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BULLETIN DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
N°307-308 Août / Octobre 2006
��Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°307-308 Août/Octobre
Sommaire
Avant-propos.................................................................................................... p.
2
Frégate autrichienne et manuscrit royal - Une lettre de Pomare IV de janvier 1859
Robert Koenig............................................................................................... p. 5
Extraits de journaux de navigateurs.................................................................. p. 8
Taïti et la reine Pomare - La corvette la Bayonnaise à Tahiti (1847-1850)
par l’Amiral Edmond Jurien de La Gravière......................................... p. 10
Le vaisseau mixte de 90 canons
le Duguay-Trouin aux Marquises et à Tahiti (1860-1863)
par L’Enseigne de Vaisseau Paul-Marius Chateauminois....................... p. 22
La frégate mixte l’Astrée dans les eaux polynésiennes en (1869-1870)
par le lieutenant de vaisseau Ange-Edmond Bourbonne........................ p. 54
L’arsenal de Fare Ute de 1843 à 1910
Pierre Romain............................................................................................... p. 97
La desserte des Australes de 1840 à nos jours
Hervé Danton................................................................................................. p. 153
Commentaires de lecture
Histoire de Von Luckner commentée par Robert Koenig........................ p. 185
Souvenirs d’un vieux Normand commentés par Simone Grand............... p. 194
De la Chine archaïque à l’Amérique précolombienne - Par le Jade et le Mythe :
Nouveau regard sur les Austronésiens devenus Lapita et Polynésiens
Serge Dunis.................................................................................................... p. 197
Statuts modifiés le 11 octobre 2006................................................................. p. 268
Rapport moral.................................................................................................. p. 273
Comptes de trésorerie et projets de budget approuvés
à l’Assemblée générale du 11 octobre 2006..................................................... p. 276
�Avant-Propos
Cher amis, chers membres,
Le présent numéro est consacré à la Marine et s’ouvre par une missive en tahitien de Pomare IV adressée au chef du service des finances,
fonctionnaire français du Protectorat, à qui elle réclame un véhicule
pour se rendre, en compagnie d’une personne, de Arue à Papeete, le
lendemain matin avec un retour prévu à 16h en… le priant de ne point
chipoter. Robert Koenig commente ce document.
Christian Beslu dont la photothèque nourrit abondamment tous nos
bulletins, a réuni avec Constant Guéhennec, des récits de voyage de la
période 1847-1870 d’officiers de la marine. Ils en ont tiré les extraits.
C’est ainsi que nous vous invitons à remonter le temps avec : Edmond
Jurien de La Gravière, Amiral sur la Bayonnaise (1847-1850), PaulMarius Chateauminois, Enseigne de Vaisseau à bord du Duguay-Trouin
(1860-1863) et Ange-Edmond Bourbonne lieutenant de vaisseau à bord
de l’Astrée (1869-1870). Tous trois nous offrent des regards respectueux et pleins d’intérêt sur les habitants des contrées qu’ils visitent et
les accueillent.
Accompagnons Pierre Romain à la naissance en 1843 de l’arsenal
de Fare Ute et suivons-le dans les péripéties qui ont accompagné son
évolution jusqu’en 1910. Après la lecture de cette étude, nous regarderons ces lieux avec un intérêt tout particulier et nous penserons à tous
les acteurs qui leur ont donné vie.
Avec Hervé Danton, suivons l’épopée de la desserte des îles
Australes de 1843 à nos jours. Cette liste de noms de bateaux témoigne
�N°307-308 Août/Octobre
de la formidable volonté de ces insulaires de ne pas rester isolés.
Pourtant, en 1834, Moerenhout constatait : « Rapa… passant de 2000
personnes à même pas 300… et le nombre diminue chaque jour !… A
Raivavae où vers 1822, le nombre d’habitants était au moins de douze
cents et en 1830, il n’y avait plus que 120 environ… En mars 1834, il
n’en restait guère que 90 à 100… Tubuai population qui ne monte pas
à 200 personnes... Rurutu et Rimatara… de 1000 à douze cents habitants qu’avait chacune d’elles, il leur en reste à peine aujourd’hui 200 ;
et, pour comble de malheur, par une singularité fatale, la maladie ayant
frappé l’un des deux sexes plutôt que l’autre dans les 2 îles, il ne se
trouve presque plus que des hommes à Rurutu, tandis qu’à Rimatara il
n’y a guère que des femmes qui aient échappé au fléau. » Quelle prodigieuse vitalité émane de cette liste en apparence fastidieuse !
Nous vous proposons deux commentaires de lecture, celui de
Robert Koenig sur Von Luckner et celui de Simone Grand sur William
Leblanc.
Ce numéro aurait pu se terminer ici, mais il nous a été difficile d’attendre plus longtemps pour partager avec vous le travail de Serge Dunis
offrant un nouveau regard sur les Austronésiens devenus Lapita et les
Polynésiens. Secouons nos neurones et nos certitudes.
Tout occupés que nous étions à lire les articles, préparer des bulletins, participer à différents CA, répondre aux courriers,… nous en avions
oublié de tenir nos assemblées générales annuelles et d’y présenter bilans
moraux et financiers. Et ce, depuis plus de deux ans !… Mea culpa et
remercions notre nouveau trésorier Yves Babin d’avoir su combler les
lacunes des années écoulées. Aussi, en fin de ce bulletin, vous trouverez :
le nouveau statut voté lors de l’AG du 11 octobre,
nos bilans moral et financier,
deux projets de budget ; l’un pour jusqu’à la fin de l’année 2006 et
l’autre pour 2007.
Nous tiendrons l’assemblée générale de renouvellement des membres du bureau, au second trimestre 2007, année du 90e anniversaire de
3
�notre société où sont envisagées une exposition de nos tableaux au
Musée de Tahiti et des îles et l’ouverture de notre site internet.
2007, sera aussi l’année où notre secrétaire et amie Hilda Picard,
prendra sa retraite de fonctionnaire d’Etat détachée au Pays et mise à
notre disposition. Hilda a joué un rôle essentiel dans notre Société et elle
en est la mémoire. Nous la remercions pour le travail qu’elle a réalisé et
nous espérons qu’elle continuera en tant que membre cette fois-ci, à
nous éclairer de temps à autre de ses connaissances. Pour l’heure, son
remplacement n’est pas assuré, mais nous vous tiendrons au courant.
Avant de vous souhaiter une Bonne lecture de ces textes amoureusement réunis pour vous, je voudrais vous dire que je partage l’avis de
certains disant que notre Société pourrait certainement faire encore bien
plus. Aussi, j’invite chaque personne habitée d’une bonne idée, de venir
la réaliser en rejoignant la petite équipe permanente de bureau et de
comité de lecture composée de : Constant Guéhennec, Yves Babin,
Moetu Coulon, Pierre Romain, Robert Koenig, Jean Kapé, Christian Beslu
et… votre servante. Vous serez les bienvenus.
Bonne lecture donc chers amis et à bientôt, bonne et heureuse
année.
Simone Grand
4
�Frégate autrichienne
et manuscrit royal
Une lettre de Pomare IV
de janvier 1859
Si les grandes expéditions du XVIIIe siècle de découvertes maritimes du Pacifique sont bien connues, celles du XIXe le sont peut-être un
peu moins : ainsi celle que le gouvernement de l’empire d’Autriche
décide d’organiser à la fin des années 1850, le voyage de circumnavigation de la frégate Novara dont le commandement est confié au commodore B. von Wüllerstorff-Urbair.
Cette expédition autour du monde dure trois ans de 1857 à 1860 et
remplit 21 volumes. Elle se veut scientifique dans 18 (avec des rapports
botaniques, zoologiques, hydrographiques, météorologiques anthropologiques, linguistiques et même économiques sur l’état des ressources
naturelles, des productions végétales ou minérales existantes et leur
développement possible). L’un des trois volumes consacré au récit de
l’expédition concerne directement Tahiti.
La frégate Novara, en provenance de Sydney et d’Auckland, jette
l’ancre à Motu Uta dans le port de Papeete pour une escale du 11 janvier
au 18 février 18591. Si elle choisit l’îlot plutôt que la ville, c’est pour
pour y suivre ses observations astronomiques et magnétiques…
1 C’est du moins ce que dit le père O’Reilly dans sa Bibliographie… Le Messager de Tahiti du 13 février 1859 signale
quant à lui l’arrivée en rade de Papeete le 11 février d’une “frégate autrichienne Novara cap. Baron de Pock portant guidon du Commodore de Millerstorf et Urbair, 30 canons 350 hommes d’équipage, venue en 35 jours de New Zealand
Auckland; départ d’Europe 22 mois” puis son départ pour Valparaiso le 26 février.
�L’Etat-Major rencontre le pasteur William Howe, le dernier pasteur
de la L.M.S. à Tahiti, Adam Kulczycki, un Polonais, directeur des Affaires
indigènes, Jean Nadeaud, le médecin et botaniste, Jean-Marie Saisset, le
tout nouvellement nommé gouverneur des Etablissements français
d’Océanie qui s’étendent encore des Marquises à la Nouvelle-Calédonie.
Upa-upa sur le Pré catalan devant la résidence gubernatoriale,
grande fête populaire à Faaa, tour de l’île et excursions sont les occupations de l’équipage et l’orchestre de la Novara anime avec ses quadrilles,
polkas et valses un grand bal donné par Saisset où il invite plus de 200
personnes, « la crème de la société de Tahiti ». C’est à cette occasion
que les Autrichiens rencontrent la reine Pomare IV entourée de ses
princes et princesses et de toute sa maison, son mari et le plus jeune de
ses fils, Joinville, âgé de 12 ans.
Karl von Scherzer, l’auteur du récit nous relate que, pour réaliser ses
désirs ou sa volonté dans le cadre du Protectorat, la reine Pomare IV
devrait passer par l’intermédiaire d’un secrétaire ou d’un interprète, mais
qu’elle préfère s’adresser directement aux fonctionnaires et dans sa
langue. C’est ainsi qu’elle s’adresse en tahitien à un fonctionnaire français, il s’agit du Trésorier et Receveur général, pour lui demander de mettre à sa disposition un véhicule parce qu’elle veut se rendre de sa résidence de Papaoa (Arue) à la capitale ce qui nous vaut aujourd’hui une
lettre autographe méconnue et très précieuse de la reine Pomare IV.
Robert Koenig
6
�Fac similé d’une lettre autographe de Pomare IV
Lettre autographe de la reine Pomare IV parue in Reise der Oesterreichischen Fregatte Novara um die Erde in 1861,
vol. III pp. 208-209
�Extraits de journaux
de navigateurs
Quand il fait escale à Tahiti en 1850, Edmond Jurien de la Gravière
rapporte de sa mission en mer de Chine une moisson d’informations
plus particulièrement en matière d’hydrographie. Jurien de la Gravière
sera un brillant officier général qui va s’illustrer en 1852 pendant la
campagne de guerre en Crimée. On le retrouve dix ans plus tard pendant
l’opération française du Mexique où il fait preuve de lucidité dans cette
campagne désastreuse. Revenu en France il accumulera les hautes fonctions et les honneurs. Stratège ou tacticien (Etienne Taillemite s’est interrogé à son propos dans un article intitulé « Stratège ou littérateur » in
Institut de Stratégie Comparée qui a ouvert une vitrine sur Internet).
Jurien de la Gravière s’était découvert des talents de littérateur et
publiera, d’abord le compte rendu de son voyage dans le Pacifique puis
ses mémoires de guerre. Pour notre part nous retiendrons de Jurien de
la Gravière l’image d’un marin à l’œil exercé, l’image d’un homme non
dénué d’humour.
Pourquoi inviter le lecteur à découvrir trois récits de marins qui ont
touché les côtes d’Océanie chacun à dix ans d’intervalle ? Peut-être
parce qu’ils ont cette faculté d’être des exotes, comme disait Victor
Segalen, en quête de la diversité du monde, à la recherche de la subtilité
du divers. La Polynésie des décennies 1850 et suivantes est riche de rencontres humaines, depuis Pomare IV jusqu’au petit Gilbertin qui coupe
la canne à sucre à Atimaono. Bien sûr que le fait colonial est présent
mais l’histoire, la petite ou la grande, ne se découpe pas au scalpel.
Alors il faut s’immerger avec chacun de ces conteurs et se laisser bercer
par la musique des mots ou mieux encore, marcher sur leurs pas dans
l’Océanie d’aujourd’hui.
Constant Guéhennec
�Fare Ute
Frégate la Sibylle à Papeete
Collection Claude Millé
�Taïti et la reine Pomare
La corvette la Bayonnaise
à Tahiti
2
Le 4 juillet 1850, nous quittâmes avec joie la rade d’Honoloulou.
Nous n’avions plus qu’une île à visiter dans l’océan Pacifique ; mais
cette île était Taïti. Située à huit cents lieues de l’archipel des Sandwich,
entre le 17e et le 18e degré de latitude méridionale, la reine de
l’Océanie, après vingt-huit jours de traversée, se montre enfin à nos
regards. Ses sommets couronnés d’une verdure éternelle, ses rivages
bordés de forêts de palmiers, au pied desquels le flot blanchissant vient
mugir, n’ont pas trompé notre attente. Au milieu des pics qu’il domine,
un piton plus hardi dessine sur l’azur du ciel cinq fleurons de basalte ;
c’est le Diadème, dont le massif sépare la vallée de Papenoo de celle de
Faiaoua. Groupées autour de ce géant qui veille sur la vallée sainte, de
nombreuses collines s’abaissent doucement vers la plage ; la rive s’arrondit comme une coupe d’agate qu’un bras invisible élèverait au-dessus
des flots ; le récif qui la protège s’infléchit avec elle. L’œil suit complaisamment la mollesse de ces beaux contours et la frange d’écume qui les
borde. Prêtez l’oreille, vous entendrez le bruit sourd de la vague qui
vient se briser sur les madrépores et retombe incessamment dans
l’abîme. Ne dirait-on pas l’aboiement irrité d’un cerbère, menace encore
lointaine que le vent apporte au navire ? N’approchez qu’avec précaution de ces bords enchantés ; craignez l’écueil qui se cache sous ces
eaux si bleues et en apparence si profondes. Attendez, pour serrer de plus
près la côte, que vous ayez doublé la pointe Vénus et que les cocotiers
2 Extrait de : Voyage en Chine et dans les mers et archipels de cet empire durant les années 1847-1848-1849-1850
Deuxième édition. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1864.
�Palais neuf de Pomare - Papeete - l’Astrée
Etat-major de l’Astrée
Collection Claude Millé
�de Matavaï balancent leur tête au-dessus du frais canal qu’ils ombragent.
Vos yeux cherchent avec impatience l’entrée du port : si une main amie
ne vous la signale, vous essayerez probablement en vain de la découvrir.
Au milieu du tumulte des brisants, n’apercevez-vous pas ce sillon immobile où le calme des cieux se reflète ?
C’est la passe de Papeïti. Guidée par un pilote habile, la Bayonnaise
s’engage sans crainte dans cette étroite coupure, anneau brisé de la
chaîne qui entoure Taïti. Le vent d’une haleine plus fraîche a gonflé nos
voiles ; notre ancre tombe au centre d’un bassin limpide. A notre droite
se déploie la ville, composée d’un seul rang de maisons; notre poupe est
tournée vers l’îlot de Motou-Outa. Ce n’est pas dans ce port que vinrent
aborder Wallis et Bougainville. Le havre de Papeïti n’était point encore
découvert. Ces heureux navigateurs jetèrent l’ancre sur des rades moins
sûres que celle qui venait de s’ouvrir pour la Bayonnaise ; mais combien leurs sensations durent être plus vives et plus neuves que les nôtres !
Un essaim de pirogues se jouait autour de leurs navires, des regards
étonnés suivaient tous leurs mouvements, un peuple simple et doux les
accueillait comme des demi-dieux. Le sauvage et l’homme blanc étaient
alors une merveille l’un pour l’autre. Les naturels de Taïti contemplaient
avec une crainte respectueuse ces étrangers dont leur candeur s’exagérait la puissance ; le marin comparait avec envie sa rude et pénible existence aux jouissances faciles, aux plaisirs sans labeur d’un peuple qui
semblait n’avoir jamais connu ni la crainte ni le travail. Cette société primitive subsistait, malgré ses imperfections, par l’absence des besoins et
par l’ignorance presque absolue de la convoitise. L’arbre à pain et le
cocotier, les forêts de féi (bananier sauvage) portaient des fruits pour le
peuple comme pour les plus grands chefs. La vie des Taïtiens était en
réalité insouciante et facile. Une température constamment égale et
modérée, un sol plus fécond que celui des îles Sandwich, une mer plus
poissonneuse, leur faisaient des conditions d’existence moins pénibles
et moins laborieuses qu’aux habitants de ce grand archipel. Aussi la poésie, fille des doux loisirs, mêlait-elle quelquefois ses inspirations à leurs
fêtes et son rythme gracieux à leurs amours. Le bonheur des Taïtiens
n’était fait cependant que pour eux. Quel Européen aurait pu le goûter
longtemps sans lassitude ? Ces enfants de la nature, étrangers aux passions
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�N°307-308 Août/Octobre
qui s’allument dans nos cœurs, passaient sur cette terre comme des
êtres plongés dans un demi-sommeil. Nulle inquiétude secrète n’aiguisait leurs désirs. Leurs appétits, aisément satisfaits, ne leur faisaient
connaître ni les charmes ni les tourments de la volupté. Ils arrivaient
ainsi jusqu’au terme fatal, sans regret des jours écoulés, sans souci des
jours à venir, comme les feuilles que le vent roule sur le chemin, comme
les vagues qui s’approchent insensiblement du rivage. L’arbre de la
science porte des fruits amers ; mais l’homme, qui les a une fois approchés de ses lèvres, aspire à des jouissances plus nobles que celles de
cette existence apathique. Le premier contact de la civilisation est
presque toujours funeste aux peuples sauvages. Aucun d’eux n’a payé un
plus terrible tribut à cette loi fatale que les heureux habitants de Taïti.
Avant de les associer au bienfait de sa législation protectrice et de ses
désolantes croyances, l’Europe leur apporta les fléaux qui dévorent et
les vices qui dégradent. On vit, dans l’espace d’un quart de siècle, le chiffre de la population, que Cook avait porté à plus de 200 000 âmes,
s’abaisser à moins de 7000 habitants. Les plus riches districts de cette
île féconde se trouvèrent transformés en déserts, et les goyaviers s’emparèrent des terrains qu’avait autrefois fécondés la culture. Les missionnaires protestants eurent la gloire de sauver les débris de cette race des
fureurs de l’ivresse et des ravages de l’anarchie. Le roi Pomaré II, réfugié à Moréa, abjura entre leurs mains le culte des idoles. Les missionnaires l’aidèrent à remonter sur le trône, et, grâce à leurs conseils, vers
la fin de 1814, la paix avait reparu à Taïti. Le christianisme venait de
triompher avec Pomaré II. Les fidèles du culte idolâtre firent de vains
efforts pour atténuer les conséquences de leur défaite. La conversion des
naturels eut l’entraînement d’une manifestation politique. Il n’y eut que
les factieux et les esprits frondeurs qui persistèrent à méconnaître le
Dieu qui avait donné la victoire au souverain légitime. Les nouvelles
idées religieuses répondaient d’ailleurs à un besoin réel. Les autels des
idoles étaient renversés; le peuple n’avait plus ni espoir ni terreurs; tout
frein avait disparu, toute poésie allait s’évanouir; le christianisme fut la
planche de salut dans ce grand naufrage. Longtemps avant que la loi eût
fait aux Taïtiens un devoir de se rendre au temple érigé par les missionnaires, l’attrait de la prière prononcée en commun les y avait attirés.
13
�Le nouveau culte leur rendait les réunions si chères à leur race, les
chants religieux, les inspirations expansives dont ce peuple discoureur
et bavard cherche avec ardeur l’occasion. Les beautés littéraires de la
Bible, image d’une civilisation qui se rapprochait bien plus de l’état
social des Taïtiens que du nôtre, exercèrent aussi sur ce peuple naïf leur
charme irrésistible. Peu de jours suffisent pour apprendre à déchiffrer
une langue qui ne possède que douze lettres juxtaposées sans aucune
combinaison. Aussi la plupart des habitants de Taïti se trouvèrent-ils
bientôt en état de lire eux-mêmes la traduction des livres saints, que les
missionnaires répandaient avec profusion dans les îles de la Polynésie.
Leur langue gracieuse et simple se colora en quelques années d’une
teinte biblique qui parut lui prêter de nouvelles douceurs, et le Cantique
des Cantiques devint le thème inévitable de toutes les déclarations
d’amour. C’est ainsi que le livre de Dieu prit insensiblement, à Taïti, possession des intelligences. A cette limite poétique devait s’arrêter l’influence morale du protestantisme. Les dogmes de la vie future, les
menaces de châtiments éternels ou les promesses de récompenses infinies, ne rencontrèrent de la part des Taïtiens qu’une souveraine indifférence. Ils écoutèrent avec une indulgente bonhomie, sans les croire et
sans les contester les vérités austères qu’ils ne pouvaient comprendre.
Les préceptes de la loi chrétienne n’avaient point la sanction de l’opinion
publique. Des amendes rigoureuses et la délation organisée pouvaient
seules leur assurer une obéissance apparente. Si l’on reportait sa pensée
à l’état d’anarchie d’où les missionnaires protestants avaient tiré la
société taïtienne, il fallait bénir leurs efforts; mais la vieille civilisation,
malgré ses abus, méritait bien encore quelques regrets, car elle n’avait
fait place qu’à une civilisation incomplète. La supériorité incontestable
des étoffes et des instruments européens, la faculté de se les procurer
par de faciles échanges avaient causé la ruine de toute industrie indigène. On ne voyait plus les jeunes filles tisser sur leur métier le maro qui
devait s’enrouler autour de leur ceinture ; les garçons ne battaient plus
sur la pierre de basalte l’écorce du mûrier pour fabriquer la tapa ; ils
ne creusaient plus les grandes pirogues avec lesquelles ils parcouraient
jadis les îles de leur archipel. Ils achetaient des mousquets au lieu de
fabriquer des casse-tête, et poussaient le dédain des produits nationaux
14
�N°307-308 Août/Octobre
jusqu’à négliger d’enclore ou de cultiver leurs champs, pour se nourrir
de la farine et du biscuit que leur apportaient les baleiniers. Jamais Taïti
n’avait connu un pareil état d’oisiveté, jamais son sol complaisant et
fécond n’avait été moins propre à nourrir une population nombreuse.
A l’époque où fut proclamé, dans les îles de la Société, le protectorat de la France, l’influence des missionnaires protestants avait donc
porté tous les fruits qu’on devait en attendre, et notre domination, admirablement assortie au caractère aimable, à la gaieté naïve de ces bons
insulaires, pouvait avoir aussi sa mission providentielle. Il ne faut point
s’étonner, cependant, que cette substitution n’ait pu avoir lieu sans des
luttes sanglantes et de tristes orages. La présence des Français à Taïti ne
blessait point seulement les préjugés religieux des indigènes, elle alarmait aussi la vénération que les Polynésiens ont vouée de tout temps à
leurs chefs. Il fallut donc combattre et conquérir pour notre drapeau le
droit de cité dans l’Océanie. Si nous eûmes, durant cette période regrettable, des ennemis secrets et d’autant plus dangereux qu’ils agissaient
dans l’ombre, nous eûmes aussi des alliés pleins d’ardeur, qui nous
apprirent à mieux apprécier les qualités d’un peuple spirituel et brave
qu’on était parvenu à fanatiser contre nous. A Mahahena, sur les hauteurs de Hapapé et dans la vallée de Papenoo, nous vîmes des Taïtiens
figurer dans nos rangs. Le premier qui gravit le pic de Fataoua fut un
chef indigène. Une sorte de fusion s’établit entre les deux races sur le
champ de bataille. La terre de Taïti nous devint plus chère par le sang
que nous y avions versé et par les glorieux souvenirs qui peuplent
encore chacun de ses vallons. Ce qui, dans la pensée de nos ennemis,
devait ébranler notre conquête lui apporta au contraire une consécration nouvelle. Les Indiens éprouvèrent le pouvoir de nos armes et se
montrèrent touchés de notre clémence. L’intrépide gouverneur qui avait
commencé la guerre eut l’honneur de la finir. Quand l’Uranie, portant
le pavillon du contre-amiral Bruat, fit voile pour l’Europe, au mois de
décembre 1846, la tranquillité d’une île si longtemps bouleversée par
les séditions était assurée, et l’esprit impressionnable du peuple taïtien
se chargeait de défendre de l’oubli la gloire de nos compatriotes.
Ce fut un véritable bonheur pour nous, qui errions depuis tant de
mois d’un rivage à l’autre sans jamais rencontrer le drapeau de la France,
15
�de pouvoir nous reposer enfin à l’ombre des couleurs nationales. Je
comprends la prédilection de nos officiers pour cette colonie lointaine.
Sur aucun point du globe, on ne pourrait trouver un climat plus salubre,
des sites plus enchanteurs, une population plus aimable et plus douce.
La végétation même semble, à Taïti, vouloir modérer sa force pour ne
point étouffer les plantes nourricières. Les Taïtiens sont encore dignes
d’habiter ce paradis terrestre. Ce ne sont plus sans doute les beaux sauvages de Cook ; ce ne sont point heureusement les gentlemen des îles
Sandwich. On peut, au point de vue de l’art, regretter leur poétique
nudité, leur élégant tatouage, coquetterie de l’homme j’arbore et voile
du paresseux qui ne savait pas fabriquer d’étoffes3 mais on aurait tort
de croire que cette race ingénieuse a perdu tout son charme en subissant l’empire de nos idées et de nos coutumes. Les femmes de Taïti, surtout, ont allié leur grâce naturelle je ne sais quelle teinte légèrement spiritualiste, qui contribue à rendre plus profonds et plus durables les attachements qu’elles inspirent. Taïti n’offre au voyageur qui passe que le
rebut de sa population : le colon qui s’y crée un foyer domestique
s’étonne de trouver, chez ces simples et naïves créatures, un abandon
plein de candeur, je dirai presque de pureté. L’affection des femmes taïtiennes qui ont pris au sérieux leurs unions morganatiques, est douce et
bienveillante comme leur sourire. Elles n’ont point les transports jaloux
des femmes de Java, elles sont également éloignées de l’indifférence des
Tagals de Manille. Elles ignorent les fureurs de l’amour, elles en possèdent toutes les délicatesses. J’ai tenu dans mes mains plus d’une lettre
d’adieux dont la résignation touchante, - on en jugera par une citation,
- eût attendri le cœur de don Juan lui-même.
« O mon bien-aimé, mon esprit est troublé maintenant, il ne peut s’apaiser ;
il est comme l’eau fraîche et profonde qui ne dort jamais et s’agite pour
trouver le calme. Moi, je suis comme la branche que le vent a brisée: elle est
tombée à terre et ne pourra plus se rattacher au tronc qui la portait. Tu es
parti pour ne plus revenir. Ton visage m a été caché, et je ne le verrai plus.
Tu étais comme la liane que j’avais fixée près de ma porte : ses racines s’enfonçaient au loin dans la terre. Mon corps voudrait te rejoindre, mais il
3 Telle est la gracieuse excuse que les Taïtiens convertis au christianisme ont su trouver pour cette coutume païenne
16
�N°307-308 Août/Octobre
cherche vainement à se transplanter ; il se brise et tombe comme la pierre
qui roule jusqu’au fond de la mer immense. Oh ! Mon ami, tel est mon
amour, il est lié à moi comme ma propre vie. Salut à toi, ô mon petit ami
bien-aimé, au nom du vrai Dieu, en Jésus le Messie, le roi de la paix. »
La langue taïtienne n’est point faite pour exprimer les idées fortes
et sérieuses : elle se prête merveilleusement aux modulations de la poésie. Les anciennes chansons ne s’attachaient souvent qu’à rassembler, à
la suite l’un de l’autre, des mots harmonieux. Le rythme musical semblait être, dans ces compositions, le seul souci du poète ; c’était aux
auditeurs de trouver dans les phrases décousues, dont une accentuation
chantée indiquait soigneusement la cadence, une allusion lointaine ou
une allégorie. Quelquefois, cependant, une pensée inspirée par l’amour
venait éclore dans le cerveau du poète, et donnait un sens plus précis
aux mélodies que le peuple répétait en chœur. Le plus souvent, la grâce
des vers taïtiens était involontaire ; on eût pu adresser aux bardes qui
les avaient composés, ce couplet que les jeunes filles de Papeïti aiment
encore à s’entendre redire : « La fleur des collines répand son parfum
sans avoir de but, - l’oiseau qui chante ne sait point si on l’entendra. Ainsi ta loyauté sans que tu y songes, s’exhale de toi comme un parfum. »
Au milieu de ces chants, si vagues dans leur expression, inégal et timide
effort d’une veine paresseuse, on s’étonne d’entendre résonner parfois
une épithète homérique. Chacune des îles de l’archipel, dans les chansons des Taïtiens, a son surnom qui, presque toujours, l’accompagne.
C’est Raiatéa à la jambe molle, Borabora à l’aviron silencieux, Huahiné
qui s’entête à la danse. Taïti était la Lesbos et non la Sparte de l’Océanie,
elle avait plus de chants d’amour que de chants de guerre. Les îles
Sandwich, les îles Viti préféraient l’épopée à l’idylle. Les îles Tonga redisaient, sur un mode attendri, les plaintes maternelles de leur reine FitiMaou-Pologa, dont le fils fut emporté par les vents loin de son île natale.
Sa pirogue, longtemps errante sur des flots inconnus, aborda enfin aux
rivages de Samoa. Un songe avait rassuré la reine, mais n’avait pas
consolé sa douleur. Chaque matin, elle venait s’asseoir sur la plage, et les
yeux tournés vers le nord, elle donnait un libre cours à son affliction.
« Regardez, disait-elle, le nuage du matin se lève - où repose ce nuage vermeil ? – Est-ce sur la baie d’Oneata ? - cette taie oh est à présent mon fils ! mon fils chéri est loin de ma maison ! - Que mes larmes soient un océan ! -
17
�Mon fils est allé jusqu’à Samoa. - On dit qu’il joue aux boules sur le bord
de la mer. - c’était un enfant qui gagnait tous les cœurs; il était comme te
tiare4 dont le parfum apporté par tes vents - réjouit au loin le voyageur qui
passe ! »
La souveraine de Taïti, Pomaré, n’a jamais, comme la reine des
Tonga, composé de vers ; elle aime à réciter ceux que, dès son enfance,
lui ont appris ses folâtres compagnes. Vous l’entendez souvent murmurer de ces mots sans suite qui tombent mollement en cadence, dont le
sens échappe à votre esprit, mais caresse en secret les souvenirs de la
reine. Cette princesse, qui, par ses terreurs et ses indécisions, faillit perdre sa couronne, et mit un instant en péril la paix du monde, qui eut une
folle jeunesse et une maturité soucieuse, qui, plus calme aujourd’hui, ne
veut vivre désormais que pour ses enfants, héritiers de Taïti et des
Pomotou, de Raiatéa, de Bora-Bora et de Huahiné, - cette reine, en un
mot, sur laquelle ont été fixés, pendant quelques mois, les yeux de
l’Europe, voulut bien honorer notre corvette de sa visite. Nous la
reçûmes avec les égards et le cérémonial qu’on n’accorde, en Europe,
qu’aux têtes couronnées. Le canon gronda aussitôt qu’elle parut sur la
plage ; lorsqu’elle posa le pied sur le pont de la Bayonnaise, la
musique l’accueillit par les airs qu’elle aimait. Elle occupa, pendant le
dîner qui lui fut offert, un fauteuil élevé sur une large estrade. Admis à
bord de la corvette, les Taïtiens purent contempler leur reine, dominant
ses hôtes étrangers de toute la hauteur de ce trône. Pomaré fut sensible
à tant d’attentions. Son visage basané se dérida pour nous. Elle resta
longtemps à bord de la corvette et voulut, avant de partir, poser sa couronne d’odeurs sur un front qui s’inclina gaiement pour subir ce
modeste diadème - Le volage époux de Pomaré, Arii-Faite, ne sut exprimer ses sensations que par un appétit digne de Gargantua ; mais, parmi
les princesses qui avaient suivi leur grave souveraine, nous trouvâmes de
plus agréables convives. La jeune Aïmata5 compagne destinée par la reine
à l’héritier du trône ; Arii Taimai6 majestueuse beauté d’un âge déjà plus
4 Le tiare est la plante que les botanistes anglais ont nommée gardenia, et dont les femmes polynésiennes mêlent, à cause
de son odeur suave, la fleur à leurs cheveux.
5 Aimata, en taïtien, qui mange les yeux
6 Arii-Taimai, la princesse qui pleure
18
�N°307-308 Août/Octobre
mûr, se montrèrent naïvement heureuses de la fête à laquelle on les avait
conviées. Lorsque au milieu d’une pluie de feu, tombant du haut des
vergues, elles descendirent dans le canot qui les attendait le long du bord,
elles semblaient regretter la discrète prévoyance qui abrégeait pour elles
les plaisirs de cette longue soirée. J’aurais mauvaise grâce à protester
contre l’enthousiasme que les femmes de Taïti ont inspiré à tant de voyageurs. Leur gaieté sans malice et leur sourire candide sont pourtant,
selon moi, leur plus grand attrait. Après avoir parcouru près de la moitié
du monde, je me trouvais encore de l’avis des aimables princesses qui
venaient de nous quitter et dont j’admirais intérieurement le bon goût :
ce ne sont, me disais-je avec elles, ni les Chinoises, ni les Malaises, ni les
Polynésiennes, ce sont les femmes françaises qui sont jolies, vahiné
farani ménéné ; mais, quelle que puisse être mon opinion sur la beauté
des femmes de l’Océanie, je ne m’en intéresse pas moins à l’avenir d’une
race qui sait allier les plus nobles aux plus doux instincts. Dans la plupart
de ces archipels semés au milieu de la mer du sud, vous trouverez un
peuple brave sans férocité, aussi prompt à pardonner les offenses qu’à les
ressentir, amoureux des longs discours et des chants mélodieux, fait pour
les hasards de la guerre comme pour les loisirs de la paix, ennemi de
toute contrainte et plus capable peut-être de vertu que d’hypocrisie. Si ce
n’est point à nous que l’avenir réserve la tutelle de ces populations, puisse
du moins le ciel leur envoyer des maîtres indulgents ! La domination qui
voudrait assujettir brusquement au travail une race habituée à vivre d’air
et de liberté, qui tenterait de ruiner la joyeuse insouciance de ce peuple,
lui ravirait du même coup le souffle qui l’anime. Que notre civilisation se
montre donc une fois réellement bienfaisante envers ces pauvres sauvages, qu’elle a si souvent entrepris de moraliser et qu’elle n’a, jusqu’à
présent, réussi qu’à détruire !
Des complications politiques, que le gouverneur des îles de la
Société parvint à dénouer sans notre concours, nous retinrent pendant
près d’un mois dans le port de Papéïti. Le moment arriva enfin où il nous
fut permis de poursuivre notre voyage.
Le 21 août 1850, dès la pointe du jour, nous étions en dehors des
récifs. La brise du matin nous abandonna quand nous avions encore en
19
�vue les navires mouillés sur la rade ; mais bientôt les vents alizés vinrent
enfler nos voiles. Les sommets de Taïti s’abaissèrent l’un après l’autre
sous l’horizon, ceux de Moréa ne tardèrent pas à disparaître; avant le
coucher du soleil, la Bayonnaise n’avait plus devant elle que les vastes
solitudes de l’océan Pacifique. Cinquante-trois jours nous suffirent pour
doubler le cap Horn et atteindre la baie de Rio-Janeiro. Le vent nous
secondait ; la Bayonnaise semblait avoir des ailes. Tout retard désormais nous était importun. Nous n’eussions point touché sur les côtes du
Brésil, si les instructions du ministre de la marine ne nous en eussent
fait un devoir. Nous résolûmes du moins de ne pas nous y arrêter. Le 19
octobre, nous bordions nos huniers pour un dernier appareillage, et le
6 décembre 1850, après avoir coupé six fois l’équateur, après avoir
parcouru près de vingt-six mille lieues, nous laissions tomber l’ancre
sur la rade de Cherbourg, que nous avions quittée au mois d’avril 1847.
Près de trois années se sont déjà écoulées depuis le retour de la
Bayonnaise au port7 ; mais, grâce à la fidélité d’affectueux souvenirs, je
ne suis point resté complètement étranger aux événements qui se sont
accomplis pendant ces trois ans dans les mers de la Chine. Je pressentais
que l’extrême-Orient ne tarderait point à attirer encore une fois les
regards de l’Europe. La fièvre révolutionnaire semble agiter enfin ce
monde impassible. Une troupe de bandits rassemblés par la famine a
pris en quelque mois, vis-à-vis du gouvernement de la Chine, les proportions d’une armée de rebelles. La faiblesse de ce gouvernement est parvenue à transformer des projets de pillage en projets politiques, et le
drapeau d’un prétendant flotte aujourd’hui sur les murs de Nan-king.
Quelle sera l’issue d’un conflit auquel le peuple n’a point encore pris
part ? Les descendants de Kang-hi iront-ils rejoindre les fils de GengisKhan dans les vastes déserts de la terre des Herbes ? La Chine verra-telle, ainsi que le proclament les insurgés, le retour de ces temps heureux où des mandarins intègres n’accordaient le bouton académique
qu’aux veilles studieuses des lettrés ? Est-ce Confucius qui va triompher
de Bouddha et de Lao-tseu ? - Je me garderai bien de prédire le jour où
7 Ceci était écrit en 1850.
20
�N°307-308 Août/octobre
la dynastie Taï-tsing devra se résigner à descendre du trône ; la route est
encore longue des bords du Yang-Tse kiang à Pé-king. Si la révolte
cependant continuait ses progrès, si les succès des insurgés finissaient
par provoquer un véritable mouvement national, on serait en droit d’attribuer à la crise ainsi agrandie une portée immense. Les peuples n’errent point éternellement dans le même sentier. Ce ne serait pas le règne
des traditions antiques, mais des destins inconnus qui s’ouvriraient alors
pour la race chinoise. Nos enfants assisteront probablement à d’étranges
métamorphoses. Les distances s’effacent, les nations insensiblement se
confondent. Quand des navires à vapeur remonteront le cours du Yangtse-kiang et du Houang-ho, quand des chemins de fer sillonneront le territoire céleste et pénétreront jusqu’au cœur du Tibet, Bornéo et Célèbes,
Mindanao et la Nouvelle-Guinée ne manqueront plus de bras pour
exploiter les richesses de leur sol. Des bords de la Californie aux côtes
du Camboge s’étendra tout un monde, plus fécond et plus prospère
peut-être que notre vieille Europe. Je me félicite d’avoir pu visiter, avant
une transformation qui me semble inévitable, ces parages reculés, cette
arène ouverte à l’activité des générations futures. Si j’ai pu supporter
sans trop d’amertume les incertitudes d’un exil de quatre ans, c’est à
l’intérêt éveillé en moi par ces régions lointaines de l’extrême Orient que
j’en dois rendre grâce ; c’est aussi, - dois-je l’ajouter en finissant ? - aux
compagnons de voyage qui ont partagé avec moi les épreuves et les
fatigues d’une si longue campagne. De tous les souvenirs que je veux
conserver des jours que nous avons passés ensemble, celui de leur amitié sera le dernier à s’effacer de ma mémoire.
Amiral Edmond Jurien de La Gravière
(1812-1892)
�Partie du voyage du vaisseau
mixte de 90 canons,
le Duguay-Trouin
de 1860 à 1863
(Valparaiso-Marquises-Tahiti-Valparaiso)
Paul-Marius Châteauminois, fils d’un maître de manœuvre du port
de Toulon est né dans cette ville le 16 janvier 1837. Il sortit aspirant de
l’école navale en 1854 et se fit remarquer tout au long de sa carrière par
« son intelligence, son zèle et son activité ». Ayant commandé de nombreux bâtiments et gravi tous les échelons, il fut nommé contre-amiral le
16 novembre 1893 et devint l’année suivante major général de la
Marine. Il mourut à Toulon le 2 octobre 1916. Son journal a été mis en
forme par son arrière-petit-fils, Monsieur Olivier Chateauminois qui
nous a donné l’autorisation de publier dans notre bulletin la partie
concernant la Polynésie. Qu’il en soit ici vivement remercié.
Christian Beslu
Itinéraire du Duguay-Trouin
7 janvier 1860 : appareillage de Brest
8 février : Rio de Janeiro
14 -25 février : Montevideo
10 mars : entrée du détroit de Magellan
7 avril : mouillage en baie de Valparaiso
�Enseigne de vaisseau Paul-Marius Chateauminois
Cases de travailleurs des îles Gilbert à Atimaono (1870)
Collection Claude Millé
�2 mai : Callao…
22 août : retour à Valparaiso
7 octobre : atterrissage aux îles Marquises
16 octobre : Traversée des Tuamotu
Octobre – Décembre : Tahiti
13 janvier 1861 – retour vers Valparaiso…
Journal
Mercredi 10 octobre
Nous avons atterri sur l’archipel des Marquises le jeudi 7 octobre,
au lever du soleil. L’amiral aperçut le premier la terre sur la galerie, bien
avant les nombreuses vigies qu’on avait placées en tête des mâts. Malgré
la belle brise d’est qui nous poussait par l’arrière, on alluma les feux afin
d’être certains d’atteindre, avant la nuit, la baie de Tai-O-Hae. Nous
étions, à dix heures du matin, par le travers de l’île de Houa-Houka dont
les hautes montagnes arides et pelées nous firent mal augurer de ce nouveau pays. Nouka-Hiva que nous avions à tribord par-devant s’offrait à nos
regards sous l’aspect d’une haute falaise à pic surmontée d’une espèce de
tour. C’était le cap Saint Martin (cap Tikapo), vaste promontoire dont une
des arêtes s’élève vers le ciel en forme de tour cylindrique.
Derrière se profilaient les cimes de hautes montagnes ; quelques
bouquets de bois de fer en couronnaient les sommets. A mesure que
nous doublions ce cap, nous voyions se dérouler la baie du Contrôleur
(ou Taipi) célèbre par la triste fin d’un gendarme français qui, trahi par
un Canaque de ses amis, y fut tué et mangé par les sauvages. Une végétation épaisse s’attachait aux flancs de toutes les vallées, quelques cases
s’élevaient sur la plage et de nombreux cocotiers donnaient à cette baie
un aspect souriant.
A deux heures, nous découvrîmes les deux sentinelles, roches
coniques qui marquent l’entrée du mouillage. Une large croix en forme
d’X, produite par deux arêtes blanches, se dessine très distinctement sur
les roches dans la partie est de la passe ; c’est un excellent indice quand
on arrive de l’est.
24
�Decrès Duquesne–Scorff à Papeete
Corvette la Sérieuse
Collection Claude Millé
�Nous serrâmes nos voiles et bientôt, longeant de très près la sentinelle de droite, nous entrâmes dans le petit goulet qui précède la baie
de Tai-O-Hae. La brise, arrêtée par les hautes montagnes qui nous entouraient, avait cessé tout d’un coup ; quelques rafales de N-E sifflaient de
temps à autre à travers le gréement. A trois heures nous laissions tomber
l’ancre et le pavillon français hissé à terre sur le mât d’un fort nous fit
croire un instant que nous arrivions dans une colonie française.
La description de Nouka-Hiva que j’avais lu dans le voyage de
Dumont D’urville m’avait donné de ce pays une fausse opinion.
D’Urville raconte qu’à son arrivée sur rade, il fut obligé de hisser
les filets d’abordage, pour interdire l’accès du bord aux nombreuses
sirènes (sic) qui venaient, à la nage, séduire les matelots et grande fut
ma surprise en ne voyant pas la moindre pirogue se diriger vers nous.
Le vaisseau, le Duguay-Trouin, cependant, devait paraître à ces indigènes mille fois plus curieux qu’une corvette telle que l’Astrolabe et c’est
à peine si nos longues-vues nous permettaient de distinguer à terre
quelques groupes dont les vêtements bariolés n’avaient rien de sauvages.
C’est que j’ignorais alors que toute la tribu qui habite la baie était
chrétienne et assujettie à une surveillance qui comprime tous les instincts naturels. Je ne faisais pas la part non plus des modifications radicales que le contact des Européens a apportées dans les mœurs de cette
population.
Le gouvernement français, en renonçant à la colonisation de l’île, a
laissé la jouissance des établissements déjà créés aux missionnaires qui
ont entrepris la conversion des Canaques. Ces missionnaires présidés
par un évêque « in partibus », Mgr Dordillon, sont parvenus à régner
en souverains maîtres dans l’île. Le roi Moëno attaché au service de la
France au prix de 2000 francs par an n’est qu’un exécuteur fidèle des
volontés de cet évêque et les malheureux Canaques, réduits à embrasser
le christianisme, ont dû renoncer à ces mœurs primitives qui les rendaient si intéressants. Des Moutoïs, espèces de gendarmes choisis par
l’évêque dans la population, exercent une police active et châtient avec
sévérité les infractions aux commandements de l’Eglise.
Les femmes sont toutes vêtues ; il leur est défendu d’aller à bord des
navires qui viennent relâcher dans l’île. Les hommes, fiers de ressembler
26
�N°307-308 Août/Octobre
à des hommes civilisés ont aussi endossé le costume européen et c’est à
peine si on en rencontre quelques-uns laissant complètement voir leurs
belles formes. Aussi cette population n’offre t’elle plus d’originalité. Le
tatouage seul, transversal à la figure, fait reconnaître les sauvages sous
leurs chapeaux de Panama.
Cependant le bruit de notre arrivée se répandant dans l’île, nous
vîmes arriver les jours suivants de vrais sauvages appartenant aux districts environnants ; le vaisseau fut assailli de pirogues pleines de
Canaques et de cocos et nous pûmes observer à notre aise ces types au
naturel qui ont conservé toute la simplicité de leurs habitudes premières. Généralement grands et bien faits, ces sauvages pêchaient par la
grosseur démesurée de leur tête. Leurs membres couverts de tatouages
bleus, donnaient à leur physionomie un aspect assez féroce mais la familiarité, l’affabilité de leurs manières, effaçaient bien vite cette impression
première.
Leur plus grand plaisir était de s’accroupir sur le pont et d’assister
aux manœuvres ; la musique surtout les mettait dans le ravissement. Ils
affectaient néanmoins de ne pas être surpris en voyant les longues rangées de nos canons ; quelques-uns nous faisaient entendre qu’eux aussi
avaient des fusils.
Je dus passer pour un sorcier aux yeux de trois grands sauvages à la
noire chevelure qui s’introduisirent dans la chambre de l’abbé pendant
que je jouais de l’harmonium. Ils ne s’expliquaient pas comment mes
doigts faisaient résonner le clavier ; ils essayaient bien de frapper sur les
touches mais comme j’arrêtais les soufflets qu’ils n’apercevaient pas,
l’orgue ne rendait aucun son et mes trois sauvages s’entre-regardaient en
poussant des petits cris gutturaux qui exprimaient leur surprise. Le lendemain de notre arrivée, je prenais le quart à quatre heures ; la dunette
était encombrée de Canaques ; j’avais le linge à faire ramasser et comme
on n’amenait le cartahus que trois par trois, il me fallut répéter à chaque
fois les commandements d’« attention » et d’« amener » ! Les sauvages ne furent pas longs à saisir le rythme de ma voix et quelques-uns se
mirent à commander comme moi ; d’autres les imitèrent en criant plus
fort et voyant que je ne pouvais tenir mon sérieux, ils s’enhardirent en me
poursuivant de leurs commandements d’« Atacio ! Améé ! »
27
�Ce fut à bord une scène d’un désordre et d’un comique achevés
pour tout l’équipage sur le pont.
Quant aux femmes, il nous fallut descendre à terre pour les voir.
Les missionnaires leur défendent toute espèce de contact avec les
Européens, ce n’est que loin de la surveillance des moutoïs qu’on parvenait à les entrevoir. Moins belles que les hommes, elles pêchaient aussi
par l’irrégularité de leur tête ; leur chevelure inculte, leurs traits grossiers au teint olivâtre prévenaient peu en leur faveur ; néanmoins, les
formes qu’on voyait se dessiner sous leur paréo (robe en forme de fourreau) ne manquaient pas de charmes et au besoin, malgré la forte odeur
d’huile de coco qu’elles exhalent, on peut s’expliquer les éloges que les
premiers navigateurs firent de ces femmes par les privations résultant
d’un long séjour à la mer.
La baie de Nouka-Hiva offre, dans son ensemble, un aspect sévère :
de hautes montagnes accidentées lui servent d’amphithéâtre et donnent
naissance à une foule de torrents qui impriment à la végétation une activité prodigieuse. Toutes les productions tropicales se disputent les moindres accidents de terrain, un épais rideau de verdure s’étend sur tout le
fond du rivage et c’est à peine si on aperçoit quelques cases à travers
cette fourrure d’arbres de toutes espèces.
A mesure qu’on s’avance au milieu de cet oasis, on rencontre une
série de paysages dignes de la palette d’un peintre à l’imagination vive et
colorée. Ici, c’est un ruisseau que viennent caresser les lauriers roses ;
là un bouquet de cocotiers dont les panaches verdoyants semblent sourire avec tristesse. De temps à autre et comme pour animer ce tableau,
s’élèvent les cases des sauvages avec leur toit de chaume et leurs
murailles à claire-voie. Les couches épaisses de cailloux qui leur servent
d’assises facilitent l’écoulement des eaux et de simples nattes de paille,
reposant sur des traverses de bois, composent tout leur ameublement.
L’arbre à pain (ou mayorée), l’oranger, le goyavier laissent pendre
à leurs branches leurs fruits appétissants et le sauvage n’a qu’à tendre la
main pour trouver sa nourriture. Le mayorée, gros fruit d’un vert foncé
lui fournit son aliment principal ; grillé sur des cendres chaudes, il
acquiert un goût qui tient le milieu entre la châtaigne et la pomme de
terre.
28
�N°307-308 Août/Octobre
Le coco est pour lui un dessert succulent ; l’amande en est plus
douce qu’une crème et le lait qu’il contient est d’une fraîcheur presque
glaciale.
En voyant ces productions naturelles qui subviennent à tous les
besoins de l’homme, on s’explique très bien la paresse naturelle aux
sauvages.
La chaleur du climat est du reste accablante et pourquoi secouer
par le travail l’apathie dans laquelle vous plonge cette température tropicale ? Dieu a évidemment créé les sauvages pour la vie contemplative.
Dès lors, n’est-ce pas contrarier les lois de leur nature que de leur prêcher la morale sévère de notre religion ?
Pendant notre séjour sur la rade de Nouka-Hiva, nous avons
démonté et mis à bord le gouvernail afin de calfater le trou de la jaumière
qu’on supposait être la cause d’une voie d’eau qui existe à l’arrière
depuis notre départ de France. Après avoir remis le gouvernail à la mer,
une caliorne de braguette servant de fausse balancine est tombée sur le
pont par la négligence d’un gabier qui l’amenait à retour et a blessé grièvement deux hommes. L’un d’eux a le bras cassé, l’autre a reçu tout le
choc sur la tête et on s’attend à le voir mourir d’un jour à l’autre.
Cet accident néfaste arrivé dimanche 7 octobre a empêché la
fameuse représentation théâtrale qui devait avoir lieu ce jour-là. La pièce
en vers de Pennerat, intitulée « Les acteurs en goguette » se trouve de
la sorte renvoyée aux calendes grecques.
Les phtisies se développent dans ces pays avec une activité foudroyante ; nous avons perdu hier, de la sorte, un matelot voilier qui à
notre départ de Valparaiso semblait jouir d’une santé parfaite.
La visite du Roi Moëno à l’amiral a été assez curieuse ; le Roi était
vêtu d’un pantalon blanc et d’un habit d’uniforme presque sans boutons.
Sa femme, les cheveux bien peignés, avait une grande robe blanche sans
taille, couverte d’une profusion de dentelles.
Rien n’était plus drôle que la figure de ces deux majestés, essayant
de faire la révérence et n’osant pas suivre l’amiral. Madame Larrieu (la
femme de l’amiral), dont la timidité est excessive, était rouge comme un
coquelicot et ne savait comment s’y prendre pour hâter le pas de la reine
qu’elle était venue recevoir à la coupée.
29
�Le commandant Mazères et le chef d’état-major ont voulu faire une
pêche au requin à la mode canaque. Ce procédé consiste à aller en pleine
mer à la rencontre des requins : on emporte avec soi de petits cochons
dont les cris ont la propriété d’attirer ces voraces et on peut ainsi s’approcher d’eux pour les harponner et les hisser dans l’embarcation.
Les deux commandants avaient pris un canot et s’étaient fait escorter de deux canaques réputés pour leur adresse ; mais partis à quatre
heures du matin ils sont revenus à six heures du soir, sans avoir rencontré de requins et après quatorze heures de mal de mer presque continu.
Nous avons appareillé ce matin avec le jour ; nous allons directement à Tahiti en traversant les Pomotou qui se trouvent sur la route.
Quelques officiers, les élèves surtout, commençaient à se faire au séjour
de Nouka-Hiva ; on conçoit très bien que cette existence à demi sauvage
plaise à certaines organisations qui n’aiment pas le monde et ses tracas.
On n’avait là aucun souci, on se promenait à terre en chemise, on se
reposait dans toutes les cases, on se baignait dans tous les ruisseaux
qu’on rencontrait et, somme-toute, j’aurais bien consenti à passer
quelques années de mon existence dans une case que j’aurais peuplée
d’un piano et d’une femme à mon choix.
Quoiqu’il en soit, j’ai voué aux cocos bienfaisants une affection sincère. Si le lait de coco avait la propriété du vin, je crois que je serais ivre
pour quinze jours au moins.
Un tout petit requin est venu ce soir se promener à l’arrière du vaisseau ; on a jeté à la mer l’émerillon garni de lard, mais le gredin a flairé
l’hameçon sans vouloir y mordre.
Jeudi 1er novembre 1860
Il fait tellement chaud à Tahiti que je n’aurais jamais la force d’y
rédiger mes impressions ; voilà près de quinze jours que nous sommes
mouillés sur la rade et cependant j’ai toujours remis au lendemain le
soin de poursuivre ce journal. Du reste, que dire sur un pays où on s’ennuie à mourir ?
Les journées se succèdent comme à la mer sans amener d’incidents
remarquables et il est difficile d’écrire des choses intéressantes sur un
sujet naturellement ennuyeux.
30
�N°307-308 Août/Octobre
Nous avons reconnu l’archipel des Pomotou dans la journée du
mardi 16 octobre. Ces îles sont ainsi appelées parce qu’elles sont très
basses sur l’eau et en effet, l’île de Krusenstern dont nous passions très
près nous a paru sous l’aspect d’un bouquet de cocotiers qui semblait
sortir du sein de l’eau même. Toutes sont formées par la crête des récifs
sur laquelle s’attache la végétation à mesure que par leur composition
successive, ils s’élèvent au dessus du niveau de la mer.
Les sauvages qui habitent les plus grandes d’entre elles se nourrissent de cocos et de poissons. Ils pêchent la nacre dont ils font un assez
grand commerce ; l’huile de coco les met aussi en relations fréquentes
avec les négociants de Tahiti ; mais leurs instincts anthropophages les
poussent souvent à massacrer des Européens et on a déjà fait de nombreuses expéditions pour venger des crimes de ce genre.
Le pic de Tahiti s’est montré à nos regards le mercredi 17 octobre,
au lever du soleil. Nous étions tous curieux d’apercevoir cette terre tant
vantée par les navigateurs et sur laquelle notre imagination nous faisait
entrevoir des troupes de sirènes appelant le vaisseau. On fut assez long
à reconnaître exactement le point sur lequel nous avions atterri. Nous
avions été portés dans l’est d’une grande quantité de sorte que la
presqu’île de Taravao était droit devant nous. Mais comme on n’apercevait pas l’isthme qui relie la presqu’île à la terre ferme, les officiers qui
connaissaient déjà l’Océanie croyaient que nous avions Tahiti devant
nous et que c’était l’île de Morea qui s’étendait sous le vent, à notre
droite. L’amiral comparant avec raison les grandeurs relatives des deux
îles, prétendait qu’il n’était pas possible que Morea, vue du nord, eut
l’air deux fois plus grande que Tahiti. Il affirmait contre tous que c’était
la presqu’île que nous voyions devant et il envoyait vigies sur vigies pour
qu’on lui annonçat l’isthme qui toujours restait invisible. Sa conviction
finit par gagner ceux qui doutaient encore et on laissa porter à l’ouest
pour reconnaître la pointe Vénus. On vit peu après les îles se rejoindre.
C’était bien Taravao que nous avions en face et l’amiral, fier de luimême, ne cessa de se faire des éloges sur sa clairvoyance.
La pointe est de la presqu’île vue du nord est en tout semblable au
Bec de l’Aigle, (près de la Ciotat). C’est un point de reconnaissance très
accentué.
31
�A trois heures de l’après midi, nous mouillions dans la baie de
Papeete sous la conduite d’un pilote que nous avions pris en dehors du
récif. On avait mis à la vapeur et, en carguant les voiles, la vergue du
grand hunier qu’on avait amené en bande, avait craqué.
Il est difficile d’imaginer un point de vue plus mignon que celui de
Papeete lorsqu’on arrive ; la baie protégée au large par une ligne continue de récifs ressemble à un vaste bassin. Une petite île ombragée de
cocotiers coupe agréablement par sa végétation l’uniformité de cette
partie de la baie. La plage surgit à peine au dessus de la mer, et on la
devine plutôt qu’on ne la voit sous l’épaisse couche de verdure dont elle
est tapissée. Rien n’est plus gentil, plus coquet que le mélange des maisons et des arbres ; à la vue de ce paysage, si frais et si riant, on se sent
vivre avec plus de vigueur et on a hâte de fouler le sol. La vue n’est pas
bornée comme à Nouka-Hiva par un rideau de montagnes, on respire
plus à l’aise et l’œil se plait à chercher l’horizon qui se prolonge derrière les cocotiers de la pointe de Fare-Ute.
En face du récif de l’est, au sud-ouest, se dessinent les vallées profondes qui rayonnent du pic de Tahiti ; les sommets des montagnes sont
presque toujours noyés dans les nuages et c’est encore un contraste heureux que celui du beau ciel bleu qui se réfléchit dans la mer et du ciel
noir d’orage qui caresse le pic. Ce premier effet produit est enchanteur,
le marin, si avide de tableaux champêtres, sent ses poumons se dilater à
la vue de ces touffes de verdure ; les émanations de la terre lui font bien
vite oublier les ennuis d’une longue navigation et il se promet une foule
de jouissances à l’ombre de ces arbres qu’il aime tant.
Jusque là, tout est rose ; mais hélas ! On a dit tant de belles choses
sur l’île de Tahiti, on l’a décorée de titres si pompeux qu’on n’est pas pleinement satisfait par l’étalage de cette belle nature. On voit toujours errer
dans l’imagination ces nymphes séduisantes qui ont fait surnommer
Tahiti la Nouvelle Cythère ; on est toujours surpris de ne plus voir ces
troupes de naïades qui venaient prendre à l’abordage les premiers navigateurs et c’est là une première déception suivie de beaucoup d’autres.
Il suffit de mettre le pied à terre pour voir s’effacer l’illusion
magique de ce panorama. La première personne que l’on rencontre est
le troupier français dont le salut conventionnel détruit les douces rêveries
32
�N°307-308 Août/Octobre
qu’avaient fait naître les voyages de Lapérouse et de Cook. Les sauvages ?
C’est en vain qu’on les cherche, les déguisements de la civilisation les
ont fait disparaître ; on n’a plus autour de soi que des gens habillés,
d’un teint plus ou moins brun. Les femmes vêtues de longues robes flottantes, vous regardent passer avec indifférence et ne sont plus sensibles
qu’à l’exhibition de l’argent. Leur gros nez épaté, leur démarche lourde,
leur odeur de monoï, achèvent de vous rendre à la réalité et c’est avec
dépit qu’on voit s’écrouler tout d’un coup l’édifice chimérique d’espérances qu’on avait fondé sur la foi des voyageurs.
La société européenne, ramassis de gens de toutes espèces, offre un
spectacle plus désolant encore ; il semble que l’homme n’est plus un
être sociable dès qu’il s’établit dans l’île, chacun vit dans son coin isolé
du reste de la terre et on dirait que les Européens s’approchent de l’état
sauvage à mesure que les Canaques naissent à la civilisation.
Ainsi, quelques jours suffisent pour vous blaser sur les curiosités de
Tahiti ; on est bien vite saturé de la belle nature par une chaleur de 30
degrés et on s’explique sans peine l’abrutissement complet dans lequel
vivent des êtres naguère intelligents.
Dans ce milieu sevré de toute vie intellectuelle, on n’a plus que la
ressource de prendre une femme canaque et de faire des enfants. Le
défaut de communication avec le monde extérieur produit l’assoupissement de l’esprit et l’incident le plus futile se trouve acquérir des proportions phénoménales qui font les délices des habitants.
Et cependant l’île de Tahiti offre des ressources incontestables ;
une exploitation intelligente aidée par un commerce actif pourrait tirer
du sol des richesses faciles ; mais nous n’avons pas le génie de la colonisation. Nous occupons cette île depuis près de vingt ans, nous avons
sacrifié pour elle bien des millions et elle en est toujours au même point.
Jadis de nombreux baleiniers venaient se ravitailler à Tahiti ; San
Francisco expédiait des navires qui venaient se charger d’oranges et
aujourd’hui, à la suite de l’établissement de droits protecteurs, l’arrivée
d’un navire sur rade est un événement. Aussi pourquoi travailler la terre
puisque les productions restent sans débouchés ? La canne à sucre, le
caféier, la vanille surtout s’acclimatent à merveille à Tahiti mais où trouver des bras assez faits au travail pour défricher le sol ? Les Canaques
33
�vont à la messe mais on ne peut secouer leur paresse qu’à des prix exorbitants. Du reste, il faut le dire, le commissaire du gouvernement,
Monsieur de la Richerie, ne reconnaît pas l’utilité de la colonisation.
Tahiti n’est à ses yeux qu’un point militaire et maritime ; la France n’en
peut tirer profit que comme point de relâche pour ses navires en cas de
guerre avec les Anglais : « Pourquoi protéger le développement commercial de l’île ? Est ce que Malte offre la moindre ressource aux
Anglais ? Des canons et de la poudre, voilà la seule condition de prospérité pour Tahiti ». Il est certain que sous un gouvernement pareil, les
planteurs pacifiques ne seront jamais en honneur.
Quant à moi, militaire, je m’explique difficilement l’utilité pour la
marine d’un port de relâche situé à 2000 lieues de tout continent.
Les deux principaux négociants de l’île sont deux Anglais parvenus,
mariés à deux chéfesses canaques et qui, par ces mariages, ont acquis
dans le pays une influence très grande. Ils achètent en sous-main de
grandes concessions de terrains ; leur fortune considérable leur permet
d’accaparer les quelques affaires qui se font et, comme par ailleurs, ils
sont les bailleurs de fonds du gouvernement, ils ont acquis forcément
une importance capitale dans l’île. C’est pourquoi on trouve tout naturel
que dans cette colonie française, les Canaques soient presque tous protestants et parlent facilement l’anglais.
L’arrivée du vaisseau était pour l’île une bonne fortune attendue
depuis longtemps. Le « Messager de Tahiti » (Te vea no Tahiti), la
feuille unique et hebdomadaire de la colonie, a rempli ses colonnes
d’articles sur le Duguay-Trouin. Le gouverneur a fait écrire dans la partie officielle que l’envoi du vaisseau était de la part de l’empereur la
preuve la plus certaine de son attachement pour les Canaques.
L’équipage, envoyé à terre par divisions, a mis pendant une semaine
tout le pays en révolution et à la suite de ces journées de liberté, nous
avons vu éclater dans toute sa force l’esprit d’indiscipline qui n’a pas
cessé de couver à bord depuis notre armement. Un conseil de guerre a
dû condamner à cinq ans de travaux publics un quartier-maître coupable d’outrage envers un aspirant ; un second maître canonnier qui avait
jeté ses galons à la tête du capitaine d’armes a été suspendu pour trois
mois ; le patron du canot du commandant a presque assassiné un autre
34
�N°307-308 Août/Octobre
quartier-maître en l’attaquant par derrière à coups de couteau ; un
second maître canonnier est accusé d’avoir commis un attentat aux
mœurs avec violences vis-à-vis d’un novice. Enfin, tous les jours, on
découvre dans le service des monstruosités et on se demande combien
de temps encore pourra fonctionner cette république vermoulue qu’on
appelle le Duguay-Trouin.
Le système paternel de Monsieur Clos a produit tous ses fruits, les
hommes gradés qu’on croyait irréprochables courent bordée à toutes
les occasions et, dans les moindres détails du service, l’officier se
demande s’il sera obéi. Il faut que l’amiral soit bien insouciant ou qu’il
aime bien fort le capitaine de frégate pour ne pas briser cette boutique
et imprimer à son équipage une tournure militaire.
Le commandant souffre, je le crois, de l’organisation impossible de
son vaisseau mais il a dû reconnaître toute la force d’un second qui est
l’ami intime de l’amiral et il a pris le sage parti de s’enfermer plus que
jamais dans ses calculs de variations en se réservant la faculté de faire
contre les officiers des sortie furieuses de temps à autre.
Jeudi 8 novembre 1860
Ce pays a séduit l’amiral ; le départ qui n’est pas encore fixé n’aura
lieu, dit-on, que dans les premiers jours de décembre ce qui nous
condamne à vivre encore un mois ici. Je m’expliquerais cette ardeur
passionnée de l’amiral pour la belle nature si je le voyais quelquefois se
promener à terre mais il garde le bord selon son habitude et j’aime
mieux attribuer la prolongation de notre séjour à son aversion pour les
ennuis et les dépenses qu’entraînerait, dans cette saison, sa présence à
Valparaiso. Ce mois nous paraîtra bien long, d’autant plus long que
chaque journée qui s’écoule représente une soirée perdue.
La Reine Pomare qui était aux îles Sous-le-Vent à l’époque de notre
arrivée est revenue lundi passé sur l’Infatigable. Sa présence sur rade a
été signalée par des salves nombreuses d’artillerie. Toute la garnison
était sur pied et nos matelots répandus sur les bastingages, ont poussé à
son passage le cri sept fois répété de « Vive l’Empereur ! » La réception qu’on lui a faite était royale en tous points et cependant la Reine
n’avait pas l’air de priser bien fort tous ces honneurs. Pomare possède,
35
�à ce qu’il paraît, un bon sens très développé qui lui fait apprécier à sa
juste valeur la considération factice dont on l’entoure. Elle sait très bien
que le vrai Roi de l’île est Monsieur de la Richerie et que tous ces soldats
qui lui présentent les armes, sont pour elle autant de geôliers. Déjà
vieille, cette brave femme s’est acquise une réputation d’excellente mère
de famille. Semblable en tous points aux Canaques de sa suite, il faut
l’avoir vue plusieurs fois pour la reconnaître. Elle n’aime pas se mettre
en frais de représentation et c’est là un point commun qui la placera
haut dans l’estime de l’amiral.
L’arrivée de la Reine a été le prétexte d’une soirée au gouvernement.
Nous avons pu voir de la sorte, réunies dans les maigres salons du commandant La Richerie, toutes les notabilités de l’île. Les femmes se divisaient en trois catégories : les blanches, les métis et les Canaques. Ces
dernières, les plus curieuses de beaucoup, étaient pour la plupart des
filles ou des dames d’honneur de la Reine. Leur toilette consistait de leur
robe fourreau, des bas et des souliers. Elles avaient sur les épaules des
profusions de dentelles et dans les cheveux des fleurs naturelles très artistiquement arrangées. Comme toujours on sentait à leur approche une
forte odeur de mounoï (huile de coco mélangée à du bois de santal (sic).
Elles n’étaient pas jolies, c’est incontestable, mais leurs formes que rien
ne comprimait et leur haute taille eussent peut-être séduit Phidias. Il y
avait un certain charme à les voir se promener dans la nuit avec leurs
longues robes flottantes et leurs énormes couronnes de fleurs sur la tête.
Les métis, reconnaissables à leur teint brun, étaient de belles
femmes dans toute l’acception du mot ; leurs traits plus réguliers, leur
costume plus soigné et plus en rapport avec nos habitudes complètent
chez elles les qualités que nous recherchons chez la femme ; c’est une
race séduisante dont la vigueur plaît autant que la beauté. Les quelques
blanches qui étalaient leurs crinolines au milieu de ces robustes
Tahitiennes, étaient peu engageantes pour la danse. Anglaises et laides
pour la plupart, elles ont produit chez moi un accès de spleen en me
rappelant les gracieuses Espagnoles du Chili.
Madame Larrieu a brillé d’un éclat facile au milieu de cette réunion
bizarre ; son visage était radieux tant elle se sentait supérieure aux poupées qui l’entouraient. Elle a profité de la circonstance pour se remettre
36
�N°307-308 Août/Octobre
à la danse qu’elle avait négligée depuis plusieurs années. Nous avons pu
tous réclamer d’elle la faveur d’une danse et admirer son élégance et sa
légèreté. L’amiral, qui n’avait pas donné son autorisation, regardait
l’heure à chaque instant et faisait des tentatives répétées pour interdire
à sa femme ce plaisir presque unique que lui ait offert Tahiti.
Toujours aimable comme un loup de mer, il lui fit, après une
mazurka, ce singulier compliment qu’elle s’est plu à répéter à Monsieur
Letimbre de qui je tiens l’anecdote : « Dis donc, Julie, tu as tort de te
remettre à la danse ; Monsieur Letimbre, en te faisant mazurker était si
rouge qu’il m’a rappelé la peine que j’avais avec le Wagram pour remorquer l’Iéna ! ». C’est du Jean-Bart tout pur !
J’ai fait, il y a quelques jours, une excursion à Fata-Ua, poste militaire établi à trois lieues environ dans l’intérieur. Ce point situé à une
hauteur de 430 mètres fut le dernier refuge des Canaques pendant nos
guerres ; il ferme complètement la gorge qui mène au pic de l’île.
Cette promenade au milieu d’une végétation splendide et embaumée, le long d’une rivière, est très intéressante. La gorge profonde dans
laquelle on s’enfonce offre des points de vue très pittoresques et c’est
pour moi la promenade la plus curieuse que j’ai faite. Cependant,
lorsqu’après avoir gravi pendant plus de deux heures une pente très rude,
on aperçoit devant soi le mur crénelé qui ferme le sentier, on éprouve un
vif désappointement. On a monté pendant si longtemps qu’on croit être
très élevé et on est désagréablement surpris de se trouver encaissé dans
de hautes montagnes dont les pics se perdent dans les nuages.
Vendredi 16 novembre 1860
Le pont du vaisseau ressemblait hier à un vaste champ de foire. On
apercevait de tous les bords que des pavillons et des guirlandes. Les
charpentiers, les voiliers, les timoniers se croisaient sur le pont ; les
canonniers faisaient disparaître les pièces, les gabiers roulaient en
abord les dromes. Le chef d’état-major, le directeur du théâtre se disputaient les ouvriers ; tout en un mot faisait prévoir un grand événement.
La cause de ce mouvements inusité était tout simplement la visite de
la Reine Pomare IV. L’amiral avait invité sa majesté à dîner pour le soir
et le grand nombre des convives avait entraîné la nécessité de construire
37
�sur le pont une salle à manger spacieuse. Le chef d’état-major, grand
maître des cérémonies, avait dû mettre toute son imagination en œuvre
pour créer une habitation digne des augustes têtes qu’elle devait abriter.
Des piquets de trois mètres de haut avaient été plantés à bâbord, sur le
gaillard d’arrière de manière à former les arêtes de l’enceinte. Des toiles
clouées sur ces montants avaient constitué les murailles. Pour fermer le
dessus de l’enceinte qui avait une forme octogonale.
On avait fixé par leurs gaines, sur une tringle en bois de deux mètres,
tous les pavillons de nations ployés en petits plis ; cette tringle avait été
cousue sur le taud qui abritait le pont, droit au dessus et sur l’axe de l’enceinte. On avait ensuite étendu les pavillons en éventail le long des côtés
de l’enceinte, comme les rideaux d’un lit et on avait de la sorte obtenu un
pavillon en forme de tente aussi simple que coquet. Le soir à la lumière,
ce toit transparent de toutes les couleurs produisait un très joli effet.
Mais comme la Reine avait exprimé le désir d’assister à une représentation de notre théâtre dont les merveilles ont mis toute l’île en émoi,
l’amiral avait donné l’ordre de construire en même temps le théâtre
pour se débarrasser de la Reine en une seule fois. Il avait fallu par
conséquent monter le théâtre au pied du mât de misaine ce qui avait
entraîné l’obligation d’enlever les dromes, les chantiers de la chaloupe,
les grands étais, etc. Le pont se trouvait de la sorte littéralement couvert
de pavillons, de tentes, de guirlandes qui lui donnaient un air rien moins
que militaire.
Le commandant, ennuyé du bruit qui se faisait sur le pont et de tous
ces préparatifs qui produisaient dans l’équipage une fermentation plus
bruyante que de coutume, était d’une humeur noire. L’amiral, d’un autre
côté, obligé de se mettre en frais de représentation, grognait plus que
d’habitude et il était facile de prévoir un choc entre ces deux mauvaises
humeurs.
En effet, les ordres concernant les honneurs qu’on devait rendre à la
Reine avaient été transmis par l’amiral à son ami le père Clos, lequel s’était
bien gardé de les communiquer au commandant. Ce dernier se trouvait,
par conséquent, dans l’obligation de demander à droite et à gauche si on
avait reçu des ordres et sentait sa colère redoublée par cette situation
pénible d’un commandant qui ignore tout de ce qui se fait à son bord.
38
�N°307-308 Août/Octobre
Au moment où la Reine poussait de terre, on fit un salut de 21
coups de canon ; les hommes furent envoyés sur les vergues et dès que
l’Infatigable qui se trouvait entre la terre et nous eut achevé ses cris de
« Vive l’Empereur », le commandant Mazéres donna l’ordre à l’officier
de quart de commencer les nôtres. L’amiral qui ne voulait pas qu’on
criât de si tôt, poussa alors un grognement auquel le commandant
répondit qu’il était curieux que lui, commandant du vaisseau, n’ait pas
reçu d’ordres sur les détails du service. Alors, l’amiral dont la bile
s’échauffait d’autant plus que la Reine approchait, sortit tout à fait de son
caractère et se mit à crier en plein pont que : « lui seul était commandant à ce bord, qu’il avait raison et que personne ne devait s’en plaindre… » Deux minutes après, tous les visages souriaient à la Reine qui
faisait son entrée et qui était la cause bien innocente de la scène
fâcheuse qui venait de se passer.
La fille de Pomare, Reine elle-même de Bora-Bora, l’accompagnait.
Son fils le dauphin, vêtu d’un habit rouge couvert de broderies d’or,
d’épaulettes et d’aiguillettes, venait ensuite. Le prince époux, grand
colosse gêné dans son habit à broderies d’argent, fermait le cortège. La
toilette des deux Reines consistait en une longue robe blanche de moire
antique surmontée de dentelles très riches.
Les mauvaises langues prétendaient que ces majestés porteraient
leurs souliers à la main, mais je dois constater qu’à leur arrivée à bord,
elles les avaient aux pieds et j’ignore si elles les ont retirés pendant la
longue cérémonie du dîner.
Le théâtre a joué « Le garçon de chez Very », vaudeville en un acte
et « Pierrot ensorcelé », espèce de pantomime mêlée de scènes de
prestidigitation, exécutées par le second chef de musique. La Reine et sa
fille ont beaucoup ri ; le prince époux et le dauphin, séduits par la douceur de leur fauteuil, s’étaient profondément endormis.
La salle de festin, transformée en salle de danse nous a permis d’improviser un bal après la représentation et il a fallu que l’amiral mit à la
porte la famille royale qui ne pensait pas à s’en aller. Des feux de
Bengale brûlés sur les vergues et une salve de 21 coups de canon tirés à
une heure de la nuit ont dignement terminé la soirée.
39
�Mercredi 21 novembre 1860
Dans mon excursion à Fata-Ua, j’avais remarqué une cascade qui se
précipitant du sommet du plateau dans le fond de la vallée semblait avoir
une hauteur très grande. L’impossibilité d’apercevoir le pied de cette
cascade m’avait donné l’envie d’aller à sa recherche en suivant le cours
de la rivière de Fata-Ua et j’ai mis ce projet à exécution, lundi passé, en
compagnie de trois officiers : Letimbre, Esnault, Dubaudiez.
Nous prîmes un guide canaque et suivîmes la route même de FataUa jusqu’au point où, traversant la rivière, on commence à gravir la
montagne lorsqu’on veut visiter le plateau. Du reste, le chemin tracé
s’arrêtant à ce point là, on ne peut aller plus loin que sous la direction
d’un guide et au milieu d’un paysage aussi pittoresque qu’embrouillé.
Nous amarrâmes nos chevaux sous les grands arbres qui bordent la
rivière et les laissant brouter à l’aise la riche végétation du sol et nous
commençâmes à pied la partie vraiment intéressante de notre excursion.
Il nous semblait que le parti le plus sage était de suivre le cours même
de la rivière que nous croyions formée par la cascade seule. Les difficultés du terrain étaient si grandes, les ascensions si pénibles, je dirais
même si dangereuses au milieu d’un sol humide dans lequel les plus
grosse lianes cédaient à la moindre traction, que nous aimions mieux
patauger dans la rivière quoique nous eussions souvent de l’eau
jusqu’au nombril. Des roches hautes de plusieurs pieds qu’on ne pouvait franchir et l’entêtement de notre guide nous obligèrent à renoncer à
notre inspiration. Bon gré, mal gré, il nous fallut reprendre le chemin de
la terre ferme et bien nous en prit car la rivière formée par la réunion
de plusieurs ruisseaux d’origines diverses se bifurquait en plusieurs
endroits et nous eut conduit, peut-être, au pied d’une cascade que nous
ne cherchions pas.
Après une marche pénible d’une heure et demie, nous atteignîmes le
bassin dans lequel se déversent les eaux de la cascade. La nature vierge
que nous avions traversée jusque là était attrayante au possible ; l’œil
n’apercevait de tous côtés que des bouquets d’arbustes aux feuillages les
plus variés. La végétation puissante qui nous dérobait même la vue de la
rivière étalait à nos regards toutes les nuances de vert et il fallait que le
charme du paysage fut bien grand pour nous faire surmonter gaiement
40
�N°307-308 Août/Octobre
les obstacle de la route. Le fond de la vallée produisait par sa sévérité
même un contraste frappant avec ce riant tableau ; la cascade tombe à
pic d’une hauteur de 70 mètres le long de roches noires et nues dont la
surface polie semble avoir été créée par la main des hommes ; son
volume d’eau, malheureusement très minime est loin d’être en rapport
avec cette grande surface et réduite à l’état de poussière avant d’arriver
au bassin ; les eaux se profilent sur le fond sous la forme d’un léger
nuage blanc. On regrette de ne pas voir une avalanche subite se précipiter du plateau du Fata-Ua et troubler par ses mugissements le silence qui
règne dans la vallée.
Nous nous baignâmes dans l’eau glacée du bassin inférieur et notre
curiosité une fois satisfaite, il nous fallut reprendre l’affreux chemin que
nous avions suivi. La rivière à cet endroit était littéralement tapissée de
cresson dans lequel nous enfoncions jusqu’au genou. Nous faisions tout
en marchant une forte consommation de cette salade trop nourrissante
et nous regrettions bien de n’avoir pas quelques gouttes d’eau de vie
pour l’assaisonner. Qui eut pu prévoir il est vrai que nous aurions froid
à Tahiti ?
Notre expédition s’acheva pour moi moins heureusement qu’elle
n’avait commencé. A un endroit du chemin où, pour monter, nous étions
obligés de nous hisser sur le ventre, une grosse pierre à laquelle je
m’étais accroché se détacha du sol et roula avec un grand fracas en passant par dessus ma tête ; je dégringolais un moment avec elle et ne parvins à m’arrêter qu’après m’être écorché au ventre et m’être fait au bras
gauche une forte contusion. Mes compagnons, effrayés et ne pouvant pas
me voir au milieu des bananiers sauvages qui couvraient la terre,
croyaient que je suivais la même route que la roche cause de mon malheur et je ne sais lequel d’eux ou de moi était le plus pâle. J’admirais
moins la belle nature à partir de ce moment. J’avais même hâte d’atteindre un chemin plus en rapport avec nos mœurs et c’est avec une vive
satisfaction que j’enfourchais le cheval dont le trot fatigant acheva de me
briser les reins et… le derrière.
J’ai dîné hier mardi chez l’amiral. Je me plais à inscrire ces dates
mémorables à cause de leur rareté. Cette faveur ne m’était plus arrivée
depuis le 24 juin, sur la rade de Callao. En relisant mes impressions sur
41
�ce dernier dîner, je viens de constater que l’amiral faisait sur ses voyages
des projets peu suivis. Ainsi l’intention de l’amiral était, à cette époque,
de remonter de Tahiti à Nouka-Hiva et de là à San-Francisco, tandis que
nous faisons tout le contraire. Hier, l’amiral en s’adressant à son voisin
de gauche, Monsieur Gibson, négociant anglais, lui disait qu’il se proposait d’être à Panama au mois d’avril pour remonter de là à San-Francisco
et revenir enfin à Valparaiso en repassant par Tahiti. Nous verrons si cet
itinéraire sera mieux suivi que le premier.
Il y avait à ce dîner Monsieur Joullié, capitaine de l’Infatigable et
Monsieur Lejeune, commandant de la corvette le Cassini, arrivé ici de
la Nouvelle-Calédonie il y a quinze jours environ.
Madame Larrieu a été pendant tout le dîner d’une réserve, d’une
froideur extrême, mais je l’ai vue avec plaisir rechercher la société des
jeunes gens et venir après le dîner causer avec Monsieur Joullié et moi
sur un ton aimable et facile qui m’a affermi dans la bonne opinion que
j’ai d’elle.
Une goélette arrivée de San-Francisco nous a apporté quelques
nouvelles qui nous font supposer des complications très graves en
Europe. Nous avons appris le débarquement de 25 000 soldats français
en Syrie, l’armement d’une escadre de réserve, la fuite du Roi de Naples
devant Garibaldi et l’envahissement des Etats du pape par VictorEmmanuel.
Ces nouvelles, exagérées sans doute ne laissent pas d’être très
importantes et nous font regretter vivement d’être aussi loin de nos courriers. Cependant l’heure du départ s’approche ; une grande fête
canaque nous est annoncée pour le 29 et nous prendrons la mer le 1er
ou le 2 décembre.
Samedi 1er décembre
La baie de Papeete était toute en émoi pendant les deux journées qui
viennent de s’écouler ; une grande fête canaque l’a faite sortir de son calme
ordinaire et nous avons pu enfin jouir d’un spectacle dont quelques incidents avaient cette couleur locale et que l’on cherche en vain à Tahiti. Tous
les districts convoqués pour le 19 devaient venir défiler devant la Reine et
offrir à Madame Larrieu les présents en usage dans ces cérémonies.
42
�N°307-308 Août/Octobre
Dès la veille, nous avons vu une foule de baleinières arriver sur la
rade. La plage se garnissait peu à peu de tentes fabriquées à la hâte tandis que sur les routes, des familles entières chargées de vivres et de
bagages, établissaient leur campement pour participer à la fête. Les
habitants de Moorea n’avaient pas craint d’affronter, malgré le mauvais
temps, la grande distance qui les sépare de Tahiti et nous les avons vu
passer derrière le vaisseau dans des embarcations nombreuses avec
grand fracas de tambours et de hourras !
Dans la soirée nous avions vu déboucher de la pointe de Faaa deux
immenses radeaux recouverts de feuillages et remorqués par deux
grandes pirogues doubles armées de 30 à 40 nageurs. C’étaient deux districts qui avaient eu l’idée ingénieuse de se construire ces maisons flottantes pour accomplir leur longue traversée et s’abriter pendant les fêtes.
Rien de plus curieux que ces belles pirogues dont les pagaies frappaient l’eau avec une précision parfaite ; les Canaques qui les manœuvraient obéissaient à des roulements de tambours et passaient leurs
pagaies d’un bord à l’autre avec un ensemble mathématique et des mouvements dignes d’un corps de ballet. L’une d’elle portait en guise de poulaine un chien colossal construit en bois, un autre avait un cheval non
moins grand, un troisième enfin était précédé d’un taureau de même
construction. Ces animaux du sexe mâle étaient munis d’organes génitaux d’une longueur démesurée que des haubans maintenaient dans la
position horizontale.
Des grains fréquents qui se succédaient depuis plusieurs jours
avaient malheureusement nui à l’aspect général de ce tableau animé et
arrêté toutes les pirogues avariées. J’avais le quart de minuit à 4 heures
pendant la nuit qui précédait la fête et un superbe clair de lune me fit
bien augurer du temps. Dès 3 heures du matin, une rumeur très grande
commença à régner sur la plage, on n’entendait de tous côtés que des
bruits confus qu’étouffaient à peine les batteries des tambours.
A 7 heures du matin, tous les officiers en épaulettes et chapeaux
montés étaient réunis chez la Reine et prenaient place sur les sièges disposés sous la varangue du palais. La Reine avait à sa droite l’amirale et
les dames invitées. L’amiral, séparé de la Reine par le commissaire
impérial, avait à sa gauche les officiers civils et militaires. La cour du
43
�gouvernement, située à côté de celle de la Reine, était encombrée
d’hommes et de femmes qui se disposaient à défiler sous la bannière de
leur district. Devant nous s’étalait une vaste pelouse dont le fond était
planté de cocotiers ; à droite, sur une bâtisse en construction, était installée une musique canaque composée de tambours et de bambous imitant toutes les formes de nos instruments. Des deux côtés de la porte de
la varangue se tenaient à cheval deux spahis indigènes au large pantalon
de zouave et à la pique de lanciers.
L’île de Tahiti est divisée en 31 districts et tous à cette fête étaient
représentés par des détachements plus ou moins grands suivant les difficultés qu’avaient produit pour eux la distance et le mauvais temps. Leur
point de ralliement était le pavillon du protectorat, rouge coupé par une
tranche blanche et portant dans le coin supérieur un petit pavillon français. Chaque district avait le sien surmonté de l’aigle impérial et rendu
distinct des autres par l’inscription de son nom dans la partie blanche.
Nous les vîmes bientôt s’avancer dans la cour, la musique canaque
annonçait leur arrivée en soufflant dans les instruments de bambou l’air
de Marlborough s’en va-t- en guerre !
Les chefs marchaient en tête à côté de leur bannière, les hommes et
les femmes venaient ensuite sur deux files parallèles. Un pantalon, une
chemise et un chapeau de paille composaient le costume des hommes ;
les femmes, vêtues de longues robes sans taille portaient sur la tête des
couronnes de fleurs.
En traversant la cour, chaque district se livrait à un exercice particulier, généralement c’étaient des chants dont le rythme un peu monotone
était relevé par l’accord parfait des voix. D’autres fois, c’étaient des «
houpas-houpas » exécutés avec une précision de mouvement d’un corps
de ballet. Hommes et femmes se livraient alors à une série de contorsions
désordonnées, gesticulaient avec leurs bras de la façon la plus accentuée
et donnaient à leurs jambes des torsions qui supposaient dans les reins
une dislocation complète. Ces danseurs effrénés suivaient néanmoins la
cadence du tambour, accéléraient leur danse avec lui et s’arrêtaient brusquement, au dernier battement de la main, par un geste dur et saccadé.
Quelquefois, on les voyait parcourir un long espace, les bras arrondis en
avant et sans lever les pieds de terre ; un simple mouvement des hanches
44
�N°307-308 Août/Octobre
communiquait à leurs jambes le mouvement de translation qui les faisait
marcher. D’autres fois, ils exécutaient sur place des poses de gymnastique remarquables par leur précision et qui se terminaient par un salut
de leur chapeau aussi brusque que le reste de la danse.
Arrivé à une distance respectueuse, chaque district s’arrêtait, un
orateur se détachait du groupe et adressait à la Reine et à l’amiral un
compliment flatteur. Les chants recommençaient, les danseurs s’alignaient et nous donnaient une exhibition plus soignée de leur talent chorégraphique. Alors, le porte-drapeau s’agenouillait, chacun se découvrait et le chef s’avançant gravement vers la Reine, déposait une offrande
à ses pieds. Chaque membre du district imitait son exemple et tous se
pressaient pour offrir le gage de leur attachement et de leur soumission.
Cette cérémonie touchante avait un caractère de naïveté qui nous
émouvait tous ; nous ne pouvions nous empêcher d’admirer le désintéressement de ces Canaques qui, sur un simple avis de leur Reine, avaient
abandonné leurs cases pour venir déposer à ses pieds le fruit de longues
heures de travail. Les dons consistaient généralement en tapas et en couronnes. Les tapas sont des tissus formés sur les cocotiers mêmes et que
la nature prévoyante dispose sous les feuilles naissantes pour les préserver. Les Canaques en fabriquent de larges étoffes qu’ils teignent en jaune
et sur lesquelles ils impriment des dessins quelconques. Les couronnes,
œuvre spéciale des femmes, prennent toutes les formes que peut créer
l’imagination la plus vive. Les principaux éléments qui entrent dans leur
composition sont, en première ligne la paille de « pia » que les femmes
savent tresser avec un art merveilleux , le coton, les graines rouges
d’Amérique et une espèce de chanvre fabriqué avec du bourrao et qu’on
teinte de couleurs diverses. Ces couronnes naturellement gracieuses
sont encore rehaussées par d’élégants plumets de « reva-reva ».
Chacun de ces plumets représente le sacrifice d’un cocotier car c’est
avec le cœur de cet arbre qu’on fabrique les longs rubans satinés plus
léger que l’air.
La plupart des cheffesses portaient sur elles de beaux ponchos
d’étoffes fines ornées de garnitures de « reva-reva » ; elles enlevaient
ces vêtements devant la Reine et les offraient à Madame Larrieu. L’une
d’elles avait tressé deux chapeaux en pia pour chacune de ses demoiselles.
45
�Une autre avait construit une superbe ombrelle bleue qu’elle a très gracieusement mise dans la main de Madame Larrieu. Beaucoup de ces
objets avaient une valeur très grande et il est difficile de s’expliquer le
mobile qui pousse à de pareils sacrifices des gens qui ont la réputation
de ne pas aimer les Français.
Le district de Moëna avait imaginé de figurer, en défilant, une pêche aux
requins : deux énormes poissons en bois plantés sur des perches représentaient les monstres marins qui étaient censés pris à la ligne et les Canaques
qui les halaient sur ces lignes imitaient tous les efforts que produit, en pareil
cas, la résistance du requin. Derrière marchaient deux longues files de
nageurs qui étaient supposés en pirogue et se livraient avec leurs jambes et
leurs pagaies à une foule d’exercices aussi amusants que variés.
Il est bien entendu que les deux requins, victimes de la pêche,
furent offerts à l’amiral et mêlés aux autres dons qui déjà encombraient
le sol. Le défilé fut terminé à dix heures ; de gros nuages noirs s’amoncelaient dans l’ouest et quelques gouttes de pluie semblaient annoncer
que le ciel était à bout de clémence. C’est à peine en effet si nous eûmes
le temps de regagner le bord, un grain d’une violence extrême rouvrit
sur la baie les cataractes du ciel et une pluie intense ne cessa jusqu’au
soir de pourchasser les malheureux Canaques agglomérés pêle-mêle, la
plupart sans abris. Les courses de canots qui devaient avoir lieu dans
l’après- midi souffrirent beaucoup de ce temps malencontreux ; la
Reine cependant ne craignit pas d’affronter la pluie pour se rendre à
bord du Cassini dont le commandant présidait les courses. Elles distribua elle-même les prix aux vainqueurs en compagnie de Madame
Larrieu qui en fut quitte pour un chapeau perdu, malgré les précautions
qu’on avait prises contre la pluie.
Le programme annonçait une course de pirogues armées par des
femmes mais il ne se présenta qu’un armement de ce genre et il obtint
facilement le prix. Un grand dîner canaque ou « mourrama » devait terminer la fête ; tous les districts avaient fourni leur contingent à ce banquet digne de Gargantua mais l’état du temps ne permit pas cette compensation unique aux tracas sans nombre que s’étaient donnés les indigènes. Ils durent se nourrir comme ils le purent ; le gouvernement leur
fit distribuer un simple quart de vin.
46
�N°307-308 Août/Octobre
Le soir, il y eut une grande réception chez le gouverneur ; la plupart des chefs et des cheffesses étaient invités et nous eûmes le plaisir
d’initier aux danses françaises deux cheffesses assez jolies qui parlaient
couramment le français.
A propos de cette soirée, je vais raconter une anecdote assez plaisante. La pluie continuait avec une intensité si grande que Madame
Larrieu dont la présence au bal était indispensable, dût envoyer sa toilette dans une malle pour se changer à terre chez Madame de la
Richerie. Le maître d’hôtel de l’amiral qui accompagnait cette malle
jugea à propos de se laisser tomber à l’eau en embarquant dans le youyou ; il disparût un instant sous les flots et son premier mouvement en
revenant à la surface fut de demander d’une voix pleine d’anxiété si la
malle avait été sauvée. L’aspirant de service, étonné d’un zèle aussi
ardent, se hâta de le tranquilliser et lui dit d’aller se changer : « Oh !
Monsieur, répondit le domestique en se hissant dans le you-you, ce n’est
pas la peine ; j’ai eu soin de mettre mes habits de fête avec ceux de
Madame ! » Monsieur le maître d’hôtel, devant offrir des rafraîchissements au bal, avait pris la même précaution que Madame l’amirale et
c’est ce qui explique sa vive préoccupation au sujet de la malle.
Nous apprîmes, à cette soirée, que les districts avaient reçu l’ordre de
retourner chez eux dès le lendemain. C’eût été un acte de bonne politique
et en même temps de générosité que de garder les indigènes un jour de
plus pour leur permettre cette « mourrama » fameuse que le mauvais
temps avait empêchée jusque là. Mais il n’entre pas dans les principes de
Monsieur de la Richerie de faire de la popularité. Cette race, si bonne
d’instinct, si intelligente n’occupe à ses yeux qu’un rang très inférieur dans
l’échelle sociale et ne mérite pas plus d’égard qu’une population nègre. Il
la mène à la baguette mais aussi en est-il cordialement détesté.
L’influence française à Tahiti en cas de guerre, ne résisterait pas à
la présence d’une frégate anglaise.
Cependant, trois districts voisins s’étaient réunis pour construire un
navire à vapeur ou « papawaï » (bateau à feu) et devaient, le jour du
défilé, nous donner une représentation grotesque. Les apprêts de cette
cérémonie n’ayant été terminés que dans la soirée du 29, ils durent
remettre au lendemain l’exécution et l’amiral reçut dans la matinée du 30
47
�l’invitation, de la part de la Reine, d’assister à cette exhibition. J’étais de
corvée et fus désigné pour accompagner l’amiral. La population était
encore au grand complet et c’est à peine si quelques districts avaient obéi
à l’ordre de départ. Le gouverneur n’avait pas été prévenu par la Reine et
son désappointement fut grand de nous rencontrer à terre en épaulettes.
Il essaya de dissuader l’amiral d’aller à cette fête, sous prétexte que ce ne
devait être qu’une affreuse mascarade mais Madame Larrieu, très
curieuse de ce nouveau spectacle, l’emporta sur l’esprit de l’amiral.
Comme la veille, nous allâmes prendre place sous la varangue du
palais et assistâmes bientôt au tableau le plus animé qui se puisse imaginer. A gauche de la cour et perpendiculairement à la maison de la
Reine, on avait construit un long hangar reposant au milieu des pieds de
bananier avec une toiture élégante faite de feuilles de bourrao. Au milieu
était une table servie à l’européenne ; sur la nappe de verdure étaient
servis à profusion toutes sortes de mets canaques. Dans le fond et à
droite, se pressait une foule immense dont les costumes variés produisaient un effet très pittoresque. Des bouquets de cocotiers, d’arbres à
pain, d’orangers, ombrageaient ce tableau et le soleil, dans tout son éclat
et sous un ciel radieux, achevait de lui donner une gaieté expansive.
Une rumeur soudaine mêlée de rires et de cris nous signala l’arrivée du vapeur : c’était une grande carcasse tapissée de verdure qui rappelait par sa forme celle d’un navire ; portée sur un traîneau, munie de
grands sabords, elle n’avait du bateau à vapeur qu’un long tuyau duquel
s’échappait une noire fumée. L’équipage se livrait à toutes les facéties en
usage dans les cérémonies du passage de la ligne et obtenait de la population canaque un succès de fou rire.
Le vapeur s’arrêta au milieu de la cour, l’officier chargé des montres
en sortit avec un sextant énorme dont les miroirs étaient remplacés par
des couvercles de boîtes de sardines et vint faire ses observations sous le
nez de la Reine. Pomare IV partit alors d’un éclat de rire qu’elle ne pût
comprimer qu’à la fin de la cérémonie. L’état-major du navire, aussi nombreux que brillamment vêtu, suivit l’officier des montres et vint se ranger
près de nous afin de nous permettre d’admirer le luxe des costumes.
L’amiral était vêtu d’un habit rouge couvert de véritables broderies
et vieille défroque sans doute d’un amiral anglais. Ses épaulettes en bois
48
�Lieutenant de vaisseau Ange-Edmond Bourbonne
L’Astrée à Papeete
Collection Claude Millé
�peint en jaune, son grand sabre et son claque imitaient parfaitement les
mêmes produits de nos manufactures et faisaient de lui un officier général très présentable. Le chef d’état-major vêtu de noir, portait de grosses
aiguillettes fabriquées avec des tapas et avait un collier de décorations
faites avec des étiquettes en cuivre de boîtes de conserve. Les officiers,
parmi lesquels nous reconnûmes tous nos blanchisseurs (ce qui nous fit
supposer qu’ils avaient nos chemises sur eux !), avaient des costumes
très bien imités et dont les accessoires tels que sabres, épaulettes, broderies, etc. étaient fabriqués avec les simples produits de l’île.
Le chef d’état-major fit alors en canaque un long discours qui devait
être bien drôle à en juger par les éclats de rire des assistants ; malheureusement, l’interprète ne nous en fît qu’une pâle traduction par
laquelle nous comprîmes que l’amiral canaque venait de perdre son
escadre sur une île déserte où il lui était arrivé une série d’accidents très
comiques et il avait construit ce vapeur pour rejoindre Papeete. Il
demandait à l’amiral Larrieu l’autorisation de conserver son titre
quoiqu’il n’eût plus de navires à commander.
Notre amiral ayant donné son consentement, l’amiral canaque offrit
galamment son bras à Madame Larrieu et la conduisit à la table qu’on
avait préparée. Nous prîmes place autour d’elle tandis que la foule se
précipitait sur les nattes qui prolongeaient la table sous le hangar.
Des chœurs d’hommes et de femmes se mirent à chanter des himénées et nous commençâmes à goûter les mets nombreux préparés sur la
table. Ce festin si original fut certainement pour nous l’incident le plus
curieux des deux journées qui venaient de s’écouler. Nous vîmes passer
devant nous une variété de plats incroyable ; la cuisine indigène avait
produit toutes les combinaisons possibles avec du cochon, du poisson,
du taraud, des bananes et du coco. La Reine avait poussé la prévenance
jusqu’à nous donner des fourchettes et des verres mais nous préférâmes
bientôt manger à la canaque. Nous bûmes dans les cocos mêmes et nous
nous servîmes pour manger de nos doigts en ayant soin de mettre dans
nos mains des feuilles de bourrao disposées à côté de nous en guise de
serviettes. Nous étions loin d’apprécier beaucoup cette cuisine hétérogène mais nous tenions à goûter de tout et rien n’était drôle que de voir
les grimaces que faisaient nos voisins à chaque nouveau plat.
50
�Modèle de l’Astrée reçu par l’Amiral Cloué en 1870 à Tahiti
1870 l’Astrée à Fare Ute
Collection Claude Millé
�Je regrette bien de n’avoir pas trouvé sur la table une carte détaillée
de ce menu tahitien ; il m’eut été agréable d’attacher un nom canaque à
chaque production de cette cuisine primitive.
L’amiral Larrieu que son uniforme commençait à gêner, se contentait de boire coco sur coco mais sa femme mettait ses doigts dans tous
les plats et corrigeait par des éclats de rire, à chaque nouveau service,
l’effet désagréable que produisait la figure grognonne de l’amiral.
Une « houpa-houpa » très accentuée devait terminer la fête et les
danseurs des deux sexes se disposaient déjà lorsqu’une remarque de
Monseigneur l’évêque fit supprimer cette dernière partie du programme. L’amiral n’osa pas autoriser une danse condamnée par
l’évêque, ce qui lui valut de la part de sa femme, en retournant au canot,
une verte semonce. Madame Larrieu craignait avec raison que ce refus
n’eut blessé les Canaques qui s’étaient mis tant en frais pour nous plaire.
Mais nous prîmes le soir notre revanche. La musique avait été envoyée à
terre et jusqu’à 11 heures, les indigènes se livrèrent à des « houpahoupa » effrénées à la lueur des flambeaux en résine. Nous admirâmes
surtout un grand pantin en bois appliqué sur une planche et dont les
articulations mues par une ficelle, reproduisaient à ravir mes mouvements désordonnés de la « houpa-houpa ». C’était l’œuvre d’un vieil
indien du district de Faaa ; décidément, ces Canaques sont doués d’un
esprit d’imitation très développé et il est probable que leur intelligence,
appliquée à des travaux sérieux, produirait de beaux résultats.
Ces deux journées ont eu sur mon caractère une salutaire influence ;
j’emporterai de Tahiti et de ses habitants une impression très favorable et
j’étais loin de soupçonner, il y a quelques jours, une réaction pareille dans
mon opinion. Il est vrai que la proximité du départ me rend plus généreux
et me fait mieux apprécier les agréments que nous avons trouvés ici.
Nous devons appareiller mercredi matin au jour et ce n’est pas sans
un secret plaisir que je me vois sur le chemin de Valparaiso où nous
attendent tant de lettres et de journaux.
Mardi 1er janvier 1861
Nous sommes en effet partis de Tahiti le mercredi 4 décembre à 10
heures du matin ; le temps était beau mais un raz de marée assez violent
52
�N°307-308 Août/Octobre
rendait la passe très dangereuse ; nous la franchîmes sans accident au
milieu d’une grosse houle blanche d’écume. Nous fîmes ensuite route
pour passer entre l’île de Morea et Tahiti et mîmes à la voile pour commencer la longue traversée qui semble ne jamais vouloir finir…
L’amiral a, comme passager à sa table, le fils aîné de la Reine,
Airaoué, qui va essayer de rétablir sa santé délabrée à Valparaiso, et
Monseigneur l’évêque. Ce dernier prit, la veille de notre départ, la décision subite de quitter Tahiti. On prétend que c’est pour préparer un
coup d’Etat contre Monsieur de la Richerie qui, dans son administration,
s’est rendu insupportable, tant aux missionnaires protestants qu’aux
prêtres catholiques.
Les matelots n’ont pas manqué d’attribuer les aléas de cette traversée à la présence à bord de l’évêque et des deux missionnaires qui l’accompagnent. Le temps nous est défavorable et après 25 jours de mer,
nous sommes encore à 600 lieues de Valparaiso, malgré la consommation de 400 tonneaux de charbon et l’amiral hésite à entamer les 200 restants. La veille de Noël, Monsieur Drouet, jeune aspirant de 2ème classe est
décédé des suites de fièvre cérébrale et on a immergé son corps le jour
même de Noël. Le jour de l’an n’a pas non plus été bien gai car notre
gamelle se ressentant de la longueur de la traversée, nous n’avons plus
droit qu’à du lard et des haricots. Les seuls hommes heureux à bord sont
les deux missionnaires, compagnons de l’évêque et mes voisins de table
; ces braves gens viennent de passer douze années de leur existence aux
îles Pomotou et, après s’être nourri si longtemps de cocos et de poissons,
ils se délectent aux douceurs de notre table et je comprends assez que
pour des hommes réduits à se faire même la barbe avec de l’eau de coco,
un verre de vin et un morceau de lard soient plein d’attrait.
Nous avons mouillé sur la rade de Valparaiso le dimanche 13
janvier…
Enseigne de Vaisseau
Paul-Marius Chateauminois
53
�A bord de la frégate mixte
l’Astrée
dans les eaux polynésiennes
en 1869-1870.
Nous remercions vivement Monsieur Mille passionné d’histoire de
Marine ancienne de nous avoir permis de relater dans ce Bulletin un
large extrait du journal de voyage du L.V. Bourbonne, retrouvé par
Monsieur Bienvenue descendant de cet officier de marine. Ce document
rassemble une somme précieuse de scènes vécues et d’anecdotes de la
vie à bord ; il donne aussi à voir une peinture de la société polynésienne
du moment, même si cette peinture peu paraître quelque peu défraîchie
aujourd’hui. Nous avons dû, compte tenu des contraintes d’édition du
Bulletin élaguer quelque peu le document proposé, et le remettre en
forme avec le souci de conserver l’esprit de cette relation de voyage. Des
commentaires de Monsieur Mille ont été intégrés en notes de bas de
page, elles enrichissent le récit. Ajoutons que nous avons respecté la graphie première pour ce qui concerne l’onomastique. Toutefois quand un
effet de sonorité pouvait prêter à confusion ou quand un terme usité
nous paraissait peu accessible au lecteur nous avons ajouté une note
explicative en bas de page sous la mention N.d.E.
Constant Guehennec
�N°307-308 Août/Octobre
Itinéraire de l’Astrée
Armement à Lorient.
Départ le 17 juillet 1868 pour Cherbourg.
Départ de Cherbourg le 6 août 1868. Arrivée à Palmas le 17 août 1868.
Départ de Palmas le 19 août. Arrivée à St Vincent8 le 24 août.
Départ de St Vincent le 29 août. Arrivée à Maldonado le 24 septembre (Rio de la Plata).
Départ de Maldonado le 25 septembre à 9h. Arrivée à Montevideo le 25 septembre à 4h.
Départ de Montevideo le 9 octobre. Arrivée à la baie Possession le 17 octobre (Détroit de
Magellan).
Départ de la baie Possession le 18. Arrivée à Gregory le 18. Détroit de Magellan.
Départ de Gregory le 19. Arrivée à Punta Arena le 19.
Départ de Punta Arena le 21. Port Famine le 21.
Départ de Port Famine le 22. Fortescue le 22.
Départ de Fortescue le 23 à la Baie de l’Isthme (canaux) le 23.
Départ de la Baie de l’Isthme le 31. Puerto Bueno le 31.
Départ de Puerto Bueno le 1er novembre. Grappler le 1er novembre.
Départ de Grappler le 4 novembre. Au mouillage du hâvre Eden le 4.
Départ du hâvre Eden le 12 novembre. Valparaiso le 18 novembre 1868 (Chili).
Départ de Valparaiso le 7 janvier 1869. Callao le 14 janvier 1869 (Pérou).
Départ de Callao le 9 mars. St Lorenzo le 9 mars (Pérou).
Départ de St Lorenzo le 10 mars. Chorillos le 10 mars 1869 (Pérou).
Départ de Chorillos le 19 mars. Callao le 19 mars 1869 (Pérou).
Départ deCallao 21 mars. Les îles Guanapes le 23 mars 1869.
Départ des îles Guanapes le 24 mars. Payta le 26 mars 1869 (Pérou).
Départ de Payta le 30 mars. Panama le 5 avril 1869 (Equateur).
Départ de Panama le 15 avril. Taboga le 15 avril 1869 (Equateur).
Départ de Taboga le 21 avril. Panama le 21 avril 1869 (Equateur).
Départ de Panama le 1er mai. San Francisco le 6 juin (Californie).
Départ de San Francisco le 27 juin. San Francisco le 27 juin ; mouillage extérieur (point
Cousin).
Départ de San Francisco le 28 juin. Esquimalt Bay, au large de la Baie Vancouver le 6 juillet.
Départ de Esquimalt Bay (dehors) le 7 juillet. Au mouillage d’Esquimalt Bay le 7 juillet.
Départ du mouillage d’Esquimalt Bay le 19 juillet. San Francisco le 29 juillet (Californie).
Départ de San Francisco le 7 août. Tahiti le 28 août à 18h00 Papeete.
Départ de Tahiti, Papeete le 24 novembre. Papeouriri (sic), Tahiti le 24 novembre.
Départ de Tahiti, Papeouriri le 28 novembre. Valparaiso le 23 décembre 1869 (Chili).
Départ de Valparaiso le 4 février 1870. Juan Fernandes le 7 février 1870 (Chili).
8 St Vincent du Cap Vert
55
�Départ de Juan Fernandes le 14 février. Tomé le 17 février 1870 (Chili).
Départ de Tomé le 23 février. Talcahuano le 23 février 1870 (Chili).
Départ de Talcahuano le 2 mars. Au mouillage à l’île Quiriquina le 2 mars (Chili).
Départ de Quiriquina le 3 mars. Au mouillage à Lota le 3 mars (Chili).
Départ de Lota le 7 mars. Au mouillage à Coronel le 7 mars (Chili).
Départ de Coronel le 8 mars. Valparaiso le 9 mars (Chili).
Départ de Valparaiso le 17 mars. A Coquimbo le 18 mars (Chili).
Départ de Coquimbo le 23 mars. A Caldera le 24 mars (Chili).
Départ de Caldera le 28 mars. A Cobija le 30 mars, sans mouiller (Bolivie).
Départ de Cobija le 30 mars. A Iquique le 31 mars (Pérou).
Départ de Iquique le 31 mars. A Arica le 1er avril (Pérou).
Départ de Arica le 5 avril. A Mollendo et Islay (sans mouiller) le 6 (Pérou).
Départ de Arica le 6 avril. A Pisco le 8 avril (Pérou).
Départ de Pisco le 10 avril. Les îles Chinchas le 10 avril (Pérou).
Départ des îles Chinchas le 10 avril. A Callao le 11 avril 1870 (Pérou).
Départ de Callao le 1er mai. Baie d’Ancon le 1er mai (Pérou).
Départ de Baie d’Ancon le 2 mai. Les îles Guanapes le 4 mai (Pérou).
Départ des îles Guanapes le 4 mai. Payta le 6 mai (Pérou).
Départ de Payta le 17 mai. Vai-Tahu (île Tahuata), Les Marquises le 4 juin.
Départ de Vai-Tahu le 7 juin. Puamau (La Dominique), Les Marquises le 7 juin.
Départ de Puamau le 7 juin. Tai-o-Hae (Nouka-Hiva) le 8 juin.
Départ de Tai-o-Hae le 16 juin. Atiheu (Nouka-Hiva) le 16 juin.
Départ de Atiheu le 17 juin. Tai-o-Hae (Nouka-Hiva) le 17 juin.
Départ de Tai-o-Hae le 18 juin. Papeete le 22 juin (stoppé 3h à Anaa Pomotu9 le 21 juin.
Départ de Papeete, Tahiti le 1er septembre. Valparaiso le 30 septembre 1870.
Départ de Valparaiso le 13 novembre. Caldera le 17 novembre 1870.
Départ de Caldera le 20 novembre. Iquique le 26 novembre 1870.
Départ de Iquique le 26 novembre. Pisco le 2 décembre 1870 (Pérou).
Départ de Pisco le 3 décembre. Callao le 5 décembre 1870.
Départ de Callao le 27 décembre. Valparaiso le 13 janvier 1871.
Départ de Valparaiso le 21 janvier. Gorée (Sénégal) le 14 mars 1871.
Dakar (Sénégal) le 21 mars 1871.
Retour à Lorient le 8 avril 1871.
L’Astrée partit de Lorient pour Cherbourg afin d’embarquer le
contre-amiral Cloué qui y était Major-général depuis 1867. En juillet
1868 il venait de prendre le commandement de la Division navale du
Pacifique dont l’état-major était sur l’Astrée.
9 N.d.E. Lire Tuamotu
56
�N°307-308 Août/Octobre
La Division se composait de la frégate-mixte l’Astrée, des avisos la
Motte-Picquet et d’Entrecasteaux et du transport la Mégère.
Etaient sur l’Astrée avec le contre-amiral :
– Capitaine de vaisseau Miot, chef d’état-major de l’amiral, qui deviendra contreamiral. Miot faisait de la photographie. Il en laissera des collections.
– Capitaine de vaisseau Peyron, commandant l’Astrée et futur contre-amiral.
– Capitaine de frégate Huart, commandant en second.
– Médecin chef Lantoin.
– Second médecin Dounon
– Commissaire de Division Travers.
– Ingénieur de Benazé (Octave René Auguste Duhil de Benazé, sous-ingénieur de
1ère classe).
– Abbé Caillebotte, aumônier.
– Lieutenant de vaisseau Cornut-Gentille
– Lieutenant de vaisseau Flandrin
– Lieutenant de vaisseau Félix Auguste Leclerc (aide de camp et gendre de l’amiral Cloué). Il secondera le CF Miot dans ses travaux photographiques.
– Lieutenant de vaisseau Ange Edmond Bourbonne, auteur du Journal.
– Lieutenant de vaisseau Bienaimé, commandant la compagnie de débarquement, futur contre-amiral.
– Lieutenant de vaisseau Maréchal, officier d’ordonnance de l’amiral Cloué, futur
vice-amiral.
A 11h10 le 6 août 1868 on stoppe pour débarquer le pilote,
auquel chacun remet une dernière lettre d’adieu pour la famille.
Involontairement le cœur se serre en voyant partir cette embarcation qui
retourne au port, tandis que le marin, au contraire, s’éloigne de tous
ceux qu’il aime ; de longues années se passeront avant son retour, et
quelques-uns ne reverront jamais le foyer paternel. D’autres le retrouveront désert ; on s’efforce de chasser ces idées noires et on commence
à se caser à bord ; il faut arrimer sa chambre pour le roulis qui peut
arriver et mettre tout sens dessus dessous. Bientôt aussi on va se trouver
réunis à la table commune, se connaissant à peine. Il va falloir étudier
le caractère de chacun et arrondir les angles, car on a de longs mois à
vivre enfermés dans ce petit espace que l’on appelle un navire.
Je crois qu’en somme nous ne nous trouvons pas trop mal partagés,
nous n’avons pas de ces grincheux qui sont des pestes à bord d’un bâtiment, et j’espère que tout ira bien…
57
�Après un périple de plus de 10 mois et de nombreuses escales dans les pays
d’Amérique bordant les océans Atlantique et surtout Pacifique, l’Astrée fait, après un
bref séjour à Vancouver, un dernier arrêt à San Francisco le 29 juillet 1869.
Soixante-dix heures après notre départ, nous étions mouillés
sur la rade de San Francisco où nous trouvâmes le d’Entrecasteaux,
aviso de la station locale d’Océanie. Ce bâtiment nous mit au courant des
affaires scandaleuses de Taïti, où le Commissaire impérial (sorte de gouverneur) a commis des abus de pouvoir de toute espèce, et des actes que
l’on pourrait qualifier de haute trahison. Le comte de La Roncière10 , frère
aîné de l’amiral de ce nom, a été condamné à vingt ans de réclusion pour
des actes infâmes. Grâce à l’influence de son frère l’amiral, aussi honorable que son frère l’est peu, ce forçat ne fit que peu de temps en prison.
Le 6 août l’amiral reçut de Paris les dépêches qu’il attendait et
malgré les supplications de ses connaissances qui le priaient de rester
pour le 15 août, le 7 nous fîmes nos adieux à San Francisco. Cette fois
c’était pour toujours.
Le beau temps nous permit cette fois de faire route immédiatement
pour Taïti, où nous nous rendions directement. Aussitôt au large, la
machine fut éteinte et nous continuâmes notre route à la voile. La traversée n’offrit rien de remarquable jusqu’au 22 août.
Ce jour-là, encore au mât d’artimon un malheur est arrivé. Le
nommé Lechvieu, gabier, tomba des haubans d’artimon en montant serrer le cacatois de perruche et se fractura la cuisse droite. Cet homme a
quitté la frégate à Taïti et a été médaillé le 12 mars 1870 sur une
demande faite par le commandant.
Le 24 août, vers 4h du soir on apercevait la terre devant : on
reconnut les îles Channal et Massé11 , faisant partie du groupe des
Marquises et les plus à l’ouest du groupe. Nous passons trop loin de ces
10 N.d.E. Emile de la Roncière entra en fonction de commandant des Etablissements français d’Océanie le 11 octobre 1864
succédant à de la Richerie. Jeune officier de cavalerie, de la Roncière avait défrayé la chronique judiciaire dans les années
trente pour agression sexuelle sur une jeune fille. Condamné à 10 ans de réclusion criminelle il fût gracié en 1843 et réhabilité en 1848. À Tahiti ses méthodes d’administration brouillonnes et expéditives lui vaudront beaucoup d’ennemis et des
inimitiés jusqu’à Paris qui le rappellera pour le prier de rendre des comptes. Son successeur en 1869 sera de Jouslard.
11 N.d.E. lire Chanal et Masse, du nom des 2ème et 1er capitaines en second du Solide (expédition Marchand) qui reconnurent Eiao et Hatutu en juin 1791.
58
�N°307-308 Août/Octobre
îles pour rien distinguer, du reste elles sont inhabitées. Nous les perdons
de vue à 9h du soir.
Le vendredi 27 à 6h du matin, on aperçoit une île dans le lointain ;
c’est Raroia, une des Tuamotou. Cook observa le passage au méridien de
cette planète.
On aperçoit le pilote qui nage sur nous12. Aussitôt à bord on serre
les voiles et on marche à la machine. Nous arrivons devant l’entrée du
récif qui forme et ferme la rade de Papeete, une des plus calmes du
monde. Nous donnons dans la passe à toute vapeur et quelques minutes
après nous mouillons à côté du Du Chayla.
Les saluts d’usage eurent lieu et chacun se mit en quête de ce qui
convenait à ses goûts. Les officiers du Du Chayla nous pilotèrent dans
les premiers jours, ce qui se réduisit à nous présenter au Cercle car les
curiosités à Papeete se réduisent à « rien ».
Je fis connaissance au Cercle des fils de la reine Pomare, un peu
curieux de voir l’intérieur de cette famille. Je fus bientôt lié avec eux.
Dans la même journée, je fus introduit dans la case où j’eus souvent l’occasion de voir Pomare et même de lui parler.
Je fis avec ces jeunes gens quelques promenades à la campagne ;
ils ont des propriétés un peu partout. C’est chez eux que je fis mon premier dîner « canaque ». Bref je fus le « tayo » d’Ariiaué, le fils aîné
héritier présomptif de la noire majesté, mais comme une véritable amitié
n’est jamais sérieuse tant qu’on n’a pas échangé de cadeaux, je lui offris
une belle pipe et lui me donna par la suite divers objets du pays. En
connaissant mieux mon nouvel ami, je découvris chez lui un bien grave
défaut, qui fit que je me livrais pas autant que j’aurai pu : mon cher tayo
est un ivrogne ; plusieurs fois nous l’avons ramené couché dans le fond
de la voiture.
C’est Arii Aué qui le premier m’appela Pouropono (Bourbonne).
Peu de temps après notre arrivée nous reçûmes une invitation pour
aller passer quelques jours à une propriété située à 45km de Papeete.
12 N.d.E. Nager, pris dans le sens d’une embarcation qui « nage », c’est à dire qui est propulsée à l’aide d’avirons montés
à couple, bien calés sur leur dame de nage.
59
�L’amiral m’ayant offert de l’accompagner, je partis du bord en canot à
vapeur préférant faire la route par mer, ignorant dans quel guêpier je me
fourrais. Un soir à 4h j’allais coucher à moitié route, un peu pour ne pas
naviguer de nuit parmi les récifs, que pour renouveler la provision d’eau
douce, la machine ne chauffant pas à l’eau de mer.
Le lendemain à 6h je quittais Maraa où j’avais passé la nuit et je
sortis en pleine mer pour me rendre à Atimaono où j’allais. Pendant une
heure environ tout alla bien ; je n’avais affaire qu’à une assez belle
houle que le canot franchissait vaillamment, puis la brise se leva et fraîchit rapidement ; cette houle se changea vite en une grosse mer, surtout
pour une petite embarcation, et nous commençâmes à danser. Je continuais quand même ma route, malgré les lames qui embarquaient dans
le canot ; par moment, le malheureux canot se relevait presque droit,
en retombant dans le creux de la lame avec une telle force qu’à chaque
coup la soupape de sûreté s’ouvrait. La brise augmentait toujours et plus
nous allions, plus nous fatiguions. Je voyais d’après la terre que nous
n’allions presque pas de l’avant ; je n’avais pas fait ralentir la marche ce
qui fatiguait encore plus. Et bien m’en a pris car après une lutte de deux
heures encore nous arrivions à la passe d’Atimaono ; là était le plus
dangereux attendu que la passe était presque barrée par les volutes13.
Il fallait entrer ou s’en retourner en arrière, ce que je n’aurais pas
voulu faire pour tout l’or du monde. Mettant l’embarcation bien au
milieu de l’entrée, je la lançai à toute vapeur et nous entrâmes sur le dos
d’une volute, qui nous déposa dans l’intérieur du récif. Il était temps,
nous n’avions plus que pour une demi-heure d’eau. Un quart d’heure
après, nous étions accostés au débarcadère de la propriété où m’attendait le propriétaire qui me suivait de l’œil depuis le matin.
Inutile de dire dans quel état j’étais ; je n’avais pas un fil de sec sur
moi. J’étais littéralement blanc par le sel. Un bon bain m’eût bien vite
remis. A peine changé, les voitures furent signalées et peu de temps
après nous nous avancions à une table plantureusement servie, et bientôt j’oubliais mon aventure du matin.
13 N.d.E. La volute est un terme un peu suranné pour désigner la vague du large qui gonfle et forme tube à l’approche
d’un haut-fond avant de se briser sur le récif ou sur la grève
60
�N°307-308 Août/Octobre
Pendant 7 jours, nous reçûmes dans cette magnifique plantation
l’hospitalité la plus large et la plus prévenante. Tous les jours il y avait
quelque nouvelle partie d’organisée ; un jour on alla à cheval déjeuner
à une petite maison de campagne située à huit cents mètres au-dessus
de la mer, où régnait une fraîcheur délicieuse.
Le lendemain, on fit une longue excursion dans une vallée
immense dont l’entrée était défrichée ; au milieu coulait une petite
rivière que nous passâmes au moins dix fois. Le sentier était réellement charmant ; on marchait au travers des fourrés d’arbres dont les
branches formaient des voûtes impénétrables au soleil ; à mesure que
nous avancions la vallée se rétrécissait et la nature devenait plus sauvage.
Enfin au bout de deux heures de marche nous arrivâmes au pied
d’une cascade tombant très haut ; elle formait la petite rivière que nous
avions traversée si souvent. C’était l’endroit où on devait s’arrêter ; plus
loin le chemin n’était plus tracé et du reste nos chevaux étaient déjà fatigués.
Le retour se fit plus rapidement ; des voitures attendaient la société
aux limites des défrichements.
Le lendemain ce fut une promenade d’un autre genre ; on partit
dans deux grandes baleinières du pays remorquées par le petit vapeur
de la plantation et par notre canot à vapeur ; on se rendit d’abord au
fort de Taravao situé à vingt kilomètres. On fit route dans l’intérieur du
récif qui forme dans cette partie de l’île une petite mer intérieure où il
n’y a jamais de houle, ce qui rend la promenade très agréable.
Pour arriver à débarquer au fort, il faut s’enfoncer dans la baie du
Port Phaéton, qui a plusieurs milles de profondeur. C’est l’endroit le plus
joli de l’île ; on tourne des petits îlots remplis de cocotiers, à d’autres
moments on rase la plage à quelques mètres ; tous les naturels accouraient sur le bord de la mer pour voir passer cette flottille.
Le débarcadère se trouvait au bout d’une allée d’orangers qui nous
mena jusqu’au fort. Cette forteresse sans canons est ce qui m’intéressa le
moins ; aussi, avec la partie jeune de l’expédition, j’allai visiter le village voisin, et nous trouvâmes un petit ruisseau où nous prîmes un bain délicieux.
Ainsi, à notre retour au débarcadère étions-nous frais et dispos,
tandis que notre illustre amiral arrivait clopin-clopant, suant sang et eau.
61
�On se remit en route en longeant la presqu’île presque complètement
couverte d’orangers. C’est la partie la plus boisée et la plus pittoresque
de l’île. Nous allions déjeuner à 10 kilomètres plus loin, au bout de la
presqu’île, dans un district où on nous attendait.
A peine signalés, on vit tout le monde accourir sur la plage et se
ranger devant la maison du pasteur protestant. Lorsque l’amiral mit les
pieds sur le sable, les chants canaques commencèrent ; on offrait l’hyménée à notre chef ; quelques minutes après, on s’asseyait à une table
levée sous une voûte de verdure, bâtie avec des cocotiers et des bananiers. Pendant toute la durée du déjeuner et pendant une promenade
faite dans les environs, les chants continuèrent ; tous les canaques,
hommes et femmes avaient mis leurs plus beaux vêtements ; les robes
blanches dominaient et c’était drôle de voir ces visages cuivrés, habillés
de blanc.
Au moment du départ, le chef du district fit ranger tout son monde
en demi-cercle devant notre groupe. Il s’avança gravement devant l’amiral et le commissaire impérial et prononça un discours en langue tahitienne. Quand il eût terminé, d’un signe qu’il fit, on lui apporta un
cochon tout cuit, des cocos et des bananes en quantité. Il fit déposer le
tout au pied de l’amiral qui lui répondit quelques mots de remerciements.
Le tout fût embarqué et nous partîmes, accompagnés par les hourras poussés par les naturels.
Le lendemain était un dimanche ; on resta dans l’habitation.
Malgré le soleil, j’allai rôder dans les cases des travailleurs de l’habitation, c’est-à-dire des Chinois et des sauvages des îles Gilbert.
Je visitai en détail les cases chinoises. Le gérant qui m’accompagnait me donnait les renseignements que je demandais et me servait
d’interprète. Je vis que le costume et l’ameublement étaient ceux de leur
patrie ; ils conservent religieusement les usages de leurs ancêtres, ne les
modifient jamais et partout où ils transportent leurs pénates, ils suivent
toujours les mêmes habitudes et les mêmes coutumes.
Dans toutes les cases, je voyais invariablement un petit autel
dressé au-dessous d’un petit tableau représentant la divinité donnant
ses préceptes à un disciple à figure noire, Fobi, qui est leur dieu ; il
62
�N°307-308 Août/Octobre
est toujours représenté par un homme grand et gras au ventre proéminent, aux longues moustaches et aux ongles crochus. Presque partout, il
y avait des fleurs sur ces autels.
Plusieurs Chinois morts sur la plantation sont enterrés à l’entrée
d’une vallée non exploitée. Le gérant me disait qu’à certaines époques
de l’année les Chinois allaient déposer sur les tombeaux de leurs compatriotes des vivres et des fleurs ; il paraît que dans leurs légendes il est
dit qu’à ces époques les morts mangent ce qui leur est envoyé, aussi
ceux-ci ne manquent jamais d’aller y porter des petits cochons rôtis, du
riz dans des vases en bois, du taro, etc. Mais les Canaques du voisinage,
qui connaissaient la chose, ne manquaient jamais la nuit suivante d’aller
faire un festin à la santé des Chinois.
Nous allâmes ensuite visiter le quartier des sauvages des îles Gilbert ;
ces Océaniens sont encore complètement sauvages quand ils arrivent à
la plantation ; ils y conservent une partie de leurs habitudes et coutumes. Seulement on leur fait perdre celle de manger leurs semblables.
Ils sont logés dans de petites cases montées sur quatre piquets, qui s’élèvent d’un mètre à un mètre cinquante du sol ; des planches recouvertes
de nattes grossières leur servent de lit, et un toit en feuilles de pandanus
ou de cocotier les abrite des rayons du soleil.
Deux ou trois petits vases en coco sont tous les ustensiles que l’on
voit dans ces misérables huttes. Près de chacune de ces cabanes il y a un
petit four canaque, c’est-à-dire un trou avec des pierres dedans.
Lorsqu’ils veulent s’en servir, ils commencent par faire rougir les pierres
au feu dans le trou, ils vident ensuite le trou, placent leur viande ou le
poisson entouré de feuilles et replacent les pierres chaudes par dessus,
en ayant soin de les recouvrir elles-mêmes avec d’autres feuilles, de
manière à conserver la chaleur. Au bout d’un certain temps le tout est
enlevé et ce qu’on a mis à cuire est très bien rôti.
Plusieurs fois, dans diverses circonstances, j’ai été à même de dîner
avec des aliments cuits de cette façon. J’ai toujours trouvé très bon ce
que l’on me servait. Au moment où nous arrivâmes, ils étaient en train
de danser ; les chanteurs remplaçaient la musique et marquaient la
cadence. La danse, comme toujours, représente un homme qui vient
demander à une femme si elle veut être son épouse ; le tout accompagné
63
�par des gestes très significatifs. C’était peu édifiant, aussi nous sommes
allés visiter autre chose.
L’année dernière, un Chinois ayant été condamné à mort et exécuté
sur la place d’Atimaono, le sauvage qui remplissait l’office de bourreau
demanda après l’exécution le corps du décapité pour le manger. Inutile
de dire qu’on n’a pas fait droit à sa requête.
Le dernier jour, l’amiral partit avec toute la société. Comme il faisait mauvais temps, il se donna carte blanche pour revenir. Il fallait
attendre le beau temps. Pendant un jour et demi que je restai seul, j’en
profitai pour aller visiter plus en détail certains sites des environs et je
récoltai quelques jolis coquillages.
A mon tour, je quittai la plantation par un temps magnifique, et à 10
heures j’arrivai à bord.
Depuis bien longtemps, la reine Pomare n’avait été faire une visite
aux navires français ; un Anglais cherchait à la mettre mal avec nous.
Les projets de ce nouveau Pritchard ayant été connus, ils furent déjoués
et on s’arrangea pour le mettre dans l’impossibilité de nuire.
Bref, la reine avait promis de venir rendre à l’amiral la visite qu’il
lui avait faite en arrivant. Aussi, le 16 septembre 1869 à 1 heure, les
canots de la frégate sont envoyés à la case de la reine, et Pomare arriva
à bord avec ses fils et ses filles et deux dames de notre connaissance. Elle
fut reçue avec les honneurs réglementaires. On fit devant elle les
manœuvres du branle-bas de combat, un défilé, etc.
Elle fut reconduite à terre après une visite de deux heures, on lui fit
un salut de 21 coups de canon.
La reine Pomare est, comme ses sujets, d’un teint très cuivré,
presque chocolat. Elle paraît bien vieille et elle marche avec difficulté ;
elle passe son temps à visiter ses propriétés, où elle passe une partie de
l’année, vivant complètement à la canaque.
Contrairement à son mari et à ses fils, elle ne boit que du coco. Son
défaut à elle, c’est le jeu ; elle y passe souvent la nuit.
D’après les traditions du pays, elle n’a pas toujours été aussi calme
qu’aujourd’hui ; sa jeunesse a été passablement orageuse, principalement avant son mariage. Depuis, elle avait, dit-on consciencieusement
rempli ses devoirs de mère et d’épouse. Elle se chargeait de châtier
64
�N°307-308 Août/Octobre
elle-même son mari lorsqu’elle apprenait quelques infractions au
contrat conjugal.
Ce pauvre mari battu est aujourd’hui un peu voûté et a dû être dans
son temps un époux d’une force remarquable. Parmi les nombreux amis
de Pomare on cite Dupetit-Thouars, Bruat et Bonnard.
Le 4 octobre, vers 1h50 une explosion a eu lieu dans les magasins
de l’artillerie. Une grande fumée paraissait et bientôt l’on vit des
flammes. On envoya de suite les compagnies d’incendie. A 5h tout était
terminé ; il n’y a pas eu d’accident ; on a perdu seulement deux
pavillons en bois et un peu de poudre. On attribua le feu à la combustion
spontanée de quelques artifices.
Le 16 octobre, l’amiral me fit demander de l’accompagner à
Apapé14 où j’avais été déjà. Nous partîmes, remorqués par le canot à
vapeur ; le but du voyage était d’aller voir les hydrographes. Notre arrivée
fit une révolution dans la maison qu’ils habitaient. Les femmes se sauvèrent dans les cases voisines, jusqu’après le départ de « papa Piter ».
Apapé est le nom du district qui se trouve sur la Pointe Vénus. Nous
allâmes faire un pèlerinage à l’arbre où Cook fit son observation astronomique. En revenant, nous passâmes près de la terre sacrée, endroit
où se trouvent les tombeaux de la famille Pomare. Pomare Vahine IV,
aujourd’hui régnante, a fait faire un petit mausolée qui servira désormais pour elle et ses descendants.
Un peu plus loin, nous vîmes l’endroit où Dumont d’Urville mit la
plaque de son expédition au pôle Sud et autour du monde.
L’amiral ayant été invité à un grand banquet par les notables de
Papeete, il crut devoir rendre cette politesse en offrant un bal à bord. Il
fit prier les officiers de lui apporter leur concours.
Le jour fixé, les invitations faites au nom de l’amiral, chacun se mit
à l’œuvre. Le chef d’état-major vint me prier, de la part de l’amiral, de
bien vouloir lui rendre le service de m’occuper de la table ; ce que je
fis volontiers, parce que, quoique prenant le parti des commandants et
de mes camarades pour toutes les affaires générales du service, j’avais
conservé malgré cela avec l’amiral d’excellents rapports.
14 N.d.E. Lire Haapape
65
�Aussi le jour du bal, la salle était très jolie. Il est vrai que la végétation splendide de ce pays fournissait d’énormes feuilles de cocotier, des
bananiers entiers, etc. qui aidaient beaucoup à la décoration. Les faisceaux d’armes complétaient. Certains petits salons de jeu et autres, placés sur la dunette, où on respirait une fraîcheur délicieuse, m’attirèrent
beaucoup de compliments de la part d’heureux coquins qui surent profiter du demi-jour qui y régnait.
Le soir, tout ce que Tahiti compte de bien était à bord ; les toilettes
rivalisaient de fraîcheur. La reine Pomare vint honorer de sa présence
cette fête ; j’ajouterai même qu’elle joua toute la nuit.
Les femmes blanches possédaient seulement deux jolies personnes ;
le reste était insignifiant ou affreux et surtout, quelle tournure…
L’essaim des femmes de couleur présentait un spectacle enchanteur ;
beaucoup étaient jolies et toutes étaient admirablement moulées. Jamais
les Européennes n’ont pu soutenir la comparaison, loin de cacher sous
une foule de tissus ce que ces dernières ont peu ou point, celles-là voilaient à peine ce que la nature leur a donné de si beau. Leur costume
ajoute encore à la majesté de leur démarche. Toutes leurs robes sont à
traîne et faites avec une gaze très légère.
Enfin ce que je peux dire de mieux c’est que tous nos jeunes danseurs préféraient beaucoup danser avec les femmes à peau fraîche
qu’avec des Blanches.
Toute la nuit la danse a duré ; on avait de la peine à laisser souffler
les musiciens. Le bal s’est terminé par un cotillon enragé qui a duré plus
d’une heure. Le départ a été éclairé par des feux de couleur et des artifices. Beaucoup de dames disaient : « Déjà ! ». Mais papa Piter avait
sommeil !
Les fêtes et les promenades n’empêchaient pas le service de marcher. Depuis notre arrivée, on avait fait le plein de charbon, on avait pris
des rechanges à l’arsenal, le voilier avait réparé toutes ses voiles. Le
gréement avait été visité et peint. L’intérieur et l’extérieur étaient suffisamment propres.
L’amiral avait passé l’inspection générale du d’Entrecasteaux, du
Chevert, de la Dorade, à terre, de la gendarmerie et de l’infanterie de
marine.
66
�N°307-308 Août/Octobre
Les enquêtes se poursuivaient sur la conduite de chacun dans les
moments difficiles ; plusieurs individus à la conscience peu délicate
attendaient aux arrêts le passage d’une frégate allant en France.
Le mercredi 20 octobre, je partis avec l’amiral sur le
d’Entrecasteaux (il y avait plusieurs autres personnes, entre autres le commissaire impérial) pour aller visiter l’île de Moorea située à 10 milles de
Taïti ; le temps était très beau ; en une heure et demie nous fûmes rendus
dans l’île. On côtoya les bords à petite vitesse, pour bien voir le paysage.
Arrivés devant la baie de Cook, on entra dans le récif et on vint
mouiller tout à fait au fond de cette baie. Elle fait plus de deux milles de
profondeur sur un quart de mille de largeur ; elle est entourée de
hautes montagnes, la végétation y est admirable et enferme un des plus
(beaux) sites que j’ai jamais vus. On alla se promener pendant que le
commissaire impérial faisait une espèce de tournée d’inspection ; et
tout le monde se rendit à une plantation de canne à sucre que nous
avons visitée en détail. Nous avons trouvé des sources d’eau ferrugineuse
excellente ; une d’elles surtout était très fraîche.
Nous avions emporté nos fusils, mais nous n’avons pas eu l’occasion de nous en servir pour du gibier sérieux.
Le lendemain on alla mouiller dans une baie voisine, presque
aussi belle que la première. Un grand déjeuner avait été préparé par un
des districts de cette baie ; on s’y rendit en se promenant et en visitant
toute la baie. Le lendemain 22 à 9h nous étions de retour à Papeete.
Le 30 je retourne à Apape, cette fois avec un médecin. L’amiral m’y
envoie pour juger de l’état de plusieurs hommes signalés malades par
les officiers hydrographes.
Nous en ramenons un seul, jugé par le docteur incapable de continuer ces travaux pénibles.
Le 2 novembre, mouille sur la rade la frégate l’Alceste ; c’est le
commandant Brosset qui la commande, c’est un de mes amis. Son
second est René Missier, un ancien du Magellan. Je connais plusieurs
autres officiers, aussi je vais volontiers à bord où je dîne plusieurs fois
avec le commandant. Nous parlons de sa femme et de ses fils que je
connais ; je les ai vus souvent à bord du Suffren, aux îles d’Hyères. C’est
un thème inépuisable de conversation pour cet excellent père de famille.
67
�Ce bâtiment nous apporte nos chassepots15 enfin, il est temps ; nos
fusils avaient 40% de raté.
Il y a 35 hommes pour la Division et beaucoup de matériel. Pauvre
bateau, on va tirer à boulet rouge sur ses vivres et ses provisions qui arrivent de France et qui sont bons, par conséquent.
Le 6, l’Euryale arrive de San Francisco ; c’est un petit transport à
voiles, comme le Chevert ; il va passer son inspection générale.
Monsieur Desportes en est le commandant.
Mercredi 17 novembre, c’est aujourd’hui qu’a lieu la grande
« exécution » ; tous les officiers du parti La Roncière sont embarqués
sur l’Alceste. Ces messieurs doivent être à bord à 8h du matin et ne doivent
pas remettre les pieds à terre. Les agents véreux sont aussi embarqués ce
jour-là ; je vais faire mes adieux à Brosset et à Missier. Le lendemain, à 7h
du matin, au moment du calme, le d’Entrecasteaux le remorque à dix
milles au large, on le voit appareiller sous voile et faire route au sud.
A 1h du même jour, le Chevert, également remorqué par le
d’Entrecasteaux, part pour San Francisco avec le courrier. Il emmène
Monsieur Boyer et sa famille. Ce commissaire adjoint a été une des victimes de Monsieur de la Roncière ; il est appelé à Paris pour y venir
dévoiler les turpitudes et les actes de haute trahison du commissaire
impérial précédent.
Au moment du départ, on signale au remorqueur de passer à la
poupe de l’amiral et au moment où ils défilent presque à nous toucher,
l’amiral fit jouer la musique sur la dunette, cette famille étant sympathique à tout le monde ; on ajoute les mouchoirs, d’où émotion générale.
La brise étant très faible au large, à la nuit on perdit de vue le
Chevert lorsqu’il était à peine à 10 milles du récif.
Quel triste commandement que ce bâtiment-là, dire qu’il est donné
à un lieutenant de vaisseau ayant 8 années de grade ; si on me le donnait
aujourd’hui alors que j’ai 3 ans de grade, je le refuserais. Du reste, j’ai
refusé à Gardouin qui le commande de permuter avec lui.
15 N.d.E. Le chassepot du nom de son inventeur fut mis en service en 1866 ; avec cette arme nouvelle qui avait la particularité de se charger par une culasse mobile lui conférant une fiabilité plus grande on mettait fin à cette pratique
ancienne consistant à bourrer le canon d’un fusil par la bouche à l’aide d’une baguette de chargement. C.G.
68
�N°307-308 Août/Octobre
Ce même jour, on envoie un détachement de vingt hommes pour
assister à l’enterrement du matelot de 3e classe Bordes, domestique de
Bénazé et Maréchal. C’était un excellent garçon que nous regrettons tous.
Le 19 novembre j’allai avec l’amiral visiter la passe de Tapuna16
que je connaissais déjà et qu’il voulait connaître ; je crois qu’il aurait
voulu essayer d’y passer avec la frégate, mais c’est impossible, il a été
obligé d’en convenir.
Le 20 l’amiral me donna la mission d’aller à Papeouriri17 pour trouver le meilleur mouillage pour la frégate et en même temps pour reconnaître le passage que nous devions parcourir pour aller à Atimaono. Je
partis de suite dans une voiture de la plantation qui se trouvait ce jour-là
à Papeete. Le temps avait été affreux toute la nuit et il avait plu constamment. A peine sorti de la ville, un orage tropical, c’est-à-dire des nappes
d’eau commença à ouvrir ses éclairs. Bientôt il est impossible d’avancer.
Je me réfugie chez un planteur de mes amis qui avait justement quelques
connaissances communes à déjeuner. J’arrivai juste à temps où on prenait le vermouth. Quelques minutes après, nous étions installés dans une
salle à manger très fraîche, devant une table couverte de produits les plus
recherchés du pays. Pendant deux heures que dura ce déjeuner la pluie
ne cessa de tomber. Au deuxième cigare le temps se mit au beau, j’en profitai pour serrer la main à tout le monde et continuer ma route.
Tout alla bien jusqu’à la première rivière, la Pounarou18 : au lieu
d’une jolie rivière que je connaissais, je trouvai un torrent furieux descendant de la montagne avec un bruit assourdissant, entraînant avec lui
des arbres entiers et des blocs de rochers énormes.
Le passage ordinaire était impossible ; j’attendis une heure environ, espérant que la fin de la pluie ferait diminuer la hauteur des eaux.
Mon cocher alla chercher le chef du district ; je lui expliquai qu’il fallait
absolument que je passe. Il me fit voir que dans la montagne il pleuvait
toujours et que la rivière ne diminuerait pas avant le lendemain.
16 N.d.E. Lire Ta’apuna
17 N.d.E. Lire Pape’uriri ou Vai’uriri, c’est à dire Papeari.
18 N.d.E. Lire Punaruu
69
�J’insistai pour traverser ; il alla chercher tout son district, une quarantaine d’hommes environ. On commença par dételer les chevaux, on
leur amarra une grosse et longue corde au cou. Un canaque la passa à
l’autre bord aux naturels qui y étaient. Le cheval fut poussé dans l’eau,
entraîné par le courant, et grâce à la corde l’on tirait, alla aborder 50
mètres plus bas. Le deuxième cheval passa aussi heureusement ; vint le
tour de la voiture : on attacha la corde sur le timon, une douzaine
d’hommes, néant d’une main, la tenant de l’autre pour l’empêcher de
renverser, se mirent à l’eau et à un signal du chef, tous, hommes et voiture furent lancés à l’eau et tirés vigoureusement de l’autre côté et abordèrent heureusement.
Il restait encore le cocher et moi-même ; je n’avais pas la moindre
envie d’aller me faire briser par un rocher en traversant à la nage. Pour
les Tahitiens c’est un jeu, mais j’avoue humblement ne pas être de leur
force. Pendant que je faisais mes tristes réflexions, le chef avait envoyé
dix hommes chercher à la mer une grande pirogue qu’ils apportèrent en
courant.
Elle fut mise sur le bord de l’eau, la corde solidement attachée à
l’avant fut passée de l’autre côté ; la manœuvre de la voiture fut recommencée pour la pirogue, dans laquelle j’embarquai avec mon cocher, et
quelques secondes après elle heurtait contre la rive que je désirai atteindre.
J’en fus quitte pour un léger bain. Je récompensai le chef, me réservant d’en faire l’objet d’un rapport à l’amiral pour lui faire obtenir une
gratification, et je continuai mon voyage ; je passai encore plusieurs
rivières moins fortes ; à une seule j’eus un moment de crainte en voyant
la voiture et les chevaux perdre pied et être entraînés par le courant.
Heureusement qu’à quelques milles plus bas on retrouva le fond.
J’arrivai sans encombre. Ayant exposé le motif de mon voyage,
Monsieur Steward et son gérant m’assurèrent qu’il n’y avait rien à craindre, que la passe était bonne, qu’il y avait plus de fond qu’il n’en fallait
à la frégate.
Néanmoins, il mit à ma disposition son petit vapeur et une embarcation avec les hommes et tout ce qui était nécessaire. Le lendemain
matin, j’allai faire mon affaire et je trouvai un endroit où il n’y avait pas
assez d’eau pour la frégate ; dès lors il était inutile de chercher davantage.
70
�N°307-308 Août/Octobre
Je revins à la plantation apprendre au propriétaire qu’au lieu de mouiller à Atimaono devant sa maison nous serions obligés de rentrer à
Papeouriri, à deux milles de là.
Sa contrariété fut grande, mais je n’en pouvais rien.
Le lendemain matin, je revins rendre compte de ma mission à
l’amiral qui m’apprit que nous partirions le lendemain matin. Je n’avais
pas grand temps pour faire mes adieux à quelques personnes et faire
mon déménagement. A peine à terre je trouvai Feumeleau qui venait de
terminer notre déménagement. Il avait même remis les clés de la case
au propriétaire. J’allai serrer la main à quelques camarades, je fis deux
visites et je revins à bord installer ma chambre que j’avais considérablement négligée pendant trois mois.
Pendant ce temps on avait pris à bord toutes les dispositions de partance ; on avait été prendre les malades à l’hôpital de terre, on avait
complété l’eau, le charbon et embarqué des bœufs.
Le 24 novembre à 7h30 du matin, nous mettions en marche pour
sortir de la rade ; en passant près du Chayla des hommes montés dans
le gréement saluèrent l’amiral aux cris de « Vive l’Empereur ». On leur
répondit de la même façon. La musique jouait sur la dunette, les amis et
les connaissances étaient tous sur la plage à agiter leur mouchoir ; on
ne croyait plus nous revoir. Le d’Entrecasteaux, partant avec nous, nous
suivait à petite distance.
Nous fîmes route pour contourner l’île, à petite distance des récifs. A
midi vingt, nous arrivâmes en face de la passe que j’étais venu reconnaître,
et quelques minutes après nous étions mouillés dans la baie de Papeouriri,
auprès d’un petit îlot charmant et en face d’une jolie petite rivière. Le
d’Entrecasteaux alla mouiller devant les bâtiments de la plantation.
Le propriétaire nous attendait sur son petit vapeur ; il invita tout le
monde chez lui, pour tout le temps de notre séjour. Pour mon compte,
j’acceptai l’hospitalité chez le médecin avec lequel je m’étais lié ; pendant deux jours que je passai chez lui nous allâmes chasser des canards.
Quand nous étions bien fatigués nous rentrions à la case et nous
allions nous promener en voiture. Sa demeure se trouve, quoique sur la
plantation, à trois kilomètres de l’habitation. Nous étions bien plus tranquilles là qu’avec le gros de la société.
71
�Nous ne vînmes qu’une fois chez Monsieur Steward, c’était son
dîner d’adieu et il nous avait envoyé chercher tous les deux.
Arrivés le mercredi à midi nous quittâmes ce mouillage le
dimanche matin, malgré les instances de notre hôte qui, au moment du
départ, envoya à bord 5 à 6000 kilos de bananes pour l’équipage.
L’amiral reçut comme cadeau des provisions, de quoi défrayer sa
table pendant toute la traversée.
Dans l’après-midi nous perdons de vue l’île de Tahiti.
La population de cette île s’élève d’après le dernier recensement à
8000 habitants, dont 500 européens seulement. Les traditions donnaient
une population bien supérieure, Cook citait 80 000 habitants. On attribue cette dépopulation à plusieurs causes : la guerre, les épidémies et
les infanticides.
Tout le monde sait dans quel état nous avons trouvé le pays quand
le protectorat a été institué, les districts se faisaient continuellement la
guerre. D’un autre côté, la famille des anciens rois la faisait à la famille
Pomare. Nous-mêmes nous eûmes plusieurs combats sanglants dans les
premiers temps de notre occupation. Les épidémies de dysenterie sont
les seules qui ont laissé parmi les médecins des souvenirs effrayants. Je
crois, avec beaucoup de personnes, que c’est à cette maladie que l’on
doit la grande dépopulation de l’île.
On m’a cité les infanticides commis par des jeunes filles à peine
nubiles, qui ne voulaient pas travailler aux routes quand il était prouvé
qu’elles avaient accordé leurs faveurs avant le mariage.
Chez les Canaques, la femme … (illisible) et bien qu’elle fut réduite
à un état d’infériorité qui allait dans certains cas jusqu’à la servitude, elle
portait en elle un degré de noblesse supérieur à celui de l’autre sexe.
Elle pouvait être reine et ses ordres étaient aussi bien exécutés par ses
sujets, et ses privilèges aussi sacrés que dans le cas où le sceptre était
tenu par une main masculine. Elle pouvait faire la guerre en personne et
quelques-unes s’en sont très bien acquittées.
Si elle avait un enfant d’un père inconnu cet enfant était aussi royal
que s’il avait compté dans sa généalogie une longue suite de rois. Si le
72
�N°307-308 Août/Octobre
père était notoirement un homme de la lie du peuple, cela nuisait peu à
la considération de l’enfant, mais il restait prince.
Il n’en était pas ainsi lorsqu’un prince se mésalliait. Les enfants
qu’il obtenait par cette union n’avaient droit ni aux privilèges, ni à la
position de leur père.
Dans son intérieur, la femme canaque est la servante de son mari ;
elle apprête la nourriture mais ne s’attable jamais avec les hommes ;
quand il lui est permis de manger en même temps, c’est toujours debout
dans un coin de la case ou accroupie sur ses talons, en dehors, près de
l’endroit où elle a cuit ses aliments.
Les anciens navigateurs avaient, avec raison, appelé Taïti « la
Nouvelle Cythère ». On n’a pas idée des mœurs de ce pays ; le mot
volupté est bien en dessous de la vérité. Pour en donner un exemple, je
vais citer ce que je connais de moins fort : plusieurs jeunes gens se
livraient aux délices du bain sous les banians enchanteurs qui ombragent certains bassins de leurs rivières. Tout à coup un fruit lancé du
bocage vint frapper l’un des baigneurs à l’épaule. Ce fruit s’appelle un
nono. Il n’a aucun noyau ni aspérité extérieure. C’est un projectile qui
ne peut faire de mal. Un petit cri s’élève ; c’est un signal de bonne fortune pour celui qui a été frappé et qui s’élance aussitôt hors de l’eau
dans la direction d’où est parti le nono pour courir à la recherche d’une
Galathée19 qui ne se laisse pas longtemps poursuivre. Cette coutume très
répandue dans le pays est déjà bien connue des Européens.
L’ancienne religion tahitienne est complètement oubliée aujourd’hui.
Tout le monde est protestant ou catholique ; seulement les Canaques ne
seront jamais de chauds pratiquants.
Pour en donner un exemple je n’ai qu’à citer un fait qui prouve bien
qu’ils se moquent complètement de l’une comme de l’autre : une
femme, baptisée le matin dans un temple protestant, ayant reçu une robe
comme récompense alla dans la soirée demander le baptême dans une
église catholique, pour voir si le curé lui en redonnerait une seconde.
19 N.d.E. Les passionnés de littérature antique grecque se rappelleront bien sûr d’Homère citant dans l’Iliade la belle
Galathée toujours sous le charme du beau. Il est amusant de noter que cette frégate française à bord de laquelle est
embarqué le narrateur de ce récit porte le nom d’une déesse de la mythologie grecque fille de Zeus et de Thémis, Astrée,
qui était supposée habiter la terre à l’âge d’or. C.G.
73
�Une coutume qui m’a bien étonné, c’est le « tabou », ce qui veut
dire qu’il est défendu d’y toucher ; que la chose est sacrée. Ainsi, un
arbre est tabou ; on lui attache au pied une feuille cocotier et il est
tabou. Personne n’aura l’idée d’y monter en prendre les fruits ; une
rivière est taboue et il est défendu d’y pêcher. Dans un district, les
cochons sont tabous ; on se sert de cette interdiction pour laisser
repeupler les arbres, les rivières.
Un homme était tabou dans les temps passés, quand il était désigné
pour le sacrifice, mais seulement lorsqu’on n’avait pas d’ennemi à
immoler sur l’autel des dieux et à manger ensuite.
J’arrivai un jour dans un district où les cocos étaient tabous. J’ai été
très ennuyé de ne pouvoir me rafraîchir avec ce délicieux fruit. On ne
ferait pas mal en France de mettre le tabou sur le gibier pendant deux
ou trois ans. Au moins on ne serait plus volé en prenant un permis de
chasse.
A peine avons-nous perdu Taïti de vue que le calme se fait. On
marche à la vapeur jusqu’au mercredi 1er décembre. On continue à la
voile avec une petite brise qui nous fait apercevoir l’île Rapa le 2 au jour.
Toute la journée on cherche à s’en rapprocher. Enfin, le soir, on se
trouve à trois milles environ. Une embarcation s’en détache et se dirige
vers la frégate. On met en panne pour l’attendre. C’était un pilote qui
croyait que nous voulions entrer dans une baie qui sert de mouillage.
L’amiral lui fait quelques questions sur l’île, lui donne une lettre pour le
capitaine du d’Entrecasteaux qui avait dû partir de Taïti quelques
heures après nous. On donne à ce pilote et à ses hommes un peu de biscuit et de rhum et on les renvoie.
A bord, on laisse porter pour passer sous le vent de l’île ; dans la
nuit on la perd de vue.
Du 23 décembre 1869, date de son arrivée à Valparaiso, jusqu’au 17
mai 1870 où il part de La Payta pour les Marquises, le navire visite un
peu tous les pays bordant les côtes Pacifique de l’Amérique du Sud.
74
�N°307-308 Août/Octobre
Le 29 mai, dimanche, le plein d’eau étant fait nous éteignons les
feux. Le prix de revient est de 19F le tonneau. Le 2 juin vers 6h du matin,
fort grain de pluie. Le pont en est inondé. On en profite pour faire laver
l’équipage. Dans ce cas le marin lave tout ce qu’il a de sale ; quand il
n’y a plus rien dans son sac, il lave la chemise qu’il porte. Après vient le
tour du pantalon. Après il ne reste plus rien, il se lave le corps, etc.
Cette pluie nous annonce l’approche de la terre. Le 4 au jour on
aperçoit la terre devant. Peu de temps après c’était une autre île. Nous
étions en vue du groupe des Marquises. Les feux sont allumés et aussitôt
nous avons de la pression. On commence de se rapprocher rapidement
de Hiva Hoa (Dominique), la plus grande de ce groupe.
A mesure que nous avancions, on distinguait d’autres îles. Nous
arrivons bientôt à la pointe est de la Dominique que nous côtoyons à
petite distance. Nous voyons une île paraissant fertile. Les hauteurs sont
couvertes par des bois assez beaux. De distance en distance on voit des
vallées qui aboutissent à une jolie plage de sable. Dans chacune de ces
vallées on remarque de beaux bouquets de cocotiers.
Nous arrivons devant le mouillage de Tahua, près de la baie des
Traîtres. C’est là que l’amiral avait le projet de mouiller, mais en arrivant
on trouve que cette baie paraît petite pour nous. On envoie un officier
pour la reconnaître ; pendant ce temps la frégate reste en panne. Au
retour de l’officier et sur son rapport que le mouillage était trop petit, on
fit route pour aller traverser le canal du Bordelais qui sépare Hiva Oa de
l’île de Tahuata, et aller chercher le mouillage de Vaitahu.
Dans cette dernière île, pendant que nous étions en plein canal ou
défilant rapidement devant cette dernière île, nous vîmes sortir d’une
des baies de Tahuata une petite embarcation qui mit à la voile pour nous
suivre.
En contournant la côte nous l’eûmes perdu de vue, mais ce fut pour
en rencontrer une seconde montée par plusieurs naturels. On stoppa
pour les faire monter à bord, et là je vis pour la première fois des
anthropophages (je remarquai dans leur embarcation un morceau de
carcasse de cochon cru, il paraissait avoir été rongé jusqu’à l’os).
Les sauvages qui montèrent à bord étaient très forts, très bien proportionnés et bien au-dessus de la moyenne comme taille. Ils étaient
75
�noircis par le tatouage, car leur peau était d’un brun rougeâtre cuivré.
Deux bandes de tatouages descendaient des épaules vers le sein, ressemblant à des bretelles. Quelques lignes tracées sur les reins, les côtes et
les cuisses. Des bandes traversaient le visage à la hauteur du front, des
yeux et de la bouche. Quelques filets tracés en arabesques sur le nez et
le menton tenaient à ces sauvages lieu de vêtement. Un simple maro leur
entourait les reins.
Un quart d’heure après leur arrivée nous entrons dans la baie de
Vai Tahu (ou Vaitahu), qui fut le siège du premier établissement français.
Il reste encore aujourd’hui les ruines d’un petit fort que l’on distingue
parfaitement de la rade. On voit à terre deux maisons bâties à l’européenne. Nous avons su depuis que c’était l’ancienne habitation du gouverneur des Marquises. Aujourd’hui c’est le roi de cette île qui a l’une
d’elles, et la Mission l’autre.
Aussitôt mouillé, de tous les côtés de la baie on voit partir des
pirogues, qui viennent toutes à bord. On les laisse monter à bord ; il y
a quelques femmes, elles sont moins noires qu’à Tahiti et on s’aperçoit
vite que les baleiniers passant quelque fois par là, le sang est mélangé.
Le même jour, je fais connaissance avec le roi de cette île. Pour une
coquille de nacre que je lui donne et qui le comble de plaisir, je suis son
« tayo20 » .
Il y avait à peine une heure que nous étions mouillés que paraît à la
pointe le petit bateau que nous avions vu mettre à la voile dans le canal.
Il accosta à l’échelle et nous vîmes monter à bord un missionnaire vieux
et crasseux que l’on conduisit à l’amiral. Nous avons su depuis qu’il était
en train de consacrer une petite église dans le nord de l’île, qu’il nous
avait vu passer et qu’il était parti pour nous voir. Je trouve comique de
bâtir des églises pour des gens qui aujourd’hui mangent encore leurs
semblables. Du reste, les renseignements que nous avons eu depuis sur
ces « bons missionnaires », comme disent en France les abonnés de la
Propagation de la Foi, laissent à désirer, non sur leur moralité qui est
excellente, mais sur l’esprit qui gouverne cette société. Nous avons
20 N.d.E. Littéralement/son ami/ ; /tai’o/vocable de la langue tahitienne était peu usité dans la langue marquisienne.
76
�N°307-308 Août/Octobre
remarqué que le missionnaire en montant à bord avait dit quelques mots
à un des sauvages qui se trouvaient près de la portière21. Nous ne savions
pas ce que cela voulait dire, quand nous vîmes embarquer précipitamment dans les pirogues toutes les femmes qui étaient à bord et rester là
à regarder le bâtiment.
Le vieux monstre venait de mettre le tabou sur la frégate pour les
femmes. On s’empressa de faire savoir la chose à l’amiral qui aime à voir
les danses des sauvages, et le soir, à dîner. L’amiral le pria de lever le
tabou. Ce qui fut fait.
Le lendemain je partis à terre pour visiter le pays et chercher des
bibelots. J’avais emporté quelques bagatelles pour échanger contre ce
que je trouverais. En arrivant au village, je tombai face à face avec mon
« tayo » qui m’amena dans sa maison, car comme je l’ai dit plus haut,
il est logé dans une vraie maison. Un peu pour me débarrasser, un peu
pour l’engager à me montrer tout ce qu’il possédait, je lui donnai une
partie de ce que j’avais.
Ne pouvant plus contenir sa joie, il m’offrit du coco, des morceaux
de tapa. Mais comme elle avait déjà servi, cette étoffe sentait l’huile de
coco, je refusai ; ce qui parut lui faire de la peine.
Après avoir causé quelque temps, il me fit signe de me coucher sur
la natte où était assise sa femme, et il se dirigea vers la porte pour me
laisser avec elle. Je compris de suite ce qu’il voulait, mais n’étant pas de
cet avis du tout, je courus après lui et pour ne pas le blesser je lui fis
comprendre qu’en France on ne couchait pas avec les femmes quand
elles étaient enceintes (sa femme l’était, elle l’était même déjà avancée).
Cela parut l’étonner beaucoup ; il se contenta de la raison. Je visitai
sa maison du haut en bas. Je trouvai qu’elle servait de magasin aux missionnaires qui y amassaient une espèce de champignon sauvage, lequel
est l’objet d’un grand commerce dans ces îles.
21 Peut être une ouverture dans le haut bordage du pont, caractéristique des vaisseaux, frégates et corvettes des années
1840-1870. Il y en avait généralement de chaque bord, à l’avant et à l’arrière. Surélevés par rapport au pont, à peine
hauts de 1,30m, surmontés du bastingage, contenant de jour les hamacs roulés et pliés ils donnaient du pont sur l’échelle
de coupée et se trouvaient être les accès ordinaires au navire pour l’équipage et les visiteurs. On relèvera l’analogie de
cette portière de bord avec la portière du carrosse du grand siècle « par où l’on monte ou l’on descend », et avec cette
autre plus contemporaine de nos véhicules automobiles.
77
�Je visitai avec lui le village, si toutefois on peut appeler village une
réunion de cases assez bien faites du reste, espacées selon les caprices
de chacun. Les alentours de ces cases sont complètement défoncés par
les cochons qui sont toujours en liberté et qui paraissaient très nombreux.
J’allai voir l’endroit où furent tués deux lieutenants de vaisseau lors
de l’occupation de l’île22.
Je revins à bord où je savais que l’on devait faire danser les sauvages. C’était à peu de choses près ce que nous avions vu déjà à Tahiti.
Aussi, dégoûté de sentir l’odeur d’huile de coco rance, je descendis en
bas. Je trouvai le carré envahi par une vingtaine de femmes qui dansaient
en petit comité. Il n’y avait pas un seul sauvage avec elles. Les vieilles
s’étaient mises d’un côté et les jeunes de l’autre (j’appelle « vieille » la
femme de vingt ans et « jeune » celle de douze à quinze ans). Elles dansaient la danse du « poua » (cochon)23. Le commencement n’avait rien
de remarquable. J’ignorais alors quelle danse c’était. J’avais bien
entendu parler de cette danse, mais je ne l’avais jamais vue. Peu à peu
elles s’échauffent ; bref le dernier tableau n’eut pas lieu, parce que les
vis-à-vis étaient des femmes. Une chose m’étonnait aussi : elles n’avaient
pas d’huile jaune sur le corps. C’était bien visible car les vêtements ne
les gênaient pas. Je fus vite mis au courant : quand après la danse, je vis
nos jeunes gens et quelques élèves qu’ils avaient introduits chez nous
disparaître dans les profondeurs du bâtiment avec les plus jeunes. Dès
la veille, les gaillards leur avaient demandé de ne pas se parfumer…
Le lendemain, l’amiral partit avec plusieurs personnes du bord et
le missionnaire pour aller à la Dominique24 qu’on lui avait citée comme
étant très intéressante. Cette promenade pouvait être très ennuyeuse par
le mauvais temps qu’il faisait dans le canal du Bordelais qu’il fallait traverser. Je refusai d’être de la partie. Aux récits merveilleux qui me furent
faits au retour, et surtout à la vue des bibelots curieux que ces messieurs
22 « La tombe de Halley et de son lieutenant se trouve à l’intérieur du village, en haut de la route principale ». (Guide
Arthaud de Tahiti)
23 Il faut bien sûr lire pua’a, concurremment usité dans l’archipel marquisien avec le terme générique puaka.
24 N.d.E. Lire : l’île de Hiva Oa
78
�N°307-308 Août/Octobre
avaient rapportés, je regrettai de n’avoir pas profité de l’invitation de
l’amiral, qui du reste en avait manifesté son étonnement au dîner.
Le mardi 7 juin nous quittâmes ce mouillage pour aller visiter
plusieurs baies de la Dominique. Nous repassons par le canal du
Bordelais où nous sommes assaillis par plusieurs grains violents.
Heureusement nous sommes à la machine. Nous contournons l’île de la
Dominique dans sa partie nord ; nous apercevions les cases, les naturels rassemblés sur la plage, une jolie petite rivière, de beaux bouquets
de cocotiers, lorsqu’on s’aperçut que la baie se rétrécissait beaucoup.
En même temps la mer changea de couleur devant.
Encore quelques tours d’hélice et nous montions sur des coraux, et
la houle qui entrait dans cette baie nous aurait fait briser en peu de
temps. On renversa la machine à toute vapeur pour marcher en arrière.
Mais comme les navires à hélice (par rapport aux roues à aube que l’auteur de ces lignes connaît bien) gouvernent mal en marchant à reculons,
notre arrière, poussé par la houle, allait toujours se rapprochant des
rochers à bâbord. Déjà ils blanchissaient l’eau à vue d’œil. Encore
quelques mètres et notre gouvernail allait toucher et se démolir. Notre
brigantine25 qui avait été bordée de suite ne suffisait pas pour nous
redresser ; encore une minute et c’était fini, quand une rafale assez
forte vint menacer notre brigantine de l’emporter et nous sauva. Peu à
peu la frégate se redressa et bientôt on put en marchant à l’avant à toute
vapeur, tourner assez court pour sortir de cette baie qui avait failli devenir le tombeau de notre frégate.
On continua de suivre la côte pour gagner le mouillage de Puamau
où nous arrivâmes à 2h 15. Aussitôt mouillé, les officiers non de service
allèrent à terre pour visiter le pays. Un missionnaire vint à bord et dit à
l’amiral que la baie était ravagée par la petite vérole.
Nous avons su que le missionnaire avait trompé l’amiral en lui
racontant son histoire de maladie. Ce monsieur ne voulait pas que personne descendit à terre, à cause des femmes du pays. Ce missionnaire et
25 N.d.E. La brigantine était une voile très utile pour manœuvrer un bâtiment soumis à un coup de vent ou un fort courant
traversier ; installée à l’arrière elle aidait à l’évitage du voilier, c’est à dire à un changement de cap. Border la brigantine
c’est tendre la voile au vent à l’aide des écoutes. C.G.
79
�un frère laïc qui est avec lui, avait, contrairement aux autres prêtres, une
conduite scandaleuse. Il a été prouvé que des femmes de ce pays ont des
enfants demis blancs. Et pourtant on est resté plusieurs années sans
recevoir d’étrangers dans le pays. Il n’y avait que ce prêtre et ce frère,
de blancs…
On hissa le pavillon de ralliement appuyé d’un coup de canon pour
faire rentrer tout le monde à bord. A 6h on appareilla et on fit route pour
Nuku Hiva (Nouka Hiva). On marcha à la voile toute la nuit. Vers minuit
nous passâmes près de l’île du Solide26. Au jour, on aperçut Nuku Hiva
dans le nord, on serra les voiles et on remit à la machine. Nous arrivâmes bientôt devant l’entrée de Taï-O-Haé où se trouve le Résident. A
7h15 nous étions mouillés près d’une goélette américaine venant des
San Francisco et allant à Tahiti.
De l’établissement que nous avons formé dans cette baie, il ne reste
plus qu’une batterie complètement envahie par les herbes et quelques
bâtiments en ruine servant aujourd’hui de logement à deux gendarmes
qui composent la force armée du Résident. Celui-ci habite dans un
pavillon qui servait jadis à loger les officiers quand nous occupions le
pays. Un peu plus loin nous voyons un assez beau bâtiment servant
autrefois de logement au gouverneur. Aujourd’hui c’est la Mission qui
l’occupe. C’est là que loge l’évêque lorsqu’il est dans ce pays.
La baie, qui a une profondeur d’un mille environ est complètement
ronde. Elle est fermée par de hautes montagnes. Entre ces montagnes et
la mer, un terrain en pente douce est couvert d’une végétation admirable.
Plusieurs ruisseaux descendant des montagnes traversent la plaine
et viennent se jeter dans la mer. Sur le versant des collines, on aperçoit
une grande quantité de bœufs issus d’un petit troupeau envoyé par le
gouvernement. Aujourd’hui ils appartiennent à la Mission. Nous avons
été obligés de parlementer avec le père Fulgence pour avoir de la viande.
Il a même poussé l’impudence27 jusqu’à vouloir nous la faire payer.
26 L’île du Solide ou l’île Washington est Ua Huka, située à une vingtaine de milles dans le plein est de Nuku Hiva.
27 Note du narrateur : Il est impossible de se faire une idée de l’esprit d’accaparement qui mène ces missionnaires. Ce
qui arrive ici pour les bœufs, se renouvelle à chaque instant, et dans toutes les îles où ils sont, il en est de même. Je pourrais en ajouter long sur ce chapitre. Les petits morceaux de verre qu’ils donnent aux sauvages comme monnaie, les petits
ronds en fer blanc percés au milieu remplaçant l’or, l’argent, etc. etc.
80
�N°307-308 Août/Octobre
L’amiral, pour reconnaître l’excellent procédé de ce missionnaire, lui a
fait donner l’ordre d’avoir à quitter l’habitation du gouvernement, qui fut
rendue au Résident.
Le débarquement n’est pas facile, puisque chaque fois que l’on
débarque, quelqu’un prend un bain ou s’écorche plus ou moins les
jambes. Notre premier travail en arrivant à terre a été de chercher un
bain commode et ombragé, ce qui n’a pas été long. Nous n’avons eu qu’à
longer un ruisseau et bientôt les éclats de rire des femmes du pays que
nous avons trouvées en débarquant nous ont indiqué l’endroit. Notre
troupe s’étant un peu égayée, nous avons continué à remonter pour
trouver des endroits plus retirés. A la fin il ne restait que le docteur
Lantoin et moi. Nous sommes arrivés à des rochers qui formaient des
baignoires naturelles charmantes. A peine déshabillés, nous sentîmes
tout ce qui n’était pas dans l’eau dévoré par une foule de piqûres. Nous
avions le corps couvert de nonos, petite mouche produisant absolument
le même effet que les moustiques. Pendant tout le temps du bain nous
étions obligés de nous plonger dans l’eau.
A part cet inconvénient qui gâte considérablement le plaisir du
bain, c’est très agréable dans ce pays où il fait une chaleur atroce. Je ne
m’étais jamais rendu compte pourquoi dans les Marquises les femmes
et les hommes se frottaient le corps avec une huile de coco jaunie par
une drogue puante : c’était pour ne pas être dévoré par les nonos et les
moustiques. De plus, cette huile fait blanchir leur peau.
Nous avons visité beaucoup de cases en cherchant des bibelots. Ces
cases sont bâties avec soin de bambous attachés ensemble, formant les
murs qui sont recouverts par une toiture soit en pandanus soit en
feuilles de cocotiers. Dans l’intérieur, de gros morceaux de bois traversent la case dans sa longueur, ils sont espacés de 5 pieds environ ; ils
servent d’oreiller pour la tête et on y appuie les pieds. Une natte grossière est placée entre les deux poutres et leur sert de lit. Quelques cocos
coupés en deux sont tous leurs ustensiles de ménage. Le coco, le fruit
de l’arbre à pain, le taro et la banane forment le fond de leur marmite.
Le cochon, la poule et le poisson viennent les jours de festin. Le voisinage de l’autorité française a fait cesser l’affreuse coutume de manger
la chair humaine. Depuis plusieurs années on n’a pas eu d’exemples de
81
�cannibalisme. Cette vallée qui fut jadis très peuplée ne contient plus
aujourd’hui qu’un millier d’habitants, les autres ont été victimes d’une
épidémie terrible qui ravagea cette île il y a quelques années. Des vallées
entières ont été complètement décimées par la variole importée par un
navire péruvien.
A notre arrivée, nous avons fait connaissance avec le résident M.
Eyraud, lieutenant de vaisseau, ancien élève de l’Ecole Polytechnique. Il
est venu sur sa demande prendre le poste de résident. Je crois que la raison qui l’a décidé à venir s’échouer dans ce trou est l’intention de payer
quelques dettes avec le supplément attaché à cette place. Il était temps
que nous arrivions, ce malheureux n’avait plus rien à manger : plus de
farine, plus de biscuit, ni lard ni conserve, rien. Il était obligé de se nourrir à la mode canaque. Nous lui avons donné ce qui lui fallait pour lui et
ses hommes pour trois mois. A notre arrivée à Tahiti, nous avons su
qu’on lui avait envoyé des vivres pour trois autres mois. Il s’est plaint
amèrement à l’amiral du Père Fulgence à son égard. Il paraît que ce missionnaire travaille en dessous, à nier la légitime influence du Résident.
Je trouve que M. Eyraud a beaucoup trop de patience. A la première histoire que me ferait cette robe noire, je le fourrerais en prison pour un
mois comme avait fait un autre résident dans les Pomotus (sic).
Pendant le séjour de la frégate à Tai-o-Hae nous avons avec notre
chaloupe complété notre provision d’eau ; un beau jour cette embarcation partit du bord pour remplir ce devoir et de plus elle devait déposer
à terre une cinquantaine de matelots que l’on envoyait promener à terre
sous le prétexte de laver leur linge. L’aspirant qui commandait la chaloupe, au lieu d’aller d’abord débarquer ses passagers à l’endroit où on
avait coutume de débarquer, alla directement vis à vis de la rivière où on
faisait l’eau ; ayant voulu s’approcher trop près il se trouva près de la
lame qui brisait fortement ce jour là, son ancre qu’il avait mouillée n’eût
pas la force de résister à la masse de la chaloupe enlevée par une de ces
lames plus grosse que les autres ; l’embarcation fut roulée à terre avec
70 hommes environ. Un moment la confusion fut extrême à cause des
barils vides, de la mâture, avirons etc. qui heurtaient les matelots. La
chaloupe à chaque lame était soulevée et retombait lourdement sur le
côté, se crevant sur les cailloux. Etant de quart, j’avais vu l’accident
82
�N°307-308 Août/Octobre
arriver, j’avais même en me promenant avec le commandant, fait l’observation que je trouvai drôle le chemin pris par cet aspirant.
On envoya immédiatement trois canots et une forte corvée pour
remettre la chaloupe à flot. En peu de temps, le maître d’équipage que
j’avais envoyé la retira de cette critique position et nous la ramena coulant bas l’eau28 ; par un bonheur inouï personne ne fut noyé, à peine
quelques contusions. Nos hommes en furent quittes pour relaver à l’eau
douce ce qui venait d’être mouillé par l’eau de mer.
Le lundi 13 juin, j’allais avec l’amiral et quelques autres personnes visiter une baie voisine. Partis du bord après le déjeuner nous
étions dans le canot à l’arrière et remorqués par le canot à vapeur ;
favorisés par un beau temps nous filions rapidement pour sortir de la
baie, nous vîmes sur la Sentinelle (énorme roche placée à l’entrée de la
baie) quelques moutons sauvages. La mer qui brisait autour de ce
rocher leur assurait leur existence. Plus loin, nous passâmes au pied
d’une haute falaise assez curieuse ; un récent et fabuleux éboulement
avait tranché comme avec un sabre cette gigantesque montagne ; on
voyait les différentes couches qui en composaient la masse. A mesure
que nous avancions l’aspect changeait. Nous admirions cette nature
vigoureuse qui fait pousser des arbres de toutes espèces auprès d’un
endroit aussi aride qu’un cratère éteint ; on reconnaissait que ces îles
avaient dû subir des convulsions volcaniques. Après une heure de
marche environ nous entrâmes dans la baie des Taï-Püs ancienne tribu
renommée pour avoir gardé leurs coutumes cannibales bien longtemps
après les autres ; cette baie s’avance assez loin dans les terres ; nous en
fîmes le tour en suivant le bord. Nous trouvâmes plusieurs petites
criques dans lesquelles on voyait des vestiges de corps. Notre interprète
nous dit que partout les habitants étaient morts de la variole, c’était très
triste. Au fond, nous débarquâmes et nous vîmes une plantation de
coton. Il y avait une trentaine de cases où logeaient les travailleurs. Le
régisseur nous reçut du mieux qu’il put et donna toutes les explications
28 N.d.E. Coulant bas l’eau/ vieille expression de la Marine ; la chaloupe en avarie a embarqué beaucoup d’eau et se
trouve à sa limite de flottaison. A rapprocher de cet ordre de l’officier de tir embarqué : « à couler bas » qui signifiait
au canonnier de pointer la bouche à feu vers le navire attaqué à hauteur de sa ligne de flottaison et si possible sous la
ligne avec le concours du roulis, de manière à occasionner une voie d’eau dommageable. C.G.
83
�qu’on lui demanda. Malheureusement il se trouvait atteint par un accès
de rhumatisme articulaire qui ne lui permettait pas de bouger. Notre
docteur qui était là l’ausculta et lui prescrivit quelques remèdes qu’on
lui envoya le lendemain du bord. Un charpentier arrivé depuis quelques
mois à cet endroit et travaillant moitié à son compte moitié au compte
de cette petite exploitation, nous donna des renseignements sur cette île
qu’il avait habité pendant plusieurs mois. Echappé d’un navire baleinier
cet homme né sur la frontière allemande, se disant français, ce que personne de nous n’a cru, était allé sur une des Marquises, la Dominique,
et était tombé dans une tribu anthropophage ; plusieurs fois il avait vu
manger de l’homme, traité en esclave par le chef ; il avait travaillé pour
celui-ci, ce qui l’avait peut-être empêché de servir de rôti à un de ces
horribles festins. S’étant échappé une nuit, il arriva chez un missionnaire
de la côte nord après deux jours de marche dans les montagnes, ne
vivant que de racines et de fruits sauvages ; il resta six mois chez ce missionnaire, travaillant pour se décider à faire une embarcation. La nourriture ne valait pas celle que son ancien maître sauvage lui donnait. Ayant
demandé à passer sur Nouka-Hiva il demanda le prix de son travail ;
loin d’être rémunéré il se trouvait à redevoir, d’après le compte du missionnaire. Enfin il réussit à venir s’établir où il est actuellement. Il est
content de son sort. Il était à achever une baleinière canaque assez bien
tournée qu’il avait vendue 300 piastres.
Après avoir visité cet endroit, nous continuâmes la tournée dans la
baie. En sortant de celle-là nous allâmes dans la baie de Tai-Hoa qui est
voisine de la première, quoique moins profonde, elle n’en est pas moins
jolie. Pressés par l’heure, on ne prit pas le temps de descendre à terre
où nous ne voyions pas d’habitants. Bientôt après on reprit le chemin de
la frégate ; à moitié route le canot à vapeur fit une avarie dans un petit
tuyau de sa machine. Impossible de continuer la route à la vapeur. On le
prit alors à la remorque et on fit le restant à la voile. Le mécanicien qui
avait arrangé son tuyau remit en marche au moment où nous entrions
dans la baie de Tai-O-Hae.
Le lendemain à la même heure nous partîmes de la même
manière pour aller visiter une baie sous le vent cette fois, nous allions
chez les Hapa, vieille tribu guerrière renommée par sa férocité. Il ventait
84
�N°307-308 Août/Octobre
un peu, la mer était grosse pour des embarcations et à chaque lame la
remorque en se raidissant nous donnait une secousse désagréable. Le
panorama fut le même pendant le trajet. Arrivés à l’entrée nous eûmes à
contourner une pointe de roches sur laquelle la mer se brisait avec
fureur et rendait le passage difficile ; on n’en continua pas moins à marcher et, quelques moments après nous filions rapidement dans les eaux
très calmes de la baie. Nous débarquâmes dans une première baie dont
nous ne trouvâmes plus que les morais (rae) des habitations ; la maladie avait enlevé tout le monde. Après une visite rapide nous allâmes dans
la baie voisine qui était celle des Hapa. Une jolie petite rivière venait se
perdre sur le sable de la plage. Pendant quelque temps nous remontâmes cette rivière, rencontrant de temps en temps une case assez pauvrement organisée ; la misère semblait régner dans cette vallée ; nous
n’avons en effet vu que peu de ces arbres qui font vivre les habitants de
ces contrées sans travail. Les moustiques, compagnons inséparables de
tout cours d’eau ne nous laissaient pas un instant de repos, aussi à une
certaine distance du rivage nous vîmes une belle cascade tombant du
haut de l’immense montagne que nous avions à notre gauche et formant
la rivière que nous rencontrions, mais à mesure que nous avancions le
terrain devenait de plus en plus difficile ; déjà, depuis un quart d’heure
nous ne marchions plus que sur les racines qui formaient de petits ponts
naturels. Nous arrivâmes dans un marécage que nous n’essayâmes
même pas de passer.
On s’en revint, marchant en file indienne jusqu’au canot où nous
arrivâmes très fatigués par la chaleur. Nos chemises étaient à tordre, le
retour fut assez désagréable, la brise avait fraîchit, la mer était devenue
un peu forte et notre embarcation embarquant de l’eau à chaque lame,
tanguait d’une façon fatigante.
Le 16 juin nous quittons la baie de Tai-O-Hae pour aller faire le
tour de l’île et visiter les baies du nord ; nous marchons modérément
avec trois chaudières seulement. La brise qui était fraîche força d’en
allumer une quatrième. A peine avait-elle été mise en communication
avec les trois autres qu’une grande déchirure se fit dans la tôle de l’une
d’elles ; une grande quantité de vapeur envahit la chambre de chauffe,
la machine et la batterie. Une espèce de détonation se fit entendre en
85
�même temps que paraissait la fumée sur le pont. La machine fut stoppée
immédiatement. Quand on put voir clair on vit l’avant, on alluma alors
les chaudières de l’autre côté, mais pendant ce temps la forte brise qui
régnait faisait dériver la frégate vers la côte ; il fallait appareiller de suite
à la voile et s’élever au vent pour éviter une perte certaine. En quelques
minutes la noble frégate était sous voiles, et, remontant rapidement, en
peu de temps nous fûmes en sûreté.
On continua à contourner l’île à la voile. Vers une heure nous arrivons devant la baie que l’amiral voulait voir. La machine qui était prête
depuis longtemps fut mise en mouvement et nous fîmes route directement sur le mouillage où nous arrivâmes vers 2h et demie. Aussitôt
mouillés, toutes les personnes que le service ne retenait pas à bord allèrent visiter le village que l’on voyait du bord. Plusieurs sauvages vinrent
nous voir dans leurs pirogues, le type est absolument le même que dans
les autres tribus. La baie d’Atiheu est assez grande, plusieurs petits ruisseaux viennent se perdre dans les sables de la plage. Les sommets de la
montagne qui entoure cette vallée sont déchiquetés d’une manière assez
bizarre.
Retenu à bord par le service, je ne visitai pas le pays. Dans la soirée
le chef de cette tribu envoya à l’amiral une statue en bois représentant
l’idole qui protège chaque grand case et qui sert en même temps à supporter la toiture. Les rafales violentes nous firent veiller toute la nuit. Le
lendemain au jour, nous fîmes route pour rentrer à Tai-O-Hae. En passant sous le vent de l’île, en arrivant près de l’entrée, nous vîmes une
corvette russe qui cherchait à gagner le mouillage à la voile. A 1h30 nous
étions mouillés ; l’Almaz (diamant)29 qui était à l’entrée de la baie était
en calme et menacée de toucher sur les rochers ; on lui envoya 6
embarcations pour l’aider à atteindre le mouillage. Cette corvette se rendait dans les possessions russes en Asie, où il y avait déjà une division
navale.
29 L’Almaz, corvette-aviso russe de 1820 t – chantier Mitchell de St Petersbourg – sur cale en 1860, lancée en 1861,
démolie en 1884 – 73,15 x 9,37 x 4,88/5,23 – 1250/1450 cv – 7 canons – 169 hommes – « almaz » en russe signifie
« brillant » pris dans le sens de diamant.
86
�N°307-308 Août/Octobre
18 juin, le lendemain matin nous quittons définitivement ce mouillage. Aussitôt sortis on met les voiles et on fait route pour Oapou30 qui
est en face de Nouka-Hiva. Vers 10h nous y arrivons ; on contourne l’île
pour visiter les côtes. Arrivé à la pointe est on laisse arriver et nous faisons route pour les Pomotous avec une brise fraîche qui nous déchire
plusieurs de nos vieilles voiles.
Les îles Pomotous sont formées par des masses madréporiques
recouvertes de sable. Ce madrépore, en se décomposant à l’air permet
aux cocotiers et à quelqu’autre espèce de ces arbres utiles de pousser.
Ces îles sont couvertes de cocotiers ; il y en a tellement qu’il se fait un
commerce d’huile de coco important outre ce qui est prélevé pour la
nourriture des habitants. Presque toutes ces îles (80 environ) possèdent
un lagon intérieur ; celui d’Anaa que nous avons vu de près est très
grand, il a plusieurs milles de circonférence ; il y a dans ces « réservoirs » une grande quantité de poissons ; le peu de profondeur de ces
lagons donne aux eaux une couleur bleue très vive qui produit sur le ciel
une teinte verte très visible, même à une certaine distance ; on dit dans
le pays que c’est avec cette marque que les Indiens reconnaissent la
position de leur île quand ils vont en voyage dans les autres îles. Nous
avons voulu nous rendre compte de ce phénomène mais nous avons
perdu de vue la couleur verte en même temps que la terre disparaissait.
Le 20 à 8h on aperçoit la première île du groupe, c’est l’île
Makemo que l’on reconnaît. On laisse porter sur Katiu, sous le vent de
laquelle on passe ; vers 2h on aperçoit Tahanea et Faaite ; on passe
entre les deux. Dans la soirée on prend la cape pour passer la nuit ; au
jour, aperçu Anaa, île importante, séjour du Résident français. A 8h on
arrive près du village ; on met en panne et on tire un coup de canon
pour appeler le Résident qui arrive à bord peu de temps après31.
Le Résident actuel, arrivé depuis peu de temps à Anaa nous apprit
la mort de Monsieur Biès, ancien Résident ; cet officier s’était brûlé la
cervelle, poussé à bout par les tracasseries, une foule de rapports mensongers sur le Résident. Il s’était plaint au commandant Commissaire
30 N.d.E. Lire Ua pou
31 Lieutenant de Vaisseau Dufresne de la Chauvinière, 33 ans.
87
�impérial. Celui-ci, sans faire faire d’enquête comme c’était son devoir,
avait écrit une lettre très dure à Monsieur Biès. De plus, quelque temps
après, ayant envoyé le Du Chayla à Anaa pour changer la garnison (12
hommes) il avait chargé le commandant Francquet de faire des reproches
au Résident sur sa conduite ; ce commandant être brutal et mal élevé du
reste, s’était acquitté de sa mission d’une façon telle que quelques jours
après le pauvre Biès, découragé, se faisait sauter la cervelle.
A 11h20 nous continuons notre route pour Tahiti que l’on aperçoit le
matin à 7h. A midi nous sommes à la pointe Vénus ; le pilote arrive et à
2h nous mouillons sur cette jolie petite rade. Nous y trouvons le transport
La Somme, commandé par Monsieur La Chauvinière, un ancien camarade
de St Mandé avec lequel j’ai renoué des relations très agréables, et une
corvette américaine que nous connaissons déjà depuis le Callao.
Aussitôt mouillé, tout le monde part chercher un logement revoir
les connaissances de l’année dernière. C’est encore avec mon vieil ami
Feumeleau que je me case. Nous avons une petite maison très fraîche et
un jardin qui nous promet une abondante récolte de bananes, le tout
pour la modique somme de 40F par mois. Je retrouve un ancien de
Crimée, Bonnet, aujourd’hui lieutenant de vaisseau, nous sommes vite
très amis et il me fait faire la connaissance d’une maison très agréable.
J’ai fait avec Madame Buchin et sa sœur des parties charmantes. Je leur
ai procuré la promenade du canot à vapeur, ce dont elles ont été
enchantées. J’ai fait à la campagne de Monsieur Thunot un déjeuner
canaque dont je me souviendrai longtemps.
A notre arrivée à Tahiti nous apprenons une triste nouvelle :
l’Euryale, petit transport à voile est perdu sur un îlot Starbuch32 qui se
trouve sur la route de Tahiti à San-Francisco. Un courant très fort a
trompé le capitaine, le pauvre Desportes camarade de promotion de
Feumeleau, avec qui nous avons eu d’excellentes relations l’année précédente. Cette terre était très basse, elle avait été aperçue un peu tard.
Malgré cela si l’officier de quart avait envoyé N-E avant, soit pour masquer partout soit pour virer, le navire ne serait pas perdu ; au contraire
32 N.d.E. Lire île Starbuck ; rattachée à la république de Kiribati, elle fait partie des « îles de la Ligne » un groupe situé
sous l’Equateur au sud de Christmas Island. Elle serait inhabitée.
88
�N°307-308 Août/Octobre
ce jeune enseigne inexpérimenté, voyant la terre devant lui laissa arriver
(le navire étant au plus près), sans savoir où il allait et, par ce fait, donnant au bâtiment une plus grande vitesse il le força à monter sur les
coraux où il est presque brisé aujourd’hui. Le capitaine, parti pour la
France depuis, va passer devant un conseil de guerre pour rendre
compte de sa conduite. Ce malheur va peut-être lui faire manquer sa carrière. Voilà un des nombreux inconvénients du commandement. L’amiral
à son arrivée à Tahiti fit envoyer la Somme à l’île Starbuck où s’était
perdu l’Euryale pour voir à sauver quelque chose. la Somme trouva du
mauvais temps à l’île ; malgré une grosse mer le Second descendit à
terre mais tout ce qui pouvait être enlevé était déjà parti, les écumeurs de
mer avaient déjà passé par là. On trouva le navire presque démoli.
Le 28, l’Almaz (le Diamant) arrive en rade venant de Nouka-Hiva.
Le 1er juillet le Resaca 33 corvette américaine part. Le 7 arrivée de
la frégate la Sybille venant de France, armée en transport, ce navire fait
le tour du monde. Le 11 arrive le d’Entrecasteaux avec des lettres. Le
13 inspection générale à bord. Le 14 suite du précédent. L’amiral fait
hisser au grand mât de la frégate le signal : « satisfaction de manœuvre
pour l’Astrée ». Le 16 nous allons nous amarrer au quai de l’arsenal de
Fare-Ute pour remettre en place un morceau qui nous manque à la
fausse quille. Le même jour, Conseil de Justice qui condamne le fourrier
Hamon à 2 ans de prison pour refus d’obéir. Le 17 grande fête à Faaa34
donnée par la reine Pomare. Le 18 la Mégère part pour la France. Le 20
l’Astrée reprend son poste en rade. Le 24 le Lamotte-Picquet arrive de
Payta avec nos lettres.
Le 4 août, départ de la Sybille pour la France. Le 7 août on sauve
9 hommes du Lamotte-Picquet chavirés près de nous avec leur
youyou35.
33 Resaca, corvette-aviso à hélice, en bois ; construite à Portsmouth (Etat de NY). Lancée le 18 novembre 1865. Démolie
en 1873 (65,84 x 9,45 x 3,66 – 164 hommes – 1120 t).
34 Lire Faa’a.
35 Le youyou est comme chacun sait cette petite embarcation qui servait à aller à terre ou à revenir à bord quand on
était mouillé sur rade ; peu stable si la houle est formée, c’est un canot moins sûr qu’une chaloupe qui embarque d’ailleurs
plus de personnel.
89
�Le 9 le Chevert arrive de San Francisco ; il nous apprend que la
guerre est déclarée à la Prusse ; grand enthousiasme à bord, malheureusement il n’y a pas de détails. Le 12 arrivent les canots et les pirogues
des districts de l’île et de Moréa. Ils sont tous convoqués par la reine
pour célébrer les fêtes du 15 août à Papeete. Peu à peu la rade se remplit
d’embarcations ; tout le monde arrive. La ville est remplie d’indigènes,
hommes et femmes ; en venant, ils ont apporté leur nourriture pour ces
4 jours et des denrées pour faire des cadeaux à la reine.
Le 13 au soir, les districts qui étaient réunis à leurs campements
extérieurs se mettent en marche pour entrer dans Papeete et aller porter
leur cadeau à la reine. Cette marche était très curieuse. Chaque district
avait son costume particulier ; ils s’avançaient avec ordre, le chef en
tête. Ils venaient défiler devant Pomare et se rangeaient ensuite à leurs
postes ordinaires. Chacun disposait devant la reine des provisions, qui
un cochon, qui une poule, d’autres étaient chargés de fei, de taros,
d’ignames etc. A la fin du défilé, il y avait devant la maison de la reine un
énorme tas de vivres ; il ne se célèbre jamais de fête sans que le sauvage
n’apporte à son chef, roi ou autre, des cadeaux, se composant toujours
de vivres.
La journée du 14 a été employée en préparatifs de toute sorte.
Le 15 au matin, te deum à terre ; nous y accompagnons l’amiral.
En descendant à terre nous allons prendre la reine Pomare et nous nous
rendons à l’église en passant entre les rangs des districts qui font la haie
sur tout le parcours. Après la messe, on reconduit la reine avec le même
cérémonial ; le coup d’œil était curieux, malheureusement la chaleur
était atroce, la poussière suffocante et le bruit nous cassait les oreilles.
A 9h nous étions de retour à bord, vers midi les notables commencèrent
à arriver à bord. Peu après Pomare vint avec sa famille. Je ne m’occupais
absolument que de deux familles que j’avais été chercher dans un canot
spécial. A 1h on commença les joutes par les embarcations des navires
de guerre ; nous connaissions cela, nous attendions avec impatience le
tour des pirogues de toutes espèces. Après plusieurs petites courses,
arrivèrent les baleinières canaques montées par les indigènes ; ces
embarcations faites toutes sur le même modèle et étant également bien
armées formaient pendant tout le temps du parcours un peloton serré.
90
�N°307-308 Août/Octobre
Au moment de toucher le but, deux se séparèrent par un effort violent et
arrivèrent à moins d’un mille près. Le vainqueur vint à bord recevoir des
mains de Pomare le prix de la course. La deuxième course d’indigènes
était pour les vraies pirogues à balancier montées par trois canaques.
Ces pirogues sont formées d’un seul tronc d’arbre creusé auquel on a
ajouté deux fargues en bois solidement attachés au tronc par des liens
en fil de coco. Dix pirogues partirent du but et se distancèrent bientôt.
Deux prirent la tête et conservèrent leur avance pendant toute la course.
Ils arrivèrent ensemble à une demi longueur de pirogue. Puis la
deuxième course, la plus intéressante, avait lieu entre deux pirogues de
guerre doubles. Chacune de ces embarcations était composée de deux
pirogues de 50 mètres de longueur et de 50 cm de largeur, reliées
ensemble par des traverses solidement attachées par des fils de coco.
L’avant de ces pirogues était un peu relevé et supportait une petite plateforme servant en temps de guerre à un guerrier, le plus renommé du district. On remarquait à l’arrière une deuxième plate-forme où était assis
celui qui dirigeait cette grande machine. On avait choisi pour armer ces
deux embarcations les hommes les plus solides ; ils étaient frottés
d’huile de coco et les vêtements ne les gênaient point. Ils partaient aux
acclamations de la foule des Canaques rassemblés sur le rivage. Peu à
peu elles prirent plus de vitesse ; à chaque coup de pagaie on voyait
l’avant plonger dans l’eau. On n’a pas idée de la régularité et de l’ensemble avec lesquels ils manient leur pagaie. A moitié route, ces pirogues
avaient déjà une vitesse dont nos canots n’approchent pas ; peu à peu
les mouvements se faisaient plus rapides à mesure que la cadence du
chant devenait plus vive. Arrivés à 100 m du bord le chant n’était plus
qu’un son continu et on ne voyait plus les pagaies quitter l’eau, les
pirogues passaient littéralement sous l’eau ; nous avons estimé à 10
nœuds la vitesse des embarcations : elles arrivèrent au but avec 50 cm
de différence.
Le soir il y avait bal au Gouvernement. Nous y avons retrouvé les
mêmes figures et les mêmes épaules. Je laissai aux jeunes gens le plaisir
de la danse et j’allai avec mon vieux camarade Bonnet me promener
dans les magnifiques jardins où se trouvaient rassemblés les hymenés de
tous les districts de l’île.
91
�Le lendemain eurent lieu les courses ; un petit pavillon avait été
déposé sur le champ de courses qui avait été défriché nouvellement.
Chaque année on est obligé de faire cette opération, tant la végétation est
vigoureuse. Il n’y avait que des chevaux du pays. Il y eut plusieurs
courses au galop et plusieurs au trot. Rien de bien remarquable.
Plusieurs chevaux se dérobèrent mais pas un cavalier n’est tombé. Les
Canaques sont très bons cavaliers ; ils ne se servent jamais de selles.
Nous retrouvâmes là le même monde qu’à bord et qu’au bal du gouvernement. Les Pomotous Farani en première ligne comme partout. Ô
mœurs ! Mot inconnu dans ces parages.
Le soir, grand concours d’hymenés. Je me suis déjà servi plusieurs
fois de ce mot d’hyménée. En voici l’explication : dans chaque district
les hommes et les femmes se rassemblent pour chanter des airs
canaques, une grande cour bâtie pour tout le district sert de lieu de réunion. Les femmes se rangent sur deux files, face à face. Les hommes forment le second rang et sont placés de la même manière ; ils répètent
tout le répertoire des airs connus dans le pays. Souvent cela dure toute
la nuit, en ne s’arrêtant que pour se reposer ou faire passer de main en
main une cigarette canaque dont chacun tire une bouffée quand il la
reçoit.
Les hyménés étaient rangés dans l’immense cour de la Reine,
chaque district se distinguant par son costume particulier. Des lanternes chinoises de diverses couleurs éclairaient la fête qui avait un
cachet très original. La Reine ayant donné l’ordre de commencer,
chaque hyméné chanta son morceau choisi devant un juge désigné pour
distribuer les prix. Parmi ces chants complètement différents de ce que
nous appelons de ce nom de France il y avait des accords et des voix
splendides.
Vers minuit se termina la distribution des très beaux prix. On aurait
continué à chanter toute la nuit si une averse bienfaisante n’était venue
faire faire un sauve-qui-peut général. Heureusement que notre case
n’était pas loin, et pendant un bon moment nous vîmes défiler ces pauvres chanteurs se sauvant à la recherche d’un abri.
Le lendemain, la ville de Papeete n’était pas habitable, par la
grande quantité d’individus des deux sexes ivres, tous les prix décernés
92
�N°307-308 Août/Octobre
pendant ces deux jours de fête devaient être bus ce jour-là. Nous vîmes
des districts acheter des pièces de vin pour boire à la ronde ; chaque fois
qu’une pièce était défoncée, on ne s’arrêtait que quand elle était vide.
Dans la soirée, alors que l’ivresse était montée à un diapason un
peu élevé, nous vîmes un spectacle dont on n’a pas idée : les femmes
surtout se faisaient remarquer par leur excitation, on ne peut raconter
ces scènes de mœurs.
Le lendemain matin eut lieu le départ général, les baleinières,
pirogues, etc., furent mises à l’eau et tout le monde s’entassa dans ces
embarcations. Le départ eut lieu en ordre, district par district grâce à
une petite brise du large ; c’est à la voile qu’eut lieu l’appareillage,
chaque groupe venait défiler à l’arrière de la frégate et pousser trois
hourras. La musique fut en permanence sur la dunette. Toute la matinée
le coup d’œil de toutes ces pirogues avec leurs voiles blanches était très
original. A midi, tout le monde était parti et la ville de Papeete avait
repris son aspect et son calme habituel.
Le 29 août, le Lamotte-Picquet part pour une mission secrète.
Pour tromper tout le monde, il a l’ordre de faire route au nord jusqu’à
ce qu’il soit hors de vue, mais à bord, nous savons tous que le capitaine
a l’ordre de remettre son navire à son successeur qui l’attend à
Valparaiso. Le 28, arrive de San Francisco un énorme bâtiment américain chargé de 2000 tonneaux de charbon pour la Division navale. Aux
premiers bruits de guerre, le prévoyant ministre de la marine avait
envoyé une dépêche à un conseil général de San Francisco pour lui donner l’ordre d’expédier de suite le combustible avant que les puissances
neutres ne l’aient déclaré contrebande de guerre.
Ce navire ne nous donne rien de nouveau sur la guerre ; on sait
seulement que nos troupes se massent sur la frontière N.E. On commence à prendre les dernières dispositions de départ, on nettoie la
carène, on complète le charbon et l’eau. Chacun fait les adieux à ses
amis. Pour quelques uns de nos jeunes gens, les adieux sont déchirants,
ils seraient bien restés encore quelque temps dans cette Nouvelle
Cythère. Mais l’amiral se décide à aller aux nouvelles. Il n’a dit à personne où nous allons, le commandant lui-même ne sait rien. C’est un
vrai secret de gribouille ; aussi je fais des provisions de bananes et de
93
�vanille pour mes amis de Valparaiso, bien convaincu que c’est là le but
de notre voyage.
Le 1er septembre, vers 8 h nous quittons ce beau pays. Toute la
ville est sur la plage à agiter les mouchoirs. Outre le chagrin de nous voir
partir, les habitants de Papeete regrettent beaucoup notre musique qui
allait à terre presque tous les soirs jouer pendant deux heures ; une
retraite aux flambeaux que tout le monde suivait terminait la soirée.
Toujours pour tromper le monde, nous fîmes route à l’ouest pendant quelques temps, ayant l’air de nous diriger vers les Samoa et les
Viti. Une fois hors de vue, c’est à dire vers midi, nous mîmes le cap au
sud avec une brise fraîche qui nous faisait filer 9 à 10 nœuds à la voile.
Le d’Entrecasteaux, qui était parti en même temps que nous, nous
signale « avarie dans l’hélice », une corde s’étant enroulée autour de
son arbre. On lui répond de retourner à Taïti pour faire dégager son
hélice par des plongeurs. Il nous quitte et bientôt nous le perdons de vue.
A 5h du soir nous ne voyons plus l’île de Moréa. Le 3 septembre nous
apercevons au jour l’île de Rurutu que nous longeons à grande distance.
Le 5 nous avons une forte brise qui nous fait dépasser souvent 12 nœuds.
Le lendemain nous allons à 13,4 nœuds, mais la mer grossit ; nous fatiguons beaucoup. Il vaudrait mieux aller moins vite et moins fatiguer.
Aujourd’hui 30 septembre, jour de deuil pour nos âmes de français. Nous venons de mouiller sur la rade de Valparaiso arrivant de
Tahiti. Depuis quatre mois nous sommes privés de nouvelles de nos
familles et depuis 35 jours nous ne savons rien de la guerre. Que cette
traversée nous a paru longue ! Et pourtant aujourd’hui que nous
sommes arrivés, que nous connaissons ce grand malheur, nous regrettons qu’elle n’ait pas duré éternellement.
Ce malheur a fourni à un de mes amis l’occasion de se distinguer.
Monsieur Bouffé, enseigne de vaisseau que je connais depuis longtemps,
était officier en second de l’Euryale ; après avoir reconnu l’impossibilité de sauver le navire, il fallut songer à sauver l’équipage. Le second
s’offrit à son capitaine pour aller à Tahiti ou aux îles Sous-le-Vent pour
faire envoyer des secours. Il n’y avait pour tout moyen de transport que
le canon, petite embarcation de 7,50 m de longueur. Cet officier embarqua avec un second-maître, deux matelots, quelques vivres et un peu
94
�N°307-308 Août/Octobre
d’eau. Il mit à la voile pour faire les 800 milles qui le séparait de Tahiti.
Le dixième jour il rencontra un navire norvégien ; il alla à bord exposer
sa situation au capitaine. Celui-ci fit des difficultés et refusa de se déranger de sa route. Bouffé le quitta pour continuer sa route, mais à peine
était-il parti que le capitaine se ravisa et courut après lui pour lui offrir
ses services. Il le prit à son bord et ils firent route sur Starbuck où ils
arrivèrent sans avoir perdu un seul homme. Inutile d’ajouter que ce
capitaine fut récompensé par le commandant Commissaire Impérial et
qu’une fête lui fut donnée par les officiers de la colonie. Les officiers de
l’Euryale attendent le départ de la Sybille pour aller en France afin
d’être témoins au Conseil de Guerre que va passer le capitaine de
l’Euryale. Nous espérons tous que le brave Desportes sera honorablement acquitté.
27 octobre. On se décide enfin à faire partir le d’Entrecasteaux ;
il est un peu tard pour prendre des navires allemands, ces derniers se
sont tous réfugiés dans les ports neutres. A terre on se moque de notre
amiral, je trouve qu’on n’a pas tout à fait tort. Le commerce qui, dans le
principe, était tout disposé à lui fournir argent, provisions, etc., alors
qu’il avait l’espoir de gagner de l’argent par suite de la suppression du
commerce allemand, commence à crier après notre chef et luis fait
entendre que ses traites ne seront plus prises. Il n’aurait que ce qu’il
mérite : je trouve que sa conduite n’a pas été digne en cette occasion.
A 5h est arrivée sur rade la frégate la Flore ; c’est la relève, elle
aurait été la bienvenue sans la guerre ; nous aurions fait route pour la
France aussitôt nos préparatifs faits. Malheureusement, dans les tristes
circonstances actuelles nous avons l’ordre de rester à la Station, triste
perspective dont nous ne pouvons prévoir la fin, qui nous enlève même
l’espoir d’aller défendre le pays envahi. Quelle malédiction ! Chien de
métier ! Que faisons-nous ici ! Deux frégates ?
L’aviso l’Hamelin arrive le 28 ; ce navire possède une marche
supérieure ; il est venu en vingt jours de Rio de Janeiro. Ces deux
navires font leurs préparatifs pour partir, ils vont à Tahiti voir comment
les choses se passent dans cette colonie. Je crois qu’il n’y a rien à craindre, les Tahitiens sont très doux. La Flore doit exécuter la mission dont
nous étions chargés, c’est à dire d’installer un consul français aux Fidji,
95
�groupe d’îles qui prend une certaine importance comme commerce de
coton. Celui qui se récolte dans ce pays passe pour être un des plus
beaux du monde. Depuis quelque temps on arrache à Tahiti le vieux
coton pour planter des graines venant de ces îles. Le prix varierait beaucoup à l’avantage de celui-ci, car il est côté 10 à 11F au lieu de 6F le
kilogramme.
Aujourd’hui 1er novembre nous avons le crève-cœur de voir
entrer dans la rade deux magnifiques Allemands ayant un plein chargement. Que font donc nos avisos ? Ils ne croisent pas, ils doivent être
allés dans le nord car un croiseur sérieux ne doit pas laisser passer un
seul navire. Du reste, le bruit court à terre que les négociants allemands
vont offrir à l’amiral une épée en or, enrichie de diamants à la poignée,
pour le remercier de n’avoir pas fait de tort au commerce prussien. Ce
matin est arrivée à bord la nouvelle qu’une maison allemande de
Valparaiso avait offert à notre fournisseur de lui prendre toutes nos
traites sur le Trésor français, en eût-il pour un million.
Aujourd’hui 5 novembre la Flore et l’Hamelin vont partir pour
Tahiti. » Fin de citation.
Du 30 septembre 1870 jusqu’à son départ de Valparaiso le 21 janvier
1871, l’Astrée navigue dans les eaux chiliennes. Elle rejoindra Lorient
le 8 avril 1871 après escale au Sénégal.
Lieutenant de vaisseau
Ange-Edmond Bourbonne
96
�L’arsenal de Fare Ute
Fin 1843, apparition de nouveaux besoins liés à la présence de bâtiments à vapeur.
On le sait, c’est le capitaine de vaisseau Bruat qui est désigné, début
1843, pour occuper les fonctions cumulées de « gouverneur des Iles
Marquises », que la France vient d’annexer, et de « commandant de la
station navale (ou subdivision navale) des îles Marquises ». Quelques
mois plus tard, à la suite de la ratification par le gouvernement français
de l’instauration par Dupetit-Thouars du protectorat français sur le
royaume de la reine Pomare IV, les fonctions de Bruat sont modifiées
pour devenir celles de « gouverneur des Établissements français dans
l’Océanie » et de « commissaire du Roi auprès de la Reine des Iles de
la Société », et la subdivision navale placée sous ses ordres, qu’il est
prévu de renforcer, devient « station navale (ou subdivision navale) de
l’Océanie.
La composition de la subdivision initiale des Marquises avait été
définie comme suit : la frégate Uranie, dont Bruat reçoit le commandement, la corvette de charge de 800 tonneaux Meurthe, et l’aviso à vapeur
Phaéton ; les bâtiments qui viennent la renforcer, sous sa nouvelle
dénomination de subdivision navale de l’Océanie, sont la corvette de
guerre Ariane et la corvette de charge de 800 tonneaux Somme.
La Somme est déjà dans l’océan Pacifique depuis juin 1843, au sein
de la division navale du Pacifique ; la Meurthe appareille de Brest pour
le Pacifique le 4 mars 1843, le Phaéton de Toulon le 24 avril 1843, et
l’Uranie avec Bruat de Toulon le 5 mai 1843 ; l’Ariane ne quitte Brest
que le 5 mai 1844.
Tous ces bâtiments sont à voiles, sauf le Phaéton, qui dispose de
deux moyens de propulsion, qu’il peut utiliser séparément ou ensemble :
une voilure classique, et un appareil propulsif mécanique comprenant
une chaudière à vapeur consommant du « charbon de terre » auquel
�peut être ajouté éventuellement un appoint de bois, alimentant en vapeur
une machine alternative de 160 chevaux qui entraîne deux roues à aubes
latérales relevables. Sa construction a commencé en 1836, et il a été
lancé le 28 octobre 1837.
L’affectation en Océanie des bâtiments à voiles de la nouvelle subdivision n’amène pas de besoins logistiques nouveaux : ils seront entretenus et réparés comme l’ont été jusqu’alors les bâtiments français qui les
ont précédés dans ces eaux ; en particulier, pour l’entretien de leurs
oeuvres vives ils seront abattus en carène quand nécessaire.
On sait que l’abattage en carène consiste à échouer le bâtiment par
le travers sur un plan incliné dit quai d’abattage, ou même sur une plage,
et à l’incliner latéralement en tirant à l’horizontale sur les mâts et des
faux-bras, pour le faire rouler sur le flanc, sortant ainsi de l’eau la partie
des oeuvres vives sur laquelle on veut travailler.
Un abattage en carène sur la plage de Fare Ute est resté célèbre :
celui de la frégate l’Artémise du commandant Laplace, réalisé de fin
avril à fin juin 1839 pour réparer les graves dommages subis par sa
coque du fait de son échouage sur le récif.
A l’époque, cette opération est courante à Papeete pour les navires
du commerce, et il existe alors sur la plage de Papeete plusieurs quais
d’abattage appartenant à des armateurs locaux. La loi XXVIII du code
taïtien de 1842 lui consacre d’ailleurs son article 3 :
« …et les bâtiments virés en carène paieront 60 dollars pour la maison dans
laquelle les objets provenant du bord seront déposés, et pour la garde que l’on
fera de ces objets, afin qu’ils ne soient point détruits ou volés. »
C’est également ainsi que la Virginie, frégate amirale du contreamiral Hamelin, qui a succédé à Dupetit-Thouars comme commandant
en chef de la division navale du Pacifique, est abattue en carène sur la
plage de Papeete au cours de son séjour dans ce port de juillet à septembre 1845. On trouve le compte-rendu de cette opération dans les
rapports de Hamelin au ministre des 1er et 20 août 1845 et des 10 et 30
septembre 1845 :
« Cette opération, faite à Papeete, a parfaitement réussi. La Virginie, dont
le doublage a été remis entièrement en l’état, n’a rien perdu de ses qualités
de marche. »
98
�N°307-308 Août/Octobre
Les besoins en soutien du Phaéton, qui arrive à Papeete le 9 janvier
1844, sont complètement différents de ceux des bâtiments à voiles. Il
faut le ravitailler en charbon, l’entretien de son appareil propulsif
requiert des compétences et des outillages particuliers et, comme il
serait très compliqué de l’abattre en carène à cause de ses roues latérales et sans doute aussi de la forme de sa coque, il faut prévoir pour lui
un moyen de mise au sec.
La préoccupation du soutien des navires du commerce est très vite
associée à celle des bâtiments de guerre, comme le montre la déclaration de l’amiral de Mackau, ministre de la marine et des colonies, lors
de la séance du 29 février 1844 à la chambre des députés, au cours de
laquelle le gouvernement est interpellé par une partie de l’opposition
sur son refus de ratifier la prise de possession du royaume de Pomare
IV proclamée par Dupetit-Thouars :
« Ce que nous avons dû nous proposer, en portant le pavillon de la France
sur certains points de cette vaste mer, a été d’y assurer un mouillage sûr et
commode à ceux de nos bâtiments de guerre ou du commerce qui, après
une navigation longue et pénible, ont encore des distances considérables à
parcourir ; d’y réunir des moyens de réparation pour les navires, et de
ravitaillement ou de rafraîchissement pour les équipages ; d’y établir, si
c’est possible, un lieu de carénage pour nos vaisseaux ; de réaliser enfin
ces divers avantages en n’occasionnant au pays que le moins de sacrifices
possible. »
Cette préoccupation de développement économique est confirmée
deux ans plus tard par le rapport au ministre « sur la valeur de la colonie de Taïti », daté de mars 1846, du capitaine de vaisseau Page, alors
qu’il est vraisemblablement en poste au ministère de la marine et des
colonies, et qui sera ultérieurement gouverneur.
« …il importe surtout de construire à Taïti une cale de halage pour les
navires de toute dimension. Dans la mer du sud il n’existe pas aujourd’hui
une cale, un bassin de radoub, où un bâtiment avarié puisse se visiter et se
réparer. La certitude de trouver à Taïti des moyens de réparation, des ouvriers
habiles et à prix raisonnable, y attirerait certainement des navires. »
Nous allons donc nous attarder sur la composition prévue ou réalisée de la flotte de bâtiments de guerre à vapeur pendant les premières
années du protectorat, car ce sont eux qui sont à l’origine de l’arsenal
de Fare Ute.
99
�Fin 1844, pour Bruat, la question du soutien logistique de bâtiments à vapeur dépasse largement le cas du Phaéton, pour s’appliquer
maintenant à une flottille de plusieurs navires de ce type ; en effet, de
Mackau décide de renforcer considérablement la subdivision de
l’Océanie par des bâtiments à vapeur, et il en informe Bruat par sa
dépêche du 2 juillet 1844, parvenue à Papeete vraisemblablement vers
la fin de l’année 1844 :
« votre subdivision navale comprend la frégate Uranie, la corvette
Ariane, le bâtiment à vapeur Phaéton, les corvettes de charge Meurthe et
Somme. J’ai l’intention d’y joindre, dans le courant de cette année, les deux
bâtiments à vapeur l’Australie et le Narval qui vont bientôt quitter les chantiers, et ai donné l’ordre de construction d’un troisième bâtiment à vapeur le
Pingouin. »
L’annonce de l’arrivée prochaine de l’Australie et du Narval fait
suite à la « loi additionnelle particulière aux Établissements français
dans l’Océanie à la loi de finances de l’exercice 1843 » promulguée le
23 juillet 1843, qui a prévu d’approvisionner, pour être affectés en
Océanie, deux bâtiments à vapeur identiques au Phaéton, pour un montant total de 1 600 000fr.
La dépêche ministérielle du 11 mars 1845 citée plus loin, qui arrive
à Papeete le 10 août 1845 avec le paquet de courrier français apporté
de Valparaiso par la corvette britannique Modest, rappelle à Bruat l’arrivée prochaine de trois bâtiments à vapeur supplémentaires, et elle est
implicitement confirmée par la dépêche du 27 mai 1845, qui arrive par
la corvette française Fortune le 12 septembre 1845.
Bruat doit donc se préparer à soutenir quatre bâtiments à vapeur à
partir du deuxième semestre 1845.
Mais la situation va changer car, on le sait, en août 1844, à Paris,
on abandonne l’ambition d’instaurer le protectorat français sur les îles
Sous-le-vent, on porte moins d’intérêt aux îles Marquises dont on décide
de réduire les garnisons, et on n’entérine qu’avec réticence l’instauration du protectorat français sur les îles Gambier, prononcée le 16 février
1844 par le capitaine de vaisseau Penaud, commandant la frégate
Charte ; le nombre de bâtiments nécessaires en Océanie diminue d’autant, et il n’est donc pas étonnant que, par dépêche en date du 19 août
1845, arrivée à Papeete par la corvette de charge Seine le 23 février
100
�N°307-308 Août/Octobre
1846, Bruat soit informé qu’il ne recevra que deux bâtiments à vapeur
supplémentaires et non plus trois, même si la vraie raison n’est pas
avouée.
« Des besoins urgents, et la crainte qu’ils n’eussent pas toutes les qualités
requises pour leur première destination, m’ont conduit à affecter au service
des côtes occidentales d’Afrique les bâtiments l’Australie et le Narval. Pour
les remplacer, j’ai décidé qu’il vous serait expédié le plus prochainement
possible un bâtiment à vapeur de 220 chevaux. Je donne des ordres pour
qu’on hâte l’installation et l’armement du Pingouin. J’ai le désir de l’expédier
en même temps que le 220 chevaux, si je puis faire qu’il soit prêt assez tôt. »
On verra plus loin que le Pingouin est équipé d’une machine de
220 chevaux.
Le problème de l’entretien de bâtiments à vapeur persiste donc,
même si le nombre de bâtiments en cause n’est plus maintenant que de
trois : le Phaéton, un bâtiment de 220 chevaux non encore désigné, et
le Pingouin ; et la mise en oeuvre d’une solution à ce problème est
d’autant plus urgente que le Phaéton connaît, dès le second semestre
1844, des avaries sur sa machine, comme de Mackau l’évoque dans sa
lettre n°19 du 11 mars 1845 à Bruat :
« Toutefois cet approvisionnement a dû subvenir à la consommation du
Phaéton pendant au moins une année, même en admettant que ce bâtiment, ainsi que vos dernières lettres me le font malheureusement pressentir, ait dû cesser de naviguer à la vapeur avant l’arrivée des autres. »
Le bâtiment à vapeur de 220 chevaux choisi par l’état-major de la
marine pour rejoindre l’Océanie est le Gassendi, commandé par le lieutenant de vaisseau Janvier ; sa construction a commencé en juin 1837, et il
a été lancé le 27 septembre 1840, trois ans après le Phaéton ; son départ
imminent de France est annoncé par une dépêche de Mackau du 19 septembre 1845, reçue à Papeete le 13 juin 1846 par la Meurthe qui fait des
rotations sur Valparaiso, et la dépêche du 13 octobre 1845 précise :
« Le Gassendi sera adjoint au Phaéton, qui continuera jusqu’à nouvel ordre d’être employé dans la subdivision navale placée sous votre
commandement. »
Effectivement, le Gassendi appareille de Toulon le 16 octobre 1845
pour l’Océanie, et arrive à Rio de Janeiro le 9 décembre 1845 pour une
escale ; il y est alors retenu, sans instructions du ministre, par le contreamiral Lainé, commandant la station navale des côtes atlantiques de
101
�l’Amérique du sud, pour participer au soutien que la France et la
Grande-Bretagne apportent alors aux gens de Montevideo en guerre
contre les Argentins ; en particulier, le Gassendi est engagé dans les
combats de janvier 1846 et dans l’affaire des Barrancas de San Lorenzo
sur le Parana, le 5 juin 1846, au cours de laquelle il est touché par l’artillerie argentine ; Lainé ne s’en sépare qu’après en avoir reçu l’ordre
formel de Mackau, comme on le verra plus loin.
Le Phaéton reste donc affecté en Océanie, malgré le mauvais état de
sa machine, que l’état-major de la marine s’emploie à faire réparer :
Bruat reçoit en mars 1846 deux dépêches de Mackau, l’une en date du
14 octobre 1845, l’autre du 21 octobre 1845, qui lui prescrivent d’envoyer le Phaéton fin 1846 à Rio de Janeiro via Valparaiso, pour que ses
chaudières y soient réparées.
Au moment où il reçoit ces deux dépêches, les combats ont repris
à Tahiti, et ni le Gassendi, ni le Pingouin ne sont encore arrivés. Bruat
décide donc de conserver le Phaéton à sa disposition malgré son mauvais état, comme on le verra plus loin, de lancer en urgence la construction d’une cale de halage pour le haler et entretenir sa coque, et, en
attendant des chaudières neuves de Sydney ou de France, de faire exécuter par les moyens locaux des réparations provisoires sur sa machine ; il
semble que ces réparations prennent place au cours du second semestre
de 1846, car on ne trouve pas de traces de sorties du Phaéton après juin
1846, et cela jusque début janvier 1847.
Des travaux sont donc vraisemblablement en cours sur l’appareil
propulsif du Phaéton quand Bruat reçoit le 25 octobre 1846, par le
navire du commerce Hercule, la dépêche de Mackau du 6 mars 1846
qui modifie ses instructions des 14 et 21 octobre 1845 :
« Je vous ai prescrit d’envoyer le bâtiment à vapeur Phaéton à Valparaiso
à la fin de 1846 pour être expédié de là sur Rio de Janeiro. D’après les rapports qui m’ont été transmis sur le mauvais état des chaudières de ce bâtiment, et vu le danger qu’il pourrait y avoir à lui faire doubler le cap Horn
avec l’aide de ses voiles seulement, j’ai décidé qu’il attendrait à Valparaiso
l’arrivée des chaudières neuves, dont la construction va être confiée au fabricant qui a exécuté l’appareil. Je vous invite en conséquence à prescrire au
commandant du Phaéton, s’il est encore près de vous, de se rendre, vers le
mois de novembre prochain, à Valparaiso où il attendra l’arrivée du nouvel
102
�N°307-308 Août/Octobre
appareil évaporatoire. Un contremaître suivra la construction de l’appareil,
et l’accompagnera jusqu’à Valparaiso. Les ouvriers du bâtiment, aidés des
ressources que doit offrir la ville de Valparaiso, seront sans doute en état
d’opérer l’assemblage et le montage des chaudières dont il s’agit avec
promptitude et sécurité. »
En septembre 1846, de Mackau, comme il en informe Bruat par sa
lettre du 11 septembre 1846, donne l’ordre formel au contre-amiral
Lainé, commandant la division navale des côtes atlantiques de
l’Amérique du sud, d’envoyer rapidement le Gassendi à Papeete, et le
bâtiment appareille enfin de Montevideo le 24 décembre 1846 pour
l’Océanie.
Bruat rend compte au ministre, dans son rapport n°194 du 11
novembre 1846, de la situation et des dispositions qu’il a prises, mais
sans insister outre mesure :
« Dans ces circonstances, l’absence du Gassendi et l’état du Phaéton sont
à déplorer ; ce dernier bâtiment est tout à fait hors de service malgré la
réparation continuelle qu’on y a faite, il ne pourrait pas chauffer pendant
huit jours. En outre le mauvais état de sa carène m’a forcé à faire construire
à la hâte une cale de halage pour le haler, de telle manière à ce qu’il soit
prêt quand les chaudières arriveront de France ou de Sydney. Le bateau à
vapeur la Juno sur lequel je comptai ne m’a pas encore été envoyé. »
On verra plus loin que la cale de halage provisoire n’est pas achevée, et que la carène du Phaéton ne peut donc être réparée que par
d’autres méthodes, moins puissantes que la mise au sec.
Le capitaine de vaisseau Lavaud est désigné par une ordonnance
royale du 6 septembre 1846 pour remplacer Bruat ; il partira de Brest
sur la frégate Syrène. Alors qu’il est encore à Brest, Lavaud reçoit une
dépêche de Mackau en date du 6 novembre 1846, qui lui précise la
composition de la subdivision navale qui sera à sa disposition : La frégate Syrène, les corvettes de guerre Galatée et Ariane, les corvettes de
charge Fortune et Meurthe, et le bâtiment à vapeur Phaéton.
1844 : Création de dépôts de charbon en vrac à Papeete et
Taiohae.
Le besoin logistique des bâtiments à vapeur le plus urgent à satisfaire est le charbon, pour lequel il n’y a pas de possibilité d’approvisionnement à Papeete, et encore moins aux Marquises.
103
�Bruat profite donc de son séjour à Valparaiso avec l’Uranie, début
septembre 1843, où il vient d’arriver de France et se prépare à appareiller pour les Marquises, pour faire passer un marché d’approvisionnement de charbon.
Une dépêche n° 49 du 11 mars 1845 signée de Mackau et adressée
à Bruat, dont le premier exemplaire parvenu à Papeete y est arrivé par la
Modest le 10 août 1845, donne quelques renseignements à son sujet :
« Le marché que vous avez passé en septembre 1843 avec la maison Duteil
et Barroilhet de Valparaiso, pour une fourniture de 2.500.000 kg de charbon de terre livrable aux îles Marquises, a été exécuté. Le Sarah, bâtiment
portant le complément de cette fourniture, est parti de Newcastle en janvier
dernier et se rend à Papeete, point sur lequel, d’après la demande que vous
en avez faite, les deux derniers chargements ont été dirigés. »
On note que Bruat avait initialement prévu que le charbon soit livré
à Taiohae, dans l’île de Nuku Hiva, où il devait installer son chef-lieu, et
qu’il fait livrer les derniers chargements à Papeete où, on le sait, il s’installe de façon permanente ; on peut également relever que le charbon
provient d’Angleterre.
Mais Bruat cherche une source d’approvisionnement plus proche,
puisque la dépêche du 11 mars 1845 citée plus haut mentionne :
« Quoique j’ai vu par votre lettre du 2 juin 1844 n°70, qui m’a informé du
naufrage du Bourbonnais, que ce bâtiment vous apportait 300 tonneaux de
charbon de terre de Colcura36, votre correspondance ne contient aucun
renseignement qui me permette de juger si vous avez la possibilité de tirer
des mines de Talcahuano les quantités de combustible nécessaires pour
subvenir aux besoins de nos établissements. »
On note, comme Lecucq en fera la remarque rapportée plus loin,
que Bruat ne se tourne pas vers Sydney, alors que Papeete entretient
pourtant depuis longtemps un courant de commerce avec ce port, en
particulier depuis les opérations d’exportation de porc salé.
A Paris, début 1845, l’état-major de la marine prend à son compte
le problème de l’approvisionnement en charbon, qu’il expose comme
suite à Bruat dans la dépêche du 11 mars 1845 déjà citée :
36 Port situé au sud et à courte distance de Talcahuano, à proximité duquel était exploitée une mine de charbon depuis
épuisée ; le Phaéton, après avoir franchi le détroit de Magellan en venant de France, y a fait escale les 14 et 15 novembre
1843, à l’évidence pour se ravitailler en charbon.
104
�N°307-308 Août/Octobre
« A raison du prochain départ de trois bâtiments à vapeur en fer qui vont
être attachés au service de nos établissements de l’Océanie, j’ai jugé qu’il
était convenable de s’occuper dès à présent de l’approvisionnement qui
devra assurer leur consommation de combustible une fois qu’il seront rendus à destination. Je suis donc assuré qu’en arrivant soit à Taïti, soit aux îles
Marquises, l’Australie, le Narval et le Pingouin, trouveront un dépôt de
combustible suffisant pour pourvoir à leurs premiers besoins. Dans cet état
de choses il m’a paru prudent d’ordonner dès à présent un envoi de charbon de terre qui puisse, avec les quantités déjà existantes à Papeïti, mettre
les bâtiments à vapeur à l’abri de tout chômage : j’ai fixé à 1 500 000 kg
l’importance de cet envoi pour lequel il sera passé une adjudication, du
résultat de laquelle j’aurai l’honneur de vous informer. Cette disposition qui
complétera, je le pense, d’une manière très satisfaisante les moyens de
pourvoir aux besoins du service de nos bâtiments à vapeur dans l’Océanie
jusqu’à une époque avancée de l’année 1846, me permettra d’attendre que
vous ayez transmis, si vous ne l’avez déjà fait, des renseignements précisant
la manière dont vous entendez que le service de l’approvisionnement de
combustible pour ces bâtiments soit organisé et sur les ressources en ce
genre que vous pourrez vous procurer directement. »
Par dépêche de Mackau n° 95 du 27 mai 1845 arrivée à Papeete
par la Fortune le 12 septembre 1845, Bruat est informé que l’adjudication publique a eu lieu le 10 du mois courant pour 1 500 000 kg à livrer
à Papeete par navires français, et qu’elle a été emportée par la maison
Hautier fils et Decaens du Havre, au prix de 13,95 f les 100 kg.
On connaît, par le document intitulé « État récapitulatif des livraisons de charbon » transmis par la lettre du ministre à Bonard en date
du 1er octobre 1849, les marchés qui ont suivi : un en date du 24
décembre 1845 pour 2 500 000 kg, et un du 1er juillet 1847 pour 3 500
000 kg ; on y trouve le point des livraisons au titre de ces trois marchés,
effectuées par 21 rotations de voiliers du commerce battant pavillon
français, qui chargent le charbon en Angleterre ; ces livraisons s’échelonnent de 1846 à 1849, et sont toutes effectuées à Papeete, sauf deux
de 400 000 kg à Taiohae.
On réalise l’importance pour l’époque de cette opération logistique,
qui a donc porté en tout sur 7 500 tonnes. A noter que les mentions enregistrées sur les dépêches arrivées à Papeete à cette époque et qui sont disponibles, montrent que les allers et retours de ces voiliers ont été à
chaque fois mis à profit pour transporter du courrier dans les deux sens.
105
�A Papeete, le charbon est déposé en vrac sur la grève, comme le
capitaine du génie Lecucq, arrivé à Tahiti en avril 1847 et qui en repart
en octobre 1848, le mentionne dans son ouvrage Questions de Tahiti :
« On a fait venir à Papeete des amas considérables de ce combustible et à
des frais énormes. Ainsi, on a envoyé des navires en Angleterre, qui ont
acheté 20 ou 25 francs le tonneau de charbon et ont demandé 120 francs
de fret pour le transporter à Tahiti où il revient, par conséquent, à 145
francs. On pourrait en obtenir, aux Nouvelles Galles du Sud, à 65 francs le
tonneau. Notre établissement en a reçu plus de 6 000 tonneaux dans de
pareilles conditions : total 480 000 francs perdus ! Il n’y a qu’une excuse
à ce gaspillage, c’est qu’on tenait à faire faire le transport sur navires français, mais il n’y en a pas pour pallier la faute d’avoir déposé, pour plusieurs
années, 800 000 francs stériles sur la plage de Tahiti. »
Lecucq, qui n’appartient pas à la subdivision navale, et qui n’est à
Tahiti, avec le détachement du génie qu’il commande, que pour une
courte durée, n’est à l’évidence pas informé qu’il était prévu, au moment
où ce charbon a été commandé, d’affecter 4 bâtiments à vapeur à la subdivision navale de l’Océanie.
Courant 1846, la construction d’une cale de halage pour le
halage du Phaéton est entreprise.
L’emplacement choisi pour édifier cette cale est la pointe de Fare
Ute. Les plans dressés en 1851 pour la construction de la cale définitive,
qui ont été conservés, montrent que la totalité des terrains situés au sud
d’une ligne traversant d’est en ouest la pointe de Fare Ute ont été acquis
par l’administration.
La conception et la réalisation de la cale sont dirigées par Coppier,
sous-ingénieur des constructions navales attaché à la subdivision navale
de l’Océanie, sans participation semble-t-il, du génie militaire, ce qui
explique peut-être en partie le jugement défavorable de Lecucq à son
égard que l’on lira plus loin.
Le dossier technique du projet définitif de cale de halage est transmis par Bruat au ministre à une date non connue, probablement fin
1846 ; il n’a pas été trouvé.
On connaît toutefois les principales caractéristiques de ce projet
par diverses indications, dont le dossier technique de la cale définitive
transmis au ministre en juin 1851, qui a été conservé, et qui y fait plusieurs
106
�N°307-308 Août/Octobre
mentions : la cale est du type longitudinal, c’est-à-dire que l’axe longitudinal du ber, et donc du navire échoué, sont dans le sens du hissage ;
l’énergie nécessaire au hissage est fournie par des hommes, par l’intermédiaire d’une machinerie du type Campaignac, qui est décrit plus loin
à propos du projet de 1851.
Sans doute parce que son chariot n’est qu’un simple plateau, seuls
les bâtiments à vapeur à roues à aubes, dont les carènes sont moins en
forme que celles des bâtiments à voiles, peuvent y être échoués, comme
Lavaud le rappellera plus tard dans sa lettre du 31 mars 1848 n°85 :
« Il ne faut pas perdre de vue que cette cale de halage construite en vue de
sauver le Phaéton d’une ruine certaine, ne peut être utilisée que pour ce
bâtiment, ou, plus tard, pour un bâtiment de son espèce seulement. »
On n’a pas trouvé d’indications précises sur le calendrier d’exécution des travaux de réalisation de cette cale. On peut toutefois noter que
lorsque Bruat rend compte au ministre par lettre du 11 novembre 1846
que « le mauvais état de la carène du Phaéton m’a forcé à faire
construire à la hâte une cale de halage ... », il indique par là même que
la construction est bien avancée en… novembre 1846 ; on peut aussi
observer que Coppier, dans sa lettre à Bruat du 30 mai 1847, mentionne :
« le plan incliné est terminé, ainsi que la plateforme des cabestans,
l’avant-cale est aussi très avancée », et confirme ainsi que la construction de la cale est pratiquement achevée en mai 1847.
Ce n’est qu’en octobre 1846, alors que, on vient de le voir, la
construction est bien avancée, que Bruat lance la procédure officielle
pour la régularisation de la construction provisoire et le projet définitif
d’une cale de halage : la décision de construire une cale fait l’objet
d’une délibération du conseil de gouvernement en date du 19 octobre
1846, et les terrains d’assiette sont acquis par la voie d’expropriations,
pour lesquelles Bruat signe l’arrêté n°94 du 23 octobre 1846, et qui
sont effectuées par les services du génie militaire et du domaine.
A propos de calendrier, il n’est sans doute pas inutile de rappeler
qu’en 1846, année pendant laquelle se déroule cette construction, la
situation est extrêmement troublée : désastre de Huahine en janvier,
siège de Papeete en mars, combats de Papeno’o et de Puna’auia en mai,
combats de Fautau’a en décembre.
107
�Comme le précise Lavaud dans sa lettre au ministre du 30 mai 1847
déjà citée plus haut, les travaux sont financés par les fonds de l’établissement, alimentés par les ressources locales et la subvention inscrite au
budget de l’État sans destination précisée. En fait, Bruat ne se soucie
guère des dotations budgétaires qu’il dépasse chaque année, ce qui lui
vaut de sévères admonestations de de Mackau qui, lui, est fermement
critiqué par les commissions concernées de la chambre des députés.
On a vu plus haut que Bruat rend compte succinctement au ministre
de cette initiative par son rapport n°194 du 11 novembre 1846 déjà cité
plus haut, à propos du Phaéton :
« En outre, le mauvais état de sa carène m’a forcé à construire à la hâte
une cale pour le hâler, de telle manière à ce qu’il soit prêt quand les chaudières arriveront de France ou de Sydney. »
Il est certain que lorsque les combats à Tahiti cessent fin décembre
1846, et que Bruat, sur l’ordre du ministre, arrête toute tentative d’étendre le protectorat aux îles Sous-le-vent, l’intérêt opérationnel du
Phaéton diminue considérablement, et que la cale de halage, qui lui est
dédiée, n’est plus prioritaire.
Pour ce qui concerne le Phaéton, notons que ce bâtiment est suffisamment remis en état pour être capable d’effectuer une courte mission
aux îles Sous-le-vent fin janvier - début février 1847, avec laquelle il termine en beauté sa carrière, puisque c’est lui que Bruat charge de ramener la reine Pomare IV et sa suite de Raiatea à Moorea via Huahine, puis
à Papeete.
Le Gassendi arrive enfin à Papeete le 12 avril 1847 ; c’est une corvette à vapeur plus grande que le Phaéton : 58 mètres de long, 9 mètres
de large hors de la zone des tambours des roues à aubes, 15,60 mètres
de large dans la zone des tambours y compris ceux-ci, 6 mètres de
creux. Les plans disponibles montrent un tirant d’eau en pleine charge
de 4,00 mètres, et il n’est donc pas sûr que, même allégé au maximum,
il puisse être halé sur la cale dont le projet a été établi. On verra plus
loin qu’en novembre 1849, alors qu’aucune cale de halage n’est encore
disponible, quand il faudra intervenir sur ses œuvres vives, ce sera fait
avec la technique du suçon.
108
�N°307-308 Août/Octobre
Un mois plus tard, le 21 mai 1847, le Phaéton est désarmé, c’està-dire que l’équipage est débarqué et que le bâtiment reste au mouillage,
comme le mentionne le registre des mouvements.
22 mai 1847 : Lavaud succède à Bruat, qui quitte Papeete
le 31 mai sur l’Uranie ; il décide de suspendre les travaux de
construction de la cale de halage.
Avant de partir, Bruat a reçu de Coppier son rapport en date du 30
mai 1847 sur l’avancement des travaux :
« j’ai l’honneur de vous envoyer, conformément à vos ordres, le total des
dépenses faites à ce jour : 19.000fr en matières et 12.000fr en main-d’oeuvre... le plan incliné est terminé, ainsi que la plateforme des cabestans,
l’avant-cale est aussi très avancée. Je crois que le maximum de dépenses
possible pour achever les travaux est de 4.000fr en matières et 2.000fr en
main d’oeuvre. »
Lavaud prend ses fonctions à Papeete le 22 mai 1847, en remplacement de Bruat qui part sur l’Uranie le 31 mai. Par lettre du 30 mai 1847,
qui est vraisemblablement emportée par l’Uranie, Lavaud fait un premier rapport au ministre :
« Une cale de halage sur laquelle devait être monté le Phaéton est à
peu près achevée ; mais il reste encore à y faire la plateforme où doivent être établis le point d’appui ainsi que le système de l’appareil. Les
travaux de cette cale ont été payés sur les fonds de l’établissement ;
mais malgré la contrariété que j’éprouve à laisser cet ouvrage inachevé,
je suis forcé d’en suspendre l’exécution. Au surplus, le Phaéton ne vaut
sans doute pas, en ce moment, la dépense que l’on ferait pour le mettre
en l’état de recevoir un appareil qu’on ne songe peut-être pas à lui
envoyer de France à cause des difficultés de transport et de montage
ici... Le Gassendi est désormais le seul bâtiment à vapeur disponible ;
je l’ai envoyé aux Marquises chercher les troupes qui doivent être renvoyées en France. Il est donc urgent que le Gassendi soit remplacé par
un bateau à vapeur de sa force seulement ; un troisième moins fort de
120 chevaux conviendrait au service des Établissements. »
On constate donc que Lavaud, qui a comme consignes de limiter
drastiquement les dépenses, et qui critique tout ce que Bruat a fait, ne
met que quelques jours à décider l’arrêt des travaux de construction de
la cale de halage.
109
�Les plans définitifs d’une cale définitive sont approuvés par
le conseil des travaux de la marine en juillet 1847 et par le
ministre en août 1847, deux mois après la prise de fonctions de
Lavaud à Papeete.
Le projet de cale de halage dressé par Coppier et, on l’a vu, vraisemblablement envoyé à Paris fin 1846, arrive mi-1847 au ministre ;
celui-ci le transmet pour avis au conseil des travaux de la marine, qui
l’examine au cours de sa réunion du 7 juillet 1847, dont le procès-verbal fournit des précisions techniques sur le projet, et consigne son avis
favorable :
« La cale de halage projetée doit servir en premier lieu au halage à terre
du bâtiment à vapeur le Phaéton et satisfaire ultérieurement aux besoins de
la colonie pour la mise à terre des bâtiments à voile d’un rang inférieur à
la frégate de 60, et surtout des bâtiments à vapeur pour lesquels l’abattage
en carène serait une opération peu praticable. L’emplacement choisi correspond à une coupure dans les coraux de la côte, coupure envahie par le
sable sur lequel l’auteur du projet espère asseoir sans grand travail une
plate-forme assez solide sans maçonnerie, pour le tablier d’avant-cale. La
cale se compose 1°) de 3 massifs en maçonnerie placés l’un à fleur d’eau,
l’autre au milieu, et le troisième à la tête de cale, occupant un volume total
de 170 m2 2°) de 4 parties en charpente dont 2 occupent les intervalles des
massifs en maçonnerie ; la 3ème est l’avant-cale ou sablier, et la 4ème l’arrière-cale ou plate-forme pour les cabestans. Ces dispositions seraient probablement suffisantes pour l’opération de halage du Phaéton ; elles ne
sauraient être acceptées pour une construction définitive, à cause de la
répartition peu convenable des massifs de maçonnerie : établir la plateforme en charpente sur 3 murs longitudinaux, ayant le dessus arasé suivant
l’inclinaison voulue, et reliés de distance en distance par de petits murs
transversaux. Le conseil des travaux reconnaît en principe l’utilité d’une
cale de halage permanente à Papeete et la nécessité de l’établir d’après une
combinaison de charpente et de maçonnerie plus favorable à sa solidité.
Avis : autorise la construction projetée sous la réserve des indications fournies par le croquis de Mr l’inspecteur général des travaux hydrauliques. »
Lannes, duc de Montebello, nouveau ministre de la marine, dernier
titulaire de ce portefeuille sous Louis-Philippe, prend ses fonctions le 14
juin 1847 ; peu après avoir reçu l’avis favorable du conseil des travaux
de la marine, Lannes donne un accord de principe à une cale de halage
à Papeete, en subordonnant sa construction à la disponibilité de crédits
suffisants sur le budget 1848, par sa lettre à Lavaud du 16 août 1847 ;
110
�N°307-308 Août/Octobre
cette dépêche prend acte de ce que des travaux ont déjà été réalisés, en
notant toutefois que c’est sans autorisation préalable du ministère :
« Suite à délibération du conseil du 19 octobre 1846, votre prédécesseur
a adopté sur la proposition de Mr le sous-ingénieur Coppier les plans et
devis relatifs à la construction dans la baie de Papeïti d’une cale de halage
évaluée à plus de 31 000fr non compris la valeur des terrains. Ce projet a
été de la part du conseil des travaux de la Marine l’objet d’un examen spécial, dont les résultats, consignés dans la note ci-jointe, sont favorables avec
quelques restrictions à la construction projetée. J’ai adopté entièrement la
conclusion du conseil, et je vous renvoie en conséquence le dessin de la
cale avec invitation d’avoir égard aux modifications qui y sont indiquées. Au
surplus, l’exécution de cette cale étant nécessairement subordonnée à la
question des voies et moyens, vous ne devrez y procéder qu’autant que vous
pourrez y affecter une partie du fonds de travaux qui sera inscrit au budget
de 1848. Je vous ferai remarquer à cette occasion que nonobstant l’importance de la dépense présumée, la question de savoir s’il fallait attendre l’approbation de mon département pour commencer les travaux n’a même pas
été abordée dans la délibération dont il s’agit. Il eut cependant été convenable de le faire et je vous prie d’agir en pareil cas dans le sens des ordonnances organiques de nos principales colonies. »
Octobre 1847 : Lavaud préconise la construction d’un petit
arsenal maritime à Fare Ute sans cale de halage, uniquement
pour le soutien de la flotte militaire, car il ne croit pas à une
clientèle de flotte marchande.
Lavaud a une analyse personnelle de l’avenir maritime du protectorat, qu’il va exposer au ministre dans divers courriers d’octobre 1847 à
août 1848. Il propose d’abord, par lettre du 14 octobre 1847, de constituer à Papeete une base pour la marine royale dans l’océan Pacifique,
avec un petit arsenal :
« ...le gouvernement y possède assez de terrain pour y faire un petit arsenal,
là où est située la cale de halage... je propose de faire de Tahiti le point central
de notre station des côtes de l’Amérique et de l’Océanie, de lui créer les magasins et les ateliers nécessaires au ravitaillement de nos bâtiments, et enfin d’en
faire dans ces mers ce qu’était l’île de France dans celles de l’Inde. »
Il ne voit pas d’intérêt à une cale de halage, comme il l’explique
dans sa lettre au ministre du 31 mars 1848 n°85 :
« Il ne faut pas perdre de vue que cette cale de halage construite en vue de
sauver le Phaéton d’une ruine certaine, ne peut être utilisée que pour ce
111
�bâtiment, ou, plus tard, pour un bâtiment de son espèce seulement : ceux
à voiles préféreront toujours et pour la commodité et pour l’économie être
abattus en carène que d’être hâlés à terre. »
Il propose également de réduire sa station navale à la Syrène, le
Gassendi, et la Loire, et demande à recevoir un deuxième bâtiment à
vapeur ; enfin, il ne croit pas à une clientèle potentielle de bâtiments du
commerce pour un établissement de réparation navale implanté à Papeete,
et il fait prendre par le conseil d’administration du protectorat une délibération en ce sens, en date du 19 août 1848, que le ministre Destut de Tracy
rappellera dans sa dépêche du 11 septembre 1849 citée plus loin :
« Taïti ne serait point en réalité sur le passage de la navigation entre les
côtes de l’Amérique et la Nouvelle-Hollande, et c’est seulement dans des cas
d’urgence et de nécessité immédiate et absolue, que les navires qui font ce
trajet peuvent se décider à y relâcher : il est certain d’ailleurs qu’ils trouvent à la Nouvelle-Hollande tous les moyens de faire les plus grandes réparations. Il n’y aurait donc pas lieu de compter que nos installations à Papeïti
puissent être fréquemment utilisées par les navires du commerce autres
que les baleiniers, dont les relâches sont toujours éventuelles et qui d’ailleurs, se tenant en général dans l’hémisphère nord, paraissent trouver aux
Sandwich un point de ravitaillement beaucoup plus à leur portée ».
Il n’est donc pas étonnant que, quand Lecucq quitte Tahiti fin 1848,
il mentionne dans son ouvrage déjà cité plus haut :
« Pour terminer l’énumération des travaux les plus remarquables exécutés
au chef-lieu de l’établissement, nous citerons encore la construction d’une
petite goélette, destinée, primitivement, à des explorations hydrographiques, et celle d’une cale de halage, sous la direction du Génie maritime.
Ce travail important, mais peut-être d’une nécessité douteuse, a été suspendu depuis deux ans faute d’hommes et d’argent. »
La cale va rester inachevée et se dégrader bien au delà des deux ans
mentionnés par Lecucq, puisque, lorsqu’en 1850 la construction d’une
autre cale est entreprise, ce sera en un emplacement différent, mais toujours sur le terrain acquis en 1846.
Dans l’intervalle, à Tahiti, le rétablissement de la
République, intervenu à Paris en février 1848, est proclamé le
24 juin 1848.
Le budget des Établissements français de l’Océanie, les effectifs, et le
nombre de bâtiments affectés en Océanie, sont considérablement réduits
112
�N°307-308 Août/Octobre
par les gouvernements qui se succèdent après le rétablissement de la
République en février 1848 : gouvernement provisoire, gouvernement de
Cavaignac, puis gouvernement du prince-président Bonaparte, avec l’approbation de l’assemblée nationale constituante puis de l’assemblée nationale législative ; l’évacuation des îles Marquises est décidée en 1849, et
celle du royaume protégé de la reine Pomare est envisagée la même année.
On ne parle plus du Phaéton que pour la procédure administrative
de sa condamnation, c’est-à-dire de sa radiation de la liste officielle des
bâtiments de guerre de la marine : dans une lettre au ministre du 28
décembre 1848, Lavaud écrit : « Le Phaéton est fini : pour le mettre
en état, il faudrait faire une dépense équivalente à celle d’une construction neuve », et il rend compte de l’envoi prochain en France des pièces
de la machine qui peuvent être réutilisées, ce qui est effectué par un
navire du commerce affrété, l’Arche d’alliance, qui appareille de
Papeete le 28 janvier 1849 pour Brest ; cette machine, après rénovation, équipera un autre bâtiment à vapeur : l’Ardent ; par sa dépêche
du 23 juillet 1849, le ministre prend acte de la ruine du Phaéton et
réclame de Papeete un procès-verbal de condamnation, ainsi que des
informations sur le sort réservé à la coque. La décision ministérielle de
rayer le Phaéton des listes de la flotte sera finalement signée, et transmise à Papeete par lettre du 14 janvier 1850.
Le deuxième bâtiment à vapeur de 220 chevaux qui devait rejoindre
l’Océanie, le Pingouin, est finalement remplacé par un bâtiment de 160
chevaux, le Cocyte, qui est encore plus ancien que le Phaéton, puisque sa
construction a commencé en 1835 et qu’il a été lancé le 7 avril 1837 ; il
arrive à Papeete le 28 juillet 1849, après une navigation très pénible qui
a éprouvé le navire et son équipage, en provenance de Toulon.
Bonard est nommé commandant de la division navale de
l’Océanie, commissaire de la République auprès de la reine des
îles de la Société, par arrêté du 19 novembre 1849. Avant même
son départ de France, il milite pour la construction d’une cale
de halage à Papeete, éventuellement sur financement privé.
Bonard est nommé commandant de la division navale de l’Océanie,
commissaire de la République près la reine des îles de la Société, par
113
�arrêté du 19 novembre 1849 ; il connaît bien l’Océanie, où il a commandé l’Uranie, et il est un chaud partisan de la construction d’une cale
de halage à Papeete : alors qu’il est encore à Brest à préparer son
départ pour Tahiti sur la corvette Thisbé, il écrit le 8 août 1849 depuis
ce port à Destut de Tracy, ministre de la marine et des colonies, pour lui
exposer l’intérêt de cet équipement.
La réponse en date du 11 septembre 1849 que Destut de Tracy lui
adresse, et qui lui parvient à Brest avant son départ, est positive mais
prudente :
« Par une lettre du 8 août, vous exposez l’intérêt qu’il y aurait à ce que Taïti
pût offrir aux bâtiments qui vont dans ces mers, les moyens de faire leurs
réparations. Vous rappelez qu’une cale de halage a été commencée à
Papeïti, mais que les travaux en ont été interrompus faute de fonds nécessaires à leur achèvement. Vous demandez que, dans le cas où le même obstacle continuerait à s’y opposer, le département de la marine fasse, avec une
maison de commerce un arrangement qui doterait la colonie d’un avantage
dont vous revendiquez la portée, moyennant la cession de l’ouvrage déjà
exécuté, et l’autorisation d’appliquer un certain droit d’usage aux navires,
sous réserve de conditions privilégiées en faveur de ceux de l’Etat. La
nécessité de faire des économies sur le budget de l’Océanie présente malheureusement un obstacle plus grand que jamais à ce que des allocations
nouvelles soient faites dans ce budget pour l’achèvement de ces travaux,
mais il sera peut-être possible d’y subvenir en y affectant une partie des
économies qui paraissent avoir pu être réalisées dans la colonie pendant
les exercices 1847 et 1848, et peut-être même en 1849, économies qui,
ainsi que vous le savez, constituent la caisse de réserve de l’Océanie. Ce
parti serait évidemment bien préférable à celui de mettre l’établissement en
question entre les mains de l’industrie particulière. Une fois rendu sur les
lieux et après examen du degré d’avancement des travaux, vous aurez à
vous rendre compte des ressources dont vous pourrez disposer, et, dans la
limite du possible, à vous occuper de faire pousser ces travaux à leur
terme. Je ne dois pas, toutefois, vous laisser ignorer que, dans sa correspondance au sujet de cette cale, Mr le capitaine de vaisseau Lavaud n’a pas
présenté cette installation comme pouvant avoir une utilité générale.
D’abord, suivant une délibération du conseil d’administration de Papeïti du
19 août 1848, Taïti ne serait point en réalité sur le passage de la navigation
entre les côtes de l’Amérique et la Nouvelle-Hollande.
En outre, dans une lettre du 31 mars 1848 n°85 Mr Lavaud s’exprimait
ainsi : ‘Il ne faut pas perdre de vue que cette cale de halage construite en
114
�N°307-308 Août/Octobre
vue de sauver le Phaéton d’une ruine certaine, ne peut être utilisée que
pour ce bâtiment, ou, plus tard, pour un bâtiment de son espèce seulement :
ceux à voiles préféreront toujours et pour la commodité et pour l’économie
être abattus en carène que d’être hâlés à terre.’
Ces considérations exigent, Mr le Commandant, que vous ne vous arrêtiez
en définitive au parti de continuer les travaux commencés et qui, d’après la
lettre même de Mr Lavaud que je viens de rappeler, doivent être dans un
état de détérioration avancée, qu’après avoir soumis la question d’utilité, en
conseil d’administration, à un nouvel et très mûr examen. Vous ne perdrez
pas de vue non plus que, quant aux apparaux, il ne sera possible au service
maritime de les mettre au service de la colonie qu’à titre de cession, et que
le prix qui, d’après votre propre évaluation pourra être, pour la matière
brute seulement, d’environ 45 000fr, devra également être imputé sur les
mêmes fonds. En conséquence, vous ferez entrer cet autre élément dans la
question de savoir si en cas de solution affirmative sous le rapport de l’utilité, la caisse de réserve possède des ressources suffisantes pour achever et
garnir la cale de halage. Je crois utile de vous remettre éventuellement
copie d’un arrêté de la Martinique relatif à la location au commerce des
appareils propres à la réparation des navires. Recevez, Mr le commandant
l’assurance de ma considération très distinguée. »
On note l’existence d’une « caisse de réserve de l’Océanie », alimentée par les crédits non utilisés qui apparaissent à partir de l’exercice
1847, pour la plus grande part du fait du retour de la paix, dans les budgets du service local, dont pourtant les recettes sont principalement des
subventions du budget de l’Etat ; ces économies sont en totalité dues à
Lavaud, qui s’est appliqué à tout réduire, Bruat n’ayant pas cessé de
dépasser les montants inscrits aux budgets et de se faire rappeler à l’ordre à ce sujet par de Mackau.
Le budget de 1850 restreint encore la composition de la station
navale de l’Océanie, comme le ministre Destut de Tracy l’expose dans sa
dépêche en date du 13 septembre 1849 adressée à Bonard, qui est toujours à Brest :
« Les limites assignées au budget de 1850 réclament impérativement que tous
les bâtiments qui composaient l’ancienne station de l’Océanie soient renvoyés
en France et sous le plus bref délai possible, à l’exception du Cocyte. Ainsi que
je vous l’ai fait connaître par mes instructions du 13 septembre dernier auxquelles je me réfère, la station dont vous allez exercer le commandement ne
doit être composée que de trois bâtiments, savoir : la corvette Thisbé, la corvette de charge Durance, l’aviso à vapeur de 160 chevaux Cocyte. »
115
�Bonard part de Brest avec la Thisbé mi octobre 1849 ; c’est également en octobre 1849 que la Durance appareille de Brest vers Papeete.
Le 13 octobre 1849, le Gassendi revient à Papeete des îles Hawai,
où il a participé avec la frégate amirale Poursuivante, sous les ordres
du contre-amiral Legoarant de Tromelin, commandant la division navale
du Pacifique, à une opération de représailles contre le royaume de
Kameamea III ; sur le chemin du retour, la coque du bâtiment présente
une avarie sous la ligne de flottaison ; faute de cale de halage, et,
comme on l’a vu plus haut, la réparation ne pouvant pas être effectuée
par abattage en carène à cause des roues à aubes, elle est réalisée selon
une méthode décrite dans le « devis d’armement et de campagne » de
1851 du Gassendi qui en fait l’historique technique :
« Le navire fait beaucoup d’eau dans cette traversée. Arrivée le 13 octobre
à Taïti. Visité la carène avec la cloche à plongeur. On reconnaît la nécessité
de faire un suçon pour réparer les avaries. Puisque tout le petit fond par le
travers du mât de misaine à tribord est mangé des vers. Déchargé le navire.
Le 21 novembre appliqué le suçon. Le 25 commence le réarmement. »
Le « suçon » est très probablement un caisson collé contre la
coque au droit de l’avarie et vidé par pompage, ce qui permet de réparer
la coque, sur toute son épaisseur, depuis l’intérieur du navire.
Lavaud, qui dispose maintenant du Cocyte, décide de renvoyer le
Gassendi en France. Le bâtiment appareille donc de Papeete le 14
décembre 1849 pour la France, dans un état matériel défectueux,
comme le devis d’armement et de campagne cité plus haut le mentionne :
« Le 14 décembre fait route à la voile pour rentrer en France. Le navire
fait encore beaucoup d’eau, de 3 à 4 pouces à l’heure. »
Fin 1849, il ne reste donc plus que le Cocyte comme bâtiment à
vapeur au sein de la division navale de l’Océanie ; il connaît à son tour
des difficultés avec sa chaufferie et, fin 1849, Lavaud qui n’a pas encore
été relevé par Bonard, rend compte au ministre que : « la nature des
avaries constatées dans certaines parties de la machine du Cocyte le met
hors d’état de rendre d’utiles services et de prolonger son séjour dans
l’Océanie. »
Informé des avaries du Cocyte, le nouveau ministre, RomainDesfossés, prescrit à Bonard, par dépêche du 22 avril 1850 « Vous voudrez bien, en conséquence, renvoyer ce bâtiment au port de Lorient où
116
�N°307-308 Août/Octobre
il sera réparé. Si vous jugez qu’il y ait du danger à diriger le Cocyte par
le cap Horn, vous prescrirez à son capitaine de passer par le détroit de
Magellan. » Instructions confirmées par une dépêche du 16 octobre
1850. Le Cocyte quitte donc Papeete pour la France le 24 novembre
1850.
En 1849, il n’y a pas encore de dépôt de charbon organisé.
En 1849, le charbon est toujours stocké à l’air libre sur la plage de
Papeete, et Lavaud fait part au ministre dans sa lettre du 29 mai 1849 de
son intention « d’abriter le dépôt de charbon, exposé à l’air, au soleil et
à la pluie, au moyen d’une toiture en feuilles de cocotier. »
A Taiohae, le charbon est également stocké sur la plage ; quand
l’établissement est évacué en décembre 1849, la garde du stock de charbon est officiellement confiée au roi Temoana, et, d’après un rapport de
Page au ministre en date du 20 juin 1852, on le retrouvera « au pied
d’un arbre du rivage » lors de la réoccupation du site début 1852 pour
l’installation du pénitencier.
Il en est de même pour le dépôt que la Royal Navy avait établi dans
une baie de Moorea, avant l’instauration du protectorat français, et qui n’a
été évacué qu’en juillet 1852 dans les conditions dont Page rend compte
dans sa lettre au ministre en date du 4 septembre 1852 : lors du passage
en Océanie française de la division navale britannique du Pacifique commandée par l’amiral Moresby, le Portland et la Virago font escale à
Moorea et y enlèvent la quasi-totalité du charbon qui y était toujours
stocké, n’y laissant qu’une petite quantité pour le maintien des droits.
On trouve une mention de ce dépôt de charbon britannique à
Moorea dans le rapport n°24 en date du 13 mars 1844 de Bruat au
ministre, dans lequel il expose que, le 13 mars 1844, le bâtiment à
vapeur britannique Cormorant, commandant Gordon, qui emmène
Pritchard, y fait escale pour se ravitailler, et une autre dans l’ouvrage de
Walpole, officier sur le Collingwood : Four years in the Pacific, qui
rapporte qu’en 1845 : “On the 28th, Saturday, the Salamander went
to Morrea to clear a coal brig”.
On verra plus loin que ce n’est qu’en mars 1854 qu’un parc à charbon couvert est construit, à Fare Ute, dans l’enceinte de l’arsenal.
117
�Bonard arrive à Papeete le 19 mars 1850 sur la Thisbé, il
prend ses fonctions dès le lendemain, et Lavaud part le 3 avril
sur la Syrène.
Aussitôt arrivé à Papeete, Bonard ne perd pas un jour pour mettre
à exécution son projet de cale de halage. Il constate d’abord que la
condition posée par le ministre, à savoir la capacité de la caisse de
réserve à financer le projet, est satisfaite. Aussi, dès le 4 avril 1850, lendemain du départ de Lavaud, il donne ordre à Audenet, sous-ingénieur
des constructions navales, et à Coffyn, capitaine du génie, et à ce titre
« chargé des travaux hydrauliques », de définir les principes de base
des travaux devant conduire à disposer d’une cale de halage permettant
de mettre au sec tous les bâtiments basés ou de passage à Papeete. Il
semble que, à cette date, il est déjà décidé que ce ne peut être qu’une
nouvelle cale, en un nouvel emplacement. Le procès-verbal de leur réunion en date du 6 avril 1850, fait apparaître qu’après avoir examiné le
système Campaignac, qui avait déjà été choisi par Coppier pour la cale
de 1847, et le système Lévesque, ils retiennent le premier.
Le conseil d’administration du protectorat décide le 29 avril 1850
que la cale de halage serait achevée, et un arrêté n°27 de Bonard en date
du 30 octobre 1850 : « Vu la dépêche ministérielle n°120 du 11 septembre 1849 et la délibération du conseil d’administration en date du 29
avril 1850 », ordonne « un prélèvement de 23 747fr sur la caisse de
réserve pour le paiement de la cale de halage et de tous les frais accessoires occasionnels ».
Un arrêté de Bonard réintègre Audenet dans ses fonctions de
« directeur du chantier naval » à son retour en octobre 1850
« d’une mission en Nouvelle-Hollande » ; compte tenu de la mention figurant dans le procès-verbal cité plus haut, de l’existence à
Sydney d’une cale de halage équipée du système Campaignac, on peut
penser que cette mission avait pour but d’approvisionner des matériels pour la cale.
Les plans d’implantation des équipements et de génie civil de la cale
de halage sont signés de Coffyn et datés du 25 janvier 1851. On constate
qu’il s’agit bien d’une nouvelle cale de halage, que son emplacement, toujours dans la pointe de Fare Ute, est situé au sud de celui de la première
118
�N°307-308 Août/Octobre
cale qui figure sur le plan avec la mention « à détruire », et que le quai
d’abattage est situé entre les deux.
Comme la première cale, la nouvelle cale est de type longitudinal et
équipée d’un système Campaignac.
L’énergie nécessaire pour hisser le chariot ou ber, avec le bâtiment
dessus, est fournie par des hommes ; le dispositif comprend deux roues
dentées verticales couplées, dont les axes sont prolongés, de chaque
côté, par deux manivelles à axe horizontal, disposées côte à côte, ce qui
conduit donc à un total de 8 manivelles horizontales qui doivent être
actionnées à force de bras ; on verra plus loin que la première opération a mobilisé 40 hommes, soit 5 par manivelle. La présence d’un palan
sur le câble de traction permet, si on le désire, de diviser par deux la
force à appliquer, et donc à diviser par deux le nombre d’hommes
nécessaires, en multipliant par deux la durée de l’opération.
Le ber est équipé de 4 lignes de roues qui portent sur 4 rails, dont
deux centraux ; sa section transversale est légèrement en forme pour
épouser le profil de couple des bâtiments, et comprend une fosse centrale
longitudinale pour recevoir la quille du navire, au droit des rails centraux ; des sabots amovibles permettent de caler le bâtiment sur le ber.
Les travaux sont donc financés par la caisse de réserve, conformément aux directives de Destut de Tracy du 11 septembre 1849 citées plus
haut, et comme il en est fait mention dans la situation de cette caisse au
1er janvier 1851 que Bonard transmet au ministre par sa lettre du 6 mars
1851. Ces travaux n’apparaissent donc pas dans le budget du ministère
de la marine et des colonies ; il semble toutefois qu’une partie des
dépenses est financée par les crédits d’entretien de la marine, puisque
celle-ci obtiendra plus tard, par la dépêche du ministre du 14 août 1876,
un tarif de faveur pour les cessions de travaux à son profit par l’arsenal,
en compensation de la cession de la cale de halage et des apparaux.
Notons que la dénomination d’arsenal pour l’ensemble industriel
qui se constitue n’est stabilisée que fin 1852, puisqu’en septembre 1850
il est encore écrit à propos de l’ingénieur qui le dirige qu’il « reprend
la direction du chantier maritime » à son retour, que l’arrêté du 18 mai
1851 cite « la direction du génie maritime », et qu’en mars 1852 il
« est déchargé de la direction du chantier des constructions navales. »
119
�Bonard ouvre en mai 1851 la possibilité de prestations de
l’arsenal au bénéfice du secteur privé, et envisage fin 1851 de
concéder l’exploitation de la cale de halage. Le premier halage
est effectué le 15 mars 1852, de nombreux autres suivent.
Sans attendre l’achèvement des travaux de la cale de halage, mais
sans doute parce que les autres moyens dont la cale d’abattage sont déjà
disponibles, un arrêté n°34 en date du 18 mai 1851 signé de Bonard
définit les conditions et tarifs auxquels divers moyens pourront être mis
à la disposition des navires du commerce :
« art.1 Les cales de halage et d’abattage, ras d’eau, chalands, agrès, apparaux et
autres objets nécessaires au halage à terre, à l’abattage en carène ou en radoub
des bâtiments à Papeete, pourront être mis à la disposition du commerce par les
directions du génie maritime et du port, toutes les fois que le service de l’Etat
permettra ces concessions... art.3 Tous les halages à terre, abattages en carène,
seront exécutés sous la police et sous la surveillance de l’ingénieur maritime ou
du directeur du port. Aucun bâtiment ne pourra exécuter ces opérations dans
l’arsenal sans en avoir prévenu ces officiers... art.6 Le prix de location du quai
d’abattage est fixé, par jour, ainsi qu’il suit :... de 301 à 400 tonneaux 28fr et 5fr
par chaque cinquante tonneaux en sus... art.7 Le prix de location de la cale de
halage est fixé, par jour, ainsi qu’il suit :... de 301 à 400 tonneaux 160fr le jour
de halage , 80fr par jour et 10fr pour chaque dix tonneaux en sus pour le premier jour, 5fr ensuite... art.15 Quand le commerce ne pourra pas fournir les
ouvriers nécessaires pour réparer les navires, le gouvernement du protectorat
mettra des ouvriers à la disposition des armateurs, consignataires, capitaines ou
patrons... surveillants 10fr par jour... ouvriers de profession 5fr par jour...
manoeuvres 2,5fr par jour... art.17 Il est expressément défendu aux capitaines
des bâtiments en radoub d’établir dans l’arsenal des ateliers de charpentage, de
voilerie... signé Bonard commissaire de la République aux îles de la Société,
commandant de la division navale de l’Océanie. »
Notons que, alors que les opérations font appel à des personnels et
à des matériels des deux services, service local et service marine, les
paiements effectués par les clients particuliers sont perçus au bénéfice
du budget du service local.
Peut-être à cause de récriminations du secteur privé à la suite de la
parution de son arrêté du 18 mai 1851, Bonard décide de mettre en
application son idée de concéder à un particulier l’exploitation de la
cale de halage à partir du 1er mars 1852, et il demande tardivement, probablement fin 1851, l’accord du ministre pour ce faire.
120
�N°307-308 Août/Octobre
Début 1852, la construction de la cale de halage définitive est
proche de son achèvement. Bonard l’annonce dans le discours qu’il
prononce lors de la séance d’ouverture de la session de 1852 de l’assemblée législative des îles de la Société tenue le 1er mars, que l’on
trouve dans sa version en langue tahitienne dans le n°10 de Te Vea no
Tahiti du 4 mars 1852 :
« La cale de halage, qui va être terminée, et sur laquelle vous verrez monter un navire avant la fin de la session, est une nouvelle source de prospérité pour le pays ; que vos jeunes gens continuent, comme ils le font à la
compagnie indigène, à apprendre les métiers de charpentier, de forgeron,
etc. et, dans peu d’années, quand ils sauront leur état, les navires qui viendront se réparer leur donneront une occupation lucrative et continuelle qui
leur permettra de vivre dans la plus grande aisance, eux et leur famille. »
13 mars 1852 : premier halage d’un bâtiment sur la cale
de halage.
En effet, quelques jours plus tard, et bien qu’elle ne soit pas encore
complètement achevée, la cale de halage reçoit un petit bâtiment : c’est
le brig de l’Etat l’Ana qui est le premier à y être halé, comme Bonard en
rend compte au ministre par sa lettre du 15 mars 1852 :
« Le 13 mars 1852, le brig l’Ana a été mis sur le chantier en présence d’un
immense concours de la population européenne et indigène ; l’opération
a duré une heure en employant 40 hommes ; en doublant le temps, on
ferait la même opération avec 20 hommes, l’appareil étant à deux forces...
l’opération a parfaitement réussi sans le moindre affaissement du chemin
de fer... Deux navires du commerce se sont faits inscrire pour succéder à
l’Ana... il reste à prolonger l’avant-cale de 20 mètres, qui sont déjà en
grande partie creusés, à revêtir les quais de pierres taillées et de maçonneries pour éviter les éboulements ; ces travaux augmenteront très peu la
dépense totale. »
Bonard est fier d’écrire au ministre dans sa lettre du 12 avril 1852 que :
« …la cale de halage continue à fonctionner bien que non terminée complètement, et qu’elle a déjà servi à la réparation de sept navires de différentes nations. »
Bonard, qui a quitté Papeete le 24 juin 1852 sur la Thisbé, signe le
12 août 1852 à Rio de Janeiro un compte rendu au ministre dans lequel
il écrit qu’il a remis le service à Page le 16 juin et que : « la cale de
halage fonctionne quoique non encore entièrement terminée pour les
121
�grands navires. Elle n’a cessé d’être occupée depuis le milieu de mars
jusqu’à mon départ... Le quai d’abattage est à peu près fini. »
Le capitaine de vaisseau Page, nommé par décret du 5 septembre 1851 commandant de la division navale de l’Océanie, et
commissaire de la République aux îles de la Société, a quitté
Brest sur la corvette Artémise le 28 novembre 1851 ; il arrive
à Papeete le 14 juin 1852 et prend ses fonctions le 16 juin,
Bonard partant sur la Thisbé le 24 juin.
Début juin, on ne sait pas si c’est avant ou après la prise de fonctions
de Page, la cale de halage subit une avarie qui la rend indisponible.
Page en rend compte au ministre par lettre du 13 juillet 1852, dans
des termes qui ne sont pas ceux de son prédécesseur :
« ...mais dans notre précipitation enfantine de voir fonctionner notre oeuvre, nous ne nous sommes pas donné le temps d’affermir le sol, de consolider l’avant-cale ; aux premiers essais, tout a fléchi, de nombreuses ruptures ont eu lieu, et ce magnifique instrument d’une civilisation européenne
est là entre nos mains, abandonné à un climat destructeur... il me faudra 6
mois au moins de travaux, et 50 000fr de dépenses pour... »
La réponse de Ducos à l’intention annoncée par Bonard, mais non
mise à exécution, de concéder l’exploitation de la cale de halage, arrive
à Papeete le 29 juillet 1852 par le navire du commerce Velaco, dans une
dépêche en date du 31 mars 1852 :
« Mr Bonard a reconnu avec raison l’importance qu’il y aurait à donner
aux navires en relâche des moyens de réparation et il a donné suite, ainsi
qu’il y avait été autorisé, au projet de cale de halage commencé par Mr
Lavaud. Il y avait à décider si cette cale serait tenue en régie par les soins
directs de l’administration, ou si elle serait affermée. Peut-être eut-il été
bon que l’administration fit d’abord l’épreuve de l’administration directe
; elle eût ainsi appris par expérience quelles devaient être les conditions
du fermage auquel elle aurait plus tard consenti. Mr Bonard, tout en se
prononçant pour l’affermage immédiat, m’a demandé à cet égard une
décision préalable que je n’aurais pas pu lui faire parvenir en temps utile,
car il avait fixé l’adjudication du fermage de la cale au 1er mars 1852, et
ses communications à ce sujet ne me sont parvenues qu’en décembre. En
l’état des choses, je ne puis qu’attendre le compte qui m’aura été rendu par
vous de la suite de cette importante affaire. »
On a vu plus haut que, contrairement à ce que mentionne cette
dépêche, Lavaud n’a pas commencé la construction de la cale définitive.
122
�N°307-308 Août/Octobre
Par cette même dépêche signée de Ducos, Bonard reçoit la réponse
au désir que Bonard avait exprimé auprès du ministre de pouvoir proposer des magasins hors douane, d’une part aux baleiniers pour y
stocker leur matériel de pêche entre deux campagnes et leurs barils
d’huile, d’autre part aux navires de commerce qui exercent leur négoce
dans le Pacifique sud comme entrepôts relais : il est « autorisé à pourvoir, si besoin est, à la construction des magasins dont il s’agit, sur les
fonds de la caisse de réserve, à condition que la dépense ne s’élèvera pas
au dessus de 30 à 40 000 francs. »
Un mois après son premier compte-rendu, ayant résisté au pessimisme de Audenet, Page envoie au ministre une lettre en date du 20 août
1852 nettement moins alarmiste :
« J’ai quelques inquiétudes sur les réparations à faire à notre cale de
halage ; j’espère cependant que nous arriverons à la faire servir sans avoir
recours aux grands moyens signalés comme indispensables par l’ingénieur
des constructions navales, et qui nous entraîneraient à des dépenses considérables. »
La cale est à nouveau disponible mi-septembre 1852. Page en rend
compte au ministre par note du 19 septembre 1852 : « Notre cale de
halage fonctionne mais avec des précautions et des soins infinis. Je suis prêt
à livrer au commerce un très beau magasin d’entrepôt qui nous coûte à
peine quelques centaines de francs », et le Messager de Tahiti mentionne
dans son numéro du 26 septembre 1852 le séjour sur la cale de la goélette
de l’Etat Aoraï du 16 au 26 septembre et, dans son numéro du 10 octobre
le séjour sur cale de la goélette Joséphine du 28 septembre au 7 octobre ;
le numéro du 18 octobre mentionne encore de nouveaux halages.
Les travaux de remise en état se sont déroulés en juillet et août, ce
que, on le verra plus loin, le Messager de Tahiti du 9 janvier 1853 rappelle sans trop l’avouer « pendant les deux mois qui suivent, c’est-àdire en juillet et août, ces halages ont été suspendus pour terminer certains travaux de dragages et de pose des rails. »
Une lettre de Page au ministre, dont la date est inconnue, l’informe
que la goélette armée Hydrographe a été halée sur la cale après réparation
de celle-ci ; on sait que c’est ce bâtiment qui transporte à Ana’a les
troupes qui vont réprimer l’insurrection de décembre 1852 dans cette île.
123
�Fort de l’accord de Ducos contenu dans la dépêche du 31 mars
1852 reçue le 29 juillet 1852, Page fait publier dans le Messager de
Tahiti n°2 du 3 octobre 1852 un avis annonçant son intention d’ouvrir
à l’arsenal, à titre d’essai, un entrepôt de douane, en particulier pour les
baleiniers, et il demande l’avis de la chambre de commerce ; celle-ci
répond par un avis favorable et des évaluations de besoins, dans le
Messager de Tahiti n°5 du 24 octobre 1852.
Construction à partir d’octobre 1852 des premiers ateliers
et magasins. L’arsenal ne doit pas faire de concurrence au secteur privé.
Le succès de la cale de halage et du quai d’abattage auprès des
navires de commerce fait apparaître l’intérêt de disposer d’ateliers en
plus des magasins.
Pour la construction de ces ateliers et magasins, une solution originale est proposée aux chefs tahitiens par un appel rédigé en langue tahitienne inséré dans le journal Te Vea no Tahiti, la traduction en français
étant publiée dans le numéro du 17 octobre 1852 du Messager de Tahiti :
« A tous les chefs de district, hui-raatira, et personnes notables de Tahiti et
Moorea. La cale de halage, à elle seule, coûte déjà au Trésor près de 100
000fr... A côté de la cale de halage, et devant le quai d’abattage, il y a nécessité d’élever des abris pour les bois, pour les ateliers de charpentage, pour
les forges et la serrurerie, pour recevoir tout ou partie des cargaisons et
loger les équipages des bâtiments en réparation.... Ce sont ces magasins,
ces ateliers pour lesquels des cases en bois, couvertes en pandanus, suffiront, que les Indiens peuvent très bien et très rapidement faire... Que chacune des grandes divisions de l’île exécute sa case et envoie ses délégués
l’établir à Fare Ute. En moins de deux mois, avant la récolte des oranges,
tout sera fini. Sur chaque case on inscrira le nom de la portion de l’île qui
l’aura fournie. L’ouvrage terminé, le gouvernement donnera une grande
upa-upa en consécration de ce fait, et les indigènes pourront être fiers
d’avoir contribué à une bonne oeuvre, utile à tous et qui répandra sur l’île
entière d’incontestables avantages. »
Le projet est adopté par les chefs, et on se met rapidement au travail. Te Vea no Tahiti ne manque pas de stimuler l’énergie des bâtisseurs
en même temps qu’il leur délivre quelques recommandations techniques. Le Messager de Tahiti en publie la traduction en français dans
son numéro du 7 novembre 1852 :
124
�N°307-308 Août/Octobre
« Les tiges de burau destinées à faire les murs et les cloisons doivent être aussi
serrées que possible, afin de bien abriter les ateliers intérieurs contre les pluies
torrentielles que les vents d’ouest poussent avec violence sur la pointe de Fare
Ute » et « Ce sont des cases indiennes, de forme bien indienne que nous voulons retrouver là au milieu des travaux de la plus haute civilisation européenne ; il faut que les indiens y attachent leur nom et leur cachet... Eh ! Ne
sera-ce pas un beau spectacle de voir réunies ainsi dans une oeuvre de paix et
de grandeur nationale toutes les tribus de l’île, naguère encore hostiles les unes
aux autres et presque toujours en guerre ! Et les habitants de la presqu’île de
Tairabu, et les hommes d’Hitiaa, et ceux de Mataiea, et ceux de Papara ! »
On peut suivre les achèvements successifs des bâtiments dans Le
Messager de Tahiti : celui d’un premier magasin dans le numéro du 14
novembre 1852, d’un deuxième dans le numéro du 28 novembre 1852,
et d’un troisième qui, construit par Moorea, conservera le nom de
« magasin de Moorea », dans le numéro du 12 décembre 1852.
Ce même numéro annonce une grande fête pour leur inauguration.
« C’est le 22 de ce mois que les chefs et les habitants sont convoqués à la
faarearea raa, le gouverneur se trouvera avec plaisir au milieu d’eux. » Le
numéro du 26 décembre 1852 publie le compte-rendu de la fête, à
laquelle la Reine et le Gouverneur participent.
Il faut croire que les prestations de travaux et les cessions de matériels vraisemblablement consenties par l’arsenal à l’occasion des premiers halages de navires du commerce, soulèvent quelques craintes
chez les entrepreneurs locaux de la profession, dont certains exploitent
d’ailleurs des quais d’abattage, car on trouve l’avis suivant dans le
numéro du 31 octobre 1852 du Messager de Tahiti :
« L’administration se garde bien d’établir une concurrence avec les particuliers car, dans une lutte si inégale, il en résulterait une prompte ruine
pour les spéculations privées. La direction de l’arsenal n’accorde aux capitaines les demandes qui lui sont faites que lorsqu’il est impossible de se
procurer en ville les ouvriers ou les matières indispensables aux travaux
des constructions navales. »
Premier bilan de l’activité du port, et de la cale de halage
depuis sa mise en service ; le conseil des travaux de la marine
confirme l’intérêt de cet équipement.
Le Messager de Tahiti n°2 du 9 janvier 1853 publie un intéressant
compte rendu :
125
�« Du 13 mars au 26 juin, 7 bâtiments ont été halés sur cale. Pendant les
deux mois qui suivent, c’est-à-dire en juillet et août, ces halages ont été suspendus pour terminer certains travaux de dragage et la pose des rails. Du
2 septembre au 31 décembre, 8 bâtiments ont occupé successivement la
cale de halage ; 2 ont été abattus en carène... 177 bâtiments de commerce
ont mouillé sur rade. Le mouvements des bâtiments de l’État a été considérable : 45 ont mouillé sur rade, 46 sont sortis, 5 bâtiments de guerre
anglais ou suédois, 1 hawaïen, ont jeté l’ancre à Papeete. »
A Paris, le conseil des travaux de la marine se tient informé de
l’avancement des travaux de la cale de halage de Papeete, et il en débat
au cours de sa réunion du 29 janvier 1853 dont procès-verbal :
« …le conseil a reconnu que les ingénieurs chargés de ce travail avaient
déployé beaucoup d’intelligence et d’habileté, qu’ils avaient su tirer un
excellent parti des ressources fort restreintes mises à leur disposition » ;
ayant appris l’affaissement de l’avant de la cale survenu début juin
1852 :
« …le conseil croit que le moyen le plus simple de consolider l’avant-cale
consisterait à remplacer les traverses ainsi que les longrines placées sous
les rails par des pièces d’un plus fort échantillon en les rendant solidaires
et que si ce moyen était reconnu insuffisant, il conviendrait alors de prolonger jusqu’au bout de l’avant-cale le massif en béton hydraulique dont est
formée la partie de la cale située hors de l’eau »,
et il conclut son examen par :
« Le conseil croit en outre devoir exprimer l’opinion que l’établissement
d’une cale de halage à Taïti lui paraît d’une très grande utilité, et qu’il est
de la plus haute importance pour le développement du commerce de cette
colonie que ce travail soit consolidé et complètement terminé. »
On note qu’il n’est plus fait mention de besoins de la marine de
guerre, mais uniquement de l’intérêt que présente cet équipement pour
le développement économique.
La cale de halage est à nouveau indisponible de fin janvier
à fin avril 1853 à cause de l’accident de l’Emeline.
La cale de halage est à nouveau endommagée fin janvier 1853 dans
des circonstances décrites dans une lettre du capitaine du navire en
cause, Green, publiée dans Baleiniers de Tahiti de la Société des
Océanistes. Le 21 janvier 1853, le brick américain Emeline subit en
pleine mer des dommages du fait d’un fort coup de vent, puis il touche
126
�N°307-308 Août/Octobre
le récif le 25 janvier dans la passe de Papeete « ses marchandises furent
déchargées et consignées dans les entrepôts du gouvernement » pour
qu’il puisse être halé, mais « pendant que les ouvriers de l’administration faisaient monter le brick sur la cale de halage, il tomba hors du berceau et demeura là comme une épave. On ne pouvait ni le faire monter,
ni le faire descendre, et le capitaine Green l’abandonna aux autorités
françaises réclamant 16 000 dollars pour son bateau, sa cargaison et
tout le préjudice causé ». La suite est rapportée dans le Messager de
Tahiti du 1er mai 1853 :
« Le brick-goëlette l’Emeline, de Mystic, de 197 tonneaux, a été halé sur
la cale mercredi dernier (27 avril). On se rappelle que ce navire avait fait
l’objet d’une première tentative de halage qui n’avait pas réussi et qui avait
entraîné des avaries dans l’avant-cale. Le capitaine, craignant sans doute
que les frais d’attente ne fussent trop considérables, et que la voie d’eau
qu’il avait demandé à réparer ne l’entraînât à des travaux dispendieux,
s’était résolu à le mettre à l’encan où il fût adjugé pour une somme de
12.500fr. L’opération de halage, qui a eu un succès complet, a fait reconnaître que l’Emeline est en excellent état, qu’avec quelques centaines de
francs de réparations seulement, ce navire pourra être mis en mesure d’entreprendre toute campagne à laquelle on voudrait l’affecter et que si on
doublait à neuf sa carène, il naviguerait facilement pendant 8 années, sans
que sa coque exigeât la plus petite réparation. »
Page dote l’arsenal de Fare Ute de l’autonomie financière
en mai 1853.
Peut-être pour financer la remise en état de la cale, Page met en place
en mai 1853 un dispositif dont l’orthodoxie vis-à-vis des principes de la
comptabilité publique déjà en vigueur à l’époque est plus que douteuse :
d’une part il crée par ordre du 4 mai 1853 une « caisse de l’arsenal »
autonome, en précisant que « Mr le directeur de l’arsenal tiendra la
comptabilité de cette caisse », et d’autre part, par un second ordre du
même jour, après avoir rappelé que c’est uniquement « quand le commerce ne pourra pas fournir les ouvriers nécessaires pour réparer les
navires, le Gouvernement du Protectorat en mettra à la disposition des
armateurs, consignataire, capitaines ou patrons », il majore de moitié
les tarifs de main d’’œuvre de l’arsenal facturée aux particuliers qui
avaient été fixés par l’arrêté du 19 mai 1851, le montant de la majoration
127
�devant être « retenu pour être versé à la caisse de l’arsenal et subvenir
aux dépenses de cette direction. »
Le Messager de Tahiti vante à nouveau les mérites de l’arsenal dans
son numéro du 2 octobre 1853 :
« Dès aujourd’hui nous n’hésitons pas à le proclamer : Fare Ute est l’arsenal le plus puissant de tout l’océan Pacifique... La corvette à vapeur Prony
a fait, dans sa traversée de Callao à Taïti, des avaries de la nature la plus
grave : elle est arrivée avec quatre bielles brisées ou tordues ; qu’on se
représente combien sont énormes ces pièces de fer d’une machine à
moyenne pression de la force nominale de 300 chevaux, mais en réalité de
400 ! Ces pièces ont été forgées, réparées et refaites dans nos ateliers en
moins d’un mois. »
A Paris on est très satisfait de la cale de halage de Papeete, comme en
témoigne la lettre du ministre Ducos à Page en date du 31 octobre 1853 :
« ...et que la cale de halage continue à être d’un utile secours pour la navigation des mers du sud. J’ai fait insérer au Moniteur et communiquer aux
chambres de commerce de nos ports les renseignements que le Messager
de Taïti contient à ce sujet. Vous me demandez de vous envoyer des munitions navales pour l’arsenal de Fare Ute. Je suis avec intérêt le développement que vous avez donné à cet établissement et je suis prêt à vous faire
expédier les approvisionnements qui peuvent vous être utiles. »
En février 1854, une tornade passe sur l’arsenal qui subit
des dégâts importants. Page en profite pour agrandir et améliorer les moyens d’échouage et les ateliers, et pour établir un
parc à charbon dans l’enceinte de l’arsenal.
Une tornade ravage en février 1854 certains des bâtiments en matériaux locaux construits en 1852 ; c’est l’occasion de les reconstruire en
dur, comme Le Messager de Tahiti le rapporte dans son numéro du 12
février 1854 :
« Il y a 8 jours, dans la nuit du samedi au dimanche, un tourbillon de vent
a passé sur l’arsenal de Fare Ute et a complètement renversé le magasin des
forges et le hangard37 des embarcations ; aujourd’hui le hangard est rétabli
et le gouverneur a ordonné la construction d’un bâtiment en briques pour
les forges et la serrurerie dont les fondations seront commencées demain
matin lundi, et qui sera terminé d’ici à 3 mois. »
37 Orthographe dans les documents de l’époque.
128
�N°307-308 Août/Octobre
L’achèvement de tous ces travaux est célébré par Le Messager de
Tahiti dans son numéro du 2 avril 1854 :
« Les deux établissements les plus importants de cet arsenal sont, on le sait,
la cale de halage et les quais d’abattage... C’est un spectacle curieux de voir
cette pointe de sable et de corail, encore à demi-couverte par la mer il y a un
an, encombrée aujourd’hui de navires, les uns halés au milieu des cocotiers,
trois grands mâts inclinés à la fois sur les quais d’abattage, et une foule d’ouvriers et de matelots se pressant à l’entour. Et que de constructions utiles s’y
sont élevées rapidement ! un parc à charbon est sorti de l’eau en un mois ;
un second quai d’abattage très puissant n’a demandé que vingt jours d’exécution ; le premier a été refondu et mis en état de recevoir un vaisseau à trois
ponts ; deux hangards renversés par une trombe de vent ont été reconstruits ; l’atelier des forges emporté par le même tourbillon va être remplacé
par une construction en brique dont les fondements sortent déjà de terre ;
les cabestans d’abattage qu’on attachait aux troncs des cocotiers vont reposer
sur de solides plate-formes en béton ; quais ; gare pour les embarcations,
ateliers de toutes sortes, tout marche de front, tout s’élève rapidement. Une
grande cloche à plongeur a été construite pour terminer la cale de halage qui
exige encore quelques mois de travaux. Et l’emploi de cet instrument rend
beaucoup plus certain et plus régulier le halage des navires. En présence de
tant d’importants ouvrages peut-on s’étonner de voir chaque jour arriver de
nouveaux navires sur la rade naguère si déserte de Papeete ? »
On y lit les listes des navires halés sur cale et abattus en carène à
l’arsenal pendant les six mois précédents, avec le détail et le prix des travaux réalisés ; on peut y noter que le plus gros navire halé est une goélette chilienne de 436 tonneaux et le plus gros abattu un trois mâts américain de 421 tonneaux.
Le gouvernement du protectorat continue à prévoir d’améliorer
l’arsenal, puisqu’on trouve un procès-verbal du conseil des travaux en
date du 15 avril 1854 en ce sens :
« Le ministre a renvoyé à l’examen du conseil un projet de construction
d’une conduite d’eau pour l’arsenal de Fare Ute à Papeete. Ainsi qu’il
résulte de ces documents, les fontaines et les aiguades existant actuellement
dans la ville de Papeete sont insuffisantes. La presqu’île de Fare Ute, où se
trouvent la cale de halage, le quai d’abattage et les magasins du commerce,
d’une part, et le quartier avoisinant, où se porte la population industrielle
et commerciale d’une autre, manque complètement d’eau. Il s’agirait de
créer sur ces deux points importants deux aiguades et huit fontaines nouvelles... Avis : 1°) le projet proposé pour Papeete est susceptible d’être
approuvé en principe, mais il doit subir des modifications... »
129
�A partir d’avril 1854, l’arsenal de Fare Ute fonctionne à la
satisfaction de tous, mais sous un régime ambigu de gestion
mixte marine-protectorat.
Le Messager de Tahiti, qui ne ménage pas ses louanges à l’arsenal,
mentionne dans son numéro du 6 août 1854 que ses magasins renferment 55 285 barils d’huile de baleine ou de cachalot appartenant à des
baleiniers sur cale ou abattus en carène.
Le gouverneur Page, qui a toujours été un chaud partisan de l’arsenal, ne manque pas d’évoquer le sujet dans le discours qu’il prononce
lors de la séance d’ouverture de l’assemblée législative tahitienne, le 20
août 1854 :
« Comme couronnement de cette oeuvre d’amélioration, l’arsenal de Fare
Ute avec sa cale de halage et ses deux magnifiques quais d’abattage où
chaque semaine nous réparons quelque nouveau navire, avec ses dépôts de
charbon, ses vastes magasins élevés par vos propres mains, ses hangards,
ses forges nouvellement construites en briques, sa ligne de quais en béton
auxquels il ne manque plus que quelques mètres pour être achevés, Fare
Ute offre un tout complet qui assure à votre port un grand mouvement d’affaires. »
Le Messager de Tahiti atteint au lyrisme en décrivant les moyens de
l’arsenal dans son numéro du 5 novembre 1854 :
« Contre les quais de Fare Ute, le clipper anglais Swarthmore grand trois
mâts de 2600 tonneaux, moitié en fer, moitié en bois, est abattu sur le côté.
Ce colosse contraste avec les dimensions si réduites de notre arsenal et
semble l’écraser de son volume. Disloqué dans ses oeuvres vives par le
mauvais temps, ce navire a besoin de visiter tous les rivets de ses flancs,
d’en remplacer une partie et de consolider les cloisons intérieures qui
relient entre elles toutes les parties de la coque. Le succès de cette grande
opération ne paraît pas douteux. Il est à regretter que le Swarthmore n’ait
pas été halé sur la cale, et la chose était possible, car le poids du
Swarthmore n’est pas en proportion avec son immense volume. Mais cet
établissement qui va être complété dans le courant de la semaine n’a pas
été achevé au gré de l’impatience, d’ailleurs fort naturelle, des intéressés,
et le navire a été abattu. Il a fallu de longs travaux et bien difficiles avec nos
moyens si restreints pour mener à fin la cale de halage. Creuser de profonds sillons dans la roche coralline à douze pieds sous l’eau pour y établir
les énormes pièces de bois qui doivent supporter les rails, c’est un travail
à la fois délicat et souvent entravé par les courants qui affouillent et envasent le fond. Ici la persévérance est la première qualité et la direction du
130
�N°307-308 Août/Octobre
génie en a fait la preuve depuis un an. Mais enfin la cale est terminée, on
pourra désormais haler des bâtiments du poids de 600 tonneaux et quelque
jour, avec des modifications à la machine et un prolongement de rails, de
800 tonneaux, c’est-à-dire à peu près tous les navires baleiniers ou autres
qui fréquentent ces parages. Les deux quais d’abattage sont en plein exercice et rendent chaque jour d’utiles services, on les a pourvus de plateformes où sont établis de puissants moyens de traction. En avant des quais,
une cale de halage plus petite que la première et destinée aux embarcations
et aux navires légers du cabotage est à peu près terminée. Il ne reste plus
qu’à y poser les rails. Le bâtiment des forges construit en entier avec des
briques du pays est achevé. La simplicité du plan, le soin de toutes les parties donnent à cet établissement un cachet d’élégance qui en fait comme un
joyau au milieu des constructions en bois et en chaume du pays. Mais ce
qui nous importe ici c’est la puissance des feux qui y sont réunis. Quand les
bâtiments à vapeur avariés viendront chez nous chercher du secours nous
ne serons plus embarrassés de forger les grosses pièces de leurs machines.
Ces ateliers, ces machines, avec les trois vastes magasins construits par les
indigènes, avec les hangards des embarcations et du charpentage forment
un ensemble presque complet et qui donne toute sécurité de radoub à tous
les navires qui passent à travers l’Océan Pacifique. Comment ne peut-on
regretter que l’épidémie qui vient de ravager nos îles n’ait pas permis au
projet d’amener dans l’arsenal un cours d’eau qui eut approvisionné les
bâtiments de toute sorte. Mais l’avenir, et un avenir prochain, complètera
l’oeuvre. En reportant nos regards en arrière, si nous nous rappelons ce
qu’était naguère Fare Ute, c’est-à-dire une mince langue de sable couronnée de cocotiers, et si nous contemplons ensuite ce vaste espace
aujourd’hui remblayé, couvert d’établissements si utiles, exécutés avec des
moyens si faibles, nous ne pourrons nous défendre d’admirer la force de
la persévérance quand elle s’applique à un but utile et bien défini ; c’est
bien à Fare Ute qu’on peut répéter cette parole du poète classique : Labor
omnia vincit improbus. »
Fin 1854, du Bouzet augmente une nouvelle fois les tarifs
de l’arsenal et supprime la caisse de l’arsenal.
Le capitaine de vaisseau du Bouzet arrive à Papeete le 18 novembre
1854, prend ses fonctions le 20 novembre, Page partant sur la Moselle
le 21 novembre.
Du Bouzet, parmi les 45 pages du document signé du ministre, daté
du 17 mai 1854, et intitulé « Instructions générales sur le gouvernement et l’administration des établissements français de l’Océanie », a
reçu comme consignes :
131
�« …de refaire les fondations de la cale de halage de manière à la préserver des accidents déjà éprouvés et qui ont eu pour cause la faiblesse de la
première assiette donnée à cet appareil ; d’étendre et consolider le quai
d’abattage sur lequel beaucoup de navires demandent à s’attacher pour
visiter et réparer leur carène sans recourir au halage ; d’amener l’eau dans
l’arsenal par un canal dont le projet a été envoyé à mon département ;
d’exhausser et élargir le quai de l’arsenal. »
Dans le rapport en date du 20 novembre 1854 qu’il adresse au
ministre aussitôt après sa prise de fonctions, du Bouzet écrit :
« L’arsenal de Fare Ute est dans une excellente situation, la cale de
halage est tout à fait réparée et fonctionne, m’a-t-on dit, très bien. »
Peu de temps après sa prise de fonction, du Bouzet décide une augmentation des tarifs par l’arrêté du 13 décembre 1854, et il en profite,
sans doute en pensant à ce qui s’est passé avec l’Emeline l’année précédente, pour préciser la répartition des responsabilités en cas d’accident :
« Considérant que la cale de halage et le quai d’abattage de l’arsenal de
Fare Ute sont entièrement terminés et offrent maintenant toutes les garanties désirables de solidité et de bonne exécution... attendu que les prix trop
modiques des tarifs annexés à l’arrêté du 15 mai 1851 pour ces deux objets
sont onéreux au Trésor et que les circonstances permettent actuellement de
les élever dans une juste mesure... art.3 les opérations de halage sur la cale
seront toujours exécutées par les soins et sous la direction de l’ingénieur
maritime. Quand l’administration se chargera d’exécuter le halage sur cale
ou l’abattage en carène des bâtiments du commerce, les capitaines, armateurs, etc. ne seront pas responsables des avaries qui pourraient survenir à
la cale ou aux quais d’abattage par suite de ces travaux. Pendant ces opérations, l’avis des capitaines, armateurs, etc. sera toujours entendu pour les
précautions qu’ils désirent prendre, mais l’administration décline toute
responsabilité d’avaries quelconques que les bâtiments pourraient avoir à
souffrir pendant l’exécution de ces travaux. »
En même temps, du Bouzet, qui paraît plus respectueux des principes de la comptabilité publique que son prédécesseur, supprime la
caisse de l’arsenal par un arrêté en date du 18 décembre 1854 dont l’article 3 stipule :
« Toutes les sommes dues à l’Etat par les capitaines du commerce, armateurs, etc. pour salaires d’ouvriers seront versées par eux au Trésor sur état
dressé par la direction de l’arsenal. »
Le triomphe de la cale de halage intervient le 2 mars 1855 avec la
132
�N°307-308 Août/Octobre
mise au sec de la Sarcelle, corvette de charge à voiles de la marine impériale, dont le Messager de Tahiti du 11 mars 1855 publie un compte
rendu enthousiaste :
« Le vendredi 2 mars, dans l’après midi, la corvette Sarcelle a été halée sur
la cale de Fare Ute ; cette opération délicate s’est effectuée fort heureusement et en présence de Mr le Commissaire impérial par intérim38, ainsi que
d’un grand nombre d’officiers et d’employés de la colonie. Ce bâtiment est
le plus grand qui ait jamais été monté ici ; par ses dimensions, par la force
de son échantillon, il représente un navire de commerce d’environ 800 tonneaux. Ainsi le problème dont on a mis si longtemps la solution en doute
est résolu aujourd’hui ; nul ne pourra plus désormais, pour soutenir une
opinion défavorable, s’appuyer sur la faiblesse présumée, ni de l’appareil,
ni des maçonneries, pas plus que sur les difficultés de l’exécution.
L’expérience est là pour répondre aux insinuations ou aux suppositions que
la malveillance ou l’ignorance pourront chercher à répandre. La Sarcelle a
changé un grand nombre de feuilles de cuivre et a été remise à l’eau
dimanche entre midi et une heure. »
Cet article fait apparaître que, visiblement, la cale de halage devait
gêner quelques intérêts...
L’opération, recommencée deux mois après avec un navire encore
plus grand, la corvette de charge à voiles Prévoyante, fait l’objet d’un
nouvel article dans le Messager de Tahiti du 13 mai 1855 :
« Mardi 8 mai, dans l’après midi, la corvette Prévoyante commandée par
Mr Laurent lieutenant de vaisseau, a été halée sur la cale en présence de Mr
le commissaire impérial par intérim, d’un grand nombre d’officiers de la
division, et de quelques personnes venues pour voir monter ce navire, le
plus grand de tous ceux pour lesquels on ait encore fait cette opération ;
sauf quelques difficultés pour présenter le bâtiment sur le ber, occasionnées par la brise, elle a parfaitement réussi et a été favorisée par un temps
magnifique. »
De janvier à octobre 1857, la cale de halage est à nouveau
indisponible à la suite d’une nouvelle avarie.
Une nouvelle avarie survient le 14 janvier 1857, lors du halage du
baleinier Sheffield, dont le Messager de Tahiti du 18 janvier 1857 rend
38 L’intérim de du Bouzet, alors en Nouvelle-Calédonie, est assuré par le capitaine de frégate Roy commandant particulier
de Tahiti.
133
�compte. La réparation dure jusqu’à la mi-juillet 1857, date à laquelle la
cale est à nouveau disponible, comme le mentionne le Messager de
Tahiti du 19 juillet 1857 :
« Notre cale est enfin réparée de la grande avarie qui lui avait été causée
par le halage du baleinier Sheffield, avarie occasionnée surtout par l’entêtement du capitaine qui n’avait pas voulu décharger entièrement pour alléger son navire ; aussi, dorénavant aucun bâtiment ne sera halé que
lorsqu’il sera dans les conditions strictement voulues par le directeur de
l’arsenal. »
Les ateliers continuent à s’équiper, comme le montre l’information
suivante parue dans le Messager de Tahiti du 13 septembre 1857 :
« Dans le but de faciliter les réparations des bâtiments, on vient de
construire à l’arsenal une étuve dans laquelle, d’après les expérimentations
qui ont déjà été faites pour les réparations de la corvette Perdrix, on pourra
faire chauffer des bordages pour les plus grands navires, ce qui évitera des
dépenses considérables, tant en matières qu’en main d’œuvre. »
Les prestations de l’arsenal sont appréciées par les navires du commerce, comme en témoigne le capitaine Baxter Downs du baleinier
Bartholomew Gosnold dans le numéro du Messager de Tahiti du 14
février 1858 :
« Mon navire a été complètement réparé à Papeete et pour un prix plus
raisonnable que dans aucun autre port de l’océan Pacifique. Je recommande vivement à tout capitaine de navire désirant faire réparer son navire
ou le ravitailler de toucher à ce port. »
Bonard, revenu dans le Pacifique comme contre-amiral commandant la division navale du Pacifique, et arrivé à Papeete le 18 septembre
1858 avec sa frégate amirale Andromède pour y déposer le nouveau
gouverneur, le capitaine de vaisseau Saisset, s’intéresse toujours à la cale
de halage et à l’arsenal : il écrit au ministre dans son rapport du 10
décembre 1858 : « la cale de halage et les quais d’abattage n’ont pas
assez d’ouvriers, et la cale a été cassée par un navire pas assez allégé et
halé sans assez de précautions », évoquant l’avarie survenue en janvier
1857.
Saisset voudrait améliorer la capacité de la cale de halage, puisqu’il
demande au ministre de l’Algérie et des colonies, par lettre du 20 octobre 1858, un crédit de 20 000fr pour « allonger la cale de 20 mètres,
réparer la première assise, et construire un ber neuf à parties mobiles... »
134
�N°307-308 Août/Octobre
L’arsenal fonctionne toujours sous un régime ambigu de
gestion mixte.
Depuis l’entrée en activité progressive de la cale de halage, des quais
d’abattage, des ateliers, et des magasins, les modalités de gestion budgétaire de
ce qui s’appelle maintenant l’arsenal de Fare Ute sont plutôt confuses : certains
des personnels qu’il emploie, dont le directeur, sont mis gratuitement à sa disposition par la division navale de l’Océanie encore appelée service marine, et
les autres sont à la charge du budget du gouvernement du protectorat encore
appelé service local ; une partie des outillages, apparaux et engins flottants qu’il
utilise appartient au service marine et le reste au service local ; les matières et
matériels dépensés pour les travaux sont prélevés là où ils se trouvent, que ce
soit dans le stock appartenant à la division navale ou dans les approvisionnements du protectorat ; les travaux sont réalisés au bénéfice de la division
navale, du gouvernement du protectorat, ou de particuliers, et dans ce dernier
cas les paiements sont versés au budget du protectorat.
On peut résumer ces pratiques par le terme de gestion mixte de l’arsenal par le service local et le service marine, mais en notant que ses
règles n’en sont pas formalisées.
A partir de 1860, afin de séparer les comptes du protectorat de ceux de la marine impériale, le cadre de la gestion mixte
de l’arsenal est progressivement formalisé.
On sait que le décret impérial du 24 juin 1858 crée le ministère de
l’Algérie et des colonies par la réunion de la direction et du budget de
l’Algérie qui relevaient précédemment du ministère de la guerre et de
l’Algérie, et de ceux des colonies qui relevaient du ministère de la
marine et des colonies, et que ce nouveau portefeuille est confié par
Napoléon III à son cousin germain Napoléon-Joseph Bonaparte dit le
prince Jérôme ; cet événement va bouleverser les pratiques de la gestion
mixte à Papeete, comme sans doute ailleurs également.
Le capitaine de frégate Gaultier de la Richerie, qui est déjà commandant particulier de Tahiti et commandant de la subdivision navale de
l’Océanie orientale depuis le 1er décembre 1858, se voit confier le 25
avril 1859 par Saisset, qui quitte Papeete pour la Nouvelle-Calédonie, les
fonctions de commissaire impérial aux îles de la Société par intérim.
135
�Comme on pouvait logiquement s’y attendre à la suite de la création
du ministère de l’Algérie et des colonies, le ministre de la marine,
Hamelin, celui qui succéda à Dupetit-Thouars comme commandant de
la division navale du Pacifique avec la Virginie, ordonne, par dépêche
ministérielle du 7 avril 1860, de séparer nettement les comptes de la
marine et ceux du protectorat.
Pour l’exécution de ces directives, reçues à Papeete le 4 août 1860
par la frégate Isis, Gaultier de la Richerie, qui a été nommé officiellement le 1er juillet 1860 aux fonctions nouvellement créées de commandant des Etablissements français de l’Océanie, commissaire impérial aux
îles de la Société, prend un arrêté « portant organisation provisoire du
service marine à Taïti » en date du 16 août 1860, qui tente de séparer
les comptes du service marine et du service local au sein de l’arsenal,
mais ne supprime pas l’ambiguïté de son statut ; il en rend compte au
ministre de l’Algérie et des colonies par lettre du 25 août 1860.
En 1861, Gaultier de la Richerie confirme la gestion mixte de l’arsenal, qui ne comprend plus la cale de halage et les quais d’abattage, par
un premier arrêté en date du 24 mai 1861 ; un deuxième arrêté en date
du 6 juin 1861 répartit la propriété des composants de l’arsenal et la
charge de les entretenir :
« 12 Arsenal maritime de Fare Ute côte du plan d’ensemble n°29 : propriétaire de l’emplacement : service local ; propriétaire des locaux :
ponts et chaussées (service local) ; destination définitive proposée :
même affectation ; observations ; la dépense d’entretien de ces bâtiments
doit incomber au service marine, sauf la cale de halage et le quai d’abattage
dont la propriété et l’entretien doivent être laissés au service local. »
A partir de 1860, l’exploitation de la cale de halage et des
quais d’abatage est affermée au secteur privé.
On ne sait pas pour quelles raisons, Gaultier de la Richerie reprend
l’idée de Bonard de concéder à un particulier l’exploitation de la cale de
halage et des quais d’abattage, contre un loyer annuel perçu au profit du
budget du protectorat ; une convention de gré à gré en date du 30
décembre 1859, avec effet au 1er janvier 1860, est passée avec MM
Owen et Gooding ; elle a donc pour effet de placer ces ouvrages hors de
la responsabilité de l’arsenal.
136
�N°307-308 Août/Octobre
Un arrêté en date du 27 décembre 1860 prononce :
« Sur la demande des Entrepreneurs... la prorogation de la convention de
gré à gré avec MM Owen et Gooding pour l’affermage, pendant une année
de la cale de halage et des quais d’abatage de l’Arsenal de Fare Ute. »
En 1861, il est décidé, pour remplacer la convention de gré à gré
du 30 décembre 1859, de mettre en adjudication l’exploitation de la cale
de halage et des quais d’abattage pour une période de cinq ans ; un
cahier des charges est approuvé par le conseil d’administration du protectorat le 7 septembre 1861 et publié dans le Messager de Tahiti du 22
septembre 1861 ; la date de l’adjudication est fixée au 1er juin 1862 et
publiée dans le Messager de Tahiti du 9 mars 1862 :
« L’adjudication aura lieu le 1er juin 1862 dans le bureau de l’ordonnateur
f.f. de directeur de l’intérieur... Les apparaux d’abattage et de halage sont
exclus et resteront à l’entière disposition de l’administration qui s’engage à
les louer pendant la première année de l’entreprise... Le magasin dit de
Moorea sera mis à la disposition de l’adjudicataire qui pourra y disposer
ses apparaux et les objets provenant des navires en cours de réparation...
La cale et le ber, et les quais d’abattage seront remis en parfait état à l’adjudicataire... l’entretien... sera à la charge de l’entrepreneur. Nota : la cale
de halage peut recevoir un navire d’environ 600 tonneaux déchargé ou un
navire de 200 à 250 tonneaux avec son chargement ; le ber a une longueur
de 34 mètres et l’on peut avec aisance y assécher un bâtiment d’une cinquantaine de mètres. Les quais ont l’un 62 mètres, l’autre 63 mètres de longueur et sont disposés de telle façon que deux grands navires peuvent être
abattus à la fois. »
Un premier procès-verbal, en date du 1er juin 1862, acte qu’est
reçue « une seule offre, celle de Mr Stringer assisté de Mr Scholerman de
la maison Brander lui servant d’interprète... d’un montant de 3 126 francs
par an... » ; un deuxième procès-verbal, en date du 4 juin 1862, consigne
que « ...une offre de surenchère de 10% est faite par Mrs Owen et
Gooding, d’où réadjudication entre l’adjudicataire provisoire et Mrs Owen
et Gooding... Mr Stringer porte à 4.000 francs, Mrs Owen et Gooding se
retirent ». C’est donc Stringer qui est déclaré concessionnaire.
Gaultier de La Richerie en rend compte au ministre par lettre du 30 juin
1862, en déplorant qu’il n’y ait eu que deux offres, toutes deux locales, alors
qu’il a fait paraître l’appel d’offres dans les journaux de Sydney, San
Francisco, Panama, Payta, Valparaiso, et de Nouvelle-Calédonie, sans compter
les insertions dans des journaux de métropole à la demande du ministre.
137
�Compte tenu du retard avec lequel le ministre a été informé de la
décision d’affermer l’exploitation de la cale, il n’est pas étonnant que la
dépêche ministérielle d’approbation n’est signée que le 10 mai 1862, et
arrive à Papeete après la signature de la convention.
Peu de temps après la prise en mains des installations par le
concessionnaire, un accident survient à nouveau lors du halage, effectué
sous sa responsabilité, du transport de l’Etat Dorade. Pour éviter le
renouvellement d’un tel incident visiblement imputable à l’inexpérience
du concessionnaire, Gaultier de la Richerie prend un arrêté en date du
7 octobre 1862 : « ...le directeur de l’arsenal est chargé de surveiller
les opérations de montée et descente.. », et il écrit à celui-ci le 11 du
même mois « ...à l’occasion du halage manqué de la Dorade... Mr
Stringer est, je crois, un très brave homme qui sera le premier à accepter les dispositions ci-jointes... »
On trouve dans l’annuaire de 1863 la mention suivante :
« Une cale de halage et des quais d’abattage, appartenant à la colonie, ont
été affermés pour cinq années le 1er juin 1862. La cale peut monter des
navires de 400 à 500 tonneaux. Il existe dans le port de Papeete d’autres
quais d’abattage appartenant à des négociants. »
A partir de 1861, la marine impériale porte moins d’intérêt
à l’arsenal de Fare Ute.
A partir du 24 novembre 1860, la marine et les colonies relèvent à
nouveau d’un même ministre, et c’est de Chasseloup-Laubat qui est
chargé de ce portefeuille. Cela n’empêche pas la marine de se désengager
progressivement de l’arsenal de Fare Ute, qui ne rentre plus maintenant
dans ses plans stratégiques, comme le montre la note interne en date du
10 octobre 1861 que la direction du matériel adresse à la direction des
colonies :
« En ce qui concerne le service marine, mon avis est qu’il n’y a lieu d’autoriser aucune dépense nouvelle sur ce point de nos possessions. Il ne faut
pas oublier, en effet, que l’arsenal de Fare Ute, tel qu’il est actuellement
constitué, a fourni des ressources suffisantes à une station navale beaucoup
plus nombreuse que celle d’aujourd’hui, et rien n’indique que l’état des
choses doive le modifier de manière à nécessiter le développement de son
personnel, de son matériel et de ses édifices. »
138
�N°307-308 Août/Octobre
En 1862, le désintérêt de la marine pour l’arsenal de Fare Ute est
confirmé dans une nouvelle note interne au ministère de la marine et
des colonies, que la direction du matériel adresse à la direction des
colonies en date du 5 septembre 1862 « En ce qui concerne plus particulièrement l’arsenal de Papeete, les ressources dont dispose cet arsenal ont suffi aux besoins d’une station navale bien plus nombreuse que
celle qui existe aujourd’hui. »
Paradoxalement, cette position de la marine n’empêche pas d’envisager des investissements dans l’arsenal, puisque le conseil des travaux
de la marine est appelé à examiner des projets le concernant à plusieurs
reprises en 1861 et 1862, et à donner à leur sujet un avis favorable : on
trouve un premier examen fait au cours de sa séance du 13 février 1861
dont le procès-verbal mentionne :
« Le conseil est saisi de l’examen des propositions faites en octobre 1858 par
le gouverneur des Etablissements français de l’Océanie pour les ouvrages suivants : allongement de 10 mètres vers l’aval de la cale de halage, réparation
de la première assise de cette cale avariée par les opérations de halage, ber
neuf à parties mobiles pour faire varier la longueur du portant sur terre, travaux accessoires ; total 20.000 francs. Le prolongement de 10 mètres de la
cale de halage procurera 4,50 mètres d’eau sur l’extrémité de l’avant cale et
facilitera ainsi la mise à terre des bâtiments longs de fort tonnage et en même
temps préservera le bas de l’avant-cale des avaries qui l’ont déjà endommagée. La colonie propose du reste d’employer le système de grillage qui a été
suivi dans la construction de la cale. Adopté. »
Un deuxième examen a lieu au cours de sa séance du 24 juin 1862
dont procès-verbal :
« Le conseil des travaux est appelé à donner un avis sur le projet d’établissement d’un magasin couvert à charbons à construire pour la flotte à
Papeete. La dépense est évaluée à 30 000fr. Mr le commandant des
Etablissements français de l’Océanie n’a pas encore reconnu l’emplacement définitif le plus convenable pour le nouveau magasin, seulement il
annonce que ce sera au minimum de distance de la mer. »
Une troisième fois le conseil s’intéresse à l’arsenal de Fare Ute lors
de sa séance du 15 juillet 1862, au sujet d’un projet de conduite d’eau
potable depuis la cascade Ste Amélie jusqu’à Papeete sur un développement total de 1 670 mètres dressé par le capitaine du génie Thouroude
et pour un devis de 73 400fr : « ...l’arsenal en est complètement privé.
139
�Enfin le filet d’eau qui arrive sur la plage et qui sert pour les navires est
complètement insuffisant pour les bâtiments à nombreux équipages. »
Le 11 octobre 1864 arrive à Papeete le nouveau représentant de l’Etat à Tahiti, de la Roncière.
Pour la première fois, ce n’est pas un marin, mais un fonctionnaire
civil, ancien officier de cavalerie ; il ne peut donc plus, contrairement à
tous ses prédécesseurs, exercer en plus des fonctions de commandant
des Etablissements français de l’Océanie et de commissaire impérial
auprès de la reine des Îles de la Société, celle de commandant de la division navale de l’Océanie.
En 1867, la concession de l’exploitation de la cale de
halage et des quais d’abattage n’est pas reconduite ; ces équipements ne sont pas pour autant réintégrés dans l’arsenal, mais
sont rattachés à la direction du port ; le régime de gestion
mixte de l’arsenal est confirmé en 1874.
La concession de la cale de halage et des quais d’abattage pour une
durée de cinq ans, qui arrive à expiration en 1867, n’est pas reconduite
; ces moyens d’échouage ne sont pas réintégrés dans l’arsenal, mais rattachés à la direction du port, comme on le note dans l’arrêté du 21 mai
1874. « Le directeur de l’arsenal, en qualité de directeur du port, continue à être chargé de l’exploitation de la cale de halage, des opérations
de halage et de mise à l’eau des bâtiments, et du service des quais. »
D’autre part, la cale de halage subit une nouvelle indisponibilité en
1870 ; un avis en français, anglais et tahitien est inséré dans le numéro
du 10 septembre 1870 du Messager de Tahiti :
« Le public est prévenu que la cale de halage de Tahiti est rétablie et réellement
en service. Cet appareil peut recevoir des bâtiments mesurant jusqu’à 45 mètres
de quille. Le tirant d’eau avant ne devra pas excéder 2,30 mètres ; le tirant
d’eau arrière sera calculé à raison d’une augmentation maximum de 6 centimètres par mètre de quille. Les frais de halage et de séjour sur cale demeurent
tels qu’ils ont été fixés par le tarif suivant, du 13 décembre 1854… »
Ces précisions confirment que les projets d’allongement de la cale
et du ber examinés par le conseil des travaux en février 1861 n’ont pas
été mis à exécution.
140
�N°307-308 Août/Octobre
En ce qui concerne les ateliers, un arrêté du 21 mai 1874 confirme
toujours la même organisation de l’arsenal : le directeur est responsable
de tous les travaux effectués dans l’enceinte de l’arsenal et dispose pour
les réaliser de tous les personnels et les matériels qui y sont présents ; le
service marine et le service local continuent à financer l’entretien des personnels et des matériels qui leur appartiennent ; chaque client, service
marine, service local, ou particulier, ne doit supporter in fine que des
charges égales au juste coût des prestations dont il a bénéficié.
L’arsenal, dans lequel les moyens d’échouage sont réintégrés, passe entièrement dans le service local en février 1875 ;
il est consenti un tarif préférentiel à la marine pour compenser
la cession gratuite de ses installations.
Moins d’un an après sa confirmation par l’arrêté de 1874, l’organisation mixte est abandonnée, et la totalité de l’arsenal, auquel sont à
nouveau réunis la cale de halage et les quais d’abattage, devient un établissement du service local, entretenu par le budget local, et ayant officiellement vocation à fournir des prestations au service local, au service
marine, et aux particuliers ; cette nouvelle organisation est définie par
l’arrêté du 25 février 1875 signé du nouveau représentant de l’Etat, le
commissaire de la marine Gilbert-Pierre :
« Nous, commandant des Établissements français de l’Océanie, commissaire de la République aux îles de la Société. Vu les arrêté et instruction en
date du 24 mai 1861 et l’arrêté du 21 mai 1874 concernant l’arsenal de Fare
Ute. Attendu que ces actes ont consacré une organisation mixte donnant une
action directe à tous les services employeurs, mode qu’il convient d’abandonner dans un but de simplification et dans l’intérêt de la colonie, qui supporte les plus fortes dépenses, pour réserver à l’arsenal de Fare Ute le
caractère d’établissement local... art.1 L’arsenal de Fare Ute est créé dans
le but d’offrir à la colonie, à la marine militaire, et aux particuliers, les
moyens de satisfaire aux besoins maritimes qui se produiront... art.2 Cet
établissement est entretenu par le budget local , qui assure le service tant
en personnel qu’en matériel, soit par les ressources propres de la colonie,
soit au moyen de concours que lui prêtent ou les cessions que lui font les
autres services... art.3 L’exécution des ouvrages ou travaux quelconques
effectués pour les services autres que le service local et pour les particuliers, donne lieu à des cessions dans la forme réglementaire... art.4
L’établissement maritime local de Fare Ute est placé sous la direction d’un
141
�fonctionnaire qui prend le titre de directeur de l’arsenal. Le directeur de
l’arsenal exerce ses fonctions sous l’autorité administrative de l’ordonnateur faisant fonction de directeur de l’intérieur. Il correspond avec lui pour
tout ce qui concerne le service qu’il dirige... art.7 Le directeur de l’arsenal
est chargé de l’exploitation de la cale de halage et des quais d’abattage dans
des conditions déterminées par l’arrêté en date de ce jour. Il dirige tous les
travaux à exécuter par les divers chantiers ou ateliers de l’arsenal, quel que
soit le service auquel ils se rapportent. Il est chargé de l’entretien et de la
conservation du matériel flottant et en magasin appartenant au service local
et affecté à la direction de l’arsenal... art.8 Il est également chargé de veiller, après entente avec le commissaire aux approvisionnements, à ce que le
matériel de la flotte soit arrimé avec ordre et soin dans les magasins du service marine, sans avoir toutefois à s’ingérer dans la comptabilité de ce
matériel. Le magasinier comptable est tenu d’obtempérer aux ordres qu’il
donne pour l’arrimage dudit matériel... art.21 Dans la première quinzaine
d’octobre de chaque année, le directeur dresse et remet à l’ordonnateur un
projet de budget pour l’année suivante. Ce budget, qui doit être compris,
sous réserve de modifications s’il y a lieu, au budget général de la colonie,
est joint au projet de budget soumis au conseil d’administration... art.26 Il
sera dressé à cette date(1er janvier 1875), par une commission composée
du directeur de l’arsenal, du commissaire aux approvisionnements et d’un
officier de marine, un inventaire spécial et distinct du matériel en service
appartenant au service marine ou au service colonial, avec appréciation de
leur état et de leur valeur. Les objets pouvant être utilisés seront pris en cession par le service local, et ceux impropres au service seront remis au
domaine pour être vendus aux enchères publiques. »
Cet arrêté comporte un tarif annexé, qui stipule une réduction de
25% sur le tarif au bénéfice du service marine pour compenser la cession gratuite par lui au service local de divers équipements qui lui appartenaient.
Un épisode qui intervient en 1875 montre que l’arsenal est considéré comme de bonne moralité et digne de confiance : un arrêté du 3
juin 1875 place le jeune Tetua, âgé de 9 ans, à l’arsenal pour y subir la
peine de 3 ans de détention dans une maison de correction à laquelle l’a
condamné le tribunal correctionnel par arrêt rendu le 4 mai 1875 ; cet
arrêté expose que :
« Considérant qu’il n’existe pas dans la colonie de maison de correction et
que, vu son jeune âge, il ne peut être interné à la prison centrale de la ville ;
considérant en outre, qu’il y a lieu de chercher à inculquer à cet enfant des
142
�N°307-308 Août/Octobre
principes de travail et de moralité, sans lesquels il retomberait infailliblement dans le vice à l’expiration de sa peine… »
L’inventaire au 1er janvier 1875 prévu par l’article 26 de l’arrêté du
25 février 1875 évalue à 8 092,19 francs la valeur des matériels à céder
au service local par le service marine car lui appartenant et pouvant être
utilisés par l’arsenal.
En 1876, la marine nationale se désolidarise de l’arsenal :
la réduction de tarif dont elle bénéficie est encore augmentée ;
elle n’accepte plus de faire de cession onéreuse de matériel, sauf
exception, ni de fournir de personnel, même à titre onéreux.
En conséquence logique de la transformation de l’arsenal en établissement à statut purement local, les quelques installations implantées
dans le périmètre de l’arsenal qui étaient restées dans le giron de la
marine doivent se transporter ailleurs, comme il est dit dans une lettre
interne au ministère de la marine et des colonies en date du 23 décembre 1875, adressée par la direction du matériel de la marine à la direction des colonies.
« Il résulte des ordres donnés par le ministre... que le magasin du service
marine devait être évacué de l’arsenal et transporté dans un local spécial
complètement indépendant des autres services de la colonie... quant aux
cessions et aux versements, ils ne doivent être autorisés qu’à titre exceptionnel, pour le cas où des travaux urgents viendraient à être interrompus
faute des matières et objets nécessaires, mais alors à la condition formelle
de remboursement immédiat. »
Par sa dépêche du 14 août 1876, le ministre de la marine et des
colonies approuve le transfert complet de l’arsenal sous la propriété et
la charge financière du protectorat décidée par l’arrêté du 25 février
1875, et il améliore encore les dispositions financières au bénéfice de la
marine :
« ...j’approuve cette disposition, mais sous réserve que la somme précitée
sera réintégrée au crédit du service marine. En outre, et en vue de dédommager ce dernier service des sacrifices faits par la cession de la cale de
halage et de ses apparaux (qui ne figurent pas dans l’inventaire) ainsi que
celle des forges et objets divers existant dans l’arsenal, la réduction de 25%
stipulée à l’article 2 du tarif annexé à l’arrêté du 25 février 1875 sera portée (pour le service marine) à 50%. »
143
�On connaît les circonstances dans lesquelles survient le décès de la
reine Pomare IV : le contre-amiral Serre, qui commande la division
navale de l’Océan Pacifique toujours basée à Valparaiso, arrive à Papeete
le 24 août 1877 avec la frégate Magicienne qui porte sa marque ; il y
amène le capitaine de vaisseau Brunet-Millet qui a été nommé commandant des Etablissements français de l’Océanie, commissaire de la
République aux îles de la Société ; celui-ci n’étant plus médicalement en
état de prendre ses fonctions, Serre assure l’intérim à partir du 15 septembre 1877. La reine Pomare IV décède deux jours après, le 17 septembre, et Serre convoque l’assemblée législative tahitienne qui, sur sa proposition, reconnaît Ari’iaue, aîné des fils vivants de la reine défunte,
comme roi des îles de la Société. Serre repart de Tahiti le 1er décembre
1877 après avoir désigné et laissé sur place son chef d’état-major, le capitaine de frégate d’Oncieu de la Batie, pour assurer l’intérim après lui.
Pendant son court séjour à Tahiti, Serre, qui intervient dans tous les
domaines, se saisit du dossier arsenal et, ignorant sans doute les avatars
de cet établissement et la position de la marine à son sujet, il envoie au
ministre de la marine et des colonies une lettre indignée en date du 7
octobre 1877 :
« J’ai trouvé l’arsenal de Fare Ute dans un état lamentable. Sans l’intelligence et l’énergie de Mr Bonet lieutenant de vaisseau directeur du port, il
n’y aurait plus que des ruines. J’ai consacré à la réparation des couvertures
quelques milliers de francs restés libres sur les fonds mis à la disposition
du commandant, et je ferai le nécessaire pour mettre dans cet établissement, le plus utile de toute la colonie, un peu de décence et de propreté.
Mr Bonet qui n’avait que peu de ressources a dû aviser d’abord à entretenir
l’activité de l’arsenal ; il a monté un outillage, entretenu la cale de
halage... »
Serre ayant écrit au ministre en tant que « commandant provisoire
des Etablissements français de l’Océanie, commissaire de la République
aux îles de la Société », il attire à son successeur titulaire, Planche, qui
n’y est pour rien, une réponse cinglante du ministre :
« L’arsenal de Fare Ute, ou plutôt la direction du port de Taïti, est un établissement civil qui a cessé d’appartenir au service marine pour être administré au compte de la colonie... Je vous prie de vous reporter aux termes
de la dépêche du 26 septembre 1877 relative à cet établissement. »
Le désengagement de la marine vis-à-vis de l’arsenal de Fare Ute se
144
�N°307-308 Août/Octobre
manifeste également par sa politique en matière de personnel : quand
Gilbert-Pierre avait signé l’arrêté du 25 février 1875 transformant l’arsenal en établissement local, il y avait précisé un effectif budgétaire
incluant explicitement des militaires et des ouvriers militaires :
« ...art.15 Effectif budgétaire : 1 maître entretenu des constructions
navales (exercera la surveillance générale des ateliers et remplacera le
directeur en cas d’empêchement) ; 1 maître charpentier ; 1 maître voilier ; 1 maître forgeron ; 1 quartier-maître mécanicien ; 1 quartier-maître
charpentier ; 10 ouvriers charpentiers-calfats ; 2 ouvriers voiliers ; 1
ouvrier forgeron ; 1 ouvrier chauffeur (ajusteur-fondeur) ; 1 ouvrier
chauffeur (tourneur-chaudronnier) ; 2 gabiers. »
Or, la marine refuse de laisser à l’arsenal des militaires ou ouvriers
militaires en service, comme le montre la note intérieure au ministère
de la marine et des colonies en date du 26 août 1878, adressée par la
direction du personnel à la direction des colonies.
« J’ai l’honneur de communiquer à Mr le directeur des colonies un projet
de dépêche à Mr le commandant, commissaire de la République aux îles
de la Société. Ce projet a pour but de rappeler que l’établissement de Fare
Ute est un établissement civil, et que les marins qui y sont affectés ne peuvent être que des hommes congédiés du service, ou placés en congé renouvelable. C’est ce qui résulte d’une note du 15 novembre 1875 que j’adressai
à Mr le directeur des colonies, et d’une dépêche du 26 septembre 1877
timbrée Etat-major et colonies 2e bureau, dans laquelle le ministre insistait
sur ce que l’arsenal de Fare Ute avait cessé d’appartenir au service marine
pour être administré au compte de la colonie, et dont les dépenses sont à
la charge du budget local. »
Ce refus de mettre des personnels de la marine en service détaché
auprès de l’arsenal est encore confirmé dans un document interne au
ministère, préparant la réponse au rapport que le contre-amiral
Bergasse du Petit-Thouars, alors commandant en chef de la division
navale du Pacifique, a signé le 3 avril 1879 à bord du Décrès.
« L’entretien de l’arsenal de Fare Ute constitue une charge très lourde pour
la colonie de Taïti qui, par ce motif, paraît disposée à l’abandonner. Il
ajoute que la marine a un grand intérêt à ce que cet établissement soit
conservé. La colonie demanderait en ce moment que le département de la
marine lui prête des ouvriers pris dans les équipages de la flotte. Ceux-ci,
pendant leur séjour à l’arsenal seraient considérés comme accomplissant
leur temps de service. Quant à leur solde elle serait payée par la colonie.
145
�D’après de récentes instructions, la marine vient en aide à la colonie de
Taïti en s’occupant de rechercher des ouvriers congédiés, en congé renouvelable ou sur le point d’être placés dans ces positions, des hommes désireux d’aller se fixer dans cette colonie. Je pense qu’il n’y a qu’à continuer
ce mode de recrutement sans avoir recours aux hommes en activité de service. On ne peut admettre, en effet, que des marins des équipages soient
affectés à des emplois complètement étrangers à leur service ordinaire,
dans un établissement civil qui n’appartient plus au service marine et que
dans cette position à terre, ils puissent acquérir des droits à l’avancement
et compter leur service comme temps d’embarquement. J’ai décidé en
conséquence qu’il y aura lieu de maintenir des facilités données au recrutement des ouvriers de Fare Ute, mais que, sous aucun motif, ce personnel
ne sera pris parmi les marins en activité de service. »
L’arsenal est quand même présent à l’exposition des produits
locaux organisée par le Comité central d’agriculture et de commerce à
l’occasion de la fête du protectorat qui se déroule débute septembre
1879, et où il présente « un jeu de cloches en bronze fondues par un
de ses plus habiles ouvriers civils », comme le Messager de Tahiti du
12 septembre 1879 le rapporte.
En 1881, projet d’un bassin de radoub à Papeete.
Dans l’intervalle, en 1880, le roi Pomare V a cédé ses Etats à la
France, qui les a annexés, un conseil colonial élu a été mis en place, et
le commandant des Etablissements français de l’Océanie, commissaire
de la République auprès du roi des îles de la Société est devenu gouverneur des Etablissements français de l’Océanie.
Si l’on en croit la suite, le gouverneur Dorlodot des Essarts propose
au ministre la construction d’un bassin de radoub à Papeete ; le projet
est soumis au conseil des travaux de la marine, qui l’examine au cours
de sa séance du 1er août 1882 dont procès-verbal :
« Un ordre ministériel soumet à l’examen du conseil des travaux un avantprojet de construction d’un bassin de radoub à Papeete, dressé et présenté
par le service local des ponts et chaussées de la colonie. Le gouverneur propose de donner au bassin à construire une longueur de 170 mètres sur une
largeur de 20 mètres et un creux de 10 mètres. Les types qui ont servi de
base à l’évaluation de ces dimensions sont : pour les bâtiments de la marine
le cuirassé Le Triomphant et les grands transports, et pour les bâtiments de
commerce les plus grands paquebots dont la longueur est signalée comme
146
�N°307-308 Août/Octobre
pouvant atteindre prochainement 160 mètres... Pour le choix de l’emplacement trois solutions ont été étudiées, mais celle qui consisterait à placer
l’ouverture du bassin dans le rentrant de l’arsenal de Fare Ute est, suivant
les avis de la commission locale et du gouverneur ; la plus satisfaisante à
tous points de vue... Il a été présenté par le service local un avant-projet de
bassin accompagné d’une estimation qui évalue à 2 300 000 francs la
dépense totale, y compris celles de tous les ouvrages accessoires tels que
bateau-porte, machines d’épuisement, atelier, etc. Avis 1° L’emplacement
de l’arsenal de Fare Ute paraît bien choisi pour l’établissement à Papeete
d’un bassin de radoub en maçonnerie… 2° Envoyer dans la colonie un
conducteur choisi en vue de l’exécution de ces études... »
La colonie décide en 1883 de fermer l’arsenal colonial,
cale de halage exclue.
Il semble que les instructions du ministre transmises au nouveau
gouverneur, Morau, sont de mettre entièrement l’arsenal à la charge
budgétaire de la colonie, et que, dans ces conditions, le conseil colonial
préfère le fermer.
En conséquence, Morau rend compte au ministre, par lettre en date
du 28 octobre 1883, qu’il est contraint de fermer l’arsenal pour des raisons budgétaires.
« J’ai l’honneur de vous informer que, conformément aux instructions
contenues dans votre dépêche du 29 mai dernier, n°108, mon prédécesseur, d’accord avec Mr le directeur de l’intérieur, a décidé, en principe, la
suppression de l’arsenal de Fare Ute, reconnu onéreux et sans utilité pour
le service local. »
Début 1884, la marine nationale retrouve de l’intérêt pour
l’arsenal et lui accorde des aides financières ; le conseil colonial maintient quand même sa décision de fermer l’arsenal.
Curieusement, après avoir refusé de l’aider, la marine retrouve de
l’intérêt pour l’arsenal de Fare Ute au moment où la colonie a décidé de
le fermer : une note du ministre à Morau, en date du 15 janvier 1884,
affecte une somme de 30 000 francs du chapitre XIX du budget de la
marine à l’arsenal de Fare Ute, puis une autre du 11 février 1884 modifie
le chapitre d’imputation qui devient le XVIII, comme une note du ministre en date du 11 février en informe le gouverneur. Simultanément, la
147
�marine accepte de transformer la réduction de 50% par rapport au tarif
qu’elle avait exigée, en une majoration de 80% !
Ces avantages consentis à l’arsenal ne modifient pas la détermination du conseil colonial de le supprimer, comme Morau en rend compte
au ministre le 13 avril 1884 :
« J’ai eu l’honneur, par ce courrier, et sous le timbre de la direction du
matériel, de vous faire connaître que la représentation locale avait persisté
dans son refus de prendre à la charge de la colonie l’arsenal de Fare Ute,
nonobstant la subvention annuelle de 30 000 francs faite à l’établissement
par la marine à partir de 1884, et de l’autorisation antérieurement donnée,
de forcer de 80% les prix de la main-d’oeuvre employée aux travaux exécutés par l’arsenal au compte de la marine... En attendant, ne disposant
d’aucun crédit me permettant de maintenir dans la colonie les trois derniers ouvriers de l’arsenal qui y avaient été provisoirement conservés, je me
suis trouvé dans l’obligation de les renvoyer en France... »
Mi-1884, la marine nationale projette de reconstituer un
arsenal de la marine à Tahiti pour lequel elle envisage d’abord
le site de Fare Ute, avant d’arrêter son choix sur la baie
Phaéton.
On découvre avec surprise que, dans le même temps, le ministre de
la marine et des colonies prescrit à Morau par dépêche du 17 juillet 1884
de lui soumettre un projet de reconstitution de l’arsenal de Fare Ute pour
le compte de la marine, et que n’ayant pas encore reçu de réponse plus
d’un an après, il le relance par lettre du 13 novembre 1885.
Le contre-amiral commandant la division navale du Pacifique
s’étant sans doute ému de la décision de fermer l’arsenal, le gouverneur
par intérim Morracchini lui écrit le 28 juillet 1886 pour lui rappeler la
situation.
« Il n’existe dans la colonie d’établissement relevant du service de la flotte
que les trois hangars à charbon construits à Fare Ute. L’arsenal de Fare Ute,
terrain, bâtiment et matériel est la propriété pleine et exclusive de la colonie.
En 1876, au moment où l’administration de l’arsenal a passé à l’administration locale, il a été établi un inventaire de matériel existant qui seul appartenait au service marine ; valeur 8 092,19fr et le ministre en a exigé le remboursement de la colonie. La gestion de cet établissement a été désastreuse
pour les finances de la colonie. Il n’y a donc pas un établissement relevant du
service de la flotte... le matériel de la cale de halage existant en 1875 est hors
148
�N°307-308 Août/Octobre
de service ; on est en train de faire une nouvelle cale. Le matériel est arrivé
de France et les travaux ont été adjugés récemment ; la dépense est évaluée
à 35 000fr et supportée exclusivement par le service local. »
Le commandant de la division navale du Pacifique, de son propre
chef ou sur ordre du ministre, se saisit de la question, qu’il fait examiner
par une commission qu’il a désignée ; l’avis qu’elle rend est qu’il faut
construire un nouvel arsenal de la marine, non pas à Papeete mais dans
la baie Phaéton ; la question est examinée par le conseil des travaux de
la marine et des colonies lors de sa séance du 21 décembre 1886 dont
procès-verbal.
« Une commission nommée par le contre-amiral commandant en chef la
division navale du Pacifique a émis l’avis : qu’il n’y a pas lieu de réorganiser l’arsenal établi à Papeete à la pointe de Fare Ute. Qu’il n’y a pas lieu non
plus de construire une forme de radoub dans cette localité (l’établissement
de la forme de radoub présenterait de grandes difficultés dans le sol
madréporique de Fare Ute). On a proposé de le reporter plus à l’ouest de
Papeete. Que l’isthme de Taravao et le port Phaéton sont l’emplacement le
plus favorable à la création d’un établissement naval. Avis : La France ne
possède au delà de Saïgon, entre l’Asie et l’Amérique, aucun établissement
de réparations et de ravitaillement qui puisse servir de base aux opérations
de ses flottes... elles ne seront pas à même de soutenir la lutte dans les mers
du Pacifique en cas de guerre maritime, l’organisation d’une station navale
à Tahiti s’impose par suite de l’ouverture prochaine du canal de Panama.
La situation de Papeete n’a aucune valeur stratégique, il n’est pas possible
d’y protéger les navires et les établissements contre les vues et les coups
directs et à petite portée de l’ennemi. La rade et la position de Fare Ute ne
conviennent que pour la marine commerciale. La clef de la défense de l’île
est à Taravao, et le seul point de l’île convenable pour établir un port militaire est dans cet isthme même, à la baie Phaéton. »
Il faut croire que des études sont entreprises, y compris sur le futur
site, puisque le nouveau gouverneur, Lacascade, écrit le 17 septembre 1888
au commandant du croiseur Volta : « La Vire n’a pu encore quitter Port
Phaéton où elle achève les études préparatoires du bassin de radoub. »
En 1889, l’ancien arsenal de Fare Ute n’est plus qu’une
friche industrielle ; la cale de halage est exploitée par la direction du port.
L’ancien arsenal de Fare Ute est maintenant fermé, la cale de halage
étant exploitée par la direction du port ; il ne reste qu’une friche industrielle
149
�dont, selon le procès-verbal de sa séance du 21 janvier 1889 du conseil
général : « Mr Raoulx... conseille également, d’autre part, de se débarrasser, par une vente, du vieux matériel de l’arsenal. »
A noter que le désaccord entre la marine et la colonie s’accentue,
et concerne maintenant la division navale de l’Océanie, constituée des
quelques bâtiments de la marine de guerre basés à Papeete : le gouverneur Papinaud propose en 1895 au ministre de la supprimer :
« le service de la division navale dans les îles de la Société étant à peu près
nul... pour des dépenses énormes... ne conviendrait-il pas tout simplement,
puisque cette unité est source de discorde, de prévoir sa réduction, voire
sa suppression ? »
La cale de halage est à nouveau affermée en 1895, puis
rénovée en 1898 ; l’ancien arsenal est toujours à l’abandon.
Par arrêté du 16 décembre 1895, le gouverneur Papinaud nomme
une commission pour la mise en adjudication de la cale de halage et de
ses accessoires.
Le conseil général de la colonie ayant voté des crédits pour l’entretien de la cale de halage, le service des travaux publics fait procéder aux
réparations nécessaires, travaux dont son chef rend compte dans son
rapport en date du 27 septembre 1898.
« Les réparations approuvées par le conseil général ont été faites ; le ber
a été refait et le bassin nettoyé. La quantité de sable tirée de la cale a été de
144m3 qui, au prix de 18fr le m3 font une somme de 2.5992fr. Cette opération de curage occasionnant de grandes dépenses, il serait nécessaire de
construire une murette protectrice contre le mouvement des sables venant
de la plage et jetés dans le bassin lors des raz-de-marée. Le bâtiment des
machines a été recouvert en tôles ondulées, à la suite d’un appel d’offres.
L’Union Steamship Cy ayant demandé l’autorisation de faire monter la
Croix du Sud sur la cale, des modifications ont été faites au ber en vue de
recevoir ce navire. Il a été convenu que l’administration mettrait la cale de
halage à la disposition de cette compagnie, et que celle-ci se charge de
monter son vapeur à ses risques et périls. »
Un arrêté en date du 26 août 1897 confirme que l’ancien arsenal
n’est plus qu’une friche industrielle.
« Considérant que le libre accès de l’ancien arsenal de Fare Ute est préjudiciable au bon état d’entretien du matériel qui s’y trouve entreposé... art.1
L’accès de l’ancien arsenal de Fare Ute est formellement interdit au public...
150
�N°307-308 Août/Octobre
art.3 L’accostage à Fare Ute est également interdit aux embarcations autres
que celles du service local, du service colonial, des navires de guerre et des
bâtiments halés sur cale. »
En 1905, les immeubles de l’ex-arsenal colonial sont occupés par d’autres services de la colonie ; les derniers immeubles appartenant à la marine nationale situés dans la zone de
l’ancien arsenal sont en ruine.
En 1905, la marine nationale ne possède donc plus rien à Papeete
que trois vieux magasins couverts situés dans l’enceinte de l’ancien arsenal, qui servent de parc à charbon, et le magasin des subsistances sur le
quai de l’Uranie, comme mentionné par le commandant en chef de la
division navale du Pacifique dans son compte-rendu d’inspection en date
du 7 novembre 1905 :
« Les immeubles de la marine à Papeete comprennent deux groupes distincts séparés par une grande distance : le dépôt de charbon, dernier vestige de ce que fut l’arsenal de Fare Ute, et les magasins des subsistances sur
le quai de L’Uranie. Un premier-maître fourrier est à la fois comptable et
gardien de ces deux immeubles. »
On connaît les terribles dommages subis par la ville de Papeete lors
du cyclone des 6,7 et 8 février 1906. On trouve dans Les cyclones en
Polynésie, BSEO n°166-167 des informations tirées du rapport au
ministre du 19 février 1906 du gouverneur Julien. Les anciens bâtiments
de l’arsenal, qui abritaient maintenant le service des travaux publics et
le service du cadastre sont complètement détruits, la cale de halage est
démantibulée, 90 mètres de voie de la rue de l’arsenal, aujourd’hui quai
Gallieni, ont été emportés, les trois magasins couverts à charbon sont
partiellement détruits ; on y trouve également quatre photographies des
anciens bâtiments de l’arsenal après le cyclone. Il semble que les magasins des subsistances du quai de l’Uranie soient également détruits.
Les trois magasins à charbon et les magasins des subsistances de la
marine ne sont pas réparés et, presque deux ans plus tard, le capitaine
de vaisseau Buchard écrit le 5 octobre 1907 :
« On voit se dresser, au dessus de la langue de sable que fût l’arsenal de
Fare Ute les trois hangars à charbon sans toiture, présentant, avec le squelette des charpentes tordues, le plus piteux état » et « Le terrain situé sur
la rue de Rivoli a été reconnu comme faisant partie du service marine et
151
�j’en ai pris immédiatement possession. J’y ai fait transporter toutes les
plaques de tôle ondulée arrachées aux hangars de Fare Ute. »
Le parc à charbon de la marine est reconstruit à l’Uranie en
1910.
La situation fin 1910 est décrite par le commandant du Montcalm
dans son rapport au ministre en date du 7 décembre 1910.
« L’organisation du parc à charbon de L’Uranie se trouvant définitivement
réglée aujourd’hui, les terrains de la marine de Fare Ute demeurent inutilisés...
je ne vois qu’une solution à adopter : la cession de ces terrains à la colonie à
charge pour elle de construire un appontement pour bâtiments de guerre au
quai de la marine... le projet existe depuis 1907, le devis approximatif s’élève
à 42.000fr... Cette solution permettrait le chargement et le déchargement
rapides du charbon, l’accostage des bâtiments de guerre les plus grands. »
On sait que ce parc à charbon, qui a donc été déplacé et reconstruit
en 1910 à L’Uranie, est incendié le 22 septembre 1914 sur ordre du
commandant Destremau pour empêcher les croiseurs allemands
Scharnhorst et Gneisenau de s’y ravitailler.
Pierre Romain
152
�La desserte des îles Australes
de 1840 à nos jours
Les sources de l’étude
Les îles Australes ont eu des relations maritimes régulières avec les
autres îles de la Polynésie. Tel est l’objet de notre étude. Elle vient
décrire un autre aspect d’un domaine déjà bien exploré par Adrien
Degage dans son ouvrage sur les goélettes à voiles des Australes39.
Saluons cet ouvrage novateur qui parle des goélettes mais aussi de ceux
qui les dirigeaient, les capitaines de goélettes. Je m’arrêterai pour ma
part à l’étude des seules goélettes. Notons au surplus que notre archipel
Tuhaa Pae est le seul qui fait l’objet de telles études.
Les archives officielles, Le Messager de Tahiti puis le Journal
Officiel des Etablissements de l’Océanie40, permettent de recenser les
premiers échanges commerciaux de l’ère moderne entre l’archipel des
Australes et les autres îles des Etablissements Français de l’Océanie, à
l’origine de l’actuelle Polynésie Française. Le GRAN a particulièrement
exploré les années 1852-1883. L’auteur de ces lignes a parcouru les
archives de 1852 à 1920. L’année 1891 est très incomplète, tout comme
l’année 1903 et une partie de 1902 qui ne donnent pas de rotations
maritimes, peut-être suite aux catastrophes climatiques aux Tuamotu…
Les années 1914 et 1916 ne présentent que le second semestre. Après
1916, les entrées et sorties de navires n’indiquent plus de destination.
A la lecture de ces précieuses archives détenues au service du
même nom qu’il convient de remercier pour leur collaboration et leur
gentillesse, il apparaît un recensement de la plupart des mouvements
39 Septembre 1980, réédité en janvier 1990.
40 En cours d’analyse par les spécialistes du GRAN, Groupe de Recherche en Archéologie Navale.
�commerciaux de Tahiti vers l’extérieur et inversement. Malheureusement,
certaines données manquent. Parfois, les informations n’existent pas,
soit parce que les données en archives oublient une période de relevés,
soit parce que le relevé ne mentionne pas tel ou tel départ ou telle arrivée. Ainsi, il est possible de noter plusieurs retours successifs d’un
navire en provenance d’une île australe, sans jamais relever de départ.
On note aussi que les mentions de départ ou de retour d’un navire le
sont pour une île, exceptionnellement pour deux îles, très rarement avec
une mention d’escale, et encore plus rarement pour une tournée.
Néanmoins, il arrive qu’un navire parte pour une île australe et revienne
d’une autre. « Navire parti pour Tubuai, et revenu de Raivavae » ou «
parti pour Rimatara et revenu de Rurutu ». Voilà les premiers commentaires préalables qui éclairent sur la difficulté du sujet. Enfin, aucune
mention n’est faite des relations interinsulaires dans l’archipel. Au vu
des tournées parfois longues des goélettes qui ne sont pas originaires de
l’archipel, il est probable que certaines rotations comportaient des
escales. Le trajet moyen à la voile pour gagner l’archipel ou en revenir
est de l’ordre de la semaine. Le plus long trajet relevé est de 18 jours (la
Teapanaita en avril 1864 avec 28 passagers), le plus court de 30 heures
(de Rurutu à Tahiti). Cependant, toutes les saisons ne sont pas navigantes pour ces navires à voiles.
Les données historiques
L’archipel des Australes est probablement l’un des premiers archipels polynésiens, si ce n’est le premier, à avoir été conquis par les populations polynésiennes bien avant l’arrivée des Européens, ainsi qu’en
témoignent les vestiges archéologiques les plus récents. A l’heure
actuelle, l’histoire officielle date les premiers peuplements polynésiens
de ces îles vers l’an +900. Les nouvelles découvertes pourraient faire
reculer cette datation dans le temps.
De tous temps, il y eut des échanges maritimes entre l’archipel des
Australes et les autres îles de la Polynésie. Ces migrations et ces liens
maritimes se sont organisés au moyen des grandes pirogues doubles,
ancêtres des actuels catamarans, capables de parcourir des distances
impressionnantes. Les légendes narrent les récits de certaines migrations.
154
�N°307-308 Août/Octobre
Mme Taaria Walker41 rappelle fort à propos ces migrations telles que les
populations autochtones s’en souviennent.
Puis, les pirogues polynésiennes ont laissé brusquement la place
aux navires à voile et sans balanciers que sont les goélettes. La dernière
pirogue connue a quitté Rurutu en 1820 vers les ISLV. Auura, un chef de
Rurutu, quittait son île ravagée par une épidémie. Il y revient l’année suivante par le navire Hope et introduit alors le christianisme.
L’histoire de l’évangélisation des îles Australes au début du XIXe siècle devrait nous éclairer sur certains des anciens contacts entre nos îles
du sud et le reste de la Polynésie. Le détail ne m’en est malheureusement
pas bien connu. Des missionnaires, souvent autochtones, comme ce chef
de Rurutu, sont les vecteurs de l’évangélisation. Mais leurs moyens de
transport ne sont pas toujours cités. L’on sait que la religion chrétienne
gagne Rimatara par des originaires de l’île ayant vécu la conversion de
la voisine Rurutu. L’on sait encore que c’est le roi Pomare qui introduit
la religion chrétienne lors de son séjour à Tubuai en 1819. Lui même ou
son émissaire redouble l’opération sur Raivavae, dans les mêmes
années. Cependant, on écrit aussi que le missionnaire William Ellis visite
Tubuai le 3 février 1817 avec le navire Queen Charlotte. Le missionnaire
Henri Nott arrive à Raivavae le 13 juin 1822 accompagné de 3 teachers :
Ahuriro, Horoihau et Tohi. Le missionnaire John Davies parvient à Rapa
le 1er janvier 1826.
Historiquement (i.e. selon l’histoire vue par l’Occident), nous
savons que James Cook touche Rurutu en 1769 et Tubuai en 1777. Il ne
peut y débarquer du fait de manifestations hostiles. La célèbre Bounty et
ses mutins touchent Tubuai le 29 mai 1789 (bataille de la baie sanglante) et tente à nouveau un débarquement le 22 juin 1790. En 1775,
l’île de Raivavae est visitée par le navigateur espagnol Thomas Gayangos.
Rapa est visitée le 22 décembre 1791 par George Vancouver à bord du
Discovery, tandis que son compagnon Broughton, à bord du sloop
Chatham, touche Raivavae le 23 décembre. Rimatara ne serait visitée
par un Occidental qu’en 1821 (un certain Henry).
41 1999. Rurutu, mémoires d’avenir d’une île australe, Ed. Haere Po, Tahiti 135 p.
155
�Par ailleurs, les vestiges, tant à Rimatara, à Rurutu qu’à Tubuai,
prouvent que de nombreux baleiniers faisaient escale dans ces îles au
XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, on trouve encore d’énormes chaudrons destinés à faire cuire l’huile de baleine dans ces 3 îles (Ces pièces de collection disparaîtront sous peu, en l’absence d’entretien et d’organisation
de leur conservation). L’on sait aussi que Hermann Melville embarque le
7 novembre 1842 à bord du baleinier Charles Henry pour Rurutu. C’est
encore sur le récif de cette île de Rurutu que s’est échoué le baleinier
américain Falcon le 6 septembre 1825.
Les récits historiques nous informent par ailleurs que Raivavae
fournissait du bois de santal. Enfin, l’île de Rapa semblait une escale
agréable aux navires transpacifiques du XIXe siècle sur la route reliant
l’Amérique du Sud à la Nouvelle-Zélande. Les Anglais notamment, songent un temps à annexer cette île de Rapa. Les négriers péruviens tentent
d’effectuer des razzias d’esclaves sur cette île entre 1800 et 1860, et
notamment en 1858, ainsi que les journaux nous le narrent.
Les données sociogéographiques
Les courants dominants de mai à septembre montent des Australes
vers Tahiti, ce qui contrarie fortement la navigation. Selon les anciens,
un fort courant (désormais oublié) opère du nord vers le sud à certains
moments de l’année de Tahiti vers Rurutu-Rimatara.
En revanche, les vents dominants sont généralement le mara’amu
et aussi le to’erau.
Des cyclones ont dévasté la Polynésie en 1856 (le 22 janvier à
Tahiti), en 1865 (Tahiti et Tubuai), en 1878 (aux Tuamotu, à Kaukura le
7 février), en 1903 (Tuamotu, Hikueru), en 1905 (aux Tuamotu et semble-t-il aux Australes, selon certaines sources) et en février 1906 (aux
Tuamotu et à Papeete où 327 maisons sont détruites le 7 février) et en
1926 (le 10 janvier, à Papara, île de Tahiti).
Le cyclone du 2 février 1865 ravage particulièrement les Australes
et notamment l’île de Tubuai. Un village au moins est totalement détruit.
Ce cyclone touche aussi Tahiti.
Des tsunami ont aussi traversé notre région, le 14/8/1868 en provenance du Chili, le 25/7/1869, le 10/5/1877 du Chili, le 15/6/1896, du
156
�N°307-308 Août/Octobre
Japon, le 30/4/1919 de Tonga, le 3/2/1923 du Kamchatka, et le
2/3/1933 encore du Japon.
D’autres facteurs ont pu influer sur notre sujet et je citerai dans l’ordre, l’épidémie de grippe répandue par les marins de Vancouver en
1791, sûrement sur Rapa, celle de coqueluche et de variole à Tahiti en
1840, la guerre franco-tahitienne du 21 mars 1844 au 22 décembre
1846 (et notamment l’envahissement de Papeete le 20 mars 1846 qui
contraint les habitants à se réfugier sur l’île de Motu Uta), l’épidémie de
rougeole en 1854 à Tahiti, l’épidémie de petite vérole qui commence le
20 août 1863 et tue 1500 personnes en 7 mois, la guerre de Sécession
aux Etats-Unis de 1861 à 1865, la guerre franco-allemande de 1870, le
grand incendie du centre commerçant de Papeete le 23 juillet 1884,
l’épidémie de typhoïde et de dysenterie à Tahiti de 1891 et 1900, la première guerre mondiale de 1914-1918 avec le bombardement de Papeete
en fin 1914, la terrible grippe espagnole de novembre 1918 à janvier
1919 à Tahiti (2573 victimes à Tahiti). Le pays semble éviter l’épidémie
d’oreillons qui ravage Fidji en 1875, la peste de Canton en 1894, et celle
de Porto en 1900. La lèpre touche souvent les îles polynésiennes, et
notamment Rapa. Le lazaret de Motu Uta à Papeete fait son office pendant tout ces siècles.
Il n’est pas inutile maintenant de rappeler aussi les rares données
connues sur la démographie.
La population de Tubuai est estimée à 3 000 habitants en 1789 par
J. Morrison. Elle est de l’ordre de 600 personnes en 1880. Elle est de
650 personnes en 1917, selon un rapport officiel publié au Journal
Officiel (qui signale aussi 98 voitures sur l’île !). Elle ne dépasse pas les
1000 personnes avant 1940.
La population de Rurutu est estimée à 3000 personnes à la fin du
XVIIIe siècle. Mais, il est considéré que les affrontements et les maladies
ont décimé 80% de la population qui tombe sous la barre des 600 habitants en 1820. Elle est de 760 en 1887 selon Pierre Vérin. En 1893, la
population recensée est de 730 personnes, 350 à Moerai, 200 à Avera,
50 à Peva, 50 à Auta et 80 à Auti. Elle atteint 911 à la veille de la première
guerre mondiale selon Pierre Vérin. Elle attendra l’année 1940 pour culminer à 1200 personnes.
157
�La population de Raivavae n’est pas connue aux temps anciens.
Celle de Rimatara n’est connue qu’en 1946 avec 695 habitants. Le
village d’Amaru comporte plus de 150 habitants en 1895.
Celle de Rapa est estimée à 1 500 habitants en 1791 et à 120 en
1867.
Ces données prouvent le faible développement démographique de
ces îles entre 1850 et 1950. Les relevés maritimes que nous allons évoquer nous éclairent sur le sujet. En effet, il n’est pas rare de voir une
goélette revenir des Australes avec 30 passagers. L’une d’elle, la
Manureva, a fait l’exploit de transporter 111 personnes en janvier 1901.
La moyenne se situe plutôt à 7 passagers. Ceci laisse penser cependant
à d’importants mouvements de population des Australes vers Tahiti,
affaiblissant régulièrement les îles Australes.
Après 1943, la tendance est beaucoup plus marquée avec les transferts des populations australes vers Makatea, et leur retour en 196642.
Rappelons encore que l’île aux phosphates employait jusqu’à 200 ressortissants des Tuhaa Pae dans les années 1960 qui, tous, ont quitté
Makatea en septembre 1966 pour s’installer soit à Tahiti, soit dans leur
île d’origine, soit encore à Nouméa.
Les données statutaires
Je poursuivrai ce petit mémoire par un peu d’histoire politique, afin
de situer le cadre dans lequel nous allons naviguer.
L’île de Tubuai reconnaît la suzeraineté de Tahiti et surtout celle de
son roi Pomare II en 1819, lors du passage de ce monarque entreprenant. Tubuai entre dans le protectorat français en 1844.
L’île de Rapa entre sous le protectorat français en 1867, celles de
Rurutu et Rimatara en 1889.
L’île de Raivavae fut annexée en 1880, celle de Tubuai, rattachée au
royaume tahitien déjà sous protectorat, fut annexée en 1881, comme celle
de Rapa, alors que Rurutu et Rimatara ne furent annexées qu’en 1900 (en
fait la cérémonie d’annexion de Rimatara eut lieu le 4 septembre 1901, le
retard étant causé par une impossibilité d’accoster en 1900). L’annexion
42 P. m. Tubuai gagne 380 habitants entre 1962 et 1967, après un siècle de stagnation démographique.
158
�N°307-308 Août/Octobre
formelle de Rurutu est datée du 28 août 1900. Les habitants de ces îles
furent donc sujets et non citoyens français jusqu’en 1947.
Le recensement des goélettes
Venons en au cœur du sujet de cette étude, avec la présentation des
44 ou 45 goélettes originaires ou propriétés des îles Australes entre
1840 et 1920.
La première goélette que l’on rencontre dans nos recherches est la
Rava’i, 32 tonneaux, de Tubuai, mais déclarée française, en raison du
récent protectorat. Elle sillonne les eaux australes, semble-t-il dès 1840
et jusqu’à, au moins 1855. En 1852, sont recensés 3 de ses voyages entre
Tubuai et Papeete. En 1854, elle effectue 2 voyages, l’un vers Rimatara
en septembre, et l’autre vers Tubuai en octobre. En 1855, elle dessert
une fois Tubuai en mars, en revient en 16 jours, puis part vers la
Californie le 15 avril. Elle en revient pour desservir Huahine. En 1856,
elle ne touche pas les Australes mais plutôt Huahine. Elle n’apparaît plus
après 1856. Je relève le caractère entreprenant des armateurs de cette
première goélette, la seule qui quittera les eaux polynésiennes et qui,
surtout, y revient.
La goélette Moamoaitua de Raivavae effectue une rotation fin 1852
entre les îles de Rapa et Tahiti. Elle n’apparaît plus après 1852. Elle est
probablement antérieure à cette année. En effet, vouloir affronter la desserte de Rapa suppose soit beaucoup de folie, soit une grande maîtrise
de soi et une très bonne unité.
Les goélettes Eiva (35 tonneaux), Tane (30 tonneaux), Hariura ou
Fareura (35 ou 40 tonneaux) et Manahutu (30 tonneaux) sont de
Rimatara. Elles œuvrent entre Rimatara et Tahiti, dans les années 1853
et 1854, 5 voyages pour la Tane, 2 voyages pour l’Eiva au second semestre 1853, 1 seul pour la Hariura, et 2 voyages pour la Manahutu.
La Manahutu travaille ensuite sur la côte tahitienne et aux ISLV
après 1854.
L’Eiva reste longuement en réparation après mars 1854, à la cale
de halage de Fare Ute, et ne reprend plus la mer après cette période.
Seule la Tane effectue encore 2 voyages en avril et mai 1854 puis
disparaît des registres.
159
�La Hariura effectue un autre voyage en mai 1856, puis semble
reparaître sous le nom Fareura, en 1856 et 1857, avec 5 voyages vers
Rimatara dont 1 toucher de Rurutu. Une goélette nommée Ferera de
Rurutu pourrait être en fait celle-ci. Elle accomplit 2 voyages en 1861
vers Rurutu. Sinon, elle a pu être vendue sous le nom Fareura à des gens
de Raiatea, comme le laisse penser les registres de 1856. Dans ce cas,
la Ferera est une nouvelle goélette de 40 tonneaux, au passage éphémère
sur l’archipel.
Les îles Australes ont donc été de vrais précurseurs dans le domaine
des goélettes et notamment dans celui de leur construction. Dès 1840,
soit seulement une dizaine d’années après l’île de Tahiti, la première
construction de goélette à voiles est signalée à Tubuai avec cette Rava’i.
Très vite, Raivavae construit la Moamoaitua (35 tonneaux) et Rimatara
construit la Tane, l’Eiva, la Manahutu et la Hariura (probablement en
mi 1853). Puis c’est Rurutu qui prendra son essor.
Il apparaît que c’est Rimatara qui construit le plus de goélettes en
cette période 1850-1858. En effet, 4 goélettes sur 6 sont de Rimatara.
Cependant, ces navires disparaissent très vite, la plupart avant 1855.
Les années 1858-1860 sont les plus mauvaises en matière de dessertes par des navires de l’archipel, et en matière de desserte générale.
Aucune goélette de l’archipel n’œuvre en 1858, 2 seulement en 1859 et
seulement en fin d’année, avec une rotation par unité. La Toerau
Moana, appelée aussi Toerau Mahana, voire Luero Moana, 20 tonneaux, effectue sa première rotation depuis Rurutu le 16 décembre
1859. La Luero Moana fait 3 rotations sur Rurutu à compter du mois de
septembre 1860, après 9 mois d’interruption. Appelée Tuiro Mahana,
elle accomplit une rotation sur Rurutu en 1861. Sous le nom Toerau
Mahana, elle fait 2 voyages en 1862. Elle fait son dernier voyage de
Rurutu vers Tahiti, le 11 mars 1864 et n’en repart plus.
L’Aoe, de Rurutu, effectue son unique voyage de Rurutu vers Tahiti
en décembre 1859 puis vers Raiatea. Elle disparaît ensuite.
L’on découvre ensuite la nouvelle goélette de Rurutu qui commence
à œuvrer en fin d’année 1860, la Pererauri, de 25 tonneaux, qui accomplit 2 rotations en décembre. Cette dernière semble être la célèbre
Pererau de M. Tuanua. Une seule rotation sur Rurutu est recensée en
160
�N°307-308 Août/Octobre
décembre 1861, une sur Tubuai en juin 1862, et une en mars 1863 sur
Rurutu. En juillet 1864, la Pererau arii arrive de Rurutu en 15 jours
avec une relâche à Atimaono de 6 jours en raison d’avaries et de manque
de vivres. Elle transporte 15 passagers dont le chef de Tubuai, Tamatoa.
Ces personnes ont donc subi une traversée difficile de 9 jours. Il semble
que la Pererau arii ne quitte plus le port de Papeete où elle finit ses
jours.
En 1861, apparaissent donc cette Ferera de Rurutu, peut être exFareura/Hariura, cédée et rebaptisée. Un seul voyage est noté en juin
1861. Elle disparaît ensuite complètement après ce voyage retour vers
Rurutu.
En 1863, une nouvelle goélette de Tubuai, la Teapanaita, de 47
tonneaux œuvre sur l’archipel. Son premier voyage est de Tubuai vers
Tahiti le 28 avril 1863. Elle accomplit 4 voyages en cette année, et 5 en
1864. Son dernier voyage la conduit le 24 novembre 1864 vers Tubuai
et nous n’en aurons plus de nouvelles.
En 1864, une nouvelle goélette de Rurutu, la Uramata de 40 tonneaux effectue son premier voyage en provenance de Rurutu le 30 avril.
Elle part sur Raiatea et ne revient plus, tout comme l’Aoe en 1859.
En 1865, la nouvelle goélette de Rurutu de 60 tonneaux, la Tauhura
domine temporairement l’archipel. Elle effectue 3 rotations dont son
retour sur Tahiti le 25 juillet 1865 sans plus jamais repartir.
En fin d’année 1865, c’est la Tamarii Taurehareha (ou Tamarii),
goélette de 40 tonneaux de Rurutu qui travaille avec 2 rotations sur
Rurutu en fin d’année. Elle revient en juillet 1866 de Rurutu avec 30 passagers et ne repart plus de Papeete. Elle reste dans la rade plus d’un an
avant de disparaître.
En 1867, un nouveau caboteur de Rurutu, le Mauri, de 11 tonneaux, effectue 2 rotations sur Rurutu et 2 rotations en 1868, dont la
première sur les 4 îles du nord des Australes. Il s’arrête en octobre à
Papeete sans plus jamais repartir.
En 1869, Rurutu lance la goélette Hamana Arii, de 46 tonneaux,
construit sur l’île, pour 2 rotations. Elle s’arrête en septembre à Papeete
et ne repart plus.
En 1870 et 1871, l’archipel est à nouveau totalement dépourvu de
161
�goélette locale, comme en 1858. La desserte est assurée, bien mieux
qu’en 1858, par les goélettes de Tahiti.
En 1872, une nouvelle goélette fait son apparition. Il s’agit de la
Purihau de Tubuai, 40 tonneaux qui arrive de cette île en mars, accomplit 1 seule rotation en 1872, 6 en 1873, et part vers Tubuai avec 40 passagers en décembre 1873, sans jamais en revenir.
La Teau, goélette de 22 tonneaux de Rurutu arrive de cette île en
septembre 1872, avec 30 passagers le 2 août à Tahiti, repart vers
Raiatea, et réapparaît en 1873, où elle fait 5 rotations. En septembre
1873, elle part vers Rurutu et ne donne plus de nouvelles.
En octobre 1873, est signalée la nouvelle goélette de Rimatara, 42
tonneaux, la Tehapapaura. Elle arrive de Rimatara le 29 octobre avec
62 passagers en repart avec le même nombre début novembre, et effectue en 1874, 4 voyages sur Rimatara et parfois Rurutu. Elle a disparu
vers Rurutu le 28 novembre 1874.
Est signalée fin 1874, la construction de la Faito, goélette de 50
tonneaux, propriété du district de Moerai (Rurutu), qui œuvre jusqu’au
moins l’année 1892, le roi de Rurutu étant déclaré armateur de cette
unité. Elle vient de Rurutu le 29 décembre 1874. Elle opère en 1875
avec 5 voyages, 2 en 1876, 1 seul en 1877, 4 en 1879, 4 voyages vers
Rurutu en 1880 et autant vers les ISLV, 5 en 1881 et 7 en 1882. Elle a
disparu des registres en 1878, ainsi qu’en 1885 et 1886, mais réapparaît en 1884 avec 4 voyages, en 1887 avec 3 voyages et en 1888 où elle
effectue au moins 5 voyages vers Rurutu (1 sur Mahina, et 1 sur les
ISLV). En 1889, elle accomplit 4 voyages vers Rurutu. Elle travaille
beaucoup sur les ISLV en 1890 avec aussi 6 voyages sur Rurutu. En
1891, elle effectue au moins 2 voyages sur Rurutu. En 1892, elle
accomplit 7 voyages sur Rurutu. Elle effectue encore un dernier voyage
au départ de Papeete vers Rurutu le 29 décembre 1892. Puis elle disparaît sans laisser de trace.
En 1875, apparaît aussi la goélette Tonofae de Rimatara, 30 tonneaux. Elle disparaît fin 1877, après avoir effectué 5 rotations sur Rurutu
et Rimatara en 1876 et 3 en 1877, dont les 4 îles du nord. Elle disparaît
après sa dernière rotation de 1877, partie le 23 août 1877 vers Huahine
et Rurutu.
162
�N°307-308 Août/Octobre
Fin 1876, apparaît brièvement la goélette de 20 tonneaux de
Rurutu, la Tavae qui effectue un voyage venant de Rurutu le 17 octobre
1876, y retourne, revient le 23 avril 1877 après 7 jours de mer, repart
le 7 juin vers Rurutu et ne reparaît plus (sauf à être renommée Terii).
Début 1877, nous découvrons la Tiunu, goélette de 20 tonneaux de
Rurutu, qui provient de Rurutu le 21 février et semble ensuite immédiatement arrêtée en rade de Papeete.
En 1877, apparaît la Terii, goélette de 20 tonneaux de Rurutu, qui
effectue une première rotation venant de Rurutu le 7 août 1877. Elle
semble ne pas repartir de Papeete. Ce sont pas moins de 3 unités de
même taille qui sont construites par les habitants de Rurutu et interrompent leur activité peu après.
Fin 1877, la Temateina ou Temeteeinaa ou encore Temataeinaa,
goélette de 30 tonneaux, issue de Raivavae, effectue un premier voyage
de Tahiti vers Raivavae le 24 octobre 1877, puis de Raivavae vers Tahiti
le 28 août 1878 avec 31 passagers, en 7 jours. On la retrouve en 1879
avec un voyage sur Raivavae, 1 seul en 1880, 1 en 1881, 4 en 1882 (dont
1 sur Tubuai, et 1 sur Rurutu) et 2 début 1883. Elle est absente de mi
mai 1883 à fin 1887. On la retrouve en 1888 avec une seule rotation vers
Raivavae. Puis elle s’arrête à Papeete le 7 juillet.
On note aussi fin 1877, la nouvelle goélette de Rimatara de 46 tonneaux, l’Atotehau qui effectue son premier voyage venant de Rimatara le
27 octobre 1877, y repart aussitôt, aucun en 1878, ni en 1879, un autre
le 6 octobre 1880, 4 en 1881 dont l’un sur Rurutu, 2 en 1882. Elle s’arrête à compter du 27 juin 1882 en rade de Papeete.
En 1878, une goélette nommée Aiura Toerau, de 17 tonneaux
accomplit 4 voyages vers Tubuai d’où elle est originaire. Elle accomplit
2 voyages vers Tubuai en 1879, aucun en 1880, 3 en 1881, et 2 en
1882. Elle fait naufrage en venant de Tubuai le 15 septembre 1882.
Une enquête a pu être menée et son compte-rendu figure dans les
archives.
On relève aussi la goélette de 44 tonneaux, Naraieha (ou Naraeha)
de Tubuai, qui effectue son premier voyage de Tubuai vers Tahiti le 23
novembre 1878, 2 en 1879, puis un autre le 13 octobre 1880. Elle
repart vers Tubuai le 9 ou le 11 novembre 1880 et ne réapparaît plus.
163
�On note la Rau ou Lau de Rimatara en 1882. Elle fait 2 voyages vers
Rimatara en 1882, 5 voyages en 1883 vers Rimatara, 5 en 1884 vers
Raivavae et Rimatara et s’arrête à Papeete le 12 octobre 1884, sans
jamais repartir.
Une goélette de Rimatara de 85 tonneaux, la Ronui semble remplacer cette Rau fin 1887 avec 2 voyages de et vers Rimatara. Elle effectue
au moins 4 voyages en 1888 et 2 voyages en 1889 vers Rurutu et
Rimatara. Elle opère encore en 1890 avec 1 voyage sur Rimatara, et plusieurs sur les ISLV. Après 2 voyages sur Rurutu et Rimatara en 1892 et un
autre sur les Marquises, cette goélette fait naufrage près de Kaukura le 24
avril 1892, selon le registre. Par extraordinaire, elle est mentionnée à 2
reprises dans les registres de fin 1893. Je n’ai pas d’explication à cela.
Puis, on signale la goélette de 39 tonneaux de Tubuai, Teonovaehaa
en 1884 jusqu’en 1895. Son premier voyage la mène de Tubuai à Papeete
le 22 avril 1884 et elle accomplit 6 voyages cette année-là. Elle effectue 7
voyages vers Tubuai en 1885, 9 en 1886 dont 4 sur Rurutu, 3 voyages en
1887 sur Tubuai, au moins 4 en 1888 vers Tubuai, 2 voyages en 1889 vers
Tubuai et 2 en 1890 vers Tubuai et Raivavae. Elle accomplit 3 voyages vers
Tubuai en 1891. Après 7 mois d’interruption au début de 1892, elle
accomplit plusieurs voyages vers les Tuamotu puis 4 voyages en 1893,
dont un touchant aussi Raivavae. En 1894, elle accomplit 4 voyages vers
Tubuai et un vers Takaroa et, en 1895, 5 voyages, vers Tubuai. Son dernier
voyage la conduit de Tahiti vers Tubuai le 12 novembre 1895.
On note encore en 1884 la Paa, une goélette de 44 tonneaux de
Rurutu qui accomplit 3 voyages vers Rurutu cette année-là, puis 4 en
1885. Elle part vers Rurutu le 4 mai 1885 et ne reparaît plus.
Un doute subsiste sur la goélette française Mahanatoa, de 23 tonneaux. Est-elle propriété de Raivavae ? C’est possible. Elle effectue 5 traversées vers Raivavae, Tubuai et Rurutu en 1884 et 1885, s’arrête ensuite
le 6 mars. Elle œuvre pendant la longue absence de la Temataeinaa et
pourrait bien être issue de cette île de Raivavae. L’absence de données
commerciales à partir de cette année 1884 dans les registres nous laisse
dans le doute.
On découvre la Tebaita (ou Tepaita) de M. Teamo Moua originaire
de Moerai, Rurutu en 1894 (et non 1890), et jusqu’au moins 1897. Elle
164
�N°307-308 Août/Octobre
fait 7 voyages vers Rurutu en 1894, dont 3 en compagnie de la Parii. Elle
accomplit 7 voyages en 1895, 6 en 1896 et un seul voyage en mai 1897
en provenance de Rurutu, pour repartir vers Tautira. La Tepaita a disparu des registres en 1897. Son dernier voyage la conduisait vers
Aitutaki43 en mi mai 1897.
Il y a aussi en 1890 la petite goélette de 17 tonneaux, la Parii de
Rurutu (famille Neagle). Elle accomplit 8 voyages en 1893 vers Rurutu,
3 vers Rurutu en 1892, 6 en 1894, dont 3 en compagnie de la Tepaita,
5 voyages en 1896 vers les Australes et plusieurs vers Rangiroa. En 1897,
elle ne dessert que Hikueru et sur un seul voyage. Elle n’apparaît plus
après.
Il convient de signaler la Taurama, goélette de 32 tonneaux de
Rurutu dès 1895 (et non 1898), du nom d’un sommet de l’île. Son premier voyage est noté de Rurutu et Rimatara vers Tahiti le 19 juillet 1895.
Elle accomplit 2 voyages en 1896 vers Rurutu. Elle a disparu après un
dernier départ de Papeete vers Rurutu le 14 février 1896.
Une autre goélette, la Tapioi (sommet de Raivavae), de 32 tonneaux effectue des rotations entre Raivavae et Tahiti, depuis 1896. Elle
est probablement issue de cette île. Elle accomplit 5 voyages sur les
Australes en 1896, 5 en 1897 (dont 1 avec escale aux Gambiers, plus 1
aux Marquises et 1 vers Flint) et 4 en 1898. Elle accomplit 3 voyages vers
Tubuai en 1899 dont 1 voyage avec 80 passagers issus de cette île, puis
se consacre à d’autres archipels. En 1900, elle accomplit 3 voyages vers
Tubuai et Raivavae dont 1 sur lest (sans fret), et aussi 2 voyages sur
Kaukura. Elle effectue 3 voyages en 1901 vers Raivavae, 3 voyages au
moins en 1902 vers Tubuai et Raivavae, et 1 au début de 1904. Elle n’apparaît plus sur l’archipel après 1904-1905 mais continue vers d’autres
archipels. Elle disparaît complètement des registres avant 1910.
La goélette Teiti de Raivavae (35 tonneaux) œuvre en 1899. Elle
effectue 4 voyages vers Tubuai et Raivavae en 1899, 5 en 1900, mais
aussi 1 voyage sur Kaukura, 5 voyages en 1901 vers Tubuai et Raivavae,
au moins 2 en 1902, 2 en 1904 vers Tubuai et 3 voyages en 1905 vers
43 N.d.E. Aitutaki, atoll de l'archipel des Cook au nord de Rarotonga
165
�Raivavae. Elle apparaît ensuite très épisodiquement vers les autres archipels polynésiens et disparaît complètement après 1910.
La Tamarii Moerai, goélette de 34 tonneaux de M. Teamo Moua,
Rurutu, apparaît fin novembre 1901, en voyage de Rurutu vers Tahiti.
Elle remplace la Tepaita. En 1902 et 1904, elle travaille sur les Tuamotu.
Elle accomplit cependant 2 voyages en 1904 vers Rurutu. Elle disparaît
en 1905 dans un cyclone au large de Hereheretue.
Il faut aussi signaler la goélette Va’ine Avera construite en 1905 à
Rurutu par le district voisin de Avera, dont le premier voyage est signalé
le 18 janvier 1905 (4 sur cette année), effectue 4 voyages en 1906,
autant en 1907, 3 en 1908, et autant en 1910 et disparut corps et biens
au retour de Tahiti vers Rurutu, lors de son dernier voyage au départ de
Papeete le 20 octobre 1910. Mme Walker rappelle les histoires qui
entourent la disparition tragique de cette unité. Je renvoie le lecteur à
son ouvrage.
Il est nécessaire d’insister sur la célèbre goélette Manureva de 52
tonneaux, à nouveau du district de Moerai (île de Rurutu), construite en
189544 et fidèle pendant 48 ans aux Australes jusqu’à son échouage à
Tupuai en milieu d’année 1943. Elle porte le nom d’un sommet de l’île.
Son premier voyage s’effectue de Rurutu à Tahiti le 9 juin 1895. Elle travaille des Australes vers Papeete, mais aussi vers les autres îles comme
Huahine, Takaroa, Flint, Penrhynn (en 1899), et même les îles
Marquises… Elle effectue notamment 7 voyages sur les Australes en
1896 (plus 2 sur Hikueru), 4 en 1897 (plus 2 aux Marquises et 1 sur
Kaukura), 9 voyages en 1898 uniquement sur Rurutu, 4 voyages en
1899, 5 en 1900 (dont 1 avec toucher de Tubuai), 5 en 1901 (plus 1
vers Kaukura), au moins 3 voyages en 1902 (et plusieurs sur les
Tuamotu), 5 voyages en 1904, 2 en 1905, 4 voyages en 1906, dont 1 avec
escale à Raiatea et 1 autre avec escale aux Tuamotu, 5 voyages en 1907
(dont un passage sur Raivavae), 2 en 1908, 2 en 1910, 8 voyages en
1912, 2 en 1913, au moins 3 en 1914, 8 voyages en 1915, dont un trajet
44 Et non 1896, comme la reproduction de cette carte postale l’indique.
166
��remarquable Rurutu-Papeete-Rurutu-Papeete-Rurutu entre le 10 et le 20
juin 1915. Elle détient le record de longévité sur l’archipel. Elle détient
aussi un autre record, celui du nombre de passagers embarqués : 111
personnes en ce début d’année 1901, ce qui battait son propre record
de 100 passagers en décembre 1897. Les Affaires Maritimes (de notre
époque) apprécieront… On compte encore au moins 3 voyages en
1916, 4 rotations en 1917, 6 en 1919, au moins 8 voyages en 1920 et 3
voyages en 1930.
La Toerau, goélette de 43 tonneaux du dernier district de Rurutu,
Auti (ou Hauti), œuvre dès 1898. Elle porte elle aussi le nom d’un sommet de l’île. Notons encore que chaque district de Rurutu a construit sa
goélette. Le premier voyage connu est un départ de Tahiti le 9 novembre
1898, vers… Tubuai ! Elle y retourne en décembre 1898. Puis elle
effectue 5 voyages en 1899 vers Rurutu, 6 voyages en 1900 (dont 2 touchers de Tubuai), au moins 7 voyages en 1901, au moins 2 en 1902, 5
en 1904, 4 en 1905, 2 en 1906, 2 en 1907 dont 1 sur Rimatara, 2 en
1908 dont 1 sur Rimatara. Elle effectue en 1909, 4 voyages sur Rurutu
dont 1 sur Rimatara, 5 en 1910, 4 voyages en 1912 dont 1 sur Raivavae,
et 3 voyages en 1913 dont 1 sur Raivavae et 2 sur Rurutu. Elle n’apparaît
plus fin 1914. Cette goélette dessert aussi d’autres îles comme Penrhynn
ou Huahine. Sa disparition n’est pas expliquée.
En 1904, l’on découvre la Teheiporoura, goélette de 46 tonneaux,
originaire de Tubuai (famille Hauata) qui navigue plus de 20 ans entre
Tubuai et Tahiti avec un premier voyage le 30 juin 1904. On recense vers
Tubuai 4 voyages en 1904, 3 en 1905, 4 voyages en 1906, 5 en 1907, 4
en 1908, 3 voyages en 1910, 5 en 1912, 4 voyages en 1913, 3 en 1915.
On compte 4 voyages en 1917, autant en 1919. Elle ne navigue pas en
1920. Elle navigue encore en 1924, mais plus en 1930.
En 1908, apparaît aussi la goélette de 34 tonneaux Anapoto de
Rimatara (nom d’un des villages) qui œuvre entre les Australes et Tahiti
avec 5 voyages en 1908, 5 en 1910, 10 voyages en 1912, 3 en 1913, au
moins 3 en 1914, 3 en 1915, au moins 4 en 1916, 6 en 1917, 1 seul en
1919, 7 en 1920. En 1930, cette goélette a disparu.
Enfin, la goélette de 72 tonneaux, Oromana (nom d’un plateau de
Rimatara) effectue son premier voyage en octobre 1912, 2 voyages en
168
�N°307-308 Août/Octobre
1913 vers Rurutu, au moins 1 en 1914 vers Rimatara, 1 autre en janvier
1915 entre Tahiti et Rimatara, certainement son dernier trajet. M.
Degage précise qu’elle est originaire de Rimatara. Elle fait naufrage au
sud de Tahiti en cette période, ainsi que le rapporte Adrien Degage. Il
semble qu’elle reste sur le récif du Pari, en cette année 1915.
Après 1910, il subsiste encore 5 goélettes, 2 de Rurutu, la
Manureva et la Toerau, 2 de Rimatara, l’Anapoto et l’Oromana et 1 de
Tubuai, la Teheiporoura.
En 1920, il ne reste que 3 goélettes, la Manureva de Rurutu,
l’Anapoto de Rimatara et la Teheiporoura de Tubuai.
En 1930, seule la Manureva de Rurutu subsiste. Viennent s’y
adjoindre la Matieura, de la famille Mara de Rurutu et la Teohu, achetée
par le roi de Rurutu.
Les dessertes par d’autres goélettes.
Il reste que d’autres goélettes, originaires de Tahiti ou étrangères,
ont cependant sillonné les îles Australes. La meilleure preuve récente,
aussi dramatique soit-elle, en est la goélette Vai Hinano échouée dans
les années 1950 à Rimatara. Les anciens de cette île s’en souviennent, les
restes de l’épave sont toujours visibles par mer calme, non loin de là où
s’est échoué le Vaeanu 2 en 2002.
Nous notons, dans les journaux officiels, la goélette Aorai de Tahiti
en 1852-1853, mais aussi des goélettes américaines et anglaises sur l’archipel.
En 1854, la goélette française Rob Roy accomplit 2 voyages sur
Rimatara et Tubuai.
En 1855, la goélette française Hanals fait 3 rotations vers Rurutu,
la Diana, une vers Rurutu, la Gazelle, une vers Rurutu et Tubuai, la
Papeete, une vers Tubuai, l’Aorai, une vers Raivavae. L’aviso vapeur
Duroc touche Tubuai et Raivavae en octobre. Le trois-mâts anglais John
William, de 293 tonneaux, touche Tubuai en février.
En 1856, la goélette française Hanals fait 2 rotations, l’une vers
Tubuai, l’autre vers Rurutu. La goélette française Jane de Huahine
169
�accomplit 3 rotations vers Rurutu et Raivavae. Un baleinier américain, le
James Arnold de 392 tonneaux, vient de Rurutu et la goélette française
Lucy Morris va sur Rapa et Raivavae. Elle en revient en début 1857,
après 1 mois et demi de voyage. La Jane accomplit encore 3 voyages en
cette même année, dont l’un jusqu’à Rapa. Un baleinier américain, le
Monticello de 368 tonneaux revient de Tubuai. La goélette française
Aorai, 65 tonneaux, fait un toucher de Rurutu. La Marine Nationale
envoie les transports Infernal et Herault à Tubuai au cours de l’année.
En 1858, La Jane accomplit encore 2 voyages dont l’un sur Tubuai,
l’autre sur Raivavae, la Marguerite touche Rapa, et un baleinier, le Nil
revient de Tubuai sur Tahiti.
En 1859, la goélette américaine Emma touche Tubuai, la goélette
française de 61 tonneaux, Aiata touche aussi Tubuai, la goélette française de Bora Bora de 55 tonneaux, Manu Paia touche aussi Tubuai et
le navire de guerre Railleur fait une tournée des îles.
En 1860, le brick-goélette Railleur effectue une tournée aux îles du
sud. La goélette de Huahine ou Raiatea, Hornet, 30 tonneaux, effectue 2
rotations sur Rurutu et Rimatara.
En 1861, la goélette de Huahine, Hornet 30 tonneaux, effectue 3
rotations sur Rurutu, Tubuai et Raivavae. La Louise, française de 10 tonneaux, le plus petit jamais noté, touche Tubuai à 4 reprises. Le brickgoélette anglais de 40 tonneaux, Osprey touche Tubuai en escale, en
provenance de Nouvelle-Zélande.
En 1862, le brick-goélette anglais Annie-Laurie de 47 tonneaux
touche une fois Rurutu et une autre fois Rurutu et Tubuai. La goélette
française de Huahine, Taraeo de 60 tonneaux, touche une fois Rapa et
l’autre fois Tubuai et Rimatara. Le brick-goélette français de 123 tonneaux Ruth fait une tournée des îles du sud.
En 1863, la Pea pea touche Tubuai et Rurutu, la goélette américaine
Emma touche Tubuai, la Manu Paia touche aussi Tubuai en revenant de
Nouvelle-Zélande. La Hornet touche une fois Rimatara, une autre fois
Rurutu. Le Morning Star touche Tubuai.
Cette année particulière, le navire Cora, péruvien, est saisi par les
gens de Rapa et ramené jusqu’à Tahiti par le naturel Mairoto, ancien
auxiliaire des troupes françaises aux Marquises. Cet événement qui fait
170
�La Goélette Manureva entrant en rade de Papeete
�suite à l’enlèvement de Marquisiens par des négriers péruviens fait la
une des journaux pendant plusieurs semaines. Les comptes-rendus précis du journal Le Messager nous permettent de suivre l’histoire de cette
flotte de 6 négriers qui ont sévi sur Rapa Nui et tenté la récidive sur
Rapa. Nous apprenons aussi le comportement remarquable du roi de
Rapa et du sieur Mairoto qui réussissent à se saisir de ces forbans et
décident de les conduire à la justice des Français, au lieu de les occire
sur place. L’affaire conduit notamment au protectorat français sur Rapa
et au rapatriement de Marquisiens enlevés du Pérou vers Tahiti. La traite
semble bien finie dans le Pacifique Sud.
En 1864, la Hornet touche une fois Rurutu, une autre fois Rurutu
et Raivavae et une dernière fois Rimatara. L’Annie-Laurie touche 2 fois
Rurutu. Le trois mâts anglais Sir John William, touche à nouveau les îles
et notamment Rapa (il avait touché Tubuai en 1855). La Pea Pea touche
Rurutu. La Favorite de 69 tonneaux touche Rurutu et Rimatara. La Good
Return touche Raiatea et Rurutu. L’Elisa, 113 tonneaux, touche Tubuai
et Rurutu. Le brick Alice touche une fois Rurutu et Raivavae, une autre
fois Rapa.
En 1865, le brick-goélette anglais Annie-Laurie de 47 tonneaux qui
œuvre sur les Cook fait parfois escale à Rimatara ou Rurutu (2 fois cette
année-là dont l’une où il récupère les naufragés du Julia Calb en
février). La goélette tahitienne Eugénie de 34 tonneaux, accomplit 4
voyages en cette année sur Tubuai, et aussi Rurutu. Il est probable
qu’elle fait en réalité des tournées de 3 îles, Tubuai, Rurutu, Rimatara, et
retour dans le sens inverse. Enfin, la goélette tahitienne Temana arii de
48 tonneaux fait 3 rotations sur Tubuai et Rurutu. La plupart des dessertes sont étrangères à l’archipel.
En 1866, l’Eugénie touche 3 fois Tubuai, l’Irène, 43 tonneaux, 1
fois Tubuai, l’Annie-Laurie, 1 fois Rapa et Raivavae, 1 autre fois Rurutu,
la Tumara, 21 tonneaux, 2 fois Tubuai, la Sara, 14 tonneaux, une fois
Rurutu et Tubuai, une autre fois Rurutu, la Hope, 30 tonneaux, une fois
Rurutu et Rimatara, une fois Rurutu et Tubuai, une dernière fois Rurutu,
la Good Return, Tubuai.
En 1867, l’Eugénie touche 1 fois Tubuai, la Hope, 5 fois Tubuai
dont 1 fois Rapa. Le Good Return, 1 fois Tubuai, l’Ionia, 3 mâts-barque
172
�N°307-308 Août/Octobre
français, 1 fois Rimatara, le Sea gull, un brick-goélette anglais commandé par le capitaine Haddock, 1 fois Rurutu, l’Annie-Laurie, 2 fois
dont une tournée des 4 îles du nord, la Pea Pea, 69 tonneaux, 1 fois
Tubuai, le brick-goélette français Surprise, 109 tonneaux, 2 fois dont
Rimatara, et Rurutu.
En 1868, l’Ionia, 2 fois Rurutu, le Hope, 4 fois Tubuai dont 1 fois
Rapa, le Flying dart, goélette américaine de 84 tonneaux, touche 2 fois
Tubuai sur sar route vers Hawaii… la goélette Raiatea, 4 fois les îles du
sud. Le caboteur Eimeo, 21 tonneaux, 1 fois Rurutu. Le 3 mâts barque
guatémaltèque Matador de 313 tonneaux touche Rapa sur sa route vers
Valparaiso Enfin, la corvette armée anglaise Scout touche Rapa sur son
chemin vers le Chili.
En 1869, intervient la goélette Raiatea, 8 fois sur Rurutu ou Tubuai,
le cotre français Spray de Raiatea, sur Rurutu, la goélette anglaise Flying
Dart sur Tubuai en chemin vers Hawaii, le 3 mâts barque anglais de 566
tonneaux Midas, sur Rapa et, les goélettes Eliza, Alice, Active et Louisa.
En 1870, n’interviennent que des goélettes et des cotres français de
Tahiti, les cotres Lovisa et Ruse, et les goélettes Eliza, Amélie,
Entreprise, Tumara, et une goélette américaine, l’Urania de 80 tonneaux.
En 1871, n’interviennent que des goélettes et des cotres français de
Tahiti, les cotres Spray (5 voyages sur les îles) et Ruse, 41 tonneaux (2
voyages sur Rurutu), et les goélettes Eliza (2 voyages), Lovisa, Hunter
(11 tonneaux), et Henriette (3 voyages sur Rurutu), une goélette des
Cook, la Ngariki de 46 tonneaux, et une goélette américaine, l’Urania.
En 1872, interviennent encore beaucoup de goélettes françaises de
Tahiti, Gleaner, Sir John Burgogne, Henriette, Prowler, Daisy, Tahiti
(108 tonneaux), Island Belle, Whitey Brown, Raiatea et Annie Laurie.
En 1873, interviennent beaucoup de goélettes françaises de Tahiti :
Gleaner, Henriette, (5 voyages), Lovisa (6 voyages), Elgin (5 voyages
sur les îles), Raiatea un voyage sur Rapa, la Virid, 58 tonneaux, la
Stella, 60 tonneaux, et un cotre des Cook, le Forth, 12 tonneaux. Les 4/5
des dessertes sont étrangères à l’archipel.
En 1874, la goélette Henriette de 37 tonneaux accomplit 8 voyages
vers Tubuai. L’Elgin, 1 voyage, la Louisa, 3 voyages, le Humboldt,
173
�1 voyage, l’Annie Laurie, 2 voyages, la Loreley, 1 voyage. Les ? des dessertes sont étrangères à l’archipel.
En 1875, on recense une goélette anglaise, la Coronet, 95 tonneaux et celles du Protectorat, Henriette avec 5 voyages sur Tubuai, la
Lovisa avec 6 voyages sur Tubuaidont un conjoint avec la Henriette en
août, la Vénus avec 1 voyage sur Rimatara, le Humboldt avec 2
voyages sur Rurutu et la goélette allemande Loreley, avec 1 voyage sur
Rimatara.
En 1876, plusieurs goélettes interviennent comme la Henriette avec
5 voyages sur Tubuai, la Lovisa avec 7 voyages sur Tubuai, la goélette
allemande Loreley de 91 tonneaux vers Rurutu, ou encore la Vénus,
goélette française de 119 tonneaux vers Rimatara puis vers Rurutu.
En 1877, plusieurs goélettes interviennent comme la Henriette,
avec 5 voyages sur Tubuai, la Lovisa, avec 5 voyages sur Tubuai, la
Mathilde, goélette du protectorat de 71 tonneaux, vers Rurutu et Tubuai,
la Loreley avec 3 voyages sur Rurutu, ou l’Atalanta, autre goélette allemande de 65 tonneaux, 1 voyage sur Rurutu et Tubuai. Notons que les 6
et 8 octobre, 3 goélettes proviennent de la même île de Rurutu : la
Henriette, la Mathilde, et l’Atalanta.
En 1878, plusieurs goélettes interviennent comme la Hammonia,
goélette de Bora Bora de 64 tonneaux, vers Rurutu, la Loreley vers
Rurutu, la Mathilde et l’Eugénie vers Tubuai.
En 1879, le 3 mâts barque anglais Sir John William touche Rurutu,
alors que la seule goélette du Protectorat, Eugénie touche Raivavae 2
fois, tandis que les goélettes allemandes Gironde et Favorite touchent
Tubuai à 3 reprises.
En 1880, plusieurs goélettes interviennent comme la Hammonia
vers Tubuai, le cotre Kate de 18 tonneaux, vers Rimatara, la goélette
anglaise Pirate de 78 tonneaux, à Rimatara, la goélette française Lilian
de 108 tonneaux, à Rapa, la Marie de 25 tonneaux à Tubuai, la Marion
Godefroy de 74 tonneaux à Rurutu. La moitié des dessertes est étrangère
à l’archipel.
En 1881, la goélette allemande Gironde touche Rurutu une seule
fois, le Sir John William anglais Rurutu 1 fois, le cotre anglais Pearl
Rimatara 1 fois, et la goélette française Island Belle 2 fois Rurutu.
174
�N°307-308 Août/Octobre
En 1882, la goélette anglaise Pirate touche Rurutu 2 fois, et les goélettes françaises se raréfient. Il reste la Hammonia (84 tonneaux45),
l’Ella (64 tonneaux), l’Eugénie et la Teva (49 tonneaux).
En 1883, des goélettes de Tahiti continuent de desservir l’archipel
des Australes, mais la prééminence de celles des Australes et notamment
de Rurutu est évidente. Les goélettes Victor (16 tonneaux), Gironde
(110 tonneaux), et Lilian (108 tonneaux) sont dans les eaux Australes
en 1885 mais plus en 1888.
En 1884, seule la Victor touche une fois Tubuai, alors que la goélette anglaise Kate Mc Gregor touche Rurutu une seule fois.
En 1885, la Victor accomplit 2 voyages, la Gironde un seul.
En 1886, la Victor dessert 6 fois Tubuai. La Gironde, une fois Rimatara
et Rurutu. La Lillian, 2 fois Rurutu et Rimatara. La Teva, 3 fois Rurutu.
En 1887, la Victor dessert 4 fois Tubuai. La Punau, 64 tonneaux,
une fois Tubuai et la Anaa, une fois Rurutu.
En 1888, aucune desserte étrangère à l’archipel.
En 1889, la goélette Moruroa fait 2 voyages sur Tubuai et la Victor
1. La Papeete, goélette de 71 tonneaux accomplit 2 dessertes de Tubuai.
En 1890, les goélettes Moruroa et le cotre Victor sillonnent encore
l’archipel.
En 1892, La Moruroa touche 5 fois l’archipel dont Rapa, 2 fois. La
Victor accomplit 1 voyage.
En 1893, la goélette anglaise City of Arorangi dessert Rurutu à 4
reprises. La Moruroa fait une desserte de l’ouest y compris Rapa et les
Gambiers.
En 1894, la Moruroa poursuit sa desserte avec 3 voyages sur
Tubuai.
En 1895, il ne reste que la Moruroa (existant déjà en 1888 mais
dans les Tuamotu), l’Evanelia, et l’Ina.
En 1896, aucune desserte étrangère à l’archipel.
En 1897, la Tongareva, goélette anglaise de 42 tonneaux, touche 1
fois Rurutu, comme la Titia Tonga, anglaise aussi, 1 fois Rurutu et 1 fois
Tubuai ainsi que la Tetautua, autre anglaise, 1 fois Rurutu.
45C’est la même Hammonia qui a été reconstruite plus grande.
175
�En 1898, il existe encore la Moruroa avec 3 voyages sur Tubuai et
Raivavae, et l’on découvre la goélette française de 87 tonneaux, la Vaite
qui fait un premier voyage en août vers Tubuai. La goélette anglaise Titia
Tonga fait escale à Rurutu en janvier 1898 et en mars, en provenance
des îles Cook.
En 1899, la Vaite fait 2 touchers de Tubuai et l’Eclaireur, 20 tonneaux, 1 toucher. La Moruroa effectue 2 touchers à Tubuai et 1 des
Gambiers et de Rapa. La Tauturu touche Raivavae une fois.
En 1900, la Moruroa accomplit 4 rotations vers les Australes dont
un toucher de Rapa. La goélette anglaise Maungaroa de 43 tonneaux,
touche une fois Rurutu. La Croix du Sud, 45 tonneaux (et non pas le
vapeur du même nom) touche Tubuai une fois.
En 1901, il reste la Moruroa et la Tauturu (1 voyage).
En 1902, le vapeur Croix du Sud, 554 tonneaux, fait au moins deux
tournées aux Australes jusqu’à Rapa, puis finit par les Gambier. Il dessert
ensuite les Marquises et repart. L’absence de données après mai 1902 et
en 1903 ne permet pas de connaître la suite de cette aventure novatrice.
Il est probable que ce vapeur est le premier bateau à moteur à desservir
les îles Australes. La goélette Croix du Sud, 45 tonneaux, fait aussi une
apparition aux Australes cette année.
L’Ina effectue une tournée en 1904, jusqu’à Rapa. La goélette française Max fait un voyage vers Raivavae en janvier 1904.
En 1905 et 1906, l’archipel n’est pas touché par des goélettes étrangères.
En 1907, la seule goélette étrangère à l’archipel est la Tearia, de 78
tonneaux, qui touche Rurutu au mois de janvier.
En 1908, la Orohena touche Rimatara une fois, la Tahiti 2 fois
Rurutu, comme la Croix du Sud.
En 1910, on note un seul voyage du navire de 45 tonneaux Croix
du Sud, en octobre 1910, de Tahiti vers les Australes. Ce navire faisait
plus souvent les rotations vers les Tuamotu et les Marquises.
En 1912 et 1913, l’archipel n’est pas touché par des goélettes étrangères, sinon le navire Zélée du Protectorat.
On peut encore noter la seule goélette Temoua Ahi entre Papeete et
Rapa en juillet 1915.
176
�N°307-308 Août/Octobre
Un début d’analyse sur les goélettes des Australes
Dans son opuscule, Adrien Degage recense 21 goélettes construites
par les îles Australes et pour leur usage entre 1840 et 1940. Selon lui,
10 le furent par Rurutu, 5 par Tubuai, 2 par Rimatara, 1 par Raivavae et
1 par Rapa.
En fait, nos sources nous donnent un total d’au moins 44 goélettes,
originaires des Australes sur la période 1840-1920, soit un total de 49
unités en étendant le recensement sur la même période qu’A. Degage.
Sur ce nombre, il est possible de comptabiliser 7 goélettes de
Tubuai, 4 de Raivavae, 11 de Rimatara, et 22 de Rurutu. L’essor de cette
épopée appartient à Tubuai, puis à Raivavae et Rimatara, enfin Rurutu
reste la plus prolifique avec la moitié des goélettes à son actif.
Rimatara fait figure de leader dans les années 1850-1856. 4 de ses
11 goélettes sont construites avant 1854. 9 de ses 11 goélettes sont
construites avant 1887.
Rurutu devient l’île dominante à compter de l’année 1858, 9 de ses
22 goélettes sont construites entre 1858 et 1869, 7 de ses 22 goélettes
sont construites après l’année 1890. Cette domination ne s’arrêtera pas
avant 1943. Rurutu arme jusqu’à 3 goélettes en même temps, une par
village.
Tubuai reste environ 30 années sur 80 sans goélette originaire de
l’île. Rimatara reste environ 30 années sur 70 sans goélette originaire de
l’île ; Raivavae, 50 années sur 70, alors que Rurutu ne connaît que moins
de 3 années depuis 1858 jusqu’à 1943, sans goélette issue de l’île.
Les trois îles de Tubuai, Raivavae et Rimatara sont dépendantes de
Rurutu ou de Tahiti pour leur dessertes, pendant presque 3 décennies
pour Tubuai et près de 35 ans pour Rimatara. Raivavae est quasiment toujours dépendante des autres pour sa desserte, hormis entre 1878 et
1887, et entre 1896 et 1906. Rapa n’organise pas sa desserte avant 1937.
Globalement, l’archipel reste moins de 4 années sans goélette, en
1858, 1870 et 1871. De 1858 à 1869, l’archipel ne dispose que de 2
goélettes. Le reste de la période (après 1872), l’archipel est sûr d’être
desservi par au moins 3 unités, voire jusqu’à 6 unités.
Dans une approche encore plus précise, notons que les îles de l’est,
Tubuai et Raivavae ne possèdent pas de goélette de 1855 à 1862, de
177
�1865 à 1871 et de 1874 à 1877, soit pendant 18 ans. Alors que les îles
de l’ouest ne sont sans goélette qu’en 1858, 1870 et 1871. La différence
de situation est remarquable entre ces binômes d’îles. A l’instar de la
situation statutaire, puisque Tubuai et Raivavae sont annexées depuis
1800-1881, et Rurutu et Rimatara, vingt ans après, en 1900-1901.
D’autre part, il faut aussi noter que les îles de l’est, Raivavae et
Tubuai n’arment qu’une seule goélette à la fois sur toute la période de
1840 à 1930 (sauf pour l’exception Teiti / Tapioi de Raivavae entre
1898 et 1904 et Aiura Toerau et Naraiehau pour Tubuai de 1878 à
1880). Comparativement, les îles de l’ouest, Rurutu et Rimatara peuvent
armer jusqu’à 4 goélettes en même temps. En fait, il semble que les îles
de l’ouest se comportent en ensemble communautaire, alors que les îles
de l’est réfléchissent et agissent au niveau des vallées et donc des clans
traditionnels. Le phénomène est marquant sur Rurutu qui arme une goélette par village : Avera, Moerai et Auti, avec la Vahine Avera, la
Manureva et la Toerau.
Ces goélettes sont-elles construites à Tahiti ou aux îles ? La réponse
n’est pas simple. Il est patent que la Manureva est construite à Rurutu
tout comme la Tepaita et la Vahine Moerai, ou encore la
Pererau/Pareau Arii. A. Degage est prolixe sur le sujet. Il semble que 2
goélettes de Rimatara, Hariura et Eiva sont construites sur l’île, malgré
la difficulté évidente pour qui connaît les accès côtiers de cette île. Les
goélettes Oe et Toerau Mahana semblent construites sur Rurutu, de
même que la Ferera, la Uramata, la Tauhura, la Tamarii Taurearea et
la Teau. La Tepanaita de Tubuai semble aussi construite sur son île, tout
comme la Naraieha. Quant aux autres unités, les sources ne sont pas
claires. Je pense pour ma part qu’une partie de ces goélettes ont été
construites sur l’île de Tahiti. Notamment, il semble que la Tapioi de
Raivavae, la Teheiporoura de Tubuai, la Toerau de Rurutu et la
Oromana de Rimatara aient été construites sur Tahiti.
Pourquoi certaines goélettes disparaissent-elles si vite ? Seule une
dizaine a une durée de vie de plus de 10 ans. Plus d’une dizaine œuvre
moins d’un an. Il faut penser aux difficultés de navigation de cet archipel, dernière étape vers le Sud, avant le Continent Antarctique et aux
sautes d’humeur de l’Océan Pacifique, le mal nommé. Il faut aussi
178
�N°307-308 Août/Octobre
invoquer les difficultés climatiques inhérentes aux archipels polynésiens : tornades, cyclones, fortes houles imprévisibles...
La qualité des constructions de ces goélettes peut encore être mis
en cause, surtout au début de la période de notre étude.
La non rentabilité de ces aventures a pu enfin conduire à la simple
cessation d’activité. Notons que les goélettes de Raivavae délaissent rapidement leur île pour travailler aux ISLV ou aux Tuamotu. D’autres semblent faire de fructueuses affaires, transportant allègrement jusqu’à 50
tonnes de marchandises au retour des îles : coton, patates douces,
coprah, animaux vivants, tabac, pommes de terre,… Les Australes sont
manifestement et déjà au XIXe siècle, de grands producteurs et de bons
agriculteurs.
La concurrence reste rude. Ainsi, aucune réglementation ne vient
tempérer les ardeurs des armateurs de Tahiti qui n’hésitent pas à
envoyer nombre de leurs unités sur l’archipel, au détriment certain des
goélettes de l’archipel.
Certaines goélettes ont enfin pu être utilisées dans la navigation
interinsulaire et intra -archipel, voire tout simplement à la pêche au
large. Les voyages sur les îlots Maria, propriété pour parties des rois et
reines de Rurutu et de Rimatara ne sont jamais mentionnés dans les
registres. Or, nous savons que ces îlots sont fréquentés par les habitants
de Rurutu et Rimatara depuis fort longtemps, notamment pour la récolte
du coprah.
De même, nous savons que les relations avec l’archipel voisin des
Cook sont régulières et très anciennes. Les modes de communications
entre les 2 archipels ne nous sont pas connus et notre étude n’apporte
aucun éclairage à ce sujet.
Voilà bien des pistes à explorer.
Quelle fut l’influence exacte de l’extérieur sur la desserte ? Notre
analyse ne montre pas clairement d’influence directe. Aucun des conflits
mondiaux, ou des épidémies ne semblent avoir freiné la desserte.
L’archipel connaît des périodes de très faibles dessertes comme dans les
années 1858-1859. Certaines îles (outre Rapa) semblent parfois délaissées par rapport aux habitudes de dessertes, comme Rurutu de 1857 à
1859 ou Tubuai en 1854, 1856 ou 1860. Il est difficile de déterminer les
179
�causes de ces phénomènes de délaissement, sinon par la simple application d’un principe économique : l’île produit, elle dispose d’un vecteur de transport, elle exporte. Sinon, elle est touchée par une goélette
de l’extérieur, « à l’aventure », dans tous les sens du terme.
La desserte des îles principales de Rurutu et de Tubuai se développe
après 1866, avec environ une dizaine de touchers par île annuellement. La
moyenne monte à une douzaine annuelle pour Rurutu après 1893, avec
même un pic à 20 en 1895-1896. Pour mémoire, l’archipel recevait
annuellement de 20 à 25 fois le navire Tuhaa Pae 2 dans les années 19801990. Malgré des tonnages très différents, la comparaison est intéressante.
L’expérience du vapeur Croix du Sud en 1901-1902 est une avancée forte vers le modernisme, sans lendemain puisqu’il faudra attendre
les années 1950 avec la Tumuhau et l’Oiseau des îles pour voir à nouveau des bateaux à moteur sillonner l’archipel.
Nous ne connaissons le devenir exact que de 20 goélettes sur les 44
recensés. Je suppose la disparition des 15 autres en mer. Le sort des 9
dernières n’est pas connu. Cela laisse aussi la place à des compléments
de recherches.
Enfin, nous pouvons constater que l’île de Rapa est bien l’île du
bout du monde que l’on connaît. Ses contacts avec Tahiti sont au mieux
de 1 à 2 par an, et de nombreuses années sont sans toucher. Ils vivaient
ce que les habitants de Pitcairn connaissent actuellement. La légende qui
veut que l’île de Rapa apprenne la déclaration de la première guerre
mondiale en même temps que l’armistice de 1918 semble cependant
devoir être abandonnée puisque le navire Te Moua Ahi touche l’île de
Rapa en janvier 1915.
L’île de Raivavae ne semble apparemment pas mieux lotie. En fait,
au vu de sa proximité avec Tubuai, il est plus que probable que les goélettes desservant cette dernière faisaient parfois un passage par Raivavae.
Les deux îles ne sont qu’à 100 miles nautiques de distance. De même
pour Rimatara avec Rurutu. Cette dichotomie entre les îles de l’est et de
l’ouest semble une réalité qui a en fait toujours une existence
aujourd’hui. La création des aéroports et des collèges au cours de ces
dernières décennies ont d’ailleurs respecté et renforcé cette dichotomie.
Si les deux parties du nord de l’archipel sont bien séparées, cela ne veut
180
�N°307-308 Août/Octobre
pas signifier une unité au sein de ces deux binômes d’îles. Les langues
polynésiennes, différentes dans chacune de ces 4 îles, viennent rappeler
jusqu’à aujourd’hui que chaque île australe possède sa propre culture,
sa propre identité et ses caractéristiques originales qui font la richesse
de cet archipel, quand bien même isolé.
Ces nombreuses goélettes construites par et pour les familles des
Australes montrent l’importance que ces populations australes portaient
à leurs moyens de communication avec l’extérieur et parallèlement le
désintérêt évident et croissant des armateurs de Tahiti et de l’extérieur
pour cette zone australe, à l’exception, bien après 1930, de la compagnie minière CFPO.
L’ère des phosphates
Dans la période plus récente, nombre de navires ont sillonné les
eaux des îles Australes, toujours sans programme prédéfini. Ainsi, la
Tumuhau, construite en 1940 par la famille Mairau, perdure jusqu’en
1950, après avoir été motorisée sur sa fin de vie.
Auparavant, sont venues s’adjoindre la Matieura, de la famille Mara
de Rurutu en 1940, et la Teohu, achetée par le roi de Rurutu en 1924.
Tubuai arme la Tamara à compter de l’année 1937, et Rapa le ketch
Vaitangi en 1938.
Les anciens se rappellent encore les navires Oiseau des îles 1 & 2
qui, depuis 1930 jusqu’à 1957 pour le 1, et de 1957 à 1966 pour le 2,
ont assuré une desserte presque régulière entre l’île aux phosphates de
Makatea, l’île de Tahiti et les îles Australes (après 1943), grandes pourvoyeuses (après 1943) de main d’œuvre reconnue pour sa qualité et son
endurance.
Les premiers contingents de travailleurs Tuhaa Pae arrivent donc en
1943. C’est la seconde guerre mondiale, les Tahitiens partent au front
avec le Bataillon du Pacifique. Entre 1941 et 1942, la mine de Makatea
perd 80 employés. Elle embauche des Cook Islanders (205 en 1943) et
aussi des gens des Australes. Ils représentent le second contingent après
les Tahitiens à travailler sur site. Ils seront 185 en 1959, dont la moitié
à Makatea avec leur famille, soit 159 enfants ! Les originaires des
Australes sont 191 en 1962 à Makatea. Il en reste 170 en 1964.
181
�Ces familles et ces travailleurs regagnent régulièrement leur île
d’origine. Les navires de la compagnie CFPO assurent cette desserte
quasi régulière.
Pour mémoire, le voilier Oiseau des îles 1, revendu en 1957 à un
armateur mexicain, était toujours en service en 1980, après soixante
années d’existence. Son successeur n’a pas eu la même destinée, abandonnée après 1966 au CEP, (Centre d’Expérimentation du Pacifique),
Oiseau des îles 2 a été coulée par la Marine Nationale vers 1980, par un
lancement de missile Exocet.
En septembre 1966, survient la fin de l’exploitation des phosphates
de Makatea, et la cessation d’activité de la compagnie CFPO et partant de
son dernier navire l’Oiseau des îles 2, rétrocédée au CEP et destinées
essentiellement aux île Tuamotu et Gambier.
Les Australes se trouvent à nouveau sans navire régulier et sans desserte régulière.
Les principales familles des Australes, rassemblées autour de 16
pasteurs, créent alors la « Société de Navigation des Australes Tuhaa Pae ».
400 chefs de famille confient chacun la somme de 5.000 FCFP à leur
pasteur et le mandatent pour la création de cette structure novatrice
pour l’époque.
La SNA Tuhaa Pae est ainsi née en décembre 1969, sous forme de
société anonyme, créée par les pasteurs, mandataires des familles australes.
Hervé Danton
182
�Le navire Oiseau des îles 2 en toute splendeur
L’Oiseau des îles 2 sur sa fin
�SOURCES
DEGAGE Adrien 1982 (1990). Les goélettes à voile des îles Australes. Ed. A compte d’auteur. 30 p.
WALKER Taaria 1999. Rurutu, mémoires d’avenir d’une île australe, Ed. Haere Po, Tahiti 135 p.
L’encyclopédie de Polynésie.
Le quotidien « La Dépêche de Tahiti » coupures de 1962 à 1981.
Le « Messager de Tahiti » et le « Journal Officiel des Etablissements de l’Océanie » 1840-1950.
Bulletin de l’association des Historiens et Géographes de Polynésie Française, mai 1997.
Archives de la Société de Navigation des Australes Tuhaa Pae.
CREDIT PHOTO
Famille ELLACOTT pour la Manureva
M. Willy HANSLER pour l’Oiseau des îles 2 et le THP1
Hervé DANTON (SNA) pour toutes les autres photos.
date de début
date d’arrêt
32
35
35
30
40
30
20
TUBUA I
RA IVAVAE
RIMATARA
RIMATARA
RIMATARA
RIMATARA
RURUTU
1840
1852
1853
1853
1853
1853
1859
1855
1853
1854
1854
1857
1854
1864
20
25
RURUTU
RURUTU
1859
1860
1859
1864
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
RAVA' I
MOAMOATUA
EIVA
TANE
HAR IURA/FAREURA
MANAHUTU
TOERAU
(MAHANA /MOANA)
AOE
PERERAUR I/PAREA U
AR II
FERERA
TEAPANA ITA
URAMATA
TAUHURA
TAMAR II TA U REAREA
MAUR I
HAMANA AR II
TEAU
PUR IHAU
TEHAPAPAURA
FA ITO
noms
40
47
40
60
40
11
46
22
40
40
50
RURUTU
TUBUA I
RURUTU
RURUTU
RURUTU
RURUTU
RURUTU
RURUTU
TUBUA I
RIMATARA
RURUTU
1861
1863
1864
1865
1865
1867
1869
1872
1872
1873
1875
1861
1864
1864
1865
1866
1868
1869
1873
1873
1874
29.12.1892
21
TONOFAE
30
RIMATARA
1875
1877
22
23
24
25
TAVAE
TIUNU
TER II
TEMATAE INAA
20
20
20
20
RURUTU
RURUTU
RURUTU
RA IVAVAE
1876
1876
1877
1877
1877
1877
1877
1888
26
27
28
29
30
31
32
33
34
35
36
37
38
39
40
ATOTEHAU
NARA IEHAU
AIURA TOERAU
RAU ou LAU
TEONO VAEHAA
PAA
RONU I
PAR II
TEPA ITA ou TEBA ITA
MANUREVA
46
44
17
30
39
44
85
15
14
52
32
32
49
35
34
46
RIMATARA
TUBUA I
TUBUA I
RIMATARA
TUBUA I
RURUTU
RIMATARA
RURUTU
RURUTU
RURUTU
RURUTU
RA IVAVAE
RURUTU
RA IVAVAE
RURUTU
TUBUA I
RURUTU
RIMATARA
RIMATARA
1877
1878
1878
1882
1884
1884
1887
1890
1894
1895
1895
1896
1898
1899
1901
1904
1905
1912
1908
1882
1880
15/9/1882
1884
7/11/1895
4/5/1885
24/4/1892
1897
1897
1943
1896
1904
1914
1906
1905
1
2
3
4
5
6
7
8
9
TAMAR II MOERA I
TEHE IPOROURA
VAH INE AVERA
OROMANA
ANAPOTO
184
tonnage
72
34
origine
oct -10
1915
commentaires
arrêt en mars 1854 à Papee te
disparu e apr ès le 18/5 ve rs RURUTU .
disparu e vers R IMATAR A en se ptembr e
autr es arch ipels
autr e nom : LUER O MOAN A /TU IRO
MAHANA
1 se ul voyage connu
M. TUANU A /arrê té à TA HI TI en juillet
apr ès avaries
disparu e apr ès le 28/6 ve rs RURUTU .
disparu e apr ès le 24/11 vers TUBUA I
1 se ul voyage connu
arrêté en juillet à PAPEETE
arrêté depu is juille t 1866 à Papee te
arrêté en octobr e 1868 à Papee te
arrêté en se ptemb re 1869 à Papee te
disparu e en se ptembr e vers RU R UTU
disparu e en décembr e vers TUBUA I
disparu vers RURUTU le28/11/1874
abse nt en 1878/1885, disparu vers RRT
?
disparu vers HUAH INE et RURUTU le
23/8/1877
disparu vers RURUTU le 7/ 6 /1877
arrêté à P apee te le 21.2
arrêté à P apee te le 7 .8.
abse nt en 85/86/87 / a rrêté le 7 /7 à
Papee te
arrêté à P apee te le 27. 6 .
disparu vers TUBUA I le 11/11/1880
naufr age entr e TA HI TI e t TUBU AI
arrêté à P apee te le 12.10
disparu e vers TUBUA I ?
disparu e vers RURUTU ?
naufr age à KAUKURA
disparu e vers H IKUER U le 6 .6.1897
disparu e vers A ITUTAK I le 19. 5 .1897
échou ée à TUBUA I
disparu e apr ès le 14/2 ve rs RURUTU
autr es arch ipels
sur autr es arch ipels
perdu à HEREHERETUE , cyclon e
apr ès 1924 avant 1930
naufr age en haute m er
disparu e sur le PA RI / TA HI TI
apr ès 1920 avant 1930
durée
16
2
2
2
5
2
6
1
5
1
2
1
1
2
2
1
2
2
2
17
3
1
1
0
11
5
2
5
3
17
2
6
8
4
49
2
9
17
8
5
6
4
�COMPTE RENDU D’OUVRAGES
L’histoire de von Luckner…
L’histoire de von Luckner et de son Seeadler fait-elle partie de
l’Histoire du Pacifique ? Assurément. Et de celle des Etablissements
français d’Océanie ? Certainement ! De celle de notre Pays ? Un petit
doute peut planer…
Un historien néo-zélandais nous en fait la démonstration. James N.
Bade vient de publier un petit ouvrage de 220 pages bien illustré et
remarquable qui retrace l’épopée de von Luckner et de son équipage
dans le Pacifique en Allemagne chez Peter Lang dans le numéro 3 de la
collection Germanica-Pacifica « von Luckner : a reassessment - Count
Felix von Luckner in New-Zealand and the South Pacific 1917-1919 and
1938 ».
Faut-il bien rappeler que le SMS Seeadler (“Aigle de mer”), un
schooner en acier de 1600 tonnes et de 60 hommes d’équipage, a été le
dernier voilier corsaire de la Première Guerre mondiale ? Il force le
blocus anglais de la mer du Nord le 23 décembre 1916, coule 14 navires
alliés dans l’Atlantique, entre dans le Pacifique le 18 avril 1917 et s’empare de 3 bateaux américains. Ce sont les premiers signes du scorbut, le
manque d’eau et la nécessité de reposer l’équipage et les prisonniers qui
amènent von Luckner à chercher une île inhabitée et discrète. Le
Seeadler jette l’ancre le 31 juillet 1917 à droite de la petite passe de
l’atoll de Mopelia.
Le 1er août, l’équipage explore l’atoll, et le lendemain matin, à 09 h
27, le voilier est jeté sur le récif. « Par une lame de fond », « une vague
de tsunami », dira plus tard le comte attentif à sa légende, « par une
saute de vent », expliquera l’un des capitaines faits prisonniers, « par
une manœuvre trop tardive du moteur » selon le Journal de bord…
Bade discute les différentes versions de ce naufrage du 2 août 1917,
analyse les sources, les discours, les circonstances : c’est passionnant !
�Mopelia, un atoll à l’heure allemande
En août 1917, l’atoll de Mopelia est bien cette ultime colonie de
l’Empire allemand avec son village, Seeadlerdorf, sa promenade aménagée le long de la plage, Seeadlerpromenade, ses quartiers américain et
français – car il y a quatre habitants : des gens de Maupiti qui exploitent
la tortue et le coprah pour le compte de la Société Grand, Miller et Cie
de Tahiti. La cloche du Seeadler sonne les heures, les ordonnances servent les officiers et leurs invités qui retrouvent leur table et leurs chaises
au mess. Les marins vaquent à leurs occupations, pêchent et fument le
poisson ou abattent les cocotiers pour en avoir les noix. Il y a une seule
dame, une prisonnière américaine, et un enfant polynésien qui devient
vite la mascotte et apprend à fort bien chanter “Mein Herz ist wie ein
Bienenhaus”. Mais le gouverneur de cette petite colonie ne tarde pas à
s’ennuyer.
La triple évasion de Mopelia
Le 23 août, von Luckner et 5 hommes prennent la mer dans un
canot ouvert long de 8 m, avec des provisions pour deux mois, un peu
de fuel pour le moteur, des voiles, une mitrailleuse et ses munitions, des
outils, des cartes et des instruments de navigation. Lourdement chargée,
avec seulement 28 cm au-dessus de la ligne de flottaison, le Cecilie
quitte Mopelia, passe à Atiu puis à Aitutaki avant d’être capturée, un peu
par hasard, près des Fidji, le 21 septembre 1917. Cette expédition maritime de plus de 3.000 km rappelle, toute proportion gardée, celle de
Bligh à bord d’un autre canot non ponté. Le camp de prisonniers en
Nouvelle-Zélande, à Devonport puis sur l’île de Motuihe, l’évasion de
von Luckner et ses suites, tout cela est une autre histoire.
Mais revenons, grâce à J. N. Bade, à Mopelia. Le 5 septembre 1917,
une petite goélette de 126 tonnes, la Lutèce, qui a quitté le port de
Papeete le 27 août, vient y chercher le coprah. Sous le nom de Gauloise,
elle avait appartenu, avant la guerre, à la Société commerciale de
l’Océanie, une société allemande fondée à Hambourg en 1876, qui
l’avait vendue aux enchères à la société Grand, Miller et Cie… Le lieutenant Kling s’empare d’un « véritable magasin flottant » avec des vivres
186
�L’équipage du Seeadler à Mopelia
(G 41/30, 2660a/17, Archives New Zealand/Te Whare Tohu Tuhituhinga O Aotearoa,
Head Office, Wellington, in Bade p. 45)
Seeadlerdorf, le village en toiles construit par l’équipage du Seeadler à Mopelia en août 1917
(G 41/30, 2660a/17, Archives New Zealand/Te Whare Tohu Tuhituhinga O Aotearoa,
Head Office, Wellington, in Bade p. 45)
�pour plus de 6 mois et le baptise Fortuna46. Le même jour les 55
hommes de l’équipage du Seeadler quittent l’atoll et leurs prisonniers
américains et français pour l’Amérique du Sud. Seules les pompes
empêchent la goélette devenue un « cercueil flottant » de sombrer : la
Fortuna jette l’ancre dans la baie de la Pérouse à l’île de Pâques le 3
octobre et coule deux jours plus tard47. Un navire chilien, donc neutre,
dépose l’équipage dans le port de Talcahuano en mars 1918, où il est
interné jusqu’en 1919.
Mais à Mopelia, que deviennent les ex-prisonniers ? A bord d’une
vieille baleinière abandonnée par les Allemands, un capitaine américain,
Southand, et celui de la Lutèce, Porutu, et Pedro Miller tentent de joindre Maupiti ou Bora Bora, mais le mauvais temps les force à revenir à
Mopelia, dix jours plus tard, exténués.
Une nouvelle expédition est alors tentée à bord de la même embarcation, rebaptisée Deliverer of Mopelia, par un autre capitaine américain, Smith, et 3 hommes, le 19 septembre. Ils arrivent, 11 jours plus
tard, aux îles Samoa, à Pago Pago, et racontent leur aventure au gouverneur, qui prévient son collègue des E.F.O. par T.S.F. C’est ainsi qu’à la
demande du gouverneur Julien, la goélette Tiare taporo de la société A.
B. Donald Ltd, commandée par le capitaine Winchester délivre les derniers équipages de Mopelia le 6 octobre 1917 et les transporte à Papeete
le 10 octobre. Un télégramme de Julien à son collègue, le gouverneur
général de Nouvelle-Zélande, est mentionné dans l’ouvrage de J. N.
Bade, c’est apparemment la seule archive consultée du Pays48…
46 Nous remercions Jean Guiart qui a mis à notre disposition son “The Black Knight of the Pacific” de C. Brunsdon Fletcher
et nous a ouvert les yeux sur les réseaux allemands dans le Pacifique au début du XXe siècle. Que 10 jours après le naufrage, un magasin flottant lourdement chargé de marchandises passe au large de Mopelia, un petit atoll situé à l’écart des
routes maritimes et commerciales, n’est-ce pas une coïncidence remarquable ?
47 Chargé de vivres, mais en si mauvais état que le navire semble condamné à couler – c’est-à-dire à disparaître sans
trace – n’est-ce pas, là encore, une autre coïncidence remarquable ?
Les biens privés ou collectifs des citoyens allemands sont mis sous séquestre à la déclaration de la guerre en 1914 et vendus aux enchères en 1924 par A. Faugerat.
48 … avec les photos de la table et des chaises du Seeadler au Musée de Tahiti et des îles, et celle de son canon au parc
Bougainville. On pourrait ajouter les BSEO n°2 (ou 248), 170, 174, 182 et 198…
188
�Esquisse de l’atoll de Mopelia avec la goélette Lutèce et le lieu du naufrage du Seeadler, le camp de l’équipage (Lager),
le motu aux provisions (Proviant-Insel), l’île aux oiseaux (Vogel-Insel), l’île principale (Hauptinsel),
une dune (grosser Sand), le lagon (Lagune) et deux rochers (Felsblock)
Légende : palmiers, arbres, bush, chemins, récif et terre ferme
(in Graf Luckner, Seeteufel, Lepzig 1921, p. 205)
�Von Luckner, le retour du comte
L’histoire de von Luckner et des Etablissements français d’Océanie
recommence dans les années trente, et J. N. Bade l’analyse à partir de
documents anglais et allemands restés inédits.
En effet, la légende du « gentleman - corsaire » rencontre beaucoup de succès aux Etats-Unis surtout après la publication en 1928 de
Count Luckner, The Sea Devil du journaliste Thomas Lowell. Von
Luckner retourne dans sa patrie en 1933 et le nouveau gouvernement de
Hitler voit en lui un outil de propagande pour une « nouvelle Allemagne
d’outre-mer » et une meilleure « compréhension du national-socialisme ». Goebbels subventionne directement un voyage autour du monde
de deux ans du comte accompagné de sa femme suédoise, Ingeborg.
C’est à bord du Seeteufel (“Diable de mer”) que von Luckner
revient à Tahiti, le 22 octobre 1937 ; il dépose au monument de l’avenue Bruat une couronne49 ainsi rédigée : « un ancien adversaire aux
Tahitiens morts au champ d’honneur ». Il séjourne à Papeete jusqu’au
4 décembre et passe le 11 au large de l’atoll de Mopelia sans pouvoir y
débarquer, regardant longuement à la jumelle l’épave du Seeadler…
Le Seeteufel arrive à Auckland le 20 février 1938, et James B. Bade
détaille la polémique qui entoure celui qui se présente comme un
citoyen de la mer et un ambassadeur de la paix, mais qui refuse tout
débat avec les intellectuels, les syndicats et les travaillistes néo-zélandais
au sujet de l’Anschluss ou de la politique raciale du IIIe Reich. La même
polémique se répète en Australie, où la Special Branch soupçonne le
comte et son équipage de se livrer à l’espionnage et à la provocation.
Mais en même temps des marins du Seeteufel, membres du parti nazi,
informent leur hiérarchie, et jusqu’à Himmler et Heydrich, que von
Luckner ne remplit pas sa mission de propagande, a transformé le
voyage en croisière privée et a même des fréquentations douteuses… Un
tribunal d’honneur spécial se réunit le 5 août 1939 pour juger cette attitude si peu nationale-socialiste, et le procureur demande une enquête
approfondie le 21 ! Mais tout cela n’a presque plus d’intérêt car,
quelques jours plus tard, la Pologne est envahie.
49 Voir le Mémorial polynésien, tome V, p. 451.
190
�Princesse Cécile, le plus petit croiseur de la Marine impériale allemande, dans le lagon de Mopelia, août 1917.
(in Graf Luckner, Seeteufel, Lepzig 1921, p. 219)
“L’”Etat-Major” indigène du gouverneur de Mopelia…”
�L’ouvrage de James N. Bade est passionnant et son titre est judicieux, c’est une réévaluation et une véritable contre-expertise du séjour
de von Luckner dans les eaux du Pacifique qui semble bien nécessaire.
Ne s’agit-il pas, au fond, de discuter la légende que le comte avait luimême construite au sujet du naufrage du Seeadler et des enjeux de son
deuxième voyage dans le Grand océan50 ?
Mais les archives et les documents de notre Pays n’auraient-ils pas
pu être davantage sollicités ? A moins qu’ils ne soient à l’image des
canons du Seeadler et de la Zélée exposés sur le front de mer au parc
Bougainville sans la moindre explication et à géométrie variable51 ?
Pour conclure sur le véritable trésor de Mopelia…
C’est un article du New Zealand Herald du 28 mars 1938 qui lance
la chasse au trésor de Mopelia. Elle est déclenchée par Felix von
Luckner lui-même, qui déclare avoir déterré lors de son passage sur
l’atoll, de l’argent, de l’or, des diamants bruts et des perles, ainsi que le
livre de bord et une lettre de l’empereur Guillaume II…
En fait, trois mois auparavant, dans le Berliner illustrierte
Nachtausgabe en date du 31 janvier, on pouvait lire que von Luckner
avait, déjà lors de son escale à Coco’s Island située au large du Costa
Rica, ajouté son nom à la liste des chasseurs du trésor des Incas…
Du trésor des Incas à celui de Mopelia, il n’y a qu’un pas et qu’une
écriture. C’est peut-être ainsi que se font et se construisent les légendes
dans le Pacifique et von Luckner s’y connaissait fort bien - et s’en amusait ! Mais nous le savons, le seul trésor, à part celui des objets que l’archéologie de terre ou de mer peuvent mettre au jour -, n’est-ce pas celui
des archives et des mémoires privées ou publiques ?
Robert Koenig
50 D’autres voyages légendaires ne devraient-ils pas, eux aussi, être réévalués ?
51 Nous remercions Christian Beslu qui, une fois de plus, a voulu mettre à la disposition de la Société sa vaste iconographie et deux photos des canons, avant et après le déshabillage de l’un d’eux pour des raisons apparemment esthétiques
proches d’un véritable révisionnisme historique…
192
�La course du Seeadler dans le Pacifique en 1917
• •• •• • Course de la Princesse Cécile de Mopelia à Fidji (août-septembre)
————- Course de la Fortuna (ex-goélette Lutèce) de Mopelia à l’île de Pâques (septembre-octobre)
(in Graf Luckner, Seeteufel, Lepzig 1921, pp. 296-297)
�Souvenirs d’un vieux Normand Récit de ma vie d’aventures et de navigation
de William Leblanc. 2006. Ed. Au Vent des îles. 275p.
De manière fort agréable, érudite et précise, Jean-Jo Scemla nous
introduit dans l’espace et le temps de l’auteur.
Ainsi, nous lions connaissance avec William Leblanc né en 1822 à
Malaunay (Seine inférieure) et confié à son grand-père Dajon. Il a 6 ans
quand Dajon meurt et qu’un paysan l’emmène pour son malheur, chez
ses parents. Battu, exploité, brimé, privé d’école, il est le domestique de
sa famille qui se débat dans les privations et la misère. A 16 ans, il fuit
et trouve un travail à Rouen où il est bien rémunéré. L’apprenant, ses
parents cherchent à le récupérer lui et ses gains. Pressé d’accroître la
distance d’avec ses géniteurs, à 18 ans, il s’engage dans la marine et
embarque sur la corvette la Boussole qui l’emmène entre autre, à
Montevideo, aux Antilles, aux Marquises où il résidera en se liant d’amitié avec les insulaires et à Tahiti où il participe à la guerre « franco tahitienne ». Il revient à Nuku-Hiva qu’il finit par quitter en 1844 pour la
France d’où il repart pour Panama où il s’installe et se marie tout en rentrant régulièrement en France qu’il décrit comme les autres lieux qu’il
visite, précisant les préoccupations des habitants, les faits marquants et
ce, jusque vers la fin des années 1870.
Ce traitement identique des lieux d’origine et des lieux visités le
rend particulièrement sympathique. Les Polynésiens n’apparaissent plus
comme des curiosités, mais comme des humains tout simplement. En
outre, comme beaucoup des fondateurs de lignées dites demies à Tahiti,
deux de mes arrière-grands-pères, ont quitté la France après la défaite
de Sedan et les terribles hivers de 1871-1872 qu’il évoque. William
Leblanc enrichit ainsi la compréhension des raisons qui poussèrent certains hommes, seuls ou en famille, à quitter leur doulce France. Sous sa
plume, le mot « sauvage » est toujours accompagné de l’adjectif « bon »,
comme « bonne » est son épouse. De son texte se dégage le respect de
soi et de l’autre, le désir de rendre service et de ne pas être en dette.
Quels que soient son ou ses partenaires et le lieu de l’échange, il cherche
194
�Côte à côte apaisé des canons du Seeadler et de la Zélée dans les jardins du parc Bougainville à Papeete (doc. Beslu).
Le Seeadler à Mopelia en août 1917
(G 41/30, 2660a/17, Archives New Zealand/Te Whare Tohu Tuhituhinga O Aotearoa,
Head Office, Wellington, in Bade p. 37)
�toujours à exprimer sa reconnaissance. Il éprouve de l’affection pour
celles et ceux qui l’ont accueilli et pris soin de lui : insulaires de NukuHiva, paysans de Normandie, pauvre vieille femme du Panama ou tout
autre être animé de compassion. Avec les autres, il négocie ou les
affronte en guerrier même si le rôle de guerrier n’a pas sa prédilection.
Mais il l’assume comme tous les rôles que la vie lui a offerts, excepté…
celui d’être le fils de ses parents qui semblent vouloir le punir d’avoir été
« fils » des grands-parents, selon un mécanisme que l’on retrouve dans
des situations sociales actuelles.
Sa plume est alerte, le détail sonne juste et il greffe à ce récit de
voyages une aventure quasi policière au suspense bien ménagé et aux
rebondissements étonnants.
Il offre aussi des exemples surprenants de la séculaire animosité
franco-anglaise transportée aux antipodes. Cela fait partie de notre patrimoine immatériel… Relevons (pp.68-69) l’attente anxieuse des équipages de la Boussole et du Talbot (battant pavillon anglais) à l’ancre
dans la rade de Papeete en 1842. Ils attendaient le signal pour s’attaquer
mutuellement, au cas où, à terre, le drapeau du protectorat n‘aurait pas
été hissé… Il commente : « C’est un duel à mort, où presque toujours
le vainqueur suit le vaincu au fond de la mer, après avoir sauté ». Or,
Teuira Henry et Eugène Caillot ont décrit ce type de batailles suicidaires
comme caractérisant les mœurs déplorables des seuls indigènes et dont
les Européens les auraient délivrés…
Lisez ce récit optimiste et rythmé, épicé d’une intrigue bien menée
et truffé d’observations rares. Vous ne serez pas déçu du voyage
Simone Grand
196
�De la Chine archaïque à
l’Amérique précolombienne
par le jade et le mythe :
nouveau regard
sur les Austronésiens devenus
Lapita et Polynésiens
Pour Akibo, Shu-p’ing, Mei-li et Josiane
Introduction
Dans le sillage de notre inatteignable modèle à tous, James Cook,
nous nous proposons de baliser le Pacifique, tiers liquide du globe, pour
en redécouvrir l’unité culturelle originelle. Lancé dans ce voyage par
d’étonnantes similarités entre d’archaïques jades chinois et la sculpture
polynésienne, nous remonterons la généalogie de cette précieuse pierre
en gardant constamment en tête la fenêtre du départ taiwanais des
Austronésiens, voilà 4000-3000 ans (Bellwood 2000 : 354). Se référant
à Jessica Rawson (1995 : 20,413), Alain Thote (2003 : 113) précise :
« …en français, le mot jade désigne soit la néphrite, soit la jadéite. La première fut travaillée en Chine dès l’époque néolithique, la seconde, seulement à partir du XVIIIe siècle grâce à des importations de Birmanie. »
Les concepts immémoriaux à l’œuvre dans le cisèlement de la
néphrite chinoise nous permettront d’élire domicile à Peinan, le plus
grand site archéologique de Taiwan dont les trois millénaires, amers très
sûrs à l’intersection du continent et du Grand Océan, nous placeront sur
orbite mythologique pour notre long périple d’île en île jusqu’en
�Polynésie orientale et en Amérique du Sud, périple calqué sur le déclenchement périodique du phénomène météorologique El Nino-Oscillation
Australe.
Ronde comme le ciel, carrée comme la terre, la quadrature du cercle Liangzhu taillée dans le jade ou cong, tube carré frappé au sceau de
l’union primordiale, présente la trinité sculptée qui unit divinité, animal
sacré et ancêtre. A la fois dans sa forme et sa signification, cette décoration des flancs du cong correspond au tiki polynésien qui symbolise la
même union primordiale du ciel père et de la terre mère, union qu’incarnait le chef et prêtre, pétrification de la sexualité cosmique que les
Maori eux aussi exprimaient dans le jade (greenstone). Cette représentation dédoublée se transmet au bronze continental sous le nom de t’aot’ie et imprime successivement la poterie Lapita, le tapa et les visages
nobles polynésiens. L’invasion graphique sature son support métallique
et donne naissance à un système indépendant d’écriture à même l’animal dont la morphologie est un rappel permanent de la fusion fondatrice
du ciel et de la terre : la tortue. Que ce soit sous sa forme de boucle
d’oreille à quatre protubérances ou de véritable coupe du cong, la tortue de jade est le grand artéfact unissant le continent chinois aux
myriades d’îles du Pacifique.
Sur le continent fermier, l’écriture chinoise s’affranchit de ses deux
supports initiaux, les os des oracles qu’étaient l’omoplate de buffle et le
plastron de tortue, et sur les archipels horticoles, la tortue s’efface
devant la baleine dans l’oralité d’une culture que le phénomène El NiñoOscillation Australe force à devenir totalement ambulatoire. La trace de
cet arrachement articule les mythes Puyuma qui, sur le site archéologique même de Peinan, réactualisent le passage d’une économie de
chasse-cueillette-horticulture à l’économie fermière, processus si traumatisant que les femmes enlevées au territoire par la nouvelle donne
foncière s’emparent du chamanisme et vont hanter les îles où les
hommes libres viendront bientôt les rejoindre pour inventer avec elles
une nouvelle synthèse nature-culture. L’union immémoriale de la femme
et de la mer, en tant que dépositaires sacrées de la fertilité, caractérise
Taiwan dont les Austronésiens se firent Lapita avant de devenir
Polynésiens et d’obtenir la patate douce amérindienne pour parachever
198
��leur mobilité agricole. A l’instar du cong annexant le bronze sur le continent, il nous appartenait donc d’opérer la quadrature du cercle mythologique dans le Pacifique afin de prouver que les mythes du Grand
Océan déploient l’autre aile d’une même métamorphose de la chrysalide
du jade archaïque.
I - Jade, jadis, il était une fois
a) Bi/pi et cong/ts’ung
Tout connaisseur d’art polynésien ne peut qu’être interloqué en
feuilletant le catalogue de ‘L’Exposition du Collectionneur de Jades
Chinois Archaïques’ (1995). La planche 3 (ill53. a), ‘marqueterie de jade
avec décor de masque animal’, évoque un visage Maori sculpté ; la
planche 7 (ill. b), ‘figurine humaine de jade’, ressemble à un tiki ; la
planche 8 (ill. c), ‘tube de jade en forme de ts’ung’, superpose cinq
têtes sculptées d’apparence marquisienne, frappante analogie qui se
répète planches 9 (ill. d), 10 (ill. e) et 11. Ces traits polynésiens marquent également la planche 12 (ill. f), ‘ornement de jade semi circulaire’ ; la planche 13 (ill. g), ‘pendentif de jade huang en arc’; la
planche 58, ‘grande boucle de ceinturon avec têtes de dragon’ ; les
planches 60-61, ‘boucle de ceinturon avec motifs de dragon’ et planche
74, ‘ensemble de parures de jade’. L’introduction du catalogue (1995 :
32-48) nous rappelle que les ancêtres néolithiques (âge de la pierre
polie, il y a 8000-7000 ans) façonnaient déjà parures et armes dans la
néphrite. Les pendentifs de jade transmettaient le pouvoir du soleil.
Possédant une force vitale essentielle, les jades faisaient partie intégrante
du culte, l’étymologie du mot li pour rituel signifiant honorer les dieux
avec du jade. L’orbite du soleil inspirait les disques de jade, pi, des chamanes. Ces derniers ‘signaient’ les os des augures en traçant une croix
obtenue par intersection à angle droit de deux kung, l’outil qu’ils utilisaient pour tracer des cercles. Les tubes de jade ts’ung à section carrée
étaient façonnés pour célébrer la terre. La vie était un don de Shang Ti,
déité céleste dont les animaux sacrés jouaient les médiateurs dans une
sainte trinité incluant les esprits ancestraux. Les tubes ts’ung, carrés à l’extérieur, circulaires à l’intérieur, sont souvent embellis de ciselures à motifs
de masques à petits et grands yeux dont le couplage est censé représenter
200
��la trinité ‘déité - animaux sacrés – ancêtres’. Ces objets abondent en fin
de période culturelle Liangchu / Liangzhu (3300-2200 avant JC). L’art du
jade de la dynastie des Han illustrait encore la tradition chamanique et
créait des habits funéraires aux allures d’armure qui protégeaient le
mort comme le principe de vie.
L’ouvrage ‘Les Jades Néolithiques de la Collection du Musée
National du Palais’ (1992), fait saisir que le jade est à l’origine de l’identité culturelle chinoise. Teng Shu-p’ing explique qu’au Néolithique, les
objets de jade étaient réalisés aux quatre coins du pays, quelles qu’aient
été les contraintes économiques ou environnementales, du fleuve Liao
au nord-est à Tsinghai à l’ouest, de Taiwan et Canton au sud-est jusqu’au
Tibet au sud-ouest. Certains spécialistes parlent d’un unique âge du jade
opérant la transition de l’âge de pierre à l’âge du bronze (Teng 1992 :
49). Au sud-est (ibid. : 55), la culture Yuan-shan, implantée autour du
bassin de Taipei à Taiwan, remonte à 2200 avant JC et arbore, entre
autres artéfacts, des boucles d’oreilles chüeh. La culture de la poterie
finement cordée (2500-1800 avant JC) se répand du centre au sud de la
côte ouest de l’île. La culture de Peinan (3300-300 avant JC) diffuse
autour de Taitung au sud-est et arbore elle aussi des boucles d’oreilles
chüeh. Teng précise que ce bijou, petit objet rond en forme de pi fendu
devrait s’appeler t’ien (ibid. : 74). La néphrite taiwanaise de Hua-lien,
vert sombre, prend souvent des teintes opaques de gris ou de blanc
après avoir séjourné longtemps dans les tombeaux (ibid. : 97). Les
planches 6, 7 et 8 (ill. h, i, j) montrent trois paires de boucles d’oreilles
chüeh, vraisemblablement originaires de Peinan (ibid. 98). Les boucles
des deux premières paires sont nues alors que celles de la troisième
paire disposent de quatre protubérances qui évoquent des tortues ou
des sections de ts’ung.
Les planches 22 (ill. k), 26 (ill. l), 27 (ill. m) jusqu’à 38, les
planches 66-67, 105-106, 110 et 111 réactivent les associations marquisiennes (tubes à décor iconique, perle tubulaire de type ts’ung, objets à
forme d’alène, tubes ts’ung), les planches 26 et 27 offrent même un
véritable tiki. Teng s’est beaucoup investie dans l’étude des jades
archaïques en s’appuyant sur les antiques concepts cosmologiques des
tout premiers documents (1992 : 210). L’éminente spécialiste du Musée
202
��National du Palais en déduit que parce que la coupe des cieux recouvrait
auparavant la terre plate et carrée, ts’ung et pi formaient un duo : circulaire, le pi représente les cieux, la section carrée du ts’ung représente
la terre. Les ouvertures respectives et correspondantes des deux objets
rituels matérialisent la voie de communication entre ciel et terre.
Lorsqu’un tube ts’ung était paré de la trinité ciselée, poursuit-elle (ibid. :
211), la communication était renforcée. A cet égard, notons que le vrai
nom des boucles d’oreilles mentionnées plus haut, t’ien, désigne
comme par hasard les cieux (ibid. 95). ‘Cent Jades de la Collection
Lantien Shanfang’ (1995), nous apprend (1995 : 78) que les premiers
habitants de Chine orientale pensaient que les tortues avaient le don de
communiquer avec le ciel. Dans cette magnifique publication, l’ubiquité
de la filiation marquisienne apparaît plus frappante encore dans les
tubes de jade rituels ts’ung : planches 12 (ill. n1 et n2), 13, 14 ; le trapèze inversé, planche 15 ; le trident, planche 17, et le jade colonnaire,
planche 18 (ill. o).
Dans sa ‘Discussion de l’Ancienne Culture Chinoise du Jade Fondée
sur des Jades de la Collection Lantien Shanfang’, (1995 : 47), Teng lie
le disque pi à la Carte des Sept Cercles obtenue par superposition de la
Carte Jaune et de la Carte Bleue, superposition dans laquelle la quadrature du cercle extérieur et le petit cercle central de l’étoile polaire sont
bleus alors que tout le reste est jaune au milieu. Egalement connue sous
le nom de Chemin Jaune, la Carte Jaune est une carte stellaire centrée
sur l’étoile polaire. Elle inclut l’orbite du soleil au solstice d’été, son
orbite aux deux équinoxes de printemps et d’automne et son orbite au
solstice d’hiver. La planche 10 (ill. p) illustre le point de vue de Teng,
point de vue qu’elle reprend dans ‘Emblèmes Gravés sur les Jades
Rituels de la Culture Liangzhu’ (2004), culture qui disparaît entre 2400
et 2000 avant JC. Citons Teng :
« Les oiseaux montrés en vol sur les disques bi 1-3 représentent donc le
passage de plusieurs soleils d’est en ouest. Le bord de bi 1 comprend deux
représentations dans lesquelles Hayashi Minao voit des animaux aquatiques,
en d’autres termes, des poissons. Il suggère que ces créatures symbolisent
le yin (ou élément féminin) en relation complémentaire avec le yang (élément masculin), représenté par l’oiseau (le soleil), et interprète ces images
comme étant liées à la conception duelle de l’univers. Je pousserais cette
204
��interprétation plus loin en disant que les illustrations de bi 1 sont des
oiseaux et des poissons qui symbolisent ici le soleil et la lune, respectivement yang et yin (2004 : 177-178). »
Forte de l’étude de son corpus de jades, Teng soutient de manière
convaincante que nous sommes en présence d’une illustration du mythe
de création (ill. p).
« L’oiseau portant le soleil sur le dos qui est dessiné à l’intérieur de l’autel
à crête triangulaire – symbole du pouvoir de communiquer avec les dieux
et les ancêtres – est vraisemblablement apparenté à l’Oiseau Soleil des
anciennes sociétés claniques au sud du Yangzi. L’oiseau perché sur l’autel
est probablement l’Oiseau Mystique légendaire, messager et incarnation de
l’Empereur Céleste… Les cieux avaient dépêché l’hirondelle en ce monde
pour donner naissance au premier ancêtre du clan Shang… Les premiers
ancêtres des clans Shang et Qin naquirent d’une femme qui avait gobé un
œuf de la divine hirondelle (ibid. 180). »
Dans le ‘Catalogue de l’Exposition Consacrée aux Jades Circulaires
du Musée National du Palais’ (1995), l’alter ego de Teng Shu-p’ing, Yang
Mei-li, conteste l’association du pi et du ts’ung (1995 : 19) :
« …à présent, aucun des pi de jade Liang-chu archéologiquement retrouvés n’exhibe le type de décor élaboré qui caractérise les ts’ung de jade
Liang-chu. Ce qui nous conduit à conclure que le pi de grande taille non
décoré est de nature tout à fait différente du ts’ung orné.» Dans son
‘Artefacts de Jade Préhistoriques de la Vallée du Fleuve Jaune appartenant
à la Collection du Musée National du Palais’, Prehistoric Jade Artifacts
from the Yellow River Valley in the National Palace Museum’s Collection
(2001), cependant, Yang Mei-li admet qu’aujourd’hui a été démontré, à
partir de données archéologiques disponibles limitées, que les tubes de
jade ts’ung et les disques de jade pi étaient réalisés à partir des mêmes
matériaux, avec les mêmes techniques de production, les mêmes inscriptions (2001 : 52). « Ces deux artefacts, le pi et le ts’ung, sont également
exhumés des mêmes tombeaux, preuve supplémentaire que les deux objets
appartenaient à tout un ensemble de jades cérémoniels de la culture Ch’ichia (ibid.). »
Jessica Rawson est plus intraitable dans son luxueux (463 pages)
‘Le Jade Chinois du Néolithique aux Qing’ (1995 & 2002 : 27) :
« Le cong est un type de jade peu utilisé ou compris après le Néolithique.
Presque tous les cong retrouvés dans les tombeaux postérieurs datent de la
fin du Néolithique ou en sont des copies fidèles. Car voici une autre conséquence de la remarquable survie du jade : des types depuis longtemps
obsolètes se rencontraient encore aux périodes plus récentes qui ignoraient
206
��souvent totalement leurs usages initiaux. Ces formes de jade étaient alors
figées, comme peut l’être le cong, type peu évident à manier (malgré la présence textuelle de quelque théorie) ou transformées après adaptation. »
Dans la troisième section de son ouvrage, Rawson devient plus
péremptoire. En voici quatre extraits :
« Les cong font partie des plus impressionnants, mais aussi des plus énigmatiques anciens jades chinois. Fonction et signification de ces tubes à section carrée creuse sont totalement inconnues (2002 : 122). A Yaoshan au
Yuhang sont exhumés des tombeaux possédant des cong mais non des
disques, ce qui montre que le récent appariement de ces deux objets n’est
pas pertinent, en tout cas à certaines époques de leur utilisation (ibid. :
123). La question de la fonction du cong n’est pas éclaircie par les textes
qui subsistent. Tous ces textes sont bien postérieurs au Néolithique, époque
de la grande utilisation des cong, et aucun ne se réfère directement à la
côte est où le cong fut élaboré (ibid. : 124). A l’époque où le Zhou li a été
composé, celle des Zhou orientaux et des Han, l’accent portait sur décoration et couleur, modes classificatoires propres aux Royaumes Combattants
mais probablement inappropriés au Néolithique. Certains spécialistes placent aujourd’hui les cong dans un contexte totémique et chamanique
(Rawson nomme Teng et Chang dans sa note 7) qui relève de l’anthropologie occidentale appliquée à des peuples bien éloignés des anciennes cultures du sud-est chinois. De telles théories ne sont donc pas nécessairement bienvenues dans une discussion des motifs Liangzhu et sont à manier
avec précaution. » (Ibid.)
Inutile d’ajouter que contrairement à Teng, Rawson n’offre pas la
moindre interprétation. Commentant le déclin et la disparition de la culture Liangzhu (ibid. : 150) et l’effacement concomitant des cong, cependant, elle nous aide à privilégier le sud-est :
« Naturellement, certaines régions adjacentes au Zhejiang et au Jiangsu
contemporains ont partagé la culture Liangzhu et produit des jades de
même famille. Une plus lointaine extension des pratiques de taille du jade
Liangzhu intéresse le sud, au Guangdong, sur des sites proches de la Rivière
des Perles à Shixia (Qujiang xian), Lumei (Fengkai xian) et Tianqianyu à
Haifeng. »
Passant des cong aux disques, Rawson réitère (ibid. : 151) :
« …comme évoqué plus haut, à l’ouest de l’aire principale Liangzhu à Anhui
Xuejiagang à Qianshan et au sud à Shixia et Chuangbanyang dans le comté de
Qujiang, province du Guangdong, existaient des cultures qui empruntèrent
certains traits Liangzhu tel l’usage des disques et anneaux de jade de même
que celui des boucles d’oreilles en jade et autres belles pierres. »
208
��Ces déclarations viennent à la suite de l’assertion que
« …parmi les plus anciennes sculptures de jade qui allaient jouer un rôle
durable se trouvent les parures en anneaux fendus portées à l’oreille. Les
données actuelles permettent d’avancer que l’utilisation du jade s’est
répandue dans le sud par la côte est, depuis le Hongshan. » (ibid. 111)
Teng dresse le bilan dans ‘Emblèmes Gravés sur les Jades Rituels de
la Culture Liangzhu’, (2004 : 181-183) :
« Au début de la période républicaine (début du XXe siècle), textes classiques et descriptions rituelles (surtout ceux qui avaient été rédigés avant la
dynastie Qin) n’étaient pas considérés comme des sources fiables par la communauté des chercheurs penchés sur la reconstitution de l’histoire ancienne
chinoise. Les textes rituels confucéens en particulier étaient radicalement
écartés comme autant d’inventions datant de la période des Royaumes
Combattants et de la dynastie des Han. Ces cinquante dernières années,
cependant, l’archéologie nous a fourni de substantielles preuves matérielles
qui corroborent le contenu des textes historiques… Bi et cong sont fréquemment mentionnés ensemble, voire synonymes dans les classiques confucéens.
La section ‘Zong Bo’ du chapitre ‘Chun guan’ du Zhou li nous apprend ainsi
que ‘les bi bleu vert entraient dans le culte du ciel, les cong jaunes dans celui
de la terre’. La section ‘Kao gong ji’ du chapitre ‘Dong guan’ du Zhou li note
que bi et cong d’une taille de 9 cun doivent être utilisés par la noblesse pour
honorer le culte du fils céleste et que ‘bi et cong’ de 8 cun doivent s’offrir
entre seigneurs.’ La section ‘Pin li’ du Yi li prescrit que ‘les bi rendent hommage au souverain et les cong aux dames nobles.’ La section ‘Dian rui’ du
chapitre ‘Chun guan’ du Zhou li décrit l’usage de ces objets dans les rites
funéraires : ‘bi et cong connectés s’utilisent pour enterrer les morts.’
Parmi tous les objets de jade associés à la culture Liangzhu, seuls bi et cong
portent ces marques incisées de si subtile et délicate façon, suggérant ainsi
que cette culture établissait un lien intrinsèque entre eux. Bi et cong semblent avoir joui d’un même statut et avoir été souvent manipulés ensemble
au cours des rites Liangzhu. Façonné pour reproduire le mouvement circulaire du soleil, associé au soleil lui-même et au ciel, le bi devait être un
puissant moyen de communication avec le dieu du ciel, le dieu du soleil et
les premiers ancêtres. Avec le temps, les anciennes cultures chinoises
acquirent une intense vision duelle du monde dans laquelle les éléments
‘ronds’ du cosmos tels que le ciel et le yang (principe masculin) étaient
complémentaires des éléments ‘carrés’ de la terre et du yin (principe féminin). Les textes anciens évoquent l’utilisation du cong dans le culte rendu
aux dieux de la terre et les offrandes faites aux ancêtres féminins, de même
que sa valeur emblématique pour les femmes nobles… Le couplage du bi
et du cong dans la culture Liangzhu est attesté par les emblèmes communs
210
��aux deux types d’objet (emblèmes absents sur les autres jades) de même
que par leur association dans les sépultures où les autres jades brillent par
leur absence au Shaanxi et au Gansu.
L’étude des jades néolithiques a prodigieusement approfondi notre compréhension de la cosmologie et de la religion des premières sociétés à l’origine de la civilisation chinoise. Bi et cong couplés ont été retrouvés sur des
sites associés aux cultures Liangzhu, Longshan et Qijia. Ces trouvailles
démontrent que les textes Zhou et Han classiques concernant les rites, bien
que ne reflétant pas l’intégralité de la pratique rituelle de l’époque, fournissent de riches informations accumulées depuis les temps préhistoriques
jusqu’aux trois dynasties (Xia, Shang et Zhou). »
Et Teng d’établir une impressionnante liste de sites représentatifs, la
plupart remontant entre la fin du troisième millénaire et le début du
deuxième millénaire avant JC.
b) Notre position
Avec ou sans disque assorti, le tube ts’ung réalise bel et bien la quadrature du cercle. Pouvons-nous dès lors interpréter sa sculpture omniprésente ? Comme le formule Teng (1991 : 24) dans le volume XXVI du
‘Bulletin du Musée National du Palais’ :
« La théorie du docteur Chang Kuang-chih veut que le ts’ung possède deux
caractéristiques : ‘rond comme le ciel, carré comme la terre.’ Le ts’ung est
donc ‘à la fois rond et carré, établissant ainsi parfaitement l’association
entre ciel et terre.’ »
Retournons à l’agrandissement de l’illustration N° 12 (ill. n2) de la
Collection Lantien Shanfang (Teng 1995 : 97) : il est clair qu’un visage
humain est placé au-dessus d’une tête animale, superposition qui
évoque un tiki polynésien. Ce rapprochement serait gratuit si le tiki ne
constituait pas lui-même l’emblème d’une cosmogonie qui unit le ciel
père à la terre mère dans un mythe de création visant à investir le chef
et prêtre du monopole des moyens de reproduction du monde. Qui peut
effectivement englober une plus grande totalité que celle représentée par
les deux jumeaux du ciel et de la terre ?
« Les anciens pensaient que les ancêtres naissaient d’animaux divins descendus des dieux. A leur mort, les ancêtres devenaient les intermédiaires
des mondes mortel et céleste. Dieux, ancêtres et animaux divins formaient
ainsi une trinité dans laquelle chacun pouvait se transmuer en l’autre. »
(Teng 1999 : 331)
212
��Nous pensons que cette déification de l’animal n’est autre qu’une
déification de la sexualité. En d’autres termes, le tube ts’ung symbolise
l’union du principe masculin et du principe féminin saisie dans l’éternel
tournis de la reproduction. D’où ces longs tubes superposant tant de
têtes humaines à la manière d’un arbre généalogique : planche 8 (ill. c)
de ‘L’Exposition du Collectionneur de Jades Chinois Archaïques’.
Surmonté ou non d’un bi, le cong n’est autre que la pétrification de la
fécondité considérée comme le seul moyen d’évoluer dans le vide.
Cette maîtrise solaire du vide par l’entremise de la sexualité ne pouvait que se déployer sur les nouveaux contenants de l’âge du bronze.
Dans son ouvrage ‘Bronzes Rituels Shang de la Collection du Musée
National du Palais’ Chen Fang-mei (1998 : 64) nous rappelle que le
bronze permettait d’offrir boisson et nourriture aux ancêtres ou, au
cours du rituel lui-même, au proche parent choisi pour les représenter.
L’utilisation d’ustensiles et de récipients liés au culte des ancêtres et leur
ensevelissement dans les tombes est une tradition qui remonte au
Néolithique (1998 : 65) : « Une grande continuité existe dans le style
et l’utilisation des artefacts de bronze dans le rituel funéraire.» Nous
croyons que ‘la vis sans fin’ du ts’ung exhibe ses têtes comme la vaisselle
de bronze exhibera l’omniprésent masque animal t’ao-t’ie, nouvelle
écliptique, dès que la transition des jades et plaques de bronze ornementales Erlitou (XXI-XVIIe siècles avant JC, dynastie Hsia) sera opérée
grâce aux moules des fondeurs. Cette longévité à la fois philosophique et
technique démontre à quel point des traits culturels peuvent non seulement survivre, mais s’épanouir dans deux directions opposées : dans la
métallurgie du continent et l’âge de pierre du Pacifique. Au point que le
décor sur bronze va déployer les motifs de tatouage Maori de l’autre
bout !
« C’est aussi durant la période Erlikang (XVI-XIVe siècles avant JC) que le
motif t’ao-t’ie (ill. q), bientôt le plus courant de tous les motifs artistiques
sur bronze de la dynastie Shang, et qui n’avait jusqu’alors été vu que sur les
jades et plaques ornementales de la période Erlitou, fait son apparition sur
la vaisselle de bronze. Le t’ao-t’ie revêt la forme de deux corps vus de profil qui forment, à leur jonction, une seule et même face dévisageant l’observateur. » (1998 : 68-69) : représentation dédoublée.
214
��Traitant ce thème de la représentation dédoublée dans l’épilogue du
second des trois livres collectifs internationaux que nous avons initiés et
dirigés sur les cultures du Pacifique (1999 : 401-419), ‘Triangle
Pacifique et Triangle Polynésien, Ère ou Aire Culturelle ?’, nous suggérions alors que la représentation dédoublée, fleuron de la symétrie et du
tatouage, illustrait l’union des jumeaux originels, le ciel père et la terre
mère (1999-418). A la modeste suite de maîtres prestigieux : Claude
Lévi-Strauss (1958 & 1974 : chapitre XIII d’Anthropologie Structurale,
‘Le dédoublement de la représentation dans les arts de l’Asie et de
l’Amérique), Chen Chi-lu (1968, chapitre X de ‘Culture Matérielle des
Aborigènes de Formose’: ‘L’art aborigène de Formose et ce qu’il
implique pour l’histoire culturelle du Pacifique, et Terence Grieder
(1982, Origins of Pre-Columbian Art), nous espérons avoir montré ici
qu’il fallait remonter au jade, matrice de la Chine, pour recouvrer l’unité
originelle.
Nous pensons également à Ling Shun-sheng (1960) écrivant son
supplément ‘Affinités avec le Pacifique de Certaines Armes de Jade et de
Pierre de la Chine Ancienne’, (kuei, ko, yueh, chi et pierres de sonde’)
à l’étude de Koenigswald ‘De l’Origine Asiatique de Certaines Armes
Polynésiennes (patu, massue à tête d’oiseau et nbonet)’. Mentionnons
également l’article de Li Hwei (1957) ‘Le système de parenté à ramifications en Chine et en Polynésie’, et l’étude de Chang Kwang-chi ‘Des
Complexes Polynésiens de Formose’ (1957 : 91) : « Kano et
Utsurikawa furent les premiers à constater que l’erminette crantée et
l’arme de type patu constituaient deux traits polynésiens caractéristiques. »
Les règles de parenté Paiwan et Rukai exposées par Chang : « Il est
interdit d’épouser les premiers cousins ; il est aussi interdit d’épouser
les seconds cousins mais ces unions sont tolérées » (1957 : 94), sont
identiques aux règles de parenté Maori telles que nous les avons appréhendées (Dunis 1971, 1984 & 2005).
Pour retourner à notre thème de la représentation dédoublée, la
capacité du motif artistique à réinvestir la totalité du support afin d’étaler
tout son pouvoir procréateur caractérise également la propension du
masque t’ao-t’ie à envahir la vaisselle de bronze.
216
��« Cette recherche de totale couverture décorative du récipient est une tendance qui s’épanouit totalement durant la période d’Anyang (Chen 1998 :
69) (phase Shang des débuts – (ill. q) -, du milieu, et de la fin, XIII-XIe siècles avant JC)… A mi-période d’Anyang, la quête des débuts visant à décorer le plus de surface de récipient possible tourne presque à l’obsession »
(Ibid. : 73).
Exactement à la même période, la poterie Lapita (Sand 2004) et le
tatouage polynésien plus tard fonctionnent de la même façon ! Plus le
chef Maori était tatoué, plus il était sombre – bleu nuit, plus il incarnait
l’union nocturne du ciel père et de la terre mère, dans une symétrie
digne de celle des idéogrammes incisés sur les plastrons de tortues.
Deux autres changements se produisent à mi-période d’Anyang : récipients en forme d’animaux et inscriptions (Chen 1998 : 78) font leur
apparition… Anyang connaît en effet les débuts de l’écriture chinoise…
c) Îles et Tortues
Citons Hsu Ya-hwei qui écrit dans ‘L’Ancienne Ecriture Chinoise’
(2002 : 20-22) :
« D’après la légende, aux temps anciens, chaque famille comprenait un
membre qui jouissait du pouvoir spirituel de communiquer avec les esprits
divins. Cette communication avec le ciel s’établissait au moyen d’une
échelle. En se rendant au ciel, l’intermédiaire s’assurait que les principes
moraux célestes et terrestres étaient tous respectés. Plus tard, lorsque ces
principes tombèrent en grande désuétude, l’Empereur des Cieux courroucé
prohiba l’usage de l’échelle céleste qui permettait aux humains de maintenir le contact avec les cieux. La sauvegarde de ce contact revint dès lors à
un très petit groupe d’individus qui étaient en fait des chamanes. Ces
croyances avaient toujours cours sous la dynastie des Shang, époque à
laquelle les chefs politiques étaient aussi des chefs religieux. Le Roi luimême servait d’intermédiaire entre ciel et terre en tant que porte-parole
des cieux dans le royaume humain. C’est la raison pour laquelle la plupart
des os divinatoires sont autant d’enregistrements des pratiques royales. Lire
les augures par l’entremise des os se pratiqua longtemps en Chine
ancienne. Des os d’animaux montrant des traces de brûlures au tison ont
été retrouvés sur maints sites néolithiques et même de nos jours, certaines
minorités du sud-ouest de la Chine pratiquent encore la divination en marquant au feu des os d’animaux.
A ce jour, cependant, les seuls exemples d’os divinatoires gravés d’écrits se
retrouvent sur des sites remontant à la fin de la dynastie Shang et au début
de la dynastie des Chou/Zhou de l’ouest (XIe siècle – 771 avant JC)…
218
��L’information concernant l’origine des carapaces de tortue et des os d’animaux utilisés lors des pratiques divinatoires est parfois donnée par l’inscription elle-même. Ainsi… ‘L’Etat de Ch’üeh a livré tribut de 150 tortues.’
‘Des tortues ont-elles été acheminées du sud ?’… Le Livre d’Histoire note
que ‘Chiu-chiang (sur la rive nord du Yangzi) a offert un tribut de tortues
géantes.’ L’analyse scientifique des carapaces de tortues exhumées à Anyang
montre que la plupart sont des Ocadia sinensis et des Geoclemys reevesii,
deux espèces qui existent encore. Ocadia sinensis ne vit qu’en Chine méridionale (spécifiquement au Kwangtung/Guangdong, Kwangshi/Guanxi,
Hainan et Taiwan), alors que Geoclemys reevesii est très présente partout
en Chine. Certaines carapaces particulièrement grandes proviennent sans
doute de la péninsule malaise. »
Cette information est pour nous capitale, car nous sommes peutêtre ici témoin de la séparation culturelle entre d’un côté un mode de
vie continental qui va prospérer à partir du bétail, du métal, du millet,
du riz et de l’écriture et de l’autre côté un nomadisme océanique d’un
nouveau type, stimulé par la recherche des tortues, nomadisme qui va
déployer ses traditions orales dans tout le Pacifique et boucler la boucle
asiatique en rencontrant les Amérindiens. S’il est un artefact qui frappe
le visiteur penché sur les sépultures reconstituées du Musée
d’Ethnologie de l’Université Nationale de Taiwan, c’est bien la boucle
d’oreille en jade fendue qui évoque à la fois la tortue et une coupe de
ts’ung, quadrature du cercle symbolisant l’union du ciel et de la terre.
Abordant le thème des prêtres, les archives hollandaises de 1624
(Blussé 1999 : 30-31) affirment que
« …seuls ces hommes qui partent en guerre ont deux tortues mesurant
chacune environ 30 cm, couplées avec des embouts de bois. Chaque tortue
est munie d’une bascule lestée d’une forme de balle de bois de la grosseur
d’un poing qu’ils fixent à leur nombril. En gonflant et rentrant le ventre, ils
donnent de très divertissants spectacles devant leurs ‘églises’, surtout à la
pleine lune et à la lune décroissante. »
Deux des sept fêtes indigènes de Formose qu’énumèrent les rapports britanniques concernant la période hollandaise (Harrison 2001 :
43-44) nous intéressent. La cinquième fête voit :
« …les Magistrats, carapace de tortue en bois attachée au corps, déambuler de nuit dans les rues de la ville, criant et tambourinant, en compagnie
de toutes leurs ouailles. Ils viennent tout habillés au lieu des offrandes et
courent avec la carapace artificielle, d’abord ceux dont les parents sont en
vie, puis les orphelins. »
220
��Au cours de la sixième fête,
« …hommes jeunes et vieux vêtus d’étrange façon font de belles contorsions de mains et de jambes, gambadent, claquent des pieds, jonglent
manuellement, conduisent bien d’autres cérémonies trop longues pour être
rapportées. Cela se poursuit deux jours, matin et soir, au son de la carapace
artificielle. »
Pour Jonas Chung-yu Chen (2002), l’utilisation de la voile est la
seule façon de rendre compte des échanges culturels entre les deux
bords du détroit de Taiwan. Peter Bellwood (2000 : 337-360) s’en
remet à Huang Shih-chiang pour étayer son propre point de vue :
«‘Le tableau archéologique préhistorique de Taiwan trahit une discontinuité
entre ce que l’on peut décrire comme une grande homogénéité culturelle
originelle à laquelle succède une hétérogénéité grandissante.’ Le premier
plan est celui de la poterie Ta-p’en-k’eng/Tapenkeng (TPK) commun à bien
des sites côtiers de Taiwan. Remarquablement uniforme, ce style culturel
cède la place, il y a 3500 ans, à une série de cultures régionales spécifiques
dont les sites phares sont Yuan-shan au nord, Niu-ma-t’ou et Feng-pi-t’ou au
centre et au sud-ouest, Peinan à l’est et K’en-ting au sud. »
Dans ‘Récentes Découvertes sur les Sites Tapenkeng de Taiwan,
leurs Implications sur le Problème des Origines Austronésiennes’, Tsang
Cheng-hwa (2005 : 71) présente son renouveau archéologique.
« - 1) Les datations au carbone 14 de Nan-kuan-li (sur la côte ouest, face
aux Îles Pescadores) confirment que la culture TPK remonte jusqu’à 2500
avant J.C. - 2) La découverte de grains de riz carbonisés à Nan-kuan-li et de
millet à Nan-kuan-li est, ainsi que d’un très grand nombre de couteaux à
moissonner en coquillage et d’erminettes de pierre prouve concrètement
l’existence d’une agriculture fondée sur le riz et le millet à l’époque TPK et
bouleverse complètement l’idée que nous nous faisions d’une culture TPK
de subsistance. - 3) Les variétés, styles et formes des artefacts exhumés à
Nan-kuan-li renforcent l’idée première, fondée sur les données de Kuo-yeh
aux Penghu / Pescadores, que la culture TPK de Taiwan présente d’étroites
affinités avec les cultures néolithiques de Hong Kong et du delta de la
Rivière des Perles. Le delta de la Rivière des Perles au Kwangtung est très
probablement le lieu de naissance de la culture TPK de Taiwan.
L’importance de l’île pour les débuts austronésiens est en partie liée à son
rôle de pont entre le continent et le Pacifique, et en partie à son rôle potentiel de lien entre les cultures préhistoriques et ses locuteurs austronésiens
contemporains. »
222
��Peter Bellwood (com. pers.) est plutôt en faveur d’une origine
proto-austronésienne au Fujian. Citons-le à nouveau (2000 : 354) :
« Le point saillant de l’archéologie de l’Asie du Sud-est Insulaire est constitué par l’apparition, sur des sites aux Philippines, en Indonésie orientale et
en Mélanésie Insulaire, d’un horizon culturel très net et sans antécédent,
entre 4000 et 3000 avant notre époque. En Asie du Sud-est Insulaire, cet
horizon est associé à des poteries simples mais homogènes à engobe rouge,
des os de porcs domestiques et de chiens, des parures de coquillages et des
erminettes polies. En Océanie, cet horizon culturel spectaculaire est celui
du complexe Lapita. » (Spriggs 1995 ; Kirch 1997)
Dans ‘Quelques Aspects du Mode d’Occupation de Peinan’, Lien
Chao-mei (1995) nous rappelle que le plus grand site archéologique de
Taiwan couvre plus de 3000 ans.
« Dix datations au carbone 14 vont de 5300 à 2300 ans avant notre époque
et sept s’agrègent entre 3500 et 2800 avant notre époque (1995 : 357).
Plus de 1530 sépultures délimitées par des lauzes d’ardoise et de schiste
ont été exhumées… Presque toutes étaient intactes… Un total de 1328
boucles d’oreilles y a été trouvé, presque toutes en parfait état. 442 des 692
sépultures contenant du mobilier funéraire ont livré des boucles d’oreilles.
Cette parure constituait donc le cadeau obligé fait aux morts, surtout
lorsqu’il s’agissait d’adultes (ibid. : 363). Les habitants de Peinan pratiquaient l’inhumation interne, ils enterraient leurs morts dans la maison, un
peu comme les Austronésiens traditionnels de Taiwan (ibid. : 364)… La
coutume de construire un tombeau familial de lauzes d’ardoise sous le
‘plancher’ de terre battue de la maison se développa en fin de période culturelle de Peinan (ibid. : 369)… En se fondant sur l’analyse contextuelle
des boucles d’oreilles en jade trouvées parmi d’autres éléments mobiliers
(Sung & Lien 1988, Lien 1992), il fut établi que la simple boucle fendue
(type IA) (ill. h, i) et la boucle fendue munie de quatre protubérances
(type IIA) (ill. j) étaient les plus communes (Lien 1995 : 371)… Le type
IA varie en taille et se retrouve plutôt dans les tombes individuelles. Peutêtre est-il associé aux femmes et petits enfants. Le type IIA est de taille plus
régulière, façonné dans divers matériaux, et se retrouve plutôt dans les
tombes plurielles… Le type IA est certainement antérieur au type IIA, quant
au type zooanthropomorphe (ill. r), il est le plus récent.» Les types IA et IIA
« ont longtemps eu cours et longtemps en même temps. »
Dans ‘Le Travail du Jade à Taiwan à l’Epoque Néolithique’, Lien
(2002) fournit un luxe de détails qui font revivre Peinan. Des 6237
outils et chutes exhumés sur le site, 643 étaient de jade (10,31%) : 244
parures individuelles incluant boucles d’oreilles, éléments de colliers,
224
�N°307-308 Août/Octobre
bracelets et pendentifs ; 110 erminettes et ciseaux, 36 pointes de lances
et de flèches, 253 chutes. Les 5594 autres objets en pierre ordinaire comprenaient 1166 pointes de lances et de flèches, 586 pointes en ardoise
plus fines, 358 couteaux, 319 faucilles, 284 parures personnelles, 229
erminettes et ciseaux, 138 meules, 116 pilons, 52 erminettes ébréchées,
14 lests de filet, 13 battoirs pour étoffe d’écorce, 11 marteaux, 15 objets
divers et 2293 chutes. La plupart des objets en jade furent trouvés dans
les cercueils de lauzes, peu provenaient des niveaux habités. Le jade était
le matériau de 89,40% du mobilier funéraire alors que la proportion par
rapport à la pierre s’inverse dans les niveaux habités.
« Fait significatif, les chutes de jade et/ou de petits galets de jade naturels
se retrouvent dans les tombes, illustrant ainsi toute la valeur du matériau.
Pratiquement toutes les parures personnelles sont en jade, excepté les bracelets, communément d’ardoise, peut-être parce qu’à cet endroit du corps,
ils sont plus exposés (2002 : 58). »
Les bracelets d’ardoise reviennent sans cesse dans les 2293 chutes
de pierre recensées (ibid. : 57). Si les tombeaux pluriels en maisonnée
constituent un trait culturel tardif à Peinan et si les 620 boucles
d’oreilles de jade de type IIA (ill. j) succèdent aux 568 boucles d’oreilles
de jade de type IA (ill. h, i) puis cèdent la place au remarquable spécimen zooanthropomorphe (IV1) (ill. r) aujourd’hui devenu le logo du
Musée National de Préhistoire à Peinan, alors ces trois formes bien distinctes pourraient bel et bien illustrer la continuité continentale (IA)
s’adaptant au mode de vie insulaire (IIA) avant de tourner le dos à la
mer et d’adopter la montagne : IV1 représente deux chasseurs jumeaux
dont les têtes se transforment en félin. Les deux hommes ramènent-ils
leur proie sur leurs épaules ou pendent-ils aux pattes de l’animal ?
Revenons à l’article que Lien a publié en 2002 afin d’étayer notre
raisonnement. Les données recueillies sur les 61 sites archéologiques
taiwanais qui contiennent des objets de jade (2002 : 58) assoient la
prépondérance de Peinan :
« …mais des artéfacts de jade différents de ceux de Taiwan auraient été
trouvés sur les deux îles situées au sud-est : Lu-tao/Green Island et Lanyu/Orchid Island. Les sites où les artefacts de jade sont associés à des
chutes se regroupent essentiellement le long de la côte est de Taiwan et
relèvent généralement de la culture de Peinan. »
225
�Concluant son article (ibid. : 60) en disant que Peinan et le travail
du jade néolithique taiwanais ne font pratiquement qu’un, Lien nous
rappelle que
« les parures bicéphales, les boucles d’oreilles fendues dotées de quatre
protubérances et les boucles pleines se retrouvent dans des jarres funéraires à Lan-yu, en compagnie d’erminettes de bronze, ou sont toujours
d’actualité pour leurs propriétaires îliens, les Yami. »
Ces artéfacts sont semblables aux jades des grottes de Tabon à
Palawan, aux Philippines.
Dans son article ‘Nomades Marins Préhistoriques sur la Côte Sud-est
de la Chine’ (2002), Jonas Chung-yu Chen met en valeur sa découverte
de deux sites archéologiques sur l’île Quemoy au Fujian taiwanais. Le premier remonte à 5600 ans avant J.C. Tous deux appartiennent, ainsi qu’un
troisième, à la culture des cueilleurs-chasseurs marins nomades qui
vivaient sur les berges des fleuves et rivières, côtes et îles du sud-est asiatique (2002 : 51). Les Tanchia du Guangdong sont leurs descendants.
« Les moyens préhistoriques de naviguer étaient en bois et survivent donc
rarement archéologiquement. Mais le site de Hemudu a livré un exceptionnel assemblage daté entre 7000 et 5000 ans. Des moyens de transport
maritime de même que des restes de faune et de flore : os de poissons,
coquillages, macres (châtaignes d’eau) ont été trouvés en grande quantité.
Os et dents d’animaux sont ceux des baleines, requins et autres espèces
adaptées aux estuaires comme Mugil et Gymnocranius. »
Une liste peut être dressée des restes supposés de moyens de transport présents à Hemudu et sur d’autres sites de Chine méridionale (ibid.
52) : - 1) Des longueurs de rotin et de cordage suggérant l’utilisation
possible de radeaux. - 2) Un possible fragment de pirogue monoxyle de
2m de long pour 40 cm de large. Au Fujian subsistent encore des cercueils en forme de bateau placés dans les falaises des montagnes Wuyi
dont certains remontent à 4200-3500 ans. - 3) Sept pagaies de bois. - 4)
Une ancre en pierre ronde de 170kg. Citant Sun Guang-gi, Chen associe
l’apparition tardive de la voile néolithique à la traversée du détroit opérée par la culture TPK. D’après Chen Shu-ching, les Tanchia vivaient sur
leurs bateaux, dans des habitations côtières en bois et sur les pai, maisons sur radeaux. Les restes de coquillages tapissent l’embouchure de la
rivière Min au Fujian, la côte sud-ouest de Taiwan et le delta de la Rivière
226
�N°307-308 Août/Octobre
des Perles au Guangdong. Ces restes se retrouvent aussi dans le bassin
de Taipei, aux P’eng-hu/Pescadores et à Hainan.
Chung-yu Chen souligne le rôle joué par les nomades marins dans
la transmission culturelle (ibid. 53) :
« Les erminettes crantées apparaissent d’abord avec la culture Hemudu et
les haches à tenon dans le delta de la Rivière des Perles. Mais ces deux artéfacts se retrouvent dans la culture Yuan-shan du nord de Taiwan. Le travail
préhistorique du jade à Taiwan, bien connu à Peinan, se répand sur toute
la côte est de l’île, le bassin de Taipei, de l’estuaire de la rivière Kaop’ing
jusqu’à la péninsule de Heng-ch’un, l’île Orchidée, l’île Green et les P’enghu / Pescadores. Il est probablement né dans la culture Hemudu, mais
apparaît rarement sur les côtes du Fujian face à Taiwan. »
Puis Chung-yu Chen oppose Chang Kwang-chih à An Chih-min, Wu
Mian-ji à Yang Shi-ting afin de mieux unir différences et similarités entre
Taiwan, le Fujian, le Guangdong et le Guangxi dans le réseau croisé de
leurs interactions. Conclusion :
« A la fin du Néolithique, vers 3000 ans avant J.C., une variété de poterie
gris-noir apparaît en force sur les côtes chinoises. Chang Kwang-chi en rendit naguère compte (1959) au moyen de sa théorie Lungshanoïde. De la
poterie peinte apparut alors également au sud-ouest de Taiwan sur le site
de Feng-pi-t’ou. L’analyse poussée de la poterie, des outils de pierre, des
jades et autres artefacts de ces cultures néolithiques en montre toute l’unité
dans la diversité et la diversité dans l’unité. Toutes entretenaient apparemment d’étroites relations sans constituer pour autant un seul et même phénomène culturel. Je suggère que les nomades marins de la région étaient
des transmetteurs de culture matérielle. Leurs libres transmissions violaient
les règles hypothétiques des frontières culturelles établies par les premiers
chercheurs et rendaient difficile un accord sur la chronologie des cultures
néolithiques côtières du sud-est chinois. »
Rappelant que les régions côtières du sud-est chinois des deux côtés
du détroit de Taiwan se situent à l’intérieur de l’aire cuturelle des ‘Cent
Yue’ de la Chine antique (Meacham 1996), Chung-yu Chen fait remarquer que les coutumes des Min Yue du Fujian évoquaient celles des
Aborigènes taiwanais (ibid. 54): totémisme du serpent, cheveux courts,
tatouages, arrachages de dents, habitations sur pilotis, sépultures dans les
falaises, résidence uxorilocale (choix féminin) après mariage…
Dans ‘Technologie textile et dispersion austronésienne’, Judith
Cameron (2001 : 178) établit que :
227
�« …les fragments de métier à tisser les plus anciens retrouvés à ce jour en
Chine ou en Asie du Sud-est l’ont été à Hemudu, au Zhejiang, où l’imbibition et l’anaérobie ont préservé des pièces de bois de métier à tisser à sangle de même que des restes d’habitation sur pilotis et des pagaies. Dans
l’une des couches stratigraphiques inférieures (couche 3), 22,4% des
outils de bois étaient des outils textiles. L’importance d’Hemudu tient aussi
à sa possible place dans la succession culturelle qui débouche plus tard sur
la société proto-austronésienne en Asie du Sud-est Insulaire. Chang (1989
: 91) a noté que les restes matériels d’Hemudu sont autant de transcriptions de la culture matérielle reconstituée par Blust (1976), Pawley et
Green (1984) pour les proto-Austronésiens. Hemudu a fourni un grand
nombre (206) de volants textiles en bois, pierre et poterie. Ces volants se
retrouvent dans les quatre couches de fouilles, les volants de bois occupant
la plus ancienne. »
Les recherches de Judith Cameron (ibid.) montrent que les volants
biconiques en poterie des sites Tanshishan, qui appartiennent donc à la
culture préhistorique la plus ancienne du Fujian (elle remonte à 5000
ans), se retrouvent sur les sites de la fin du Néolithique de Taiwan à partir de 4000 ans avant notre époque. Ces objets ont été trouvés sur toutes
les côtes de l’île et dans les couches les plus anciennes de Tapenkeng.
Les volants en poterie de la fin du Néolithique de Taiwan sont incisés de
la même manière que les volants chinois correspondants. Les Yami de
l’Île Orchidée filent encore de nos jours avec des volants identiques à
ceux d’Hemudu.
Dans ‘Anciens bateaux, bois de construction navale, joints en mortaises et tenons chevillés de l’Âge du Bronze et du Fer du Nord Viêt-nam’,
Peter Bellwood nous confie (article en rédaction et com. pers.) :
« …nous présumons que les pirogues monoxyles munies de pièces rapportées de même que les bateaux de planches à armature interne (Haddon
et Hornell 1938 : 40), faisaient partie de la tradition océanienne qui s’est
répandue en Océanie lointaine au-delà des îles Salomon. Compte tenu de
nos connaissances actuelles de la dispersion austronésienne, processus
nous menant de Taiwan à la Polynésie entre 3000 avant J. C. et 1200 de
notre ère (Bellwood et Hiscock, 2005), nous pouvons probablement en
inférer que les traditions ancestrales partagées concernant les attaches et
l’utilisation des chevilles en charpente et construction navale remontent au
moins à 3000 ans avant J.C. en Asie du Sud-Est. L’utilisation des simples
pirogues monoxyles est bien entendu encore plus ancienne, comme l’indique la récente découverte d’une base de pirogue monoxyle à Kuahuqiao,
228
�N°307-308 Août/Octobre
au Zhejiang, datée aux environs de 6000 avant J.C., sans doute le plus
ancien exemple asiatique (Jiang et Liu, 2005). »
Le but de notre propre étude consistant par définition à redonner
toute leur importance aux liens maritimes dans l’élucidation des origines austronésiennes, il est gratifiant de voir le Grand Océan reprendre
le premier rôle. Teng Shu-p’ing et Yang Mei-li qui nous reçurent en mars
2005 au Musée National du Palais à Taipei où elles nous donnèrent le
privilège de manipuler, dûment ganté, jades et bronzes les plus anciens,
étaient heureuses d’accueillir un visiteur qui rebroussait le chemin austronésien depuis la Polynésie. Chacune des deux savantes tint à nous
manifester son soutien en esquissant la même carte de la Chine sur
laquelle le Fleuve Jaune et le Yangzi, tels deux sillages civilisationnels,
rivalisaient avec le littoral pour prendre le large.
II - L’échappée mythologique
a) Commencements météorologiques
Les légendes toujours vivantes des Aborigènes de Taiwan semblent
toutes remonter à un déluge originel de type australien. Inspirons-nous
des dix petits livres récemment publiés pour populariser l’oralité des dix
ethnies : Amis, Atayal, Bunun, Cou, Rukai, Saisiat, Paiwan, Puyuma, Tao,
Thao (ill. s).
« Il y a très longtemps, les ancêtres des villageois de Nan Wang vivaient très
loin sur une terre inconnue. Des déluges apportèrent le désastre et privèrent les humains de toute ressource. Ces derniers n’eurent d’autre choix
que de trouver une nouvelle terre. Les anciens homme et femme Adulumaw
et Adulusaw assemblèrent cinq ou six familles, soit un peu plus de trente
personnes. Ils construisirent des bateaux de bois et partirent en mer à la
recherche d’une patrie. » (Puyuma : 17-18).
Les ancêtres Puyuma atterrirent après une brève escale sur l’île
Orchidée où un déluge qui avait duré neuf ans avait englouti les étranges
premiers habitants. L’un d’entre eux, le grand et fort Si-kaleted, trouvait
le ciel trop bas et l’avait repoussé. Les cieux avaient ensuite dépêché
deux fils : l’homme de pierre et l’homme de bambou (Tao : 15-28).
L’ethnie Amis conte l’histoire de l’esprit marin qui était si attiré par
Cisiringan qu’il inonda le village de la belle afin d’obliger la mère à
accepter le mariage. Vay-Rovas lança alors sa fille à la dérive et donna à
229
�la côte et aux eaux leur aspect actuel (Amis : 33-40). Les Paiwan
(Paiwan : 41-63) évoquent une ère pénible durant laquelle les dieux
alternaient sécheresses et déluges pour punir les humains peu reconnaissants. Jusqu’au jour où un déluge plus grand que tous les autres,
conjugué à la désinvolture d’un enfant, noya le feu à bord de l’humide
radeau en ‘herbe rasoir’. La pipe d’un ancien offrit un bref sursis. Le
noir bulbul réintroduisit heureusement le feu et en garda bec et pattes
rouges, tout en indiquant la proximité des terres. La montagne Da Wu
était proche et une brillante poterie trônait sur son sommet (ibid. : 63).
L’oiseau salvateur Hypsipetes madagascariensis, suggère-t-il que
les Paiwan avaient déjà conscience que Taiwan (Tchen 2002 : 237)
constitue « un véritable carrefour migratoire régulant les flux aviaires (450
espèces, ibid. 146) entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud. » ? La
poterie éclata, un homme en sortit et le déluge amorça son reflux
(Paiwan : 41-66). Les Saisiat (Saisiat : 15-25) se souviennent comment
le jeune Oppehnaboon apprit en rêve qu’une tempête plus forte que de
coutume était imminente. Les humains ne prirent pas garde et se noyèrent en grand nombre, une vague plus puissante que les autres balaya les
survivants. Oppehnaboon dériva sur un métier à tisser et parvint à sauver
sa jeune sœur.
« Nul ne sait combien de temps ils dérivèrent sur les grandes eaux. Epuisés
et affamés, ils allaient abandonner tout espoir lorsqu’ils aperçurent la terre.
Ils jetèrent leurs dernières forces à nager jusqu’au rivage. Cet endroit porte
aujourd’hui le nom de Montagne Da Ba Jian. » (ibid. 23).
Les eaux hissant leur reptation sur terre donnent littéralement naissance à une anguille qui bloque la rivière pour menacer les Cou (Cou :
15-22). L’unique émergence était celle de la Montagne de Jade où l’ethnie s’établit en deux lieux. A l’arrivée des Japonais à Taiwan en 1895, les
Cou pensèrent que le second groupe originel était de retour.
« Il y a très longtemps, juste après le déluge, trois tribus, celles des Amis,
des Puyuma et des Rukai vivaient toutes ensemble sur la côte orientale de
Panapanayan autour de ce qui est aujourd’hui le village de Mei Ho dans le
comté de Taitung. » (Rukai : 40)
L’inéluctable manque de terres qui s’annonçait poussa deux frères
Rukai à partir en quête d’un nouveau territoire. Ils avaient pour guide
leur léopard des nuages qu’ils suivaient à chacune de leurs expéditions
230
�N°307-308 Août/Octobre
de chasse (ibid. : 39-60). Eurêka ! Voici l’élucidation de l’ornement de
jade de la fin de la période culturelle de Peinan (ill. r) ! « Chaque fois
qu’ils traversaient une forêt et franchissaient une montagne, une autre
forêt et une autre montagne les attendaient. » (Ibid. 43) Jusqu’au jour
où le félin trempé conduisit ses bons maîtres exsangues et tenaillés par
la soif au bord du plus hospitalier des lacs. Les deux frères avaient
trouvé leur havre. Le léopard des nuages fut confié au clan des poux, les
Arubulu. Chute du sublime dans le ridicule ? Voire ! Que montre l’ornement de jade ? Deux frères qui suivent leur léopard apprivoisé à la
recherche de la terre promise, léopard dont s’occuperont plus tard les
membres du clan qui s’épouillent avec d’autant plus d’adresse que leurs
têtes se confondent avec les pattes de l’animal.
Il est temps de clore ces débuts météorologiques avec une septième
histoire, celle des Bunun (Bunun : 15-34).
« Il y a très longtemps, durant le grand chaos, toutes sortes d’étranges phénomènes se produisaient, au point que tout pouvait arriver. Il y avait deux
soleils au ciel qui se relayaient pour briller sur la terre où chaleur et température n’offraient aucun répit. » (Ibid. 17)
Un père qui venait de perdre un fils par déshydratation, fils bientôt
changé en lézard, décida de remédier à cette situation. Son fils aîné et lui
décochèrent chacun une flèche dans l’œil gauche du second soleil qui se
mua alors en lune. Les langues austronésiennes contemporaines de
Taiwan diffèrent grandement entre elles. Leur commune insistance à
remonter à des conditions climatiques extrêmes pour expliquer la découverte de terres lointaines force à prendre en compte El Niño dont la participation au peuplement du Pacifique oriental est aujourd’hui avérée.
Que propose Caviedes (2001 : 207-215) pour l’Extrême Orient ?
« Le nord-ouest de la Chine est sous contrôle continental ; ses températures et chutes de pluie ne sont donc pas tributaires d’ENSO (El Niño
Southern Oscillation). Le reste du pays obéit au régime de la mousson et
reçoit les flux maritimes du Pacifique occidental qui dépendent des variations de l’Oscillation Australe et de El Nino… Les pluies des régions de
mousson tombent surtout l’été lorsque le front polaire recule et cède la
place aux masses d’air de la mousson du sud-ouest qui naissent dans les
parages humides et chauds de l’océan Indien et de la mer d’Indochine…
A la mi-été, l’air humide du sud-ouest commence à se mêler à l’air maritime du Pacifique dont la propre humidité commande dans une large
231
�mesure la pluviométrie chinoise annuelle. Si les hautes pressions du
Pacifique occidental subtropical s’élèvent, la sécheresse s’abat sur la côte
est chinoise, précipitations et inondations montent en Chine centrale.
Lorsque les hautes pressions prennent la direction du nord, précipitations
et inondations font de même, alors que la sécheresse affecte maintenant le
sud du Yangzi. Les années où le Pacifique oriental est froid et le Pacifique
occidental chaud, les pluies sont copieuses au centre de la Chine et les
neiges anormalement lourdes sur le plateau du Tibet. Ce sont-là des répercussions induites par les conditions océaniques et atmosphériques allant de
pair avec El Niño et La Niña. » (Ibid. 208)
La situation pouvait-elle être plus claire ?
« Pendant les années El Niño, la Chine méridionale subit des inondations
et la Chine du nord subit le froid et la sécheresse ; un plus grand nombre
de cyclones se produisent dans le Pacifique occidental au sud de la Chine
et du Japon et font monter le taux d’humidité des régions côtières de ces
pays. Quant à La Niña, elle impose sécheresse à la Chine méridionale et
inondations à la Chine du nord. Aux périodes transitoires entre El Niño et
La Niña, les inondations se produisent en Chine centrale le long du Yangzi,
la sécheresse affecte toutes les autres régions. » (2001 : 208-209)
Une parenthèse historique illustre l’importance des éléments.
D’après les Hollandais dont la Compagnie des Indes Orientales régna sur
Taiwan de 1624 à 1662, les pêcheurs chinois s’abritaient des typhons
sur l’île qui s’appelait pour eux Tung-fan, pour les Portugais Formose
(La Belle), et pour les Espagnols Lequeo Pequeno (Petite Ryukyu).
Quant aux Chinois de Taiwan (Tayouan, Terrace Bay, Baie Elevée), les
Bataves estimaient que leur nombre ne dépassait pas 1500 en 1623. Ils
se livraient au cabotage (Blussé 1999 : ix-xvii, 21,305). En 1633, ces
mêmes Hollandais apprirent que les premiers îliens de Lamey, au sudouest de la grande terre, avaient dérivé sur leurs radeaux de bambou
lors d’une tempête (Blussé 2000 : 5). En 1648, le pirate Koxinga,
ennemi juré des Manchous qui venaient de renverser les Ming et séquestrer son père, devint maître des mers de Chine. A la bataille navale du 17
juin 1660, il détruisit la flotte impériale. L’empereur fit évacuer de force
tout le littoral de Canton à Nankin, rasa tout sur une bande de trois lieues
et fortifia les côtes. Koxinga jeta alors son dévolu sur Formose où 25 000
réfugiés avaient déjà fui la guerre de succession (Imbault-Huart 1995 :
47-57). Le pirate fit le siège de Zélandia (ibid. : 58-73), la forteresse
232
�N°307-308 Août/Octobre
hollandaise de Formose (site actuel de Tainan, sur la côte ouest).
Batavia envoya Caeuw à la rescousse, mais le 12 août 1661, vents et
vagues empêchèrent ses navires de débarquer. L’un d’eux fut jeté à la
côte par le typhon. Les vents furent également contraires en septembre.
Tout heureux d’obtenir le concours des Manchous, Caeuw s’empressa de repartir pour Batavia avec cinq navires.
« A peine en pleine mer, il se dirigea sur les Pescadores qu’on lui avait
indiquées comme port de refuge en cas de typhon et y resta plusieurs
jours… Tandis que Caeuw perdait son temps aux Pescadores, trois des
navires qu’il avait envoyés au vice-roi de Fou-kien, maltraités dans un
typhon, revenaient à Formose et, sur l’avis que le chef de l’expédition se
rendait à Batavia, mettaient eux-mêmes le cap sur ce port. Les assiégés
n’eurent plus dès lors aucun espoir : ils virent la Compagnie perdue par
des intrigues et eux-mêmes trahis par leurs compatriotes. » (Ibid. : 71)
Le fort tomba le 1er février 1662. Le pirate sino-japonais mourut la
même année à 39 ans et son fils au même âge en 1681. Formose passa
sous la domination de la Chine continentale en 1683 (ibid. : 75-101).
C’est en 1612, nous apprend Josiane Cauquelin (2004 : 2), que le nom
de Taiwan (les hauts pics) s’imposa et devint courant après la conquête
de Koxinga. Auparavant, les Chinois englobaient toutes les îles comprises
entre Fukien et Japon sous le vocable Lieou-k’ieou.
Revenons à Caviedes (2001 : 211) :
« Le Japon ne réagit pas de la même façon que la Chine aux impulsions
d’ENSO. Peu perturbé par les influences continentales, il est grand ouvert
aux stimuli maritimes du Pacifique et du courant chaud Kuro Shio…
L’impact d’El Niño sur le Pacifique oriental tropical attire la concentration
habituelle des eaux chaudes du Pacifique occidental vers le centre de
l’océan, ce qui affaiblit le Kuro Shio… Inversement, les années où l’air et
l’eau circulent normalement à travers le Pacifique tropical, le Kuro Shio
s’alimente de façon adéquate aux eaux chaudes du Pacifique occidental…
Ces conditions sont même plus favorables les années La Niña puisque le
contraste est plus grand entre les eaux chaudes et l’air humide du Pacifique
occidental et les eaux froides du Pacifique oriental… L’épisode pluvieux
Bai’u disparaît plus tôt les années La Niña et cède la place aux masses d’air
en provenance du Pacifique occidental surchauffé, ce qui génère des
cyclones tropicaux (typhons) entre les Philippines et le Japon et la majeure
partie du pourtour pacifique chinois à la fin de l’été et à l’automne. »
233
�L’aire culturelle du jade recoupe ainsi celle d’ENSO pour célébrer
l’union de la Chine continentale et du Pacifique grâce aux effets conjugués
d’El Niño et de La Niña, immémorial avatar du yin et du yang. Comment
s’étonner, dès lors, de retrouver le thème de l’inceste primordial ?
« Il y a très longtemps, les ancêtres originels de la tribu Rukai (Rukai 6266) vinrent d’un lieu nommé Kaliaharn, près du lac Dalupalhing. Toute vie
venait de là. Le monde était alors en proie au chaos. Rien n’existait encore,
si ce n’est deux œufs du soleil déposés dans une poterie au plus profond
d’une grotte à Kaliaharn. A chaque lever du soleil à l’est, la première cible
des rayons était les deux œufs. Après tant de lumière quotidienne, ces derniers se mirent à éclore, donnant ainsi le jour à un frère et une sœur.
L’homme s’appelait Gilagilau, la femme Alayiumu. Ils finirent par devenir
époux et eurent un fils, Adralhiu, et une fille, Maututuku. En grandissant,
Adralhiu et Maututuku devinrent également époux. » (Ibid. 62-66)
Comme pour justifier cette inévitable consanguinité des débuts,
l’histoire précise que
« …cela se passait à l’époque du déluge, lorsque les conditions de vie
étaient extrêmes. Tous les enfants du couple naquirent d’ailleurs aveugles
et moururent en bas âge. Naquit alors une future survivante, Gayagade, également frappée de cécité. Maututuku désirait un autre enfant, espérant
qu’un garçon tiendrait compagnie à Gayagade. Mais son mari était maintenant trop vieux... » (Ibid. : 66-67)
Un éclair venu de l’est en temps opportun fit tomber une noix de
bétel. Maututuku la ramassa, la mâcha, se retrouva enceinte et donna
naissance à Sumalalay, un garçon. « Sumalalay et Gayagade grandirent
et devinrent époux. » (ibid. 68) C’est ainsi que naquirent les robustes
ancêtres Rukai et que le déluge prit fin.
L’inceste du renouveau Saisiat après le déluge meurtrier est sanctifié
par le vieil homme en personne qui avait prévenu Oppehnaboon au cours
de rêves antérieurs : « Ne survivent que ta sœur et toi. Pour que la tribu
continue, il faut vous marier et avoir des enfants. » (Saisiat : 26) Le couple coupe son premier-né en morceaux qui se transforment instantanément en membres de la tribu (ibid. : 29). Que devait-il arriver à l’homme
et à la femme nés de la crevasse dans la falaise Atayal ? L’histoire entretient
un certain suspense grâce à la veine comique (Atayal : 23-40) : les peu
subtils humains observent ce qui se passe autour d’eux dans le site luxuriant avant de comprendre comment procéder. Pour ne pas être reconnue et stimuler son partenaire, la femme se peint alors la face selon un
234
�N°307-308 Août/Octobre
motif appelé à devenir plus tard tatouage. Le stratagème réussit et le premier bébé naît. Sur l’île Orchidée,
« …l’homme de bambou donne naissance à un fils et à une fille qui s’unissent une fois devenus grands. Leurs enfants sont cependant tous aveugles,
difformes, mentalement handicapés ou anormaux de bien d’autres façons.
L’homme de pierre se trouve dans la même situation. Il a des enfants, mais
ses petits-enfants sont tous anormaux. » (Tao : 31)
Heureusement, l’homme de bambou et l’homme de pierre se rencontrent à la pêche en mer et décident que leurs enfants doivent se rencontrer à leur tour et changer de partenaires. Les nouveaux-nés sont
bien entendu « sains et intelligents. » (Ibid. 33)
Nous pensons que cette intime association entre sécheresse, déluge
et renaissance incestueuse du duo humain survivant montre que les
débuts de la culture austronésienne sont liés au phénomène météorologique El Niño Oscillation Australe (Dunis 2004, 2005). La connaissance
de la périodicité de l’anomalie météorologique (est-ce une anomalie ?)
est peut-être partie de la nouvelle habitude de collecter les tortues, car
les tortues sont elles-mêmes adaptées à ENSO.
« Dans les eaux plus fraîches qui caractérisent le Pacifique tropical occidental durant un El Niño, la nourriture des tortues végétariennes prospère
et permet à davantage de femelles d’accumuler les réserves de graisse qui
déclenchent l’ovulation », explique Ross Couper-Johnston53.
Sur l’île de Raine dans la Grande Barrière de Corail, leur nombre
peut s’effondrer de
« …quelques 12.000 emplissant l’île minuscule à la manière de spectateurs faisant la queue au stade » à « peut-être à peine deux douzaines qui
se donnent du mal à monter sur la rive pour se reproduire. Et les immenses
fluctuations démographiques des tortues gravides ne sont pas confinées à
l’île de Raine. Dans toutes leurs colonies, jusqu’à Java, ces colossales variations sont simultanément de mise. » (ibid.)
Une fois devenus familiers des îles orientales des Philippines et
d’Indonésie où ils héritèrent du rat frugivore à Halmahera (MatissoSmith 2004), les premiers Austronésiens durent se rendre compte
qu’ils pouvaient se déplacer en accompagnant vers l’est les eaux
chaudes qui refluaient, donc les vents. Le bassin des eaux chaudes
53 El Niño, The Weather Phenomenon that Changed the World (2001 : 243-244).
235
�n’est-il pas commodément logé entre les Philippines orientales et la
Nouvelle-Guinée septentrionale ? Les Austronésiens avaient le choix
entre s’attarder dans la plus dense concentration d’îles au monde (les
archipels des Philippines et d’Indonésie dans le dédale desquels ils finirent par trouver la sortie vers Madagascar) et s’océaniser dans le
Pacifique. A cheval sur l’équateur dans le Grand Océan, les eaux chaudes
en partance pour le Pérou ouvrent un vaste sillon dans lequel s’implantent les navigateurs austronésiens devenus Lapita puis Polynésiens au
hasard de la distribution purement géographique des îles. La synthèse
culturelle Lapita une fois accomplie sur l’Archipel Bismarck, les pionniers étaient prêts à suivre le mouvement jusqu’à Tuvalu, jusqu’aux
Tokelau, jusqu’aux Marquises. Et à étendre leurs filets sur Samoa-Tonga
et ce qui est aujourd’hui la Polynésie française.
Le septième et dernier tableau que présente Kane dans ‘Les
Ouvreurs de Voies’, (1974 : 768-769) est fascinant. Il peint un vieil
aveugle que son fils aide à se pencher depuis la coque tribord de la
pirogue double pour être en mesure de plonger la main dans les eaux.
Nous assistons au retour d’un jeune roi tongien qui rentre avec sa suite
de Samoa, mais dont les navigateurs ont perdu le fil. ‘Nous sommes dans
les eaux de Fidji’ diagnostique le vieil aveugle. Quelques heures plus
tard, la flottille atterrit à Lakemba, aux îles Lau. Ainsi commence la carrière des ‘Taste-Mer’, maîtres de navigation. Nous en tiendrons-nous à la
version de l’arrière petit-fils de l’aveugle qui prétendit plus tard que son
aïeul avait été averti de la présence d’oiseaux ? Non, pas plus que Lewis
(1972 & 1979 : 248-249) qui n’est point dupe : le vieil homme goûte
la mer pour en estimer la température et la salinité, l’arrière petit-fils
affirmant cette fois-ci que :
« …les navigateurs pouvaient sentir dans quelle fanakenga (les trois
zones du ciel nocturne, ibid. : 235-237) ils se trouvaient. La plus chaude
était au nord, la plus froide au sud… Tout vrai marin savait se rendre
compte de son passage d’une zone à l’autre grâce à la température. »
D’où l’évidente question : avons-nous affaire à un simple différentiel de latitude ou à une poussée de fièvre d’El Niño ? Dans son analyse
d’un chant tahitien consacré aux étoiles, Lewis (ibid. : 240) renvoie à
Malden, aux îles de la Ligne où Emory identifia des ruines similaires à
236
�N°307-308 Août/Octobre
celles de Raivavae aux Australes. Sur ‘la voisine’ l’île Christmas de l’autre
côté de l’équateur en 1777-78, les hommes de Cook prirent 300 tortues
vertes « pesant en moyenne 90 à 100 livres. » (1967 : 256-263)
La côte chinoise où le ts’ung est né ne pouvait que préparer la sortie des ancêtres des Austronésiens. Citons Couper-Smith une nouvelle
fois (2001 : 80-81) :
« Aucune civilisation n’a plus souffert que la civilisation chinoise. Un examen attentif de ses archives historiques révèle l’occurrence quasi annuelle
de sécheresse, d’inondation, de tremblement de terre, de famine, d’épidémie ou d’invasion de sauterelles quelque part dans l’empire. Mais en coût
humain, les plus grands désastres de l’histoire chinoise ont toujours frappé
les vallées densément peuplées du Yangze (Chang Jiang) et du Fleuve Jaune
(Huang He). De tous les désastres naturels de par le monde, l’inondation
du Fleuve Jaune, souvent appelée ‘chagrin de Chine’, est probablement
celui qui a prélevé le plus grand tribut en vies humaines. Et ce n’est pas un
hasard si El Niño exerce sa plus grande influence sur le temps chinois dans
ces deux vallées. La principale incidence d’El Niño affecte les meiyu – les
pluies de mousson estivales torrentielles, ‘pluies des prunes’, si vitales aux
centaines de millions d’humains qui peuplent le tiers oriental du pays. »
L’étude de Couper-Johnston est également des plus pertinentes dans
le domaine agricole (ibid. : 61) :
« Les régions soumises à El Niño, c’est-à-dire les tropiques et le pourtour
des bassins du Pacifique et de l’océan Indien, subissent de grandes variations annuelles. On estime que comparée à celle des régions peu soumises
à El Niño, leur variation annuelle des précipitations est supérieure d’un
tiers ou de moitié. Les habitants de ces régions connaissent donc davantage
de pertes de récoltes et de privations. »
A notre avis, nous tenons vraisemblablement ici la raison pour
laquelle les colonisateurs austronésiens du Pacifique ont abandonné le
riz et le millet en faveur des tubercules plus transportables de l’igname et
du taro, ont abandonné le gros bétail au profit des porcs, des chiens et
des poulets. La mobilité était de règle et la pirogue son agent. Du début à
la fin. D’où l’unique emprunt fait à l’Amérique du Sud, la patate douce, et
non le maïs. « Un climat imprévisible ne conduit pas à la domestication
des plantes qui exigent des pluies régulières » écrit Couper-Johnston
(ibid. 74-75) qui note que « la grande majorité des cultures de chasseurs-cueilleurs qui ont survécu se trouvent dans les zones soumises à la
plus grande influence d’El Niño. » L’auteur consacre des pages inspirées
237
�à louer les « sociétés hautement adaptées » capables de s’aligner sur
leur flore et faune (ibid. : 63-64) comme celle des Aborigènes d’Australie
dont le système de parenté passe des moitiés de la côte aux sections du
Bush et aux sous-sections du désert sans doute pour mieux relever le
défi culturel posé par El Niño, « mobilité ou nomadisme constituait l’essence même de l’adaptation pour rechercher les sources de nourriture
et d’eau sur de grandes distances (ibid. 63). » Plus du quart des oiseaux
australiens sont nomades et chacun connaît l’étonnant mode de reproduction du kangourou (ibid. : 268-274).
La capacité à naviguer avec femmes, enfants, plantes et animaux
domestiqués dans le plein air de la pirogue a dû éliminer les problèmes
de scorbut et de ventilation qui, jusqu’à Cook, ont tant pénalisé les
Européens. D’après Stephen R. Bown (2004 : 9), les historiens estiment
qu’au moins deux millions de marins sont morts du scorbut à l’âge de
la voile (de Christophe Colomb jusqu’au milieu du XIXe siècle), sans
compter les innombrables esclaves déportés d’Afrique aux Amériques
(ibid. : 258). Anson s’est fabuleusement enrichi en 1743 en capturant le
galion de Manille, ‘la prise des prises’, mais en rentrant en Angleterre où
il allait devenir ministre de la marine, il ne lui restait que 200 hommes
sur 2000. Le scorbut ou ‘tueur gris’ avait englouti les 1800 autres (ibid. :
83-84 & 8-9). Rodney remporta la bataille des Saintes en 1782 aux
Antilles parce que Blane, s’inspirant de Lind et Cook, avait guéri les
marins anglais. Cette percée médicale permit plus tard à Nelson d’humilier Espagnols et Français à Trafalgar en 1805, l’année où l’amiral commanda 90 920 litres de jus de citron en plus des 136 380 alloués à la
flotte de Méditerranée. D’où la formule de l’historien S.R. Dickman :
« il est permis de dire que l’empire britannique a fleuri grâce aux
agrumes. » (ibid. : 255) Avant que la dignité des marins ne soit reconnue,
« …le gaillard d’avant à l’espace resserré, surpeuplé, étouffant où ils dormaient était sombre, sale, incrusté de vomi et d’urine. L’air était épaissi
d’émanations nocives de la sentine et saturé de relents doucereux et écoeurants de la sueur et de la pourriture. L’équipage dormait dans la saleté et portait des mois durant les mêmes guenilles infestées de vermine. » (Ibid. 23)
Qu’il est rafraîchissant, littéralement, de voir Cook en NouvelleZélande,
238
�N°307-308 Août/Octobre
« …échanger clous et tissu contre bois et légumes ; taros, ignames,
patates douces et cœurs de palmiers compris – tous très nutritifs et antiscorbutiques. » (ibid. 174)
Se fiant à ENSO, Austronésiens, Lapita et Polynésiens dont la civilisation combinait originalement l’agriculture ambulatoire et la navigation
(Finney 1996 : 38-58) suivaient maintenant la pluie. D’où la valeur des
poteries Lapita purement cérémonielles abandonnées à leur tour dès
que les îles et les colonisations se multipliaient.
« Parce que la différence de pression commande les vents, les alizés disparaissent pour être remplacés par des vents d’ouest capables de souffler
presque jusqu’aux Amériques. La zone des nuages et des grosses pluies qui
normalement caractérise le Pacifique occidental se situe maintenant en grande
partie sur le Pacifique équatorial. » (Couper-Johnston 2001 : 40)
A Banaba, le tarissement des nappes souterraines poussait les îliens
à « sucer les yeux humides des poissons ou suivre les averses loin en mer
sur leurs pirogues (ibid. : 148). » Le premier de ces recours explique
sans doute la consommation rituelle des yeux en Polynésie orientale.
Lorsque Cook parvint à Hawai’i, King remarqua que le solide appétit
anglais pour les nourritures fraîches portait les îliens à croire que les nouveaux venus devaient avoir quitté leur patrie pour des raisons de disette
(ibid. : 154). En 1792, Vancouver recueillit deux jeunes Hawaiiennes à
Nootka mais les réinstalla à Kaua’i et non sur leur île natale de Ni’ihau
dévastée par la sécheresse (ibid. : 179-181). Suite à l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, les blackbirders « s’aperçurent que les îles du
Pacifique représentaient les meilleurs sources de travailleurs immigrés,
particulièrement lors des sécheresses. » (Ibid. : 146-147)
b) Peinan à jamais
Retournons chez les Puyuma de Peinan en compagnie de Josiane
Cauquelin (2004 : 28).
« Il y a bien longtemps, Nunur, porté par les vagues, fut jeté à la côte où se
trouvait un arenui, c’est l’histoire qui le dit. Il s’agrippa à l’arenui et, usant
de toute sa force, se hissa sur la plage. Il se servit de l’arenui comme d’une
canne puis le planta. Un bambou crût et éclata pour donner naissance à
une femme, Pagemuser, et à un homme, Pakmalai. Ce frère et cette sœur
s’épousèrent. Ils étaient trois, le père et les deux enfants. ‘Je vais chercher
notre village’, dit le vieil homme. Il faisait des allers et retours mais se perdit.
239
�C’est sur ces entrefaites que le frère et la sœur couchèrent ensemble. Un
être difforme, moitié pierre, moitié homme, naquit. Ils partirent à la
recherche du vieil homme et l’appelèrent : ‘Ancien, ancien’, errèrent sur
tous les chemins. ‘Oi’, s’exclama le vieux en voyant la créature mi-pierre,
mi-homme. Puis il déclara : ‘On n’abandonne pas son enfant ainsi, on le
ramène à la maison.’ Ainsi parlait l’ancien qui se transforma aussitôt en
pierre. D’où le mont là-bas. C’est la raison pour laquelle il renvoie l’écho
quand on appelle. Cet écho parle. Ils prirent la pierre qui se brisa. Il en sortit les Amis, les Paiwan et tous les autres. »
Le premier habitant de Taiwan venait par définition d’outre-mer pour
littéralement prendre racine malgré son âge. Bien que l’inceste initial se
consomme en son absence, le nouveau continuum s’établit : le premier
enfant est mi-pierre mi-humain, transition naturelle illustrée à rebours par
le vieil homme qui se transforme en pierre et en montagne parlante.
L’intérêt profond du livre de Cauquelin est cependant ailleurs, dans l’intéressante analyse de la suite du mythe : le chamanisme (chapitre VII).
« Le chamane apparaît comme le créateur du rituel et tout nouveau
problème génère un rite jusque-là inconnu qui assure un infini renouvellement du matériel lexical. » (2004 : 168) De nos jours, cependant,
les chamanes qui sont tous des femmes, ne s’embarquent pour leur
voyage (à destination de l’aulas) qu’une seule fois par an. Les préliminaires de ce voyage sont nettement sexuels :
« …la doyenne s’asseoit, jambes raides bien écartées, face à l’autel de ses
biruas (esprits) et aux deux tiges de bambou. Elle libère sa longue chevelure qui tombe en cascade sur son visage, sort sa crécelle de son sac, s’emplit la bouche de vin qu’elle injecte dans l’orifice de l’instrument de
musique, se lance dans l’improvisation d’un chant tout en agitant sa crécelle ; cette musique accompagne tout le rituel. » (ibid. 178)
En dépit des apparences,
« …pendant la cérémonie, la chamane contrôle totalement l’esprit et son
attitude est empreinte de calme et de sérénité (ibid. 179). Chaque chamane
annonce son retour par le chant final. Mains autour de la tête, elle se laisse
tomber lourdement sur le côté. Nul ne bouge, car c’est l’instant de ‘la petite
mort’, abedes, comme ils disent. C’est l’instant où la chamane n’est pas
encore complètement rentrée de son périple, l’instant dont peut encore
profiter le birua pour retenir ses tinabawan (ibid. 180). Tout être humain
possède trois âmes, tinabawan, ‘ce qui confère vie’, situées l’une au-dessus de la tête, les deux autres sur chacune des épaules. Les chamanes les
240
�N°307-308 Août/Octobre
invoquent en touchant ces trois parties du corps. Ces âmes deviennent des
biruas après le décès. » (ibid. 51)
La croyance aux trois âmes explique à nos yeux les frises de visages
Rukai jointes par les oreilles et les épaules (Kun-min Hsu 1986 : 140),
motif même des potiers Lapita (Spriggs 1990 : 83-122). Cette croyance
rend également compte de ‘l’omega’ en forme de serpent qui évoque un
buste, serpent lové autour d’une tête fertile (Kun-min Hsu 1986 : 212214). L’allusion à la poterie originelle Paiwan et Rukai paraît également
évidente. Les visages stylisés tournant autour des poteries Lapita symboliseraient-ils le poulpe solaire unissant la moitié céleste masculine à la
moitié terrestre féminine ?
A la suite de Roberte Hamayon (1990) qui a étudié les communautés
de chasseurs et d’agriculteurs de Sibérie et montré que les esprits sont des
partenaires de mariage pour le chamane dans les communautés de chasseurs et ses ancêtres dans les communautés d’agriculteurs, Josiane
Cauquelin parvient au même résultat chez les Puyuma, société qui abandonne ses traditions de chasse pour adopter l’agriculture et passe du
mariage à la filiation élective pour se reproduire (2004 : 185). ‘Le rite du
cerf’ avait lieu chaque année après une chasse aux têtes. Dans le mythe
d’origine du rite, les deux frères tuent leur père, mais dans le contexte
rituel du système d’âges, le fils, promu au groupe d’âge des chasseurs
virils, ne tue plus son père, mais décapite un alter ego. Afin que cette tête
coupée devienne amicale et fertile, un cerf doit être sacrifié (ibid. : 186).
Pour Cauquelin, la transition de société de chasse à société agricole trouve
son illustration dans le mythe de Takio, le voleur de gâteaux de riz abandonné sur l’île Green, qui réussit à revenir en chevauchant un gros poisson. En tant que chasseur bredouille, néanmoins, Takio montre clairement que le chamanisme masculin appartient au passé.
« Le vol des gâteaux de riz peut signifier ce passage à l’agriculture. Takio
le chamane voulait se débarrasser des objets qui niaient sa fonction de traqueur le gibier. » (ibid. 188)
Grâce à Akibo, nous avons eu l’honneur d’observer les femmes
Puyuma qui célébraient leur Festival de mars 2005 en mimant un retour
de la montagne tout en reptation : elles tenaient en file indienne une
longue liane que les hommes avaient coupée. Cette liane nous frappa
241
�comme étant un évident rappel du pont naturel qui reliait jadis l’île
Green à Taiwan. Le lien que tranchent les frères de Takio pour abandonner ce dernier.
« Les Puyuma chassaient tout gibier qu’offrait la montagne et, de manière
plus spécifique et rituelle, singes et cerfs. Il était interdit de garder le gibier
pour soi, le gibier devait être partagé. Dans une société agricole, cependant, l’individu jouit de sa propriété privée, propriété à transmettre qui
devient donc source d’envie et cible de vol. Les frères font la pénible expérience de la honte par l’entremise de Takio, le voleur de gâteaux de riz…
Le groupe est passé d’une activité fondée principalement sur la chasse, le
jardinage et la collecte, à une activité fondée sur l’agriculture. Dans la première, les hommes chassaient et exerçaient les fonctions de chamane…
Les hommes prélevaient le gibier sur la nature, mais savaient que leurs
prises dépendaient de la bonne volonté des biruas à qui ils devaient céder
une part. » (188-189)
‘Le rite du cerf’ et ‘Donner à manger rituellement à Takio ou à sa
montagne’, raisonne Cauquelin avec pertinence, participent de la même
quête de fertilité.
Concentrons-nous maintenant sur les deux derniers mythes que
Cauquelin fournit dans son chapitre sur le chamanisme. Dans le premier, une jeune Puyuma, Muatar, a pour tâche de veiller sur la ramie
Boehmeria nivea, qu’elle doit protéger des déprédations d’un cerf. Au
cours d’une vérification de routine, son père la trouve endormie dans la
hutte contre laquelle se gratte un cerf. Il tue le cervidé. Horrifiée, la
jeune fille s’empale sur ses andouillers. Le père enterre ensemble les
deux amants. Dans le deuxième mythe, une Amis élude le travail collectif
des champs parce que son mari, un cerf tacheté (axis), l’aide efficacement. La mère est intriguée, mais le père évente le secret et tue le cerf.
Sa fille demande à voir la tête du cervidé, hurle ‘Pourquoi as-tu tué mon
époux ?’ et s’empale sur les andouillers (2004 : 190-193). Les hommes
seraient-ils jaloux de la reprise féminine du rituel qui s’opère dans le
passage de la chasse à l’agriculture ? Dans une légende Cou (Cou : 3358), un sanglier des montagnes se transforme en beau prétendant et
ravit une magnifique femme célibataire. Un soir, le frère rentre bredouille de la chasse et surprend l’animal qui se change en homme avant
d’entrer dans la maison de sa sœur. Il se met à l’affût et tue le sanglier.
242
�N°307-308 Août/Octobre
La sœur se précipite au dehors et crie de stupeur. Une guerre sans merci
oppose alors sangliers et humains, guerre que les humains ne gagnent
qu’en mettant le feu à la montagne. Raison pour laquelle, conclut l’histoire, il reste si peu de sangliers. La chasse est bien finie…
Il y a très longtemps, narre une légende Amis (Amis : 15-32), vivait
un jeune couple issu de la terre, début approprié pour une histoire traitant de fertilité agricole. Leur fils Votong apparut à Sayan, la jeune
pucelle venue quérir l’eau du puits. Il l’épousa. Au lieu de travailler aux
champs, cependant, Votong passait son temps à fabriquer des toupies.
Ses toupies faisaient quand même des miracles dans la préparation des
sols. Trois années de bonheur s’écoulèrent et Sayan se retrouva
enceinte. Votong voulait rendre visite à ses parents et Sayan insistait pour
l’accompagner. Il fallait monter au ciel au moyen d’une échelle sur
laquelle il convenait de ne pas faire le moindre bruit. Sayan soupira de
fatigue sur les derniers barreaux et s’écrasa au sol. Cerfs, sangliers et
serpents sortirent de son ventre. Plus réalistes, les Paiwan (Paiwan : 6682) recourent à l’homme né de la poterie. Ce dernier fait l’ascension de
l’échelle avec l’aide des ‘serpents de cent pas’ et accède à la grotte
céleste qui regorge de millet. Les précieuses graines sont cependant
échangées contre des terres afin d’éviter que les humains peu fiables ne
les mangent tout de suite, tels des oiseaux sans cervelle.
Ces deux courtes histoires sont révélatrices. Dans la première, un
époux peu sûr de lui et manquant de tact veut laisser sa femme enceinte
pour rendre seul, visite à ses parents. La mort de l’épouse dévoile qu’elle
entretenait des relations sexuelles avec les animaux. Les transferts de
terre de la deuxième histoire font le départ entre le partage caractéristique des sociétés de chasseurs et la thésaurisation des sociétés agricoles.
c) Un triple triptyque
Retournons à Peinan pour sortir de ce chiasme consacré à la fertilité.
Lors des célébrations spécifiques aux ‘Rites de la Mer’ (Puyuma : 67-89)
à Nan Wang, les villageois officient en trois lieux différents : sur le littoral
océanique face à l’île Orchidée, face à l’île Green, et le long de la rive nord
de la rivière de Peinan, face à la montagne Du Lan. Pourquoi ? Pour la simple raison que les ‘Rites de la Mer’ sont liés à trois légendes différentes.
243
�1a) Un jour Demalasaw partit pour les mers orientales en quête
d’une plante de base (staple). Il atterrit sur l’île Orchidée et tomba amoureux de Tayban qu’il épousa. Le couple décida d’introduire les graines de
millet à Taiwan. Parce qu’une telle action était prohibée, ils essayèrent tous
les stratagèmes possibles, en vain. Demalasaw parvint finalement à dissimuler les graines dans son prépuce. C’est ainsi que le millet fit son apparition à Taiwan. Cauquelin offre une variante (2004 : 210) :
« La femme mit le millet dans son vagin, mais les graines sortaient
lorsqu’elle urinait. Alors l’homme se décalotta le gland et emplit son prépuce. Le couple fut fouillé, très fouillé, mais sans succès. Les graines étaient
bel et bien passées. »
2a) Patakiu était un célèbre espiègle dont le tour préféré consistait
à dérober des petits pâtés de riz. Ses voisins étaient si excédés que son
oncle Kulalui décida de le bannir. L’oncle et d’autres villageois invitèrent
Patakiu à chasser sur l’île Green, si bien en vue depuis Peinan. A
l’époque, un énorme figuier banyan reliait la petite île à la grande île de
Taiwan. Patakiu fit ce qu’on lui dit : il se précipita dans la forêt pour
rabattre les animaux. Le groupe de chasse se hâta de repartir en coupant
le pont naturel. L’espiègle abandonné sur son île se lamenta si fort que
les dieux remués dépêchèrent un grand poisson afin de le ramener à la
maison. « Après trois profondes immersions, ils parvinrent à la
Montagne du Chat sur la côte est de Taiwan (Puyuma : 84).» Cauquelin
fournit une nouvelle fois une variante de choix (2004 : 211) : « Les
Amis racontent ainsi l’arrivée des graines chez les Puyuma : ‘Viens’, dit
une baleine à un Puyuma. Il ne se le fit pas dire deux fois et partit sur la
baleine qui lui donna cinq graines de millet. »
3a) Un ancêtre avait coutume de passer la rivière de Peinan à gué
pour se rendre sur la rive nord où il cultivait ses champs et ramassait du
bois. Jusqu’au jour où il trouva un ‘serpent de cent pas’ dans son sac de
nourriture. Comme on était à quelques jours de la célébration des ‘Rites
de la Mer’, il se hâta de faire une offrande propitiatoire à l’esprit de la
montagne.
Serions-nous à la croisée des chemins de ‘la tribu perdue de
Taiwan’ ? Les trois légendes indiquent la direction du sud-est grâce à la
rivière et aux deux îles.
244
�N°307-308 Août/Octobre
Grâce au serpent et à la baleine, elles forment ensemble un nouveau
triptyque avec
1b) la légende Rukai de ‘Baleng et le Serpent’ (Rukai : 75-99) et l’histoire Amis de ‘La visite de Maciwciw à la Terre Sans Hommes’ (Amis :
63-78). Ce nouveau triptyque n’a pas seulement l’air polynésien, il correspond réellement à trois légendes polynésiennes que nous évoquerons
plus loin.
2b) Baleng était l’aînée d’une famille Rukai. Toute la tribu, de
même que Paiwan et Bunun, admiraient sa beauté. Son histoire commence ‘Le Jour de la Satisfaction’, sommet du festival du millet. Les prétendants de Baleng sont nombreux, mais ne l’émeuvent guère. Après
minuit, cependant, un air de flûte de bambou s’échappe d’une lézarde
du mur et l’enchante. La même musique envoûtante recommence la nuit
suivante, puis, en crescendo, initie un tourbillon. Baleng tombe amoureuse d’une créature qui pour elle a l’apparence d’un bel homme, mais
qui aux yeux de sa famille en état de choc, n’est autre qu’un serpent
géant : Kamamaniane, roi de la tribu Dalupalhing. L’élu revient un soir
pour ravir sa fiancée pendant que les membres de la tribu Serpent
offrent de grands cadeaux. Une foule se rassemble pour faire ses adieux
et certains accompagnent Baleng jusqu’au lac Dalupalhing où les nouveaux mariés disparaissent, la jeune épouse promettant de préparer des
collations pour les chasseurs. « Baleng regrettait tant sa famille et ses
amis que chaque année à la fête de la moisson, elle envoyait ses deux
enfants rendre visite à leurs grands-parents et à la tribu. » (Rukai : 95)
Jusqu’au jour où une jeune membre de la tribu rudoya sans le vouloir
les deux serpents visiteurs. Comprenant qu’elle était oubliée, Baleng
décida de prendre l’apparence d’une blanche aigrette afin de pouvoir
survoler son ancien village.
Contrairement à l’esprit du mode de résidence uxorilocal abandonné, les jeunes femmes sont maintenant arrachées aux terres cultivées
de leurs familles. Ce faisant, elles retournent à la nature, abrupte transition que conte une autre histoire Rukai (ibid. : 15-38), celle de
Muakaikai, fille unique d’un aristocrate. Muakaikai était si belle que
chacun des villageois trouvait évident que Kuleleele, bien que de statut
social un peu inférieur, lui fût promis. Le verdict de la balançoire géante,
245
�‘Le Jour de la Satisfaction’, était donc impatiemment attendu :
« Chacune des jeunes filles tentait de surpasser la précédente en grâce et
en élégance, chacun des jeunes hommes tentait de déployer plus de force
et d’aller plus loin et plus haut que le précédent (ibid. 19)… Muakaikai
alla plus loin et plus haut que tout le monde… Son ascension paraissait
sans limite (ibid. 21)… Pour le plus grand bénéfice du méchant qui s’empara d’elle en murmurant un sort qui jeta la belle dans les bras de son petitfils. Muakaikai mit une éternité à s’habituer à son nouveau village, mais finit
par se résigner. « Bien que son mari ait été gentil et aimant, elle passait des
jours et des nuits à penser à ses parents, son bien-aimé, son village. »
(ibid. 32)
Le temps passa et elle donna naissance à plusieurs fils et filles.
Saluant sa bonté, son époux finit par suggérer qu’une visite de la famille
entière au village de Muakaikai s’imposait.
3b) Jadis, un jeune Amis nommé Maciwciw travaillait aussi dur que
longtemps dans les champs. Mais un jour, lors d’une pluie diluvienne, la
rivière en crue l’emporta en mer. Maciwciw s’accrocha à un bois flottant,
fut ballotté, s’échoua au gré des vagues sur une île inconnue. La fatigue
eut raison de lui alors qu’il cherchait en vain un village. Lorsqu’il revint
à lui, il était assiégé de femmes menaçantes qui brandissaient des couteaux et des lances. « Qu’est cette chose ? Je n’ai jamais rien vu de pareil
auparavant ! Mais elle a l’air bonne ! » s’exclama leur cheffesse (Amis :
68). Maciwciw fut aussitôt ligoté et emmené au village. Il n’y avait nul
besoin d’hommes sur cette Île Aux Femmes parce qu’elles pouvaient se
faire féconder en ouvrant simplement les bras au vent. La belle cheffesse
mit sa proie en cage pour l’engraisser. La jeune femme en charge du
nourrissage sursauta en entendant le prisonnier demander de l’aide.
Ainsi, il pouvait parler ! Pouvait-elle, dès lors, rester insensible à un être
humain ? Elle lui fournit un couteau et ce soir-là, Maciwciw courut à la
mer. Sur ses talons, un grand nombre de femmes portant des torches
étaient sur le point de le rattraper lorsqu’une énorme baleine surgit à la
rescousse de l’obscurité. Maciwciw sauta sur le dos du cétacé et ils s’enfuirent à toute allure pour échapper aux pirogues lancées à leurs trousses
et qui illuminaient la nuit. Une fois rentré au pays, Maciwciw se rendit
compte qu’il avait été absent pendant bien des années. Très peu de gens
le reconnaissaient. Il ressentit le besoin d’exprimer sa gratitude à la jeune
246
�N°307-308 Août/Octobre
femme qui avait permis son évasion et à son amie la baleine qui l’avait
rendue possible. D’où le rite Amis du Festival Annuel de la Mer.
Pouvait-on imaginer histoire plus pertinente (ibid. : 63-78) pour
montrer que le voyage du chamane est une histoire de femmes maintenant que les offrandes consistent en gâteaux de riz et vin de millet pour
accompagner les noix de bétel ? Notre croisée des chemins transforme
le voyage du chamane dans le Pacifique occidental en une expédition de
découverte de terres au fur et à mesure que les Austronésiens, devenus
Lapita, puis Polynésiens, repoussent leurs limites dans le Pacifique
oriental. Venons-en justement au triptyque polynésien.
1c) Dans son doctorat intitulé Terre et Mer, Henri Lavondès présente le motif de ‘L’Île Aux Femmes’, estimant qu’il est répandu en
Polynésie et sans doute dans le reste du Pacifique (1975 : 411). En voici
une variante que Lavondès a recueillie aux Marquises. Devenu veuf, Kae
se joint à un autre chef pour se lancer en mer à la recherche d’une
épouse. Très laid et jaloux du beau Kae, l’autre chef l’abandonne en
plein océan sur un plat de bois. Les courants portent Kae jusqu’à l’Île
des Pandanus où n’habitent que des femmes dont les maris sont les
racines aériennes du pandanus (urefara en tahitien : pénis de pandanus). Von den Steinen : « les plus jeunes racines, une fois pelées, sont
lisses, glissantes et odorantes. » (1998,2 : 22) Lorsqu’elles sont
enceintes, un sorcier se charge de leur ouvrir le sein. La mère meurt,
l’enfant survit, mais cet enfant est obstinément féminin. C’est la raison
pour laquelle il n’y a que des îliennes et aucun autre homme que le sorcier. La cheffesse de l’île est une femme qui ne fait jamais l’amour avec
les racines aériennes du pandanus. Elle ne tombe jamais enceinte parce
qu’elle est la femme chef. Le sorcier ne l’importune pas. Un jour où elle
se rend sur la plage avec ses compagnes, elle trouve Kae, l’invite chez
elle, apprécie grandement le plaisir d’avoir un mari humain.
Kae lui demande pourquoi il n’y a pas d’hommes dans son pays. La
cheffesse explique que les racines aériennes tiennent ce rôle, que les
femmes ne donnent naissance qu’à des filles, et que le sorcier les ouvre.
‘Cela ne se passera plus comme cela ! Quand il s’agira d’accoucher, les
femmes seront délivrées. Nous les aiderons dès les premières douleurs,
nous les aiderons dans leur travail. Chasse le sorcier dès qu’il apparaît,
247
�conduis les femmes jusqu’à moi, je me charge de l’accouchement.’ A
partir de là, toute femme prise de douleurs est conduite à la maison de
Kae où l’enfant naît sans que la mère soit tuée. Le sorcier est chassé. Les
femmes sont heureuses parce que leurs enfants viennent très bien au
monde. L’épouse de Kae, la cheffesse tombe enceinte. Un jour où elle
épouille la tête de son mari, elle trouve un cheveu blanc. Kae lui
demande alors de baptiser leur futur enfant Cheveu Blanc de Kae et
décide de rentrer dans son pays. Ce qu’il fait, monté sur un dauphin
fourni par la cheffesse. Après le départ de son mari, la cheffesse donne
naissance à un garçon qui, en grandissant, n’a de cesse de lui demander
qui est son père. Il part même à sa recherche, monté sur un autre dauphin qui appartient à sa mère.
Kae s’est lancé dans l’élevage des cochons et les plantations pour
son fils. Le domaine est entièrement muré de pierres que le fils fait
s’écrouler lorsqu’il tente d’échapper aux hommes qui approchent. Il finit
par être pris, ligoté et jeté au four de terre où il ne va pas tarder à être
cuit. ‘Ma mère m’a dit que Kae, mon père, habite ici’, dit-il en pleurs,
‘c’est pourquoi je m’appelle Cheveu Blanc de Kae. C’est alors que Kae
reconnaît son fils et le sauve (Lavondès 1975, I : 412 et II : 227-246).
Est-il possible de trouver cousins plus proches de Maciwciw que
Kae et son fils ? N’avons-nous pas affaire à la même dérive, la même Île
Aux Femmes, la même solitude masculine, le même grand danger de
finir au four, le même futur agricole, la même équipée sur un cétacé ?
Sur l’île de Maupiti (Llaona 2000) dans l’archipel de la Société, où
Sinoto a exhumé des sépultures semblables à celles de Wairau en
Nouvelle-Zélande, plusieurs variantes présentent Mahutari’i, guerrier
qui se rend sur la plage la nuit venue, pour attraper des crabes momote
au lamparo. Mahutari’i marche par mégarde sur un crabe ‘upa’i qui
l’emporte au fenua Maaroaro (Rarotonga). Le nouveau venu du petit
matin attend en vain toute la journée d’être reçu… Il décide alors de
s’enfoncer à l’intérieur au coucher du soleil. Il y trouve une petite étendue d’eau à l’ombre d’un pandanus et, comme il entend des voix qui se
rapprochent, monte sur l’arbre. Des jeunes femmes viennent se baigner
et profiter de leur ‘mari’ : une racine aérienne. Abasourdi, Mahutari’i
jette des drupes de fruits de pandanus dans l’eau et se retrouve invité à
248
�N°307-308 Août/Octobre
partager les ébats de ces dames dont il devient ainsi le mari sur cette île
dépourvue d’hommes. Dans une autre variante, Mahutari’i et neuf autres
guerriers partent pour la même île sur un crabe pa’apa’a et y fondent
des familles.
2c) La recherche polynésienne de terres nouvelles est superlativement illustrée par Maui l’espiègle pour qui les îles sont autant de
baleines à pêcher. Rappelons le plus célèbre de ses exploits (Hiroa
1970 : 4-5, Dunis 1984 : 63) :
« La Nouvelle-Zélande a été pêchée des profondeurs de l’océan par Maui,
le plus jeune d’une famille qui comptait cinq garçons. Maui naquit prématurément et comme sa mère Taranga l’enveloppait dans les cheveux de son
chignon, tikitiki, il fut appelé Maui tikitiki a Taranga. Il était tellement
espiègle que ses frères avaient peur de lui. Un jour que ces derniers préparaient une expédition de pêche en haute mer sans lui en piper mot, Maui
éventa le secret et profita de la nuit pour se glisser dans leur pirogue. Les
frères embarquèrent au petit jour en riant de s’être joué de lui… Ils
déchantèrent lorsqu’une fois en pleine mer, l’espiègle émergea de sa
cachette et prit la direction des opérations en décidant de voguer vers le
sud. Les réserves en eau et en nourriture s’avérèrent insuffisantes. Maui se
mit alors à pêcher en utilisant la mâchoire inférieure de sa grand-mère
Murirangawhenua. Il amorça cet hameçon magique en l’enduisant de sang
qu’il fit jaillir en se frappant le nez. C’est ainsi que Maui pêcha un énorme
poisson qui n’était autre que l’île nord de la Nouvelle-Zélande, Te Ika a
Maui. L’espiègle le confia à ses frères pendant qu’il retournait à Hawaiki
pour inviter des prêtres à découper la prise selon les rites. Mais les frères
impatients n’attendirent pas le retour de Maui et partagèrent le poisson qui,
en se tordant de douleur, engendra montagnes et vallées. Les Maori assurent que l’île du nord aurait été plate si les frères avaient eu la patience d’attendre l’espiègle. D’autres affirment que l’île du sud n’est autre que la
pirogue des pêcheurs, Te Waka o Maui. »
Cette maîtrise des mers conduira les Polynésiens à rencontrer les
Amérindiens pour réaliser un nouvel exploit : l’obtention de la patate
douce. Seul et unique élément américain d’une culture austronésienne
partie de Taiwan et devenue polynésienne sur Samoa-Tonga après avoir
transité par la Mélanésie insulaire, le précieux tubercule permit aux
îliens du Pacifique de vaincre l’altitude à Hawai’i (quitter les vallées
humides pour mettre en valeur les pentes sèches) et la latitude en
Nouvelle-Zélande (zone tempérée). Afin de justifier l’insolite présence
249
�de la patate douce dans le plus grand des océans (Dunis 2004 & 2005),
nous avons rapproché les travaux de reconstruction de routes des vents
d’ouest réalisés par Ben Finney (2001) et les travaux de reconstruction
des routes maritimes espagnoles au large des Amériques réalisés par
Spate (1979). Comme le Tahitien Tupaia l’expliqua au capitaine Cook,
les vents d’ouest sont les vents qu’exploitaient les Polynésiens pour aller
de plus en plus vers l’est au mollissement des alizés. Cette avancée pouvait être grandement facilitée par El Niño (Dunis 2004 & 2005). De son
côté, Pizarre ne trouva la solution du large qu’en observant la noria des
radeaux sous voile amérindiens. Il suffisait de rectifier les coordonnées
quelque peu inexactes données par Spate aux îles Juan Fernandez, pour
s’apercevoir que les deux réseaux de navigation se recoupent au large
de l’île de Pâques (Dunis 2004ab & 2005) (ill. 11).
La patate douce néo-zélandaise acquit une telle aura économique et
culturelle qu’elle bouleversa de fond en comble le mythe de création
Maori. Tels leurs lointains cousins austronésiens de Taiwan, les Maori de
la 17ème et dernière variante du mythe de la patate douce devaient sacrifier un frère afin d’utiliser son crâne comme récipient rituel de la fertilité (Best 1976 & 1925 : 197-198, Dunis 1984 : 144-145 & 2005: 9294). La dixième variante (Best 1976 & 1925 :105, Dunis 1984 : 137 &
2005 : 92) narre comment Rongo-Maui monte au ciel à la manière de
l’homme de la poterie Paiwan venu quérir les graines de millet (Paiwan :
63-82). Puis Rongo-Maui insère les célestes tubercules de semence dans
son ure (pénis), tout comme Demalasaw s’y prend avec les graines de
millet dans la légende Puyuma (Puyuma : 68-75). Il se pourrait que la
gourde Cucurbita lagenaria cultivée par les Polynésiens soit elle aussi
amérindienne. Or un mythe (Taylor 1974 & 1855 : 378, Dunis 1984 :
26,128) conte comment les Maori se procurent ces graines dans les
entrailles des cachalots venus d’Hawaiki, évoquant ainsi la baleine qui
fait don des semences de millet dans la version Amis de l’obtention des
céréales (Cauquelin 2004 : 211). Les Maori de Nouvelle-Zélande
comme les Aborigènes de Taiwan passent donc de l’axe vertical du mythe
qui relie la terre au ciel à l’axe horizontal de l’histoire qui relie deux
terres que la mer sépare.
250
�N°307-308 Août/Octobre
3c) La troisième histoire de notre triptyque polynésien est tahitienne54. Elle s’intitule ‘La Pirogue de Rata’. Attiré par l’île qu’il aperçoit
depuis son rocher, Rata décide de construire une pirogue et s’élance
donc le long de la rivière en quête d’un arbre. Il cherchait un gué
lorsqu’il entendit des cris et vit une aigrette aux prises avec une murène
au pied d’un pandanus. L’oiseau appelait au secours mais Rata refusa
d’intervenir malgré ses mises en garde : ‘si je viens à mourir, ta pirogue
ne verra jamais le jour !’ Il continua sa route, sélectionna un gros arbre,
l’abattit, commença à l’évider, rentra chez lui à la nuit tombée. Le combat se poursuivait encore lorsque Rata franchit la rivière à gué au matin.
L’aigrette appela à nouveau à l’aide, mais il l’ignora. Quelle ne fut pas sa
surprise en arrivant sur son chantier ! Son arbre était intact ! Revenu de
ses émotions, Rata choisit un arbre plus beau encore, le coupa et l’évida
jusqu’au crépuscule venu. A son passage à gué au troisième matin, le
combat faisait encore rage et l’aigrette épuisée lui jeta de grands yeux
silencieux. Rata ne s’arrêta pas. Mais le deuxième arbre avait lui aussi
repris sa place ! Rata se souvint en un éclair des paroles de l’aigrette et
dévala les berges de la rivière, espérant qu’il n’était pas déjà trop tard
pour aider l’oiseau dans son duel sans issue. Il arriva juste à temps pour
trancher la tête de la murène d’un coup d’erminette. Rata pansa l’aigrette et remonta la vallée où un arbre splendide l’attendait. Il travailla
à nouveau jusqu’au soir. En sortant de son fare le matin, il fut stupéfait
de voir une magnifique pirogue posée sur le lagon. Juchée en haut du
mât, l’aigrette offrait le produit fini qu’elle avait parachevé la nuit durant
avec les autres oiseaux (1994 : 43-50). L’aigrette austronésienne nostalgique s’est ainsi muée en fabricatrice polynésienne de pirogues capable de surmonter les dangers de la mer (symbolisés par la murène) afin
de poursuivre sa route vers l’est.
A mi-chemin entre Taiwan et la Polynésie, les Bush Mekeo nous
offrent sans doute une version ‘continentale’ du mythe d’initiation à
l’amour et à l’accouchement. Cette société d’expression austronésienne
étudiée par Mark Mosko (1985) vit à l’intérieur des terres du Golfe de
Papouasie, sur le flanc oriental du ‘recoin’ que forment la Péninsule
54 Légendes de Tahiti et des îles, 1994.
251
�d’York et l’extrémité pacifique de la Nouvelle-Guinée, face au détroit de
Torrès. Ecoutons l’histoire d’Amaka. Il y a très longtemps de cela, Amaka
de l’amont pêchait dans sa pirogue pour pourvoir femme et enfant en
nourriture. Mais en cette lointaine après-midi, gagné par la fatigue, il
amarra son embarcation à la berge et s’endormit. La rivière enfla pendant la nuit et emporta la pirogue avec sa crue. Au matin, Amaka de
l’amont avait dérivé jusqu’à l’embouchure où les eaux ralentissent. Sa
pirogue vint heurter et épouser la rive. Amaka de l’amont s’éveilla et
aperçut un jardin. Il entra dans le jardin et vit Amaka de l’aval. Les deux
hommes se saluèrent et se rendirent compte qu’ils portaient le même
nom. Et de s’appeler mutuellement ‘Homonyme’. Amaka de l’amont
expliqua qu’il vivait ‘là-haut’ et qu’il avait dérivé avec sa pirogue. Amaka
de l’aval héla sa femme et lui dit de préparer à manger. Elle éplucha un
taro et le découpa en rondelles qu’elle exposa au soleil. L’épouse
d’Amaka de l’aval ne fit pas cuire le taro. Elle le servit cru. Amaka de
l’aval invita Amaka de l’amont à manger. Ce dernier gagna du temps en
prétextant devoir déféquer et alluma un feu dès qu’il fut dans la brousse.
La brousse s’embrasa aussitôt, ce qui fit très peur au couple Amaka de
l’aval. Amaka de l’amont les rejoignit et les rassura : ce n’était qu’un feu
d’ailleurs bien utile pour la cuisson du taro. Amaka de l’amont donna du
taro cuit à ses hôtes qui le mangèrent. Mais comme ils prenaient de la
nourriture cuite pour la première fois, ils se mirent à vomir. Ils s’habituèrent ensuite et ne rendirent plus.
C’est alors qu’Amaka de l’amont exprima son désir de chiquer.
Amaka de l’aval lui tendit une noix d’aréquier et du poivre de bétel et
introduisit sa spatule à chaux dans le vagin de sa femme avant de la passer à son homonyme. Amaka de l’amont s’excusa à nouveau et s’éclipsa
dans la brousse où il sortit un peu de poudre de chaux qu’il tenait
cachée dans sa chevelure et chiqua la noix et le bétel. Sa bouche était
écarlate lorsqu’il revint au jardin. Amaka de l’aval vit la salive rouge qui
sortait de la bouche et hurla de terreur. ‘Homonyme, du sang sort de ta
bouche !’ Amaka de l’amont le calma en l’assurant qu’il ne s’agissait point
de sang et montra comment utiliser la chaux plutôt que d’avoir recours
au vagin conjugal. Les deux hommes assis chiquaient lorsque l’épouse
d’Amaka de l’aval, qui était enceinte, eut ses premières contractions. Son
252
�N°307-308 Août/Octobre
mari se munit d’une lame de bambou pour lui ouvrir le ventre et extraire
le bébé. Les bébés naissaient ainsi en coutume aval. Amaka de l’aval se
mit à pleurer en s’approchant de sa femme. Amaka de l’amont lui
demanda pourquoi il pleurait et Amaka de l’aval confia ce qu’il était sur
le point de faire. Son homonyme l’arrêta car il avait sa propre idée. Il
apporta un court bâton et demanda à la parturiente de s’asseoir dessus
pendant qu’il s’accroupissait derrière elle et lui pressait le ventre pour
faire sortir le bébé. Puis Amaka de l’amont fit bouillir un peu d’eau, ce
qui était ce qu’Amaka de l’aval devait se contenter de faire. Quant à la
jeune maman, elle devait se laver le corps et laver son nouveau-né avec
l’eau chaude, elle devait aussi se frictionner le ventre avec un bambou
chaud pour faire sortir l’arrière-faix, couper le cordon ombilical avec
une lame de bambou, etc… ‘Fais tout cela’, instruisit Amaka de l’amont,
‘et tu garderas ta femme au lieu de la tuer pour la délivrer’. C’est ainsi
que les êtres humains apprirent à faire le feu, à chiquer, à avoir des
enfants (Mosko 1985 : 69-70). Le triptyque d’initiation sexuelle symbolique (feu, sang, naissance) du ménage à trois Mekeo (le trio humain est
souligné par la trilogie noix d’aréquier-poivre de bétel-spatule à chaux)
rappelle Maciwciw emporté en mer par la crue dans la légende Amis du
Voyage à la Terre sans Hommes et annonce, par l’entremise de la spatule, la racine aérienne avec laquelle les femmes marquisiennes de l’Île
des Pandanus se reproduisent.
Le passage de la Chine continentale à Taiwan s’effectue par le jade
et le mythe dont nous avons mis l’articulation en évidence à Peinan. A la
racine de cette continuité quatre fois millénaire se trouve bien entendu
l’adoption, sous pression météorologique El Niño Oscillation Australe,
d’une agriculture itinérante aux antipodes de l’agriculture sédentaire. Le
chasseur aborigène taiwanais perd le chemin de la forêt et le chamanisme, mais se transforme en dompteur de gros poissons et d’îles.
Portée par la traversée vers l’aulas du voyage chamanique, sa promise
arrachée à la terre natale touche à l’Île Vierge où elle incarnera une fertilité bien plus séduisante que celle des graines agricoles. ‘Les Rites de
la Mer’ sont à prendre au sens littéral. Le futur est au large.
Il est temps de mettre un terme à notre analyse illustrée en nous
focalisant sur une dernière image montrant un bois sculpté Paiwan
253
�(ill. t2) qui exhibe trois créatures incroyablement Maori. La créature
centrale lèche la tête d’un enfant tenant un poisson. Elle est flanquée de
deux créatures qui tirent la langue du défi Maori guerrier et portent
leurs mains à leur sexe. Ces mains ont les trois doigts aviaires caractéristiques de Maui. Nous couplons ce bois sculpté Paiwan à un panneau
sculpté Maori qui correspond en tous points au personnage central.
Cette image t2 est un gros plan de la sculpture sur bois dont la reproduction par frottage (ill. t1) conduisit Lévi-Strauss à admettre, à la fin de
son chapitre sur la représentation dédoublée (1958), quoique dans une
antépénultième note, que l’artéfact retrouvé inopinément par Ling Shunsheng (1956 : 137-152) à la bibliothèque provinciale de Taitung exhibait des similitudes austronéso-polynésiennes qui ne relevaient pas seulement du structuralisme. Les trois têtes qui couronnent les trois personnages principaux sur la sculpture complète sont aussi remarquablement
Maori que le reste. Les trois protagonistes sont même dotés de pieds à
trois orteils que Ling rapproche du symbole à trois doigts de la main gravée sur les os divinatoires (1956 : 152). La main à trois doigts des coffres mortuaires Maori qui évoque la mort de Maui étouffé sous forme
d’oiseau dans le vagin de la déesse des morts (Dunis 1984 : 423,430-1)
montre à quel point nous avons bouclé la boucle.
Conclusion
Le jade vainc l’espace et le temps en reproduisant formes et
concepts millénaires. Des idées nées de l’osmose entre le continent chinois et le Pacifique occidental ont sillonné le tiers liquide du globe et
survécu dans les mythes dont le réseau maille encore Taiwan et la
Polynésie. Au point que nous devons peut-être remettre en cause la profondeur de la transformation des Austronésiens en Polynésiens à TuvaluTokelau-Samoa-Tonga, après le passage au filtre de la Mélanésie insulaire sur l’archipel Bismarck. Lavondès rend un hommage bref mais
mérité à Karl von den Steinen (1998 : 4) pour le motif de l’Île Aux
Femmes (ibid. : 21-58). Nous pouvons ainsi ajouter deux variantes marquisiennes et une variante Maori dont l’anthropologue allemand fait une
lecture purement astronomique (ibid. : 22-33). En ce qui concerne Kae luimême (ibid. : 34-58), von den Steinen en présente neuf versions : quatre
254
�N°307-308 Août/Octobre
Maori, trois samoanes (impliquant à la fois Tonga et Fidji) et deux marquisiennes (avec suite). Attachons-nous à trois détails, histoire de vérifier l’efficacité de l’indiscutable leçon lévi-straussienne qui exige de rassembler toutes les variantes du mythe pour en cerner significations et
transformations, surtout si ces dernières, à la Godelier, élucident la hiérarchie sociale.
1) Le premier détail rend von den Steinen perplexe : tout en
admettant la similitude entre les versions samoanes et Maori, il avoue ne
pas comprendre pourquoi les tortues de Samoa tiennent le rôle des dauphins marquisiens et des baleines Maori (ibid. : 41 & 43). Au carrefour
culturel de Tuvalu-Tokelau-Samoa-Tonga où les Austronéso-Lapita sont
devenus Polynésiens, il paraît naturel que les tortues, qui nous ont permis de quitter la Chine pour Taiwan et au-delà, correspondent ici aux
deux cétacés dont la différence de taille illustre la différence de morphologie entre les Marquises et la Nouvelle-Zélande. Pour appuyer une dernière fois notre thème principal de l’immémoriale parenté de culture
entre le continent asiatique et le Pacifique, citons Oscar Luzzatto-Bilitz
(1966 : 121) :
« La grande tortue du British Museum mesure environ 60cm. Si le dragon,
incidemment, est des plus prisés en tant que symbole royal et incarnation
de la Chine, la tortue est sa proche dauphine symbolique du fait de sa
forme. Aux yeux des Chinois, le dos rond représente la voûte céleste et le
ventre plat représente la terre. Le simple aspect de l’animal symbolise en
quelque sorte l’univers entier. »
Cyrille J.-D. Javary (2003) développe le même thème dans Le
Discours de la Tortue, découvrir la pensée chinoise au fil du Yi Jing.
2) Le second détail jette un pont direct entre le motif marquisien de
l’Île Aux Femmes et le mythe Bunun de l’origine du mariage. Suite à la
première naissance naturelle dans la variante de Tahuata, l’une des
îliennes remarque que Hina ne récolte plus les fruits de l’arbre à pain,
tâche dont s’acquitte désormais Kae. Lassée de se contenter d’une simple racine aérienne de pandanus, cette îlienne désire faire l’amour avec
Kae. Ce dernier reste fidèle à Hina (Steinen 1998 : 25). Dans la variante
de Hivaoa, la scène se répète à l’identique et Kae s’y comporte tout aussi
noblement, au grand regret de tout le groupe de femmes (ibid. : 48-49).
255
�Dans son article ‘De la Parenté dans le Mythe Bunun’, Chi-Chien Chu
(1975 : 9-29) raconte comment
« …au tout début, il n’y avait aucun humain en ce monde. Plus tard, une
courge calebasse se transforma en homme et une poterie d’argile se transforma en femme. Le pot était si lourd que les femmes d’aujourd’hui se meuvent avec difficulté et manquent d’énergie. La courge calebasse était si
légère que l’homme d’aujourd’hui est prompt et vif. La première femme
pouvait engendrer spontanément sans avoir de relations sexuelles. Mais ses
enfants découvrirent la passion en grandissant. L’un des garçons voulait
faire l’amour, mais ignorait comment s’y prendre. Sa partenaire lui souffla
: ‘tu ferais mieux de venir avec moi chercher du bois dans la montagne.’ En
se penchant pour ramasser le bois, elle lui montra ses parties génitales et
le premier acte sexuel eut lieu. Les humains savaient maintenant comment
faire l’amour et optèrent pour la monogamie.
Ils n’aimaient cependant pas s’y prendre comme les animaux parce que le
labeur de la journée les laissait sans force le soir venu. En ce temps-là, les
chiens s’accouplaient face à face. Les humains s’ouvrirent à eux et tous
convinrent d’échanger leurs pratiques. Depuis, les humains font comme les
chiens jadis. » (ibid. : 10-11)
Une variante de ce mythe (ibid. : 24-25) évoque un jeune homme
de haute taille qui, aux temps anciens, ne portait qu’un pagne bien
court, fait de deux pierres qui s’entrechoquaient bruyamment lorsqu’il
marchait. Il se mit en quête d’une amie un jour que le désir le prit. Son
long voyage le conduisit jusqu’à une maisonnée où vivaient plusieurs
adolescentes. Elles détalèrent toutes en entendant le bruit que faisait le
pagne de pierre, excepté une sourde et muette qu’il attrapa. Il essaya
bien de lui faire l’amour, mais ne sut comment procéder. Ses efforts restaient vains. C’est alors qu’il trouva la bonne position et hurla de joie. Les
autres filles sortirent de leurs cachettes pour voir ce qui se passait.
Comprenant ce qu’il avait fait, elles lui demandèrent de faire pareil avec
elles, mais il refusa. Leur déclara qu’un homme ne pouvait s’accoupler
qu’à une seule femme. C’est depuis ce temps-là que la monogamie est
de mise dans l’institution maritale humaine.
Pour couronner ce tout mythologique, force est de terminer avec
Martha Beckwith qui illustre le même thème dans deux beaux chapitres
de Hawaiian Mythology (1940)55, ajoutant ainsi bien d’autres îles à la
55 Mythical Lands of the Gods, ‘Terres mythiques des Dieux’ (VI) et Romance of the Island of Virgins,
256
�N°307-308 Août/Octobre
longue liste des variantes : Hawai’i, les Tuamotu, Rapa, Niue, Rotuma,
Isabel. Les histoires de déluges du chapitre XXII, ‘Ère du Renversement’,
autre trilogie de conclusion, nous permettent de revenir au point de
départ, Taiwan : « La survie d’un couple solitaire ou d’un groupe familial qui a su écouter les dieux conclut communément les légendes du
déluge dans les Mers du Sud. » (1940 : 318)
Ayant inclus Taiwan dans le cercle mythologique du grand
Pacifique, pouvons-nous, en toute logique méthodologique, ancrer ce
cercle en Chine ? Si le phénomène El Niño Oscillation Australe est bien
l’agent culturel mis en évidence, le mythe du déluge, universel précisément pour des raisons météorologiques, doit non seulement être présent
en Chine méridionale, mais présenter des particularités semblables à
celui de Taiwan. Vérifions grâce à Anne Birrell (2000).
« Les mythes classiques du déluge sont devenus moins importants en
période moderne que les histoires de déluge qui ont survécu dans les traditions orales des minorités de Chine méridionale. Quarante-neuf variantes
de cette tradition existent, de même canevas. Leur mythe content un déluge
mondial qui engloutit la race humaine à l’exception d’un frère et d’une
sœur qui survivent dans une calebasse géante capable de flotter sur les
eaux impétueuses. A la fin du déluge, la calebasse s’échoue. Le couple
s’unit et fonde une nouvelle race humaine. Le thème du mariage entre frère
et sœur intervient également dans l’un des derniers mythes de l’établissement du mariage qui met en scène un frère et sa sœur, Femme Gua.
L’ancienneté de ce mythe du déluge, recueilli par écrit seulement au XXe
siècle, n’est pas connue. » (2000 : 70)
Ces narrations de Chine méridionale sont bel et bien aussi proches
des narrations taiwanaises que l’Île des Pandanus l’est de la Terre sans
Hommes, en dépit de la magnitude de l’océan Pacifique.
Véritable thème unificateur, le phénomène El Niño Oscillation
Australe pourrait-il même tourner le dos à l’immensité du Pacifique dont
il a besoin pour se déployer et nous fournir une variante continentale de
l’Île aux Vierges ? Consultons à nouveau Birrell (ibid. 62) :
« Le mythe du Pays des Femmes développe les idées de concurrence et
d’identité sexuelles, de matriarcat, de naissance asexuelle et de pouvoir
fécondateur du bain. Comme nous l’avons vu, le Pays des Femmes se situe
au nord de la terre d’un chamane qui possédait la formule secrète de la
résurrection. Leur pays était entouré d’eau et jouxtait une mare jaune. Les
257
�femmes qui se baignaient dans cette mare tombaient enceintes. Elles n’élevaient pas les enfants de sexe masculin et les laissaient mourir avant qu’ils
n’atteignent l’âge de trois ans. Seuls les bébés de sexe féminin avaient le
droit de vivre. L’évidence du motif mythique du bain fécondateur caractérise aussi le mythe d’origine de la femme ancêtre de la dynastie Shang. Le
motif de la couleur jaune intervient également dans le mythe de création de
l’humanité que la déesse Femme Gua façonne à partir de l’argile jaune. »
L’étude du passé oral s’apparente vraiment à l’archéologie !
Nous pourrions ainsi suivre les veines stratigraphiques pour exposer
d’autres similitudes entre continent et océan. Quatre des variantes du
mythe du déluge (ibid. : 33-35) nous montreraient comment les eaux
tourbillonnantes menacent la montagne du monde, comment Femme Gua
sectionne les pattes d’une tortue géante pour étayer le ciel, comment Gros
Poisson maîtrise le flot grâce à la terre cosmique, comment Empreinte
Reptilienne évacue en mer les eaux de l’Empire du Milieu inondé. Les
catastrophes conjointes de la sécheresse et du feu nous feraient connaître
Yi l’Archer qui abat les dix soleils, le roi vertueux et la déesse toute d’abnégation prêts à s’immoler par les flammes pour faire revenir la pluie
(ibid. : 35-37). Une version du mythe du paradis décrit la demeure des
immortels : cinq îles montagnes de la mer orientale qui se mettent à dériver dangereusement vers l’ouest. Le dieu de la mer du nord se hâte « de
fixer les îles en leur assignant quinze tortues géantes qui se relaieront pour
porter les paradis insulaires sur la tête. » (ibid. 32) Voyager est associé à
Empreinte Reptilienne qui arpente le monde issu du déluge (ibid. 60),
éclatante illustration du phénomène El Niño Oscillation Australe.
Il est temps de mettre fin à notre incursion chinoise en saluant une
dernière fois le ts’ung, la quadrature du cercle à l’origine de notre
réflexion.
« Le symbolisme mythique de la terre, l’idée archaïque du monde humain
à quatre côtés sous la coupole sacrée du ciel reste profondément enracinée
dans la conscience culturelle chinoise. Ce carré terrestre mythique représentait la Chine antique. Au fur et à mesure que les Chinois de l’antiquité
découvrirent leurs voisins, les écrivains chinois développèrent l’idée de cet
espace mythique, leur terre entourée par quatre mers et quatre lointaines
étendues sauvages touchant aux confins du monde. Cet espace central
mythique prit le nom de ‘Royaume Central’ ou ‘Royaume du Milieu’. »
(ibid. 75)
258
�N°307-308 Août/Octobre
Pouvons-nous maintenant traiter du détail en apparence le plus
anodin de notre trilogie ?
3) La présence mythologique de l’aigrette à la fois à Taiwan et à Tahiti
constitue une ultime invitation à prolonger jusqu’aux Amériques le voyage
austronésien devenu polynésien. L’aigrette des récifs Egretta sacra, se rencontre-t-elle uniquement en Australasie et en Polynésie ? Même si elle est
présente dans tout le sud-ouest du Pacifique (Mayr 1978) sous le nom de
héron des récifs Demiegretta sacra et étrangement absente d’Hawai’i
(Pratt 1987 : 88 et Shallenberger 1981). Tous les spécialistes ont l’air de
penser que l’oiselle est quasi pan-pacifique et apparaît en livrée blanche
ou sombre. Singi Itoh, 1991 : 383, a montré que « …la distribution de
la livrée blanche coïncide avec la présence de récifs coralliens à l’origine
des plages blanches. Hors cet environnement, la livrée est noire ».
Citons les sources qui affirment que notre volatile habite
l’Australasie et la Polynésie : Falla 1979 : 74, Pratt 1987 : 88, Thibault
1975 : 52-57, Manu 1993 : 30-31, le très fourni Reader’s Digest
Complete Book of Australian Birds (1998 : 103), www.nzbirds.com,
www.birdforum.net, Waterbird Population Estimates : 3rd Edition, Itoh
1991 : 383-389. D’autres sources se bornent à constater son absence
des Amériques : Clements et Shany (2001 : 15-16), Couve et Vidal
(2003 : 424-429, 610), Rosso et Alvarez (2003), National Geographic
Society (1983). Jaramillo (2003 : 66) la trouve erratique sur l’île de
Pâques, de même que Schlatter (1988 : 277), ce qui en dit long sur ses
capacités de vol. La jeune épouse Rukai du Roi des Serpents devenue
courageuse charpentière de marine tahitienne fait une exception pour
nous. Elle a traversé le tiers liquide du globe de part en part ! Ne l’observe-t-on pas à Arica (www.avesdechile.cl) ? Au creux de l’arc littoral
américain où Chili et Pérou se rejoignent. Ce qui justifie une fois de plus
(Dunis 2006ab) notre carte de la rencontre des routes maritimes polynésiennes et amérindiennes au large de l’île de Pâques. Le nom de l’oiselle à Arica est garza de los arrecifes.
Dans le deuxième de nos trois ouvrages collectifs sur le Pacifique
(Dunis 1999 : 127-169), nous avons étudié les légendes encore
vivantes de la Polynésie française pour découvrir qu’elles formaient un
ensemble clos dont la logique consistait à maintenir les liens de parenté
259
�et de navigation entre les cinq archipels éloignés de la Société, des
Tuamotu, Marquises, Gambier et Australes. Ce filet de sécurité ou trampoline a dû faciliter les bonds vers le nord (Hawai’i), l’est (Rapa Nui) et
le sud-ouest, au-delà même de la zone tropicale (Nouvelle-Zélande).
C’est l’expérience de cette étude qui nous a poussé à nous intéresser aux
légendes encore vivantes des Aborigènes de Taiwan. La légende de l’île
australe de Raivavae que nous avons recueillie en 1984 (ibid. : 139140) met en scène l’aigrette des récifs selon notre scénario de l’avancée
vers l’est. Ecoutons-là.
Raivavae a deux frères : Rapa et Tubuai, et deux sœurs, Rurutu et
Rimatara. Il est le cadet de Rapa, Tubuai est le troisième enfant, Rurutu
le quatrième, Rimatara le cinquième et dernier (cette chronologie correspond à l’alignement est-ouest des Australes). Hao (grand atoll du
centre des Tuamotu), le père, part en pêche hauturière pour la journée.
La nuit tombe sans qu’il ne rentre… Les enfants prennent chacun une
noix de coco, la mangent et s’endorment. Maria (l’île australe la plus
proche des Cook), la mère, attend… A l’aube, son mari n’est toujours
pas rentré… Seul l’oiseau Otuu, proche de la famille, sait que le
pêcheur ne reviendra jamais… Les enfants se réveillent et réclament
leur père. Triste, abattue, Maria se tourne vers l’aigrette des récifs :
‘Pourrais-tu faire des recherches ?’ Otuu hoche la tête en signe d’approbation, mais les cinq enfants insistent pour conduire eux-mêmes les
opérations. ‘J’ai peur de vous perdre aussi !’ avoue Maria. ‘Que feraisje sans vous ? Je souffre pour votre père, mais si vous ne revenez pas,
j’en mourrai de chagrin…’
Trois soleils et trois lunes passent. Au quatrième soleil, Rimatara,
fatiguée, abandonne les recherches. La plus jeune de la famille meurt à
la quatrième lune. Les autres persévèrent. Au cinquième soleil, Rurutu,
épuisée, abandonne à son tour. Elle meurt à la cinquième lune. Les trois
garçons continuent. Au sixième soleil, Tubuai, à bout de force, dit à ses
frères de poursuivre sans lui. Il attendra leurs deux sœurs… Passent la
sixième lune. Passe le septième soleil. Tubuai expire à la septième lune.
Rapa et Raivavae sont loin. Ils ignorent le sort de leur petit frère et de
leurs deux sœurs. Passe le huitième soleil. A la huitième lune, Raivavae
renonce à son tour. Rapa comprend que son cadet est exténué, lui
260
�N°307-308 Août/Octobre
conseille de se reposer et de l’attendre. ‘Je t’attendrai !’ répond
Raivavae. ‘Si je ne suis pas de retour à la dixième lune’, poursuit Rapa,
‘rejoins notre frère et nos deux sœurs et rentrez auprès de maman’.
Raivavae souhaite bonne chance à son aîné. Passent quatre soleils.
Passent quatre lunes (Rapa se tient à l’écart au sud-est de la Polynésie
française)… Raivavae meurt à son tour. Rapa, exsangue, perd les orteils
de son pied droit. Il rend l’âme au cinquième soleil pendant que défilent
dans ses yeux tous les souvenirs familiaux.
A la quinzième lune, Maria, folle d’angoisse, demande à l’aigrette
des récifs de retrouver ses enfants. Otuu coupera une mèche de chacune
des chevelures. Maria a l’intuition que tout est perdu. L’oiseau retrouve
non loin Rimatara, prélève une boucle et quitte la jeune morte au crépuscule. Rurutu gît à proximité. Le messager ailé conduit le même rituel,
part dès le lendemain à la recherche de Tubuai. Il aperçoit bientôt le
petit corps décapité… Un morceau de tapa du pagne servira de relique.
L’oiseau retrouve Raivavae le soir même, décapité lui aussi, mais reste
son collier de perles. L’échassier prend une nuit de repos, cherche Rapa
deux jours durant ! Il va céder à la fatigue lorsqu’il aperçoit l’aîné. Lui
aussi a perdu la tête. L’oiseau prend un bout de pagne et une perle retenue dans un pli du tapa. Otuu pleure, murmure son amour à ceux qu’il
considérait comme ses propres enfants, apporte les mauvaises nouvelles. Maria souffre et sanglote deux jours, puis pousse le dernier soupir… L’aigrette se console en se disant que les enfants sont unis tels les
doigts de la main.
Notre cercle se referme sur les orbes de l’aigrette des récifs. Nous
avons rétabli les liens entre la côte australasienne et la côte américaine du
Pacifique. La boucle est vraiment bouclée. Elle peut même servir d’attache
à cette arme présente à la fois à Taiwan (Ling 1960 et Musée National de
Préhistoire), en Nouvelle-Zélande, et en Amérique du Sud (Ramirez
2004) : le patu, massue si semblable à une baleine miniature, symbole
de toutes les îles du plus grand gué du monde. En dernière analyse, Maui
l’espiègle est l’incarnation même de la mobilité polynésienne.
Austronésiens, Lapita et Polynésiens sont partis vers l’est avec les pluies.
Ces pluies qui « normalement tombent sur le Pacifique équatorial occidental, mais se déplacent à l’est au sein de l’océan pendant un El Niño. »
261
�(Couper-Johnston 2001 : 237) Après la colonisation des grands archipels, toute nouvelle île qui surgissait de l’inconnu devait être perçue
comme une aubaine royale : une baleine, car « sur certaines îles du
Pacifique, la disparition des poissons allait de pair avec la sécheresse. »
(Ibid. : 238) La bonite commune Katsuwonus pelamis elle-même, qui
se meut à l’unisson d’ENSO, initiait le zigzag propre aux explorations.
« La tendance du thon à migrer sur des milliers de kilomètres à la poursuite de ses proies préférées » (ibid. 239) ne reflète-t-elle pas sa traque
des vastes essaims de plancton qui prospèrent à la lisière des eaux
chaudes (ibid.) ?
Serge Dunis
Note orthographique
Nous avons parfois indiqué la pluralité des orthographes utilisées, en anglais comme en français, dans la transcription
des noms chinois, sans pour autant les épuiser, car elles varient d’un auteur à l’autre, mais ne gênent guère la compréhension. Exemple : Liangchu/Liangzhu, sans parler (sic) de Liang-chu, etc.
Remerciements
L’intuition développée ici est née d’un premier voyage initiatique à Taiwan en août 2004 à l’invitation du Musée
National de Préhistoire. Elle s’est nourrie d’un second voyage à Taiwan en mars 2005 à l’invitation de l’Academia
Sinica. Profonde est ma joie de remercier en tout premier lieu Akibo, alias Chih-Hsing Lin (agilasay pakawyan) et
son épouse Sico, les deux hôtes austronésiens qui m’ont fait connaître Peinan, Nan Wang, Taitung et le Musée
National de Préhistoire. Puis Ying-kuei Huang qui m’a invité à l’Academia Sinica dont il était alors le directeur ; Johsin Chi, Shu-p’ing Teng et Mei-li Yang qui m’ont ouvert les portes secrètes du Musée National du Palais à Taipei ;
Pei-yi Guo qui a mis sur pied toute la logistique de mon séjour de mars 2005, Chang-kuo Tan et Shu-yuan Yang à
l’origine de mon retour, Yu-yun Lin qui m’a guidé au sein du Musée de l’Institut d’Histoire et de Philologie ; Josiane
Cauquelin et Elizabeth Zeitoun-Lin pour leur chaleureuse ambassade. J’associe ensuite à mes remerciements David
Blundell, Yuan-chao Tung, Pi-chen Liu, Yu-mei Chen ; Ho Sana et David Teng-yu Ma, mes deux précieux guides de
2004. Mes remerciements spéciaux vont à Wei-chi Vicky Wang pour sa magie organisationnelle, Chu-bin Chen pour
sa patience et ses traductions orales et écrites en mandarin, Céline Tai et François Ming-nan Yen pour leur immense
disponibilité. J’ajouterai Tsang Cheng-hwa qui en août 2005, lors de mon troisième séjour, a partagé avec moi ses
dernières découvertes archéologiques, et Jia Rong qui m’a familiarisé avec le métro de Taipei pour aller sur le site
de Chihsanhang. Mon dernier hommage va aux Taiwanais eux-mêmes qui transforment tout séjour de travail en
expérience unique.
A l’origine de ce renouvellement : Mark Mosko, chef du département d’anthropologie de la Research School of
Pacific and Asian Studies de l’Université Nationale Australienne à Canberra.
J’ai eu l’honneur de présenter la version anglaise de ce texte en séminaire à l’Université Nationale Australienne de
Canberra, dans le cadre des séminaires d’anthropologie du Collège Asie - Pacifique, le 8 mars 2006 de 9h30 à 11h30.
262
�N°307-308 Août/Octobre
S’adresser à une salle comble est si stimulant que je tiens à remercier, parmi les cinquante collègues et maîtres présents, Judith Cameron, Margaret Jolly, Peter Bellwood, Mark Mosko, Alan Rumsey et Matthew Spriggs pour leurs
commentaires et leurs questions. Puis-je me permettre d’écrire que le soutien appuyé de Peter Bellwood constituait
un aboutissement ?
Sources des illustrations non mentionnées dans le texte
Page 1 : La carte s’inspire de celle de l’Océanie dans The Sweet Potato in Oceania: a reappraisal. Chris Ballard, Paula
Brown, R. Michael Bourke and Tracy Harwood eds. Ethnology Monographs 19, University of Pittsburgh, USA &
Oceania Monograph 56, University of Sydney, Australia, p. vi.
Page 2 : La carte est tirée de Shang Ritual Bronzes in the National Palace Museum Collection, de Chen Fang-mei.
1998. Taipei: National Palace Museum, p. 51. The Chinese Jade from the Neolithic to the Qing, par Jessica Rawson,
2002 (1995). London: The British Museum Press, proviennent la décoration de bracelet p. 34, le bronze du Sichuan
p. 40, la statuette Shang debout p. 43 et le pendentif aux trois boucles p. 111.
Page 4 : Le tatouage marquisien du genou vient de la couverture de Mythes Marquisiens, op. cit., vol. 1. Les cinq
têtes de tiki marquisiennes de bois et de pierre viennent de Ia Orana Gauguin, 2003, Musée de Tahiti et des Îles :
Somogy éd. d’art, p. 123 et Le Tatouage aux Iles Marquises, de P. et M. N. Ottino-Garanger, 1998. Papeete : Ch.
Gleizal éd., pp. 36, 94, 142.
Page 6 : Le tiki marquisien de pierre vient de Mythologie Océanienne, de Roslyn Poignant, 1968 (1967) Paris :
ODEGE, traduction de Claude Ciccione, p. 19.
Page 7 : Le chia décoré d’un t’ao-t’ie est tiré de Shang Ritual Bronzes in the National Palace Museum Collection, op.
cit., p. 152.
Page 8 : Toutes les illustrations de cette page proviennent de Chine, l’énigme de bronze, Archéologie du Sichuan (XIIeIIIe siècle av. J.-C.). Sous la direction d’Alain Thote. Paris : Musées Ed. Findakly. 2003. Page 85 pour la tête de bronze
du XIIe siècle avant J.C., fosse N°2 de Sanxingdui. Page 92 pour le masque de bronze de même provenance. Page 98
pour la plaque en forme de masque de taotie, même provenance. Page 104 pour la décoration du zun en bronze de
Funan, province de l’Anhui : détail du tigre en représentation dédoublée dont la gueule de face engloutit un humain
par la tête. Page 248 pour la lame de poignard ge triangulaire provenant de la tombe n°1 de Moutuo, district de Mao,
si semblable à l’extrémité sculptée de la taiaha Maori. Cette page montre à quel point l’archéologie du Sichuan évoque
elle aussi la statuaire marquisienne et Maori en rapprochant tête humaine et taotie.
Page 9 : Le plastron de tortue écrit est tiré de la page de garde de Ancient Chinese Writing, Oracle Bone Inscriptions
from the Ruins of Yin, by Hsu Ya-hwei, 2002. Taipei : National Palace Museum. Le pictogramme de l’oreille est tiré
de Caractères Chinois, du dessin à l’idée, 214 clés pour comprendre la Chine, par Edoardo Fazzioli, Paris :
Flammarion, 1987, p. 40. Les frises Rukai sont dans ‘Contexte historique et socioculturel de l’art du village Rukai de
Haocha, Taiwan’, thèse de 3ème cycle de Hsu Koun-min, Université de Paris VII, p. 140 & 213. Le croquis Lapita est
dans Le Lapita de Nouvelle-Calédonie ou les pionniers du Grand Océan, de Christophe Sand, in Le Grand Océan, le
temps et l’espace du Pacifique, Serge Dunis éd. 2004. Genève : Georg, p. 60.
Page 10 : Tous les motifs Lapita de cette page sont tirés de Lapita Design, Form & Composition, Matthew Spriggs ed.
1990. Canberra : ANU, p. 109, 107, 104, 111,112.
Page 11 : La carte vient de Sculptures sur Bois Païwan, art des aborigènes de Taïwan, Collection de Hsu Ying-Chou,
1989. Paris : Maison des Cultures du Monde, p. 6. L’ornement de jade de Peinan provient de la couverture d’un petit
livre édité par le Musée National de Préhistoire, Planning Bureau. Le bijou d’oreille vient de Mythes Marquisiens, op.
cit., vol. 2, p. 34, et le tiki en os de Ia Orana Gauguin, op. cit., p. 122.
Page 12 : La reproduction par frottage est tirée de l’article de Ling Shun-sheng ‘Human Figures with Protruding
Tongue found in the T’aitung Prefecture, Formosa, and their Affinities found in other Pacific Areas’. Bulletin of the
Institute of Ethnology, Academia Sinica, n° 2, Sept. 1956. Nankang, Taipei, Taiwan. Pp. 137-152.
263
�Page 13 : Le bois sculpté Paiwan se trouve au Musée de l’Institut d’Ethnologie de l’Academia Sinica, Nankang, Taipei.
Le panneau Maori sculpté est tiré de Maori Wood Sculpture, de T. Barrow, 1969. Wellington, Auckland, Sydney,
Melbourne: A. H. & A. Reed, p. 86.
Page 14 : Le hei-tiki Maori provient de Te Maori, Maori Art from New Zealand Collections. 1984. Auckland:
Heinemann, plate 58, p. 134.
Page 15 : La figure ancestrale Paiwan vient de deux posters qui ornent le hall d’entrée de l’Institut d’Ethnologie de
l’Academia Sinica.
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Mysterious Crescents: Stories from the PUYUMA Tribe
Baleng and the Snake: Stories from the RUKAI Tribe
Pas-taai: Legends of the Little People and other Stories from the SAISIAT Tribe
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267
�Statuts de la Société
des Etudes Océaniennes
(Modification du 11 octobre 2006)
Titre I - Buts et composition de la société
Article 1er : L’association dite “Société des Etudes Océaniennes” qui
résulte de la transformation de la “Société d’Etudes Océaniennes” instituée par arrêté du 1er janvier 1917, a pour buts :
- de grouper les personnes s’intéressant à l’étude de toutes les
questions se rattachant à l’anthropologie, l’ethnographie, la philosophie,
les sciences naturelles, l’archéologie, l’histoire, aux institutions, mœurs,
coutumes et traditions de la Polynésie ;
- de réunir et de conserver les documents susceptibles de favoriser ces études ;
- de faciliter les échanges de vues par des réunions ;
- d’organiser des conférences, expositions ;
- de publier un organe périodique appelé Bulletin de la Société
des Etudes Océaniennes.
Sa durée est illimitée. Son siège social est à Papeete.
Elle est régie par la loi du 1er juillet 1901 et par les présents
statuts.
Article 2 : La Société se compose :
- de membres d’honneur,
- de membres titulaires,
- et de membres correspondants.
Le Conseil d’administration peut conférer la qualité de membre
d’honneur aux personnes dont le patronage est susceptible de contribuer au prestige de la Société et à son succès ; ils reçoivent le bulletin
gratuitement.
Les membres titulaires sont ceux qui remplissent les conditions
d’admission et versent à la Société une cotisation annuelle dont le montant est fixé ainsi qu’il est précisé ci-après.
�N°307-308 Août/Octobre
Les membres correspondants sont choisis sur présentation des
membres du Conseil d’administration, parmi les personnes et organismes résidant hors du Pays, pouvant aider aux recherches entreprises,
fournir des renseignements utiles, ouvrir des enquêtes, procurer des
documents, en un mot, aider de quelque façon que ce soit à la prospérité de la Société.
Le statut de membre titulaire s’acquiert en souscrivant par un
bulletin d’adhésion et le paiement de la cotisation. Quand l’adhésion
intervient en cours d’année le nouveau membre reçoit gracieusement le
ou les Bulletins édités depuis le 1er janvier de l’année en cours.
Les sociétaires ayant la qualité de membre à vie conservent cet
avantage.
Article 3 : La qualité de membre se perd :
- par la démission ou le décès,
- par le non-paiement de la cotisation durant deux années
consécutives,
- par la radiation motivée prononcée par le Conseil d’administration.
Les membres démissionnaires ou radiés ne peuvent prétendre
à aucun remboursement des sommes versées par eux pour cotisation ou
don. Ils ne pourront être admis à nouveau au sein de l’association
qu’après décision du Conseil d’administration.
Titre II - Administration & Fonctionnement
Article 4 : La Société est administrée par un Conseil d’administration
composé de 12 administrateurs qui élisent en leur sein :
- un président,
- un vice-président,
- un secrétaire,
- un secrétaire-adjoint,
- un trésorier,
- un trésorier-adjoint,
Les administrateurs sont élus par l’Assemblée générale pour 3 ans.
269
�Les candidats au Conseil d’administration devront faire acte de
candidature par écrit, auprès du président, au moins 14 jours avant la
date de l’assemblée générale qui doit procéder au renouvellement du
Conseil d’administration.
Le président représente la Société en justice et dans tous les
actes de la vie civile : il doit jouir du plein exercice de ses droits civils.
Il peut se faire représenter par un membre du Conseil d’administration pour un ou plusieurs objets déterminés.
Toutes les fonctions de membre du Conseil d’administration
sont gratuites.
Article 5 : Le Conseil d’administration se réunit au moins quatre fois
par an et chaque fois qu’il est convoqué par son président ou sur la
demande de la moitié des membres.
La présence de la moitié des membres du Conseil d’administration est nécessaire pour la validation des délibérations.
La qualité de membre du Conseil d’administration se perd au
bout de trois absences consécutives sans fournir de procuration.
Les délibérations sont prises à la majorité des voix des membres
présents et/ou représentés, la voix du président étant prépondérante.
Il est tenu procès-verbal de chaque séance : rédigé par le
secrétaire, il est signé par le président après accord des membres du
Conseil d’administration lors de la séance suivante.
Article 6 : Le Conseil d’administration est investi des pouvoirs les plus
étendus pour faire ou autoriser tous actes et opérations concernant la
Société et qui ne sont pas réservés à l’Assemblée générale.
Article 7 : L’Assemblée générale se compose des membres d’honneur,
titulaires et à vie de la Société. Elle est convoquée au moins 21 jours à
l’avance par voie de presse et de radio. L’Assemblée générale se réunit
chaque année au cours du premier trimestre, aux jours, heure et lieu
indiqués dans l’avis de convocation du président ou de la moitié des
membres du Conseil d’administration.
- L’assemblée générale, pour délibérer valablement, doit comprendre au moins le quart des sociétaires résidant à Tahiti. Si cette condition n’est
pas remplie, l’assemblée est convoquée à nouveau 1 semaine plus tard dans
les formes prescrites aux présents statuts, sans condition de quorum.
270
�N°307-308 Août/Octobre
- Elle est présidée par le président ou le vice-président ou à
défaut par un membre du Conseil d’administration délégué par lui. Les
fonctions de secrétaire sont remplies par le secrétaire du Conseil d’administration ou à défaut par un membre de l’assemblée désigné par le
président.
- L’ordre du jour est arrêté par le Conseil d’administration. Il
n’y est inscrit que des propositions émanant de lui et celles qui lui ont
été adressées quinze jours au moins avant la date de la réunion.
Article 8 : Pour l’élection du Conseil d’administration, le vote en
assemblée générale a lieu à scrutin secret uninominal, à la majorité simple des voix des membres présents ou représentés, le vote par procuration nominale étant admis. Chaque membre présent ne peut porter que
de 2 procurations.
Article 9 : L’Assemblée générale ordinaire entend le rapport du président et du trésorier sur leur gestion et sur tous les autres objets.
- approuve ou redresse les comptes de l’exercice clos le 31
décembre précédent.
- vote le budget de l’exercice suivant qui lui est soumis.
- fixe le montant des cotisations.
- autorise toutes acquisitions d’immeubles et meubles nécessaires à l’accomplissement des buts de la Société, tous échanges et
ventes de ces meubles et immeubles ainsi que toutes constitutions d’hypothèques et tous emprunts.
- d’une manière générale, elle délibère sur toutes les propositions portées à l’ordre du jour touchant au développement de la Société
et à la gestion de ses intérêts.
- ces délibérations doivent être prises à la majorité simple des
voix des membres présents et représentés.
Article 10 : Les délibérations des assemblées font l’objet d’un procèsverbal signé par les membres du Conseil d’administration. Ce procèsverbal constate le nombre des membres présents ou représentés aux
assemblées ordinaires et extraordinaires.
Les copies ou extraits de ces procès-verbaux sont signés par le
président et le secrétaire de la séance.
271
�Titre III - Dotations & Ressources annuelles
Article 11 : Les ressources de la Société se composent :
- des cotisations de ses membres,
- des subventions qui peuvent être accordées,
- des dons,
- des ressources créées à titre exceptionnel.
Le président est chargé de l’administration financière de la
Société et ordonnance les dépenses.
Article 12 : Il est tenu au jour le jour une comptabilité deniers pour
recettes et pour dépenses et s’il y a lieu une comptabilité-matière.
Article 13 : Le fonds de réserve comprend les économies réalisées sur
les ressources annuelles et qui auraient été portées au fonds de réserve
en vertu d’une délibération de l’assemblée générale ordinaire.
La Société est dépositaire des biens et collections qu’elle détient
actuellement comme de tous ceux qui pourront lui échoir dans l’avenir.
En cas de dissolution, les biens et collections dont elle est propriétaire seront remis au Musée de Tahiti et des îles ; et la Bibliothèque
au Service des Archives du Pays.
Titre IV - Modifications de Statuts et Dissolution
Article 14 : Les statuts ne peuvent être modifiés que sur la proposition
du Conseil d’administration ou de la moitié des membres titulaires qui
en saisissent le président.
L’assemblée extraordinaire spécialement convoquée à cet effet
ne peut modifier les statuts qu’à la majorité du 1/4 des membres titulaires résident en Polynésie française.
Si cette condition n’est pas satisfaite, l’assemblée est convoquée
de nouveau au moins 1 semaine plus tard et cette fois, elle peut valablement délibérer quelque soit le nombre des membres présents.
Article 15 : L’assemblée générale extraordinaire appelée à se prononcer sur une dissolution de la Société est convoquée spécialement à cet
effet et doit comprendre les 3/4 des membres de la Société à jour de la
cotisation. La dissolution ne peut être décidée qu’à la majorité des 3/4
des membres présents ou représentés. Si la condition de quorum n’est
pas remplie le Conseil d’administration de la Société saisit le tribunal
compétent pour statuer sur cette demande de dissolution.
272
�Rapport moral
Le bulletin
Le plus important pour votre Conseil d’administration, c’est la parution
du bulletin qui est en quelque sorte notre organe de liaison, le témoignage de notre vitalité. Nous ferons en sorte d’y ajouter régulièrement
une rubrique Vie de l’Association, à laquelle s’est attelé notre ami Pierre
Romain.
La conception et l’élaboration, la fabrication d’un bulletin sont parfois
semées d’embûches. Ainsi le numéro double 305-306 était quasiment
bouclé en janvier 2006, n’est sorti qu’en septembre ! Les derniers bulletins parus sont les numéros : n°302 de mai 2005, n°303/304 de
décembre 2005, n°305/306 de janvier/avril 2006, et nous confions le
307 consacré à la marine, en cette mi-octobre, à notre maquettiste pour
qu’il paraisse en décembre.
Les publications
La SEO a réédité en octobre 2005 :
le dictionnaire de Mgr Tepano Jaussen qui, semblait très attendu,
puisque 1000 exemplaires ont déjà été vendus à ce jour sur un tirage de
2000 ;
l’ouvrage « Généalogies commentées des ari’i des îles de la Société »
de Ma’i-Ari’i Cadousteau.
Pour l’année 2006, le conseil d’administration a décidé d’éditer un
ouvrage conçu par notre ami Christian Beslu, qui narre le naufrage de
la frégate l’Alcmène en juin 1851 sur les côtes de Nouvelle-Zélande, et
les tribulations des survivants. Il sera disponible en fin d’année.
Les Salons
La SEO est membre de l’AETI, l’Association des Editeurs de Tahiti et des
îles où, représentée par notre trésorier Yves Babin, elle assure le secrétariat. Participer à un Salon du livre est un moyen efficace de faire connaître la SEO, son bulletin, et ses ouvrages. Pour l’année 2006, la SEO a été
présente à deux salons : -celui du Livre de Paris du 17 au 22 mars où
�elle était représentée par Simone Grand sur un stand commun aux éditeurs de Polynésie Française et de Nouvelle-Calédonie. - celui du livre de
Papeete, place To’ata, du 18 au 21 mai 2006, où notre stand, animé
essentiellement par Yves Babin, relayé de temps à autre par des membres du conseil d’administration, a été ouvert pendant toute la durée du
salon. Nous y avons enregistré des ventes de bulletins, récents ou
anciens, pour un montant significatif. Et s’est faite représentée par l’AETI
pour deux autres : celui d’Ouessant en août et celui d’Outre-mer à Paris
en octobre.
Des Conseils d’Administration d’autres structures
et des Commissions
La SEO est titulaire de :
• deux sièges au conseil d’administration du Musée de Tahiti et des îles
- Fare Manaha, sièges tenus par Simone Grand et Yves Babin. Le Ministre
de la Culture convoque les membres et préside le Conseil qui se réunit
entre trois à quatre fois l’an.
•un siège au conseil d’administration du Centre des métiers d’art avec
Constant Guéhennec, qui se réuni une à deux fois par an.
•un siège au conseil d’administration de l’Association des éditeurs de
Tahiti et des Iles (AETI) avec Yves Babin, qui organiser les salons et rend
compte des actions menées.
•un siège à la Commission des sites et monuments naturels avec Eliane
Hallais Noble-Demay, sous la présidence du ministre de l’Environnement.
La SEO n’est plus titulaire d’un siège au conseil d’administration de la
Maison de la culture, Te Fare Tauhiti Nui , mais Robert Koenig, qui y était
son représentant permanent, continue d’y siéger, à titre de personnalité
qualifiée, et assure ainsi la liaison de la SEO avec cet organisme.
Nous tentons, autant que faire se peut, de médiatiser nos publications.
Votre Conseil d’administration se réunit fréquemment avant ou après le
comité de lecture. Les procès-verbaux sont rigoureusement tenus par
notre ami Constant Guehennec et ils sont à votre disposition au secrétariat, réunis par notre secrétaire adjoint : Moetu Coulon. En janvier
2006, les réunions ont eu lieu les 1er février, 3 mai, 7 juin, 6 septembre
274
�N°307-308 Août/Octobre
(3 séances) et 11 octobre. Les principales questions traitées par le
conseil, outre les sujets évoqués plus haut, ont été : la préparation de
l’assemblée générale du 11 octobre 2006 celle du budget prévisionnel
de l’exercice 2007, le toilettage des statuts à proposer à l’assemblée
générale extraordinaire du 11 octobre 2006, les projets de réédition de
dictionnaires, pour laquelle il est envisagé de solliciter des subventions,
le projet de créer un site Internet. Le conseil d’administration signale
que, le plus souvent, il ne se réunit qu’avec un nombre de membres tout
juste égal au quorum fixé par les statuts. Comme l’Assemblée générale
l’a souligné, ne devraient faire partie du Conseil d’administration que les
personnes susceptibles d’y consacrer du temps, non seulement aux
tenues du CA, mais aussi pour assumer des opérations et projets.
Pendant la même période, le comité de lecture et de rédaction du bulletin s’est réuni les 1er février, 12 avril, 3 mai, 7 juin, et 6 septembre, plusieurs réunions ayant dû être prolongées par une, voire deux, séances
supplémentaires.
En outre, les membres du noyau actif se rencontrent régulièrement,
communiquent par mail, pour décider conjointement sur de nombreux
sujets. Nous avons plaisir à nous retrouver pour préparer le quotidien et
l’indispensable bulletin, répondre à différents courriers et élaborer
d’autres projets qui nécessiteraient la mobilisation d’autres membres,
surtout quand Hilda Picard prendra sa retraite fin mars 2007.
La Présidente
Simone Grand
275
�Comptes et projets de budget
Présentés à l’Assemblée générale
du 11 octobre 2006
Préambule : Il nous a semblé important de présenter ici les éléments
comptables réunis par notre trésorier Yves Babin qui a, en outre, procédé à l’inventaire de notre stock en bulletins et autres ouvrages édités
par nos soins. Ceci est un premier pas dans la clarification de la gestion
de notre patrimoine et nous vous prions de nous excuser pour les maladresses de présentation. A terme, nous serons en mesure de vous offrir
un bilan sous la forme règlementaire.
La trésorerie au départ
Lors de la prise de responsabilité de l’actuel bureau, nos comptes bancaires affichaient :
- Compte CCP Papeete
: 266 184
au 06/07/04
- Compte Banque de polynésie : 3 070 645
au 28/06/04
Total : 3 336 829
Comptes de trésorerie du 01/07/04 au 31/12/04
En Banque :
CCP Papeete
Banque de Polynésie
:
:
266 184
2 816 392
Total
:
3 082 576
�N°307-308 Août/Octobre
Compte de trésorerie pour l’année 2005
En Banque
CCP Papeete
Banque Polynésie
:
:
469 660
2 633 783
Total
:
3 102 443
Compte de trésorerie au 31 août 2006
En Banque
CCP Papeete
Banque Polynésie
:
:
484 272
3 671 295
Total
:
4 155 567
277
�Projets de budget
approuvés par l’Assemblée générale
du 11 octobre 2006
Budget prévisonnel pour la période 1er septembre
31 décembre 2006
*L’Assemblée générale a autorisé le Conseil d’administration à solliciter une subvention de 1 million de FCP
pour l’édition du Dordillon.
Projet de budget pour L’année 2007
278
�N°307-308 Août/Octobre
Résolutions votées par
l’AG extraordinaire
du 11 octobre 2006
Résolution 1 : L’Assemblée générale a voté les modifications portées
aux statuts de la Société des Etudes océaniennes portant, outre, une
actualisation formelle, la nécessité pour le Conseil d’administration de
n’être composé que de membres réellement actifs. Ce qui implique que
pouvoir est donné au Conseil d’administration d’annuler le mandat de
membres absents trois fois d’affilée sans justification ni procuration.
Résolution 2 : L’Assemblée générale a approuvé le bilan moral présenté par la présidente.
Résolution 3 : L’Assemblée générale a approuvé les comptes de trésorerie présentés par le trésorier.
Résolution 4 : L’Assemblée générale a approuvé les projets de budget
pour la fin de l’année 2006 et pour l’année 2007. Elle autorise ainsi le
Conseil d’administration à solliciter auprès des pouvoirs publics et
mécènes, les crédits nécessaires à la réédition du Dordillon et du
Stimson dans l’immédiat et à terme de Tahitiens du père O’Reilly. Elle
autorise aussi le CA à solliciter 600 000 FCP pour la commémoration des
90 ans de la SEO.
Résolution 5 : L’Assemblée générale a félicité les membres actifs de la
Société pour son travail et les encourage à poursuivre la démarche
entreprise de présenter les comptes de gestion selon les formes exigées
pour toute association.
Résolution 6 : L’Assemblée générale a autorisé le Conseil d’administration à instruire une demande afin de permettre l’accession de la SEO
à l’état de société reconnue d’utilité publique.
279
�PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres - En vente au siège de la Société, aux Archives de Polynésie française
•Dictionnaire marquisien “Dordillon 1904” (Epuisé)
1 500 FCP
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O. (Epuisé)
1917 - 1997
2 000 FCP
1 500 FCP
•Les âges de la vie - Tahiti et Hawai’i aux temps anciens
On becoming old in early Tahiti and in early Hawai’i
par Douglas Oliver
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
2 500 FCP
1 200 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
2 000 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1 200 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1 200 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1 200 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1 200 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1 200 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1 500 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1 500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1 500 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
1.500 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200 000 FCP
��Le jeune roi de Vaï-Tahou (Marquises) 1870
Collection Claude Millé
N° ISSN : 0373-8957
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bulletin de la Société des Études Océaniennes (BSEO)
Description
An account of the resource
La Société des Études Océaniennes (SEO) est la plus ancienne société savante du Pays. Depuis 1917, elle publie plusieurs fois par an un bulletin "s’intéressant à l’étude de toutes les questions se rattachant à l’anthropologie, l’ethnographie, la philosophie, les sciences naturelles, l’archéologie, l’histoire, aux institutions, mœurs, coutumes et traditions de la Polynésie, en particulier du Pacifique Oriental" (article 1 des statuts de la SEO). La version numérique du BSEO dispose de son ISSN : 2605-8375.
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
2605-8375
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Établissement
Université de la Polynésie Française
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 307-308
Description
An account of the resource
Articles
- Robert Koenig : Frégate autrichienne et manuscrit royal - Une lettre de Pomare IV de janvier 1859 5
- Extraits de journaux de navigateurs (Edmond Jurien de La Gravière, Paul-Marius Chateauminois, Ange-Edmond Bourbonne) 8
- Pierre Romain : L'arsenal de Fare Ute de 1843 à 1910 97
- Hervé Danton : La desserte des Australes de 1840 à nos jours 153
Commentaires de lecture
- Histoire de Von Luckner commentée par Robert Koenig 185
- Souvenirs d'un vieux Normand commentés par Simone Grand 194
Autre article
Serge Dunis : De la Chine archaïque à l'Amérique précolombienne - Par le Jade et le mythe : Nouveau regard sur les Austronésiens devenus Lapita et Polynésiens 197
Source
A related resource from which the described resource is derived
Société des Études Océaniennes (SEO)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société des Études Océaniennes (SEO)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
2006
Date de numérisation : 2017
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/039537501
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 volume au format PDF (284 vues)
Rights
Information about rights held in and over the resource
Les copies numériques des bulletins diffusées en ligne sur Ana’ite s’inscrivent dans la politique de l’Open Data. Elles sont placées sous licence Creative Commons BY-NC. L’UPF et la SEO autorisent l’exploitation de l’œuvre ainsi que la création d’œuvres dérivées à condition qu’il ne s’agisse pas d’une utilisation commerciale.
Language
A language of the resource
fre
Type
The nature or genre of the resource
Imprimé
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
PFP 3 (Fonds polynésien)