'au
Chili, il prouva cependant qu'un équipage de cinq hommes
pouvait "tenir la mer" sur un tel radeau et faire route dans la
direction du but fixé au départ. Ils y restèrent en effet six mois
pleins, arrivèrent jusqu'à environ trois cents milles des côtes
chiliennes et ne durent leur échec qu'à une très forte tempête
jointe à des incidents techniques qui auraient pu être évités.
Société des
Études
Océaniennes
428
Indiscutablement, Éric de BISSCHOP
a
réussi dans
sa
démons¬
tration.
contacts avec Éric de BISSCHOP pendant la phase de
pied du projet, pendant la construction du radeau, et
ensuite pendant l'expédition elle-même où nous étions en liaison
radio avec lui presque quotidiennement, j'ai conservé un gros
dossier d'archives qui, si incomplet soit-il, me permet de faire une
synthèse objective et non romancée de ce que devaient être les
opinions de de BISSCHOP sur cette question du peuplement de
la Polynésie et des moyens maritimes utilisés.
De
mise
mes
sur
Dans une note où il étudie les différences et les similitudes de la
théorie de Thor HEYERDAHL et de la sienne, je ne retiendrai
les parties relatives au radeau et aux raisons de son choix
mode de migration. Citons in extenso le début du
paragraphe correspondant
que
pour ce
B
POURQUOI SUR UN RADEAU ?'
a) Certainement pas par esprit d'imitation du Kon-Tiki mais
par esprit d'imitation des marins préhistoriques du PACIFIQUE
polynésien - qui employèrent des radeaux pour leurs premiers
grands voyages de découverte et de colonisation.
Cette affirmation n'est pas de moi mais de deux auteurs
classiques des embarcations du Pacifique : HARDON et
HORNELL qui en 1936-38 firent paraître leur monumental
ouvrage "CANOES OF OCEANIA" par les soins du BISCHOP
-
MUSEUM DE HONOLULU.
Quelques citations s'imposent :
(Vol. III) "ON PEUT CONSIDÉRER COMME CERTAIN QUE
LE RADEAU FUT (DANS LE PACIFIQUE) LE PREMIER
ENGIN QUI FUT CONSTRUIT DANS LE BUT DÉFINI DE
VOYAGES EN MER."
et
comprenant
associé
en
ajoutent
nos
que ce
mot "radeau" était toujours fâcheusement
avec ceux de "naufrage" et "épave", ils
esprits
:
UN RADEAU LARGE ET BIEN CONSTRUIT EST TRÈS
STABLE ET QUAND DOTÉ D'UNE OU DE VOILES PEUT
FAIRE DE LONGS VOYAGES EN HAUTE MER AVEC
SÉCURITÉ...
et plus loin ils écrivent ce qui pour nous, notre Expédition et
notre théorie, revêt une importance capitale :
"DES DÉRIVES QUE L'ON ABAISSE ENTRE LES INTER¬
STICES DES TRONCS SONT QUELQUEFOIS EMPLOYÉES"
Pour que ces "dérives" restent encore de nos jours en usage
chez certains de nos Polynésiens, en décadence maritime depuis
500 ans, quel usage courant durent-ils en faire à l'apogée de leur
...
1. Je
respecte scrupuleusement la graphie de cette note, écrite
Société des
Études
assez
Océaniennes
vite semble-t-il.
429
culture, à l'époque de leurs grandes
colonisation et migration
randonnées de découvertes,
?...
Comment pouvait-il d'ailleurs en être autrement, comment
auraient pu naviguer sans ces dérives des radeaux qui souvent
avaient à faire entre les archipels, de longues navigations avec
des routes sur l'Avant au vent de travers.
Pour confirmer ce fait, je citerai encore HADDON et HORNELL
(VOL. III). Les traditions de TONGA et SAMOA nous parlent de
grands radeaux à voile, employés dans les temps anciens.
En vérité, on dit à TONGA que ce furent des radeaux qui
servirent à transporter de UVEA (Ile WALLIS), qui se trouve à
500 miles dans le Nord, les énormes blocs de "pierre qui servaient
à la construction du plus grand des monuments mégalithiques, le
HAAMONGAAMAUI".
Plus loin (page 5), Éric de Bisschop cite "deux officiers de la
marine espagnole, JUAN et ULLOA qui, émerveillés de l'effet
des GUARAS (dérives coulissantes) sur des radeaux péruviens
en donnèrent en 1736 une étude complète... ils écrivaient : "LA
PLUS GRANDE PARTICULARITÉ
DE
CET
ENGIN
FLOTTANT (LE RADEAU PÉRUVIEN) EST QU'IL NAVIGUE,
LOUVOIE ET SE SERT DES VENTS CONTRAIRES AUSSI
BIEN QUE DES NAVIRES AVEC OUILLE, ET NE
DÉRIVE
QUE TRÈS PEU.
Un peu plus loin Éric de Bisschop conclut :
Le radeau que nous construirons sera en bambous, comme le
furent les anciens radeaux polynésiens, il aura des dérives
coulissantes comme en eurent les anciens radeaux polynésiens, il
fera sa route vers l'Est comme le firent des millénaires avant lui
d'autres radeaux polynésiens... et nous, son équipage, n'aurons
qu'à
nous
efforcer d'être dignes de nos lointains ancêtres de la
Mer".
fait, le Tahiti-Nui ne "remonta pas au vent" et
qu'il ne put tenir tout à fait le vent de travers. L'usage des
"guaras", travail pénible et très peu efficace, fut rapidement
abandonné. Le radeau, dans des conditions donc assez éloignées
des espoirs de son concepteur, n'en tînt pas moins tête aux vents,
utilisant, grâce au génie maritime de son capitaine, les moindres
sautes de brises, mettant en pratique ses idées exprimées dans sa
noteprécitée (page 3) : "Je répète donc qu'un voyage POLYNÉSIEAMÉRIQUE du SUD EXIGE une navigation en dehors des
alisés c'est-à-dire par des brises sinon nettement dominantes de
la partie ouest (il y ferait trop froid pour mon goût... et celui aussi
très certainement de mes camarades) du moins par des brises
VARIABLES offrant un pourcentage important de brises
On sait que, en
même
Société des
Études
Océaniennes
430
UTILISABLES ; or un pourcentage important de brises
UTILISABLES ...EXIGE l'emploi d'un voilier CAPABLE de les
utiliser, c'est-à-dire (c'est lui demander un minimum) capable de
tenir une route franche de vent de travers.
Le Tahiti-Nui était trop chargé. Il dut d'ailleurs faire escale à
Taravao deux jours après le départ, pour se délester. Il fut mis à
l'eau trop tôt (plus de deux mois avant le départ) et amarré dans
une partie du port infestée par les tarets, qui percèrent, avant
l'appareillage, un nombre important de sections de bambous.
C'est très probablement ces bambous "morts" qui ôtèrent au
Tahiti-Nui la flottabilité qui aurait peut-être permis aux
"guaras" de remplir leur rôle et de tenir le radeau à quatre quarts
réels du vent. Ce sont en tous cas eux qui obligèrent Éric de
Bisschop, battu par la tempête, à lancer un S.O.S. tout près de
son but. Précisons que le radeau ne coula pas, et qu'il fut
abondonné à la dérive sans être disloqué, seulement enfoncé de
façon telle que son habitabilité et sa navigation étaient devenues
impossibles.
Le radeau avait 13,50 mètres de long et 3,70 mètres de large,
soit donc un pont de 50 mètres carrés. Il était constitué, suivant
les instructions d'Éric de Bisschop, d'un cadre formé de grosses
pièces de bois chevillées et ligaturées entre elles. Ce cadre
contenait les bambous, de diamètres variés, liés entre eux et au
cadre. Lors de l'escale de Port-Phaéton, non seulement nous
allégeâmes le radeau de l'excès de vivres emportés, mais nous
rajoutâmes des bambous autant que nous le pûmes, pour
accroître
au
maximum la flottabilité.
Les
Polynésiens d'antan peuvent avoir construit des radeaux
beaucoup plus importants, sans que cela nous apparaisse comme
une impossibilité technique, et chargé ceux-ci de vivres tradition¬
nels dont on sait qu'ils peuvent se conserver pendant plusieurs
mois. La vie en commun sur le Tahiti-Nui pendant six mois a
montré que le confort d'un radeau, bien supérieur à celui d'une
coque, même double, ne compromet pas psychologiquement la
réussite de l'expédition. Le Tahiti-Nui a également montré que,
même avec un engin imparfait et hâtivement conçu et réalisé, et
dont les performances étaient certainement très médiocres par
rapport à celles de leurs ancêtres perfectionnés, il était possible
de faire de très longues routes vers l'Est, sans être pour autant
obligé de descendre jusqu'aux "roaring forties", dont les
Polynésiens de jadis, pas plus que le de Bisschop moderne,
n'auraient apprécié la froidure.
d'Éric de Bisschop, dans ce
qui n'a pas la prétention de traiter le sujet des
radeaux, à savoir que les mouvements maritimes des Polynésiens,
à partir de leur Polynésie natale habitée selon lui depuis des
Je crois pouvoir résumer l'opinion
court article
Société des
Études
Océaniennes
431
millénaires, soit vers l'Est (Amérique du Sud), soit vers l'Ouest
^Sud-Est asiatique par la voie des Moluques) ont été effectués sur
des radeaux dotés de pouvoirs navigants avant de l'être sur des
pirogues. De Bisschop va plus loin. Il pensait que les grands
déplacements n'ont été faits qu'au moyen de radeaux, dont les
Polynésiens avaient élaboré une parfaite mise au point. Lorsque
les amplitudes des déplacements devinrent plus modestes, la
pirogue, de simple qu'elle était pour la pêche dans les lagons,
s'agrandit et devint double, se perfectionnant elle aussi petiti à
petit jusqu'à devenir ces merveilles de beauté navale qui
enthousiasmèrent Cook. Il fut dans l'histoire
un
moment où
degré d'évolution non perfectible, et
devant des besoins de déplacements réduits, céda peu à peu la
place à sa jeune concurrente que le génie des Polynésiens pour les
choses de la mer rendait chaque jour plus belle et plus élaborée.
l'aîné, ayant atteint
un
Un jour, cet aîné prestigieux, le radeau à pouvoir navigant,
disparut non seulement des mers, mais même des mémoires,
puisque Éric de Bisschop fut l'un des rares qui, à notre époque,
s'en soit
encore
souvenu.
J. Bres
Société des
Études
Océaniennes
432
Comptes rendus
d'État ès Sciences soutenue par le
Bagnis, Modalités évolutives et biogénèse de la
ciguatera en Polynésie Française*. Université de Bordeaux, 1977.
128 p., 106 rep. bibliogr.
Résumé de la Thèse de Doctorat
Docteur R.
Ce travail représente le fruit d'une dizaine d'années d'études
consacrées
à essayer
de résoudre l'origine d'une énigme biologique
spécifique des écosystèmes insulaires tropicaux : la ciguatera. Il a été
réalisé intégralement dans le cadre des activités de l'Unité d'Océanogra¬
phie Médicale de l'Institut Louis Malardé de PAPEETE, TAHITI.
Connues depuis des siècles dans les régions insulaires tropicales des
grands océans, les intoxications par poissons vénéneux de type
trois
ciguatera
sous un tableau clinique très polymorphe dont
digestifs, neurologiques, cardiovasculaires et autres
ont déjà été maintes fois décrits. Consécutive à l'ingestion de poissons
benthiques ou semi-pélagiques frais, vivant à proximité de récifs
coralliens et appartenant à des espèces habituellement comestibles,
l'affection humaine rend perceptible à l'homme un phénomène de
biologie marine complexe, aux facettes multiples.
se
présentent
les divers éléments
Véritable puzzle biologique à éléments humains et biomarins
variables à la fois dans le temps et dans l'espace, la ciguatera nécessite
pour son
On
étude, la mise
en œuvre
de méthodes d'investigation variées.
peut l'appréhender qu'à travers
ses manifestations cliniques
d'expérience, ou par la détection des toxines
responsables dans les poissons vénéneux. Pour objectiver les mécanis¬
mes pathogéniques et évolutifs du phénomène, nous avons étudié
séparément un certain nombre de paramètres bioécologiques et
biochimiques fondamentaux : l'incidence morbide, les espèces vénéne
chez l'homme
ou
l'animal
*
Données obtenues grâce à l'aide financière conjointe de l'Assemblée Territoriale de
Polynésie Française, de la D.G.R.S.T. et de l'I.N.S.E.R.M.
Société des
Études
Océaniennes
433
et leur niveau trophique, les zones toxicogènes et leurs
caractéristiques écologiques, la distribution de la ciguatoxicité en
général et des toxines de référence en particulier, le long de la chaîne
neuses
alimentaire récifale marine.
L'approche de
en
œuvre
ces
divers éléments d'appréciation
a
impliqué la mise
des méthodes très diversifiées, relevant de la statistique
biomédicale, de l'écologie, de l'expérimentation animale et de la
biochimie. Les résultats obtenus grâce à cette méthodologie concernent
près de 16 500 cas de ciguatera déclarés, 4 800 fiches clinique et
épidémiologique exploitées, 5 tonnes de poissons testés sur l'animal et
500 kg de matériel biologique traités chimiquement.
Le tableau clinique de la ciguatera doit son polymorphisme à
l'imbrication plus ou moins marquée de deux mécanismes pathogéni-
distincts, l'un d'ordre pharmacologique, l'autre d'ordre immunologique. Ces mécanismes procèdent chacun de l'action isolée ou conjuguée
de toxines thermostables aux structures chimiques et propriétés
physiologiques encore incomplètement élucidées, lorsque leur taux de
concentration dans les tissus pisciaires atteint un certain seuil.
ques
Le
principe actif majeur est la ciguatoxine (CTX). Isolée initialement
dans les muscles d'une murène, cette substance liposoluble a été trouvée
aussi dans les divers tissus de poissons aux habitudes alimentaires très
diversifiées tels que des chirurgiens, des perroquets (herbivores), des
loches, des mérous, des lutjans, des dorades (carnivores). Son taux de
concentration est plus grand dans les foies et les têtes que dans les
muscles, exposant toujours davantage les consommateurs humains des
premiers au risque ciguatérique sévère. Chez certains poissons
perroquets, la ciguatoxine peut se transformer, sous l'influence de
phénonèmes métaboliques encore flous, en scaritoxine et être stockée
sous cette forme dans les muscles pisciaires.
Le second principe actif est la maitotoxine (MTX). Isolée initialement
dans les contenus stomacaux et intestinaux d'un chirurgien herbivore
microphage, cette substance hydrosoluble a été trouvée aussi dans les
contenus digestifs de divers poissons perroquets aux habitudes
alimentaires proches. Elle est pratiquement absente des autres tissus
pisciaires.
L'agent causal de la ciguatera
en
Polynésie Française, et vraisembla¬
d'un genre et
blement dans l'ensemble du Pacifique, est un dinoflagellé
totalement nouveaux que nous avons découvert aux Iles
Gambier. Initialement rattaché au genre Diplopsalis par ADACHI, son
identification scientifique actuelle est "Gambierdiscus toxicus,
d'une espèce
ADACHI et FUKUYO". Cette algue unicellulaire est capable d'élaborer
les deux principes toxiques majeurs précédemment évoqués à savoir
CTX et MTX. Elle existe à l'état endémique dans la plupart des
écosystèmes récifaux, mais en densité très réduite. En revanche, elle
prolifère en masse dans certaines circonstances au niveau des gazons
Société des
Études
Océaniennes
434
mixtes recouvrant des substrats coralliens morts. Ces recouvrements
faits
d'algues filamenteuses ou calcaires, de bactéries, de levures et de
divers, servent de nourriture à ces poissons herbivores
microphages. Les toxines sont ainsi introduites dans la chaîne
alimentaire. MTX, secrétée en quantité plus grande que CTX par G.
toxicus, ne franchit pas habituellement la barrière intestinale des
premiers maillons. On ne la retrouve que dans les tractus digestifs des
poissons brouteurs vénéneux. Par contre CTX est présente dans
l'ensemble des tissus pisciaires et s'accumule dans les hauts étages de la
pyramide trophique. Cela explique que la consommation des grands
prédateurs carnivores (loches, mérous, lutjans, carangues, barracudas,
murènes) soit plus dangereuse.
détritus
La chaîne alimentaire
ciguatérigène
se
présente
comme une
chaîne
essentiellement pisciaire. Dans la plupart des régions d'hyperendémie
ciguatérique, il est tout à fait exceptionnel
que
les mollusques, crustacés
et échinodermes soient touchés.
Il
que CTX existe à un taux de
infratoxique chez la plupart des poissons de récif de
Polynésie Française. Mais il a pu être également démontré que cette
production s'accroît de façon importante à l'occasion de certaines
agressions d'ordres mécaniques, physicochimiques ou biologiques
auxquelles les éco-systèmes coralliens sont très sensibles.
a
pu
être prouvé expérimentalement
concentration
Les
agressions sont soit naturelles et habituellement cycliques ou
(tempêtes, cyclones, tsunamis, secousses sismiques, fortes
pluies, phénomènes d'eaux rouges...), soit artificielles et liées à
l'intervention humaine sur des biotopes à forte densité corallienne
vivante (travaux sous-marins en tous genres, immersion de déchets ou
corps étrangers, échouage de navires, pollutions chimiques, thermiques
ou organiques d'origine tellurique ou autre). Ces agressions ont un mode
saisonnières
d'action varié mais dont la résultante est uniforme. Leurs mécanismes
se
résument à
une
augmentation du
processus
de sédimentation, de la
demande biochimique en oxygène, de l'eutrophisation, une baisse de la
salinité. La résultante commune est une gêne à la croissance et même à
la survie des polypes coralliens. Il se produit alors une libération des
xanthelles symbiotiques et création de substrats coralliens morts. Ces
substrats, au même titre que les galets basaltiques fréquemment roulés
par la mer ou que les corps étrangers plus ou moins inertes introduits
dans le milieu marin, constituent rapidement les véritables biotopes
potentiellement ciguatérigènes. En effet, ils représentent autant de
foyers neufs offerts à l'installation des gazons mixtes pour lesquels les
agents d'agression ont créé des conditions propices à un développement
optimal.
De l'importance dans le temps et dans l'espace des agressions
évoquées dépendent les modalités évolutives de la ciguatera.
Ainsi, il apparaît que les agressions localisées et relativement limitées
435
dans le temps,
exercées de préférence sur les récifs frangeants protégés
point quelconque du littoral d'atoll, sont à l'origine
évocateur paroxysmique. Il se caractérise par l'atteinte
progressive mais constante des poissons de divers niveaux trophiques
sur une portion de côte récifale ou lagunaire. Mais la zone ciguatérigène
augmente en surface à partir des points d'agression au fur et à mesure
qu'on s'élève dans les étages supérieurs de la pyramide alimentaire. Les
agressions humaines provoquées par l'aménagement du littoral en
ambiance corallienne vivante sont le plus souvent en cause dans ce
d'îles hautes
ou en
d'un type
mode évolutif.
En général, les agressions naturelles engendrent des perturbations
écologiques diffuses. Elles frappent des récifs frangeants ou barrières
exposés aux vents dominants, des baies encastrées dans des falaises,
des bancs coralliers en pleine mer. Les unes (force de la mer, pluies
saisonnières par exemple) assurent la pérennité de la ciguatera au fil
des siècles, les autres (cyclones, tsunamis par exemple) sont responsa¬
bles de flambées épisodiques, dans la plupart des îles où les agressions
humaines sont inexistantes. Elles entraînent une évolution de type
endémoparoxysmique. En période endémique la production toxinique
endémoparoxysmique.
période endémique la production toxinique est réduite dans
pour atteindre un seuil pathogène dans les
poissons de bas niveau trophique. Les substances toxiques fabriquées
dans le milieu marin doivent être concentrées le long de la chaîne
alimentaire pour être nocives. Seuls les poissons carnivores ichtyophages de grande taille, de mœurs sédentaires ou mobiles sont habituelle¬
ment touchés. Au cours des flambées, ce processus est totalement altéré
et l'évolution suit alors les modalités décrites pour les agressions
En
l'ensemble et insuffisante
humaines.
Les diverses données d'ordres épidémiologiques, écologiques et
biochimiques recueillies apportent une solution à un certain nombre de
problèmes qui n'avaient jamais été élucidés jusqu'ici sur l'origine et le
développement de la ciguatera. Elles nous ont permis de formuler une
nouvelle théorie sur sa biogénèse et sa transmission. Surtout elles nous
ont conduit à la découverte de ce qui était considéré depuis des siècles
comme une énigme biologique, à savoir l'agent causal de la ciguatera.
Société des
Études
Océaniennes
436
Schoofs, Robert, Pioneers of the Faith. History of the Catholic
Mission in Hawaii, 1827-1940. L. Bceynaems, Honolulu, 1978.
377 p., cartes, fac.-sim., bibliogr., 22 cm.
La Mission
catholique connut à Hawaii des débuts difficiles. Dès 1820,
six ménages de missionnaires américains de Boston, deux ministres, un
médecin et trois civils reçoivent de Liholiho la permission de s'installer.
On
des écoles et des
imprimeries. Des renforts arrivent de 1823 à
1823, le fameux William Ellis passe quelques mois à Hawaii et
en tire un ouvrage célèbre. Les
premiers catholiques, des picpuciens
français, avec le Père Bachelot à leur tête, n'arrivent qu'en 1827. Et ils
ne débarquent qu'à leurs
risques et périls.
Malgré difficultés, vexations et exils, ils persistèrent. Mais la France
avait été obligée de faire les gros yeux et d'intervenir pour obtenir la
liberté de culte aux catholiques. Ils avaient du reste un ami en la
personne du Gouverneur Boki et de sa femme, la princesse Liliha. Si
bien que quand Mgr. Rouchouze passe à Honolulu en 1840, il est
accueilli par une communauté de 500 catholiques, dont Mgr. Maigret
prendra la direction, en 1847, comme Vicaire Apostolique. Tout cela
n'alla pas sans mal. La couverture de l'ouvrage nous montre une femme
hawaiienne en robe blanche, mais une chaîne au cou, et la dernière page
du livre, agenouillé, un prêtre aux fers. Ainsi l'ouvrage nous présente-t-il
année par année, district par district et missionnaire par missionnaire,
les tribulations des Églises catholiques à Hawaii. Elles souffrirent, elles
aussi, persécution pour la Justice. Et c'est la litanie de ces avanies et de
ces triomphes que nous présente ce livre émouvant, fruit des efforts du
regretté P. Schoofs qui en publia les différents chapitres de 1936 à 1953,
ouvre
1847. En
dans le Catholic Herald de Hawaii dont il avait la responsabilité comme
rédacteur. Le Père Schoofs avait, pour rédiger ses articles, fait de
multiples recherches dans les archives de sa congrégation et dans celles
de l'État. Il avait interrogé tous les témoins qu'il avait pu joindre de ces
jours anciens. Mais, après sa mort, ses papiers étaient restés à la traîne
et son travail un peu perdu de vue. Un de ses confrères les retrouva et en
comprit l'intérêt. D'où cette publication. Qu'il en soit remercié !
La Mission
catholique de Hawaii a ainsi retrouvé un chroniqueur de
ne possédions sur son histoire que l'ouvrage du Père
Reginald Yzendorn. Paru en 1927, il datait déjà un peu. Nous allons
maintenant jusqu'en 1940 ; date à laquelle le vicariat apostoliquek de
Hawaii cessa d'être contrôlé à Rome par la Propagation de la Foi et
devient un diocèse de plein droit, ce qui justifie la date extrême qui figure
sur la couverture de cet ouvrage. Nous ne pouvons mieux faire, en
terminant ce compte rendu, que souhaiter que la mission catholique de
Tahiti, qui elle aussi connut un passé assez glorieux, relève le gant et
nous en livre un jour proche le récit. On le souhaite muni de
quelques
portraits et de quelques images qui manquent à cette intéressante et
fort utile histoire de la Mission catholique de Hawaii.
valeur. Nous
Patrick O'Reilly
Société des
Études
Océaniennes
437
Roucheux, Nicole, Guide pratique du Pacifique Sud, Nouvelle-
Calédonie, Fiji, Nouvelles-Hébrides, Sydney, NouvelleZélande, Tahiti. Six pays dans un livre. L'auteur (P.O Box 26 206,
Epson, Auckland 3) et Hachette Pacifique, Tahiti, 1978. 263 p., ill.,
cartes, 20 cm.
guide féminin et peu conformiste : il cherche non pas à ennuyer
par de savants et souvent futiles détails, mais à trouver des
coins pittoresques, des restaurants offrant d'intéressants rapports
qualité-prix. On y trouvera des remarques comme celles-ci au sujet des
Nouvelles-Hébrides : "II n'y a pas de télévision pour la plus grande joie
des Européens et des Australiens qui découvrent combien peut être
merveilleux un monde sans télévision... La plupart d'entre eux seraient
prêts à saboter toute installation éventuelle". Ou bien : "A côté du vieux
tribunal en bois, les prisons anglaise et française. On peut choisir celle
qu'on préfère. La française est réputée plus sévère et plus inconfortable
que l'anglaise. Mais la cuisine y est nettement supérieure. Chacun peut
donc, en fonction de ses goûts, opter pour la nourriture ou pour le
confort". Toujours à propos des Hébrides et de Tanna : "Les indigènes
possèdent le volcan. Un homme du village viendra en Land-Rover
jusqu'au sommet avec les touristes pour éviter les génies malfaisants
auxquels il commande... L'ascension est facile. Il s'agit d'une promena¬
de que même les asthmatiques, en prenant leur temps, peuvent faire.
Elle n'a que 3000 mètres. Généralement, on met entre 30 et 40', toutefois
le record de vitesse est de 9'. Avis aux amateurs qui voudraient le
battre". On le voit, le ton de l'auteur est très particulier et tout direct.
Un
l'utilisateur
Tahiti est traité en 30 pages. Nous apprenons, oh ! surprise, que "les
tahitiens, entre eux, parlent souvent leur langue". Et nous y lisons
l'éloge du maa tahiti comparé, oh ! horreur, "au bougna calédonien".
Passons.
Réjouissons nous de voir Nicole Roucheux entonner le péan
sujet du Vaïma, qui "bien que non encore revêtu de la patine que
donne le temps", est reconnu comme "l'authentique cœur de la ville de
Papeete". Par contre l'auteur n'accorde même pas une ligne à Maria no
te Hau, la nouvelle église du quartier de la mission à Papeete, une des
plus notables réalisations architecturales du Tahiti d'aujourd'hui et qui
au
est bien le
cœur
chrétien de la cité.
Si Tahiti est généralement bien traité, les pauvres Marquises ne
méritent qu'un bas de page, et de Mangareva, dont le point culminant
est devenu le Mont d'Uffet (pour Duff), nous apprenons qu'il y demeure
"de nombreux
vestiges d'architecture insolite
non encore
expliqués".
Dire que j'ai passé six mois de mon existence à mettre sur pieds les
"Mémoires" du Père Laval, en les faisant précéder d'une savante étude
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Océaniennes
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où toutes les
multiples constructions de l'île - des couvents au Palais
Royal, des tours aux cimetières et des cuisines aux portes monumentales
étaient soigneusement décrites, images et plans à l'appui !... Ceci dit,
Hachette, Joanne, Michelin, Cook et consorts sont dépassés par Nicole
Roucheux et n'ont plus qu'à rendre les armes !
Patrick O'REILLY
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