Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 200
- Titre
- Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 200
- Description
-
Articles
Pierre Lagayette - L'agression Pomare et l'usurpation du pouvoir 3
Robert Langdon - Les Indigènes de caractéristiques européennes à Raroia et dans d'autres îles de Polynésie 15
François Ravault - A propos des baux ruraux 23
Jules Millaud - Les chapeaux 33
Comptes-rendus
Les horizons lointains, Philippe Viel 39 - Date
- 1977
- Date de numérisation : 2017
- Format
- 1 volume au format PDF (44 vues)
- Identifiant
- PFP 3 (Fonds polynésien)
- Langue
- fre
- Editeur
- Société des Études Océaniennes (SEO)
- Relation
- http://www.sudoc.fr/039537501
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- Source
- Société des Études Océaniennes (SEO)
- Type
- Imprimé
- extracted text
-
OCEKNIENNES
4
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N200
TOME XVI - N°1/SEPTEMBRE 1977
Société des études océaniennes
Ancien musée de Papeete, Rue Lagarde, Papeete, Tahiti.
Polynésie Française.
B. P. 110
-
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BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES OCÉANIENNES
(Polynésie Orientale)
Tome XVII
—
N° 1
n° 200 — Septembre
1977
SOMMAIRE
ARTICLES
Pierre LAGAYETTE.— L'agression Pomare & l'usurpation
du pouvoir
3
Robert LANGDON.— Les Indigènes de caractéristiques eu¬
ropéennes à Raroia & dans d'autres îles de Polynésie.
15
François RaVAULT.— A propos des baux ruraux
23
Jules MlLLAUD.— Les chapeaux
33
COMPTES RENDUS
Les horizons lointains.—
Philippe VlEL
Société des Études Océaniennes
39
Société des Études Océaniennes
■
L'AGRESSION POMARE
L'agression Pomare
et l'usurpation du pouvoir
D'une thèse remarquable, soutenue par M. Pierre Lagayette
"Henry Adams & les mers du sud" — "The Memoirs of Arii
Taimai", nous avons extrait ces quelques pages.
La Société des Océanistes-Paris, a publié en français
"Mémoires d'Ari'i Ta'imai," & les "Lettres des Mers du Sud" de
Henri Adams.
On ne peut dissocier le nom de "Pomare" de l'histoire de Tahiti,
pas plus qu'on ne peut en dissocier l'ingérence des deux nations
antagonistes, mues par la soif des empires lointains, l'Angleterre
et la France. Ce qui fait le caractère historique des Memoirs of Arii
Taimai, semble-t-il, c'est le récit des fortunes de la dynastie
Pomare et l'infortune du clan Teva. La critique de l'intervention
étrangère n'était qu'une tendance de l'ouvrage ; l'interprétation
de la montée au pouvoir des Pomare en est la thèse principale.
L'agression étrangère n'était préjudiciable à Tahiti que dans la
mesure où elle entraînait un renversement des valeurs politiques
ou un irrespect des traditions sociales et militaires des
Indigènes.
La véritable raison d'être des Memoirs n'est pas un rejet
inconditionnel de l'influence étrangère, qui eût nui aux intérêts
immédiats des Salmon. Elle est dans la nécessité de rétablir aux
yeux de tous, contemporains et générations futures, la suprématie
légitime des Teva, en prouvant qu'eux seuls représentaient le
pouvoir absolu à Tahiti. L'entreprise était pathétique, puisqu'à
travers les Memoirs les chefs de Papara revivaient l'histoire de
leur décadence.
Les Memoirs of Arii Taimai s'ouvrent, nous l'avons signalé, sur
des récits traditionnels dans lesquels n'apparaissent pas encore
les Pomare puisque, comme l'écrit LaFarge, les Pomare "date only
from the time of Cook." Les cinq premiers chapitres sont ainsi
consacrés à l'histoire légendaire des Teva, telle que la tradition la
transmet, Wallis et les Anglais n'apparaissent qu'au chapitre VI.
Néanmoins, Adams mène à son terme le récit du "rahui" de Purea
et l'anéantissement de Papara en décembre 1768, avant de mettre
en scène Tu, le premier des Pomare. Le clan des Teva nous est
présenté comme une union familiale solide dont la puissance
Société des Études Océaniennes
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PIERRE LAGAYETTE
totale était redoutable,même si aucun des membres de cette union
n'exerçait le pouvoir suprême à Tahiti. Adams montre en effet que
d'autres districts de l'île, comme Punaauia ou Tautira,
possédaient un potentiel militaire considérable et savaient
équilibrer la puissance Teva dont l'atout principal était la
cohésion familiale :
"Thus the Tevas were not only strong in themselves and
their connections, but also in the weakness of their rivals.
The Papara head-chief was never head-chief of the whole
island... but the Tevas when united were always more than
a match for the rest of the island."m
Cela n'empêcha pas les Teva, réunis autour du grand chef de
Papara Teuraiterai, de subir la loi de Tavi Hauroa, grand chef de
Tautira, puis, près d'un siècle plus tard, d'être anéantis par les
armées venues de Teahupoo, Pare-Arue et Paea. Adams paraît
minimiser l'importance de ces désastres en insistant sur le rôle
enviable joué par les grandes égéries tahitiennes que furent
Taurua et Purea. Il attribue un relief tout particulier aux
démonstrations orgueilleuses de Purea, alors cheffesse de Papara,
qui avait entrepris de porter son rejeton Teriirere au faîte du
pouvoir traditionnel dans l'île. A cet effet elle avait décrété un
"rahui" général et décidé la construction du monumental marae
de Mahaiatea où Teriirere porterait enfin le "maro-ura", ceinture
de plumes rouges qui symbolisait le pouvoir absolu. Contre cette
volonté de puissance les autres districts de Tahiti se liguèrent,
sous
l'impulsion de parents de Purea eux-mêmes, et ce fut
l'anéantissement du vieux rêve Teva de suprématie politique à
Tahiti.
Face aux Teva et au chef de Papara se présentait une armée
dont l'un des éléments actifs se nommait Tutaha ou Teu, grand
chef de Pare-Arue ; sa descendance allait marquer l'histoire
tahitienne de façon indélébile. A la suite de la victoire commune
sur les armées de Papara, Tutaha, à l'instar de Purea, insiste
pour
que son fils Tu Vairaatoa (l'"Oto'o" de Cook) fût reconnu comme
chef suprême et revêtu du "maro-ura" qui avait échappé à
Teriirere. Adams poursuit :
While the Taiarapu people carried off the heads and the
property of the victims, Tutaha and the northwestern
districts carried away the symbol of supremacy, the
standard and feathered girdle, from the Marae of Tooarai
and Mahaiatea (à Papara), and placed it in the Marae of
Maraetaata, in the district of Paea... Amo and Purea were
forced to make what terms they could with Tutaha, and to
recognize Otoo as having a right to the dignity of the MaroUra at Maraetaata. Papara lost her political supremacy. (2)
(1) C'est ainsi que les Tevas n'étaient pas seulement puissants par eux-mêmes et par leurs
relations, mais aussi par la faiblesse de leurs rivaux. Le grand chef de Papara ne fut jamais le
grand chef de l'île toute entière... mais lorsqu'ils étaient unis, les Tevas dominaient toujours le
reste de l'île.
é des E
L'AGRESSION POMARE
Cela ne signifiait pas pour autant que Tutaha et Otoo avaient
conquis le pouvoir absolu, loin de là. Ils ne représentaient qu'une
des chefferies engagées dans cette guerre et les autres chefs de
district refusèrent de reconnaître la supériorité d'Otoo. Ce que les
Pomare n'avaient pu imposer par la reconnaissance du sang, ils
allaient tenter de l'imposer par la reconnaissance des armes
européennes.
LES ORIGINES DES POMARE
L'aversion des Teva pour la dynastie Pomare était presque
raciale ; elle se résumait au problème de la pureté de la souche
tahitienne. Tutaha était en effet le fils de Taaroa Manahune, chef
de Pare, dont l'ascendance allait se perdre dans l'archipel des
Tuamotus, plus péjorativement les Paumotus, très exactement
sur l'îlot de Fakarava.
"Ail Tahitians," explique Adams,
"regarded the Paumotus as savage and socially inferior." La
généralisation est hâtive ; il serait plus exact de dire que telle était
l'opinion des Teva. Marau, de sa manière imagée, désigne ces
Pomare comme "la graine flottante qui prit racine à Pare,"
faisant ainsi allusion à l'installation du premier Tu, arrièregrand-père de Tutaha, dans le district de Pare où il s'était échoué
après un épuisant voyage en trimaran. Le chef de Pare, Manahiti,
l'accueillit comme son hôte, introduisant, en quelque sorte, le loup
dans la bergerie :
Tu made himself so agreeable, or so useful to his host, that
Manahiti adopted him as "hoa", or brother, with the formal
ceremonies attached to this custom, which consist in a
grand feast, and union of all the families, and offering of all
the rights and honors which belong to the host. Tu accepted
them, and at the death of Manahiti he became heir and
successor in the chief's line. He gave up all idea of returning
to the Paumotus, and devoted his energy to extending his
connections in Tahiti. (3)
Ainsi Tu apparaît-il dès l'abord comme un parasite, mais aussi
comme un esprit profondément
pratique, puisqu'après avoir
profité des avantages de l'adoption, il entreprit de créer des liens
de consanguinité dans l'île ; et on connaît leur importance sociale
(2) Alors que les gens de Taiarapu emportaient les têtes des victimes ainsi que leurs biens,
Tutaha et les districts du Nord-Ouest emportaient le symbole de la suprématie, la ceinture de
plumes emblème, l'enlevant des Marae de Tooarai et de Mahiatea pour le placer sûr le Marae
de Maraetaata, dans le district de Paea... Amo et Pura furent obligés de négocier tant bien que
mal avec Tutaha et de reconnaître à Otoo le droit à la dignité du Maro-Ura à Maraetaata.
Papara perdit sa suprématie politique.
(3) Tu se rendit si agréable et utile à son hôte, que Manahiti l'adopta comme "hoa" ou frère,
le cérémonial officiel habituel à cette coutume, qui consistait en une grande fête
réunissant toutes les familles, et l'offrande de tous les droits et honneurs appartenant à l'hôte.
Tu les accepta, et à la mort de Manahiti, devint le successeur et l'héritier dans la lignée de ce
chef. Il abandonna toute idée de retour aux Tuamotus et consacra ses efforts à étendre, le
champ de ses relations à Tahiti.
avec
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PIERRE LAGAYETTE
leur caractère sacré en Polynésie. Il serait pourtant faux de
croire que la polémique sur l'usurpation, entretenues par les Teva,
et
est alimentée, à l'origine, par cette adoption de Tu à Pare. Les rites
d'amitié et d'adoption avaient, dans ces régions, valeur de liens
matrimoniaux. Neil Gunson écrit à ce propos :
Friendship contract rites solemnised by two chiefs at the
had similar political implications to marriage rites.
It is probable that political powers acquired by this adoptive
relationship were virtually regency rights... These
friendship rites inaugurated political alliances for life... A
high ranking Tahitian chief could thus consolidate his
hereditary position by means of important marriage and
friendship alliances, (p
L'adoption de Tu était apparemment fortuite et ses
conséquences ne prouvent pas grand'chose sinon que l'individu
était un génial opportuniste. Seule demeure donc valide
l'accusation d'infériorité de rang social que les Teva n'ont pas
manqué de jeter à la face des "usurpateurs." D'après les Memoirs
la famille Pomare avait honte de ses origines qu'elle cherchait à
dissimuler par tous les moyens ; les arguments en faveur de cette
interprétation ne sont guère convaincants mais l'on n'a aucune
autre alternative que de croire Arii Taimai sur parole :
"I can say with certainty only that the Pomares were
always ashamed of their Paumotu descent, which they
considered a flaw in their heraldry and which was a
reproach to them in the eyes of Tahitians... The Pomares
religiously tried to hide the connection in every possible
way, and very few Tahitians would have dared to make
even an allusion to the subject in their presence, for it might
have been taken as an insult and perhaps cost the jester his
life." (2)
Bien des historiens, bien des ethnologues ont suivi aveuglément
Adams et Arii Taimai, jusqu'au jour où, le doute scientifique
aidant, l'on s'est penché sur les collections inédites de généalogies
polynésiennes conservées au Bishop Museum d'Honolulu et sur
les documents récemment tirés de l'anonymat dont Adams
n'avait pu prendre connaissance. Les origines des Pomare ont
alors pris une coloration différente et ce, sous l'impulsion de deux
très éminents chercheurs, Niel Gunson et Colin Newbury pour qui
marae
(1) Les rites des pactes d'amitié solennisés au Marae par 2 chefs avaient les mêmes
implications politiques que les rites de mariage. Il est probable que les pouvoirs politiques
acquis par cette parenté adoptive correspondaient virtuellement à des droits de régence... Ces
rites d'amitié étaient le point de départ d'alliances politiques pour toute la vie... Un chef
tahitien de haut rang pouvait ainsi consolider sa situation héréditaire au moyen d'alliances
importantes de mariage et d'amitié.
(2) Tout ce que je puis dire avec certitude, c'est que les Pomare furent toujours honteux de
leur ascendance Paumotu, la considérant comme une tache sur leur blason et un reproche
possible aux yeux des Tahitiens... Les Pomare s'efforçaient religieusement de cacher cette
parenté par tous les moyens possibles, et fort peu de Tahitiens auraient osé y faire allusion en
leur présence, car celà aurait pu être interprété comme une insulte et coûter la vie au plaisantin.
Jcef
L'AGRESSION POMARE
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le respect des Memoirs n'a d'égal que le désir d'en dépasser les
conclusions.
Il n'est pas injustifié de remettre en question les thèses
défendues par Arii Taimai car, nous l'avons vu, elles exprimaient
des préventions familiales et pouvaient entraver la recherche
d'une vérité objective. Les spécialistes ont donc tenté d'expliquer
l'ascension de la lignée Pomare sans faire appel aux notions
européennes de l'autorité. La question posée devenait : la position
politique occupée par Pomare au tournant du XVIIIè siècle est-elle
le résultat d'une association armée entre un chef de district et des
ou la concrétisation d'un rang social légitimement
acquis selon les normes polynésiennes traditionnelles ? Certains
ont choisi la première interprétation, qui flatte les chefs de Papara
en faisant de Tu le plus faible des arii de l'île et la créature des
Anglais. Mais pour juger équitablement il convient de bien saisir
la différence entre les notions de "rang", attribut héréditaire et
source de respect social, et de "pouvoir politique", habituellement
conquis par les armes, par rayonnement personnel, ou par union
étrangers,
entre différents districts.
Par l'intermédiaire des généalogies jalousement préservées, les
familles d'Arii entendaient prouver leur ascendance divine et
conserver à la lignée sa situation sociale à chaque
génération.
Cette suprématie des origines et du sang était réservée à un
nombre restreint de lignages tahitiens, et C. Newbury affirme :
It could be argued that in an island community of perhaps
twenty localized clans there was little chance of any arii
becoming primus inter pares simply by birth. (i)
Ceci expliquerait aisément l'échec de Purea et de Teriirere qui
comptaient imposer aux autres Arii un pouvoir exclusivement
fondé sur leur haute naissance. Si les titres héréditaires n'étaient
pas une condition suffisante pour revendiquer la suprématie à
Tahiti, en revanche ils s'avéraient nécessaires pour quiconque
tenterait de conquérir le pouvoir. D'où un certain nombre
d'intrigues et de manipulations généalogiques dont nous avons
fait état précédemment et qui avaient pour but de légitimer des
unions ou des conquêtes effectuées au mépris des lois de
l'ascendance. Ceci d'ailleurs s'explique par l'apparition tardive
des "Arii" dans la préhistoire tahitienne ; ils émergèrent au milieu
de petits groupes guerriers soucieux d'attribuer un caractère divin
et sacré aux succès des armes qui leur donnaient une prééminence
fragile et aléatoire. Il ne faut donc pas trop en vouloir aux Anglais
d'avoir identifié le pouvoir de l'Arii à la monarchie de droit divin.
La conséquence principale de cet état de choses est l'importance
primordiale des "marae" dont le rôle était de sacraliser la
puissance d'un Arii. Plus le marae était ancien, plus le rang social
(1) On peut considérer que dans une communauté insulaire comportant environ une
vingtaine de clans reconnus, il y avait peu de chances pour qu'un arii quelconque devienne
primus inter pares du seul fait de sa naissance.
Société des Études Océaniennes
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PIERRE I^AGAYETTE
du lignage était élevé, et son pouvoir indiscuté. Le "marae
fondamental," le plus ancien, était celui de Taputapuatea (Opoa),
à Raiatea, consacré au dieu Oro. Et il apparaît que le culte d'Oro se
propagea rapidement dans toutes les îles de la Société au cours du
XVIIIè siècle. Parmi les Arii tahitiens qui se trouvèrent placés
dans l'"imperium" spirituel d'Oro, il y avait les chefs de PareArue, qui bénéficièrent ainsi des avantages puissants que
procurait, socialement, la protection d'Oro. Certes les chefs de
Papara, eux aussi, se trouvaient mêlés à cette opération puisque
Te'e'eva i Papara avait épousé Tamatoa II de Raiatea. Mais à la
génération suivante, Teu épousa Tetupaia i Raiatea, fille aînée de
Tamatoa III, donc héritière de tous les titres afférents à cette
position royale. Par ce mariage, la lignée des Pomare pouvait
prétendre à un rang aussi élevé que l'arii de Papara. Arii Taimai
ne pouvait nier cet état de fait ; alors elle
donne aux événements
une coloration personnelle : Teu
apparaît comme un arriviste qui,
incapable de justifier ses prétentions par sa propre ascendance,
contracte des alliances susceptibles de servir ses desseins
d'usurpateur :
Teu was born about 1720 and married first Tetupaia i
Hauiri, of the head-chiefs of Raiatea. This was another step
upward in the social scale... In the hierarchy of the Tahitian
society, Tetupaia gaue to her descendants the claim to wear
the Maro-Ura in Raiatea... The son of Tetupaia and Teu had
not only the right to a seat in the great Marae of
Taputapuatea in Raiatea, but he could take his stone from
Taputapuatea and set it up in his own district of Pare-Arue,
so founding a Marae
Taputapuatea of his own to wear the
Maro-Ura in. <p
Les Teva auraient eu mauvaise grâce à reprocher cette démarche
à Teu puisque Teva lui-même, leur ancêtre, avait établi les droits
héréditaires du lignage en transférant "his stone seat or throne"
du Marae Farepua de Vaiari à son propre Marae Mataoa de
Papara.
Même si les prétentions des Pomare sont ainsi légitimées, le
doute demeure quant aux origines humbles de la famille, et Arii
Taimai le laisse habilement persister dans Tahiti. Pourtant un
examen des généalogies que nous
possédons sur Tahiti et une
étude à'Ancient Tahiti de Teura Henry, tendraient à prouver que
Pomare jouissait d'une position très élevée dans la société des
Tuamotus puisque ses ancêtres appartenaient à la branche aînée
de deux maisons royales différentes. L'un d'eux, du nom
(1) Teu naquit vers 1720 et épousa d'abord Tetupaia i Hauiri, descendante des grands chefs
de Raiatea. C'était encore un échelon gravi dans l'échelle sociale... Dans la hiérarchie de la
société tahitienne, Tetupaia donna à ses descendants le droit de porter le Maro-Ura à Raiatea...
Le fils de Tetupaia et de Teu avait non seulement droit à un siège dans le grand Marae de
Taputapuatea à Raiatea, mais il pouvait également prendre sa pierre de Taputapuatea pour
l'installer dans son district de Pare-Arue, fondant ainsi son marae Taputapuatea
personnel
pour y porter le Maro-Ura.
Océaniei
L'AGRESSION POMARE
9
d'Ariipaea, avait contracté mariage avec une chefesse de haut
lignage, ce qui procurait à Pomare un pouvoir collectif sur la
plupart des atolls des Tuamotus et même sur certaines portions
des Marquises. Mais, il est vrai, toute association avec les
Tuamotus était suspecte aux yeux des Tahitiens ; et le mépris des
Teva pour les Pomare ne pouvait qu'être accentué par le fait que
Pomare II entretenait des relations étroites avec les Paumotus
résidant à Tahiti. Certaines présomptions pèsent aussi sur la
naissance de ce même Pomare II, qui aurait pu être l'issue
illégitime des rapports entre Itia, femme de Pomare I, et son
amant Paumotu. Pomare II possédait d'ailleurs tous les traits
physiques du Paumotu. Son hégémonie sur l'archipel des
Tuamotus était en tout cas incontestable ; nous n'en voulons pour
preuve que la présence d'un marae Taputapuatea, consacré à Oro,
à Fakareva.
Un dernier point reste à éclaircir qui concerne les généalogies
Pomare telles qu'elles nous sont fournies par Arii Taimai. Des
commentaires apparaissent dans les Memoirs qui, à l'évidence,
proviennent d'Adams. Ce dernier s'est donné un mal extrême pour
tenter de respecter la chronologie et pour faire concorder les
observations qu'il avait recueillies. Mais au moment de
reconcilier les généalogies Teva et Pomare, Adams constate que
les dates "differ by two whole generations... Even by shortening
ten years each generation of the Papara genealogy,
it cannot be
made to coincide with the Pomares." II est probable qu'Adams
n'apppréciait pas ces obscurités (peut-être volontaires de la part
des Teva) et Arii Taimai ne dut qu'au respect dont l'honorait
Adams, de ne trouver aucune réaction à ces incompatibilités dans
l'édition de 1893 des Memoirs. Mais en 1901 la mesure était comble ;
les efforts d'Adams ne donnant aucun résultat, l'historien laissa
échapper ce commentaire :
Tahitian genealogies have a perplexing way of
dropping persons who do not amuse them, and there may
well be a leap of one or two generations in that of Pomare. (p
La lacune est en réalité plus grave. Les généalogies adoptées, dit
Arii Taimai, par Pomare V pour justifier ses prétentions dans les
Paumotus (ce qui, soit dit en passant, est parfaitement faux,
Pomare n'ayant aucune raison de justifier son rang dans les
Tuamotus), font du premier Tu, venu s'échouer à Pare, le grandpère de Taaroa Manahune, lui-même père de Teu et grand-père
d'"Oto" ou Pomare I. Or, d'après les généalogies Teva, ce n'est pas
une mais deux générations qui devraient
séparer Teu et Taaroa
Manahune. Mais les généalogies produites par Teuira Henry
tendent à prouver que Taaroa Manahune était un ancêtre de Teu à
la quarantième génération ! Quant au nom de "Manahune" qui
...
(1)
...
Les généalogies tahitiennes ont une façon embarrassante de laisser tomber les
personnes qui ne les amusent pas, et, dans la généalogie des Pomare, il est possible qu'il y ait
omission d'une ou deux générations.
Société des Études Océaniennes
10
PIERRE LAGAYETTE
identifie cet ancêtre il mérite que l'on s'y arrête un instant car il
désigne généralement une classe entière de la société tahitienne
traditionnelle, à savoir les plébéiens. On conçoit que les Salmon
avaient intérêt au rapprochement que l'on ne manquerait pas
d'établir entre Pomare et basses origines. Niel Gunson a proposé
une interprétation différente,
fort séduisante mais que nous nous
garderons de cautionner pour l'instant car la lumière est loin
d'être faite sur ce sujet :
There are a number of historians who believe that the hui
ari'i or high chiefs of Tahiti, particularly those of Vaiari
descent, represent a chiefly caste who conquered Tahiti at
some remote period. Although this view put
forward by
Handy and others (Stimson et Williamson en particulier),
has been disputed by more recent anthropologists, it is still
a fairly open question, and the haughty attitude of the
Tevas to the Pomare lineage could well be explained by the
fact that the chiefs of Arue who became the chiefs of Pare,
and who were the direct patrilineal ancestors of the Pomare
family, were the representatives of the pre-Vaiari or
Manahune rulers. It is likely that Manahune, in the Pomare
pedigree, stands for the name of the original people, rather
than for commoner which it had become through conquest.
(l)
La
suggestion de Gunson est importante puisqu'elle prend le
contre-pied des affirmations d'Arii Taimai, inverse les rôles et
présuppose la présence de la lignée Pomare à Tahiti avant même
l'arrivée des Teva.
CRITÈRES DU POUVOIR & LÉGITIMITÉ
L'hypothèse de Gunson est d'autant plus troublante que toute
l'interprétation historique des Teva repose sur une différenciation
entre les divers arii de l'île et leur pouvoir sacré. La différenciation
défendue par Arii Taimai repose sur un certain nombre de
symboles extérieurs dont les plus évidents sont les fameuses
ceintures de plumes rouges ou jaunes, "maro-ura" et "maro-tea",
qui intriguèrent tant les premiers Européens. Arii Taimai écrit, à
propos des grands chefs tahitiens, ou "arii rahi" :
Some of them had one right peculiar to their rank, and
(1) Il y a bon nombre d'historiens qui pensent que les hui ari'i, ou grands chefs de Tahiti, et
particulièrement les descendants de Vaiari, représentent une caste de chefs ayant conquis
Tahiti à une date reculée. Bien que cette opinion émise par
Handy et d'autres (Stimson et
Williamson en particulier) ait été contestée par des anthropologues plus récents, cela reste une
question ouverte, et l'attitude hautaine des vis à vis de la lignée des Pomare pourrait
s'expliquer par le fait que les chefs d'Arue qui devinrent chefs de Pare, et qui étaient les
ancêtres directs en ligne paternelle de la famille Pomare, étaient les
représentants des
dirigeants pre-Vaiari ou Manahune. Il est probable que dans la généalogie des Pomare,
Manahune est le nom donné aux populations originelles plutôt qu'aux gens du commun, sens
qui date de la conquête.
L'AGRESSION POMARE
this was the right to wear the girdle of feathers, as much the
symbol of their preeminence as the crown and sceptre of
European royalty. In Tahiti the heads of two families had
the right to wear the Maro-ura, or girdle of red feathers.
These were the families of Vaiari and Punaauia... The
Papara head-chief had alone the right to wear the girdle of
yellow feathers, the Maro-tea. (i)
Tout ceci mérite une explication, d'autant plus qu'autour de la
question des insignes du rang s'articulent les notions de rang
social et de pouvoir politique. Le clivage qui existait entre les
droits de la naissance et l'ascendant politique d'un Arii sur ses
voisins apparaît ici très clairement. La tradition, selon Arii
Taimai, indique que les chefs de Papara constituaient une
branche cadette de la lignée de Vaiari ; "yet", poursuit-elle,
"Wallis found the Papara chief politically superior to both the
families who wore the Maro-ura, and he had been so for many
generations." Si Papara conservait sa supériorité politique, il ne
pourrait en aucun cas inverser les positions sociales et prétendre à
une plus haute naissance que Vaiari. Ce fut sensiblement la même
chose qui advint avec les Pomare : bien que socialement
inférieurs, ils atteignirent le faîte de l'hégémonie politique.
Adams ne s'y trompait donc pas ; la superbe que déployaient les
Teva devant les Pomare, était bien un réflexe aristocratique, un
préjugé du sang :
"In rank, Taaroa Manahune stood in the third or fourth
class
at least in the opinion of the Vaiari and Punaauia
chiefs who wore the Maro-ura ; of the Papara chief who wore
the Maro-tea ; of Vehiatua of Taiarapu, and Marama of
Haapiti in the Moorea, and of Vaetua of Ahurai." (2)
Et dans l'esprit des Teva, le lignage Pomare devait demeurer
socialement inférieur ; nul ne pouvait aller contre les lois du
pouvoir héréditaire. L'échec de Purea le montrait bien : elle avait
voulu revêtir son fils Teriirere d'un Maro-ura qui, par naissance,
ne lui revenait pas. Arii Taimai en profite
pour présenter TuPomare comme un usurpateur qui ne devait de porter finalement
le Maro-ura dans son propre district de Pare, qu'à la puissance des
armes et à l'aide européenne. Après la défaite de Purea, le Maroura destiné à son fils était tombé en la
possession de Tutaha, arii
-
(1) Quelques-uns d'entre eux avaient un droit attaché à leur rang, celui de porter la ceinture
plumes synonyme, comme la couronne et le sceptre de la royauté européenne, de leur
prééminence. A Tahiti, les chefs de 2 familles, de Vaiari et de Punaauia, avaient droit au MaroUra, ou ceinture de plumes rouges. Le grand chef de Papara avait seul le droit de porter la
ceinture de plumes jaunes, le Maro-Tea.
de
(2) Taaroa prenait rang dans la troisième ou quatrième classe, tout au moins dans l'opinion
des chefs de Vaiari et de Punaauia qui portaient le Maro-Ura ; du chef de Papara qui portait le
Maro-Tea ; de Vehiatua de Taiarapu ; de Marama de Haapiti, Moorea; de Vaetua de Ahurai. A
chute, Tutaha l'emporta à son propre marae de Maraetaata, comme symbole de sa
suprématie... Il y demeura de 1768 à 1790, date à laquelle Pomare ayant conquis Paea, prit
enfin possession du Maro-Ura et le porta à son Marae i Tarahoi à Pare.
sa
Société des Études Océaniennes
12
PIERRE LAGAYETTE
de Paea :
"On her overthrow Tutaha took it to this own Marae of
Maraetaata as the symbol of his supremacy... There it
remained from 1768 to 1790, when Pomare, having
conquered Paea, at last gained possession of the Maro-ura,
and carried it away to his own Marae i Tarahoi in Pare."
En clair, la suprématie de Pomare s'avère ici être le fruit de
rapines répétées, et fait donc peu d'honneur à celui qui la détient.
Cependant, Arii Taimai "oublie" de tenir compte d'un facteur
fondamental, indissociable de ces insignes du pouvoir : le culte
d'Oro.
La tradition nous incite à penser, avec Colin Newbury, que ces
"maro" "were a symbolic refinement of great antiquity adapted to
the cult of 'Oro among royals linked dynastically with the
Leeward Islands' aristocracy." Le berceau du culte d'Oro se
trouvait en effet aux Iles sous le Vent, à Raiatea. Mais ce culte se
propagea dès le XVIIè siècle et son rayonnement atteignit Tahiti
vraisemblablement dans la première moitié du XVIIIè siècle ;
certains "marae" furent consacrés à ce dieu de la guerre, d'abord
le marae Taputapuatea à Tautira, puis à Paea (Marae
Utuaimahurau), enfin à Papetoai (Mo'orea). Or s'il existait un
moyen légitime, dans le cadre de la tradition, d'acquérir un rang
social élevé autrement que par l'hérédité, c'était bien de succéder à
certains Arii en se plaçant sous la protection d'un dieu après avoir
scellé des liens étroits avec cette famille. Le patronage du dieu,
Oro en la circonstance, sacralisait le passage des titres d'un
groupe
social à l'autre. Ainsi se forgèrent au XVIIIè siècle des
relations solides entre le lignage des arii de Pare-Arue et la maison
"royale" d'Opoa, à Raiatea, dont le marae était consacré à Oro. La
protection d'Oro fut comme un catalyseur des ambitions de
Pomare, car elle créait des différences entre les arii polynésiens et
permettait à certaines lignées inférieures d'acquérir une position
sociale que leurs origines leur interdisaient. Adroitement, Teu
puis Tu Vairaatoa multiplièrent les unions, usant du mariage
comme d'un instrument politique ; mais ces associations ne
s'étendirent jamais en dehors des zones favorables où le culte
d'Oro régissait les usages. Ainsi conclut Colin Newbury : (p
"Tu II inherited through his father (Teu I, époux de
Tetupaia, fille de Tamatoa III) and Tetupaia a stone of the
sacred "marae" at Opoa, and from his mother Itia
(Tetuanui) and Ino Metua (wife of his uncle AriiPaea) other
rights to wear the maro in Paea and Tautira, the two main
centres for the cult of Oro in Tahiti. One might say,
(1) Tu II hérita de son père (Teu I, époux de Tetupaia, fille de Tamatoa III) et de Tetupaia une
pierre du "marae" sacré d'Opoa, et de sa mère Itia (Tetuanui) et Ino Metua (épouse de son oncle
AriiPaea) d'autres droits à porter le maro à Paea et à Tautira, les deux principaux centres du
culte d'Oro à Tahiti. C'est pourquoi on pourrait dire
que les consécrations religieuses lui
permirent d'avoir à sa naissance, un rang de tout premier ordre dans l'aristocratie de son
milieu.
L'AGRESSION POMARE
13
therefore, that religious sanctions made his birthright
outstanding in the aristocracy of his society."
A la fin du XVIIIè siècle, c'est-à-dire après l'arrivée des
Européens, les plus grands chefs de Tahiti se préoccupaient de
consolider non le Christianisme mais le culte d'Oro, qui
constituait,, tout comme la Foi d'Abraham, une religion nouvelle
dans l'île. Les "arii nui" tentaient ainsi de préserver leur
prééminence ; quant aux arii moins importants, ils profitèrent de
ce que la protection d'Oro
s'accompagnait de mariages multiples,
de rites d'adoption ou d'amitié, pour améliorer sensiblement leur
position sociale. Arii Taimai voudrait nous laisser croire que les
Pomare appartiennent à cette dernière catégorie, mais il paraît
incontestable qu'en 1790, c'est-à-dire avant même que les
Européens n'interviennent par la force dans les affaires
intérieures de Tahiti, Teu avait le droit de porter le Maro-ura dans
son district de Pare ; de plus, il avait assuré l'avenir de son
lignage
en créant des liens de consanguinité avec les
plus grandes
familles de Tahiti, Vaiari, Punaauia et Tautira.
Pierre LAGAYETTE
Société des Études Océaniennes
.
.
■
-
,
.
Société des Études Océaniennes
LES INDIGÈNES
15
Les indigènes
de caractéristiques européennes
à Raroia et dans d'autres îles de Polynésie
Réponse à Bengt Danielsson
Dans son livre "The Happy Island" (Londres 1952) (p, Bengt
Danielsson donne une vivante description de sa première
rencontre avec Te Iho, un vieux sage de l'atoll de Raroia dans
l'archipel des Tuamotu, où l'auteur passa 18 mois en 1948-49, y
faisant de la recherche en vue d'une thèse de doctorat.
Te Iho vivait dans une petite case de tôle galvanisée et lorsque
Danielsson et un ami y pénétrèrent, il dormait sur le sol avec un
pot de confiture pour oreiller. "Nous l'appelâmes", écrit
Danielsson, "et s'étant levé, il sortit se mettre au soleil. Dans la
pénombre de la case, je n'avais pu distinguer ses traits, et le
voyant pour la première fois en pleine lumière je fus si étonné que
je faillis m'écrier : mais c'est un Blanc".
"Son teint n'était guère plus foncé que celui d'un Européen du
Sud ; ses cheveux et sa barbe étaient gris-blanc et ses traits lui
auraient permis de faire le Père Noël dans n'importe quel foyer
anglais."
Toutefois, malgré les apparences, Danielsson apprit que Te Iho
n'avait pas d'ancêtres européens connus. Il était membre d'une
éminente famille de Raroia et pouvait remonter au delà de 30
générations jusqu'à des ancêtres qui seraient venus d'un lieu
appelé Hiva-Nui. Te Iho n'était pas le seul habitant de Raroia à
posséder des traits caucasiens. Il y avait Teka, chef de l'île que
Danielsson décrit comme "le plus Européen de tous les insulaires"
semblant ainsi indiquer qu'il y en avait d'autres ayant le même
aspect.
L'aspect européen semble en effet avoir été très répandu parmi
car Alain Gerbault, le célèbre navigateur, en fut
frappé lorsqu'il visita Raroia en 1926. Dans son livre "A la
poursuite du soleil" (Paris 1929, chap. 10, p. 24), il écrit : "Les filles
de Raroia me parurent toutes fort jolies, robustes et de formes
agréables ; leur teint était légèrement coloré et leurs traits presque
européens d'aspect. Deux petites filles, en particulier, avaient un
les Raroiens
(1) Édité en français "L'île du Kon-Tiki". Albin Michel
-
Paris 1953.
Société des Études Océaniennes
16
ROBERT LANGDON
type à peu près identique aux belles que l'on rencontre dans les
de Séville."
Si l'on veut bien considérer que les ethnologues sont d'accord
rues
admettre
la population du monde descend d'un
fondamentaux, à savoir Caucasoïde,
Mongoloïde et Négroïde, il semble évident que Te Iho et les autres
Raroiens d'aspect européen doivent être de descendance
caucasique. C'est alors que la question se pose : où et quand ont-ils
acquis leurs gènes caucasiques ? La même question se pose pour
les habitants polynésiens de plusieurs autres atolls des Tuamotu
de même que pour les habitants des Iles de la Société, des îles
Australes, de l'île de Pâques et de la Nouvelle-Zélande, car eux
aussi ont été remarqués pour leur aspect européen par de
nombreux observateurs depuis les deux derniers siècles environ.
Jean Poirier, dans une étude publiée en 1952 dans 1 e Journal de
pour
que
minimum de trois troncs
la Société des Océanistes sous le titre de : "L'élément blond dans
l'ethnie polynésienne", émettait une hypothèse selon laquelle les
indigènes de Polynésie à peau claire et aux traits européens
seraient descendus d'un groupe de Vikings qui, à travers
l'Amérique, auraient atteint le Pacifique oriental entre le lOè et le
14è siècle. Cette théorie ne fit pas, toutefois, d'adeptes.
L'anthropologue américain Harry L. Shapiro, se fit sans doute
l'interprète de la plupart des savants qu'intéressait cette question,
lorsqu'il écrivit qu'aucun élément ne permettait d'étayer cette
hypothèse. Il ajoutait qu'on pouvait difficilement imaginer un
petit groupe traversant l'Amérique au milieu de tribus hostiles et à
travers des jungles impénétrables, pour arriver malgré cela en
Polynésie en nombre suffisant pour avoir eu le rôle génétique que
leur conférait Poirier.
Comment donc expliquer son :
"élément blond dans l'ethnie
polynésienne", si l'hypothèse de Poirier est sans fondement? A
mon
avis on peut facilement expliquer cette anomalie en
postulant l'arrivée d'un groupe d'Espagnols dans l'archipel des
Tuamotu au début du seizième siècle. Rien de fantaisiste dans ce
postulat, car la preuve en fût apportée en 1929 par la découverte
sur l'atoll d'Amanu de 4 canons en fer, encastrés dans le corail.
L'un de ceux-ci fut à l'époque,transporté à Papeete et déposé au
musée de notre Société. Mais lorsqu'en 1967, au cours d'un séjour à
Tahiti, je demandai où se trouvait le canon, on ne put, à ma grande
déception me l'indiquer. Toutefois, à la suite de l'intérêt que
j'avais marqué pour cette affaire, 2 autres canons furent repêchés
ultérieurement à Amanu et placés au Musée de la Découverte à la
pointe Vénus. En 1969, au cours d'un autre séjour à Tahiti,
j'appris que ces canons étaient d'un modèle qui avait cessé d'être
utilisé en Europe aux environs de 1550. On découvrit ainsi qu'un
seul navire européen avait été porté disparu dans le Pacifique
oriental vers 1550 : il s'agissait de la caravelle espagnole San
Lesmes. La San Lesmes faisait partie d'une flotte de 7 navires qui
Société des Études Océaniennes
LES INDIGÈNES
17
avaient quitté l'Espagne en 1525 pour aller chercher des épices
aux Indes orientales. Le 1er juin 1526, 6 jours après avoir quitté le
détroit de Magellan, ses compagnons de route la perdirent de vue
et on ne la revit jamais. Il devait probablement y avoir, à ce
moment, de 50 à 70 hommes à bord.
Dans mon livre The Lost Caravel, j'avance une théorie selon
laquelle le San Lesmes s'étant échoué sur l'île d'Amanu,
l'équipage, pour alléger le navire, aurait jeté les 4 canons à la mer
et l'ayant ainsi dégagé, aurait gagné Hao.pour pouvoir examiner
si le navire avait besoin de réparations. J'émets également une
hypothèse selon laquelle,plusieurs membres de l'équipage
auraient contracté des unions avec des Polynésiennes, certains
d'entre eux devenant des chefs, et que, au cours des 250 années qui
suivirent, ces naufragés et leur descendance se dispersèrent dans
plusieurs îles de la Polynésie. Je suis précisément leur trace dans
plusieurs atolls des Tuamotu ainsi que dans les îles de la Société,
les Australes, l'île de Pâques et la Nouvelle-Zélande. De plus, je
prétends que les Espagnols, parmi lesquels se trouvaient bon
nombre de Basques, introduisirent des éléments de culture
espagnole dans la culture polynésienne, tout particulièrement
dans le domaine de la construction de bateaux, de la navigation et
de la religion. Je reconnais, page 49, que mes idées peuvent
paraître, à première vue, sujettes à caution, mais après un peu de
réflexion, on verra que tout au moins en théorie, ce n'est pas le cas.
Je poursuis :
"Si l'on suppose, par exemple, que seulement 30 membres
de l'équipage de la caravelle aient survécu, qu'ils aient tous
pris femme et eu chacun 3 enfants, et que toute la
descendance ait également eu chacun 3 enfants, chaque
génération étant de 25 ans, le nombre de descendants
partiellement européens pourrait se situer entre 3405 et
1.771.470 ; le chiffre minimum étant valable si tous les
descendants de ces premières unions avaient toujours été
également répartis par sexes et si tous s'étaient mariés entre
eux
; le chiffre maximum serait valable si tous les
descendants n'avaient contracté d'unions qu'en dehors du
groupe Hispano-Polynésien. Il va sans dire que le chiffre
exact se situerait quelque part entre les deux, avec plus de
consanguinité sur les petites îles isolées que sur les îles plus
grandes et plus peuplées."
Dans une critique du Lost Caravel parue dans le N° 197 de notre
Bulletin, Bengt Danielsson déclare que ma théorie du San Lesmes
est sans aucune valeur. C'est ainsi qu'il nous dit être tenté de
classer mon livre dans la catégorie des "écrits fantastiques" ou de
"science fiction", car je : "manque totalement d'esprit critique et
scientifique". Danielsson fait plusieurs autres remarques
désobligeantes et, dans l'ensemble, donne un compte rendu si
déformé et si condescendant du contenu du livre que personne,
Société des Études Océaniennes
18
ROBERT LANGDON
sans l'avoir
lu, ne pourrait se faire une idée de son contenu réel. Le
but de cet article est donc de donner aux lecteurs du Bulletin une
idée de la nature du problème qui m'intéresse, de souligner
quelques notions essentielles de mon livre et de répondre aux
critiques les plus préjudiciables de Danielsson.
Il faut insister sur le fait que toutes les données de mon livre sont
basées sur des documents. Sur les 368 pages du livre, 36 sont
consacrées à des notes et références, avec 24 autres pages
d'appendices au texte et une bibliographie de plus de 700 titres.
Même un de mes critiques les plus sévères a bien voulu admettre
que : "Langdone établit et documente sa théorie avec une
érudition d'un niveau élevé", (p D'autres critiques plus
sympathiques à ma cause ont considéré The Lost Caravel comme
une : "remise en question fort bien construite de l'histoire", (2) et
comme
:
"un livre audacieux, convaincant, formidablement
argumenté et somptueusement présenté". (3) Il ne me semble donc
pas justifié de dire que mon livre a un air de science fiction. Et que
dire des autres critiques de Danielsson ? La première est celle où il
prétend que mes théories ne peuvent pas être exactes parce que
"l'origine et le sens véritable" des nombreuses coutumes, concepts
et techniques que j'ai attribué aux naufragés du San Lesmes ont
jusqu'à présent échappé à "tous les spécialistes de la culture
polynésienne !" (Son point d'exclamation). Voilà une opinion bien
inepte, ainsi que l'ont démontré amplement à plusieurs reprises
Galilée, Darwin, Mendel et bien d'autres encore, beaucoup de
simples vérités relatives au monde qui nous entoure, ont échappé
pendant des siècles, aux spécialistes. De plus, jusqu'à la
découverte en 1929 des 4 canons d'Amanu, il n'existait aucune
preuve archéologique permettant d'émettre l'hypothèse d'un
équipage européen ayant fini ses jours en Polynésie orientale, et,
en conséquence, aucune base sérieuse pour une théorie liant la
culture polynésienne à l'Espagne. Lorsque l'on pense que depuis
40 ans les canons d'Amanu figurent dans la littérature du
Pacifique sans que personne, avant moi en 1960, n'ait cherché à
établir leur origine, cela donne une triste idée sur l'esprit
d'entreprise des spécialistes polynésiens.
Danielsson prétend ensuite que je n'ai apporté aucune preuve
établissant que les canons d'Amanu provenaient du San Lesmes :
"en réalité il ne s'agit là que d'une supposition". Ceci, dans le sens
le plus strict, est exact car, ainsi que je l'admets dans mon
ouvrage, les canons ne portent aucune marque permettant de les
identifier avec le San Lesmes. Toutefois, dans une cour de justice,
les jugements sont prononcés sur l'innocence ou la culpabilité
(1) Peter Bellwood, Journal of Pacific History, 1976, vol. II, pp. 253-57.
(2) Professor O.H.K. Spate, Canberra Times, 15 août 1975.
(3) Hugh Laracy, New Zealand Journal of History, octobre 1975, vol. 9, n° 2.
Société des Études Océaniennes
LES INDIGÈNES
19
d'un accusé
d'après l'importance des preuves apportées, et je
avoir suffisamment apporté pour démontrer que les
canons ne pouvaient avoir appartenu qu'au San Lesmes. Mais
même en supposant que je n'aie apporté aucune preuve, cela ne
changerait rien au fait,qu'à un moment dans le passé,
probablement avant 1550, un navire étranger s'était aventuré
dans les eaux polynésiennes et y avait fait naufrage. Le problème
demeurerait donc le même : l'équipage a-t-il survécu et fait souche
avec des femmes polynésiennes
et a-t-il été responsable de
"l'élément blond dans l'ethnie polynésienne ?" Qu'ils aient
survécu ou succombé jusqu'au dernier de la main d'insulaires
hostiles, on s'attendrait à ce que leur arrivée en Polynésie,
événement remarquable et sans précédent, eut laissé des traces
dans la tradition locale. Une tradition selon laquelle des hommes
appelés Hiva auraient blessé et tué des indigènes de Hao en leur
jetant d'énormes pierres (boulets de canon ?) me paraît se référer à
cet équipage européen. Danielsson n'est pas d'accord, du fait que
"des traditions semblables sont connues dans presque toutes les
îles des Tuamotu". Eh bien, il est normal que des traditions
relatant un remarquable événement soient répandues partout.
Les "traditions" concernant Watergate sont connues dans le
monde entier bien que les principaux événements ne se soient
déroulés qu'à Washington.
pense en
Danielsson déclare plus loin,qu'au vu des cas d'éléments blonds
Mélanésie et en Indonésie cités par Poirier, et des cas
semblables cités par Thor Heyerdahl pour l'Amérique du Sud, il
est "certain" que l'élément blond en Polynésie est "très ancien". Il
reconnaît toutefois qu'il en ignore l'origine. Quelle logique
extraordinaire ! En quoi des constatations faites en Mélanésie, en
Indonésie et en Amérique du Sud prouveraient-elles quoi que ce
soit pour la Polynésie ? Et comment peut-il être certain de quelque
chose qu'il ignore ? Mais ce n'est pas tout. On se demande
comment Danielsson peut avoir l'audace de laisser entendre que
en
d'après moi tous les cas d'éléments blonds de Mélanésie,
d'Indonésie, de Polynésie et d'Amérique du Sud tireraient leur
origine de l'équipage du San Lesmes, que ces hommes auraient
parcouru : "tout le Pacifique, toute l'Amérique du Sud et toute
l'Indonésie, subjuguant partout les femmes..." Mon livre ne
prétend certainement rien de semblable ; en fait, l'objet de l'un de
ses appendices intitulé "caractéristiques blondes parmi les non
Européens" est d'expliquer que l'on trouve des caractéristiques
claires, sans ascendances européennes, dans une grande variété
de populations. Par contre j'émets l'hypothèse que dans le passé
tous les cas de blonds et autres aspects européens constatés dans
les Tuamotu, les îles de la Société, les Australes, l'île de Pâques et
la Nouvelle-Zélande semblent avoir pour origine l'équipage du
San Lesmes.
Société des Études Océaniennes
20
ROBERT RANGOON
J'en
viens
maintenant
à l'assertion
de
Danielsson
selon
laquelle les Espagnols étant "plutôt bruns", il paraît difficile de
leur attribuer les nombreux éléments blonds répandus en
Polynésie, et, bien que je prétende que "20 % de l'équipage était
composé de Basques", cela ne change rien à l'affaire. Ceci appelle
2 brefs commentaires : le premier est que l'idée que les Espagnols
ont la peau foncée est une erreur communément répandue, car
pour la plupart ils ont la peau claire, et nombreux sont ceux qui ont
les cheveux et les yeux clairs (Voir pp. 320-21, notes 22 et 27 de mon
ouvrage). Le second commentaire est que je n'ai pas dit que
l'équipage du San Lesmes comprenait 20 % de Basques : ce que j'ai
dit, ou tout au moins laissé entendre, c'est qu'il y avait
probablement au moins un tiers de Basques.
Danielsson s'étonne ensuite que je ne trouve pas surprenante
l'absence de mots espagnols ou basques dans les dialectes de
Polynésie, alors que je crois à la profonde empreinte génétique
laissée en Polynésie par l'équipage du San Lesmes. Il trouve
commode d'ignorer les raisons principales que je donne en
explication de la non-survivance des mots espagnols ; il passe
sous silence les exemples que je donne de langues immigrantes,qui
se sont perdues dans diverses parties du monde, comme les
langues nègres aux États-Unis ; et il prétend que la situation telle
que je la vois,devrait être semblable à celle de Tahiti au 19ème
siècle. A Tahiti ajoute-t-il, "plusieurs centaines de mots d'origine
anglaise" ont été introduits dans la langue locale par les colons et
marchands anglo-saxons. Mise à part la question de savoir si ces
mots n'ont pas été plutôt introduits par les missionnaires
protestants qui apprirent aux Tahitiens à lire et à écrire, on peut se
poser la question : combien de mots chinois ont été introduits dans
la langue tahitienne par les nombreux Chinois qui, actuellement,
dominent le commerce en Polynésie Française ? Si, comme je le
pense, la réponse est "aucun", il devrait paraître clair à
Danielsson,que le transfert ou non-transfert de mots d'une langue
à une autre dépend du hasard et des circonstances.
Danielsson estime ensuite qu'il y a un contraste remarquable
entre la disparition de la langue des naufragés du San Lesmes et
la grande facilité avec laquelle, d'après moi, ils introduisirent en
Polynésie les idées religieuses et les coutumes et techniques
européennes. Personnellement je ne vois là rien d'extraordinaire.
En effet, il suffit de mentionner le présent débat entre Danielsson
et moi-même pour montrer à quel point il est facile aux
populations de communiquer des idées dans un langage qui n'est
pas le leur. Danielsson, ainsi que chacun le sait, est un Suédois
dont la langue natale est le suédois ; pourtant il rédigea la critique
de mon livre en anglais ; celle-ci fut traduite en Français aux fins
de publication. Quant à moi, Australien dont la langue natale est
l'anglais, j'ai lu sans difficulté la version française de ses
réflexions. Ainsi, dans notre échange de vues, toute trace du
Société des Études Océaniennes
LES INDIGÈNES
21
suédois, langue natale de Danielsson a disparu ; et si ma réponse
est traduite en Français, toute trace de ma langue aura également
disparu.
Dans la lumière de ce qui précède, il n'y a évidemment pas de
raison, pour que les notions religieuses et autres des naufragés du
San Lesmes ne se soient pas transmises à travers les siècles dans
le langage polynésien, jusqu'aux descendants contemporains des
naufragés. En fait, j'ai consacré de nombreuses pages de mon
livre à essayer de démontrer que ce fut effectivement le cas, et
d'une manière remarquable, pour les îles de Anaa, Fangatau,
Tatakoto et Vahitahi, dans les Tuamotu. Toutefois Danielsson a
une opinion différente ; il estime que les chants d'apparence
biblique consacrés à Kiho, Dieu des Tuamotu et enregistrés en
1930 par J. Frank Stimson, "n'ont jamais existé en dehors de
l'imagination débordante de quelques informateurs malhonnêtes
de Stimson". Il ajoute qu'il est inutile de prolonger la polémique
sur Kiho, qui a duré près de 25 années entre Stimson d'une
part, et
K.P. Emory du Bishop Museum et Mgr. Paul Mazé d'autre part.
J'ai déjà donné de multiples raisons de continuer le débat, pp.
208-11, et 223-28 de mon livre. Depuis la rédaction de ces pages, de
nouveaux
éléments d'information me portent à croire que
Danielsson a grossièrement calomnié les informateurs de
Stimson.
Sur l'atoll d'Anaa, l'informateur de Stimson concernant Kiho
était un homme du nom de Paea-a-Avehe qui était également
informateur d'Emory pour les Tuamotu. L'une des informations
qu'il donna à Emory était que, dans les temps anciens, les gens
d'Anaa confectionnaient des pièges à rats ayant la forme d'une
arbalète, arme européenne bien connue sous la Renaissance. Ces
renseignements venant de Paea demeurèrent inédits (et inconnus
de moi) jusqu'à la publication en 1975 d'une monographie de K.P.
Emory intitulée "Material Culture of the Tuamotu Archipelago".
Emory y écrivait que ces pièges étaient de toute évidence inspirés
de l'arbalète européenne et présentait 2 dessins de ces pièges,
d'après des croquis de Paea.
Dans un compte-rendu de cette monographie paru dans le
numéro de Décembre 1976 du Pacific Islands Monthly, je faisais
remarquer qu'en Europe l'arbalète avait disparu, en tant qu'engin
de guerre, entre 1570 et 1600 ; ses caractéristiques avaient donc dû
parvenir à Anaa avant cette date. Je signalais également que
Quiros, premier européen connu à avoir atteint les Tuamotu -en
1606- n'aviat pas d'arbalètes à bord de ses navires. Toutes ces
preuves indiquaient donc bien que le piège à rats d'Anaa avait
pour origine les naufragés du San Lesmes. Il est donc évident que
si les renseignements qu'a fourni Paea sur l'arbalète étrangère
proviennent des espagnols du 16ème siècle, il n'y a aucune raison
de ne pas penser que ses chants sur Kiho ont la même source et, en
conséquence sont parfaitement authentiques.
Société des Études Océaniennes
22
1
ROBERT I^ANGDON
Il me serait facile de réfuter les autres objections de Danielsson,
mais étant donné que cela risquerait de demander plus d'espace
que
le Président da la Société n'est disposé à m'accorder, je
limiterai mes ultimes remarques à sa dernière déclaration au sujet
des 5 marins hollandais qui désertèrent l'expédition Roggeveen
lorsque l'Afrikaansche Galei fît naufrage à Takapoto en 1722.
Danielsson estime que si j'avais étudié ce naufrage ainsi que
d'autres naufrages célèbres dans les eaux polynésiennes, j'en
aurais conclu que l'équipage du San Lesmes n'avait pas plus de
chances de survie que les marins de Roggeveen.
Dans ce qui précède, Danielsson passe sous silence le fait que
j'ai déjà justement fait cette étude. Le sommaire en est donné dans
les pages 296-97. Il révèle qu'entre 1722 et 1809 il n'y eut aucun cas
de perte totale en vies humaines dans le Pacifique Sud à la suite
d'un naufrage ou d'un échouage sur un récif. L'un des navires que
je cite dans mon étude est le baleinier anglais Matilda qui fît
naufrage en 1792 sur l'atoll sans perte de vies humaines. Les 29
survivants gagnèrent Tahiti dans leurs embarcations. L'un
d'eux, James Connor, épousa une Tahitienne et finit ses jours
dans les îles de la Société. Sa petite-fille, Marae Connor, épousa
Thomas Bambridge (1801 ? - 1879), ancêtre patronymique des
nombreux Bambridge d'aujourd'hui.
L'étude des naufrages dans les eaux polynésiennes constitue
donc un excellent renfort à ma théorie, de l'influence largement
répandue des naufragés du San Lesmes, et montre l'absurdité
d'encore une des extravagantes assertions de Danielsson.
Robert LANGDON
Traduit par Bertrand Jaunez.
Société des Études Océaniennes
LES BAUX RURAUX
23
A propos des baux ruraux
Les baux ruraux sont à l'ordre du jour. A travers eux, c'est la
politique de développement agricole du Territoire qui est en cause.
Cette note vise simplement :
1) à rappeler quels sont les usages qui règlent actuellement les
rapports entre les propriétaires et les exploitants dans le cadre du
régime foncier particulier au Territoire.
2) à apporter un certain nombre d'éléments de réflexion portant
sur le statut de l'exploitant au moment où la POLYNÉSIE
FRANÇAISE s'est engagée depuis plusieurs années déjà dans une
politique de développement agricole adaptée aux besoins
nouveaux, nés des transformations économiques et sociales de ces
quinze dernières années.
Une question préalable se pose. Qu'est-ce qu'un bail rural ? C'est
un contrat écrit ou verbal par lequel une personne, le bailleur,
propriétaire d'un immeuble (un terrain avec ou sans bâtiment
d'exploitation) en cède la jouissance, c'est-à-dire la possibilité de
l'exploiter en recueillant les fruits de son travail, à une personne
non
propriétaire (le preneur) pendant un certain temps et
moyennant un certain prix. En FRANCE métropolitaine, on
rencontre surtout deux catégories de baux : dans le fermage, le
prix à payer est une somme d'argent dont le montant est convenu
d'avance pour toute la durée du bail ; l'exploitant est alors libre de
choisir les cultures où les formes d'élevage qui lui conviennent.
Dans le métayage, l'exploitant partage avec le propriétaire les
récoltes et le prix à payer varie avec la quantité et la valeur de la
récolte ; dans ce cas le propriétaire conserve un droit de regard sur
la conduite de l'exploitation.
En POLYNÉSIE FRANÇAISE de tels contrats existent, mais en
l'absence de toute réglementation précise (le Code rural n'a pas été
promulgué localement), notamment en ce qui concerne la durée
des baux et le montant des redevances, les propriétaires et les
exploitants se conforment à certains usages que l'on ne peut pas
définir
sans
tenir compte des caractères originaux de
l'agriculture traditionnelle.
Société des Études Océaniennes
24
FRANÇOIS RAVAULT
Quels sont ces usages ?
Les Polynésiens distinguent les cultures qui permettent de se
procurer
de l'argent, de celles qui sont plus particulièrement
destinées à l'alimentation familiale.
En vertu de ces règles, propriétaires et exploitants (il s'agit alors
de métayers) partagent les récoltes du coprah, de café ou de la
vanille ; un propriétaire louera un terrain à un maraîcher qui vend
l'essentiel de sa récolte au marché...
En revanche, au moins dans les archipels, le propriétaire d'un
terrain marécageux ne demandera jamais à un voisin moins
favorisé de lui verser une part de la récolte de taros. Les
"gardiens" des grands domaines qui se consacrent au coprah et à
l'élevage gardent presque toujours pour eux, avec l'accord des
propriétaires, le produit de leurs cultures vivrières. Ceux-ci
reçoivent lors de leurs visites un petit cochon, un régime de fei... il
ne s'agit pas vraiment de redevances mais plutôt de cadeaux qui
sont une des formes de l'hospitalité polynésienne. Mais si la
production vivrière augmente et est plus particulièrement
destinée à la vente, le propriétaire pourra être amené à réclamer
"sa part".
Comment est calculé le prix à payer par l'exploitant au propriétaire ?
Quelle est la durée des baux ?
Dans les contrats de location, qui sont beaucoup plus nombreux
à TAHITI où se développe une agriculture intensive que dans les
archipels, on tient compte de plusieurs facteurs : qualité des sols,
plus ou moins grandes difficultés d'exploitation qu'offre le
terrain, type de cultures ou formes d'élevage envisagés par le
locataire. Dans la pratique, le loyer des terrains est beaucoup plus
élevé en plaine qu'en montagne.
En métayage, le calcul des parts respectives du bailleur et du
preneur se fait généralement de la manière suivante :
le propriétaire confie à l'exploitant un terrain déjà planté (en
cocotiers ou caféiers par exemple) : la règle est de partager
—
moitié/moitié les fruits de la récolte.
le propriétaire donne à bail une terre à mettre en valeur (en
—
plantant des vanilliers par exemple : l'usager reçoit 75 à 80 % du
produit de la récolte. Le travail fourni lors de la mise en place de la
plantation ; les frais de personnel engagés lors du "mariage" des
fleurs
justifient ce taux favorable.
Depuis quelques années, il convient de le noter, certains
propriétaires de grandes cocoteraies, devant la difficulté de
trouver des métayers, ont été conduits à accroître la part de
l'exploitant en la portant à 70 ou 75 % : l'augmentation de
production qui en résulte est presque toujours suffisante pour
satisfaire les deux parties.
...
LES BAUX RURAUX
25
LE STATUT DE L'EXPLOITANT ET LE RÉGIME FONCIER
En cette matière, en l'absence d'un contrat écrit mentionnant le
terme du bail, l'usage est de tenir compte de la durée d'exploitation
d'une plantation (faapu) ce qui entraîne une distinction de fait
entre les cultures à cycle végétatif court ou moyen (cultures
vivrières essentiellement et vanille) et les plantations (caféiers et
surtout
cocotiers) qui peuvent produire pendant plusieurs
dizaines d'années.
Dans le premier cas,
le bail initial qui doit permettre à
l'exploitant de récolter une culture arrivée à mâturité est de
longueur très variable : quelques semaines pour des légumes,
quelques mois pour les patates, un an pour la pastèque, trois ans
pour la vanille
Le bail est ensuite reconduit tacitement ; il cesse
en fait quand les rendements sont devenus dérisoires. Bien
souvent d'ailleurs, l'exploitant abandonne sa parcelle avant d'en
avoir épuisé le sol ; plus rarement le propriétaire récupère un
terrain de bon rapport. Quoi qu'il en soit, la durée des baux ne
dépend pas seulement de la culture pratiquée mais de la capacité
technique de l'exploitant de maintenir la fertilité du sol le plus
longtemps possible. Sauf exception (taro d'eau, vanille), cette
capacité est faible en agriculture traditionnelle.
En raison de leur longévité, les caféiers et surtout les cocotiers
offrent des conditions particulières d'exploitation : la récolte du
coprah se fait périodiquement (tous les deux mois, tous les
trimestres ...), à l'occasion d'un "tour" si la cocoteraie est en
indivision. Dans ces conditions, la durée du bail peut être très
variable : quelques semaines, le temps d'une récolte, quelques
mois, quelques années. Il n'y a pas de règle précise : tout dépend de
la mobilité de l'exploitant ou de la volonté du propriétaire. Pour
pallier cette mobilité qui est un obstacle à l'exploitation normale
des grands domaines où le coprah peut être fait en permanence,
certains propriétaires ne se contentent pas de laisser à leurs
métayers 70 ou 75 % du produit de la récolte ; ils leur offrent des
baux de longue durée.
Le statut de l'exploitant que nous venons de décrire est un
héritage du passé. Avant l'installation du C.E.P., l'économie
rurale du Territoire reposait sur l'exploitation du coprah, du café
et de la vanille et sur la production de cultures vivrières dont la
majeure partie servait à la consommation familiale. Sauf
exceptions (taros d'eau, vanille) l'agriculture traditionnelle était
caractérisée par de faibles dépenses d'exploitation, des
rendements médiocres et les agriculteurs, dans le domaine des
productions alimentaires, ne s'attachaient pas à pratiquer une
culture continue en restituant au sol (au moyen d'engrais ...) la
fertilité qu'il avait perdue. Le système actuel des baux (contrats
"de gré à gré") est parfaitement adapté à cette agriculture
extensive et à un mode de vie qui accorde une grande importance à
...
Société des Études Océaniennes
/
26
FRANÇOIS RAVAULT
professionnelle des hommes. Une telle
agriculture et un tel mode de vie ne sont pas près de disparaître,
surtout dans les archipels lointains. Il faut en tenir compte. Mais
sont-ils adaptés aux besoins actuels du Territoire et au désir
généralisé des ruraux de voir leur niveau de vie progresser.
J'essaierai de répondre à ces questions tout à l'heure ; au
préalable, je vais examiner les problèmes posés par les rapports
existant entre le statut de l'exploitant et le régime foncier.
la mobilité sociale et
Quelle est la durée des baux ?
En POLYNÉSIE FRANÇAISE, les usages et les coutumes régissant
les relations entre propriétaires et exploitants s'inscrivent dans
un
contexte foncier particulier du fait de l'existence de
l'indivision. Il ne faut d'ailleurs pas s'exagérer l'importance du
problème : les terres appropriées individuellement dont la
superficie est particulièrement importante, notamment dans
l'archipel de LA SOCIÉTÉ, sont beaucoup plus souvent susceptibles
d'être données à bail que les terres indivises : toutes les études
menées depuis 25 ans le confirment. Dans la majeure partie des
cas par conséquent, la situation juridique des terres concernées
est claire. Le problème de l'indivision ne doit pas être esquivé pour
autant. Il se pose de la manière suivante :
A qui doit s'adresser un non-propriétaire qui désire exploiter une terre
indivise ?
On ne peut pas répondre à une telle question sans avoir indiqué,
fût-ce brièvement, que l'indivision recouvre des réalités fort
complexes. Il y a une indivision légale créée par le Code civil, une
indivision coutumière spécifiquement polynésienne et la réalité
des faits tels qu'ils apparaissent sur le terrain.
Que prévoit la loi ?
Que tout acte visant à transformer le bien commun comme la
d'une plantation, tout acte d'administration ou de
disposition comme la conclusion d'un bail
requiert l'accord
création
...
unanime de tous les co-indivisaires, condition très difficile à
remplir car, sauf cas d'espèces (indivision réduite à un groupe de
frères et sœurs résidant à TAHITI et donnant à bail à un tiers une
propriété située dans un archipel extérieur par ex.) les indivisions
sont anciennes et les co-indivisaires nombreux et dispersés
géographiquement.
Cette règle d'unanimité, l'obligation de partager les fruits entre
tous les ayants droit
sont rarement appliquées en POLYNÉSIE
FRANÇAISE car elles rencontrent des obstacles infranchissables et
...
sont en contradiction avec la coutume.
Société des Études Océaniennes
LES BAUX RURAUX
27
Que dit la coutume ?
Qu'il existe une distinction fondamentale, prévue
exceptionnellement par la loi, entre la propriété de la terre (fenua)
qui est familiale et celle des plantations qui, à l'origine, est
presque toujours individuelle, quelle que soit la culture envisagée.
En fait, les cultures pérennes (cocotiers, caféiers essentiellement)
"survivent" généralement au planteur et deviennent à sa mort
indivises entre ses héritiers.
Quelle est la signification et quelles sont les conséquences de
"démembrement" de la propriété ?
ce
En POLYNÉSIE FRANÇAISE où tout le monde est plus ou moins
"fetii", seul le fait de posséder en commun un "fenua" permet à la
famille d'exister concrètement. Aussi vendre la terre à un étranger
est
impossible car c'est "perdre ses racines", c'est détruire la
famille. Les droits fonciers d'un émigrant dont l'absence se
prolonge, tombent progressivement en désuétude s'il ne donne
pas de ses nouvelles. Si ses petits enfants et même ses enfants ne
retournent pas au
"fenua" pour faire valoir leurs droits, la
propriété est perdue. Or, bien souvent, les personnes qui ont
revendiqué sont des ancêtres ("tupuna") et les co-indivisaires
désignés par la loi sont beaucoup plus nombreux que ceux
désignés par la coutume.
Ceci étant, la terre n'a pas seulement une valeur sociale ; elle a
un intérêt économique : il faut donc la
répartir entre les membres
de la famille qui résident au "fenua", qui ont besoin de l'exploiter
pour vivre. Les non-résidents, selon la coutume, n'ont que des
droits potentiels ; s'ils veulent jouir de la terre, ils doivent revenir
au "fenua", travailler, planter. Ils seront accueillis
plus ou moins
bien, conformément à ce que je viens d'indiquer, si les liens de
parenté ne sont pas rompus et les droits à la terre perdue.
Une autorité, le Conseil de famille, dans lequel les aînés jouent
rôle prépondérant partage les terres exploitables et les
un
plantations entre les résidents. Le cas échéant, de nouveaux
partages interviennent pour faire place aux proches parents
revenus au "fenua". Pour les cultures telles
que le cocotier qui ont
été plantées par des ascendants décédés, on organise des tours de
coprah ou on partage les cocoteraies. Cette dernière procédure est
utilisée dans les îles où la coutume est le plus fidèlement respectée.
Dans ce cas, la distinction entre cultures pérennes et cultures
vivrières n'a pas de sens puisque chaque exploitant reste maître
de sa parcelle tant qu'il réside.
Quelle est la réalité de l'indivision sur le terrain ?
Je viens de décrire très schématiquement les principaux
éléments d'un droit coutumier qui fonctionne encore bien dans
Société des Études Océaniennes
FRANÇOIS RAVAULT
28
certaines îles lointaines. Plus près de TAHITI et notamment dans
l'archipel de la SOCIÉTÉ, le système est souvent bloqué et les
situations d'indivision sont très diverses. A cet égard, et en
schématisant beaucoup, on peut dire que l'indivision est une
source de conflits quand les non-résidents, comme la loi les y
autorise, demandent le partage légal, ce qui est fréquent ou
réclament, ce qui est plus rare, une part de récolte à leurs parents
restés sur la terre.
Les conflits entre les résidents sont également nombreux car
l'autorité des anciens s'affaiblissent, l'indivision n'est plus
"organisée" et les partages coutumiers se font mal ou ne se font
pas du tout : chacun invoque les "tomite" pour accéder à telle ou
telle terre. Le résultat est que les "fenua amui" (indivis) portant
des cocotiers sont occupés de force ou désertés. Cette situation est
très préjudiciable à l'agriculture.
Dans ce contexte, comment sont passés les baux
?
Le problème est très complexe, car dans l'indivision coutumière,
il y a plusieurs catégories de droits fonciers permettant aux
membres de la famille d'accéder à l'usage de la terre. Je me
contenterai donc de donner quelques exemples. Une famille qui
n'est plus représentée au "fenua" mais qui n'a pas perdu ses droits
fonciers par une trop longue absence confiera ses terres à un
gardien. Des parents résidant sur place ou à PAPEETE confieront
leurs terres à leurs enfants, à un neveu
Dans le premier cas, ils
demandent toujours leur part de coprah car ils en ont besoin pour
vivre ; dans le second ils se contentent souvent, s'ils ont d'autres
ressources, d'un envoi d'argent de temps à autre. Il va de soi que
dans l'indivision coutumière, seuls ceux qui ont la jouissance du
sol ou des plantations peuvent donner à bail : ils représentent
presque toujours une minorité de co-indivisaires, pour la plupart
résidents. Un co-propriétaire qui s'absente, confiera plus
volontiers ses terres à un étranger qu'à un membre de sa famille : il
est plus sûr de toucher la part de récolte qui lui revient...
...
STATUT DE L'EXPLOITANT ET DÉVELOPPEMENT AGRICOLE
Le système actuel des baux est adapté à une agriculture
extensive dont nous avons défini tout à l'heure les caractères et les
objectifs.
Quelle est la situation actuelle de l'économie rurale du territoire ?
Le coprah, qui demeure la seule culture d'exportation
importante, ne fournit de revenus appréciables aux ruraux que
dans la mesure où son prix est soutenu massivement par la
puissance publique. La production locale de produits alimentaires
Société des Études Océaniennes
LES BAUX RURAUX
29
végétaux et animaux, est incapable de faire face à une demande
qui a fortement augmenté depuis quinze ans, pour les raisons
que l'on connaît. Certes, depuis quelques années, à TAHITI, à
MOOREA et à RAIATEA notamment, un certain nombre d'agricul¬
teurs (des propriétaires fonciers essentiellement) se sont lancés,
à leurs risques et périls bien souvent, dans une agriculture
intensive destinée à satisfaire la consommation locale
légumes, fruits, viande, lait
en
Cet effort d'adaptation à une
situation nouvelle est encore insuffisant. Entre 1960 et 1974, la
valeur des importations alimentaires a été multipliée par 12 ; ces
dernières années, en dépit des progrès réalisés, la valeur de la
production locale commercialisée (prix de détail) n'a jamais
atteint 25 % de celle des denrées alimentaires importées. Ce ne
sont pas seulement les expatriés qui consomment ces produits,
mais des originaires du Territoire dans une proportion qui varie
...
entre 65 et 75 %.
Dans ces conditions,
produire plus, assurer régulièrement
l'approvisionnement du marché est une nécessité économique ;
c'est aussi, sur le plan social, freiner l'exode des ruraux vers
l'agglomération urbaine en créant des emplois. Seule, une
agriculture intensive reposant sur une utilisation rationnelle du
sol et s'appliquant à accroître sa fertilité naturelle par des
pratiques culturales appropriées (mécanisation, apport d'engrais)
est susceptible d'assurer la réalisation de tels objectifs. Exception
faite de l'élevage, elle n'exige pas des superficies considérables
mais elle suppose une culture continue, elle entraîne des dépenses
d'exploitation considérables à l'hectare.
Le développement d'une telle agriculture est subordonné à bien
des conditions : il faudra rendre accessible des terres nouvelles,
permettre par un crédit adapté, l'accession à la propriété et
favoriser les investissements fonciers, assurer l'encadrement
technique des agriculteurs, organiser les circuits économiques,
protéger la production locale contre les importations... mais aussi,
conformément aux vœux exprimés maintes fois par les
responsables politiques et administratifs du Territoire et
récemment encore, par tous les candidats aux élections à la
Chambre d'Agriculture... donner un statut réglementaire à
l'exploitant agricole non propriétaire qui désire s'y consacrer.
Que doit prévoir un tel statut si l'on veut promouvoir le développement
d'une production suffisante et régulière capable de satisfaire les besoins
de la collectivité ?
1) L'existence de baux de longue durée et le droit au
renouvellement afin de permettre au preneur de recueillir le fruit
de son travail et de ses investissements.
2) Le droit à une indemnité de départ, à chaque fois que
l'exploitant a contribué à l'amélioration du fonds. Cette
indemnité peut être une incitation à réinvestir dans l'agriculture.
3) Une codification du loyer de la terre permettant à chacune
Société des Études Océaniennes
:«>
FRANÇOIS RAVAULT
des parties en présence, le capital et le travail, de retirer un profit
légitime de sa contribution à l'activité agricole. L'agriculture
beaucoup plus souples : la
production varie beaucoup dans le temps et dans l'espace, en
quantité et en valeur.
Un tel statut ne remet pas en cause le droit de propriété ; il ne
s'agit pas d'une réforme agraire. Ce droit ne doit pourtant pas
aller, compte tenu des besoins de la collectivité, jusqu'à la non
utilisation ou la pseudo-exploitation de la terre. Il est
parfaitement normal qu'une terre non exploitée par son
propriétaire, soit donnée à bail ; le droit de reprise qu'il pourra
exercer, s'il désire exploiter lui-même ou faire exploiter par un de
ses enfants, est tout aussi normal. Un propriétaire qui consent un
bail de longue durée n'est pas "dépossédé" puisqu'il conserve le
droit, qui est une des prérogatives de la propriété, de tirer des
extensive s'accommode de règles
de la terre.
Condition nécessaire (mais pas suffisante) du développement
de l'économie rurale, l'application d'un statut des baux ruraux
serait liée par la force des choses aux progrès effectifs, plus ou
moins rapides selon les archipels, de l'agriculture intensive. Elle
resterait dans une certaine mesure subordonnée à la
revenus
réglementation de l'indivision.
A TAHITI, à MOOREA, à RAIATEA... les conditions favorables à la
mise en œuvre d'un tel statut sont d'ores et déjà réunies.
Conditions foncières d'abord : la propriété individuelle non
utilisée, ou sous-exploitée, est très largement répandue : la
passation de baux ne pose donc pas de problèmes juridiques
sérieux en ce qui la concerne. Conditions économiques et
techniques ensuite : stimulés par la proximité d'un marché urbain
en expansion, un certain nombre d'agriculteurs se sont engagés
dans la voie du changement ; les techniciens de l'Économie rurale
peuvent intervenir avec un maximum d'efficacité.
Dans certaines ILES SOUS LE VENT, mais surtout dans les
archipels lointains, la situation est très différente. Du fait
notamment de leur isolement et de l'insuffisante organisation des
transports, l'agriculture vivrière est vouée pour longtemps encore
à l'autoconsommation. En revanche, une relance sur de nouvelles
bases techniques de certaines cultures d'exportation (café,
vanille) pourrait améliorer considérablement le sort des ruraux.
Une évolution est inéluctable mais elle sera lente car l'agriculture
traditionnelle est adaptée au mode de vie des insulaires. Il faut
prévoir dès maintenant les conséquences d'une telle évolution
mais il ne faut pas en précipiter le cours sous peine de perturber
gravement l'équilibre socio-économique fragile des sociétés
rurales.
Reste le problème posé par la passation de baux relatifs aux
terres indivises. Il ne faut pas en exagérer l'importance : les modes
de faire valoir indirect concernent davantage, surtout dans les
Société des Études Océaniennes
LES BAUX RURAUX
31
ILES DE LA SOCIÉTÉ, les terres appropriées individuellement. Toute
solution passe par une réglementation de l'indivision qui devra
être
adaptée à des réalités fort complexes : l'indivision de type
Code civil, qui est une source d'innombrables conflits, n'a rien de
commun avec l'indivision coutumière qui fonctionne
normalement. Dans le premier cas, le partage peut être une
solution à encourager chaque fois que la sortie d'indivision ne
provoque pas la disparition d'une exploitation agricole équilibrée.
Dans tous les autres cas, l'indivision doit être organisée. Ne serait-
il pas sage
de codifier certaines règles de la coutume, dont
l'efficacité, dans les domaines économique et social, est
incontestable. Reconnaître par exemple le droit du co-indivisaire
à la propriété de ses plantations, même s'il s'agit de cultures
pérennes, c'est reconnaître un élément fondamental du droit
coutumier qui n'est pas incompatible avec certains usages
traditionnels en métropole que le Code civil reconnaît
implicitement. Ce serait encourager dans les îles la relance de
certaines cultures d'exportation telles que le café ou la vanille.
Telles sont les quelques considérations que m'inspire le
problème des baux ruraux, analysé à la lumière des projets de
développement agricole du Territoire. Puissent-elles contribuer à
clarifier un débat complexe.
F. RAVAULT
Géographe - ORSTOM
Société des Études Océaniennes
*
■
.
Société des Études Océaniennes
LES CHAPEAUX
Les chapeaux (Te taupo'o)
Il n'est pas dans nos intentions d'entreprendre une
rétrospective de la coiffure à Tahiti.
Les navigateurs qui, les premiers, ont abordé les rivages de nos
îles, et ceux qui y ont résidé avant nous, n'ont pas omis de traiter le
sujet avec tous les détails qu'il convenait.
Nous ne pensons qu'à la mode qui s'est substituée aux
habitudes d'avant l'arrivée des Blancs. Ainsi essayerons nous
d'évoquer les chapeaux que nous avons connus, avec le cortège de
travaux et de moyens affectés à leur élaboration.
Il y a encore une cinquantaine d'années et même moins, petits et
grands ne sortaient jamais tête nue ; coquetterie ? crainte des
insolations ou bienséance ? On ne sait.
Pour les dimanches et fêtes carillonnées, les Missionnaires ont
probablement dû imposer à la femme d'avoir la tête couverte
lorsqu'elle assiste aux Offices religieux. L'habitude s'étend aux
fêtes civiles avec d'autant d'empressement que dans les temps
anciens, le port de coiffures "Taupo'o "était réservé aux personnes
de haut rang. L'exigence des missionnaires n'a pas dû être
considérée comme une contrainte ; on y a vu le signe d'une
promotion sociale, dont l'élément masculin n'a pas voulu être
frustré.
Pour les travaux de plein air, il est évident aussi, qu'un couvrechef atténue les ardeurs solaires. Tout le monde porte donc
chapeau.
Les hommes, un canotier un peu haut de forme, aux bords
relativement étroits, ces derniers s'élargissant quand la calotte
est plus basse. Quant aux femmes, les chapeaux dont on remarque
encore quelques-uns le dimanche, à la sortie de la Messe ou du
Service au Temple, ne rappellent que vaguement ceux dont elles se
paraient alors. Leur garniture est maintenant plus dépouillée, et
leur forme, cristallisée en une capeline relativement sobre, tandis
qu'autrefois, nombreuses étaient celles qui s'évertuaient à suivre
la mode de Paris. Ce n'était jamais qu'une transposition et elle
n'était pas toujours heureuse. Les matériaux s'y prêtaient mal, et
n'est pas modiste qui veut.
Ils paraissaient quand même moins étranges, car tout le monde
ou presque était coiffé à la même enseigne. Les nouveaux venus, Société des Études Océaniennes
M
JULES MILLAUD
les comptait à l'époque - après quelque hésitation, se
mettaient... à la page.
Il s'ensuit que la confection des chapeaux donne lieu à tout un
on
petit artisanat, voire à un commerce.
Il y a d'abord les fibres dont seront faites les tresses ou HAUNE,
dont la fabrication est justiciable de procédés qui exigent
beaucoup de soins.
La plus jolie et, pourtant la plus recherchée, est celle tirée de la
hampe florale du roseau de montagne, AEHO, (Erianthus
Floridulus).
Les tiges de l'inflorescence, après leur récolte, sont
ébouillantées dans un bac ou UMETE. On les laisse dans ce bain
d'eau chaude pendant une demi heure à trois quarts d'heure. Elles
en sont retirées pour être séchées au soleil.
L'opération ne doit se pratiquer que par beau temps. Cela est,
dit-on, indispensable pour l'obtention d'une paille de belle qualité.
Au moment de l'emploi, on fend les hampes en deux,
longitudinalement. Chaque section est d'abord comprimée sur sa
face externe, sur un petit billot (dont une forme à chapeau tient
généralement lieu) au moyen du dos d'un couteau, celui-ci tenu de
la main droite tandis que la demi hampe est tirée à soi de la main
gauche. C'est pour assouplir et meurtrir la moelle qui est alors
extraite plus facilement avec la lame du couteau, et du même
mouvement que précédemment. Il y faut de la pratique et de
l'adresse.
Une autre paille très employée est extraite de jeunes bambous,
croissant dans les vallées et appartenant à la variété OFE-TEA
d'après Teuira HENRY (Tahiti aux temps anciens).
Les jeunes bambous sont récoltés dans la matinée, au cours des
mois de mars et avril où ils atteignent la taille et la consistance
voulues. On les choisit de façon à obtenir des sections utilisables
d'à peu près un mètre de longueur. Dès l'après-midi on doit en
enlever la partie externe (appelons la l'écorce). Les cloisons de
chaque extrémité sont supprimées et chaque section est fendue de
haut en bas, ce qui permet de l'entrouvrir, avec précaution bien
entendu, comme un livre à l'envers. Dans cette position on les met
à sécher à l'air, par beau temps, mais à l'ombre, en les appuyant
contre un mur, une caisse, ou tout autre support. Les pièces de
bambou s'applatissent alors sans autre intervention et se
ramollissent. C'est le moment de les rentrer pour en détacher la
fibre.
Pour ce faire, on sectionne un bout de la pièce de bambou sur une
largeur d'à peu près un centimètre, puis on extrait une première
feuille. On sectionne à nouveau, pour chaque nouvelle feuille à
détacher.
Les deux premières feuilles obtenues, appelées PAA, sont les plus
recherchées. On retire encore deux ou trois autres feuilles, celles-ci
de qualité inférieure et nommées PUO. Ce qui reste, la partie
Société des Études Océaniennes
LES CHAPEAUX
interne de la section, est inutilisable.
On met ces feuilles de bambou à tremper
dans l'eau et le
lendemain, après les avoir étalées sur une planche de bois de
cèdre, on les racle avec un large couteau, sur leurs deux faces, pour
les affiner. Puis elles subissent un dernier bain dans de l'eau
additionnée de jus de citron. Au sortir de ce bain, nouveau raclage
sur les deux faces avec un couteau, pour en extraire le maximum
d'eau.
Pour terminer, chaque feuille de bambou, disposée en un
rouleau très distendu, est exposée au soleil jusqu'à dessication,
d'où elle ressort blanchie, ayant perdu toute sa sève.
Le bois de cèdre était recherché pour les opérations de raclage
des feuilles de bambou parce qu'il offrait un poli parfait, sans la
moindre aspérité,qui eut été dommageable en raison de la fragilité
de la fibre à ces phases de sa fabrication.
Ceux qui travaillaient le bambou ont été fort gênés par les
difficultés qu'ils ont rencontrées pour se procurer de ce bois,
commun
autrefois, et qui s'est raréfié au point qu'il n'en a plus été
importé.
Pour la paille de PANDANUS, on emploie la variété FARA PAEORE,
dont les longues feuilles n'ont pas d'épines. Elles n'ont à subir
d'autre traitement que le séchage et leur mise en rouleaux pour
leur présentation à la vente. D'où le bon marché de cette paille et le
peu de considération dont elle jouissait.
Une fibre de teinte marron sert à parachever les tresses, ce que
l'on dit .F/là PURE PURE (tacheter, bigarrer) ou à agrémenter fleurs
et torsades dont on garnit les chapeaux. Assez rare, elle provient
de l'arête de la feuille du OAHA (Asplenium Nidus).
On choisit de belles feuilles, sans défectuosités, dont on sépare
l'arête. Celle-ci est mise à étuver au four tahitien, sans que cela
aille pourtant jusqu'à la cuisson. Sortie du four, on ouvre l'arête le
long de la nervure médiane et, en la maintenant sous l'eau, on en
racle la moelle avec délicatesse. Séchage par beau soleil pour
terminer.
Le PIA vient de TACCA PINNATIFILIA ou Arrowroot. C'est une
paille blanche, translucide et brillante, utilisée pour la confection
de couronnes et de fleurs. Le rouissage intervient dans sa
préparation. Les familles des districts œuvrent généralement
elles-mêmes, à toutes les phases de la fabrication. Celles de la ville
se procurent des tresses (HAUNE) variées, aux stands périodiques,
bien pourvus, du marché de Papeete, où l'on trouve aussi toutes les
fibres, celles de bambou dont le district de Tiarei s'est pour ainsi
dire attribué le monopole, ainsi que les autres décrites plus haut.
Pour les chapeaux d'hommes, on emploie des tresses sans
dentelure, à plusieurs brins de fibre, rarement de teinte unie. Que
la tresse soit en AEHO ou en BAMBOU, une partie des fibres dont elle
est constituée, est de teinte différente pour l'agrémenter de motifs
géométriques, de chevrons ou de fleurs stylisées, d'exécution
Société des Études Océaniennes
JULES MILLAUD
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emploie le OAHA pour les tresses en AEHO et le
bambou, teint en marron, pour les tresses en la même matière.
Dans les chapeaux de femme, les tresses sont de préférence
dentelées, de teinte unie, bien que les tresses plates soient aussi
employées, surtout pour le bambou. Dans les dernières années,
l'incorporation de motis de couleurs bleues, vertes ou roses, ont
connu une grande vogue.
La paille de pandanus ou PAEORE, sert presqu'exclusivement
aux coiffures de travail, et pour celles des enfants se rendant à
minutieuse. On
l'école.
Les chapeaux tressés d'un seul tenant comme le Panama, bien
qu'appelés chapeaux Paumotu, viennent des Iles Australes. Leur
usage était moins répandu que de nos jours. Ils étaient d'ailleurs
bien moins seyants.
Les mêmes articles, mais en blanc, et confectionnés à partir des
arêtes des très jeunes feuilles du cocotier, n'ont fait leur apparition
dans les premières années du siècle. Provenant d'îles
anglaises du Pacifique, ils se sont propagés jusqu'aux îles
que
Australes où leur fabrication s'est maintenue.
Chaque famille possède une série de formes à chapeaux (OHURE
dont les plus recherchées sont faites dans du Puarata
(Metrosideros Collina) bois dur à grain fin. Elles servent pour les
réalisations familiales, mais aussi pour les travaux que l'on confie
à, mettons... une modiste, dont le matériel ne saurait pourvoir à
tous les gabarits. En ville, il existe quelques unes de ces ouvrières,
qui ont atteint à une réputation de virtuosité telle, qu'à la veille des
fêtes civiles ou religieuses, elles ont de la peine à satisfaire leur
TA UPO'O)
clientèle.
Celle-ci apporte tresse et forme. La modiste coud le chapeau,
l'amidonne et le repasse, mais laisse, le plus souvent, la garniture
à l'initiative de ses clientes dont l'imagination ou celle des amies
appelées à les aider, est parfois débordante. Chez les femmes, on a
tendance à charger, surtout à Papeete.
Dans les districts la garniture est classique : couronne simple ou
torsadée de paille se nouant sur le côté gauche, ou, plus rarement,
ruban noir ou marron, avec nœud également pour les coiffures
d'hommes.
Les femmes choisissent des couronnes et bouquets de fleurs en
la même matière que le chapeau. Mais, avec les apports de
l'extérieur, le ruban a fait son apparition et dans la garniture des
chapeaux féminins, c'est bien vite une orgie de coques, de ruchers
et de pans, en des couleurs souvent "grinçantes" sans préjudice de
quelques plumes et de ces immenses épingles à la pointe acérée,
moins dangereuses ici qu'à Paris, seulement parce que les
transports en commun n'existent pas encore. Les marchands de
Papeete ont d'ailleurs tous une vitrine aux rubans de satin, de
moire et de faille, amplement pourvue, avec hélas ! des rossignols,
dont se débarrassent les fabricants de la région lyonnaise.
Société des Études Océaniennes
LES CHAPEAUX
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Les
fêtes, les cérémonies religieuses, les processions surtout,
attrait sur les foules tahitiennes, y gagnent un
pittoresque inégalé depuis lors.
S'il n'y a pas lieu de considérer avec nostalgie leur disparition
presque complète des festivités polynésiennes, chaque époque
ayant ses joies, sa poésie, ne doit-on pas regretter que soit morte
une activité qui confinait à un art et la perte qu'il en résulte pour la
stabilité de la famille tahitienne dont elle prenait une grande part
avec
leur
de la vie journalière ?
Les voyageurs n'ont pas manqué de remarquer, et les peintres et
les photographes de les fixer pour les générations suivantes, les
scènes ayant pour cadre les vérandahs de style colonial,
nombreuses à l'époque. Ce sont des sujets rappelant les
compositions de Gauguin, que forment ces groupes de femmes de
tous âges, les unes tressant, assises autour d'une compagne, plus
experte, occupée à coudre un chapeau.
Il s'en coud aussi à la machine et il n'est pas rare d'en voir en
pleine action dans ces réunions de parentes et voisines, qui se
renouvellent aussi le soir, autour de la lampe à pétrole. On papote
certes, mais il est aussi question de pailles, de tresses, de formes et
de garnitures nouvelles.
C'est que les chapeaux sont la grande affaire. Avant d'en
commencer un, que
l'on destine à un membre de la famille, à l'ami
que l'on veut obliger, soit encore que l'on se propose de l'offrir au
jeune homme que l'on a distingué, on en discute longuement entre
femmes, afin d'en laisser la surprise à l'intéressé. En quoi sera
faite la tresse ? Aeho uni ou agrémenté de dessins en Oaha ?
Les chapeaux en Aeho uni ou avec adjonction de Oaha, dont la
teinte marron est naturelle et ne déteint pas, outre leur aspect
plaisant, offrent encore l'avantage d'une longue durée. Lorsqu'ils
sont défraîchis, ils peuvent être lavés. Ceux en aeho uni peuvent,
après nettoyage, être complètement régénérés lorsqu'on les laisse
pendant vingt quatre heures dans une malle hermétiquement
close, ou brûle du souffre (Raau Mati, de Mati allumette dont la
pointe est faite de souffre.) Le même traitement s'appliquait aux
tresses en Aeho avant qu'elles ne fussent cousues. Elles en
sortaient blondes à souhait.
On n'osait offrir le chapeau en bambou, moins recherché,
d'autant qu'il jaunit vite à la lumière solaire. Lorsqu'on rentrait à
la maison après l'avoir porté, il fallait le ramasser d'urgence dans
l'armoire ou le coffre. Les personnes soigneuses poussaient les
précautions jusqu'à l'ensacher dans une poche de tissu ou de
papier bleu.
Quant au pandanus, ce n'était vraiment pas assez distingué !
La question était d'importance ! Et l'on peut se demander si le
cinéma et la radio ont pu combler le vide provoqué par l'oubli des
Société des Études Océaniennes
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JULES MILLAUD
intentions et des gestes charmants, dont s'entourait la confection
d'un chapeau.
Jules Niumitoa MlLLAUD
Je voudrais remercier ici Madame AMARU, de Faatautia (Hitiaa) ainsi
que Monsieur et Madame TA URAA A FA UA, de Tiarei, qui ont bien voulu,
et avec quelle gentillesse, m'aider à retrouver les notions que j'avais en
partie oubliées, de la préparation des pailles de Aeho, Oaha et bambou.
Société des Études Océaniennes
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COMPTES RENDUS
JABLONSKA-OUDIN, Sophie. Les horizons lointains. Traduit de
l'Ukrainien. Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1977. 223 p., ill.,
cartes, 18 cm.
Ce récit d'un voyage autour du monde n'est pas daté. L'auteur,
jeune Ukrainienne en mal de cinématographe, snobe la
toponymie — elle écrit Wahite et Mo-Pi-Ti, pour Huahine et
Maupiti — et semble brouillée avec la chronologie. Elle quitte la
France un 1er janvier ; on donne A nous la liberté ! de René Clair
dans les cinémas de Paris, et elle circulera sur un Mariposa
flambant neuf dans le Pacifique. Après avoir traversé l'Australie
de Perth à Sydney et vu du chemin de fer des "Papous vilains et
niais... dont la seule occupation est la chasse aux rats" ; visité la
Nouvelle-Zélande "à la recherche de vrais Maoris", elle aborde
Tahiti de la manière la plus romanesque : télégrammes,
désespérants, somnifères, et refus de débarquer... toujours à la
une
recherche d'une île de rêve et de Tahitiens heureux... Elle passe
cela quelques jours à Papeete ; autant au district, vingt
quatre heures à Moorea avant de débarquer chez le chef de Bora
Bora, ayant en mains une lettre d'introduction de la reine Marau.
Toujours en quête "d'anciens Maoris pleins de fierté", elle se fait
pour
offrir quelques "souvenirs impérissables" : un dîner avec un four
tahitien, un voyage en pirogue, une pêche, une escapade dans une
île habitée par un lépreux, une promenade avec guide dans une
montagne mystérieuse où elle est la première femme à avoir
pénétré, une danse, un dimanche au temple, une séance de chants.
Après une petite brouille, on fait ami-ami avec Alain Gerbault
avec lequel on communie dans le désir "d'empêcher les blancs
d'envahir les îles". Ce après quoi, ayant épuisé la coupe du
bonheur tahitien à l'usage des jeunes Ukrainiennes, un nouveau
télégramme vient interrompre l'expérience. Comme elle était sage
et voyait juste, Marau, qui avait dit à sa visiteuse : "Que vous êtes
drôles, vous autres ! Vous êtes toujours pressées d'aller quelque
part. A peine dites-vous bonjour que déjà vous nous quittez,
comme si vous aviez peur de votre ombre !"
Philippe VlEL
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imprimé à Tahiti par POLYTRAM, tél. 2.84.76.
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