B98735210103_192.pdf
- Texte
-
BULLETIN
de la Société
des Etudes Océaniennes
TOME XVI
N°5 / NUMERO 192 / SEPTEMBRE 1975
Le Gouverneur Edouard Petit
(1901)
CONSEIL
D'ADMINISTRATION
M. Henri JACQUIER
Président
M. Yves MALARDE
Vice-Président
Secrétaire
Trésorier
Mlle Janine LAGUESSE
M. Paul MOORGAT
ASSESSEURS
M. Adolphe AGNIERAY
M. Rudolph, BAMBRIDGE
M. Eric LEQUERRE
Me Jean SOLARI
M. Raoul TESSIER
il. Temarii TEAI
M. Maco TEVANE
MEMBRES
D'HONNEUR
M. BERTRAND JAUNEZ
R. P. PATRICK O'REILLY
M. GEORGES BAILLY
Pour être
Membre, de la Société
se
faire présenter
par un
membre titulaire.
Bibliothèque
Le
Conseil d'Administration informe
ses
membres qu'ils
à domicile certains livres de la Bibliothèque
en signant une reconnaissance de dette au cas où ils ne ren¬
draient pas le livre emprunté à la date fixée. Les autres peu¬
peuvent emporter
vent
êtré consultés dans la Salle de lecture du Musée.
La
Bibliothèque et la salle de lecture sont ouvertes aux
jours, de 14 à 17 heures, sauf
membres de la Société tous les
le Dimanche.
Musée
Le Musée est ouvert tous les
14 à 17 heures.
jours, sauf le dimanche de
BULLETIN
DE LA
SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
TOME XVI
No. 192
-
-
No. 5
SEPTEMBRE 1975
SOMMAIRE
Archéologie
Moorea Afareaitu Site 1 par B. Gérard
Divers
Le carnet de
dépenses d'un fonctionnaire français à Tahiti
521
Société des
Études
Océaniennes
en
1903.
Société des
Études
Océaniennes
Centre 0. R. S. T. 0. M. de
Papeete
MA SI
Moorea. Afareaitu Site 1
GERARD B.
Juillet 1975
523
Société des
Études
Océaniennes
-
524
Société des
Études
Océaniennes
M 0 0 R E A
Moorea, Afareaitu Site 1.
MA SI
Ce site
trouve dans l'île de
Moorea, à Afareaitu, face à l'îlot
jointes). Les gens disent que cet endroit est
malsain car on y attrape la lèpre, certains prétendent qu'autrefois, il
y avait un marae. d'autres nous avaient informes que c'était à cet
endroit que s'implantèrent les missionnaires lorsqu'ils installèrent
se
Motu Ahi (cf. cartes
une
station dans le sud de l'île. Us installèrent la 1'"institution of
the south seas" où fut reçu
Pomare III, c'est là également que la
fonctionna entre 1817 et 1818. Un certain nombre de
missionnaires y furent enterrés. C'est peut-être là également que se
trouve la sépulture de Teina, fils de Pomare II.
première
presse
En août 1973, il fut
décidé d'ouvrir un chantier archéologique à
vite, dès la découverte des premières sépultures, il
fallut se rendre à l'évidence : le sol comprenait trop de sépulture non
signalées par des pierres dressées en surface, une certaine crainte
commençait à s'installer parmi les aides tahitiens, risquant de mettre
en question la suite du travail de terrain. Le site fut donc remis en
état et abandonné. Un autre chantier fut ouvert à Maatea, sur une
pointe où se trouve le marae Nuupure (cf. carte M. A. M. I).
cet endroit. Très
Dans les limites du travail,
un certain nombre de vestiges de
jour ; il s'agissait essentiellement d'entourages
de pierres plates posées sur chant, d'une dizaine de centimètres hors
du sol, et délimitant des espaces quadrangulaires. Dans la plupart des
cas, ces espaces étaient pavés, le plus souvent avec des blocs de
basalte. Dans la zone 0.P.Q.R.S./1.2., le pavage était plus diffus,
soit parce qu'il en était ainsi dès l'origine de l'aménagement du sol
par les missionnaires, soit qu'une partie du pavage ait été démontée
lorsque l'actuel propriétaire du terrain décida de remblayer une con¬
cession maritime adjacente au terrain. En même temps que se pour¬
suivait le dégagement des vestiges de surface, un sondage fut effectué
en P.Q./1.2. Le contour de la zone de sondage étant déterminé par
les espaces libres de vestige de surface (1). Des vestiges essentielle¬
ment osseux (dents de cochon, arêtes de poisson, fragments d'os
longs de cochon), et coquilliers (fragments de nacre), furent mis à-jour
à des profondeurs variant entre - 5 et - 70 cm sans qu'aucun sol ar¬
chéologique vrai n'ait pu être mis au jour.
surface furent mis
au
525
Société des
Études
Océaniennes
P1/P2, un certain nombre de vieux clous furent découverts à
profondeur moyenne de - 60 cm, ils étaient associés à des ves¬
tiges osseux identifiés comme étant des restes de nouveaux-nés ; on
peut estimer à 5 le nombre d'enfants enterrés là, le plus grand d'entre
eux mesurant au plus 70 cm.
En
une
01/02, à - 48 cm, une coupe statigraphique fit apparaître une
cendreuse de quelques centimètres d'épaisseur, ainsi que des
blocs de basalte associés à cette nappe cendreuse ; une aiguille de
nacre permet de penser qu'il s'agit là d'un sol d'occupation humaine
En
nappe
assez
ancien.
Le sondage
ce sol
certitude
effectué
sans
en
P,Q/1,2
ne
permit
pas
de retrouver
avec
doute remanié par des sépultures plus récentes,
sondage permit toutefois de découvrir en PI un ornement à perfora¬
une profondeur de - 70 cm, c'est-à-dire susceptible
d'appartenir à un sol plus ancien que le niveau VI de la coupe (coupe :
sondage en 0,1 0,2). Par contre, à ce même niveau furent découverts
deux hameçons, un hameçon simple et une pointe distincte d'hameçon,
à deux perforations (cf. photo).
ce
tion axiale situé à
sondage fut effectué en R/2,3 ; il permit de mettre au
60 cm, un sol archéologique composé de vestiges osseux
(dents de cochons, arêtes de poissons, fragments de mâchoires de co¬
chons) et des vestiges de combustion, sous la forme d'une nappe len¬
ticulaire, composée de blocs de basalte et de charbons (cf. schéma),
correspondant sans doute à un amas constitué lors de l'ouverture
d'un four tahitien (2). Ce sol avait été partiellement remanié par une
sépulture consistant en une ciste de dalles de corail posées sur
chant et recouvert par trois dalles de corail posées horizontalement ;
à l'intérieur de cette ciste se trouvait un fragment de crâne d'enfant
ainsi que quelques clous. Ce type d'appareillage, pour une sépulture
est récent aux Iles de la Société et, en tous cas, post-missionnaire.
Un autre
jour, à
-
L'extrême soin
panser
avec lequel avait été aménagé le caveau laisse
qu'il pourrait s'agir de la tombe de Teina, fils de Pomare II,
enterré à Afareaitu
sur
la terre des missionnaires.
Un autre sondage, effectué en S 2, mit au jour une double sépul¬
ture et des clous, ce qui laisse à penser que furent déposés là deux
cercueils relativement récents.
conclusion, on peut admettre que ce fut à cet endroit que
s'implantèrent les missionnaires lorsqu'ils vinrent à Afareaitu, par la
suite, ce fut là que furent enterrés un certain nombre de gens "en terre
En
526
Société des
Études
Océaniennes
chrétienne". La présence de deux sols archéologiques plus profonds,
ainsi que le matériel mis à jour : ornement à perforation axiale, pointe
distincte d'hameçon à double perforations, indiquent qu'il y eut im¬
plantation ancienne correspondant vraisemblablement à l'époque dite
de Maupiti, c'est-à-dire datant d'environ 1 000 ans.
En fait, l'idée de reconstituer des mouvements de peuplement à
l'intérieur de la Polynésie orientale à partir de fossiles directeurs
isolés
n'est pas recevable. Les
point de
et
on
ne
seules îles bien
connues
d'un
archéologique sont la Nouvelle-Zélande et les Hawaii
dispose, en Polynésie Française, que de deux ou trois
vue
sites étudiés comportant un mobilier suffisant dans un contexte sûr
comme base de référence. Tous les sites connus sont souvent trop
récents pour pouvoir être classés selon un ordre chronologique sûr
(à partir de 1 000 AD, les résultats obtenus à partir des datations
au C14, comportent une marge d'erreurs trop importante
pour que
l'on puisse être certain qu'un site correspond réellement à une
occupation antérieure à celle d'un autre site). De plus, aux Iles de
la Société, nul n'est certain d'avoir découvert les sites les plus
anciens : dans ces conditions, la découverte d'un objet commun à
deux ou plusieurs îles d'archipels différents n'implique pas néces¬
sairement.migration d'un archipel à un autre, il peut tout aussi bien
s'agir de deux éléments dont l'origine commune est à rechercher
ailleurs.
527
Société des
Études
Océaniennes
ORNEMENTS A PERFORATION AXIALE
D'après les ornements à perforation axiale présentés par Duff
(1956, p. 84 à 104, figures No. 15 à 20, cf. Note 3), on peut répartir
ces ornements en trois classes typologiques distinctes selon la valeur
du rapport suivant : diamètre maximum de l'objet (D) divisé par sa
longueur maximum (L). La première classe correspondrait à un rapport
D/L inférieur à 0,7 ; la deuxième aux valeurs comprises entre 0,7 et
2,1 et la troisième à une valeur du rapport supérieure à 2,1.
La section longitudinale peut être rectangulaire, le plus grand
côté étant horizontal (parallèle à la direction de la perforation) ou
à la direction de la perforation)
biconvexe à bords coupés.
vertical (perpendiculaire
que ou
;
tronconi-
La surface du fût peut être lisse, démaigrie de façon à comporter
des arêtes et des rainures ou des gorges, des côtes (fig. 1).
L'ornement décpuvert
à Moorea appartient à la classe II
:
son
diamètre maximum est de 1,9 cm, son grand axe a 2,6 cm de long, la
valeur de l'indice D/L est donc de 0,73. Sa section longitudinale est
rectangulaire à
gorge
plate et côtes.
528
Société des
Études
Océaniennes
NOTES
(1) Cette précaution est rendue nécessaire lorsque l'on travaille sur
un terrain réputé comme pouvant être dangereux.
Ceci permet la
remise
en
ai
état du site
modification de
une
déplacement des vestiges de surface,
l'organisation des vestiges de surface pouvant
sans
effet être interprétée comme la cause d'un quelconque malheur
dont
l'archéologue pourrait être tenu
pour
responsable.
(2) Appelé également four canaque, consistant en une fosse pour la
cuisson à l'étouffé des aliments.
529
Société des
Études
Océaniennes
REFERENCES
K.
Additional
EMORY, 1962
radiocarbon
dates
Hawaii
from
and the Society Islands, J. P. S., 71.
K.
EMORY, 1964
Rapport
Bishop
préliminaire
Museum
Découverte
aux
et fouilles
de
Iles
l'expédition
du
de la Société.
d'un
site funéraire
préhistorique à Maupiti. B. S. E. 0., t. 12,
(No. 9 & 10), No. 146/147, p. 378-383.
K. EMORY &
Les
Y. SINOTO, 1964, 1.
conséquences des récentes découvertes
archéologiques en Polynésie orientale, B.
S. E. 0., t. 12 (No. 11), No. 148, p. 406-410.
K. EMORY &
Eastern
Y. SINOTO, 1964, 2.
J. P. S. vol. 73, No. 2, p.
Y. SINOTO, 1966
A tentative prehistoric cultural sequence in
the Northern Marquesas Islands, French Po¬
Polynesian
lynesia. J. P. S.,
v.
burials
at
Maupiti.
143-160.
75, No. 3,
p.
287-303.
Position of the Marquesas Islands in East
Y. SINOTO, 1968
Polynesian Prehistory in prehistoric culture
in Oceania. A symposium. Edited by I.
YAWATA et Y. SINOTO, p. 111-118, B. M.
Press.
Y. SINOTO,
1970
based assessment of
dispersal center in East
Polynesia in Studies in Oceanic Culture
History VI. R. Green & M. Kelly editors.
Pacific Anthropological. Records No. 11.
An
archaeologically
the Marquesas
P. BELL WOOD, 1970
as a
Dispersal Centers in East Polynesia, with
special references to the Society and Mar¬
quesas
Islands. Studies in Oceanic Culture
History V. I, p. 93-104, Pacific Anthropolo¬
gical Records, No. 11, B. P. B. M. Honolulu.
530
Société des
Études
Océaniennes
MOOREA
LOCALISATION
AFAREAITU
.
DES
SITES
Végétation dense
,'C
M.A. Si
ET
M.A.S2
Végétation clairsemée
'C
©
Site
non
étudié
Société des
Implantation de l'habitat actuel
Études Océaniennes
533
Société des
Études
Océaniennes
534
Société des
Études
Océaniennes
535
Société des
Études
Océaniennes
Le
Gouverneur Edouard Petit en 1901. Il est entouré, à sa
droite, du Lieutenant de gendarmerie Nougué et, à sa gauche,
de son chef de Cabinet, Maurice Merlo. Photo Homes, Papeete,
communiquée par M. Christian M erlo.
536
Société des
Études
Océaniennes
LE CARNET DE DEPENSES
D'UN FONCTIONNAIRE
FRANÇAIS
A TAHITI EN 1903
L'amitié et la confiance de M. Christian Merlo, fonctionnaire
la
rue
Oudinot actuellement
voir étudier
son
un
en
retraite,
nous a
petit cahier de comptes tenu
valu la faveur de
par son
père
de
pou¬
au cours
de
existence administrative.
s'agit d'un calepin relié de cuir noir qui a du, dans sa jeu¬
posséder un fermoir élastique et un étui porte-crayon. Le format
du papier quadrillé est 10,5 x 18,5 cm. Il n'est plus actuellement que
l'ombre de lui-même, certains cahiers ayant été volontairement déta¬
chés. Si mutilé, si lacunaire soit-il, il nous apporte néanmoins un
précieux et assez rare témoignage sur la vie d'un fonctionnaire à
Papeete au début du siècle et n'est pas sans intérêt. Etudions-le.
Il
nesse,
Décédé à Marseille
en
1933, Maurice Merlo était né le 22 Juin
1874 à St Pierre de la Réunion. Il vient faire
son
droit
en
France,
à la Réunion, où on le trouve, en
Lycée Leconte de Lisle... Le Journal Officiel du
4 Janvier 1901 lui apprend sa nomination comme chef du secrétariat
du Gouverneur des Etablissements Français de l'Océanie. De bien
jolies étrennes ! Le voici donc en poste à Papeete aux côtés du gou¬
verneur Edouard Petit, 1856-1904.
études interrompues par un retour
1896, répétiteur
au
Commissaire de la Marine, Edouard Petit a
fait trois ans campagne
Pacifique sur les avisos Le Hugon et le Mistral, en tournées
hydrographiques dans les Mers du Sua. Lettré, Petit sous le pseudo¬
nyme d'Aylic Marin a sorti de ses voyages des livres qui sont dans
toutes les bibliothèques des Océanistes : un gros bouquin illustré :
Au loin. Souvenirs de l'Amérique du Sud et des îles Marquises, paru
en 1891, et une brochure populaire, voyage fantaisiste et sans con¬
sistance intitulé : En Océanie, 1888. Petit est à Tahiti depuis le
début de 1900 ; d'abord gouverneur par intérim, puis titularisé dans
son poste, le 10 janvier 1902, après la mise à la retraite du Gr. Gallet.
dans le
537
Société des
Études
Océaniennes
Un bonheur ne vient jamais seul. Maurice Merio était fiancé à une
jeune fille de la Réunion, Louise Thonon, de trois ans plus jeune que
lui. Grâce à l'amitié du Gouverneur Petit, Maurice Merlo
va pouvoir
faire venir sa fiancée à bon compte. Mme Petit
rejoint son mari à
Papeete. Il me semble comprendre que Louise Thonon va profiter du
voyage : elle aurait obtenu un passage comme gouvernante des trois
enfants du Gouverneur.
Tant
et si
bien que M. Cardella, maire de
le 22 octobre 1901. Un
Papeete, unit les fiancés
enfant, Christian, le propriétaire actuel du
calepin, naîtra à Papeete, le 5 septembre 1902...
Voici donc en situation les trois personnages dont nous allons
maintenant examiner les comptes avec toute la perspicacité possible,
les chiffres sont des données précises, encore faut-il les
interprêter
avec
finesse et clairvoyance.
Maurice Merlo est
sans fortune personnelle ; mais il est également
qui était assez rare pour un jeune fonctionnaire colo¬
nial à cette époque. Sa solde va être sa seule ressource. En novembre
1902, au moment où nous entrons dans son existence, il a déjà gravi
dettes,
sans
un
ce
échelon
: il
est devenu "chef de Cabinet du Gouverneur". Il porte
livre de raison, en tête de chaque mois sa "solde du cabinet",
sur son
soit 554,15 F.
Il
est alors
souvent
d'usage
que
les fonctionnaires améliorent
leur situation par des services accessoires rémunérés
sur d'autres
postes budgétaires : les médecins font des tournées de vaccination,
les gens des Travaux Publics obtiennent le rapport sur la visite des
écoles, les capacités juridiques de Maurice Merlo et son acceptation
d'un voyage sans charmes et sans confort aux îles Marquises lui ont
valu
juin-juillet 1901 d'aller présider des audiences foraines,
juge de paix dans ce lointain archipel. Il touche pour cela
100 F. Une fonction plus stable au Tribunal, où il remplace comme
juge M. Vigne rentré en France en congé lui vaudra, du 9 avril 1901
au 25 avril 1902 un supplément de solde de
138,55 F. Maurice Merlo,
en
comme
inscrit à l'Annuaire
comme
taire
conseil
archiviste du
comme
"chef de cabinet du Gouverneur et secré¬
privé" touche donc,
traitement de fonctionnaire colonial. Il est
en
fait, 692,70 F
: "de dé¬
chargé
pouiller la correspondance à l'arrivée et de la transmettre au secréta¬
riat général pour les affaires de son ressort, de la rédaction du Journal
Officiel, des relations avec la Justice, le corps consulaire, la presse,
les cultes, l'Instruction Publique, l'Agriculture et le Commerce..."
On ne chôme pas dans le bureau de Maurice Merlo ! Il possède
sous
ses ordres J. B.
Cadousteau, comme interprète principal, Teupooaha,
dit Sue, comme écrivain et un M. Dupond, comme écrivain auxiliaire...
538
Société des
Études
Océaniennes
Le cahier Merlo porte donc chaque mois, en recettes, une somme
de 692,70 F qui lui a été remise, en argent liquide, par M.
caissier du trésor, sur ordonnancement de M. Jean-Baptiste
commis principal, chef du 2ème Bureau (Finances).
Voyons maintenant comment cet argent
Regrettons d'abord de n'avoir
pas en
va se
Cornu
Vidal,
trouver dépensé.
mains l'ensemble du carnet.
Il a, comme je l'ai dit, perdu les 20 pages de son premier feuillet ; et
c'est grand dommage : ces pages devaient contenir les comptes de la
première année du séjour à Papeete. Nous aurions tout pu savoir sur
du ménage et les frais causés par la naissance de
Christian. Prenons en notre parti. Le jeune Christian est déjà dans
son troisième mois lorsque s'ouvre pour nous le cahier des comptes
paternel s.
l'installation
hasard, mais un hasard révélateur, nous fait, dès la première
ce qui nous a été conservé du Journal, tomber sur la mention :
18 :/novembre 1902/ "le Gouverneur me doit 1,15 F".
Le
ligne de
Cette simple indication suffirait
l'esprit précis et
Merlo. Tout, absolu¬
ment tout, s'y trouve inscrit. Il le tient personnellement et minutieuse¬
ment : il n'y a pas de petites choses pour lui. Quelques années plus
tard, en 1909, alors en poste à Dakar, il écrira : "donné à Louise pour
le ménage : 1,30 F". A Tahiti, Maurice Merlo écrit lui-même au jour
le jour, chacune des dépenses du ménage ; parfois, on le voit à la
régularité de l'écriture, telle liste mensuelle est recopiée, mais le
plus souvent les achats ont été marqués, d'une petite écriture fine,
souvent abrégée, mais bien lisible si Ton regarde à la loupe. La même
page porte : "à Titi Vahine, avance, 5 F". Un peu plus loin : "Hono¬
ré a commencé le 9, avec une avance de 10 p. chiliennes".
à
nous prouver
méticuleux du Journal des dépenses de Maurice
La famille Merlo vit à Sainte Amélie, à gauche, à Torée de la
vallée, pas très loin de la maison de l'avenue Bruat qui existe encore
et qui est toujours depuis plus d'un siècle celle du commandant d'ar¬
mes.
Tout fait penser
à
un
logement de fonction et meublé. Jamais les
comptes ne font allusion à un loyer ni à une location de meubles. Une
seule exception qui confirme notre hypothèse : Mme Merlo est musi¬
cienne ; son mari lui a loué un piano droit, d'où 50 F sans doute pour
6 mois de location. La maison de Sainte Amélie, selon la tradition
familiale, était modeste et sans portes : cette particularité avait beau¬
coup frappé Mme Merlo qui avait été surprise de la venue intempestive
d'un chien noir dans sa chambre à coucher, qui était grande et possé539
dait
une sorte de cabinet de toilette. Un
grand salon-salle à manger
faisait pendant sous la vérandah. Dans la cour, des appentis
servaient de cuisine, de "salle de bain" - un robinet d'eau avec
lui
et une demi barrique servait de baignoire ! - et de cabinets.
étaient composés d'un siège coffré sans tinette ni fosse
septique. On s'éclairait au pétrole et à la bougie. On ne voit appa¬
raître qu'une fois la mention "touque de
pétrole", mais la mention
pomme
Ceux-ci
"bougie"
ou
"paquet de bougies", 0,50 F, est pratiquement
men¬
suelle.
On a une bonne, Avero. C'est elle qui figure
chaque mois en tête
des dépenses du ménage. Elle touche 30 francs. Avero
parait avoir
été sérieuse et stable ai six mois, le cahier ne mentionne
qu'une dis¬
parition. Partie le 29 décembre 1902 avec une jolie robe-cadeau à
12 francs qu'on lui avait offert le 24. Avero ne
réapparut à Sainte
Amélie que le 19 janvier au matin. On lui donnera tout de même 15 F
en
janvier. Il n'est naturellement pas question d'étrennes, nous
sommes
à Tahiti
;
mais justement
parce que nous sommes
à Tahiti, la
femme du chef de cabinet du Gouverneur n'aurait pas dû
s'inquiéter
en
constatant un jour la disparition de son joli collier : "Je vais
demain à la fête. Je suis de ta famille... Je te le rendrai ! N'aies pas
peur !..." lui déclara Avero. Informations prises, Avero était céliba¬
taire et ne couchait pas à Sain te-Amélie...
Une femme anonyme, "la laveuse" figure également pour 30 francs
en novembre) dans le budget familial. Elle était
donc considérée comme accomplissant un travail égal à celui d'Avero.
(22,95 F seulement
Il
beaucoup de linge et de langes à laver dans une maison où
un bébé, beaucoup de dolmans et de pantalons blancs à empe¬
ser aussi chez un fonctionnaire colonial.
Interrogée, Madame Merlo
m'assure que "Titi vahine" (la personne portée comme ayant emprunté
5 ou 6 francs sur la première page du carnet) ne faisait pas la lessive
y a
grandit
à la maison, mais s'en allait "laver à la rivière".
On ne voit apparaître un serviteur masculin, Eugène, que deux
mois, en mars et avril 1903. Il touche alors 70, et 76,30 F. Que faisait
Eugène ? Il n'apparaîtra d'ailleurs dans le ménage Merlo que comme
un astre transitoire. "Eugène a quitté le 28 avril" note le carnet. On
lui avait avancé, le 30 mars, une potion à 1,50 F ; le 4 avril 6 boîtes
de lait concentré et le 22, 2 francs. Exit Eugène !
Même si l'on
gouvernement,
au
gîte à Sainte-Amélie, à cinq minutes de marche du
début du siècle, un fonctionnaire ne saurait vivre à
540
Société des
Études
Océaniennes
Papeete sans un moyen de locomotion. Les Merlo ont donc fait venir
des Etats-Unis, et plus exactement de Vancouver, assure la tradition
familiale, une de ces voitures légères à quatre grandes roues, alors
d'usage courant à Tahiti. Elle était arrivée démontée, dans une grande
caisse plate d'où l'on avait sorti des roues immenses, les brancards,
banquette à deux places avec un strapontin. Robuste et haut per¬
chée, une voiture bien faite pour Tahiti dont elle permettait de franchir
aisément les gués et les rivières non pontées. La voiture était à Pa¬
peete, pour le mariage, en octobre. Voiture et harnais coûtèrent
800 francs. Le prix du cheval n'est pas mentionné. Nous savons seule¬
ment qu'il avait nom Quinquet. Quinquet était passé par un cirque où
il avait pris ses habitudes. Il se mettait à danser et à faire du pas
espagnol lorsqu'il entendait un orphéon... Fort heureusement les Merlo
n'utilisaient pas la voiture en ville, le dimanche après-midi à l'heure
des concerts au kiosque à musique. On la sortait le plus souvent le
soir, après le bureau, pour aller faire un tour jusqu'au lagon où l'on se
retrouvait entre amis, en faisant la conversation de voiture à voiture.
Monsieur conduisait lui-même. Personne ne songeait à se baigner.
"Ca ne se faisait pas".
une
En avril
nourriture
1902, un Rapanui reçoit 11 F
pour
avoir "apporté de la
à Quinquet" du 21 au 31. En février, le Rapanui avait
'•'apporté de l'herbe tous les deux jours". En novembre on lui donne
32,50 F en décembre. En avril 1903 le fourrage de Quinquet est
payé 7 piastres chiliennes. On trouve, en outre, 2,48 F du même mois,
donnés à un "Tinito pour l'herbe du cheval". La nourriture de l'ani¬
mal coûte donc environ 30 F par mois. C'est sans doute aussi à Quin¬
quet qu'est destiné le sac de son, 8,50 F, qu'on achète à la Coopéra¬
tive en février ; le sac d'orge et de blé qu'on prend le même jour étant
plutôt destinés à la basse-cour, car on possède naturellement quelques
poules, pour les oeufs (un achat jamais mentionné), dans le jardin.
Quelques petites dépenses non chiffrées pour le harnais : "réparation
du trait et de la sellette chez Frogier" ; et aussi pour la voiture :
"un fer de brancard", "un boulon de capote", "une rondelle de cuir
pour la roue" chez Bambridge et Dexter, figurent sur le carnet. Il
semble bien que Quinquet ait été pris en charge par le cocher-palefre¬
nier du Gouverneur et qu'il gîtait à côté des deux chevaux du Gouver¬
neur dans les écuries de la Résidence. L'américaine, elle aussi, était
garée dans les remises officielles. Si nous notons qu'on achète une
brosse à 2 francs "pour le pansage de Quinquet", nous en aurons
achevé avec le chapitre "locomotion".
22 F ;
541
Société des
Études
Océaniennes
Avant
d'en arriver
problèmes d'alimentation et d'entretien,
signalons deux postes qui figu¬
rent régulièrement chaque mois : les pensions que Maurice Merlo, en
bon fil s et en bon neveu, versait à sa mère 78,50 F et à sa tante
Mimie 29,75 F ou 26 F : en tout 108,25 F : c'est le cinquième de sa
aux
frais de ménage proprement dits,
aux
solde
de baqe. que Maurice Merlo
envoie ainsi mensuellement
siens. Parfois
Mimie
au
davantage une somme de 200 F
cours de la période indiquée.
Venons-en
aux
un
:
"Pension Lucas, 150 F". On songe tout
nom de Lucas
les Lucas sont nombreux
restaurateur du
et de familles
aux
envoyée à la tante
dépenses alimentaires.
Le carnet mentionne
de suite à
sera
-
différentes, alors, à Tahiti
chez lequel on va prendre
pension. Mais aucun Lucas ne figure parmi les restaurateurs patentés
de l'époque. Il faut chercher autre chose. L'Annuaire de 1902, feuille¬
-
té, nous met sur la bonne piste. Un Lucas est signalé parmi les
membres du Conseil d'Administration de la "Société coopérative de
consommation de Tahiti", société à laquelle appartenait Maurice
Merlo. Il y
à parier que le ménage avait fait un "arrangement"
M. Lucas, et qu'on allait deux fois par jour chercher
chez lui la fameuse "gamelle" coloniale, encore vivante en NouvelleCalédonie. Il en coûtait au ménage 150 F par mois. A compter du 5 oc¬
tobre, on ne prendra plus de gamelle qu'à midi, soit 75 F. Le poste
Lucas deviendra Perodeau - "restaurateur et pension bourgeoise" dit
l'Annuaire en février, pour disparaître complètement dans la suite.
personnel
a gros
avec
-
C'est dire que le budget "alimentation"
ira
en
mars.
s'accroissant,
On achète soit
- dépenses journalières prendre un rythme qui va devenir régulier en
comptant, soit avec un relevé et un règlement
pour
au
mensuel.
Parmi les marchandises payées comptant, sortons quelques pro¬
duits de consommation courante. Us vont nous permettre un
étalonnage
des prix.
On trouve, en novembre, 3 achats de Boeuf
Kennedy à 1 franc ou
1,50 F. Le 4 février un h/2 kilog de viande est payé 1,25 F ; des
côtelettes à 1,50 F ; du veau à 3 francs. Le pied de porc est marqué
1 franc, mais la plupart du temps précédé d'un b. Ce qui laisserait
supposer qu'il s'agit d'une b/oîte/ de conserves ; de même que le
jambon, 2 F, lui toujours précédé du petit b. La charcuterie était peu
prisée à Tahiti et la profession n'avait jamais trouvé son essor.
Kennedy était un américain, commerçant patenté. L'origine des fruits
542
Société des
Études Océaniennes
et
légumes n'est
courses
de
ce
pas
genre au
salade
0,25 -0,50
1,50
0,50
1,00
0,75
0,25 -0,50
0,50
melon
1 p. melon
4 ananas
ananas
radis
cresson
Nous
verrons
quelques prix
mentionnée. Avero allait sans doute faire les
marché. Voici un échantillonage du prix :
ailleurs
betterave
légumes
1 coco
2 artichauts
1 1. oignons
piments
1 kg de pommes
apparaître l'épicerie
:
notons
0,50
0,60
0,50
3,00
0,20 - 0,30
0,50»
1,00
au passage
:
morue
savon
riz
b. de sardines
b. de maquereaux
b. de jambonneau
0,50 -1,00
0,50 -1,00
0,25 -0,50
0,75
0,50
0,80
2,70
0,50-0,80
0,80
0,90
lait condensé 5,10
allumettes
1 b. petits pois
1 b. savons
1 p. de bougies
1 p. de confitures
1 1. de vinaigre
0,90
1,60
6 b. de
On prend le lait chez M. Atger - 30 francs par mois en décembre qui fournit également le pain mensuel : 10 francs. Ce qui n'empêche
pas que l'on achète parfois du pain ailleurs.
Remarquons qu'hormis une dépense de légumes à 0,60 tous les
prix sont des multiples de 25 ou de 50 c. Il n'y a pas alors pratique¬
ment de pièces de 5 et 10 centimes en cours à Papeete. On ne connaît
que le "10 sous" ou le "5 sous".
Attaquons maintenant les choses un peu différemment, et après
avoir constaté certains prix, voyons maintenant ce que pouvaient être
les achats mensuels, en matière d'alimentation, pour un jeune ménage
à Tahiti
en
1903.
fournissent, le mois de février, en partie à la Coo¬
pérative et en partie chez Emile Laguesse, le fameux créateur de la
"Ville de Dijon" qui a tant fait pour faire connaître les produits
Les Merlo
se
français à Papeete.
On
2
2
prend chez Laguesse
:
1 boite asperge
1 boite de salsifis
17
1 b. de cèpes
17
1 p. de Royans
543
Société des
Études
Océaniennes
2
1 paquet de Marseillaise
1 touque de pétrol e
1 boite de julienne
19
1 melon
20
1 b. de homard
4
1 boite de
21
1 b. de choux
5
1 b.
23
1 melon
1
24
24
24
1 b. de
25
1 melon
1
6
1
9
1
10
1
11
1
13
1
sucre s/1,10 - 1,00:/
julienne
b.- de petits pois 1/0,90,/
Fl. de pica]ili
b. moyenne de homard
p. de bougies i/0,80:/
p. de pieds de porc
b. d'asperges i/l,75i/
1 b. de
14
1 b. de
savon
i/0,501/
sucre
1 p. d'allumettes
i/0,50i/
1 b. de vin
25
1 b. de
26
1 b. de julienne
1 b. de ris de veau
Royans
sucre
26
chapeau pour bébé
1 b. de Royans
28
1 p. de
28
1 b. de Julienne
bougies
1 b. de salsifis
14
1 flacon de fruits
au
jus
La liste des achats a bien été établie au jour le jour par Maurice
Merlo, mais la facture Laguesse -52,75 F - ayant été réglée globale¬
ment, nous ne pouvons savoir le prix particulier de chaque produit.
Nous l'avons marqué lorsque nous avons pu le connaître
par recoupe¬
ments. 52,75 F pour 36 achats, ce qui donne un prix unitaire
moyen de
1,46 F par achat.
Le même mois, on prend à la
2
1
sac
2
1
sac
4
1 b.
"Coopérative"
d'orge /12,50 /
son /8,50 /
saindoux /4,25/
vinaigre /0,90 /
7
de
4
1 1.
4
4
1 1. farine
1 1. de rhum
5
1 b.
5
1 b. d'huile d'olive
5
5
1/2 livre de poivre
1/2 livre d'ail
5
1 b. de nouilles
7
1 cassoulet rendu
12
12
17
19
/3,00 /
d'oignons
19
19
/4,00 /
:
6 b. de bière
Sel
/0,25/
d'oignons /0,30 /
1 d.j. de vin /16,15/
1 1. d'oignons
1 /4 fromage
1 1.
25
250 g. macaroni
1 touque de pétrole
26
26
1 b.
1 b. de beurre
d'oignons
thé /1,00 /
1 paquet de
Le tout pour une dépense de
51,30 F.
Chaque mois Papeete voit arriver deux navires chargés de la
poste.L'Ovalau et le Mariposa escalent du reste à des dates variables
544
Société des
Études
Océaniennes
Maurice Merlo note soigneusement les lettres personnelles expé¬
diées à chaque occasion. Il écrit par tous les courriers à sa mère et à
la tante Mimie : une fois sur deux la lettre est recommandée : elle
contient les mandats des pensions. On compte de 4 à 8 lettres par
courrier. Il ne manque pas d'intéresser sa mère à son existence et à
la vie de Papeete, joignant à ses lettres des photographies qu'on
retrouve
dans les albums familiaux,
les horaires des courriers, un
du Gouverneur, quelque numéro du Journal Officiel où un
article doit le concerner. Son frère Adrien est philatéliste. A plusieurs
discours
reprises il lui envoie "divers timbres". Voulant se montrer généreux,
il poste par 1'Oval au du 3 avril 1903 deux timbres de 10 c surchargés
sur le 25 c noir et rose, et deux timbres de 10 c surchargés sur le 40 c
rouge orange. Et il enferme tout sous une enveloppe affranchie à
1 franc. Hélas, on ne connaît pas l'avenir ! Son envoi côte actuelle¬
ment une centaine de francs sur le catalogue Yvert et Tellier. Eut-il
affranchi sa lettre avec 4 timbres de 25 c jaune-bistre de la série du
1 F utilisé, il aurait envoyé à son correspondant le timbre devenu le
plus cher de l'Océanie française. Il cote, ai 1975, 32 500 F pièce...
Son enveloppe vaudrait actuellement 130 000 F et aurait pu servir de
dot à une de ses petites filles. Adrien, qui habite à la Réunion, pos¬
sède une âme de jardinier. On lui expédie en février "un petit paquet
de 100 graines de "Tuatua". Un autre jour il s'agit "d'un envoi de
graines" ou d'un "paquet de haricots Ech/antilion ?:/... Il a droit
aussi à un prospectus de la Chambre d'Agriculture. On emploie rare¬
ment la carte postale. Mais on a des cartes de visite. Il les a fait
faire chez l'imprimeur Juventin qui lui a demandé pour cela, le 6 fé¬
vrier, 5,75 F. Les ports sont souvent indiqués. On dépense 3,85 F
pour le courrier expédié par le Mariposa du 4 mars ; 2,45 F pour celui
du 9 avril, cinq semaines plus tard. Ce sont des courriers chargés :
le plus souvent on marque 2,05, 1,30, 1,25 ou 5 timbres, 1,65.
Pour sa santé la famille Merlo est cliente de la pharmacie Cardella, alors tenue par Ambroise Millaud, à l'angle de la rue de Rivoli
et de la rue Bréa. Les Millaud ont un fils, Henri, qui est un contempo¬
rain de Christian Merlo. Madame Millaud aide Mme Merlo de ses con¬
seils et de son expérience. Les mères échangent des avis sur les
premiers soins à donner aux enfants. On achète à la pharmacie
Millaud les tétines î/0,50:/ et les biberons de Christian Merlo. Est-ce
lui qui boit le sirop de chicorée et les 6 flacons d'eau de chaux
portés sur le cahier de comptes ? Une pommade commandée est mar¬
quée "pour Ch.", ainsi que la potion 14451 et des cachets vermi545
Société des
Études
Océaniennes
fuges... sinon, c'est le classique sirop de baume de Tolu, la teinture
d'iode qui n'avait pas encore été détrônée par le bleu de
méthylène,
le sirop d'ipéca et la pommade au
quinquina qu'on vient chercher à la
pharmacie Millaud. Et, naturellement, l'absorption d'un petit flacon de
30 grammes d'huile de ricin n'a jamais fait de mal à
personne et net¬
toie les intérieurs. La facture de la pharmacie Millaud pour la famille
Merlo, en mars 1903, s'élèvera à 27,50 F. Peut-être comporte-t-elle
plus de 4 semaines de médicaments.
Regardons maintenant du côté des dépenses personnelles.
Lorsque commence pour nous le cahier de comptes de Maurice
Merlo, il est marié depuis près d'un an. La période d'installation des
jeunes époux est assurée et ses frais nous demeurent inconnus. De
fait, nous ne voyons apparaître que 3 dépenses de ce genre : un
"tapis" de 18 F ; une "casserole" prise à la Société Commerciale et
qui semble avoir coûté 8,75 F ; enfin un "saladier", sans prix mar¬
qué, pris chez Laguesse en février.
Le
budget vestimentaire de la famille Merlo nous semble égale¬
des plus réduits. Louise Merlo achète en décembre un corset
6 francs chez Laguesse, et une paire de souliers à 13 francs de la
même provenance lui est sans doute destinée. Sans doute va-t-elle se
ment
confectionner
une
robes
sans
robe à la mode française
- "on ne porte pas de
taille, à la tahitienne, cela ne se faisait pas" me
dit Mme Merlo
avec les 5,40 F de mousseline
achetée, chez Lagues¬
se encore, et peut-être un
corsage dans le "morceau de soie verte"
(1,90) mentionné le même jour qu'une pièce de dentelle (3,30) et un
tour de taille gros grain à 2 francs. Comme mercerie, signalons une
"pièce de comète" (comète : "ruban étroit qui a beaucoup d'apprêt"
nous apprend Littré), et, pour mémoire "3 bobines de fil
blanc", une
"pelote à bas de fil noir" et "une pièce de comète blanche", prises
chez Drollet et marquées au crayon AP (à payer ?). Le mois suivant
on paie comptant chez le même Drollet "un
demi-yard de satin blanc :
longues
-
3 francs".
546
Société des
Études
Océaniennes
Monsieur, lui aussi, se montre fort économe. Hormis une paire de
18,50 F, le carnet ne fait mention d'aucun achat pouvant
lui être attribué : ni linge de corps, ni une cravate, ni un mouchoir, ni
une paire de bas. On vit sur ce qu'on a apporté avec soi. Bébé, luimême, n'émarge pas au budget familial. Trois tétines, du sirop et un
vermifuge et c'est tout. Amis et parents ont dû fournir à la naissance
la layette nécessaire. Il est vrai qu'un nouveau-né n'a pas besoin de
se mettre grand-chose sur le dos, durant la saison chaude à Tahiti.
souliers à
Célestine - 3 francs - (Célestine était la femme
Petit, à laquelle on confiait le jeune Christian,
placé dans un moïse, lors des soirées au gouvernement) et un "sac
pour Mme Alquier" à 5,00 F (la femme du médecin qui avait soigné
Louise Merlo lors de sa grossesse) sont à imputer à la rubrique ca¬
Un corsage pour
de chambre de Madame
deaux.
A qui attribuer la brosse à dents achetée 0,60 F, le 7 janvier
Coopérative ?
Venons-en à
tionnelles.
25
Au
somme
ce
que nous
à la
pourrions appeler des dépenses excep¬
décembre 1902, sous la rubrique
"quête", figure
de 1 franc. Sans doute a-t-on été à la messe
une
à la cathédrale
ce
10 francs portés en février, sous la mention :
"souscription Tuamotu" - un terrible cyclone avait ravagé certaines
îles basses où la population décimée, avait pratiquement tout perdu les deux seules lignes à imputer au chapitre des aumônes. Avec une
"quête", mise de biais le long d'une page du carnet en mars et qui
m'avait échappée, ci : 5 francs. On peut porter à celui des cadeaux
(avec le corsage de Célestine et le sac de Madame Alquier) l'achat de
jouets pour 2,75 F aux enfants du Gouverneur, dont l'un, Yves en
reçoit un autre à 1,80 F.
jour-là. C'est,
avec
Faut-il faire entrer dans cette rubrique "une bague pour Louise",
à 20 F et "un bracelet" dont le prix n'est pas porté ? Il semble que
des
des bijou¬
qui totalisent 110 F soient à imputer à des paie¬
échelonnés de bijoux pris lors du mariage.
sommes
inscrites 4 mois durant au nom de Homes, un
tiers de Papeete, et
ments
dit, et sans vouloir entrer dans des détails économi¬
seraient pas de mise ici, ni procéder à des comparaisons
les prix en France à la même époque, disons que les produits
Tout ceci
ques
avec
qui
ne
547
Société des
Études
Océaniennes
locaux de l'existence quotidienne et les services sont relativement
très coûteux. Une femme de chambre dans une maison bourgeoise à
cette
époque était payée en France plus près de 15 francs que de 30.
0,50 et le coco à 1 franc or sont des prix exorbi¬
tants : 10 fois le prix d'un port de lettre pour la France ! Quand aux
produits en provenance de France (conserves, savon etc...) ils sont
également fort coûteux : le prix du fret, les assurances, les droits
d'entrée,, l'étroitesse du marché et le manque de concurrence, font que
La botte de radis à
les marchands
se
montrent très
gourmands.
Ainsi avons-nous fait le tour des 24 pages tahitiennes du carnet
Merlo et signalé les principales dépenses du ménage.
Après cette vue analytique des choses,
les choses de plus haut.
prenons un peu
d'altitude
et voyons
Maurice Merlo
a
le train de vie de
sa
situation
:
voiture, deux
une
domestiques. Mais il vit fort simplement, je dirais même d'une manière
plutôt parcimonieuse, et il ne s'accorde pas beaucoup de distractions
ou de satisfactions. Nul abonnement à une revue
française ou à quel¬
que journal américain. Il ne semble inscrit ni au cercle local ni à la
Société des excursionnistes. Il
ne
fume ni
ne
boit. Je n'ai
vu
men¬
tionner
qu'une fois le mot "gâteaux", le 1er janvier, et pour la somme
de 1 franc ! En dehors de la dame-jeanne de gros vin
rouge, je ne vois
figurer sur ses comptes qu'une bouteille de Mousseux et 2 bouteilles
de vin Bugeaud à 5 francs pièce qu'il achète chez
Raoulx, en une
demi année ! Maurice Merlo a le train de vie de son époque. Mais le
niveau de vie
ce
a
à considérer
tellement augmenté ai 75
ans que nous avons
rétrospectivement celui de Maurice Merlo
tendan¬
comme
plutôt
modeste. Il n'en est rien. Tout est relatif. Nous avons tellement plus
de besoins, de confort, de tentations ; nos sphères d'intérêt et de
se sont tellement accrus ; nos "distractions" devenues
si exigeantes que la calme et paisible existence de Maurice Merlo
rayonnement
nous
paraît terne, dépourvue qu'elle est de tous
de tous
nous
ces
coûteux temps forts sociaux, intellectuels
apparaissent comme indispensables.
ces
"week-end" et
ou
sportifs qui
Notons-le cependant, car cela ne ressort pas directement, mais
simplement d'une manière négative, de sa comptabilité, Maurice Merlo
jouit de tous les revenants bons et des avantages mondains des per¬
qui vivent dans l'entourage immédiat du pouvoir. Nous avons
qu'il bénéficia d'un logement de fonction et que son équipage était
sonnages
vu
l'hôte des écuries du gouvernement II était un des happy fews
qui, en
1902, possédait un téléphone sur son bureau. Et je parierais gros
qu'il n'a pas reçu de note d'honoraires du Docteur Alquier qui prit
soin de sa femme lors de son accouchement. Il assiste, cela va de
548
Société des
Études
Océaniennes
soi, à tous les diners officiels du Gouverneur. Il n'y a pas une fête,
bal, une réception dont il ne soit à la fois l'organisateur et le
participant. Il circule avec le Gouverneur dans ses déplacements...
toutes ces prestations, difficilement chiffrables, lui accordent un
certain "standing" de vie fort appréciable.
un
Passons
dépenses de Mme Merlo. Elles paraîtront bien
d'une personne de même situation vivant aujourd'hui
à Papeete
Pas de commune mesure ... le jour et la nuit ... Mais
réfléchissons. Mme Merlo comme toutes les jeunes épousées de cette
époque, même sans dot, est arrivée à Papeete avec le "trousseau",
la "corbeille de mariage" de nos grand-mères. Tout son linge per¬
sonnel et une femme porte chemise de nuit et de jour, corset, cachecorset, pantalons, jupons, bas... tout cela figure par 12 ou 24 pièces
dans le trousseau. Egalement du linge domestique : draps, taies
d'oreillers et serviettes de toilettes ; et aussi un service de table
archi-complet : nappes, serviettes, torchons... on possède ainsi un
"fond de ménage" qui évite, de longues années durant, les achats de
faibles
aux
aux
yeux
...
cet ordre.
Ceci dit, on l'a vu dans les comptes, Madame Merlo fait ellemême ses robes. Elle n'emploie aucune couturière, pas plus qu'elle
d'une gouvernan¬
souvenir de ses
premières années de ménage à Tahiti, et considère que la vie était
"très facile" pour elle à Papeete. La maison de Sainte-Amélie,
Quinquet qu'elle conduisait parfois pour aller faire en ville des
"courses féminines", des amies cordiales et agréables : Mme Papineau, Mme Alquier, les Vincent, sans compter Mme Petit, lui compo¬
saient un environnement agréable. Elle me présente une photographie
où elle figure lors d'un bal costumé : évidemment, pour elle, une
image de jours heureux !
n'utilise pour son fils les services d'une nourrice ou
te. Elle a conseivé, bientôt nonagénaire, un bon
qu'elles sont : salaires cumulés, avantages
qu'il occupe, vie simple, on ne s'é¬
tonnera pas que Maurice Merlo, malgré la relative cherté des produits
sur le marché local
et deux parents à sa charge, trouve moyen de
mettre un peu d'argent de côté.
Les choses étant
ce
divers de la situation officielle
devers lui tout ce qu'il possède.
Chaque mois il porte en tête de la page de son carnet la mention :
"Eh caisse". Nous trouvons à cette rubrique : 2.500 francs en novem¬
bre 1902, et 4.000 francs en mai. En six mois de séjour à Tahiti le
chef du cabinet du Gouverneur a donc économisé 1.500 F. Plus de
deux mois de son traitement effectif ; près de 250 F par mois !
M. Merlo semble
conserver par
549
Société des
Études
Océaniennes
Remarquons
encore
qu'il
dans
devers lui cette somme,
trouve-t-elle à l'abri, en or
conserve par
relativement importante. Sans doute
se
coffre, au gouvernement, car il ne possède aucun compte en
il n'y a de reste pas de banque à Tahiti ! et encore moins de
caisse d'épargne. L'idée d'un "placement" n'effleure pas la tête d'un
jeune fonctionnaire colonial - il ne possédera un compte au Crédit
Lyonnais à Paris, que quelques années plus tard - non plus que la
pensée d'aller proposer cette somme, pour la faire valoir, à quelque
négociant ou armateur de la ville... Aucun goût du risque ou de l'a¬
un
banque
-
venture. Nous
Aucun
en
sommes au
traditionnel et sacro-saint bas de laine.
goût du risque ou de l'aventure ! Au cours de son séjour à
a rempli un de ces questionnaires où chacun était
Tahiti Maurice Merlo
prié de noter ses préférences. La page d'un album familial de cette
époque contient les réponses de Maurice Merlo. Il les a même rédi¬
gées en vers !
A la question : "votre
répond, aimable envoi à
sa
fleur préférée ?"
femme :
ce
tahitien d'adoption
Du tiaré j'aime sa blancheur
Mais trop forte est son odeur
Je préfère pour sa renommée
Celle dont
"Mon
prosateur", mérite
se
ce
bien-aimée
pare ma
quatrain
:
En souvenir de Tahiti
Mon prosateur a nom Loti
Pour la Rarahu, son amie
Il tut reçu d'académie.
En
ce
qui
concerne
"son peintre", Maurice Merlo répond
:
Il y a Gauguin aux Marquises
Le bonhomme peint à sa guise
Mais de peur qu'il me déguise
Point n'ai voulu me laisser voir
Pour m'en tenir à
Même s'il
ne
Merlo d'avoir cité
au
mon
miroir.
l'apprécie pas, félicitons au moins à M. Maurice
Gauguin plutôt que Le Moine ou Bopp du Pont !
Car, si la tradition familiale est exacte, Maurice Merlo, en 1901,
de la première année de son séjour à Tahiti, avait rencontré
cours
550
Société des
Études
Océaniennes
le peintre, ayant un jour reçu sa visite. L'artiste était furieux, en
tenue fort négligée, et prétendait voir le Gouverneur pour des ques¬
tions administratives. Audience lui fut accordée. L'entrevue dut être
véhémente
car
le peintre
en
oublia
ses
lunettes
sur
le bureau du Gou¬
Si bien que quelques jours plus tard, calmé et confus, Gauguin
venait réclamer ses lunettes au chef de cabinet qui eut ainsi l'occa¬
verneur.
sion de 1 e revoir.
Malgré cette rencontre, Maurice Merlo n'aimait ni l'homme "un
syphilitique, pilier d'hôpital", ni son oeuvre. Lors du décès du
peintre, un réunionnais de la parenté du chef de cabinet, Aimé Merlo,
qui tentait en France une carrière littéraire sous le nom de MariusAry Leblond et collectionnait les impressionnistes, écrivit à son
cousin en poste à Tahiti lui conseillant de se rendre acquéreur de ce
que le peintre d'Atuona avait pu laisser derrière lui, dessins, pein¬
tures
ou
sculptures.
Le Chef de cabinet du Gouverneur Petit n'en fit rien. Ses
goûts
n'allaient pas de ce côté-là, et il laissa passer la vente des affaires
de Gauguin, le 5 septembre 1903, sans y faire rien acheter... Une
fois
encore
Maurice Merlo était passé à côté de la fortune sans la
reconnaître. Aurait-il dépensé à bon escient quelques centaines de
francs de ses économies qu'il aurait, ici encore, centuplé sa mise...
On
n'échappe
pas
à
son
destin. Celui de Maurice Merlo n'était pas de
faire fortune à Tahiti, mais de nous permettre un jour,
grâce à
sa
précise et précieuse comptabilité, de savoir à quel prix on y vivait
heureusement en l'an de grâce 1902. Qu'il en soit rétrospectivement
remercié !
Patrick O'REILLY
551
Société des
Études
Océaniennes
-
.
-
552
Société des
Études
Océaniennes
Le
Bulletin
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membres.
300 CFP
Cotisation annuelle des Membres- résidents
1 000 CFP
Cotisation annuelle des Membres résidant
en
pays français
Cotisation annuelle des
1 000 CFP
étrangers
15 US ^dollars
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 192