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LE
PETIT
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PARIS, DECOURCHANT,
IMPRIMEUR,
ÏUS
D'ERrUHTH,
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fficliuitm
attwljiuite
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nntmtt
des
mœurs,
usages,
costuubs,
btc.,
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différents
peuples
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cbtte
cinquième
partie
du
monde,
avbc
et
la
description
les
des
avbntubbs
des
dans
les
grands
cette
sites
plus
les
plus
peu
connub.
PAR
C.-H.
DE
AVEC
MIRVAL
GRAVURES.
PARIS
LEHUBY,
rue
de
curieux
interessantes
navigateurs
contrée
seine
4:8
LE
PETIT
MATELOT,
ou
sb*ecâ&sr82«
V&
chers amis,
suisje parfaite¬
l'indulgente bienveillance de ceux
pour qui j'écris eu ce moment.
J'avais l'âme bien triste,
quoique je fisse alors
bonne conienance, lorsque je m'éloignai, le
jour
de notre séparation, de la maison
que j'aimerai
toujours à regarder comme la maison paternelle.
I.es larmes que la bonne Françoise versait en
ment sur
mes
de
recevant mes
adieux étaient retombées
sur mon
avaient laissé l'amertume d'un repro¬
che de froideur et d'ingratitude. Cette
pensée
m'était importune et pénible. Dans ce momentlà, j'aurais voulu pouvoir rétracter mon engage¬
ment; mais il n'y avait plus moyen de reculer:
ma parole était liée, je dus me l'aire
violence; je
partis.
Je ne reviendrai pas sur les
agitations que j'é¬
cœur, et y
prouvai
au moment
où le
Giiffun,
commençant
25
LE PETIT MATELOT.
à
s'éloigner du rivage, allait mettre entre voys
moi des distances incalculables; ce serait ré¬
veiller des idées que je veux écarter en ce mo¬
ment. J'aime bien mieux me figurer
que, revenu,
après mes courses lointaines, à la cabane hospi¬
talière du Mont-Saint-Michel, et placé entre vous
deux, auprès de votre foyer, je vous raconte de
vive voix nies voyages dans des contrées dont le
et
nom
même
vous est sans
doute inconnu.
Le
Griffon, ayant quitté la côte, gagnait rapi¬
dement la haute mer : ce bâtiment était bon voi¬
lier.
J'ignorais quelle était sa destination; je ne
m'en étais même pas informé. Ne m'étuit-il
pas
indifférent d'aller au nord ou au midi? Pourvu
que je fusse marin, je m'inquiétais fort peu, dans
les premiers moments, des terres
que nous pour¬
rions visiter.
D'ailleurs, le monde entier étant
moi, rien n'aurait pu me
faire donner la préférence à un
pays plutôt qu'à
un autre. Autour de
moi, à droite, à gauche, de¬
également
nouveau pour
derrière, s'étendait à perte de vue une im¬
plaine d'eau; c'était tout ce qu'il me fal¬
lait. Mon long rêve s'était enfin réalisé.
vant,
mense
Favorisé par un bon vent, notre
vaisseau,
rant sous toutes ses
loin derrière lui le sol de la France.
îles apparaissaient de
temps à autre à
gards, mais à
une
cou¬
voiles, avait déjà laissé bien
Quelques
mes re¬
trop grande dislance pour
2
26
LE PETIT
MATELOT,
qu'elles pussent frapper mon attention. Et puis,
quoique je ne fusse pas tout à fait novice pour ce
qui concerne la conduite d'une barque, il me fal¬
lait faire un apprentissage des détails de la ma¬
nœuvre d'un vaisseau, qui sont bien autrement
multipliés que ceux d'un pauvre esquif de pê¬
cheur. Notre ami Simon, qui a couru les mers
dans son jeune temps, comprendra très-bien ce
que je veux dire ici. Comme j'avais à cœur de
promptement et à fond des moindres
obligations du nouveau poste que j'occupais, je
ne songeai guère d'abord qu'à mon service et
aux diverses notions qui s'y rattachaient. Il me
fallait apprendre le nom et l'usage d'une foule
d'instruments qu'on ne connaît point dans nos
petites embarcations; il me fallait aussi m'assouplir à tous les détails de la manœuvre. Comme je
faisais tout cela par goût, avec amour pour ainsi
dire, j'y voyais moins une étude qu'un plaisir;
mais je ne prenais guère le temps de m'enquérir
d'autre chose. Ainsi le vaisseau absorbait seul
toute mon attention. Durant tout ce temps, je
l'avouerai, tout ce qui existait au-delà était à peu
près nul pour moi : les îles, les presqu'îles, les
côtes, les villes, les ports devant lesquels notre
bâtiment passait en sillonnant les flots écumants,
ne
provoquaient ni mes questions ni mes regards.
Il fait bon, quand on se livre à une étude quel-
m'instruire
LE PETIT
MATELOT.
27
conque, ne point s'abandonner à des distractions
d'une autre nature.
Cependant la pêche d'un requin, à laquelle
je devais prendre part activement, eut
trop d'attrait pour moi, pour que je ne profitasse
d'ailleurs
pas avec empressement de cette occasion de re¬
venir à mon premier métier. Il est vrai
que le re¬
quin n'est pas aussi maniable que la plupart des
autres
dans
poissons qui venaient
nos
filets. C'est
requin !
un
autrefois
se
fourrer
terrible animal
que
le
II est peu
de navigateurs qui n'aient à raconter
quelque lamentable aventure de matelot coupé en
deux, amputé par le requin comme par le
plus
habile chirurgien. À croire ces
récits, un homme
peut être atteint et dévoré hors de l'eau, Diverses
expériences qui ont été faites, ont donné lieu de
croire qu'il y avait
exagération dans ces asser¬
tions. Que l'on jette au
requin le plus affamé une
amorce
à six pouces
au-dessus de la surface de
l'eau, il l'abandonne sans faire la moindre tenta¬
tive pour la saisir. Il
paraît même que sa confor¬
mation le prive totalement de la
faculté qu'on lui
prête de bondir hors de l'eau. Jamais,
je suis en
état de l'affirmer,
jamais ces poissons n'ont le
corps ni la tête au-dessus du niveau de la
mer;
tout ce qu'ils
peuvent faire, c'est de montrer l'ex¬
trémité de leur
nageoire dorsale
**
;
c'est même à
128
LE PETIT MATELOT,
le recon¬
On dit que le requin sent un ma¬
lade à bord d'un navire de plusieurs lieues de
ce
signe que, dans le calme, on peut
naître de loin.
distance, et qu'il le suit avec ardeur,
malade
en
s'il s'agit d'un
danger de mort; on dirait qu'alors il
poursuit une proie assurée.
Toutefois, ce qui n'est pas douteux, c'est l'éton¬
nante sagacité du requin à choisir les lieux elles
circonstances les plus favorables à ses appétits
gloutons. Ainsi, on ne sait par quel instinct il
s'attache à suivre de préférence les navires né¬
griers, où l'entassement barbare de tant de créa¬
tures humaines à fond de cale est une cause infail¬
lible de mortalité. Ainsidans les jours de tempête,
on le voit s'ébattre, joyeux et sûr de sa journée, à
la périlleuse barre du Sénégal, où tant de piro¬
gues et de chaloupes font naufrage.
Quoi qu'il en soit, ce poisson, même après sa
mort, a des mâchoires terribles. J'avais déjà, lors
de la pêche que je vais raconter, entendit citer
des exemples horribles de la puissante énergie du
râtelier du requin. Un de nos matelots, vieux rou¬
tier cl le conteur en titre du navire, avait dit en
ma présence, et peut-être polir la vingtième fois,
le malheur arrivé à un capitaine de marine de sa
connaissance. Cet officier avait pris et hissé un
M.
requin qui se débattit longtemps sur le
d'arrière. Enfin, après plusieurs efforts
gaillard
convul-
LE PETIT MATELOT.
2f>
poisson avait cessé de vivre; un coup de
le ventre était
ouvert depuis vingt minutes; le cœur et les en¬
trailles avaient été arrachés, quand le capitaine,
voulant faire remarquer à quelques passagers la
sifs,
ce
hache lui avait tranché la queue;
conformation de la mâchoire de l'animal, intro¬
duisit la main entre elles.
Qui l'eût cru! par une
saurait expli¬
contraction musculaire qu'on ne
moi du moins, celte gueule béante se re¬
ferma, et le capitaine eut le poignet coupé. Mais
quer,
parlons de notre pêche.
Un requin venait de mordre à l'émérillon 1
lancé le long du bord, et nos matelots, fiers de
leur capture, faisaient filer sur l'arrière la chaîne
de fer par laquelle le poisson était retenu. L'é¬
mérillon amorcé avec un copieux morceau de lard,
avait suffi à ce beau coup de pêche. A la vue de
l'appât, notre requin avait pris son clan avec im¬
pétuosité, et dans un demi-tour sur le dos, i! avait
tout happé, le lard, l'émérillon, tout jusqu'à la
chaîne. 11 en avait avalé au moins quinze pouces.
Qu'on juge des soubresauts de ce monstrueux ani¬
mal qui avait seize pieds de long, lorsque la
chaîne, résistant à ses efforts, fit mordre profon¬
dément le croc dans son gosier. Le gaillard d'ar1
Instrument de
fice d'un
hameçon.
péchc; crochet de fer qui remplit l'of¬
30
le PETIT matelot.
rière de
notre
vaisseau
commotion.
Le requin,
pour se
fatigua dans
tous
marche, il
et
l'eau;
une sorte
venait s'abîmer sous la
quille
la douleur
ce que
tantôt il décrivait
tendue des cercles
de
débarrasser de la chaîne, la
les sens; tantôt doublant
sa
plongeait jusqu'à
sur
éprouva
en
sans
au
fin.
laissâmes s'épuiser ainsi
loin
du navire,
le ramenât
avec sa
Longtemps
chaîne
nous
le
évolutions vaines.
Enfin, peu à peu, les secousses étant
devenues
et plus rares et
moins fortes, nous le
hissâmes au
gui ', et vîmes bientôt d'assez
près notre
prisonnier. Là, suspendu
en
terrible
l'air, accroché par
l'émérillon, notre requin préluda à un autre
genre
d'exercice, s'ébranlant par saccade,
jouant à
jongs coups de queue, se tordant sur
lui-même,
soufflant un sang noirâtre, laissant
voir à travers
ses
en
mâchoires béantes
quatre luisants râteliers.
eut dansé au bout de
sa
potence pen¬
Quand il
dant deux heures environ, nous nous
hasardâmes
à le hàler, c'est-à-dire à le
tirer sur le pont. C'é¬
tait
un
une
imprudence
; car
point d'appui, qu'il
à
peine eut-il
trouvé
recommença ses haut-le-
corps etsouffletaavecsa queue plusieurs mousses
de manière à les étendre sur le
pont presque sans
1
et
Le gui est une
perche ou vergue qui soutient
qui déborde sur l'arrière d'un navire.
une
voile
34
le petit matelot.
connaissance. Ce fut son dernier acte
d'hostilité
;
quelques minutes après, il vint expirera nos pieds.
après sa mort, il avait un aspect encore
vorace et redoutable. Pour examiner sans danger
les mâchoires, nous y avions introduit un anspect,
sorte de levier qui sert à soulever les ancres, et
telle était encore la force des dents du requin
Même
qu'elles firent dans ce morceau de bois une entaille
profonde.
Une autre scène, dont je fus un des acteurs
principaux, vint peu de temps après faire diver¬
sion à
mes travaux
bien loin
en
mer,
de marin. Nous étions loin,
peut-être à plusieurs milliers
de lieues de votre baie de Cancale ;
enfin
nous ve¬
nions de passer la ligne
telots se préparèrent à
du tropique ; et nos ma¬
la bizarre et grotesque
cérémonie qu'on appelle le baptême de la ligne,
baptême que l'on administre à ceux qui ne l'ont
pas encore reçu, c'est-à-dire qui font ce passage
en mer
pour la première fois. Or, je me trouvais
dans
ce
cas-là.
J'aurais bien pu m'affranchir de cette cérémonie
en donnant quelque argent à l'équipage, ainsi que
le firent
plusieurs de
nos passagers.
Mais je
sa¬
vais, par ouï-dire, que cette farce ne laissait pas
d'être fort amusante;
de m'y soustraire.
D'abord
mes
j'aurais donc été bien fâché
camarades mirent
sur
le tillac du
52
LE PETiT
MATELOT,
vaisseau des bailles
(moitiés de tonneaux
de
en
baquets)
forme
pleines d'eau, à tribord et à
bord; puis ils se rangèrent en
baie, près de
bailles, et un seau d'eau à la
valet parut alors
bâ¬
ces
main. Le maître-
au
pied du grand mât,
ayant le
visage barbouillé et quantité de
garcettes (petites
cordes) sur le corps, suivi de
quelques matelots
équipés de même. Il tenait entre les mains
ques livres de marine
pour
Les choses ainsi
noux
quel¬
représenter le missel.
disposées, on me fit mettre à ge¬
maître-valet, qui, me faisant poser
le livre, me fit
jurer d'exercer les
devant le
les mains
sur
mêmes choses qu'on allait
les fois que l'occasion
de
exercer sur moi toutes
présenterait. Après cela
on
lever
et
de marcher
baptiser quelqu'un
m'ordonna de
se
me
l'avant du vaisseau entre
les bailles, où des
gens de l'équipage m'atten¬
daient avec des seaux
pleins d'eau qu'ils me ver¬
sèrent sur le
corps. Ce fut de cette manière
que
je reçus le baptême du tropique ; ainsi
ondoyé, je
pouvais en toute sûreté me lancer dans
l'hémis¬
vers
phère austral.
Une mascarade fort
bouffonne se joignit à la
cérémonie. C'étaient le bonhomme la
Ligne et sa
vénérable épouse, traînée sur un
affût qu'on avait
transformé en chariot. Le
pauvre vieillard, afin
de se garantir delà
chaleur du soleil, avait
douze
peaux de mouton sur le corps, une
perruque de
53
LE PETIT MATELOT.
chanvre
aux
sur
lames
la tête, et au-dessus un beau diadème
d'argent; son épouse, aussi grotes-
montrait des mains écaillées
d'un rhinocéros. C'étaient les deux
plus anciens matelots de l'équipage. D'autres per¬
sonnages allégoriques se groupaient autour d'eux;
l'un en chapeau à panaches, habit brodé et vieilles
épaulettesde colonel, représentait l'Europe; puis
venaient l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, avec des
bandeaux de taffetas jaunes, surmontés de plumes
quement accoutrée,
comme
la peau
de canard, bronzées ou noires toutes les trois,
grâce à une décoction combinée de suie et de
goudron.
Quelques mousses me succédèrent pour la
cérémonie du baptême; on se contenta de les
panier entouré de bailles pleines
d'eau, où tout l'équipage vint puiser pour les
baptiser. Mais on gardait, comme le bouquet de
la fête, quelques passagers qui n'avaient pas
voulu accommoder l'affaire pour quelques pièces
de cent sous, et l'on s'apprêtait à les baptiser en
conséquence; heureusement ils se ravisèrent, et
consentirent à payer leur passe-port pour l'autre
hémisphère.
Mais ce n'était pas tout encore. A peine même
eûmes-nous tous payé notre tribut, qu'un signal
fut donné, et qu'à l'instant eut lieu une aspersion
horizontale et perpendiculaire. Trente seaux tenus
mettre sous un
à.
34
en
sur
LE PETIT MATELOT.
réserve dans les hunes tombèrent en
cataracte
le pont : tout fut
inondé, passagers,
matelots,
officiers,
L'eau fendait l'air dans toutes
les directions ; de l'avant à
l'arrière, c'était un vé¬
ritable déluge ; et vous
faire
mousses.
pourriez difficilement vous
idée du désordre et de la
confusion qui
résultaient de cette saturnale
une
acpiatique. On voyait
épars çà
et là sur le pont, la
homme la Ligne et celle de
défroque du bon¬
son
peaux de mouton, là la barbe ;
ruque, ailleurs le diadème.
épouse; ici les
plus loin la
per¬
Quelque étrange et vexatoire que soit le bap¬
Tropique administré de cette manière,
il s'en faut de
beaucoup qu'il soit aussi dés¬
agréable que chez beaucoup d'autres
nations, où
tême du
l'on avait coutume de
baptiser
plongeant subitement
dans la
Je vais
vous
dire
que l'on croit de
raît qu'il vient de
ce
un
homme
en
le
mer.
maintenant, mes bons amis,
l'origine de cet usage. Il pa¬
ce
que tous les pays qui se
ligne ayant été longtemps con¬
sidérés comme
inhabitables, les premiers qui fu¬
rent assez audacieux
pour y pénétrer tirèrent
trouvent
de
cette
sous
la
circonstance allusion à l'entrée dans
un
monde, et, procédant comme les Chré¬
tiens à l'égard de leurs
enfants, imaginèrent de
consacrer leur prise de
possession par une céré¬
monie à laquelle ils
appliquèrent les formes et le
nouveau
LE PETIT
35
MATELOT.
du
premier sacrement de notre Eglise. Nous
nous sommes bien ignorants et
bien grossiers, surtout quand nous avons pris du
rhum et de l'eau-de-vie outre mesure. Mais je
puis vous assurer qu'aucun de mes camarades n'a
nom
autres
matelots,
l'intention de ridiculiser les cérémonies de l'E¬
glise. Non, ils suivent tous machinalement le rè¬
glement imposé par l'usage; ils ne voient dans ce
baptême, qu'une occasion de s'amuser quelques
heures; ce qui est bien pardonnable à une si
grande distance de la terre. Il serait, ce me sem¬
ble, pourtant bien à désirer qu'on ne se laissât
pas ainsi allerà faire laparodie de choses saintes.
Mais
sur
mer comme
sur
terre,
l'usage
est un
tyran qui n'entend point raison.
Nous voyageâmes ainsi fort
longtemps, relâ¬
dans différents ports
étrangers, dont je ne vous parlerai point, parce
que n'ayant fait qu'y passer, et n'y ayant rien
lait ni rien vu de particulier,
je ne vous pourrais
donner à leur sujet que des détails bien incom¬
plets.
chant de temps en temps
Nous
nous
arrêtâmes
quelques jours à Jédo,
capitale d'un empire qu'on nomme le Japon,
située dans une grande île, à
laquelle on donne
près d'un million d'habitants, et qui est éloignée
ville
de deux mille huit
Mais
comme
les
cents
lieues environ de Paris.
Français
ne sont pas en posses-
•56
LE PETIT MATELOT,
sion d'une
grande considération dans ce pays, le
capitaine du Griffon liâta les approvisionnements
qu'il se proposait d'y faire, et nous ne tardâmes
pas à gagner le large.
Notre bâtiment voguait à pleines voiles dans les
eaux de l'Océan
Pacifique. On m'apprit que nous
allions explorer une cinquième
partie du monde,
nommée l'Océanie, plus étendue à elle seule
que
des quatre autres, peu connue
encore, et pourtant
extrêmement curieuse et variée.
C'est la
terre des prodiges, me disait le
matelots qui a déjà fait plusieurs fois
le voyage de ces contrées si lointaines.
Figure-toi,
»
doyen de
nos
Pierre, qu'elle renferme les races d'hommes les
plus opposées, les plus étonnantes merveilles de
la nature, et les monuments de l'art les
plus di¬
gnes d'admiration. Des géants, des pygmées; des
blancs, des noirs; des hommes très-doux
et
des
anthropophages; des nations d'une antique civi¬
lisation et des hordes sauvages
plongées dans le
plus grossier abrutissement; telles sont les di¬
verses
populations que l'on peut remarquer dans
l'Océanie.
»
Ce vaste continent est entouré de
groupes
de
petites îles riantes, de la végétation la plus pros¬
père. Là se trouvent des bosquets égayés par le
ramage des plus jolis oiseaux, embellis par le
bananier succulent, le jasmin et le gardénia si
37
LE PETIT MATELOT.
qui embaument au loin l'atmosphère. Ces
général, sont habitées par des peuples for¬
tunés, qui jouissent d'un printemps éternel et des
suaves
lies,
en
dons d'une terre féconde,
Ces détails
i
piquaient singulièrement ma curio¬
questions commencèrent. Je té¬
sité. Alors
mes
moignai à
notre vieux Michel
d'apprendre qu'une
mon
éionuement
terre si belle, si
riche, si
attrayante, fût restée si longtemps inconnue; je
lui demandai à
était due
quels navigateurs
sa
découverte
s'il y avait bien longtemps qu'on en
avait connaissance. Le bon matelot aimait à ra¬
et
conter; il en avait d'ailleurs bien le
droit, lui qui
de climats différents. Il
n'était point de quart1 dans le moment ;
je venais
avait tant
vu
de pays et
de faire le mien. [1
me fit
signe avec sa pipe qu'il
fumait, de prendre place auprès de lui sur un
rouleau de cordages. Je ne me le fis
pas dire
deux fois; je pris la place qui m'était offerte, et
pour me mettre à l'unisson, j'allumai aussi nia
pipe, prêtant une attention entière aux paroles
entremêlées de bouffées de fumée de tabac
que le
brave Michel m'adressait avec
complaisance.
Ecoute, Pierre, me dit-il, je ne suis pas un
savant comme nos
capitaines qui ont fait des
«
'
Temps pendant lequel
pour
faire le service.
une
partie de l'équipftç veille
38
LE PETIT MATELOT.
études. A douze ans, j'avais
déjà joliment voltigé
balancier sur les cordages des navires ;
je
connaissais déjà l'Amérique et une
sans
partie de l'A¬
sie. Où diable
aurais-je
pu
acquérir
ce
qu'on ap¬
pelle de l'instruction? Je ne puis savoir ce qu'on
ne m'a
jamais appris, et d'ailleurs je n'ai pas be¬
soin d'en savoir tant
pour faire la manoeuvre. Mais
ce que
j'ai vu, ce que j'ai entendu dire quelque¬
fois, je l'ai fidèlement retenu, je le sais par cœur ;
et l'on
peut trier dans cela d'assez bonnes choses,
qui valent peut-être mieux que l'instruction des
collèges. L'expérience, c'est là toute ma science.
Sans doute cela ne me rajeunit
point; mais que
m'importe?avec la grâce de Dieu, j'espère être
préparé, quand il faudra dèbouquer1 pour la vie
éternelle. Mais
revenons
à l'Océanie. Ce fut
un
de
compatriotes, le célèbre Bougainville, qui,
dans la seconde moitié du siècle
dernier, indiqua,
le premier, plusieurs îles de cette
partie du monde,
entre autres les îles des
Navigateurs, de la Louisiade et des Anachorètes, et
quelques-unes de
l'Archipel dangereux qu'on appelle à présent Pomotou. Peu de
temps après, l'immortel capitaine
Cook, dont j'aurai lieu de te reparler, parcourut
trois fois le grand Océan, et découvrit la nouvelle
nos
1
Dcbouqucr, terme de marine, sortir d'un détroit,
d'entre des îles, des récifs.
ou
39
LE PETIT MATELOT.
Calédonie.les îles Hébrides, et les îles Sandwich.
L'illustre et infortuné Lapérouse, dont je te dirai
aussi l'histoire, marcha sur les traces de Cook, et
lit aussi d'importantes découvertes. Vancouver
d'Entrecasteaux allèrent à la recherche de
et
Lapérouse. Depuis
cette époque, ces mers n'ont
cessé d'être parcourues par de hardis navi¬
gateurs de toutes les nations. Je ne connais pas
pas
très-exactement les
rins
noms
de tous
ces
fameux
ma-,
toutefois
je puis citer Baudin, Krusenstern,
Kotzebue, le fils de Bougainville que j'ai déjà
;
nommé, les Freycinet, les Duperrey, les Blosseville, les Dumont d'Urville et beaucoup d'autres,
qui sont moins connus, mais dont les travaux mé¬
ritent l'estime et la reconnaissance de tous les
peuples.
Mais, malgré tous ces voyages de découvertes,
beaucoup que l'Océanie soit entiè¬
rement explorée. Il
n'y a que quelques-unes de
ses
parties principales. Je n'entreprendrai pas de
«
il s'en faut de
mettre
ici les
convient
savants
d'accord
sur
la division
qu'il
d'adopter touchant son territoire ; cela
ne me regarde
point. Je sais seulement que l'on
distingue plus particulièrement la Malaisie, la
Micronésie, la Polynésie, et je crois, la Mélanésie.
Quoi qu'il en soit, jusqu'ici c'est la Malaisie ou
grand Archipel indien que l'on connaît le mieux.
De toute l'Océanie, c'estla division
laplusgrande,
40
le petit matelot.
la plus peuplée, la plus riche et la
plus impor¬
tante.—Mais voilà que l'on nous signale la
terre,
si je ne me trompe. Nous allons sur les îles de la
Sonde
:
il est
présumable
que nous toucherons à
l'île de Java, dont les trois
quarts
partiennent
à
peu
près
ap¬
Hollandais. La partie méridio¬
nale est seule indépendante : elle forme deux
étals distincts sous deux chefs
différents, dont
l'un porte
nan.
Mais,
aux
le titre de sultan, et l'autre de susanmon ami Pierre, la manœuvre nous
attend ; le service avant tout, même avant le
sir de causer en fumant ; ce doit être la
plai¬
règle d'un
bon marin.
»
Le vieux Michel
grande étendue de
ne
s'était pas
terre, que
l'on
trompé. Une
distinguait
ne
encore
que
à
regards. C'était l'île de Java où
mes
très-confusément, s'étendait
vînmes aborder le lendemain.
au
loin
nous
LE PETIT
M
MATELOT.
CHAPITRE II.
Description de l'île de Java; sa vigoureuse végétation;
fougères hautes de quatre-vingts pieds. — Mœurs des
habitants
indigènes.
autres animaux.
—
—
Combats de
Combat du
coqs, de taureaux et
tigre et du buffle. — Cri¬
minels forcés de combattre des
tigres; anecdote. —
Danse chez les Javanais.
I.a vallée de la Mort. — ba¬
—
tavia; détails
divers usages des habitants de cette
ville.
Manie furieuse. — Superstition à
l'égard des
crocodiles. — Condition des esclaves. — Coutume hor¬
rible.
sur
—
Nous restâmes
assez
de temps
à l'ancre
sur
plusieurs points de l'île de Java pour juger par
nos
propres yeux de la physionomie particulière
à cette contrée. Sa
population est évaluée à cinq
millions, dont plus des deux tiers forment la do¬
mination hollandaise; l'autre tiers
appartient à
des États indépendants. On
compte un quaran¬
tième d'Européens, Arabes, Hindous de la côte
de
Coromandel, Malais
sont au
et autres;
nombre d'un peu
les Chinois y
plus d'un demi-mil-
42
LE PETIT MATELOT,
lion. Mais le nombre des habitants
varier à cause des maladies
est
sujet à
épidémiques qui
font souvent des ravages dans la
partie nord
de l'île. Trois chaînes de
montagnes traversent
le pays,
où l'on compte plus de quinze volcans
activité, et qui pourtant sont re¬
couvertes de la
plus brillante végétation. L'île
entière jouit d'un climat
salubre, excepté dans
quelques localités du nord, surtout à Batavia, qui
est la
capitale.
éteints
ou en
On ne connaît véritablement
que deux saisons
à Java, celle de la sécheresse et celle des
pluies,
qui durent toutes deux six mois. Durant les
temps de sécheresse, les nuits sont plus chau¬
des que le jour; je l'ai
éprouvé moi-même.
Dans les montagnes, on passe rarement une
jour¬
née sans orage; et dès
que le bruit de la foudre
se fait
entendre, on sent la terre trembler sous
ses
pas; les éclairs
embrassent l'atmosphère
des nuages de feu, et leur lumière est
tellement vive et éblouissante,
qu'on est contraint
de fermer les yeux. Quand il
comme
pleut,
déluge,
on
et les animaux font entendre
dirait
un
un
cri de
terreur.
Mes chers amis, je voudrais
que vous
voir les campagnes de l'ile de Java.
pussiez
Certaine¬
ment vous seriez
frappés, domme je l'ai été, de
impossible de
leur merveilleuse fécondité. Il est
LE PETIT MATELOT.
43
voir nulle part une
plus étonnante profusion de
plantes diverses. On en rencontre à chaque pas
depuis les côtes sablonneuses jusqu'au [fond des
cratères des volcans. Les arbres de tous les climats
croissent
abondance; et, pour vous donner
vigueur de la végétation, figurezvous
que les fougères, qui ne sont en Europe que
de petits arbres des
champs, s'élèvent dans l'ile
de Java à la hauteur de
quatre-vingts pieds. Lien
n'est plus
pittoresque qu'un bocage de fougères
en arbres.
Enfin, quelques espèces de mousse
atteignent la hauteur d'un pied.
On trouve aussi à Java la
plupart des animaux
domestiques sauvages des autres contrées. Mais,
outre ces animaux
généralement connus, il en est
d'autres qui ne se rencontrent
que là, surtout des
oiseaux magnifiques, tels que le kakatoua
blanc,
dont la tête est ornée d'une
aigrette jaune ; le lori
rouge, le superbe argus mâle, l'émou ou kasoar
casqué, gallinacée 1 gigantesque, semblable par
sa taille à l'autruche
d'Afrique, à la chèvre par
son crâne, et au
sanglier par ses plumes. Les
forêts renferment des
serpents de toutes les di¬
mensions, entre autres le boa, qui a plus de trente
pieds de long, ainsi qu'une vipère verte fort
dangereuse. J'ajouterai que les rivières sont in¬
y
une
en
idée de la
festées de crocodiles.
1
Oiseau du genre dts poules.
ii
LE PETIT MATELOT.
Mais il n'est pas inutile que je vous
parle des
naturels de l'île de Java. On les nomme Javans
ou
Javanais. En
et
d'un teint
général, ils sont petits de taille
jaune. Chez eux, l'hospitalité est
une vertu commune ;
ils offrent
asile
et
au
sont
doux
des aliments
et
paisibles,
aux
étrangers un
jour. Ils
moins pour un
et attachent une très-
grande importance aux liens de famille. Ils pro¬
un
respect religieux pour les tombeaux de
leurs pères, et ne les quittent que pour des
motifs impérieusement indispensables. Mais ils
sont crédules,
superstitieux, pétris de préjugés.
Il y en a parmi eux qui s'imaginent descendre de
la divinité indienne qu'on nomme Wishnou.
Les Javans se plaisent aux combats de
plu¬
sieurs sortes d'animaux. Le peuple se donne sou¬
vent le spectacle de combats de
porcs, de cail¬
fessent
les, de grillons. Mais les combats de coqs sont
pour les gens d'un rang clevé. Le coq est l'animal
favori des habitants des villes de
Leurs
cet
poésies célèbrent
animal
battre
sans
belliqueux. A Java,
on
contrée.
exploits de
le fait
com¬
éperons.
Les combats de
pays.
celte
souvent les
taureaux sont communs
On n'emploie ni des chiens
gleterre, ni des hommes
ou
dans ce
comme en
des chevaux
An¬
comme
Espagne. On se contente d'exciter au combat
plusieurs taureaux attirés dans un cercle im-
en
45
LE PETIT MATELOT.
mense
autres
par une vache. Tous ces jeux et quelques
donnent lieu à des paris considérables.
Mais le combat le
plus recherché comme spec¬
grands du pays
tacle, celui que les princes et les
préfèrent à tous les autres, c'est celui du tigre
contre le buffle. Le buffle est un animal supérieur
à
nos
taureaux en
taille,
en
force et
en courage.
Ayant assisté à un de ces spectacles, je vais es¬
sayer de vous en faire la description.
Dans une vaste arène était préparée une cage
circulaire de gros bambous; elle était ouverte
en dessus et solidement attachée à la terre. On
puis le tigre. Leur
première rencontre dans ce lieu resserré fut ter¬
rible. Le buffle commença l'attaque; il poussa
introduisit d'abord le buffle,
antagoniste contre les barreaux,
tigre, redoutant la
violence du buffle, voulut l'éviter; puis il sauta
avec agilité à la gorge de son ennemi. On laissa
reposer les deux combattants après cette pre¬
mière attaque ; mais, à la reprise, le buffle écrasa
le tigre au premier effort.
S'il arrive que le tigre refuse le combat après
le premier assaut, on l'excite en le piquant avec
des bâtons pointus, en l'incommodant par la fu¬
mée de la paille, ou en lui jetant de l'eau bouil¬
violemment
et
son
chercha à l'écraser. Le
lante. On excite le buffle
peau une
en
lui versant
sur
la
dissolution de piment, ou en le provo-
46
LE PETIT
MATELOT.
quant avec des orties, dont les aiguillons sont
tellement brûlants, qu'ils feraient
naître
une
fièvre de rage dans l'homme
qui en serait piqué.
Cette scène cruelle et barbare dure
environ une
demi-heure.
Lorsque le tigre
est
ne
périt
destiné à trouver la
terrible qu'on nomme le
dans l'action, il
un autre
jeu
rampok, et dont voici
pas
mort
dans
l'origine.
Comme le voisinage des lieux habités est
ordi¬
nairement infesté par un
grand nombre de tigres,
qui s'y introduisent pour
bestiaux, on
tuer les chevaux et les
met le
plus grand soin à exterminer
qu'on a découvert
le repaire d'un
tigre, les habitants des environs
sont
appelés pour lui donner la chasse. Chaque
cet
animal redoutable. Aussitôt
homme est armé d'une lance
; le repaire est cerné
par deux ou trois rangs de chasseurs; on éveille
l'animal par des cris,
par le bruit du gong, es¬
pèce de tambour, ou par le feu. On laisse assez
de place pour qu'il
puisse s'échapper jusqu'à une
certaine distance, mais sans
rompre les rangs;
aussitôt qu'il veut les
forcer, on lui donne la mort.
Le souverain donne
quelquefois le spectacle du
sa
capitale. On place
alors des cages
remplies de tigres au milieu d'une
vaste arène. Des
piqueurs forment un carré fort
étendu, de quatre rangs d'épaisseur. On
place
rampok
aux habitants de
LE
47
PETIT MATELOT.
des feuilles sèches et tressées devant la porte
de
chaque cage, que l'on ouvre en même temps;
puis on met le feu au feuillage au son de la mu¬
sique. Dès que le tigre sent le feu; il s'élance fu¬
rieux, et cherche à
se
faire
un passage au travers
de la fumée
qui le repousse. L'animal veut s'é¬
lancer de nouveau, et périt sous les piques.
Ce genre de spectacle, de même que tous les
autres
combats d'animaux, ne
l'horreur
;
entretenir
ils
me
une
m'inspirent
que
de
semblent seulement propres à
férocité de
mœurs
qui n'est point
habituellement dans le naturel des indigènes de
Java.
Cependant il s'est introduit quelque amé¬
cet égard; car on m'a assuré qu'au¬
lioration à
trefois les criminels étaient forcés de combattre
les
tigres. H y a vingt-cinq ans, deux criminels
exposés à ce supplice par ordre du sultan
qui règne dans une partie de l'île de Java. On
furent
donna à chacun d'eux un kriss, arme du pays,
dont
la
pointe était émoussée ; on ouvrit une cage d'où
s'élança un tigre. Le premier de ces malheureux
fut bientôt mis
pièces; mais le second com¬
pendant environ deux heures, et fut assez
heureux pour tuer le tigre, en le frappant plu¬
en
battit
sieurs fois
sur
la tête, sur les yeux et sous
oreilles. L'affluence du
les
peuple accouru à ce spec¬
tacle était immense. Cette
populace superstitieuse
crut que le Ciel avait voulu,
par ce miracle, mani-
48
LE PETIT MATELOT.
fester l'innocence de
cet
grâce, et fut même élevé
homme; il obtint
sa
dignité, comme pour
l'indemniser des dangers qu'il avait courus.
Oh ! que j'aime bien mieux un autre divertis¬
sement chéri des Javanais !
je veux parler d'une
espèce de danse qu'on appelle le tandak. A peine
en
est-il nuit,
qu'on entend de tous côtés les sons
musique bruyante ; le peuple sort de ses
habitations et se porte en foule sur les
places
pubiiques, où les danseuses sont rassemblées.
d'une
Sous
une
tente
dressée à la hâte
et
éclairée d'une
quantité de lampes, trois ou quatre femmes à
demi nues, la tête parée de fleurs,
accompagnées
des instruments des musiciens
qui les suivent, et
s'accornpagnant elles-mêmes
en
de la voix, mettent
mouvement toutes les
parties de leur corps;
bras, les jambes, les mains, la tête, les yeux,
tout est en action. La danse va
toujours s'animant
de plus en plus; les danseuses redoublent
d'ar¬
deur; les danseurs, qui viennent prendre
part à
leurs jeux, veulent les
imiter; mais bientôt, fati¬
gués d'un exercice aussi violent, ils se retirent et "
les
reprendre leur place parmi les spectateurs.
Djokjokarta a des danseuses qui ont
beaucoup de ressemblance avec les hayadèresde
l'Inde; elles dansent avec grâce et forment des
ballets réguliers.
11 y a dans l'Ile de Java un
grand nombre de
vont
Le sultan de
49
LE PETIT MATELOT.
de
antiques qui attestent
origine très-reculée, entre
autres les Mille Temples. Jamais on n'a contem¬
plé un plus grand nombre de colonnes, de statues,
ruines
une
et
monuments
civilisation d'une
de bas-reliefs entassés dans un même lieu
terminé
Tous
et
ces
; tout est
poli avec un goût pur et très-exercé.
temples renferment une statue de
Bouddha.
A trois lieues d'un
voir
village nommé Balor.j'ai pu
qu'on ne
vallée dont les naturels croient
une
peut approcher sans perdre la vie ; des squelettes
d'hommes et de toutes sortes de quadrupèdes et
d'oiseaux
en couvrent
le fond. On donne à cette
vallée extraordinaire le
nom
de vallce
empoi¬
sonnée.
A
quelques pas de là. l'odorat est affecté d'une
odeur forte, nauséabonde et suffocante; mai»
quand
cette
on est près du bord, on n'éprouve plus
sensation désagréable. De cet endroit
les yeux
horrible tableau. La
demi-mille de circonfé¬
rence; le fond en est plat; on n'y voit pas la.
moindre végétation ; on y découvre quelquespierres qui semblent y avoir été portées par les
on
a
vallée
eaux ;
sous
paraît avoir
et tout cela est effectivement
sements
de toutes
couvert
d'os¬
d'animaux, hommes, ti¬
Le sol
et dur ; on n'y voit aucune-
sortes
cochons, cerfs,
parait être sablonneux
gres,
un
un
paons et autres.
3
50
LE PETIT MATELOT,
ouverture ; on n'en yoit sortir
Les côtés de la vallée, du haut
aucune
vapeur.
bas,
sont ta¬
en
pissés d'arbres, d'arbrisseaux et de plantes. Si
l'on essaie d'y descendre, on
n'éprouve d'abord
aucune gène
pour respirer, mais on est incom¬
modé par une odeur
désagréable qui donne des
nausées. Si l'on y jette des
chiens, des pouies et
autres animaux, il suffit de
quelques minutes pour
qu'ils y trouvent la mort. On conjecture que les
squelettes humains que l'on voit dans ce lieu pes¬
tilentiel
le
sont ceux
grand chemin,
et sont
le
de rebelles
se sont
entrés dans
cette
qui, poursuivis sur
réfugiés où ils ont pu,
vallée
sans en
connaître
danger.
Les environs de Batavia sont couverts de mai¬
de campagne et de jardins
sons
grands et beaux,
général trop chargés d'arbres, en sorte
que le pays n'a point gagné, sous le rapport de
la salubrité, à être débarrassé des bois
qui s'y
voyaient autrefois; on y recueille seulement beau¬
coup de fruits. Ce qui reste de ces forêts impé¬
nétrables s'étend à plusieurs milles au delà des
jardins ; elles sont entrecoupées de rivières et de
canaux navigables par de
petits bâtiments. Les
champs et les jardins sont environnés de fossés
pleins d'eau, et, au milieu'des terres cultivées, on
rencontre partout des marais, des fondrières et
mais
des
en
amas
d'eau saumâtre.
81
LE PETIT MATELOT.
Les habitants de Batavia
sés
à
avec
les maladies; ils
époque fixe, comme
en
sont
très-familiari-
attendent le
retour
attend
en Europe le
de visages où l'on
reconnaisse les marques certaines de la santé. On
n'y parle pas de la mort avec plus d'effroi que
dans un camp en face de l'ennemi. Annonce-t-on
à quelqu'un la mort d'une de ses
connaissances,
il vous répond : Bon! il ne me devait rien; ou
bien : Je vais me faire
payer de ses exécuteurs tes¬
retour
des saisons. Il
tamentaires
ou
de
ses
on
est
peu
héritiers.
Un
grand objet de luxe dans l'île de Java est
de brûler des bois aromatiques, des
résines, et
d'avoir beaucoup de fleurs; on les
expose dans
les rues en guirlandes de deux pieds de
long, ou
en bouquets le soir au coucher du
soleil. Les per¬
sonnes
des deux
leurs cheveux,
mêlent de ces fleurs dans
des feuilles d'une plante
ap
sexes
avec
pelée pandang.
Les naturels de Java
sont
d'une sobriété
re¬
marquable. Cependant leurs festins ont une sorte
de magnificence. Comme ils sont
mahométans, le
vin et les liqueurs fortes n'entrent
pas dans leurs
festins publics; ils n'en boivent
que bien rare¬
ment en
du bétel
particulier; ils
et
de
se contentent
de
prendre
l'opium. Le mariage est chez eux
la principale cérémonie
d'apparat. Dans ces occa¬
sions, les familles empruntent, autant
qu'il leur
52
LE PETIT MATELOT.
possible, des vêtements d'or et d'argent pour
deux époux ; d'où il résulte que
noces sont de la
plus grande ma¬
gnificence.
Pendant mon séjour à Batavia, je fus témoin
d'un usage affreux, dont je vais
rapporter les cir¬
constances
pour mieux le faire connaître.
II arrive souvent que des insulaires,
après s'ê¬
tre enivrés d'opium, se précipitent dans les rues,
est
la parure des
leurs habits de
une arme
à la main, massacrant toutes les per¬
qu'ils rencontrent, jusqu'à ce qu'eux-mê¬
pris ou tués. On appelle cela courir
un muc/c, dans le
langage du pays. Il paraît que le
plus souvent l'homme qui se trouve dans cette
position est réduit au désespoir par quelque ou¬
trage. Il commence ordinairement par se venger
de ceux de qui il croit avoir à se plaindre. On as¬
sonnes
mes
soient
sure
aussi que,
les rues,
bien que ces malheureux courent
brandissant une arme menaçante, tout
écumants de rage,
ils ne tuent jamais que ceux
qui tâchent de les arrêter ou qu'ils soupçonnent
de cette intention, tandis que ceux qui les lais¬
sent passer tranquillement n'ont rien à craindre
de leur part. Le plus souvent ce sont des escla¬
ves qui, par état, se trouvant en butte à toutes
sortes d'injustices, en obtiennent plus difficile¬
ment une réparation légale.
Cependant des hom¬
mes
libres eux-mêmes
se
livrent
quelquefoisJi
LE
"
PETIT MATELOT.
tune
manie. J'en ai vu un qui jouissait d'une for¬
considérable, qui massacra d'abord son pro¬
pre
frère qui lui donnait de l'ombrage, et
cette
donna ensuite la mort à
qui
deux hommes qui vou¬
de la résistance. 11 ne sortit
point de sa maison et tâcha de s'y défendre, quoi¬
que l'opium eût tellement égaré ses sens, que de
trois fusils avec lesquels il coucha en joue les
officiers de la police, aucun n'était chargé. L'un
des officiers qui avaient arrêté ce furieux m'a as¬
suré qu'il ne se passait guère de semaine sans que
lui ou ses confrères fussent appelés â l'occasion
d'un événement de ce genre. Si l'officier prend
laient lui opposer
vivant
un
de
ces
aliénés, il obtient
compense; mais il n'a rien
tuent ordinairement trois
nes
une
forte ré¬
s'il le tue. Ces furieux
ou
quatre
des
person¬
chargées de les saisir, quoique celles-ci soient
munies
d'espèces de tenailles
les appréhen¬
corps, sans se mettre à la portée de leurs
armes. Quand ils sont
pris vivants, ils sont pres¬
que îoujours blessés, ce qui n'empêche pas qu'ils
ne soient
rompus vifs; si la blessure est déclarée
mortelle, l'exécution a lieu sur-le-champ, et or¬
dinairement sur le lieu même du premier assas¬
der
pour
au
sinat.
Parmi les
superstitions particulières à l'Ile de
Java, je mentionnerai celle qui concerne les cro¬
codiles. Un certain nombre de familles élèvent de
34
LE PETIT
MATELOT.
ces
animaux
les
appellent sudaras. Une jeune esclave, élevée
comme
s'ils étaient leurs
parents, et
parmi les Anglais, et qui savait
s'énoncer
langue,
racontait que son
père,
en
cette
lit de la mort,
lui avait
appris qu'il avait pour frère un sudara
qui habitait une rivière dans un lieu
qu'il lui indi¬
qua. Il la chargea solennellement
de lui donner
à manger
quand il ne pourrait
plus le faire luimême, et il lui dit le nom
au
par lequel elle devrait
l'appeler. La jeune fdle se rendit sur lesbords de la
rivière indiquée,
appela Radja-pouti (roi
ainsi que lui avait dit
sortir de l'eau
'sur îe
d'or à
tal à
un
son
père,
blanc),
et aussitôt elle vit
beau crocodile tacheté de
rouge
corps et sur le nez,
qui avait des bracelets
pattes, et des pendants de même mé¬
oreilles. Le crocodile s'accommoda fort
ses
ses
bien des
provisions que lui apportait sa nièce ; du
jeune fdle racontait cela du plus
grand sérieux du monde. Mais plusieurs Anglais
moins
cette
qui l'avaient entendue lui firent
crocodile
avec
remarquer
des oreilles serait
un
qu'un
être aussi
monstrueux
la
qu'un chien pourvu de griffes. Aussi
jeune fille se montra-t-elle toute courroucée
de leur incrédulité.
Un beau
jour, un domestique de la maison où
je logeais à Batavia, nous assura, d'une manière
tout aussi
positive, avoir vu, ainsi que plusieurs
autres Malais
qui se trouvaient avec lui, un jeune
crocodile sudara
MATELOT.
PETIT
LE
55
d or aux
croire, lui dis—je; car on
qui avait des liracelels
pattes. « Je ne puis vous
déjà dit qu'un de ces crocodiles avait des
pendants d'oreille, et vous savez que la chose est
impossible.
Ah ! monsieur le matelot, répondit le do¬
m'a
—
mestique, les sudaras ne
autres
ressemblent point aux
crocodiles; ils ont cinq
doigts a chaque
pied, une grande langue et même des oreilles,
quoique petites à la vérité.
Les Bougis, les Macassars et autres peuples de
cette ile sont tellement convaincus qu'ils ont des
qu'ils
crocodiles pour parents dans leur pays,
font en leur honneur des l'êtes qui reviennent,
des bateaux munis
provisions et de mu¬
siciens; ils chantent et pleurent tour à tour, en
invoquant leurs parents, jusqu'à ce qu'enfin ils
voient paraître un crocodile. Aussitôt la musique
cesse, et ils jettent dans l'eau les provisions, le
bétel et le tabac. Ils s'imaginent, par ces hon¬
chaque année. Ils
montent sur
de toutes sortes de bonnes
neurs et ces
offrandes,
se
rendre agréables à leurs
parents.
La classe la
plus nombreuse à Java est celle
des esclaves. Les naturels de
cette île ne
peuvent
d'après les lois très-positives du pays, être
réduitsenservitude; despeinestrès-sévères attei¬
gnent tous ceux qui enfreignentceltedéfense. l-c»
pas,
36
LE PETIT MATELOT,
esclaves qui viennent
tugal ;
avec
les
Hollandais, les Por¬
les Indiens, sont tous tirés de
Sumatra,
de ilalacca et de
presque toutes les îles
c
voisines.
En g u;éral, ces esclaves
sont enclins à la
paresse;
ils se contentent
pour toute nourriture d'un
peu
de riz lso il i et d'une
petite quantité du poisson
le moins c'ter. Les maîtres
sont libres
d'inlliger
à leurs esclaves tous
les châtiments
qui n'entraî¬
la porte de la vie; mais si, même contre
leur gré, l'esclave vient à
périr par suite des
coups, les maîtres sont condamnés à une
nent
pas
capitale. Aussi
un
les maîtres
peine
punissent-ils
rarement
esclave de leurs
propres mains. Il y a
dans
chaque quartier un officier appelé marineu,
qui se
charge de faire punir les esclaves que les maîtres
accusent avec
des preuves suffisantes. Le marineu
n'exerce pas lui-même la fonction de
bourreau;
elle
châtiés
confiée à des esclaves. Les hommes
sont
publiquement devant la porte de leur
maître,
et
son.
est
les femmes dans l'intérieur de la mai¬
un certain nombre de
coups
On leur donne
de fouet; ou bien ils sont
fustigés avec des verges
de rattans,
découpées en baguettes minces, qui
font jaillir le sang à
chaque coup. Pour ôter aux
esclaves la tentation de voler, on
oblige les maî¬
donner à peu près sept pences1 et demi
par
semaine à chacun de leurs esclaves.
tres à
1
Le pence ou
penny
est une pièce de monnaie anglaise
LE PETIT
On
sent
rapporte
57
MATELOT.
qu'avant que les Européens eus¬
habitants de
horrible de laquelle
fait la découverte de Java, les
cette
île avaient une coutume
à les affranchir.
d'entre eux tombait malade, on appe¬
lait un devin qui décidait, d'après certaines pra¬
tiques superstitieuses, s'il y avait du remède ou
non à la maladie.. Si la réponse de cet oracle était
négative, ses propres enfants étranglaient le ma¬
lade pour lui épargner des souffrances inutiles.
Les Javanais vendaient aussi, dit-on, à des peu¬
plades anthropophages ceux que la vieillesse ou
des infirmités rendaient désormais incapables de
est
on
Quand
rendre
heureusement parvenu
un
aucun
service.
Des voyageurs ont
dans
cette
île,
sur
assuré aussi
cessibles, des peuples qui
qui regardaient
que
l'on trouve
des montagnes presque inac¬
adoraient la lune, et
sacrilège d'allumer
comme un
des
flambeaux, alors qu'elle brillait au firmament.
Quand on leur demandait pourquoi ils préfé¬
raient cet astre au soleil, ils répondaient : « Ce¬
lui-ci échauffe, mais il brûle ; il éclaire, mais il
éblouit: celle-là répand toujours la même clarté,
et ne
brûle ni n'éblouit.
»
Je crois
bien, pour
ma
part, que des peuplades sauvages et sans culture,
qui vaut la douzième partie du sclielling, lequel vaut
1 fr. 20
c.
58
aient pu
LE PETIT
MATELOT.
adorer la lune; cela s'est
d'autres endroits. Mais je doute
vu
dans bien
beaucoup de
l'authenticité de cette réponse ; elle
pourrait bien
être, selon moi, de l'invention de ceux
qui l'ont
rapportée.
LE
59
PETIT MATELOT.
CHAPITRE III.
Des Chinois de l'île de
cadavre dans
brûlées
sur
nèbres.
—
son
Java; comment ils conservent un
état naturel.
—
L'île de Bali ; veuves
— Cérémonies fu¬
le bûcher de leurs maris.
Archipel des Moluques. — L'île d'Amboine. —
Superstitions des habitants de l'ile de Timor. — Descente
dans celle d'Ombaï.
Anthropophage.
—
J'ai dit que
parmi les habitants de l'île de Java,
compte un assez grand nombre de Chinois. Il
y en a surtout à Batavia, mais ils sont très-peu
favorisés de la fortune. Plusieurs d'entre eux vi¬
on
vent
dans l'enceinte de la ville
et
tiennent des
boutiques ; cependant la majeure partie vit hors
des murs dans une espèce de faubourg
qui leur
est particulier et
qu'on appelle le camp chinois.
La cupidité est l'unique mobile de ces Chinois;
il n'est rien de vil ou de malhonnête
qu'elle ne
leur fasse faire, pourvu qu'ils ne soient pas troo
60
LE
PETIT MATELOT.
exposés à êire surpris
avec une
ardeur
sur
le fuit. Ils travaillent
et une
application infatigables;
quitté leur ouvrage qu'ils se
mettent à jouer aux cartes et
aux dés, et à d'au¬
tres jeux de leur
invention ; ils s'y livrent avec
tant de fureur
qu'à peine s'ils prennent le
temps
niais à peine ont-ils
de manger et de dormir. En
sorte que, dans le
pays, il est rare de rencontrer un Chinois
oisif.
Leurs manières sont basses
et serviles. Ils
sont
dans leurs vêtements d'une
propreté recherchée ;
ils prennent le soin le
plus scrupuleux de leurs
habits. Deux d'entre eux ont-ils
quelque dispute,
qui les force de s'expliquer à coups de
poing, ils
ne
manquent pas de mettre bas leurs
vêtements,
de peur qu'ils ne soient
endommagés. Ils ont pour
principe qu'il vaut mieux avoir une blessure à
son
corps, qu'un trou à ses habits,
parce que
avec le
temps l'une se guérit, tandis que l'autre
est
irréparable.
Us
ne sont
pas, à
beaucoup
près, aussi délicats
l'article de la nourriture. Le riz
de viande ou de
poisson fournit au
sur
digents;
et comme ils
avec
très-peu
repas des in¬
ne
sont point
assujettis,
Musulmans, à une foule de prohibi¬
concernant la
nourriture, ils mangent in¬
ainsi que les
tions
différemment du porc, des chiens, des
chats, des
grenouilles, des lézards, des serpents, des
pois¬
sons, et
plusieurs végétaux
que nous
ne
mange-
LE
rions,
nous autres
PETIT
61
MATELOT.
Européens,
que pour
éviter de
mourir de faim.
Ces Chinois offrent
des
exemples de
qui transporte aux morts toute la sol¬
que l'on doit avoir pour les vivants. Ja¬
encore un
folie
cette
licitude
mais ils n'ouvrent la terre où
un
cadavre
a
été
déposé ; chaque mort a une fosse nouvelle ; ce
qui enlève à l'agriculture beaucoup de terres
dans les environs de Batavia. Vainement les
Hollandais ont-ils mis le
plus haut prix aux
qu'ils vendent pour cet usage. Telle est
la force de l'habitude et de l'exemple, que les
Chinois trouvent toujours moyen de donner la
somme qu'on exige. Le procédé qu'ils emploient
terres
pour conserver un corps
dans
son
état naturel
ingénieux, ils creusent la bière dans un
tronc d'arbre, et, après en avoir fermé l'ouver¬
ture, ils placent cette bière dans la fosse et l'enduisentd'environhuitàdix poucesd'épaisseurd'un
mortier appelé chinam, qui a la propriété d'ac¬
quérir en peu de temps la dureté de la pierre.
est
fort
Les
parents du mort assistent à ses funérailles
grand nombre de femmes payées pour
pleurer. Sans doute que cet appareil n'est que
pour satisfaire la vanité des vivants; cependant
cet usage de payer des pleureurs est pratiqué
chez des nations bien plus policées que les Chi¬
avec
un
nois de Batavia.
62
LE PETIT MATELOT.
Parmi les
dépendances de Java, on compte
Madouri, que nous n'avons point visitée,
et que l'on dit très-fertile" et d'une
végétation
singulièrement riclie. On vante beaucoup ses
bombax, arbre d'une grosseur considérable, qui
l'île de
étale
au
loin
ses
rouges.
L'île de Bali, que
belles
et
immenses
fleurs
plusieurs
voyageurs appel¬
petite Java, est excessivement peuplée.
Ses habitants sont plus blancs,
plus intelligents,
plus forts et mieux faits que ceux de Java ; mais
ils sont aussi plus fiers et moins sociables. Les
Balinais sortent peu de leur île, et leur commerce
ne se fait
guère qu'au moyen des étrangers. La
religion dominante est le brahmanisme. La jus-
lent la
lice civile
brahmanes
et
criminelle
est entre les mains
qui sont traités
avec
des
le plus grand
respect.
A Bali
comme dans un autre
pays situé en Asie,
l'on nomme l'Hindoustan, on pousse jus¬
qu'à la barbarie l'usage de sacrifier les veuves sur
et que
le bûcher de leurs maris. Les
femmes, les escla¬
précipitent dans les
flammes funéraires, dans l'espoir de renaître à
ves et autres
serviteurs
se
vie. Cet usage est surtout commun aux
militaires et marchandes; mais il n'est
une autre
castes
ja¬
pratiqué sans a caste aes Di élres ; ce qui
d'autant plus étonnant que dans
l'Hindoustan,
mais
es
.
63
LE PETIT MATELOT.
principalement les femmes de cette caste
qui se sacrifient.
Un radjah ou prince d'une de ces îles nous a
raconté qu'au moment où le corps de son père
ce
sont
fut abandonné aux flammes
mola
du bûcher,
on
im¬
soixante-quatorze femmes en son honneur.
front tandis
Mes cheveux se dressent sur mon
main retrace ces atrocités.
d'années, vingt femmes se brûlèrent
Il y a peu
volontaire¬
ment sur le bûcher d'un autre prince de la
môme famille. On leur élève quelquefois, ainsi
qu'aux femmes, un tombeau au milieu duquel
on place l'urne qui contient leur cendre.
A notre arrivée sur les possessions de Bali,
nous fûmes presque témoins de faits qui viennent
à l'appui de ce que j'ai dit plus haut. Notre
capitaine se rendit chez le prince de Gilgil, et
le trouva dans la. désolation, à cause d'une épi¬
démie qui avait fait périr ses deux fils. La reine
mourut quelques jours après ; son corps fut
que ma
brûlé hors de la ville avec
vingt-deux de
ses
femmes esclaves.
le corps hors du palais, par une
qu'on fit à la muraille, à droite de la
porte, dans la crainte superstitieuse du diable,
qui se place, suivant les Balinais, dans l'endroit
par lequel un mort est sorti. Les esclaves qui
On porta
ouverture
étaient
destinées à accompagner
l'âme de la
64
LE PETIT MATELOT.
reine, marchaient en avant, selon leurs
rangs;
elles étaient soutenues chacune
par une vieille
femme
et
portées
Après qu'elles
cinq hommes
sur
eurent
et
deux
des litières de bambous.
été
placées
femmes
en
cercle,
s'approchèrent
d'elles et leur ôtèrent les fleurs dont
elles
étaient ornées. De temps en
temps, on laissait
voler des pigeons et d'autres
oiseaux, pour mar¬
quer que leurs âmes allaient bientôt
prendre
leur essor vers le séjour de la félicité.
Alors
on
les
dépouilla de tons
leurs
vêtements,
excepté de leurs ceintures. Quatre hommes
s'emparèrent de chaque victime : deux leur te¬
naient les bras étendus, et deux autres
tenaient
les pieds, tandis
qu'un cinquième se préparait à
l'exécution.
Quelques-unes des plus
dèrent elles-mêmes le
la main droite, le
courageuses deman¬
poignard, le
reçurent de
passèrent dans la gauche
elles
se
elles
se
;
blessèrent le bras droit, en sucèrent le
sang, dont elles teignirent leurs lèvres;
firent
puis
avec
le bout du
sanglante
sur
l'arme
exécuteurs,
aux
doigt
le front. Aiurs
elles rendirent
reçurent le
premier coup
les fausses côtes, et le second
l'épaule, l'arme étant dirigée vers le
entre
que la mort
mettre
approcha,
à terre, on
une marque
sous
l'os de
cœur.
Lors¬
leur permit de se
les dépouilla de leurs deron
LE
63
PETIT MATELOT.
niers vêlements, et on les
laissa dans cet état de
nudité. Leurs corps furent ensuite lavés ; on les
recouvrit de bois, leur tête seule étant restée
visible. On mit alors le feu au bûcher.
Le corps
de la reine arriva ; il était placé sur
magnifique catafalque de forme pyramidale,
formant onze étages, et porté par un grand nom¬
bre de personnes d'un haut rang. De chaque
côté du corps, il y avait deux femmes, l'une tenant
un
parasol et l'autre un éventail pour chasser les
mouches. Deux prêtres précédaient dans un
char d'une forme particulière, tenant dans une
main des cordes qui étaient attachées au cata¬
falque, pour faire entendre qu'ils conduisaient
la défunte au ciel. Dans l'autre main ils portaient
un
une
sonnette.
Les tambours, les flûtes et autres
instruments de
musique qui se faisaient entendre,
procession plutôt un air de fête
que l'apparence d'une cérémonie funèbre. Quand
le corps de la reine eut passé devant les bûchers
qui étaient sur le chemin, on le déposa sur celui
qui lui était préparé, et auquel on mit le feu
sur-le-champ. On y brûla la chaise, le lit et gé¬
néralement tous les meubles qui avaient été à
l'usage de la reine.
donnaient à la
Les assistants firent ensuite
une
fête, tandis
les musiciens exécutaient une mélodie fort
agréable. On se retira sur le soir, lorsque tous
que
66
LE PETIT MATELOT.
les corps eurent été consumés, et l'on
gardes auprès des
restes
tion
ossements. Le
plaça des
lendemain, les
de la reine furent
reportés à son habita¬
avec une
cérémonie égale à la pompe de la
veille. On y porta ensuite
d'argent, de cuivre
et
chaque jour des vases
remplis d'eau ;
de terre
une bande de musiciens et de
piqueurs escortait
les porteurs, précédés de deux
jeunes garçons
tenant des rameaux
verts, et d'autres qui por¬
taient le miroir, la veste, la boite de bétel
et
d'autres effets de la défunte. Les
rent
fu¬
lavés
pendant un mois et sept jours ; on les
litière, on les transporta dans un
appelé huber, où ils furent brûlés avec soin,
plaça
lieu
ossements
sur une
recueillis dans
une
urne, et
jetés
en
cérémonie
dans la mer, à une certaine distance de la
côte.
Ces coutumes, mes chers amis, ne sont cer¬
tainement pas dignes de servir de modèles
;
elles
sont
empreintes de barbarie; mais puisqu'elles
existent, il est toujours curieux d'en avoir quel¬
que connaissance. C'est pourquoi je me laisse
aller au plaisir de raconter,
plaisir si agréable
pour uri voyageur. Je reviens donc à l'article des
funérailles.
Les naturels de l'île de Bali font
embaumer
les corps
et ne
des personnes
les brûlent que le
ipanes pour
qui viennent de mourir,
jour fixé par leurs brahcette cérémonie. Ordinairement ce
LE
67
PETIT MATELOT.
jour n'est désigné qu'une année après le décès.
Quelquefois, au lieu de réduire le cadavre en
cendres, on le jette à la mer. Quand un radjah
ou prince cesse de vivre, son corps est conservé
pendant un temps plus ou moins long, quelque¬
fois un an, jamais moins de deux mois; on le
préserve de la corruption en le soumettant cha¬
que jour à une fumigation de benjoin et d'autres
substances
: on
le brûle ensuite suivant
des Hindous.
Quant
n'aurait
encore
point
au corps
l'usage
d'un enfant qui
de dents, on l'enterre im¬
médiatement après la mort, ainsi que les indivi¬
dus victimes de la petite vérole.
Yoici
encore
le tableau d'une cérémonie funè¬
bre
qui eut lieu presque sous
village situe sur le bord de la
distance de l'endroit où
mes yeux,
mer,
dans
un
à très-peu de
avions
jeté l'ancre.
âgée, d'un certain rang, étant décédée,
plusieurs d'entre nous furent invités à ses obsè¬
ques. Toutes les femmes du voisinage se rendi¬
nous
Une dame
rent
d'abord à la maison de la défunte, en poussant
des hurlements
Après cela,
son
pendant
on transporta
commune,
une
le
heure
corps
ou
deux.
dans la mai¬
où tous les invités devaient faire
repas. Quant à nos camarades, ils aimèrent
mieux aller diner ailleurs. Mais le soir il ne leur
un
fut pas
danses
possible de
et aux
dispenser d'assister aux
qui eurent lieu, devant tout
se
chants
68
LE PETIT
MATELOT.
le
village assemblé dans la salle où était déposé
Le lendemain matin, le chef du village
tua une chèvre et
répandit son sang autour de
la maison de la défunte,
pendant que les jeunes
filles criaient à qui mieux mieux, et de toute la
le corps.
force de leurs poumons: c
mère, reviens! > Ce bruit se
0 mère, reviens!
prolongea jusqu'au
moment où il fut décidé
que le corps ne serait
pas gardé plus longtemps. On l'enleva alors de
la place où il était, on le
transporta paisiblement
hors du
village,
sans autre
et on le descendit dans
cérémonie.
une
fosse
Les Balinais croient fermement à la métem¬
mais, suivant eux, il n'y aurait que
quelques animaux capables de recevoir les âmes
des morts. Le tigre royal est l'animal
qu'ils sup¬
posent le plus généralement avoir une âme hu¬
psycose;
maine. Aussi est-il
un
être presque
sacré à leur»
yeux. On le voit fuir, la gueule encore souillée
de sang humain, et personne n'ose le tuer.
Je
de
ne me
propose
nullement,
vous nommer toutes
les îles
mes
chers amis,
et tous
que nous avons pu explorer. Outre que
drait ma tâche excessivement longue et
les lieux
cela
ren¬
difficile,
répétitions
je tomberais infailliblement dans des
sans nombre
qui seraient très-fastidieuses pour
vous, et que je ne pourrais éviter, en parlant d'une
foule d'endroits dont
l'aspect physique et moral
LE
PETIT MATELOT.
69
presqu'absolument le même. Je me conten¬
est
traits extraor¬
particuliers qui s'offriront à moi dans
chaque nation.
En nous éloignant de l'île de Java, nous arrivâ¬
mes à l'Archipel des Molttques, qui porte tous
les caractères d'un sol bouleversé par les trem¬
blements de terre et par les volcans nombreux
qui l'ont ravagé et qui le ravagentencore. L'aspect
du groupe d'Amboine, qui se compose de onze
lies, oùl'on cultive avec succès les girofliers, pré¬
sente un paysage romantique mêlé de montagnes
brisées, de vallées verdoyantes bien cultivées et
terai donc de noter seulement les
dinaires et
couvertes
de
nombreux hameaux. Les Malais
d'Amboine sont presque tous pêcheurs. II est
curieux de voir leurs pirogues 1 se rendre aux
lieux les
plus favorables à la pêche, au son du
tam-tam et
du goun-goun,
leurs danses
Dans les
ainsi qu'ils font dans
guerrières.
champs d'Amboine,
foule de maté,
monuments
on rencontre une
funèbres regardés
les naturels. Ce sont de petits
bambou, couverts de folioles ou pe¬
tites feuilles de nipa. Ces maté (ce mot signifie
mort) renferment les restes des indigènes; on
ne peut ni les toucher, ni s'en approcher.
comme
hangars
1
Les
sacrés par
en
pirogues sont le plus souvent de petits canots for¬
més d'un seul arbre ctcusé.
70
LE PETIT
MATELOT.
Les îles
Timor, situées vers la partie la plus
méridionale de la Malaisie, sont
partagées en un
grand nombre de royaumes et états
impercepti¬
bles, presque tous vassaux des Portugais ou des
Hollandais. Quelques radjahs ou
princes de ces
îles prétendent aussi descendre du
crocodile,
dont la
féconde infeste les rivières. De là le
race
respect que l'on
animal.
professe pour
Etant descendus dans
la côte,
tuèrent
un
quelques-uns des
village
ce monstrueux
peu
marins de
éloigné de
l'équipage
crocodile. On conçoit facilement la
un
répugnance des Timoriens à la vue de cette action
qu'ils regardaient comme un attentat
sacrilège.
Tuer
fois
un
une
mêmes
au
animal sacré,
auquelon sacrifie quelque¬
jeune vierge, auquel les princes eux-
vont
faire
une
trône, c'était pour
superstitieux
fois. Aussi
offrande à leur avènement
insulaires ignorants et
ces
crime et un malheur tout à la
les habitants du
pays fuyaient-ils
un
tous
nos
compagnons comme impurs et pestiférés.
Le roi du
pays, roi d'une façon bien circonscrite,
du plus loin qu'il
aperçut les matelots meurtriers
du crocodile,
envoya un de ses officiers pour les
inviter à déposer sous un
arbre, assez loin de son
habitation, le fardeau sacrilège qu'ils portaient.
Alors tous les curieux,
qui précédemment avaient
cherché à voir de
près les gens de notre
navire,
71
MATELOT.
LE PETIT
s'éloignèrent de nous avec précipitation. Le rad¬
jah lui-même, quoiqu'il nous accueillit avec bon¬
té, ne voulut pas nous approcher, que préalable¬
ment nous ne fussions purifiés; il nous le fit
entendre, en nous montrant du doigt une auge
creusée dans
un tronc
d'arbre, où
nous
devions
recevoir les ablutions d'usage. Cette
cérémonie n'était nullement de notre goût; mais
il n'y eut pas moyen de l'esquiver. Tous les Malais
formaient un cercle autour de nous. L'auge ne
pouvant contenir qu'une personne à la fois, nos
gens y passèrent tous successivement. Des escla¬
ves
apportaient de grands vases remplis d'eau et
entrer pour
les vidaient
sur
la tête de chacun de nous; nous
reçûmes ainsi une vingtaine d'ablutions. Pendant
que cela s'exécutait, un Malais se servit d'un long
bambou pour enlever nos bardes, et les
porter,
sans y toucher, dans le bassin d'une fontaine voi¬
sine. Lorsque nous fûmes ainsi suffisamment pu¬
rifiés, cérémonie à laquelle nous avions bien
voulu nous prêter, comme à une sorte de diver¬
tissement, le radjah nous fit donner de grandes
pagnes du pays ', dont nous nous vêtîmes.
Dès
sans
1
ce
moment, tout
crainte,
le monde
et chacun des
Espèce de. ceinture
pour
nous approcha
indigènes, plaisantant
couvrir le milieu du corps, et
qui descend quelquefois jusqu'aux genoux.
72
«•(► LE PETIT MATELOT,
sur notre nouveau
de
nous
Puis
appeler
on
nous
orang
fêta
régala de fruits
faisait
plaisir
malayou (homme malais).
costume, se
comme
un
auparavant; on nous
d'arek; on nous parfuma d'essenee, d'huile de benjoin et de poudre de sandal,
et l'on nous fit mâcher une plante qui donne à
l'haleine
une
et
odeur
suave.
Dans les mêmes parages, nous
abordâmes dans
l'île d'Ombaï, habitée par des peuplades guer¬
rières et même anthropophages. Un des Malais
qui était
sur
la côte prit l'amarre 1 envoyée à
terre, et fit des efforts pour haler le canot que
nous avions détaché du navire. Je faisais
partie
de
petite embarcation. Muni d'armes et de
plusieurs objets d'échange, nous nous dirigeâmes
vers une troupe d'indigène» assis fort
tranquille¬
ment sous les grands arbres qui bordaient la côte,
Nous demandâmes à parler au radjah.
Après
quelques instants d'hésitation, et après avoir con¬
versé entre eux, ils nous désignèrent un vieillard
de la troupe, auquel nous fîmes aussitôt quelques
présents, entre autres un collier de verre, en
nous informant
s'il était possible d'avoir des
poules en échange de nos couteaux. Ils nous
firent comprendre qu'ils avaient fort peu de vo¬
cette
lailles; mais ils hésitaient à
1
Cordage
pour
attacher
un
nous montrer
bâtiment.
le che-
"3
LE PETIT MATELOT.
min de leurs habitations ;
quelques-uns même
témoignaient leur répugnance à nous en
voir approcher.
Cependant nous nous avançûmes sous les arbres,
nous
suivis d'une trentaine d'entre eux, tous armés
d'arcs, de flèches et de criss. Plusieurs avaient
l'air
guerrier, et ne paraissaient pas redouter nos
leur contenance pouvait les faire soup¬
çonner de quelque mauvais dessein.
Après avoir examiné avec attention des cui¬
rasses et des boucliers
que nous vîmes suspendus
armes;
à des arbres, nous invitâmes les Malais à s'en
vêtir,
deux d'entre
re¬
firent aussitôt.
L'un d'eux nous donna le spectacle d'un combat
singulier. Armé de son arc, il se mit en devoir
ce que
de lancer des
flèches,
très-expressive, qu'il
eux
et nous
en
nombre dans le temps que
dit, d'une manière
tirerait un très-grand
l'on mettrait à charger
fusil; il se jeta à terre et se couvrit de son
bouclier pour être à l'abri des coups
que son ad¬
versaire était censé lui porter.
Lorsque
un
de
toutes ses
tira
flèches
l'emploi
eut
rendu
son arc
inutile, il
criss; le bouclier d'une main et cette
l'autre, il s'élança avec rapidité sur son
adversaire, et parut lui porter des coups ter¬
son
arme
de
ribles. Tous
et
assurés;
ses mouvements
étaient
impétueux
œil étincelait; 011 eût dit qu'il ne
respirait que les combats. La cuirasse dont il était
son
4
74
LE
revêtu ressemblait
PETIT MATELOT.
grossièrement aux cha¬
prêtres; elle était percée au milieu
pour le passage de la tête; en avant et en arrière
des deux pans de cette cuirasse, il y avait des
coquilles, de l'espèce des petites porcelaines,
disposées horizontalement; les plus grandes co¬
quilles étaient à !a partie inférieure. Les pans da
ces cuirasses descendaient
jusqu'au bas du dos.
subles de
un
assez
nos
Les flèches des Malais étaient terminées par
morceau de bois, d'os ou de fer ; elles étaient
disposées du côté gauche en éventail, et mainte¬
nues parla ceinture du sabre au criss. La
plupart
avaient sur la cuisse droite un grand nombre do
feuilles de latanier, fixées à la ceinture. Dans
leurs divers mouvements, le froissement de tous
ces
objets, joint au bruit de la cuirasse, du bou¬
petits grelots dont ils étaient ornés,
clier et des
faisait
un vacarme
vraiment très-risible.
Nous cheminâmes
pendant quelque temps sous
qu'on nomme cajeputiers, et nous prîmes la direction du village
qui se montrait à nous sur une hauteur ; deux
routes y conduisaient ; quelques Malais nous en¬
gagèrent à prendre la plus longue, tandis que
plusieurs d'entre eux nous précédèrent par le che¬
min le plus court. Nous vîmes dans une case une
vingtaine de mâchoires d'hommes suspendues à
la voûte. L'un de nous ayant témoigné le désir
des arbres à là blanche écorce
LE PETIT
d'en ayoir quelques-unes, on
estsacré.
»
73
MATELOT.
lui répondit
: <
Cela
Ces mâchoires inférieures avaient sans
doute été arrachées à des ennemis vaincus.
Les murailles, les voûtes et les
planchers des
insulaires sont construits avec
des feuilles de vacoi, de latanier, de cocotier, et
habitations de
ces
des bambous
avec
;
l'endroit où ils couchent est
plusieurs pieds au-dessus du sol. Ils
une poule, du miel, des mangues
vertes, quelques cocos, mais rien autre chose.
Nous échangeâmes des couteaux et de la verro¬
élevé de
nous
offrirent
terie contre des
fut
arcs et
des flèches, mais il nous
impossible d'obtenir des cuirasses et des
boucliers.
La
n'est
point cultivée dans cette île ; la
végétation n'en est pas moins fort active dans
plusieurs endroits. Les principaux arbres sont
des cocotiers, des lataniers, des manguiers, des
terre
frangipaniers. Les Malais d'Ombaï sont
ral d'une taille moyenne ;
offre différentes nuances ;
et
en
géné¬
leur teint noir, olivâtre,
plusieurs sont bien faits
fortement constitués. Ils
ne
nous
donnèrent
signe d'intentions malveillantes; et nous
tranquillement que nous
étions venus. On nous avait raconté plusieurs
histoires tragiques, dont le souvenir nous tenait
aucun
nous
retirâmes aussi
constamment en
défiance. Heureusement
n'eûmes rien à démêler
avec ces
nous
insulaires, qu'on
76
LE PETIT MATELOT.
avait
désignés comme mangeant férocement
prisonniers.
Environ quinze ans avant notre
passage à
Ombaï, une frégate anglaise avait fait une triste
épreuve du caractère de ses habitants. Elle en¬
voya un canot sur cette île pour faire du bois,
Tous les hommes de cette embarcation, au nom¬
bre de douze, furent tués et mangés. Le surlen¬
demain, des matelots bien armés, qui allèrent à la
nous
leurs
recherche de leurs camarades, virent les restes
sanglants de plusieurs de
infortunés, et trou¬
frégate relâcha quel¬
ques jours après dans les environs, et là, le capi¬
taine du navire fut confirmé dans
l'opinion qu'il
avait déjà que les habitants d'une
partie d'Ombaï
étaient anthropophages.
vèrent le
canot
ces
fracassé. La
le petit
matelot.
77
CHAPITRE IT.
—
l'équipage du
Son délaisse¬
Ses périls et ses pri¬
Merveilleuse traversée
qu'il exécute en qua¬
Histoire du navigateur Bligh. — Révolte de
navire le Buunty, qu'il commandait. —
ment sur
vations.
une
—
rante et un
Je
cales
vous
ai
petite chaloupe.
jours.
déjà entretenus de mes relations ami¬
avec mon
vieux camarade Michel. Ce brave
homme m'avait donné d'excellents conseils
qui
à me familiariser rapi¬
plus difficiles du ser¬
vice. Sa société me plaisait infiniment et je n'a¬
vais pas de plus grand bonheur, à bord, que de
jouir de ses instructives causeries. II y a toujours
quelque profit à retirer de la conversation des
hommes d'âge et d'expérience. Michel, de son
n'avaient pas peu contribué
dement avec les détails les
côté, flatté d'avoir
un
auditeur aussi attentif,
aussi
ne
laissait échapper aucune
reconnaissant,
78
LE PETIT MATELOT.
occasion de
m'apprendre quelque nouvelle his¬
une qu'il me raconta, lorsque le
Griffon se trouvait dans les parages de Timor.
A propos, maître Pierre, me dit-il un jour
que nous étions assis sous les feuilles en éventail
des lataniers du rivage, ces lieux me rappellent
toire. En voici
«
le
d'un marin
anglais dont les aventures ne
intérêt, surtout pour des marins.
Cet homme se nommait Bligh ; il avait suivi le
capitaine Cook dans son troisième et dernier
voyage, et ses talents l'avaient fait parvenir au
nom
sont
pas sans
grade de lieutenant de vaisseau.
»
Le gouvernement
l'année de
mon
colons des
résolut
anglais en 1787 (c'était
enrôlement), cédant aux vœux des
Antilles, îles de l'Amérique du nord,
d'expédier
un
bâtiment
aux
îles du grand
voici actuellement, avec mission
d'y aller chercher des plants d'arbres à pain eL au¬
tres végétaux utiles. On jeta les yeux sur Bligh
Océan, où
nous
commander cette expédition.
partit avec le vaisseau de transport le
Bomly, de deux cent quinze tonneaux et de qua¬
pour
»
11
rante-cinq hommes d'équipage. Après une navi¬
gation de huit mois, il mouilla dans une baie de
3a terre de Yan-Diémcn, que nous verrons en¬
semble, s'il plaît à Dieu. 11 découvrit peu après,
au sud de la Nouvelle-Zélande, un groupe d'îlots
rocailleux
et
arides
qu'il
nomma
iles de Bounty,
LE PETIT
Puis il laissa
79
MATELOT.
tomber l'ancre dans la
fameuse île
d'Otaïti.
plaisir que la visite
Cook dans l'archipel de la Société
n'était pas restée sans fruit pour les naturels qui
l'habitaient. Les végétaux et les animaux qu'il
leur avait laissés s'étaient multipliés. 11 n'eut
qu'à se louer de ses relations avec les insulaires ;
on lui lit un accueil très-hospitalier, et si quel¬
ques petits objets de mince valeur furent volés,
on n'éprouva aucune difficulté pour les faire res¬
Bligh reconnut avec
»
faite
par
tituer.
Au commencement
»
de l'année 1789, tous les
plants d'arbres à pain furent embarqués au nom¬
bre de plus de mille, indépendamment de beau¬
coup d'autres arbres, les uns produisant des fruits
exquis, d'autres donnant des substances propres
à la teinture ou à d'autres usages. En revanche,
Bligh, pendant son séjour, avait planté diverses
plantes ligneuses, et en avait semé quelques
autres.
»
Avant
son
départ, il fit construire une cha¬
loupe, et mit à la voile dans les
d'avril. Il fit la découverte de
d'arriver
aux
premier s jours
plusieurs îles avant
îles des Amis. Etant devant Ana-
dernières, il avait l'intention
d'y remplacer quelques plants d'arbres à pain
qui étaient morts ; mais les insulaires ayant com-
menka, l'une de
ces
80
LE
PETIT
MATELOT.
commis
plusieurs vols, il se hâta de s'éloigner.
Jusque-là son voyage avait été constamment
heureux, et accompagné de circonstances agréa¬
>
bles
et
satisfaisantes
;
mais le vent allait bientôt
changer.
>Un
matin, avant le lever du soleil, Fletcher
Christian, à qui Bligh avait donné le grade de
lieutenant, le capitaine d'armes, l'aide-canonnier
et
un
taine
matelot entrent dans la chambre du
sonne,
endormi,
capi¬
saisissent de sa per¬
lui lient les mains derrière le dos et le
encore
se
tuer s'il parle ou s'il fait le
Malgré cetledéfense, Bligh, qu'elle
ne peut intimider, crie de toutes ses forces, es¬
pérant que l'on va venir à son secours.
«Tout cela est inutile, capitaine, lui dit Flet¬
menacent
de le
moindre bruit.
cher, si
—
vous
C'est
continuez, vous êtes un homme mort.
toi, Fletcher, qui oses me tenir un
pareil langage, répondit aussitôt le capitaine, en
lui lançant un regard de mépris, toi qui tiens de
moi seul le pouvoir dont lu abuses en ce moment!
Va, tu n'es qu'un misérable, un infâme traître !
Misérable tant que tu voudras, reprit Flet¬
cher ; mais, en attendant, tais-toi, ou je te bâil¬
lonne avec mon pistolet.
—
—
Il faut
en
finir tout de suite, s'écria l'aide-
canonnier ; c'est trop
de ménagement, il n'en avait
pas tant pour nous. •
LE
8!
PETIT MATELOT.
Cependant Bligh continuait à crier malgré les
des révoltés. Mais il ne pouvait être
secouru; ceux-ci avaienl placé des sentinelles sû¬
res aux portes des officiers qui ne faisaient point
partie du complot. Bligh fut arraché de son lit
et traîné en chemise sur le pont. Il souffrait beau¬
»
menaces
coup parce
que ses
mains étaient fortement ser¬
demanda le motif d'une telle violence ; on
ne lui répondit que par des injures; le maître,
le canonnier, le chirurgien, un des contre-maî¬
tres et un des jardiniers étaient prisonniers dans
leurs chambres ; l'écoulille1 était gardée par des
sentinelles. Quelques chefs de l'équipage et l'é¬
crivain demandèrent et obtinrent la permission
rées; il
de monter sur le pont.
Christian commanda alors
d'équipage de faire mettre la chaloupe
à la mer, et dese dépêcher s'il ne voulait pas qu'on
lui fit sauter la cervelle. Dès que la chaloupe fut
à flot, trois hommes furent désignés pour s'y em¬
barquer. Bligh essaya de nouveau d'adresser des
représentations aux révoltés; elles n'eurent d'au¬
tre résultat que l'injonction de se taire, sous
peine d'être tué à l'instant même.
Tous ceux qui avaient été condamnés à des¬
cendre dans la chaloupe ayant été appelés, fumaître
au
»
1
L'écoutille est la trappe
du tillac pour descendre dans
le fond d'un bâtiment.
4.
82
LE PETIT
contraints
rent
d'y
MATELOT.
passer.
On leur permit d'em¬
porter du (il de caret, de la toile à voiles, des
lignes, des cordages, un baril d'eau, une peiite
quantité de rhum et de vin, un quart de cercle
et une boussole; mais il leur fut défendu, sous
peine de mort, de prendre ni cartes, ni livres, ni
instruments de navigation, ni les dessins et relè¬
vements des côtes que Bligh avait faits. Le maîtrecharpentier n'obtint qu'avec beaucoup de difficul¬
tés la permission d'embarquer son coffre d'outils ;
l'écrivain put sauver les journaux, le brevet et la
commission de Bligh, ainsi que plusieurs autres
papiers importants.
Bligh demanda des
de
qu'il connaissait bien les gens a\ec
lesquels il allait, que par conséquent des armes
lui seraient inutiles. Cependant on jeta
quatre
sabres dans la chaloupe.
À la fin, Fietcher dit à Bligh, avec une iro¬
nie insultante : « Allons, capitaine, vos officiers
»
lui
en
armes; on se moqua
disant
>
matelots
attendent
il faut que vous
embarquiez avec eux ! Si vous faites la
moindre résistance, je vous le répète, vous êtes
et vos
vous
;
vous
mort.
À la grûce
de Dieu ! répondit Bligh ; je m'en
rapporte entièrement à sa justice. Je cède à la
—
nécessité ; allons !
»
Dès
»
qu'il fut hors du bûtiment,
on
lui délia
LE PETIT
les mains; on
morceaux
83
MATELOT.
lança dans la
de petil-salé et
chaloupe quelques
des vêtements. Alors
des officiers mariniers et des ma¬
à Bligh qu'ils étaient étrangers à
tout ce qui s'était passé, qu'on les avait retenus
de force, et qu'ils le priaient de prendre acte de
quelques-uns
telots crièrent
leur
»
déclaration.
Les révoltés,
quelque
s'être raillés à loi¬
larguèrent
après avoir retenu
temps la chaloupe à l'ancre et
sir des infortunés qui s'y trouvaient,
laissèrent aller en dérivant
au milieu de l'Océan. Dix-huit hommes étaient
avec Bligh; il en restait vingt-cinq avec Christian
Fletclier; mais ces derniers formaient l'élite de
l'équipage.
enfin l'amarre1, et les
>Nous allons voir ce que
devient l'homme de
d'énergie dans des circonstances
difficiles. Le vent était faible. Bligh fit route vers
Toufoua, afin de s'y procurer de l'eau et des
vivres avant de passer plus loin. Au commence¬
ment de la nuit, il atteignit Toufoua et s'y ravi¬
tailla. Les naturels de l'île, auxquels il raconta
résolution et
navire avait péri, et qu'il ne s'était sauvé
qu'avec les hommes qu'ils voyaient, l'écoutèrent
avec indifférence, et le lendemain attaquèrent
que son
perfidement les Anglais. Un pauvre
4
C'est-à-dire lâchèrent le cordage
loupe au
navire.
matelot, qui
qui attachait la cha¬
84
LE
PETIT
MATELOT,
n'avait pas eu le
temps
fut assommé;
de regagner la chaloupe,
plusieurs furent blessés, car les
Indiens, montés sur leurs pirogues, les poursui¬
virent. Cet incident malheureux détermina
Bligh
à s'éloigner au
plus tôt de l'archipel de Tonga.
Bientôt après il lui fallut lutter contre les
dangers
de la tempête; et, pour
soulager la chaloupe, on
fut obligé de jeter à la mer les hardes
qui n'étaient
pas indispensables, ainsi que les cordages et
les voiles inutiles.
Puis Bligh
découvrit quelques îles basses aux¬
quelles il donna son nom. Elles étaient peut-être
habitées, du moins les plus grandes; mais, d'a¬
>
près
ce qui venait d'arriver, la prudence presciivait de ne pas aborder. Il me serait difficile
de
noter
de mémoire tous les
points de la mer
Bligh parcourut. Je sais qu'il fut vivement
pourchassé par deux pirogues indiennes, et
qu'après un mois et demi de navigation, Bligh
aperçut l'île de Timor.
11 serait impossible de décrire la
joie que lui
que
»
causa
la
sonne
n'eut
vue
de la terre; il lui semblait à
peine
croyable qu'en quarante et un jours ils eussent
pu parcourir dans une chaloupe non pontée et
si mal approvisionnée, les trois mille six cent
treize milles marins qui
séparent Toufoua de
Timor, et que, dans leur détresse extrême, per¬
péri.
LE
PETIT MATELOT.
85
Conpang, principale ville de
hollandais leur pro¬
digua les marques du plus touchant intérêt; tous
les secours nécessaires leur furent donnés. Ils
ressemblaient à des spectres ambulants. Grâce
aux attentions bienveillantes des Hollandais, ils
A leur arrivée à
»
l'Ile de Timor, le gouverneur
recouvrèrent bientôt leurs forces. Bligli remit au
gouverneur un rapport officiel sur la révolte à
bord du Bounty, et une réquisition au nom du
d'Angleterre d'expédier à tous les comptoirs
roi
hollandais des instructions recommandant d'ar¬
s'y présentait; il joignit à
des révoltés.
Ensuite il fit l'acquisition d'une goélette, afin
d'arriver à Batavia avant le mois d'octobre, épo¬
que du départ des flottes pour l'Europe. Il donna
à ce bâtiment un nom de circonstance, en l'ap¬
pelant la Ressource, et s'y embarqua avec tout
son monde, à l'exception du jardinier, qui était
mort à Coupang. Quarante jours après, il mouil¬
lait dans la rade de Batavia. Il se hâta de quitter
cette ville pour ne pas être victime de l'insalu¬
brité du climat. Il prit passage sur un paquebot
rêter
ce
vaisseau s'il
ordre la liste et le signalement
cet
Middelbourg ; et dès
qu'il fut dans la Manche, il se rendit à Portshollandais destiné pour
mou th sur un
bateau de
pêcheurs.
premier soin du gouvernement anglais
fut d'envoyer à la recherche des révoltés du
>
Le
86
LE PETIT MATELOT.
Bounty ; la frégate la Pandore fut chargée de
cette mission. Bientôt Bligli publia le récit de la
révolte de son équipage et de sa navigation mer¬
veilleuse. Cette relation excita le plus vif in¬
térêt,
»
de
Deux années
nouveau aux
après environ, Bligh fut envoyé
; mais cette fois
îles de la Société
voyage fut des plus heureux. Il apprit
Otaiti que la Pandore avait quitté cette île
à
de¬
puis onze mois, emmenant dix des révoltés du
Bounty qu'on avait pu saisir, et que les autres
son
s'étaient
embarqués auparavant sur ce navire
que commandait le chef des rebelles, Christian
Fletcheri Cette nouvelle navigation fournit à Bligh
l'occasion de faire, au nom
du roi de la Grande-
Bretagne, la conquête toute pacifique de plu¬
sieurs îles. A Timor, où il mouilla, il apprit le
naufrage de la Pandore, et revint, sans aucun
événement malheureux, en
Angleterre.
Depuis, le même Bligh fut nommé gouver¬
de la Nouvelle-Galles du sud ; mais sa con¬
duite dure et tyrannique sembla expliquer, sinon
justifier, la révolte du Bounty. Les habitants
exaspérés se soulevèrent contre lui. Il ne pou¬
vait prolonger son séjour dans ce pays où il s'était
fait délester. Il revint donc en Angleterre, où il
est mort il y a h peu près vingt ans.
Quoiqu'il en soit des motifs qui donnèrent
»
neur
»
LE
87
PETIT MATELOT.
l'équipage du Bountxj, celte
de tout homme sensé, doit être
une action extrêmement coupable, il Faut de la
sévérité, morbleu ! sur nos maisons Flottantes au
lieu à la révolte de
révolte,
aux yeux
milieu des mers ; il Faut
cela, plus de
de l'obéissance
; sans
grande entreprise possible. Il m'est
permis, je pense, d'en savoir quelque chose. Et
j'ai toujours pensé que la révolte du Bountg
avait été plutôt l'ouvrage de l'ambition de Chris¬
tian Fletcher que de la tyrannie de Bligh.
Mais, quelque opinion que l'on proFesse à
cet égard, il n'en est pas moins vrai que Bligh a
droit aux plus grands éloges pour sa conduite de¬
puis le moment où il descendit dans la chaloupe,
jusqu'à celui où il aborda la côte de Timor. Sa
prévoyance et son sang-Froid sauvèrent les
»
hommes dont le sort était uni au sien. Je ne
suis
l'écho des plus célèbres marins de notre
Bligh, comme commandant d'une cha¬
loupe de vingt et un pieds de long, montra une
force d'esprit que pourrait lui envier plus d'un
amiral chargé de la conduite d'une escadre consi¬
dérable. II y avait sur son bateau dix-neuf hommes
et seulement des vivres pour cinq jours. Il
ici que
temps.
n'existe rien dans les annales de la
navigation
qui soit comparable à cette traversée. Voilà de
ces choses que des marins seuls peuvent bien ap¬
précier ! J'aurais donné dix années de ma vieille
88
LE PETIT MATELOT.
Michel, pour avoir pu être un des
compagnons de Bligli. Mais alors j étais encore
vie, ajouta
dans les maillots.
—
Et que
devinrent les révoltés? repris-je
aussitôt.
—
Les
révoltés, maître Pierre, je vous dirai
monde
leur histoire une autre fois. Dieu n'a fait le
qu'en six jours. Le vieux Michel peut bien en
deux à un pareil récit. D'ailleurs l'occa¬
mettre
sion
ne nous
manquera pas. »
LE
PETIT MATELOT.
89
CHAPITRE V.
Célèbes; détails géographiques. — Richesses et va¬
productions du sol. — Vonpf/s, réputé injus¬
tement l'arbre de la mort. —Singes blancs. — Dragons
L'ile
riétés des
volants.
Pythons-tigres. — Oiseaux merveilleux. —
Spectacle de la mer. — Mœurs, usages, coutumes de l'Ile
—
Célèbes.
exploration de l'Archipel
l'île Célèbes,
qui se distingue de toutes les îles de la Malaisie
par la beauié de son ciel et la richesse de son sol.
Ce pays, l'un des moins connus des Européens,
En continuant notre
des Moluques, nous rencontrantes
est un
lieu de délices et d'enchantements. On
lui
quatre-vingt-douze lieues dans sa
plus grande longueur, et vingt-cinq de largeur
moyenne. Une foule d'iles en dépendent; elles
donne cent
sont toutes sous
la domination d'un sultan, vassal
résidence est à KallaSousang. Des lacs, des rivières, des montagnes
des Hollandais, dont la
concourent
à la
magnificence de ce pays.
90
LE PETIT MATELOT.
position sous la zone torride, jouit d'un climat tempéré, grâce aux golfes
nombreux, aux pluies abondantes et presque pé¬
riodiques qui y régnent, grâce aussi aux vents
du nord qui y souf flent presque toute l'année. La
meilleure preuve de la salubrité de sa tempéra¬
ture, c'est que les Européens y vivent plus long¬
temps que dans aucune partie de l'Orient. On y
trouve des centenaires que le temps n'a pas plus
maltraités que ceux de Russie, de Suède et
d'Écosse.
Malgré tous ces avantages, il n'existe à Cé¬
lèbes aucune grande ville ; mais il y a plusieurs
beaux ports, entre autres ceux de Palo et Samiah,
et la rade de Bontliaïn, qui a une grande baie
où les vaisseaux peuvent mouiller en sûreté pen¬
Célèbes, malgré
dant les deux
Une
sa
moussons
partie de l'île de Célèbes reconnaît 3a
possèdent le
domination des Hollandais. Ils y
formé des débris
empire de ce nom, qui exerçait, il y
adeux siècles, une grande puissance sur tous ces
parages. Plusieurs Etats gouvernés par des prin¬
ces indépendantssubsistentencore danscelte île.
Le plus considérable de tous est le royaume do
gouvernement de Mangkassar,
de l'ancien
1
Ce
sont les
vents î éylés
saisons pendant lesquelles soufflent
et périodiques
de la mer des Indes.
le»
LE
91
PETIT MATELOT.
Boni, dontla capitale estBagoa, qui compte
ron dix mille âmes. Un autre royaume,
envi¬
celui
de l'île, est habité
les Bouguis qui font le commerce dans tous
les ports de ces contrées. Il y a aussi dans l'île
de Célèbes plusieurs établissements de pirates.
D'épaisses et immenses forêts couvrent le pied
des montagnes, et même une grande partie de
ce pays. Des arbres de toute espèce y crois¬
sent en abondance ; le chêne, l'érable, le cèdre,
et le teck incorruptible dont on se sert pour la
construction des navires. C'est là qu'on trouve
le redoutable oupas, dans le suc empoisonné
duquel les naturels trempent leurs flèches et leurs
autres armes. On a débité grand nombre de fa¬
d'Ouadjou, situé au centre
par
bles merveilleuses sur cet arbre ; on a
dit
que ses
larges feuilles exhalent un horrible poison qui
donne la mort; que les oiseaux redoutent son
ombrage perfide, que le boa lui-même s'enfuit
épouvanté quand il le rencontre sur son chemin.
Je puis affirmer qu'il n'y a rien de vrai dans
tous ces récits ; car, sans avoir connaissance
de toutes ces fables, je me suis plusieurs fois re¬
posé
d'eux
sous les vastes parasols qu'étendent autour
ces arbres gigantesques, et je puis dire que
je n'y suis pas mort empoisonné,
même je n'y ai pas éprouvé le moindre
malaise. Yoilà comme beaucoup de voyageurs se
non-seulement
mais que
92
LE
PETIT MATELOT,
imagination ou à leur crédu¬
lité trop confiante dans les rapports des indigènes.
Pour ajouter encore à l'horreur dont on a
laissent aller à leur
l'oupas, on a prétendu que c'était
qu'on attachait les coupables
condamnés à mort; comme si, dans cette opéra¬
tion, en supposant vraie la funeste propriété
qu'on attribue à l'oupas, il n'y aurait pas aussi un
véritable péril à craindre pour les hommes char¬
gés des fonctions de bourreaux.
On distingue deux sortes d'oupas ; l'un est un
grand arbre dont le tronc s'élève quelquefois à
plus de cent pieds; le second, dont le suc est
plus terrible, est une grande liane. Ce suc sert à
frotter les flèches que les indigènes soufflent dan#
voulu
entourer
à cet arbre maudit
une
sarbacane contre leurs ennemis. Les ani¬
maux
son
convulsions; et
en
et
de
les flèches enduites de ce poi¬
heure après dans d'horribles
j'ai vu moi-même des singes qui
blessés par
meurent une
étaient atteints, tomber roides, devenir noirs
mourir
ces
en
six minutes. Quant aux émanations
végétaux, elles ne sont nullement dange¬
mais il y aurait péril à toucher une partie
reuses;
y aurait une blessure, ou une in¬
la liqueur jaunâtre qui en découle.
Une foule d'autres arbres peuplent les belles
du corps
cision,
où il
avec
forêts de l'île Célèbes
le
:
le giroflier, le muscadier,
sagoutier, principale nourriture de plusieurs
LE
PETIT MATELOT.
93
Malaisie; le palmier, dont on extrait
agréable et enivrante ; le poivrier, l'ébénier, le calambang ou espèce de noyer ; le
sandal odoriférant, qui fournit une belle teinture
d'un rouge très-beau et très-solide; le bambou,
qui s'y élève jusqu'à quarante pieds de haut, et
dont les naturels coupent les jeunes branches
nations de la
une
huile
tranches et les mangent en ragoût ou en sa¬
palmiste, qui fournit aussi un ali¬
ment agréable ; enfin, le cocotier, l'arbre le plus
utile de tous, parce qu'il sert à la nourriiure, au
vêtement et au logement de plusieurs tribus.
Parmi les animaux qui répandent la vie et le
par
lade; le chou
mouvement
dans
ces vastes
forêts, on ne ren¬
éléphants, ni léo¬
pards, mais un grand nombre de cerfs et de san¬
gliers. À notre descente sur un des rivages de
l'île, nous eûmes à soutenir une lutte plus plai¬
sante que périlleuse contre une troupe de singes
•blancs, remarquables par leur hardiesse et leur
méchanceté. Ils nous attaquèrent d'abord à coups
de pierres; puis, armés de fortes branches-d'ar¬
contre
ni tigres, ni lions, ni
impétuosité
qui aurait pu devenir plus qu'importune. Mais
quelques coups de fusil, qui étendirent sur le sol
plusieurs de ces agresseurs, mirent aisément le
bres, ils
nous
reste en
fuite.
harcelèrent avec une
Les serpents sont
très-nombreux et très-utiles
94
LE PETIT MATELOT,
II y en a un très-vif, imitant
qui fait bonne guerre aux singes
dans l'île Célèbes.
le cri du merle,
dans plusieurs
les naturels
y accueillent volontiers. Ce reptile est ainsi
nommé parce qu'il a des ailes adhérentes à la
partie postérieure du corps. Ces ailes forment
comme une espèce de parachute, qui ne lui sert
guère à voler, mais à faciliter les sauts de l'ani¬
dont
je viens de parler. J'ai vu,
habitations, des dragons volants que
mal de branche
fournissent
sa
en
branche,
sur
les arbres qui lui
nourriture. Ce dragon est d'un na¬
singularité de sa
aussi des
serpents appelés pythons-tigres, dont le ventre
est blanc d'argent et marqué de distance en dis¬
tance par des anneaux couleur d'or ; ils atteignent
quelquefois plus de trente pieds de longueur sur
treize pouces de diamètre ; mais ils ne sont nulle¬
turel fort doux;
il plaît parla
figure et la couleur de sa peau. Il y a
ment
venimeux. En
le pays
général,
ces
reptiles délivrent
des taupes, des rats, des
mulots et des
scorpions.
quelque
Enfin, pour achever de vous donner
idée de la richesse de l'île Célèbes, je vous
qu'elle recèle dans son sein
mines de cuivre et d'étain,
encore
dirai
non-seulement des
de fer, de cristal, mais
des mines d'or, de la
poudre d'or, des es¬
pèces de lingots de même métal, des huîtres perlières, des pierres précieuses et des diamants.
LE
Je
ne
PETIT MATELOT.
finirais point si je
95
voulais m'arrèter à
dépeindre les diverses variétés d'oiseaux qui
habitent l'île de Célèbes. Quelle élégance de
formes, quelle richesse, quelle magnificence de
plumage! On y remarque surtout un merveilleux
oiseau, qui a le dos vert, le ventre d'or, la queue
d'azur et les pattes écarlatcs. Il se nomme tërangoulon. C'est une espèce de martin-pêcheur trèspetit, qui combat et enlève avec beaucoup d'a¬
dresse les petits poissons, qu'il porte dans son nid.
Enfin, rien dans nos climats d'Europe ne peut
être comparé aux beautés que la nature a répan¬
dues sur toute la surface de cette île. La végéta¬
tion y déploie une fécondité, une grâce, un luxe
de verdure qui frappent de surprise et de plaisir;
et un savant voyageur, dont j'ai en ce moment la
relation sous les yeux, n'avance rien de trop
lorsqu'il dit : » Les animaux se multiplient plus
vite dans l'île de Célèbes, les oiseaux enchantent
les oreilles, les insectes éblouissent les yeux, les
poissons tracent leurs cercles d'or, de rubis, de
saphir et d'opale sur l'émeraude des flots; l'air,
la terre et les eaux sont peuplés d'êtres que Dieu
semble avoir pris un plaisir particulier à former
dans cette terre, qui est, sans exagération, une
des quatre ou cinq contrées privilégiées du globe,
et dont le peintre ne peut donner une idée, parce
vous
96
le petit matelot.
qu'il n'a
que
des ombres et des couleurs impar¬
faites pour les représenter. »
En longeant la côte sud-ouest de Célèbes, nous
fûmes témoins de merveilles d'un autre genre.
La
étincelait de
mille rayons;
tantôt elle
surface comme une nappe d'ar¬
gent; tantôt elle offrait au pêcheur des perles
blanches, jaunes et bleuâtres. Un jour, elle res¬
mer
déployait
sa vaste
semblait à
une mer
de lait; le lendemain, c'était
océan de
feu, de sang et de poussière. Ces ad¬
phénomènes sont l'ouvrage de simples
mollusques 1 qui flottent à la surface de la mer.
Là, le dauphin, par ses évolutions vives et gra¬
un
mirables
cieuses, anime les solitudes de l'Océan; là, le
coryphène déploie
Il semble,
de
ses
ses
couleurs resplendissantes.
enfin, que l'onde veuille par la richesse
spectacles rivaliser
qu'elle entoure.
avec ceux
de la terre
favorisée
Je vais maintenant vous apprendre ce que je
sais des moeurs, des usages et coutumes des ha¬
bitants de cette île. D'abord, le costume est fort
simple, le climat n'exigeant
pas beaucoup de
vêtements. Les hommes portent une espèce de
culotte qui ne descend que jusqu'à mi-cuisse, et
qui est presque collante,
1
pour que
les insectes
ne
Mollusques ; animaux imparfaits, mous, fans articula¬
vertèbres, mais ayant un cerveau, des nerfs et
tions ni
des vaisseaux.
LE PETIT
97
MATELOT.
puissent pas y pénétrer. Ceux qui ont quelque
aisance s'enveloppent d'une toile du pays ; il s'en
trouve même qui font la dépense d'un manteau
blanc pour les jours de grande parure.
Les femmes,
quand elles le peuvent, ont une
de soie rouge, et roulent
robe de gaze
courte
pièce de toile, ou bien elles
grands bracelets de cuivre aux bras
et aux bas des jambes. Les jeunes femmes d'une
certaine condition laissent croître l'ongle de leur
pouce gauche fort long, et le couvrent d'un étui,
excepté lorsqu'elles sont en grand costume.
Les guerres sont rares chez ces insulaires.
Lorsqu'un rajah veut faire la guerre à un de ses
voisins, il consulte le prêtre pour savoir s'il sera
heureux. Le prêtre lui demande quand lui est
autour
d'elles
mettent
venue
une
de
l'idée de faire la guerre; et, tournant en¬
suite les feuillets d'un
pour ses
reux
ou
petit livre qui lui sert
jongleries, il lui annonce s'il sera heu¬
malheureux. Si le prêtre lui prédit du
bonheur, le rajah commence la guerre; sinon,
il
se
résigne à l'affront que
son
voisin lui
a
fait.
Lorsqu'un rajah fait la guerre, il s'adresse au
prêtre pour avoir un billet de sûreté que celui-ci
lui accorde. Les uns s'attachent ce billet au bras,
les autres
au
front, dans la ferme croyance que
la mort les respectera tant
qu'ils l'auront
sur
98
LE PETIT MATELOT.
Voici quelques circonstances des cérémo¬
qui ont lieu avant les hostilités.
Le rajah qui veut entreprendre une expédition
militaire donne une fête. Il exige de tous ceux
qui sont présents, et qui ne font pas partie de sa
tribu, un serment de fidélité que l'on prête de
la manière suivante. On prépare un espace de
terrain de six à huit pieds carrés, à un bout du¬
quel on élève une clôture de branches de sargoutier de trois pieds de haut, derrière laquelle le
rajah prend place sur une natte. L'un des princi¬
eux.
nies
à prêter serment.
prend un criss et un bouclier, fait toutes les
manœuvres de guerre avec beaucoup de violence
et d'agitation, en nommant les différentes tribus
ennemies du rajah, et en leur vouant vengeance,
en même temps qu'il jure fidélité à ce dernier. Il
paux personnages commence
II
laisse alors tomber ses armes, et,
le
s'avançant vers
rajah, il s'assied à côté de lui.
poignard, et, dé¬
qu'il a sur la tête, baisse ses
cheveux sur son visage; il fait les mêmes démons¬
trations que le précédent, et plonge quelquefois
son arme avec fureur dans la clôture près de la¬
Un autre relève le criss ou le
chirant le mouchoir
quelle se
bouclier
les
tient le rajah. Puis il dépose le criss et le
qui passent successivement dans toutes
mains jusqu'à ce que tout le monde ait prêté
serment.
99
LE;PETIT MATELOT.
La
formes et
particuliers. Lorsqu'un homme a com¬
justice, dans l'île Célèbes, a des
des usages
mérite pas la peine de mort,
esclave pour le punir de ce
délit, et le rajah touche une partie du prix de la
vente. Si la vente de cet homme ne suffit pas
mis
on
un
délit qui ne
le vend comme
pour payer le dommage qu'il a pu
aussi sa femme et ses enfants. Le
faire,
on
vend
plus haut prix
pour un jeune homme propre au travail est trente
dollars environ. Le prix des autres est en pro¬
portion de leur qualité. L'entretien des esclaves
est fort peu dispendieux. Le climat étant trèscliaud, il ne leur faut que très-peu de vête¬
ments.
A la mort d'un chef
ou
rajah, le
corps est
im¬
porté au longar ou à la maison com¬
dans le chemin, le peuple, portant
tous les instruments de la guerre, jette on chan¬
tant des pierres devant lui. Tous ceux qui ont
une palempore, ou espèce de courte-pointe, la
suspendent auiour du longar de manière à le
■couvrir complètement. Ils font aussi des éven¬
tails de toile blanche aux frais du défunt. Quatre
jeunes filles s'asseyent d'un côté du cadavre, et
quatre de l'autre, en l'éventant, pendant deux
jours et une nuit. Deux lampes restent constam¬
ment allumées auprès du cadavre. Quand .la démédiatement
mune
; et,
iOO
LE PETIT MATELOT,
composition
est
mis dans
commence à se manifester, le corps
un cercueil que les
rajahs ont soin
de faire
préparer eux-mêmes de leur vivant.
pas eu cette précaution, on
prend un canot dont on coupe les deux extré¬
mités, et l'on y place le défunt.
Lors de sa translation au longar, le corps est
accompagné de tous les guerriers qui, armés
Quand ils n'ont
de leurs lances, fusils et autres instruments de
guerre,
leurs
font le simulacre d'un combat, et agitent
armes
dans l'air pour
écarter le mauvais
génie.
Le cercueil est recouvert d'une toile
blanche;
quand on arrive à la fosse, on y place sur-lechamp la dépouille mortelle du défunt. Le prin¬
cipal prêtre s'assied alors à côté du tombeau ; le
prêtre du second rang se tient debout à sa gau¬
che, et celui du troisième à la gauche de ce der¬
nier; trois autres se tiennent debout derrière les
trois premiers, puis trois autres derrière eux, et
ainsi de suite. Ces prêtres font tous en même
temps une prière en branlant la tête, et en criant:
Ohhëla! la! héla! la! c'est-à-dire mon Dieu!
et,
mon
Dieu! Cette cérémonie dure environ une
demi-heure, le
duellement, et
en
de leurs voix diminuant gra¬
l'agitation de leurs têtes allant
son
augmentant et
toujours dans la même di-
LE
101
PETIT MATELOT.
ce qu'ils s'arrêtent tout à coup.
cortège religieux quitte le tombeau ;
les quatre ou cinq hommes qui ont rempli l'office
de fossoyeurs, remplissent la fosse, allument du
feu, et font sentinelle toute la nuit auprès de la
reclion
jusqu'à
Alors le
sépulture. Dès que le jour est arrivé, on élève
une cabane près de cet endroit, et la veuve du
défunt, accompagnée de toutes les jeunes fem¬
mes des deux familles, vient prendre possession
de la cabane pour y passer un mois ou une lune.
On fait aussi
l'on
clôture autour du tombeau, que
d'une espèce de hangar.
une
recouvre
Jusque-là tout est à
peu
près raisonnable ; du
moins, dans celle cérémonie funèbre, rien n'ou¬
droits de l'humanité. Mais la barbarie
à reprendre les siens. Au moment
où la femme du chef, un mois après la mort de
son mari, est sur le point de quitter la cabane
trage les
no
tarde pas
voisine du tombeau,
une
on
immole
une
femme
ou
fdle, de la manière la plus barbare. Deux
jeunes chefs plongent leurs lances dans le sein de
la victime, et leur exemple est aussitôt imité par
nombre de chefs qui, en poussant le cri de guerre,
criblent de blessures celte infortunée. Ils finissent
par
lui
couper
la tête
en
l'honneur du rajah dé¬
cédé, et la présentent à son successeur. La vic¬
time subit
son sort avec
résignation et
courage,
102
convaincue
rir pour un
LE-, PETIT MATELOT»
qu'elle est qu'il est honorable de
rajah.
mou¬
Les Célébiens élèvent leurs enfants d'une
ma¬
nière
qui rappelle les Spartiates de l'ancienne
Grèce. Ils les couchent nus, sans langes ni mail¬
lots, les sèvrent à un an, les baignent tous les
jours, et leur frottent le corps avec de l'huile de
coco pour les rendre
plus souples et plus lestes.
Il est vraisemblable que ce procédé est salutaire,
car on ne. voit à Célèbes ni bossus, ni boiteux,
ni gens contrefaits. A l'âge de cinq ans, les Célé¬
biens placent leurs enfants chez un ami, de peur
que leur courage ne soit amolli par les caresses de
la famille. Aseptans.ilslesenvoientàlecole sous
la direction des prêtres musulmans qui les élè¬
vent avec beaucoup de sévérité. A seize ans, les
enfants des deux sexes sont cassëre's, c'est-à-dire
qu'on leur lime et noircit les dents. Les filles
restent à la maison, et leurs mères sont chargées
de leur éducation. Dans les classes aisées, on
voit un certain nombre de femmes qui savent lire
et écrire, ce qui est fort rare dans tout le reste
de l'Océanie. Au sortir de l'école, on apprend
aux garçons les métiers de menuisier, de serru¬
rier, etc. Les jeunes filles apprennent à tisser la,
soie et le coton.
Les hommes de Célèbes sont bons cavaliers ;
LE PETIT
MATELOT.
10$
qu'ils font la chasse ; ils montent à
poil et se servent d'une mauvaise bride. Ce sont
les meilleurs chasseurs et pêcheurs de la Malai¬
sie; et ils se livrent avec d'autant plus de passion
à ces exercices, que le gibier et le poisson abon¬
c'est à cheval
dent dans leur île.
m
le
petit
matelot.
CHAPITRE VI.
l'ile de Bornéo ;
dangers auxquels sont exposés les navi¬
gateurs dans ces parages. —
Singes verts; comment on
leur fait la guerre.— Ce
que c'est que l'animal appelé
Chasse du rhinocéros et de
l'éléphant.
Richesses de l'ile de
Bornéo, qu'on nomme aussi Mé-
^babiroussa.
—
—
galonésie. — Méthode pour trouver le diamant. —Ville
de Varouni, petite Venise.
Usages et coutumes de ses
habitants.
Diverses tribus
—
—
Nous
ne
sauvages.
quittâmes l'île de Célèbes
que pour
aller
côtoyer une autre île, regardée comme la
plus grande de tout le globe, à laquelle on donne
environ mille lieues de tour
et
six mille lieues
rées de surface. Cette île reçoit le
nom de Bornéo, mais les
plus
car¬
souvent le
géographes l'appellent
Kalémantan. L'intérieur de
cette
contrée passe
pour être le pays le moins connu de l'univers. De
hautes montagnes, dont quelques-unes s'élèvent
à huit mille
et
même à dix mille
pieds dans les
105
PETJT MATELOT.
LE
airs, forment les sommités de cette île, qui est
arrosée dans tons les sens par de grands fleuves,
des rivières et
Comme
des lacs.
devant mon vieux Mi¬
descendre à terre sur quelques
je manifestais,
chel, le désir de
points dont la végétation me semblait admirable,
cet homme d'expérience me fit observer aussitôt
qu'il était de la prudence de ne pas se laisser aller
trop inconsidérément à de pareilles tentations;
que différentes parties de cette île étaient habi¬
tées par des sauvages féroces qui avaient fait leurs
d'inhospitalilé.
plupart des voyageurs chargés de mis¬
sions pour cette région de l'Océanie, à laquelle
on a donné le nom de Mégalonésie, dit Michel eu
continuant, ont péri misérablement. Deux capi¬
taines anglais y furent égorgés dans le dernier
siècle. Un capitaine hollandais éprouva le même
sort avec tout son équipage, en rade même de
Yarouni, qui est la capitale de l'île. Je me sou¬
viens qu'en 1800, un capitaine Pavin périt de la
preuves
c
La
même manière. Ces
horribles catastrophes se
plusieurs fois depuis ; et les na¬
vigateurs doivent ne rien négliger pour éviter,
dans ces parages, une aussi cruelle destinée. La
politique des princes malais, du moins on a tout
lieu de le croire, ne fut pas étrangère à ces hor¬
reurs; même peut-être furent-elles commandées
sont
renouvelées
5.
106
LE PETIT MATELOT.
par eux, car les habitants de la
rotiBi ne sont point dépourvus
sultanie de Vade sentiments
d'humanité. Du reste, si nous jetons l'ancre dans
le voisinage de la capitale de cet Etat, maître
Pierre pourra se convaincre, parles précautions
quiserontprescritespar notre capitaine, que je ne
cherche point à en imposer par mes paroles.» Je ne
doutais certainement pas de la véracité du vieux
matelot, mais je ne tardai pas à acquérir à cet
égard une certitude complète.
Le surlendemain, nous vînmes toucher en vue
d'une ville qui laissait voir de loin un grand
nombre d'habitations. Avant de mouiller ', le ca¬
pitaine nous recommanda de ne point aller à terre
sans être en force et bien armés; de ne
point
nous éloigner sans commission
expresse de plus
d'une demi-portée de canon; puis il doubla le
nombre des vigies 2, fit charger les pièces d'ar¬
tillerie et préparer des munitions, comme pour
se tenir prêt à soutenir une attaque. Toutes ces
mesures étant sagement prises, deux
chaloupes
conduisirent à terre environ la moitié de l'équi¬
page, d'abord pour faire de l'eau, aussi pour re¬
nouveler quelques-unes de nos provisions épui¬
sées depuis plusieurs jours. Je me trouvai dans
Tune de
ces
*
Dans la
*
Sentinelles.
embarcations.
langue maritime, mouiller c'est jeter l'ancre.
LE
Dans l'Ile de
PETIT MATELOT.
1Ô7
Bornéo, comme sur presque toutes
l'Océanie,la nature grande,
variée, est féconde en mer¬
veilles inépuisables. La terre, l'air et les eaux y
sont peuplés d'animaux rares et singuliers. Nous
remarquâmes, dès lespremiers pas que nous fîmes
sur le rivage, une grande quantité de singes, entre
autres un grand singe vert qui parait ressembler
davantage à l'homme que le fameux orang-outang,
du moins par la conformation de sa tête et de sa
face. C'est un spectacle intéressant que de voir
ces jolis singes se dirigeant par familles vers les
étangs et les rivières, marchant par pelotons, et
se baignant ensemble, après avoir étanclié leur
les riantes
plages de
riche, imposante et
soif.
prend ces singes d'une manière assez ingé¬
nieuse, qui nous fut expliquée par un des natu¬
On
Ce sont des peuples qu'on appelle
Dayas qui se livrent principalement à cette châsse.'
Ils évident des noix de coco par un trou rond
qu'ils font dans la coquille, l'entourent d'une es¬
pèce de glu, qui produit l'effet de la colle-forte,
et le remplissent de bananes et de morceaux d'a¬
rels du pays.
nanas
et
autres
fruits dont ces singes sont
main dans ce trou,
peuvent la retirer ; ils poussent de grands
cris sans pouvoir lâcher prise ; alors les Dayas,
friands. Ceux-ci fourrent la
et ne
108
LE
PETIT MATELOT.
placés à l'affût, sortent de leurs cachettes, et s'em¬
parent des prisonniers.
Ces singes sont d'une telle agilité, qu'il est trèsdifficile de les atteindre
un
avec
des flèches
ou avec
fusil ; on ne peut
donc les prendre sûrement
qu'avec la friandise. Cette espèce de singe a beau¬
coup de la grâce et de la gentillesse du sapajou,
quoique bien plus grands. Us deviennent en peu
de temps familiers et dociles; ils sont
singulière¬
ment vifs et espiègles, et aiment à
jouer; mais
ils
sont
si sensibles
pérature, qu'il
est
au
refroidissement de la
très-difficile de les
tem¬
conserver
loin des forêts
qui furent leur berceau.
On trouve aussi à Bornéo le
pongo à tête pyra¬
midale, espèce d'orang-outang d'une force pro¬
digieuse, qui met en fuite l'éléphant, et résiste ai¬
sément à
une
douzaine d'hommes.
Nous arrivâmes dans
cette
île à
l'époque où les
naturels faisaient la chasse de divers animaux.
L'un d'eux, le babiroussa, est un des
plus curieux
Quoique, au premier aspect, on
prendrait aisément pour un de nos porcs, il
de cette localité.
le
diffère totalement de
mation,
ces
animaux par sa confor¬
de vie et même ses
habitudes. Au lieu de soies, il porte un poil court
et
sa stature, son genre
moelleux, gris-brun, mêlé de
sont
roux ; ses
jambes
beaucoup plus hautes que celles du cochon ;
LE PETIT
SUTELOT.
109
pourrait établir entre eux plusieurs autres dif¬
notables. Ses défenses, qui sont
aiguës, arquées et triangulaires comme celles du
sanglier, sont d'un très-bel ivoire, mais moins
dur que celui de l'éléphant. Ces animaux ont une
singulière manière de prendre leur repos; ils ac¬
crochent une de leurs défenses supérieures à la
branche d'un arbre, et laissent leur corps se ba¬
lancer librement. Ils restent ainsi suspendus toute
la nuit, et dorment en pleine sécurité.
on
férences aussi
Les babiroussas vont par troupes comme
les
sangliers, mais ils sont plus agiles qu'eux. Pour¬
suivis, ils font une vigoureuse résistance, s'élan¬
cent avec fureur sur les chiens, et leur font de
profondes blessures avec leurs défenses infé¬
rieures. Quand on les serre de trop près, et qu'ils
sont sur le bord de la mer, ils se précipitent dans
les flots, et nagent avec beaucoup d'adresse, plon¬
geant et revenant à fleur d'eau à volonté. Nous
eûmes une fois ce spectacle pendant notre mouil¬
lage.
Un autre
quadrupède bien autrement ter¬
rible, mais qui est fort rare,
c'est le rhinocéros
qui est d'une force et d'une vélocité pro¬
digieuse. Lorsqu'on le poursuit, il marche, ou
plutôt il court si rapidement, que l'œil même a de
la peine à suivre ses pas; rien ne peut l'arrêter;
les plus fortes palissades, les plus gros arbres,
unicorne,
110
LE PETIT MATELOT.
sont enfoncés, déracinés
par lui avec la plus
grande facilité. Les Dayas font la chasse à ces rhi¬
nocéros pour avoir leurs cornes. Ils les tuent avec
de longs mousquets fabriqués dans le
pays. Les
cornesde
coup à
minces.
ces
terribles animaux ressemblentbeau-
l'écaillé, mais elles
sont
beaucoup plus
Je puis vous raconter aussi comment les
turels de Bornéo s'emparent de
na¬
l'éléphant. Ce
gigantesque animal ne vit que de feuillage et de
racines. Son plus grand régal est la canne à su¬
cre; aussi, pendant la nuit, il ravage souvent les
plantations de cannes, et ne manque pas de reve¬
nir chaque jour dévaster le même
terrain, si l'on
n'y met aucun obstacle. Aussi, les naturels creusent-ils des fosses dans les endroits où ils
re¬
les traces de l'éléphant ; ils les couvrent
de trappes faites avec des
liges de cannes à su¬
cre, au milieu desquelles ils placent des bananes
et autres fruits pifés et réduits en
pâte, nourri¬
ture qui plaît
beaucoup à cet animal. Ils mêlent
à cette pâte une forte dose d'arsenic ou autre
poison minéral, et ils la recouvrent de sel, assai¬
sonnement qui excite la friandise de
l'éléphant.
Celui-ci, malgré sa finesse et sa prudence habi¬
tuelles, se laisse prendre au piège. Le lendemain,
on le trouve mort dans les
fosses, ou tellement
affaibli par la violence du poison, qu'il est dans
marquent
i
LE
PETIT M ATËEOT.
141
l'impossibilité de fuir ; et alors il est facile de
lui donner la mort.
L'île de Bornéo
possède des mines de métaux
C'est dans le district
de diamants les
plus fécondes de l'univers; on trouve quelque¬
de la
plus grande richesse.
sont les mines
de Landuk que
fois le diamant dans les crevasses
dans le sable des rivières,
des rochers,
dans une sorte de terre
jaunâtre, graveleuse, mêlée
de cailloux. La plus
grande profondeur où on les rencontre est de
soixante pieds. Pour cette exploitation, les mi¬
neurs creusent un puits d'un ou deux pieds de
diamètre ; parvenus à la couche de terre qui
contient le diamant, ils y font des excavations
qui s'étendent à sept ou huit pieds, et enlèvent
cette terre à l'aide de petits paniers faits en bam¬
bous. La méthode pour trouver le diamant est
facile. On se sert de petites auges circulaires,
dans lesquelles on délaie la terre avec la main
dans la rivière ; quand les particules terreuses
commencent
à
se
détacher, alors on secoue
l'auge jusqu'à ce que l'eau ait
emporté toutes les
matières vaseuses.
Quand il ne reste plus au fond que des cail¬
on les trie et l'on reconnaît les diamants.
loux,
plus beaux que l'on trouve à
procédé pèsent trente-six carats '.
Les diamants les
l'aide de
1
ce
Le carat
pèse quatre grains.
412
LE PETIT MATELOT.
C'est dans le district de Landak
qu'on trouva, il
environ cent ans, un des plus gros diamants
qui existent.Il pèse, non taillé, trois cent soixantehuit carats ; il en pèserait cent quatre-vingtquatre, s'il était poli et taillé. C'est le second
y a
moins le troisième
grosseur de tous
qu'on ait connus jusqu'à ce jour. Il était en
possession du sultan de Matan, royaume situé
ou au
en
ceux
la
dans l'intérieur de l'île.
La ville de Varouni
Bornéo, la plus impor¬
fort curieuse à voir.
On dit qu'elle offre quelque ressemblance avec
une ville d'Italie qui est bâtie sur
pilotis, et qu'on
appelle Venise. Elle est située dans un marais,
et l'on se sert de
pirogues ou petits bateaux pour
tante
de
tout
ou
le pays, est
aller d'une maison à l'autre. Cette
capitale est
pierre. Le havre,
espèce de port fermé et sûr, est spacieux et à
l'abri des vents; il est formé par une partie des
îles qui s'y trouvent. Les maisons sont construites
en bois sur ses deux rives, et élevées sur
pilotis ;
quand la marée monte, elles sont baignées par
les eaux du fleuve, et elles communiquent les
unes aux autres au
moyen de ponts de bois. Il
n'y a que la forteresse, bâtie à quelque distance
du fleuve Varouni, qui soit à l'abri des inonda¬
tions. Quand les habitants craignent la
tempête
ou
quelque autre accident, ils transportent, sans
environnée d'une muraille de
LE
PETIT
MATELOT.
beaucoup de peines, leurs habitations
de la rivière à l'autre. La population
115
d'un côté
de cette
de douze mille habitants.
Beaucoup d'entre eux demeurent constamment
ville n'est guère 0,11e
sur
des bateaux.
grand nombre de ces insulaires professent
religion musulmane. C'est un spectacle curieux
et solennel en même temps que de voir, au lever
Un
la
de
l'aurore, tous ces sectateurs
de la loi de Ma¬
sommeil, à la voix du
prêtre ou muezzin qui entonne la prière en
l'honneur d'Allah. Monté sur le balcon qui en¬
toure le minaret de la mosquée, le muezzin,
tourné vers la Mecque \ les yeux fermés, les deux
mains ouvertes et élevées, les pouces dans les
oreilles, fait entendre les paroles sacrées, en
marchant lentement autour de la galerie, et sa
voix forte et harmonieuse, retentissant au milieu
du silence de la ville, produit une impression
religieuse et profonde.
La ville de Bornéo fait un grand commerce.
homet, s'arracher du
Elle envoie des navires de
marchandises dans des
la Chine et des Indes-Orientales. Le
camphre, l'or en poudre, la cire, l'ivoire, les
pierres précieuses, le sagou, des bois de con¬
ports de
struction
'
et
d'ébénisterie sont les
législateur des Musulmans, et fon¬
l'empire des Arabes.
Pairie de Mahomet,
dateur de
principaux
4.14
LE PETIT MATELOT.,
produits qu'elle exporte pour les échanger con¬
tre d'autres qui lui
manquent.
Le gouvernement de Bornéo et de ses
dépen¬
dances
est
aussi le
nom
exercé par un sultan auquel on donne
de rajah, et dont le pou voir est
presque
absolu. La
législation pénale est très-sévère dans
Le vol est puni par
l'amputation de
la main droite, et
quelquefois par la peine de
mort. Le meurtre est
puni de mort, excepté
quand c'est un maître qui a tué son esclave.
certains
cas.
Les hautes montagnes centrales de l'île sont ha¬
bitées par diverses tribus sauvages. La
plupart
de ces peuples s'entourent les reins d'une écorce
de l'arbre oupas, ce
qui
prouve
qu'il n'y
a que
la
la résine de cet arbre qui ait une pro¬
priété vénéneuse ou malfaisante. Parmi ces tri¬
bus, on dislingue les Dayas-Kayangs, intrépides
guerriers, qui se couvrent le corps et la tête de
gomme ou
de léopard. Quelques autres sont féroces
anthropophages. Ils mangent Ieursprisonniers,
et quelquefois les criminels. Les
Biadjous surtout
pensent que les étrangers qu'ils ont tués sont
seuls dignes d'être offerts en holocauste à leurs
peaux
et
cruelles divinités. Ils
dents
et
ornent
des crânes de
ces
leurs habitations des
victimes. Ils sacrifient
également des victimes humaines
leurs chefs
mangent
lorsqu'ils
deux
ou
en
l'honneur de
meurent; ils immolent et
trois esclaves pour expier les
LE-,PETIT MATELOT.
crimes dont
115
quelqu'un de leur famille s'est rendu
coupable.
Quelques-unes de ces tribus, qu'on nomme les
Marouts et les Idauns, ont la plus grande vénéra¬
tion pour
tions
leurs prêtres. Ils cultivent leurs planta¬
d'industrie. Leurs armes sont
avec beaucoup
de longs couteaux, et une
espèce de sarbacane,
appelée soumpit, faite avec du bois dur, ordinai¬
rement noir. Après avoir foré ce bois, ils souillent
dans sa longueur de petites flèches empoisonnées
à la pointe, et garnies au bout opposé d'un petit
morceau de liège. Ils a'ont pour tout vêtement
qu'une ceinture d'écorce d'arbre qu'ils tournent
autour de leurs cuisses, et dont un bout tombe
par devant et l'autre par derrière. Leurs maisons,
élevées sur des poteaux, renferment plusieurs fa¬
milles vivant ensemble. Nous avons
souvent
combien
ces
éprouvé très-
hommes sont hospitaliers ;
apportaient toujours des présents dans
des oiseaux, des noix de co¬
cos, des citrons. C'eût été un affront pour eux que
de les refuser ; et nous savions que les Marouls ne
ils
nous
leurs visites, tels que
pardonnent point les affronts de ce genre.
Yous avez sansi doute, mes chers amis, en¬
tendu quelquefois parler de Bohémiens, gens
vagabonds, ne vivant que d'industries qui ne
sont pas toujours honorables, et formant, comme
les Juifs, une nation au milieu des autres nations.
116
LE PETIT MATELOT.
Eh bien !
espèce d'hommes
jusque dans les îles de l'Océanie. On pourrait les
nommer
on
rencontre cette
les Bohémiens de la
mer.
II
en est
peu
qui aient le privilège de vivre dans l'intérieur de
l'île de Bornéo. On les nomme ici Biadjaks. Ils
sont établis sur des barques près de l'embou¬
chure des rivières, et fournissent du riz, des oi¬
du poisson et autres provisions aux navires
étrangers qu'ils rançonnent le plus qu'ils peuvent.
Ils passent leur vie à bord de leurs embarca¬
tions avec leurs femmes et leurs enfants, et chan¬
seaux,
gent de place au changement de mousson. Ces
hommes, méprisés et redoutés dans l'île et dans
les pays
voisins, sont fort unis entre eux et n'ai¬
les hommes des autres tribus. Ils sont
avares, superstitieux, menteurs, mais intelligents
et adroits. Leurs traits sont réguliers, leur teint
est très-basané ; plusieurs sont légèrement ta¬
toués '. Il paraît qu'ils ont des usages sangui¬
naires, et qu'ils offrent clandestinement des sa¬
ment
pas
crifices humains.
J'ai
plusieurs fois à notre bord un de ces
Biadjaks, qui avait fait toutes sortes de métiers et
passé sa vie à courir les îles de ces contrées. II
voulait absolument que le vieux Michel fût son
1
Le
avec
peau.
vu
tatouage consiste à se barioler la figure et le corps
imprégnées dans des piqûres faites à la
des couleurs
LE PETIT
MATELOT.
447
qui nous amusait beaucoup. Il nous
n'avait jamais mangé de chair hu¬
maine, chose bien douteuse malgré ses serments;
mais qu'il avait ouï dire à un rajah que les mor¬
ceaux les plus délicats du corps humain, crus ou
rôtis, étaient les oreilles, les paumes des mains
et des pieds, les mollets et les joues ; que la chair
des jeunes gens était douce et succulente, mais
que celle d'un homme de quarante à cinquante
ans était la meilleure. Il ajoutait qu'à la suite des
combats qui avaient lieu entre les naturels du
pays, des guerriers anthropophages apportaient
de la chair fraîche au rajah qui en mangeait pn la
trempant dans le samboul, espèce de sauce faite
avec du sel, du poivre et du citron. Le privilège
de ces guerriers féroces était, disait-il, de couper
la tête des prisonniers et d'en boire avidement
le sang brûlant, en la tenant par les cheveux audessus de leur bouche. Horribles festins qui ré¬
voltent la nature humaine, et doivent causer d'au¬
tant plus d'épouvante qu'ils font partie des
superstitions religieuses de ces peuples, qui des¬
cendent des Tzengaris, tribu primitive de nos
Bohémiens ou Egyptiens, et des Zingari d'Italie,
et qui partout ont le même caractère nomade et
médecin,
ce
assurait qu'il
Océanie, les Biadjaks-Zingaris se li¬
mer à la piraterie comme les autres
voleur. En
vrent sur
exercent
le
brigandage sur terre.
118
LE
PETIT BIATELOT.
CHAPITRE VII.
Les
pirates malais; notre matelot tombe en leurs mains;
évasion; comment il retrouve le navire le Griffon.
Manille.
Hommes qui couvent des œufs. — Grotte
de San-Mattco.
Détails sur les iles Philippines. — Ani¬
maux curieux. —Forêt
vierge.
son
—
—
—
A notre arrivée dans
l'archipel des Philippines,
plus considérable dé la Malaisie et de toute.
l'Oeéanie, qui est situé entre la mer de la Chine
et le grand Océan, nous fûmes témoins de l'im¬
posant phénomène du typhon
le
C'était dans la
ridionale de
typhon
mer
de IIolo,
à l'extrémité mé¬
l'archipel des Philippines. Un violent
nous
assaillit. Les vents déchaînés
couaient, tourmentaient, ébranlaient notre
se¬
na¬
vire ; des vagues
mugissantes menaçaient de l'en¬
gloutir. Notre grand mât fut brisé par la foudre,
1
les
Vent extrêmement
plus grands
violent, tourbillon, trombe, qui fait
partoutmù il passe.
ravages
119
LE PETIT MATELOT.
la
plus grande partie de nos voiles furent em¬
portées. On eut dit que la nature entière allait
être replongée dans le chaos; tout grondait au¬
et
tour de nous; le tonnerre, les vents, les flots, les
abîmes de la mer, les antres
de la
terre. Nous
étions
glacés de terreur. On aurait tiré à la fois
cent coups de canon à l'avant du navire, pendant
ce bruit épouvantable et universel, qu'il aurait
été impossible de les entendre à l'arrière.
Par bonheur, les vents s'apaisèrent par degrés,
leur fureur tomba entièrement, le calme
succéda ;
mais de noirs et
épais nuages obscurcirent subi¬
tement le ciel et présagèrent une nouvelle tem¬
pête. Bientôt trois trombes se dressèrent devant
nous; deux s'élevèrent et jaillirent entre nous et
la terre ; la troisième parut au nord-ouest, à la
distance d'une lieue de
notre
navire. Le diamètre
de la base de cette dernière trombe était d'envi¬
quatre-vingts pieds; la mer, dans cet espace,
agitée et jetait de l'écume à une grande
hauteur. La trombe s'élevait en colonne ou plutôt
comme un grand tube,
par où l'eau ou l'air, ou
tous les deux à la fois, s'élançaient en
spirale au
haut des nuages, et entraînaient de force un mal¬
heureux pétrel, l'oiseau des tempêtes, montant
et tournoyant avec lui ! Deux de ces trombes
semblaient immobiles; l'autre s'avançait toujours
ron
était fort
sur nous.
120
LE PETIT MATELOT.
Les nuages semblaient souvent traversés par
des éclairs. La trombe la plus rapprochée de
frappa longtemps tout l'équipage d'admi¬
et de terreur. Notre position était trèspérilleuse ; on vira de bord. Notre capitaine
nous
ration
donna l'ordre de tirer trois boulets
contre
la
trombe ; ce que
l'on fit aussitôt, mais à une assez
grande distance pour que le navire ne fût pas
englouti par la chute de cette colonne. Un éclair
rapide et sans explosion sillonna les nuages ; près
de nous tombèrent quelques ondées de pluie;
la trombe trembla, et tomba avec
l'abîme des
mers, comme une
cend
fracas
avec
fracas dans
avalanche qui des¬
des sommets
Suisse. Deux heures
neigeux de la
après, le temps cessa d'être
brumeux, le soleil reparut au milieu de ses
rayons
étincelants, et la terre
devant
nous au
riante
que nous
vîmes
loin, couverte d'une végétation
pleine de vigueur, nous eut bientôt fait
dangers que nous venions de courir.
Mais à ces périls évités assez heureusement
succéda bientôt un autre péril dont Michel et moi
et
oublier les
nous
fûmes les victimes.
A la
vue
d'une côte
qui paraissait absolument
déserte, le capitaine crut qu'il n'y aurait aucun
danger à
quelques hommes à terre pour
conséquence, une chaloupe fut
et nous y descendîmes, Michel
envoyer
faire de l'eau. En
mise à la mer,
121
LE PETIT MATELOT.
moi, avec plusieurs hommes de l'équipage.
Quand nous eûmes abordé le rivage, où nous
et
un assez grand nombre de singes qui
jouaient dans l'épais feuillage des arbres en
faisant mille cabrioles singulières, nous eûmes la
tentation d'essayer nos fusils contre ces animaux
inoffensifs. Ce fut une mauvaise pensée, car elle
trouvâmes
se
causa notre
malheur.
Ayant confié la garde de la chaloupe aux ma¬
qui nous avaient accompagnés à terre,
telots
lançâmes, le vieux Michel et moi, à la
poursuite des singes qui fuyaient devant nous»
Ces quadrumanes 1 avaient une telle vélocité,
qu'aucun de nos coups ne pouvait les atteindre.
nous nous
Notre mauvais succès
ne
fit que nous exciter
davantage, et,
sans nous en
fûmes bientôt à
une
apercevoir, nous
très-grande distance de nos
compagnons et du rivage de la mer. Le vieux
Michel, ordinairement si prudent, était tellement
échauffé, que la pensée des dangers que nous
pouvions courir en pénétrant ainsi dans l'intérieur
des terres, ne lui vint pas plus qu'à moi dans les
premiers instants.
Ce ne fut que lorsque notre poudre fut
épuisée
que les réflexions commencèrent à se faire en1
ont
Nom que
l'on donne aux animaux qui, comme le
quatre pieds en forme de mains.
e
singe,
422
LE PETIT
MATELOT.
tendre,mais il étaittrop tard, fllichelme ditalors
en
poussant un soupir- :
bien éloignés de nos
gens ; tant mieux si nous les rejoignons sans faire
de mauvaises rencontres. Ce qui me fâche le
plus, mon ami, c'est que j'aurai à me reprocher
de t'avoir entraîné, tandis qu'il était de mon de¬
voir de te retenir. Par la sainte-barbe ! j'ai été
mille fois plus bêteque les bêtes que nous venons
de poursuivre.
À la grâce du bon Dieu, père Michel ! lui
répondis-je. Un marin doit s'attendre à tout. La
tempête, le naufrage
La tempête, le naufrage, il n'y a pas moyen
de les éviter quand ils sont ordonnés par la Pro¬
vidence, reprit Michel; mais il ne tenait qu'à
nous d'éviter de tomber entre les mains des sau¬
vages. Pour cela, nous n'avions qu'à nous borner
à faire ce qui nous avait été prescrit. Mais quand
je moraliserais jusqu'à demain, nous n'en serions
pas plus avancés. Il s'agit maintenant de re¬
gagner le rivage. Mais
Rien ne nous en empêche, répliquai-je ;
«Pierre,
nous sommes
—
—
—
doublons le pas,
-—
et nous aurons
bientôt regagné
navire.
notre
Pas si vite que tu
jetant
un coup
le penses, dit Michel en
d'œil inquiet dans la
profondeur
LE PETIT MATELOT.
125
regarde, mon pauvre Pierre,
qui semblent plus occupés de
nous couper la retraite que de chasser les singes.
L'explosion de nos armes à feu dans le silence de
ces solitudes les aura avertis de la présence de
quelques étrangers, et dans quelques instants
nous en aurons peut-être plusieurs centaines à nos
de la forêt. Tiens,
voilà des hommes
trousses.
»
Michel n'avait que trop bien deviné. Bientôt
nous vîmes que nous étions cernés de toutes
parts.
Nul moyen
d'échapper. Ceshommes nous avaient
traqués de même que s'ils eussent fait une battue.
A mesure qu'ils approchaient de nous, leur cercle
allait toujours en se rétrécissant, mais aussi en
formant une ceinture plus serrée autour de nous.
En ce moment, à l'aspect de ces hommes farou¬
ches armés de flèches et de criss, il fallait prendre
un
parti, celui de se rendre de bonne'grâce, afin
d'obtenir du moins quelques bons traitements de
ces insulaires, s'il y en avait à attendre de leur
part. C'est ce que nous fîmes aussitôt.
Michel et moi nous fîmes quelques pas en
avant, et après avoir mis nos fusils à terre,
nous revînmes
prendre notre première place, en
leur adressant des signes propres à leur faire
comprendre notre intention. Ils s'arrêtèrent un
moment, nous regardant fixement, leurs criss à
la main. Deux d'entre
eux se
détachèrent
et cou-
424
LE PETIT MATELOT,
rurent
prendre
vinrent droit à
nos
fusils, tandis que deux autres
nous en nous
tendant les deux
mains. Les autres les suivirent, et nous fûmes
enveloppés de toutes parts. Alors ils nous
dépouillèrent à l'envi les uns des autres ; les uns
s'arrachaient nos chapeaux, les autres nos mou¬
choirs; d'autres coupaient les boutons de nos
habits, s'imaginanl qu'ils étaient en argent. Puis
ils nous emmenèrent avec eux à une espèce de
village qui paraissait encore fort éloigné.
Nous fîmes entendre par des signes à ces insu¬
laires que nous éprouvions le tourment de la
faim ; ils nous donnèrent cinq noix de coco vertes.
A peine fûmes-nous arrivés au village, que les
femmes et les enfants s'attroupèrent. On nous
conduisit devant le rajah. Ce chef avait un air
menaçant; il tenait à la main un grand poignard
dont la lame avait deux pieds et demi de long
et était très-brillante. Il était presque nu, n'ayant
bientôt
qu'une culotte fort courte, une
tra
ceinture autour
mouchoir rouge sur la tète. Il en¬
dans le cercle des femmes et des enfants,
des reins et
un
puis s'arrêta. Nous nous avançâmes vers lui; il
nous regarda fixement, les yeux égarés. Nous lui
demandâmes la vie ; mais il ne nous répondit pas
un mot, et ne
changea pas d'attitude. Alors
Michel s'approcha assez près de lui pour prendre
son pied et le posa sur sa tête, comme pour
LE
125
PETIT MATELOT.
signifier que nous étions entièrement en son pou¬
voir et à sa disposition. Après cela, le chef ou
rajah se plaça sur une espèce de siège, et ayant
assemblé autour de lui plusieurs hommes qui pa¬
raissaient être ses officiers, ils délibérèrent tous
ensemble sur notre sort. Puis, le chef entra dans
sa maison, et revint bientôt après, apportant plu¬
sieurs morceaux de bétel, que les naturels de ces
îles mâchent
au
lieu de tabac. II nous en donna
morceau comme
un
marque
une
d'amitié
; car
c'est
toujours chez eux, comme je l'ai appris
puis,
un
i
Nous avions donc la vie sauve, mais il n'en
pas
de¬
signe de paix.
fut
de même de notre liberté. Nous étions réelle¬
captifs. Nous passâmes deux journées en¬
ment
tières renfermes dans
une case,
sans
avoir la per¬
aller nous baigner.
Quelle allait être notre destinée ? Nous étions en
proie à la plus poignante incertitude, lorsque le
matin du troisième jour, aux premières heures
de l'aurore, un piquet d'une vingtaine d'hommes
armés se présenta devant notre prison ; celui qui
les commandait nous ouvrit la porte ; nous fûmes
placés au milieu de cette escorte, qui, à un signe
mission de sortir, sinon pour
du chef, se mit en marche.
rien dans leurs manières
mais oit allaient-ils
nous
Après avoir traversé
Ces hommes n'avaient
qui pût
nous
alarmer;
conduire ?
une
grande forêt, franchi
426
LE PETIT MATELOT,
deux montagnes,
passé à gué plusieurs petites
sur le rivage de~la mer.
Notre première pensée fut pour notre navire ;
mais notref regard ne découvrit aucune embar¬
rivières,
cation
nous
l'immense étendue de l'Océan. Les
sur
insulaires
arrivâmes
nous
firent descendre
avec
eux
dans
pirogue qui se trouvait entièrement cachée
à tous les yeux par l'épaisseur du feuillage qu'é¬
tendaient autour les arbres du rivage.
une
La
pirogue, conduite par d'habiles rameurs, ne
à s'éloigner de l'île, et, après une na¬
vigation de quelques heures, nous vîmes une au¬
tarda pas
tre
terre, d'autres arbres, d'autres habitations.
Un
grand nombre de pirogues et de bar¬
étaient amarréesau rivage, sur lequel étaient
assez
ques
rassemblés
plusieurs hommes ayant le même
les¬
quels nous étions. Les nôtres firent des signaux
auxquels on répondit par des cris de joie, mais
d'une joie qui avait quelque chose de féroce. On
descendit à terre ; à la nouvelle de notre arrivée,
il se fit un rassemblement d'hommes, de femmes
costume et
et
le même extérieur que ceux avec
d'enfants
sur
le rivage. Nous nous vîmes
en¬
tourés, examinés, toisés de la tête aux pieds,
s'il
comme
vaux ou
nous
se
fût
agi de la vente de quelques Che¬
Les gestes de ceux qui
autres animaux.
avaient amenés et
l'île où
nous
ceux
des habitants de
étions, annonçaient effectivement une
127
LE PETIT MATELOT.
discussion d'intérêt
un
comme
marché. Le débat
Un des insulaires,
rité
ne
celle qu'on voit dans
fut pas de
longue durée.
qui paraissait avoir de l'auto¬
ses compagnons, nous fit conduire dans
des cabanes qui s'élevaient à peu de distance,
sur
une
premiers maîtres regagnaient
pirogue pour retourner chez eux.
Le vieux Michel, qui avait déjà voyagé dans
ces parages, ne fut pas longtemps sans recon¬
naître que nous étions tombés entre les mains
des pirates malais. Dès que nous fumes seuls, je
vis sa physionomie s'animer d'une sorte de joie
et d'espérance qui contrastait avec mon acca¬
blement. et dont il m'était impossible de me ren¬
tandis que nos
leur
dre compte.
c
Pierre,
me
dit-il, du
courage, mon
ami; il
Mon imprudence a
captivité ; mon ex¬
périence pourra contribuer à nous rendre libres.
Si je ne me trompe, nous sommes dans l'île Minfaut pas se laisser abattre.
causé en grande partie notre
ne
ou dans quelque autre qui n'en est pas éloi¬
gnée. Ces îles, situées entre Paragoa et Luçon,
servent de point de croisière et d'entrepôt aux pi¬
rates malais. C'est là qu'ils se ravitaillent et qu'ils
débarquent les prisonniers qu'ils font dans leurs
doro,
employer, comme je
service de leurs embarcations, avec
et de la résolution nous sommes sau-
courses.
S'ils peuvent nous
l'espère,
au
du courage
128
LE PETIT MATELOT,
vés. C'est Michel
qui t'en donne la promesse, Mi¬
qui ne se dissimule point les périls qu'il nous
faudra affronter, mais qui aussi n'a jamais compté
chel
vain
en
sur
le
secours
de la Providence.
»
Ces
paroles, prononcées avec une confiante con¬
mes esprits abattus. L'exemple
de mon compagnon d'infortune, sa fermeté, son
espoir, me firent redevenir moi-même. Je dis à
Michel que je serais prêt à entreprendre tout
ce qu'il jugerait le plus propre à nous faire re¬
couvrer la liberté que nous avions si sottement
perdue.
a
Bravo, reprit Michel, c'est comme cela qu'il
faut qu'un homme soit quand il est aux prises
viction, relevèrent
le malheur; un marin doit surtout être tou¬
avec
jours prêt il lutter avec le sort. Mais évitons
soigneusement qu'on nous voie nous concerter
ensemble.Ces hommes sont fins, rusés, soupçon¬
S'ils
voyaient d'accord, ils ne man¬
queraient pas de nous séparer ; et alors nous ne
pourrions plus agir de concert. Attendons le mo¬
neux.
ment
favorable.»
Je saisis
Nous
nous
ne
parfaitement la pensée de Michel.
à éprouver les effets de la
tardâmes pas
protection du Ciel.
Notre maître était sultan d'une nombreuse
bande de Malais habitant le
que
plus souvent, ainsi
leurs familles, à bord des bateaux qui les
LE PETIT
129
MATELOT.
transportaient d'un point de la côte à un autre,
soit pour échapper à i'ennemi, soit pour chercher
une nouvelle résidence plus agréable et une côte
plus poissonneuse. Notre maître lui-même habi¬
tait une goélette prise sur les Espagnols. Ce fut
dans ce navire que nous fûmes emprisonnés. On
nous surveillait avec vigilance ; mais mon compa¬
gnon parvint à déjouerleur défiance. Sur la faible
quantité de vivres qu'on nous donnait pour la
journée, nous amassâmes et tînmes cachées quel¬
ques provisions; puis Michel, ayant découvert
une boussole parmi une foule d'objets amoncelés
provenant du butin des pirates, s'en empara fur¬
tivement, et me dit en me la montrant : «■ Voilà
notre salut! A cette nuit, Pierre, s'il plaît à
Dieu.
»
fut pluvieuse et obscure ; elle
conséquent notre projet d'évasion,
malgré les dangers que la mer semblait nous pré¬
parer. Nous enlevâmes silencieusement la petite
embarcation amarrée derrière la goélette, et for¬
çant de rames vers la haute mer, nous fumes
heureusement,'à l'aube du jour, hors de la portée
La nuit suivante
favorisait par
perdu
presque toutes nos provisions. Cependant, soute¬
nus par l'espérance, et avec l'aide de notre pré¬
cieuse boussole, nous fîmes route au nord pour
nous rapprocher de Luçon, dont nous apercevions
de
nos
ennemis, mais sans eau et ayant
6.
130
LE PETIT MATELOT,
dans le lointain. Malgré une
ramâmes tout le jour et
toute la nuit suivante. Le temps semblait nous
favoriser ; il était beau et calme; Au jour, la côte
protectrice ne devait pas être éloignée. Mais quel
fut notre désappointement, quand, au lever du
soleil, nous acquîmes la conviction qu'un fort cou¬
rant nous avait maîtrisés et nous emportait en¬
core dans une direction tout à fait opposée à la
les hautes montagnes
chaleur
étouffante,
nous
que nous devions suivre !
Cependant, quoique épuisés par la fatigue et
par la soif, nous luttâmes contre cet obstacle jus¬
qu'à la nuit; mais alors exténués de besoin, en¬
route
découragés, nous nous couchâmes dans
l'embarcation, abandonnant notre sort
Providence. Elle veillait sur nous! Au jour
tièrement
le fond de
à la
suivant, les montagnes de Luçon ne paraissaient
plus, il est vrai, que comme des ombres loin¬
aperçûmes à peu
de distance, du côté opposé, une côte sur laquelle
un courant nous portait avec rapidité. La terre
que nous avions tant désirée, au risque même
de retomber au pouvoir d'un maître irrité, nous
causait maintenant l'anxiété la plus cruelle : l'es¬
clavage, la mort peut-être nous attendaient. Ce¬
pendant, à mesure que nous en approchions da¬
vantage, Michel reconnut peu à peu une côte sur
laquelle il avait relâché plusieurs fois, et dont
taines et bleuâtres; mais nous
LE PETIT
131
MATELOT.
plusieurs villages peuplés d'insulaires chrétiens,
la protection des Espagnols, avaient tou¬
jours jusque-là repoussé vigoureusement les at¬
taques des pirates. L'espérance de sauver notre
sous
forces; nous fîmes
dirigeant vers la terre, et,
vie et notre liberté ranima nos
force de
rames en nous
longue journée d'angoisses et de fati¬
abordâmes à un grand village où des
secours nous furent prodigués. Au bout de quel¬
ques jours d'attente, une canonnière espagnole,
qui était venue apporter des ordres de Manille,
nous transporta heureusement dans cette île, où,
par un bonheur encore plus inespéré, nous trou¬
vâmes à l'ancre dans le port le navire le Griffon
et tous nos camarades qui nous croyaient perdus
pour japiais.
Je glisse sur la joie et l'étonnement que cette
rencontre causa de part et d'autre; je passe les
questions et les félicitations qui nous furent adres¬
sées dans les premiers instants. Il était évident
que la grâce de Dieu nous avait accompagnés ;
notre premier soin fut d'en rendre gloire à Dieu.
Nous demandâmes et obtînmes la permission d'al¬
après
une
gues, nous
ler à Manille faire célébrer une messe
en
actions
de notre merveilleuse délivrance. Puis
revînmes reprendre notre poste dans le
de grâce
nous
Griffon, bien résolus d'ailleurs à
laisser entraîner
au
ne
passe-temps de la
plus
nous
chasse
aux
452
LE PETIT MATELOT,
singes, et à
ternative
phages,
ou
ou
d'être traités
des bêtes de
C'est
à l'affreuse al¬
des anlhropoesclaves, à l'instar
ne plus nous exposer
d'être mangés par
en
somme.
bien du
plaisir, mes chers amis, je
je reprends mon rôle d'obser¬
vateur, qui, dans maintes circonstances d'un
voyage, a bien moins d'inconvénients que celui
d'acteur. Je ne m'éloignerai donc pas de Manille
avant de vous dire ce que j'y ai vu de plus extra¬
avec
Yous assure,
que
ordinaire.
Dans cette
île, qui fait partie de
l'archipel des
un singulier moyen pour
la couvaison artificielle des œulsde plusieurs vo¬
Philippines,
on
emploie
latiles de basse-cour. Pour
suppléer aux fours
obtenir le même
résultat, les Tagals (c'est le nom des indigènes
civilisés) ont imaginé d'employer la chaleur hu¬
maine, et ils ont trouvé, parmi leurs indolents
serviteurs, des couveurs patients et assidus. On
arrange à cet effet une espèce de cadre, contenu
par des traverses légères doublées d'épaisses
couvertures. Quand les œufs y sont déposés, ser¬
dont
se servent
rés les
uns
8t
le
contre
les autres, et tenus en respect
cendres jetées dans les interstices, on
appareil, qui présente une surface régu¬
et plane, jusqu'à une petite hauteur du sol,
nonchalant couveur s'allonge sur ce liL sin-
par des
hisse cet
lière
les Chinois pour
LE PETIT
gulier. II
son
y
boit, il
bétel, et
son
133
MATELOT.
y mange, il y fume, il y mâche
unique soin est de veiller à ce
les coques fragiles, que sa chaleur doit fé¬
ne soient pas cassées.
L'habileté de ces couveurs est telle, qu'ils sui¬
vent jour par jour les progrès de leur besogne,
et qu'ils aident les petits à sortir de l'œuf au mo¬
ment convenable, en brisant eux-mêmes l'enve¬
loppe. A peine éclose, la couvée, quand elle se
compose d'oies ou de canards, court aussitôt
vers le lac, y barbotte tout le jour, et se retire
le soir dans des cages flottantes construites sur
la grève.
A peu de distance de Manille nous nous arrê¬
tâmes dans une des autres îles Philippines, et
nous allâmes visiter la grotte San-Matteo, qui
n'est pas très-éloignée du débarcadour
On ar¬
que
conder,
rive à cette grotte par un
magnifique sentier;
pénètre jusqu'à l'ouverture souterraine
par une rampe courte et à pic. Quand nous fûmes
à l'entrée de l'excavation, des nuées de chauvesouris s'en échappèrent avec bruit et vinrent se
heurter contre nous. A cette irruption, les pau¬
vres Tagals, qui nous servaient de guides, se je¬
de là
on
tèrent le front contre terre avec
criant que
1
Lieu
les
nonos ou
effroi,
en
s'é-
mauvais esprits qui habi-
marqué pour le débarquement des marchandises.
154
LE PETIT MATELOT,
taient la grotte
allaient détacher leurs légions de
sentinelles. Ces hommes ignorants et supersti¬
tieux étaient
frappés d'un tel effroi, qu'il n'y eut
pas moyen de les faire pénétrer dans l'intérieur.
Ils demeurèrent sur le seuil, priant pour nous et
le salut de nos âmes, et croyant oser beau¬
allongeant un peu le bras pour nous pro¬
pour
coup en
quelque clarté au moyen de torches rési¬
qu'ils avaient allumées.
L'excavation qui forme la grotte de San-Matteo
près de deux mille pas de profondeur sur une
curer
neuses
a
hauteur très-variable. Le sol est de
terre,
mares
coupé de temps
en temps par
un
et
de
de grandes
d'eau, dans lesquelles nous entrâmes jusqu'à
la ceinture. Du reste, pas
pas
roc
d'accidents intérieurs,
de pétrifications; on n'y rencontre pas même
seul reptile qui puisse justifier la terreur des
naturels du pays.
Quand
nous reparûmes à l'entrée de la grotte,
guides poussèrent des cris de joie ; il semblait
qu'ils eussent appréhendé de ne plus nous revoir.
Quand nous affirmâmes à ces pauvres gens que
la grotte était à peine longue de deux mille
pas, ils sourirent avec incrédulité, et nous dirent,
nos
de la meilleure foi du monde, que nous étions
dans l'erreur; que la montagne, au su de tout le
pays, se
trée
trouvait percée à jour,
caverneuse
et que cette en¬
était le chemin de la Chine. « Le
135
LE PETIT MATELOT.
grand pirate chinois, ajoutèrent-ils, est venu par
là, et il n'a pas pris d'autre chemin pour s'en re¬
tourner. » Nous rîmes beaucoup de ces simpli¬
cités, qui attestent combien ces peuples sont
encore arriérés, malgré leur contact journalier
avec les Européens.
Parmi les productions de la nature que je re¬
marquai dans plusieurs des îles Philippines, je
vous signalerai un arbre précieux qu'on nomme
le tamarin, dont la taille égale celle de nos plus
grands châtaigniers, et dont le feuillage élégant
ressemble à l'acacia. Le voyageur est enchanté de
pouvoir jouir de la fraîcheur de son ombrage, et
de trouver dans
avec
une
son
fruit
une sorte
de
conserve
laquelle il se procure en quelques instants
boisson aussi agréable que salutaire. Les
branches de
ce
bel arbre sont nombreuses, gar¬
nies de feuilles serrées, et
composées chacune
grand nombre de petites feuilles qui sont
disposées symétriquement des deux côtés d'une
tige commune. Le fruit du'iamarin est une espèce
de gousse. Ce qui est très-digne de remarque,
c'est que lorsque ce fruit est encore attaché à la
branche, on voit aux approches de la nuit des
d'un
feuilles voisines s'abaisser
sur
lui, et le couvrir
pour le préserver du froid, jusqu'au mo¬
du retour du soleil. Ce fruit, lorsqu'il est
comme
ment
encore
vert, est
très-acide; mais cette acidité a
156
LE PETIT MATELOT.
quelque chose de suave. Les médecins du pays
l'emploient avec succès pour la guérison de dif¬
férentes maladies.
Dans toutes les îles de cet
archipel, les habita¬
grande partie faites avec des bam¬
bous et des feuilles de nipa ; elles sont le
plus
souvent construites sur
pilotis avec une échelle
et un petit pont de bois
qu'on appelle patalan.
Dans ce pays, souvent tourmenté
par les trem¬
tions
sont en
blements de terre, il est facile de sentir
que ce
genre de construction est infiniment préférable à
des maisons
en
pierre.
Outre les animaux dont
je vous ai
il y en a
beaucoup d'autres d'une
déjà parlé,
nature très-
malfaisante: le python, serpent colossal;
reptile, appelé ours de rivière, dont la
est
très-dangereuse
;
un autre
morsure
le damon palay, dont le
venin donne promptement la mort
; l'olopang, le
fléau le plus terrible de la volaille ; des fourmis
blanches, d'une voracité telle qu'elles engloutis¬
sent
quelquefois dans une seule nuit ua magasin
entier. Des crocodiles nombreux infestent
les
lacs et les rivières; ils sont
presque entièrement
noirs; quelques-uns
et
et même des
Un
pieds de longueur,
chevaux, des hommes
ont trente
dévorent des vaches, des
pierres.
animal, qui est encore bien plus
-extraordinaire, c'est une espèce de chat de la
autre
LE PETIT MATELOT.
137
grandeur des lièvres, et de la couleur des re¬
nards, que les insulaires appellent lagouan. Il a
des ailes
comme
couvertes
de
d'un arbre à
trente-six
les chauve-souris, mais elles sont
poils; ils s'en servent
un autre
pieds. Je
pour sauter
à la distance de trente à
plus sous
de chauve-souris,
dont les ailes sont terminées en crochets, qui leur
servent ainsi que leurs pattes à se cramponner
avec force aux arbres. Alors elles se ploient, et
ne
passerai
pas non
silence les chiens-volants, espèce
saisissant les branches
avec
leurs crochets, elles
enveloppent ainsi tout leur corps dans leurs ailes,
et ressemblent à des calebasses. Leur singulière
attitude, leurs yeux rouges et leurs cris rauques
et aigus en font un être fort horrible à voir. Ces
animaux vivent de fruits ; ils détruisent tout
sur
leur passage ;
il leur suffit d'une seule nuit
pour compromettre toute
la récolte d'une année.
Ils
plongent dans l'eau avec beaucoup d'habi¬
leté, et on en rencontre des bandes de plusieurs
milliers à la fois.
On
beaucoup d'or dans plusieurs par¬
Philippines ; la plupart des torrents char¬
rient des paillettes de ce métal. Les volcans sont
nombreux dans ces contrées. Je puis citer entre
autres celui d'AIvay, qui vomit presque conti¬
nuellement des flammes, et. qui peut servir de
phare aux navigateurs pendant la nuit.
trouve
ties des
158
LE PETIT
MATELOT.
près de Santa-Cruz, dans une gorge
un petit village célèbre par ses bains
d'eau minérale, et que par cette raison on a
nommé los bagnos. Ce village est bâti à côté
d'une montagne volcanique, et la source qui en
sort est bouillante ; un œuf y durcit en trois ou
quatre minutes.
Une chose assez curieuse que l'on peut remar¬
quer dans la plupart des îles Philippines, c'est
II y a
charmante,
l'enthousiasme extraordinaire des habitants pour
les combats de coqs. Ils surpassent à
les Anglais, et ce n'est pas peu dire.
sacrifient leur fortune
contre
lui. J'en ai
vu
à saint Antoine pour
combattants
reaux
cet égard
Plusieurs
pariant pour un coq ou
qui adressaient des prières
en
qu'il donnât la victoire à ces
; et les combats de tau¬
emplumés
de Madrid
ou
de Sé ville excitent bien moins
qu'un combat de coqs sur une réunion
Tagales.
d'émotion
de
Philippines renferment de nombreuses
impénétrables et d'un aspect
singulièrement pittoresque. Dans l'île de Maindanao, dont la partie méridionale est habitée par
Les îles
forêts, la plupart
des corsaires
parcourir
très-entreprenants, nous avons
une
de
ces
avions été retenus par les vents
située sur la côte à l'ouest. Nous
pour
pu
forêts étonnantes. Nous
dans une baie
en profitâmes
explorer à notre aise cette végétation mer-
LE PETIT MATELOT.
139
veilleuse de
vigueur et de variété. Après avoir
longtemps à travers des sagoutiers, des
hambous, des canneliers sauvages, nous arrivâ¬
mes dans une forêt composée d'arbres
projetant
leurs branches à une grande hauteur : c'étaient
des muscadiers, des cocotiers, des aréquiers s'élevant comme des colonnes légères, des tamarins
balançant majestueusement leurs têtes séculaires
marché
souvent
frappées de la foudre, et formant des
impénétrables à la lumière du
voûtes de verdure
soleil. Sfais au-dessus de
des
ces
voûtes s'élevaient
tiges de beaux ébéniers d'une hauteur vrai¬
ment prodigieuse, des pins et des acacias de
deux cents pieds de haut, qui semblaient for¬
mer une seconde forêt au-dessus de la première.
Quoique au milieu du jour, nous eussions été
dans une obscurité profonde, si nos guides, quel¬
ques matelots du pays, ne nous avaient éclairés
avec des torches. Quoique bien armés et accom¬
pagnés d'un énorme et terrible chien de Manille,
nous nous tenions en garde contre de nombreux
sangliers, de longues couleuvres, de gigantesques
serpents pythons, et contre les hommes sauvages
des montagnes et des lacs, ennemis des blancs
qui oseraient s'aventurer seuls dans ces obscurs
labyrinthes. Mais le peintre le plus habile ne
pourrait décrire que très-imparfaitement le spec¬
tacle qui s'offrit à nos regards quand nous vîmes
140
LE PETIT MATELOT.
l'azur des cieux,
quand
nous
entendîmes dans le
lointain le fracas des torrents, et que nous
pûmes
contempler les imposantes montagnes qui sem¬
blaient se dresser devant nous, et toute cette riche
resplendissante nature. La flamme bleuâtre de
torches s'était éclipsée devant les rayons d'un
soleil d'or. Nous étions plongés dans une sorte
d'extase. Nous fîmes une halte pour admirer à
et
nos
loisir
tableau ravissant.
ce
Enfin,
tourner
nous nous
mîmes
en
marche pour re¬
était long et
à bord; mais le chemin
pénible. Arrivés près de la côte, sur la hauteur
qui domine la grande rade déserte de l'île où
nous étions, nous vîmes le soleil terminer sa
course.
Sur l'azur foncé de la mer et du ciel so
dessinaient
quelques
nuages
revêtus de mille
légères
couleurs brillantes et formant comme de
écharpes doucement agitées par la brise. Ce
spectacle avait quelque chose de sublime ; nous
étions remplis d'émotions religieuses. La pompe
et la solennité de cette scène parlait éloquemment à l'âme. J'aurais voulu que tous ceux qui
nient Dieu et sa toute-puissance pussent être
témoins de ce spectacle. Je suis convaincu qu'il
leur aurait arraché l'aveu de leur aveuglement
ou de leur orgueil. Car il me semble qu'à moins
d'être né sans entrailles, ou d'avoir perdu toute
sensibilité ainsi que toute notion de sens com-
LE PETIT MATELOT.
mun,
il est impossible de voir
141
de semblables phé¬
nomènes de la nature, sans remonter aussitôt
vers
leur
incompréhensible auteur, qui est aussi
l'auteur de toutes choses.
142
LE" PETIT MATELOT.
CHAPITRE "VIII.
Monument élevé à la
mémoire de La Pérouse et de ses
d'infortune. —Aventures de ce malheureux
navigateur. — Histoire des naufragés de l'ile
compagnons
et illustre
Peel.
nous nous étions remis en mer :
traversions divers groupes presque inhabi¬
Cependant
nous
tés, que l'on regarde comme une division de l'Océanie, et que l'on appelle actuellement la Mi¬
cronésie. Michel, qui continuait à me servir de
professeur de géographie, me nommait les plus
remarquables de ces îles, et m'apprenait les par¬
ticularités les plus intéressantes qui s'y ratta¬
chaient. Tantôt c'étaient les îles des Larrons ou
Mariannes, tantôt les Carolines. Voici, me
disait-il, la petite île Lasianski, découverte il y
a trente ans
par un capitaine russe qui lui a
donné son nom. Voilà l'île Gardner, rocher vol-
îles
143
LE PETIT MATELOT.
canique de plus de deux cents toises de circon¬
férence, formant écueil au milieu des mers; ou
Lien c'était l'île Necker, située à l'extrémité orien¬
tale de la Micronésie, et découverte par La Pérouse.
Plus loin
un autre
îlot s'offrit à
regards.
Ah ! ah ! dit-il
voilà bientôt à
la hauteur du monument;
l'intrépide découvreur
a bien mérité
que nous y fassions une prière pour
le repos de son âme. — Tu as raison, Michel,
répondit aussitôt le capitaine. Vite, la chaloupe
nos
Dès que Michel l'eut aperçu : «
en s'adressant au
capitaine, nous
!
>
Son ordre fut aussitôt exécuté; et
tardâmes pas à aborder.
Cet îlot était inhabité, comme la plupart des
îles que nous venions de rencontrer. Les flots
en
mer
nous ne
écumants de la
avec
contre
en
qui le battait de tous côtés
dangereux écueil,
lequel les navigateurs devaient se tenir
mer
fureur annonçaient un
défiance. Au centre s'élevait
funèbre
en
forme de
un
monument
pyramide à large base,
sur¬
monté d'une croix de bois. Sur le socle de la py¬
ramide je lus en caractères bien distincts : A La
Përouse et à
croissaient
ses
compagnons. Des herbes marines
de cette espèce de céno¬
tout autour
taphe, et l'entouraient d'une ceinture d'un vert
sombre, parfaitement en harmonie avec la desti¬
nation de cet îlot funéraire.
V
•
144
LE PETIT
MATELOT.
descendirent à
terre s'acheminèrent, avec nn pieux recueille¬
ment, vers la pyramide; et là, le front décou¬
vert, tous agenouillés, nous priâmes Dieu pour
l'illustre capitaine qui avait perdu la vie dans ces
parages, et pour les autres victimes de ce sinistre.
Lorsque nous eûmes regagné notre navire, je
ne manquai pas de questionner mon brave Michel
sur la tragique histoire de La Pérouse; c'était,
comme on sait, prendre le vieux marin par son
côté sensible : il ne se fit nullement prier.
Tous
ceux
d'entre nous qui
Attends, Pierre, me dit-il, c'est juste, mon
t
enfant; il faut que tu connaisses ces aventureslà tout aussi bien que moi. Il serait honteux qu'un
connût pas tout
comme la manœuvre.
marin
ou
ne
cela comme son Paler
de voyageurs qui, fort heureu¬
sort aussi funeste que La
Pérouse, il n'en est pas un seul de qui la mé¬
moire soit plus que la sienne à l'abri des oui rages
de l'oubli. Il paraît que la célébrité doit être
quelquefois une compensation du malheur. La
Pérouse, né d'une famille noble du Languedoc,
avait déjà navigué sur toutes les mers connues,
lorsque le roi Louis XVI, dont le nom rappelle
aussi plus d'une grande catastrophe, jeta les yeux
sur lui pour le commandement d'une expédition
de découvertes. Il s'agissait principalement de
»
S'il est peu
sement,
aient
eu un
1 $S
LE PETIT MATELOT.
compléter celle d'un autre mal¬
navigateur, le capitaine Cook, dont je
raconterai les aventures une autre fois.
continuer et de
heureux
te
Louis XVI avait
t
un
une
prédilection marquée,
goût très-éclairé pour les sciences géogra¬
phiques. II dressa lui-même les instructions que
devait suivre La Pérouse dans son voyage. Ces
instructions, d'ailleurs pleines d'une savante pré¬
voyance, ne laissaient non plus rien à désirer
sous le rapport de l'humanité. Elles prescrivaient
au capitaine de s'occuper avec zèle et intérêt de
tous les moyens propres à améliorer la condition
des peuples qu'il allait visiter, soit en procurant
à leur pays les légumes, les fruits et les arbres
utiles de l'Europe, soit en leur enseignant la ma¬
nière de les
semer ou
de les cultiver. La Pérouse
invité à n'user de la force
qu'avec
plus grande modération, si jamais il était ob¬
ligé de faire valoir la supériorité de ses armes
sur celles des peuples sauvages. De plus, le roi
émettait le vœu que cette expédition put être
terminée sans qu'il en coûtât la vie à un seul
homme ; vœu bien digne du cœur paternel de cet
excellent prince, mais qui, hélas ! ne fut point
exaucé par l'arbitre suprême.
Deux frégates furent mises à la disposition
de La Pérouse pour l'exécution de son intéres¬
était
en outre
la
»
sante
mission
:
c'étaient la Boussole et/'Astrolabe.
7
'446
LE PETIT MATELOT.
On désigna, pour seconder le capitaine, un cer¬
tain nombre d'officiers de marine du premier
mérite, des savants et des artistes distingués.
> Deux cent trente-deux personnes s'embar¬
les deux frégates, et l'expédition mit
de Brest, au commencement
de l'été 1785. La Pérouse, après avoir vérifié
quelques positions géographiques dans l'Océan
Atlantique, après avoir touché à l'île de Pâques
et aux îles Sandwich, qu'on nomme aujourd'hui
les îles d'Hawaii, se rendit sur la côte nord-ouest
de l'Amérique, l'un des points qu'il était chargé
d'explorer avec soin, et d'où Cook avait toujours
été repoussé par les gros temps et les courants.
quèrent
sur
à la voile du port
Cette côte vit commencer la série
de malheurs
qui devaient poursuivre cette expédition. On avait
découvert une baie jusqu'alors inconnue (le Port
des Français) ; il ne restait plus que peu de son¬
des à y faire. On venait d'envoyer trois embarca¬
tions pour les terminer; mais celles-ci s'étant ap¬
prochées de la passe au moment où la marée
était dans toute sa force, elles furent entraînées
au milieu des brisants qui en engloutirent deux.
Vingt et une personnes périrent victimes de cette
première catastrophe.
La Pérouse fut profondément affecté de ce
malheur. Ses regrets furent accompagnés de ses
larmes, et le temps ne put calmer sa douleur. Les
»
LE PETIT
MATELOT.
147
difficultés
qui avaient arrêté le capitaine anglais
également le navigateur français. Il ne
lui fut donc possible que de fixer la position de
quelques points isolés. Puis, LaPérouse se rendit
sur les côtes de laTartarie et dans quelques îles
adjacentes; ce fut là qu'il fit des recherches vrai¬
ment fructueuses pour la science. Sur sa route,
arrêtèrent
il découvrit l'île
Necker, que nous avons
vue
précédemment. Il fut
en péril de s'y perdre, au
milieu des ténèbres de la nuit ; mais son habileté
le tira de ce pas dangereux; et, après avoir ré¬
paré
frégates pendant une relâche de qua¬
jours à Manille, il commença ses travaux
la côte d'Asie, dont la majeure partie était
ses
rante
sur
entièrement inconnue. Toutes les notes et tous
les
plans de cette
Versailles
en
campagne
1788 par
furent apportés à
M. de Lesseps.
Cependant La Pérouse avait quitté le Kam¬
appareilla du port d'Awatska pour re¬
connaître les îles du Japon et les détroits qui les
séparent, soit du continent de l'Asie, soit d'ellesmêmes. C'était une opération que n'avaient pu
exécuter ni Cook, ni King, l'un de ses successeurs.
L'habile navigateur, redescendu au sud, visita la
»
tchatka. Il
terre
des Arsacides et celle de Courville. Une
nouvelle
catastrophe l'attendait au groupe des
Navigateurs.
C'était dans l'île Maonna, qui fait partie de ce
>
148
LE PETIT MATELOT.
groupe d'iles. Fleuriot de Langle, ami particulier1
de La Pérouse, avait le commandement de la fré¬
l'Astrolabe. 11 entre avec la chaloupe et les
dans une petite anse entourée de récifs,
pour faire de l'eau. Malheureusement, à la marée
gate
canots
basse, les embarcations restent à
sec.
Soudain les
qui avaient l'intention de le piller, l'ob¬
servent et le cernent, épiant l'occasion de l'atta¬
quer. Fleuriot fait bonne contenance; il se flatte
d'imposer aux naturels sans avoir recours aux
moyens de rigueur. Mais bientôt une grêle de
pierres fond sur lui et le renverse ; plusieurs cen¬
taines d'insulaires se précipitent sur lui et sur ses
compagnons à coups de massue. La bravoure et
sauvages,
l'habileté sont forcées de céder
au
nombre ; le
capitaine est massacré avec onze personnes de sa
qui survécurent, la plupart blessés
grièvement, se sauvèrent à la nage, et regagnè¬
rent avec beaucoup de peine les canots qui étaient
suite. Ceux
encore
à flot.
Après ce malheureux épisode, La Pérouse
explora d'autres iles des mêmes parages, et ar¬
riva avec ses deux frégates à Botany-Bay, où les
Anglais venaient de fonder une co onie aujour¬
d'hui florissante. C'est de cette colonie qu'est da¬
tée la dernière lettre qu'il écrivit au ministre de
»
la marine.
»
Depuis cette époque,
on ne reçut
plus
au-
LE PETIT
MATELOT.
1 19
expédition. Longtemps
même, on ne put que se livrer à de vagues con¬
jectures sur la destinée de ceux qui en faisaient
partie. Ces infortunés avaient-ils été victimes
d'un naufrage? ou bien avaient-ils péri sous les
coups de quelques bordes sauvages? Telles étaient
les probabilités qui se partageaient l'opinion gé¬
nérale. On n'avait donc aucune certitude. Le Com¬
modore Hanter affirma le premier que La Pérouse
avait fait naufiage par l'effet des calmes et des
nouvelle de cette
cune
courants.
L'expédition devait arrivera l'Ile-de-France
s'écoulèrent, et elle
n'y avait point encore paru. Alors l'inquiétude et
la sympathie qu'inspirait le sort de notre navi¬
gateur, se fi ent entendre au milieu des préoccu¬
pations de la révolution. L'armement de deux
navires fut ordonné par Louis XYI, pour aller à
la recherche des navigateurs.
»
à la fin de 1788; deux années
»
Cette mission fut confiée à d'Entrecasteaux,
avec
ordre de continuer les travaux de La Pé¬
capiiaine expérimenté remplit trèspartie de sa mission. Ses tra¬
vaux
furent remarquables par leur étendue
comme par leur précision. Les plus importants
furent la reconnaissance de la côte méridionale
de la Nouvelle-Hollande, de la côte occidentale
de la Nouvelle-Calédonie, de plusieurs îles, no-
rouse.
bien
Ce
cette
seconde
150
LE REX1T
lamment celles
de la
MATELOT,
Louisiade, d'une petite par¬
tie de la
Nouvelle-Guinée, et d'une portion con¬
sidérable des Moluques.
Mais le premier, le
principal but du voyage
»
put être atteint
ne
sur
>
: on ne
découvrit
aucun
indice
La Pérouse.
Plus tard, le commodore
voyages
sur ces
Billings, dans
de la mer Glaciale, fut étonné de
rives lointaines
et
désertes la tombe d'un
capitaine anglais,
avec cette
che l'âme à
du souvenir
cause
Monument érigé en
Infortuné !
ses
trouver
inscription qui tou¬
qu'elle réveille :
1787par La Pérouse.
propres cendres devaient être
privées des mômes honneurs. On devait même,
bien longtemps chercher en vain les lieux où ir
avait perdu la vie. Ce ne fut
qu'en 1826, que le
capitaine anglais Dillon obtint les premiers ren¬
seignements sur le naufrage de La Pérouse. La
Compagnie des Indes lui confia un navire (le Re¬
search) pour se livrer à des recherches con^
chiantes concernant cette catastrophe. Il mit deux
ans à
remplir sa mission; mais sa relation, qu'il
publia à son retour en Europe, offrait peu de faits
positifs.
Enfin le capitaine Dumont d'Urville, com¬
mandant la frégate française l'Astrolabe,
qui sil>
>
ses
LE
près dans le
temps, c'est-à-dire de 1826 à 1828, ayant
lonna les
même
151?
PETIT MATELOT.
visité les
mers'^de l'Océan à peu
îlesYanikoro, se dévoua à une recherche
pénible et minutieuse des vestiges de ses compa¬
triotes. Ses travaux furent couronnés d'un entier,
mais bien triste
où La Pérouse
de la
mer
succès. 11 découvrit le
lieu même
fond
d'objets
avait fait naufrage; il retira du
une
quantité considérable
provenant de cette
malheureuse
expédition; et,
Français à bord de
la satisfaction d'élever aux
de concert avec les autres
l'Astrolabe, il eut
mânes de La Pérouse et de ses compagnons d'in¬
funéraire auprès duquel
nous venons de prier, sur les lieux mêmes où il
est le plus présumable qu'ils ont perdu la vie, sur
les lieux où fut englouti pour jamais le fruit de
savantes et périlleuses recherches et des coura¬
geuses reconnaissances, que La Pérouse avait
faites sur plusieurs points de sa navigation. »
Le vieux Michel parlait encore, que le navire le
Griffonse trouvait déjàenvue de l'îlePeel, située
dans le second groupe des îles Mounin-Sima, îles
inhabitées, ainsi que le signifie exactement leur
nom, qui, dans la langue japonaise, veut dire sans
hommes. Le port de Lloyd est sur le côté occi¬
dental de cette île. Il fut découvert par les na¬
vires-baleiniers qui viennent au commencement
et à la fin de chaque pêche s'y approvisionner
fortune le monument
152
le petit matelot.
d'eau, rie bois
ei
de
«
L'île Peel ! l'île Peel! s'écria Michel
l'air
en
Queb|ues-uns entrent
plupart se tiennent sous
tortues.
dans le port; mais la
voile à l'entrée.
son
chapeau; j'ai
bonne histoire à
encore
vous raconter.
en
agitant
là-dessus
une
Vous le savez,
camarades, ajouta-t-il en riant, pour un bon ma¬
lin. après les hasards de la mer, il n'est rien de
tel
qu'une histoire à raconter ou à entendre, au
milieu des bouffées de tabac. Je commence donc:
» 1!
y a quelques années, le
capitaine Liitke, de
la marine russe,
explorant
ces
parages, ayant
aperçu sur la crête de ces rochers sauvages qui
s'élèvent de trois cents pieds et
plus au-dessus de
abruptement à la
hauteur de sept ou huit cents pieds des monta¬
gnes recouvertes de bois jusqu'à leurs sommets ;
ce
capitaine tusse ayant aperçu, dis-je, de la fu¬
mée, et puis des hommes tirant des cmips de fusil
et faisant des signaux avec un
pavillon anglais, se
douta que ces hommes étaient de pauvres nau¬
fragés, et envoya aussiiôt une embarcation à terre
pour ne pas laisser plus longtemps sans consola¬
d'où s'élancent
nous, et
tion
>
ces
victimes du
assez
sort.
Le canot
ramenant
partit et revint le lendemain matin,
à bord deux hommes
qui avaient fait
partie de l'équipage d'un baleinier anglais, perdu
cette côte depuis l'automne de 1826. Ces deux
sur
LE PETIT
hommes élaient le
153
MATELOT.
bosseman 1 Wittrien et le ma¬
telot Petersen.
Le bâtiment se
»
trouvait droit
en
face d'un
qui paraissait fort bon. Le bosseman Wit¬
trien remit au capitaine russe un plan qu'avait
port
laissé dans l'île
un autre
navigateur anglais pour
qui auraient occasion d'y relâcher.
guidant d'après ce plan, le navire russe
se mit à louvoyer vers ce point, et après plusieurs
bordées, on jeta l'ancre au haut du port, appelé
les vaisseaux
Alors,
se
de Lloyd par le
crois, était le capitaine
port
Beechey.
On descendit à terre le même
»
deux anachorètes
Il était
à
navigateur anglais qui, je
jour,
avec
les
qu'on avait trouvés dans l'île.
très-singulier de rencontrer dans le bois
grande distance de la mer, tantôt des dé¬
des mâts de hune entiers,
tantôt de larges masses de bordage, et à chaque
une
bris de mâts, tantôt
des barriques, les unes vides, les autres rem¬
plies de l'huile la plus pure de sperma-celi. dont
pas,
le Wtll
avait fait
chargement complet,
lorsqu'il (il naufrage. Or le Williams était le vais¬
ams
son
lequel Wittrien et Petersen servaient,
déplorable sinistre. Ce bâtiment, avait
jeté l'ancre dans un mauvais endroit de la partie
seau
sur
avant son
'
Le bosseman est le second contre-maître d'un navire ;
iî est
chargé du soin des cordages, des ancres, etc.
7.
454
LE PETIT MATELOT.
méridionale
du port. Il en est des bâtiments
de certains hommes ; celui-ci avait essuyé
comme
tous les
malheurs
imaginables. Car, immédiate¬
désastre, il avait même perdu son
capitaine, tué par la chute d'un arbre qu'on abat¬
tait. Peu de jours après cet événement, il avait été
arraché de dessus ses ancres par un violent
coup
de vent, et jeté sur des roches dans l'anse
qui fut
appelée depuis l'anse du naufrage.
Tout l'équipage néanmoins s'était sauvé à
terre ; et, peu après, le navire le Timor,
appar¬
tenant au même armateur que le Williams, étant
venu mouiller dans le port de
Lloyd, avait em¬
ment avant son
»
mené
avec
lui
aux
Indes Orientales tous les
hommes de
et
l'équipage, à l'exception de Wittrien
qui avaient consenti, sur la pro¬
qu'on viendrait les reprendre l'année sui¬
à rester dans l'île Peel pour sauver ce qu'on
de Petersen,
messe
vante,
pourrait du baleinier naufragé.
j Soutenus
par cette espérance, nos deux er¬
mites vécurent tranquillement dans une maison¬
qu'ils avaient construite des débris du na¬
qu'un ouragan avait mis en pièces et dispersé
sur tous les rivages du port. Mais,soit qu'ils
comp¬
tassent toujours sur l'arrivée prochaine du bâti¬
ment qui devait les reprendre, soit que les mate¬
nette
vire,
lots du commerce redoutent de servir
vaisseaux de guerre, nos
sur
les
deux naufragés n'avaient
le petit
matelot.
iss*
point voulu s'embarquer sur le vaisseau du capi¬
taine Bcecliey. Cependant, depuis le départ de ce
dernier, aucun autre bâtiment n'ayant reparu dans
leur île, ces deux hommes prièrent le capitaine*
russe de vouloir bien faire cesser leur exil et
leur captivité; ce à quoi il consentit bien volon¬
tiers.
»
Cependant l'équipage russe se donna le plaisir
de faire
une
visite à l'habitation de ces nouveaux
Robinsons. Mais,
pas sur
à peine avaient-ils fait quelques
la rive, que d'énormes troupeaux de co¬
chons, qui, depuis vingt-quatre
pas reçu
aussitôt
heures, n'avaient
leur nourriture accoutumée, entourèrent
marins et tous ceux qui étaient des¬
nos
cendus à terre avec eux. Bientôt ils découvrirent
planches de bordage de navire,
perron, couverte en toile, et portant audessus de la porte l'inscription suivante en an¬
glais : Habitation de Charles Wittrien. C'était en
une
maison
en
avec un
effet la résidence des deux matelots
table, deux hamacs, un
anglais. Une
coffre, dont le couvercle
d'acajou était le dessus de la table du capitaine,
plusieurs livres, quelques instruments
pêche et deux estampes formaient tout l'ameu¬
blement de cette unique habitation existante, soit,
dans cette île, soit dans les îles voisines. Il y avait
attenant un petit réduit couvert en cuivre, à côté
un magasin, plus loin deux marmites incrustées
des fusils,
de
4oG
LE PETIT MATELOT.
dans
Je
un
fourneau, pour servir de saune' ie 1
rivage, deux canots
; sur
planches d'un pouce
d'épaisseur, doublés en cuivre; partout un mé¬
lange de misère et de luxe ; partout des traces du
génie d'invention qui prend sa source dans la né¬
en
cessité. Des sentiers battus dans diverses direc¬
tions conduisaient
de
l'habitation à
quelques
d'où l'on pouvait le
nos pauvres Robinsons passaient des jours entiers dans l'attente de
quelque navire libérateur. Sans l'ennui et la tris¬
tesse de cette solitude complète, la riche nature
bines placés dans les endroits
mieux découvrir la mer, et où
de
cette
jets
terre,
la beauté du climat, les divers ob¬
les naufragés étaient parvenus à sauver
du navire, eussent suffi pour qu'ils trouvassent
leur existence supportable, agréable même. Mais,
à la longue, la monotonie de leur isolement avait
fini par peser sur eux, par les accabler, et alors le
souvenir de la patrie, celui de la famille et des
autres affections sociales, les avaient
remplis de
tout ce que le chagrin et le désespoir ont de
plus
que
amer.
»
Du reste, ces
deux hommes n'avaient aucune
l'égard de leur nourriture.
crainte à concevoir à
Leur subsistance était assurée. Les porcs qu'ils
avec eux s'étaient extraordinaire-
avaient sauvés
ment
'
multipliés; et,
en
C'est l'endroit où l'on
dépit de l'opinion géné-
fabrique le sel.
157
LE PETIT MATELOT
raieraient accréditée que ces
animaux
point
susceptibles d'attachement pour l'homme, ils ser¬
vaient encore de compagnons à leurs maîtres.
Pétersen avait apprivoisé un petit cochon, abso¬
lument comme un épagneul de boudoir; il cou¬
chait avec lui, et dansait même quelquefois. Les
cochons erraient ordinairement
en
ne sont
liberté; mais,
coup de sifflet qui leur était connu, ils accou¬
raient au gîte de toutes les parties de l'île. Je ne
au
vous
peindrai point la joie, le ravissement des
bord du
deux matelots lorsqu'ils montèrent à
navire russe; il n'est aucun de nous
qui
ne se
facilement à la place de ces malheureux
rendus à la société de leurs semblables et à l'es¬
mette
poir si doux de revoir leurs foyers. Toutefois
Pétersen ne voulut point partir sans emmener
avec lui le
petit cochon qu'il avait rendu si ai¬
mable.
»
tr
tar
y
% *86 S Si*
158
LE PETIT
MATELOT.
CHAPITRE IX.
Aspect général
de la Polynésie. —Archipel de
Nouka-Hiva.
Fêtes et danses; autres di¬
vertissements.—Parures des Nouka-Hiviens; costumes et
—
Habitation des Indiens.
armes
lies.
—
—
guerriers ; ce qu'on appelle le tabou dans
Moraïs ou cimetières. — Anthropophages.
des
ces
Malgré l'extrême variété des scènes qui se dé¬
sans cesse à mes regards, malgré les
nombreuses distractions que j'avais à bord, grâce
surtout à l'inépuisable répertoire du complaisant
Michel qui avait toujours quelque chose à nous
raconter, ne croyez point, mes respectables
amis, que j'eusse entièrement oublié les souvenirs
de mon enfance. Souvent, lors même que je ma¬
nœuvrais sur les cordages au plus haut des mâts,
ma pensée prenait, à travers l'immensité des
mers, le chemin du Mont-Saint-Michel ; je lançais
dans l'espace les vœux que mon cœur formait
pour le bonheur de ma bonne mère Françoise et
roulaient
LE PETIT MATELOT.
159
du brave Simon.
Quelquefois je ne pouvais me
inquiétude; je craignais
départ n'eût causé quelque événement
défendre d'une secrète
que mon
funeste; alors
ma
conscience m'adressait les
re¬
proches les plus poignants, et je me reprochais
sévèrement l'abandon subit où je vous avais lais¬
sés tous deux, après avoir été si longtemps l'objet
presque unique de vos attentions et de votre
tendresse. Oh ! mes chers amis, soyez-en bien
convaincus, l'indifférence ou l'ingratitude n'eut
aucune part à ma résolution de devenir marin.
Si chaque matin vous pouviez voir mes yeux en¬
core tout rouges des larmes dont j'ai arrosé mon
hamac, en pensant la nuit à vous et à la distance
considérable qui me sépare de vos embrassemenls, alors vous ne pourriez douter de la sin¬
cérité de mes affections. Mais patience ! avec le
secours de Dieu, nous arriverons au terme de
notre lointain voyage ; le moment du retour ar¬
rivera
quel jour de fête ! "Vous pourrez juger
alors de mes sentiments, à l'empressement avec
lequel je gravirai les hauteurs du Mont-SaintMichel. 0 bonne sainte Vierge, patronne des bons
matelots, daigne jusque-là protéger notre navire !
Cependant nous étions entrés dans une autre
partie de l'Océanie, à laquelle la science donne
présentement le nom de Polynésie. Les îles in¬
nombrables de cette région couvrent l'immense
160
LE PETIT MATELOT.
grand Océan ou mer du Sud. C'est là
qu'on trouve la Nouvel le Zélande, lesih-s célèbres
d'Hawaii, de Nouka-Hiva, de Va'ihou (file de Pâ¬
ques), et l'île plus célèbre et plus curieuse encore
de T lïii, qui a mérité le titre de Reine de l'Océan
Pacifique. La plupart de ces îles se ressemblent,
à peu de chose près, par leur climat, par la na¬
ture de leur sol, leurs productions; c'est partout la
même race d'hommes, une langue à peu piès
étendue du
semblable, des
mœurs,
des traditions, des
usages
qui rappellent une même origine.
Il ne faut point s'imaginer que ces îles soient
brûlées par le soleil dont elles sont beaucoup plus
voisines que la France. Des brises rafraîchis¬
santes de mer et de terre tempèrent agréable¬
ment la chaleur de la température. Bien plus
sous ce rapport que notre Normandie,
jolies peiîtes îles jouissent d'un printemps
éternel, rarement troublé par les ouragans, les
heureuses
ces
volcans et les tremblements de terre; partout
la
déploie les scènes les plus ravissantes.
Là, la terre produit dans chaque saison, et n'exige
aucun soin pour produire. Le» plus beaux arbres,
le bananier, le majestueux cocotier, l'arbre à
pain, et une foule d'autres végétaux étalent au
loin leur feuillage, ou forment des bosquets en¬
chanteurs. Au milieu de ces amphithéâtres de
verdure, de ces bocages arrosés par des eaux
nature
y
161
LE PETIT MATELOT.
fraîches et
limpides, an sein de ces herbes par¬
fumées dont les émanations embaument les airs,
les naturels de ces îles ont longtemps joui d'un
bonheur d'autant
plus doux peut-être qu'ils l'i¬
gnoraient, d'autant plus tranquille qu'ils n'éprou¬
vaient alors
niques,
de
aucun
aucun
de
Européens leur
ces
ces
ont
mille
et un
désirs tyran-
besoins factices que les
apportés
avec
leur fameuse
civilisation.
Enfin, comme on l'a déjà remarqué plusieurs
fois, la Providence semble avoir placé ces îles
charmantes au milieu du grand
ses
vers
au
Océan, pour mettre
l'hospitalité en¬
navigateurs qui les parcourent. Ces îles,
habitants
les
en
étal d'exercer
sein des solitudes immenses de la
mer
Paci¬
fique,
peuvent être comparées à ces oasis qui
charment le voyageur fatigué au milieu des dé¬
serts de l'Arabie ou de
l'Egypte.
La
première
fîmes des na¬
singulière. Nous na¬
viguions dans l'archipel de Nouka-IIiva. Un de
nos marins, assis sur le
pont du navire, s'amusait
à jouer du violon. Tout à
coup nous vîmes au¬
turels de
ces
rencontre que nous
îles fut
tour de nous, sur
les
assez
eaux, une
piro gues remplies d'hommes
mant
et
foule de légères
de femmes,
pour nous atteindre. Bientôt
tions formèrent
une
ces
ra¬
embarca¬
ceinture autour de notre
bâtiment. Ces insulaires étaient d'une couleur
I
LE PETIT
162
MATELOT.
jaunâtre plus ou moins foncée ; ils étaient en
général grands, robustes et bien faits; leurs
velures étaient noires, abondantes et roides; il y
che¬
délicatessfrdans leur physiono¬
mie. Leur extérieur n'avait rien de désagréable.
C'étaient les sons du violon qui nous avaient
avait une certaine
procuré cette visite. Les sauvages paraissaient
émerveillés ; ils témoignèrent diversement le
plaisir qu'ils éprouvaient ; les uns étaient immo¬
biles comme en extase, les autres battaient la
mesure
très-animée ; d'autres ma¬
leurs gestes le désir d'avoir le
paraissaient disposés à grimper sur
d'une manière
nifestaient par
violon, et
notre
navire.
pouvait y avoir plus d'un inconvé¬
admettre sur le navire, le capitaine
leur fit des signes pour les engager à rester
dans leurs pirogues, et leur témoigna l'intention
de jeter l'ancre dans les environs, afin
plus ample connaissance avec eux.
Comme il
nient à les
de faire
Alors les pi¬
rogues se mirent à ramer pour nous ouvrir un
passage, et prirent le chemin d'une petite baie
très-commode dans laquelle nous entrâmes.
La plupart des naturels qui venaient
nous faire les honneurs de leur île étaient ta¬
toués d'une manière bizarre sur plusieurs parties
ainsi
'
coupées
par bandes et formant des espèces de nattes leur
de leur corps.
Des feuilles
de glaïeul
LBiRETIT MATELOT;
165
servaient de vêtements ; ils portaient des colliers
de coquillages; quelques-uns.avaient des
plumes
d'oiseaux fichées dans des trous
pratiqués à leurs
oreilles.
Le
capitaine,
rien d'inquiétant dans
insulaires, fit jeter
l'ancre, et se fit conduire au rivage avec une
partie de l'équipage. Alors hommes, femmes,
enfants se groupèrent autour de nous avec em¬
ne voyant
les démonstrations de
pressement,
nous
ces
montrant de
la main leurs
habitations qu'on voyait s'élever à
quelque dis¬
tance, et nous invitant à y venir avec eux. Leurs
manières engageantes et naïves, leur air de
douceur, leur bonne grâce, ne pouvaient
que
inspirer de la confiance ; nous les suivîmes
dans leur village. Aussitôt ce fut à
qui nous
offrirait des fruits et d'une certaine
liqueur que
les naturels nomment kava et
qui a un goût
fort agréable.
nous
Bientôt le chef
le roi de l'île parut accom¬
suite nombreuse. 11 y eut une es¬
ou
pagné d'une
pèce de conférence très-amicale entre lui et
notre capitaine. Ils
échangèrent même quelques
mots de français, ce
qui attestait que notre pa¬
villon avait déjà
plus d'une fois visité ces parages.
De ce moment, la
plus entière cordialité s'établit
entre nous et les insulaires
qui ne furent plus
occupés qu'à nous donner des fêles et des diver-
464
LE PETIT MATELOT.
tissemenls propres
à nous laisser de leur pays
plus agréables.
L'habitation du chef dans laquelle nous lûmes
reçus était plus grande que toutes les autres. Au
centre, on voyait un coffre taillé à peu près dans
la (orme d'une pirogue, avec un couvercle tra¬
vaillé artisiement : le tout enveloppé de plusieurs
les souvenirs les
ban les d étoffes. Ce coffre renfermait les cendres
du
père du chef mort depuis plusieurs années.
Il était
de deux
supporté
ou
trois
par un
piédestal
pieds. En outre,
bois haut
remarquait
en
on
plusieurs gran Is tambours,
petites statues, une masse de guerre ornée
dans
de
cabane
celte
de cheveux, des lances et des haches de combat,
line
hache
pierre, et d'autres instruments ou
en
Ornements.
Le
reste
bué. Une
du
rue
village était régulièrement distri¬
principale, large
et
bien percée,
qui
était traversée dans le milieu par un torrent
coût
ait
vers
la
mer.
Chaque
case
avait son enclos
planté d'arbres (tuiliers, et son petit troupeau
de cochons; tout respirait l'abondance et l'ai¬
sance.
A l'occasion de notre
arrivée, les naturels im¬
provisèrent des danses sous l'ombrage des bana¬
niers et des autres arbres gigantesques qui
s'eh vaieni à l'entrée du village. L'orchestre se
composait de deux musiciens. L'un souillait dans
LE PETIT MATELOT.
163
coquillage de la forme d'un cor; l'autre jouait
espèce de flageolet. Au son de ces instru¬
un
d'une
ments,
les hommes
et
les femmes exécutaient
des danses
gracieuses.
lendemain, nous eûmes le spectacle d'au¬
Le
tres
danses d'un caractère différent. Une fête
avait été
organisée
par
lordre du chef de l'île,
pour célébrer notre séjour.
On nous conduisit à une
espèce de théâtre,
dont la solidité n'avait rien à craindre des
rava¬
du temps. C'était un carré oblong de soixante
pieds de longueur sur quarante île largeur, dont
ges
le
mur
extérieur était formé de
pierres énormes
de
quartiers de rochers de six à sept pieds de
longueur sur sept d'épaisseur, blocs assemblés
avec une symétrie et une adresse
surprenantes.
Au niveau de ce mur régnait tout autour de l'en¬
ceinte un pavé en pierres, large de
plusieurs
pieds. Ce pavé était la place destinée aux chefs,
aux gueiriers, aux autres
personnages de dis¬
ou
tinction. C'était là aussi que se tenaient les chan¬
teurs dont le récitatif devait
accompagner et
régler la danse. En dedans, et quelques pouces
plus bas, était un second pavé plus large, garni,
de disiance
en
servaient de
sièges
centre
distance, de blocs de pierre qui
aux musiciens ; enfin dans le
s'étendait
une
arène de terre bien battue,
166
de
LE PETIT
MATELOT.
vingt pieds de long sur douze de large :
la scène pour les acteurs.
On nous plaça sur des sièges
c'était
d'honneur, d'oii
pûmes voir aisément l'ensemble et les dé¬
tails du spectacle. Le premier acteur qui parut
fut un jeune homme d'une vingtaine d'années.
L'orchestre préluda : il se composait de quatre
tambours ou tam-tams et de cent cinquante voix
de chanteurs. Les tam-tams étaient tout 'simple¬
ment des blocs de bois creusés, dont l'une des
faces était recouverte d'une peau de lézard,
assujettie à l'aide de tresses de cocotier. Ces
instruments ressemblaienfassez à nos tambours.
nous
frappait avec ses doigts réunis sur
qu'il tenait dans une direction ver¬
ticale, et modifiait la nature du son, au moyen
des longs trous percés dans la partie postérieure.
La danse, dont la mesure était lente d'abord,
se composa de gracieux mouvements des mains,
des bras et des jambes ; mais, peu à peu réglant
leur vitesse sur le mouvement des tam-tams, les
acteurs se trémoussèrent avec plus de rapidité et
d'élan. Les chanteurs accompagnèrent de leurs
voix les passes de la danse ; mais ensuite ils exé¬
cutèrent des solos ou des duos auxquels les
assistants en masse répondaient quelquefois par
un chorus général.
Le musicien
son tam-tam
LE PETIT MATELOT.
167
Il
n'y avait que trois acteurs en scène : le jeune
homme dont j'ai déjà parlé et deux enfants. Le
jeune homme ne manquait pas d'agréments ex¬
térieurs; mais sa bizarre toilette n'était guère de
nature
à les rehausser. Elle consistait
en
une
grande quantité de cheveux blancs bien frisés,
cheveux d'emprunt qui lui garnissaient la
tête, et
formaient un étrange contraste avec sa
magni¬
fique chevelure noire. Des touffes de cheveux
ornaient
en outre ses
poignets et
ses
chevilles.
Il n'avait pour tout
vêtement qu'une ceinture
d'étoffe blanche. Le
costume des
deux enfants
était
plus original et plus orné. L'un portait un
casque élevé et garni de plumes, sa large cein¬
ture
blanche laissait
retombaient par
descendant
échapper deux pointes qui
devant et quatre autres tresses
jusqu'aux
genoux ; au bout de
ces
pendaient des touffes de cheveux noirs,
attachées à des disques de bois blanchis et circu¬
laires. La ceinture, les
poignets, les chevilles
portaient aussi de pareils ornements. A chaque
main, il tenait, en guise de bouquets, une touffe
tresses
de cheveux blancs.
L'autre enfant avait pour coiffure un bandeau
épais
étoffe blanche, et au-dessus une guir¬
plumes noires que surmontait un orne¬
d'étoffe blanche, plissé sur Je devant et
en
lande de
ment
étalé
sur
le derrière dans la forme d'une autre
168
LE PETIT
MATELOT.
cocarde ou d'une queue de paon. Rien de plus
joli et de plus original au premier coup d'oeil que
Ce jeune
collier de touffes de lianes écla¬
coiffure coquette et sauvage.
cette
avait
garçon
tantes et
uri
embaumées, mêlees de fleurs de jasmin
Cap, tandis que sa ceinture ou maro «l'étoffe
plissée avec soin, était entrelacée d'une
pareille guirlande.
Quand les passes de cette gracieuse danse fu¬
rent terminées, nous vimes paraître une troupe
de jeunes femmes au nombre de trente ou qua¬
du
blanche
rante.
Elles chantèrent d'abord des airs d'un ton
de voix sourd et monotone
qui
ne
laissait
pas
de
produire beaucoup d'effet. Ce concert vocal était
le morceau principal de la fête. A en juger par
l'enthousiasme qu'il provoqua parmi les insu¬
laires, il fallait croire que c'était un chef-d'œuvre
du genre, sous le rapport de la composition
comme
sous
rants,
chant
chose
sans
celui de l'exécution. 11 est vrai de
matelots igno¬
unisson des voix, dans ce
précis, quoique sourd et bizarte, quelque
d'original et de saisissant qui n'était pas
dire que,
même
pour nous autres
il y avait dans cet
charme.
apprîmes bientôt que l'île dans laquelle
trouvions était une de celles qu'on
nomme Nouka-Hiva ou îles Marquises.
Notre séjour fut marqué par une série de fêtes;
Nous
nous
nous
LE PETIT MATELOT.
169
tantôt des danses, tantôt des concerts, tantôt des
combats simulés. Ces derniers exercices n'étaient
dénués d'intérêt. Figurez-vous deux cham¬
pions s'avançant fièrement l'un contre l'autre, tous
deux de haute stature, tous deux pourvus dé
muscles attestant une force prodigieuse.
Repré¬
sentez-vous ces deux hommes presque nus,
n'ayant
guère pour vêtement que le manteau et la cein¬
ture, mais tatoués sur tout le corps, de manière
à faire croire qu'ils avaient une robe
bigarrée ;
souvent ces guerriers portaient un
casque terminé
pas
le devant par une
sur
visière
en
croissant,de trois
quatre pouces de large. Ce casque, presque
entièrement garni de graines éclatantes, était
ou
surmonté par un
riche cimier de plumes de coq,
le vent faisait ondoyer à son caprice. Les
que
oreilles étaient entièrement cachées
nements en bois
fort
chaux. Des colliers
en
des
sous
léger, blanchi
avec
or¬
de la
dents de cachalot tombaient
leurs
poitrines; des touffes de cheveux hu¬
mains frisés s'échappaient de toutes
parts: ils en
portaient comme bracelets autour des mains et
sur
autour
ou
des
pieds. Leurs armes étaient la
indigène.
massue
le casse-tête
Dans les combats, dont
tacle,
ces
nous
eûmes le spec¬
hommes manœuvraient leurs casse-têtes
une agilité
surprenante, reproduisant tous
les accidents d'une
rencontre, les poses des guer-
avec
8
170
LE PETIT MATELOT,
riers
qui attaquent ou qui se défendent; le tout
pantomime expressive et pleine d'illu¬
avec une
sion.
Les habitants des îles Nouka-Hiva jouissent d'un
cependant très-sain. Ces îles
général volcaniques; elles sont presque
toutes hautes, montueuses et boisées, et n'offrent
aucun cratère en activité. Les habitants de ces
îles ne sont pas aussi sauvages qu'on le répète
sans cesse en Europe. L'une des coutumes singu¬
lières de ce pays, coutume qui est répandue dans
presque toute l'Océanie, est celle de l'interdic¬
tion du tabou. Celte coutume, qui accable les Po¬
climat chaud mais
sont en
lynésiens de toutes sortes de privations, a coûté
la vie à une foule de victimes. Sous peine de la
mort, la femme ne doit pas manger du cochon,
des bananes et des cocos, ni faire usage du feu al¬
lumé par des hommes, ni entrer dans l'endroit où
ils mangent. Un des chefs d'Hawaii était tellement
tabou, qu'on ne devait jamais le voir durant le
jour, et qu'on mettait à mort impitoyablement
quiconque l'aurait vu un instant, ne fût-ce que par
hasard.
Le tabou
règne
en
frappe les aliments
souverain à Nouka-Hiva ; il
recherchés, comme les co¬
chons, les tortues, les
classes
dorades réservées aux
laisse au reste des insu¬
privilégies, et ne
des aliments communs, comme le fruit
laires que
171
LE PETIT MATELOT.
de l'arbre à
les ignames et les
poissons. Les individus taboues peuvent aller par¬
tout et manger de tout. Ce sont les personnages
sacrés par excellence; il est défendu de placer
rien au-dessus de leur tête, et toute chose qui
trouvée
est
pain, les
en
cocos,
contravention
avec celte
loi
ne
doit
plus servir à
un usage profane. La vengeance de
la personne dont le tabou a été insulté, poursuit
le violateur jusqu'à ce qu'il meure; et cette crainte
du
châtiment, autant que les habitudes de l'en¬
fance, en maintient partout la stricte observation.
Si une femme s'oublie jusqu'à passer ou à s'as¬
seoir sur un objet devenu tabou par le contact
d'un individu taboué, cet objet doit être mis hors
de l'usage ordinaire, et la femme doit expier son
crime par la mort. Si un homme tabou pose ses
mains sur une natte à dormir, elle ne doit plus
servir de couche, mais on peut en faire un habille¬
ment ou une
voile de
pirogue.
Les personnages
tions.
tabou
de s'oindre d'huile,
ser,
les
laboués ont aussi leurs obliga¬
A des époques solennelles, un rigoureux
pèse sur eux. Ils doivent s'abstenir de dan¬
cases
d'y
même d'entrer dans
qu'habitent leurs femmes.
Certains endroits
pour
et
sont constamment
le peuple, c'est-à-dire qu'il lui
taboués
est interdit
entrer. Les chefs eux-mêmes n'osent
freindre le tabou. Les prêtres seuls ont le
en¬
spon-
172
LE PETIT MATELOT,
voir de prononcerun
tabou général ; mais chaque
particulier a le droit d'en attacher un à sa pro¬
priété, ce qui se fait tout simplement en annon¬
çant que l'esprit d'un chef ou de toute autre per¬
sonne y repose ; il n'en faut pas davantage pour
que personne n'ose plus y toucher. L'homme
asspz imprudent pour violer un tabou est appelé
Kikino, et les Iiikinos sont ceux qui, dans les ba¬
tailles, tombent toujours les premiers. Du moins,
on s'arrange pour cela, et les prêtres ne parais¬
sent pas étrangers à cette cruelle jonglerie. La
personne d'un chef et celles des membres de sa
famille sont tabous de naissance. Un drapeau
blanc indique les lieux taboués et dont l'accès est
interdit au vulgaire.
Les habitants des îles Nouka-Hiva ont diffé¬
espèces de parure ; mais il n'en est aucune
qui soit le privilège exclusif de la grandeur ou de
la richesse. Les dents de cochons et les graines
rouges sont leurs principaux ornements. Leur
plus élégante coiffure est un grand casque de
plumes de coq noires, ou une sorte de diadème
ou de tresse de cocos garnie de nœuds de perles,
ou simplement une branche de buis flexible d'où
pend une rangée de cordons. Quelquefois ils
fixent dans leurs cheveux de grandes feuilles.
Leurs pendants d'oreilles sont de grosses co¬
quilles rondes, remplies d'une substance sablonrentes
LE
neuse
PETIT
175
MATELOT.
solide; elles sont traversées par une dent
de cochon
percée qu'ils fichent dans l'oreille; une
placée dans le trou de la dent,
l'empêche de tomber. Mais l'ornement de leur cou
est la partie dont ils prennent le plus de soin. Ils
cheville de bois,
l'entourent d'une sorte de collerette
en
forme de
demi-lune, faite d'un bois tendre, et sur laquelle
collées
plusieurs rangées de graines rouges.
exclusive¬
insulaires
en ont adopté une assez singulière; c'est une
rangée de dents de cochons attachée à une tresse
de fibres de coco, lis portent aussi des dents iso¬
lées que l'on place dans la barbe, ou des boules
de la grosseur d'une pomme, entièrement cou¬
vertes de graines rouges.
sont
Au reste, celte parure semble presque
ment réservée aux prêtres. Les autres
Les
Nouka-Hiviens, hommes
et
femmes,
sont
d'une
grande propreté, et passent souvent des
journées entières dans l'eau ; précautions qui les
préservent des maladies cutanées ', si communes
dans ces climats chauds. La même propreté rè¬
gne dans leurs maisons. Ces peuples sont cepen¬
dant naturellement enclins à la paresse. Ils pas¬
sent la majeure
partie de leur temps couchés sur
des nattes, il est vrai que la nature s'est montrée
'
On entend par
taquent la peau.
maladies cutanées toutes celles qui at¬
L74
LE PETIT MATELOT,
si
généreuse à leur égard, qu'ils n'ont presque
néces¬
le ba¬
nanier et le cocotier, ainsi que beaucoup d'autres
végétaux nourrissants, ne demandent aucune cul¬
ture. Les principales occupations des femmes
consistent à fabriquer des éventails et les étoffes
rien à faire pour se procurer les choses
saires à leur subsistance. L'arbre à pain,
dont elles s'habillent. Ces étoffes sont de deux
es¬
pèces : l'une grossière et épaisse, qui provient de
l'écorce d'un arbre, et qu'on teint en jaune; elle
est
destinée
cheur
à
ceintures; l'autre, d'une blan¬
éblouissante, est faite des fibres du mûrier
aux
papier, et sert aux femmes pour leur coiffure et
leurs vêtements.
Nous demeurâmes
de temps
dans cette
connaître les usages et les coutumes
singulières de ses habitants. Nous re¬
marquâmes qu'ils se servaient d'échasses, comme
assez
île pour
les plus
les habitants des
Landes, dans
une
contrée du
midi de la France. Ce sont les inondations, aux¬
quelles ces îles sont exposées surtout lors de la
pluies, qui ont donné lieu à celte in¬
vention ingénieuse. La hauteur de ces échasses
varie suivant les lieux qu'on doit franchir. Les
indigènes s'en servent avec beaucoup d'adresse.
Le costume des guerriers offre quelque chose
de fantastique et d'extraordinaire. Leur corps est
couvert de tatouage sans nombre et d'une élésaison des
LE
PETIT MATELOT.
175
gance vraiment admirable. Ils s'ornent avec
fusion de plumes de coq et de longues pennes
pro¬
sorte de bois
léger
de la
queue de l'oiseau du tropique, ainsi que de grands
pendants d'oreilles, ronds ou ovales, en dents de
ivoire,
baleine,
en
et
blanchi
mou
ou en une
avec
de la chaux. D'épaisses
pendent à leur ceinture, à
Sur leurs épaules
se drape avec une sorte de grâce un manteau d'é¬
toffe rouge ou blanche. Ils portent sur l'épaule
une lance de douze pieds de longueur et un
casse-tête richement sculpté. Chez eux, l'art de
la guerre ne consiste qu'en de continuelles es¬
carmouches. Les deux partis se rangent en ba¬
taille snr le penchant de deux collines opposées.
Un ou deux guerriers s'avancent en dansant vers
le parti ennemi, au milieu d'une grêle de lances
et de pierres, en défiant leurs adversaires au
combat. Us sont aussitôt poursuivis par les guer¬
riers de l'autre parti, et si, dans leur retraite,
ils tombent frappés d'une pierre, on les achève
à coups de lance ou de casse-tête, pour les por¬
ter ensuite en triomphe. Ils se servent de deux
sortes de lances : l'une a environ quatorze pieds
touffes de cheveux
leurs chevilles et à leurs reins.
de
longueur, et est faite d'un bois noir très-dur ;
l'autre, destinée à être jetée au loin, est beaucoup
plus petite et d'un bois plus léger. A une cer¬
taine distance de l'extrémité, on perce ces der-
i~G
LE PETIT MATELOT,
nièrcs de trous ronds, afin
qu'elles se brisent
plus de facilité dans la blessure par leur
propre poids, et qu'il soit ensuite plus difficile
avec
de les extraire. Ils ont aussi des
frondes confec¬
tionnées avec une habileté
qu'il serait difficile de
surpasser. Les pierres qu'ils lancent avec ces
frondes sont bien polies et d'une forme ovale
ils les portent dans
filet suspendu à leur cein¬
degré d'adresse et de vélocité avec le¬
ture. Le
un
quel les Nouka-Hiviens lancent ces pierres, en
aussi meurtrier que celui de
rend l'effet
presque
feux d'infanterie.
nos
Chaque tribu paraît avoir des villages fortifiés,
espèces de citadelles bâties sur les montagnes
les plus inaccessibles, ou bien dans la
plaine, à
l'entrée des défilés les
tifications
sont
plus importants. Ces for¬
formées de grands troncs d'arbres
de quarante pieds de
long, plantés sur l'une des
extrémités, et assurés par d'autres pièces de bois
qui
un
fortement attachées; le tout forme
quelquefois d'une étendue considéra¬
l'artillerie européenne pourrait seule
y sont
parapet
ble,
que
détruire. Derrière
dage,
ce
mur
s'élève
un
échafau¬
lequel on dispose une plate-forme, où
les guerriers parviennent au
moyen d'échelles,
et
sur
d'où ils lancent
ces et
de
Leurs
sur
l'ennemi
une
grêle de lan¬
pierres.
massues et
leurs casse-têtes sont
longs
LE
d'environ
177
PETIT MATELOT.
cinq pieds et faits de bois de casua-
poli et très-massifs,
pèsent pas moins de dix livres ; à l'une
extrémités se trouve sculptée une tête
rina; ils sont d'un très-beau
ils
car
des
ne
d'homme.
Je vais terminer
sur-le-champ le détail de leurs
principaux usages. Les cercueils dans
lesquels on dépose les morts sont creusés dans
une pièce solide de bois blanc, en forme d'auge
et de fexacte grandeur du corps. Ces cercueils
sont polis et travaillés avec le plus grand soin,
ce qui prouve le grand respect de ces insulaires
pour les restes de leurs amis et de leurs parents.
Lorsqu'un Nouka-Hivien meurt, sou corps est
déposé dans un de ces cercueils, que l'on place
autres
sur un
tertre
élevé, soit dans
une
maison
consa¬
crée à cet usage,
soit dans une maison tabouée,
où on lui élève un petit édifice d'une étendue
suffisante pour le contenir. La première de ces
cérémonies se pratique surtout pour les femmes,
et la seconde pour les hommes; un gardien est
ensuite chargé de les veiller et de les protéger.
Lorsque la chair s'est détachée des os, ceux-ci
sont nettoyés avec soin ; on en garde une partie,
qui sert de reliques, et l'autre est déposée dans
les moraïs : c'est le nom qu'on donne aux cime¬
tières dans
ces
Ces moraïs
contrées.
sont
ordinairement situés
sur
8.
des
178
LE PETIT
MATELOT.
montagnes, au milieu de bois touffus. Là sont
des espèces d
echafaud, au haut desquels sont
des cercueils. Ces moraïs sont
quelquefois ornés
eu dehors de
piliers de bois taillés pour repré¬
senter des figures humaines
; près de ces statues
s'élèvent des colonnes
enveloppées de feuilles de
cocotier et de toiles de coton blanches. A
côté
du morai
se trouve
la maison du
que famille a son moraï
rien pour l'embellir.
particulier
prêtre. Cha¬
et ne néglige
Les Nouka-IIiviens ont une manière de
pren¬
dre le poisson, qui leur est
particulière. Ils
coupent en petits morceaux la racine d'une plante
qui croît sur les rochers et qu'un plongeur va
répandre au fond de la mer. L'effet de cette
plante sur les poissons est tel, qu'ils paraissent
en
peu de temps à demi morts sur la surface de
l'eau,
et
insulaires
qu'on les prend très-facilement; Ces
se
servent rarement de
filet. Ils pren¬
nent Le
poisson quelquefois à la ligne, et em¬
ploient pour cette pêche des hameçons en nacre
de perle très-artistement travaillés. Mais en
somme, la pêche est une occupation peu prati¬
quée à Nouka-IIiva ; elle n'est le partage que des
individus les plus pauvres.
11
me
reste
à
vous
entretenir d'un
sujet bien
horrible, et qui contraste singulièrement
les
mœurs
avec
douces des insulaires de Nouka-IIiva ;
LE PETIT
je veux parler
179
MATELOT.
de l'anthropophagie, usage
exé¬
l'on retrouve dans toutes les parties
de l'Océanie, même parmi ceux qui jouissent
d'une certaine civilisation. Chose monstrueuse!
ces hommes à physionomies si ouvertes, si naïves,
si enjouées, figurent parmi les cannibales les
plus féroces de la Polynésie. Il n'existe guère
parmi eux de guerrier fameux qui n'ait goûté de
la chair humaine dans quelque circonstance dé
sa vie.Non-seulement les Nouka-Hiviens dévorent
leurs prisonniers, mais, ce qui les distingue de
presque tous les anthropophages connus, c'est
qu'en temps de disette ils dévorent leurs parents
âgés, leurs enfants et jusqu'à leurs propres
crable que
femmes !
lieu à la suite de
humaines qui, le plus sou¬
Ces abominables festins ont
sacrifices de victimes
vent, sont
ou
qui,
sans
ter aucun
sorte
prises dans les classes du peuple. Le
a soin de désigner des individus
le roi
chef
amis
ou sans parents, ne
Souvent aussi on
doivent exci¬
réserve celte
à ceux qui se sont fait remar¬
leur turbulence ou par leurs actes
regret.
de vengeance
quer par
criminels. Au milieu des ombres
entoure
de la nuit, on
l'appelle, et
la maison de la victime, on
peine met-elle le pied sur le seuil de sa cabane,
qu'elle est mise à mort ; ou bien des hommes vi¬
goureux s'élancent sur elle, et alors le patient,
à
180
LE PETIT MATELOT
résigné à
son
sort,
se
couche et attend
calme le
avec
coup de casse-tête qui doit lui briser le
crâne. Souvent aussi les victimes
étaient
à
vouées
plus cruel supplice ;
un
aux
avec
on
les attachait vivantes
arbres des moraïs, et là elles
étaient frappées
des bâtons pointus, couvertes
de blessures
mortelles,
lente
rage.
Tel
et
et
adressaient
cruelle
aux cieux, dans leur
agonie, des cris de douleur et de
l'aveuglement et la barbarie des hom¬
lorsqu'ils ne sont guidés que par une super¬
stition ignorante et
fanatique. Aussi, à mesure
que les maximes si humaines, si douces, si sain¬
tes du christianisme
peuvent pénétrer dans ces
îles lointaines, voit-on
peu à peu disparaître ces
aisages d'une sanglante atrocité. Mais
je quitte
est
mes
volontiers
sujet pour passer à d'autres détails
plus dignes d'exciter votre intérêt.
ce
fc A *
LE
PETIT MATELOT.
181
CHAPITRE X.
Archipel d'H.rwaï
ou
Haouai. —Première
vire le
Griffon dans
exposé.
—
ces parages;
rencontre du
na¬
périls auxquels il est
Cascades d'Hama-Koua. — Le Néron indien.
refuge dans la vallée de Waï-Pio. — Acte d'une
atrocité superstitieuse. —Épisode de la déesse Pélé,
qui
préside aux volcans. — Touchante histoire du rocher de
—
Lieu de
Kavero-Hea.
Nous allons trouver dans
Haouai, plus connu
d'autres choses
concerne
les
l'archipel d'Hawaï
ou
le nom des îles Sandwich,
remarquables, soit pour ce qui
sous
moeurs
des insulaires, soit dans le
domaine des curiosités naturelles.
Ce groupe est un
des plus considérables de la
d'un grand nombre
d'îles, et tire son nom de celle d'Hawaï qui est
la plus importante. Des volcans éteints ou en
activité, des laves, des rochers calcinés, quelques
terrains apportés insensiblement par les flots de
Polynésie. Il
se compose
182
la mer,
LE PETIT MATELOT,
tel
est
l'aspect général des îles Sandwich,
que l'on peut considérer comme une chaîne de
volcans qui auraient surgi du sein de l'Océan. Les
montagnes, composées de laves et de rochers
vomis par les volcans, sont arides et n'offrent que
peu de traces de végétation. La végétation n'est
riche et abondante que dans les terres propres
à la culture. Outre les
productions indigènes,
l'arbre à pain, le mûrier à papier, le
dragonnier, et plusieurs plantes graminées, plu¬
sieurs plantes potagères d'Europe, des chous,
des carottes, des betteraves, etc., y viennent à
telles que
souhait.
Mais avant d'entrer
plus avant dans le détail
des localités, il faut que je vous rapporte com¬
ment nous finies connaissance avec les naturels
de cet
archipel. Au premier aspect, nous avions
que ces îles étaient inhabitées et peutêtre inconnues, quoique Michel nous affirmât
qu'il était bien certain du contraire. Nous vîmes
bientôt qu'il avait pleinement raison; car de dif¬
supposé
férents endroits s'élevaient dans les airs des
lonnes de fumée. À l'aide de lunettes
nous
co¬
distin¬
guâmes bientôt des hommes sur le rivage. Le
lendemain, nous étant approchés à la distance de
deux milles, nous aperçûmes un grand nombre
de
à
canots venant
à nous, montés chacun par
quinze hommes
'•
: au
f
douze
milieu de chaque canot, on
LE PETIT
remarquait
der
un
MATELOT.
vieillard qui paraissait comman¬
aux rameurs,
et
qui tenait dans sa main gau¬
branche de palmier, emblème de la
chez tous les insulaires de la mer du Sud.
che
183
une
paix
Lorsque les sauvages furent à peu près à une
vingtaine de brasses de notre Griffon, ils s'arrê¬
tèrent et se mirent à entonner un chant lamen¬
table
mais
;
puis ils s'approchèrent tout à fait de nous,
vouloir toutefois monter à bord. Il
sans
s'établit alors entre eux et nous un commerce
vendirent de leurs ustensiles
des clous et des morceaux
de fer. A cet effet, nous leur jetions une corde, à
laquelle ils attachaient avec confiance ce qu'ils
avaient à nous offrir; puis ils attendaient patiem¬
ment ce que nous leur envoyions de la même manière. Cependant peu à peu ils s'enhardirent
et cherchèrent à voler tout ce qui se trouvait à
leur portée, sans s'embarrasser de nos représen¬
tations ; ils allèrent même jusqu'à nous faire des
menaces. Un coup de fusil tiré en l'air eut l'effet
désiré. Tous les sauvages se jetèrent à la mer et y
restèrent plongés assez longtemps; de sorte que le
plus profond silence succéda tout à coup à leurs
cris, et que la mer semblait les avoir engloutis.
Néanmoins, au bout de quelques secondes, ils
reparurent les uns après les autres. Dès ce mo¬
ment, ils se conduisirent avec plus de retenue.
d'échange. Ils
et
de leurs
nous
armes
pour
■184
LE
PETIT MATELOT.
Ces sauvages avaient
un
air vraiment
effrayant,
que leur donnaient de longues raies ronges qu'ils se
font sur le dos et sur la
poitrine ; et ils étaient en
si grand nombre comparativement à
l'équipage de
navire,que le capitaine ne jugea pas prudent
d'essayer de débarquer. Ils avaient environ trentesix canots; lorsque nous levâmes l'ancre, ils
nous
suivirent pendant quelque
temps, en nous faisant
noire
entendre
toutes sortes de démonstrations
comprenions rien à leur langage),
qu'ils désiraient nous voir revenir.
Quelques jours après, nous rencontrâmes, en
naviguant dans les mêmes parages, douze ou qua¬
(car
par
nous ne
pirogues,
torze
sur
lesquelles
grand nombre d'hommes.
tièrement
se
trouvaient
un
Ils étaient
presque en¬
Le
plus âgé de chaque pirogue, qui
paraissait en être le chef, sembla nous adresser
un
long discours, en levant en l'air une branche
de cocotier qu'il agitait, comme s'il eût
voulu
nus.
nous montrer
qu'il
Ces Indiens avaient
autour
ne
une
s'y trouvait pas d'armes.
feuille de palmier nouée
du cou, apparemment en
signe de paix;
cependant chaque pirogue était pourvue de pi¬
ques et de lances très - longues. Ces pirogues
étaient construites avec
plusieurs morceaux de
bois
cousus
Le
ensemble.
plus vieux de chaque pirogue
se
faisait
re¬
marquer par son excessif embonpoint ; quelques-
d85
LE PETIT MATELOT.
uns
avaient
l'ongle de chaque pouce presque
doigt. Eutin, ils accostèrent
commencèrent;
ils nous donnèrent des cocos pour du fer, surtout
des clous; ils nous vendirent aussi des hameçons
de nacre de perle. Ils finirent même par se dé¬
faire de leurs armes, quand ils n'eurent plus rien
à troquer contre du fer.
Bientôt plusieurs de ces insulaires commen¬
aussi long que ce
notre
bâtiment, et les échanges
cèrent à arracher toutes les ferrures du canot
amarré à l'arrière du bâtiment. Nous
leur criâmes
de cesser, en nous servant
du mot tabou, pour
leur faire
ne
comprendre qu'ils
à rien. Mais cette
effet,
nous
devaient loucher
remontrance
ayant été sans
fumes forcés de tirer deux coups de
précipitèrent tous dans l'eau
précédemment;
maisquand ils virent qu'aucun d'eux n'était blessé,
ils revinrent à nous et nous firent encore plu¬
fusil à
poudre; ils
comme ceux
se
que nous avions vus
sieurs larcins.
Plus loin, une autre
île s'ofiî ità nous, et nous ne
à nous voir entourés par une foule
pirogues. Quand l'une d'elles se trouva à por¬
tée, on lui lança du navire une corde afin qu'elle
pût s'amarrer le long du bord. Les Indiens saisi¬
rent le bout de la corde ; mais au lieu de s'en ser¬
tardâmes pas
de
vir pour
purent,
l'usage indiqué, ils la tirèrent autant qu'ils
puis la coupèrent ; c'était débuter par un
486
LE
PETIT MATELOT.
vol bien
hardi; cela promettait. Sans s'inquiéter
prendrait la chose, ils n'en continuè¬
rent
pas moinsà ramer vers le bâtiment, en deman¬
comment on
dant
une autre
refus formel,
corde ; et comme on leur
opposait un
des sauvages, homme robuste et
un
intrépide,
monta sur le pont. On l'entoura, on
parler, au moins par signes ; mais lui, ne
s'inquiétant de rien, marchant à son but, comme
si le navire eût été désert, alla vers
l'arrière, lit
signe à sa pirogue qui se plaça à portée; après
quoi, saisissant tout ce qu'il voyait, cages, cor¬
des, ustensiles, fer, vivres, instruments, il jetait
tout sans cérémonie à ses
compagnons qui le
recueillaient et le rangeaient dans leur embar¬
cation. Quelques marins de notre bord
ayant
voulu réprimer cet
impudent voleur, il se mit
en colère, et continua avec
plus d'activité qu'au¬
voulut lui
paravant. Alors notre capitaine crut devoir
s'en mêler; il frappa légèrement de son fusil
l'audacieux insulaire; mais celui-ci, sans
se
dé¬
concerter, saisit le canon de
l'arme, prit le capi¬
taine à bras-le-corps, et allait le
jeter à la mer si
nous ne fussions
pas intervenus sur-le-champ.
Alors le voleur se précipita dans
l'eau, et re¬
gagna sa pirogue à la nage. Nous le vîmes bientôt
s'asseoir d'un air triomphant sur son butin. Ce¬
pendant son exemple avait mis en goût les au¬
tres
insulaires. De
tous
côtés,
nous
étions
en-
LE
PETIT MATELOT.
tourés de voleurs ; et,
quoique
nous
187
fussions sur
gardes, ces gens-là nous dévalisaient le plus
pirogues à peu près
formaient une singulière ceinture autour de notre
bâtiment; et les insulaires qui les montaient
lançaient de temps à autre quelques projectiles,
des casse-têtes, des noix de coco, puis ils pous¬
saient des cris aigus et assourdissants. Une noix
fort lourde vint frapper à la tête le chirurgien
du bord ; sans son chapeau, il eût été grièvement
blessé. Un canot, chargé d'aller sonder aux en¬
virons et de chercher un mouillage, venait d'être
mis à la mer. A sa vue, les pirogues avaient fui
dans des directions diverses. L'opération ne fut
point troublée; mais quand le canot reprit le
chemin du bord, il y eut un instant où, cerné par
une foule de
pirogues, il vit ses rameurs désarmés
de leurs avirons, et les insulaires brandissant
autour d'eux les massifs casse-têtes. La situation
était critique; un coup de pistolet y mit lin. Un
sauvage fut blessé à la main ; la détonation de
l'arme à feu suffit pour écarter les autres. Notre
canot ne tarda point à rejoindre le bord.
Malgré cette mesure de rigueur, la confiance
se rétablit entre nous. Les pirogues revinrent, le
blessé monta à bord, où il fut pansé et comblé
de cadeaux. Alors un petit commerce s'établit.
Les sauvages échangèrent des nattes bien tra-
nos
lestement du monde. Cent
488
LE
PETIT MATELOT.
vaillées, des hameçons, des ornements en co¬
quilles et en os, contre des morceaux de fer et
de vieux clous. La bonne foi
toujours à
ne
présidait
pas
marchés, et plus d'un insulaire fit
preuve d'une merveilleuse prestidigitation '.
Ces
uns
de
ces
indigènes étaient presque tous armés, les
longues lances, les autres d'une arme plus
courte,
légèrement recourbée
comme un
sabre.
Les lances étaient
longues de huit à douze pieds ;
quelques-unes avaient deux ou trois pointes gar¬
nies de rangées de dents de requin solidement
assujetties avec des tresses en bourre de coco.
Les sabres étaient
ce
garnis de la même manière,
qui rend leurs blessures très-redoutables et
souvent
mortelles. Un
petit nombre de
sulaires étaient coiffés de
ces
quelques guirlandes
in¬
en
feuilles sèches de cocotier. Us
portaient leurs
cheveux longs et tressés en mèches. Us étaient
couverts
de cicatrices
qui indiquaient
du sabre et de la lance est
que
l'usage
très-fréquent parmi
eux.
Nous arrivâmes enfin dans les
parages
venus fameux
par les travaux et la
de¬
catastrophe
du célèbre capitaine Cook. Dans ces
contrées, qui
depuis ont été souvent visitées par des Euro¬
péens, nous nous trouvions pour ainsi dire en
1
Adresse de celui qui fait des tours subtils
avec
les
doigts.
LE
PETIT MATELOT.
189
de connaissances ; et nous fûmes accueillis
plus hospitalière par divers
pays
de la manière la
chefs
qui exercent une sorte de pouvoir souve¬
île IIuma-Koua, situé dans
rain. Dans le district
partie la plus septentrionale de l'archipel
d'Hawai, nous trouvâmes d'abord une vallée
la
profonde, puis un morne de six cents
pieds qui surplombe la vallée, et d'où s'échap¬
pent des nappes d'eau formant des cascades de
trois cents pieds de hauteur. Cette muraille,
composée de diverses couches de lave poreuse,
est due à un ébonlement subit de rochers qui
s'écroulèrent tout à coup, il y a peu d'années.
Au milieu de ces débris, de ces ruines, sur' la
crête des rochers, on rencontre çà et là quelques
étroite et
cases
isolées.
Les naturels du pays nous
constances
racontèrent les cir¬
de cet éboulement.
D'abord, le jour
phénomène, un brouillard épais cour onnait
puis un feu follet parut, précur¬
seur de la déesse indienne qui préside aux vol¬
cans. Un prêtre, qui faisait sa résidence au pied
de la montagne, chercha à rassurer les insu¬
laires, et leur promit que, par ses prières à la
déesse, il préserverait la contrée du malheur
dont elle était menacée. Mais la déesse n'exauça
de
ce
la montagne ;
point les prières de son ministre, et, vers dix
heures du soir, un tremblement de terre se fit
190
LE PETIT MATELOT,
sentir, la montagne s'ouvrit, et la partie qui se
trouvait du côté de la
mer
s'écroula
avec
un
horrible fracas, en engloutissant dans sa chute
deux villages et une vingtaine de personnes. Les
environs présentent de tous côtés l'aspect d'une
nature
en
convulsion
;
des laves, des cendres,
des rochers calcinés, des
nulle trace de verdure.
En
se
dirigeant plus
fondrières,
au
et presque
sud, la côte offre
un
point de
morte
vue tout à fait différent. A la nature
succède une nature vivante et animée. Là
deux
villages, celui de Waï-Manou et celui
qui portent tous deux les noms des
torrents qui les arrosent. Ce dernier était la ré¬
sidence des premiers rois de l'île. II fut aussi le
séjour du Néron de ce pays, d'un exécrable tyran
nommé IIoa-Kau, dont le nom porte encore l'ef¬
sont
de Waï-Pio,
froi dans le
des insulaires. Son
plaisir su¬
prême était de déchirer le corps de ses sujets, et
quand il apprenait qu'un homme avait une belle
cœur
tête, il ordonnait à
ses
bourreaux de la lui ap¬
porter pour la taillader tout à son aise. On rap¬
porte qu'un jour il fit couper le bras d'un homme
uniquement
parce
qu'il était mieux tatoué
que
le sien.
La vallée de Waï-Pio est
une
des
plus pitto¬
resques du monde entier. Dans la partie orientale
de cette vallée se trouve un lieu de refuge. C'est
LE PETIT
MATELOT.
191
édifice qui présente le caractère d'une moyenne
antiquité. En temps de guerre, on attachait un
drapeau blanc à chaque entrée, et la mort eût été
la punition de quiconque eût passé ces limites pour
poursuivre un coupable ou un ennemi. Le meur¬
trier, le prisonnier de guerre, le sacrilège n'a¬
vaient rien à craindre dans cet asile ; la religion
les protégeait. Dans cette enceinte s'élève une
chapelle en très-grande vénération, où sont dé¬
posés les ossements du roi Riroa qui, suivant
les traditions, vivait il y a plus de quinze géné¬
un
rations.
vallée de Wai-Pio qu'eut
incroyable atrocité. Voici ce
C'est dans cette même
.
lieu
un
drame d'une
les insulaires nous racontèrent à ce sujet. Le
grand roi Oumi avait vaincu dans un combat six
rois des autres districts, et il sacrifiait ses pri¬
que
sonniers de guerre pour
célébrer sa victoire.
Quand plusieurs victimes eurent tombé sous ses
coups, il voulut s'arrêter; mais la voix de son
dieu Koua-Poro se fit entendre, et lui ordonna
frapper. Toujours, toujours... répétait sans
voix, et le roi immolait de nouvelles
victimes. Cependant un seul prisonnier restait sur
quatre-vingt-dix, et le roi désirait lui faire grâce.
La voix de son dieu se fit entendre de nouveau.
Oumi, touché de la jeunesse et des larmes du
prisonnier, hésitait encore, lorsque la voix ton-
de
cesse cette
192
LE PETIT MATELOT,
nante
du dieu cria
Toujours l frappe!... Un
après, le roi restait seul avec le prêtre,
instant
tous
:
deux entourés de victimes.
Dans
un
district voisin est
un torrent
large et
rapide qui se précipite dans un vaste bassin avec
impétuosité en formant deux cascades, l'une de
vingt pieds, l'autre de huit seulement. Cela sans
doute n'a rien de bien surprenant ; mais ce qui
est curieux, c'est que l'un îles amusements favo¬
ris des insulaires consiste à se laisser emporter
par
les
lancer
eaux au-dessus des cascades, puis à se
elles pour reparaître, à l'instant de
avec
leur chute, dans les eaux du bassin.
Il y a dans ce pays de gigantesques et terri¬
bles volcans, ou montagnes qui vomissent des
flammes. Dans leur voisinage, des torrents de
lave
liquide et bouillonnante se font un chemin
à travers les flancs des montagnes. Le sol aux
environs est si brûlant, qu'on ne peut y mainte¬
nir la main. Les souliers
garantissent à peine les
pieds, et les pieux destinés à sonder le terrain
prennent souvent feu à l'extrémité qui s'engage
dans les crevasses. Quand on peut contempler
un de ces volcans en activité,
par une nuit calme
-et bien étoilée, on jouit alors d'un spectacle rem¬
pli d'une effrayante solennité. Des torrents de feu
roulent sur la pente du mont, et quelquefois bon¬
dissent
en
cascades lumineuses
;
des spirales de
193
LE PETIT MATELOT.
s'échappent des fissures, et des colonnes
jusqu'aux nues : quel peintre
pourrait rendre l'horreur et la majesté d'un tel
flammes
de feu s'élancent
tableau ?
Près du
village de Koula, l'un des plus agréa¬
laquelle se
bles de l'île, s'élève une colline à
rattache
une
histoire que racontent
avec
une
certaine
complaisance les naturels du pays. Cette
colline, qui se nomme Bou-o-Kahavari, est un
cratère éteint d'environ cent pieds de hauteur.
A. ses pieds s'étend une vallée fertile, entourée
de montagnes déchirées à pic. Au milieu de cette
vallée dorment les
viron
un
eaux
saumâtres d'un lac, d'en¬
demi-mille de circonférence
et
de deux
pieds de profondeur. Voici l'histoire que
je vous ai promise.
Un jour de fête, le puissant chef de Pouna,
Kahavari, s'exerçait à son jeu favori du horoua
cents
avec
les meilleurs
jouteurs du district. Une foule
d'habitants étaient
accourus
de
être témoins de cet assaut, car
havari était
vous
côtés pour
l'habileté de Ka¬
à la ronde.
Or, il faut que
le jeu du horoua ressemble
connue
sachiez que
tous
beaucoup à celui des montagnes russes dont vous
aurez
peut-être entendu parler ; il consiste à s'é¬
lancer dans un traîneau, sur le penchant d'une
colline, et à arriver en bas le plus prompiement
possible. Le jouteur qui arrive le premier gagne
9
194
LE PETIT MATELOT,
partie. Le traîneau qui sert à ce jeu, et qui
de papa, se compose principale¬
ment de deux pièces de bois fort polies, longues
de Luit à dix pieds sur une épaisseur de deux ou
trois pouces. Ces deux pièces, qui font l'office de
la lame d'acier dans les patins, sont maintenues
par une série de traverses, de manière à ce que
l'écartement, d'environ deux pouces sur ledevant,
aille en augmentant sur le derrière, jusqu'à qua¬
tre ou cinq pouces. De chaque côté sont assu¬
jettis deux bâtons pour servir de points d'appui,
et une plate-forme transversale sert à appuyer
le corps du joûteur ; pour donner l'élan à la ma*
chine, celui-ci, étendu sur le traîneau, les pieds
appuyés sur la traverse de l'arrière, une main sur
l'un des garde-fous, frappe vigoureusement le
point d'appui de l'autre main, qu'il reporte sur
le second garde-fou, et s'élance ainsi en cher¬
chant à surpasser en vitesse ses rivaux et à main¬
tenir son point d'appui.
Le chef de Pouna, Kahavari, s'exerçait donc à
ce jeu. Les insulaires avaient préludé à la joute
par des chants et des danses. Le chef et son fa¬
vori allaient lancer leurs traîneaux, quand une
femme, descendue des hauteurs du volcan KiroEa, se présente tout à coup. Elle propose à
Kahavari de lutter avec lui. Le défi est accepté :
l'inconnue reste en chemin, et Kahavari, s'élanla
porte le nom
LE
PETIT MATELOT.
195
rapidement, a bientôt fourni sa carrière, et
reçoit des couronnes de la foule qui l'entoure,
çant
l'inconnue entend retentir à ses oreil¬
d'applaudissements à la gloire de
son vainqueur. La courageuse étrangère, jalouse
de prendre sa revanche, dit au chef enorgueilli
de son triomphe r « Je te prie de recommencer
et de me prêter ton traîneau; le mien est mal
construit.—Non, certes, non, répondit Kahavari
qui la prenait pour une femme ordinaire; à peine
voudrais-je le prêter à ma noble épouse ; » et
prenant son char, il glissa rapidement au bas de
tandis que
les
un tonnerre
la colline.
Mais
l'imprudent venait de refuser la puissante
(déesse des volcans dans la mythologie océa¬
nienne) ; son travestissement l'avait trompé. La
déesse, furieuse de ce refus, frappe du pied le
sommet de la montagne, et la fend en deux. Le
feu et la lave jaillissent aussitôt, et le chef, en se
retournant, aperçoit la déesse qui s'élançait, la
tête coiffée d'un panache de fumée, vomissant des
flammes de sa bouche, jetant de ses narines des
Pélé
torrents
et
de bitume
et
des ruisseaux enflammés,
lançant devant elle les éclairs et la foudre. Déjà
sur Kahavari, elle était sur le point
elle arrivait
de
l'atteindre, quand le chef, saisissant sa lance,
appela un de ses amis, et prit la fuite du côté
de la mer ; mais les assistants, ne pouvant fuir
196
LE PETIT MATELOT.
avec assez
de célérité, furent engloutis sous la
lave.
Mais tant de victimes
ne
suffisaient
point
en¬
à la vengeance de Pélé. La terrible déesse
voulait dévorer Kahavari. Pourtant ce chef, re¬
core
doublant
ses
son manteau
efforts, arriva à Boua-Kea, et jeta
pour
courir plus vite. De là,
se
diri¬
geant vers sa maison, il rencontra près de la
porte son cochon favori qu'il salua avec son nez ;
puis, courant chez sa mère, qu'il salua également
avec son nez, suivant la coutume du pays, il la
prévint de sa mort porcliaine, ainsi que sa femme
qui l'exhorta à rester pour mourir avec elle. Mais
Kahavari, sans l'écouter davantage, n'eut que le
temps de dire adieu à ses deux fils, en leur disant
qu'il était fâché de les perdre, car déjà la lave
était près de l'atteindre. Reprenant leur course,
Kahavari
et son
ami arrivèrent à
une crevasse
profonde, et sans leur large lance qui leur servit
de pont, ils étaient perdus. L'impétueuse Pélé
arriva presqu'en même temps qu'eux, et franchit
cet
obstacle d'un seul bond.
Cependant Kahavari, voulant gagner du temps,
féanchit la colline, où il trouva sa sœur. Il lui dit
bonjour
en courant, puis allant au rivage, il y
frère qui venait de lancer la pirogue
rencontra son
de
pêche
Kahavari
pour
éviter Pélé et sauver sa famille.
compagnon sautèrent dans la pi-.
et son
LE
PETIT
197
MATELOT.
rogue avec eux, et jouant de la pagaie1 de toutes
leurs forces, ils gagnèrent l'autre rivage; Pélé ar¬
rivait alors bouillonnante et furieuse. Elle
jeta
d'horribles siffle¬
ments, et lanÇant des pierres qui, heureusement,
n'atteignirent pas l'embarcation des fugitifs..Le
vent d'est s'éleva ; alors, plantant au milieu de la
pirogue sa large lance ornée d'une banderole qui
servit en même temps de mât et de voile, Kaliavari et ses compagnons abordèrent à Mawi où
ils passèrent la nuit. De là, ce chef passa succes¬
sivement dans plusieurs endroits, puis enlin à
Ohaou, où vivaient son père et sa sœur. Ce fut là
qu'ir passa le reste de sa vie, loin des fureurs de
se
fumante à la mer, poussant
la déesse.
Il
ne
faut voir dans toute cette
chers amis, qu'une tradition
qui
venir du lieu où le volcan fut
sortes
de traditions conservent
histoire,
le
conserve
en
mes
sou¬
activité. Ces
l'esprit des
peuples tout l'ascendant de la vérité. Chez des
sauvages, une
telle crédulité
est
sur
moins étonnante
ailleurs. Les habitants de Roula mon¬
trent encore aujourd'hui les rochers
que Pélé
lança contre la pirogue de Kahavari. Il est vrai¬
semblable que cette fable du chef de Pouna se
rapporte à une éruption volcanique arrivée dans
que partout
*
Aviron,
rame
des pirogues des sauvages.
198
LE .PETIT MATELOT.
les Etats de
ce
prince,
qui dut être tellement
son territoire.
et
violente, qu'elle envahit tout
Yoici
autre
une
tradition que nous avons re¬
cueillie
près d'un rocher qu'on nomme Kaveroqui n'est pas d'une date aussi reculée que
celle de Pelé. Un mari jaloux précipita sa femme
sur le rocher
qui se trouve au pied du morne.
Cette infortunée ne mourut pas sur-le-champ, et
tournant ses yeux déjà
appesantis vers son mari,
elle l'appela des noms les
plus tendres, en pro¬
testant de son innocence et lui
pardonnant sa
Hea,
et
Le
mort.
mobile
mari, resté
comme
une
au
haut de la .falaise, im¬
statue, reconnut le crime
qu'il venait de commettre; mais il n'était plus
temps de le réparer : sa femme venait d'expirer
en
lui disant
alors le
quand
mine,
nom
une
ou
la
un
dernier adieu. Le rocher reçut
de la victime; et
grande calamité,
mort
d'un chef,
depuis
ce temps,
une guerre, une
fa¬
l'île, les
na¬
menace
turels prétendent que des cris se
dans le silence des nuits, et plus
font entendre
d'un sauvage
voir l'ombre lé¬
naviguant dans sa pirogue a cru
gère de Kavero Hea, eifleurant les
disant
ses
tendres adieux.
©19
vagues et re¬
LE
PETIT MATELOT.
V»WV*,V»V»V*V»V»V»V»V»V»V»V«M «WV»V»WV\WVVV»V»»»«M
CHAPITRE XI.
Usages, mœurs, coutumes le plus en vigueur dans l'ar¬
chipel d'Hawaï. — Honneurs funèbres et regrets univer¬
sels que les Hawaïens accordent à la mémoire de leur
roi Tamea-Mea. — Jeux favoris des indigènes. — La cours#
et la natation. — La lutte et le pugilat. — Représenta¬
tions dramatiques. —Jeux militaires.
Nous demeurâmes
quelque temps dans l'ar-
cliipel d'Hawaï, retenu surtout par le roi du pays
et par l'aimable hospitalité qu'on nous y offrait
dans la plupart des îles. La civilisation a com¬
mencé à pénétrer dans cette contrée. Grâce à
quelques missionnaires anglais, et aux efforts
puissants de deux souverains de ce pays, qu'on
nomme Tamea-Mea et Rio-Rio, il paraît qu'une
grande révolution s'est opérée dans les mœurs et
les usages de ces insulaires. Le tabou, dont je vous
ai longuement entretenu en parlant de NoukaHiva, est totalement aboli ; une foule d'autres
200
LE
améliorations
Ce
ne sont
PETIT MATELOT,
se sont
successivement introduites.
plus les
sauvages du temps de Cook.
Le roi actuel est entouré d'une
garde d'indigènes
portant l'uniforme anglais, et les autres troupes,
quoique conservant le costume de la nation, sont
exercées
aux
manœuvres
remplacé la fronde
et la
baïonnette. Les villes
européennes,
et ont
lance par le fusil
ont
été fortifiées
et
et
la
gar¬
nies de
pièces d'artillerie, et plusieurs goélettes
de guerre, appartenant à cet Etat,
parcourent
l'archipel, manœuvrées par des indigènes, et
commandées, la plupart, par des marins anglais
américains.
ou
Les missionnaires
nous
firent le récit des céré¬
monies funèbres
qui accompagnèrent la mort de
Tamea-Mea, de ce roi civilisateur, que je vous ai
nommé tout à l'heure. C'était au
printemps de
l'année 1819. La nouvelle de
celte mort,
bien que
prévue depuis longtemps, se répandit comme le
bruit d'un coup de canon d'alarme, et couvrit les
îles d'un voile lugubre ; sans qu'il fût nécessaire de
régler le deuil, chacun sentit en devoir d'apporter
son
de
tribut de douleur. Ce fut
un
unanime concert
pleurs et de gémissements, qui n'étaient inter¬
rompus que pour raconter des traits de la vie du
joi qu'on venait de perdre. Hommes et femmes
s'arrachaient les cheveux,
Plusieurs,
en se
en se
roulant à terre.
rencontrant, se meurtrissaient le
LE
201
PETIT MATELOT.
visage; et tous, pour éterniser les marques de
leur douleur, se firent arracher quelques dents.
poussèrent même le fana¬
jusqu'à brûler leurs cases et leurs meubles.
De toutes les parties de l'île, les habitants accou¬
rurent vers la capitale, et restèrent trois jours et
trois nuits sur la place publique, sans prendre ni
repos ni nourriture, uniquement occupés de leur
Plusieurs insulaires
tisme
profonde douleur.
Peu après, la veuve de Tamea-Mea étant morte,
les mêmes témoignages de deuil se reproduisi¬
rent.
Celte reine faisait sa
habitants de l'Ile, au
résidence à Mawi. Les
nombre de plus de cinq
se portèrent vers la case
hurlant, gémissant, se tordant les
mille,
de la défunte,
bras de déses¬
poir, affectant les poses les plus bizarres et les
plus expressives. Et ce n'était pas seulement le
peuple qui manifestait ainsi ses regrets, mais en¬
core tous les seigneurs de la cour. Les femmes
échevelées, les bras tendus vers le ciel, la bouche
ouverte et les yeux fermés, semblaient invoquer
une catastrophe comme pour marquer ce jour à
jamais néfaste ; les hommes croisaient leurs mains
derrière la tête, et semblaient abimés dans la
douleur; d'autres se jetaient la face contre terre,
en se
roulant dans le sable; d'autres
tombaient à
des espèces de convulsions. Tous
multipliaient leurs gestes et leurs démonstrations
genoux, avec
9.
202
LE
PETIT
MATELOT.
extravagantes, puis criaient d'une voix lamenta: Auwe! Auwe ! en accentuant ce mot d'une
Lie
manière saccadée et
lente, et appuyant sur la der¬
syllabe, comme pour la Tendre plus ex¬
pressive. Nulle part, dans aucun pays, marques
de douleur ne furent aussi sincères, aussi unani¬
mes. C'est
que dans leurs princes, et surtout dans
Tamea-Mea, les Hawaïens reconnaissants pleu¬
raient un père, un protecteur, qui n'avait cesse
de s'occuper de leur bien-être et de les diriger
nière
dans la voie des améliorations, et dans la reine ils
pleuraient celle qui avait mérité l'affection du
père de la patrie.
La plupart des jeux des -îles Hawaï consistent
en exercices
gymnastiques, dans lesquels ils dé¬
ploient une force et une agilité surprenantes. Ils
connaissent l'escarpolette, le jeu des cinq balles,
jeu connu dans l'Inde et en Europe, et qui con¬
siste à maintenir toujours en mouvement cinq
boules reçues et renvoyées tour à tour par le
joueur, et formant ainsi une espèce de gerbe tou¬
jours mouvante au-dessus de sa tête.
Un autre jeu, assez semblable à celui des an¬
ciens Grecs, qui consistait à se maintenir le plus
longtemps possible, avec un seul pied, sur une
pierre arrondie et parfaitement lisse, est aussi
en grande faveur chez les Hawaïens.
Mais le jeu le plus général, celui auquel les
LE
PETIT MATELOT.
203
celui
jeunes filles prennent part également, c'est
de la course, qui donne lieu à de nombreux pa¬
ris, et procure
à la jeunesse l'occasion
de déve¬
lopper toute sa vigueur et son agilité. L'espace
à parcourir est assez borné d'abord ; mais la lice
s'étend bientôt en raison du nombre des con¬
currents, qui, arrivés plus tard que les autres, se
retirent ; et enfin, dans une dernière épreuve,
vainqueur, baigné de sueur et hors d'haleine,
proclamé et gagne le prix. La natation est
un autre exercice dans lequel hommes et femmes
excellent également. Dans les tempêtes, au mi¬
lieu des ressacs les plus violents, on les voit,
poussant une planche devant eux, affronter, avec
ce simple appui, la fureur des vagues, mais re¬
venant de l'autre côté et continuant toujours à
le
est
nager.
Les chefs d'Hawaï, pour
honneurs de leurs
îles,
mieux nous faire les
donnaient des fêtes
nous
presque tous les jours. Aujourd'hui c'étaient la
lutte et le pugilat, demain des représentations
jour des jeux militaires. Je
divers spectacles avec au¬
tant d'exactitude que je le pourrai.
Pour la lutte, il y avait une vaste arène, au¬
tour de laquelle s'élevait une sorte d'amphi¬
théâtre où se groupaient les spectateurs.
Les lutteurs n'avaient pas d'autre costume
scéniques,
vais
vous
un autre
décrire
ces
204
LE
qu'une ceinture
PETIT
MATELOT,
des reins. Ceux qui vou¬
figurer dans la lutte quittaient tout sim¬
plement leur place, traversaient l'arène à pas
autour
laient
comptés, en frappant assez vivement sur la join¬
coude, qui est tendu et produit un bruit
ture du
sourd
c'est la manière de donner le défi. Si
:
personne
ne sort du rang opposé
pour le ren¬
contrer, il retourne à sa place de la même ma¬
nière et s'assied; mais
quelquefois il
bout
bravades,
un
adversaire
lice.
S'il
reste
de¬
milieu de l'arène, pour
engager, par ses
au
en
paraît
un,
alors gaiement l'un
quelconque à
entrer en
les deux lutteurs s'avancent
contre
l'autre,
et presque
toujours avec un visage riant; ils se donnent le
temps d'arranger le morceau d'étoffe qui entoure
leur ceinture. C'est par là qu'ils se saisissent l'un
l'autre
: là, les nerfs
tendus avec effort, ils cher¬
chent à s'enlever et à se renverser. Celui
qui
parvient à attirer à lui son adversaire s'efforce
de le soulever sur sa poitrine, afin de le renver¬
ser sur
trois
le dos. S'il
est en
tours en tenant son
état de faire deux
antagoniste dans
ou
cette
position, sa force et sa dextérité lui méritent les
plus grands applaudissements.
Si les lutteurs sont d'égale force, ils se
joignent
bientôt, ils essaient de se renverser, soit en don¬
nant
des
crocs en
jambes, soit
en se
soulevant;
LE
et, dans
PETIT
MATELOT.
205
combat, leurs muscles se tendent
tellement, qu'on croirait qu'ils vont se
rompre.
Quand l'un des lutteurs est renversé, il
quitte
aussitôt l'arène; le
vainqueur s'assied un instant,
se lève,
puis retourne au côté d'où il est
et
ce
c'est de là
parti;
qu'on proclame
voix, lentement,
musicale.
se
lever
et avec
Quelquefois
sa
une
victoire à haute
sorte
on en voit
de cadence
cinq
ou
six
faire des défis en même
temps;
alors les combats se
multiplient. Si la victoire
n'est pas bien décidée, on recommence
la lutte;
mais un vaincu n'a
pas le droit de rentrer en
lice.
et se
Ceux
qui, après la lutte, se présentèrent au
pugilat, s'avancèrent de biais, offrant alternati¬
vement un
un
bras
en
côté du
corps
avant et
d'une main
un
fortement,
sans
l'autre
à chaque
en
pas, portant
arrière. Ils tenaient
bout de corde dont ils l'entouraient
doute pour prévenir la disloca¬
tion des mains et des
doigts. Ils se portaient tous
les coups à la tête, et
quelquefois aux côtes, avec
la plus grande vivacité. Ils
présentaient tour à
tour la droite ou la
gauche, et se servaient des
deux
poings
est
versaire, de faire
lui
en
égale adresse. Une de leurs
de porter un
coup à leur ad¬
avec une
bottes favorites
donner
un
de l'autre maiu.
une
pirouette
sur
le talon, et de
second très-vivement du revers
LE PETIT
206
MATELOT.
durée ; les
parties se quittent d'un mutuel accord, ou l'un
s'avoue vaincu. Alors il n'y a point de cris de vic¬
toire ; il faut pour cela que l'un des deux com¬
Rarement ce
battants soit
combat est de, longue
étendu par terre.
le pugilat paraissent être
La lutte et
chez ces
Les
peuples des exercices en très-haute estime.
jeunes garçons, les jeunes filles s'adonnent ces
sortes de combats. Le vaincu n'éprouve aucune
honte ; il va s'asseoir parmi ses compagnons avec
à
la même
lice.
indifférence que
s'il n'était pas entré en
Quelques-uns de nos
matelots voulurent se
combats; mais ils s'en tirèrent
mal. Si quelquefois ils furent vainqueurs, ils du¬
rent cette victoire plus à une espèce de ménage¬
ment courtois de la part des insulaires, qu'à une
véritable supériorité. J'eus un moment la dé¬
mangeaison d'y faire aussi mes preuves ; mais les
coups d'adresse et d'agilité dont je fus témoin
m'ôtèrent l'envie de me mesurer avec des maîtres
mêler dans ces
aussi habiles.
qui
consistent principalement en pantomimes et en
danses, où les femmes jouent le premier rôle.
Ces jeux sont exécutés en mesure et dirigés par
Passons
actuellement aux
des musiciens
du pays,
jeux scéniques,
qui souvent sont les ac¬
plus intéressants de la pièce.
Les danses, qu'on appelle houras, commencé-
teurs
les
LE
PEUT "MATELOT.
207
des poses moelleuses et des mouvements
gracieux qui s'accélérèrent par degrés.
Les poses finirent par devenir si originales, les
mouvements si rapides, que l'œil avait de la
peine
rent
par
lents
et
à les suivre. Le meilleur danseur était celui
qui
pouvait soutenir le plus longtemps la fatigue de
cet exercice. Nous vîmes un danseur
qui avait un
collier d'algue autour du cou, et des bracelets
garnis de dents de chien aux poignets et aux jam¬
bes. De
sa main droite il tenait une
grande cale¬
basse, où étaient renfermés des cailloux, et de
la gauche il frappait dessus avec un bâton. Ce
danseur exécutait des pas grotesques. Puis vint
un danseur
qui exécuta seul une houra, accompa¬
gné par le son d'une calebasse qu'il agitait en
l'air, et par les cris des spectateurs qui chantaient
des chansons du pays. Parurent ensuite deux en¬
fants, garçon et fille, qui, accompagnés par cinq
musiciens frappant sur leurs tam-tams, exécutaient
des passes très-difficiles, en chantant les
louanges
des guerriers d'Hawaï.
Après ces exercices de saltation, la comédie
ou heiva
dramatique commença. Trois tambours
composaient la musique. Il y avait sept acteurs et
une actrice,
laquelle était parente du roi d'Hawaï.
La seule partie amusante de la pièce fut un vol
commis par un larron et son complice, d'une ma¬
nière fort adroite; ce qui montre assez le goût
208
LE
instinctif de
PETIT MATELOT,
insulaires pour
le larcin. Le vol
le voleur ait le temps de
soustraire ce qu'il a pris; il y a ensuite un com¬
bat avec les gardes, qui, quoique quatre contre
se
découvre
deux,
sont
ces
avant
que
chassés de dessus le théâtre, tandis que
complice emportent le butin en
triomphe. Je fis une grande attention à toute cette
le voleur et
son
partie de la pièce, et je m'attendais qu'elle fini¬
rait d'une manière toute différente; car on
m'avait
dit auparavant qu'on devait jouer Teto, c'est-àdire le Voleur, et j'avais compris que le voleur
puni de la mort ou de la bastonnade, châti¬
les insulaires infligent à ceux qui sont
reconnus coupables de vol. Quoi qu'il en soit, les
étrangers ne pai tagent certainement pas les avan¬
tages de cette loi; car on les vole avec impunité
serait
ment
dans
que
toutes
les occasions.
On donna aussi devant
nous un autre
heiva,
lequel jouaient deux femmes vraiment bel¬
pièce, un peu différente de la pre¬
mière, n'était pas à beaucoup près aussi amu¬
dans
les. Cette
sante.
spectacle avait lieu sur un terrain renfermé
deux édifices parallèles. L'un était un bâti¬
ment spacieux, capable de contenir une grande
quantité de spectateurs, et l'autre une simple
hutte étroite, soutenue par une rangée de po¬
teaux, ouverte du côté où l'on jouait la pièce,
Le
entre
LE PETIT MATELOT.
mais
et
209
parfaitement fermée d'ailleurs par des nattes
des roseaux. L'un des coins était natté de
par
toutes
teurs.
parts : c'était là que s'habillaient les
Toute la scène était revêtue de trois
nattes
sur
les
ac¬
larges
plus fini, et rayées en noir
bords. Dans la partie ouverte de la
petite
du travail le
hutte, il y avait trois tambours de diverses gran¬
deurs, c'est-à-dire trois troncs de bois creusés
et couverts
quin
d'une peau de goulu,
espèce de
re¬
cinq hommes qui en jouaient
les doigts seulement,
déployaient
: quatre ou
sans cesse avec
dextérité étonnante. Les actrices
parurent
sur la scène. Leur
habit, très-different de
une
enfin
celui
tait
qu'elles portaient habituellement, consis¬
pièce d'étoffe brune, de la fabrique du
en une
pays, ou une
avec
pièce de drap bleu d'Europe, serrée
espèce de ver»
soin autour de la gorge; une
tugadin, composé de quatre bandes d'étoffe, al¬
ternativement ronges et blanches,
portait sur
leurs hanches, et de là descendait
jusqu'aux
pieds
pon,
; une toile blanche, formant un ample ju¬
semblait devoir les embarrasser dans leurs
mouvements; le cou, les
bras, les épaules étaient
découverts. Leur tête était ornée d'une
espèce de
turban élevé d'environ huit
pouces, fait de
plu¬
sieurs tresses de cheveux,
placées les unes sur
les autres en cercles
qui allaient s'élargissant vers
le
haut,
et au milieu
desquels étaient des fleurs
210
LE PETIT HATELOT.
odorantes de
tout
gardénia ou de jasmin du Cap ; mais
le devant de cette coiffure était surmonté
de trois
ou
quatre rangées de petites
blancheur de
fleurs d'une
neige qui formaient une sorte de
diadème d'étoiles.
Ces femmes
mirent à danser
se
au son
des tam¬
bours; elles paraissaient dirigées par un vieillard
qui dansait avec elles, et prononçait plusieurs
notes qu'il eût été facile de prendre pour une
chanson. Leurs poses et
leurs gestes étaient
va¬
riés, le mouvement de leurs bras très-gracieux;
l'action continuelle de leurs
chose d'extrêmement
on
doigts avait quelque
élégant. Malheureusement
n'en saurait dire autant de leur affreuse habi¬
tude de tordre la bouche; elles la retiraient
bord
en
lèvres
travers,
en
puis tout à
coup
d'a¬
jetaient leurs
des mouvements qui res¬
signes convulsifs.
avant, avec
semblaient à des
Après avoir dansé environ dix minutes, elles se
partie de la maison où elles s'é¬
taient habillées; et cinq hommes revêtus de nattes
leur succédèrent, exécutant une espèce de drame,
composé d'une danse particulière et d'un dia¬
logue qui avait une certaine cadence; quelquefois
retirèrent dans la
ils
se
mettaient à crier
en
semble les mêmes mots. Ce
en¬
dialogue semblait lié
s'agenouilla; un se¬
lui arracha la barbe ; il répéta la
à leurs actions. L'un d'eux
cond le battit et
articulant tous
PETIT
LE
même cérémonie
sur
MATET0T.
211
deux autres; mais enfin le
cinquième le saisit et le frappa d'un bâton. En¬
suite ils
se
nèrent le
retirèrent tous, et les tambours don¬
signal du second
acte de la danse, que
les deux femmes exécutèrent presque de la même
manière que le premier. Les hommes reparurent
de nouveau ; les femmes les remplacèrent et fi¬
nirent le quatrième acte. Elles s'assirent alors
leur front était inondé de sueur.
jeux militaires, ce fut un spectacle
d'un tout autre effet. Deux corps de guerriers de
cinquante hommes chacun, armés de lances émoussées, se rangèrent, conduits par leurs chefs, en
ordre de bataille, sur la partie septentrionale de
la plage, dans le voisinage du morai ou cimetière.
Le corps de droite figurait l'armée de TameaMea, et celui de gauche les troupes des rois de
pour se reposer;
Quant
Tahi-Teri
A
un
lèrent
aux
et
Ta-Eo
signal
ses
ennemis.
convenu,
même temps ;
les deux armées s'ébran¬
mais arrivées à la portée
javelot, les chefs de chaque parti, se portant
devant leur front de bataille, haranguèrent leurs
guerriers avec chaleur, en accompagnant chaque
paroles des gestes les plus expressifs; puis, de
part et d'autre, furent échangées des provoca¬
tions et des menaces. Bientôt, à un autre signal,
une grêle de traits
partit de chaque côté; mais
la plupart s'amortirent sur le fer des lances avec
du
en
212
LE PETIT MATELOT,
prélude de combat, où les
partis firent preuve d'une étonnante adresse
à lancer et à parer les coups, ne fut que pour en¬
gager l'action. De chaque côté s'avancèrent alors,
la menace à la bouche, et rapides comme l'éclair,
des guerriers qui aussitôt devinrent le point de
mire des traits de leurs adversaires ; mais ils les
un
bruit éclatant. Ce
deux
paraient avec une telle dextérité, que, pour
les atteindre, souvent ils saisissaient au vol plu¬
sieurs des javelots qui leur étaient lancés, et
les renvoyaient à l'ennemi, sans cesser de se
garantir des nouveaux coups qui leur étaient
portés.
Le roi des Hawaïens surtout excitait par son in¬
trépidité l'admiration de tous les spectateurs. II
s'était mêlé un instant parmi les combattants.
Dès que les guerriers du parti opposé l'aperçu¬
rent, toutes leurs attaques furent dirigées contre
lui. En
un
instant, six dards volèrent à la fois sur
poitrine. D'une main il en saisit
qu'il renvoya aussitôt à l'ennemi, évita un
quatrième par un mouvement rapide, et brisa les
deux autres avec le fer de sa lance. Cependant
l'ennemi ne cessait de faire pleuvoir sur lui une
grêle de javelots ; il allait sans doute être atteint,
quand, par une manoeuvre adroite, ses troupes
lui firent un rempart de leurs corps. Aussitôt
celle masse compacte et hérissée de fer se porta
sa
tête et
trois
sur sa
LE PETIT
sur
et
MATELOT.
le centre de l'ennemi,
213
l'enfonça, le poursuivit
obtint la victoire.
Dans les
premiers moments du combat, nous
remarqué un point où se concentraient
d'incroyables efforts. Il s'agissait de disputer le
corps du premier guerrier terrassé. Ce guerrier
était du parti opposé à celui du roi, et la lutte se
soutint longtemps sans avantage décisif d'aucun
avions
côté.
Dans les combats véritables de ces insulaires,
il fut longtemps d'usage de sacrifier au moraï le
premier prisonnier fait dans l'action. Aussi les ef¬
forts redoublent-ils de part et d'autre, lorsque
le premier prisonnier tombe entre les mains de
l'un des deux partis. C'est là le point où se con¬
centre une
mêlée furieuse et
pleine d'acharne¬
N'oubliez pas, je vous prie, que dans la
circonstance présente, il ne s'agit que d'un jeu,
ment.
d'un
simple simulacre,
ou,
si
vous
l'aimiez mieux,
d'une petite guerre.
Enfin vint l'instant où l'armée de Tahi-Teri
de Ta-Eo fut enfoncée ; alors les blessés ou
et
plutôt
les guerriers qui en jouaient le rôle, et
qui, pen¬
dant l'action, n'avaient pas laissé d'être foulés
aux
pieds, meurtris et couverts de coups, furent
saisis par les vainqueurs, qui, les prenant par les
talons, les traînèrent sur le sable, assez loin du
champ de bataille. Déjà couverts de contusions,
21.-4»ces
LE
PETIT MATELOT.,
insulaires, pour achever leur rôle, se-laissè¬
rent
entraîner
au
milieu cles herbes et des cail¬
loux,
sans proférer un mot, ni sortir de leur im¬
mobilité. Enfin la comédie finit, et les acteurs,
couverts de poussière, de boue et de sang, se
relevèrent
joyeux et alertes,
coués, allèrent
se
et,
après s'être
débarbouiller dans la
Ce combat si acharné n'était pourtant
escarmouche ;
ment
et
qu'une
il fut suivi presque immédiate¬
d'une action
binés,
se¬
mer.
plus vive, d'efforts mieux
com¬
d'évolutions plus savantes. Jusque-là, il
n'y avait guère
que les guerriers ordinaires qui
figuré. Les chefs parurent alors, escortés
de soldats armés de lances pointues, longues de
seize à vingt pieds. Ils s'avancèrent en ligne, et
en exécutant
plusieurs évolutions sur le champ
de bataille, où ceux qui les avaient précédés,
eussent
assis à
terre
à la manière
orientale, étaient
oc¬
cupés à parlementer.
Arrivées à cent pieds environ de distance l'une
de l'autre, les deux troupes firent halte sponta¬
nément. Le chef qui représentait le roi Ta-Eo
prit d'abord la parole et prononça une haran¬
gue ; puis vint le tour des autres guerriers qui
donnèrent chacun leur avis. Souvent la discus¬
sion semblait aller
pendant tout,
saient de
se
jusqu'à l'emportement; et,
les deux partis ne ces¬
ce temps,
surveiller
comme
s'ils eussent craint
LE PETIT MATELOT,.
215
quelque embûche ou quelque surprise. Aux pro¬
positions de paix, les gardes du camp inclinaient
la pointe des lances; aux discours
violents, ils
les relevaient à
une
hauteur uniforme. L'avis de la
guerre prévalut. De part et d'autre, les'guerriers
se levant formèrent leurs
phalanges. Cette fois,
des frondeurs
et des arbalétriers,
voltigeant sur
engagèrent le combat. Les troupes,
pendant ce temps, effectuèrent des évolutions,
dans le but simulé de choisir des positions avan¬
tageuses et de dominer l'armée ennemie. Enfin,
après ces dispositions, on en vint aux mains. Les
chefs, dans ces îles, semblent former une classe
d'hommes à part, supérieurs en force et en in¬
telligence aux hommes du vulgaire. Plusieurs ont
jusqu'à six pieds de haut et sont doués d'une vi¬
gueur extraordinaire. Aussi déployèrent-ils de
part et d'autre une agilité et une force qui nous
frappèrent d'étonnement. Le terrain fut disputé
pied à pied : chaque ligne de combattants semblait
un mur d'airain, mais un mur d'où
partait une
grêle de traits, qui allaient se briser contre le
les ailes,
mur
opposé.
La victoire demeura
mais le
quelque temps douteuse ;
parti qui représentait l'armée de Tamea-
Mea devait avoir les honneurs de la bataille.
L'aile gauche du roi Tahi-Teri, un instant indé¬
cise, donna le temps à l'armée de Tamea-Mea
216
LE
PETIT MATELOT,
de concentrer toutes ses forces sur ce
point. Alors
précipite sur l'aile gauche en
poussant d'horribles cris. De ce moment, il n'y
eut plus que des vainqueurs poursuivant des
d'un bond, elle se
vaincus. Plusieurs de ceux-ci tombèrent sur la
plage, entre autres les rois ennemis. Les au¬
poursuivis à outrance, gagnèrent l'inté¬
rieur. Les rois vaincus furent amenés, malgré
leur résistance, au chef remplissant le rôle de
Tamea-Mea, qui ordonna de les conduire au mo-
tres,
raï et de les
Les
immoler.
guerriers, obéissant à leur chef, s'empa¬
rèrent des
prisonniers ; mais au lieu de les assom¬
qui eût passé la plaisanterie, on les ac¬
compagna, avec les honneurs dus à leur rang, à
mer, ce
grand festin qui couronna la fête, et où, vain¬
tables, se
de donner
à leurs hôtes d'Europe.
Une grande bravoure distingue les guerriers
un
queurs et vaincus, réunis aux mêmes
félicitèrent du spectacle qu'ils venaient
hawaïens. On nous raconta un trait assez récent,
qui est comparable à la mort sublime de Léonidas
et de ses trois cents Spartiates, au célèbre'défilé
des
Thermopyles.
C'était
vers
alors tous
tout
sous
le
règne du grand roi Tamea-Mea,
Ce prince faisait
la fin du dernier siècle.
ses
le groupe
chasser ses ennemis de
d'îles, voisin de ses Etats. Ses prin-
efforts pour
LE
PETIT
217
MATELOT.
cipaux adversaires, repousses de toutes parts,
groupés à Oaliou. Tamea-Mea, comman¬
dant son armée en personne, vint les
attaquer.
s'étaient
Une bataille
déroute
se
ses
lieu, dans laquelle furent mis en
compétiteurs. Cependant les vaincus
eut
rallièrent dans la vallée
Pari,
sous
d'Anou-Anou, près du
la conduite du vaillant Taï-Ana. Ardent
à les
poursuivre, Tamea-Mea les rejoignit bientôt,
complètement après une mêlée horri¬
ble et une lutte opiniâtre. La
plupart des chefs
ennemis restèrent sur le
champ de bataille dans
les premières heures du combat.
Le malheureux Taï-Ana,
malgré le désastre
qui l'entourait, tint encore bon; il revint à la
charge à plusieurs reprises, disputant le terrain
pied à pied, reculant peu à peu avec ses guerriers
jusqu'au Pari, qui est un rocher à pic.
Là, n'espérant plus rien du sort des combats,
et
il
les défit
se
précipita dans l'abîme, où
le suivirent tous,
Après avoir
plutôt
vu une
ses
compagnons
de se rendre.
image de la guerre
que
terre, nous fûmes invités à assister à
de naumachie, ou, pour
une
sur
espèce
m'exprimer plus claire¬
pirogues in¬
ment, à un combat simulé entre des
diennes.
Il y avait au
rivage environ soixante
de guerre, ayant des
plates-fonnes sur
se
pirogues
lesquelles
placent les combattants, et pareil nombre à
10
218
LE PETIT MATELOT,
près d'embarcations de moindre grandeur.
grandes pirogues s'avancèrent l'une contre
l'autre, en exécutant toutes les manœuvres qui
se pratiquent dans un combat. Deux chefs avaient
le commandement de ces pirogues. Après avoir
fait mine de s'attaquer, elles s'enfuirent à plu¬
sieurs reprises de toute la vitesse de leurs rames.
Pendant ce temps, les guerriers agitaient leurs
armes sur les plates-formes des pirogues, et fai¬
peu
Deux
qui ne pouvaient servir
qu'à les animer et les préparer au combat. Les
chefs, assis sur les plates-formes, donnaient or¬
dre d'avancer ou de reculer. Assurément, dans un
saient mille contorsions
pareil poste, il faut un coup d'œil bien prompt et
jugement bien sur pour saisir tout l'avantage
qu'offrent les circonstances, et éviter d'en donner
aucun à l'ennemi. Enfin, après avoir ainsi avancé
et reculé une douzaine de fois, les deux pirogues
se joignirent proue contre proue, ou plate-forme
contre plate-forme, et, après un combat assez
court, toutes les troupes d'une des deux pirogues
furent supposées tuées, et les guerriers de l'autre
vinrent à l'abordage, et entrèrent dans la pirogue
vaincue. Aussitôt tous les rameurs qui s'y trou¬
vaient sautèrent par-dessus bord, comme réduits
à sauver leurs jours à la nage.
Il y a des combats de mer réels qui offrent un
spectacle bien différent. Dès l'abord, les pirogues
un
LE PETIT MATELOT.
219
s'attachent l'une à l'autre, proue contre
proue, et
les
guerriers combattent jusqu'à ce que tous ceux
qui défendent l'une des deux soient massacrés.
220
LE PETIT MATELOT.
CHAPITRE XII.
Histoire du capitaine Cook; ses expéditions.
comme un dieu par les naturels
Causes de sa catastrophe tragique.
gardé
—
Il est
re¬
des iles d'Hawaï.
— Ses restes re¬
çoivent les honneurs divins. — Acte d'une vengeance
atroce.
Eloge deTamea-Mea, souverain d'Hawaii.
—
—
Le vieux Michel, mon brave et
affectionné
ca¬
dit,
une
marade, qui avait, comme je l'ai déjà
pratique de la plupart de
manquait pas de me donner', dans l'oc¬
casion, les renseignements qui pouvaient m'être
nécessaires pour l'intelligence de certains faits et
usages tout à fait nouveaux pour moi. Il m'a¬
vait promis de me raconter les détails de la mort
de Cook. Il me tint parole sur le théâtre même
de cette catastrophe, dans la baie de Ké-Avacertaine connaissance
ces
îles,
ne
Kékoua.
«
Le célèbre
fils d'un
Jacques Cook, me dit-il, était le
simple journalier. Il fut d'abord employé
LE
aux travaux
PETIT
MATELOT.
221
des mines de charbon, et
apprit les
premiers éléments de l'art de la navigation sur
les bâtiments chargés de transporter ce minéral.
Mais son génie et son activité
suppléèrent bientôt
à ce qui lui manquait d'instruction. La
guerre
ayant éclaté en 1753 entre la France et l'Angle¬
terre, le jeune Cooli, enlevé par la presse ', servit
en qualité de
simple matelot. Bientôt son appli¬
cation et ses talents naturels furent
remarqués et
lui valurent l'emploi de maître
d'équipage.
Au siège de Québec, dans le
Canada, il eut
»
brillante occasion de mettre tout son mérite
évidence. Le général Wolf, commandant en
chef des assiégeants, avait demandé un marin
une
en
instruit
et
courageux, capable d'aller sonder la
profondeur du canal du grand fleuve Saint-Lau¬
rent, en face du camp français qui était fortifié à
Montmorency et à Beauport : Cook fut proposé
par ses chefs et se chargea de cette périlleuse
entreprise, qu'il mit à fin avec un rare bonheur,
dans l'intervalle de sept nuits.
Quelque temps
après, il explora encore la partie du fleuve au-
dessous de Québec.
» Ces services étaient
trop évidents pour demeu'
On donne
tement,
ou
ce
nom, en Angleterre, au mode de recru¬
plutôt d'enlèvement, par lequel on contraint
les matelots marchands de
passer dans la marine mili¬
taire.
222
rer
LE PETIT MATELOT.
sans
récompense. Cook parvint rapidement
de
grade en grade à celui de capitaine de vaisseau,
et partit pour son premier
voyage autour du
monde, en 1768. Il ne revint en Angleterre que
trois années après, heureux d'avoir pu recueillir
dans cette première course les observations les
plus précieuses. II se remit en mer peu de temps
après, accompagné de plusieurs savants, comme
à son premier voyage. Cette seconde tentative lui
fournit une foule de remarques nouvelles sur la
géographie, l'histoire naturelle et les mœurs de
diverses nations. Revenu en 177S, il repartit une
troisième fois l'année suivante ; mais cette fois, ce
fut pour ne plus revenir. Après avoir doublé la
terre de Diémen et la Nouvelle-Zélande, il arriva
dansl'ile d'O-Taïti.Il s'était
déjà arrêté dans cette
second voyage. Il y ramena
qui était parti avec lui pour l'Europe,
contrée, lors de
un
Indien
son
famille. Bientôt
après, Cook quitta
côtes américaines plus
au sud du Kamtschalka. Il poussa fort loin sa
route, du côté du détroit qui sépare l'Asie de
l'Amérique; mais des montagnes de glaces lui
et
le rendit à
sa
l'ile d'O-Taïti, et gagna les
l'obligèrent de prendre
une
direction. Il trouva le muscadier dans
une
barrant le passage,
autre
petite île voisine de la Nouvelle-Guinée, ou terre
des Papouas; et, après plusieurs autres décou¬
vertes non moins intéressantes, il vint débarquer
LE
dans cette
223
PETIT MATELOT.
baie, où
nous sommes
actuellement,
la côte occideniale de l'île d'Hawaï. Les habi¬
sur
tants
furent émerveillés à la
vue
des deux
grands
vaisseaux que
commandait le navigateur anglais,
et à peine fut-il descendu sur la
plage qu'il de¬
vint l'objet de respects unanimes : Kaou, chef du
collège des prêtres, et son fils Oue-Ea, prêtre du
dieu Rono, vinrent au-devant de lui, et,
rappelant
d'anciennes prédictions, n'hésitèrent pas à pro¬
clamer que c'était le dieu Rono lui-même, qui re¬
paraissait au milieu des Hawaïens pour leur pro¬
curer
le bonheur dont il leur avait fait autrefois la
promesse.
> Dès ce
moment, Cook fut reconnu pour le
dieu Rono par la foule qui se prosterna devant
lui et l'entoura de ses joyeuses acclamations. On
fit dans les
neur.
Rono,
temples des sacrifices en son hon¬
Cook, ignorant la légende fabuleuse de
ne
comprenait rien à
ces
démonstrations
inouïes; mais, pour ne pas indisposer toute cette
multitude, il se prêta à tout ce qu'elle désirait,
laissa
déifier de la meilleure grâce du
monde, subissant des cérémonies bizarres et
et
se
incommodes, dont le
portée.
souvent
sa
»
son
On le conduisit donc
de Rono, où
dieu, idole
on
le fit
monstrueuse
sens
était hors de
temple appelé mai¬
placer sous l'image du
et gigantesque, de l'asau
224
LE PETIT MATELOT.
pect le plus effrayant et en même temps le plus
bizarre. Là les
prêtres lui enveloppèrent le bras
d'une longue bande d'étoffe rouge, et chargèrent
un des officiers de sa suite de lui soutenir ce bras
l'air. Alors, l'un des
pontifes s'avançant au mi¬
prêtres complètement nus jusqu'à
la ceinture, prit des mains d'un de ses acolytes
un
petit cochon sur lequel il adressa à Rono une
longue et solennelle prière, puis il étrangla l'a¬
nimal qu'on fit cuire sur-le-champ. On présenta
ce mets à Cook, avec des noix de coco, et des
en
lieu de douze
coupes pleines d'une liqueur fermeutée qu'on ap¬
pelle kava; le tout accompagné d'un redouble¬
ment de prières et de cérémonies. Quoique le
pontife, par un dernier témoignage de respect,
prît la peine de porter de ses mains jusqu'à la
bouche du prétendu dieu le mets du sacrifice,
Cook fit la grimace, et refusa l'offrande avec obs¬
tination, mais toutefois avec douceur; car, à une
cérémonie préliminaire, on l'avait forcé d'avaler
du cochon en putréfaction.
»
Tenant à honneur de vaincre la résistance
de bons procé¬
s'avança, mâcha lui-même
les premiers morceaux et les lui offrit ensuite.
Le moyen de résister à des manières si enga¬
geantes?
du
grand Rono
par toutes sortes
dés, le prêtre Koala
>
Là
ne se
bornèrent pas
les dispositions bien-
LE
veillantes des
225
MATELOT.
PETIT
prêtres et des insulaires. Tout l'é¬
quipage de Cook fut comblé de provisions qui
avaient quelque chose de plus solide que la fumée
des sacrifices. Les Hawaïens envoyèrent à bord
des pirogues chargées de cochons, de noix de
coco, de fruits et de légumes, sans demander le
moindre salaire.
*
L'aréi-rahi
ou
souverain de l'île était absent
expédition militaire, au moment de
qu'il fut informé de cette
visite du navigateur, il s'empressa de venir lui
rendre hommage, et de lui offrir les présents
qu'on offre aux dieux. A cet effet, le jour fixé
pour la cérémonie, ce souverain s'embarqua vers
midi dans une grande pirogue suivie de deux au¬
tres chargées de provisions, et se
dirigea vers
le vaisseau de 1'Auglais. Les deux fils cadets du
monarque, son neveu devenu célèbre depuis sous
le nom de Tamea-Mea, et les principaux officiers
pour une
l'arrivée de Cook. Dès
de
cette
les
épaules
cour
sauvage,
coiffés de leurs
casques,
couvertes de leurs
plus riches man¬
teaux, et armés de piques et de poignards, rem¬
plissaient la pirogue royale ; celle qui suivait était
occupée par les prêtres,portant leurs idoles, pom¬
peusement parées d'étoffes rouges, comme aux
plus grandes solennités.
»
Ces idoles étaient la
plupart des espèces de
mannequins d'osier, d'une taille gigantesque, gar10.
226
I.E PETIT MATELOT,
nies de
plumes bariolées; leurs yeux étaient des
entourées de nacre de perle ; leurs
mâchoires laissaient voir de deux rangs de dents
noix foncées,
de chien ; tous leurs
traits avaient
un
aspect gro¬
Le vénérable kahou marchait
à la tête des prêtres. Une troisième pirogue,
remplie de provisions composées des principales
productions de l'île, suivait la pirogue des prê¬
tesque et sauvage.
Du
tres.
tonna
rivage
manqua pas
dieu Rono.
»
en
au
bord des vaisseaux, on en¬
religieux; on ne
des chants nationaux et
de chanter l'hymne consacrée
Arrivées devant les vaisseaux, les
au
pirogues
firent le tour; mais, au lieu de monter sur le
intelligible, invita le
capitaine anglais à venir conférer avec lui sur le
rivage. Les Anglais y dressèrent à la hâte une
vaste tente, qui devint la salle des conférences.
Là, au milieu d'un profond silence, le roi se leva,
et s'avançant vers Cook assis à l'extrémité de la
tente, il plaça son propre manteau sur les épaules
du capitaine anglais, le coiffa d'un casque en plu¬
mes, lui mit un éventail dans les mains, et étendit
à ses pieds plusieurs manteaux d'un très-grand
prix. Pendant que le roi étalait ces riches pré¬
sents, les officiers de sa suite déposèrent auprès
du capitaine d'autres offrandes, des cochons,
des cannes à sucre, des noix de coco, et des fruits
pont, le roi, par un signe
LE PETIT
de l'arbre à
MATELOT.
227
pain. L'audience se termina par
l'échange des noms entre Cook et le roi qui se
nommait Taraï-Opou; cette formalité est trèssolennelle et très-importante dans toute la Po¬
lynésie. Les prêtres à leur tour firent hommage
h Rono d'une quantité considérable de cochons,
et de corbeilles pleines de bananes, de
patates,
de légumes et de fruits. Cook répondit à toutes
ces
prévenances par des cadeaux à peu près équi¬
valents à ceux qu'il recevait.
» La
plus parfaite harmonie s'était établie dès
l'abord entre les Anglais et les naturels de l'île :
cependant le souverain d'Hawaï finit par montrer
quelque inquiétude de la quantité de provisions
que le pays fournissait aux vaisseaux de l'étran¬
ger. « Ces gens-là, se disait-il, viennent sans doute
> d'un
pays où ils mouraient de faim ; pour
>
peu qu'ils séjournent ici, ils affameront mon
«royaume. » Aussi éprouva-t-il la joie la plus
vive en apprenant qu'ils avaient fixé leur
départ
à une époque assez prochaine. Alors il redoubla
de prévenances, et envoya
pirogues sur pirogues
chargées de vivres. Mais les prêtres voulaient
retenir Cook-Rono, ou au moins le lieutenant
King qu'ils prenaient pour son fils. C'est avec un
véritable regret qu'ils virent les deux vaisseaux
anglais emporter leur dieu.
D'après ce que je viens de vous dire, les An»
228
LE
PETIT MATELOT,
glais n'avaient qu'à
se
louer des procédés des in¬
sulaires, quand, près de terminer l'exploration
du groupe
d'Hawaï, un coup de vent endomma¬
de leurs vaisseaux. Pour réparer les ava¬
ries, Cook reparut dans cette fameuse baie. Ses
hommes établirent des tentes, des ateliers, des
forges près du moraï, lieu d'adoration et de sé¬
pulture. Les dispositions des naturels ne parais¬
saient aucunement changées; le roi fit même ac¬
cueil à Rono-Cook. Mais deux jours étaient à
peine écoulés que la défiance et la froideur avaient
succédé au respect et à l'empressement. Le
pen¬
chant au vol s'était réveillé chez les Hawaïens;
ils dérobèrent principalement tous les objets
gea un
en
fer.
»
Une rixe s'étant élevée entre
eux
et
les Eu¬
ropéens, Cook parut, et sa présence rétablit
Presque au même instant, les matelots
l'ordre.
d'un des vaisseaux firent feu malheureusement
quelques imprudents maraudeurs. Ces pré¬
fâcheux, des malentendus amenèrent des
actes de violence de la
part des Anglais contre
un insulaire qui les avait comblés de
présents.
Les indigènes furieux se jetèrent sur les agres¬
seurs et faillirent massacrer tous les
Anglais.
Mais le ressentiment n'était
qu'assoupi; le
soir même, quelques naturels s'étant glissés au¬
près des tentes des étrangers, on lira sur eux.
sur
ludes
»
LE
229
PETIT MATELOT.
s'aperçut que la chaloupe d'un
pendant la
nouvelle, Cook, naturellement im¬
Le lendemain on
des deux vaisseaux avait été volée
nuit. A cette
périeux et irascible, ne prit conseil que de sa
colère, et fit tirer à boulets sur deux pirosues qui
voguaient dans la rade. Audacieux et inflexible
qu'imprudent et injuste, il résolut d'aller
principaux de sa cour, et de
garder en otage jusqu'à ce que la chaloupe
autant
enlever le roi et les
les
fût restituée. Cette conduite, il faut le di. e,
peu
était
digne d'un dieu juste et bienfaisant, ainsi
que les naturels s'étaient plu à le nommer dans
les cérémonies de son apothéose. Cook donna
conséquence de sa détermi¬
nation; il s'embarqua dans un canot, monté de
neuf soldats et marins, officier en tête, et alla
donc des ordres
en
prendre terre à Raova-Roa. 11 marcha droit à la
qui était encore endormi ; il
le réveilla et lui signifia l'ordre de le suivre. Le
faible prince, loin de faire résistance, envoya
demeure du vieux roi
chercher
ses
deux fils cadets, et
se
remit entre
de respect ac¬
capitaine anglais sur tout son pas¬
sage. Déjà les fils du roi étaient embarqués, lors¬
qu'une de ses femmes s'élança sur le rivage, sup¬
pliant le vieux souverain de ne pas suivre ces
étrangers. Cependant la foule grossissait de mo¬
ment en moment, sans rien comprendre à la
les mains de Cook. Des marques
cueillirent le
230
LE PETIT MATELOT.
scène
qui
s'assit
sur
passait. Pâle et consterné, le roi
sable, n'osant prendre un parti.
La guerre 1 la guerre ! s'écria un naturel ac» couru
pendant tout ce tumulte ; la guerre ! Les
»
étrangers ont commencé le combat; ils ont tué
» hier un des chefs de nos
pirogues. » A ces mots,
une partie des
indigènes brandit la lance, tandis
que l'autre s'armait de pierres. Acettevue, le pe¬
loton anglais rangé en bataille se
disposaà faire feu.
Un Indien menaça Cook de sa lance ; le
capitaine,
armé d'un fusil à deux
coups, prévint le Hawaïen
et l'étendit mort à ses
pieds. Une décharge des
Anglais répondit à ce signal. On assure que Cook
voulut faire cesser le feu, mais
que son comman¬
dement ne fut pas entendu, et
qu'il essaya en vain
de haranguer les insulaires. Un
coup de pahoa
ou longue
pique lui entra dans le dos, pendant
qu'un fer de lance lui traversait le ventre, et il
se
le
«
tomba dans l'eau roide mort. Ainsi
périt misé¬
navigateur, massacré par
ceux-là mêmes qui,
peu de jours auparavant, le
respectaient et l'adoraient comme un dieu.
Quand les Anglais et les Indiens eurent vu
tomber Cook, la mêlée devint
générale ; les in¬
rablement
ce
célèbre
»
sulaires
précipitèrent sur les mousquets avec
intrépidité et un acharnement que rien ne
pouvait arrêter. Quatre Anglais furent tués ; trois
grièvement blessés, et l'officier qui reçut un coup
une
se
231
PETIT MATELOT.
LE
palioa, gagnèrent leur vaisseau, et furent
obligés de laisser au pouvoir des naturels le corps
de leur capitaine et ceux des soldats qui venaient
de
de succomber
®
au
avec
lui.
seconde bataille
duquel les Anglais avaient établi
Le lendemain, il y eut une
moraï, à côté
leurs tentes; les
insulaires, furieux,
ne
cessèrent
le combat
qu'après avoir vu tomber leurs plus
guerriers. Les Anglais prirent alors le
parti de se retirer à bord, et de là ils réclamè¬
rent le corps de leur commandant. Deux prêtres
apportèrent un morceau de chair humaine du
poids de huit livres, enveloppé de quelques
étoffes; c'étaient, disaient-ils, tout ce qui restait
du corps du divin Rono, qui, suivant la coutume,
avait été brûlé, et dont les os avaient été distri¬
braves
bués
»
aux
différents chefs.
Cependant les Anglais
ler à
l'aiguade,
eussent
sans que
lieu entre
eux et
pouvaient plus al¬
des combats partiels
ne
les insulaires. La
mous-
queterie dispersait ceux-ci un instant, mais ils
revenaient presque aussitôt à la charge. L'officier
anglais qui avait pris le commandement de l'ex¬
pédition, résolut d'incendier le village des prê¬
tres qui avaient adoré son prédécesseur, et fit
massacrer les sauvages qui voulurent s'y oppo¬
ser. Cet acte de vengeance amena la paix. Le
lendemain, un chef suivi de plusieurs milliers
232
LE PETIT MATELOT,
d'insulaires, apporta sur le rivage, avec les dé¬
monstrations de la vénération la
plus profonde,
les débris du corps de l'illustre capitaine. Puis,
on fit restituer les os que les chefs avaient reçus
de
son fusil, ses souliers et
rendit avec solennité les
derniers devoirs à la noble victime. Les échanges,
les témoignages de bonne amitié recommencè¬
rent; les rivages, la rade reprirent leur première
en
partage, le canon
autres
objets; enfin
on
situation.
Malgré toute la bonne volonté des chefs, la
chaloupe volée ne put être retrouvée. Les natu¬
rels l'avaient dépecée aussitôt qu'ils l'avaient eue
en leur
pouvoir, pour s'emparer des clous qui
leur servaient à faire des hameçons.
»
»
Les Hawaïens rendirent les honneurs divins
dépouilles de Cook-Rono. La fable de leurs
prêtres avait pris crédit parmi eux. Les chefs et
les prêtres étaient profondément affligés de la
aux
mort
de Cook, dont la mémoire fut immortalisée
dans l'île. Avant que ces
peuples fussent
con¬
christianisme, ce qui ne remonte pas
très-haut, ils croyaient encore de bonne foi que
Rono, ressuscité, reviendrait pour tirer ven¬
geance de ses meurtriers.
>
Après la cérémonie des funérailles, les deux
vaisseaux anglais mirent à la voile et s'éloignè¬
rent des îles Ilawaï, qui devinrent bientôt un
vertis
au
233
LE PETIT MATELOT.
point de relâche pour les bâtiments qui navi¬
guaient dans ces parages, et qui y trouvaient
d'amples et excellentes provisions fraîches et à
bon marché.
Yoilà l'histoire de Cook, telle que
je l'ai en¬
plus de vingt fois. Je pourrais ter¬
miner là mon récit; mais il me revient en mé¬
moire un autre fait qui se rapporte aussi aux îles
d'Hawuï, et que je vais vous dire pendant que je
»
tendu raconter
suis
»
en
Un
train.
capitaine américain dont le nom m'é¬
chappe (je ne suis pas toujours en bonne intel¬
ligence avec les noms), un capitaine américain,
dis-je, avait armé deux bâtiments pour le com¬
merce des fourrures. L'un était une goélette que
d'équipage avec
cinq matelots; le second bâtiment, qu'il comman¬
montaient
son
fils et le maître
dait lui-même, était un brick
de dix
canons, avec
équipage de dix Américains et quarante Chi¬
nois, dirigé par maître John Young qui avait déjà
hiverné dans l'archipel. Ces deux bâtiments al¬
lèrent, en 1790, mouiller à Mawi. Ce fut pendant
ce mouillage qu'eut lieu la catastrophe dont voici
un
les détails.
»
sur
Un matelot,
qui gardait la chaloupe amarrée
l'arrière du brick, fut enlevé avec
dant la nuit, et
le lendemain
on
elle pen¬
rapporta au ca¬
pitaine américain les restes décharnés de l'infor-
234
LE
PETIT
MATELOT,
tuné matelot. Le
capitaine, qui avait besoin de
vivres, dissimula pour faire croire qu'il n'avait
gardé aucun ressentiment; mais quand ses pro¬
visions furent faites, il voulut laisser aux insulai¬
res
des adieux de
étaient
façon. Un jour donc qu'ils
sa
défiance apporter des provi¬
sions à bord, il fit ranger toutes leurs
pirogues sur
une ligne, et
pointant toute l'artillerie du bord,
venus sans
qu'il avait fait charger à mitraille, il commanda
près de cent malheureux entassés dans
le feu, et
leurs embarcations furent victimes de
cet
infâme
guet-apens, digne à peine d'un pirate. Ainsi des
hommes innocents du meurtre du matelot,
payè¬
rent pour les
coupables. C'était donner à ces sau¬
vages, qu'on avait la prétention de civiliser, une
singulière idée de la justice, un bien coupable
exemple de vengeance.
Après cet exploit de cannibale, le capitaine
»
américain
appareilla
Hawai, où il espérait
crime ne serait point par¬
venue. Les habitants lui firent un accueil
amical,
ce qui acheva de le confirmer dans celte
croyance.
Mais, quelques jours après, un chef de district,
nommé Tamea-Moutou, s'étant présenté le
long
de la goélette avec quelques-uns des siens, sous
le prétexte de faire des présents au jeune capi¬
taine, ne fut pas plutôt monté à bord, que, se pré¬
cipitant sur le fils du capitaine américain, il le
que
la nouvelle de
pour
son
235
PETIT MATELOT.
LE
jela à la mer, ainsi que le maître David. Le pre¬
mier périt aussitôt englouti dans les flots; mais
le maître d'équipage, bon nageur, parvint à se
réfugier à bord d'une pirogue. Le maître Young
était en même temps gardé à terre par les or¬
dres de Tamea-Mea.
Que
fit le capitaine améri¬
un bon
père eût voulu périr ou venger la mort de son
fils. L'Américain ne fit preuve ni de bravoure ni
de tendresse paternelle. Un homme aussi cruel ne
pouvait qu'être lûclie ; il fit donc son appareillage,
abandonnant précipitamment sa goélette, et ne
reparut plus.
Quant aux deux Américains qui avaient été
conduits à terre, ils s'attendaient à expier par
»
croyez-vous que
cain? En pareil cas, un homme brave,
»
leur
en
mort
services
de
le
massacre
de Mawi
;
mais Tamea-Mea
avait décidé autrement. Sentant les immenses
ses
qu'il
en
pouvait tirer
pour
la civilisation
Etats, il les déclara solennellement
ses
prisonniers; mais
pour adoucir leur captivité, il
leur fit bâtir deux belles cases auprès de son pa¬
lais, les combla de présents et leur donna la liberté
de se marier à leur goût dans ses possessions.
Ainsi établis dans l'île, et solidairement respon¬
sables l'un de l'autre, ces deux hommes secondè¬
rent
admirablement les
Mea. Us
enseignèrent
grandes vues de Tameahabitants la construc-
aux
236
LE PETIT MATELOT,
tion des navires, un
peu
de menuiserie,
et
une foule de procédés
entièrement inconnus dans l'Archipel.
popularisèrent
des arts
Le roi,
appréciant de plus en plus leurs services, les ré¬
compensa généreusement. Ils continuèrent à vivre
à Hawaï, servant tour à tour d'interprètes dans les
diverses relâches de bâtiments de
qui
époque. Je vous le demande,
qui se montra supérieur sous le rapport de l'hu¬
manité et de Injustice? l'homme civiliséou l'homme
sauvage ? Honneur donc à Tamea-Mea ! Opprobre
éternel au capitaine américain ! »
eurent
lieu à
cette
commerce
LE
257
PETIT MATELOT.
CHAPITRE XIII.
Les lies
Péliou.— Caractère d'Abba-Thoulé, souverain dans
— Il consent an passage en Europe de son
cette contrée.
jeune et aimable lils avec le capitaine Wilson. —Scènes
touchantes. —Détails attachants sur le jeune prince.—
Li-Bou. — Il meurt de la petite vérole. — Combat mari¬
time sérieux et plaisant.
départ des îles d'Hawaï, nous finies
d'autres archipels et d'autres îles;
Polynésie ne se compose que d'îles et d'ar¬
A notre
route vers
car
la
je crois vous l'avoir déjà dit.
de Washing¬
ton, situé au sud d'Hawaï, le grand archipel des
Carolines, dont la plupart des îles n'ont pas en¬
core été visitées, et parmi lesquelles figure le
chipels,
comme
Nous rencontrâmes donc le groupe
des îles Péliou.
Michel, à la vue de
groupe
loin
sur
ces
îles,
nous
montra
de
rivage une inscription monumentale
laquelle il appelait notre attention. Elle était
sur un
258
LE PETIT MATELOT.
Européens, que le hasard ou la
tempête conduira sur ces bords, salut! Le nai vire
l'Antilope de la compagnie des Indes, commandé par Wilson, a été perdu sur le récif que
vous voyez; l'équipage y a construit un navire
sur lequel il est reparti le 12 novembre 1783.
Rendez, si vous le pouvez, aux bons habitants
de ce pays tout le bien qu'ils nous ont fait. >
Ce n'est pas tout encore, reprit Michel, vous
savez que mon sac aux histoires n'a pas encore
ainsi conçue : «
»
>
>
»
>
>
«
fait
naufrage. J'ai ici quelques petites particu¬
qui ne sont pas à dédaigner pour des ama¬
larités
teurs d'anecdotes.
Le chef des îles Péliou
se nom¬
mait Abba-Thoulé, brave et
digne homme comme
qui avait donné une si
généreuse hospitalité au capitaine Wilson et à
ses compagnons. Il fit tout ce qu'il put pour les
vous
allez voir. C'était lui
efforts furent
reLenir dans
ses
inutiles à cet
égard. Quand le jour du départ des
Etats; mais
ses
Anglais fut fixé, il ne savait comment leur expri¬
mer sa
rents
douleur. Plusieurs de
voulaient
partir
ses
plus proches pa¬
l'Europe ;
avec eux pour
mais il leur donna d'excellentes raisons pour mo¬
tiver
son
refus. Il n'accorda cette faveur qu'au
jeune Li-Bou, son second fils, et le meilleur ami
des Anglais.
Li-Bou, qui, pendant le séjour deis étrangers
à Péliou, avait montré tant d'attachement pour
»
LE PETIT
eux,
239
MATELOT.
de son
pressait autour de lui et avait
fut alors amené par les jeunes gens
âge. Sa famille se
l'air de vouloir le retenir. Il
avait depuis long¬
formé le projet de suivre ses liôtes. Il se
jeta aux genoux de son père, et lui demanda, en
versant des torrents de larmes, la permission de
le quitter et d'aller en Angleterre.
Si c'est une vaine curiosité, ou l'espoir de
te soustraire aux regards vigilants de ton père,
qui te porte à t'éloigner, lui dit Abba-Thoulé, tu
emportes ma malédiction ; mais si c'est l'espoir
de recueillir des connaissances qui puissent un
jour te rendre utile à nos frères, lu reçois ma bé¬
nédiction. Lis dans ton cœur, et vois si tu dois
temps
«
m'embrasser.
»
jeune homme se précipita dans les bras
de son père, en mettant ses mains devant ses
yeux comme un homme qui consomme un grand
»
Le
sacrifice.
»
Abba-Thoulé s'adressa alors au
capitaine
Wilson pour lui recommander son fils :
« Je désire,
dit-il, que vous appreniez
à Li-
qu'il doit savoir et que vous en fassiez
un Européen. J'ai souvent réfléchi à ma sépara¬
tion d'avec mon fils. Je sais que les pays éloignés
qu'il va traverser diffèrent beaucoup du sien, il
doit être exposé à bien des dangers, à bien des
maladies, qui nous sont inconnues. 11 peut mourir
Bou tout
ce
240
LE
PETIT MATELOT.
peut-être... J'ai préparé mon âme àce malheur...
Je sais que la mort est le destin inévitable de
tous les hommes, et qu'il importe peu que mon
fils la rencontre à Péliou ou partout ailleurs. Je
suis persuadé, d'après l'idée que j'ai de votre
humanité, que vous en aurez soin s'il est ma¬
lade, et, s'il arrivait quelque malheur que vous
n'auriez pu prévenir, que cela ne vous empêche
point, vous, votre père, votre fds ou quelqu'un
de
compatriotes, de revenir ici. Je vous re¬
les vôtres avec la même amitié,
et j'aurai le même plaisir à vous recevoir. »
Le vaisseau déploya enfin ses voiles, ÀbbaThoulé, qui les suivait des yeux avec inquiétude,
ne cessait de témoigner par ses gestes les regrets
et la douleur qui l'agitaient. La Houille, composée
d'un grand nombre de pirogues, suivit le navire
bien au delà du récit", pendant deux heures, ne
songeant point aux dangers qu'elle courait. Enfin
vos
cevrai ainsi que
»
la nuit vint terminer cette scène attendrissante
:
perdit de vue, et les Anglais prodiguèrent
témoignages d'amitié qu'ils ne pou¬
vaient plus donner à ses compatriotes.
Pendant la longue traversée du navire, LiBou s'occupa d'apprendre la langue anglaise et
de s'instruire de tout ce qui pouvait être à sa por¬
on se
à Li-Bou les
>
tée. À
pour
son
arrivée à Macao, toute la ville accourut
voir cet homme
nouveau :
c'était ainsi qu'on
LE
PETIT
241
MATELOT.
l'appelait. L'habit anglais ne le gênait nullement ;
il conservait
un
air aisé
et
libre dans la société
la
plus nombreuse. Cet aimable jeune homme
adressait souvent des questions, mais avec un air
Iiumble, sur les choses intéressantes qu'il voyait
et qui étaient si nouvelles pour lui, et il conce¬
vait facilement tout
qu'on lui expliquait.
Lorsque le capitaine Wilson fut de retour à
Londres avec Li-Bou, pour qui il avait conçu une
ce
>
amitié extraordinaire, tout le monde voulut voir
l'aimable sauvage. Incapable de calculer encore
la portée de sa conduite et de ses paroles, il sem¬
blait calquer toutes ses actions et tous ses dis¬
du
capitaine. 11 s'habitua facile¬
parler anglais de manière à se faire en¬
tendre ; il prit un goût particulier pour le cheval,
et surtout pour la voiture. C'est charmant, disaitcours sur
ceux
ment
à
il,
marche assis, et
on
sant
on va
à
ses
affaires
en cau~
ensemble.
On le conduisit
jour au théâtre, où if pa¬
de plaisir. 11 fut présent à l'as¬
cension d'un ballon, et n'en
témoigna aucune sur¬
prise. Cet intelligent jeune homme semblait
apprécier les découvertes, moins en raison de.
leur difficulté que de leur utilité.
> On
l'envoya dans une école, où il apprit à
lire et à écrire. 11 disait
qu'à son retour à Péliou,
»
rut
prendre
un
peu
il tiendrait lui-même
une
école,
et
qu'il passerait
11
242
LE PETIT MATELOT,
parmi les premiers hommes de son
pays. Quand il parlait à son protecteur, il l'ap¬
pelait toujours capitaine; mais il ne s'adressait
jamais à madame Wilson qu'en la nommant sa
mère. Cette expression lui semblait mieux rendre
tous ses sentiments pour elle.
pour un sage
Li-Bou
>
se
conformait
en tout aux
pays, à l'exception de ses cheveux
de porter à la mode de Péliou.
Lorsqu'il voyait
»
un
usages
du
qu'il continua
jeune homme demander
l'aumône, il en était scandalisé, disant qu'il fallait
travailler; mais un vieillard, un infirme, exci¬
taient
sa
compassion. Faut donner
au pauvre
vieux; vieux pas capable de travailler.
II observait
le
plus grand soin toutes les
plantes et tous les arbres fruitiers, et il se pro¬
posait d'en rapporter des semences à Péliou ; en
un mot, dans toutes ces richesses, il ne
perdait
jamais de vue l'utilité dont elles pourraient être
à son pays, et, après sa mort, on trouva toutes les
semences et noyaux de fruits qu'il avait mangés
et qu'il avait gardés dans cette intention.
La petite vérole vint le surprendre au milieu
i
avec
»
de
ses
innocentes recherches, et, dès
l'origine,
prévirent la funeste issue. Il prit
répugnance tous les remèdes qu'on lui pré¬
senta. Comme on lui fit savoir que son ami Wilson
n'avait pas eu cette maladie, et qu'elle était conles médecins
sans
en
LE PETIT MATELOT.
243
tagieuse, il se résigna volontairement à ne point
le voir. Quand il sut
que madame Wilson gardait
la chambre, il s'écria : Quoi ! bonne mère malade !
Li-Bou se lever pour voir elle. Et aussitôt il se
leva.
»
rir
Il
se
vit dans
une
glace
un peu
ayant de
mou¬
visage, horriblement gonflé et défiguré,
lui parut si hideux, qu'il détourna la tête. Enfin
se sentant
plus mal, et voyant approcher sa fin,
il fixa attentivement ses
yeux sur le chirurgien
qui le soignait, celui du schooner 1 sur lequel il
était venu en Europe, et lui dit : i Bon ami,
quand
vous aller dans mon
pays, dites à mon père
>
que Li-Bou prendre beaucoup de boisson pour
chasser la petite vérole, mais lui
mourir; le
»
capitaine et la mère très-bons. Oh ! bien fâché
de ne pouvoir dire à Àbba-Thoulé combien ce
»
pays renfermer de belles grandes choses ! » II
fit alors la récapitulation de tous les
présents
qu'il avait reçus, et il pria le chirurgien de les
; son
»
»
»
distribuer parmi ses amis et les chefs de l'îlo
Péliou.
>
Le moment terrible était arrivé
; le
Li-Bou rendit le dernier
soupir sans avoir
jeune
mani¬
festé la moindre crainte de la
mort, avec cette
innocence
1
et cette
douceur qui l'avaient rendu
Nom de certains navires
Unis
d'Amérique.
en
Angleterre et
aux
Etats-
244
LE PETIT MATELOT,
si aimable
pendant toute
Wilson,
famille, les domestiques de
sa
sa
vie. Le capitaine
sa
maison
quand ils apprirent
compagnie des Indesjeune Li-Bou un tombeau
Versèrent tous des larmes,
triste événement. La
ce
Orientales fit élever
au
lequel fut gravée une inscription qui finit par
Arrête, passant, arrête : l'humanité
réclame une larme. Ci-gît un prince, Li-Bou, fils
sur
ces mots :
de la nature.
les habitants des îles
qualités, la même dou¬
ceur de mœurs, la même amabilité qu'AbbaThoulé et l'intéressant Li-Bou. Il y a une chaîne
s
Ne croyez pas que tous
Péliou aient les mêmes
de
petites îles réunie par des récifs, où l'on voit
d'un naturel tout opposé. Ils sont
des sauvages
cruels dans les guerres
que leurs chefs entreprennent fréquemment pour
le plus léger motif. Il est vrai qu'ils ont quelque¬
fois à se plaindre des baleiniers, ce qui les rend
avides, soupçonneux et
fort entreprenants.
n'y a pas bien longtemps ils attaquèrent
pleine mer un navire baleinier commandé par
un capitaine anglais. Ils faillirent l'enlever. Ce
fut un combat fort comique, le bâtiment ne dut
son salut qu'au courage de quelques marins, qui,
s'étant retirés dans les hunes, firent un feu
nourri sur les assaillants. Il y eut aussi un noir,
»
II
en
coq
(cuisinier) du bâtiment, qui rendit de grands
LE
PETIT
245
MATELOT.
services dans cette
conjoncture difficile. Celui-ci,
manière, n'employa d'autres armes
que les ustensiles de'son métier. Tantôt il puisait
brave à
sa
dans les chaudières
de
l'huile
bouillante
au
de la grande cuiller, et en aspergeait
très-grassement la face des ennemis; tantôt il
renversait sur leurs pieds et sur leurs mains des
pots et des marmites pleins de ce liquide brû¬
lant. Le coq noir put se glorifier d'avoir en
grande partie débarrassé le navire de ces intrépi¬
des assaillants, qui prirent la fuite en hurlant de
rage et de douleur. »
moyen
246
LE BET1T MATELOT.
CHAPITRE XIV.
Les îles Ualan.
—
L'île Elisabeth.
—
Naufrage d'un navire
causé par une baleine. —
Anthropophagie excitée par
faim.
L'île Pitcairn. — Histoire des révoltés du
la
Bounty
—
et de la colonie
qu'ils avaient fondée.
Des îles
Péliou, nous passerons à celles d'Ualan
Lella, dont les habitants sont extrêmement
frileux, quoiqu'ils soient presque toujours ex¬
posés à l'air. À la moindre pluie, ces sauvages
et de
tremblent de froid et cherchent partout un
contre le vent..
Ces insulaires
nous
donnèrent le
abri
spectacle
d'une de leurs danses. Chez eux, les filles chan¬
les petits garçons dansent à leurs chants;
il n'est pas permis aux femmes de danser.
Entre autres jeux, ils en ont un assez sem¬
tent et
car
blable à notre
compliqué. Ils
jeu de mains, mais beaucoup plus
se placent vis-à-vis l'un de l'autre
247
LE PETIT MATELOT.
en
frappant alternativement de la paume de
ta
la
lace, et môme du
main, tantôt leurs genoux, tantôt le plat de
main de celui
qui est assis en
jeu consiste
voisin des deux côtés. Ce
dans
une
en ce que,
multitude de tours variés, les mains en
ne s'écartent jamais de l'ordre convenu.
11 s'exécute en mesure, d'un air extrêmement
frappant
monotone.
Tousces mouvements, exéculésavec une
grande
souplesse et par des hommes bien faits, se distin¬
grâce qui n'est pas sans charme ;
quelque
désagréable. Tout cela se fait au son
guent par une
le mouvement contraint de la tête a seul
chose de
d'un air chanté d'une voix basse et forcée, ce
oreilles. Ces danses sont
particulières. Non-seule¬
ment les femmes n'ont pas le droit d'y prendre
part, mais il semble même que les hommes ne
peuvent danser entre eux que suivant un certain
choix. Dans ces danses, ils se passent au bras,
au-dessous du coude, des coquilles taillées en
Qui fatigue
un peu les
soumises à des règles
forme d'anneaux; ils se touchent
avec
leurs
jambes collées
hauteur de la cuisse, ou se
mutuellement
quelque sorte à la
frappent avec des ba¬
en
guettes.
L'ile d'Ualan peut servir de
bonne relâche, prin¬
cipalement aux bâtiments baleiniers qui font la
pêche dans ces parages, et aux navires qui. vont
248
LE PETIT MATELOT,
à la Chine par la route de l'est. On
y trouve un
bon climat; un bon peuple, une
hospitalité fran¬
che et
cordiale, enfin
une
grande abondance dé
fruits.
Nous voguâmes quelque
temps parmi les îles
Carolines, puis nous revîmes de loin l'archipel de
Nouka-Hiva, et entrâmes dans l'archipel de Pomotou, qu'on nomme communément l'archipel
Dangereux. Ce vaste archipel, le plus grand de la
Polynésie après celui des Carolines, est situé à l'est
d'O-Taiti et s'étend dans un espace de cinq cents
lieues. Les groupes d'iles qui le composent sont
au nombre de
plus de soixante. On n'y compta
pas cependant plus de vingt mille habitants.
«
Ah ! ah ! voici l'île
Elisabeth,v
s'écria Michel,
garde à nous! Ne faisons pas comme le capitaine
Pollard, qui laissa, tout brave qu'il était, démolir
son navire par une baleine ! »
A cette exclamation de
Michel, à
ses
derniers
mots surtout, nous
comprîmes qu'il y avait quel¬
que histoire là-dessous. Un bâtiment démoli par
une baleine, cela a quelque chose de
piquant au
moins. Nous formâmes aussitôt le cercle
du vieux matelot,
autour
qui prit ainsi la parole :
«Imaginez-vousque le capitaine Pollard,homme
de mer dont j'ai toujours oui parler avec la plus
grande estime, commandant le navire baleinier
l'Essex, se trouvait en novembre 1820 près de
*
LE
249
PETIT MATELOT.
féquateur. Son équipage avait pris deux baleines
qu'on tenait encore par les harpons, et que les
canots suivaient et fatiguaient, lorsqu'au milieu
du jour un autre animal de la môme espèce, d'une
faille monstrueuse, vint fondre subitement contre
le navire, et le heurta avec tant de violence à
l'arrière, qu'il l'ébranla. Cependa-nt le brick avait
résisté; mais au bout d'une heure, la même ba¬
leine, revenant à la charge, vint se heurter contre
lui
plus de fureur, et lui fit une telle ouver¬
cale s'emplit. Pour se
les menaçait, vite les
vingt hommes de l'équipage pourvurent les trois
chaloupes d'armes, d'instruments et de vivres, et
s'abandonnèrent à la merci du vent. L'une d'elles,
chargée de sept hommes, n'a jamais été revue; les
deux autres, après trois semaines d'une pénible
navigation, abordèrent sur l'Ile Elisabeth, où ils
ne trouvèrent que des nids d'alcyons 1
que les
avec
ture, qu'en un instant la
soustraire au danger qui
Chinois recherchent
avec tant
d'avidité. Les mal¬
heureux
naufragés abandonnèrent dans l'île Eli¬
qui avaient demandé à y
et gagnèrent-le large. "
sabeth trois hommes
rester,
>
mois
Les trois hommes délaissés restèrent trois
rocher, n'ayant d'autre nourriture
que quelques tortues de passage et les oiseaux
1
la
sur ce
Ce sont des oiseaux
qui font leurs nids
sur
le bord da
mer.
11.
250
LE PETIT MATELOT,
qu'ils pouvaient prendre. Ils ne découvrirent
qu'une espèce de grotte dans la¬
quelle se trouvaient huit squelettes humains.
Manquant d'eau douce, ils eurent à endurer toutes
d'autre abri
les tortures de la soif. Ils étaient réduits à atten¬
dre la
pluie pour se désaltérer. Ils furent re¬
cueillis par un bâtiment qu'on avait envoyé dans
ce but à l'île Elisabeth, après la rencontre des
naufragés des chaloupes.
»
Ces derniers n'avaient pas
été plus exempts
leurs compagnons. Tout ce
la faim a de plus cruel, de plus poignant, ils
l'endurèrent, au point de devenir anthropopha¬
ges ; car ils mangèrent d'abord deux de leurs
compagnons morts d'épuisement. Ce ne fut pas
tout encore : ils tirèrent au sort à qui serait mangé,
et la chance étant tombée sur le mousse du capi¬
taine, ils tuèrent ce malheureux et le dévorèrent.
de souffrances que
que
Un autre homme étant mort, ils se nourrirent en¬
core
de
son
cadavre. Quand on rencontra les deux
étaient séparés l'un de l'autre et ne
plus què des spectres. »
étions embarqués dans les histoires, et
canots, ils
contenaient
Nous
je n'ai pas besoin de vous dire que ce genre de
navigation joint à l'autre était infiniment de notre
goût. Tout l'équipage, composé e>n grande partie
de jeunes gens à peine sortis une ou deux fois
des ports de l'Europe, écoutait Michel comme
251
LE PETIT MATELOT.
oracle;
un
on se
réjouissait quand on le voyait
s'asseoir, bourrer gravement sa pipe ; on était
sûr
qu'en
ce
moment il recueillait ses souvenirs
pour nous régaler de quelque récit. Une
occasion ne tarda pas à se présenter.
nouvelle
aperçûmes à quelque distance devant
Nous
nous une
sommet
île entourée de rochers, et coiffée à son
d'un
autre roc
fort élevé, de la forme
pain de sucre. L'île paraissait peu spa¬
cieuse; elle offrait dans sa région moyenne des
paysages variés et des beautés pittoresques.
Mon ancien, me dit Michel, en me frappant
sur l'épaule, il me souvient que tu désirais savoir
ce qu'étaient devenus les révoltés du navire le
Bounly qui traitèrent si peu amicalement le ca¬
pitaine Bligh. Je te promis de te raconter cette
histoire : l'île Pitcairn, que nous ayons sous les
yeux, m'invite à remplir ma promesse. M'y voici
d'un
«
donc
:
Je
reprendrai
récit d'un
plus haut
que je ne l'aurais fait, pour rectifier quelques dé¬
tails que ma mémoire ne m'a pas rendus trèsexactement, lorsque j'ai parlé de la révolte du
Bounly.
Il faut vous dire que Christian Fletcher, le
chef des rebelles, était un protégé de Bligh,
et qu'il lui avait malheureusement des obliga¬
tions pécuniaires. Je dis malheureusement, car il
«
»
mon
peu
252
LE PETIT MATELOT,
est bien rare que les emprunts d'argent ne brouil¬
lent pas les meilleurs amis. De plus, Bligh avait
le tort de rappeler ces obligations toutes les fois
qu'il réprimandait Christian. Celui-ci, exaspéré,
n'endurait qu'avec peine ces reproches déplacés ;
enfin un jour, poussé à bout, il en vint à déclarer
à son commandant que tôt ou tard le jour vien¬
drait de rendre
ses
comptes.
La veille du
jour de lq révolte, Bligh avait
eu avec les officiers une querelle insignifiante
dans ses motifs, mais qui s'était aggravée par
l'irritation et la chaleur qu'on y avait apportée
de part et d'autre. Tout le poids de la colère de
Bligh tomba sur Christian, qui ne ressentit que
trop amèrement les injures qu'il avait reçues. Il
voulut d'abord fuir sur un radeau, malgié l'ex¬
travagance d'un tel projet, et essayer de gagner
l'île Til'oua, l'une des îles des Amis.
Il avait pris tontes ses mesures pour mettre
son dessein à exécution, lorsqu'un jeune officier,
»
>
qui périt depuis sur la Pandore, et à qui il avait
confié son projet, chercha à l'en détourner, et
lui fit entrevoir qu'une révolte à bord serait un
moyen plus sûr et plus facile. Christian Fletcher
s'empara de cette idée avec chaleur, quelque
qu'elle fût; résolu d'ailleurs, s'il
chanceuse
précipiter dans la mer, et, pour
espoir de salut, il s'attacha au cou un
échouait, à
s'ôter
tout
se
253
LE PETIT MATELOT.
plomb de sonde qu'il cacha dans ses vêlements.
Après cela, Christian s'ouvrit pendant la nuit à
plusieurs de ses camarades, de sorte qu'avant le
jour la plus grande partie de l'équipage était à
sa disposition.
»
Le matelot Adams dormait dans son
hamac,
lorsque Summer, autre matelot, vint lui confier
à l'oreille que Christian allait s'emparer du na¬
vire et mettre à terre le capitaine et le maître
d'équipage. En apprenant cette nouvelle, Adams
se rendit sur le pont, où il trouva tout en confu¬
sion.. Ne voulant pas tremper dans celte affaire,
il
retourna
à
apercevant
son
hamac et resta couché; mais,
Christian
distribuait à
au
tous ceux
coffre des
qui
en
armes,
qu'il
demandaient, et
appréhendant de se trouver du parti le plus
faible, il changea d'opinion et demanda un cou¬
telas. Christian ayant réuni tous ses adhérents,
assigna à chacun sa lâche. Je ne répéterai point
les détails de l'exécution du
complot. Vous
savez
quelles furent les aventures de Bligh et de sa
chaloupe. Voyons ce que devinrent les révoltés.
Ceux-ci avaient retenu à bord malgré eux
plusieurs officiers, le capitaine d'armes, l'armu¬
rier et le charpentier, parce qu'on pouvait avoir
»
besoin de leurs services. Christian s'était consti¬
tué le commandant du navire. En coupant
marre
de la
l'a¬
chaloupe de Bligh, les rebelles se-
254
LE PETIT MATELOT,
taient écriés unanimement
Le navire,
:
O-Taïti ! O-Taïti !
après avoir gouverné quelque temps
à l'ouest-nord-ouest, afin de tromper l'équipage
de la chaloupe sur la route qu'il voulait prendre,
gouverna sur O-Taïti aussitôt que
mit. Après avoir éprouvé pendant
le vent le per¬
quelques jours
des difficultés pour s'y rendre, les révoltés se
dirigèrent sur Tobouai, petite île éloignée d'en¬
viron trois cents milles, dans le
où ils
se
sud, de l'endroit
trouvaient. Ils tentèrent
en
vain de
s'y
établir; les naturels leur disputèrent le terrain
pied à pied. Néanmoins, dans l'espoir d'y revenir
fonder un établissement, en faisant comprendre
aux indigènes leurs intentions pacifiques, ils se
dirigèrent sur O-Taïti pour y prendre des inter¬
prètes. Après huit jours de traversée, ils arrivè¬
rent dans cette île, où ils furent reçus avec une
grande bonté par leurs anciens amis. Christian
et ses compagnons firent un conte aux insulaires
pour les prévenir contre tout soupçon de la ré¬
volte.
» Ils dirent donc
que Bligh ayant rencontré une
île convenable pour former un établissement, y
était débarqué avec les autres personnes de
l'équipage, et les avait envoyés avec le navire
pour se procurer des animaux vivants, ainsi que
tout ce qui pourrait être utile à la nouvelle co¬
lonie, et pour amener aussi avec eux les insu-
255
LE TETIT MATELOT.
laires d'O-Taïti
gner.
» Cette fable
la
poudre à
qui voudraient les
y accompa¬
prit chez les insulaires comme de
dont on approche le feu. On
et aux siens tout ce qu'ils de¬
canon
donna à Christian
mandaient. Ils obtinrent même
taureau, les
une
vache
et un
deux seuls animaux de celte espèce
qui fussent dans l'île. Des hommes et des femmes
d'O-Taïti consentirent à les accompagner vers le
prétendu établissement dont ils avaient parlé.
Les révoltés, espérant alors qu'ils pourraient
s'établir dans Tabouai, se dirigèrent une seconde
fois
fut
vers cette
île. Mais cette nouvelle tentative
plus malheureuse que la première.
Les naturels conçurent le projet de les attaquer
à l'improviste, et les Anglais eussent tous péri,
si
encore
de leurs
un
terrible
interprètes n'eut découvert
dessein,
et ne les en
ce
eût avertis. Ils
prévinrent eux-mêmes les naturels en prenant
l'offensive. Ils les attaquèrent le lendemain, en
tuèrent quelques-uns, et repoussèrent les autres
dans l'intérieur de l'île. Mais, harcelés sans cesse
par
les habitants de l'île, la place n'était point
lenable, l'exécution de leur projet d'établisse¬
devenait de
ment
tournèrent à
avec
plus en plus impossible. Ils re¬
O-Taïti, où ils furent "accueillis
les mêmes preuves
ment.
d'amitié
que
précédem¬
256
LE PETIT MATELOT.
» La
plupart voulurent se fixer dans cette île ;
mais presque tous ceux qui adoptèrent ce parti
furent enlevés plus tard par un bâtiment anglais
qui avait été envoyé à cet effet, aussitôt après
retour de Bligh en Angleterre. Ceux-là furent
condamnés par une cour martiale, et exécutés.
N'en parlons plus.
Lesautres, au nombre de neuf, savoir: Young,
Browns, Mils, Williams, Quintal, Mac-Coy, Mar¬
le
»
tin, John Adams
et
Christian, n'étaient restés que
vingt-quatre heures à O-Taïti. Après le partage
loyal des ustensiles, des provisions, etc., leurs
compagnons leur avaient concédé le navire. Puis
ils avaient résolu de se diriger vers une île inha¬
bitée pour y former un établissement permanent,
et se
soustraire
au
châtiment dù à leur rébellion.
Avant de lever l'ancre, ils invitèrent
femmes d'O Taili à bord du navire,
texte de leur faire leurs adieux ;
les câbles, ils emmenèrent
et
les O-Tuïliens
plusieurs
sous-pré¬
puis, coupant
avec eux ces
femmes
qui avaient consenti à les
suivre.
»
Les révoltés avaient choisi l'île Pitcairn
pour
le lieu de leur exil éLernel.
Quand ils
conviction que cette terre était
projet, ils amenèrent
au
nord de l'île dans
rent tout ce
eurent
la
propice à leur
et mouillèrent le
Boantxj
petite baie, débarquè¬
qui pouvait leur être utile, démoliune
257
LE PETIT MATELOT.
rent
le navire et le brûlèrent. Ils fondèrent un
yillage dans un lieu de l'île éloigné du rivage et
masqué par une masse de bois à la vue des navi¬
res qui viendraient à passera portée. Toutes les
précautions furent prises pour que rien ne fît
découvrir leur retraite. Ils employèrent les voiles
du Bountxj pour la construction des tentes et la
confection de leurs vêtements.
était
Jusque-là tout
plausible, moins la révolte pourtant que je
condamne de
toutes mes
forces
;
mais
nos
abusant de la douceur des insulaires
colons,
qui les
trai-
avaient suivis, en firent des esclaves, et les
lèrentcommedes bêtes de
poussés à bout,
somme.
Les naturels,
concertèrent pour massacrer
leurs oppresseurs; heureusement pour les Eu¬
ropéens qu'ils furent prévenus à temps. Le secret
du complot fut éventé par une chanson que
chantaient les conjurés, et dans laquelle on re¬
marquait ces paroles significatives : Pourquoi
homme noir aiguiser sa hache ? Pour tuer Iwmme
blanc. Les insulaires, se voyant découverts, de¬
mandèrent leur pardon, et l'achetèrent par la
mort de leurs deux principaux complices.
>
Mais deux
voqué
par
différente.
ans
après,
un autre
les mêmes motifs,
complot,
pro¬
eut une issue bien
Cinq des Anglais furent massacrés,
Christian Fletcher, qui fut surpris
dans son champ d'ignames. Ce massa-
entre autres
travaillant
se
258
cre
LE PETIT MATELOT,
des hommes blancs fut bientôt suivi de celui
des insulaires
qui ne tardèrent pas à s'entre-tuer.
plus sur l'île Pitcairn qu'Àdams,
Young, Mac-Coy et Quintal, dix femmes et quel¬
ques enfants. La paix régna pendant quelque
temps. Mais comme s'il eût été décidé par l'éter¬
nelle Providence que cette colonie, née de la
révolte, serait continuellement travaillée par la
dissension, la guerre éclata entre les hommes et
II
ne
resta
les femmes; celles-ci voulaient retourner dans
leur pays; elles se séparèrent des hommes et
les
contraignirent à se tenir continuellement sur
la défensive. Enfin il y eut réconciliation géné¬
rale ; les hommes traitèrent les femmes avec
plus d'égards;
on se rendit des soins mutuels
d'une habitation à l'autre ; on menait une vie
patriarcale. Les colons firent plusieurs ten¬
chimiques qui leur réussirent. Malheu¬
reusement l'une d'elles coûta la vie à Mac-Coy.
Ils avaient réussi à fabriquer de l'eau-de-vie
avec la racine d'un végétal ; de fréquentes ivresses
en furent la suite. Mac-Coy surtout, plongé dans
un affreux délire, se précipita du haut d'un ro¬
cher escarpé et se tua. Ce fut une leçon de tem¬
pérance qui profita aux autres habitants ; depuis
ce moment, ils résolurent de ne plus toucher aux
toute
tatives
boissons fermentées.
»
Bientôt restèrent seuls Adams
et
Young, des
259
LE PETIT MATELOT.
quinze hommes débarqués à Pitcairn. Forcés de
défendre leurs jours contre leur camarade Quin¬
tal, qui plusieurs fois avait tenté de les assassi¬
ner, ils le tuèrent à coups de liache. Demeurés
maîtres de l'île, ces deux hommes, portés aux
idées sérieuses, songèrent au repentir. Ils réglè¬
rent le genre de vie de leurs familles,
appelèrent
la religion à leur aide, arrêtèrent que tout le
monde assisterait aux prières du matin et du soir
tous les dimanches, et à un service dans l'aprèsmidi, et parvinrent de cette manière à former
leurs enfants à la piété et à la vertu. Peu de
temps après, la colonie perdit Young ; ce fut un
malheur réel, car on dit que ses connaissances le
rendaient très-propre à réaliser le projet qu'il
avait conçu avec son compagnon Adams.
Privé de ce précieux coadjuteur, John
»
Adams résolut de
se
dévouer
au
salut de tous,
dans
l'espoir d'expier par là toutes ses fautes.
Dix-neuf enfants existaient alors sur l'île ; ils
étaient
âgés de sept à neuf ans. Il s'empara de leur
de leur esprit, et leur donna la direction
morale et religieuse qu'il avait jugée indispensa¬
ble à leur bonheur. Il en fut de même pour la
conversion des femmes o-ta'itiennes, qu'il avait
cœur et
considérées
la
de
avec
raison
comme
devant
exercer
plus grande influence dans l'accomplissement
projets. Adams vit le succès surpasser bien-
ses
260
tôt
LE PETIT MATELOT,
espérances. Aujourd'hui ces colons, de¬
grands, forment une sociéié régulière; ils
ont d'excellents principes et d'excellentes habi¬
tudes. Il y a dix ans environ, la population de
ses
venus
Pitcairn était
de soixante-six
individus, dont
trente-six mâles. 11 y a cinq ans, la population
était encore augmentée; les maisons de l'île res¬
piraient l'ordre et la propreté, et il
y
avait
un»
belle école.
Ilyafort peu de temps, le capitaine Beechey,
qu'on dit avoir fait partie de l'équipage du Bounty,
>
visita l'île Pitcairn. Il avait
sous
ordres U
ses
Blossom, bâtiment de la marine royale. Comme il
longeait la côte de l'île dans l'espoir d'y mouiller,
il
eut
la satisfaction
d'apercevoir
un
bateau à la
voile, se dirigeant sur le navire. Au premier
abord, l'équipement complet de cette embarca¬
tion lui fit douter qu'elle fût la propriété des in¬
sulaires, et il en conclut qu'elle devait apparienir
à l'un des bâtiments baleiniers de la côte
Mais bientôt le
opposée.
capitaine Beechey fut agréable¬
surpris par la composition singulière de
l'équipage. C'était le vieil Adams et tous les jeu¬
nes gens de l'île. Avant d'aborder, les insulaires
s'informèrent s'ils pouvaient être admis. Sur la
réponse affirmative, ils s'élancèrent à bord, et
serrèrent la main à chaque officier avec de vérita¬
bles sentiments de bonheur et de plaisir.
ment
261
LE PETIT MATELOT.
Le vieil Àdams, moins leste que ses
jeunes
compagnons, ne parvint à bord que le dernier. Il
avait alors soixante-cinq ans, et montrait une force
et une activité rares à cet âge. Il portait une che¬
mise de matelot, une culotte, un chapeau bas de
forme, qu'il tenait continu'ellemenl à la main, jus¬
qu'à ce qu'on désirât qu'il se couvrît. Il conser¬
vait malgré tout les manières d'un marin, s'inclinant légèrement toutes les fois qu'un officier lui
adressait la parole.
C'était la première fois, depuis l'époque de
la révolte, qu'il se trouvait à bord d'un bâtiment
de guerre ; ce qui produisait chez lui une espèce
>
«
d'embarras. 11 n'était d'ailleurs troublé par aucune
appréhension pour sa sûreté personnelle. Il avait
reçu son pardon du gouvernement britannique;
mais
comme chacun s'efforçait de le mettre à
aise, il revint bientôt à son état naturel.
»
Les
jeunes Pitcairniens,
au
son
nombre de dix,
étaient de haute taille, robustes et de bonne santé.
La
simplicité de leurs manières, et la crainte de
quelque chose qui ne fût pas convenable,
auraient éloigné toute idée d'offense de leur part.
faire
Leurs costumes, qui provenaient de présents
faits par des capitaines et des équipages de bâti¬
ments
marchands, formaient
ricature.
une
espèce de
ca¬
Quelques-uns d'eux n'avaient pour tout
vêtement qu'un long habit noir et une culotte y
262
LE PETIT
MATELOT,
d'autres des chemises sans habits ;
d'autres enfin
gilets seulement ; aucun d'eux n'avait ni sou¬
deux seulement portaient des cha¬
des
liers ni bas ;
mauvais état.
Quelque temps après cette visite, John
Adams, patriarche et fondateur de Pitcairn, crai¬
gnant qu'à une époque plus ou moins rapprochée,
l'eau, qui était fort rare, ne put suffire à la popu¬
lation, dont l'accroissement était très-rapide,
adressa au gouvernement britannique une requête
pour que la colonie fût transférée ailleurs. Un des
peaux en
»
missionnaires des îles d'O-Taiti se trouvait en
Angleterre alors. On le consulta pour qu'il indi¬
quât le lieu le plus convenable pour y déposer les
habitants de l'ile Pitcairn. II recommanda O-Taïti
comme
possédant le peuple le plus vertueux du
monde.
En conséquence, des vaisseaux furent en¬
voyés à Pitcairn pour y prendre les colons. A
»
l'arrivée des vaisseaux, les colons parurent
avoir
changé d'avis; ils montrèrent même une grande
répugnance pour quitter l'île, où presque tous
étaient nés et avaient été élevés. Ils parurent aux
équipages comme des hommes dont l'éducation
morale et religieuse avait été soignée. Les deux
navires embarquèrent toute la population de l'île,
qui se montait à quatre-vingt-sept personnes.
Tout le monde fut
débarqué heureusement à 0-
263
LE PETIT MATELOT.
Taïti. La reine avait
préparé de grandes
conces¬
sions de terrain pour ces nouveaux venus.
» Vous vous
rappelez sans doute que les
hom¬
de
l'équipage du Bounty, en partant pour
Pitcairn, avaient emmené des femmes d'O-Taïti.
mes
Deux d'entre elles revinrent
au
lieu de leur nais¬
leur entrevue avec leurs parents offrit une
comique. Un contrat fut passé avec des ha¬
bitants d'O-Taïti pour fournir à ceux de Pitcairn
des vivres pendant les premiers six mois. Mais
ces derniers furent tellement dégoûtés par le
spectacle de la dépravation de leurs hôtes, qu'ils
ne voulurent
pas avoir de relations avec eux.
Tout ce que voyaient ces hommes paisibles leur
sance
;
scène
faisait horreur. Plusieurs tombèrent malades;
douze moururent de
chagrin, et douze s'embar¬
quèrent
sur une petite goélette pour retourner
dans leur île ; deux succombèrent dans la traver¬
sée. Le reste fut ramené à Pitcairn par un
brick
américain, après avoir été obligés, pour payer
leur passage, de se défaire des couvertures de
laine que
le gouvernement anglais leur avait fait
donner.
»
Cependant le respectable John Adams était
en 1829. On
comptait alors dans la colonie
mort
soixanle-dix-neuf individus, dont dix-neuf horn•
vingt et une femmes,
trois vauriens anglais, dont
mes,
trente-six enfants, et
l'un aspirait à la suc-
264
LE PETIT MATELOT,
cession d'Àdams. Mais les insulaires étaient peu
disposés à
donner des maîtres; ils ne le pren¬
parmi eux. Yoilà, mes cbers
camarades, l'histoire de la colonie de Pitcairn
jusqu'à ce jour. Commencée sous d'aussi fâcheux
auspices, elle eut longtemps à se débattre contre
sa destinée. J'aime à croire
que les jours d'expia¬
tion sont passés, et que cette heureuse paix, con¬
quise après tant de malheurs, ne sera plus trou¬
se
draient d'ailleurs que
blée. Ainsi soit-il.
»
265
LE PETIT MATELOT.
CHAPITRE XY.
Aspect général de l'Ile d'O-Taïti.
cocotier et le bananier.
sidence des rois de l'Ile.
—
—
—
L'arbre à pain.
La vallée de Matawaï.
—
—
Le
Ré¬
Le belvédère du roi Pomarell.
Lottes, danses et musique. — Costumes actuels des
naturels d'O-Taïti; singulière coquetterie. — Aventure
épouvantable arrivée à un voyageur.
—
Il
ne nous
nésie que
rité
le
restait à connaître de
la fameuse O-Taïti
surnom
ou
toute
la
Taïli, qui
de Reine de l'Océan
Poly¬
a
mé¬
Pacifique.
Nous
cinglâmes donc vers cet archipel fortuné
qui, à l'instar de ceux que nous avions déjà ex¬
plorés, se compo-^ d'un grand nombre d'iles. Ces
îles ont reçu différents noms. Suivant les
uns, ce
furent les iles de la Société; suivant
d'autres, les
îles Géorgiennes. Maintenant,
pour désigner l'ar¬
chipel aussi bien que l'Ile principale, on dit sim¬
plement Taïti ou O-Taïti.
Rien n'est
contrée. Des
plus séduisant que l'aspect de cette
prairies émaillées de fleurs de la
12
266
LE
PETIT MATELOT.
plus jolie espèce, des colonnades majestueuses
de palmiers, des forêts d'arbres à pain qui dé¬
ploient leurs feuillages en forme de parasol, des
torrents qui se précipitent en grondant, sur des
lits de noir basalte; de longues lianes mêlées de
fleurs, jetant des ponts naturels de l'une à l'autre
rive ; de hautes fougères épineuses au milieu des¬
quelles brillènt la rose de Chine et d'autres fleurs,
dont les parfums voltigent dans les airs ; tel est
le spectacle qu'offre à chaque pas dans cette con¬
trée la nature tranquille. Rien ne peut surpasser
la beauté de ces paysages enchanteurs. La civili¬
sation a pu changer totalement les mœurs de ces
insulaires; mais il ne lui est pas donné de dé¬
truire les charmes que la Providence s'est plu à
prodiguer à cette terre de promission.
Je vous parlerai peu des usages de ces peuples.
Ceux d'autrefois avaient beaucoup de rapport
avec ceux de la Polynésie dont je vous ai déjà
entretenus; ce sont à peu près les mêmes usages
religieux, des sacrifices humains, des moraïs, le
tabou, etc. Les coutumes ont beaucoup changé
depuis que des missionnaires anglicans y ont pro¬
pagé les lumières de l'Evangile. Les anciennes
modes ont été répudiées, et l'on a mis un engoue¬
ment quelquefois fort grotesque à copier nos mo¬
des d'Europe.
Ce pays doit, avoir été tourmenté par les vol-
le petit
267
matelot.
les tremblements de terre. Le délabre¬
ment où se trouvent les sommets des
cans et
montagnes
ne
permet guère d'en douter. Mais la riche vé¬
gétation qui
un
se déploie de toutes parts
délicieux contraste. Ici est l'arbre
qu'on
a
à
hauteur
présente
superbe
nommé baringlonia, qui offre une grande
abondance de fleurs plus larges que des lis et
parfaitement blanches; là des palmiers s'élèvent
une
niers
prodigieuse ; près de là des bana¬
déploient leurs larges feuilles, et d'autres
arbres
couverts
d'un sombre
pommes d'or, qui, par
blent à l'ananas.
le jus
Mais l'arbre le
et
vert
portent des
la saveur,
ressem¬
plus utile d'O-Taïti est assuré¬
pain. Cet arbre s'élève
à une quarantaine de
pieds sur un tronc droit, de
la grosseur du corps d'un homme. Les fleurs sont
grandes, les fruits globuleux, plus gros que les
deux poings. Sous la
peau, qui est un peu épaisse,
on trouve une
pulpe qui, à une certaine époque
avant la maturité, est blanche, farineuse et
peu
fibreuse ; la maturité change sa couleur et sa con¬
sistance; elle devient jaunâtre, succulente ou gé¬
latineuse. 11 y a plusieurs variétés de ces fruits.
L'arbre à pain les donne
pendant huit mois con¬
sécutifs. Pour les
manger frais, on choisit le de¬
gré de maturité où la pulpe est farineuse. La pré¬
paration qu'on leur donne consiste à les couper
ment
le véritable arbre A
268
LE PETIT MATELOT,
l'on lait cuire sur un feu
aussi les mettre dans un
four bien chaud, et les y laisser jusqu'à ce que
l'écorce commence à noircir. De quelque manière
en
tranches épaisses que
de charbons. On peut
qu'on les ait fait cuire, on ratisse la partie cliaret le dedans est blanc, tendre comme de
la mie de pain frais, d'une saveur assez semblable
à celle de l'artichaut. Pour faire usage de cet ali¬
bonnée,
pendant tonte l'année, les insulaires de 10profitent du temps où les fruits sont plus
abondants qu'il ne faut pour la consommation
journalière, et ils préparent avec le reste une
pâte fermenlée, et susceptible d'être conservée
ment
céanie
qu'elle sû corrompe. Lorsque les
produire du fruit, on se con¬
tente de cette pâte que l'on fait cuire au four et
qui donne une sorte de pain dont la saveur acide
n'est pas désagréable.
Les 0-Taïiiens remplacent surtout l'arbre à
pain par le cocotier et le bananier. Le premier
n'exige pas de soins, lorsqu'il s'est élevé à deux
ou trois pieds de la surface du sol; mais le bana¬
nier en exige davantage; il ne larde pas à pro¬
duire des branches, et il commence à porter des
fruits trois mois après avoir été planté. Ces fruits
et les branches qui les soutiennent se succèdent
assez longtemps ; on coupe les vieilles tiges à me¬
sure qu'on enlève le fruit.
longtemps sans
arbres cessent de
LE
PETIT MATELOT.
269
partie sud-est d'O-Ta'iti est d'un aspect in¬
comparable sous le rapport de la richesse. Les
collines y sont élevées, d'une pente roide et es¬
carpée en bien des endroits ; mais elles sont telle¬
ment couvertes d'arbres et d'arbrisseaux jusqu'à
leur sommet, qu'on s'arrête en extase devant
celte charmante verdure. Les plaines qui bordent
les collines vers la mer, les vallées voisines, offrent
une variété infinie de productions, où se manifeste
de mille manières la végétation la plusvigoureuse
et la plus belle du globe entier. Des ruisseaux
arrosent chaque vallée, et fertilisent les plaines
dans leur course. C'est au milieu de ces plaines
que sont dispersées sans ordre les habitations
champêtres des naturels.
Il y a à O-Taïti peu de ces curiosités naturelles,
ou si l'on veut monstrueuses, que l'on recherche
dans les autres pays. On y voit cependant un étang
ou lac d'eau douce, qui se trouve au sommet de
l'une des plus hautes montagnes. On n'y arrive du
bord de la mer qu'après un jour et demi ou deux
de marche. Ce lac est d'une extrême profondeur,
et renferme des anguilles d'une énorme grandeur.
Les naturels y pèchent quelquefois sur de petits
La
radeaux, formés de deux
ou
trois bananiers
sau¬
vages joints ensemble. Ils regardent ce lac comme
la première des curiosités naturelles du pays.
Aussi
s'empressa-t-on de nousyconduire, lorsque
270
nous
LE PETIT MATELOT.
eûmes
Mais, à
exprimé le désir de visiter la contrée.
avis, ce qui est mille fois plus cu¬
ce lac, c'est sans contredit l'admirable
mon
rieux que
vallée de Matavaï. Elle étaiL
du passage du
très-populeuse lors
capitaine Cook dans ces îles; au¬
jourd'hui elle est à peu près déserte, mais son sol
est toujours fertile; elle est couverte
d'arbres à
pain et de cocotiers. Après avoir passé un tor¬
rent que nos
guides traversèrent avec de l'eau
au-dessus de lu ceinture, en nous
portant surleurs
épaules, nous arrivâmes dans cette magnifique
vallée. Plus loin
lée
se
resserre,
prochent,
couverts
et
à trois milles de la mer, la val¬
les flancs des montagnes
se
rap¬
les bords de leurs versants sont
d'arbres touffus. Les hirondelles, les
et
tourterelles, les perruches vertes et les phaélons
peuplent ces solitudes. De toutes parts, l'eau ser¬
pente en filets d'argent, on tombe en cascades de
neige. Aussi jouit-on d'une fraîcheur constante et
délicieuse dans
Plus loin,
un
ces
bocages enchanteurs.
terrain encaissé
entre
chers s'élance de soixante-dix à
deux
ro¬
quatre-vingts
pieds de hauteur; plus loin encore se déploie un
spectacle encore plus imposant. Le terrain étale
un vaste et vert
bocage, tandis que le roc se dresse
comme une muraille à cent
pieds d'élévation. Au
delà c'est une nappe d'eau qui tombe en rosée
dans le torrent, et plus haut-encore, une masse
LE PETIT MATELOT.
271
précipite avec fracas d'une
de celte retentis¬
cascade ressemble à l'explosion de plusieurs
d'eau considérable se
hauteur immense, et le bruit
sante
tonnerres
tennis et éclatant ensemble.
royale la distance
grande. On s'y rend par un quai com¬
De Matavai à la résidence
n'est pas
mode et
assez
bien entretenu. C'est une
grande
plus spacieuse que les autres, et dont le
supporté par un double rang de colonnes.
Elle est divisée en deux pièces ; la première est
une espèce de salle des gardes, la seconde est oc¬
cupée par la famille royale et sa cour. Le souve¬
rain n'a d'autre trône qu'un fauteuil en bois; le
reste de sa famille est assis sur des chaises, et les
courtisans se tiennent debout. "Voilà l'étiquette.
maison
toit
est
quartier dans lequel est situé le palais est
des bosquets où
l'on a réuni l'utile à l'agréable. Tout près de la
résidence royale est le tombeau du grand roi Pomare II. Son mausolée est un petit édifice en ma¬
çonnerie contenant un caveau dans lequel est
déposé le corps du monarque taitien. Près du
caveau sont trois canons encloués. L'édifice est
entouré d'une palissade, et garni à l'intérieur de
baringtonias et de casuarinas.
Dans les environs on aperçoit la demeure de
la régente, maison grande et jolie, entourée de
fleurs et de beaux arbres fruitiers; et à deux
Le
charmant et bien cultivé. Ce sont
272
LE
cents
PETIT MATELOT,
plus loin, l'habitation et la chapelle de
mission, ainsi qu'un îlot charmant que le roi
Pomare II appelait son belvédère, et où il em¬
ployait une partie de son temps à traduire la Bible
en
langue o-taïlienne.
Autrefois c'était un usage de distinction
parmi
les O-Taïiiens de porter les
ongles des mains
fort longs, parce que,
pour les laisser croître de
celle manière, il ne faut
pas cire obligé de tra¬
vailler Ce n'était donc qu'un usage introduit et
entretenu par la vanité. Ces insulaires faisaient
usage des arcs et des flèches, des piques, des
pas
la
dards, des massues, des casse-têtes, des bâtons
des pierres et de la fronde. II liraient
d'une manière singulière; ils s'agenouillaient,et,
noueux,
su
moment
où la flèche
partait, ils laissaient
tomber l'arc.
La souveraine de l'île
vernement est
confié à
(car aujourd'hui le
une
gou¬
jeune reine de vingt
nièce du feu roi
Pomare) nous fit toutes
gracieusetés, que nous dûmes princi¬
palement à l'honneur que nous avions d'être
Français. On nous donna des spectacles, des di¬
ans,
sortes
de
vertissements. On s'attacha surtout à conserver
dans ces sortes d'exercices
gyninasliques les usa¬
ges d'autrefois.
D'abord ce fut
introduisit dans
un
une
combat simulé. On
nous
grande place palissadée de
LE
273
MATELOT.
PETIT
bambous d'environ trois
pieds de liant. La cour
prit place dans la partie supérieure de l'amphi¬
théâtre, et toutes les personnes de la suiie se
rangèrent en demi-cercle de chaque côté. Quand
tout fut prêt, dix ou douze combattants, qui n'a¬
vaient d'autre vêtement
qu'une ceinture d'étoffe,
entrèrent dans l'arène; ils en firent le lotir len¬
tement, les
regards baissés, la main gauche jur
poitrine ; de la droite, qui était ouverte, ils
frappaient souvent l'avant-bras de la première
la
de roideur que le coup
produisait un
aigu ; c'était le signe d'un iléli général.
vinrent les délis particuliers, et chacun
avec tant
son assez
Ensuite
choisit
son
antagoniste. Cette cérémonie piélijoindre le bout des doigts et
minaire consistait à
à les appuyer sur la
même temps les coudes
poitrine, en remuant en
du haut en bas avec beau¬
de vitesse.
Lorsque l'homme à qui s'adressait le lutteur
acceptait le défi, il répétait les mêmes signes;
puis ils se mettaient aussitôt l'un et l'autre dans
l'attitude du combat, et
sur-le-champ ils en ve¬
naient aux mains. Le grand point était de saisir
l'adversaire par la cuisse ou par le bras, les che¬
coup
la
veux ou
combat
au
ceinture,
et
de le
renverser.
A
chaque
qui finissait, les vieillards applaudissaient
vainqueur par quelques mots que toute l'as¬
répétait en chœur sur une espèce de
semblée
12.
274
LE PETIT
MATELOT,
chant, et la victoire était célébrée par trois épou¬
vantables cris
oreilles
de
joie auxquels nos pauvres
européennes auraient eu peine à s'ac¬
coutumer.
Pendant le combat, on exécuta des danses et
des
chants.
Cet exercice dura environ deux
heures, et fut terminé par un grand repas.
Immédiatement
après le festin, les chants et
les danses, si à la mode chez les habitants d'O-
Ta'ïti, recommencé: ent de plus belle, au son d'un
orchestre
assez
bizarre. Les instruments étaient
des tam-tams de diverses
marine,
une sorte
grandeurs, la trompette
de tambour formé par un bout
de bambou, comprenant un
entre-nœud tout
entier, et percé d'un bout à l'autre. On frappait
dessus
était
avec
un
bâton.
flûte faite
Le dernier instrument
d'un
pied de
long, pourvue de quatre trous, et sur laquelle
on jouait avec le souffle des narines. Les sons de
une
avec un roseau
quoiqu'un peu sourds, étaient assez
agréables. Elle servait à accompagner les bal¬
lades consacrées à la louange des dieux et des
celte
flûte,
héros.
Les danses furent
très-variées. Les hommes
et
mais presque toujours sé¬
parément. Les femmes avaient des costumes gra¬
les femmes y figuraient,
cieux. Coiffées de tresses de cheveux humains
de
ou
guirlandes de fleurs blanches, elles avaient les
LE
bras et le
avec
une
275
PETIT MATELOT.
découverts, puis une robe blanche
bordure écarlate. Un autre costume
cou
moins
agréable était celui d'une jeune fille
chargée de présenter des présents à notre capi¬
non
taine. Sa robe d'étoffe flottait
mannequin
lequel les objets offerts étaient étalés
d'osier,
sur
avec un
certain
sur
un
art.
Les mouvements de
danses étaient
en gé¬
précis ; les bras et les jambes al¬
laient dans un parfait unisson avec le tam-tam et
la flûte. La palan ou maître des ballets était assis
auprès du tambour et indiquait les figures. Ces
danses se prolongeaient bien avant dans la nuit.
Autrefois les Taïtiens étaient presque complè¬
tement nus; aujourd'hui,
par suite de la réforme
que les missionnaires anglais ont faite chez eux,
ils sont jaloux de nos vêtements, et même de nos
bottes et de nos chapeaux, quoique dans nos
habits ils soient vraiment bien peu à leur aise. Il
néral lents
ces
et
vrai que
les missionnaires, dans le but de faire
disparaître la manie du tatouage, les ont vive¬
ment pressés de se couvrir le
corps. Autrefois un
peu de rhum, de fer, de quincaillerie et quel¬
ques verroteries étaient les uniques objets de
leur ambition, et
pour ces bagatelles ils auraient
donné tout ce qu'ils avaient de
plus précieux.
est
Aujourd'hui, et nous l'avons vu par nous-mêmes,
à peine un navire
européen a-t-il jeté l'ancre
276
LE PETIT MATELOT,
dans la baie de Matavaï, les
naturels couvrent le
de bananes, de racines, d'armes,
de pagaies sculptées, de lances et de belles co¬
quilles, pour les échanger contre des armes
européennes, de la poudre, des ustensiles de
ménage, des chemises, des draps, des nappes,
des habits la plupart usés, la défroque des équi¬
pages, et quelquefois celle des bateleurs de nos
pont de cocos,
grandes villes.
Où nous pûmes surtout juger de la passion
de ces insulaires pour nos vêtements européens,
ce fut à l'office divin auquel l'un des missionnaires
nous
chemin bordé de fossés et de
conduisit à l'église, qui avait vingt
invita. Un joli
cocotiers
nous
pieds de long sur dix de large. La construction
de cet édifice sacré était appropriée au climat;
de larges et grandes fenêtres sans vitres, in¬
utiles dans ce pays, transmettent et font circu¬
ler l'air dans l'intérieur. La
recouverte
façade était
en
argile
de chaux ; la toiture était formée d'une
espèce de jonc artistement recouvert de feuilles.
n'y avait pas de clocher; les croix de bois noir
Il
seules à lui donner
religieux. Dans la grande salle de
du cimetière voisin suffisaient
un
caractère
l'intérieur, il y avait une rangée de bancs le long
du mur. La chaire se trouvait placée au milieu
de
l'église ; de sorte que le prédicateur était vu à
Lorsque nous arrivâmes,
la fois de tous les fidèles.
LE PETIT
la salle était
MATELOT.
277
déjà pleine, les hommes d'un côté,
les femmes de l'autre.
Malgré la sainteté du lieu, malgré la gravité de
réunion, la vue du spectacle bizarre qui
cette
regards faisait éclore un sourire
On ne peut conce¬
voir rien de plus bizarre et de plus grotesque
que les toilettes de nos insulaires. Les uns n'a¬
vaient sur le corps qu'une veste d'uniforme d'un
soldat anglais; d'autres un pantalon ou une re¬
dingote ; plusieurs ne portaient qu'une chemise;
enfin il s'en trouvait qui poussaient la manie du
vêtement européen jusqu'à s'envelopper d'un
grand manteau de drap, au risque d'étouffer des¬
sous. Notez qu'ils ne portent ni bas ni souliers.
Qu'on juge alors de l'aspect que pouvait offrir
celle réunion d'hommes avec des vestes, des ha¬
bits trop courts ou trop étroits, percés aux cou¬
s'offrait à
nos
mal dissimulé sur nos lèvres.
des, et de vieux manteaux drapés à l'italienne!
L'accoutrement des femmes n'était guère moins
bizarre; elles
très-courtes,
portaient des chemises d'hommes
d'une grande blancheur et
parfaite¬
plissées, qui ne descendaient que jusqu'auquelques-unes étalaient une
large cravate sur leur poitrine, ou bien elles
étaient enveloppées dans des draps de lit comme
dans un manteau. Leur tête, rasée à la mode des
missionnaires, était recouverte d'un petit chapeau
ment
dessus des genoux;
278
LE
PETIT
MATELOT.
d'étoffe
européenne, dont la forme, dénuée de
goût, était entourée de rubans et de fleurs fa¬
briqués à O-Taiti même. Un drap de coton ba¬
riolé était un grand objet de luxe, et
désignait la
richesse de celle qui le portait.
Je ne vous parlerai point du chant des canti¬
ques; il y avait de quoi en devenir sourd; mais
enfin ce charivari était fait dans de
pieuses inten¬
tions. Le service divin
terminé, 'es fidèles s'en
dévotement, le livre sous le bras,
chacun paraissant très-satisfait de son costume.
J'ajouterai ici un exemple qui vous montrera
jusqu'où va la coquetterie des femmes d'O-Taïti.
La famille royale, composée de la reine et de ses
sœurs, vint faire une visite à notre navire. Après
allèrent bien
en
avoir examiné tous les. détails
et témoigné le
objets les plus pré¬
cieux pour elles, elles reçurent en
présent de
l'officier chargé de faire les honneurs du
bord,
une fausse natte de cheveux
très-large qui avait
au moins deux aunes de
long. Ce cadeau excita
leur joie au dernier point : elles se le
partagè¬
rent entre elles, et chacune en orna son
chapeau.
La mode s'en répandii tellement dans l'île
parmi
les dames de haut rang,
que celles qui ne pou¬
désir de
posséder
tous les
vaient s'en procurer tombaient malades de cha¬
grin. On
nous
faisait à
mandes de tresses;
tous moments des de¬
plus la marchandise était
LE PETIT
MATELOT.
279
plus on en voulait avoir; un morceau grand
la main suffisait pour les combler de joie.
maris, harcelés par leurs femmes, arrivaient
rare,
comme
Les
journellement sur notre navire, et nous harce¬
laient à leur tour jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu
un bout de fausse natte. On nous donnait un gros
cochon et huit poules pour une demi-aune de
tresse. Nous fûmes continuellement envahis par
des gens qui venaient nous en demander. Ils s'é¬
tonnaient qu'un navire comme le Griffon n'eût
pas une forte provision de faux cheveux.
Je crois vous avoir dit précédemment que les
sacrifices humains avaient cessé à 0-ïaïii. Il pa¬
raît néanmoins que, dans quelques parties éloi¬
gnées du gouvernement, une partie des habi¬
tants, qui n'a pas abandonné son ancien culte, se
livre encore en secret à ses anciennes supersti¬
tions. Le missionnaire qui nous avait invités à as¬
sister au service divin nous raconta à ce sujet
une
aventure
épouvantable arrivée tout
récem¬
ment.
t
Un voyageur
anglais, nous dit-il, était
de¬
puis quelque temps dans l'archipel; un jour qu'il
se reposait dans un vague recueillement au mi¬
lieu des bois de notre île, il fut réveillé par le
bruit d'une multitude de voix qui s'élevaient à
quelque distance. Une bruyère et un taillis trèsépais l'eœp^eiî.ient de voir ce qui se passait, et
280
LE PETIT MATELOT,
de distinguer si c'était une dispute ou un combat.
Quoiqu'il sût qu'il y avait beaucoup d'inimitié
entre la partie chrétienne de la communauté et
ceux des habitants qui étaient restés fidèles à
leur ancien culte, il
cune
»
n'avait entendu parler d'au¬
hostilité imminente.
Après avoir écouté quelques instants ce bruit
confus, l'Anglais se leva, et, se frayant un passage
à travers la bruyère et le taillis, il reconnut bien¬
tôt la
cause
du désordre. Sur les côtés
d'une vallée étroite étaient
cents
rangés
au
opposés
moins deux
naturels revêtus de leur costume de guerre,
plusieurs d'entre eux parlant et gesticulant avec
fureur. Chaque homme avait son vêlement de
guerre, et son turban orné de plumes qui se ba¬
lançaient aux rayons d'un soleil brillant; leurs
tailles hantes et imposantes formaient un spec¬
tacle majestueux. Derrière la ligne des guerriers
étaient des groupes de femmes, aussi exallées
que les hommes dans leurs démonstrations. L'An¬
glais s'arrêta, frappé d'une pénible surprise. Les
deux armées ennemies n'étaient qu'à quelques
pas l'une de l'autre, et se trouvaient à portée
d'entendre les reproches et les injures que l'on
s'adressait mutuellement. Ils s'animaient de plus
en plus, brandissant leurs lances et
agitant leurs
frondes.
L'Anglais s'approcha environ à quarante pas
LE PETIT MATELOT.
d'un groupe
aperçu, tant
malédictions
281
de guerriers, sans être d'abord
ils étaient occupés à accabler de
une autre troupe qui leur était op¬
posée; et il se dirigea vers ce groupe dès qu'il eut
distingué au centre le chef Tomati dont il était
bien connu, et qui l'avait souvent appelé son meil¬
leur ami, parce
services. Mais à
poussa un
comme un
avait reçu une foule de
peine Tomati l'eut aperçu, qu'il
qu'il
en
cri perçant, et, se précipitant sur lui
furieux, il voulut lepercer de sa lance.
L'Anglais resta
un moment
immobile de stupeur.
s'écria-t-il. Mais, le voyant de
nouveau lever sa lance, il se jeta de côté, et, la
saisissant, il chercha à la lui arracher. Mais le
Taitien étant beaucoup plus fort que l'Européen,
celui-ci aurait promptement succombé dans celte
lutte, si Anato, un des chefs du parti opposé, ne
«
Je suis ton ami,»
fût
accouru
et ne
»
à
son secours avec sa
l'eût promptement
petite troupe,
délivré.
Ce fut là le commencement
de la bataille.
L'Anglais, dans son propre intérêt, se vit forcé
d'y prendre part. Il eut bientôt des armes, car
un grand nombre d'indigènes mordaient successi¬
vement la poussière. C'était une lutte à mort; la
mêlée devint générale ; des cris et des hurle¬
ments déchiraient l'air, et les deux troupes re¬
fluaient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, sui¬
vant la fortune du combat. L'Anglais se relira
282
LE PETIT MATELOT,
aussitôt qu'il put se dégager de la mêlée. Ces
hommes féroces continuèrent de se massacrer
impitoyablement, tandis
geaient
mutilant
et
que
les femmes volti¬
autour des
avec
combattants, criant, hurlant
la plus cruelle férocité les
guer¬
riers blessés et mourants.
>
Le combat avait duré
acharnement
un
et une
plus d'une heure
qui allaient
férocité
avec
tou¬
jours croissant, lorsqu'il parut certain que le
parti qui avait pris l'étranger sous sa protection
aurait le dessous. Ce
parti fut forcé de céder du
terrain, quoiqu'il se battît avec la plus grande
bravoure. L'étranger apprit alors que la guerre
avait commencé
entre les prêtres
indigènes et
missionnaires; et il songeait à pourvoir au
plus tôt à sa sûreté, connaissant à l'avance les
cruautés auxquelles il serait
exposé s'd tombait
entre les mains des
vainqueurs.
Comme il se retirait dans ce dessein, il
s'aper¬
çut que de nouvelles bandes ennemies arrivaient
sur le
champ de bataille, et enveloppaient déjà
tout le corps des chrétiens. II
s'élança dans un
taillis, et peut-être serait-il parvenu à s'y cacher,
les
>
s'il
ne
s'était trahi lui-même
en en sortant
pour
secourir le chef
était
au
cruauté
Analo, qui, couvert de blessures,
pouvoir d'une troupe de femmes sous la
desquelles il ne tarda pas à succomber.
L'Anglais fut aussitôt
saisi à
son tour et
emporté
LE PETIT
avec
des cris de
MATELOT.
triomphe
285
de vengeance. Plus
d'une massue se leva pour lui briser le
crâne,
plus d'une lance fut placée sur sa poitrine; mais
il était réservé
pour des souffrances plus terri¬
bles encore. Les prêtres s'en
emparèrent comme
d'une proie, et il fut destiné à être offert
en sa¬
et
crifice à leur dieu Oro.
»
Le pauvre
voyageur alors aurait
mort comme une
les fautes
et
regardé la
faveur; mais il fallait qu'il expiât
les conversions des
missionnaires,
ses
compatriotes. Fortement lié avec des cordes
d'écorce de coco, et gardé
par plusieurs guer¬
riers, il fut entraîné à
toutes les
dans
travers une contrée
dont
habitations étaient incendiées. C'était
cette
partie de l'Ile
que
les missionnaires
avaient fait le plus de prosélytes. On arriva
coucher du soleil
tional. A.
se
auprès d'un grand temple
au
na¬
cette vue,
terminer
son
l'étranger pensa que là allait
pèlerinage sur la terre. Après
échange de quelques paroles entre les prêtres
et ses gardiens, il fut remis au
pouvoir des pre¬
miers, et les guerriers partirent en hâte
pour de
nouvelles scènes de
carnage. 11 fut transporté
un
dans
un
enclos
ouvert
dans l'intérieur du tem¬
ple, après avoir eu encore à éprouver des traite¬
ments barbares, et fut
lié, garrotté de manière
à lui ôler toute
espérance de fuite. Dans le
de l'enclos était fixé
un
centre
grand poteau auquel il
281
LE
fut attaché
les
tours
PETiT MATELOT,
moyen d'une grande corde dont
nombreux l'enveloppaient entièrement,
au
commençant au cou et se
villes. Ses bras y
sa
terminant
aux
che¬
étaient aussi emprisonnés, et
qu'il en éprouvait une
corde était si serrée,
véritable torture. Ses muscles et
ses
veines étaient
comprimés si fortement, qu'ils semblaient près de
se
rompre.
» Sur ces
les
entrefaites, la nuit était
venue, et
prêtres qui s'agitaient autour du prisonnier
faisaient l'office de vérita¬
à la lueur des torches,
bles démons. Dans
cette
situation, le malheu¬
captif invoquait la mort avec le râle d'un
agonisant. Bientôt, par suite de la pression, ses
membres s'engourdirent; il perdit presque tout
sentiment; il ne sut pas même combien de temps
reux
il demeura dans cet état funeste.
»
Cependant,
par un
violent effort d'imagina¬
tion, il rappela ses sens, et se livra à ses ré¬
flexions. La nuit était d'une beauté ravissante ;
en
levant la tête, il sentait la
fraîcheur de la brise
jouait sur son front; cette fraîcheur le ra¬
contempla le magnifique ciel de cet hé¬
misphère méridional; toutes les constellations
étalaient leurs plus éclatantes beautés. Il éleva
son cœur vers Dieu, et cet
appel au souverain
qui
se
nima. Il
maître de l'univers entier sembla diminuer
souffrances. L'infortuné
ses
prisonnier promena ses
LE
28ÎJ
PETIT MATELOT.
regards amour de lui. La lune se levait à sa gau¬
boisée, et les som¬
mets des arbres les plus élevés des bosquets
environnants se teignaient d'une lumière ar¬
gentée; tout le reste était enseveli dans les té¬
che au-dessus d'une montagne
nèbres.
L'espérance qui avait abandonné l'étranger
son aille; il espéra, môme avec l'intime
conviction que ses souffrances actuelles n'étaient
que le prélude de tourments plus atroces. Puis,
bientôt après, le désespoir revint avec toutes ses
»
revint à
tortui es.
Le
blait des
sons
murmure
même de la brise lui sem¬
terribles et sinistres; tout lui faisait
du prison¬
espèce de
monstre, qui semblait s'élancer de l'obscurité à
quelques pas de lui, fixa son attention. Ne sachant
à quel moment ni sous quelle forme ses bour¬
reaux devaient l'assaillir, il poussa un gémisse¬
ment lamentable en voyant cet objet hideux se
effroi
autour
de lui. Comme les yeux
nier erraient de côté et d'autre, une
dessiner dans l'ombre ; mais chacun
de
ses
traits
devint peu
à peu visible ; enfin il se montra sous
l'aspect d'une tête colossale et d'une conforma¬
tion horrible. L'Anglais, dont l'imagination était
bouleversée par la terreur, l'apostropha avec vé¬
hémence
;
mais le monstre restait immobile.
Alors les efforts
commencèrent
;
désespérés du pauvre captif re¬
une fièvre délirante s'empara de
286
lui
;
LE PETIT MATELOT.
puis il tomba dans
un
profond évanouisse¬
ment.
j
Lorsque l'Anglais recouvra
ses sens,
les doux
rayons du matin commençaient à ranimer tout
autour de lui. La lune était encore
visible au ciel,
les étoiles avaient
disparu, et les oiseaux prélu¬
daient à leurs concerts. Il
regarda avec un nouvel
effroi autour de lui, se
rappelant vaguement les
incidents de la nuit. Il lui tardait de voir arriver
le dénoùment fatal,
quoique cette idée seule le
fit frissonner.
Dans cet
état, il reconnut que l'objet qui
épouvanté était une idole mons¬
trueuse, grossièrement sculptée en bois. Plu¬
sieurs autres, d'une moindre
grandeur, l'entou¬
raient, toutes de formes hideuses et gigantesques,
et faisant d'affreuses
grimaces. Bientôt les prê¬
tres vinrent le détacher. Il
était incapable de
faire le moindre
mouvement; ils furent obligés
de le porter ou
plutôt de le traîner dans l'inté¬
rieur du temple. Là on lui donna de la
nourri¬
ture ; mais,
après avoir mangé quelques bouchées,
il éprouva de mortelles
nausées, et s'étendant sur
la terre, il invoqua la mort. Celte
grâce lui fut
refusée; il était destiné à épuiser, dans toute sa
violence, la cruauté d'une idolâtrie fanatique.
Mais tout à coup des cris d'alarme se
l'ont en¬
»
l'avait tant
tendre
au
loin
; ses
bourreaux
se
précipitent tous
LE PETIT MATELOT.
tumulte
dehors. Resté seul,
287
l'Anglais rap¬
pela tout son courage; il se débarrassa, après
quelques heureux efforts, des liens qui l'arrêtaient
encore, et profitant du moment favorable, il se
traîna péniblement sur le rivage. Là, il entra dans
une pirogue vide, et, à force de rames, il arriva
à Huahim, où sa cruelle aventure excita l'indi¬
gnation des Européens et de la plupart des na¬
en
au
turels chrétiens.
»
288
LE
PETIT
MATELOT.
CHAPITRE XVI.
L'Australie
ou Nouvelle-Hollande
Les Montagnes-Bleues.
Botany-Bay et le port Jackson. — Mœurs des indi¬
gènes. — Constitution de la colonie; résultats lieureux
qu'elle produit. *- Température de Sydney.
—
Mes cliers amis,
tretenir
encore
j'aurais bien du plaisir à m'enlongtemps avec vous. Mais le
tepips presse; le navire qui doit vous porter le
manuscrit que j'ai écrit pour vous et auquel j'ai
consacré de si bon
cœur
les
moments
de repos
manœuvres et les autres
service, n'attend plus qu'un bon
vent pour lever l'ancre et lâcher toutes les voiles.
Croyez-le bien ; ce ne sont pas les sujets qui
me manqueraient pour continuer mes récils : car
j'ai vu encore bien d'autres îles que je ne vous ai
pas nommées, et dont les mœurs et les usages se
rapprochent plus ou moins des pays que je vous
que
m'ont laissés les
parties de
mon
LE
289
PETIT MATELOT.
ai fait connaître. De ce nombre sont l'île
Tonga
Nouvelle-Zélande, qui se com¬
pose de deux îles, presque partout couvertes de
verdure, et où l'on trouve beaucoup de plantes
inconnues en Europe ; la Tasmanie, ou terre de
Van-Diémen; les nouvelles Hébrides, la NouvelleCalédonie, la Nouvelle-Guinée ou terre des Papouas; l'archipel de la Louisiade, celui de la reine
Charlotte ou Santa-Cruz, et plusieurs autres qui
font partie de la Mélanésie.
Actuellement, je me trouve sur le continent de
l'Australie, qu'on appelle aussi Nouvelle-Hol¬
lande, et dont l'intérieur est encore à peu près
ou
des Amis; la
inconnu.
Ce
sera une
tâche difficile à remplir pour les
futurs voyageurs que
d'explorer cette contrée,
que l'on regarde comme l'île la plus vaste qui soit
sur la terre. On assure que la longueur en ligne
droite de l'Australie
ou
Nouvelle-Hollande
est
immense
surface excède celle de l'Europe entière. On n'a
que des détails imparfaits ou superficiels sur les
d'environ neuf cents lieues, et que son
côtes de
ce
pays,
qui offrent tantôt l'image de
la stérilité la
plus complète, tantôt des paysages
assez riants, couverts de verdure et riches de vé¬
gétation.
Les montagnes ont toutes dans ces contrées
une direction générale du nord au midi. La chaîne
13
290
LE PETIT MATELOT,
immense
qui descend depuis le cap le plus sep¬
tentrional, à peu de distance de la côte orien¬
tale,
va
s'unir, par des branches sous-marines, aux
montagnes
de Van-Diémen. Cette chaîne orien¬
tale
s'aperçoit au
rideau bleuâtre, à
fond de l'horizon comme un
quinze ou seize lieues de dis¬
tance : c'est ce qui leur a fait donner le nom de
Montagnes-Bleues. Le sol aride de ces montagnes
repousse toute espèce de végétation ; il se com¬
pose de granit et de grès; inaccessibles à l'homme,
elles ne lui offrent de toutes parts que des ro¬
chers abruptes et d'affreux précipices. Le climat
de l'Australie
est
d'une chaleur excessive; il est
tourmenté par
des orages. Nulle part le
gronde avec plus de fracas. Au mi¬
lieu de ses éclats redoublés, accompagnés d'é¬
clairs effroyables, les nuages s'entr'ouvrent ; des
torrents d'eau et de grêle tombent sur la terre,
arrachent, déracinent les arbres que la foudre
n'a point frappés, emportent en un quart d'heure
l'espoir du cultivateur. J'ai vu moi-même, il y a
peu de jours, des grêlons de six à huit pouces de
longueur, épais de deux travers de doigt; j'ai
vu aussi des ruisseaux qu'on traversait à pied sec,
s'élever en une heure à la hauteur de plusieurs
souvent
tonnerre ne
brasses.
Anglais, possesseurs de Botany-Bay et du
port Jackson, n'ont rien négligé pour naturaliser
Les
LE
dans
ces
291
PETIT MATELOT.
contrées les
animaux de
productions végétales et les
l'Europe, de l'Asie et du Nouveau-
Monde.
Les huttes des
indigènes sont fort petites; ils
leur donnent la forme de
struisent
au
moyen
nos
fours; ils les
con¬
de longues branches flexibles
dont ils enfoncent les deux bouts dans la terre ;
ils recouvrent
ces
branches de feuilles
ou
d'écorce
de
palmier. Chaque hutte ne peut contenir que
ou quatre individus. Ils sont même obligés
de s'y coucher ployés en rond, de manière que
les pieds de l'un touchent à la tête de l'autre.
Elles n'ont qu'une petite ouverture du côté op¬
posé au vent. Comme les naturels mènent une
trois
vie nomade, ils construisent leurs
cases
là où ils
veulent s'établir, et ils les abandonnent
lorsqu'ils
changent de place. On voit presque toujours dans
le voisinage de ces misérables habitations des
trous creusés dans la terre à une assez grande
profondeur; les naturels en retirent un peu d'eau
saumâtre, non en puisant avec des seaux, mais
en l'aspirant au moyen d'un tube qu'ils font avec
la tige du céleri sauvage.
Pour allumer du
ment un
feu, ils font
tourner
rapide¬
bâton dont le bout est émoussé
de bois
sur un
plat, et peu de temps leur suffit
pour produire une étincelle.
La colonie anglaise s'était d'abord établie à
morceau
292
le petit matelot.
Botany-Bay; mais, quand le gouvernement vou¬
lut donner plus d'importance à cet établissement,
il fut transféré au port Jackson, sur la même côte,
mais plus au nord. Le gouverneur,
chargé d'y
conduire les déportés dont l'Angleterre purgeait
son territoire, y débarqua en 1788.
Sept cent
soixante quinze condamnés, parmi lesquels on
comptait dix-huit enfants et cent quatre-vingtdouze femmes, y furent débarqués. Le gouver¬
neur les exhorta, dansAtne courte
harangue, à
changer de conduite et à se rendre dignes, par
leur soumission et par le travail, du sort heureux
dont ils pourraient jouir, lorsqu'ils auraient mis
fin à leur pénible épreuve. Plusieurs déportés,
-
endurcis
crime, tombèrent dans de nouveaux
écarts, et périrent par le supplice; d'autres fu¬
rent
uns
au
relégués dans des îles désertes; quelquess'amendèrent. Ces derniers
dants devinrent à la
et
leurs descen¬
longue des citoyens utiles à
leur nouvelle
patrie.
Le port Jackson passe pour l'un des plus beaux
et des plus sûrs de l'univers. Mille vaisseaux peu¬
vent y mouiller et y manoeuvrer sans obstacle.
La ville de Sydney-Town s'élève au fond de la
baie, au milieu d'un pays dont l'aspect est aussi
varié que pittoresque. Elle paraîtra grande et sur¬
tout populeuse, si l'on considère qu'elle ne date
que
d'un demi-siècle. Elle
a
des
rues
larges et
LE
PETIT
MATELOT.
293
alignées, où l'on voit circuler beaucoup d'é¬
quipages; il y a même, pour ceux "qui n'ont pas
de voiture, des cabriolets et des fiacres.
Les maisons des déportés sont presque toutes
construites de claies et couvertes de planches.
Ces claies sont revêtues dans l'intérieur d'un en¬
duit de piètre, et à l'extérieur d'une couche de
bien
enduit de chaux, qu'on fa¬
mêmes avec les coquillages
que produisent les bords de la mer. Il est rare
de voir deux familles habiter la même maison :
chacune a la sienne. On en voit dans le nombre
qui sont de briques, et qui paraissent aussi bien
construites que celles d'Europe. Beaucoup de
gens en Angleterre sont moins bien logés que
les déportés du port Jackson. Aussi voit-on la
plupart de ces derniers témoigner le désir d'y
rester, lorsque le terme de leur exil est arrivé.
L'air de Sydney, et en général celui de la Nou¬
velle-Galles méridionale, est pur et salubre, mal¬
gré les chaleurs extrêmes de l'été. On peut en
faire aisément la remarque sur la figure des dé¬
portés : ils arrivent presque tous souffrants, épui¬
sés de fatigues, accablés de chagrins; à peine
terre soutenue
par un
brique sur les lieux
quelques mois se
brille
sur
La division de
nous
sont-ils écoulés, que la santé
leurs visages.
l'Océanie dans laquelle nous
trouvons en ce
moment a
été nommée Mé-
294
LE
PETIT
lanésie. Cette contrée
plorée
par
a
MATELOT.
été successivement
ex¬
Bougainville, Cook, Vancouver, d'En-
trecasteaux, La Pérouse, et
tout
les
récemment par
capitaines d'Urville et Lutke ; mais on assure
qu'ils sont loin d'avoir tout découvert dans ces
vastes régions. On ne sait
rien de l'intérieur de
plusieurs îles, et fort peu de chose sur les autres
archipels. Cela vient surtout de la difficulté de
naviguer dans ces parages.
On assure que,
pour faire de nouvelles décou¬
vertes, il faudrait imiter la méthode suivie
par
le capitaine Lutke. Dès son
entrée dans l'archi¬
pel des Carolines, le savant navigateur russe
prit
pour règle invariable de courir bord sur bord
pendant les nuits, sous petites voiles, afin de ne
pas dépasser dans l'obscurité quelque terre in¬
connue, ou
de
ne
pas
tomber
sur
elle. Par
ce
il perdait, il est vrai, dix ou onze heures
par jour; mais cette perte était compensée
par
la sûreté de la navigation, et
par des explorations
d'une plus grande exactitude. Une seule
fois, se
trouvant dans [des parages où, selon toute
appa¬
rence, il n'y avait pas la moindre
place pour la
plus petite île, il s'écarta de cette règle. Le na¬
vire qu'il commandait
ayant continué sa route
moyen,
pendant toute la nuit sous petites voiles, au point
du jour, l'équipage vit devant lui une
grande et
haute terre. Le capitaine russe en
croyait à peine
LE
yeux,
en
cet
qu'on nomme
On nous a
a
reçu
295
MATELOT.
tant une aussi intéressante découverte
endroit lui paraissait impossible. C'était
ses
l'île
PETIT
Pouynipet.
beaucoup entretenus
les noms de
d'une île qui
Papouasie et de Nouvelle-
grande terre qui a quatre
cents lieues de long, et dont la largeur moyenne
est d'environ soixante-dix lieues. Les naturels
de ce pays, appelés Papouas, sont petits, trapus,
vigoureux ; ils ont le nez épaté et souvent pointu,
la bouche grande et des lèvres épaisses, la peau
d'un jaune noirâtre, mais peu foncée, le visage
osseux, les traits anguleux. Ils ont pour coiffure
une espèce de turban, ce qui décèle leur origine
inalaise. Leurs instruments de guerre sont des
arcs, des flèches et des frondes; ils se servent de
Guinée. C'est une
cette
dernière arme avec une
adresse remar¬
boucliers
quable, et portent pour la défensive des
longs et étroits. Ils ont aussi un couperet
d'acier
employé à divers usages domes¬
tiques. Ils ont plusieurs procédés industriels qui
ne sont point indignes d'attention. Us ramollis¬
sent l'argent au feu de forge, et le battent en¬
nommé parang,
forge se compose d'une pierre
d'enclume et d'un soufflet consistant en
suite. Cette
sert
cylindres de gros
ment;
moyen
qui
deux
bambous, disposés verticale¬
dans chaque tuyau au
l'air est refoulé
de deux pistons que
fait mouvoir un
296
LE
PETIT MATELOT,
homme assis sur un tronc d'arbre. Ils
font des
filets de chanvre d'un travail
curieux, destinés à
contenir les
pierres nécessaires
la fronde. Ils
coffrets,
avec art et
On voit aussi chez
terie
qu'ils
Les
ne
dants
cinq
en
paille de bananier.
des ustensiles
Papouas vont presque
en
et
de la po¬
nus;
ils
ont
le corps
se
compose d'anneaux, de pen¬
coquillages, en écailles ou en argent;
chevelure,
touffu,
solidité,
eux
doivent qu'à leur industrie.
tatoué; leurparure
leur
à l'exercice de
fabriquent également divers petits
assez
semblable à
est surmontée d'un
peigne
un
buisson
en bois à
trois,
dents. Ils allument promptement
du feu par le frottement d'un
morceau de bois
ou sept
bambou. Ils ont de longues torches de
résine pour s'éclairer, et,
lorsqu'ils naviguent
dans leurs pirogues, ils ont constamment un
ti¬
son ardent
qui sert pour allumer leurs
sur un
cigarettes
roulées dans des feuilles d'arbre; ils font une
grande consommation de ces cigarettes, car ils
passent toute leur
vent
que
quels ils
journée à fumer. Ils ne boi¬
de l'eau pure à leurs, repas, après les¬
se
cautions que
lavent la bouche
n'ont
pas
les mains :
pré¬
toujours beaucoup de nos
et
Européens.
Les instruments de
le tam-tam,
musique des Papouas
sont
garni à une des extrémités d'une peau
de lézard; une guimbarde faite avec une
lame
LE PETIT MATELOT.
de bambou; une
297
espèce de flûte de Pan; et la
faite avec de gros coquillages
percés à un côté de l'extrémité la plus mince.
Les îles des Papouas offrent aux regards la vé¬
gétation la plus vigoureuse. Partout, depuis la
sommité des montagnes jusqu'au bord de la mer,
dans laquelle des arbres entiers inclinent leurs
rameaux, elles rappellent la majesté et la richesse
des forêts profondes que Michel nous dit souvent
avoir admirées dans plusieurs contrées de l'Amé¬
rique. Sur beaucoup de points, la plage est en
vahie par le règne végétal, et les canots voguent
trompette marine,
souvent au travers
de forêts marines, dont les
grands végétaux croissent au sein des eaux sa¬
lées. Ailleurs, malgré les plus grands efforts, il
est impossible de pénétrer dans ces sombres re¬
traites. Arrêté à chaque pas dans des lianes tor¬
tueuses, embarrassé par les débris des arbres
que le temps a détruits, accablé par la chaleur,
on ne tarde pas à préférer des routes
plus fa¬
ciles et plus sûres; mais on n'en est pas moins
frappé d'une impression profonde à la vue de
cette majestueuse nature.
Les oiseaux qui habitent ce séjour sont en
harmonie, par leurs proportions, avec la gran¬
deur de ce tableau. On y voit des kalaas, de
grosses colombes muscadivores, des pigeons
couronnés, plus grands encore, des perroquet
298
LE PETIT
MATELOT.
verts, de gros martins-chasseurs et plusieurs oi¬
seaux de proie. Les défiants kalaas occupent or¬
dinairement les coins des arbres élevés, des mus¬
cadiers surtout, dont ils recherchent les fruits
qu'ils avalent tout entiers, et qui donnent à leur
un excellent goût. Le kalaas, environné
de fruits, en fait sa nourriture, tandis que si
cet oiseau était né dans les déserts de l'Afrique,
il est présumable qu'il ferait sa pâture des ca¬
chair
davres des animaux,
comme
font les kalaas d'A-
byssinie. Quant
aux tourterelles muscadivores,
elles font entendre de sourds roucoulements, qui
seraient
effrayants pour celui qui n'en connaîtrait
la cause. Les loris rouges et tricolores volent
avec rapidité en
poussant des cris perçants. Une
particularité digne de remarque dans ces ani¬
maux, c'est que les couleurs de leur plumage sont
infiniment plus éclatantes après la mort que lors¬
qu'ils sont vivants. L'existence de ces oiseaux
charmants, que les naturels façonnent à la do¬
mesticité, est tellement liée au sol natal, qu'ils
meurent, malgré tous les soins, dès qu'ils ont
perdu de vue les côtes où ils ont reçu le jour.
Mais le plus beau, le plus extraordinaire des
pas
oiseaux de
de
cette
contrée, c'est le fameux oiseau
paradis ou paradisier.
veilleuse relativement à
leur fut
Voici
ces
histoire
mer¬
oiseaux. Leur
nom
une
donné, dit-on, parce qu'ils allaient tous
.
LE
PETIT MATELOT.
299
mois dans le paradis terrestre, pour
y faire leur nid et y élever leur couvée. Du moins,
les
ans
c'est
ces
quatre
racontent les premiers historiens de
disent encore bien d'autres.
entendre, ces animaux ailés, n'ayant point
ce
que
oiseaux. Ils en
A les
pieds, ne pouvaient descendre
maudite; l'air était leur unique
sur noire terre
élément; sans
cesse ils volaient et ne se nourrissaient que de
rosée. Comme les abeilles, ils formaient plu¬
sieurs essaims gouvernés par un roi, avec cette
différence que le chef, plus petit que les sujets,
n'était pas un roi fainéant, mais le guide et le
gardien de sa famille ; on le reconnaissait à deux
yeux supplémentaires flamboyants au bout de
deux longues plumes de sa queue. C'était lui qui
réglait tous les mouvements d'un voyage; on
s'arrêtait à son signal, on s'alignait pour sa re¬
vue, on se remettait en route quand il avait passé
son inspection. Si l'un d'eux avait le malheur de
s'écarter de la troupe, il ne revoyait plus le pa¬
de
tombait dans les pièges des
Océaniens. Malheur à tous si une flèche venait à
radis terrestre, et
frapper le chef lui-même ! alors la troupe entière,
dispersée, égarée, était tuée par les chasseurs
sauvages, qui vendaient aux marchands euro¬
péens leurs précieuses dépouilles pour une poi¬
gnée de verroterie.
Le
merveilleux de celte
histoire primitive
300
LE
PETIT
MATELOT,
disparut dès que les Européens eurent pu faire
capture de quelques-uns de ces oiseaux mys¬
térieux : ces oiseaux avaient des
pieds; c'était à
n'en pouvoir douter. Les Mélanésiens avouèrent
qu'en effet ils les avaient arrachés jusque-là aux
oiseaux de paradis avant de les vendre. On ouvrit
un
de
ces
oiseaux,
tous les autres
l'on
et
trailles étaient faites
et
oiseaux;
trouva que ses en¬
disposées
comme chez
on reconnut
alors que
les
paradisiers prenaient d'autres aliments que
la rosée, qu'ils étaient même fort
gourmands, et
faisaient leur pâture des épices du
pays, telles
que la muscade et diverses baies ; qu'ils dévo¬
raient même des insectes, notamment de
grands
papillons; enfin qu'ils étaient presque cannibales,
c'est-à-dire des mangeurs de petits oiseaux.
Un prétendu roi des paradisiers
ayant été pris
à
son
tour,
on
découvrit que sa royauté était
usurpée. Ce n'était fpas même un oiseau de pa¬
radis, malgré quelques? traits de ressemblance,
mais l'oiseau appelé manucode,
appartenant à
une
famille très-inférieure. On trouva
cation
ces
plausible à
oiseaux vivant
en
troupes, si l'un d'eux
en
arrière de
se
réunit à celle d'une
avec
elle
dans les
sa
une
expli¬
cette découverte. Parmi tous
bande
et ne la retrouve
reste
plus, il
espèce, voyageant
toute une saison,
jusqu'à ce qu'il arrive
parages ordinairement habités par la
autre
LE
PETIT
sienne. Cet enfant
bitudes à lui; il
étranger parmi
c'est le
se
301
MATELOT.
perdu a naturellement
tient un peu isolé, se
ses
ha¬
sentant
ses nouveaux compagnons, et
mouvement
continuel que
lui cause son
inquiétude qui lui donne l'allure importante d'un
chef ; ainsi le manucode ne fait
que voler devant
les paradisiers, mais il ne les
dirige pas; il vol¬
tige autour d'eux quand il font une halte, mais il
ne les
passe point en revue ; et les deux yeux qui
scintillent sur sa queue, ne sont pas des yeux,
mais bien les extrémités de deux fdets de
plumes
garnies de barbes faisant la boule
roulant
sur
elles-mêmes,
blables à
ceux
et ornées de
de la queue
du
en se
petits miroirs
sem¬
paon.
On dit que la chasse à l'oiseau de
paradis est
une horrible guerre ; à force d'étudier les
moeurs
de
ces
habitants de l'air, on
appris que ces
préférence leur séjour dans les
perchent sur des arbres élevés. Les
a
oiseaux font de
bois, et se
indigènes attachent à
ces arbres des lacets ingé¬
nieusement tressés, ou même des huttes légères
dans lesquelles ils se placent en embuscade
pour
tirer les paradisiers. On leur fait aussi la guerre
par le poison. Comme on a remarqué qu'ils des¬
cendent aa bord de certaines fontaines pour
s'y
désaltérer,
fruits leur
on y
jette des
causent un
coques du Levant; ces
état d'ivresse tel, qu'on
302
LE PETIT
MATELOT,
main. Enfin, on les
facilement pendant les
temps d'orage. Si le ciel annonce une bour¬
rasque, on attend les paradisiers au passage;
peut
alors les prendre à la
capture encore assez
l'ouragan les surprenne avant
qu'ils puissent s'élever au-dessus des nuages pour
se dérober au danger, un fort coup de vent bou¬
leverse leurs plumes, et ils tombent sur la terre
en poussant des cris de détresse.
A peine sont-ils captifs, blessés ou mourants,
que les pauvres oiseaux de paradis voient com¬
mencer leurs tortures. Leur supplice consiste à
être embaumés ou plutôt desséchés encore vi¬
vants; on leur enlève d'abord les entrailles, et on
leur passe dans le corps un fer rouge pour opérer
une sorte de cuisson; puis on extrait les os du
crâne, et l'on tanne, à la vapeur du soufre, la
peau enfilée sur un roseau. Voilà comment l'oi¬
seau de paradis arrive dans notre Europe avec
tout son plumage, pour servir de coiffure de luxe
à nos coquettes, qui, j'aime à croire, frémiraient
si elles connaissaient toutes ces horreurs, et re¬
pousseraient avec indignation une parure obtenue
au prix de tant de cruauté.
C'est uniquement des îles de la Papouasie et
des îles Arrou, que les oiseaux de paradis sont
apportés dans notre hémisphère. Ce fut lors de
la seconde expédition du célèbre Magellan, qu'on
car
s'il arrive que
LE
obtint les
PETIT
premières notions
formation et les
mœurs
303
MATELOT.
de
exactes sur la con¬
oiseau.
cet
Parmi les compagnons
du célèbre navigateur,
Pigafelta, qui
avait partagé tous ses périls ; cet homme était
fait pour courir à la conquête des pays inconnus,
comme autrefois les paladins allaient à la re¬
cherche des aventures; il avait de plus l'amour
de la science, et maniait la plume aussi bien que
l'épée. Dans une relation qu'on a de lui, il avoue
ingénument qu'il a fait quinze mille lieues sur
l'Océan, sans autre ambition que d'en admirer
les merveilles et de pouvoir faire aux autres le
récit de son voyage, autant pour leur amusement
que pour leur instruction. C'est à Pigafetta
qu'on doit la connaissance des détails de la der¬
nière navigation de Magellan, dont la cata¬
strophe fut si malheureuses Ce hardi navigateur
fut tué aux îles Philippines d'un coup de lance,
en combattant
pour un roi du pays avec lequel
il avait fait alliance. Pigafetta eut le bonheur de
était
un
Italien nommé Antonio
survivre à
son
vaillant amiral, dont il devint
l'historien. Au milieu des merveilles
vues,
il s'extasie surtout
à l'oiseau de
sabres.
qui
qu'il avait
se rapporte
paradis ; il raconte comment les in¬
avec ces oiseaux des panaches
casques, ou les suspendaient à leurs
sulaires faisaient
à leurs
sur ce
304
LE PETIT MATELOT.
Je passe
maintenant à la description de ce
qui, aux yeux crédules des Mélané¬
siens, parut longtemps posséder des propriétés
merveilleuses, et qui tenait lieu d'amulette. Dans
le monde entier, nul oiseau ne déploie plus de
magnificence dans la parure, de grâces et d'agi¬
lité dans le vol, que ces admirables paradisiers.
Leur séjour favori semble être les parties des
forêts les plus épaisses et les plus solitaires.
Quand l'air est calme, le ciel pur, ils recherchent
ordinairement le sommet des arbres les plus
élevés. Ils volent avec rapidité, mais toujours
par ondulations, ainsi que font généralement les
oiseaux dont les plumes sont longues et séparées
les unes des autres. La longueur de leur plumage
les oblige constamment à prendre une direction
contraire à celle du vent, de peur que le jeu de
leurs ailes ne soit gêné et difficile, comme cela
bel oiseau,
arriverait si le vent relevait et étalait leurs
plumes.
On
celui
distingue plusieurs espèces de paradisiers;
qui figure en tête de cette nomenclature
le
paradisier grand-émeraude, que les habi¬
tants
des iles Àrrou nomment l'oiseau du soleil.
est
remarquable par deux longs filets
garnis de poils roides, qui
s'élèvent au-dessus de sa queue, et une grande
quantité de longues plumes qui prennent nais-
Il est surtout
cornés et duveteux,
\
LE
PETIT
MATELOT.
505
de
chaque côté entre l'aile et la cuisse, et
qui, se prolongeant bien au delà de la queue vé¬
ritable, se confondent pour ainsi dire avec elle et
sance
lui font
espèce de fausse queue. Ces plumes
en elles-mêmes; elles forment,
par leur réunion, un volume presque sans masse
sont
et
une
très-légères
aérien. La tête
jaune pâle
et
le derrière du
cou sont
d'un
la gorge est d'un vert demeraude
brillant; la poitrine et le ventre sont d'un brunmarron, quelquefois noirs; les ailes, couleur de
;
noisette, tachetées
l'extrémité d'un peu de
pieds et les ongles bruns;
jaune verdâtre ; la tête est fort
petite à proportion du corps; les yeux sont en¬
core
plus petits et placés très-près de l'ouverture
du bec. Dans la saison des
pluies, ces oiseaux
sont sujets à une mue
considérable qui dure plu¬
sieurs mois. Ils se cachent
pendant ce temps-là;
mais, après la ponte, c'est-à-dire au mois
d'août,
leurs plumes reviennent,
et, pendant les mois
suivants, qui sont un temps de chaleur, ils
voya¬
gent par troupes. Leur vol rapide, mais
inégal,
vers
rouge pourpre; les
le bec est d'un
leurs mouvements continuels
permettent ra¬
rement au chasseur de les
atteindre dans les
airs.
et
11 y a
aussi les paradisiers petit émeraude, les
paradisiers rouges, les paradisiers superbes,
qui
sont fort rares, les
paradisiers royaux, qui vivent
306
LE PETIT
MATELOT.
les paradisiers magnifiques, les
paradis à gorge dorée, et les paradi¬
douze filets, qui paraissent former la plus
dans la solitude,
oiseaux de
siers à
de toutes les
rare
Les
espèces.
serpents, les crocodiles à double
arête sont
dans la Papouasie. Le poisson pa¬
raît abonder sur les côtes et dans les rivières, qui
assez communs
fournissent aussi
quelquefois de la poudre d'or.
Enfin, suivant les rapports des voyageurs les plus
dignes de foi, la Papouasie, avec les îles de Maïndanao, Célèbes et Bornéo, paraît être la plus
portion de l'Océanie. Aussi les Hollandais,
qui ont reconnu tous les éléments de prospérité
belle
que
renferme cette
contrée, y ont-ils fondé une
floris¬
ré¬
colonie, qui ne peut manquer de devenir
sante et de propager la civilisation dans cette
gion sauvage.
j'ai déjà nommées au sujet
de l'oiseau de paradis, forment un groupe nom¬
breux. Elles sont environnées d'un récif qui en¬
toure le nord, le sud et toute la partie orientale.
Elles sont fertiles et bien peuplées. Une, entre
autres, assise au centre du groupe, surpasse en
Les îles Arrou, que
l'imagination du poêle peut
plus merveilleux. C'est de là que le pa¬
radisier s'élance comme un ballon, et se sert des
plumes placées au-dessous de ses ailes comme
d'un parachute. On y trouve aussi le lori, dont
beauté tout ce que
créer de
LE
PETIT MATELOT.
307
les teintes rouges, si variées et si
brillantes,
passent les couleurs de la plus belle
sur¬
tulipe, et le
dont le plumage azuré est plus éclatant
que l'azur des cieux. D'autres oiseaux animent
encore les
paysages de ces îles, entre autres le
mdinat-maïnou, au plumage d'un bleu foncé mé¬
tallique, dont la crête, le bec et les pattes res¬
plendissent d'or; le paon, enorgueilli de sa su¬
perbe parure; de petits oiseaux écarlates d'une
admirable beauté, qui se nourrissent
d'épices,
et exhalent dans les airs
leurs parfums aroma¬
tiques.
papoua,
Cette île centrale possède une anse assez com¬
; mais les indigènes, un
peu farouches, ne
mode
permettent guère aux Européens d'y
débarquer,
trafiquent avec la côte occidentale de la Pa¬
pouasie. Ces îles Arrou sont gouvernées
lis
chefs
suite
par
chalots, dont abonde
de
des
indépendants, et pourront devenir par la
une station
importante de pêcheries de ca¬
la
mer
qui baigne les côtes
ce
groupe.
Entre la grande île de la
velle-Guinée
et
le
Papouasie
ou
Nou¬
continent de l'Australie
Nouvelle-Hollande, il
existe
ou
un
passage dange¬
qu'on nomme le détroit de Torrès, et que
plupart des navigateurs n'ont osé franchir. Il a
reux
la
environ trente-quatre lieues de
fait le principal
en
péril, c'est
largeur. Ce qui
que
les
courants
308
LE PETIT MATELOT.
de l'est à l'ouest
toute
paraissent
y
dominer pendant
de récifs
l'année. Une multitude d'ilots et
ajoutent encore à la difficulté de la navigation.
Les plus grands de ces îlots n'ont que trois à
quatre milles d'étendue et sont peu élevés. Ils
sont peuplés de noirs farouches, perfides et bar¬
bares, qui peut-être y seront venus de l'intérieur
de la Papouasie. Ces hommes intraitables et
cruels, armés d'arcs et de flèches, ont assailli à
diverses reprises des navires marchands. Plu¬
sieurs marins de bâtiments anglais qui mouillè¬
rent entre les îles Warmswax et Murray, ayant
pris terre, tombèrent sous leurs coups. Ce dé¬
troit a reçu le nom qu'il porte, parce que l'opi¬
nion la plus générale est que Louis Paz de Torrès
opéra son retour de la mer du Sud dans la Ma¬
laisie par ce périlleux passage.
L'île Murray ou plutôt Mera
est encore peu
quelques documents tout
la bouche même d'un ma¬
rin anglais que j'ai vu au port Jackson, et qui ve¬
nait de faire une tentative dans le passage ou
détroit de Torrès. Je tâcherai de repr oduire ici
Mais je tiens
récents à ce sujets, de
connue.
fidèlement
son
récit.
A l'exirémité orientale
une
immense
courent
se
de
ce
détroit, il existe
quantité de bancs de corail, qui
bancs
de front et tout à coup, ils offrent
de l'ouest à l'est ; et comme ces
terminent
LE
PETIT
509
MATELOT.
du côté de l'orient
l'aspect d'une muraille à fleur
qu'on désigne sous le nom de Barrière. Le
plus grand nombre des bâtiments marchands
préfèrent longer la côte de l'Australie, afin d'é¬
d'eau
viter deux récifs
voisine de
ment
ces
dangereux. L'île de Murray,
est en conséquence rare¬
écueils,
visitée par
les voyageurs.
anglais aperçut d'abord le pre¬
mier récif qu'il laissa à trois milles au
sud; puis,
le jour suivant, la vigie
signala le second, qui est
composé de sept rochers distincts et détachés
Notre officier
les
des autres. Les matelots
prétendirent re¬
connaître dans l'un d'eux un vaisseau
uns
naufragé,
mais rien
ne
peut autoriser celte supposition.
Après avoir dépassé ce second écueil, on aperçut
l'île Murray, puis la Barrière à six à
sept milles
en avant de l'île. Cette
rangée d'écueils, sur les¬
quels se brise une mer immense, se présente
avec un aspect
imposant au marin qu'une forte
brise pousse dans cette direction. Mais notre offi¬
cier ne tarda pas à y reconnaître des
passages
praticables. Choisissant la plus large de
ces ou¬
vertures, il se dirigea vers l'île Murray. Mais
laissons-le raconter lui-même la suite de ses
aventures.
«
et
Nous
demi
jetâmes l'ancre,
au
blonneuse
nord de
l'île,
nous
en vue
couverte de canots.
dit-il, à un mille
d'une grève sa¬
Nous
en
vîmes
310
le petit matelot.
aussitôt lancer six à la mer
rent tourner autour
de
;
et des
indigènes vin¬
nous, en nous montrant
paraissaient avoir fait
préparatifs, car, dans chaque
barque, un homme agitait sans cesse, en signe
d'amitié, un drapeau composé d'algues marines,
attaché à un long bambou.
Ces canots, formés de troncs d'arbres creusés,
étaient longs et étroits, et nageaient facilement;
pour empêcher qu'ils ne fussent renversés par
un coup de vent, on avait attaché par le travers
deux longues perches de bambou placées à six
pieds de distance l'une de l'autre, et, à chacune
des écailles de tortue ; ils
d'avance leurs
t
de leurs extrémités, on fixait d'autres
perches
parallèles au bordage et qui en étaient éloignées
de sept pieds environ. Ce double cadre, flottant
l'eau, retardait la marche de ces
petits bâtiments, mais il leur donnait de l'assiette
et de la solidité ; une claie de bambou et unejnatte
à la surface de
d'herbes étaient étendues
sur ces
cadres,
en
mé¬
nageant un intervalle pour les pagayes le long du
bord. C'est sur ces nattes qu'étaient assis les
principaux jpersonnages et tous
maient
ceux
qui
ne ra¬
point. Les rameurs ou pagayeurs se te¬
naient debout, et n'observaient aucun ordre dans
leurs mouvements ; ils ramaient à volonté et quel¬
quefois tous à la fois du même côté. Les deux
ailes de cette espèce de canot sont fort gênantes
LE
lorsqu'on
PETIT MATELOT.
veut accoster
de mieux à faire alors
de l'arrière, et de
un
est
311
navire ; et ce
d'abaisser la
qu'il
y a
chaloupe
communiquer avec les nouveaux
venus
»
du haut de
Les
cette sorte
indigènes
de tribune.
offrirent des écailles-de
tortue, des coquilles, des arcs et des flèches, de
longues piques
en
nous
bois, de grossiers ornements,
ignames, des bananes, et
des noix de coco, des
une
espèce de patate sucrée. Ils paraissaient
faire cas, avant tout, du fer, ensuite du tabac.
» Les cris de
ces sauvages et ceux de
formaient
ne se
l'équipage
un concert
d'autant
plus bizarre qu'ils
comprenaient ni les uns ni les
les marchés
se
autres, et que
traitaient par
signes. Un peu avant
le coucher du soleil, les
indigènes se retirèrent
en nous faisant entendre
qu'ils reviendraient le
lendemain. Des feux furent entretenus
sur
la
grève.
»
et
Le lendemain
matin, les naturels revinrent
recommencèrent leur
d'échange.
quelques enfants, pour
lesquels ils demandaient de petits miroirs et des
verres de couleur; mais ils ne voulaient rien
donner pour ces bagatelles, qu'ils ne
regardaient
que comme des jouets d'enfant. Us nous parurent
doux et inoffensifs; mais, à cause de leur nudité
et de la présence à bord de la femme d'un de
nos officiers, on ne
permit de monter sur le pont
Ils avaient amené
avec eux
commerce
312
LE PETIT MATELOT.
un seul d'entre eux, que l'on couvrit
habit de matelot dont il paraissait tout fier.
qu'à
d'un
indigènes nous invitèrent à descendre
s'offrirent en otages; mais les insu¬
laires ont une si grande réputation de perfidie,
que personne à bord ne fut tenté de se fier
Les
»
à terre, et
à
L'homme que nous
nommait Secouro, mais ses
eux.
avions habillé se
camarades le dé¬
le litre de Mado, qui signifie
comprendre à cet homme que nous
craignions, en allant à terre, d'être égorgés et
mangés. Mado exprima sa surprise et son hor¬
reur. En montrant l'île Murray, qu'on nomme
Mera dans le pays, il s'écria: Voûta, pouta, Mer a
pouta ! Puis en montrant l'île Darnley et la Nou¬
velle-Guinée, il fit signe que les naturels de ces
îles mangeaient de la chair humaine ; mais il dé¬
signa de nouveau l'île Murray, et s'écria encore :
Pouta, pouta, Mera pouta ! Le mot pouta, dans
l'Australie, signifie bon. Il est donc présumable
que les indigènes, en disant Mera pouta, vou¬
laient nous persuader que leur pays et ses habi¬
signaient
sous
chef. Je fis
tants
étaient bons.
Le
jour suivant, Mado amena avec lui une
jeune femme. Dès que celle-ci eut compris qu'on
lui permettait de venir à bord, elle se jeta à l'eau
»
et
verte,
navire à la nage.
Elle était cou¬
depuis les hanches jusqu'aux genoux, par
aborda
notre
LE
de
515
PETIT MATELOT.
longues herbes attachées à une ceinture de
espèce. On la conduisit dans la chambre,
même
on
lui donna des vêtements de la femme de
notre
officier. Cette cérémonie, qui d'abord pa¬
et
rut
l'embarrasser
ment.
Elle
un
secoua sa
peu,
lui plut ensuite infini¬
timidité,
nous
fit entendre
qu'elle occupait un certain rang, et qu'il fallait
l'appeler Garri. Nous crûmes d'abord que c'était
son nom ; mais nous
comprîmes ensuite que ce
mot signifie femme.
»
Ayant plus de confiance en Garri qu'en Mado,
je lui expliquai par gestes la crainte qui nous em¬
pêchait de descendre à terre. Elle se mit à rire
de bon cœur ; puis, me montrant l'île et me sai¬
sissant le bras, elle fit semblant de mordre et de
déchirer
avec
les dents. En
ce
moment, son mari
Mado, qui la surveillaient de leur canot, l'ap¬
pelèrent avec tous les signes de la fureur, et elle
et
parut alarmée. Je répétai mes gestes en la tirant
à l'écart; mais elle secoua la tête et me
repoussa
d'un air mécontent. Elle devint
inquiète
et em¬
pressée de retourner à son canot; et il fallut y
consentir. Mado répéta fréquemment ses
pre¬
mières
paroles; mais il laissa percer
son
mécon¬
tentement, et ils partirent tous plus tôt que de
coutume.
»
Dans la
soirée, je fis
une reconnaissance des
14
514
LE PETIT MATELOT.
côtes
avec
le maître
d'équipage,
tâmes à cet effet dans
un
cutter
et nous mon¬
Lien armé. Le
capitaine ne nous accompagna pas, et nous dé¬
expressément de descendre à terre. A
notre vue, presque tous les habitants de l'île ac¬
coururent sans armes sur le rivage. Les
jeunes
gens entrèrent dans l'eau pour venir à notre ren¬
fendit
contre ;
mais
ami Mado
nous nous
agitait
en
tînmes à distance. Notre
signe d'invitation
un
bonnet
rouge que nous lui avions donné. Un large canot
vint au-devant de nous, monté seulement par cinq
pagayeurs pour ne pas nous
mîmes d'accoster.
»
ses
effrayer ;
nous per¬
Mado, voyant de loin que nous résistions à
instances, vint nous rejoindre dans un petit
canot
conduit par
le cutter, et
deux
il sauta dans
constituer prison¬
rameurs ;
offrit d'aller
se
nier, ainsi que ses camarades. Nous lui fîmes
que nous étions liés par nos pro¬
à la dame du bord, et il n'insista pas da¬
comprendre
messes
vantage; mais, ayant distingué qu'une poignée
de main était parmi nous un gage d'amitié, il
donna la main à tout l'équipage et retourna dans
son
canot.
Sur le moindre
signe que nous faisions aux
naturels, ils plongeaient et nous rapportaient des
coralines qu'ils troquaient contre une chique de
»
LE
PETIT MATELOT.
tabac. Notre ami Mado vint
prenant un fusil, il nous
son
515
rejoindre, et,
montra l'île, en répétant
nous
éternel refrain.
Enfin, le lendemain, nous nous décidâmes, le
et moi, à descendre à terre, lais¬
sant en otages dans la
chaloupe Mado et un autre
chef. Montés sur deux canots différents, nous dé¬
«■
troisième maître
barquâmes à plus de mille
Chacun de
nous se
pas
l'uu de l'autre.
vit entouré par un groupe
qui voulait l'emmener. La foule se composait de
individus que nous avions vus sur la grève;
tous les
les hommes cette fois étaient armés d'arcs et de
flèches,
ou de longues piques en bois. Un homme
chaque canot resta toujours auprès de nous,
nous tenant d'une main et agitant
l'autre, en fai¬
sant entendre le cri de Mado. Quand nous fûmes
arrivés à une palissade de bambous, derrière la¬
quelle étaient plusieurs huttes, afin que l'équipage
ne nous
perdit pas de vue tous les deux à la fois,
je priai mon compagnon de rester en dehors, et
j'entrai dans l'enceinte, toujours escorté de mon
de
sauvage.
Chaque habitation se compose d'une salle
oblongue, entièrement couverte à l'une de ses
extrémités, et d'une ruche artistement faite et
»
entrée visible. Je reconnus
que cette ruche
était formée de longues perches de
sans
bambou,
316
LE PETIT MATELOT,
en terre, de manière à former un cercle
pieds de diamètre, et réunies ensuite à
leur sommet. Je suppose que l'on pénètre dans
ces ruches en soulevant
quelques-unes des per¬
plantées
de neuf
ches ; elles servent de
magasins et
mettent les
provisions à l'abri du soleil et de la pluie. Les
salles
oblongues sont destinées à la résidence de
la famille ;
elles
ne
contiennent
quelques tas d'herbes sèches
y
aucun
meuble
;
tiennent lieu de
lits.
Un sauvage d'un aspect féroce, armé d'un arc
de flèches, voyant que j'examinais la structure
des ruches, me fit signe de le suivre, et j'y con¬
»
et
sentis, croyant qu'il allait m'en indiquer l'entrée ;
mais dès que nous fûmes derrière la hutte, il s'é¬
lança sur moi, et plongeant sa main dans ma po¬
che, il en retira un foulard. Le jeune indigène
voulut opposer
quelque résistance ; mais le vo¬
parvint à se dégager, et se hâta de préparer
une de ses flèches. J'entraînai mon loyal ami, et
lui fis comprendre que l'objet qu'on venait de me
prendre était de peu de valeur, et que je lui don¬
leur
nerais à lui-même
perdis
un
mouchoir semblable. Je
ne
pas de temps pour repasser la palissade,'
hélâmes la chaloupe; mais comme elle
et nous
était
éloignée, elle ne nous entendit pas, et nos
s'augmentèrent quand nous vîmes les
craintes
317
MATELOT.
LE PETIT
qui nous entouraient devenir de plus en
plus bruyants, nous demander des vêtements, et
sauvages
toucher
nos
avec
avidité
nos
mouchoirs,
nos vestes et
gilets. Nous essayâmes de les calmer en leur
donnant
l'espérance qu'à notre retour à la cha¬
loupe, ils auraient tout ce qu'ils pourraient dési¬
rer. Cependant nos deux gardiens ne nous lâ¬
chaient point, ne cessant de répéter : Voûta,pouta,
Mera pouta ! Lorsque Mado apprit l'atteinte faite
en ma
personne aux lois de l'hospitalité, il parut
désolé et honteux ; il nous serra les mains et se
hâta de retourner au rivage. Anotre retour, le vais¬
leva l'ancre et
quitta les parages de
Tel fut le récit de l'officier anglais. Il
seau
l'île,
i
ajouta
que les insulaires de Murray sont généralement
Sbien faits et de taille athlétique, que leur peau
est
noire et luisante
comme
celle des noirs Afri¬
cains, qu'ils vivent de végétaux, noix de coco,
ignames, figues d'Adam, bananes et patates su¬
crées ; mais qu'il fut impossible de découvrir s'ils
avaient la moindre idée de la Divinité.
Adieu, mes chers amis, je sens que
serais facilement aller à m'oublier en
vant,
de
Adieu ! Je
ne
sais
quand il
je
me
vous
me sera
lais¬
écri¬
permis
presser contre mon cœur; en attendant
cet heureux moment, que j'appelle de tous mes
vous
vœux,
je serai heureux
que ces
cahiers
vous par-
318
LE PETIT MATELOT.
Tiennent
et vous
de penser
me
qui
à
prouvent que je n'ai pas cessé
vous, et que
considérer
comme
j'aimerai toujours à
votre
fils,
comme
celui
doit non-seulement la vie que vous lui
avez conservée, mais encore
l'exemple des vertus
qui seules peuvent assurer le bonheur de l'homme
sur
vous
la terre.
319
LE PETIT MATELOT.
aOVOUlISXOV.
s'étaient écoulés depuis
Françoise et Simon avaient reçu la caisse
Environ quinze mois
que
contenant
le manuscrit de leur fds
adoptif, lors¬
qu'un beau jour (c'est le mot propre), deux
l'un jeune, l'autre vieux, parurent à
quelque distance de la cabane de ces bonnes gens.
voyageurs,
D'abord le chien du logis courut
au-devant des
étrangers, en faisant entendre d'énergiques
aboiements ; mais presque aussitôt le vigilant ani¬
mal, cessant ses démonstrations de défiance, se
roulait aux pieds du jeune homme, et l'accablait
deux
de caresses, comme si
c'eût été
une
vieille
con¬
naissance.
t
Françoise, cria Simon, connais-tu ces deux
s'ils viennent me de¬
beaux messieurs? Ma foi,
mander du
trop
—
çoise
poisson
pour
aujourd'hui, ils viennent
tard.
Eh ! il
en
s'agit bien de poisson, répliqua Fran¬
se hâtant d'aller au-devant des voya-
320
LE PETIT
MATELOT.
geurs; est-ce que tu as la berlue ce matin? Re¬
garde donc bien : ton cœur ne te dit-il pas...?
C'est, ma foi, vrai, interrompit Simon. Je
restais là, bouche béante, comme une huître de
—
Cancale... Ce pauvre garçon!... c'est bien lui...
c'est qu'il est un homme à
présent. »
Et
pendant ce petit colloque, le brave pêcheur
excellente femme pressaient leur fds Pierre
et son
dans leurs bras, et lui adressaient leurs félicita¬
tions
sur son retour
inespéré. Pierre, de son côté,
les comblait de marques
d'affection
et de
recon¬
naissance.
Ah çà ! dit Simon, après ce
premier moment
d'effusion, j'espère que tu as mis en panne1 pour
quelque temps, et que tu vas passer deux ou trois
«
mois
avec nous.
Impossible, père Simon, répondit Pierre;
ou quatre
jours, et puis il me
faudra gagner le large : le service le veut ainsi.
—
seulement trois
Pour voyager sur mer et au loin, comme
pour
travailler en général, il faut profiter des années
de la
jeunesse : c'est le moyen de se ménager du
plus tard.
Déjà parler de repartir ! disait la vieille
Françoise la larme à l'œil; il est à peine arrivé.
repos pour
—
—
1
En
Bravo ! s'écria Simon ; il ne faut
pas
langage de marine, mettre
les voiles de manière à demeurer
en panne,
en
place.
lui en
c'est disposer
■
521
LE PETIT MATELOT.
vouloir
c'est
:
comme
ça que
doit être
un
vrai
marin; c'est comme ça que jetais dans
Mais
en
attendant,
mon
mon temps.
ami Pierre, j'espère bien
que tu n'auras pas ici d'autre auberge que notre
maison. Tiens, voilà ton lit; personne ne l'a oc¬
cupé depuis ton départ; il vaudra toujours bien
un hamac. Et monsieur,
qui t'accompagne, sera
aussi des nôtres? C'est de bien bon cœur que je
vais vous aller pêcher quelques beaux poissons.
Justement le vent
est
bon. C'est
camarades de bord,
à Pierre.
tes
—
sans
ajouta-t-il
en
doute
un
de
parlant bas
C'est bien mieux que cela, répondit
: ce vieillard est mon
père.
le jeune
homme
—
Son
père ! mille bombes ! s'écria le yieux
Simon. Cela n'est pas possible.
Son
père ! Jésus ! Maria ! disait la bonne
Françoise, les deux mains jointes. C'est bien ex¬
traordinaire ; mais Dieu peut tout ce qu'il veut. »
—
Cette circonstance demandait
quelques expli¬
cations. Pierre, de qui d'ailleurs les traits offraient
la ressemblance parfaite de ceux du vieillard,
s'empressa d'éclaircir ce mystère.
Oui,
bons amis, le Ciel peut tout. Assu¬
doigt de Dieu s'est manifesté visible¬
ment dans la rencontre que j'ai faite d'un
père,
qui me croyait mort, et qui m'était absolument
inconnu. N'est-ce pas Dieu qui m'a inspiré le goût
t
rément le
mes
322
LE PETIT MATELOT.
de la vie maritime, pour me
conduire dans les
qui je dois le jour? N'est-ce pas
lui aussi, pieuse et bonne Françoise, qui vous
conseilla, au moment de mon départ, de me mettre
au doigt cette bague
que voici, cette bague dans
le chaton de laquelle sont enchâssés en croix uns
opale et un rubis? bague qui me sera toujours
chère, puisqu'elle me vient de ma mère, et que
c'est elle à qui je dois d'avoir été reconnu
par
mon père ! Ah! mille
grâces soient rendues à Dieu
pour tout ce qui m'est arrivé ! Il m'a ouvert une
carrière que je puis parcourir avec honneur; il
m'a donné d'être bon sujet, actif et laborieux.
Avec son aide et ces bonnes qualités, on
peut faire
son chemin. Me voilà maître
d'équipage d'un na¬
vire ; d'ici à huit jours, je prendrai ma volée vers
l'Amérique du Nord. Mais, en ce moment, il ne
doit point être encore question du
départ; ne
songeons qu'au bonheur de nous revoir et de res¬
ter quelques heures ensemble.
Bien parlé ! dit Simon en versant une rasade
de cidre aux deux voyageurs. Gloire à Dieu ! et
bras de celui à
—
vive la
mer
!
»
TABLE.
Introduction.
Chapitré premier.
Page '
Départ du navire le Griffon
pour l'Océanie.— Pêche du requin; détails curieux
sur ce terrible
poisson.— Passage de la Ligne; bap¬
tême du Tropique; cérémonies bouffonnes à
bord;
origine présumée de cet antique usage. — Océanie;
histoire de
Chap.
sa
—
découverte.
—
lie de Java.
Description de l'île de Java; sa vigoureuse
végétation; fougères hautes de quatre-vingts pieds.—
Moeurs des habitants indigènes. — Combats de
coqs,
ii.
—
de taureaux
et du buffle.
et autres
—
animaux.
Combat du tigre
Criminels forcés de combattre des
—
tigres ; anecdote. — Danse chez les Javanais. — La
vallée de la Mort. — Batavia; détails sur divers usa¬
des habitants de cette ville. — Manie furieuse.
Superstition à l'égard des crocodiles. — Condi¬
ges
—
tion des esclaves.
Chap.
—
Coutume horrible.
Des Chinois de l'île de Java ; comment ils
conservent un cadavre daDS son état naturel.— L'île
m.
—
de Bali ; veuves brûlées sur le bûcher de leurs ma¬
ris. — Cérémonies funèbres. — Archipel des Molu-
ques.
—
L'île d'Amboine.
—
Superstitions des habi-
324
TABLE.
l'Ile de Timor.
tants de
baï.
Descente dans celle d'Om-
59
Anthropophagie.
Histoire du
navigateur Bligh. — Révolte
l'équipage du navire le Bounty, qu'il comman¬
Chap.
de
—
—
iv.
—
Son délaissement sur une petite chaloupe.
périls et ses privations. — Merveilleuse tra¬
versée qu'il exécute en quarante et un jours.
Chap. v.
L'île Célèbes; détails géographiques. —
Richesse et variété des productions du sol. —
Voupas, réputé injustement l'arhre de la mort. —
Singes blancs. — Dragons volants. — Pythons-tigres.
Oiseaux merveilleux.
Spectacle de la mer. —
Mœurs, usages, coutumes de l'île Célèbes.
dait.
—
—
Ses
77
—
—
Chap.
—
vi.
L'île de Bornéo ;
—
89
dangers auxquels sont
exposés les navigateurs dans ces parages. — Singes
comment on leur fait la guerre. — Ce que c'est
que l'animal appelé habiroussa. — Chasse du rhi¬
nocéros et de l'éléphant. — Richesses de l'île de
Bornéo, qu'on nomme aussi Mégalonésie. — Méthode
verts ;
pour trouver
Venise.
le diamant.
—
Ville de Yarouni, petite
Usages et coutumes de ses habitants.
—
—
Diverses tribus sauvages.
104
pirates malais ; notre matelot tombe
en leurs mains ; son évasion ; comment il retrouve
le navire le Griffon. — Manille. — Hommes qui
couvent des œufs.— Grotte de San-Ma,tteo.— Détails
sur les lies Philippines. — Animaux curieux. — Fo¬
rêt vierge.
118
Chap.
vii.
—
Chap. viii.
Les
—
Monument élevé à la mémoire de
Pérouse et de
tures
de
ce
toire des
Chap.
La
compagnons d'infortune. — Aven¬
malheureux et illustre navigateur.—His¬
ses
naufragés de l'Ile Peel.
—
Aspect général de la Polynésie.
142
Archi¬
pel de Nouka-Hiva. — Habitation des Indiens. — Fê¬
tes et danses; autres divertissements. —Parures des
Nouka-Hiviens; costumes et armes des guerriers;
ix.
—
525
TABLE.
qu'on appelle le tabou dans ces îles. — Moraïs ou
Anthropophages.
158
Chap. x.
Archipel d'Hawaï ou Haouai. — Première
rencontre du navire le Griffon dans ces parages;
périls auxquels il est exposé. — Cascades d'HamaKoua.
Le Néron indien. — Lieu de refuge dans la
ce
cimetières.
—
—
—
vallée de YYaï-Pio.
qu'ils présentent.
tieuse.
—
volcans.
Épisode
—
—
Volcans
en
activité ; aspect
Acte d'une atrocité supersti¬
de la déesse Pélé, qui préside aux
—
Touchante histoire du rocher de Kavero-
181
Hea.
Usages, moeurs, coutumes le plus en vi¬
gueur dans l'archipel d'Hawaï. — Honneurs funè¬
bres et regrets universels que les Hawaïens accor¬
Chap.
xi.
—
dent à la mémoire de leur roi Tamea-Mea.
—
Jeux
favoris des
indigènes. — La course et la natation. —
La lutte et le pugilat. — Représentations dramati¬
ques. — Jeux militaires.
199
Chap. xii. — Histoire du capitaine Cook ; ses expédi¬
tions.
11 est regardé comme un dieu par les na¬
turels des îles d'Hawaï.
Causes de sa catastrophe
tragique. — Ses restes reçoivent les honneurs di¬
vins.
Acte d'une vengeance atroce. — Eloge de
Tamea-Mea, souverain d'Hawaï.
220
—
—
—
Chap.
xiii.
—
Les îles Péliou.
—
Caractère d'.Abba-
Thoulé, souverain dans cette contrée.
—
Il consent
passage en Europe de son jeune et aimable fils
avec le capitaine Wilson. — Scènes touchantes. —
au
Détails attachants
Il meurt de la
rieux et
C
sur
le jeune
petite vérole.
plaisant.
hap. xiv.
—
prince Li-Bou. —
Combat maritime sé¬
237
—Les îles Ualan—L'ile Elisabeth.— Nau¬
frage d'un navire causé par une baleine. — Anthro¬
pophagie excitée par la faim. — L'île Pitcairn. —
Histoire des révoltés du liounty et de la colonie
qu'ils avaient fondée.
246
Chap. xv.
Aspect général de l'île d'O-Taïti. — L'ar—
326
TABLE.
bre à
pain.
—
Le cocotier et le banan ier.
lée de Matawaï.
—
—
La val¬
Résidence des rois de l'île.
—
Le
belvédère du roi Pomarc II. —Luttes, danses et mu¬
sique. — Costumes actuels des naturels d'O-Taïti ;
singulière coquetterie.
arrivée à
Ciiap.
xvi.
un
—
voyageur.
L'Australie
Montagnes-Bleues.
son.
—
Mœurs des
—
Aventure
épouvantable
265
ou
Nouvelle-Hollande.
Les
Botany-Bay et le port Jack¬
indigènes. — Constitution de la
—
colonie; résultats heureux qu'elle produit.
pérature de Sydney.
Conclusion.
—
—
Tem¬
288
319
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