B98735210103_104.pdf
- Texte
-
SEPTEMBRE
195
m
Anthropologie
Histoire
—
des
—
Ethnologie
—
Philologie
Institutions et Antiquités
populations maories.
Littérature et Folkloi-e.
Astronomie
—
Océanographie
PAPEETE.—
—
Sciences naturelles
IMPRIMERIE DU GOUVERNEMENT.
Société des
Études
Océaniennes
CONSEIL
D'ADMINISTRATION
Président.
M. H.
Vice-Président
M. Rey-Lescure.
Secrétaire-Archiviste
Metle Laguesse,
jacquier.
Trésorier
M. A. Bonno.
Assesseur
M. le ConV Paucellier.
Assesseur
M. Terai Bredin.
Assesseur
M. Martial Iorss.
Assesseîir
M. Siméon Krauser.
Secrétaire-Bibliothécaire du Musée M1Ie Natua.
Pour être reçu Membre de la Société
membre titulaire.
se
faire présenter par
un
Le Bureau de la Société informe ses Membres
que dé¬
sormais ils peuvent emporter à domicile certains livres de
la Bibliothèque en signant une reconnaissance de dette en
cas
où ils
ne
rendraient pas
le livre emprunté à la date
fixée.
Le Bibliothécaire
La
présentera la formule à signer.
Bibliothèque est ouverte aux membres de la Société
et à leurs invités tous les
jours, de
14
à
17
heures, sauf le
Dimanche.
La salle de lecture est ouverte
de 14
à
17
au
public tous les jours
heures
MUSÉE.
Le Musée est ouvert tous les
Les
à 17
jours, sauf le lundi de 14 à 17 h.
de 9 à 11 et de 14
jours d'arrivée et de départ des courriers :
h.
LE BULLETIN
Le Bureau de la Société accepte l'impression de tous les articles
qui paraissent dans le Bulletin mais cela n'implique pas qu'il
épouse les théories qui y sont exposées, o-u qu'il fait sien les
commentaires et les assertions des divers auteurs qui, seuls, en
prennent toute la responsabilité.
Aux lecteurs de former leur appréciation.
Le Bulletin ne fait pas de publicité.
La Rédaction.
Société des
Études
Océaniennes
aSW&&3BÏÏ?BW
DE
LA
IDilSOOJIÉTÉ D'ÉTUDES OCÉANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
TOME ÏX
i\o 104.-
(No 3)
SEPTEMBRE
1053
sommaire
Pages
Géogi'aphie Musicale.
La
Géographie musicale,
par
Georges de Giron87
court
Littérature et Art.
Une conférence
sur
Gauguin, par R. Lyon
Société des
Études
Océaniennes
121
M.
Georges DE GIRONCOURT
Ingénieur agronome et d'Agronomie
Tropicale, chargé de Missions du Mi¬
nistre de la France d'Outre-Mer, du
Ministre
de l'Education Nationale et de
l'Académie
Lettres.
des
Lauréat
Inscriptions
de
la
Société
et
Belles
de Géo¬
graphie. Créateur de la Géographie Mu¬
sicale.
Société des
Études Océaniennes
_
88
—
LA GEOGRAPHIE MUSICALE
Fêtes du 14 Juillet 1953 à Papeete
aux
INTRODUCTION
La
Géographie Musicale poursuit ses recherches non seu¬
sur
les vestiges demeurés nets de traditions sub¬
sistantes, ayant pour origine des mélopées primitives sou¬
vent voisines de déclamations chantées ou
psalmodiées, où
des inflexions
brusquement gutturales ou en chutes vo¬
cales concluent ou
appuient les modulations, mais sui¬
des phrases ou lambeaux de
phrases sonores que la cou¬
lement
tume
a
milières
fixées diversement de
par le
aux
différents groupements
monde et rendu fa¬
de l'univers.
Un chant, une chanson peut n'être
pas ancienne mais
témoigner d'une facture musicale vraiment spécifique et
capable de retenir l'attention de l'enquêteur.
On ne devra nullement comprendre
qu'il s'agisse de
prétendre grouper en séries lapidaires des ensembles de
traditions si complexes, mines
inépuisables aux investiga¬
tions de cet ordre les plus diversement variées.
Les éléments
aborigènes provenant des multiples survi¬
vances des humanités
premières nous sont montrés par la
préhistoire répandus en homogénéité, ou tout au moins,
en
analogie, sur de considérables espaces terrestres. Dans
les régions où ils
peuvent encore représenter des groupes
ethniques suffisants, ils ont su gahder certaines affinités
musicales assez caractéristiques (1).
(1) Le Dr KUNST, in musical Exploration in the indian archipelago, Asiatic Rsview, oct. 1936, - London, considérant la suc¬
cession des ères ( cultural geology
) aux Indes néerlandaises et re¬
cherchant
les
îlots
de
vieilles civilisations recouvertes
par des
distingue trois couches : 1°) l'une, pro¬
bablement d'origine négrille, à motifs en fanfare
( arpèges ) ;
2°) une forme typiquement australienne en courtes mélodies à
«
sédiments
écartement
nouveaux
»
d'un octave,
à structure plus
Société des
Études
ou
moins diatonique,
Océaniennes
_
89
—
Sans
pouvoir partout en déduire la reconstitution de
passé, éteint dans la nuit des temps, il est permis,
devant les similitudes et le parallélisme de leurs formules
familières, de soupçonner dans leur folklore musical cer¬
leur
taines traces de leurs
La Géographie
des plus hautes
groupements primitifs.
Musicale permet, en vérité, les recherches
significations et portée, dans l'espace et
dans le temps.
Nous trouvons, particulièrement liés à ses résultats, ceux
de la science préhistorique, concordant
toujours avec les
plus prudentes hypothèses de celle-ci, les devançant peutêtre dans ses propositions.
Avançant ses travaux avec circonspection, elle est loin
de conclure sur tous les terrains où elle
tériaux. Ainsi que. d'usage en recherches
elle
présente
a
édifié
ses
ma¬
anthropologiques,
dits matériaux. A leur façon, elle tâtonne
des questions, ouvre des hypothèses en
alléguant l'insuffisance de ses preuves, quand il y a lieu,
en
ou
se
bornant rigoureusement à la constatation des
ses
d'abord. Elle pose
faits.
Elle pressent qu'au cours des âges reculés, les diverses
humanités ont fort bien pu, non pas se juxtaposer à la
façon des assemblages des Etats des temps modernes, non
pas toujours
des éléments
s'éliminer par vagues d'invasions destructrices
envahis, mais se pénétrer, se superposer de
façon que, de ci, de là, ont pu perdurer des noyaux eth¬
niques primitifs ou, tout au moins, des souvenirs d'occu¬
pants plus anciens (1).
avec
deux
ou
trois
notes
chutes
brusques à guillotine.. . « dafen bas, genre qu'il dé¬
nomme
( avec Sachs ) « mélodies en tuiles » ( tiled mélodies ) ;
3") spécialement sur les côtes, des formes mélodiques plus va¬
riées d'un caractère mondial, vers l'Est
plus mélanésien, vers
l'Ouest plus indonésien (cité in G. de Givoncourt, Rf ;herches de
Géographie musicale en Indochine, S.I.L.R. Saigon, 19"^3 ).
folding
»
en
et roue généralement de haut
(1) in G. de Gironcourt, Une science nouvelle, la Géographie
musicale, Nancy, 1932, p. 37 et 38.
Société des
Études
Océaniennes
—
90
—
EXEMPLES
La formule mélodique rythmée si populaire, partout en
Espagne, de l'incantation à la Vierge du Pilier ( Virgen
dcl Pilar de Saragosse ), reposant sur le type devenu
classique de la danse dite « Jota » (1), est beaucoup plus
ancienne que les paroles qu'elle souligne, lesquelles remon¬
tent au plus à l'époque napoléonienne : Cette Vierge dé¬
clare qu'elle ne veut pas être française », mais « Capitaine
de la troupe aragonaise». Or, cette jota si connue n'est
autre que la valse germanique importée en Aragon par les
Visigoths, ayant acquis sous un climat d'étés torrides une
vigueur et une animation telle que les gitanes « amenées
en France a l'occasion d'un cycle de géographie musicale»
( Nancy 1932 ) déclaraient ne consentir à cette épuisante
saltation qu'en fin de leurs exécutions.
Elles m'étaient arrivées de Barcelone où leur jeune âge,
de par la maîtrise musicale (asiatique) innée de ces ori¬
ginaires, un peu teintés, de l'Inde ( gypsies, tziganes, Bo¬
hémiens, la Bohême les accueillit d'abord ainsi que la
Hongrie, où cette ancienne famille humaine maintient en¬
core un « roi » ), avait acquis, à 14 et 17 ans, la difficile
et compliquée technique de 18 danses, à costumes spéciaux,
présentées en ce Cycle, correspondant aux diverses pro¬
vinces de l'Espagne.
L'Espagne, qui rayonna de par le monde, se présente
elle-même avec une documentation harmonique d'une ri¬
chesse étonnante (2) qui la peut faire qualifier de véri¬
table « musée ethnique ».
(1) in G. de Gironcoifirt, loc. cit., p. 49 : « Comme le dit le
populaire lui-même, à l'appui de la présente thèse de spé¬
cification géographique, pour la bien chanter il faut être non
seulement Espagnol, mais Aragonais : « Por bien cantar la Jota
e
necessidad ser Aragones ».
motif
(2) « Une ronde de Galice, avec sa grâce pastorale un peu
celte, représente un monde bien autre que celui des « flamencos »
d'Andalousie brûlés (de soleil), ou des « Zortzicos » nerveux
provinces basques. Aussi, entre l'Océan Atlantique et la Mé¬
grecque, au delà du rempart sombre des Pyrénées et
devant l'Afrique d'Or, la Péninsule apparaît comme une somp¬
tueuse palette où chaque province représente un ton
avec ses
in Lavigtiac, Encyclopédie de la musique,
dérivés infinis ».
T. IV, pp. 2353 et 2374.
des
diterranée
—
Société des
Études
Océaniennes
—
91
—
Une carte musicale de la
péninsule peut être dressée, li¬
la fidèle conservation de tant de traditions,
toute la diversité ethnique de ses types humains.
Les Romains, déjà, appréciaient le particularisme musical
qu'ils observaient dans le pays, aux rythmes si colorés, qui
constituait une partie si intégrante de l'Empire. MARTIAL,
né en Espagne (à Catalayud ) ainsi que les deux SENEQUE
et LUCA.1N, nous décrit ( Ep. VI, 71) la danse aux cas¬
tagnettes ( crusmeta ) en des termes si précis, qu'il est
impossible de n'y pas reconnaître exactement celle que nous
applaudissons de nos jours :
vrant, par
«
Nec de
gadibus improbae puellae
prurientis
Vibrabant sine fine
Lascivos docili tremori limbos
»
jolies gaditanes « gaditanae fonnosae » d'alors,
de nos jou,rs, avec leur musique et leur danse,
les alertes et gracieuses filles de Cadix.
De Cadix à Séville et à Valence, malgré les huit siècles
de domination dite arabe en Andalousie, on doit recher¬
cher les traces précieuses de la culture romaine, dont l'Es¬
pagne fut excellente dépositaire : on les peut discerner de
celles antérieures ibériques, gothiques, etc. (1)
Or
les
sont encore
1900, l'origine asiatique des Incas,
précieusement re¬
que ce chant fûij
fort archaïque, car il témoignait déjà d'une évolution,
d'une étendue d'échelle que le climat américain avait seul
pu déterminer à la longue, chez de primitifs asiatiques,
mais il montrait une composition en éléments si révéla¬
teurs eux-mêmes, que les étudiants de diverses universités
chinoises, réunis par l'exode ( 1938 : fuite devant les
Japonais) en arrière Chine, en entendant ce chant, s'ac¬
cordèrent pour déclarer que cette musique était « de
chez eux» (Yunnanfou = Konming, 1939 ).
Si
j'ai déclaré,
par la
cueilli
vers
texture de leur hymne au soleil,
vers le lac Titicaca, ce n'est pas
Il est admissible que
les phrases musicales des incan-
(1) in G. de Gironcourt, loc. cit.
Société des
Études
p.
48.
Océaniennes
i
—
tations
primitives
92
—
peuvent limiter à des successions
se
bien monotones des mêmes
sous
ou
de
sons
immédiatement
voisins.
Rien ne fut plus révélateur que ces incantations des Man
Trai de la chaîne indochinoise, se tenant intégralement et
exclusivement sur deux notes distantes de la tierce ( 1 )
parce que
les esprits leur interdisaient d'en émettre d'au¬
tres, et que celles recueillies par
BURROW (2),
en
inter¬
différant pas
l'intéressant et
de plus d'un demi-ton.
Mais
l'instructif, en constatant le dé¬
veloppement successif des musicalités, est de retrouver
une tendance restée impérieuse à
ne pas s'écarter de modes
souvent périmés et, dans les formules les mieux consa¬
crées par l'usage, la persistance de spécialisations telles
que chez les Maori de Nouvelle-Zélande qui savent dé¬
tailler à plaisir les « lieder » ( chants ) germaniques led
plus modernes, et le6 Polynésiens de Tahiti si amateurs
de « jazz », les successions monotones à répétitions dans
valles
ne
la basse chorale des
«
himene
»,
etc...
Europe même, les récitations accompagnées de la
«guzla» (violon à long manche) des Monténégrins de Cettigrié témoignent d'un respectable et très haut passé, qui
revit pieusement par leur rigoureuse monotonie musicale.
En
SENSIBILITE
MUSICALE
Il y a dans le greffage successif des importations mé¬
une particulière réceptivité héréditaire qui peut
être telle que les Juifs, à la dispersion de Babylone et
surtout à la destruction du Temple de Salomon à Jérusa¬
lodiques
*
lem, ont tellement adopté les façons- mélodiques des di¬
vers «terroirs»
où ils durent s'exiler, qu'ils ont aujour¬
d'hui perdu en totalité tout cet art musical (3) autrefois
dirigé par les 2.800 gradués de chant, parmi les exécutants
ordinaires du Temple, qui comportait quatre orgues dé¬
crits par les auteurs.
(1) iri G. de Gironcourt, Recherches de Géographie musicale en
Indochine, p. 141, pl. 106.
(2) in Biîrrow, Music of the Tuamotu.
(3) V. Idelsohn Jewish Music, in its historical development,
Boit, New-York.
Société des
Études
Océaniennes
—
93
—
Or, comme l'avait exprimé en ses «
Harmoniques » le
musicien grec ARISTOXENE, se
distinguent en traditions
musicales la fixité
(héréditaire), et la variété ( indi¬
viduelle ) « (1), dont nous devons
comprendre et ad¬
mettre la claire différence ».
Des éléments fixes
se reconnaissent
dispersés de par l'u¬
vont jusqu'à permettre une différenciation dans
les diverses vallées des divers cantons de la minime
Suisse.
nivers, et
PERSISTANCE DE VALEUR DES ELEMENTS
DU FOLKLORE
Il y a,
précisément, intérêt primordial à éviter la perte,
musicalité excessive du tempérament, comme il en fut
chez ces Juifs, la
disparition des éléments si précieux du
folklore, patrimoine dont la valeur peut rester méconnue.
Lorsque la Géographie Musicale, science nouvelle pour
l'étude et le recherche des
origines des familles humaines,
née en séance plénière à la Société de
Géographie en
1927, fut présentée le 2 décembre 1938 à l'Académie des
Inscriptions et Relies Lettres, l'académicien William MARÇAIS, qui la recevait, ajouta fort justement (2) qu'un,
peuple qui abandonne les éléments de son folklore « perd
une
partie de son âme ».
par
PRESERVATION
L'effort de
préservation poursuivi par la Municipalité
Papeete équivaut en ce sens, à l'œuvre importante d'un
Conservatoire (« qui conserve »
).
de
Il
a
fait
apparaître,
au
concours
de cette année, avec
singulière netteté, et particulièrement dans les en¬
sembles primés, l'affirmation d'une très haute
antiquité.
une
La succession des
périodes archaïques, c'est-à-dire pré¬
a été dessinée déjà par Curt
historiques de l'humanité,
(1) quatre lignes citées
i
encourt, loc.
cit., in
:
en
texte
Généralités
et
grec intégral
localisations
"(2) in Académie des Inscriptions
rendus
des
in G. de Gidiverses, p. 17.
et B lies Lettres, Comptes
séances, année 1938, séance du 2 décembre.
Société des
Études
Océaniennes
94
—
SACHS et HORNBOSTEL
;
ce
—
dernier cité
par
BURROW
(native music of Tuamotu ) : sans entrer dans aucun dé¬
classifications du premier auteur, qui recherche
et se base sur les apparitions successives des premiers ins¬
truments de musique, il peut être cité ici que mes re¬
cherches de géographie musicale en Indochine ont per¬
mis de considérer les Saoch du Cambodge comme les plus
anciens autochtones de toute l'Indochine.
tail des
La base la
plus importante de pareilles
la très
side dans
curieuse permanence
constatations ré¬
de l'accord infé¬
rieur de l'arpège qui suffit à expliquer la faveur d'ap¬
préciation des sonneries militaires, parmi les nations les
plus diverses, et la connaissance innée chez les primitifs
les moins évolués, du « la » de nos Conservatoires.
TAMTAM
MARQUISIEN A TROIS SONS D'ARPEGE
Or il existe
au
nique à fente, pourvu d'une
sède
ces
xylopho¬
barrette médiane, qui pos¬
Musée de Papeete un tamtam
trois notes
en
résonnance de frappe
(barrette
ré inférieur, lèvres latérales : fa diôze et la, soit
de l'accord parfait). N'ayant pu retrouver un
il sera intéressant de le rechercher en raison des
:
la base
similaire,
indica¬
prix qui s'en peuvent déduire. Une étiquette
récemment placée (No 151) marque une origine marquisienne, sans autre indication ni précision.*
Cette base d'arpège correspondant a la plus haute an¬
tiquité mélanésienne et, par tant, nigritienne, est restée
familière à toutes les mélodies aimées localement, avec
le comportement d'un repos final sur la tonique, parfois
abrégé selon un modus qui se révèle comme purement
tions
sans
De mon enquête aux Iles Marquises elles-mêmes (septembre
) il résulte que ce tam tam au nom marquisien de « Pahu
kou hau », était jadis en usage dans l'archipel : trois personnes
âgées de Nuku Hiva, en lieux différents, donnent avec précision le
*
1953
souvenir de cet instrument
aujourd'hui disparu (renseignement
Taupotini, descendant de la famille royale et érudit, qui
donné fort exactement la texture sur trois sons consécutifs à
Stanislas
m'a
la
plus primitives des « Ruu », chants
émotivité musicale rejoignant dans le lointain
tonique, les traditions les
locaux, révélant une
passé les plus anciens
souvenirs maoris de la Nouvelle-Zélande.
Société des
Études
Océaniennes
—
tahitien
de
il suffit d'écouter
:
caserne
alors
95
pour
—
l'appel matinal des clairons
noter l'élégante légèreté de la note finale,
l'Européen la prolonge ou l'appuie volontiers.
prématuré, mais non hors de propos, de rappro¬
que
Il serait
cher cette brève conclusion des chutes de voix en finales
aux Maori de Nouvelle-Zélande, ou en quel¬
si familières
reprises d'
ques
Un
«
ute
».
accompagnement vocal de basse, constant sur
seconde
La
ou
une
présence,
la
le chant s'infléchit sur une
dominante, est non moins caractéristique.
tonique, alors même
aux
que
motifs recueillis de la
gamme
pri¬
mitive
asiatique, que j'ai montrée établie sur quatre notes,
(1) suffit à expliquer obligatoirement que cette tradition
est restée impérieuse, en accord avec les légendes les plus
anciennes. Cette tradition en effet, ne s'est ni effacée, ni
dissociée par aucune des si multiples et successives intru¬
sions mélodiques ou apports greffés sur les souches ori¬
ginelles.
Une exécution de « himene » suggère des conclusions
d'une extrême importance : un unisson parfait et exclusif
est atteint
après des descentes de solistes en formule
« d'irrintzina
», ce cri basque qui donne lieu à des con¬
cours importants dans toutes les fêtes locales des BassesPyrénées.
Il y a de plus, parmi ces motifs, des dépassements de
l'ascendance appuyés toujours et très régulièrement de la
tonique, atteignant la seconde (sur la tonique supérieure),
aussi, en même temps, d'une inclination très marquée pour
la cadence à 6/8, signe corrélatif de la même succession
en descente et en coïncidence avec celles de phrases ty¬
piques de 1' « irrintzina », ce terme définissant, seule¬
ment au pays basque, les appels montagnards existant aussi
aux
montagnes helvétiques.
De
plus
encore :
le motif complet du soliste s'échap-
pant du chœur lui-même de 1'« himene » et resté à l'u¬
nisson, arrive h se superposer en entière concgordance a
(1) in G. de Gironcourt, Une science nouvelle, la Géographie
musicale, p. 22.
Société des
Études
Océaniennes
—
96—
-v
cette phrase mélodique ancienne extraite du « Bhrastis
phumsum thsogpas » caractère très archaïque du Thibet,
cité en mon livre de 1927 ( une Science nouvelle : la
Géographie Musicale, p. 24 ex. 7 : Thibet).
Ainsi, en surplus de la constatation faite sur la plupart
des airs populaires familiers et chers aux Tahitiens, que
Ja mélodie (le plus souvent sur cadence à 4/4) se com¬
plaît à une tenue lente presque exclusive sur les trois notes
inférieures de notre gamme, complétée par une dominante
sur laquelle le chant ne repose jamais, il a été à noter
cette appartenance relevant de la gamme fondamentale
asiatique primitive (V. loc. cit.).
Tout, dans ces éléments, remarquablement mis en sur¬
prenant relief par le magnifique concours de la Fête
Nationale, explique parfaitement comment toutes les assonnances de ce
pays, auxquelles ne s'adjoint aucune «dis¬
sonance »
sur
ce que nous appelons
communément : « la
musique tempérée », sont si hautement douces et charmeresses à l'oreille européenne et particulièrement française.
Au milieu d'évolutions musicales si actives et
vent
qui
peu¬
trop aisément devenir dommageables et destructives,
a en ces exécutions de concours, une préservation cer¬
il y
taine de traditions restées
singulièrement plus immuables,
peut-être qu'en maints points moins isolés de l'univers,
et sur lesquelles nous reste le devoir impérieux de con¬
tinuer protection et maintien.
GEORGES
DE
GIRONGOURT.
Ingénieur agronome et d'Agronomie Tropicale,'
Chargé de missions des Ministres de l'Education
Nationale et de la France d'Outre-Mer, Lauréat
de la Société de Géographie, Créateur de la
Géographie Musicale.
Conférences-Auditions de
à
Géographie Musicale
Papeete
P.S.— J'ai donné sous les auspices de
Etudes Océaniennes et sous le patronage
Société des
Études
Océaniennes
la Société des
du Gouverneur
—
97
—
des Etablissements
Français de l'Océanie, grâce à l'appui
l'Enseignement et de la Municipalité de
Papeete, dans la si agréable et spacieuse salle de l'Ecole
Paofaij au remarquable accoustique, ( 1 ) sous le titre :
des
Services
de
Les Chants humains dans tout l'Univers, deux
grandes con¬
férences-auditions avec chœurs, les 24 juillet (Indigènes)
et 31 juillet (Polynésiens et
Européens), renouvelées et
résumées le 3 août, avec l'aide bénévole de jeunes Tahi¬
ti eus et Tahitiennes de l'Ecole Centrale, réunis
par Mlle
Félicité FAUURA, qui, dès la première répétition, ont
montré leurs si remarquables aptitudes musicales et leur
particulière facilité d'adaptation, nullement inférieure à
celle de nos diplômés de Conservatoires.
En ces séances a été montrée et développée la saisissante
identité de motifs musicaux, dont les caractéristiques per¬
sistent à travers les millénaires, aussi bien chez les mon¬
tagnards tyroliens ( Schuhplattânzler ), Suisses (joddels),
Basques ( irrintzina ), que chez les Polynésiens (motifis
hawaïens, in loc. cit.).
SURVIVANCES
Les
phrases mélodiques des Kmers ont été retrouvées
forêt d'Angkor ( in loc. cit. ) dont les
temples sont ruinés et les civilisations éteintes, de même
que celle des précolombiens.
Des migrations arabes dites hillaliennes du Xle
siècle,
ayant abouti au sud Tunisien et s'y étant fixées de par
l'opposition des deys régnant a Tunis, ont pu être re¬
constituées avec leur itinéraire,
par le style mélodique
très spécial de nomades qui ont essaimé ça et là le
long
survivant dans la
de leur
route
mettant
de
et
laissé
sur
leur
chemin des traces per¬
le reconnaître.
Au
contraire, la musique communément dite « arabe »
de l'Afrique se trouve exclusivement turque
( danses tunisiennes ) ou berbère ( chants des Ouled-Naïls )
en provenance des
occupations par Istamboul et des fonds
du
Nord
aborigènes.
Les
aux
(1)
mêmes
soirées
résonnances
avec
musicales
avec
danses
demi
nues,
d'origine turque ont été observées à la
piano du Tahiti Studio.
Société des
Études
Océaniennes
—
98
—
fois h Djerba, en tournées d'artistes venus du Caire, et à
Sarajevo, résidence d'été des Constantinopolitains (aris¬
tocratie turque).
« guzla »
(violon
) ont témoigné à Cettigné, en piein Monténégro, de
civilisations aujourd'hui disparues.
Les chants monotones des réciteurs de
serbe
Djerba ( Sud de la Tunisie )
village de pêcheurs de Melilla, des
conclusions mélodiques en « septième diminuée » révéla¬
trices d'une origine phénicienne, des bouches de l'Indus
(Tyr et Sidon n'étaient que des relais de caravanes), très
reconnaissables et particulières, essentiellement différentes
de celles des pêcheurs nettement arabes, dans l'Est de la
même île (1).
Dans
ont
été
l'ouest de l'île de
constatées,
au
Les
origines préceltiques des Basques ont été montrées
les plus anciennes d'Europe et de maints points de
l'Univers ; qualifiés d'Ibères par les classiques anciens,
ils se retrouvent eux-mêmes aux sites géographiques les
plus divers : aux Pyrénées, ils furent, à Roncevaux,
les assaillants de Charlemagne ; au Sud du Caucase, ils
forment un groupe ethnique que les anthropologues du
temps des Tsars ont reconnu identique. La Société des
Missions, d'autre part, choisit, parmi les Basques, les
missionnaires qu'elle envoie au Japon, où en quelques
jours, ils s'adaptent au Japonais et s'y trouvent plus a
l'aise que dans le français, et prennent facilement leurs
degrés dans les universités. Au bout de quelques mois,
ils distinguent sur les marchés les différentes provinces
du Japon. Une Basque, amenée à la section hawaiienne
de l'Exposition Coloniale de 1931 à Paris, s'est trouvée
comprendre bien des mots émis par des disques phonographiques particulièrement hawaiiens (2).
comme
(î) G. de Gironcourt in
«
la Géographie
»,
Paris, fév. 1939.
(2) E.P. Etienne Brosse de l'ordre de St Dominique sous le
pseudonyme de Vicwa Mitos. Les Chamites. Indes préaryennes.
1892, in 8e, IXI - 786 pp. Ouvrage important pour l'Océar.ie par
l'étude comparative de la langue polynésienne avec l'égyp ien
et le rhananéern Po-rn l'auteur, les Polynésiens sont les Chamites
Société des
Études
Océaniennes
—
99
—
Enfin, l'étude de ces premiers autochtones européens,
Basques désignés sous le nom d'Euskariens, me
les a montrés comme les constructeurs des
mégalithes,
bien avant l'arrivée des Bretons. Les mêmes
gens, ré¬
fugiés au fond des montagnes d'Ecosse, y ont apporté le
vieil instrument : la cornemuse
(1), ainsi que le réper¬
toire des musiques militaires écossaises,
lequel, par l'es¬
saim de presbytériens exilés a
gagné, de proche en proche,
par la dissémination de pasteurs indigènes par les Tonga,
les îles de Maré et Làfou aux
Loyalty, et de là, s'est ré¬
pandu en toute la côte Est de la Nouvelle-Calédonie.
anciens
LA
Sans
MARSEILLAISE
remonter
—
CHANT
NATIONAL
aussi
haut, j'ai cru devoir rappeler, en
faveur, unanime en France, de la Marseillaise,
origine de motifs spécifiquement français (2) et con-
citant la
son
des
jours anciens, in Cat. gén. Maisonneuve, 1953
p. 6, No 72.
énigmes que posent les origines, m'est ci ée par le
si sympathique Commandant de notre base
navale, Colas des
Francs, au nom lui-même si évocateur, celle d'an pétroglyphe
de l'intérieur, représentant une
barque surmontée d'un soleil.
Cet astre est désigné par le mieme terme : « Ra
», à la fois en
toute écriture d'ancienne
Egypte et en tahitien.
Parmi les
(1) De même que les magnifiques refrains des bassons catalans
possèdent une ancienneté qui leur constitue dans le bassin mé¬
diterranéen
un
véritable titre de nobl
sse,
(2) Suivant la lumineuse définition de Camille JULAIAN (cité
in G. de Giroucourt, Recherches de
Géographie mu.icale en In¬
dochine, Buj. de la Société des Etudes Indochinoises, Saigon, T.
XVII, No 4 — 4e tr. 1942, p. 39), « l'é ément purement physio¬
logique ou physique, la race, s'efface rapidement ou se réduit à
quelques signes extérieurs sans portée p ofoncle, en tout cas sans
action sur l'âme. Il se forme
peu à peu, parmi les éléments
d'une même contrée, un caractère commun, un
tempérament collect'f, une mentalité d'ensemble et pour ainsi dire, une âme de
société, une physionomie de peuple, à la formation de laquelle
la race ne sert de presque rien
et qui doit ses traits et ses
humeurs à la nature du climat et du sol, à la manière de
vivre, aux relations entre les hommes, aux événements de l'his¬
toire.
»
Société des
Études
Océaniennes
100
—
Venant
parfaitement à
«
—
l'émotivité musicale» des Fran¬
çais, origine qui reste souvent ignorée, malgré sa diffu-.
sion, il y a quelques années, par la Revue des Deux
Mondes, qui a spécialement reproduit en planche mu¬
sicale, le manuscrit découvert par Rouget de l'ISLE chez
l'archiprêtre de St-Omer, où le jeune officier accomplis¬
sait un stage obligatoire aux premiers régiments d'artil¬
lerie alors en dépôt. Consigné aux archives de la maî¬
trise sous le titre « Hymine à la foi », il l'avait emporté
en ses
bagages, et put facilement et rapidement y adapter
des paroles en usage aux armées du Rhin et le remettre
au Maire
Ulrich de Strasbourg. La plus élémentaire pru¬
dence, en cette époque révolutionnaire ,lui interdit d'en ré¬
véler la source religieuse.
Lorsqu'à Pnom-Penh, je fus amené à précieusement
recueillir le patrimoine musical, purement oral de la prin¬
cesse
YUKANTHOR (1), il me fut rapporté que le roi
NORODOM, passionnément épris de la France, lui-même
compositeur à la mode cambodgienne, c'est-à-dire uti¬
lisant d'anciens motifs, embarrassait quelque peu notre re¬
présentant, sous l'Empire, en lui préconisant avec insis¬
tance la Marseillaise
alors proscrite — comme repré¬
—
sentative
«
bien nationale
»
à
son
sentiment.
ATTRAIT DE LA GEOGRAPHIE MUSICALE
Si la recherche des origines des familles humaines
toujours délicate, parfois fort difficile, peut représenter
une
étude ingrate et complexe, en multiples points, son
attrait et la puissance de ses immédiates déductions frap¬
pent, au contraire, le voyageur le moins averti et le moins
spécialisé.
CHŒURS ET
«
ARABES
»
AU MAROC
Au Maroc, le simple passage de la plaine, où régnent les
motifs souvent nasillards de la flûte de l'Afrique du Nord,
à
la
reille
(2)
première vallée de montagne, charme soudain l'o¬
européenne par l'émission populaire et générale des
v.
G. de Giroflcourt, Motifs de Chants cambodgiens, So¬
Indochinoises, Saïgon, 1941.
ciété des Etudes
Société des
Études
Océaniennes
101 H
-
-
mêmes
phrases familières et faciles que l'on entend aussi
Beyrouth ( modes syriaques et motifs des Berbères
«Chleuh»). Le célèbre historien arabe ancien Ibn KHALDOUN l'explique : « en arrivant en Espagne, écrit-il,
nous
avons été
captivés par des musiciens d'Andalousie »
(qui exportait à l'époque de la Tène, ses poteries jus¬
qu'en Autriche). Ces musiques d'Espagne (où naquirent
les auteurs romains comme Martial, les deux Sénèque,
Lucain ), nos caïds modernes du Maroc les proposent à
à
leurs hôtes
sous
le
qui les désignent
de leurs musiciens
nom
:
«
andalous
»
encore.
BERBERES
Les Ouled-Naïls de Biskra (Algérie)
de la douceur de ces motifs cités.
Cette
«
Le
charmante
doux
miel
danse
des
rosée des lèvres de la
danser pour
lui, il
auprès de moi
dort
a
chantée
dattes
le
sont coutumières
montre
:
n'est pas
si doux que la
bien-aimée, et cependant j'ai beau
bu des boissons fermentées ,il s'en¬
».
INFLUENCE
DU
CLIMAT
Au sens purement attractif, cette Science : la Géo¬
graphie Musicale, décèle avec une surprenante acuité l'ac¬
tion des divers climats, au point que j'ai pu faire en¬
tendre, saisissantes dans leur évocation de l'extrême Nord,
phrases mélodiques de folklore norvégien, qui mieux
que toute description, peut-être, expriment « le calme
des fjords abrités des flots du large, profondément dé¬
coupés dans la solitude des monts couronnés de gla¬
ciers » ( 1 ).
des
(1) in G. de Gironcourt, Une science nouvelle : la Géographie
musicale, Rev. Lorraine d'Anthropologie Nancy, 1932. p. 34 p. 22.:
mélodie des
«
fjords
Je suis né
où
un
avec
où
:
sur
les hautes terres
lapon tire
un
fusil
jaillit la
où s'ébat la
sur
un
renne
ses
skis
source
perdrix blanche
Société des
Études
sur
la pente boisée
Océaniennes
»
—
102
—
VARIATION DE LA PHRASE MUSICALE
J'ai montré par
plusieurs exemples spéciaux, l'influence
phrase musicale : la même berceuse de
Castiile amollit ses finales en passant aux Canaries : à
Cuba la danse espagnole devient le simple mouvement d'é¬
paules de la « rumba » gagnant à la fois en séduction et
du climat
sur
économie
en
la
de
mouvements.
La
réceptivité musicale si particulière de mes auditrices
tahitiennes m'a conduit à recevoir d'elles l'affirmation que,
de
tous
les
exemples offerts dans ma première confé¬
était trouvée maxima
avait donnée ce chant
rapporté du bas Cameroun :
de la grande forêt, les motifs musicaux se
rence, l'émotion descriptive s'en
à là saisissante évocation que lui
des
«
rameuses
Au
cœur
font le reflet de la tristesse des êtres et de la mélancolie
émanée des choses. Telle phrase de ces rameuses, chantée
pendant de longues heures dans le glissement de la pi¬
rogue sur l'eau noire, dans le décor sinueux des ver¬
dures sombres ne laissant apercevoir aucun coin de ciel,
peint mieux que ne le ferait toute description, la solitude
de la silve épaisse et l'émaciation des races humaines qui
y vivent de bananes bouillies. » (1)
Chemine-t-on vers Calsbar, sur des voies d'eau dont les
encore boisées s'ajourent, de ci, de là, de zones cul¬
rives
tivées, la même formule musicale, limitée à trois notes
accompagnées à la tierce, s'infléchit pour perdre sa déses¬
pérance et évoque l'espoir d'aborder en terres plus fé¬
condes.
_
Enfin, passe-t-on des bordures de forêt aux rives en« Niger » où les humains trouvent gites
confortables, nourritures abondantes et mènent calvacades
ardentes, le même élément musical dans les chants de ra¬
meurs, s'épanouit, formés cependant de sons similaires
en
un
hymne éclatant de soleil et de vie facile.
soleillées du beau
FINESSE
C'est
nuances
ET
GRACE
DES
PRIMITIFS
ici, peut-être le lieu de montrer, par les mille
de la musique, ainsi que je l'ai fait de même en
(1) in G. de Gironeo: ri., loc. cit.
Société des
Études
p.
30.
Océaniennes
—
ma
103
—
première conférence (ces rudiments de géographie
mu¬
sicale trouvaient mieux leur
développement en deux con¬
férences-auditions avec chœurs dont les
programmes sont
donnés plus loin ; la
première : « indigènes », la seconde :
polynésiens et européens » ) à quel degré de finesse et
de grâce peuvent atteindre les divertissements d'une
so¬
ciété de primitifs, que, par
définition de tendance, nous
supposons trop facilement n'évoluer que dans une grossiè¬
reté rudimentaire. Nos ancêtres de
l'époque magdaléenne
étaient-ils moins affinés que ces danseurs Bakossis
(pays
des cratères du
Cameroun) qui, assis en cercle aux bel¬
les nuits de lune, se livrent à un
jeu chorégraphique dé¬
licat. Ils frappent certains tam-tams en formes de
sabliers,
à membranes extensibles de
peau, c'est-à-dire à tons va¬
«
riables comme les timbales de nos orchestres. Maintenant
l'instrument sous leur bras replié, ils
appuient plus -ou
moins
sur
tendues
les
sur
cordelettes, lanières unissant les deux
les ouvertures du double cône. De tels
peaux
tam-
tams
permettent l'exécution par percussion d'une phrase
musicale complète. A chaque jeune fille du
village est af¬
fecté
leit-motif
qui, exécuté par les musiciens sur ces
gracieux appel à venir charmer
l'auditoire de sa danse. Elle quitte alors sa case où la,
retenaient les soins
domestiques, et s'approche, mais n'ac¬
cepte d'exécuter ses pas qu'après des démonstrations de
crainte timide... ou simulée, dont le chœur
peu à pen
vient à bout en la rassurant et en l'exhortant à « ne
plus
un
tambours, l'invite
en
avoir peur ».
« Un
poussin, sortant de sa coquille, ne craint pas : fais
de même : il ne t'arrivera rien ; on va faire
tam-tam,
nous
sommes venus
pour te voir ». Très flattée en ellemême, elle accepte et la danse, sur un motif étrangement
caressant, commence...
LA GEOGRAPHIE MUSICALE ET L'EUROPE
Départage des Alpes
Pour
jeter qu'un regard global sur la géographie
l'Europe, et en éprouver la valeur, ne suffiraitil pas qu'un observateur
théoriquement supposé placé au
sommet des Alpes, entende monter vers
lui, de quatre
ne
musicale de
vallées différentes
s'ouvrant
Société des
au
Études
creux
des
Océaniennes
monts
:
—
104
—
lo) les derniers échos de la riche harmonisation slave,
de Styrie ;
2°) ceux des rythmes germaniques résonnant au Tyrol (Ziliertal), dont le chant caractéristique (!) a été
rapproché de celui des motifs polynésiens, également
parvenus
exécutés
;
3") les joddels suisses (accompagnés par le « Duddelsac » : sac à yoddels )
;
4°) les airs romands d'allure toute à la française qui
ont marqué une opposition absolue et un contraste sai¬
sissant avec tous les précédents (2) ( Ranz des Vaches :
Chœur des Armaillis, marcaires des montagnes de Fribourg ).
«
Les
de Colombette de bon matin
armaillis
(se sont levés)
chant).
leva»
tre
«Liauba
:
« se
aria» (loué soit
por
san
no¬
SENS MUSICAL ITALIEN
Enfin,
pour
joindre
qui monterait des vallons tessi-
ce
langue italienne, il fut donné, comme type de la
romance
italienne bien connue, et en dehors des airs
napolitains si classiques : « Santa Lucia », « 0 Sole mio »,
le « 0 caira piccina no » où l'amant prie la bien-aimée
qui le quitte, de lui donner encore un « Adieu à l'amour ».
nois de
Son
trenta
giorne
Son
trenta
notte
que
che
vi voglio bene,
dormo piu.
non
Non viene addolorata, ma conviene
Che non m'abitu'encor a dar vil'tu
No,
piccina
no, cosi non va
addio al l'amore,
Si nel l'amore e l'infelicita...
cara
Diamo
( Trente jours déjà
Mais
!
an
trente
nuits
que
sans
j'ai pardonné
sommeil
(1) in G. de Gironcourt, loc. cit. p. 40 ex. 30 : « Holidiho »
yoddel rapproché de l'ex. No 29, motif hawaiien « Ulurevehi o Kaala, Kanehomauda » disq. Columbia n° 13442, et de
l'ex. No 28. Motifs polynésiens ( Hawaii ), 3e solo de danse vive.
etc.
(2) in. id. ibid.
p.
43
ex.
Société des
32
Études
Océaniennes
—
105
—
Ne
reviens pas blessée, mais admets
Que je ne puis encore revenir en confiance
Non, chère petite, ne t'en vas pas ainsi.
Disons encore un adieu à l'amour,
Si l'amour ne peut être heureux. )
Ce chant si
convenir
au
populaire italien semblait particulièrement
des séparations amiables...
pays
L'AMOUR ET LA MUSIQUE
LE
SENS
MUSICAL
ANDALOUSE
ESPAGNOL
Au contraire en Espagne andalouse, la phrase musicale
joint l'amour et la mort :
Adios
Que
Ay
Y
Granada, Granada mia...
no
volveria
ver
te
da
mas
pena vivir lejos
del suelo adonde reposa
me
en
la vida.
de mi patria,
el cuerpo de mi morena...
( Adieu Grenade,
ma Grenade
retournerai plus vers toi en ma vie
Ah combien il méfait peine de vivre loin de ma
Et du sol où repose le corps de ma brune ! )
Je
ne
patrie,
Ainsi
ai-je donné ces deux airs populaires à Papeete,
qu'ils me semblaient, dans leurs caractéristiques mé¬
lodiques, très vivement exprimer, bien que succintement',
les différences fondamentales des tempéraments italiens
et espagnols.
parce
LES
«
SAUVAGES TOPINAMBOUS
de
»
Christophe Colomb
En présentant la « Géographie Musicale » à l'Université
de Neuchâtel (Suisse), une fort intéressante Encyclo¬
pédie du XVUle siècle
(Recueil de planches pour la
édition du Dictionnaire raisonné des Sciences,
des Arts et Métiers avec leur explication — Genève Pellet
nouvelle
iinpr. 1770 t. II, pl. IV) me fut communiquée.
A la mode du temps, ce vieux livre, acheté sur le mar-
Société des
Études
Océaniennes
—
106
—
ché, entendait résumer l'ensemble des connaissances hu¬
maines, dont une série d'exemples de musiques exotiques
(persane, turque, égyptienne, etc.) en notations que je
de
grande exactitude.
J'y trouvai la soigneuse écriture transcrite avec soin
du « Chant des Sauvages Topinambous » ramenés à la
Cour d'Isabelle la Catholique, par Christophe COLOMB,
qui souhaitait prouver par la musique indigène, qu'il s'a¬
gissait de populations non connues alors et étrangères aux
éléments exotiques habituels.
Ce chant sur trois notes consécutives, donne vivement
l'impression de Peaux-Rouges, et se trouva ainsi fort cu¬
rieusement exécuté au milieu du Pacifique, tel que Co¬
reconnus
lomb l'entendit.
CHŒUR
POLONAIS
DU
PELERINAGE
D'OSTRO-BRAMA
CELEBRE
(Vilno)
Ce
chœur, tel qu'il fut donné, a toujours servi de con¬
impressionnante à toutes mes exécutions chorales
de présentation.
A mon sens, il donne le plus parfait type de l'harmo¬
nisation européenne au début de l'apport slave, c'est-àdire du plus haut intérêt.
Obtenu du Conservatoire de Varsovie, il m'avait, à
Amsterdam, étrangement permis d'éprouver la justesse
de l'avis reçu, à mon départ, en 1933, pour l'Indo-Malaisie, de mon collègue le Dr Jaap KUNST, du musée java¬
nais d'Amsterdam : On vous aidera en chemin, mais
méfiez-vous des musiciens, comme de l'ennemi n° 1. En
cette ville même où Sem DRESDEN, maître de chapelle
de
la reine et directeur bien connu de l'important Conserva¬
toire, m'avait convié à exposer ma « Géographie Musi¬
cale », celui-ci, venu à ma première répétition avec ses
élèves devenant mes exécutants, me spécifia l'interdiction
qu'il faisait à ceux-ci d'aborder la mise à l'étude de ce
chœur. Obtenu d'un Conservatoire étranger, il contenait
mainte formule sonore prohibée par son enseignement, et
je dus me résigner à le faire vivement applaudir par ma
propre réduction au piano...
Or, ce chœur issu d'une tradition lointaine et très
étrangère, après avoir trouvé vif succès en diverses capiclusion
Société des
Études
Océaniennes
—
taies
107
—
d'Europe
et d'Asie, fut chaudement acclamé à Tahiti
jeunes exécutants et exécutantes exclusivement tahitiens et tahitiennes, en une seule
répétition, triomphèrent
magistralement des fortes difficultés d'une prononciation
de plusieurs consonnes successives entre deux
voyelles et
où
mes
d'une émission vocale très liée
slave,
et
maintenue
à la
mode
héritage de traditions si éloignées...
PROGRAMMES DES DEUX CONFERENCES-AUDITIONS
DE GEOGRAPHIE MUSICALE, AVEC CHŒURS
DONNEES A PAPEETE LES 24 ET 31 JUILLET
I
Hymne asiatique
Fête chinoise
Chœurs du Haut Togo
Le « Remanae » préhistorique
Madagascar
Femmes de la Mahavary
Marche des Maroufèles
Salut au grand roi Salomon
Mélodie antankare
Hommage à la reine Binao
Chœurs d'Anpasimène
Influence du climat
sur la
phrase musicale
1) Rameuses du Cameroun
2)
«
de Caîabar
«
3)
du « beau Niger »
Scène chez les Bakossis
Moïs d'Indochine
Berceuse banhar
Chant des
«
( volcans du Cameroun )
( Kontum ) :
Hymne des Gongs
—
Sauvages Topinambour »
ramenés par Christophe Colomb
à la cour d'Isabelle la
Catholique
Plymne
au
Soleil des Incas
Société des
Études
Océaniennes
1953
108
—
—
II
Polynésiens
motifs hawaiiens
:
Suisse : le Ranz des Vaches
« Tsiller'Tal »
germanique
L'iriintzina ( cri basque )
La
musique dite
«
arabe
»
Danse tunisienne
Berbères
et
( Ouled. Naïls )
( Maroc )
Andalous
Adieu Gienade
La
Vierge du Pilar
pèlerinage du Saragosse
jota » aragonaise )
célèbre
(
«
Mélodie des
Chanson
fjords (norvégiens)
petit-russienne
Chœur
Célèbre
polonais
pèlerinage de Vilno
( Ostro-Brama )
ont été enregistrées et diffusées
«La Veux de la France dans le Pacifique», d'une part
en
émissions en langue française, d'autre part en émis¬
sions en langue tahitienne par le Centre d'Information de
Papeete ( Tah'Vi ).
Ces deux conférences
par
Enquête de Géographie Musicale
en
Nouvelle-Calédonie et Nouvelle-Zélande
NOUVELLE-CALEDONIE
Une opinion trop accréditée tend à représenter le chant
primitif des autochtones comme à jamais éteint, tant par
le succès des importations missionnaires que par l'immense
apport français, primitivement d'une déportation parallèle
Société des
Études Océaniennes
-
109
—
à celle de
l'Australie, puis plus massive d'une immigration
colonisatrice, en un pays de climat agréable et sain, tota¬
lement exempt de malaria, et d'une production minière
de liaute valeur.
Il
serait résulté la formation d'une
masse française
égalant le tiers de la population, avec, en
sus, un autre tiers dû au métissage, contre un tiers restant
d'indigènes. Cette masse et son influence dominant en fait,
musicalement, le folklore local.
En réalité, missionnaires et divers arrivants se sont
trouvés eu présence d'un puissant substratum mélanésien,
c'est-à-dire à tempérament musical d'une exubérance et
d'une sensibilité prodigieuse (1), pouvant passer pour voilé,
mais que je n'ai pas tardé à constater en prime abord à
en
donnée
comme
la mission de Tliio.
Dans les
récitations, non chantées, ni psalmodiées, des
simples répons aux litanies des offices catholiques ( « priez
pour nous, exaucez-nous»), j'ai discerné nettement la résonnance d'une base de l'accord
parfait, que les Mélané¬
siens ne
peuvent s'empêcher d'émettre, alors que, partout
en Europe, ces répons
parlés, monotones, jaillissent sans
modulation ni tonicité. A la frontière linguistique francogermanique, les non allemands ironisent le « bete fur uns »
signifiant « priez pour nous », en le traduisant plaisamment
par «bêtes féroces», anodin jeu de mots que permet l'assonnance.
De cette émission musicale et
polyphonique mélanésien¬
spontanée, il convierft de rapprocher ce témoignage
reçu récemment à Cronulla ( N.S.W. Australie) du Pro¬
fesseur Baas BEGKIING qui y dirige l'organisation des re¬
cherches scientifiques, après avoir présidé au fonctionne¬
ment du célèbre jardin botanique de Buitenzorg (Java).
Ayant parcouru l'Océanie noire, il se mit, de ci, de là, à
ne
si
(1) J'ai signalé (in G. de Gironcourt, Recherches de géo¬
graphie musicale en Indochine S.I.L.I. Saïgon 1943, Extrait
du bulletin de la Société des Etudes Indochinoises, Tome XVII,
No 4
4e trimestre 1942, p. 34) qu'auprès des Arabes blancs
de Mareth ( Sud Tunisien ), certains noirs sont institués auprès
d'eux par un « Maître de la poésie » subordonné au « Maître de
chant » également noir.
Déjà, antérieurement, j'avais montré la puissance prodigieuse
de la musicalité de la race noire (loc. cit. p. 34).
—
Société des
Études
Océaniennes
—
110
—
esquisser aux indigènes qui l'entouraient, un motif mo¬
quelconque. En tout lieu, les Mélanésiens se com¬
plurent à improviser sur le champ une polyphonie im¬
peccable sur l'air qui leur était donné : adaptation mu¬
sicale instantanée, autant que saisissante.
Il n'est pas impossible de penser que
si nous apprécions
si facilement
l'esthétique musicale de ces Mélanésiens,
comme
celle des Tamouls, noirs du Sud de l'Inde, aussi
bien que celle des noirs africains don>t
j'ai fait entendre
les mélodies si douces, et si nous ne devons, à cette esthé¬
tique, apporter aucun effort d'adaptation, c'est qu'il existe,
derne
entre elle et la
nôtre,
une
affinité de souvenirs entièrement
effacés, mais indéniables.
Ne
pas les héritiers moraux d'une
celle des constructeurs des
pyramides,
sommes-nous
tion noire
:
civilisa¬
qui nous
a
transmis, par les Arabes ses sciences, qu'ils tenaient euxmêmes d'ailleujrs, (Assyrie, Ur, etc^..
), et par les Grecs sa
culture littéraire et religieuse dont les
symboles, les plus
expressifs peut-être, sont représentés par la tiare et les
flabelli », hauts éventails du rituel pontifical,
empruntés
à l'Egypte ( v. plus loin).
bien primitifs échantillons d'humanité étaient en
effet,
dans les temps des splendeurs nubiennes, ces
captifs blancs,
ces
Ioniens roux, figurant demi nus aux
triomphes clés
Pharaons, alors que, bien antérieurement, des noirs occu¬
paient Grimaldi, non loin de Nice, sur notre propre sol
«
actuel.
Pour revenir à la
Nouvelle-Calédonie, et aux temps pré¬
tout le long de la côte Est de'
cette île, les protestants ont vivement
encouragé, chez les
Mélanésiens, un vaste développement musical issu d'immi¬
grants des îles Maré et Lifou des Loyalty, où des pasteurs
indigènes avaient apporté le christianisme, reçu à grande
distance loin de là, (au-delà des Tonga) de
presbytériens
sents, il s'est trouvé que,
exilés d'Ecosse. Ces
sources
sont
fort reconnaissables
au¬
jourd'hui par les rythmes si particuliers de la musique
écossaise, riche en motifs à 9/12.
De même, certaines origines polynésiennes, demi-fondues,
issues d'Ouvéa (île ouest des Loyalty ) ont amené des
tonalités plus légères dont le caractère polynésien reste
encore perceptible
malgré les incessantes fusions qui se
sont produites sur ce littoral.
%
Société des
Études
Océaniennes
—
111
—
Le
long de la côte Ouest, tous les souvenL» anciens, pu¬
sporadiques, se sont trouvés réellement brouillés,
mais il y avait à découvrir, au large de la pointe sud-est
de l'île, en la minuscule île des Pins, la jonction, de plu¬
rement
sieurs curiosités musicales.
L'ILE DES PINS
Le moyen
âge romain recouvrant
un
folklore intact.
L'intelligente et active direction missionnaire est par¬
à établir et fixer l'usage d'un plain-chant liturgique
contenu dans des missels de deux mille pages, noté en
portées de quatre lignes. Les paroisiennes, en totalité
assidues, savent suivre les modalités compliquées d'un
bréviaire dont chacun sait les variations en chaque jour
de l'année. Elles se sont, en ma présence, montrées
aptes à suppléer oralement, si besoin en apparaît, à un
venue
défaut
de mémoire bien
excusable du
récitant.
C'est là
remarquable succès moyenâgeux et Ton ne peut qu'ad¬
mirer la vitalité surprenante d'un grégorien d'importation,
maintenu, à vrai dire en cette île lointaine, par une cein¬
ture dangereuse de récifs et de courants entrecroisés...
En un tel et si captivant milieu, la tâche d'un enquê¬
teur de géographie musicale, désireux de rechercher d'é¬
ventuelles survivances de motifs purement païens, devait
se révéler comme ingrate, et, au travers d'une alluvion si
compacte, les fouilles étaient fort délicates.
Aussi, ma satisfaction fut-elle vive de découvrir sous de
tels recouvrements, l'intégrité quasi totale d'un folklore/
mélanésien, dont les différents motifs, en un tout complet,
purent être notés et rapportés entièrement.
Ce sont de courtes phrases, souvent à répétition, très
chantantes, limitées pour beaucoup d'entre elles aux pre¬
miers tons de notre gamme, partant d'une tonique, pour,
après quelques menues ondulations diatoniques, y revenir
et s'y terminer. Le départ peut aussi se faire d'une domi¬
nante et s'élever par les mêmes agréables inflexions, jus¬
qu'à un aboutissement sur la tonique, après l'avoir dépassé
d'un intervalle de seconde majeure.
Qu'il s'agisse de chants de pêche, de défis amoureux
lancés en «pilous» de fête, ou de provocations antérieu¬
rement guerrières, les formes elles-mêmes sont constantes,
un
Société des
Études
Océaniennes
—
112
—
sinon identiques, selon la
règle générale des psalmodies
primitives.
Leur maintien, par voie strictement familiale, en
dépit
do proscriptions
plus ou moins formulées contre des in¬
cantations soupçonnées de conduire à des licences exces¬
sives, ne résulte pas d'une causalité différente de celle qui
agissait aux hautes époques de notre propre histoire. Ainsi;
qu'alors, une fillette indigène, supposée instruite supérieu¬
rement et éduquée dès le berceau
par nos si dévouées re¬
ligieuses, reste sensible aux superstitions et terreurs que
tant
d'efforts visent à anéantir.
En
nos
propres forêts, arbres et sources centralisèrent
longtemps et centralisent encore des cultes abolis. Quelle
indigène, au pays de roches noires dressées à l'écart de
toute végétation,
accepterait leur abord frappé de « tabous»
(interdits )terrifiants ?
AU
CŒUR
DE
LA
CHAINE
CALEDONIENNE
En pénétrant, par sept heures
chaîne calédonienne, mon
de cheval, au cœur de la
enquête visait à y rencontrer
demeurer loin des intrusions musi¬
des tribus ayant
pu y
cales massives venues de l'extérieur.
Aide, et appui excellent fut reçu de mon compatriote
TOURNAIRE, à Nekliaï, qui, non seule¬
ment avait
acquis maîtrise totale des idiomes, mais s'était
lui-même passionné pour les motifs
qu'il avait entendus
et dont il
comprenait la spéciale beauté. De son aveu, ces
motifs locaux lui permettaient,
plus que toute autre musi¬
calité, de donner la plus extrême ferveur aux prières qu'il
enseignait.
Ainsi qu'en l'île des Pins, ce folklore mélanésien se trou¬
va intact, et,
en plus, enrichi de chutes vocales certaine¬
ment anciennes, sur une
tonique éteinte, ou, dans les «pi¬
lous » de fête, de « hou hou », «
pch pch » existants des
plus significatifs et se concluait par des exclamations, en
oyé oyé», ou ce même « oi » déjà entendu des immigrants
aussi mélanésiens, des
Loyalty.
La mesure toutefois, était moins
perceptible, mais il y
avait des
prolongements de sons fort caractéristiques et
quelques rythmes nettement syncopés, toutefois dans un
seul chant, ce qui empêchait toute
généralisation.
nancéen le R.P.
«
Société des
Études
Océaniennes
—
Le but était
atteint
:
113 —'
la musicalité mélanésienne
sub¬
partout; modifiée sur la côte orientale par les ap¬
ports cités et demeurée elle-même tant à l'île des Pins
qu'au cœur des montagnes centrales.
sistait
NOUVELLE-ZELANDE
Lorsque le grand rabbin HAGUENAUER de Nancy (gazé
800 de ses coréligionnaires par les Allemands ) se ren¬
dit, en sud algérien, en visite d'une de ses communautés
juives réputées de haute antiquité et se flattant de remon¬
ter a la dispersion de Babylone (1), il tint à s'enquérir de
motifs choraux assurés conservés des époques anciennes.
On lui y exécuta, comme tradition pieusement gardée,
avec
« Gott erhalte unsern
guten Kaiser Franz» (Dieu pro¬
tège notre bon Empereur François ) : l'hymne autrichien
bien connu, aussi classique que moderne. Il m'en arriva
tout de même
à Rotorua, en Nouvelle-Zélande, où les
Maori, justement célèbres par leurs harmonisations, m'en¬
tonnèrent le non moins célèbre Lied ( chant ) allemand
Ach wie ist s'moglich dann, dass ich dich lassen kann »
( Ah comment est-il possible que je puisse te quitter ) sur
un mouvement, à vrai dire, seulement ralenti.
C'était bien là ce qu'avait entendu exprimer l'académi¬
cien William MARÇAIS, cité plus haut, en précisant que
l'abandon, dans la tradition musicale d'un peuple, signifiait
la perte d'une partie de son âme.
le
«
Lorsqu'en 1946, le Dr Gilbert ARCHEY, Directeur du
d'Auckland, alors lieutenant-colonel en charge du
musée de Singapore, m'y vit arriver, récupéré par les Ser¬
vices anglais au sortir de la quasi extermination japonaise
à Java, il m'invita, sur la vue de l'important travail de
musée
(î) Les ccixmunautes juives très anciennes fixées et subsis¬
encore
aujourd'hui en Arabie, ont tous leurs modes de
chant fort similaires de ceux des Arabes. Et l'on remarque la
facilité extrême avec laquelle les constituants nouveaux du noyau
juif palestinien moderne, venus de Russie, Pologne, Autriche, ou
tous autres points divers sans contact antérieur avec le sol de
l'Islam, adoptent, sur les textes hébraïques, les formules d'essence
arabe qui les rapprochent de leur source. ( Cycle de géographie
musicale, Nancy 1932-33).
tant
Société des
Études Océaniennes
—
114
—
recherches en Indochine,
à me rendre en NouvelleZélande, que ses Maori rattachaient, «comme
préeuro¬
péens » m'écrivait-il, à la Polynésie.
mes
Huit années s'étaient écoulées
être réalisée d'une telle
avant
qu'acceptation put
invitation, mais le temps vint de
pouvoir donner suite à mes études asiatiques et
javanaises
par une enquête généralisée en Océanie. Le
Gouvernement
néo-zélandais m'ayant remis aux
importants services de
ses
musées, je dus rapidement me rendre
compte que si
leur effort de conservation avait
porté avec grand succès
l'art très spécial des
Maori, l'évolution musicale de
ceux-ci avait été
sur
rapide,
concurremment avec
pement intensément modernisé.
En
fait,
une
à
un
dévelop¬
centralisation de souvenirs avait été faite
Kotorua dans l'île du nord, où une forte
clientèle tou¬
ristique avait été attirée, à juste titre, par les nombreuses
spécialités géologiques et pittoresques du pays.
Ainsi
billent
qu'à Arles,
nos Provençales d'aujourd'hui,
ne s'ha¬
Arlésiennes » suivant
d'une
auto¬
l'expression
rité religieuse invitée
par moi-même à les présenter,
que
pour des exhibitions festivales, les Maoris et
Maories ac¬
courent à Rotorua à l'arrivée
des cars pour
garnir dé¬
cemment les demeures
archaïques spécialement édifiées
pour les recevoir. Les geysers, volcans
actifs, attirants dé¬
cors de
montagnes et lacs variés sont, en sus, d'attrait suf¬
«en
fisant à retenir les visiteurs.
De fort belles soirées
bi-hebdomadaires sont données à
Rotorua où les voix maories et les
danses gracieuses avec
les petites pelotes à cordelettes
élégamment agitées et ré¬
sonnantes, justifient amplement la
réputation généralisée
des ensembles chantés.
Les organisateurs de ces soirées
n'ont pas manqué de
faire place en début de leurs
programmes, sous le titre
quelque peu fallacieux de « Maori at home »
( les Maori
chez eux), à
quelques-unes des anciennes récitations et
défis de combat, mais en les faisant
suivre de « morceaux »
modernisés, moins historiques, où les auditeurs de tour¬
nées
touristiques sont supposés devoir se
complaire da¬
vantage.
Pour
en
étudier vraiment les anciens
générai recourir
land ou mieux à
Dr. R.A.
aux
répertoires, il faut
disques conservés surtout à Auck¬
Wellington où un collaborateur
FALLA, directeur du musée, sut, en
Société des
Études
Océaniennes
maori du
me
pré-
—
sentant
115
—
les récitations monotones des temps
montrer la valeur de
ce
citations h la bravoure
anciens,
répertoire, et l'importance des
en
me
ex¬
défis de combat. Je dus subir
difficile, mais instructive leçon de « haka »
(terme identique à celui de même sens en Nouvelle-Calé¬
donie ou à Tahiti), où mon maître maori tentait de m'inculquer, après la baisse d'un ton de la récitation, les in¬
flexions telles que « alloua, kst, houi » et cette chute finale
de la voix sur l'octave inférieure, si difficile à atteindre!,
destinée à montrer chez l'exécutant une vigueur mascu¬
line, et une force musculaire à laquelle un européen tel que
moi ne savait prétendre.
Les chants de grâce ne cèdent pas aux précédents en
une
assez
monotonie
(«Epatohau»,
«
Poia Àtotaku
Poi » ) com¬
moins ac¬
portant aussi en finale des chutes de voix, mais
centuées.
Une récitation
( « Pine pine te kura», d'une société se¬
crète) part de la tierce inférieure et, fait rarissime, em¬
prunte une septième diminuée et conclut sur une élévation
d'un demi ton, vite éteinte.
Le compliment d'amour lui-même, se tient à la mono¬
tonie constatée, la tonalité s'élevant à peine d'un demi ton
inférieur ou supérieur ( « mahutute poio», « meirahité
kiore»). Il s'agit là de formules essentiellement primitives
dont l'évolution sur trois notes a peu à peu rapproché la
modulation de la forme ancienne de l'himene tahitien (do¬
minante puis tierce aboutissant à la tonique).
Ce caractère tahitien n'était pas acquis, il put être ap¬
porté, mais il ne fut pas gardé dans la modulation pure¬
ment
maorie.
terminer, de mon chef et exactement,
m'était fredonné au Musée de Papeete. avec le succès éclatant, autant qu'inattendu, de mon
souvenir polynésien rapporté des maoris de Nouvelleun
J'ai moi-même pu
vieux motif qui
Zélande.
..
REFLEXION
Ajouterai-je
que
MAORIE
l'effort d'une difficile leçon de chant
ancien maori trouva
récompense par la remarque ima¬
gée qui s'en suivit : «Vous plantez et l'on peut vous re¬
garder avec indifférence, voire même avec hostilité ; mais
sa
Société des
Études Océaniennes
—
plus tard tous
arbres et d'en
Si
116
—
se féliciteront de s'asseoir à l'ombre de
goûter les fruits ».
j'ai résumé la
vos
leçon qui me fut donnée à
paraissait résumer ce que
patiemment j'obtins dans l'île du nord où les Maori, pour
ainsi dire exclusivement, occupèrent d'abord le bassin de
«Wanganoui» dont ils furent chassés, et en plusieurs
séances à la « Communauté maorie » d'Aucklnad, puis à
celle de Rotorua où, à leur maison commune « tout envi¬
ronnée » de vapeurs chaudes fumantes, j'observais de cu¬
rieuses répétitions de rameuses simulées en pirogue et où la
bienvenue maorie me causa l'agrément de les remercier au
sagace
Wellington, c'est qu'elle
me
micro.,,
LA
PRESQU'ILE DE BANKS
En face de Christ Church se trouve une menue presqu'île
( Banks ) montagneuse, où les premiers arrivants français,
sous
la poussée anglaise, se concentrèrent avec quelques
Maori et, ayant fait souche, continuent de parler français.
La colonisation très active
l'île sud est, dans sa
partie
méridionale, y fut exclusivement écossaise, comme me le
prouvèrent les splendides types humains rencontrés en mon
chemin vers le Midleford sound ( fjord aux parois verti¬
cales les plus impressionnantes), au sud du Fox glacier
qui descend jusqu'à 200 mètres au-dessus de la mer, au
milieu de remarquables fougères arborescentes en forêts
vierges aux troncs semi éboulés, où j'ai entendu de douces
voix d'oiseaux (1) émettant les notes successives de notre
arpège (2).
en
(1) V. Chants d'oiseaux de l'Indochine, in G. de Gironcourt,
Géographie musicale en Indochine p. 37, pl. 4.
Recherches de
(2) Les légendes hindoues et chinoises considèrent le chant hucomme
appris de celui des oiseaux, à formules tempérées et
diatoniques de l'Afrique Equatoriale, où, ainsi qu'aux Andaman,
en sud
Asie et en Nouvelle-Guinée, des pygmé:s, çà et là en voie
d'extinction, vivent encore dans les arbres. ( in loc. cit. id.
ibid. p. 36 ).
raa'n
Société des
Études
Océaniennes
f
_
117
—
Résumé et Conclusion
En résumé et conclusion, cette science nouvelle : la
Géographie Musicale, dont les recherches, ainsi que celles
de toutes sciences, sont délicates et parfois difficiles,
mais restent toujours attrayantes, nous présente des témoi¬
gnages restées encore vivants d'époques disparues et de
lieux fort distants, comme il en fut pour nos Basques
restés eux-mêmes au Caucase et aux Pyrénées et dont j'ai
déclaré l'origine remontant à l'âge de pierre.
Ce furent les plus anciens autochtones d'Europe et d'ail¬
leurs, constructeurs de nos mégalithes, dolmens et men¬
hirs.
En face des
de
trices
évolutions successives de l'humanité, destruc¬
de bibliothèques inestimables disparue^
tant
(Alexandrie, Louvain, etc...) d'écritures
oubliées et réap¬
paraissant à notre émerveillement, cunéiformes ou hiéro¬
glyphes, de Codex précieux anéantis par les conquistadors,
la tradition musicale persiste à survivre au travers des,
modifications qu'elle peut ou doit inévitablement subir.
Car, à l'issue de ses longs séjours au Thibet, Mme David
NEEL prononce ces paroles lapidaires : « L'impermanence
est
la loi universelle ».
cette impermanence, législations ,cou tûmes et règles
religieuses les plus strictes (1) ont tenté de remédier, et la
science elle-même, avec sa précision, doit voir ses moyens
A
diversifier.
se
remarquable Etude sur l'origine des Vierges Noires,
Durand Leîèvre, qui déduit l'origine française de la
plupart des nombreuses statues dont j'ai trouvé moi-même de cu¬
rieux précédents préhindous à Bali, et orientale des multiples
(1)
«
En
sa
1927, Marie
peintures attribuées à Saint Luc, commente le célèbre verset :
Nigra sum, sed formosa, filiae Jérusalem » ( cant. des cant.
1 14 ) expliqué par les docteurs du Xlle siècle, répété en
«
-
de la Vierge du rite latin et absent de
surplus, le Concile du Vatican, 1870,
comme déclarant une telle recherche légitime,
au point de vue
catholique et Benoit XIV autorisant la recherche scientifique et
le redressement des erreurs. ( in G. de Gironcourt, Saint Nicolas,
Patron de la Lorraine et d'Amsterdam, 60 pp. avec 2j dc;si -s
trois passages de l'office
la liturgie grecque, cite, au
de l'auteur,
Nancy, p. 25 ).
Société des
Études
Océaniennes
—
LA
118
—
CRANIOLOGIE
Les crânes humains,
longtemps et à juste titre, ont eu
la faveur de ces discriminations en
matières de recherches
d'origine
:
cruellement
Les
et
crânes longs et crânes larges
se
opposés.
Touareg
que
autres), vivant
au
j'étudiai
«vase
au
Sahara
sont parfois
( Oulimminden
clos» de leurs unions
mono¬
games, et dans leur
de la mésalliance,
isolement, avec proscription sévère
possédaient des indices crâniens si cons¬
tants qu'ils
purent fournir volumineuse et utile étude en
mes Documents
(1).
Au
contraire,
en Chine, dès le paléolithique, les croise¬
Yang Tsé ont été tels que mes instruments de
mensuration furent délaissés,
alors que mes déterminations
par la géographie musicale, s'y multipliaient :
aborigènes
du
Cambodge, Saoch, Kmers retrouvés à Angkor, Chams
ments
au
subsistant
ractérisés
en
sur
côtes
les
d'Annam, Méos,
sommets
du
Laos
nouveaux
venus
ca¬
(2).
Contre les modifications
apportées par le temps, nous
pouvons que peu. Lorsqu'en mon cycle de Géographie
Musicale à Nancy en 1932-33
je donnai deux démonstra¬
ne
tions
sur la
musique hébraïque, la rituelle et la populaire,
grand rabbin HAïGUENAUER, déjà cité, déplorait que
ses
observances, datant de 3.000 ans, ne soient plus res¬
pectées ; musicalement, il ne trouvait plus de choristes
israélites pour son office du vendredi
soir, et, à ma sur¬
prise. j'y retrouvai mes collaboratrices, premiers prix de
chant, empressées à un cachet régulier dès leur sortie du
le
Conservatoire.
(1) V. Documents scientifiques des Missions de Gironcourt en
Afrique Occidentale ( 1908-1909, 1910-1911 ) in 8e, 625
photo¬
graphies et figures, 21 cartes et plans et une grande carte au
l/500.000e, du sommet de la Boucle du Niger, en 8 couleurs,
Société de Géographie, Paris 1920.
(2) In G. de Gironcouri, Recherches de Géographie musicale
Indochine, 214 pp. 130 planches de motifs traditionnels, 130
dessins, 20 pl. photos des coll. du Gouvernement Général et de
l'Ecole Française d'Extrcme-Orient.
en
Société des
Études
Océaniennes
—
A
Rome,
119
—
siège de la Propagation de la Foi, le
déclara que, longtemps vi¬
il proscrivait à ses mission¬
naires l'importation des modalités musicales romaines.
L'effet en était extrêmement pittoresque et charmeur :
il suffit d'entrer dans une église catholique d'Asie pour
entendre et goûter les caractéristiques mélodiques des ca¬
en son
cardinal COSTANT1NI me
caire apostolique en Chine,
téchumènes locaux.
La modification de la
coutume établie (1) se montre re¬
grettable lorsqu'elle s'applique à de vieux Noëls populaires
de notre France remplacés par les compositions sans ca¬
ractère de nos maîtres de chapelle diocésains.
Je n'ai pas constaté moi-même sans regret, à Rome
de symboles aussi anciens que ceux
jugée trop pesante — et des flabelli, cités
plus haut, que je n'ai plus trouvés à la cérémonie de la
béatification de mon arrière grand'tante, la Mère ALIX,
fondatrice des chanoinesses de Saint-Augustin, plus com¬
munément appelées « Mères de Notre Dame » ( qui me
firent conférencier en leur luxueux collège de Dalat (Indo¬
chine). D'autre part, au Vatican, le souverain Pontife, m'y
recevant lui-même, approuva vivement ma thèse de géo¬
graphie musicale (2) que je remettais entre ses mains.
l'abandon
même
de la tiare
Le
—
respect d'un passé vénérable reste partout désirable
(1) Le Moyen Age représente les Tritons appelant Eole, par
genre Cassis, ainsi que no3 pêcheurs de tortues
des conquies du
à Nossi Mitsio
(Madagascar NO ), qui continuent à appeler
quand ils tardent pour leur retour de pêche.
J'ai moi-même obtenu, pour reproduire, en prélude de mes
exposés, cet appel de l'homme primitif vers Dieu ( ces conques
sont déclarées sacrées et
ne
doivent jamais servir à d'autres
fins ), d'un diplômé des classes de cor de Nancy, la production
les alizés
des
successifs de trois octaves, sur mon échantillon de ce
rapporté à la faveur de mon alliance ( « fatidra » ) par
sang avec la gracieuse reine de cette île.
sons
Cassis
le
(2) G. de Gironcourt, une science nouvelle
Musicale, 64 pp. 58 ex. musicaux, Nancy, 1932.
Société des
Études
Océaniennes
:
la Géographie
—
(1). Que
120
-=
arrière Chine, de cet enseignement
parisienne, succédant à celui
des splendeurs si décoratives de la vieille
Chine, où les
pagodes les plus renommées cèdent partout à la vétusté ?
En Indochine, au contraire, la France a su étendre sa
protection sur les admirables monuments du passé, comme
penser,
en
officiel d'un art de décadence
elle le fait
en
ses
territoires lointains d'outre-mer.
Les monuments musicaux,
fragiles et
chose vivante, survivent
périssables comme
spécialement en Océanie,
ainsi que j'ai pu le montrer,
grâce à des hérédités musi¬
cales puissantes, issues de sources latentes de
plus en plus
apparentes et déterminables, en dépit des diversités du
tempérament et du langage.
toute
Exactement
comme
nos
Tahitiens, nos Basques, ayant
aussi, bien qu'à moindre dose, le don musical, n'ap¬
prennent notre langue qu'à l'école.
Leur langue maternelle a gardé des mots
polynésiens, et
une
tournure de phrase purement
asiatique, mais ils se
trouvent aujourd'hui
parmi nous comme les meilleurs des
reçu
Français,
(1) Nous continuons avec obstination, et sans trop de dom¬
à rendre hommage au courage de Cambronae, pour un
mot qu «1 n'a
jamais prononcé, et à répondre à un éternuement,
avertisseur jadis du dernier stade de la peste,
par des vœux que
rien ne justifie plus.
mage,
A notre époque de tolérance où
Pasteur, répondant à Renan,
prouvait Dieu, à l'Académie, par l'infini de la ligne droite, et
où mon voisin nancéen et ami
regretté, le Professeur Lucien
Cuénot, de l'Académie des Sciences, se contentait de le définir
par le terme « anti-hasard », nous nous représentons facilement
comme assombri
par la fumée d'innombrables bûchers, le temps
où tant de jeunes filles un
peu simplettes étaient accusées de
converser
avec le
diable, mais où, ensuite, Goethe et Heine ne
reculaient nullement à monter
du
Harz où
se
en
touristes
rendaient les sorcières
au Brocken
(sommet
) et celui, auparavant, où
l'avisé
Montaigne savait recevoir de charmantes lettres séduc¬
trices, à la fois de Luther et du Pape.
Société des
Études
Océaniennes
—
121
———
Une
—
«gClg--tf7
———
Conférence sur GAUGUIN
( R. LYON )
Le 28 mai 1953
lieu à
Papeete au " Tïki Tahiti " en
présence de Madame PETITBON le vernissage d'une
exposition des œuvres océaniennes de Paul GAUGUIN ( re¬
productions ). Cette manifestation, organisée par M. René
PAILLOUX, avait pour but de commémorer le cinquante¬
naire de la mort du peintre. Lors de cette réunion, M.
eu
a
la
LYON René prononça une
dans
ce
numéro
une
Mesdames
Le 8 mai
conférence, dont nous donnons
première partie du texte.
Messieurs,
el
1903, il
y
a
50
ans,
à quelques jours près,
mourait à Atuona Paul GAUGUIN. C'est là l'occasion de
c'en est la ferveur. Si nous nous réu¬
parmi des objets d'art, c'est
les organisateurs ont eu une intention, elle est délicate
notre
rencontre,
nissons ici dans l'intimité et
que
et
on
la devine. Ils
sont souvenus
se
qu'il mettait à
de Baudelaire
sans
l'art soit une
chose absolument discrète, à l'écart des pompes et de la
rutilance. Pour prolonger encore davantage cette inten¬
tion, je parlerai donc de Paul Gauguin sur le ton du con¬
fessionnal : je le ferai selon les mots fortuits de l'heure,
avec tous le3 doutes que j'entretiens quant à leur assurance.
Car le voilà aussitôt le scrupule initial.
C'est que l'assurance en un tel domaine ne peut être
qu'une nostalgie et ou ne peut s'approcher par la parole
de Paul Gauguin sans être immédiatement transi par la
pudeur et la crainte ; cela à plus d'un titre, dont j'exa¬
minerai le premier.
« Il
faut toujours s'excuser de parler peinture », c'est
en ces termes que Paul Valéry entame une étude dans la¬
quelle, ayant ainsi pris ses précautions, il va pourtant
tenter de le faire. Qu'est-ce à dire ? Sinon qu'au moment
de se donner certains objets la parole se sent comme hon¬
teuse et prise de malaise. La peinture est un de ces objets.
doute et de l'insistance
Société des
ce que
Études Océaniennes
—
122
—
Comment s'en approcher ?
bal établir avec elle ? Pour
est
une
moment
troublée
Quel genre de commerce ver¬
qui s'en approche la peinture
terriblement intimidante. Il arrive
qu'au
proférée la parole devant elle s'arrêie,
chose
d'être
indécise, se mettant à vaciller dans son exer¬
reconnaissant plus elle-même. Un tel doute est
nécessaire : on le qualifierait volontiers de «métho¬
dique » ; il représente en effet le moment oh nous prenons
conscience devant uri objet ayant sa spécificité propre, de
cice,
et
ne se
la relativité de notre instrument
d'approche.
Dans les propos
d'un de nos plus grands peintres actuels,
Georges Braque, il y a une petite phrase qui peut presque
passer inaperçue et pourtant elle a une portée très grande.
Georges Braque énonce : « Faute de pouvoir adapter un
vocabulaire périmé, le
critique condamne ». Je ferais vo¬
lontiers à cette phrase le commentaire suivant.: long¬
temps le critique, fort d'un certain langage et de certaines
catégories du jugement, a tancé le peintre en lui deman¬
dant des comptes, en
l'apostrophant de loin en quelque
sorte. Le peintre a
quelquefois pu être troublé, cédant
à la priorité du
langage. Mais aujourd'hui la situation n'est
plus la même
formes
:
solidement installé dans
et de couleurs dont il
son
détient la clé
et
univers de
la certitude,
le
peintre, quand on l'interpelle au sujet de ce qu'il peut
avoir dans sa peinture, se retourne vers le critique et
lui propose de voir un peu mieux d'abord ce qu'il peut
y avoir dans son langage. C'est un échange de bons pro¬
cédés. Rassurez-vous, je ne traiterai
pas plu.-; avant la
question du rapport de la parole et de la peinture, car
on
pourrait en dire ce que le héros du Testament Espao-nnl rKr
liiimmn. rlr> Cnnh h fait
autre choce d'ailleurs,
y
nvflc
doctorat.
Rappelons-nous
simplement encore et dans cet ordre d'idée que Paul Gau¬
guin, excédé par certaines critiques a proposé un jour
au
Mercure un article de « contre-critique » comme il
l'appelait et dans lequel il s'était efforcé de «prouver que
les peintres en aucun cas n'ont besoin de l'appui et de
l'instruction
des
hommes
de
lettres
».
Il est très difficile de parler peinture et
faveur de nos jours est que la parole et
l'idée qui est
la peinture ne
peuvent vivre côte à côte que comme deux recherches,
deux noblesses qui réciproquement
s'obligent. La phrase
de Gauguin est significative : en aucun cas les peintres
en
Société des
Études
Océaniennes
—
123
—
n'ont besoin de l'appui et
lettres. Souvenons-nous de
de l'instruction des hommes de
quelle manière il s'en est pris
à Brunetièrc. Ce n'est pas parce que ce dernier est homme
de lettres et normalien qu'il aura raison en peinture.
Peut-être est-il probable au contraire que la connaissance
de la peinture ne soit chez lui qu'un certain espect de
l'exercice des lettres, ne se fonde que sur un prurit litté¬
raire. « Je vais essayer de parler peinture non en homme
de leitres mais en peintre » répliquera Gauguin. Qu'estce à dire '< sinon que la peinture revendique un décolle¬
ment de la culture, se resserre sur elle-même et cherche
il définir une sphère d'autonomie. Si les peintres sortent
de leur mutisme et se mettent à écrire sur la peinture
c'est c:i général contre la culture ambiante. C'est que le
fait de créer s'accompagne chez eux de la hantise de cer¬
tains problèmes et nécessités inhérentes à leur art et ils
écriront pour en fixer une prise de conscience. Car lors¬
que la culture au sein de laquelle ils vivent se met h parler
peinture ils ont toujours le sentiment qu'en réalité elle
n'en parle pas, qu'il s'agit d'autre chose. C'est dire aussi
qu'ils n'arrivent pas à se reconnaître dans cette culture,
qu'elle ne les « exprime » pas.
Jnversément et à la
longue, en face de l'art notre cul¬
appris à être plus timide. Il existe en art une pen¬
sée théorique, certes, mais cette pensée suit l'art et ne
le « précède » pas. L'œuvre d'art surgissant selon ses né¬
cessités spécifiques, la pensée s'y attelle après coup et
vise à en établir une « compréhension ». L'établissement de
cette compréhension relève de méthodes appropriées dont
on
connaît l'ampleur et la lucidité actuelle. Quiconque
s'est penché sur la Psychologie de l'Art de Malraux a
pu mesurer à quel élargissement des points de vue nous
en
sommes
train ds recourir pour suivre l'art, pour en
épouser les métamorphoses, en comprendre certains che¬
minements. La pensée doit savoir toucher aux valeurs les
plus vastes mais aussi s'infiltrer dans les recoins les plus
ture
tenus
a
:
elle doit savoir embrasser les cultures dans leurs
totalités, épouser le monde des sensibilités, consulter le
social, l'imaginaire, le monde des rêves et celui des my¬
thes mais aussi elle doit savoir déceler d'imperceptibles
métamorphoses dans les formes, interroger leur mode
d'apparition, plonger dans l'ésotérisme des procédés. On a
le sentiment que la parole et la pensée se trouvaient dis-
Société des
Études
Océaniennes
—
tancées
et
124
—
rétablir le dialogue, elles refourbis¬
conceptions.
Ces considérations qui ont pu
paraître nous éloigner un
instant de Paul Gauguin vont nous y ramener maintenant :
S'il faut toujours trembler au moment de
parler pein¬
ture, le trouble devient bien plus glaçant encore si au
sein de cette peinture nous nous
approchons de Paul Gau¬
guin. Il n'est pas difficile d'en trouver la raison et si vous
voulez nous allons l'évoquer ensemble :
Stéphane Mallarmé, cet être que Paul Gauguin aimait
tant, quand il se trouva devant la tombe de Verlaine pro¬
que, pour
sent leurs
armes
en
renouvelant les
mots : « La tombe aime tout de suite le si¬
Mais à peine énoncés, vous le sentez bien, leur
inflexion convient bien davantage encore à la tombe de
Paul Gauguin. Est-il un lieu qui soit plus écajrté, exilé
au sein du silence
que cette tombe ? Et elle est le sym¬
bole même d'une vie qui ne fût que cela en effet : vœu
de silence. A peine ouvrons-nous sa
correspondance, que
nonça ces
lence
nous
ci
:
».
tombons sur des injonctions gutturales comme
Il a été dit sur mon compte tout ce qu'on
celledevait
dire. Je désire unique¬
«
dire et tout
ce
qu'on devait ne pas
silence, le silence et encore le silence. Qu'on me
laisse mourir tranquille, oublié... » Du fond de sa retraite
des Marquises il envoie ce chant, d'une tonalité toute
bouddhique : « Nous avons épuisé ce que la parole peut
ment le
dire et
nous
immobiles
demeurons
comme
nous.
silence. Je regarde les fleurs
J'écoute les grands oiseaux sus¬
en
pendus dans l'espace, et je comprends la grande vérité
».
On ne peut s'avancer loin dans son œuvre sans rencontrer
d'autres défenses, innombrables : les visages qu'il a
peint.
Il semble qu'ils ne proféreront jamais aucune parole. Il
les
a
situés
dans
ce
«mystère»,
ce
«commencement»
qui le hanta, état d'avant la parole, et il émane d'eux une
étrangeté sans nom, comme s'ils nous atteignaient inté¬
rieurement en des régions où notre propre voix, pas plus
qu'aucune autre, n'existe. Nietzsche a dit : « Si tu re¬
gardes dans un abîme, l'abîme aussi regarde en toi ».
Etant sans commune mesure avec la parole, du
coup ces vi¬
sages la découragent.
Dans l'extrême coin gauche de sa grande composition :
d'où
\enons-nous
?
que
sommes-nous
? où allons-nous ?
étrange oiseau blanc tenant en sa patte un lézard re¬
présente, selon le commentaire du peintre lui-même, 1' « iun
Société des
Études
Océaniennes
—
125
—
nutilité des vaines
paroles ». Cela pourrait être une espèce
signature à une œuvre.
Van Gogh a dit de Gauguin qu'il avait «les yeux d'un
homme qui vient de la planète Mars ». Dans la mesure où
toute peinture vient de l'homme, la sienne est bien celle
d'une espèce de mutisme absolu, tragique, abyssal. Gom¬
ment proférer une seule parole sans avoir le sentiment d'un
sacrilège '<
Et pourtant il faut parler de Paul Gauguin.
de
La tâche serait d'abord d'en chercher les raisons.
Au moment d'écrire son Hommage à Gauguin, en tête
Lettres à Daniel de Montfreid, Victor Ségalen pen¬
des
sait
qu'il faut maintenant parler de lui, qu'il faut rompre
malgré toutes ses défenses, parce que Paul Gau¬
guin est mort, dit-il, parce qu'il nous appartient.
le silence
On pourrait trouver aujourd'hui une raison supplémen¬
taire, plus impérieuse encore : parce qu'il est entré dans
la gloire. La gloire de Paul Gauguin est aujourd'hui écla¬
tante : dans les Musées du monde entier, ses œuvres avoisineut les plus grandes parmi celles qui ont honoré la main
Gauguin, il suffit maintenant de dire ce
qu'il retentissent aussitôt dans le cœur de mil¬
liers d'hommes sur la terre... comme quoi ? C'est une ques¬
tion brusquement. On ne peut être tout à fait juste sans
être obligé de dire : comme un écho secourable. Si Van
Gogh a voulu « avec du rouge et du vert peindre les terri¬
bles passions humaines » il semble bien que Gauguin ait
voulu faire bien plus que peindre. Dans un monde qu'il
n'arrivait plus à aimer, il a cherché s'il ne serait pas possi¬
ble à l'âme d'édifier une nouvelle patrie et sur des toiles
étalant des couleurs en un certain ordre, il nous prend par
les yeux comme on prend par la main.
Ce nom, s'il sonne à l'émotion profonde, si, comme
celui de Rimbaud, il est chargé d'une vertu aussi bizarre
qu'un mana, c'est que : ce « peintre » nous savons qui
il fut. Mais à la question les scrupules du langage s'épou¬
de l'homme. Paul
nom
pour
il s'élève
Un poète
un cercle de feu, sur une hauteur in¬
cependant livrait une image : d'un
homme éprouvant pour la première fois sa virilité il nous
est dit qu'il fut semblable au cygne qui soudain prendrait
conscience de son plumage. Prononcer ce nom Paul Gau¬
guin, que cela nous fasse vivre qui il fut, il nait un instant
vantent et
dienne.
Société des
Études
Océaniennes
—
de
126
—
nature. En nous certaines possibilités-limite de
abruptement éclosent et dans la blancheur inves¬
tissent quelque irradiante
patrie solaire. Ce n'est pas pour
rien si, tel qu'il fut, il a toujours suscité avec tant d'in¬
sistance le mystère de son origine. (Mais en allant vers l'é¬
tat-civil, est-on dans la bonne direction?) « Ici-bas chu »
parmi nous, il informe d'un ailleurs et n'en a pas fini
cette
l'homme
de
nous
river à
notre
stupeur.
Si
j'essaie de savoir quel est le secret de tant de pres¬
tige, je ne trouve pas de réponse ; du moins voudrais-je
en formuler
une, provisoire : peut-être est-ce parce qu'il
fut réellement ce qu'il recherchait hors de lui si déses¬
pérément : une plénitude aurorale, assemblée autour de
son insoutenable
orgueil, comme astre déployant sa pro¬
pre gravitation. À côté de quoi il semble que l'homme ne
puisse plus donner que d'autres spectacles : se désassembler, se fragmenter, jusqu'à parfois nous faire accéder
dans l'intimité de ses propres ruines.
La
gloire, disions-nous, et
pour
en
revenir.
Le
poète Rilke examinant ce qu'est la gloire découvre à
propros de celle de Rodin qu'elle n'est finalement que « la
somme des malentendus
qui entourent un nom. » La condition du génie n est guère différente après sa mort qu'elle
ne l'était de son vivant
quand elle était faite d'indifférence.
Voilà pourquoi le devoir de la postérité est peut-être de
veiller à la pureté de la gloire comme on veille à la pu¬
reté d'un corps chimique.
Mais une telle image, charriée par le langage, voilà
qu'elle n'est pas satisfaisante : elle laisserait supposer
que Paul Gauguin et son œuvre puissent finalement se
réduire à quelque chose qui soit énonçable, définitive¬
ment concevable.
Or n'ai-je pas tout à l'heure essayé
de suggérer le contraire : en face de l'art la parole
n'estelle pas tout à fait relative ? Voyez les faits : toute criti¬
que comporte elle même sa critique ; l'histoire de Part
a
elle-même
son
histoire.
Notre attitude vis-à-vis du
génie et de la gloire ne peut
celle d'une nouvelle interrogation. Face à une vie,
à une œuvre arrêtée, la
postérité inaugure une série ouver¬
te de points de vue sut elle, et le
génie est ce muet défini¬
tif jeté à la question des vivants. En ce sens l'immortalité
pourrait être une espèce de torture : indéfiniment l'homme
être que
Société des
Études
Océaniennes
—
s'acharne
sur
lui arracher
ce
un
que
127
—
une vie pour y faire naître, pour
Car tel est bien notre rapport au
fut
sens.
génie. Ce qui rejette toujours et à nouveau! la postérité
vers lui n'est pas de l'ordre de la piété, ni un besoin de
connaissances, ni finalement la reconnaissance. Il n'y
a
qu'un état qui pourrait exprimer notre rapport à lui :
une espèce
de hantise. La fascination du génie vient de
ceci : on ne peut tourner les yeux vers lui sans qu'aus¬
sitôt nous le sentions là, plus vivant que les vivants,
mais comme en attente, en attente de sens, d'un sens à
créer. Sa présence quand elle fait irruption, tont se passe
comme
si elle
nous
enlevait tout repos pour nous
tirail¬
obliger à interroger encore. André Gide disait :
le génie, c'est le sentiment de la ressource.
Pour interroger ce soir la vie et l'œuvre de Paul Gauguin
je me placerais volontiers à un point de vue qui est vrai¬
ment le nôtre aujourd'hui : je veux parler du point de vue
océanien. Imaginant un homme moyen océanien, on peut
se
donner po u1 tache de répondre à deux questions qui
pourraient se poser à lui.
La première : Qui était Paul Gauguin quand il est ve¬
nu
parmi nous ?
La seconde : Pourquoi est-il venu parmi nous ? et qu'en
ler,
nous
est-il résulté.
réponse à la première question se conçoit sans at¬
: quand il arriva à Tahiti Paul Gauguin était un
des tout premiers peintres de son temps. Il n'y a aucune
exagération à dire : de son temps, car il appartenait à
cette école de peinture de Paris, qui, des impressionnistes
à nos grands maîtres contemporains s'est trouvé à la poin¬
te d'un art universel dont un esprit aussi avisé que celui
de Jean PauLhan a pu écrire récemment qu'il est « un art
de géants» et qu'il le faut placer «plus haut que la Re¬
naissance d'Italie, plus haut que la prospérité de Hol¬
lande ». « Qu'il y a une Beauté moderne, près de laquelle
pâlit la Beauté des Primitifs et celle des Classiques ». Mais
il ajoute aussitôt : « Il est plus difficile de nommer cette
La
tendre
Beauté».
Nous
revoici
au
bord d'une difficulté
sur
la¬
quelle nous venions buter déjà il y a quelques instants :
une difficulté de langage. Ce que l'art moderne, des im¬
pressionnistes à Braque à travers Gauguin, Van Gogh, ap¬
porte, cela est senti par « le plus petit garçon de la Terre
de Feu quand il vient à Montparnasse apprendre la pein-
Société
des»Études Océaniennes
—
128
—
»
Mais quand on veut formuler cet
apport avec pré¬
cision, la gêne commence. Cette Beauté, que Paulhan fi¬
nalement propose
d'appeler une Beauté « métaphysique »,
doit être elle-même l'objet d'une recherche. Peut-être est-ce
parce que nous n'avons pas encore assez de recul, peut-être
aussi parce que cet art a
apporté une rupture brutale et
ne nous a
pas encore laissé le temps de nous y accommo¬
der, peut être enfin parce qu'en art le langage est toujours
ture
retardataire.
Cependant, pour effectuer en travers de
qui en montrerait la texture on ne
cet art
tion
une sec¬
saurait trouver
d'abord de meilleur « témoin »
que le passage suivant
dré Malraux que
j'aimerais maintenant vous lire :
« Les
tableaux modernes ne sont
pas
à être accrochés
au
mu.
d'An¬
des objets destinés
d'un salon même si
on
che... Les gestes avec
les y accro¬
lesquels nous manions les- tableaux
que nous admirons (et pas seulement les chefs-d'œvre)
sont ceux
qui conviennent aux objets précieux : prenons
garde, ce sont aussi ceux de la vénération. Le musée qui
fut une collection, devient-et lui seul - une sorte de tem¬
ple : les Annonciations ne trouvent pas moins de recueille¬
ment à la National
Gallery de Washington quie dans les
églises d'Italie. Bien entendu une nature morte de Braque
n'est pas un objet sacré : Mais si elle n'est
pas une minia¬
ture bysantine, elle
appartient comme celle-ci à un autre
monde, et participe d'un dieu obscur qu'on veut appeler
la peinture et qui s'appelle l'art, comme la minia ure
par¬
ticipait du Pantocrator.
Le vocabulaire
-
religieux, ici, est irritant
existe pas d'autre. Cet art n'est
pas un
solu ; mais cet absolu a ses
; mais il n'en
dieu, c'est un ab-
fanatiques et
n'est pas une abstraction. Les indépendants
de leur art qu'avec, une
pudeur extrême,
si rarement, et
ses martyrs,
qui
qui
et
parlaient
va icinaient
ne
dont l'expression naturelle était la bouta¬
de, virent dans la fonction de l'art défendu par leurs ad¬
versaires officiels- plus que dans les œuvres de ceux-ci,
qu'ils se contentaient de railler- non une erreur, mais une
infamie. Les plus rigoureux honnirent jusqu'à tout acte
privé qui semblât s'accorder à la peinture ennemie : Re¬
noir rompit avec Degas parce que celui-ci lui adressa une
lettre insultante quand il reçut la
croix, qu'il n'avait pas
sollicitée. Qu'eût été à leurs
yeux un impressionniste qui
fut revenu à la peinture
académique, sinon un renégat ?
Société des
Études
Océaniennes
129
—
—
Qu'eussent-ils prononcé contre lui, sinon
nication ? Et comment
une
une ex-commu¬
accusation du monde ne serait-
elle
apparentée en rien au domaine religieux ?
Depuis le romantisme, le respect de l'art n'avait cessé de
grandir... Un Léonard, un Velasquez, qui ne peignaient qu'à
l'occasion, sont à l'opposé de Cézanne, pour qui la peinture
est une vocation. L'art moderne ne sait
plus ce que peut
être une idée exemplaire de l'homme, mais il nous suggère
souvent une idée exemplaite de l'artiste...
Il n'est pas une
religion mais il est une foi. Il n'est pas
sacré, mais il est la négation d'un monde impur ».
un
Mesdames
côté
que
ces
Messieurs, vous l'avez senti : Par quel¬
l'on se propose d'entamer l'art moderne,
donnent un la très pur, qui peut susciter
et
que
aperçus
bien des mélodies.
Une des
caractéristiques de l'époque moderne est que,
officiel, reconnu et sacralisé par des ins¬
titutions d'état, est né en quelque sorte un autre art.
Mais cet art a été représenté par des figures à tel point
géniales qu'elles ont réussi non seulement à imposer et à
faire reconnaître leurs œuvres par la postérité mais encore
à conférer à l'art un nouveau statut, à opérer une trans¬
mutation de valeurs, de sorte que ce qui se faisait appe¬
ler l'art a cessé depuis de pouvoir y prétendre tandis que
ce
qui n'était pas de l'art pensait-on mais mystification et
et objet de scandale, constitue maintenant la seule création
artistique authentique qui soit reconnue comme telle.
Mais comment cette transformation s'est-elle produite ?
à
côté de l'art
quelques décades, en dehors de l'art consacré par
régnantes, homologué par des institutions, un
certain nombre de tentatives privées se proposèrent, elles
aussi, et paradoxalement à l'écart, dans une attitude de re¬
fus et de défi, de reprendre en compte la peinture et
ces
tentatives portent les noms des grands impression¬
nistes, mais surtout et aussitôt après les trois noms de
Cézanne, Gauguin, Van Gogh. Il n'est pas dans mon pro¬
pos d'analyser les raisons de ce schisme au sein de l'art.
Il nous suffira simplement d'en retenir la marque pro¬
Il y a
les valeurs
à un moment donné de l'histoire de l'art, une
forme d'art, pour parler un langage dostoievskien, en quelque sorte passe sous terre, se réfugie dans un
souterrain et là, ivre de solitude et d'ascèse, elle avive
fonde
:
certaine
Société des
Études
Océaniennes
—
on
ne
sait
quel flambeau
130
—
au nom
d'étranges certitudes,
absolument individuelles.
L'acte créateur
devenir un phénomène
à travers les salles de
Musée où sont exposées les œuvres de certaines périodes
antérieures on a parfois le sentiment que c'est l'époque
qui a peint plutôt que des individus séparés. Les œuvres
présentent en effet de vastes similitudes tant par l'accep¬
tation d'un style et de certains sujets que par leur fi¬
délité à ces entités. Chose curieuse, les noms au bas des
toiles ne nous retiennent alors guère. A travers les ta-t
bleaux du fond du temps ce qui chante c'est avant tout
un certain moment collectif de la
peinture plutôt qu'une
série de cris humains. Nulle part ce surgissement stri-i
dent de l'individu qui depuis a tant bouleversé la pein¬
ture jusqu'à nous obliger à la reconsidérer, à distinguer
par exemple entre production et création.
en
individuel, isolé. Si
peinture
nous
va
passons
Analysant aujourd'hui ces créations isolées et leur si¬
nous reconnaissons une transmutation : nous
avons
coutume de dire que l'on assiste à l'époque de
l'impressionnisme à la « libération » de la peinture. Mais
retenons que : les peintres savaient, de leur vivant, que les
œuvres
qui sortaient de leurs mains avaient cette signi¬
fication. Gauguin s'est nommé lui-même le «libérateur
des arts plastiques ». Pour qu'ils nous aient ainsi devancés
en matière de
critique il fallait qu'ils fussent eux-mêmes et
chacun en particulier non seulement peintres mais d'a¬
bord des critiques de la peinture. C'est ce qui les carac¬
gnification
térisera
d'abord et essentiellement comme artistes mo¬
dernes. Une des particularités de l'art moderne pourraiton dire est
que la faculté créatrice soit doublée d'un sens
critique étendu. Cela est vrai en littérature aussi bien
que dans les arts plastiques. Si l'on songe à des œuvres
comme celles de
Gauguin ou de Cézanne cette co-existence
de la faculté critique avec la faculté créatrice appelle
aussitôt une mise au point supplémentaire : on ne peut
absolument pas imaginer la première sans la seconde. Je
veux dire
que les œuvres de Gauguin et de Gé anne n'au¬
raient pas pu voir le jour si une faculté critique très aigrie
et des plus lucides de leur
temps, ne leur avait pas pré¬
existé. L'acte critique non seulement est inséparable de
l'acte créateur mais
encore
il lui
est
antérieur.
Cézanne, Van Gogh, Gauguin, c'est l'irruption de l'in-
Société des
Études
Océaniennes
—
131
—
peinture. Je voudrais encore exprimer par là
qu'au lieu de recevoir de leur époque une peinture toute
faite avec une esthétique, des recettes et leur adéqua¬
tion à un public, une « fonction » de l'art, des carrières,
ensemble de conditions qui définissent une certaine si¬
tuation de l'art au sein de laquelle ils auraient pu vivre
et en échange de la sérénité produire, au lieu de cela ils
vont se proposer de faire de la peinture leur aventure
personnelle.
Mais cette aventure commence toujours par s'édifier
sur urt certain sol criticiste : c'est parce qu'ils ont d'abord,
acquis l'étonnante faculté de pouvoir juger en matière de
peinture et d'une manière autre que celle qui avait cours,
c'est parce qu'une inquiétude les poussait non seulement
à peindre mais encore en peignant à prendre une cons¬
cience toujours plus profonde des problèmes qui se po¬
saient à la peinture de leur temtps qu'ils ont pu orienter
leur création dans une certaine direction qui, pour la
postérité picturale, fut décisive.
Mais il faut ici serrer de près ce terme de « critique ».
Ce mot éveille habituellement l'idée d'une réflexion qui,
sur fond d'insatisfaction se proposerait d'apporter un cer¬
tain perfectionnement. L'acte critique s'attacherait alors
à une certaine peinture déjà existante et viserait à lui
faire subir des modifications : y introduire de nouveaux
procédés, la faire bénéficier d'une nouvelle orientation de
la vision, etc. Une telle notion de la critique, si par un
certain côté elle traduit la situation au moment de l'im¬
pressionnisme, est cependant insuffisante. Il faut y re¬
garder de plus près.
Gauguin a connu à ses débuts le peintre impression¬
niste Pissarro, dont il parlera toujte sa vie avec effusion.
Sans vouloir m'engager sur le terrain trop controversé
des influences il est cependant probable que c'est Pissarro
qui a appris à Gauguin à penser la nouvelle peinture
(Pissarro, qui devait également gagner Cézanne à l'im¬
pressionnisme ). Or on rapporte de Pissarro une phrase
qui nous mettra sur une voie : « J'ai senti que s'émanci¬
pait ma conscience dès les jou|rs où s'émancipèrent mes
yeux» disait-il. On voit par là que, issu de certains
problèmes de la vision et des techniques, l'acte cri¬
tique va ébranler la totalité de l'homme peignant. Cette
conscience une fois éveillée, et pour poursuivre l'«éman-.
dividu
en
Société des
Études
Océaniennes
—
cipation
—
étendre de proche
», va
réflexion.
132
Elle
sera
amenée
à
en
proche
remonter
son
aux
champ de
fondements
môme de
l'art, à y faire la part de l'héritage, à y dé¬
impuretés latérales, les compromissions, les com¬
modités, finalement à remettre en question cette situation
même de la peinture. L'effet ne tardera
pas. Ce que vou¬
dront instaurer à partir de l'impressionnisme certains
pein¬
tres c'est bien moins une nouvelle manière de
peindre
qu'une nouvelle attitude de l'homme en face de la
peinture.
celer les
Ils
seront le
tour de leurs
curcissaient
point de mire des sarcasmes, il régnait au¬
une
atmosphère de malédiction, qu'obs¬
noms
encore
les
tribulations de
certaines
vies. Les
peintres
se plaignaient de cette hostilité et lutteront pour
l'entrée des Salons et les suffrages des jurys.
Cependant
les impressionnistes puis Cézanne,
Gauguin, ont su que
l'attitude de leurs contemporains à leur égard, telle qu'elle
se
manifestait, n'était
que
l'expression d'une nécessité.
Chacun d'eux savait que si le droit de cité voulait être ob¬
tenu en art il suffisait de revenir à la
peinture acadé¬
mique ; en excluant totalement cette éventualité, le peintre
acceptait donc, choisissait lui-tnême sa part de «malé¬
diction ». Alors cette dérision, cette malédiction, en étant
leur seule issue, par un retournement, une ressource de
l'âme dont une certaine pensée récente nous a donné à
comprendre le sens, au lieu de le subir, quelques-uns dé¬
cidèrent que es climat leur convenait, dorénavant le reven¬
diquèrent, n'en voulurent plus d'autre. Cézanne était cet
homme qui vécut en dehors de son temps,
décourageant
toute approche ; ainsi que
Degas. Gauguin ce fut cet
-ermite qui, vous le savez bien, mettant un grand S,
par¬
lait de la Société en des termes
qui ne trompent pas : il
s'en excluait. Puisqu'ils voulaient
peindre selon d'intimes
certitudes l'ostracisme, bizarrement, ce n'était plus une
mesure pesant de l'extérieur, mais il
surgissait de l'inté¬
rieur, faisant partie intégrante de la vocation. Pour pou¬
voir vivre, s'estimer, avoir raison contre tout le monde,
l'écart, la solitude ce seront détermination des existences
et il y aura là déjà un
anathème : contre un certain de¬
hors, avec lequel on ne veut plus avoir partie liée. Mal¬
larmé a défini cette dialectique : il a décrit la situation
du poète comme étant celle d'un homme «
qui s'isole pour
sculpter son propre tombeau». C'est qu'en effet se sachant
Société des
Études
Océaniennes
—
133
—
hors la loi
»
le créateur ne peut que choisir la seule
qui est d'apticiper sur le défi en se mettant
dans ce qu'il a appelé un état de « grève devant la so¬
ciété ». C'est pourquoi quand le dehors interfère avec ces
vies, c'est pour être mis en accusation. On reconnaît là le
style de vie de Gauguin, car s'il a cherché très tôt à dé¬
passer les techniques impressionnistes, du moins chez lui
aussi et au plus haut degré la peinture restera enracinée
jusqu'à la fin dans une telle tension de l'existence.
Un autre mouvement, contemporain de l'impressionnisme,
allait ébranler l'art jusque dans ses fondements et conte¬
nait une force capable de remettre en question en l'hom¬
me ses
rapports avec la société : le wagnérisme. Debussy,
qui avait la prémonition de nouveaux mondes sonores et
qui haïssait la musique soumise aux contraintes tradition¬
nelles a dit ce qu'avait représenté pour lui la découverte
la « libération » par le wagnérisme : « J'étais alors wagiiériôn jusqu'à renier les lois les plus simples de la ci¬
vilisation ». Ne retrouvons-nous pas là également une nou¬
velle conception en art qui par l'ébranlement total auquel
«
issue libre
elle soumet l'homme entraîne
tude de vie ?
avec
elle
une
nouvelle atti¬
Les
peintres l'avaient bien compris. Certains parmi ceux
qui entouraient Gauguin à Pont-Aven prirent le nom de
Nabis (prophète en hébreu) et voici comment Maurice
Denis les définit : « Il ( Paul Sérusier ) nous donnait un
nom
qui, vis-à-vis des Ateliers, faisait de nous des initiés,
une sorte de société d'allure
mystique, et proclamait que
l'état d'enthousiasme prophétique nous était naturel. » Or
dans une lettre de Sérusier à ce même Maurice Denis et
datée de 1889 au Pou!du on peut lire : « Je suis arrivé
hier sur ces plages magnifiques où je vais vivre quinze
jours, seul avec Gauguin, sans distraction, sans souci et
sans
apéritif. Je suis pris d'une fièvre de travail, tout va
bien. Sois avec moi par la pensée, je crois qu;e je vais
enfin faire quelque chose de propre.
Au plaisir de te revoir, frère Nabi, je me sens si heu¬
reux
que je voudrais te faire partager mon bonheur...
Avant de fermer cette épistre je veux transcrire ce que
j'ai puisé dans un livre et écrit sur le mur de notre salle.
C'est
«
des
notre
Credo à
Je crois à
un
nous
:
jugement dernier où seront condamnés à
ceux qui en ce monde auront osé
peines terribles tous
Société des
Études
Océaniennes
—
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—
trafiquer de l'art sublime et chaste, tous ceux qui l'au¬
ront souillé et dégradé par la bassesse de leurs senti¬
ments, par leur vile convoitise pour les jouissances ma¬
térielles.
Je crois
qu'en revanche les disciples fidèles du grand
glorifiés et qu'enveloppés d'un céleste tissu de
rayons, de parfums, d'accords mélodieux, ils retourneront
se
perdre pour l'éternité au sein de la divine source de
toute harmonie. ( Richard Wagner ) ».
«
art
seront
Richard
Wagner, secondé, du moins pendant une partie
le grand théoricien qu'était Nietzche venait
d'apporter à une Europe médusée mais prête à l'accueillir
le concept de 1' « art-religion », qui, comme vous voyez}
allait commencer par faire tomber toutes les cloisons. La
force que contenait le wagnérisme c'était d'apporter une
nouvelle idée de l'art, de le penser à neuf en lui conférant
un sens
métaphysique. Aussi, dans l'impureté du siècle le
wagnérisme allait-il atteindre en plein cœur le monde de
de
sa
l'art
vie par
en
lui faisant entrevoir le
sens
d'une noblesse dont
on
plus rien et qui faisait d'elle soudain une formi¬
dable découverte. C'est pourquoi, si en peinture des pein¬
tres cherchaient à l'aveuglette une nouvelle attitude de vie,
savait
ne
sachant
ne
comment
rable, cherchant
parlera
tendre,
pour eux
un
credo
un
briser
une
nouveau
tradition devenue intolé¬
point de départ, Wagner
et deviendra, comme vous venez
que
l'on écrit
de l'en¬
au mur.
En même temps les arts vont confluer, comme peut-être
jamais ils ne l'ont fait. Gauguin qui a dit : « J'aime la
critique quand elle m'instruit » a reproduit in extenso dans
Avant et Après un article du critique Delaroche qui com-
mence
ainsi
:
Il est hors de doute,
aujourd'hui, que les divers arts,
poésie, musique, après avoir suivi séparément
des routes longtemps glorieuses, pris d'un soudain ma¬
laise qui fait éclater leurs mornes séculaires désormais trop
étroits, tendent, comme pour mélanger leurs flots en un
lit primitif commun, élargi, à déborder sur les territoires
prochains,
Sur les ruines de vénérables édifices et de leur synthèse
dont un monde esthétique se lève, inouï, paradoxal, sans
règles définies, sans classifications, aux frontières flottan¬
tes et imprécises, mais riche, intense, puissant, d'autant
«
peinture,
Société des
Études Océaniennes
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—
fibres
qu'il est sans limites, idoine à émouvoir jusqu'aux
les plus mystérieuses de l'être humain.
gardiens stricts du temple, perdus en ce cataclysme
impuissants à utiliser les petites étiquettes qu'ils ai¬
maient coller sur le dos de chaque manifestation intellec¬
tuelle, s'en affligent : mais qu'y faire ? Mesure-t-on la
vague et définit-on la tempête ? D'aucuns, croyant l'en¬
rayer, mais qui témoignèrent ainsi de peu d'aptitude à
se
spiritualiser, essayèrent quelques airs de flûte bien
pauvres et puérils : car le ridicule n'a que faire en art.
Au reste, les artistes n'eurent point à s'en plaindre : on
ne raille que les forts, le reste inspire plutôt la pitié. D'au¬
tres invoquèrent lamentablement l'esprit gaulois, les races
latines, l'éducation grecque, etc... qui n'étaient pas en
cause, et pensèrent avoir démontré par A plus B l'illégi¬
timité et l'avortement final de cette évolution. Cependant,
les réponses leur arrivaient de tous côtés, irréfragables :
par le lyrisme musical de Wagner et de son école, par les
poèmes des écrivains symbolistes, par les toiles, pleines
de merveilleux, des peintres récents. »
Les
et
Littéiature, arts plastiques,
musique en quelque sorte se
Mardis
Mal¬
«trouvent», mais selon une neuve déclivité. Aux
de la rue de Rome où pour toute une génération
un professeur d'esthétique et de no¬
stimulateur, il y eut aussi des peintres : Odilon
Redon, Whistler. Gauguin lui-même y apparut. Inversément avec Satié et Debussy une musique nouvelle se don¬
nait expressément comme modèle les peintres impression¬
nistes. "Poser la question du sens de ces rencontres peut
amener à eu relever deux aspects. Il se trouve d'abord que
larmé
devait être
blesse,
un
arts débouchent tous sur une intention commune :
inaugurer ce qu'on a voulu appeler une nouvelle « saison
de l'esprit » ou encore avec André Lhote un nouveau
«
cycle de la sensibilité ». Baudelaire avait créé le mythe
fertile des correspondances et le symbolisme a vécu sur
le sentiment profond de la mystérieuse unité de toutes
choses. Une confluence esthétique des arts trouvait là un
les
sol propice. Mais d'un autre
tent liés par ce changement
à revenir dans un instant. Ce
côté encore les arts se sen¬
d'attitude auquel nous aurons
qui se retrouve à travers eux
volonté de refus. Cézanne, Renoir, Gauguin, Seurat, "V erlaine, Rimbaud, Mallarmé, Satié, Debussy sont des
existences qui doivent leur fécondité au fait qu'elles sont
c'est
une
Société des
Études
Océaniennes
—
issues
d'un
136
—
Mais cela n'ira pas sans
qu'elles inau¬
de relation. Si le dia¬
a quelquefois été un être de raison,
si ce qui « passait » d'un art à l'autre c'étaient des thè¬
mes, des « sujets », bref si les arts se joignaient à travers
une culture, ii semble bien
que nous rencontrions ici une
non.
gurent entre elles un
logue entre les arts
nouveau genre
communication d'un autre ordre, une solidarité
à fout contenu de l'art, précédant toute culture.
antérieure
C'est
qu'on vient de découvrir que la littérature diffère
essence de la
quatrième page des journaux ; la
poésie tordant son cou à la rhétorique pose des pas inu¬
sités sur le sol frémissant de 1' « impair » ; des peintres
disent qu'avant d'être quoi que ce soit un tableau c'est au
dans
sein
son
d'un
semblées
„
cadre
des
couleurs
« en
un
certain
ordre
as¬
savoir dessiner n'est pas synonyme de
bien dessiner ; ce n'est pas à Rome pense un lauréat que
l'on apprend la musique et se détournant de la syntaxe
syn;phonique à l'usage des « mandarins » va se faire une
oreille neuve au contact des rêveries indonésiennes pour
sortir la musique elle aussi de son aire académique vers
le « plein air » et lui faire servir de son côté une « reli¬
gion de lu mystérieuse nature ». Il en naissait une triple
métamorphose : du tissu verbal en poésie ; du monde des
formes et de la représentation en peinture ; de l'univers
sonore en
musique. Mais à partir de ces intentions des
hommes vont tous être également «livrés aux bêtes», se
trouver face "a une commune dérision. Le « goût » de
l'époque, mur à l'abri duquel dort une multitude il suffi¬
sait de s'en écarter pour être seul sous les clameurs. II
est dénié à l'entreprise
jusqu'à tout sens ; à l'avance
elle n'en aura qu'un seul : affectation, délire
d'originalité, fumisterie. C'est pourquoi si d'un art à l'autre et
contre leur temps des hommes se recherchent, s'estiment,
se défendent, c'est
parce qu'ils ont reconnu qu'à travers
l'artificiel cloisonnage transpirent des signes : intuitions
consanguines, conflits familiers. Ils vivront l'art commet
un, ayant senti que l'attitude de création, la poiêsis, les
renvoyait tous à un même destin. Et ce qui « passe » d'un
art à l'autre c'est moins une
réponse à la question : com¬
ment créer, qu'une réponse à celle-ci : comment vivre
pour cette création ?
( à suivre )
».
que
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Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 104