B98735210103_073.pdf
- Texte
-
N° 73
TOME VIr
(N° 2)
JUIN 1945
Anthropologie
Histoire
—
des
—
Ethnologie
—
Philologie.
Institutions et Antiquités
populations maories.
Littérature et Folklore.
Astronomie
—
Océanographie
IMPRIMERIE
A
DU
Sciences naturelles
GOUVERNEMENT
PAPEETE
Société des
—
(TAHITI)
Études Océaniennes
Les articles
teur
à la
publiés dans le Bulletin, exceptés ceux dont l'au¬
ses droits, peuvent être traduits et
reproduits*
condition expresse que l'origine et l'auteur en seront men¬
a
réservé
tionnés.
Toutes communications relatives
la
Société, doivent être adressées
Papeete, Tahiti.
Le Bulletin est
Prix de
ce
au
Bulletin,
au
au
Président.
envoyé gratuitement à tous
ses
Musée
10
Cotisation annuelle cles Membres-résidents
en
français
Cotisation annuelle des
étrangers
à
110,
Membres.
numéro
Cotisation annuelle des Membres résidant
ou
Boîte
fr.
»
40
francs.
50
franes.
3
dollars.
pays
SOUSCRIPTION UNIQUE.
Membre à vie résidant
en
Membre à vie résidant à
France
ou
dans
ses
colonies. 500
l'Etranger, six livres sterling
fr.
ou
trente dollars.
Avantages de
faire recevoir Membre a vie pour cette som¬
(Article 24 du Règlement Inté¬
rieur, Bulletins N° 17 et N° 29).
me
versée
i° Le
une
se
fois pour toutes.
Bulletin continuera à lui êtreadressé, quand bien même
il cesserait d'être Membre résidant cà Tahiti.
2°
Le Membre à vie n'a
paiement de
sa
plus à se préoccuper de l'envoi ou du
cotisation annuelle, c'est une dépense et un souci
de moins.
lïn conséquence : Dans leur intérêt et
sont invités à devenir Membre à vie:
celui de la Société,
TOUS CEUX qui, résidant hors de Tahiti, désirent recevoir le
Bulletin.
TOUS LES
jeunes Membres de la Société.
TOUS CEUX
qui, quittant Tahiti, s'y intéressent quand même.
ce
la
SOCIÉTÉ D'ÉTUDES
OCÉANIENNES
(P O LYNÉSIE O RI ENTALE,
TOME VII
A"
73.—
(N°2 )
.FIJ ï N
('£» 4 5.
SO jYLTs/C A. T IE&IE3
Pages
Compte rendu de PAssemfoiée générale
du 14 mai 1945
Littérature
et
....
47
Histoire
Le
mirage et l'exotisme tahitiens dans la littérature
(H. Jacquier) (suite)
50
EUiiiogs'apliie.
Essai de reconstitution des
l'Ancien Tahiti
mœurs
et coutumes de
(Rey-Lescure) (suite)
77
Divers,
Brest et le
Arrêté
Pacifique
86
466 a,p. du 30 mai 1945 approuvant la
constitution du Bureau de la Société des Etudes
Océaniennes
n°
Avis
87
88
Société des
Études
Océaniennes
Le Comité de la Société des Etudes
Océaniennes
a
le grand
regret d'apprendre à ses Membres le décès de son Président
Monsieur Edouard Ahnne, Chevalier de la Légion d'Honneur
Compagnon de l'Ordre de la Libération.
dix-sept ans, Monsieur Ahnne fut à la tête de cette
Assemblée et, par son intelligence, son dévouement, son ac¬
tivité et son érudition remarquable; il a contribué, pour une
grande part, à la vitalité de ce groupement.
Son vœu le plus cher était de consacrer ses dernières an¬
nées à ce petit Cercle intellectuel auquel allait toute son af¬
fection. La mort l'a surpris au moment où il réalisait ses
vœux et la Société des Etudes Océaniennes lui gardera tou¬
et
Durant
jours son plus cher souvenir.
Société des
Études
Océaniennes
ASSEMBLEE
sous
GENERALE DU 14
MAI
1945
la présidence d'honneur de Monsieur le (Gouverneur Orselli-
La date de réunion de cette Assemblée a été reculée en
raison du décès de son Président Monsieur Edouard Ahnne survenu
Etaient
peu
de jours auparavant.
présents parmi les membres du bureau
Le Dr Rollin
M. Cabouret
M.
Vice-Président
Trésorier
Rey Lescure
Absents
:
Assesseur
:
M. Poroi
Excusé
M. P. I. Nordmann
En voyage.
La séance est ouverte à 17 h. 30. Le Dr Rollin
après avoir souhaité la bienvenue à Monsieur le Gouverneur évo¬
que en termes émus le souvenir du défunt président Mon¬
sieur Edouard Ahnne qui pendant 17 ans fut à la tête de
cette Assemblée. Il rappelle en particulier
la haute intelli¬
gence, l'activité et la grande connaissance des questions
océaniennes de celui qui pendant si longtemps fut l'âme
de notre groupement.
Se faisant l'interprète
tous les membres de la Société il renouvelle
léances à la famille éprouvée.
au nom de
ses condo¬
Rendant ensuite
rapidement compte de l'activité de la
depuis l'Assemblée générale du 3 avril 1943,1e viceprésident signale que le nombre des Sociétaires s'élève
maintenant à 214 ce qui, en raison des temps
difficiles
que nous traversons, est malgré tout encourageant pour
Société
l'avenir. Par contre, le Bulletin trimestriel n'a
pu
et
paraître
grâce à la bienveillance du Gouverneur, que
deux fois par an, ce qui évidemment ne constitue
qu'un
simple témoignage de continuité de la compagnie qui en¬
encore
tre maintenant dans sa 28e année.
Société des
Études
Océaniennes
48
_
-■
invitant l'Assemblée à
procéder
par son vote au renouvellement du bureau. La parole est
alots donnée à M. Cabouret, trésorier.
Le Dr Roi 11 n termine
en
Résumé de la situation financière.
Solde
caisse
en
Recettes
au
2.276,29
31 mars 1943
depuis cette date
22.240
Total
24.s
Dépenses
Solde
en
pour
la même période
18.280
6.236,29
caisse
répartissent ainsi
Les recettes et les dépenses se
Achat d'un tableau
Allocation du service
local
:
Dépenses
Recettes
11.700
Cotisations
16,29
3
objets marquisiens
i.oio
1.000
Salaire de la bibliothé-
encais-
sées
8-77°
Dons divers
I-77°
11.600
caire
Frais d'encaissement
des cotisations et
du bureau
Total
22.240
*
1.980
Total
18.280
L'Assemblée
procède alors au vote, il y a 22 membres
présents et deux procurations déposées sur le bureau. Le
dépouillement des bulletins a donné le résultat suivant
qui, sous réserve de l'approbation de Monsieur le Gouver¬
neur, représente la constitution du bureau :
M. de Monîezun Président
M.
Rey Lescure Vice-Président 20
M. Cabouret
Le
Trésorier
voix
voix
20voix
Secrétaire
23
M. Poroi
Assesseur
23
voix
voix
Dr Rollin
—
22
voix
M.
jacquier
nouveau
zun se
23
id
—
bureau
lève pour
prend place et Monsieur de Monîe¬
remercier l'Assemblée ; il dit toute l'émo-
Société des
Études Océaniennes
_
49
—
tion
qu'il ressent en prenant la place de l'homme érudit
grand Français qui l'a précédé. 11 fait part de l'intérêt
qu'il a toujours porté aux sciences anthropologiques en
particulier. A Paris, Monsieur de Monlezun a tait partie de
la brillante Société présidée par le Dr. Rivet; il s'est inté¬
ressé, au cours de nombreux séjours en Amérique du Sud,
à toutes les questions touchant à l'histoire de ce Conti¬
nent. Son premier soin en arrivant à Tahiti fut de se taire
et du
admettre
comme
Membre de la Société d'Etudes Océanien¬
Le Président rappelle l'utilité incontestable de ce pe¬
groupement intellectuel dans une Colonie si éloignée,
et les résultais obtenus jusqu'ici, en liaisons avec d'autres
Sociétés Savantes, dans les questions intéressant l'histoire
du Pacifique. En terminant M. de Monlezun souhaite qu'en
raison des temps meilleurs qui se préparent, la Société
puisse reprendre son activité normale. 11 émet l'idée que
la fête du Folklore, qui connaissait autrefois un si vif suc¬
cès puisse être rétablie bientôt.
L'Assemblée applaudit le discours de Monsieur de Mon¬
nes.
tit
.
lezun et la séance est levée à 18 h 45.
Société des
Études Océaniennes
—
Le mirage et
50
—
l'exotisme tahitiens dans la littérature (1)
( suite )
III
Tahiti, " Terre d'Utopie'' ( staite )
Je lui ai appliqué le nom d'Utopie que Tho¬
mas
Morus
avait donné
à
sa
république
idéale.
COMMERSON.
Il
se
trouvait à bord de la "Boudeuse "
un
admirateur fa¬
natique des idées de Rousseau, c'était Philibert Commerson,
le fameux naturaliste. Au cours d'un voyage auteur du monde
où les péripéties et les occasions d'étudier les mœurs primi¬
tives ne manquaient pas, ce bouillant philosophe ne se dépar¬
tira pas un instant de l'attitude qu'il s'est fixée avec un parti
pris évident il niera délibérément tous les faits qui semblent
contraires au sens de ses idées. Ce remarquable botaniste qui
à première vue fixait aussitôt une espèce inconnue dans une
division, un embranchement, une famille et un genre, était
affligé par contre d'une regrettable myopie lorsqu'il s'avisait
d'étudier l'espèce humaine. Aussi son apologie de l'état de
nature ne manque pas de paradoxes, sa défense des Tahitiens
en est un exemple : « Je ne les quitterai pas, ces chers Tahi¬
tiens, sans les avoir lavés d'une injure qu'on leur a faite en
les traitant de voleurs. I! est vrai qu'ils nous ont enlevé beau¬
coup de choses, et cela même avec une dextérité qui ferait
honneur au plus habile filou de Paris : mais méritent-ils pour
cela le nom de voleurs ? (2) Il est évident qu'à moins de
(1) Voir B.S.E.O. N° 72.
(2) Montessus - Biographie et martyrologe de Commerson.
Société des
Études
Océaniennes
_
51
—
changer la signification du mot " vol " au dictionnaire, il de¬
vient malaisé de définir autrement cette action. Mais Com-
précurseur de Proudhon, trouve pour justifier la
ingénieuse explication: "Voyons
ce que c'est que le vol? C'est l'enlèvement d'une chose qui
est en propriété à un autre, mais ce droit de propriété est-il
dans la nature ? Non : il est de pure convention, or aucune
convention n'oblige qu'elle 11e soit connue et acceptée... donc
l'acte d'enlèvement qu'il (le Tahitien) vous a fait d'une chose
qui excite sa curiosité n'est selon lui qu'un acte d'équité na¬
turelle par laquelle il vous sait faire exécuter comme il s'exé¬
cuterait lui-même. Je ne vois pas l'ombre de vol là-dedans".
Précisément au cours de l'escale un Tahitien est pris en fla¬
merson, en
conduite desTahitiens une
grant délit de " restitution naturelle " : « J'ai vu, dit Commerson, la canne d'un officier levé
sur lui : comme on le
prenait dans cette supercherie dont on n'ignorait pas le gé¬
néreux motif (!), je me jetai avec indignation entre eux, au
hasard d'en recevoir la décharge moi-même. Telle est l'âme
des marins, sur laquelle Jean-Jacques Rousseau place judi¬
cieusement un point de doute et d'interrogation. » (1)
conçoit aisément que le malheureux Commerson se soit
plaint du peu d'égard de ses compagnons de voyage vis à-vis
de lui. Ce civil embarqué avec des marins devait avoir des
étonnements de parlementaire en mission sur un croiseur,
perdu dans ses classifications botaniques il n'en sortait que
pour émettre des paradoxes invraisemblables et qui devaient
agacer prodigieusement le " carré" comme on dirait aujour¬
d'hui. D'ailleurs tout en émettant des doutes sur la valeur de
On
propriété il écrivait au même moment une lettre énergique
sujet de l'administrateur de ses biens en France qu'il ac¬
cusait de vol en ajoutant " qu'il lui ferait rendre gorge ". En
ami de l'égalité sociale et en haine des grands personnages il
avait décidé d'embarquer au départ de France sur "l'Etoile"
dont l'état-major surtout constitué par des officiers delà ma¬
la
au
il) Allusion à la note dédaigneuse de. Rousseau sur
gateurs ainsi que sur les marins en général.
Société des
Études
les relations des navi¬
Océaniennes
—
52
—
rine marchande lui
permettait d'éviter la compagnie des offi¬
prince de Nassau de la " Boudeuse
Cependant à la première escale il se hâtait de débarquer de
L'Etoile " cette « caverne deCacus, dit-il, où régnaient les
officiers bleus, pêcheurs de morues et pirates, hostiles par
esprit de corps à la marine du roi, qui, ajuste titre, les mé¬
prisait souverainement, » Avec satisfaction il retrouvait sur la
Boudeuse " des " gens de naissance et de mérite " — A Riode-Janeiro il avait, écrit-il avec complaisance, " Table ouverte
chez le vice-roi " ce qui semble flatter particulièrement sa
vanité. Après la découverte de l'identité de Jeanne Baret la
situation de Commerson devint plus délicate, malgré ses pro¬
testations l'équipage devait l'accabler de sarcasmes ; il faut
convenir que ce philosophe égalitaire non seulement contre¬
venait sérieusement aux règlements maritimes mais avait une
singulière façon de comprendre l'égalité pour tous des droits
ciers nobles et celle du
"
"
et des devoirs.
#
*
#
IV
Ce
"
Vénusbcrg
L'homme est ainsi fait, il n'a pas
retenu les formes gou¬
vernementales, les idées religieuses desO-ïaïtiens, mais dans
sa mémoire sont gravées en traits de feu les peintures libres
d'un sensualisme dans toute sa naïveté, des tableaux de l'Aibane à coloris remarquable par sa nudité. Pour lui O-Taïti
est le
paradis de Mahomet où l'âme n'est pour rien dans les
plaisirs des sens qu'il prodigue. " (1) C'est ainsi que Lesson,
pharmacien de la marine et membre de l'Institut qui accom¬
pagnait Dumont d'Urville dans son voyage de circumnaviga¬
tion en 1823 s'exprime au début du chapitre concernant Ta¬
hiti. On savait déjà universellement, à peine les relations de
Bougainville et de Cook étaient-elles connues, que les naviga¬
teurs et leurs équipages avaient trouvé auprès du beau sexe
tahitien d'appréciables compensations à la monotonie des
voyages.
(1) Lesson. Voyage autour du monde
Société des
Études
sur
la " Coquille".
Océaniennes
—
53
Il est curieux de comparer
—
dans les diverses relations la
façon dont chaque auteur essaie de décrire cette particularité.
Si les rapports officiels publiés dans la prude Angleterre sous
ie contrôle de l'Amirauté se bornent à signaler le degré de
à Tahiti en déplorant 1e préjudice qu'il
équipages, Sparmann avoue que '• les
Tahitiennes avaient un défaut qui, celui-là, était considéré
par nos marins comme désirable et charmant ; la majeure par¬
tie de celles qui n'étaient pas mariées, non seulement ne con¬
sidéraient pas comme un manquement les relations avec
l'autre sexe et les liaisons qui en résultaient, mais ne faisaient
même rien pour s'y opposer." Ces nymphes ne se conten¬
taient d'ailleurs pas d'une détense pleine de promesses, elles
passaient directement à l'attaque.
Banks et Solanders les deux naturalistes faisant partie de
l'expédition de Cook ne manquent certes pas d'humour lors¬
qu'ils décrivent en vrais biologistes les avantages de l'escale
tahitienne. " Cette princesse ( la reine Oberea) compatissante
aux besoins de l'humanité, voulait contre l'avis de ses con¬
seillers, qu'on envoyât sur le champ aux étrangers une troupe
de jeunes filles avec un nombre suffisant de cochons. ïl était
difficile que la reine Oberea ouvrit un avis qui peignit mieux
sa bienfaisante sensibilité. Et, en effet, quelles offres plus gé¬
néreuses que des femmes et des cochons pour des marins qui
en avaient été privés depuis longtemps. " (1)
Des jeunes gens comme le chevalier Fesche de la " Bou¬
deuse " devaient apprécier particulièrement ce genre d'offran¬
de, cependant i'impudeur des insulaires l'effarouche un peu
et pour le coup notre jeune homme devient presque philoso¬
phe en avouant candidement " que la corruption de nos
mœurs nous a fait trouver du mal dans une action dans la¬
débauche qui règne
cause à la santé des
quelle ces gens, avec raison, ne trouvent que du bien. Il n'y a
que celui qui fait ou qui croit faire le mal qui craigne la lu¬
mière. "
de
(i) Journal d'un voyage autour du monde en 1768-1769-1770-1774. Traduit
l'anglais par M. de Fréville à Paris chez Saillant et Nyon. MDCCLXXII.
Société des
Études Océaniennes
—
84
—
catégorique " Là ni la honte, ni
pudeur n'exercent point leur tyrannie : la plus légère des
gazes flotte toujours au gré des vents et des désirs : l'acte de
créer son semblable est un acte de religion, les préludes en
sont encouragés par les vœux et les chants de tout le peuple
assemblé, et la fin célébrée par des applaudissements univer¬
sels, tout étranger est admis à participer à ces heureux mys¬
tères, c'est même un devoir de l'hospitalité que de les inviter,
de sorte que le bon utopien (Tahitien) jouit sans cesse ou du
sentiment de ses propres plaisirs ou du spectacle de ceux des
autres. " Voici élégamment décrit un amusement de société que
la morale et la police surtout semblent réprouver particuliè¬
rement. Faut-il pour cela imaginer les Tahitiens débauchés
et libidineux ? Pas le moins du monde "quelque censeur à
double rabat ne verra peut-être en tout cela qu'un déborde¬
ment de mœurs, une horrible prostitution, le cynisme le plus
effronté, mais il se trompera grossièrement lui-même en mé¬
connaissant l'état de l'homme naturel né essentiellement
Commersôn est bien plus
la
bon. "
(1)
Commerson découvre aux Tahitiens des qua¬
qu'eux-mêmes auraient été fort surpris de se voir attri¬
buer, ii remarque en particulier "l'honnêteté de leurs pro¬
cédés envers les femmes qui ne sont nullement subjuguées
chez eux, leur philadelphie entre eux tous, leur horreur pour
l'effusion du sang humain. " L'attention des Tahitiens pour
Il est vrai que
lités
leurs femmes
ont " l'art
non
se
révèle dans les moindres détails, ainsi ils
pas
de tisser le fil à fil de la toile, mais de la
faire sortir subitement toute faite de dessous le battoir, de la
goutte de pourpre en faveur des femmes de manière
que leur sûreté de tous les mois ne soit jamais trahie. " In¬
vention ingénieuse, sans doute, ii est cependant dommage
que de pareils détails aient empêché Commerson d'entrevoir
l'état de servitude de la femme à Tahiti.
colorer de
Bougainville avec tout le tact d'un galant homme et s'aid'images empruntées à l'antiquité et à la mythologie
dant
(1) Montessus
-
Biographie et martyrologe de Commerson.
Société des
Études Océaniennes
nous a
peinture très expres¬
les " scènes dignes du
laissé des mœurs tahitiennes une
sive. Les " doux chants de
l'hymen
pinceau de Boucher" et les "chansons anacréontiques "
contemporains. Malgré que les relations de Cook
semblent peu prolixes à cet égard, les Anglais n'avaientpourtant pas été moins bien traités que les Français. Ils avaient
tenu d'ailleurs à recevoir cette charmante invasion avec beau¬
ont ravi les
sigrand
coup d'hospitalité. " Elles étaient (les Tahitiennes)en
nombre qu'elles auraient pu triompher de l'équipage si elles
avaient été à moitié aussi courageuses qu'elles se montraient
amoureuses."
L'Amirauté
(1)
jetait
un
voile pudique sur le culte qu'on célé¬
Sa Majesté, mais les
brait à Tahiti à bord des vaisseaux de
compagnons de Cook ne se croyaient pas tenus d'observer la
même discrétion. Un compilateur du nom de Hawkesworth
publia les renseignements qu'il en avait obtenus. En parti¬
culier il relate une curieuse cérémonie que la reine Oberea
crut devoir, paraît-il, organiser en réponse à un service reli¬
gieux célébré le matin même à bord de " V Endeavour". Vol¬
taire qui en eut connaissance n'en cache pas sa joie— «Ne
pouvant voyager, je me suis mis à lire le " Voyage autour du
monde" de MM. Banks et Solander. Je n ; connais rien de
plus instructif. Je vois avec un plaisir extrême que M. de
Bougainville nous a dit la vérité. Quand les Français et les
Anglais sont d'accord, il est démontré qu'ils ne nous ont point
trompés. Je suis encore dans l'île de Taïti, j'y admire la diver¬
sité de la nature, j'y vois avec édification la reine du pays
assister à une communion de l'Eglise anglicane et inviter les
Anglais au service divin qu'on fait dans le royaume. Ce ser¬
vice divin consiste à faire coucher ensemble un jeune homme
et une jeune fille tout nus, en présence de Sa Majesté et de
cinq cents courtisans et courtisanes. On peut assurer que les
habitants de Taïti ont conservé dans toute sa pureté la plus
ancienne religion de la terre. » (2)
(1) Sparmann. Un compagnon suédois du capitaine
(2) Lettre au chevalier de Lisle 11 juin 177 t.
Société des
Études
James Cook.
Océaniennes
—
56
—
Certes la licence était
grande au cours de l'escaie tahitienne
n'en pouvons douter, car sur ce sujet aussi les cons¬
tatations des navigateurs sont unanimes. li est cependant
et
nous
nécessaire d'en
préciser la portée. LesTahiîiens,
comme
beau¬
coup de primitifs, ne voyaient pas, à priori tout au moins, un
sentiment de honte lié à un acte naturel. Il est aussi vraisem¬
blable
qu'ils attachaient peu ou pas de valeur à l'état de pu¬
de virginité chez la femme, mais ils ne représentaient
pas pour cela une exception parmi les civilisations anciennes
ou primitives. Cependant les équipages qui obtenaient si ai¬
sément les faveurs des femmes du commun, devaient s'aper¬
cevoir que les filles de chef ne se pressaient pas en général
d'accueillir aussi facilement leurs hommages. A Tahiti comme
ailleurs existait un corps de prêtresses de Vénus sachant con¬
cilier le plaisir et les nécessités de l'existence. Ce clergé d'un
nouveau genre était bien obligé de prélever une dîme afin
d'assurer sa vie matérielle, mais à Tahiti cette dîme devait
être infime en regard des ressources du pays, ou ne concerner
que le superflu, les parures surtout. Ces naïades ne venaient
pas chercher à bord des vaisseaux étrangers un plaisir qu'elles
pouvaient se procurer à terre en toute tranquillité ; eiles y étaient attirées par la curiosité, îe désir de briller auprès d'au¬
tres femmes et enfin il faut bien le dire par l'idée d'une aima¬
ble prostitution. Mais la douceur du pays et la facilité de
l'existence enlevaient à ce terme toute ia hideur dont il est
revêtu dans les pays civilisés.
reté
ou
Quant aux femmes mariées leur conduite était subordonnée
époux. Il est vrai que la jalousie était un
sentiment peu développé chez le Tahitien, en certaines occa¬
sions-il pouvait même honorer l'étranger en lui offrant sa
propre épouse, coutume qui se retrouve chez d'autres peuples
et que Montesquieu avait déjà signalée dans " L'Esprit des
lois". Malgré tout, les navigateurs pouvaient difficilement
connaître la position sociale de la personne présentée à leurs
à la volonté de leurs
hommages, s'agissait-il de l'épouse en titre ou d'une de ces
qui peuplaient
femmes moitié concubines moitié servantes
Société des
Études
Océaniennes
57
—
—
Bougainville avec sa franchise habi¬
L'honnête Toutaa m'offrit une de ses femmes fort
les maisons de chefs.
tuelle dit
:«
jeune et assez jolie
de
une
ses
femmes
et plus loin « Il ( Ereti) envoya chercher
qu'il fit coucher dans la tente de Mr. de
»
Nassau. Elle était vieille et iaide.
»
(1)
cependant certain que lorsqu'un Tahïtien éprouvait
un se timent suffisamment vif pour sa compagne il semblait
bien s'en réserver la propriété exclusive. La situation très in¬
férieure de la femme à Tahiti ne lui permettait non seulement
pas de protester mais " elle aurait lavé dans le sang son infi¬
délité ". Si par ruse, elle passait outre la volonté de son maitre cela ne représentait pas une- nouveauté, et si le mari se
Il est
servait d'elle pour obtenir des
tait pas typiquement tahïtien.
objets convoités cela aussi n'é¬
qui régnait à Tahiti, qui surtout sem¬
générale et se montrer sans honte, voilà bien ce qui ai¬
guisera au plus haut point la curiosité des littérateurs. Disonsle tout de suite ; de tous les avantages que la société tahitienne
pouvait offrir, celui-ci semblait bien en être le principal ; Di¬
Cette liberté de mœurs
blait
derot intitule d'ailleurs son
"
livre
:
Supplément au voyage de Bougainville " (2)
ou
"
sur
Dialogue entre A et B
l'inconvénient d'attacher des idées morales à
certaines
physiques qui n'en comportent pas. "
Qu'une question aussi vieille que l'humanité, aussi grave,
aussi compliquée ayant provoqué tant de drames puisse être
résolue aussi facilement, voilà qui méritait d'y attacher toute
l'attention nécessaire. C'est ici que Orou va développer l'idée
actions
particulière. Pour lui, les prin¬
cipes du mariage sont " contraires à la nature, parce qu'ils
supposent qu'un être sentant, pensant et libre peut être la
propriété d'un être semblable à lui. " D'autre part cette union
est " contraire à la loi générale des êtres, rien en effet ne
d'une morale naturiste bien
(1) Bougainville. " Voyage autour du monde".
(2) Manuscrit de Léningrad.
Société des
Études Océaniennes
—
58
—
paraît-il plus insensé qu'un précepte qui proscrit le change¬
ment qui est en nous, qui commande une constance, qui n'y
peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la
femelle en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre. " (1)
L'objection est aisée et Orou La prévue. La naissance d'en¬
fants, conséquence bien naturelle d'unions mêmes passagè¬
res, vient compliquer aussitôt le problème, c'est pourquoi il
réplique : " Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique
et publique, c'est un accroissement de fortune pour la cabane
et de force pour la nation. Ce sont des bras et des mains de
plus dans Otaïti, nous voyons en lui un agriculteur, un pê¬
cheur, un père. En repassant de la cabane de son mari dans
celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants
qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés
pendant la cohabitation commune et l'on compense autant
qu'il est possible les mâles par les femelles, en sorte qu'il
reste à chacun à peu près un nombre égal de filles et de gar¬
çons.
"
Diderot admet donc tacitement
une
telle facilité d'existen¬
à Tahiti, que les enfants ne constituent pas une charge
bien lourde pour la famille. Peut-on s'imaginer dans les pays
ce
froids où les nécessités de la vie
journalière sont très dures,
d'esprit de vieux parents recueillant leur fille répudiée,
accompagnée des « enfants qu'elle avait apportés en dot ».
D'ailleurs si le problème de l'enfance semble être résolu par
Diderot, du fait même que son existence semble assurée, il
n'en résout pas pour cela même celui du mariage. Dans ces
unions qui se nouent et se dénouent avec facilité, la femme,
si elle n'y prend garde devient la victime assurée de sa pro¬
pre nature. Si les enfants constituent « un accroissement de
force pour la nation », la femme se voit soumise en revanche
aux pénibles obligations
physiologiques de la maternité. Ses
charmes s'en ressentent terriblement au bout de plusieurs
épreuves et c'est sans doute à ce moment qu'elle se voit ren¬
voyée à la « cabane de ses parents». 11 faut bien admettre
l'état
(1) Diderot. " Supplément
au voyage
Société des
de Bougainville
Études
Océaniennes
—
59
—
constitue une sorte de contrat
toujours cherché à s'en tirer à
compte, et c'est pour cela qu'à Tahiti malgré l'atten¬
que ce genre d'association
léonin : la partie menacée a
meilleur
tion et l'affection dont était entourée
l'enfance, i'avortement
répandu et si fréquent. II apparaît aussi que dans une
telle société la position sociale de la femme sera très infé¬
rieure, ce qui était précisément le cas à Tahiti. Plus tard,
malgré les interdictions édictées par les missionnaires au
sujet du péché de la chair, malgré les punitions et les sévi¬
ces exercés par eux sur les récalcitrantes, les femmes se
rallieront les premières au christianisme ; elles devaient y
trouver le seul moyen de sortir de cette situation.
Diderot par le truchement de Orou est d'ailleurs décidé à
résoudre le problème sexuel jusque dans ses moindres dé¬
tails. C'est ainsi que l'inceste n'est pas considéré comme
chose anormale à Tahiti, il ajoute cependant qu'il n'est pas
très courant, par exemple pour un fils «à moins qu'il ait
beaucoup de respect pour elle ( sa mère ) ( 1 ) et pour un pè¬
re » à moins que sa fille ne soit laide et peu recherchée. Si
son père l'aime il s'occupe à lui préparer sa dot en enfants ».
On retrouve ici le Diderot ami des paradoxes et des énormités propres à scandaliser le bourgeois. La façon dont Orou
félicite l'aumônier de la Boudeuse pour sa manière de com¬
prendre enfin l'hospitalité tahitienne nous fait rappeler aussi
la prédilection de l'auteur de "La Religieuse " pour les gras¬
ses plaisanteries sur les moines et les nonnes.
L'horreur de l'inceste semble bien être une caractéristique
universelle de l'humanité comme le démontre l'ethnologie.
Les Tahitiens élevaient selon le degré de parenté, des inter¬
dictions bien plus absolues que nous, relatives au mariage
entre individus de même consanguinité; deBovis déclare que
le mariage avait ordinairement lieu entre personnes de
même condition qui se choisissaient mutuellement avec une
certaine liberté, d'ailleurs le lien n'était pas indissoluble, la
même autorité qui l'avait sanctionné le brisait sans hésitaétait si
«
( 1 ) Diderot. Supplément
au voyage
Société des
de Bougainville.
Études
Océaniennes
—
60
—
tion à la moindre instance des deux conjoints
: cette autorité
simplement celie du chef de famille, plus ou moins ap¬
puyée par le consentement du chef de la localité. Les obsta¬
cles principaux à ces unions étaient l'inégalité des rangs et
le lien de parenté. On ne peut pas se faire une idée de l'hor¬
reur que leur inspire un
mariage contracté entre proches pa¬
rents». (1) Nous le suivons cependant moins lorsqu'il ajoute,
« bien
que la femme fut réduite à un état d'intériorité qui
allait en certains cas jusqu'à la servitude, bien qu'elle fut ex¬
clue de la prêtrise et des Marae, elle portait en elle, à ce
qu'il semblerait un degré de noblesse supérieur à celui de
l'autre sexe ; elle pouvait être reine, et ses ordres étaient
aussi bien exécutés par ses sujets et ses privilèges aussi sa¬
crés que dans le cas où le sceptre était tenu par une main
était
masculine.
«
En réalité la nature même de la femme n'était
pour rien dans cette
dans le vrai lorsqu'il
prérogative, Moerenhout est bien plus
écrit : « Malgré le mépris généralement
professé pour les femmes, la noblesse était si engouée de sa
supériorité, que, s'il arrivait qu'une fille fût le seul rejeton de
dentelle ou telle noble famille, cette fille héritait de la souve¬
raineté, dans le seul but de l'y conserver » ( 2 ).
Le Tahiti du
Supplément" est un curieux mélange où se
Cyîhère, de ia République de Platon,
de Sparte, parfois agrémentés de défroques orientales. Cer¬
taines femmes portent des voiies noirs « signe de la stérilité »,
d'autres des voiles gris «signe de la maladie périodique »,
les jeunes filles un voile blanc et les jeunes garçons une
"
retrouvent des traits de
chaîne
(?).
Prenant
pied cîe la lettre le mot de Buffon disant qu'en
a que le physique qui soit bon », Diderot pré¬
conisera dans le " Supplément " la plus large liberté de
mœurs, plus tard Fourier reprendra cette idée dans sa " Méamour
«
il
au
n'y
( 1 ) Lieutenant de vaisseau de Bovis. Etude de ia société tahitienne avant
l'arrivée des Européens. Revue coloniale, 1883.
(2) Moerenhout. " Voyage
aux
Société des
îles du Grand Océan " Tome II,
Études
Océaniennes
page
11.
—
thode d'union des
61
—
septième période
et de nos
jours M. Léon Blum dans son livre " Du Mariage".
Il est intéressant d'ailleurs de retrouver les origines de
cette idée. L'antiquité quand elle ne voyait pas dans la fem¬
me un instrument de plaisir pouvait tout au plus l'élever à
la dignité de mère, certes les héros de la mythologie sont
souvent éprouvés par de violentes passions parfois funestes,
aussi Phèdre, Didon ou Hélène sont considérés comme des
êtres dangereux, au fond de véritables monstres. La notion
supérieure de l'amour est d'origine nordique et la manifesta¬
tion ia plus ancienne sans doute se retrouve dans la légende
de "Tristan et Yseult". La poésie bretonne présentera ainsi
un amour qui ne vit que pour lui-même sans mérite ni démé¬
rite moral, dépouillé de toutes conventions sociales et se pla¬
çant même au-dessus d'elles. Autour de Tristan tout le mon¬
de prend parti pour lui, l'évêque, le baron, le soldat, l'hom¬
me du peuple protègent ses amours en dépit de leur irrégu¬
sexes en
.
larité
(1). Le roi Marc lui-même se trouve désarmé sans
cela revêtir l'aspect ridicule qui sera plus tard l'apana¬
ge de cette situation. Chez le Breton, pourtant déjà converti
au christianisme !a passion
préserve du vice, elle peut mê¬
me devenir une vertu et c'est pour cela que Marie Joseph
Chénier dira en pariant de l'amour dans la poésie du Moyen
Age qu'il « déplaçait les devoirs sans les supprimer». Gott¬
fried de Strasbourg avait d'ailleurs proclamé :
pour
Dass Wider der nature
Kein Herze
tugentliche du
cœur n'agit vertueusement ».
Mais Diderot ne se contentera pas de déplacer les devoirs ; il
les supprimera radicalement.
Que Diderot n'ait tenu aucun compte des relations de Bou¬
gainville ou des autres navigateurs, cela semble démontré,
mais comme apôtre de la philosophie naturiste il se devait
en conscience d'attacher plus de soins à l'étude de la men¬
talité des primitifs. Lesson parlant des Tahitiens remarque
c'est-à-dire
«
contre la nature nul
(1) Maurice Kufferath "Tristan et Yseult".
Société des
Études
Océaniennes
—
62
—
de l'état de nature sont peu
des raffinements si utilisés
chez ies nations civilisées. L'amour chez eux n'est qu'un ap¬
pétit des sens, il ne va jamais au delà d'un besoin satisfait ».
Quant aux « sacrifices publics à Vénus », ils devaient surtout
servir aux littérateurs comme matière à joyeusetés ( 1 ). Vol¬
taire convient en les décrivant compiaisamment que « quoi
qu'il en soit, il est vraisemblable que jamais aucun peuple
n'établit ni ne put établir un culte par libertinage ( 2 ).
Les contemporains de Diderot devaient se former sur les
mœurs tahitiennes des idées sans doute fort suggestives mais
inexactes sur beaucoup de points, et on ne peut qu'être in¬
dulgent pour eux si l'on songe qu'à notre époque beaucoup
d'Européens s'en font un tableau presque identique.
que « les peuples les plus proches
sensuels. Ils ne pratiquent aucun
#
#
#
volupté semblait établir son règne à Tahiti, cette
souveraineté était malheureusement partagée avec le cortège
Si la
de
ses
conséquences fâcheuses et la rose tahitienne n'était
pas sans épines.
A peine revenus
vaient lui payer un
polémique un peu
uns
des plaisirs de Cythère les équipages de¬
sérieux tribut, et c'est ici que se situe une
scabreuse entre Français et Anglais. Les
et les autres avaient été à la fois ravis et meurtris au
de leur
séjour, ils s'accusèrent alors mutuellement
responsables de ce fléau.
A vrai dire c'est Cook qui devait en accuser le premier les
Français, ceux-ci d'ailleurs avaient beau jeu en répliquant
que les Anglais les avaient précédés à Tahiti.
Ce n'est pas diminuer la gloire d'un grand homme que de
lui reconnaître un léger défaut, que dis je un simple travers;
la célébrité de Cook est suffisamment établie pour n'en soufcours
d'être les auteurs
( 1) On retrouve pourtant chez Stendhal, et d'une manière inattendue, un
argument tiré de l'exemple des mœurs tahitiennes: « On a observé que les
oiseaux de proie se cachent pour boire, c'est qu'obligés de plonger la tête
dans l'eau, ils sont sans défense h ce moment. Après avoir considéré ce qui
se
passe à Otaïti, je ne vois pas d'autre base à la pudeur ». ( de l'Amour ).
(2) Voltaire "Les oreilles du comte Chesterfield ".
Société des
Études
Océaniennes
—
63
—
frir d'aucune manière. II faut admettre que l'on remarque
chez le grand navigateur anglais une certaine susceptibilité
pour tout ce qui touche de près ou de loin à sa patrie. Au
demeurant il est bien malaisé d'être exempt de toute préven¬
tion nationale. A l'appui de son assertion Cook fournit un ar¬
gument qui lui semble péremptoire. « Il est certain, dit-il, que
le Dolphin (Cap. Wallis) et i'Endeavour et les deux vais¬
seaux commandés par M. de Bougainville sont les seuls bâ¬
timents européens ayant abordé à Tahiti. Le capitaine Wallis
s'est justifié sur cet article dans la relation de son voyage et
il est sûr que lorsqu'à notre tour, nous arrivâmes dans i'île
elle y
M. de
avait déjà fait les ravages les plus effrayants. C'est
Bougainville ou à moi, à l'Angleterre ou à la France
qu'il faut reprocher d'avoir infecté de cette peste terrible
un peuple heureux : mais j'ai la consolation de pouvoir dis¬
culper d'une manière incontestable et ma patrie et moi ». ( 1 ).
Quelles étaient les justifications de Wallis et de Cook? Elles
consistaient exactement dans le rapport des chirurgiens du
bord, attestant que les derniers malades vénériens avaient
été guéris avant l'escale de Tahiti. Que le terme de chirurgien
employé ici n'abuse personne, au XVIIIe siècle " chirurgiens
et barbiers " ne formaient qu'une seule et même corporation.
Il faut de plus se rappeler l'état de la médecine à ce moment ;
surtout une affirmation pareille était bien téméraire de la
part d'un Esculape nautique de l'époque, si l'on songe que
de nos jours même, les tests de guérison de ces affections
sont encore discutés. Ajoutons que sur les vaisseaux anglais,
le matelot atteint d'une de
ces
maladies était
non
seulement
puni, mais la période d'indisponibilité lui était retranchée de
les soins étaient à sa
charge ; cette pratique n'était évidemment pas pour favoriser
le dépistage de ces affections et l'état sanitaire des équipages
du " Dolphin " et de la "Résolution " n'était vraisemblable¬
ment à ce sujet rien moins que douteux.
la solde et les frais occasionnés par
fi) Cook devait s'apercevoir par la suite que les Néo-Zélandais étaient tout
les Tahitiens sans pour cela avoir eu contact avec les
français.
aussi contaminés que
Société des
Études Océaniennes
—
64
—
De leur côté les Français affirmaient avoir trouvé la mala¬
« Je fis visiter Aoutourou, dit
Bougain¬
die installée dans l'île.
ville, il
était perdu mais il paraît que dans ces pays on
s'inquiète peu de ce mal ». Vivès, chirurgien de XEtoile relate :
«Quant aux prémices de cette maladie il est certain qu'ils
n'ont pas été portés par les Français dans ce pays où elle pa¬
raît régner depuis longtemps. Je ne dis pas en avoir ouï-di¬
re mais j'ai vu deux femmes qui m'en ont donné les preuves.
Pontaveri le sauvage que nous avions à bord nous en offrit
qui lui étaient personnelles. Il nous fit entendre que cette
maladie était commune dans son pays mais que leurs méde
cins la guérissaient à l'aide de plantes ». Il est d ailleurs cu¬
rieux de voir le témoignage de Cook contredit dans une cer¬
taine mesure par un de ses officiers, ie lieutenant Watts de
la Lady Penrhyn ayant fait partie de la 3e expédition. « Un
grand nombre d'indigènes avaient été emportés par la mala¬
die vénérienne fruit de leur commerce avec les équipages de
en
la Résolution et de la
Discovery
».
Cette controverse pour le moins délicate, devait aussi pas¬
sionner l'opinion, Voltaire ne se fait pas faute d'en faire men¬
tion dans " Les oreilles du comte Chesterfield ". « Ce sont
les
Français qui nous en accusent et nous en accusons les
Français. M. de Bougainville dit que ce sont ces maudits An¬
glais qui ont donné la vérole à la reine Oberea, et M. Cook
prétend que cette reine ne l'a acquise que de M. de Bougain¬
ville lui-même
».
A la vérité,
il est infiniment probable que les Tahitiens
les prémices de cette maladie » bien avant l'ar¬
rivée des Français et des Anglais. Le fait que les Espagnols
séjournèrent à deux reprises à la fin du XVIe et au début du
XVIIe siècle aux Marquises et aux Tuainotus, celui des rela¬
tions relativement fréquentes et aisées de ces îles avec Tahiti
suffiraient déjà à disculper Français et Anglais de leurs ac¬
cusations réciproques. Il n'est pas non plus invraisemblable
avaient reçu «
de voir dans la licence effrénée
des navires à Tahiti
une
qui accompagnait le séjour
condition éminemment favorable
Société des
Études
Océaniennes
au
65
—
—
rajeunissement et à la dispersion de la souche microbienne,
comme diraient les
bactériologistes.
Ainsi sans doute s'arrête cette polémique fameuse dans
l'histoire des découvertes.
*
*
*
V
Le Naturisme Takitiesa
'6
Bon
au
XVIIIe Siècle et le
Sauvage "
Je vois, qu'excepté dans ce recoin écarté
de notre globe, il n'y a point eu de
mœurs,- et qu'il n'y en aura peut-être
jamais nulle part.
Diderot
En
dépit des touches sombres qui noircissaient malgré tout
Tahiti,les contemporains devaient s'ex¬
tasier sur le bonheur des Océaniens. Peu importaient les sacri¬
fices humains, les infanticides, l'orgueil des grands et les atro¬
cités des guerres, tout disparaissait devant les mœurs aimables
de la Nouvelle-Oythère, ce n'était sans doute pas payer trop
cher un tel avantage. Plusieurs ouvrages paraissant en ce mo¬
ment reflètent cet enthousiasme ; cependant, dans le concert
d'éloges, on remarque une note discordante. Rétif de la Bre¬
tonne (1) plus connu comme auteur d'ouvrages erotiques, de¬
vait faire une vive critique des mœurs tahitiennes précisément
à cause de leur relâchement. Il faut avouer, que c'était de la
part de cet écrivain assez inattendu.
L'exotisme tahitien fut rapidement très à la mode mais il de¬
vint parfois un véritable engouement. En voici d'ailleurs un
exemple curieux : Joseph Joubert, jeune provincial lettré, eut
l'idée en 1787 de concourir pour l'obtention d'un prix de l'a¬
cadémie de Marseille. Le sujet proposé était l'éloge du célèbre
navigateur Cook. Joubert, très épris de voyages, se mit en tête
de lire et d'étudier toutes les relations des navigateurs dans le
le tableau enchanteur de
(1) La découverte australe par un homme volant, ou le Dédale Français.
se trouve à Paris 1781.
Imprimé à Leipzig et
Société des
Études
Océaniennes
Pacifique, sans compter les ouvrages qui pouvaient toucher de
près ou de loin à cette question. Il semble pourtant que ce jeune
homme, dont les moyens de fortune étaient assez confortables,
fut d'esprit un peu fantasque. Après avoir étudié soigneusement
le sujet, il ne concourut même pas, et ce fut un Mariste qui
remporta le prix.
Si Joubert n'eut pas l'occasion de présenter son travail, ses
papiers retrouvés par Mr. André Beaunier ( 1 ) et publiés par
lui nous montrent un état d'esprit bien significatif. Il est peu
probable que Tahiti ait jamais connu amoureux plus fervent
et plus fanatique. Cependant il ne devait pas voir l'objet de sa
passion, et comme il le dit tristement : « Hélas, je n'ai jamais
vu la mer, pas même du rivage. »
Cela n'affecte en rien d'ailleurs le lyrisme qu'il déploie pour
célébrer son amour. Voici le thème d'un refrain que l'on voit
revenir à tout moment : « Otahiti ! Que tes femmes sont belles
et que tes hommes sont doux ! Depuis que tu es connue le so¬
leil se couche plus beau sur les montagnes de l'Europe. Qui
peut te voir descendre sans avoir le cœur réjoui par cette pen¬
sée : il se lève pour Otahiti. v> Le soleil se lève en Europe et
Joubert le salue : « Tu viens d'Otahiti, père du jour ! » Pour
lui, Tahiti règne au milieu de l'Océan Pacifique en y exerçant
influence indéniable et bienfaisante : « Plus une île est près
de Tahiti plus les mœurs y sont bonnes, la terre féconde et les
hommes heureux. Tu es au milieu de toutes ces îles comme le
soleil au milieu des astres. Otahiti ! que tes filles sont belles et
tes hommes sont doux ! Ta découverte, île charmante, ne sera
une
pas inutile au bonheur du monde. »
Joubert se rend à Paris, c'est l'hiver,
l'obscurité et le froid
davantage la chaleur des tropiques, mais le feu
de son imagination peut y suppléer : « J'aime à dormir tourné
vers toi comme pour donner à mes dernières pensées avant le
sommeil un cours plus facile vers tes habitants » et le refrain
« Otahiti ! Que tes
filles sont belles et que tes hommes sont
doux ! Tu es la merveille des tropiques dans les mers qui sont
lui font désirer
(1) Revue des deux Mondes. 15
Société des
décembre 1914. -'Joseph Joubert et Tahiti''.
Études
Océaniennes
—
67
—
pieds. Cette moitié del Océan que tu partages en deux
plus grand ornement. Le néant est à
deux bouts, l'âge d'or est dans tes bocages, -l'aime à dor¬
sous nos
autres moitiés te doit son
ses
mir tourné
vers
toi.
»
Son ami Fontanes étant à
Londres, Joubert le presse d'obte¬
renseignements supplémentaires auprès des compagnons
lui, Tahiti est un Olympe dont les navigateurs
sont les demi-dieux. Aussi son indignation est à son comble
lorsque Fontanes lui écrit au sujet d'Omaï, le Taliitien ramené
en Angleterre par Cook : « Ils (les Anglais) viennent
de faire
une
pantomime d'Omai. C'était un sujet charmant. Le génie
de Cook devait les élever. Eli ! bien, ils ont donné Arlequin pour
nir des
de Cook. Pour
domestique à Ornai. Ils peignent l'Otabitien débarquant à Port¬
smouth poursuivi par les officiers de la douane et la justice en
grand panier. » Fontanes ajoute que cette farce connaît beau¬
coup de succès et attire une grande affluence au théâtre du Covent-Gfarden.
de Diderot. «On
spectacle de tous les malheurs en contemplant
quelques minutes l'heureux sort de ce peuple aimable, vif et
toutefois si doux qu'il semble que la nature qui ne lui permet
Voici maintenant l'influence deRousseau et
se
délasse
au
pas d'être indifférent lui ait cependant rendu la haine impossi¬
ble. Il a toute la beauté et toute la bonté des enfants. Ses lé¬
gèretés mêmes sont à peine des défauts, et parmi ses défauts,
n'est ni incompatible avec l'innocence. Peut-être le meil¬
leur des hommes serait-il, parmi nous, celui qui, à force de phi¬
losophie, serait enfin devenu ce qu'est naturellement un jeune
aucun
Otahitien.
»
plusieurs devaient tenter de le réaliser,
plupart de ceux ' ' qui à force de philoso¬
phie " ont essayé de devenir " ce qu'est naturellement un jeune
Otahitien ", ontmalgré tout semblé échouer dans leur entrepri¬
se, et ceci aussi bien aux yeux des Européens qu'à ceux des
Ce rêve de Joubert,
malheureusement la
Tahitiens.
Les moralistes
mœurs.
Joubert
/
reprochent aux Insulaires la légèreté de leurs
répond magnifiquement que « s'ils aiment le
Société des
Études
Océaniennes
68
—
—
plaisir
ce n'est pas par la corruption des mœurs mais par
cellence de leur tempérament. » Admirable
l'ex¬
réponse ! Dans ce
cas, Joubert devait connaître beaucoup d'Européens qui étaient
Tahitiens, au moins sur ce point. Le langage des Océaniens le
séduit et le moindre des étonnements n'est
pas de le voir écrire
Taliitien.
en
(1)
La défense de la thèse naturiste le
idées de Rousseau « 0 mes
porte parfois au dehà des
concitoyens plus j'y pense et plus
je trouve que nous aurions tous besoin de devenir un peu sau¬
vage ? » Pour apprécier ce passage à sa valeur il faut se
rappe¬
ler que Joubert écrivait des
lignes relativement peu de temps
avant la
promulgation de la fameuse loi de Prairial.
Il est
doute trop rêveur pour posséder des idées bien
précises sur la manière dont la société se rapprochera de l'état
de nature. Il voit cependant le monde divisé en une infinité de
sans
portions,
formant
favorite de
' '
découpages do Tahiti innombrables et juxtaposés
sorte d'universel fédéralisme, selon
l'expression
l'époque.
en
une
C'est
grande question pour le bonheur public de savoir
quelle étendue devrait avoir chaque pays, pour que les mœurs
y fussent bonnes. En attendant qu'on la décide voici une règle
générale : l'homme animal ne regarde vraiment comme sa pa¬
trie qu'autant de pays
que ses yeux en peuvent embrasser en se
tournant de tous les côtés
lorsqu'il est placé au point qui forme
une
le milieu du sol où
au
milieu de la
demeure natale est située
sa
mer.
Et l'homme sensible
comme une
île
regarde comme
qui habitent cet espace de
terre. Quant à l'homme civil sa
patrie morale sera toujours trop
étendue toutes les fois qu'il ne sera
pas membre d'un peuple
où il sera possible à
chaque individu de connaître tous ses com¬
patriotes et d'être connus de tous.
Les grands Etats doivent
ses
ne
véritables compatriotes que ceux
.
chercher à
.
subdiviser de mille manières s'ils désirent véri¬
tablement le bonheur général et individuel. » Mais les
grands
se
(1) " E paha tayomaleme taye
Nous laissons
aux
de déchiffrer
ce
érudits et
rébut.
aux
no
tabano to nota
wa
whano
inaiye.
lexicographes de la langue tahitienne le soin
Société des
Études
Océaniennes
—
Etats
reux
69
—
semblent pas avoir partagé ce
et le fédéralisme considéré comme
ne
rêve naïvement géné¬
un crime, devait bien¬
puni de la peine de mort.
gardera toute sa vie son touchant amour pour Tahiti,
en 1798 il écrivait
mélancoliquement à Pauline do Beaumont :
« Je connaissais Otahiti
beaucoup mieux que mon Périgord. Je
me souviens encore de Tupia.
de Teinamai, deTowa, de Toutôt être
Joubert
bouraï Tamaïdi.
»
Si l'enthousiasme de Joubert nous fait parfois
sourire il nous
cependant un état d'esprit qui pour être curieux n'était
pourtant pas exclusif. Camille Desmoulius, condamné à mort,
écrit à sa femme de la Conciergerie :«.0 ma chère Lucile, j'étais
né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te
rendre heureuse, pour composer avec ta mère et mon père et
montre
quelques
personnes
selon notre
#
"*
cœur un
Otaïti ! »
#
difficile
d'échapper à la mode, encore plus aux
idées à la mode. Celle du " bon sauvage " fit fureur auprès du
public mais elle eut des répercussions inattendues jusque dans
la politique, le Gouvernement et même auprès de ceux qui pou¬
vaient en vérifier la valeur, auprès des navigateurs.
Au moment où Lapérouse s'embarquait pour le voyage de
circumnavigation qui devait finir si tragiquement, il reçut de
Louis XVI les instructions suivantes écrites de sa propre main :
« Si des circonstances
impérieuses, qu'il est de la prudence de
prévoir, obligeraient jamais le sieur de la Pérouseà faire usage
delà supériorité de ses armes sur celles des peuples sauvages
Il est bien
pour se procurer, malgré leur opposition, les
à la vie, tels que des substances, du bois, de
objets nécessaires
l'eau, il n'userait
qu'avec la plus grande modération et punirait avec
une extrême rigueur ceux de ses gens qui auraient outrepassé
ses ordres. Dans tous les autres cas, s'il ne peut obtenir l'ami¬
tié des sauvages par les bons traitements, il cherchera à les con¬
tenir par la crainte et les menaces, mais il ne recourra aux ar¬
mes qu'à la dernière extrémité, seulement pour sa défense et
dans les occasions où tout ménagement compromettrait déci¬
dément la sûreté des bâtiments et la vie des Français dont la
de la force
Société des
Études Océaniennes
—
70
—
conservation lui est confiée. Sa
Majesté regarderait comme un
plus heureux de l'expédition qu'elle put être ter¬
qu'il en eut coûté la vie à un seul homme. »
des succès les
minée
sans
L'expédition devait eu réalité coûter la vie à tous les Fran¬
çais ; Sainte-Beuve parlant de ces instructions dit « Tant dc
précautions est honorable, puéril et dangereux. » D'ailleurs lés
faits rapportés par les navigateurs devaient bieutôt donner un
sérieux démenti à ceux qui soutenaient la bonté de l'état de
nature.
C'est ainsi que le capitaine de vaisseau dc Langle comman¬
dant " L'Astrolabe " est massacré avec 11 hommes de son équi¬
page aux Samoa, les indigènes ayant attiré les
faire de l'eau daus un cul-de-sac dont elles
chaloupes venant
ne
pouvaient se
dégager. C'est la Pérousse et les équipages delà " Boussole "
et de " L'Astrolabe " périssant misérablement à Yanikoro en
butte aux attaques des sauvages. C'est le capitaine de vaisseau
Marion-Dufresne commandant le " Mascarin " qui devait ra¬
mener le Tahiticn Aoutourou dans son
île, assassiné en Non"
velle-Zélande avec une traîtrise et une duplicité de la part des
indigènes dont peu d'Européens auraient pu être capables. C'est
le cas du capitaine Bligh et de ses compagnons abandonnés au
milieu du Pacifique dans une chaloupe par l'équipage mutiné
de la " Bounty
obligés de tenir constamment la mer sans
pouvoir se ravitailler dans aucune île ; une tentative pour se
procurer de l'eau se termina par une attaque concertée des sau¬
vages au cours de laquelle un des Anglais fut tué.
.
C'est le célèbre Cook massacré
furieuse. C'est d'Entrecasteaux
aux
qui,
.
îles Hawaii par une foule
beaucoup d'hon¬
de la fête l'air bizarre
et inquiet des indigènes et, plus perspicace que ses devanciers,
ordonne une retraite en bon ordre qui devait sauver la vie à
neur
à
tous
ses
Les
ment
Tonga-Tabou
reçu avec
remarque au cours
compagnons.
exemples de traits de férocité des Océaniens vont rapide¬
multiplier. On a souvent soutenu que les indigènes se
se
vengeaient ainsi des sévices exercés contre eux précédemment
par d'autres Européens, et aussi que ces derniers, ignorants des
Société des
Études
Océaniennes
71
—
—
indigènes, violaient parfois inconsciemment
l'objection a été souvent valable par
la suite, il est cependant bien prouvé qu'au début des grandes
navigations dans le Pacifique la plupart des insulaires n'avaient
jamais vu de bâtiments européens, et leurs plans d'attaques
étaient déjà fixés avant même le débarquement des équipages.
Les deux mobiles auxquels obéissaient ces sauvages étaient
la cupidité, le désir de s'emparer même par la force d'objets nou¬
veaux
pour eux. sentiment qui, chez certains plus avenants,
comme les Tahitiens, se traduisait simplement par l'idée du vol
(1), ensuite un instinct de cruauté atavique, un besoin presque
impérieux de tuer.
Les navigateurs, qui malgré tout étaient à la merci de payer
de leur vie toutes ces utopies, protestèrent énorgiquenvent con¬
tre les "faiseurs de systèmes". Au moment où Lapérouse
apprenait l'assassinat de son second, le capitaine de vaisseau
de Langle et de ses compagnons, il écrivait avec indignation :
« Je suis mille
fois plus en colère contre les philosophes qui
préconisent les sauvages, que contre les sauvages eux-mêmes.
Le malheureux Lamanon, qu'ils ont massacré, me disait encore
la veille de sa mort qu'ils valaient mieux que nous ». De Rossel,
commandant l'Espérance, un des navires envoyés à la recherche
de Lapérouse, reconnaissait en fin de campagne l'erreur dan¬
gereuse présentant les peuples sauvages comme « naturellement
bons» : «Le sentiment de curiosité, dit-il, qui avait excité en
nous le désir de visiter les peuples sauvages et do connaître
leurs mœurs, était entièrement éteint. Ces hommes si voisins de
l'état de nature, et sur la simplicité desquels nous avions des
idées exagérées, ne nous inspiraient plus que des sentiments
pénibles: nous avions vu plusieurs d'entre eux se livrer aux
excès de la barbarie les plus révoltants : et tous étaient encore
plus corrompus que les peuples civilisés » ( 2 ). Condamnation
mœurs
et coutumes
de véritables " tabus". Si
(1) Il faut cependant se rappeler que lorsque le
Dolpliin ' fit
hiti, il dut se défendre contre une attaque en règle de la part des
n'ayant d'autre hut que de s'emparer du vaisseau.
escale à Ta¬
Tahitiens et
(2) Voyage de d'Entrecasteaux par de Rossel. Librairie impériale.Paris
Société des
Études Océaniennes
1808.
72
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peut être absolue des idées de Rousseau mais qui appuyée par
des faits aussi
de la
significatifs devait ébranler sérieusement l'édifice
philosophie naturiste.
La littérature
pouvait, en ne tenant aucun compte des rela¬
authentiques, enjoliver de détails charmants des pays
quasi-imaginaires et y situer les utopies les plus séduisantes ; il
lui devenait malgré tout difficile depuis que la connaissance de
ces
pays s'étendait, de négliger systématiquement le mauvais
tions
côté et l'envers de la médaille.
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Ainsi
donc, et dès la fin même du XVIIIe siècle, la théorie du
avait déjà fait long feu, mais c'est grâce à Tahiti
qu'elle dut se maintenir si longtemps.
Si l'exemple de la société tahitienne loin d'offrir une confir¬
mation aux idées naturistes en était plutôt un démenti, les Tahitiens représentaient cependant de tous les Océaniens le peuple
le plus affable vis-à-vis des Européens tout au moins, et malgré
tout, « au vol près tout se passait de la manière la plus aima¬
ble ( 1 ).
Pourtant ni la race, ni les institutions, ni la religion ni la lan¬
gue même ne faisaient do Tahiti un pays absolument original
dans le Pacifique. La race polynésienne à laquelle appartien¬
nent les Tahitiens s'est répandue par migrations successives sur
un immense
espace dans les doux hémisphères et qui va de la
Nouvelle-Zélande aux Iles Hawaii en passant par les Samoa,
les îles du groupe de Tahiti, les Pomotous et les Marquises. Si
la férocité et la traîtrise devaient rendre désagréablement célè¬
bres les Néo-Zélandais et les Samoans, il ne tenait qu'à l'occa.
sion que Marquisiens et Pomotous partageassent la même cé¬
«
bon sauvage »
lébrité. Plusieurs d'entre
eux
étaient adonnés à
gie et les cartes marines de toutes
les
Fait partie de Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 73